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Full text of "L'Artiste; revue de l'art contemporaine"

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PURCHASED  FOR  THE 

UNIVERSITY  OF  TORONTO  L1BRARY 

FROM  THE 

CANADA  COUNC1L  SPECIAL  CRANT 

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L'ARTISTE 


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JOURNAL  DE  LA  LITTERATURE  ET  DES  BBATJZ-ARTS. 


2(  Série.  -  Œome  4. 


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AUX    BUREAUX    DE    L'ARTISTE, 


BUE   DR     9EIHI-4AIHT-0IR1IAIN  ,    3!> 


1839. 


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Ofe»oa 


DAGUÉROTYPE. 


Nouvelle  Expérience. 


IHANCHE  passé ,  nous  vous  avons 
démontré  de  la  façon  la  plus  claire 
tout  le  système  de  M.  Daguerre. 
vCe  que  nous  vous  disions  ce  jour- 
là  ,  nous  l'avions  été  prendre 
comme  tout  le  monde,  à  l'Acadé- 
mie des  Sciences,  pendant  que 
M.  Arago  lisait  ce  savant  rapport 
dont  toute  la  France  s'est  émue.  Seulement,  tout  en  vous 
expliquant  de  notre  mieux  ces  détails  matériels  qui  nous 
paraissaient  d'une  exécution  bien  difficile,  nous  trouvions 
à  part  nous,  de  deux  choses  l'une,  ou  que  leDaguérotype 
n'était  qu'un  instrument  à  la  portée  du  petit  nombre , 
ou  bien  que  le  rapport  de  M.  Arago  était  effrayant  et  in- 
complet. Dieu  merci  !  c'est  le  rapport  de  M.  Arago  qui  a 
tort.  M.  Arago,  en  le  faisant,  ce  rapport,  n'a  pas  songé  aux 
pauvres  intelligences  vulgaires;  il  a  parlé  purement  et 
simplement  la  langue  de  la  science,  et  nous  autres,  ar- 
rêtés à  l'écouter ,  nous  avons  crié  que  le  Daguérotype 
était  véritablement  un  miracle ,  mais  un  miracle  qui 

■2'    SÉRIF.  ,    Tf»U     !V.    lr<    IIVRWSON. 


n'appartiendrait  de  longtemps  qu'à  M.  Daguerre,  et  voilà 
justement  ce  qui  nous  chagrinait  si  fort. 

Alors  M.  Daguerre,  justement  inquiet  de  se  voir  ex- 
pliqué d'une  façon  si  formidable  par  M.  Arago,  aussi 
bien  que  par  nous-mêmes ,  nous  a  fait  l'honneur  de  ve- 
nir lui-même  chez  nous,  dans  notre  maison  ;  et  nous 
trouvant  réunis,  qui  parlions  encore  d'iode,  de  sulfite, 
d'iodure  d'argent,  d'hypo-sulfite  et  de  chambre  noire  : 
—  Vous  avez  tort ,  nous  a-t-il  dit ,  de  crier  à  l'impossi- 
ble !  Mon  procédé  exige,  il  est  vrai,  quelques  soins,  mais 
ces  soins-là  je  les  ai  mis  à  la  portée  de  tous.  Vous-mêmes, 
qui  n'êtes  que  des  critiques,  des  gens  de  lettres,  des  rê- 
veurs, des  hommes  que  j'aime  cependant,  parce  que 
personne  ne  parle  mieux  que  vous  et  que  vous  avez  sin- 
gulièrement aidé  à  la  popularité  de  ma  découverte ,  oui, 
vous-mêmes,  si  naturellement  maladroits  et  qui  n'avezja- 
mais  fait.que  je  sache,œuvre  de  vosdix  doigts,  je  veux  que 
vous  veniez  à  l'instant  à  mon  troisième  étage,  et  je  vous 
ferai  exécuter,  séance  tenante,  un  beau  dessin  si  exact, 
si  vrai,  si  limpide,  que  jamais  Raphaël  en  personne  n'en 

1 


1 


L'ARTISTE. 


.1 1 ;i î t  un  si  beau.  Aussitôt  nous  voilà  tous  criant  :  bravo  ! 
entourantetsuivant.M.  Daguerre,  aussi  fiers  que  des  en- 
fants à  qui  leur  père,  le  colonel,  va  faire  tirer  leur  pre- 
mier coup  de  fusil. 

Nous  sommes  donc  arrivés  chez  M.  Daguerre;  nous 
tommes  entrés,  non  sans  émotion,  dansce  petit  cabinetoù 
s'opèrent  tant  de  merveilles.  La  maison  est  située  sur  le 
boulevart  Saint-Martin.  n°  17,  vis-à-vis  le  théAtre de  l'Am- 
bigu-Comiquc,  qui  ne  s'attendait  pasà  tant  d'honneur.  Le 
cabinet  de  If,  Daguerre  est  des  plus  simples  :  ce  sont  des 
«ravurcs  assez  belles,  des  plâtres  assez  médiocres,  des 
cornues,  des  bocaux,  en  un  mot  de  quoi  se  faire  brùlervif 
il  y  a  quelques  centaines  d'années.  Sur  la  table  de  M.  Da- 
guerre était  déjà  placée  la  boite  pour  la  vapeur  d'iode. 
Le  mystère  a  commencé  tout  aussitôt. 

M.  Daguerre  a  pris  une  planche  de  cuivre  légèrement 
plaquée  en  argent  ;  sur  cet  argent  M.  Daguerre  passe 
son  acide  ;  l'acide  essuyé,  il  jette  un  peu  de  pierre-ponce 
qu'il  essuie  tout  comme  l'acide.  Ceci  fait,  et  la  chose  est 
très-simple,  il  attache,  avec  des  vis  préparées  à  l'avance, 
et  tout  autour  de  la  plaque  ,  un  léger  rebord  du  même 
métal.  La  plaque  ainsi  disposée,  on  la  place  dans  la  boîte 
iodée.  L'iode  est  au  fond  de  la  boîte  qui  jette  à  travers 
une  gaze  sa  vapeur  sur  ce  miroir.  Dans  le  cabinet  les 
rideaux  sont  tirés,  il  est  vrai ,  mais  cependant  la  nuit 
n'est  pas  si  profonde  qu'on  ne  puisse  très-bien  se  voir 
les  uns  les  autres.  De  temps  en  temps  M.  Daguerre 
tire  sa  plaque  de  sa  boîte;  et  ne  la  trouvant  pas  assez 
chargée  d'iode,  il  la  remet  à  sa  place  jusqu'à  ce  qu'enfin 
l'iode  se  soit  également  répandu  sur  celte  surface,  qui  a 
pris  la  couleur  de  l'or.  Cette  opération  demande  un 
quart  d'heure  à  peine.  Ceci  fait,  vous  placez  votre  plaque 
colorée  dans  une  espèce  de  portefeuille  en  bois.  La 
chambre  obscure  vous  attend  dans  un  appartement  voi- 
sin. Vous  choisissez  le  point  de  vue  que  vous  voulez  re- 
produire ;  vous  introduisez  dans  la  chambre  obscure 
votre  plaque  iodée,  sans  découvrir  l'enveloppe  qui  la 
protège.  Une  fois  dans  la  chambre  ,  l'enveloppe  s  en- 
tr'ouvre  par  un  petit  ressort,  et  aussitôt  le  prodige 
commence.  La  lumière  arrive  alors  de  toutes  parts, 
jetant  sur  cette  plaque  toute  sa  puissance  et  toute  sa 
vie.  Le  monde  extérieur  se  reflète  dans  cette  glace  mi- 
raculeuse. A  ce  moment  le  soleil  était  légèrement  voilé. 
—  Nous  aurons  besoin  de  six  minutes,  dit  M.  Da- 
guerre en  tirant  sa  montre.  Et  en  effet,  au  bout  de  six 
minutes  il  refermait  la  boîte  dans  laquelle  étaient  con- 
tenus la  plaque,  et  avec  la  plaque,  tout  ce  beau  paysage 
invisible  à  l'œil.  Maintenant  il  ne  s'agissait  plus  que  de 
dire  à  cet  univers  caché  :  Montre-toi.  Une  autre  boîte 
était  préparée,  elle  contient  le  mercure;  au  moyen  d'une 
lampe,  ce  mercure  est  échauffé  jusqu'à  ce  qu  il  atteigne 
cinquante  degrés  ;  alors  peu  à  peu  et  au  travers  d'une 
glace  place  la  tout  exprès,  vous  voyez  la  toute-puissante 
vapeur    marquer  chaque  partie  de  la  plaque, du  ton  qui. 


lui  convient.  Le  paysage  vous  apparaît  comme  s'il  eût 
été  tracé  là  par  le  pinceau  invisible  de  la  reine  Mab,  la 
reine  des  fées.  Quand  l'œuvre  est  finie,  vous  retirez  la  pla- 
que, vous  la  placez  dans  l'hypo-sulfile  ;  après  quoi  vous 
jetez  sur  cette  plaque  de  l'eau  tiède.  L'opération  est  ter- 
minée, le  dessin  est  entier,  complet,  inaltérable,  loin 
cela  dans  une  heure  tout  au  plus. 

Votre  dessin  achevé,  si  vous  ne  voulez  pas  le  placer  sous 
un  verre  tout  de  suite,  vous  le  placez  dans  une  boîte  à  rai- 
nure,dans  laquelle  le  frottement  est  impossible, et  même 
sans  avoir  été  passé  à  l'hj  po-sulfiteet  à  l'eau  chaude,  votre 
dessin  fera  deux  fois  le  tour  du  monde.  Ainsi  cette  ope- 
ration,  qui  paraissait  presque  impossible  racontée  par 
M.  Arago,  est  des  plus  faciles  et  des  plus  simples,  exé- 
cutée par  M.  Daguerre.  Nous  avions  donc  bien  raison  de 
regretter  l'autre  jour  que  U.  Daguerre  n'eût  pas  démon- 
tré lui-même  au  public,  impatient  d'une  pareille  nou- 
veauté, le  nouvel  instrument  auquel  M.  Daguerre  a 
donné  son  nom.  A  voir  de  ses  yeux  l'opérateur  si  à  l'aise 
avec  son  instrument,  à  toucher  cet  instrument  de  ses 
mains,  le  public  eût  été  ravi  et  transporté  d'admiration, 
lise  fût  convaincu  qu'avec  un  peu  d'habitude  et  les  pre- 
cautions  les  plus  faciles,  le  Daguérotjpe  était  tout  à  fait 
un  instrument  à  sa  portée.  Il  eût  pensé  que  toutes  les 
terribles  menaces  de  M.  Arago,  à  propos  d'un  peu  plu> 
ou  d'un  peu  moins  d'iode,  de  mercure,  de  sulfite, 
d'ombre  ou  de  soleil ,  n'étaient  pas  des  menaces  sans  ap- 
pel. Encore  une  fois ,  depuis  que  nous  avons  vu  l'instru- 
ment, c'est-à-dire  les  trois  boîtes  dans  lesquelles 
s'opère  le  prodige ,  nous  sommes  heureux  de  reconnaître 
qu'avant  peu  on  se  servira  du  Daguérotype  tout  comme 
on  se  sert  à  l'heure  qu'il  est  du  Diagraphc  Gavard. 

Ainsi  vous  voilà  bien  avertis.  Relisez  avec  soin  notre  ar- 
ticle de  dimanche  passé  sur  le  Daguérotype  ;  cet  article  est 
complet,  la  description  de  l'instrument  est  des  plus  clai- 
res et  des  plus  exactes,  pas  une  préparation  n'a  été  ou- 
bliée. De  grands  chimistes,  et  entre  autres  un  des  plus 
illustres  de  ce  temps-ci .  un  homme  qui  sera  l'honneur 
de  l'Académie  des  Sciences  quand  l'Académie  des  Scien- 
ces l'aura  adopté,  M.  Desprez,  trouvait  lui-même  que. 
dans  celte  circonstance,  nous  avions  véritablement  parlé 
la  langue  scientifique.  Nous  n'avons  donc  à  retirer  de 
cet  article  que  les  conclusions  relatives  aux  difficultés 
sans  nombre  de  l'opération.  Ceci  était  moins  notre  faute 
que  celle  de  M.  Arago,  et  aussi  la  faute  du  public,  qui 
s'était  maladroitement  épomanlé.  En  effet,  pour  nous 
servir  d'une  comparaison  qui  est  juste,  mais  triviale,  ou- 
vrez \a  Cuisinière  bourgeoise,  et  lisez  l'article  Fri  » 
poulet.  Ceci  n'est  guère  difficile  à  faire,  et  pourtant  a  lire 
seulement  les  détails  de  cette  préparation  .  il  y  a  de  quoi 
arrêter  l'essor  de  tous  les  cuisiniers  novice-.. 

Au  reste,  M.  Daguerre,  qui  veut,  a  présent  Qu'elle 
n'est  plus  à  lui,  populariser  son  invention  autant  que 
possible,  se  propose  de  démontrer  son  instrument  .m 


L'ARTISTE. 


public,  comme  il  nous  la  démontré  avant-hier  à  nous- 
mêmes.  De  son  côté,  M.  le  ministre  de  l'intérieur,  qui 
tient  à  honneur  de  propager  cette  merveilleuse  décou- 
verte, dont  H  a  été  l'appui  tout-puissant  auprès  des 
Chambres,  a  mis  à  la  disposition  de  M.  Daguerre  la 
plus  vaste  salle  de  cet  immense  palais  du  quai  d'Or- 
say, qui,  au  moins  ce  jour-là,  sera  bon  à  quelque 
chose.  Cette  salle  sera  préparée  avant  peu  pour  l'u- 
sage auquel  le  ministre  la  destine.  Là,  M.  Daguerre 
sera  posé  à  merveille,  et  il  pourra  reproduire  tout  à 
]  aise,  le  Louvre,  le  palais  des  Tuileries,  l'Arc  de 
triomphe,  ou  les  tours  de  Notre-Dame.  Deux  cents  spec- 
tateurs, tout  autant,  seront  admis  à  ces  leçons  du  maî- 
tre, et  sans  nul  doute,  une  seule  leçon,  aidée  de  la  bro- 
chure que  publie  M.  Daguerre,  suffira  pour  faire  de  ces 
deux  cents  spectateurs  autant  de  démonstrateurs.  Si  bien 
qu'en  huit  ou  dix  leçons,  l'inventeur  du  Daguérotypc 
aura  engendré  autant  de  maîtres  qu'il  aura  eu  de  disci- 
ples; et  pour  compléter  cet  enseignement,  une  fois  par 
semaine  M.  Daguerre  tiendra,  chez  lui,  cour  plénière 
pour  recevoir  les  réclamations  des  nouveaux  adeptes. 
.Nous  ne  voyons  donc  pas  qu'il  y  ait  là  aucune  difficulté 
insurmontable;  au  contraire,  tous  les  obstacles  nous  pa- 
raissent levés  maintenant. 

Quant  au  prix  de  quatre  cent  cinquante  francs  que 
l'on  demande  à  cette  heure  pour  l'appareil  complet,  ce 
prix-là  nous  paraît  toujours  absurde,  sinon  odieux.  Que 
diable  !  une  chambre  noire  de  dix-huit  pouces,  une  boîte 
en  bois  blanc  pour  l'iode,  une  autre  boîte  en  bois  blanc 
pour  le  mercure,  un  réchaud  à  l'esprit-de-vin  et  un  ther- 
momètre ltéaumur,  ne  vaudront  jamais  pareille  somme; 
sans  compter  que  les  planches  de  cuivre  plaqué  se 
paieront  non  pas  vingt  francs,  mais  bien  sept  francs  la 
pièce,  ce  qui  est  déjà  cruellement  cher.  Mais  patience^ 
laissons  passer  les  plus  pressés,  laissons  les  riches  el 
les  heureux  de  ce  monde  satisfaire,  à  tout  prix,  à 
leur  moindre  fantaisie.  Nous  autres  artistes,  pauvres 
diables,  qui  n'avons  jamais  eu  quatre  cent  cinquante 
francs  dans  notre  vie,  nous  aurons  avant  trois  mois  le 
Daguérotypc  complet  pour  une  dizaine  de  louis  paya- 
bles en  vingt  paiements. 


- 


L'HÉRITIER  DE  LA  BASTILLE 


GQLQHHÊBUUltLlT^ 


i.  est  un  sentier  admirable  entre  tous  les 
sentiers  de  ce  monde  ;  vous  ne  trouveriez 
pas  son  pareil  sous  le  soleil,  et  pourtant 
la  route  est  belle,  facile,  éclatante,  ver- 
doyante en  été,  illuminée  en  hiver,  par- 
-^  courue  dans  tous  les  sens  et  dans  tous 
les  appareils,  par  toutes  les  passions 
parisiennes.Cctte  noble  route  commence  dignement  à  l'Arc 
de  triomphe  de  l'Étoile,  héroïque  montagne  chargée  de 
tant  de  gloires,  et  qui  pèse  de  tout  son  poids  sur  l'histoire 
de  l'Europe  moderne.  Vous  passez  en  courbant  la  léte ,  et 
tout  de  suite  vous  pénétrez  au  milieu  de  ces  joies  futiles 
de  chaque  jour,  qui  font  de  chaque  jour  un  jour  de  fête  ; 
sous  les  arbres  des  Champs-Elysées  l'harmonie  en  plein 
vent  jette  incessamment  ses  faciles  accords;  la  belle  so- 
ciété s'en  va  au  galop  de  ses  chevaux  respirer  l'air  frais 
du  soir.  Vous  avez  beau  marcher  tout  droit  devant 
vous,  vous  êtes  poursuivi  par  l'ombre  de  ce  géant  qu'on 
appelle  Bonaparte.  A  droite  et  à  gauche ,  et  dans  un 
lointain  ténébreux,  il  vous  semble  que  toutes  les  armées 
impériales  se  dressent  au  loin  comme  pour  arriver  à  une 
revue  suprême.  Cependant  l'ombre  victorieuse  et  triste 
de  l'Arc  de  triomphe  s'arrête  enfin  aux  pieds  de  l'obé- 
lisque, comme  un  cheval  indompté  s'arrête  devant  une 
tache  de  sang.  Ce  monolithe  ,  placé  là  parce  qu'il  fallait 
bien  y  placer  quelque  chose  pour  faire  disparaître  la  trace 
de  l'échafaud  royal,  ne  comprend  rien  et  ne  sait  rien  de 
ce  qui  s'est  passé  à  cette  place.  Il  est  arrivé  sur  cette  grève 
où  la  vieille  royauté  de  France  a  tendu  sa  dernière  tête 
au  bourreau,  comme  arriveraitun  enfant  au  milieu  d'une 
assemblée  de  vieillards,  sans  pouvoir  rien  deviner  de  ce 
qui  se  passe  dans  cet  austère  sénat.  Cet  obélisque  égyp- 
tien, même  dans  ses  sables  égyptiens,  n'a  rien  su  de  l'em- 
pereur Napoléon  lui-même  :  il  est  là  sans  présent,  sans 
avenir,  comme  une  borne  placée  entre  les  limites  des 
deux  mondes.  Suivez  donc  votre  sentier  en  silence,  vous 
allez  rencontrer  plus  loin  une  certaine  colonne  d'airain 
sur  laquelle  l'autre  jour  est  remonté  l'empereur  Napo- 
léon pour  n'en  plus  descendre  jusqu'à  la  consommation 
des  siècles;  car,  celte  fois,  l'Europe  entière  aurait  beau 
s'atteler  à  ce  bronze ,  l'Europe  se  briserait  plutôt.  Ce 


L'ARTISTE. 


n'est  pas  un  peuple  qui  l'a  placé  là-haut  près  du  soleil, 
re  n'est  pas  un  siècle  :  c'est  l'histoire. 

Alors  vous  entrez  lentement  dans  cette  longue  suite  de 
boulcvarts  tout  murmurants  des  plus  douces  causeries; 
le  soir  a  jeté  sa  fraîcheur  et  son  ombre  sur  tout  ce  peu- 
ple si  charmant  quand  il  veut,  si  terrible  quand  on 
l'excite.  Les  belles  Parisiennes,  qui  sont  mieux  que  l'or- 
gueil féminin,  qui  en  sont  la  grâce,  effleurent  d'un  pied 
léger  ces  dalles  humides.  Autour  d'elles,  tout  est  mur- 
mure, repos,  calme  agité;  les  théâtres  se  remplissent 
d'esprit,  de  lumière  et  d'harmonie.  Vous  frôlez  en 
passant  l'Opéra  qui  danse,  le  Théâtre-Italien  qui  prépare 
ses  plus  douces  mélodies,  et  plus  vous  allez,  plus  l'es- 
prit des  boulevarts  se  déploie.  La  comédie  populaire  est 
partout  à  cette  heure.  L'amour  est  partout.  La  mode  du 
lendemain  se  prépare  sous  ces  beaux  arbres.  Levez  la 
tête,  le  dôme  des  Invalides  resplendit  des  derniers  feux 
du  jour. 

Ainsi ,  dans  cette  heureuse  et  calme  méditation  du 
soir,  j'avais  franchi  tout  l'espace  habité  qui  sépare  l'Arc 
de  triomphe  de  la  place  de  la  Bastille.  Le  lieu  est  désert , 
et  il  attend  encore  les  maisons  qui  vont  venir.  Là,  s'éle- 
vait autrefois,  entouré  de  ses  vastes  jardins,  le  palais 
improvisé  de  ce  révolutionnaire  si  rempli  d'esprit,  de 
verve,  demalice  et  d'éloquence,  qu'on  nommait  Beaumar- 
chais. Quand  il  avait  vuque  chacun  travaillait  de  son  esprit 
et  de  ses  mains  à  la  démolir  de  fond  en  comble,  cette 
vieille  société  française  qui  est  devenue  pour  nous  moins 
qu'un  rêve,  il  s'était  mis  à  l'attaquer,  lui,  non  pas  par  l'es- 
prit comme  Voltaire,  mais  bien  par  le  sarcasme,  par  l'iro- 
nie, par  la  licence,  appelant  à  l'aide  de  son  Figaro,  révolté 
aussi,  des  femmes  à  demi  nues,  des  enfants  plus  que  pré- 
coces, et  des  scènes  de  boudoir  qui  se  passent  sous  de 
grands  marronniers  en  fleurs.  Il  avait  donc  assisté ,  tou- 
jours en  ricanant,  à  celle  ruine  de  toutes  choses.  Puis 
enfin ,  un  beau  jour  que  le  peuple  triomphant  emporta 
dans  sa  veste  trouée  cette  vieille  Bastille  vermoulue  et 
lézardée  de  toutes  parts,  le  père  incestueux  et  adultérin 
de  Figaro  s'arrangea  sur  l'emplacement  de  la  Bastille  des 
jardins  anglais,  des  kiosques,  des  grottes,  des  chaumières, 
des  cascades  murmurantes,  un  hôtel  tout  doré,  une  se- 
conde Bastille  dans  laquelle  il  s'enferma  avec  les  vieux 
restes  de  son  esprit,  artillerie  détraquée  et  enclouée  de 
toutes  parts.  En  général ,  je  ne  sais  rien  de  plus  respectable 
que  la  vieillesse  des  grands  hommes.  La  gloire,  à  son  cou- 
chant, se  colore  d'un  admirable  reflet  qui  la  rend  plusse- 
reine  et  plus  imposante.  Les  cheveux  blancs  ombragent 
à  merveille  le  noble  front  que  n'ont  pu  creuser  tout  à  fait 
soixante  ans  de  courage,  de  vertus  et  de  génie  ;  mais  un 
vieux  faiseur  de  quolibets,  môme  les  plus  cruels  ;  un  vieux 
comédien  qui  a  joué  môme  le  plus  grand  rôle;  unpamphlé- 
tairc  qui  se  meurt ,  même  un  pamphlétaire  de  génie  ; 
un  orateur  de  la  borne  qui  n'a  plus  le  souffle;  un  révo- 
lutionnaire à  la  suite ,  tout  haletant ,  tout  blessé ,  tout 


plissé  ,  qui  vient  se  placer  effrontément  sur  les  ruines  de 
la  Bastille,  et  qui,  dans  ses  débris  tout  suintants  du 
sang  et  des  larmes  des  misérables,  s'arrange  une  jolie 
petite  retraite  pour  mieux  mourir,  en  vérité,  cela  vous 
cause  bien  de  la  pitié.  Autant  vaudrait  assister  à  la 
lente  agonie  de  quelque  vieille  fille  de  joie  qui  se  se- 
rait enveloppée  dans  urr  devant  d'autel ,  pour  s'en  servir 
comme  d'un  linceul. 

Heureusement,  la  maison  du  sieur  Caron  de  Beau- 
marchais a  disparu  de  cette  place.  Ces  frivoles  jardins, 
tout  plantés  des  vieilles  roses  inodores  arrachées  au 
cinquième  acte  du  Mariage  de  Figaro,  se  sont  entr'ou- 
verts  pour  laisser  passer  les  eaux  bourbeuses  d'un  hor- 
rible canal  qui  aboutit  à  une  voierie.  Sur  ce  canal  sont 
transportées,  la  nuit,  toutes  les  immondices  parisiennes  : 
il  serait  impossible  de  trouver  un  emblème  plus  juste 
de  ce  faux  esprit  de  la  fin  du  siècle  passé,  tout  chargé. 
de  peste ,  de  famine  ,  d'émeutes,  de  conspirations,  et  qui 
aboutissait  non  pas  à  un  égout,  mais  à  un  échafaud. 

Cependant  l'emplacement  de  cette  ville  funèbre,  ha- 
bitée par  tant  de  misérables ,  n'a  pas  été  absorbé  tout 
entier  ;  un  petit  morceau  en  est  resté  inoccupé ,  afin  qu'un 
jour  sans  doute,  en  parlant  de  la  Bastille,  l'enfant  du 
faubourg  puisse  frapper  du  pied  et  dire  :  elle  était  là. 
Quand  le  peuple  de  89  eut  renversé  d'un  coup  d'épaule, 
en  se  jouant,  ces  murailles  que  le  sang  avait  minées, le 
peuple ,  content  de  sa  journée ,  rentra  dans  sa  maison  en 
chantant,  et  le  lendemain  il  fut  bien  étonné  quand  il 
entendit  la  grande  voix  de  Mirabeau  lui  raconter  avec 
toutes  sortes  d'admirations  et  d'éloges,  qu'il  avait  fait  un 
chef-d'œuvre  la  veille.  C'est  que  le  peuple,  dans  son 
bon  sens,  savait  très-bien  qu'il  n'avait  pas  renversé  la 
Bastille  ;  il  l'avait  trouvée  toute  renversée,  il  n'avait  fait 
qu'en  disperser  çà  et  là  les  pierres  inutiles.  Le  peuple 
ne  sait  pas  faire  les  révolutions ,  Dieu  merci  !  Il  est  bon 
tout  au  plus  pour  les  achever,  et  alors  il  n'y  va  pas  de 
main  morte,  et  alors  en  un  clin  d'œil  tout  est  fait.  En 
un  clin  d'œil  il  n'y  cul  plus  de  la  Bastille  que  l'empla- 
cement ;  tout  le  reste  s'était  envolé  comme  une  pous- 
sière que  le  vent  emporte  quand  l'orage  va  venir. 

Par  cette  belle  clarté  que  jetait  la  lune  cette  nuit-Iii . 
j'eus  la  curiosité  bien  naturelle  de  pénétrer  dans  l'en- 
ceinte de  planches  qui  entoure  encore  ce  préau  de  la 
Bastille  évanouie.  Justement,  la  porte,  qui  ne  ferme  plus 
guère,  était  entr'ouverte;  je  pénétrai  sans  peine  dans 
cette  enceinte  morne  et  vide,  et  je  pus  voir  tout  à  loisir 
l'immense  échafaudage  de  la  colonne  de  juillet,  le  sou- 
pirail béant  de  ses  fondations  hardiment  jetées  pour  sou- 
tenir le  poids  de  ce  bronze,  les  caveaux  destinés  à  réu- 
nir tous  les  héros  morts  dans  les  troisjournées ,  et  dont  les 
os  sont  exposés  çà  et  là ,  sans  honneur  ;  à  travers  les  plan- 
ches de  l'échafaud  brillait  déjà  le  coq  gaulois  aux  griffes 
désarmées ,  aux  ailes  maladroitement  étendues.  Pauvre 
animal ,  vigilant  dans  la  basse-cour,  mal  à  l'aise  aussitôt 


L'AUTISTE. 


B 


qu  il  est  au-dehors  de  ses  domaines.  On  a  voulu  lui  faire 
jouer  un  rôle  héroïque  pour  lequel  il  n'est  pas  fait;  on 
l'a  tiré  de  son  sérail  jaseur,  pour  le  placera  la  tête  des 
bataillons  armés.  De  son  perchoir,  où  il  régnait  en  des- 
pote ,  il  est  monté  au  sommet  des  drapeaux.  Ce  sera  sans 
nul  doute  le  môme  effet  pour  la  victoire,  caries  Romains 
ont  bien  gagné  leurs  premières  victoires  et  leurs  plus 
difficiles  avec  une  botte  de  foin  au  bout  d'un  bâton  ;  mais 
pour  le  peintre,  mais  pour  le  statuaire,  le  coq,  héros  intro- 
duit tout  de  nouveau  dans  nos  tableaux  et  dans  notre  his- 
toire, est  déjà  un  grand  embarras.  Faire  jouer  au  coq 
de  nos  basses-cours  le  rôle  de  l'aigle,  ce  roi  des  airs,  l'en- 
treprise est  périlleuse.  Le  héros  n'est  pas  à  la  taille  de 
ses  fonctions  ;  cette  griffe  qui  foule  le  fumier,  n'est  pas 
faite  pour  porter  la  foudre  ;  ce  Lovelace  de  village  n'aura 
jamais,  quoi  que  vous  fassiez,  la  tournure  d'un  conqué- 
rant. Certes  il  faut  bien  qu'il  y  ait  là  un  obstacle  maté- 
riel impossible  à  surmonter,  puisque  aux  quatre  coins 
de  la  colonne  de  juillet,  M.  Barrye  a  placé  de  pareils  coqs. 
Ces  aigles  bâtards  font  mal  à  voir;  ils  sont  gônés  dans 
leur  allure ,  ils  jouent  un  rôle  pour  lequel  ils  ne  sont  pas 
faits  évidemment  ;  on  dirait  tout  au  plus  de  quelques 
corbeaux  qu'une  poule  aurait  couvés  par  mégarde  ;  il 
est  bien  fâcheux  qu'un  artiste  comme  M.  Barrye  s'amuse 
a  de  pareilles  difficultés. 

La  statue  qui  est  déjà  au  milieu  de  la  cour,  sur  son 
piédestal  de  bois,  et  qui  doit  surmonter  cette  colonne  de 
juillet  quand  le  dernier  anneau  de  cette  chaîne  perpen- 
diculaire sera  placé ,  ne  vaut  guère  mieux  que  les  coqs 
de  Barrye.  On  dirait  de  quelque  Mercure  ailé,  destiné 
à  figurer  une  immense  girouette  au  sommet  d'une 
Bourse  de  province.  La  slatue  est  massive  et  lourde. 
Tout  ailée  que  vous  la  voyez,  elle  repose  sur  des  jambes 
qui  seraient  dignes  d'un  Hercule  porte-faix.  Vuedcloin, 
il  vous  sera  impossible  de  dire  à  quel  sexe  elle  appar- 
tient. 

Cette  statue  est  pourtant  l'ouvrage  d'un  homme  qui 
n'est  pas  sans  imagination  et  sans  talent.  Mais  il  y  a  des 
œuvres  malheureuses,  il  y  a  des  programmes  infortunés. 
Plus  une  œuvre  mortelle  est  destinée  à  être  en  vue  de  tous 
et  à  traverser  les  siècles ,  et  plus  il  arrive  que  l'artiste  se 
trouble  et  manque  son  œuvre.  Je  n'en  veux  pas  d'autres 
preuves  que  la  statue  de  l'empereur  Napoléon  au  sommet 
de  la  colonne.  A  proprement  dire,  ce  n'est  pas  une  statue, 
ce  n'est  pas  un  soldat,  ce  n'est  pas  un  empereur  :  c'est 
un  morceau  de  bronze  qui  représente,  tant  bien  que  mal, 
une  redingote  et  un  petit  chapeau.  Mais  qu'importe?  Il 
y  a  au-dessus  de  ce  bronze,  plus  haut  que  le  ciel,  un 
nom  aussi  immortel  que  le  nom  de  Dieu  lui-môme.  Pre- 
nez donc  l'ouvrier  au  hasard ,  l'ouvrage  sera  toujours 
assez  grand,  protégé  par  un  nom  pareil!  Ainsi  j'étais,  mé- 
ditant à  cette  place,  et  cherchant  à  deviner,  à  travers  ce 
réseau  de  bois,  ce  que  serait  un  jour  ce  simulacre  de  co- 
lonne. Je  la  voyais  s'élever  peu  à  peu,  comme  feraient  les 

2e  SÉRIE,  TOME  IV.    I 'c  LIVRAISON. 


anneaux  d'un  serpent  d'airain.  Je  prêtais  l'oreille  pour 
savoir  si  j'entendrais  par  hasard  le  bruit  de  l'eau  qui 
coule  sous  cette  voûte  hardie,  ainsi  chargée.  Autour  de 
moi,  tout  faisait  silence.  La  cabane  dormait,  comme  tous 
les  petits  oiseaux  suspendus  à  ses  humbles  fenêtres.  Le 
réséda  du  jardin  jetait  ses  plus  douces  odeurs.  Dans  le 
lointain,  des  saules  non-pleureurs  balançaient  leur  feuil- 
lage argenté  au  souffle  léger  de  la  brise.  On  n'aurait  ja- 
mais pensé  qu'à  celle  place  s'était  élevée  cette  prison  de 
fer  sans  entrailles  et  sans  soleil ,  dont  le  roi  Louis  XI 
était  si  fier.  A  cette  place,  on  n'eût  jamais  dit  que  tant  de 
cachots,  ou  plutôt  tant  de  tombes  sans  issue  s'étaient 
creusées;  à  cette  place,  on  n'eût  jamais  dit  que  tant 
d'hommesdegénieavaientétéjetés  parla  maininexorable 
de  quelques  bourreaux  invisibles.  Écoutez  !  prêtez  l'o- 
reille! Entendez-vous  venir  du  sein  de  la  terre,  au  milieu 
des  gémissements  et  des  sanglots,  toutes  les  idées  nou- 
velles qui  sont  venues  s'étouffer  là  et  mourir,  comme 
meurt  le  flot  de  la  mer  contre  le  dernier  grain  de  sable 
qui  l'arrête?  Non,  vous  n'entendez  rien  venir  de  cette 
terre  muette  ;  car  pas  une  de  ces  idées  qui  t'avaient  été 
confiées ,  ô  Bastille  inutile  !  afin  qu'elles  restassent  étouf- 
fées dans  ton  manteau  comme  un  mort  dans  son  linceul . 
pas  une  de  ces  idées  de  liberté  ou  d'indépendance  n'a 
été  étouffée  ou  perdue.  On  tue  l'homme,  l'idée  s'envole 
il  n'y  a  ni  grilles ,  ni  verroux ,  ni  geôliers  ,  ni  bourreaux 
qui  puissent  arrêter  l'idée  qui  marche;  et  voilà  justement 
pourquoi ,  à  cette  place  et  à  cette  heure ,  le  vent  du  soir 
est  si  doux,  l'odeur  des  fleurs  si  suave,  la  clarté  de  la  lune  si 
tranquille.  Car  à  cette  place,  il  n'y  a  après  tout  que  des 
hommes  qui  sont  morts;  la  pensée  a  porté  tous  ses  fruits. 
Ainsi  donc  il  n'y  a  pas  de  raison  pour  être  triste  sur 
ce  gazon;  l'histoire  est  la  même  pour  tous.  Pour  tous  les 
temps,  les  souffrances  ont  été  les  mêmes.  Tout  se  paie  ici- 
bas,  et  surtout  la  liberté.  Ne  faisons  pas  d'élégie  à  propos 
de  la  Bastille ,  elle  a  eu  sa  part  dans  les  destinées  de  ce 
siècle  et  de  ce  pays.  Les  bûchers  de  Néron  ont  été  pour 
beaucoup  dans  l'établissement  du  christianisme.  Si  le 
peuple  français  n'eût  pas  eu  en  1789  la  Bastille  à  ren- 
verser, par  quel  signal  se  serait  donc  révélée  à  l'Europe 
attentive  et  épouvantée,  celte  révolution  française  qui 
allait  venir?  Enfin,  il  n'est  guère  de  bon  goût,  et  ceci 
n'est  pas  l'œuvre  d'un  philosophe,  de  porter  sa  colère  ou 
sa  haine  sur  des  arpents  de  terre  que  la  gloire  ou  la  dé- 
faite a  traversés ,  que  la  colère  du  peuple  a  touchés.  Quel 
est  le  champ  de  bataille  aujourd'hui,  engraissé  du  sang 
de  tant  de  bataillons ,  qui  ne  se  fasse  reconnaître  à  la 
grosseur  de  ses  épis? 

Vous  savez  aussi  que  dans  un  coin  de  ce  vaste  empla- 
cement, et  quand  il  s'est  agi  d'élever  quelque  chose  sur 
l'emplacement  de  la  forteresse  renversée  (car  tel  est  le 
penchant  irrésistible  des  hommes  qu'à  peine  ont-ils  dé- 
moli, ils  veulent  relever),  on  n'avait  imaginé  rien  de 
mieux  que  de  figurer,  en  plâtre  d'abord,  pour  le  faire 


L'AUTISTE. 


ensuite  en  bronze,  un  immense  éléphant  sur  des  pro- 
portions telles,  que  l'éléphant  ordinaire  ne  serait  plus 
qu'un  boule-dogue  comparé  à  ce  colosse.  Cette  idée  d'é- 
léphant, pour  remplacer  la  plus  terrible  forteresse  qui 
eût  jamais  muselé  la  plus  grande  ville  du  monde, 
était  une  de  ces  idées  singulières .  comme  chaque  jour 
en  voyait  éclore  dans  cette  nation  nouvelle,  tout  aussi 
occupée  de  démolir  le  passé  que  de  bâtir  lavcnir.  Telle 
qu'elle  était,  cette  idée  a  paru  pendant  trente  ans,  aux  Pa- 
risiens émerveillés,  une  des  plus  grandes  idées  des  temps 
modernes.  On  aurait  proposé  au  peuple  de  changer  son 
éléphant  contre  la  plus  grande  des  trois  pyramides  d'E- 
gypte, je  ne  sais  pas  si  le  Parisien  eût  accepté.  Que  vou- 
lez-vous? il  avait  vu  naître  et  grandir  ce  monstre  af- 
freux à  la  porte  de  son  faubourg  ;  l'éléphant  s'était  formé 
peu  à  peu  au-dedans  de  la  ville,  pendant  qu'au-dehors 
toute  la  France  se  battait  contre  l'Europe  entière;  cet 
éléphant  n'avait  pas  de  sens,  si  vous  voulez,  ce  n'était 
rien  moins  qu'un  monument  politique,  c'était  un  ca- 
price, un  simple  jouet;  mais  le  peuple  y  tenait  beaucoup 
plus  que  s'il  se  fût  agi  d'un  monument  sérieux.  Les 
mômes  étrangers  qui  ont  osé  porter  leurs  mains  inso- 
lentes et  souillées  sur  la  statue  de  l'empereur  Napoléon, 
n'auraient  pas  osé  briser  la  trompe  de  l'éléphant  de  la  Bas- 
tille. Cet  éléphant  était  un  fétiche.  C'était  comme  un  de 
ces  dieux  sans  nom  et  sans  forme  que  les  Sauvages 
adorent,  ils  ne  savent  pourquoi ,  et  auxquels  ils  sacrifient 
leur  vieux  père ,  leur  jeune  femme  et  leurs  enfants. 

Mais  quand  j'eus  descendu  les  quelques  marches  qu'il 
faut  descendre  pour  arriver  à  ce  colosse ,  je  m'aperçus 
que  je  n'étais  pas  seul  :  un  homme  était  là,  un  vieillard, 
mélancoliquement  assis  entre  deux  phalanges  de  cette 
énorme  patte,  qui  lui  servait  de  fauteuil.  Le  paisible 
éléphant  protégeait  de  son  ombre  le  vieillard  ,  il  sem- 
blait le  bénir  avec  sa  trompe  à  demi  levée  sur  sa  tête; 
il  le  regardait  d'un  œil  tendre  et  bienveillant,  et  le  bon- 
homme lui  rendait  regard  pour  regard ,  comme  deux 
amis  que  la  mort  va  séparer,  et  qui  se  quittent  pour  ja- 
mais. A  la  vive  clarté  de  la  lune ,  cette  masse  informe 
de  l'éléphant  paraissait  moins  informe;  il  y  avait  même 
quelque  chose  de  triste  dans  la  pensée  que  cette  masse  éphé- 
mère allaitêtre  brisée  avant  peu,  etsans  plus  de  regrets  que 
s  il  se  fût  agi  de  la  Bastille.  Le  vieillard,  assis  aux  pieds  de 
son  idole  croulante ,  semblait  plongé  dans  une  douleur 
profonde  ;  et,  en  effet,  je  n'ai  jamais  vu  de  personne  plus 
affligée:  «Monsieur,  me  dit-il  après  les  premiers  com- 
pliments ,  vous  voyez  devant  vous  un  pauvre  homme 
que  la  dernière  révolution  a  chassé  sans  pitié  de  son  do- 
maine. On  dit.  Monsieur,  que  votre  société  croulante 
ne  tient  plus  aujourd'hui  qu'à  un  fil.  la  propriété;  et  moi, 
cependant,  le  propriétaire  légitime  et  incontestable  de 
cette  maison  ,  de  ce  jardin ,  de  cet  éléphant  autrefois  si 
lier,  aujourd'hui  humilié  et  anéanti  comme  son  maître, 
on  m'exile  ;  on  n'attend  pas  que  je  sois  mort,  on  me  dit 


va-t'en  ;  on  brise  le  colosse  dont  j'ai  été  le  (idèle  gardien 
nuit  et  jour;  je  n'y  survivrai  pas,  Monsieur.  »  Disant 
ces  mots,  il  roulait  de  grosses  larmes  dans  ses  yeux. 
Rien  n'est  touchant  comme  un  vieux  homme  qui  pleure, 
et  je  pris  en  pitié  celui-là. 

Quand  il  eut  essuyé  ses  grosses  larmes  du  revers  de 
sa  main  :«Je  veux,  me  dit-il,  que  vous  sachiez  mon  his- 
toire, afin  qu'un  jour  vous  puissiez  la  raconter,  etqueje 
ne  meure  pas  tout  entier  comme  tant  de  malheureux  qui 
ont  été  ensevelis  tout  vivants  à  la  place  ou  nous  sommes 
assis.  Je  ne  suis  pas,  tant  s'en  faut,  un  des  vainqueurs  de 
la  Bastille.  Le  jour  où  la  Bastille  fut  prise,  je  me  trouvais 
dans  le  beau  parc  de  Saint-Cloud.  J'entendis  bien,  il 
est  vrai ,  le  bruit  qui  se  faisait  là-bas  ;  mais  quand  je 
voulus  aller  voir  de  près  ce  grand  coup  de  foudre,  il  se 
trouva  que  tout  était  fini,  que  le  peuple  s'en  était  allé,  em- 
portant les  clefs  de  la  prison  et  la  tête  du  gouverneur. 
11  était  nuit,  la  lune  éclairait  ce  tertre  fraîchement  re- 
mué, à  peu  près  comme  elle  l'éclairé  aujourd'hui.  11 
était  bien  tard  pour  retourner  ce  soir-là  dans  l'asile 
royal  que  j'avais  quitté  le  matin,  je  m'arrangeai  de  mon 
mieux  pour  dormir  sur  l'emplacement  de  quelque  ca- 
chot ruiné,  et  jamais,  j'imagine,  dans  un  de  ces  cachots 
la  nuit  n'avait  été  si  belle.  Tout  chantait  autour  de  moi, 
les  étoiles  curieuses  s'étaient  groupées  dans  le  ciel  ;  l'on 
eût  dit  qu'elles  s'étaient  donné  rendez-vous  là-haut,  pour 
voir  enfin  ce  qui  se  passait  là-bas.  Du  sein  de  ces  pro- 
fondeurs entrouvertes  s'exhalaient,  pour  ne  plus  revenir, 
tant  de  gémissements,  tant  de  ténèbres,  tant  de  sanglots, 
tant  de  blasphèmes,  tant  de  misères,  que  cette  enceinte 
avait  contenus.  Le  calme  rayon  de  la  lune  glissait  lente- 
ment à  travers  toutes  ces  fentes  bienfaisantes,  comme  fait 
l'espérance  quand  elle  entre  dans  le  cœur  de  l'homme. 
C'était  beau  et  poétique  cela,  il  y  avait  comme  une  prière 
reconnaissante,  comme  un  Te  Deum  murmuré  tout  bas. 
quelque  chose  de  pieux  et  de  sacré  qui  glissait  à  travers 
ces  pierres  renversées.  Dans  ces  profondeurs  infinies,  les 
ossements  blanchis  des  squelettes  qui  étaient  restés  en- 
chaînés se  détachaient  enfin  de  leurs  chaînes  rouillccs. 
et,  après  tant  d'années  de  captivité,  ils  entraient  dans  la 
liberté  de  la  mort.  A  minuit,  l'heure  des  fantômes,  je  vi> 
toute  cette  solitude  s'animer;  les  héros  sans  nombre 
de  ce  drame  funèbre  s'agitaient  devant  moi  dans  toutes 
sortes  d'attitudes.  Le  docteur  révolté  priait  son  Dieu  à  U 
manière,  se  frappant  la  poitrine  en  silence.  L'orateur  par- 
lait tout  haut  de  liberté  et  de  tyrannie.  Le  poëte  appe- 
lait les  peuples  aux  armes.  Tel  qui  avait  insulté  le  roi 
ou  sa  maîtresse,  et  qui,  pour  si  peu,  était  mort  fou, 
insultait  de  plus  belle,  et  j'entendais  retentir  de  la  façon 
la  plus  lugubre ,  les  plus  doux  noms  de  notre  histoire  ; 
c'était  un  frôlement  singulier  de  chaînes  de  fer  et  de  robes 
de  velours,  un  pêle-mèle  étrange  de  cordons  bleus  1 1 
d'épées,  et  de  plumes  fraîchement  taillées.  Au  sommet 
des  tours  qui  n'étaient  pas  encore  tombées  tout  entières. 


L'ARTISTE. 


se  promenaient  les  bras  croisés  tant  de  belles  femmes  et 
tant  de  galants  chevaliers,  que  la  vieillesse,  précoce  dans 
(•es  murs,  est  venue  prendre  comme  ils  n'avaient  que  vingt 
ans,  et  sans  qu'ils  aient  pu  se  servir  de  ces  années  dorées 
que  rien  ne  remplace.  Sur  la  plate-forme  se  promenait,  la 
main  sur  son  sabre,  le  vieux  gouverneur  ;  il  était  le  pre- 
mier prisonnier  de  ce  monde  de  captifs  ;  dans  les  fossés 
desséchés,  les  guichetiers,  acharnés  au  jeu ,  oubliaient 
d'apporter  dans  la  tour  de  la  faim  le  pain  noir  et  l'eau 
fétide  de  chaque  jour  :  il  faut  bien  que  les  guichetiers 
s'amusent!  les  prisonniers  mangeront  demain.  Monsieur, 
cette  nuit-là,  il  y  avait  encore  la  chambre  de  la  ques- 
tion, et  vous  auriez  pu  voir  à  travers  l'ardent  soupirail 
les  bourreaux  qui  faisaient  rougir  leurs  instruments  à  la 
fournaise.  Quelle  nuit!  quelle  nuit,  mon  Dieu ,  que  cette 
première  nuit  de  la  Bastille  dévoilée  !  quels  chants  fu- 
nèbres !  quels  cris  de  joie  !  quel  ineffable  Te  Deum!  quel 
exécrable  De  Profundis! 

«  Le  lendemain,  quand  je  sortis  de  ce  rêve  à  demi 
éveillé,  je  crus  que  le  peuple  allait  revenir  pour  s'instal- 
ler dans  sa  conquête.  Mais  le  peuple  ne  revint  pas,  il 
avait  bien  d'autres  choses  à  faire.  Il  était  allé  chercher 
le  roi  à  Versailles,  et  non-seulement  le  roi,  mais  la  reine, 
mais  M.  le  dauphin,  mais  Mme  Elisabeth,  mais  tout  ce 
monde  royal  ;  il  les  voulait  les  uns  et  les  autres,  morts  ou 
vifs.  Le  palais  avait  ouvert  ses  portes  à  ce  nouveau  maî- 
tre, qui  portait,  au  lieu  de  couronne,  un  bonnet  rouge. 
Le  peuple  avait  trouvé  le  roi  et  la  reine  qui  lui  tendaient 
les  mains  et  leur  enfant;  il  les  avait  pris  de  ses  mains 
crochues,  et  par  la  poussière  ensanglantée  de  la  route  il 
les  avait  traînés  jusqu'à  son  tribunal,  et  il  s'était  amusé  à 
lescondamner  à  mort.  Voilà  ce  qu'il  avait  fait,  ce  peuple  ; 
et  moi,  cependant,  je  restais  le  maître  absolu  de  la  Bastille 
renversée;  là  je  m'installai  de  mon  mieux  ;  j'élevai  de  mes 
mains  celte  petite  cabane,  et  ce  fut  la  première  fois  que  la 
pierre  des  cachots  servit  à  construire  un  si  doux  asile.  Il 
y  avait  de  petites  fleurs  jaunes  qui  avaient  eu  le  courage  de 
pousser  sur  le  revers  de  ces  affreuses  murailles,  j'en  re- 
cueillis la  semence,  et  vous  voyez  comme  elles  ont  pro- 
lité  ;  les  oiseaux  de  quelques  prisonniers  moins  malheu- 
reux que  les  autres,  ne  voulant  pas  de  cette  liberté  que 
le  peuple  leur  avait  rendue  comme  s'ils  eussent  été  des 
prisonniers  d'état,  je  les  recueillis  et  je  leur  donnai  une 
place  dans  mon  parterre.  Je  respectai  même  les  arai- 
gnées éblouies,  qui  couraient  dans  ces  débris,  cherchant 
un  lieu  pour  placer  leur  toile,  car  ellesétaient  à  coup  sûr 
les  petites-filles  de  l'araignée  de  Pélisson,  écrasée  par  un 
geôlier  féroce.  Avec  les  brins  de  paille  ramassés  dans  les 
cachots  j'ai  composé  ma  couche;  les  verroux  servirent 
de  chenets  pour  mes  tisons;  à  mes  fenêtres  sans  vitraux, 
je  collais  le  papier  des  lettres  de  cachet,  signées  Saint- 
Florentin  ou  Lavrillière.  En  un  mot,  dans  cette  France 
qui  s'égorgeait  de  ses  mains,  dans  ce  Paris  qui  s'enivrait 
sous  les  échafauds  du  plus  noble  sang  et  du  plus  illus- 


tre, moi  seul  j'étais  heureux,  moi  seul  j'étais  sage,  car  je 
faisais  de  toute  cette  misère  une  richesse,  de  tout  ce 
néant  un  abri,  de  toute  cette  poussière  un  jardin,  de  cette 
prison  d'état  un  royaume  dont  j'étais  le  maître  absolu. 

«  Mais  de  ce  beau  royaume  où  j'avais  si  bien  arrangé  ma 
vie,  ne  pensez  pas  que  je  fusse  avare;  au  contraire,  qui 
voulait  en  prenait  sa  part.  De  tous  ces  matériaux  amon- 
celés, je  n'ai  voulu  conserver  que  ces  pierres  que  vous 
voyez  là,  et  avec  lesquelles  on  ne  me  ferait  pas  le  plus  petit 
cachot  de  la  Bastille.  De  cet  immense  espace  que  recou- 
vraient les  sept  tours ,  je  n'ai  gardé  que  ce  demi-arpent. 
Sur  mon  terrain  on  a  bâti  toutes  ces  maisons  que  vous 
voyez  la  amoncelées,  on  a  creusé  ce  canal  ;  un  jour  même 
on  est  venu  me  dire  que  déjà  depuis  longtemps  la  pairie 
avait  décrélé  qu'un  éléphant  en  bronze  serait  élevé  à 
cette  place.  Je  dis  aux  envoyés  de  la  patrie  :  Élevez  là 
votre  éléphant,  j'y  consens;  et  je  vis  peu  à  peu  l'immense 
machine  grandir  et  prendre  une  forme  sous  mes  yeux. 
Bientôt  je  m'attachai  à  ce  nouvel  hête  ;  je  l'entourai  de 
soins  et  de  vigilance.  Lui,  de  son  côté,  il  eut  bientôt  re- 
connu en  moi  son  ami  le  plus  fidèle.  J'avais  entendu  dire 
que  dans  l'Inde,  quand  ses  pareils  avaientadopté  uncor- 
nac,  l'éléphant  pliait  le  genou  pour  laisser  son  maître 
monter  plus  facilement  sur  sa  croupe.  Mon  éléphant  à 
moi  n'était  pas  moins  docile  ;  seulement,  même  couche, 
il  eût  été  impossible  d'atteindre  à  cette  tour  qu'il  porte 
si  légèrement  sur  son  dos.  Alors  que  fit-il?  il  me  tendit 
sa  grosse  patte  de  derrière  ,  et  par  cette  patte  creusée 
je  pénétrai  jusque  dans  le  cœur  de  l'animal.  A  dater  de 
ce  jour,  je  fus  vraiment  le  maître  d'un  palais  véritable; 
ma  salle  de  bal  était  creusée  dans  l'estomac,  mon  salon 
de  réception  dans  la  poitrine ,  mon  cabinet  de  travail 
prenait  jour  par  l'œil  gauche,  ma  bibliothèque  par  l'œil 
droit.  J'avais  pour  ma  galerie  toute  la  colonne  verté- 
brale. Quand  j'étais  monté  sur  ma  tour,  je  planais  sur 
la  ville  parisienne,  et  j'entendais  de  là  toutes  sortes 
de  bruits  étranges  ;  je  voyais  de  loin  de  grandes  armées 
qui  parlaient  pour  la  conquête;  d'autres  armées  qui  re- 
venaient boiteuses,  mais  chargées  de  gloire.  Dans  cette 
mêlée  j'ai  découvert  plus  d'une  fois  un  petit  homme  re- 
vêtu de  la  casaque  du  soldat,  qui  d'un  seul  mouvement 
de  son  épée,d  un  seul  regard  de  ses  yeux,  faisait  bondir 
ces  armées,  et  ces  armées  allaient  là-bas  dans  l'Europe 
rebondir  à  la  place  que  le  maître  leur  avait  désignée. 
Toute  l'histoire  contemporaine  a  ainsi  passé  devant  moi, 
sans  que  j'en  pusse  bien  comprendre  le  sens  caché:  car 
à  cette  place  toutes  les  puissances  s'arrêtaient;  oneùtdil 
que  la  Bastille  était  encore  debout ,  tant  les  maîtres 
de  celte  France  agitée  avaient  peur  de  se  perdre  dans 
ces  parages.  Là  s'arrêtaient  les  conquérants  et  leurs  ar- 
mées, les  rois  et  les  peuples ,  comme  si  un  cordon  sani- 
taire eût  été  tiré  entre  le  monde  et  mon  domaine.  Le 
cheval  de  Napoléon  Bonaparte  frémissait  d'épouvante 
quand  il  foulait  le  sol  de  ce  volcan  mal  éteint.  Le  roi 


L'AUTISTE. 


Louis  XVIII  lui-même  détournait  la  tête  ;  Charles  X 
devenait  pale  d'effroi  ;  moi  seul  j'étais  calme  dans  ce 
royaume  de  la  mort,  et  je  me  disais  souvent  à  l'aspect  de 
tant  de  révolutions  dont  le  bruit  venait  à  peine  jusqu  à 
mon  oreille,  que  bien  des  révolutions  passeraient  encore 
avant  que  la  patrie  française  ne  songeât  à  m'inquiéler 
dans  le  nid  que  je  m'étais  construit. 

«  Eh  bien!  Monsieur,  c'était  là  un  vain  espoir.  J'avais 
tort  de  compter  sur  votre  grande  habitude  de  ne  rien 
linir;  j'avais  tort  de  compter  sur  l'épouvante  qui  vous 
saisit  toujours ,  vous  autres  Français,  quand  il  faut  que 
vous  vous  souveniez  des  révolutions  que  vous  avez  ac- 
complies, même  avec  le  plus  d'enthousiasme  et  d'amour. 
Insensé  que  j'étais!  car  tout  à  coup,  un  beau  jour  d'été, 
comme  j'étais  bien  tranquille  chez  moi ,  assis  à  la  porte 
de  ma  cabane ,  j'entendis  retentir  un  de  ces  grands  bruits 
auxquels,  depuis  quarante  ans,  s'est  habituée  mon  oreille  ; 
je  montai  au  sommet  de  ma  touren  disant:  ce  n'est  rien, 
c'est  une  révolution  qui  passe.  C'était  en  effet  une 
révolution;  elle  s'était  accomplie  aussi  vite  que  la  prise 
môme  de  la  Bastille.  Je  vis  de  loin  comme  un  cortège  fu- 
nèbre qui  entraînait  un  vieillard,  une  femme,  un  en- 
fant, quatre  ou  cinq  tètes  découronnées  ,  et  je  pensai  en 
frémissant  que  l'échafaud  attendait  ces  misères  royales  ; 
je  priai  pour  ces  pauvres  martyrs  qui  allaient  mourir. 
J'ai  su  plus  tard  que  ce  n'était  pas  l'échafaud  qui  les  at- 
tendait, ces  vaincus  de  la  veille:  c'était  un  vaisseau  dans 
le  port  de  Cherbourg ,  et  qui  est  revenu  dans  le  port 
où  il  reste  à  l'ancre,  comme  un  en-cas  funèbre  pour 
l'exil  des  rois. 

«  Bientôt,  vous  le  savez,  cette  révolution  s'est  calmée  ; 
on  est  venu  me  demander  un  peu  de  terre  pour  enterrer 
les  morts  de  la  veille,  j'ai  donné  ma  terre  ,  et  sur  cette 
terre  j'ai  jeté  mes  fleurs ,  ces  petites  fleurs  jaunes  et  étio- 
lées que  le  souffle  vigoureux  de  la  liberté  avait  régéné- 
rées. Mais,  hélas!  ici  ont  commencé  toutes  mes  peines;  un 
jour  entrèrent  chez  moi  des  serviteurs  de  la  révolution 
nouvelle  ;  je  pensais,  malheureux  que  j'étais ,  que  pour 
signaler  cette  révolution  ils  venaient  ajouter  un  membre 
nouveau  à  l'éléphant  de  la  Bastille.  Hélas!  hélas!  1  élé- 
phant de  la  Bastille  était  vaincu  à  tout  jamais  ;  il  était  con- 
damné à  mort.  On  venait  dans  mon  jardin  pour  y  déposer 
une  affreuse  colonne,  entourée  de  coqs  gaulois.  Je  ne 
vous  dirai  pas  ma  misère  en  voyant  arriver  cette  fer- 
raille. Cependant  j'espérais  encore,  je  me  disais  que 
les  monuments  publics  n'étaient  jamais  terminés  en 
France,  que  l'arc  de  triomphe  ne  l'était  pas,  que  le 
Louvre  môme  ne  l'était  pas,  et  que  les  délicates  sta- 
tuettes de  Jean  Goujon,  capricieux  enfants  de  son  génie, 
restaient,  faute  de  toit,  exposées  aux  froides  pluies  de 
l'hiver.  Je  me  disais  aussi  que  chez  nous  une  révolution 
est  chassée  par  une  autre  révolution  ;  que  rien  ne  dure 
de  ce  qui  est  fondé  par  l'histoire  ;  que  le  lendemain  em- 
porte le  monument  iternel  de  la  veille;  que  le  faisceau 


consulaire  a  été  chassé  par  l'aigle,  l'aigle  par  le  lis,  le 
lis  par  l'aigle  encore,  et  le  lis  par  le  coq  gaulois,  et  que 
le  lis  reviendrait  à  son  tour;  et  je  me  rassurais  ainsi 
moi-même.  Mais  par  le  Dieu  des  révolutions!  en  voici 
une  étrange,  expéditive ,  qui  n'a  duré  que  trois  jours  à 
se  faire,  et  qui,  depuis  tantôt  neuf  ans,  n'est  oceufée 
qu'à  bAtir  sans  façon,  à  réparer,  à  se  faire  des  statues 
en  marbre  et  en  bronze  ,  à  se  manifester  sur  la  toile  ,  à 
se  loger  partout  où  elle  peut ,  même  sous  les  lambris 
dorés  du  Versailles  de  Louis  XIV.  Monsieur,  je  suis 
bien  vieux ,  j'ai  vu  bien  des  révolutions  naître  et  mourir 
comme  les  feuilles,  mais  je  n'en  ai  pas  vu  une  seule  qui 
fût  si  hâtée  de  s'élever  à  elle-même  des  monuments, 
des  statues  et  des  colonnes.  C'est  ainsi  que,  sans  le  sa- 
voir ,  j'ai  été  envahi.  On  a  trouvé ,  dans  ces  malheureux 
temps,  une  façon  expéditive  d'élever  des  monuments  de 
bronze  :  on  coule  de  grands  cercles  dans  le  même  moule, 
chaque  jour  apporte  son  cercle,  et  à  chaque  instant 
grandit  l'œuvre  invisible.  Pendant  que  j'étais  bien  tran- 
quille et  que  je  dormais  comme  à  l'ordinaire,  la  terrible 
colonne  faisait  des  progrès  rapides.  Ils  ont  d'abord  ap- 
porté ce  piédestal  de  vingt-quatre  morceaux  de  bronze, 
puis,  sur  ce  piédestal  ils  ont  placé  cette  embase  de  qua- 
rante-sept pieds  de  circonférence.  J'espérais  que  le  fût 
ne  serait  pas  fait  de  sitôt.  Oh!  mon  cher  Monsieur,  ils 
ont  été  impitoyables,  le  fût  a  marché  aussi  vite  que  la 
base.  Vous  pouvez  m'interroger ,  je  sais  à  une  livre  près 
ce  que  pèse  cette  affreuse  colonne ,  à  un  morceau  près 
de  combien  de  fragments  elle  se  compose.  Ils  ont  d'abord 
placé  sur  l'embase  un  tambour  cannelé,  sur  ce  tambour 
cannelé  un  tambourorné,  sur  ce  tambour  orné  cinq  tam- 
bours unis,  puis  encore  un  tambour  orné,  puis  cinq 
tambours  unis,  puis  enfin  un  tambour  uni  et  un  tam- 
bour cannelé.  Tous  ces  tambours  nous  donnent  soixante- 
dix  pieds  de  haut,  sur  une  circonférence  de  trente- 
six  pieds;  et  notez  bien  que  sur  le  dernier  tambour 
ils  ont  placé  un  chapiteau  corinthien  qui  a  neuf  pieds 
de  hauteur,  et  au-dessus  de  ce  chapiteau  corinthien 
ils  placeront  une  lanterne  qui  a  treize  pieds  de  hau- 
teur ,  et  sur  cette  lanterne  un  piedouche ,  et  sur  ce 
piedouche  une  boule  de  quatre  pieds  de  diamètre ,  et 
sur  cette  boule  sera  hissée  cette  vilaine  figure  de  douze 
pieds  quatre  pouces,  que  vous  voyez  là-bas,  s'efforçant 
de  saisir  ses  deux  ailes  de  ses  deux  mains.  Et  pourquoi 
faire  cette  colonne,  je  vous  prie?  pour  placer  à  l'intérieur 
un  escalier  tournant  à  deux  rampes:  vous  monterez  ainsi 
deux  cent-dix  marches.  Hélas!  il  ne  sera  pas  besoin  de 
monter  si  haut  pour  contempler  toute  ma  misère.  O  mal- 
heur! ô  malheur!  Et  penser  que  tout  cela  s'est  construit 
si  vite,  tout  d'un  coup,  avec  cinq  ou  six  hommes,  sur  des 
moules  faits  à  l'avance  !  Et  ils  se  figurent,  les  malheureux, 
qu'ils  auront  fondu  là  le  digne  pendant  de  la  colonne  de 
Napoléon  ;  cette  colonne  ciselée  du  haut  en  bas ,  chargée 
d'ornements,  d'emblèmes,  de  bas-reliefs,  sur  laquelle 


V  \KT1STE. 


se  remuent  et  s'agitent  tant  d'armées  victorieuses  ou  vain- 
cues, cette  colonne  gravée  par  le  burin  de  l'histoire, 
fondée  par  la  grande  armée  qui  a  fourni  le  bronze ,  le 
plus  noble  joyau  de  l'empereur  Napoléon  ! 

«  Un  pendant  à  la  colonne  !  ils  appellent  cela  un  pen- 
dant à  la  colonne  !  Autant  vaudrait  dire  que  Murât ,  ce 
soldat  empanaché  ,  est  le  pendant  de  l'Empereur. 

«Voilà,  Monsieur,  le  sujet  de  ma  douleur  ;  voilà  pour- 
quoi mes  yeux  sont  humides.  J'ai  vécu  trop  longtemps  , 
j'ai  fini  par  rencontrer  l'impossible,  je  veux  dire  une  révo- 
lution qui  achève  elle-même  les  monuments  qu'elle  a  corn  - 
mencés  elle-même;  je  me  suis  vu  dépouilléavantla  mort,  de 
cedomainequej  avais conquissur  les  fossés  de  la  Bastille, 
f.'en  est  fait,  j'ai  dit  adieu  à  ma  chaumière,  à  mon  jardin, 
à  mon  beau  parc ,  à  mon  éléphant  qui  m'abritait  dans 
son  sein,  dont  la  trompe  me  servait  de  soupirail.  C'en  est 
fait,  de  riche  et  puissant  quej 'étais,  me  voilà  mendiant 
et  ruiné.  Triste  victime,  moi  aussi,  de  cette  dernière  ré- 
volution ,  et  plus  malheureux  que  le  roi  de  Cherbourg  : 
car  celui-là,  maintenant,  il  est  mort!  » 

Ainsi  parla  le  vieillard.  J'eus  pitié  de  ce  roi  détrôné  ; 
mais  que  lui  faisait  une  pitié  stérile?  Je  jetai  un  dernier 
regard  sur  l'humble  éléphant  qui  me  paraissait  résigné 
à  son  sort  :  en  ce  moment  la  lune  s'était  voilée ,  la  nou- 
velle colonne  de  juillet  s'était  enfermée  dans  son  enve- 
loppe de  planches,  et  il  me  fut  impossible  de  savoir  si  le 
vieillard  n'avait  pas  été  emporté  par  sa  passion,  quand 
il  représentait  ce  monument  comme  un  jeu  incomplet 
et  trop  hâté  de  la  fortune  et  du  hasard. 

Le  lendemain ,  je  relus  ce  terrible  poème  que  M.  de 
Chateaubriand  a  intitulé  les  Quatre  Sluart ,  et,  chose 
étrange  ,  môme  en  lisant  ces  pages  funèbres ,  je  me  pris 
à  songer,  nonsans  intérêt  et  sans  pitié,  à  ce  vieux  héritier 
de  la  Pastille  si  injustement  dépossédé,  pour  faire  place 
à  quoi,  je  vous  prie?  aux  trophées  improvisés  d'une  ré- 
volution ! 

Iri.KS  .IAN1N. 


iP'itn  nouujou  projet 


IWEOJNUMJBNT  DE  MOXIEBE. 


L  a  été  encore  question  cette  semaine, 
et  dans  un  journal  que  nous  sommes  ha  - 
bitués  à  respecter,  du  monument  que 
la  ville  de  Paris  veut  élever  à  Molière 
sur  l'emplacement  de  la  fontaine  de  la 
rue  de  Richelieu.  Le  conseil  municipal 
de  la  ville  de  Paris,  qui  n'est  pas  un  juge  très-expert 
dans  les  matières  d'art  et  de  goût ,  avait  accepté ,  non 
pas  sans  faveur ,  le  projet  que  voici  :  on  lui  proposait 
donc  une  statue  de  Molière  dansune  niche ,  supportée  par 
deux  autres  statues ,  qui  auraient  représenté,  dit  le  pro- 
jet, la  Comédie  sous  ses  deux  aspects,  la  Comédie  riante 
et  la  Comédie  larmoyante.  Nous  ne  sachons  pasque  jamais 
projet  plus  grotesque  ait  été  inventé  ;  à  ces  causes ,  nous 
sommes  bien  surpris  qu'il  n'ait  pas  été  accueilli  avec 
empressement  par  MM.  les  artistes  et  connaisseurs  du 
conseil  municipal.  En  effet,  c'était  là  une  découverte  qui 
ouvrait  une  route  toute  nouvelle  aux  faiseurs  de  statues, 
de  tableaux  et  d'emblèmes.  Cela  était  si  commode  de 
couper  en  deux  ou  de  couper  en  quatre,  la  poésie,  l'élo- 
quence, tous  les  beaux-arts!  Par  ce  moyen  vous  étiez 
toujours  sûr  d'avoir  un  pendant,  deux  pendants,  quel 
que  fût  l'homme  à  célébrer.  Ainsi ,  pour  la  statue  de 
Bossuet  on  vous  eût  représenté  l'Éloquence  sous  son  côté 
inspiré  et  prophétique,  et  sous  son  côté  historique  el 
religieux.  Pour  la  statue  de  Voltaire  on  vous  eût  repré- 
senté la  Poésie  sous  ses  douze  faces,  la  comédie,  la  tra- 
gédie, la  poésie  fugitive,  l'ode,  l'élégie,  le  conte,  l'épi- 
gramme,  le  dithyrambe,  la  fable,  le  distique,  l'opéra, 
le  ballet  et  tant  d'autres.  Quelle  idée  grotesque,  surtout 
appliquée  à  la  comédie  de  Molière ,  qui  est  surtout  vi- 
vante par  son  unité,  et  que  nul  n'a  pu  disséquer  encore  ! 
Renouveler  l'histoire  du  Janus  antique  à  propos  de 
Tartuffe  et  des  Femmes  savantes!  nous  faire  tomber  dans 
la  charge  de  Jean  qui  fleure  et  de  Jean  qui  rit,  à  propos 
du  Misanthrope  et  du  Bourgeois  gentilhomme!  Heureuse- 
ment, quelqu'un  qui  n'était  pas  du  conseil  municipal 
s'est  trouvé  là  pour  représenter  à  MM.  les  prud'hommes 
qu'il  n'était  peut-être  pas  convenable  de  couper  ainsi  en 
deux  un  grand  poëte  et  une  grande  poésie  ;  que  si  l'on 
voulait  élever  une  statue  à  Molière ,  il  fallait  que  Molière 
parût  seul ,  car  il  est  à  lui  seul  toute  la  comédie  de  ce 
monde. 


10 


L'AKTISTL 


Le  conseil  s'est  aussi  inquiété  de  la  matière  de  la  sta- 
tue; mais  ce  n'estpaslà  la  question  :  que  la  statuesoiten 
pierrfl ,  en  marbre  ou  en  bronze ,  peu  importe  !  La  diffé- 
rence est  si  légère  que  ce  n'est  pas  la  peine  de  s'en  occu- 
per. Ce  qui  est  important,  c'est  de  choisir  un  habile 
artiste  qui  aime  Molière  et  qui  le  comprenne ,  qui  étudie 
son  esprit  dans  ses  œuvres ,  et  sa  tête  dans  le  buste  de 
Houdon.  Quant  aux  reproches  adressés  aux  admirateurs 
de  Molière ,  de  n'avoir  pas  couvert  de  leur  signature 
cette  souscription  nationale,  ce  reproche  ne  nous  semble 
pas  mérité.  Le  public,  qui  n'est  jamais  la  dupe  de  rien, 
pas  même  des  plus  beaux  sentiments,  savait  très-bien 
que  ce  projet  de  monument  était  venu  à  la  tête  du  conseil 
municipal,  dans  un  moment  où  le  conseil  municipal  cher- 
chait quelque  chose  qu'il  pût  placer  sans  inconvénient 
sur  la  fontaine  de  la  rue  de  Richelieu. 

A  ce  sujet  môme ,  M.  le  préfetde  la  Seine  avait  écrit  une 
belle  lettre  à  M.  Régnier  de  la  Comédie-Française  ;  ils 
s'étaient  entendus  l'un  et  l'autre  pour  ouvrir  cette  sous- 
cription, M.  Régnier  ne  voyant  pas  qu'en  travaillant  pour 
le  monument  de  Molière  il  travaillait  pour  le  conseil 
municipal.  Or,  ce  que  M.  Régnier  n'a  pas  compris  , 
les  admirateurs  de  Molière  l'ont  compris  parfaitement, 
llsn'ontpas  reconnu  à  M.  le  préfet  de  la  Seine,  ils  n'ont 
même  pas  reconnu  à  M.  Régnier  de  la  Comédie-Française, 
le  droit  d'ouvrir  une  pareille  souscription  de  leur  auto- 
rité privée;  ils  auraient  voulu  que  cela  partît  de  plus 
haut;  ils  n'ont  pas  trouvé  que  le  choix  de  l'emplacement 
fût  honorable,  et  que  Molière  fût  une  enseigne  bien  trou- 
vée à  la  boutique  d'un  porteur  d'eau.  Ils  ont  pensé  encore 
que  c'était  là,  de  la  part  de  la  ville  de  Paris,  un  moyen 
mesquin  d'arracher  à  des  souscriptions  individuelles  une 
cinquantaine  de  mille  francs  que  lui  rapportent  deux 
heures  de  son  octroi,  chaque  jour.  Donc,  nous  autres, 
bien  loin  de  gourmander  les  amis  de  Molière  de  leur  froi- 
deur à  souscrire  à  ce  monument,  nous  sommes  tentés  de 
les  en  féliciter.  Us  ont  fait  preuve  de  tact  et  de  bon  goût 
en  laissant  ce  débat  entre  les  conseillers  municipaux  et 
MM.  les  comédiens  ordinaires  du  roi,  entre  le  préfet  de 
la  Seine  et  M.  Régnier.  Ils  n'ont  pas  accepté  remplace- 
ment qu'on  leur  proposait;  ils  se  sont  méfiés  de  ces 
crânes  municipaux,  si  mal  faits  pour  les  beaux-arts; 
ils  n'ont  môme  pas  en  ceci  honoré  de  leur  confiance  nos 
seigneurs  du  Théâtre-Français,  si  peu  versés  dans  les 
choses  qui  n'appartiennent  pas  à  l'art  dramatique.  Les 
amis  de  Molière  ont  donc  usé  de  leurs  droits  en  se  récu- 
sant. Ils  auraient  vu  avec  orgueil  et  avec  joie  que  de 
lui-même,  sans  commission  préalable,  sans  annonces 
dans  les  journaux ,  sans  affiches  contre  les  murs,  sans 
représentations  à  bénéfice ,  et  surtout  sans  y  être  excité 
par  l'éloquence  de  M.  Régnier,  le  conseil  municipal  vo- 
tât à  ce  grand  Molière ,  l'honneur  de  la  ville  et  du 
monde,  une  statue  qui  fût  digne  de  son  nom,  de  son 
génie,  de  sa  vertu,  de  ses  ouvrages.   Si  donc  cette 


statue  vient  mal,  si  ce  noble  projet  est  avorté,  si  l'on  ne 
sait  même  pas  à  cette  heure  quelle  sera  la  forme  du  mo- 
nument à  élever,  et  à  quel  artiste  ce  monument  sera 
confié;  enfin,  et  surtout,  si  l'argcntmanque,  prenez-vous- 
en  à  la  ville  de  Paris,  à  M.  le  préfet  de  la  Seine  et  à 
M.  Régnier.  Les  admirateurs  de  Molière  n'ont  rien  à  voir 
dans  toutes  ces  choses.  Us  ont  fait  bien  plus  que  d'élever 
à  leur  dieu  une  statue  de  marbre  ou  de  bronze  :  ils  l'ont 
protégé,  ils  l'ont  défendu,  ils  l'ont  proclamé  à  haute 
voix  l'honneur  de  l'esprit  humain  dans  tous  les  siècles. 
Quant  à  dire  que  l'argent  a  manqué  par  avarice,  la  chose 
serait  trop  étrange.  Dieu  merci  !  l'amour  de  l'argent  et 
l'amour  de  la  poésie  ne  vont  guère  de  compagnie. 
Nous  sommes  d'un  pays,  nous  sommes  d'une  ville  où 
jamais  l'argent  n'a  manqué  toutes  les  fois  qu'il  s'agissait 
d'une  action  belle  et  honorable.  Nous  avons  donné  notre 
argent  aux  Grecs  de  Périclès,  à  ces  mêmes  Grecs  qui  de- 
vaient être  un  jour  les  sujets  du  roi  Othon  ;  et  cet  argent 
si  mal  donné,  vous  pensez  qu'on  le  refuserait  à  Molière  ! 


«J»CJJ«I^ 


NECROLOGIES. 


a  semaine  a  été  malheureuse  pour  les 
beaux-arts:  un  jeune  graveur,  M.  Pigeot. 
qui  donnait  de  grandes  espé- 
rances, a  été  enlevé  ces  jours  der- 
niers par  une  maladie  cruelle, 
triste  conséquence  d'un  travail 
acharné.  Cette  vie,  hélas!  si  courte  et  si  bien  employée, 
le  jeune  artiste  l'a  terminée  par  un  chef-d'œuvre.  La 
Flagellation,  d'après  Tony  Johannot ,  le  Docteur  de  la 
Chaumière  Indienne ,  d'après  Meissonnier ,  avaient  déjà 
placé  M.  Pigeot  à  un  rang  distingué  parmi  les  graveurs 
contemporains  :  le  portrait  de  Bossuet  (1),  d'après  le 
chef-d'œuvre  de  L.  Rigaud,  qu'il  achevait  quelques  jours 
encore  avant  sa  mort,  l'a  placé  au  rang  des  maîtres.  Il 
est  à  déplorer  qu'une  carrière  si  brillante  ait  été  si  tôt 
fermée.  Tous  ceux  qui  ont  connu  ce  noble  caractère,  cet 
esprit  intelligent,  regretteront  à  la  fois  1  homme  privé 
et  l'artiste  éminent. 

Mardi  passé,  presque  au  même  instant,  dans  une  mai- 
son de  campagne  de  Courbevoie,  M.  Rruno-Galbaccio. 
ancien  élève  de  l'école  Polytechnique,  jeune  homme 

(1)  Ce  portrait  de  Bossuet  appartient  a  l'admirable  édition  du  Vis- 
cours  sur  l'Histoire  Universelle  que  publie  M.  Curmer,  et  parailr.i 
dans  une  prochaine  livraison. 


L'ARTISTE. 


Il 


plein  d'idées,  mais  que  ses  idées  obsédaient  la  nuit  et  le 
jour,  s'est  jeté  dans  la  rivière,  poussé  qu'il  était  par  une 
de  ces  mélancolies  profondes  qui  tiennent  de  si  près  à  la 
folie.  Nous  le  disons  sans  crainte  d'être  démenti,  parmi 
les  jeunes  architectes  de  Paris',  noble  phalange  qui 
mourra  sans  dire  son  dernier  mot ,  nul  n'avait  considéré 
son  art  sous  un  point  de  vue  plus  élevé  que  M.  Galbaccio. 
Malheureusement  il  lui  était  arrivé  ce  qui  arrive  à  bien 
d'autres  :  l'idéal  l'eût  sauvé,  la  réalité  l'a  tué  à  jamais. 
Nous  avons  déploré  quelque  part  cette  existence  misé- 
rable et  fatale  des  jeunes  architectes  qui  sont  condamnés 
par  la  nature  môme  de  leurs  études,  à  ne  réaliser  jamais 
leurs  plus  beaux  rêves.  Les  malheureux  !  on  les  élève  à 
construire,  sur  un  papier  emphatique  et  menteur,  des 
palais  de  marbre  et  d'or,  des  hôtels  pour  les  princes,  des 
musées  pour  les  peuples,  des  temples  pour  les  dieux,  des 
bains,  des  colysées,  des  théâtres;  on  les  envoie  à  Rome, 
à  Athènes  et  dans  toutes  les  grandes  ruines  de  la  Grèce 
et  de  l'Italie  pour  étudier  ces  œuvres  de  géants;  mais  à 
peine  sont-ils  de  retour,  que,  s'ils  veulent  manger  du  pain, 
ils  sont  obligés  de  se  mettre  aux  gages  d'un  maçon,  de  ré- 
crépir des  murailles  dans  les  faubourgs  et  d'élever  des 
cheminées.  C'est  là  une  de  ces  épreuves  terribles  aux- 
quelles lebonDieu  n'a  soumis  que  les  architectes,  carenfln 
le  sculpteur,  le  peintre,  le  graveur,  sont  toujours  les  maî- 
tres de  réaliser  les  pensées  de  leur  âme.  Au  contraire,  l'ar- 
chitecte a  besoin,  pour  produire,  de  touteune  armécctdes 
revenus  d'une  province.  Le  malheureux  Galbaccio  n'avait 
jamais  pu,  lui  aussi,  malgré  tous  sesefforts.  s'habituer  à 
ce  métier  de  manœuvre  pour  lequel  il  n'était  pas  né.  En 
fait  d'architecture,  il  ne  connaissait  que  l'architecture 
royale  et  sainte,  le  grand  art  des  grands  artistes,  et  il  n'a- 
vait jamais  pu  gâcher  du  plâtre,  lui  qui  ne  trouvait  pas 
de  bloc  de  pierre  assez  grand.  Il  faut  donc  nous  en  croire 
sur  parole  quand  nous  parlons  de  ces  misères  que  nous 
seuls,  entre  nous,  nous  pouvons  comprendre.  Remarquez, 
au  reste,  combien  à  Paris  certaines  entreprises  sont  mal- 
heureuses! Le  dernier  ouvrage  dont  Galbaccio  s'était  oc- 
cupé, c'était  la  décoration  du  Casino-Paganini,  et  cha- 
cun était  convenu  que  cette  décoration  était  simple  et 
bien  entendue.  Ce  Casino-Paganini  a  porté  malheur  à 
tous  ceux  qui  l'ont  approché  ;  il  a  défiguré  et  il  défigure 
encore  le  jardin  d'un  des  plus  beaux  hôtels  de  Paris, 
l'hôtel  de  M.  le  duc  de  Padoue,  qui  a  eu  bien  tort  de 
laisser  la  spéculation  pénétrer  dans  ces  nobles  murs.  Il 
i  ruiné  de  fond  en  comble  un  honnête  propriétaire  qui 
a  vendu  sa  terre,  son  château,  ses  vieux  arbres,  ses  der- 
nières années  et  les  jeunes  années  de  son  enfant ,  pour 
élever,  dans  l'hôtel  de  M.  le  duc  de  Padoue,  cette  salle 
de  concert  où  l'on  n'a  entendu  que  la  trompette  à  pistons, 
cette  salle  de  bal  où  l'on  n'a  pas  dansé.  Le  Casino  a 
donné  au  célèbre  Paganini,  qui  n'a  jamais  voulu  y  jouer 
une  note,  toutes  sortes  de  chagrins,  il  lui  a  causé  toutes 
sortes  de  procès.  Il  s'est  fermé  l'autre  jour,  pour  la  se- 


conde fois,  par  suite  d'une  gaminerie  d'affiche  dont  on 
n'eût  pas  osé  affubler  la  statue  de  Pasquin.  Voici  main- 
tenant que  l'architecte  qui  avait  dressé  cette  coupole 
élégante,  dessiné  ces  jardins  et  tiré  un  si  grand  parti  de 
ces  quelques  toises  de  terrain ,  se  jette  au  milieu  de  la 
Seine,  comme  un  pauvre  insensé  qu'il  était!  Le  malheu- 
reux Galbaccio  n'avait  pas  quarante  ans. 

Au  reste,  celui-là  n'est  pas  le  seul  qui  soit  mort  ainsi 
misérablement  et  volontairement  depuis  huit  jours.  Nous 
qui  parlons,  nous  avions  un  de  nos  amis,  simple  et  bon  . 
plein  d'esprit,  grand  voyageur,  que  sa  fantaisie  avait 
poussé  à  travers  l'Europe,  un  de  ces  collaborateurs 
inconnus  et  capricieux  qui  n'écrivent  qu'à  leurs  heures, 
et  quand  la  pensée  leur  vient  si  puissante  qu'il  faut 
bien  enfin  la  mettre  au-dchors.  Celui-là  s'appelait  Vic- 
tor Labour.  Chacun  l'aimait,  il  riait  d'un  bon  rire  heu- 
reux ,  son  cœur  était  plein  de  bienveillance  et  d'amour; 
jamais  il  n'avait  éprouvé  un  sentiment  de  haine  ou  d'en- 
vie ;  il  n'en  voulait  ni  à  la  célébrité  ni  à  la  gloire.  Il  n'y 
a  pas  longtemps  encore  qu'il  était  là ,  à  cette  place  où 
nous  écrivons  ce  triste  chapitre,  nous  promettant  pour 
l'Artiste,  qui  avait  toutes  ses  sympathies,  quelques  sou- 
venirs de  sa  première  jeunesse,  quelques  récits  de  ses 
voyages.  Eh  bien!  tout  d'un  coup  il  écrit  à  ses  amis  :  Je 
pars;  il  dîne  avec  eux  une  dernière  fois,  une  dernière 
fois  il  ramène  dans  la  conversation  les  idées  d'avenir 
dont  il  s'occupait ,  non  pas  pour  lui ,  mais  pour  les  au- 
tres. A  ses  amis  présents,  il  parle  de  ses  amis  qui  ne  sont 
pas  là;  puis,  en  effet,  il  part  pour  ne  plus  revenir.  Il  va 
à  Saint-Germain  ,  au  pavillon  de  Henri  IV,  qui  sert  de 
petite-maison  à  la  grande  ville  parisienne.  Longtemps  il 
se  promène  sur  la  terrasse,  et  de  ces  admirables  hauteurs, 
voyant  le  splendide  spectacle  qui  se  déroule  à  ses  pieds, 
ces  eaux,  ces  bois,  cette  ville  immense,  ces  dômes  au  re- 
flet doré,  cette  ligne  d'activé  fumée  qui  va  et  qui  vient 
sans  cesse  comme  le  panache  flottant  d'une  Jérusalem 
nouvelle  dans  laquelle  il  eût  pu  être  si  utile;  voyant  ce 
spectacle,  disons-nous,  qui  n'a  pas  son  égal  sous  le  soleil, 
le  malheureux  suicide  hésita  !  l'arme  meurtrière  tomba 
de  ses  mains.  Il  attendit  que  le  soir  fût  venu,  que  le 
rideau  fût  baissé  sur  cet  admirable  tableau  ;  et  quand  la 
nuit  fut  bien  noire,  quand  ses  misères,  un  instant  ou- 
bliées, lui  revinrent  à  l'esprit,  quand  ce  mouvement 
animé  de  la  société  humaine  ne  fut  plus  là,  sous  ses  yeux, 
pour  lui  rappeler  qu'il  faisait  nécessairement  partie  de 
l'harmonie  générale,  alors  il  reprit  son  arme,  et  se  tua 
d'un  coup  de  feu,  sans  que  la  main  lui  eût  tremblé, 
et  comme  s'il  remplissait  un  dernier  devoir.  Les  faiseurs 
de  nouvelles  dans  les  journaux  ont  encore  trouvé  moyen 
de  calomnier  cette  mort  ;  et  voilà  pourquoi ,  malgré  toute 
notre  douleur,  malgré  la  profonde  tristesse  que  nous  a 
toujours  causée  le  suicide,  quelle  qu'en  fût  la  cause,  nous 
avons  parlé  de  cethomme,  qui,  la  veille  de  sa  mort,  écri- 
vait à  son  ami ,  qu'il  venait  de  quitter,  et  dont  il  prévoyait 


\1 


L'AUTISTE. 


la  douleur:  J'ai  voulu  diner  avec  toi  une  dernière  fois, 
ufin  qu'il  y  eut  une  espèce  de  bénédiction  religieuse  à  ma 
mort.  Pauvre  jeune  homme  ,  qui  faisait  entrer  le  senti- 
ment religieux  jusque  dans  l'amitié  ! 

Enfin,  car  nous  n'en  finirions  jamais  avec  tous  ces 
morts,  l'art  musical  a  perdu,  cette  semaine  encore,  un 
de  ses  plus  aimables  représentants,  M.  Lafont ,  le  digne 
élève  de  Rode,  le  violon  le  plus  facile,  le  plus  élégant, 
le  mieux  chantant  de  ce  temps-ci.  Cet  excellent  Berton, 
fauteur  de  Montano  et  Stéphanie,  un  homme  qui  n'a 
que  des  louanges  pour  ses  confrères,  qui  fait  plus  que 
les  admirer,  qui  les  aime,  avait  l'habitude  de  comparer 
Lafont  à  l'Albanc,  et  il  appuyait  sa  comparaison  de  toutes 
sortes  de  moyens  ingénieux.  Charles  Lafont  est  né  à  Pa- 
ris, vers  la  lin  du  dernier  siècle.  Il  était  le  fils  d'un  avocat 
au  parlement  de  Toulouse.  Il  avait  eu  pour  son  parrain  et 
pour  sa  marraine  monsieur  le  comte  et  madame  la  comtesse 
d'Artois.  A  treize  ans,  le  jeune  Lafont  était  déjà  un  vio- 
lon célèbre.  H  a  toujours  été  ainsi  cultivant  l'art  dont  il 
étaitamoureux  ;  fêté  à  Saint-Pétersbourg  comme  à  Paris, 
tour  à  tour  premier  violon  de  l'empereur  Alexandre,  pre- 
mier violon  de  la  chambre  du  roi  Louis  XVIII,  son  nom 
était,  à  bon  droit,  populaire  dans  toute  l'Europe.  Il  avait 
tout  l'abandon  plein  de  grâce  et  toute  l'aimable  bienveil- 
lance d'un  véritable  artiste.  Il  est  mort  par  suite  d'un  hor- 
rible accident,  cruel,  imprévu,  détestable.  Ils  étaient 
allés,  lui  et  son  violon,  prendre  les  eaux  de  Bagnèrcs.etil 
revenait  sur  l'impériale  d'une  diligence,  quand  la  dili- 
gence ,  poussée  à  l'excès  par  les  postillons,  a  versé  dans  ces 
montagnes.  Lafont  est  mort  sur  le  coup,  sans  pouvoir 
prononcer  un  dernier  adieu  pour  sa  femme ,  pour  ses 
deux  enfants ,  pour  ses  nombreux  amis.  L'hiver  passé , 
il  avait  annoncé  son  dernier  concert,  et  jamais  il  n'a- 
vait été  plus  charmant,  plus  mélodieux,  plus  suave.  11 
avait  arrangé  les  plus  jolies  mélodies  du  Domino  noir, 
et  nous  nous  rappelons  très-bien  que  M.  Auber,  se  trou- 
vant ainsi  embelli  et  expliqué,  applaudissait  de  toutes  ses 
forces.  Les  concerts  qu'il  donnait  dans  sa  maison ,  et 
que  cette  belle  Mme  Lafont  présidait  avec  tant  d'urbanité 
et  tant  de  grâce .  étaient  les  plus  courus  de  la  ville  ; 
chacun  tenait  à  honneur  de  se  faire  présenter  dans 
cette  société ,  qui  était  des  mieux  choisies.  Ainsi  est 
mort  d'une  façon  déplorable,  et  par  la  faute,  nous  di- 
rons par  le  crime  de  quelques  postillons  pris  de  vin ,  un 
des  plus  aimables  talents  de  ce  temps-cj. 


Cdtrcs  sur  la  promue*. 


JSZ*4>3irjtMU  MJi  ^JUUJ.JJJ. 


MoNSIElH    LE    l>IREI  II  II 


i  quelqu'un  eût  dit,  il  \  a  quelque- 
.'innées  ,  que  Moulins  deviendrai! 
ntôl  un  centre  actif  où  l'on  cultive- 
rait avec  quelque  succès  les  arts  et  les 
sciences  historiques,  personne  certaine- 
ment n'eût  ajouté  foi  à  un  si  favorable  au- 
gure. Il  faut  convenir,  en  effet,  que  Moulins  ne  semblait 
pas  être  dans  des  conditions  bien  favorables  pour  des  éludes  et 
des  travaux  de  ce  genre.  Sa  population  calme  et  quelque  peu 
paresseuse,  à  laquelle  on  reprochait  même  son  esprit  de  frivo- 
lité el  d'insouciance,  ne  paraissait  pas  avoir  plus  de  souci  des 
labeurs  de  l'intelligence  que  des  productions  manufacturières. 
Ce  n'était  pas  une  ville  de  commerce,  c'était  encore  moins  une 
ville  d'industrie.  Il  était  facile  de  juger  qu'aucune  de  ces 
passions  ardentes  qui  ont  fait  la  fortune  ou  la  ruine  de  nos 
plus  importantes  cités,  ne  devait  troubler  la  paix  et  le 
petit  bien-être  qui  seront  sans  doute  toujours  le  partage  de 
Moulins.  Là  où  la  stimulation  manque ,  là  aussi  aucune  noble 
ambition  ne  cherche  à  s'élever  au-dessus  de  la  foule,  et  par- 
tant, il  ne  se  fait  rien  de  grand  ni  rien  de  beau.  Aussi  Mou- 
lins ne  peut-il  se  glorifier  d'avoir  donné  le  jour  à  une 
de  ces  célébrités  qui  font  l'honneur  de  toute  une  province. 
On  lui  a  contesté  la  gloire  d'èire  la  patrie  du  maréchal  de 
Villars,  qui  n'y  serait  né,  d'ailleurs,  que  par  hasard,  comme 
le  maréchal  de  Berwick.  Au  dix-huitième  siècle,  notre  ville 
a  produit  le  sculpteur  Itcgnauldin  ,  qui  a  été  quelquefois 
l'heureux  rival  des  frères  Couslou,  de  Lyon.  Quant  aux  litté- 
rateurs et  aux  savants  dont  elle  pourrait  se  recommander  à 
la  postérité,  ils  ont  laissé  des  noms  presque  toutà  fait  ignoré*. 
Les  uns  ont  composé  des  sermons,  sans  doute  fort  estimables, 
mais  qu'on  ne  lit  plus,  et  les  autres  ont  écrit  des  livres  d'éru- 
dition qui  sont  le  fruit  de  bien  des  veilles  et  de  recherches, 
il  est  vrai ,  mais  qu'on  se  garde  bien  de  consulter  de  nos- 
jours. 

Dans  notre  siècle,  Moulins,  sous  ce  rapport,  n'a  pas  été 
mieux  partagé.  On  n'y  a  pas  élevé  jusqu'à  présent  un  seul 
monument  important,  on  n'y  a  pas  fait  un  seul  livre  qui 
soit  devenu  populaire.  Depuis  les  dernières  années  de  la  Res- 
tauration ,  il  y  a  eu  quelques  journalistes  qui  ont  dépensé 
dans  les  luttes  politiques  une  grande  vigueur  de  talent  et 
beaucoup  d'esprit.  Quant  aux  beaux-arts  ,  ils  étaient  repré- 
sentés, d'abord  par  trois  ou  quatre  musiciens  de  mérite,  qui. 
faute  de  pouvoir  faire  mieux,  étaient  forcés  d'apprendre  a 
jouer,  tant  bien  que  mal,  des  contredanses  aux  enfants, 
espoir  de  nos  salons,  cl  ensuite   par  quelques  peintres  de 


L'ARTISTE. 


13 


l'école  de  David ,  qui  onl  rejeté  bien  loin  la  palette  stérile 
que  le  maître  avait  confiée  à  leurs  mains,  et  ont  perdu  leur 
temps  à  enseigner  à  leurs  élèves  l'art  de  tracer  des  lignes 
droites,  de  faire  des  espèces  de  nez  et  des  façons  de  bouches, 
de  copier  des  tètes  de  caractère,  et  enfin  de  couvrir  de  ha- 
chures dans  tous  les  sens  des  académies  de  haut  style.  Ce 
triste  mode  d'enseignement ,  du  reste  ,  était  en  vigueur  dans 
toute  la  France.  Quand  ,  au  bout  de  cinq  ou  six  ans  d'étude, 
l'élève  était  parvenu  à  reproduire  ainsi  une  figure  ,  son  édu- 
cation artiste  était  achevée;  on  le  lançait  dans  le  monde, 
et  il  était  tout  étonné  de  n'être  pas  de  force  à  rendre  un 
solide  de  la  forme  la  plus  élémentaire.  Après  des  études 
aussi  ingrates ,  il  se  prenait  de  dégoût  pour  la  pratique  de 
l'art,  qui  lui  paraissait  hérissé  de  difficultés  insurmontables, 
et  il  se  hâtait  d'oublier  le  peu  de  notions  qu'il  possédait  sur 
la  science  du  dessin.  Par  bonheur,  depuis  quelques  annéesde 
nouvelles  méthodes  d'enseignement  ont  été  adoptées,  qui  ont 
produit  déjà  des  résultats  inespérés. 

Avec  un  tel  personnel  d'artistes,  Moulins,  comme  vous  le 
pensez  bien,  Monsieur,  ne  pouvait  guère  espérer  qu'un  bril- 
lant avenir  lui  serait  réservé  ;  et  cependant  il  est  peu  de 
petites  villes  où  l'on  ait  fait  davantage  pour  les  arts.  II  n'a 
fallu  pour  amener  cet  heureux  état  de  choses ,  que  les  géné- 
reux efforts  d'un  homme  de  coeur  et  de  talent.  C'est  à  Achille 
Allier  que  notre  département  doit  le  peu  de  célébrité  dont  il 
jouit.  Plein  d'un  noble  amour  pour  son  pays  et  d'un  ardent 
enthousiasme  pour  les  choses  d'art,  Achille  Allier,  après 
avoir  publié  quelques  écrits  sur  l'histoire  de  notre  province  , 
osa  entreprendre  \' Ancien  Bourbonnais,  ce  vaste  ouvrage  que 
votre  journal  a  été  un  des  premiers  à  recommander  aux  sym- 
pathies du  public.  C'était  assez  d'un  livre  de  cette  impor- 
tance pour  attirer  sur  Moulins  l'attention  générale,  et  lui  faire 
prendre  place  parmi  les  villes  où  l'on  travaillait  avec  le  plus 
d'ardeur  à  la  propagation  dos  éludes  libérales.  Bientôt  après, 
Achille  Allier  fonda  l'Art  en  Province ,  un  journal  conçu  sur 
le  plan  de  l'Artiste,  et  auquel  une  foule  d'hommes  d'élite 
prêtèrent  un  concours  désintéressé.  Celle  publication  pério- 
dique a  fait  de  Moulins  un  véritable  centre  littéraire.  Enfin 
l'auteur  de  l'Ancien  Bourbonnais  réussit  en  môme  temps  à 
organiser  une  Société  des  Amis  des  arts  qui  a  fondé  les  expo- 
sitions de  peinture.  Achille  Allier  mourut  sur  ces  entrefaites, 
laissant  inachevés  tousses  grands  travaux,  el  emportant  avec 
lui  le  secret  de  tous  les  brillants  projets  qu'il  rêvait  pour  le 
bonheur  et  la  gloire  de  son  pays.  Mais  l'impulsion  était  don- 
née; Moulins  renfermait  dans  son  sein  assez  d'hommes  d'in- 
telligence pour  mener  à  bonne  fin  la  belle  œuvre  de  leur 
compatriote.  L'histoire  de  la  province  a  élé  terminée;  le 
journal  poursuit  le  cours  de  ses  publications  avec  un  succès  , 
qui  s'accroît  chaque  jour,  et  tous  les  deux  ans  les  expositions 
sont  ouvertes  avec  éclat  et  même  avec  retentissement. 

Il  faut  donc  louer  surtout  les  habitants  de  notre  pays  de 
leur  noble  persévérance,  comme  aussi  des  efforts  cl  des  sacri- 
fices qu'ils  ont  faits  afin  d'entretenir  le  goût  pour  les  produc- 
tions de  l'art,  qui  s'était  développé  parmi  eux  sous  l'influence 
des  doclrines  d'Achille  Allier.  Moulins  est  maintenant  engagé 
(!ans  une  voie  de  progrès  où  il  ne  doit  pas  s'arrêter.  Il  est 
beau  pour  une  ville  qui  n'a  qu'une  petite  population ,  qui 
jusqu'à  présent  n'avait  brillé  que  par  son  indifférence  pour 
toul  ce  qui  était  en  dehors  des  besoins  de  la  vie  matérielle  et 


du  bonheur  domestique  ,  de  se  trouver  placée  ,  tout  à  coup  et 
comme  par  enchantement,  à  la  tète  du  mouvement  intellec- 
tuel de  la  province. 

L'exposition  de  Moulins  ne  pouvait  donc  manquer  d'être  fort 
brillante.  La  plupart  des  artistes  de  Paris  y  ont  envoyé  des 
ouvrages  qui  sont,  en  général,  forl  goûtés  du  public  mouli- 
nois.  Je  vous  citerai  une  Halte  de  Muletiers  arabes  ,  de 
M.  Eugène  Delacroix,  une  petite  toile  peinte  avec  la  verve 
et  l'éclatqui  distinguent  l'auteur  du  Massacre  de  Seio  et  de  la 
Médée;  et  une  Scène  du  Majorât,  par  M.  J.Gigoux  :  Hoffmann 
est  assis  àson  clavecin;  derrière  lui  une  jeune  femme,  debout, 
fait  entendre  un  de  ces  chants  mélancoliques  qui  parlenl  du 
cœur.  Ces  deux  figures  sont  peintes  avec  beaucoup  de  fer- 
meté, et  le  jeu  de  la  lumière  est  très-heureux.  On  ne  peut 
rien  voir  de  plus  touchant  que  la  Marguerite,  de  Paul  et  Vir- 
ginie ,  par  M.  Tony  Johannot.  Elle  est  jeune  encore,  et  elle 
va  quitter  la  France.  Triste  et  rêveuse,  elle  est  assise  au  bord 
de  la  mer;  elle  semble  dire  adieu  à  son  village  et  à  ses  champs, 
et  mesurer  l'immensité  qui  la  sépare,  par  tant  de  périls,  du 
Nouveau-Monde.  C'est  là  une  charmante  composition  qui 
saisit  l'âme  tout  d'abord  .  et  qu'on  admire  ensuite.  La  Maî- 
tresse femme,  de  Cbarlet,  est  fort  amusante.  Un  vieux  mari 
est  allé  faire  quelques  libations  au  dieu  Bacchus,  ce  dieu  qui 
sera  vénéré  éternellement;  mais  le  vin,  ce  tait  des  vieillards, 
l'a  mis  en  gaieté  comme  dans  les  joyeuses  fredaines  de  sa 
jeunesse,  quand  sa  femme  légitime,  triste  mégère,  vient 
l'arracher  avec  brutalité  à  ses  innocents  plaisirs,  et  l'acca- 
bler des  plus  amers  reproches.  Le  vin  a  réchauffé  le  cœur 
du  vieux  bonhomme;  il  a  du  courage,  de  l'audace  même: 
il  résiste  à  sa  chère  moitié  et  rit  de  ses  fureurs.  Cette  scène 
de  mœurs  naïves  est  rendue  avec  cet  esprit  fin  qui  caracté- 
rise tous  les  ouvrages  de  Cbarlet. 

J'aime  infiniment  l'Eliézer  el  Rebccca,  et  la  Vue  d'un  Pa- 
lais au  Caire,  par  M.  Marilhat.  De  belles  lignes,  des  tons 
fins,  une  touche  brillante,  donnent,  selon  moi,  beaucoup  de 
prix  à  ces  deux  paysages.  La  Vue  d'une  place  à  Calais,  par 
M.  Wyld,  est  d'un  bel  aspect,  d'un  dessin  vigoureux,  el  d'une 
pâte  solide.  Rien  de  plus  gai,  rien  de  plus  vrai  que  le  Bain  de 
pieds,  par  Pigal.  En  voyant  celte  spirituelle  composition,  on 
songe  à  toutes  les  tribulations  de  l'état  de  célibataire.  Le 
pauvre  homme  a  sans  doute  un  violent  mal  de  tête,  et  il  a 
résolu  de  s'administrer  un  bain  de  pieds;  mais  sa  servante  , 
bonne  à  tout ,  comme  disent  les  Petites- Affiches ,  lui  a  préparé 
de  l'eau  bouillante,  et  l'honnête  célibataire ,  qui  a  plongé  se.- 
jambes  avec  confiance  dans  l'élément  liquide  ,  les  en  relire 
avec  une  vivacité  qui  rend  énergiquement  la  sensation  de 
douleur  qu'il  a  éprouvée.  Qnant  à  la  servante  ,  la  méchante 
fille  rit  de  tout  son  cœur  el  se  moque  sans  pitié  de  son  maître, 
pour  qui  elle  est  un  infernal  tyran.  N'est-ce  pas  là  la  nature 
prise  sur  le  fait?  Je  ne  vous  parlerai  pas  du  Salon  de  Curtitis. 
de  M.  Biard  :  vous  connaissez  ce  tableau  qui  est  une  assez 
bonne  charge;  mais  comment  voulez-vous  que  je  m'inté- 
resse à  ce  jocrisse  à  perruque  rousse,  qui  explique  à  ces 
cordons-bleus  el  à  ces  bonnes  d'enfants,  comme  quoi  toutes 
ces  figures  de  cire  qu'il  leur  montre  sont  moins  étonnantes 
que  la  modicité  du  prix,  —  deux  sous!  — qui  leur  a  ouvert 
les  portes  de  ce  merveilleux  sanctuaire?  Vous  avez  admiré 
au  Louvre  un  beau  paysage  de  M.  Michel  Bouquet,  une  Ym 
prise  aux  environs  de  Loricnt.  Je  ne  reviendrai  pas  sur  cette 


Ik 


L'ARTISTE. 


Iieinlurc  sévère  que  nous  avons  à  Moulins,  el  que  vous  avez 
liarfailemeiil  appréciée.  Les  tableaux  de  M.  Schopin  ont  du 
succès  en  province.  Cet  artiste  comprend  bien  un  sujet  :  or, 
.  >-t  la  première  chose  qui  séduit  le  public.  Mais  c'est  là,  il 
me  semble,  de  la  peinture  trop  (erre  à  terre,  qui  manque  de 
dMinctimi  et  de  sentiment.  Luc  tète  de  jeune  fille  ,  parée  de 
toutes  les  grâces  de  la  jeunesse  et  de  l'innocence,  doit  être 
placée  à  côté  d'une  ligure  de  jeune  page,  par  M.  Pcdrcux- 
l>orcy,  qui  fait  des  portraits  avec  tant  de  verve  et  de  facilité. 
La  téttâtTti***it, à* M.ftmJ  Delaroclic, n'est  que  biendessi- 
néc.  Le  Nègre  à  eheval  attaque  par  un  lion,  de  M.  Alfred  l)e- 
dreux,  produit  beaucoup  d'effet.  Il  y  a  vraiment  une  grande 
vigueur  dans  le  mouvement  des  figures;  et  cette  lutte  achar- 
néeentre  l'homme  et  le  roi  du  désert  présente  un  vif  intérêt. 
Le  Vert-Vert ,  de  M.  Jacquand,  n'est  pas  à  la  hauteur  de  ce 
que  cet  artiste  fait  maintenant:  c'est  dire  qu'il  est  loin  d'être 
un  bon  tableau. 

.le  ne  dois  pas  oublier  quelques  paysages  vigoureusement 
touchés  de  Mlle  Dcmalièrcs;  deux  charmantes  marines  de 
M.  Cotivclcy  ;  quelques  petits  tableaux  de  genre,  de  M.  Collin; 
la  Plage,  de  M.Francia;  le  Jugement  de  Polieldnelle ,  de 
M.  l'ouquet;  un  Intérieur  d'Écurie ,  de  M.  Francis;  la  Con- 
fession de  Violetta,  de  M.  Guet;  la  Murée  basse,  de  M.  Le- 
poiltevin;  VHélo'ise  et  VAbeilard.ûe'Sl.  Lefèvrc,  une  composi- 
tion sévère  dans  son  ensemble  et  qui  ne  manque  pas  de 
grâce  dans  les  détails.  Nous  avons  encore  quelques  vues 
de  MM.  Justin  Ouvrié  et  Perrol,  et  les  sujets  arabes  de 
M.  'Wachsrnut.  Plusieurs  tableaux  enfin  ont  figuré  à  l'Expo- 
sition de  Paris,  comme  la  Fin  d'une  triste  Journée,  par 
M.  Alophc;  le  Petit  Vacher,  de  M.  Chollet;  la  Visite  à  la  Nour- 
rice, de  M.  Uuval-Lecamus;  la  Monographie  de  Notre-Dame 
de  l'Épine  ,  par  M.  Ilippolyte  Durand  ;  les  Environsdu  Mans, 
par  M.  Jolivard;  les  Chrétiens  livrés  aux  bêles,  de  M.  Lcul- 
lier;  la  Vue  du  Viviers,  par  M.  Lapito;  enfin  un  Château  d'E- 
cosse, par  M.  Mercey. 

Plusieurs  artistes  de  Moulins  ont  envoyé  des  tableaux  à 
l'exposilion.  On  y  voil  :  de  M.  Montbellair,  une  fabrique  de 
Thicrs  ,  d'une  touche  vigoureuse;  de  M.  Tudot,  une  aqua- 
relle fine  de  tons;  de  M.  de  r'réminvillc,  de  belles  éludes 
d'arbre  et  de  nature  morte  ;  enfin  de  M.  Eus.  de  Fradel,  deux 
portraits  bien  posés  et  facilement  peints. 

Nous  avons  des  bronzes  justement  admirés.  Ce  sont  des 
statuettes  de  MM.  Ilarrc ,  Gcchler,  l-'auginet  cl  Desbœufs. 

4e  ne  vous  parlerai  pas  d'une  foule  d'autres  peintres  de 
Paris  dont  vous  ne  connaissez  pas  même  le  nom,  el  qui  ex- 
ploitent les  départements.  Ces  messieurs  ont  un  petit  genre 
coquet  et  brillant  qui  séduit  de  prime  abord  les  yeux  peu 
exercés,  et  l'emporte  toujours  sur  les  bons  ouvrages  de  pein- 
ture empreints  d'un  caractère  d'originalité  qui  n'est  pas 
accessible  à  toutes  les  intelligences.  Ce  sont  des  talents  bâ- 
tards, qui,  sans  procéder  d'aucun  maître  en  particulier,  ont 
quelque  chose  de  loulcs  les  écoles.  Avec  leurs  toiles  habile- 
ment barbouillées ,  ils  tirent  à  vue  sur  la  province ,  et  se  foui 
ainsi  un  modeste  revenu.  Ils  prennent  place  dans  le  salon  du 
riche  aussi  bien  que  dans  le  musée  de  la  cité.  On  y  montre 
leurs  œuvres  avec  orgueil ,  et  aux  personnes  qui  sont  éton- 
nées d'entendre  prononcer  avec  emphase  ces  noms  obscurs, 
on  crie  contre  l'esprit  de  colerie  de  Paris,  et  on  lance  une 
philippique  contre  le  mauvais  vouloir  de  la  critique.  Or,  il  n'y 


a  que  la  critique  qui  puisse  faire  justice  de  telles  spécula- 
lions,  et  ce  qu'elle  a  de  mieux  à  faire  pour  cela,  c'e^l  de 
taire  le  nom  de  tous  ces  artistes  marchands,  sans  esprit 
comme  sans  talent. 

Lotis  BATISSIEft. 


THEATRE-FRANÇAIS  :  lalbfnt  de  mfdicis,  tragédie  en  trois  KM 

et  en  vers,  par  M.  Léon  Bertrand. 

RENAISSANCE  :  El.  Sabgentii  I'anfabon  ;  l'Ame  dans  if.  momie  et 

le  Diable  dans  la  maison,  de  MM.  Dnpeuty  et  de  Courcj 


oi's  avons  raconté  comment  Lorenzo  tint  pa- 
role à  Benvenuto  Cellini  et  lui  donna  un  re- 
vers pour  sa  médaille  :  c'est-à-dire  qu'à  l'effigie 
couronnée  du  prince,  il  en  joignit  une  au- 
9  Ire  traversée  d'un  poignard,  ou  plutôt  d'un 
couteau.  Il  tua  le  duc  comme  une  bête  fauve!...  c'était 
l'usage  d'accomplir  en  plaisantant  ces  sortes  d'actions  as^e/ 
communes  alors.  Les  assassins  avaient  beaucoup  d'esprit; 
ils  semaient  la  roule  du  crime  de  fines  reparties  et  de  gra- 
cieux concelli;  on  n'était  ni  plus  galant  ni  plus  ingénieux. 
Lorsqu'il  prit  à  Jeanne  de  Naplcs  la  fantaisie  d'étrangler 
André  ,  son  premier  mari ,  elle  était  dans  la  fleur  de  l'àse  : 
on  lui  trouvait  une  gaieté  charmante:  clic  fit  elle-même,  de 
ses  belles  mains ,  le  cordon  de  soie  qui  servit  à  l'exécution. 
Son  mari  la  voyant,  elle  d'ordinaire  assez  paresseuse,  tra- 
vailler assidûment  à  cet  ouvrage,  lui  demanda  la  raison 
d'une  persévérance  qui  l'étonnait  :  «  Que  voulez-vous  donc 
faire  île  ce  cordon?  lui  dit-il.  —  C'est  pour  vous  étrangler.  » 
répondit  Jeanne  en  lui  jetant  amoureusement  les  deux  bras 
autour  du  cou;  et  de  fait,  quelques  jours  après  le  cordon  n'a- 
vait pas  failli  à  sa  destination.  Que  ces  mœurs  étaient  aima- 
bles et  prévenantes!  n'est-ce  pas?  Aussi  Lorenzo  s'était  fail 
bouffon  du  duc  Alexandre,  lirulus  ,  plus  noble,  ne  contrefit 
que  la  folie  quand  il  conspira  contre  Tarquin. 

M.  Alfred  de  Musset  a  composé,  sous  le  titre  de  Lorcnzachio. 
une  fantaisie  injouable  qui  se  rapproche  plus  de  la  vérité  histori- 
que que  le  drame  de  M. Léon  lierlrand.  On  y  voit  le  petit  Laurent, 
comme  le  l'iesque  de  Schiller,  dérober,  sous  le  masque  de  la 
flatterie  et  de  la  volupté,  même  aux  yeux  les  plus  clair- 
voyants, le  secret  de  sa  sombre  entreprise.  Si  nous  avons 
bonne  mémoire,  dans  ce  rûle  apparent  d'efféminé  ,  Lorcnza- 
chio pousse  la  dissimulation  jusqu'à  faire  semblant  de  s'éva- 
nouir  à  la  vue  d'une  épée.  Dans  la  pièce  de  M.  Léon  Ber- 
trand, Laurent  de  Médicis  est  redevenu  un  conspirateur 
ordinaire;  et,  si  cela  est  plus  conforme  aux  habitudes  du 
théâtre,  il  y  a  un  côté  original  tout-à-fait  regrettable.  Il  eut 


L'ARTISTE. 


15 


élé  curieux  de  voir  ce  jeune  homme  aux  prises  avec  la  dé- 
bauche, qu'il  a  voulu  donner  pour  compagne  à  la  liberté, 
laquelle  débauche ,  traître  envers  lui  comme  il  l'est  envers 
Alexandre,  amortit  peu  à  peu  l'énergie  de  son  dessein.  Il  eut 
été  beau  ,  sans  doute,  d'entendre  la  voix  de  Strozzi  lui  crier 
ce  qu'on  murmurait  à  l'oreille  du  second  Rrulus  :  Tu  dors, 
réveille-loi  ! 

M.  Léon  Bertrand  n'a  peut-être  pas  fait  reluire  avec  assez 
d'éclat  les  écailles  de  ce  serpent,  qui  s'était  glissé  dans  le 
sein  d'Alexandre  afin  d'y  plonger  son  dard  empoisonné.  Mais 
ce  n'est  pas  une  chose  facile  à  manier  que  la  scène  :  le  par- 
terre n'y  déleste  pas  d'ailleurs  les  gens  qui  s'annoncent  tout 
de  suite  ,  et  disent  en  entrant  :  Je  suis  Oreste ,  ou  bien  Aga- 
memnon.  M.  Léon  Bertrand  a  suivi  la  route  commune:  son 
Laurent  de  Médicis  se  révèle  dès  les  premiers  vers;  cet 
homme  a  un  bras  et  un  cœur  de  fer,  il  ira  sans  hésiter  à  son 
but.  Il  préside  aux  plaisirs  du  duc,  mais  il  ne  les  partage 
pas;  il  garde  sa  raison  ,  tandis  que  le  duc  laisse  la  sienne  au 
fond  des  flacons  de  Chypre  !  C'est  un  citoyen  de  Rome  an- 
tique, la  matrone  sévère,  et  non  de  Florence  l'inconstante 
courtisane.  II  n'est  pas  brûlé  jusqu'à  la  moelle  des  os,  comme 
Hercule  par  celte  robe  de  Déjantre  qu'il  a  revêtue  un  moment. 
Il  joue  auprès  du  duc  le  rôle  d'un  tyran  en  sous-ordre,  d'un 
aide  de  bourreau  .  et  non  d'un  libertin,  qui ,  en  poussant 
par  son  exemple  le  duc  dans  toutes  sortes  de  licences,  cher- 
che à  faire  déborder  le  vase  de  la  colère  publique.  Le  rôle 
conçu  de  cette  façon  est  plus  propice  à  la  tirade;  mais  il 
nous  semble  que  le  caractère ,  développé  comme  l'histoire 
le  représente  et  comme  M.  Musset  l'a  saisi,  aurait  pu  s'ac- 
commoder à  la  scène. 

Quoi  qu'il  en  soit,  M.  Léon  Bertrand  a  tiré  un  parti  (rès- 
éuergique  de  son  sujet;  il  nous  a  montré  ce  duc  Alexandre, 
ce  bâtard  des  Médicis,  rendant  ce  qu'il  appelait  la  justice, 
avec  des  jeux  de  mots,  et  se  penchant  sur  Florence  oppri- 
mée ,  de  tout  son  poids  augmenté  de  celui  de  Charles-Quint, 
son  patron.  Le  duc,  profanateur  de  toute  beauté,  a  remarqué 
la  noble  Juana,  la  fiancée  de  Pierre  Strozzi.  Il  prétend  la 
ranger  au  nombre  de  ses  faciles  conquêtes ,  et  c'est  à  cet 
appât  que  Lorenzo  va  prendre  ce  cruel  oiseau  de  proie.  Sous 
prétexte  d'un  rendez-vous,  Lorenzo  attirera  le  duc  Alexan- 
dre hors  de  son  palais ,  et  là  ,  aidé  d'un  spadassin  à  ses  gages, 
il  accomplira  son  sanguinaire  projet;  mais  auparavant  il  fera 
passer  sous  les  yeux  du  tyran  tous  les  spectres  de  ses  vic- 
times Ce  sont  les  ombres  qui  jetlent  à  don  Juan  un  reproche 
amer  avant  qu'il  soit  englouti  dans  l'enfer;  Lorenzo,  ensuite, 
un  pied  sur  le  corps  du  prince  débauché,  mettra  dans  la 
main  de  Strozzi  la  main  de  son  amante  restée  pure,  et  s'en 
ira,  lui,  après  avoir  frappé  vainement  à  la  porte  des  républi- 
cains de  Florence,  publier  son  apologie  à  Venise, où  l'histoire 
dit  que  le  père  de  ce  Strozzi  fil  frapper  à  Lorenzo  une  mé- 
daille qui  eut  bientôt  son  revers  aussi ,  car  deux  soldats  de 
la  garde  d'Alexandre  tuèrent  le  meurtrier  à  son  tour.  Celui 
qui  s'était  servi  de  l'épée  mourut  parl'épée;  l'Évangile  eut 
raison. 

M.  Léon  Bertrand  a  jeté  dans  son  drame  de  beaux  vers 
et  de  généreuses  pensées;  il  a  répondu  noblement  aux  pré- 
venances de  la  Comédie-Française  ,  qui ,  toujours  un  peu 
grande  dame  vis-à-vis  des  débutants,  leur  fait  quelquefois  at- 
tendre lonstcmps  ses  faveurs.  Il  y  a  des  gens  qui  se  présen- 


tent comme  le  Cid,  et  qu'on  accueille  sur-le-champ  en  les 
entendant  dire  avec  fierté  que 

Dans  les  aines  biens  née* 
I.a  valeur  n'attend  pas  le  nombre  des  années 

M.  Léon  Bertrand  ,  qui  a  du  cœur  ainsi  que  Rodrigue, 

distingue  dans  son  coup  d'essai;  si  ce  n'est  pas  un  coup  de 
■  nallre.  et  où  sont  les  maîtres  à  présent!  c'est  du  moins  une 
œuvre  digne  de  beaucoup  d'éloges.  Quand  on  a  le  couraiîe 
de  faire  des  pièces  en  vers  à  l'époque  où  nous  vivons,  on  a 
toujours  le  droit  d'être  écouté  :  la  pièce  de  M.  Léon  Bertrand 
a  élé  entendue  avec  une  religieuse  attention,  qui  prouve  que 
le  public  est  revenu  au  sentiment  de  l'art.  Une  trop  grande 
subtilité  de  moyens  aurait  peut-être  compromis  celle  traué- 
dic ,  si  l'énergie  du  rhythme  ne  l'avait  soutenue.  Trois 
épreuves  heureuses  ont  fixé  son  destin,  qui  sera  extrême- 
ment honorable  pour  Tailleur.  C'est  un  succès  de  bon  aloi. 

On  peut  tout  dire  à  un  triomphateur;  aulrefois  on  les  in- 
sultait :  contentons-nous  de  les  critiquer.  Que  M.  Bertrand 
nous  permette  de  lui  reprocher  vivement  d'avoir  traîné  se* 
personnages  dans  une  de  ces  maisons  malsaines  d'où  il 
s'exhale  toujours  une  odeur  nauséabonde,  et  dans  lesquelles 
le  poëte  Régnier  conduisait  sa  muse  ,  au  dire  de  Boileau.  Ce 
n'est  pas  que  nous  trouvions  étonnant  que  la  belle  Juana  aille 
y  chercher  son  amant,  qui,  proscrit,  s'y  est  réfugié;  où  donc 
une  femme  qui  aime,  et  la  plus  vertueuse,  n'irait-elle  pas 
en  pareille  circonstance?  Mais  le  duc  nous  semble  un  peu 
léger,  quand  il  croit,  sur  la  parole  de  Lorenzo,  qu'une  des 
premières  dames  de  Florence  donne  ses  rendez-vous  dans 
un  si  épouvantable  lieu,  dont  le  décorateur  du  Théâtre-Fran- 
çais n'a  pas  cru  devoir  diminuer  l'horreur.  11  y  aurait  de  quoi 
dégoûter,  non  pas  un  prince  italien  ,  mais  le  dernier  des  la- 
zarroui.  N'y  avait-il  pas  de  nombreux  palais  à  Florence,  au 
choix  de  M.  Bertrand,  et  de  gracieuses  villas?  En  priant  bien 
son  ami,  et  notre  collaboraleur  Jules  Janin,  l'auleur,  au  be- 
soin, se  serait  fait  prêter  peut-être  la  villa  Lazurrini.  Cela 
eût  mieux  valu. 

Cette  tragédie  a  élé  convenablement  représentée.  Joauny  a 
donné  une  physionomie  très-originale  à  ce  bravo  de  Florence. 
Scoroncolo,  qui  prêta  son  aide  à  Lorenzo  dans  l'assassinat 
du  duc.  Joanny,  dont  l'âge  n'a  pas  glacé  le  talent,  et  qui 
conserve  le  feu  sacré  au  cœur,  joue  toujours  avec  inspiration. 
Il  porte  avec  honneur  celte  royauté  suprême  que  Talma.  en 
mourant,  lui  a  laissée.  Nous  avons  entendu  dire  que  ce  rôle 
serait  une  des  dernières  créations  de  Joanny,  et  qu'il  avait 
l'intention  de  se  retirer.  Nous  faisons  des  vœux  contraires  à 
son  repos  dans  l'intérêt  de  nos  plaisirs.  Beauvallet  a  rempli 
le  rôle  de  Lorenzo  d'une  façon  très-distinguée.  Il  a  tempéré, 
autant  qu'il  a  pu ,  sa  formidable  voix.  Les  efforts  qu'il  avait 
faits  pour  modérer  l'ardeur  qui  l'emporte  souvent  trop  loin, 
occupaient  sans  doute  encore  son  esprit  lorsqu'il  est  venu 
annoncer  l'auteur  de  la  pièce  :  Beauvalet  ne  s'est  pas  servi  de 
la  formule  ordinaire  ;  il  en  a  improvisé  une  plus  familière, 
qui  ne  peut  être  imputée  qu'à  une  préoccupation  intérieure. 
Beauvallet  sait  trop  bien  qu'un  acteur  ne  doit  pas  manquer 
île  respect  au  public,  surtout  lorsque  le  public  n'en  a  jamais 
manqué  envers  lui.  Fockroy,  homme  d'intelligence  et  de  soûl, 
compose  ses  rôles  comme  il  compose  ses  pièces,  avec  aillant 
de  finesse  que  de  vérité  ;  mais  Lockroy  semble  lutter  par  mo- 


lii 


L'AUTISTE. 


ment  contre  une  certaine  hésitation  qui  donne  à  son  langage 
un  accent  triste  et  fatal.  C'est  un  défaut,  du  reste,  dont  il 
-e  corrige  ;  Lockroy  fera  toujours  beaucoup  d'honneur  à  la 
Cnmédic-I  rançaisc.Gcffroi,  sauf  quelques  vers  traités  par  lui 
un  peu  lestement,  a  hien  rendu  le  personnage  du  duc.  Gcffroi 
est  un  acteur  de  mérite;  mais  les  personnages  bourgeois  lui 
conviennent  mieux,  en  général,  que  les  personnages  héroï- 
ques. Brcvaiine  s'est  fait  applaudir;  nous  l'avions  déjà  remar- 
qué. Le  rdlc  de  Mlle  Noblet  n'est  guère  qu'une  apparition 
dans  la  pièce  ;  il  n'est  pas  assez  considérable  pour  qu'une  ac- 
trice puisse  y  briller. 

Le  théâtre  de  la  Renaissance,  qui  déploie  une  prodigieuse 
activité,  vient  d'engager  des  danseurs  espagnols  d'un  genre 
bouffon.  -L'intermède  burlesque  el  sargente  fanfaron  est  très- 
réjouissant.  Un  sergent  s'en  va  chercher  des  recrues  dans  un 
villase,  et  tous  les  garçons  de  ce  village,  fort  alertes  et  fort 
dispos,  deviennent  sur-le-champ  boileux,  paralytiques,  épi- 
Icpliques  :  c'est  une  vraie  Cour  des  Miracles  que  vous  avez 
ïoiis  les  yeux.  Mais  le  sergent  s'éloigne  un  instant;  alors 
toute  la  troupe  est  sur  pied  ;  on  danse  à  qui  mieux  mieux. 
Le  sergent  arrive  sur  ces  entrefaites;  les  danseurs  s'enfuient 
à  toutes  jambes,  et  une  espèce  de  descente,  en  guise  de  mon- 
tagne russe,  divertit  beaucoup  le  public.  M.  Piatoli,  mime 
fort  intelligent,  et  Mmes  Maria  Goze  et  Maria  Fabiani ,  ont 
eu  les  honneurs  de  ce  ballet.  L'Ange  dans  le  monde  et  le  Dia- 
hle  à  la  maison  ,  pièce  en  trois  actes  de  MM.  Dupeuty  et  de 
Courcy,  ne  nous  a  pas  paru  d'un  comique  bien  prononcé. 
Nous  en  somme  fâché  pour  les  auteurs,  qui  sont  des  gens 
d'esprit,  et  surtout  pour  une  charmante  actrice,  Mlle  Crécy, 
qui  méritait  un  rôle  mieux  approprié  à  ses  moyens.  Trans- 
former une  ingénue  en  jeune  femme  colère,  cela  n'est  pas 
adroit.  Mlle  Crécy  n'en  a  pas  moins  recueilli  de  nombreux 
applaudissements. 

Hippolvte  LUCAS. 


x&sœz  aMrtsaa, 


n'est  pas  sans  chagrin  que  nous  avons  entendu  parler  du 
j  iléparl  prochain  de  Mlle  Fanny  Lissier  pour  les  États-Unis. 
Si  tout  l'Opéra  s'en  va  ainsi  fragment  par  fragment,  que  nous  res- 
tera-l-il  pour  nos  plaisirs  de  cet  hiver?  Mlle  Fanny  Elssler  est  une 
belle  et  élégante  personne,  autant  que  jolie  et  bien  aimée.  Sa  grâce 
est  une  grâce  toute  parisienne.  Elle-même,  elle  est  un  talent  tout 
parisien.  Il  faut  bien  prendre  garde  de  la  laisser  partir,  car  évidem- 
ment elle  n'est  pas  faite  pour  vagabonder  ainsi  à  travers  l'Europe, 
comme  font  tant  de  ses  compagnes,  tantôt  sur  un  pied,  tantôt  sur 
un  autre.  Et  d'ailleurs,  qu'ira  donc  faire  oui  États-Unis  Mlle  Fanny 
Elssler?  que  de\icndra-t-ellc  parmi  ces  sauvages  civilisés  et  lafTi— 
nés,  plus  dandys  que  tous  les  dandys?  Et  comprendront-ils  jamais 
comme  il  faut  le  comprendre  tout  l'esprit  de  ce  visage,  de  ce  geste, 
de  ce  sourire''  Autant  vaudrait  lire  à  des  Iroquois  les  plus  flnes 
épinrammes  de  Jean-Baptiste  Rousseau. 

[peine  le  sultan  Mahmoud  fut-il  mort,  que  Sa  Majesté  le  roi 
Jdes  Français,  qui  n'oublie  jamais  le  Musée  de  Versailles,  son 
Tinre  favorite,  voyant  venir  à  lui  Heschid-Pacha  :  —  On  m'a  dit, 


s'écria  Sa  Majesté,  que  vous  aviez  à  l'ambassade  un  bien  beau  por- 
trait de  voire  maître?  —  Il  est  aux  ordres  de  Votre  Majesté,  répon- 
dit Reschid.  — J'accepte,  dit  le  roi,  et  vous  pouvez  être  sûr  qu'il  aura 
une  belle  place  à  Versailles,  parmi  les  mieui  faisants  de  ces  temps- 
ci.  Ce  portrait,  qui  est  réellement  très-beau,  a  été  fait  pour  l'ambas- 
sade par  un  peintre  habile  et  pourtant  peu  connu,  nommé  M.  Schc- 
lessinger.  Nous  espérons  donner  avant  peu  à  nos  abonnés  ce  portrait 
il»  sultan. 

oissieur  le  ministre  de  l'intérieur  vient  d'acheter  le  Christ 
len  croix,  de  M.  Coutcl,  digne  et  laborieui  élève  de  M.  In- 
gres, qui  avait  été  justement  remarqué  à  la  dernière  exposition. 

es  habitants  d'Orange  réclamaient  depuis  longtemps  le  dé- 
blaiement et  l'isolement  du  théâtre  antique  de  leur  ville.  M.  le 
Ministre  de  l'Intérieur  avait  en  conséquence  donné  les  instructions 
nécessaires  pour  traiter  à  l'amiable  avec  les  propriétaires  des  mai- 
sons environnantes;  mais  les  efforts  de  l'administration  municipale 
ont  échoué  contre  les  prétentions  exagérées  de  ces  propriétaires.  Un 
seul  a  accepté  l'offre  de  15.000  francs  qui  lui  a  été  faite,  et  l'on  a 
traité  a\  ce  lui.  On  va  s'occuper  de  l'expropriation  forcée,  pour  cause 
d'utilité  publique,  des  autres  propriétés. 

vec  son  dernier  numéro ,  la  France  Musicale  a  donné  a  ses 
rj^gjabonnésdeux  mélodies  inédites  de  G.  Spontini  :  77  faut  mourir, 
paroles  de  L.  Escudier;  et  le  Départ,  paroles  de  M  de  Bourgoin.  Les 
deux  publications  sont  un  événement  dans  le  monde  musiral.  Le  cé- 
lèbre auteur  de  la  Vestale  n'avait  rien  écrit  pour  la  France  depui- 
un  très-grand  nombre  d'années.  On  retrouve  dans  les  deux  mélodies 
publiées  par  la  France  Musicale,  la  fraîcheur,  la  grâce  et  la  pas- 
sion qui  caractérisent  les  grandes  œuvres  dramatiques  de  Spontini 

?Mlj§N  nous  écrit  de  Vichy  qu'une  nouvelle  mélodie  de  M.  Frédc- 
«j£5g?ric  Bérat ,  la  Batelière  de  seize  ans,  vient  d'y  obtenir  un 
grand  succès.  M.  Richclmi  a  fait  entendre  cette  charmante  produc- 
tion de  l'auteur  du  délicieux  cantilène  de  ma  Normandie,  dont  elle 
égalera,  dit-on,  la  vogue.  Dans  un  concert  donné  par  MM.  Richclmi 
et  Haumann,  la  Batelière  de  seize  ans  a  été  redemandée  et  rouverte 
d'applaudissements. 

|n  est  occupé  sur  l'Esplanade  des  Invalides  a  enlever  ces  éaor- 
iÇnies  el  disgracieuses  balustrades  de  bois  qui  entouraient  les 
quinconces.  On  les  remplace  par  des  grilles  légères  el  élégantes 

académie  des  Beaux-Arts  de  Metz  Nient  d'ouvrir  un  concours 
pour  la  statue  en  pied  du  maréchal  Fabert.  Le  prix  proposé 
est  de  12,000  fr.  La  statue  devra  avoir  huit  pieds  de  haut  sans  le 
socle,  qui  sera  payé  à  part.  Les  marquettes  doivent  être  adressées  au 
secrétariat  de  l'Académie  de  Metz  le  15  octobre  prochain,  terme  de 
rigueur. 

'celqves  journaux  ont  annoncé  par  erreur  que  l'Exposition 
'des  envois  des  pensionnaires  de  Rome  aurait  lieu  le  4  sep- 
tembre prochain:  le  jour  de  cette  Exposition  n'est  pas  encore  fixé. 

iossiecr  le  maire  de  Toulouse  a  l'honneur  de  prévenir  MM 
jjglcs  artistes  que  l'Exposition  publique  des  produits  des  beaux- 
arts  et  de  l'industrie,  qui  devait  s'ouvrir  dans  cette  ville  le  15  octobre 
prochain  ,  ne  pouvant  avoir  lieu  cette  année,  est  ajournée  a  l'année 
18M).  et  probablement  au  1er  juin. 

Un  arrêté  qui  sera  publié  ultérieurement  fera  connaître  l'époque 
précise  de  l'Exposition  et  toutes  les  dispositions  réglementaires  qui 
s'y  rapportent. 


Typographie  de  I.acrampe  el  Comp. .  rue  Damictte.  2  —  Fonderie  de  Tlior.y  .  Virey  el  More! 


IL'  Al! 


omt    J.    Pt 


i       V.©®, 


L'ARTISTE. 


17 


<®n$®nt& 


POUR   LES  PRIX   DE  ROME. 


©1Â¥$!1  I2J  WÉB&XMtë. 


ous  voici  arrivés  à  l'époque  des  so- 
lennités académiques.  Le  mois  de 
septembre  a  ramené  les  expositions 
des  concours  pour  les  grands  prix. 
Après  une  année  d'études  silen- 
cieuses ,  de  travaux  intérieurs  ; 
après  une  année  de  leçons  publiques  dont  le  retentisse- 
ment ne  s'étend  plus  guère  au-delà  de  l'enceinte  des 
Petits  A  ugustins,  l'école  des  Beaux-Arts  va  ouvrir  ses 
portes  à  deux  battants  ;  elle  va  appeler  les  hommes  du 
dehors  à  constater  les  progrès  de  ses  élèves,  et  la  valeur 
même  de  son  enseignement.  Mais  le  public  ne  sera  admis 
que  par  degrés  à  ces  expositions  successives  :  l'Aca- 
démie met  une  sorte  de  coquetterie  à  en  préparer  l'ef- 
fet, à  en  ménager  les  transitions.  Elle  n'a  laissé  voir  celte 
semaine  que  la  gravure  en  médaille,  qui  passe  pour  une 
spécialité  très-inférieure  ;  puis  viendra  la  gravure  pro- 
prement dite  ;  puis  la  peinture,  la  sculpture,  l'architec- 
ture ;  enfin,  quand  tout  cela  aura  été  vu,  examiné,  dis- 
cuté ,  critiqué ,  jugé  ;  quand  on  en  aura  fini  avec  les 
concours,  alors,  pour  frapper  un  dernier  coup  et  fixer  l'ad- 
miration, elle  montrera  tout  d'une  fois  les  ouvrages  de  ses 
lauréats,  de  ses  pensionnaires  de  la  villa  Médicis.  Ensuite 
viendra  la  séance  annuelle,  séance  qui  s'ouvre  invariable- 
ment par  le  perpétuel  discours  du  secrétaire  perpétuel, 
où  l'on  est  assuré  d'avance  de  trouver  une  protestation 
énergique  contre  l'envahissement  des  doctrines  roman- 
tiques, car  on  croit  encore  au  romantisme  à  l'Académie. 

2e   SÉRIE,    TOMB   IV,   2e    LIVRAISON. 


Tout  sera  terminé  par  la  distribution  des  couronnes  et 
l'exécution  du  morceau  de  musique  qui  a  obtenu  le  grand 
prix. 

Dieu  veuille  que  nous  ne  voyions  pas  se  renouveler, 
celte  année,  le  scandale  des  sifflets  qui  ont  accueilli,  l'an 
dernier,  la  désignation  de  l'élève  qui  avait  obtenu  le  prix 
de  sculpture!  Dieu  veuille  que  nous  ne  voyions  pas  se 
renouveler  le  scandale,  plus  grand  encore,  du  blâme  pu- 
blic adressé  par  l'Académie  au  directeur  de  l'école  de 
Home,  directeur  tiré  de  son  sein,  et  qu'elle  a  choisi  elle- 
même  entre  tousses  collègues  !  Il  n'était  pas  bien  difli- 
cile  de  prévoir  dans  quelle  voie  un  homme  d'énergie  et 
de  conviction  comme  M.  Ingres  conduirait  l'école  qu'il 
était  appelé  à  diriger  :  il  fallait  nommer  un  autre  pro- 
fesseur si  l'on  voulait  une  autre  tendance  ;  mais  il  y  a 
plus  que  de  l'inconvenance  à  venir  le  blâmer  après  coup 
d'avoir  été  conséquent  avec  lui-même  :  au  reste,  nous 
verrons  bientôt  à  qui  restera  la  victoire,  de  M.  Ingres 
ou  de  l'Académie.  Les  envois  de  Rome  sont  arrivés  de- 
puis plusieurs  semaines,  et  l'on  en  parle  de  façons  très- 
diverses.  M.  Ingres,  qui  n'a  pas  cédé,  comme  on  le  pou- 
vait prévoir,  en  est  très-content,  nous  assure-t-on. 
Qu'est-ce  que  va  penser  l'Académie?  quel  parti  prendra- 
t-elle?  C'est  ce  que  nous  ne  saurions  dire  ;  mais,  d'ici  à 
quelques  semaines,  nous  verrons  bien.  Laissons  donc  ces 
dissensions  intérieures;  nous  ne  voulons  pas  qu'on  puisse 
nous  accuser  d'avoir  envenimé  la  querelle  :  d'ailleurs,  il 
n'y  a  pas  nécessité  de  nous  prononcer  ;  on  sait  de  reste 
pour  qui  sont  nos  sympathies  dans  cette  affaire. 

Nous  voilà  bien  loin  du  concours  de  gravure  en  mé- 
daille et  en  pierre  fine  ;  c'est  là  pourtant  ce  dont  nous 
avons  à  nous  occuper  aujourd'hui.  Mais  il  y  a  temps 
pour  tout ,  et  nous  avons  encore  du  papier  devanl 
nous. 

Les  concurrents  n'ont  jamais  été  très-nombreux  pour 
disputer  cette  couronne;  rarement  on  en  a  vu  plus  de 
quatre  ou  cinq  ;  mais  cette  année  le  nombre  en  est  telle- 
ment réduit,  qu'il  se  trouve  justement  suffisant  pour 
établir  qu'il  y  a  concours.  Le  peu  d'empressement  des 
élèves  à  se  faire  inscrire  pour  disputer  ce  prix  s'explique 
naturellement  :  on  les  enferme  là  dans  une  spécialité 
trop  étroite,  et  dont  il  est  trop  difficile  de  tirer  parti  dans 
le  monde.  Il  n'est  personne  qui  n'admire  les  délicieuses 
pierres  gravées  de  l'antiquité  et  de  la  Renaissance  ;  beau- 
coup de  gens  sont  encore  disposés  à  les  payer  fort  cher; 
mais  qui  est-ce  qui  fait  graver  des  pierres  fines  pour  son 
usage?  nous  entendons  des  pierres  qui  soient  des  œuvres 
d'art  ;  car  nous  n'ignorons  pas  que  l'on  fabrique  encore 
à  Paris  des  cachets  avec  devises  et  légendes ,  qui  font 
l'admiration  des  nouveaux  débarqués,  derrière  les  car- 
reaux des  marchands  de  papier  du  Palais-Royal. 

D'un  autre  côté,  la  gravure  en  médaille  est  un  travail 
d'un  prix  trop  élevé  pour  prendre  jamais  une  extension 
considérable.  Tout  le  monde  ne  peut  pas  dépenser  cinq  à 


18 


l/AKTISTK. 


six  mille  fnincs  pour  faire  tailler  la  matrice  de  son  por- 
trait; matrice  qui  peut  se  briser  à  la  troisième  épreuve, 
comme  cela  est  arrivé  pour  la  fameuse  médaille  du  bailli 
de  Suffren  :  sans  compter  que  le  gouvernement  s'est  ré- 
servé le  droit  de  frapper  des  médailles,  ce  qui  restreint 
encore  la  production.  Nous  descendons  à  tous  ces  détails 
pour  faire  comprendre  le  peu  d'empressement  des  ar- 
tistes à  entrer  dans  cette  carrière,  que  ceux-là  môme 
que  le  gouvernement  a  envoyés  à  Kome  pour  s'y  livrer 
d'une  façon  spéciale  abandonnent  la  plupart  du  temps 
une  fois  qu'ils  sont  de  retour.  • 

Cette  défaveur  jetée  surun  art  que  les  anciens  ont  cul- 
tivé avec  un  zèle  si  intelligent  explique,  sans  la  justifier, 
la  décadence  de  notre  monnaie.  Sous  prétexte  d'obtenir 
plus  de  perfection  dans  leurs  ouvrages,  on  a  enfermé 
les  artistes,  comme  les  industriels,  dans  les  limites  de 
spécialités  tellement  restreintes,  qu'on  est  parvenu  à  en 
faire  des  sortes  de  machines  qui  exécutent  un  mouvement 
unique  sans  en  comprendre  ni  le  but  ni  la  convenance. 
Un  graveur  en  médaille  taille  de  l'acier  comme  un  maçon 
taille  de  la  pierre,  et  sans  plus  songer  à  l'importance  et 
à  la  dignité  de  son  œuvre.  Etouffé  dans  les  limites  d'une 
atmosphère  trop  étroite,  il  accoutume  sa  pensée  à  ne  pas 
s'élancer  au-delà,  et  il  a  bientôt  perdu  de  vue  que ,  pour 
exécuter  dignement  la  moindre  des  médailles,  ce  n'est  pas 
trop  de  tout  le  talent  du  plus  grand  artiste  ;  car  il  ne 
s'agit  pas  de  plus  ou  moins  de  fini,  d'un  poli  plus  ou 
moins  irréprochable  :  il  s'agit  de  lutter  d'expression  et 
de  caractère  avec  les  plus  admirables  chefs-d'œuvre. 

Aussi,  comparez  les  médailles  et  les  monnaies  de 
notre  temps  aux  médailles  et  aux  monnaies  des  temps 
passés,  et  vous  verrez  à  quel  point  de  décadence  nous 
sommes  arrivés;  c'est-à-dire  que  depuis  quarante  ans  il 
n'y  a  pas  trace  d'art  dans  tout  ce  que  nous  avons  pro- 
duit en  ce  genre.  Ni  Louis-Philippe,  ni  Charles  X,  ni 
Louis  XVIII,  n'ont  pu  obtenir  une  médaille  de  quelque 
valeur.  Napoléon  lui-même,  la  plus  belle  face  impériale 
que  le  burin  ait  jamais  eue  à  reproduire,  Napoléon  a  été 
tellement  défteuré  par  la  Monnaie ,  il  a  été  si  peu  com- 
pris par  la  peinture,  aussi  bien  que  par  la  sculpture,  que 
sans  le  masque  moulé  sur  son  cadavre  par  le  docteur 
Antommarchi,  nous  aurions  l'idée  la  plus  fausse  du  carac- 
tère de  cette  admirable  tète.  C'est  une  triste  recomman- 
dation pour  les  arts  de  notre  époque,  de  n'avoir  rien 
produit  qui  puisse  lutter  avec  l'empreinte  inanimée  prise 
par  le  plâtre  sur  un  cadavre. 

Ce  mouvement  de  décadence  dans  nos  monnaies  re- 
monte presque  jusqu'à  Varin;  Louis  XIV  n'est  pas  aussi 
bien  que  Louis  XI11;  cependant  elles  conservent  un  grand 
caractère  jusqu'à  Louis  XV,  et  même  jusqu'à  Louis  XVI, 
dont  l'image  est  encore  fort  belle  et  largement  indiquée 
sur  les  écus  de  six  livres.  Mais  à  partir  de  l'invasion  de 
l'école  purement  académique,  les  faces  empreintes  sur 
notre  monnaie  ont  été  rendues  avec  une  sécheresse ,  une 


mesquinerie  et  une  pauvreté  pitoyables.  Chaudct  lui- 
même,  malgré  son  beau  talent  en  sculpture,  n'est  pas 
resté  au-dessus  de  la  médiocrité. 

Cela  vient  moins  de  la  faute  des  hommes  que  de  la 
faute  de  l'école,  ou  plutôt  des  idées  qui  ont  dirigé  cette 
école. On  n'a  pas  compris  qu'une  œuvre  d'art,  dans  des  pro- 
portions aussi  restreintes,  ne  devait  pas  être  une  réduc- 
tion exacte  d'un  objet  de  plus  haute  dimension  (dans  un 
champ  aussi  étroit,  les  masses  seront  nécessairement 
absorbées  par  les  détails);  mais  que  ce  devait  être  bien 
plutôt  une  représentation  caractéristique  dans  laquelle 
les  détails  insignifiants  doivent  toujours  être  sacrifiés  à 
l'accentuation  énergique  des  grandes  masses. 

C'est  ainsi  du  moins  que  l'ont  compris  tous  les  artistes 
supérieurs  ;  car  ils  n'ont  pas  toujours  dédaigné  de  lutter 
contre  les  difficultés  de  l'espace  et  de  la  matière.  La 
petite  Bacchanale  connue  sous  le  nom  de  cachet  de  Mi- 
chel-Ange ,  prouve ,  du  reste ,  qu'un  grand  artiste  peut 
conserver,  jusque  dans  des  proportions  microscopiques . 
toute  la  puissance  de  son  talent;  d'ailleurs ,  les  exemples 
de  ce  genre  ne  manquent  pas  :  la  plupart  des  médailles 
antiques  sont  des  chefs-d'œuvre ,  et  celles-là  même  qui 
laisseraient  quelque  chose  à  désirer,  sous  le  rapport  de 
la  perfection  de  la  forme,  sont  entendues  d'une  façon  toute 
monumentale.  C'est  que  les  peuples  de  l'antiquité  savaient 
donner  aux  emblèmes  les  plus  vulgaires  de  la  commu- 
nauté sociale,  un  caractère  de  grandeur  et  de  majesté 
dont  nous  semblons  n'avoir  même  pas  conservé  l'intel- 
ligence. Il  suffit  de  jeter  un  coup  d'œil  sur  les  monnaies 
de  Rome  ou  d'Athènes ,  de  Syracuse  ou  d'Alexandrie, 
pour  reconnaître  que  ce  travail  a  été  fait  avec  religion  et 
avec  amour.  Ce  sentiment  de  largeur  et  de  puissance 
s'est  conservé  depuis  les  premiers  temps  des  périodes 
grecques  et  romaines  jusqu'à  leur  décadence,  dans  les 
siècles  les  plus  barbares  du  Moyen-Age,  comme  dans  les 
époques  les  plus  fleuries  de  la  Renaissance,  pour  s'effacer 
presque  entièrement  de  nos  jours,  malgré  la  perfection 
de  tout  ce  qui  tient  à  l'exécution  mécanique. 

Malheureusement,  l'école  des  Beaux-Arts,  dont  l'en- 
seignement devrait  tendre,  avant  tout,  à  relever  ses 
élèves  de  cette  déchéance,  les  y  entretient,  au  contraire, 
par  la  direction  imprimée  à  leurs  études.  Nous  avons, 
dans  le  concours  de  gravure  en  pierre  fine,  une  preuve 
trop  convaincante  de  cette  malheureuse  tendance,  pour 
qu'il  soit  permis  d'en  douter. 

Les  deux  concurrents  uniques  avaient  à  copier  un 
admirable  petit  camée  antique  représentant  une  tête  de 
Minerve.  Copier  un  modèle,  cela  n'exige  pas  un  grand 
effort  de  génie  ;  et,  si  peu  habile  qu'on  pût  les  supposer, 
on  reconnaîtrait  au  moins ,  dans  le  travail  de  ces  jeunes 
gens,  l'intention  de  produire  quelque  chose  de  semblable 
à  la  Minerve  antique,  s'ils  l'avaient  eue  réellement; 
mais  point.  On  leur  a  appris  à  fausser  conventionnelle- 
ment  tous  les  traits  de  ce  beau  profil,  on  leur  a  enseigné 


L'ARTISTE. 


10 


à  mettre  du  fini  où  il  devait  y  avoir  du  caractère,  à  met- 
tre des  détails  où  l'on  ne  devait  sentir  que  des  masses  ;  et 
ils  ont  produit  un  ouvrage  sans  forme  et  sans  vigueur, 
qui  ressemble  beaucoup  plus  à  quelque  Minerve  du 
temps  de  l'Empire  qu'au  modèle  qu'ils  avaient  à  copier. 
Les  médailles  en  bronze  sont  à  peine  supérieures 
aux  pierres  gravées.  Celle  de  M.  Vauthier  est  assez  pas- 
sable si  l'on  veut  ;  elle  est  loin  cependant  de  valoir  son 
bas-relief,  qui  ne  vaut  pas  l'esquisse  qu'il  en  avait  faite. 
Le  travail  de  M.  Flacheron  n'est  pas  aussi  bien;  son  es- 
quisse est  inférieure  à  celle  de  M.  Vauthier.  Le  bas-relief 
n'est  ni  bien  ni  mal  ;  la  médaille  n'est  pas  terminée.  En 
somme,  le  concours  est  des  plus  médiocres,  et  il  y  a  bien 
peu  de  différence  entre  le  mérite  des  deux  concurrents. 


>:©:c_ 


OnXTIQTTE  DRAMATIQUE. 


3-2^.^23^ 


ocs  les  rôles  de  Bajazet  offrent,  je  l'a- 
voue, de  grandes  difficultés  :  aussi  ne  de- 
vons-nous pas  être  surpris  que  ces  rôles 
16  soient  rendus  aujourd'hui  d'une  façon 
j  incomplète.  Quel  que  soit  cependant  le 
'  nombre  des  problèmes  que  les  comédiens 
ont  à  résoudre  pour  représenter  dignement  cette  tragé- 
die, la  tâche  acceptée  par  MM.  Maillart  et  Beauvallet,  par 
Mlles  Rachel  et  Rabut ,  n'a  rien  d'effrayant.  Si  le  génie 
est  absolument  nécessaire  pour  réaliser  l'idéal  de  Bajazet 
et  d'Acomat,  de  Roxane  et  d'Atalide,  l'étude  et  la  ré- 
flexion suffisent  pour  entrevoir  cet  idéal,  pour  en  réali- 
ser une  partie.  Des  quatre  personnages  entre  lesquels  se 
noue  et  se  dénoue  cette  tragédie,  Rajazet  est  peut-être 
celui  qui  offre  au  comédien  le  programme  le  plus  ingrat. 
Le  caractère  de  ce  prince,  tel  que  l'a  conçu  Racine,  n'a 
rien  de  séduisant.  Un  homme  sans  volonté,  placé  entre 
deux  femmes  qui  l'aiment  chacune  à  sa  manière,  l'une 
avec  le  cœur,  l'autre  avec  les  sens,  incapable  de  choisir 
entre  ces  deux  amours,  est  à  coup  sûr  un  triste  person- 
nage. Toutefois  il  n'est  pas  impossible  d'intéresser  l'audi- 
toire en  faveur  de  ce  personnage  ;  mais  pour  que  Bajazet 
obtienne  notre  sympathie,  il  est  nécessaire  que  le  comé- 
dien chargé  de  ce  rôle  se  résigne  franchement  à  toutes 
les  données  du  poète;  il  est  nécessaire  qu'il  exprime 
toutes  les  angoisses,  toute  la  honte  de  l'irrésolution. 
A  cette  condition  Bajazet  devient  pour  nous  un  re- 
marquable sujet  d'étude.  Nous  écoutons  d'une  oreille 


attentive  ses  moindres  pensées,  et,  sans  approuver  son  ir- 
résolution, nous  ne  pouvons  lui  refuser  notre  pitié.  Mal- 
heureusement M.  Maillart  semble  lutter  contre  son  rôle 
au  lieu  d'en  accepter  franchement  toutes  les  données  ;  on 
dirait  qu'il  refuse  de  prendre  au  sérieux  le  caractère  que 
Bacine  prête  à  Bajazet,  et  qu'il  s'efforce  de  le  transformer 
en  substituant  l'ardeur  à  l'irrésolution.  Nous  ne  pouvons 
croire  que  M.  Maillart  pèche  par  ignorance  ;  car  le  sens 
du  rôle  de  Bajazet  est  trop  clair,  trop  évident  pour  au- 
toriser une  telle  conjecture.  Nous  sommes  donc  forcé 
d'admettre  que  M.  Maillart  dénature  volontairement  le 
rôle  de  Bajazet.  Mais  il  lui  sera  facile  de  comprendre 
qu'il  a  fait  à  Bacine  une  injure  inutile,  et  que  le  public 
n'accepte  pas  cette  métamorphose  violente  du  person- 
nage créé  par  le  poète.  Bajazet,  tel  que  le  représente 
M.  Maillart,  n'intéresse  personne,  eteontredit  sa  conduite 
par  son  attitude.  L'auditoire  se  demande  avec  raison 
comment  un  homme  ardent  et  vraiment  amoureux  peut 
hésiter  si  longtemps  entre  Atalide  et  Boxanc.  Malgré  le 
soin  scrupuleux  avec  lequel  M.  Maillart  récite  tous  les 
couplets  de  son  rôle,  il  n'obtient  que  de  rares  applaudis- 
sements, et  la  froideur  du  public  est  loin  d'être  une  injus- 
tice. Nous  désirons  vivement  que  M.  Maillart  reconnaisse 
toute  l'étendue  de  sa  méprise  :  il  a  souvent  fait  preuve 
d'intelligence,  et  nous  le  verrions  avec  peine  s'entêter 
dans  une  erreur  facile  à  réparer. 

M.  Beauvallet,  chargé  du  rôle  d'Acomat,  paraît  avoir 
pris  à  tâche  d'éviter  toute  ressemblance  avec  M.  Joanny. 
L'amour  de  l'originalité  est  une  chose  excellente  en  soi  : 
mais  il  ne  faut  pas  satisfaire  cette  passion  aux  dépens  de  la 
vérité,  etM.Beauvalletatropsouventoublié,  ou  tropsou- 
vent  changé  la  physionomie  que  M.  Joanny  avait  su  prêter 
au  rôle  d'Acomat.  Il  est  permis  de  ne  pas  s'accorder  avec 
M.  Joanny  sur  l'âge  de  ce  rôle  ;  mais,  toutes  réserves  faites 
pour  celte  question  secondaire ,  nous  devons  reconnaître 
que  M.  Joanny  avait  profondément  compris  le  caractère 
d'Acomat,  et  qu'il  exprimait  avec  une  grande  habileté  ce 
que  l'étude  lui  avait  révélé.  L'ambition  domine  toute  la 
vie,  toutes  les  pensées  d'Acomat  ;  l'amour  n'est  pour  lui 
qu  une  distraction.  Quel  que  soit  son  âge,  il  est  certain  que 
la  politique  a  pour  lui  autantd'importance  que  la  guerre. 
Ilestdonc  nécessaire  pour  bien  rendre  ce  personnage  d'a- 
dopter une  diction  grave  et  contenue.  Or,  M.  Beauvallet, 
sans  doute  pour  ne  pas  rappeler  M.  Joanny,  a  méconnu 
cette  condition  impérieuse  ;  il  a  oublié  l'homme  d'état  et 
nous  a  montré  le  guerrier.  Acomat,  réduit  à  ces  propor- 
tions, perd  toute  originalité;  il  n'a  rien  de  nouveau,  il 
devient  vulgaire.  Nous  comprenons  sans  peine  que 
M.  Beauvallet  tienne  à  profiter  de  toutes  ses  facultés; 
mais  il  devrait  dans  son  intérêt  les  employer  autrement. 
Il  possède  une  voix  sonore  ;  c'est  là  sans  doute  une  fa- 
culté précieuse,  puisqu'il  est  appelé  à  parler  devant  deux 
mille  personnes;  mais  Acomat,  familiarisé  avec  la  réflexion 
aussi  bien  qu'avec  les  dangers  de  la  guerre,  doit  ignorer 


20 


L'AUTISTE. 


les  éclats  de  voix  que  lui  prête  M.  Bcauvallet.  Il  est  im- 
possible que  M.  Beauvallet  ne  comprenne  pas  toute  la 
justesse  de  nos  reproches ,  car  la  lecture  attentive 
de  Bajazet  ne  laisse  aucun  doute  sur  le  véritable  ca- 
ractère d'Acomat.  Il  ne  peut  donc  alléguer  d'autre  ex- 
cuse que  le  désir  d'être  nouveau  :  mais  ce  désir  ne  justifie 
pas  l'oubli  de  la  vérité,  et  M.  Beauvallet  a  trop  de  raison 
pour  ne  pas  se  rendre  à  l'évidence.  Qu'il  se  résigne  donc, 
non  pas  à  copier,  mais  à  rappeler  M.  Joanny.  Qu'il  se 
décide  h  jouer  le  rôle  d'Acomat  tel  que  Racine  l'a  conçu  ; 
qu'il  obéisse  au  poète,  et  ne  cache  plus  l'homme  d'état 
sous  le  guerrier.  Qu'il  se  contienne ,  qu'il  parle  moins 
haut,  et  je  suis  sûr  qu'il  sera  mieux  écouté. 

Nous  regrettons  que  Mlle  Rabut  persiste  à  jouer  la 
Iragédie,  car  ni  sa  voix,  ni  son  regard,  ne  conviennent  à 
l'expression  des  passions  tragiques.  Cependant  nous  de- 
vons reconnaître  que  Mlle  Rabut  fait  de  louables  efforts 
pour  accomplir  la  lâche  difficile  dont  elle  s'est  chargée. 
Depuis  quelques  mois  elle  a  fait  des  progrès  réels.  De 
jour  en  jour  elle  simplifie  sa  pantomime  et  scande  le 
vers  plus  nettement.  Mais  nous  croyons  que  le  rôle 
d'Atalideest  au-dessus  des  forces  de  Mlle  Rabut.  Il  y  a 
dans  ce  rôle  une  tendresse,  une  ferveurd'abnégation,  que 
Mlle  Rabut  comprend  peut-être ,  mais  qu'elle  ne  réussit 
pas  à  exprimer.  Elle  a  beau  faire,  son  visage  se  refuse.à 
traduire  la  passion  ;  ses  yeux  ne  savent  pas  pleurer,  ses 
lèvres  ne  savent  pas  frémir;  le  désespoir  lui  sied  mal,  et 
le  spectateur  ne  consent  pas  à  prendre  sa  douleur  au  sé- 
rieux. Pour  jouer  dignement  le  rôle  d'Atalide,  il  faudrait 
un  ensemble  de  facultés  que  Mlle  Rabut  ne  possédera 
jamais.  Son  masque  n'a  pas  la  mobilité  que  demande  la 
tragédie,  et  sa  voix  ignore  le  blasphème  et  la  prière. 
L'étude  pourra-t-ellc  triompher  de  ces  difficultés?  Nous 
ne  le  pensons  pas.  Mlle  Rabut,  par  un  travail  assidu , 
pénétrera  le  sens  intime  de  ses  rôles;  mais  elle  sera 
toujours  impuissante  à  traduire  ce  qu'elle  aura  com- 
pris. Elle  dit  mieux  et  plus  simplement  que  Mlle  No- 
blet,  nous  le  reconnaissons  volontiers;  mais  la  défaite 
d'un  pareil  adversaire  n'a  rien  de  glorieux  et  n'offre 
aucune  garantie.  Il  y  a  des  moments  où  Mlle  Rabut  pa- 
rait sincèrement  émue  par  les  paroles  qu'elle  prononce, 
mais  ces  moments  sont  si  rares  que  le  public  ne  peut 
guère  en  tenir  compte.  Aussi  Mlle  Rabut  ne  produit-elle 
aucun  effet  dans  le  rôle  d'Atalide.  Elle  est  presque  tou- 
jours convenable,  dans  le  sens  littéral  du  mot;  elle  ne 
blesse  pas  le  goût,  et  l'auditoire  comprend  qu'elle  fait  de 
son  mieux  ;  mais  sa  voix  n'est  jamais  la  voix  d'Atalide. 
Elle  esquive  assez  adroitement  les  difficultés  du  couplet 
tragique  ;  elle  respire  à  propos,  et  se  plie  aux  fois  de  la 
prosodie;  mais  il  nous  est  impossible  d'oublier  l'actrice 
et  de  croire  à  la  présence  réelle  du  personnage.  Il  nous 
semble  que  Mlle  Rabut  agirait  sagement  en  abandonnant 
une  tâche  qui  ne  convient  pas  à  ses  facultés.  Elle  a  dé- 
buté dans  la  comédie  sans  éclat ,  mais  avec  bonheur  :  les 


encouragements  qu'elle  a  recueillis  dans  cette  voie  nou- 
velle devraient  l'éclairer  sur  sa  véritable  vocation.  En 
persistant  à  jouer  la  tragédie,  elle  pourra  faire  une 
grande  dépense  d'altenlion  et  de  volonté  ;  mais  il  est 
douteux  qu'elle  soit  jamais  récompensée  selon  la  mesure 
de  ses  efforts.  De  tous  les  rôles  qu'elle  a  joués  jusqu'ici, 
le  rôle  d'Atalide  est  celui  qu'elle  parait  avoir  le  mieux 
compris,  et  pourtant  elle  n'émeut  personne.  Il  y  a  dans 
cet  échec  un  conseil  que  Mlle  Rabut  ne  doit  pas  mécon- 
naître. Qu'elle  se  hâte  donc  d'abandonner  la  tragédie,  et 
qu'elle  aborde  les  rôles  que  le  bon  sens  lui  désigne  ; 
qu'elle  mette  sa  jeunesse  et  sa  bonne  volonté  au  service 
de  Molière,  de  Regnard  et  de  Marivaux. 

Mlle  Rachel  parait  avoir  pour  le  rôle  de  Roxane  une 
véritable  prédilection.  Malheureusement,  elle  n'a  pas 
saisi  le  caractère  sensuel  de  ce  rôle;  et,  pour  elle, 
Roxane  est  sœur  d'Hermione  ,  comme  Hermionc  est 
sœur  de  Camille  et  d'Emilie.  Disons-le  sans  détour, 
Mlle  Rachel  prête  à  tous  ses  rôles  l'ironie  d'Hermione. 
et  c'est  là  ce  qui  explique  l'incontestable  monotonie  de 
son  talent.  Elle  dit ,  et  ne  joue  pas  ;  et  quelle  que  soit  la 
nature  des  sentiments  exprimés  par  le  poète,  elle  prête  à 
tous  ses  couplets  l'accent  hautain,  l'ironie  cruelle  d'Her- 
mione. Cependant  nous  croyons  devoir  la  remercier 
d'avoir  supprimé,  samedi  dernier,  dans  le  rôle  de 
Roxane,  une  puérilité  de  pantomime  que  ses  admirateurs 
avaient  eu  la  maladresse  d'applaudir.  Elle  est  rentrée 
dans  la  lettre  de  Racine,  et  elle  a  bien  fait.  Avant  d'en- 
voyer Bajazet  au  cordon  des  muets,  elle  ne  tire  plus  son 
poignard  :  cet  enfantillage  était  doublement  absurde  ;  car 
si  Roxane  veut  tuer  son  amant  de  sa  main,  elle  n'a  pas 
besoin  de  l'envoyer  aux  muets  ;  et  si  elle  laisse  tomber 
son  poignard,  le  public  se  demande  pourquoi  elle  l'en- 
voie aux  muets.  On  répondra  qu'elle  dédaigne  de  le  tuer 
elle-même,  et  que  le  mépris  la  désarme  sans  la  fléchir.  La 
réponse  est  spécieuse ,  mais  ne  justifie  pas  Roxane.  La 
passion  procède  plus  simplement.  D'ailleurs,  il  ne  faut 
pas  oublier  que  le  vers  de  Racine  n'autorise  d'aucune 
façon  ce  jeu  de  scène.  Mlle  Rachel  a  donc  bien  fait  de  s'en 
tenir  au  vers  de  Racine.  Puisqu'elle  est  en  veine  de  doci- 
lité, j'espère  qu'elle  voudra  bien,  dans  la  quatrième  scène 
du  quatrième  acte,  ne  plus  tirer  son  poignard  lorsqu'elle 
se  promet  de  percer  le  cœur  d'Atalide  et  de  Bajazet.  Si 
cette  menace  était  proférée  devant  les  victimes  désignées 
par  sa  colère,  je  comprendrais  ce  jeu  de  scène  ;  mais 
Roxane  est  seule ,  elle  n'a  d'autre  confidente  qu'elle- 
même,  elle  n'a  pas  besoin  de  ce  commentaire  pour  com- 
prendre les  paroles  qu'elle  prononce.  Le  bon  sens  pres- 
crit donc  à  Mlle  Rachel  de  laisser  son  poignard  en  repos, 
au  quatrième  acte  aussi  bien  qu'au  cinquième.  Mais, 
pour  mériter  les  applaudissements  que  le  parterre  lui 
prodigue,  il  faut  qu'elle  consente  à  voir  dans  l'art  dra- 
matique autre  chose  que  la  diction.  Tant  qu'elle  réduira 
sa  tâche  à  ces  étroites  proportions,  elle  ne  sera  qu'une 


L'ARTISTE. 


21 


lectrice  excellente,  et  ne  méritera  pas  le  nom  de  tragé- 
dienne. L'art  de  bien  dire,  d'articuler  nettement,  de  don- 
ner à  chaque  syllabe  la  valeur  qui  lui  convient,  n'est  pas, 
et  ne  sera  jamais  le  but  suprême  de  l'art  dramatique.  La 
tAche  et  le  triomphe  du  comédien  sont  de  personnifier 
les  figures  créées  par  le  poète.  Or,  je  le  demande  de 
bonne  foi ,  Mlle  Rachcl  n'cst-elle  pas  toujours ,  et  par- 
tout, je  ne  dis  pas  l'Hermionc  de  Racine,  mais  l'Hermione 
qu'elle  nous  a  montrée?  Qu'elle  s'appelle  Emilie,  Ca- 
mille ou  Roxane,  n'a-t-elle  pas  toujours  le  même  accent 
ironique  et  hautain?  Si,  comme  nous  le  croyons,  la  per- 
sonnification est  la  base  suprême  de  l'art  dramatique, 
Mlle  Rachel  a  tout  au  plus  accompli  la  moitié  de  sa 
tâche. 

Gustave  PLANCHE. 


CRITIQUE  IVI17.SIG.A£E, 


LE  SHERIF. 


*  Scribe  se  réserve,  à  ce  qu'il  parait,  le 
monopole  du  somnambulisme  drama- 
[^  tique.  Voici  le  troisième  ou  le  quatrième 
des  ouvrages  qu'il  a  fabriqués  avec 
cette  donnée,  pour  toute  espèce  de 
théâtre.  Cette  fois,  en  mêlant  à  cet  in- 
grédient un  peu  de  Pie  Voleuse  dénaturée,  il  en  a  fait 
une  drogue  pas  trop  désagréable  avec  laquelle  il  a 
échauffé  de  nouveau  le  sang  de  M.  Halévy. 

Des  matelots  boivent  à  la  taverne  de  l'Ancre  du  Salut, 
sur  le  port  de  Londres.  Us  chantent  un  chœur  fort  hon- 
nête, légèrement  animé,  un  chœur  enfin  qui  ne  veut  pas  se 
faire  remarquer,  comme  il  convient  quand  on  trinque 
devant  la  maison  du  grand-shérif,  qui  demeure  en  effet 
de  l'autre  coté  de  la  place.  L'hôte  demande  son  dû. 
C'est  juste,  quelqu'un  paiera.  C'est  Vorick,  désigné  à  cet 
effet  par  le  sort.  Malheureusement  Vorick  a  perdu  sa 
bourse,  ou,  pour  mieux  dire,  il  n'en  a  jamais  eu.  Il  est 
secouru  par  le  jeune  Edgar,  capitaine  de  corsaire,  qui 
venait  chez  le  shérif  au  moment  où  il  a  reconnu  dans  cet 
instant  critique  le  pauvre  Vorick  son  ancien  camarade. 
Edgar  a  été  en  effet  simple  marin  comme  tous  ceux  qui 
l'entourent.  Il  avait  de  l'ardeur,  un  peu  d'esprit  à  la 
Scribe,  et  un  bon  génie  qui  l'animait.  Il  s'est  battu  comme 
un  lion,  il  est  capitaine  et  riche,  mais  pas  assez  riche.  On 
est  en  «uerre  avec  l'Espasne  :  il  faut  a  Edgar  un  galion, 

2e  SÉRIE.   TOME  IV.  2e  I.1VRUH>V 


deux  galions,  trois  galions.  Il  demande  à  tous  ces  braves 
vauriens  qui  sont  là  s'ils  veulent  le  suivre.  Tous  lui  ré- 
pondent en  hurlant  de  joie  un  chœur  d'un  rhythme  neuf, 
anguleux,  et  qui  se  meut  pourtant  avec  une  adresse  ad- 
mirable .  avec  une  brutalité  bien  subtile ,  au  milieu  de 
celte  introduction  dans  laquelle  il  se  fond  sans  rien  heur- 
ter. Que  disait-on  que  l'auditoire  n'était  composé  que 
d'amis?  C'étaient  alors  des  amis  bien  mal  choisis,  car  ils 
ont  laissé  passer  ce  beau  tohu-bohu  de  flibustiers  sans 
le  remarquer,  comme  s'il  se  fût  agi  d'une  petite  bar- 
carolle  de  ténor  éreinté.  Je  me  rappelle  à  ce  propos  que 
Castil-Blaze  avait  bien  raison  de  décrier  les  auditoires 
d'amis,  et  de  leur  préférer  franchement  des  claqueurs 
bien  dressés.  Toujours  est-il  que  le  chœur  de  M.  Halévy 
est  un  vrai  branle-bas  musical,  et  que  j'aurais  bien  voulu 
l'entendre  chanter  par  un  véritable  équipage  de  corsaire, 
par  cent  à  cent  cinquante  chenapans  de  la  vieille  roche,  de 
cette  espèce  qui  se  perd  chaque  jour,  à  mesure  qu'une 
civilisation  bourgeoise  abolit  la  course  romanesque  et  le 
poétique  droit  de  prise.  Rien  entendu  qu'il  me  faudrait  en 
cette  occasion  un  ramassis  de  Provençaux,  de  Ragusais. 
de  Maltais,  tous  gens  de  voix  vibrante  et  d'organisation 
musicale.  L'équipage  du  théâtre  de  la  Bourse  l'a  chanté 
beaucoup  mieux  qu'on  ne  s'y  attendait.  On  dirait  que  le 
composileur,  revenu  de  sa  peur  célèbre  constalée  par 
l'Eclair ,  a  communiqué  à  ces  choristes  sa  hardiesse  de 
fraîche  date.  Les  ténors  se  comportent  avec  une  louable 
audace  dans  la  réponse  :  l'Océan  e.«/  à  nous. 

Délivré  de  ses  terribles  recrues,  Edgar  conte  à  Vorick 
pourquoi  il  veut  être  riche.  C'est  l'amour  qui  a  fait  de 
lui  plus  qu'un  marin  ordinaire,  l'amour  qui  lui  ordonne 
de  devenir  un  bon  parti.  Il  a  sauvé  jadis  des  eaux  la 
belle  Camille,  fille  du  shérif;  il  en  est  vivement  épris,  et 
il  lui  faut  encore  quelques  milliers  de  guinées  pour  être 
un  gendre  acceptable.  En  attendant,  il  a  quelques  rai- 
I  sons  de  se  croire  aimé  de  sa  belle  adorée ,  et  cherche  à 
l'entretenir  en  secret  pour  lui  faire  promettre  de  l'atten- 
dre pendant  quelques  mois.  Justement  Vorick  est  cousin 
de  Keatt,  servante  du  shérif.  Celle-ci  sort  au  même  in- 
stant pour  aller  au  marché,  et  comme  elle  s'appelle  Mme 
Damoreau.  elle  chante  un  de  ces  airs  qui  sont  à  la  mu- 
sique ce  qu'est  à  la  poésie  le  couplet  de  facture  du  Vau- 
deville :  pot-pourri  de  mouvements  de  toutes  sortes,  de 
recherches  mignardes  et  de  gentillesses  fort  agréables. 
Néanmoins ,  cela  plaît  fort  au  public  et  à  la  })rima  donna. 
qui  le  chante  à  ravir.  Personne  en  France  ne  pourrait 
bavarder  aussi  vivement  et  aussi  justement  qu'elle  des 
passages  de  chant  syllabique  auprès  desquels  les  pizzicato 
les  plus  vifs  des  violons,  les  badinages  les  plus  légers  de 
la  mandoline  auraient  l'allure  lourde.  Keatt  apprend  en- 
suite à  son  cousin  et  au  capitaine  que  le  shérif  est  sombre 
et  soupçonneux  depuis  longtemps,  et  que  la  belle  Ca- 
milla  est  bien  triste.  Ce  trio  commence  par  des  détails 
d'une  élégance  et  d'une  originalité  remarquables,  el  s'ar- 


22 


L'AIITISTK. 


rêle  tout  d'un  coup  pour  faire  place  à  un  couplet  fort 
intéressant  sans  doute,  mais  calculé  pour  la  localité  et 
pour  le  marchand  de  musique.  Pour  nous,  rien  ne  nous 
déplaît  plus,  quand  nous  sommes  en  train  de  jouir  et 
de  suivre  d'une  oreille  avide  les  développements  habiles 
et  spirituels  d'un  pareil  morceau,  que  de  le  voir  sacrifié 
sans  motif  avouable  à  des  complaisances  de  cette  na- 
ture. Ce  n'est  pas  tout  :  on  attend  dans  la  journée  chez 
le  shérif  un  prétendu  pour  sa  fille ,  le  fils  du  marquis 
dlnverness,  qui  doit  arriver  de  Dublin  par  le  paque- 
bot. Edgar  s'avise  de  déclarer  à  la  servante  qu'il  est  ce 
prétendu.  Elle  lui  promet  de  l'introduire  quand  le  shé- 
rif sera  rentré.  Celui-ci  revient  avec  sa  fille,  et  après 
avoir  appris  que  son  gendre  futur  vient  d'arriver,  il  con- 
fie à  sa  chère  Camilla  les  chagrins  qui  l'oppressent  de- 
puis longtemps.  Lui,  le  grand-shérif,  si  redouté  des  vo- 
leurs de  Londres,  dont  il  déjoue  toutes  les  ruses,  après 
avoir  rendu  le  repos  aux  habitants  de  la  grande  cité,  a 
vu  s'établir  dans  sa  propre  maison  l'exploitation  la  plus 
scandaleuse  du  vol  de  lous  les  instants.  11  a  beau  faire 
griller  toutes  ses  fenêtres,  entourer  sa  maison  d'agents 
de  police,  changer  tous  les  jours  de  domestiques  ;  ses  bi- 
joux les  plus  précieux,  son  argent,  ses  titres,  disparais- 
sent de  son  secrétaire  et  de  sa  caisse  fermés  à  triples 
cadenas. 

Il  lui  prend  envie  d'engager  Yorick  à  se  charger  du 
rôle  de  mouton  au  milieu  de  ses  camarades,  qu'on  peut 
soupçonner  sans  trop  leur  faire  injure.  Il  fait  briller  à 
ses  yeux  l'appât  d'une  montre  merveilleuse  qui  sonne 
d'elle-même  quand  elle  est  touchée  par  d'autres  mains 
que  celles  de  son  maître  légitime.  Cette  idée  donne  nais- 
sance à  un  quatuor  fort  piquant  avec  accompagne- 
ment de  timbre  de  pendule.  Cet  effet  est  annoncé  dans 
l'ouverture.  Le  shérif,  que  ses  chagrins  fatiguent  appa- 
remment, va  faire  sa  méridienne,  et  cède  la  place  au  vé- 
ritable gendre  irlandais,  qui  arrive  tout  brisé  par  le  mal 
de  mer  pour  ouvrir  le  finale.  Ce  pauvre  homme  est  un 
dandy  de  province  de  la  plus  sotte  espèce.  Sa  mise  et  ses 
belles  manières  d'emprunt  sont  tellement  ridicules  que 
les  aflidés  de  police  le  prennent  pour  un  de  ceux  qui 
empruntent  partout  malgré  les  gens.  Pendant  qu'on  le 
tient  en  surveillance,  le  shérif  désolé,  exaspéré,  so  pré- 
cipite hors  de  sa  maison.  Sa  belle  montre  babillarde 
vient  de  lui  être  enlevée  sans  bruit  pendant  ce  court 
sommeil.  Il  appelle  ses  constables,  qui  trouvent  fort  juste 
d'empoigner  deux  hommes  qui  rôdent  près  des  murs, 
et  c'est  ainsi  que  M.  dlnverness,  déclaré  imposteur,  et  le 
pauvre  Yorick,  qui  avait  tenu  un  instant  la  montre,  sont 
envoyés  en  prison  quoi  qu'ils  en  aient.  Ce  finale  est  plus 
spirituel  que  vigoureux. 

Ausecond  acte,  Edgar  ne  perdra  pas  son  temps.  Keatt, 
qui  le  protège  pour  sa  bonne  mine  et  pour  sa  bourse, 
commence  par  compter  sa  dépense,  pendant  que  sa  belle 
maîtresse  compte  en  soupirant  les  semaines  qu'elle  a 


passées  sans  voir  son  sauveur.  C'est  un  charmant  duo  n 
double  caractère,  où  salsifui  répond  à  peine  cruelle,  arti- 
chauts et  radit  à  douleur  mortelle.  Edgar  est  introduit  eu 
qualité  de  prétendu,  et  Camilla,  qui  ne  s'attendait  pas  à 
le  retrouver  dans  Inverness  qu'elle  haïssait  sur  oui-dire, 
est  bientôt  d'accord  avec  lui.  Il  en  résulte  nécessairement 
une  jolie  romance;  puis  Edgar,  qui  ne  se  soucie  pas  de  se 
présenter  tout  de  suite  au  shérif,  so  retire  dans  l'appar- 
tement qui  lui  a  été  préparé.  Mais  le  shérif  rentre  stupé- 
fait, et  apprend  à  sa  fille  que  l'homme  arrêté  est  bien  le 
prétendu  Irlandais,  le  véritable  Inverness.  Celui-ci  ar- 
rive en  effet  pour  recevoir  de  nouvelles  excuses,  et  pré- 
senter à  sa  belle  fiancée  un  riche  écrin  dont  il  lui  fait  ac- 
cepter tout  de  suite  une  bague.  Les  affaires  vont  vite  : 
on  va  souper.  La  pauvre  Camilla,  qui  ne  sait  que  croire, 
envoie  Keatt  pour  faire  sortir  Edgar  quand  même,  sans 
lui  demander  ses  qualités.  Le  jeune  corsaire,  qui  perdrait 
l'occasion  d'aborder — vieux  style — la  véritable  question, 
se  cache,  et  quand  Camilla  revient  pour  se  coucher,  il  lui 
déclare  la  vérité,  lui  fait  promettre  sans  peine  de  refuser 
Inverness,  au  moins  pendant  trois  mois,  et  obtient,  pour 
preuve  de  sa  sincérité,  qu'elle  jette  la  bague  qui  lui  a 
été  donnée  en  présent  de  noces.  Cependant,  il  faut  par- 
tir; tout  le  monde  est  couché,  la  porte  fermée,  les  fe- 
nêtres grillées.  Edgar  demande  la  clef  d'une  grille  de 
balcon  et  saute  par  la  fenêtre.  Cette  situation  a  fourni  les 
développements  d'un  beau  duo,  coupé  au  milieu  par 
une  marche  de  symphonie  con  sordini,  qui  est  d'un  puis- 
sant effet. 

Edgar  évadé,  Camilla  retirée,  on  entend  un  beau  ta- 
page. Tous  les  estafiers  de  police  réveillent  le  shérif  pour 
lui  dire,  non  pas  qu'ils  ont  pris  son  voleur,  mais  qu'ils 
l'ont  vu  sauter  par  la  fenêtre.  Que  dis-je,  un  voleur!  ils 
étaient  trois,  ils  étaient  six,  ils  étaient  dix  !  et  même  on  a 
ramassé  le  trousseau  de  clefs  des  fenêtres,  que  l'un  d'eux  a 
laissé  tomber  en  s' échappant.  En  même  temps  le  shérif 
reconnaît  que  l'écrin  donné  par  Inverness  a  disparu.  La 
bague  même  reçue  par  Camilla  n'a  pas  été  sauvée.  Les 
estafiers  se  démènent,  le  shérif  s'emporte,  Inverness  s'é- 
tonne, Camilla  croit  devoir  s'avouer  une  affreuse  vérité. 
Quel  finale!  chefinalone!  M.  Halévy  a  fait  avec  cette  ex- 
cellente situation  un  morceau  des  meilleurs,  des  plus 
francs,  des  plus  chauds  qu'il  ait  jamais  écrits  de  sa  vie. 

Vous  croyez  que  Camilla  se  résigne  à  épouser  Inver- 
ness. Au  contraire,  elle  lui  a  demandé  le  répit  de  trois 
mois  convenu  avec  cet  Edgar  qu'elle  croit  pourtant  un 
voleur.  Inverness  prend  d'une  part  patience  ,  et  de 
l'autre  des  leçons  de  fashion  à  Londres.  11  joue  gros 
jeu,  perd  souvent,  et  dépense  probablement  encore 
selon  les  autres  lois  de  la  fashion.  Les  vols  continuent 
dans  la  maison  du  shérif.  Keatt  et  Yorick,  qui  en  ont 
souffert  plus  que  tous  les  autres ,  font  de  l'espionnage 
pour  leur  propre  compte.  Keatt  a  découvert  un  malin 
l'empreinte  de  pas  qui  partaient  de  l'escalier  et  aboutis- 


L'ARTISTE. 


23 


saientau  mur  d'enceinte.  Elle  a  même  ramassé  une  belle 
pantoufle  brodée  laissée  par  le  voleur.  Sans  rien  dire,  elle 
court  toutes  les  boutiques  de  cordonniers  de  Londres,  finit 
par  trouver  celui  qui  a  confectionné  les  pantoufles,  et  re- 
vient triomphante  rapportera  son  maître  une  déclaration 
cachetée.  0  surprise!  les  pantoufles  ont  été  faites  pour  le 
shérif,  qui  les  avait  offertes  à  son  gendre  futur.  Le  soup- 
çon vient  se  joindre  aux  mécontentements  qu'excit  >ot  les 
déportements  fashionables  du  fat  irlandais.  Le  shérif 
commence  môme  à  regretter  de  lui  avoir  remis  tout  à 
l'heure  vingt  mille  livres  sterling,  montant  de  la  dot 
constituée  à  raison  du  mariage  qui  doit  définitivement 
avoirlieule  lendemain. — M.  Scribe  saura  que  la  constitu- 
tion de  dot  n'appartient  pas  au  droit  anglais,  si  même  elle 
ne  lui  est  pas  contraire. — Il  est  temps  qu'Edgar  revienne, 
et  il  arrive  en  effet  riche,  et  capitaine  au  service  du  roi. 
Camilla,  qui  l'avait  attendu  pendant  trois  mois,  le  reçoit 
avec  indignation,  fout  comme  si  elle  ne  lui  eût  pas  sa- 
crifié Inverness  pendant  ce  temps.  Le  père  veut  savoir 
de  quoi  il  est  question,  et  trouve  qu'un  pareil  gendre 
vaudrait  bien  l'Irlandais,  qu'il  soupçonne  tout  comme  sa 
fille  soupçonne  le  marin.  Ce  soupçon  en  partie  double 
est  un  de  ces  drôles  de  gâchis  dont  M.  Scribe  s'inquiète 
habituellement  fort  peu.  On  y  gagne  en  revanche  un  trio 
fort  beau,  fort  énergique,  à  la  suite  duquel  le  bonhomme 
va  se  coucher,  comme  c'est  sa  coutume  quand  il  est  em- 
barrassé. , 

Edgar,  intrépide  et  tenace,  n'a  pas  quitté  la  maison. 
Nouveau  vol  pendant  ce  temps.  Inverness  ne  retrouve  plus 
le  portefeuille  qui  contenait  la  dot.  Camilla  est  de  plus  en 
plus  convaincue  et  indignée,  surtout  en  voyant  l'assurance 
d'Edgar,  qui  offre  contre  les  voleurs  une  assistance  déri- 
soire. Mais  silence!  on  voit  paraître  dans  l'escalier  le  shé- 
rif endormi  et  une  lampe  à  la  main.  Il  relire  de  son  sein, 
pour  le  soustraire  aux  voleurs,  le  portefeuille  et  la  dot 
qu'il  avait  repris  à  Inverness,  et  va  les  cacher  sous  une 
pierre  près  du  mur  d'enceinte.  Cette  pierre  recouvrait 
tous  les  trésors  qui  ont  disparu  de  chez  lui  pendant  une 
année.  On  réveille  le  magistrat  somnambule  pour  lui 
montrer  son  bonheur,  et  le  rideau  tombe  sans  qu'on  sache 
lequel  d'Inverness  ou  d'Edgar  épouse  la  belle  Camilla. 

II  y  a  encore  au  milieu  de  cet  imbroglio  usé,  rajeuni 
à  force  d'invraisemblance,  «n  vrai  voleur  qui  se  donne 
pour  le  valet  de  tout  le  monde,  qui  ne  vole  personne,  et 
pourtant  se  laisse  pendre.  Voilà  un  coquin  bien  innocent 
qui  se  fait  pendre  gratuitement  pour  le  plaisir  de 
M.  Scribe! 

Au  surplus,  nous  n'attachons  à  tout  cela  pas  plus  d'im- 
portance que  ne  le  fait  M.  Scribe  lui-même  dans  son 
noble  mépris  pour  la  vaine  gloriole.  Il  fallait  un  prétexte 
à  musique,  prétexte  bon  ou  mauvais,  et,  pour  fournir  à 
un  compositeur  aimé  du  public,  M.  Scribe  consent,  par 
une  noble  abnégation,  à  fournir  même  du  médiocre. 
«.'est  probablement  là  ce  qu'on  pense  aussi  à  l'Opéra- 


Comique,  car  Henri  est  venu  annoncer  que  la  musique 
était  de  M.  Halévy,  et  que  M.  Scribe  avait  fait  le  poème. 
S'il  est  toujours  bien  d'avoir  raison,  il  ne  faut  pourtant 
pas  avoir  raison  d'une  façon  aussi  brutale. 

On  a  pu  voir  que  la  partition  abonde  en  morceaux  re- 
marquables écritsavec  un  soin  et  une  élégance  bien  rares. 
Nous  reviendrons  encore  sur  le  beau  finale  du  second 
acte,  dont  nous  ne  pouvons  trop  louer  la  verve  et  les 
grandes  combinaisons  chorales.  Les  couplets  sont  bien 
un  peu  fréquents,  mais  la  localité  l'exige,  et  puis  le 
musicien  en  a  varié  et  développé  la  coupe  autant  qu'il  la 
pu.  Au  nombre  de  ceux  qui  valent  bien  un  grand  air. 
nous  devons  citer  encore  ceux  du  troisième  acte  :  Mapan- 
touflc  à  la  main,  chantés  avec  une  finesse  toute  char- 
mante par  Mme  Damoreau.  Nous  n'avons  pas  la  préten- 
tion d'indiquer  après  une  seule  audition  toutes  les  beau- 
tés d'une  œuvre  semblable,  mais  nous  ne  renonçons  pas 
à  en  parler  une  autre  fois. 

En  résumé,  l'apparition  du  Shérif  est  un  événement 
musical  d'une  véritable  importance. 

Si  le  théâtre  avait  à  sa  disposition  un  chanteur  pour  lu 
basse,  l'exécution  serait  excellente.  Les  chœurs  sont, 
pour  le  moment,  bien  exercés  et  bien  maintenus.  Mme 
Damoreau  a  chanté  comme  on  devait  s'y  attendre,  et 


.  y    '       Vt 

Mlle  Rossi ,  comme  on  ne  s'y  attendait  peut-être  pas.  M' 
Elle  a  de  l'accent,  une  méthode  excellente,  une  voix  su- 


' 


perbe,  une  énergie  concentrée  qui  éclate  au  moment  dé-      V .  /.i* 


cisif,  et  produit  un  grand  effet.  Dans  le  dernier  trio,  elle 
nous  a  rappelé  les  beaux  jours  de  Mlle  Ealcon.  Roger  est 
bien,  et  a  le  bon  esprit  de  ne  pas  vouloir  faire  plus  qu'il 
ne  peut.  Mais  une  basse  !  qu'on  nous  donne  une  basse  ! 
Pourquoi  ne  pas  reprendre  Inchindi ,  qui  est  disponible 
à  l'heure  qu'il  est? 

A.  Specht. 


7  s 


CORRESPONDANCE. 


Monsieur  le  Directeur  . 


'espère  que  vous  voudrez  bien  donner  place 
dans  votre  journal  à  une  réclamation  sur  un 
objet  qui  appartient  historiquement  aux  beaux- 
(£)arts.  Eloigné  de  Paris,  dans  une  ville  où  ne 
'(3>l-pénèlrcnt  que  deux  feuilles  françaises ,  je  ne 
connaissais  l'Artiste  que  de  réputation;  mais  un  peinlre  dis- 
tingué, notre  compatriote,  qui  a  passé  ici  une  partie  de 
l'année,  et  qui  est  un  de  vos  abonnés,  vient  de  me  faire 
lire  quelques  numéros  de  ce  journal  qui  m'a  paru  rempli  de 
zèle  ,  d'indépendance  et  de  loyauté  ;  encouragé  par  cette 
lecture  ,  j'ai  pensé  que  vous  accueilleriez  sans  peine  une  ré- 


2V 


L'ARTISTE. 


clamation  importante  pour  un  vieillard  qui  tient  à  conserver 
intacte  la  petite  part  de  gloire  qu'il  a  peut-être  méritée  en 
défendant  des  intérêts  qui  vous  sont  si  chers.  Les  détails  qui 
vont  suivre,  et  dont  vous  apprécierez  l'importance  pour  moi, 
-.ont  tout  entiers  dans  l'esprit  de  votre  journal,  ce  qui  me 
fait  espérer  que  vous  leur  ouvrirez  vos  colonnes. 

«  On  lit  dans  le  tome  VI ,  chap  x,  page  257,  des  Mémoires 
de  Mme  d'Abrantés  ,  ce  qui  suit  : 

«  C'est  à  M.  Thibaudeau  que  nous  devons  le  bienfait  de 
«  l'établissement  du  Musée  des  tableaux  et  des  statues ,  dans 
«  le  local  qu'il  occupe  aujourd'bui.  La  Convention ,  d'après  le 
«  rapport  de  sou  comité  d'instruction  publique,  ordonna,  par 
u  un  décret  du  10  thermidor  (27  juillet  93),  qu'il  serait  établi 
a  un  Musée  national » 

«  Lorsque  cet  ouvrage  parvint  ici ,  et  que  je  lus  ce  passage, 
j'écrivis,  le  5  avril  1834,  à  l'auteur  avec  tous  les  égards  dus  à 
une  femme  ,  à  un  spirituel  écrivain,  pour  la  prévenir  qu'elle 
avait  été  trompée  par  quelque  personne  peu  instruite  du  fait , 
el  à  qui  elle  avait  cru  devoir  accorder  sa  confiance;  je  la 
priais  de  revenir  sur  celle  erreur  dans  quelque  autre  ouvrage, 
et  pour  cela  je  lui  citais  ce  qu'elle  devait  consulter  pour  ad- 
mettre cette  rectification.  Je  me  flattais  de  pouvoir  obtenir 
une  réponse  sur  celle  réclamation  faite  dans  les  termes  les 
plus  délicats:  je  l'attendis  eu  vain  ;  son  libraire  ,  à  qui  je  fis 
parler  longtemps  après,  me  fit  dire  «  que  Mme  la  duchesse 
ne  répondait  jamais,  »  et  l'effet  m'apprit  que  ce  négociant  ne 
dotait  pas  sa  Noble  correspondante  d'un  ridicule,  ou  d'une 
malhonnêteté,  si  l'on  aime  mieux,  pas  plus  excusable  pour 
une  duchesse  que  pour  qui  que  ce  soit. 

«  Je  pris  alors  le  parli  d'envoyer  ma  réclamation  à  un 
journal  fort  répandu,  près  duquel  mon  nom  pouvait  trouver 
quelque  sympathie.  J'ignorais  que  ma  note  y  rencontrerait 
une  personne  qui  attacherait  peut-être  certain  intérêt  à 
laisser  sans  réplique  l'erreur  de  la  duchesse,  tout  en  sachant 
aussi  bien  que  moi  que  la  vérité  y  était  outragée.  Malgré  mes 
instances,  ma  réclamation  ne  parut  pas.  Je  m'élais  cepen- 
dant appuyé  sur  la  recommandation  de  M.  Thibaudeau  lui- 
même,  mon  ancien  collègue;  mais  M.  l'ex  -  conseiller  de 
l'empire  suivit  le  système  de  la  duchesse,  et  ne  fit  aucune 
réponse  à  la  lettre  amicale  que  je  lui  avais  fait  remettre  par 
M.  son  fils. 

«  Pour  corriger  l'erreur  de  Mme  d'Abrantés,  et  réparer  l'in- 
convénient du  silence  de  deux  personnes  dont  je  sollicitais 
la  loyauté  en  demandant  ce  qui  m'appartenait,  permettez-moi 
d'apprendre  à  vos  lecteurs,  el  à  tous  les  artistes  qui  jouis- 
sent de  ce  que  la  dame  auteur  a  appelé  un  bienfait,  qu'ils 
aient  à  interroger,  aux  archives  nationales ,  les  procès-ver- 
baux des  séances  de  la  Convention,  26 et  27 juillet  1793;  ils  y 
verront,  qu'après  avoir  prononcé  un  court  discours,  le  25, 
je  lus  un  projet  de  création  d'un  Musée  national  de  peinture 
et  sculpture  au  Louvre ,  en  plusieurs  articles  de  règlement 
et  de  dotation  ;  que  l'assemblée  envoya  ma  proposition  au 
comité  d'instruction  publique,  selon  l'usage  de  son  règlement, 
ce  qui  indique  que  cette  proposition  était  personnelle  et  non 
un  rapport  de  commission.  Aussi  le  27 ,  les  procès-ver- 
baux me  font  reparaître  à  la  tribune  pour  une  seconde  lec- 
ture de  mon  projet ,  qui  fut  adopté  sans  être  amendé ,  el  tel 


que  je  l'avais  conçu.  —  J'ajoute  que,  depuis,  j'ai  deux  foi» 
demandé  que  les  salles  de  ce  Musée  fussent  éclairées  par  la 
voûte,  el  que  cette  proposition  ,  que  je  crois  encore  utile  el 
admissible  dans  sou  exécution,  fut  renvoyée  aux  ministres. 
Elle  y  fut  éteinte  par  une  intrigue  dans  les  bureaux. 

«  Pour  ceux  des  Français  si  nombreux  à  qui  j'adresse  cette 
notice  historique,  en  refusant  à  M.  Thibaudeau  aucune  torlt 
de  coopération  à  ce  fait,  j'efface  une  erreur  des  Mémoire* 
dt  Mme  d'Abrantés  ,  en  reprenant  mon  bien,  avec  des  titre- 
incontestables.  Le  Moniteur ,  journal  dès  lors  officiel,  leur 
évitera  l'embarras  de  consulter  les  papiers  déposés,  comme 
monuments,  aux  archives;  et  je  ne  crains  pas  qu'après  cet 
acte  de  publicité  personne  vienne  se  présenter  pour  m'en 
lever  la  moindre  portion  de  la  reconnaissance  nationale  ,  que 
les  auteurs  de  la  Biographie  des  contemporains ,  MM.  Jooy  et 
N'orvins ,  pensent  devoir  me  promettre. 

«  Vous  pourrez,  si  vous  voulez,  ajouter  que  j'ai  f.iit  ren- 
dre vingt-un  décrets  en  faveur  des  arts  el  des  artistes ,  el 
pour  la  conservation  des  monuments.  J'ai  même  été  l'orateur 
deladépulalion  des  arlisles  el  marchands  d'estampes,  en  89, 
demandant  la  liberté  de  leurs  ouvrages  sans  censure,  et  des 
lois  réprimant  les  contrefaçons.  —  Et  comme  vous  vous  occupez 
également  de  musique,  vous  pouvez  ajouter  aussi  que  la 
création  du  Conservatoire  de  Musique  est  due  à  Chcnier  et  à 
moi,  au  milieu  de  beaucoup  d'obstacles. 

«  Je  suis  avec  une  parfaite  considération  , 

«SERGENT-MAUCEAL. 

«  Ex-conventionnel,  ex-membre  de  la  commission  des 
monuments,  arliste,  homme  de  lettres,  membre  de 
l'Athénée  de  Brescia  ,  royaume  Lombardo^Yeniticn 
89  ans.  » 

.Vice,  août  1859. 


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D'UI  TAILI.EIR  Etf  VIEIX. 


(Toutes  les  scènes  qui  suivent  se  liassent  dans  le  cihinci  Se  travail  du 
docteur  Wistlove.  11  est  assis  à  son  bureau,  sur  lequel  brûle  une  bougie  ; 
après  avoir  tiré  un  trait  sous  un  chapitre  qu'il  vient  d'achever,  il  tourne 
la  tète  du  coté  de  la  fenêtre,  el  s'aperçoit  qu'il  commence  à  faire  jour.  Il 
sonne,  puis,  se  frottant  les  mains,  il  s*e  met  à  ranger  ses  papiers.) 

Allons,  voilà  encore  un  jour  où  j'aurai  suivi  le  grand  prin- 
cipe de  ma  vie  :  nulla  dies  sine  tineâ.  J'ai  étudié,  j'ai  pris 
mes  noies;  je  sais  quelque  chose  de  plus  qu'hier.  Qui  n'agit 
pas  ainsi  ne  sera  jamais  qu'un  médiocre  médecin.  Le  pas 
que  chaque  jour  fait  la  science  le  laisse  d'autant  en  arrière. 
(  Au  domestique  qui  enire.)  Ouvrez  les  rideaux  el  donnez-moi  le 
journal.  (  H  parcourt  la  cote  de  la  rente  cl  des  actions  industrielles.  Au 
domestique  qui  va  sortir:)  Jean  doit  être  à  l'écurie;  vous  lui  direz 
de  monter.  (Le  docteur  tourne  son  rauteuil  à  la  Vollaire  du  côté  du 
feu,  s'étend,  el  commence  la  lecture  du  prcmin-l'orit.  Au  bout  de  quel- 
ques instants,  Jean  entre.  )  Jean ,  je  vous  ai  laissé  libre  hier  de- 


I/AHTISTK. 


2.'. 


puis  midi   pour  que   vous   pussiez,   aller  chez  le  oomlo  de 
Mnrel  voir  le  cheval  qu'il  veut  me  vendre. 

• jean.  J'y  suis  allé  hier  à  dcu\  heures.  Monsieur,  comme 
vous  me  l'aviez  ordonné. 

le  docteur    Eli  bien  !  avez-vous  été  coulent  de  la  hôte  ? 

Jean.  Mais,  Monsieur  a  vu.  Superbe  robe  !  puis  c'est  vigou- 
reux ;  ça  irait  dans  les  quatre  coins  de  Paris  sans  se  fatiguer. 

le  oor.TEi'R.  Vous  êtes  sûr  qu'il  n'y  a  pas  là  quelque  dé- 
faut caché  ? 

jean.  Dame,  sûr!  vous  savez,  Monsieur,  on  n'est  jamais 
sûr;  mais  je  parierais.  Combien  a-t-on  fait  cetle  bêlo-là  à 
Monsieur  ? 

le  doctei'r.  1,500  francs. 

jean.  Vraiment,  Monsieur!  c'est  pour  rien.  C'est  un  bien 
bon  marché. 

le  docteur.  Allons,  d'après  ce  que  vous  me  dites,  je  me 
décide,  et  j'écrirai  ce  matin  que  c'est  affaire  conclue. 

jean.  Monsieur  fera  bien.  Voilà  une  lettre  que  le  portier, 
qui  m'a  vu  mouler,  m'a  dit  de  remettre  à  Monsieur;  on  l'a 
apportée  ce  matin  avant  qu'il  ne  fit  jour. 

le  doctei'r.  Donnez,  et  laissez-moi.  (  Jean  sort.  Le  docteur  re- 
tourne en  l'examinant  la  lettre  qu'il  a  prise.  )  Voilà  une  singulière 
lettre  ;  on  dirait  qu'elle  est  cachetée  avec  de  la  mie  de  pain, 
et  que  l'empreinte  du  cachet  est  figurée  avec  des  piqûres 
d'épingle.  (  L'approchant  de  son  nez.  )  Elle  a  aussi  son  parfum 
qui  rappelle  une  assez  bonne  odeur  de  cuisine...  Voyons. 
(  Il  lit.  )  «  Mocieur,  vous  m'havès  eau vé  la  vie,  et  jeu  vous  ré- 
«  pont,  en  vous  avairtisan  de  ne  pas  ajeté  le  cheuval  du 
«  compte  ,  parseqil  et  médian  et  vous  caseré  la  taite.  Bien 
«  vot  cervante.  »  Qui  diable  peut  m'écrire  ainsi  à  propos  de 
ce  cheval?  Je  n'ai  dit  à  personne  mon  intention  de  l'acheter. 
Je  suis  resté  dans  la  cour  du  comle  de  Marel,  et  ne  suis  pas 
monté  chez  lui.  A  qui  peul-il  importer  que  je  fasse  ou  que  je 
ne  fasse  pas  l'acquisition  de  celte  bête?  Est-ce  donc  vérita- 
blement un  avis  bienveillant  qu'on  veut  me  donner?  niais, 
pour  cacher  le  bienfait ,  fallait-il  donc  une  telle  orthographe 
et  de  si  singuliers  aromates?  Je  ne  suis  pas  trop  crédule  aux 
avis  anonymes ,  mais  j'y  regarderai  à  deux  fois  avant  d'a- 
cheter ce  cheval. 

SCÈNE  II. 

(  A  peu  près  un  an  plus  lard,  le  docteur  est  dans  le  même  fauteuil  et  lit 
son  journal.  Un  domestique  entre.  ) 

le  docteur.  Qu'y  a-t-il? 

le  domestique.  Monsieur,  c'est  une  bonne  femme  qui  de- 
mande à  parler  à  Monsieur. 

le  docteur  (  lisant  toujours  ).  Mais  ce  n'est  pas  l'heure  de 
mes  consultations. 

le  domestique.  C'est  ce  que  je  lui  ai  dit;  mais  elle  a  ré- 
pondu qu'elle  n'était  pas  libre  plus  tard  ,  et  que  Monsieur  ne 
refuserait  pas  de  la  recevoir,  quand  il  saurait  qu'elle  s'ap- 
pelle Madeleine  Philippe. 

le  docteur.  Madeleine  Philippe!  Je  ne  la  connais  pas. 
Enfin,  on  ne  risque  toujours  rien  de  la  recevoir.  Puis-je 
garder  ma  robe  de  chambre? 

le  domestique.  Oh  !  oui ,  Monsieur  ;  c'est,  je  crois,  une 
cuisinière  de  bonne  maison. 


LE  DOCTEUR.  Va  ilniic  |iniii  II  cuisinière  I  (  Le  domestique  in- 
troduit  une  femme  de  quarante  ans  à  peu  pris,  à  ligure  colorée  <  t  douce. 
Ses  mains  sont  enveloppées  dans  les  pointes  roulées  d'un  tartan.  Le  doc- 
teur la  regarde  avec  attention.  1 

madeleine.  Comment,  Monsieur,  vous  ne  me  reconnaissez 
pas? 

le  docteur.  Ma  foi!  ma  chère  dame,  pas  le  moins  du 
monde. 

madeleine.  Ah  !  je  vous  reconnais  bien  ,  moi ,  et  toutes 
les  fois  que  je  vous  ai  rencontré,  je  vous  ai  bien  reconnu. 
Vous  ne  vous  souvenez  pas,  il  y  a  dix  ans... 
le  docteur.  J'ai  fait  bien  des  choses  depuis  dix  an-. 
madeleine.  Dans  la  rue  Saint-Honoré... 
le  docteur.  Depuis  dix  ans,  j'y  suis  passé  et  m'y  suis  ar- 
rêté bien  des  fois. 

madeleine.  Dans  le  bout,  près  de  la  rue  de  la  Ferronnerie... 
vous  alliez  visiter  la  famille  d'un  gros  marchand  de  drap  qui 
demeurait  au  premier  au  fond  de  la  cour...  Son  troisième 
avait  la  rougeole. 

le  docteur.  Très-bien  !  j'y  suis.  M.  Legrand  !  mais  ce  n'esl 
pas  vous  qui  étiez  M.  Legrand. 

madeleine.  Eh  !  non  ;  mais  un  jour  que  vous  descendiez  de 
chez  lui,  au  moment  où  vous  alliez  monter  en  voiture,  le  por 
lier,  qui  vous  attendait  là  en  faisant  semblant  de  balayer, 
vous  ôla  son  bonnet  de  coton  en  disant  :  C'est  pas  l'embar- 
ras, nous  sommes  malheureux  dans  la  maison  ;  Monsieur 
descend  du  premier,  et  au  sixième  il  y  a  là  une  pauvre 
femme,  la  bonne  au  liquoriste,  qui  meurt  toute  seule;  son 
pingre  de  maître  ne  lui  a  pas  donné  de  médecin.  Ça  veut 
avoir  des  domestiques,  et  ça  n'en  a  pas  les  moyens.  Si  Mon- 
sieur pouvait  monter  jusque-là  !  C'est  dommage  que  Monsieur 
ne  puisse  pas  prendre  sa  voiture,  car  la  course  est  longue... 
Ce  père  Jacquemin  était  drôle  ;  ça  vous  a  fait  rire  ,  et  vous 
êtes  venu  dans  mon  grenier,  mon  bon  Monsieur.  Je  m'en 
allais,  dame!  grand  train,  de  chagrin  presque  autant  que  de 
mon  mal.  Mon  mari,  qui  était  encore  au  pays,  n'avait  pas  été 
averti,  de  manière  que,  sauf  votre  respect,  j'étais  là  comme 
un  pauvre  chien... 

le  docteur.  Je  me  souviens  très-bien;  cas  grave,  hémo- 
ptysie aiguë,  cerveau  déjà  engagé...  Il  me  semble  que  vous 
en  avez  bien  appelé. 

madeleine.  Il  y  a  bien  eu  encore  de  temps  en  temps  quel- 
que chose  dans  la  famille;  mais,  Monsieur,  on  ne  va  voir 
qu'à  la  dernière  extrémité  les  médecins  qui  ne  veulent  pa- 
recevoir  d'argent. 

le  docteur.  Je  vois  du  moins  avec  plaisir  que  ce  n'est  pas 
pour  vous  que  vous  venez  me  demander  des  secours. 

madeleine.  J'aimerais  mieux  que  ce  fût  pour  moi,  car  c'est 
pour  mon  pauvre  enfant. 
le  docteur.  Quel  âge  a-t-il  ?  quelle  est  sa  maladie? 
madeleine.  Je  peux  bien  vous  dire  son  âge,  dix  huit  ans: 
mais  sa  maladie,  en  conscience,  nous  n'en  savons  rieu. Seu- 
lement, il  dépérit,  il  dépérit;  il  devient  à  rien.  Mon  mari. 
Philippe  ,  qui  est  venu  à  Paris  il  y  a  six  ans ,  a  une  porte  où 
il  travaille  de  son  état,  tailleur  envieux;  moi,  je  suis  toujours 
en  maison.  Notre  garçon  commençait  à  bien  tenir  l'établi,  et 
son  père  pensait  à  le  mettre  chez  un  grand  confrère,  M.  Belin 
ou  M.  Slaub.  Mais  depuis  quelque  temps  il  ne  mord  plus  à 
l'ouvrage  ;  il  reste  là  les  bras  croisés  comme  les  jambes  ,  le 


2fi 


L'AKTISTK. 


dos  appuyé  contre  le  mur,  à  regarder  entrer  et  sortir  le 
monde,  cl  quand  on  lui  demande  ce  qu'il  a,  il  répond  qu'il  n'a 
rien.  —  Mais  si ,  tu  as  quelque  chose.  —  Je  m'ennuie  un  peu. 
Et  voilà  toutes  les  paroles  qu'on  peul  lui  arracher. 

I.E  DOCTEUR  (reprenant  son  journal  et  le  parcourant  des  yeux). 
Tout  cela  est  bien  vague,  ma  chère  dame  ;  sur  de  pareils  ren- 
seignements, je  ne  puis  rien  dire. 

madeleine.  Ah  !  mon  bon  Monsieur,  ce  serait  grand  dom- 
mage de  laisser  s'en  aller  comme  cela  à  petil  feu  un  si  brave 
et  gentil  garçon  !  Tout  le  inonde  nous  en  a  toujours  dit  des 
choses  agréables  ;  à  l'enseignement  mutuel  il  avait  toujours 
la  croix  ,  il  était  toujours  moniteur,  et  son  maître... 

le  docteur  (les  yeux  >ur  son  journal  ).  Ah!  mon  Dieu,  le 
marquis  de  Latour  a  été  tué  hier  par  son  cheval. 

madeleine  (  vivement  ).  M.  le  marquis  de  Latour!  Quand  je 
le  disais  !  Cette  maudite  bêle ,  elle  devait  faire  périr  quel- 
qu'un. 

le  docteur.  Attendez  donc!  le  marquis  de  Latour  avait 
acheté  le  cheval  du  comte  <!e  Marel ,  dont  je  n'avais  pas 
voulu. 

madeleine.  Oh  !  que  vous  avez  bien  fait  ! 

le  docteur.  Mais  vous,  vous  avez  encore  bien  mieux  fait  de 
me  prévenir.  Oh!  vous  avez  beau  rougir...  Diable.  Made- 
leine, c'est  moi  qui  suis  en  reste  :  jamais  je  n'ai  écrit  ordon- 
nance plus  salutaire  que  votre  lettre. 

madeleine.  Kxcusez-moi,  Monsieur,  j'étais  alors  au  service 
du  comte  de  Marel  ;  de  ma  cuisine,  je  vous  ai  vu  examiner  le 
cheval  ;  vous  aviez  l'air  si  enchanté  que  cela  m'a  fait  peur, 
et  j'ai  pris  la  liberté  de  vous  écrire. 

le  docteur.  Je  vous  remercie  très-sincèrement  de  cette  li- 
bcrlé-là,  et  je  tâcherai  de  prendre  celle  de  guérir  voire  fils; 
mais  franchement  vous  ne  me  failcs  pas  assez  connaître  sa 
maladie;  j'aime  mieux  le  voir  lui-même. 

madeleine.  Comment,  vous  serez  assez  bon  pour  venir 
dans  la  loge  de  mon  mari  ? 

le  docteur.  Non,  ma  chère  libératrice;  dans  mes  courses 
de  visites,  je  suis  toujours  pressé;  nous  ne  pourrions  pas 
causer  à  noire  aise.  Il  marche  bien? 

madeleine.  Oh  !  oui,  Monsieur  ;  grâce  au  ciel. 

le  docteur.  Envoyez-le-moi  demain  matin  à  cette  heure- 
ci;  je  n'y  suis  pour  personne  ;  nous  ne  serons  pas  dérangés , 
et  je  pourrai  bien  établir  mon  opinion  sur  les  causes  qui  le 
font  souffrir. 

madeleine.  Je  disais  bien,  moi,  que  vous  étiez  un  brave 
homme!  Demain  matin,  à  sept  heures,  Guillaume  sera  ici,  et 
alors  je  ne  serai  plus  inquiète.  Adieu,  Monsieur.  Merci  en- 
core, Monsieur.  (Le  docteur  la  reconduit  jusqu'à  la  porle.  En  revenant 
s'asseoir, il  dit:  )  Il  faudra  que  je  relise  ce  soir  dans  La  Fon- 
taine la  fable  du  Lion  et  du  Hat. 

SCENE  III. 

LE  LENDEMAIN  DE  LA  PRÉCÉDENTE. 

i.t  H.I.AUMI  !  entrant  avec  timidité  et  se  tenant  à  la  porle).  Mon- 
sieur, c'est  moi,  Guillaume  Philippe...  Ma  mère  m'a  dit  que 
vous  m'attendiez  ce  malin...  Pardon,  Monsieur..,  il  est  peut- 
êlrc  de  trop  bonne  heure. 

le  docteur.  Non,  mon  garçon,  non:  approchez...  encore. 


Asseyez-vous  là.  Eh  bien!  c'est  donc  nous  qui,  à  dix-huit 
ans,  nous  avisons  d'être  malade  ? 

Guillaume.  Je  vous  demande  excuse  ,  M.  le  docteur,  je  ne 
suis  pas  malade.  C'est  ma  mère  qui  a  voulu  me  faire  venir, 
sans  cela  je  serais  resté  à  1'élahli  sans  déranger  Monsieur. 

le  docteur.  .Non.-  n'avouons  pas  notre  mal, même  au  méde- 
cin! alors  c'est  plus  grave  que  je  ne  croyais.  Voyons  ,  venez 
avec  moi  du  côté  du  jour.  (  Il  l'emmène  prés  de  la  croisée  et  cnlr'ou- 
vre  les  rideaux.  )  Nous  ne  sommes  pas  bien  grand  pour  noire 
âge.  (  Lui  prenant  la  lète  dans  ses  deux  mains.)  lionne  conformation. 
(  Promenant  les  pouces  le  long  des  tempes  il  au-dessus  des  sourcils. 
Ah  !  nous  aimons  la  musique. 

Guillaume.  Je  vais,  le  soir,  au  cours  gratuit  de  la  Halle  aux 
Draps. 

le  docteur.  Bien,  ça!  front  large,  bombé,  bon  diamètre 
de  lète!  Pourquoi  ces  joues-là  pâlissent-elles  ainsi?  Pourquoi 
y  a-l-il  du  chagrin  dans  ces  yeux  bleus,  qui  ne  demande- 
raient pas  mieux  que  de  rire  ?  Hevenez  vous  asseoir  près  de 
moi,  et  causons  en  amis.  Votre  mère  m'a  rendu  un  grand 
service;  en  outre,  j'aime  que  les  choses  se  passent  naturel- 
lement .  et  il  y  a  quelque  chose  d'incorrect  dans  un  garçon 
de  dix-huit  ans  bien  constitué,  qui  languit  et  s'étiole  ainsi. 
Guillaume  (  vous  voyez  que  je  me  mels  bien  à  mon  aise  pour 
que  vous  y  soyez  aussi  ),  parlez-moi  à  cœur  ouvert.  Qu'avez- 
vous? 

Guillaume.  Je  ne  sens  de  douleur  nulle  part,  je  vous  as- 
sure, Monsieur. 

le  docteur.  Avez-vous  quelque  ami  de  votre  âge,  quelque 
camarade  avec  qui  vous  causiez  le  soir  ou  fassiez  quelque 
promenade  le  dimanche? 

Guillaume.  Non,  Monsieur;  je  ne  connais  personne  .  el  je 
reste  toujours  avec  mon  père. 

le  docteur.  Décidément,  il  y  a  là  (  montrant  sa  létc  ou  la 
(  montrant  le  cœur  )  quelque  secret  qui  nous  étouffe.  Vous  ai- 
mez votre  père  et  votre  mère? 

Guillaume.  Oh!  beaucoup,  Monsieur,  beaucoup. 

le  docteur.  A  la  bonne  heure,  voilà  un  mouvement  qui  me 
prouve  que  l'âme  est  bien  vivante  :  mais  vous  vous  trompez  . 
vous  les  aimez  mal. 

Guillaume.  Moi  !  Monsieur.  Oh!  ma  mère  n'a  pas  pu  vou?. 
dire  cela. 

lk  docteur.  Votre  mère  n'a  rien  dit;  c'est  moi  qui  dis 
cela,  parce  que  je  sens  très-bien  qu'on  ne  peut  faire  de  plus 
grand  chagrin  à  de  bons  parenls ,  être  plus  ingrat  enver- 
eux,  que  de  leur  donner  le  spectacle  d'une  langueur  qui  ne 
veut  pas  guérir,  et  de  les  effrayer  par  les  progrès  d'un  mal 
contre  lequel  ils  ne  peuvent  rien  tenter.  Oui,  mon  ami,  vous 
ne  saviez  pas  cela,  mais  c'est  là  de  l'ingratitude,  et  tous  les 
honnêtes  gens  penseront  et  vous  parleront  comme  moi. 

Guillaume.  Ah  !  Monsieur,  vous  ne  voulez  pas  me  faire 
peur  en  me  disant  cela  ? 

le  docteur.  Non;  je  veux  seulement  vous  éclairer,  parce 
que  souvent,  à  voire  âge,  on  manque  à  un  devoir  faute  de  le 
connaître.  Maintenant ,  j'en  suis  sûr,  vous  allez  me  répondre 
si  je  vous  répète  ma  question.  Qu'avcz-vous? 

Guillaume.  Oui,  Monsieur,  oui,  je  vous  le  promels,  je  vous 
répondrai;  mais  je  ne  sais  pas  ce  que  j'ai:  je  vous  dirai  seu- 
lement ce  que  j'éprouve.  Ce  qui  me  tourmente,  voyez-vous  . 


L'ARTISTE. 


21 


c'est...  je  crois...  une  idée,  une  envie  dont  je  ne  me  rends 
pas  bien  compte.  (  il  s'arrête.  ; 

le  docteur.  Continuez,  continuez;  voilà  qui  rentre  dans 
des  symptômes  connus.  Vous  dormez  mal ,  vous  vous  levez 
fatigué  et  sans  courage,  vous  vous  mettez  à  l'ouvrage  sans 
ardeur,  vous  travaillez  sans  goût,  vous  voyez  sans  horreur  un 
ourlet  irrégulier  et  un  surgel  qui  gode  ? 

Guillaume  (  souriant  irisiomeni  ;.  Oh  !  c'est  vrai,  Monsieur, 
tout  ce  que  vous  dites  là. 

le  docteur.  Je  vous  dis  que  c'est  un  diagnostic  certain. 
Voulez-vous  un  dernier  trait:  le  soir,  si  votre  père  s'absente, 
vous  laissez  frapper  deux  ou  trois  fois  à  la  porte  avant  de 
tirer  le  cordon,  ce  qui,  l'hiver,  est  un  fait  grave. 

Guillaume.  Ah  !  je  vois  bien  que  ma  mère  vous  a  conté 
tout  cela. 

le  docteur.  Eli  !  non,  encore  une  fois;  votre  mère  ne  m'a 
donné  aucun  détail  ;  mais  ce  qui  se  passe  en  vous  se  passe 
chez  tous  ceux  qui  sont  atteints  du  même  désir. 

Guillaume.  Comment ,  Monsieur,  vous  avez  été  comme 
moi? 

le  docteur.  Est-ce  que  vous  allez  me  demander  des 
aveux  ? 

Guillaume.  Non,  Monsieur;  mais  puisque  vous  êtes  devenu 
médecin... 

le  docteur.  Qu'est-ce  que  cela  fait  à  l'affaire? 

Guillaume.  Mais  vous  me  dites  que  c'est  la  même  chose 
pour  tous  ceux  qui  veulent  devenir  médecins. 

le  docteur.  Je  n'ai  pas  dit  un  mot  de  cela. 

Guillaume "{ tristement ),  Pardon  ,  Monsieur;  mais  vous  ve- 
nez de  me  le  dire  à  l'instant  même  encore. 

le  docteur.  Ah  çà,  un  moment,  entendons-nous.  Vous  vou- 
lez donc  devenir  médecin? 

Guillaume.  Je  ne  peux  pas  vous  le  cacher,  puisque  vous 
l'avez  deviné  tout  de  suite. 

le  docteur.  Et  c'est  là  l'envie  qui  vous  tourmente? 

Guillaume.  Je  ne  fais  qu'y  penser  le  jour  et  la  nuit. 

le  docteur  (stupéfait).  Vraiment?...  Diable!  c'est  plus  dif- 
ficile à  guérir  que  ce  que  je  supposais. 

Guillaume.  Vous  n'aviez  pas  deviné?  oh  !  alors  je  dois  vous 
paraître  bien  ridicule. 

le  docteur.  Cela  me  semble  seulement  très-extraordi- 
naire. Médecin!  Mais  savez-vous  qu'avant  de  commencer  à 
être  même  élève  en  médecine,  il  y  a  de  longues  études  pré- 
liminaires? 

Guillaume.  C'est  bien  lerrible,  des  éludes  préliminaires? 

le  docteur  (souriant).  Ce  n'est  pas  parce  qu'elles  sont 
préliminaires,  mais  parce  qu'il  faut  les  pousser  assez  loin 
pour  obtenir  le  grade  de  bachelier  ès-letlres. 

Guillaume.  Et  ce  grade-là  esl-il  aussi  difficile  à  atteindre 
que  celui  de  colonel? 

le  docteur.  Oh!  non. 

ci 'ii.LAi'ME.  Combien  en  élit-on  tous  les  ans  en  France? 

le  docteur.  Mais  je  ne  sais  ;  on  en  fait  pcut-èlrc  deux  ou 
(rois  mille. 

Guillaume.  Je  serai  bachelier.  Qu'est-ce  qu'il  faut  ap- 
prendre? 

le  docteur.  D'abord  le  latin,  beaucoup. 

Guillaume.  Après? 

le  docteur.  Le  grec,  un  peu  moins. 


Guillaume.  Après? 

le  docteur,  lies  mathématiques,  de  la  géographie,  de 
l'histoire. 

Guillaume.  C'est  tout  ?  Si  j'étudie  six  heures  par  jour, 
combien  de  temps  me  faudra-t-il  pour  savoir  tout  cela? 

le  docteur.  Mais,  avec  beaucoup  d'ardeur  et  d'intelli- 
gence, peut-être  trois  ans  seulement. 

Guillaume.  Et  si  j'étudie  deux  heures  de  plus  par  jour,  il 
ne  faudra  que  deux  ans? 

le  docteur.  C'est  probable;  mais  vous  ne  songez  pas  que 
vos  parents... 

Guillaume.  Monsieur,  tout  dépend  de  vous  maintenant. 

le  docteur.  Quelle  ardeur!  et  comme  les  couleurs  revien- 
nent! Voyons,  qu'est-ce  qui  dépend  de  moi? 

Guillaume.  M.  le  docteur,  je  vous  en  prie,  allez  trouver 
mon  père  ;  dites-lui  :  «  M.  Philippe,  votre  fils  réussissait  dans 
la  couture,  c'est  vrai;  mais  c'est  égal,  il  veut  maintenant 
être  dans  la  médecine;  il  ne  faut  pas  vous  y  opposer.  Je 
vous  promets  qu'il  travaillera  de  tout  son  cœur.»  Voulez-vous. 
Monsieur,  parler  comme  cela  à  mon  père  et  à  ma  mère  ? 

le  docteur.  Mais,  mon  ami,  si  je  connaissais  les  moyens, 
les  ressources... 

Guillaume.  Ne  vous  inquiétez  pas;  je  pourrai;  j'y  ai  si 
souvent  pensé!  Mais  je  craignais  que  ma  mère  ne  nie  orûl 
fou,  au  lieu  que  vous,  disant  comme  moi... 

le  docteur.  Diable  d'enfant!  il  m'entraîne.  Voyons,  je 
consens  à  tout;  j'irai... 

Guillaume.  Ce  malin,  avant  votre  première  visite? 

le  docteur.  Soit!  mais  à  une  condition;  dans  quinze  jour.- 
vous  viendrez  me  voir,  et  vous  me  direz  ce  que  vous  failes , 
comment  vous  le  faites;  je  vous  examinerai. 

Guillaume.  Vraiment!  vous  aurez  celle  complaisance-là?  Au 
lieu  de  quinze  jours  mettez  un  mois  ,  c'est  accepté. 

le  docteur  (se  levant).  Dans  une  heure  chez  votre  père,  et 
dans  un  mois  ici.  (  Lui  tendant  u  main.  )  Est-ce  entendu,  confrère? 

Guillaume.  Confrère  ,  je  veux  devenir  savant  pour  être  bon 
comme  vous. 

le  docteur  (seul).  Tant  d'ardeur,  seulement  pourles beaux 
yeux  delà  Faculté!  Hum!  (Traversant  l'antichambre  en  redrenml 
litote).  Pourquoi  pas?  tout  commence  à  devenir  possible 
maintenant. 

SCENE  IV. 

US    MOIS    PLUS   TARI). 

(Guillaume   vient  d'expliquer  au  docteur  une  fable  de  Phèdre  ;  il  s'ar- 
rête, et  le  docteur,  sans  rien  dire, reste  les  yeux  fixés  sur  le  livre). 

Guillaume.  Vous  n'êtes  pas  content?  Je  croyais  cependant 
avoir  fait  quelques  progrès. 

le  docteur.  Comment,  je  ne  suis  pas  contenl?  Qui  est-ce 
qui  l'a  dit  cela? 

Guillaume.  Vous-même  ,  en  ne  iii'adressatit  pas  la  parole. 

le  docteur.  Je  réfléchissais  pour  tâcher  de  deviner  par 
j  quels  efforts  de  mémoire  et  d'intelligence  lu  t'-lais  arrivé  à 
apprendre  tout  cela  en  un  mois.  Tiens....  voilà  que  je  te  tu- 
toies maintenant...  C'esl  égal,  va,  je  suis  enchanté  de  loi 
'  Mais  ce  n'est  pas  le  tout  :  il  faut  nie  dire  comment  lu  as  ap- 
pris, avec  qui?  C'est  une  promesse  faite ,  et  que  lu  dnU 
tenir. 


28 


I.AK'IISTK. 


Guillaume.  Mon  Dieu  ,  Monsieur ,  c'est  l>ien  simple.  Mon 
pè)  e  ne  me  l'.iNail  mettre  à  l'établi  qu'A  liuil  lieures  le  malin,  : 
et  le  soir  à  la  même  heure  j'étais  libre  ;  par  conséquent  tout  ; 
le  reste  <lu  temps  était  à  moi.  Il  ne  s'agissait  plus  que  de  j 
trouver  un  maître  ;  mais  voyez  comme  j'ai  du  bonheur,  depuis 
que  vous  m'avez  mis  en  train  :  Au  sixième,  dans  notre  mai- 
son, demeure  un  maître,  répétiteur  dans  une  pension  voisine; 
le  pauvre  homme  est  vieux  et  un  peu  drôle ,  ce  qui  fait  que 
ses  élèves  se  moquent  de  lui  et  qu'on  le  paie  très-peu.  Dans 
sa  chambre,  qui  est  sous  le  toit,  sans  plafond,  il  fait  bien  . 
froid  i  cl  le  bois  est  trop  cher  pour  lui;  nous,  au  contraire  , 
avec  la  bûche  par  voie ,  nous  sommes  bien  chauffés  dans  notre 
loge,  qui  est  petite  ;  je  lui  ai  proposé  de  descendre  tous  les 
matins  à  quatre  heures  pour  se  chauffer,  lout  en  me  donnant 
une  leçon,  assis  devant  la  cheminée  dans  le  grand  fauteuil 
de  cuir  de  mon  père.  Il  voulait  me  quitter  à  Six  heures  pour 
aller  déjeuner  ;  mais  je  l'ai  retenu  jusqu'à  sept  en  lui  offrant 
mon  café  au  lait,  et  en  lui  faisant  accroire  que  je  déjeunais 
plus  tard  avec  mon  père.  De  cette  manière-là  ,  il  continue  à 
m'enscigner  en  tournant  le  marc  avec  une  cuillère,  et  moi  je 
l'écoute  en  surveillant  le  lait  sur  le  réchaud ,  de  peur  qu'il 
ne  se  sauve.  Quand  il  commence  à  manger,  je  récite,  et  si  je 
me  trompe,  il  boche  la  tète,  ou  bien  il  frappe  sur  la  table  sans 
s'interrompre.  Quand  il  est  parti,  je  fais  le  ménage  de  mon 
père,  qui  croit,  le  brave  homme,  que  j'ai  déjà  déjeuné. 
Dans  la  journée  ,  en  tirant  l'aiguille  ,  j'apprends  par  cœur  ou 
je  repasse  ce  que  je  sais  déjà ,  quelquefois  en  le  chantant , 
pour  égayer  mou  père,  sur  des  airs  qu'il  connaît;  d'autres 
fois  je  lui  fais  des  contes  sur  le  substantif,  qui  a  presque  tou- 
jours avec  lui  un  valet  appelé  adjectif;  il  exige  que  son  do- 
mestique soit  toujours  mis  comme  lui;  quand  il  lui  plaît  de 
s'habiller  en  génitif  ou  en  ablatif,  crac!  il  faut  que  l'autre 
prenne  le  même  costume  ;  comme  cela  je  repasse  mes  règles, 
et  mon  père  m'écoute  avec  de  grands  yeux.  Oh!  c'est  bien 
amusant!  Le  soir,  mon  père  peut  sortir  et  aller  voir  ma  mère, 
quand  elle  ne  peut  pas  venir;  moi ,  je  fais  alors  mes  devoirs  , 
et  les  locataires  s'en  trouvent  très-bien  :  car  ,  à  quelque  heure 
qu'ils  rentrent,  au  premier  coup  je  tire  ,  je  regarde  par  la  lu- 
carne ,  cela  me  fait  prendre  l'air  un  moment  ;  puis  je  me  re- 
mets à  la  besogne.  Je  vous  assure  que  depuis  un  mois  j'ai 
bien  gagné  comme  portier. 

il.  mu  1 1  ru .  Mon  brave  Guillaume  ,  si  je  ne  m'attendris  pas 
en  t'écoutant ,  c'est  qu'un  médecin  ne  doit  jamais  s'attendrir; 
lu  verras  cela  plus  lard,  c'est  un  principe;  mais,  sur  l'hon- 
neur !  lues  un  brave  et  noble  enfant.  Ah  çà  ,  parlons  raison, 
cependant.  Tu  dois  avoir  besoiu  d'argent? 

Guillaume.  Mais  non,  puisque  je  vous  dis  que  je  fais  ma 
journée  comme  à  l'ordinaire. 

if  docteur.  Mais  pour  les  livres  qui  te  sont  nécessaires? 

Guillaume.  J'avais  cinquante  francs  à  la  caissed'épargne. 

le  docteur.  Je  ne  veux  pas  que  lu  le  passes  de  déjeuner. 

Guillaume  (riant).  Jusqu'à  ce  que  j'aie  élé  malade,  le  méde- 
cin n'a  rien  à  y  voir. 

le  docteur.  Kst-ce  que  tu  ne  peux  pas  me  faire  le  plaisir 
de  me  demander  quelque  chose? 

Guillaume  ( sérieusement ).  Merci,  docteur,  j'ai  lout  ce  qu'il 
me  faut.  *» 

i.e  nocTF.i  k.  Il  ne  lui  manque  plus  que  d'ôlre  lier,  à  ce  petit 
trùlc-la! 


giii.i.aume.  Ne  vous  fâchez  pas:  à  l'époque  de  mon  exa- 
men, de  mes  inscriptions,  car  j'ai  appris  que  ce  n'est  pas 
lout  de  savoir,  el  qu'il  faut  encore  payer,  à  ce  moment  j  au- 
rai recours  à  vous. 

i.e  docteur.  J'y  compte.  Adieu,  mon  garçon;  à  bientôt. 
Tu  viendras  m'expliquer  du  Qiiiiile-C.urco.  (  a  pan  en  lui  serrant 
la  main:     lielle  el  riche  naliirc! 

Guillaume  (à  pan.  S'il  y  a  une  lettre  à  lui  monter,  je  lui 
raconterai  tout  ce  que  m'a  dit  le  docteur. 

s<:i:m:  y. 

Sl\    MOIS    APRÈS    LA    PIIMl'llIMI 

[Le  docteur  enirc  arec  Guillaume ,  et  pose  sur  son  bureau  ton  cha 
et  ses  ganu). 

i.e  docteur.  Pourquoi  \iens-lii  à  celte  heure-ci?  Tu  sais 
bien  que  c'est  un  hasard  quand  je  rentre  dans  la  journée'.' 

Guillaume.  Je  vous  aurais  attende  jusqu'au  dîner. 

le  docteur.  Qu'as-lu  donc  de  si  pressé  à  me  dire? 

Guillaume.  Rien  ,  c'esl  seulement  une  carie  que  je  voulais 
vous  montrer. 

LE  DOCTEUR  (  regardant  ce  qu'il  lui  présente  .  Ta  première  in- 
scription à  l'Ecole  de  Médecine!  Et  ton  examen  de  bachelier? 

Guillaume.  Passé  ! 

le  docteur.  Ah!  ma  foi,  r'est  trop:  embrasse-moi.. .  in 
instant,  non  ,  je  soi-  fèehé.  Pour  loiile*  ces  dépenses,  qui  t'a 
donné  de  l'argent? 

GUILLAUME,  lue  personne  à  qui  j'ai  dû  en  demander  avant 
de  m'adressera  vous. 

le  docteur.  Lt  la  promesse  que  tu  m'avais  faite  ? 

Guillaume.  Depuis  lors  mon  esprit  s'est  éclairé,  el  mon 
coeur  s'est  formé.  Il  m'a  semblé  que  quand  on  a  besoin  d'être 
aidé,  la  première  personne  à  qui  l'on  doit  avoir  recours  est 
celle  que  l'on  aime  le  plus. 

le  docteur.  Ainsi,  à  part  Ion  père  el  la  mère  .  il  y  a  quel- 
qu'un que  tu  aimes  plus  que  moi? 

Guillaume.  Oui  ,  car  avise  vous  j'ai. fait  beaucoup  sans  doute, 
mais  pour  elle  j'ai  tout  fait. 

LE  DOCTEUR.    Pour  elle!   voilà  (111  IIOIIUMII. 

Guillaume.  Poiirmc  justifier,  pour  ne  pas  vous  par.iilie 
ingrat,  je  suis  obligé  de  vous  dire  bien  des  chose».  Toute» 
ces  choses  sont  un  secret,  docteur. 

le  docteur.  Tout  secret  confié  est  sacré  pour  moi .  Mon- 
sieur, qui  ne  m'aimez  pas. 

Guillaume.  Oh  !  ne  dites  pas  cela,  avant  de  toul  savoir.  Il  v  a 
plus  de  quatre  ans,  je  n'avais  pas  quinze  ans.  une  jeune  femme 
vint  habiler  la  maison  où  nous  sommes;  Mme  Armamlie  ar- 
rivai! de  la  province  ;  elle  meubla  modestement  un  appar- 
tement au  troisième  étage  ;  el  comme  elle  paya  toujours  un 
trimestre  d'avance,  le  principal  locataire  dispensa  mon  aère 
de  prendre  désinformations.  Dans  les  premiers  lenips.  Mme 
Armandic  n'avait  pour  la  servir  qu'une  femme  de  ménage 
venant  passer  chez  elle  seulement  quelques  heures  de  la  ma- 
tinée. Parfois ,  après  son  dépari,  elle  s'apercevait  d'un  oubli, 
elle  se  souvenait  d'une  course  à  f  ire,  d'une  petite  emplette 
omise,  alors  elle  avait  recours  au  portier,  et  mon  père  me 
mettait  à  sa  disposition.  Ainsi ,  dans  les  deux  premières  an- 


L'ARTISTE. 


2!) 


nées  de  son  séjour  surtout ,  je  fus  souvent  appelé  chez  Mme 
Armandie.  Vous  qui  avez  toujours  vécu  dans  l'aisance  ,  vous 
ne  savez  pas  tout  ce  qu'il  y  a  de  charme  dans  cette  première 
initiation  d'un  enfant  pauvre  au  bien-être  de  la  vie.  Ce  jour 
plus  pur,  plus  grand,  mais  voilé  par  de  blanches  étoffes,  celte 
atmosphère  qui  n'est  plus  la  même,  ce  lustre  de  netteté  qui 
i.'onne  aux  meubles  un  aspect  nouveau,  tout  cela  compose  un 
monde  nouveau  à  peine  entrevu  de  la  pensée,  où  l'on  marche 
avec  respect,  où  l'on  respire  avec  délices,  dont  on  emporte  le 
souvenir.el  qu'on  retrouve  dans  ses  rêves. Pour  bien  avoir  l'his- 
toire de  toutes  mes  sensations,  ajoutez  sur  le  seuil  de  ce  monde 
une  femme  aux  formes  élégantes,  aux  vêtements  gracieux,  à 
la  voix  caressante  ,  aux  manières  douces  et  nobles.  Quand  je 
revenais  haletant  d'une  course  faite  pour  elle,  sa  main  blan- 
che et  effilée  (je  ne  savais  pas  qu'une  main  pût  être  ainsi 
faite)  écartait  mes  cheveux  de  mon  front,  qu'elle  essuyait  avec 
uu  mouchoir  tout  imprégné  de  suaves  odeurs,  en  me  disant  :  Je 
ne  veux  pas,  mon  petit  ami,  que  vous  couriez  ainsi  pour  moi. 
Heureux  du  monde,  vous  apprenez  en  même  temps  que  la  vie 
toutes  ses  jouissances,  et  vos  organes,  essayés  de  bonne  heure 
au  plaisir,  ne  rencontrent  que  rarement  et  une  à  une  des  émo- 
tions inconnues  qui  leur  plaisent;  mais  vous,  docteur,  vous 
comprendrez  peut-être  cette  ivresse  qui  arrive  à  la  fois  par 
tous  les  sens  sollicités  en  même  temps,  et  le  délire  du  pauvre 
enfant  vous  sera  expliqué.  Je  descendais,  les  joues  enflammées, 
le  cœur  palpitant ,  la  poitrine  gonflée,  et  j'étais  heureux  sans 
chercher  d'autres  plaisirs.  Ainsi,  peut-être,  je  fus  préservé  du 
contact  des  mauvais  exemples  et  des  mauvais  penchants.  Mais 
j'avais  des  jours  bien  plus  heureux  encore.  Mme  Armandie 
ne  recevait  jamais  personne  ;  bien  rarement  elle  sortait.  Elle 
ne  se  plaignait  jamais  ;  mais  il  était  facile  de  voir  qu'elle  était 
souffrante  et  qu'elle  avait  du  chagrin.  Quelquefois,  hélas  !  ce 
ne  fut  que  dans  les  premiers  temps,  lorsqu'elle  me  regardait 
encore  comme  un  enfant ,  elle  me  disait  :  Guillaume,  si  vos 
parents  n'ont  pas  besoin  de  vous  ce  soir,  vous  me  ferez  plaisir 
de  monter  une  heure  ou  deux  près  de  moi;  je  suis  fatiguée, 
vous  me  ferez  la  lecture.  Quand  cette  heure  souhaitée  toute 
la  journée  était  arrivée  ,  je  montais  près  d'elle.  L'abat-jour 
d'une  lampe  ne  laissait  arriver  sur  son  visage  qu'une  lumière 
rosée;  je  m'asseyais  à  ses  pieds  sur  un  tabouret,  et  je  commen- 
çais le  livre  dont  elle  avait  d'avance  marqué  tous  les  passages. 
Je  m'étais  exercé  à  lire  plus  vite  des  yeux  que  de  la  voix,  et 
souventainsi,  enachevantde  prononcer  ma  phrase,  je  pouvais 
lever  mon  regard  vers  elle  et  la  contempler  quelques  secon- 
des, tandis  qu'elle  m'écoutait  les  yeux  fermés.  Il  arrivait  par- 
fois que  je  ne  comprenais  pas  bien  ce  que  je  lisais  :  je  lui  de- 
mandais alors  ce  que  cela  voulait  dire  ;  car  elle  m'avait  re- 
commandé de  la  questionner.  Sa  réponse  était  toujours  faite 
avec  tant  de  charme  et  de  bonté,  que  ma  voix  me  paraissait 
rauque  et  le  livre  moins  intéressant  quaud  je  recommençais 
ma  lecture.  Un  jour,  elle  venait  de  m'expliquer  qu'il  faut  rem- 
plir ses  devoirs,  même  jusqu'à  en  souffrir,  même  jusqu'à  en 
mourir;  en  finissant  sa  voix  faiblit,  et  des  larmes  coulèrent  le 
long  de  ses  joues;  ma  tête  s'était  posée  sur  ses  genoux  pour 
mieux  l'écouler  ;  pendant  qu'elle  essuyait  ses  yeux,  je  fis  un 
léger  mouvement  et  je  baisai  sa  robe.  Elle  ne  s'en  aperçut 
pas;  plusieurs  fois  encore  depuis,  j'ai  fait  la  même  chose. 
Mais  tant  de  bonheur  dura  peu  ;  la  santé  de  Mme  Armandie 
paraissait  s'altérer  davantage  :  elle  prit  une  domestique,  et  je 


n'aurais  plus  eu  de  prétexte  pour  la  voir,  si  je  n'avais  été 
chargé  depuis  longtemps  de  monter  leurs  lettres  aux  loca» 
taires.  Mme  Armandie  eu  recevait  d'Angleterre ,  et  en  les  lui 
portant  je  pouvais  encore  causer  quelques  instants  avec  elle  : 
mais  c'était  bien  rare.  Le  chagrin  me  prit  et  fut  d'autant  plus 
grand  ,  que  chaque  fois  que  je  la  voyais,  je  la  trouvais  plus 
pâle  et  plus  abaltue.  Je  passais  mes  nuits  à  pleurer,  et  malgré 
tous  mes  efforls,  dans  la  journée  ma  tristesse  paraissait  encore. 
Tous  les  projets  que  peut  imaginer  une  tête  d'enfant  s'agi- 
taient, se  combattaient,  se  succédaient  dans  mon  cerveau.  Un 
jour  enfin  ,  je  m'écriai  :  Médecin,  je  pourrais  la  voir  sou- 
vent, tous  les  jours  !  je  pourrais  bien  plus  encore,  la  soulager, 
la  guérir  ,  la  sauver.  Médecin  !  je  serai  médecin  !  Depuis  ce 
jour-là  ce  fut  ma  pensée  unique  ,  un  désir  sans  trêve  ,  un  désir 
si  puissant,  qu'un  instinct  m'avertissait  qu'à  force  de  vouloir 
je  repoussais  les  obstacles.  Avais-je  lort?(Monirantsa  carie  d'in- 
scripiion.)  Voyez  ! 

le  docteur.  Je  ne  sais  pourquoi  (on  récit  a  jeté  dans  mon 
esprit  une  tristesse  involontaire  dont  ton  enthousiasme  même 
ne  peut  me  défendre. 

Guillaume.  Oh  1  que  vous  avez  tort!  Je  suis  si  heureux  ! 

le  docteur.  Et  mes  offres  méprisées? 

Guillaume.  M'y  voici.  Vous  pensez  bien  que  dès  le  jour  où 
vous  eûtes  obtenu  de  mon  père  la  permission  pour  moi  d'es- 
sayer d'étudier,  je  le  dis  à  Mme  Armandie.  Elle  trouva  l'en- 
treprise hasardée,  presque  folle  :  «  Mais  puisque  vous  l'avez 
tentée,  ajouta-t-elle,  il  faut  y  persévérer  avec  courage.  »  Et 
j'allais  régulièrement  lui  reporter  vos  paroles  les  jours  où 
vous  m'interrogiez.  Quand  arriva  l'époque  où  il  fallut  consi- 
gner à  la  Sorbonne  la  somme  exigée  pour  mon  examen  ,  un 
jour,  en  lui  montant  une  lettre,  toujours  d'Angleterre,  je  lui 
dis  :  Madame,  je  suis,  à  ce  que  m'a  dit  mon  maître,  en  état  de 
me  présenter  au  baccalauréat;  cela  coûte  soixante-trois  francs. 
Le  docteur  AVistlove  m'a  offert  lout  ce  dont  j'aurais  besoin  ; 
mais  je  croirais  manquer  à  ce  que  je  vous  dois,  si  je  ne  vous  les 
demandais  pas  de  préférence.  Elle  me  lendit  la  main:  «Je  vous 
remercie  ,  monsieur  Guillaume.  »  Voilà  pourquoi,  Monsieur, 
je  ne  vous  ai  rien  demandé. 

le  docteur.  Mais,  mon  pauvre  ami,  où  tout  cela  te  conduira- 
l-il  ? 

Guillaume.  Mais  ce  soir,  quand  je  monterai  lui  présenter 
celte  bienheureuse  inscription,  si  elle  allait  encore  me  tendre 
la  main? 

le  docteur.  Eh  bien! 

Guillaume.  Oh  !  ne  prenez  pas  cet  air  de  doute  et  de  cha- 
grin! Je  comprends  trop  vile  et  trop  bien  les  choses  que  vous 
dites  belles  et  bonnes,  pour  ne  pas  sentir  que  je  n'ai  rien  fait, 
rien  pensé  de  condamnable.  Quel  mal  peut  m'arri ver? 

le  docteur.  Tu  ne  sais  pas  même ,  malheureux  enfant, 
quelle  est  cette  femme  que  tu  aimes plus  que  moi. 

Guillaume.  Comment  je  ne  le  sais  pas?  Je  ne  vous  ai  pas 
dit  que  depuis  cinq  ans  je  la  connaisse  la  vois 

le  docteur.  Mais  qui  est-elle?  d'où  vienl-elle? 

Guillaume.  C'est  Mme  Armandie  ;  mais  ce  serait  mal  de 
chercher  à  savoir  ses  secrets. 

le  docteur.  Ce  serait  bien  plus  mal  de  le  causer  un  seul 
chagrin  à  toi.  Quand  mon  fils  sera  grand,  tu  seras  son  ami... 
Ah  !  lu  es  impatient,  tu  roules  ton  chapeau  entre  les  mains  ; 
je  vois  bien  où  vous  allez,  Monsieur.Va  donc,  et  que  le  ciel  te 


:io 


L'ARTISTE. 


protège  !  il  le  doit  cela.  (Bad.)  J'aimerais  mieux  qu'il  eût  aimé 
la  médecine  pour  elle-même. 

SCÈNE  VI. 

QUINZE    MOIS   PUS  TARD. 

Le  docteur  dans  son  faulcuil  ;  Guillaume  entre  ;  lo  docteur  lui  fait  signe 
de  s'asseoir. 

lk  docteur.  Voilà  la  première  fois,  Guillaume,  que  je  n'é- 
prouve pas  un  véritable  plaisir  à  vous  voir  entrer  chez  moi  ; 
loin  de  là  ,  je  vous  attendais  avec  chagrin  ,  et  je  vous  reçois 
avec  embarras.  Comme  vous  voilà  pâle  et  changé!....  Puisque 
vous  ne  me  parlez  pas,  il  faut  bien  que  je  vous  apprenne 
pourquoi  je  vous  ai  fait  dire  de  passer  chez  moi.  Vous  savez 
avec  quel  plaisir,  ceci  n'est  pas  un  reproche,  je  me  suis  em- 
pressé de  vous  recommander  à  vos  professeurs  ,  qui  de  leur 
côté  avaient  la  complaisance  de  me  rendre,  toutes  les  quin- 
zaines, compte  de  vos  travaux.  L'avant-dernière  note  vous 
supposait  indisposé;  il  y  avait  un  ralentissement  de  zèle  dont 
on  espérait  la  fin  prochaine.  Mais  voyez  la  note  d'hier  :  des 
inexactitudes  non  motivées, enfin  une  absence  totale;  et  l'on 
sait  que  vous  n'êtes  pas  malade,  on  vous  voit  courir  la  ville  en 
tous  sens. 

GUILLAUME.  (  Dans  un  profond  accablement.)  Perdu!  Monsieur, 
perdu  ! 

le  docteuh.  Qui,  perdu?  parlez,  que  voulez-vous  dire? 

vous  pleurez! Voyons,  Guillaume,  parle-moi;  voyons, 

mon  ami...;  c'est  de  la  faiblesse  tout  cela.  Allons,  donne- 
moi  ta  main...  Mon  Dieu!  je  ne  t'en  veux  pas  ,  je  suis  bien 
plus  tourmenté  que  fâché.  Tu  n'as  donc  pas  de  confiance  en 
moi? 

Guillaume.  Ah!  Monsieur,  le  ciel  ne  m'a  pas  protégé! 

le  docteur.  Tout  cela  ne  m'apprend  rien,  sinon  que  tu  es 
malheureux,  et  me  laisses  sans  secours  à  Courir,  sans  con- 
seils à  te  donner. 

Guillaume.  Ah!  il  n'y  a  rien  à  faire,  vous  le  verrez  bien 
vous-même;  car  vous  avez  le  droit  de  tout  savoir.  11  y  a  un 
mois,  j'étais  monté  chez  elle... 

le  docteur.  Je  voyais  bien  qu'elle  était  pour  quelque  chose 
dans  tout  cela. 

Guillaume.  Plus  empressée  qu'à  l'ordinaire  ,  elle  ouvrit  la 
lettre  aussitôt  que  je  la  lui  eus  remise ,  et  j'attendis  qu'elle 
eût  fini  de  la  lire;  cette  lettre  n'avait  sans  doute  que  peu  de 
lignes,  car,  prenant  la  première  la  parole  :  «Voilà,  nie  dit- 
elle  ,  un  bien  graud  changement  qui  se  prépare.  »  Ce  mot 
changement  me  donna  froid.  «  Comment  donc.  Madame? 
—  Je  serai ,  je  crois,  obligée  de  partir  bientôt.  —  Pour  bien 
loin  ?  —  Assez  loin.  —  Pour  longtemps?  —  J'ignore  si  je  re- 
viendrai. »  Je  ne  répondis  pas,  mais  sans  doute  ma  figure 
a  'altéra,  car  Mme  Armandic  continua:  «Cette  séparation  vous 
afflige;  je  n'en  doutais  pas,  et  vous  êtes  certain  aussi,  sans 
doute ,  que  je  regretterai  beaucoup  le  seul  ami  que  j'aie  eu 
ici.  Je  ne  puis  vous  dire  un  secret  qui  ne  m'appartient  pas 
tout  entier;  mais,  pour  diminuer  votre  peine ,  je  puis  vous 
dire  que  ce  départ  est  un  premier  pas  vers  un  avenir  meilleur 
pour  moi.  »  Je  sentais  des  larmes  dans  ma  gorge  ,  j'aurais  en 
vain  essayé  de  parler;  j'eus  honte  de  tant  de  douleur,  et  sans 
dire  une  parole  je  m'enfuis.  Mais  au  lieu  de  descendre  chez 


mon  père  ,  je  montai  dans  la  petite  chambre  de  mou  ancien 
maître,  cl  là,  seul ,  je  pus  m  "abandonner  à  tout  mon  rtfjtr 
poir.  Je  n'aurais  jamais  pu  lui  dire  une  parole  démon  amour, 
je  lui  écrivis.  Je  lui  racontai  tout  ce  qui  s'était  passé  en  moi 
depuis  que  je  la  connaissais;  comment  elle  m'avait  fait  ce 
que  j'étais ,  comme  clic  élail  devenue  le  mobile  lout-puissaiil. 
le  but  unique  de  toutes  mes  actions  et  de  toutes  mes  pensées. 
Je  ne  sais  plus  tout  ce  que  je  lui  disais  ,  mais  j'éprouvais 
tant  de  poignantes  angoisses  en  écrivant,  qu'on  devait  sentir 
de  la  pitié  à  me  lire.  Je  n'osai  pas  rentrer  chez  elle  pour  lui 
remettre  celle  lettre;  je  la  gardai  toule  la  soirée,  toute  la 
nuit  ;  je  la  baisais  .  je  pleurais  c.'essus.  Je  lui  faisais  loulcs  les 
recommandations  qu'on  fait  à  une  personne  qui  doit  plaider 
pour  vos  plus  chers  intérêts.  Le  lendemain  ,  de  bonne  heure, 
je  la  remis  à  la  domestique,  et  je  partis  pour  les  cours;  après 
les  cours,  j'errai  dans  Paris,  dans  la  campagne,  toute  la 
journée.  En  rentrant  dans  la  loge  de  mou  père,  je  regardai 
sur  tous  les  meubles,  espérant  apercevoir  quelque  lettre  ;  il  n'y 
avait  rien.  Une  longue  absence  ,  l'agitation  que  je  ne  pouvais 
maîtriser,  inquiétèrent  beaucoup  mon  père,  qui  me  questionna 
à  plusieurs  reprises;  ce  ne  fut  qu'après  une  heure  qu'il  me 
dit  enfin  :  «A  propos  ,  Mme  Armandic,  qui  est  sortie  aujour- 
d'hui presque  toute  la  journée  ,  m'a  chargé  de  te  «lire  que 
demain,  en  rentrant  de  l'École  de  Médecine,  vers  quatre 
heures,  lu  trouverais  ici  un  billet  d'elle,  et  elle  m'a  répété 
plusieurs  fois  de  te  bien  recommander  de  faire  ce  qu'elle 
t'y  dirait.»  Elle m'écrire  !  que  m'écrira-t-elle?  voilà  tout  ce  que 
je  pensai  jusqu'au  lendemain,  jusqu'à  l'heure  où  je  rentrai. 
Mon  père  chantait  sur  son  établi ,  et  près  de  lui  était  un  billet 
qu'il  me  montra  d'un  signe  de  lête.  Je  remportai  comme  une 
proie,  pour  le  lire  seul.  Le  voilà...;  je  ne  pourrais  pas  le  lire 
haut.  Lisez,  docteur. 

le  docteur  déploie  lentement  le  billet  cl  lit  :  «  Mon  ami,  mon 
ignorance  du  monde,  augmentée  encore  par  la  profonde  soli- 
tude où  je  vis  depuis  six  ans  ,  m'a  fait  commettre  une  grande 
faute,  puisque  vous  m'aimez,  et  j'en  suis  cruellement  punie 
par  les  souffrances  que  vous  éprouvez.  Tout  en  vous  plaignant 
d'avoir  nourri  si  longtemps  de  telles  pensées  pour  une  femme 
qui  a  dix  ans  de  plus  que  vous,  je  vous  remercie  de  ne  pas 
me  les  avoir  fait  connaître  plus  tôt;  je  me  serais  trouvée  bien 
isolée  loin  du  seul  ami  que  j'eusse  en  l'rance.  Aujourd'hui  je 
pars  potir  moi,  pour  un  autre  encore  ,  non  contre  vous.  Oui , 
Guillaume,  quand  vous  lirez  cet  adieu,  je  serai  déjà  à  plu- 
sieurs lieues  de  vous  ;  mais  soyez  sûr  qu'au  moment  où  vous 
tenez  ce  billet,  je  prie  pour  que  vous  perdiez  même  tout  sou- 
venir de  moi ,  si  vos  regrets  doivent  être  une  trop  vive  dou- 
leur. Vous  êtes  un  noble  et  excellent  jeune  homme  ,  et  si 
j'avais  une  fille,  je  m'efforcerais  de  la  rendre  digne  de  vous. 
Continuez  des  études  entreprises  avec  tant  de  courage  et  de 
succès  ;  vous  avez  un  sincère  ami  dans  le  docteur  dont  vous 
m'avez  si  souvent  parlé;  il  vous  secondera  si  vous  lui  dites 
toutes  vos  pensées;  et  vous  ferez  bien:  ses  MNJta  cl  affec- 
tueuses paroles  vous  apporteront  courage  et  consolation. 
(S'interrompant.)  Diable  de  femme,  va!  il  npiwij  Ma  position 
est  telle  que  je  suis  obligée  de  partir  à  l'improvistc,  cl  de  ca- 
cher le  lieu  où  je  vais.  Je  vous  confie  le  soin  de  mes  intérêls  : 
la  clef  de  mon  appartement  vous  sera  remise;  faites  vendre, 
je  vous  prie,  lout  le  mobilier  que  j'y  laisse.  Ne  connaissant 
aucun  banquier  à  Paris,  je  vous  prie  de  garder  cet  argent, 


L'ARTISTE. 


:il 


dont  vous  me  paierez  les  intérêts  ;  mais  je  ne  pourrai  pas 
vous  les  aller  demander  avant  dix  ans.  Si  alors  vous  ne  me 
voyez  pas  venir,  c'est  que  je  n'exislerai  plus;  mais  vous  aurez 
eu  une  part  aux  dernières  pensées  de  votre  bien  sincère 
amie.»  (Moment  de  silence-.)  Ta  pleures!  et  quand  je  pleurerais 
avec  toi!  qu'y  faire?  Cette  femme  a  raison. 

Guillaume.  Raison  1  elle  a  raison  de  partir,  quand  je  l'aime 
ainsi,  quand  j'en  meurs,  moi,  de  son  départ? 

le  docteur.  Mciis  (I  elle  y  était  forcée  par  un  devoir?  Si 
elle  était  mariée  ? 

Guillaume.  Mariée  !  mais  vous  voulez  donc  me  tuer  tout  de 
suite,  à  me  dire  de  ces  choses-là  ? 

le  docteur.  Voilà  l'état  où  tu  es  depuis  quinze  jours,  et  lu 
n'es  pas  venu  me  voir!  Qu'as-tu  donc  fait,  malheureux? 

Guillaume.  J'ai  couru  dans  toutes  les  messageries,  dans 
toutes  les  entreprises  qui  peuvent  conduire  en  Angleterre  ; 
je  n'ai  rien  découvert.  Elle  n'est  point  allée  là,  j'en  suis  sûr; 
je  continue  mes  recherches  ,  oh  !  je  trouverai  !  je  trou- 
verai ! 

le  docteur.  Et  quand  tu  sauras  où  elle  est ,  que  feras-tu  ? 

Guillaume.  J'irai  la  voir,  lui  parler!  Je  ne  lui  ai  jamais 
parlé,  je  lui  ai  écrit  ;  mais  je  ne  sais  pas  écrire  ;  je  lui  aurai 
mal  dit  ce  que  j'éprouvais.  Elle  m'aura  mal  compris;  mais 
quand  je  serai  là,  à  ses  pieds....  Enfin,  si  comme  mainte- 
nant la  voix  me  manque ,  mes  sanglots  lui  diront  bien  quel- 
que chose  aussi.... 

le  docteur.  Guillaume,  mon  enfant,  renonce  à  ce  projet. 

Guillaume.  Oh  !  je  ne  vous  promels  pas  cela ,  je  ne  veux 
pas  vous  le  promettre. 

le  docteur.  Ne  promets  donc  rien,  mais  écoute  :  Depuis 
quelque  temps  je  sens  le  besoin  d'avoir  près  de  moi  un  jeune 
homme  studieux  qui  m'aide  dans  mes  travaux ,  dans  mes 
recherches;  veux-tu  me  rendre  ce  service?  Tu  viendras  de- 
meurer avec  moi.  Tiens,  je  crois  que  nous  travaillerons  bien 
tous  deux  ainsi;  nous  ferons  de  bonnes  choses  ensemble,  lu 
verras. 

Guillaume.  Oh  !  Monsieur,  je  suis  bien  malheureux  ! 

le  docteur.  As-tu  un  autre  confident  que  moi?  (Guillaume 
rait  signe  que  non.)  liaison  de  plus  alors  pour  nous  réunir  le  plus 
tôt  possible.  Veux-tu  dès  demain  matin? 

Guillaume.  11  m'est  venu  une  nouvelle  idée,  et  je  vais  faire 
de  nouvelles  démarches  ce  soir. 

le  docteur.  Tu  me  diras  demain  ce  que  tu  auras  décou- 
vert. Ainsi  je  t'attends. 

Guillaume.  Oui ,  Monsieur,  je  viendrai,  car  vous  avez  tou- 
jours été  bien  bon  pour  moi. 

le  docteur  (sur  le  seuil  de  son  cabinet).  Tu  as  le  cœur  bien 
placé,  Guillaume,  je  ne  le  dis  plus  qu'un  mot;  n'oublie  pas 
ton  père  et  la  mère. 

Guillaume.  Ali  1  Monsieur,  c'est  affreux  à  dire;  mais  je 
pense  bien  rarement  à  eux. 

SCÈNE  SEPTIÈME. 

HUIT    JOURS    APRÈS    LA    PRÉCÉDENTE. 

(Le  docteur  travaille  encore.  Jean  apporte  le  journal.) 

le  docteur  (vivement).  Eh  bien!  chez  M.  Philippe? 
jean.  Pas  encore  de  nouvelles. 


le  docteur.  Comment  depuis  huit  jours  ils  ne  savent  pas 
ce  qu'il  est  devenu?  lis  n'ont  pas  reçu  de  lettre  ? 

jean.  Non.  Monsieur.  Seulement,  hier  soir,  un  de  leurs  amis 
est  venu  leur  dire  qu'il  était  certain  que  M.  Guillaume  avait 
pris  la  roule  do  Belgique.  (Jean  son.) 

le  docteur  (en  déployant  son  journal).  Le  malheureux  !  le  mal- 
heureux !  (  Il  parcourt  la  feuille  jusqu'à  l'article  qui  suit:)  «  ItruxelleS. 

Un  événement  bien  déplorable  a  mis  en  mouvement  hier 
(oute  la  rue  de  la  Montagne.  Un  jeune  homme  était  arrivé 
hier  par  la  diligence;  il  a  demandé  à  l'hôtel  quelques  ren- 
seignements sur  une  dame  qui  y  habile  depuis  une  quinzaine 
de  jours  avec  son  mari;  puis  il  est  monté  dans  sa  chambre  e( 
s'est  brûlé  la  cervelle.  On  dit  que  ce  jeune  homme  est  un 
étudiant  en  médecine  de  Paris.  (  Le  docteur  se  renverse  dans  son 
fauteuil  et  se  couvre  le  visage  de  ses  deux  mains.) 

Prosper  DINAUX. 


VAUDEVILLE.  —  PALAIS-ROYAL  :  Denise ,  l'Article  960, 
la  Rose  jaune  ,  Manon  Giroux. 


°  e  Vaudeville  a  donné  trois  pièces 
en  une  semaine  ,  et  parmi  ces  trois 
pièces  il  y  a  eu  un  succès  et  la  moitié 
d'un  autre.  Il  y  a  tant  de  Ihéàlres  à  celle 
heure  qui  se  contenteraient  de  celle  moi- 
tié! Denise,  la  première  qui  ait  fait  son 
apparition,  est  un  mauvais  imbroglio  au- 
quel personne  n'a  rien  compris ,  et  nous  moins  que  per- 
'  sonne.  On  y  voit  une  blanchisseuse  pleine  de  vertu  ,  qui 
jure  comme  un  grenadier  de  la  vieille  garde;  un  oncle  qui 
cherche  une  nièce;  et  uninlrigantqui,  au  lieu  d'une  nièce, lui 
fait  trouver  un  neveu.  Un  déluge  de  mariages  couronne  cette 
mer  d'innocence  sur  laquelle  auteurs,  acteurs  et  public,  se 
sont  trouvés  embarqués  pendant  une  heure.  Dieu  préserve 
de  l'innocence  le  théâtre  du  boulevart  Bonne-Nouvelle! 

La  science  du  droit  s'est  pour  le  moment  réfugiée  au  Vau- 
deville. C'est  lui  qui  à  cette  heure  se  charge  de  nous  expli- 
quer le  Code,  et  l'article  960  vient  d'être  de  sa  part  l'objet 
d'un  commentaire  qui  vaut  presque  celui  de  nos  juriscon- 
sultes les  plus  renommés.  L'article  960  est  ainsi  conçu  :  «Toute 
donation  entre  vifs  est  révocable  par  survenance  d'enfanl.  » 


L'ARTISTE. 


Voici  maintenant  l'explication  par  les  faits.  M.  Chaubert,  c'est 
un  nom  beaucoup  moins  commun  que  Chabcrt,  est  un  vieux  et 
ricbe  garçon  qui  a  eu  l'imprudence  de  se  marier  à  une  femme 
encore  jeune  et  jolie.  Cette  femme  consent  bien  à  partager  la 
fortune  de  Chaubert,  mais  elle  ne  saurait  consentir  à  partager 
son  amour,  qui,  selon  elle,  s'énonce  un  peu  trop  en  chiffres 
commerciaux,  ne  parle  que  par  doit  el  avoir,  et  sent  son 
épicier  d'une  lieue.  A  Mme  Chaubert,  il  faut  une  àrae 
jeune,  enthousiaste  et  poétique,  qui  sache  la  comprendre. 
Uu  petit  cousin  qui  vient  de  sortir  de  son  collège ,  dans  toute 
la  fleur  de  ses  illusions  et  de  son  innocence,  serait  par- 
faitement son  affaire  si  une  excessive  timidité,  le  plus 
clair  bénéfice  de  bonnes  études  classiques,  n'arrêtait  dans  son 
cœur  la  déclaration  de  ses  sentiments  amoureux.  II  se  trouve 
heureusement  près  de  lui  une  espèce  de  courtier  d'amour, 
nommé  Gerville,  qui,  croyant  avoir  à  se  plaindre  de  Chau- 
l>ert,  veut  se  venger  de  lui  en  complétant  l'éducation  du  col- 
légien et  en  guidant  ses  premiers  pas  dans  la  carrière  diffi- 
cile du  sentiment.  Lorsque  tout  commence  à  bien  aller,  et  que 
le  collégien  est  devenu  assez  fort  pour  pouvoir  se  passer  de 
leçons, Chaubert,  pris  d'un  beau  repentir  pour  son  ingratitude 
envers  Gerville,  s'avise  de  faire  donation  à  ce  dernier  d'une 
maison  d'un  rapport  de  12,000  francs.  Par  suite  de  l'acte 
960,  cette  donation  deviendra  nulle  en  cas  de  survenauce  d'en- 
fant. Gerville  est  bien  tranquille  du  côté  de  Chaubert,  mais  il 
l'est  beaucoup  moins  sur  le  petit  lycéen,  qu'il  a  mis  lui-même 
en  bonne  route  d'être  aimé  et  qui  a  bien  profité  de  ses  le- 
çons. Le  voilà  donc  occupé  désormais,  pour  conserver  sa  do- 
nation ,  à  défaire  son  ancien  ouvrage ,  à  veiller  sur  la  vertu 
de  Mme  Chaubert,  à  laquelle  il  est  plus  intéressé  à  cette  heure 
que  s'il  était  lui-même  le  mari.  Le  voilà  qui  les  espionne  et 
s'attache  à  leurs  pas;  il  fait  tant  qu'il  parvient  à  faire  ren- 
voyer le  lycéen  par  le  mari,  et  à  se  faire  renvoyer  lui-même 
par  la  femme  ;  mais  peu  lui  importe  :  il  a  eu  soin  de  se  faire 
remplacer,  pour  veiller  à  cette  précieuse  vertu,  par  un  vieux 
serviteur  qu'il  a  intéressé  à  sa  cause  par  une  donation  de 
rente  hypothéquée  sur  la  donation  même  qui  lui  a  été  faite 
par  Chaubert. 

Cette  petite  comédie  est  pleine  d'esprit,  d'originalité, 
d'adresse  ;  elle  a  été  jouée  avec  beaucoup  de  finesse  par  Bar- 
dou  et  Mme  Balthazar. 

Une  très-spirituelle  nouvelle,  de  M.  Charles  de  Bernard  , 
a  fourni  la  donnée  de  la  troisième  pièce  du  Vaudeville;  l'au- 
teur de  la  pièce  a  suivi  pas  à  pas  la  nouvelle,  el  c'est  ce  qu'il 
avait  de  mieux  à  faire;  et  bien  que  la  fille  ne  vaille  pas  la 
mère  ,  on  lui  a  beaucoup  pardonné  en  faveur  de  son  origine 
et  de  sa  ressemblance  avec  elle.  Un  jeune  homme  va  se  ma- 
rier; tout  est  à  peu  près  convenu,  sauf  les  préparatifs,  et 
pour  en  arrêter  les  dernières  bases  il  a  envoyé  chez  ses 
futurs  parents  un  de  ses  amis  chargé  de  le  représenter  et  de 
hâter  le  jour  qui  doit  le  rendre  l'heureux  époux  de  celle 
qu'il  aime.  L'ami  Bandeuil  part  avec  le  ferme  dessein  de 
remplir  dignement  la  mission  qui  lui  a  été  confiée.  Mais  le 
hasard  est  si  grand!  Dans  cette  jeune  personne,  à  laquelle 
il  devait  faire  l'amour  par  procuration,  il  rencontre  une  jeune 
fille  qu'il  a  trouvée  l'hiver  passé  au  bal  de  l'Opéra,  dont  il  a 
entrevu  un  moment  le  gracieux  visage,  et  dont  il  a  gardé 


depuis  ce  moment  dans  son  cœur  les  trait»  adorés.  La  jeune 
fille  en  a  fait  autant  de  son  côté,  el  heureux  de  se  retrouver, 
ils  se  mettent  ensemble,  pour  assurer  le  leur,  à  défaire  le 
mariage  projeté.  Le  Cancé  arrive  sur  ces  entrefaites,  mais  il 
arrive  trop  tard  :  la  place  dans  le  cœur  et  dans  la  maison  de 
ses  futurs  parents  était  déjà  prise.  Lepeinlre  a  obtenu  un 
succès  de  fou  rire  dans  le  rôle  de  Simart. 

Le  Palais-Royal  a  mis  en  vaudeville  le  portrait  que  Vadé 
nous  avait  tracé  de  Manon  Giroux.  La  plus  belle  des  dames  de 
la  Halle,  la  plus  libre  en  gestes  et  en  paroles,  Manon,  en  est 
aussi  la  plus  vertueuse;  elle  est  l'orgueil  de  ses  compagnes, 
et  aussi  le  désespoir  de  tous  les  forts  qui  font  sentinelle  au- 
tour d'elle,  de  tous  les  muguets  qui  viennent  soupirer  sur  le 
pas  de  sa  porte,  de  tous  les  grands  seigneurs  qui  la  lorgnent 
en  passant  du  haut  de  leur  équipage.  Mais  Manon  n'est  pas 
seulement  jeune  el  belle  ,  elle  est  encore  ambitieuse  ;  elle  a 
rêvé  un  beau  jour  qu'elle  pourrait  débuter  dans  les  chœurs 
de  danse  de  l'Opéra,  et  depuis  qu'elle  a  formé  ce  désir,  elle 
est  triste  et  soucieuse. 

Un  capitaine  des  gardes  parvient  à  pénétrer  son  secret ,  et 
se  présentant  à  elle  sous  le  nom  du  régisseur  de  l'Opéra ,  il 
l'attire  dans  sa  petite  maison.  Manon,  en  entrant  dans  cette 
demeure,  qu'elle  croit  celle  du  directeur,  y  trouve  tous  les 
amis  du  capitaine  à  qui  ce  dernier  a  fait  prendre  des  cos- 
tumes de  caractère ,  ce  qui ,  pour  le  moment ,  donne  au 
salon  l'apparence  de  coulisses  d'Opéra  et  décide  totalement 
Manon.  Aussi  elle  ne  se  fait  plus  prier;  elle  chante,  elle  danse, 
elle  déclame,  aux  applaudissements  de  l'assemblée  et  sur- 
tout du  capitaine,  qui  s'attend  à  ce  qu'au  souper  la  jeune 
fille  s'adoucira  pour  lui.  Mais  avant  ce  souper,  l'amoureux 
de  Manon,  celui  que  la  jeune  fille  devait  épouser  si  les  désirs 
de  grandeur  ne  s'étaient  emparés  d'elle ,  Jérôme  Dubut,  le 
fort  de  la  Halle,  arrive  et  explique  à  Manon  qu'elle  est  la 
victime  d'un  infernal  complot  tramé  contre  sa  vertu.  Alors 
la  scène  change  et  devient  tout  à  la  fois  tragique  et  burles- 
que. Manon  appelle  ses  compagnons  de  la  Halle  à  son  se- 
cours, et,  leur  racontant  la  mystification  que  la  cour  et  la 
finance  avaient  voulu  faire  subir  à  leur  respectable  corps 
dans  sa  personne ,  elle  souffleté  l'un ,  bat  l'autre ,  les  myslifie 
tous.  Manon  est  guérie  de  l'ambition,  et  elle  rentre  à  la 
Halle  sous  le  bras  de  Jérôme  Dubut,  qu'elle  accepte  définiti- 
vement pour  époux. 

Cette  pièce  ne  manque  pas  d'intérêt;  elle  est  vive,  animée: 
elle  a  des  détails  gais  et  heureux,  et  les  trois  principaux  rôles 
sont  très-bien  joués  par  Mme  Leménil,  Levassor  et  Sainville. 
Mais  le  plus  grand  tort  de  Manon  Giroux  est  de  venir  après 
Madelon  Friqucl,  et  d'être  aussi  un  vaudeville  vertueux. 

A.  L.  C. 


Typographie  de  lacrampc  et  Comp  ,  rue  Damiclte,  S.—  Fonderie  de  Thorey,  Vircy  et  Moret. 


E/A3MFÏÏOT3S  . 


Tmp  dt  Lemrmer.BenirdetC 


Jeune  fille  brodant  une  Echarpe . 


L'ARTISTE. 


QoncQUta 


POUR   LES  PRIX   DE  ROME. 


gfirap'îfWKc, 


ntke  toutes  les  tragédies  d'Eschyle, 
il  en  est  une  qui,  soit  par  les  mœurs 
quelle  peint,  soit  par  les  senti- 
ments qu'elle  exprime ,  soit  par  les 
usages  auxquels  elle  fait  allusion, 
,  soit  par  le  sujet  même  et  la  manière 
'/  \  dont  il  a  été  mis  en  œuvre ,  s'éloi- 
gne plus  complètement  que  pas  une  autre  de  toute  ana- 
logie avec  les  choses  de  notre  temps;  il  en  est  une  dont 
Racine  a  vainement  essayé  de  transporter  dans  notre 
langue  la  sublime  poésie  ,  une  dont  il  a  vainement  tenté 
de  faire  vivre  les  personnages  sur  notre  théâtre.  Racine, 
le  grand  Racine ,  le  poëte  familiarisé  dès  l'enfance  avec 
les  pures  expressions,  les  sublimes  délicatesses,  les  ter- 
ribles beautés  de  son  modèle,  Racine  a  échoué;  et  malgré 
les  grandes  qualités  qui  s'y  rencontrent ,  la  pièce  dans 
laquelle  il  a  essayé  de  lutter  avec  le  père  de  la  tragédie 
antique  est  à  peu  près  oubliée  maintenant  :  on  ne  joue 
plus  les  Frères  ennemis,  et  peu  de  gens  ont  lu  cette  pâle 
imitation  des  Sept  devant  Thèbes. 

Entre  tous  les  sujets  que  la  tragédie  d'Eschyle  peut 
offrir  à  la  peinture  et  à  la  sculpture ,  il  en  est  un  que  les 
plus  grands  artistes  de  l'antiquité  n'ont  abordé  qu'en 
tremblant,  et  devant  lequel  nombre  d'artistes  modernes 
ont  échoué,  depuis  Girodet,  qui  avait  le  rare  avantage  de 
s'être  familiarisé  avec  la  langue  grecque,  assez  avant 
pour  étudier  dans  le  texte  original  la  pensée  de  son 

2r  SÉRIE,  TOME  IV,  3e  LIVRAISON. 


auteur,  jusqu'à  lïaxman,  qui  avait  consacré  une  partie 
de  sa  vie  à  traduire  avec  le  crayon  le  théâtre  d'Eschyle 
tout  entier. 

Eh  bien,  c'est  ce  poète ,  c'est  cette  tragédie,  c'est  cette 
scène  que  l'Académie  est  allée  choisir  pour  en  faire  lo 
sujet  du  concours  de  sculpture  de  cette  année.  Et  comme 
si  ce  n'était  pas  assez  des  horribles  difficultés  devant  les- 
quelles tant  d'artistes  éminents  ont  échoué,  le  pro- 
gramme qu'elle  a  donné  à  ses  élèves  n'indique  même  pas 
les  personnages  d'une  façon  suffisante. 

En  effet,  ce  n'était  pas  assez  de  tracer  en  quelques 
mots  la  position  d'Etéocle  et  de  Polynice ,  des  assiégeants 
et  des  assiégés,  et  de  citer  à  la  suite  ce  fragment  du  pas- 
sage dans  lequel  l'espion  rend  compte  à  Étéocle  des 
dispositions  de  l'ennemi  :  «  J'ai  vu  de  mes  yeux  Sept 
«  Chefs  furieux  immolant  un  taureau  sur  un  bouclier 
«  noir;  tous  la  main  dans  le  sang  de  la  victime,  ils  ont 
«  juré  par  le  dieu  Mars  ,  par  Rellone  et  l'épouvante 
«  amie  du  carnage ,  ou  qu'ils  détruiront  aujourd'hui  la 
«ville  de  Cadmus,  ou  qu'ils  laisseront  leurs  cadavre* 
«  dans  ses  champs.  Des  larmes  sortaient  de  leurs  yeux , 
«  mais  nulle  pitié  n'était  dans  leur  bouche.  » 

Evidemment  une  pareille  indication  n'est  pas  suffi- 
sante, car  il  n'y  a  rien  dans  tout  cela  qui  caractérise  le 
moins  du  monde  aucun  des  sept  chefs  en  particulier,  qui 
puisse  faire  comprendre  dans  quelle  mesure  chacun  d'eux 
doit  prendre  part  à   l'action  :  elle  n'est  pas  suffisante 
même  avec  la  précaution  d'inscrire  les  noms  des  Sept  en 
marge  du  programme.  Tydée ,  Hippomédon  ,  Etéocle 
l'Argien,  Capanée,  Parthénopée,  Polynice,  Amphiaraiis 
ne  sont  pas  des  personnages  assez  généralement  connus 
pour  qu'on  puisse  se  dispenser  de  toute  autre  explica- 
tion une  fois  qu'on  les  a  nommés  :  les  dictionnaires  m'y  - 
thologiques  donnent  sur  leur  compte  des   renseigne- 
ments trop  incomplets,  trop  inexacts  même,  pour  qu'on 
puisse  avoir  en  eux  la  moindre  confiance.  Ainsi  donc,  il 
ne  restait  aux  concurrents  d'autre  ressource  que  d'avoir 
recours  au  texte  même  d'Eschyle,  et  de  chercher  à  tra- 
vers toute  sa  tragédie  s'ils  ne  découvriraient  pas  quelque 
renseignement  utile.  Or,  les  élèves  de  l'Ecole  des  Reaux- 
Arts  passent  pour  être  généralement  assez  peu  versés  dans 
l'étude  des  langues  de  l'antiquité,  et  puis  le  savant  secré- 
taire perpétuel  de  l'Académie  n'a  pas  oublié  sans  doute, 
depuis  ses  démêlés  avec  M.  Letrônc,  au  sujet  de  la  pein- 
ture murale,  que  tout  le  monde  n'entend  pas  le  grec 
d'une  façon  assez  absolue  pour  êlre  assuré  de  ne  pas  se 
tromper  dans  l'interprétation  d'un  texte  un  peu  difficile  ; 
il  aurait  donc  dû  avoir  des  égards  pour  1  insuffisance  de 
ces  pauvres  jeunes  gens,  surtout  en  considérant  que  le  seul 
renseignement  qui  se  trouve  dans  le  passage  qu'il  leur  a 
cité  est  de  nature  à  les  fourvoyer  complètement,  en  lais- 
sant supposer  que  tous  les  personnages  doivent  être  à  peu 
près  également  impressionnés.  En  effet,  «  tous,  dit  ce  pro- 
«  gramme,  ont  juré  la  main  dans  le  sang... ,  des  larmes 

5 


:JV 


L'ARTISTE. 


«  sorlaicnt  de  leurs  yeux  ;  niais  nulle  pitié  n'était  dans 
«  leur  bouche.  » 

Il  nous  semble,  malgré  cela,  qu'ils  auraient  dû  com- 
prendre que  les  héros  d'un  poète  comme  Eschyle  ne  pou- 
vaient pas  ê tre  d'une  nature  aussi  uniforme ,  aussi  mono- 
tone, aussi  académiquement  insignifiante;  que  sept  héros 
mis  en  scène  par  un  homme  de  génie  ne  pouvaient  pas 
avoir  été  jetés  dans  le  même  moule,  et  que  fussent-ils 
impressionnés  de  la  même  passion,  dans  une  mesure 
exactement  semblable,  ils  devaient  l'exprimer  d'une 
façon  différente,  suivant  les  différences  d'âge  ,  de  carac- 
tère, d'humeur,  de  tempérament.  Cependant  nous  n'in- 
sisterons pas  davantage  là-dessus  ;  car  nous  n'osons  leur 
faire  un  reproche  de  n'avoir  pas  été  plus  intelligents  que 
les  hommes  qui  sont  chargés  de  diriger  leurs  études. 

Les  deux  seuls  personnages  qu'ils  aient  essayé  de  dis 
tinguer  quelque  peu  des  autres,  et  qu'on  puisse  à  la 
rigueur  reconnaître  dans  leurs  bas-reliefs,  sont  Capanée 
et  Parthénopée ,  encore  n'ont-ils  pas  le  moindre  rapport 
avec  le  Capanée  et  le  Parthénopée  dont  Eschyle  a  tracé 
un  portrait  si  saisissant  dans  la  quatrième  scène  de 
sa  tragédie.  Le  Parthénopée  des  concurrents  est  une 
espèce  de  berger  d'Arcadie,  une  sorte  de  jeune  pre- 
mier d'opéra-comique ,  bien  gentil ,  bien  peigné ,  bien 
languissant,  un  amour  de  petit  jeune  homme  capable  de 
tourner  la  tète  à  toutes  les  femmes  sensibles  des  théâtres 
de  la  banlieue.  Quant  au  Capanée,  ce  contempteur  des 
Dieux,  cette  autre  forme  de  Prométhée,  la  plus  sublime 
création  du  poète,  ils  en  ont  fait  une  sorte  de  don  Juan 
de  bas-étage,  qui  .menace  le  ciel  et  lui  montre  le  poing 
d'une  façon  beaucoup  moins  impie  que  commune  et  tri- 
viale. 

Or,  voici  comment  les  Sept  sont  représentés  dans  la 
quatrième  scène  de  la  tragédie.  M.  le  secrétaire  perpé- 
tuel n'avait  qu'à  tourner  six  feuillets  pour  trouver  ce 
passage;  c'est  encore  l'espion  qui  parle  à  Etéocle  :  «Je 
vous  dirai  exactement  comment  se  présente  l'ennemi 
suivant  que  le  sort  a  décidé  pour  l'attaque  des  portes... 
Tydée ,  furieux ,  ardent  à  combattre ,  menace  la  porte 
Prétide  ;  pareil  au  dragon  qui  sifTle  aux  ardeurs  du  Midi , 
il  insulte  au  sage  fils  d'Oïclée...,  il  secoue  en  parlant  les 
trois  aigrettes  épaisses  qui  ombragent  son  casque,  et  les 
cent  globes  d'airain  qui  bordent  son  écu  et  sonnent  au 
loin  l'épouvante. Surcet  écu  sevoit  un  emblème  fastueux, 
le  ciel  semé  d'étoiles;  au  milieu ,  l'œil  de  la  nuit,  la  reine 

des  astres,  la  lune ,  brille  dans  son  plein 

.  «  La  porte  d'Electre  est  échue  à  Capanée,  géant  plus 
terrible  encore  que  Tydée;  son  audace  n'est  pas  d'un 
mortel. Quel  que  soit  l'arrêt  du  destin,  il  renversera  cette 
ville;  la  colère  même  de  Jupiter  ne  l'arrêterait  pas  :  les 
(flairs,  les  traits  de  la  foudre  sont  pour  lui  comme  les 
chaleurs  du  Midi.  Son.cmblème  est  un  homme  nu,  por- 
tant un  (lambleau  et  parlant  en  lettres  d'or  :  Je  brûlerai 
la  ville... 


«  Puis  vient  Étéoclc ,  dont  le  nom  est  sorti  le  troisième! 
du  fond  du  casque;  son  bouclier  est  marqué  d'un  em- 
blème peu  commun  ;  c'est  un  soldat  escaladant  une  tour 
avec  ces  mots  écrits  sortant  de  sa  bouche  :  Mars  lui- 
même  ne  m'arrêlerait  pas. 

«  Le  quatrième  est  le  terrible  Ilippomédon  ;  j'ai  frémi, 
je  l'avoue,  à  lui  voir  tourner  son  énorme  bouclier;  pa- 
reil à  une  bacchante,  il  pousse  des  cris  horribles;  plein 
de  Mars,  la  rage  du  combat  le  transporte,  son  regard 
porte  l'épouvante 

«  Le  cinquième  sort  a  désigné  le  cinquième  chef  pour  la 
porte  du  Nord.  Il  jure  par  sa  lance,  pour  lui  plus  sacrée 
que  les  Dieux,  plus  chère  que  la  vie,  de  renverser  la 
ville  de  Cadmus,  en  dépit  même  de  Jupiter;  fils  d'une 
nymphe  des  montagnes,  cet  enfant  viril  est  un  héros.  A 
peine  le  duvet  moelleux  de  la  puberté  brille  sur  ses  joues, 
il  est  déjà  cruel  cependant,  et  farouche  avec  le  nom 
d'une  vierge:  c'est  Parthénopée  qui  marche  insolemment 
à  l'assaut,  et  porte,  clouée  sur  son  bouclier,  l'image  du 
Sphynx,  opprobre  de  notre  ville.  Le  monstre  tient  dans 
ses  griffes  l'image  d'un  Thébain,  sur  laquelle  porteront 
nos  traits... 

«Le  sixième  chef  est  le  sage  et  courageux  Amphiaraùs: 
tantôt  c'est  Tydée  qu'il  maudit,  tantôt  c'est  votre  triste 
frère.  Pour  moi,  dit-il,  enseveli  dans  ces  champs  enne- 
mis, mon  corps,  je  le  sais,  engraissera  bientôt  leurs  sil- 
lons. Combattons,  puisqu'il  le  faut;  je  ne  mourrai  pas 
sans  honneur.  Ainsi  parle  le  devin  ;  son  bouclier  est  d'ai- 
rain solide,  mais  sans  emblème;  il  veut,  non  paraître 
brave ,  mais  l'être  en  effet.  La  prudence  a  germé  pro- 
fondément dans  son  âme ,  ses  fruits  sont  des  avis  utiles. . . 

«  Le  septième  chef,  c'est  votre  frère  ;  quelles  impré- 
cations il  lance  contre  cette  ville!....» 

Voilà  les  Sept  Chefs  d'Eschyle  tels  que  les  a  compris 
le  poète,  tels  qu'il  les  a  peints ,  tels  qu'il  les  a  opposés 
l'un  à  l'autre,  tels  qu'il  les  a  harmonies  dans  l'ensemble 
de  sa  sublime  composition ,  tels  aussi  que  les  élèves  de 
l'Académie  auraient  dû  les  reproduire  dans  la  disposi- 
tion de  leurs  bas-reliefs.  C'est  d'abord  Polynice,  l'Ame 
de  l'action ,  Polynice  qui  les  a  réunis  pour  sa  vengeance, 
Polynice  qui  triomphe  en  les  attachant  à  sa  cause  par  les 
imprécations  et  les  serments;  c'est  ensuite  le  sage  Am- 
phiaraùs, le  voyant,  le  devin,  qui  sait  tout  ce  qui  doit  ad- 
venir de  «ette  guerre,  et  qui  marche  à  la  mort  avec  autant 
de  calme  et  de  résolution  que  s'il  était  certain  du  triom- 
phe. Avec  cette  grave  et  majestueuse  figure,  contraste 
énergiquement  l'impieCapanée  ;  et  dans  une  nuance  très- 
différente,  le  beau  Parthénopée,  la  plus  imprévue,  la  plus 
saisissante  figure  de  toute  cette  composition  ;  cet  ardent 
jeune  homme,  haletant  et  bondissant  comme  un  jeune 
tigre  qui  a  flairé  le  sang,  et  qui  hurle  de  joie  et  d'impa- 
tience à  l'approche  d'un  combat  dont  il  ne  doit  pas  reve- 
nir; car  la  fatalité  préside  à  l'action  du  drame  comme 
elle  semble  présider  aux  destinées  humaines,  carde  tous 


L'AUTISTE. 


3:> 


ces  chefs  si  brillants  et  si  pleins  de  vie,  Adraste  est  le 
seul  qui  doit  retourner  en  Argos.  Aucun  d'eux  ne  l'i- 
gnore, et  chacun  a  déposé  sur  lechard'Adraste  les  gages 
qu'il  destine  à  le  rappeler  au  souvenir  de  ses  proches. 

On  doit  comprendre  maintenant  tout  ce  qu'il  y  avait 
d'incomplet  dans  le  programme  de  l'Académie,  et  com- 
ment il  était  impossible  ,  à  moins  de  s'en  affranchir  en- 
tièrement, que  les  élèves  fissent  autre  chose  qu'une  œuvre 
parfaitement  n'ulle  et  parfaitement  insignifiante.  Mais 
alors  même  que  le  sujet  aurait  été  exposé  avec  la  préci- 
sion et  la  plénitude  qui  lui  manquent ,  ce  serait  encore 
une  impossibilité  de  plus.  Pour  arriver  à  une  assez  haute 
pureté  de  formes ,  et  produire  des  types  dignes  de  la 
tragédie  d'Eschyle,  un  Phydias  suffirait  à  peine. 

Et  c'est  à  des  jeunes  gens  sans  expérience ,  et  dont  on 
a  systématiquement  faussé  l'éducation,  que  l'on  vient 
proposer  un  pareil  sujet  !  ce  sont  leurs  élèves  mêmes  que 
les  professeurs  de  l'Académie  ne  craignent  pas  de  mettre 
aux  prises  avec  des  difficultés  de  cet  ordre  !  Comme  on 
devait  s'y  attendre,  la  plupart  sont  restés  tellement  au- 
dessous  de  la  médiocrité  la  plus  vulgaire,  que  nous  ne 
prendrions  pas  la  peine  de  relever  leurs  erreurs  si  nous 
n'étions  persuadé  qu'ils  auraient  pu  arriver  à  quelque 
chose  de  mieux  avec  une  direction  plus  raisonnable;  et 
puis  nous  ne  nous  lassons  pas  d'espérer  qu'à  la  fin 
notre  voix  sera  entendue,  et  que  l'École  des  Beaux-Arts 
finira  par  apprécier  nos  raisons ,  et  provoquera  elle- 
même  des  améliorations  et  des  réformes  desquelles  son 
existence  même  dépendra  peut-être  dans  l'avenir.  La 
direction  actuelle  est  dans  une  voie  tellement  déplora- 
ble que  ses  élèves  ne  savent  ni  composer  un  sujet,  ni  arti- 
culer une  forme,  ni  dessiner  une  figure  ;  ils  n'entendent 
même  pas  la  disposition  matérielle  d'un  bas-relief,  cette 
sage  économie  des  saillies  et  des  creux  qui  distribue 
progressivement  les  reliefs  de  manière  à  obtenir  le  plus 
grand  effet  possible  par  le  contraste  largement  ménagé 
des  masses  de  lumière  avec  des  masses  d'ombre. 

Un  seul  des  concurrents,  M.  Petit,  nous  semble  avoir 
franchement  abordé  cette  difficulté  ;  peut-être  cependant 
a-t-il  trop  sacrifié  la  composition  à  l'effet  de  son  bas- 
relief.  Malgré  cela,  c'est  encore,  de  beaucoup,  celle  que 
nous  trouvons  la  plus  raisonnable  :  la  Victime  immolée 
est  étendue  devant  l'autel  ;  Polynice  s'élance  ;  il  entraîne 
tous  les  autres  chefs  qui  lui  sont  subordonnés,  convena- 
blement pour  le  bas-relief,  mais  peut-être  plus  que  ne 
l'aurait  demandé  une  plus  juste  appréciation  de  leur  im- 
portance relative. 

Après  M.  Petit,  nous  mettrons  en  première  ligne 
MM.  Cavallier,  Diebolt  et  Calmels,  malgré  la  grande 
dislance  qui  sépare  ce  dernier  de  l'habileté  d'exécution 
des  précédents  ;  mais  nous  avons  remarqué  dans  son 
travail  une  certaine  simplicité  naïve  et  sans  prétention, 
qui  nous  ferait  espérer  beaucoup  pour  son  avenir,  s'il 
pouvait  encore  se  soustraire  à  cette  malheureuse  in- 


fluence académique,  par  laquelle  M.  Gruyerre  a  été  com- 
plètement perverti.  M.  Gruyerre  a  obtenu  le  second 
grand  prix  au  dernier  concours:  peut-être  sera-t-il  en- 
voyé à  Rome  cette  année ,  car  la  facture  de  son  bas- 
relief  est  irréprochable  ;  mais  nous  n'y  avons  su  décou- 
vrir autre  chose  que  de  la  facture  ;  ni  art ,  ni  talent,  ni 
science,  ni  sentiment;  cela  est  creux  et  vide;  on  peut 
faire  des  bas-reliefs  comme  cela  à  la  toise ,  on  les  peut 
faire  à  la  mécanique. 

M.  Codron  a  traité  son  sujet  en  grotesque  ;  il  a  fait 
de  ses  héros  une  famille  de  polichinelles.  M.  Nèble  l'a 
traité  en  poncif,  il  a  donné  la  même  tête  à  tous  ses  per- 
sonnages. M.  Godde  ne  l'a  pas  traité  du  tout ,  ou ,  si 
l'on  aime  mieux ,  il  l'a  fort  mal  traité.  Après  cela ,  tous 
les  concurrents,  excepté  peut-être  M.  Calmels,  ont  une 
habitude  de  manier  de  la  terre,  qui  dépasse  tout  ce 
qu'on  peut  imaginer  :  jamais  Michel-Ange  n'a  su  polir 
ainsi  des  surfaces ,  et  nous  sommes  certain  qu'on  n'a 
jamais  produit  rien  de  comparable. 


Ui§    FLÊUrA§ 


itf\3ir52I2k£SOà.£S:LaS3,. 


BS  expositions,  soyez  tranquilles  ,  ne  nous 
manqueront  jamais.  Avec  ce  besoin  de  pu- 
blicité qui  possède  la  France  entière,  toutes 
les  parties  des  connaissances  hu- 
maines sont  exposées  au  grand 
jour.  Non-seulement  les  grands 
arts  qui  ennoblissent  la  vie  solli- 
citent pour  eux-mêmes  le  regard  intelligent  du  public, 
mais  encore  les  moindres  caprices  de  la  civilisation, 
les  plus  innocentes  passions  qui  autrefois  étaient  ren- 
fermées dans  le  cercle  le  plus  modeste ,  veulent  aujour- 
d'hui se  montrer  dans  le  plus  grand  jour,  et  dire  enfin 
tout  haut  le  dernier  mot  de  leurs  progrès  ou  le  premier 
mot  de  leur  avenir.  C'est  ainsi  qu'à  peine  les  galeries  du 
Louvre  ont-elles  rendu  à  la  circulation  ces  toiles  et  ces 
marbres,  qu'aussitôt  les  Gobelins  envoient  leurs  plus 
beaux  tapis.  Sèvres,  ses  plus  riches  porcelaines  et  ses 
plus  magnifiques  vitraux.  A  son  tour,  l'industrie  arrive  de 
tous  les  côtés  de  la  France ,  et  quand  enfin  elle  est  retour- 
née à  ses  métiers,  à  ses  usines,  à  ses  marteaux,  à  ses  char- 
bons ,  quand  vous  croyez  qu'il  n'y  a  plus  rien  à  entendre 
ni  à  voir,  que  vous  n'aurez  plus  à  vous  occuper  que  de 
l'exposition  de  l'esprit,  et  des  danseuses  de  chaque  soir, 


../\ 


36 


L'ARTISTE. 


voici  qu'au  bas  du  Louvre,  à  la  place  des  orangers  qui 
jettent  dans  le  jardin  des  Tuileries  leurs  dernières  neurs 
et  leur  dernier  parfum ,  les  plus  savants  horticulteurs  et 
les  plus  habiles  jardiniers  de  Paris  réunissent  toutes  les 
richesses  de  leurs  serres,  de  leurs  jardins,  de  leurs  ver- 
gers, pour  composer  avec  les  quatre  saisons  de  l'année 
amoncelées  à  la  même  place ,  la  plus  fraîche ,  la  plus 
charmante  et  la  plus  fugitive  de  ses  expositions. 

A  vrai  dire,  c'est  là  un  merveilleux  tour  de  force; 
vous  vous  étonnez  beaucoup  quand  vous  voyez  arriver 
au  Louvre  le  Caïn  colossal  de  M.  Etex,  tout  ce  marbre 
et  tout  ce  bronze  si  lourd  et  si  difficile  à  remuer;  mais 
combien  cela  est  plus  étonnant,  sans  nul  doute,  de  voir 
accourir  à  la  même  place  les  roses  et  les  chênes,  l'œillet 
et  le  camélia,  celui-là  l'honneur  des  jardins,  celui-ci  la 
gloire  et  l'orgueil  des  loges  de  l'Opéra,  qu'il  change  en 
autant  de  parterres  entremêlés  de  fleurs  vivantes  !  Oui, 
cela  est  étrange,  voir  accouplés  le  blé  et  le  raisin,  la 
pomme  d'hiver  et  la  pêche,  la  rose  des  quatre  saisons 
et  le  magnolia  grandiflora  si  frileux.  Ceci  était  jadis  la 
tâche  des  paysagistes,  l'œuvre  de  Cabatou  de  Jules  Du- 
pré;  ils  restaient  les  maîtres  souverains  et  légitimes  de 
la  forêt  verdoyante ,  du  calme  verger  ;  maintenant  voici 
qu'à  leur  tour  les  jardiniers,  les  laboureurs,  se  mettent 
à  l'œuvre,  le  paysagiste  est  dépa-sé  par  une  puissance 
supérieure  à  la  sienne.  Ceci  est  à  proprement  dire  là  réa- 
lisation du  mot  de  Jean  Bart  à  Louis  XIV  :  —  Ce  qu'il  a 
dit,  je  le  ferai. 

Cependant,  hâtons-nous  si  nous  voulons  les  voir  dans 
leur  éclat,  ces  délicates  peintures  que  le  pinceau  des 
hommes  n'a  pas  touchées;  hâtons-nous,  si  nous  voulons 
les  admirer  dans  toute  leur  grâce  et  leur  jeunesse  prin- 
tanière,  ces  doux  chefs-d'œuvre  si  finement  sculptés  par 
une  main  divine;  profitons  comme  il  convient  de  cet 
éclat  d'un  jour,  de  cette  grâce  qui  dure  une  heure  à  peine, 
de  ces  merveilles  éphémères,  enfants  chéris  de  l'air,  du 
soleil,  de  la  rosée  bienfaisante,  de  la  sève  qui  circule 
dans  les  vieux  arbres,  vie  étemelle  qui  dure  un  jour; 
jeunesse  sans  cesse  renaissante,  chefs-d'œuvre  qui  pas- 
sent pour  revenir.  Déjà  même  il  en  est  plus  d'une ,  de 
ces  belles  plantes  exilées ,  qui  regrette  tout  bas  le  sol 
natal,  plus  d'une  qui  cherche  en  vain  le  lac  limpide  qui 
servait  de  miroir  à  sa  beauté.  L'ennui  les  prend  dans 
ce  Louvre,  brillante  prison  qui  n'est  faite  que  pour 
les  rois  et  pour  les  reines  de  la  terre.  Là  elles  man- 
quent d'air,  de  soleil  et  d'espace;  elles  appellent  en 
vain  le  chant  de  l'oiseau  ,  le  murmure  limpide  du  ruis- 
seau ,  la  rosée  du  matin  et  la  rosée  du  soir,  le  soleil  du 
midi ,  la  douce  clarté  de  la  lune,  et  la  poussière  fécon- 
dante de  ces  beaux  astres  de  la  nuit  qui  voltigent  dans 
le  ciel.  Il  n'y  a  pas  jusqu'au  papillon  qui  ne  manque  à 
la  rose ,  le  phalène  doré  qui  ne  manque  aux  lis  ;  l'a- 
beille aux  genêts  en  fleurs ,  le  lapin  de  La  Fontaine  au 
serpolet,  le  ver  luisant  au  brin  d'herbe.  En  même  temps 


la  violeltc  se  plaint  d'avoir  été  violemment  dépouillée 
de  la  feuille  qui  la  cache,  le  lierre  demande  où  il  faut 
grimper,  le  brin  de  mousse  cherche  un  vieux  banc  de 
pierre  pour  le  couvrir  de  son  tapis  moelleux  ;  le  nénufar 
troublé  regrette  le  petit  ruisseau  sur  lequel  il  jelnit 
ses  fleurs.  C'est  un  désordre  complet,  c'est  une  douleur 
universelle.  La  charmille  n'entend  plus  le  chant  du  rossi- 
gnol. Et  cependant  ces  malheureuses  plantes  exilées  souf- 
frent patiemment  toutes  ces  tortures,  elles  s'efforcent 
d'être  belles  et  de  le  paraître,  elles  ne  veulent  pas  donner 
un  démenti  à  leur  noble  origine  ;  elles  ont  toute  la  grâce, 
mais  aussi  tout  le  courage  des  fleurs;  même  l'une  d'elles, 
et  la  plus  belle,  est  morte  à  peine  entrée  dans  ce  palais, 
et  vous  pouvez  voir  encore  le  cadavre  languissant  de  sa 
beauté  virginale;  elle  est  morte  doucement  comme  meu- 
rent les  fleurs  et  les  jeunes  filles,  s'enveloppant  dans  sa 
feuille  jaunie ,  comme  dans  un  chaste  linceul.  Donc  en- 
core une  fois,  hâtons-nous,  ne  prolongeons  pas  plus 
qu'il  ne  convient  ces  souffrances,  ne  laissons  pas  ainsi 
les  filles  des  Hébreux  altérées  et  mourantes  sur  les  bords 
de  l'Euphrate. 

Illic  stetimus  et  flevimus,  quùm  rceordaremur"  Sion. 

Toutefois,  et  en  laissant  à  part  une  philanthropie  bien 
naturelle  pour  ces  frêles  créatures  si  charmantes,  c'est  là 
un  spectacle  plein  d'intérêt,  et  nous  ne  savons  pas  un  in- 
stant plus  rempli  de  plaisirs  de  tout  genre,  que  cette  heure 
passée  au  milieu  de  ces  fleurs  fraîchement  épanouies, 
de  ces  fruits  cueillis  de  la  veille;  de  toutes  pnrts  re  sont 
des  raretés  et  des  magnificences  incroyables.  D'abord  se 
montre  à  vous,  dans  toutes  ses  variétés,  dans  toutes  ses 
couleurs,  dans  tout  son  éclat  incalculable .  la  famille  des 
dahlias,  née  d'hier,  et  déjà  presque  aussi  nombreuse 
que  la  famille  de  Montmorenci,  depuis  le  jour  où  son 
vieil  arbre  généalogique  fut  planté.  Qui  voudrait  les 
compter  et  les  mettre  en  ordre,  les  auteurs  de  la  même 
famille  ?  Celui-là ,  s'appelât-il  Linnéc ,  il  y  perdrait 
son  sang-froid,  sa  science  et  son  latin.  Aujourd'hui 
il  n'est  pas  de  jardinier  bien  posé,  il  n'est  pas  un  jardin 
de  bonne  maison  qui  ne  possède  sa  collection  de  dahlias 
bien  complète  ;  on  se  les  donne ,  ou  se  les  prête  les  uns 
aux  autres,  on  les  accouple  entre  eux  ,  on  obtient  des 
enfants  légitimes,  on  ne  dédaigne  pas  les  bâtards,  les 
adultérins  sont  recherchés  ;  la  famille  des  dahlias,  sous 
le  rapport  de  l'inceste ,  a  laissé  bien  loin  la  race  de 
Thyestcetd'Atrée.  Nous  ne  saurions  vous  dire  les  dahlias 
qui  sont  au  Louvre  :  la  collection  de  M.  Buhler  se  pavane 
gracieusement  à  côté  des  dahlias  de  M.  Salter;  M.  Du- 
ruflé  lutte  avec  M.  André  Chartier;  M.  Chartier  avec 
M.  Jacques.  La  collection  de  M.  Souchet  et  celle  de 
M.  Soutif  se  recommandent  par  plusieurs  dahlias  qui 
proviennent  des  semis  de  1838  et  de  1339.  M.  Vilmorin 
a  envoyé  quarante-quatre  variétés  de  dahlias.  Nous  en 
sommes  encore  tout  éblouis. 

M.  Dcver ,  savant  horticulteur,  a  établi  dans  son  jar- 


L' ARTISTE. 


n 


din  de  la  Chaussée-d'Anlin  une  véritable  succursale  de 
l'École  botanique.  Là  sont  cultivées  avec  passion  ,  avec 
amour,  toutes  les  plantes  qui  guérissent  ou  qui  sauvent  ; 
et,  chose  étrange,  ces  mêmes  plantes  qui  nous  paraissent 
si  horribles  à  voir,  suspendues  qu'elles  sont,  comme  au- 
tant de  guirlandes  fanées  après  une  orgie,  à  la  porte  des 
apothicaires  ou  des  herboristes  ,  quand  vous  venez  à  les 
contempler  sur  leurs  tiges  flottantes,  vous  êtes  heureux 
et  tout  étonnés  de  leur  trouver  l'apparence  d'une  fleur . 
d'un  doux  arbuste,  de  ce  quelque  chose  de  suave,  enfin, 
que  nul  ne  peut  définir.  Sont-ce  bien  là,  en  effet,  les 
mêmes  herbes,  horribles  à  voir,  poudreuses,  nauséa- 
bondes, dont  nous  sommes  poursuivis  par  la  pharmacie 
domestique?  Hélas  !  oui,  cette  petite  fleur  bleue  si  jolie, 
cette  fleur  penchée  si  coquette,  cette  douce  verdure 
qu'on  dirait  étendue  là  pour  servir  à  quelque  médilation 
poétique ,  tous  ces  doux  trésors  seront  la  proie  de  l'her- 
boriste, du  faiseur  de  tisane;  elles  subiront  la  teinte 
jaunâtre  du  bois  de  réglisse;  elles  rempliront  de  leurs 
sucs  fades  et  insipides  la  tasse  de  l'hôpital;  elles  nous 
feront  détourner  la  tête  dans  nos  jours  de  maladie.  Lais- 
sez-nous donc  les  regarder  avec  amour,  avec  bonheur , 
pendant  que  nous  sommes  en  bonne  santé ,  nous  et  les 
plantes.  Laissez-nous  les  cueillir  quand  elles  sont  en 
fleurs,  laissez-nous  respirer  ces  légers  parfums  sans 
autre  arrière-pensée  que  de  flatter  agréablement  le  plus 
frêle  et  le  plus  fugitif  de  nos  cinq  sens.  C'est  bien  le  cas 
de  nous  écrier,  ou  jamais  :  Oh!  médecine,  éloigne-loi!  Et 
véritablement,  à  propos  de  ces  plantes  si  élégantes,  quand 
je  vois  arriver  un  herboriste  ,  il  me  semble  voir  quelque 
belle  et  jeune  fille,  élégante  et  svclte,  au  bras  d'un  fos- 
soyeur. 

Malheureusement,  il  y  a  une  chose  qui  gâte  pour  moi 
toute  cette  contemplation.  Vous  allez  être  bien  étonnés, 
mes  amis,  quand  je  vous  dirai  que  ce  qui  m'inquiète,  au 
milieu  de  ce  parterre  si  précieux  et  si  rare,  c'est  le  latin. 
Oui,  moi-même,  moi  l'amoureux  acharné  de  cette  belle 
langue  latine,  l'honneur  et  la  sauvegarde  du  monde  in- 
telligent, je  me  sens  saisi  d'horreur  à  l'aspect  de  ce  latin 
barbare,  inférieur  même  au  latin  de  cuisine,  qui  s'attache 
comme  un  v.il  lichen  aux  plantes  les  plus  suaves  et  les 
plus  charmantes.  C'est  là  certainement  une  singularité- 
bien  étrange,  que  cette  belle  langue  trop  méprisée  de 
nos  jours,  que  Dieu  avait  faite  pour  être  la  langue  uni- 
verselle de  toutes  les  nations  policées,  et  que  nous 
avons  chassée  peu  à  peu  de  tous  ses  royaumes  légitimes, 
la  théologie,  la  jurisprudence,  la  médecine,  la  philoso- 
phie, les  mathématiques,  l'histoire;  que  celte  belle  lan- 
gue, insultée  et  méconnue  de  toutes  parts,  à  ce  point  que 
la  Sorbonne  ne  sait  plus  la  parler,  à  ce  point  que  l'Uni- 
versité de  France,  dont  clic  était  la  fille  aînée,  ose  à 
peine  une  fois  chaque  année  la  parler  en  public  pendant 
trois  quarts  d'heure,  se  soit  réfugiée,  pour  dernier  asile, 
parmi  quelques  jardiniers  qui  ne  l'ont  jamais  apprise  ; 

2     SÉRIE      TOME  IV.   3°  LIV. 


qu'elle  se  soit  enfouie  dans  quelques  grossiers  pots  de 
fleurs,  et  que,  chassée  de  nos  quatre  ou  cinq  académies, 
elle  n'ait  d'autre  refuge  que  les  serres  chaudes  de  nos  jar- 
dins, où  elle  doit  être  aussi  élonnée  de  se  voir  que  les 
plantes  les  plus  délicates  de  l'Amérique  du  Midi. 

Aujourd'hui,  pour  parler  latin  ,  il  n'est  pas  nécessaire 
d'être  l'orateur  chrétien  dans  sa  chaire,  l'orateur  poli- 
tique à  la  tribune;  le  magistrat  s'en  dispense  tout  comme 
le  soldat,  le  philosophe  aussi  bien  que  l'artiste,  le  pro- 
sateur aussi  bien  que  le  poète;  le  dédain  est  général, 
l'exemption  est  la  même  pour  tous  ;  mais  de  cette  science 
oubliée,  le  jardinier  seul  n'est  pas  exempté.  La  bêche  ne 
préserve  pas  du  latin;  il  faut  absolument  que  ces  pères 
grossiers  des  plus  belles  fleurs  parlent  entre  eux  l'idiome 
le  plus  barbare ,  s'ils  veulent  se  comprendre  les  uns  les 
autres.  Tous  les  noms  de  la  langue  vulgaire,  et  même  les 
noms  adoptés  par  les  poètes,  sont  proscrits  impitoyable- 
ment de  nos  parterres;  si  bien  que  vous,  arrivant  tout 
animé  à  l'avance,  pour  assister  à  cette  fête  embaumée  de 
la  flore  parisienne ,  et  vous  croyant  assez  avancé  pour 
comprendre  le  patois  de  nosLinnées  modernes,  vous  qui 
traduisez  à  livre  ouvert  Horace  ou  Tacite  ,  vous  ne  sa\e? 
cependant  auquel  entendre  de  tous  ces  noms  barbares  qui 
n'appartiennent  à  aucune  langue. 

Vous  vous  demandez,  épouvanté,  quel  est  donc  cet 
argot  inconnu,  et  dans  quel  pays  d'Iroquois  vous  êtes 
tombé  tout  à  coup.  La  fleur  la  plus  aimée  et  la  plus  com- 
mune, celle  que  vous  voyez  tous  les  malins  dans  votre 
jardin,  que  vous  offrez  tous  les  matins  à  la  personne 
aimée,  celle  que  vous  plantez  sur  la  tombe  de  votre  mère 
afin  qu'elle  ait  près  d'elle  un  souvenir  filial,  ces  douée* 
compagnes  de  nos  jeunes  années,  que  nous  avons  impru- 
demment gaspillées  comme  s'il  ne  se  fût  agi  que  de  nos 
beaux  jours,  eh  bien  !  grâce  à  cette  latinité  barbare,  nous 
ne  savons  plus  leur  nom ,  nous  cherchons ,  mais  en  vain  . 
à  les  reconnaître ,  nous  n'osons  pas  leur  dire  que  nous  les 
avons  rencontrées  quelque  part  sous  nos  pas,  quand 
nous  avions  seize  ans.  Allez  donc  vous  reconnaître  dans 
ces  mots-là  :  liatris  squarrosa ,  lobelia  t upa,  salvin  rlm- 
mœdryfolta,  cucontis punctata ,  fuchsia  coccinea  ,  pentsle- 
mon  gentianoides ,  tropœolum  pcnlaplnjllwn  !  Certes,  il 
faut  que  celui  qui  a  créé  cette  science  et  qui  en  a  créé  la 
langue  en  même  temps,  le  grand  Linnée,  comme  on  rap- 
pelle ,  ait  été,  en  effet,  un  homme  de  bien  du  génie  . 
pour  que  la  langue  qu'il  a  créée  se  conservât  ainsi  au 
milieu  de  tant  de  bouleversements  qui  ont  fait  dispa- 
raître bien  plus  que  des  langues.  Toujours  est-il  que 
celle-ci ,  dont  on  ne  peut  saisir  les  analogies ,  est  une 
dès  langues  les  plus  incroyables  que  les  hommes  aient 
parlées. 

Que  j'aime  bien  mieux  la  nomenclature  des  rosiers!  Je 
ne  sais  pourquoi ,  mais  il  me  semble  que  dans  le  règne 
végétal ,  le  rosier  est  le  seul  qui  ait  échappé  aux  nomen- 
clatures latines.  On  lui  a  fait  cette  grâce  de  l'abandon- 

G 


:m 


L'ARTISTE. 


lier  a  toutes  les  intelligences  vulgaires  ;  et  pendant  que 
nos  latinistes  de  serre  chaude  se  mettent  à  la  torture 
pour  forger  des  barbarismes,  l'amateur  de  roses,  plus  in- 
dulgent ,  plus  sensé ,  donne  à  ses  belles  (leurs  des  noms 
aimés  :  les  noms  des  héros ,  des  grands  artistes  ;  le  nom 
des  belles  dames,  le  nom  de  sa  jeune  femme  ou  de  sa 
fille  aînée,  ou  de  son  enfant  à  la  mamelle  ;  quelquefois 
même  le  nom  de  ses  opinions  politiques.  Ainsi  vous  avez 
la  rose  Henri  V  et  la  rose  Ferdinand ,  l'une  près  de 
l'autre ,  et  sans  redouter  un  duel  à  coups  d'épine  ;  vous 
avez  la  rose  Louis  XII  et  la  rose  Louis  XI V;  la  rose  Eli- 
sabeth ,  Colbert ,  Emilie  Lesourd;  la  rose  Rosine  et  la  rose 
Fanchon  ,  et  la  rose  Célimène;  ma  tante  Aurore  et  Silène 
ont  chacun  leur  rose  à  part.  A  la  bonne  heure,  voilà  ce 
que  j'appelle  des  nomenclatures  ;  voilà  de  quoi  les  recon- 
naître une  fois  qu'on  vous  lésa  nommées!  Le  général 
Marceau,  le  maréchal  de  Villars ,  ont  aussi  leur  rose. 
Hélas!  il  y  a  aussi  la  rose  Charles  X;  de  ce  roi  détrôné  , 
de  ce  gentilhomme  si  affable  et  si  bon  ,  voilà  tout  ce  qui 
nous  reste  dans  le  palais  des  Tuileries  !  moins  que  rien , 
une  rose  ! 

Il  est  bien  fâcheux  que  nous  soyons  si  complètement 
ignorant  de  toutes  ces  merveilles  ;  il  est  fâcheux  surtout 
que  nous  n'ayons  pas  le  temps  d'apprendre  cette  science 
si  nouvelle,  qui  doit  rendre  si  heureux  les  honnêtes  gens 
qui  la  cultivent.  Voici  M.  Madale  qui  expose  soixante- 
deux  variétés  de  plantes ,  depuis  le  fuchsia  macrostemma 
jusqu'au  rudbeckia  hirta.  Voici  MM.  Jacquin  frères  qui 
ont  envoyé  là  tous  les  trésors  de  leur  corbeille.  M.  Tri- 
pet-Leblanc,  dont  le  nom  est  populaire  en  dépit  du 
latin,  et  dont  nous  avons  admiré  cette  année  les  belles 
plantes  de  tulipes ,  n'est  pas  arrivé,  vous  le  pensez  bien, 
le  dernier  à  ce  concours  de  la  flore  parisienne.  Il  a  en- 
voyé aux  Tuileries  les  plus  belles  fleurs  sans  nom  que 
nous  ayons  jamais  vues  ;  mais  tant  pis ,  au  hasard  d'être 
bien  ignorant  ou  bien  vulgaire,  rien  ne  nous  empêchera 
de  reconnaître  la  marguerite,  et  de  l'appeler  par  son 
nom. 

M.  Tripet-Leblanc  a  cultivé,  en  effet,  avec  une  pas- 
sion bien  heureuse,  ces  belles  fleurs  des  champs,  qui  ne 
s'attendaient  point  à  tant  d'honneur.  Et  si  vous  saviez 
comme  elles  se  sont  montrées  reconnaissantes  de  toutes 
les  peines  que  l'habile  jardinier  s'est  données!  Ces  fleurs, 
si  modestes  dans  leur  attitude  et  dans  leur  parure  natu- 
relle, elles  ont  relevé  la  tète,  elles  se  sont  chargées  des 
couleurs  les  plus  variées.  Ce  sont  des  bergères  qui  sont 
devenues  des  reines,  par  la  seule  puissance  de  leur  beauté 
et  de  leur  éclat  natif.  On  ne  peut  rien  comparer  à  ces 
marguerites,  sinon  une  collection  admirable  de  belles 
pensées,  dont  les  dimensions  sont  vraiment  effrayantes  : 
si  nous  osions  jouer  sur  les  mots,  nous  comparerions  ces 
belles  fleurs,  qui  tout  d'un  coup  ont  acquis  ce  velouté, 
cet  éclat,  cette  ampleur,  aux  Pensées  de  Pascal. 

En  fait  de  serre  chaude,  vous  avez  la  belle  serre  de 


M.  Bachoux,  à  Bellevue.  Le  café,  la  canne  à  sucre,  la 
vanille,  le  thé  et  l'opium,  viennent  à  merveille  dans 
cette  serre.  Dans  la  serre  de  M.  Jamain ,  quatre  beaux 
orangers  chadecs  à  feuilles  crispées ,  plusieurs  orangers 
charmants  à  fleur  de  myrte  ,  un  autre  à  fruit  cou- 
ronné. Ce  M.  Jamain  a  deux  fils  aussi  acharnés  hor- 
ticulteurs que  leur  père ,  à  qui  ils  disputent  de  leur 
mieux  la  médaille  d'or.  Voilà  véritablement  une  heu- 
reuse famille.  Tout  d'un  coup  vous  vous  arrêtez,  un 
doux  parfum  de  jasmin  arrive  jusqu'à  votre  âme  ;  n'avez- 
vous  donc  pas  aperçu,  chargés  de  leurs  blanches  fleurs, 
ces  jasmins  des  Açores,  ces  myrtes  odorants,  ces  ar- 
bousiers à  fleur  rouge?cesont  les  élèves  de  M.  Jolly  aîné. 
En  fait  d'arbres  et  de  plantes  rares,  saluez  le  magnolia 
grandi flora  à  longues  feuilles,  le  magnolia  anglais,  le 
myrte ,  et  le  nerium  à  feuilles  panachées ,  le  géra- 
nium regine,  Vltéliolrope  péruvien  et  le  cactus,  les  bana- 
niers nains  de  la  Chine ,  et  les  bananiers  nouveaux  de  la 
Havane,  et  le  cèdre  doré  de  M.  Soulange-Bodin,  et  ses 
cyprès ,  et  ses  variétés  de  pins ,  et  ses  beaux  chênes  de 
septespèces  ;  en  un  mot,  toutes  lescuriosités  de  ces  beaux 
jardins  de  Fromont,  si  longtemps  méconnus,  et  qui  sont 
devenus  aujourd'hui  une  grande  et  belle  entreprise  ! 
M.  Leferme,  digne  émule  de  M.  Soulange-Bodin,  a  en- 
voyé une  collection  de  cinquante-quatre  échantillons 
de  bois  d'arbres  exotiques  :  autant  de  conquêtes  qu'a 
faites  la  France.  M.  Duvillers ,  moins  ambitieux,  a  cul- 
tivé de  l'orge  d'Himmalaya,  et  de  la  moutarde  de  Chine. 
Les  beaux  camélias  qu'a  exposés,  malgré  la  saison, 
M.  Tourrès!  et  comme  Mme  Prévost  les  eût  aimés  et 
admirés  si  elle  vivait  encore,  la  pauvre  femme!  Ce 
M.  Tourrès,  qui  est  habile,  nous  a  montré  pour  la  pre- 
mière fois  un  magnolia  hartwica.  L'histoire  de  cette 
belle  plante  est  digne  d'être  racontée.  Elle  est  le  produit 
d'un  magnolia  grandiflora  et  d'un  magnolia  fuscata. 
Elle  a  fleuri  l'année  passée  pour  la  première  fois  sur  le 
pied  même;  elle  n'avait  alors  que  trente  pouces  de  hau- 
teur. Ses  fleurs  étaient  petites,  blanches  comme  celles 
du  lis ,  et  elles  avaient  conservé  la  suave  odeur  du  ma- 
gnolia fuscata,  leur  digne  père. 

En  fait  de  beaux  arbres,  vous  avez  le  sapin  argenté, 
l'olivier  de  Crimée ,  le  peuplier  de  Virginie  de  M.  Jagu . 
pharmacien  à  Tours. 

Mais  ce  n'est  pas  tout.  Pomone,  cette  fois,  le  dispute 
à  Flore.  Après  les  fleurs,  les  fruits,  c'est  trop  juste. 
M.  Rendu  en  a  cueilli  d'admirables  dans  son  verger. 
C'est  à  en  avoir  l'eau  à  la  bouche  rien  qu'à  vous  les 
nommer  :  la  reinette  du  Canada,  la  crassane,  le  Saint- 
Germain,  le  beurré  gris  et  doré ,  le  bon  chrétien  d'Espagne, 
le  messire  Jean,  le  doyenné  d'automne  et  d'hiver.  Non  loin 
des  balsamines  de  M.  Delair,  cette  belle  plante  mystérieuse 
sur  laquelle  les  poètes  ont  fait  tant  de  contes  ;  non  loin  de 
la  collection  complète  de  M.  Lierval  à  N'euilly,  M.  Godc- 
froy,  qui  est  un  grand  pépiniériste,  s'est  fait  représenter 


L'AUTISTE. 


M 


par  la  cerise  de  Prusse,  la  poire  de  tonneau  ,  la  reinette  de 
Hollande.  A  côté  des  beaux  camélias  de  M.  Mathieu, 
vous  pouvez  remarquer  les  belles  pêches  de  M.  Lefebvre 
lils,  la  pèche  grosse -mignonne,  Golconde ,  Madeleine  de 
Courson,  Malte ,  Ihllebeaume  ,  nouvelles  débarquées  du 
village  de  Montreuil,  toutes  rougissantes  et  toutes  char- 
gées de  ce  lin  duvet  qui  amortit  leurs  belles  couleurs.  Le 
même  M.  Lefebvre  a  aussi  envoyé  de;  belles  poires,  et 
entre  autres  la  duchesse  d'Angoulème,  qui  n'a  pas  perdu 
son  nom  à  la  révolution  dernière;  de  belles  pommes  cal- 
villes, et,  entre  autres,  des  pommes  qui  ont  déjà  trois  hi- 
vers, et  qui  sont  fraîches  comme  au  premier  jour.  Il  y  a 
même  un  melon  qui  pèse  trente  livres,  et  dont  personne 
ne  mangera. 

Ne  vous  arrêtez  pas  trop  longtemps  aux  soixante-quatre 
rosiers  de  M.  Paillet ,  et  surtout  à  cette  belle  rose  qu'il 
appelle  à  bon  droit  le  triomphe  du  Luxembourg .  Alors 
vous  pourrez  voir  la  collection  de  raisins  de  M.  Barbot  : 
corbeille  admirable,  où  pas  un  raisin  n'est  oublié.  A  côté 
de  ses  bananiers ,  M.  Pelvilain  a  placé  ses  ananas  de  la 
Martinique  et  de  la  Guadeloupe;  M.  Gontier,  ses  bana- 
niers nains  de  la  Chine;  M.  Alexis  Lepère,  ses  belles 
poires.  Surtout  remarquez,  je  vous  prie,  l'exposition  de 
M.  Vilmorin  :  quel  charmant  pèle  mêle!  l'ail  d'Orient, 
V échalote  de  Gersey,  l'oignon  corne  de  bœuf,  la  carotte  vio- 
lette sauvage,  le  navet  jaune  de  Naplcs,  la  patate  aux  trois 
couleurs,  la  chicorée  sauvage ,  cette  horrible  drogue  avec 
laquelle  se  fabrique  un  horrible  café;  le  chou-rate,  le 
chou  sauvage,  la  palmier  frisé,  le  concombre  de  Russie, 
la  courge  d'Italie ,  le  melon  de  Malle  à  chair  rouge  ou 
blanche,  le  cédrat  blanc  d'Es2)agne,  le  haricot  noir  de  Bel- 
gique, la  cesme  de  l'Inde,  tous  les  trésors  des  jardins 
potagers  pêle-mêle  avec  les  balsamines,  les  œillets  de  la 
Chine  cl  de  l'Inde,  les  dahlias  et  les  reines-marguerites. 
Sans  compter  que  l'orge  à  deux  rangs,  trifurquée,  mi- 
céleste,  le  seigle  de  la  Saint-Jean,  l'indigo,  le  moka  de 
Hongrie,  le  chanvre  du  Piémont ,  jouent  leurs  rôles  dans 
ce  drame  champêtre.  N'oublions  pas  les  choux-pommes 
de  M.  Glorian ,  àGoncsse;  le  fil  écru  de  M.  Jagu,  les 
artichauts  d'Espagne  ,  de  M.  Suptil  ;  les  trois  espèces  de 
pommes  de  terre,  de  M.  Bossin. 

Mais  encore  une  fois,  il  faudrait  être  bien  plus  savant 
que  nous  ne  sommes  pour  n'oublier  personne.  Tels  sont 
les  rois  et  les  maîtres  de  cette  exposition  nouvelle.  Plu- 
sieurs artistes  ont  profité  de  cette  exposition ,  celui-ci 
pour  exposer  ses  fleurs  peintes  à  l'aquarelle,  celui-là  ses 
tableaux  à  l'huile;  les  maladroits!  ils  ne  voyaient  pas 
que  c'était  tout  perdre  que  de  mettre  les  copies  si  près 
des  modèles.  Redouté  lui-même  n'oserait  pas  s'attaquer 
à  de  si  charmants  jouteurs.  Il  y  a  aussi  des  lithographies, 
des  gravures ,  des  ouvrages  d'horticulture ,  des  pompes , 
des  hachoires,  des  sécateurs,  des  jardinières,  des  râteaux, 
des  pavillons  rustiques;  il  y  a  même  de  la  gelée  de  ce- 
rises ,  de  prune  et  d'abricot.  En  un  mot ,  l'Exposition 


est  tout  à  fait  digne  ,  je  vous  assure  ,  que  vous  oubliiez 
quelque  peu,  pour  l'aller  voir,  les  romans  qui  se  sont 
faits  hier,  les  histoires  qui  se  font  aujourd'hui,  et  les  ro- 
médies  qui  se  feront  demain. 

Jules  JANIN. 


CQïïGEBT 


€!$ucitU  ffîttimmlt. 


l  m'est  arrivé  quelquefois ,  à  propos  de 
musique  de  chambre ,  d'être  pris  d'un 
singulier  désir.  J'aurais  voulu  que  ces 
dames  si  belles,  si  éclatantes,  aux  yeux 
si  vifs  et  si  mobiles,  au  sourire  quêteur, 
aux  toilettes  ingénieuses ,  toutes  ces  char- 
mantes enfin  dont  la  vie  a  pour  but  de  nous  donner  des  dis- 
tractions si  bien  acceptées,  fussent  bien  loin  de  la  salle  du 
concert,  dans  leur  intérêt  et  dans  celui  de  la  musique 
qu'elless'obslinaient  à  venir  écouter.  La  véritable  musique 
de  chambre  n'est  faite,  il  faut  le  dire,  ni  pour  les  aimables 
folles,  ni  pour  les  femmes  Irop  raisonnables.  C'est  de  la 
poésie,  mais  une  poésie  qui,  pour  être  goûtée,  pour 
être  reconnue,  exige  chez  l'auditeur  sensibilité  et  ré- 
flexion tout  à  la  fois.  Le  plaisir  qu'on  en  relire  est  celui 
d'une  rêverie  sensuelle  et  contemplative.  L'extase  et  l'a- 
nalyse doivent  alors  occuper  en  nous  la  même  place.  El 
je  ne  parle  pas  ici  de  cette  analyse  scolastique ,  qui  a 
bien  son  prix  pour  certains  hommes  du  métier.  C'est  là 
un  plaisir  qui  ne  nous  comptera  pas  parmi  ses  apolo- 
gistes exclusifs  ;  nous  ne  recommanderons  jamais ,  comme 
autant  de  grands  hommes ,  tous  ceux  qui  savent  bien 
j  leur  grammaire.  L'analyse  dont  je  parle  est  celle  qui 
j  suit  avec  une  volupté  patiente  tous  les  déroulements  de 
la  pensée  musicale;  qui  trouve  à  chaque  phrase,  à  cha- 
que effet,  une  propriété  symbolique,  un  sens  plus  ou 
moins  vague  ou  précis,  qui  en  fait  comme  la  traduction 
de  la  situation  présente ,  des  sentiments  de  l'heure  ac- 
tuelle ,  ou  la  représentation  de  souvenirs  chéris.  La  mu- 
sique en  effet ,  et  surtout  la  musique  de  chambre,  si 
douce,  si  fine,  si  délicate,  est  bonne  à  tout  cela.  Per- 
sonne de  ceux  qui  aiment  cet  art  divin  ne  niera  qu'il  ait 
un  langage  ;  mais  ce  langage  n'a ,  Dieu  merci ,  rien  de 
précis,  de  prosaïquement  positif,  pas  de  netteté  sèche  , 


'♦0 


i/ artiste 


pas  de  sens  durement  arrêté.  Chacun  y  peut  voir  ce  que 
sa  fantaisie  demande;  mais  il  faut  avoir  une  fantaisie , 
H  surtout  l'écouter.  Le  grand  avantage ,  quand  on  est 
ainsi  fait,  c'est  que  cette  musique  a  une  signification  dif- 
férente à  chaque  époque  où  elle  est  entendue,  et  qu'elle 
nous  parait  d'autant  plus  nouvelle,  qu'elle  éveille  d'au- 
t ant  plus  les  sensations  et  les  idées ,  qu'on  la  sait  mieux 
et  qu'on  en  suit  sans  peine  les  développements  fantas- 
tiques. Quand  vous  pourrez  lui  accorder  ainsi  une  com- 
plaisance facile,  elle  rayonnera  en  vous  comme  un 
prisme  à  mille  facettes,  langoureuse  avec  vos  désirs  d'a- 
mour, sympathique  et  consolante  le  jour  où  votre  cœur 
sera  froissé,  coquette  et  séduisante  sous  les  excitations 
d'an  beau  soleil ,  mélancolique  et  tendre  quand  la  brume 
hivernale  refoulera  votre  sensibilité.  Et  puis  ce  sera  une 
langue  céleste,  la  seule  qui  puisse  vous  traduire  ces 
amertumes,  ces  douleurs  sans  cause,  ces  ravissements 
ineffables ,  ces  tressaillements  sans  nom  que  vous  avez 
éprouvés  peut-être  seul,  ou  que  personne,  pas  plus 
que  vous,  n'est  en  état  de  révéler.  Les  amateurs  qui 
comprendront  le  mieux  les  caprices  de  cette  musique 
seront  les  mêmes  qui  passeraient  volontiers  une  journée 
à  voir  rouler  la  mer  écumante,  prêtant  sans  relâche  une 
Ame  à  toute  vague  de  l'Océan,  ou  construisant  de  magni- 
liques  palais  dans  les  nuages  dorés  suspendus  sur  leur 
tête. 

Or,  dites-nous  si  vous  croyez  à  beaucoup  de  belles 
dames  à  la  mode  une  faculté  d'attention  suffisante  ,  une 
sensibilité  assez  patiente,  assez  durable,  pour  suivre, 
dans  ses  continuelles  transformations,  ce  nuage  de  mé- 
lodies et  d'harmonies  qui  se  déroule  devant  elles? 

Celte  faculté-là ,  nous  ne  l'accordons  même  pas  a  tous 
les  hommes  qui  aiment  la  musique. 

Ainsi  ce  ne  sont  pas  seulement  les  élégantes,  mais  les 
beaux ,  et  même  les  amateurs  curieux  que  j'aurais  voulu 
quelquefois  exclure  d'une  soirée  de  quatuors.  Parfois 
j'eusse  voulu  entendre  dans  une  solitude  complète,  par- 
fois entendre  sans  voir.  Enfin,  dans  mon  envie  de  jouir 
pleinement  de  ce  ravissement  intérieur,  il  m'est  arrivé 
souvent  de  rêver  l'impossible. 

A  ce  compte  ,  je  ne  puis  reconnaître  que  j'aie  eu  satis- 
faction complète  à  la  matinée  donnée  par  M.  Schelsinger 
aux  abonnés  de  la  Gazette  musicale,  puisqu'il  y  avait 
foule  :  néanmoins ,  j'ai  pris  mon  parti ,  me  résignant  à 
entendre  d'excellentissime  musique  en  compagnie  de 
jolies  femmes,  d'artistes  et  de  fashionables  fort  atten- 
tifs. 

Les  quatuors  de  Mozart,  si  exubérants  d'idées,  et  dont 
les  rognures  feraient  seules  la  fortune  d'un  faiseur  d'o- 
péras de  nos  jours,  ont  paru  bien  appréciés;  mais  le 
quintetto  de  Hummel,  si  brillant  pour  le  piano,  captivait 
déjà  davantage  l'attention  de  ces  dames.  Leurs  applaudis- 
sements les  plus  viîs  ont  été  pour  M.  Ernst  et  Mmes  Do- 
rus-Gras  et  Lati.  M.  Ernst  a  joué  son  élégie .  entendue 


déjà  tant  de  fois,  et  avec  un  plaisir  toujours  croissant  ; 
un  pareil  morceau  est  une  bonne  fortune  pour  tout  le 
monde.  C'est  une  belle  trouvaille  que  cette  idée  fixe  , 
cette  douleur  monotone,  cette  désolation  que  chacun 
semble  avoir  éprouvée  ,  et  qui  tourne  dans  ce  cercle  si 
vrai  sans  cesser  d'émouvoir.  Après  cette  belle  musique 
de  la  nature,  qu'il  a  jouée  avec  une  grande  profondeur. 
M.  Ernst  a  exécuté  ,  sur  des  motifs  d'Otello,  une  de  ces 
Tantaisies  faites  pour  les  gens  qui  ne  mesurent  qu'au 
nombre  de  sauts  périlleux  le  mérite  d'un  violonis  <• 
Dans  cette  réunion  incroyable  de  staccato,  de  pizzicato, 
d'arpèges  pressés  autour  d'un  chant  imperturbablement 
continué  sur  une  ou  deux  cordes,  de  coups  d'archet  de 
toute  espèce ,  et  de  sons  harmoniques  trouvés  sans 
faillir  à  toutes  les  hauteurs  du  manche  ,  M.  Ernst  s'est 
montré  ce  qu'il  est  en  effet,  un  virtuose  du  premier 
ordre. 

Mme  Dorus-Gras ,  pour  faire  entendre  des  morceaux 
qu'elle  avait  déjà  chantés  cent  fois,  avait  dû  travailler 
avec  autant  de  soin  et  de  conscience  que  si  elle  n'eût 
pas  encore  paru  en  public.  C'est  un  éloge  que  personne 
ne  pourrait  mériter  autant  qu'elle. 

Nous  louons  fort  M.  Alary  de  la  charmante  et  naïve 
mélodie  qu'il  a  placée  sur  les  Adieux  de  Marie  Stuart  à 
la  France.  Cette  scène  a  été  dite  avec  une  énergique 
mélancolie  par  Mme  Lati. 

Enfin  ,  car  chacun  a  mérité  bonne  et  agréable  justice . 
nous  ferons  compliment  à  M.  Franck  sur  son  intelligence 
delà  belle  musique  classique,  sur  la  réserve  et  sur  la 
sagesse  de  son  jeu,  toutes  choses  auxquelles  les  pianistes 
lauréats  ne  nous  accoutument  guère. 

En  résumé ,  une  pareille  musique,  même  entendue  en 
commun  avec  un  millier  d'auditeurs,  est  encore  une 
douce  et  rare  jouissance. 


L'ARTISÏ  I!. 


il 


œssiQum  dramatique. 


IIS  FOURBEBIES  DE  SCAPLN.  —  L'ÉCOLE  DES  YIEILLA.UDS. 


i.i.k  Véret  n'a  pas  trompé  nos 
espérances  ;  elle  a  joué,  lundi 
dernier,  le  rôle  de  Zerbinette 
avec  une  intelligence  et  une 
franchise  qui  ont  charmé  l'au- 
ditoire. Les  applaudissements 
qu'elle  a  recueillis  sont  pleinement  mérités,  et  nous 
croyons  que  la  presse  ne  saurait  trop  encourager  Mlle  Vé- 
ret. Cependant,  nous  pensons  que  Mlle  Véret  fera  bien 
de  supprimer  plusieurs  jeux  de  scène  condamnés  par  le 
goût.  Dans  la  troisième  scène  du  troisième  acte,  lors- 
qu'elle dit  :  «  Cinq  cents  écus  qu'on  lui  demande  sont 
justement  cinquante  coups  de  poignard  qu'on  lui  donne,» 
elle  fait  le  geste  d'une  personne  qui  se  poignarde , 
comme  si  les  paroles  adressées  à  Gérontc  n'étaient  pas 
par  elles-mêmes  assez  claires,  assez  faciles  à  comprendre. 
A  notre  avis,  ce  geste  n'est  qu'un  pur  enfantillage.  Nous 
croyons  donc  devoir  donner  à  Mlle  Véret  le  conseil  que 
nous  avons  donné  à  Mlle  llachel.  Ce  qui  est  déplacé  dans 
le  rôle  de  Roxane  ne  vaut  pas  mieux  dans  le  rôle 
de  Zerbinette;  Molière  et  Racine  peuvent  très-bien  se 
passer  de  commentaire.  Lorsque  Mlle  Véret  dit  :  «  Il 
veut  envoyer  la  justice  en  mer  après  la  galère  du  Turc ,  » 
elle  imite  le  mouvement  de  la  galère  qui  s'enfuit.  A  nos 
yeux,  ce  jeu  de  scène  ne  vaut  guère  mieux  que  le  premier. 
Le  récit  fait  à  Géronte  par  Zerbinette  est  d'une  gaieté  qui 
ne  laisse  rien  à  désirer,  et  le  geste  imitatif  de  Mlle  Vé- 
ret nous  semble  absolument  inutile.  Quant  au  rire  de 
Zerbinette ,  je  regrette  que  Mlle  Véret  l'ait  exagéré.  Je 
sais  que  le  rire  est  difficile  ;  cependant  cette  difficulté 
n'est  pas  insurmontable,  et  je  suis  sûr  que  Mlle  Véret 
pourra  modérer  le  rire  de  Zerbinette  sans  lui  ôter  sa 
gaieté.  Si  le  talent  de  Mlle  Véret  n'avait  pas  à  nos  yeux 
une  valeur  incontestable,  nous  hésiterions  peut-être  à 
formuler  ces  reproches  ;  mais  elle  a  déjà  fait  ses  preuves, 
et  s'est  placée  au-dessus  de  l'indulgence.  Si  la  louange 
est  utile,  la  critique  est  nécessaire  ;  et  Mlle  Véret  a  trop 
d'intelligence  pour  ne  pas  comprendre  que  l'intérêt  de 
l'art  dramatique  a  seul  dicté  les  reproches  que  nous  lui 
adressons.  Qu'elle  continue  à  jouer  Molière  avec  la  fran- 
chise qu'elle  a  montrée  jusqu'ici  ;  qu'elle  se  pénètre  pro- 
fondément du  sens  intime  de  ses  rôles ,  et  les  encourage- 
ments ne  lui  manqueront  pas.  Si,  comme  on  nous  l'as- 


sure, clic  h  et  engagée  que  pour  sept  mois,  le  public 
saura  bien  faire  justice  de  celte  absurdité.  Il  protestera 
par  ses  applaudissements,  et  forcera  M.  Védel  à  rédiger 
un  nouveau  contrat.  Avant  la  fin  de  l'année,  nous  les- 
pérons,  Mlle  Véret  sera  dignement  appréciée. 

M.  Terrier  n'a  pas  craint  de  jouer  le  rôle  de  Danvilie. 
créé  par  Talma.  Malheureusement,  son  talent  ne  s'est  pas 
trouvé  au  niveau  de  son  courage.  11  est  parfaitement  dé- 
montré pour  nous  que  M.  Perrier  n'a  pas  même  entrevu 
le  sens  du  rôle  de  Danvilie.  Non-seulement  il  a  méconnu 
le  caractère  du  personnage  conçu  par  le  poète,  et  que 
Talma  rendait  avec  une  gravité  si  pathétique;  non-seu- 
lement il  a  substitué  la  brusquerie  aux  alternatives  de 
confiance  et  d'inquiétude  dont  se  compose  le  rôle  de 
Danvilie  ;  mais  encore  il  a  changé  jusqu'à  l'âge  de  ce 
rôle.  Danvilie,  tel  que  nous  l'a  montré  M.  Terrier,  n'es! 
pas  un  vieillard  habitué  à  l'indépendance  du  célibat, 
aux  prises  avec  les  caprices  et  la  coquetterie  d'une  femme 
de  vingt  ans;  c'est  un  homme  encore  vert,  âgé  tout  au 
plus  de  quarante  ans ,  bourru ,  chagrin ,  impérieux  ,  qui 
parle  haut ,  qui  s'emporte  sans  raison ,  qui  prononce  du 
même  ton  les  paroles  les  plus  tendres,  et  les  reparties  les 
plus  mordantes.  Ce  personnage  n'a  rien  de  commun  avec  „ 
la  conception  du  poète.  Il  n'entre  pas  dans  ma  pensée  de  •  \ 
comparer  M.  Terrier  avec  Talma  ;  car  celte  comparaison 
serait  absurde  et  parfaitement  inutile.  Mais  je  crois  qu'il 
est  possible  de  jouer  convenablement  le  rôle  de  Dan- 
vilie sans  avoir  le  génie  et  la  science  de  Talma.  Tour  at- 
teindre ce  but,  il  suffit  d'étudier  attentivement  le  sens 
intime  du  rôle,  d'en  pénétrer  l'intention  et  la  portée ,  et 
de  respecter  l'âge  que  le  poète  a  donné  à  Danvilie.  L'ou- 
bli de  cette  dernière  donnée,  en  apparence  peu  impor- 
tante, altère  singulièrement  la  physionomie  de  Danvilie.  et 
entraîne  l'acteur  à  de  perpétuels  contre-sens.  M.  Terrier 
a  joué  le  rôle  de  Danvilie  comme  il  joue  le  bourru  bien- 
faisant, comme  il  joue  maintenant  tous  les  rôles  de  son 
emploi  ;  car,  depuis  le  succès  qu'il  a  obtenu  dans  la  co- 
médie de  Goldoni,  il  jette  dans  le  même  moule  tous  lis 
rôles  qui  lui  sont  confiés.  Il  y  a  quelques  semaines,  il 
changeait  en  bourru  le  comte  Almaviva  ;  mardi ,  c'était 
le  tour  de  Danvilie,  et  M.  Terrier  s'est  montré  fidèle  à 
ses  habitudes.  Or,  ce  qui  était  ridicule  dans  la  comédie  de 
Reaumarchais  ne  l'est  pas  moins  dans  la  comédie  de 
M.  Delavigne.  J'ajouterai  que  le  débit  de  M.  Perrier  est 
devenu  ,  depuis  deux  ou  trois  ans ,  assez  difficile  à  com- 
prendre. Au  lieu  de  régler  sa  parole  sur  la  marche  de  la 
pensée,  M.  Terrier  divise  le  couplet  comique  en  une  série 
d'explosions  successives  ;  sa  déclamation  imite  assez  bien 
le  bruit  du  bombardement.  Mais  un  pareil  système  est 
évidemment  réprouvé  par  le  bon  sens.  L'expression  des 
sentiments  humains  ne  peuts'accommoder  des  explosions 
dans  lesquelles  se  complaît  M.  Terrier.  Le  souvenir  de 
Talma  est  sans  doute  pour  quelque  chose  dans  la  sévé- 
rité avec  laquelle  M.  Perrier  a  été  jugé  mardi  dernier  ; 


VI 


L'ARTISTE. 


m. 11^,  pour  être  juste,  nous  devons  dire  que  M.  Perrier  a 
complètement  échoué  dans  le  rôle  de  Banville  ;  et  lors 
même  que  l'Ecole  des  vieillards  ne  rappellerait  pas  une 
des  créations  les  plus  admirables  de  Talma,  il  serait  im- 
possible de  ne  pas  condamner  M.  Perrier.  Car  le  premier 
devoir  d'un  comédien  est  de  demeurer  fidèle  au  sens  du 
personnage  qu'il  représente,  et  M.  Perrier  ne  paraît  pas 
soupçonner  l'importance  de  ce  devoir. 

Je  voudrais  pouvoir  louer  la  franchise  et  la  rondeur 
que  M.  Guiaud  a  montrées  dans  plusieurs  parties  du  rôle 
de  Bonnard;  mais  M.  Guiaud  a  pour  la  mesure  un 
mépris  si  constant,  si  absolu,  qu'il  n'y  a  pas  moyen  de  le 
complimenter.  Pour  donner  aux  vers  qu'il  récite  plus  de 
naturel  et  de  vivacité,  pour  ajouter  à  la  vraisemblance 
du  personnage  qu'il  représente,  il  place  en  tète  de  cha- 
que vers  un  bégaiement  de  deux  à  six  pieds,  et 
lorsque  enfin  il  se  résigne  à  prononcer  les  paroles 
écrites  par  l'auteur,  il  lui  arrive  souvent  de  s'arrêter 
au  milieu  du  vers  pour  laisser  échapper  deux  ou  trois 
interjections  à  peine  articulées,  qu'on  pourrait  comparer 
à  des  éternuements.  Cette  habitude  déplorable  est  si 
profondément  enracinée  chez  M.  Guiaud,  qu'elle  réduit 
presque  à  rien  les  qualités  recommandables  qu'il  pos- 
sède. Il  est  vraiment  inconcevable  que  le  parterre  ne 
proteste  pas  contre  le  bégaiement  dont  M.  Guiaud  assai- 
sonne tous  ses  rôles.  Dans  un  rôle  en  prose  cette  manie 
est  ridicule  :  dans  un  rôle  écrit  en  vers  elle  devient 
scandaleuse. 

M.  Mireeour,  chargé  du  rôle  créé  par  Armand,  ne  l'a 
pas  complètement  rendu.  Le  duc  d'EImar,  tel  qu'il  nous 
l'a  montré,  est  un  jeune  homme  amoureux  par  distrac- 
tion, plein  de  confiance  dans  son  mérite,  mais  rien  de 
plus.  Il  y  a  dans  ce  rôle  un  mélange  d'élégance  et  de 
laisser-aller  que  M.  Mireeour  a  négligé,  qu'il  ne  paraît 
pas  avoir  entrevu,  et  qui  cependant  n'est  pas  sans  im- 
portance. D'EImar  n'est  pas  seulement  présomptueux, 
il  est  présomptueux  à  la  manière  des  grands  seigneurs. 
Armand,  malgré  les  défauts  de  sa  voix,  rendait  très-bien 
le  côté  aristocratique  de  ce  rôle  ;  M.  Mireeour  fera  bien 
d'interroger  la  mémoire  de  ses  camarades,  s'il  veut  jouer 
convenablement  le  duc  d'EImar.  Il  a  montré  l'ardeur,  la 
vivacité  d'un  jeune  premier;  mais  il  n'a  pas  eu  l'ampleur, 
l'élégance  dont  le  duc  d'EImar  ne  peut  se  passer.  La 
voix  de  M.  Mireeour  n'est  pas  nette,  et  mange  la  moi- 
tié des  consonnes.  Si,  comme  nous  le  croyons,  ce  dé- 
faut n'est'  pas  absolument  ineffaçable,  nous  conseillons 
à  M.  Mireeour  de  corriger  sa  voix  par  une  étude  persévé- 
rante. Il  ne  suffit  pas  de  comprendre  parfaitement  toutes 
les  parties  d'un  rôle,  il  faut  prononcer  nettement  toutes 
les  paroles  dont  ce  rôle  se  compose.  C'est  donc  vers  la 
prononciation  que  M.  Mireeour  doit  maintenant  diriger 
■M  principaux  efforts.  Mais  s'il  veut  jouer  le  duc  d'EI- 
mar, qu'il  n'oublie  pas  de  joindre  à  l'ardeur  de  l'amant 
l'élégance  du  grand  seigneur. 


Il  faut  que  Mlle  Mars  soit  entourée  de  courtisans  bien 
maladroits  ou  de  miroirs  bien  menteurs  pour  oser  jouer 
le  rôle  d'Hortense.  Hortense  a  vingt  ans,  et  Mlle  Mars 
est  entrée  dans  son  treizième  lustre.  Comment  donc  ose- 
t-elle  jouer  le  rôle  d'Hortense?  Il  est  vraiment  fâcheux 
que  Mlle  Mars  oublie  son  âge,  et  mette  le  public  dans  la 
nécessité  de  venir  au  secours  de  sa  mémoire.  Pourquoi, 
au  lieu  de  s'en  tenir  au  rôle  d'Araminte ,  à  la  comtesse 
du  Legs,  s'obstine-t-elle  à  jouer  des  personnages  dont  elle 
pourrait  être  la  grand'mère?  Mlle  Mars  ne  peut  s  appeler 
ni  Suzanne,  ni  Hortense,  sans  révolter  le  bon  sens.  L'a- 
mour du  duc  d'EImar  pour  une  étourdie  sexagénaire  est 
si  parfaitement  ridicule,  que  toute  la  pièce  devient  im- 
possible. La  jalousie  de  Danville  ne  se  comprend  plus  ; 
et  lorsque  Mlle  Mars,  faisant  un  retour  sur  elle-même  , 
s'accuse  et  s'excite  au  repentir,  le  public  se  prépare  à 
écouter  le  célèbre  monologue  de  don  Diègue.  Tandis 
qu'Hortense  parle  de  son  étourderie,  de  son  impru- 
dence, l'auditoire  compte  les  rides  de  son  visage.  Nous 
rendons  pleine  justice  au  talent  de  Mlle  Mars;  nous  ad- 
mirons autant  que  personne  la  finesse  et  la  précision  de 
son  débit  ;  nous  croyons  que  Marivaux  n'a  jamais  eu  d'in- 
terprète plus  habile  et  plus  fidèle  ;  mais  notre  admira- 
tion ne  peut  aller  jusqu'à  nier  le  témoignage  de  nos 
yeux.  D'ailleurs,  lors  même  que  nous  consentirions  à 
fermer  les  yeux,  nous  serions  encore  forcé  de  blâmer 
énergiquement  l'entêtement  de  Mlle  Mars;  car  elle  n'a 
pas  dit  avec  une  égale  justesse  toutes  les  parties  du  rôle 
d'Hortense.  L'âge,  en  sillonnant  son  visage,  n'a  pas  res- 
pecté toutes  les  notes  de  sa  voix  ;  tant  que  la  coquetterie 
est  seule  en  jeu,  la  voix  de  Mlle  Mars  est  suffisante  ; 
mais  dès  qu'il  s'agit  d'exprimer  la  tendresse  ou  la 
colère,  l'émotion  ou  la  raillerie,  la  voix  de  Mlle  Mars 
sonne  mal  et  refuse  le  service.  Nous  avons  beau  faire, 
nos  oreilles  sont  aussi  mécontentes  ,  aussi  sévères  que 
nos  yeux.  Pourquoi  faut-il  que  l'évidence  nous  force  à 
dire  tout  haut  ce  que  chacun  dit  tout  bas?  Il  y  a  seize 
ans,  quand  Mlle  Mars  jouait  le  rôle  d'Hortense  pour  la 
première  fois,  elle  avait  déjà  deux  fois  l'âge  de  son  rôle  ; 
or,  il  est  difficile,  même  au  théâtre,  de  cacher  plus  de 
dix  ans  :  aujourd'hui,  l'illusion  n'est  plus  possible.  Que 
Mlle  Mars  se  résigne  donc  à  suivre  les  conseils  du  bon 
sens  ;  qu'elle  abandonne  les  rôles  qui  ne  conviennent 
plus  à  son  âge;  le  public  verra  dans  sa  docilité  une 
preuve  d'esprit ,  et  l'en  remerciera. 

Gustave  PLANCHE. 


L'ARTISTE. 


M 


LES  EAUX 


rprg|    mi\mr^ 


A  MONSIECR  RoilER  DE  BeâCVOIK. 

i  ois  êtes  à  Dieppe,  mon  cher  Roger!  vous  êtes 
heureux.  Vous  avez  devant  vous  la  mer;  vous 
foulez  sous  vos  pieds  les  belles  prairies  nor- 
;  mandes;  dans  la  ville,  dans  les  salons,  le  soir, 
«c@  vous  vous  promenez  nonchalamment  à  travers 
une  foule  attentive  qui  vous  tend  gracieusement  la  main  et 
qui  vous  aime.  Chacun,  en  vous  voyant  de  loin  arriver  sur 
cette  plage  fleurie ,  s'est  écrié  :  «  Le  voilà  !  »  Comme  on  vous 
a  reconnu  !  comme  on  vous  a  accueilli  !  comme  on  vous  a 
fêté!  Là,  tout  le  monde  est  indulgent  et  joyeux.  Pas  d'abords 
glacés,  pas  de  visages  muets,  pas  de  morgue.  Dieppe  est  une 
ville  de  plaisir  et  elle  ne  s'en  cache  pas.  Dieppe  danse  et  chante, 
et  fait  tout  cela  de  bonne  foi.  On  n'y  voit  pas  de  rois,  mais 
des  bouches  sémillantes  ,  et  des  cavalcades,  et  des  chansons. 
Au  nouvel  arrivant  poudreux  et  fatigué,  on  crie  :  «  Venez!  » 
Il  semble  que  ce  soit  une  conquête  de  plus  pour  la  folie.  On 
le  traite  aussitôt  en  frère.  Il  ne  sait  auquel  entendre  :  bals, 
feslins,  promenades,  jeu,  théâtre,  tout  lui  arrive  à  la  fois,  et 
l'entoure  et  l'entraîne  avec  une  rapidité  qui  ne  s'arrête  qu'au 
jour  où  il  faut  partir.  Moi,  cependant,  je  vous  écris  des  bords 
du  Rhin.  J'ai  passé,  l'autre  jour,  le  pont  de  Kelh,  pour  la  pre- 
mière fois  de  ma  vie.  Quand  on  se  rappelle  Louis  XIV,  Condé 
et  Turenne ,  c'est  là  un  passage  solennel.  En  voyant  l'eau 
couler  sous  ce  fragile  pont  de  bateaux  ,  et  en  la  suivant  des 
yeux  du  côté  où  elle  se  rend  à  la  mer,  j'ai  pensé  que  bientôt 
ce  courant  fougueux,  mélangé  aux  eaux  de  l'Océan,  s'en 
irait  peut-être  baigner  celle  rive  où  vous  êlcs  ,  cette  rive  de 
Dieppe  ,  aux  plaisirs  presque  imaginaires.  J'ai  voulu  faire 
comme  le  fleuve,  j'ai  voulu  vous  apporler  aussi  mon  hom- 
mage. C'est  de  Bade  que  je  vous  écris. 

A  Bade  ,  l'Allemagne  commence  ,  montrant  son  blond 
et  frais  visage,  son  sourire  calme  et  doux,  et  parlant  cet 
adorable  patois  que  vous  avez  entendu  souvent  dans  la 
bouche  de  Fauny  Elssler.  Contrée  vraiment  poétique  et 
chérie  du  ciel  !.  Sitôt  qu'on  a  quitté  le  Rhin  et  qu'on  a  fait 
quelques  pas  dans  ce  pays,  c'est  un  enchantement.  J'ai  été 
en  Italie  ,  en  Espagne  et  en  Suisse ,  je  n'ai  rien  vu  nulle 
part  de  pareil.  Imaginez-vous  des  bosquets  perpétuels,  en- 
trecoupés de  berceaux  de  roses,  de  jardins ,  de  prairies  ,  de 
ruisseaux;  tout  cela  odorant,  murmurant,  joyeux;  tout  cela 
frais  et  ajusté  à  merveille,  sans  que  l'Opéra-Comique  s'y 
montre  trop.  Bade  est  dans  un  vallon;  c'est  une  petite  cité 
ressemblant  beaucoup  aux  villes  suisses,  moins  ces  grands 
vilains  chalets,  si  obscurs  et  si  incommodes.  Au  contraire,  les 
maisons  de  Bade  sont  italiennes ,  à  deux  étages  seulement , 
les  fenêtres  petites,  le  toit  plat,  la  façade  coloriée  et  luisante, 
la  porte  toute  grande  ouverte  aux  émanations  dont  l'air  est 


imprégné  et  aux  doux  rayons  du  soleil;  ces  doux  petits  abris 
sont  placés ,  ou  pour  mieux  dire  légèrement  posés  l'un  à 
côté  de  l'autre,  en  amphithéâtre.  Le  clocher  d'une  jolie  église 
les  domine.  Au  milieu  de  la  ville,  un  petit  ruisseau  passe 
sous  trois  ou  quatre  petits  ponts  ,  tout  simplement  en  plan- 
ches de  sapin.  On  dirait  les  ponts  d'un  jardin  anglais;  et  ce- 
pendant, à  tout  moment  des  voitures  de  poste  pesantes  tra- 
versent, sans  les  ébranler,  ces  ponts  si  légers.  Celte  fragilité 
est  charmante ,  et  c'est  vraiment  là  le  caractère  adorable  de 
Bade.  Tout  y  est  fragile;  les  montagnes  sont  vertes,  fleuries, 
nullement  majestueuses;  les  vallées  sont  de  jolis  vallons,  et 
plutôt  des  pelouses  que  des  vallons.  Les  chemins  que  l'on 
suit  pour  aller  visiter  les  montagnes  et  pour  s'enfoncer  dans  la 
Forêt-Noire  ne  sont  pas  des  chemins ,  mais  tout  simplement 
des  allées  sablées,  ombragées,  bordées  de  fleurs,  où  les  che- 
vaux passent  en  se  dandinant ,  où  les  carrosses  volent  en  sou- 
levant à  peine  la  poussière ,  et  qui  vous  montrent  à  chaque 
détour  des  échappées  ravissantes.  Pas  un  précipice  dans  tout 
cela,  pas  une  horreur!  Rien  d'imprévu,  rien  d'escarpé.  C'est 
le  comble  du  joli,  de  l'agréable  et  du  facile.  L'admiration  est 
calme  et  silencieuse  comme  le  spectacle  qu'on  a  sous  les  yeux . 

Au  milieu  d'un  beau  parc,  et  dans  la  situation  la  plus  bril- 
lante, s'élève  le  splendide  palais  où  celle  ville  de  buveurs  se 
réunit  chaque  soir  pour  assister  à  des  fêles  nouvelles.  Le  jeu 
est  le  maître  et  l'hôte  de  ces  demeures  ;  il  a  tapissé  les  mu- 
railles ,  doré  les  plafonds ,  couvert  les  sièges  de  velours. 
C'est  le  jeu  qui  allume  chaque  soir  les  lustres  de  la  salle  de 
bal ,  qui  la  remplit  des  plus  doux  sons  de  l'orchestre  ;  il  fait 
les  honneurs  de  sa  maison  avec  grâce  ,  avec  politesse  ,  avec 
profusion  ;  car  un  des  caractères  de  ce  grand  seigneur  qu'on 
appelle  le  jeu  ,  c'est  d'être  prodigue  jusqu'à  la  folie.  Il  sème 
beaucoup  pour  récoller  beaucoup.  A  ce  propos,  ne  vous  fi- 
gurez pas  qu'il  s'agit  ici  d'un  de  ces  repaires  où  les  malheu- 
reux joueurs  viennent  perdre  obscurément  quelques  pièces 
d'or  en  compagnie  de  quelques  filles  de  joie.  Non  ,  par  Cré- 
sus,  il  s'agit  des  plus  grands  noms  de  l'Europe  et  des  plus 
belles  personnes  de  ce  monde,  qui  viennent  en  ces  lieux  pour 
s'y  reposer,  ceux-ci  de  leur  ambition,  celles-là  de  leur  beauté. 

C'est  bien,  en  effet,  quelque  chose  d'impossible  à  croire  et 
de  divin;  là  vient  familièrement  danser  et  sourire  à  vos 
yeux,  la  plus  belle  compagnie  de  l'Europe  ;  chaque  nation,  la 
Russie,  l'Italie,  la  France  et  l'Angleterre  ,  envoie  à  cette 
espèce  de  congrès,  la  fleur  de  ses  salons,  l'élite  de  sa  no- 
blesse. Grandes  dames,  grands  seigneurs,  marquis,  lords  et 
princes,  tout  cela  pêle-mêle,  bienveillant,  accessible,  des- 
cend dans  cette  arène  pacifique  avec  une  bonté  inaltérable 
et  une  grâce  infinie.  En  arrivant,  on  trouve  tout  ce  beau 
monde  assemblé,  on  se  présente  devant  lui  simplement, 
sans  trop  de  timidité  et  aussi  sans  trop  d'audace  ;  et  aus- 
sitôt ,  par  un  enchantement  soudain ,  toutes  les  mains  vous 
sont  tendues,  pourvu  qu'on  fasse  preuve  de  bon  goût  et  d'esprits 
on  n'exige  aucune  autre  preuve  de  noblesse.  Ailleurs,  le 
blason  ferait  loi  pour  toute  cette  foule  parée  de  perles  et  de 
fleurs  :  ici ,  c'était  le  plaisir  ,  c'était  la  grâce. 

Voilà  Bade.  Je  m'attendais  aussi  à  rencontrer  dans  ce  beau 
lieu  toute  la  France,  toute  la  France  de  Paris,  la  vraie 
France,  joyeuse,  pimpante  et  vagabonde,  voltigeant  çà 
et  là  dans  les  vallées,  sautant  follement  les  ruisseaux, 
escaladant  d'un  pied   leste  et  mutin   les  sentiers  les   plu»; 


V» 


L'AHTISTK. 


rocailleux,  revenant  à  la  \ille  le  soir,  cl  après  avoir  couru 
toulc  la  journée,  danser  encore  au  bal  jusqu'au  matin,  ne  se 
lassant  jamais,  ne  s'endormant  jamais,  toujours  naïve,  toujours 
contente,  animant  tout  par  sa  gaieté,  par  sa  douceur;  et  enfin, 
.1  force  de  soins,  de  patience  cl  de  grâce,  emportant  d'assaut 
le  flegme  allemand ,  l'orgueil  britannique  et  la  froideur 
russe.  Assurément,  c'étiiil  là  un  portrait  enclianleiir.  A  Paris 
on  n'apprécie  pas  cet  beurcux  don  de  plaire  que  Dieu  a  dé- 
parti à  nos  belles  dames  et  à  nos  élégants  cavaliers;  mais 
au-delà  des  Pyrénées  ou  du  Uliin,  il  faut  le  dire  à  la  louange 
de  notre  pays,  cette  bonne  humeur,  si  pleine  de  tact  et  de 
goût,  brille  de  tout  son  éclat;  ona  ledroitd'cn  élrc  fier;  per- 
sonne ne  peut  nous  la  revendiquer  ni  même  nous  la  disputer. 

Et  cependant,  mon  ami,  c'est  là  ce  qui  est  arrivé  celte  année. 
Taris  n'est  pas  à  Bade  ;  il  n'y  a  que  vous,  sans  doute,  qui  sachiez 
où  est  Paris.  Excepté  trois  ou  quatre  célébrités  parisiennes , 
cachées  et  discrètes,  la  France  a  fait  défaut  à  Bade.  La  ville, 
ainsi  abandonnée  à  elle-même,  est  devenue  la  proie  des  au- 
tres nations.  Les  Anglais  s'y  sont  abattus  de  tous  côtés  et 
en  font  un  spectacle  lamentable.  Mille  idiomes  inconnus  tien- 
nent le  haut  du  pavé:  pour  un  pauvre  homme  qui  ne  sait 
que  le  franc  lis,  c'est  un  supplice.  Comment  exprimer  son 
admiration  ou  son  mépris,  son  plaisir  ou  sa  douleur  ?  Com- 
ment demander  son  chemin?  il  faut  y  renoncer  et  s'en  aller 
devant  soi  comme  un  aveugle.  D'où  vient  cette  désertion? 
pourquoi  la  France  a-t-elle  fui  Bade  ,  qu'elle  aime,  qu'elle 
protège  et  qu'elle  embellit  ordinairement  de  ses  plus  illus- 
tres et  île  ses  plus  jeunes  visages,  de  ses  noms  les  plus  chers, 
de  ses  perles  les  plus  brillantes?  On  se  perd  en  conjectures; 
un  bruit  sourd  circule  à  ce  sujet.  On  dit  qu'en  voyant  arriver 
à  la  direction  des  Jeux  de  Bade  ,  celui  qui  les  avait  dirigés  à 
Paris  pendant  si  longtemps  et  avec  tant  d'honneur  et  d'éclat, 
les  Parisiennes  ont  redouté  qu'il  n'amenât  avec  lui,  comme 
un  Dieu  de  l'Olympe,  son  cortège  fidèle  et  folâtre  de  Nym- 
phes.  de  Naïades,  d'Aimées  et  de  Bayadères.  On  va  même 
jusqu'à  assurer  que  ce  harem  est  caché  dans  quelque  village 
des  environs.  Quelques-uns  en  ont  vu  les  postes  avancés  en 
se  promenant  dans  la  forêt;  un  escadron  volant  doit  faire, 
dit-on,  son  entrée  dans  Bade  au  premier  jour,  écharpes  et 
sourires  déployés.  L'effroi  est  universel  ;  on  dépeint  l'en- 
nemi sous  les  couleurs  les  plus  terribles,  on  raconte  d'ef- 
froyables détails  de  nudité,  de  beauté,  de  luxure  et  d'a- 
mour; la  campagne  est  toute  pleine  de  rubans  que  cette 
armée  sème  sur  si  route  ,  les  arbres  résonnent  de  mots 
étranges,  et  les  bocages  par  où  elles  passent  jettent  au  loin 
une  odeur  de  musc  fort  peu  champêtre. 

A  ces  bruits  étranges  ,  toute  la  pruderie  parisienne  fut 
soulevée.  —  Quoi  !  des  femmes  venir  à  Bade,  dans  un  lieu  ou- 
vert à  tous  les  plaisirs,  des  femmes  dont  le  plaisir  est  la 
seule  affaire  !  mais  c'est  horrible  !  Quoi  !  venir  étaler  leur 
beauté ,  leur  toilette  ,  leurs  beaux  cheveux ,  leurs  belles 
dents,  dans  un  bal  où  chaque  belle  dame  en  étale  autant, 
nu  du  moins  voudrait  bien  en  étaler  autant  !  mais  c'est 
affreux  !  Comprend-on  une  pareille  audace?  Venir  publique- 
ment, dans  un  lieu  public,  danser  en  plein  bal ,  payer  pour 
cela:  se  conduire  honnêtement,  être  très-belles,  très-recher- 
chées,  Irès-entourées  .  très-bien  parées?  mais  c'est  intolé- 
rable ;  c'est  d'une  insolence  qui  n'a  pas  de  nom  ! 

Hais,  d'ailleurs,  qui  donc    a  si   bien    instruit  nos   Pari- 


siennes? Celle  terreur  qui  s'est  répandue  on  ne  sait  ni  com- 
ment ni  pourquoi,  est  une  terreur  panique;  ni  escadrons, 
ni  armée,  ni  rubans,  n'ont  paru  dans  les  environs.  La 
campagne  est  calme  et  chaste  ;  les  bocages  sont  inno- 
cents. La  solitude  des  clairières  n'est  interrompue  que  par 
les  biches  craintives  et  les  chevreuils  pétulants.  Celui  qui 
tient  dans  ses  main-,  la  royauté  de  ces  lieux,  dont  l'hospitalité 
est  si  noble  et  si  généreuse,  qui ,  en  quelques  mois  ,  loin  de 
Paris,  sa  patrie,  loin  de  ce  foyer  des  arts,  a  fail  élever,  ou  du 
moins  restaurer  et  embellir  en  entier  par  de  belles  pein- 
tures d'or,  par  des  tentures  de  soie,  par  des  décoration» 
splendidcs,  par  des  glaces  élincelanles ,  l'éclatant  bazar  où 
chaque  soir  toute  la  société  se  rassemble,  celui-là.  qui  e^l  le 
véritable  ambassadeur  de  France  à  Bade,  avait  droit  à  mains 
de  calomnies  et  à  plus  d'appui  de  la  part  de  ses  compa- 
triotes. 

Nos  belles  dames  en  ont  jugé  autrement  :  soit  caprice  . 
soit  raison,  elles  ne  sont  pas  venues.  De  façon  que  par  cet 
abandon,  qu'on  ne  comprend  pas  et  qui  est  au  moins  ridi- 
cule, deux  peuples  seuls  remplissent  Bade .  le*  Russes  et  les 
Anglais.  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dépeindre  l'étrange  phy- 
sionomie que  ces  deux  peuples  donnent  à  la  ville.  Vous  êtes 
allé  à  Londres  et  vous  vous  rappelez  la  tournure  anglaise. 
Ces  cheveux  roses  tombant  en  longues  grappes  sur  les  jouo 
transparentes  des  femmes,  leurs  lèvres  d'un  incarnat  pareil 
à  celui  de  la  cerise ,  leurs  nez  longs,  effilés,  aigus,  recourbés 
vers  la  bouche,  comme  le  bec  d'un  perroquet,  leurs  épaules 
maigres,  leurs  bras  décharnés,  leurs  parures  maladives,  leurs 
voix  criardes ,  leurs  bandeaux  de  velours  rouge  :  il  n'y  a 
vraiment  qu'un  Anglais  qui  puisse  aimer  de  pareilles  Anglaises, 
et  réciproquement.  Quel  personnage!  un  Anglais  !  Cheveux 
roses ,  gilet  de  soie  écossais,  breloques  sur  le  pantalon .  ba- 
dine à  la  main,  éperons  aux  bottes;  il  se  promène  dans  cet  étal 
le  matin,  et  vient  ainsi  le  soir  au  bal,  sans  se  déconcerter.  Il 
crie,  il  jure  ,  il  gesticule,  il  a  les  plus  mauvaises  façons  «lu 
monde.  11  se  plaint  de  tout,  il  boit,  il  fume,  il  monte  à  cheval 
avec  ses  fils,  jeunes  garçons  de  vingt-cinq  à  trente  ans,  comme 
on  l'a  dit,  qui  jouent  au  cerceau,  cl  portent  des  vesles  et  des 
cols  de  chemises  longs  d'une  aune.  Tout  cela.  père.  mère, 
filles,  garçons,  danse  le  soir,  entre  soi.  Le  frère,  âgé  de  quatre 
ans  ,  fait  valser  sa  sœur  qui  en  a  vingt.  Le  père  ,  en  cheveux 
blancs,  et  le  visage  rouge  et  fleuri  comme  un  homard  ,  se 
précipite  comme  un  furieux  à  la  contredanse.  L'œil  baissé,  le 
sourcil  blond,  la  lèvre  pâle,  l'héritière  de  la  famille  ressem- 
ble,  quand  elle  se  dandine  à  la  trémie,  à  la  statuette  guindée 
de  la  reine  Victoria.  C'est  un  spectacle  affligeant.  Les  Anglais 
dansant  par  famille,  de  peur  de  se  déshonorer  en  se  mélan- 
geant aux  étrangers,  donnent  une  comédie  humiliante  qui  de- 
vrait être  défendue.  L'autre  jour  ,  un  brave  homme  de  notre 
France,  méridional ,  je  crois  ,  spirituel  à  coup  sur,  voyant  se 
balancer  dans  un  bal  tous  ces  disgracieux  quadrilles  britanni- 
ques, s'écria  :  «  Quoi!  c'est  là  Bade  !  Moi,  qui  n'ai  jamais  voulu 
aller  à  Londres ,  de  peur  des  Anglais,  je  les  retrouve  ici .  plus 
impudcnls  ,  plus  effrontés  ,  plus  ennuyés  ,  plus  orgueilleux, 
plus  laids  qu'à  Londres!  Je  m'en  vais.»  El  en  effet,  il  était 
arrivé  de  la  veille,  il  csl  parti  le  lendemain. 

Heureusement,  moi  qui  vous  parle,  mon  cher  Bogcr.  et 
qui  étais  arrivé  ici  plein  de  découragement,  j'ai  été  plus  pa- 
tient que  mon  Gascon,  j'ai  attendu  que  le  nuage  qui  recou- 


L'ARTISTE. 


U> 


vrait  celle  charmante  fille  fùl  dissipé  ;  et  si  vous  saviez  connue 
j'ai  été  récompensé  de  ma  patience  !  une  fois  le  nuage  levé, 
combien  le  spectacle  a  été  splcndide  !  Mais  comment  admirer, 
décrire,  retracer  toutes  ces  pierreries,  tous  ces  visages,  tous 
ces  beaux  yeux?  Comment  arrêterait  passage  celle  danseuse 
au  corsage  Iressé  d'or,  à  l'aigrcllc  de  diamant,  et  lui  dire  : 
<i  Quel  est  ton  nom ,  mon  beau  rêve  ?  »  Ce  n'esl  pas  une  mor- 
telle, elle  n'a  pas  de  nom  dans  la  langue  humaine;  son  nom, 
c'est  la  beauté. 

Il  vous  faut  donc  effacer  en  toute  hâte  mes  premières  im- 
pressions pour  une  impression  nouvelle.  Tout  à  l'heure  Bade 
était  une  promenade  :  à  présent  c'est  un  torrenr.  L'opéra  n'a 
pas  de  décoration  plus  rapide ,  plus  magique  ;  loul  à  l'heure 
on  dormait  à  Bade:  à  présent  Bade  a  la  fièvre.  La  ville  est 
pleine,  la  campagne  n'a  pas  assez  de  sentiers  pour  tout  le 
monde  qui  s'y  promène.  Les  faubourgs  regorgent  de  calèches 
cl  d'équipages  de  loute  sorte;  on  bâtit  à  la  hâte  des  maisons 
pour  abriter  toute  cette  multitude.  Déjà  on  parle  de  famine; 
on  mourra  donc  de  faim  et  de  plaisir. 

Imaginez -vous  que  ce  malin  j'ai  été  réveillé  par  un 
bruit  inaccoutumé.  Quoi!  pas  même  un  instant  de  silence 
pour  dormir!  je  me  lève  en  maudissant  celle  vie  qui  avait 
été  d'abord  si  triste ,  et  qui  devenait  tout  à  coup  trop  joyeuse, 
lorsque,  de  mon  balcon  ,  j'aperçois  dans  la  rue  un  mouve- 
ment et  un  concours  singuliers.  Des  cris,  des  carrosses,  des 
chevaux  remplissaient  bruyamment  les  airs  et  le  pavé.  Des 
soldats  en  uniforme,  des  laquais  en  livrée,  des  postillons  cou- 
verts de  galons  et  d'aiguillettes,  s'entremêlaient  en  courant. 
De  tous  côtés  la  foule  s'amassait;  belles  dames,  grands  sei- 
gneurs, voyageurs  arrivés  de  la  veille,  voyageurs  arrivés 
depuis  longtemps,  valseurs  du  hal ,  promeneurs  intrépides 
de  la  vallée,  en  babils  du  malin,  en  toilette  du  soir;  (ous 
haletants,  animés,  se  donnaient  la  main  ,  se  saluaienl,  s'em- 
brassaient. Dans  ce  petit  village  de  Bade,  à  l'ombre  des 
vertes  collines  qui  l'abritent,  sur  ces  ponts  de  bois  si  légers, 
si  agrestes,  si  vermoulus,  toute  celte  assemblée  souriante, 
entrelacée,  brillante,  rappelait  lout  à  fait  les  champêtres  et 
amoureux  tableaux  de  Walteau.  Une  joie  naïve  brillai!  sur 
tous  les  visages.  Les  chevaux  caracolaient.  Le  soleil  éclai- 
rait la  foule.  Les  ombrelles  chamarrées  et  les  écharpes  flot- 
tantes passaient  rapidement  dans  les  calèches,  et  les  ama- 
zones belliqueuses  couraient  ,  au  son  du  tambour,  sous 
l'ombrage  fleuri  des  allées. 

C'était  la  fête  du  grand-duc.  Voilà  un  prince  heureux!  il 
est  le  maître  du  plus  tranquille  et  du  plus  délicieux  royaume 
■le  l'Europe.  II  a  pour  capitale  Carlsruhe  ,  c'est-à-dire  un  pa- 
lais entouré  d'arbres ,  de  bosquets  et  de  maisons.  II  passe 
l'hiver  dans  cette  admirable  capitale,  et  l'été  dans  ses  diffé- 
rents châteaux.  Là  ,  au  milieu  de  sa  famille,  qui  est  une  des 
plus  belles  du  monde ,  dans  des  parterres  éblouissants  de 
fleurs,  au  doux  murmure  de  ses  cascades,  il  écoute  à  la  fois 
des  hommes  d'état  et  des  poêles ,  des  ambassadeurs  cl  des 
chanteurs. 

Sur  le  gazon  ,  ses  enfants  folâtrent  en  riant ,  tandis  qu'à 
ses  côtés  ses  ministres  font  des  lois.  El  quelles  lois  char- 
mantes que  des  lois  ainsi  faites  !  Des  lois  pour  Bade  !  elles 
pourraient  être  écrites  sur  des  feuilles  de  roses.  El  puis ,  il 
est  le  protecteur  bien  plus  que  le  mallre  de  ses  sujets.  N'é- 
tait la  dièle  germanique,  il  ferait  comme  le  grand-duc  de 


Toscane,  il  effeuillerait  et  répandrait  la  liberté  sur  toutes 
ces  heureuses  montagnes.  Il  est  généreux,  noble,  éclairé.  Il 
se  promène  familièrement  de  Bade  à  Eberstein,  d'Eberstein 
à  Kastadl,  de  Itastadl  en  Italie,  c'est-à-dire  qu'il  unit  au- 
tant qu'il  le  peut ,  dans  son  souvenir  et  dans  son  amour,  ces 
deux  patries  pareilles,  l'Italie  et  l'Allemagne;  l'une  harmo- 
nieuse et  chantante ,  l'autre  poétique  et  rêveuse;  toutes  deux 
si  douces  ,  si  tendres  et  si  riantes.  Les  Erançais,  en  entrant 
dans  le  duché  de  Bade ,  en  1689,  y  ont  détruit ,  avec  un 
acharnement  aveugle,  les  églises  et  les  châteaux.  Le  grand- 
duc  Léopold  a  fait  relever  avec  une  sollicitude  et  une  ardeur 
infatigables  toutes  ces  illustres  ruines.  Bade  est  entourée  de 
ces  curieuses  reliques.  On  y  va  gaiement.  On  rend  grâce  à 
celui  qui  a  ainsi  ressuscité  le  passé. 

Or,  puisque  c'est  aujourd'hui  la  fête  de  celui  qui  a  relevé 
ces  murailles,  rétabli  ces  tourelles,  retrouvé  ces  peintures, 
rendu  l'éclat  à  ces  armures  ,  à  ces  casques  et  à  ces  épées  : 
puisque  chacun  agenouillé  prie  le  ciel  de  lui  accorder  une 
vie  heureuse,  joignons-nous  de  lout  notre  cœur  à  ces  prières, 
et,  tous  ensemble,  au  bonheur  et  à  la  santé  du  grand-duc 
Léopold,  vidons  une  belle  coupe  de  vin  du  Rhin. 

Aussi  bien ,  moins  la  France,  la  compagnie  est  noble  et  choi- 
sie :  c'est  la  fleur  de  l'aristocratie  européenne,  qui  célèbre, 
vous  le  voyez,  la  fêle  d'un  de  ses  représentants.  Voulez-vous 
savoir  les  noms  de  ces  seigneurs?  Les  champs  de  bataille  de 
l'Empire  et  les  diverses  cours  d'Europe  les  ont  entendus  et 
répétés  mille  fois.  C'est  d'abord  le  prince  Guillaume,  le  se- 
cond fils  du  roi  de  Prusse,  celui-là  même  qui,  à  quinze  ans. 
chargea,  je  crois,  à  la  bataille  de  Waterloo,  avec  une  telle 
valeur  qu'il  décida  de  la  victoire.  Blessé  au  premier  choc,  il 
revint  à  la  charge,  il  fit  prisonniers  de  sa  main  cinq  ou  six 
soldats  français  qui  étaient  parvenus  à  l'enlourer,  et  dont 
un  lui  avait  lire  un  coup  de  pistolet  à  bout  portant.  Ce 
prince  intrépide  est  couvert  de  blessures  reçues  avant  et 
après  Waterloo,  c'est-à-dire  à  un  âge  où  les  aulres  princei- 
sorlent  à  peine  des  mains  de  leur  gouverneur.  Il  esl  grand  . 
il  a  le  visage  calme  et  gracieux ,  il  accueille  tous  les  gens 
distingués  qu'on  lui  présente,  quelle  que  soit  leur  nation.  Il 
a  les  manières  les  plus  simples,  et  cependant  les  plus  élé- 
gantes et  les  plus  relevées.  Un  Erançais  ne  peut  s'empêcher 
de  frissonner  en  se  rappelant  181V  el  en  songeant  qu'il  est 
en  présence  d'un  des  plus  redoutables  ennemis  de  sa  patrie: 
mais  en  même  temps,  il  ne  peut  refuser  au  prince  Guillaume 
son  respect ,  son  hommage  et  son  admiration.  Le  prince  esl 
accompagné  de  la  princesse  sa  femme  ,  grande  dame  tout  à 
fait  digne  de  son  époux.  Ce  n'est  pas  une  beauté  parfaite, 
mais  elle  a  un  grand  air,  une  taille  noble.  Ces  avantages , 
elle  les  rehausse  par  lanl  d'esprit,  et  plus  encore  par  une  si 
sincère  envie  de  plaire,  de  captiver,  de  gagner  les  cœurs, 
qu'elle  enlève  les  suffrages.  Bienveillante ,  accessible  à  lout 
le  monde,  elle  dit  les  choses  naturellement,  elle  danse  au 
bal  avec  ceux  qu'on  lui  présente,  elle  les  entretient  naïve- 
ment, elle  leur  dit  mille  choses  obligeantes.  Elle  sait  par 
cœur  l'histoire  de  chaque  nation;  elle  parle  aux  Anglais  de 
Crécy,  d'Azincourt  el  de  Waterloo;  aux  Français,  elle  leur 
rappelle  Fontenoy  et  Dcnain.  Aux  gens  de  ce  pays-ci,  elle 
vante  leur  fameux  margrave  Louis  de  .Bade,  qui  s'en  vint 
du  fond  de  la  Turquie  délivrer  ses  vallées,  et  rentra  vic- 
torieux dans  son  château.  A  chacun  elle  parle  sa  langue  .  ?a 


M 


L'AUTISTE. 


gloire,  ses  prédilections;  c'est  la  grâce  habillée  eu  femme. 
Si  la  l'nissc  est  un  jour  gouvernée  par  ce  roi  et  par  celle 
reine,  les  beaux  temps  du  grand  Frédéric  seront  éclipsés. 

Deux  autres  princes  non  moins  célèbres  sont  venus  aussi 
à  llade  se  reposer  des  soins  fatigants  et  de  la  représentation 
continuelle  des  cours:  le  prince  Emile  de  Darrnsladt  et  le 
«rand-électcur  de  liesse.  Le  prince  Emile  est  celui  dont 
Napoléon  disait  que  c'était  1A  un  domine  digne  de  faire  un 
roi.  Ce  grand-électeur  a  une  autre  illustration.  Dégoûté  des 
soucis  du  trône,  il  a  abdiqué.  Ses  sujets  se  révoltaient,  l'in- 
juriaient, le  désbonoraient;  il  s'est  retiré  un  beau  jour,  tout 
naturellement,  sans  crainte,  sans  lâcheté,  sans  résistance. 
A  l'heure  qu'il  est,  il  a  choisi  Bade  pour  son  habitation.  Il  y 
vit  simplement  avec  une  fortune  immense.  Il  se  promène,  il 
joue ,  il  fume  ;  c'est  le  roi  détrôné  le  plus  heureux  du  monde. 
Que  de  rois  sur  le  trône  sont  mille  fois  plus  A  plaindre  !  Il 
ne  regrette  pas  la  puissance  qu'il  a  dédaignée.  Il  parle  de  sa 
splendeur  passée  avec  modération,  avec  respect,  sans  re- 
gret toutefois,  mais  aussi  sans  dédain;  il  agit  en  roi ,  pense 
en  philosophe  ;  Voltaire  n'eût  pas  mieux  dit. 

Si  vous  voulez  quitter  ces  hauteurs  et  regarder  un  peu  aux 
alentours  de  ces  têtes  royales,  vous  en  trouverez  d'un  peu 
moins  brillantes,  mais  d'illustres  encore,  et  surtout  de  char- 
mantes. Si  j'avais  le  temps,  si  j'osais,  si  je  ne  vous  écrivais 
pas  à  la  M  te,  comme  un  homme  ébloui  sur  qui  les  rayons  du 
soleil  font  une  sorte  de  nuit,  je  vous  décrirais  une  à  une,  et 
avec  tout  le  soin  et  toute  la  délicatesse  imaginables,  chacune 
de  ces  intéressantes  célébrités  :  cela  serait  aisé.  Il  y  a  ici  un 
homme  qui  les  a  toutes  approchées  familièrement,  et  qui 
pourrait  me  dire  leurs  noms,  leurs  blasons  et  leurs  aventures. 
Cet  heureux  confident,  que  vous  connaissez,  dont  la  France 
aime  A  bon  droit  le  talent  gracieux  et  facile  et  l'esprit,  c'est 
un  Français,  c'est  un  peintre,  M.  de  Dreux-Dorcy.  Il  a  peint 
chacun  de  ces  grands  seigneurs-lA ,  chacune  de  ces  grandes 
dames,  non  plus  avec  leurs  robes  de  velours  et  leurs  habits 
brochés  d'or,  mais  en  simple  déshabillé  du  matin,  le  bouquet 
au  côté,  le  sourire  A  la  lèvre.  La  princesse  Dolgorouki  a 
voulu  être  une  simple  paysanne  napolitaine.  Quoi!  mes  pau- 
vres paysannes  de  Portici  et  de  Baïa ,  vous  ne  vous  défendez 
pas  !  vous  n'empêchez  pas  qu'une  belle  dame,  déjà  si  belle  en 
princesse,  se  fasse  encore  plus  belle  avec  vos  ajustements  et 
vos  atours  I  Tant  pis  pour  vous;  elle  sera,  sous  votre  joli  cor- 
sage, sous  votre  frais  bonnet  de  dentelles,  avec  vos  aiguilles 
d'or,  vos  rubans,  vos  colliers,  plus  charmante  mille  fois 
qu'aucune  jeune  fille  A  l'air  mutin  ,  au  pied  mignon ,  de  Sor- 
rente  ou  de  Caprée.  Si,  à  l'heure  qu'il  est,  de  Dreux-Dorcy 
existe  encore,  c'est  qu'il  n'y  a  pas  à  Bade  une  seule  Napolitaine 
jalouse,  ni  un  de  ces  amants  singuliers  qui  ne  veulent  pas 
permettre  qu'il  y  ait  au  monde  une  personne  plus  belle  que 
leur  maîtresse.  —  La  princesse  Galitzinn,  un  des  plus  grands 
noms  de  l'empire  de  Bussie,  s'est  fait  peindre  modestement 
en  femme  du  monde  :  un  portrait  bien  ressemblant,  frais  et 
(in  comme  tout  !  La  princesse ,  quoique  d'une  beauté  peu  ré- 
gulière, a  dans  les  traits  quelque  chose  de  distingué  et  d'ai- 
mable; elle  a  un  peu  les  manières  élégantes  de  madame  la 
duchesse  d'Orléans  ,  et  elle  est  plus  grande  ,  ce  qui  lui  donne 
l'air  plus  fier.  Cet  air-là,  quand  il  est  tempéré  par  la  douceur 
cl  l'urbanité,  ne  messied  pas.  C'est  une  façon  de  garder  tou- 
jours son  rang  et  en  même  temps  de  faire  valoir  les  moindres 


faveurs,  qui  convient  parfaitement  A  une  grande  dame.  Il 
faut  être  fier  dans  son  air,  précisément  quand  on  est  affable 
dans  son  sourire.  La  princesse  Galitzinn  sait  merveilleuse- 
ment allier  ces  deux  qualités. 

M.  Dorcy  ne  s'est  pas  arrêté  en  si  beau  chemin ,  et  puisque 
c'est  un  guide  si  sûr,  nous  le  suivrons  dans  tous  les  beaux 
portraits  qu'il  a  faits.  Le  prince  Emile  de  Darrnsladt  a  été  un 
des  premiers  A  venir  poser  dans  son  atelier  :  comme  tou- 
jours, ce  qui  en  est  advenu  est  une  image  frappante  du  mo- 
dèle ,  avec  beaucoup  d'esprit  et  beaucoup  d'art.  La  princesse 
Marie  de  Bade  ,  une  des  plus  jeunes  filles  du  grand-duc  ,  a 
fourni  aussi  A  cette  riante  et  noble  galerie,  ses  traits  coquets 
et  délicats.  —  M.  Belhmann ,  le  célèbre  banquier  de  Francfort, 
est  arrivé  en  toute  hâte  et  A  grandes  guides,  sachant  qu'on 
peignait  à  Bade  tous  les  rois  et  tous  les  plus  grauds  seigneurs, 
et  à  peine  arrivé ,  il  s'est  présenté  chez  M.  Dorcy. 

II  y  a  bien  encore,  dans  cette  foule  brillante  et  jeune,  une 
fée  véritable  et  telle  que  Shakspearc  lui-même  no  l'a  pas 
rêvée  dans  le  Songe  d'été.  Elle  est  la  poésie  de  ce  beau  lieu  : 
elle  en  est  le  plus  calme  sourire ,  le  plus  limpide  regard  ;  le 
pied  le  plus  fin,  imprimé  sur  le  sable,  c'est  elle  !  Depuis 
tantôt  deux  mois,  la  ville,  subjuguée  par  ses  charmes,  obéit 
à  son  gracieux  empire;  c'est  une  sorte  de  culte;  tout  le 
monde  s'agenouille  sur  ses  pas  :  qui  donc  oserait  lui  résister? 
Sous  les  ombrages  de  la  promenade .  chacun  la  cherche  du 
regard  et  l'admire  ;  on  la  salue  et  du  geste  et  du  cœur  quand 
elle  passe  dans  son  équipage,  comme  on  ferait  d'une  reine 
aimée.  Le  soir,  au  bal,  quand  elle  vient  sans  fleurs,  sans 
diamants,  parée  d'une  simple  robe  blanche,  ses  cheveux 
blonds  pour  couronne,  oh  1  iilors,  c'est  un  enivrement,  un 
silence,  une  admiration  universelle!  On  la  contemple  avec 
ivresse;  on  se  sent  saisi  de  respect  devant  une  œuvre  du  ciel 
si  accomplie,  si  charmante;  et  son  nom,  répété  de  bouche 
en  bouche ,  plane  au-dessus  de  tous  les  fronts ,  comme  ces 
flammes  brillantes  dont  parle  l'Évangile. 

Par  malheur,  madame  de  Scblipenbach  «loil bientôt  quitter 
Bade  ;  bientôt  il  ne  nous  restera  plus  d'elle  que  son  souvenir 
et  son  image  :  image  sainte,  vénérée,  bénie!  souvenir  sacré 
et  ineffaçable  !  Madame  de  Scblipenbach  s'envole  vers  Paris. 
Quelle  entrée  triomphale!  quels  succès!  quels  murmures! 
quelles  victoires!  La  fortune  de  celle  admirable  conquérante 
sera  une  fortune  romanesque.  Vous  verrez,  vous  verrez  un  de 
ces  beaux  jours  d'hiver!  quand  vous  entendrez  son  nom  répété 
et  célébré  en  tous  lieux ,  quand  sa  beauté  sera  devenue  une 
fureur,  un  culte,  quand  chacun  ,  encensant  la  brillante  idole, 
se  courbera  devant  elle  avec  adoration ,  souvenez-vous  que 
c'est  moi  qui  vous  l'ai  prédite.  Paris  est  une  ville  étrange  !  Les 
poètes  qui  n'ont  que  du  génie  y  meurent  de  faim  ;  les  hommes 
qui  ont  du  talent  parviennent  A- peine  à  y  vivre  à  force  de 
patience,  de  résignation  et  de  courage;  cl  une  femme,  une 
femme  belle,  n'a  qu'à  dire  :  me  voilà  !  aussitôt  elle  règne.  Nul 
obstacle  :  les  salons  lui  sont  ouverts ,  la  renommée  descend 
sur  son  front,  le  monde  est  à  elle;  son  nom  ,  prononcé  tout 
bas,  ouvre  tous  les  cœurs  .  comme  ce  nom-là  ,  Sésame,  ou- 
vrait le  rocher;  mais  avec  cette  différence,  que  ce  nom-là, 
une  fois  qu'on  le  sait,  reste  gravé  dus  le  cœur.  Sa  parole 
est  une  volonté ,  son  sourire  fait  tout  dans  l'état.  Ce  n'est  pas 
seulement  une  vogue ,  c'est  une  religion  ! 

Et  maintenant,  bonjour:   cherchez  A  votre  tourauelque 


L'ARTISTE. 


« 


bi'lle  et  sainte  idole  pour  que  je  m'agenouille  devant  elle.  — 
La  fête  commence,  le  bal  s'illumine,  j'entends  les  premiers 
sons  de  l'orchestre.  —  Vive  le  dieu  qui  a  créé  les  femmes  et 
les  fleurs  !  —  Je  vais  voir! 

!..  GRANGIER  DE  LA  MARINIÈRE. 


On  nous  a  signalé  dans  notre  article  sur  les  concours  an- 
nuels du  Conservatoire  de  musique,  deux  erreurs  que  nous 
rectifions  bien  volontiers.  On  comprendra  que  lorsqu'il  s'agit 
pour  nous  de  rassembler  les  notes  recueillies  pendant  plus  de 
buit  jours  que  dure  une  pareille  lutte,  lutte  où  nous  assistons 
Irop  souvent  avec  plus  de  dévouement  et  de  fatigue  que  de 
plaisir,  nous  sommes  quelquefois  obligé  de  suppléer  par  une 
mémoire,  fidèle  ou  non,  à  des  renseignements  égarés  ou  à  des 
liiéroglypbes  devenus  inintelligibles.  Nous  devons  donc  des 
remerciements  aux  personnes  qui  veulent  bien  nous  aider  à 
rétablir  les  faits,  et  à  rendre  à  ebacun  ce  qui  lui  appartient. 
Nous  avons  dit  que  les  élèves  hommes  n'avaient  point  mérité 
de  premier  prix  de  chant  :  un  premier  prix  de  chant  a  été, 
au  contraire,  partagé  entre  MM.  Grard  et  Espinasse,  qui,  se- 
lon nous,  n'avaient  obtenu  qu'un  second  prix.  Ce  second  prix 
a  été  donné  sans  partage  à  M.  Boulo.  Nous  avons  omis  le  se- 
cond prix  de  chant  accordé  aux  femmes,  et  qui  a  été  partagé 
entre  Mlles  Lavoye  et  Descot.  Au  surplus,  Mlle  Lavoye  pou- 
vait se  consoler  de  notre  oubli,  car,  dès  le  24  août,  elle  bat- 
tait monnaie  à  Dunkerque,  sa  pairie,  avec  sa  couronne  du 
Conservatoire.  Ledit  jour,  elle  a  donné  dans  cette  ville  un 
concert  où  elle  a  obtenu  un  succès  pyramidal.  Pianiste  habile 
autant  que  cantatrice,  elle  a  exécuté  des  fantaisies  de  Thal- 
berg  et  de  Herz,  et  chanté  des  airs  d'Auber  et  de  Bellini; 
puis  elle  a  terminé  la  soirée  par  des  romances  de  Mlle  Loïsa 
l'uget.  C'est  là  sans  doute  faire  un  peu  le  métier  d'un  maître 
Jacques  musical  ;  mais  les  artistes  de  quelque  valeur  sont 
obligés  trop  souvent  de  subir  ce  rôle  en  province.  Heureuse 
encore  la  province,  quand  elle  est  endoctrinée  par  une  mu- 
sicienne à  deux  fins  telle  que  Mlle  Lavoye,  qui  fait  également 
honneur  aux  leçons  de  M.  Zimmermann  et  de  Mme  Damo- 
reau. 

A  propos  de  Dunkerque ,  nous  apprenons  que  cette  sous- 
préfecture  possède  un  orchestre  respectable  composé  de 
seize  violons,  deux  altos,  six  violoncelles,  trois  contre-basses, 
deux  flûtes,  une  petite  flûte,  deux  clarinettes,  deux  hautbois, 
deux  bassons,  quatre  cors,  un  clavicor,  deux  trompettes, 
deux  ophicléides  basses ,  et  trois  trombones.  11  y  a  là  de 
quoi  exécuter,  en  bien  travaillant,  toute  la  bonne  musique 
connue.  Mais  gare  la  contredanse  et  les  ouvertures  de  paco- 
tille ! 


ACADEMIE  ROYALE   DE  MUSIQUE   :   Première   représentation  de  II 

Vendetta  ,  opéra  en  trois  actes,  paroles  de  MM.  Léon  et  Adolphe  , 

musique  de  M.  de  RuolZ. 


jjjOVB  avions  espéré  qu'il  ne  restait  plus  de 
fr  Vendetta  au  monde  ;  que  tout  avait  été 
/épuisé  par  les  drames  de  faubourg,  par  les 
|  romans  de  portière  et  par  les  feuilletons  de 
la  presse  à  40  fr.  Nous  nous  étions  trompés: 
&  celle  malheureuse,  sempiternelle ,  immor- 
telle, avec  son  entêtement  rancunier,  nous  attendait  pour 
nous  relancer  à  l'Opéra.  Cette  fois  encore  ,  elle  a  su  se  con- 
tenir et  prendre  son  temps ,  car  il  y  a  bien  au  moins  di\ 
ans  qu'elle  couve.  Demandez-le  à  M.  Mérimée. 

Paolo ,  jeune  montagnard  corse ,  a  reçu  cbez  lui ,  en  l'ab- 
sence de  son  père,  un  proscrit  poursuivi  par  la  gendarme- 
rie, qui  est  venu  lui  demander  asile.  Le  proscrit  se  désennuie 
en  faisant  les  doux  yeux  à  la  jeune  Flora  .  qu'il  croit  sœur 
de  Paolo.  Elle  lui  apprend  qu'elle  est  orpheline;  que,  re- 
cueillie par  des  étrangers  à  la  suite  d'un  incendie  où  périrent 
tous  les  siens,  elle  a  été  élevée  depuis  ce  temps  dans  cette 
chaumière.  Le  proscrit  croit  reconnaître  tout  de  suite  sa  sœur 
dans  cette  charmante  enfant,  car  lui  aussi  est  devenu  orphe- 
lin en  même  temps  qu'un  incendie  dévorait  le  toit  de  ses 
pères,  assassinés  par  les  Matteo.  Il  y  aurait  à  ce  moment 
moyen  de  s'expliquer  et  d'en  finir  tout  de  suite.  Flora  pour- 
rait lui  répondre  :  «  Je  suis  sans  doute  votre  sœur,  et  vous 
êtes  chez  Matteo;  »  et  nous  autres,  critiques  fatigués  ,  pour- 
rions rentrer  chez  nous  à  neuf  heures  ;  mais  Flora  n'a  pa> 
voulu ,  et  cette  satisfaction  ne  nous  a  été  accordée  que  trois 
heures  plus  tard. 

Matteo  revient  d'une  chasse  qui  a  duré  trois  jours,  et  ap- 
prouve tout  d'abord  que  ses  enfants  aient  accordé  l'hospitalité 
quand  même.  C'est  à  lui  maintenant  à  interroger  le  proscrit. 
Celui-ci  lui  apprend  qu'il  est  obligé  de  se  cacher  pour  fuir 
les  conséquences  d'une  vendetta  dont  il  s'est  donné  le  plaisir. 
Très-bien  !  Matteo  s'est  octroyé  bon  nombre  de  régals  de 
cette  sorte,  ce  qui  ne  l'empêche  pas  de  vivre  vieux  et  res- 
pecté du  pays  et  des  gendarmes.  Maintenant,  le  proferit  s'ap- 


'»8 


L'ARTISTE. 


pelle  Spallazzi  :  c'est  aulre  chose.  Ces  deux  honnêtes  gens  se 
reconnaissent  alors  pour  les  assassins  mutuels  de  leurs  fa- 
milles réciproques.  Nous  ignorons  combien  de  membres  ils 
peuvent  se  redemander  ainsi  pendant  un  quart  d'heure.  Quoi 
qu'il  en  soit,  Matleo  respectera  la  loi  de  l'hospitalité,  et 
même  il  reconduira  avec  les  siens  Spallazzi ,  qui  doit  retrou- 
ver à  certain  jour  et  à  certaine  heure  ses  ami»  assemblés  au 
Figuier  noir  pour  protéger  sa  fuite.  Alors  on  avisera  au 
moyen  de  se  battre  ensemble  dans  les  règles.  Savez-vous  si 
ce  combat  est  conforme  au  code  de  la  vendtila  corse? Ceci, 
pour  votre  satisfaction  particulière,  car  je  ne  m'en  soucie  pas 
autrement.  La  pièce  pourrait  encore  finir  là,  si  les  enfants 
eussent  assisté  à  l'interrogatoire. 

Mattco  laisse  chez  lui  Spallazzi,  que  viennent  traquer  les 
voltigeurs  corses.  Paolo  cache  le  proscrit  sous  des  fagots.  On 
commence  par  injurier  les  voltigeurs,  cl  l'on  finit  par  les 
faire  boire.  L'heure  approche  où  Spallazzi  doit  partir  pour 
rejoindre  ses  amis  au  Figuier  noir.  Paolo  peut  le  faire  évader 
et  l'y  conduire  par  des  chemins  détournés  :  le  proscrit  ne 
peut  partir  sans  revoir  Flora.  Or,  vous  saurez  que  Paolo  est 
amoureux  de  Flora,  cl  qu'il  est  jaloux  comme  un  Corse  de 
mélodrame.  Il  insiste  :  Spallazzi  refuse.  Paolo,  dans  une  in- 
dicible crise,  résiste  longtemps  à  la  passion  qui  le  presse;  il 
supplie,  il  menace  le  proscrit.  Celui-ci  court  bien  gratuite- 
ment à  l'abîme ,  et  Paolo  est,  ma  foi,  bien  excusable  de  per- 
dre la  tète  ;  le  délire  de  la  passion  l'emporte,  il  jette  un  cri , 
l'hospitalité  est  violée,  et  les  voltigeurs  s'emparent  de  Spal- 
lazzi. Lui,  qui  devrait  faire  publiquement  ses  derniers  adieux 
à  sa  sœur,  manque  encore  cette  belle  occasion  de  terminer 
l'opéra. 

Au  troisième  acte,  Paolo  est  fou  pendant  quelques  heures. 
Tous  les  montagnards  le  fuient  et  le  maudissent.  Son  père  ar- 
rive, qui  l'a  attendu  vainement  au  Figuier  noir.  Il  lui  demande 
pourquoi  il  n'y  a  pas  amené  Spallazzi.  Pas  de  réponse  ;  mais 
les  montagnards  viennent  la  faire.  Ils  déclarent  que  pour  la- 
ver la  tache  faite  à  leur  nom  par  la  trahison  de  Paolo,  ils 
vont  enlever  le  proscrit  aux  voltigeurs  qui  l'emmènent;  puis 
ils  se  retirent  en  écrivant  sur  la  porte  ces  mots  :  Maison  d'un 
traître. 

Matteo,  exaspéré,  ordonne  à  son  fils  de  faire  ses  prières  et 
de  se  préparer  à  la  mort.  Il  saisit  sa  carabine  pour  exécuter 
son  arrêt.  Flora  demande  grâce,  et  s'accuse  d'avoir  provoqué 
par  sa  coquetterie  le  crime  de  Paolo.  Fille  des  Spallatzi,  lui 
dit  Matteo,  je  ne  l'ai  donc  épargnée  que  pour  ta  perle  de  ma 
maison!  Tout  s'explique  alors,  mais  trop  tard  pour  Flora  et 
pour  Paolo,  qui  n'en  doit  pas  moins  mourir  par  la  main  de  son 
père;  mais  il  est  sauvé  par  Spallazzi,  que  les  paysans  ramè- 
nent en  triomphe.  Il  ira  expier  son  crime  en  se  faisant  soldat 
sur  le  continent,  et  le  père  Matteo  lui  pardonne  à  condition 
qu'il  conquerra  la  gloire  ou  la  mort  Après  quoi,  réconciliation 
générale. 

Ce  librelto,  qui  n'est  pas  plus  mauvais  que  beaucoup  d'au- 
tres, est  écrit  quelquefois  avec  élégance,  et  offrait  surtout  de 
nombreuses  etexcellentessituationsau  musicien.  M.  de  Ruolz, 
qu'une  vocation  irrésistible  et  quelquefois  prouvée  entraîne 
à  se  faire  artiste,  a  commencé  visiblement  à  écrire  celle  par- 
tition avec  la  préoccupation  d'un  homme  du  monde  qui  doit 


trembler  un  peu  en  s'aventurant  sur  un  des  premiers  théâ- 
tres et  devant  le  public  le  plus  récalcilranl  de  l'Europe.  L'ou- 
verture, instrumentée  avec  aisance,  est  d'ailleurs  molle  et 
timide.  Le  premier  acte  ne  contient  que  des  airs,  et  des  duos 
qui  tournent  à  l'air.  Néanmoins  l'énergie  s'y  fait  déjà  sentir 
d'une  façon  remarquable  dans  les  chants  de  Spallazzi.  Le  se- 
cond acte  est  plus  vigoureux,  et  l'originalité  y  perce  un  peu. 
Des  chœurs,  un  duo  entre  Spallazzi  et  Matleo,  et  surtout  un 
bon  trio  entre  Flora,  Paolo  et  l'officier  des  voltigeurs,  attes- 
tent un  grand  progrès  qui  se  déclare  définitivement  dans  le 
troisième  acte.  Là,  tout  est  louable  :  une  charmante  romance 
très-originale  pourMIle  Nathan,  un  bon  quatuor  avec  chœurs, 
un  beau  duo  entre  Paolo  et  Matteo,  sont  des  morceaux  que 
pourraient  avouer  sans  risque  des  musiciens  réputés.  Mais  il 
faudra  retrancher  beaucoup,  surtout  dans  le  quatuor  déme- 
surément long,  et  dont  les  idées  seraient  suffisamment  déve- 
loppées à  moitié  frais. 

Le  système  suivi  dans  cette  composition  est  la  marche  fa- 
cile et  aisée  de  l'école  italienne,  surtout  dans  l'orchestre.  Les 
voix  sont  employées  avec  bonheur  cl  habileté.  C'est  un  essai 
remarquable  et  qui  classe  très-bien  M.  de  Ruolz. 

Duprezest  bien  dans  le  rôle  de  Paolo.  Peut-être  veul-il  faire 
trop  d'énergie  à  l'imitation  de  Massol,  que  sa  chaleur  de  tête 
pourrait  bien  faire  retomber  dans  les  hurlements  de  l'ancienne 
école  française.  Levasseur  est  fort  bien  aussi.  Quant  à  Mlle  Na- 
than, nous  avions  prédit  juste  en  demandant  un  rôle  fait  tout 
exprès  pour  elle.  Ses  progrèsl'ontrendue presque  méconnaiv 
sable.  Nous  approuvons  fort  qu'elle  ne  se  jette  pas  encore 
dans  les  écarts  des  soi-disant  chanteurs  tragédiens,  mais  nom 
espérons  que  sa  sensibilité  ne  restera  pas  toujours  intérieure, 
et  vibrera  un  jour  autrement  que  dans  son  accent. 

A.  SPIX1IT. 


Un  grand  artiste  vient  de  mourir  :  c'est  le  violoncelliMe 
Plalcl.  Compositeur  habile,  exécutant  distingué,  excellent 
professeur,  chacun  de  ces  litres  aurait  dû  lui  valoir  une  cé- 
lébrité plus  grande  que  celle  qui  est  attachée  au  nom  de  cet 
homme  remarquable ,  dont  l'existence  a  été  si  singulière  et 
si  fantasque. 


Typographie  do  Lacrampe  el  Comp. ;  me  Damielle,  2.  —  Fonderie  de  Thorey.  Virey  et  Mcrrt 


i/AimsTi:. 


V!) 


Cowantr,?! 


POUR   LES  PRIX   DE  ROME. 


■ft.MEŒT&Srffu 


s  hôtel-de-ville,  un  liôlol-dc-ville  à  bâtir 
pour  une  grande  cité,  un  hôtel-de-ville  avec 
toutes  ses  dépendances,  avec  un  rez-de- 
chaussée  destiné  au  service  de  l'adminis- 
I ration  et  des  bureaux  ;  un  premier  étage 
consacré  aux  fêtes  et  aux  solennités  pu- 
bliques; des  salles  d'assemblées,  des  salles  de  bals,  des 
salles  de  festins,  des  salles  de  concerts;  un  appartement 
pour  le  préfet,  une  bibliothèque,  un  beffroi ,  des  cours, 
des  jardins,  des  escaliers,  des  corridors,  des  portiques, 
et  par-devant,  de  l'étendue  à  souhait  pour  une  place  pu- 
blique, une  place  qui  commence  par  un  des  plus  magni- 
fiques monuments  qu'il  soit  donné  à  l'architecture  ac- 
tuelle de  réaliser,  et  qui  aboutit  à  un  large  fleuve,  dont 
les  eaux  majestueuses,  sillonnées  en  tous  sens  par  des 
embarcations  de  toutes  grandeurs,  viennent  compléter 
l'ensemble  de  cette  magnifique  décoration  :  c'était  là,  il 
faut  en  convenir,  un  admirable  sujet  de  concours,  d'au- 
tant plus  que  la  rédaction  du  programme  était  restée  dans 
des  termes  d'une  généralité  assez  élastique  pour  per- 
mettre d'aborder  ce  projet  sans  autre  préoccupation  que 
celle  de  répondre  à  toutes  les  convenances  auxquelles  le 
monument  est  appelé  à  satisfaire. 

Ainsi,  plus  de  ces  ridicules  recommandations  de  se  con- 
former pour  le  style  à  celui  des  beaux  temps  de  l'architec- 
ture romaine,  d'employer  avec  sagesse  lu  pureté  des  formes 
et  la  noblesse  des  ornements  que  doit  comporter  un  pareil  edi- 

2''  SKniF.  ,   TOME  IV.   1°  LITRA1MK. 


fice,  recommandations  invariables  qui  ont  terminé  depuis 
vingt  ans  tous  les  programmes  de  l'École  des  Beaux-Arts, 
et  qui  ne  veulent  dire  autre  chose,  sinon  que  ceux  d'entre 
les  élèves  qui  auraient  la  témérité  de  ne  pas  se  conformer 
exactement  au  style  de  l'Académie  seraient  impitoyable- 
ment repoussés,  quand  môme  ils  auraient  produit  des 
chefs-d  œuvre.  Le  bon  sens  public  a  probablement  fait 
justice  de  ces  prescriptions  étroites ,  car  les  phrases  sa- 
cramentelles ont  disparu  cette  année. 

On  pouvait  croire  d'après  cela  que  les  concurrents  se 
seraient  abandonnés  à  leurs  inspirations  naturelles,  et 
qu'ils  auraient  cherché  à  produire  dans  l'étude  de  ce  mo- 
nument toute  la  variété,  tout  l'ensemble,  toute  l'harmo- 
nie, tous  les  contrastes  que  semblait  exiger  la  multiplicité 
des  besoins  auxquels  il  est  appelé  à  satisfaire.  C'étaient  le 
luxe  etla  magnificence  des  grands  appartements  à  opposer 
àlasimplicitéélégante  desconstructionssubordonnées,  et 
chaque choseà  meltreàsonrang,suivant  ses  rapports  avec 
l'ensemble  et  sesconvenancesparticulières,  depuis  les  plus 
vulgaires  nécessités  de  la  vie  privée  jusqu'aux  exigences  les 
plus  ambitieuses  des  assemblées  publiques;  et  dans  la 
distribution  de  tout  cela,  toute  une  échelle  de  gradation 
à  ménager,  toute  une  série  de  rapports  à  établir,  pour  ra- 
mener toute  cette  variété  de  formes,  toute  cette  multi- 
plicité de  fonctions  à  une  savante  unité  capable  de  les  re- 
lier et  de  les  subordonner  dans  la  mesure  exacte  de  leur 
importance  respective.  Plus  le  problème  devenaitcompli- 
qué,  plus  il  embrassait  d'éléments  divers,  et  plus  sa  solu- 
tion pouvait  présenter  de  contrastes  saisissants  etd'harmo- 
nies  sublimes. 

Mais  en  traitant  le  programme  de  celte  façon,  il  n  \ 
avait  pas  de  chances  d'obtenir  le  prix  ;  les  élèves  l'ont  si 
bien  senti,  qu'au  lieu  de  s'appliquer  à  satisfaire  aux  con- 
ditions d'un  édifice  possible  et  habitable,  ils  ont  fait  un 
hôtel-de-ville  de  convention,  comme  tout  ce  qui  se  fait  a 
l'École,  un  hôtel-de-ville  pour  le  prix  de  Rome,  c'est-à- 
dire  un  hôtel-de-ville  à  la  convenance  des  professeurs. 
C'est  d'abord  un  plan  impossible,  des  niches,  des  co- 
lonnes à  profusion,  des  cours  çà  et  là  pour  la  symétrie 
et  non  pour  donner  du  jour,  car  d'après  le  plus  grand  nom- 
bre des  projets  on  ne  verrait  pas  clair  en  plein  midi  dans 
une  bonne  partie  du  rez-de-chaussée;  des  escaliers  au 
hasard  pour  la  symétrie  encore  et  non  pour  la  facilité 
des  communications  ;  des  bureaux  presque  nulle  part,  ef 
nulle  part  certainement  une  habitation  raisonnable  pour 
le  préfet.  L'élévation  rappelle  plus  ou  moins  dans  presque 
tous  les  projets  le  motif  assez  insignifiant  de  la  façade 
ajoutée  à  lilôtel-dc- Ville  de  Paris,  du  côté  de  la  rivière; 
quelquefois,  comme  dans  le  travail  de  M.  Lefuel,  elle 
rappelle  en  même  temps  les  dispositions  de  la  cathédrale 
mise  au  concours  de  l'année  dernière ,  ou  comme  dans 
celui  de  M.  Perron,  divers  ajustements  de  la  cour  du 
Louvre  et  des  Tuileries.  Ces  réminiscences,  qui  se  re- 
trouvent plus  ou  moins  dans  le  travail  de  presque  tous 

7 


50 


L'ARTISTE. 


les  concurrents,  démontrent  une  chose:  c'est  que  les 
élèves  de  l'Académie  ont  coutume  de  composer  beau- 
coup plus  avec  leurs  souvenirs  qu'avec  leur  imagination. 

Au  reste,  le  projet  de  M.  Lefuel  serait  encore,  avec 
relui  de  M.  Perron,  le  plus  habitable;  il  est  surtout 
mieux  rendu  et  plus  complètement  étudié  que  pas  un. 
Cependant  les  pavillons  des  angles  ne  nous  paraissent 
pas  heureusement  raccordés  avec  les  lignes  de  la  façade. 
Ils  sont  d'une  disposition  et  d'un  caractère  trop  différents, 
et  puis  les  arcades  dont  ils  sont  couronnés  ne  s'ajustent 
pas  avec  l'ensemble.  M.  Lefuel  avait  indiqué  dans  son 
esquisse  un  motif  assez  différent,  et  il  eût  mieux  fait  de 
s'y  arrêter,  d'autant  plus  qu'il  a  été  forcé  par  l'ensemble 
•le  ses  dispositions  à  placer  en  retour,  sur  l'angle  de  ses 
pavillons,  une  arcade  plus  élevée  que  celle  de  la  face,  ce 
qui  produirait  en  exécution  un  raccord  boiteux  de  l'effet 
le  plus  désagréable.  Mais  le  reproche  le  plus  grave  que 
nous  ayons  à  adresser  à  son  projet,  c'est  d'avoir  obstrué 
un  courant,  navigable  d'après  les  termes  du  programme , 
par  le  développement  de  la  place  publique,  dont  il  a 
jeté  sans  motif  une  bonne  partie  dans  le  lit  naturel  et 
nécessaire  du  fleuve. 

Après  cela,  le  travail  de  M.  Lefuel  est  rendu  avec  une 
netteté  et  une  précision  incroyables.  Il  a  toutes  les  qua- 
lités exigées  à  l'École  des  Beaux-Arts,  et  quelques-unes 
au-delà.  M.  Lefuel  a  eu  le  second  prix  l'an  dernier,  et  il 
est  élève  de  M.  Huyot.  En  voilà  plus  qu'il  n'en  faut  pour 
rire  envoyé  à  Rome  cette  année. 

Nous  ne  pouvons  nous  imaginer  par  suite  de  quel  rai- 
sonnement presque  tous  les  concurrents  ont  été  conduits 
à  envahir  le  courant  du  fleuve  avec  la  moitié  de  la  place 
que  le  programmelcurdemandaitdemenagerenavant.de 
I  hôtel-de-villc,  pour  les  fêtes  et  réjouissances  publiques  ; 
il  nous  semble  pourtant  qu'il  était  de  la  plus  évidente  né- 
cessité de  ne  pas  embarrasser  la  navigation,  et  qu'il  eût 
été  beaucoup  plus  naturel  dese  tenir  en  retraite  comme  l'a 
fait  M.  Godebœuf,  qui,  malheureusement,  n'a  pas  su  rester 
pour  le  reste  de  son  travail  dans  des  conditions  aussi  rai- 
sonnables. Ainsi,  par  exemple,  il  n'a  pas  su  rattacher  la 
place  publique  à  son  monument,  et  la  construction  est 
indiquée  à  contre-sens  des  règles  les  plus  simples  de  la  sta- 
bilité. La  maçonnerie  la  plus  empâtée  correspond  pres- 
que partout  aux  parties  qui  doivent  le  moins  fatiguer, 
landis  que  les  supports  du  beffroi  sont  d'une  maigreur 
déraisonnable.  Ce  reproche  pourrait  bien  s'adresser  aussi 
quelque  peu  à  M.  Paccard;  mais  la  manière  de  M.  Pac- 
card  s'est  améliorée  sensiblement  depuis  l'an  passé.  Elle 
est  moins  froide,  moins  insignifiante,  moins  exactement 
académique;  il  s'éloigne  du  prix  de  Rome  probablement, 
mais  peut-être  a-t-il  compris  que  c'est  là  le  seul  moyen  de 
devenir  architecte. 

Le  plan  de  M.  Hénard  est  fort  simple  et  assez  raison- 
nable. Il  n'est  pas  chargé,  comme  presque  tous  les  autres, 
de  niches,   de  colonnes,  d'ouvertures,  sans  but ,  sans 


motif  autre  que  de  produire  à  l'œil'  un  agréable  papil- 
lotagesur  le  papier:  toutefois  il  accuse  sur  la  façade  des 
saillies  trop  accidentées  pour  un  effet  simple,  pas  assez 
pourproduiredumouvernent. M.  Hénard  atrouvémojen 
d'utiliser  heureusement  le  charmant  escalier  tournant  ;i 
moitié  rampe  de  l'Hôtel-de-Ville  de  Paris;  mais  pour- 
quoi l'avoir  répété  quatre  fois  dans  le  même  édifice?  C'est 
là  une  de  ces  recherches  de  symétrie  qui  ne  sont  saisissa- 
bles  que  sur  le  papier.  Il  ne  nous  reste  pas  grand'chose 
à  ajouter  sur  le  travail  de  M.  Hénard;  son  élévation  n'est 
ni  trop  bien,  ni  trop  mal,  et  son  beffroi  est  à  peine 
stable. 

La  composition  de  M.  Desbuissons  est  remarquable  par 
un  luxe  d'escalier  qui  sent  la  décoration  théâtrale  plus 
que  l'architecture  pratique;  son  beffroi  n'est  pas  visible 
depuis  la  grande  place,  et  les  salles  inférieures  des  deux 
ailes  saillantes,  sur  les  côtés,  sont  complètement  privées 
de  lumière.  En  revanche,  ce  n'est  pas  la  lumière  qui 
manque  dans  le  projet  de  M.  Abadie  ;  son  hôtel-de-ville, 
au  contraire,  est  une  véritable  cage  à  poulets,  on  passe 
tout.à  travers.  C'est  bien  la  disposition  la  plus  saugrenue 
qui  se  puisse  imaginer  :  de  grandes  ouvertures  à  tous 
les  étages,  garnies  de  colonnes,  avec  un  plein-cintre 
par  en  haut,  occupé  par  quelque  chose  qui  ressemble 
assez  à  la  moitié  d'une  roue  de  chariot;  et  sur  la  place 
un  hippodrome  dans  lequel  on  ne  voit  pas  trop  com- 
ment le  public  pourra  venir  et  par  où  il  pourra  s'en 
aller.  Au  reste,  l'hôtel-de-ville  de  M.  Abadie  est  une 
imitation  malheureuse  d'un  malencontreux  projet  de 
thermes,  de  M.  Achille  Leclcrc,  que  son  élève  n'aura 
cru  pouvoir  mieux  faire  que  de  reproduire  sous  la  forme 
d'hôtel-de-ville;  car  il  est  de  règle,  à  l'École  desReaux- 
Arts,  que  les  mêmes  dispositions  peuvent  être  em- 
ployées pour  toutes  les  destinations  possibles. 

Le  projet  de  M.  Perron  est  beaucoup  plus  raison- 
noble.  On  y  retrouve  bien  çà  et  là  des  réminiscence-, 
du  Louvre,  des  Tuileries,  de  l'Hôtel-de-Ville,  mais  heu- 
reusement utilisées;  et  puis  cela  est  logeable  au  moins,  et 
l'on  reconnaît  au  premier  coup  d'œil  que  l'auteur  de  ce 
travail  est  initié  à  la  pratique  de  la  construction.  Il  est  le 
seuldontlcbeffroi  soit  réellement  solide,  carpresque  tous 
ies  autres  portent  tellement  à  faux,  que  si  par  hasard  on 
essayait  de  les  construire  ils  descendraient  dans  les  caves 
au  moment  même  où  l'on  enlèverait  les  échafaudages  de 
construction.  Nous  insistons  sur  ce  sujet ,  parce  qu'il  est 
de  la  plus  haute  importance,  bien  qu'on  semble  n'en 
tenir  aucun  compte  à  l'Académie.  En  effet ,  l'architecte 
construit  avant  de  décorer,  et  pour  que  la  décoration 
ait  lieu  il  faut  que  la  construction  subsiste.  Mais  qu'al- 
lons-nous parler  de  stabilité  et  de  construction!  on 
s'inquiète  bien  de  cela  vraiment  à  l'Ecole  des  Reaux- 
Arls  ! 

Le  programme  demande  des  dessins  rendant  le  plan 
général,  l'élévation  et  la  coupe  du  monument,  sur  diffé- 


L'ARTISTE. 


51 


renies  échelles;  mais  aucune  étude  de  construction, 
aucune  indication  de  matériaux  ;  et  de  la  coupe  des 
pierres,  pas  un  mot  ;  pas  plus  que  si  l'hôtel-de— ville  de- 
vait être  moulé  en  pain  d'épices  ou  en  sucre  candi.  Il 
s'agit  bien  vraiment  de  coupe  de  pierre  à  l'Académie  ! 
Est-ce  que  vous  croyez  par  hasard  qu'on  est  fait  pour 
étudier  les  mathématiques  lorsqu'on  veut  devenir  un 
«rand  architecte  de  la  façon  de  l'École,  lorsqu'on  a  l'am- 
bition de  prendre  rang  parmi  les  grands  génies  de  l'In- 
stitut? Oh  !  que  non  pas,  on  a  le  cœur  trop  haut  placé 
pour  consentir  à  dégrader  son  talent  par  des  occupa- 
tions aussi  matérielles...  De  la  statique,  de  la  géométrie 
descriptive  ,  allons  donc  !  comme  si  le  chiffre  n'était  pas 
la  négation  de  toute  poésie!  Les  études  de  construction, 
les  mathématiques,  c'était  bon  pour  des  génies  vulgaires 
comme  Brunelleschi,  Michel-Ange,  Philibert  Delorme, 
Léonard  de  Vinci.  Mais  les  grands  architectes  de  notre 
grande  Ecole,  allons  donc!  pour  qui  les  prenez- vous? 
Ils  font  de  l'architecture  pittoresque,  de  l'architecture 
qui  se  dessine,  qui  se  met  en  couleur,  qui  se  regarde 
sur  le  papier,  mais  qui  ne  se  bâtit  pas,  à  moins  d'es- 
sayer trois  ou  quatre  fois  un  escalier  tournant,  comme 
dans  tel  monument  que  nous  pourrions  nommer,  avant 
d'en  faire  arriver  juste  la  dernière  marche;  à  moins 
d'essayer  de  toutes  les  façons  si  telle  ou  telle  indication 
de  leur  projet  est  praticable.  Et  cela  tient  comme  cela 
peut  :  ces  messieurs  sont  les  architectes  du  gouverne- 
ment; si  quelque  chose  s'écroule,  on  le  rebâtit;  si  une 
disposition  est  par  trop  absurde,  on  démolit  pour  en 
chercher  une  autre.  Le  budget  n'est-il  pas  là  pour  faire 
lace  à  toutes  les  bévues  de  ces  messieurs?  On  s'est  beau- 
coup récrié  depuis  quelques  années  au  sujet  de  l'exagé- 
ration des  dépenses  occasionnées  par  les  monuments 
publics:  on  a  parlé  de  dilapidations,  de  malversations,  de 
pots-de-vin.  Nous  n'avons  pas  voulu  croire  à  toutes  ces 
accusations,  parce  que  nous  savions  jusqu'où  peuvent  al- 
ler les  exagérationsdela  malveillance,  et  qu'il  nous  répu- 
gnait de  soupçonner  des  gens  que  le  sentiment  de  leur 
dignité  doit  avoir  accoutumés  à  se  respecter.  Mais  alors 
même  que  ces  abus  existeraient  aussi  criants  qu'on  l'a 
voulu  dire,  ils  seraient  bien  loin  encore  de  dévorer  autant 
d'argent  quel'impéritie  des  architectes.  C'est  que,  pour 
ces  messieurs,  il  ne  s'agit  pas  de  trouver  quelque  chose 
de  plus  ou  moins  convenable  et  de  plus  ou  moins  prati- 
cable ;  il  s'agit  de  faire  de  la  forme  purement  et  simple- 
ment, delà  forme  pour  elle-même,  sans  tenir  le  moindre 
compte  des  nécessités  auxquelles  elle  doit  être  appli- 
quée. Théâtre,  palais,  cathédrale,  ou  hôtel-de-ville, 
c'est  toujours  exactement  la  même  chose. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  déplorable  en  cela,  ce  n'est  pas 
tant  l'argent  gaspillé  en  pure  perte  ,  que  le  pouvoir  de 
perpétuer  ces  désordres  accordé  aux  membres  de  l'Insti- 
tut, en  leur  attribuant  la  direction  de  l'École  d'archi- 
tecture. Les  élèves  de  cette  École  sont  les  élèves  de 


l'école  officielle,  orthodoxe,  du  gouvernement,  et  ils  de- 
viennent naturellement  ses  architectes  officiels,  au  pré- 
judice des  hommes  qui  ont  pris  la  peine  d'étudier  sé- 
rieusement leur  art  après  s'être  rendu  compte  des  con- 
naissances indispensables  pour  former  un  architecte. 

Nous  concevons  très-bien  qu'on  ne  s'inquiète  pas  outre 
mesure,  à  l'Académie,  de  l'avenir  des  hommes  de  science 
et  de  talent  qui  peuvent  se  développer  en  dehors  de  son 
influence  :  ce  sont  des  dissidents,  des  infidèles,  des  mé- 
créants, qui  ne  méritent  pas  l'attention  des  professeurs  de 
l'École  ;  mais  les  élèves  de  cette  Ecole,  ces  jeunes  gens 
qui  sont  venus  à  eux,  et  qui  ont  remis  entre  leurs 
mains  la  direction  de  leurs  études;  ceux-là,  tout  au 
moins,  ne  devraient  pas  être  traités  avec  une  aussi  incon- 
cevable légèreté,  et  l'on  devrait  tâcher,  ce  nous  semble, 
de  leur  enseigner  quelque  chose  dont  il  leur  fût  possible 
de  tirer  parti  dans  le  monde.  C'est  surtout  à  propos  desar- 
chitectes que  nous  insisterons  davantage; car  les  peintres, 
les  sculpteurs  sont  dans  des  conditions  moins  défavo- 
rables, ils  finissent  toujours  par  faire  quelque  chose 
d'assez  semblable  à  une  figure  humaine  pour  satisfaire 
l'amour-propre  d'un  épicier  qui  veut  avoir  son  portrait 
et  celui  de  son  épouse,  accrochés  au  mur  de  son  salon. 
Mais  les  architectes,  que  pourront-ils  faire  quand  on 
leur  aura  donné  un  talent  qui  n'est  applicable  à  rien, 
et  qu'il  faudra  vivre  de  ce  talent?  Cela  est  grave  et  sé- 
rieux, plus  grave  et  plus  sérieux  qu'on  ne  semble  le 
croire  aux  Pelits-Augustins,  et  cela  demande  une  prompte 
réforme;  maintenant  surtout  que  nous  voyons  sortir  de 
nombreuses  écoles  spéciales,  des  constructeurs  instruits 
et  capables ,  qui  laissent  moins  de  chances  que  jamais 
à  l'inexpérience  des  élèves  de  l'Académie,  que  la  faveur 
n'aura  pu  introduire  dans  les  travaux  du  gouvernement. 
Car  tous  ces  jeunes  gens  qui  se  perdent,  en  croyant  de- 
venir architectes,  que  pourront-ils  faire  le  jour  où  ils  se 
seront  réveillés  de  leurs  illusions,  le  jour  où  ils  s'aper- 
cevront qu'ils  n'ont  qu'un  talent  inapplicable,  qu'une  ha- 
bileté de  convention?  Que  pourront-ils  faire  quand  ils 
s'apercevront  qu'ils  ne  sont  pas  architectes  et  qu'il  est 
trop  tard  pour  le  devenir?  Ah!  cela  est  horrible  rien 
que  d'y  penser,  car  ce  sont  de  bons  et  honnêtes  jeunes 
gens,  pleins  de  loyauté  et  d'envie  de  bien  faire  ;  et  il 
nous  semble  qu'il  ne  serait  pas  impossible  de  leur  don- 
ner une  éducation  plus  pratique  et  plus  profitable. 

Nous  sommes  parfaitement  désintéressés  dans  cette 
question ,  nous  sommes  sans  passion  autre  que  celle  de 
la  justice  et  de  la  raison,  el  nous  ne  nous  faisons  illusion 
ni  sur  les  hommes,  ni  sur  les  choses.  Nous  connaissons 
les  élèves,  les  professeurs,  la  coterie  et  l'esprit  du 
bureau,  assez  pour  avoir  pu  désigner  d'avance  le  nom 
du  lauréat  de  chaque  concours.  Nous  avons  dit  que 
M.  Vauthier  aurait  le  prix  de  gravure  en  médaille, 
M.  Gruyerre,  le  prix  de  sculpture,  et  ils  l'ont  eu.  Nous 
indiquons  aujourd'hui  le  prix  d'architecture,  cl  nous 


Wl 


i/aiitisti;. 


sommes  certains  de  nôtre  pas  démentis  par  l'événement. 
Nous  ne  nous  faisons,  comme  on  voit,  aucune  illu- 
sion. Seulement,  en  voyant  le  mal,  nous  souhaitons  le 
bien,  cl,  si  disposés  (pie  nous  puissions  être  à  nous  dé- 
fier de  notre  propre  entraînement ,  nous  ne  pouvons 
croire  que  ce  soit  une  si  grande  faute  que  de  le  désirer. 


Mii2Jî}aim 


N  a  fait  un  livre  intitulé  :   Voyage  à  la 
recherclie  de  la  Vérité  :  c'est  un  livre  que 
%  nous  nous  sommes  bien  gardé  de  lire; 
car  une  fois  la  vérité  trouvée ,  adieu  tout 
intérêt  en  ce  monde,  adieu  toute  passion, 
adieu  la  douce  et  heureuse  curiosité  qui 
nous  fait  vivre  !  Comme  pendant  à  ce  Vogage  à  la  re- 
cherche de  la  Vérité,  j'imagine  que  l'on  ferait  un  très- 
bon  livre,  Voyage  à  la  recherche  d'un  Ténor.  C'est  là  en 
effet  la  grande  préoccupation  moderne;  un  ténor,  voilà 
la  sauvegarde  unique  des  théâtres  et  des  sociétés  de  l'Eu- 
rope. Otez  de  ce  monde  le  petit  nombre  de  ténors  qui  en 
sont  la  joie  et  l'orgueil ,  aussitôt  le  inonde  va  crouler. 
Napoléon  Bonaparte  a  pu  disparaître  impunément  de 
cette  terre  qu'il  écrasait  du  poids  de  son  nom  et  de  sa 
gloire  :  faites  que  demain  Rubini  éprouve  une  extinction 
de  voix  ,  et  vous  verrez  quelle  douleur  universelle!  Au 
ténor  se  rattachent  toute  la  musique,  tous  les  transports, 
toutes  les  passions  qui  se  rapportent  à  ce  bel  art.  Le 
ténor  a  encore  cela  de  commun  avec  le  phénix,  c'est  que 
deux  ténors  ne  peuvent  fouler  le  même  sol ,  c'est-à- 
dire  les  mêmes  planches;  quand  il  s'en  rencontre  deux 
sur  le  même  théâtre ,  il  faut  que  l'un  des  deux  dispa- 
raisse et  s'efface;  celui-ci  absorbe  celui-là.  Trop  heu- 
reux   encore  lorsque  le  vaincu  du  moment   ne  porte 
pas  sur  lui-même  ses  mains  violentes  et  criminelles.  Té- 
moin celinfortuné  Nourrit,  qui,  après  avoirété  pendant  dix 
ans  l'unique  ténor  de  la  France ,  perdit  une  partie  de  sa 
voix  à  propager  la  révolution  de  Juillet,  en  chantant  la 
Parisienne.  L'apparition  de  Duprez  fut  un  arrêt  de  mort 
pour  Nourrit  ;  s'il  se  fût  agi  de  deux  basses-tailles  en 
présence  l'une  de  l'autre,  elles  auraient  vécu  toutes 
deux  en  assez  bonne  intelligence.  De  sa  nature,  la  basse- 
taille  est  bonne  fille,  elle  est  facile  à  vivre. .elle  s'accom- 
mode de  tous  les  rôles  ;  elle  n'est  pas  exposée,  comme  la 
voix  de  ténor,  à  tous  les  changements  de  température 
et  aux  cent  mille  accidents  divers  qui  rendent  ces  voix- 
la  un  peu  plus  qu'impossibles.  Hélas!  Nourrit  a  eu  bien 


tort  de  se  tuer  ;  il  aurait  dû  compter  un  peu  plus  sur  les 
vicissitudes  qui  attendent  les  ténors.  S'il  eût  voulu  atten- 
dre ,  non  pas  seulement  que  la  voix  lui  revint ,  mais  que 
la  voix  de  Duprez  se  brisât  dans  sa  poitrine  fatimuee .  a 
l'heure  qu'il  est.  Nourrit  serait  porté  en  triomphe  pur 
cette  foule  ingrate  et  élégante  qui  l'avait  si  complètement 
oublié  en  moins  de  huit  jours. 

J'en  reviens  à  mon  thème,  et  je  conseille  aux  roman- 
ciers épuisésqui  n'ont  plus  d'autres  ressources  pour  pro- 
duire sur  leurs  lecteurs  cet  intérêt  galvanique,  bien  di- 
gne de  la  Gazelle  des  Tribunaux ,  que  de  courir  après 
les  crimes  les  plus  affreux,  après  Lacenaire  et  les  l'eylel. 
pour  les  revendre  à  leur  libra  re,  de  faire  un  joli  petit 
volume  plein  de  grâce  et  d'humour,  intitulé  Voyage  à  lu 
recherche  d'un  ténor.  Celte  histoire  sera  lue  avec  le  plus 
vif  intérêt;  car  enfin,  de  quoi  s'agit-il  aujourd'hui?  Etre 
ou  n'être  pas  —  lo  be  or  not  to  be,  —  avoir  ou  n'avoir  pas  de 
ténor,  voilà  toute  la  question!  A  ce  sujet,  un  homme  qui 
en  a  bien  découvert  quelques-uns  dans  sa  vie ,  ce  pau- 
vre Choron ,  disait  qu'il  y  a  des  ténors  comme  il  y  a  des 
rossignols,  qu'il  s'agissait  seulement  de  savoir  les  déni- 
cher; mais  il  n'y  avait  que  lui  qui  savait  les  dénicher. 

C'est  ainsi  que  ce  grand  théâtre  de  l'Opéra,  tout  Opéra 
qu'il  est,  repose  uniquement  sur  les  clameurs  furibondes 
de  M.  Duprez  et  sur  les  tâtonnements  inexpérimentés  de 
M.  Mario.  C'est  ainsi  que  le  théâtre  de  la  Renaissance  l 
été  obligé  d'attendre  deux  ans  avant  que  d'arriver  à  un 
ténor  italien,  qui  sera  Italien  toute  sa  vie.  C'est  ainsi  que 
depuis  dix  ans  déjà,  le  théâtre   de  l'Opéra-Comique. 
théâtre  éminemment  national,   comme  on  dit,  si   riche, 
si  bien  soutenu,  entouré  de  tant  de  faveurs  de  tous 
genres,  accablé  sous  la  protection  d'une  subvention  plus 
que  royale ,  s'est  vu  obligé  cependant  de  se  contenter 
d'un  pauvre  petit   ténor    usé,    fluet  et  asthmatique, 
nommé  Chollet.  Oui,  il  a  élé  plus  facile  à  l'Opéra-Comi- 
que  d'abattre  sa  salle  de  la  rue  Feydeau ,  de  se  con- 
struire le  magnifique  palais  de  la  rue  Ventadour,  et  de 
le  quitter,  à  peine  bâti,  sous  le  prétexte  que  la  foule  n'y 
venait  pas;  il  lui  a  été  plus  facile  de  s'installer  sur  la 
place  de  la  Bourse,  et  plus  facile  enfin  de  soumissionne! 
pour  trois  ou  quatre  millions,  la  construction  d'une  nou- 
velle salle  sur  l'emplacement  de  la  salle  des  Italiens . 
que  de  rencontrer,  nous  ne  disons  pas  un  ténor  comme 
M.  Duprez,  ou  comme  M.  Mario,  ou  comme  M.  Kic- 
ciardi,  mais  seulement  un  ténor  d'un  timbre  un  peu  plus 
jeune  que  M.  Chollet.  Et  cependant,  de  la  part  des  troN 
directeurs,  M.  Duponchel,  M.  Anténor  Joly.  et  .M.  Cros- 
nier,  ce  n'est  pas  faute  d'avoir  voyagé  à  la  recherche  4f> 
ténors. 

Voici  qu'enfin  le  théâtre  de  l'Opera-Comique,  qui  M 
mourait  dans  sa  magnificence ,  et  qui  ne  savait  comment 
remplir  cette  immense  salle  qu'il  a  le  projet  d'élever  au 
petit  art  bourgeois  dont  M.  Auber  est  le  grand  maître  . 
a  été  sauvé  par  un  de  ces  heureux  hasards  que  vous  en- 


L'ARTISTE. 


58 


tendez  raconter  souvent  à  propos  de  tableaux  de  Raphaël, 
ou  de  statues  de  Michel-Ange ,  qui  ont  été  achetés  pour 
quelques  écus.  Vous  avez  aussi  bien  des  histoires  de  ténors 
qui  portaient  des  petits  pâtés  sur  leur  tête,  ou  qui  ciraient 
les  bottes  à  la  descente  du  Pont-Neuf.  Vous  avez  encore 
en  ce  genre,  l'histoire  de  Sixte  V,  gardeur  de  pourceaux, 
et  celle  du  Giotto  ,  avec  laquelle  on  a  fait  et  l'on  fera 
encore  tant  de  tableaux,  Dieu  merci!  La  présente  his- 
toire du  nouveau  ténor  n'est  pas  aussi  extraordinaire 
que  l'histoire  de  ses  confrères  de  la  papauté  et  de  la 
peinture,  mais  cependant  elle  mérite  d'être  racontée. 

.M.  Masset  a  été  de  très-bonne  heure  un  savant  musi- 
cien; il  avait  appris  à  jouer  du  violon  tout  comme  il  eût 
appris  à  jouer  de  tout  autre  instrument;  il  avait  eu  le  pre- 
mier prix  au  Conservatoire,  mais  sans  y  attacher  cette 
immense  importance  d'Ernst,  deBaillot,  de  ce  malheu- 
reux Lafon  ou  de  Paganini  ;  il  jouait  du  violon  ,en  atten- 
dant mieux  ou  autre  chose ,  sans  vouloir  en  faire  une  pro- 
fession exceptionnelle.  Il  mena  quelque  temps  cette  vie 
de  violon  bohémien  dans  les  orchestres  parisiens,  pre- 
nant sa  petite  part  de  toutes  les  passions  que  l'orchestre 
soulève,  prêtant  l'oreille  à  ces  grands  chanteurs  que 
l'enthousiasme  public  entoure ,  et  n'ayant  jamais  songé, 
lé  pauvre  diable,  que  lui ,  un  jour,  il  pourrait  aussi  de- 
venir l'interprète  tout-puissant  des  grands  musiciens  de 
son  époque,  parler  de  son  amour  aux  plus  belles  dames 
du  théâtre ,  et  faire  circuler  du  haut  en  bas  de  la  salle 
l'enthousiasme  dont  son  âme  était  remplie  ;  jamais  il  ne 
s'était  douté  qu'un  violon  inconnu  de  l'orchestre,  appor- 
lant  à  l'ensemble  général  la  goutte  d'eau  que  le  ruisseau 
jette  dans  la  mer,  monterait  sur  le  piédestal  du  théâtre , 
et  que  delà  il  dominerait  tout  à  l'aise  ces  avalanches  de 
mélodies,  commandant  à  tous  ces  instruments  esclaves 
de  sa  voix ,  ralentissant  ou  pressant  la  mesure  à  son  gré. 

Ainsi  il  était,  quand  un  jour,  poussé  par  ce  vague  in- 
stinct de  domination  qui  n'abandonne  jamais  les  esprits 
d'élite,  il  quitta  sa  place  obscure  dans  1  orchestre  pour 
conduire  un  orchestre  à  son  tour.  Il  se  disait  tout  bas. 
comme  César,  qu'il  valait  mieux  être  le  premier  dans 
un  village,  que  le  second  dansRome.Ilestvraiquecetor- 
ehestre  que  conduisait  Masset  n'était  pas  le  premier  or- 
chestre du  monde,  tant  s'en  faut  :  c'était  tout  simplement 
la  mélodie  chantante  du  théâtre  des  Variétés,  peu  dif- 
ficile à  conduire,  butinant  ça  et  là  à  sa  convenance  dans 
les  refrains  les  plus  populaires,  et  trop  heureuse  quand 
elle  parvenait  à  se  mettre  au  niveau  de  l'andantc  de  M. 
Odryetde  la  voix  de  Mlle  Esther.  Cependant  cela  amu- 
sait Masset  de  commander  cette  cohorte  bonne  fille  du 
violons ,  de  trompettes ,  de  grosse  caisse  et  de  chapeaux- 
chinois.  Quelquefois,  non  content  d'emprunter  des  airs 
tout  laits,  il  en  fabriquait  lui-même  de  très-gentils, 
qui  ressemblaient  à  s'y  méprendre  à  des  airs  de  M.  Adam, 
ou  bien,  sans  prendre  la  peine  d'inventer  l'air  tout  en- 
tier, il  ajoutait  une  têle  à  celui-ci ,  une  queue  à  celui- 

2''  SÉRIE  ,  TOMK  IV,   V'  LIVRAISON. 


là  ,  il  retranchait  les  longueurs,  il  faisait  quelque  chose 
enfin  de  ces  idées  éparses,  qu'attendaient  les  orgues  de 
Barbarie  pour  les  propager  dans  les  places  publiques 
et  dans  les  carrefours.  A  ces  causes,  les  grands  chan- 
teurs du  théâtre  des  Variétés  acceptèrent  Masset  comme 
un  musicien  illustre.  Mlle  Flore  le  plaçait  bien  avant  Mo- 
zart, et  Rebard  le  comparait  sans  façon  à  Meyerbecr.  Lui, 
cependant,  il  était  heureux  de  cette  nouvelle  fortune; 
sa  position  de  chef  d'orchestre  le  faisait  tout  au  moins 
l'égal  de  tous  ces  chanteurs  qui  chantaient  sous  ses 
ordres;  et  comme  il  n'entendait  pluschaque  soir  retentir 
à  ses  oreilles  et  à  son  âme  ni  la  voix  de  Duprez,  ni 
celle  de  Rubini ,  ni  aucune  de  ces  voix  aimées  qui  triom- 
phent si  puissamment  de  la  froideur  du  parterre,  le 
pauvre  chef  d'orchestre  se  consolait  facilement  de  n'être 
que  le  premier  de  son  village,  et  il  n'était  plus  jaloux 
de  ceux-là  qui  étaient  les  premiers  dans  Rome.  Qui  lui 
eût  dit  cependant  que  lui  aussi  passerait  un  jour  le  Ru- 
bicon? 

Dans  les  entr' actes,  quand  ses  faciles  fonctions  étaient 
remplies,  Masset  chantait:  on  n'a  pas  impunément  cette 
belle  voix,  et  surtout  ce  profond  sentiment  de  la  mu- 
sique. Rien  ne  l'amusait  au  milieu  d'une  salle  bien  som- 
bre, comme  de  répéter  sérieusement  quelques-uns  de 
ces  grands  airs  que  nous  savons  tous  par  cœur,  confusé- 
ment et  pour  les  avoir  entendu  dire  aux  plus  excellents 
chanteurs  de  ce  temps-ci.  L'écho  des  Variétés  lui-même, 
fatigué  de  répéter  des  flons-flons  chaque  soir,  s'estimait 
heureux  de  suivre  d'une  voix  timide  et  bégayante  les 
beaux  airs  du  Barbier  ou  de  Guillaume  Tell.  Ordinaire- 
ment quand  Masset  chantait,  les  comédiennes  les  plus 
jeunes,  et  partant  les  plus  faciles  à  s'émouvoir,  descen- 
daient de  leur  loge  à  demi  vêtues  ;  elles  arrivaient  à  pas 
de  loup,  comme  des  ombres,  tout  auprès  du  chanteur, 
et  d'un  coup  elles  s'écriaient  :  Bravo,  Masset!  Et  lui 
alors  se  retournait  en  rougissant,  comme  s'il  eût  été  sur- 
pris en  flagrant  délit  d'une  mauvaise  action.  Mais  la  re- 
nommée de  cette  belle  voix  ne  dépassait  pas  encore  la 
rampe  du  théâtre  des  Variétés.  Quand,  par  hasard,  les 
compagnons  d'Odry  et  de  Vernet  parlaient  au  dehors, 
avec  un  enthousiasme  convaincu,  de  leur  jeune  chef  d'or- 
chestre comme  d'un  habile  chanteur,  chacun  se  prenait  a 
sourire  de  ce  petit  sourire  incrédule  qui  veut  dire  :  Bon- 
nes gens,  vousne  vous  y  connaissez  pas!  In  soir,  cependant, 
la  scène  se  passait  à  l'Opéra;  il  s'agissait  d'une  représen- 
tation à  bénéfice ,  nous  ne  savons  pour  quel  pauvre  pre- 
mier sujet  quia  vait  besoin  d'une  vingtaine  de  mille  francs, 
pour  compléter  ses  trente  mille  livres  de  rente.  Les  ac- 
teurs des  Variétés  avaient  été  conviés  à  apporter  lent 
obole  et  leur  esprit  à  cette  riche  et  dernière  aumône  que 
fait  le  public  aux  comédiens  qui  s'en  vont  dans  leur  terre. 
Masset  avait  naturellement  accompagné  sa  troupe  en  sa 
qualité  de  chef  d'orchestre,  et,  pour  dire  le  vrai,  dans  le 
fond  de  l'âme  il  n'élait  pas  très-fâché  de   s'assurer  par 

S 


■  )V 


L'ARTISTE. 


lui-même  si  cela  lui  irait  bien  de  tenir  un  instant  la 
place  de  ce  redoutable  tyran  nommé  Habencck.  Ils  en- 
trèrent donc  tous,  les  uns  et  les  autres,  pêle-mêle  sur  le 
théâtre  de  l'Opéra.  Vernel,  Odry,  Mlles  Flore,  Céline 
Cayotqui  a  tant  d'esprit,  de  verve,  et  une  si  belle  voix, 
et  qui  a  eu  grand  tort  de  quitter  son  théâtre,  et  aussi 
cette  malheureuse  jeune  fille  Hose  Pougaut,  si  jolie  et  si 
belle,  l'élève  de  Mlle  Mars,  voix  si  nette  et  si  pure, 
morte  d'ennui,  un  beau  jour,  qu'elle  n'avait  pas  vingt- 
quatre  ans.  Comme  ils  entraient,  l'orchestre  était  à  sa 
place,  non  pas  l'orchestre  des  Variétés,  mais  l'orchestre 
formidable  d'Habeneck.  Le  silence  était  grand,  la  nuitpro- 
l'onde;  on  attendait  Dupiez,  qui  devait  répéter  encore  une 
lois  le  grand  air,  le  seul  air  qui  ait  fait  sa  gloire  et  sa  for- 
tune: Asile  héréditaire.  Déjà  même  l'orchestre  avait  com- 
mencéla  ritournelle  decette  complainte  touchante. dans  la- 
quelle Rossini  s'est  montré  aussi  tendre  que  pouvait  l'être 
Mozart  en  personne.  Mais  Duprez  n'était  pas  là.  Que 
fait  Masset?  Il  obéit  à  l'inspiration  qui  le  pousse,  il  veut 
avoir  enfin  le  dernier  mot  de  son  talent  et  de  cette  voix 
dont  il  a  la  conscience  à  peine.  Chez  lui  l'enthousiasme 
l'emporte  sur  la  peur.  Il  s'avance  donc  résolument  sur  le 
bord  de  cette  rampe  éteinte.  Masset  a  l'âge  de  Du- 
prez, il  a  sa  taille,  quoique  bien  pris  de  sa  personne  ;  il 
n'est  guère  plus  beau  que  Duprez.  Naturellement,  dans 
cette  ombre  favorable,  l'orchestre  prend  Masset  pour  Du- 
piez, et  aussitôt  voici  que  la  plus  belle  voix  du  monde, 
fraîche,  pure,  accentuée,  vibrante  comme  une  cloche  d'ar- 
gent frappée  par  un  battant  d'or,  se  met  à  chanter  Asile 
héréditaire,  nous  ne  saurions  vous  dire  avec  quelie  grâce 
touchante,  avec  quelle  fermeté  d'intonation;  le  fausset 
dcllubini  lui-même  n'est  pas  plus  touchant  ni  plus  beau. 
L'orchest  re,  ému  et  attentif,  n'a  vaitjamais  compris  qu'une 
\oix  put  être  si  belle  et  si  simple  à  la  fois.  Masset,  qui, 
pour  en  avoir  fait  partie,  connaissait  à  merveille  ce  grand 
orchestre  de  l'Opéra,  savait  mieux  que  personne  comment 
il  faut  mettre  à  profit  cette  foule  éloquente  et  inspirée 
d'exécutants  sans  rivaux  au  monde.  Ce  fut  donc,  entre 
le  chanteur  et  l'orchestre,  un  accord  unanime  et  incroya- 
ble de  larmes  et  d'enthousiasme  des  deux  parts.  Ké- 
veilléen  sursaut  dans  sa  loge,  par  une  voix  qu'il  pre- 
nait, l'orgueilleux  !  pour  un  écho  de  la  sienne,  Duprez  ac- 
courut en  toute  hilte  sur  le  théâtre,  et  entendant  chanter 
un  homme  qui  n'était  pas  lui,  il  demeura  aussi  étonné 
que  Dieu  lui-même,  lorsqu'après  avoir  créé  Adam,  notre 
premier  père,  Dieu  s'aperçut  qu'il  lui  avait  donné  la 
pensée.  Ce  premier  triomphe  de  Masset  fut  complet,  in- 
attendu, irrésistible.  L'orchestre  de  l'Opéra  pensa  briser 
ses  violons  à  l'applaudir;  Mme  Dortis,  qui  s'y  connaît,  lui 
tendit  sa  joue  encore  toute  mouillée  de  larmes;  Mme 
Stoltz  elle-même  voulut  l'embrasser;  tout  l'orchestre  des 
Variétés  triomphait  comme  si  Odry  eut  été  nommé  pro- 
tecteur de  la  Confédération  du  Khin.  Mais  voici  quelque 
chose  de  plus  étrange  :  c'est  qu'au  milieu  de  ce  triomphe 


qui  se  passait  dans  l'ombre,  entre  les  premiers  violons 
de  l'Opéra  et  les  flûtes  des  Variétés ,  dans  ce  pêle-mêle 
de  grands  chanteurs  et  de  bouffons,  entre  ces  tartans  et 
ces  cachemires,  entre  ces  bas  de  soie  et  ces  bas  de 
laine,  entre  Odry  et  Duprez,  ces  deux  extrêmes  de  l'art 
dramatique,  dans  ce  pandémion  ténébreux  d'une  répé- 
tition à  l'Opéra  où  Guillaume  Tell  marchait  sur  les  bri- 
sées des  Saltimbanques ,  un  homme  arriva  d'un  pas 
grave  et  solennel;  il  prit  la  main  de  Masset,  et  avec  cet 
accent  italien  si  rempli  d'une  bonhomie  câline  et  mor- 
dante à  la  fois,  que  MM.  Hossini  et  Chérubini  ont  mise  si 
fort  à  la  mode,  il  dit  à  Masset  :  Bravo  !  Caro,  tu  chantes 
comme  l'oiseau  du  ciel;  avec  ta  voix  on  n'a  pas  besoin  dt 
maître,  sinon  je  t'en  servirais!  Cet  homme  qui  parlait 
ainsi,  c'était  tout  simplement  le  maître  et  le  modèle  des 
plus  grands  chanteurs  de  ce  temps-ci,  c'était  Bordogni. 
Il  est  vrai  de  dire  que  Bordogni  n'était  pas  encore  che- 
valier de  l'ordre  royal  de  la  Légion-d'llonneur. 

Telle  est  l'histoire  du  nouveau  ténor  de  l'Opéra-Co- 
mique;  dans  sa  religion  suprême  pour  l'Opéra,  l'Opéra 
lui  a  fait  peur;  il  a  voulu  essayer  ses  forces  naissantes 
sur  un  théâtre  moins  élevé.  A  Hossini,  à  Meyerbeer,  pour 
lesquels  il  est  rempli  d'épouvante  et  de  respect,  il  a  pré- 
féré naturellement  M.  Adam,  dont  le  génie  le  rassuré. 
Jeudi  passé,  M.  Masset  a  débuté  avec  un  rare  succès  dans 
une  pièce  nouvelle  de  l'illustre  auteur  du  Postillon  de 
Lovjumeini. 


ne  d 


DE     m.    DE     BALZAC- 


x  jeune  journaliste  était  accueilli, 
depuis  quelque  temps,  de  la  plus 
gracieuse  manière  par  une  jolie  et 
élégante  comtesse  ,  près  de  laquelle 
il  pouvait,  sans  trop  de  fatuité  ,  se 
permettre  des  espérances  d'amour. 
Ces  jours  derniers  il  se  présenta  ,  avec  son  empressement 
accoutumé, chez  cette  délicieuse  personne,  à  une  heure 
convenue;  car  elle  avait  consenti  à  ouvrir  sa  porte  au 
visiteur  favorisé,  alors  qu'elle  ne  recevait  pas  encore 
ou  qu'elle  ne  recevait  plus,  à  midi  ou  à  minuit.  Il 
était  minuit.  Le  jeune  homme  trouva  d'abord  que  la 
femme  de  chambre  chargée  de  l'introduire  dans  le  sanc- 
tuaire lui  témoignait  une  grande  froideur;  pas  un  de 
ces   charmants  sourires    qui    lui    annonçaient  d'ordi- 


L'AUTISTE. 


naire  une  bienveillante  réception.  11  s'aperçut  en  en- 
trant qu'un  nuage  couvrait  aussi  le  front  de  la  com- 
tesse ;  il  s'informa  tendrement  de  la  santé  de  la  belle 
rêveuse  :  mais  il  n'obtint  qu'une  réponse  assez  sèche  :  cela 
lui  prouva  clairement  qu'on  avait  contre  lui  des  sujets  de 
mécontentement.  Le  jeune  homme  se  livrait  à  un  exa- 
men de  conscience  très-approfondi,  sans  se  souvenir 
d'aucune  peccadille  ;  comme  Achille  il  se  demandait  : 
Quel  crime  ai-je  commis?  quand  ses  yeux  vinrent  à  tom- 
ber sur  le  Grand  Homme  de  province  à  Paris,  nouveau  ro- 
man de  M.  de  Balzac,  qui,  entr'ouvertà  ses  dernières 
pages,  semblait  avoir  été  jeté  de  dépit  sur  une  table 
ronde ,  à  quelques  pas  de  la  causeuse  où  se  trouvait  la 
comtesse.  Il  comprit  aussitôt  le  motif  de  la  réserve  qu'on 
déployait  à  son  égard. 

—  Vous  lisiez  ce  roman  ,  Madame?  se  prit-il  à  dire 
en  souriant. 

—  Oui ,  Monsieur,  répondit  la  comtesse  avec  une  moue 
assez  dédaigneuse  ;  ce  ne  sont  pas  des  vers  à  la  louange 
de  ceux  de  votre  profession!... 

—  Les  journalistes ,  en  effet ,  n'y  sont  pas  bien  traités  ; 
mais,  que  voulez-vous,  c'est  la  vieille  querelle  de  la 
critique  contre  les  auteurs.  Ces  derniers  se  vengent 
comme  ils  peuvent. 

—  Quelles  mœurs!  s'écria  la  comtesse,  donnant  cours 
aux  sentiments  qui  l'oppressaient;  M.  de  Balzac  a  bien 
raison  de  vous  appeler  des  sycophantes  !  A'it-on  jamais 
pareille  corruption?  Si  le  feu  du  ciel  est  tombé  autrefois 
sur  deux  cités  maudites ,  c'est  qu'elles  étaient  sans  doute 
peuplées  de  journalistes! 

—  L'Ecriture  sainte  a  oublié  de  le  dire,  Madame.... 
Je  vois  que  vous  avez  pris  au  sérieux  les  personnages 
fantastiques  que  M.  de  Balzac  s'est  plu  à  imaginer  pour 
le  besoin  de  son  drame. 

-  — Fantastiques,  Monsieur!  vous  avez  écrit  vous-même 
que  M.  de  Balzac  possède  un  talent  plein  d'observa- 
tion! 

—  Entendons-nous,  Madame;  M.  de  Balzac  a  sur  les 
yeux  la  loupe  du  romancier,  loupe  qui  grossit  considé- 
rablement les  objets.  L'art  a  son  optique;  les  harpagons 
du  monde  n'ont  jamais ,  comme  au  théâtre  ,  demandé  à 
voir  la  troisième  main  de  leurs  valets. 

—  Eh!  Monsieur,  il  ne  resterait  que  la  moitié  des 
horreurs  rassemblées  par  M.  de  Balzac,  ce  serait  déjà 
bien  assez  pour  inspirer.... 

—  Un  profond  mépris;  dites-le,  Madame,  et  vous 
avez  raison.  Mais  les  quelques  misérables  qui  figurent 
dans  ce  roman  ne  peuvent  pas  plus  faire  de  tort  à  1  hon- 
neur des  gens  de  lettres ,  que  les  fripons  ne  discréditent 
le  marchand  consciencieux;  les  empiriques,  le  médecin 
habile  ;  les  saltimbanques,  le  véritable  comédien.  Chaque 
profession,  et  celte  vérité  est  bien  vulgaire,  n'a-t-elle 
pas  le  revers  de  la  médaille?  Pourquoi  voudriez-vous 
qu'il  n'y  eût  que  d'honnêtes  gens  dans  le  journalisme? 


Le  mal  est  de  faire  ce  qu  a  fait  M.  de  Balzac,  pousse . 
sans  doute,  par  les  petites  vengeances  qu'un  auteur  a 
toujours  à  exercer  contre  la  critique,  c'est-à-dire  de 
confondre  exprès  les  vendeurs  de  contremarques  et  de 
chaînes  en  caoutchouc  du  boulevart  avec  les  journalistes. 

—  Quoi  !  Monsieur,  les  journalistes  ne  vivent  pas  aux 
frais  des  autres  ;  ils  n'abusent  pas  de  leur  puissance  pour 
arriver  à  une  fortune  scandaleuse  ;  ils  ne  subjuguent  pas 
les  actrices  par  la  peur;  ils  ne  régnent  pas,  en  un  mot, 
parce  qu'on  les  redoute  ! 

—  Je  suis  charmé,  Madame,  d'avoir  une  occasion  de 
rectifier  les  erreurs  que  des  gens  indisposés  contre  la 
critique  ont  commencé  déjà  de  répandre  dans  le  public. 
Sachez  donc ,  Madame ,  que  personne  au  monde  n'est 
plus  serviable ,  plus  désintéressé  et  plus  exploité  que  le 
journaliste.  Loin  de  vivre  aux  dépens  de  ceux  qui  l'écou- 
tent,  comme  le  renard  de  la  fable,  il  est  le  corbeau  qui 
laisse  tomber  le  morceau  qu'il  tient.  C'est  là  son  défaut. 
Il  pèche  par  la  bonté  d'âme  !  Vous  ouvrez  de  grands  yeux 
que  j'admire  et  que  je  n'ai  jamais  trouvés  plus  beaux. 
Madame  ;  cependant  je  ne  veux  pas  prolonger  votre  élon- 
nement.  Je  vais  m'expliquer.  Oui,  le  journalisme  est  un 
métier  de  dupe,  dont  tout  le  monde  profite,  excepté  ce- 
lui qui  le  fait.  L'homme  qui  a  mis  le  pied  dans  cette 
malheureuse  carrière  ne  s'appartient  plus;  il  est  au  pre- 
mier venu  ;  sa  porte  est  sans  cesse  assiégée  par  une  fouje 
de  solliciteurs,  comme  celle  d'un  ministre  ou  d'un  am- 
bassadeur; il  n'a  plus  un  moment  de  repos.  Adieu  la 
douce  poésie  !  adieu  la  liberté,  plus  douce  encore  !  De- 
puis l'obscur  ébéniste  du  coin  de  la  rue,  caché  dans  son 
modeste  rez-de-chaussée,  jusqu'au  sublime  auteur  qui 
habite  les  nuages,  chacun  se  croit  le  droit  d'entrer  à 
toute  heure  chez  lui,  et  de  réclamer  sa  part  de  publicité. 
Et  lui,  il  écoute  l'ébéniste  aussi  bien  que  l'auteur  ;  il  se 
pénètre  des  choses  qu'on  lui  explique  ;  comme  un  miroir 
ardent,  il  en  concentre  les  rayons,  et  le  monde  se  trouve 
tout  à  coup  illuminé  d'une  clarté  imprévue.  Que  lui 
revient-il  de  cela?  En  gloire,  à  lui,  rien!  en  argent,  peu 
de  chose!  L'ébéniste  et  l'auteur  obtiendront,  l'un,  un 
brevet  d'invention  qui  l'enrichira;  l'autre,  une  pen- 
sion sur  l'état  qui  lui  fera  couler  d'heureux  jours.  Le 
journaliste,  pendant  ce  temps,  aura  passé  à  une  au- 
tre découverte;  il  s'extasiera  devant  les  merveilles  de 
M.  Dagucrre,  et  il  en  sera  presque  aussi  joyeux  que 
M.  Dagucrre,  tant  sa  nature  est  sympathique,  tant  le 
beau,  le  vrai,  le  nouveau,  produisent  un  généreux  effet 
sur  lui!  Mais  si  quelque  médiocre  inventeur,  si  quelque 
misérable  écrivain  a  voulu  conquérir  la  place  réservée 
au  talent,  et  qu'il  ait  senti  sur  ses  épaules  la  férule  de  la 
critique,  le  journaliste  est  un  homme  atroce,  une  peste 
dans  la  société;  on  devrait  s'en  défaire  à  tout  prix  :  a 
défaut  du  stylet,  qui  n'est  pas  d'usage  dans  nos  mœurs, 
on  l'assassine  avec  la  lâche  calomnie.  La  concurrence  aura 
payé  ses  éloges,  acheté  ses  sarcasmes;  et  si  sa  probité  est 


50 


L'ARTISTE. 


parfaitement  établie,  on  le  traitera  de  fou  furieux  avec 
un  air  de  pitié,  en  s'étonnant  que  ce  malheureux  ne  soit 
pas  renfermé  dans  un  cabanon.  Cet  homme-là,  assurera- 
i-on,  ne  boit  qu'à  des  sources  amères,  il  se  nourrit  de 
fiel.  Voulez-vous  savoir  pourtant  quelle  est  son  exi- 
stence? Il  s'en  va  partout  cueillant  la  fleur  de  la  beauté  ; 
il  s'abreuve  du  miel  le  plus  pur  que  l'antiquité  ait  su 
composer;  il  pourrait  écraser  ses  ennemis,  il  les  dédai- 
gne ;  il  n'a  pas  le  temps  de  s'arrêter.  Ayant  pris  I  équité 
pour  guide,  il  marche  vers  la  vérité,  qui  est  son  but. 

—  Eh  bien  !  reprit  la  comtesse  avec  moins  d'humeur, 
j'admets  sa  loyauté;  toujours  est-il  qu'il  se  montre  peu 
difficile  dans  le  choix  de  ses  amours.  On  le  voit  s'atta- 
cher à  des  filles  de  théâtre  qui  lui  cèdent  par  crainte,  et 
chez  lesquelles  il  se  livre  à  ces  orgies  que  M.  de  Balzac 
décrit  avec  beaucoup  trop  de  complaisance  ,  et  qui  font 
véritablement  horreur. 

—  Les  filles  de  théâtre ,  Madame  (  je  parle  des  créa- 
tures peintes  par  M.  de  Balzac),  ont  peu  de  charmes 
pour  le  journaliste.  Il  a  vu  dans  leurs  loges  se  faire  leur 
beauté  ;  il  a  surpris  les  secrets  des  coulisses  ;  la  vierge 
pudique  qu'on  va  mener  à  l'autel  lui  a  jeté  en  passant 
quelques  mots  équivoques.  Il  n'a  pas  les  illusions  du 
public.  Si  la  fantaisie  lui  prend  d'être  l'amant  d'une  ac- 
trice, il  emploie  les  mêmes  moyens  que  les  dandys.  Trop 
fier  pour  avoir  recours  à  sa  plume,  il  lutte  d'opulence 
avec  ses  rivaux,  et  surcharge  sa  vie  de  travaux  inces- 
sants pour  satisfaire  aux  folles  prodigalités  de  sa  maî- 
tresse ;  car  il  ne  veut  pas  qu'elle  puisse  lui  reprocher 
de  l'avoir  choisi  au  lieu  d'un  pair  de  France ,  d'un  ban- 
quier ou  d'un  agent  de  change  :  telle  est  sa  vanité  d'é- 
crivain. Il  se  comporte  avec  elle  comme  ne  le  ferait  pas 
M.  Rothschild  ou  M.  Aguado,  le  pauvre  fou  qu'il  est. 
Ouvrez  le  premier  recueil  venu ,  son  nom  est  partout.  Il 
ne  reste  pas  un  coin  dans  le  champ  de  son  imagination 
qui  ne  soit  labouré  ou  retourné  ;  aucun  serf  attaché  à  la 
glèbe  n'a  versé  plus  de  sueurs;  nulle  fatigue  n'est  com- 
parable à  la  sienne  !  Son  esprit  est  son  patrimoine.  Hé- 
las! il  l'épuisé  en  même  temps  que  ses  forces,  et  quand  le 
filon  de  sa  mine  d'or  commence  à  manquer,  il  se  voit 
dépossédé  de  sa  maltresse  ;  n'importe,  il  est  capable  de 
lui  faire  une  pension.  Croyez-vous,  Madame,  que  ce  soit 
bien  engageant,  et  qu'un  homme  d'étude  et  de  goût,  qui 
a  sondé  les  mystères  de  l'intelligence  et  analysé  les 
exquises  délicatesses  du  cœur,  puisse  s'accommoder 
longtemps  de  ce  honteux  métier  de  forçat  !  Réfléchissez 
donc  un  peu  !  Est-il  possible  que,  vivant  toujours  au 
milieu  des  nobles  choses,  en  commerce  intime  avec  Ra- 
cine, Raphaël,  Mozart,  l'on  ne  porte  pas  dans  sa  conduite 
ce  sentiment  poétique  qui  exalte  l'âme  vis-à-vis  des  chefs- 
d'œuvre!  Lorsque  l'on  rencontre  une  femme  que  l'auteur, 
le  peintre  ou  le  musicien  .aurait  choisie  pour  modèle,  n'est- 
ce  pas  avec  une  admiration  véritable  qu'on  plie  le  genou 
devant  elle,  et  qu'on  lui  dit ,  comme  je  vous  le  dis  :  Ma- 


dame, vous  êtes  belle,  et  la  beaoté  inspire  la  poésie  et 
l'amour 

—  Je  dois  des  remerciements  à  M.  de  Balzac,  reprit  le 
journaliste  après  un  long  silence  qui  succéda  a  cette 
conversation  ;  je  ne  lui  ai  jamais  trouvé  plus  d'esprit. 

—  Ni  moi  non  plus,  murmura  la  comtesse  en  rou- 
gissant, et  cependant  il  en  a  beaucoup. 

La  femme  de  chambre  reconduisit  le  jeune  homme 
avec  un  malicieux  respect. 

RlPPOLYTE  LUCA9. 


_>:©-<_ 


mmm  de  imc  xelles. 


Monsieur  le  Directeur. 

.  e  viens  de  parcourir  rapidement  les  salles  ou 
sont  exposés  les  tableaux  modernes  de  l'É- 
5  cole  belge.  Je  ne  pourrai  qu'en  (ouïe  liàle 
\oj  vous  indiquer  aujourd'hui  les  œuvres  rares 
SSTct-  qui  se  recommandent  aux  artistes  et  aux 
amateurs,  par  l'éclat  de  leurs  qualités  et  par  le  relief  de  leur 
exécution.  Il  y  a  d'ailleurs  près  de  six  cents  toiles  à  exami- 
ner: et  la  mission  du  critique,  vous  le  savez,  doit  être  tout 
entière  renfermée  dans  ces  deux  mois  :  conscience  et  pa- 
tience. On  pourrait  ajouter  le  mot  courage  ;  car  il  en  faut 
pour  dire  la  vérité,  puisqu'elle  blesse  souvent.  Tout  le  monde 
ne  sait  pas  combien  il  est  difficile  de  faire  de  la  peinture, 
môme  mauvaise,  et  quel  désespoir  peut  porter  dans  le  cœur 
d'un  artiste,  une  phrase  qui  fait  briller,  comme  une  laine 
froide  et  fine,  la  pointe  d'une  plaisanterie  réjouissante  pour 
le  lecteur. 

A  Bruxelles,  comme  à  Paris,  mode  misérable!  les  nou- 
veaux tableaux  dérobent  aux  regards  la  vue  des  vieux 
chefs-d'œuvre.  On  est  forcé  d'avouer  que  la  contrefaçon 
s'exerce,  en  cette  occasion,  d'une  façon  maladroite;  et  s'il 
m'était  permis  de  vous  exprimer  toute  ma  pensée,  je  vou> 
dirais  que  ces  couleurs  neuves,  ces  tons  criards  qui  sem- 
blent faire  un  violent  appel  à  votre  attention,  ce  luxe  d'étof- 
fes, parfois  impossibles,  me  font  l'effet  déjeunes  parvenu» 
se  hâtant  de  jouir,  et  voulant,  dans  leur  insolence,  faire  ou- 
blier les  hommes  vénérables  et  de  lion  conseil  qu'ils  éclip- 
sent, mais  pour  un  moment.  —  Vienne  le  jour  qui  les  dépos- 
sède de  leur  place,  et  alors  reparaissent  dans  leur  calme 
splendide  ou  dans  leur  austère  douceur, les  anciens  maîtres, 
qui  ont  été  patients  parce  qu'ils  avaient  pour  eux  l'immor- 
talité. 

Voici  cependant  un  usage  relatif  à  l'Exposition  belsic.  et 
qui  n'appartient  qu'à  elle.  L'entrée  des  galeries  n'est  pas  pu- 
blique. Les  malheureux  amateurs  qui  n'ont  pas.  tous  les  jour». 
cinquante  centimes  à  dépenser  pour  la  peinture,  doivent  at- 
tendre l'exhibition  banale,  qui  n'a  lieu  que  huit  fois  par  mois. 
Je  dois  dire,  à  leur  éloge,  qu'il  se  fait  queue  à  la  porte  «ou- 


L'ARTISTE. 


ri- 


vent pendant  plus  d'une  heure,  qu'il  s'y  distribue  quelques 
coups  de  poing,  et  que,  quand  les  salles  sont  pleines,  il  faut 
attendre  encore  longtemps  ce  que  les  Français  appellent, 
dans  leur  langage  semi-officiel  vis-à-vis  de  la  Chambre  des 
pairs,  une  seconde  fournée.  Celle  coutume  d'exiger  une  rétri- 
bution a  quelque  chose  de  très-louable,  eu  ce  que  cet  ar- 
gent, appliqué  à  l'achat  de  tableaux  tirés  ensuite  au  sort, 
peut  encourager  les  jeunes  artistes  en  offrant  des  ressources 
el  des  débouchés  à  leur  (aient.  Mais  il  y  a  trop  peu  pour 
les  pauvres  visiteurs ,  et  deux  jours  réservés  par  semaine 
seraient  assez  pour  les  riches.  Ajoutons  que  les  artistes  ex- 
posants ont  leur  franchise  d'entrée. 

Dès  les  premiers  pas  que  l'on  fait  dans  les  galeries,  on  sent 
l'influence  presque  complètement  exclusive  des  coloristes 
flamands.  Ici,  on  est  généralement  peu  préoccupé  du  style  et 
du  grandiose  dans  le  dessin,  et  il  serait  difficile  de  supposer 
que  jamais  la  Belgique  ait  possédé  un  seul  Poussin,  ou  un 
maître  quelconque  des  écoles  romaine  et  florentine.  Mais 
Kubens  et  Van-Dyck  ontsouventdessiné  le  nu,  et  attaché  des 
membres  à  un  torse  d'une  manière  aussi  énergique  que  Mi- 
chel-Ange; et  je  serais  lenlé  de  formuler,  à  l'égard  de  leurs 
nouveaux  adeptes,  ce  jugement  un  peu  sévère  :  qu'ils  man- 
quent d'amour  pour  la  forme.  La  couleur,  ce  magnifique  vê- 
tement que  la  lumière  donne  à  toule  la  création,  ne  doit  ja- 
mais suffire  seule.  Car  autrement,  voilà  ce  qui  arrive:  vous 
vous  approchez  d'un  tableau  assez  chaudement  établi  ;  les 
groupes  même  se  disposent  avec  entente  el  intelligence  ;  il  y 
a  une  ardeur  de  brosse  qui  vous  séduit;  puis,  vous  vous  trou- 
vez tout  désenchanté  quand,  après  examen,  vous  sentez  que 
vous  n'êtes  plus  qu'en  présence  d'une  œuvre  plus  que  médio- 
crement dessinée,  el  dont  toutes  les  têtes  accusent  un  poncif 
désespérant,  un  chique,  suivant  le  mot  des  ateliers,  qui  donne 
la  mort  à  toule  composition  sérieuse  des  artistes.  Ce  repro- 
che, à  quelques  exceptions  près,  que  je  m'empresserai  de 
vous  signaler,  peut  s'appliquer  à  l'ensemble  del'Exposilion. 
—  Oui,  ce  qui  manque  à  l'aspecl  général  de  celte  jeune  pein- 
ture, c'est  le  caractère.  On  trouve  tout  le  reste  en  abondance  ; 
il  y  a  trop  de  facilité,  trop  de  main  ;  mais  pas  assez  de  re- 
cherches savantes  et  sévères  à  poursuivre  le  beau.  Je  ne 
voudrais  pas  eulcver  à  l'école  flamande  cette  sève  et  celle 
luxuriance  qui  ressortent  des  conditions  mêmes  de  son  exi- 
stence, el  je  n'entends  pas,  parle  mot  dessin,  ce  contour  sec 
et  froid,  ce  modelé  terne  et  atone,  auxquels  auraient  voulu 
nous  habituer  quelques  fanatiques  modernes  qui  ont  l'élrauge 
prétention  d'être  naïfs;  mais  je  voudrais  senlir  la  saveur  si 
pénétrante  d'une  individualité  puissamment  accentuée,  sans 
qu'elle  sortit  pour  cela  du  milieu  qui  lui  est  cher.  Je  voyais, 
il  y  a  peu  de  jours  (  pardonnez-moi,  Monsieur,  celle  pelile 
digression  qui  ne  s'écarte  pas  de  mon  sujel),  je  voyais  une 
belle  jeune  fille,  assise  et  travaillant  à  la  porte  d'un  boucher; 
le  soleil  dorait  d'un  rayon  chaud  cl  vermeil  une  toile  blanche 
contre  laquelle  s'appuyait  cette  gracieuse  enfant,  et  au-des- 
sus de  sa  tète  pendait  un  morceau  de  viande  rouge  et  fraî- 
che. J'avais  devant  les  yeux  un  poétique  symbole  de  l'école 
néerlandaise.  Bien  n'y  manquait,  ni  la  lumière  abondante, 
ni  la  généreuse  chaleur  du  Ion,  ni  la  chair  pantelante  dans  sa 
réalité  la  plus  palpable;  mais  il  y  avait  aussi,  et  par-dessus 
tout,  la  grâce  et  le  caractère. 

L'Exposition  de  Bruxelles  renferme  quelques  toiles  capi- 


tales. L'une  porte  un  nom  célèbre;  ici  c'est  d'ailleurs  un  sujet 
national,  c'est  la  Bataille  de  Wocringen,  parM.de  Keyscr. 
Je  reviendrai  plus  amplement  sur  celle  composition,  qui  se 
recommande  par  de  nobles  qualités.  L'autre  est  de  M.  De- 
caisne,  que  ses  sympathies  d'artiste  doivent  placer  naturel- 
lement dans  ce  pays,  bien  que  son  talent,  d'ailleurs,  reste 
presque  complètement  acquis  à  la  France.  Cet  ouvrage  im- 
mense représente  la  Belgique  couronnant  ses  plus  illustre* 
enfants,  qu'elle  a  réunis,  et  il  accuse  des  progrès  Irès-remar- 
quables  dans  la  voie  studieuse  de  ce  peintre  distingué.  Parmi 
d'autres  grands  tableaux,  que  je  n'indique  pas  aujourd'hui, 
se  trouve  une  œuvre  de  M.  Wierlz ,  le  corps  de  Patrocle  dis- 
puté par  les  Grecs  el  par  les  Troycns,  que  nous  avons  pu  voir 
à  Paris,  et  qui  soulève  ici  la  plus  singulière  polémique.  Je 
vous  en  parlerai  subséquemment ,  et  vous  comprendrez  . 
Monsieur,  à  quel  point  les  arlisles  belges  sont  chatouillcu\ 
à  l'endroit  de  la  critique. 

Je  me  bornerai,  aujourd'hui,  à  signaler  quelques  autres 
noms  que  l'on  peut  ciler  avec  éloge:  un  Christ  au  Tombeau. 
de  M.  Duwez  ;  les  beaux  animaux  de  Verboeckhoven  :  un 
effet  de  neige  de  Koekkoek;  un  Irès-beau  portrait  d'un  Hol- 
landais dont  le  nom  m'échappe;  les  compositions  de  M.  de 
Coëne,  de  De  Brakeler,  et  quelques  beaux  paysages.  MM.  Wa- 
pers  el  N'avez  n'ont  pas  exposé.  L'Angleterre  est  dignement 
représentée  par  M.  Hothwel  (Bichard),  el  la  France  par 
MM.  Gudin ,  Jules  André ,  Jeanron  ,  Jacquand  ,  Henri  Schef- 
fer,  etc.,  etc.  Enfin  je  termine  cette  nomenclature  insipide 
par  les  deux  grands  noms  de  Mercuri  el  de  Calamala  ;  ce  der- 
nier surtout  a  envoyé  de  nombreux  et  ravissanls  dessins. 

Agréez,  Monsieur  le  Directeur,  etc. 

Eic.  TOIBNEUX. 


€C>îMMEÏïl,  LES  FEMMES 


OTf  BUS  i\MMrea, 


;  a  marquise  de  Lieslc  comptait  parmi  les 
femmes  les  plus  charmantes  et  cependant 
parmi  les  plus  estimables  de  la  cour  de 
Louis  XV  ;  car  il  y  en  avait  de  ces  derniè- 
res ,  quoi  qu'on  en  dise.  Son  secret  pour 
être  aimable  et  rester  sage  était  simple,  bien  que  d'une  pra- 
tique assez  difficile  :  elle  exigeait  peu  des  autres  et  beaucoup 
d'elle-même.  Cette  indulgence  pour  aulrui  la  rendait  d'un 
commerce  fort  agréable.  Les  hommes  que  sa  sagesse  cha- 
grinait, en  étaient  si  bien  Iraités  d'ailleurs,  qu'ils  lui  par- 
donnaient ce  qu'ils  appelaient  son  indifférence  :  les  femmes 
donl  elle  admirait  et  dont  elle  vantait  de  si  bonne  foi  les 
grâces  et  la  beauté,  lui  pardonnaient  d'être  belle  el  même 
irréprochable.  Éloignée  du  monde  par  son  veuvage ,  elle  \ 
reparaissait  depuis  quelque  temps,  quand  un  malin  on  vint 

lui  annoncer,  à  sa  toilette,  que  le  duc  de insistait  pour  la 

voir. 


:>s 


1/ AUTISTE. 


—  C'est  bien  ,  répliqua-t-elle,  je  vais  aller  recevoir  M.  le 
duc.  Dépêche -toi,  Martine. 

Elle  se  tut ,  étouffa  un  soupir  doux  et  léger  ,  bien  capable 
.le  démentir  son  indifférence  présumée  ,  puis  elle  reprit  : 

—  Sérieusement ,  tu  crois  que  le  chevalier  m'aime? 

—  Ou  n'en  peut  guère  douter  après  ce  qu'il  a  fait  pour 
madame  la  marquise. 

—  Il  est  bien  vrai  que  sans  sa  générosité  j'étais  ruinée  en 
devenant  veuve;  mais  l'amitié  a  pu  lui  inspirer  tout  cela. 

—  L'amitié  !  ah,  mon  Dieu  !  ou  ne  se  montre  guère  l'ami 
d'une  femme  que  pour  arriver  à  quelque  chose  de  mieux. 

—  Voilà  bien  tes  idées  de  galanterie  ! 

—  Si  madame  la  marquise  voulait  voir  les  gens  comme  ils 
«ont,  elle  saurait  que  mes  idées  sont  les  idées  de  tout  le 
monde. 

—  Et  toi ,  si  lu  faisais  bon  usage  de  tes  yeux  ,  tu  verrais  le 
chevalier  sévère  dans  ses  mœurs ,  et  tu  reconnaîtrais  que , 
s'il  a  de  l'estime  pour  moi,  c'est  justement  à  cause  de  mon 
éloigncmciil  pour  les  mœurs,  comme  on  les  a  faites  de  notre 
temps. 

—  J'en  demande  bien  pardon  à  madame  la  marquise  ,  mais 
on  ne  m'ôterait  pas  de  la  tète  que  cette  retenue  de  M.  le  che- 
valier est  affectée,  et  qu'il  a  quelque  dessein. 

—  Tant  pis,  et  pourtant  j'en  suis  bien  aise.  Au  fait,  ré- 
pète-moi qu'il  m'aime  si  tu  veux  ,  je  risquerai  moins  de 
l'oublier.  As-tu  fini  ? 

Le  duc  s'avança  au-devant  de  la  marquise. 

—  Madame  ,  dit-il,  il  ne  me  sera  donc  jamais  permis  d'as- 
sister à  votre  toilette  ? 

—  Je  n'y  reçois  personne  ,  monsieur  le  duc.  J'ai  profité  de 
mon  deuil  pour  faire  quelques  réformes ,  celle-là  est  du 
nombre. 

—  Pour  ma  part,  reprit-il  en  lui  baisant  la  main,  j'en  suis 
assez  content.  Être  admis  à  celte  heure  ne  me  dédommage- 
rait pas  du  déplaisir  que  j'aurais  à  vous  trouver  entourée 
d'une  foule  de  petits  chevaliers  et  de  petits  abbés. 

—  Il  m'aime  !  pensa  la  marquise  ;  et  son  beau  visage  s'é- 
panouit. 

—  Mais,  reprit  le  duc,  si  je  ne  puis  vous  voir  à  ce  moment, 
pourquoi  ajouter  à  cette  privation  ?  Hier  je  vous  ai  vainement 
cherchée  partout  chez  la  maréchale,  qui  m'avait  dit  vous 
avoir  fait  de  singulières  avances,  et  qui  vous  attendait. 

—  Il  est  vrai  que  sa  bonté  pour  moi  a  été  parfaite,  et  que  je 
dois  lui  paraître  bien  ingrate.  Mais  on  dit  que  son  salon  est 
envahi  par  les  philosophes  ;  et,  je  l'avoue,  les  discussions,  et 
surtout  les  idées  de  ces  messieurs,  me  font  grand'peur. 

—  Au  train  dont  vont  les  choses ,  vous  serez  bientôt  la 
seule  de  cet  avis. 

—  Je  le  crains.  Les  femmes  mieux  inspirées  volent  au- 
devaut  des  connaissances  nouvelles  ,  tandis  que  je  reste  en- 
croûtée d'une  routine  que 

—  Qne  vous  faites  aimer  ,  interrompit  le  duc  en  attachant 
sur  elle  un  regard  inexprimable. 

Elle  crut  voir  dans  cette  prunelle  bleue  des  nuances  et  des 
joies  célestes;  et,  sans  le  savoir,  elle  répondit  à  ce  regard 
par  un  sourire  qui  exprimait  le  ravissement.  Le  duc  se  pencha 
sur  le  fauteuil  de  celte  belle  dame;  il  prit  sa  main,  sans 
qu'elle  songeât  cette  fois  à  la  retirer  ou  à  cacher  l'émotion 
qu'elle  éproflvait. 


—  Que  vous  êtes  aimable  aujourd'hui ,  Madame  ! 

—  Et  vous  en  êtes  surpris? 

—  Il  y  a  bien  des  raisons  pour  cela. 

—  Vous  êtes  naïf,  monsieur  le  duc. 

—  Ah  !  si  j'osais  croire  à  ce  sourire  enchautcur 

L'n  bruit  de  pas  s'étant  fait  entendre,  il  se  rejeta  en  arrière 
et  abandonna  doucement  la  main  qu'il  tenait.  La  porte  s'ou- 
vrit, et  un  laquais  maladroit,  rougissant  et  tenant  une  lettre, 
demeura  sur  le  seuil,  où  il  balbutiait  des  excuses. 

—  Je  ne  croyais  pas  que...,  je  croyais  que  madame  la  mar- 
quise était  seule. 

—  Qu'est-ce  ?  donnez.  Ah  .  c'est  lui  !  s'écria-t-cllc. 

—  Lui  !  répéta  le  duc  en  reculant  son  fauteuil. 

—  Oui,  le  chevalier  de  Salives. 

— i  Lisez,  je  vous  prie,  Madame,  dit  le  duc  avec  un  sourire 
forcé. 

—  Merci,  je  profile  de  la  permission  ;  il  y  a  si  longtemps 
que Ah  !  il  arrive  ici  !  j'en  suis  ravie. 

—  Ce  n'est  donc  pas  un  philosophe  ?  dit  le  duc  amèrement. 
—•  lin  philosophe,  lui!  De  ce  côté  il  me  parait  aussi  peu 

avancé  que  moi-même  !  Non  ,  il  honore  Dieu,  il  sert  le  roi.  et 
il  vit  dans  toute  la  religieuse  austérité  de  l'ordre.  L'n  essor 
noble  et  généreux  ,  monsieur  le  duc. 

—  Mon  Dieu,  comment  savez-vous  tant  «le  belles  choses  ?  Il 
était  à  la  Ville-Dieu  depuis  longtemps,  ce  me  semble  ? 

—  Oui,  mais  il  m'écrivait  de  celte  commanderie  :  et  l'ame, 
dit-on,  se  peint  dans  une  lettre. 

— t  Croyez-m  ii,  Madame,  soyez  moins  confiante:  le  inonde 
ne  vous  est  guère  connu  ;  à  peine  y  entriez- vous  quand  le 
veuvage  vous  en  a  éloignée.  J'ai  quelque  idée  d'avoir  entendu 
parler  bien  différemment  du  chevalier.  Je  m'assurerai  du 
fait. 

—  Ceux  qui  parlaient  ainsi  étaient  mal  informés,  peut-être: 
personne  mieux  que  moi  ne  peut  se  flatter  de  connaître  ee 
beau  caractère. 

—  Il  se  peut ,  je  vous  crois,  madame  la  marquise.  Mais  il 
est  lard,  j'ai  promis  d'aller  chez  Mme  dcCondi. 

Il  ne  se  levait  pas  toutefois ,  s'alteiidant  à  être  retenu  : 
mais  la  marquise,  un  peu  piquée  ,  dit  seulement ,  en  s'incli- 
naul  en  signe  d'assentiment  : 

—  Que  je  ne  vous  gêne  pas ,  monsieur  le  duc  ! 

Après  l'avoir  salué,  elle  retomba  tout  abattue  sur  son  siège. 

—  Il  ne  m'aime  pas,  dit-elle.  Comme  mes  sentiments  les 
plus  chers  lui  sont  indifférents!  Ma  surprise,  ma  joie  .  ma 
gratitude,  il  regardait  tout  cela  d'un  air  impassible....  et  il  va 
chez  la  belle  marquise  ! 

Ici  elle  renversa  sa  belle  tête  sur  le  dossier  du  fauteuil,  elle 
croisa  ses  mains  sur  son  sein  presque  aiiité.  ses  deux  petits 
pieds  l'un  sur  l'autre  d'un  air  mutin,  et ,  s'cnfonçanl  dans  le 
duvet,  elle  rêva  : 

—  A  Dieu  ne  plaise  que  je  doute  de  celui  qui  m'a  sauvée  de 
l'abaissement  aux  yeux  du  monde  et  de  la  dépendance  d'uni' 
famille  indifférente!  Si  le  chevalier  avait  exiué  les  sommes 
qu'il  avait  avancées  au  marquis,  chaque  fois  qu'il  s'agissait 
d'acquitter  une  detlc  de  brelan,  qu'était-ce  que  la  propriété 
des  biens  qui  me  restent?  la  pauvreté.  Et.  dans  cet  abais- 
sement, le  duc  lui-même  ne  m'eût  pas  distinguée.  S'il  l'a 
fait...  De  quoi  ne  m'a  pas  sauvée  le  chevalier  ?  Sans  sa  lettre. 
qu'allait  dire  le  duc  ?  qu'allais-je  répondre? La  marquise 


1/ ARTISTE. 


.")!) 


est  bien  belle,  et  peut-être  en  ce  moment  il  se  trouve  bien 

heureux  auprès  d'elle Ne  pas  recevoir  le  chevalier  !  mais 

cette  maison  lui  appartient!  Noble  cœur!  il  doit  voir  le  bien 
qu'il  a  fait,  il  doit  eu  jouir,  à  défaut  d'autre  récompense. 

Soit  hasard,  soit  calcul .  le  chevalier  a  suivi  sa  lettre  ;  il 
baise  les  belles  mains  de  la  marquise,  qu'il  surprend  dans 
l'exaltation  de  la  reconnaissance. 

—  Aie  pardonnez-vous  d'être  venu,  Madame?  je  désirais  si 
vivement  vous  voir  ! 

—  Que  je  vous  remercie  d'avoir  eu  cette  pensée! 

—  Elle  ne  m'a  jamais  quitté.  Vous  pleuriez  le  marquis  à 
mon  départ,  et,  soit  dit  sans  reproche,  il  ne  méritait  guère 
votre  affection.  Ainsi  vous  pouviez  aimer  ailleurs;  dans  le 
doute  je  me  suis  éloigné.  A  cette  heure,  votre  deuil  est  fini, 
vous  allez  moins  que  jamais  dans  le  monde  ;  et  parmi  les 
hommes  qui  vous  admirent,  on  n'en  cite  pas  un  que  vous  ai- 
miez :  j'ai  cru  pouvoir  venir. 

—  Vous  avez  bien  fait,  dit-elle  en  rougissant ,  car,  malgré 
ses  préventions  favorables,  elle  pensait  alors  que  le  chevalier 
avait  grandement  l'esprit  de  tolérance. 

—  Puis-je  vous  croire,  Madame  ? 

—  Oh!  oui,  sans  doute,  répondit-elle  en  rougissant  da- 
vantage. 

—  Vous  me  rendez  bien  heureux. 

—  Vous  restez  à  dîner? 

—  Et  à  souper,  si  cela  ne  vous  déplaît  pas  :  je  n'ai  jamais 
lien  tant  souhaité  que  d'être  votre  hôte. 

Après  le  dîner,  la  marquise  voulut  communiquer  au  che- 
valier un  plan  qu'elle  avait  formé  pour  le  faire  rentrer  dans 
les  sommes  qu'il  avait  avancées;  mais  au  premier  mot  de  cet 
entretien  il  se  leva  : 

—  Allons  à  l'Opéra,  Madame ,  j'en  suis  très-curieux  ;  on  ne 
joue  pas  l'opéra  à  la  commanderie. 

La  marquise  demanda  son  carrosse,  et  ils  partirent.  En 
approchant  du  théâtre,  un  autre  carrosse  les  dépassa  :  c'était 
celui  du  duc.  Il  s'avança  pour  saluer  la  marquise,  et,  la  voyant 
accompagnée,  il  se  rejeta  subitement  dans  le  fond  de  sa  voi- 
ture; jusqu'alors  elle  avait  suivi  la  direction  du  théâtre*  mais 
elle  s'en  éloigna  aussitôt.  Durant  le  ballet,  la  marquise  re- 
garda dans  toutes  les  loges,  elle  ne  vit  pas  celui  qu'elle 
cherchait.  Le  chevalier,  qui  avait  couru  la  poste  les  jours  pré- 
cédents, assistait  au  spectacle  avec  accablement.  Néanmoins 
la  marquise  remarqua  qu'il  sortait  de  cet  état  somnolent,  de 
temps  à  autre,  pour  parcourir  d'un  regard  avide  le  corps 
paré  et  à  demi  nu  du  ballet.  Quelque  plaisir  qu'il  trouvât  à 
celte  occupation,  voyant  la  marquise  silencieuse  et  préoc- 
eupée,  il  parla  de  quitter  le  théâtre  et  d'aller  souper.  Bientôt 
ils  sont  servis. 

—  Qu'est-ce  que  cela?  dit  le  chevalier  en  montrant  des 
parchemins  placés  près  de  son  couvert. 

—  Des  titres  qui  prouvent  que  ce  qu'on  appelle  ma  fortune 
est  à  vous. 

Il  les  éloigna  de  la  main  négligemment,  et  il  parla  d'autre 
chose.  Cependant  la  soirée  s'avançait ,  et  la  marquise  regar- 
dait souvent  la  pendule,  puis  le  chevalier,  pour  l'engager  à  se 
retirer.  Enfin,  elle  le  pressa  de  prendre  congé. 

—  Volontiers,  Madame;  je  vais  sortir,  si  vous  avez  la 
bonté  de  me  permettre  de  revenir  aussitôt  par  la  ruelle ,  et 
de  me  confier  la  clef  de  celle  entrée. 


La  marquise  le  regarda  avec  une  surprise  si  vive  qu'elle 
ne  lui  permit  pas  de  dire  une  parole. 

—  Vous  refusez,  Madame  ? 

—  Oui,  monsieur  le  chevalier. 

—  En  ce  cas,  trouvez  bon  que  je  demeure. 

—  Voici,  Monsieur,  un  jeu  cruel  qui  devient  affligeant. 

—  Ilien  n'est  plus  sérieux,  Madame. 

—  Quoi!  vous  avez  prémédité  ce  scandale? 

—  Nullement;  la  pensée  que  je  viens  de  vous  communi- 
quer m'est  venue  eu  vous  voyant ,  mais  je  n'y  suis  pas  moins 
attaché  que  si  je  l'avais  longtemps  nourrie.  Cependant  j'y 
renoncerai  si  vous  m'indiquez  quelque  moyen  plus  honorable 
de  vous  obtenir.  Vous  le  voyez,  Madame,  celui-là  est  sur 

—  Monsieur,  dit-elle  en  lui  présentant  les  litres  de  créance, 
je  ne  croyais  pas  que  votre  obligeance  avait  mis  ma  honteà  prix. 

—  Et  vous  aviez  raison,  Madame,  répliqua-t-il  en  déchirant 
les  papiers.  Je  n'attache  nulle  importance  à  ces  choses.  Votre 
volonté  est  libre.  Quelques  arrangements  qui  me  restent  a 
prendre  rendront  votre  position  tout  à  fait  indépendante  : 
vous  sacbanl  heureuse,  je  ne  vous  verrai  plus. 

En  ce  moment  il  avait  l'air  si  noble ,  que  la  marquise  ne 
put  s'empêcher  de  trouver  bien  déplacé  le  mot  de  honle  dont 
elle  venait  de  se  servir. 

—  Quoil  dit-elle,  vous  seriez  capable  de  tels  sacrifice- 
sans  intérêt  personnel? 

—  Vous  vous  trompez  ;  j'y  trouverai  la  satisfaction.  Je  n'ai 
rien  plus  à  cœur  que  votre  bonheur. 

—  S'il  est  vrai,  ne  soyez  pas  généreux  à  demi;  laissez-moi 
la  vue  de  mon  bienfaiteur. 

—  Seulement  à  la  condition  que  je  vous  ai  dite.  Je  ne  dois 
pas  être  victime  de  votre  égoïsme. 

La  marquise  était  si  novice  en  matière  de  galanterie, 
qu'elle  prit  à  la  lettre  ces  menaces  contre  lesquelles  jus- 
qu'alors rien  ne  l'avait  mise  en  garde.  Cette  faiblesse  d'esprit 
s'autorisait  d'ailleurs  des  assurances  de  Martine.  En  se  les 
rappelant,  la  marquise  ncdoutaitplusquc  le  chevalier  ne  l'ai- 
mât depuis  longues  années.  Il  lui  avait  donné  durant  ce  temps 
des  preuves  d'un  intérêt  si  réel,  si  désintéressé,  qu'elle  le  prit 
en  grande  pitié.  Elle  seule  souffrit  de  ce  qu'il  exigeait.  Le  due 
aimait  peu  ou  n'aimait  pas;  mais,  fut-il  véritablement  amou- 
reux, ncdevait-ellcpasrécompenserde  préférence  un  dévoue- 
ment plus  complet,  plus  éprouvé?  La  surprise  du  moment 
ne  contribua  pas  peu  à  lui  persuader  que  ces  raisonnements 
étaient  sans  réplique  Pressée  de  nouveau,  elle  s'occupa  moins 
de  refuser  que  de  gagner  du  temps. 

—  On  ne  saurait  passer  si  vile  de  la  retenue  à  l'abandon  . 
dit-elle.  Laissez-moi  me  familiariser  avec  une  manière  de 
voir  si  nouvelle  pour  moi. 

—  Je  n'aurai  pas  celle  folie,  Madame.  En  attendant,  j'ai 
tout  à  perdre  :  le  temps,  d'abord,  celles  de  vos  dispositions 
qui  peuvent  m'ètre  favorables,  et  la  vie  peut-être  aussi. 

Elle  souriait,  se  flattant  d'autant  mieux  de  ne  jamais  céder 
à  ces  instances,  qu'une  image  chère  était  présente  à  sa  pen- 
sée. C'était  le  regard  ,  la  forme  élégante  du  duc,  au  moment 
où,  pour  la  première  fois,  il  avail  laissé  paraître  quelque 
chose  de  la  tendresse  que  peut-être  il  avait  pour  elle.  Donc 
le  moment  était  mal  choisi  pour  élever  entre  eux  un  obstacle 
que  la  délicatesse  ne  lui  permettait  pas  de  franchir.  A  ce 
moment  le  chevalier  se  leva. 


00 


1/ AUTISTE. 


—  Adieu,  Madame,  «lit-il  en  lui  baisant  la  main;  nous  ne 
nous  verrons  plus ,  mais  vous  connaîtrez  toujours  combien  je 
>uw  occupé  île  vous. 

—  Saisie  de  ce  brusque  départ,  elle  se  leva  aussi  tout 
éperdue,  car  son  imagination  lui  montrait  maintenant  le  duc 
appuyé  sur  le  fauteuil  de  Mme  de  Gondi. 

—  De  grâce,  dit-elle,  je  ne  puis  penser  à  ne  vous  levoir 
jamais. 

— Qu'importe,  Madame?  Vous  ne  voulez  pas  de  mon  amour, 
et  vous  restez  libre  d'appartenirà  qui  sait  mieux  vous  occuper. 

—  Quelle  erreur!  dit-elle  avec  exaltation;  personne  que 
vous  ne  me  parait  digne  d'amour. 

Klle  le  conduisit  près  d'une  boite  de  laque,  elle  y  prit  une 
clef  qu'elle  y  avait  mise  une  fois,  en  pensant  au  duc,  mais  si 
confusément  qu'elle  l'ignorait  peut-être;  d'une  main  trem- 
blante elle  présenta  celte  clef  au  cbevalier.  Il  se  précipita 
sur  la  main  qui  l'offrait ,  et  reçut  le  don  d'amoureuse  merci, 
l'our  rendre  son  départ  plus  évident,  il  ordonna  à  ses  gens 
de  quitter  l'hôtel  grand  train,  torches  allumées.  A  cette 
clarté,  il  lui  parut  qu'il  était  suivi;  mais,  sans  perdre  de 
temps  à  chercher  qui  pouvait  l'espionner  ainsi,  il  courut  pren- 
dre un  costume  galant.  Informé,  toutefois,  que  celui  qu'il 
nommait  un  estafler  rôdait  près  de  l'hôte) ,  il  jeta  son  cha- 
peau et  son  riche  manteau  à  l'un  de  ses  gens,  en  lui  ordon- 
nant de  sortir.  Pendant  ce  temps  le  chevalier,  couvert  d'une 
houppelande  à  sa  livrée,  s'échappait  par  une  fenêtre  du 
côté  opposé.  La  marquise  l'attendait,  non  voluptueusement 
agitée,  mais  timide,  mais  pale,  mais  froide.  Le  lendemain, 
quand  il  fallut  enfin  se  séparer  d'elle,  il  lui  parlait  ainsi  : 

—  Dites-moi,  chère  Athanasie,  n'êtes-vous  pas  bien  aise 
que  je  sois  venu? 

—  Je  ne  sais.  Quand  vous  étiez  à  la  Ville-Dieu,  je  vous 
voyais  noble  et  beau ,  et  je  vous  aimais. 

—  Et  aujourd'hui? 

—  Aujourd'hui,  je  ne  me  persuade  point  que  vous  soyez 
mon  noble,  mon  généreux  ami.  Je  ne  sais  où  ma  tête  s'égare; 
mais,  en  même  temps  que  je  reconnais  vos  traits  ,  vous  me 
paraissez  un  être  idéal,  un  fantôme,  et  je  me  crois  le  jouet 
d'un  horrible  rêve. 

—  Enfant,  dit-il  en  déposant  sur  son  front  un  baiser  pa- 
ternel, ces  idées  feront  place  à  d'autres  plus  raisonnables. 

L'heure  de  la  toilette  est  passée  depuis  longtemps,  la 
marquise  entre  enfindans  son  cabinet,  elle  s'assied,  elle  reste 
sans  mouvement,  s'interrogeant  tout  bas  dans  son  cœur.  Mar- 
tine ne  voyant  dans  ses  mains  qu'une  femme  couverte  de  pâ- 
leur, ajoute  un  peu  de  rouge  à  cette  blancheur,  une  mouche 
à  ce  faible  sourire.  Ainsi  préoccupée,  elle  entend  annoncer 
quelqu'un  sans  savoir  qui  l'on  nomme.  Mais  bientôt  la  mar- 
quise tressaille ,  car  elle  n'a  rien  vu ,  rien  entendu ,  et  le 
duc  est  devant  elle. 

—  Que  j'arrive  à  propos  et  que  je  vous  remercie,  Madame  ! 
■lit-il  en  s'inclinant  profondément  ;  quelle  rare  et  précieuse 
faveur  vous  m'accordez  aujourd'hui! 

Dans  la  disposition  où  se  trouve  la  marquise,  elle  croit 
voir  du  persifflage  dans  la  reconnaissance  du  duc.  A  son  tour 
elle  s'incline,  cl,  sans  prendre  la  peine  de  parler  de  l'erreur 
ou  de  la  gaucherie  de  ses  gens,  elle  dit,  pour  changer  l'en- 
tretien : 

—  Vous  n'étiez  pas  hier  au  Prince  île  Xniti? 


—  Le  moyen  île  n  y  pas  aller,  Madame,  sachant  que  voue 
y  étiez? 

—  Voici  qui  est  plus  galant  que  vrai,  monsieur  le  duc:  je 
ne  vous  ai  pas  aperçu. 

—  Réellement,  Madame  ,  auriez-vous  pensé  à  me  cherche! 
malgré  les  occupations  que  vous  aviez?  Je  serais  bien  indigne 
de  voire  bonté  si  je  ne  vous  prouvais  que  j'étais  à  ce  ballet. 
Vous  êtes  sortie  avant  la  fin  du  speclacle. 

—  Bon!  Monsieur;  on  a  pu  vous  le  dire. 

—  Le  chevalier  a  soupe  chez  vous  et  ne  s'est  retiré  que 
fort  tard 

—  Ceci dit  la  marquise  en  rougissant  el  en  s'inlerrom- 

pant  aussitôt. 

—  Hentré  chez  lui,  il  s'est  paré,  adonisé,  puis  il  est  sorti 
enveloppé  dans  son  manteau  couleur  des  ruelles  dans  les- 
quelles il  s'est  perdu. 

La  marquise  rougit,  pâlit,  chancela;  mais,  en  fille  adroite. 
Martine  la  soutint  et  lui  donna  sou  flacon. 

—  Je  crois  avoir  répondu  à  toutes  les  objections,  continua 
le  duc  ;  dispensez-moi  du  reste. 

Jugeant  alors  qu'il  savait  tout ,  la  marquise  ne  voulut  poinl 
accepter  de  grâce  .  elle  dit  d'une  voix  tremblante  : 

—  Puisque  vous  avez  commencé  ,  achevez  sans  tant  de  mé- 
nagements. 

Il  la  regarda  avec  incertitude ,  puis,  de  l'air  d'un  homme 
qui  est  charmé  d'obéir: 

—  Eh  bien  ,  Madame,  puisque  vous  l'ordonnez,  le  cheva  • 
lier  a  passé  la  nuit  dans  la  plus  mauvaise  compagnie,  dans  je 
ne  sais  quelle  tabagie  si  horrible,  qu'il  n'y  avait  pas  moyen 
de  le  suivre  dans  ce  coupe-gorge. 

La  marquise  respira. 

—  Mon  Dieu!  dit -elle,  et  de  quel  droit  espionnez -vous 
ainsi  les  gens? 

—  Des  droits,  je  n'en  ai  pas;  mais  je  vous  croyais  en  dan- 
ger avec  le  chevalier.  On  m'avait  rapporté  des  choses  qui... 
qui  me  préparaient  à  ce  que  je  viens  de  vous  conter. 

—  En  vérité?  Monsieur,  dit  la  marquise  avec  anxiété.  Et 
que  vous  a-t-on  rapporté  ? 

—  Ilien  qui  ressemble  à  ce  que  j'avais  appris  de  votre 
bouche. 

—  Parlez ,  je  vous  prie. 

Donc  l'on  m'a  assuré  que  le  chevalier  est  bien  le  cour- 
tisan le  plus  imbu  des  idées  matérialistes .  el  celui  qui  a 
pénétré  le  plus  avant  dans  les  treize  mystères  des  petits  o/<- 
purtements. 

—  Quoi  !  il  se  serait  avili  à  se  faire  spectateur  de  ces  de 
bauches?  Oh!  Monsieur,  je  réponds  pour  lui,  il  doit  y  avou 
ici  une  calomnie  infernale. 

—  Alors.  Madame,  il  faudrait  l'imputer  aux  hommes  les 
plus  respectables  de  la  cour. 

La  marquise  s'efforça  de  penser  que  ce  rapport  était  le 
rapport  d'un  jaloux  ;  que  le  duc,  trompé  par  son  espion,  pour 
rail  bien  l'être  encore  à  d'autres  égards.  Mais  un  triste  pres- 
sentiment la  saisit  au  cœur.  Tant  d'impressions  douloureuses 
l'avaient  fatiguée  d'ailleurs  ,  que  sa  force  l'abandonna.  Mar- 
tine ,  qui  s'occupait  à  l'écart,  accourut  aussitôt. 

—  Madame  la  marquise  est  bien  gravement  indisposée  au- 
jourd'hui, dit-elle  en  la  secourant. 

Le  duc  sentit  qu'il  devait  se  retirer:  il   [partit  emportant 


I/ARTISTK. 


lil 


In  crainte  que  la  marquise  n'eût  pour  le  chevalier  des  senti- 
ments trop  tendres.  Seule  enfin ,  la  pauvre  femme  refusa  de 
se  metlre  au  lit,  car  elle  attendait  le  chevalier.  Klle  se  reposa 
sur  un  sofa,  prêta  l'oreille,  et  sonna  au  premier  hruil. 

—  Martine ,  qui  est  là?  j'ai  entendu  un  cheval. 

—  C'est  le  coureur  de  M.  le  duc,  qui  vient  savoir  des  nou- 
velles de  madame  la  marquise. 

Il  envoya  ainsi  plusieurs  fois;  mais  bien  qu'elle  attendit 
fort  tard  ,  dans  une  agitation  toujours  croissante  ,  le  cheva- 
lier ne  parut  pas. 

—  Je  veux  dormir,  dit-elle;  donne-moi  des  gouttes  de  lau- 
danum. 

Un  peu  rafraîchie  le  lendemain  parce  repos  forcé  ,  elle  se 
lit  apporter  les  lettres  du  chevalier  pour  fortifier  l'idée  qu'elle 
avait  de  lui,  là  où  elle  l'avait  puisée.  En  avançant  dans  cette 
lecture,  elle  souriait  et  revenait  à  la  vie. 

—  Lui  !  s'écriail-elle  quelquefois,  un  homme  imbu  d'idées 
mauvaises!  lui  un  débauché,  lui  un  visage  de  cour  !  Ah  !  ja- 
mais àme  ne  fut  plus  pure  ,  plus  dévouée  ,  plus  religieuse. 

Elle  poussa  la  sécurité  jusqu'à  écrire  au  chevalier. 

Elle  reçut  la  réponse  à  sa  toilette.  Cette  réponse,  elle  l'ou- 
vrit aussitôt;  d'abord,  ses  yeux  avides  saisirent  au  hasard 
quelques  mots  qui  la  renversèrent  sur  son  siège.  Peu  à  peu 
elle  se  remit ,  et  lut ,  en  s'interrompant  souvent  : 

«  Votre  lettre,  Marquise,  m'a  un  peu  diverti,  un  peu  fâché, 
«  un  peu  chagriné.  Je  vous  croyais  une  femme  d'esprit ,  au- 
«  dessus  des  préjugés  vulgaires;  et  bien  que  vous  ayez  été 
«  mariée  ,  vous  vous  comportez  comme  une  pensionnaire 
«  sortant  du  couvent.  Croyez-moi,  chère  Athanasie,  je  ne  suis 
«  arrivé  près  de  vous  avec  aucun  projet  ou  plan  direct  de 
«  séduction  ;  je  ne  me  pique  pas  d'être  une  supériorité  en 
«  ce  genre.  Je  suis  idolâtre  de  la  beauté,  j'en  goûte  les  fruits 
«  quand  ils  me  paraissent  bons  et  que  je  me  prends  aies  dé- 
fi sirer  ;  cela  vous  explique  comment  j'ai  été  tenté  de  vous, 
«  sans  pouvoir  résister.  Mais  j'étais  loin  de  penser  que,  prê- 
te nantau  sérieux  une  chose  si  naturelle,  vous  me  croiriez  un 
«  Céladon.  Aimez-moi  comme  on  peut  aimer  un  ancien  ami 
«  bien  dévoué  ,  qui  a  fait  vœu  à  Vénus  de  ne  l'adorer  jamais 
«  deux  fois  sous  la  même  forme.  Modérez  donc  votre  exalta- 
it tion  ,  pauvre  folle  !  Que  craignez-vous?  je  ne  pense  pas  mal 
«  des  prêtresses  qui  s'unissent  à  moi  pour  sacrifier  à  Cy  thérée. 
«  Après  cela  ,  il  n'est  pas  nécessaire  que  vous  partagiez 
«  ma  manière  de  voir.  Si  l'effort  vous  est  difficile,  oubliez 
«  notre  récente  entrevue  ;  pensez  que  je  n'ai  pas  quitté  la 
«  Ville-Dieu,  que  lout  est  entre  nous  comme  par  le  passé,  et 
«  jamais  je  ne  me  présenterai  à  vos  yeux  pour  vous  ôter  cette 
«  illusion.  J'irai  ce  soir  apprendre  quelle  est  votre  volonté.  » 

Cette  lettre  achevée  (et  nous  en  demandons  pardon  à  nos 
lecteurs,  mais  ceci  c'est  de  l'histoire),  la  marquise  froissa  con- 
vulsivement cet  étrange  billet  du  matin,  où  une  sorte  d'affec- 
tion se  mêlait  au  cynisme  le  plus  effronté.  Quelque  temps 
elle  resta  atterrée,  puis  elle  éloigna  l'affreux  papier;-  car  la 
seule  vue  de  ces  caractères  ,  qu'elle  regardait  jusqu'ici  avec 
une  si  tendre  gratitude  ,  lui  causait  maintenant  des  tres- 
saillements douloureux.  Mais  vainement  elle  voulait  oublier 
cette  lettre  ,  son  esprit  frappé  la  commentait  par  lambeaux. 

—  Je  me  conduis  comme  une  pensionnaire!  s'écriait-elle. 
Grand  Dieu  !  quelle  morale  !....  Il  n'est  pas  arrivé  prés  de  moi 
mut  te  projet  de  séduire  :  je  le  crois;  ce  n'est  pas  plus  un  amant 


que  ce  n'est  un  ami.  Il  est  venu  dans  cette  maison  avec  indif- 
férence, il  s'y  est  comporté  comme  il  eût  fait  chez  une  cour- 
tisane!  Oh  !  cela  est  affreux  ! Et  il  ose  dire  :  Modén: 

votre  exaltation  ,   pauvre  folle  !  Quel   mépris  !  Mon  Dieu  . 

essuyer  le  mépris  de  cet  homme  ! Et  puis,  oublier  cette 

entrevue!  Il  me  faut  croire  qu'il  n'a  pas  quitté  la  Ville- 
Dieu  ,  que  tout  est  entre  nous  comme  par  le  passé  !  Dérision 
atroce!  suis-je  donc  toujours  l'honnête  femme  que  j'élais? 
Alors  un  nom  vint  à  ses  lèvres,  celui  du  duc.  Elle  se  voila 
le  visage,  elle  éclata  en  sanglots,  qu'interrompit  l'entrée 
subite  «l'un  laquais. 

—  M.  le  duc. 

—  ISetirez-vous,  Comtois,  je  n'y  suis  pour  personne. 

—  Excepté  pour  moi,  Madame,  s'écrie  le  duc;  voyons,  ne 
me  chassez  pas. 

—  Je  souffre  beaucoup,  dit-elle  en  portant  la  main  à  son 
front  pour  cacher  ses  larmes  et  l'altération  de  ses  traits. 

—  Et  moi  aussi,  Madame;  je  sens  vaguement  que  votre 
amitié  pour  le  chevalier  vous  met  en  danger,  et  je  vous 
supplie  d'accepter  mes  services. 

—  Il  est  trop  lard,  voulut-elle  dire;  mais  elle  resta  mus 
voix. 

—  Hier,  Madame,  j'étais  venu  pour  vous  offrir  mon  cœur, 
et  je  me  suis  laissé  emporter  à  des  mouvements  jaloux. 

—  Vous  aussi  vous  étiez  jaloux?  s'écria-l-elle. 
Soulevée  par  une  attraction  nerveuse,  elle  se  leva  pour 

fuir,  sans  doute,  car  tout  en  elle  était  désordre;  mais  à  celle 
force  factice  succéda  soudain  une  molle  langueur  qui  la 
rejeta  sur  le  sofa. 

—  Je  ne  puis  croire,  Monsieur...,  je  ne  puis  me  persuader 
que  j'aie  bien  inlerprété  vos  paroles. 

—  Hélas  !  Madame,  je  crains  qu'elles  ne  vous  soient  désa- 
gréables, car  rien  de  tout  ceci  ne  devait  êlre  absolument 
nouveau  pour  vous.  Bien  souvent  vous  avez  pu  voir  que  je 
vous  aimais,  et,  dussé-jc  être  accusé  de  présomption,  j'a- 
vouerai que  j'ai  pensé  quelquefois  que  vous  m'aimiez  aus~i 
De  grâce,  que  dois-je  espérer? 

—  Vous  le  saurez  demain. 
Elle  sonna  et  dit  à  Martine  : 

—  Aide-moi  à  passer  chez  moi.  Pardon,  monsieur  le  duc  : 
vous  le  voyez  ,  je  ne  puis  vous  tenir  compagnie. 

Il  la  conduisit  à  la  porte  de  sa  chambre  : 

—  Ainsi  vous  me  répondrez  ce  soir? 

—  Demain,  Monsieur. 

—  Et  vous  exigez  que  je  me  relire  ? 

—  Qu'est-ce  à  dire?  s'écria-l-elle  avec  égarement;  ne  le 
voudriez-vous  pas?  suis-je  déjà  réduite  à  l'exiger? 

Surpris,  il  lui  baisa  la  main  et  sortit  en  silence. 

La  marquise  se  mit  sur  un  lit  de  repos  et  ferma  les  yeux  ; 
mais  longtemps  les  soulèvements  irréguliers  de  son  seiu  et 
les  larmes  qui  ruisselaient  entre  ses  paupières  firent  con- 
naître qu'elle  ne  dormait  pas.  Dans  l'après-midi  elle  appela  : 

—  Donne-moi  encore  de  ces  gouttes,  dit-elle;  je  voudrais 
bien  dormir. 

Bientôt,  en  effet,  elle  dormit  d'un  sommeil  agile.  Assez 
tard,  Martine,  la  trouvant  éveillée,  l'informa  que  le  couvert 
était  mis  dans  la  pièce  voisine,  et  la  pressa  de  souper. 

—  Laisse-moi,  dit-elle;  veille  seulement  à  ce  que  per- 
sonne n'entre  ici. 


t*2 


L' AUTISTE. 


Martine,  ayant  transmis  cet  ordre,  revint  pour  veiller  sa  mal- 
tresse dans  la  pièce  où  le  couvert  avait  été  préparé.  Silen- 
cieuse, fatiguée,  elle  s'assoupit  et  rêva  que  l'on  avait  forcé 
la  consigne  du  6uisse.  Elle  se  leva  en  sursaut ,  et  se  trouva 
en  face  du  chevalier,  dont  le  visage  enflammé,  les  yeux  ar- 
dents, annonçaient  que  sa  tète  était  cliaude  de  vin. 

—  Vous  ici,  Monsieur!  s'écria  Martine;  le  pauvre  suisse 
sera  chassé  ! 

—  Laissons  là  ton  suisse  .  mon  enfant;  je  n'ai  rien  à  faire 
à  cette  espèce. 

Il  se  dirigea  vers  la  chambre  de  la  marquise. 

Au  premier  hruit,  la  marquise  s'était  mise  sur  son  séant; 
elle  reconnut  la  voix  du  chevalier,  et  devina  que  ce  jour-là 
encore  il  s'était  servi  de  la  clef  fatale  ,  et  que  sa  réputation 
était  désormais  à  la  merci  de  sa  femme  de  chambre.  Le  cœur 
déchiré,  elle  s'élançadu  lit  de  repos,  et  les  cheveux  hérissés  par 
l'horreur,  le  front  baigné  d'une  sueur  glacée,  elle  chercha 
comment  se  soustraire  à  l'infamie  qui  la  menaçait.  N'aper- 
cevant aucune  issue  qui  put  favoriser  sa  fuite,  aucun  recoin 
qui  pût  la  dérober  aux  recherches,  elle  lança  au  ciel  un  regard 
qui  portait  le  blasphème.  Mais,  au  même  instant,  le  flacon 
de  laudanum  frappa  sa  vue;  elle  le  saisit,  le  vida  d'une  ha- 
leine; aussitôt,  épuisée  par  cet  effort  désespéré,  elle  tomba 
sur  le  parquet. 

Martine  saisil  ce  moment  pour  secourir  sa  maîtresse.  A  l'as- 
pect de  ce  flacon  renversé  sur  uu  parquet  sec,  l'intelligente 
tille  deviua  ce  qui  s'était  passé ,  et  fit  prendre  à  sa  maltresse 
uu  antidote  qui  la  ranima.  Vers  le  malin,  la  jeune  et  malheu- 
reuse femme  recouvra  la  mémoire ,  et  découvrant ,  plongé 
dans  un  hideux  sommeil ,  cet  homme  qui  l'avait  si  indigne- 
ment flétrie,  elle  voulut  le  faire  jeter  dans  la  rue  comme  on 
y  jette  les  immondices.  Par  réflexion,  elle  abandonna  son 
appartement,  et  monta  en  carrosse  pour  aller  à  Chelles,  où 
elle  arriva  sans  dessein  bien  arrêté.  Elle  y  passa  plusieurs 
jours  dans  une  retraite  rigoureuse.  Mais  depuis  son  entrée 
à  l'abbaye  ,  le  duc  s'était  présenté  fréquemment  au  par- 
loir, et  chaque  jour  il  lui  écrivait  pour  lui  rappeler  sa  pro- 
messe de  s'expliquer.  Elle  se  décida  à  le  voir,  pour  lui  an- 
noncer sa  résolution  de  prendre  le  voile ,  et  pour  la  motiver 
aussi  convenablement  qu'il  se  pouvait.  Le  duc  supplia,  insista; 
et,  touchée  d'un  si  vif  attachement,  la  marquise  promit  de  reve- 
nir au  parloir  le  lendemain.  Au  sortir  de  cette  seconde  entre- 
vue, elle  regrettait  amèrement  de  n'avoir  plus  d'état  qui  lui 
permit  de  rentrer  dans  le  monde,  car  elle  ne  pouvait  songera 
garder  des  biens  à  peu  près  payés  par  le  chevalier.  Mais,  le 
jour  suivant,  en  écoutant  le  duc,  elle  jugea  que  la  propriélé 
de  ses  terres  lui  était  acquise  désormais  par  la  turpitude  au- 
taut  que  par  la  volonté  de  son  ami  déloyal.  Cependant  elle 
n'eût  pas  osé  prêter  si  tôt  l'oreille  aux  suggestions  de  son 
cœur,  si  un  incident  inattendu  n'eût  brusqué  sadétermination. 

Du  matin  ,  qu'elle  était  descendue  au  parloir,  la  marquise 
trouva  l'abbesse  qui  s'entretenait  avec  un  homme  que  la 
marquise  ne  vit  pas  d'abord.  Elle  ne  l'eut  pas  plutôt  envisagé 
qu'elle  se  retourna  vers  la  porte ,  car  c'était  le  chevalier  lui- 
même;  mais,  revenu  de  la  surprise  que  lui  avait  causée  l'ap- 
parition de  la  marquise,  il  s'élança  pour  la  retenir;  et,  ar- 
rêté par  la  grille  ,  il  s'adressa  à  l'abbesse  : 

—  Au  uom  du  ciel!  ma  cousine,  ordonnez  à  madame  de 
rester. 


—  Doucemeut,  Monsieur,  doucement,  lui  dit  la  marquise  : 
expliquons-nous  d'abord,  pour  éviter  de  nouvelles  méprises. 
Quand  vous  avez  eu  pour  moi  des  procédés  que  je  ne  sau- 
rais plus  qualifier,  j'ai  cru  que  vous  aviez  surtout  en  vue 
de  préserver  mes  mœurs  en  me  sauvant  de  l'indigence,  et  je 
vous  ai  secondé  même  aux  dépens  de  mon  cœur.  Mais  depuis 
que  vous  m'avez  sacrifiée  à  une  heure  de  vil  plaisir ,  mon 
estime  pour  vous  s'est  changée  en  mépris.  J'ai  voulu  mourir, 
tant  je  me  faisais  honte  à  moi-même,  pour  avoir  écouté  un 
pareil  homme;  puis  j'ai  voulu  quitter  le  monde,  comme  si 
vous  étiez  pour  moi  quelque  chose.  I  i  donc!  vous  ne  valez 
pas  un  grain  de  poison,  pas  un  remords;  aussi  ne  craignez 
pas  que  je  meure  ou  que  je  m'ensevelisse  ici  toute  vivante. 

Ecoutez  donc  ce  qui  me  reste  à  vous  «lire.  Eue  partie  de 
mon  revenu  acquittera  chaque  année  les  sommes  que  vous 
avez  avancées  à  mou  mari,  que  vous  lui  avez  volées  peut- 
être;  je  rentrerai  dans  le  monde,  et  j'attends,  en  réparation 
des  traitements  que  nul  autre  ne  se  fût  permis,  même  eu- 
vers  la  folle  duchesse  (la  duchesse  de  Beauvilliers),  que 
vous  voudrez  bien  ne  jamais  me  montrer  votre  visage.  Adieu, 
monsieur  le  chevalier. 

Elle  salua  et  sortit,  sans  qu'il  tentât  de  la  retenir,  car,  à  sa 
froideur,  à  la  liaison  de  ses  idées,  il  avait  compris  que  tout 
était  fini.  Le  jour  suivant,  le  carrosse  de  la  marquise  vint  la 
prendre;  Martine,  qui  reçut  l'ordre  de  monter  dans  une  voi- 
ture de  suite,  et  qui  entrevit  le  duc  dans  celle  de  la  marquise, 
pensa  alors,  malgré  son  dévouemenl  et  sa  fidélité  : 

—  Nous  ne  voulions  pas  d'amants,  et  voici  que  pour  com- 
mencer nous  eu  avons  deux  eu  huit  jours.  11  faut  dire  aussi 
que  c'est  bien  la  faute  de  M.  le  duc,  qui ,  pour  avoir  voulu 
faire  tout  à  l'aise  du  parfait  amour,  s'était  laissé  couper 
l'herbe  sous  le  pied. 

Madame:  MANDLEY. 


OPULA-COHtQU  ;  L*  Rs"*k  "<k  Joir.   (Première   reprcscnlatiou. 
Paroles  <k   MM.  Scribe  cl  Saiwt-Georges;  musique  de  M.  Ailolplo- 
Aut)i 


:^ê^M^«k  jeune  modiste  lie  Paris,  Mlle  Eraiiciue. 
poussée  par  des  chagrins  d'amour,  arrive  tout 
exprès  à  Calais  pour  exercer  sa  profession. 
La  jeune  fille  est  égrillarde,  avenante,  et  tant 
soit  peu  indiscrète.  A  peine  descendue  de  la 
diligence,  elle  raconte  au  premier  venu  qu'elle  arrive  tout 
exprès  à  Calais  pour  attendre  les  ordres  ultérieurs  de  ma- 
dame la  duchesse  de  Salisbury,  l'une  de  ses  pratiques.  Jus- 
tement le  confident  de  Mlle  Francinc  n'est  autre  qu'un 
beau  jeune  comte  portugais,  envoyé  toit  exprès  par  lady 


L'AUTISTE. 


<« 


Salisbury  pour  accomplir  un  projel  que  vous  saurez  plus  (ard. 
Qu'il  vous  suffise  d'apprendre  pour  l'instant  que  Mlle  Francine 
a  un  amant  ;  que  cet  amant  s'appelle  Marcel  ;  que  Marcel  croit 
sa  maîtresse  infidèle,  etquc,  dans  son  désespoir,  il  veut  épou- 
ser Mlle  Simonne,  la  fille  du  cabarctier  voisin.  A  la  fin  du  pre- 
mier acte,  les  deux  amants,  Franchie  et  Marcel,  se  rencontrent 
et  ils  vont  se  dire  toutes  sortes  de  tendresses,  lorsque  le  comte 
portugais  survient,  ordonnant  à  Francine  de  le  suivre  à  l'in- 
stant même  en  Angleterre.  Francine,  qui  a  promis  d'obéir, 
suit  le  comte  en  poussant  un  gros  soupir,  ce  que  voyant, 
l'amoureux  Marcel  promet  d'épouser  Simonne ,  et  il  part  avec 
elle  pour  l'Angleterre.  Ainsi,  chaque  couple  va  de  son  côté;  Mar- 
cel et  Simonne,  Francine  et  le  comte  portugais  :  bon  voyage  ! 

Cependant  (acte  second),  vous  voudrez  savoir,  peut-être, 
quel  est  l'intérêt  du  comte  portugais  à  enlever  ainsi,  toutes 
voiles  déployées,  Mlle  Francine.  Ce  grand  intérêt,  le  voici  : 
Cromwell  est  mort;  Monck  prépare  une  restauratiou  en 
faveur  des  Stuarts,  et  il  la  préparc  tout  à  fait  comme  M.Espar- 
lero.  La  reine  d'Angleterre,  la  femme  de  Charles  11,  veut 
rejoindre  son  royal  époux,  qui  a  déjà  pris  les  devants;  et 
pour  faire  diversion  à  cette  descente,  lady  Salisbury  a  ima- 
giné de  faire  embarquer  Mlle  Francine  sur  le  vaisseau  por- 
tugais. Il  arrivera  donc  que  toutes  les  forces  et  toute  l'atten- 
tion du  parlement,  étant  occupées  à  suivre  la  fausse  reine,  la 
reine  véritable  pourra  débarquer  sans  obslacledans  ses  états. 
C'est  là  une  ruse  politique  tout  à  fait  digne  de  l'Opéra-Comi- 
que ,  qui  n'y  regarde  pas  de  si  près. 

Ainsi  Mlle  Francine  arrive  à  Douvres  avec  tous  les  hon- 
neurs dus  à  son  rang,  dans  l'auberge  de  Trim-ïrumhell ,  et 
naturellement  chacun  la  prend  pour  la  reine  :  on  l'entoure 
de  respects  et  d'hommages.  Marcel  el?Simonnc,  qui  sont  em- 
ployés dans  l'auberge  du  sieur  Trim,  ne  savent  que  penser 
de  cette  royauté  inattendue.  Cependant  l'égrillarde  Francine 
se  met  à  l'aise  avec  sa  majesté  et  ses  robes  nouvelles ,  elle 
distribue  à  qui  en  veut  les  dignités,  les  cordons  et  les  places; 
elle  fait  de  Trim  un  baron,  de  Simonne  une  comtesse,  un 
duc,  de  Marcel,  et,  ce  qui  est  plus  difficile,  une  demoiselle 
d'honneur  de  lady  Pekimbrook,  qui  représente  dans  ce  char- 
mant poëme  la  Gazette  de  France  en  personne.  Tout  ce  se- 
cond acte  se  passe  dans  des  bouffonneries,  et  nous  ne  sachons 
pas  que  jamais  le  parti  légitimiste  ail  été  plus  sérieusement 
attaqué. 

Vous  prévoyez  sans  peine  le  troisième  acte.  Quand  Mlle  Fran- 
cine a  fait  tout  à  l'aise  de  la  majesté,  elle  finit  par  en  être 
tout  à  fait  lasse,  elle  n'en  veut  plus.  Aux  dignités  qui  l'en- 
tourent, elle  préfère  quelques  bonnes  paroles  de  Marcel. 
D'ailleurs,  ce  que  le  comle  portugais  avait  prévu  est  arrivé  : 
on  a  mis  Francine  en  prison;  prison  dorée,  il  est  vrai,  mais 
enfin  une  prison.  Cela  dure  ainsi  jusqu'au  moment  où  la  res- 
tauration est  déclarée;  alors  on  délivre  de  sa  captivité  et  de 
sa  prison  la  Marie  Stuart  de  la  rue  Yivienne ,  on  lui  donne 
une  dot  :  Marcel  épouse  Francine,  et  ainsi  s'accomplissent  la 
restauration  des  Stuarts  el  le  nouvel  opéra  de  M.  Scribe,  qui 
durera  toujours  autant  que  le  règne  de  Charles  11. 

Ce  libretto  est  assez  triste  :  il  est  politique,  et  la  politique 
ne  chante  ni  ne  danse.  Il  prêtait  à  des  allusions  toutes  récentes 
que  le  public  a  dédaignées.  La  partition  est  une  des  plus  fai- 
bles qu'ait  produites  le  génie  de  M.  Adolphe  Adam.  C'est  un 
pêle-mêle  assez  peu  accentué  de  duos,  trios,  romances  et 


chœurs.  L'auteur  se  souvient  à  chaque  instant,  et  malgré  lui. 
des  plus  beaux  passages  de  Itossini  ou  de  Meycrbeer;  il  a 
beau  faire ,  et  vouloir  chasser  ces  importuns  souvenirs,  ces 
souvenirs  restent  obstinément  à  la  place  qu'ils  ont  usurpée. 
Pour  tout  dire,  M.  Adam  a  beaucoup  trop  compté  sur  l'appui 
de  Mlle  Jenny  Colon  et  sur  la  nouveauté  de  cette  voix  de 
M.  Masset,  qui  est  en  effet  très-belle,  très-vibrante,  et  tout  à 
fait  digne  de  la  renommée  qu'on  lui  avait  faite  à  l'avance. 

A.  SPECHT. 


AMBHiU-.COtttQI  IB .  —  I.ks  tn.l.KS  dk  i.'EsFKR ,  par  MM.  Dupemy 
cl  Desnoyers. 


orsqi:e  Boileau  s'écriait  que  : 

De  la  foi  des  chrétiens  les  mystères  terribles 
D'ornements  égayés  ne  sont  pas  susceptibles. 

il  se  trompait  singulièrement,  car  le  diable 
de  l'Ambigu-Comique  est  fort  amusant.  Ce 
bon  père  a  six  filles  qu'il  s'apprête  à  marier,  avec  une  dot 
suffisante.  Six  princes  de  sa  cour  recherchent  une  si  illustre 
alliance  :  ils  ont  été  agréés  par  Lucifer  ;  mais  ses  filles,  ou- 
bliant que  le  cœur  des  princesses  est  moins  réglé  par  les  lois 
de  l'amour  que  par  les  hautes  convenances  diplomatiques , 
n'approuvent  pas  le  choix  de  leur  père.  A  quoi  songe  papa? 
murmurent  ces  tendres  personnes;  ne  voilà-t-il  pas  un  beau 
morceau  que  M.  Belzébuth?Et  M.  Astaroth,  quelle  fille  pour- 
rait en  être  friande?  11  est  certain  que  ces  princes,  peu  favo- 
risés de  la  nature,  n'ont  rien  de  très-séduisant.  Bclzébutb  est 
boiteux,  Astaroth  est  bossu  ;  les  autres  à  l'avenant. 

Sathaniel,  Diavoline,  tète  de  linotte ,  Cornarina  ,  Alecto. 
pie-grièche,  ces  amours  de  diablesses  rêvent  peu  de  félicité 
auprès  de  semblables  époux.  Satan  est  inflexible;  elles  eu 
làteronl ,  comme  dit  Dorinc  à  Marianne.  Voyant  cela  ,  les 
filles  de  l'enter,  fort  avisées  pour  leur  âge  et  d'un  caractère 
assez  aventureux,  forment  le  dessein  de  s'enfuir  sur  la  terre: 
mais  le  moyen  !  Il  n'y  en  a  qu'un  :  séduire  le  gardien  Cerbère 
qui  peut  leurdonnerla  clef  des  champs,  Cerbère  assez  bon  en- 
fant, Cerbère  curieux  et  bavard  comme  un  portier  qu'il  est.  Il 
ne  serait  nullement  fâché  sans  doute  de  voir  un  peu  de  pays, 
ne  fût-ce  que  pour  avoir  le  droit  de  conter  plus  tard  des  men- 
songes. D'ailleurs,  savez-vous  quels  sont  les  gages  de  Cer- 
bère? Cent  écus,  ni  plus  ni  moins.  Pour  un  homme  chargé 
d'une  telle  besogne,  cent  écus  !  cela  est-il  raisonnable  ?  Si  en- 
core il  était  dans  une  bonne  maison,  où  l'on  vint  lui  graisser 
la  patte!  mais  en  enfer!  Parlez-moi  du  portier  du  paradis! 
saint  Pierre  doit  recueillir  tous  les  jours  une  foule  de  ca- 
deaux ;  on  veut  à  tout  prix  franchir  le  seuil  qu'il  garde.  Mais 
Cerbère!  le  malheureux  n'est  exposé  qu'à  recevoir  des  coups 
de  pied  à  l'endroit  où  commence  sa  queue;  les  damnés  ne  sont 
pas  de  bonne  humeur. 

Donc,  les  filles  de  Satan  gagnent  Cerbère,  qui  a  encore  une 
autre  raison  de  s'enfuir  :  madame  Cerbère  est  devenue  in- 
supportable ;  il  veut  la  quitter  sans  retour.  Cette  femme  aca- 
riâtre lui  rend  la  vie  très-dure.  Déjà  plus  d'une  fois  Cerbère  a 
invoqué  la  toi  du  divorce,  mais  Satan  a  prétendu  que  le  ma- 
riage indissoluble  était  un  des  statuts  de  l'enfer,  et  qu'il  ne 


g! 


L'ARTISTE. 


,léroserail  pas  à  ce  diabolique  arrêt.  Un  grand  nombre  de 
MM  ne  subissaient  pas  d'autre  supplice  que  de  se  retrouver 
en  rompaanic  de  la  môme  femme  qu'ils  ont  eue  sur  la  terre. 
On  ne  saurait  croire  à  quel  point  Lucifer  est  méchant!  Cer- 
bère prèle  l'oreille  aux  propositions  des  filles  de  l'enfer.  Cet 
essaim  de  démons  s'envole  un  matin  et  s'abat  sur  notre  globe, 
décidé  à  gagner  le  plus  d'Ames  possible  à  leur  sombre 
royaume,  afin  de  se  faire  un  jour  pardonner  leur  équipée. 
Bien  loin  de  remplir  leur  dessein,  les  fdles  de  l'enfer  se  lais- 
sent prendre  le  cœur  par  des  mortels  ;  elles  deviennent  amou- 
reuses de  la  meilleure  foi  du  monde,  comme  des  femmes  vé- 
ritables. Lucifer  se  fâche,  et  jure  de  les  punir;  mais  il  est 
trop  tard.  Dieu,  touché  de  leurs  bons  sentiments,  pardonne 
à  leur  origine;  il  passe  sur  le  préjugé  de  la  naissance,  il 
n'examine  que  leur  conduite;  elles  se  sont  rachetées  par  l'a- 
mour à  ses  yeux:  après  les  avoir  fait  se  purifier  et  se  rafraî- 
chir uu  peu  dans  la  célèbre  fontaine  de  Jouvence,  il  leur  per- 
met d'épouser  les  amanls  de  leur  goûl.  Cette  féerie,  faite 
avec  esprit,  a  pleinement  réussi  à  l'Ambigu-Comique. 


(i.METK.  -  Lbs  Cukvaix  nu  Carrousel,  ou  le  Dernier  Jour  »k 
Venise,  par  MM.  Paul  coucher  et  Alboise. 


i  Je  l'aimai  dès  mon  enfance.  Elle  était  pour  moi  comme 
«  une  cité  magique  créée  par  les  rêves  du  cœur;  elle  s'éle- 
«  vait  du  sein  de  la  mer  en  colonnes  de  vapeurs;  c'était  le 
o  séjour  de  la  joie,  le  bazar  de  la  richesse  ;  Otway,  Kad- 
«  cliffe,  Schiller,  Shakspeare,  avaient  gravé  en  moi  son  image, 
«  et  quoique  je  ne  l'aie  pas  trouvée  telle  que  je  l'imaginais,  je 
«  i.e  lui  suis  point  infidèle  ;  peut-être  ni'est-elle  même  plus 
a  chère  dans  ses  jours  de  deuil  qu'elle  ne  me  l'eût  été  dans 
a  sa  pompe  et  dans  son  orgueil,  admirée  des  nations!» 

Ainsi  s'écrie  Byron  en  parlant  de  Venise,  et  comme  lui, 
nous  avons  tous  aimé  de  houne  heure  celle.  villC  enchantée. 
Nous  nous  sommes  lercés  amoureusement  dans  ses  gondoles, 
tandis  que  les  bateliers  chantaient  les  strophes  du  Tasse  ;  tous 
nous  avons  pris   un  masque  galant  pour  nous  mêler  aux 
joyeux  tourbillons  de  son  carnaval  ;  tous  nous  avons  franchi 
avec  effroi  le  fameux  pont  des  Soupirs,  afin  de  pénétrer  dans 
ses  sombres  cachots,  à  la  porte  desquels  on  laissait  derrière 
soi  l'espérance,  comme  dans  VEnfcrdu  Dante.  Venise  n'a  plus 
de  secreis  pour  nous.  La  poésie.  In  peinlure,  la  gravure,  tous 
les  arts  se  sont  plu  à  nous  la  inoutrer.  Il  fallait  que  la  Gaieté 
comptât  bien  sur  1  habileté  de  ses  décorateurs  el  sur  la  verve 
deses  auteurs,  pour  espérer  nous  intéresser  encoreà  Venise!  la 
liaielè  n'a  pas  eu  trop  d'audace  :  elle  a  réussi  en  tous  points. 
MM.  l'aul  Fouchcr  et  Alboise  se  sont  fort  préoccupés  des 
chevaux  enlevés  autrefois  par  les  Vénitiens  à  Constanlinople, 
et  que  les  Français,  à  leur  tour,  ravirent  aux  Vénitiens  pen- 
dant les  guerres  de  la  république  contre  l'Italie.  Ces  chevaux, 
placés  sous  le  portique  de  l'église  de  Saint-Marc ,  et  qui  y  sont 
retournés  depuis  après  avoir  séjourné  quelque  temps  à  la 
porte  des  Tuileries,  sur  la  place  du  Carrousel,  étaient  regar- 
dés par  les  Vénitiens  comme  un  véritable  palladium.  Il  y  avait 
île  plus  un  lion,  qui,  dans  son  voyage  aux  Invalides,  a  perdu 


l'Evangile  que  soutenait  une  de  ses  pattes.  Napoléon  l'avait 
attaché  à  un  char  de  victoire,  et  sentant  se  réveiller  son  cou- 
rage de  lion  ,  il  délaissait  volontiers  la  religion  pour  la  gloire. 
Voilà  ce  que  fil  ce  lion. 

Les  auteurs  du  drame  de  la  Gaieté  rapportent  une  prophé- 
tie dans  laquelle  ils  paraissent  avoir  beaucoup  de  confiance, 
car  ils  ont  bâti  leur  pièce  sur  ce  fondement.  La  prophétie  est 
conçue  en  ces  termes  : 

Alors  que,  réveillé  dans  sa  grotte  funèbre, 
De  son  bras  décharné  saint  Marc  altélera 
Quatre  chevaux  de  bronze  à  son  char,  on  mti.i 
Se  débattre  el  tomber  le  lion  si  célèbre, 
Périr  le  buccnlaure,  el  Venise  mourra. 

Il  ne  s'agit  donc  de  rien  moins  que  de  troubler  le  repos  du 
bienheureux  saint  Marc;  ses  reliques  sont  renfermées  dans 
un  petit  coffre  lié  par  une  chaîne  d'or  à  l'autel  de  saint  Marc. 
Si  ces  reliques  étaient  enlevées,  les  Vénitiens  se  croiraient 
perdus,  et  se  croire  perdu,  n'est-ce  pas  l'èlre  déjà  ?  Ainsi  rai- 
sonnent deux  Français,  Marccllin  et  La/are,  qui  se  Irouvent 
à  Venise,  en  butte  aux  persécutions  du  conseil  des  Trois,  et  qui 
attendent  impatiemment  l'arrivée  du  général  Bonaparte.  La- 
zare, garçon  fort  espiègle,  s'amuse  à  couronner  pendant  la 
nuit  lous  les  monuments  de  Venise  de  drapeaux  tricolores, 
afin  de  mettre  le  lendemain  la  ville  en  rumeur.  Marcellin  est 
soupçonné  de  ce  méfait.  Il  est  condamné  à  être  exposé  sur 
une  barque  à  la  fureur  des  flots.  Lazare  sauve  son  ami;  La- 
zare, durant  toute  la  pièce,  ne  cesse  de  sauver  son  ami. 

Ou'un  .uni  véril:ilil<'  rtl  uni'  ilouee  chose  ! 

Lazare  et  Marccllin  descendent  dans  le  souterrain  où  dort 
saint  Marc,  sans  avoir  peur  qu'en  se  réveillant  il  ne  les  sai 
sisse  de  son  bras  décharné  ;  ce  souterrain  est  lotit  à  fait  dans 
le  goût  des  Mystères  d'Vdotphe;  Anne  Badcliffe  n'aurait  pa> 
mieux  trouvé.  11  est  rempli  de  pièges  perfides;  mais  les  amis, 
quoiqu'ils  n'aient  pas  l'air  d'y  prendre  beaucoup  garde,  évi- 
tent lous  les  dangers.  Ils  dérolent  les  reliques,  et  le  dernier 
jour  de  Venise  vient  de  luire.  On  ne  voit  pa~  saint  Marc  atteler, 
comme  dit  la  prédiction,  ses  quatre  chevaux  de  bronze  a  son 
char,  et  s'enfuir  de  Venise,  niais  en  son  lieu  on  voit  arriver 
le  général  Bonaparte;  le  héros  remplace  le  saint.  Le  général 
Bonaparte,  dont  nous  nous  garderons  de  médire,  de  peur  de 
nous  exposer  à  une  aulre  itndeltii  que  celle  de  l'Opéra,  le  aé- 
néral  Bonaparte  nous  a  paru  bien  laconique.  Le  grand  homme 
ne  dit  que  ces  mots  :  En  France!  au  Carrousel!  Ce  n'était 
"uère  la  peine  de  faire  descendre  Napoléon  de  la  colonne  ! 

Ce  n'est  pas  l'analyse  des  pièces,  mais  leur  caractère  qu'on 
doit  trouver  dans  les  comptes-rendus  de  ce  journal,  qui  n'a 
qu'un  espace  limité  à  parcourir.  Disons  donc,  sans  entrerdans 
uneintrigue  extrêmement  compliquée,  que  le  drame  historico- 
fantastiquede  MM.  Paul  Foucher  et  Alboise  a  obtenu  un  SBceès 
complet.  Nous  lui  souhaitons  la  fortune  du  Sunnenr  de  Saint- 
Paul.  MM.  Francisque,  Delaistre,  C.abrielli.  Mmes  Gauthier  et 
Amy,  ont  joué  avec  talent.  Mais  où  donc  est  M.  Fillioun?  Si  la 
Gaielé  oublie  cet  intelligent  acteur,  le  public  s'en  souvient. 

Ull'fOLVTI    II  CAS. 


Typographie  de  lacrampe  el  Comp. ,  rue  Pamielte.  S  —  Fonderie  de  1  hon  y ,  Vircy  el  Merci 


iL'Amifss^iâ 


Une    barque   Bretonne, 


I/AHTISTE. 


65 


,ont®nt8 


POUR   LES  PRIX   DE  ROME. 


piraTras. 


rous  n'avons  pas  été  trompés 
dans  nos  prévisions  ;  et,  comme 
nous  l'avions  annoncé  la  semaine 
dernière,  c'est  à  M.  Leluel  qu'a  été 
décerné  le  premier  grand  prix  d'ar- 
chiteclure.  Il  n'était  guère  possible 
qu'il  en  fût  autrement;  car  M.  Le- 
fuel,  dont  le  travail  remplissait  plus 
que  pas  un  autre  toutes  les  conditions  exi- 
gées à  l'Ecole,  se  trouvait  lui-même  dans  la  po- 
sition la  plus  favorable.  Mais  toutes  les  circonstances, 
toutes  les  probabilités  qui  parlaient  en  faveur  de  M.  Le- 
fuel,  s'opposaient  au  succès  de  M.  Perron:  aussi,  bien 
que  nous  eussions  reconnu  le  projet  de  M.  Perron  pour 
le  plus  raisonnable  de  tous  les  projets  exposés,  nous 
n'avons  pas  été  médiocrement  surpris  de  lui  voir  accor- 
der le  deuxième  prix.  En  effet,  c'est  précisément  parce 
que  ce  travail  a  été  conçu  et  exécuté  dans  les  plus  saines 
idées  d'architecture,  et  qu'il  présente  les  qualités  essen- 
tielles qui  font  pressentir  un  architecte,  que  nous  n'es- 
périons pas  voir  l'Académie,  toute  préoccupée,  comme 
nous  la  connaissions,  des  colifichets  de  la  décoration  et 
encore  d'un  certain  genre  de  décoration,  apprécier  con- 
venablement un  projet  étudié  dans  un  ordre  d'idées  plus 
sérieux.  On  n'a  pas  rendu,  suivant  nous,  à  ce  beau  tra- 
vail, toute  la  justice  qui  lui  était  due;  car,  si  nous 
avions  été  consultés,  nous  n'aurions  pas  hésité  à  lui  ac- 
corder le  prix  ;  et  puisque  l'Académie  voulait  tant  faire 
que  de  le  remarquer,  il  nous  semble  qu'elle  aurait  bien 
pu  l'admettre  au  partage  de  ses  encouragements.  Un  prix 

2e  SÉRIE  ,  TOME  IV,  5e  LIVRAISON. 


donné  à  l'art  pratique  et  applicable  dans  la  personne  de 
M.  Perron,  à  côté  d'un  prix  donné  à  l'art  académique 
dans  la  personne  de  M.  Lefuel,  c'aurait  été  là  une  innova- 
tion d'un  bon  exemple  et  d'un  bon  augure  pour  l'avenir. 
Mais  si  l'on  n'a  pas  eu  la  résolution  de  s'avancer  jusque- 
là,  toujours  est-il  qu'on  a  accordé  le  second  prix,  c'est- 
à-dire  la  première  mention  après  celle  de  l'ouvrage  cou- 
ronné, à  un  travail  qui,  il  n'y  a  pas  longtemps  encore,  eût 
soulevé  la  réprobation  énergique  et  unanime  des  profes- 
seurs de  l'École.  C'est  un  progrès  que  nous  sommes  heu- 
reux de  constater;  car  nous  aimons  à  croire  que  les  raisons 
que  nous  avons  fait  valoir  n'ont  pas  peu  contribué  à 
l'obtenir. Quoi  qu  il  en  soit,  l'Académie  semble  n'être  pas 
très-éloignée  de  sortir  de  l'ornière  où  elle  s'est  tratnée  si 
longtemps  ;  et  si  elle  n'exige  pas  encore  la  science  de  la 
construction,  des  architectes  qu  elle  envoie  à  Rome,  au 
moins  cette  science,  lorsqu'elle  croit  la  pressentir,  n'est 
plus  un  suffisant  motif  d'exclusion.  Espérons  qu'elle 
se  montrera  persévérante  dans  la  voie  nouvelle  où  elle 
vient  de  s'engager,  et  que,  renonçant  aux  vieilleries 
inapplicables  dont  elle  s'est  obstinée  jusqu'ici  à  per- 
pétuer la  tradition,  elle  se  laissera  pénétrer  par  les 
doctrines  du  dehors,  et  accueillera  toutes  les  amélio- 
rations nécessaires  pour  donner  quelque  valeur  à  son 
enseignement  en  le  mettant  à  la  hauteur  des  idées  de 
notre  temps.  Sans  cela,  son  influence,  à  peu  près  insi- 
gnifiante aujourd'hui,  irait  diminuant  tous  les  jours  jus- 
qu'à ne  plus  lui  laisser  qu'une  existence  purement  no- 
minale. 

Et  ces  tristes  conséquences  d'une  funeste  obstination 
se  trouveraient  réalisées  dans  un  espace  de  temps  beau- 
coup plus  court  qu'on  ne  le  pense  généralement  ;  car 
nous  voyons  d'année  en  année  diminuer  le  nombre  de 
ses  élèves,  l'importance  de  ses  concours  et  la  valeur  de 
ses  lauréats.  Maintenant  déjà,  elle  ne  voit  plus  assister  à 
ses  leçons  que  la  foule  de  ces  jeunes  gens  trop  inexpéri- 
mentés encore  pour  choisir  la  voie  dans  laquelle  ils  au- 
ront à  marcher;  et  malgré  l'appât  du  prix  de  Rome,  elle 
ne  voit  persévérer  que  ceux-là  seulement  qui  ne  sentent 
pas  en  eux-mêmes  assez  de  fond,  assez  de  ressources 
pour  arriver  à  quelque  chose,  indépendamment  du  pa- 
tronage intéressé  des  professeurs.  Tous  ceux  qui  ont  quel- 
que confiance  dans  leur  propre  virtualité,  tous  ceux  qui 
se  sentent  hommes  d'énergie  et  d'intelligence,  l'aban- 
donnent bientôt  pour  ne  s'en  rapporter  qu  à  eux-mêmes 
sur  la  direction  de  leurs  études.  C'est  ainsi  que  se  sont 
formés  tous  les  artistes  de  la  jeune  génération  qui  jouis- 
sent de  quelque  réputation.  En  effet,  de  tous  ces  pein- 
tres, de  tous  ces  sculpteurs,  de  tous  ces  architectes,  ai- 
més du  public,  appréciés  des  hommes  de  spécialité,  et 
dont  le  talent  maintient  à  l'étranger  la  prééminence 
de  l'école  française,  cherchez  combien  sont  sortis  de  l'E- 
cole desReaux-Arts,  combien  surtout  ont  persisté  dans  la 
pratique  de  ses  enseignements? 


66 


L'ARTISTE. 


Or,  voici  que  maintenant  les  principes  de  ces  dissidents 
réagissent  sur  l'Ecole  elle-même;  car  ceux  des  élèves  de 
MM.  Labrouste  ou  Duban  qui  consentent  à  suivre  ses 
leçons  et  qui  se  hasardent  dans  ses  concours ,  ne  renon- 
cent pas  pour  autant  à  l'enseignement  de  leurs  maîtres, 
loin  de  là ,  ils  apportent  au  sein  de  l'Académie  des  idées 
et  une  pratique  qui  lui  sont  étrangères;  et  la  supériorité 
de  leur  théorie  se  faisant  jour  malgré  l'influence  con- 
traire des  professeurs,  il  en  résultera  bientôt  que  l'Aca- 
démie ne  comptera  plus  de  fidèles  que  parmi  les  plus  in- 
intelligents de  ses  élèves.  Alors,  à  moins  de  couronner 
les  projets  les  plus  absurdes,  il  faudra  bien  qu'elle  ac- 
corde les  prix  à  ceux-là  mêmes  qu'elle  a  le  plus  énergi- 
quement  repoussés  jusqu'ici. 

Lesélèves  de  M.  Ingres  ont  introduit  à  l'Ecole,  des  in- 
novations analogues  à  celles  que  les  élèves  de  M.  La- 
brouste tendent  depuis  quelque  temps  à  y  populariser. 
Et  voilà  que  maintenant  d'autres  idées,  d'autres  prin- 
cipes surgissent  au  milieu  même  des  concours ,  et  s'y 
produisent  avec  assez  de  puissance  pour  faire  pâlir  les 
ouvrages  des  jeunes  gens  qui  sont  restés  fidèles  aux 
vieilles  traditions  de  l'établissement.  MM.  Hébert  et 
Couture  ont  laissé  bien  loin  derrière  eux  tous  les  au- 
tres concurrents ,  et  leurs  tableaux  ,  quoique  exécutés 
dans  des  principes  très-différents,  sont  à  peu  près  dignes 
du  môme  succès  ;  ils  sont  les  seuls,  certainement,  entre 
lesquels  le  prix  puisse  être  sérieusement  débattu.  Les 
autres  ne  sortent  pas  des  banalités  vulgaires  auxquelles 
l'Ecole  des  Beaux-Arts  nous  a  depuis  si  longtemps  ac- 
coutumés. 

Cependant,  il  y  avait  quelque  chose  de  grand,  d'éner- 
gique et  d'original  à  tirer  du  sujet  qui  leur  avait  été  pro- 
posé. C'est  une  scène  de  l'histoire  de  Joseph  ;  cette  his- 
toire si  naïve ,  si  merveilleuse,  si  simple,  si  imprévue,  si 
intéressante;  cette  histoire  qui  a  charmé  les  premiers 
momcnls  de  notre  enfance ,  et  dans  le  souvenir  de  la- 
quelle l'imagination  aime  à  s'égarer  à  tous  les  âges  de  la 
vie  ;  cette  histoire  dont  on  a  fait  tant  de  romans ,  tant  de 
nouvelles ,  tant  de  pièces  de  théâtre  ;  dont  le  récit  de 
Moïse  donne  encore  l'idée  la  plus  nette  ,  la  plus  précise , 
la  plus  vraie,  la  plus  colorée,  la  plus  saisissante.  C'est  le 
moment  où  l'intendant  de  Joseph ,  alors  ministre  de 
Pharaon,  retrouve  dans  le  sac  de  Benjamin  la  coupe 
d'argent  de  son  maître.  Les  fils  de  Jacob  étaient  venus , 
par  ordre  de  leur  père,  acheter  du  blé  en  Egypte.  Jo- 
seph, qui  les  reconnut,  voulut  éprouver  s'ils  auraient 
plus  d'attachement  pour  Benjamin,  son  frère  utérin, 
qu'ils  n'en  avaient  eu  pour  lui-même.  Il  appela  donc 
l'intendant  de  sa  maison ,  et  lui  dit ,  —  nous  transcrivons 
le  texte  de  la  Genèse  :  —  Bemplis  de  froment  leurs 
sacs  autant  qu'ils  en  pourront  contenir,  et  place  l'argent 
de  chacun  d'eux  par-dessus ,  et  tu  placeras ,  en  outre , 
dans  le  sac  du  plus  jeune,  ma  coupe  d'argent.  Il  Tut  fait 
ainsi  ;  et  le  matin  étant  venu  ,  ils  s'en  allèrent  avec  le-jrs 


ânes.  Déjà  ils  étaient  sortis  de  la  ville ,  et  ils  s'étaient 
avancés  dans  la  campagne,  lorsque  Joseph  ayant  appelé 
son  intendant:  Lève-toi ,  lui  dit-il ,  poursuis  ces  hom- 
mes ,  et  quand  tu  les  auras  arrêtés ,  tu  leur  diras  :  Pour- 
quoi avez-vous  rendu  le  mal  pour  le  bien?  la  coupe  que 
vous  avez  dérobée  est  celle  dans  laquelle  mon  maître  boit 
habituellement,  celle  dont  il  se  sert  pour  les  augures; 
vous  avez  commis  une  très-mauvaise  action. 

«  Celui-ci  fit  comme  il  lui  était  ordonné.  Mais  ils  ré- 
pondirent :  Que  celui-là  dans  le  sac  duquel  sera  trouvé 
ce  que  tu  cherches ,  meure ,  quel  qu'il  puisse  être  ! 
nous  autres  nous  demeurerons  esclaves  de  ton  maître. 
Qu'il  soit  fait  suivant  votre  parole ,  reprit  l'intendant  ; 
seulement,  celui  dans  le  sac  duquel  la  coupe  sera  trou- 
vée demeurera  mon  esclave  ;  vous  autres,  vous  partirez 
sans  punition.  Aussitôt,  déposant  les  sacs  à  terre,  ils 
les  ouvrirent  tous  ;  on  les  examina  depuis  le  plus  grand 
jusqu'au  plus  petit,  et  la  coupe  se  trouva  dans  celui  de 
Benjamin.  Alors  ils  déchirèrent  leurs  vêtements,  et  re- 
chargeant leurs  ânes,  ils  retournèrent  vers  la  ville...  » 
Nous  sommes  forcés  de  nous  arrêter  ici,  et  de  supprimer 
le  plus  beau  passage  de  cet  admirable  récit ,  celui  dans 
lequel  Juda  remontre  à  Joseph  que  c'est  par  son  ordre 
qu'ils  ont  amené  Benjamin ,  que  leur  père  mourra  s'il 
ne  revoit  son  fils  bien-aimé  „  et  lui  offre  enfin  de  rester 
esclave  en  Egypte,  lui,  homme  fort  et  vigoureux,  pour 
obtenir  la  liberté  de  cet  enfant.  Il  faut  véritablement  que 
nous  y  soyons  forcés  pour  supprimcr'tout  cela;  car,  si 
nous  nous  laissions  aller  au  charme  et  à  l'entraînement 
de  cette  histoire,  nous  la  répéterions  tout  entière,  de- 
puis le  premier  mot  jusqu'au  dernier.  Mais  en  voilà 
autant  qu'il  en  faut  pour  l'intelligence  du  sujet. 

En  voilà  autant  qu'il  en  faut  pour  faire  comprendre  ce 
qu'il  y  a  de  bien  ou  de  mal.de  vraioudefaux.de  naturel 
ou  de  guindé  dans  la  manière  dont  les  concurrents  ont 
traité  leur  composition ,  dans  la  manière  dont  ils  ont 
caractérisé  leurs  personnages.  A  travers  tout  cela  ce- 
pendant, nous  ne  voyons  pas  trop  ce  qui  a  pu  décider 
M.  Hébert  à  rendre  la  figure  de  l'intendant  de  Joseph  si 
dure,  si  commune  et  si  triviale;  pourquoi  surtout  il 
l'a  laissée  aussi  nue  au  milieu  des  autres  personnages. 
La  passion  bien  connue  des  Orientaux  pour  le  luxe  des 
vêtements,  passion  dont  nous  trouvons  des  traces  dans 
la  plus  haute  antiquité,  et  que  nous  pouvons  encore 
constater  dans  les  temps  modernes,  ne  permet  pas  de 
supposer  qu  un  des  principaux  officiers  de  la  maison  du 
premier  ministre  du  roi  d'Egypte  s'en  alla  courir  la  cam- 
pagne aussi  peu  vêtu  que  M.  Hébert  a  jugé  à  propos  de 
le  représenter.  Qu'aurait-il  fait  de  plus  s'il  se  fût  agi 
d'un  coureur,  d'un  porte-éventail  ou  d'un  simple  rameur".' 
Malgré  cette  erreur,  qui  porte  sur  un  des  perdOOMgei 
les  plus  importants  du  tableau,  la  composition  de  M.  Hé- 
bert est  encore  celle  qui  donne  l'idée  la  plus  complète 
et  la  plus  saisissable  du  sujet  qu'il  avait  à  rendre.  L'ex- 


L'ARTISTE. 


«7 


pression  de  chacune  des  figures  est  généralement  bien 
sentie,  et  il  y  a  surtout  dans  le  regard  qu'échange  Ben- 
jamin avec  celui  de  ses  frères  qui  lui  a  posé  la  main  sur 
l'épaule,  une  tristesse  mélancolique,  un  abattement,  un 
découragement  calme  et  grave  merveilleusement  exprimé. 
Ces  deux  figures  sont  parfaitement  senties,  de  même  que 
celle  du  frère  aîné,  dont  la  barbe  commence  à  grisonner, 
peut-être  plus  tôt  qu'il  n'était  convenable,  pour  un  de 
ces  patriarches  accoutumés  à  vivre  plusieurs  centaines 
d'années.  Nous  aurions  souhaité  aussi  plus  de  vérité  et 
plus  d'étude  dans  les  draperies;  non  pas  plus  d'étude  de 
l'étoffe,  qui  est  partout  fort  habilement  rendue,  mais  plus 
d'étude  de  formes  de  l'étoffe,  qui  sont  généralement  né- 
gligées; et  surtout  plus  de  recherche,  plus  de  vérité  dans 
l'accentuation  des  plis  et  des  mouvements  de  cette  étoffe. 
Au  reste,  ce  sont  là  des  critiques  de  détail  qui  ne  portent 
pas  sur  les  parties  essentielles  de  l'œuvre  de  M.  Hébert, 
et  qui  laissent  entières  les  qualités  éminentes  de  sa  pein- 
ture. C'est  d'abord  la  solidité  même  et  la  puissance  de 
cette  peinture,  l'énergie  et  la  précision  avec  laquelle 
elle  a  été  accentuée  ;  et  puis  la  vérité  de  chaque  détail  en 
particulier,  la  transparence  des  ombres  et  la  vigueur  de 
l'effet,  et  par-dessus  tout  le  sentiment  vrai,  naïf  et  sin- 
cère qui  a  présidé  à  l'accomplissement  de  ce  travail. 
Pourquoi  faut-il  que  ces  qualités  éminentes  soient  dépa- 
rées par  la  trivialité  des  formes,  le  peu  de  noblesse  des 
attitudes,  la  laideur  de  presque  toutes  les  têtes,  et  une 
sorte  de  brutalité  d'exécution  qui  approche  de  la  bar- 
barie? 

L'exécution  du  tableau  de  M.  Coulure  est  pleine  de 
charme,  au  contraire,  pleine  de  grâce,  de  facilité  et  d'a- 
bandon; c'est  une  peinture  heureuse  et  brillante,  qui 
plaît  à  l'œil  et  appelle  l'attention.  Ainsi,  tandis  que  les 
qualités  de  M.  Hébert  se  dérobent  au  premier  regard,  et 
demandent,  pour  être  senties,  un  examen  plus  sérieux, 
une  observation  plus  attentive,  celles  de  M.  Couture  se 
laissent  voir  au  premier  coup  d'oeil,  se  laissent  pénétrer 
à  première  vue.  L'un  est  plus  fort,  l'autre  plus  agréa- 
ble ;  l'un  plus  solide,  l'autre  plusélégant.  Mais  tous  deux 
nous  semblent  également  bien  comprendre  leur  art. quoi- 
qu'à  des  points  de  vue  essentiellement  différents;  et  si  cha- 
cun d'eux  possède  à  peu  près  les  qualités  de  ses  dé- 
fauts, ni  l'un  ni  l'autre  ne  sont  à  l'abri  des  défauts  de 
leurs  qualités. 

La  peinture  de  M.  Coulure  est  coquette  et  élégante; 
mais  elle  manque  de  corps  et  de  précision.  La  lumière 
joue  agréablement  sur  ses  chairs  comme  sur  ses  drape- 
ries; mais  elle  n'accuse  pas  les  formes  d'une  façon  suffi- 
sante. La  composition  est  heureuse,  facile  et  raisonna- 
ble; mais  elle  n'a  pas  donné  place  à  tous  les  personnages 
que  semblait  exiger  le  sujet.  A  tout  prendre,  le  tableau 
de  M.  Couture  et  celui  de  M.  Hébert  annoncentde  jeunes 
artistes  qui  ont  le  sentiment  de  la  peinture,  et  dont  le 
talent  mérite  d'être  encouragé  à  des  titres  très-différents, 


mais  à  des  degrés  à  peu  près  égaux  ;  et  qui  nous  ont 
paru  se  balancer  tellement ,  que  nous  serions  fort  em- 
barrassés si  nous  étions  forcés  de  désigner  l'un  à  l'exclu- 
sion de  l'autre  aux  couronnes  honorifiques  de  l'Académie, 
et  au  titre  plus  positif  de  pensionnaire  du  gouvernement. 
Cependant,  il  nous  semble  qu'il  y  a  quelque  chose  de 
plus  sérieux  dans  les  tendances  de  M.  Hébert,  et  dans  la 
direction  de  ses  études. 

Nous  aurions  voulu ,  pour  beaucoup ,  pouvoir  en 
rester  là  de  ce  compte-rendu  ;  car  ce  n'est  pas  sans  une 
répugnance  profonde  que  nous  accomplissons  notre  tâche 
de  critique  toutes  les  fois  que  nous  sommes  forcés  de 
blâmer  plus  que  d'approuver.  Mais  il  faut  bien  dire 
quelques  mots  des  élèves  qui  sont  restés  soumis  aux 
prescriptions  académiques,  ne  fût-ce  que  pour  constater 
la  pernicieuse  influence  des  doctrines  qu'ils  se  sont  laissé 
imposer. 

M.  Duval-Lecamus  tourne  dans  un  cercle  vicieux  dont 
il  semble  ne  savoir  comment  sortir.  Il  avait  eu  le  second 
prix  l'an  passé  pour  un  ouvrage  purement  académique,  et  il 
avait  espéré  sans  doute  obtenir  le  premier  cette  année  en 
restant  dans  la  même  voie.  Son  tableau  actuel  n'est  ni 
mieux  ni  plus  mal  que  le  précédent;  cependant  nous 
avons  remarqué  beaucoup  de  bonne  volonté  et  d'intelli- 
gence dans  sa  peinture  ;  c'est  la  direction  qui  lui  man- 
que. Ses  qualités  sont  de  lui ,  ses  défauts  sont  ceux  de 
l'École. 

Il  y  a  quelques  parties  louables  dans  la  peinture  de 
M.  Brisset,  bien  que  ses  chairs  soient  généralement  cou- 
leur d'acajou  ;  et  le  costume  de  son  intendant,  quoique 
un  peu  maniéré,  est  peut-être  le  plus  réellement  égyp- 
tien. Mais  toute  sa  peinture  est  tellement  molle,  indécise 
et  inarticulée ,  que  nous  ne  pourrions  concevoir  l'aveu- 
glement des  gens  qui  auraient  la  prétention  de  lui  attri- 
buer le  prix,  en  présence  du  travail  de  M.  Hébert. 

M.  Doutreleau  ne  paraît  pas  apprécier  la  différence 
qui  peut  exister  entre  le  costume  égyptien  du  temps  des 
Pharaons  et  celui  des  Egyptiens  d'aujourd'hui;  car  il  a 
vêtu  le  serviteur  de  Joseph  de  telle  façon,  qu'il  ne  repré- 
senterait pas  avec  moins  de  succès  l'intendant  d'Ibra- 
him-Pacha que  celui  du  patriarche. 

On  trouverait  encore  quelque  chose  de  louable  dans 
les  tableaux  de  MM.  Boux  et  Sutat  ;  mais  il  faudrait 
peut-être  chercher  longtemps  pour  cela. 

Quant  aux  autres  concurrents,  ils  nous  sauront  gré, 
nous  l'espérons,  de  ne  pas  les  avoir  nommés.  Le  seul 
conseil  que  nous  puissions  leur  donner,  c'est  de  renoncer 
à  la  peinture  ou  de  chercher  quelqu'un  dont  ils  puissent 
recevoir  un  enseignement  qui  les  mette  dans  une  meil- 
leure voie  :  car  dans  celle  où  ils  sont  engagés,  si  l'on  peut 
obtenir  le  prix  de  Borne,  il  n'y  a  pas  de  véritable  talent 
à  acquérir. 


t)8 


1/ AUTISTE. 


ORrPIQTTE  DRAKŒATIQTXB. 


Z'&bjmz  vas  trxwwzi. 


L  est  probable  que  M.  Guiaud  n'a  jamais 
compris  le  rôle  d'Arnolphe  ;  car  le  sens 
qu'il  lui  prête  est  manifestement  contraire 
à  la   pensée  de  Molière.    Arnolphe  est 
sans  doute  un  personnage  comique;  mais 
il  y  a  dans  ce  rôle  une  mélancolie  que 
Guiaud  méconnaît  complètement,  et  sans  laquelle  Ar- 
nolphe n'est  plus  qu'uni;  conception  très-vulgaire.  A 
Dieu  ne  plaise  que  je  conseille  aux  comédiens  d'altérer 
le  sens  naturel  des  rôles  de  Molière,  et  d'essayer  de  les 
rajeunir  en  les  interprétant  d'une  façon  capricieuse  !  mais 
toutes  les  créations  littéraires  de  quelque  importance 
veulent  être  étudiées  lentement  et  à  plusieurs  reprises. 
C'est    pour   avoir    oublié  ce    devoir    impérieux    que 
M.  Guiaud  s'est  mépris  grossièrement  sur  le  sens  réel 
du    rôle  d'Arnolphe.   Il  n'a  vu  dans  ce  personnage 
qu'un  barbon  amoureux  et  dupé;  il  n'a  saisi  et  rendu 
que   le  côté  ridicule  d'Arnolphe  ,  et  il  a  laissé  dans 
l'ombre,  ou  plutôt  il  n'a  pas  môme  entrevu  le  côté  mé- 
lancolique. Il  est  évident  que  M.  Guiaud  n'a  pas  pris 
la  peine  d'étudier  le  sens  intime  de  ce  personnage.  Pour 
lui,  Arnolphe  n'est  qu'un  vieillard  crédule,  trompé  par 
une  fille  de  seize  ans,  c'est-à-dire  la  moitié  tout  au  plus 
du  personnage  créé  par  Molière.  Réduit  à  ces  mesquines 
proportions,  le  rôle  d'Arnolphe  semble  convenir  au  ta- 
lent de  M.  Guiaud.  Malheureusement,  M.  Guiaud  récite 
le  rôle  d'Arnolphe  comme  il  récite  tous  ses  rôles,  sans 
tenir  compte  de  la  mesure.  Puisqu'il  ne  se  lasse  pas  d'al- 
longer et  de  raccourcir  les  vers  de  Molière,  nous  ne  de- 
vons pas  nous  lasser  d'appeler  l'attention  publique  sur 
cette  inconcevable  habitude.  Chaque  année ,  les  Cham- 
bres votent  deux  cent  mille  francs  de  subvention  pour  le 
Théâtre-Français,  et  le  ministre  ne  manque  jamais  d'in- 
sister sur  le  caractère  littéraire  de  ce  théâtre.  Or,  je  le 
demande,  un  théâtre  qui  laisse  défigurer  les  plus  beaux 
poëmes  dramatiques  de  la  France,  mérite-t-il  le  nom  de 
littéraire?  Un  pareil  scandale  serait  vivement  réprimé 
dans  un  théâtre  secondaire;  le  parterre  du  Théâtre- 
Français  n'osera-t-il  donc  jamais  manifester  son  mécon- 
tentement et  ramener  M.  Guiaud  au  respect  de  Molière? 
Mais  les  sifflets  ne  suffisent  pas.  Il  faut  que  le  directeur 
du  Théâtre-Français  fasse  comprendre  à  M.  Guiaud  la 
nécessité  de  veiller  sur  lui-môme.  Si  le  Théâtre-Français 
veut  être  littéraire ,  il  est  absolument  indispensable  que 
les  acteurs  soient  pour  eux-mêmes  des  censeurs  sévères, 
et  n'enseignent  pas  aux  spectateurs  le  mépris  des  maî- 
tres de  notre  scène.  Les  mutilations  et  les  additions  que 


se  permet  M.  Guiaud  seraient  intolérables  dans  un 
théâtre  de  quatrième  ordre  :  comment  donc  l'adminis- 
tration du  Théâtre-Français  est-elle  assez  faible  pour 
ne  pas  les  prévenir? 

Mme  Delvil  a  dit  le  rôle  d'Agnès  d'une  façon  assez  dif- 
ficile à  caractériser.  Elle  a  été  constamment  convenable; 
elle  a  montré  qu'elle  comprenait  le  sens  des  paroles 
de  son  rôle  ;  et  cependant  elle  a  laissé  beaucoup  à  dé- 
sirer. A  parler  franchement ,  elle  n'a  guère  brillé  que 
par  des  qualités  négatives.  Elle  a  évité  adroitement 
toutes  les  fautes  qu'elle  pouvait  commettre;  mais  elle 
n'a  jamais  fait  preuve  d'une  grande  finesse.  Jeune,  pour- 
vue d'un  visage  agréable,  marchant  bien,  gracieuse  dans 
ses  mouvements,  elle  n'a  pas  réussi  à  nous  intéresser. 
Elle  semble  réunir  tout  ce  qu'il  faut  pour  jouer  le  rôle 
d'Agnès,  et  pourtant  elle  n'a  obtenu  dans  ce  rôle  qu'un 
médiocre  succès.  Comment  expliquer  ce  résultat  singu- 
lier? La  jeunesse  du  visage  et  la  fraîcheur  de  la  voix  sont 
de  puissantes  recommandations,  et  cependant  Mme  Del- 
vil n'a  obtenu  que  de  rares  applaudissements.  Le  public 
s'est-il  montré  indifférent  ou  sévère?  Nous  ne  le  croyons 
pas.  On  lisait  dans  tous  les  yeux  une  attention  bienveil- 
lante. Mais  Mme  Delvil  a  confondu  la  décence  et  l'ingé- 
nuité. Malgré  sa  jeunesse,  elle  a  donné  au  rôle  d'Agnès 
quatre  ans  de  trop.  Au  lieu  de  nous  offrir  l'ingénuité 
ignorante  d'une  fille  de  seize  ans,  élevée  dans  la  retraite, 
elle  a  montré  la  décence  et  la  modestie  d'une  femme  de 
vingt  ans,  à  qui  le  monde  n'a  pas  encore  révélé  tous  ses 
dangers,  mais  que  le  monde  n'effraie  pas.  Cependant  il  y 
aurait  de  l'injustice  à  ne  pas  reconnaître  que  Mme  Delvil 
a  dit  très-nettement  plusieurs  parties  du  rôle  d'Agnès. 
J'insisterai  d'autant  plus  volontiers  sur  les  éloges  méri- 
tés par  Mme  Delvil  dans  Y  Ecole  des  Femmes,  qu'elle  a  été 
beaucoup  moins  satisfaisante  dans  YEpreuve  nouvelle  et 
dans  \cBarbierde  Séville.  Elle  a  dit  le  rôle  d'Angélique  avec 
une  sécheresse  difficile  à  comprendre  chez  une  femme 
de  son  âge;  et  dans  le  rôle  de  Rosine  elle  a  lutté  de  mi- 
gnardise et  d'afféterie  avec  Mlle  Plcssy.  Rosine,  telle  que 
nous  l'a  montrée  Mme  Delvil,  n'a  plus  qu'une  malice  par- 
faitement inoflensive.  Elle  ne  marche  pas,  elle  glisse: 
elle  ne  parle  pas,  elle  chuchotte  ;  elle  n'ose  plus  rire, 
elle  sourit  et  montre  à  peine  ses  dents.  Au  lieu  d'une 
jeune  fille  mutine,  nous  avons  une  pensionnaire  inno- 
cente, qui  jouerait  à  merveille  les  comédies  de  Florian 
et  de  Bcrquin.  Il  est  impossible  de  se  tromper  plus 
complètement.  Mme  Delvil  est  assez  intelligente  pour 
reconnaître  sa  méprise,  assez  jeune  pour  se  corriger;  es- 
pérons qu'elle  ne  restera  pas  sourde  aux  conseils  de  la 
critique.  Qu'elle  n'oublie  jamais  la  distance  qui  sépare 
Florian  de  Beaumarchais;  qu'elle  soit  ingénue  dans  le 
rôle  d'Agnès,  mutine  dans  le  rôle  de  Rosine,  et  les  en- 
couragements ne  lui  manqueront  pas. 


Gustave  PLANCHE. 


L'AUTISTE. 


00 


EXPOSITION  DE  BRUXELLES. 


Monsieur  le  Directeur. 


a  peinture  dite  historique,  qui  donne  l'oeea- 
$  siou  de  faire  ce  qu'on  appelle  en  France  une 


r\8-J»  8rai"'c  ll;lre  •  est  exlrèinerncnt  rare  en  ce 
pays.  La  peinture  représentant  les  sujets  re- 
ligieux n'y  est  plus  cultivée.  Faut-il  attribuer 
le  délaissement  du  plus  beau  fleuron  de  la  couronne  des  an- 
ciens maîtres  au  manque  de  foi.  à  l'indifférence  de  celte  épo- 
que, ou  au  trop-plein  des  églises  en  fait  d'objets  d'art?  Mais  à 
Bruxelles,  par  exemple,  les  tableaux  de  sainteté  n'existent 
pas,  et  la  belle  catbédrale  de  Sainte-Gudulc  ne  possède  au- 
cune espèce  de  riebesse  en  ce  genre.  L'Exposition,  dans  quel- 
ques essais  plus  ou  moins  infructueux,  nous  fait  voir  claire- 
ment que,  pour  venir  à  Paris,  le  mysticisme  allemand  n'a  pas 
pris  le  chemin  des  Flandres.  Malgré  celte  espèce  d'ilotisme 
auquel  est  condamné  l'art  vis-à-vis  des  sujets  sacrés,  comme 
l'art  n'a  pas,  à  notre  avis,  une  plus  grande  destinée  et  une 
plus  noble  mission  que  celle  de  ravir,  pour  le  faire  passer  sur 
la  toile,  un  rayon  à  la  face  de  Dieu  même,  et  parce  que  la 
poésie  n'a  pas  non  plus  d'expression  plus  haute  que  le  lyrisme 
et  le  cantique,  nous  commencerons  cette  revue  par  parler  des 
tableaux  religieux. 

Une  seule  œuvre,  par  M.  Duwez,  nous  a  paru  posséder  phi- 
sieurs  des  qualités  qu'emporte  avec  lui  la  majesté  du  sujet. 
Ç'eat  un  Christ  mis  au  lambeau.  Deux  disciples,  qui  ont  ac- 
compagné la  Vierge  éplorée,  soutiennent  dans  leurs  bras  la 
divine  dépouille  du  Seigneur.  Un  rocher  dans  lequel  se  trouve 
la  grotte  qui  contient  le  sépulcre,  occupe  une  portion  du  ta- 
bleau. Ces  disciples  ont  peur  d'être  surpris,  et  le  mouvement 
qui  exprime  celte  crainte  est  bien  senti.  La  Vierge  attache 
un  dernier  et  douloureux  regard  sur  le  corps  inanimé  de  son 
(ils.  Enfin,  Madeleine,  à  genoux,  la  tète  renversée  sur  ses 
épaules  noyées  dans  ses  cheveux  épars,  et  couvrant  ses  yeux 
de  ses  mains ,  complète  celle  scène  de  désolation ,  derrière 
laquelle  se  couche  un  soleil  sanglant  et  perdu  dans  les  bru- 
mes. L'intelligence  et  la  volonté  de  l'artiste  sont  excellentes. 
Un  véritable  sentiment  poétique  anime  tout  cet  ensemble,  et 
la  couleur  rappelle  ces  Ions  magnifiquement  dorés  qu'offre 
un  beau  fruit  mûr  en  automne.  Mais  pourquoi  faut-il  qu'un 
dessin  parfois  mou  et  lâché,  l'absence  d'études  suffisantes 
dans  le  torse  du  Christ ,  dans  les  mains  des  personnages , 
viennent  fournir  des  armes  à  la  critique  ,  cl  faire  dire  à  plu- 
sieurs que  ce  n'est  qu'une  ébauche?  M.  Duwez  est  un  homme 
jeune,  et  la  roule  s'ouvre  belle  devant  lui.  Nous  aimerions  à 
savoir  son  tableau  acheté  et  placé  dans  la  ville  qu'il  habite, 
pour  maintenir  son  courage  et  lui  rappeler  son  point  de  dé- 
part; car,  avec  du  travail,  il  peut  conquérir  une  place  élevée 
dans  l'art  contemporain. 

M.  Matthieu  a  exposé  deux  grands  tableaux,  l'Éducation  et 
l'Assomption  de  la  Vierge,  qui  ne  sont  vraiment  que  de  faibles 

'2e  SÉRIE.   TOME  IV,  5e  LIVRAISON. 


pastiches  de  Rubens.  Nous  ne  concevons  même  pas  comment 
l'homme  qui  a  trouvé  les  finesses  de  ton  qui  distinguent  quel- 
ques parties  de  son  Raphaël  et  la  Fornarina,  n'ait  eu  que  des 
couleurs  ternes  pour  les  deux  toiles  que  nous  venons  de  citer 
Plusieurs  élèves  de  M.  N'avez,  parmi  lesquels  MM.  Portaels 
et  Swartenbroeck  se  recommandent  par  une  attitude  sérieuse, 
que  ne  confirment  pas,  malheureusement,  leurs  incomplètes 
productions.  Il  y  a  quelques  morceaux  consciencieusement 
étudiés  dans  le  Déluge  de  M.  Arienti,  et  dans  la  Charité 
de  M.  Van  Ysendyck.  Rangerons-nous  dans  la  série  des  ta- 
bleaux religieux  celui  de  M.  Coomans,  qui  a  combiné,  pour  un 
Dt'lugc  aussi ,  le  style  de  Marlinn  de  Londres  avec  la  manière 
des  élèves  de  M.  Lepoittevin?  Qu'il  apprenne  à  mieux  diriger 
la  grande  facilité  dont  il  parait  doué. 

Mais  arrivons  maintenant  aux  sujets  historiques.  Le  pre- 
mier tableau  qui  attire  les  regards  ,  en  entrant  nu  Salon  de 
Bruxelles,  est  la  bataille  de  W'oeringen ,  par  M.  de  Keyser. 
C'est  de  la  peinture  loul  à  fait  nationale;  car  voici  le  fait  dont 
il  s'agit.  Le  5 juin,  l'an  1:288,  Jean,  premier  de  ce  nom,  duc 
de  Rrabant,  dit  le  Victorieux,  gagna  cette  bataille  sur  les  ar- 
mées coalisées  de  Siffroid  ,  archevêque  de  Cologne  ,  du  comte 
de  Gueldre  et  du  comte  de  Luxembourg.  Des  prétentions  de 
part  et  d'autre  sur  le  duché  de  Limbourg  avaient  amené  celle 
querelle  qui  durait  depuis  cinq  ans.  Le  duc  Jean  ayant  mis  le 
siège  devant  le  cbàlcau  de  Wocringeu  ,  les  princes  coalisé* 
crurent  le  moment  favorable  pour  l'assaillir,  se  flaitant  déjà 
d'une  victoire  certaine,  puisque  leur  armée  était  quatre  fois 
plus  forte  que  celle  du  duc;  ils  avaient  même  apporté  dé- 
chaînes pour  en  charger  les  Brabançons.  Mais  la  valeur  de 
ceux-ci  trompa  leur  attente,  et  après  un  combat  acharné  de- 
puis le  malin  jusqu'à  trois  heures  de  relevée,  la  victoire  se 
décida  en  faveur  du  duc  Jean,  qui  resta  maître  du  champ  de 
bataille.  Ses  ennemis  furent  enchaînés  dans  leurs  propres 
liens,  et,  depuis  cette  conquête,  le  duché  de  Limbourg  fut 
réuni  au  Brabant.  Le  moment  choisi  par  M.  de  Keyser  est  celui 
où  l'on  amène  devant  le  duc  victorieux  ses  ennemis  chargés 
de  fers;  l'action  est  terminée.  Derrière  le  duc,  que  porte  un 
beau  cheval  blanc,  flottent  les  bannières  enlevées  et  éclatent 
les  fanfares  du  triomphe.  Un  vieil  ermite  distribue  les  con- 
solations de  la  religion  à  un  chevalier  mourant ,  cl  un  autre 
se  relève,  malgré  ses  blessures,  pour  délier  dans  sa  joie  les 
présomptueux  vaincus.  Enfin ,  d'un  côté  lout  est  rayonnant 
de  l'orgueil  d'un  succès  si  chèrement  acheté  ,  et,  de  l'autre  . 
lout  est  empreint  de  l'humiliation  profonde  et  du  dépit  fu- 
rieux qu'apporte  un  revers  aussi  inattendu.  La  figure  du  dût- 
es! bien  posée,  et  sa  tète  simule,  en  face  de  ses  prisonniers  , 
un  calme  qu'il  n'a  pas  au  fond  du  cœur.  De  riches  étoffes , 
des  armures  rendues  avec  soin,  ornent  et  relèvent  cette  com- 
position, dont  l'agencement  est  bien  compris.  Le  nu  n'est  pas 
dessiné  avec  bonheur,  quoique  traité  avec  aisance.  Quelques 
bonnes  portions  pourtant  révèlent  plus  qu'un  homme  habile 
dans  M.  de  Keyser;  mais  nouslui  dirons,  à  lui  qui  a  surtout 
une  réputation  de  coloriste,  qui  a  une  école,  bien  qu'il  n'ait 
que  vinat-sixans  et  qu'il  ne  soit  pas  encore  maître,  que  sa  pein- 
ture manque  complètement  de  masse;  que  l'œil  ne  sait  où 
s'arrêter  dans  ces  mille  lumières  qui  papillotent  sur  sa  toile  ; 
que  sa  couleur,  quoique  brossée  largement,  est  trop  co- 
quette, trop  transparente;  qu'elle  présente  (passez -moi 
l'expression)  un  aspect  lymphatique  et  nullement  en  rapport 

10 


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L'AUTISTE. 


iivcc  les  solidités  de  Ions  que  «levaient  donner  à  ses  soldats 
les  fatigues  d'une  longue  campagne  et  d'un  combat  de  plusieurs 
heures.  Nous  faisons  ces  reniari|ucs  dans  l'intérêt  de  cet  ar- 
tiste, que  d'imprudentes  louanges  pourraient  aveugler,  cl 
qui  a,  nous  le  croyons,  un  riche  avenir  en  perspective. 

M.  Wauters,  de  Maliucs,  a  envoyé  une  immense  toile  re- 
présentant un  épisode  de  l'histoire  de  Marie  de  Bourgogne, 
comtesse  de  Flandre.  Les  chroniqueurs  ne  sont  pas  d'accord 
sur  le  fait;  mais  il  a  emprunté  sa  version,  comme  étant  la 
plus  poétique,  à  Philippe  de  Commines  et  à  M.  de  Baranlc. 
Fn  H77,  le  chancelier  Ilugonet  cl  le  sire  d'Iliuihcrcourl , 
ministres  de  la  princesse  ,  furent  condamnés  à  mort.  Déjà  ils 
étaient  montés  sur  l'échafaud,  lorsque  Marie  de  Bourgogne, 
voulant  faire  un  dernier  efforl  pour  les  arracher  au  supplice, 
s'élança,  éclicvclée  et  en  hahits  de  deuil,  au  milieu  même  de 
la  place,  où  les  corps  de  métiers  en  armes  étaient  réunis  et 
entouraient  l'échafaud.  Mais  celte  démarche  si  courageuse  et 
si  louchante  n'eut  pas  de  succès.  L'action  se  passe  au  milieu 
de  la  place  Sle-Pharaïlde,  lieu  ordinaire  des  exécutions  ca- 
pitales à  celle  époque;  à  la  droite  du  spectateur,  on  voit  le 
S'Gravesleen  ,  résidence  des  comtes  de  Flandre,  d'où  la 
princesse  venait  de  sortir,  et  qui,  dans  sa  vaste  enceinte, 
renfermait  les  prisons  où  les  ministres  avaient  été  détenus. 
Dans  le  tahleau  de  M.  Wauters,  la  scène  est  indiquée  avec 
énergie;  mais  la  figure  principale,  celle  de  Marie  de  Bour- 
gogne, est  manquée.  D'ailleurs,  'pour  ne  pas  (omherdans  le 
mélodrame ,  l'écueil  était  difficile  à  éviter.  Les  premiers  plans 
de  droite  et  de  gauche  sont  traités  avec  plus  de  bonheur.  On 
doit  surtout  remarquer  une  jeune  femme  arrêtant  dans  ses 
bras  un  homme  qui,  armé  d'un  couperet,  s'élance  pour 
hâter  le  supplice;  devant  lui  glt  un  bourgeois  renversé  et 
près  d'être  foulé  aux  pie.ls.  Tout  ceci  est  dessiné  et  jeté  sur 
la  toile  avec  une  spontanéité  qui  fait  le  plus  grand  honneur 
au  talent  de  M.  Wauters.  Mais  quelle  négligence  dans  toutes 
les  autres  parties  de  sa  composition,  qui  ne  sont  qu'à  peine 
indiquées!  On  se  lasse  sur  des  tahleaux  de  cette  dimension, 
quand  on  ne  s'appelle  pas  Paul  Yéronèse  ou  Tintoret  ;  et  n'est- 
ce  pas  déjà  beaucoup  que  d'avoir  mis  bien  ensemble  huit  ou 
dix  figures  ? 

M.  Decaisne  a  exposé  une  grande  composition  destinée  à 
perpétuer  le  souvenir  de  toutes  les  gloires  de  la  Belgique. 
•  l'était  un  cadre  donné  pour  réunir  et  mettre  en  lumière  ses 
hommes  illustres  à  toutes  les  époques.  Aussi  voyez  :  sur  le 
plan  le  plus  reculé,  voici  la  Belgique,  sous  la  forme  d'une 
jeune  femme  ayant  un  lion  à  ses  pieds,  voici  la  Belgique  qui 
ouvre  ses  bras  et  n'a  pas  assez  de  couronnes  pour  ses  enfants. 
A  sa  gauche  et  à  sa  droite,  sont  debout  les  princes  et  sou- 
verains, Charles  V,  Charles-lc-Téméraire  ,  Beaudouin  de 
Flandre,  empereur  de  Constantinople,  Philippe-le-Bon,  et 
d'autres  encore.  Dans  des  tribunes  sont,  d'un  coté,  Uollandus, 
dos  prélats  et  Janscnius;  d'un  autre,  la  comtesse  Delalain  , 
Isabelle  et  l'archiduc  Albert.  Et  puis ,  sur  les  premiers  plans, 
la  glorieuse  pléiade  de  ses  artistes,  mêlée  à  ses  hommes 
d'état  et  à  ses  guerriers  :  Bubens,  peintre  d'abord,  ensuite 
ambassadeur  ;  Van  Dyck ,  Jordaens ,  Téniers ,  et  les  maîtres 
primitifs,  Jean  de  Bruges,  Hemmeling ,  etc....  Jeanne  de 
Flandre,  Jacqueline  de  Hainaull  et  Marie  de  Bourgogne,  au 
milieu  des  musiciens,  du  naïf  Josquin  Desprcz,  de  Grétry, 
de  Gosseck,  de  Froissarl,  de  Commines  et  de  Monstrelet ,  les 


vieux  conteurs,  et  du  malicieux  prince  de  Ligne.  C'est  sur- 
tout par  la  grâce  avec  laquelle  il  a  traité  les  trois  princesses 
que  nous  venons  de  citer,  que  brille  le  celé  supérieur  du 
talent  de  M.  Dccaisuc.  Le  profil  de  sa  jeune  comtesse  de  flan 
dre  est  une  des  plus  exquises  productions  qui  soient  sorties  île 
son  pinceau.  La  tète  de  Jacqueline  est  modelée  dans  une 
charmante  demi-teinte.  Nous  avons  entendu  reprocher  de  la 
petitesse  aux  proportions  de  ses  figures  du  dernier  plan,  et 
de  la  froideur  dans  l'ensemble  du  tableau  :  pour  nous,  qui 
adressons  ces  lignes  à  ceux  qui  connaissent  déjà  cet  artiste 
habile,  nous  leur  affirmons  qu'il  est  loulà  fait  en  voie  d'as- 
cension, cl  que  cette  composition  renferme  des  beautés  d'un 
ordre  auquel  il  ne  nous  avait  pas  encore  habitués. 

I'erinctlez-nioi  maintenant,  Monsieur,  de  vous  entretenir 
d'un  fait  qui  pourra  paraître  bouffon  aux  Français,  mais  que 
beaucoup  de  Belges  ont  pris  au  sérieux.  Je  ne  vous  ai  pas 
encore  parlé  de  M.  Wirtz ,  qui  avait  envoyé  à  l'exposition 
dernière  de  Paris  un  tableau  à  figures  colossales  représen- 
tant le  corps  de  Put  rode  disputé  par  les  Grecs  cl  pur  lis 
Troyens.  Ce  tableau,  dans  lequel  se  révélaient  une  certaine 
audace  de  dessin,  une  main  exercée  à  la  pâte,  et  une  sauva- 
gerie de  volonté  assez  neuve,  ne  fut  auè.e  salué  que  par 
les  plaisanteries  de  la  critique.  Or ,  savez-vous  ce  qui  est 
arrivé  ici?  D'autres  aussi  ont  voulu  ne  pas  confirmer  à 
M.  Wirti  le  brevel  d'homme  île  génie  que  des  amis  maladroits 
lui  ont  décerné.  Cela  s'est  écrit,  imprimé,  vendu  et  distribué. 
On  s'est  formé  en  deux  camps,  et  voilà  qu'un  beau  majin 
M.  Wirtz  fait  insérer  dans  les  journaux,  une  lettre  par  la- 
quelle il  met  au  concours  cette  question  :  Démontrer  la  per- 
nicieuse influence  du  journalisme  sur  les  beaux-arls.  Un  comité 
formé  d'artistes  que  je  m'abstiendrai  de  vous  nommer,  puis- 
que la  plupart  ont  décliné  cet  honneur,  s'assembla  pour  ju- 
ger les  écrivains  concurrents ,  et  décerner  au  meilleur  mé- 
moire le  prix,  qui  seia....  quoi?  vous  ne  devinez  pas?.... 
précisément  !e  malencontreux  tableau  en  litige.  Le  voilà  donc 
réduit  aux  dimensions  mesquines  d'une  allégorie!  Les  con- 
currents vont  se  I  j  disputer,  comme  font  les  Grecs  et  les 
Troyens  pour  le  corps  de  l'infortuné  Palrocle.  Convenez, 
Monsieur  ,  que  l'amour-propre  devient  quelquefois  divertis- 
sant dans  ses  tristes  manifestations.  Du  reste,  cette  puissance 
de  la  critique  d'art,  tout  à  fait  inconnue  en  Belgique,  a  sin- 
gulièrement dérangé  les  préoccupations  vaniteuses  de  quel- 
ques artistes  de  ce  pays.  —  M.  AVirlz  a  d'ailleurs  exposé  tout 
ce  qu'il  avait  à  Paris,  plus  un  Quasimodo  et  une  Ksmcrulda. 
Ces  deux  études  n'apprennent  rien  de  nouveau  sur  sa  manière 
de  faire. 

M.  Wapcrs  n'ayant  pas  terminé  son  grand  tableau,  n'a  rien 
envoyé  au  salon.  M.  Gallait ,  qui  travaille  à  une  Abdication  de 
Cliarles-Quinl .  a  présenté  son  Turc  à  turban,  le  Muilre  des 
pauvres,  que  connaissent  les  amateurs  de  Paris  .  et  une  élude 
que  nous  trouvons  inférieure  à  son  talent,  intitulée  le  Do- 
mino noir. 

Le  portrait  brille  par  son  absence  dans  les  galeries  de 
l'Exposition.  C'est  une  preuve  de  bon  gont  dont  nous  féli- 
citons sincèrement  et  les  bourgeois  et  leurs  peintres  ordi- 
naires. Quelques  rares  figures,  cependant,  apparaissent  rh 
et  là,  et  nous  devons  signaler  un  portrait  de  M.  de  Nobclc, 
qu'on  nous  a  dit  être  celui  de  M.  Kugène  Verboockovcn  . 
peintre  d'animaux;  un  de  M.  Lcjeune,  et  surtout  une  figure 


L'ARTISTE. 


71 


YARIKO. 


d'homme  par  M.  Van  lîevcren,  d'Amsterdam  :  les  accessoires  j 
ne  sont  pas  assez  lerniinés  ,  mais  la  tête  rappelle,  parla  li- 
ncsse  de  la  louche,  lei/rasdu  modelé  cl  l'éclat  du  coloris, 
les  belles  choses  de  Van  der  Ilclsl. 

Il  me  reste,  Monsieur,  pour  terminer  l'examen  de  toutes 
les  œuvres  dans  lesquelles  les  proportions  sont  de  grandeur 
naturelle,  à  vous  citer  les  ouvrages  d'un  homme  qui  se  tient, 
à  mon  gré,  sur  les  limites  qui  séparent  le  genre  de  la  grande 
peinture.  Cet  homme  est  un  Anglais  nommé  liolhwell.  Deux 
études  de  jeune  fille,  et  un  groupe  de  deux  mendiants,  atti- 
rent les  regards  par  le  sentiment  délicieux  et  l'artifice  d'exé- 
cution qui  jaillissent  de  ces  toiles.  Imaginez-vous  deux  ra- 
vissantes figures  anglaises;  vous  savez,  celte  distinction 
aristocratique ,  celte  fraîcheur  de  liseron,  ce  regard  velouté 
et  pénétrant,  des  cheveux  souples  f.iits  avec  un  simple  et 
généraux  frottis  de  bitume,  repiqué  de  quelques  lumières  et 
vigueurs,  une  mantille  noire  qui  se  chiffonne,  et  un  bouquet 
qui  parfume  le  tout  :  voilà  pour  la  première  étude.  I.a  se- 
conde est  assise  ,  dans  un  rayon  de  soleil ,  les  yeux  baissés 
et  la  bouche  un  peu  boudeuse.  C'est  la  sœur  de  celle  dan- 
seuse d'Aricie  qu'avait  exposée,  il  y  a  deux  ans,  à  Paris,  ; 
l'Allemand  Winterhaltcr.  Mais  ce  qui  témoigne  d'une  intelli- 
gence plus  profonde  chez  M.  Hothwell ,  c'est  la  tête  de  sa 
Jeune  .Mendiante  et  l'harmonie  de  ses  ajustements.  Elle  a 
un  grand  œil,  qui  a  déjà  beaucoup  pleuré,  et  qui  demande 
beaucoup  de  choses  au  ciel ,  eu  relevant  naturellement  sa 
paupière  humide.  Kl  cela  contraste  si  bien ,  sans  alfeclation  , 
avec  l'insouciance  du  petit  frère  qui  rit  derrière  celte  pauvre 
enfant!...  Je  ne  sais  si  M.  Rolhwcll  avait  exposé  à  Londres 
celte  année,  mais  je  crois  qu'à  Paris  il  aurait  du  succès 
comme  à  Bruxelles  ,  parce  que  sa  fantaisie  est  bien  près  de 
l'élégante  et  sincère  nature. 

Je  vous  parlerai  dans  ma  première  lettre,  des  tableaux  de 
cenre ,  des  marines ,  des  paysages.  Enfin  ,  je  terminerai  par  la 
sculpture,  la  gravure  et  même  l'architecture,  l'examen  de 
l'Exposition  belge. 

Agréez,  monsieur  le  Directeur,  etc. 

Eu*.  TOUUNEl  X. 


asioi  h  du  gain,  l'ambition,  comme 
on  dit  communément,  n'est  rien  moins 
qu'une  passion  condamnable  :  désirer 
la  richesse,  diriger  vers  ce  but  tous  les 
efforts  que  l'honnêteté  la  plus  sévère 
ne  saurait  désavouer,  cela  n'est  certaine- 
ment pas  un  mal;  appeler  sur  soi  et  au- 
tour de  soi  ce  bien-être  terrestre  auquel  chaque  créature 
I  de  Dieu  a  également  droit  de  prétendre,  auquel  nous 
sommes  tous  conviés,  et  dont  Dieu  se  plaît  certainement  à 


nous  voir  jouir,  cela  ne  peut  être  un  tort.  Il  est  bien  con- 
stant que  l'opulence  met  l'homme  plus  à  portée  d'être  utile 
à  ses  frères,  et  de  les  secourir  dans  leurs  besoins  et  dan* 
leurs  adversités. 

Mais  si  le  manque  d'ambition  ,  si  le  mépris  du  gain  et  du 
bien-être  engendre  et  favorise  la  négligence  et  la  paresse,  et 
porte  les  fruits  les  plus  fâcheux,  d'un  autre  côté,  il  est  bien 
dangereux  de  laisser  prendre  au  goùl  que  nous  pouvons  avoir 
pour  les  richesses,  un  empire  trop  grand  sur  notre  esprit.  Ce 
penchant,  quand  rien  ne  le  modère,  quand  surtout  l'égotMBfl 
et  l'avarice  le  fomentent,  devient  bien  vile  exclusif,  et  ne  larde 
pas  à  élouffer  dans  notre  àmc  tous  les  bons  sentiments  natu- 
rels, tout  sentiment  d  humanité  et  de  justice,  et  à  faire  de 
nous  des  êtres  froids,  insensibles,  durs,  impitoyables,  bas, 
rapaecs,  et  quelquefois,  et  souvent  même,  il  faut  bien  le  dire, 
vilainement  cruels.  —  L'infortune  d'Variko  est  un  exemple 
très-grand  de  celle  vérité.  C'est  une  histoire  bien  triste  que 
celle  d'Incklc  et  d'Yariko  !  votre  cœur  saignera  ;  vous  plain- 
drez la  pauvre  jeune  fille,  vous  lui  donnerez  une  larme,  el 
longtemps  vous  hésiterez  à  croire  à  la  trahison  du  jeune  mar- 
chand anglais ,  à  la  cruauté  de  ce  beau  jeune  homme  blond  . 
aux  joues  blanches  cl  roses ,  à  l'œil  doux  comme  l'azur  du 
ciel,  mais  donl  la  soif  de  l'or  el  la  plus  atroce  arithmétique 
avaient  desséché  le  cœur. 

Ce  fut  le  16  de  juin  16 V7  que  notre  héros,  troisième  fils 
d'un  riche  négociant  de  Londres,  qui  n'avait  rien  négligé 
pour  lui  inspirer  de  bonne  heure  des  idées  positives  et  pour 
l'attachera  ses  intérêts  d'une  manière  capablede  prévenir  l'ar- 
deur naturelle  de  ses  autres  passions,  s'embarqua  aux  Dunes, 
sur  un  vaisseau  nommé  l'Achille ,  destiné  pour  les  Indes 
Occidentales.  Les  Dunes  sont  une  vaste  rade  au  nord  de 
Douvres,  sur  la  cote  orientale  de  l'Angleterre,  dans  le  comté  de 
Kent ,  défendue  par  le  ehàlcau  de  Sandow,  de  Deal  et  de 
AValmer.  M.  Thomas  Inckle  avait  vingt  ans.  L'or,  ce  trop  fu- 
neste mobile,  qui  le  premier  a  poussé  l'homme  à  traverser  les 
mers  sur  un  frêle  esquif,  qui  le  premier  lui  inspira  l'audace 
d'exposer  sa  vie,  ce  bien  précieux  ,  sur  les  flots  inconstants, 
le  fit  monter  sur  ce  navire.  C'était  dans  la  vue  de  s'enrichir 
par  le  commerce  qu'il  entreprenait  ce  voyage,  el  il  avait  le> 
talents  nécessaires  pour  y  réussir.  Il  était  fort  rompu  dans 
la  science  des  nombres  ;  il  pouvait  calculer  sûrement  d'un  coup 
de  plume  s'il  y  avait  du  profit  ou  de  la  perle  dans  une  affaire. 
Avec  ce  tour  d'esprit,  Inckle  n'était  pas  mal  fait  de  sa  personne: 
il  avait  le  visage  vermeil,  l'air  robuste  et  vigoureux,  et  sa  che- 
velure blonde  cl  bouclée  lui  pendait  négligemment  sur  lc> 
épaules. 

Le  navire,  qu'on  eût  dit  entraîné  par  l'amour  de  l'or  comme 
notre  jeune  passager,  à  la  faveur  du  temps  le  plus  propice, 
cinglait  rapidement  vers  ces  riches  contrées  que  nous  avons 
converties  par  l'épée,  et  que  nous  avons  instruites  dans  uotre 
religion  et  dans  nos  vices.  Mais  il  arriva  dans  le  cours  du 
voyage,  que  l'Achille  vint  à  manquer  d'eau  fraîche,  el  qu'il 
entra  dans  une  petite  baie  naturelle  pour  y  faire  de  nouvelles 
provisions. 

Celler  attribue  l'accident  de  l'Achille  à  une  tempête  fu- 
rieuse qui  s'éleva  tout  à  coup  comme  il  était  assez  proche  du 
rivage  d'Amérique,  et  qui  brisa  le  navire.  Je  ne  sais  si  c'est 
là  la  version  la  plus  juste,  mais  je  la  préfère  de  beaucoup. 

Sauvés  sur  la  cèle ,  les  naufragés  se  croyaient  échappés  à 


-, 

s 

Al 


: 


72 


l.'AUTISTK 


la  mort,  et  n'ayant  point  pris  garde  à  un  parti  d'Indiens  qui 
l'flUlunl  caches  dans  les  !>ois  pour  les  observer,  et  qui  tom- 
bèrent sur  eux  à  l'improviste,  ils  s'éloignèrent  un  peu  trop  du 
bord  et  furent  tous  massacrés.  Thomas  Inckle  eut  seul  le 
bonheur  d'éviter  leurs  coups  et  de  s'enfuir  dans  une  forêt  qui 
lui  offrait  un  asile. 

Accablé  de  fatigue  ,  hors  d'haleine  à  force  de  courir,  l'es- 
prit troublé ,  il  s'était  jeté  enfin  au  pied  d'un  arbre  sur  une 
petite  éniinenee  à  l'écart,  et  là,  en  proie  aux  craintes  les 
plus  vives,  il  se  représentait  l'horreur  de  sa  situation  ,  quand 
tout  à  coup  un  bruit  léger  frappant  son  oreille,  il  vil  une  jeune 
Américaine  s'élancer  d'un  endroit  couvert  de  buissons  qui  se 
trouvait  derrière  lui. 

Surpris  d'abord  l'un  et  l'autre  de  cette  brusque  entrevue, 
ils  ne  tardèrent  pas  ,  cependant,  à  se  regarder  d'un  œil  favo- 
rable. La  jeune  naturelle  contemplait  l'étranger.  Son  habille- 
ment qui  le  couvrait  de  la  tête  aux  pieds,  son  visage  blanc  et 
ovale,  ses  cheveux  blonds  el  bouclés,  son  air  touchant  et  gra- 
cieux, la  charmèrent.  Elle  demeurait  là  dans  la  plus  grande  et 
la  plus  naïve  admiration. 

Inckle  ,  de  son  côté  ,  n'était  pas  moins  ravi  de  la  tournure, 
des  traits  cl  des  grâces  un  peu  sauvages  de  la  jeune  fille.  Elle 
ignorait  l'art  de  se  déguiser,  el  ses  regards  ingénus  trahis- 
saient tous  les  mouvements  de  son  cœur. 

Yariko,  car  c'était  elle,  car  c'était  le  nom  de  la  jeune  In- 
dienne, avait  dans  l'âme  beaucoup  de  tendresse.  Inquiète 
pour  la  vie  du  bel  Européen  ,  bientôt  elle  lui  fit  signe  de  la 
main  de  suivre  ses  pas ,  et  le  conduisit,  à  travers  des  fourrés 
impraticables,  dans  une  grolle ,  où  elle  lui  découvrit  une 
source  d'eau  vive,  et  lui  apporta  des  fruits  délicieux. 

Au  milieu  de  tous  ses  soins  généreux,  Yariko  affectait  gra- 
cieusement de  sourire  pour  lâcher  d'inspirer  à  M.  Thomas 
Inckle  du  courage  elde  la  gaieté;  sans  cesse  elle  le  regardait, 
elle  jouait  avec  ses  blonds  cheveux  et  les  opposail  à  la  cou- 
leur de  ses  doigts. 

Le  lendemain,  elle  courut  chercher  de  nouvelles  provi- 
sions pour  son  pauvre  captif;  et ,  par  la  sollicitude  el  la  bien- 
veillance la  plus  lendre,  elle  montrait  chaque  jour  combien 
le  cœur  d'une  Sauvage  peut  être  haut  placé. 

Il  n'y  a  nul  doule  que  la  bonne  Yariko  ne  fût  une  per- 
sonne distinguée,  et  qu'elle  n'apparltnl  à  quelque  famille 
puissante  du  pays;  car  tous  les  jours  elle  se  parait  de  nou- 
veaux colliers  des  plus  beaux  coquillages  ou  de  grains  de 
verre ,  et  elle  apportait  des  présents  el  de  riches  dépouilles, 
si  bien  que  la  grotte  de  notre  jeune  Anglais  était  garnie  de 
toutes  sortes  de  peaux  chamarrées  et  des  plus  jolies  plumes  de 
diverses  couleurs  qu'on  eût  su  voir  dans  la  contrée. 

Quelquefois  même,  pour  lui  rendre  sa  prison  plus  suppor- 
table encore,  lorsque  la  nuit  avait  répandu  ses  voiles,  au  clair 
de  la  lune ,  elle  se  hasardait  à  le  conduire  dans  des  bocages 
reculés,  dans  des  solitudes  charmantes,  el  après  lui  avoir 
indiqué  un  endroit  où  il  se  pouvait  reposer  tranquillement  au 
doux  murmure  des  eaux  et  au  chanl  du  rossignol,  elle  faisait 
sentinelle  ou  le  lenait  endormi  sur  son  sein,  et  elle  l'éveillait 
dès  qu'il  y  avait  quelque  danger  à  craindredela  part  des  cruels 
indiens. 

C'est  ainsi  qu'ils  passaient  le  temps  l'un  et  l'autre.— Pous- 
sés par  leurs  besoins  et  par  leur  tendresse,  ils  eurent  bientôt 
formé  un  nouveau  langage  à  la  faveur  duquel  ils  purent  s'en- 


tretenir. Enfin  Inckle  enlcnd  son  amie,  et  son  amie  l'enlend  ' 
Souvent  Inckle  lui  disait  qu'il  s'estimerait  bien  heureux  de  l.i 
posséder  dans  le  pays  de  sa  naissance,  où  elle  irait  habillée 
d'étoffes  de  soie  pareilles  à  celle  de  sa  veste,  où  il  la  ferail 
porter  à  l'abri  du  vent  et  de  la  pluie  dans  des  maisons  tran* 
parentes  traînées  par  des  chevaux,  et  où  ils  ne  seraient  pas 
exposés  à  toutes  les  craintes  et  à  toules  les  alarmes  qui  les 
agitaient  sans  cesse. 

Depuis  plusieurs  mois  ils  vivaient  dans  celte  tendre  liai- 
son, lorsqu'un  jour  Yariko  aperçut  un  navire  sur  la  côte.  In- 
struite par  M. Thomas  Inckle. elle  fil  divers  signaux  à  ceux  qui  le 
montaient,  el  dès  que  la  nuit  fut  arrivée ,  elle  le  mena  sur  le 
rivage,  où  il  cul  la  joie  et  la  satisfaction  de  trouver  quelque*- 
uns  des  hommes  de  ce  vaisseau  qui  justement  étaient  Anglais 
el  faisaient  voile  pour  la  Barbade. 

Par  un  excès  de  tendresse  et  par  le  plus  vif  attachement 
pour  son  ami  infortuné  ,  la  femme  s'attache  volontiers  à 
celui  qu'elle  couvre  de  ses  ailes;  Variko  consentit  alors  à  ou- 
blier sa  patrie,  et,  pleine  de  l'espérance  de  se  voir  bieniùt 
délivrée  de  ses  inquiétudes,  de  jouir  d'une  paix  moins  inter- 
rompue, et  de  voir  en  même  temps  leur  union  se  consacrer 
par  un  lien  avoué  et  indissoluble,  elle  suivit  son  jeune  et  bel 
Européen,  et  enfin,  après  bien  des  larmes  et  des  perplexités 
elle  se  laissa  conduire  à  bord. 

Le  navire,  ayant  poursuivi  sa  course  par  un  vent  favorable, 
atteignit  promptement  le  terme  de  son  voyage.  Mais  à  l'ap- 
proche de  la  Rarbadc,  Inckle,  consterné,  se  mil  à  réfléchir 
sur  ses  affaires,  el  tout  à  coup  l'esprit  du  marchand  se  réveilla 
dans  son  cœur. 

Rêveur  et  pensif,  il  considère  le  temps  et  la  cargaison  qu'il 
a  perdus.  Revenir  des  Indes  les  mains  vides,  quelle  idée  fu- 
neste pour  son  avarice!  —  «Je  n'aurai  donc,  se  disait-il,  tra- 
versé l'Océan  et  essuyé  mille  dangers  que  pour  m'en  retour- 
ner comme  je  suis  venu  !  » 

Afin  de  se  mettre  en  état  de  réparer  ses  perles  et  de  pou- 
voir rendre  bon  compte  de  son  voyage,  égaré  par  la  soif  de 
l'or  qui  le  dévorait,  ne  se  possédant  plus,  bientôt  il  résolut 
en  lui-même,  mais  ma  main  se  refuse  à  l'écrire,  mon  sang,  à 
celle  pensée,  se  glace  dans  mes  veines,  et  le  cœur  humain 
m'apparalt  comme  un  objet  d'horreur,  il  résolut  tout  bas  de 
vendre  Yariko  ! 

En  effet,  à  peine  l'équipage  eut-il  mis  le  pied  à  terre,  que 
M. Thomas  Inckle,  persistant  dans  son  horrible  projet:  que  le 
jeune  monstreà  la  belle  chevelure  blonde  el  flottante,  au  teint 
de  rose  et  de  lis,  aux  beaux  yeux  bleus,  doux  comme  l'azur 
du  ciel,  prit  froidement  la  main  de  son  ange  libérateur,  du 
bel  ange  que  le  Seigneur  dans  sa  bienveillance  lui  avait  en- 
voyé pour  le  tirer  de  son  affliction,  et  le  conduisit  au  mar- 
chand d  esclaves.  —  El  là,  convertissant  la  reconnaissance  en 
cruauté,  il  livre  honteusement  à  l'esclavage  celle  qui  venait 
de  lui  conserver  ses  jours,  celle  qui  venait,  pour  lui,  de  con- 
sommer le  plus  entier  el  le  plus  pénible  sacrifice. 

Yariko,  épouvantée,  se  jeta  à  son  cou,  se  jeta  à  ses  genoux. 
Elle  prie,  clic  pleure,  elle  supplie,  elle  se  désespère.  —  Elle 
a  beau  foudre  en  larmes,  rien  ne  touche  l'Anglais:  il  la  vend  '. 
—  «  Moi  !  s'écrie-t-elle  d'une  façon  déchirante ,  moi ,  qui 
bientôt  vais  être  mère!  Moi,  Yariko,  ton  épouse,  ta  bien 
aimée!...  » 

Mais  toujours  insensible  à  toute  autre  voix  que  celle  de  son 


L'ARTISTE. 


3 


intérêt,  au  lieu  d'en  être  ému,  If.  Thomas  Inckle  ne  pense 
qu'à  profiler  de  cet  aveu  pour  tirer  de  l'acquéreur  une  somme 
plus  forte. 

—  «  Vous  l'entendez,  marchand,  reprend-il  froidement  ! 
elle  est  sur  le  point  d'être  mère;  —  encore,  s'il  vous  platt, 
dix  livres  sterling!  » 

II. 

Ici  s'arrête  le  récit  de  Ligon,  qui,  dans  sa  relation  anglaise 
sur  la  Darbadc,  recueillit  le  premier  celle  triste  aventure, que, 
pour  l'honneur  de  l'espèce  humaine,  il  eut  été  mieux  peut- 
être  de  laisser  tomher  dans  l'oubli,  et  dont  moi-même  je  me 
serais  fait  un  dcvoir.de  ne  point  parler  si  la  louchante  image 
de  la  douce  Indienne  Yariko  ne  mêlait  ses  gracieux  contours 
à  la  figure  cruelle  de  M.  Thomas  Inckle,  et  ne  tempérait  ce 
qu'il  y  a  de  trop  odieux  dans  l'action  de  ce  méchant.  Ici  finit 
le  récit  de  Steele,  le  collaborateur  d'Addison,  qui,  dans  le 
neuvième  discours  de  son  journal,  voulut  aussi  rapporter 
ce  pathétique  épisode.  Ici  finit  le  petit  conte  poétique  que 
Geller  composa  sur  les  bords  de  la  Sprée;  mais  le  bon  Gess- 
ner,  mais  l'aimable  chantre  de  la  mort  d'Abel,  cl  de  mille 
petits  poëmcs  aussi  pleins  de  charme  que  d'innocence,  si  pré- 
cieux pour  les  jeunes  cœurs,  ne  put  supporter  cet  horrible 
dénouement.  Son  àme  si  belle  et  si  douce  se  révolta  à  l'idée 
d'une  telle  trahison, d'une  si  basse  perfidie;  il  la  nia,  etappe- 
lant  sa  muse  à  son  aide  :  —  «  Viens  m'inspircr,  lui  dit-il,  je 
veux  chanter  la  seconde  partie  de  l'histoire  il  Inckle  et  d'Ya- 
riko  !  Si  le  lecteur  ne  voyait  cet  ange  arraché  à  son  Iriste 
>ort,  il  resterait  en  proie  à  l'horreur  ;  son  esprit  sensible  se- 
rait douloureusement  affecté,  s'il  ne  trouvait  enfin  dans  Inckle 
la  (race  durepenlirel  un  caractère  d'humanité,  car  ce  carac- 
tère n'est  jamais  tellement  effacé  du  cœur  de  l'homme,  que 
l'homme  n'éprouve  quelques  retours  à  la  vertu,  et  celte 
crainte  salutaire  qui  naît  du  remords.  Le  germe  de  bonlé 
qu'il  porte  en  lui  ne  saurait  être  étouffé  sous  l'ivraie  des 
passions.  »  —  Et  le  bon  Gessner  chaula  donc  à  peu  près  en 
ces  termes,  dans  son  langage  harmonieux  et  poli,  la  déli- 
vrance d'Yariko  et  le  repenlir  du  jeune  marchand  anglais  : 

III. 

Yariko  fut  donc  vendue  par  son  ami  à  un  marchand  d'es- 
claves,qui  la  revendit  immédiatement  au  gouverneur  de  l'Ile, 
mais  le  gouverneur  n'eut  pas  plutôt  appris  l'histoire  de  ses 
malheurs  et  la  noire  trahison  de  M.  Thomas  Inckle,  qu'il  or- 
donna aux  chefs  des  esclaves  de  courir  après  lui  et  de  le  lui 
amener. —  «  Je  veux,  dit-il,  que  ce  monstre  subisse  cinq  an- 
nées d'esclavage  pour  la  juste  punition  de  son  crime  !  » 

Inckle  cependant  était  resté  sur  le  rivage,  dans  une  pro- 
fonde rêverie,  la  lète  cachée  sous  ses  beaux  cheveux  blonds. 

—  «  Qu'ai-je  fait?  s'écriait-il,  j'ai  vendu  à  vil  prix  celle  qui  a 
sauvé  mes  jours,  celle  qui  m'aimait  si  tendrement!...» 

La  vue  de  cet  argent  qu'il  a  gagné  par  un  forfait  n'est  plus 
pour  lui  qu'un  objet  d'horreur,  il  le  rejette  avec  indignation  : 

—  «Où  suis-je,  malheureux!...  Oui,  mon  crime  est  affreux! 
Ah!  je  ne  le  prévoyais  que  trop,  le  souvenir  de  cette  indigne 
action  va  empoisonner  le  reste  de  ma  vie  !...  » 

Puis,  quand  il  essaie  de  porter  derechef  sa  main  encore 
avide  vers  cet  argent  qu'il  désire  et  qu'il  déteste,  un  frisson- 


nement affreux  s'empare  de  son  corps,  et  de  ses  yeux  coule 
un  torrent  de  larmes. 

Quelquefois  il  se  rappelle  toulà  coup  les  dernières  parole. 
d'Yariko,  le  triste  adieu  que  sa  bouche  tremblante  lui  jetait  : 
et  il  lui  semble  encore  l'entendre  s'écrier  :  —  «  Ne  me  donne 
pointa  d'autres,  ne  m'abandonne  pas!...  je  ne  refuse  point 
de  te  servir  !  Tu  me  verras  supporter  avec  joie  les  travaux  le- 
plus  rudes  pourvu  que  je  sois  avec  toi...  Oui,  prends-moi 
pour  esclave ,  et  avec  moi  le  malheureux  fruit  de  notre 
amour!...  »  — A  ce  souvenir,  Inckle  devient  pâle,  ses  genoux 
chancellent,  et  une  sueur  froide  ruisselle  sur  son  front. 

Lorsque  les  chefs  des  esclaves  vinrent  le  saisir,  Inckle 
était  dans  cet  étal  d'anéantissement.  —  «  Scélérat  !  lui  dirent- 
ils,  le  gouverneur  te  punit  et  te  condamne  à  la  servitude! 
Quitte  sur-le-champ  tes  babils;  voici  ceux  qui  maintenant  le 
conviennent!  » 

Inckle  se  dépouille  aussitôt  de  ses  vêlements,  et  s'écrie,  le 
visage  baigné  de  larmes  :  —  a  Le  châtiment  est  doux,  car 
mon  crime  est  horrible  !...  Heureux  encore  qu'il  soit  vengé  !  » 

On  le  revêt  du  sayon  de  l'esclave,  on  l'entrame  au  travail; 
il  se  soumet  sans  murmurer,  et  se  croit  plus  tranquille  depui- 
qu'il  est  puni. 

Cependant  la  tendre  Yariko  pleurait  toujours  la  perfidie  de 
son  amant. — Le  gouverneur,  qui  était  un  homme  bon  et  géné- 
reux, eut  pour  elle  les  plus  grands  égards;  et  peu  après,  la 
comblant  de  présents  de  toutes  sortes,  il  la  fit  partir  sur  un 
vaisseau  pour  le  rivage  où  elle  avait  reçu  le  jour. 

Triste,  silencieuse,  abaltuc,  Yariko  penchée  sur  la  lis^e. 
considérait  la  rapidité  avec  laquelle  le  navire  fendait  le» 
ondes,  et  ses  yeux  humides  ne  quittaient  point  la  côle  qui 
disparaissait. 

Le  pilote,  la  voyant  plongée  dans  cette  sombre  rêverie,  l'a- 
borda et  lui  dit  :  —  «  Madame,  pourquoi  votre  àme  est-elle 
en  proie  an  chagrin?  N'avez-vous  pas  plutôt  sujet  de  von» 
réjouir,  puisque  nous  vous  ramenons  dans  voire  patrie,  et 
que  nous  vous  arrachons  à  une  contrée  où  l'on  vous  a  sacri- 
fiée? 

—  «  Moi,  me  réjouir,  Monsieur!  comment  le  pourrais-je  . 
hélas  !  quand  j'abandonne  >'ir  h-  rivage  qui  fuit  devant  nous  un 
époux  infidèle  !  quand  je  le  quille  sans  avoir  même  la  conso- 
lation d'arroser  son  visage  de  mes  larmes!...  Ah  !  dites-moi. 
Monsieur,  où  est-il  ce  trop  cher  et  trop  perfide  amant?  ■ 

—  «  Le  gouverneur  de  l'Ile  a  pris  soin  de  vous  venger,  Ma- 
dame. Dans  sa  justice,  il  a  condamné  ce  méehaut  homme  a 
cinq  années  d'esclavage  et  de  fers.  Je  l'ai  vu  au  milieu  d'une 
troupe  d'esclaves  succombant  sous  le  fardeau  du  travail.  » 

A  cette  assurance  du  pilote,  Yariko  se  troubla  :  —  «Mal- 
heureux Inckle!  murmurail-elle,  oh!  pourquoi  m'as-lu  con- 
nue!... lu  ne  subirais  pas  à  présent  un  châtiment  si  cruel!.. 
Mais,  Monsieur,  dites-moi,  comment  supportait-il  ce  bride 
état?  Que  faisait-il?  Que  disait-il  au  milieu  des  esclaves,  où 
vous  l'avez  vu?» 

—  «  Quand  je  l'aperçus,  Madame  ,  il  travaillait,  le  co^ 
î  courbé  sur  la  terre  ;  puis,  tout  à  coup  se  relevant,  quelquefois 

il  considérait  ses  habits  d'esclave,  sa  hache,  et  pleurait. 
—  «  Livrée  de  l'indigence  !  s'écriait-il .  vous  êtes  aujourd'hui 
mon  plus  riche  ornement  !  Il  toi,  ô  ma  hache  ,  ma  main 
s'enorgueillit  de  te  manier  plus  qu'elle  ne  ferait  de  porter  un 
I  sceplre  !  Ah!  si  quelque  rayon  de  joie  peuléclairerencore  ma 


L'ARTISTE. 


triste  vie,  je  le  dois  au  plai.-ir  r|iic  je  goule  dans  la  punilion 
de  mon  forfait  !...OYaiiko  !  ômabien-aimée!...  Mais  qu'osé-je 
dire,  malheureux?  Comment  ma  bouclie  peul-elle  profaner  le 
nom  île  cet  auge,  le  nom  d'une  noble  et  charitable  femme  qui 
a  de  si  affreux  reproches  à  me  faire?...  » 

Tel  élait  le  langage  de  sa  douleur,  et  les  infortunés  ses  com- 
pagnons de  misère  quittaient  leur  travail  et  l'écoutaicnt,  ap- 
puyés aussi  sur  leur  hache. 

—  «  Amis,  leur  disait-il  ensuite,  amis,  si  toutefois  ce  nom 
peut  sortir  de  ma  bouche,  méprisez-moi,  haïssez -moi  !  je  suis 
l'opprobre  de  la  nature,  je  n'ai  d'humain  que  le  visage!  — 
fuyez-moi  comme  un  monstre  ! 

«Sur  ce  rivage  éloigné,  une  jeune  fille  m'avait  sauvé  d'une 
mort  certaine  ;  elle  m'avait  tendrement  aimé  ;  je  lui  avais  pro- 
mis de  la  conduire  dans  ma  patrie,  et  de  lui  faire  trouver  dans 
le  partage  de  mon  sort  la  récompense  de  tous  ses  bienfaits. 
Remplie  de  confiance  et  d'affection,  elle  m'avait  suivi  sur  la 
mer;  nous  abordons  ici,  et  ici,  vit-on  jamais  plus  noire  in- 
gratitude! je  l'ai  vendue  pour  être  esclave,  et  avec  elle  mon 
enfant  dans  sou  sein  !... 

«Que  de  lai  nies  elle  répandit  alors!  0_ue  de  marques  de  déses- 
poir me  donnaient  ses  mains  étendues  vers  le  ciel  et  vers  moi! 
—  Oh!  mes  frères,  ayez-moi  en  horreur;  je  no  suis  plus  fait 
pour  vivre  avec  des  hommes  !  » 

Tandis  que  le  pilote  achevait  ce  récit,  Yariko  sanglotait; 
elle  croisait  ses  mains  sur  sa  tête,  et  se  désespérait  à  mesure 
qu'elle  s'éloignait  de  la  rive.  —  «  Inckle,  mon  bien-aiiné  !... 
répétait-elle,  lu  pleures  ta  perfidie,  tu  pleures  ;  ah!  je  le  la  par- 
donne?... —  Pourquoi  m'éloigné-je  de  toi?  Ne  te  reverrai-je 
ramais?...  Et  l'enfant  que  je  porte  est-il  condamné  àne  jamais 
sourire  dans  tes  bras?...  Ah!  que  ne  puis-je  à  tes  côtés  par- 
tager la  moitié  de  les  malheurs  !  et  quand  lu  serais  épuisé  de 
fatigue,  essuyer  la  sueur  de  ton  front  et  tes  larmes!...  » 

Ce  furent  là  les  plainlcs  les  plus  amères  de  la  douce  Ya- 
riko. 

Cependant  on  perd  de  vue  la  Barbade,  les  yeux  n'aper- 
çoivent plus  que  1  immensité  de  la  plaine  liquide,  et  enfin 
Yariko  voit,  à  travers  un  brouillard  épais  qui  se  déchire, 
sortir  de  loin  le  rivage  natal. 

Le  gouverneur  étail  bon,  mais  austère  et  d'une  grande  fer- 
meté :  le  sort  de  M.  Thomas  Inckle  restait  donc  toujours  le 
même;  mais  la  triste  pensée  de  sa  méchanceté  avait  creusé 
des  rides  sur  son  front;  le  repentir  et  les  remords,  le  souve- 
nir des  vertus  cl  de  la  lendresse  d'Yariko,  avaient  rallumé  l'a- 
mour dans  son  cœur  :  —  «Où  es-tu,  Yariko?...  Je  l'ai  perdue 
pour  jamais  !...  Que  je  suis  à  plaindre!  se  disait-il  sans  cesse. 
Hélas  !  ce  que  j'ai  de  plus  cher  au  monde  ne  peut  se  rappeler 
mon  idée  qu'avec  épouvante!...  » 

Le  malheureux  Inckle,  dans  celle  dure  condition,  dans  cette 
«rande  tristesse,  vécut  ainsi  plusieurs  longues  années.  Mais 
un  soir  qu'il  était  couché  sous  un  arbre  et  qu'il  versait  des 
pleurs,  un  chef  des  esclaves  vinl  le  trouver  et  lui  ordonna  de 
le  suivre.  —  Il  le  conduisit  aussitôt  dans  le  jardin  du  gou- 
verneur. 

Entouré  de  sa  famille,  le  gouverneur  était  assis  sous  sa  ga- 
lerie, et  dès  qu'il  cul  aperçu  M.  Thomas  Inckle  qui  s'avançait 
modestement,  il  se  leva  et  lui  dit  :  —  «  Inckle,  les  remords  et 
Ion  repentir  ont  fléchi  le  ciel.  On  vient  de  m'apporter  les  pré- 
sents les  plus  riches  pour  ta  rançon...  » 


La  douleur  qui  remplissait  son  cœur  en  défendait  l'entrée 
à  tout  sentiment  de  joie.  Inckle  écouta  tristement  celle  nou- 
velle, et  sans  aucune  apparence  d'émotion. 

—  «  Eh  quoi  !  lui  demanda  le  gouverneur,  lu  ne  ressens  au- 
cune satisfaction  de  recouvrer  la  liberté?» 

—«Hélas!  Monseigneur,  lui  répondit  alors  lecaptif,  les  yeux 
baissés  cl  mouillés  de  larmes,  comment  mon  cœur  pourrait-il 
s'ouvrir  à  la  joie?  Je  suis  rongé  de  l'horreur  que  je  me  fai>  à 
moi-même!...  Où  trouver  le  bouheur?  où  trouver  le  repos? 
En  esl-il  encore  pour  moi?  Ah  !  plutôt  daignez  permettre,  Mon- 
seigneur, que  je  reste  accablé  souslechàtimenlde  mon  crime 
et  que  je  demeure  votre  esclave  !  » 

Inckle,  après  ces  paroles,  fixa  trisletncnl  son  regard  sur 
la  terre. 

Mais  aussitôt  les  branchages  de  quelques  arbres  qui  étaient 
près  de  lui  parurent  tout  à  coup  s'agiter,  et  une  personne 
en  sortit  avec  précipitation  :  —  C'était  Yariko  superbement 
vêtue;  des  plumes  de  différentes  couleurs  garnissaient  sa  bas- 
quine,  des  fleurs  étaient  entrelacées  dans  ses  cheveux,  un 
jeune  enfant  reposait  sur  ses  bras. 

Frappé  comme  d'un  coup  de  foudre  d'étonnement  et  d 'ad- 
miration, Thomas  Inckle  attendri  tomba  le  visage  contre  terre. 
Il  élait  dans  un  tel  saisissement  qu'il  ne  pouvait  parler. 

Enfui,  après  quelques  instants  de  silence,  ayant  surmonté 
son  émotion,  il  embrassa  les  genoux  d'Yariko,  en  s'écrianl 
d'une  voix  oppressée  :  —  «  Yariko!  ô  ma  lendrc  épouse!... 
quoi!  tu  ne  recules  pas  d'épouvante  à  ma  vue?...  Et  c'est  loi 
qui  me  donnes  la  liberté  !  Quoi  !  tu  peux  encore  aimer  si  ten- 
drement un  homme  qui  a  commis  la  plus  déteslable  trahison  ! 
un  homme  indigne  de  les  regards,  digne  seulement  de  haine 
et  de  mépris  !...  » 

Mais  toujours  noble  cl  généreuse,  Yariko  lui  tend  la  main, 
et  lui  dit  gracieusement  :  —  «  Lève-toi ,  mon  bien-aimé  ;  lève- 
toi  ,  je  l'en  prie  :  ne  diffère  plus  d'embrasser  Ion  épouse ,  de 
presser  sur  ton  cœur  ce  pauvre  enfant  !  » 

Le  chapelain  du  château  les  attendait  dans  l'Oratoire  .  où 
tout  était  préparé  pour  leur  union. 

Après  avoir  quitté  son  habit  d'esclave  et  ses  fers,  à  genoux, 
le  front  prosterné  sur  les  marches  de  l'autel,  en  présence  des 
officiers  de  l'état  et  de  la  maison  du  gouverneur,  Inckle  alors 
confessa  sa  faute,  puis  il  jura  une  foi  éternelle  à  la  belle  Yariko. 

IV. 

Ainsi  finit  à  son  tour  la  seconde  partie  que  le  bon  Ccsmiii 
a  cru  devoir  ajouter  aux  infortunes  de  la  pauvre  Indienne. 
Cela  peut  faire  beaucoup  d'honneur  aux  sentiments  de  ce 
poêle,  à  la  bonté,  à  l'excellence  de  son  àme;  mais  cela  n'est 
qu'une  fiction,  une  douce  invention  de  son  esprit;  et  je  doi> 
à  la  vérité  de  dire  que  cela  n'est  aucunement  historique,  que 
cela  n'est  pas  vrai.  La  vérité,  pour  la  houle  de  l'humanité  ■ 
s'arrête  à  la  vente  d'Yariko. 

Entre  les  mains  d'un  misanthrope,  le  malheur  d'Yariko 

peut  devenir  une  arme  dangereuse  ;  la  noire  ingratitude  et  la 

cruauté  de  M.  Thomas  Inckle  offrent  aux  esprits  méchants  une 

occasion  si  belle  de  flétrir  le  caractère  de  l'homme  et  de  le 

rendre  odieux  :  Gessncr  le  sentit  parfaitement,  et  voulut  y 

porter  remède;  Gessner  avait  tant  de  candeur!  Cessner  avait 

tant  de  probité  ! 

1  PETRIS  BOREE. 


L'Ain  i su:. 


/.> 


CHAPliltE  puemieis. 

ois  avons  recueilli  jà  et  là,  en  écou- 
lant, et  surtout  en  parcourant  celte 
ronde  ville  de  Paris,  qui  vaut  à  elle  seule 


îwc  Lien  des  royaumes,  plusieurs  faits  qui  ne 
— J>v  sont  pas  sans  importance,  et  que  nous 
\f'3&fàvf*  vous  raconlerons  (oui  simplement  comme 
■  nous  les  avons  vus  et  cnlendus. 
J  —  Le  fronton  de  la  Chambre  îles  Députés,  —  a  Jove 
princiinum,  —  est  tout  à  fait  garni  de  ses  bas-reliefs;  il  n'y 
manque  plus  que  les  allrgories,  comme  disent  les  architectes, 
et  c'est  là  une  singularité  bien  étrange,  que  dans  ce  temps 
de  vérités  et  de  vérités  très-dures,  où  le  premier  gredin  peut 
insulter  impunément  les  plus  grands  caractères,  il  est  encore 
aujourd'hui  des  gens  qui  s'amusent  à  écrire  des  fables  et  à 
composer  des  allégories.  Va  donc  pour  les  allégories  de  la 
Chambre  des  Députés! 

—  Non  loin  du  Palais-Hourhon,  le  palais  du  quai  d'Orsai . 
tout  à  fait  dégagé  des  ignobles  palissades  qui  l'entourent  de- 
puis vingt  ans,  montre  enfin,  aux  passants  étonnés,  ses 
blanches  murailles  et  ses  fenêtres  garnies  de  vides.  De  ce 
monument,  dont  nous  désespérions  tous  et  qui  a  changé  tant 
de  fois  de  destination  ,  la  carcasse  est  achevée;  mais  l'inté- 
rieur est  encore  à  faire.  Il  faudrait  bien  de  l'argent  pour  que 
la  magnificence  du  dedans  répondit  à  la  dépense  du  dehors. 
M.  Thiers,  qui  ne  doute  jamais  de  rien,  el  voilà  justement 
pourquoi  il  est  M.  Thiers,  s'était  dit  à  lui-même,  un  jour  qu'il 
était  ministre  de  l'intérieur,  qu'il  arrangerait  ce  palais  à  son 
usage;  el,  en  effet,  il  avait  déjà  disposé  les  appartements  du 
ministre  comme  il  l'entendait.  Il  avait  commandé  des  pein- 
tures sur  les  plafonds  et  sur  les  portes.  Il  n'avait  rien  oublié, 
pas  même  le  boudoir  de  sa  jeune  femme  :  à  telle  enseigne  que 
le  plafond  de  ce  boudoir  a  été  evposé  au  salon  dernier,  avec 
son  cortège  ,  à  demi  nu  ,  de  dieux  cl  de  déesses  mythologi- 
ques. M.  Thiers  voulait  en  ceci  imiter  un  homme  dont  le  long 
ministère  l'empêcha  de  dormir:  un  homme  qui  s'est  bâti  un 
palais  et  qui  a  fait  une  guerre ,  et  une  guerre  d'Espagne  en- 
core, M.  de  Villèlc,  pour  tout  dire.  Mais  le  temps  des  longs 
ministères  est  passé  ;  nous  ne  rencontrerons  pas  de  nos  jours 
un  ministre  assez  désintéressé  pour  poser  la  première  pierre 
d'un  hôlel.  Au  contraire  ,  les  uns  cl  les  autres  ,  tant  qu'ils  au- 
ront le  sentiment  de  leur  position  viagère,  ils  se  contenteront 
fort  bien  ,  et  sans  y  rien  changer,  de  ces  Brands  hôtels  <;arnis 
de  la  rue  de  Grenelle  ,  où  ils  foulent  les  vieux  tapis  des  mi- 
nistres de  l'Empereur.  Si  l'on  répare  parfois  ces  maisons  si 
mal  entretenues,  si  l'on  y  ajoute  des  pavillons  ou  des  escaliers, 
on  en  conserve  précieusement  les  vieux  meubles.  Ce  sont  les 
mêmes  fauteuils,  autrefois  dorés;  les  mêmes  tableaux,  re- 
présentant des  Grecs  et  des  Komains  ,  du  temps  de  M.  David. 
Ou  couche  dans  les  mêmes  lits  et  dans  les  mêmes  draps, 
tristes  témoins  de  tant  d'insomnies.  On  mange  dans  la  même 
anscnlcrie ,  et  il  n'y  a  pas  jusqu'aux  fleurs  artificielles  des 
surlouls,  loutes  chargées  de  la  vieille  poussière  impériale, 
qui  n'aient  été  soigneusement  conservées  dans  les  vieilles 


porcelaines.  Aussi,  à  peine  entré  dans  ces  caravansérails  de 
la  puissance  parlementaire,  un  homme,  quel  qu'il  soil ,  fut-il 
même  un  grand  seigneur,  .M.  Mole  par  exemple  ,  se  voit 
condamné  à  la  vie  la  plus  mesquine;  mauvais  meubles;  fe- 
nêtres mal  fermées;  cheminées  qui  fument  ;  pendules  qui  avan- 
cent, image  trop  fidèle  de  l'ambition  ;  des  domestiqua  inféo- 
dés à  celte  antichambre  banale  ,  qui  sourient  de  pitié  en 
comptant  sur  leurs  doigts  le  nombre  de  leurs  maîtres,  et  en 
songeant  que  le  nouveau  ministre  est  cent  fois  moins  sur  et 
sa  place,  que  l'huissier  qui  les  sert  ;  que  vous  dirai-je  enfin? 
des  caves  mal  garnies  d'un  vin  acheté  la  \eille.  des  salons 
sans  intimité ,  des  chambres  à  coucher  sans  amour,  un  ca- 
binet rempli  de  chagrins  et  de  mauvaises  affaires,  un  vesti- 
bule inondé  de  journaux  et  par  conséquent  gorgé  d'insultes, 
un  vieux  carrosse  vermoulu,  el  tout  infecté  d'odeurs  étran- 
ges, depuis  le  musc  de  la  comédienne  jusqu'au  harenu 
saurdemadamesamôie;  des  chevaux  éreintés  et  poussifs  qui 
savent  par  cœur  le  chemin  desTuileries.un  cocher  sale  cl  mal 
velu,  rien  du  chez  soi,  rien  de  la  famille,  rien  qui  ressemble 
au  bien-être  de  chaque  jour:  voilà  ce  qu'on  appelle  l'hôtel 
d'un  ministre.  Aussi,  quand  par  hasard  s'élève  un  de  ces  nou- 
veaux hôtels,  orné  de  nouvelles  tentures,  de  meubles  tout 
nouveaux,  de  meubles  qui  n'ont  servi  à  personne,  voyez- 
vous  tous  ces  grands  coureurs  de  l'ambition  se  disputer  tout 
bas  à  qui  se  logera  le  premier  dans  ces  demeures  brillantes! 
Autant  l'achèvement  de  l'hôtel  s'est  fait  attendre,  autant  l'on 
met  de  hatc  à  le  meubler.  En  effet,  pour  qui,  moi  ministre, 
aurai-je  mis  la  dernière  pierre  au  monument,  sinon  pour 
mon  successeur?  Voici  au  contraire  des  meubles  que  je  com- 
mande aujourd'hui,  des  peintures  qui  seront  failes  demain, 
des  tentures  que  je  fais  poser  sur  ces  murailles,  peul-èlre 
aurai-je  bien  le  droit  de  m'en  servir  pendant  huit  jours!  Eh! 
mon  ami,  qu'en  sais-lu?  Toujours  esl-il  que  l'on  achève  à 
l'intérieur  le  palais  du  quai  d'Orsai. 

—  I.'IIôlel-de-Yille  va  beaucoup  plus  vite  que  tous  ces  mo- 
numents pour  lesquels  il  est  besoin  de  consulter  la  Chambre 
chaque  année.  La  ville  de  Paris  est  en  effet  cinq  fois  plu- 
rielle que  le  roi,  et  quand  elle  se  met  en  train  de  dépense, 
elle  y  va  royalement.  Voyez,  eu  effet,  comme  l'Ilôlel-de-Ville 
s'est  agrandi ,  comme  il  a  porté  lestement  sa  façade  du  beau 
côté  de  la  Seine,  comme  il  a  balayé  ,  d'une  main  toulc- 
puissante,  ces  ignobles  taudis  qui  étaient  le  réceptacle  le  plus 
actif  du  vol  el  de  la  prostitution  parisienne  !  Malheureusement 
ce  balaiement  s'est  arrêté  à  l'IIôtel-de-Ville;  il  y  a  là  encore 
une  vingtaine  d'arpents  chargés  de  masures,  sur  lesquels  on 
élèverai!  facilement  une  cité  nouvelle  qui  serait  digne  des 
plus  beaux  quartiers  de  Paris.  Eh!  pourquoi ,  je  vous  prie, 
ne  ferait-on  pas  entrer  dans  ces  ténèbres  infectes  et  silen- 
cieuses, le  bruit  et  le  mouvement,  l'air  el  la  lumière,  la 
santé  et  le  soleil? Cet  Hôtel-de-Ville,  remplaçant  tant  de  ma- 
sures honteuses,  a  donné  à  tout  ce  quartier,  autrefois  >i 
sombre,  à  celte  Grève  lâchée  de  sang  humain ,  un  aspect  tout 
nouveau.  Pourquoi  donc  ne  prolongerait-on  pas  ce  noble 
bienfait  en  le  portant  de  la  Grève  à  l'extrémité  du  boulevarl . 
de  long  en  large?  Parce  moyen,  vous  arrêteriez  peut-être 
le  mouvement  de  cette  ville  qui  se  porte  sur  les  hauteurs, 
dans  les  faubourgs,  qui  plante  ses  maisons  blanches  et  aérées 
sur  les  endroits  les  plus  escarpés,  abandonnant  ainsi  à  elle- 
même  la  partie  fangeuse  et  commerciale  de  la  cité.  Voilà. 


7« 


L'ARTISTE. 


celles,  un  beau  projet ,  et  qui  serait  digne  qu'on  lui  appliquât 
celle  l»clle  loi  de  l'expropriation  forcée  pour  cause  d'utilité 
publique,  à  laquelle  est  réservé  l'accomplissement  de  tant 
.le  mandes  choses. 

—  Kemonlons ,  s'il  vous  plaît ,  un  peu  plus  liant ,  à  l'espla- 
nade des  Invalides,  caria  aussi  l'activité  parisienne  se  dé- 
ploie. Vous  savez  bien  ces  six  grands  carrés,  verdoyants 
comme  le  plus  beau  gazon  d'un  comté  anglais  ;  ils  étaient 
entourés  d'une  balustrade  grossière  toute  en  bois  :  ces  gros 
morceaux  de  bois  seront  remplacés  par  une  grille  en  fonte 
a  bauteur  d'appui;  la  forme  de  cette  grille  se  sent  quelque 
peu  du  goût  de  l'Empire;  mais  certes,  s'il  est  permis  de  se 
souvenir  du  goût  de  l'Empire,  c'est  en  présence  de  ce  mo- 
nument guerrier  fondé  par  Louis  XIV,  et  dont  l'empereur 
Napoléon  était  si  fier. 

—  Il  y  a  aussi  de  grands  travaux  à  l'Hôtel-Dieu ,  qui  cède 
la  pince  à  ces  beaux  quais,  l'honneur  de  la  ville.  L'hôpital  ne 
perdra  rien  à  se  rendre  ainsi  à  son  devoir:  il  y  gagnera  une 
eau  plus  abondante  et  plus  pure,  il  y  gagnera  surtout  les  ma- 
ladies qu'il  engendrait  autour  de  lui. 

—  En  môme  temps  s'achève  l'église  de  Sainl-Germain- 
l'Auxerrois,  vieille  et  sainte  basilique,  insultée,  mutilée  dans 
un  jour  de  folie  et  de  délire  par  une  troupe  d'arlequins  et  de 
giles  ;  nous  les  avons  vus  nous-mêmes,  qui  dansaient  sur 
l'autel, qui  chantaient  du  haut  de  la  chaire  chrétienne  les  chan- 
sons de  l'orgie,  qui  arrachaient  de  leurs  tombeaux  de  marbre 
ou  de  pierre,  les  vieux  magistrats,  les  saints  évoques  en- 
terrés dans  celte  église.  Profanation  singulière  et  incroyable, 
faite  sans  colère  ,  en  riant ,  un  jour  de  carnaval ,  et  comme 
s'il  se  fût  agi  de  danser  un  galop  infernal  chez  Musard  !  Bien 
plus,  c'est  Musard  ,  c'est  le  bal  masqué  ,  qui  a  empêché  que 
l'église  ne  fùl  ce  jour-là  renversée  de  fond  eu  comble.  Le 
peuple  n'eut  pas  le  temps  de  briser  ces  hautes  murailles  et 
de  jouer  avec  les  ruines  amoncelées.  Il  avait  en  môme  temps, 
et  le  même  jour,  l'évôché  à  démolir,  l'archevêché  à  saccager 
et  le  bœuf  gras  qui  passait  sur  le  Pont-Neuf  :  c'était  trop  de 
besogne  pour  un  jour. 

—  Le  Palais-dc-Justice  ne  sera  pas  moins  favorable  à  son 
voisinage,  que  l'Ilôtel-de-Ville  ;  il  a  pris,  lui  aussi,  toutes  ses 
aises,  il  va  renverser  des  rues  entières  qui  l'obstruaient.  Il 
s'est  donné  de  l'air  et  du  soleil  autant  qu'il  en  avait  besoin  , 
si  bien  que  ce  quartier  va  être  assaini  à  son  tour.  Il  faut  donc 
que  les  romanciers  se  hâtent  d'étudier  ces  restes  délabrés 
du  Vieux  Paris,  et  de  s'extasier  devant  ces  masures  aux  portes 
étroites,  aux  fenêtres  basses,  aux  pignons  prolongés  dans  la 
rue  ,  véritables  cavernes  des  huissiers  et  des  procureurs  de 
l'an  de  grâce  1439.  Déjà  même,  non  contents  de  ses  embel- 
lissements intérieurs  et  extérieurs  ,  le  Palais-de-Justice  se 
prépare  à  jeter  deux  nouveaux  ponts  sur  la  Seine.  Ce  sont 
là  d'excellents  et  utiles  travaux ,  dont  nous  ferons  l'histoire 
complète  quelque  jour. 

—  Silence  !  retenez  votre  haleine  ,  l'Académie  des  inscrip- 
tions et  belles-lettres  est  assemblée  par  ordre  du  ministre  de 
l'intérieur  !  Silence,  l'Académie  compose  !  Elle  compose  une 
inscription  pour  cette  triste  colonne  de  Juillet,  qui  sera  comme 
la  parodie  incomplète  de  la  colonne  de  la  place  Vendôme  ! 
Silence!  le  monde  est  attentif:  l'histoire  s'apprête  à  graver 
cette  inscription  célèbre  sur  ses  tablettes  d'airain  ;  le  peuple 
pst  aux  portes  qui  prête  l'oreille,  attendant  ce  qui  doit  veuir. 


Peuple!  enfla  s'ouwe  la  porte  du  sanctuaire;  l'inscription 
est  accomplie  ,  écoutez-là  tous  avec  respect: 

A    LA    GLOIRE 

OES  CITOYEN!  FRANÇAIS 

QCI    s'armèrent   ET  COMBATTIRENT 

l'OI'B    LA    DÉFENSE    DES  LIBERTÉS    PIIILIOI  ES 

DANS   I .ES  MÉMORABLES  JOI'HNÉES 

des  27,   2S  et  2!)  juillet  1830. 

Au  premier  abord,  vous  autres  bonnes  gens,  vous  ne  devinez 
guère  pourquoi  donc  il  a  été  nécessaire  de  convoquer  l'Aca- 
démie des  hueHfHon*  el  bettes-lettres ,  à  cette  fin  d'en  obtenir 
la  susdite  inscription  : 

A    LA    GLOIRE 

DES  CITOYENS  FRANÇAIS 

QLT  S'ARMÈRENT  ET  COMBATTIRENT,  etc. 

Et  vous  pensez  que ,  sans  être  un  grand  académicien .  le 
premier  venu  en  eût  fait  autant.  Que  vous  êtes  bien  dans  une 
grave  erreur,  mes  maîtres!  et  que  vous  êtes  cruellement  in- 
justes pour  cette  illustre  Académie  des  inscriptions  et  belles- 
lettres  !  Vous  croyez  donc  que  cela  est  facile  d'écrire  sur  l'Obé- 
lisque de  Luxor  :  Obélisque  de  Luxor ,  élevé  par  M.  Lebas , 
officier  de  ta  Légion-d' Honneur  ;  vous  croyez  que  cela  ne  coûte 
rien  d'écrire  sur  la  colonne  de  Juillet:  Colonne  de  Juillet  !  V ous 
êtes  des  ignorants  el  des  ingrats,  mes  seigneurs.  Encllel. 
voici  ce  que  le  ministre  de  l'intérieur  aura  demandé  à  Irès- 
baute  et  très-puissanle  dame  l'Académie  des  inscriptions  cl 
belles-lettres  :  une  inscription  composée  ainsi  qu'il  suit  :  Lue 
pelite  ligne  de  neuf  lettres,  une  seconde  ligne  de  dix-neuf 
lettres,  une  troisième  ligne  de  vingt-cinq  lettres,  une  qua- 
trième ligne  de  trente-trois  lettres,  laquelle  grande  liane 
devra  être  suivie  par  une  autre  ligne  de  vingl-ciuq  lettres. Vou> 
comprenez  la  difficulté  :  celle  grande  ligne  de  trente-trois, 
lettres  flanquée  de  deux  lignes  de  vingt-cinq  lettres,  comme 
cela  était  ingénieux  !  quel  grand  problème  à  résoudre!  elque 
le  ministre  de  l'intérieur  a  dû  être  fier  d'avoir  inventé  cela  ! 
Quant  à  la  dernière  ligne  de  l'inscription,  l'Académie  est 
restée  la  maîtresse  de  la  composer  à  son  gré,  pourvu  cepen- 
dant que  cette  dernière  ligne  n'effaçât  pas,par  sa  dimension, 
la  ligne  capitale  de  trente-lrois  lettres.  Ou  lui  laissait  même 
entendre  qu'on  eût  été  heureux  d'avoir  un  pendant  à  la  pre- 
mière ligne,  composé  seulement  de  neuf  lettres;  mais  la  chott 
paraissait  si  difficile,  que  nul  n'osait  l'espérer.  Et  vérital  le- 
ment  il  faut  que  la  chose  ait  été  impossible,  puisque  celte 
savante  Académie  des  inscriptions  et  belles-lettres  ne  l'a  pat 
tentée. Telle  est  l'histoire  de  cette  inscription,  qui  fait  le  plus 
grand  honneur  à  la  science  contemporaine.  Il  est  des  aeaa 
qui ,  à  ce  propos  ,  ont  osé  regretter  les  inscriptions  latiuo . 
disant  que  le  latin  avait  un  certain  caractère  de  durée  qui 
convenait  parfaitement  aux  monuments  publics,  que  la  po- 
pulace furieuse  respecte  souvent  dans  ses  plus  violents  excès 
ce  qu'elle  ne  comprend  pas;  qu'il  fallait  tout  prévoir,  surtout 
dans  les  jours  de  triomphe,  et  qu'un  jour  viendrait  peut-être 
où  le  mauvais  français  de  l'Académie  des  inscriptions  el  beltes- 
letires  causerait  la  ruine  de  celle  colonne  de  juillet,  qu'une 
bonne  inscription  latine  eût  sauvée. —  Nous  n'en  voulons  d'au- 
tres preuves,  disaient  ces  gens-là,  que  celle-ci  :  En  1 71)3 .  ce 


I/AKTISTK. 


peuple  qui  brisait  toute  chose,  depuis  le  trône  jusqu'aux  tom- 
beaux ,  a  respecté  dans  ses  mutilations  cruelles  les  beaux 
vers  latins  dont  le  grand  poète  Sanlcuil  a  décoré,  avec  tant 
de  grâce  et  d'esprit,  les  principaux  monuments  de  la  docte 
Montagne.  Ainsi  parlent  ces  gens-là  ;  mais  ce  sont  des  pé- 
dants, d'affreux  pédants  qui  ne  seront  jamais  d'aucune  aca- 
démie, pas  même  de  V Académie  des  inscriptions  et  belles-lettres. 
Il  en  est  d'autres,  el  ceux-là  donneraient  tous  les  vers  de 
Santeuil  pour  un  bon  article  du  National,  qui  soutiennent 
avec  quelque  raison,  que  pendant  qu'elle  était  en  train  de  faire 
de  l'histoire,  ce  qui  ne  lui  arrive  pas  toujours,  Y  Académie  des 
inscriptions  aurait  bien  pu  rappeler  que  si  cette  malheureuse 
colonne  de  juillet  est  élevée  à  la  gloire  de  tous,  elle  est  aussi 
élevée  à  la  mémoire  de  quelques-uns,  de  ceux  qui  sont  morts 
à  la  tâche.  Pauvres  victimes!  qui  n'ont  pas  plus  joui  de  leur 
gloire  que  s'ils  eussent  été  vivants ,  et  dont  les  ossements 
épars  au  Louvre,  dans  les  Halles,  dans  le  Champ-de-Mars, 
sur  la  place  du  Carrousel ,  partout,  excepté  dans  le  cimetière 
des  chrétiens  ,  seront  enfin  réunis  sous  cette  colonne  de  juil- 
let !  Ce  n'est  pas  le  cas  de  dire  :  que  la  terre  leur  soit  légère  ! 
Mais  enfm  on  demande  pourquoi  donc  dans  cette  inscription 
monumentale,  il  ne  sera  pas  question  des  héros  ensevelis  à 
cette  place.  A  cela  ,  V Académie  des  inscriptions  et  belles-let- 
tres peut  répondre  qu'elle  n'a  pas  eu  assez  d'espace,  qu'elle  a 
suivi  la  ligne  qu'on  lui  a  donnée,  et  qu'elle  eût  fait  volontiers 
cette  épitaphe ,  si  M.  le  ministre  de  l'intérieur  lui  avait  ac- 
cordé seulement  trois  lignes  de  plus,  de  neuf  à  vingt-cinq  let- 
tres.—  Tout  ceci  vous  apprendra  ,  je  l'espère,  à  ne  pas  juger 
trop  légèrement  les  inscriptions  de  l'Académie  des  inscriptions. 
—  Voulez  vous  maintenant  des  nouvelles  de  la  littérature 
et  des  beaux-arts?  elles  abondent  de  toutes  parts  ;  nous  avons 
eu  enfin,  depuis  plus  d'un  an  que  nous  les  attendons,  des 
nouvelles  de  plusieurs  beaux  tabeaux  de  l'exposition  der- 
nière. Le  lableau  de  M.  Marquet,  saint  Luc  écrivant  son  évan- 
gile sur  les  ruines  des  temples  païens,  a  été  accordé  à  la  ville 
de  Rennes,  qui  sera  bien  fière  et  bien  heureuse;  le  tableau 
de  M.  Long  ,  Ugolin ,  comte  de  la  Ghérardesca  ,  est  adressé 
au  musée  de  Toulouse  ;  le  lableau  de  M.  Champmarlin,  la 
Charité,  est  attendu  impatiemment  par  la  ville  de  Bar,  qui 
en  veut  décorer  la  grande  salle  de  son  hospice  ;  le  saint  Jean, 
du  même  auteur,  a  été  placé  dans  l'église  Saint- Roch,  dans 
la  chapelle  des  fonls  baptismaux,  avec  tous  les  honneurs  qui 
lui  sont  dus.  Voilà  pour  la  France.  A  Londres,  le  célèbre 
peintre  anglais  John  Martinn,  cet  homme  qui  fait  si  noir  et  dont 
on  admire  sur  parole  les  invenlions  nébuleuses,  a  terminé  un 
tableau  qui  représente  le  couronnement  de  la  reine  Victoria. 
Dans  ce  tableau ,  la  jeune  reine  est  occupée  à  ramasser  le 
comte  de  Koss  qui  fait  un  faux  pas  ;  c'est  là  une  singulière 
idée  pour  un  couronnement  ! — Autre  histoire  de  tableau  :  c'est 
une  marchande  de  bric-à-brac ,  qui ,  armée  d'une  éponge,  re- 
trouve un  tableau  perdu  du  Poussin.  A  ce  sujet ,  les  connais- 
seurs se  récrient  qu'ils  reconnaissent  la  Vierge  aux  Roses, 
qu'ils  n'ont  jamais  vue.  Ils  disent  que  Poussin  en  parle  dans 
une  lettre.  Dans  quelle  lettre?..  En  môme  temps,  ils  accablent 
d'injures  ce  pauvre  marquis  de  Pardaillan.  C'est  lui,  disent- 
ils,  qui,  pour  se  venger  du  Poussin,  avait  fait  couvrir  celte  toile 
d'un  ignoble  barbouillage.  Marquis  de  Pardaillan ,  sois  mau- 
dit! Mais  cependant,  avant  de  le  maudire,  ce  pauvre  marquis  , 
ne  serait-il  pas  beaucoup  plus  simple  de  s'informer  quel  besoin 


il  avait  de  se  venger  du  Poussin?  quel  intérêt  il  avait  à  se 
priver  si  maladroitement  d'un  chef-d'œuvre ,  comme  parait 
être  la  Vierge  aux  Roses?  et  enfin,  pourquoi  donc,  s'il  voulait 
à  toute  force  se  venger,  il  n'aurait  pas  tout  simplement 
anéanti  à  tout  jamais  et  la  Vierge  el  les  roses?  On  ajoute,  pour 
rendre  l'histoire  plus  vraisemblable,  qu'un  prince  russe  s'est 
rencontré  qui  offre  cinquante  mille  francs  du  susdit  Poussin. 
Nous  aurions  été  bien  étonnés,  à  ce  propos,  de  ne  pas  voir 
arriver  le  susdit  prince  russe  et  ses  cinquante  mille  francs  . 
dont  on  ne  veut  jamais. 

— On  a  parlé  d'une  Histoire  de  Napoléon  par  Déranger,  rien 
n'est  plus  vrai  ;  le  grand  poëte  qui  a  si  bien  compris  la  gloire 
impériale  et  qui  lui  a  donné  celte  immense  popularité  que  le 
poëte  partage  avec  le  héros,  s'est  enfin  décidé  à  quitter  le  vers 
pour  la  prose,  el  le  couplet  chanté  pour  l'histoire.  La  tentative 
est  hardie,  et  le  résultat  en  sera  à  coup  sûr  plein  d'intérêt.  Dans 
ce  travail ,  qui  lui  présentera  de  grandes  difficultés,  et  dans 
lequel  la  plume  même  de  M.  Thicrs  ne  sera  pas  trop  bonne  . 
Béranger  s'est  fait  aider  par  l'ancien  rédacleur  du  Globe . 
M.  Pierre  Leroux  ,  un  de  ces  esprits  sérieux  et  mécontents 
qui  auraient  réussi  très-fort,  s'ils  avaient  parfois  daigné  s'hu- 
maniser jusqu'à  parler  la  langue  vulgaire.  Au  reste ,  vous 
aurez  bientôt  un  échantillon  de  celle  Histoire  de  Napoléon. 
Déjà  la  préface  est  écrite;  et  dans  celte  préface,  l'auteur 
explique  avec  un  rare  bon  sens,  une  bonhomie  excellente 
qui  n'a  rien  déjoué,  comment  et  pourquoi  il  entreprend  cette 
histoire ,  lui  le  poëte  de  la  grande  armée ,  lui  qui  a  chanté 
depuis  l'Empereur  jusqu'à  la  canlinière.  C'est  bien  le  cas  de 
répéter  les  paroles  solennelles  de  Tacite  :  Summum  opus  ag- 
gredior. 

—  Qui  le  croirait?  M.  Dupin  l'alné  ,  le  procureur-général, 
l'illustre  el  ardent  orateur,  qui,  l'autre  jour  encore  ,  écrivait 
l'histoire  du  président  Dupincn  personne, souslafigurcdu  pré- 
sident Guy-Coquille;  eh  bien  !  il  oublie  un  instant  les  grandes 
affaires  ,  les  deux  ou  trois  fauteuils  qu'il  occupe  avec  tant  de 
gloire,  pour  s'occuper  uniquement,  je  vous  le  donne  en  cent, 
je  vous  le  donne  en  mille,  des  poésies  de  maître  Adam,  le 
menuisier  de  Nevers.  M.  Dupin  a  retrouvé  quelques  poésies 
égarées  de  ce  chansonnier  trop  loué  par  Voltaire,  il  a  re- 
trouvé même  le  porlrait  du  menuisier  de  Fîcvers,  et  mainte- 
nant M.  le  procureur-général  est  en  train  de  publier  ces  deux 
découvertes.  Singulière  occupation  littéraire,  dans  une  posi- 
tion pareille!  Que  dirait  le  premier  président  Matthieu  Mole? 
que  dirait  M.  le  chancelier  d'Aguesseau  ?  que  dirait  le  savant 
historien,  M.  de  Thou  ?  Mais  voici  bien  une  autre  nouvelle  !  en 
même  temps  qu'il  compose  sa  mercuriale  de  rentrée,  M.  Dupin 
est  en  train  d'écrire  pour  l'Académie-Krançaise  ,  l'éloge  du 
dernier  duc  Manciui-Nivernais,  espèce  de  r'Iorian  bâtard, 
dont  les  bouquets  à  Cbloris  et  les  petits  vers  ne  valent  pas 
certainement  le  grave  honneur  que  lui  fait  là  M.  le  procureur- 
général.  C'est  cependant  là  un  cas  prévu  par  le  poëte  Horace  : 
Il  est  doux  de  faire  des  sottises  en  temps  et  lieu  -.Dulceesldesipen 
in  loco. 

—  Autres  nouvelles  :  le  conseil  général  du  département  de 
la  Charente  approuve  beaucoup  le  projet  d'un  ingénieur  qui 
propose  de  pratiquer  un  tunnel  sous  la  Charente,  près  deRo- 
chefort.  A  quoi  sert  donc  l'exemple  du  tunnel  sous  la  Ta- 
mise ?  On  prétend  qu'une  fois  achevé  ,  ce  tunnel  ne  sera  plus 
bon  qu'à  montrer  aux  curieux  pour  de  l'argent;  chose  Irisle. 


78 


L'ARTISTE. 


en  effet ,  un  pareil  monument  qui  s'enfonce  sous  la  terre 
eomme  une  fosse  creusée  pour  les  morts!  Chose  triste,  un 
pareil  chemin  sans  soleil,  sans  verdure,  sans  paysage,  où 
l'eau  dégoutte  comme  dans  un  cachot,  où  vous  entrez  avec 
effroi ,  où  vous  marchez  avec  terreur  I  A  coup  sûr,  la  terre 
n'est  pas  faite  pour  être  sillonnée  ainsi  par  ces  taupinières 
industrielles,  où  l'homme  ne  pénètre  qu'en  rampant,  où  toute 
tète  se  doit  courher,  quelle  que  soit  sa  hauteur.  Tant  qu'il  y 
aura  quelque  chose  à  faire  sur  la  terre ,  gardez  avec  soin, 
pour  l'cnihcllir  comme  il  convient,  vos  maçons  ,  vos  trésors, 
vos  grands  architectes.  L'Évangile  l'a  dit  :  //  ne  faut  pas  met- 
tre la  lumière  tous  le  boisseau  ,  l'homme  sous  le  tunnel.  Vous 
voulez  franchir  la  rivière;  qui  vous  empêche?  Vous  avez  la 
rame  qui  brise  la  vague,  la  voile  qui  fait  du  vent  un  esclave, 
le  pont  de  granit  qui  jette  ses  arches  hardies  dans  les  pro- 
fondeurs du  fleuve,  le  pont  en  fil  de  fer  qui  se  balance  gra- 
cieusement dans  les  airs.  Encore  une  fois,  ne  nous  parlez  pas 
de  vos  horribles  tunnels;  c'est  une  extravagance  sans  exem- 
ple ,  sans  excuse  ,  surtout  lorsqu'on  peut  faire  autrement. 

—  Quand  nous  vous  disions ,  à  propos  du  daguérotype , 
qu'un  temps  viendrait  où  ce  bel  instrument  donnerait  la  gra- 
vure exacte  de  l'image  qu'il  reproduit,  nous  ne  pensions  pas 
être  si  près  de  la  vérité.  Voici  déjà  qu'un  jeune  et  savant  doc- 
teur en  médecine,  M.  Alfred  Donné,  a  reproduit  sur  le  pa- 
pier plusieurs  copies  de  cette  gravure  nouvelle ,  qui  com- 
plète au-delà  de  tout  ce  qu'on  pourrait  dire,  l'invention  de 
M.  Daguerrc.  Quelle  joie  est-ce  là  de  savoir  qu'enfin  nous  al- 
lons tous  être  appelés  à  notre  tour,  les  uns  et  les  autres,  à 
jouir  des  résultats  du  daguérotype!  Cette  copie  isolée  des 
plus  beaux  aspects  de  la  nature ,  elle  va  désormais  apparte- 
nir à  tous  et  à  chacun.  L'invention  de  M.  Donné  mérite  , 
à  ce  titre,  toute  notre  reconnaissance  et  tous  nos  éloges. 
Nous  avons  sous  les  yeux  les  premières  gravures  qu'il  a  ob- 
tenues ,  et  bien  que  ces  gravures  n'aient  pas  encore  atteint 
toute  la  netteté,  toute  la  pureté  du  dessin  primitif,  toujours 
faut-il  reconnaître  que  la  découverte  nouvelle  est  en  bon 
chemin.  Au  reste,  pareille  découverte  ne  nous  étonne  pas 
de  la  part  d'un  homme  comme  M.  le  docteur  Donné.  Il  y  a 
déjà  longtemps  que  l'Académie  des  Sciences  l'a  reconnu 
pour  un  habile  et  curieux  investigateur.  11  est  un  des  pre- 
miers qui  se  soient  servis  du  microscope  au  plus  grand  avan- 
tage de  la  science;  et  avec  cet  instrument,  dont  il  a  plus  que 
double  la  puissance,  il  a  marché  de  découverte  en  décou- 
verte ,  retrouvant  même  dans  la  corruption ,  même  dans  la 
mort ,  les  germes  les  plus  puissants  de  l'existence  et  de 
la  vie.  Voilà  donc  une  science  nouvelle  heureusement 
commencée ,  et  tenez-vous  pour  assuré  qu'elle  n'en  restera 
pas  là. 

—  L'Académie  des  Beaux-Arts  avait  été  chargée  par  M.  le 
ministre  des  affaires  étrangères  de  désigner  deux  artistes  pour 
accompagner,  le  crayon  à  la  main,  M.  le  chargé  d'affaires 
en  Perse.  C'était  là,  à  vrai  dire,  une  bien  petite  besogne  pour 
l'Académie  ,  d'autant  plus  que  ces  Messieurs ,  retranchés  dans 
leur  dignité,  ne  savent  guère  quels  sont  les  jeunes  talents,  en 
dehors  de  l'Académie,  les  plus  capables  d'accomplir  ces  péril- 
leux voyages.  M.  de  Déniidoff  avait  donné  en  ceci  un  grand 
exemple  que  M.  le  président  du  conseil  aurait  dû  suivre.  Quand 
M.  de  Déniidoff  entreprit  son  grand  voyage  dans  la  Russie 
Méridionale,  qui  a  produit  un  si  beau  livre  ,  il  ne  s'amusa  pas 


à  consulter  l'Académie  sur  le  choix  d'un  dessinateur;  il  s'a- 
dressa (oui  simplement  à  Itaflel.  et  s'il  en  avait  connu  un  plus 
digne,  il  l'eût  choisi.  Certes,  l'Académie,  qui  croit  s'y  con- 
naître, n'eût  jamais  songé  à  choisir  Itaffet  et  à  l'indiquera 
M.  de  Déniidoff.  Plusieurs  concurrents  se  sont  présentés  pour 
ce  voyage  en  Perse.  Il  s'en  serait  présenté  un  plus  grand 
nombre  ,  n'était  la  mesquine  rétribution  du  ministre  :  dix 
francs  par  jour  pour  tous  les  fiais  d'un  pareil  voyage! 
MM.  Coste,  architecte,  et  Eugène  lïandin,  peintre,  ont  été 
choisis  par  l'Académie. 

—  Le  corps  de  M.  Lafon.  ramené  de  si  loin  par  son  fils  en 
deuil,  est  arrivé  à  Paris  cette  semaine  ;  la  tristesse  a  été  gé- 
nérale parmi  les  amis  de  cet  artiste  excellent.  Les  dernier* 
devoirs  lui  ont  été  rendus  dans  l'église  de  Saint-Itoch ,  sa 
paroisse ,  et  tous  les  grands  noms  dans  les  arts  et  dans  les 
lettres  s'étaient  fait  un  devoir  d'assister  à  cette  triste  céré- 
monie, en  l'honneur  d'un  homme  dont  ils  aimaient  à  bon 
droit  le  caractère  et  le  taleut.  Ou  a  beau  parler  de  la  jalousie 
et  de  la  mauvaise  humeur  des  artistes  entre  eux,  toujours 
faut-il  reconnaître  que  dans  ces  occasions  solennelles  où  l'un 
d'eux  est  frappé  de  quelque  malheur  imprévu,  ils  se  retrou- 
vent tous  au  même  rendez-vous  de  deuil,  animés  de  la  même 
douleur  ,  et  faisant  à  leur  façon  ,  c'est-à-dire  à  la  façon  de* 
grands  artistes,  l'oraison  funèbre  de  celui  qui  n'est  plus. 

—  Ceci  vaut  bien  les  ovations  ridicules  dont  il  est  parlé  de 
temps  à  autre  à  propos  de  quelques  artistes  vivants  ,  et  dont 
nous  lisons  la  relation  dans  les  feuilles  les  plus  graves. 
Par  exemple,  les  journaux  racontent,  et  sans  rire,  qu'une 
cautalrice  de  l'Opéra  allemand  de  Vienne,  Mlle  Jenny  Lulzer. 
a  chanté  la  Juive  sur  le  Ihéàlre  naissant  de  Pesth,  en  Hongrie; 
et  tel  a  été  l'enthousiasme  des  bons  habitants  de  Pesth  ,  qu'ils 
se  sont  précipités  sur  les  pas  de  la  cantatrice  ,  qu'ils  se  sont 
attelés  comme  des  chevaux  à  sa  voiture,  qu'ils  l'ont  recon- 
duite jusqu'à  son  hôtel,  et  qu'arrivés  à  sa  porte ,  ils  lui  ont 
tendu  les  mains  comme  autant  de  mendiants  sollicitant  une 
relique  de  la  Diva.  Elle  alors ,  bonne  déesse  ,  leur  a  jeté  les 
plumes  de  son  chapeau;  et  comme  ces  fanatiques  criaient: 
encore!  encore!  elle  leur  a  jeté  à  la  tête  les  bonnets  de  se> 
femmes  de  chambre.  La  foule  s'est  retirée  emportant  cet 
grotesques  reliques  sur  son  cœur.  Puis,  les  mêmes  journaux, 
qui  racontent  sans  sourciller  de  pareilles  niaiseries,  insul- 
teront les  courtisans  de  Louis  XIV,  pour  avoir  salué  trop  bas 
celle  grande  Majesté.  —  Le  même  jour  où  l'on  proclamait  si 
haut  le  triomphe  de  Mlle  Jenny  Lulzer,  on  versait  des  larmes 
sur  le  fanatisme  des  femmes  du  dernier  rajah  de  l'Inde,  qui 
se  sont  jetées  sur  le  bûcher  de  leur  époux.  Nous  sommes 
loin  d'approuver  ce  trisle  usage  ;  mais  cependant,  si  vous 
trouvez  juste  et  raisonnable  que  toute  une  population  d'hon- 
nêtes gens  se  précipite  avec  cette  avidité  sur  les  rubans  des 
femmes  de  chambre  de  Mlle  Jenny,  pourquoi  donc  trouvez- 
vous  si  étrange  que,  selon  l'antique  usage,  et  comme  leur  re- 
ligion l'ordonne,  les  femmes  de  Hunjet-Singh  se  précipitent 
sur  le  bûcher  de  leur  époux? 

— Parlcz-nousdeHuhini.qui  vient  de  fareson  entrée  triom- 
phale à  Paris,  tiré  par  huit  du  vaux  tic  poste!  Piubini  a  été 
bien  honnête  de  ne  pas  en  mettre  douze  pendant  qu'il  était 
en  train.  Le  théâtre  de  Hubini  se  prépare.  Mlle  Ciulia 
Grisi  ne  chantera  pas  celle  année,  et  pour  cause;  mais 
vous  aurez  le  début  de  Mlle  Pauline  Garcia.  Fasse  le  ciel 


L'ARTISTE 


qu'elle  chante  plus  juste  sur  la  scène  que  dans  le  monde,  et 
qu'elle  n'abuse  pas  trop  du  souvenir  récent  de  sa  sœur  !  Ce- 
pendant l'administration  du  Théâtre-Italien,  renonçant  à  par- 
tager la  salle  de  l'Opéra,  préparc  la  salle  de  l'Odéon  pour  la 
rentrée  du  1"  octobre.  Ces  préparatifs  ont  été  si  loin  que 
administration  se  mettait  en  mesure  d'entourer  de  planches 
toutes  les  galeries  du  théâtre.  Déjà  même  on  avait  signifié 
par  huissier,  aux  infortunés  locataires  des  galeries,  qu'ils  eus- 
sent à  déguerpir  le25de  ce  mois.  C'étaient  là  autant  de  gens 
ruinés  sans  ressources.  La  désolation  était  générale  dans  le 
quartier  du  Luxembourg;  lorsqu'une  vois  qui  a  quelque  crédit, 
s'est  élevée  pour  démontrer  combien  c'était  une  chose  odieuse 
et  inutile  de  murer  un  pareil  monument,  de  sacrifier  des 
existences  acquises  à  la  commodité  de  quelques  laquais  de 
grandes  maisons.  La  réclamation  a  été  entendue.  Le  com- 
merce des  galeries  de  l'Odéon  a  été  respecté,  et,  Dieu  merci! 
c'est  bien  assez  insulter  le  monument  que  d'avoir  entouré, 
comme  on  l'a  fait,  les  colonnes  de  la  façade,  d'un  rang  de 
planches  qui  font  ressembler  ce  monument  à  un  tombeau. 

—  Dans  notre  énuraération  des  travaux  publics,  nous  avons 
oublié  la  fontaine  de  la  place  Richelieu,  exécutée  parMM.Vis- 
conti  elKlagmann.  Au  milieu  d'un  bassin  polygone  s'élève  un 
piedouche  en  belles  pierres  de  liais  polies.  Sur  ce  piedou- 
che  sera  placée  la  grande  vasque ,  portée  elle-même  par 
des  enfants  à  cheval  sur  des  dauphins. 

Au-dessus  de  la  grande  vasque  et  aux  quatre  coins,  deux 
naïades  et  deux  fleuves  rempliront  ce  bassin  d'une  eau  qui 
s'efforcera  d'être  abondante  et  pure.  Le  tout  sera  surmonté 
d'une  grande  figure  allégorique,  et  composera  un  monument 
dont  nous  parlerons  plus  en  détail. 

— Quant  au  monument  de  Molière  dont  nous  avons  souvent 
parlé,  et  dont  nous  parlerons  souvent  encore,  tant  qu'il  ne 
nous  sera  pas  bien  démontré  que  ce  grand  nom,  illustre  entre 
tous  les  noms  de  l'Europe  littéraire,  n'aura  pas  été  invoqué 
en  vain,  par  l'avarice  du  conseil  municipal,  ce  monument  est 
encore  une  question  jusqu'à  ce  jour;  on  n'a  songé  qu'à  placer 
une  statue  quelconque  au  sommet  de  cette  fontaine  qui  est  en 
ruines,  et  qu'il  faut  reconstruire.  Cette  fontaine,  on  la  voulait 
adosser  tout  simplement  contre  l'horrible  muraille  d'une 
maison  étroite  et  mal  construite,  qui  est  restée  à  nu  par  la 
démolition  de  la  maison  qui  masquait  la  rue  du  Hasard.  Ceux 
qui  n'ont  pas  vu  ce  mur  difforme,  déjeté,  sale,  hideux,  ne 
pourraient  jamais  se  figurer  qu'on  ait  jamais  songé  à  adosser 
un  monument  quelconque  contre  une  pareille  masure.  Il  fau- 
dra nécessairement,  si  cette  maison  est  respectée,  cacher  ce 
pignon  disgracieux  et  même  prolonger  le  monument  plus 
haut  que  les  cheminées.  Or,  il  s'agit  d'une  muraille  très- 
élroite,  et  quoi  que  fasse  l'architecte,  son  monument  ressem- 
blera toujours  à  une  immense  pierre  funèbre  du  Père-La- 
chaise,  destinée  à  inscrire  les  épitaphes  de  toute  une  géné- 
ration. Ce  que  voyant,  les  enthousiastes  de  Molière  et  les 
partisans  des  monuments  de  celte  grande  ville,  qui  veulent 
qu'on  varie  enfin  cette  rue  de  Richelieu,  encombrée  pres- 
que entièrement  par  la  Bibliothèque  Royale,  ont  proposé  tout 
simplement  d'abattre  la  susdite  maison,  afin  que  le  monument 
projeté  ne  fût  pas  sujet  à  reculement  plus  tard.  Dans  ce  nou- 
veau projet,  où  la  raison  et  le  bon  goût  trouvent  leur  compte, 
voici  ce  que  propose  l'architecte  M.  Viscouti  :  Vous  achetez 
la  maison,  vous  la  jetez  bas,  vous  donnez  au  monument  de 


Molière  la  moitié  de  cet  emplacement.  Sur  la  seconde  moitié 
de  ce  même  emplacement  vous  élevez  une  maison  riche,  élé- 
gante et  dont  l'architecture  soit  cri  harmonie  avec  le  monu- 
ment projeté.  De  cette  façon,  vous  n'avez  plus  un  trisle  pla- 
cage sur  une  muraille  qui  doit  crouler.  Le  sculpteur  est  à 
l'aise  aussi  bien  que  l'architecte.  Le  monument  s'élèvera 
dans  l'alignement  de  la  rue,  il  ne  luttera  pas  de  hauteur  avec 
des  cheminées  fumantes,  il  ne  sera  plus  appliqué,  comme  une 
devanture  de  boutique,  contre  une  maison  difforme.  En  un 
mot,  ni  l'archictectc,  ni  le  sculpteur,  ni  le  conseil  municipal, 
n'auront  plus  aucun  prétexte  pour  ne  pas  construire  à  cet  en- 
droit de  la  rue,  un  monument  tout  à  fait  digne  de  cet  enfant 
de  Paris  nommé  Molière,  illustre  et  excellent  génie  auquel 
pas  une  nation  de  ce  monde  ne  peut  rien  comparer. 

—  Celte  même  semaine ,  M.  Polonceau,  plus  célèbre  pour 
avoir  inventé  un  mauvais  bitume,  que  pour  avoir  construit 
le  beau  pont  de  la  Concorde,  a  proposé  de  replacer  sur  lee 
tympans  du  pont  d'Iéna  les  aigles  que  l'Empereur  y  avait 
fait  placer.  C'est  une  nouvelle  tout  comme  une  autre,  mais  il 
nous  semble  que  M.  Polonceau,  qui  a  travaillé  activement  à  la 
belle  route  du  Simplon,  pourrait  employer  plus  utilement 
celle  immense  activité  d'esprit  dont  le  ciel  l'a  doué. 

—  La  fin  de  la  semaine  a  été  attristée  par  la  nouvelle  de 
l'incendie  de  la  caserne  de  Nantes.  Les  détails  en  sont  affreux, 
et  celte  fois,  comme  toujours,  ont  été  donnés  de  grands  exem- 
ples d'abnégation  et  de  courage;  mais  ceci  n'est  pas  de  notre 
compétence.  Nous  sommes  les  historiens  des  beaux-arts,  et 
s'il  n'y  avait  pas  eu  des  hommes  morts  à  cet  incendie ,  nous 
aurions  pu  dire  :  Ce  n'est  rien,  c'est  une  caserne  qui  brûle, 
c'est  un  vieil  entrepôt  qui  s'écroule ,  c'est  de  l'ouvrage  pour 
les  architectes  et  les  maçons. 

—  Vous  aurez  remarqué  aussi  les  découvertes  de  M.  Te- 
xier  dans  son  trajet  de  Smyrne  à  Conslantinople;  sa  belle 
halte  dans  le  temple  d'Ephèse,  brûlé  par  Eroslrate,  renversé 
par  un  tremblement  de  terre  ;  admirable  amoncellement  de 
chefs-d'œuvre  où  se  retrouve,  dans  toute  sa  vérité,  l'art  athé- 
nien. Ces  ruines  sont  faciles  à  découvrir,  elles  sont  chargées 
d'inscriptions  et  de  bas-reliefs;  elles  sont  remplies  de  sta- 
tues; elles  appartiennent  à  qui  les  veut  prendre.  En  1814. 
le  prince  régent  d'Angleterre  acheta ,  au  prix  de  475,000  fr., 
les  marbres  de  Phigalie.  dont  la  description  est  contenue 
dans  le  grand  ouvrage  sur  l'expédition  de  Morée.  Nous  autres, 
nous  aurions  à  bien  meilleur  marché  les  fragments  du  temple 
d'Ephèse;  mais  nous  sommes  de  pauvres  connaisseurs;  quand 
nous  achetons  ,  nous  achetons  au  hasard ,  et  nous  payons  des 
prix  fous,  des  choses  sans  nom,  de  prétendus  tableaux  es- 
pagnols qui  obstruent  inutilement  les  galeries,  un  obélisque 
de  Luxor  qui  a  coûté  quatre  millions.  Quatre  millions  un 
morceau  de  pierre  que  nous  trouverions  tout  fait  dans  les  car- 
rières de  Montmarlre  !  A  ce  propos  ,  nous  avons  eu  l'autre 
jour  une  fausse  joie.  On  disait  que  le  feu  du  ciel  était  tombé 
sur  l'obélisque,  que  le  tonnerre  avait  réduit  en  poudre  ce 
fragment  muet  de  la  vieille  histoire,  et  qu'une  fois  encore  il 
n'y  avait  plus  rien  sur  l'emplacement  de  cet  horrible  écha- 
faud  où  le  roi  Louis  XVI  porta  sa  lêle  royale  et  innocente. 
Nons  avouons,  pour  notre  part,  que  la  nouvelle  nous  trouva 
peu  affligés.  Celte  pierre  placée  là  n'a  pas  de  sens  ;  elle  jette 
une  ombre  médiocre  sur  l'arc  de  triomphe  qui  l'absorbe  ;  clic 
interrompt  d'une  façon  désagréable  ce  vide  immense  cl  solcn- 


HO 


L'ARTISTE. 


nel.  Nul  ne  peut  dire,  à  la  honte  de  ce  siècle  ,  ce  qui  est 
écrit  sur  les  parois  de  ce  bloc  inerte.  Il  a  remplacé  un  monu- 
ment sérieux  de  repentir  et  de  respect,  auquel  avaient  droit, 
à  cette  même  place,  le  roi  et  la  reine  de  France,  et  cette 
sainte  qui  est  au  ciel  avec  eux ,  Mme  Elisabeth ,  égorgés  par 
des  cannibales.  La  difficulté  a  été  tranchée  par  l'obélisque, 
mais  non  pas  sauvée.  On  a  voulu  qu'il  y  eût  quelque  chose 
là  qui  ne  fût  pas  un  souvenir,  comme  si  la  chose  était  pos- 
sible. Donc,  à  la  grâce  de  Dieu  !  mais  cependant  qu'aurait-on 
lit  si  le  tonnerre ,  qui  s'est  tu  le  21  janvier,  avait  réduit  en 
poudre  l'obélisque  de  Luxor? 

Eu  fait  de  nouvelles,  la  plus  étrange,  la  voici  :  madame 
Sand  a  fait  recevoir,  au  Théâtre-Français,  un  grand  drame 
en  cinq  actes,  avec  prologue.  Ce  drame  a  été  reçu  à  la  ma- 
jorité que  voici  :  huit  voix  pour  la  réception,  trois  voix  en 
correction  ;  il  a  été  refusé  par  trois  t'oi'x.Nous  dirons  lesquelles 
de  ces  voix  avaient  raison. 


VARIETES  :  Réouverture.  —  L'Amour  ,  comédie  en  Irois  actes, 
mêlée  de  chants,  par  M.  RosiEn. 


'amoir,  l'esprit,  la  beauté  ou  l'or,  ces  qua- 
tre moyens  étant  donnés,  lequel  gagnera  le 
mieux  un  cœur  de  femme?  Telle  est  la  ques- 
tion délicate  et  tout  à  fait  digne  d'une  cour 
jd'iimour,  que  M.  Rosier  s'est  posée,  qu'il  a 
'  développée  dans  sa  nouvelle  comédie,  et  ré- 
solue en  faveur  de  l'amour.  Nous  sommes  tenté  de  dire  comme 
Thomas  Diaforus  :  distinguo;  dans  ce  qui  ne  regarde  pas  la 
possession,  concedo  ;  mais  dans  ce  qui  la  regarde,  nego.  En 
effet,  il  n'est  que  trop  vrai  que  les  femmes  s'achètent;  de 
bonne  heure  on  les  vend  à  un  mari,  si  bien  qu'elles  prennent 
l'habitude  de  se  regarder  comme  une  marchandise,  ou  du 
moinsassez  souvent  elles  ne  se  reconnaissent  de  valeur  qu'au- 
tant qu'on  met  la  fortune  à  leurs  pieds.  La  plus  triomphante 
des  femmes  est  celle  pour  laquelle  se  dépense  le  plus  d'or. 
L'amour,  l'esprit,  la  beauté,  peuvent  séduire,  entraîner  un 
moment  les  femmes;  mais  en  général  c'est  l'or  qui  les  ac- 
quiert; c'est  l'or  qui  assure  leur  possession.  Les  autres  mé- 


rites ne  font  que  la  dérober.  Il  en  était  autrement  sur  les 
bords  du  Lignou;  dans  ce  temps  pastoral,  l'amour  récompen- 
sait l'amour  : 

Si  qu'un  bouquet  donne  d'amour  proronde, 
C'était  donner  toute  la  terre  ronde. 

Cet  âge  heureux  n'est  plus;  il  s'agit  bien  d'un  bouquel 
vraiment!  La  moindre  figurante  du  boulevart  consomme  à  un 
galant  homme  de  prodigieuses  jardinières  renouvelées  tous 
les  jours,  non  pas  des  Grecs,  mais  de  la  marchande  de  fleurs 
du  coin. 

M.  Hosier  a  formulé  sa  théorie  d'une  façon  un  peu  trop  gé- 
néreuse, mais  avec  tant  d'originalité  qu'il  s'est  fait  pardonner 
des  opinions  si  excentriques.  M.  hosier  a  malheureusement 
trop  d'esprit  :  il  en  fait  abus  ;  et  ce  défaut,  ou  plutôt  l'excès 
de  celte  qualité,  rend  souvent  ses  pièces  trop  étincelantes. 
C'est  de  l'escrime  à  coup  d'épigrammes.  Chaque  personnage 
est  prompt  à  la  rispotc;  pas  un  ne  dira  comme  le  bourgeois 
gentilhomme  à  Nicole  :  Tu  me  pousses  en  tieree  avant  de  me 
pousser  en  quarte,  et  lu  n'as  pas  la  patience  que  je  pare.  Ils  sa- 
vent se  protéger  contre  les  coups  qu'on  leur  porte,  et  s'a- 
museulà  de  brillantes  feintes  pour  éblouir  les  yeux.  C'est  à 
l'école  de  Beaumarchais  que  M.  Rosier  s'est  instruit  :  il  sem- 
ble avoir  toujours  présente  à  l'esprit  la  scène  où  Figaro  et 
Basile  ne  se  ménagent  pas  de  dures  vérités.  Son  héros  n'est 
qu'un  autre  Figaro,  luttant  contre  trois  Almaviva  à  la  place 
d'un  seul.  Il  serait  temps  que  M.  Rosier  en  finit  avec  Beau- 
marchais, qui  lui  jouera  de  mauvais  tours  :  il  a  assez  de  va- 
leur en  lui-même  pour  n'imiter  personne. 

La  nouvelle  salle  du  théâtre  des  Variétés  a  été  décorée  avec 
soin  par  MM.  Séchan,  Feuchère,  Dielerle  et  Despléchin,  les 
décorateurs  habituels  de  l'Opéra.  Jamais  elle  n'a  été  plus  co- 
quette et  plus  riche.  Odry  et  ses  saltimbanques  ne  se  recon- 
naîtront plus.  Ils  croiront  avoir  fait  un  rêve  des  Mille  et  Une 
Nuits. 

La  pièce  de  M.  Rosier,  V Amour ,  a  dignement  inauguré  ce 
temple.  Le  début  de  Lafont  ajoutait  à  l'intérêt  qu'on  a  tou- 
jours accordé  aux  Variétés,  théâtre  amusant,  consacré  par  le 
rire  de  plusieurs  générations.  Lafont,  acteur  plein  d'intelli- 
gence et  de  goût,  ne  pouvait  manquer  de  réussir.  Il  est  du 
petit  nombre  de  ces  acteurs  qui  ont  leur  place  marquée  par- 
tout. Mlle  Meyer,  autre  transfuge  du  Vaudeville,  a  paru  fort 
piquante;  MlleQuaisain,  fort  distinguée;  niais  Mlle  Flore,  qui 
se  sentait  sur  sou  terrain,  a  eu  particulièrement  les  honneurs 
de  la  soirée.  Cazot  possède  une  excellente  figure  comique, 
qui  produit  toujours  son  effet.  N'oublions  pas  Brindeau;  il  a 
montré  de  la  chaleur.  Citons  surtout  Robert  Kemp ,  jeune 
acteur,  qui  a  déployé  beaucoup  d'aisance  et  de  bon  ton,  cl  qui 
a  eu  tort  de  quitter  la  Comédie-Française ,  où  il  reviendra 
certainement.  Il  vient  encore  d'entrer  à  ce  théâtre  une  de 
nos  plus  charmantes  actrices,  Mme  Crécy  ;  à  la  bonne  heure  ! 

IIippolyte  LUCAS. 


Typographie  de  Lacrampe  el  Comp. ,  eue  Damiellc,  S.  —  Fonderie  de  Thorer,  Virer  et  Moret. 


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■ 


L'ARTISTE. 


81 


DES  E1TY0IS  DE  HOME. 


TUS,    £(3TC3?TW1I\ 


!  des  Beaux  -Arls  s'est  rangée  à 
notre  avis,  autant  qu'il  était  en  elle,  dans 
le  jugement  du  Concours  de  Peinture  ;  nous 
en  félicitons  l'Académie,  car  si 
elle  a  été  inconséquente  avec  son 
passé  en  couronnant  un  ouvrage 
aussi  excentrique  à  ses  doctrines 
que  le  tableau  de  M.  Hébert,  elle  a  consacré  une  heu- 
reuse innovation  en  reconnaissant  le  mérite  de  ce  travail 
et  en  lui  décernant  le  grand  prix  ;  elle  s'est  rangée  à  notre 
avis,  disons-nous,  autant  qu'il  était  en  elle,  car  elle  ne 
pouvait,  en  donnant  deux  premiers  prix,  mettre  le 
deuxième  candidat  au  même  rang  que  M.  Hébert ,  parce 
que  la  pension  accordée  par  le  gouvernement  aux  élèves 
couronnés  par  l'Académie  est  une  somme  invariable,  qui 
ne  peut  être  ni  augmentée  ni  diminuée;  en  sorte  qu'on 
ne  peut  donner  deux  grands  prix  à  l'École  qu'autant  qu'on 
s'est  abstenu  d'en  décerner  un  l'année  précédente.  Ainsi 
un  seul  candidat  pouvait  être  envoyé  à  Home ,  et  dans  ce 
cas  l'opinion  publique  désignait  trop  énergiquement 
M.  Hébert,  pour  qu'il  fût  possible  d'en  choisir  un  autre. 
D'un  autre  côté  ,  chacun  des  trois  candidats  les  plus 
rapprochés  du  prix  par  le  mérite  de  leur  peinture,  ayant 
déjà  obtenu  une  deuxième  couronne  qui ,  en  vertu  du 
règlement,  ne  peut  se  donner  deux  fois  au  même  élève, 
il  a  fallu  leur  passer  sur  le  corps  et  aller  chercher  un 
quatrième  concurrent,  qui  n'a  en  réalité  obtenu  que  le 
linquième  rang,  pour  lui  donner  le  second  grand  prix. 

2'  SÉRIE  ,  TOME  IV,  Ge  LIVRAISON 


Tandis  qu'à  travers  toute  cette  complication  de  cir- 
constances l'Académie  se  ralliait  à  nos  idées  pour  ju- 
ger du  Concours  de  Peinture  ,  elle  appréciait  également 
la  justesse  de  nos  observations  sur  l'insuffisance  de  l'en- 
seignement accordé  à  l'Ecole  aux  élèves  d'architecture , 
et  pour  y  répondre  elle  a  fait  insérer  dans  les  journaux 
l'avis  officieux  de  la  réouverture  du  cours  de  mathéma- 
tiques de  M.  Courtial,  qui  commencera,  à  l'École  des 
Beaux-Aris,  le  lundi  C  janvier  18-VO.  On  annonce  en  même 
temps  que  les  connaissances  exigées  des  élèves  pour  le 
premier  degré  d'examen  sont  :  1°  l'arithmétique  ;  2ula  géo- 
métrie élémentaire  ;  3°  l'algèbre ,  compris  la  résolution 
des  équations  du  premier  et  du  second  degré;  4°  la  géo- 
métrie descriptive  dans  toutes  ses  parties  :  on  insistera 
particulièrement  sur  les  contacts  des  surfaces ,  leurs  in- 
tersections et  leur  raccordement.  Cet  avertissement  ne  dit 
rien  du  second  ni  du  troisième  degré  d'examen;  mais  ils 
devront,  à  en  juger  par  celui-là,  envelopper  l'universalité 
des  connaissances  mathématiques.  Voilà  certainement  de 
la  science  autant  qu'il  en  faut  pour  fermer  la  bouche  au 
critique  le  plus  déterminé  :  nous  nous  permettrons  ce- 
pendant de  faire  observer  que  nous  n'avons  jamais  ré- 
voqué en  doute  l'existence  du  cours  et  des  examens  de 
mathématiques  à  l'École  des  Beaux-Arts.  Ce  que  nous 
avons  nié ,  c'est  la  réalité  des  connaissances  que  l'on 
semble  exiger  des  élèves.  Si  véritablement  ces  connais- 
sances sont  exigées  à  l'avenir,  nous  ne  pourrons  qu'ap- 
plaudir à  une  pareille  innovation  ;  nous  ferons  remar- 
quer seulement  que  si  ces  exigences  étaient  sérieuses, 
il  y  aurait  peu  de  professeurs  qui  se  trouveraient  di- 
gnes d'assister  aux  leçons  qu'ils  donnent  à  leurs  élèves. 
Mais  il  est  temps  d'en  venir  à  l'exposition  des  envois 
de  Borne.  Nous  commencerons  par  louer  sans  réserve  le 
paysage  de  M.  Buttura.  Les  lauréats  de  la  villa  Médicis 
ne  nous  avaient  pas  accoutumés  à  des  études  aussi  con- 
sciencieuses, à  une  manière  aussi  large ,  à  un  sentiment 
aussi  élevé ,  à  une  interprétation  aussi  intelligente  des 
beautés  de  la  nature  italienne.  C'est  une  vue  prise  dans 
les  environs  de  Subiaco,  une  vue  de  ce  fameux  val  d'En- 
fer où  saint  Benoît  est  allé  cacher  sa  retraite ,    pour 
dérober  au  monde  le  secret  de  sa  pénitence.  C'est  un  ra- 
vin profond ,  dans  une  vallée  perdue  entre  des  monta- 
gnes vigoureusement  accidentées;  à  droite,  quelques  fa- 
briques ombragées  de  beaux  arbres,  qui  dominent  un 
grand  plateau  de  verdure  très-heureusement  disposé; 
plus  bas  à  gauche,  un  autre    plateau  moins   impor- 
tant qui  fuit  dans  l'espace;  et,  plus  bas  encore,  un  tor- 
rent qui  apparaît  un  instant  entre  les  escarpements  des 
montagnes ,  et  dont  on  devine  le  passage  à  travers  leurs 
sinuosités  ,  bien  loin  encore  au-delà  de  l'espace  où  le 
regard  ne  peut  plus  le  suivre  :  tout  cela  est  si  facilement 
rendu ,  si  heureusement  trouvé ,  si  largement  compris , 
que  nous  nous  sommes  laissés  aller  au  plaisir  de  le  voir, 
sans  songer  à  nous  demander  si  cela  était  bien  ou  mal , 

11 


K2 


L'AUTISTE. 


si  nous  devions  louer  ou  blâmer,  sans  songer  môme 
que  nous  étions  là  venus  exprès  pour  en  rendre  compte. 
Cependant,  maintenant  que  nous  ne  sommes  plus  en 
présence  de  cette  peinture,  il  nous  semble  qu'elle  man- 
que généralement  de  finesse  ,  et  qu'elle  aurait  pu,  cà  et 
là ,  être  accentuée  avec  une  énergie  plus  précise ,  plus 
saisissante  ;  le  ciel,  particulièrement,  ne  nous  a  pas  laissé 
un  souvenir  aussi  satisfaisant  que  le  reste  du  paysage. 
M.  Buttura  profite  dignement  des  études  qu'il  lui  a  été 
donné  de  faire  en  Italie,  et  son  tableau  de  cette  année 
révèle  des  progrès  qui  dépassent  de  beaucoup  tout  ce 
que  nous  connaissions  de  lui ,  et  principalement  son 
paysage  de  concours ,  celui  de  tous  ses  ouvrages  avec 
lequel  nous  pouvons  en  faire  plus  facilement  la  com- 
paraison. 

Une  comparaison  de  ce  genre  ne  serait  pas  aussi  favo- 
rable à  la  peinture  de  M.  Papety.  Le  tableau  qui  lui  a 
valu  le  prix  est  un  ouvrage  plus  complet,  et  d'un  effet 
plus  accentué  que  la  figure  d'étude  qu'il  a  envoyée  cette 
année.  Celte  femme  couchée  est  d'une  couleur  grise  et 
froide,  d'une  forme  molle  en  môme  temps  qu'exagérée 
en  plusieurs  endroits;    elle  manque  généralement  de 
finesse  aussi  bien  dans  le  dessin  que  dans  la  couleur. 
Et  pourtant  c'est  une  gracieuse  et  élégante  étude  de 
femme,  quoique  rendue  avec  une  recherche  moins  sa- 
vante que  minutieuse.  En  effet,  malgré  le  parti  pris  de  ne 
tenir  compte  ni  de  l'efl\:tni  de  la  couleur,  la  peinture  de 
M.  Papety  ne  manque  pas  d'un  certain  charme  d'exécu- 
tion qui  la  fait  supposer,  au  premier  coup  d'œil ,  étu- 
diée avec  plus  de  sévérité,  rendue  avec  plus  de  préci- 
sion, qu'elle  ne  l'est  en  réalité.  Le  mouvement  général 
de  cette  figure  est  assez  heureux,  mais  le  mouvement 
des  hanches  et  le  raccourci  du  bras  gauche  sentent  la  ma- 
nière et  la  prétention  ;  cela  peut  être  vrai  sans  doute,  mais 
cela  n'est  pas  bien  trouvé.  Nous  ne  voyons  pas  pourquoi 
les  artistes  ne  s'attacheraient  pas  de  préférence  à  la  re- 
cherche de  la  vérité  la  plus  vraie,  c'est-à-dire  la  plus  es- 
sentielle, la  plus  générale,  plutôt  qu'à  celle  de  cette  vérité 
de  hasard  que  présente  accidentellement  tel  ou  tel  modèle, 
dans  telle  pose  ou  tel  mouvement.  Certes,  la  double  gibbo- 
sité  de  M.  Mayeux  est  d'une  vérité  incontestable,  mais 
c'est  de  la  vérité  de  bas  étage,  bonne  tout  au  plus  à  faire 
rire  dans  une  caricature  grotesque,  et  qui  ne  peut  avoir 
rien  de  commun  avec  le  grand  art  des  grands  artistes. 
Les  artistes  supérieurs  font  vivre  des  types  ;  les  hommes 
ordinaires  s'arrôtent  aux  bizarreries  des  organisations 
particulières. 

Nous  reviendrons  à  la  première  occasion  sur  ce  sujet, 
qui  est  trop  vaste  et  trop  important  pour  être  traité  en 
quelques  lignes.  On  a  tant  parlé  de  vérité  et  de  nature 
depuis  quelques  années  ;  on  a  tant  discuté  sur  ce  sujet , 
à  tort  et  à  travers,  qu'il  serait  temps  enfin  de  tâcher 
de  s'entendre,  et  de  déterminer  pour  cela  ce  que  peut  et 
doit  ôtre  la  véritk  dans  les  arts. 


Mais  nous  en  étions  à  la  figure  de  M.  Papety,  et  nous 
voulions  seulement  faire  observer  une  chose,  c'est  que  ce 
n'est  pas  répondre,  lorsqu'on  reproche  à  une  œuvre  d'art 
un  vice  essentiel  d'harmonie,  comme  l'exagération  du 
mouvement  des  hanches  de  celte  étude ,  ce  n'est  pas  ré- 
pondre que  de  venir  dire  :  Le  modèle  a  donné  cela. 
Eh  !  tant  pis  pour  le  modèle  ,  et  tant  pis  pour  vous 
qui  l'avez  copié;  le  plus  beau  modèle  n'est  qu'un  ac- 
cident de  la  vitalité  humaine ,  plus  ou  moins  dé- 
formé par  les  circonstances  du  milieu  dans  lequel  il 
s'est  développé;  tant  pis  pour  vous  si  vous  ne  voyez 
rien  au-delà,  et  si  vous  ne  cherchez  pas  le  type,  l'idéal 
de  votre  figure  dans  un  ordre  de  vérité  plus  élevé. 

Nous  insistons  là-dessus  à  propos  de  l'étude  de  M.  Pa- 
pety, parce  que  c'est,  à  notre  sens,  la  peinture  la  plus 
sérieusement  abordée  qui  nous  soit  venue  de  Rome  celte 
année.  Cependant,  les  pieds  et  les  genoux  ne  sont  pas 
suffisamment  étudiés  ;  et,  malgré  le  charme  et  la  recher- 
che avec  lesquels  la  tôle  et  la  poitrine  ont  été  rendues , 
on  y  souhaiterait  encore  plus  d'ampleur  et  de  précision. 
La  figure  du  fond  n'est  qu'une  malheureuse  imitation  de 
la  Vénus  deMilo.  C'est  une  chose  certainement  très-per- 
mise  que  d'utiliser,  dans  la  composition  d'une  œuvre 
d'art ,  un  mouvement ,  une  pose ,  une  action  trouvée 
par  les  grands  artistes  de  l'antiquité.  Raphaël  et  Poussin 
l'ont  fait  avec  succès;  mais  c'est  jouer  avec  la  massue 
d'Hercule,  comme  disait  Virgile  quand  on  lui  reprochait 
d'utiliser  quelques  passages  des  poésies  d'Homère ,  et  il 
faut  ôtre  hercule  pour  y  réussir. 

MM.  Blanchard  et  Murât  se  présentent  avec  des  ou- 
vrages d'un  caractère  très-différent ,  et  il  y  a  une  dis- 
tance assez  considérable  entre  le  mérite  de  leurs  compo- 
sitions. Celle  de  M.  Blanchard  n'est  qu'une  étude  assez 
froide  représentant  Hercule  qui  reprend  les  bœufs  que  Ca- 
cus  lui  avait  volés;  le  Tobie  de  M.  Murât,  au  contraire . 
est  un  tableau  arrangé  avec  grâce,  et  rendu  avec  une 
certaine  habileté  pratique,  suffisante  pour  faire  passer 
par-dessus  bien  des  défauts ,  mais  insuffisante  pour  pro- 
duire un  tableau  de  quelque  énergie,  de  quelque  vérité . 
et  de  quelque  puissance. 

Nous  avons  rencontré  cette  môme  habileté  pratique 
dans  le  travail  de  M.  Roger.  La  Prédication  de  saint 
Jean  dans  le  désert  est  une  de  ces  peintures  sur  les- 
quelles il  est  fort  difficile  de  se  prononcer.  Vous  n'y 
trouverez  ni  défaut  choquant,  ni  qualités  éminentes: 
cela  est  sage ,  rangé,  modéré ,  médiocre  ;  c'est  de  la 
peinture  qui  s'entreprend  sans  passion ,  qui  se  poursuit 
sans  insomnie ,  qui  se  termine  sans  inquiétude  ;  les 
qualités  ordinaires  y  sont  nombreuses.  Le  saint  Jean  est 
heureusement  disposé;  les  auditeurs  sont  assez  bien 
groupés ,  assez  habilement  rendus  ;  il  y  a  des  intentions 
assez  heureuses,  soit  dans  leur  expression,  soit  dans 
leur  attitude;  mais  tout  cela  est  d'un  calme,  d'une  sa- 
gesse qui  va  jusqu'à  la  froideur;  tout  est  fait  de  la  mê- 


L'ARTISTE. 


«:i 


nie  brosse  patiente  et  raisonnable  ;  tout  cela  est  coloré 
de  la  même  couleur  terne  et  sans  vie  ;  et  puis  il  n'y  a 
point  d'air  entre  les  figures;  le  paysage  est  aussi  rap- 
proché que  les  têtes.  La  figure  couchée  sur  le  premier 
plan  est  maniérée  et  prétentieuse,  et  l'aveugle  qui  ar- 
rive dans  le  fond,  conduit  par  une  jeune  femme,  n'est 
pas  bien  trouvé  dans  la  place  où  le  peintre  a  jugé  à 
propos  de  le  placer. 

Quelques-unes  des  figures  du  tableau  de  M.  Roger 
prêtent  à  laprédication  du  précurseur  du  Christ  une  atten- 
tion assez  bien  comprise  ;  mais  l'expression  de  quelques 
autres  n'a  pas  été  aussi  heureusement  rendue.  La  femme 
accroupie  tout  auprès  de  saint  Jean  a  dans  Je  regard  le 
vacillement  somnolent  de  l'ivresse,  bien  plus  que  l'incerti- 
tude du  doute  ;  et  puis  tous  les  personnages  ont  le  même 
œil,  dessiné  de  la  même  façon,  qui  regarde  du  même  côté 
avec  la  même  expression.  Saint  Jean-Baptiste  est  heu- 
reusement ajusté,  comme  nous  l'avons  dit;  mais  sa  per- 
sonnalité est  complètement  manquée  ;  ce  n'est  pas  là  le 
mangeur  de  sauterelles  de  l'Évangile,  ce  n'est  pas  la  voix 
criant  dans  le  désert.  Cependant,  il  ne  manque  pas  en 
Italie  de  personnifications  saisissantes  de  ce  type  extra- 
ordinaire ;  et  dans  Raphaël  même ,  dans  les  ouvrages  de 
ce  peintre  si  exactement  vrai,  si  pur,  si  correct  en  même 
temps,  M.  Roger  eût  trouvé  la  plus  admirable  et  la  plus 
complète  des  figures  de  saint  Jean-Baptiste  que  l'art  ait 
encore  produites  à  notre  connaissance  :  le  saint  Jean- 
Baptiste  de  la  Vierge  au  Donataire. 

Mais  Baphaël  est  si  peu  compris  par  les  gens  même  qui 
le  citent  le  plus  souvent  et  qui  ont  la  prétention  de  con- 
tinuer son  école  !  Allez  donc  reconnaître  la  Vision  d'Ézé- 
chiel  du  Sanzio  dans  le  dessin  qu'en  a  fait  M.  Bridoux, 
et  que  probablement  il  va  se  mettre  à  graver  dans  le  cou- 
rant de  l'année  prochaine  !  Nous  avons  vu  de  M.  Bridoux 
différents  ouvrages  dans  lesquels  le  travail  de  gravure 
était  assez  bien  entendu  ;  et  nous  regretterions  de  lui 
voir  perdre  son  temps  à  reproduire  son  dessin  de  la  vi- 
sion d'Ezéchiel.  S'il  a  réellement  l'intention  de  graver 
ce  tableau ,  nous  lui  conseillerons  d'en  faire  ou  d'en 
faire  faire  un  autre  dessin. 

Pour  avoir  cherché  bien  haut  la  source  de  ses  inspira- 
tions, M.  Jourdy  n'a  pas  réussi  à  faire  de  son  Christ  re- 
tirant des  limbes  les  âmes  des  justes  morts  sans  baptême, 
autre  chose  qu'une  esquisse  aussi  insignifiante  que  pos- 
sible. On  ne  croirait  jamais  qu'il  est  allé  demander  un 
sujet  au  quatrième  chant  du  terrible  poëme  du  Dante, 
tant  il  l'a  interprété  d'une  façon  froide  et  molle.  Les  trois 
Craces  qu'il  a  copiées  d'après  l'un  des  pendentifs  peints 
par  Raphaël  aux  voûtes  de  la  Farnésine  ,  sont  plus  con- 
sciencieusement faites,  et  surtout  rendues  avec  plus  d'in- 
telligence. Mais  M.  Jourdy  est  resté  à  une  telle  distance 
de  Raphaël,  que  sa  copie  suffit  à  peine  à  en  rappeler  l'ap- 
parence ;  ce  n'est  que  la  reproduction  timide  et  commune 
d'une  œuvre  des  plus  grandes  et  des  plus  énergiques. 


La  copie  en  marbre  de  M.  Chnmbai  t  vaut  mieux  sous 
plus  d'un  rapport;  mais  ce  n'est  pas  encore  là  le  Zenon 
du  statuaire  de  l'antiquité.  Au  reste,  nous  n'insisterons  pas 
davantage  là-dessus  ;  c'est  un  travail  ingrat  et  fastidieux 
que  celui  d'une  copie  ;  les  grands  artistes  n'ont  jamais 
été,  que  nous  sachions,  des  copistes  Irès-renommês. 

Il  y  a  des  gens  qui  n'aiment  pas  la  tête  d'étude  de 
M.  Bonnassieux;  elle  a  cependant  des  qualités  éminentes, 
et  surtout  elle  se  distingue  par  une  franchise  et  une 
netteté  d'exécution  très-remarquables.  Nous  voudrions 
bien  en  pouvoir  dire  autant  de  son  Mercure  endormant 
Argus.  Le  gardien  de  la  fille  d'Inachus  est  d'une  nature 
tellement  obtuse  et  inintelligente  dans  le  bas-relief  de 
M.  Bonnassieux  ,  que  l'épouse  de  Jupiter  n'aurait  pas 
donné  elle-même  une  grande  preuve  d'intelligence  en 
confiant  à  un  tel  individu  la  garde  de  sa  rivale.  Mercure 
n'est  pas  non  plus  le  Mercure  du  mythe  antique ,  le 
Mercure  d'Eschyle,  si  souple,  si  adroit,  si  cauteleux, 
si  rusé  ;  et  puis  la  belle  Io  ,  Io  changée  en  génisse  par 
Jupiter  pour  la  soustraire  à  la  vengeance  de  Junon.  Io 
n'est  ni  suffisamment ,  ni  convenablement  exprimée  par 
les  deux  cornes  qui  apparaissent  sur  le  champ  du  bas-relief 
à  côté  de  la  tête  d'Argus.  Oh  !  M.  Bonnassieux ,  quand 
on  veut  traiter  de  pareils  sujets ,  quand  on  veut  donner 
de  la  réalité  aux  idéalités  que  le  génie  d'Eschyle  a  fait 
vivre  et  agir,  il  faudrait  s'inspirer  davantage  des  subli- 
mes inventions  du  poëte ,  tâcher  de  pénétrer  sa  pensée  , 
ou  de  comprendre  au  moins  le  caractère  extérieur  de  ses 
personnages.  Car  Eschyle,  c'est  la  poésie  faite  homme, 
c'est  la  profondeur  de  la  pensée,  c'est  la  netteté  de  l'in- 
telligence,  c'est  la  sublime  élévation  du  génie,  qui  voit, 
qui  sent,  qui  exprime  et  caractérise  avec  une  telle  auto- 
rité et  une  telle  puissance,  que  l'empreinte  indélébile  de 
son  ongle  de  lion  reste  sur  tout  ce  qu'il  a  touché.  D'après 
les  autres,  vous  pouvez  faire  tout  ce  qu'il  vous  plaira  : 
mais  Eschyle,  le  poëte  tant  de  fois  couronné  dans  les  jeux 
publics  et  tant  applaudi  au  théâtre,  celui-là  nous  le  dé- 
fendrons envers  et  contre  tous,  et  nous  ne  souffrirons 
pas  qu'on  nous  le  déforme,  qu'on  nous  le  défigure.  Nous 
l'aimons,  parce  qu'il  est  simple  et  naïf  autant  que  pro- 
fond et  sublime  ;  nous  l'aimons ,  parce  que  ses  créations 
vivent  et  palpitent,  parce  que  sa  pensée  est  sublime  de 
profondeur,  sa  forme  sublime  de  pureté  ;  nous  l'aimons, 
parce  qu'il  vivait  à  l'aventure  sa  noble  vie  de  poëte . 
parce  qu'il  prenait  peu  de  souci  des  graves  intérêts  d  ai  - 
gent,  qui  occupent  tant  les  grands  génies  de  notre  temps  : 
nous  l'aimons  parce  qu'il  avait  le  sentiment  de  sa  dignité 
et  de  son  indépendance.  Si  Démosthènes  lui  reprochait 
de  ne  pas  mettre  assez  d'eau  dans  son  vin  :  —  Tais-toi. 
buveur  d'eau,  répondait-il.  Que  Démosthènes  boive  de 
l'eau ,  c'est  justice  :  il  fabrique  tranquillement  et  ;i  loisir 
desdiscours  polis  dont  les  périodes  léchées  sentent  l'huile . 
Mais  Eschyle  ,  c'est  le  poète,  le  Vates,  l'inspiré  :  il  boit  a 
sa  soif  et  travaille  à  ses  heures  :  quand  le  démon  lob- 


H\ 


L'AIITISTE. 


sèdc ,  quand  l'inspiration  déborde,  il  crée  Prométhée , 
les  Perses,  ou  les  Suppliantes.  Voilà  le  poëte  que  nous 
aimons,  parce  qu'il  fut  le  plus  grand  entre  tous  les  poètes 
de  l'antiquité. 

C'est  à  Eschyle  aussi  que  M.  Ottin  a  emprunté  le 
sujet  de  son  bas-relief,  Thésée  terrassant  Procusle;  mais 
il  fallait  produire  d'abord  un  Thésée  et  un  Procuste 
auxquels  la  pensée  pût  reconnaître  quelque  vraisem- 
blance, et  non  pas  un  Thésée  tellement  affadi,  un  Pro- 
custe si  décoloré,  que  l'esprit  le  moins  exigeant  ne  sau- 
rait s'en  contenter.  Le  Thésée  passerait  encore,  et,  avec 
un  peu  de  bonne  volonté,  on  finirait  par  y  voir  le  héros 
de  la  tragédie  grecque  ;  mais  Procuste,  il  n'y  a  pas  moyen 
de  le  justifier  tel  que  l'a  interprété  M.  Ottin  :  ce  n'est  pas 
là  le  féroce  tyran  dont  la  jalousie  cruelle  est  devenue 
proverbiale.  Le  Procuste  d'Eschyle  inspire  l'horreur  et 
l'effroi  ;  mais  celui  de  M.  Ottin  fait  naître  des  impres- 
sions très-différentes.  C'est  une  nature  si  bourgeoise, 
si  commune,  si  évidemment  inoffensive,  que,  si  un 
pareil  homme  s'emportait  jusqu'à  la  menace,  on  lui 
rirait  au  nez  et  on  lui  tournerait  le  dos  en  haussant  les 
épaules. 

Le  sujet  de  M.  Simart  est  encore  emprunté  aux  poé- 
sies d'Eschyle  :  c'est  Oreste  réfugié  à  l'autel  de  Pallas. 
On  nous  avait  annoncé  une  statue  en  marbre ,  et  nous 
avions  entendu  dire  beaucoup  de  bien  à  l'avance  de  cette 
ligure.  Nous  conviendrons  que,  malgré  l'effet  défavo- 
rable que  produisent  généralement  les  succès  promis  à 
une  œuvre  d'art,  nous  n'avons  pas  trouvé  l'Orestc  de 
M.  Simart,  bien  qu'il  n'en  ait  exposé  que  le  plâtre,  in- 
férieur à  ce  qu'on  nous  en  avait  dit.  C'est  une  belle  statue 
pleine  de  mouvement  et  d'élégance ,  dont  la  pose  exprime 
bien  la  pensée  de  l'auteur.  Peut-être  la  tète  ne  la  rend- 
elle  pas  tout  à  fait  au  môme  degré ,  ou  du  moins  avec  la 
môme  précision  ;  mais  elle  est  bien  comprise  dans  son 
mouvementet  accentuée  avec  un  talent  incontestable.  La 
poitrine  a  paru  trop  plate  et  trop  affaissée  à  certaines 
gens,  qui,  dans  leur  préoccupation  académique,  vou- 
draient toujours  voir  la  même  nature  appliquée  à  toutes 
les  individualités,  et  qui  ne  comprennent  pas  les  diffé- 
rences qu'apporte  dans  l'apparence  de  la  forme  exté- 
rieure l'action  de  tel  sentiment,  de  telle  passion,  ou 
môme  l'influence  plus  immédiate  de  telle  attitude  plutôt 
que  de  telle  autre.  Quoi  qu'on  en  ait  pu  dire,  la  figure 
de  M.  Simart  est  bien  comprise  et  convenablement  dis- 
posée dans  son  ensemble;  seulement  certaines  parties  ne 
nous  ont  pas  semblé  assez  complètement  rendues.  Ce- 
pendant nous  ne  chicanerons  pas  M.  Simart  à  propos  de 
quelques  négligences  de  détail  qui  s'aperçoivent  çà  et  là 
sur  le  modèle  en  plâtre  de  sa  figure.  On  conçoit  très- 
bien  qu'un  sculpteur  qui  compose  une  statue  avec  l'in- 
tention de  l'étudier  en  marbre  ne  s'attache  qu'aux  dispo- 
sitions générales  dans  l'exécution  de  son  modèle,  et  qu'une 
fois  l'ensemble  de  ses  dispositions  arrêté,  il  ne  s'amuse 


pas  à  pousser  cette  première  étude  jusqu'à  une  recherche 
et  un  fini  qui  seraient  sans  intérêt  comme  sans  but,  du 
moment  qu'il  a  l'intention  de  mettre  lui-même  la  dernière 
main  à  son  marbre,  et  de  ne  pas  s'en  fier,  comme  tant 
d'autres,  au  travail  du  praticien  pour  ce  qui  tient  à  l'exé- 
cution définitive.  C'est  d'ailleurs  un  pauvre  sculpteur  que 
celui  qui  s'en  remet  à  la  main  d'un  manœuvre,  si  habile 
qu'on  puisse  le  supposer,  d'un  mercenaire,  d'un  étranger, 
pour  l'achèvement  de  son  ouvrage. 

L'importance  donnée  aux  praticiens  dans  la  sculpture 
moderne  est  à  elle  seule  un  signe  incontestable  de  la 
décadence  de  l'art.  On  conçoit  l'emploi  d'un  manœuvre 
pour  dégrossir  un  bloc  de  marbre  d'après  un  modèle 
fait  à  son  usage;  mais  pour  pousser  un  peu  avant  l'exé- 
cution de  la  statue,  pour  la  terminer,  ce  n'est  pas  trop 
de  l'artiste  tout  entier. 

Ce  n'est  pas  trop  de  tout  l'art  des  plus  grands  artistes 
pour  fixer  sur  la  pierre  la  vie,  le  mouvement,  la  beauté, 
l'expression  ;  ce  n'est  pas  trop  de  toute  la  sublime  inspi- 
ration du  génie,  de  toute  l'audace,  de  toute  l'énergie  du 
maître  pour  préciser  sur  la  face  de  Moïse  le  caractère  de 
sauvage  grandeur  et  de  sublime  inspiration  que  lui  a 
donné  Michel-Ange  ;  ce  n'est  pas  trop  de  la  perfection 
du  ciseau  d'un  grand  sculpteur  de  l'école  grecque  pour  as- 
souplir les  flancs,  rendre  palpitantes  les  chairs  de  la  Vé- 
nus de  Milo,  pour  la  faire  vivre  dans  la  vérité  luxu- 
riante des  formes  de  la  femme ,  dans  la  majestueuse 
pureté  des  formes  de  la  déesse;  ce  n'est  pas  trop  de 
Phidias  pour  arrêter  la  forme  des  figures  des  Propylées. 
Aussi  ne  pouvons-nous  croire  que  les  praticiens  aient  eu 
grande  part  dans  la  réalisation  de  ces  chefs-d'œuvre. 

Pour  en  revenir  à  M.  Simart ,  nous  le  féliciterons 
d'avoir  pris  le  parti  de  travailler  lui-même  le  marbre  de 
sa  statue ,  au  risque  de  ne  pas  l'avoir  terminé  à  temps 
pour  l'exposition  des  Petits-Augustins;  et  nous  l'atten- 
dons au  Salon  pour  dire  toute  notre  pensée  d'un  ou- 
vrage dont  ce  que  nous  connaissons  nous  fait  bien  au- 
gurer dès  aujourd'hui. 

A  l'architecture,  maintenant  !  Nous  dirons  peu  de  chose 
sur  les  travaux  des  architectes  ;  d'abord  ,  parce  que  la 
place  nous  manque  pour  rendre  un  compte  détaillé  et 
porter  un  jugement  motivé  sur  les  projets,  les  études  et 
les  restaurations  de  chaque  lauréat;  et  puis  il  faudrait 
pour  cela  sortir  des  limites  du  cadre  que  nous  nous 
sommes  tracé  ,  et  jeter  nos  lecteurs  au  travers  d'appré- 
ciations et  de  considérations  techniques ,  dont  l'aridité 
inévitable  aurait  probablement  l'inconvénient  de  les  fa- 
tiguer sans  profit.  Nous  laissons  donc  à  la  Revue  spéciale 
destinée  aux  architectes  et  aux  ingénieurs .  qui  va  pa- 
raître sous  la  direction  de  M.  César  Daly ,  l'un  des  plus 
savants  et  des  plus  habiles  de  nos  jeunes  architectes ,  le 
soin  de  traiter  ces  matières  avec  toute  l'étendue  et  toute 
l'importance  dont  elles  sont  dignes  ;  et  nous  nous  conten- 
terons, quant  à  nous,  d'examiner  rapidement  de  notre 


L'AUTISTE. 


85 


point  de  vue  ,  les  qualités  essentielles  et  les  défauts  les 
plus  saillants  des  ouvrages  envoyés  de  Rome. 

M.  Guénepin ,  élève  de  première  année ,  s'est  attaché 
à  reproduire  différents  monuments  du  temps  de  la  répu- 
blique romaine  ;  c'est  :  le  Temple  de  la  Fortune  virile , 
ceux  de  Junon  Matuta,  de  la  Piété,  de  l'Espérance,  le 
Tabularium,  le  Tombeau  de  Bibulus  et  celui  d'un  Boulan- 
ger. Dans  chacune  de  ces  études,  pour  lesquelles  les  mo- 
numents existants  lui  fournissaientlous,  ouàpeuprès  tous 
les  renseignements  nécessaires,  M.  Guénepin  s'est  atta- 
ché à  reproduire  fidèlement  le  caractère  de  l'époque.  V 
a-t-il  réussi?  pas  complètement,  à  notre  sens;  mais  on 
ne  doit  pas  moins  lui  savoir  gré  de  la  bonne  volonté  qu'il 
y  a  mise  :  il  n'est  pas  si  ordinaire  aux  élèves  de  l'École 
de  copier  juste  les  monuments  qu'ils  ont  à  reproduire , 
accoutumés  qu'ils  sont,  par  leur  éducation,  à  déformer 
systématiquement  leurs  modèles .  pour  les  ramener  a  un 
type  unique  et  invariable  dont  on  les  a  de  longue  main 
habitués  à  répéter  la  formule. 

M.  Baltard ,  dont  nous  avons  admiré ,  l'an  passé  ,  une 
restauration  du  théâtre  de  Pompée  ,  plus  magnifique 
que  complètement  motivée,  en  est  revenu  à  peu  près  à 
la  formule  de  l'École  dans  son  projet  de  Conservatoire  de 
musique;  c'est  un  palais,  ni  plus  ni  moins,  avec  cours, 
jardins,  portiques  et  colonnades,  dans  lequel  un  hémi- 
cycle garni  de  gradins  rappelle  à  peine  la  destination 
de  l'édifice.  M.  Baltard  s'est  souvenu  qu'il  allait  revenir 
à  Paris,  et  que,  pour  avoir  accès  dans  les  grands  travaux 
du  gouvernement,  il  fallait  éviter  de  blesser  la  suscepti- 
bilité des  professeurs  de  l'École. 

La  restauration  du  Temple  d'Hercule ,  à  Cora ,  par 
M.  Famin,  non  plus  que  celles  de  la  Maison  d'Auguste, 
du  Temple  palatin ,  de  la  Bibliothèque  palatine  et  du 
Théâtre  de  Caligula  ,  par  M.  Clerget ,  ne  sont  pas  ap- 
puyées sur  des  renseignements  assez  positifs  pour  qu'on 
puisse  les  regarder  comme  autre  chose  que  des  études 
de  fantaisie  dans  le  goût  de  l'architecture  romaine.  A  ce 
point  de  vue,  elles  ne  manquent  pas  d'intérêt  à  plu- 
sieurs égards  ;  cependant  on  y  rencontre  quelquefois 
des  formes  qui  indiqueraient  une  époque  beaucoup  plus 
moderne  quecelle  que  l'histoire  a  fixée  pour  la  construc- 
tion des  monuments  auxquels  elles  sont  attribuées. 

La  maison  du  Faune,  oude  la  grande  mosaïque,  àPom- 
peï,  est  une  restauration  d'un  plus  grand  intérêt,  parce 
que  M.  Boulanger,  qui  en  est  l'auteur,  avait  à  sa  dispo- 
sition des  matériaux  plus  nombreux  et  des  renseigne- 
ments plus  positifs  que  ceux  dont  ses  condisciples  ont  pu 
se  servir  pour  se  diriger  dans  leurs  travaux  analogues. 
M.  Boulanger  possédait  le  plan  tout  entier  de  son  monu- 
ment, et  l'élévation  du  rez-de-chaussée  jusqu'au-dessus 
du  chapiteau,  quelquefois  même  jusqu'à  la  corniche  du 
premier  ordre,  avec  de  nombreuses  indications  pour  les 
dispositions  de  la  partie  supérieure  :  aussi  son  étude  est- 
elle  remarquable  comme  reproduction  d'une  des  princi- 

2e    SÉRIE,    TOME    IV,    6e    LIV. 


pales  habitations  de  la  ville  romaine  enfouie  depuis  près 
de  deux  mille  ans.  C'est  une  chose  remarquable  et  digne 
d'intérêt,  que  de  voir  dans  une  de  ces  petites  villes  per- 
dues au  pied  du  Vésuve,  un  luxe,  une  grandeur,  une 
magnificence,  une  pureté  de  goût  et  une  convenance  de 
distribution  qu'on  ne  rencontrerait  à  un  égal  degré  dans 
pas  une  des  capitales  de  l'Europe  moderne  ;  qu'étaient-ce 
donc  que  les  habitations  des  grands  personnages  des 
grandes  villes?  qu'étaient-ce  donc  que  les  palais  des 
empereurs  ? 

Mais,  à  tout  prendre  ,  cet  art  romain  que  l'Académie 
envoie  étudier  à  ses  élèves,  ce  n'est  qu'un  art  de  seconde 
main ,  un  art  de  décadence  ,  une  déformation  de  l'art 
grec  ;  et  pour  on  bien  comprendre  la  valeur  plastique 
aussi  bien  que  la  convenance  d'application,  il  serait  in- 
dispensable d'en  étudier  le  type  primitif,  la  forme  ori- 
ginale ;  nous  ne  concevons  donc  pas  pourquoi  l'Académie 
n'a  pas  «ncore  pris  le  parti  d'envoyer  ses  lauréats  passer 
une  ou  deux  années  en  Grèce,  pour  y  compléter  leurs 
études  et  acquérir  une  connaissance  un  peu  plus  géné- 
rale des  phases  du  développement  de  l'art  antique.  Nous 
ne  dkons  rien  de  l'art  arabe,  non  plus  que  de  l'art  bysan- 
tin.  L'Académie  estime  peu  maintenant  l'arabe,  et  mé- 
prise souverainement  le  bysantim  Espérons  cependant 
qu'elle  finira  par  comprendre  qu'un  artiste  éclairé  doit 
tenir  compte  de  toutes  les  manifestations  dans  lesquelles, 
le  génie  de  l'homme  a  exprimé  sa  puissance. 


MORT 


De  l'AcadAnie-Françaist 


iinsii  i  u  Michaud,  qui  vient  de 
mourir  dans  un  âge  avancé,  mais 
encore  tout  plein  de  cet  esprit  fin  et 
délicat  qui  n'a  jamais  manque  à  si 
conversation  non  plus  qu'à  ses  livres, 
était  à  tout  prendre  un  des  hommes 
les  plus  distingués  de  ce  temps-ci.  Sa 
renommée  n'était  pas  une  de  ces  renom- 
mées bruyantes,  avides  d'éclat  et  toujours  sur  la  défen- 

19 


80 


L'ARTISTE. 


sivc;  mais,  pour  être  modeste  et  cachée,  elle  n'en  était 
peut-être  que  plus  réelle  et  plus  sûre.  Cet  homme,  qui 
a  pris  sa  place,  et  une  place  des  plus  remarquables, 
parmi  les  défenseurs  de  l'ordre,  de  lautorité  et  de  la 
croyance ,  descendait  cepondnnt  en  ligne  directe  de  Vol- 
taire, le  roi  du  siècle  passé.  Il  appartenait,  par  son 
style,  par  son  ironie  facile,  par  sa  moquerie  ingénieuse, 
par  ce  coup  d'œil  net  et  rapide  jeté  sur  les  hommes  et 
sur  les  choses,  à  l'école  voltairienne;  seulement,  dans 
la  grande  lutte  qui  a  partagé  et  qui  partage  encore  la 
société  européenne ,  M.  Michaud  avait  pris  parti  pour 
la  vieille  royauté,  pour  la  vieille  croyance,  pour  les 
vieilles  mœurs,  pour  tout  le  passé  poétique,  chrétien  et 
convaincu  de  la  France.  Jusqu'à  la  fin  de  sa  vie ,  il  a  été 
fidèle  à  sa  noble  vocation;  il  a  défendu  sa  cause  avec 
loyauté  et  courage.  Dans  ce  parti  royaliste,  dont  il  était 
un  des  chefs  les  plus  considérés,  il  s'est  placé  naturelle- 
ment du  coté  des  vaincus  ;  mais  ceci  a  besoin  de  quel- 
ques explications. 

Ce  parti  royaliste,  dont  les  prémisses  sont  si  belles  ,  si 
grandes,  si  glorieuses,  mais  dont  les  conclusions  sont 
souvent  insensées  et  funestes ,  malheureuse  opinion  qui 
s'est  perdue  par  la  vanité  et  par  l'ambition  ,  se  divise  ou 
plutôt  se  divisait  naturellement ,  sous  la  Restauration  , 
en  deux  fractions  bien  distinctes  ,  les  vieux  royalistes 
et  les  nouveaux  :  les  vieux  royalistes ,  qui  avaient  été 
mis  au  monde  avec  des  droits ,  des  devoirs ,  des  préju- 
gés, que  rien  ne  leur  avait  fait  oublier,  ni  l'exil,  ni  môme 
l'échafaud  ;  les  nouveaux  royalistes  ,  gentilshommes 
bâtards,  improvisés  de  la  veille,  inconnus  à  l'œil-dc- 
bœuf  de  Versailles,  sans  nom ,  sans  patrimoine,  sans 
épéc,  mais  non  pas  sans  intrigue,  sans  ambition  et 
sans  talent. 

Les  uns  et  les  autres,  quand  la  maison  de  Bourbon 
fut  remise  en  honneur  dans  cette  France  impériale  qui 
savait  à  peine  le  nom  de  ses  nouveaux  maîtres ,  se 
mirent  à  assiéger  ce  trône  nouvellement  rétabli  et  si 
fragile;  les  uns  demandèrent  leurs  anciens  privilèges, 
leurs  vieux  honneurs,  le  rétablissement  des  dignités 
perdues,  s'appuyant  sur  l'antique  histoire,  réclamant 
les  privilèges  de  leur  blason;  pendant  que  les  autres, 
les  royalistes  de  la  veille,  ne  s'inquiétaient  que  de  for- 
tune et  de  puissance.  Ces  derniers  étaient  les  habiles  ; 
ils  auraient  donné  tous  les  tabourets  de  l'antique  Ver- 
sailles pour  une  place  au  conseil  des  ministres  ;  ils  au- 
raient changé  le  cordon  bleu  contre  un  sourire  du  roi 
Louis  XVIII.  En  gens  d'esprit  qu'ils  étaient,  ils  savaient 
fort  bien  que  les  anciens  colons  d'Hartwell ,  les  émigrés 
de  Coblcntz,  les  hommes  qui  n'avaient  conservé  que 
de  grands  noms,  se  contenteraient  des  vanités  du  pou- 
voir; pour  eux,  ils  visaient  au  solide.  A  l'abri  de  ce 
trône  qu'ils  n'avaient  pas  relevé,  ils  aspiraient  à  gou- 
verner la  France ,  et ,  par  la  France  ,  l'Europe.  L'am- 
bition de  ces  gens-là ,  qui  sont  les  mêmes  sous  tous  les 


régimes,  a  tout  perdu  ;  mais  ceci  n  est  pas  de  notre  sujet . 
et  nous  en  avons  dit  assez  pour  expliquer  l'honorable 
position  de  M.  Michaud  dans  le  cœur  des  royalistes  qui 
n'étaient  que  fidèles,  qui  auraient  rougi  d'être  habiles. 

Cet  homme  de  tant  d'esprit  et  de  loyauté  avait  été  de 
bonne  heure  tout  ce  qu'il  fallait  être  pour  se  porter  le 
défenseur  immédiat  des  regrets,  des  prétentions,  des 
droits,  si  vous  voulez,  de  la  vieille  cause  royaliste.  Il 
était  né  d'abord  un  poëte  ;  mais  à  l'instant  même  où  cette 
jeune  imagination  allait  s'ouvrir  à  toutes  les  influences 
poétiques;  à  cette  heure  solennelle  de  la  langue  fran- 
çaise, où  la  langue,  fouillée  et  travaillée  dans  tous  les 
sens  par  Voltaire  ,  par  Diderot,  par  Montesquieu  et  par 
eux  tous,  promettait  aux  écrivains  à  venir  des  destinées 
encore  nouvelles,  il  arriva  tout  à  coup  que  dans  cette  so- 
ciété de  France,  le  mouvement  marcha  si  vite,  que  ce 
mouvement  devint  tout  simplement  une  révolution.  Le 
oix-huitième  siècle,  qui  se  croyait  le  maître  de  l'univers, 
s'arrêta  tout  à  coup,  étonné  de  se  voir  remplacé  par  quel- 
que chose  qui  n'était  pas  lui ,  qui  était  quelque  chose  de 
mieux  que  lui  peut-être.  A  coup  sûr  c'était  plus  que  Vol- 
taire, c'était  Mirabeau  ;  c'était  plus  que  le  Contrat  Social, 
c'était  plus  que  V  Esprit  des  Lois,  c'était  la  Constitution  de 
1789,  c'était  l'Assemblée  Constituante.  Alors  le  moyen 
d'èlrc  un  poëte.  je  vous  prie?  Mais  plus  tard  encore, 
quand  cette  vieille  société  se  mit  lâchement  à  tendre 
la  tête  au  bourreau  ;  quand  tous  ces  hommes  qui 
avaient  porté  si  glorieusement  le  sceptre  et  Pépée ,  la 
couronne  et  la  initie  ;  quand  toutes  ces  femmes,  dont  le 
sourire  était  une  loi,  n'eurent  plus  d'autre  courage  qui- 
le  lâche  courage  de  l'échafaud  ,  alors  encore  dans  ce  mo- 
ment-là,essayez  doncd'êlreun  poëte  !  Ditesdoncà  la  Ter- 
reur qui  hurle  dans  les  carrefours  :  Fat*  silence,  et  laisse- 
moi  chanter  mes  amours!  Hélas!  le  plus  grand  poëte  de 
celte  affreuse  époque,  le  plus  grand  poëte  des  temps  mo- 
dernes, André  Chénier,  l'a  tenté  vainement;  vainement  il 
a  voulu  élever  sa  voix  chaste  et  pure  au  milieu  de  ces  or- 
gies sanglantes;  le  bourreau  a  brisé  de  ses  mains  cette 
lyre  antique;  André  Chénier  est  mort,  comme  Boucher 
est  mort,  comme  ils  sont  morts  les  uns  et  les  autres 
égorgés  par  la  même  main  parricide  ,  tous  ceux  qui 
avaient  dans  la  tête  une  idée  et  de  la  probité  dans  le 
cœur. 

Eh  bien!  telle  était  la  conviction  poétique  de  M.  Mi- 
chaud ,  que  même  au  plus  fort  de  ces  annales  san- 
glantes, il  obéit  à  l'inspiration  qui  le  poussait.  Vous 
pensez  que  ce  jeune  homme,  honnête  et  bon  ,  d'une  fa- 
mille honorable,  élevé  par  des  parents  ro]  alistes  et  chré- 
tiens, pénétré  des  saines  doctrines  que  le  dix-septième 
siècle  a  léguées  à  la  France  comme  son  plus  bel  héritage. 
devait,  lui  aussi,  partager  à  son  tour  l'honneur  de  ces 
proscriptions  qui  n'épargnaient  que  les  bourreaux.  Lui 
aussiil  fut  donc  décrété  de  conspiration  ;  sa  tête  fut  criée 
sur  les  places  publiques ,  comme  un  objet  de  prix  que  le 


I.    \HT1STL. 


87 


comité  de  salut  public  avait  égaré;  ce  fut  dans  ce  mo- 
ment de  terreur  générale  et  de  proscription  pour  lui- 
même,  au  moment  où  il  n'y  avait  plus  dans  le  royaume 
ni  roi,  ni  reine,  ni  le  trône,  ni  l'autel,  au  moment  où 
lui-même  pouvait  être  dénoncé  aujourd'hui  et  jugé, 
c'est-à-dire  condamné  demain,  que  le  jeune  proscrit  se 
mit  à  écrire ,  dans  un  vieux  château  respecté  par  les 
démolisseurs,  sous  de  vieux  arbres  que  la  hache  n'avait 
pas  tranchés,  — plus  heureux  en  ceci  que  la  maison  de 
Bourbon,  — le  Printemps  d'un  Proscrit,  ce  beau  poëme  si 
calme,  si  recueilli ,  d'une  poésie  si  pure  et  si  intime,  qui 
serait  à  la  première  place  parmi  les  poèmes  de  Delillc. 
Et ,  à  ce  propos,  admirez ,  je  vous  prie ,  les  consolations 
de  la  poésie ,  et  combien  elle  donne ,  à  ceux  qui  l'ai- 
ment dignement ,  de  résignation  et  de  courage  !  Au  plus 
fort  des  réactions  sanglantes  du  triumvirat,  Cicéron  met 
la  dernière  main  à  son  plus  bel  ouvrage.  Sénèque  meurt 
en  corrigeant ,  dans  son  bain ,  les  derniers  chapitres  de 
sa  philosophie.  Lucain,  ce  grand  poète,  aimé  à  bon 
droit  de  Corneille,  se  hâte  de  lire  la  Pharsale  avant  que 
le  tyran  ne  lui  envoie  l'ordre  de  mourir.  Le  Satyricon 
de  Pétrone  a  été  écrit  dans  un  bain  d'eau  chaude  et  de 
sang.  André  Chénier  a  dicté  ses  plus  beaux  vers  à  la 
Conciergerie,  une  heure  avant  l'échafaud.  Oui,  la  poésie 
est  une  toute-puissante  consolatrice,  elle  est  comme  une 
religion  bienfaisante,  elle  est  la  modération  des  jours 
heureux,  elle  est  le  courage  des  jours  de  deuil ,  elle  est 
plus  que  la  puissance,  elle  est  la  force.  Aussi,  quand  une 
nation  succombe,  plaignez-les  tous  ces  malheureux  éper- 
dus qui  lèvent  les  mains  en  criant  :  Domine,  salca  nos, 
perimus!  Seigneur,  sauvez-nous!  nous  périssons .'  Plaignez 
le  roi!  plaignez  la  reine!  plaignez  l'enfant  royal,  qu'un 
savetier  tue  à  coups  de  pied  !  plaignez  les  victimes!  plai- 
gnez surtout  les  bourreaux  !   mais  ne  plaignez  pas  les 
poètes  ! 

Dans  ce  tcmps-lù,  chose  honorable  à  dire  pour  les 
gens  d'intelligence,  pour  ces  héros  de  la  paix  et  des 
guerres  civiles,  pas  un  d'eux,  même  sous  le  couteau 
fatal,  même  dans  la  prison,  même  dans  l'exil,  n'a  inter- 
rompu sonœuvre  commencée.  L'un,  qui  s'appelait  Lavoi- 
sier.  condamné  à  mort,  demande  quelques  jours  pour 
achever  ses  expériences  sur  la  lumière  :  on  le  tue.  L'au- 
tre, qui  s'appelait  Iîailly,  écrivait  encore  le  jour  de  sa 
mort.  Celui-ci,  inoffensif  s'il  en  fut,  tendre  et  galant 
berger  de  la  peinture  de  Watteau ,  méditait  une  idylle 
sur  les  amours  de  Tircis  et  de  Chloé,  à  l'instant  même  où 
le  trieur  public,  —il  y  en  avait  jusque  dans  les  campa- 
gnes. —  cria  sous  ses  fenêtres  sa  condamnation  à  mort. 
Alors  le  chalumeau  tomba  des  mains  de  notre  berger,  et 
il  mourut  au  milieu  de  sa  pastorale  commencée;  celui- 
là  s'appelait  Florian.  J'en  vais  citer  un  autre,  nommé 
Condorcet  ;  c'était  un  philosophe,  mais  aussi  c'était  un 
grand  seigneur.  Il  voulait  l'égalité  ,  mais  à  condition  que- 
tous  les  hommes  auraient  les  cheveux  bien  peignés,  et 


les  mains  également  bien  lavées.  Proscrit,  comme  c'élail 
son  droit  d'homme  de  goût ,  de  politesse  et  de  bon  sen> 
M.  de  Condorcet  avait  consenti,  enfin,  à  mettre  une  car- 
magnole ,  à  couvrir  sa  belle  tête  d'un  bonnet  rouge  ,  à 
:  s'affubler  d'une  horrible  culotte,  qui  en  faisait  un  sans- 
culotte;  en  un  mot,  il  avait  dépouillé  tant  qu'il  avait  pu 
le  vieil  homme  ;  mais  cependant ,  dans  cette  abnégation 
profonde,  il  ne  put  se  séparer  du  dernier  ami  qui  lui  res- 
tait, du  plus  fidèle  de  tous  et  qui  l'a  trahi  pourtant,  — 
cet  ami,  c'était  Horace;  —  le  sans-culotte  Condorcet 
assis  à  une  table  de  cabaret,  et  mangeant  le  pain  bis  de 
la  liberté,  se  mita  fouiller  dans  les  guenilles  dont  il  était 
couvert,  et  il  en  tira  un  beau  petit  livre  dans  lequel  il  se 
mit  à  lire  cette  belle  ode  du  poêle  latin  à  sa  république  : 

. ...  0  (ravis! 

Kefercnl  in  marc  te  no»  i 
Klucius!  0  :  <|uicl  a^is  ? .    . 

II  en  était  là  de  sa  lecture ,  quand  ces  terroristes  de 
cabaret  lui  arrachèrent  des  mains  son  beau  livre,  et  le 
jetèrent  dans  un  cachot,  où  il  fut  trouvé  mort  le  len- 
demain. 11  s'était  empoisonné  en  répétant  le  jmilmu 
et  tenacem  de  son  poète  favori. 

Donc,  sachons  bon  gré  à  M.  Michaud  d'avoir  obéi  si 
jeune  encore,  et  sans  arrière-pensée,  à  l'inspiration  poé- 
tique qui  s'éveillait  en  lui.  Son  poëme  ne  serait  pas  un 
si  beau  livre,  que  ce  serait  encore  l'œuvre  d'un  grand 
courage.  Au  milieu  de  toutes  ces  lâchetés  étranges,  in- 
croyables, de  tout  un  peuple  qui  tend  le  cou  au  bourreau, 
comme  l'agneau  ne  le  tend  pas  au  boucher,  c'est  une 
grande  consolation,  savez-vous,  que  de  voir  quelque;- 
hommes  isolés  protester  par  leur  esprit  contre  ces  lâche- 
tés lamentables!  Ainsi  M.  Lava  faisant  représenter  1.1  ni 
des  Lois;  M.  Legouvé  écrivant  le  Mérite  des  Femmes  et 
la  Mort  d'Abel;  Delille  bravant  avec  le  courage  d'un 
homme  qui  a  peur  les  proscriptions  de  son  époque: 
ainsi,  la  vieille  Comédie-Française  jetée  en  prison  tout 
entière  pour  être  restée  dévouée  aux  gentilshommes 
de  la  chambre,  ses  protecteurs  et  ses  soutiens  naturels  . 
ce  sont  là  autant  de  faits  qui  honorent  la  littérature  de 
ce  siècle.  Bien  plus,  songez  donc!  au  moment  où  la  ter- 
reur était  partout ,  un  jeune  gentilhomme  ,  nomme  Cha- 
teaubriand ,  au  milieu  des  forêts  de  l'Amérique  ,  sous  la 
hutte  d'un  Sauvage ,  apprenant  par  hasard  la  mort  du 
roi  Louis  XVI ,  accourait  en  toute  hâte  du  fond  de  ce 
riant  exil,  pour  apporter  à  la  cause  de  la  civilisation  le 
généreux  appui  du  plus  immense  talent  poétique.  Tais 
ont  été  les  travaux  généreux  de  la  poésie  moderne 
ainsi  elle  a  été  fidèle  a  sa  mission  divine  de  foi ,  d'espé- 
rance et  de  charité. 

Dans  le  nombre  de  ces  heureux  poètes  qui  ont  ose 
chanter  durant  ces  horribles  époques,  il  faut  placer  au 
premier  rang  M.  Michaud.  Son  livre,  tout  rempli  du 


88 


L'ARTISTE. 


calme  et  silencieux  amour  de  la  campagne,  révèle  pour- 
tant, à  chaque  vers,  la  triste  préoccupation  de  cette  épo- 
que sanglante.  On  comprend  que  si  la  terreur  n'a  pas 
pénétré  dans  cette  âme  si  innocente  et  si  jeune,  elle  a  pé- 
nétré cependant  sous  ces  beaux  ombrages,  au  bord  de  ces 
Ilots  limpides,  dans  ces  jardins  remplis  de  fleurs,  dans 
ces  sillons  verdoyants  d'où  s'élance  l'alouette  matinale, 
en  chantant  cette  chanson  éternelle  qui  ne  prévoit  ni 
les  révolutions  ni  les  tempêtes.  Bien  plus  qu'aucun  des 
poèmes  écrits  à  ce  moment  de  funèbre  mémoire ,  le  Prin- 
temps d'un  proscrit  se  ressent  de  cette  tristesse  partie 
d'un  cœur  honnête ,  d'une  âme  innocente;  même  dans 
ses  plus  heureux  instants  d'enthousiasme,  nous  retrou- 
vons, dans  cette  jeune  poésie  quelque  chose  du  malheur 
des  temps.  Ainsi  s'explique,  indépendamment  du  mérite 
de  ce  vers  net,  rapide  et  bien  pensé,  le  grand  succès  de 
ce  beau  poëme;  cette  fois  la  douleur  était  sans  emphase, 
et  surtout  sans  imprécation  et  sans  colère.  Elle  était  na- 
turelle et  simple  comme  toute  douleur  qui  vient  du 
fond  de  l'âme;  elle    était  dégagée  de  toute  vengeance 
et  de  tout  remords.  C'était  là  véritablement  la  plainte 
touchante  et  éloquente  d'un  jeune  homme  qui  ne  sait 
pas  pourquoi  donc  il  est  proscrit,  mais  qui  accepte  la 
proscription  comme  une  conséquence  nécessaire  de  cette 
révolution  qu'il  ne  comprend  pas  encore.  La  modération 
môme  de  cette  poésie  en  a  fait  le  succès.  La  France  l'a 
écoutée  comme  une  consolation  inespérée  ;  elle  s'est  re- 
posée, en  lisant  ces  beaux  vers,  des  vociférations  de  la  tri- 
bune; elle  a  trouvé  dans  ce  poëme  beaucoup  moins  de 
malédictions  que  d'espérances,  et  véritablement  telle  était 
la    fatigue    dans    laquelle   ce   malheureux  pays  était 
entré,    à  force   de  douleurs   et  de  misères,  qu'il  ne 
demandait  pas   mieux  que  d'oublier.  Seulement,  cha- 
cun cherchait  l'oubli  à  sa  manière  ;  ceux-ci  dans  l'exil , 
ceux-là  sur  les  tombeaux  renversés  de  leurs  ancêtres, 
les  uns  à  la  guerre,  où  ils  se  montraient  parmi  les  plus 
braves,  les  autres  dans  les  saturnales  du  directoire, 
quelques-uns  dans  la  religion  à  laquelle  ce  malheureux 
peuple  revenait  déjà  ;  d'autres  enfin  se  consolaient  par  la 
culture  des  beaux-arts.  Ils  se  réfugiaient  dans  la  philo- 
sophie ou  dans  les  belles-lettres,  comme  dans  un  port 
assuré.  Us  relisaient  les  vieux  poëtes,  ils  ramassaient 
dans  la  poussière  de  nos  révolutions  les  rares  débris  de 
nos  bibliothèques  et  de  nos  musées  ;  enfin  ils  protégeaient 
de  leurs  vœux  et  de  leurs  louanges  les  jeunes  poëtes  de- 
meurés fidèles  au  culte  des  vrais  dieux.  A  ce  compte,  ils 
ont  protégé  et  encouragé  de  toutes  leurs  forces  le  Prin- 
temps d'un  proscrit.  TA  h  ce  propos,  nous  ne  pouvons  pas 
laisser  ainsi  mourir  le  poëte,  sans  citer  quelques-uns  de 
ses  vers.  11  faut  bien  que  la  mort  ait  ses  privilèges;  il  ne 
faut  pas  refusera  la  tombe  d'un  poète,  sa  plus  belle  orai- 
son funèbre.  Écoutez  donc  le  proscrit  chantant  tout  bas 
les  premiers  beaux  jours  de  l'année;  car  il  faut  le  dire  à 
la  honte  du  printemps,  même  sous  Robespierre  le  chèvre- 


feuille a  fleuri ,  l'aubépine  a  blanchi ,  le  rossignol  a  chanté  : 
même  sous  Robespierre  il  y  a  eu  un  printemps  : 


Ce  sol,  sans  luxe  vain,  mais  non  pas  sans  parure, 

Au  doux  trésor  des  fruits  mêle  l'éclai  des  fleurs. 

Là,  croit  l'œillet  si  lier  de  ses  mille  couleurs: 

La ,  naissent  au  hasard  le  muguet,  la  jonquille  , 

Et  des  roses,  de  mai  la  brillante  famille, 

Le.  riche  bouton  d'or,  et  l'odorant  jasmin  ; 

Le  lis,  tout  éclatant  des  feux  purs  du  matin; 

Le  tournesol ,  géant  de  l'empire  de  Flore  , 

Et  le  tendre  souci  qu'un  or  paie  colore. 

Souci  simple  et  modeste,  à  la  cour  de  Cypris , 

En  vain  sur  toi  la  rose  obtient  toujours  le  prjx  ; 

Ta  fleur,  moins  célébrée,  a  pour  roui  plu  de  charmes. 

L'Aurore  te  forma  de  ses  plus  douces  larmes  : 

Dédaignant  des  cités  les  jardins  fastueux, 

Tu  te  plais  dans  les  champs;  ami  des  malheureux  , 

Tu  portes  dans  les  cœurs  la  douce  rêverie  ; 

Ton  éclat  plaît  toujours  à  la  mélancolie , 

Et  le  sage  indien ,  pleurant  sur  un  cercueil , 

De  tes  fraîches  couleurs  peint  ses  habits  de  deuil 


Tel  était  l'homme  qui  devait  représenter  par  1  esprit , 
par  la  grâce,  par  l'atticisme  du  langage,  cette  race  in- 
corrigible et  charmante  de  grands  seigneurs  et  d'exilés . 
qui  n'avaient  rien  oublié  de  leur  origine,  qui  n'avaient 
rien  voulu  apprendre  de  la  vieille  hisloire.  Mais  les 
temps  du  retour  étaient  encore  bien  loin,  nul  ne  son- 
geait en   ce  temps-là,  ou  du  moins  bien  peu,  que  |a 
maison  de  Bourbon  remonterait  un  jour  sur.  ce  trône 
brisé,  et  refait  à  la  taille  de  l'empereur  Napoléon. Seule- 
ment, pendant  que  tant  d'obstinés,  de  Coblentz  refusaient 
de  croire  à  la  majesté  du  nouveau  César,  il  y  avait  en 
France  des  hommes  qui,  sans  la  nier,  cette  majesté  de  la 
gloire,  y  restaient  comme  insensibles.  Quand  toute  l'Eu- 
rope entonnait  Vhosanna  impérial ,  ceux-là  gardaient  un 
silence  obstiné.  Quand  la  gloire  du  maître  rayonnait  sur 
tous  les  fronts,  les  fronts  de  ceux-là  restaient  sombres 
et  sévejees  ,  et  comme  ces  quelques  hommes  dont  nous 
parlons  étaient  à  eux  seuls  plus  intelligents  que  tout  le 
camp  de  Coblentz,  ils  inquiétaient  singulièrement  l'Em- 
pereur; ils  le  gênaient  dans.soa  triomphe,  ils  lui  gâ- 
taient sa  victoire  :  ils  étaient  pour  lui  comme  le  vieux 
Mardochée  à  la  porte  du  roiAssuérus.  Ce  long  intervalle 
entre  la  Restauration  et  l'Empire,  M.  Michaud  l'employa 
à  préparer  un  grand  ouvrage,  qui  était  encore  une  façon 
détournée  de  remettre  en  honneur  le  vieux  passé  de  la 
France.  Je  veux  parler  de  l'Histoire  des  Croisades,  ce 
grand  livre  où  l'Orient  se  montre  enfin  dans  toute  sa 
majesté,  dans  tout  son  éclat.  Le  sujet,  -qui  était  vaste  et 
le  plus  beau  qu'un  historien  pût  choisir,  avait  été  sin- 
gulièrement négligé  par  les  historiens.  Il  est  vrai  que  le 
sire  de  Joinville  l'avait  admirablement  indiqué,   mais 
le  sire  de  Joinville  avait  été  absorbé  par  son  héros. 
Louis  IX.  Il  n'avait  vu  que  le  roi  de  France  dans  cette 


L'ARTISTE. 


8!) 


réunion  politique  nutant   que  guerrière  de  l'Europe    gentilshommes,  toutes  les  déceptions  d'une  opinion  qui 


chrétienne  ;  et  quand  le  roi  de  France  fut  mort ,  non 
pas  seulement  comme  un  saint,  mais  encore  comme  un 
héros ,  le  sire  de  Joinville  avait  abandonné  à  lui-même 
ce  grand  mouvement  historique  dont  il  ne  pouvait  pré- 
voir ni  la  durée  ni  les  conséquences.  Avec  un  rare 
bonheur  et  une  science  bien  grande,  le  nouvel  histo- 
rien des  croisades  a  rattaché  à  celte  entreprise  gigan- 
tesque de  l'Europe,  tous  les  progrès  de  la  civilisation 
moderne;  il  a  deviné,  avec  une  rare  intelligence,  l'in- 
fluence de  ce  long  voyage  armé  au-delà  des  mers,  pen- 
dant lequel  tant  de  peuples,  inconnus  les  uns  aux  autres, 
ont  appris  à  s'estimer,  à  se  comprendre ,  à  s'aimer,  à  se 
haïr. 

Cette  Histoire  des  Croisades  est  la  plus  féconde  que 
nous  sachions  ,  soit  par  le  nombre  des  héros,  soit  par  la 
variété  des  événements,  soit  par  la  grandeur  des  consé- 
quences; et  telle  a  été  la  sagacité  de  l'écrivain,  qu'il  a 
deviné,  pour  ainsi  dire,  les  moindres  aspérités  de  ce 
grand  théâtre  sur  lequel  le  Christ  et  Mahomet,  la  civili- 
sation et  la  barbarie,  se  sont  battus  avec  tant  d'efforts 
désespérés  de  part  et  d'autre.  Quelques  mois  avant  la 
révolution  de  juillet ,  M.  Michaud  ,  voyant  son  Histoire 
des  Croisades  adoptée  de  toute  l'Europe,  voulut  s'assurer 
par  lui-même  des  moindres  accidents  de  cette  terre  qu'il 
avait  si  souvent  décrite.  Il  alla  prendre  congé  du  roi 
Charles  X,  dont  il  était  le  lecteur,  et  qui  l'honorait  d'une 
amitié  et  d'une  estime  toutes  particulières.  Ce  roi-là,  af- 
fable et  bon  comme  il  était,  ne  vit  pas  sans  attendrisse- 
ment ce  vieux  soutien  de  sa  cause  qui,  à  son  âge,  avec 
une  santé  délabrée ,  allait  s'exposer  à  tant  de  dangers  et 
à  tant  de  fatigues,  pour  revenir  pas  à  pas  sur  les  différents 
chapitres  de  son  histoire.  Il  y  eut  alors,  entre  le  vieux  roi 
et  son  vieux  et  fidèle  serviteur,  un  touchant  adieu,  comme 
s'ils  eussent  compris  l'un  et  l'autre  qu'ils  ne  devaient 
plus  se  revoir.  M.  Michaud  partit  donc  le  premier;  il  ac- 
complit lentement  ce  pèlerinage  qui  avait  été  le  pèleri- 
nage de  toute  sa  vie  ;  il  revit  pour  la  première  fois  ces 
lieux  solennels  qu'il  avait  si-bien  devinés,  et  au  bout  du 
voyage,  il  se  trouva  que  l'historien  avait  été  aussi  exact 
que  le  poète ,  que  1'  Histoire  des  Croisades  n'avait  rien  à 
envier  à  la  Jérusalem  délivrée.  A  peine ,  dans  sa  corres- 
pondance d'Orient,  M.  Michaud  a-t-il  relevé  quelques 
erreurs  de  détail  de  Y  Histoire  des  Croisades,  des  erreurs 
que  lui  seul  il  pouvait  reconnaître.  Heureux  voyage, 
mais  triste  retour  !  car  pendant  que  le  savant  historien 


n'a  jamais  été  même  un  parti.  Ce  journal ,  écrit  en  de- 
hors de  toutes  les  affaires  humaines,  est  certainement  le 
rêve  le  plus  heureux  qu'aient  jamais  pu  faire  d'honnêtes 
gens  qui  se  réunissent,  pour  se  raconter  les  uns  aux  au- 
tres des  histoires  plus  étranges  que  celles  des  Mille  et 
Une  Nuits.  Mais  cependant  ,  au  fond  de  toute  celte 
rêverie  sans  portée  et  sans  but,  remarquez,  je  vous 
prie,  que  d'esprit,  que  de  loyauté,  que  de  bonne  et 
facile  ironie  !  Si  ces  gens-là  consentent  à  être  leur  pro- 
pre dupe,  ils  ne  sont  jamais  la  dupe  de  personne,  De 
ce  monde  politique  dont  ils  font  partie  à  peine ,  ils  com- 
prennent en  souriant  la  lâcheté ,  l'égoïsme,  l'ambition . 
la  mauvaise  foi,  les  rancunes  sanglantes ,  les  trahisons 
cachées.  Que  d'esprit  ainsi  perdu  à  deviner  les  choses 
humaines,  uniquement  sous  leur  côté  ridicule!  Que  d'in- 
telligence mal  dépensée  à  ne  comprendre  jamais  qu'une 
partie  de  la  question  !  Quel  malheureux  emploi  des  plus 
grands  noms,  des  plus  grandes  fortunes ,  des  plus  géné- 
reuses inspirations ,  et ,  disons-le  sans  crainte ,  des  plus 
beaux  esprits  de  ce  temps-ci  !  Heureux  encore  si  ce  rêve 
d'un  passé  impossible  avait  pu  durer  !  Heureux  si  l'on 
s'était  éveillé  enfin .  une  fois  dans  l'abîme  !  Mais  non . 
même  après  ces  grands  coups  de  tonnerre,  le  rêve  dure 
encore ,  sommeil  plus  Obstiné  et  plus  incroyable  que  ce- 
lui de  la  Belle  aux  bois  dormant. 

A  ce  propos,  on  se  demande  comment  donc  un  homme 
de  l'esprit  de  M.  Michaud  a  pu  rester  ainsi  dans  cette 
idée  fixe  que  représente  le  journal  qu'il  a  fondé ,  et 
dont  il  a  été  jusqu'à  la  fin  l'âme,  le  conseil  et  l'orgueil. 
A  cette  question  la  réponse  est  facile  ;  M.  Michaud  a  tout 
simplement  voulu  être  conséquent  avec  lui-même,  sauf 
à  se  perdre  de  compagnie,  sous  les  débris  de  ce  trône 
que  rien  ne  pouvait  plus  défendre.  Il  eût  pu  facilement 
faire  partie  des  royalistes  ambitieux  :  il  a  mieux  aimé 
rester  avec  les  dévoués.  Il  pouvait  être  le  premier  dans 
le  parti  des  gens  d'affaires  :  il  est  resté  à  la  tête  des  rê- 
veurs; d'ailleurs  son  caractère  s'accordait  à  merveille 
avec  cette  position  qu'il  s'était  faite.  Tout  en  prêchant 
l'ordre  et  l'obéissance,  il  était  lui-même  un  de  ces  esprits 
indisciplinés  qui  ne  savent  jamais  obéir  bien  longtemps. 
Il  n'en  voulait  ni  à  l'autorité,  ni  à  la  puissance,  ni  à  la 
fortune ,  ni  à  la  renommée  ;  mais  il  était  jaloux  de  son  cré- 
dit sur  les  âmes  honnêtes  et  sur  les  consciences  timorées 
dont  il  était  l'arbitre  souverain.  Il  aimait  mieux  être 
parmi  les  dupes,  que  de  tenir  sa  place  parmi  ces  arbitres 


considérait  là-bas  toutes  ces  ruines,  ici  même,  ce  trône  chanceux  de  la  royauté,  qui  d'un  trait  de  plume  l'ont 

pour  lequel  il  avait  tant  combattu,  s'écroulait  sans  faire  perdue.  Il  y  a  quelque  chose  de  l'Aristippe  antique  dans 

plus  de  bruit  qu'une  vieille  masure  qui  croule.  Et  sur  ces  cedévouement  d'un  sujet  à  son  souverain  ;  M.  Michaud,  à 

ruines,  encore  une  fois,  le  poëte  n'eut  qu'à  pleurer.  aucun  prix,  n'aurait  conseillé  ni  signé  les  fatales  ordon- 

Ce  n'est  pas  à  nous  à  faire  l'histoire  de  la  vie  politique  uanecs  ;  mais  une  fois  signées ,  il  se  serait  placé  devant 

de  M.  Michaud.  Celle  vie  tout  entière  est  écrite  dans  le  le  roi,  et  il  aurait  crié  :  vive  le' roi!  comme  cela  se  fait 

journal  qu'il  a  fondé,  la  Quotidienne ,  un  noble  et  impré-  quand  un  vaisseau  touche  recueil, 

voyant  recueil,  qui  réunit  à  toute  la  loyauté  de  véritables  Cet  homme  était  véritablement  un  de  ceux  dont  la 


90 


L'ARTISTE. 


presse  française  s'honore  à  bon  droit,  et  qu'elle  montre 
avec  une  égale  confiance  à  ses  amis  et  à  ses  ennemis.  La 
presse  est,  de  nos  jours,  une  espècede  pouvoir  aussi  im- 
mense, aussi  spontané,  aussi  incroyable  que  la  puissance 
de  Napoléon  le  Grand  lui-même,  et  il  ne  tient  pas  aux 
ennemis  coalisés  de  ce  nouveau  pouvoir  qu'il  n'ait  aussi 
son  Waterloo,  et  qu'il  ne  succombe  sous  le  fait  de  sa  gran- 
deur. Car  voyez  ce  qui  arrive  seulement  depuis  tantôt  dix 
ansque  le  journal  a  complété,  en  troisjoursd'émcute,  cette 
révolution  à  laquelle  il  travaillait  depuis  quinze  années, 
sans  trop  savoir  ce  qu'il  faisait.  Victorieuse  de  tous  côtés, 
au-delà  même  de  ses  espérances,  et  ne  trouvant  plus  rien 
à  combattre  ni  personne,  la  presse  française  a  tourné 
contre  elle-même  ses  propres  armes;  elle  s'est  dévoré  le 
cœur,  comme  fait  le  vautour  de  Prométhée,  avec  cette 
différence  cependant,  qu'une  fois  dévoré  en  entier,  ce 
noble  cœur  ne  renaîtra  pas  de  sa  blessure.  La  presse 
française,  à  défaut  d'autres  victimes,  a  déversé  sur  elle- 
même  la  bave  et  l'injure,  l'outrage  et  le  sang.  Ces  tyrans, 
(jui  n'ont  plus  rien  à  dominer,  se  jettent  entre  eux  leur 
joug  de  fer. 

Le  journal  n'est  plus  à  celte  heure  qu'une  immense  mê- 
lée où  les  vaincus  de  la  veille  regardent  avec  une  incroya- 
ble joie  couler,  par  tant  de  blessures  qu'ils  se  sont  faites 
entre  eux  ,  le  sang  et  la  bonne  renommée  de  leurs  vain- 
queurs. Oh!  l'épouvantable  chaos  que  celui-là  !  Oh!  la 
furibonde  mêlée  qui  s'entre-choque  pendant  la  nuit,  et  qui 
se  pique  avec  des  armes  empoisonnées!  Oh  !  que  le  journal 
paie  cher  sa  lamentable  victoire  des  trois  joui  s!  Ceci  est 
l'histoire  du  monstre  tué  par  Cadmus.  Il  sema  les  dents 
du  monstre  dans  la  terre,  et  de  cette  horrible  semence 
sortit  une  armée  dont  tous  les  soldats  s'entr'égorgèrent 
sur  la  place  même  ,  jusqu'à  ce  qu'il  n'en  restât  plus  de- 
bout que  cinq  ou  six.  Mais  avec  cette  armée  de  six 
hommes,  Cadmus  devait  conquérir  un  royaume.  C'est 
ainsi  que  dans  cette  effroyable  nuit  des  journalistes  qui 
s'égorgent  les  uns  les  autres,  dignes  enfants  du  même 
monstre ,  le  journal  sera  sauvé ,  peut-être  par  cinq  ou 
six  hommes  dont  la  bonne  renommée  restera  debout 
aussi  bien  que  le  talent,  comme  pour  attester  qu'en  effet 
la  presse  de  ce  pays,  le  troisième  pouvoir  dans  l'état, 
n'était  pas  uniquement  une  puissance  de  calomnie  et  de 
ténèbres  ;  qu'elle  se  servait  de  l'épée  aussi  bien  que  du 
poignard,  de  la  vérité  aussi  bien  que  du  mensonge ,  de 
la  justice  aussi  bien  que  de  la  calomnie.  Oui!  voilà  qui 
est  vrai  !  Ne  jugez  pas  d'une  noble  armée  par  les  goujats, 
par  les  pillards,  par  la  plèbe  sans  nom  qui  accourt 
sur  les  champs  de  bataille,  comme  les  corbeaux  ,  pour 
dépouiller  les  morts.  Jugez  de  cette  armée-là  par  ses 
chefs,  par  ses  maîtres,  par  les  braves  gens  de  tant  de 
persévérance  cl  de  courage  qui  sont  restés  (rente  ans 
sur  la  même  brèche,  à  défendre  les  mêmes  principes  par 
la  parole ,  comme  Turenne  et  Condé  les  auraient  défen- 
dus par  I  épéc.  Il  y  a  en  effet  un  grand  courage  des  deuv 


parts  :  s'exposer  aux  haines  envieuses  de  la  multitude 
en  défendant  l'autorilé,  sans  laquelle  il  b'j  a  pas  de 
société  possible;  ou  bien  s'exposer  à  toutes  les  rancune* 
du  pouvoir  établi ,  de  la  royauté  constituée,  en  proté- 
geant 1  insouciante  et  ingrate  multitude.  OEuvre  im- 
mense des  deux  côtés;  soit  que  la  presse  détruise,  soit 
qu'elle  défende,  soit  qu'elle  fonde!  Et  quand  on  pense 
qu'il  y  a  des  hommes  dont  toute  la  vie  s'est  usée  à 
conduire  au  but  une  phalange  d'écrivains  si  divers,  on 
ne  peut  s'empêcher  de  prendre  ces  hommes  en  pitié.  Il 
faut,  en  effet,  bien  plus  de  sang-froid,  de  persévérance, 
et  un  plus  grand  coup  d'œil  pour  conduire  un  de  ces 
grands  journaux  sur  lesquels  reposent  l'opinion  et  la  paix 
de  l'Europe,  que  pour  gagner  une  bataille.  Vingt-quatre 
heures  ont  suffi  pour  gagner  la  bataille  d'Austerlitz,  la 
plus  difficile  de  toutes  ;  et  ce  n'est  pas  assez  de  la  vie 
d'un  homme  pour  mener  à  bonne  fin  cette  grande  entre- 
prise d  un  journal.  Ceci  est  une  bataille  à  livrer  chaque 
jour  contre  toutes  les  volontés  du  pouvoir,  contre  tous  les 
caprices  de  la  multitude.  On  a  sous  ses  ordres  des  espè- 
ces de  soldats  indisciplinés ,  qui  tiennent  une  plume  et 
qui  n'obéissent  guère.  Or,  si  l'on  veut  tirer  quelque 
parti  de  ces  combattants  armés  à  la  légère,  il  faut  qu  ils 
obéissent  sans  s'en  apercevoir  ;  il  faut  qu'à  toute  heure 
du  jour  ils  comprennent  la  pensée  intime  du  général 
qui  les  mène,  et  sans  que  celui-ci  ait  jamais  l'air  de 
donner  le  mot  d'ordre.  Nul  ne  pourrait  dire  quel  est 
le  travail  immense  du  rédacteur  en  chef  d'un  journal , 
qui  prend  sur  lui-même  toute  la  responsabilité  de  ce 
grand  coup  de  canon  lire  chaque  matin  ,  presque  au 
hasard  et  à  bout  portant  ,  dans  les  passions  bonnes 
ou  mauvaises  de  la  multitude  la  plus  intelligente  et  la 
plus  mobile  de  l'univers.  Le  rédacteur  en  chef  est  la 
puissance  invisible  de  l'armée  ;  il  en  est  la  pensée  in- 
time ;  il  la  fait  remuer  à  son  gré  ;  il  la  précipite ,  il  la 
modère,  il  la  calme,  il  l'excite  quand  il  veut,  comme  il 
veut.  Mais  malheur  à  lui,  si  un  seul  des  soldats  enrégi- 
mentés sous  ses  lois  vient  à  s'apercevoir  qu'il  n'est  pas 
le  maître  de  sa  propre  pensée,  que  sa  conviction  doit 
cédera  une  autre  conviction,  que  son  style  même  se 
doit  plier  à  des  exigences  que  personne  ne  lui  explique  '. 
Ce  que  nous  disons  là  est  si  vrai  que  nous  pourrions 
citer  tel  journal  parisien  qui  a  déjà  usé  trois  générations 
de  publicistes  et  de  critiques,  sans  que  dans  son  public 
qui  est  immense ,  pas  un  lecteur  s'aperçût  de  ses  ré- 
volutions intérieures.  Mais  aussi  plus  l'œuvre  est  grande. 
plus  elle  demande  d'instinct,  de  science,  d'esprit  et  de 
cœur.  L'homme  qui  se  voue  à  cette  tâche  difficile,  s'il 
en  est  vraiment  digne,  n'a  plus  que  cela  à  faire  dans  te 
monde.  Hélas!  à  ce  métier,  que  de  nobles  intelligences 
ont  succombé  déjà  !  Armand  Carrel  est  mort  le  premier,  et 
ce  jour-là  est  mort  un  grand  écrivain,  qui  eût  été  plus 
tard  un  grand  orateur.  L'autre  jour  encore  nous  menions 
à  sa  dernière  demeure  le  rédacteur  en  chef  du  Courrier 


L' vimsn;. 


!ll 


Français,  M.  Châtelain,  un  de  ers  énergiques  patriotes 
dont  la  conviction  môme  est  triste  et  sévère,  qui  n'ont 
jamais  souri  de  leur  vie.  Nobles  esprits,  naturellement 
inquiets  et  mécontents ,  qui  font  porter,  sans  s'en  dou- 
ter, à  toute  une  époque ,  la  peine  de  toutes  leurs  in- 
quiétudes sans  cause.  Aujourd'hui ,  c'est  le  tour  de 
M.  Michaud  ;  mais  remarquez  cependant,  et  voilà  pour- 
quoi le  journal  me  semble  immortel,  en  dépit  même  de 
ses  excès  et  de  ses  folies ,  remarquez  que  voici  trois 
hommes  dont  pas  un  n'a  la  même  opinion,  le  même 
style ,  le  même  talent  ;  pas  un  d'eux  ne  va  à  son  but  par 
le  môme  sentier.  Armand  Carrcl  marche  au  pas  de 
eourse  dans  la  carrière  épineuse  qu'il  s'est  tracée.  Il 
ressemble  au  cheval  pâle  de  l'Apocalypse,  et  comme  le 
cheval  de  Job ,  il  frappe  du  pied  la  terre  en  s'écriant  : 
Allons!  Il  traîne  après  lui  toutes  sortes  de  passions,  de 
démences  et  de  courages ,  sauf  à  les  trier  ensuite,  et  à 
faire  à  chacun  sa  part,  quand  il  sera  entré  dans  ces 
royaumes  ténébreux  de  la  liberté.  Châtelain ,  au  con- 
traire ,  marche  d'un  pas  lent  et  réservé,  dans  une  voie 
moins  altière.  A  chaque  pas ,  il  se  demande  s'il  a  bien 
l'ait  d'avancer  ainsi.  Il  regarde  de  côté  et  d'autre  pour 
savoir  quels  sont  ceux  qui  marchent  avec  lui,  et  quand, 
dans  cette  foule,  il  rencontre  une  tète  inconnue,  il  hé- 
site, il  se  trouble,  il  veut  savoir  le  nom  de  cet  homme 
avant  de  faire  un  pas  de  plus.  L'un  et  l'autre  cepen- 
dant succombent  à  la  tâche,  ils  meurent,  ils  sont  pleu- 
res de  tous  les  partis,  quelle  que  soit  la  couleur  du  dra- 
peau. 

De  son  côté,  bien  loin  de  toutes  ces  passions  qui 
n'appartiennent  qu'à  l'avenir,  et  dont  le  présent  môme 
ne  veut  pas ,  comme  un  bon  bourgeois  qui  espère  bien 
mourir  tranquille  dans  sa  maison,  voici  le  fondateur  de  la 
Quotidienne  qui  se  rejette  dans  le  passé  :  il  ne  croit  pas  à 
l'avenir;  il  n'accepte  pas  le  présent;  il  passe  devant  les 
Tuileries  de  l'empereur  Napoléon  sans  daigner  y  jeter 
seulement  un  coup  d'œil  ;  mais  il  va  frapper  d'une  main 
loyale  à  la  porte  du  Versailles  de  Louis  XIV.  Dans  le 
silenee  mortel  de  ces  demeures  royales  où  le  vent  po- 
pulaire a  passé  ,  une  voix  se  rencontre  pour  répondre 
au  vieux  royaliste  que  le  grand  roi  est  parti  avec  toute 
sa  cour,  on  ne  sait  où,  emmenant  avec  lui  Bossuet  et 
Kacine,  Mlle  de  la  Vallière  et  Condé.  N'importe!  le 
vieux  royaliste  entre  toujours.  S'il  ne  trouve  pas  le  grand 
roi  assis  sur  son  trône  dans  la  grande  galerie  des  Glaces, 
du  moins  il  trouvera  l'ombre  de  cette  majesté,  et  il  s'a- 
genouillera devant  cette  ombre  auguste ,  en  lui  présen- 
tant les  nobles  et  vieux  débris  de  ce  qui  reste  sur  la 
terre  de  France,  de  tous  les  grands  noms,  de  tous  les 
vieux  souvenirs  de  notre  histoire.  Maintenant  donc  ex- 
pliquez-moi pourquoi  celui-là,  qui  vivait  dans  le  passé 
et  pour  le  passé,  tout  comme  Châtelain  vivait  dans  le  pré- 
sent, tout  comme  Carrel  vivait  dans  l'avenir  et  pour  l'a- 
venir, à  peine  est-il  mort,  se  trouve  aussi  pleuré,  aussi 


entouré  de  louanges  et  de  regrets  unanimes,  que  Châte- 
telain,  que  Carrel  lui-même,  que  tous  cet  héros  glorieuv 
de  la  faveur  populaire?  Si  vous  ne  le  savez  pas,  je  vais 
vous  le  dire.  C'est  que  tout  simplement  cet  homme  était . 
lui  aussi,  un  homme  simple,  loyal,  courageux  ,  dévoué 
à  l'opinion  qu'il  avait  choisie,  c'est  qu'il  a  parlé  toute  >;i 
vie  avec  conviction ,  avec  éloquence.  C'est  qu'à  tout 
prendre,  telle  est  la  beauté,  la  grandeur  et  la  majesté 
souveraine  de  cette  puissance  qu'on  appelle  le  journal . 
qu'il  y  a  en  ce  monde,  de  la  vénération  et  du  respect  pour 
tous  les  gens  qui  acceptent  cette  lourde  tâche,  quel  que 
soit  leur  parti.  Voilà,  je  vous  l'avoue,  ce  qui  nous  doit 
rassurer  sur  l'avenir  du  journal  en  France  :  c'est  le  res- 
pect unanime  de  tous  pour  tous  les  écrivains  qui  ont 
accompli'  leur  devoir. 

Vous  parlerai-je  maintenant  des  qualités  privées  de 
M .  Michaud?  Un  mot  me  suffira.  Ses  amis  le  comparaient, 
pour  la  simplicité  et  pour  la  facilité  de  son  commerce,  au 
bon  La  Fontaine  en  personne. Rien  n'était  charmant  comme 
de  l'entendre  causer  et  sourire.  Sa  bienveillance  était 
inépuisable  comme  son  esprit;  il  aimait  avec  enthou- 
siasme la  belle  littérature  du  siècle  d'Auguste,  et  dans 
ses  travaux  littéraires ,  on  n'aurait  pas  dû  oublier  ses 
notes  excellentes  sur  le  Virgile  de  l'abbé  Dclille,  dont  il 
s'était  fait  l'humble  éditeur,  lui  qui  était  son  égal.  Au 
besoin,  celui  qui  écrit  ces  lignes  avec  une  douleur  pro- 
fonde et  une  conviction  bien  sentie,  pourrait  attester 
toute  l'amitié  que  cet  excellent  homme  portait  à  la  jeu- 
nesse. Il  m'avait  rencontré,  comme  j'étais  en  train  d'es- 
sayer follement  le  peu  de  style  et  d'esprit  que  le  ciel  m'a 
pu  donner,  et  tout  de  suite  il  m'avait  offert  un  asile  dans 
son  journal,  à  côté  d'écrivains  de  talent  dont  la  mémoire 
me  sera  chère  toujours.  J'ai  vécu  ainsi  sous  la  conduite 
de  cet  excellent  homme  jusqu'à  l'heure  fatale  où  le  minis- 
tère Polignac  vint  signaler  ,  pour  un  instant .  le  dernier 
triomphe  de  la  vieille  opposition  royaliste.  Alors,  comme 
cette  dernière  victoire  m'autorisait  et  au-delà  à  quitter, 
moi  obscur  et  inconnu ,  cette  armée  triomphante,  M.  Mi- 
chaud me  laissa  partir,  disant  que  j'étais  dans  mon  droit 
et  qu  il  était  impossible  de  quitter  son  journal  dans  un 
moment  plus  opportun.  De  ces  premiers  instants  de  ma 
vie  littéraire ,  je  n'ai  rien  oublié ,  ni  ces  écrivains  ardents 
et  convaincus  ,  dont  quelques-uns  sont  morts  déjà  sans 
avoir  rien  compris  à  la  révolution  qui  les  emportait  ;  ni 
la  verve  intarissable  de  Laurentie,  cet  homme  tant  atta- 
qué, si  savant, si  spirituel  et  si  bon;  ni  l'indulgence  af- 
fable de  M.  Michaud  et  ses  conseils  pleins  de  goût  et  de 
sagesse.  Surtout,  ce  qui  m'est  resté  de  ces  premières 
années,  c'est  un  respect  inaltérable  pour  le  vieux  roi 
pour  le  vieux  trône,  pour  l'antique  monarchie,  pour  tout 
ce  passé  devenu  impossible,  et  qui  n'a  plus  d'avenir  que 
dans  l'histoire. 

M.  Michaud  s'est  éteint,  et  sans  trop  souffrir,  dans  une 
modeste  retraite  qu'il  s'était  faite  à  Passy,  non  loin  du 


Si 


L'ARTISTE. 


poète  Kenouard,  son  confrère,  qui  est  enterré  dans  le 
même  cimetière.  Il  avait  pour  conduire  son  deuil  M.  de 
Chateaubriand  en  personne,  celui-là  même  qui  sera 
comme  le  Hossuet  de  la  maison  de  Bourbon,  et  qui  tom- 
bera le  dernier  dans  la  vaste  fosse  qui  contiendra  toute 
la  monarchie  de  Charles  X. 

On  peut  dire  de  M.  Michaud,  que  grâce  à  la  modéra- 
tion de  sa  vie,  à  la  facilité  de  son  esprit,  à  sa  philosophie 
pleine  de  résignation,  il  a  été  un  homme  heureux. 

Sa  vieillesse ,  honorée  de  tous ,  a  été  rendue  bien  fa- 
cile par  la  présence  d'une  femme  jeune  et  belle  qui  eût 
pu  être  sa  petite-fille,  et  qui  l'a  entouré  jusqu'à  la  fin 
d'une  piété  presque  filiale.  La  raison  et  l'aménité  de  cet 
homme  ne  se  sont  pas  démenties  un  seul  instant  ;  depuis 
dix  ans  qu'il  était  séparé  de  son  roi  légitime,  pas  une 
plainte  n'est  sortie  de  sa  bouche,  toute  sa  douleur  est 
restée  dans  son  cœur  ;  il  aurait  été  bien  malheureux  s'il 
avait  pu  haïr. 

Comme  c'est  l'usage,  à  peine  M.  Michaud  est-il  mort, 
que  déjà  l'on  se  dispute  ses  dépouilles.  Hélas  !  à  cette 
curée  des  places  et  des  honneurs,  M.  Michaud  ne  laisse 
pas  grand'chose:  une  place  à  l'Institut,  et  puis  c'est  tout. 
Mais  cette  place ,  voici  que  déjà  les  partis  littéraires  se  la 
disputent  ;  les  uns  proclament  à  l'avance  M.  Victor  Hugo; 
les  autres,  on  ne  sait  pas  qui  encore.  Certes,  tout  en  res- 
pectant comme  il  convient  l'Académie-Française,  ce  noble 
corps  auquel  doit  aspirer  toute  ambition  littéraire  qui  a 
touché  le  but  de  ses  nobles  efforts,  nous  dirons  cepen- 
dant que  l'heure  de  s'asseoir  sur  le  fauteuil  de  l'Aca- 
démie-Française n'a  pas  sonné  pour  M.  Victor  Hugo. 
Ne,  le  dérangeons  point  :  il  est  en  train  de  produire,  il 
est  en  train  de  compter  ses  vers  pour  en  effacer  une 
«rande  partie.  Il  se  demande,  à  l'heure  qu'il  est,  si  en 
effet  le  drame  est  pour  lui  comme  cette  terre  promise  où 
Moïse  ne  put  pas  entrer,  mais  qu'il  apercevait  de  loin 
toute  chargée  de  ses  brillantes  moissons.  M.  Victor  Hugo 
nous  a  promis  un  pendant  à  Notre-Dame  de  Paris,  ne  le 
dérangez  pas  !  Il  sera  toujours  temps ,  quand  il  aura  re- 
noncé à  ses  drames,  et  c'est  d'un  bout  à  l'autre  un  beau 
livre,  de  lui  ouvrir  les  portes  de  cet  Institut  qui  ne 
peut  lui  manquer.  J'imagine  ,  d'ailleurs  ,  que  l'au- 
teur des  Chants  du  Crépuscule  serait  bien  en  peine  de  faire 
I  éloge  du  Printemps  d'un  proscrit.  —  Pour  remplacer 
M.  Michaud,  pour  louer  convenablement  {'Histoire  des 
Croisades,  pour  apprécier  dignement  l'étendue  et  la  fi- 
nesse de  ce  rare  esprit,  il  y  a  derrière  M.  Michaud  un 
homme  aussi  savant  que  lui,  un  pauvre  savant  aveugle, 
qui  a  jeté  une  si  grande  clarté  sur  les  ténèbres  de 
noire  histoire,  un  écrivain  qui  a  produit  un  chef-d'œuvre  : 
j'ai  nommé  M.  Augustin  Thierry  et  l'Histoire  de  la  Con- 
quête des  y  or  m  a  itd  s. 

J.  JANIN. 


os  aybvxvkbs  ssïxraxOTAXss 


fleuriste  et  bon  tCUrc  ue  notaire. 


«  Dans  celle  vallée   de  larmes,  la   voix  i|ui  |(V 
pelle  est  d'abord  sans  écho  : 
Sara  h! 

Sarah!! 

Sarah  :  :  : 
Peu  à  pou  l'écho  s'éveille  et  couvre  la  voix  : 
Sarah  ! 

Ahl 
Enfin  la  voix  s'éteint,  et  quelque  temps  encore 
l'écho  attristé  coupe  le  morne  silenre: 
Au! 

AhM 

•  Ah  ::: 

Voilà  l'histoire  de  toutes  les  aiuoui 

•.hMJSNC.r    AIIABI. 


J.JfJiJt  J>Ji21U22Jt. 


Sarah  ! 


Sar.ïh  : 


Sarall  : 


1. 


L'an  passé  ,  un  matin  du  mois  <le  mai ,  Adolphe  Lebrun  ,  le 
héros  de  ce  roman ,  s'il  y  a  héros ,  s'en  revenait  de  je  ne  MÙ 
où,  lorsque,  dans  la  rue  Marie-Stuarl,  il  vit  d'aventure,  eu 
levant  la  (été .  mademoiselle  Anaïs  qui  arrosait  des  capucines 
sur  une  fenêtre  du  second  étage. 

Adolphe  Lebrun  était  un  sémillant  clerc  de  notaire  chassé 
d'une  étude  de  sa  province,  où  il  ne  voulait  rien  faire,  excepté 
la  cour  à  la  femme  de  son  patron,  le  notaire  royal. 

A  Paris  ,  il  était  pareillement  clerc  de  notaire  ,  mais  non 
plus,  cette  fois,  pour  faire  les  mêmes  actes  faciles  et  frivoles 
qui  charmaient  ses  eunuis  de  la  province. 

Mademoiselle  Anaïs  était  une  fleuriste  verdoyante .  jolie  . 
agaçante,  jetant  au  vent  son  amour  et  surtout  sa  vertu. 

Sa  mère  lui  avait  laissé  pour  héritage  de  grands  yeux  soin 
admirablement  sournois,  une  bouche  pleine  de  perles,  de 
sourires  et  de  baisers;  un  bras  rond  et  blanc  jusqu'au 
coude  inclusivement,  une  jambe  ronde,  une  poitrine...  je  ne 
l'ai  pas  vue,  mais  ce  n'est  pas  nia  faute,  en  vérité. 

Hélas!  ce  corps  charmant  renfermait  une  àme  perverse: 
la  plus  douce  femme  est  amère  !  Ne  buvez  pas  le  fond  de  la 
coupe.  Mademoiselle  Anaïs  était  le  refuge  brun  et  rieur  des 
sept  péchés  capitaux  ;  mais,  comme  à  Madeleine,  il  lui  sera 
beaucoup  pardonné,  parce  qu'elle  a  beaucoup  aimé. 

Et  d'ailleurs  ,  dans  les  sept  péchés  capitaux  ,  n'y  en  a-t-ii 
pas  cinq  au  moins  que  nous  traitons  en  péchés  véniels? 


L'ARTISTE. 


y 


Or,  à  l'instant  mime  où  M.  Adolphe  lorgnait  mademoiselle 
Anaïs ,  où  mademoiselle  Anaïs  accrochait  à  ses  regards  le 
cœur  de  tous  les  passants  qui  levaient  la  tôle,  une  couturière, 
perchée  à  uue  fenêtre  voisine,  se  mit  à  crier  en  regardant  la 
fleuriste  : 

—  Bonjour,  Anaïs  ! 

Mademoiselle  Anaïs  répondit  dédaigneusement,  comme 
une  fleuriste  qui  parle  à  une  couturière  : 

—  Bonjour,  Olympe. 

Et  elle  disparut  tout  d'un  coup  pour  ne  pas  se  compromettre 
avec  une  pareille  voisine. 

—  Vive  l'amour!  dit  Adolphe  en  s'éloignant  :  je  sais  le 
nom  de  la  belle  Anaïs  !  En  chasse ,  morbleu  ! 


II. 


A  mademoiselle  Anaïs,  fleuriste,  rue  Marie-Stuarl,  12,  au 
second. 

«  Mon  cher  ange  , 

«  Vous  êtes  belle  comme  l'aurore;  je  vous  ai  vue  ce  matin 
à  voire  fenêtre ,  arrosant  des  capucines ,  et  tout  d'un  coup  je 
vous  ai  aimée.  La  fenêtre  était  fleurie ,  mais  vous  étiez  la 
plus  belle  fleur  du  bouquet.  Mon  cœur  bat  violemment ,  ma 
tête  s'égare ,  ayez  pitié  de  moi  !  Si  je  ne  vous  rencontre 
pas  à  la  brune,  par  hasard,  dans  le  passage  du  Grand - 
Cerf,  je  ne  sais  ce  que  je  deviendrai. 

«  Je  vous  baise  les  pieds. 

«  Adolphe.  » 


Midi,  étude  du  notaire  de  la  rue  de  C — y. 


III 


A  la  brune,  Adolphe  alluma  un  cigare  pour  se  donner 
un  air  martial;  il  s'en  alla  comme  par  désœuvrement  dans  le 
passage  du  Grand-Cerf. 

Cependant  mademoiselle  Anaïs  ne  venait  guère. 

—  Voyez-vous,  la  coquine  qui  se  fait  attendre  comme  une 
duchesse  ! 

Il  chercha  à  se  distraire  en  regardant  les  diverses  scènes 
de  la  comédie  parisienne  qui  se  jouaient  dans  le  passage. 
Cependant  mademoiselle  Anaïs  ne  venait  pas. 

—  J'ai  perdu  mon  temps  et  mon  billet,  murmura  l'amou- 
reux. La  belle  a  sans  doute  un  amant. 


IV. 


A  mademoiselle  Anaïs. 

«  Petit  démon  , 

«  Par  le  ciel  ou  par  l'enfer,  réponds-moi!  Tu  ris  de  mon 
martyre;  vous  riez  de  l'amour,  Anaïs,  vous  riez  de  l'amour,  et 
vous  avez  vingt  ans  !  Mais  l'amour,  c'est  la  grâce ,  c'est  l'espé- 
rance, c'est  la  vie  !  C'est  le  songe  charmant  qui  vient  dans  le 
sommeil,  l'étoile  qui  nous  guide  dans  la  nuit;  c'est  le  parfum 
de  la  rose,  le  soleil  du  ciel  !  Et  vous  êtes  tout  cela  pour  moi  ! 


«  0  Anaïs!  ne  me  fuites  pas  mourir  de  désespoir!  —  S'il 
faut  mourir,  o  mon  Dieu  ,  faites  que  j'aie  son  cœur  pour 
tombeau  ! 

«  Adoi.piik. 
«  Minuit.  » 


V. 


Mademoiselle  Anaïs  fut  touchée  de  cette  lettre  ;  elle  la  lui 
à  toutes  ses  amies  comme  un  modèle  de  style  et  de  sentiment. 
Sa  première  pensée  fut  d'y  répondre  ;  mais  elle  était  si  in- 
quiète pour  sa  mauvaise  orthographe  ,  qu'elle  fut  inquiète 
pour  sa  vertu. 

—  Bah!  fit-elle,  il  a  le  temps  d'attendre. 

Or,  en  attendant,  Adolphe,  sans  cesse  irrité  par  celte  sau- 
vagerie vulgaire,  négligeait  étrangement  les  contrats  de  ma- 
riage et  les  inventaires.  II  dessinait  des  petites  fleuristes  de 
tous  les  côtés ,  jusque  sur  le  papier  timbré. 

Le  second  jour  il  eut  un  accès  d'esprit,  ou  plutôt  sa  plume 
eut  un  accès  desprit,  car  il  écrivit  cette  autre  lettre ,  qui  est 
un  chef-d'œuvre  de  bon  sens. 

VI. 

A  mademoiselle  Anaïs. 

«  Vous  êtes  une  bégueule ,  ma  chère  ;  vous  prenez  des  pe- 
tits airs  de  marquise  qui  ne  vous  vont  pas  ;  vous  vous  niche/ 
dans  les  lambeaux  de  votre  vertu ,  vous  avez  là  un  méchant 
manteau;  et  d'ailleurs  ce  n'est  pas  la  peine  avec  moi ,  qui  en 
ai  séduit  des  plus  revêches  et  de  plus  huppées.  Allons  sans 
détour  :  je  suis  amoureux  de  vous  ;  si  vous  n'êtes  retenue 
par  un  fil  d'or  à  quelque  mortel  forluné  ,  venez  sur  mon 
cœur,  mignonne  ,  et  croyez-moi  pour  la  vie , 

«  Votre  esclave  dévoué , 

«  Adolphe. 

«  8  heures  du  matin.  » 

«  P.  S.  Je  ne  désespère  pas  que  le  hasard  ne  vous  con- 
duise à  midi  vers  le  passage  du  Grand-Cerf.  » 

VII. 

A  monsieur  Adolphe,  Clerc  de  Notaire 

«  Monsieur, 

«  J'arrive  de  Metz,  en  Lorraine,  et  ce  n'est  pas  pour  vous 
que  j'ai  fait  cent  vingt  lieues.  Vos  lellres  m'ennuient;  quand 
finirez-vous  cette  comédie?  Vous  ne  vous  gênez  pas!  Pour 
qui  me  prenez-vous? 

«  Anaïs  Dltlot.  u 

MIL 

En  lisant  cette  lettre,  Adolphe  bondit  jusqu'au  plafond  cl»' 
sa  chambre.  —  La  belle  est  à  moi!  s'écria-l-il. 
El  il  jeta  son  bonnet  de  colon  par  la  fenêlre 


«n 


L'AHTISTi; 


IX. 


A  mademoiselle  Anaït. 
o  Mignonne , 

«  Vous  avez  fait  cent  vingt  lieues  pour  un  perfide,  il  ne 
faut  pas  être  bien  malin  pour  deviner  cela;  vengez-vous  du 
perfide  comme  se  vengent  les  femmes. 

«  Vous  dites  que  mes  lettres  vous  ennuient  :  en  revanche, 
elles  m'amusent,  et  elles  vous  amuseront  aussi.  Je  ne  vous  ai 
pas  prise  pour  une  mauvaise  femme ,  au  contraire  ;  mais  je 
voudrais  bien  vous  prendre  pour  ce  que  vous  êtes  ,  ma  toute 
belle,  là-bas,  au  bout  du  maudit  passage  du  Grand-Cerf,  à  la 
nuit  tombanle. 

(i  Adolphe.  » 


X. 


A  monsieur  Adolphe. 

«  Vous  saurez,  Monsieur,  que  je  ne  vais  jamais  dans  le 
passage  du  Grand-Cerf:  c'est  bon  pour  les  couturières,  qui  se 
soucient  de  leur  renommée  comme  de  rien  du  tout;  cepen- 
dant, pour  en  finir,  peut-être  irai-je  ce  soir  vous  prier  de  me 
laisser  en  repos.  Èles-vous  ennuyeux,  donc! 

«  An  aïs.  » 


XI. 


Le  soir,  après  la  lumière  du  soleil,  avant  la  lumière  du  gaz, 
mademoiselle  Anaïs  apparut  comme  un  aslre  impromptu  dans 
le  passage  du  Grand-Cerf,  pour  prier  M.  Adolphe  de  la  laisser 
en  repos;  elle  était  plus  mélancolique  et  plus  pimpante  que 
île  coutume.  Adolphe  ,  qui  s'était  arrêté  devant  une  boutique 
où  il  y  avait  des  chapeaux  et  des  modistes,  courut  à  sa  ren- 
contre et  il  l'entraîna  dans  la  sombre  rue  Marie-Sluart.  Anaïs 
ouvrit  la  bouche  pour  parler  de  sa  sagesse;  mais  Adolphe,  qui 
était  ce  jour-là  fort  spirituel ,  ferma  cette  bouche  de  rose 
comme  il  put. 


XII. 


Les  choses  n'allèrent  pas  plus  loin;  mais,  le  lendemain, 
Adolphe  eut  l'audace  de  pénétrer  parmi  les  fleuristes  de  la 
rue  Marie-Sluart.  La  maîtresse,  madame  Lucas,  qui  n'avait 
qu'un  amant,  l'accueillit  très-bien,  et  le  chat  du  logis  vint 
sans  façon  se  bûcher  sur  ses  genoux. 

—  Voilà,  dit-il  en  souriant,  le  symbole  des  femmes  de 
Paris. 

Mademoiselle  Anaïs  fit  la  moue  ,  et  madame  Lucas  dit,  en 
roulant  fort  langoureusement  ses  yeux  gris ,  que  toutes  les 
femmes  de  Paris  n'avaient  pas  des  griffes.  Les  fleuristes, 
jusque  là  silencieuses,  se  mirent  toutes  à  parler;  ce  fut  un 
éclat  de  voix  argentines  à  faire  bondir  la  tète  et  le  cœur.  Les 
babillardes  élaicnl  avenantes,  et  M.  Adolphe  s'enorgueillissait 
'l'avoir  ses  entrées  dans  un  pareil  Éden.  Mademoiselle  Anaïs 


le  regardait  du  coin  de  l'œil  cl  attachait  par  distraction  une 
corolle  de  marguerite  à  une  aigrette  de  bluels. 

Le  babil  languit  bientôt  :  quand  les  femmes  ont  parlé 
toutes  à  la  fois,  elles  écoutent  un  peu.  Adolphe,  qui  avait 
surtout  de  l'esprit  pour  faire  de  petits  actes  plus  ou  moins 
notariés,  ne  savait  comment  ranimer  toutes  ces  jolies  voix 
qui  formaient  un  charmant  concert  pour  le  cœur;  il  regardait 
amoureusement  Anaïs  et  chiffonnait  les  fleurs  éparses  sur 
l'établi.  Enfin  madame  Lucas,  se  renversant  sur  son  fauteuil 
avec  l'indolence  d'une  maltresse  de  maison  ,  se  mit  à  parler 
littérature  pour  montrer  son  esprit 

—  Vous  aimez  les  romans?  dit-elle  à  Adolphe,  en  minau- 
dant le  plus  gentiment  du  inonde. 

—  Les  romans  !  j'en  suis  folle  !  s'écria  la  plus  jeune  des 
fleuristes ,  surtout  des  romans  senlimentals. 

—  Oui ,  dit  avec  mépris  madame  Lucas  ,  mademoiselle  Au- 
rore s'extasie  avec  les  romans  de  M.  Paul  de  Kock  ! 

—  El  madame  Lucas,  dit  mademoiselle  Aurore  avec  dépit. 
ne  lit  que  les  romans  de  madame  Sand  ;  c'est  du  beau  !  On 
voit  bien  que  madame  Lucas  aime  la  liberté. 

—  Taisez-vous,  chipie!  votre  esprit  est  digne  de  vos  lec- 
tures ;  tout  cela  est  bon  à  jeter  par  la  fenêtre. 

—  Moi ,  dit  Anaïs  d'un  air  rêveur,  je  me  soucie  des  livres, 
mais  pas  du  tout  des  auteurs. 

—  En  effet,  dit  Adolphe  par  galanterie,  quand  la  femme 
est  belle  ,  qu'importe  son  nom?  quand  le  vin  est  bon,  qu'im- 
porte son  pays? 

—  Je  me  souviens,  reprit  Anaïs ,  d'un  roman  qui  m'a  bien 
souvent  donné  l'envie  d'aller  cueillir  des  pervenches  et  des 
primevères  au  fond  des  bois,  pour  rencontrer  un  pâle  et  beau 
garçon.  Le  joli  roman!  ne  me  parlez  pas  des  autres.  Dans 
celui-là,  il  y  a  une  fleuriste  adorable,  un  peu  trop  artificielle, 
et  un  certain  Joseph  Marteau  qui  ne  me  trouverait  pas  bien 
cruelle. 

—  Joseph  Marteau  !  Allons  donc,  dit  madame  Lucas,  un  vrai 
paysan!  J'aime  bien  mieux  André  ! 

—  Le  joli  roman!  poursuivit  Anaïs  sans  écouler  madame 
Lucas;  rien  que  d'y  penser,  je  deviens  toute  triste  comme  si 
j'allais  pleurer. 

—  Moi,  dit  gaiement  Adolphe,  qui  craignait  un  attendrisse- 
ment épidémique,  je  n'aime  que  les  romans  en  action  :  c'est 
bien  la  peine  d'en  lire  de  si  mauvais  quand  on  peut  en  faire 
de  si  jolis!  Si  vous  voulez  ,  mes  charmantes  héroïnes  ,  nous 
ferons  ensemble  le  roman  le  plus  sentimental,  le  plus  tendre, 
le  plus  amusant.  Certes,  chacune  de  vous  fournirait  un  beau 
chapitre  ! 

—  Un  seul  !  dit  madame  Lucas. 

Toutes  les  fleuristes  s'étaient  récriées  ,  surtout  mademoi- 
selle Anaïs. 

Cependant,  le  soir,  mademoiselle  Anaïs  voulut  bien  s'ap- 
puyer sur  le  bras  d'Adolphe  pour  retournera  sa  chambrclle  ; 
c'était  consentir  au  premier  chapitre. 


XIII. 


Le  long  du  chemin  ,  Adolphe  ,  tout  en  pressant  le  bras  de 
mademoiselle  Anaïs ,  n'oublia  pas  de  faire  la  satire  de  ses 
compagnes.  Et  mademoiselle  Anaïs  se  disait  tout  bas  : 

—  Mon  Dieu  !  qu'il  a  d'esprit  ! 


L'ARTISTE. 


»S 


Mais  ce  fut  bien  mieux  quand  le  galant  clerc  de  notaire  se 
mit  à  vanter  les  attraits  de  mademoiselle  Anaïs. 

Malgré  tout  son  esprit ,  il  perdit  son  temps  ce  soir-IÀ  :  ma- 
demoiselle Anaïs  se  hérissa  de  sa  vertu ,  et  il  eut  beau  faire, 
il  fallut  se  retirer  devant  le  porc-épic. 

—  D'où  lui  vient  cette  vertu  sauvage?  se  demanda  le 
pauvre  amoureux  en  s'en  allant. 


XIV. 


—  Diable!  dit  le  lendemain  Adolphe  avec  dépit;  il  faut 
pourtant  que  j'en  finisse. 

Tout  en  disant  ces  mots ,  il  coudoya  une  jolie  fille  qui  se 
promenait  sur  le  boulcvart  pour  se  faire  coudoyer. 

—  C'est  tout  simple,  dit-elle  en  l'agaçant.  Adolphe  passa 
outre. 

—  Pas  si  simple ,  repritTil  ;  car  il  y  a  en  ce  monde  un  petit 
diable  écloppé  qui  veille  sans  cesse  sur  l'honneur  des  maris 
et  sur  la  vertu  des  filles.  Ce  petit  diable ,  qui  s'appelle  l'ob- 
stacle, veut  que  les  femmes  soient  sages  malgré  elles;  il  est 
plus  difficile  à  vaincre  que  la  vertu  des  filles  et  l'honneur  des 
maris;  c'est  lui  qui,  le  jour  du  rendez-vous  ,  dérange  l'ai- 
guille de  la  pendule;  il  déchire  un  mantelet,  il  donne  la  mi- 
graine, il  réveille  une  heure  trop  tard.  Ce  soir  vous  avez  un 
rendez-vous  galant,  vous  êtes  sûr  de  ravir  la  femme  ou  la 
maltresse  de  votre  ami,  deux  péchés  mortels!  mais  voilà 
qu'il  pleut  à  verse.  Demain  le  soleil  luira  ;  prenez  garde  !  le 
petit  diable  écloppé  est  capable  de  vous  jeter  une  cheminée 
sur  le  dos. 

Enfin  Adolphe  prit  une  résolution  terrible  :  il  devait  con- 
duire le  lendemain  Anaïs  à  l'Elysée  ;  il  jura  sur  le  ciel,  sur 
l'enfer  et  sur  la  tête  de  Napoléon,  qu'en  revenant  de  l'Elysée 
il  ne  rentrerait  pas  dans  son  taudis,  malgré  les  lois  qui  pu- 
nissent les  vagabonds. 


XV 


.1  mademoiselle  Anaïs. 

«  Anaïs,  vous  êtes  un  ange,  vous  êtes  une  fée,  vous  êtes  le 
soleil,  vous  êtes  le  ciel  !  Sans  cette  maudite  duègne  qui  vous 
surveille  ,  je  serais  toujours  à  vos  pieds.  Dites  donc  à  votre 
maîtresse  qu'elle  fasse  des  fleurs  sans  vous  empêcher  d'aller 
vous  épanouir  au  soleil ,  vous  qui  êtes  la  plus  belle  fleur  du 
j  ardin  de  la  vie.  Tudieu!  vous  m'avez  fait  poëte  I  II  faut  donc 
attendre  à  demain  :  encore  un  jour,  encore  un  siècle!  Tu 
n'oublies  pas  ,  ma  chère  ,  que  nous  allons  danser  à  l'Elysée. 
Quel  Elysée! 

«Je  t'attendrai  à  six  heures  dans  un  cabriolet,  au  coin  delà 
rue  Marie-Stuart.  Si  ton  chapeau  te  déplaît ,  prends  la  peine 
d'entrer  chez  la  modiste  du  passage,  elle  est  avertie. 

«  Au  revoir,  serpent. 

«  Adolphe.  » 

XVI. 

Dès  que  mademoiselle  Anaïs  eut  lu  la  dernière  lettre  de 
son  amant,  elle  courut  à  la  boutique  de  modes  et  de  modistes  ; 


et,  le  lendemain,  elle  dit  à  Adolphe  que  son  chapeau  ayant 
perdu  sa  fraîcheur,  elle  s'était  décidée,  non  sans  peine,  à  en 
prendre  un  autre.  Adolphe  sourit  avec  malice;  il  savait  que  la 
belle  n'avait  jamais  eu  que  le  chapeau  bleu  fleuri  de  roses, 
qui  encadrait  alors  délicieusement  sa  jolie  figure.  Le  cheval 
du  cabriolet  alla  vite  comme  leurs  amours.  A  l'Elysée  ils 
dansèrent,  et  leurs  cœurs  dansèrent  à  se  briser.  Ils  s'en  re- 
vinrent la  nuit,  doucement  appuyés  l'un  sur  l'autre,  comme 
s'ils  n'eussent  pas  été  pressés  d'arriver. 

Arse.ne  MOUSSA YK. 

FIN  DU  LIVRB  PREMIER. 

(  La  suite  au  numéro  prochain.) 


OPERA-ITALIEN  :  ouvebture.  —  Lucia  ni  i.*mmkk>io(jr. 


près  une  lutte  acharnée  qui  n'a  donné,  comme 
tant  d'autres  combats,  aucun  résultat,  l'o- 
péra italien  est  demeuré  à  l'Odéou.  La  troupe 
de  ses  fidèles  l'y  a  suivi  au  grand  complet , 
et  l'on  sait  d'ailleurs  que  cette  troupe  se 
double  de  nombreux  auxiliaires  retenus  aux  champs  jusqu'au 
mois  de  décembre.  Ce  charmant  théâtre  n'est  donc  pas  près 
de  manquer  de  public.  11  ne  reste  plus  qu'à  savoir  s'il  ue 
manquera  pas  de  bons  compositeurs  et  surtout  de  bons  opéras, 
plus  rares  quelquefois  que  les  musiciens. 

Quand  on  est  arrivé  à  une  époque  où  le  talent  peut  deve- 
nir, avec  de  la  bonne  volonté ,  le  partage  de  tout  le  monde . 
on  se  dégoûte  presque  du  talent,  pour  lui  préférer  les  qua- 
lités innées  qui  font  la  gloire  du  poêle  et  de  l'artiste  à  l'en- 
fance des  siècles.  On  recherche  le  naïf,  le  primitif,  les  idées 
de  premier  jet,  et  l'on  fait  fi  de  la  mise  en  œuvre.  C'est  ainsi 
que  pendaut  quelques  lustres,  la  foule  n'avait  voulu  entendre 
que  Rossini,  qui  avait  assez  de  génie  pour  pouvoir,  sans  grand 
inconvénient,  traiter  lestement  les  leçons  de  l'école.  Et  la 
foule  avait  raison  en  ce  sens  qu'il  fallait  profiter  de  tous  ces 
trésors  de  mélodie  dépensés,  hélas!  en  peu  d'années.  La 
foule  sentait  instinctivement  qu'il  serait  toujours  temps  de 
revenir  au  talent  quand  cette  source  de  génie  serait  tarie , 
ou  seulement  scellée.  Aujourd'hui  que  Rossini  reste  étendu 


i)fi 


L'AUTISTE. 


dans  son  farniente,  sans  même  prendre  la  peine  de  nous  faire 
savoir  s'il  est  vrai  qu'il  ait  dit  prématurément  son  dernier 
mot,  on  se  contente  très  philosophiquement  de  la  monnaie  , 
souvent  hien  légère ,  de  ses  successeurs ,  et  c'est  alors  qu'on 
reconnaît  conihien  le  talent,  le  savoir-faire,  le  métier  con- 
sciencieusement appris,  sont  de  bonnes  choses. 

Qu'est-ce  qui  dislingue  aujourd'hui  Donizctti  de  cette  pléiade 
de  musiciens  dont  les  partitions  de  mince  étoffe  s'usent  en  si 
peu  d'années?  C'est  l'adresse  et  un  art  d'ajustement  fort  re- 
marquables. Ses  mélodies  n'ont  pas  l'haleine  longue  :  elles  se 
complètent  toujours  au  commencement  ou  à  la  fin  par  quel- 
que chose  qui  n'est  pas  tout  à  fait  connu  ,  mais  qu'on  recon- 
naît pourtant  comme  certaines  figures  qui  s'appliquent  à  des 
patrons  bien  arrêtés,  quoiqu'on  ne  les  ait  jamais  vues.  Que 
voulez-vous?  un  homme  est  fort  excusable  d'ôlre  brun  dans 
un  pays  où  les  gens  sont  bruns;  et  quand  cet  homme  appar- 
tient à  la  nation  relativement  peu  nombreuses  des  artistes,  il 
n'a  pas  une  chance  sur  mille  de  se  distinguer  des  autres  par 
.les  qualités  plus  tranchées.  Donizelti  est  venu  à  une  époque 
où  tout  le  monde  respirait  dans  l'air  une  musique  d'une  na- 
ture bien  saisissante  qui  ne  pouvait  être  confondue  avec 
•  elle  qui  l'avait  précédée,  ni  avec  cette  autre  qui  la  suivra 
et  que  nous  ne  pressentons  pas  encore.  11  a  subi  ,  comme 
c'était  sa  destinée,  l'influence  de  ces  émanations  auxquelles 
il  est  bien  difficile  qu'on  résiste  quand  on  n'a  pas  une  vocation 
excentrique.  Ces  rayonnements  harmoniques  qui  pénètrent 
partout,  laissent  dans  les  âmes  leur  empreinte,  aussi  facile- 
ment que  la  lumière  commune  à  l'univers,  sur  les  planches 
inventées  par  M.  Daguerre.  Dans  ces  conditions-là,  l'art  in- 
dividuel n'est  plus  guère  possible  ou  le  devient  moins.  C'est 
déjà  un  grand  bonheur  de  se  faire  une  individualité  artifi- 
cielle qui  fasse  prendre  le  change  aux  gens  qui  le  veulent 
hien ,  et  Donizctti  a  eu  le  mérite  d'intéresser  à  son  talent  tous 
ces  gens-là.  Aussi  bien,  l'on  a  été  injuste  pendant  longtemps 
pour  les  mérites  de  cette  classe,  qui  sont  pourtant  les  plus 
nombreux ,  et  dont  on  s'arrange  fort  bien  dans  tous  les  temps, 
en  présence  même  des  génies  les  plus  originaux. 

11  y  a  quarante  ans,  quand  Cimarosa  répandait  encore, 
comme  un  soleil  couché,  un  éclat  si  vif  sur  l'Europe,  quand 
Païsiello  finissait,  on  accueillit  avec  empressement  la  troupe 
innombrable  où  brillèrent  Guglielmi,  Farinelli,  Fioravenli , 
et  l'on  salua  volontiers,  comme  de  grands  hommes,  Paër  et 
Mayr.  Et  pourtant  que  firent-ils,  tous,  jusqu'aux  jours  de 
Kossini,  sinon  suivre  toutes  les  formes  mélodiques,  toutes 
les  coupes  des  deux  compositeurs  napolitains,  ou  fondre  dans 
un  éclectisme  habile  les  méthodes  italienne  et  allemande? 
Ces  vicissitudes  artistes  se  sont  reproduites  de  nos  jours. 
Les  imitateurs ,  plus  ou  moins  sévères ,  n'ont  pas  manqué ,  ni 
les  éclectiques  non  plus.  Bcllini  apporta  dans  son  éclectisme 
un  peu  mou ,  plus  d'idées  que  de  talent.  C'est  le  contraire 
chez  Donizctti ,  dont  les  partitions  se  dégagent  de  plus  en 
plus  des  formules  toutes  faites.  Les  détails  en  sont  traités 
suivant  des  méthodes  approuvées  quelque  part;  mais  tout 
cela  est  dénaturé  et  lissé  de  nouveau  avec  une  habileté  rare. 
Son  chant  seul  est  décidément  italien ,  mais  son  orchestre , 
développé  et  pas  trop  verbeux,  leste,  facile  ,  élégant,  et  réglé 
par  un  tact  parfait,  parait  obéir  à  des  lois  de  composition  cos- 
mopolites plutôt  qu'à  l'autorité  du  maître  par  excellence. 


Cette  tendance  est  plus  sensible  dans  Lucia  di  Lammernwor 
que  dans  Anna  Iiolcna,  qui  a  passé  longtemps  pour  son  chol 
d'oeuvre.  J'ignore  si  ce  fut  contradiction  de  ma  part  ou  l'effet 
d'une  attente  déçue,  mais  je  n'ai  jamais  pu  me  laisser  aller 
au  plaisir  que  devait  sans  doute  me  causer  Anna  Uolena.  Dan» 
cet  opéra ,  où  le  jeune  auteur  risquait  avec  une  sorte  de  ti- 
midité ses  idées  personnelles,  tandis  qu'il  déployait  une  bril- 
lante audace  dans  sou  ingénieux  travail  d'imitation,  il  me 
faisait  toujours  l'effet  d'un  homme  qui  promet  tant  qu'on  veut 
et  tout  ce  qu'on  veut,  et  qui  ne  peut  remplir  qu'à  l'aide  d'em- 
prunls  ces  engagements  hasardés.  En  suivant  le  même  ordre 
d'idées,  Lucia  di  Lammermoor  serait  plutôt  le  fait  d'un 
homme  de  bonne  foi  qui  donnerait  peut-être  l'imilalion  pour 
ce  qu'elle  est ,  mais  qui  prend  plus  de  peine  pour  y  mettre  du 
sien.  D'ailleurs,  à  côté  de  quelques  dessins  employés  eu  partie 
avant  lui ,  et  de  l'allégro  du  duo  du  troisième  acte ,  dont  le 
moule  est  dans  Ricciardo  e  Zoraïde,  le  reste  de  la  partition 
est  aussi  original  qu'il  est  permis  à  Donizetti  d'en  faire.  Les 
duos  et  les  airs  sont  d'un  beau  caractère ,  et  le  finale  du 
deuxième  acte,  avec  son  magnifique  andanle  et  sa  péroraison 
énergique,  pourra  toujours  être  considéré  comme  le  beau 
semblant  d'un  chef-d'œuvre. 

L'exécution  a  été  excellente.  11  est  d'usage ,  parmi  les  ama- 
teurs fashionables ,  ou  désœuvrés,  ou  curieux,  de  dire  à 
chaque  réouverture,  que  les  chanteurs  ont  perdu  beaucoup 
de  leur  voix.  Puis  viennent  les  considérations  à  perle  de  vue 
sur  les  inconvénients  du  voyage  périodique,  sur  le  climat  de 
Londres,  sur  les  fatigues  des  concerts,  sur  le  mauvais  goût  des 
Anglais,  etc.,  etc.  Au  bout  de  quinze  jours,  les  chanteurs  sont 
censés  avoir  recouvré  leur  voix,  et  il  est  question  d'aulre  chose. 
J'ignore  ce  que  les  jaseurs  diront  cette  année,  mais  je  sai* 
que  notre  bon,  notre  vieil  ami  ltubini  a  chaulé  comme  aux 
meilleurs  jours.  C'est  toujours  le  premier  chanteur  de  l'Eu- 
rope. Mme  Persiani  est  la  représentante  la  plus  parfaite  de  la 
belle  école  de  chant  italien.  Je  ne  connais  rien  de  mieux 
composé  ,  rien  d'un  goût  plus  irréprochable  et  plus  homogène 
que  ses  ornements  et  ses  appoggialure.  Ce  n'est  pourtant  la 
qu'une  science  de  détail  dans  laquelle  elle  a  fait  encore  de 
sensibles  progrès  depuis  l'an  passé;  mais  l'esprit  d'ensemble 
d'un  rôle  complet  y  manque  toujours.  Tamburiui  conserve 
sa  supériorité  un  peu  stéréotypée.  Les  personnages  secon- 
daires sont  fort  suffisants.  Il  y  a  là  une  manière  de  joli  garçon, 
second  ténor  blondin  dont  le  public  eût  bien  voulu  rire  ,  sui- 
vant l'antique  usage,  et  le  public  n'a  pu  en  trouver  l'occa- 
sion. 

A. SPECHT. 


Tjpographic  de  Lacrampc  cl  Comp  ,  rue  Daniicllc,  2.  —  Fonderie  île  îhorey,  Vire»  ei  Muret 


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• 


L'ARTISTE. 


97 


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l'^Uaftémic  ïus    $cau*~3Ut0. 


MJH-IJiJJiVJJJJil    JjJtù    2UUX. 


epuis  le  jour  où  nous  nous  sommes  levés, 
nous  autres  jeunes  gens,  pour  soutenir  de 
notre  plume  inexpérimentée  les  doctrines 
de  la  jeune  école  française  contre  l'abso- 
lutisme des  prescriptions  académiques; 
depuis  le  jour  où  V Artiste,  à  qui  l'on  ne 
refusera  pas  l'honneur  d'avoir  porté  avec  quelque  gloire 
et  quelque  courage  l'étendard  de  cette  jeune  école ,  est 
venu  lui  prêter  l'appui  de  son  élégante  publicité,  les 
principes  larges  et  féconds,  que  nous  avons  été  seuls  à 
défendre  pendant  si  longtemps,  ont  gagné  du  terrain 
d'année  en  année,  au  point  de  ne  plus  rencontrer  de 
contradicteurs  parmi  les  organes  de  la  publicité  jouissant 
de  quelque  considération.  L'évidence  de  ces  principes  et 
de  ces  doctrines  a  frappé  tous  les  yeux ,  convaincu  tous 
les  esprits,  au  point  que  l'Académie  elle-même  vient 
d'en  reconnaître  l'autorité  dans  une  circonstance  tout  à 
fait  décisive  :  le  jugement  des  concours  pour  les  prix  de 
Home.  Les  couronnes  ont  été  distribuées  cette  année 
d'une  façon  à  peine  différente  de  ce  qui  aurait  eu  lieu  si 
nous  avions  été  chargés  nous-mêmes  de  désigner  les 
lauréats.  Presque  tous  les  prix  ont  été  obtenus  par  des 
ouvrages  conçus  et  exécutés  dans  des  idées  étrangères  à 
l'enseignement  de  l'école.  Une  innovation  de  cette  im- 
portance était  de  nature  à  faire  concevoir  quelques  es- 
pérances d'améliorations  et  de  réformes  dans  les  ten- 
dances d'une  institution  qui,  convenablement  dirigée, 
pourrait  devenir  aussi  utile  qu'elle  l'a  été  peu  dans  ces 

2"   SKR1Ë.    TOME    IV.    7e    UT. 


derniers  temps.  Pourquoi  faut-il  que  le  discours  de 
M.  le  secrétaire  perpétuel  de  lAcadémie  soit  venu  mon- 
trer que  ce  n'était  là  qu'une  concession  momentanée  à 
la  nécessité  des  circonstances,  et  que  MM.  les  profes- 
seurs n'entendaient  pas  s'être  engagés  pour  l'avenir! 

Nous  avions  espéré  cependant  que  l'Académie  ne  per- 
sisterait pas  dans  ses  malheureuses  inspirations  qui  l'ont 
poussée  à  réprimander  publiquement,  l'an  passé,  le  savant 
professeur  de  la  villa  Medici.  Dieu  veuille,  disions-nous 
en  commençant  le  compte-rendu  des  concours  ,  Dieu 
veuille  que  nous  ne  voyions  pas  se  renouveler,  cette 
année,  le  scandale  des  sifflets  qui  ont  accueilli,  l'an 
dernier,  la  distribution  des  grands  prix  !  Dieu  veuille 
que  nous  ne  voyions  pas  se  renouveler  le  scandale  plus 
grand  encore  du  blâme  public  adressé  par  l'Académie  au 
directeur  de  l'Ecole  de  Rome,  directeur  tiré  de  son  sein, 
et  qu'elle  a  choisi  elle-même  entre  tous  ses  collègues  !  D 
n'était  pas  bien  difficile  de  prévoir  dans  quelle  voie  un 
homme  d'énergie  et  de  conviction  comme  M.  Ingres  con- 
duirait l'école  qu'il  était  appelé  à  diriger.  Il  fallait  nom- 
mer un  autre  professeur,  si  l'on  voulait  une  autre  ten- 
dance ;  mais  il  y  a  plus  que  de  l'inconvenance  à  venir 
le  blâmer  après  coup  d'avoir  été  conséquent  avec  lui- 
même.  Voilà  ce  que  nous  disions  ;  nous  avons  même  évité 
de  prendre  parti  dans  ces  dissensions  intérieures,  ne 
voulant  pas  qu'on  pût  nous  accuser  d'avoir  envenimé  la 
querelle  ;  nous  espérions  d'ailleurs  que  nos  paroles  se- 
raient également  bien  reçues  de  tous  ceux  à  qui  elles 
étaient  adressées. 

Eh  bien  !  il  est  arrivé  que  les  élèves  ont  montré  plus 
de  tenue  et  de  dignité  que  leurs  professeurs  :  car  tandis 
que  ceux-ci  donnaient,  par  l'organe  de  M.  Raoul-Ro- 
chette,  un  libre  cours  à  l'expression  de  leur  mauvaise 
humeur,  les  autres  ne  sont  pas  sortis  des  bornes  des 
convenances. 

Nous  ne  relèverons  pas  aujourd'hui  tout  ce  qu'il  y  a 
de  peu  convenable  dans  ces  attaques  dirigées  contre  un 
homme  qui ,  quelle  que  soit  l'opinion  que  l'on  puisse 
avoir  de  son  talent  en  lui-même,  n'en  est  pas  moins,  de 
l'aveu  de  tout  le  monde ,  l'artiste  le  plus  éminent  de 
beaucoup  entre  tous  ses  collègues  de  l'Académie  ;  nous 
ne  relèverons  pas  non  plus  ce  qu'il  y  a  de  peu  conve- 
nable ,  surtout  de  la  part  de  M.  Rochetlc,  à  venir, 
la  première  fois  qu'il  occupe  le  bureau,  se  faire  l'organe 
des  jalousies  les  plus  étroites,  des  rivalités  les  plus  mes- 
quines, des  plus  envieuses  susceptibilités.  Nous  ne 
voulons  pas  qu'il  puisse  nous  accuser  d'avoir  mal  inter- 
prété sa  pensée ,  et  nous  attendrons  l'impression  de  son 
manuscrit  pour  relever  comme  elles  le  méritent  les 
étranges  affirmations  de  ce  singulier  manifeste. 

Le  reste  du  rapport  de  M.  Rochette  n'a  rien  présenté 
de  fort  remarquable  :  c'est  une  appréciation  des  concours 
et  des  envois  de  Home  assez  différente  de  celle  que  nous 
avons  publiée.    Cependant ,   les  motifs    développés   à 

13 


98 


L'ARTISTE. 


l'appui  des  conclusions  académiques  ne  nous  ont  pas 
semblé  de  nature  à  contre-balancer  ceux  que  nous  avons 
donnés  pour  établir  les  nôtres ,  et  nous  y  persistons  mal- 
gré tout  ce  que  nous  avons  entendu  dire  de  contraire  à 
notre  opinion ,  ou  plutôt  à  cause  de  la  pauvreté  des  rai- 
sons avancées  pour  la  combattre. 

Cette  lecture  terminée ,  on  a  procédé  à  la  distribution 
des  prix ,  médailles  et  récompenses,  qui  a  été  faite  dans 
l'ordre  suivant  : 

Peinture  —  Premier  grand  prix,  M.  Antoine-Aa- 
guste-Ernest  Hébert,  né  à  Grenoble  (Isère),  le  3  no- 
vembre 1817  ; 

—  Deuxième  grand  prix  ,  M.  Prosper-Louis  Houx  ,  né 
à  Paris  le  15  février  1817. 

Sculpture.  —  Premier  grand  prix ,  M.  Théodore- 
Charles  Gruyère,  né  à  Paris  le  17  septembre  181  ï; 

—  Deuxième  grand  prix ,  M.  Célestin-Anatole  Calmels, 
né  à  Paris  le  26  mars  1823; 

—  Deuxième  second  grand  prix,  M.  Jean -Claude 
Petit,  né  à  Besançon,  département  du  Doubs,  le  9  fé- 
vrier 1819; 

—  L'Académie  a  accordé  une  mention  honorable  à 
M.  Jacques-Eugène  Caudron,  né  à  Paris  le  16  novembre 
1818. 

Architecture.  —  Premier  grand  prix ,  M.  Hector-Mar- 
tin Lefuel ,  né  à  Versailles  (Seinc-et-Oise)  le  1'»  no- 
vembre 1810  ; 

—  Deuxième  grand  prix ,  M.  François-Marie  Péron , 
né  à  Paris  le  11  juin  18f0. 

Gravure  en  Médaille.  —  Premier  grand  prix,  M.  André 
Vauthier ,  de  Paris ,  âgé  de  vingt  et  un  ans  ; 

—  L'Académie  a  accordé  une  mention  honorable  à 
M.  Jean-Françoîs-Charles-André  Flacheron ,  auteur  du 
bas-relief  n°  2,  né  à  Lyon  ,  département  du  Hhône,  âgé 
de  vingt-six  ans. 

Musique.  —  Premier  grand  prix,  M.  Charles-François 
Gounod  ,  de  Paris,  âgé  de  21  ans; 

—  Deuxième  grand  prix,  M.  François-Emmanuel- 
Joseph  Bazin,  de  Marseille  (Bouehes-du-Bhône),  âgé  de 
vingt-trois  ans. 

—  Le  prix  de  la  tête  d'expression  et  celui  do  la  demi- 
figure  ont  été  remportés  par  M.  Brisset  ;  le  prix  de  sculp- 
ture pour  la  tête  d'expression,  par  M.  Robinet. 

La  grande  Médaille  d'émulation  accordée  au  plus  grand 
nombre  de  succès  dans  l'Ecole  d'architecture ,  a  été  ob- 
tenue par  M.  Antoine-Isidore-Eugène  Godebceuf,  de 
Compiègne  (Oise),  âgé  de  trente  ans,  élève  de  M.  Le 


Clère,  membre  de  l'Institut,  chevalier  de  la  Légion- 
d'Honneur ,  et  de  M.  Blouet. 

La  fondation  faite  par  feue  Mme  Leprince,  en  faveur  de 
l'artiste  qui  a  obtenu  le  grand  prix  de  gravure,  n'ajant 
pu  avoir  son  effet  durant  deux  années,  où  ce  grand  prix 
n'a  point  été  décerné,  l'Académie  a  décidé  que  la  somme 
de  400  francs ,  montant  de  ce  legs ,  serait  accordée  à 
M.  Martinet  et  à  M.  Oudiné,  anciens  pensionnaires  de 
l'Académie  de  France  à  Borne ,  comme  un  témoignage 
de  sa  satisfaction  pour  la  gravure  du  portrait  de  Bem- 
brandt,  par  M.  Martinet,  et  pour  la  médaille  du  choléra, 
de  M.  Oudiné. 

A  la  suite  de  cette  distribution  ,  M.  Rochettc  a  donné 
lecture  d'une  IS'olice  de  sa  façon  sur  la  vie  et  les  ou- 
vrages de  feu  M.  le  chevalier  Lesueur.   Nous  n'avons 
reconnu  dans  ce  travail  aucune  des  qualités  capables  dp 
le  distinguer   des  biographies   les  plus   vulgaires  :  ni 
grande  vue  d'ensemble,  ni  savante  appréciation  de  dé- 
tails, ni  théorie,  ni  système  de  quelque  valeur;  mais,  au 
lieu  de  cela  ,  une  recherche  d'esprit ,  une  accumulation 
de  saillies  et  de  jeux  de  mots  qui  ne  sont  pas  toujours 
restés  dans  les  limites  du  bon  goût,   et  qui  n'en  ont 
pas  moins  excité  le  rire  de  l'auditoire  ,  ef  surtout  de  la 
partie  de  l'auditoire  qui  occupait  les  places  réservées 
aux  académiciens.  Ainsi,  par  exemple,  lorsqu'en  par- 
lant des  difficultés  et  des  obstacles  de  toute  nature  que 
M.  Lesueur  a  rencontrés  lorsqu'il  a  voulu  prendre  dans 
le  monde  la  place  que  la  supériorité  de  son  talent  l'ap- 
pelait à  remplir,  M.  le  secrétaire  perpétuel  a  ajouté  que 
ces  difficultés  et  ces  obstacles  se  comprendraient,  même 
de  notre  temps  ,  l'Académie  a  beaucoup  ri  de  cette  gen- 
tillesse. Nous  ne  savons  pas ,  quant  à  nous ,  jusqu'à  quel 
point  il  était  convenable  de  rire  et  de  faire  rire,  même 
à  l'Académie ,  aux  dépens  des  malheureux  jeunes  gens 
que  nous  voyons  lutter  avec  tant  de  courage  et  de  per- 
sévérance contre  les  entraves  si  souvent  inextricables 
que  l'obscurité  et  la  misère  opposent  à  leurs  succès. 
Ces  rires  paraîtront  encore  plus  déplacés  si  l'on  vient 
à  considérer  que  l'Académie   a  été  regardée  de  tout 
temps,  par  des  hommes  très-éminents ,  comme  un  des 
obstacles  les  plus   écrasants    qui   pèsent  sur   le  dé- 
veloppement des  jeunes  talents  et  concourent  à  les 
étouffer.  Nous  nous  souvenons  d'avoir  lu  un  mémoire 
de  Géricault ,  sur  l'enseignement  des  beaux-arts ,  qui 
n'avait  pas  d'autre  conclusion  ;  et  ce  qu'il  y  a  de  fatal 
dans  ces  conséquences  était  si  bien  senti  dès  la  création 
de  cette  institution,  que  nombre  d'artistes  du  temps  ne 
voulaient  pas  consentir  à  en  faire  partie  ,  et  qu'il  fallut 
l'ordre  exprès  du  roi  Louis  XIV  pour  les  y  déterminer. 
M.  Bochette  a  continué  sur  ce  ton  moitié  sérieux , 
moitié  bouffon ,  pendant  près  d'une  demi-heure  ;  puis 
la  séance  a  été  terminée  par  l'exécution  de   la  com- 


L'ARTISTE. 


99 


position  musicale  qui  a  obtenu  le  grand  prix.  Le  con- 
cours de  musique  semble  échapper,  par  sa  nature  même, 
à  l'appréciation  du  public,  tellement  que  les  professeurs 
ont  cru  pouvoir  se  dispenser  de  lui  soumettre  les  com- 
positions des  divers  concurrents.  Nous  n'avons  eu,  par 
conséquent ,  aucun  moyen  de  contrôler  le  jugement  de 
l'Académie.  Nous  voulons  croire  qu'il  a  été,  en  cette 
occasion,  aussi  juste,  aussi  équitable  que  possible;  ce- 
pendant nous  n'avons  pu  nous  empêcher  d'entendre  les 
remarques  qui  se  faisaient  autour  de  nous  sur  l'extrême 
faiblesse  du  travail  couronné,  et  d'en  concevoir,  comme 
tout  le  monde,  une  pauvre  idée  de  l'enseignement  mu- 
sical de  l'Académie. 

L'ouverture  de  la  composition  de  M.  Boulanger,  qui 
a  été  exécutée  au  commencement  de  la  séance,  nous  a 
paru  plus  accentuée  et  plus  savante  ;  cependant  nous  ne 
voudrions  pas  nous  engager  jusqu'à  en  faire  complète- 
ment l'éloge ,  parce  qu'étant  arrivés  quelques  minutes 
trop  tard ,  nous  n'en  avons  entendu  que  les  derniers 
retentissements. 


exposition"  de  br'jzsllbs. 


MO.NSIEI'R    LE    DlRECTElR  . 


's  dois,  avant  d'entrer  dans  l'examen  de  la  pein- 
)ture  de  genre,  vous  parler  encore  de  quel- 
!  ques  toiles  particulières,  et  réparer  un  oubli 
)  involontaire  à  l'égard  de  M.  Kohler.  Cet  ar- 
tiste, qui  appartient,  j'imagine,  à  l'école  de 
Dusseldorf,  a  exposé  une  fort  remarquable  étude  de  trois 
jeunes  filles:  deux  jeunes  personnes  qui  achèvent  la  fraîche  et 
chaste  toilette  d'une  fiancée.  La  couronne  est  posée  sur  ses 
beaux  cheveux  d'or,  et  cette  gracieuse  tète  rayonne  d'une 
joie  modeste  et  calme;  elle  est  heureuse.  Le  galbe  de  celle 
figure  vous  reporte  par  le  souvenir  au  Titien  ou  à  Sigalon.  Le 
dessin  ne  manque  pas  d'ampleur,  mais  la  couleur  est  un  peu 
sobre.  —  M.  Debay,  de  Paris,  a  envoyé  un  tableau  qui  donne 
un  nouveau  relief  à  son  mérite  ;  M.  Debay,  jusqu'à  présent, 
n'avait  guère  fait  que  continuer  la  manière  de  son  maître , 
M.  Gros.  Dans  la  scène  qui  nous  occupe,  il  a  su  reproduire, 
sans  trop  d'horreur,  et  avec  un  sentiment  louchant,  un  affreux 
épisode  de  1793.  Vingt-neuf  femmes  de  toutes  conditions  sont 
exécutées,  le  même  jour,  sans  jugement,  sur  la  place  pu- 
blique de  Nantes ,  en  présence  et  par  l'ordre  de  l'infâme 
Carrier.  Parmi  ces  tristes  et  belles  victimes  de  la  Terreur, 
madame  de  la  Rochcfoucault,  mesdames  de  la  Métairie  , 
dernière  branche  des  Pic  de  la  Miraïukde,  se  font  recon- 


naître à  leur  beauté.  Les  figures  sont  de  demi-grandeur  natu- 
relle. Ces  infortunées  sont  arrivées  au  pied  de  l'échafaud; 
elles  viennent  d'achever  en  chœur  des  cantiques  sacrés.  Ce 
groupe  est  traité  avec  un  grand  talent;  seulement  nous  de- 
manderons pourquoi  donc  celle  prostration  générale  parmi 
ces  nobles  femmes,  qui  ont  eu  assez  de  courage  pour  chan- 
ter? L'accablement  douloureux  qui  les  presse  attendrit  vive- 
ment le  spectateur,  et  peut-être  celle  appréhension  de  la  guil- 
lotinel'expliquc-t-elle suffisamment;  mais  nous  aurions  aimé, 
comme  contraste,  quelque  magnifique  résignation  de  victime 
à  la  Charlotte  Corday,  marchant  d'un  pas  assuré  vers  la 
mort.  —  Un  autre  Français,  M.  Jacquand,  occupe  une  place 
distinguée;  mais  vous  avez  déjà  apprécié  ces  deux  tableaux 
dans  cette  exposition:  Gaston,  dit  l'Ange  de  Foix,  se  laissant 
mourir  de  faim  en  sa  prison ,  et  la  Bénédiction  des  Fruits. 
—  Plusieurs  élèves  de  MM.  De  Keyscr  et  Wapers  ont  ex- 
posé des  toiles  d'une  dimension  analogue  à  celles  que  nous 
venons  de  citer,  mais  nous  n'avons  que  peu  de  chose  à  en 
dire.  On  reconnaît  la  manière  du  maître  à  l'exagération  de 
ses  défauts,  et  il  est  regrettable  qu'une  direction  plus  sérieuse 
et  de  plus  sévères  leçons  ne  disciplinent  pas  les  qualités  fa- 
ciles qu'on  reconnaît  dans  la  plupart  de  ces  débuts.  Les  Pi- 
rates de  l'Archipel  grec  du  laborieux  M.  Montfôrt ,  exposés  au 
Louvre  en  1836,  prouvent,  au  contraire,  les  plus  louables  ef- 
forts pour  arriver  à  un  bon  résultat.  —  Il  y  a  du  mouvement 
et  de  l'action  dans  la  Bataille  d'Hcylligerlé,  par  M.  Jacops. 
Le  moment  choisi  est  celui  où  Jean  de  Ligne,  comte  d'A- 
remberg  ,  sir  de  Brabançon  ,  chevalier  de  la  Toison  d'Or  et 
gouverneur  pour  l'Espagne  de  la  Frise  et  d'Overyssel ,  en 
1568 ,  tue  de  sa  main  le  comte  Adolphe  de  Nassau  ;  au  reste, 
ce  brillant  fait  d'armes  n'eut  pas  les  suites  qu'on  pouvait  es- 
pérer, car  le  valeureux  Jean  de  Ligne  ayant  succombé  presque 
immédiatement  aux  blessures  qu'il  avait  reçues  dans  ce  com- 
bat, ses  troupes  se  débandèrent.  Enfin,  nous  devons  signaler, 
parmi  plusieurs  petites  toiles  représentant  des  fails  histo- 
riques, une  composition  de  M.  Van  der  Plaetsen,  de  Gand  : 
Philippe  d'Arteveldl  s'adressant  aux  Gantois  insurgés  contre 
Louis  de  Maie,  et  leur  faisant  connaître  le  résultat  de  6es 
négociations  et  des  exigences  de  ce  comte.  Il  y  a  trois  partis 
à  prendre,  leur  dit  Philippe  :  le  premier,  de  nous  enfermer 
dans  la  ville;  le  second,  d'aller  tous  confesser  nos  péchés, 
de  nous  jeter  à  genoux  dans  les  églises ,  les  monastères  ;  et 
le  troisième  ,  d'y  attendre  la  mort ,  comme  des  martyrs  à  qui 
l'on  a  refusé  toute  miséricorde.  Cette  foudroyante  allocution 
a  fourni  à  M.  Van  der  Plaetsen  l'occasion  de  développer  un 
sentiment  réel  de  la  pantomime ,  dans  tous  les  groupes  de 
celle  esquisse  terminée. 

Nous  entrons  maintenant ,  Monsieur,  en  pleine  peinture 
de  genre  ;  mais  vous  ne  sauriez  croire  quelle  dose  de  grosse 
gaieté,  presque  toujours  sans  esprit,  quelle  trivialité  d'épi- 
sodes sont  nécessaires  pour  désopiler  quelque  peu  la  rate  fa- 
cile des  habitants  de  cet  heureux  pays.  El  lout  cela  est  si  loin 
de  Téniers  et  d'Adrien  Brauwer,  les  charmants  peintres  comi- 
ques! Les  magots  qui  indignaient  Sa  Majesté  Louis  XIV,  dans 
les  kermesses  favorites  du  premier  de  ces  artistes,  sont,  du 
moins,  bien  dessinés,  et  ils  appartiennent  évidemment  à  ce 
monde  de  buveurs  et  de  danseurs  à  l'ombre  vacillante  des  bou- 
chons. Mais  ici,  à  part  quelques  noms  dont  nous  allons  nous  oc- 
cuper tout  à  Iheure,  que  faire,  que  dire  de  ce  cataclysme  de 


«00 


L'AUTISTE. 


mauvaises  farces,  d'insignifiante*  productions  que  ne  raciiète 
aucune  intention  visible?  Qu'y  a-l-il  de  commun  entre  l'art  et 
l'exécution  de  tous  ces  motifs  que  nous  ne  contestons  môme 
pas  aux  fahricanls,  car  nous  voulons  nous  souvenir  du  précepte 
d'Horace  :  Picloribus  alquc  poelis  ,  etc.  ?  C'est  triste  à  voir  si 
près  de  la  terre  classique  des  Oslade ,  des  Melzu .  des  Ter- 
hurg  cl  des  Craesbecke.  Et  d'ailleurs,  outre  les  précieuses  et 
inimitables  qualités  de  ces  grands  peintres,  quelle  bonhomie, 
quelle  absence  de  prétentions  dans  tous  leurs  sujets!  Ils  Irai- 
laient  la  nature  comme  un  bon  fils  qui  trouve  toujours  sa 
mère  assez  belle  et  assez  spirituelle,  parce  qu'il  l'aime.  Vou- 
lez-vous me  permettre.  Monsieur,  de  vous  parler  d'une  des 
toiles,  qui  brille  ici  par  son  esprit  presque  au-dessusde  toutes 
les  autres,  de  vous  faire  part  d'une  de  ces  idées  qu'on  est 
heureux  d'avoir  trouvées  pour  les  choyer,  les  polir  sous  toutes 
leurs  faces,  et  pour  enlever  les  bravos  de  la  multitude?  Voici 
la  farce  : —  Un  brave  homme  et  sa  femme  sont  venus  amener 
un  malade  au  médecin  le  plus  famé  de  l'endroit,  et  ils  lui 
font  examiner  ce  liquide  que  regarde,  à  travers  une  fiole,  le 
médecin  de  Gérard  Dow,  dans  la  femme  hydropique  du  Musée 
de  Paris. — Grande  est  l'anxiété  des  clients,  pendant  que  le  doc- 
teur fait  son  œuvre  d'un  air  grave  et  capable.  Le  pauvre  ma- 
lade est  là,  avec  une  mentonnière  sous  le  col,  nolez  bien  ceci, 
mais  calme,  et  recevant  patiemment  les  caresses  de  la  femme, 
dont  les  inquiétudes  augmentent  toujours,  ce  que  vous  com- 
prendrez sans  peine  quand  vous  saurez  que  le  malade  est  un 
veau!...  Toutes  les  autres  compositions  sentent  presque  tou- 
jours le  houblon  et  la  fumée  de  tabac.  Ce  sont  de  petits  poëmes 
de  circonstance  en  l'honneur  du  faro ,  du  lambieck  et  de  la 
(jueuse-lambieck ,  et  cela  va  droit  au  cœur  des  honnêtes  con- 
sommateurs de  la  Flandre.  Plus  loin,  on  rencontre  quelque 
halle  militaire  devant  une  hôtellerie,  quelque  concert  gro- 
tesque de  famille,  une  femme  qui  fait  la  barbe,  un  ramonneur 
qui  se  fait  raser  sans  avoir  préalablement  débarbouillé  son 
visage  noir  de  suie,  et  mille  choses  dans  ce  goût-là,  que  l'exé- 
cution seule  aurait  pu  rendre  supportables. 

Bruxelles  possède  cependant  un  artiste  qui  rappelle,  par 
son  habile  patience  et  la  perfection  infinie  des  détails,  Gérard 
Dow  et  Miéris.  11  ne  manque  à  M.  Brias  que  de  soutenir  un 
peu  son  dessin,  pour  se  placer  à  côté  de  ces  maîtres.  Sa  pein- 
ture est  faite  sur  panneau ,  ainsi  que  le  réclame  l'extrême  fi- 
nesse de  sa  manière.  Nulle  part  on  ne  voit  la  touche  ,  et  ce- 
pendant l'ensemble  n'est  point  oublié ,  au  milieu  des  mille 
accidents  qu'il  se  plaît  à  reproduire.  Son  harmonie  est  douce, 
d'un  Ion  qui  pourrait  être  plus  fort ,  mais  non  pas  plus  juste. 
La  Femme  abandonnée ,  assise  près  du  berceau  de  son  enfant 
qui  dort,  est  un  de  ces  drames  intimes  et  sans  fracas  qui  vous 
touchent  et  vous  attachent.  Le  Chien  aimé,  que  caressent  une 
jeune  fille  et  son  petit  frère,  est  tout  à  fait  un  petit  chef- 
d'œuvre  hollandais. —  Vous  retrouvez  celle  fenèlre  ouverte 
que  festonne  une  vigue  capricieuse,  ce  pot  de  fleurs  qui  re- 
çoit sa  rosée  chaque  malin,  d'une  main  blanche  et  discrète  ,  le 
bas-relief  sculpté  que  le  temps  a  bruni  et  couvert  parfois 
d'une  mousse  vcrdàlrc.  Dans  le  tableau  de  M.  Brias  ,  il  y  a  un 
certain  limaçon  gris  traînant  sa  coquille  sur  une  des  petites 
figures  taillées  dans  la  pierre  de  son  mur  !  Je  vous  recom- 
mande ce  limaçon. 

11  faut  en  vérité  que  M.  de  Brakeleer  ait  une  réputation 
très-solidement  établie  ,  pour  qu'il  joue  ainsi  avec  sa  gloire. 


Cet  artiste  a  de  la  touche,  chose  rare  ici;  il  sait  manier  la  pale 
mieux  que  beaucoup  de  ses  voisins.  Comment  donc  se  latoe- 
t-il  aller  à  celte  impardonnable  négligence  ?  C'est  peut-être 
que  ses  tableaux  sont  commandés  par  le  gouvernement  ! 
L'un  représente  le  Jubilé  de  cinquante  ans  de  mariage.  Cn 
vieux  couple  ,  le  bouquet  au  côté .  danse ,  d'une  jambe  che- 
vrotanle,  au  milieu  d'une  multitude  de  personnages  qui 
doivent  tous  être  de  cette  famille ,  car  ils  portent  tous  la 
même  tête.  Cela  serait  excusable  si  le  pendant  de  cette 
scène ,  qui  est  M.  le  comte  de  Mi-Carrme  distribuant  des  bon- 
bons à  des  écoliers,  n'offrait  encore  cette  singulière  coïnci- 
dence de  physionomie.  Certainement ,  parmi  ces  enfants  qui 
cherchent  à  attraper  les  faveurs  de  ce  monarque  d'un  jour, 
il  y  a  quelques  jolies  intentions;  mais  cela  n'est  pas  suffi- 
sant; et  dans  le  premier  de  ces  deux  tableaux  surtout,  il 
règne  un  ton  pulvérulent  et  farineux  que  le  soleil  n'a  jamais 
donné  à  la  nature.  —  M.  H.  de  Cocne  ,  dont  vous  avez  vu  les 
productions  à  Paris,  cherche,  au  contraire,  avec  naïvelé  et 
conscience  ;  il  n'a  pas  une  grande  adresse,  mais  le  travail  ne 
l'effraie  pas,  et  l'application,  chez  lui,  supplée  à  bien  des 
choses.  Son  Curé  recevant  d'une  paroissienne  attentive  cer- 
taine dlme  succulente  pour  laquelle  il  paraîtrait  disposé  à  es- 
compter son  appétit;  sa  Lecture  des  vintjt-qualrc  articles  et  la 
Grappe  deraisin  annoncent  el  promettent  de  nouveaux  progrès 
dans  la  spécialité  de  ce  peintre.  —  M.  Leys,  qui ,  dit-on  ,  a 
débuté  d'une  manière  bruyanle,  a  exposé  une  Noce  au  dix- 
septième  siècle,  que  les  fanatiques  comparent  «ans  façon  aux 
loiles  de  Jean  Steen;  mais,  nous  autres,  nous  aurons  plus  de 
respect  pour  Jean  Steen.  M.  Leys  s'est  cru  trop  tôt  un  talent 
complet ,  parce  qu'il  a  une  grande  facilité.  Sauf  quelques 
accessoires  et  des  premiers  plans  consislant  en  vases  de  cui- 
vre, chaudrons,  choux,  etc.,  qui  sont  bien  traités,  le  reste  em- 
porte avec  soi  le  reproche  que  nous  adressions  à  M.  de  Brake- 
leer :  la  lumière  nous  semble  fantastique  dans  sa  distribution, 
et  les  personnages  sont  mal  posés  sur  leurs  jambes.  M.  Hu- 
nin ,  dans  sa  Bénédiction  nuptiale  et  dans  son  Instruction 
paternelle,  a  confectionné  des  meubles  et  des  étoiles  avec  un 
soin  qui  rappelle  la  manière  de  M.  Jacquand  ;  et  ces  deux 
scènes,  suffisamment  composées,  ne  demandent  qu'un  peu 
plus  d'accent  dans  le  caractère  pour  présenter  à  l'œil  un 
ensemble  louable  de  tout  point. 

Deux  toilesdeM.il.  Bellangé  et  une  de  M.  Duval-Lecamus  fi- 
gurent avec  distinction  àcetleexposition,  et  nous  ont  paru  supé- 
rieures encore  à  ce  que  ces  messieurs  ont  fait  jusqu'à  présent. 
Citous  encore  les  noms  de  MM.  Geirnaert,  Van  Schendcl ,  de 
Block,  Verheyden ,  etc.  Souhaitons  une  meilleure  direction 
morale  aux  talents  de  MM.  Van  Brée,  Dyckmans  et  de  Loose. 
un  peu  plus  de  sévérité  à  la  brosse  de  M.  Wertz,  et  encou- 
rageons les  essais  de  MM.  Pcz,  Besliné  et  Nolerman. 

Si  les  amateurs  français  pouvaient  voir,  Monsieur,  ce  que 
produisent  les  paysagistes  de  Flandre  el  de  Hollande,  grand 
sérail  leur  élonnement.  Pas  un  empâtement,  même  dans  les 
terrains  les  plus  avancés ,  pas  un  seul  Ion  hasardé  et  impé- 
rieux; mais  une  candeur,  une  simplicité  de  moyens  aux- 
quelles nous  ne  croyions  plus  depuis  longtemps.  Toute  l'école 
d'ailleurs  appartient  à  ce  que  nous  nommons  l'école  natura- 
liste. Le  style,  le  grandiose  dans  la  conception ,  la  gravité 
magistrale  du  Poussin  ou  du  Dominiquin  ,  n'ont  jamais  tour- 
menté l'intelligence  de  ces  hommes,  qui  pourtant  eteomme  par 


L'ARTISTE. 


101 


hasard  arrivent  à  faire  quelquefois  leur  chef-d'œuvre,  mais  en 
se  souvenant  plutôt  de  Ruys-Daël,  de  Bolh  d'Italie  et  de  Pyna- 
ker,  que  de  leur  voisin,  le  fier  Iluysmans  de  Malines,  ou  du 
riche  Swanevelt.  —  Aussi  le  talent  mélancolique  et  triste  de 
M.  .Iules  André,  qui  a  envoyé  un  fort  beau  paysage  devant  le- 
quel il  faut  s'arrêter  longtemps,  ne  trouve  guère  droit  de  bour- 
geoisie dans  la  ville  de  Bruxelles.  La  peinture  ici  semble 
avoir  pour  unique  but  de  réjouir  et  non  d'émouvoir  le  specta- 
teur. Nous  aimons  celte  absence  complète  de  tout  charlata- 
nisme dans  les  procédés  mis  en  usage  pour  copier  la  nature, 
et  nous  saluons  avec  empressement  la  vérité  quand  elle  se 
manifeste  à  nos  yeux  comme  elle  est,  simple  et  sans  fard. 
En  Flandre,  et  plus  encore  en  Hollande,  il  n'y  a  que  deux 
saisons  pour  le  paysagiste.  On  fait  l'été  ou  bien  on  fait  l'hi- 
ver, mais  surtout  l'hiver;  et  bienheureuse  l'organisation 
qui  peut  réunir  les  deux  genres  I  Parmi  les  paysagistes  d'été, 
deux  hommes  ont  particulièrement  fixé  notre  attention: 
MM.  Koekkoek  de  Clèves  et  Jonghes.  Ce  dernier,  dans  sa 
Vue  des  environs  de  Tournai/,  étend  au  loin  une  campagne 
immense  toute  chargée  des  accidents  de  lumière  que  promè- 
nent des  nuages  sur  un  terrain  ondoyant  et  étoffé.  La  ma- 
nière de  M.  Jonghes  ne  manque  pas  d'une  certaine  ampleur, 
ses  arbres  frémissent  et  ses  premiers  plans  ont  de  la  fer- 
meté et  du  relief.  Le  regard  va  bien  au  fond  de  cet  hori- 
zon de  collines  tout  chargé  de  villages  et  d'habitations  ;  si 
quelques  parties  n'étaient  pas  traitées  avec  sécheresse,  si  le 
ciel  était  plus  chaleureusement  motivé  ,  nos  éloges  seraient 
sans  restriction.  M.  Koekkoek  ,  dans  une  charmante  Vue  des 
bords  du  Rhin,  a  peut-être  mieux  fait  encore.  Claude  Lor- 
rain n'aurait  pas  désavoué  la  finesse  de  dessin,  l'air  libre  et 
diaphane  qui  circule  par  toute  cette  toile,  soulevant  le  retrous- 
sis  blanc  des  feuilles,  jouant  dans  les  fleurs  et  dans  les 
herbes;  il  eût  aimé  cette  calme  profondeur  des  lignes  et 
cette  vapeur  matinale  qui  s'élève  du  fleuve  et  enveloppe 
la  ville  avec  ses  tours  et  ses  clochers.  Pour  que  toute  cette 
toile  fût  un  chef-d'œuvre,  il  ne  faudrait  qu'un  peu  plus  de  so- 
lidité de  tons  et  un  ciel  d'un  plus  heureux  choix;  mais,  tel 
qu'il  est,  ce  paysage,  par  sa  simplicité  savante,  consolide  la 
réputation  méritée  de  cet  artiste.  M.  Kuhncn  a  droit  aussi  aux 
louanges  pour  ses  faciles  et  aaréables  productions  :  la  Cha- 
pelle au  bord  de  l'eau  ,  le  Déclin  du  jour,  etc.  Et  nous  ac- 
corderons volontiers  des  encouragements  aux  laborieuses 
toiles  de  MM.  Delvaux,  Van  Assche,  etc..  Que  les  noms  de 
M.  Richard,  de  Milliau  ,  de  M.  Holstein,  qui  a  envoyé  sa  Vue 
du  lac  de  Nétni ,  et  de  MM.  Couveley,  Mercey,  J.  Coignet, 
Joly,  Michel  Bouquet,  etc.,  complètent  cette  liste  honorable! 
Les  paysagistes  d'hiver  présentent ,  généralement  parlant, 
une  masse  plus  compacte  de  talent;  mais  on  ne  trouve  pas 
une  grande  variété  de  méthode  dans  l'exploitation  de  cette 
spécialité.  Les  quatre  toiles  de  MM.  Verwée,  Vander  Eiken, 
de  Noter ,  et  même  de  M.  Koekkoek ,  que  nous  citions 
tout  à  l'heure,  ont  une  telle  fraternité,  que,  sans  nous  arrêter 
à  les  décrire,  nous  en  donnerons  une  idée  en  détaillant 
l'œuvre  capitale  du  plus  remarquable  peintre  d'hiver, 
M.  Schelfout,  de  La  Haye.  Imaginez-vous  une  rivière  en- 
châssée dans  ses  bords  glacés,  que  parcourent  à  perle  de 
vue  d'inlrépides  patineurs.  Des  arbres  couverts  d'un  givre 
étincelant  dessinent  leur  silhouette  aride  sur  un  ciel  déco- 
loré. Des  roseaux  jaunis  et  desséchés  frissonnent  au  premier 

2e  SUBIE  .  TOME  IV,  7e  LIVRAISON. 


plan.  Cependant  un  rayon  de  soleil  tout  paie  parvient  à  per- 
cer la  brume,  et  illumine  doucement  l'harmonie  violette  de 
ces  délicieux  lointains;  on  dirait  le  sourire  qui  vient  pat  fuis 
effleurer  la  bouche  d'un  mourant.  Rien  ne  saurait  vous 
rendre  l'habile  dégradation  de  la  lumière  sur  l'ensemble,  la 
bonhomie  et  la  réalité  poétique  des  détails,  et  nous  ne 
voyons  pas  ce  qui  peut  donner  prise  à  la  critique.  Si 
M.  Schelfout  exposait  à  Paris,  peut-êlre  lui  reprocherait-on 
je  ne  sais  quoi  d'un  peu  grêle ,  que  nous  ne  savons  pas  com- 
ment expliquer  et  définir. 

Enfin,  Monsieur,  la  marine  est  représentée  à  un  haut  desré 
par  M.  Waldorp,  de  La  Haye,  quia  envoyé  deux  petites  toiles, 
et  par  M.  Koekkoek,  père  du  paysagiste.  Nous  avons  éprouvé 
du  charme  devant  les  eaux  grises  et  frissonnantes  de  la  Mer 
calme  de  M.  Waldorp.  C'est  de  la  belle  et  simple  peinture. 
M.  Gudiu  a  trois  tableaux,  ou,  mieux,  trois  ébauches ,  qu'on 
dit  ici  inqualifiables.  M.  Gudin  devrait  donner  une  forme 
moins  lâchée  à  son  beau  sentiment,  et  ne  pas  défier  ainsi  les 
sympathies  du  public,  qui  croit  qu'on  veut  se  moquer  de  lui. 
—  M.  Lepoitlevin  a  beaucoup  plus  de  succès  :  ses  ours 
blancs  venant  attaquer  un  équipage  de  marins  hollandais  sur 
la  côte  orientale  de  la  Nouvelle-Zemble,  conslituentun  tableau 
qui  tient  à  la  fois  au  genre,  au  paysage  et  à  la  marine. 
MM.  Morel  Fatio  et  Francia  sont  vus  avec  plaisir. 

Trois  artistes,  parmi  les  peintres  d'animaux,  nous  ont 
paru  dignes  d'être  cités  avec  distinction  :  ce  sont  MM.  Euï. 
Verboekhovcn ,  Bobbe  et  Jones.  Ce  dernier  est  à  une 
grande  distance  des  deux  autres.  M.  Ycrbockhoven  a  en- 
voyé sept  tableaux  qui  lui  font  le  plus  grand  honneur.  Nous 
aimons  beaucoup  son  Troupeau  de  moulons  ballus  par  une 
averse.  Les  lions  inquiétés  par  un  serpent  boa,  suivant  la 
naïve  expression  du  livret,  ne  sont,  à  bien  dire,  que  des 
superficies  de  lions.  C'est  une  peau  qui  grimace  sous  l'air 
qui  la  gonfle;  mais  des  muscles,  de  la  chair,  nous  n'en  avons 
pas  vu,  et  nous  aurions  le  courage  de  Van  Amburgh  en 
présence  de  pareilles  bêles. 

M.  Genisson  a  exposé  un  Intérieur  de  l'Eglise  de  Sainl-Paul 
dile  des  Dominicains ,  a  Anvers.  Son  talent  scrupuleux  an- 
nonce plus  d'étude  que  de  facilité,  et  ne  peut  entrer  en  ligne 
que  de  bien  loin  avec  M.  Sebron.  Son  Intérieur  de  Sainte- 
Marie  d'Auch  enlève  l'assentiment  général  des  artistes  el  des 
amateurs.  Le  jeu  savant  de  la  lumière  et  l'entente  de  la 
perspective  sont  dignes  en  tout  point  de  l'homme  qui  a  cou- 
couru  à  l'exécution  de  la  fameuse  Messe  de  minuit  qu'on 
voyait  au  Diorama.  Terminons  la  clôture  des  ouvrages 
de  peinture  'à  l'huile  en  signalant  les  fleurs  de  mesdames 
Van  Markc  ,  Vervloël  et  de  M.  Chazal. 

L'aquarelle  est  peu  cultivée  en  Belgique,  et  nous  n'aurions 
même  pas  eu  à  en  parler  sans  les  charmantes  compositions 
de  M.  Madou.  Il  est  impossible  de  mieux  arranger  une  scène . 
d'y  mettre  plus  d'entrain.  Osladeà  la  tabagie,  les  Pages  à  lu 
ferme,  el  surtout  le  Proscrit,  sont  presque  des  chefs-d'œu- 
vre.  Six  jolies  lithographies  faisant  partie  de  fourrage  in- 
titulé Scènes  de  la  Vie  des  Peintres,  publié  par  la  Société  des 
Beaux-Arls  ,  complètent  celte  remarquable  exhibition.  Les 
autres  aquarelles  sont  de  MM.  Justin  Ouvrié,  Siméon  Fort  el 
Mercuri.  Ce  graveur  célèbre  a  exposé  une  petite  figure  d'une 
malheureuse  femme,  folle  par  amour,  qui  se  relève  du  gra- 
bat de  l'hôpital  en  s'arrachant  les  cheveux  et  criant  sa  dou- 

14 


102 


L'ARTISTE. 


leur.  Il  y  a  un  sentiment  profond  de  la  souffrance  dans  ce 
corps  miné  par  les  ardeurs  de  la  fièvre  et  de  l'insomnie,  dans 
ces  pauvres  jambes  tordues  et  desséchées  par  le  feu,  qui 
lu  ùlc  aussi  son  aine.  Quel  dommage  que  cela  manque  de 
couleur  ! 

Un  des  maîtres  de  celte  Exposition ,  c'est  Calamatta  en 
personne.  Nous  avons  retrouvé ,  avec  reconnaissance  ,  le 
Vœu  de  Louis  XIII.  le  masque  de  Napoléon ,  le  portrait  de 
G.  Sand  ,  d'après  Eug.  Delacroix  ;  le  portrait  d'Ingres ,  de 
Paganini,  elc;  un  portrait  de  M.  Guizot,  d'après  Paul  Delà- 
roche ,  pour  lequel  portrait  Calamatta  a  osé  une  taille  neuve 
du  plus  bel  effet  dans  les  habits;  puis  les  dessins  précieux 
de  la  Françoise  de  Bimini,  par  A.  Scheffer,  et  de  la  Joconde 
du  Vinci  ;  puis  encore  quatre  ou  cinq  portraits  à  l'estompe, 
qui  sont  vraiment  des  œuvres  d'art  d'un  ordre  très-élevé. 
M.  Calamatta  est  ù  la  tète  de  l'école  de  gravure  de  Bruxelles. 
Nous  ne  doutons  pas  que  ses  doctrines ,  puisées  à  la  grande 
source  du  beau ,  ne  répandent  prochainement  une  salutaire 
influence  sur  l'art  en  Flandre.  M.  Erinn  Corr,  professeur  à 
l'Académie  royale  des  Beaux-Arts,  à  Anvers,  a  exposé  des 
gravures  estimables  sans  doute,  mais  tellement  dépassées 
par  celles  de  Calamatta  et  de  Mercuri,  quia  envoyé  ses  Mois- 
sonneurs ,  ou  plutôt  vos  Moissonneurs,  et  sa  Sainte  Amélie, 
que  nous  ne  le  citons  qu'à  cause  des  dix-huit  monuments 
d'Anvers ,  gravés  au  trait  conjointement  avec  ses  élèves , 
Linnig,  Collette  et  Verswyvel.  Ces  éludes,  faites  pour  per- 
pétuer le  souvenir  des  anciennes  constructions  et  glorifier  la 
pierre  des  cathédrales ,  valent  bien  la  peine  qu'on  les  en- 
courage et  qu'on  leur  applaudisse  franchement  et  sans  res- 
Iriction. 

La  sculpture  compte  plusieurs  artistes  d'un  grand  mérite. 
Trois  artistes  portent  le  nom  de  Gecfs.  M.  Joseph  Geefs  est 
connu  à  Paris  par  de  précédentes  productions  que  l'on  voit  à 
Bruxelles;  mais  le  premier  du  nom  est,  sans  conlredil, 
M.  Guillaume  Geefs.  Sa  statue  en  marbre  représentant  un 
Pâtre  des  premiers  temps  du  christianisme  déposant  des  (leurs 
sur  la  tombe  de  son  amie,  est  une  bonne  chose.  M.  Simonis  a 
rajeuni  avec  bonheur  un  vieux  thème  usé  en  sculpture,  l'In- 
nocence. M.  Jéhottc  a  exposé  des  bustes  en  marbre  bien 
supérieurs  à  la  grande  statue  exécutée  pour  M.  le  duc  d'Arem- 
berg.  M.  Geerts,  de  Louvain  ,  dans  sa  Scène  du  Déluge,  nous 
a  fait  penser  au  Caïn  de  M.  Etcx,  et  aussi  un  peu  à  l'allure 
indomptable  de  M.  Préault. 

Nous  voici  maintenant,  Monsieur,  arrivés  au  bout  de  cette 
laborieuse  investigation  de  noms  et  de  talents  presque  tous 
inconnus  à  Paris.  Nous  n'avons  écrasé  personne;  nous  n'a- 
vons pas  fait  de  la  critique ,  la  plume  sur  l'oreille,  comme  un 
brave  d'avant  les  édits  de  Bichelieu;  nous  avons  suivi,  au- 
tant que  possible,  l'exemple  du  bon  oncle  Tobic,  qui  ouvrait 
la  fenêtre  à  un  insecte,  trouvant  le  monde  assez  grand  pour 
eux  deux;  et  nous  croyons  avoir  agi  et  parlé  consciencieuse- 
ment dans  celle  croisade  pour  la  conquête  du  beau  ,  entre- 
prise à  travers  la  jeune  école  flamande.  Un  bel  avenir  est 
ouvert  devant  ces  jeunes  artistes.  Ils  appartiennent  à  un 
riche  et  intelligent  pays  où  l'on  aime  beaucoup  la  peinture, 
où  les  galeries  particulières  ne  sont  pas  des  exceptions 
exorbitantes  comme  chez  nous.  C'est  donc  aux  jeunes  artistes 
qu'il  appartient  de  diriger  et  d'épurer  le  goût  des  amateurs, 
le  moyen,  d'ailleurs,  est  bien  simple  :  ils  n'ont  qu'à  se  sou- 


venir qu'ils  sont  les  héritiers  directs  de  Itubens  et  de  Van 
Dyck  ;  l'art  est  une  bonne  terre  qui  donne  toujours,  à  qui 
sait  la  cultiver,  ces  fruits  merveilleux  qui  nourrissent  le* 
générations  et  ces  divines  fleurs  qui  parfument  le  monde. 
Agréez,  monsieur  le  Directeur,  elc. 

Ecc  Tocrmeh. 


2>S3   3&aSïiJ 


*     M.     GRANG  Il.lt     0E    LA     MARIMKHI 


oub  repondre  dignement,  mon  cher  Louis,  a 
votre  lettre,  fidèle  miroir  de  la  viedcseauxde 
Bade,  enluminure  chaude  et  poétique  du  beau 
pays  que  vous  avez  parcouru  et  dont  vous  nous 
'^ËT^ <§%<&%  entretiendrez  plus  d'une  fois  cet  hiverau  coin 
du  feu ,  il  me  faudrait  un  espace  moins  rétréci;  l'Artiste  me  laisse 
(oui  au  plus  la  place  d'un  remerciement.  Pendant  que  vous 
admiriez  la  blonde  Allemagne,  les  rives  du  Bhin,  et  madame 
de  Schlipcnbach.  cette  belle  dame  que  vous  nous  feriez  ado- 
rer à  genoux,  j'accomplissais,  moi,  mon  pèlerinage  de  tous 
les  ans  aux  bains  de  mer.  Votre  lettre  m'est  arrivée  dans  le 
pays  des  ivoires  et  des  falaises  ;  pays  infirme,  maladif,  depuis 
que  madame  la  duchesse  de  Bcrri  lui  a  retiré  sa  protection  et 
son  sourire.  Comme  vous  me  demandez  cependant  des  nou- 
velles de  Dieppe,  il  faut  bien  que  je  vous  dise  ce  qui  s'y  est 
passé  de  vulgaire  ou  de  merveilleux.  Les  lecteurs  de  l'Artiste 
vous  en  voudront  peut-être  de  m'avoir  si  imprudemment 
questionné  .  mais  je  ne  puis  demeurer  en  reste  vis-à-vis  de 
vous  sans  la  plus  noire  des  ingratitudes. 

Mais  comment  donc  m'acquitter  envers  vous,  mon  ami? 
Vous  m'avez  raconté  un  pays  d'enchantements ,  où  l'air. 
le  gazon  ,  les  toilettes  et  le  doux  parler  des  femmes  vous 
enivrent;  où  l'or  brûle  les  mains  aux  tapis  de  jeu;  où 
tout  est  danger,  amour,  séduction;  où  le  luxe,  qui  parle 
toutes  les  langues,  se  promène  sous  tous  les  costumes  et 
conduit  le  plaisir  à  grandes  guides  :  je  vais  vous  parler, 
moi,  d'une  pauvre  ville  de  pêcheurs,  insensiblement  minée, 
réduite  à  rien  parles  égoïsmcsetparles  calculs  de  tout  genre. 
et  dont  on  ne  parle  plus  guère  que  comme  d'une  ruine  d'où 
la  vie  et  le  mouvement  se  sont  retirés. 

Dieppe,  vous  ne  l'ignorez  pas,  mérite  l'attention  par  les  dé- 
licieux paysages  qui  environnent  ses  falaises.  La  plage  dévolue 
à  ses  baigneurs  est  magnifique  :  les  divers  aspects  de  l'Océan  y 
sont  d'une  merveilleuse  beauté.  La  seule  route  qui  conduit  de 
Dieppe  à  Arques  se  déroule  à  l'œil,  tapissée  de  mille  corolles 


L'AUTISTE. 


103 


charmantes;  ici  les  longs  becs  pourpres  du  géranium,  plus  loin 
les  œillets  roses  déchiquetés  du  lychnis;  partout,  près  des 
allées,  la  mousse  et  le  lierre;  sur  le  chemin  les  églantiers, 
les  frênes,  les  sureaux  :  c'est  un  longcottage  qui  vous  ramène 
ainsi  insensiblement  vers  la  mer.  En  quittant  les  vertes 
sinuosités  de  ce  calme  et  frais  sentier,  il  est  difficile  de  ne  pas 
-songer  que  vous  allez  ainsi  à  cette  ville  boueuse  et  malpropre 
nommée  Dieppe.  Comment  se  fait-il  que  le  magicien  qui  a  fait 
éclore  ces  belles  vallées,  ces  falaises  enveloppées  soir  et 
matin  dans  leur  robe  de  brume ,  n'ait  point  songé  à  donner  à 
la  ville  un  aspect  épanoui,  une  figure  aimable  et  prévenante 
pour  l'étranger  qui  arrive?  Voyez  en  effet!  Dieppe  sent  la 
réforme  comme  aux  plus  curieux  temps  de  la  Ligue.  C'est 
tout  au  plus  si  les  habitants  se  permettent  le  vaudeville.  Tout 
ce  peuple  est  triste,  inquiet,  préoccupé.  La  ville  n'est  que 
silence  et  sobriété. Vous  hésitez  à  croire  que  c'est  là  une  ville 
<le  marins.  Que  sont  donc  venus  nous  chanter  les  opéras- 
comiques  qui  nous  représentent  le  marin  français  debout  avec 
son  verre ,  et  s'écrianl  :  Nargue  des  flots  el  de  l'orage ,  buvant 
et  fumant  comme  Jean  Bart?  Ce  marin-là  est  complètement 
inconnu  sur  l'honnête  et  chaste  pavé  de  la  ville  de  Dieppe.  11 
y  poursuit  péniblement  son  travail,  qui  est  loin  de  le  nourrir 
toujours.  Lorsque  ce  travail  lui  fait  défaut,  il  se  laisse  impu- 
nément broyer  sous  la  meule  de  l'usure,  qui  décime  les  trois 
quarts  de  la  population  dieppoise.  Parcourez  le  port,  le  port  a 
je  ne  sais  quoi  de  rapace  et  d'insidieux.  Tout  y  est  hors  de 
prix  ,  et  peu  de  marchés  y  sont  honnêtes.  Les  meilleures 
maisons  garnies  ont  à  peine  des  rideaux.  Sur  les  prome- 
nades, aucun  bourgeois,  à  moins  que  ce  ne  soit  une  de  ces 
bonnes  et  pacifiques  figures  du  temps  de  M.Géronte,  avec  la 
canne  à  pomme  d'or  et  les  boucles  aux  souliers,  représenta- 
lion  honnête  d'un  temps  qui  n'est  plus,  statue  candide  à  la- 
quelle il  ne  manque  qu'une  réplique  de  Molière  et  un  tri- 
corne. Pour  les  femmes  de  la  ville,  lestes  el  joyeusement 
accoutrées  à  la  normande,  néaut;  les  femmes  de  Dieppe  n'ont 
rien  d'égayé  dans  leur  tournure  de  commères  ;  vous  diriez 
que,  les  unes  et  les  autres,  elles  ont  peur  de  sourire. 

Tel  est  le  premier  aspect  de  la  ville  ;  elle  a  !a  gravité  d'un 
conseil  municipal. 

Pour  les  hôtels  où  votre  étoile  bonne  ou  mauvaise  vous 
conduit,  c'est  différent.  Vous  y  trouverez  tout,  excepté  une 
sonnette.  En  réalité ,  il  n'y  a  pas  d'hôtels  à  Dieppe  ,  il  n'y  a 
que  des  tables  d'hôte. 

Je  suis  certain  que  vous  allez  me  trouver  trop  sévère.  J'ai 
le  droit  de  l'être,  parce  que  je  m'intéresse  à  Dieppe  ni  plus  ni 
moins  que  si  j'étais  son  député. 

Laissons  ce  triste  côté  de  la  ville,  et  considérez-la  sous  un 
aspect  plus  heureux.  Examinez  un  peu  l'aspect  animé  de  ces 
bains;  le  bariolage  de  ces  livrées,  de  ces  femmes ,  de  ces  ca- 
lèches. La  plage  de  Dieppe  n'est-ce  pas  une  allée  du  bois  de 
Boulogne"?  manque-t-clle  ,  à  votre  gré,  de  touristes  élégants, 
de  lionnes,  de  dandys?  La  musique  du  grand  pavillon  y  mêle 
son  harmonie  aux  grands  bruits  de  la  mer,  elle  lutte  avec  l'o- 
céan d'orchestre  à  orchestre  ;  Bossini  el  Meyerbeer  ont  l'air 
de  discipliner  chaque  vague.  Les  salons  sont  vastes;  ils  sont 
garnis  de  baigneurs  que  l'ennui  ou  leur  médecin  condamne  à 
dépenser  par  an  un  millier  d'écus  aux  eaux;  les  uns  ont  une 
tente  doublée  de  satin ,  d'autres  se  réfugient  sous  le  simple 
coutil  rayé.  Vers  quatre  heures,  et  par  les  lames  d'or  d'un 


beau  soleil  de  septembre,  quand  les  baigneurs  se  sonl  bai- 
gnés, vous  les  voyez  revenir  dans  une  parure  splendide; 
les  yeux,  les  bracelets,  les  bagues  de  femmes  étincellent;  il 
manque  Camille  Uoqueplan  à  ce  (ableau  pour  l'encadrer 
dans  la  vapeur  orange  du  ciel  et  les  caresses  écumantes  de  la 
vague.  Ces  cavaliers  aux  bottines  poudreuses  arrivent  d'Eu; 
ils  ont  visité  le  château;  d'autres  ont  parcouru  la  vallée  d'Ar- 
qués. Pensez-vous  de  bonne  foi  que  l'esprit  parcimonieux,  qui 
comprime  l'élan  des  citadins  de  Dieppe  ,  soit  celui  des  voya- 
geurs? Non  (  ils  ne  demandent  qu'à  dépenser,  à  vivre  joyeu- 
sement et  à  payer  le  plaisir  ce  qu'il  vaut.  Le  bruit  d'un 
tournoi  pareil  à  celui  d'Eglington  et  donné  sur  la  belle  plage 
de  Dieppe ,  serait  une  annonce  à  les  faire  palpiter  ;  mais  la 
ville  se  garde  bien  de  leur  offrir  autre  chose  qu'un  spectacle 
où  la  bonne  volonté  de  la  direction  est  contrariée  journelle- 
ment par  les  exigences  de  la  ville.  Vous  imaginez-vous  ,  en 
effet ,  mon  cher  Louis,  une  charmante  petite  bonbonnière  où 
jouait  jadis  le  Gymnase,  pour  les  menus-plaisirs  de  son  au- 
guste protectrice,  métamorphosée  à  celte  heure,  par  ordre  de 
messieurs  les  municipaux  de  Dieppe,  en  une  succursale  de 
l'Opéra-Comique  !  Le  jour  où  je  suis  arrivé  on  donnait  la 
Muellc;  jugez  de  la  Muelle  sur  une  scène  de  vingt  pieds  I 
Masaniello,  vous  pouvez  le  croire ,  n'obtint  pas  même ,  à 
l'acte  du  triomphe ,  la  fameuse  robe  de  brocart  d'or,  la  robe 
d'empereur  que  portait  si  bien  Iç  pauvre  Nourrit.  Le  Masa- 
niello de  Dieppe  fut  élevé  en  l'air  à  tour  de  bras ,  affublé 
d'une  robe  de  conseiller  à  la  cour  de  cassation! 

Cette  petite  troupe  a  pourtant  à  sa  tête  un  homme  actif  et 
intelligent,  M.  Paulin.  Mais  que  peut-il  faire  contre  l'Opéra- 
Comique  qu'on  lui  impose?  Il  se  résigne.  Par  bonheur,  Mlle 
Eugénie  Sauvage,  cette  jeune  et  dramatique  actrice,  dont  le 
Gymnase  a  le  tort  de  ne  pas  utiliser  assez  le  talent  délicat, 
est  venue  à  son  secours.  Elle  a  joué  Mlle  de  Belle-Isle,  à  Dieppe, 
de  façon  à  nous  faire  croire  que  Mlle  Mars  pourrait  bien 
n'être  pas  la  seule  à  la  jouer;  les  plus  belles  dames  de  Dieppe 
lui  ont  envoyé  des  bouquets  et  des  couronnes.  J'ai  craint  le 
moment  où  un  Dieppois  lui  ferait  des  vers;  mais  il  n'y  a  pas 
un  seul  homme  qui  en  fasse  dans  toute  la  grande  rue,  à  l'ex- 
ception du  confiseur. 

Il  est  advenu  de  la  présence  de  Mlle  Eugénie  Sauvage  à 
Dieppe,  ce  qui  advient  toujours  après  le  passage  d'une  ac- 
trice de  goût  et  de  talent:  on  n'a  plus  voulu  de  l'Opéra;  mal- 
heureusement le  théâtre  avait  alors  fini  sa  saison.  Deux  pe- 
tites Italiennes,  de  treize  à  quinze  ans,  deux  enfants,  du  nom 
de  Milanollo,  remplissaient  les  entr'actes  du  spectacle  avec  leur 
violon;  il  est  impossible  de  rendre  la  précision  de  leur  jeu  : 
deux  petits  prodiges,  vraiment.  Vous  ne  sauriez  vous  faire  une 
idée  de  la  figure  de  la  grande  :  elle  est  pâle  el  souffreteuse 
comme  la  Chiara,  donl  parle  lloffman.  Ce  qui  m'en  afflige, 
c'esl  qu'à  dix-huit  ans,  une  grande  fille  année  d'un  violon, 
fût-ce  celui  de  Paganini ,  est  quelque  chose  de  disgracieux 
au  dernier  point.  Les  peintres  romains  ont  eu  toutes  le- 
peines  du  monde  à  faire  jouer  de  la  basse  à  sainte  Cécile 
dans  leurs  admirables  toiles:  que  sera-ce  de  Mlles  Milanolhr? 

Avec  le  speelaetc,  seule  récréation  des  bains  de  Dieppe,  il 
y  avait  le  salon,  où  l'on  a  donné  plusieurs  bals. 

Si  incomplet  que  fût  le  programme  des  fêles  de  Dieppe,  vous 
ne  pourriez  croire  à  quelle  brillante  société  le  temple  des 
bains  s'est  ouvert.  Il  a  possédé  tour  à  tour  I.I..  A.  I!.  la  du- 


10V 


L'ARTISTE. 


chessc  et  la  princesse  de  Leuclitemberg,  la  marquise  de 
Nicolaï.  la  marquise  de  Conlades,  la  comtesse  Knok  ,  la  mar- 
quise de  Castrics.  la  duchesse  de  Beaufort,  la  marquise  de 
Forbin-Janson ,  la  comtesse  de  Radepont,  la  comtesse  de 
Bourbon-Conly.  Mme  de  Ycrmoloff,  la  princesse  Bagration  , 
Mme  de  Villèlc,  la  comtesse  de  Chaponcy.  la  baronne  de 
Grandmaison,  et  la  comtesse  Guiccioli;  que  de  grands  noms 
et  que  de  beaux  visages,  et  que  d'esprit,  mon  cher  Louis  !  Je 
ne  vous  parle  pas  d'une  foule  d'autres  femmes  toutes  aussi 
remarquables  et  aussi  dignes  d'être  citées,  dont  les  annales 
dieppoises  de  cette  année  s'enorgueillissent  à  bon  droit.  — 
Les  baigneurs  s'appelaient  tout  simplement  le  comte  de  Maillé, 
le  comte  et  le  vicomte  d'Hédouville ,  le  comte  Walsh ,  le 
prince  Barig-Salitzy,  le  comte  de  Borch  ,  le  comte  de  Pome- 
reu,  le  duc  de  Beaufort ,  le  prince  Poniusky  ,  le  marquis  du 
Ualley,  le  comte  Elie  Dutillet,  etc.  Voilà,  n'est-il  pas  vrai,  des 
noms  qui  ont  l'air  d'être  arrachés  aux  pages  de  Bade?  Il  ne 
tiendrait  qu'à  Dieppe  de  ne  pas  démériter  de  pareils  touristes. 
C'est  qu'en  vérité,  même  après  cet  Océan,  spectacle  fier  et 
splendide,  Dieppe  possède  encore  ses  monuments  et  son  sol, 
sa  tour  de  Saint-Jacques  que  tous  les  peintres  copient,  ses 
vallées  que  les  plus  indifférents  visitent.  Le  voyage  par  le 
bateau  à  vapeur  est  à  lui  seul  un  panorama  dont  rien  n'ap- 
proche. Deux  paquebots,  commodément  distribués,  font  un 
service  journalier  de  Paris  à  Rouen,  et  de  Rouen  jusqu'au 
Havre;  ils  parcourent  souvent,  en  moins  de  sept  heures,  la 
dislance  de  trente-six  lieues  qui  sépare  ces  deux  villes.  Vous 
qui  connaissez  les  bords  du  Rhin,  vous  trouveriez  dans  cette 
magnifique  draperie  de  la  Seine  un  sujet  d'explorations  per- 
pétuelles. C'est  Mantes,  c'est  Vernon,  c'est  Elbeuf,  ce  sont 
les  Andclys,  et  les  vieilles  tours  noircies  du  château  Gaillard! 
Toute  l'histoire  de  la  Normandie  se  lit  incrustée  sur  ces  belles 
pages  de  pierre.  Ces  tours,  ces  églises,  ces  forteresses,  ont 
toutes  le  manteau  gothique,  quelque  peu  déchiré  par  les  ré- 
volutions et  par  les  orages.  Il  y  a  cent  ans ,  la  navigation  sur 
la  Seine  jusqu'à  Rouen  constituait  un  véritable  voyage  ma- 
ritime; le  bourgeois  de  Paris,  après  une  longue  traversée, 
étendait  les  bras  vers  la  flèche  de  Saint-Pierre  avec  la  même 
ivresse  que  Colomb  étendit  les  siens  vers  l'Amérique.  L'hon- 
nête coche,  portant  sur  ses  planches  les  conseillers  normands 
à  perruque,  les  plaideurs  à  sacoche,  et  les  drapières  de 
Rouen  à  belle  croix  d'or,  allait  au  pas,  comme  pénétré  lui- 
même  de  la  dignité  magistrale  de  sa  compagnie;  maintenant 
la  vapeur  vous  laisse  à  peine  le  temps  d'examiner  les  en- 
chantements de  la  rive.  Rouen  est  toujours  la  ville  que  vous 
connaissez  :  dites  à  Dantan  que  sa  statue  de  Boïeldicu  y  fait 
le  plus  grand  effet  à  la  clarté  de  la  lune ,  si  favorable  à  de 
pareils  monuments. 

Je  reviens  à  Dieppe  pour  vous  raconter  une  petite  scène 
dont  j'ai  été  le  témoin  à  la  prison,  et  qui  m'a,  en  vérité,  bien 
ému.  Je  vous  parlais  tout  à  l'heure  du  marin  de  Dieppe  :  ce 
qu'on  ne  peut  lui  ôter,  c'estson  amour  inné  pour  ses  frères, 
et,  en  général,  pour  tout  ce  qui  souffre.  Cela  est  si  vrai ,  que 
les  jours  de  pêche  il  y  a  une  sorte  de  redevance  établie  chez 
eux  pour  la  prison  ;  les  pêcheurs,  chargés  de  filets,  y  appor- 
tent du  poisson.  Un  de  mes  amis,  esclave  né  du  territoire  de 
Dieppe,  et  par  conséquent  soumis  aux  arrêts  de  la  garde  natio- 
nale, avait  été  condamné  à  troisjours  de  prison.  Je  fus  le  visiter 
et  le  consoler.  Parmi  les  détenus,  je  remarquai  un  marin  qui 


portait  avidement  son  œil  sur  mon  ami  chaque  fois  qu'il  ou- 
vrait sa  tabatière,  comme  s'il  eût  convoité  ce  qu'elle  renfer- 
mait :  désespérant  sans  doute  d'attirer  son  attention,  il  s'é- 
loigna ;  mais  je  le  retrouvai  bientôt  dans  la  cuisine  ,  écartant 
les  cendres  du  foyer,  qu'il  aspirait  ensuite  avec  une  sorte  de 
rage...  Pour  le  marin  de  Dieppe,  la  pipe  et  le  tabac  sont  en 
première  ligne;  je  fus  acheter  une  livre  de  tabac  que  je  don- 
nai au  pauvre  homme.  Le  bon  mouvement  que  Dieu  mit  en 
moi  me  fit  souvenir  de  Slerne  et  de  la  tabatière  en  corne  du 
pauvre  moine  !  Le  marin  me  remercia  en  m'ôlant  son  bon- 
net; il  n'avait  plus  un  cheveu.  Je  n'ai  jamais  osé  lui  de- 
mander pour  quel  délit  une  si  admirable  tète  de  vieillard  se 
trouvait  là.  Il  ressemblait  à  un  beau  portrait  de  Dernier. 

En  rentrant  à  mon  hôtel  (Hôtel-Royal),  hôtel  dirigé  avec 
beaucoup  d'intelligence  par  M.  Duclos,  il  me  prit  envie  de 
voir  si  le  nom  de  M.  Aguado,  à  qui  Dieppe  a  offert  dans  le 
temps  un  vaisseau  d'ivoire ,  ornait  toujours  la  rue  Agtiado  : 
le  nom  de  M.  Aguado  a  été  sans  doute  enlevé  par  la  vague  ou 
bien  effacé  par  le  conseil  municipal.  Il  est  bon  que  vous  sa- 
chiez qu'il  y  a  dans  ce  seul  fait  une  ingratitude  réelle  de  la 
part  des  Dieppois.  Est-ce,  après  tout,  la  faute  de  M.  Aguado 
si  le  chemin  de  fer,  dont  on  a  fait  grand  bruit  l'an  passé ,  n'est 
pas  encore  commencé?  Que  penser  d'une  ville  qui  n'a  pas 
seulement  un  comptoir  de  banque,  et  dans  laquelle  un  étran- 
ger ne  peut  échanger  un  billet  de  mille  francs  sans  un  taux 
inusité?  La  position  de  M.  Aguado  le  mettait  à  même  de  ré- 
générer Dieppe  en  peu  de  temps.  Ou  l'a  d'abord  reçu  comme 
on  n'eût  pas  reçu  feu  Ango  en  personne  ;  maintenant  son  nom 
seul  amène  des  discussions  stupides  sur  l'agiotage.  Entre  les 
mains  de  cet  homme,  Dieppe  eût  cependant  vécu;  à  cette' 
heure,  elle  se  trahie  :  nul  essor,  nulle  confiance  ;  tout  ce  qui 
est  travailleur  est  ouvrier.  Les  ivoires  vont  s'affaiblissant  et 
se  détériorant  comme  idée  de  plus  en  plus.  Tout  en  face  de 
l'admirable  tour  Saint-Jacques,  il  y  a  des  bourgeois  qui  éta- 
blissent une  concurrence  à  Dantan.  et  qui  font  des  bustes  d'i- 
voire. La  Bibliothèque  est  pauvre.  M.  Feret,  le  seul  homme 
d'art  et  d'intelligence  de  la  ville  de  Dieppe,  mériterait  bien 
cependant,  par  ses  travaux,  quelques  encouragements  de 
cette  ville  ingrate.  Dans  l'impossibilité  où  M.  Feret  se  trouve 
de  publier  sur  Dieppe  des  annales  aussi  studieuses  qu'éru- 
dites,  il  a  rassemblé  sur  la  vallée,  le  bourg,  le  château  cl  le 
champ  de  bataille  d'Arqués,  des  notes  du  plus  piquant  in- 
térêt. Ce  serait  le  seul  homme  qui  pourrait  écrire  fruc- 
tueusement l' Histoire  de  la  Réforme  à  Dieppe,  sujet  curieux 
et  dramatique  dont  les  Anglais  ne  manqueront  pas  tôt  ou 
tard  de  s'emparer.  En  effet,  c'est  la  réforme  seule  qui  a  jeté 
dans  cette  ville  tous  ces  germes  de  lésinerie  et  de  médio- 
crité, ivraie  coupable  qui  étouffera  toujours  le  grain  salu- 
taire de  la  semence.  Cette  ville ,  qui  ne  fait  rien  pour  les 
étrangers,  ne  peut  ignorer  que  les  étrangers  sont  sa  fortune 
et  sa  gloire.  Autour  d'elle,  Verville  et  le  Tréport  sont  des 
bains  ;  le  Havre,  Boulogne  ,  Granville  et  Pornic  sont  autant 
d'ennemis-nés  de  sa  couronne. 

Sa  seule  protectrice  était  Madame;  à  cette  heure,  on  ne 
rclrouvc  son  portrait  que  dans  la  Bibliothèque  de  la  ville.  En 
Italie,  l'image  de  la  Madone  ,  vous  le  savez  ,  ne  quitte  jamais 
le  vaisseau  ;  ce  n'est  pas  une  toile  ,  c'est  une  statue  que  ma- 
dame la  duchesse  île  Berri  devrait  avoir  dans  la  ville  do 
Dieppe.  Roger  de  Beaivoir. 


L'ARTISTE. 


10Ô 


133  A¥3SrS1Mj£3  SESrffiïïïIBSrXJiOS 


.fleuriste  et  îj'tm  Gllcrc  île  tlotaire. 


mrrua  asvx'JÎkmji. 


Sa  rah! 


Ah! 


Je  ne  raconterai  pas  toutes  les  jolies  petites  scène»  qui  se  passè- 
rent dans  le  beau  temps  de  ces  belles  amours,  les  chapitres  suivants, 
recueillis  ça  et  là, en  diront  assez  au  lecteur,  dont  l'imagination  fera 
le  reste. 


I. 


A  monsieur  Adolphe. 

«  Adolphe,  je  veux  aller  au  Gymnase  ce  soir. 

«  An  aïs.  » 

A  mademoiselle  Anaïs. 

«  Ma  petite  chatte, 

tt  Je  ne  puis  aller  au  Gymnase  ce  soir;  je  suis  à  un  inven- 
taire qui  ne  finira  pas  avant  minuit.  Mon  cœur  est  désolé. 

«  Adolphe.  » 
A  monsieur  Adolphe. 

«Vous  êtes  charmant,  Monsieur,  avec  votre  inventaire. 
Ce  mensonge-là  n'a  pas  le  sens  commun.  C'était  bien  la  peine 
de  perdre  son  âme  et  son  temps  1  Un  inventaire  !  Hélas  I 
l'autre  semaine  vous  auriez  tout  quitté  pour  moi,  surtout  un 
inventaire  !  Mais,  pour  votre  punition ,  sachez,  Monsieur,  que 
je  vais  ce  soir  à  l'Ambigu  avec  Arabelle. 

«  Anaïs.  » 

Qu'elle  aille  au  diable  si  elle  veut  1  dit  pour  toute  réponse 
Adolphe  à  l'Auvergnat  qui  lui  avait  remis  le  billet  doux.  Le 
soir,  cependant,  il  lui  vint  des  remords;  il  plaignit  cette  pauvre 
fille  qu'il  maltraitait  déjà ,  il  regretta  de  ne  pas  l'avoir  con- 
duite au  Gymnase.  Dans  une  baignoire,  nul  n'aurait  remarqué 
qu'elle  était  habillée  à  l'aventure;  et  d'ailleurs  n'était-elle 
pas  assez  belle  pour  lutter  avec  le  ridicule  de  sa  toilette?  Il 
voulut  réparer  sa  sottise  en  allant  attendre  Anaïs  à  sa  sortie 
de  l'Ambigu.  On  était  à  peine  au  dernier  acte  quand  défilèrent 
devant  lui  les  spectateurs  de  la  Gaieté.  Comme  il  regardait 
par  distraction  ,  il  vit  sa  petite  chatte  au  bras  d'un  ami. 

Cet  ami  était  un  superbe  dragon  de  Metz. 


II. 

A  mademoiselle  A  nais. 

«  Je  ne  suis  pas  dupe  de  vos  jongleries  amoureuses,  ma 
chère  petite.  Vous  vous  êtes  vengée  de  mon  inventaire  en 
allant,  non  pas  à  l'Ambigu  avec  Mlle  Arabelle,  mais  à  la 
Gaieté  avec  M.  Adonis  :  que  Dieu  et  l'amour  vous  gardent  ! 

A  monsieur  Adolphe. 

«  Adolphe  1  Adolphe  1  je  suis  coupable ,  mais  je  vous  aime. 
La  vengeance  m'a  perdue,  pardonnez-moi  :  je  veux  vous  voir 
encore,  je  veux  t'aimer  toujours.  A  onze  heures  je  serai  à  ta 
porte.  » 

N.  Il-  Adolphe  pardonna. 

III. 
A  monsieur  Adolphe. 

«  Adolphe , 

«Je  l'écris  tout  exprès  pour  te  dire  encore  que  je  t'aime. 
—  Oh  !  si  tu  savais  ,  mon  Adolphe  chéri ,  mon  idole  sacrée . 
mon  petit  chien  couchant,  c'est  à  en  devenir  folle!  Et  puis 
alors  comme  le  sentiment  me  bat  le  cœur!  ce  n'est  point  ce 
petit  sentiment  qui  court  l'Elysée  et  la  Chaumière:  c'est  un 
sentiment....,  un  sentiment  qui  ne  finit  pas.  Ah  !  si  tu  savais 
comme  mon  pauvre  cœur  s'est  agrandi  !  c'est  que  tu  es  dans 
mon  cœur.  —  Hélas  !  je  serai  bien  malheureuse  quand  vous 
m'abandonnerez  :  car  vous  serez  notaire ,  Monsieur  ;  vous 
épouserez  une  laide  bête  qui  aura  une  dot  et  qui  n'aura  pas 
de  cœur;  et  moi ,  pauvre  victime ,  je  pleurerai ,  car  tu  es  ma 
famille,  mon  Dieu,  mon  âme,  ma  vie,  mon  tout.  —  «  Anaïs. 

«  P.-S.  A  propos,  la  vertu  est  pauvre  :  j'ai  été  forcée  de 
mettre,  il  y  a  cinq  jours,  mon  châle  au  Mont-de-Piété  ;  je 
t'envoie  la  reconnaissance ,  sans  compter  celle  que  je  te 
dois.  » 

IV. 

A  mademoiselle  Anaïs. 

«  Ange  descendu  du  ciel  pour  me  consoler,  belle  des  belles, 
trésor  infini  !  —  0  Anaïs  !  tu  es  ma  moisson  et  ma  vendange 
d'amour,  ma  flamme  éternelle ,  la  fleur  que  j'ai  cueillie  dam 
le  désert  de  la  vie,  la  fontaine  dont  la  source  m'enivre  de 
pures  délices,  le  soleil  qui  rayonne  sur  moi,  l'ombre  du  bo- 
cage où  je  me  repose  de  mes  peines.  —  Je  l'aime!  je  t'aime! 
Que  ne  puis-jc  le  le  dire,  ou  plutôt  te  le.  chanter  à  toute 
heure!  —Je  t'écris  tout  exprès  pour  cela.  —  «  Adolphe.  » 

«  P.-S.  A  propos,  j'ai  vendu  la  reconnaissance  pour  ache- 
ter des  cigares  ;  c'est  donc  moi  qui  vous  en  dois  à  présent.  • 


Un  matin,  Adolphe  n'ayant  plus  rien  à  dire  à  Mlle  Anaïs  . 
la  pria  de  lui  raconter  son  histoire. 

HISTOIRE  DE  MADEMOISELLE  ANAÏS  RACONTÉE  PAR  III  1      Ml  Ml 

«  Donc  je  naquis  à  Metz,  en  Lorraine,  bien  loin  d'ici,  du 


|IM> 


L'ARTISTE. 


colé  de  Charenlon  ;  mes  parents  sonl  riches  el  honorables , 
i-i  si  je  voulais,  je  serais  une  grande  dame;  mais  cela  est  si 
ennuyeux  !  Mon  père  était  avocat  du  roi  ;  il  est  mort  à  vingt 
ans  ;  mon  grand-père  était  quelque  peu  évêque.  Voilà  pour- 
quoi je  fus  mise  au  couvent:  c'était  bien  la  peine!  Donc,  je 
revins  dans  ma  famille ,  tout  exprès  pour  être  séduite  par  un 
capitaine  de  dragons;  mais  l'ingrat  refusa  de  me  donner  sa 
main,  qu'il  m'avait  promise!  La  honte  me  prit,  et  la  douleur 
aussi.  La  maison  paternelle  me  devint  insupportable;  je  voulus 
me  repentir  en  liberté  :  je  me  fis  fleuriste  ensuite  !  » 

Ici  Mlle  Anaïs  fit  une  petite  moue  et  se  mit  à  chanter  d'une 
voix  éclatante  : 

l.a  fortune,  importune!... 


VI. 


HISTOIRE  DP.  MADEMOISELLE  ANAIS  RACONTEE  PAR  SON  AMIE 
INTIME. 

«  Alors,  Admis  est  la  fille  d'une  fruitière  de  Metz,  qui  a  eu 
douze  enfants;  elle  était  le  treizième;  sa  grand'mère  a  été 
servante  d'un  chanoine  et  quelque  chose  avec.  Alors ,  dès  sa 
tendre  jeunesse,  elle  séduisit  un  petit  chérubin  qui  sortait  du 
collège;  elle  fut  séduite  à  son  tour  par  un  clerc  d'avoué  ;  après 
le  clerc  d'avoué  vint  un  typographe  ;  après  celui-là  un  dragon  ; 
ensuite  elle  vint  à  Paris,  où  elle  ne  rencontra  que  des  épines: 
voilà  pourquoi  elle  fil  des  fleurs.  » 

Ici  la  conteuse,  enchantée  de  son  trait  d'esprit,  se  garda 
bien  d'aller  plus  loin;  et  elle  eut  raison. 

VII. 

—  Aie  !  aie  !  s'écria  un  jour  Anaïs,  tu  chiffonnes  ma  colle- 
rette ! 

—  Tu  n'as  point  de  collerette ,  dit  Adolphe  avec  dépit. 

—  Oui ,  mais  tu  chiffonnes  mon  épaule  et  tu  rougis  mon 
cou. 

—  L'amour  s'en  va ,  dit  Adolphe  d'un  air  rêveur. 
Adolphe  se  flattait  beaucoup,  car  l'amour  n'était  pas  encore 

venu. 

In  soir,  en  rentrant  dans  sa  chambre,  Adolphe  surprit 
Mlle  Anaïs  écrivant  une  lettre,  et  faisant  cuire  des  pommes, 
bile  essaya  de  cacher  la  lettre  dans  sa  gorge,  mais  il  savait  le 
chemin  de  la  petite  poste  ;  et  il  arracha  ce  lambeau  d'épltre  : 

que  nous  fermons  nos  fenêtres ,  adieu  les  télégraphes 

Et  puis  c'était  bien  amusant  ;  en  dépit  de 

c,  car  votre  lettre  m'a  offensée,  Dieu  merci 

un  chàle;   ne  croyez  pas  que 

demain  à  huit  heures  du 

marronniers ,  ainsi 

jamais  vous 

«  Anaïs  DLTLOT.  » 

Adolphe  répondit  lui-même  à  cette  lettre  : 

«  Mlle  Anaïs  m'a  prié  de  vous  écrire  qu'elle  ne  voulait  pas 
de  votre  chàle.  Craignant  que  vous  n'en  fassiez  mauvais 
usage  .  je  l'ai  jelé  au  feu  ;  les  cendres  vont  me  servir  de 
poudre  pour  celte  lettre.  » 


Ensuite  il  reprit  :  —  Ma  belle  Anaïs,  c'est  demain  la  fin 
du  mois,  essuie  tes  beaux  yeux;  demain  donc,  nous  irons 
goûter  dans  le  parc  de  Meudon;  mais  en  attendant,  il  faut 
que  lu  écrives  sur  cette  lettre  le  nom  de  mon  malheureux 
rival. 

Le  rival  s'appelait  M.  Leroux. 

Anaïs  écrivit  —  M.  Arthur. 

MIL 

Un  soir,  au  concert  Musard,  Adolphe  se  laissa  longtemps 
fasciner  par  les  regards  de  serpent  d'une  demoiselle  de 
l'Opéra  ;  de  l'Opéra  !  Anaïs  tomba  de  l'autel. 

—  Madame,  vous  êtes  charmante,  dit  naïvement  Adolphe 
à  la  nouvelle  divinité  qui  le  regarda  avec  un  peu  d'ironie. 

—  Je  sais  bien,  repril-il,  que  je  parle  comme  M.  de  La 
Palisse;  mais  la  vérité  est  toujours  bonne  à  dire. 

La  belle,  n'ayant  pas  grand'chose  à  faire,  lui  accorda  un 
petit  bout  de  sourire  comme  s'il  eût  été  le  cousin  de  M.  Du- 
ponchel.  Le  chemin  était  ouvert;  peut-être  Adolphe  eût-il  pu 
aller  jusqu'au  bout;  mais  la  paresse  l'empêcha  d'être  incon- 
stant. —  Il  demeura  fidèle,  pour  s'éviter  une  course  en  ca- 
briolet de  place. 

Cependant  Adolphe  touchait  au  couchant  de  son  amour  pour 
Anaïs. 

Fin  du  second  livre. 

Arsène  IIOLSSAYE. 
(  La  suite  au  numéro  prochain.) 


US  PEIT   7>Ji  TOUT- 


CHAPITRE  II. 


ous  continuerons,  s'il  vous  plaît,  à  ramasser 
çà  el  là  tous  les  petits  faits  qui  peuvent  servir 
à  l'histoire  des  beaux-arts.  Il  arrive  souvent 
que  tel  événement,  qui  serait  d'une  impor- 
tance médiocre,  isolé  et  perdu  dans  la  ru- 
meur contemporaine,  finit  au  contraire  par  devenir  quelque 
chose,  s'il  est  habilement  placé  et  mis  en  ordre.  Ceux  qui 
auront  besoin  plus  lard  de  ces  matériaux  les  retrouveront 
consignés  dans  ces  chapitres  que  nous  écrivons  en  courant. 
—  Par  exemple  on  a  beaucoup  parlé  celte  semaine  de  deux 
nouvelles  machines  destinées,  comme  toutes  les  machine*  de 
ce  monde ,  à  remplacer  les  beaux-arts  ;  l'une  a  été  décou- 
verte à  Dordeaux ,  elle  s'appelle  le  lypoface  ;  elle  reproduit 
également  les  bustes  antiques  et  les  figures  modernes.  Le 
typoface,  sans  vouloir  lui  faire  tort,  nous  parait  avoir  une 
grande  ressemblance  avec  le  physiouolypc .  celle  horrible 


L'ARTISTK. 


un 


machine  composée  d'un  las  d'aiguilles  mobiles  dans  laquelle 
vous  enfonciez  la  tôle,  et  qui  reproduisait  toutes  les  laideurs 
de  votre  visage.  —  L'autre  machine  reproduit,  non  pas  les 
statues,  mais  les  tableaux;  elle  en  donne,  dit-on,  le  dessin 
et  la  couleur.  L'auteur,  qui  est  un  des  sujets  de  l'empereur 
d'Autriche ,  a  ^lé  honoré  de  la  même  médaille  d'or  que 
M.  Daguerre ,  avec  cette  inscription  assez  peu  latine  :  De 
Arle  bene  mcrUo.  A  force  d'accorder  de  pareilles  médailles, 
les  inventeurs  finiront  par  dire  à  l'empereur  d'Autriche,  ce 
que  disait  le  grand  Condé  à  Corneille  :  Tu  me  gales  le  soyons 
amis.  —  Une  aulre  machine,  qui  est  vieille  comme  le  monde 
et  qui  n'a  jamais  eu  de  médaille  d'or,  une  machine  qu'on  in- 
vente tous  les  ans ,  qu'on  invente  tous  les  jours ,  et  qui  est  in- 
ventée depuis  des  siècles,  a  été  encore  inventée  cette  semaine. 
Il  s'agit  tout  simplement  du  mouvement  perpétuel.  C'est  le 
Constitutionnel  qui  l'annonce  d'une  manière  solennelle ,  et 
certes,  en  ceci  le  Constitutionnel  n'invente  rien.  Il  prétend 
donc  qu'un  honnête  bourgeois  de  Ferrare,  comme  si  l'on  in- 
ventait quelque  chose  à  Ferrare,  à  force  de  n'y  pas  penser,  a 
fabriqué  une  machine  qui  est  à  elle-même  sa  propre  force, 
sa  propre  vie,  qui  va  toute  seule,  qui  va  toujours,  qui  se  dit 
à  elle-même  :  Va  là,  et  elle  y  va,  aussi  docile  et  aussi  obéis- 
sante que  le  domestique  du  centurion  dans  l'Évangile.  Le 
Constitutionnel  ajoute  que  le  cardinal  Ugolini,  légat  de  Ferrare, 
a  adressé  cette  machine  à  Sa  Sainteté,  en  la  recommandant 
comme  une  chose  vraisemblable.  Il  ne  faudrait  guère  que 
quinze  cents  écus  romains,  soit  8,070  francs,  pour  confec- 
tionner le  véritable  mou  vemen!  perpétuel.  Véritablement,  ce 
n'est  pas  la  peine  de  s'en  passer. 

— L'Académie  des  inscriptions  et  belles-leltres  est  eu  grand 
émoi;  elle  crie  qu'on  lui  fait  injure,  elle  demande  à  quoi 
donc  elle  sert;  elle  représente  qu'on  lui  enlève  ses  privilèges, 
et  que  bientôt  elle  ne  sera  plus  bonne  à  rien.  Toute  celte 
grande  colère  est  survenue  à  l'Académie  des  inscriptions  et 
belles-lettres  à  l'occasion  du  pont  d'Agen,  inauguré  par  M.  le 
duc  d'Orléans. Naturellement,  ce  pont  d'Agen,  qui  est  en  même 
temps  un  canal  ,  sentait  le  besoin  d'une  inscription  qui 
transmit  à  la  postérité  la  plus  reculée  le  souvenir  de  ce 
grand  événement.  Mais  voyez  l'impertinence!  on  ne  s'est  pas 
donné  la  peine  de  consulter  l'Académie  des  inscriptions  et 
belles-leltres  :  cette  inscription  du  pont  d'Agen  s'est  faite 
en  famille:  M.  le  maire,  ses  deux  adjoints,  M.  le  préfet, 
M.  Legrand,  M.  l'inspecteur  et  M.  l'ingénieur,  ont  apporté 
chacun  d'eux  leurs  petits  matériaux,  et  de  ce  concours  una- 
nime de  tant  d'intelligences  avancées,  il  est  résulté  l'inscrip- 
tion que  voici  : 

CANAL 

LATÉRAL  A   LA  GARONNE  , 

PONT-CANAL  D'AGEN. 

LE  25  AOUT  1839, 

LA  PREMIÈRE  PIERRE  DE  CE  MONUMENT 

A  ÉTÉ  POSÉE 

PAR  MONSEIGNEUR  LE  DUC  D'ORLÉANS, 

LOUIS-PHILIPPE  RÉGNANT. 

M.   LEGRAND,  SOUS-SECRÉTAIRE  D°ÉTAT. 

H.  HRUN,  PRÉFET  DE  LOT-ET-GARONNE  , 

M.  DE  BAUDRE  ,  INSPECTEUR  DIVISIONNAIRE  , 

M.  JOB  ,  INGÉNIEUR   EN  CHEF 

DIRIGEANT  LES  TRAVAUX. 


Avouez  que  ce  n'est  pas  trop  mal  pour  une  inscription  de 
province,  et  que  peut-être  si  elle  eût  été  consultée,  comme 
c'était  son  droit ,  l'Académie  des  inscriptions  et  belles- lettre? 
n'eût  pas  mieux  fait.  Cependant,  en  fait  d'inscriptions  pour 
les  monuments  publics,  il  en  est  une  qui  nous  parait  le  mo- 
dèle du  genre ,  et  qui  manque  au  recueil  de  l'Académie  de» 
inscriptions  : 

Ce  pont  a  été  bâti 
ici. 

—  La  cathédrale  de  Chartres,  celte  ruine  lamentable  qui 
ne  marche  que  lentement  à  sa  restauration  complète,  a  reçu. 
cette  semaine,  la  visite  de  M.  le  garde-des-sceaux  ;  M.  Teste, 
qui  passait  par-là ,  a  bien  voulu  se  détourner  de  son  che- 
min pour  honorer  d'un  regard  bienveillant  les  saintes  pier- 
res de  la  vieille  basilique.  Cette  visite  honore  à  la  fois  la 
cathédrale  et  le  ministre;  elle  honore  surtout  le  ministre,  qui 
a  bien  autre  chose  à  faire  ,  ma  foi ,  que  de  perdre  son  temps 
à  visiter  l'un  des  plus  vénérables  monuments  de  la  patrie 
chrétienne.  Voilà  pourquoi  nous  sommes  heureux  de  consi- 
gner dans  nos  annales  cette  mémorable  visite  de  M.  le  garde- 
des-sceaux,  qui  formera  un  des  plus  beaux  chapitres  de  l'his- 
toire de  la  cathédrale  de  Chartres.  Ce  serait  là  encore  un  beau 
sujet  d'inscription ,  si  l'Académie  des  inscriptions  et  belles- 
lettres  avait  le  temps. 

—  Puisque  nous  parlons  d'Académie,  voici  la  liste  des  con- 
currents qui  se  présentent  pour  occuper,  non  pas  pour  remplir, 
la  place  de  M.  Michaud  :  car  la  chose  est  ainsi,  à  peine  mort, 
qui  que  vous  soyez,  vous  rencontrez  des  hommes  pour  se 
disputer,  toutes  chaudes,  vos  dépouilles  mortelles.  C'est  à 
qui  montera  plus  vile  sur  votre  cercueil  pour  s'en  faire  un 
piédestal,  cl  il  n'est  pas  de  mort  si  respecté,  tenez-vous  pour 
bien  avertis,  qui  ne  rencontre,  à  l'instant  même  ,  vingt  con- 
currents pour  prendre  sa  place.  On  a  donc  nommé  comme 
candidats  à  l'Académie-Française,  M.  Victor  Hugo,  qui  est  dans 
le  Midi  avec  sa  famille,  et  qui,  ccrles  ,  ne  s'est  pas  encore 
présenté;  M.  Ballanche  ,  mais  M.  Ballanche  a  répondu  sur- 
le-champ  qu'il  n'acceptait  pas  l'honneur  qu'on  lui  faisait  ; 
M.  de  Norvins,  le  même  M.  de  Norvins  dont  madame  Staël  a 
dit  qu'elle  n'entendait  ni  l'hébreu,  ni  le  norvins  ;  M.  Vatout. 
qui  entrerait  à  l'Ac.vdémie  ,  comme  l'ami  des  princes  ,  à  peu 
près  comme  M.  de  Richelieu  y  est  entré  ;  M.  Ancclot,  qui  a 
plus  de  chances  que  personne  ;  M.  de  Balzac  enfin  :  et,  chose 
singulière  ,  M.  de  Balzac  ,  qui  est  toujours  si  prompt  à  la  ré- 
plique, n'a  pas  encore  protesté  contre  ces  désobligeantes  ru- 
meurs ,  tant  il  est  occupé  ,  à  l'heure  qu'il  est,  de  la  funeste 
et  déplorable  cause  qu'il  a  choisie  ,  la  cause  de  cet  infâme  et 
abominable  Peytel,  indigne  de  tant  d'honneur.  On  nomme 
encore,  toujours  pour  l'Académie-Française,  M.  Casimir  Bon- 
jour; M.  Casimir  Bonjour  en  personne,  lui-même;  et  pour- 
quoi pas?  Bon  Dieu!  nous  qui  parlons,  nous  avons  là  sous 
la  main  un  candidat  bien  plus  étrange  que  M.  Casimir  Bon- 
jour lui-même,  un  homme  qui  a  travaillé  pour  le  théâtre,  lui 
aussi  ;  mais  il  a  sur  son  concurrent,  M.  Bonjour,  un  grand 
avantage  :  c'est  de  n'avoir  pas  été  représenté.  Ce  concurrent 
qui  est  sérieux ,  dont  les  académiciens  recevront  la  visite  . 
s'ils  ne  l'ont  pas  déjà  reçue,  s'appelle  M.  Monbrion.  Nous  lui 
devons  des  remerciements  et  des  excuses ,  car  il  nous  a 
traités  tout  à  fait  comme  si  nous  étions  membres  de  l'Acadé- 


108 


L'ARTISTE. 


mic-Francaisc.  D'abord  il  a  laissé  chez  nous  sa  carie  ,  puis  il 
est  revenu  à  la  charge  :  nous  lui  avons  parlé,  et  il  a  daigné 
écrire  de  sa  main,  nous  présents,  la  petite  note  que  voici,  et 
à  laquelle  nous  ne  changeons  rien,  pas  même  l'adresse  du 
candidat ,  afin  que  l'Académie-Française  soit  toujours  sûre 
d'en  trouver  un  ! 

«  Monsieur ,  si  c'était  un  effet  de  votre  Bonté  d'annoncer 
«  dans  votre  estimable  journal  que , 

«  M.  Monbrion ,  auteur  du  Poème  des  Phénomènes  de  l'U- 
«  nivers  ;  de  la  Tragédie  le  Siège  et  la  Conque'le  de  Grenade; 
«  en  5  actes  et  eu  vers  ;  du  Poème  de  la  navigation  à  la  va- 
«peur;  de  plusieurs  odes,  etc.,  etc.  se  présente  à  l'Aca- 
«  demie  française  ,  pour  la  place  vacante  par  le  décès  de 
u  M.  Michaud. 

«  Veuillez  agréer  ma  parfaite  considération  avec  laquelle 
«  j'ai  l 'honneur  de  vous  saluer,  Monbrion, 

a  homme  de  lettres. 
«  Rue  St-Paul,n°2I. 

«  Paris,  le  8  octobre.» 

Si  c'était  un  effet  de  la  curiosité  de  l'Académie-Française, 
nous  tenons  cette  lettre  à  sa  disposition,  elle  la  placera  dans 
ses  archives,  et  elle  fera  à  ce  sujet  toutes  les  réflexions  qui 
lui  viendront  à  l'esprit. 

—  Une  cérémonie  touchante,  et  qui  honore  tout  un  dépar- 
tement, a  eu  lieu  à  ttourbon-l'Archambault,  sur  la  tombe  môme 
d'un  beau  et  bon  jeune  homme,  Achille  Allier,  qui  s'était 
constitué  l'historien  et  l'antiquaire  du  Bourbonnais.  Achille 
Allier,  que  nous  avons  connu  ,  que  nous  aimions  comme  un 
frère,  et  dont  la  collaboration  ingénieuse  et  savante  honore 
V Artiste,  était  un  de  ces  esprits  rares  et  d'une  persévérance 
fi  toute  épreuve,  à  l'aide  desquels  se  produisent  les  plus 
grandes  choses.  Seul,  sans  aucun  appui  du  gouvernement  ni 
de  sa  province.  Achille  Allier  a  entrepris  un  des  plus  grands  li- 
vres dont  puissent  s'honorer  la  presse  et  la  gravure  françaises: 
V Ancien-Bourbonnais;  et  telle  était  la  puissance  de  ce  jeune 
homme,  que  ce  livre,  écrit  loin  de  Paris,  imprimé  dans  le 
fond  d'une  province ,  aux  frais  d'un  libraire  de  province,  a 
été  mené  à  bonne  fin  ,  même  quand  la  mort  impitoyable  fut 
venue  enlever  le  jeune  écrivain  à  ses  recherches,  à  ses  études, 
à  ses  longs  travaux  de  chaque  jour.  Achille  Allier  était  à  la 
fois  un  historien,  un  dessinateur,  un  antiquaire  ,  un  archéo- 
logue, un  poêle.  Il  avait  la  facilité,  la  persévérance,  l'intel- 
ligence :  il  tenait  la  plume  d'une  main  ferme,  le  crayon  d'une 
main  légère.  Que  de  fois  nous  l'avons  vu  et  entendu  qui  parlait 
avec  une  calme  passion  ,  du  Moyen-Age  ,  de  la  Renaissance , 
des  beaux  jours  de  Louis  XIV-I  Car  il  s'arrêtait  au  dix-sep- 
lièmc  siècle,  à  aucun  prix  il  n'eût  consenti  à  aller  plus  loin: 
la  Régence  lui  faisait  peur;  le  Louis  XV  licencieux,  con- 
tourné et  doré ,  lui  paraissait  abominable.  Il  se  maintenait 
sévèrement  dans  les  chastes  et  sévères  époques  de  l'autorité 
el  de  la  croyance.  II  en  voulait  aux  vieilles  cathédrales,  aux 
tombeaux  détruils,  aux  châteauxen  ruines,  aux  tourelles  crou- 
lantes; il  ramassait  avec  un  soin  plein  de  respect  ces  débris 
épars,  et  comme  il  n'était  ni  assez  puissant  ni  assez  riche  pour 
rendre  à  la  pierre  sa  forme  primitive,  il  lui  donnait  du  moins 
une  immortalité  nouvelle  en  la  plaçant  daus  ses  livres.  Achille 
Allier  est  morl  à  la  peine  ;  il  a  précédé  d'une  année  dans  celte 
tombe  prématurée  qui  les  engloutit  tous  les  deux,  son  colla- 
borateur et  son  ami  ,  Aimé  Chenavard,  à  qui  il  a  dédié  sou 


adorable  ballade  :  Notre-Dame  de  la  Garde.  A  peine  si  le 
ministre  de  l'intérieur,  qui  doit  savoir  tant  de  choses  . 
savait  le  nom  d'Achille  Allier  quand  il  est  morl.  11  n'a  eu  de 
son  vivanl  aucun  encouragement,  aucune  récompense;  et  vé- 
ritablement il  n'en  demandait  pas;  il  se  contentait  de  bien 
faire,  laissant  venir  la  gloire,  quand  elle  aurait  à  venir,  il 
étail  simple,  honnête  et  bon.  Heureusement,  cette  province 
pour  laquelle  il  a  tant  travaillé  n'a  pas  été  ingrate,  elle  s'est 
souvenue  de  ce  rare  et  intelligent  artiste;  elle  a  fait  pour 
lui  tout  ce  qu'elle  pouvait  faire  :  elle  lui  a  élevé  une  tombe, 
afin  que,  lui  aussi,  il  fût  un  des  ornements  de  cette  province 
qu'il  a  tant  aimée.  L'architeclc  de  ce  monument,  exécuté  en 
granit  et  en  bronze,  est  M.  Sagot.  Le  buste  d'Achille  Allier. 
en  bronze  ,  a  été  modelé  par  M.  Préaull.  Nous  n'avons  MS 
vu  ce  buste  de  M.  Préault,  mais  nous  faisons  des  vœux  bien 
sincères  pour  que  le  jeune  artiste  ait  modéré  quelque  peu.  a 
propos  de  cette  jeune  et  honnête  figure ,  sa  fougue  et  Ma 
emportements  accoutumés. 

— Et  puisque  nous  en  sommes  à  parler  de  ceux  qui  ne  sont 
plus,  rappelons  qu'il  y  a  deux  ans,  à  pareil  jour,  12  octobre, 
passait  dans  Paris  le  cercueil,  plus  que  modeste,  d'un  homme 
pauvre,  qui  n'avait  été  classé,  de  son  vivant,  dans  aucune 
des  catégories  de  la  naissance,  de  la  gloire,  de  la  poésie  ou  de 
la  fortune.  Cet  homme  était  un  artisan ,  fils  d'artisan  ;  tout 
enfant  qu'il  était ,  il  avait  supporté  les  plus  rudes  labeurs 
Mais  à  ce  triste  métier  où  il  avait  usé  sa  vie,  il  avait  conservé 
son  âme,  son  intelligence  el  son  courage.  Par  sa  propre  mi- 
sère, il  avait  compris  toutes  les  misères  ;  et  de  cette  science 
si  chèrement  acquise  ,  il  avait  fait  un  emploi  qui  sera  peut- 
être  immortel.  Cet  homme  s'appelait  Charles  Fourier.  Deux 
cents  hommes  l'accompagnaient  au  tombeau,  il  y  a  deux  ans  : 
il  y  en  aurait  aujourd'hui  dix  mille.  11  a  laissé  bien  mieux  que 
des  partisans,  que  des  sectateurs  :  il  a  laissé  des  disciples:  il 
a  fondé  presque  autant  qu'une  religion  :  il  a  fondé  une  science. 
C'était  là  ,  si  vous  le  voulez,  un  rêveur,  mais  un  rêveur  tout 
rempli  des  plus  nobles  sentiments,  des  plus  rares  instincts, 
de  la  plus  tendre  sollicitude  pour  l'humanité  tout  entière, 
dont  il  ne  faisait  plus  qu'une  seule  et  même  famille,  abaissant 
les  montagnes,  comblant  les  vallées,  jetant  des  ponts  sur  Mu 
les  fleuves,  sur  toutes  les  mers  de  ce  monde,  et,  ce  qui  est  plus 
difficile  encore,  arrachant  l'égoïsme  du  cœur  de  l'homme, 
ou  plutôt  faisant  servir  au  bonheur  de  tous  même  les  passion- 
de  l'espèce  humaine.  Tel  était  cet  homme,  donl  la  doctrine 
grandit  chaque  jour  sans  bruit,  sans  émeute,  soutenue  seule- 
ment par  la  parole  loyale  et  sincère  de  quelques  honnêtes  gens 
qui .  à  l'exemple  de  Simon  le  pêcheur,  ont  tout  quitté  pour  soi  vie 
le  maître.  Or,  de  nos  jours,  ce  n'est  pas  un  spectacle  sans  intérêt 
que  de  voir  cet  accord  parfait  de  quelques  intelligences  d'é- 
lite qui  se  réunissent  pour  rêver,  à  la  façon  de  Thomas  Morus 
ou  de  Platon.  Toute  la  journée  du  10  octobre,  la  lombe  mo- 
deste de  Fourier  a  reçu  les  longues  et  pieuscs~~visites  de  ses 
amis,  de  ses  élèves,  des  prédicateurs  de  sa  doctrine.  On  lit 
sur  celle  simple  pierre  l'épitaphe  que  voici ,  et  qui  résume 
d'une  façon  tant  soit  peu  obscure,  pour  ceux  qui  ne  sont  pas 
des  adeptes,  la  science  du  maître  : 

Jet  reposent  les  dépouilles  mortelles  de  Charles  Fourier. 

La  série  distribue  les  harmotiies. 

Les  attractions  sont  proportionnelles  aux  destinées. 


L'ARTISTE. 


109 


—  On  a  fait  un  calcul  sur  la  vie  moyenne  des  membres  de 
l'Institut,  d'où  il  résulte  que  les  immortels  ne  sont  pas  tout  à 
fait  des  immortels.  Depuis  l'an  1C35,  jusqu'à  la  fin  de  1838,  que 
l'Institut  a  été  fondé  ,  en  supposant  qu'il  ne  meure  personne 
d'ici  au  mois  de  janvier,  ce  que  nous  espérons  bien,  l'Institut 
n'a  pas  usé  moins  de  onze  cents  savants  ou  littérateurs; 
nombre  énorme,  si  l'on  songe  au  grand  nombre  de  beaux  gé- 
nies qui  ont  eu  l'honneur  de   n'être  pas  de  l'Académie,  à 
commencer  par  Molière,  Regnard,  Piron,  J.-J.  Housseau  et  Di- 
derot, et  à  finir  par  Déranger,  Charles  Fourier,  George  Sand, 
et  l'abbé  de  Lamennais.  De  ce  calcul  il  résulte  que  la  plus 
grande  chance  pour  être  reçu  membre  de  l'Institut  est  de  qua- 
rante à  cinquante  ans.  Cependant,  on  a  reçu  deux  membres  qui 
avaient  quatre-vingtsàquatre-vingt-cinq  ans.  Les  provinces  du 
raidi  ont  fourni  147  académiciens, les  provinces  de  l'est  et  du 
nord  eu  ont  envoyé  156;  celles  du  centre  122.  Paris,  qui  ne 
s'oublie  jamais  dans  la  distribution  des  honneurs  et  de  la  for- 
tune, et  qui  a  bien  raison,  car  à  coup  sûr  la  province  ne  relève- 
rait pas  ces  sortes  d'oubli,  s'est  donné  à  lui-même  231  fauteuils. 
Les  colonies  et  l'étranger  n'en  ont  eu,  pour  leurp;irt,  que  29. 
Mais  prenez  patience,  cette  année  ,  tous  les  lauréats  des  col- 
lèges royaux  ont  un  peu  de  sang  noir  dans  les  veines,  la  Gua- 
deloupe et  la  Martinique  prendront  leur  revanche  dans  vingt 
ans.  De  celte  statistique,  qui  est  curieuse  comme  toutes  les  sta- 
tistiques et  qui  ne  prouve  guère  davantage,  il  résulte  que  les 
membres  de  l'Académie-Française  vivent  un  an  de  plus  que  les 
membres  de  l'Académie  des  Inscriptions;  et  cela  se  conçoit, 
l'Académie  des  Inscriptions  dépense  tant  de  science  chaque  an- 
née !  L'Académie  des  Sciences  compte  encore  un  an  de  moins 
que  l'Académie  des  Inscriptions;  cependant,  les  uns  et  les  au- 
tres ne  sont  pas  bien  à  plaindre;  car  la  durée  moyenne  des  742 
membres  qui  sont  morts,  donne  soixante-huit  ans  et  dix  mois 
à  chaque  académicien.  Chaque  fauteuil  a  été  occupé,  l'un  dans 
l'autre,  pendant  vingt-six  ans  et  demi  par  le  même  individu. 
Voilà  ce  qui  s'appelle  jouir  de  sa  vie  et  de  sa  gloire  ;  il  n'y  a 
pas  une  classe  de  la  société  qui  ne  s'accommodât  fort  bien  de 
la  vie  moyenne  de  MM.  les  membres  de  l'Institut. 

Démarquez  bien  que  dans  cette  nouvelle  énumération  on 
ne  compte  pas  la  section  nouvellement  inventée  des  Sciences 
morales  et  politiques.  Cette  section  est  une  selle  à  tous  aca- 
démiciens, où  l'on  place  les  braves  gens  dont  on  ne  sait  que 
faire,  et  qui  ont  besoin  d'une  position  quelconque.  Cepen- 
dant, à  eu  juger  par  un  de  ses  membres  qui  est  mort  bien 
vieux  et  bien  portant,  M.  le  prince  de  Talleyrand,  l'Acadé- 
mie des  Sciences  morales  et  politiques  doit  avoir  de  grandes 
prétentions  à  la  lougévité;  mais  comme  M.  de  Talleyrand 
appartenait  à  toutes  les  sections  de  l'Institut,  il  ne  peut  ser- 
vir à  aucune  d'elles  exclusivement. 

—  Vous  savez  que  Van  Amburg,  dont  le  drame  languissait 
un  peu ,  a  eu  la  bonne  fortune  d'être  violemment  mordu  par 
une  lionne  adorée ,  jalouse  d'une  panthère;  la  blessure  a  eu 
le  plus  grand  succès,  elle  a  ranimé  la  curiosité  qui  s'en  al- 
lait; elle  a  fait  grand  plaisir  au  brave  Anglais  qui  a  juré  d'as- 
sister, coûte  que  coûte,  à  la  décollation  de  Van  Amburg. 
C'est  là  un  de  ces  petits  expéJicnts  dramatiques  dont  plu- 
sieurs de  nos  grands  comédiens  devraient  bien  se  servir. 
Eu  etTet,  qu'est-ce  que  cela  leur  coulerait  de  se  donner,  au 
cinquième  acte,  un  petit  coup  d'un  vrai  poignard,  ou  d'ava- 
ler dans  une  coupe  un  petit  grain  d'un  vrai  poison?  Par  ce 


moyen  ,  l'intérêt  public  serait  vivement  excité  ,  et  le  parterre 
attendrait  plus  patiemment  un  dénouement  qu'il  n'attend 
pas  toujours. 

—  Que  si  vous  voulez  des  nouvelles  dramatiques,  vous  nous 
ferez  le  plaisir  d'attendre  encore  quinze  jours;  il  n'y  a  guère 
que  le  Théâtre-Français  qui  fasse  parler  de  lui ,  et  encore 
d'une  déplorable  façon.  Ce  ne  sont  que  disputes  intestines . 
intrigues,  pamphlets,  dissidences  de  tous  genres.  Les  gre- 
nouilles n'ont  jamais  demandé  un  roi  avec  des  cris  plus  im- 
portuns que  le  Théâtre-Français  un  directeur.  M.  le  ministre 
de  l'intérieur  en  est  tout  interdit,  et  pour  en  finir,  il  a  proposé 
à  ces  messieurs  de  leur  donner  tout  simplement  un  homme 
qui  les  apprécie  à  leur  juste  valeur,  qui  est  plein  de  fermeté 
et  d'énergie,  qui  saura  bien  imposer  silence  à  toutes  ces  in- 
trigues, qui  mènera  la  Comédie-Française  comme  elle  veut 
être  menée,  droit  et  ferme,  sans  écouter  les  criailleries;  cet 
homme  n'est  autre  que  M.  Cave,  le  chef  de  la  direction  des 
beaux-arts.  Son  nom  seul  a  rendu  muet  l'aréopage,  et  puis- 
que Messieurs  du  Théâtre-Français  veulent  être  absolument 
gouvernés,  pour  n'avoir  plus,  disent-ils,  qu'à  s'occuper  que  de 
leur  art  trop  négligé,  ils  n'ont  qu'à  prendre  celui-là  pour  direc- 
teur. Mais  à  coup  sûr  ils  ne  le  prendront  pas,  même  en  sup- 
posant que  M.  Cave  y  consentit.  Cependant  le  théâtre  souffre, 
on  n'y  fait  rien  ;  et  même  les  artistes  qui  auraient  envie  d'ac- 
complir tous  leurs  devoirs  se  trouvent  cruellement  empêchés. 
C'est  ainsi  que  cet  excellent  Joanny,  tout  passionné  pour  cet 
art  auquel  il  a  usé  sa  vie ,  après  avoir  longtemps  prié  et  sup- 
plié, avait  obtenu  du  directeur  qu'on  remonterait  le  Winceslas. 
de  Uotrou ,  le  frère  cadet  du  Cid.  Vous  pensez  si  Joanny  se 
faisait  une  grande  fête  de  rendre  à  son  public  celle  rude  et  tou- 
chante tragédie.  Maisà  l'inslantmème  où  Winceslas  allait  être 
repris,  M.  Desmousseaux  a  réclamé  le  rôle  principal.  M.  Des- 
mousseaux  !  Ce  que  voyant,  le  directeur,  jugeant  qu'il  élait 
impossible  de  renverser  un  pareil  obstacle  (M.  Desmousseaux), 
a  décidé  tout  simplement  que  la  pièce  ne  serait  pas  reprise! 
M.  Desmousseaux  !  El  Voilà  l'unique  raison  pour  laquelle 
Joanny  ne  jouera  peut-être  jamais  plus  ce  beau  rôle  de  Win- 
ceslas dans  lequel  il  était  si  grand.  M.  Desmousseaux  !  M.  Des- 
mousseaux!... M.  Desmousseaux!... 

—  Dans  un  salon  intime,  où  s'est  réfugiée,  toute  dolente  et 
toute  pleureuse,  la  poésie  impériale,  chassée  de  toutes  parts, 
même  de  l'Académic-Française,  un  petit  nombre  d'adeptes  , 
bien  dévoués  aux  anciens  dieux,  Chénedollé,  Luce  de  Lan- 
cival ,  Arnault ,  Saint-Ange ,  Esménard  et  tant  d'autres  , 
se  sont  réunis  en  tapinois  :  et  là ,  bien  renfermés  chez 
eux ,  les  rideaux  tirés ,  la  pendule  arrêtée  pour  que  rien 
ne  troublât  le  poêle,  ils  se  sont  mis  à  lire,  à  petites  gor- 
gées, une  tragédie  nouvelle,  en  cinq  actes  et  en  vers,  de 
M.  Daoûr-Lormian,  le  traducteur  du  Tasse  et  il'Ossian.  Cette 
tragédie  nouvelle  est  intitulée  les  Albigeois.  On  a  trouvé  gé- 
néralement, parmi  les  heureux  invités  à  celte  fêle  de  la  tra- 
gédie séculaire,  que  le  nouveau  poëmc  était  peut-être  quel- 
que peu  languissant  dans  les  deux  premiers  actes.  Mais,  si- 
lence! au  troisième  acte  l'action  se  réchauffe,  elle  se  ranime, 
elle  éclate  ;  toutes  les  passions  religieuses  bondissent  et  se 
mêlent,  comme  au  finale  du  troisième  acte  des  Huguenots  de 
Meyerbeer  ...  Nous  n'en  disons  pas  davantage,  car  nous  crai- 
gnous  qu'on  ne  nous  fasse  un  procès,  comme  il  en  est  Irès-forl 
question  à  propos   d'un    malheureux  journaliste    qui   s'est 


110 


L'ARTISTE. 


avisé  de  faire  l'analyse  du  nouveau  drame  reçu  au  Théâtre- 
Français.  Toujours  est-il  que  cette  tragédie  de  M.  Baoûr-Lor- 
mian  est  remplie  de  beaux  vers,  et  même  de  beaux  rôles  , 
chose  rare  parmi  les  tragédies  de  l'Empire.  Il  y  a  surtout 
le  rôle  d'un  certain  légat  du  pape,  que  ces  messieurs  ont 
trouvé  admirable,  depuis  la  mitre  jusqu'aux  sandales.  En  un 
mot,  M.  Victor  Hugo,  ce  soir-là  ,  n'était  pas  digne  de  dénouer 
les  cordons  de  souliers  de  M.  Baoûr-Lormian. 

—  Voici  toutes  sortes  de  petites  nouvelles  :  M.  Abel  de  Pujol 
termine  en  ce  moment  la  coupole  du  sanctuaire  de  la  nouvelle 
église  de  Saiiit-Denis-du-Sainl-Sacrement ,  rue  Saint-Louis  , 
au  Marais. 

—  L'intérieur  de  l'hôtel  des  postes  ,  qui  n'était  que  gravas 
et  confusion,  est  maintenant  éclairé  par  de  beaux  candéla- 
bres, tout  comme  la  place  Louis  XV.  Seulement,  cette  clarté 
inaccoutumée  dans  l'hôtel,  gêne  beaucoup  les  belles  petites 
dames  qui  s'en  vont  demander,  les  yeux  baissés  et  la  rou- 
geur au  front,  leurs  billets  doux  adressés  poste  restante. 
M.  Comte,  à  qui  rien  n'échappe,  devrait  bien  établir  le  bu- 
reau de  la  poste  restante  sous  le  tunnel  de  Saint-Germain.  Ce 
serait  une  facile  augmentation  de  revenu  pour  la  poste  aux 
lettres. 

— Les  Champs-Elysées,  qui  espéraient  enfin  que  cette  année 
même,  et  pour  le  présent  hiver,  l'éclairage  serait  terminé, 
sont  obligés  de  renoncer  à  celte  admirable  révolution.  L'é- 
clairage et  l'embellissement  total  des  Champs-Elysées ,  sont 
encore  remis  à  l'année  prochaine,  à  moins  cependant  que 
le  pain  ne  soit  très-cher,  et  que  l'administration  ne  soit  forcée 
de  faire  travailler.  Mais  pourquoi  donc  mellre  le  travail  des 
ouvriers  à  une  si  dure  condition  ? 

—  On  n'a  pas  assez  remarqué ,  et  surtout  on  n'a  pas  loué 
comme  il  convenait,  la  ville  de  Saint  Etienne,  qui,  au  milieu 
(le  son  charbon  et  de  sa  fumée  et  des  rudes  travaux  aux- 
quels elle  se  condamne,  a  imaginé  de  se  construire  un  collège 
royal,  pour  lequel  elle  a  voté  870,000  francs.  C'est  là  un  sur 
moyen  pour  une  ville  comme  Saint-Etienne,  d'arriver  enfin  à 
être  le  chef-lieu  de  son  département. 

—  Dans  l'Académie  de  Lyon  on  raconte  des  merveilles  du 
cours  de  M.  Edgar  Quinet.  Cette  parole  éloquente  ,  hardie  et 
convaincue,  a  produit  le  plus  grand  effet  dans  la  ville.  Deux 
mille  personnes  des  deux  sexes  se  pressaient  chaque  soir 
dans  la  vaste  salle  du  Palais-de-Justice  pour  entendre  le 
jeune  professeur,  et  chacun  comprenait  ce  qu'il  pouvait 
comprendre  à  ce  rêve  éloquent  d'un  philosophe  fraîche- 
ment débarqué  de  l'Allemagne ,  et  qui  revient  de  l'autre 
côté  du  Rhin  tout  imbu  des  doctrines  de  Kant  et  de  Ilerder. 
Vous  sentez  bien  qu'au  milieu  de  ces  auditeurs  d'une  ville 
marchande  et  toute  vouée  au  commerce  ,  il  y  en  avait  quel- 
ques-uns qui  ne  pouvaient  pas  comprendre  tout  à  fait  le  but 
de  l'orateur,  elce  qu'il  venait  faire  dans  cette  chaire  improvisée 
au  milieu  du  Palais  de  Justice.  Les  uns  le  prenaient  pour  le 
prédicateur  d'une  religion  nouvelle  ;  et  ils  s'étonnaient  de  la 
tolérance  du  clergé,  disant  que  M.  l'archevêque  y  mettrait 
bon  ordre  à  son  arrivée  dans  le  diocèse  ;  les  autres,  voyant  as- 
sister à  ses  leçons  la  cour  royale  tout  entière,  se  figuraient  qu'ils 
assistaient  aux  premières  et  solennelles  plaidoiries  d'un  jeune 
procureur  du  roi.  A  ce  point  qu'une  bonne  femme,  entendant 
M.  Quinet  raconter  avec  sa  véhémence  accoutumée  la  vie  re- 
doutable de  Frédégondc  et  de  Brunehaut ,  s'est  mise  à  dire 


tout  haut  :  Voilà  deux  coquines  qui  n'ont  pas  volé  les  galères. 
cl  même  quelque  chose  de  plus. 

—  Nous  ne  voulons  pas  trop  chagriner  la  ville  d'Amiens,  à 
propos  de  sa  dernière  exposition;  c'est  une  ville  bienveillante 
pour  les  arts;  elle  les  aime,  ou  plutôt,  ce  qui  revientau  même, 
elle  est  sur  le  point  de  les  aimer.  Cependant ,  malgré  toute 
la  prudence  accoutumée  des  villes  de  province,  la  ville  d'A- 
miens devrait  penser  que,  pour  qu'une  récompense  porte  ses 
fruits,  il  faut  au  moins  que  ce  soit  une  récompense.  Les  ar- 
tistes ont  besoin  d'encouragements  sérieux  ;  décidément,  on 
leur  donne  beaucoup  trop  de  petits  écus  isolés,  assez  mal  dé- 
guisés sous  la  forme  de  médailles  d'argent.  Ce  n'est  pas  lout 
que  d'acheter  des  tableaux,  encore  faut-il  acheter  les  meilleurs; 
et  quand  on  a  bien  choisi  faut-il  les  payer  ce  qu'ils  valent.  Lu 
ceci,  la  ville  d'Amiens  nous  parait  tant  soit  peu  économe.  Six 
cents  francs  à  la  Société  des  Amis  des  Arts  et  quatre  cents 
francs  en  actions,  c'est  bien  peu  pour  une  ville  de  cinquante 
mille  habitants.  La  ville  de  Boulogne ,  qui  n'en  compte  que 
la  moitié,  a  donné  généreusement  cinq  mille  francs  pour  son 
exposition  de  l'année  :  voilà  ce  qui  s'appelle  faire  les  cho- 
ses, et  il  est  impossible  de  dépenser  plus  noblement  son 
argent. 

— Une  exposition  de  dessins  des  élèves  de  M.  Dupuis  attire 
quelque  monde  à  la  Mairie  du  troisième  arrondissement. 
M.  Dupuis  ne  compte  pas  moins  de  cinq  cents  élèves  dans 
celte  école  gratuite,  où  les  jeunes  enfants  du  peuple  viennent 
puiser  les  premiers  éléments  d'une  science  qui  se  rattache 
de  près  ou  de  loin  à  tous  les  aiis  utiles.  On  ne  saurait  trop 
encourager  cette  école  de  M.  Dupuis. 

—  Mais  voilà  bien  une  autre  nouvelle.  Disparaissez,  Apol- 
lon ,  Vénus,  Jupiter  Olympien!  que  la  Vénus  Callipyge  soit 
rejeléc  dans  la  mer  d'où  elle  est  sortie!  que  tous  les  grands 
modèles  de  l'antiquité  soient  réduits  en  poudre!  C'en  est  fait 
de  la  statuaire  antique  et  moderne.  Le  prince  extravagant  qui 
règne  à  Munich  et  qui  a  fait  de  cette  capitale  un  vaste  Musée 
où  rien  ne  manque,  excepté  les  chefs-d'œuvre,  vient  d'ima- 
giner une  singulière  façon  de  remplir  ses  musées  et  ses  écoles. 
Un  jour  que  Sa  Majesté  assistait  à  une  représentation  du  Cir- 
que-Olympique, car  il  y  a  un  Cirque-Olympique  même  à 
Munieh  ,  elle  daigna  remarquer  les  belles  formes  des  jeunes 
écuyers  qui  gambadaient  sur  leurs  chevaux.  «  Pardieu!  se 
«  dit  le  bon  roi  à  lui  même  ,  mes  confrères  les  autres  rois  se 
«  donnent  bien  de  la  peine  pour  obtenir  à  prix  d'argent  des 
«  torses,  des  bras  et  des  tètes  de  toutes  sortes  de  chefs- 
«  d'oeuvre  qu'ils  envoient  chercher  à  Naples ,  à  Florence, 
«  partout!  Voici  cependant  sur  ces  chevaux  poussifs  de  jeunes 
«  gars  qui  me  paraissent  bien  bâtis  :  si  je  faisais  mouler 
«  ces  drôlcs-là?  A  coup  sûr  celui-ci  a  la  jambe  et  la  cuisse  du 
«  Rémouleur;  celui-là  le  bras  de  l'Apollon;  cet  autre,  la 
«  figure  de  l'Antinous. Voici  sur  un  cheval  bai  une  drôlesse  en 
«  jupon  court  qui  ne  ressemble  pas  mal,  Dieu  me  pardonne. 
«  à  la  Diane  chasseresse.  Pardieu,  l'affaire  est  bonne,  et 
«  j'aurai  là  un  Musée  à  bon  marché.  »  Aussitôt  dit,  aussitôt 
fait.  On  vous  saisit  MM.  les  écuyers  et  mesdames  les  écuyères, 
on  vous  les  jette  dans  le  plaire  ,  on  vous  modèle  leurs  bras  , 
leurs  jambes,  leurs  cuisses,  leurs  reins,  etc.,  etc.,  etc.  l.'op<- 
ralion  se  fil  à  huis  clos,  ajoute  modestement  la  chaste  Gazelle 
de  Munich.  Désormais,  voilà  l'école  de  Munich  condamnée  à 
dessiner  à  perpétuité  le  torse  de  M.  Paul,  le  cou  de  M.  Jac- 


L'AUTISTE. 


m 


ques ,  la  gorge  rie  Mlle  Aglaé  ,  l'épaule  de  Mlle  Françoise.  0 
Apollon!  ô  Vénus!  ô  vous  tous  les  dieux  charmanls,  adorés 
el  éternels  delà  faille,  de  la  poésie  et  de  la  sculplurcantiques, 
qu'allez-vous  devenir?  vous  voilà  condamnés  à  mort  par  le 
roi  de  Munich. 

Avouez  que  l'idée  est  grotesque  et  bien  digne  de  son  au- 
teur? Surtout  l'histoire  est  vraie,  aussi  vraie  que  le  lamen- 
table accident  survenu  l'autre  jour  à  M.  Duprez,  qui  est  resté 
sans  force  et  sans  voix  au  beau  milieu  de  Guillaume  Tell  el 
des  huées  de  l'assemblée,  qui  ne  pouvait  rien  comprendre  à 
la  déconfiture  du  grand  chanteur. 

—  Une  belle  comédienne  de  l'Italie,  Mlle  Heineffter,  est  a 
Paris  avec  sa  sœur  cadette  ,  aussi  élégante  ,  aussi  jolie  quj 
l'atuée;  ce  sont  deux  personues  d'un  esprit  très-fin  et  d'un 
mérite  très-rare.  Nous  les  verrons  sans  doute  l'une  et  l'autre 
à  l'Opéra  ou  à  l'Opéra-Ilalien,  cet  hiver.  A  propos  de  ces  deux 
Opéras ,  il  est  hou  que  vous  sachiez  que  l'Opéra  prèle  son 
ténor  Mario  au  Théâtre-Italien,  tout  exprès  pour  chauler 
VEUsird'Amore  del  signor  Donizelli.  M.  le  ministre  de  l'Inté- 
rieur, consulté  sur  ce  grand  événement,  a  bien  voulu  con- 
sentir à  cette  courtoisie  ;  seulement ,  comme  un  service  vaut 
un  autre  service ,  nous  voudrions  bien  savoir  ce  que  le 
Théâtre-Italien  donnera  à  l'Opéra  pour  le  jeune  et  charmant 
lénor  qu'il  lui  emprunte.  C'est  bien  le  cas  ,  ou  jamais  ,  de 
répéter  :  On  ne  prête  qu'aux  riches. 

—  Pour  terminer  dignement  ce  singulier  chapitre  d'une 
histoire  dont  les  paragraphes  tiennent  si  peu  les  uns  aux 
autres,  vous  saurez  que  M.  Hector  Berlioz  n'a  pas  oublié  un 
seul  instant  les  honorables  bienfaits  de  son  confrère  Paganini. 
Cette  somme  de  vingt  mille  francs  si  généreusement  of- 
ferte, si  loyalement  acceptée,  devait  porter,  el  elle  a  en  efTet 
porté  ses  fruits.  M.  Berlioz  a  mis  à  profit  les  loisirs  que  lui 
faisait  son  illustre  maître,  pour  composer  une  vaste  sym- 
phonie dans  laquelle  il  prit  sa  revanche  du  triste  abandon  de 
l'Opéra  et  de  son  illustre  chanteur.  Celle  symphonie  s'appelle 
Romeo  el  Juliette ,  et  vous  pouvez  croire  que  l'auteur  de  la 
Marche  au  supplice  s'est  dignement  inspiré  du  chef-d'œuvre 
de  Shakspeare  ;  il  l'a  raconté  (oui  entier,  depuis  la  scène  du 
balcon,  à  l'instant  où  les  deux  amants,  dans  les  bras  l'un  de 
l'autre,  entendent  chanter  l'alouette  venue  de  Vérone,  jus- 
qu'au moment  funèbre  où  la  pauvre  Julietle  ressuscitée  , 
mais  en  vain,  expire  de  douleur  et  d'amour  sur  le  corps  de  son 
Roméo.  Celte  symphonie  ,  qui  a  toute  l'importance  d'un 
opéra,  demandera  le  concours  de  cent  musiciens,  instrumen- 
tistes ou  chanteurs.  Ce  sera  une  dépense  de  quatre  mille 
francs  pour  M.  Berlioz,  chaque  fois  que  celte  partition  sera 
exécutée.  —  Ainsi  donc,  s'écrie-t-il,  je  puis  la  faire  jouer 
cinq  fois  avec  les  vingt  mille  francs  de  Paganini! 

Cette  symphonie  de  Romeo  el  Juliette  est  dédiée  par 
M.  Berlioz  à  Paganini. 

Et  voilà  comment  il  faut  être  reconnaissant  envers  un  grand 
arlistc  ,  quand  on  est  soi-même  un  grand  artiste! 


OPÉRA-ITALIE*. 

DKBIITS    DR   MADKHOISKI.I.E    MOLIKI   GARCU. 


t  r'-^^^v^/n^C^rEiLKs  sont  le?  gens  qui  disent  que 
K^tà  les  productions  de  l'art  vieillissent  plu-» 
<^</(  vile  que  les  hommes  ?  qu'ils  nous  ap- 
'  prennent  où  est  aujourd'hui  la  jeunesse 
de  ceux  qui  applaudirent,  il  y  a  dix-huit 
ans,  avec  un  enthousiasme  de  révolu- 
tionnaires adolescents,  l'ère  nouvelle  qui  semblait  s'ou- 
vrir avec  les  premières  représentations  A'Otello?  Ces 
jeunes  brouillons  sont  aujourd'hui  grands-pères  ,  marchands 
retirés  ,  conseillers  d'état,  pairs  de  France,  chefs  de  bureau, 
colonels  de  gardes  nationale,  présidents  d'Académie,  maires 
ou  notaires  honoraires.  Tous  seraient  bien  heureux  d'avoir 
encore  la  verve  bouillante,  la  fraîcheur  d'idées,  l'audace 
toujours  nouvelle,  qui  remuent  aujourd'hui  les  auditeurs  ac- 
tuels de  cette  musique,  touteomme  ellesexallèrent  en  1821  les 
amateurs,  aujourd'hui  inconnus,  qui  saluaient  l'aurore  éblouis- 
sante du  nouvel  astre.  Olello ,  avec  ses  mélodies  si  pures  et 
si  franches,  ses  piquantes  harmonies  qui  paraissent  encore 
téméraires  de  nos  jours,  avec  son  éloquent  dévergondage, 
avec  sa  chaleur  logique ,  qui  entraîne  l'auditeur  haletant 
jusqu'à  la  fin  des  morceaux  les  plus  développés  ;  Olello, 
qui  a  déjà  usé  plusieurs  générations,  peut  en  user  bien  d'au- 
tres encore.  Que  signifient  alors  les  plaintes  de  ceux  qui  gé- 
missent sur  la  caducité  prématurée  de  ces  chefs-d'œuvre? 
Eh  !  mon  Dieu  !  avouons-le  de  bonne  foi ,  ne  monlrons  pas 
surtout  l'avarice  des  vieillards,  qui  ne  possèdenl  jamais  assez  : 
toute  musique  suffit  à  son  siècle  ,  et  nous  avons  en  ce  moment 
en  bibliothèque  plus  de  bonne  musique  que  nous  n'en  pou- 
vons entendre. 

Nous  en  parlons,  à  vrai  dire,  un  peu  à  noire  aise;  et  quand 
on  jouit  des  magnifiques  héritages  laissés  par  Mozart,  Beetho- 
ven et  Weber,  et  toul  à  la  fois  des  dons  que  nous  ont  faits 
Rossini  et  Meycrbcer,  sans  compter  bon  nombre  d'autres 
arlisles  qui  nous  enrichissent  par  de  moindres  sommes ,  on. 
se  fait  peut-être  illusion,  et  l'on  croit  volontiers  que  tous  les 
siècles  sont  aussi  riches  que  nous. 


112 


L'ARTISTE. 


Quoi  qu'il  en  soil ,  la  foule  qui  était  accourue  pour  cnlemlre 
Mlle  Pauline  Garcia,  la  fille  du  célèbre  Garcia  ,  la  sœur  de  la 
célèbre  Malibran ,  s'est  laissée  bien  souvent  distraire  par  la 
musique  iVOtello,  comme  si  elle  en  eût  été  Charmée  pour  la 
première  fois. 

Mlle  Garoia ,  qu'on  n'avait  guère  entendue  que  dans  les 
concerts,  tenant  à  la  main  un  gfacial  papier  réglé,  a  paru 
enfin  comme  artiste  dramatique  pour  prendre  la  place  de 
cette  grande  artiste  tant  regrettée,  qui  manque  à  l'art  depuis 
trop  longtemps,  et  qui  eût  pu,  si  le  sort  l'eût  voulu,  être 
encore  jeune  aujourd'hui.  Ce  qui  nous  a  plu  avant  tout  chez 
Mlle  Pauline,  c'est  une  charmante  gaucherie  qui  est  un  bien 
grand  mérite  cbez  une  personne  de  cette  famille.  Dans  une 
semblable  position,  on  serait  bien  excusable  d'avoir  des  tra- 
ditions ,  de  glorifier  par  l'imitation  la  mémoire  de  maîtres 
tant  respectés.  Et  pourtant ,  la  jeune  artiste  a  eu  le  courage 
de  vouloir  dater  d'elle-même ,  de  renoncer  à  se  prévaloir  de 
ses  glorieux  précurseurs.  Nous  ne  parlons  pas  ici  de  son 
chant  ,  considéré  d'une  manière  abstraite  comme  travail 
d'école.  A  cet  égard,  l'opinion  est  à  peu  près  faite.  Sa  voix, 
assouplie  visiblement  par  tous  les  moyens  connus ,  prête  à 
tout  accomplir,  trilles  serrés,  gammes  chromatiques,  sauts 
ardus  des  intervalles  les  plus  éloignés,  sa  voix  est  un  des 
plus  beaux  instruments  et  des  plus  complets  dont  on  puisse 
disposer.  Sa  méthode  est  excellente,  et  l'on  ne  pourrait  guère 
lui  reprocher,  de  loin  en  loin,  que  ces  casse-cous  un  peu  dés- 
ordonnés auxquels  s'abandonnait  trop  souvent  l'énergie 
sauvage  de  Mme  Malibran.  Mlle  Pauline  n'avait  plus  qu'à 
surmonter  l'espèce  d'indécision  qui  relarde  le  moment  où 
l'artiste  possède  une  manière  homogène  et  d'un  seul  jet.  Ce 
petit  obstacle  n'est  pas  encore  vaincu;  mais  nous  ne  sommes 
pas  pressé  de  voir  la  jeune  artiste  s'en  défaire.  Chez  un 
sujet  d'une  telle  espérance ,  c'est  l'hésitation ,  la  naïveté  , 
nous  dirions  presque  la  pudeur  du  talent.  Toutes  ces  qualités 
pleines  ou  incomplètes  ,  ont  été  vues  sous  un  jour  tout  nou- 
veau quand  elles  se  sont  associées  à  l'action  dramatique. 
Cela  ne  fait  pas  corps  à  cette  heure  ;  l'œuvre  de  soudure 
n'est  pas  encore  achevée  .  mais  elle  doit  avancer  tous  les 
jours  et  d'une  manière  rapide.  Nous  devons  féliciter  Mlle  Pau- 
line Garcia  de  demander  ces  progrès-là  au  travail  de  l'àme  et 
de  l'inspiration.  C'est  un  spectacle  bien  intéressant  de  voir 
en  scène  cette  jeune  fille  candide ,  peu  prodigue  de  gestes , 
écoutant,  recueillie,  le  sentiment  qui  la  conseille;  puis  dé- 
bordant soudain  en  élans  parfois  mal  réglés  ,  plus  souvent 
admirables,  mais  toujours  naturels.  Ce  parfum  de  bonne 
foi ,  cette  justesse  d'inspiration  ,  cette  voix  mouillée  de  san- 
glots qui  viennent  sans  qu'elle  les  appelle,  donnent  à  l'en- 
semble actuel  de  ce  jeune  talent  un  charme  inexprimable. 
Nous  l 'hésitons  pas  à  dire  que,  dès  le  premier  soir,  elle  a  été 
supérieure,  dans  le  troisième  acte  d'Olello,  à  sa  sœur,  qui  avait 
des  qualités  peu  compatibles  avec  cette  situation.  Mme  Mali- 
bran, avec  sa  fougue  grandiose,  était  peu  propre  à  se  faire 
passive  ,  à  se  résigner  avec  l'amour  dévoué  de  la  douce  Des- 
demona.  Mlle  Pauline  Garcia  y  met  bien  plus  de  cette  sou- 
plesse de  jeune  fille  tendre  ,  qui  se  laisse  affaisser  sous  son 
premier  chagrin.  Elle  ne  chante  pas  encore  en  virtuose  la 
romance  du  Saule;  mais  elle  la  pleure,  et  consent  à  mourir 


avec  tout  le  naturel  d'une  enfant  qui  renonce  si  facilement  à 
la  vie  quand  la  vie  est  triste  comme  elle  ne  l'imaginait  pas. 
Le  développement  de  ce  bel  avenir  d'artiste,  auquel  nous 
assisterons  tous  ,  tant  il  promet  de  s'accomplir  vile,  sera  une 
des  plus  douces  jouissances  réservées  aux  amis  de  l'art. 

ACADÉMIE  ROYALE  DE  MIStOL'E. 

MAIIC.MOISKI  IF.    niEVI. 

Le  lendemain,  Mlle  Iticux  débutait  à  l'Opéra  dans  le  rôle 
d'Alice,  de  Robert.  Elle  a  obtenu  un  beau,  un  magnifique 
succès  d'amis.  Ceci  est  grave ,  et  nous  la  prions,  dans  son 
intérêt ,  d'oublier  ce  triomphe  de  circonstance  qu'elle  ne  se 
rappellerai!  pas  impunément.  Elle  fera  bien  mieux  de  se  dire 
qu'on  n'a  pas  tout  gagné  quand  on  a  une  voix  joliment  timbrée 
au  grave  et  à  l'aigu,  mais  de  force  médiocre;  qu'il  ne  suffit 
pas  de  donner,  de  loin  en  loin,  quelques  éclats  préparés  à 
l'aise, et  qu'il  vaudrai I  mieux  pouvoir  se  faire  entendre  dans  les 
passages  érrils  pour  le  médium ,  qui  exigent  du  mordant  et 
de  la  vivacité  ;  qu'il  faut  toujours  et  en  tout  état  de  cause. 
se  garder  des  sons  qui  dépassent  la  portée  de  ceux  qu'on 
veut  émettre  ;  qu'il  ne  suffit  pas  de  se  présenter  avec  une 
assurance  bien  apprise,  cl  qu'un  mouvement  du  cœur  fait 
meilleur  effet  en  scène  que  cette  pauvre  pétulance  de  pan- 
tomime empruntée  au  mauvais  goût  des  ballets;  et  qu'enfin  . 
quoi  qu'il  arrive  et  quoi  qu'elle  devienne  ,  une  chanteuse  ne 
peut  que  gagner  en  travaillant  opiniâtrement  à  égaliser  tous 
les  registres  de  sa  voix.  Nous  ne  disons  pas  que  Mlle  Rieuxne 
parviendra  pas  à  acquérir  quelques-unes  des  qualités  qui  lui 
manquent  et  à  chanter  tout  à  fait  juste  quelque  jour.  Nous 
croyons  même  qu'elle  peut  arriver  là  en  se  remettant  à  l'é- 
cole. Elle  a  évidemment  débuté  six  mois  trop  tôt. 

RENAISSAFiCE. 

LA  JACQl  RIIIE. 

Le  théâtre  de  la  Renaissance  a  donné,  jeudi  dernier,  la  pre- 
mière représentation  de  la  Jacquerie,  drame  historique,  avec 
chœurs,  annoncé  depuis  longtemps.  La  couleur  qui  domine 
dans  cet  ouvrage  a  plu  généralement,  et  l'on  a  passé  volon- 
tiers sur  quelques  incident!  romanesques  ,  dont  on  prend 
d'ailleurs  son  parti ,  parce  que  tout  le  monde  se  les  permet 
aujourd'hui  sans  scrupule.  Cette  composition  a  réussi  sans 
contestation  aucune.  Au  nombre  des  éléments  de  succès,  on 
doit  citer  en  première  ligne  les  chœurs,  écrils  par  M.  Main- 
zer,  réfugié  allemand,  qui  a  payé,  en  fondant  des  cours  de 
chant  pour  les  artisans,  l'hospitalité  qu'il  a  reçue  de  la  France. 
Ces  chœurs  ont  été  fort  bien  exécutés,  et  l'on  s'apercevait  que 
les  choristes  avaient  dû  êlre  vigoureusement  disciplinés  par 
le  compositeur,  doublement  expert  en  cette  matière.  Nous 
reviendrons  sur  celle  composition  qui  mérite  l'attention  à 
plus  d'un  titre. 

A.  SPECIIT. 


Typographie  de  Lacrampe  cl  Comp. ,  rue  Damiellr.  2.  —  Fonderie  de  Thon  y.  Vin  y  il  Morel 


L'AffiL'OS^'lE. 


nherl  A  C  ' 


UNE     LEGENDE     ESPAGNOLE 


m 


m 


1=5 


i 


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* 


PLANCHE  N°l. 


L'ARTISTE. 


J.HkPmjiDapraT.frieCrenf'lif  S3f"  SI. 


Gravé  en  relief  sur  planche  de  Métal  et.  portant  la  date  de  14  54 


PLANCHE  N°  2 


l' ARTISTE. 


KM 


il 


KAjUnmp  tof  moitr  mata  not 


mm*-!-    rfliUtfimo  af  7\ 


Copie  deTEpreuve  ordinale  de  SAINT  CRISTOPHE  DE  1423  ,  aujourdfan  dans  la  possession  de  ZOM  SfitWœX . 


PLANCHE  m 


Z'ARTISTI. 


aritfoftn  àtum  îw  nuammip  aime  *    jfliUrm»o  trc  f * 

1         i       iimiimnn ■■  miny  ■      .  ^    >  ;    -    .     ,  v     — 


Scalpjlfecoty,  ScbaJ.  EpUnd.  N.onb.l77f. 
Fac  simile  de  la  Copie  du  SAINT  CHRISTOPHE  DE1425,Me  en  1775  par  S.  ROLAND. 


PLANCHE  JV°  4. 


L'ARTISTE. 


■   8t    ,;i.-:    parL.or.   Si  Labîrdê. 

LA  WE3LQM 

Anoicnn-i  Estamp;  fcravc     in  fcoie  : 


L'ARTISTE. 


il.: 


la  plus  ancienne  (Bramirc 


CABINET  DES  ESTAMPES  DE  Et  BIBE IOTIIÈQUE  ROYALE 


e*t-elle  ancienne? 


f  Éâ(l)  dépôts 
scientifiques 
de  l'état  im- 
posent à  leurs  gardiens  une  responsabilité  de  deux  sortes  : 
'une  matérielle,  l'autre  morale.   La  première  ne  veut 

I,  J'ai  cooié  colle  lettre  dans  lo  Froissarl  d'Antoine  Vcrard,  in- 
folio,  gothique,  sans  claie.  On  sait  (lue  l'on  compte  trois  éditions  go- 

2'  SKRIK  ,  TOME  IV.  8e  LIVRAISON. 


que  de  l'ordre  et  de  l'honnêteté;  la  seconde  exige  davan- 
tage ,  parce  qu'elle  a  un  caractère  plus  élevé  et  qu'elle 
peut  avoir  desconséquences  graves.  J'en  trouve  1  •>  prouve 

dans  un  objet  assez  indifférent  en  apparence,  et  qui  pour- 
tant a  de  1  importance  par  la  question  historique  qui  s  \ 
rattache.  Je  veux  parler  de  l'épreuve  du  saint  Christophe 
exposée  au  Cabinet  des  Estampes ,  et  certifiée  véritable 
parle  conservateur, qui,  dans  une  Notice  qu'on  distribue 
aux  étrangers,  et  que  l'on  a  déjà  publiée  à  trois  éditions, 
s'exprime  ainsi  :  «  Quand  on  pense  qu'une  simple  feuille 
de  papier  a  pu  traverser  un  espace  de  quatre  siècles,  et  ar- 
river presque  sans  accident  jusqu'à  nous,  on  ne  peut  jtlu* 
être  étonné  du  pirix  qu'on  y  attache.  Il  s'en  trouve  une 
ép-euve  coloriée  en  A  mjleterre,  dans  la  bibliothèque  de  lord 
Spencer;  une  troisième  épreuve  est  restée  en  Allemagne;  on 
n'en  connaît  point  d'autre  (1).»  Or,  cette  épreuve  n'a  au- 
cune valeur,  et  cela,  parce  qu'elle  a  juste  soixante-quatre 
années  d'âge,  et  qu'elle  n'est  qu'une  assez  mauvaise  copie 
que  S.  Roland  fit  à  Nuremberg  en  1775,  sur  lépreux- 
unique  qui  appartient  aujourd'hui  à  lord  Spencer. 

S'il  ne  s'agissait  que  de  l'erreur  d'un  homme  aussi  in- 
telligent, et  tous  les  visiteurs  de  la  Bibliothèque  ajoute- 
raient aussi  obligeant  que  M.  Duchesne  atné,  j'aurais 
gardé  pour  moi  des  observations  que  je  lui  ai  vainement 
soumises.  S'il  ne  s'agissait  que  de  la  frivole  satisfaction 
d'enrichir  fictivement  la  Bibliothèque  Royale  d'un  trésor 
de  plus,  je  me  serais  volontiers  prêté  à  cette  supercherie 
de  l'amour-propre  national;  mais  ici,  un  intérêt  plus 
puissant,  l'intérêt  de  la  science  est  en  jeu.  L'autorité  de 
la  Bibliothèque  du  Roi  est  grande  en  Europe,  et  quand  un 
savant  apprend  qu'une  gravure  est  exposée  aux  jeux  de 
tous,  depuis  trente-deux  ans,  dans  le  Cabinet  des  Es- 
tampes à  Paris,  il  ne  peut  admettre  que  ce  soit  pour 
accréditer  une  erreur;  il  argue  du  fait  comme  reconnu; 
et  j'ai  dans  les  mains  un  volume  que  l'on  vient  d  impri- 
mer en  Allemagne,  et  qui  repose  en  entier  sur  l'exi- 
stence de  cette  prétendue  seconde  épreuve  du  saint  Chris- 
tophe de  lord  Spencer. 

Il  me  suffira  de  quelques  lignes  pour  mettre  les  Ici  - 

iniques  de  cet  ouvrage;  celle-ci  est  probablement  la  plus  ancienne  . 
et  l'un  des  premiers  ouvrages  d'Antoine  Vcrard,  qui  ne  commença 
à  imprimer  que  tout  à  la  lin  du  quinzième  siècle.  Celte  lettre  initiale 
fait  partie  d'une  collection  de  signes  et  formes  de  caractères  propre. 
à  certains  imprimeurs,  et  qui  cuvent  servir  a  les  faire  reconnaître 
dans  les  éditions  sans  indication  de  lieu  ni  de  nom  d'imprimeur. 

(1)  Duchesne  aîné  ;  Notice  des  estampes  exposées  à  la  Bibliothèque 
Royale,  troisième  édition,  in-8;  Paris,  1837,  page  2.  l.a  troisième 
épreuve  dont  parle  M.  Duchesne  est  sans  doute  celle  que  Murr  pré- 
tend avoir  vue  à  Vienne,  chez  M.  de  DirkcnstocU  (Mcmorab.  \.  il. 
Stadt  Nuremberg  );  niais  comme  depuis  ce  temps  personne  n'en  ■ 
eu  connaissance,  il  est  fort  probable  que  c'est  une  erreur,  et  qu'il  ne 
s'est  réellement  conservé  que  la  seule  épreme  de  lord  Spe&eeT.  Jiel- 
ler  {Gesch.  der  ITolzsehneidckunst ,  p.  35)  parle  d'une  répétition 
de  cette  gravure,  dont  le  peintre  Iloch  de  Majenco  aurait  une  épreux- 
Kindlinger  (Nachricht,  p.  2B)  en  parle  aussi,  mais  il  nous  donne  en 
même  temps  la  mesure  de  la  conQar.ce  que  cet  artiste  peut  inspirer. 

tô 


IV 


L'AUTISTE. 


leurs  de  Y  Artiste  au  fait  de  cette  question,  et  pour  con- 
vaincre les  conservateurs  de  la  Bibliothèque  Royale  de 
la  nécessité  de  faire  disparaître  ce  faux  en  matière 
d'art.  Ils  ont  trop  bien  compris  dans  chaque  départe- 
ment leur  mission  de  guides  infatigables  des  recherches 
utiles  à  la  science,  pour  qu'ils  refusent  de  condamner  au 
rebut  ce  qui  ne  pourrait  servir  qu'à  jeter  dans  la  voie  la 
plus  fausse  les  études  les  plus  consciencieuses. 

On  sait  que  l'histoire  de  toutes  les  découvertes  est 
stérile  en  documents.  On  ne  constate  authentiquement 
qu'un  fait  patent,  avéré,  et  qui  présente  déjà  une  sorte 
d'exploitation  utile.  Or,  une  découverte  n'acquiert  ces 
caractères  qu'en  se  développant.  Avant  d'avoir  atteint 
cette  maturité  ,  elle  n'est  qu'un  secret  que  l'auteur  seul 
possède.  Si  le  secret  est  mal  gardé,  de  longtemps  en- 
core ce  n'est  considéré  que  comme  une  rêverie  inutile, 
oar  le  grand  nombre  qui  n'en  peut  apprécier  la  portée. 

La  découverte  de  l'imprimerie ,  ce  procédé  si  simple 
qu'il  n'a  fallu  que  quelques  secondes  pour  le  trouver,  ce 
procédé  si  important  par  ses  résultats  qu'il  scînde  l'his- 
toire du  monde  en  deux  grandes  parts,  n'a  laissé,  comme 
les  autres,  que  bien  peu  de  documents  qu'on  puisse  rat- 
tacher à  son  origine. 

La  gravure  du  saint  Christophe,  de  H2.1,  est  le  monu- 
ment de  l'impression  le  plus  ancien  qui  porte  une  date 
authentique.  On  conçoit  facilement  dès  lors  l'importance 
qui  s'attache  à  cette  simple  feuille  de  papier,  qui  nous 
offre,  non  pas  le  point  de  départ  réel  de  cette  grande  in- 
vention, mais  l'épreuve  dont  l'ancienneté  est  fixée  de  la 
manière  la  plus  irrécusable ,  et  qui  certainement  n'est 
pas  éloignée  de  l'origine  de  l'invention. 

Le  monde  ignora  jusqu'au  quinzième  siècle  ce  que 
c'était  que  de  reproduire  par  l'impression  la  gravure  en 
relief  ou  en  creux  que  les  artistes  exécutèrent  de  tout 
temps.  Les  Tables  de  Moïse,  les  innombrables  œuvres 
de  sculpture  plate  et  de  gravure  creuse  des  Phéniciens 
et  des  Egyptiens,  les  ciselures  des  Grecs  et  des  Romains, 
celles  du  Moyen-Age,  enfin  tous  ces  monuments  de  l'art, 
produits  d'un  travail  infatigable  que  ces  peuples  ingé- 
nieux s'épuisaient  à  répéter  péniblement  dans  les  mômes 
matières,  restaient,  faute  de  connaître  un  moyen  de  re- 
production, comme  une  force  inerte.  C'est  qu'alors  l'im- 
pression était  inconnue,  l'impression  qui  aujourd'hui  mul- 
tiplierait à  l'infini  et  en  peu  d'heures  ces  gravures  que 
les  anciens  laissaient  à  l'état  d'exemplaire  unique.  Ils  y 
touchaient  cependant,  on  pourrait  même  dire  par  tous 
les  pores  ;  ils  en  sentaient  évidemment  le  besoin  à  tous 
les  instants  de  la  vie.  Mais  la  main  de  l'Eternel  resta 
fermée,  nous  ne  savons  dans  quel  ordre  de  prévision. 
Peut-être  sa  créature  lui  paraissait-elle  encore  indigne 
de  ce  grand  moyen  de  civilisation .  Et  l'impression  attendait 
que  le  hasard ,  ce  dieu  des  incrédules ,  lui  donnât  la  vie. 
Je  ne  veux  pas  rapprocher  ici  tous  les  éléments  de  cette 
haute  civilisation  de  l'antiquité,  qui  reste  petitement  ac- 


crochée à  ce  procédé  si  simple  en  lui-même.  Je  me  ré- 
serve de  montrer  ailleurs  que  ces  brillantes  lumières,  ces 
arts  ingénieux  n'attendaient  plus  qu'un  moyen  de  repro- 
duction pour  atteindre  le  dernier  progrès  de  la  civilisa- 
tion, celui  de  l'extension  au  loin  et  de  la  diffusion  dans  les 
masses.  Elles  l'attendaient  aussi,  si  ce  n'est  pour  arrêter 
leur  décadence,  au  moins  pour  sauver  du  désastre  des 
révolutions  ces  enseignements  recueillis  par  l'expérience, 
et  qu'il  est  si  nécessaire  de  conserver  à  la  pratique.  L'im- 
pression et  l'imprimerie ,  son  véritable  développement , 
empêcheront  le  retour  de  la  barbarie.  Elles  calent  la  ci- 
vilisation. Le  recul  est  impossible. 

Au  commencement  du  quinzième  siècle  l'impression 
fut  découverte.  Je  ne  parlerai  pas  de  ses  précurseurs; 
je  ne  dirai  pas  par  quelle  suite  d'essais  les  orfèvres  des 
Pays-Bas  et  des  provinces  rhénales  passèrent  de  l'im- 
pression des  planches  de  métal  gravées  en  tailles  creuses 
et  en  tailles  en  relief  confondues  ensemble  ,  à  l'exécution 
de  planches  de  métal,  lès  unes  gravées  en  relief  et  les 
autres  gravées  en  creux  ;  comment  aussi  ils  furent  imités, 
pour  la  gravure  en  relief,  par  les  ymagiers  et  les  cartiers 
qui  employèrent  le  bois  :  ce  serait  beaucoup  trop  long; 
mais  j'insisterai  sur  cette  observation ,  que  la  découverte 
de  l'impression  ne  pouvait  sortir  que  de  l'atelier  d'un 
orfèvre,  c'est-à-dire  de  la  réunion  de  tous  les  élément* 
de  l'impression  dans  la  main  de  l'homme  qui  pouvait  en 
tirer  parti.  L'orfèvre  seul ,  qu'il  fût  moine  ou  séculier, 
les  avait  tous  près  de  lui;  la  planche  de  métal,  les  instru- 
ments en  fer,  l'huile  noircie  pour  nettoyer  et  reconnaître 
son  travail ,  les  brunissoirs  employés  au  frottis  de  l'impres- 
sion ;  enfin  le  papier  qui  avait  servi  au  décalque  du  dessin. 
Ajoutons  à  cette  réunion  si  favorable,  qu'il  était  le  mieux 
placé  pour  comprendre  l'avantage  d'avoir  une  épreuve  de 
ses  travaux  à  mesure  qu'ils  avançaient,  et  nous  trouvons 
la  découverte  de  l'impression  possible  à  tout  instant,  et 
utile  à  celui  qui  la  rencontre  même  sans  la  chercher. 

Les  dessinateurs  de  cartes,  de  figures  de  saints,  les 
copistes  de  manuscrits,  les  enlumineurs  d'initiales  et 
d'entourages  n'avaient  au  contraire  près  d'eux  que  leurs 
pinceaux  et  leurs  couleurs.  Ils  pouvaient  obtenir  un  dé- 
calque, mais  jamais  rien  qui  les  mit  sur  la  voie  de  l'im- 
pression. Privés  de  tous  les  éléments  de  la  découverte, 
n'en  possédant  que  le  besoin,  ils  durent  adopter  rapi- 
dement ce  moyen  facile  d'abréger  leurs  travaux.  Ils  le 
firent,  nous  en  avons  la  preuve;  mais  ils  n'auraient  pu 
l'inventer. 

Je  regrette  de  ne  pouvoir  développer  ici  les  idées 
qu'une  étude  pratique  du  sujet  m'a  fait  concevoir  (1). 

(1)  M.  Millier,  dans  un  article  du  Journal  de  Cassel ,  du  27  mars 
183(5,  sur  la  prochaine  publication  do  mon  Histoire  de  la  Décou- 
verte de  l'Impression,  avait  déjà  indiqué  l'importance  de  ce  mé- 
lange de  dcui  procédés  si  différents,  qui  permettaient  la  découverte, 
sinon  simultanée ,  au  moins  très-ropprochéc ,  de  l'impresMon  sur  le 
relief  et  dans  le  creux. 


L'ARTISTE. 


1t:, 


Tous  les  auteurs  qui  ont  écrit  sur  cette  matière  sont 
tombés  dans  les  mômes  erreurs ,  parce  que  tous  ont 
suivi  le  même  système ,  parce  que  tous  ils  ont  pris  leur 
point  de  départ  dans  les  cartes  et  les  images  de  saints 
pour  la  gravure  en  relier;  dans  les  nielles,  pour  la  gra- 
vure en  creux.  Ce  n'est  qu'en  réfutant  leurs  assertions 
avec  des  preuves,  que  je  parviendrai  à  me  frayer  une 
route  plus  rationnelle  ,  qui  ne  cessera  jamais  d'être  pro- 
bable, et  qui  sera  toujours  fondée  sur  la  pratique  de 
l'art,  quand  même  elle  deviendrait  quelquefois  conjectu- 
rale. 

Il  me  suffit  de  dire  ici  que  le  caractère  général  de  ces 
gravures  d'orfèvres,  origine  incontestable  de  la  décou- 
verte de  l'impression  en  relief  et  en  creux  (1),  est  un  tra- 


vail pointillé  en  blanc  sur  fond  noir,  avec  une  régularité 
semblable  aux  trous  qui  remplissent  un  crible.  J'appelle 
par  cette  raison  ces  gravures,  gravure»  criblées  et  genre 
criblé,  cette  grande  série  de  planches  si  curieuses  et  si 
superficiellement  traitées.  La  plus  ancienne  épreuve  da- 
tée que  nous  possédions  n'est  que  de  145'».  Elle  ne  peut 
donc  pas  servir  à  fixer  la  date  de  la  découverte  ;  elle  s'y 
rattache  seulement ,  et  la  copie  exacte  que  je  publie 
(Voir  P.  n"  1),  en  même  temps  que  cet  article,  donne 
une  idée  du  genre  de  travail  que  les  orfèvres-graveurs 
allemands  pratiquèrent  encore  jusque  dans  la  seconde 
moitié  du  quinzième  siècle.  Je  joindrai,  à  cette  figure 
de  saint  Bernard,  un  saint  Antoine  que  j'ai  gravé  fidè- 
lement d'après  l'original. 


Dessiné  et  griT*  par  Léon  ds  Labord». 

Cette  gravure  criblée  appartient  à  la  série  la  plus  ino-  j  que  l'on  conserve  au  département  des  imprimé*  de  la  Bi- 
derne  ;  elle  a  du  rapport  avec  le  travail  d'une  planche  (2) 

ses  bras.  M.  Ducbesnc  lit  ici  :  Bernardiitus  Mihiel.  Il  pente  que  c'eit 

(1)  Je  démontrerai  facilement  que  l'impression  de  la  gravure  en  le  nom  du  graveur,  et  il  lui  attribue  toutes  les  planches  nïblée>,  en- 

rrem  fut  trouvée  presque  simultanément  avec  l'impression  de  la  gra-  '  tre  autres ,  le  saint  Itcrnard  de  H5l.  (  Voyagt  tl'un  Iconuphitt ,  pag r 

vurc  en  relief,  et  que  des  difficultés  dans  la   pratique  arrêtèrent  US,  )  Le  premier  point  est  admissible,  bien  que  nous  ne  puisions 


seules  son  essor. 
'2   Cette  gravure  représente  la  vierge  qui  tient  l'enfant  Jésus  dans 


citer  un  autre  exemple  de  saint  (la  vierge,  ici,  est  classée  dans  celte 
catégorie)  de  celte  époque  portant  le  nom  du   graveur  inscrit  en 


II'. 


L'AIlTISTt. 


hlinthèquc  Royale,  et  qui  porte  au  bas  cette  inscription  : 


m 

Ces  épreuves  qui  remontent  réellement  aux  premières 
années  du  quinzième  siècle,  furent  imprimées  sur  des 
plaques  de  cuivre  gravées  dans  cette  manière,  mais  d'un 
travail  plus  fin,  plus  serré,  et  toujours  plus  en  désac- 
cord avec  les  conditions  de  l'impression,  à  mesure  qu'on 
s'approche  de  l'origine.  Jusqu'alors  elles  n'avaient  servi 
que  comme  exemplaire  unique  pour  orner  les  reliquaires 
et  pour  couvrir,  en  plus  grandes  dimensions,  les  tombes 
placées  dans  les  églises.  Mais  comme  elles  durent  désor- 
mais fournir  un  certain  nombre  d'épreuves  avant  de  re- 
cevoir leur  application,  ou  même  ne  servir  qu'à  l'impres- 
sion, elles  conservèrent  chaque  jour  moins  les  inconvé- 
nients ou  les  signes  particuliers  de  ce  qui  avait  élé  leur  des- 
lination  première,  comme  la  confusion  d'un  travail  en 
creux  et  en  relief  qui  produisait  des  fonds  blancs  dans 


l'impression,  parce  que  les  fonds,  devanture  remplis 
d'une  composition  noire ,  étaient  creusés  dans  la  plaque 
de  cuivre,  ou  bien  qui  les  rendait  en  noir  sur  le  papier, 
tandis  que  l'orfèvre  les  avait  laissés  en  relief  pour  les 
faire  ressortir  en  clair  par  la  dorure.  Il  en  était  ainsi  des 
traits  et  des  ombres  que  l'artiste  avait  conservés  en  relief 
ou  burinés  en  creux,  dans  une  prévision  toute  différente 
du  résultat;  enfin  jusqu'aux  clous  qui  fixaient  la  plaqué 
^ur  le  meuble  quelconque  qu'elle  devait  orner,  et  qui  se 
marquaient  dans  l'impression. 

Nous  possédons,  en  petit  nombre,  il  est  vrai,  des 
épreuves  qui  remontent  incontestablement  à  ces  pre- 
miers essais,  et  l'on  pourra  former  une  suite  curieuse  et 
complète  de  ces  documents,  lorsqu'il  en  aura  été  fait  un 
catalogue  raisonné  (1). 

Une  fois  l'impression  découverte,  et  plus  que  cela,  une 
fois  l'impression  appliquée,  tous  les  métiers  qui  vivaient 
de  la  reproduction  d'un  original  quelconque,  c'est-à-dire 
tous  les  copistes,  à  quelque  titre  que  ce  fût,  durent 
simultanément  chercher  à  remplacer  par  ce  nouveau 
moyen,  facile  et  rapide,  leur  lent  et  pénible  labour.  De 
là  vient  la  gravure  en  relief  exécutée  dans  des  planches 
de  bois. 


Je  ne  veux  pas  discuter  ici  dans  quel  ordre  les  cartiers, 
les  ymagiers,  les  copistes,  les  enlumineurs,  se  présentent 
dans  ces  essais;  à  qui  appartient  la  priorité,  et  si  ce  n'est 
pas  dans  les  couvents ,  ces  refuges  silencieux  de  tous  les 

entier.  Quant  au  second  point ,  c'est  une  erreur;  il  n'y  a  aucune 
arraleçie  dans  le  travail  entre  les  deux  gravures. 


arts,  ces  protecteurs  hospitaliers  de  tous  les  perfec- 
tionnements, que  s'exploita  cette  nouvelle  application 
de  l'impression.  Ce  qu'il  y  a  de  certain ,  c'est  que  le-, 
ymagiers  reproduisaient,  dès  1V23,  un  saint  Christophe, 

(1)  Je  m'occupe  de  ce  travail  ;  niais  un  voyage  a  Munich  m'est  in- 
dispensable pour  son  éxecution. 


L'ARTISTE. 


111 


et  que  celte  gravure  ancienne  est  parvenue  jusqu'à  nous  ; 
voici  comment  : 

Les  images  des  saints  furent  au  Moyen-Agf,  et  devin- 
rent ,  surtout  dans  le  quatorzième  siècle,  d'un  usage  si 
général ,  qu'elles  renfermaient  en  elles  tout  ce  qui  com- 
pose chez  nous  la  bibliothèque  :  c'étnit  l'ornement  des 
murs ,  le  livre  d'église ,  c'était  le  patron  de  prédilection 
qu'on  tenait  à  la  main  dans  les  lieux  saints,  ou  qu'on  rap- 
portait avec  soi  de  son  pèlerinage.  Les  moines  avaient 
soin  de  consacrer  ainsi  l'autorité  de  certaines  localités , 
ou  la  puissance  d'images  célèbres ,  et  d'en  rappeler  le 
souvenir  à  ceux  qui  les  avaient  visités. 

Ces  images,  dessinées  d'abord  avec  soin  par  des  artistes 
de  talent,  n'étaient  destinées  qu'aux  gens  riches.  Mais  le 
goût  en  prit  atout  le  monde,  et  alors  elles  furent  fabri- 
quées par  des  manœuvres.  Rien  n'est  plus  grossier  que 
ces  vierges,  ces  Christ  et  ces  saints  du  peuple  ,  dessiné* 
et  enluminés  sur  un  môme  patron,  et  avec  la  même  hâ- 
tive maladresse.  La  gravure  en  bois  cependant,  dans  sa 
première  application,  ne  pouvait  venir  en  aide  qu'à  cette 
grossière  fabrication. 

En  ne  jugeant  que  sur  des  caractères  irrécusables  d'an- 
cienneté les  monuments  de  ce  genre  que  nous  possédons, 
je  placerai  parmi  les  plus  anciens  essais,  parmi  les  plus 
informes  tentatives,  cette  image  de  la  Vierge,  que  j'ai 
gravée  d'après  l'épreuve  de  la  Bibliothèque  Royale.  (  Voir 
Planche  4.) 

Ce  Christ,  dont  je  n'ai  reproduit  que  la  tète  sur  la  page 
précédente,  semblerait,  de  prime  abord,  être  de  la 
même  époque  ;  mais  les  lettres  retournées,  le  papier,  la 
taille  du  bois,  le  noir  d'impression  et  l'impression  même 
trahissent-ils  l'inexpérience  de  l'enfance  de  l'art  ;  ou  bien, 
<;e  sentiment  brutal  de  l'ombre  portée  des  yeux  indi- 
que-t-il  une  époque  plus  moderne?  car  il  faut  bien  dis- 
tinguer l'inexpérience  ,  de  la  médiocrité  et  de  la  mala- 
dresse qui  sont  de  tous  les  temps,  et  dont  les  produits, 
tout  aussi  mauvais,  n'offrent  plus  le  même  intérêt. 

Ainsi,  par  exemple,  ce  page  (1)  apportantunfaisanàla 
table  de  son  seigneur,  a  dans  sa  rudesse  et  sa  dispropor- 

(t)  Cette  gravure  se  trouve  sur  le  recto  du  troisième  feuillet. 

Je  joindrai  ici  une  courte  description  du  Roman  de  Méïusine, 
l'une  de  nos  histoires  fantastiques  du  Moyen-Age,  qui  devint  la  plus 
populaire  à  1  étranger;  nous  en  connaissons  plusieurs  éditions  en 
français.  — Genève,  in-folio,  l'i78.  —Lyon,  in-folio  (1479).— Paris, 
le  Caron,  in-folio  (1490).  — Paris,  Alain  Lotrain,  in-4,  sans  date.— 
Paris,  P.  Lenoir,  in-4,  1525.  —  Paris,  N.  Bonfons,  in-4,  sans  date. 

—  Rouen,  in-4  sans  date.— Lyon,  in-4,  1544.  — Lyon,  B.  Rigaud, 
in-4  (1597).— En  allemand,  Augsburg,  in-fol.,  1474.  — (Strassburg,) 
in-folio  (1477).  —(Sans  nom  de  ville),  in-folio,  1478.— Hcidclberg, 
in-4,  1491.  — Strassburg,  in-folio,  1500.  — Augsburg,  in-folio,  1547, 

—  En  espagnol,  Tholosa,  in-folio,  1489.—  Sevilla,  in-folio,  15-26. 

—  Je  ne  cite  que  les  anciennes  éditions;  il  faudrait  se  tenir  au  cou- 
rant de  la  littérature  des  foires  de  nos  villages  et  de  celles  de  l'Alle- 
magne ,  pour  connaître  les  plus  modernes,  qui  sont  encore  goûtées 
de  nos  jours.  L'édition  dont  j'ai  tiré  la  gravure  qu'on  voit  ici,  com- 
mence sur  le  recto  du  premier  feuillet  par  un  entourage  formé  de  feuil- 

2e  SÉKIE  ,  TOME  IV,  8«  LIVRAISON. 


lion  une  aisance ,  et  dans  la  taille  du  bois  une  hâtive  né- 
gligence, qui  le  classent,  aux  jeux  du  connaisseur,  dans 
la  seconde  moitié  du  quinzième  siècle  ;  et  en  effet ,  je  l'ai 
copié  et  gravé  d'après  le  roman  de  la  Mclusine,  qui  n'est 
que  de  l'année  1476. 


lage,  et  gravé  assez  grossièrement  en  bois.  On  voit  au  milieu  des 
enlacements  ces  deux  écussons  : 


puis  on  lit  un  titre  qui  commence  par  ces  mots  :  Dis  ouenturlicb 
buch  bevvisct  wyc  von  ciner  frouen  gênant  Me I usina.  Plus  bas,  le 
texte  de  l'ouvrage  débute  par  une  grande  S  initiale,  ainsi  :  Sitt  das 
der  grosse  naturlichc  Meislcr  Arislotiles  Sprichet  andem  anefag,  et 
nous  apprend  que  Tliûring  von  Ringoltingen  a  traduit  cet  ouvrage 
du  français  (in  franezoesischer  Spraehe  vn  vvelscher  zungen)  en  al- 
lemand, par  l'ordre  de  son  seigneur  le  niargraff  Rudolph  de  Hoch- 
berg.  On  trouve  à  la  fin  du  volume  que  cette  traduction  fut  terminée 
le  jeudi  matin,  jour  de  la  Saint-Vincent  de  l'année  1456. 

L'édition  présente  est  sans  indication  du  temps  ni  du  lieu  de  l'im- 
pression ;  elle  n'a  ni  chiffres  de  pagination  ,  ni  signatures ,  et  n'ofTre 
d'initiales  que  sur  le  premier  feuillet.  L'ouvrage  est  imprimé  a  lon- 
gues lignes  de  trente-cinq  à  la  page;  la  justification  porte  cinq  pouce> 
de  largeur  sur  sept  pouces  huit  lignes  de  hauteur;  il  y  a  quatre-vingt- 
dix-huit  feuillets  et  soixante-six  tailles  de  bois  qui  remplissent  cha- 
cune une  page,  et  sont  surmontées  d'un  titre  de  deux  à  trois  lignes 
en  lettres  mobiles.  L'ouvrage  termine  à  moitié  du  recto  du  quatre- 
vingt-dix-huitième  feuillet ,  par  ces  mots  : 

Hie  mit  so  nympt  ci  s  buch  ein  ende.  Das  gott  vnsallen  sinen  hei- 
ligen  segen  send  Amen. 

16 


118 


L'ARTISTE. 


Ilencsldcmèmedcccttcplanchetiréeder.,ln<t-67in*f,  |  ouvrage  xylographique,  qui  porte  la  date  de  \\~2    ! 


Laissons  donc  de  côté  ces  médiocres  produits  de  la 
gravure  ;  ne  considérons  que  les  images  dont  l'antiquité 
fait  le  prix,  et  qui,  comme  la  Vierge  que  je  viens  de  ci- 
ter, portent  les  caractères  de  l'ignorance.  Chaque  année 
amenait  ses  perfectionnements  et  remplaçait  les  anciennes 
images  par  de  nouvelles  mieux  exécutées.  Il  est  pro- 
bable que  sans  un  usage  d'alors ,  qui  a  préservé  un  assez 
grand  nombre  de  ces  gravures  de  destruction  et  d'altéra- 
tion ,  nous  n'aurions  pas  le  plus  mince  spécimen  de  ces 
premiers  essais  dont  la  grossièreté  n'offrait  aucun  attrait, 
n'ayant  pas ,  comme  aujourd'hui ,  l'ancienneté  pour  ex- 
cuse, et  le  genre  d'investigation  qui  nous  occupe  pour 
leur  donner  du  prix. 

Cet  usage,  c'est  l'habitude  où  l'on  était  de  coller  dans 
l'intérieur  des  reliures  des  manuscrits  et  des  premiers 
livres,  des  images  de  saints.  C'était  une  manière  de  placer 
les  livres  sous  leur  protection,  et  peut-être  un  moyen  de 
les  reconnaître.  C'est  à  cela  que  nous  devons  de  posséder 
encore  des  exemplaires  de  ces  anciennes  gravures.  Le 
nombre  qu'on  en  a  découvert  depuis  trente  années  dans 
les  livres  des  couvents  est  considérable  ;  on  les  trouve 
aujourd'hui  dans  les  grandes  collections,  à  Munich  d'a- 
bord, ensuite  à  Berlin,  à  Paris  enfin. 

La  plus  ou  moins  grande  quantité  de  ces  épreuves,  la 
comparaison  de  leur  mérite,  le  caractère  de  leur  dessin, 
n'auraient  cependant  pu  servir  à  fixer  l'époque  précise  de 
leur  exécution.  11  fallait  pour  cela  une  date  authen- 
tique. Heinecke,  le  conservateur  des  estampes  de  la  col- 


lection royale  de  Saxe,  la  découvrit  en  1769.  Il  voya- 
geait alorsen  Bavière  et  visita  la  Chartreuse  de  Buxheim, 
près  de  Memniingen,  l'un  des  plus  anciens  couvents  de 
l'Allemagne.  C'est  là  qu'il  trouva,  collées  sur  chacun  des 
plats  d'un  manuscrit  de  1417  (2),  deux  gravures  en  bois. 
dont  l'une  est  le  saint  Christophe  ,  et  dont  l'autre  est  une 
Annonciation.  Grand  amateur  de  ces  curiosités ,  critique 
assez  judicieux  de  ces  précieux  documents,  il  en  annonça 
l'importance  (3)  dès  qu'il  eut  remarqué  la  date  de  1423 
qui  se  voit  au  bas  du  saint  Christophe.  Charles  Murr,  son 

(1)  On  trouve  dans  l'ouvrage  même  celle  indication  :  Der  juiip 
Uanss  priclT  malcr  hat  das  pucli  zu  Nurcnbcrg  n°  1  472.  IT.  (  anno 
1472  fecit).  L'espace  me  manque,  cl  d'ailleurs  ce  n'est  pas  le  lieu. 
pour  donner  une  description  de  cet  ouvrage  et  de  celui  des  quinze 
signes  du  Jugement  dernier  qui  s'y  trouvent  réunis.  On  peut  con- 
sulter les  Annales  de  Panzer,  n°s  1  et 9,— le  Dictionnaire  d'Elicrl, 
n°  6726,  et  son  Histoire  de  la  Bibliothèque  de  Dresd.%  page  121, — If 
Manuel  de  Brunet  et  les  nouvelles  Recherches ,  au  mot  Antichristo  et 
Signes,— le  Répertoire  d'Ilain,  1147,— Dibdin,  Bibliothccaspcnceria- 
na,  1. 1,  XXX,— Jacobs  et  Ukert,  Bcylracgc,  1. 1,  pagel44,— Heineckc. 
Hellcr  et  tous  les  auteurs  qui  traitent  des  débuts  de  l'imprimerie. 
J'ai  examiné  et  décrit  avec  soin  les  exemplaires  des  Bibliothèques  de 
Gotha,  Dresde,  Wolfenbuttel ,  etc.,  etc  II  est  inutile  de  r.ip peler 
qu'il  en  existe  des  éditions  imprimées  à  Paris,  Antoine  Verard,  1492. 
—Lyon,  1490,  et  Erfuit,  in-4,  1516  (voir  Murr  Journal,  t.  V,  page 6). 
Elles  n'ont  plus  le  même  intérêt. 

(2)  La  suscription  donne  cette  date.  La  voici  :  Explirit  liber  iste 
qui  inlytulat  laus  virginis,  anno  dm  m»cccc°xvij0  in  vigilia  Sta  Ma- 
thye  âpli  (sic). 

(3)  Idée  générale  d'une  collection  complète  d'estampes.  Leipzig, 
in-8,  1771 ,  page  230. 


L'ARTISTE. 


119 


contemporain,  publiciste  actif,  toujours  à  l'affût  des 
événements  qui  pouvaient  donner  quelque  aliment  à  son 
journal,  écrivit  immédiatement  au  père  François  Kris- 
mer,  bibliothécaire  do  la  Chartreuse ,  pour  obtenir  un 
calque  de  cette  ancienne  gravure.  On  fit  plus  pour  lui  : 
on  lui  envoya  l'original  (1),  et  il  le  fit  copier  à  Nuremberg 
par  S.  Roland,  graveur  en  bois  fort  peu  habile.  S.  Itoland 
imita  l'ensemble  ,  mais  ne  s'attacha  nullement  à  rester 
fidèle  dans  les  détails.  Cette  copie  parut  dans  le  journal 
de  Murr,  de  l'année  1776  (2). 

Depuis  lors,  chaque  fois  qu'on  s'est  occupé  de  l'origine 
de  l'impression,  cette  gravure  servit  de  pivot  aux  dis- 
cussions, et  chacun  en  adopta  ou  en  récusa  l'authenticité, 
selon  qu'elle  convenait  à  son  système  ou  dérangeait  son 
plan.  Heinecke  (3)  et  Murr  (4)  y  trouvaient  un  argument 
pour  placer  en  Bavière  l'origine  de  la  gravure  en  relief; 
ce  qui  est  sans  fondement,  car  la  découverte  d'une  seule 
épreuve  dans  un  lieu  quelconque,  ne  prouve  que  faible- 
ment que  la  planche  y  ait  été  exécutée.  Aussi,  dans  un 
système  contraire,  Ottley  (5)  chercha-t-il  à  démontrer 
que  la  gravure  du  saint  Christophe  avait  dû  être  faite  à 
Venise  ou  dans  le  nord  de  l'Italie. 

Les  deux  premiers  auteurs  avaient,  au  moins,  pour  ap- 
puyer leur  opinion,  quelques  témoignages  qui  peuvent 
établir  que  l'Allemagne  s'est  de  bonne  heure  occupée  de 
la  gravure  destinée  à  l'impression.  Mais  Ottley,  entraîné 
par  une  malheureuse  préoccupation  qui  le  disposait  à 
tout  revendiquer  pour  l'Italie,  s'est  singulièrement  mé- 
pris dans  son  système.  Je  ne  veux  pas  analyser  toutes 
les  opinions  qui  ont  été  formulées  sur  cette  matière. 
Je  n'indiquerai  même  pas  l'ensemble  des  raisons  qui 
ont  formé  ma  conviction.  Je  me  bornerai  à  dire  que  je 
me  crois  fondé  à  placer  l'origine  de  l'impression  dans 
les  Pays-Bas  et  les  provinces  rhénanes,  plus  avancés  dans 
les  arts  que  le  reste  de  l'Allemagne.  Ce  qui  reste  de  tous 
ces  travaux ,  ce  qu'il  est  essentiel  de  conserver,  c'est 
l'importance  attachée  à  la  gravure  du  saint  Christophe, 
la  plus  ancienne  de  celles  qui  sont  datées.  Nous  allons 
voir  maintenant  comment  la  présence  de  l'épreuve  mo- 
derne du  Cabinet  des  Estampes  à  Paris  tend  à  dimi- 
nuer, à  détruire  même ,  l'autorité  que  l'original  de 
lord  Spencer  avait  acquise  aux  yeux  des  bibliographes. 

(1)  C'est  lui-mémo  qui  nous  apprend  qu'il  eut  le  manuscrit  entre 
les  mains.  En  voici  le  titre  :  Liber  iste  laus  Virginia  intitulatus  con- 
tinet  lectloDCt  matutinales  accormnodatas  officio  b.  v.  Maria;  per 
singulos  anni  (lies,  quas  quidam  cartusianus  Anony  ad  volunlatem 
et  petitioncm  D.  Mcinhardi  de  nova  domo  electi  tridentini  ex 
S.  S.  P.  P.  homiliis  comportavit.  La  dédicace  d'une  certaine  dame 
Anne  de  Gundclfmgcn  ,  qui  vivait  en  1417,  et  dont  on  croit  pouvoir 
fixer  la  mort  avant  1W5,  établit  que  ce  manuscrit  dut  être  orné  de 
l'épreuve  du  saint  Christopbe ,  peu  d'années  après  sa  publication. 

(2)  Tome  II ,  page  lut. 

(3)  Idée  générale  d'une  collection, 
(i)  Journal. 

(5)  An  Inquiry  iiitolhe  historyof  Engraving,  London,  l»1816,p.9i. 


Un  des  ouvrages  les  plus  instructifs  qui  aient  été  publiés 
sur  les  arts  depuis  trente  ans,  c'est,  sans  contredit,  le 
Voyage  de  M.  Waagen  en  Angleterre  et  en  France,  qui 
vient  de  paraître  celte  année  (I). 

L'auteur,  qui  montre  dans  tout  son  ouvrage  une  fi- 
nesse si  grande,  fut  induit  en  erreur  par  la  présence  de 
cette  gravure,  expo«ée  dans  un  cadre  au  Cabinet  des 
Estampes  ;  il  s'exprime  ainsi  :  «  7>  plus  ancien  monument 
du  Cabinet  des  Estampes  de  la  Bibliothèque  Royale  est  une 
épreuve  de  la  gravure  en  bois  représentant  un  Saint  Chris- 
tophe, datée  de  1423.  Je  me  suis  convaincu,  par  un  examen 
attentif,  que  M.  Duchcsne,  conservateur  des  estampes,  me 
facilita  de  la  manière  la  plus  obligeante,  que  Dibdin  a  en- 
tièrement tort  quand  il  déclare  que  cette  épreuve  est  fausse 
et  moderne ,  et  je  lui  ai  trouvé  dans  toutes  ses  parties  le 
caractère  de  l'authenticité  (2).» 

C'est  sur  la  foi  de  ce  voyageur  que  M.  Sotzmann,  zélé 
bibliographe,  forma  tout  un  système  dans  lequel  il  im- 
portait de  pouvoir  nier  la  date  de  1423,  afin  de  reporter 
la  découvcrle  de  l'impression  entre  1430  et  1450.  Ce 
travail  a  un  mérite  qui  devient  tous  les  jours  plus  rare. 
C'est  la  conscience  de  l'auteur  et  la  persévérance  de  ses 
recherches.  Mais  l'on  aperçoit  trop  l'ambition  d'arriver 
avec  des  idées  neuves  dans  une  discussion  déjà  usée. 
Comme  une  déduction  d'arguments  d'une  apparence  assez 
logique  pourrait  entraîner  beaucoup  d'esprits  dans  la 
nouvelle  route  qu'il  leur  trace,  j'ai  pensé  qu'il  était  néces- 
saire, avant  de  publier  l'ouvrage  que  je  prépare  sur  les 
origines  de  l'imprimerie,  de  lui  contester  les  bases  sur 
lesquelles  il  se  fonde,  et  je  m'attaquerai  tout  d'abord  à 
son  argument  le  plus  spécieux;  il  le  tire  de  la  gravure 
du  saint  Christophe,  et  il  se  résume  en  ces  deux  points  : 

Il  existe  deux  épreuves  d'un  saint  Christophe  (3),  diffé- 
rentes dans  l'exécution.  L'une  appartient  à  lord  Spencer; 
l'autre  est  encadrée  et  exposée  au  Cabinet  des  Estampes  de 
Paris.  Ces  épreuves,  reconnues  pour  être  toutes  deux  an- 
ciennes (4),  sont  évidemment  exécutées  par  des  ntains  diffé- 

(1)  Kunslwcike  und  Kunstler  in  England  und  Paris.  Berlin,  in-8, 
1839,  tome  III,  p.  685. 

(•2)  En  1817,  lord  Spencer  vint  à  Paris,  et  vil  à  la  Bibliothèque 
Royale  l'épreuve  du  saint  Christophe.  Inquiet  de  la  rivalité  qu'on 
suscitait  à  son  exemplaire  unique,  il  pria  Dibdin  de  passer  la  Manche 
et  d'apporter  à  Paris  son  épreuve  pour  la  confronter  avec  celle  du 
Cabinet  des  Estampes.  On  reconnut  qu'elles  étaient  tontes  les  dtu.i 
anciennes,  mais  tirées  de  deux  blocs  de  bois  différents.  En  1818, 
Dibdin  fit  son  voyage  bibliographique,  et  dans  sa  vingt-quatrième 
Lettre  il  consigna  ses  doutes,  qui  tendaient  à  placer  la  gravure  de 
ce  saint  Christophe  vers  1W50.  Crapelct,  dans  sa  traduction  des  Let- 
tres de  Dibdin  (p.  100,  tome  III) ,  s'efforce  de  prouver  que  l'épreuve 
de  Paris  est  non-seulement  ancienne,  mais  qu'elle  est  l'original. 

(3)  Sotzmann.  Aelleste  Gcschichie  der  \>  lographie  und  der  Drnck- 
kunst  uberhaupt,  page  4t7  du  T.  V  Raumei's  hislorisches  Taschen- 
buch.  Leipzig  ,  in-8, 1837. 

(i)  On  voit  par  l'examen  de  lord  Spencer  et  celui  de  Dibdin,  plus 
tard  par  celui  de  Waagen  ,  qu'en  effet  cette  épreuve  avait  été  re- 
connue pour  ancienne. 


120 


L'ARTISTE. 


rentes,  et  probablement  dans  des  lieux  éloignes.  Elles  por- 
tent toutes  les  deux  la  même  inscription  et  la  même  date, 
flnnr  cette  date  n'est  pas  celle  qui  précise  l'époque  de  l'exé- 
cution de  la  gravure  (1),  mais  une  date  commémorât  ke  d'un 
événement  quelconque  ou  d'une  prière  qui  se  rattache  à  la 
ligure  du  saint  Christophe.  En  conséquence,  cette  gravure  du 
<aint  Christophe  de  1 423,  tant  vantée,  n'a  pas  plus  de  valeur 
pour  son  propriétaire  que  les  anciennes  gravures  que  nous 
trouvons  dans  les  collections.  Elle  est  sans  importance  pour 
l'histoire  de  l'origine  de  l'impression,  et  on  doit  la  rejeter 
parmi  les  produits  de  la  seconde  moitié  du  quinzième  siècle. 

La  conclusion  était  rigoureuse.  Elle  serait  fâcheuse  si 
la  proposition  ne  manquait  entièrement  de  fondement. 
Dans  l'histoire  d'un  art  aussi  important  (2),  c'est  éteindre 
les  lumières  que  de  nous  priver  des  rares  jalons  que  le 
temps  a  conservés  sur  la  route  de  l'investigation. 

Mais  pour  rétablir  l'authenticité  de  la  date  apposée 
au  bas  de  la  gravure  appartenant  à  lord  Spencer,  il 
suffira  de  prouver  que  l'exemplaire  exposé  dans  le  Ca- 
binet des  Estampes  à  Paris  n'est  qu'une  épreuve  arra- 
chée du  journal  de  Murr,  et  passée  dans  une  teinte  de 
café.  Je  serai  avare  de  paroles;  je  me  bornerai  à  four- 
nir (3),  a  chacun  des  visiteurs  de  notre  grand  dépôt  na- 
tional ,  les  moyens  de  vérifier  les  différences  qui  existent 

(1)  II  faut  se  rappeler  qu'Israël  Y.  Meckcn  a  copié  ce  saint  Chris- 
loplie,  cl  qu'il  a  conservé  le  dicton  placé  au  bas  ;  mais  il  s'est  bien 
gardé  de  conserver  la  date.  Ce  fait,  à  lui  seul,  doit  confirmer  l'in- 
icntion  de  la  date  de  1123. 

(2)  Koning  aurait  dû  s'emparer  de  la  gravure  du  saint  Christophe, 
qui ,  par  la  qualité  du  noir,  par  l'espèce  du  papier,  le  mode  d'im- 
pression ,  la  vénération  toute  particulière  qu'on  professait  dans  les 
Pays-Bas  pour  ce  saint  dans  le  quatorzième  et  le  quinzième  siècle, 
appartient  à  cette  contrée.  Mais  au  lieu  de  s'en  servir  comme  argu- 
ment de  sa  cause,  si  juste  et  si  mal  défendue,  il  conteste  sa  date,  et, 
je  crois  même,  son  authenticité.  C'est  une  maladresse,  conséquence 
d'une  erreur.  Tous  les  auteurs  (  Singer,  page  131  )  cependant  ont 
remarqué  avec  élonuement  qu'une  impression  de  1423  fut  imprimée 
a  la  presse,  et  a\cc  un  noir  qui  ne  le  cède  en  rien  à  celui  qu'on  em- 
ploya trente  années  plus  tard  à  Maycnce.  Or,  quelle  est  la  ville  ou 
le  pays  qui  possédait  à  cette  époque  une  presse  et  ce  noir  d'impres- 
sion, si  ce  n'est  Harlem  et  quelques  autres  villes  des  Pays-Bas? 

(3)  L'épreuve  de  Buxheim  fut  copiée  ,  et  parut  en  entier  dans  le 
journal  de  Murr,  dans  l'ouvrage  de  Janscn,  intitulé  Essai  sur  la 
gravure,  et  dans  l'ouvrage  d'Otlley.  La  copie  publiée  par  Janscn, 
d'après  celle  de  Murr,  est  gravée  en  creux  ;  celle  publiée  par  Otlley  est 
très-bonne.  Il  en  a  paru  une  autre  dans  l'ouvrage  de  J.  Hellcr,  Gcs- 
rhichte  der  Holzsclineidekunst,  Bamberg,  in-8,  1823,  page  40  Celle- 
ci  est  gravée  sur  bois  par  Zcune  ,  d'après  l'épreuve  de  Murr.  Une 
cinquième  copie  réduite  fut  publiée  dans  l'ouvrage  de.  J.  Jackson , 
A  Tcatisc  on  W'ood  engraving.  London,  in-8, 1839,  page  60.  Celle-ci 
est  charmante.  Enfin  clic  fut  donnée  en  fragments  dans  la  Biblio- 
theca  Spenceriana.  London,  in-8,  1811,  tome  I,  page  2  ;  l'inscription 
seulement  se  trouve  dans  W.  Savage  Practical  Ilints  on  décorative 
printing,  4,  London ,  1822,  page  4,  et  dans  J.  Wetter  Kritischc  Gcs- 
chichtc  der  Erflndung  der  Buchdruckerkunst.  Mainz,  8, 1836. 

Je  dois  quelque  explication  sur  les  deux  copies  que  je  public  ;  elles 
m'ont  donné  l'occasion  de  recourir  au  procédé  du  transport  des  an- 
ciennes gravures,  ingénieusement  perfectionné  par  MM.  Dupont. 
Ce  ne  sont  donc  pas  des  copies,  mais  des  Iransports  qui  ne  peuvent 


entre  l'épreuve  de  Paris  (  Voir  Planche  3  )  et  l'épreuve 
de  lord  Spencer  (  Voir  Planche  2  ) .  et  en  mi'me  temps 
l'identité  parfaite,  jusque  dans  les  détails  les  moins  im- 
portants, de  l'épreuve  de  Paris  et  de  la  copie  faite  par 
S.  Roland  pour  le  journal  de  Murr  (1). 

La  Bibliothèque  du  Roi  est  assez  riche  de  ses  tré- 
sors pour  dédaigner  de  faux  bijoux.  Elle  est  trop  haut 
placée  dans  l'opinion  du  monde  savant  pour  propa- 
ger une  erreur,  pour  laisser  subsister  un  doute  sur  un 
point  aussi  important,  au  moins  dans  son  enceinte  ,  que 
celui  de  l'origine  de  la  découverte  de  l'impression.  Les 
conservateurs  de  ce  magnifique  établissement  accueille- 

laisscr  aucun  doute,  puisque,  n'ayant  subi  aucune  retouche,  ils  MOI 
la  reproduction  exacte  des  originaux.  L'un  est  le  transport  de  la  copie 
publiée  par  OUley,  dans  son  omragc  (An  Inquiry  into  the  Oriiiin  ni 
Engraving,  London,  in-4,  1816).  On  sait  que  cette  copie  est  tres- 
exaetc ,  qu'elle  fut  faite  avec  le  plus  grand  soin  sur  l'original  de  lord 
Spencer,  et  avec  sa  permission.  Voici  comment  Ottley  s'exprime  à 
ce  sujet  dans  son  ouvrage  :  It  lias  now  (  l'épreuve  du  saint  Chris- 
tophe )  found  an  asyluin  worthy  of  so  prenons  and  rare  a  document, 
in  the  splcndid  Library  of  Earl  Spencer,  wherc  it  is  preserved  in  the 
saine  statc  in  vvhich  Ilcineckcn  discovered  it,  pasted  in  the  inside  ol 
one  of  the  covers  of  a  MSS  in  the  latin  language  of  the  year  1Î17. 
Lord  Spencer,  wKh  a  liberality  for  «hich  lie  is  cminenlly  distin- 
guislied,  has  permitted  it  to  bc  faithfully  copied  of  the  samc  dimen- 
s  on  as  the  original,  for  the  présent  vork;  and  the  rcader  vvill  therc- 
fore  be  a  compétent  judge  of  its  merits, — except  as  respects  the 
colours,  Witta  whleh  it  was  tinted  after  printing,  and  which,  il  ban 
bccii  judged  proper  to  omil,  that  its  truc  pretensions,  as  a  vork  ni 
engraving.  may  ihebetter  appear,  tome  1,  page  90.  L'autre  planche 
est  le  transport  d'une  épreuve  tirée  du  Journal  de  Murr;  de  même 
que  la  précédente,  elle  n'a  aucune  retouche,  et  par  conséquent  elle 
offre  la  reproduction  la  plus  exacte  qu'il  soit  possible  de  donner. 

(1)  M.  Duchcsnc  s'est  attaché  à  soutenir  son  opinion  ,  et  il  a  cher- 
ché tout  ce  qui  pouvait  donnera  l'épreuve  du  Cabinet  des  Estampes 
quelque  apparence  d'authenticité.  Ainsi,  il  a  imaginé,  en  dernier 
lieu,  d'expliquer  la  ressemblance  complète  de  cette  épreuve  avec  la 
copie  publiée,  dans  le  journal  de  Murr  en  1776,  en  disant  (voir  Cra- 
pelet,  Lettres  de  Dibdin,  t.  III,  p.  100)  que  ce  publiciste  avait  eu  en 
sa  possession  l'épreuve  du  cabinet,  et  l'avait  fait  copier  par  S.  Ro- 
land. On  se  demanderait  alors  comment,  en  rivalité  de  recherches 
et  de  découvertes  avec  Heineckc,  il  n'aurait  fait  aucune  mention 
de  cette  seconde  épreuve;  comment,  au  contraire,  il  aurait  raconte •. 
dans  son  journal ,  la  communication  qui  lui  fut  faite  du  manuscrit 
de  Buxheim ,  et  aurait  publié  la  lettre  d'envoi  écrite  par  le  per< 
Krismer,  bibliothécaire  de  la  Charlrcusc.  Mais.cn  admettant  même 
l'existence  tout  à  fait  impossible  de  ce  second  original,  il  faudrait 
encore  le  récuser,  par  la  raison  que  S.  Roland,  ou  tout  autre  gravcui 
bien  plus  habile,  eût  été  incapable  d'exécuter  une  copie  aussi  Bdèle 
que  celle  publiée  dans  le  journal,  copie  qui  aurait  suivi  l'original 
jusque  dans  des  amaigrissements  de  lignes  inaperçues,  sans  impor- 
tance ,  jusque  dans  des  hésitations  inimitables ,  ou  qu'on  ne  pou- 
vait penser  à  imiter.  En  examinant  au  contraire  l'épreuve  du  cabinet 
et  la  copie  publiée  par  Murr,  on  voit  qu'elles  sont  identiquement 
tirées  d'une  même  planche,  qu'elles  portent  toutes  les  deux  les  mêmes 
caractères  d'amaigrissement  et  d'inexactitude  qu'un  copiste  inhabile 
devait  apporlcr  dans  son  travail,  tout  en  cherchant  à  imiter  l'ori- 
ginal. Cette  défectuosité ,  qui  existe  entre  la  copie  publiée  par  Murr 
en  1776  et  l'original  de  lord  Spencer,  se  présente  dans  la  même  pro- 
portion entre  la  gravure  de  Murr  et  la  copie  qu'en  fit  Zeunc ,  à  Nu- 
remberg ,  en  1821,  pour  l'ouvrage  de  Jean  Hcller. 


L'ARTISTE. 


ront.j'en  suis  sûr,  ma  réclamation ,  et  dans  un  autre 
article  je  m'occuperai  de  l'épreuve  de  la  Paix  de  Maso 
Finiguerra  de  1452,  également  exposée  dans  le  Cabinet 


des  Estampes ,  comme  la  première  épreuve  tirée  d'aï» 
gravure  en  creux. 

Léon  de  LABORDE 


Dcsslhé  par  A.  SCOBFFEB. 


a&i£2t  sxîT^r^^^^^^^ 


Aux  Etats-Unis. 


-e  disons  plus  que  les  Américains 
sont  tout  à  fait  privés  du  sens 
poétique,  n'en  faisons  plus  un 
peuple  de  marchands ,  uniquement 
occupé  à  vendre  et  à  acheter.  Pen- 
dant que  le  théâtre  de  New- York 
b  rùlc  encore ,  tout  prêt  à  être  rebâti 
demain,  voici  l'histoire  toute  récente 
pauvre  artiste,  adopté  par  la  ville 
rk ,  et  qui  s'est  conduite .  envers  lui , 
plus  libéralement  que  n'eût  fait  Londres  ou  Paris,  ou 
même  Saint-Pétersbourg 

Cet  artiste  s'appelait  Schelsinger;  il  était  musicien  de 
son  état,  son  instrument  était  le  piano;  il  suivait  d'un 
pas  assez  ferme  les  traces  puissantes  de  Listz,  de  Thal- 
berg  et  de  cette  belle  Mme  Pleycl,  ce  grand  artiste, 
1  honneur  de  son  art,  qui  nous  a  quittés,  hélas!  pour 
revenir  si  tard  !  Schelsinger  avait  été  longtemps  à 
se  décider  à  partir  pour  l'Amérique  ;  on  lui  avait  tant  dit 
que  le  positif  de  la  vie  était  seul  compté  pour  quelque 
chose  dans  ce  royaume  du  commerce ,  qu'il  y  avait  bien 
de  quoi  hésiter.  Il  n'était  en  effet  ni  laboureur,  ni  arti- 
san ,  ni  marchand  ,  ni  prêtre ,  ni  médecin ,  ni  juriscon- 


Gravé  pàf  Lfeos  du  Laborde. 

suite  ;  il  n'emportait  avec  lui  ni  précieuses  marchandises, 
ni  aucun  moyen  de  servir  les  besoins  ou  l'ambition  des 
hommes.  Sa  main  était  incapable  de  tenir  une  bêche  ou 
une  épée,  et  cependant  il  partit  :  Per  marc  pauperiem 
fugiens.  Et  vous  pensez  si  cette  traversée  lui  parut  lon- 
gue et  pénible.  Il  arriva  enfin  à  sa  destination,  le  26  o(  - 
tobre  1836.  Il  entra  tout  tremblant  dans  ce  pays  sérieux 
où  une  génération  tout  entière  est  occupée  à  faire  s;. 
fortune.  C'est  une  course  à  mort  dans  laquelle  le  but. 
c'est  la  richesse.  Hummel ,  Weber,  Mozart,   Haydn, 
sont  encore  des  noms  à  peu  près  inconnus  dans  ce  vaste 
et  riche  coin  du  monde,  qui  ne  se  reposera  pas  de  - 
dans   les   beaux-arts.  Schelsinger,  cependant,  à  peint 
eut-il  posé  ses  doigts  nerveux  sur  un  piano,  comprit 
qu'il    allait  être  populaire,  même  dans  ce  peuple  dt 
cultivateurs,  de  maçons  et  de  changeurs.  Il  avait 
un  haut  degré,    le   talent  de  l'improvisation;  et,  ce 
soir-là,  on  lui  donna  pour  thème  un  des  beaux  airs 
de  l'Allemagne  :  «  Est-ce  le  Hhin?  Non,  c'est  la  Ci 
de  Lutsow.  »  Et  telle  était  sa   facilité  et  sa  gril 
que  toutes  ces  âmes  américaines  se   sentirent  péné- 
trées d'une  admiration  soudaine.  Il  joua  ensuite  1  air 
national  américain  le  Yankced  doodlc,  qui  ressemb 
l'air  Tive  Henri  IV,  et  chacun  de  battre  des  mains  !  Mais 
cet  hiver  de  1836  fut  plein  d'inquiétudes  et  de  misèn 
Quand  l'argent  s'arrête  à  Ncw-Yorck  ,  tout  s'arrête.  Le 
malheureux  Schelsingereut  à  peine  trois  élèves,  mais  il  se 
consolait  de  sa  misère  nvec  Sébastien  Bach  et  Beethoven. 
Au  mois  d'avril  1837,  il  donna  son  premier  concert  pu- 


à  *l 

i?k 


122 


L'ARTISTE. 


blic,  où  il  vint  peu  de  monde;  six  mois  après,  ii  donna 
son  second  concert ,  et  le  public  fut  rare  encore  ;  au 
moisde  mars  1838,  il  est  vrai,  quelques  auditeurs  de  plus; 
mais,  hélas!  à  l'instant  môme  où  l'artiste  se  mettait  au 
piano,  il  reçut  la  nouvelle  que  son  maître  chéri  et  res- 
pecté, Ferdinand  Hies,  venait  de  mourir.  Aussitôt  le 
voilà  qui  change  de  programme,  et  qui  se  met  à  jouer 
la  marche  funèbre  de  Beethoven,  comme  la  seule  oraison 
funèbre  qui  fût  digne  de  Hies  ,  le  dernier  élève  de  Bee- 
thoven. 

L'hiver  suivant ,  des  artistes  nomades,  des  violons 
voyageurs,  des  contre-basses  vagabondes,  occupèrent  l'at- 
tention musicale  de  New-York.  Schelsinger  eût  été  bien 
négligé,  si  la  Concordia,  qui  est  une  réunion  musicale  de 
ce  pays,  ne  l'eût  pas  nommé  son  chef  d'orchestre.  La  tâche 
était  pénible.  Développer  dans  ces  âmes  positives  l'instinct 
musical,  mettre  à  profit  cette  passion  naissante  de  la 
jeune  Amérique  !  Schelsinger  s'acquitta  de  sa  tâche  avec 
une  noble  ardeur;  les  concerts  de  la  Concordia  furent 
suivis  avec  un  empressement  unanime;  tout  malade  qu'il 
était,  l'artiste  accomplit  sa  tâche  jusqu'à  la  fin.  On  se 
souvient  même  qu'à  l'un  des  derniers  concerts  de  la 
Concordia,  le  chef  d'orchestre  se  fit  attendre;  il  arriva 
les  yeux  encore  mouillés  de  larmes,  et  sans  rien  dire,  il 
joua  sur  son  piano  la  ballade  de  l'hland  ,  dont  voici  le 
refrain  :  Ma  petite  fille  est  dans  la  bière.  Et,  en  effet,  il 
avait  perdu  tout  à  l'heure  son  plus  jeune  enfant. 

Cet  homme  était  né  malheureux  ;  il  n'espérait  plus 
rien  ,  pas  même  la  gloire.  Il  est  mort  le  8  juin  1839,  en- 
touré dequelques  amis  qu'il  s'était  faits  par  son  caractère 
autant  que  par  son  talent.  A  peine  mort,  toute  la  ville 
de  New-Yorck  le  pleura;  ses  obsèques  funèbres  furent 
entourées  d'une  pompe  inusitée  dans  cette  ville  toute  po- 
sitive. Soixante  musiciens,  troupe  rare  à  rencontrer  dans 
tous  les  pays,  exécutèrent  sur  cette  tombe  à  peine  fermée 
une  symphonie  touchante.  Une  jeune  et  blonde  fille  de 
l'Amérique,  aux  yeux  bleus,  célèbre  par  son  esprit  autant 
que  par  sa  beauté,  chaste  et  naïf  poëte  dont  l'école  des 
Lacs  serait  fière,  improvisa  sur  la  tombe  de  son  maître 
une  élégie  pleine  de  cœur  et  de  tristesse  : 

Frère,  tu  n'es  plus  avec  nous; 
Mais  dans  ce  pays,  bien  au-delà  de  la  tombe, 
Ton  âme  qui  voltige  nous  attend. 
Tu  souris  au  chaut  de  la  bande  aimée! 
Hélas!  elle  obéissait  naguère  à  ton  geste  impérieux  : 
Et  maintenant  elle  pleure  son  maître. 

Frère,  le  soleil  descend  du  ciel! 
Au  ciel  monte  notre  mélodie. 
La  cadence  mourante  de  notre  chant 
Est  mêlée  à  la  lumière  mourante. 
O  frère!  par  ce  rayon  qui  s'évanouit, 
Par  ce  triste  chant  d'adieu, 
Nous  nous  souviendrons  de  toi. 

Le  sculpteur,  dans  la  pierre  obéissante, 
Le  peintre,  dans  les  couleurs  de  sa  palette, 


Le  poète,  dans  ses  vers, 
S'érigent  à  eux-mêmes  un  monument. 
Mais  lui,  de  tant  de  passions  soulevées, 
Itien  ne  reste.  La  musique,  de  son  âme, 
S'est  évanouie  tout  à  fait  dans  les  airs,  etc. 

Il  nous  est  impossible  de  donner  une  idée  de  la  grâce 
mélodieuse  et  louchante  de  ces  vers.  La  belle  jeune  fille 
qui  les  composa  fut  bien  étonnée  de  les  entendre  répé- 
ter dans  toute  l'Amérique,  comme  une  de  ces  composi- 
tions qui  deviennent  nationales;  et,  pour  que  toute  cette 
pitié  ne  fût  pas  stérile,  le  digne  frère  de  la  jeune  fille 
poëte,  forte  tète,  noble  cœur,  intelligence  élevée,  écri- 
vain tout  français,  arrivant  de  Boston,  et  surpris  par 
cette  mort  inattendue,  fit  un  appel  à  la  ville  tout  en- 
tière. Il  arrangea  un  concert  pour  venir  en  aide  à  cette 
famille  malheureuse,  et  jamais  l'Amérique  n'avait  vu 
un  pareil  programme  :  l'ouverture  du  Freyschutz,  un 
quatuor  de  Schelsinger,  plusieurs  belles  chansons  alle- 
mandes, chantées  par  la  Concordia  tout  entière.  Le 
concert  fut  digne  de  la  noble  idée  qui  présidait  à  cette 
réunion  musicale.  Plus  de  deux  mille  billets  avaient  été 
placés  à  l'avance.  La  plus  belle  foule  remplissait  la 
vaste  enceinte  du  Tabernacle  ;  et,  le  même  soir,  la  veuve 
et  les  enfants  du  musicien  qui  n'était  plus,  recevaient 
une  somme  de  25,000  francs.  Noble  exemple  donné 
là  par  la  ville  de  New-York  à  toute  l'Amérique  !  di- 
gne conduite  qui  a  déjà  porté  ses  fruits,  car  ce  jour-là 
les  Américains  ont  pu  se  convaincre  que  véritablement 
ils  étaient  mieux  organisés  pour  les  beaux-arts  qu'ils  ne 
le  pensaient  eux-mêmes  ;  et,  en  effet,  l'art  n'est  pas  in- 
grat, il  récompense  à  coup  sûr  ceux  qui  l'aiment  ;  il  ne 
s'agit  que  de  l'aimer. 


&&   COQUETTE  (I). 


a  coquclle  des  salons,  nous  ne  parlons  que 
de  celle-là,  est  le  double  et  transparent  pro- 
duit de  la  nature  et  de  la  civilisation;  clic 
obéit  également  à  ces  deux  puissances  sans 
satisfaire  ni  à  l'une  ni  à  l'autre.  C'est  une 
créature  mixte  qui  n'est  ni  la  femme  de  la  société,  ni  la 
femme  de  la  nature. 

La  coquette  des  salons  s'est  trouvée  tout  d'abord  assez  riche- 
ment douée  par  la    nature   pour  que  l'éducation  ait  pu  la 

(\)  Nous  n'avons  guère  l'habitude  de  souligner  les  articles  de  nos  colla- 
borateurs. Nous  sommes  si  loin  de  nous  louer  nous-mème,  que  nous 
avons  pris  l'engagement  bien  formel  d'annoncer  à  peine  les  livres  de  noi 
collaborateurs,  quels  qu'ils  soient.  Nous  nous  permettons  d'attirer  l'atten- 
tion de  nos  lecteurs  sur  le  début  littéraire  d'une  femme  de  la  province 
que  nous  ne  conniissons  pas,  mais  qui  est  k  coup  sûr  une  femme  de 
beaucoup  d'esprit.  (Le  Directeur  de  l'Artiilt.) 


L'AUTISTE. 


123 


dompter  ;  trop  complète  pour  accepter  la  vie  entièrement 
domestique  de  la  plupart  des  femmes  riches,  iL lui  faut,  à 
elle,  mieux  qu'un  mariage  d'argent  et  plus  que  du  repos! 
Ses  passions  lui  créent  des  besoins  impérieux  auxquels  elle 
obéit  en  les  combattant.  Elle  comprend  l'amour,  la  puis- 
sance; elle  est  ambitieuse,  car  elle  est  forte...  La  civilisa- 
tion, qui  l'a  élevée,  lui  a  appris  par  l'éducation  que  c'est 
un  grand  danger  de  suivre  les  vœux  et  les  besoins  de  la 
nature.  Elle  lui  a  dit  que  la  société  punit,  par  la  déconsidé- 
ration, qui  finit  par  perdre  même  l'amour,  l'imprudente  qui 
ose  braver  les  lois  du  monde;  elle  lui  a  fait  connaître  l'é- 
goïsme  de  l'homme  qui  n'a  plus  rien  à  demander, les  dangers 
de  l'inconduile,  ses  conséquences  funestes.  La  femme  de 
la  civilisation  n'ignore  rien ,  et,  bien  mieux,  elle  sait  tout. 
Accoutumée  à  raisonner,  à  calculer  toutes  choses,  elle  com- 
prend que  la  considéralion  c'est  la  vertu;  que  la  vertu  des 
femmes,  c'est  l'abstinence!...  Mais  la  nature  demande,  et  la 
civilisation  refuse;  l'une  veut,  l'autre  nie...;  l'une  est  avide, 
l'autre  impérieuse!...  Toutes  deux  fortes,  toutes  deux  dé- 
veloppées... ,  que  [eut  la  fille  de  la  nature  et  de  la  civili- 
sation entre  ces  deux  exigences?  Pauvre  fille  !  poussée  à  la 
fois  par  deux  forces  également  actives ,  elle  n'ose  obéir  à 
celle  qu'elle  redoute,  ni  céder  à  celle  qu'elle  trouve  insuffi- 
sante. —  Que  faire?  que  devenir?  la  femme  d'esprit  trouve 
alors  ,  comme  un  refuge  assuré  contre  tant  d'hésitations 
cruelles,  la  coquetterie,  le  moins  compromettant  des  vices. 
A  la  nature  elle  vole  l'abandon,  à  la  société  elle  vole  la  faute. 

Et  la  voilà  faisant  une  science  de  la  coquetterie  ;  elle  de- 
vient coquette  pour  jouer  aux  passions  qui  l'agitent,  pour 
étourdir  son  âme,  pour  employer,  pour  détourner  ses  facultés, 
pour  en  faire  quelque  chose!...  Elle  aura  de  l'amour  jus- 
qu'à la  faute  exclusivement.  La  faute,  c'est  la  barrière  placée 
par  la  civilisation  entre  les  ennuis  de  la  vertu  et  les  consé- 
quence du  crime.  Cette  barrière  ,  recouverte  de  velours 
comme  les  quatre  morceaux  de  bois  du  trône,  la  coquette  ne 
la  franchira  jamais.  Le  monde  le  veut  ainsi.  La  coquetterie, 
c'est  la  transaction  faite  par  la  société  avec  la  nature.  Elle 
prendra  de  la  société  tout  ce  qu'elle  laisse  à  la  nature  ; 
à  la  nature  tout  ce  qu'elle  permet  à  la  société  ;  passant  eutre 
toutes  les  exigences  sans  en  blesser  aucune,  jouant  avec  tout, 
se  servant  de  tout...  Adroit  cocher,  vêtue  de  gaze  et  de  soie, 
elle  mènera  son  char  à  travers  toutes  les  passions,  sanscrier — 
gare  !  elle  tournera  le  vice  sans  l'accrocher  ;  elle  frisera  le  dan- 
ger sans  l'atteindre;  elle  prendra  l'amour  sans  le  rendre  ;  elle 
sera  agissante,  active,  aimée,  applaudie,  entourée,  saus  être 
coupable..,  sans  avoir  à  rougir  ..  La  femme  ordinaire  se  sou- 
met; la  coquette  capitule  ;  elle  garde  la  puissance  de  la  grâce, 
quand  l'autre  ne  garde  rien.  Ce  calcul  est  une  industrie  ;  l'in- 
dustrie est  la  loi  de  l'époque.  Qui  oserait  blâmer  les  femmes 
de  faire  des  affaires,  alors  qu'on  ne  leur  permet  plus  les  sen- 
timents? La  femme  d'esprit,  c'est  la  coquette! 

La  femme  coquette  est  naïve  avec  l'un,  légère  avec  l'au- 
tre; sérieuse,  gaie,  fière  ou  bonne,  selon  le  besoin  ;  aimable, 
spirituelle  avec  tous.  Son  livre,  nuit  et  jour  feuilleté,  c'est 
son  cœur.  Ce  cœur,  qu'elle  ne  peut  employer;  ce  cœur, 
que  la  civilisation  lui  ordonne  d'éteindre  et  que  la  nature  a 
fait  trop  riche  pour  mourir;  ce  cœur  lui  sert  pour  y  lire  ce 
qui  touche,  ce  qui  séduit,  ce  qui  charme,  ce  qui  plaît.  Au 
lieu  de  le  donner  en  bloc,  et  d'en  enrichir  un  seul  homme, 


elle  en  fait  de  la  petite  monnaie  qu'elle  distribue  çà  et  là  ,  a 
tous  et  à  chacun,  comme  une  aumône;  ainsi,  à  force  d'épar- 
piller son  trésor,  elle  le  tarit.  A  l'un,  elle  donne  des  ten- 
dresses, à  l'autre  des  grâces;  à  celui-ci  un  aveu  qui  fait 
rêver;  à  cet  autre  une  franchise  qui  séduit.  Et  de  tous  ces 
dons  jetés  au  veut,  que  reste-I-il?  Presque  autant  que  rien. 

Quand  la  femme  vraie  sera  tout  à  fait  perdue,  combien 
faudra-t-il  de  siècles  pour  la  reconstruire  avec  les  parcelle* 
éparses  que  sème  et  livre  la  coquette?  Quel  travail  !  Où  sera 
le  vrai?  où  sera  le  faux?  comment  distinguer?  que  d'ouvrage 
pour  les  savants  à  venir!.  .  Véritable  support  hiéroglyphi- 
que, la  coquette  garde  le  secret  du  eœur  des  femmes,  comme 
les  Pyramides  gardent  le  secret  des  anciens.  La  femme  co- 
quette est  la  dernière  transfiguration  de  la  femme  de  la 
nature.  * 

Elle  joue  avec  la  coquetterie  pour  des  sentiments,  comme 
les  hommes  jouent  aux  cartes  pour  de  l'or  !  Ne  pouvant  sa- 
tisfaire ces  besoins  factices  par  l'amour  vrai  et  dévoué,  elle 
demande  aux  passions  artificielles  que  la  société  tolère,  une 
activité  qui  lui  est  nécessaire  pour  ne  pas  se  faire  horreur. 
En  jouant  avec  les  sentiments  des  hommes,  avec  leur  vanité, 
avec  leur  orgueil,  elle  exploile  les  passions  de  l'humanité 
dans  l'intérêt  de  ses  propres  passions;  elle  comprime  le 
cœur  par  l'esprit.  L'ambition,  le  succès,  le  triomphe  font 
tour  à  tour  vibrer  son  âme.  Usant  ainsi,  comme  sur  un  tapis 
vert  où  rien  ne  reste,  ni  le  gain,  ni  la  perle,  l'excès  de  ses 
forces  morales,  l'homme  passionné  se  trouve  plus  apte  le 
lendemain  à  reprendre  la  dépendance  mesquine  dans  laquelle 
il  est  contraint  de  vivre.  Ainsi  la  femme,  jeune  encore,  assez 
instruile  pour  connaître  les  différentes  exigences  de  sa 
nature  et  de  sa  position,  cherche  dans  la  coquetterie  une 
source  d'émotions,  avec  quoi  elle  s'étourdit  tant  que  dure 
pour  elle  l'âge  des  passions. 

Maïs  les  passions  envolées,  comme  s'envole  l'hirondelle 
après  les  beaux  jours,  que  devient  la  femme  coquette  ?  La 
femme  coquette  a  deux  chances  alors,  comme  elle  les  avait 
en  commençant.  Elle  peut  redevenir  simple  et  bonne,  ou  bien 
rester  ce  qu'elle  est,  vaine  et  fausse.  Si  la  société  l'emporte 
sur  la  nature,  si  le  cœur  finit  par  s'user  et  par  s'éteindre  tout  à 
fait  à  ce  triste  jeu,  la  femme  coquette  devient  une  femme 
habile;  elle  fait  partie  des  pépinières  où  se  forment  les  fem- 
mes politiques  ;  l'étude  qu'elle  a  faite  des  hommes  dans  sa 
jeunesse  lui  sert  encore  à  la  conduire  dans  un  âge  plus 
avancé.  Elle  est  intrigante,  adroite,  nécessaire,  puissante... 
Si,  au  contraire,  le  malheur  veut  que  la  nature  reprenne  en- 
fin ses  droits  et  ne  permette  pas  à  son  cœur  de  s'éteindre 
complètement,  un  jour  vient  où  la  femme  coquette,  prise  elle- 
même  dans  les  rets  qu'elle  a  préparés  avec  tant  de  soins, 
fait  un  choix  pour  tout  de  bon;  alors,  malheur  à  elle!  son 
jeu  devient  une  a  d'aire  sérieuse,  son  mépris  des  hommes,  une 
passion  véritable;  celte  fois,  elle  aime  enfin,  la  malheureuse! 
elle  aime  réellement,  elle  jette  daus  une  passion  du  cœur 
toute  l'ardeur  de  toutes  ses  passions  comprimées  jusqu'a- 
lors! C'est  maintenant,  entre  cette  femme  et  les  hommes 
qu'elle  a  maltraités,  une  terrible  revanche  à  prendre.  Celle 
femme  va  recueillir  ce  qu'elle  a  semé  d'une  main  impru- 
dente, sinon  criminelle.  Le  doute  a  usé  ce  cœur  tout  aulaut 
que  l'eût  fait  l'amour.  Défiante,  par  ce  qu'elle  sait  des  hom- 
mes, l'amour,  pour  elle,  est  une  horrible  épreuve  ;  habituée 


\-l\ 


L'ARTISTE. 


i  des  passions  factices,  elle  ignore  le  langage  des  vrais  sen- 
timcnls  :  elle  les  éprouve,  elle  les  seul  enfin  à  son  tour,  mais 
elle  ne  saurait  les  faire  comprendre.  Trop  savante  pour  le 
cœur,  trop  réellement  naïve  pour  son  âge,  elle  souffre  de  ce 
désaccord  sans  pouvoir  y  remédier.  Comme  ces  pièces  d'ar- 
tifice qui  sont  réservées  pour  la  fin  d'un  spectacle,  et  qui 
contiennent  tous  les  éléments  que  l'artificier  a  employés  en 
lélail  durant  la  fête,  la  passion  de  la  coquette,  lueur  qui 
s'éteint  en  jetant  les  flammes  les  plus  vives,  réunit  tout  :  dé- 
vouement, ardeur,  grâce,  coquetterie,  abandon,  naïveté,  fai- 
blesse; elle  est  tellement  riche  ,  que  l'homme,  étonné  de 
cette  avalanche  de  traits,  dès  longtemps  comprimés,  n'y  com- 
prend plus  rien.  Devant  tant  de  passion,  il  doute,  il  étudie, 
il  cherche  où  commence,  où  finit  le  jeu;  incertain,  il  blesse 
la  malheureuse  femme  qui  le  devine  sans  pouvoir  l'éclairer  : 
son  passé  est  entre  elle  et  lui  !  Découragée,  la  coquette  souffre 
à  elle  seule  tout  ce  qu'elle  a  fait  souffrir  en  détail  à  tous.  Son 
existence  est  affreuse  1 

Juste  châtiment  de  la  femme  coquette  !...  juste  en  effet; 
mais  si  la  coquette  est  punie  à  ce  point  cruel,  je  demande 
où  donc  sera  le  châtiment  de  la  femme  sans  cœur  ? 

Claire  DRUNNE. 


«.«k:^ 


D'USE 


-fleuriste  et  îi'nn  (Sien  be  notaire. 


aaroa  iruimsuàms  *<i  nsaïtitsm» 


Ah! 


Ah!! 


Ah!!! 


Un  dimanche,  Anaïs  ne  sachant  où  pêcher,  s'en  alla  danser 
à  la  Chaumière,  pendant  qu'Adolphe  s'ennuyait  au  Cirque- 
Olympique  avec  des  parents  de  Château-Thierry. 

Dieu  sait  ce  qu'elle  fit  à  la  Chaumière.  Quoique  Adolphe  ne 
fût  point  un  devin,  il  en  sut  quelque  chose,  grâce  à  une  lettre 
anonyme  do  la  meilleure  amie  de  sa  maltresse. 

En  revanche,  quelques  jours  après,  il  s'éprit  violemment 
de  mademoiselle  Frétillon. 

En  revenant  du  théâtre,  il  finit  d'aimer  Anaïs.  En  reve- 
nant, à  la  môme  beure,  d'un  rendez-vous  qui  l'avait  en- 
nuyée, Anaïs  commença  à  aimer  Adolphe  :  il  n'était  plus 
temps! 

A  monsieur  Adolphe. 

«  Adolphe ,  je  m'ennuie ,  il  me  prend  une  grande  tristesse  ; 
je  ne  sais  si  cela  vient  du  mauvais  temps  :  oh  !  non,  je  suis 
triste  de  ne  pas  te  voir.  Si  tu  étais  près  de  moi,  je  t'embrasserais 
et  je  pleurerais.  11  faut  que  je  le  fasse  une  confidence  ;  tu  vas 


rire,  tu  vas  être  méchant,  mais  je  saurai  bien  l'apaiser.  Voilà 
ma  confidence  :  hier  je  ne  t'aimais  pas;  je  l'adore  aujour- 
d'hui. Tu  diras  que  je  suis  folle  ,  oui ,  folle  de  toi .  folle  pour 
toute  la  vie.  Ah  !  si  tu  voulais  retourner  dimanche  à  l'Elysée  ! 
Non,  pas  à  l'Elysée,  il  y  a  trop  de  monde;  nous  passerons 
l'après-midi  dans  ta  petite  chambre:  c'est  mon  paradis. 

«  Je  t'aime,  —  «  anaïs. 

«  /'.  S.  Tu  m'as  donné,  lundi,  une  rose  de  itcngalc  que  je 
vien>  de  retrouver  dans  mon  cabas.  Me  voilà  loule  réjouie . 
ma  tristesse  s'en  va  ;  quelle  douce  odeur  !  je  crois  encore  être 
à  lundi  ;  oh  !  comme  je  t'embrasserai  demain  !  » 

A  mademoiselle  Aniù*. 

«  MA   CHÈRE   BELLE , 

«  Comme  les  fleurs  que  vous  faites ,  vous  êles  artificielle; 
vous  êtes  même  artificieuse,  et  je  ne  crois  guère  à  vos  la- 
mentations. Du  reste,  si  cela  vous  amuse,  aimez-moi  de  toutes 
vos  forces  :  moi  ,  je  ne  vous  aime  plus  ;  chacun  son  tour.  — 

«  ADOLPHE.  » 

A  monsieur  Adolphe. 

«  Est-ce  bien  vous,  Adolphe,  qui  m'avez  écrit  cette  lettre 
si  dure?  mon  pauvre  cœur  en  est  brisé.  Je  viens  d'aller  à 
voire  porte,  je  vous  ai  attendu  en  dévorant  mes  larmes.  Vous 
cachez-vous  de  moi?  ma  lêtc  se  perd,  je  ne  puis  écrire. 
Adolphe,  il  faut  que  je  vous  voie,  je  vous  dirai  toutes  nie 
fautes.  Étant  petite,  avec  ma  mère  à  Metz,  au  Palais-de-Jus 
tice ,  j'ai  vu  un  pauvre  criminel  qui  s'accusait  devant  les  ju- 
ges; les  juges  lui  onl  fait  grâce.  Sercz-vous  plus  cruel,  Adol- 
phe ,  mon  juge  ,  quand  je  vous  avouerai  tout? 

«  Votre  pauvre  a.vaïs.  » 

A  monsieur  Adolphe. 

«  J'ai  beau  aller  au-devant  de  vous ,  vous  vous  détournez 
de  moi  ;  hier  vous  m'avez  coudoyée  sans  nie  reaarder  :  von» 
refusez  de  m'entendre ,  cependant  je  ne  veux  parler  que  de 
mon  amour.  Je  suis  malade ,  tant  mieux  !  si  tu  ne  viens  pas, 
la  mort  viendra.  Je  suis  bien  malheureuse ,  Adolphe  !  Où  est 
ma  gaieté?  En  vous  perdant,  j'ai  tout  perdu.  Si  je  voulais 
des  amants,  je  n'aurais  qu'à  me  baisser,  et  encore  pas  trop 
bas.  D'abord  j'espérais  me  distraire  dans  un  autre  amour, 
mais  mon  pauvre  cœur  n'est  pas  une  girouette  :  il  est  tourné 
vers  toi,  il  ne  pourrait  tourner  ailleurs.  Depuis  que  je  ne 
vous  vois  plus ,  je  suis  tombée  dans  une  tristesse  affreuse  ; 
ah!  si  vous  saviez  comme  je  souffre!  Écrivez-moi  ;  votre  lettre 
me  fera  du  bien  ,  fût-elle  plus  méchante  que  la  dernière;  ce 
sera  quelque  chose  de  vous.  Hélas  !  je  ne  puis  m'imaginer  que 
je  ne  vous  reverrai  pas;  je  t'aime  trop,  méchant,  pour  ne 
pas  te  revoir.  J'espère  toujours  que  lu  vas  venir:  je  suis  as- 
sise toute  la  journée  devant  le  feu;  j  essuie  mes  larmes,  je 
ne  puis  rien  faire  autre  chose;  j'écoule,  j'écoute.  Quand 
quelqu'un  monte  l'escalier,  mon  cœur  bal  comme  une  hor- 
loge,  j'étouffe,  je  ne  vois  plus  clair;  quand  j'entends  mar- 
cher dans  le  corridor,  je  me  sens  mourir...;  Iiélas!  on  ne  s'ar- 
rête jamais  à  ma  porte... 

De  temps  eu  temps  je  me  traîne  à  ma  fenêtre,  el  je  re- 
garde les  passants  pendant  des  heures  entières.   Anne .  ma 


L'ARTISTE. 


1:2.-, 


*wur  Anne,  lu  ne  vois  rien  venir!  Ah!  si  seulement  lu  passais 
dans  la  rue,  et  si  lu  levais  la  lôlc!  je  crois  que  je  me  jette- 
rais dans  tes  bras.  J'ai  usé  sous  mes  lèvres  la  petite  rose  de 
Bengale;  c'était  ton  dernier  sourire  pour  moi.  Hélas!  tu  m'ai- 
mais encore,  je  le  voyais  dans  les  regards,  le  jour  où  tu 
m'as  attaché  cette  pauvre  rose  dans  les  cheveux.  Pourquoi 
ne  m'aimez  vous  plus?  je  les  ai  toujours  ces  longs  cheveux... 
Ah!  je  suis  bien  changée,  pourtant;  en  voyant  ma  triste 
mina,  vous  vous  trouveriez  trop  vengé  :  j'ai  joué  avec  l'a- 
mour, l'amour  m'a  bien  punie, 
a  Adieu  !  adieu. 

«  AN  AÏS.  » 

Quand  Anaïs  eut  écrit  cette  lettre,  elle  la  passa  devant  le 
feu,  non  pour  sécher  l'encre,  mais  pour  sécher  les  larmes  ré- 
pandues sur  chaque  mot. 

—  C'est  la  dernière  fois  que  j'écris,  murmura-t-ellc;  et  elle 
hrùla  sa  plume  au  même  instant. 

Elle  se  leva  péniblement ,  se  couvrit  de  son  grand  châle 
rouge, et  s'en  alla  clopin  clopanlvers  la  poste  voisine.  A  peine 
fut-elle  de  retour  en  sa  chambre  qu'elle  se  mit  à  sa  fenêtre  , 
comme  si  sa  lettre  eût  déjà  appelé  Adolphe.  Bientôt  elle  chan- 
cela ,  elle  s'imagina  qu'elle  allait  mourir.  Elle  se  coucha  sur 
son  grabat  en  priant  Dieu  d'avoir  pitié  de  sa  douleur.  Comme 
elle  n'avait  pas  dormi  depuis  deux  jours ,  elle  finit  par  s'as- 
soupir; mais  à  chaque  instant  elle  était  éveillée  par  les  rêves 
du  délire  ou  par  les  bruits  de  la  maison. 

—  Le  voilà  !  c'est  lui  !  disait-elle  en  se  soulevant. 

Et  elle  courait  à  la  porte  et  à  la  fenêtre  :  l'ingrat  n'était  ni 
d'un  côté  ni  de  l'autre.  Dans  la  rue ,  nul  passant  ne  levait  la 
tête;  dans  le  corridor,  nul  arrivant  ne  s'arrêtait  à  sa  porte. 

Enfin  ,  le  soir  elle  toucha  à  sa  dernière  espérance. 

—  Une  réponse  d'Adolphe! 

La  pauvre  fille  passa  cette  lettre  sous  ses  lèvres  flétries;  et 
brisant  le  cachet  d'une  main  tremblante  ,  son  regard  de 
flamme  dévora  le  nom  adoré  de  son  amant. 

«  Ma  chère  belle, 

«  Vous  finissez  les  romans  à  merveille.  C'est  bien  un  peu 
lugubre  ;  mais  nos  romanciers  n'en  font  pas  d'autres.  Ma  maî- 
tresse m'ayant  dit  que  votre  lettre  était  un  chef-d'œuvre  de 
candeur  et  de  tendresse,  je  vous  la  renvoie  afin  qu'elle  puisse 
vous  servir  ailleurs.  En  vieil  ami ,  je  vous  conseille  de  ne 
plus  faire  plusieurs  romans  à  la  fois  ;  c'est  gaspiller  son  talent 
mal  à  propos.  —  «  A.  n 

Anaïs  eut  le  cœur  brisé. 
Elle  ne  pleura  point,  elle  ne  se  plaignit  point. 
Tous  les  mots  de  cette  lettre  cruelle  flottaient  devant  ses 
yeux  comme  des  griffes  enflammées. 

—  S'il  était  là  ,  je  le  tuerais,  dit-elle  en  agitant  les  bras. 
Elle  ferma  la  fenêtre  avec  un  soupir  ;  elle  alluma  du  char- 
bon et  se  coucha. 

C'était  le  soir,  l'heure  bien-aiméc  des  amants  et  des  poêles; 
le  ciel  était  bleu ,  le  soleil  jetait  son  dernier  rayon,  la  rose 
son  dernier  éclat. 

Anaïs  regarda  le  dernier  rayon  du  soleil. 

—  Pourtant ,  dit-elle  ,  le  soleil  est  si  gai  ! 

Et  elle  se  souvint  qu'une  fois,  en  revenant  de  Mcudon  avec 


Adolphe,  son  âme  s'était  épanouie  aux  splendeurs  du  soleil 
couchant.  Elle  remercia  le  ciel  de  ce  souvenir;  et,  comme  le 
soleil  disparut  à  l'horizon  des  cheminées ,  elle  murmura  en 
soupirant  : 

—  Demain  le  soleil  ne  luira  plus  pour  moi  ! 

Déjà  elle  ne  respirait  qu'avec  peine,  cl  la  mort  commençait 
à  venir  par  le  cœur  ,  comme  elle  vient  à  toutes  ces  pauvres 
filles,  quand  un  orgue  de  Barbarie  lui  jeta  aux  oreilles  un 
doux  air  d'Ilérold  qu'elle  avait  chanté  avec  délice.  Comme 
l'air  s'est  interrompu  pendant  que  le  joueur  d'orgue  ra- 
massait un  sou ,  la  pauvre  Anaïs  ne  pul  empêcher  son  ima- 
gination de  chanter  les  dernières  notes. 

El  les  lugubres  fantômes  de  son  délire  s'effacèrent  sous  de- 
images  souriantes.  Elle  revit,  comme  par  enchantement. 
toutes  les  fêtes  de  sa  vie. 

—  Ah ,  bah  !  dit-elle  en  s'élançanl  à  la  fenêtre ,  je  ne  veux 
pas  mourir  ! 

Après  avoir  ouvert  la  croisée  et  jeté  de  l'eau  sur  lecharbon. 
et  pendant  que  la  vie  revenait  d'un  pied  léger  ,  comme  un 
doux  bruit  que  renvoie  l'écho  des  monlagnes  : 

—  J'allais  faire  une  belle  sotlisc  !  reprit-elle,  j'ai  toujours 
le  temps  d'en  venir  là.  Je  n'ai  que  vinst  ans ,  tout  petits  et 
tout  blonds  ,  qui  pèsent  à  peine  sur  ma  tète,  plus  légers  en- 
core que  mes  cheveux  ;  et  toul  n'est  pas  encore  dit  par  moi. 

Adolphe  lui  revint  à  la  pensée;  elle  se  remit  à  la  fenêtre  et 
pleura  longtemps. 
En  essuyant  ses  dernières  larmes  : 

—  Voilà  que  je  n'ai  plus  rien  dans  le  cœur  !  murmura- 
t-elle;  —  épuisé  ! 

Le  lendemain  elle  se  souvenait  à  peine  de  sa  maladie  ;  elle 
ouvrit  les  portes  de  son  cœur  et  mit  tous  ses  attraits  en  cam- 
pagne : 

L'œil  langoureux,  sournois,  mélaucolique  ,  de  flamme: 

La  nonchalance,  la  vivacité,  la  souplesse  des  mouvements: 

Un  ruban  de  plus  à  son  chapeau,  un  sourire  de  plus  sur  les 
lèvres  ; 

Elle  n'cul  garde  de  mettre  son  cou  à  l'ombre  ; 

Elle  sauta  un  ruisseau  pour  dévoiler  sa  jambe  ; 

Elle  acheta  un  bouquet  pour  dévoiler  un  coin  de  sa  gorge  : 

Enfin  ,  elle  fit  tant  des  pieds  et  des  mains  ,  qu'au  bout  de 
quinze  jours  elle  devint  la  maîtresse  d'un  sénateur  belge , 
qui  venait  lout  exprès  à  Paris  pour  étudier  la  politique  de 
M.  Thiers  et  pour  visiter  la  bibliothèque  de  M.  Janin. 

Mais  je  ne  veux  pas  suivre  Mlle  Anaïs  dans  loules  ses  in- 
constances; j'irais  trop  loin. 

Adolphe  ,  en  dépit  de  ses  cruautés,  eut  bien  par-ci  par-là 
quelques  échos  de  son  amour.  Un  malin  qu'il  passait  dans  la 
rue  Marie-Stuart ,  il  leva  la  lète ,  et  ressentit  un  coup  dans  le 
cœur  en  voyant  la  fenêtre  déserte,  sans  ombre  et  sans  fleurs; 
le  parlcrrc  de  la  fenêtre  avait  «té  enlevé  comme  les  meubles 
du  dedans. 

Uue  nuit ,  en  s'évcillanl  après  un  rêve  :  —  Ah  !  dil-il,  si  je 
savais  où  est  Anaïs! 

Le  lendemain,  il  passa  lout  son  temps  en  vaincs  re- 
cherches. 

Un  soir,  sur  le  boulevarl  de  Garni,  il  entrevit  Anaïs  dans 
un  tilbury  qui  fuyait  vers  la  Madeleine;  il  fit  un  signe  de  tête, 
Anaïs  sourit  avec  dédain. 

—  Ah!  murmura-l-il,  si  je  pouvais  la  ressaisir I 


126 


L'ARTISTE. 


Ainsi  il  respirait  de  teinps  en  temps,  et  avec  une  douce  tris- 
tesse, le  parfum  vieilli  de  cet  amour. 

L'année  suivante ,  durant  les  mascarades,  Adolphe,  de- 
venu notaire  à  Paris,  rien  que  cela  ,  alla  seul  incognito,  par 
une  coupable  distraction,  à  un  bal  masqué  de  l'Opéra-Co- 
mique. 

Il  devait  faire  le  lendemain  un  acte  ennuyeux,  suivant  son 
style,  c'est-à-dire  qu'il  devait  se  marier  avec  mademoiselle 
Marie-Angéline  Boucher,  fille  mineure,  d'un  blond  hasardé  et 
riche. 

Cependant  l'ivresse  de  la  danse  troubla  le  cœur  d'Adolphe. 
si  bien  qu'il  oublia  son  rôle  austère,  cl  se  jeta  à  corps  perdu 
dans  un  galop  orageux. 

Pour  danser  le  galop  ,  les  hardis  danseurs  s'emparent  de 
la  première  venue,  au  grand  dépit  des  amants  craintifs,  qui 
promènent  silencieusement  leurs  maîtresses. 

La  première  venue  pour  Adolphe  fut  Aoai's. 

—  Anaïs! 

—  Adolphe  ! 

Au  même  instant ,  une  bourrasque  violente  sépara  les  an- 
ciens amants ,  et  ils  ne  se  revirent  plus.  —  Plus  jamais  ! 

—  Si  je  lui  écrivais?  dit  le  lendemain  Anaïs  en  tendant  les 
bras  avec  ardeur,  comme  pour  ressaisir  uue  de  ces  heures 
enlevées  de  sa  joyeuse  insouciance. 

A  M.  Adolphe  Lebrun ,  notaire  à  Paris ,  rue  de  C. — 
«  Monsieur, 

«  Vous  avez  daigné  me  sourire  ,  l'autre  nuit,  au  bal  de  10- 
péra-Comique. 

«  Allons,  je  suis  une  bonne  fille  ,  j'oublie  votre  barbarie  , 
je  ne  me  souviens  que  de  mon  amour. 

«  Lord  Sur —  est  en  voyage  ;  j'ai  quelquesjours  de  loisir  ;  nie 
feriez-vous  l'insigne  honneur  de  venir  me  voir,  rue  Laf- 

fittC,'24?    —   ANAÏS    DE    SAINT-GERMAIN.    » 

Il  arriva  ce  qui  devait  arriver  :  le  lendemain  des  noces  de 
notre  héros,  sa  jeune  femme,  qui  avait  des  droits  à  la  jalousie 
et  qui  avait  prévu  la  chose  tout  autant  que  son  mari,  décacheta 
cette  lettre ,  et  s'empressa  d'envoyer  cette  réponse  à  madame 
Anaïs  de  Saint-Germain  : 

Madame  Anaïs  de  Sainl-Germain ,  24,  rue  Laffiltc. 


«  M.  Jean-Pierre  Lebrun,  huissier,  <l  madame  Maric-Èli- 
sabeth  Leroy,  M.  Edouard  Boucher,  négociant,  et  madame 
Klêonore  Chambord,  ont  l'honneur  de  vous  faire  part  du  ma- 
riage de  M.  Adolphe  Lebrun,  notaire,  à  Paris,  avec  made- 
moiselle Angèline  Boucler  » 

Assène  HOUSSAÏE. 


OPERA-COMIQUE  :  Première  reprcaenlalion  de  la  Sympiiome,  opéra  en 
un  aclr,  ptrota  de  M.  fie  Saint-Grobbks  ,  musique  de  M.  CLAMMM  . 
débul  de  Maril. 

ttni  Albert,  musicien  célèbre,  a  été  maî- 
tre de  chapelle  à  la  cour  du  grand-duc 
d'Oldenbourg.  Comme  le  Tasse  ,  il  est  de- 
venu amoureux  de  la  sœur  du  grand-duc  , 
la  belle  princesse  Hcrmance.  L'n  jour  qu'il 
faisait  exécuter,  devant  la  petite  cour,  une 
symphonie  où  il  avait  mis  tout  sou  génie,  et  dont  il  espérait 
la  plus  grande  gloire  de  sa  vie  (  les  artistes  à  la  façon  du  Vau- 
deville et  de  l'Opéra-Comique  ont  un  génie  immense,  et  comp- 
tent toujours  sur  une  ample  moisson  de  gloire  ),  Albert  vit  \t 
princesse  Hermance  causer  amicalement  avec  le  comte  de  Me- 
dclii.  que  l'opinion  publique  désignait  comme  son  futur  mari. 
il  tomba  sans  connaissance;  on  le  mit  au  cachot ,  et  il  en  sor- 
tit fou ,  mais  très-heureusement  fou.  Libre  de  courir,  avec 
son  talent  ,  toute  l'Allemagne ,  le  territoire  d'Oldenbourg 
excepté,  il  est  conduit,  dans  cette  pérégrination,  par  sa 
belle  cousine  Emmeline ,  qu'il  prend  pour  la  princesse  Her- 
mance ,  et  qu'il  se  flatte  d'épouser  quand  le  grand-duc  le 
voudra  bien.  Pitié  à  part,  Emmeline  n'est  pas  trop  contente 
de  celte  flatteuse  erreur,  car,  elle  aussi ,  a  son  petit  amour  à 
satisfaire.  Le  beau  capitaine  Wilhelm  l'aime  fort,  et  elle  l'é- 
pouserait de  grand  cœur,  si  le  pauvre  Albert  en  avait  fini  avec 
sa  folie.  En  attendant,  elle  vit  à  Leipzig  avec  Albert,  qui  fait 
des  cours  de  musique  pour  les  étudiants  de  l'université.  Les 
gaillards  ont  si  bien  profité  de  ses  leçons,  qu'ils  sont  devenus 
symphonistes  comme  un  conservatoire  au  grand  complet.  Ils 
se  font  remettre,  par  un  domestique  pieusement  infidèle,  le 
manuscrit  d'une  symphonie  de  maître  Albert,  mais  une  sym- 
phonie rare ,  à  laquelle  son  auteur  garde  un  souvenir  si  res- 
pectueux ,  qu'il  la  conserve  enveloppée  d'un  crêpe  ,  dans  un 
coffret  dont  il  a  confié  la  clef  à  un  autre ,  de  peur  de  céder  à 
la  tentation  de  regarder  trop  souvent  cet  objet  de  solennel 
souvenir.  C'est  la  fête  de  maître  Albert,  et  ses  disciples  veu- 
lent le  surprendre  agréablement  en  exécutant  sous  ses  fe- 
nêtres la  mystérieuse  symphonie.  Je  ne  sais  trop  s'ils  en  au- 
raient pris  le  bon  moyen,  mais  heureusement  la  véritable 
princesse  Hermance,  veuve,  depuis  six  mois,  de  son  comte 
de  Medeln,  arrive  pour  épouser  son  amoureux  musicien.  Al- 
bert ne  la  reconnaît  pas.  La  symphonie  commence,  celte 
symphonie  qui  est,  comme  vous  le  devinez  bien,  celle  qu'il 
faisait  exécuter  à  Oldenbourg  le  jour  où  il  devint  fou.  La  cata- 
racte intellectuelle  est  enlevée ,  la  princesse  Hermauce  recon- 
nue et  épousée. 

M.  Clapisson  a  fait  sur  ce  sujet,  assez  heureusement  coupé, 
une  de  ces  musiques  élégantes  et  gracieuses  qui  lui  ont  valu 
sa  réputation.  L'ouverture,  qui  commence  par  un  amiante 
fort  agréable,  finit  d'une  manière  peu  décidée.  Le  chœur  en 
mouvement  de  valse,  qui  voudrait  bien  être  allemand  ,  n'est 
d'aucun  pays;  un  duo  pour  Emmeline  el  Wilhelm.  l'air  de 
mademoiselle  Rossi  et  celui  de  Marié  .  el  surtout  un  excel- 


L'AUTISTE. 


127 


lcnl  commencement  de  quatuor  où  l'on  remarque  un  emploi 
original  de  la  voix  de  basse  ,  sont  les  morceaux  qui  mérites! 
d'être  cites.  Je  ne  parle  que  des  andanle  et  des  adagio,  car 
M.  Clapisson  n'a  pas  réussi  dans  l'allégro. 

Marié,  qui  débutait  dans  le  rôle  de  maître  Albert,  a  un  ex- 
térieur fort  agréable  et  de  bonne  tenue  ;  sa  voix  est  des  plus 
singulières  que  j'aie  jamais  entendues.  Parfois  timbrée  et 
éclatante  sur  certaines  notes,  elle  devient  à  rien  en  repas- 
sant sur  les  mêmes  intonations;  les  notes  de  poitrine  tien- 
nent un  peu  du  baryton,  mais  le  fausset  est  une  voix  toute 
particulière ,  à  qui  il  ne  manque  que  de  pouvoir  descendre 
pour  faire  de  son  beureux  possesseur  le  musico  le  plus  vi- 
goureux que  le  basant  ait  produit.  Toutes  ces  voix  sont  ca- 
pricieuses à  ce  point,  qu'il  m'a  semblé  que  Marié,  après  avoir 
été  forcé  de  prendre  le  fa  en  fausset ,  réussissait  à  donner 
pleinement  le  si  de  poitrine.  Il  a  du  goût  et  phrasé  fort  agréa- 
blement ;  mais  sa  qualité  la  plus  précieuse  aux  yeux  des  in- 
corrigibles habitués  de  l'Opéra-Comiquc  ,  c'est  un  jeu  plein 
d'àme  ,  d'intelligence ,  de  justesse  et  de  naturel.  Il  s'est  tiré 
avec  un  grand  bonheur  et  une  charmante  simplicité  de  ce  rôle 
si  niais  d'artiste  de  génie. 

Cet  artiste  valait  un  procès,  sans  doute;  mais  je  crains 
qu'on  ne  profile  de  sa  venue  à  Paris  pour  nous  bâcler  encore 
de  la  musique  bâtarde,  écourtée  et  tronquée,  comme  on  en  a 
tant  fait  au  théâtre  de  la  Bourse,  à  la  plus  grande  gloire  des 
chanteurs  incomplets. 


THEATRE  DE  LA  RENAISSANCE  :  I.*  Jacqueme. 

•£■??  e  serait  chose  déjà  ridicule  qu'un  opéra  qui 
aurait  une  portée  historique  secrète ,  et  pru- 
demment dissimulée  par  ses  auteurs  :  que 
serait-ce  donc  d'un  pauvre  libretto  compro- 
mis ouvertement  par  des  prétentions  amu- 
santes, exposées  dans  un  avant-propos  sé- 
rieux comme  l'indignai  ion  du  Constitutionnel? 
Passe  encore  pour  une  explication  longue,  tout  au  plus, 
comme  celles  qu'on  fait  pour  les  encyclopédies  historiques 
eu  un  volume,  A  l'usage  des  demoiselles.  Par  le  temps  qui 
court,  et  avec  l'instruction  universelle  qu'amène  le  pro- 
grès, tous  les  habitués  d'un  théâtre  ne  savent  pas  ce  que  fut 
la  Jacquerie.  MM.  Ferdinand  Langlé  et  Alboizc  avaient  donc 
bien  le  droit  de  dire  préalablement  qu'en  1358  (et  non  au 
commencement  du  treizième  siècle) ,  les  paysans  de  l'Ile-de- 
France  s'étaient  soulevés  contre  leurs  seigneurs,  que  ce 
mouvement  s'appelait  la  Jacquerie,  parce  que  les  insurgés 
se  donnaient  le  surnom  de  Jacques.  C'aurait  été  moins 
drôle  que  de  faire  intervenir  Richelieu  et  Louis  le  Jeune, 
et  même  Louis  le  Gros ,  dans  un  langage  français  qu'eût  dés- 
avoué Louis  le  Gros  lui-même. 

Heureusement  que  la  Jacquerie  n'est  pas  plus  historique 
que  le  Pré  aux  Clercs  et  les  Huguenots.  Les  auteurs  en  ont 
fait,  peut-être  sans  le  savoir,  un  bon  canevas  à  musique, 
avec  marches,  appels  nocturnes,  enlèvement,  quasi-viols, 
chefs  de  routiers,  serfs  à  collier,  moines  métis  ,  hérauts  d'ar- 
mes ,  château-fort,  pont-lcvis,  tournoi,  etc.,  etc  ,  avec  force 
armures  et  velours,  ce  qui  ne  nuit  pas  toujours  à  un  opéra. 
Au  premier  acte,  les  Jacques,  armés  de  haches,  arrivent 


des  quatre  points  cardinaux  dans  un  bois  où  ils  jurent  haine 
au  privilège,  tout  comme  des  gens  de  1830;  ils  le  font  seu- 
lement avec  une  harmonie  un  peu  plus  réelle.  On  entend  force 
chœurs  politiques  et  religieux,  dont  quelques-uns  sont  d'un 
grand  et  bel  effet.  Arrive  le  chaufournier  Aubriot,  qui  de- 
mande à  être  reçu  parmi  les  Jacques.  Or  procède  à  son  initia- 
tion suivant  les  formes,  et  sous  les  conditions  qui  ont  toujours 
été  ,  sont  et  qui  seront  usitées  jusqu'à  la  consommation  des 
siècles,  parmi  les  conspirateurs.  Il  s'agit  seulement ,  pour  le 
récipiendaire,  de  tuer,  à  l'occasion,  son  frère,  son  père;  et. 
dans  l'intérêt  de  la  couleur  historique ,  son  confesseur.  Le 
jour  vient,  les  Jacques  jugent  encore  à  propos  de  dissimuler, 
et  se  mettent  à  la  corvée  du  seigneur.  Ils  ne  dissimulent  pour- 
tant pas  tellement  qu'ils  ne  montrent  bonne  envie  de  (ucr  un 
homme  d'armes,  qui  tombe  tout  d'un  coup  au  milieu  d'eux. 
Aubriot  le  reconnaît  pour  celui  qui  l'a  délivré  quand  il  était 
emmené  par  les  satellites  du  haut  bers  de  Monlguisard.  On 
lui  fait  grâce,  et  le  capitaine  d'aventures,  c'est  ainsi  qu'on 
appelle  ce  gendarme,  chante  aux  Jacques  son  signalement 
matériel  et  moral;  puis  il  excite  habilement  à  la  révolte  les 
pauvres  serfs,  qui  ne  demandent  pas  mieux,  et  leur  donne 
de  l'or  pour  acheter  des  armes. 

Quand  les  Jacques  ont  de  l'or,  ils  vont  trouver  l'armurier 
Robersart  :  mais  celui-ci  refuse  de  leur  vendre  des  armes, 
d'abord  parce  qu'il  serait  pendu  pour  ce  fait  seul,  raison  qui 
dispense  de  toutes  les  autres,  et  puis  parce  qu'il  va  épouser 
fort  paisiblement  Gizelle,  sœur  d'Aubriot.  Robersart,  tout 
homme  de  fer  qu'il  soit  de  son  métier,  est  bien  le  bourgeois 
le  plus  agnelet  qui  ait  refusé  de  se  joindre  à  ses  voisins  au 
moment  du  danger.  Gizelle  est  bien ,  à  la  vérité  ,  serrée  de 
près  par  le  lubrique  haut  bers  de  Monlguisard,  dont  elle  est 
vassale.  On  parle  même  ,  aux  environs  du  château  ,  de  cer- 
tain droit  de  nopçage  qui  va  être  invoqué  par  ledit  comte: 
Robersart  ne  s'en  soucie  pas  autrement ,  protégé  qu'il  est 
par  l'abbé  de  Gaillefontaine ,  dont  relève  sa  forge ,  et  qui 
doit  lui  envoyer  son  vidame  pour  le  protéger  et  le  marier. 
Le  vidame  arrive  fort  ridiculement  accoutré,  moitié  soldat, 
moitié  moine ,  avec  une  cloche  peinte  à  l'endroit  qu'on  choi- 
sit pour  insulter  le  plus  largement  les  gens.  On  bavarde  assex 
longuement,  laissant  aux  archers  du  comte  tout  le  temps  de 
descendre  et  d'enlever  Gizelle,  et  le  vidame  lui-même.  Ge 
coup  d'état  exécuté,  les  Jacques  veulent  poursuivre  les  ra- 
visseurs dans  le  château;  on  lève  le  pont-levis,  et  ils  sont 
contraints  de  se  résigner  aux  longueurs  d'un  siège  en  forme. 

Cependant  le  haut  bers  ne  perd  pas  son  temps.  Confiant 
dans  la  force  de  ses  murailles,  il  emploie  contre  Gizelle  les 
séductions  et  les  menaces  :  rien  n'y  fait.  Il  est  un  instant  dé- 
rangé par  l'arrivée  du  capitaine  d'aventures  ,  que  ses  gens 
ont  arrêté  au  moment  où  il  voulait  passer  le  gué  de  l'Oi-c 
pour  aller  prendre  position  devant  les  Anglais.  A  cela,  Monl- 
guisard n'a  rien  à  dire,  sinon  qu'il  lui  faut  une  rançon  pour 
relâcher  un  prisonnier  d'une  telle  importance.  Le  capitaine  . 
dont  la  grande  compagnie  est  campée  daus  les  environs,  en- 
voie son  écuyer  ordonner  secrètement  à  ses  gens  d'observer 
une  neutralité  prudente  ,  sauf  à  donner  l'assaut  au  château 
dans  le  cas  où  la  vie  de  leur  chef  y  courrait  quelque  danger, 
ce  qu'ils  apprendront  par  son  écharpe  blanche  qu'il  agitera 
pour  demander  du  secours.  Ceci  réglé,  Monlguisard  renvoie 
tout  son  monde,  ne  gardant  que  Gizelle,  qu'il  veut  réduire 


M  -• 

Wa 


128 


L'ARTISTE. 


avant  tout.  C'est  en  vain  qu'elle  s'enveloppe  d'un  saint  voile, 
Manche  relique  consacrée  sur  le  Saint-Sépulcre,  et  à  la  con- 
servation duquel  est  attaché  le  salut  de  tous  les  Montguisard 
et  de  leur  château  ;  le  haut  bers,  impatienté,  arrache  le  voile 
importun  et  le  jette  par-dessus  le  rempart.  A  la  vue  de  cette 
blanche  écharpe  ,  les  gendarmes  du  capitaine  d'aventures, 
croyant  la  vie  de  leur  chef  menacée,  donnent,  conjointe- 
ment avec  les  Jacques,  l'assaut  au  château,  qui  est  pris  en  un 
clin  d'oeil.  Montguisard  se  retire  ,  enlevant  Cizelle  dans  sa 
tour  de  salut,  et  demande  le  combat  judiciaire,  qu'on  ne  peut 
lui  refuser.  On  dresse  la  lice.  Personne  ne  se  présente  pour 
défendre  Gizellc,  quand  arrive  le  capitaine  d'aventures,  le- 
quel n'est  autre  que  Charles  V,  le  Sage,  devant  lequel  Mont- 
guisard devra  plier  les  genoux.  A  cet  effet,  Montguisard  meurt 
de  colère,  et  ses  Jacques  sont  probablement  affranchis  par  le  roi. 

La  partie  la  plus  remarquable  de  l'ouvrage  consiste  en  des 
chœurs,  écrits  primitivement  par  M.  Mainzer  pour  un  opéra 
dont  le  sujet  était,  dit-on,  la  prise  de  Varsovie.  Nous  approu- 
vons fort  cette  transposition,  car  les  malheurs  de  la  Pologne  ne 
doivent  point  êlrcdonnéscn  spectacle  pour  de  l'argent.  11  règne 
dans  cette  composition  une  chaleur  très-grande ,  peut-être 
trop  constamment  soutenue.  A  l'exception  de  quelques  prières 
d'un  bon  effet,  et  de  chœurs  de  jeunes  filles,  tout  y  est  co- 
lère et  indignation.  Le  musicien,  trop  préoccupé  de  cette 
partie  si  importante  de  son  art,  a  laissé  aux  autres  morceaux  de 
chant  un  caractère  quelque  peu  indécis.  On  y  remarque  cepen- 
dant un  duo  au  troisième  acte,  le  commencement  d'un  trio,  et 
surtout  h  chanson  du  capitaine  d'aventures,  dont  l'accompagne- 
ment est  charmant.  J'y  signalerai,  comme  un  spirituel  contre- 
sens, le  dessin  élégant  de  musette,  qui  est  par  trop  pastoureau 
pour  un  homme  d'armes.  L'ouverture,  où  les  instruments  sont 
employés  selon  les  habitudes  combinées  de  Weber  et  de 
Beethoven,  est  un  peu  vague.  Nous  nous  rappelons  surtout  un 
passage  où  les  contre-basses  semblent  partir  toutes  seules 
comme  un  attelage  qui  a  brisé  ses  traits.  L'exécution  étant 
destinée  à  être  chorale  avant  tout,  nous  n'insisterons  guère 
sur  la  faiblesse  des  chanteurs  solo.  Nous  voudrions  bien  seu- 
lement que  le  capitaine  d'aventures  fût  moins  gaiement  criard, 
et  ridicule  avec  moins  de  résolution.  C'était  du  reste  une 
grande  difficulté  pour  un  ténor ,  même  passable  ,  d'entrer  si 
vivement  dans  la  mélodie  élevée  qui  commence  sa  chanson. 
Mme  Clary  a  une  forte  voix  ,  mais  bien  sourde  ,  qu'elle  jette 
sans  précaution  aucune.  Elle  a  beaucoup  à  faire  de  ce  côté. 

C'est  sans  doute  un  essai  fort  louable  de  l'ardent  directeur 
du  théâtre  Ventadour,  mais  il  ne  veut  pas  s'en  tenir  là,  et 
l'ait  bien  d'amasser  d'autres  éléments  de  réussite. 

A.  SPECHT. 

VAliDEVILLK  :  BELISAUIO;  vaudeville  en  deux  actes  de  MM.  Car- 
mouche  et  Ferdinand  Laloue. 

'  i  iignor  Barogo  a  longtemps  fait  les  délices 
)du  théâtre  de  Gênes,  mais  il  est  devenu 
!  vieux ,  sa  voix  s'en  est  allée,  et  le  public  in- 
i  grat  a  sifflé  l'idole  qu'il  avait  adorée  pendant 
.  de  longues  années.  Barogo  est  le  seul  à  Gênes 
qui  refuse  d'ajouter  foi  à  la  décroissance  de  son  talent  :  pour 
lui,  les   sons  qu'il  tire  de  son  gosier  sont  toujours  aussi 


doux  et  aussi  sonores,  le  temps  n'a  fait  qu'ajoutera  l'excel- 
lence de  sa  méthode ,  à  la  perfection  de  son  chant  :  il  se 
nourrit  de  l'idée  qu'il  est  toujours  le  premier  chanteur  du 
monde,  et,  enfermé  dans  ses  consolantes  illusions,  il  maudit 
la  foule  railleuse  et  ignorante  qui  méconnaît  son  grand  ar- 
tiste, et  il  ne  trouve  pas  assez  de  paroles  de  mépris  et  de  dé- 
dain pour  le  signor  Belmonti,  qui  lui  a  succédé  au  théâtre. 

Belmonti,  qui  est  amoureux  de  Nizza,  la  fille  de  Barogo,  a 
fait  tous  ses  efforts  pour  vaincre  la  répugnance  du  vieux 
chanteur,  mais  toutes  ses  avances,  toutes  ses  offres  ont  été 
rejelées.  Pendant  ce  temps,  la  misère  est  entrée  (kws  la 
maison  de  Barogo;  sans  place,  sans  élève,  ses  faibles  res- 
sources ont  été  bien  vite  épuisées,  et  le  père  et  la  fille  sont  dHM 
le  plus  complet  dénuement;  mais  le  vieil  artiste  est  encore 
plus  fier  que  pauvre,  et  il  préférerait  mourir  que  de  tendre  la 
main.  Plusieurs  fois,  empruntant  le  nom  d'un  riche  Anglais. 
Belmonti,  sous  prétexte  d'utiliser  au  profit  d'un  élève  l'cxpé 
rience  et  la  science  musicale  du  vieux  maestro,  lui  a  fait  ac- 
cepter des  secours  d'argent  ;  mais,  si  délicats  même  que  fus- 
sent ses  moyens ,  ils  ont  alarmé  la  susceptibilité  du  vieil- 
lard, et  il  s'est  vu  obligé  d'y  renoncer.  Alors,  Belmonti  a 
pris  un  autre  parti  :  revêtu  du  costume  d'un  marin  du  port . 
il  s'est  fait  recevoir  chez  Barogo,  qui,  lui  trouvant  une  belle 
voix ,  a  consenti  à  ouvrir  en  sa  faveur  les  trésors  de  sa  mé- 
thode et  de  son  art  divin. 

Barogo,  enivré  des  succès  prodigieux  que  fait  son  élève 
Paolo,  songe  à  le  faire  entendre  en  public;  aussi,  vers  la 
nuit,  on  les  voit  l'un  et  l'autre  improviser,  à  l'aide  de  quelques 
lumières,  une  salle  de  spectacle  en  pleine  place,  et  réunir 
autour  d'eux  un  auditoire  nombreux  de  peuple  qui  témoigne 
son  admiration  pour  la  belle  voix  de  Paolo. 

Un  jour  que  Belmonti,  annoncé  pour  chanter  au  grand 
théâtre  le  rôle  de  Bélisario,  s'y  était  refusé  pour  accompa- 
gner le  vieux  Barogo  et  sa  fille  sur  la  place,  la  ruse  fut  dé- 
couverte, et  Belmonti  forcé  de  reprendre  sa  place;  mais  il  y 
met  une  condition,  c'est  que  son  ancien  rival  remontera  une 
fois  encore  sur  le  théâtre,  qu'une  fois  encore  il  recueillera  les 
bravos  du  parterre,  et  qu'enfin  il  aura  son  dernier  jour  de 
gloire.  Voilà  donc  Barogo,  revêtu  de  la  tunique  romaine  et  du 
casque,  qui  revient  sur  la  scène;  mais,  soit  l'émotion,  soit 
la  frayeur,  la  voix  lui  manque;  alors  une  autre  voix,  pure, 
fraîche,  mélodieuse,  s'élance  du  trou  du  souffleur,  se  répand 
dans  la  salle,  frappe  d'admiration  tous  les  spectateurs,  qui 
trépignent  d'enthousiasme  et  jettent  leurs  bouquets  et  leurs 
couronnes  aux  pieds  du  grand  chanteur.  Barogo  ,  qui  n'a  eu 
qu'à  faire  les  gestes  des  paroles  que  chantait  Belmonti .  ac- 
cepte cette  ovation  et  se  croit  revenu  à  ses  jours  passés  de 
triomphe  et  de  gloire.  11  est  trop  heureux  pour  que  la  ren- 
cune  conserve  une  place  dans  son  cœur;  il  amnistie  Belmonti, 
et  consent  à  le  prendre  pour  son  gendre. 

Le  personnage  de  Barogo  est  toute  la  pièce:  Lepcintrc 
jeune,  dans  le  rôle  de  ce  pauvre  doyen  des  chanteurs,  s'est 
montré  plein  de  verve,  d'eutrain,  de  gaieté  ;  il  est  du  meil- 
leur et  du  plus  franc  comique.  Madame  Guillcmain ,  qui  fai- 
sait une  vieille  comtesse  ridicule,  a  été  très -amusante. 
M.  Tilly,  chargé  d'un  rôle  tout  entier  de  chant,  a  une  voix 
agréable  et  flexible;  il  a  été  très-applaudi  dans  la  Gasconne 
Bélisario  est  un  succès  pour  tout  le  monde.  A.  L.  C. 


Typographie  de  Lacrampc  cl  Comp.,  rue  Damiclte,  2.  —  Fonderie  de  Thorey,  Virer  el  Moret 


y 


1/ AUTISTE. 


129 


E  n'est  pas  sans  chagrin  que  nous 
annonçons  la  mort  d'un  peintre, 
M.  Keenson  (Kinson),  qui  vient 
^  de  mourir  en  Belgique  ,  dans 
Bruges,  sa  ville  natale,  à  l'âge  de 
»  soixante-huit  ans.  M.  Keenson  n'é- 
tait pas  sans  avoir  une  certaine  habileté,  et  une  grande 
réputation  qu'il  s'était  faite  à  représenter,  dans  tout 
l'attirail  de  leur  fortune  nouvelle,  les  grandes  dames  de 
l'empire.  Il  ne  faut  pas  s'y  tromper,  si  le  peintre  doit  avoir 
en  effet  une  grande  influence  sur  son  modèle,  qu'il  arrange 
à  la  façon  de  son  génie ,  il  arrive  aussi ,  et  fort  souvent , 
surtout  quand  le  peintre  n'a  pas  de  génie  ,  qu'il  est  tout 
à  fait  dominé  par  son  modèle.  C'est  là  ce  qui  était  arrivé 
à  Keenson.  Appelé  à  représenter  dans  ses  tableaux  les 
belles  manières ,  les  beaux  costumes  ,  l'élégance  impro- 
visée de  l'époque  impériale,  le  digne  homme  avait  fait 
ses  modèles  tels  qu'il  les  voyait ,  sans  y  rien  changer  :  de 
beaux  habits ,  couverts  de  broderie  et  mal  portés ,  de  la 
soie  et  du  velours  tant  qu'on  en  voulait ,  mais  taillés 
sans  goût  et  sans  ensemble  ;  des  couleurs  tranchées,  qui 
hurlaient  d'être  réunies  ;  de  grosses  mains  dans  de  petits 
gants  ;  de  grands  pieds  à  peine  contenus  dans  des  souliers 
trop  étroits  ;  des  visages  rubiconds  entourés  de  tous  les 
accessoires  mignards,  qui  n'appartenaient  jadis  qu'à  toutes 
les  femmes  de  race.  Mais  telle  était  la  volonté  de  l'em- 
pereur ,  qu'il  s'était  improvisé  même  une  noblesse,  et  il 
fallait,  bon  gré,  mal  gré,  que  tout  le  monde  eût  foi  en  sa 
noblesse,  môme  les  historiens,  même  les  peintres.  On 
lui  faisait  donc ,  tant  qu'il  en  voulait ,  des  rois  et  des 
reines,  des  princes  et  des  princesses,  des  barons  et  des 
baronnes.  Dans  cette  grande  fabrication  d'une  cour  en 
toile  peinte ,  M.  Keenson  se  distinguait  par  une  activité 

2e  SEME  ,  TOME  IV,  9e  LIVRAISON. 


infatigable  ;  il  fabriquait  autant  de  maréchaux  de  France 
que  l'empereur  Napoléon  lui-même  ;  il  prodiguait  au- 
tant que  l'Empereur,  le  lendemain  d'une  victoire,  les 
cordons ,  les  épaulettes ,  les  aiguillettes ,  les  uniformes , 
les  sabres  et  les  épées  aux  poignées  dorées  ;  nul  ne  sa- 
vait mieux  que  lui  habiller  une  dame  d'honneur,  une 
lectrice  ,  un  page,  un  écuyer.  Dans  la  représentation  hâ- 
tée de  cette  cour,  que  la  gloire  impériale  ne  sauvait  même 
pas  du  ridicule  ,  M.  Keenson  y  allait  de  la  meilleure  foi 
du  monde  ;  il  ne  connaissait  rien  de  plus  splcndide,  de 
plus  magnifique,  rien  de  plus  noble  et  de  plus  royal  que 
les  Tuileries  de  l'Empereur.  Pendant  que  M.  Gérard, 
qui  était  très-fin  et  qui  prévoyait  bien  l'avenir,  s'ef- 
forçait de  donner  à  ses  modèles  un  peu  de  cette  bonne 
grâce  que  le  dernier  siècle  avait  emportée  dans  la  tombe  ; 
pendant  que  M.  Gros,  quand  il  peignait,  s'appuyait  sur 
un  sabre  en  guise  d'appuic-main  et  s'en  allait  chercher 
ses  héros  tout  sanglants  au  milieu  des  champs  de  ba- 
taille, bien  assuré  qu'un  soldat  est  toujours  assez  grand 
pour  un  grand  peintre,  quand  ce  soldat  sent  encore 
l'odeur  de  la  poudre  ;  pendant  qu'Isabey ,  qui  s'était 
chargé  de  la  plus  douce  partie  de  celte  tâche  pres- 
que historique,  mettait  en  réserve  pour  lui-même ,  et 
pour  lui  seul ,  les  plus  belles  têtes  ,  les  plus  blanches 
épaules  ,  les  mains  les  plus  fines ,  les  pieds  les  plus  mi- 
gnons de  la  nouvelle  cour,  tant  il  était  sûr  qu'une 
femme  vraiment  belle  est  toujours  une  grande  dame  , 
ce  brave  Keenson  n'y  regardait  pas  de  si  près  :  il  aurait 
eu  honte  de  tant  choisir,  car  c'eût  été ,  selon  lui,  douter 
de  l'éternité  de  l'empire  et  de  la  majesté  de  l'Empe- 
reur. Il  peignait  au  hasard  tout  ce  qui  se  présentait 
dans  son  atelier,  pourvu  que  l'homme  fût  un  général 
d'armée ,  pourvu  que  la  dame  eût  été  présentée  à  Sa 
Majesté  impériale  et  royale;  et  naturellement,  à  tous 
ces  modèles  bénévoles  et  peu  connaisseurs,  dont  ni  Gros, 
ni  Gérard,  non  plus  qu'Isabey,  n'auraient  voulu  à  aucun 
prix,  ce  digne  Keenson  donnait  la  même  attitude,  le  même 
habit  et  à  peu  près  le  même  visage.  Ainsi,  vous  pourriez 
reconnaître  tous  ceux  qui  ont  posé  devant  lui,  à  ce  je  ne 
sais  quoi  de  martial,  d'affecté  et  de  gêné  en  même  temps, 
qui  devait  être  l'attribut  de  tous  ces  nobles  parvenus  des 
champs  de  bataille,  si  malheureux  quand  il  fallait  quitter 
le  bivouac  ou  le  camp  pour  se  présenter  aux  Tuileries. 
Mais  dans  ce  temps- là ,  Dieu  merci ,  on  n'y  regardait 
pas  de  si  près.  Celui-là  était  assez  beau  et  assez  gentil- 
homme ,  qui  avait  emporté  une  ville  d'assaut  ;  et  quand 
le  mari  était  beau ,  il  fallait  que  la  femme  fût  belle,  l'un 
portait  l'autre  ;  si  la  femme  était  mal  drapée  dans  son 
cachemire  nouvellement  apporté  d'Egypte,  en  revanche 
le  mari  portait  fièrement  ses  épaulettes  gagnées  à  l'ombre 
des  Pyramides.  Les  gentilshommes  de  l'ancienne  cour , 
que  Napoléon  avait  appelés  à  son  aide  pour  l'aider  à  re- 
trouver l'étiquette  de  l'ancienne  royauté  qui  n'était  plus, 
auraient  osé  moins  que  les  autres   se  permettre  sterne 

17 


130 


L'ARTISTE. 


un  sourire,  et  ils  étaient  bien  heureux  et  fiers  quand  ils 
avaient  l'honneur  d'accompagner  jusqu'à  leur  voiture 
ces  maréchales,  bonnes  filles  dont  on  répétait  tout  bas  les 
grivoiseries  et  les  bons  mots. Or,  le  moyen  que  M.  Keenson, 
et  tant  d'autres  avec  lui,  ne  fussent  pas  séduits  par  ces 
respects  forcés  et  unanimes  pour  ces  grands  seigneurs  de 
fraîche  date  ?  le  moyen  qu'ils  voulussent  rien  changer  à  ces 
héros  et  à  ces  héroïnes  que  l'Empereur  appelait  ses  cousins 
et  ses  cousines?D'ailleurs,  les  modèles  de  M.  Keenson ,  se 
voyant  si  fort  ressemblants  dans  ses  portraits ,  durent 
naturellement  lui  en  savoir  très-bon  gré.  Cela  les  amu- 
sait de  se  voir  ainsi  reconnus,  malgré  tout  leur  somp- 
tueux attirail ,  par  leurs  parents  ,  par  leurs  voisins ,  par 
tous  les  témoins  de  leur  ancienne  fortune.  Moins  le  pein- 
tre cherchait  à  flatter  ces  vulgaires  physionomies  en  leur 
donnant  un  peu  plus  d'élégance,  et  plus  ses  naïfs  mo- 
dèles se  trouvaient  à  l'aise  dans  ces  habits  brodés ,  dans 
ces  fauteuils  de  velours,  sur  ces  tapis  magnifiques  que  le 
peintre  ne  leur  épargnait  pas.  Plus  d'une  fois  la  flatterie 
de  Gérard  ou  de  M.  Isabey  envers  leur  modèle,  tout 
adroite  qu'elle  était,  devait  déplaire,  tant  il  y  a  au  fond 
de  nous-mêmes  quelque  chose  qui  nous  dit  tout  bas  qu'on 
nous  flatte ,  et  tant  certaine  flatterie  ressemble  à  une 
censure!  En  un  mot,  tel  modèle  dont  un  peintre  habile 
aurait  rougi ,  M.  Keenson  en  était  fier,  et  à  son  tour  le 
modèle  était  fier  de  son  peintre.  M.  Keenson  fit  donc  à 
Paris  une  grande  fortune  :  ses  salons  furent  encombrés 
du  plus  beau  monde,  tout  autant  que  les  salons  de 
M.  Gérard.  Il  eut  la  croix  d'honneur;  il  eût  été  baron 
si  l'empire  avait  duré.  Il  fut  adopté  surtout  par  Jérôme 
Honaparte ,  le  même  qui ,  après  avoir  été  roi  en  West- 
phalie ,  un  roi  très-brave  et  très-estimé ,  s'est  retiré  à 
Florence  ,  où  il  s'est  consolé  de  tant  de  grandeurs  éva- 
nouies ,  en  faisant  graver  son  propre  portrait  d'après 
Keenson. 

Malheureusement  pour  notre  peintre,  cette  cour,  dont 
il  avait  été  le  peintre  ordinaire  ,  devait  être  emportée 
dans  le  désastre  du  maître ,  comme  fait  le  vent  d'automne 
pour  la  poussière  du  grand  chemin,  quand  il  déracine  le 
chêne  altier.  Lui  parti,  revint  l'ancienne  cour  à  la  suite  de 
la  vieille  royauté  ;  et  je  vous  laisse  à  penser  quel  dut  être 
l'étonnementde  M.  Keenson,  la  première  fois  qu'il  fut  ap- 
pelé à  peindre  un  gentilhomme  de  la  cour  deCharles  X, 
à  peindre  une  duchesse  véritable  ;  je  vous  laisse  à  juger 
son  effroi ,  quand  il  se  trouva  en  présence  de  cette  chose 
dont  il  n'avait  jamais  entendu  parler,  un  marquis  de 
l'ancien  régime!  —  Quoi  donc!  c'est  là  un  gentilhomme? 
mais  il  n'a  ni  décorations,  ni  uniforme,  ni  épaulettes  ! 
Quoi  donc!  c'est  là  une  duchesse?  mais  elle  est  vêtue 
comme  toutes  les  femmes,  plus  simplement  peut-être: 
ni  bijoux,  ni  pierreries,  ni  manteau.  Que  voulez-vous 
que  je  fasse  de  cette  femme  étendue  nonchalamment  sur 
une  chaise  longue  ?  à  quoi  voulez-vous  que  le  public 
reconnaisse  cette  duchesse? 


Ainsi ,  c'étaient  des  étonnements  à  n'en  pus  finir  pour 
les  peintres  médiocres  de  cette  époque  ;  toutes  leurs  ha- 
bitudes étaient  dérangées:  les  femmes  ne  s'habillaient  plus 
de  la  même  façon ,  leur  gorge  même  était  déplacée  d'un 
demi-pied  ;  les  meubles  grecs  et  les  chaises  curules,  et 
tout  l'ameublement  inventé  par  David  ,  avaient  été  relé- 
gués dans  les  greniers;  ce  qui  était  beauté  était  devenu  lai- 
deur; la  laideur  était  devenue  beauté;  le  cordon  rouge  était 
devenu  bleu;  les  soldats  de  l'Empereur  voulaient  des 
femmes  grasses  et  saignantes,  les  courtisans  de  Louis 
XVIII  voulaient  des  femmes  pâles  et  étiolées  comme 
autant  de  fleurs  rapportées  d'Harlwell.  Dans  celte  confu- 
sion qu'il  n'avait  pas  prévue ,  et  que  Gérard  avait  de- 
vinée, le  malheureux  Keenson  ne  sut  plus  quel  parti  pren- 
dre. Ses  anciens  modèles,  qui  l'entouraient  de  leur  pro- 
tection ,  de  leur  louange,  avaient  disparu  on  ne  sait  où , 
dans  cette  tempête  ;  trop  heureuses,  ces  bonnes  bour- 
geoises, d'être  redevenues  des  bourgeoises.  Elles  avaient 
coupé  leurs  manteaux  de  pairesses  pour  en  faire  un 
couvre-pied  de  leur  lit  ;  de  toutes  ces  grandeurs,  qui  les 
amusaient  peu,  elles  n'avaient  conservé  que  leurs  por- 
traits, par  Keenson,  et,  tranquillement  assises  au  coin  de 
leur  feu,  elles  avaient  oublié  la  salle  des  Maréchaux  de 
France.  Le  grand  malheur  de  Keenson,  ce  fut  de  s'ob- 
stiner à  peindre  des  ducs  et  des  duchesses  ;  il  n'eut  pas 
la  sagesse  de  quitter  cette  cour  qui  le  quittait. 

Sous  M.  de  Villèle,  quand  s'agita  le  milliard  de  l'in- 
demnité, et  quand  se  créèrent  toutes  ces  fortunes  mons- 
trueuses dont  l'histoire  ressemble  à  un  conte  des  Mille 
et  Une  Nuits,  Keenson  aurait  pu  encore  se  créer  une  grande 
clientèle  s'il  eût  voulu  devenir  tout  simplement  le  pein- 
tre ordinaire  de  la  Chaussée-d'Antin,  ce  nouveau  royaume 
qui  déjà  tenait  tête  au  faubourg  Saint-Germain  ;  mais 
Keenson  refusa  de  déroger;  il  tenait  aux  grandeurs  nobi- 
liaires; et,  pendant  qu'il  perdait  son  dernier  crédit  au 
château  des  Tuileries  et  dans  les  hôtels  voisins,  M.  Du- 
bufe  lui  enlevait  la  clientèle  de  la  Chaussée-d'Antin. 
Malgré  le  portrait  de  madame  la  duchesse  de  Berri.  la 
plus  facile  à  reproduire  de  toutes  les  duchesses  pour  un 
peintre  comme  M.  Keenson, M.  Dubufe  acheva  Keenson  : 
il  lui  enleva  la  supériorité  qui  lui  restait,  je  veux  dire 
la  soie ,  le  velours ,  les  plumes  blanches,  le  drap  d'EI- 
beuf,  toute  la  décoration  extérieure.  Le  malheureux 
Keenson  en  fut  donc  réduit  à  faire  le  portrait  de  quel- 
ques enrichis  subalternes  dont  le  nom  était  inconnu  à 
la  Bourse,  à  plus  forte  raison  aux  Tuileries.  11  retrou- 
vait, cette  fois,  les  modèles  qui  avaient  posé  dans  sa 
première  jeunesse ,  les  mêmes  modèles ,  moins  la 
gloire,  moins  le  courage,  moins  l'amitié  de  l'Empe- 
reur. Cette  fois,  l'argent  avait  remplacé  les  dignités  con- 
quises sur  le  champ  de  bataille  Aussi,  comme  il  voyait 
enfin  ses  modèles  dans  toute  leur  laideur  native,  Keenson 
ne  voulut  plus  en  peindre  aucun.  Il  brisa  cette  palette 
qui  avait  été  recouverte  de  tant  de  broderies  inépuisa- 


L'ARTISTE. 


131 


blés,  il  se  retira  dans  la  plus  vieille  cité  de  la  Belgique , 
et  la  plus  triste.  Là  ,  au  milieu  de  ces  chefs-d'œuvre  de 
pierre ,  entouré  de  cet  art  espagnol  et  flamand ,  il  oublia 
comme  il  put  ces  grandeurs  passagères  dont  il  avait  été 
le  peintre  passager.  H  est  mort  bien  convaincu,  celui-là, 
du  néant  de  la  gloire.  Il  avait  coutume  de  dire ,  dans  ces 
derniers  temps,  que,  pour  un  peintre  qui  veut  durer,  il 
n'y  avait  qu'une  chose  à  peindre,  les  jeunes  corps  et  les 
beaux  visages  ;  que  la  jeunesse  et  la  beauté  étaient  les 
seules  choses  un  peu  éternelles  de  ce  monde ,  et ,  qu'à 
tout  prendre,  s'il  avait  à  recommencer  sa  vie  de  peintre 
de  portraits,  il  se  défierait  même  de  la  gloire,  môme  de 
la  science,  même  de  la  vertu.  Tout  cela,  disait-il,  ne 
vaut  pas,  pour  faire  un  beau  portrait,  une  jeune  et 
belle  fille  de  vingt  ans,  qui  te  sourit  doucement ,  qui  te 
regarde  tendrement  de  ses  yeux  bleus. 

Et  véritablement ,  je  crois  bien  que  le  digne  homme 
avait  raison. 

J.  JANIN. 


TABLEAUX  AFOORTFHES. 


'est  un  spectacle  peu  fait  pour  flatter 
notre  vanité  nationale ,  que  celui  du 
désordre  dans  lequel  nous  mainte- 
nons en  France  la  plupart  de  nos 
dépôts  scientifiques  :  à  cela  près  de  la 
magnificence  des  décorations  et  du 
nombre  des  objets  qui  s'y  trouvent  ac- 
cumulés, nos  Musées  ont  plutôt  l'air  de  bazars  ou  de 
magasins  de  curiosités,  que  de  collections  régulières 
scientifiquement  coordonnées.  Ainsi,  tandis  que lesbiblio- 
thèques,  les  musées,  les  jardins  botaniques  de  l'Allema- 
gne sont  classés  de  manière  à  faciliter  les  études  et  les 
recherches  de  chacun  ,  et  présentent  au  premier  coup 
d'oeil  les  objets  qui  les  composent,  disposés  dans  l'ordre 
exact,  dans  les  rapports  précis  qui  leur  sont  assignés  par 
l'état  actuel  de  la  science ,  tout  cela  chez  nous  est  dis- 
tribué au  hasard,  suivant  le  caprice  d'un  employé  subal- 
terne ,  sans  autre  préoccupation ,  la  plupart  du  temps, 
que  celle  de  remplir  une  place  vide. 

Au  Musée  des  Antiques  on  a  distribué  les  statues  par 
rang  de  taille,  comme  une  compagnie  de  grenadiers, 


les  grandes  d'abord,  puis  les  moyennes,  puis  les  plus 
petites  dans  les  intervalles;  enfin  les  bustes,  les  WMi 
et  les  bas-reliefs,  ici  et  là,  comme  cela  est  venu  ,  sans 
autre  pensée  que  celle  de  mettre  plus  en  vue  le> 
objets  dignes  d'une  attention  particulière;  encore  cette 
convenance  a-t-ellc  été  sacrifiée  toutes  les  fois  que, 
pour  y  satisfaire,  il  eût  fallu  rompre  l'exacte  symétrie 
que  semblent  avoir  eue  principalement  en  vue  les  hom- 
mes qui  ont  présidé  à  cet  arrangement. 

Dans  la  galerie  de  peinture,  les  tableaux  sont  dis- 
posés suivant  la  dimension  du  cadre,  pour  se  faire  pen- 
dant l'un  à  l'autre  et  caresser  l'œil  par  le  rapport  des 
surfaces  et  l'harmonie  des  bordures.  On  y  a  ménagé,  il 
est  vrai,  un  grande  division  par  écoles;  mais  on  s'est 
arrêté  à  des  termes  trop  généraux  pour  qu'elle  pût  avoir 
quelque  utilité  et  quelque  valeur.  En  effet,  elle  confond 
dans  la  même  catégorie  les  écoles  de  Home,  de  Venise, 
de  Florence,  de  Bologne,  etc.,  sous  la  dénomination 
générale  d'école  d'Italie;  et  puis,  cette  distribution  ne 
tient  aucun  compte  de  la  diversité  des  époques,  aussi 
intéressante  au  moins  que  celle  des  écoles. 

Il  résulte  du  système  de  classification  allemand ,  qu'en 
parcourant  seulement  de  temps  à  autre  la  glyptothèque 
de  Munich,  ou  le  jardin  botanique  de  Berlin,  un  homme 
quelque  peu  intelligent  acquerra  des  idées  générales  et 
des  connaissances  de  détail  beaucoup  plus  étendues,  et  en 
môme  temps  plus  précises, qu'après  une  étude  de  plusieurs 
années  dans  nos  Musées  de  Paris  ou  dans  notre  Jardin- 
des-Plantes  ;  car,  tandis  qu'il  ne  règne  ici  que  désordre  et 
confusion  ,  là  tout  est  classé  avec  méthode ,  et  chaque 
objet  se  présente  au  regard  dans  l'ordre  et  avec  les 
rapports  qu'il  doit  conserver  en  se  gravant  dans  l'in- 
telligence. 

On  objectera  peut-être  que  les  Allemands  tirent  peu  de 
profit  de  cette  admirable  méthode ,  tandis  que  l'esprit 
français  a  cela  de  particulièrement  remarquable,  qu'ob- 
servant au  hasard,  étudiant  à  bâtons  rompus,  prenant 
çà  et  là  ses  renseignements  quand  l'occasion  se  présente, 
il  accumule,  en  fin  de  compte,  un  bagage  plus  substantiel, 
sinon  plus  considérable  ;  et  que  la  finesse  de  ses  aperçus , 
la  droiture  de  sa  raison,  la  netteté  de  son  intelligence,  le 
mènent  ordinairement  à  des  conclusions  plus  justes  que 
celles  de  la  pesante  érudition  allemande.  Mais  ce  n'est 
pas,  à  notre  sens,  une  raison  sudisante  pour  nous  faire 
renoncer  éternellement  à  la  réalisation  d'avantages  aussi 
importants ,  que  de  montrer  que  nous  avons  pu ,  sans 
trop  de  dommage,  nous  en  passer  jusqu'à  ce  jour. 

Les  obstacles  qui  s'opposeraient  à  une  pareille  classifi- 
cation des  ouvrages  qui  composent  la  collection  de  pein- 
ture et  de  sculpture  de  la  galerie  du  Louvre  sont  im- 
menses, je  le  sais,  ils  sont  de  plusieurs  natures;  mais  aucun 
ne  me  parait  insurmontable.  Le  plus  important,  sans 
contredit,  est  la  difficulté  de  déterminer  l'époque  précise 
et  l'origine  authentique  de  toutes  ces  œuvres  d'art  :  on 


132 


L'ARTISTE. 


en  demeurera  pleinement  convaincu  si  l'on  vient  à  songer 
qu'il  n'est  peut-être  pas  un  artiste,  pas  un  antiquaire,  à 
qui  il  ne  soit  arrivé  de  se  laisser  tromper  par  la  sup- 
position d'un  ouvrage  apocryphe  attribué  à  tel  artiste, 
ou  à  telle  époque.  Winkelmann  lui-même,  le  grand  cri- 
tique, le  grand  antiquaire  ,  l'oracle  de  toutes  les  Acadé- 
mies ,  n'a  pas  su  se  tenir  en  garde  contre  un  piège  de 
cette  nature ,  tendu  à  la  réputation  de  son  infaillibilité. 

Il  s'était  pris  de  querelle  avec  un  peintre  assez  habile, 
un  élève  de  Raphaël  Mcngs,  Casanova,  qui  avait  dessiné 
les  figures  de  son  Explication  des  monuments  de  l'anti- 
quité :  la  dispute  s'était  engagée  au  sujet  d'une  statue 
antique  à  laquelle  chacun  d'eux  reconnaissait  des  qua- 
lités essentiellement  différentes.  Ni  l'un  ni  l'autre  ne 
voulant  abandonner  aucune  de  ses  prétentions ,  ni  ad- 
mettre les  raisons  de  son  adversaire ,  ils  en  étaient  venus  à 
débattre  du  degré  de  confiance  que  l'on  doit  attribuer 
comparativement  à  l'opinion  d'un  artiste  et  à  celle  d'un 
antiquaire ,  et  de  l'autorité  relative  qu'on  peut  accorder 
au  jugementde  l'unctde  l'autre.  Winkelmann  soutenait 
que  les  artistes ,  tout  préoccupés  de  leur  travail  manuel 
et  de  leurs  préjugés  d'atelier  ,  n'étaient  pas  suffisam- 
ment éclairés  pour  apprécier  convenablement  un  mo- 
nument antique,  tandis  que  les  antiquaires ,  embrassant 
les  choses  de  plus  haut ,  étaient  seuls  capables  de  juger 
sainement  et  d'avoir  une  opinion  de  quelque  valeur. 
Casanova  répondit  que  les  antiquaires  ne  pouvaient  rien 
entendre  aux  qualités  essentielles  d'une  œuvre  d'art; 
que ,  cherchant  la  facture  là  où  les  artistes  cherchaient 
la  science ,  se  contentant  de  l'apparence  là  où  ceux-ci 
cherchaient  le  sentiment  et  la  précision,  les  amateurs  ne 
faisaient  qu'embrouiller  les  questions  avec  leur  érudition 
indigeste  ;  tandis  qu'un  artiste  quelque  peu  lettré,  quel- 
que peu  érudit ,  méritait  infiniment  plus  de  confiance 
qu'un  antiquaire ,  car  il  pouvait  s'éclairer  des  mômes 
lumières;  et,  cherchant  encore  quelque  chose  au-delà,  il 
n'était  pas  satisfait  lorsque  celui-ci  l'était  déjà:  il  y  avait 
donc  bien  quelque  raison  pour  s'en  rapporter  de  préfé- 
rence à  celui  dont  l'opinion  présentait  plus  de  garantie, 
par  cela  môme  qu'elle  était  fondée  sur  des  éléments  plus 
nombreux  et  plus  divers.  D'ailleurs ,  il  se  faisait  fort  de 
lui  montrer  que ,  malgré  toutes  ses  études ,  toutes  ses 
connaissances,  malgré  toute  son  expérience  ,  malgré 
toute  son  érudition,  on  pouvait  lui  faire  prendre  le  change 
à  lui-même  sur  l'authenticité  d'une  œuvre  d'art. 

Winkelmann,  encore  échauffé  parla  discussion  quelque 
peu  aigre  qu'il  venait  de  soutenir  contre  Etienne  Fal- 
conet  au  sujet  du  livre  de  Watelct ,  répondit  en  portant 
à  son  antagoniste  le  défi  de  jamais  l'induire  en  erreur. 

Là-dessus,  Casanova  se  mit  à  exécuter  en  secret  plu- 
sieurs tableaux  dans  le  goût  des  peintures  d'HercuIanum. 
A  quelque  temps  de  là  il  fit  courir  le  bruit  qu'on  venait  de 
découvrir  des  peintures  antiques  de  la  plus  haute  impor- 
tance. On  les  fit  voir  mystérieusement  à  Winkelmann,  qui, 


avant  de  se  prononcer,  voulut  avoir  des  éclaircissements 
sur  leur  origine.  On  lui  fit  savoir  que  ces  tableaux  avaient 
été  découverts  dans  les  environs  de  Rome  par  un  certain 
chevalier  de  Diel,  gentilhomme  français,  né  à  Marcilly, 
en  Normandie  ;  puis  il  apprit  bientôt  que  ce  chevalier  de 
Diel  venait  de  mourir  subitement  à  Rome,  emportant 
avec  lui  son  secret. 

Winkelmann  donna  pleinement  dans  le  piège,  et  publia, 
dans  son  Histoire  de  l'Art,  une  description  emphatique 
de  ces  peintures.  Casanova  l'attendait  là  ;  il  n'eut  pas  de 
peine  à  prouver  qu'il  était  l'auteur  des  chefs-d'œuvre  de 
peinture  antique  célébrés  par  le  critique  infaillible. 
Celui-ci,  blessé  dans  ses  plus  vives  susceptibilités,  fit 
beaucoup  de  bruit  d'un  scandale  qu'il  aurait  dû  tout 
faire  pour  étouffer  ;  il  s'emporta  contre  Casanova  jus- 
qu'aux invectives  les  plus  violentes  :  c'était  là  une  de  ces 
trahisons  dont  l'histoire  ne  présente  pas  d'exemple  !  c'é- 
tait une  infamie  qui  devait  attirer  sur  son  auteur  le 
mépris  et  la  haine  de  tous  les  gens  de  bien  !  Les  journaux 
retentirent  de  cette  querelle  ;  quelques-uns  prirent  parti 
pour  Winkelmann,  mais  la  plupart  relevèrent  avec  assez 
peu  de  bienveillance  la  bévue  de  l'antiquaire  ,  qui ,  jus- 
que-là, avait  proclamé  si  haut  et  avec  tant  de  complai- 
sance sa  propre  infaillibilité.  Le  docteur  Klotz,  directeur 
de  la  Gazette  de  Halle ,  fit  beaucoup  rire  ,  dans  les  Acta 
litteraria  ,  aux  dépens  de  l'auteur  de  l'Histoire  de  l'Art, 
qui ,  prenant  la  chose  au  tragique,  accusa  les  Allemands 
de  stupidité  et  d'ingratitude. 

On  conte  que  Raphaël d'Urbin,  pris  au  même  piège  par 
Michel-Ange,  sut  s'en  tirer  avec  tout  le  bon  goût  d'un 
homme  élégant,  avec  toute  la  présence  d'esprit  d'un 
homme  supérieur. 

Michel-Ange,  indigné  de  ce  que  l'on  eût  confié  à  Ra- 
phaël la  direction  des  fouilles  que  le  pape  faisait  exé- 
cuter à  Rome  ,  direction  qu'il  regardait  comme  lui  re- 
venant de  droit  à  cause  de  sa  double  qualité  de  sculpteur 
et  d'ingénieur,  fit  dans  le  style  de  la  sculpture  antique 
une  statue  de  Bacchus,  qu'il  enfouit  dans  les  terrains 
que  les  fouilles  devaient  atteindre  prochainement.  Quel- 
ques jours  après  elle  fut  découverte, et  Raphaël,  appelé 
à  en  dire  son  avis,  n'hésita  pas  à  déclarer  que  c'était 
une  figure  antique,  et  des  plus  admirables  que  l'on  eût 
encore  trouvées.  Là-dessus  le  sculpteur  florentin  mon- 
tra un  fragment  de  la  statue  qu'il  avait  détaché  avant 
de  l'enfouir.  Mais  Raphaël  répondit,  sans  se  déconcerter, 
qu'il  n'y  avait  pas  erreur  à  mettre  une  statue  de  Michel- 
Ange  au  rang  des  plus  beaux  ouvrages  de  l'antiquité. 

Cependant,  cette  figure  de  Michel-Ange,  ce  Bacchus 
qui  a  fait  illusion  à  Raphaël,  ne  tromperait  plus  personne 
maintenant;  en  effet,  à  travers  l'imitation  savante  de 
l'antiquité,  on  reconnaît  au  premier  coup  d'œil  uni- 
empreinte  du  goût  et  du  sentiment  de  la  Renaissance  , 
qui  ne  permettrait  pas  à  un  homme  de  notre  temps  d'en 
assigner  l'origine  à  une  autre  époque.  Ce  n'est  pas  à  dire, 


L'ARTISTE. 


133 


pourtant,  que  Raphaël  ait  été  moins  judicieux  et  moins 
clairvoyant  qu'on  ne  doit  le  supposer  d'après  l'immense 
supériorité  de  son  génie  ;  c'est  tout  simplement  qu'il 
était  de  son  siècle,  et  que  vivant  au  milieu  d'un  monde 
dominé  par  une  certaine  tendance  générale,  et  que  tra- 
vaillant lui-même  sous  cette  influence,  il  ne  lui  était  pas 
possible  de  reconnaître  dans  l'ouvrage  de  Michel-Ange 
l'altération  que  le  goût  antique  avait  eu  à  subir  de  la  part 
du  sentiment  contemporain  ;  tandis  que  nous,  qui  sommes 
placés  à  un  autre  point  de  vue  et  dans  des  circonstances 
différentes,  nous  en  sommes  frappés  tout  d'abord.  Ainsi, 
le  passé,  loin  de  s'obscurcir  en  môme  temps  qu'augmente 
l'espace  qui  nous  en  sépare,  devient  au  contraire  plus 
intelligible  à  mesure  qu'on  s'en  éloigne.  C'est  ainsi  qu'un 
homme  placé  au  milieu  d'une  vaste  plaine  se  trompera 
nécessairement  dans  les  rapports  de  distance  et  d'éléva- 
tion qu'il  assignera  d'abord  aux  divers  objets  qui  ap- 
paraîtront à  sa  vue;  mais,  en  changeant  de  place,  il  re- 
connaîtra bientôt  des  modifications  plus  ou  moins  con- 
sidérables survenues  dans  ces  rapports  apparents;  s'il 
monte  au  sommet  d'une  tour,  s'il  gravit  une  colline,  une 
montagne;  s'il  s'élance  dans  un  ballon,  des  modifica- 
tions nouvelles  rapprocheront  progressivement  l'appa- 
rence des  objets  de  leur  réalité  à  mesure  qu'il  saisira  plus 
complètement  leur  ensemble,  c'est-à-dire  à  mesure  qu'il 
s'en  éloignera.  Enfin,  l'expérience  de  ses  erreurs  di- 
verses, et  delà  manière  dont  elles  se  sont  rectifiées  les  unes 
el  les  autres,  finira  par  lui  donner  la  loi  de  toutes  ces 
déformations  particulières,  en  sorte  que,  dans  quelque 
lieu  qu'il  se  trouve  placé  dans  la  suite,  la  réflexion 
pourra  rectifier  son  impression  première  toutes  les  fois 
qu'il  arriverait  à  celle-ci  de  le  fourvoyer. 

Il  paraît  que  nous  ne  sommes  pas  encore  parvenus  à  un 
semblable  degré  de  certitude  dans  l'appréciation  des 
œuvres  d'art,  car  nous  avons  vu  se  renouveler  de  nos 
jours  une  des  plus  singulières  mystifications.  Il  y  a  une 
dizaine  d'années,  l'un  de  nos  jeunes  sculpteurs,  c'était 
un  peintre  alors,  et  un  peintre  de  talent,  s'il  vous  plaît, 
qui  venait  de  se  mettre  à  faire  de  la  sculpture,  après 
avoir  longtemps  étudié  la  forme  avec  la  couleur,  s'était 
misa  l'étudier  avec  de  la  terre  glaise,  mais  en  cachette 
pour  ainsi  dire,  et  comme  cédant  au  penchant  irrésistible 
qui  l'entraînait.  Quelques  amis  seulement,  dans  les  con- 
seils desquels  il  avait  confiance,  étaient  initiés  au  secret 
de  ses  nouvelles  études.  Or,  tout  le  monde  était  alors  tel- 
lement fatigué  de  ces  plates  imitations  de  l'antique,  pro- 
fessées à  l'Académie  avec  une  si  remarquable  inintelli- 
gence, que  notre  artiste  se  trouva  naturellement  porté 
par  la  réaction  vers  le  style  de  la  Renaissance.  11  fit,  entre 
autres  choses,  deux  admirables  bustes  de  femmes  en  demi- 
relief,  d'une  sculpture  fine,  souple,  gracieuse,  élégante, 
comme  la  savaient  faire  les  grands  artistes  du  temps  de 
François  I"  et  de  Henri  III.  Ces  délicieux  modèles  al- 
laient avoir    le   sort  des   premiers  essais  des   jeunes 

2e  SÉRIB  ,  TOMB  IV,  9e  LIVRAISON. 


sculpteurs,  ils  allaient  être  démolis  pour  servir  à  d'autres 
études,  lorsqu'un  mouleur,  que  notre  homme  employait 
quelquefois ,  le  supplia  de  les  lui  laisser  emporter.  Celui- 
ci  les  lui  abandonna  sans  penser  à  mal.  Le  marchand  de 
plâtre,  qui  avait  espéré  en  tirer  parli,  précisément  à 
cause  de  leur  analogie  avec  les  ouvrages  de  la  Re- 
naissance, se  garda  bien,  en  les  mettant  dans  le  com- 
merce, de  dire  le  nom  de  leur  auteur.  C'aurait  été  dans 
ce  temps-là  une  pauvre  recommandation  pour  ses  œuvres. 
Les  deux  tètes  passèrent  pour  avoir  été  moulées  dans 
quelque  château  royal ,  et  elles  obtinrent  un  succès  pro- 
digieux. C'était  merveilleux,  c'était  admirable,  c'était 
mieux  que  Jean  Goujon,  mieux  que  Sarrazin,  mieux 
que  tous  nos  anciens  sculpteurs  ;  on  ne  savait  à  qui  at- 
tribuer ces  chefs-d'œuvre.  Tous  les  peintres  de  gorge- 
rettes  et  de  souliers  à  la  poulaine,  tous  les  sculpteurs, 
tous  les  architectes  de  façades  boiteuses,  tous  les  ama- 
teurs d'antiquailles,  voulurent  les  avoir. 

Affriandé  par  un  tel  succès ,  le  mouleur  vint  prier 
notre  artiste  de  lui  faire  deux  autres  pendants.  Il  y 
consentit  à  une  seule  condition  ,  c'est  qu'il  signerait  de 
son  nom  les  nouvelles  tôtes,  et  qu'on  le  déclarerait  l'au- 
teur des  premières  :  c'est  là  ce  qui  gâta  toute  l'afTaire. 
Quand  on  sut  que  ces  chefs-d'œuvre ,  qu'on  avait  tant 
vantés,  étaient  les  ouvrages  d'un  jeune  homme  presque 
sans  réputation,  d'un  artiste  vivant  encore,  qu'on  était 
exposé  à  coudoyer  tous  les  jours  dans  le  monde , 
personne  ne  voulut  plus  en  entendre  parler.  La  plaisan- 
terie fut  trouvée  de  fort  mauvais  goût  par  tous  ceux 
dont  elle  avait  compromis  la  réputation  de  connaisseurs. 
C'était,  à  les  en  croire,  une  action  indigne  et  déloyale, 
et  je  ne  serais  pas  étonné  que  quelques-uns  gardas- 
sent encore  rancune  à  Antonin  Moine,  car  il  faut  bien  le 
nommer  à  la  fin ,  d'une  mystification  qui  lui  est  assez 
étrangère,  comme  on  peut  voir. 

Ces  divers  exemples,  et  nous  en  pourrions  citer  cent 
autres  tout  aussi  concluants,  montrent  à  quel  point  il  «si 
facile  d'induire  en  erreur  les  antiquaires  les  plus  habiles, 
les  artistes  les  plus  éclairés  sur  la  date  véritable,  sur 
l'origine  exacte,  sur  l'authenticité  réelle  d'une  œuvre 
d'art.  Cependant ,  nous  pouvons  remarquer  que  les  di- 
verses imitations  ,  falsifications  ou  copies  qui  ont  occa- 
sionné toutes  les  erreurs  de  classification ,  portent  tou- 
jours en  elles-mêmes  les  signes  de  leurnon-authenticilé; 
en  sorte  qu'il  n'aurait  fallu  qu'un  peu  plus  d'attention 
ou  d'expérience  pour  reconnaître  leur  caractère  apo- 
cryphe. 

Il  semblerait  donc,  d'après  cela ,  que  s'il  est  très-diffi- 
cile de  déterminer  d'une  façon  précise  la  date  et  l'origine 
d'un  monument ,  il  en  est  bien  peu  pour  lesquels  on  ne 
puisse  arriver  à  une  certaine  approximation  ;  d'ailleurs  les 
limites  de  cette  approximation  doivent  se  rapprocher  de 
plus  en  plus  de  la  vérité ,  à  mesure  que  des  découverte- 
plus  récentes  nous  fournissent  en  plus  grand  nombre  les 

18 


i3i 


L'AUTISTE. 


termes  de  comparaison.  Comment  se  fait-il  cependant  que 
l'on  n'aitpas  encore  essayé,  dans  te  catalogue,  sinon  dans 
la  galerie  de  sculptures  antiques,  la  moindre  tentative 
d'ordre  et  d'arrangement,  tandis  qu'on  n'a  pas  craint  de 
risquer  les  affirmations  les  plus  hasardées  dans  le  classe- 
ment des  peintures,  c'est-à-dire  là  où  l'erreur  pouvait 
avoir  les  conséquences  les  plus  funestes?  En  effet,  à  l'ex- 
ception de  quelques  ouvrages  desquels  la  place  où  ils  ont 
été  trouvés  désignait  suffisamment  l'auteur,  il  n'est  guère 
de  sculpture  antique  au  bas  de  laquelle  l'antiquaire  le  plus 
outrecuidant  aurait  l'audace  d'inscrire  un  nom  d'artiste. 
Ainsi,  toute  erreur  à  cet  égard  restera  flottante  clans  les 
limites  du  doute;  celles  au  contraire  que  nous  avons  à 
signaler  dans  la  galerie  de  peinture  compromettent  par 
leur  précision  les  études  mêmes  des  jeunes  artistes. 

La  plus  grande  erreur  possible  au  Musée  des  Antiques 
irait  tout  au  plus  à  classer  une  imitation  romaine  parmi 
les  monuments  de  l'art  grec ,  ou  quelque  pastiche  habile 
de  la  Renaissance  parmi  les  ouvrages  de  l'antiquité,  à  re- 
porter la  date  d'une  statue  de  quelques  années  en  deçà  ou 
au-delà  de  son  origine.  Or  donc ,  en  tout  cela  l'art  en  lui- 
même  est  bien  moins  intéressé  que  l'histoire  de  l'art,  les 
études  de  l'artiste  bien  moins  que  les  recherches  de  l'é- 
rudit.  Car.  quelle  que  soit  l'époque  à  laquelle  une  statue 
sera  attribuée,  cela  ne  change  rien  à  son  mérite  réel  et  ne 
peut  avoir  qu'une  influence  médiocre  sur  l'opinion  qu'en 
prendront  ceux  qui  sentiront  le  besoin  de  l'étudier.  Lors 
même  que  vous  attribueriez  à  une  grande  école  l'œuvre 
d'une  époque  de  décadence,  du  moment  où  vous  ne  con- 
sacrez pas  la  médiocrité  de  la  sculpture  par  l'autorité 
d'un  grand  nom ,  il  n'y  a  pas  grand  inconvénient  à  cela. 
L'artiste  qui  ajoutera  foi  à  votre  classification  se  dira  seule- 
ment :  on  a  produit  des  pauvretés  à  toutes  les  époques. 
Mais,  lorsque  vous  venez  dans  la  galerie  des  tableaux 
parer  faussement  de  l'autorité  d'un  grand  nom  une 
peinture  médiocre ,  cela  est  d'une  importance  bien  au- 
trement sérieuse.  En  effet,  en  attribuant  à  Raphaël,  à 
Titien,  à  Léonard  de  Vinci,  l'ouvrage  d'un  imitateur 
ignorant,  vous  établissez  une  erreur  des  plus  perni- 
cieuses, car  vous  égarez  l'inexpérience  des  jeunes  gens 
qui  perdront  leur  temps  à  étudier  un  ouvrage  apocryphe 
sur  la  recommandation  de  votre  catalogue.  Encore  s'il  n'y 
avait  que  du  temps  perdu  dans  tout  cela  !  Mais,  comme 
les  grands  maîtres  n'ont  été  imités  que  dans  leurs  plus 
beaux  ouvrages,  comme  ce  sont  leurs  plus  savantes  pro- 
ductions et  leur  plus  grand  style  qui  ont  été  pastichés, 
le  jeune  homme  qui  viendra  les  étudier,  reconnaissant 
dans  l'œuvre  que  vous  attribuez  faussement  au  maître, 
les  qualités  extérieures  du  grand  artiste,  croira  y  rencon- 
trer toute  sa  science,  tout  son  talent,  et  prenant  pour 
des  qualités  originales  les  défauts  qui  l'auraient  choqué 
sans  la   recommandation  de  votre  livret,   il  aura  été 
fourvoyé  d'une  façon  peut-être  irréparable  par  la  légè- 
reté de  votre  classification. 


Cela  ne  veut  pas  dire,  cependant,  qu'il  soit  désirable 
de  voir  répéter  dans  les  salles  de  peinture,  le  désordre, 
le  pêle-mêle  de  la  Galerie  des  Antiques;  il  faudrait,  au 
contraire ,  tâcher  de  mettre  en  toutes  ces  choses  autant 
d'ordre  que  les  connaissances  acquises  jusqu'à  ce  jour 
permettent  d'en  établir,  et,  par  ce  moyen,  faciliter  autant 
que  possible  les  recherches  des  archéologues  ,  en  même 
temps  que  les  éludes  des  jeunes  gens  qui  se  vouent  à  la 
carrière  des  arts. 

C'est  dans  l'espérance  de  contribuerpour  notre  pa  ri  à  ce 
résultat,  que  nous  allons,  dans  une  série  d'articles  suc- 
cessifs, examiner  l'état  actuel  de  notre  Musée ,  signaler 
les  ouvrages  les  plus  évidemment  apocryphes, et  relever 
les  principales  erreurs  de  classification.  Nous  n'ignorons 
pas  combien  il  est  facile  de  se  fourvoyer  dans  ces  ques- 
tions délicates;  mais  nous  avons  assez  de  confiance  en 
nous-même  pour  ne  reculer  devant  aucune  des  difficultés 
qu'elles  pourront  susciter;  et  lors  même  qu'il  nous  ar- 
riverait de  nous  égarer  en  quelque  chose,  notre  œuvre 
ne  nous  paraîtrait  pas  sans  utilité,  s'il  en  résulte  fina- 
lement le  redressement  de  quelques  erreurs. 

G.  LAVffiON. 


>SO=t 


Critique  dramatique. 


!L3  :."  '  .    BIS. 


L  est  vraiment  fâcheux  que  MM.  les  co- 
médiens ordinaires  du  roi  s'obstinent  à 
jouer  le  Don  Juan  de  Thomas  Corneille, 
et  ne  se  rendent  pas  aux  conseils  de  l'é- 
vidence et  du  bon  sens ,  car  il  n'y  a  pas 
de  comparaison  possible  entre  les  vers 
de  Thomas  Corneille  et  la  prose  de 
Molière.  A  quelle  cause  faut-il  donc  attribuer  l'entête- 
ment de  MM.  les  comédiens?  Est-il  vrai,  comme  on  le 
dit,  qu'il  faille  voir  dans  cette  faute  de  goût  un  calcul 
de  paresse?  Est-il  vrai  que  Thomas  Corneille  ait  le  pas 
sur  Molière  parce  que  les  vers  sont  plus  faciles  à  retenir 
que  la  prose?  Si  telle  est  en  effet  l'explication  réelle  de 
l'absurdité  qui  choque  tous  les  hommes  sensés,  nous  de- 
manderons ce  que  signifie  la  subvention  de  deux  cent 
mille  francs,  accordée  par  les  Chambres  au  Théâtre-Fran- 
çais. Quoi!  messieurs,  l'état  vous  traite  plus  généreuse- 


L'AUTISTE. 


135 


nient  que  les  peintres,  les  sculpteurs  et  les  poêles;  il 
vous  encourage  avec  une  munificence  dont  vous  cher- 
cheriez vainement  un  second  exemple  chez  les  nations 
voisines ,  et  vous  ne  consentez  pas  à  vous  mettre  en  frais 
de  mémoire!  vous  préférez  les  vers  de  Thomas  Corneille 
à  la  prose  de  Molière ,  parce  que  la  rime  vous  sert  de 
béquille!  Faudra-t-il  donc  que  le  parterre  se  lève,  et 
proteste,  par  ses  murmures  et  ses  sifflets,  contre  l'injure 
que  vous  faites  à  Molière?  Ne  se  trouvera-t-il  personne 
dans  les  bureaux  du  ministère  pour  signaler  à  M.  Duchà- 
tel  ce  scandale  littéraire,  sur  lequel  la  presse  a  depuis 
longtemps  appelé  l'attention  publique?  La  subvention 
annuelle  votée  par  les  Chambres  est  destinée  à  populari- 
ser les  plus  belles  œuvres  dramatiques  de  notre  langue  ; 
or,  n'esl-il  pas  évident  que  la  substitution  des  vers  de 
Thomas  Corneille  à  la  prose  de  Molière  est  formellement 
contraire  à  ce  vote  des  Chambres?  11  n'y  a  qu'un  homme 
complètement  illettré  qui  puisse  préférer,  ou  môme  com- 
parer la  copie  à  l'original.  Quelle  que  soit  la  mobilité 
déplorable  de  l'administration  du  Théâtre-Français,  nous 
aimons  à  croire  qu'il  se  trouve,  parmi  MM.  les  comédiens 
ordinaires  du  roi ,  quelques  intelligences  capables  d'ap- 
précier Molière.  Que  les  comédiens  éclairés  usent  donc 
de  l'autorité  légitime  qu'ils  doivent  à  leurs  études,  qu'ils 
triomphent  de  la  paresse  de  leurs  camarades ,  et  qu'ils 
nous  rendent  le  Don  Juan  de  Molière. 

Menjaud  ,  qui  abordait  pour  la  première  fois  l'emploi 
des  premiers  rôles,  a  représenté  Don  Juan  d'une  manière 
généralement  satisfaisante;  il  s'est  montré  plein  d'élé- 
gance et  de  jeunesse,  et  le  public  l'a  plusieurs  fois  et 
justement  applaudi.  L'élégance  et  la  jeunesse  ne  sont 
pas,  en  effet,  des  qualités  tellement  communes,  telle- 
ment vulgaires,  que  nous  puissions  les  dédaigner  sans 
injustice.  Menjaud  a  parfaitement  compris  et  très-bien 
rendu  toute  la  partie  frivole  du  personnage  ;  fatuité , 
jactance ,  il  n'a  rien  omis.  J'avouerai  sans  hésitation 
qu'il  a  négligé  le  côté  ironique  de  Don  Juan  ;  toutefois 
je  ne  crois  pas  qu'on  doive  chercher,  dans  le  Don  Juan 
de  Molière,  le  type  si  glorieusement  popularisé  par  Mo- 
zart, Hoffmann  et  Byron.  Si,  comme  je  le  crois  sincère- 
ment, il  existe  une  différence  profonde  entre  le  person- 
nage comique  de  Molière  et  les  personnages  que  l'Alle- 
magne et  l'Angleterre  ont  baptisés  du  môme  nom ,  on  ne 
peut  sans  injustice  demander  au  comédien  d'exprimer 
ce  qui  n'a  jamais  été  la  pensée  de  Molière.  M.  Menjaud 
n'a  pas  rendu  complètement  le  personnage  créé  par  le 
poêle  français,  mais  l'élément  omis  par  M.  Menjaud, 
l'élément  ironique,  est  fort  loin,  à  mes  yeux  du  moins, 
d'avoir  l'importance  que  lui  attribuent  certains  critiques. 
Ni  la  voix,  ni  le  visage  de  M.  Menjaud  ne  semblent  se 
prêter  à  l'expression  de  l'ironie,  je  le  reconnais  volon- 
tiers ;  mais  lors  môme  que  sa  voix  et  son  visage  se  prête- 
raient docilement  à  l'expression  de  l'ironie ,  lors  môme 
qu'il  pourrait  nous  rappeler  l'accent  et  le  sourire  de  Mé- 


phistophélès ,  il  aurait  grand  tort  de  cédera  Cette  tenta- 
tion; car,  en  consultant  Coé'lhe,  Mozart  et  Hyron ,  il  ne 
réussirait  qu'à  dénaturer  Molière.  Molière  ,  en  acceptant 
la  tradition  espagnole,  n'a  pas  renoncé  au  droit  de  la 
transformer;  il  a  volontairement  négligé  ou  amoindri  la 
partie  tragique  de  la  légende  ;  il  a  rejeté  sur  le  second 
plan  Elvire  et  le  Commandeur,  pour  développer  libre- 
ment, selon  l'instinct  de  son  génie,  le  personnage  de  Don 
Juan.  L'acteur  qui  méconnaîtrait  cette  vérité  réussirait , 
non  pas  à  représenter,  mais  à  travestir  le  personnage  de 
Molière.  Si  M.  Menjaud  n'a  pas  traduit  toute  la  pensée 
du  poète ,  du  moins  il  ne  l'a  pas  altérée  ;  nous  devons 
lui  savoir  gré  de  la  fidélité  avec  laquelle  il  a  rendu  la 
partie  la  plus  importante  de  son  rôle.  Pouvait-il  faire 
davantage?  Nous  ne  le  croyons  pas.  Il  a  consulté  ses  for- 
ces, et  sans  doute  il  a  compris  qu'il  devait  renoncer  à 
l'expression  de  l'ironie.  Il  faut  voir,  dans  le  parti  qu'il 
a  choisi ,  une  preuve  de  bon  sens. 

M.  Monrose,  chargé  du  rôle  de  Sganarelle  ,  loin  d'i- 
miter l'exemple  de  M.  Menjaud  ,  a  traité  cavalièrement 
la  pensée  de  Molière;  il  a  vu  dans  Sganarelle  l'aïeul  de 
Figaro;  il  a  confondu  le  valet  de  Don  Juan  et  le  valet 
d'Almaviva,  et  nous  devons  avouer  qu'il  a  courageuse- 
ment déduit  toutes  les  conséquences  de  cette  étrange 
bévue.  Il  s'est  établi  dans  son  erreur  avec  une  sécu- 
rité qui  a  charmé  bon  nombre  de  spectateurs ,  il 
a  été  souvent  et  très-injustement  applaudi.  Chacune 
de  ses  inflexions  est  un  contre-sens,  car  M.  Monrose  s'ef- 
force perpétuellement  de  substituer  Figaro  à  Sganarelle. 
Il  se  moque  de  lui-môme  et  de  son  maître,  et  son  accent 
contredit  sans  cesse  les  paroles  qu'il  prononce.  Mais  le 
parterre,  qui  ne  demande  qu'à  rire,  et  qui  parait  s'in- 
quiéter fort  peu  du  bon  sens  et  de  la  vérité,  applaudit 
M.  Monrose  comme  si  Sganarelle  était  vraiment  l'aïeul 
de  Figaro.  Nous  savons  ce  qu'il  faut  penser  des  applau- 
dissements qui  accueillent  M.  Monrose  à  son  entrée  en 
scène;  les  plus  ignorants  sont  là -dessus  parfaitement 
édifiés.  Mais,  pendant  le  cours  de  la  représentation, 
il  arrive  souvent  à  des  spectateurs  désintéressés  de 
lutter  de  gaieté  avec  les  rieurs  de  l'administration  ;  il 
faut  donc  croire  que  l'erreur  de  M.  Monrose  est  par- 
tagée par  un  grand  nombre  d'intelligences.  Sans  croire. 
comme  Armande  et  Bélise,  que  tout  le  savoir  se  soit  re- 
tiré chez  nous  et  nos  amis ,  nous  n'hésitons  pas  à  con- 
damner en  celte  occasion  l'opinion  de  la  majorité.  Sans 
nous  attribuer  une  clairvoyance  extraordinaire  ,  une  sa- 
gacité surnaturelle ,  nous  n'éprouvons  aucun  embarras  à 
déclarer  que  la  majorité  se  trompe  lorsqu'elle  applaudit 
M.  Monrose,  lorsqu'elle  confond,  comme  lui,  Sganarelle 
et  Figaro.  Non-seulement  Sganarelle  n'est  pas  l'aïeul  de 
Figaro,  mais  Sganarelle  ne  comprendrait  pas  Figaro  et 
lui  ferait  pitié.  Si  l'on  nous  demande  au  nom  de  quelle 
révélation  nous  condamnons  si  hardiment  l'opinion  de 
M.Monroseet  de  la  majorité  des  spectateurs,  nousrépon- 


130 


L'ARTISTE. 


(Irons,  sans  redouter  le  reproche  d'orgueii,  que  nous 
parlons  au  nom  de  l'étude  et  de  la  réflexion.  M.  Mon- 
rose  est  malheureusement  intéressé  à  se  tromper. 
Comme  il  est  depuis  longtemps  applaudi  dans  le  rôle  de 
Figaro ,  il  est  tout  simple  qu'il  cherche  à  placer  ce  per- 
sonnage dans  toutes  les  comédies  du  répertoire.  En  cela 
il  ne  fait  qu'obéir  à  l'humaine  faiblesse.  Le  désir  d'être 
applaudi  le  place  dans  une  condition  dangereuse,  et  lui 
permet  rarement  d'être  impartial.  Quant  aux  spectateurs 
qui  se  trompent  comme  lui ,  la  chose  est  facile  à  com- 
prendre, car  ils  n'ont  pas  pris  la  peine  de  s'éclairer. 
Depuis  la  mort  de  Talma,  depuis  que  le  théâtre  a  cessé 
d'être  une  étude  pour  devenir  un  délassement,  les  spec- 
tateurs qui  se  préparent  aux  émotions  de  la  soirée,  par 
une  lecture  attentive,  deviennent  de  plus  en  plus  rares. 
Le  public  veut  deviner  en  cinq  minutes  ce  qu'il  devrait 
apprendre  lentement.  Il  ne  demande  qu'à  être  distrait , 
et  il  devient  à  son  insu  incapable  de  juger.  Le  succès 
obtenu  par  M.  Monrose  dans  le  rôle  de  Sganarelle  réus- 
sirait peut-être  à  nous  irriter,  si  nous  ne  savions  pas  ap- 
précier les  applaudissements  qu'il  a  recueillis.  Mais  il 
est  facile  de  voir  que  le  public  s'est  trompé  par  paresse. 
Dès  que  les  spectateurs  du  Théâtre-Français  se  résigne- 
ront à  étudier  Molière,  ils  comprendront  sans  peine  qu'il 
n'est  pas  de  la  même  famille  que  Beaumarchais. 

Les  décorations  et  les  costumes  choisis  par  MM.  les 
comédiens  ordinaires  du  roi  pour  la  représentation  du 
Festin  de  Pierre,  offrent  une  variété  vraiment  réjouis- 
sante, mais  révèlent  en  même  temps  une  incurie  profonde, 
ou,  si  l'on  veut,  une  ignorance  absolue.  Au  premier  acte, 
Mlle  Noblet ,  chargée  du  rôle  d'Elvire ,  porte  un  cos- 
tume Louis  XIII ,  tandis  que  M.  Menjaud  porte  un  cos- 
tume Régence.  La  décoration  est  dans  le  style  du  seizième 
siècle.  Au  troisième  acte,  M.  Menjaud  porte  un  costume 
de  campagnedu  temps  de  Louis  XVI.  Enfin,  au  quatrième 
acte,  il  porte  un  costume  Louis  XV  ;  et  la  décoration  est 
dans  le  style  de  Henri  IL  II  est  impossible,  comme  on 
voit,  de  pousser  plus  loin  la  variété.  Mais  il  est  permis 
de  demander  pourquoi  MM.  les  comédiens  ordinaires  du 
roi  ne  jugent  pas  à  propos  de  s'éclairer,  ou,  si  l'étude 
leur  inspire  un  invincible  dégoût,  de  consulter,  et  au 
besoin  de  rétribuer  des  hommes  familiarisés  avec  l'his- 
toire du  costume ,  de  l'architecture  et  de  l'ameuble- 
ment. Si  nous  avions  affaire  aux  comédiens  de  Carpen- 
tras  ou  de  Brive-la-Gaillarde,  nous  serions  disposée 
l'indulgence  ;  mais  ici  l'indulgence  serait  de  mauvais 
goût,  et  toucherait  à  la  niaiserie.  MM.  les  comédiens  or- 
dinaires du  roi  sont  assez  généreusement  encouragés 
pour  devenir  savants,  ou  acheter  les  renseignements 
qu'ils  ne  veulent  pas  demandera  l'étude.  Il  n'est  permis 
qu'aux  troupes  ambulantes  de  réunir,  pour  la  représen- 
tation d'une  comédie ,  le  costume  et  l'architecture  de 
trois  siècles.  MM.  les  comédiens  ordinaires  du  roi  ne 
reçoivent  pas  une  subvention  annuelle  de  deux  cent 


mille  francs  pour  populariser  l'ignorance.  Qu'ils  étu- 
dient ou  qu'ils  prennent  l'avis  des  hommes  qui  ont  étu- 
dié ;  mais  qu'ils  trouvent  moyen ,  aux  dépens  de  leur 
intelligence  ou  de  leur  caisse ,  d'offrir  aux  spectateurs 
des  costumes  et  des  décorations  qui  ne  soient  pas  éton- 
nés de  se  rencontrer.  Cette  tâche  n'a  rien  d'effrayant;  il 
suffit,  pour  l'accomplir,  de  suivre  les  indications  du  bon 
sens.  Puisque  MM.  les  comédiens  ordinaires  ne  savent 
pas  distinguer  l'âge  d'un  meuble  ou  d'un  costume,  qu'ils 
avouent  franchement  leur  ignorance,  et  qu'ils  ne  cher- 
chent pas  à  deviner  ce  qu'ils  ne  devineront  jamais.  Une 
fois  convaincus  de  l'insuffisance  de  leurs  lumières,  ils  ne 
tarderont  pas  à  comprendre  la  nécessité  de  consulter  les 
hommes  compétents.  Ils  trouveront  sans  peine  un  pein- 
tre et  un  architecte  qui ,  sans  prétendre  aux  appointe- 
ments d'un  premier  rôle,  d'un  financier  ou  d'un  man- 
teau ,  consentiront  à  dessiner  les  costumes  et  le» 
décorations  que  demande  le  répertoire.  La  variété  que 
nous  signalons  est  sans  doute  fort  réjouissante  ,  mais  il 
ne  faudrait  pas  que  ce  divertissement  se  renouvelât  trop 
souvent,  car  les  encouragements  prodigués  à  MM.  les 
comédiens  ordinaires  leur  imposent  des  devoirs  rigou- 
reux. Par  respect  pour  les  Chambres,  par  respect  pour 
le  public ,  qu'ils  s'éclairent,  ou  du  moins  qu'ils  nous 
épargnent  le  spectacle  de  leur  ignorance. 

Gustave  PLANCHE. 


un  peu  ©e  foiï. 


CHAPITRE  III. 


ous  voyons  avec  joie  les  honneurs  publics 
qui  sont  rendus  enfin  à  ces  hommes  rares 
dont  une  nation  est  fière  à  bon  droit  et  quj 
ne  doivent  pas  mourir,  ("'était  un  usage  des 
ss)  (îrecs  et.  des  Romains,  nos  devanciers,  d'éle- 
ver des  slalues  ù  leurs  grands  hommes,  afin  que  par  la  contem- 
plation de  ces  nobles  images,  les  citoyens  à  venir  eussent 
sous  les  yeux  un  encouragement  aux  talents  et  à  la  vertu.  Le 
grand  citoyen  qui  avait  gagné  la  bataille  de  Marathon  se  erul 
suffisamment  récompensé  quand  il  se  vit  représenté  dans  le 
tableau  destiné  à  perpétuer  le  souvenir  de  cette  victoire  mé- 
morable. Nous  autres,  les  peuples  modernes,  nous  avons  été 
en  ceci,  comme  en  tant  d'autres  choses,  moins  intelligents,  el 
surtout  moins  reconnaissants  que  les  anciens  peuples.  Non- 
seulement  nous  n'avons  pas  élevé  de  statues  à  nos  grands 
hommes,  mais  les  statues  que  nous  avons  trouvées  toutes 
faites,  nous  les  avons  mutilées,  nous  les  avons  brisées;  nous 


1/  IRTISTE. 


137 


avons  arraclié  de  leurs  cercueils  de  marbre  ces  poussières 
héroïques;  nous  avons  effacé  ces  inscriptions  glorieuses;  nous 
avons  vendu  à  l'encan  ces  tableaux  sur  lesquels  étaient  re- 
présentées les  grandes  actions  des  époques  passées.  Ce  serait 
à  ne  pas  le  croire,  si  tant  de  débris  n'étaient  pas  là  pour  attes- 
ter tous  ces  outrages.  Mais  enfin  les  nations,  comme  les  hom- 
mes, ont  leurs  instants  de  repentir  et  de  justice.  Nous  avons 
rougi,  et  il  était  temps,  de  notre  indifférence  coupable  pour 
tant  de  gloires  éparses  sur  notre  sol,  et  nous  avons  voulu 
qu'au  moins  un  morceau  de  marbre,  une  inscription,  uue 
plaque  de  bronze,  attestât  enfin  que  quelque  chose  était 
passé  par  là  qui  était  un  grand  homme.  Il  y  a  à  Florence, 
vis-à-vis  le  Campanille ,  dans  cette  place  glorieuse  chargée 
de  trois  monuments  qu'elle  supporte  comme  l'empereur 
Charlemagne  portait  ses  trois  couronnes,  un  lambeau  de 
marbre  couché  par  terre  ,  et  sur  ce  marbre  on  lit  ces  mots 
très-simples  :  Ici  s'asseyait  le  Danlc  !  Ce  morceau  de  mar- 
bre ,  tel  que  vous  le  voyez,  est  un  des  plus  grands  mo- 
numents de  Florence ,  cette  ville  des  chefs-d'œuvre.  Hien 
ne  le  protège,  et  cependant  nul  n'oserait  fouler  du  pied 
ce  noble  pavé  sur  lequel  est  inscrit  le  plus  grand  nom  de  la 
poésie  moderne  :  Ici  s'asseyait  le  Daniel  C'est  de  là  en  effet 
que  le  grand  poëte  voyait  s'élever  peu  à  peu  ce  dôme  qu'il 
avait  rêvé.  Vous  voyez  qu'avec  bien  peu,  quand  on  a  de  si 
grands  noms  à  inscrire,  un  peuple  peut  se  construire  un  monu- 
ment. 

Cette  honnête  réaction  dans  nos  mœurs  et  dans  notre  re- 
connaissance publique  ne  saurait  être  trop  encouragée.  Le  mo- 
nument de  Molière,  qui,  direz-vous,  s'élève  à  grand'peine,  aura 
servi  cependant  à  prouver  que  le  droit  de  statue  n'appartient 
pas  seulement  aux  tètes  couronnées;  et  la  preuve,  qui  le 
croirait?  était  difficile  à  faire  même  dans  une  nation  consti- 
tutionnelle. Dernièrement,  dans  un  village  voisin,  on  élevait 
un  buste  à  Florian,  ce  colonel  de  dragons  qui  a  chanté  d'une 
voix  si  tendre  les  amours  ou  plutôt  les  galanteries  des 
bergers.  A  Lyon,  dans  celte  ville  dout  le  commerceest 
l'unique  passion,  qui  vit  pour  le  gain  et  qui  ne  s'occupe 
des  arts  que  dans  ses  instants  perdus  ,  voici  qu'enfin  on 
songe  à  élever  une  statue  à  Jacquard  ,  cet  ouvrier  de  génie 
qui  a  porté  un  plus  grand  coup  à  l'industrie  de  l'Angle- 
terre que  Napoléon  lui-môme  avec  le  blocus  continental. 
Ce  simple  ouvrier  a  sauvé  la  moitié  des  hommes  que  tuait 
l'industrie  lyonnaise  chaque  année.  11  a  fait  de  ce  qui  était 
un  suicide  véritable,  une  industrie  salutaire  et  loyale.  Il 
a  créé  à  lui  seul  un  des  pouvoirs  de  l'étal ,  le  métier, 
cette  puissance  devant  laquelle  pâlit  toute  puissance , 
dont  le  silence  est  morlel  aux  états.  Telle  est  cependant 
l'ingralitude  naturelle  des  hommes,  que  Jacquard,  de  son  vi- 
vant, a  été  regardé  à  peine,  non  pas  comme  un  homme  de  gé- 
nie, mais  comme  un  mécanicien  vulgaire  qui  aurait  trouvé 
une  machine  nouvelle  pourl'exposition  A  l'une  des  expositions 
sous  le  premier  consul,  pour  ce  même  métier  qui  a  fait  la 
fortune  du  midi  de  la  France,  Jacquard  a  été  honoré  d'une 
médaille  de  bronze,  ce  qui  doit  consoler  bien  des  honnêtes  gens 
qui  n'ont  eu  que  des  médailles  d'argent  cette  année.  Mais 
enfin,  à  présent  qu'il  est  mort,  qu'il  est  mort  pauvre  comme 
il  a  vécu;  à  présent  qu'on  n'a  plus  à  s'oceuper  de  lui,  ni  de 
sa  famille;  à  présent  qu'il  est  devenu  uue  gloire  facile  et 
commode  ,  on  lui  élève  une  statue.  On  a  choisi  pour  cette 


inauguration  la  place  de  Sathonay,qui  n'est  pas  une  des  plus 
belles  de  la  ville;  mais  il  y  a  commencement  à  toute  ttuta 
Nous  ignorons  encore  quel  sera  le  statuaire  choisi  pour  ac- 
complir cette  œuvre,  qu'on  ne  saurait  faire  trop  simple  et 
trop  naïve.  Quel  qu'il  soit,  nous  lui  conseillons  d'étudier  a\er 
soin  un  très-beau  portrait  de  Jacquard,  exécuté  avec  un  rare 
bonheur  el  beaucoup  de  fermeté  par  M.  ISonncfonds,  l'iiahili- 
directeur  de  l'école  de  Lyon. 

—  Non  loin  de  celle  même  ville  de  Lyon  dont  la  reconnais- 
sance est  si  tardive,  à  Feurs  (Forum  liom.tnoruin  .a  été  in, m 
gurée,  le  16  de  ce  mois,  la  statue  du  colonel  Combe,  au  lieu 
même  où  se  dressait  l'échafaud  révolutionnaire;  car  celte 
partie  de  la  France  n'a  pas  élé  exempte,  plus  que  loule  au- 
tre, de  ces  exécutions  horribles.  Le  colonel  Combe  était  l'en- 
fant bien-aimé  de  celte  ville  perdue  dans  le  Forez,  et  donl  le 
nom  se  prononce  à  peine  une  fois  tous  les  dix  ans.  C'était  un 
véritable  soldat  de  fortune ,  brave  ,  hardi ,  généreux  ,  d'un 
esprit  tout  méridional,  heureux  de  \ivre  el  ne  songeant  plu-, 
qu'à  se  retirer  dans  cette  ville  qu'il  aimait  comme  un  bon  (ils 
aime  sa  mère.  Aussi  avait-il  élé  bien  heureux  quand  on  lui 
eut  annoncé  cette  dernière  campagne  d'Afrique  donl  il  devait 
être  le  héros.  La  France  entière  a  appris  sans  étonnement 
l'intrépidité  de  ce  hardi  capitaine  ,  son  impatience  d'enlrer 
dans  cette  ville  de  Constantine  si  bien  défendue,  et  enfin  sa 
mort  héroïque  qui  a  été  l'admiration  de  l'armée.  Au  moins 
pour  celui-là,  la  récompense  nationale  ne  s'est  pas  fait  atten- 
dre, il  a  eu  sa  statue  tout  de  suite;  et  pour  la  faire ,  cette 
statue,  on  est  allé  chercher  un  compatriote  du  colonel  Com- 
be, un  homme  né  dans  celte  même  ville  de  Feurs,  qui 
se  souvient,  quand  il  élait  encore  enfant,  de  l'avoir  vu  revenir, 
le  soir,  ramenant  son  troupeau  à  l'élable.  Cette  fois  encore 
M.  Foyatier ,  l'auleur  de  Spartacus ,  a  su  rendre  dignement 
une  noble  pensée.  Nul  mieux  que  lui  ne  convenait  à  ce 
noble  travail,  où  il  s'agissait  de  représenter  un  de  ces  rudes 
soldats  dont  le  nom  est  inscrit,  avec  l'épée.  sur  tous  les  champs 
de  bataille  de  l'Europe.  La  statue  du  colonel  Combe  est 
d'une  ressemblance  parfaite,  comme  on  a  pu  s'en  assurer  par 
les  larmes  de  toute  cette  population  de  forgerons  ,  de  char- 
bonniers et  de  mineurs  accourus  de  (ouïes  les  parties  du  Fo- 
rez pour  baiser  les  pieds  de  cel  homme  qui  savait  leur  nom  à 
tous.  Voilà  comment  il  faut  se  servir  de  la  gloire  et  des  grands 
hommes.  Employez-les  à  couvrir  votre  pays  de  belles  œu- 
vres. C'est  une  belle  chose  sans  doute  pour  un  statuaire  de 
talent,  que  de  faire  un  Apollon,  une  Vénus,  un  Jupiter;  mais 
un  grand  poêle  ,  un  grand  général,  un  de  ces  inventeurs  qui 
valent  des  armées  ,  ce  sont  là  d'excellents  sujets  pour  le 
ciseau  ,  pour  le  pinceau  de  l'artiste  !  L'orgueil  d'un  peuple, 
la  gloire  nationale,  y  profitent  autant  que  les  beaux-arts. 

—  Voyez  déjà  ce  qui  arrive,  et  comment  celle  nalion  fran- 
çaise se  sert  de  toutes  les  grandes  idées  quand  elle  veut.  Ce 
mouvement  de  reconnaissance  nationale  est  partout,  même 
dans  les  villes  qui  y  paraissaient  le  moins  portées.  Ainsi ,  à 
Montaigne,  à  Montesquieu,  à  Buflbn,  à  Cuvier,  à  ltitli.it .  a 
Championne!,  à  Desaix,  à  Hoche,  à  Marceau,  à  l'empereur 
Napoléon  lui-même,  à  toutes  illustrations  anciennes  et  mo- 
dernes, les  villes  reconnaissantes  préparent  ces  sortes  d'apo- 
théoses. La  ville  de  Rouen,  déjà  si  fière  à  bon  droit  d'avoir 
produit  le  grand  Corneille  ,  et  non  contente  d'avoir  élevé 
une  statue  à  l'auteur  du  Cid.  a  élevé  aussi  une  statue  à 


138 


1/ AUTISTE. 


lioïeldicii ,  on  attendant  que  Fonlcncllc  le  llouennais  ait  au 
moins  son  buste.  Partout,  et  de  toutes  parts,  l'empressement 
est  le  même.  Les  villes  se  réunissent  pour  retrouver,  chacune 
de  son  côté,  leurs  illustrations  égarées;  le  Panthéon  est  épais 
non-seulement  dans  toute  la  France,  mais  encore  dans  toute 
l'Kurope.  Les  corporation!  disputent  avec  les  villes  à  qui  aura 
le  plus  de  grands  hommes.  La  Co::.édic-Française  dresse 
dans  son  péristyle  deux  statues  nouvelles,  l'une  àTalma, 
l'autre  à  Lckain.  Le  canal  du  Midi  s'embellit  de  la  statue  de 
Piiquct,  son  premier  créateur.  Le  Havre,  faisant  trêve  à  ses. 
discussions  de  colis  et  de  marchandises  ,  se  souvient  enfin 
qu'il  a  donné  le  jour  à  Bernardin  de  Saint-Pierre,  et  il  lui 
dresse  une  statue. 

Eh  !  mon  Dieu  ,  ne  soyons  pas  si  fiers  les  uns  et  les  au- 
tres d'avoir  un  peu  de  reconnaissance  pour  les  grands  hom- 
mes. .N'avons-nous  pas  vu  à  Maycnce  la  statue  de  Gultciibei -g  . 
et  à  Rotterdam,  oui.  à  Rotterdam,  entre  deux  canaux,  dans 
le  Marché  aux  Poissons,  n'avons-nous  pas  vu ,  ô  surprise  ! 
s'élever,  d'un  air  si  malin  et  si  moqueur,  la  figure  d'Erasme 
en  personne,  ce  Voltaire  du  seizième  siècle,  qui  avait  tou- 
jours soin  de  signer  Erasme  de  Rotterdam  ? 

Allons  donc ,  allons ,  courage  !  cherchons  nos  grands 
hommes  comme  les  mendiants  cherchent  leurs  pièces  de 
monnaie;  parons  nos  rues  et  nos  carrefours  de  toutes  nos 
gloires,  et  qu'enfin  nos  places  publiques  soient  peuplées. 
Que  ces  marbres  vivants  deviennent  ,  au  milieu  de  ces 
populations  vivantes  et  passagères  ,  comme  autant  d'en- 
seignements immobiles  et  éternels.  Ces  statues  nouvelles  au- 
ront chez  nous  ce  grand  avantage,  qu'elles  ne  seront  pas  ex- 
posées, Dieu  merci,  aux  soudaines  et  injustes  fureurs  des  popu- 
laces ,  comme  cela  arrive  toujours,  et  d'une  façon  fatale,  aux 
statues  des  rois,  des  empereurs,  et  autres  maîtres  du  monde. 
Quand  le  peuple  brise  la  stalue  d'un  monarque,  il  a  autant  de 
joie  que  s'il  égorgeait  un  tyran.  Quand  il  renverse  une  église, 
il  se  figure  qu'il  renverse  un  bûcher.  Mais  un  poêle,  un  phi- 
losophe, un  artiste,  cela  est  durable  et  respecté  :  cela  sort  du 
peuple  presque  toujours;  on  l'aime  comme  un  enfant,  comme 
un  frère,  ou  comme  un  fils;  c'est  un  concitoyen  et  un  bon 
camarade  ;  on  mène  la  vie  qu'il  a  menée;  on  l'épargne,  môme 
les  jours  d'émeute,  même  les  jours  de  révolution.  L'excès 
n'est  donc  pas  à  craindre  dans  ces  sortes  d'ovations  pu- 
bliques. 

Et  voilà  justement  pourquoi  nous  approuvons  môme  la  ville 
de  Bort,  qui,  à  défaut  d'autres  citoyens  plus  illustres,  a  inauguré 
le  buste  de  Marmontel,  né  dans  ses  murs  le  11  juillet  1723, 
mort  à  Abbeville  le  31  décembre  1779.  Certes,  quand  la  sfatue 
de  Bossuct  est  encore  cachée  ,  pour  ainsi  dire,  dans  l'église 
qu'il  a  illustrée  à  jamais,  cela  est  étrange  qu'un  busle  de 
Marmontel,  chargé  de  lauriers  et  de  fleurs,  soit  exposé  à 
l'admiration  d'une  ville  entière.  Mais  enfin,  faut-il  toujours 
savoir  gré  à  la  ville  de  Bort  de  sa  bonne  intention.  Elle 
ne  s'est  pas  amusée  à  peser  les  titres  de  son  homme  de  génie  ; 
elle  ne  s'est  pas  amusée  à  relire  les  Ineas,  les  Contes  moraux, 
le  Bélisairc,  les  tragédies,  les  mémoires  et  les  opéras-comiques 
de  Marmontel  ;  elle  a  pris  son  héros  en  bloc;  elle  a  vu  qu'il  était 
célèbre,  qu'il  était  loué  à  outrance  par  Voltaire,  qu'il  avait  tous 
les  sentiments  honorables  d'un  bon  citoyen  ;  elle  lui  a  élevé  ce 
buste  a  la  plus  belle  place  qu'elle  a  pu,  sur  le  quai  qui  longe 
la  rive  droite  de  la  Dordogne  :  elle  a  bien  fait  ! 


Remarquez  d'ailleurs  que  la  ville  <!c  Bort  n'a  élevé 
qu'un  buste  à  Marmonlcl,  elle  eût  élevé  une  statue  en  pieil 
à  Dupuytrcn  ,  si  Dupuytren  était  né  dans  ses  murs.  Par 
toutes  ces  raisons,  nous  approuvons  fort  la  belle  idée  du 
conseil  municipal  de  la  ville  de  Saint-Malo.  Autant  que  pm 
une  ville  de  France ,  celle-ci  pouvait  s'enoraueillir  à  bon 
droit  de  plusieurs  de  ses  enfants  utiles  cl  célèbres,  et  comme 
elle  ne  pouvait  pas  élèvera  chacun  d'eux  une  statue,  elle  a 
imaginé  de  les  réunir  les  uns  et  les  autres  dans  un  môme 
musée,  espèce  de  panthéon  local  que  chaque  génération  se 
fera  un  honneur  d'augmenter.  Déjà  pour  commencer  digne- 
ment celte  noble  entreprise,  la  ville  de  Saint-Malo  a  com- 
mandé le  portrait  de  Broussais,  l'illustre  révolutionnaire  qui, 
de  son  vivant  ,  a  été  une  autorité  si  grande  ;  et  le  portrait  de 
Jacques  Cartier,  le  hardi  navigateur,  l'égal  de  l'i/arre  et  de 
Fcinand  Corlès,  celui-là  même  qui  avait  donné  à  la  France 
ces  vastes  royaumes  du  Canada,  que  la  France  a  laissé  pren- 
dre à  l'Angleterre.  Môme,  ce  portrait  de  Jacques  Cartier  est 
déjà  terminé.  La  pose  est  élégante,  la  figure  est  belle  et 
grande.  C'est  tout-à-fait  un  bon  morceau,  cl  pour  peu  qu'elle 
continue  ainsi  sans  se  hâter,  en  choisissant  avec  soin  ses  mo- 
dèles et  ses  peintres,  la  ville  de  Saint-Malo  aura  bientôt  sur- 
passé les  galeries  de  Versailles,  ce  splcndidc  monument  d'une 
munificence  royale  un  peu  trop  avide,  peut-ôtre,  de  recueillir 
le  lendemain  ce  qu'elle  a  semé  la  veille. 

—  Ainsi  donc,  Broussais,  à  peine  mort,  a  déjà  son  monu- 
ment qui  lui  est  élevé  par  une  ville  pauvre,  pendant  que 
Beelhovcn,  le  grand,  l'illustre  Beethoven,  que  l'Allemagne 
a  laissé  mourir  de  faim,  est  encore  à  attendre  sa  stalue.  Mal- 
heureux génie,  celui-là,  qui  est  mort  sourd  et  seul,  nouvel- 
lement découvert  par  le  caprice  plutôt  que  par  la  passion 
conlcmporaine!  Cet  excellent,  cet  admirable  artiste,  dont 
les  plus  belles  œuvres  peut-être  ont  été  perdues,  tant  elles 
avaient  été  négligées,  on  ne  sait  où  reposent  ses  os.  C'est 
en  vain  que  l'Allemagne  a  fait  un  appel  à  l'Europe  tout  en- 
tière pour  élever  un  monument  à  Beethoven;  ni  l'Allemagne, 
ni  l'Europe  n'ont  pu  venir  à  bout  de  celte  œuvre  si  simple  . 
et  le  grand  Beethoven  est  encore  à  attendre  son  monument. 
Môme ,  ô  honte  !  savez-vous  pour  combien  a  souscrit  la  France? 
Pour  4M  fr.  90  cent.  A  ce  sujet,  les  faiseurs  de  nouvelles, 
des  gens  qui  ne  donneraient  pas  vingt-quatre  sous  à  leur 
grand-père,  s'ils  avaient  un  grand-père,  ont  imaginé  de  ra- 
conter à  l'Europe,  qui  ne  les  lit  pas,  que  M.  Liszt,  cet  excel- 
lent artiste,  artiste  par  le  cœur  cl  par  l'inspiration ,  élève 
lointain ,  mais  sincère  et  loyal  de  Beethoven ,  dans  un  beau 
transport  pour  la  mémoire  de  son  illustre  maître  .  avait  ima- 
giné d'envoyer  à  la  souscription  allemande  les  soixante  mille 
francs  qui  composent  toute  sa  fortune.  La  nouvelle  est  bruta- 
lement dite  ,  et  il  n'est  pas  exactement  vrai  que  M.  Liszt  ait 
pris  en  main  la  défense  de  celte  souscription.  Déjà  même  il 
propose  de  donner  trois  concerts  monstres  à  Vienne,  à  Paris 
et  à  Londres.  A  eux  seuls,  ces  Irois  concerts  doivent  suffire 
cl  au-delà.  Cependant,  il  offre  encore,  si  après  ces  trois  con- 
certs quelque  chose  manque  à  la  somme  exigée,  de  la  rem- 
plir avec  son  argent.  11  ne  met  à  cela  qu'une  condition ,  c'c>l 
de  désigner  le  sculpteur  du  monument  à  élever  à  Beelhovcn, 
et  d'avance  M.  Liszt  désigne  Bartolini,  le  sculpteur  de  Flo- 
rence. Ce  Bartolini,  qui  a  élé  l'ami  de  M.  Ingres,  mais  celle 
amilié  s'esl  envolée  on  ne  sait  où  ,  est  en  effet  uu  habile 


L'ARTISTE. 


139 


artiste  ;  mais  nous  douions,  uous,  qu'en  deux  années  il  achève 
un  monument  quel  qu'il  soit.  Il  est  lent,  il  est  plein  de  ca- 
prices; il  est  tout  au  plus  un  sculpteur  de  la  force  de  Canova, 
gracieux  et  mou.  Il  n'a  jamais  entendu  parler  de  Beethoven, 
et  à  coup  sûr  il  ne  comprendrait  rien  à  la  symphonie  en  la 
mineur.  Sous  le  ciel  allemand,  une  statue  de  l'Ilalicn  Barlo- 
lini  aura  hien  froid. Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  impossible  que 
M.  Liszt  paie  de  sa  fortune  un  monument  de  l'Allemagne. 
Ce  n'est  pas  par  leur  argent,  mais  par  leur  admiration  et 
leurs  talents,  que  des  hommes  comme  M.  Liszt  témoignent 
de  leur  dévouement  à  la  mémoire  des  grands  génies  qui  sont 
l'honneur  de  leur  art.  Liszt  a  beaucoup  plus  fait  pour  la 
gloire  de  Beethoven  en  jouant  ses  admirables  symphonies , 
en  faisant  pénétrer  les  masses  dans  les  mystères  éclatants  de 
ce  génie  méconnu,  que  s'il  eût  élevé,  à  la  gloire  de  Beetho- 
ven ,  une  staluc  de  marbre  et  d'or.  Si  Liszt  avait  eu  cette 
folle  idée  de  se  dépouiller  au  profit  de  quelques  méchants 
bronzes  de  Thorwaldsen  ou  de  quelques  figures  efféminées  de 
Bartolini ,  il  me  semble  que  je  vois  l'ombre  de  Beethoven 
entrer  chez  le  jeune  pianiste ,  et  lui  dire  d'un  air  indigné  : 
«  Es-tu  donc  fou,  mon  fils?  qu'ai- je  affaire  de  ce  morceau 
de  bronze  ou  de  marbre  ?  A-t-on  jamais  vu  payer  ainsi  quel- 
ques sons  qui  s'envolent  dans  l'air?  Es-(u  donc  fou  de  le  faire 
aussi  pauvre  que  je  l'ai  élé  moi-même,  pour  élever  une  stalue 
à  qui  n'avait  pas  de  pain  de  son  vivant?  Où  donc  as-lu  pris, 
dis-moi,  cet  Ilalien  à  qui  mon  visage  fera  peur?  Ce  sont  les  in- 
grats, ce  sont  les  oublieux  de  ma  gloire,  ce  sont  mes  compa- 
triotes, qui  n'avaient  pas  un  regard  pour  moi,  moi  vivant,  ce 
sont  ceux-là,  les  uns  et  les  autres,  qui  me  doivent  une  statue. 
Mais  toi,  mon  enfant  bien-aimé,  toi,  mon  fidèle,  loi  qui,  tout 
petit  et  tout  grelottant,  es  venu  l'abriler  dans  le  manteau 
de  Beethoven  ,  toi  qui  as  sacrifié  la  popularité  facile  des  sa- 
lons à  ma  gloire  si  rude,  dont  personne  ne  parlait,  toi  m'ap- 
porter  une  aumône!  Allons  donc,  tu  es  fou,  tu  ne  connais  pas 
Beethoven  !  Si  tu  savais  combien  peu  le  touchent  ces  hon- 
neurs posthumes  1  Surtout  tu  ne  connais  pas  les  hommes. 
Malheureux!  mais  si  demain  quelque  chose  se  dérange  dans 
ton  cerveau,  si  (on  oreille  se  couvre  d'un  voile  comme  la 
mienne,  hélas!  si  la  goutte  se  met  seulement  à  ton  petil 
doigt,  ces  mêmes  hommes  qui  te  battent  des  mains,  qui 
t'apportent  leur  argent  pour  t'entendre;  ces  femmes  dont  le 
sein  bat  plus  vite  quand  ta  main  puissante  s'est  posée  sur 
ces  touches  d'ivoire,  ils  n'auront  pour  toi  ni  un  regard,  ni 
une  larme,  ni  un  toit,  ni  un  manteau,  ni  un  morceau  de 
pain  ;  on  te  chassera  de  ta  demeure,  parce  que  tu  n'auras  pas 
payé  ton  loyer;  et  alors,  que  deviendras-tu,  misérable?  En 
vain  irais-tu  demander  un  asile  à  ma  statue  élevée  par  ton 
argent  ;  on  te  chasserait  de  mon  piédestal.  Donc,  il  faut  gar- 
der ta  pauvre  fortune,  mon  pauvre  artiste  ;  cet  argent  gagné 
au  prix  de  ta  vie  pcut-êlre,  il  ne  faut  pas  le  dépenser  en 
slalues  et  en  vaine  fumée.  Mais  cependanlsi  tu  es  heureux,  si 
le  ciel  l'a  paru  beau  aujourd'hui,  si  tu  as  écrit  avec  joie  ces 
histoires  de  l'Italie  que  chacun  aime  à  entendre,  chante- 
moi,  s'il  te  plaît,  la  belle  symphonie  en  ut  de  Beethoven.  » 

—  Mais  aussi  ces  faiseurs  de  nouvelles  sont  absurdes  avec 
leurs  nouvelles.  Vous  ne  sauriez  croire  ce  qu'ils  inventent 
chaque  jour  pour  remplir  quelques  méchantes  petites  places 
de  leur  journal.  Le  printemps  passé,  nous  ont-ils  fait  assez  de 
chagrin  en  racontant,  de  la  façon  la  plus  péremptoire,  et  avec 


les  circonstances  les  plus  naïvement  exactes,  que  notre  jeune 
et  excellent  paysagiste  Cahat  était  eulré  dans  uous  ne  savons 
plus  quel  ordre  monastique  des  étals  du  pape!  Nous  l'a- 
vouons, nousqui  connaissons  loulc  la  mélancolie  de  cet  admira 
hic  artiste  et  loute  cette  tendresse  cachée  qu'il  a  dans  le  cœur, 
nous  avons  eu  peur  que,  dans  un  de  ces  découragements  mor- 
tels dont  tout  grand  artiste  est  la  proie  et  quelquefois  la  dupe, 
Cahat,  à  vingt-cinq  ans,  au  commencement  d'une  gloire  qui 
sera  immense,  eût  rompu  en  effet  avec  le  monde,  qu'il  ne  con- 
naît pas,  et  qui  ne  demande  pas  mieux  de  l'entourer  de  toulc 
son  estime  et  de  toutes  ses  louanges.  La  nouvelle  a  couru  le 
monde  entier;  nous  sommes  peut-être  les  seuls  qui  ne  l'ayons 
pas  imprimée.  Mais  pensez  donc  quelle  a  été  notre  joie  quand 
l'autre  jour,  un  matin,  nous  avons  vu  entrer  Cabat  chez  nous, 
quand  nous  l'avons  embrassé  de  toutes  nos  forces,  pour  nous 
bien  assurer  que  c'était  lui.  —  Quoi!  c'est  vous!  quoi!  vous 
ne  vous  êtes  pas  fait  ermite,  vous  n'èles  pas  tonsuré,  vous  n'a- 
vez pas  endossé  une  horrible  robe  de  capucin ,  vous  n'avez 
pas  brisé  celle  adorable  palette ,  qui  contenait  toutes  les 
harmonies  de  la  nature,  les  roses  du  priiilemps,  les  feux  de 
l'été,  les  fruits  de  l'automne,  les  glaces  de  l'hiver?  Et  en  ef- 
fet c'était  lui,  c'était  bien  lui;  c'était  Cahat!  Il  nous  revenait 
pour  quatre  ans,  disait  il  ;  il  rapportait,  entre  autres  belles 
toiles,  deux  beaux  tableaux  pour  M.  le  duc  d'Orléans.  Après 
s'être  prosterné  tout  à  l'aise  devant  cette  chaude  et  belle  et 
sainte  nature  d'Ifalie,  il  revenait  enfin  au  ciel  natal,  aux  fleu- 
ves de  la  patrie,  aux  ondes  doucement  murmurantes  de  nos 
provinces,  au  beau  soleil  moins  chaud ,  mais  non  pas  moins 
pur,  de  la  France.  Quant  à  cet  ermitage  où  on  l'avait  con- 
finé, le  pauvre  Cabat  n'y  pouvait  rien  comprendre;  il  en  était 
tout  honteux,  non  pas  pour  lui,  mais  pour  les  braves  gens  qui 
traitent  ainsi,  sans  vergogne  et  sans  respect,  les  honnêtes  ar- 
tistes qui  se  dévouent  corps  el  àme  à  tous  les  labeurs  que  de- 
mande la  gloire. 

—  C'est  ainsi  que  les  mêmes  historiens  écrivaient  encore , 
l'autre  jour,  que  George  Sand  s'élail  fait  trappiste;  et  pen- 
dant qu'on  l'envoyait  à  la  Trappe,  George  Sand  envoyait  au 
Théâtre-Français  un  terrible  drame,  où  il  soulève  à  sa  façon 
ces  passions  funestes  dont  il  a  seul  toulc  l'éloquence  el  tout 
le  secret. 

Comme  aussi  on  a  fait  mourir  presque  en  même  temps 
M.  Larrey  et  Mgr.  l'archevêque  de  Paris.  On  les  disait  morts 
l'un  et  l'autre,  et  ni  l'un  ni  l'autre  ne  mourront,  Dieu  merci  ! 
En  apprenant  que  M.  Larrey  était  si  malade,  Son  Eminence, 
qui  est  pleine  d'une  charité  toute  chrétienne ,  qui  s'inquièle 
avec  une  sollicitude  paternelle  de  tous  les  hommes  qui  vont 
mourir,  s'est  transportée  en  toute  hâte,  et  comme  elle  a  pu,  chez 
M.  Larrey.  Donc  on  annonce  au  célèbre  docteur  Mgr.  l'arche- 
vêque de  Paris.  Le  baron  Larrey,  en  homme  bien  élevé,  se 
lève  pour  aller  au-devant  de  celte  illustre  visite.  Les  voilà 
en  présence  l'un  de  l'autre  :  le  prélal  pensant  que  le  docteur 
l'a  fait  appeler  pour  sauver  son  àme,  le  docteur  se  figurant 
que  le  prélat  vienl  lui  demander  des  conseils  lout  terrestres. 
Aussitôt  M.  Larrey  s'écrie  :  «  Monseigneur,  ce  sont  des  ven- 
touses qu'il  vous  faut;  on  vous  a  saigné,  on  a  eu  lort.  Des 
ventouses!  des  ventouses  !  »  Puis,  appelant  son  domestique  : 
«  Jean,  apportez  du  feu  et  mes  ventouses.  »  Je  vous  laisse  à 
penser  la  figure  de  Monseigneur;  il  arrivait  pour  écouter  la 
confession  d'un  moribond,  et  il  avait  à  se  défendre  contre  le 


no 


L'ARTISTE. 


1er  cl  contre  le  feu  du  plus  formidable  chirurgien  de  la  grande 
armée  !  Nous  ne  savons  pas  comment  a  fini  cette  scène,  qui  a 
quelque  chose  de  touchant.  Toujours  est-il  que  les  deux  mé- 
decins, celui  du  corps  et  celui  de  l'âme,  se  portent  mieux; 
que  la  visite  de  celui-ci,  reçue  par  celui-là,  a  profité  à  l'on  et 
à  l'autre,  et  que,  maintenant,  ni  l'archevêque  de  Paris  ni 
le  baron  Larrey  ne  sont  plus  en  danger. 

Ce  même  archevêque,  qui  vainement  a  fait  antichambre 
chez  'l'aima ,  a  pourtant  fini  par  sauver  l'âme  de  M.  de  Tal- 
leyrand.  C'était,  dit-on,  une  promesse  solennelle  que  le 
prélat  avait  faite  à  son  saint  prédécesseur,  Mgr.  l'archevêque 
de  Talleyrand-Périgord.  M.  de  Quélen  avait  donc  promis  à 
M.  de  Périgord  qu'il  ne  donnerait  ni  paix  ni  trêve  à  son  ne- 
veu, avant  que  de  l'avoir  ramené  dans  le  giron  de  notre  sainte 
mère  l'Église.  Quand  il  fut  devenu  à  son  tour  archevêque  de 
Paris,  Monseigneur  se  ressouvint  de  sa  promesse  Tous  les  six 
mois,  il  écrivait  à  M.  de  Talleyrand  une  véritable  homélie 
afin  qu'il  eût  à  se  convertir.  Assez  ordinairement,  le  prince  de 
Talleyrand  lisait  les  homélies  de  l'archevêque  de  Paris  ;  mils 
un  jour,  Monseigneur  ayant  commencé  sa  nouvelle  épltre  par 
ces  mots  d'un  père  de  l'Église  :  Quamdiu  claudicabis?  (Jusques 
à  quand  boiteras-tu?)  M.  le  prince  de  Talleyrand,  trouvant 
la  citation  un  peu  leste,  ne  voulut  plus  entendre  parler  des 
homélies  de  M.  l'archevêque  jusqu'au  jour  de  sa  mort,  où  il 
abjura,  comme  on  sait,  toutes  ses  erreurs. 

—  Puisque  nous  sommes  en  train  d'anecdotes,  en  voici  une 
que  nous  tenons  d'un  témoin  oculaire,  et  que  nous  regrettons 
bien  de  n'avoir  pas  répétée  plus  tôt,  car  peut-être  fùt-elle 
parvenue  aux  oreilles  de  cette  malheureuse  servante  qui  a 
pensé  blesser  la  reine  l'autre  jour.  Notre  peintre  (il  s'agit 
d'un  peintre,  et  célèbre  encore,  homme  de  talent  et  d'esprit 
s'il  en  fut)  était  occupé  à  faire  un  portrait  du  roi  chez  la 
reine.  Le  roi  dit  à  sa  femme  :  «  Les  souris  nous  dévorent.... 
Faites-moi  donc  le  plaisir  de  gronder  notre  valet  de  chambre, 
qui  n'a  dressé  que  seize  souricières.  »  Disant  ces  mots,  le  roi 
avait  l'air  d'assez  mauvaise  humeur.  A  l'instant  même,  la 
reine  sort  pour  gronder  son  valet,  qui  s'appelle  Piqueur; 
mais  aussitôt  elle  revient  à  petits  pas.  «  Il  dort,  dit-elle  :  je 
le  gronderai  quand  il  sera  réveillé.  »  Certainement,  si  cette 
anecdote  avait  circulé,  il  n'y  aurait  pas  eu  un  domestique, 
fou  ou  non,  qui  eût  jamais  songé  à  jeter  une  pierre  dans  la 
voiture  de  S.  M. 

—  Il  faut  véritablement  que  le  conseil  municipal  de  la  ville 
de  Paris  n'ait  rien  à  faire  pour  s'amuser,  comme  il  l'a  fait, 
après  uue  délibération  sérieuse,  à  changer  le  nom  de  la  rue 
Dauphine,  qui ,  par  arrêt  de  ces  messieurs,  va  s'appeler  la  rue 
de  Thionvillc.  Nous  demandons  si  la  rue  Dauphine,  quand  elle 
aura  ainsi  changé  de  nom  pour  la  troisième  ou  quatrième  fois, 
en  sera  plus  large,  mieux  pavée,  moins  encombrée  de  char- 
rettes et  de  voitures.  Quand  bien  même  la  rue  Dauphine  eût 
conservé  jusqu'à  la  fin  du  monde  ce  nom  qui  rappelle  la  nais- 
sance de  Louis  XIII,  où  serait  le  mal?  Pouvez-vous  empê- 
cher qu'il  n'y  ait  eu  un  roi  nommé  Louis  XIII,  que  ce  roi-là 
n'ait  été  le  fils  de  Henri  IV,  le  père  de  Louis  XIV?  Pourrez- 
vous  jamais  empêcher  toute,  cette  population  qui  traverse  le 
Pont-Neuf  toute  l'année,  la  nuit  et  le  jour,  d'appeler  rue 
Dauphine  la  rue  Dauphine?  Êles-vous  donc  assez  absurdes 
de  déranger  toutes  les  habitudes  de  tout  un  peuple  pour  des 
noms  propres?  Si  c'est  Louis  XIII  qui  vous  fait  peur,  abattez 


donc  au  milieu  de  la  Place-Boyale  la  statue  que  les  vain- 
queurs de  1830  ont  respeclée.  Si  vous  appelez  la  rue  Dauphine 
rue  de  Thionville,  par  respect  pour  la  première  révolution  . 
alors  il  ne  faut  plus  appeler  le  faubourg  Saint-Antoine  que  le 
faubourg  Antoine;  il  faut  que  la  ville  de  Lyon  reprenne  son 
nom  de  Ville  Affranchie  ;  en  même  temps  vous  défendrez  qu'on 
aille  au  Palais- Royal;  mais  vous  permettrez  à  chacun  d'aller 
se  promener  dans  le  jardin  du  Palais-lùjalilé.  Nous  deman- 
dons pardon  à  nos  lecteurs  du  mot  que  nous  allons  dire ,  mais 
pour  qualifier  cette  décision  du  conseil  municipal  de  la  pre- 
mière ville  du  monde,  d'une  ville  qui  a  soixante  millions  ce 
revenu,  qui,  à  celte  heure,  est  bouleversée  de  fond  en  com- 
ble, qui  manque  d'air,  d'espace,  d'égouts  et  de  soleil,  et  qui 
n'est  occupée  qu'à  arracher  à  une  pauvre  rue  le  nomqu'ello 
porte  depuis  sa  naissance,  un  nom  historique  qui  rappelle 
un  roi  brave,  un  roi  valeureux  et  une  date  ,  une  rue  par  la- 
quelle il  est  aussi  nécessaire  de  passer  que  de  passer  sur  le 
Pont-Neuf  dont  on  ferait  bien  de  changer  le  nom  par  la  même 
occasion,  car  le  Pont-Neuf  se  fait  bien  vieux;  pour  qualifier 
une  pareille  sollicitude,  nous  n'avons  trouvé  qu'un  mot  dan* 
toute  la  langue  qui  rendit  un  peu  notre  idée....  :  C'est  bête! 

— L'Académie-França:se  est  en  grand  émoi  :  M.  Derrycr,  le 
plus  grand  orateur  de  tribune  et  de  barreau  ,  se  met  sur  les 
rangs  pour  remplacer  M.  Micbaud.  La  nouvelle  n'est  pas  offi- 
cielle, mais  elle  est  certaine.  Si  l'Académie-Française  étail 
instituée  pour  la  défense  et  pour  la  gloire  de  la  parole  parlée, 
nul  plus  que  M.  Berryer  n'aurait  droit  à  entrera  l'Académie  : 
mais  il  s'agit  ici  de  la  parole  écrite ,  il  s'agit  du  style  ,  il  s'agit 
de  la  langue  française;  et  personne,  que  nous  sachions  en 
core,  n'a  jamais  eu  sous  les  yeux  une  seule  page  écrite  de 
M.  Berryer.  Que  s'il  s'agil  pour  l'Académie-Française  de  prou- 
ver son  indépendance  en  ouvrant  ses  portes  à  un  légitimité, 
après  les  avoir  ouvertes  à  M.  Thiers,  à  M.  Guizot,  à  M.  Mignet. 
aux  ardents  propagandistes  de  la  révolution  de  juillet,  nou> 
répondrons  encore  à  l'Académie-Française  qu'elle  a  grand 
tort  de  faire  de  la  politique ,  qu'elle  en  a  fait  déjà  beaucoup 
(rop;  qu'elle  doit  s'informer,  avant  tout,  comment  écrivent  ses 
candidats,  et  non  pas  comment  ils  pensent.  Ce  petit  scandale 
n'ajouterait  ni  à  la  gloire  ni  à  l'importance  de  l'Académie.  Kt 
d'ailleurs,  si  M.  Berryer  a  si  grande  envie  d'être  membre  de 
l'Institut  à  son  tour,  qu'il  acceple  les  honneurs  d'une  acadé- 
mie instituée  tout  exprès  pour  lui,  l'Académie  des  Science* 
morales  et  politiques.  Mais  nous  ne  voyons  pas  ce  que  gagnera 
M.  Berryer  à  ce  nouvel  honneur. 

—  Une  femme  de  beaucoup  d'esprit,  qui  écrit  en  prose  aussi 
bien  qu'elle  écrit  en  vers,  d'une  gaieté  inépuisable,  que 
n'a  pu  corrompre  une  lutte  de  chaque  jour  contre  tant  de 
passions  déchaînées  ,  Mme  Emile  de  Cirardin,  a  fait  lire  aux 
sociétaires  du  Théâtre-Français  une  comédie  en  cinq  actes 
et  en  vers,  qui  a  pour  titre  Y  Ecole  des  Journalistes.  On  dit  a 
l'avance  que  c'est  là  tout  à  fait  une  comédie,  pleine  de  verve, 
d'esprit,  non  sans  un  peu  de  celte  colère  qui  n'a  jamais  nui 
à  la  comédie.  Ceux  qui  disent  cela  ajoutent  déjà,  avec  la 
bonne  envie  de  dire  vrai,  que  probablement  le  ministre  de 
l'intérieur  s'opposera  à  la  représentation  de  celle  comédie, 
par  respect  pour  M.  Thiers;  comme  si  M.  Thiers  était  le  seul 
homme  vulnérable  de  ce  temps-ci  ;  comme  si  M.  Thieo- 
résumait  à  lui  seul  tout  le  journalisme  de  cette  époque!  Nous 
autres  qui, Dieu  merci,  faisons  grand  cas  de  cette  profession. 


L'ARTISTE. 


1.1 


si  noble  quand  elle  est  dignement  exercée  ,  et  qui  dans  notre 
estime  n'a  peut-être  pas  d'égale  aujourd'hui ,  nous  serons 
moins  hargneux  que  les  bénévoles  défenseurs  de  M.  Thiers  , 
qui  n'a  pas  besoin  d'être  défendu.  Puisqu'on  effet  cette  co- 
médie de  Mme  Emile  de  Girardin  est  écrite  avec  beaucoup 
de  verve  et  d'éclat,  puisque  l'auteur,  qui  est  des  nôtres,  fait 
l'histoire  du  journal,  tel  qu'il  l'a  vu  ,  nous  faisons  de  notre 
côté  des  vœux  bien  sincères  pour  que  VEcole  des  Journalistes 
soit  tout  de  suite  représentée  ;  et  si  l'élégant  poêle  a  évité 
l'écueil  de  son  sujet,  le  même  écueil  contre  lequel  s'est  brisé 
M.  Casimir  Delavigne  quand  il  a  écrit  la  Popularité  ;  s'il  s'est 
tenu  en  garde  contre  les  horribles  et  abominables  calomnies 
qui  ont  fait  du  dernier  roman  de  M.  de  Balzac  une  indigne 
satire  sans  valeur ,  sans  style  et  sans  portée  ;  si  dans  cette 
comédie,  dont  le  sujet  est  immense,  l'auteur  a  donné  à  cha- 
cun ce  qui  lui  revient  :  aux  faiseurs  de  quolibet  peu  d'impor- 
tance ;  aux  insulteurs  à  gages  le  mépris  ;  aux  calomnia- 
teurs patentés  l'indignation  de  tous  les  honnêtes  gens;  à  l'é- 
crivain généreux  et  loyal ,  nuit  et  jour  sur  la  brèche  pour 
faire  triompher  des  opinions  consciencieuses  et  légales  ,  le 
respect  et  la  reconnaissance  qui  lui  sont  dus,  nous  serons 
des  premiers  à  applaudir  à  une  œuvre  dramatique  qui  est 
peut-être  le  seul  grand  sujet  de  comédie  qui  soit  possible  au- 
jourd'hui. 

Au  reste,  VEcole  des  Journalistes,  plus  heureuse  encore  que 
la  Haine  dans  l'amour,  le  drame  de  George  Sand,  a  été  reçue 
à  l'unanimité. 

—  Il  y  a  véritablement  des  familles  bien  malheureuses. 
Quand  nous  étions  jeune,  nous  entendions  parler  avec  toutes 
sortes  de  louanges  pour  leurs  talents,  pour  leur  esprit,  pour 
leur  style ,  de  deux  frères ,  Victorin  et  Auguste  Fabre.  Ils 
marchaient  l'un  et  l'autre  d'un  pas  égal  et  fraternel  dans  cette 
difficile  carrière  des  belles-lettres,  échappant  de  toutes  leurs 
forces  à  la  littérature  impériale  ,  qui  jetait ,  en  ce  temps-là , 
ses  dernières  et  ténébreuses  clartés.  Plus  d'une  fois  l'Aca- 
démie-Française,  qui  était  encore  une  puissance,  retentit  du 
nom  de  Victorin  Fabre,  une  fois  surtout  à  propos  de  l'éloge  de 
Corneille ,  qui  restera  comme  une  chose  égale  à  l'éloge  de 
La  Fontaine  par  Champforl.  Eh  bien  !  ces  heureux  commen- 
cements de  deux  gloires  furent  tout  à  coup  interrompus  par 
d'autres  renommées  pressées  d'arriver  et  par  des  maladies 
cruelles  ;  le  découragemen  t  s'empara  de  ces  deux  beaux  esprits, 
qui  ne  demandaient  aux  belles-lettres  qu'un  peu  de  gloire. 
Du  découragement  littéraire ,  ils  tombèrent  dans  la  politique, 
qui  dévore,  qui  brise  ,  qui  dessèche  le  cœur.  Si  bien  que  de 
déceptions  en  déceptions ,  les  deux  frères  n'eurent  plus  qu'à 
mourir.  Victorin  Fabre  mourut  le  premier ,  et  ce  fut  pour 
son  frère  une  perle  sans  réparation.  L'autre  frère,  Auguslc  , 
talent  énergique ,  écrivain  clair  et  net ,  passion  concentrée, 
et  qui  aurait  pu  être  puissante  si  les  événements  l'avaient 
mieux  secondée ,  est  mort,  mardi  passé,  d'un  petit  mal  au 
genou ,  qui  se  serait  guéri  en  quinze  jours  si  ce  mal  eût  été 
au  genou  d'un  homme  heureux.  Auguste  Fabre  n'avait  pas 
quarante-huit  ans. 

—  Silence!  que  les  rues  soient  jonchées  de  fleurs!  que  les 
maisons  soient  pavoisées  !  que  les  soldats  prennent  les  armes  ! 
que  le  canon  soit  tiré  à  haute  volée  !  on  attend  à  Paris  une 
des  plus  belles  dames  du  monde,  la  Stratonice  de  M.  Ingres! 

—  Il  y  a  bien  encore  cent  mille  autres  petites  nouvelles 


plus  ou  moins  vraies;  le  Réfectoire  de  l'abbaye  Saint-Martin , 
qu'on  parle  de  réparer,  ce  qui  serait  une  bonne  œuvre ,  par 
respect  pour  Pierre  de  Montercau  ,  l'architecte  de  la  Sainte- 
Chapelle.  On  parle  d'un  envoi  de  la  ville  de  Florence  à  l'école 
des  Beaux-Arts;  mais  les  caisses  ne  sont  pas  ouvertes.  On  se 
dispute  sérieusement  pour  savoir  quelle  est  la  droite,  quelle 
est  la  gauche  dans  les  églises  catholiques,  et  mille  autres 
bruits  dont  nous  nous  occuperions  volontiers  si  nous  avions  le 
temps,  et  si  nous  n'avions  pas  à  faire  à  nos  abonnés  la  petite 
allocution  que  voici  : 

Plusieurs  de  nos  abonnés  de  Paris  nous  ont  adressé  de 
justes  plaintes  sur  le  retard  des  porteurs  du  journal;  nous  qui 
tenons  à  l'exactitude  du  service ,  et  qui  volontiers  faisons 
droit  à  toutes  les  réclamations,  nous  avons  fait  comparaître 
devant  nous  les  divers  porteurs  de  l'Artiste,  et  nous  leur 
avons  rapporté  ces  justes  plaintes.  Eux ,  alors ,  sans  se  dé- 
concerter ,  nous  ont  répondu  ce  qui  suit  : 

—  Monsieur,  disait  l'un ,  je  sers  les  abonnés  de  la  rive 
gauche;  à  l'heure  qu'il  est,  impossible  de  passer  par  le  Pont- 
Neuf;  la  rue  Dauphine  est  obstruée ,  la  rue  de  l'Anciennc- 
Comédie  n'est  plus  qu'un  vaste  trou ,  la  place  de  l'École-de- 
Médecine  est  un  abreuvoir  ;  les  colonnes  de  l'Odéon  sont  cou 
vertes  de  planches,  peu  s'en  est  fallu  qu'on  n'ait  fermé  les  ga- 
leries ;  les  muraillesdu  Luxembourg  sont  en  pleine  démolition, 
seulement  on  conserve  avec  soin  une  horrible  masure ,  qui 
n'était  bonne  qu'à  être  jetée  bas,  et  qui  sertd'égout  aux  pas- 
sants. Dimanche  passé,  pour  éviter  lo  Pont-Neuf,  j'ai  voulu 
traverser  le  Pont-Royal.  Ah  !  Monsieur,  si  vous  pouviez  voir 
le  Pont-Royal!  il  est  coupé  en  deux,  il  n'est  que  plaine  et 
vallon  ;  il  faut  trois  quarts  d'heure  pour  le  traverser  à  pieds 
presque  secs.  La  rue  de  Grenelle  est  encombrée  de  maçons  : 
l'hôtel  de  l'Instruction  publique  n'est  plus  qu'un  vaste  gravas: 
on  rôcrépit  le  ministère  de  l'Intérieur;  la  place  Bellechasse 
est  un  bourbier  ;  j'ai  vu  un  cheval  noyé  sur  le  boulevarl 
Neuf.  Si  vos  abonnés  de  ce  département  se  plaignent  d'être 
mal  servis  ,  vous  pouvez  leur  dire  de  venir  chercher  leur 
journal  eux  -  mêmes  ;  pour  moi ,  je  renonce  à  ma  place  . 
j'aime  mieux  m'abonner  à  l'Artiste,  et  que  tout  soit  dit. 

—  Monsieur,  disait  l'autre,  je  suis  l'ami  intime  du  valet  de 
chambre  de  M.  J  .Chaudes-Aiguës  ;  je  suis  surnuméraire  depuis 
quatre  ans.  Grâce  à  mon  zèle  et  à  de  brillantes  protections,  j'es- 
père bien  être  aux  appointements  l'année  prochaine  ;  mais  quel 
horrible  quartier  vous  m'avez  donné  à  traverser  !  Songez  donc. 
Monsieur,  qu'il  faut  que  je  passe  par  le  Louvre;  c'est  comme 
qui  dirait  autrefois  la  place  Mauberl  ou  la  cour  des  Miracles  . 
dont  il  est  parlé  dans  M.  Viclor  Hugo.  Tout  ce  qui  n'est  pas 
boue  est  pluie  ,  tout  ce  qui  n'est  pas  pluie  est  boue.  Heureu- 
sement que  j'ai  du  courage  et  que  je  sais  nager,  mais  le 
moyen  de  nager  avec  un  formai  si  incommode  à  porter?  On 
vous  dit  :  Prends  bien  garde ,  ne  froisse  pas  les  gravures  .  ne 
salis  pas  la  couverture ,  rappelle-toi  que  tu  portes  un  beau 
journal,  en  beau  papier  et  en  beaux  caractères,  et  surlout 
arrive  à  l'heure,  drôle  que  tu  es ,  si  tu  veux  satisfaire  à  la 
juste  impatience  de  nos  lecteurs!  Monsieur,  si  vous  voulez 
que  j'arrive  à  l'heure,  faites,  je  vous  prie,  qu'on  pave  le 
Louvre,  sinon  je  me  fais  porteur  du  Constitutionnel.  Voilà  un 
journal  commode  à  porter  !  Cela  se  met  dans  la  basque  de 
l'habit;  cela  se  dépose  chez  le  marchand  de  vins,  en  passant, 
et  nul  ne  se  plaint  que  le  journal  arrive  trop  tard. 


I'i2 


L'ARTISTE. 


—  Monsieur,  dit  un  troisième,  vous  avez  cru  me  favoriser 
en  me  faisant  aller  à  Versailles  par  le  chemin  de  fer;  tous 
mes  confrères  étaient  jaloux  de  ma  fortune.  Eli  bien!  je  suis 
encore  plus  malheureux  que  tous  les  autres.  Le  chemin  de 
fer  a  si  bien  fait  qu'il  est  tassé;  j'en  ai  reçu  deux  grandes 
contusions  dans  l'estomac.  Ainsi  mutilé,  je  me  suis  vu  obligé 
de  faire  trois  lieues  à  pied  pour  porter  votre  journal ,  et  le 
lendemain,  les  abonnés  se  plaindront,  comme  si  j'étais  res- 
ponsable, moi,  des  lenteurs  du  chemin  de  fer. 

Telles  sont  les  réponses  de  tous  ces  braves  gens.  Vérita- 
blement, et  sans  vouloir  vous  donner  un  démenti,  nos  chers 
lecteurs,  il  nous  semble  que  nos  porteurs  ne  sont  pas  tout  à 
fait  dans  leur  tort.  La  ville  de  Paris  est  un  vaste  cloaque , 
bouleversé  de  fond  en  comble  par  le  paveur.  Les  pavés  de 
juillet  1830  n'étaient  pas  plus  révoltés  que  les  pavés  d'oc- 
tobre 1839;  pas  un  des  quartiers  de  la  ville  n'est  exempt  de 
cette  perturbation.  La  place  Louis  XV,  si  célèbre,  et  qui  a 
tant  de  noms,  a  vu  se  décomposer  son  bitume;  il  faut  des 
chaussures  faites  exprès  pour  ne  pas  rester  attaché  à  celte 
boue  gluante;  les  Champs-Elysées  sont  impraticables;  le  Ma- 
rais, autrefois  la  riante  demeure  de  tous  les  loisirs  parisiens, 
se  remplit  de  poussière  et  de  fumée.  Le  commerce  a  découvert 
cette  heureuse  oasis ,  dont  il  abat  les  arbres  et  la  verdure. 
Autour  de  l'Hôtel-de-Ville  ,  autour  du  Palais-de-Justice ,  il  y 
a  danger  de  mort  à  passer  quand  les  maçons  travaillent; 
deux  pauvres  femmes  ont  été  écrasées  dans  la  rue  de  la 
Cité  ,  et  elles  sont  mortes  sur  le  coup  ;  il  faut  être  bien  sur 
de  son  geste  et  de  son  pied  pour  ne  pas  attraper  quelque  écla- 
boussure  fatale  dans  celte  ville  en  construction.  A  chaque 
détour,  vous  rencontrez  une  voiture  brisée,  un  omnibus  ren- 
versé, un  cheval  couronné;  on  dirait  que  ce  mois  de  la  pluie, 
des  orages  et  du  mauvais  temps  a  été  choisi  tout  exprès  pour  les 
travaux  publics.  On  s'est  reposé  quand  il  faisait  beau,  on  se 
met  à  l'œuvre  quand  l'œuvre  est  impossible:  il  ne  faut  donc 
pas  être  trop  exigeant  pour  les  porteurs  de  l'Artiste.  Dans  ce 
siècle,  qui  est  le  siècle  des  affaires,  ne  pensez  pas  que  per- 
sonne se  dérange  de  son  chemin  pour  faire  place  à  un  pau- 
vre diable  ,  chargé ,  pour  tout  bagage ,  de  ces  heureuses  et 
décevantes  rêveries  que  nous  faisons  en  commun,  nous,  les 
écrivains,  les  poètes,  les  peintres  rêveurs;  nous,  séparés 
du  monde  par  cette  innocente  passion  des  beaux-arts ,  qui 
est  le  seul  intérêt  de  notre  vie.  Au  seizième  siècle,  sous 
François  Ier,  quand  Cellini,  le  ciseleur  florentin,  occupait 
l'hôtel  de  Nesles;  au  dix-septième  siècle,  quand  Louis  XIV 
appelait  à  Versailles  quiconque  savait  tenir  d'une  main  tant 
soit  peu  hardie  le  ciseau  ou  la  brosse,  certes  un  journal  comme 
le  nôtre  n'aurait  pas  eu  grand'peine  à  circuler;  il  eût  été  le 
bien-venu  dans  toutes  ces  niasses  si  heureusement  occupées 
de  cette  bienveillante  et  naïve  passion.  Ou  eût  fait  place  à 
l'Artiste  comme  on  faisait  place  à  Bourdaloue  quand  il  allait 
dans  sa  chaire  ;  mais  aujourd'hui,  dans  cette  ville  encombrée 
de  toutessorles  de  ruines  croulantes  et  de  masures  bâties  d'hier, 
dans  ce  travail  hâté,  dans  cette  improvisation  misérable  de  la 
chaux  et  du  plâtre ,  dans  cet  encombrement  d'architectes  et 
de  maçons  éphémères,  le  moyen  que  nous  circulions  libre- 
ment? Passe  encore  si  nous  portions  le  cours  de  la  Bourse  , 
des  chemins  de  fer,  et  même  des  renies  d'Espagne  :  la  foule 
s'ouvrirait  devant  notre  journal  ;  passe  encore  si  nous  racon- 
tions les  empoisonnements,  les  assassinats  et  les  meurtres: 


nous  nous  ferions  faire  place,  aux  noms  de  Peytel  et  de  La- 
cenaire;mais  des  peintres,  des  sculpteurs,  des  graveurs, 
des  écrivains,  rien  que  cela!  Qu'ils  attendent,  rien  ne  les 
presse;  ils  arriveront  toujours  assez  vite. 

A  ces  causes,  nous  supplions  nos  abonnés  d'être  indulgents 
pour  nos  porteurs;  s'ils  reçoivent  leur  journal  un  peu  trop 
tard,  c'est  tout  simplement  la  faute  de  la  voirie  parisienne  . 
cette  puissance  occulte  dont  on  sait  à  peine  le  nom,  qui 
n'obéit  à  personne ,  et  qui  commande  à  toutes  les  puis- 
sances de  ce  monde.  En  effet,  si  la  voirie  veut  empêcher  la 
Chambre  des  députés  de  se  réunir,  elle  en  est  bien  la  maî- 
tresse. Veut-elle  enfermer  le  roi  dans  son  palais?  elle  n'a 
qu'un  mot  à  dire.  Le  prêtre  voudrait  porter  le  Saint- Sacre- 
ment dans  la  rue ,  le  prêtre  ne  passerait  pas  sans  la  permis- 
sion de  la  voirie.  Elle  eût  voulu  arrêter  le  triomphe  de 
l'empereur  Napoléon ,  le  vainqueur  de  Wagram  eût  reculé 
devant  ces  pavés  amoncelés.  Le  pavé  est  le  quatrième  pou- 
voir de  l'état;  il  y  en  a  qui  soutiennent  qu'il  est  le  premier 
des  pouvoirs,  car,  eu  effet,  il  est  le  père  de  la  révolution  de 
juillet... 

Et  vous  sentez  bien  que  l'Artiste  n'ira  pas  se  briser  la  tète 
contre  un  pareil  pouvoir. 


■^axCxtj.-- 


EXPOSITION  DE  L7"01T. 


exposition  de  la  Société  des  Amis 
des  Arts  de  Lyon  s'ouvrira  au  palais 
^)  l|  Saint-Pierre  le   premier  décembre  pro- 
chain, et  durera  jusqu'au  31  janvier  sui- 
ME  vant. 

Le  jury  d'admission  recevra  jusqu'au 
10  novembre  les  ouvrages  qui  lui  seront  présentés. 
M.  le  maire  de  Lyon  a  mis  à  la  disposition  de  la 
Société  la  grande  salle  du  Musée,  où  les  tableaux  seront  par- 
faitement éclairés  par  un  jour  égal  dans  toute  l'étendue  de  la 
galerie. 

On  s'occupe  en  ce  moment  de  la  décorer  et  d'y  faire  toute* 
les  dispositions  nécessaires  pour  que  le  public  y  soit  agréa- 
blement. On  va  recouvrir  les  dalles  de  marbre  et  établir  des 
calorifères  ;  des  sièges  nombreux  seront  placés  au  milieu  de 
la  galerie  pour  les  visiteurs  ;  et,  en  cela,  les  Lyonnais  seront 
plus  heureux  que  la  population  parisienne  ,  qui  cherche  vai- 
nement à  s'asseoir  au  Louvre  pendant  l'exposition. 

Les  artistes  les  plus  distingués  de  la  capitale  s'empressent , 
chaque  année,  d'envoyer  leurs  ouvrages  dans  une  ville  célèbre 
par  son  école,  et  de  soutenir  de  leur  concours  une  société  qui 
recherche  tous  les  genres  de  talents.  Il  est  à  présumer  que 
l'exposition  de  cette  année  sera  plus  brillante  que  celles  de» 
années  précédentes. 

Un  budget  de  50.C00  francs  lui  permet  de  faire  face  à  ses 
dépenses  et  de  faire  de  nombreuses  et  importantes  acquisi- 
tions pour  les  sociétaires.  A  ces  ressources  vient  se  joindre 
une  somme  de  10,000  francs,  que  le  conseil  municipal  destine 
à  l'acquisition   de   quelques-uns  des  ouvrages  qui  seront 


L'ARTISTE. 


143 


remarqués  pendant  l'exposition,  el  qui  seront  placés  au  Musée 
de  la  ville.  C'est  ainsi  que,  les  années  précédentes,  il  s'est 
enrichi  de  plusieurs  tableaux  de  MM.  Robert  Fleury  et  Hos- 
tein,  ainsi  que  d'une  figure  en  marbre  de  M.  Foyatier. 

La  Société  fait  faire  en  ce  moment,  pour  ses  souscripteurs, 
un  album  de  grandes  lithographies  sur  Lyon  et  ses  environs; 
cet  ouvrage,  qui  se  composera  chaque  année  d'une  dizaine 
île  planches,  sera  fait  avec  le  plus  grand  luxe,  et  formera  , 
pour  les  vues  pittoresques  et  l'architecture,  un  recueil  du 
plus  grand  intérêt  pour  tous,  et  principalement  pour  les 
Lyonnais. 

Cette  publication,  qui  ne  sera  point  répandue  dans  le  com- 
merce ,  a  déjà  valu  à  la  Société  beaucoup  de  souscripteurs 
désireux  d'avoir  la  reproduction  des  lieux  qu'ils  habitent , 
ou  qu'ils  visitent  journellement. 


Nous  publions  aujourd'hui  le  portrait  de  George  Sand,  et 
nous  espérons  que  nos  abonnés  le  trouveront  ce  qu'il  est  en 
effet ,  le  plus  ressemblant  parmi  tous  les  portraits  du  célèbre 
écrivain  àqui  nous  devons Indiana  et  VaUnline.  M.  Jules  Janin 
nous  a  proposé,  mais  malheureusement  trop  tard  pour  que 
nous  pussions  l'inscrire  au  bas  de  cette  belle  gravure ,  où  il 
serait  resté  comme  un  ornement  digne  du  modèle,  le  vers 
suivant  : 

FEMINA    FKONTE   PATET  ,   VIR    PECTORE ,    CARMINE  MUSA. 

La  beauté  d'une  femme ,  un  talent  tout  viril,  l'inspiration 
d'une  muse. 

Il  était  impossible  de  dire  plus  et  plus  juste  en  moins  de 
mots. 

Ce  vers  nous  a  rappelé  le  vers  latin  de  Mme  la  marquise 
Duchàtelet,  écrit  de  sa  main  sous  le  portrait  de  Voltaire  : 

Clirus  post  genitis,  nunc  carus  amicis. 


MM.  DUPONCHEL,   MARIO  ET  VIARDOT. 


a  grande  énigme  de  la  semaine  dernière  est 
la  rare  complaisance  de  M.  Duponchel,  qui 
prête  Mario  à  l'Opéra-Ilalien,  ou  qui  permet 
que  Mario  s'exerce  à  rompre  son  engage- 
ment, à  écouler  le  premier  caprice  qui  lui 
conseillera  de  quitter  l'Opéra-Français.  Nous  l'avouons,  ce 
fait  n'a  pour  nous  aucun  sens.  M.  Duponchel  a-t-il  donc  fait 
quelque  héritage  de  ténors  pour  les  jeter  ainsi  à  la  tête  de 
ses  rivaux?  Jusqu'ici  rien  ne  le  prouve.  Nous  ne  lui  connais- 
sons que  Duprez,  qui  chante  trois  véritables  rôles  ,  et  Mario 


qui  en  chante  deux  ;  Duprez,  qui  dernièrement  se  montrait 
sujet  aux  infirmités  des  ténors  de  pacotille;  Mario,  que  l.i 
jeunesse  de  sa  voix  doit  souvent  forcer  à  se  reposer.  Enfin  , 
est-ce  M.  Duponchel  qui  prêle  Mario,  ou  Mario  qui  contraint 
M.  Duponchel  à  le  prêter?  Dans  la  première  hypothèse,  quel 
intérêt  M.  Duponchel  a-l-il  à  cela?  l'Opéra-Italicn  lui  fait-il 
un  large  avantage?  cela  serait  impossible.  Est-il  seulement 
indemnisé?  pourquoi  s'affaiblir  alors  au  profil  d'un  rival? 
d'ailleurs,  le  dédommagement  qui  coûterait  beaucoup  à 
l'Opéra-Italien  serait  peu  de  chose  pour  lui.  Quand  Mario 
chante  à  l'Odéon,  il  ne  chante  pas  au  Grand-Opéra  la  veille, 
et  n'y  chantera  le  lendemain  qu'avec  un  sentiment  de  fa- 
tigue bientôt  remarqué  du  public.  Plus  d'une  représentation 
de  Robert,  qui  rapporterait  huit  mille  francs,  est  ainsi  man- 
quée  ;  on  la  remplace  par  le  second  acte  de  Gustave  ou  par 
quelque  autre  pis-aller  semblable  qui  ne  fait  pas  les  frais. 
Où  M.  Duponchel  (rouve-t-il  dans  tout  cela  sou  profit  ou 
seulement  sa  convenance?  Son  public  s'habitue  à  rencontrer 
chez  lui  indigence  en  fait  de  personnel ,  et  par  contre  ,  ri- 
chesse chez  le  rival.  C'est  donc  perdre  deux  fois  pour  une. 
Le  public,  race  paresseuse  et  cancannière,  qui  n'aime  pas  à 
chercher  et  à  changer  le  pourquoi  de  ses  habitudes,  et  qui 
néanmoins  s'arrange  très-promptemenl  selon  les  bruits  sinis- 
tres, accueillera  très-facilement  l'idée  de  maladresse  attribuée 
à  l'administration  de  l'Opéra  français.  Celle  idée  une  fois 
implantée,  il  sera  très-difficile  et  très- long  de  l'en  faire 
revenir,  et  plus  long,  plus  difficile  encore  ,  de  faire  revenir 
son  argent.  D'un  autre  côté ,  laisser  Mario  chanter  ces  mé- 
lodies italiennes,  si  mollement  complaisantes,  si  gracieuse- 
ment banales,  si  faciles  pour  l'effet ,  c'est  favoriser  mal- 
adroitement les  penchants  paresseux  naturels  à  l'homme. 
Mario  est  sans  doute  très-flatlé  de  chanter  seul  d'une  ma- 
nière satisfaisante  lamusique  de  Robert,  à  laquelle  l'Italie  n'a 
rien  à  comparer  depuis  longtemps  ;  mais  ce  plaisir  de  vanité 
satisfaite  dure  depuis  tantôt  un  an  ;  mais  cette  musique  si 
grande  et  si  fière ,  impérieuse  et  despote  comme  tout  ce 
qui  est  grand,  s'inquiète  fort  peu  des  instruments  qu'elle  em- 
ploie, et  ne  pense  guère  à  ces  lâches  transactions,  à  ces  ca- 
pitulations honteuses  que  font  tous  les  jours  avec  les  chan- 
teurs les  maestri  d'Italie.  La  musique  de  Robert  est  à  l'égard 
du  chanteur  comme  un  maître  magnifique  qui  récompense 
bien,  il  est  vrai,  mais  qui  veut  être  obéi,  coûte  que  coûte. 
Mario,  qu'on  envoie  affronter  les  séductions  de  la  paresse  el 
de  l'indépendance,  Mario,  qui  trouvera,  quand  il  le  voudra  . 
des  maîtres  italiens  pour  écouter  ses  exigences,  reviendra- 
t-il  volontiers  obéir  au  génie,  pour  l'honneur  des  principes 
seulement?  Cela  est  presque  aussi  difficile  à  concevoir  que 
l'avantage  problématique  retiré  par  M.  Duponchel  de  cet  ar- 
rangement inouï. 

La  position  de  M.  Viardot  est  un  peu  plus  nette,  quoiqu'on 
ne  la  comprenne  pas  bien  après  avoir  réfléchi ,  et  qu'on 
puisse  se  tromper  dans  l'appréciation  des  motifs.  Il  avait  ja- 
dis Ivanoff,  ténor  à  deux  fins  ,  qui  se  résignait  au  rôle  de  se- 
cond, quand  il  lui  fallait  subir  dans  le  même  opéra  le  voisi- 
nage écrasant  de  Rubini  ;  mais  dans  certains  ouvrages  le 
second  ténor  devenait  premier,  sans  trop  de  difficulté.  On  ne 
pouvait  attribuer  à  Sinico  la  même  faculté  d'ubiquité  rela- 
tive. Mario  était  là,  Italien  de  naissance,  chantant  les  tendres 
mélodies  italiennes  avec  une  facilité  au  moins  égale  à  son  ta- 


m 


L'ARTISTE. 


ii-ni  de  cli.inteur  français.  Il  ne  s'agissait  plus  que  d'obtenir 
de  M.  Duponchel  la  cession  temporaire  de  cet  utile  sujet. 
C'est  ce  qui  a  été  fait.  A  quelles  conditions?  nous  l'ignorons, 
et  cela  ne  nous  regarde  probablement  pas,  car  nous  ne 
croyons  pas  à  la  grande  conjuration  de  l'Opéra  italien  contre 
l'Opéra  français,  conjuration  dans  laquelle  le  directeur  de 
l'Opéra  français  entrerait  ainsi  tout  le  premier,  il  n'est  guère 
probable  que  celui-ci  se  prive  de  plusieurs  recettes  de  huit 
mille  francs  sans  indemnité  approximative.  Il  faut  sans  doute 
rtiissi  désintéresser  Mario  pour  ce  double  service.  Or,  à  la 
charge  de  qui  ces  dédommagements  doivent-ils  tomber,  si- 
non à  celle  de  M.  Viardot  ?  11  y  gagne  de  maintenir  la  variété 
de  son  répertoire,  et  partant  la  bonne  volonté  des  auditeurs 
non  locataires;  mais  ces  auditeurs  lui  fournissent  la  moindre 
partie  de  ses  recettes.  Nous  ne  voyons  pourlui  qu'une  chance 
de  gain,  chance  toute  morale  et  lointaine,  qui  réside  dans  la 
séduction  que  doit  exercer  sur  Mario  la  vie  plus  facile  du 
chanteur  italien. 

Mario  a  dû  être  flatté  de  se  voir  nécessaire  aux  deux  pre- 
miers théâtres  chantants  de  l'Europe;  il  aura  vu  dans  l'ar- 
rangement proposé  toutes  sortes  d'avantages  immédiats,  et 
n'aura  guère  redouté  la  fatigue,  confiant  dans  les  ressources 
de  sa  jeunesse  et  de  sa  voix.  Il  a  raison.  Jamais  voix  plus 
fraîche  et  plus  reposée  n'a  été  entendue  dans  le  rôle  de  Ne- 
morino.  Cette  musique  sans  prétention,  j'allais  dire  (erre  à 
terre,  qui  n'exige  du  ténor  ni  effort,  ni  bravura,  convenait 
merveilleusement  à  la  circonstance.  Bubini  eût  été  trop  bril- 
lant, trop  artiste,  dans  l'Elùsir  d'Amore.  Mario  s'est  laissé 
être  simple,  niaisement  passionné  ;  c'est  le  plus  grand  chan- 
leur  qu'on  puisse  trouver  pour  le  rôle.  Le  public ,  par  une 
sorte  de  pruderie  de  dilettantisme ,  a  accueilli  pendant  le 
premier  acte,  avec  une  froideur  inconcevable  ,  ce  charmant 
transfuge  italien,  mais  les  murmures  flatteurs  ont  commencé 
par  rompre  la  glace,  et  les  applaudissements  universels  ont 
scellé  le  pardon  dont  on  semblait  si  ridiculement  lui  faire 
sentir  le  besoin.  Nous  espérons  bien  que  Mario,  qui  sera,  s'il 
le  veut,  un  très-grand  artiste,  ne  se  laissera  pas  ébranler  par 
ces  misères  dans  ses  résolutions  primitives. 

L'Elissir  d'Amore  est  chanté  par  tout  le  monde  avec  une 
verve  merveilleuse.  Mme  Persiani  s'y  montre  de  plus  en 
plus  parfaite;  sa  voix  s'épure  et  s'affine  chaque  jour  à  un  de- 
çré  qu'on  n'aurait  pu  prévoir.  Nous  voudrions  seulement 
qu'elle  donnât  un  éclat  moins  strident  à  ses  longues  notes 
syncopées  à  l'aigu. 

A.  SPECHT. 


PALAIS-ROYAL  :  Le  Toréador  ,  comédie-vaudeville  en  trois  actes. 


'  n  dit  que  dans  un  de  ces  moments  de  cha- 
!  (ouillcusc  ambition  où  l'âme  s'ouvre  aux 
;  prétentions  les  plus  exagérées,  les  auteurs  du 
'  Toréador  avaient  cru  faire  un  chef-d'œuvre 
;  qui  fit  honte  au  Barbier  de  Séville.  Beaumar- 
chais l'a  échappé  belle;  si  la  Comédie-Française  n'avait  pas 


cru  devoir  refuser  l'Alcade ,  c'était  fait  de  lui!  Heureusement 
pour  le  père  de  Figaro ,  il  n'en  a  rien  été.  Du  Théâtre-Fran- 
çais, l'Alcade  a  sauté  à  pieds  joints  chez  son  voisin,  le  théâtre 
du  Palais-Itoyal  ;  et  au  moyen  d'un  nouveau  baptême  ,  et  de 
quelques  couplets  de  circonstance ,  de  boléros,  cachuchas, 
danses  cl  chants  de  caractère,  l'œuvre  nouvelle  a  vu  le 
jour. 

Boahdil  est  un  descendant  plus  ou  moins  direct  de  Figaro. 
La  confraternité  de  l'un  et  de  l'autre  n'en  est  pas  moins  le 
but  qu'ont  cherché  les  auteurs.  Tous  les  personnages  du  Bar- 
bier de  Séville  revivent  dans  le  Toréador,  et  ils  ont  été  ap- 
pelés à  traduire  sur  la  scène  du  Palais-Boyal  la  même  action. 
Ainsi,  on  y  voit  le  vieux  Bartholo,  qui,  changé  en  alcade, 
tourmente  de  son  amour  et  de  sa  jalousie  une  jeune  Bosnie 
qui  se  laisse  tendrement  faire  la  cour,  à  travers  les  jalousies 
d'abord,  et  plus  tard  dans  la  chambre  conjugale;  car  il  est 
juste  d'avouer  que  la  pièce  de  MM.  Duveyrier  est,  sur  un 
point,  en  progrès  sur  celle  de  Beaumarchais;  la  Rosine  du 
vaudeville  est  la  femme  légitime  du  Bartholo  en  question  .  et 
l'action  est  compliquée  d'un  tout  petit  et  agréable  adultère  , 
ce  qui  est  infiniment  plus  moral.  Mais  tout  ceci  se  passe  en  Es- 
pagne, et  nous  ne  sommes  pas  chargé  de  la  police  des  mœurs 
espagnoles.  Le  comte  Almaviva  est  changé  eu  officier  français 
qui  passe  les  Pyrénées  à  la  suile  du  roi  Joseph ,  et  prend  sur 
son  service  le  temps  de  surveiller  sa  belle  captive ,  de  lui 
donner  des  sérénades ,  d'escalader  son  balcon ,  et  de  lui 
donner  des  baisers  sur  la  blanche  main  que  sa  complai- 
sante beauté  lui  abandonne  à  travers  les  jours  de  sa  jalousie. 
Figaro  devient  un  lourd  officieux  faisant  l'amour  pour  son 
compte  et  pour  celui  des  autres ,  se  battant  les  flancs  pour 
servir  les  intérêts  de  celui  qui  le  paie,  et  ne  faisant  que  des 
sottises,  sans  esprit,  sans  expédients,  toujours  baltu ,  et 
n'ayant  pas  même  l'esprit  de  conserver  les  bourses  d'or  qu'on 
lui  jette.  C'est  là  un  bien  mauvais  héritier  qu'on  a  donné  à  ce 
pauvre  Figaro.  Ajoutez  à  ces  personnages  le  cortège  inévi- 
table de  ce  qu'on  appelle  la  couleur  locale  ,  tous  les  mille 
petits  détails  extérieurs  qui  passent  pour  le  complément  de 
toute  action  qui  a  eu  lieu  en  pays  étranger  ou  dans  une  époque 
éloignée  de  nous,  et  sans  lesquels  nos  modernes  dramaturges 
ou  vaudevillistes  croiraient  avoir  failli  à  leur  œuvre  ,  les  dou- 
bles portes,  les  verroux,  les  surprises  à  brûle-pourpoint,  les 
invocations  à  tous  les  saints  du  paradis,  les  mascarades,  les 
combats  de  taureaux  et  jusqu'aux  coups  de  poignard.  Heu- 
reusement que  le  coup  de  poignard  n'a  presque  pas  porté 
et  que  le  plancher  n'a  pas  été  ensanglanté! 

MM.  Duveyrier  n'ont  pas  encore  enterré  Figaro,  et  la  bles- 
sure qu'ils  ont  faite  â  Beaumarchais  n'est  pas  mortelle.  M.  Le- 
ménil  a  fait  valoir  autant  que  possible  le  rôle  de  l'alcade,  et 
il  a  bien  rendu  les  émotions  du  personnage,  tour  à  tour  amou- 
reux, jaloux ,  avare,  et  surtout  ridicule,  qu'il  s'était  chargé 
de  représenter.  Son  jeu  a  été  plein  d'entrain  et  de  naturel. 
M.  Achard  s'amuse  tous  les  soirs  à  chanter  faux.  C'est  peut- 
être  l'esprit  de  son  rôle  :  le  descendant  du  dernier  des  Abcn- 
cerrages  n'est  pas  obligé  de  chanter  juste. 

A.  L.  C. 


Typographie  de  Lacrampe  et  Comp. ,  rue  Damiclte,  3.  —  Fonderie  de  Thon  y,  Virej  et  Muret 


L'AUTISTE. 


1-V5 


M.  INGRES 


L'ACADÉMIE  ROYALE  DES  BEALXARTS. 


olr  la  seconde  fois,  la  quatrième 
,,,-,  classe  de  l'Institut  vient  de  censurer 

publiquement  le  directeur  de  l'Acadé- 
ra  mie  de  France  à  Rome.  M.  Raoul- 

Hochelte,  secrétaire  de  la  quatrième 
Y\  classe ,  n'a  pas  craint  de  tancer  M.  Ingres  comme 
**  un  écolier;  il  a  réprimandé  l'un  des  plus  glorieux 
représentants  de  la  peinture  française  d'un  ton  leste  et 
cavalier  qui  se  comprendrait  tout  au  plus  si  M.  Ingres 
n'appartenait  pas  à  l'Institut,  et  n'avait  pas  été  chargé 
par  l'Académie  des  beaux-arts  des  fonctions  qu'il  rem- 
plit depuis  cinq  ans.  Mais  M.  Ingres  tient  de  ses  con- 
frères le  mandat  auquel  il  s'est  dévoué  avec  un  zèle,  une 
persévérance,  une  assiduité  que  personne  n'oserait  con- 
tester. Quelle  est  donc  la  faute  commise  par  M.  Ingres? 
de  quel  crime  s'est-il  rendu  coupable"?  A-t-il  imprimé 
aux  études  dont  la  surveillance  lui  est  confiée  une  di- 
rection fâcheuse?  a-t-il  dépravé  le  goût  ou  refroidi  l'ar- 
deur des  élèves  qui  suivent  ses  conseils?  L'Académie 
royale  des  beaux-arts  déclare  publiquement,  par  l'or- 
gane de  M.  Raoul-Rochette,  que  tous  les  ouvrages  en- 
voyés par  les  pensionnaires  de  Rome  ont  un  caractère 
uniforme  et  systématique,  une  physionomie  qui  rap- 
pelle avec  une  constance  affligeante  les  compositions  et 
les  doctrines  de  M.  Ingres;  et,  pour  ne  pas  manquer  à 
ses  devoirs,  pour  ne  pas  trahir  la  mission  qu'elle  a  reçue, 
elle  se  croit  obligée  d'avertir  le  maître  et  les  élèves  qu'ils 
sont  engagés  dans  une  fausse  voie.  Il  n'y  a  de  salut,  dit- 
elle,  pour  la  musique,  la  peinture,  la  statuaire  et  l'ar- 

2e  SÉRIE  ,  TOME  IV,  10e  LIVRAISON. 


chitecture ,  qu'à  la  condition  de  se  tenir  à  égale  distance 
de  l'innovation  et  de  l'imitation.  C'est  à  cette  condition 
seulement  que  l'art  peut  espérer  de  produire  des  œuvres 
belles  et  glorieuses.  Si  nous  comprenons  bien  le  sens  des 
mots  que  nous  venons  de  transcrire,  si  l'élude  et  la  ré- 
flexion nous  ont  enseigné  la  véritable  valeur  de  tous  les 
éléments  du  vocabulaire,  le  conseil,  ou  plutôt  la  pres- 
cription de  l'Académie  royale  des  beaux-arts,  est  tout 
simplement  une  absurdité  emphatique.  M.  Raoul-Rochette 
n'est  pas,  nous  le  croyons  du  moins,  responsable  de  la 
pensée  qu'il  a  énoncée.  La  seule  part  qui  lui  appartienne 
incontestablement  dans  le  rapport  lu  par  lui  le  5  octo- 
bre 1839,  c'est  le  style  assez  étrange  dont  il  a  revêtu  les 
pensées  collectives  de  l'Académie,  style  rarement  élé- 
gant et  très-souvent  incorrect.  «  Tout  ce  qui  remplit  et 
anime  vos  séances,  dit  M.  Raoul-Rochette,  doit  être 
connu  du  public,  dont  l'opinion,  privée  de  guides  sûrs 
et  fidèles,  est  trop  souvent  exposée  a  se  laisser  surprendre 
par  de  fausses  doctrines  ou  imposer  par  des  succès  trom- 
peurs. »  Il  n'y  a  pas  un  écolier  de  douze  ans  qui  ne  sache 
très-bien,  n'eût-il  môme  jamais  suivi  que  les  leçons  des 
écoles  primaires,  en  quoi  diffèrent  un  succès  qui  impose 
et  un  succès  qui  en  impose  :  le  premier  est  légitime,  le 
second  illégitime.  Il  est  vraiment  déplorable  qu'un  homme 
qui  touche  le  traitement  d'un  colonel ,  et  qui  est  présumé 
savant ,  commette  publiquement  de  pareilles  bévues  ; 
mais  le  bon  sens  n'est  pas  traité  par  M.  Raoul-Rochette, 
organe  de  l'Académie,  avec  plus  de  respect  que  la  gram- 
maire. Nous  consentirions  sans  regret  à  le  voir  offenser 
la  langue,  si  les  mots  qu'il  assemble  en  périodes  nom- 
breuses offraient  un  ensemble  d'idées  vraies;  mais  puis- 
que les  mots  que  nous  avons  transcrits,  puisque  les  con- 
seils dictés  par  l'Académie  aboutissent  à  la  négation 
môme  de  l'art,  l'indulgence  n'est  pas  permise,  et  nous 
sommes  forcé  d'appeler  la  réprobation  et  le  ridicule  sur 
le  sermon  prononcé  par  M.  Raoul-Rochette.  Pour  dé- 
montrer le  néant  et  la  niaiserie  de  ce  sermon,  il  suffit 
d'analyser  avec  soin  la  formule  dans  laquelle  M.  Raoul- 
Rochette  a  prétendu  résumer  la  doctrine  de  l'Académie. 
Que  signifie,  en  effet,  la  recommandation  pompeuse  ré- 
digée par  M.  le  secrétaire  perpétuel?  «Tenez-vous,  dit- 
il,  si  vous  voulez  produire  des  œuvres  glorieuses,  en 
garde  à  la  fois  contre  le  goût  de  l'innovation  et  la  manie 
de  l'imitation.  Marchez  toujours  d'un  pas  ferme  et  sûr 
entre  ces  deux  écueils,  sans  jamais  dévier  vers  l'un  ou 
vers  l'autre.  »  Si  les  pensionnaires  de  Rome  obéissent 
littéralement  au  conseil  de  l'Académie,  ils  se  priveront 
de  toute  originalité  pour  éviter  l'innovation,  et  de  toute 
science  pour  éviter  l'imitation.  Jamais,  je  crois,  la  parole 
humaine  n'a  été  plus  scandaleusement  détournée  de  sa 
destination  naturelle;  jamais  cet  instrument,  créé  non- 
seulement  pour  l'expression,  mais  aussi  pour  le  déve- 
loppement intérieur,  pour  l'analyse  intime  de  la  pensée, 
n'a  été  manié  d'une  façon  plus  maladroite  et  plus  ridi- 

19 


n<; 


/AUTISTE. 


cule.  Proscrire  l'innovation ,  n'est-ce  pas  commander  à 
toutes  les  intelligences  qui  cultivent  le  domaine  de  l'art 
d'abdiquer  leur  personnalité?  proscrire  l'imitation,  n'est- 
ce  pas  les  forcer  à  se  réfugier  dans  l'innovation?  Traqués 
ainsi  entre  l'imitation  et  l'innovation ,  que  vous  déclarez 
également  dangereuses,  quel  parti  embrasseront  le  pein- 
tre et  le  statuaire?  M.  Raoul-Rochettc  a  pris  soin  de 
nous  l'apprendre,  et  nous  sommes  heureux  de  pouvoir 
rapporter  fidèlement  cette  prophétie  mémorable.  En  se 
tenant  à  égale  distance  de  l'innovation  et  de  l'imitation , 
selon  les  conseils  de  l'Académie,  l'école  de  Rome  sera 
ramenée  dans  la  droite  voie,  qui  est  celle  de  la  nature 
et  de  la  vérité.  Devine  qui  pourra  !  La  nature  et  la  vérité 
sont  sans  doute  des  mots  fort  imposants;  mais  nous  de- 
vons regretter  que  l'Académie  n'ait  pas  consenti  à  nous 
expliquer  ce  qu'elle  entend  par  la  nature  et  la  vérité 
Croit-elle,  comme  nous  avons  le  droit  de  le  supposer, 
que  l'art  entier  se  réduise  à  transcrire,  à  copier  littéra- 
lement le  spectacle  offert  à  nos  veux?  Si  elle  partage  à 
cet  égard  le  préjugé  vulgaire,  la  discussion  la  plus  in- 
dulgente ne  peut  descendre  jusqu'à  réfuter  une  affirma- 
tion aussi  insensée  ;  car  déclarer  que  l'art  n'a  d'autre 
but ,  d'autre  mission  que  la  reproduction  littérale  de  la 
réalité,  c'est  proclamer  le  divorce  de  l'imagination  et  de 
l'art,  c'est  nier  l'histoire  entière  de  la  peinture  et  de 
la  statuaire.  Ni  Phidias,  ni  Michel-Ange,  ni  Jean  Goujon, 
ni  Raphaël,  ni  Titien,  ni  Rubens,  ne  relèvent  de  la  réa- 
lité :  les  Parques,  le  Moïse,  la  Diane,  sont  de  véritables 
créations.  La  réalité  n'a  été,  pour  les  artistes  divins  que 
nous  venons  de  nommer,  qu'un  point  de  départ,  et  non 
un  but.  Si,  comme  nous  le  croyons,  M.  Ingres  professe 
un  dédain  profond,  une  répugnance  absolue  pour  le 
culte  exclusif,  pour  la  reproduction  littérale  de  la  réa- 
lité; s'il  enseigne  aux  pensionnaires  de  Rome  les  prin- 
cipes que  lui  ont  révélés  la  réflexion  et  la  pratique  de 
l'art;  s'il  leur  répète  chaque  jour,  implicitement  ou  ex- 
plicitement, que  V Apothéose  d'Homère  contient  quelque 
chose  de  plus  que  la  réalité,  loin  de  le  blâmer,  nous 
l'approuvons  hautement.  S  il  cherche  dans  les  chambres 
du  Vatican ,  dans  les  monuments  de  la  statuaire  grecque, 
des  arguments  à  l'appui  du  système  auquel  nous  devons 
ses  œuvres  trop  rares,  mais  d'un  caractère  si  pur,  si 
élevé  ;  s'il  recommande  à  ses  élèves  l'élude  de  l'harmonie 
linéaire  comme  l'expression  la  plus  savante  de  la  beauté 
idéale,  nous  ne  saurions  trop  louer  la  franchise  et  la 
portée  de  son  enseignement.  Si  l'on  nous  parle  de  son 
intolérance ,  nous  répondrons  sans  hésiter  que  les  con- 
victions absolues  sont  nécessairement  intolérantes.  M.  In- 
gres est  peut-être  injuste  pour  Titien  et  pour  Rubens,  il 
traite  peut-être  avec  une  sévérité  excessive  toutes  les 
écoles  qui  ont  précédé  ou  suivi  Raphaël;  mais  son  in- 
justice et  sa  sévérité  sont  les  conséquences  inévitables 
de  la  religion  qu'il  a  embrassée  :  il  ne  peut,  sans 
mentir,  mettre  sur  la  même  ligne  Orcagna ,  Titien  et 


Raphaël.  Il  est  injuste  pour  Venise,  parce  que  Rome  suffit 
à  épuiser  toute  sa  ferveur.  11  n'a  qu'un  Dieu  et  qu'une 
croyance  :  il  ne  pourrait  passer  au  polythéisme  sans  de- 
venir impie.  Loin  de  condamner  son  intolérance ,  loin 
de  réprouver  le  culte  exclusif  qu'il  a  voué  à  Raphaël, 
nous  voyons  dans  son  intolérance  même  un  gage  de  la 
sincérité  des  principes  qu'il  professe.  S'il  y  avait  place 
dans  sa  conscience  pour  l'adoration  simultanée  de  Venise, 
de  Rome  et  d'Anvers,  son  enseignement  nous  trouverait 
incrédule. 

Le  caractère  exclusif,  impérieux,  des  leçons  données 
par  M.  Ingres  aux  pensionnaires  de  Rome,  est  évidem- 
ment sans  danger.  Après  avoir  étudié  dans  les  chambres 
du  Vatican,  en  présence  des  marbres  grecs,  le  secret  de 
l'harmonie  linéaire,  ils  pourront  toujours  consulter  avec 
fruit  les  écoles  qui  ont  précédé  ou  suivi  l'école  de  Ra- 
phaël. L'admiration  religieuse  que  M.  Ingres  leur  pres- 
crit pour  Yécole  d'Athènes,  pour  le  Parnasse,  ne  les  em- 
pêchera pas,  soyez-en  sûrs,  d'apprécier  dignement  les 
fresques  sévères  duCampo-Santo  ou  les  Naïades  ardentes 
de  Rubens.  Se  placer  au  centre  de  l'école  romaine  pour 
juger  les  écoles  de  Venise  et  d'Anvers  n'est  pas,  quoi  que 
puisse  dire  l'Académie,  une  méthode  pernicieuse.  Non- 
seulement  nous  ne  blâmons  pas  l'intolérance  de  M.  In- 
gres ,  mais  nous  souhaitons  que  les  pensionnaires  de 
Rome  prennent  ses  leçons  pour  la  vérité  même.  S'il  y  a. 
comme  nous  le  croyons,  en-deçà  et  au-delà  de  Raphaël 
des  œuvres  d'une  grande  valeur,  si  l'enseignement  de 
M.  Ingres  ne  contient  pas  toute  la  vérité ,  les  pension- 
naires de  Rome  auront  toujours  le  temps  de  modifier, 
d'élargir  les  principes  qui  semblent  à  leur  maître  conte- 
nir toute  la  vérité.  Si  la  Toi  est  nécessaire  à  l'homme  qui 
enseigne,  elle  ne  l'est  pas  moins  à  celui  qui  étudie.  // 
faut  que  celui  qui  apprend  croie.  Ces  paroles,  écrites  il  y  ;> 
deux  siècles  par  François  Bacon,  devraient  toujours  de- 
meurer présentes  à  la  pensée  des  élèves  confiés  aux  soins 
de  M.  Ingres;  et  nous  avons  peine  à  comprendre  pat- 
quelle  série  de  méprises  l'Académie  est  arrivée  à  prêcher 
le  doute  aux  pensionnaires  de  Rome,  quand  elle  devrait 
leur  prêcher  la  foi.  Croire  aux  paroles  du  maître  est  la 
première  condition  de  toute  étude  sérieuse.  Le  doute 
peut  devenir  une  méthode  d'investigation,  mais  il  ne 
sera  jamais  ni  une  méthode  d'enseignement  ni  une  mé- 
thode d'étude.  M.  Ingres  croit  en  lui-même  et  affirme 
sincèrement  ce  qu'il  prend  pour  la  vérité  complète.  Avant 
de  contrôler  par  des  comparaisons  laborieuses  la  valeur 
des  leçons  de  M.  Ingres,  les  pensionnaires  de  Rome  fe- 
ront bien  de  les  accepter  sans  réserve.  La  foi  seule,  je 
veux  dire  la  foi  intelligente,  peut  mener  à  la  science;  le 
doute  n'est  légitime  et  profitable  qu'à  celui  qui  possède 
déjà  la  meilleure  partie  de  la  vérité.  Si  1  Académie  veut 
concourir  au  progrès  de  la  peinture  et  de  la  statuaire, 
qu'elle  renonce  donc  à  ébranler  la  foi  des  pensionnaires 
de  Rome,  qu'elle  accepte  sans  murmurer  l'intolérance 


L'ARTISTE. 


1V7 


de  M.  Ingres,  qu'elle  se  résigne  avec  reconnaissance  nu 
caractère  absolu  des  leçons  de  ce  maître  illustre  ;  car,  en 
semant  le  doute,  elle  ne  recueillera  que  l'indifférence  et 
l'anarchie.  Que  les  pensionnaires  de  Rome  commencent 
par  croire  pour  savoir  :  quand  ils  sauront,  il  sera  temps 
pour  eux  de  douter  pour  agrandir  le  champ  de  leur 
science. 

Les  remontrances  adressées  au  directeur  de  l'école 
de  Rome,  par  la  quatrième  classe  de  l'Institut,  sont  d  au- 
tant plus  surprenantes  que  les  pensionnaires  ont  envoyé 
cette  année  plusieurs  ouvrages  recommandables.  Tous 
les  hommes  compétents  s'accordent  à  louer  les  travaux 
de  M.  Glerget.  La  figure  d'étude  de  M.  Papety  ctfOrestc 
de  M.  Simart  ont  obtenu  les  suffrages  des  juges  les  plus 
sévères.  On  peut,  sans  injustice,  blâmer  la  figure  que 
M.  Papety  a  placée  au  fond  de  son  tableau  ,  et  dont  les 
proportions  ne  sont  pas  justifiées  ;  mais  il  est  impossible 
de  ne  pas  reconnaître  dans  l'exécution  du  sujet  principal 
une  grande  habileté.  Quand  M.  Papety  obtint,  il  y  a  deux 
ans,  le  grand  prix  de  peinture,  il  n'était  encore  qu'un 
agréable  faiseur  de  vignettes,  et  promettait  tout  au  plus 
de  continuer  son  maître  ;  M.  Ingres  a  su,  par  son  into- 
lérance, lui  inspirer,  lui  enseigner  le  goût  de  l'harmonie 
linéaire.  Si  M.  Papety  persévère  dans  la  voie  où  il  est 
entré  cette  année,  s'il  dirige  l'adresse  de  pinceau  dont  il 
dispose  aujourd'hui  vers  l'étude  des  grands  modèles,  il 
pourra,  dans  un  avenir  prochain,  aller  bien  au-delà  de 
ses  premières  promesses.  Sans  l'intolérance  de  M.  In- 
gres, où  en  serait  aujourd'hui  M.  Papety?  La  réponse 
n'est  pas  difficile  à  trouver,  il  grouperait  heureusement 
des  figures  très-incomplétement  dessinées.  Sans  doute 
tout  n'est  pas  à  louer  dans  l'Oreste  de  M.  Simart,  mais 
il  y  a  dans  cet  ouvrage  plusieurs  parties  très-remar- 
quables. Que  la  tête,  comme  étude  musculaire  et  comme 
expression,  soit  inférieure  au  torse,  nous  l'accordons 
sans  peine,  et  encore  devons-nous  faire  nos  réserves; 
car  le  marbre  n'étant  pas  achevé,  il  y  a  lieu  d'espérer 
que  M.  Simart  cherchera,  le  ciseau  à  la  main,  ce  qu'il 
n'a  pas  trouvé  en  modelant  la  glaise.  La  réflexion  ne 
manquera  pas  de  l'éclairer,  et  il  comprendra  la  nécessité 
d'accorder  l'expression  du  visage  et  la  ligne  générale  du 
corps.  Mais  toute  la  partie  antérieure  du  torse,  tous  les 
plans  du  bras  droit,  qui  embrasse  l'autel  de  Minerve, 
sont  étudiés  avec  une  persévérance  et  une  habileté  qui 
font  le  plus  grand  honneur  au  jeune  statuaire,  et  prou- 
vent que  les  conseils  de  M.  Ingres  sont  loin  d'être  dan- 
gereux. Malgré  les  remontrances  adressées  au  directeur 
de  l'école  de  Home  par  la  quatrième  classe  de  l'Institut , 
nous  persistons  à  croire  que  MM.  Papety  et  Simart  doi- 
vent à  M.  Ingres  la  meilleure  partie  de  leurs  progrès. 
Nous  sommes  certain  que  MM.  Papety  et  Simart  parta- 
ient notre  opinion.  Que  signifient  donc  les  reproches  de 
l'Académie?  que  signifient  ses  regrets  et  ses  crainles? 
S'affligerait-elle  de  voir  M.  Simart  ne  pas  imiter  le  Thésée 


de  M.  Ramcy,  ou  l'Alexandre  de  M.  Nantetiil  ?  Yerrail- 
elle  avec  colère  M.  Papety  ne  pas  rappeler  le  style  de 
M.  Blondel  ?  ()ublie-t-elle  donc  que  MM.  Ramey.  Nan- 
ieuil  et  Blondel  sont  très-loin  de  la  nature  et  de  la 
vérité?  mais  j'oublie  moi-même  que  MM.  Ramcy,  Non- 
teuil  et  Blondel  siègent  parmi  les  censeurs  de  M.  In- 
gres. 

Je  veux  croire  que  la  jalousie  est  complètement  étran- 
gère aux  reproches  formulés  par  la  quatrième  classe  de 
l'Institut;  il  serait  en  effet  trop  pénible  de  penser  que 
l'Académie  eût  nommé  M.  Ingres  directeur  de  l'école  de 
Rome,  parce  qu'elle  était  lasse  de  l'entendre  appeler 
juste  ;  il  serait  trop  pénible  de  voir  dans  les  fonctions 
honorables  qui  lui  ont  été  confiées,  un  calcul  de  vanité 
blessée.  Ceux  qui  attribuent  à  l'impatience  le  sermon 
prononcé  cette  année  par  M.  Raoul-Rochette,  calomnient 
évidemment  l'Académie.  La  quatrième  classe  de  l'Insti- 
tut n'a  pas  voulu  se  débarrasser  de  M.  Ingres  en  l'envoyant 
à  Rome;  ce  n'est  pas  le  désappointement  qui  a  dicté 
contre  lui  des  paroles  amères.  Nous  aimons  mieux  pen- 
ser qu'elle  se  méprend  sur  la  destination  et  les  lois  de 
l'art,  et  par  conséquent  sur  les  conditions  de  l'enseigne- 
ment confié  au  directeur  de  l'école  de  Rome.  Quelque 
étrange  que  puisse  paraître  notre  opinion,  nous  inclinons 
à  croire  que  la  quatrième  classe  de  l'Institut  n'a  pas  une 
idée  très-nette  du  rôle  que  jouent  dans  l'histoire  de  l'art 
la  tradition  et  l'invention.  Le  culte  qu'elle  professe  pour 
la  nature  et  la  vérité,  cache  probablement  une  igno- 
rance assez  complète  du  sens  attaché  aux  deux  mots  que 
nous  venons  d'écrire.  Le  culte  de  la  nature  et  de  la  vé- 
rité est,  à  l'intelligence  de  la  tradition  et  de  linvention 
dans  l'art,  à  peu  près  ce  qu'est  aux  affections  de  famille  la 
philanthropie  cosmopolite.  L'amour  de  la  nature  et  de  la 
vérité  peut  contenir  en  germe  l'intelligence  de  la  tra- 
dition et  de  l'invention ,  tout  comme  la  philanthropie 
peut  embrasser  toutes  les  formes  de  la  tendresse  ;  mais 
la  philanthropie  peut  servir  de  masque  à  l'égoïsme,  et 
l'amour  de  la  nature  et  de  la  vérité  peut  cacher  la  plus 
profonde  ignorance  des  lois  qui  régissent  le  développe- 
ment de  l'art.  Nier  l'importance  de  la  tradition,  vouloir 
trouver  en  soi-même  tous  les  éléments  de  ses  œuvres, 
c'est  un  acte  d'orgueil  que  la  raison  ne  saurait  con- 
damner trop  sévèrement.  L'histoire  entière  de  l'humanité 
est  là  pour  nous  apprendre  que  les  génies  les  plus  heu- 
reusement doués  procèdent  de  la  tradition  aussi  bien 
que  de  leurs  facultés  personnelles.  Vouloir  n'obéir  qu'à 
la  tradition,  ne  relever  que  du  passé,  borner  son  rôle  à 
reproduire  ce  qui  a  été,  proscrire  l'invention  personnelle 
comme  une  tentative  téméraire,  ce  n'est  pas  seulement 
nier  une  moitié  de  l'art,  c'est  méconnaître  en  menu 
temps  la  nature  intime  de  la  tradition.  Pour  continuer  le 
passé  il  faut  évidemment  aller  au-delà  de  ce  qui  est,  il  faut 
agrandir  le  patrimoine  intellectuel  que  nous  avons  reçu 
de  nos  aïeux.  Le  culte  impersonnel  de  la  tradition  n'est 


us 


L'AUTISTE. 


pas  moins  insuffisant  que  l'invention  réduite  à  ses  seules 
ressources.  L'art  vrai,  l'art  complet,  procède  à  la  fois 
de  la  tradition  et  de  l'invention.  Si  M.  Ingres  est  un  ar- 
tiste éminent;  s'il  rappelle,  à  la  fécondité  près,  les  grands 
maîtres  de  la  Renaissance,  n'est-ce  pas  parce  qu'il  s'assi- 
mile, par  ce  qu'il  transforme  les  données  que  l'étude 
lui  a  fournies,  parce  qu'il  invente  en  associant  l'emploi 
de  ses  facultés  personnelles  à  l'étude  et  au  souvenir  des 
œuvres  glorieuses  que  le  passé  nous  a  léguées?  Si  l'Aca- 
démie était  pénétrée  de  l'importance  des  relations  qui 
unissent  la  tradition  et  l'invention ,  loin  de  blâmer  la  di- 
rection imprimée  aux  travaux  des  pensionnaires  par  le 
directeur  de  l'école  de  Rome,  elle  encouragerait  haute- 
ment les  efforts  persévérants  de  M.  Ingres;  elle  le  félici- 
terait d'avoir  substitué  l'obéissance  au  caprice,  la  disci- 
pline à  l'anarchie,  d'avoir  appelé  l'attention  des  élèves 
sur  l'importance  de  la  tradition,  sur  l'insuffisance  de  la 
fantaisie  livrée  à  elle-même ,  sans  conseil  et  sans  guide. 
Dans  le  rapport  lu  à  la  séance  du  5  octobre,  M.  Raoul- 
Rochette  parle,  il  est  vrai,  en  termes  pompeux  du  dic- 
tionnaire entrepris  par  la  quatrième  classe  de  l'Institut , 
et  qui  doit,  il  nous  l'assure  du  moins,  résoudre,  sous  la 
forme  de  définitions ,  toutes  les  questions  dont  se  com- 
posent l'histoire,  la  théorie  et  la  pratique  de  l'art.  Malgré 
notre  admiration  sincère  pour  le  talent  qui  distingue 
plusieurs  membres  de  l'Académie ,  nous  craignons  fort 
que  le  dictionnaire  de  la  langue  des  beaux-arts  ne  justifie 
pas  les  éloges  prématurés  que  M.   Raoul-Rochelte  juge 
à  propos  de  lui  décerner.  S'il  y  a  parmi  les  statuaires, 
les  peintres,   les  architectes  et  les  musiciens  dont  se 
compose  la  quatrième  classe  de  l'Institut,  des  hommes 
que  leurs  ouvrages  recommandent  à  l'estime  publique  , 
ces  hommes,  justement  honorés,  sont  loin  de  former  la 
majorité.  Et  qui  nous  garantit  que  la  division  du  travail 
ne  fera  pas  nécessairement  prévaloir  l'opinion  de  la  mé- 
diocrité ignorante  ?  Comment  oser  affirmer  qu'Une  ma- 
jorité passionnée  pour  la  routine  et  pour  les  qualités  né- 
gatives, ne  l'emportera  pas  sur  une  minorité  studieuse, 
éclairée ,  amie  du  progrès?  Sans  doute  il  serait  téméraire 
de  condamner  sur  de  simples  conjectures  le  dictionnaire 
de  la  langue  des  beaux-arts  ;  mais  le  goût  permet-il  de 
louer  publiquement  une  œuvre  encore  inédite  ?  Que  l'A- 
cadémie veuille  bien  prendre  en  considération  notre  juste 
impatience ,  et  consente  à  nous  livrer  par  fragments  l'en- 
semble de  ses  travaux  sur  l'histoire,  la  théorie  et  la  pra- 
tique de  l'art;  qu'elle  ne  tienne  plus  la  lumière  sous  le 
boisseau,  et  nous  accueillerons  avec  empressement,  avec 
reconnaissance ,  ses  conseils  et  ses  leçons.  Il  est  vrai  que 
le  dictionnaire  publié  par  l'Académie-Françaisc  est  de 
nature  à  semer  l'inquiétude  ;  il  est  vrai  que  la  quatrième 
classe  de  l'Institut  pourrait  bien  traiter  la  langue  spéciale 
des  beaux-arts  comme  l'Académie-Françaisc  a  traité  la 
langue  générale.  Il  n'est  pas  impossible  que  les  travaux 
esthétiques  de  MM.  Ramey,  Nanteuil  et  Rlondel  offrent 


la  même  confusion ,  la  même  anarchie  que  les  travaux 
philologiques  de  MM.  Rriffaut  etCampenon.  Mais  il  y  a 
un  moyen  bien  simple  d'imposer  silence  à  nos  craintes, 
c'est  de  publier  les  premières  lettres  du  dictionnaire  de 
la  langue  des  beaux-arts.  Quelle -que  soit  l'étendue  de  la 
tâche  acceptée  par  la  quatrième  classe  de  l'Institut,  nous 
ne  voulons  pas  croire  qu'elle  ait  besoin  d'un  demi-siècle 
pour  l'accomplir.  Si  Montesquieu  a  pu  ,  seul ,  dans  l'es- 
pace de  vingt  ans,  concevoir  et  achever  VEspril  des  Lois, 
il  me  semble  que  la  quatrième  classe  de  l'Institut  peut, 
en  moins  de  dix  ans ,  achever  le  dictionnaire  de  la  langue 
des  beaux-arts.  Assurément  ce  calcul  n'a  rien  d'exagéré. 
Et  puisque  l'Académie  voit  avec  inquiétude  l'invasion  des 
doctrines  intolérantes  de  M.  Ingres ,  elle  n'a  rien  de 
mieux  à  faire  que  de  combattre  ces  doctrines  par  un 
traité  complet  sur  la  matière. 

Nous  hésitons  d'autant  moins  à  demander  dans  un  très- 
court  délai  la  publication  du  dictionnaire  de  la  langue 
des  beaux-arts,  que  l'Académie,  imitant  la  modestie  in- 
génieuse de  Sully,  s'est  dit  à  elle-même,  ou,  ce  qui  re- 
vient au  même ,  s'est  fait  dire  par  son  secrétaire  qu'elle 
avait  accompli  de  grandes  choses,  et  qu'elle  se  sentait 
capable  de  résoudre  les  problèmes  les  plus  difficiles.  S'il 
faut  en  croire  M.  Raoul-Rochette ,  qui  sans  doute  a  re- 
cueilli les  voix  et  qui  n'aurait  pas  la  témérité  de  parler  en 
son  nom,  l'Académie  renferme  tous  les  peintres,  tous 
les  statuaires,  tous  les  musiciens,  tous  les  archi- 
tectes, tous  les  graveurs  qui  honorent  la  France.  La 
couleur  et  la  forme  lui  obéissent  :  il  n'y  a  pas  une  toile 
glorieuse ,  pas  un  marbre  vivant  auquel  1  Académie  n'ait 
mis  la  main.  Sans  elle ,  il  n'y  aurait  pas  un  palais  ;  si  elle 
refusait  de  créer  des  mélodies,  tous  les  orchestres  se  tai- 
raient, tous  les  chanteurs  seraient  condamnés  au  silence  ! 
Maîtresse  de  pareilles  ressources,  l'Académie  aurait  mau- 
vaise grâce  à  ne  pas  achever  en  dix  ans  la  lâche  dont  elle 
s'est  chargée.  Il  est  vrai  que  MM.  Calamatta,  Mercuri  et 
H.  Dupont,  n'appartiennent  pas  à  l'Institut,  et  sont 
généralement  considérés  par  tous  les  hommes  compé- 
tents comme  les  plus  habiles  graveurs  de  la  France  ;  il 
est  vrai  que  MM.  Delacroix  et  Decamps  ne  sont  pas 
membres  de  l'Académie,  et  qu'ils  comprennent  la  cou- 
leur, ou,  pour  parler  comme  M.  Raoul-Rochette,  la  na- 
ture et  la  vérité,  plus  heureusement  que  MM.  Drolling 
et  Blondel.  L'absence  de  pareils  conseillers  a  bien  quel- 
que importance  ;  mais  l'Académie  est  trop  bien  assise 
dans  sa  sécurité,  elle  est  trop  contente  d'elle-même, 
trop  pénétrée  de  l'étendue  de  son  savoir,  pouriipercevoir 
les  hommes  qui  se  livrent  hors  de  son  enceinte  à  la  pra- 
tique de  l'art.  Quand  elle  se  dit  publiquement  qu'elle 
résume  l'art  entier  de  la  France,  elle  ne  peut  hésiter  à 
nous  enseigner  ce  qu'elle  sait.  Si  elle  restait  sourde  à 
nos  vœux,  si  elle  rerusait  obstinément  de  nous  livrer  dès 
aujourd'hui  les  premiers  fruits  de  ses  études,  sa  paresse 
mériterait  d'être  qualifiée  sévèrement.  Nous  serions  obligé 


L'AUTISTE. 


no 


le  croire  qu'elle  craint,  en  publiant  ses  principes,  de 
rendre  la  gloire  trop  facile  et  le  génie  trop  vulgaire.  Une 
Académie  qui  n'hésite  pas  à  tancer  M.  Ingres  comme  un 
écolier,  qui  proscril  l'innovation  et  l'imitation  comme  éga- 
lement dangereuses,  doit  agir  avec  plus  de  franchise  et  de 
générosité.  Puisque  sa  main  droite  est  pleine  de  vérités, 
qu'elle  ouvre  donc  la  main!  qu'elle  frappe  le  rocher  de 
sa  verge  toute-puissante!  que  la  science  jaillisse  en  flots 
pressés,  et  apaise  la  soif  de  toutes  les  intelligences! 

Gistave  PLANCHÉ. 


MMtMM 


MADEMOISELLE  DOZE. 


rE  serais  tenté  de  reprocher  au  Théâ- 
tre-Français le  choix  des  deux  der- 
nières pièces  dans  lesquelles  a  débuté 
Mlle  Doze.  Comment,  en  effet,  une 
^  jeune  fille,  paraissant  pour  la  pre- 
mière fois  sur  un  théâtre,  serait- 
elle  assez  maîtresse  d'elle-même,  as- 
sez sûre  de  ses  propres  ressources,  assez  habile,  disons 
le  mot,  pour  exprimer  à  la  fois,  c'est-à-dire  le  même 
soir,  à  quelques  minutes  d'intervalle,  deux  passions  si 
différentes  par  le  fond  et  par  la  forme ,  pour  traduire 
également  bien  Molière  et  Marivaux?  Telle  est  cepen- 
dant l'épreuve  bien  difficile  à  laquelle  on  avait  soumis 
Je  début  de  Mlle  Doze,  le  bel  enfant  qui,  selon  nous,  a 
tant  d'avenir. 

En  effet,  avant  que  d'arriver  à  réaliser  ou  à  traduire  les 
conceptions  les  plus  opposées,  il  est  évident  que  l'intelli- 
gence, je  dis  la  plus  belle  intelligence  et  la  mieux  douée, 
doit  s'être  exercée  longtemps,  par  l'étude  et  par  la  pra- 
tique, à  franchir  les  degrés  divers  qui  séparent  ces  con- 
ceptions. Or,  voilà  précisément  la  loi  à  laquelle  on  sem- 
ble avoir  voulu  soustraire  violemment  la  jeune  débutante 
du  Théâtre-Français,  en  la  faisant  paraître  le  même  soir 
dans  l'Ecole  des  Femmes  et  dans  V Epreuve  nouvelle,  deux 
pièces  qui  exigent  une  longue  habitude  du  théâtre, 
et  une  expérience  consommée. 

Être  ingénieuse,  ignorante,  naïve,  durant  une  heure  ; 
ne  pas  comprendre  le  langage  de  la  passion,  ne  savoir 
dire  les  choses  qu'en  termes  les  plus  simples,  ne  voir  de 
mal  à  rien;  puis,  soudain,  la  toile  à  peine  relevée,  pas- 
ser de  cette  réalité  un  peu  niaise  à  la  peinture  d'un  ca- 
ractère maniéré,  fardé,  prétentieux;  avoir  à  s'ex- 
primer de  la  façon  la  plus  quintessenciée  du  monde , 

2f  SÉRIE  ,  TOME  IV.    10e  LIVRAISON. 


à  sentir  et  à  peindre  l'amour  d-ns  ce  qu'il  a  de  plus 
empesé  et  de  plus  invraisemblable  :  voilà  le  prodige  que 
devait  réaliser  Mlle  Doze,  tout  simplement.  Le  succès  a- 
t-il  couronné  la  tentative  de  Mlle  Doze?  Oui,  certes,  je 
dois  le  reconnaître;  Mlle  Doze  a  obtenu  un  grand  et  vrai 
succès.  Seulement,  il  importe  d'ajouter  que  le  public, 
ayant  instinctivement  la  pensée  dont  je  viens  d'être  l'in- 
terprète, a  plutôt  applaudi  le  courage,  la  bonne  volonté, 
la  hardiesse  de  cette  jeune  fille,  que  la  perfection  du  ré- 
sultat obtenu.  Le  public  a  bien  senti  qu'exiger  de  la 
jeune  débutante  une  différence  complète  dans  la  pein- 
ture des  deux  caractères  d'Agnès  et  d'Angélique  serait 
une  souveraine  injustice,  et  que  ce  qu'il  fallait  surtout 
exiger  pour  le  moment,  c'était,  non  pas  encore  l'in- 
telligence qui  crée,  mais  1  intelligence  qui  comprend  ;  et 
comme  Mlle  Doze  a  donné  de  ce  genre  d'intelligence  les 
plus  éclatants  témoignages,  il  est  tout  simple  que  les  ap- 
plaudissements lui  aient  été  prodigués.  Dans  quelques 
mois,  peut-être  le  public  sera-t-il  plus  difficile  et  plus 
sévère;  il  n'a  été  que  juste  et  impartial  samedi  dernier. 

Une  chose  pour  laquelle,  avant  tout,  il  faut  louer  la 
jeune  débutante ,  c'est  de  n'avoir  pas  complètement  flé- 
chi sous  le  poids  de  l'antithèse  écrasante  dont  l'expres- 
sion lui  était  confiée ,  et  d'avoir  su  tirer  bon  parti  de 
la  difficulté  même,  en  montrant  une  faculté  double  dans 
l'art  du  débit.  La  prose  et  le  vers  vont  également  bien  à 
la  bouche  de  Mlle  Doze.  Elle  dit  les  vers  avec  pré- 
cision, élégance  et  correction,  et  sans  monotonie,  toutes 
qualités  fort  rares  à  la  Comédie -Française.  La  prose 
qu'elle  récite  conserve,  en  sortant  de  ses  lèvres,  son  ca- 
ractère particulier. 

J'ai  entendu  reprocher  à  la  très  -  gentille  élève  de 
Mlle  Mars  de  reproduire  trop  exactement,  trop  scrupu- 
leusement, les  gestes,  les  attitudes,  et  jusqu'aux  in- 
flexions de  voix  de  son  illustre  et  excellent  modèle.  A 
mon  sens,  cette  critique,  qui ,  dans  deux  ou  trois  ans. 
aurait  quelque  valeur,  si  Mlle  Doze  y  prêtait  encore. 
est  tout  à  fait  nulle  aujourd'hui ,  puisqu'il  est  parfaite- 
ment démontré  qu'en  aucune  carrière  l'on  ne  saurait 
arriver  à  l'originalité  dès  le  premier  pas.  Quand  on 
débute  jeune,  et  notre  enfant  a  seize  ans,  j'imagine,  on 
imite  toujours  inévitablement  quelqu'un  :  Pérugin,  si 
l'on  est  Kaphaèl;  Shakspeare,  si  l'on  est  Schiller.  Ce 
n'est  qu'à  la  condition  de  dérober  ses  débuts  à  l'atten- 
tion publique,  qu'un  artiste,  peintre,  poëtc  ou  comédien, 
peut  passer  pour  ne  procéder  que  de  lui-même.  Cela 
étant,  et  le  choix  du  modèle  pouvant  seul  être  blâmé,  en 
pareille  circonstance,  de  quoi  est-il  permis  d'accuser 
Mlle  Doze?  De  rien ,  assurément  ;  car,  si  elle  a  la 
gloire  d'avoir  profité  habilement  des  leçons  précieuses 
qu'elle  a  reçues,  elle  n'est  pas  digne  de  moins  d'éloges 
pour  le  goût  qu'elle  a  montré  dans  le  choix  de  son  mo- 
dèle ,  le  seul  modèle  qui  soit  digne  de  celte  intelligente 
et  respectueuse  imitation. 

20 


150 


L'ARTISTn. 


Il  me  reste  à  parler  d'une  autre  qualité  de  Mlle  Doze , 
qu'elle  n'a  pas  eu  de  peine  à  acquérir,  sans  doute,  mais 
qui  n'en  est  pas  moins  aussi  charmante  qu'elle  est  rare  : 
je  veux  parler  de  sa  beauté.  Les  actrices  belles  sont  si 
peu  nombreuses ,  et  la  beauté  est  une  qualité  si  im- 
portante à  la  scène  comme  partout,  quoi  qu'on  dise , 
que  l'on  ne  saurait  passer  sous  silence  ce  genre  de 
mérite,  surtout  quand  il  se  trouve  uni  à  d'autres  mé- 
rites solides  et  réels.  Mlle  Doze,  outre  cet  inestimable 
avantage  de  n'être  qu'à  sa  seizième  année,  a  encore  le 
bonheur  d'être  pourvue  de  la  taille  la  plus  ravissante  et 
de  la  plus  adorable  figure  qui  se  puissent  imaginer.  La 
taille  de  Mlle  Doze  est  moins  belle  que  celle  de 
Mlle  Grisi,  si  c'est  de  la  hauteur  du  buste  que  l'on  parle, 
ou  de  l'ampleur  des  formes  ;  mais  elle  lui  est  de  beau- 
coup préférable ,  sans  contredit ,  sous  le  rapport  de  la 
délicatesse  et  de  la  distinction.  Il  ne  se  peut  rien  trouver 
d'aussi  élégant  que  le  corps  de  Mlle  Doze  ,  d'aussi  gra- 
cieusement tourné ,  d'aussi  poétique ,  en  un  mot.  Et 
Mlle  Fanny  Elsslcr  serait  bien  heureuse  d'en  avoir  un 
pareil  quand  lui  vient  la  malencontreuse  idée  de  sauter, 
comme  elle  l'a  fait  avant-hier  assez  maladroitement, 
dans  le  ballet  de  la  Sylphide. 

La  figure  de  Mlle  Doze  est  on  ne  peut  mieux  en  har- 
monie avec  le  reste  de  sa  personne  :  ovale  charmant; 
beau  front,  pas  trop  haut  ni  trop  large,  mais  admira- 
blement proportionné;  cheveux  blonds  cendrés,  d'une 
couleur  et  d'une  finesse  à  désespérer  un  peintre;  joli 
nez  droit  et  ferme,  bien  taillé,  porté  sur  deux  petites 
ailes,  les  plus  légères  et  les  plus  palpitantes  du  monde; 
une  bouche  toute  rose ,  découpée  comme  à  plaisir  par 
quelque  héritier  de  Praxitèle,  respirant  le  caprice  et  la 
douceur  ;  des  yeux  tels  qu'on  n'en  voit  qu'aux  femmes 
rêvées  par  Gorrège,  tendres,  humides,  grands  comme  ces 
belles  amandes  que  l'on  cueille  toutes  fraîches  dans  les 
bois,  et  tout  à  fait  de  la  même  forme.  Voilà  le  portrait  de 
Mlle  Doze,  en  attendant  que  l'Artiste  en  publie  un  plus 
gracieux  encore,  c'est-à-dire  plus  ressemblant. 

J.  CHAUDES-AIGUES. 


9KB1P<8>88S&<ENR 


DE     GBEWOBIE. 


ous  attendez,  mon  cher  directeur,  un  article 
sur  le  musée  de  Grenoble  :  c'est  une  lettre 
sur  l'exposition  de  cette  ville  que  vous  allez 
recevoir.  Et  voici  comment  cela  se  fait.  De- 
'■M  puis  que  j'ai  quitté  Paris,  chargé  par  vous 
d'aller  revoir  notre  musée  et  de  vous  rendre  un  compte  exact 
de  toutes  nos  richesses  dauphinoises,  depuis  enfin  que  je  rail 
à  Grenoble,  la  ville  est  entièrement  occupée,  absorbée  par 
son  exposition  de  tableaux,  et  le  musée  après  lequel  je  cou- 
rais a  été  constamment  caché .  masqué  à  tous  les  yeux  par 
une  tapisserie  de  toiles  de  toutes  dimeusions,  en  assez  grande 
quantité  pour  priver  d'air  et  emprisonner  hermétiquement  les 
vieilles  compositions  de  nos  maîtres.  Je  n'ai  pas  assez  de  mé- 
moire pour  me  souvenir  qui  a  dit  le  premier  :  «  La  jeunesse 
est  sans  pitié;»  mais  je  n'ai  jamais  si  bien  reconnu  qu'au- 
jourd'hui la  justesse  de  cette  pensée. 

Mon  intention  n'est  pas  de  vous  offrir  un  article  Imposition 
quand  vous  voulez  un  article  Musée  :  vous  ne  gagneriez  pas 
au  change.  Les  quelques  réflexions  générales  que  je  vous 
soumets  dans  celte  lettre  vous  intéresseront  cependant,  j'es- 
père, vous  qui  suivez  avec  une  sollicitude  si  inquiète  et  si 
active,  et  partout  où  ils  se  manifestent,  les  progrès  de  cet 
art  à  l'extension  et  à  la  glorification  duquel  vous  vous  êtes 
voué.  Donc,  en  attendant  que  la  lumière  se  fasse,  parlons 
de  notre  exposition,  ou ,  comme  on  dit  fastueusement  ici,  de 
notre  salon. 

A  Grenoble,  comme,  je  crois,  dans  le  plus  grand  nombre 
des  villes  qui  ont  un  salon,  l'exposition  est  faite,  préparée, 
disposée  par  les  soins  d'une  société  qui  s'est  donné  à  elle- 
même  le  titre  de  Société  des  Amis  des  Arts.  Getle  société, 
quelle  est-elle?  quel  est  son  but?  comment  s'est-elle  formée  .' 
Le  voici  en  peu  de  mots.  Prises  un  beau  jour  d'une  noble  ar- 
deur  philotcchnique,  deux  ou  trois  personnes,  dix  si  l'on  veut 
(peu  importe  le  nombre),  forment  le  projet  de  venir  en  aide 
à  l'art,  de  se  réunir  en  cercle,  en  société,  et,  au  moyen  d'uni' 
cotisation  individuelle  destinée  à  assurer  aux  artistes  du  cru 
une  rétribution  honorable  de  leurs  travaux  ,  pensent  pouvoir 
exciter  leur  émulation,  cl  les  engager  à  rester  sur  le  sol  natal 
en  leur  prouvant  qu'ils  peuvent  y  trouver  de  quoi  suffire  à 
leurs  besoins.  Ce  bulest  assurément  (rès-louablc,  et  nous  y 
applaudirions  de  grand  cœur  si  nous  n'étions  convaincu  que 
l'exécution  en  est,  sinon  impossible,  du  moins  bien  difficile, 
et  que  l'intention  et  la  volonté  dépassent  de  beaucoup  les 
moyens  et  la  possibilité  sous  le  double  rapport  des  ressources 
et  de  l'emploi  de  fonds  destinés  à  encourager  l'amour  des 
arts.  Pria;  d'encouragement  est,  pour  moi,  trop  près  d'être  sy- 
nonyme de  prix  de  faveur. 

Pour  ne  parler  que  de  ce  que  je  vois  par  moi-même,  par  con- 


L'ARTISTE. 


151 


séquent  pour  ne  parler  que  de  Grenoble,  la  Sociélé  des  Amis 
des  Arts  se  compose  à  cette  heure  de  cent  quatre-vingt-dix 
membres  soumis  à  une  cotisation  de  vingt  francs  par  chaque 
exposition.  Le  résultat  de  ces  souscriptions  donne  un  chiffre 
bien  peu  en  rapport  avec  le  bien  qu'on  espère  faire;  mais, 
en  admettant  que  ce  chiffre  soit  quatre  fois  plus  élevé  qu'il  ne 
l'est,  en  le  portant  aussi  haut  que  possible,  la  manière  peu 
intelligente  qui  préside  à  l'achat  des  tableaux,  fait  que  ces 
sommes  sont  dépensées  sans  aucun  profit  pour  l'art.  A  part 
une  vingtaine  de  personnes  éclairées  (je  porte  bien  haut  le 
nombre)  qui  comprennent  et  discutent  les  moyens  des  pro- 
grès qu'ils  veulent  faire  faire  à  l'art,  qui  ont  du  goût  et  sont 
aptes  à  juger  une  toile  soumise  à  leurs  regards,  le  reste  de 
la  société  se  compose  de  gens  qui  n'ont  abandonné  leurs 
vingt  francs  de  souscription  que  pour  faire  comme  le  banquier 
leur  voisin,  qui  lui-même  ne  l'a  fait  que  |  ar  obsession  ou 
pour  voir  son  nom  imprimé  en  tète  du  livret  de  l'exposition. 
Au  jour  où  il  est  question  d'acheter,  sur  les  fonds  de  la  so- 
ciété, un  tableau  qui  sera  ensuite  tiré  au  sort  entre  tous  les 
souscripteurs,  tous  ces  protecteurs  des  arts  arrivent  faire  usage 
du  droit  de  voter  que  leur  a  donné  leur  qualité  de  souscrip- 
teurs. Aux  yeux  de  cette  masse,  une  grosse  peinture  aux  cou- 
leurs flamboyantes  aura  fatalement  le  pas  sur  une  toile  sobre  et 
bien  disposée,  si  même  la  toile  n'est  pas  estimée  à  ses  propor- 
tions de  hauteur.  Tel  favorisera  l'œuvre  d'un  de  ses  parents, 
et  utilisera  ses  amitiés  et  son  influence  à  lui  conquérir  le  plus 
grand  nombre  de  voix.  En  un  mot,  l'achat  d'un  tableau  sera 
enlevé  comme  l'élection  d'un  capitaine  de  la  garde  nationale. 
Et  ne  croyez  pas  que  j'exagère  pour  mon  plaisir  :  ce  que  je 
vous  dis,  je  puis  l'appuyer  par  vingt  exemples.  Je  me  conten- 
terai du  suivant.  Sous  le  n°  20  est  exposé,  cette  année,  un  ta- 
bleau représentant  le  Baron  des  Adrets  faisant  précipiter  ses 
prisonniers  du  haut  de  la  citadelle  de  Mornay.  L'exécution  en 
est  d'un  lourd  affreux,  le  coloris  est  nul;  tout  est  sans  lu- 
mière et  d'un  noir  qui  fatigue;  le  dessin  est  incorrect  et  nul- 
lement étudié;  l'ensemble  est  vicieux  et  mal  composé.  Il 
semblerait  que  le  principal  effet  du  tableau  dût  être  tiré  de 
la  profondeur  du  précipice  :  loin  de  là,  tout  parait  être  à  peu 
près  au  même  niveau.  Aussi  on  ne  peut  s'expliquer  l'horrible 
contorsion  du  personnage  qui  est  sur  le  premier  plan.  Des  cen- 
taines de  chrétiens  sortent  de  la  tour  et  marchent  au  supplice 
comme  un  troupeau;  quelques  hallebardiers  clair-semés 
les  entourent,  mais  seulement  pour  la  forme.  Que  ces  mou- 
lons viennent  à  se  pousser  comme  une  troupe  d'écoliers 
rangés  à  l'entrée  de  leur  salle  d'étude,  et  le  brave  baron 
des  Adrets,  couvert  d'une  armure  de  carton,  qui  s'amuse  à 
faire,  sur  le  premier  plan,  le  tyran  de  mélodrame,  ira  faire  là 
le  saut  qu'il  inflige  à  ses  prisonniers.  Ce  pauvre  baron  est, 
du  reste,  destiné  à  tomber  :  car  son  peintre,  qui  ne  s'est 
pas  contenté  de  lui  donner  une  pose  théâtrale  et  une  tête 
dénuée  de  toute  expression ,  ne  l'a  pas  même  placé  d'aplomb, 
et  sans  la  toile...  Le  groupe  du  premier  plan ,  composé  d'un 
soldat  qui  pousse  et  d'un  malheureux  qui  recule,  bien  qu'ayant 
de  grandes  intentions  de  surprendre  et  d'émouvoir,  n'a  point 
l'effet  qu'on  en  attend.  La  frayeur  de  ce  dernier  est  triviale  ; 
il  opère  un  tour  de  force  extraordinaire,  ne  se  soutenant  que 
sur  les  talons,  et  n'ayant  pour  second  point  d'appui  que  son 
«■ou,  par  lequel  le  pousse  le  hallebardier.  Tel  est  le  tableau 
«ur  lequel  s'est  portée  la  généralité  des  suffrages.  L'achat 


d'une  pareille  œuvre  peut-il  être  d'un  grand  exemple?  l'art 
peut-il  en  retirer  de  grands  fruits?  J'en  doute  fort.  N'est-ce 
pas.  au  contraire,  un  encouragement  donné  au  mauvais  goût? 
et  les  artistes,  pour  arriver  à  être  achetés,  ne  chercheront-ils 
pas  forcément  à  imiter  l'exagération  de  forme  et  de  compo- 
sition qui  est  le  caractère  distinctirde  cette  œuvre? 

Il  m'a  toujours  semblé,  et  maintenant  je  le  crois  plus  que 
jamais,  que  les  efforts  des  sociétés  particulières  sont  à  peu 
près  impuissants  à  faire  progresser  les  arts  :  au  gouverne- 
ment seul  est  dévolue  celle  mission,  ce  devoir.  C'est  vous 
dire  que,  pour  moi,  la  décentralisation  est  un  mot  vide  de 
sens. 

Si  un  artiste  de  province  a  du  talent,  s'il  produit  une 
grande  et  belle  toile,  il  arrivera  inévitablement  qu'il  l'en- 
verra à  l'exposition  de  Paris.  Que  reslera-t-il  alors  à  l'expo- 
sition de  province?  Il  restera  les  œuvres  du  métier,  c'est-à- 
dire  les  paysages  commandés  par  messieurs  tels  ou  tels,  dans 
lesquels  l'artiste  a  reproduit  un  point  de  vue  d'une  de  leurs 
terres;  il  restera  les  portraits  de  quelques-uns  des  habitants  de 
l'endroit,  ou  encore  quelques  académies  d'amateurs  au  sortir 
du  collège.  Comme  ceci  ne  peut  pas  suffire  à  composer  une 
exposition ,  on  appellera ,  pour  remplir  les  places  vides,  tous 
les  exposants  des  villes  voisines  et  même  de  la  capitale.  Toutes 
les  mauvaises  toiles  exposées  à  Paris,  et  qui  n'auront  pu  se 
vendre,  s'embarqueront  pour  la  province,  où  leurs  auteurs 
espéreront  être  plus  heureux.  Ainsi  donc,  règle  générale  (et 
je  ne  vois  pas  qu'il  en  puisse  être  autrement),  tout  ce  que  la 
province  produira  de  bon  ira  à  Paris;  tout  ce  qui  se  produira 
de  mauvais  à  Paris  ira  en  province.  C'est  ce  dont  j'ai  été  à 
même  de  me  convaincre  plusieurs  fois  par  moi-même;  c'esl 
ce  que  je  vois  encore  à  celte  heure  à  Grenoble,  où,  croyant 
visiter  une  exposition  des  œuvres  du  terroir,  j'ai  revu  une 
foule  de  toiles  de  toutes  dimensions  devant  lesquelles  j'avais 
passé  cinquante  fois  au  Salon  du  Louvre.  Conçue  de  celle 
manière,  l'exposition  des  provinces,  c'est-à-dire  l'exposition 
des  travaux  d'arl  conçus  et  exé  cutés  en  |  rovinec ,  perd  tout 
son  caractère.  Ce  n'est  plus  une  exposition,  mais  un  bazar 
où  l'on  va  s'approvisionner  de  décors  de  magasin  et  de  de- 
vants de  cheminée.  Qu'a  de  commun  l'art  avec  tout  cela? 

Telles  ne  sont  pas,  je  le  sais,  vos  idées  sur  les  expositions 
de  province.  Vous  les  croyez  appelées  à  porter  de  bons  fruits, 
à  répandre  l'amour  de  l'art,  à  le  populariser,  à  l'acclimaler 
surtout  partout  où  il  a  des  germes  de  vie.  Je  ne  demanJe  pis 
mieux  que  d'y  croire  avec  vous;  mais,  pour  arriver  à  ce  but, 
je  persiste  à  penser  qu'il  est  nécessaire  que  les  expositions  de 
province  reposent  sur  d'autres  bases  que  celles  qu'elles  ont 
maintenant,  s'abritent  sous  des  protections  plus  efficaces  que 
celles  des  sociétés  des  amis  des  arts ,  et  que  d'autres  élé- 
ments plus  rassurants  entrent  dans  leur  formation.  Il  ne  faut 
pas  que  les  espérances  et  les  travaux  de  l'artiste  reposent 
sur  des  chances  aussi  vagues  cl  aussi  incertaines  que  celle- 
d'une  souscription  de  vingt  francs,  ou  celles  des  suffrage, 
d'un  amateur  bonnetier,  d'un  protecteur  des  arts  marchand  de 
denrées  coloniales,  ou  d'un  dandy  éleveur  de  chevaux.  Ceci 
dit,  j'abandonne  les  généralités,  et  je  ne  vous  parlerai  plus  que 
des  détails  de  l'exposition  que  je  viens  de  voir. 

Comme  je  vous  le  disais,  ce  n'est  pas  par  les  toiles  venues 
du  dehors  que  lwillc  l'exposition  de  Grenoble.  Si  nous  en 
exceptons  le  tableau  du  Tasse  visité  dans  sa  prison  par  lis- 


I  .V2 


L'AirrisTE. 


pitty,  gentilhomme  dauphinois,  qui  a  déjà  fait  son  apparition 
nu  Salon  de  Paris  dans  la  galerie  de  bois,  el  qui  est  dû  au 
pinceau  du  premier  grand-prix  de  peinture  de  cette  année, 
H;  Ernest  Hébert;  si  nous  en  exceptons  ce  tableau  dont  vous 
avez  pu  apprécier  les  qualités  de  composition,  el  dont  l'au- 
teur, en  fils  reconnaissant,  a  fait  bornmage  au  musée  <lc  sa 
ville  natale;  si  nous  en  exceptons  encore  deux  toiles  de 
M.  Uubuisson.de  Lyon,  représentant  :la  première,  des  chevaux 
à  l'abreuvoir;  la  seconde,  un  taureau  et  une  vache,  tableaux 
pleins  de  vie  et  de  naturel ,  les  autres  productions  venues  de 
l'extérieur  sont  d'une  insignifiance  rare.  On  croirait  qu'un 
trafiquant  de  tableaux  a  été  chargé  de  recueillir  toutes  les 
toiles  qu'il  pourrait  amasser,  et  qu'il  s'est  débarrassé  mo- 
mentanément, au  profit  de  l'exposition  de  Grenoble,  de  tout 
ce  qu'il  a  trouvé  à  l'hôtel  de  vente  de  la  place  de  la  Bourse, 
ayant  apparence  ou  prétention  de  peinture.  Au  reste,  je  me 
suis  laissé  dire  qu'il  y  avait  dans  tout  ceci  quelque  chose 
de  vrai ,  et  que  la  Société  des  Amis  des  Arts  avait  eu  à  re- 
gretter d'avoir  accédé  trop  facilement  à  une  proposition  qui 
lui  avait  été  faite  d'envoyer  à  l'exposition  une  certaine  quan- 
tité de  toiles ,  à  la  charge  par  elle  de  payer  les  frais  de  trans- 
port :  de  là  l'inondation. 

Le  meilleur  ouvrage  de  l'exposition  est  sans  contredit  une 
Tentation  de  saint  Antoine ,  par  M.  Jules  Murzone.  Ce  sujet  si 
battu  ,  lant  de  fois  exploité,  a  eu  pour  moi ,  par  la  manière 
dont  il  a  été  traité ,  tout  le  charme  de  la  nouveauté.  L'auteur, 
comme  tous  ses  devanciers  qui  ont  essayé  des  tentations  ,  ne 
s'est  pas  attaché  au  côté  mystique,  et,  sous  l'apparence  d'une 
certaine  quantité  de  beautés  étalant  toutes  leurs  séductions 
aux  yeux  du  vieil  ermite ,  n'a  pas  cherché  à  revêtir  d'un 
corps  les  pensées  de  volupté  qui  venaient  l'assaillir  à  ses 
heures  de  méditation  et  troubler  sa  solitude.  M.  Murzone 
n'a  vu  et  n'a  rendu  que  le  côté  plastique.  Il  a  parfaite- 
ment compris  que  quatre  ou  cinq  femmes  luttant  d'ha- 
bileté, de  grâce  el  de  séduction  aux  yeux  de  celui  qu'elles 
se  proposent  de  tenter,  n'arriveraient  qu'à  développer  en  lui 
la  confusion,  l'irrésolution  du  désir,  mais  non  le  désir.  La 
possibilité  de  tentation  repose  dans  le  tète-à-tête.  Aussi 
M.  Murzone  n'a-t-il  composé  son  tableau  qu'avec  deux 
figures.  La  tête  de  saint  Antoine  est  très-belle  d'expres- 
sion ;  ses  yeux  levés  au  ciel  protestent  contre  la  violence  de 
celle  femme  venue  il  ne  sait  d'où,  se  jetant  entre  lui  et  son 
crucifix,  et  se  suspendant  à  son  bras.  Pour  la  tentatrice, 
comme  je  ne  saurais  trop  en  quels  termes  vous  en  parler, 
j'élendrai  sur  elle  le  voile  que  l'auteur  a  peut-êlre  un  peu 
trop  levé,  el  je  me  contenterai  de  vous  dire  que  la  vertu  et 
la  résistance  du  saint  m'ont  pénétré  d'une  profonde  admira- 
tion. 

M.  Jules  Murzone  a  aussi  exposé  un  por.rait  d'homme  qui 
nous  a  paru  très-remarquable  sous  le  rapport  de  la  correc- 
tion et  du  dessin.  L'auteur,  élève  de  M.  Gros  et  de  M.  Dela- 
roche,  sacrifie  beaucoup  à  ses  précieuses  qualités.  Son  pin- 
ceau est  simple;  l'étude  perce,  mais  sans  fatigue ,  sans  pré- 
tention ;  sa  couleur  est  ménagée  avec  une  grande  sobriété , 
ses  plans  sont  disposés  avec  art  et  habileté;  tous  ses  per- 
sonnages posent  bien,  tont  est  également  étudié  et  fini.  Ces 
qualités,  que  nous  reconnaissons  et  que  nous  nous  plaisons 
à  constater,  nous  ont  fait  regretter  que  l'auteur  n'ait  pas  at- 
taqué une  plus  grande  toile  et  de  plus  vastes  compositions. 


Son  talent  est  un  de  ceux  qui  invitent  à  toujours  demander 
davantage;  cl,  sur  un  grand  tableau,  sa  pensée,  sinon  le 
dessin,  ressortirait  moins  gênée,  et  par  conséquent  plus  (ra- 
duisiblc  à  l'œil  et  à  l'intelligence  du  spectateur. 

H.  Itollaml,  conservateur  du  musée  de  Grenoble  ,  homme 
d'esprit  cl  de  science,  à  qui  nous  sommes  redevables  de  gran- 
des et  utiles  réformes,  cl  entre  autres  de  la  classification  du 
musée  telle  qu'elle  existe  aujourd'hui,  et  à  qui  l'art  doit  la  dé- 
couverte el  la  restauration  d'un  grand  nombre  de  tableaux  de 
maîtres;  M.  Rolland,  le  doyen  de  nos  artistes  grenoblois,  a 
exposé  plusieurs  portraits,  dont  deux  méritent  des  éloges.  Les 
autres  accusent  une  grande  promptitude  d'exécution  et  ré- 
vèlent un  peu  trop  le  métier.  Nous  aimons  à  croire  que 
M.  Itolland  ,  dont  nous  connaissons  le  goût  éclairé,  n'a  cédé. 
en  exposant  ces  ébauches  sans  grâce  et  qui  ne  se  recomman- 
dent par  aucune  des  qualités  sérieuses  du  maître,  qu'aux 
pressantes  sollicitations  des  personnes  dont  son  pinceau  s'é- 
tait chargé  de  traduire  les  traits  Ce  sont  là,  malheureusement, 
des  considérations  auxquelles  on  cède  trop  facilement  en 
province;  c'est  aux  hommes  dévoués  à  l'art,  comme  M.  Itol- 
land ,  à  ne  pas  suivre  ce  funeste  exemple.  En  revanche,  nous 

louerons  sans  restriction  son  portrait  du  général  M en 

pied.  Une  de  nos  jolies  femmes  en  faisait  ainsi  l'éloge  :  «  Je 
n'oserais  jamais  me  déshabiller  devant  ce  tableau.  »  Son 
petil  portrait  de  M°leT....  est  très-habilement  fait;  la  couleur 
en  est  agréable,  la  touche  en  esl  ferme,  sans  exclure  la 
grâce. 

Le  paysage,  dont  le  Dauphiné  est  la  lerre  classique,  et 
dont  on  réclame  en  vain  ici  une  école  qui   pourrait  ren- 
dre de  grands  services,  esl  représenté  à  l'exposition  par 
MM.  Couturier,  Ravanat,  Pollet  et  Gaillard.  M.  Couturier  est 
l'auteur  d'une  quantité  innombrable  de  paysages  ,  et  pour- 
tant, à  qui  examine  attentivement  tout  ce  qui  sort  de  son  pin- 
ceau, il  apparaîtra  que  M.  Couturier  n'a  jamais  fait  qu'un 
paysage  en  sa  vie.  C'est  toujours  la  même  idée  qu'il  s'amuse 
à  varier  à  l'infini,  le  même  point  de  vue  qu'il  traduit  sous 
toutes  les  formes  possibles  :  des  montagnes  dans  le  fond,  des 
arbres,  un  torrent  et  un  pont  sur  le  premier  plan  ,  tels  sont 
les  éléments  qui  entrent  nécessairement  dans  son  paysage. 
Il  les  déplace,  il  les  transporte  tantôt  à  droite,  tantôt  à  gau- 
che; il  raréfie  ou  augmente  le  feuille  de  ses  arbres,  il  teint 
l'eau  de  ses  torrents  de  vert  ou  de  bleu  ,  mais  son  imagination 
s'arrête  là.  A  force  de  toujours  faire  et  refaire  le  même  ta- 
bleau, il  a  acquis  une  certaine  habileté  dans  l'arrangement 
de  ses  fonds  et  de  ses  plaus,  et  la  perspective  de  ses  points 
de  vue  est  fidèlement  observée.  L'uniformité  de  M.  Couturier 
contraste  avec  l'originalité  à  laquelle  semble  viser  M.  Rava- 
nat;  les  plus  grands  défauts  coudoient  de  belles  et  sérieuses 
qualités.  Il  est  quelquefois  chaud  de  ton,  souveut,  aussi,  criard 
et  sec;  ses  fonds  sont  toujours  d'un  cru  désolant ,  sans  au- 
cune vapeur;  son  paysage  manque  d'air;  ses  arbres  sont 
mats,  lourds  et  nullement  feuilles;  ses  premiers  plans  miiiI 
ordinairement  vigoureux  ;  le  fuyant  de  ses  fonds  n'est  pas 
assez  nettement  accusé.  M.  Ravanat  s'est  constitué  le  peintre 
des  fabriques;  sa  Vue  prise  sur  les  bords  de  l'Aisne  à  Saini- 
Quentin,  fond  de  Voreppe,  a  été  parfaitement  accueillie  à 
l'exposition  de  Grenoble  ,  el  elle  le  méritait  à  tous  égards. 

M.  Pollet  expose  pour  la  seconde  fois,  et  tout  le  monde 
a  remarqué  avec  plaisir  les  progrès  que  le  jeune  .ulisle  a 


L'AUTISTE. 


\:,4 


rails  dans  un  espace  de  temps  aussi  court  que  celui  qui  sépare 
deux  expositions.  On  recounatt  bien,  dans  seslrois  Vues  d'Al- 
levard,  et  dans  sa  Vue  prise  au-dessus  de  Uomrne,  l'élève  qui 
cherche  et  qui  n'a  pas  encore  de  marche  arrêtée  ;  mais  il 
possède  deux  précieuses  qualités  naturelles,  et  indispensables 
au  paysagiste  :  l'air  et  la  lumière,  qui  ruissellent  à  torrents 
sur  sa  toile.  Sa  touche  manque  de  fermeté,  et  ses  premiers 
plans  sont  un  peu  mous.  Le  bleu  azur  domine  trop  dans  ses 
compositions;  ses  fonds  sont  quelquefois  cotonneux  ,  à  force 
de  viser  à  les  rendre  vaporeux.  Mais  le  talent  du  jeune  peintre 
est  plein  d'avenir.  M.  Gaillard  s'est  révélé  par  quelques  pro- 
ductions dans  le  geure  agréable;  son  tableau  des  Ruines  d'un 
vieux  château  sur  le  sommet  d'une  montagne ,  est  plein  de  jolis 
détails.  Le  feuille  de  ses  arbres,  qui  est  d'ordinaire  la  partie 
la  plus  négligée,  est  soigné  par  lui  avec  une  complaisance 
minutieuse  ;  l'air  circule  bien  à  travers  les  branches  ;  rien  ne 
choque  l'œil,  chaque  chose  occupe  sa  place,  et  il  s'entend 
bien  à  harmonier  ses  couleurs.  AL  Gaillard  a  les  défauts 
mêmes  de  ses  qualités  :  en  visant  trop  à  l'agréable,  il  manque 
de  fermeté  et  de  vigueur;  ses  tons  sont  mats,  et  ses  fonds, 
blancs  et  uniformes ,  ressemblent  trop  au  parquet  d'une  salle 
de  bal  disposé  à  être  foulé  par  de  petits  souliers  en  satin 
blanc.  Au  nombre  des  paysagistes  ,  je  classerai  encore 
M.  Achard,  qui  a  exposé  une  Vue  du  Caire  ;  mais  je  me  sou- 
viens précisément  avoir  déjà  remarqué  avec  vous  cette  même 
Vue  du  Gaire  au  Salon  du  Louvre. 

L'exposition  a  produit  trois  marines ,  dont  deux  sont  ducs 
aa  pinceau  de  M.  Garneray.  Sa  Vue  de  l'Entrée  du  port  d'An- 
libes  est  d'un  bel  effet.  Il  y  a  surtout  un  effet  de  soleil  cou- 
chant, d'une  teinte  brûlante,  qui  rappelle  admirablement  le 
ciel  de  Provence.  La  troisième  représente  la  Cote  de  Flam- 
manville  (Manche),  et  elle  est  due  à  M.  Champel.  Il  y  a  beau- 
coup de  mouvement  dans  ses  vagues;  j'aime  surtout  beaucoup 
celles  qui  viennent  mourir  sur  la  grève.  Sur  le  premier  plan, 
on  voit  deux  becs  de  rocher  dans  l'entente  de  Gudin ,  qui 
annoncent  une  brosse  habile  et  exercée.  Le  seul  reproche 
que  j'adresse  à  l'auteur,  c'est  d'avoir  fait  son  ciel  trop  lourd 
et  manquant  de  lumière.  Au  total,  c'est  une  composition  qui 
mérite  des  éloges. 

La  scuplturc  ne  compte  qu'un  seul  représentant.  M.  Sappey,  à 
quilavilledeGhambérydoitle  monumentduprincedeBoigne, 
a  été  chargé,  par  suite  d'un  concours  spécial,  d'exécuter  le  mo- 
nument que  la  ville  de  Valence  élève  à  la  mémoire  du  général 
Ghampionnet.  On  voit  à  l'exposition  de  Grenoble  le  projet  de 
ce  monument,  qui,  pour  être  moins  fastueux,  moins  apparent 
que  celui  de  Ghambéry,  n'en  mérile  pas  moins,  par  les  qua- 
lités d'imagination  et  de  composition  qu'il  révèle,  les  encou- 
ragements et  les  éloges  de  la  critique.  Quatre  trophées 
d'armes  représentant  les  victoires  de  >Vissembourg ,  de 
Dusseldorf,  de  Rome  et  de  Naplcs,  seront  taillés  en  pierre 
de  Sassenage ,  et  produiront  un  bien  meilleur  effet  que  s'ils 
étaient  coulés  en  bronze.  Les  quatre  trophées  sont  disposés 
pour  figurer  au-dessus  des  quatre  bas-reliefs  :  ce  sont  l'/n- 
slallalion  de  la  république  Parthénopéenne,  V  Entrée  triomphante 
du  général  à  Rome ,  la  Prise  de  Naples ,  et  enfin  le  Général  de 
l'armée  napolitaine  poursuivi  par  les  lazzaroni.  Tous  ces 
sujets  sont  bien  conçus,  bien  exécutés;  le  nombre  des  figures 
n'étouffe  pas  l'action,  l'air  circule  bien  à  travers  les  person- 
nages ;   les  diverses  expressions  sont  bien  observées.  La 


slatue  du  général  Lhampionncl  est  un  beau  travail.  Le  gé- 
néral est  représenté  au  moment  où,  après  quarante  ans  d'ab- 
sence, il  revoit  sa  patrie  et  la  salue;  la  tète  est  pleine  d'ex- 
pression. Du  reste,  l'auteur  ne  vous  est  pas  inconnu;  nous 
avons  pris  plaisir  à  regarder  ensemble,  à  l'exposition  de 
l'industrie,  un  buste  de  Vaucanson  que  M.  Sappey  y  avait 
envoyé  ,  moins  pour  donner  en  spectacle  l'œuvre  de  l'ai  liste 
que  comme  un  échantillon  de  la  carrière  de  marbre  qui 
vient  d'être  découverte  à  Valsenestre,  dans  le  Dauphiné. 
Nous  ,  nous  avons  admiré  et  l'œuvre  el  la  qualité  du 
marbre. 

Maintenant,  mon  cher  directeur,  quand  je  vous  aurai  dit 
que  j'ai  vu  encore  à  l'exposition  une  délicieuse  aquarelle  de 
M.  André  Giroux ,  représentant  une  Route  de  traverse ,  et  une 
charmante  lithographie  de  M.  Cassien  ,  dont  le  crayon  exercé 
ne  le  cède  en  rien  à  nos  plus  habiles  lithographes  de  Daris, 
je  crois  que  j'aurai  certainement  oublié  beaucoup  de  noms  , 
beaucoup  de  choses ,  mais  à  coup  sûr  rien  qui  ail  quelque 
valeur. 

A.  LE  CLEUC. 


>  o  ma 


3EHES  3"  PlaORElf  SE. 


ygfe  que  j'ai  encore  vu  de  plus  italien  en  Italie, 
i^c'est  Gênes.  Assise  sur  le  versant  de  l'Apen- 
@fnin,  dont  les  cimes  la  défendent  des  atteintes 
î©du  Nord,  l'heureuse  ville  baigne  ses  pieds  de 
^-marbre  dans  les  ondes  caressantes  de  la  Mé- 
diterranée ,  elle  balance  dans  l'éthcr  bleu  sa  couronne  d'o- 
rangers, de  lauriers-roses  et  de  magnolias.  Lorsqu'on  entre 
dans  Gènes,  l'œil  esl  d'abord  ébloui  par  le  prestige  toujours 
vivant  de  sa  grandeur  passée.  Ses  vastes  palais ,  avec  leurs 
portiques,  leurs  colonnades,  leurs  hardis  escaliers  qui  condui- 
sent à  des  salles  rayonnantes  de  dorures  et  parées  des  chefs- 
d'œuvre  des  Van  Dyck,  des  Carrache,  desVéronèse,  attestent 
à  la  fois  la  splendeur  de  celte  république  tombée  et  les  ri- 
chesses de  ces  patriciens  commerçants,  de  ces  conquérants 
spéculateurs,  qui  ont  légué  à  l'histoire  les  noms  de  Doria .  de 
Spinola,  de  Durazzo.  Des  terrasses  chargées  de  fleurs  s'élè- 
vent en  amphilhéàlre  el  parfument  l'atmosphère;  de  belles 
eaux  jaillissantes,  relombaut  en  vapeur  sur  les  plantes  alté- 
rées, charment  l'oreille  de  leur  murmure  et  raf  alchissent 
l'air  brûlant,  tandis  que  la  cigale,  cachée  dans  les  hautes 
herbes ,  chante  sa  note  obstinée ,  et  qu'au  soir,  des  milliers 
de  luciole  tracent ,  en  volant  dans  l'ombre,  leurs  fantastiques 
et  scintillantes  arabesques.  Lue  population  singulièrement 
pittoresque  s'agite  entre  ces  marbres  et  ces  fleurs ,  sur  ce 
coin  de  terre  rocailleux  où  la  nature  a  prodigué  l'ostenta- 
tion d'une  vaine  parure,  comme  pour  mieux  déguiser  sa  sté- 
rilité. L'homme  du  port  porte  encore  à  cette  heure  le  bonnet 
phrygien,  dont  la  teinte  pourpre  ajoute  à  son  mâle  visage 
je  ne  sais  quoi  de  fier  cl  de  résolu.  La  femme  de  l'ar- 


15  V 


L'ARTISTE. 


tisan  s'enveloppe  d'un  long  voile  de  mousseline  blanche,  qui, 
sans  cacher  ses  trails  et  ses  mouvements,  en  adoucit  la  ru- 
desse, et  lui  donne  une  dignité  toute  particulière.  Une  multi- 
tude de  moines,  vêtus  comme  au  temps  de  leur  création, 
semblent  protester,  par  la  permanence  de  leur  costume,  contre 
la  marche  du  temps  et  son  empire  sur  toutes  choses.  Le  domini- 
cain à  la  tunique  sans  tache,  symbole  de  chasteté  ;  le  francis- 
cain, ceint  de  la  corde  qui  le  rappelle  à  l'obéissance;  le  frère 
quêteur,  chargé  de  la  besace  qui  témoigne  de  sa  pauvreté , 
promènent  incessamment  dans  les  rues  leur  pieux  désœu- 
vrement. D'agrestes  harmouics  de  clocheltes  vous  avertissent 
qu'il  faut  céder  le  milieu  du  pavé  aux  mulets  gravissant  les 
pentes  escarpées,  et  chargés  des  approvisionnements  de  la  ville. 
Trop  souvent  un  autre  bruit,  un  bruit  sinistre  se  mêle  à  ce  tin- 
tement argentin  que  font,  en  secouant  la  tête,  les  robustes  et 
patients  animaux  :  c'est  le  cliquetis  de  la  chaîne  des  forçats 
employés  aux  travaux  publics,  gardés  à  vue  comme  des  bêtes 
féroces,  et  toujours  sous  le  coup  d'uue  arme  à  feu.  N'étaient 
les  fers  qui  lient  l'un  à  l'autre  leur  opprobre  cl  leur  misère , 
n'était  l'infamante  camisole  couleur  de  sang  qu'on  les  oblige 
à  porter  comme  la  livrée  du  crime,  on  les  reconnaîtrait  en- 
core à  cette  face  abrutie  par  le  crime  sans  repentir. 

Voilà,  certes,  pour  le  peintre,  des  rapprochements  et  des 
contrastes  curieux ,  un  cusemblc  de  choses  qui  forment  un 
tableau  piquant,  varié;  mais  pour  l'homme  qui  ne  voit  pas 
seulement  avec  les  yeux  du  corps,  pour  celui  qui  pénètre  plus 
avant  aveo  lesyeux  de  l'âme,  un  profond  sentiment  de  tristesse 
a  bientôt  remplacé  la  premièresurprise  des  sens,  l'amusement 
irréfléchi  qui  naît  de  ces  vives  oppositions  de  couleurs  et  de 
formes.  A  Gênes,  la  magnificence  des  lieux  rend  plus  sensi- 
ble la  dégradation  de  l'homme.  Nulle  part  la  misère  ne  m'a 
semblé  une  plus  affligeante  anomalie  de  nos  sociétés,  que  sous 
ce  ciel  toujours  serein;  et  nulle  part,  peut-être,  elle  ne  se 
montre  plus  cynique  et  plus  abjecte.  Je  ne  saurais  vous  dire 
quelle  pénible  impression  j'éprouvais  lorsque,  les  sens  tout 
ravis  de  ces  mille  enchantements  dont  je  vous  parlais  tout  à 
l'heure,  le  cœur  tout  dilaté  par  cet  éternel  sourire  de  la  na- 
ture, il  m'arrivait,  en  rentrant  chez  moi,  de  coudoyer  pres- 
que au  même  instant  un  mendiant  chargé  d'ulcères .  un 
galérien  chargé  de  chaînes ,  un  frère  quêteur  portant  son 
bissac  ;  la  pauvreté  sous  ses  trois  aspects  :  volontaire ,  hono- 
rée et  en  quelque  sorte  sanctifiée  dans  le  moine;  passive, 
tolérée,  à  demi  secourue  dans  le  mendiant;  révoltée,  châ- 
tiée ,  flétrie  dans  le  forçat.  Ces  trois  catégories  de  pauvres 
disparaîtront  sans  doute  un  jour.  Dieu  le  veuille  ! 

Le  catholicisme  a  encore  dans  les  étals,  du  Piémont , 
sinon  la  toule- puissance  souveraine  que  lui  donnait  jadis 
la  vivacité  des  croyances,  au  moins  toute  la  pompe,  exté- 
rieure qui  lient  à  la  force  de  la  coutume.  Il  ne  se  passe  guère 
de  semaine  où  le  travail  ne  soit  interrompu  par  quelque  fête 
religieuse,  où  l'une  ou  l'autre  des  paroisses  de  la  ville  ne  fasse 
une  procession  en  l'honneur  de  quelque  saint  patron  On  voit 
alors  les  maisons  se  tendre  de  draperies  écarlates;  des  guirlan- 
des de  feuillage  les  unissent  d'un  côté  de  la  rue  à  l'autre  côté  ; 
le  soir  venu,  ce  sont  des  illuminations,  des  feux  d'artifice ,  de 
pieux  transparents.  Il  va  sans  dire  que  la  musique  ne  joue  au- 
cun rôle  dans  ces  solennités,  car  il  m'est  impossible  de  donner 
ce  grand  nom  à  l'orthodoxe  beuglement  des  chantres  avec  ac- 
compagnement de  serpent ,  cl  de  compter  pour  quelque  chose 


les  ridicules  improvisations  des  organistes  sur  les  thèmes  de 
l'opéra  que  l'on  a  entendus  la  veille  au  Ihéàlre,  et  qui  vous 
arrachent  à  la  méditation  des  saints  mystères,  en  vous  rap- 
pelant les  révérences  de  la  prima  donna ,  ou  les  grimaces 
amoureuses  du  premier  ténor.  Les  Génois  passent  pour  la  po- 
pulation la  moins  musicale  de  l'Italie.  On  les  accuse  de  pré- 
férer le  son  monotone  que  rend  une  piastre  en  heurtant  un 
ducat,  aux  plus  belles  harmonies  du  violon  de  Paganini.  Je 
me  tarderai  de  joindre  ma  voix  à  celles  de  leurs  accusateurs  : 
m'élant  trouvé  à  Gênes,  dans  ce  qu'on  appelle  \a  mauraite 
saison  (ce  qui  signifie,  s'il  vous  plaît,  la  plus  belle  saison  de 
l'année) ,  je  n'y  ai  connu  qu'un  très-petit  nombre  d'indi- 
gènes ,  parmi  lesquels  ma  bonne  étoile  m'a  fait  rencontrer  un 
dilettante  passionné,  M.  le  marquis  di  Negro.  J'avais  pour  lui 
une  lettre  de  recommandation  ,  et  par  je  ne  sais  quel  hasard 
propice,  quelle  inspiration  de  mon  génie  familier,  je  portai 
celle  lettre  à  son  adresse.  Car  il  faut,  en  passant,  que  je  vous 
confesse  un  de  mes  travers;  après  maintes  expériences  faites, 
maintes  réflexions  sur  ces  expériences,  et  maintes  conclusions 
tirées  de  ces  réflexions,  j'ai  pris  l'inébranlable  résolution: 
1°  de  ne  jamais  demander  de  lettre  de  recommandation  de 
qui  que  ce  soit,  pour  qui  que  ce  soit  ;  2°  si  par  politesse, 
par  distraction  ou  par  gaucherie ,  il  m'arrivait  d'en  accep- 
ter une  qui  me   fût  offerte,  de  ne  jamais  la  remettre   à 
son  adresse  ,  attendu  qu'une  lettre  de  recommandation  est, 
pour  un  artiste  bâti  comme  je  le  suis  ,  la  plus  grande  source 
d'ennui,  de  désagréments  et  de  malentendus  qui  se  puisse 
rencontrer.  Lorsque  vous  courrez  le  monde,  mes  chers  amis, 
vous  vous  apercevrez  bien  vile  que  l'on  a  beau  changer  de 
lieu,  de  nation,  de  société  ,  l'on  retrouve  partout,  toujours  , 
trois  ou  quatre  catégories  d'individus,  et  dans  ces  catégories 
autant  de  personnages  qui  sont  invariablement  les  mêmes  : 
mêmes  prétentions,  mêmes  vanités,  mêmes  travers.  Or,  parmi 
ces  types,  l'un  des  plus  inaltérables  et  partout  des  plus  in- 
soutenables, celui  auquel,  nous  autres  musiciens,  nous  avons 
toujours  affaire ,  c'est  le  dilettante  de  profession ,  le  Mécène 
des  doubles-croches,  le  philharmonisle  sans  miséricorde.  Il 
est  en  possession  de  la  dictature  musicale  dans  son  endroii. 
C'est  lui  qui  juge  en  premier  et  en  dernier  ressort  du  mérite 
des  artistes.  Il  a  donné  des  conseils  à  Lablache  ;  il  a  encouracé 
la  Ungher;  il  va  décider  Rossini  à  écrire  un  opéra  ;  bref,  il  est 
la  mouche  infatigable  du  coche  ou  du  char  d'Apollon.  Muni 
que  vous  êtes  d'une  lettre  de  recommandation  certifiant  de 
votre  virtuosité,  vous  lui  faites  une  visite  qu'il  ne  vous  rend 
pas  ,  attendu  qu'il  est  le  protecteur,  vous  le  protégé,  ce  qui 
exclut  toute  idée  de  politesse  réciproque.  Durant  cette  pre- 
mière visite ,  il  a  soin  de  vous  apprendre  qu'il  s'est  occupé 
toule  sa  vie  de  musique;  il  vous  chante  même  parfois  la  ro- 
mance qu'il  composa  pour  Mlle  *"*,  ou  bien  encore  .  ô  dis- 
grâce !  il  vous  joue  la  fugue  à  quatre  parties  qui  causa  tout 
récemment  l'admiration  d'un  arrière-neveu  de  Jean-Sébas- 
tien Bach  lui-même.  Il  vous  insinue  avec  plus  ou  moins 
(souvent  moin*)  de  délicatesse,  que  personne  autre  que  lui  , 
dans  la  ville,  n'entend  rien  en  musique,  et  que  ses  applau- 
dissements et  ses  critiques  ont  force  de  loi.  Vous  voilà  donc 
bien  instruit  qu'il  importe  de  briguer  son  suffrage.  Deux  jours 
après,  il  vous  invile  à  une  soirée.  Il  vous  a  annoncé  à  sa  so- 
ciété ;  il  a  bien  voulu  préveuir  l'auditoire  en  votre  faveur.  A 
peine  entré  dans  le  salon ,  bon  gré  mal  gré ,  bien  ou  mal  dis- 


L'AUTISTE. 


155 


posé,  on  vous  pousse  au  piano,  on  vous  met  en  main  voire 
archet;  il  n'y  a  pas  à  dire,  le  Mécène  a  droit  à  la  primeur  de 
voire  talent.  Il  faut  qu'il  puisse  conter  le  lendemain  à  toute  la 
ville  que  vous  avez  joué  pour  lui ,  chez  lui.  Cela  assure  sa 
dictature,  et  renouvelle  son  brevet  de  capacité  musicale.  11 
est  juste  d'ajouter  qu'il  faudra  bien  au  moins  lui  offrir  cinq 
billets  pour  votre  prochain  concert,  et  qu'il  déclarera  a  ses 
amis  que  si  vous  vouliez  écouter  de  sages  avis,  renoncer  à 
certaines  extravagances,  écrire  d'un    style    plus   correct, 

vous  seriez  sans  contredit  un  grand  artiste Ceci  est  votre 

meilleure  chance.  Quelquefois,  au  lieu  d'un  dictateur,  vous 
tombez  sur  deux  consuls  musicaux.  Oh  alors,  malheurà  vous  ! 
vous  vous  trouvez ,  innocente  victime ,  jeté  entre  Capulet 
et  Moutaigu,  enlre  Orsini  et  Colonna,  entre  Fregosi  et  Ada- 
rui.  Il  vous  faudrait  l'habileté  d'un  Talleyrand  pour  mainte- 
nir votre  neutralité  entre  les  deux  puissances  ennemies 

Et  voici  justement  pourquoi  je  me  suis  promis  de  ne  jamais 
accepter  de  lettre  de  recommandation  pour  personne. 

Je  vous  dirai  néanmoins  que  j'avais  failli  à  cette  règle  de 
conduite  en  arrivant  à  Gênes.  Bien  m'en  prit,  je  vous  assure, 
car  je  trouvai  dans  M.  le  marquis  di  Negro,  non-seulement 
la  plus  gracieuse  hospitalité  ,  mais  encore  une  des  individua- 
lités les  plus  intéressantes  que  j'aie  encore  rencontrées  en 
Italie.  M.di  Negro  est  le  type  du  gentilhomme  italien,  tel  que 
nous  le  représentent  certains  romans  du  siècle  passé.  Il  est 
peut-être  le  dernier  représentant  d'une  société  éteinte,  de 
mœurs  qui  ne  revivront  plus.  Ainsi ,  d'une  ancienne  fa- 
mille, héritier  d'une  fortune  considérable,  il  se  sentit  dès  sa 
première  jeunesse  un  penchant  décidé  pour  la  vie  aventureuse 
et  pour  l'existence  de  l'artiste.  Doué  d'une  aptitude  remar- 
quable à  tous  les  exercices  du  corps,  d'un  esprit  orné,  et 
surtout  d'une  facilité  d'improvisation  rare,  même  en  Italie, 
il  ne  se  contenta  pas  de  l'applaudissement  des  salons.  Il 
voulut  connaître  l'émotion  des  succès  populaires,  et,  réalisant 
ce  que  les  chroniques  nous  apprennent  des  minnesingers  et 
des  trouvères,  il  traversa  l'Italie,  monté  sur  un  beau  cheval 
arabe  ,  sa  guitare  suspendue  à  son  cou ,  suivi  d'un  écuyer  en 
livrée  ;  chevauchant  à  travers  les  fraîches  vallées  et  les  vertes 
collines,  il  s'arrêtait  là  où  sa  fantaisie  se  sentait  le  plus  par- 
ticulièrement attirée,  là  où  quelque  joli  minois  de  conladina 
lui  souriait  d'un  doux  sourire....  Il  faisait  alors  sonner  à  son 
écuyer  un  triple  appel  à  la  façon  du  nain  d'un  castel  en- 
chanté, il  rassemblait  autour  de  lui  la  population  rustique,  et 
lui  faisait  entendre,  en  des  accents  inaccoutumés,  tantôt 
une  églogue  virgilicnnc,  tantôt  une  aventure  de  chevalerie 
imitée  de  l'Arioste,  tantôt  enfiu  des  histoires  d'amour  dont 
la  pruderie,  dit-on,  n'était  pas  le  défaut....  Lorsque  sa  verve 
était  épuisée ,  il  mettait  le  comble  à  l'enthousiasme  des  assis- 
tants en  ouvrant  une  large  bourse  et  en  prodiguant  ses  ri- 
chesses matérielles  comme  il  avait  prodigué  ses  trésors  poé- 
tiques. De  bruyants  hourrahs  accueillaient  sa  munificence , 
et  lorsqu'il  reprenait  sa  route ,  le  peuple  le  suivait  l'espace 
de  plusieurs  milles  aux  cris  frénétiques  de  Viva  il  célèbre 
poeta!  viva  l'itlustrissimo  suonalor!  D'autres  fois  le  marquis 
entrait  dans  le  café  le  plus  fréquenté  de  l'endroit  ;  il  se  M* 
sait  apporter  la  queue  de  billard  que  son  écuyer  portait  en 
guise  de  lance,  et,  défiant  les  plus  audacieux,  il  jetait  la 
consternation  autour  de  lui  en  gagnant  tous  les  paris  et  toutes 
les  poules  ;  mais  alors  il  ne  manquait  jamais  de  faire  appor* 


ter  vingt  bouteilles  des  meilleurs  vins  du  pays  ,  ni  «le  prier 
les  vaincus  de  boire  à  sa  santé  ou  de  trinquer  en  l'honneur 
de  sa  belle....  De  retour  dans  sa  patrie  après  avoir  parcouru 
l'Europe,  le  marquis  se  li\a  dans  une  villa  dont  la  magnifique 
position  lui  fut  enviée  par  le  roi  de  Naplcs  lui-même  la 
Yillettc  domine  la  ville  et  tout  le  bassin  de  Gênes).  Il  appela 
tous  les  arts  à  l'embellir.  Son  Imagination,  sur  laquelle  le 
temps  n'a  point  d'empire  ,  lui  suggéra  mille  moyens  de  va- 
rier ses  journées  et  de  ne  pas  les  laisser  s'écouler  dans  le 
monotone  engourdissement  qu'il  voyait  régner  autour  de  lui. 
Une  noble  harpe  d'Erard  remplaça  l'aventureuse  guitare  : 
une  bibliothèque  choisie  fut  mise  à  la  disposition  de 
hôtes;  des  collections  précieuses  recueillies  dans  ses  voyages, 
des  marbres  antiques,  des  tableaux ,  des  gravures ,  ornèrent 
ses  salons.  L'allégorie  et  le  symbole  présidèrent  à  leur  dé- 
coration; enfin,  les  jardins  même,  consacrés  par  des  in- 
scriptions et  des  monuments  à  la  mémoire  des  grands  hommes 
de  l'Italie ,  devinrent  un  véritable  panthéon  champêtre.  Des 
fêles  multipliées  se  succédèrent  à  la  Yitlellc;  parmi  ces  fêles 
il  n'en  est  guère  qui  n'ait  son  cachet  d'originalité,  son  extra- 
ordinaire, sa  surprise  :  une  fois,  c'est  un  dîner  en  l'air,  dont 
la  table  et  les  fauteuils  sont  posés  sur  des  balançoires;  une 
autre  fois ,  c'est  une  navigation  à  bord  d'une  galère  construite 
exactement  sur  le  modèle  de  celle  de  Cléopàtre....  C'est  ainsi 
que  le  marquis  di  Negro,  tour  à  tour  philosophe,  prédica- 
teur, poëte,  historien  (1),  artiste  et  homme  du  monde,  saii 
intéresser  et  charmer  tous  ceux  que  leur  bonne  étoile  con- 
duit à  la  fillette. 

De  Gènes  à  Florence  il  n'y  a  qu'un  pas,  Florence,  la  ville 
spirituelle  de  l'Italie.  A  peine  arrivé  sur  celle  belle  rive  de 
l'Arno,  et  dès  les  premiers  pas  que  vous  y  faites,  la  première 
personne  que  vous  rencontrez,  avant  le  facchinoqui  porte  vos 
malles  ,  avant  les  valets  do  l'hôtel  où  vous  descendez , 
avant  l'ami  qui  vient  à  votre  rencontre,  avant  même  le  créan- 
cier qui  épie  votre  retour,  c'est  la  bouquetière;  la  jeune 
bouquetière  au  gentil  corsage ,  au  grand  chapeau  à  fines 
tresses  que  le  vent  balance,  à  la  démarche  alerte,  à  la  parole 
engageante.  Elle  porte  au  bras  une  corbeille  d'osier  où  sont 
rangées  avec  l'art  d'un  mosaïste  les  plus  fraîches  fleurs  de  la 
saison;  elle  vous  les  offre  en  arrondissant  le  coude,  en  sou- 
riant de  façon  à  laisser  voir  deux  rangées  de  dénis  blanches 
comme  des  perles ,  en  vous  faisant  une  révérence  pleine  de 
dignitéclde  gaucherie.  Puis, comme  vous  ouvrez  votre  bourse, 
vous  apprêtant  à  lui  demander  le  prix  de  ce  beau  camélia 
panaché  que  vous  tenez  à  la  main,  tout  ébahi,  la  jolie  fille 
de  Florence  a  disparu.  Mais  ne  vous  désolez  pas ,  elle  n'a  pas 
fui  sans  retour.  Vous  la  retrouverez  le  lendemain,  tous  les 
jours,  à  toute  heure,  elle, et  ses  compagnes  semblables  à  elle 
par  le  costume,  par  les  mœurs,  par  le  langage.  Si  vous  sortez 
en  voiture  avec  une  femme,  alors,  prévenant  vos  désirs  se- 
crets, elles  feront  descendre  sur  elle  et  sur  vous  une  pluie 
odorante  de  boutons  de  roses,  de  jonquilles,  de  tubéreuses, 
toute  la  moisson  de  Florence.  En  vérité,  cela  est  ravissant . 
cela  est  enchanteur!  Pour  les  imaginations  nonchalantes  et 
facilement  séduites,  comme  la  mienne ,  cette  première  im- 
pression de  Florence  est  si  aimable  que  l'on  se  sent  tout 

(1)  Le  marquis  di  Negrq  est  auteur  d'une  Histoire  de  G&nes  et 
d'un  Carême  en  tercets 


lôfi 


L'ARTISTE. 


d'abord  enclin  à  s'y  plaire,  à  l'aimer,  à  chercher  avec  em- 
pressement, dans  son  histoire  et  dans  ses  poêles,  mille  motifs 
nouveaux  de  l'aimer  davantage.  Dès  que  l'on  a  fait  un  pas 
dans  celte  voie,  on  ne  peut  plus  s'arrêter.  Mais  pour  connaître 
l'histoire  d'un  seul  de  ces  vieux  palais  dont  les  robustes  flancs 
noirs  ont  enfanté  laut  Je  guerres  civiles  ,  il  faut  apprendre 
l'histoire  de  la  cité  tout  entière;  pour  comprendre  tout  l'in- 
térêt qui  s'attache  à  une  seule  de  ces  églises,  il  faut  remonter 
aux  premiers  âges  de  l'art  et  le  suivre  dans  toutes  les  phases 
de  son  développement.  L'histoire  de  Florence, c'est  l'histoire 
de  l'Italie  ;  et  l'histoire  de  l'Ilalie,  c'est  l'histoire  de  la  civilisa- 
lion  moderne.  Cependant,  faites-moi  grâce  pour  aujourd'hui 
des  Cimahue,  des  Brunelleski,  des  Masaccio,  des  Michel-Ange 
et  de  tant  d'autres  nobles  morts,  pour  vous  parler  d'un  vivant, 
d'un  vivant  que  ne  renieront  point  ses  plus  illustres  devan- 
ciers, et  dont  le  nom  (que  ce  soit  le  plus  tard  possible!)  sera 
répété  un  jour  parles  échos  de  Santa-Croce  (1).  Celle  fois,  je 
veux  vous  parler  d'un  artiste  vivant,  de  Barlolini  le  sculp- 
teur. 

Une  occasion  non  cherchée  me  rapprocha  de  Barlolini.  Il  y 
avait  déjà  deux  mois  que  j'habitais  Florence,  et,  je  l'avoue 
à  ma  confusion  ,  j'étais  presque  fatigué  de  chefs-d'œuvre.  Je 
commençais  à  trouver  la  Vénus  de  Môdicis  sans  grâce,  et  la 
Madona  del  Lardcllino  un  peu  fade;  je  savais  un  gré  infini  à 
Masaccio  de  n'avoir  laissé  que  deux  fresques,  et  il  n'arrivait 
de  passer  devant  la  Loggia  dei  Lanzi  sans  plus  ralentir  le 
pas,  que  je  ne  le  ferais  sous  les  arcades  de  la  rue  de  Rivoli. 
L'enthousiasme  est  un  état  violent  de  l'âme;  il  l'agite,  la  fa- 
tigue et  lui  rend  nécessaire  un  repos  absolu,  une  espèce  d'en- 
gourdissement de  la  faculté  poétique  que  peu  de  gens  osent 
avouer,  bien  que  tous  l'aient  ressenti.  J'étais  donc  dans  cette 
disposition  humiliante  où  l'on  ne  ferait  pas  un  pas  pour  voir  les 
plus  sublimes  œuvres  de  Dieu  et  de  l'homme,  tant  l'on  se  sent 
incapable  de  se  maintenir  à  leur  hauteur,  lorsqu'un  de  mes 
amis  vint  un  matin  me  proposer  de  visiter  avec  lui  l'atelier 
de  Barlolini.  Je  refusai  ;  il  insista  :  —  Vous  ne  sauriez  quitter 
Florence,  me  dit-il,  sans  avoir  vu  les  ouvrages  du  célèbre 
sculpteur;  d'ailleurs,  c'est  un  original  qui  vous  divertira. 
Il  est  bizarre,  quinteux,  bourru;  il  a  horreur  qu'on  le  dé- 
range de  son  travail,  et  il  reçoit  quelquefois  son  monde 
d'une  étrange  façon. 

—  Grand  merci ,  fis-je;  vous  croyez  m'engager  en  me  di- 
sant que  je  vais  au-devant  de  quelque  impertinente  bou- 
tade! Vous  savez  bien,  au  surplus,  que  je  n'entends  rien  en 
scullpure,  et,  fut-ce  Phidias  en  personne,  je  ne  me  dérange- 
rais pas  en  ce  moment  pour  aller  le  voir. 

—  Mais,  repril  mon  ami ,  piqué  de  mon  peu  d'empresse- 
ment à  accepter  son  offre,  je  ne  vous  ai  pas  dit  que  Barlolini  fut 
un  impertinent;  venez  voir  ses  statues,  ne  fût-ce  que  par  res- 
pect humain.  D'ailleurs,  nous  y  allons  avec  la  duchesse  de..., 
qui  lui  a  fait  demander  son  heure,  et  nous  sommes  sûrs  d'être 
les  bienvenus. 

—  Soit,  repris-je,  no  voulant  pas  le  fâcher  davantage; 
avec  les  grandes  dames  et  les  jolies  femmes  on  ne  risque  ja- 
mais d'èlre  mal  reçu.  Un  quart  d'heure  après  nous  étions 
<hez  Barlolini.  Ou  nous  fit  attendre  longtemps  au  froid  dans 

T  Sania-Croce,  comme  on  sait,  est  le  Panthéon  de  Florence.  Là  sont 
les  monuments  de  Dante,  de  Galilée,  de  Michel-Ange 


un  vaste  atelier,  où  cinq  ou  six  jeunes  -Mirons  travaillaient 
à  pointer  et  à  dégrossir  des  marbres,  en  soulevant  une  pous- 
sière épouvantable.  La  robe  de  velours  de  la  duchesse  en 
fut  couverte  en  un  instant.  Elle  s'était  fait  annoncer,  mais 
personne  ne  paraissait.  Notre  situation  devenait  embarras- 
sante, lorsqu'un  jeune  homme  aux  yeux  noirs,  à  l'air  doux 
et  timide,  vint  à  nous,  et  nous  dit  en  phrases  entrecoupées  , 
que  le  maestro  était  au  désespoir. ..,  qu'il  regrettait  infiniment... . 
qu'il  lui  était  impossible...  Bref,  il  nous  exprima  le  plus  po- 
liment du  monde  la  chose  au  monde  la  moins  polie...,  c'est- 
à-dire  que  Barlolini  ne  se  souciait  en  aucune  façon  de  nous 
voir.  La  duchesse,  déjà  pâle  de  froid,  pâlit  de  colère.  Mon 
ami  était  décontenancé  ;  quant  à  moi .  je  commençais  à  avoir 
assez  bonne  opinion  de  l'artiste  qui  se  souciait  si  peu  de  se 
faire  une  clientèle,  et  je  suivis  en  souriant  le  jeune  homme 
aux  yeux  noirs,  qui  s'offrait  à  nous  montrer  en  détail  les  œu- 
vres du  maître.  Nous  passâmes  dans  une  seconde  pièce.  La 
duchesse  et  mon  ami  étaient  si  outrés  qu'ils  ne  regardaient 
rien.  Tout  au  contraire,  une  vive  curiosité  s'était  éveillée  en 
moi;  le  premier  objet  qui  la  fixa,  ce  fut  le  beau  groupe  de 
laCharilé,  dont  l'original  est  au  palais  l'itti.  Je  me  sentis  sub- 
jugué. Une  grande  femme  debout,  dans  une  attitude  pleinede 
noblesse,  allaite  un  enfant.  La  sérénilé  est  sur  sou  front ,  la 
tendresse  dans  son  regard.  Les  draperies  qui  voilent  ses  for- 
mes sans  les  cacher  sont  chastes  et  d'une  pureté  de  goût  an- 
tique. Je  n'ai  jamais  rien  vu  de  plus  vrai,  de  plus  réel  que 
l'enfant  qui  repose  sur  son  bras.  Je  me  gardai  de  communi- 
quer cette  admiration  à  ma  noble  compagne,  qui  persistait  dans 
sa  mauvaise  humeur  en  présence  de  la  Nymphe  de  l'Arno,  de 
la  Nymphe  au  Scorpion ,  du  groupe  de  la  Miséricorde,  du  Fou- 
leur  de  raisins,  et  je  l'engageai  à  jeter  un  coup  d'œil  sur  la  col- 
lection de  bustes  contemporains  que  nous  avions  entendu  citer 
comme  chose  unique  au  monde.  Barlolini ,  de  l'aveu  même 
de  ses  détracteurs,  est  un  maître  dans  l'imitation  de  la  na- 
ture et  dans  le  travail  du  marbre.  Durant  plus  de  trente  an- 
nées, il  n'a  cessé  de  faire,  à  côté  de  ses  grandes  compositions, 
un  nombre  considérable  de  portrailsqui,  indépendamment  de 
leur  mérite  d'art ,  ont  encore  celui  de  reproduire  fidèlement 
les  traits  de  personnages  intéressants  ou  illustres.  Lord  By- 
ron ,  madame  de  Slaël ,  la  comtesse  Guiccioli ,  Chernbini 
Uossini ,  le  prince  de  Metternich  ,  le  comte  Orlow,  Casimir 
Delavigne  ,  M.Ingres,  la  comtesse  Aurore   de  Démidofl"  el 

beaucoup  d'autres  illustrations  ont  posé  pour  Barlolini 

Nous  suivions  un  à  un  la  série  de  ces  visages  célèbres  ,  lors- 
qu'à notre  grand  étonnement  le  maestro  parut  à  l'entrée  de 
l'atelier.  Sa  tournure  et  son  ajustement  étaient  fort  artisti- 
ques, comme  on  dit  aujourd'hui  ;  il  était  vêtu  d'une  blouse  de 
mérinos  blanc,  plus  longue  devant  que  derrière,  et  brûlée  en 
deux  ou  trois  endroits;  une  calotte  de  velours,  qu'il  fit  sem- 
blant d'ôle r  plutôt  qu'il  ne  l'ôta  réellement,  couvrait  son 
crâne  peu  garni  de  cheveux  blancs,  fins  et  soyeux.  Barlolini 
est  de  taille  moyenne;  il  a  déjà  l'embonpoint  de  la  seconde 
saison;  son  visage  est  plein,  son  teint  clair,  sa  lèvre  fine  et 
caustique  ;  par  instant,  ses  yeux  bleus  prennent  une  indici- 
ble expression  de  domination  chagrine. 

Ainsi  que  je  viens  de  vous  le  dire,  il  souleva  sa  calotte  de 
velours,  el,  sans  dire  un  seul  mot  d'excuse  à  madame  de... , 
qui  avait  repris,  pour  l'aborder,  son  sourire  de  duchesse,  il 
s'adressa  brusquement  à  mon  ami  :  —Vous  avez  vu.  lui  dit  il. 


L'ARTISTE. 


157 


mon  Napoléon  colossal?  C'est  la  seule  statue  que  je  regrette  de 
voir  dans  mon  atelier...,  sa  place  est  à  Sainte-Hélène.  Sacre- 
Dieu  !  elle  ferait  un  fameux  effet ,  si  on  la  plaçait  au  haut  d'un 
rocher  sur  la  côte...  Quand  le  soleil  donnerait  sur  ce  marhre 
poli  on  le  découvrirait  a  cinquante  licuesen  mer... — Là-des- 
sus, et  sans  plus  de  cérémonie,  le  statuaire  salua,  rentra 
dans  son  atelier  secret,  et  nous  laissa  éhahis 

—  Voilà  ce  que  j'appelle  un  homme  sans  façon,  s'écria  la 
duchesse  ;  madame  sa  mère  a  oublié  de  l'élever,  à  ce  qu'il 
parait!  Tout  ce  qu'il  y  gagnera,  ajouta-t -elle  d'un  ton  piqué, 
c'est  que  je  venais  lui  faire  une  commande  de  300  louis,  et 
que  je  la  ferai  à  un  autre. 

—  Je  crains,  d'après  ce  que  nous  venons  de  voir,  que  ma- 
dame la  duchesse  ne  trouve  difficilement,  môme  en  Italie, 
à  remplacer  Rartolini 

—  Eh  !  mon  Dieu  ,  Monsieur,  s'écria-l-elle  ,  il  n'y  a  pas  que 
Hartolini  au  monde!  Marchesi ,  Finelli,  Pampaloni,  le  valent 
bien  ;  et  vous  ne  me  nierez  pas  que  Thorwaldsen  ne  lui  soit 
infiniment  supérieur 

—  Ce  n'est  pas  l'avis  des  artistes  ,  repris-je. 

—  Les  artistes,  les  artistes!  ne  sait-on  pas  qu'il  n'y  a  pas 
de  plus  mauvais  juges  des  œuvres  d'art!  D'ailleurs,  dût-on 
me  faire  une  statue  qui  eût  les  oreilles  au-dessous  de  la  bou- 
che et  les  yeux  derrière  le  dos.  je  l'aimerais  mieux  que  d'a- 
voir affaire  à  un  pareil  rustre. 

Il  n'y  avait  rien  à  répliquer,  je  me  lus. 

A  deux  jours  de  là,  je  donnai  un  concert  et  j'envoyai  un 
billet  à  Bartolini.  Je  ne  savais  pas  s'il  aimait  la  musique,  mais 
à  tout  hasard  j'étais  bien  aise  de  lui  faire  une  politesse.  Le 
concert  se  passa  sans  que  je  l'eusse  aperçu  dans  la  salle,  et 
je  ne  fus  pas  peu  surpris  ,  comme  j'allais  me  retirer,  de  le 
voir  venir  à  moi  avec  empressement  ;  il  me  tendit  la  main  et 
me  dit  :  —  Monsieur  ,  combien  de  temps  restez-vous  encore 
à  Florence  ? 

—  Lne  quinzaine  de  jours  tout  au  plus ,  lui  répondis-je. 

—  Ce  serait  assez,  reprit-il;  dites-moi,  est-ce  que  cela 
vous  ennuierait  que  je  fisse  votre  figure  ? 

Tout  interdit  de  cette  brusque  apostrophe .  je  balbutiai 
quelques  mots  de  remerciements...— Eh  bien,  alors,  si  vous 
pouviez  me  donner  douze  séances,  nous  commencerions  dès 

demain.  Il  y  a  quelque  chose  dans  votre  tête ,  quelque 

chose  qui  me  va!...  Je  tâcherai  de  ne  pas  faire  une  brio- 
che. 

Le  lendemain,  je  fus,  comme  vous  pensez,  exact  au  ren- 
dez-vous, curieux  de  voir  de  près  un  homme  dont  les  ma- 
nières étaient  aussi  insolites  que  son  talent  était  prodigieux. 
Il  me  reçut  cette  fois  avec  une  cordialité  charmante;  nous 
causâmes  beaucoup,  car  il  travaille  avec  une  merveilleuse 
facilité  et  sans  jamais  faire  poser  son  modèle.  Il  se  prit  de  con- 
fiance pour  je  ne  sais  quelle  bosse  qu'il  découvrit  à  mou  front, 
etdesympathie  pour  mon  angle  facial.  Nousen  vînmes  bientôt 
à  nous  parler  à  cœur  ouvert  ;  il  me  conta  sa  vie  ,  et  j'appris  à 
connaître  une  des  plus  grandes  et  des  plus  belles  natures 
d'artiste  qui  se  soient  encore  offertes  à  mon  admiration. 

LISZT. 


ACADÉMIE  ROYALE  DE  MUSIQUE. 

Première  représentation  de  la  Xacarilla,  opéra  en  un  acte,  paroles  de 
M.  Scribe,  musique  de  M.  Marliani. 


Scribe  passe  pour  le  faiseur  de  li- 
bretti  qui  comprenne  le  mieux  les  données 
musicales.  Encore  un  exemple  de  la  légè- 
*cf  relé  avec  laquelle  on  fait  les  réputations, 
bonnes  ou  mauvaises  !  Moi ,  je  crois  qu'en 
cette  manière ,  M.  Scribe  a  de  l'esprit  d'abord ,  et  du 
•J  bonheur  ensuite,  comme  presque  toujours. 
Ses  musiciens  pourraient  donner  de  bonnes  nouvelles  de 
sa  prétendue  intelligence  des  données  musicales.  Il  m'a  tout 
l'air  de  les  jouer  à  croix  ou  pile.  Cette  fois,  la  Xacarilla  a 
gagné,  et  c'est  bien  malheureux,  car  cet  atroce  mot,  pro- 
noncé à  la  française ,  vient  à  tout  moment  écorcher  la  bouche 
des  chanteurs  et  les  oreilles  des  auditeurs.  Quel  pivot  musi- 
cal qu'un  mot  qui  commence  par  uue  des  exclamations  donl 
nos  charretiers  brutaux  accompagnent  d'ordinaire  leurs  coups 
de  fouet!  Si  du  moins  M.  Scribe,  qui  devrait  savoir  tout . 
puisqu'il  touche  à  tout,  avait  su  que  l'a;,  supprimé  par  l'Aca- 
démie espagnole,  est  remplacé  depuis  longtemps  par  la  jota. 
nos  chanteurs  gaulois  auraient  prononcé  Jacarilla ,  ce  qui 
eût  été  un  peu  plus  euphonique.  Provisoirement,  nous  aver- 
tissons M.  Dupouchel  qu'il  est  autorisé  par  l'Académie  espa- 
gnole à  se  débarrasser  de  cet  A'  malencontreux,  et  à  le  rem- 
placer par  un  J.  Il  faudrait  avoit  l'esprit  aussi  mal  fait  que 
l'ont  tous  les  gens  de  théâtre  à  l'endroit  des  journalistes  . 
pour  ne  pas  profiter  de  notre  avis  charitable. 

La  Jacara,  ou  son  diminutif  Jacarilla,  se  chante  en  Espa- 
gne par  les  coureurs  de  nuit ,  qui  lui  ont  même  emprunté 
leur  nom.  Cette  fois,  ces  batteurs  de  pavé  sont  à  Cadix, 
exerçant  l'honnête  profession  de  contrebandiers ,  et  se  faisant 
reconnaître  au  moyen  de  cet  air  par  leur  trésorier,  qui  leur 
offre  à  l'instant,  sur  cebitlet  au  chanteur,  bon  gile,  bon  sou- 
per et  mieux  encore.  L'n  pauvre  petit  marin ,  leste  ,  joli  gar- 
çon ,  riche  d'amour,  mais  sans  un  réal,  comme  c'est  l'ordi- 
naire en  pareil  cas  au  théâtre,  meurt  d'envie  et  de  faim  à  la 
vue  de  ces  inconnus  qui  trouvent  si  facilement  une  pareille 
aubaine,  tandis  que  lui  n'a  pas  de  quoi  acheter  un  oignon. 
Il  lui  prend  fantaisie  de  chanter  la  Jacarilla.  Aussitôt  le  tré- 
sorier accourt ,  et  l'emmène  chez  lui  sans  autre  explication. 
Le  jeune  marin  trouve  dans  la  maison  sa  bien-aimée,  fille  du 
trésorier,  laquelle  est  menacée  d'épouser,  dès  le  lendemain  . 
le  corrégidor  de  Cadix,  rien  quecela.  Le  père  veut  empêcher 
le  jeune  homme  de  faire  la  cour  à  sa  fille  ;  mais  le  marin  pré- 
tend donner  une  leçon  de  musique  sur  le  thème  de  la  Jacarilla. 
L'honnête  trésorier  croit  comprendre  et  veut  détourner  res- 
pectueusement son  attention,  en  lui  offrant  une  bourse  d'or, 
puis  deux  bourses,  car  c'est  le  soir  du  partage.  Le  matelot 
indigent  s'étonne;  le  trésorier  s'étonne  de  son  étonnement 
de  la  façon  la  plus  incroyable.  Ces  deux  hommes  se  font  stu- 


IS6 


L'AUTISTE. 


l>i(Jesà  l'cnvi  pour  ne  pas  comprendre  une  situation  si  claire 
dans  un  pays  où  la  moitié  de  la  nation  ,  peut-être,  fait  très- 
honorabl cmcnl  la  contrebande  au  profil  de  l'autre,  qui  fait 
semblant  de  la  punir.  Les  vrais  contrebandiers  arrivent,  et 
repartent  pour  s'embarquer  après  avoir  cru  s'expliquer  com- 
plètement. Alors  le  vertueux  comptable,  pour  cumuler  comme 
tant  d'autres  les  profits  du  crime  et  ceux  de  la  vertu ,  dé- 
nonce au  corrégidor  la  troupe  entière,  qui  est  bien  loin.  Ce- 
pendant ,  l'amoureux  s'est  cacbé  dans  la  maison  ,  au  lieu  de 
partir  ;  il  fait  môme  une  belle  peur  au  corrégidor,  qui  accourt 
pour  parler  d'affaires  et  de  mariage.  On  veut  l'arrêter;  il 
entête  la  Jacahlla,  qui ,  cette  fois,  ne  lui  vaudrait  d'autre 
gltc  que  le  bagne,  si  l'estimable  beau-père ,  craignant  les 
révélations  d'un  si  dangereux  confident ,  ne  se  bâtait  de  le 
disculper,  et  même  de  lui  donner  sa  fille  à  la  barbe  de  l'a- 
moureux corrégidor. 

M.  Scribe  s'est  fait  nommer  tout  seul.  On  avait  reconnu  en 
effet  l'académicien  des  sciences  vaudevillcsqiies  à  ce  joli 
quatrain,  français  comme  uue  Jacara espagnole  : 

Tâchons  que  rien  n'explique 

L'erreur  d'arithmétique 

Que  ma  main  trop  modique 

A.  commise  aujourd'hui. 

M.  Scribe,  qui  comprend  si  bien  les  besoins  de  la  langue 
musicale,  a  fait  intervenir  aussi  souvent  que  le  xa  le  doux 
mot  d'arithmétique. 

M.  Marliani  a  fait,  malgré  tout,  une  jolie  petite  musique  , 
peu  forte,  mais  flatteuse  pour  les  chanteurs.  Le  meilleur 
morceau  est  la  Jacarilla.  L'accompagnement ,  traité  à  la  soi- 
disant  manière  espagnole  ,  avec  des  archets  bondissant  sur 
la  corde,  et  quelques  pizzicato  auxquels  le  razglado  se  join- 
drait fort  bien ,  si  l'on  avait  des  instruments  pour  cela  ,  est 
joli,  quoique  rien  n'y  soit  nouveau.  Les  airs,  peu  remarqua- 
bles par  l'originalité,  ont  pourtant  de  la  distinction.  Le  duo 
entre  Mmes  Dorus  et  Stoltz  est  mieux  qu'un  bon  nocturne.  Les 
mélodies  ont  de  la  finesse  :  c'est  de  la  bonne  musique  de  sa- 
lon. On  a  remarqué  un  petit  trio  agréable.  Le  caractère  mé- 
lodique du  quatuor,  en  forme  de  canon,  est  de  fort  bongoùl; 
mais  les  voix,  en  se  rejoignant,  ne  s'y  étreignent  pas  pour 
produire  de  ces  harmonies  pleines  et  serrées  que  nous  de- 
mandons toujours  à  un  quatuor,  peut-être  parce  que  les  qua- 
tuors d'aujourd'hui  nous  les  refusent  presque  toujours. 

Nous  avons  vu  avec  plaisir  qu'on  ail  fait  à  Mme  Stoltz  un 
rôle  suivant  ses  moyens.  Mme  Stoltz  n'esl  pas  propre  à  tout  ; 
mais  elle  a  de  bonnes  cordes  dans  la  voix,  de  l'accent  mu- 
sical ,  un  entrain  de  gaminerie  un  peu  affecté  et  de  la  gentil- 
lesse dans  les  rôles  d'homme. 

THÉÂTRE  ROYAL  ITALIEN. 

Ccnerentola.  —  Mlle  Pauline  Garcia. 

Notre  prédiction  s'accomplit  plus  vile  encore  que  nous  ne 
l'avions  prévu.  Mlle  Pauline  Garcia  devient  à  vue  d'oeil  une 
grande  artiste  ;  d'autant  plus  qu'elle  parait  moins  y  employer 
les  moyens  désespérés  auxquels  se  livrent  en  pareil  cas  les 
travailleurs  vulgaires.  Avec  celle  intelligence  privilégiée, 
la  combinaison  et  le  parti  pris  ne  sont  pas  de  mise.  Le 
calcul  de  l'effet  tomberait  à  faux ,  parce  qu'il  conlraric- 
rait  l'inspiration  naturelle,  si  juste  chez  cette  enfant  remar- 
quable. Sans  aucun  effort  visible,  avec  une  facilité  égale, 


elle  est  aujourd'hui  la  grande  dame  de  Venise,  noble  sans 
le  savoir,  et  parce  qu'elle  n'a  pas  connu  d'outre  manière 
d'être;  et  demain,  vous  la  verrez,  pauvre  souffre-douleur, 
résignée,  sans  plainte  et  saiisamerlune,  mais  digne  dans  cha- 
que situation,  et  tout  autant  que  la  situation  le  demande. 
Mlle  Pauline  Garcia  possède  surtout  à  un  degré  émiuent  le 
bon  sens  de  l'art.  Elle  n'a  encore  rien  d'étonnant,  de  stupé- 
fiant, que  la  discrétion  avec  laquelle  elle  communique  à  Ml 
auditeurs  de  belles  émotions  dramatiques.  Cette  révélation  do 
son  sens  intime  n'est  jamais  préparée;  on  ne  la  voit  pas  venir: 
elle  est  simple,  vraie  ;  elle  remue  sans  qu'on  sache  pourquoi  : 
et  voilà  tout.  Une  telle  simplicité,  unie  aux  effets  involon- 
taires produits  par  un  beau  talent ,  est  presque  sans  exemple: 
el  nous  pourrions  bien  la  regretter,  quand  la  jeune  artiste  sera 
devenue  un  foudre  de  scène. 

L'absence  de  cohésion  dans  les  différentes  parties  de  ce 
talent,  est  sensible  encore  dans  les  représentations  île  la  Cc- 
nerentola; mais  les  proarès  ont  été  rapides  depuis  le  premier 
débul.Lcduo  que  Mlle  Garcia  chante  avec  llubini.au  premier 
acte,  est  presque  une  merveille  d'exécution  juste  et  délicate. 
Dans  l'adagio  Una  grazia,  un  dolce  incanto,  la  jeune  artiste 
a  des  ravissements  si  purs,  si  jeunes  el  si  contenus,  elle 
charme  d'une  façon  si  naturelle,  qu'on  ne  pense  pas  à  s'é- 
(onner  qu'elle  ait  pu  arriver  là  en  si  peu  de  temps.  Nous  n'a- 
vons à  lui  reprocher  que  les  sauts  d'intervalles  étranges  elles 
difficultés  bizarres  dont  elle  compose  loute  la  première  partie 
de  V air  Nac qui  ail'  affannn.  Nous  savons  bien  que  ces  sortes 
d'airs  de  bravoure  sont  à  peu  près  abandonnée  à  la  fantaisie 
du  chanteur;  mais  c'est  justement  là  ce  qui  lui  impose  une 
grande  responsabilité;  et  lorsque,  dans  un  talent  comme  celui 
de  Mlle  Garcia  ,  l'inspiration  est  complétée  par  le  goût,  il  ne 
faul  point  se  démentir. 

Ceux  des  dilettanti  qui  sont  amateurs  quand  même  dès 
qu'il  s'agit  d'opéra  italien,  ont,  du  moins  cette  aimée,  les 
meilleures  raisons  du  inonde  pour  être  dilctlanli.  Nous  ne 
connaissons  pas  encore  un  opéra  monté  médiocrement.  On 
courrait  inutilement  l'univers  entier  pour  entendre  en  ce 
moment,  ailleurs  qu'à  l'Odéon,  une  Ccnerentola  exécutée 
par  des  gens  tels  que  liubiui,  Tamburini .  Lablacbe  cl 
Mlle  Pauline  Garcia.  Rubini  est  toujours  lui-même.  Dans  ce 
rôle  de  courte  baleine  ,  il  se  repose  à  bon  droit  pour  les  soirs 
où  il  doit  se  livrer  tout  entier.  A  part  uue  manie  un  peu  mo- 
notone, sur  laquelle  nous  pourrons  bien  le  chicaner  un  jour. 
Tamburini  est  tout  simplement  excellent.  Quant  à  Lablacbe  , 
il  faut  le  voir  et  l'entendre  dans  ce  rôle  de  Magnifico,  pour 
comprendre  comment  la  farce  la  plus  ronde  et  la  plus  grosse 
peut  être  élevée  à  la  dignité  du  comique.  Lablacbe  est  un 
bouffon  de  génie. 

THEATRE  DE  LA  RENAISSANCE. 

Première   représentation  de  la  (liane  Royale,  opéra  en  2  acles,  paroles 
île  M.  Sai>t-IIilaibe,  musique  de  M.  Jules  Uoiiefbov. 

Cette  chasse,  qui  devait  avoir  lieu  dans  les  bois  de  Meu- 
don ,  sur  la  route  de  Paris ,  est  envoyée  à  Satory  :  on  saura 
pourquoi,  liazile,  jeune  garde-chasse ,  qui  croyait,  en  faisant 
son  métier,  rencontrer  Denise,  sa  maîtresse,  la  jolie  villa- 
geoise, qui  va  porter  tous  les  jours  des  fleurs  à  Paris,  est 
furieux  i.'u  contre-ordre,  dont  s'arrange  au  contraire  fort 
bien  François  1er.  Le  roi  perd  la  chasse ,  la  duchesse  d'É- 


1/ AUTISTE. 


159 


lampes  perd  aussi  l.i  pliasse  ;  mais  ce  n'est  pas  parce  que 
leurs  chiens  chassent  ensemble  ce  jour-là  ,  bien  au  contraire, 
le  roi  veut  rencontrer  Denise  :  la  duchesse  veut  peut-être 
s'en  laisser  conter,  sans  le  savoir,  par  le  comte  de  Saint- Pol. 
Denise,  qui  cidre  dans  une  grotte,  cl  qui  en  sort  avec  ou 
-ans  le  roi;  Denise  ,  qui  est  déshonorée  de  façon  symbolique, 
nous  oflre  pour  pendant  un  bosquet  très-discret,  où  la  du- 
chesse d'Klampes  accorde  des  symboles  de  môme  nature  au 
l'ointe  de  Saint-Pol.  La  duchesse,  que  le  voisinage  instruit 
des  fantaisies  du  roi ,  prend  bien  son  temps  pour  Cire  jalouse. 
Le  roi,  auquel  on  apporte  une  ècharpe  accusatrice,  dissimule 
avec  beaucoup  d'esprit,  et  feint  de  n'avoir  pas  à  pardonner. 
Enfla ,  Bazile  épouse  Denise,  arrondie  de  trois  dots  au  moins, 
car  le  comte  de  Saint-Pol,  pour  compléter  l'équilibre  de  la 
partie  carrée ,  a  voulu  aussi  faire  avec  elle  des  conventions 
symboliques. 

Outre  le  malheur  d'être  trompés,  tous  ces  gens-là  ont  en- 
core celui  de  chanter  sans  relâche.  Nous  n'aimons  pas  que 
l'opéra-comique,  surtout  à  la  Renaissance ,  se  guindé  au  ré- 
citatif pendant  deux  heures.  Ce  n'est  pas  ici  le  cas  de  dire  : 
Qui  peut  le  plus  peut  le  moins.  C'est  déjà  bien  assez  de 
chanter  de  son  mieux  la  vraie  musique,  ou  soi-disant  telle. 
M.  Jules  Godefroy,  qui  s'est  essayé  déjà  dans  quelques  opé- 
rette ,  a  visé  plus  haut  celle  fois,  quand  il  a  vu  à  sa  dispo- 
sition deux  actes  de  rois,  de  princesses  et  de  bergères.  Son 
ouverture  commence  par  un  quatuor  de  cors,  comme  celles 
du  Freyscliiitz  et  de  la  Scmiramide;  c'est  la  seule  ressemblance 
qu'on  puisse  lui  reprocher  avec  ces  œuvres  célèbres.  A  la 
suite  de  cet  andante,  vienl  un  gentil  petit  allegro  à  trois 
temps,  qui  fera  fort  bon  effet  chez  Musard.  Le  chœur  d'intro- 
duction est,  dans  quelques  dispositions  de  détail  et  de  cou- 
leur, une  vague  réminiscence  du  chœur  des  chasseurs 
iVEiiryanthe.  Vient  ensuite  un  déluge  de  couplets,  récitatifs 
mesurés,  duos,  trios,  finales  ,  dans  lequel  nous  nous  recon- 
naîtrions mieux  si  l'auteur  avait  mieux  séparé  ses  morceaux. 
Nous  nous  rappelons  seulement  des  mélodies  d'un  caractère 
naïf  et  distingué,  dans  un  air  chanté  par  François  1er,  au  pre- 
mier acte ,  et  dans  les  couplets  de  Denise ,  au  deuxième  acte. 
M.  Godefroy  s'esl  montré  ambitieux ,  ce  qui  n'est  pas  un  mal; 
mais  il  s'est  trop  pressé  de  combiner  des  effets  d'instruments 
dont  il  n'est  rien  moins  que  sûr.  Au  deuxième  acte  ,  la  voix 
de  Mme  Anna  Tbillon  est  singulièrement  contrariée  par  des 
gloussements  de  flûtes  et  de  bassons ,  qui  commencent  une 
phrase  en  même  temps  qu'elle.  M.  Godefroy  a  tenté,  dans  les 
endroits  à  grand  effet ,  les  modulations  le  plus  à  la  mode  dans 
les  concerts  en  plein  vent.  C'est  l'oscillation  de  la  tonique 
obstinée  à  la  tierce  mineure  ,  puis  à  la  tierce  majeure  ,  puis 
à  la  quarte,  puis  à  la  quarte  augmentée  jusqu'à  la  quinte 
éclatante,  voire  même  jusqu'à  la  sixlc,  d'où  l'on  retombe 
triomphalement  sur  la  quinte,  el  enfin  sur  la  tonique. 

Mme  Anna  Thillon  a  montré  beaucoup  de  finesse  et  un 
sentiment  exquis;  mais  elle  nous  a  paru  bien  fatiguée. 

A.  SPECIIT. 

THÉATBE  DE   L' AMBIGU-COMIQUE. 

Christophe  le  Suédois,  drame  en  cinq  aotes,  par  M.  Boucuaudy. 

Ce  drame  est  un  monde  ou  plutôt  un  chaos.  Les  vents  et 
les  neiges,  en  voilà  les  principaux  éléments.  La  Suède  et  le 
Danemark  s'y  confondent.  Une  noble  idée  serpente  à  travers 


une  lenle  intrigue,  comme  au  milieu  d'un  labyrinthe,  où 
l'on  se  perd  et  l'on  se  retrouve  au  même  point,  après  des 
marches  et  des  contre-marches  multipliée*.  L'aulcur,  connu 
par  deux  succès  de  houlevart  dont  il  y  a  peu  d'exemples,  a 
singulièrement  abusé  des  droits  qu'il  a  conquis,  de  se  livrer 
sans  contrôle  à  toutes  les  combinaisons  de  son  esprit.  Il  y  a 
dans  celte  pièce  une  complication  de  détails  qui  nuit  à  l'inté- 
rêt général.  Le  sujet  est  très-beau.  Il  s'agit  d'un  homme  qui . 
pendant  que  la  discorde  et  la  guerre  régnent  dans  «on  pays, 
et  que  deux  rois,  dont  l'un  est  Gustave  Watt,  et  l'autre 
Chrisliern  de  Danemark,  s'en  disputent  la  nnnnnilfan,  s'élève 
par  la  pensée  au-dessus  de  ces  querelles  de  monarques,  et . 
songeant  à  la  famine  et  à  la  pesle  qui  désolent  la  contrée  . 
cherche  les  moyens  de  la  débarrasser  de  ces  deux  grand- 
fléaux.  Dans  ses  ascensions  sur  les  montagnes,  Christophe  a 
découvert  la  source  du  mal.  Il  s'agit  de  donner  un  cours  ré- 
gulier aux  torrents  qui  descendent  le  long  des  rocs,  et  m 
précipitent  dans  une  même  vallée,  laquelle  vallée,  par  la 
stagnation  des  eaux,  est  devenue  un  marais  fétide.  Qu'on 
mette  Christophe  à  la  lêle  de  cinq  cent  mille  ouvriers,  el  il 
répond  de  la  salubrité  du  pays.  11  absorbera  du  même  coup 
la  misère,  celte  autre  peste  ,  en  créant  des  travaux  pour  la 
population.  Tel  est  le  plan  formé  par  Christophe,  cet  autre 
Colomb  de  la  Suède.  Mais  voudra-t-on  appliquer  son  génie'' 
Sera-ce  Cbristiern,  sera-ce  YVasa?  11  s'adresse  à  Christiern 
d'abord  ,  prince  régnant  ;  un  ministre  le  renvoie  honteuse- 
ment. Cependant,  le  prince  a  entendu  parler  du  projet:  le 
ministre  change  d'avis.  II  fait  courir  après  l'homme  au  ma- 
nuscrit ,  afin  de  lui  acheter  son  plan  à  prix  d'or,  elde  le  faire 
valoir,  lui ,  le  ministre.  Le  messager  qui  se  met  à  la  pour- 
suite de  Christophe  est  un  empoisonneur  et  un  spadassin  à 
gages  ,  comme  on  en  trouve  dans  tous  les  mélodrames.  Il  juge 
à  propos  de  dérober  le  manuscrit,  après  en  avoir  tué  le  pos- 
sesseur. Mais  Christophe  échappe  au  coup  de  poignard.  Chris- 
tophe, au  lieu  de  se  désoler  d'être  volé,  et  ceci  est  d'un 
très-  bel  effet ,  comprend  qu'on  l'apprécie  à  sa  valeur.  II  sait 
qu'on  ne  vole  que  les  riches;  il  pari  pour  la  cour  ;  il  se  fera 
rendre  justice.  A  peine  arrivé,  on  le  fait  déporter.  Lorsqu'il 
revient  de  l'exil,  c'est  pour  entendre  les  acclamations  du 
peuple  retentir  autour  de  l'homme  qui  l'a  dépouillé  île  s. 
gloire!  Heureusement,  Gustave  Wasa  est  remonté  sur  le  trône 
de  ses  pères.  Gustave  AVasa,  dans  les  jours  de  proscription, 
où  il  errait  parmi  les  paysans  sous  le  nom  de  Pierre,  a  connu 
Christophe  et  sa  famille.  Pierre  et  Christophe,  les  deux  an- 
ciens amis,  se  retrouvent.  Il  ne  reste  plus  qu'un  léger  em- 
barras. Le  père  de  Christophe  n'était  qu'un  paysan  déguisé  : 
c'est  un  ancien  capitaine  nommé  Volgan  ,  accusé  d'avoir 
surpris  le  père  de  Gustave.  Christophe  débrouille  cette  his- 
toire. Volgan  a  été  calomnié.  L'assassin,  ne  le  connaissez- 
vous  pas?  Happclez-vous  ce  misérable  qui  a  volé  le  manus- 
crit de  Christophe.  Donc  ,  le  génie  inconnu  cl  la  vertu 
persécutée  triomphent  encore  une  fois.  Le  vice  est  précipité 
dans  l'abîme  ,  du  haut  des  honneurs  où  il  se  pavanait  inso- 
lemment. Qui  prouvera  que  Christophe  est  le  véritable  in- 
venteur, et  qu'il  ne  veul  pas  perdre  son  rival?  Qui  le  prou- 
vera? Montez,  s'il  vous  plaît,  sur  le  dernier  pic  de  la  plu- 
haute  montagne  de  Suède,  vous  y  lirez  le  nom  de  Christophe 
le  Suédois.  Si  vous  préférez  en  croire  sur  parole  M.  Bou- 
chard}, et  je  vous  le  conseille,  allez  à  l'Ambigu.  IL  L. 


tlïfi 


160 


L'AUTISTE. 


SSœS33»a(2}œ>Gâ><£^0;>£EÏ3Jt£2fc 


a  librairie  parisienne,  qui,  quoi  qu'en  dise 
M.  de  Balzac,  n'est  pas  en  faillite,  se 
préoccupe  beaucoup,  et  à  juste  titre,  d'un 
très-grand  livre  qui  a  pour  sujet  Y  Histoire 
de  France  depuis  les  temps  les  plus  reculés 
jusqu'à  nos  jours.  Deux  hommes  d'un  rare  talent,  chacun 
dans  son  genre,  M.  Théodose  Burette  et  M.  Jules  David, 
se  sont  associés  pour  élever  à  nos  annales  nationales  ce 
monument  doublement  populaire.  Le  premier,  M.  Théo- 
dose  Burette ,  est  déjà  célèbre  pour  avoir  écrit ,  avec 
beaucoup  d'esprit,  beaucoup  de  grâce,  de  style  et  de  re- 


tenue, plusieurs  volumes  historiques  adoptés  dans  les 
collèges,  d'une  voix  unanime.  Quant  à  M.  Jules  David,  il 
n'avait  jamais  fait  ses  preuves  comme  il  les  fait  aujour- 
d'hui dans  cette  Histoire  de  France,  où  le  dessin  se  mêle 
au  récit  d'une  façon  si  heureuse  et  si  pittoresque.  Nous 
donnons  aujourd'hui  deux  dessins  pris  au  hasard  parmi 
les  cinq  cents  dessins  dont  se  compose  cette  histoire ,  et 
en  môme  temps  qu'ils  apprécieront  toute  la  grâce  et  la 
délicatesse  du  crayon,  nos  lecteurs  s'assureront  par  eux- 
mêmes  de  la  perfection  de  cette  gravure,  qui  doit  placer 
très-haut  le  nom  de  M.  Chevin. 


Typographie  de  Lacrampe  et  Comp. ,  rue  Damietle,  2.  —  Fonderie  de  Thon  y ,  Vircy  cl  Moret. 


K3 


L'ARTISTE. 


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1T .  »  A  tf 


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m.  vkiok  m  <;o 


epuis  quelques  années  l' Académie- 
Française  est  tombée  dans  un  dis- 
>  crédit  légitime.  Au  lieu  de  s'appli- 
quer, comme  elle  le  devrait,  à  ré- 
unir dans  son  sein  tous  les  grands 
>.  '  noms  littéraires  dont  s  honore  au- 
jourd'hui la  France,  elle  se  recrute 
parmi  les  fabricants  de  couplets.  Si  le  public  témoigne  à 
l'Académie-Française  une  indifférence  persévérante,  ce 
n'est  pas  qu'il  méconnaisse  ou  qu'il  oublie  l'importance  des 
questions  littéraires  ;  c'est  que  l'Académie  semble  prendre 
à  tâche  de  se  placer  en  dehors  de  la  littérature.  Si,  malgré 
les  hommes  illustres  qu'elle  renferme  et  qu'elle  peut  of- 
frir sans  crainte  à  l'admiration  de  l'Europe,  elle  trouve 
à  peine  place  dans  les  conversations  les  plus  frivoles,  et 
l'ait  tout  au  plus  les  frais  de  quelques  plaisanteries  dé- 
daigneuses, elle  ne  doit  chercher  qu'en  elle-même  la 
cause  de  cette  déconsidération.  Un  corps  lettré  qui  n'a 
pas  craint  de  préférer  M.  Viennet  à  Benjamin  Constant, 
qui,  ayant  à  choisir  entre  MM.  Emmanuel  Dupaty  et 
Victor  Hugo,  a  porté  ses  suffrages  sur  l'auteur  juste- 
ment oublié  de  ta  Leçon  de  Botanique  ;  un  corps  institué 
pour  conserver  la  tradition  du  style  français,  qui  met  le 
Mariage  de  Raison  au-dessus  ô'Antigone  et  A' Orphée , 
M.  Scribe  au-dessus  de  M.  Ballanche;  une  académie  qui 
ouvre  ses  portes  aux  rimes  boiteuses  et  aux  quolibets 
de  carrefour,  n'a  pas  le  droit  de  se  plaindre  :  elle  re- 
cueille ce  qu'elle  a  semé.  Pour  prévenir  les  railleries. 
i»lle  s'empresse  ,  il  est  vrai ,  de  tourner  en  ridicule  les 
candidats  qu'elle  a  choisis.  Mais  celte  bouffonnerie  très- 

•2'    si-IME.    TOME  IV,   11'   I.IVnAISO>-. 


peu  littéraire  ne  saurait  désarmer  le  bon  sens  public 
Tous  les  hommes  sérieux  se  demandent  pourquoi  l'Aca- 
démie appelle  dans  son  sein  des  écrivains  parfaitement 
étrangers  aux  lois  de  la  langue;  pourquoi  elle  accorde 
ses  suffrages  à  des  candidats  que  la  critique  n'a  jamais 
comptés  parmi  les  représentants  de  l'art  contemporain. 
Cette  espièglerie  se  comprendrait  à  merveille  chez  des 
écoliers;  mais  l'Académie  a  trop  de  cheveux  blancs 
pour  jouer  un  pareil  jeu.  L'élourderie  n'est  plus  de  son 
âge  ;  elle  agirait  donc  sagement  en  renonçant  aux  paradai 
qui  réussissent  quelquefois  à  égayer  son  auditoire,  mai> 
qui  diminuent  de  jour  en  jour  son  autorité ,  et  qui  fini- 
raient par  mettre  ses  séances  au  même  rang  que  les 
théâtres  de  boulevart.  Si  l'Académie  se  croit  obligée  de 
tourner  en  ridicule  les  candidats  qu'elle  a  choisis,  il  est 
évident  pour  tout  le  monde  qu'elle  a  fait  de  mauvais 
choix.  Son  devoir  n'est-il  pas  d'exclure  les  écrivains 
qu'elle  ne  peut  approuver?  Nous  ne  croyons  pas  qu'il  y 
ait  deux  manières  de  résoudre  celte  question  ;  la  con- 
duite de  l'Académie  ne  saurait  se  justifier.  L'élection  de 
MM.  Viennet,  Dupaty  et  Scribe  est  une  injure  adressée 
au  bon  sens,  et  semble  vouloir  démontrer  que  l'Aca- 
démie a  pour  la  littérature  un  mépris  absolu.  Cependant, 
quelle  que  soit  notre  opinion  sur  la  Philippide ,  la  Leçon 
de  Botanique  et  le  Mariage  de  Raison ,  nous  ne  pouvons 
croire  que  l'Académie  entière  prenne  en  pitié  les  ques- 
tions littéraires.  Elle  compte  dans  son  sein  quelques 
hommes  d'un  mérite  incontestable ,  qui  se  recomman- 
dent à  l'estime  publique  par  leurs  études  et  leurs  ou- 
vrages. Nous  aimons  à  penser  que  cette  minorité  jus- 
tement honorée  comprend  toute  l'absurdité  de  l'élection 
de  MM.  Viennet,  Dupaty  et  Scribe,  et  voudrait  prévenir 
le  retour  d'un  pareil  scandale.  Malheureusement  ce  bon 
vouloir  demeure  trop  souvent  à  l'état  théorique.  La  mi- 
norité n'ignore  pas  en  quoi  consiste  la  mission  de  l'Aca- 
démie; mais,  lorsqu'il  se  présente  un  candidat  étranger 
à  la  littérature ,  au  lieu  de  le  repousser  de  toutes  ses 
forces,  au  lieu  de  s'efforcer  de  rallier  à  son  opinion  les 
intelligences  engourdies  dont  se  compose  la  majorité,  elle, 
se  renferme  dans  un  dédain  inactif,  et  les  fautes  se  mul- 
tiplient. Nous  savons  que  l'Académie  est  soumise  à  des 
conditions  de  prudence  dont  l'opinion  publique  n'a  pas 
à  s'inquiéter;  nous  savons  que  l'Académie  doit  se  bâter 
lentement,  et  délibérer  longtemps  avant  de  proclamer  sa 
sympathie  pour  les  noms  les  plus  populaires.  Mais  cette 
prudence  a  des  limites  naturelles  et  faciles  à  déterminer. 
L'Académie  agit  sagement  en  n'acceptant  pas  sans  examen 
les  décisions  de  l'opinion  publique,  car  la  popularité 
n'est  pas  toujours  le  prix  du  mérite  ;  mais  il  ne  faut  pas 
attendre  pour  sanctionner  l'avis  de  la  foule ,  que  la  foule 
ait  changé  d'avis.  Or,  c'est  là  précisément  ce  que  fcit 
trop  souvent  l'Académie.  Elle  semble  avoir  peur  rte> 
noms  populaires,  et  les  repousse  avec  une  obstination 
singulière.   Puis,  quand  la  foule  inconstante  a  déplacé 

■2\ 


162 


L'ARTISTE. 


son  admiration,  quand  elle  a  porté  son  encens  sur  un  autel 
nouveau ,  l'Académie  ouvre  ses  portes  aux  dieux  dé- 
trônés, (ïràce  à  cette  conduite,  l'Académie  se  trouve  rare- 
ment d'accord  avec  l'opinion  publique.  Que  les  hommes 
qu'elle  aceueille  aient  joui  d'une  popularité  légitime  ou 
illégitime,  elle  n'a  pas  le  bénéfice  de  cette  popularité. 
Poètes  et  romanciers  n'obtiennent  ses  suffrages  que  le 
jour  où  la  foule  les  abandonne;  l'Académie  n'est  plus 
qu'un  asile  offert  aux  écrivains  oubliés.  Réparer  l'in- 
justice est  sans  doute  un  noble  rôle  ;  mais  pourquoi  l'A- 
cadémie ne  fait-elle  pas  usage  de  sa  clairvoyance  en 
temps  utile?  Pourquoi  craint -elle  d'avoir  raison  en 
même  temps  que  le  public?  Pour  ma  part,  je  renonce  à 
le  deviner.  La  vérité,  en  devenant  vulgaire,  ne  cesse  pas 
d'être  la  vérité.  Si  un  poète  vraiment  digne  de  ce  nom 
obtient  les  suffrages  de  la  foule,  l'Académie  peut,  sans 
déroger,  s'associer  à  l'opinion  générale.  Le  bon  sens  lui 
commande  sans  doute  de  discuter,  et  souvent  de  réfor- 
mer les  arrêts  de  la  foule  ;  mais  lorsque  ces  arrêts  sont 
justes,  il  ne  lui  défend  pas  de  les  ratifier. 

L'Académie-Française  a  besoin  de  se  renouveler,  de 
se  rajeunir.  Cette  nécessité  est  aujourd'hui  démontrée 
pour  tous  les  juges  désintéressés.  Lorsque  les  trois  quarts 
d'un  corps  littéraire  se  composent  d'hommes  justement 
oubliés,  dont  le  public  sait  à  peine  les  noms,  si  ce  corps 
veut  se  conserver,  il  n'a  pas  deux  partis  à  prendre  :  il  faut 
qu'il  se  rajeunisse,  ou  qu'il  périsse;  il  faut  qu'il  se  recrute 
parmi  les  hommes  que  l'opinion  publique  lui  désigne, 
ou  qu'il  consente  à  ne  plus  exister  que  pour  mémoire. 
11  y  a  sans  doute  dans  l'Académie  plusieurs  écrivains 
dont  le  nom  est  promis  à  la  durée  ;  mais  ces  écrivains  que 
le  public  admire  ne  peuvent  appeler  au  partage  de  leur 
gloire  MM.  Campcnon ,  Droz  et  Guiraud.  M.  Lacuée 
a  beau  s'asseoir  à  côté  de  M.  de  Chateaubriand,  il 
n'a  pas  écrit  les  Martyrs.  M.  de  Quélcn  a  beau  prendre 
place  à  côté  de  M.  Cousin ,  les  mandements  signés  de 
son  nom  sont  écrits  d'un  style  pitoyable.  Il  y  a  aujour- 
d'hui hors  de  l'Académie  au  moins  autant  de  noms 
glorieux  que  dans  l'Académie  elle-même.  Béranger, 
Lamennais,  Alfred  de  Vigny,  Victor  Hugo,  sont  de- 
puis longtemps  en  possession  d'une  popularité  légitime, 
et  nous  pourrions  sans  peine  prononcer  assez  de  noms 
éclatants  pour  montrer  que  l'Académie  représente  tout 
au  plus  la  moitié  de  notre  gloire  littéraire  à  l'heure  où 
nous  parlons.  A  moins  de  fermer  les  yeux,  il  est  impos- 
sible d'ignorer  le  fait  que  nous  affirmons  ;  la  conduite  de 
l'Académie  est  donc  naturellement  tracée.  Si  elle  veut 
durer,  si  elle  veut  vivre,  il  faut  qu'elle  se  rajeunisse  en 
renouvelant  ses  cadres,  en  substituant  des  noms  glorieux 
à  des  noms  justement  oubliés,  dont  plusieurs  même  n'ont 
pas  couru  la  chance  de  l'oubli.  Si  M.  Augustin  Thierry 
s'était  mis  sur  les  rangs,  comme  on  l'avait  annoncé  d'a- 
bord, l'Académie  n'aurait  pas  à  hésiter;  l'historien  de  la 
Conquête  de  l'Angleterre  jouit  depuis  longtemps  d'une 


popularité  méritée.  Malgré  la  place  qu'il  occupe  à  l'A- 
cadémie des  Inscriptions,  l'Académie-Française  devrait 
l'appeler,  car  il  offre  aujourd'hui  l'union  bien  rare  de  la 
science  et  de  l'art  historique.  Non-seulement  il  connaît 
le  passé,  mais  il  sait  le  raconter.  Par  l'animation,  par  la 
limpidité  du  style,  par  le  caractère  épique  de  son  récit, 
il  se  rattache  aux  grands  historiens  de  l'antiquité.  Chez 
lui,  l'écrivain  n'a  pas  moins  d'importance  que  l'érudit;  s'il 
entrait  à  l'Académie  Française,  sa  nomination  serait  sa- 
luée par  des  applaudissements  unanimes.  M.  Ballanche, 
quoique  placé  dans  une  condition  moins  favorable,  puis- 
que sa  Palingénésie  n'est  pas  encore  publiée  complète- 
ment, mériterait  aussi  les  suffrages  de  l'Académie,  liais 
M.  Ballanche  a  désavoué  sa  candidature,  nous  ne  savons 
pourquoi.  Puisque  M.  Ballanche  désire  entrer  à  l'Acadé- 
mie, puisque  l'usage  veut  que  l'Académie  n'aille  pas  au- 
devant  des  candidats,  mais  les  attende,  il  a  tort  de  ne  pas 
se  mettre  sur  les  rangs.  Antigone  et  Orphée  sont  do 
titres  dont  l'Académie  ne  peut  contester  la  valeur.  Res- 
tent deux  candidats  éminents,  MM.  Berryer  et  Victor 
Hugo. 

Quoique  les  discours  de  M.  Berryer  ne  se  recomman- 
dent pas  par  une  grande  pureté  de  langage,  nous  n'hé- 
sitons pas  aie  proclamer  supérieur  à  tous  les  orateurs  de  la 
Chambre.  C'est  le  seul  en  effet  qui  charme  etqui  entraine. 
Ni  le  bon  sens  de  M.  Barrot,  ni  la  raison  austère  de 
M.  Guizot,  ni  les  causeries  familières  de  M.  Thiers,  ne 
peuventêtre  comparés  à  la  puissance  oratoire  de  M.  Ber- 
ryer. Une  académie  qui  a  ouvert  ses  portes  à  M.  Dupin 
aurait  mauvaise  grâce  à  chicaner  M.  Berryer  sur  la  pu- 
reté du  langage.  Car  M.  Dupin,  estimé  des  jurisconsultes, 
applaudi  à  la  Chambre  pour  ses  taquineries ,  traite 
fort  cavalièrement  les  lois  de  notre  langue.  Cependant 
nous  croyons  que  l'Académie  doit  préférer  M.  Vic- 
tor Hugo  à  M.  Berryer.  Si  M.  Victor  Hugo  ne  se  mettait 
pas  sur  les  rangs,  la  nomination  de  M.  Berryer  serait 
parfaitement  juste;  on  oublierait  l'homme  de  parti  pour 
ne  plus  voir  que  l'orateur.  Mais  puisque  M.  Hugo 
se  présente,  l'Académie  ne  doit  pas  hésiter  à  le  pré- 
férer. M.  Hugo  est  sur  la  brèche  depuis  vingt  ans;  m> 
œuvres,  déjà  nombreuses,  lui  ont  donné  dans  la  lit- 
térature contemporaine  une  importance  que  l'Académie 
ne  peut  nier  sans  folie.  Quels  que  soient  les  défauts  signa- 
lés par  la  critique  dans  les  œuvres  de  M.  Hugo,  ces 
œuvres  ont  une  valeur  que  personne  ne  saurait  contester. 
Dans  ses  odes,  dans  ses  romans,  dans  ses  drames,  il  a 
trop  souvent  sacrifié  à  l'éclat  de  la  couleur  le  dévelop- 
pement des  passions  et  l'analyse  de  la  pensée  ;  mais  il  a 
fait  preuve,  même  dans  ses  erreurs,  d'une  puissance  sin- 
gulière. D  faut  pour  se  tromper  comme  lui,  ou  du  moins 
pour  produire  des  œuvres  telles  que  les  siennes,  possé- 
der de  rares  facultés.  On  peut  lui  reprocher  de  parler, 
dans  la  plupart  de  ses  compositions,  aux  yeux  plutôt  qu'à 
l'âme;  mais  pour  arriver  par  la  description  et  l'antithèse 


L'ARTISTE. 


m 


à.  la  popularité  dont  il  jouit  aujourd'hui,  il  faut  certes 
une  puissance  singulière,  et  l'Académie  ne  peut  mécon- 
naître cette  puissance  sans  lutter  contre  l'opinion  géné- 
rale. Quelque  soit  le  jugement  qu'on  porte  sur  les  œu- 
vres de  M.  Hugo,  qu'on  approuve  ou  qu'on  blâme  la 
tendance  exclusivement  vénitienne  de  ses  odes,  de  ses  dra- 
mes, de  ses  romans,  on  ne  peut  contester  l'importance  du 
rôle  qu'il  a  joué,  depuis  dix  ans  surtout,  dans  la  littérature 
française.  L'Académie,  en  portant  ses  suffrages  sur  M.Vic- 
tor Hugo,  prouverait  qu'elle  n'a  pas  peur  des  noms 
éclatants,  et  que  la  première  condition  pour  être  admis 
dans  son  sein  n'est  pas  d'avoir  subi  l'épreuve  de  l'oubli. 
Depuis  Cromwcll  jusqu'à  Ruy-Blas,  depuis  les  Orientales 
jusqu'aux  Chants  du  Crépuscule,  M.  Hugo  a  livré  trop  de 
batailles  pour  que  l'Académie  ne  lui  tienne  pas  compte 
de  son  courage.  Quel  que  soit  sur  lui  l'avis  de  la  postérité, 
l'auteur  de  Marion  de  Lorme  et  de  Notre-  Dame  de  Paris 
est  assurément  un  des  acteurs  les  plus  importants  du 
drame  littéraire  auquel  nous  assistons.  C'est  donc  sur  lui 
que  doivent  se  réunir  les  suffrages  de  l'Académie. 

Gustave  PLANCHE. 


ARCHEOLOGIE. 


ra(iit»snra(îM?fr»ft>».4\ffi^4\OTft  ■N&VW , 


;«  arrive  dans  la  vieille  cité  de  Bourbon  en  cô- 
i  loyant  une  délicieuse  vallée ,  dont  les  prai- 
ries étalent  en  toutes  saisons  leurs  tapis  de 
;  verdure.  La  petite  rivière  de  Burges ,  toute 
:  bordée  de  saules  et  de  peupliers ,  serpente 
au  milieu  de  la  vallée  ,  qu'elle  fertilise  de  ses  eaux.  Si  le 
voyageur  qui  entre  dans  Bourbon  pour  la  première  fois 
ii  avait  pas  vu  de  loin  les  trois  tours  géantes  qui  dominent 
le  pays,  il  serait  loin  de  penser  que  cette  ville  a  eu  une 
grande  importance  ,  et  qu'elle  a  été  appelée  à  de  hautes  des- 
tinées. 

•Sous  la  domination  romaine ,  la  position  centrale  de  Bour- 
bon  en  fit  un  poste  militaire  pour  les  légions  victorieuses .  et 
ses  sources  thermales  un  lieu  de  séjour  fort  recherché  des 
conquérants.  De  là,  ils  pouvaient  surveiller  trois  nations  re- 
muantes, les  Arvernes,  les  Eduens  et  les  Bituriges.  qui  ne 
supportaient  qu'impatiemment  le  joug  doré  sous  lequel  ils 
courbaient  leurs  tôles  ,  encore  lières  après  la  défaite.  Li 
s'élevèrent  bientôt  des  bains  aux  revêtements  de  marbre. 

i'  SERIE.  TOME  IV,    11e   LIVRAISON. 


des  palais,  des  temples,  des  villas,  rehaussés  de  tout  le  luxe 
que  les  artistes  de  l'antiquité  déployaient  dans  ces  construc- 
tions puliliqucs.  I.i'  christianisme  et  In  féodalité  n'ont  respecté 
aucun  de  ces  monuments,  dont  on  a  trouvé  H  seizième  »iccle 
de  magnifiques  débris. 

Le  Moyen-Age  n'a  pas  traité  notre  ville  avec  moins  de  fa- 
veur que  les  Uomains  :  il  en  a  fait  une  baronuic.  puis  une 
cité  ducale,  qui  a  donné  son  nom  à  la  plus  illustre  famille  de 
princes  et  de  rois  que  l'Europe  ail  comptée  pendant  une  lon- 
gue suite  de  siècles. 

La  position  centrale  de  Bourbon  avait  été  l'origine  de  »;i 
première  prospérité;  sa  position  en  pays  de  frontière,  dan» 
les  premiers  siècles  de  la  monarchie,  lui  conserva  son  im- 
portance. C'était  en  effet  une  station  d'outre-Loire,  d'où 
les  Francs  résistaient  aux  envahissements  des  populations 
aquilaniques,  qui  différaient  des  vainqueurs  par  les  mœur» . 
la  langue,  le  costume.  Dans  les  guerres  qui  éclatèrent  entre 
Pépin  et  entre  Waipber,  Bourbon ,  alors  au  pouvoir  des  Aqui- 
tains, fut  assiégé,  pris  et  brûlé  par  le  roi  franc,  qui  laissa 
dans  cette  place  bon  nombre  de  ses  meilleurs  soldats,  sou» 
la  conduite  de  Nibilung,  son  parent,  et  l'un  de  ses  capitaines 
les  plus  éprouvés,  afin  de  tenir  en  respect  les  provinces  en- 
nemies. C'est  à  Nibilung  que  remonte  la  famille  des  sires  et 
des  ducs  de  Bourbon.  Leur  noble  origine,  et  les  services 
signalés  qu'ils  rendaient  à  la  monarchie  naissante,  leur  fai- 
saient une  haute  position  auprès  de  nos  rois,  qui  les  com- 
blèrent tour  à  tour  de  faveurs,  de  dignités  et  de  richesse». 
Bourbon  se  ressentit  beaucoup  de  la  brillante  fortune  des  ba- 
rons qui  le  possédaient.  Ceux-ci  y  conservèrent  leur  vieille 
forteresse  qu'ils  embellirent  à  l'envi,  mais  ils  ne  l'habitèrent 
pas  toujours;  ils  l'abandonnèrent  souvent  pour  leur  palais  de 
Malins,  si  favorable  aux  plaisirs  de  la  chasse,  ou  pour  leur 
château  de  Souvigny,  d'où  ils  pouvaient  contrc-balancer  la 
suprématie  du  prieuré  des  Bénédictins,  dont  ils  redoutaient 
l'autorité  envahissante.  Ils  ne  négligèrent  jamais  la  ville, 
qui  fut  pour  ainsi  dire  leur  berceau;  ils  y  revenaient  de  temp» 
en  temps,  et  en  augmentaient  les  constructions  militaires. 
Dans  la  chartre,  en  effet,  qui  érige  la  sircrie  des  Archam- 
bault  en  duché-pairie ,  le  château  de  Bourbon  est  qualifié 
d'imprenable. 

Non  contents  de  fortifier  leurs  manoirs  de  tours  et  de  cour- 
tines crénelées  ,  les  sires  de  Bourbon  avaient  fondé  dans  son 
enceinte  môme  un  chapitre  et  une  Sainte-Chapelle,  à  laquelle 
ils  avaient  donné  un  morceau  de  la  vraie  croix,  rapporté  de 
la  Terre-Sainte  par  saint  Louis.  Une  première  chapelle  avait 
été  bâtie  par  Louis  I",  mais  bientôt  elle  avait  été  trou  vie 
trop  petite,  et  Jean  II  avait  jeté,  en  1383,  les  fondements 
d'une  église  riche  et  élégante,  qui  ne  fut  terminée  que  par 
Pierre  II  et  Anne  de  France,  en  1508. 

Si  donc  on  veut  se  faire  une  idée  exacte  de  ce  qu'étaient  le 
château  et  la  Sainte-Chapelle  de  Bourbon  ,  il  faut  se  reporter 
au  seizième  siècle.  En  arrivant  par  la  route  de  Moulins,  on 
pressentait  déjà  toute  l'étendue  et  toute  la  magnificence  de  ce» 
constructions  :  on  voyait  au-dessus  des  maisons  de  la  viltc  les 
masses  de  remparts  à  créneaux,  unissant  entre  eux  les  églises 
et  les  tours.  L'entrée  était  à  l'est;  on  passait  sur  un  ponl- 
levis  jeté  entre  les  deux  rives  sauvages  et  escarpées  des  fos- 
sés. Derrière  le  pont  se  dressaient  deux  tours  qui  en  défen- 
daient l'approche.  La  porte,  haute  de  plus  de  vingt  pieds,  et 

±> 


V  9  . 


16k 


L'ARTISTE. 


fermée  par  d'énormes  pièces  de  bois,  ouvrait  avec  grand  hruit 
sous  une  voûle,  dont  l'autre  extrémité  était  encore  fermée  par 
une  porte;  on  suivait  alors  un  formidable  rempart  de  sept 
pieds  de  largeur  et  de  vingt-cinq  pieds  environ  de  baulcur, 
puis  on  passait  sous  une  seconde  voûte,  supportant  le  chœur 
de  la  Sainte-Chapelle  elle-même;  mais  pour  s'engager  sous 
cette  voûte  ,  il  fallait  auparavant  faire  lever  une  herse  à 
mailles  de  fer.  En  sortant  de  dessous  la  voûte,  on  montait  à 
droite,  et  l'on  se  trouvait  dans  la  cour  du  château.  Les  deux 
chapelles  se  présentaient  tout  d'abord,  se  touchant  par  leur' 
flanc  septentrional,  tel  que  nous  le  voyons  dans  le  dessin  qui 
accompagne  ce  numéro  de  l' Artiste.  La  plus  ancienne  ,  bâtie 
par  Louis  1er,  était  dédiée  à  Notre-Dame;  elle  était  fort  pe- 
tite et  d'une  architecture  ogivale  ,  sévère  en  ornements;  on 
y  remarquait  seulement  plusieurs  belles  statues,  et  entre 
autres ,  au-dessus  de  l'autel ,  sur  une  console  richement 
sculptée,  la  figure  en  marbre  blanc  de  la  Vierge,  tenant  l'En- 
fant-Jésus  sur  ses  genoux  ;  elle  a  une  couronne  sur  la  tète ,  et 
un  long  voile  tout  sculpté  à  jour  tombe  sur  ses  épaules.  C'est 
une  admirable  statue;  la  couronne  posée  sur  son  front,  sa 
ceinture  qui  lui  serre  la  taille,  la  bordure  qui  rehausse  la 
longue  tunique,  sont  incrustées  d'éblouissantes  pierreries. 
Hemarquez  encore  quelle  trie  grave  et  pensive,  quelle  pose 
simple  et  naturelle  !  comme  les  draperies  aussi  sont  d'un 
style  sévère  et  ont  été  fouillées  avec  soin  !  Le  jour  du  solstice 
d'été,  un  rayon  du  soleil  levant  entourait  la  tête  de  la  Vierge 
d'une  magnifique  auréole,  et  les  pèlerins  accouraient  en  foule 
pour  adorer  l'image  miraculeuse. 

La  Sainte-Chapelle  est  dédiée  à  Jésus  crucifié,  et  a  été 
bâtie  sous  la  direction  du  chanoine  Clément  Mauclerc;  encore 
un  architecte  à  ajouter  à  la  liste  trop  courte  des  architectes 
du  Moyen-Age. 

Au-devant  du  pignon  occidental  de  l'édifice,  se  trouvait  un 
porche  magnifique  dans  le  goût  du  portail  de  l'église  des  Bé- 
nédictins de  Souvigny  ;  ce  porche  présentait  deux  ouvertures 
latérales  en  ogive  accompagnant  la  porte  principale.  On 
voyait  sur  cette  façade  «  deux  figures  en  relief  d'Adam  et 
d'Eve,  tout  nuds,  en  pierre  de  grès,  si  artistement  élabo- 
rées, que  Praxitèles  les  eût  advouées  pour  son  chef-d'œu- 
vre. »  Sous  la  voussure  de  la  principale  porte  d'entrée, 
étaient  disposées  trois  autres  statues.  C'était  d'abord,  au  mi- 
lieu, saint  Louis,  la  couronnesur  la  tête,  le  sceptre  à  la  main, 
et  le  manteau  royal,  parsemé  de  fleurs  de  lis  sans  nombre,  sur 
les  épaules;  puis,  à  sa  droite,  Jean  II,  portant  dans  la  main  une 
petite  église,  qui  indiquait  son  titre  de  fondateur  de  la  Sainte- 
Chapelle.  Vis-à-vis  de  Jean  II,  se  trouvait  sa  femme,  Jeanne 
de  France.  Avant  d'entrer  dans  l'intérieur  de  l'édifice,  re- 
marquons toutes  ses  beautés  extérieures.  Sous  le  porche ,  il  y 
a  deux  petits  escaliers  tournants  qui  conduisent  sur  la  terrasse 
du  porche  ;  de  là  ,  on  monte  dans  une  galerie  supérieure  d'où 
l'on  peut  admirer,  au  milieu  du  pignon,  une  énorme  fleur  de 
lis  servant  de  base  à  une  croix  en  fer  doré  de  plus  de  dix 
pieds  de  haut.  Entre  la  terrasse  et  la  galerie  s'épanouit  une 
rose  dessinée  avec  élégance,  et  garnie  de  vitraux.  Tout  au- 
tour de  l'église  circule,  à  la  naissance  inférieure  des  fenêtres, 
un  rinceau  délicat  de  vigne,  où  sont  entremêlées  de  larges 
feuilles  et  des  grappes  de  raisin.  Les  croisées ,  fort  éle- 
vées ,  sont  divisées  par  deux  meneaux  perpendiculaires  qui 
se  multiplient  dans  le  haut  pour  former  des  dessins  de  bon 


goût.  Les  contreforts  qui  soutenaient  le  mur  de  l'édifice  for- 
maient en  bas  des  arcades  ,  sous  lesquelles  on  pouvait  faire 
le  lourde  l'église.  Ces  contreforts  sont  terminés,  à  leur  par- 
tie supérieure,  par  des  clochetons  semblables  à  tous  ceux  du 
quinzième  siècle.  Au-dessus  de  l'église,  vers  les  combles, 
règne  un  cordon  aux  riches  moulures ,  et  un  entablement  d'un 
beau  style. 

Mais  c'était  l'intérieur  de  la  Sainte-Chapelle  qu'il  fallait 
voir  surtout!  En  entrant,  on  était  tout  d'abord  frappé  de 
l'harmonieuse  disposition  des  lignes  générales  el  de  l'aspect 
plein  de  charme  que  présentait  cette  nef,  où  la  lumière 
n'arrivait  que  tamisée  par  d'admirables  vitraux  ,  où  étaient 
rangés  une  chaire,  un  jeu  d'orgue,  des  boiseries  finement 
ciselées.  Les  piliers  de  la  maltresse  voûte  présentaient,  sous 
des  niches  bien  évidées,  les  slatues  des  douze  apôtres. 

Laissons  (ouïes  ces  belles  sculptures  qui  rehaussent  la  nef 
et  le  sanctuaire  de  la  Sainte-Chapelle,  et  descendons  dans  le 
trésor,  chapelle  souterraine  où  l'on  conserve  le  bois  de  la 
sainte-croix.  Le  trésor,  pratiqué  sous  l'ancienne  petite  cha- 
pelle du  duc  Louis  Ier,  était  une  espèce  de  crypte,  aux  murs 
épais. Une  seule  fenêtre,  garnie  d'une  grille  en  fer,  à  mailles 
serrées, et  de  volets  munis  de  solides  ferrements,  éclairait 
ce  lieu.  Vis-à-vis  de  cette  croisée,  il  y  avait,  creusée  dans  le 
massif  des  murs  du  château  ,  une  niche  close  par  une  grille 
ouvrée  en  fer  doré  ,  où  était  renfermé  le  précieux  reliquaire 
delà  sainte  croix,  qui  était  un  chef-d'œuvre.  Il  était  d'or, 
et  pesait  treize  marcs  ;  ses  extrémilés  se  terminaient  par  des 
fleurs  de  lis;  celle  de  la  partie  supérieure  était  surmontée 
d'une  couronne  de  diamants,  et  portait  celle  inscription  : 
Louis  de  Bourbon  ,  deuxième  de  ce  nom ,  fil  garnir  de  pierre- 
ries el  de  dorures  ccsle  croix,  l'an  1395.  Le  pied  de  la  croix 
se  terminait  en  forme  de  colonne  torse,  cl  s'adaptait  à  un  cal- 
vaire de  vermeil  servant  de  base.  On  voyait, aguenouillés  sur 
la  montagne  sainte ,  le  duc  Jean  el  sa  femme  ,  revêtus  de 
leurs  habits  les  plus  splendidcs;  la  Madeleine,  échevelée  et 
en  larmes,  embrassait  le  pied  de  la  croix,  et  la  Vierge  défail- 
lante s'appuyait  sur  saint  Jean,  le  disciple  bien-aimé.  La 
voûte  du  trésor  était  munie  de  deux  tiges  de  fer,  soutenant 
sept  lampes  d'argent  qui  brûlaient  nuit  et  jour. 

On  pense  bien  que  toutes  ces  richesses  ont  dû  tenter  sou- 
vent la  cupidité.  Plusieurs  fois,  en  effet,  on  a  tenté  de  sous- 
traire la  sainte-croix.  Un  jour,  des  cavaliers  ,  qui  avaient 
ferré  leurs  chevaux  sens  devant  derrière,  étaient  parvenus  à 
s'emparer  du  précieux  bois;  mais,  quand  ils  avaient  été  hors 
de  la  paroisse  de  Bourbon,  leurs  chevaux  s'étaient  refusés  à 
marcher,  comme  l'ànessc  de  Balaam,  el  les  voleurs  avaient 
été  obligés  d'abandonner  le  saint  reliquaire.  La  tradition  rap- 
porte encore  que  d'autres  voleurs  s'emparèrent  de  ce  reli- 
quaire ,  mais  qu'arrivés  au  milieu  de  la  grande  prairie  qu'ar- 
rose le  Burge,  le  fardeau  devint  si  lourd ,  que,  malgré  leurs 
efforts,  ils  ne  purent  le  porter  plus  loin.  Le  lendemain,  des 
faucheurs  le  retrouvèrent,  et  le  chapitre  vint  le  chercher  en 
grande  procession.  L'herbe  n'a  jamais  repoussé ,  dit-on,  sur 
la  place  où  la  croix  était  restée  gisante. 

Le  palais  des  ducs  n'était  pas  moins  curieux  à  visiter  que 
la  chapelle;  c'était  une  véritable  forteresse  qui  ne  le  cédait 
en  rien  aux  châteaux  de  Coucy  ou  de  Pierrefonds ,  ces  im- 
menses amas  de  constructions  qui  ont  si  longtemps  servi  de 
rempart  à  la  féodalité.  Dans  le  temps  de  sa  plus  grande 


L'AUTISTE. 


165 


splendeur,  Bourbon  était  défendu  par  vingt-quatre  grosses 
tours  rondes  en  pierres  d'appareil;  la  plupart  d'entre  elles 
étaient  taillées  à  diamant  ;  leurs  bases  en  talus  s'implantaient 
sur  un  rocber  de  gneiss.  L'une  d'elles  est  connue  sous  le  nom 
de  Qui  qu'en  grogne.  Quand  le  duc  Louis  II  fit  cimenter  les 
fondements  de  cette  construction  militaire  entre  les  crêtes 
brillantes  des  roches  spathiques  de  la  montagne,  les  bourgeois 
de  Bourbon  virent  que  la  tour  battrait  ia  ville,  et  mirent  le 
peuple  en  émoi;  mais  le  duc  fut  peu  touché  des  clameurs 
qui  éclatèrent  de  toutes  parts;  il  arriva  sur  les  remparts, 
suivi  de  ses  vieux  routiers,  et  dit  :  On  la  buslira  qui  qu'en 
groigne!  La  tour  fut  bâtie  en  effet;  son  nom  rappelle  et  l'op- 
position des  bourgeois  et  la  colère  du  bon  duc. 

Bourbon  a  possédé  jusqu'à  la  révolution  tous  ces  édifices, 
qui  n'auraient  pas  suffi  à  lui  donner  la  célébrité  dont  il  a 
joui  aux  dix-septième  et  dix-huitième  siècles;  c'est  à  seseaux 
thermales  qu'il  doit  l'affiuence  d'étrangers  de  distinction 
qui  se  pressent  dans  son  sein  pendant  la  belle  saison  de 
chaque  année.  Les  médecins  du  temps  ont  beaucoup  vanté 
les  qualités  spécifiques  de  nos  eaux ,  et  plusieurs  poêles  ont 
chanté  les  miracles  opérés  par  les  nymphes  de  nos  sources. 

L.  BATISSIER. 
(  La  suite  au  numéro  prochain.) 


>V©SC 


m  m  mie  mmm, 


Proverbe. 


ACTEURS  :  ERNEST1NE  DE  SLRV1LLE.  -  RAYMON.T,  artiste.  -  M.  DE 
SLR  VILLE.  -  ETIENNE,  domestique  de  Raymont. 


La  scène  se  passe  dans  le  cabinet  de  travail  de  Raymont.  Celte  pièce 
est  meublée  a>ee  une  grande  recherche. 


SCENE   PREMIÈRE. 

UA  YMUNT   (  seul ,  en  roue  de  chambre  élégante  ;  il  se  lève  de  son  bu- 
reau, devant  lequel  il  travaillait}.  Pour  suffire  à  tout  ce  travail,  il 

faut  une  santé  de  fer Trois  pièces  reçues  depuis  deux 

mois...,  deux  nouvelles,  un  roman...,  mon  discours  à  l'Aca- 
démie ,  mes  articles  de  journaux...  ;  et  nos  ministres  se  plai- 
gnent!. .  Je  voudrais  bien  voir,  s'ils  travaillaient  seulement 
la  moitié  autant  que  le  dernier  littérateur  du  royaume,  ce 
qu'ils  diraient...  Si  l'amour  et  la  gloire  ne  nous  retrempaient 


pas...  il  n'y  aurait  nul  moyen  de  tenir  à  cette  vie!...  Mais  le 
travail  nous  conduit  à  la  gloire...,  la  gloire  à  l'amour...;  et  de 
chaîne  en  chaîne ,  la  vie  de  l'artiste  se  déroule  moins  amère, 

peut-être,  que  celle  de  bien  d'autres Travailler,  aimer, 

réussir,  toute  la  vie  est  là Garçon,  riche,  puissant,  avec 

une  réputation  de  talent  généralement  établie...,  une  place 
qui  m'attache  à  la  direction  des  principaux  théâtres  ...  C'est 
plus  qu'il  n'en  faut  pour  séduire  bien  des  femmes...  Le  suc- 
cès les  attire...;  l'esprit  les  charme...  ;  le  luxe  les  enivre... 
le  reste  nous  regarde.  . 


SCÈNE  IL 


ETIENNE  entrant.    Il  remet  à   Raymont  des  journaui ,  des  papiers  ,  de» 
lettres  et  des  cartes  de  visite. 


RAYMONT  (  'es  recevant  et  les  parcourant.)  Est-il  venu  quel- 
qu'un ? 

Etienne.  Le  directeur  du  Théàtre-Erançais  a  fait  prévenir 
monsieur  qu'il  y  aurait  demain  une  séance  au  comité  de  lec- 
ture. 

itAYMONT.  Je  n'y  puis  aller. 

Etienne.  Ce  jeune  auteur,  qui  demande  à  monsieur  sa 
collaboration  ,  est  venu  chercher  une  réponse. 

raymont.  Je  l'avais  oublié...  H  a  pourtant  du  talent...; 
mais  un  débutant...,  un  inconnu...,  nulle  recommandation! 
11  a  besoin  de  moi...,  il  attendra!... 

RAYMONT  (montrant  à  Etienne  une  lettre  qu'il  vient  de  décacheter). 
Qui  a  apporté  cette  lettre? d'où  vient-elle? 

Etienne.  Une  jeune  femme  voilée. 

raymont.  Voilée...  et  inconnue...  Lisons. 

Etienne.  Elle  a  dit  qu'elle  allait  revenir. 

raymont.  Eh  bien!  va...  Tu  la  feras  entrer.  (Etienne  sort.) 

raymont.  Quelle  est  cette  femme  ?  (Lisant.) 
«  Monsieur , 

«  Votre  position  au  Théâtre-Français  vous  donne  une  in- 
fluence qui  m'autorise  à  venir  vous  demander  un  appui  qui 
m'est  devenu  nécessaire.  Je  désire  vous  expliquer  moi-même 
la  demande  que  j'ai  à  vous  faire.  Comme  je  n'ai  pu  vous  ren- 
contrer ce  matin ,  pouvez- vous  me  recevoir  dans  une  heure? 

Pardonnez,  Monsieur,  mon  importunité;  le  talent  a  ses  char- 
ges ,  que  la  bonté  du  cœur  et  la  puissance  acquise  augmentent 
encore.  La  supériorité  n'est  si  rare  que  parce  que  seule  elle 
sait  et  elle  peut  protéger.  Ernestine  ue  Scrville.  » 

C'est  une  actrice  ou  une  femme  auteur...!  Ces  femmes  là 
demandent  toujours...  N'importe ,  voyons  quelle  est  cette 
femme.  .  Aussi  bien ,  elle  arrive  à  propos...  ,  et  l'à-propos  , 
c'est  tout  l'esprit  des  femmes... 

Etienne  (annonçant;.  Madame  de  Surville. 


SCÈNE  III. 


ERNESTINE  ,    raymont. 


RAYMONT  (^'avançant  vers  elle).  Madame! 

ernestine.  Je  n'ai  pas  l'avantage  d'être  connue  de  vous. 
Monsieur,  et  j'ose  venir  vous  demander  un  service. 


K.i. 


1/ AUTISTE. 


raymont.  C'est  me  flatter  beaucoup,  et  je  puis  vous  assurer 
de  mon  désir  de  vous  être  agréable. 

ernestine.  Cela  me  suffit...  On  a  beau  médire  du  siècle..., 
je  veux  croire  au  bien...  L'homme  qui,  dans  ses  écrits,  élève  si 
haut  ses  pensées,  prend  nécessairement  ces  nuances  si  fines  et 
si  délicates  dans  son  àmc.  Eh  bien  !  Monsieur,  riche  jusqu'A  ce 
jour,  et  peu  soucieuse  de  la  gloire  (que  toute  femme  me  semble 
toujours  payer  trop  cher),  j'avais  dédaigné  de  livrer  au  public 
quelques  essais  littéraires...,  produits  de  mes  loisirs. 
raymont.  El  vous  avez  changé  d'avis? 
ernestine.  Des  revers  de  fortune  en  nous  atteignant ,  mon 
mari  et  moi ,  ont  compromis  notre  existence  Forcée  d'utili- 
ser mes  essais,  je  les  ai ,  sous  l'anonyme,  livrés  à  la  scène. 
Une  de  mes  pièces,  acceptée  au  Théâtre-Français,  devait  se 
jouer  demain...  Heureux  de  cette  assurance...,  nous  lui  avions 
confié  notre  espoir...  ;  d'importants  intérêts  s'y  rattachaient 
pour  nous,  lorsque  j'apprends  aujourd'hui  même  que  ma 
pièce  est  en  péril  et  qu'on  lui  en  préfère  une  autre  mieux 
protégée. 
raymont.  C'est  assez  l'usage. 

ernestine.  Oui!...  Mais  arrivée  sans  intrigue,  j'ignore  com- 
ment donc  me  défendre  et  me  soutenir  ..  Pourtant, la  liberté 
île  mon  mari  est  menacée  par  des  circonstances  impérieuses. 
11  nous  faut  réussir  demain,  ou  nous  sommes  perdus.  On  m'as- 
sure que  votre  position  vous  permet  de  lever  toutes  les  dif- 
ficultés... Vous  êtes  généreux...  ;  tout-puissant ,  vous  pouvez 
nous  sauver...,  le  voudrez-vous? 

raymont.  De  toute  mon  àme...  S'aider  entre  artistes,  mais 
c'est  un  échange!...  car  vous  êtes  un  artiste,  Madame;  j'ai  trop 
d'intérêt  à  me  trouver  des  vôtres,  pour  ne  pas  m'empresser 
de  le  reconnaître...  Comptez  sur  moi... 

ernestine.  Oh  1  je  ne  m'étais  pas  trompée...,  vous  êtes 
noble  et  bon...;  j'ai  deviné  votre  àme  dans  vos  écrits...  Mon 
estime  a  précédé  l'épreuve...,  j'avais  compté  sur  vous. 

raymont.  Je  suis  assez  heureux  pour  pouvoir,  non-seule- 
ment hâter  la  représentation  de  votre  œuvre,  mais  pour 
vous  épargner  mille  détails  toujours  ennuyeux  pour  une 
femme,  au  théâtre  surtout. 

ernestine.  Quel  bonheur!  j'avais  pensé  qu'un  mot  de  vous 
au  directeur... 

raymont.  Sans  doute. 

ernestine.  lin  autre  mot  au  principal  journaliste. 
raymont.  Je  lui  demanderai  un  succès  à  titre  de  service, 
cela  se  fait  ainsi  à  charge  de  revanche  ;  comment  réussirait- 
on  autrement? 
ernestine.  Vraiment  ! 

raymont  (à  part  ).  Elle  parait  assez  simple  ,  tant  mieux  ! 
(Haut.)  Et  vous  êtes  sans  appui? 
ernestine  (coquettement).  Je  l'étais,  tout  à  l'heure. 
raymont  (au  public) .  Décidément,  elle  est  charmante.  (Haut.) 
Et  votre  mari  est  donc  en  prison? 

ernestine.  Non,  Monsieur;  mais  si  la  représentation  n'avait 
pas  lieu,  si  même  elle  élait  retardée... 

RAYMONT  («'approchant  et  lui  prenant  la  main).  Quoi  !  vraiment  ? 
est-ce  donc  aussi  sérieux?...  Vous  en  êtes  tout  émue  ,  et 
vos  beaux  yeux  ont  pris  une  expression  charmante./ 
ernestine.  Ce  n'est  que  trop  sérieux,  mon  Dieu! 
raymont.  J'ai  quelque  pouvoir,  en  effet,  et  je  saurai  ob- 
tenir ce  qui  vous  est  nécessaire  :  deux  mots  de  moi  lèveront 


bien  des  difficultés  ;  mais,  si  je  me  soumets  entièrement  à  km 
désirs...,  ne  voulez- vous  pas  aussi  me  permettre....  une  de- 
mande? 
ernestine.  Sans  doute. 

raymont.  Belle,  spirituelle,  bien  élevée  ,  qui  ne  désirerait 
être  compté  au  nombre  de  ceux  que  vous  distinguez,  se  croire 
de  vos  amis  ?... 

ernestine.  Le  service  que  vous  me  rendez  est  un  titre  à 
mon  amitié;  votre  générosité  est  un  droit. 

raymont  (lui  baisant  la  main;  J'en  prends  acte  sur  votre  jolie 
main.  Qu'est-ce  donc  que  noire  puissance  auprès  de  la  vô- 
tre?... Si  nous  pouvons  quelque  chose  aux  succès...,  à  vous 
appartient  le  bonheur! 
ernestine.  Le  bonheur  ne  se  donne  pas...;  il  s'échange. 
raymont.  Vous  me  demandiez  tout  à  l'heure  un  service, 
et  je  ne  regrette  qu'une  chose,  c'est  que  vous  ne  vouliez 
que  cela.  Mais  pourquoi  donc  attendre  du  public  un  secours 
que  le  public  peut  refuser?  Vous  avez  des  amis  riches,  puis- 
sants; leur  fortune  ,  leurs  talents  ,  tout  peut  être  à  vous 

ERNESTINE  (le  regardant  avec  interrogation).  Comment  l'enten- 
dez-vous,  Monsieur?  A  qui  peut  travailler,  l'honneur  défend 
d'implorer  même  ses  amis. 

raymont  (galamment).  Voyons,  s'il  vous  platt,  traitons 
de  puissance  à  puissance...,  échangeons  nos  richesses...;  les 
miennes  sont  misérables...,  je  n'ose  en  parler...;  vous  en 
disposerez  comme  vous  l'entendrez...  Pernicltez-moi  seule- 
ment de  vous  voir  quelquefois....  Je  suis  triste,  isolé,  sou- 
vent malheureux...;  le  travail  domine  ma  vie;  mon  àmc. 
exaltée  par  la  pensée  ,  retombe  sans  soutien.. ..Nulle  femme, 
jusqu'à  ce  jour,  ne  m'a  semblé  digne  de  répondre  aux  nobles 
sentiments  que  je  puis  lui  donner....  La  femme  qu'il  faut  à 
l'artiste  est  une  femme  supérieure...;  elles  sont  rares... 

ernestine.  Une  honnête  femme  peut  toujours  s'honorer  de 
l'amitié  d'un  honnête  homme  :  si  mon  amitié  peut  quelque 
chose  pour  votre  bonheur,  comptez  sur  moi. 

raymont.  Oh!  toujours  l'amitié,  et  rien  que  l'amitié!  Entre 
l'homme  et  la  femme,  l'amitié  est  un  mensonge.  On  trompe 
avec  ce  mot-là  les  femmes  simples  et  sans  esprit;  mais  une 
femme  qui  sait  écrire,  qui  a  analysé,  rapproché,  jugé  les  cho- 
ses de  la  vie  ,  on  ne  la  trompe  pas;  on  n'essaie  môme  pas 
de  la  tromper.  Cette  femme  part  toujours  du  vrai ,  elle  le 
grandit,  elle  l'élève;  avec  elle,  pas  de  mécompte,  pas  de 
malentendu;  on  sait  ce  qu'on  veut,  ce  qu'on  fait.  Elle  seule 
peut  être  aimée,  car  elle  seule  elle  aime  elle  seule  elle  choisit. 
ernestine.  Donc ,  faut-il  la  laisser  choisir. 
raymont.  Mais  on  serait  heureux  d'être  choisi.  On  demande 
un  espoir;  on  le  désire,  on  l'attend. 

ernestine  (avec  dédain).  Est-ce  donc  un  marché  que  vous 
me  proposez,  Monsieur? 

raymont.  Ne  donnez  pas  ce  nom  à  l'expression  d'un  sen- 
timent que  vous  ennoblissez  encore....  Votre  vue  seule  en- 
traînerait mon  dévouement.  Mais  enfin  ,  le  hasard  me  serl  ; 
il  m'offre  un  moyen  de  m'élever  jusqu'à  vous  :  commeni 
y  renoncer  sans  folie  ,  sans  regrets? 

ERNESTINE  (dans  le  plus  grand  étonnemenl).  Quoi  !  c'est  vous  qui 
me  parlez  ainsi  !  Quoi!  voilà  ce  que  vous  faites  de  ma  con- 
fiance! un  marché,  un  vil  marché  entre  mon  honneur  et  votre 
crédit!  Ah!  Monsieur,  je  m'indigne  d'un  procédé  si  lâche. 
Vendre  votre  protection  à  ce  prix-là  !  ne  rougissez-vous  pas 


L'AUTISTE. 


167 


d'une  pareille  action?  A  qui,  encore?  à  une  femme  que  vous 
ne  reconnaissez  ni  votre  égale  en  mérite,  ni  voire  égale 
en  fortune!  Je  ne  m'étonne  plus  de  l'espèce  de  mépris  que 
vous  jetez  d'ordinaire  aux  femmes  auteurs  qui  réussissent  et 
qui  ont  des  succès;  vous  savez  trop  comment  les  succès  s'a- 
chètent, et,  les  jugeant  par  vous,  vous  les  méprisez  de  toute 
l'alliance  qu'elles  ont  faite  avec  vous,  de  tout  le  mépris  que 
vous  vous  portez  vous-mêmes.  Car  vous  ne  sauriez  vous  abu- 
ser, je  ne  me  rétracte  pas  ;  l'homme  qui  écrit  et  qui  pense  si 
juste  et  si  bien,  oui,  cet  homme  était  né  pour  être  noble  et 
grand!...  Perverti  par  le  monde,  par  le  bonheur,  il  cède  au 
vice  par  ennui  ;  mais  il  y  cède  en  coupable,  pour  tromper  sa 
nature  grande  et  belle,  pour  échapper  à  la  lutte  de  son  àme 
et  de  son  esprit ,  à  la  souffrance  de  sa  conscience  fatiguée  de 
remords. 

raymont  (l'admirant;,  (a  pari.)  Elle  est  vraiment  fort  belle 
ainsi. 

ernestine.  Et  la  femme  que  vous  n'avez  pas  su  élever 
jusqu'à  vous,  vous  voulez  l'avilir  parce  que  c'est  plus  facile. 
Celles  qui  ne  veulent  pas  de  ce  trafic,  vous  les  perdez  sans 
retour  ;  vous  êtes  bien  lâches  ! 

raymont  fà  pan).  Ah  çà!  je  crois  que  cela  devient  sé- 
rieux. 

ernestine.  Je  ne  vous  retiendrai  pas  plus  longtemps,  Mon- 
sieur; je  vous  quitte.  Échangez  l'estime  que  je  vous  portais 

pour Oh!   c'est  bien   triste!...  (Elle  va  pour  sortir  et  s'arrête.) 

Mon  Dieu  !...  et  mon  mari  !...  C'était  notre  seul  espoir,  notre 
avenir,  notre  vie  !  Que  faire  ? 
raymont  (qui  la  regarde).  Si  elle  revient,  elle  est  à  moi. 
ernestine.  Oh,  mon  Dieu!  que  faire?...  si  je  sors,  plus  d'es- 
poir. Si  j'essayais...,  mais  non;  mentir,  tromper  !..  Je  n'ai 
pourtant  que  cette  voie.  Tentons  encore.  (Elle  va  à  lui.)  Com- 
ment ,  Monsieur,  faire  une  belle  action,  arracher  une  femme  au 
désespoir,  un  homme  d'honneur  à  la  misère ,  cela  ne  vous 
séduit  pas?  Et  tant  de  bien  pour  un  mot,  pour  une  lettre  que 
vous  donneriez  au  premier  venu...  Vous  ne  connaissez  peut- 
être  pas  mon  ouvrage?...  Peut-être  craignez-vous  de  recom- 
mander quelqu'un  quin'ensoitpasdigne?...J'aimillemoyens 
de  relever  cela  (à  part).  Allons,  il  le  faut;  il  n'y  a  que  ce 
moyen  :  la  nécessité  sera  mon  excuse.  Les  hommes  le  veulent, 
trompons-les...  Il  m'y  force.  (Elle  s'avance  avec  timidité.)  Mais... 
RAYMONT  (à  part).  Elle  est  à  moi.  (Il  s'approche  d'elle  et  lui  prend 
la  main  )  Mais  oui ,  vous  m'avez  blessé.  Je  suis  pour  vous  plein 
de  zèle;  vous  comprenez  l'empire  que  vous  avez  déjà  sur 
moi ,  vous  en  abusez  ,  vous  êtes  ingrate  ,  cruelle.  Je  voudrais 
mettre  à  vos  pieds  tout  ce  que  je  possède,  et  vous  ne  me  per- 
mettez pas  même....  un  espoir. 

ernestine  (coquettement).  Un  espoir 

raymont.  Oui!  l'espoir  de  me  faire  aimer!  de  vous  faire 
comprendre  et  accepter  tout  mon  amour,  amour  enfant  de 
la  solitude  et  de  l'exaltation ,  amour  dévoué,  tendre  ,  ardent 
et  vif,  qui  fait  de  la  femme  aimée  une  idole  ,  un  dieu  qui 
lui  donne  pensées,  bonheur,  poésie,  tendresse.  C'est  cet 
amour  que  je  vous  offre  ;  cet  amour  que  vous  repoussez  , 
(il  s'approche  d'elle)  ignorante  que  vous  êtes! 

ernestine.  Comment  croire  que  si  lot 

raymont.    IVon  ,   ne  croyez  rien  ;    laissez  -  rnoi    vous 

prouver 

ernestine.  M'aimez-vous  donc  un  peu? 
2«sérib,  tome  iv,  11e  livraison. 


raymont.  IVi  seul  de  vos  regards  a  bouleversé  mon  àme. 
Seul ,  isolé ,  sans  ami,  le  travail  les  éloigne;  sans  femme 
aimée  depuis  longtemps  (U  soupire) ,  vous  êtes  venue  réali-ci 
tous  mes  rêves.  Oui ,  je  vous  ai  relrouvéc ,  devinée ,  et  vous 
m'avez  repoussée,  méchante  ! 

ernestine  Mais  l'amour  d'un  poëte  est  léger. 

raymont.  Parce  qu'il  est  rarement  compris....  Les  femme» 
ne  savent  pas  que  l'artiste  aime  comme  il  écrit ,  sous  l'empire 
de  l'exaltation....  Sa  tendresse  est  ardente  comme  ses  inspi- 
rations. La  femme  est  rarement  assez  grande  pour  compren- 
dre cette  nature  bizarre;  elle  veut  une  cour,  des  égards 
continuels ,  des  soins  que  nous  donnons  en  masse,  et  non 
pas  en  détail.  Vous  ne  les  voulez  pas,  ingrate!...  Et  que 
vais-je  faire  pour  vous? 

ernestine  11  faut  donc  vous  aimer? 

raymont.  Ce  serait  combler  mes  vœux.  Je  n'ose  le  deman- 
der encore;  mais  laissez-moi  vous  entourer  d'amour,  de  suc- 
cès, de  bonheur;  disposez  entièrement  de  ma  volonté,  de 
mes  talents,  de  ma  personne,  de  ma  fortune:  je  metstoul  à 
vos  pieds. 

ernestine.  Relevez-  vous  ;  je  finirais  par  dire  oui  ! 

raymont  (à  ses  pieds).  Charmante!   adorable!   merci! 

Dictez  vos  lois;  que  faut-il  faire? 

ernestine.  Il  faut  m'écrirc  deux  mots  aux  deux  person- 
nages signalés;  il  faut  croire  en  moi ,  m'airaer,  puisque  tout 
est  là...  Et  puis  (coquettement),  vous  vous  chargerez  de  mon 
bonheur...  Cela  ne  me  regarde  plus. 

RAYMONT  (se  relevant  et  lui  baisant  les  mains).  Adorable!...  VOUS 
êtes  adorable!....  (il  se  met  à  son  bureau).  Dictez  vous-même. 

ERNESTINE  (se  rapprochant  de  lui,  et  s'appuyant  sur  le  dos  de  son 
fauteuil).  J'inspire,  Monsieur...  je  ne  dicte  pas. 

raymont  (écrivant  et  Unissant).  Comme  pour  moi-même  ! 

ernestine.  Oui,  bien!...  (Elle  prend  la  lettre.)  Je  vais  la  ca- 
cheter pendant  que  vous  écrirez  l'autre.  (Elle  la  plie.) 

RAYMONT  (écrivant  la  deuxième  lettre).  Par  tous  les  moyens 
possibles  !...  Voilà.  (Il  met  les  adresses  à  mesure  qu'Ernestine  les  lui 
présente.)  Votre  affaire  est  sûre,  (il  se  lève.)  Succès  complet... 

ernestine.  Je  vais  aller  les  porter  tout  de  suite. 

raymont  (étonné).  Comment... ,  vous  me  quittez? 

ernestine.  Mais...  il  le  faut  bien...  Songez  donc  que  de- 
main... 

raymont.  Cela  ne  peut  donc  pas  se  remettre? 

ernestine.  Impossible  !  Mais  je  puis  revenir. 

raymont.  Charmante  idée!...  ma  voiture  est  en  bas... 
Etienne!...  ma  voiture  !...  Venez,  je  vais  vous  y  conduire, 
et  bientôt...  je  suis  le  plus  heureux  des  hommes!...  ;  il  b 
reconduit.  Ils  sortent  tous  deux.) 


SCÈNE  IV. 

Etienne  (seul;  il  les  regarde  sortir).  Allons!...  voilà  encore 
une  fois  mon  maître  amoureux.  Il  ne  vient  pas  une  femme 
ici...  U  est  vrai  que  cela  ne  dure  pas  longtemps  ,  et  que  lors- 
qu'elles le  prennent  au  sérieux,  c'est  moi  que  cela  regarde. 
Monsieur  est  sorti ,  leur  dis-je  ,  —  Monsieur  travaille,  —  ou 
Monsieur  est  chez  vous,  Madame,  lorsque  je  sais  qu'il  est 
ailleurs. — Monsieur  n'est  pas  rentré  hier,  il  n'a  pu  recevoir  la 
lettre  de  Madame...  —  Madame  fait  demander  une  réponse  à 

23 


168 


L'ARTISTE. 


sa  lettre,  me  dit  un  grand  laquais.  —  Monsieur  vient  de 
sortir.  —  Je  l'attendrai.  —  Monsieur  ne  dîne  pas  chez  lui.  — 
Je  vais  aller... — Il  est  ù  la  campagne...  Et  le  lendemain, 
nouveaux  contes...  Être  valet  d'un  homme  d'esprit ,  peste  !... 
ce  n'est  pas  peu  de  chose...  Moi  et  Monsieur,  nous  travail- 
lons ensemble..;  —  Etienne  ,  me  dit-il  quelquefois,  tu  es  un 
garçon  d'invention,  lu  m'arrangeras  cela;  lu  me  devines..., 
tu  m'épargnes  mille  embarras.  Et  puis,  Monsieurest  généreux. 
(Il  fait  mine  de  recevoir  de  l'argent.)  Mais,  je  le  répète,  l'esprit 
est  nécessaire  au  valet  d'un  artiste...  Monsieur  est  heureux-de 
m'avoir  près  de  lui  dans  les  cas  urgents.  Ses  fautes  retom- 
bent sur  moi  ;  il  s'excuse  ainsi  :  c'est  cet  imbécile  d'Etienne, 
ce  puritain  d'Etienne,  ce  doctrinaire  d'Etienne...  Dieu  sait 
comme  on  m'arrange...  Système  représentatif!...  l'inviola- 
bilité au  chef. 

SCÈNE  V. 

RAYMONT,   ETIENNE. 

raymont.  Etienne!  va  tout  préparer  pour  ma  toilette. 

Etienne.  Oui,  Monsieur,  j'y  vais.  (Il  son.) 

raymont.  Elle  est  vraiment  charmante  ,  de  l'esprit ,  de 
la  grâce,  de  la  gentillesse;  j'en  suis  fou  !  Ses  airs  de  grande 
vertu  lui  allaient  à  merveille.  C'était  piquant  et  nouveau.  Un 
moment  je  l'ai  crue  dans  le  vrai  ;  j'ai  eu  peur  :  je  me  sentais 
ému  malgré  moi...  Enfantillage!  C'était  un  jeu.  Maintenant, 
il  ne  s'agit  plus  que  de  l'éblouir  pour  la  dominer  plus  sûre- 
ment. En  exagérant  tout,  on  a  l'air  éloquent  et  passionné. 
La  vanité  des  femmes  est  notre  plus  sur  complice  ;  elles  croient 
tout  ce  qui  les  flatte.  Détrônées  trop  souvent ,  mais  jamais 
détrompées,  elles  accusent  l'humanité  plutôt  que  leur  héros. 
Nous  nous  sauvons  ainsi!  et  souvent  encore  elles  nous  ai- 
ment pour  tout  le  mal  que  nous  leur  avons  fait.  Orgueil  et 
bonté  :  voilà  la  femme  !  Tour  à  tour  sous  l'empire  de  ces  deux 
influences  contraires,  il  suffirait  de  les  étudier  pour  les  do- 
miner; mais  à  quoi  bon?...  Tout  n'est-il  pas  dans  le  plaisir? 

Etienne  (rentrant).  La  toilette  de  Monsieur  est  prêle. 

raymont.  Bien!...  Les  femmes  prennent  la  grâce  pour  la 
délicatesse;  elles  poétisent  tout,  et  nous  aident  ainsi  à  les 
tromper.  Au  fond,  nous  sommes  vrais,  si  elles  voulaient  nous 
juger  sans  illusions.  Mais...  elle  va  revenir;  j'ai  à  peine  le 
temps...  (Il sort.) 

Etienne  (rangeant).  Il  s'agit  maintenant  d'arranger  ce  salon, 
de  lui  donner  un  air  coquet,  recherché,  et....  Tout  doit 
être  calculé....  Dans  une  séduction,  il  n'y  a  rien  d'im- 
prévu. (Il  allume  les  candélabres,  range  les  meubles  et  place  un  coussin 
derant  le  canapé.)  Le  coussin,  pour  se  mettre  à  genoux,  afin  de 

pouvoir  s'y  jeter  avec  grâce Un.  homme  comme  il  faut  ne 

saurait  tomber  par  terre ,  comme  dit  mon  maître.  Il  faut  sul- 
laniser  tout  avec  les  femmes,  même  la  prière!  Mais  j'en- 
tends une  voiture...  Serait-ce  déjà... 

SCÈNE  VI. 

ETIENNE  ,  ERNESTINE. 
mnemine.  Me  voilà  de  retour  ;  tout  est  heureusement  ter- 


miné. Quel  bonheur!...  nous  sommes  sauvés.  (A  Etienne)  Il 
va  venir  un  monsieur  me  demander. 

Etienne  (à  part).  Un  monsieur  ! 

ernestine.  Vous  aurez  soin  de  le  faire  entrer  ici  aussitôt. 

Etienne  (saluani  et  sortani).  Oui ,  Mademoiselle. 


SCÈNE  Ml. 

ERNESTINE  (seule  ,  souriant  en  regardant  Etienne).  Pauvre  gar- 
çon !  lui  aussi,  il  y  croit!  Il  ne  sait  pas  qu'obligée  de  mentir 
pour  sortir  d'une  horrible  position  ,  je  pouvais  ,  moi  aussi . 
tromper  son  maître  en  ne  revenant  pas;  mais  j'avais  promis, 
je  me  dois  à  ma  promesse...  Et  puis  ,  je  veux,  car  toute 
femme  d'esprit  doit  semer  le  bien ,  je  veux ,  en  échange  du 
service  que  j'accepte,  essayer  de  faire  comprendre  à  cet 
homme  l'insuffisance  des  moyens  qu'il  prend  pour  arriver 
au  bonheur.  Un  homme  de  ce  talent  ne  saurait  être  com- 
plètement vicieux.  L'ignorance  ou  le  doute  l'a  conduit  au 
mal.  11  n'a  peut-être  manqué  à  celui-ci  que  l'exemple  de  quel- 
ques femmes  vertueuses.  .  et  spirituelles...,  spirituelles  sur- 
tout :  la  vertu  ne  suffit  pas  toujours  !  Prouvons-lui  qu'il 
est  des  femmes  honnêtes  ;  forçons-le  à  les  aimer,  l.à  sera 
toute  ma  vengeance. 

Pour  cela  ,  restons  coquette;  il  ne  m'a  laissé  que  cette 
arme.  Flattons  ses  croyances.  M.  de  Surville  ne  peut  tar- 
der; je  ne  risque  rien. 

Ah!  monsieur  Kaymont,  vous,  homme  détalent,  moraliste 
dans  vos  écrits,  vous  méconnaissez  les  femmes  dans  ce 
qu'elles  ont  de  plus  riche  et  de  plus  noble,  leurs  senti- 
ments, et  vous  voulez  les  tromper!  Voyons  donc  ;  il  s'agit  de 
nous  défendre;  eh  bien,  au  plus  fin  la  partie  !  Belle  chance  et 
belle  vie  que  vous  vous  proposez  là!  Et  cependant,  combien 
d'hommes  font  comme  vous, les  niais!  Mais  le  voilà; 


SCENE  VIII. 

EKNEST1NE,  RAYMONT,  babillé  de  la  manière  la  plus  >Iegank 

raymont.  Vous  voilà  donc  enfin  ! 

ernestine.  Oui... ,  déjà!...  grâce  à  vos  beaux  et  bons  che- 
vaux ,  qui  m'ont  menée  comme  le  vent. 

raymont.  Ètes-vous  contente?  Avez-vous  réussi? 

ernestine.  Tout-à-fait,  mais  il  était  temps!  Le  directeur, 
ébranlé ,  allait  céder.  Votre  lettre  m'a  valu  une  armée.  Vous 
avez  enlevé  la  victoire  La  représentation  de  ma  pièce  aura 
lieu  demain.  C'est  une  chose  faite. 

raymont.  J'en  suis  heureux. 

ernestine.  Comment  vous  remercier  jamais  assez? 

kaymont.  N'en  parlons  plus  ;  maintenant ,  l'obligé  c'est 
moi  ;  dites  un  mot. 

ernestine.  Eh  bien!  ce  mot-là,  je  le  veux;  non  pour 
m'acquitter,  mais  pour  vous  prouver  à  mon  tour...  Asseyons- 
nous.  Vous  n'êtes  pas  heureux,  me  disiez-vous? 

raymont.  Je  ne  l'étais  pas  Ce  matin. 

ernestine.  C'est  que  le  bonheur  est  dans  les  affections 
vraies,  dans  l'estime  de  soi-même.  Or,  si  je  vous  dis  où  il 


L'ARTISTE. 


169 


Mt,  ce  bonheur,  et  il  je  vous  prouve  que  vous  y  pouvez  at- 
teindre, me  serai-jc  assez  acquittée  envers  vous'.' 

raymont.  Expliquez-vous  I 

eiinestini-..  I. 'esprit  d'un  homme  est  son  plus  grand  ennemi 
en  amour:  on  n'aime  pas  avec  son  esprit ,  mais  hien  avec 
son  Heur.  I  n  homme  tendre  qui  est  trompé  se  console  avec 
un  autre  amour:  un  homme  d'esprit  se  vence.  Il  fait  mal- 
adroitement deux  parts  de  l'amour  :  la  femme  et  le  cœur! 
II 'étouffe  l'un,  s'amuse  de  l'autre...,  croyant  ainsi  éviter  les 
dangers  du  mal  qu'il  a  entrevu;  il  s'égare.  Dites  que  cela 
n'est  pas  vrai  ! 

ihïiidm.  J'écoule  ,  je  ne  dis  rien. 

ernestine.  Cet  hommed'esprit,  victime  d'une  erreur,  vous 
l'avez  été,  vous  l'êtes  encore....;  vous  le  seriez  toujours  si 
une  âme  charitahle ,  en  vous  prouvant  ce  qu'il  y  a  de  vrai 
dans  les  sentiments,  ne  forçait  votre  esprit  à  les  comprendre 
avec  la  même  ardeur  qu'il  a  saisi  le  mal.  Celte  Ame  chari- 
tahle. voulez-vous  que  ce  soit  moi  ? 

raymont.  Je  veux  tout  ce  que  vous  voulez,  vous  entendre, 
vous  écouler,  vous  voir,  vous  admirer;  mais,  à  mon  tour, 
vous  m'écouterez  aussi  ? 

ernestine.  Mous  verrons. 

raymont.  Voyons  donc  ? 

ERNESTiNE.  Pas  encore  ! Vous  ne  savez  pas  où  je  veux 

en  venir. 

raymont.  Qu'importe?  vous  êtes  là. 

ernestine.  Kh  hien  !  si  je  vous  prouvais  qu'il  existe  des 
femmes  qui  savent  réunir  à  la  coquetterie ,  dont  l'espril  vous 
a  fait  un  besoin,  les  sentiments  que  votre  cœur  rêvait  jadis, 
la  sécurité  qui  appuie,  l'estime  qui  ahrile,  la  confiance  et  la 
honte  qui  reposent?  Vous  chercheriez  ces  femmes,  n'est-ce 
pas  '.'  et ,  les  ayant  trouvées ,  vous  reviendriez  ,  par  la  foi  de 
ce  qui  est  hien,  à  l'amour  vrai,  à  l'ordre,  au  bonheur.... , 
vous  seriez  heureux. 

raymont.  Je  ne  veux  pas,  je  suis  heureux  près  de  vous. 

ernestine.  Avez-vous  donc  pu  supposer  sérieusement  que 
j'accéderais  à  votre  marché? 

raymont.  Ne  parlez  pas  ainsi;  vous  m'avez  permis  des  es- 
pérances :  elles  sont  devenues  mon  bien  le  plus  cher. 

ernestine.  J'ai  joué  avec  vous,  n'osant  vous  prendre  au 
sérieux  ,  car  vous  m'auriez  fait  peur.  Je  vous  ai  flatté  comme 
un  enfant  ;  je  vous  ai  volé  une  bonne  action.  Où  est  mon 
crime?  Entre  le  vice  et  le  malheur,  car  vous  me  placiez 
ainsi ,  la  femme  d'esprit  et  de  cœur  devait  se  frayer  une 
voie  :  je  n'ai  trouve  que  l'adresse...  A  qui  la  faute? 

raymont.  Vous  me  traitez  bien  sévèrement ,  Madame  ; 
mais,  s'il  vous  plait,  brisons  là. 

ernestine.  Et  pourquoi  donc?  Je  me  suis  promis  de  vous 
éclairer,  de  vous  faire  comprendre  que  vous  marchez  dans 
une  fausse  voie;  qu'il  est  des  richesses  que  vous  mécon- 
naissez, et  qui  \ous  manqueront  un  jour;  qu'en  avilissant  la 
femme,  l'homme  se  manque  à  lui-même.  Car  si  l'élévation 
est  nécessaire  à  l'esprit  pour  produire  de  grandes  choses,  elle 
est  aussi  nécessaire  au  caractère  pour  arriver  aux  grandes 
joies  ,  aux  grands  bonheurs  de  la  vie. 

raymont.  C'est  presque  un  calcul  mathématique  que  vous 
faites  là.  Madame. 

ernestine.  Et  qui  vous  prouve  positivement  que  vous  vous 
trompiez. 


raymont.  Et  maintenant,  vous  espérez  peut-être.... 

ernestine.  Vous  faire  comprendre  qu'une  femme  honnête 
peut  être  roquette  comme  une  femme  de  théâtre,  fine  comme 
un  diplomate,  rusée  comme  un  mauvais  sujet;  qu'elle  peut 
réunir  tous  les  charmes,  tous  les  attraits  qui  vous  séduisent, 
aux  vertus  qui  assurent  le  bonheur...  Celle  preuve  acquise, 
vous  ne  pourrez  aimer  désormais  qu'une  honnête  femme , 
vous  reviendrez  au  bien,  vous  serez  heureux....  C'est  ainsi 
que  je  veux  m'acquitter  et  me  venger. 

raymont.  Votre  honneur  me  reste,  Madame;  je  puis  encore 
me  venger. 

ernestine.  Vous  ne   le  voudriez  pas D'ailleurs,  j'ai 

tout  prévu  contre  la  médisance;  mon  mari  est  avec  moi;  il 
m'a  conduite  ici  lui-même,  il  vient  me  chercher;  je  l'attends, 
il  est  ma  sauvegarde ,  mon  défenseur  :  vos  coups  ne  pour- 
raient m'alteindre. 

raymont.  Mais,  Madame  ,  celle  plaisanterie 

ernestine.  N'en  est  point  une  ;  car,  pour  égaliser  nos 
forces ,  si  vous  pensiez  qu'une  femme  ne  peut  suffisamment 
vous  répondre 

Etienne  (annonçant).  M.  de  Surville! 

ernestine  (à  Raymond).  Voilà  mon  mari ,  Monsieur,  adressez- 
vous  à  lui  :  c'est  un  homme  d'honneur. 

raymont.  Madame....  (A  pan.)  Au  diable  les  maris! 

ernestine  (a  M.  de  Surville).  Mon  ami ,  Monsieur  a  bien  voulu 
nous  rendre  le  service  que  je  suis  venue  lui  demander.  Il 
s'est  acquis  des  droits  à  notre  reconnaissance. 

raymont  (à  pan).  Je  suis  joué. 

m.  oe  scrvh.le.  Croyez ,  Monsieur,  que  je  saurai  un  jour 
reconnaître 

raymont.  [S'en  parlons  pas,  Monsieur.  (A  part.)  Joué  par 
une  femme!  (Haut.)  Un  service  aussi  léger.... 

m.  de  siryille.  Il  n'en  est  pas  de  léger  pour  les  âmes  re- 
connaissantes. 

raymont. Ma  position  m'oblige....  et  je  suis  heureux. (A  pari, 
à  Ernestine.)  Nous  n'avons  pas  terminé,  Madame. 

ernestine  (finement).  Tout  à  fait.  Monsieur:  les  gens  d'esprit 
s'acceptent  toujours;  ils  utilisent  tout...  Je  vous  pardonne,  et 
je  vous  promets  le  secret ,  à  moins  que  vous  ne  préfériez  en 
faire  un  proverbe;  nous  l'intitulerions  : 

A  trompeur trompeur  et  demi. 

Claire  BKI'NNE. 


si"'  43?f* 

'Vr • 


170 


L'ARTISTE. 


UN  PEU   DE  TOUT. 


chapitre  îv. 


'  009  avons  laissé  mourir,  il  y  a  deux  mois , 
sans  en  parler  comme  il  convenait  d'en  par- 
ler, un  des  bons  graveurs  de  ce  temps-ci, 
Jean  Godcfroy  ;  mais  comme  nous  voulons 
Ie®  que  notre  œuvre  soit  complète,  et  que  pas  un 
ne  soit  oublié  dans  cet  inventaire  des  vivants  et  des  morts,  nous 
revenons  en  toute  bâte  sur  la  biographie  de  cet  bonnêle  et 
excellent  artiste  11  était  né  à  Londres,  de  parents  français  ; 
son  enfance  s'était  passée  dans  la  Normandie.  Puis  il  était  re- 
tourné à  Londres  pour  s'y  marier,  et  enfin  ils  étaient  venus 
s'établir  à  Paris,  lui  et  sa  femme,  dans  un  assez  triste  moment 
pour  les  arts  sérieux.  A  Paris,  Jean  Godefroy  avait  vécu  au 
jour  le  jour  en  travaillant  pour  les  libraires  de  la  rue  Saint- 
Jacques,  car  en  ce  temps-là  on  ne  connaissait  d'autre  gravure 
que  la  légende  du  Juif  errant. 

Cette  misère  dura  jusqu'au  jour  où,  par  un  heureux  hasard, 
Godefroy  se  mita  graver  le  portrait  d'une  cantatrice  célèbre 
dans  ce  temps-là,  et  dont  on  ne  sait  plus  môme  le  nom  aujour- 
d'hui, madame  Rarbicr-Valbonne.  II  paraltquc  cette  dame  était 
belle  et  la  bienvenue  dans  ces  salons  nouvellement  ouverts  où 
la  conduisait  Garât,  son  digne  matlrc.  Ce  portrait  gravé  fut 
exposé  au  Louvre,  et  chacun  de  reconnaître  avec  joie  cette 
femme  tant  applaudie.  Ce  fut  là  une  bonne  occasion,  pour  les 
protecteurs  des  beaux-arts,  de  parler  au  ministre  de  l'inté- 
rieur, qui  s'appelait  tout  simplement  Lucien  Bonaparte,  de 
ce  grand  art  de  la  gravure ,  dont  il  n'était  plus  question  de- 
puis longtemps  parmi  nous.  On  représenta  donc  au  ministre 
que  le  graveur  était  le  digne  compagnon  du  peintre ,  qu'il 
donnait  l'immortalité ,  ou  du  moins  la  popularité,  aux  tableaux 
des  grands  maîtres;  que  ceux-ci  ne  pouvaient  passe  passer  de 
celui-là.  On  en  dit  tant ,  que  Son  Excellence  monseigneur  Lu- 
cien Bonaparte  consentit  enfin  à  accorder  quelques  encoura- 
gements aux  graveurs  de  l'exposition.  C'était  la  première  fois 
que  la  chose  arrivait  dans  le  grand  royaume  de  France.  Aces 
causes,  trois  prix  furent  décernés  à  la  gravure  :  le  premier 
prix,  de  3,000  francs,  à  Jean  Godefroy;  le  second  prix,  de 
2,000  francs,  à  M.  Boucher  Desnoyers,  qui  est  devenu  mem- 
bre de  l'Institut,  sous  le  nom  de  M.  le  baron  Desnoyers; 
enfin ,  le  troisième  prix,  de  1,000  francs,  à  un  graveur  devenu 
célèbre, Urbain  Massnrt,  qui  a  gravé  l' llippocralc  clVAlala  de 
Girodet.  A  quoi  tiennent  cependant  les  récompenses  natio- 
nales! Si  madame  Barbier-Valbonne  n'avait  pas  eu  une 
belle  tète  grecque  ,  si  elle  n'avait  pas  chanté  dans  les  salons 
de  Paris  avec  Garât ,  la  gravure  française  n'aurait  pas  obtenu 
une  seule  récompense  cette  année-là. 

Vous  croyez  tout  d'abord  que,  pour  avoir  été  l'occasion 
première  de  la  bienveillance  du  ministre  ,  notre  artiste  Jean 
Godefroy  sera  le  très-bienvenu  parmi  ses  confrères!  Vous 


êtes  dans  une  grande  erreur.  Dans  le  monde  fraternel  des 
beaux-arts ,  il  y  a  une  chose  qui  ne  se  pardonne  guère,  c'est  le 
succès  :  la  gloire  se  pardonne  bien  plus  vite.  Le  nouveau  venu 
fut  donc  en  butte  à  toutes  les  jalousies  du  métier;  sa  petite 
gravure  devint  le  point  de  mire  des  plus  graves  accusations . 
Au  reste,  depuis  ce  temps  l'envie  a  eu  le  loisir  de  se  cal- 
mer; car  cette  première  récompense  du  gouvernement  devait 
être  pour  Jean  Godefroy  la  dernière,  cl,  hormis  ces  3.000  fr., 
cet  homme,  dont  les  succès  ont  été  si  nombreux  et  si  incon- 
testables, n'a  plus  rien  obtenu  à  aucune  époque,  pas  même  la 
croix  d'honneur.  Mais,  comme  nous  le  disions  tout  à  l'heure  , 
les  grands  peintres  de  ce  temps-là,  qui  savaient  fort  bien  quelle 
est  la  part  du  graveur  dans  leurs  succès  et  dans  leur  renom- 
mée ,  nonobstant  toutes  les  clameurs  de  l'envie,  se  mirent 
bientôt  à  solliciter  la  collaboration  de  Godefroy.  C'est  ainsi 
que  M.  Gérard,  le  premier,  cet  homme  de  tant  d'esprit,  qui 
toute  sa  vie  a  pris  soin  de  sa  réputation  tout  autant  que 
Thorwaldsen,  et  c'est  beaucoup  dire  ,  après  son  grand  succès 
de  Psyché  el  l'Amour,  si  pâle  aujourd'hui  devant  le  Zéphyre 
de  Prudon,  s'adressait  à  Godefroy  pour  graver  cette  œuvre 
mignarde ,  qui  faisait  les  délices  des  grandes  dames  de  la 
cour  impériale.  Cette  gravure  ,  qui  est  restée,  était  belle  ,  el 
elle  rendait,  autant  qu'on  la  pouvait  rendre,  la  grâce  molle 
et  efféminée  du  tableau  original.  Godefroy  fut  célèbre  alors  , 
et  les  travaux  lui  vinrent  en  foule.  Quand  Gérard  ,  obéissant 
à  un  caprice  peu  littéraire  de  Napoléon  Bonaparte ,  se  mit 
à  déifier,  lui  aussi,  Ossian,  ce  poêle  bâtard  dont  les  imagina- 
tions nébuleuses  faisaient  battre  le  cœur  de  l'Empereur,  ce  fut 
encore  Godefroy  qui  grava  le  tableau  de  Gérard.  Plus  tard, 
il  grava,  d'après  Isabey,  Bonaparte  à  la  Malmaison.  Carie 
Véniel,  qui  florissait  alors ,  et  qui  était ,  comme  son  fils ,  uu 
improvisateur  de  la  première  main ,  confiait  à  Godefroy  la 
Morl  d'Hippolyte  et  le  Retour  de  la  course,  deux  sujets  bien 
étonnés  de  se  trouver  ensemble.  Puis,  comme  s'il  eût  voulu 
se  reposer  quelque  peu  de  ces  compositions  modernes ,  dont 
il  comprenait  confusément  toute  la  vanité,  Jean  Godefroy  se 
retournait  avec  amour  vers  les  belles  compositions  italiennes. 
11  gravait  le  Christ  au  tombeau,  d'après  Annibal  Carrache; 
Jupiter  et  Anliope,  d'après  le  Corrége;  et  nous  devons  dire  a 
sa  gloire,  que  ce  sont  là  ses  deux  plus  belles  gravures.  Il  a 
ainsi  exécuté  plus  de  soixante  planches  avec  une  facilité  qui 
tenait  du  prodige.  11  avait  découvert  toutes  sortes  de  petites 
façons  d'abréger  ce  long  travail  de  la  gravure.  Il  faisait  ses 
chairs  au  point,  mettant  les  tailles  partout  où  sa  manière  or- 
dinaire eût  été  trop  molle.  Mais  aujourd'hui  que  tant  de 
façons  expédilives  ont  été  découvertes  ,  aujourd'hui  que  Dcs- 
madryl  peut  exécuter  en  un  mois  de  temps  cette  admirable 
gravure  du  portrait  de  George  Sand ,  que  vous  avez  reçue  il  y 
a  quinze  jours,  combien  Godefroy,  tout  expéditif  qu'il  était. 
ne  se  trouverait-il.  pas  dépassé  !  Cet  homme  était  simple  et 
naïf,  il  avait  une  grande  facilité  de  caraclère.  Daus  la  vie 
privée,  il  était  le  meilleur  des  êtres,  à  ce  point  qu'après 
l'avoir  perdu,  sa  femme  est  morte  sept  jours  après  lui ,  sans 
autre  maladie  que  sa  douleur.  Pour  donner  une  idée  des  tra- 
verses dont  cette  vie  si  calme  a  été  remplie,  il  nous  suffira 
de  vous  raconter  l'histoire  delà  plus  célèbre  gravure  de  Go- 
defroy, une  gravure  qui  est  répandue  par  toute  l'Europe . 
la  Bataille  d'Auslerlilz. 
Vous  savez  que  c'est  une  planche  immense,  les  person- 


L'ARTISTE. 


i-i 


nages  y  sont  aussi  nombreux  que  les  armées  mêmes  del'Em- 
l>ereur.  Celte  fois ,  chose  rare  pour  lui ,  M.  Gérard  avait  eu 
presque  de  l'imagination.  En  ce  temps-là,  il  n'y  avait  qu'un 
graveur  pour  entreprendre  celte  bataille  d'Austcrlitz,  qui  a 
employé  trois  jours  de  la  vie  de  Bonaparte  lui-même.  Quand 
Godefroy  se  mit  à  cette  œuvre,  l'Empereur  était  encore  de- 
bout comme  sa  gloire;  mais,  pendant  que  le  graveur  burinait 
un  à  un  tous  les  soldats  d'AusIerlitz,  ces  soldats  tombaient 
l'un  après  l'autre  dans  tous  les  champs  de  bataille  de  l'Eu- 
rope, l'Empereur  lui-même  était  vaincu;  et  lorsqu'cnlin  Go- 
defroy eut  terminé  sa  planche,  lorsqu'il  eut  écrit  sur  ce 
cuivre  haletaut  ce  nom  fameux  :  Bataille  d' Auslerlitz ,  il  se 
trouva  que  personne  en  France,  pas  même  l'Empereur,  ne 
croyait  plus  à  la  fortune  impériale.  Nous  avions  touché  péni- 
blement l'an  de  malheur  1813.  Tous  les  esprits  étaient  abat- 
tus, toutes  les  âmes  découragées.  Ce  titre  seul  :  Bataille 
d'AusIerlitz ,  parut  alors  comme  un  cruel  anachronisme ,  et 
ce  fui  à  peiue  si  quelques  flatteurs  du  maître ,  fidèles  à  sa 
gloire  première ,  achetèrent  quelques  épreuves  de  cet  ou- 
vrage, sur  lequel  l'artiste  avait  usé  sa  vie.  On  avait  bien  autre 
chose  à  faire  que  d'acheter  des  gravures,  eu  1813.  C'est  un 
des  moments  les  plus  solennels  de  l'histoire  du  monde.  L'Em- 
pereur s'arrête  éperdu  ,  cherchant  en  vain  son  étoile  dans  le 
ciel;  toutes  choses  se  précipitent  à  un  dénouement  imprévu. 
On  entend  craquer  ce  trône  de  toutes  parts;  1814  arrive, 
puis  1815,  et,  dans  cet  ignoble  conflit  de  tant  de  passions 
mauvaises,  de  tant  de  lâchetés  honteuses,  de  tant  d'apostasies 
vénales,  je  vous  laisse  à  penser  si  pas  une  âme,  en  Europe, 
songeait  à  la  Bataille  d'AusIerlitz  ! 

Il  y  a,  à  ce  moment-là,  pour  l'empereur  Napoléon,  comme 
une  éclipse  inexplicable  dont  la  France  aura  bien  de  la  peine  à 
se  tirer  plus  tard  ,  quand  on  écrira  celte  histoire.  Mais  enfin , 
grâce  au  ciel,  le  génie  del'Empereuret  le  bon  sens  de  la  nation 
française  devaient  prévaloir.  Les  Cosaques  s'étant  attelés  à  la 
statue  de  la  Colonne,  presque  aussitôt  la  gloire  impériale  re- 
monta sur  ces  hauleurs  dont  elle  ne  devait  plus  descendre. 
La  maison  de  Bourbon  ayant  fait  cette  double  faute,  de  pro- 
scrire le  drapeau  tricolore  et  la  mémoire  de  l'Empereur,  il  y 
eut  dans  toute  la  nation  française  comme  une  révolte  una- 
nime pour  casser  cet  arrêt  frivole  d'une  légitimité  impuis- 
sante. Alors,  et  justement  parce  que  cela  était  défendu,  la 
nation  tout  entière  se  mit  à  rechercher  avec  un  pieux  empres- 
sement tout  ce  qui  pouvait  lui  rappeler  d'une  façon  visible 
la  gloire  impérissable  de  celte  majesté  détrônée.  Plus  on  ca- 
chait aux  yeux  du  public  les  batailles  de  Gros,  les  batailles 
de  Gérard,  les  portraits  de  Girodet,  tout  l'attirail  guerrier  de 
l'Empire,  et  plus  le  public  recherchait  avec  empressement, 
avec  orgueil,  ces  nobles  trophées.  C'était  le  lemps  où  lord  By- 
ron  chantait  le  vaincu  de  Waterloo;  c'était  le  temps  où  Bé- 
ranger  adoptait,  avec  quel  enthousiasme,  vous  le  savez,  le 
proscrit  de  Sainte-Hélène.  Dans  cette  immense  réaction,  qui 
devait  aboutir  à  la  révolution  de  juillet,  ni  plus  ni  moins, 
vous  pouvez  bien  croire  que  cette  bataille  d'Austerlilz,  de 
Godefroy,  méconnue  en  1813,  fut  avidement  recherchée  pen- 
dant les  quinze  années  du  règne  des  Bourbons.  Aussi,  jamais 
gravure  ne  s'est  ainsi  vendue  ,  pas  même  la  Cène  de  Léonard 
de  Vinci ,  ce  chef-d'œuvre  impérissable  de  Raphaël  Morgen. 
Trois  et  quatre  fois  la  planche  de  Godefroy  a  été  retouchée  , 
jusqu'à  ce  qu'enfin  elle  ne  put  plus  donner  une  seule  épreuve 


qui  fût  présentable.  A  ce  compte,  l'éditeur  a  gaané  plus  de 
quinze  cent  mille  francs,  pour  une  planche  qu'il  avait  achetée 
dix  mille  francs;  et  voilà  comment,  après  avoir  été  l'artiste 
le  plus  laborieux  et  le  plus  fêté  de  son  temps ,  Jean  Godefroy 
est  mort  pauvre  et  onscur,  loin  de  toutes  dignités.  Ce  n'était 
pas  ainsi  que  devait  mourir  Godefroy,  le  collaborateur  le  plu» 
assidu  de  M.  le  baron  Gérard. 

Godefroy  n'était  pas  seulement  un  habile  graveur,  il  avait 
encore  tous  les  instincts  du  peintre ,  comme  il  le  fit  bien  voir 
à  propos  de  cette  même  bataille  d'Austcrlitz  ,  pour  laquelle 
on  lui  demandait  un  pendant;  car,  en  désespoir  de  cause  ,  il 
se  mit  à  faire  lui-même,  pour  pendant  à  cette  noble  bataille, 
un  tableau  représentant  la  bataille  de  Marengo.  Son  tableau 
terminé ,  il  l'exposa  chez  lui ,  et ,  pour  lui  donner  une  preuve 
d'estime  bien  méritée,  tous  ses  amis,  les  peintres  contempo- 
rains, MM.  Grauger,  Abel  de  Poujol,  Couderc,  Rouillard  , 
Isabey,  Larivière,  furent  des  premiers  à  visiter  cette  œuvre 
nouvelle,  et  à  complimenter  l'artiste.  Gros  vivait  encore;  il 
n'avait  pas  imaginé,  dans  un  moment  de  désespoir  inexpli- 
cable, de  précipiter  dans  une  mare  sans  eau  le  plus  grand 
peintre  de  ce  temps-ci.  A  la  vue  de  ce  tableau  :  «  Voilà,  s'é- 
cria-t-il ,  une  bataille  de  nos  beaux  jours!  »  Ce  tableau  fut 
un  des  ornements  de  l'exposition  de  1834,  elle  peintre  avait 
commencé  à  le  graver,  quand  il  est  mort,  à  soixante-huit  ans. 
aussi  pauvre  que  Le  Corrège  ,  et  non  moins  entouré  d'estime 
et  de  regrets. 

—  Il  y  a  toujours  de  petites  histoires  des  travaux  publics; 
quelques-unes  sont  fabriquées  à  plaisir,  quelques  autres  sont 
presque  vraies.  L'on  compte  les  maisons  qui  s'abattent  dans 
Paris ,  et  l'on  a  beaucoup  à  faire.  Toujours  l'IIôtcl-Dieu  s'isole 
davantage,  et  bientôt,  si  l'on  persévère,  le  quai  Saint-Michel 
se  liera  en  ligne  directe  avec  le  quai  des  Grands-Degrés.  —  La 
colonne  de  Juillet,  sur  la  place  de  la  Bastille,  se  couronne  cha- 
que jour  d'un  nouveau  tambour.  Il  parait  même  que,  celte 
fois,  on  a  songé  à  écrire  sur  ce  bronze  portatif  le  nom  des  vic- 
times de  juillet.  —  Eu  Normandie,  la  Société  des  Antiquaire^ 
s'est  amusée  à  relever  une  colonne  militaire  quidatedutemp> 
de  l'empereur  Claude,  en  l'an  46  de  l'ère  ch  retienne;  et,commr 
la  susdite  colonne  n'était  rien  moins  qu'entière,  MM.  les  anti- 
quaires de  la  Normandie  ont  imaginé  d'en  faire  fabriquer  une 
tout  exprès.  Ce  n'était  vraiment  pas  la  peine  de  se  réunir 
et  dose  coaliser  pour  arriver  à  un  pareil  résultat.  Cette  réu- 
nion des  antiquaires  de  la  Normandie  ne  ressemble  pas  mal 
au  congrès  scientifique  de  la  ville  de  Pise,  en  Italie.  Si  l'on 
voulait  savoir  combien  la  science  humaine  est  peu  de  chose . 
on  n'aurait  qu'à  regarder  comme  elle  est  faite  quand  elle  est 
entassée  en  bloc,  et  qu'elle  fait  la  parade  sous  les  yeux  du 
public.  Un  des  savants  du  congrès  de  Pise,  qui  se  rendait 
tranquillement  à  Florence ,  a  été  dévalisé  par  les  voleur*. 
Voilà  ce  qui  s'appelle  jouer  de  malheur;  car,  justement,  depuis 
vingt  ans,  sur  cette  charmante  route  qui  unit  par  un  lien  de 
fleurs  et  de  verdure  la  î'oiir  ptnekt*  et  le  Campanille.  c'est  le 
premier  accident  de  ce  genre  que  l'on  ait  à  déplorer.  Mai* 
dans  cette  affaire,  le  plus  volé  c'est  le  voleur.  En  effet.  !.i 
valise  de  ce  savant  renfermait  dans  son  chaste  sein  une 
vieille  perruque,  une  paire  de  rasoirs,  une  boussole,  un  quait 
de  cercle,  un  compas,  un  vade-mecum,  et  autres  objets  à 
l'usage  des  savants  nomades  qui  ne  savent  pas  rester  chez 
eux.  On  dit  cependant  que  l'émoi  est  dans  toute  la  Toscane  j 


172 


L'AIITISTI-:. 


que  S.  A.  1.  et  H.  le  grand-duc  est  fini  attristée  de  la  déconfi- 
ture du  savant  en  question.  Son  Altesse  a  bien  de  la  bonté, 

—  Sa  Majesté  le  roi  de  Naples  a  fait  parler  d'elle  cette  se- 
maine, et  de  la  façon  la  plus  honorable,  l.e  roi  de  Naples, 
qui  sait  très-bien  que  les  monuments  de  l'Italie  sont  une 
mande  partie  de  son  charme  et  de  sa  gloire,  et  qu'à  celte 
heure,  dans  cette  terre  des  beaux-arts  et  des  chefs-d'œuvre, 
c'est  le  passé  qui  sauve  le  présent,  vient  de  rendre  un  décret 
tout  exprès  pour  proléger  comme  il  convient  les  tableaux, 
les  statues,  les  meubles,  les  palais,  les  églises  de  son  royaume, 
l.e  roi ,  sage  celte  fois  ,  ordonne  que  chacune  de  ces  vieilles 
choses  reste  à  la  place  que  le  temps  lui  assigne  ;  il  veut  que 
tout  soit  respeelé  dans  ce  passé  que  nul  ne  peut  refaire. 
Respect  aux  bas-reliefs,  aux  mosaïques,  aux  marbres  à  demi 
mutilés  !  Il  est  défendu  même  de  réparer  ce  que  le  temps  a 
détruit,  de  remplacer  le  bras  mulilé  de  l'Apollon  ,  l'épaule 
absente  de  la  Vénus  !  Défense  de  dépouiller  le  tableau  de 
son  cadre  ,  de  tirer  le  saint  de  sa  niche,  de  couvrir  d'un 
ignoble  badigeon  les  murailles  de  la  chapelle  !  Défense  de 
fondre  les  vases  d'or  et  d'argent ,  de  démolir  les  palais  qui 
croulent;  en  un  mot,  respect  à  tout  ce  qui  a  vécu  !  Voilà  com- 
ment il  fait  bon  qu'un  roi  soit  stationnairc  !  Voilà  une  immo- 
bilité chère  aux  artistes  !  Voilà  une  leçon  qui  devrait  nous 
profiter  à  nous  autres,  qui  passons  notre  vie  à  bouleverser 
foules  choses  ;  qui  ne  sommes  occupés  qu'à  réparer ,  qu'à 
restaurer ,  qu'à  badigeonner  ;  nous  qui  effaçons  aujourd'hui 
les  emblèmes  de  la  veille,  qui  nous  ruons  contre  les  monu- 
ments en  répétant  les  mots  de  Brennus  ,  notre  aïeul  :  Malheur 
>\ux  vaincus!  Comme  si  les  monuments  élaienl  des  hommes! 
Pour  arriver  à  une  pareille  conclusion,  il  serait  bon  qu'il  y 
eût  sur  le  sol  de  la  France  un  peu  plus  de  loisir ,  un  peu  plus 
•  le  richesses,  beaucoup  moins  d'académies,  de  sociétés  d'an- 
tiquaires et  d'inspecteurs  des  beaux-arts.  En  lisant  le  simple 
décret  du  roi  de  Naples,  qui  sauvera  tant  de  beaux  monu- 
ments, et  en  comparant  ces  quelques  lianes  aux  trente  ou 
quarante  volumes  qui  ont  été  écrits  dans  ces  derniers  lemps 
sur  Noire-Dame  de  Paris  seulement,  nous  serions  tentés  de 
nous  prendre  en  pitié.  Mais  faites  donc  des  décrets  pour  pro- 
léger les  monuments  publics  chez  un  peuple  qui  n'a  même 
pas  respecté  les  tombeaux  de  ses  rois  et  qui  est  allé  réveil- 
ler, dans  les  caveaux  de  Saint-Denis,  Louis  XIV  el  Henri  IV, 
pour  avoir  les  plombs  de  leur  cercueil! 

—  Ceci  nous  amène  naturellement  à  la  nouvelle  que  don- 
nait le  Journal  des  Débats ,  l'autre  jour  ,  sur  la  restauration 
du  château  de  Dampierre.  Ce  château  de  Dampierre  est  la 
propriété  particulière  de  M.  le  duc  de  Luynes,  le  digne  hé- 
ritier d'un  grand  nom  et  d'une  grande  fortune.  M.  le  marquis 
de  Dampierre,  le  père  du  duc  de  Luynes,  était  un  de  ces 
vieillards  obstinés  et  moroses  qui  ont  refusé  jusqu'à  leur 
dernier  jour  de  reconnaître  même  les  révolutions  les  plus 
évidentes.  Il  n'y  a  pas  encore  longtemps  ,  quand  par  hasard 
vous  passiez  devant  le  château  de  Dampierre  ,  vous  pouviez 
voir  le  maître  de  ces  riches  domaines  vêtu  comme  l'un  de 
ses  fermiers,  el  se  fatiguant  chaque  jour  à  parcourir  ses  ar- 
pents sans  fin.  Autour  de  lui  tout  tombait  en  ruines  ;  mais  il 
aurait  eu  honte  de  rien  relever ,  tant  il  était  convaincu  que 
cette  fois  nous  étions  arrivés  à  la  fin  du  monde.  Il  était  im- 
portuné plus  qu'on  ne  saurait  dire,  par  ce  bruit  de  révolu- 
tions, d'émeutes,  de  garde  nationale  cl  d'élections  qui  se  faisait 


aulour  de  lui;  de  temps  a  autre  il  relevait  la  tête,  épou- 
vanté comme  s'il  eût  entendu  la  trompette  du  jugement  dernier. 
Ainsi  il  est  mort  dans  sa  tristesse  et  dans  son  deuil,  nafilianl 
son  argent  dans  toules  sortes  de  pelils  coffres-forts,  derniers 
confident!  de  sa  vieillesse.  Après  lui  ,  M.  le  duc  de  Luynes  . 
boni  me  instruit,  studieux,  amateur  éclairé  des  beaux-arts,  devait 
s'occuper  à  disposer  d'une  façon  honorable  de  celle  immense 
fortune  que  Dieu  n'a  pas  faite  pour  être  enfouie.  Mieux  que 
personne,  M.  le  duc  de  Luynes  devait  savoir  que  la  fortune  c-t 
par  elle-même  un  assez  beau  privilège,  pourqu'on  s'en  serve 
comme  on  doit  s'en  servir.  H  a  donc  appelé  à  son  aide  la 
science  et  les  beaux-arts;  il  s'est  mis  en  quêle  des  plus  beaux 
tableaux  ,  des  meubles  les  plus  rares,  des  livres  les  plus 
précieux  ;  il  a  commandé  j-on  orfèvrerie  à  Marrel  et  à  Fro- 
mcnl-\leurice,ct  ses  bijoux  à  Wagner.  Le  beau  vase  d'argent 
qui  était  à  l'exposition  passée  ,  la  riche  épée  du  seizième 
siècle  ,  appartenaient  à  M.  le  duc  de  Luynes.  Il  est  cité  parmi 
les  artistes  pour  son  horreur  profonde  pour  la  mythologie;  dans 
les  ventes,  il  est  un  antagoniste  redoutable  et  redouté  ;  connue 
antiquaire,  nul  ne  connaît  mieux  que  lui  la  brillante  époque 
qui  sépare  François  1er  de  Louis  XIV.  Après  la  mort  de  M.  le 
marquis  de  Dampierre,  son  père,  les  premiers  efforts  de  M.  le 
duc  de  Luynes,  pour  réhabiliter  dignement  cette  grande  for- 
lune,  car  la  réhabilitation  de  la  fortune  c'est  la  dépense, 
furent  d'abord  timides  el  incertains  ;  mais  ,  peu  à  peu,  l'in- 
stinct généreux  fut  le  plus  fort,  et  voici  qu'aujourd'hui  tout  se 
préparc  pour  la  restauration  complète  du  château  dcDampierre. 
Le  château  sera  revu  de  fond  en  comble,  il  sera  rendu  à  sa 
forme  première  ;  le  grand  seigneur  s'y  montrera  de  nouveau 
dans  tout  son  éclat,  dans  toute  sa  puissance.  Jusque  là  tout 
est  bien  ;  mais  voici  que  pour  mettre  le  comble  à  cette  ma- 
gnificence ,  M.  le  duc  de  Luynes  fait  un  appel  à  M.  In- 
gres; il  lui  écrit  à  Home  directement,  lui  annonçant  qu'il 
lui  a  réservé  la  plus  grande  salle  de  son  château  afin  qu'il 
eût  à  la  couvrir  d'ornements  et  de  peintures;  il  lui  a  laissé 
le  choix  du  sujet  et  de  l'époque,  pourvu  que  ce  ne  soit  pas  de 
la  mythologie;  il  lui  offre  cent  mille  francs  pour  celle  œuvre, 
et  si  la  somme  ne  lui  suffit  pas  ,  il  esl  tout  à  fait  aux  ordres 
de  M.  Ingres.  Cette  lettre  va  chercher  M.  Ingres  dans  son 
école  de  Home,  à  l'instant  même  où  l'illustre  artiste  était 
traité  d'une  façon  si  déloyale  par  messieurs  s«s  confrères  de 
l'Académie  des  Deaux-Arts  à  Paris. 

Cette  lettre,  si  honorable  pour  celui  qui  l'écrivait  el  pour 
celui  à  qui  elle  était  adressée,  a  été  accueillie  par  M.  Ingres 
avec  une  vive  émotion.  Cet  homme  qui  gagne  encore  si  peu 
d'argent ,  el  qui  nous  a  répété  plusieurs  fois  à  nous-mème 
qu'avec  sa  peinture  il  ne  gagnait  pas  six  francs  par  jour,  a  été 
bien  surpris  quand  il  a  vu  qu'un  de  ses  compatriotes  lui  of- 
frait une  si  grosse  somme,  et  avec  tant  de  prières  encore.  Il 
n'y  a  pas  encore  bien  longtemps  que  dans  celte  même  ville  de 
Home,  où  cette  lettre  le  venait  trouver,  M.  Ingres  s'estimait 
heureux  de  faire,  au  prix  d'un  petit  écu  italien ,  la  plus  petite 
espèce  des  petits  écus,  d'honorables  portraits  à  la  mine  de 
plomb  qui  sont  des  chefs-d'œuvre.  Ceux  qui  ont  vu  la  réponse 
de  M.  Ingres  à  M.  le  duc  de  Luynes ,  rapportent  que  cette 
lettre  sent  tout  à  fait  son  grand  artiste,  et  que  Michel-Ange 
ne  devait  pas  écrire  autrement  quand  il  écrivait  au  sénat  de 
Florence.  M.  Ingres  a  tout  accepté;  de  ta  Villa  Medici.  à 
Home,  il  se  rendra  immédiatement  au  château  de  Dampierre. 


L'ARTISTE. 


[73 


et  là  il  se  mettra  aussitôt  ;'i  l'œuvre,  et  vous  connaissez  BMei 
la  persévérance  de  cet  homme .  sou  zèle  incomparable  ,  sa 
sévérité  pour  lui-même,  que  rien  n'égale,  pour  savoir  que 
cette  vaste  salle  du  château  de  Itampierre  prendra  au  moins 
dix  années  de  la  vie  de  M.  Ingres ,  ses  dix  plus  belles  années 
de  force,  de  combals,  d'expérience  et  de  leçons.  A  notre 
sens,  c'est  là  un  grand  malheur  que  la  France  ne  soit  pu 
assez  riche  pour  occuper  exclusivement  un  si  arand  artiste. 
Bien  plus,  nous  serions  tenté  de  reprocher  au  roi  lui-même 
de  se  laisser  battre  à  cette  occasion  par  M.  le  duc  de  l.uynes. 
Quand  M.  le  duc  d'Orléans  apprendra  cette  nouvelle,  nous 
sommes  sûrs  qu'il  en  sera  bien  triste;  et  de  fait,  dans  une 
nation  comme  la  nôtre,  exposée  à  toutes  les  révolutions,  où  le 
droit  de  propriété  est  poussé  jusqu'à  l'abus,  où  le  propriétaire 
delà  colonneVendôme  serait  lemaitre  de  l'abattre  pour  en  faire 
des  gros  sous ,  sans  que  nul  eût  la  force  de  s'y  opposer,  c'est 
en  vérité  grand  dommage  de  voir  de  pareilles  œuvres,  comme 
qui  dirait  Y  Apothéose  d'Homère,  devenir  la  propriété  de  sim- 
ples particuliers.  Hélas!  nous  ne  le  savons  que  trop  par  nous- 
mêmes,  les  musées  et  les  palais  des  rois  ne  sont  pas  des 
asiles  trop  sûrs  pour  les  chefs-d'œuvre  des  hommes.  Que  de 
marbres  la  révolution  a  brisés!  que  de  toiles  elle  a  vendues 
à  l'encan  !  Et  vous  voulez  en  présence  d'une  pareille  destruc- 
tion ,  quand  le  Louvre  même  est  violé,  que  l'on  confie  à  de 
simples  maisons  bourgeoises,  des  œuvres  qu'elles  n'auront 
jamais  la  force  de  défendre  !  Et  vous  voulez  que  ces  murailles 
que  rien  ne  protège,  pas  même  une  sentinelle,  deviennent 
les  dépositaires  de  ces  œuvres  qui  sont  l'honneur  de  toute 
une  époque  !  Voyez  ce  que  vous  faites!  vous  donnez  un  maître 
chaugeant  et  périssable  à  des  ouvrages  qui  ne  doivent  pas 
mourir!  A  peine  M.  Ingres  aura-t-il  complètement  achevé  ce 
salon  du  château  de  Dampierre,  que  peut-être  le  proprié- 
taire du  château  sera  mort.  Lui  mort ,  et  avec  votre  façon  de 
tout  abolir,  même  les  majorais  les  plus  respectables ,  savez- 
vous  qui  sera  le  mallre  de  ces  demeures  dont  M.  Ingres  aura 
fait  des  demeures  royales?  Ktes-vous  sûrs  qu'un  fermier  en- 
richi par  la  dernière  disette  n'achètera  pas  ce  château  de 
Dampierre,  et  qu'il  n'entassera  pas  dans  cette  vaste  salle, 
toute  resplendissante  du  génie  de  M.  Ingres,  son  foin,  son 
blé  et  ses  orges?  Ah!  c'est  là  le  malheur  de  notre  époque: 
nul  ne  peut  dire  ce  que  deviendra  sa  tête  et  sa  maison.  Quel 
est,  de  nos  jours,  le  château  qui  n'a  pas  été  démoli  pierre  à 
pierre  par  la  bande  noire?  Quelle  est  la  sainte  abbaye  dont 
on  n'a  pas  fait  une  manufacture?  Quelle  est  l'église  qui  n'ait 
pas  été  changée  en  grenier  à  fourrages?  Le  château  de 
Saint-Germain,  après  avoir  été  le  berceau  d'une  monarchie, 
n'est  plus  aujourd'hui  que  la  sentine  de  l'armée.  La  salle 
des  gardes  de  tant  de  rois  a  été  coupée  en  deux  pour  en  faire 
des  cachots.  De  son  temps ,  Angot ,  le  marchand  normand , 
avait  fait  décorer  aussi  sa  maison  par  de  grands  sculpteurs. 
Cette  maison  appartient  à  un  fermier  qui  a  brisé  les  bas- 
reliefs  pour  se  débarrasser  des  visiteurs.  L'hôtel  du  maréchal 
d'Ancre,  triste  exemple  des  fureurs  populaires,  qui  me  re- 
vient, je  ne  sais  pourquoi,  à  propos  de  M.  le  duc  de  Luyncs, 
est  aujourd'hui  une  caserne.  Enfin ,  si  nous  avions  besoin 
d'exemples  pour  montrer  ce  qu'on  doit  de  respect  et  d'atten- 
tion aux  œuvres  des  grands  maîtres ,  et  combien  il  faut 
prendre  garde  de  ne  pas  en  abuser,  nous  vous  transporte- 
rions dans  le  plus  bel  hôtel  de  Paris ,  au  fond  de  111e  Saint- 


Louis.  La  maison  est  admirable;  elle  est  sculptée  du  haut  eu 
bas;  elle  B  été  bâtie  tout  exprès  pour  servir  d'habitation  .1 
la  puissance  et  à  la  {fraudeur.  Les  deux  plus  grand»  pelnlWl 
du  temps  de  Louis  XIV.  lesueur,  oui,  Lesucur  lui-même, et 
Lebrun,  le  peintre  de  Versailles,  ont  décoré  à  eux  deux  l.t 
ualcrie  de  cet  hôtel,  qui  est  immense. 

Eh  bien!  venez  avec  nous,  et  vous  allez  voir  ce  que  de- 
viennent, dans  une  nation  comme  la  nôtre,  les  chefs-d'œuvre 
que  rien  ne  protège,  et  qui  sont  abandonnés  à  la  misérable 
condition  des  propriétés  vulgaires.  Venez!  la  rue  est  déserte, 
car  la  vie  et  le  mouvement  ont  abandonné  ce  quartier,  perdu 
dans  le  silence  et  dans  l'ennui.  La  porte  est  toute  grande 
ouverte,  et  vous  n'y  voyez  entrer  que  des  ouvriers  mal  vêtus, 
des  ouvrières  en  haillons.  D'horribles  poutres,  mal  (aillée- 
coupent  en  deux  la  façade  principale.  La  salle  d'attente,  où 
se  tenait  le  suisse,  en  habit  brodé,  est  devenue  une  espèce 
de  niche  qu'un  chien  de  bonne  maison  ne  voudrait  pas  ha- 
biter. Montez  avec  nous  ce  bel  escalier  construit  par  Man- 
sard,  il  est  encombré  d'immondices.  Le  rez-de-chaussée,  ou 
se  voient  encore  quelques  vestiges  de  dorures,  est  rempli  de 
crins  et  de  laine.  Les  salles  du  premier  étage,  toutes  dévas- 
tées, sont  remplies,  comme  le  rez-de-chaussée,  de  la  même 
poussière;  enfin  celte  galerie,  qu'on  prendrait  pour  la  sœur 
cadette  de  la  galerie  de  Versailles,  elle  est  bourrée  de  matelas 
faits  pour  l'armée.  Oh  !  que  je  voudrais  voir  M.  Ingres  lui- 
même,  et  M.  le  duc  de  Luynes  en  personne,  se  promener  entre 
ces  quatre  murailles  où  se  devinent  les  grands  noms  de  Le- 
brun et  de  Lesueur  !  Que  je  voudrais  voir  leur  étonnemcnl  el 
leur  tristesse  sous  ces  nobles  voûtes,  où  le  génie  mutilé  se 
montre  encore  çà  et  là  par  lambeaux,  avec  l'acharnement  du 
génie  qui  ne  veut  pas  mourir  !  Lamentable  spectable,  en  effet, 
de  cette  magnificence  passée  et  de  cette  misère  présente  !  Kl 
quand  nos  deux  hommes  se  seraient  bien  promenés  dans  celte 
ruine,  quand  ils  auraient  cherché  à  retrouver,  mais  en  vain  . 
dans  les  membres  épais  de  ce  grand  drame,  un  peu  de  la  vie 
d'autrefois,  alors  on  pourrait  se  retourner  vers  le  peintre  el 
lui  dire  :  «  Celte  lamentable  histoire  de  ce  Lesueur  que  vous 
adorez,  sera  votre  histoire  un  jour,  si  vous  ne  travaillez  pas 
exclusivement  pour  la  nation  française.  El  vous,  monsieur  le 
duc,  cette  masure  que  vous  voyez  là  s'appelait  l'hôtel  Lambert  ; 
cette  magnifique  galerie,  encombrée  do  ces  couches  gros- 
sières, elle  a  appartenu  à  plusieurs  générations  de  grands 
seigneurs  et  de  gens  d'esprit.  Voltaire  y  a  passé ,  sans  laisser- 
plus  de  traces  que  Lesueur  lui-même.  Sou  dernier  proprié- 
taire était  un  des  minisires  de  l'Empereur.  11  quitta  cet  hôlel 
pour  suivre  le  mouvement  de  la  ville  qui  s'en  allait  là-bas.  Il 
arracha  de  ces  murailles  désolées  ce  qu'il  en  put  arracher, 
les  bois  dorés,  les  toiles  peintes,  les  cheminées,  les  cham- 
branles ,  et  11  laissa  le  reste,  c'est-à-dire  Lebrun  et  Lesueur, 
comme  on  laisse  le  papier  peint  dans  la  maison  qu'on  aban- 
donne. » 

Certes,  pour  exprimer  tout  notre  chagrin  à  propos  de  cette 
nouvelle  commande  faite  à  M.  Ingres,  nous  ne  pouviun- 
trouver  d'exemple  plus  lamentable  que  celui  de  l'hôtel  Lam- 
bert. Autrefois  on  eût  fait  à  ee  sujet  une  fable;  nous  n'en 
sommes  plus  à  l'allégorie  de  nos  jours,  les  faits  parlent  trop 
haut  et  ils  parlent  d'eux-mêmes.  Je  reviens  à  mon  lexlc,  et 
je  finis  comme  j'ai  commencé.  Il  esl  très-fâcheux  que  l'il- 
lustre auteur  de  V  Apothéose  d'Homère,  qui  est  au  Louvre. 


iH©«> 


m 


L'AUTISTE. 


n'ait  plus  d'autres  travaux  que  la  décoration  du  château  de  , 
Dampicrrc;  et  tout  en  louant  M.  le  duc  de  Luyncs  de  la  belle 
inspiration  qui  lui  est  venue  d'utiliser  ainsi  ce  grand  artiste, 
nous  ne  pouvons  nous  empocher  de  songer  que  peut-être  un 
jour  on  répétera,  à  propos  de  M.  Ingres  et  du  château  de  ■■ 
Dampierre,  ce  que  nous  disons  là  de  Lcsueur  et  de  l'hôtel 
Lambert. 

— Comme  nouvelle  des  beaux-arts,  vous  ave/,  à  Metz  le  con- 
cours qui  s'est  ouvert  pour  la  statue  du  maréchal  Faberl. 
Celui-là  était  un  de  ces  officiers  de  fortune  que  leur  mérite 
seul  avait  portés  aux  plus  hautes  dignités  de  l'armée.  Il  n'é- 
tait pas  de  soldat  qui  ne  répétât  bien  ou  mai  le  vers  de  Vol- 
taire : 

Itoze  et  Fabert  ont  ainsi  commencé  ! 

La  ville  de  Metz  a  bien  fait  de  se  souvenir  de  cette  gloire, 
et  certes,  nos  frontières  du  Nord  ne  pouvaient  être  mieux  dé- 
corées que  par  la  statue  d'un  pareil  soldat.  A  dire  vrai ,  le 
programme  de  la  ville  de  Metz  n'était  pas  des  plus  clairs.  Elle 
avait  demandé  qu'on  lui  fit  une  statue  qui  rappelât  en  même 
temps  le  guerrier  et  le  magistral.  En  effet,  on  ne  pouvait  pas 
faire  de  cette  statue  une  espèce  de  Maître  Jacques  en  manteau 
d'hermine  et  en  cuirasse.  Aussi,  sur  les  seize  concurrents, 
M.  Elex,  se  délivrant  tout  à  coup  du  programme  et  n'obéissant 
qu'à  son  inspiration,  ce  qui  vaut  mieux  ,  a  emporté  les  suf- 
frages presque  unanimes  de  la  commission.  Son  projet  a  été 
adopté  à  une  majorité  incontestable.  M.  Desbœufs,  pour  avoir 
été  plus  timide  et  pour  avoir  suivi  de  plus  près  le  programme, 
n'est  venu  qu'après  M.  Elex. 

Mais,  encore  une  fois,  les  statues  ne  manqueront  pas  aux 
sculpteurs,  ce  seront  bien  plutôt  les  sculpteurs  qui  manque- 
ront aux  statues.  L'autre  jour  encore,  de  Florence  et  du  mi- 
lieu de  cette  douce  oisiveté  qui  n'a  pas  son  égale  dans  toute 
l'Italie,  un  Bonaparte  détrôné,  l'ancien  roi  de  Hollande,  au- 
jourd'hui comte  de  Saint-Leu ,  envoyait  trois  cents  francs  à 
M,  le  maire  de  Valence  pour  le  monument  de  Championne!, 
l'ancien  camarade  de  Louis  Bonaparte. 

Ce  sont  là  des  événements  bien  remarquables,  si  l'on  songe 
à  quel  exil ,  et  partant  à  quels  ennuis,  est  condamné  le  roi 
de  Hollande,  et  quel  bruit  doit  faire  nécessairement  un  pa- 
reil monument  pour  se  faire  entendre  à  Florence,  où  l'on 
parle  à  peine  des  vieux  monuments  de  la  ville.  M.  le  comte 
de  Saint-Leu ,  par  la  même  occasion ,  écrivait  au  Courrier 
Français  pour  lui  reprocher  d'avoir  mal  parlé  de  sa  vieillesse, 
d'avoir  raconté  en  termes  peu  bienséants  ses  dernières  et 
chastes  amours  avec  celle  belle  jeune  fille  florentine  que 
l'ex-roi  de  Hollande  voulait  épouser.  Celle  lettre  est  digne 
et  convenable  :  il  était  impossible  de  rappeler  d'une  façon 
plus  netle  les  égards  et  le  respect  qui  sont  dus  A  de  pareils 
malheurs. 

—  L'Exposition  de  Berlin  fait  parler  d'elle.  La  ville  intel- 
ligente de  tous  les  beaux-arts  se  porle  en  foule  à  ces  pein- 
tures qui  lui  viennent  de  toutes  parts.  Plusieurs  des  noms 
qui  ont  brillé  au  Louvre  celte  année  ont  tenu  à  grand  hon- 
neur d  èlre  imprimés  sur  le  livret  de  l'exposition  de  Berlin. 
C'est  là  un  heureux  échange  qui  fera  quelque  beau  jour  de 
toute  lEurope,  comme  un  vaste  musée  où  tous  les  talents  se- 
ront les  bienvenus,  quelle  que  soit  leur  patrie.  Berlin,  à  cette 
heure,  se  préoccupe  aussi  beaucoup  d'une  statue  à  élever  à 


ce  philosophe  despote,  Frédéric  II,  qui  a  été  le  créateur  for- 
midable et  goguenard  de  ce  royaume  de  Prusse.  Certes,  le» 
Berlinois  ont  trop  de  goût  pour  souffrir  qu'à  celte  occasion 
on  fasse  pour  la  statue  du  roi  de  Prusse  ce  qu'on  a  fait  chez 
nous  pour  l'effigie  de  Napoléon  Bonaparte,  une  charge  vul- 
gaire, triviale,  sans  dignité.  Car,  enlre  autre  ressemblance 
avec  l'empereur  Napoléon  ,  le  roi  de  Prusse  a  celle-là  :  c'est 
qu'avec  de  grandes  bottes  à  l'êcuyère,  un  uniforme  tout  usé  , 
une  longue  queue  au  milieu  du  dos,  et  un  vieux  tricorne  sur 
la  tète,  vous  avez  un  roi  de  Prusse  des  plus  ressemblant-. 
De  bonne  foi,  la  statuaire  ne  doit  pas  représenter  la  royauté 
comme  la  représenterait  le  vaudeville. 

—  L'Exposition  de  Madrid  se  recommande  par  trois  belle.» 
copies  de  Raphaël ,  Sasso  Ferrato  et  Ténicrs ,  que  la  reine 
régente  a  faites  de  sa  propre  main  au  plus  fort  même  de- 
guerres  civiles,  et  quand  elle  ne  savait  pas  encore  si  sa  fille, 
l'innocente  Isabelle,  serait  un  jour  la  maîtresse  de  toutes  les 
Espagnes.  C'est  là  encore  une  singularité  qui  n'appartient 
qu'à  ce  temps-ci  :  une  reine ,  dans  des  circonstances  si  diffi- 
ciles, au  milieu  des  émeutes,  des  conspiralions  et  de  la  guerre 
civile,  qui  passe  sa  vie  à  représenter  sur  une  toile  les  joies 
si  calmes  et  si  grotesques  des  paysans  flamands. 

—  On  annonce  pour  l'Exposition  prochaine  plusieurs  por- 
traits de  la  belle  Ayescha .  la  femme  de  l'ex-hey  de  Con- 
stantine,  Achmel  :  et  cette  annonce  se  fait  chez  nous  tout  sim- 
plement, comme  s'il  n'y  avait  rien  de  plus  naturel  que  d'en- 
lever à  un  pauvre  hey  la  femme  qu'il  aime;  comme  si  ce  n'é- 
tait pas  un  indigne  abus  de  la  force,  d'arracher  cette  jeune 
femme  à  ce  royaume  où  elle  était  souveraine.  Ils  auront  beau 
faire,  un  jour  viendra  où  la  belle  Ayescha  regrettera  cette  vie 
à  laquelle  on  l'arrache.  Mais  que  nous  importe?  c'est  une 
célébrité  de  plus,  c'est  un  sujet  de  tableau ,  c'est  un  modèle 
pour  nos  portraits,  c'est  une  enseigne  pour  nos  peintres,  et 
encore  ,  tremblons  que  la  belle  Ayescha  ne  soit  pas  si  belle 
qu'on  le  dit. 

— Est-il  bien  vrai  que  le  gouvernement  ait  proposé  cent  mille 
francs  à  l'organiste  de  Fribonrg  pour  construire  l'orgue  de  la 
Madeleine,  et  que  l'organiste  de  Fribourg  ail  refusé  celte 
offre  honorable  du  gouvernement  français?  Nous  avons  bien 
peur  que  ce  ne  soit  là  une  nouvelle  inventée  à  plaisir.  Dieu 
merci!  les  organisles  ne  nous  manquent  pas.  Les  salons  de 
l'Exposition  étaient  plus  que  raisonnablement  remplis  de  ces 
machines  sifflantes  et  soufflantes  qui  imitent  la  grêle ,  le 
tonnerre  et  la  tempête  à  s'y  méprendre,  et  le  vieil  organiste 
de  Fribourg  serait  bien  étonné  s'il  pouvait  savoir  quelle 
nouvelle  on  a  faite  à  son  sujet.  A  propos  d'orgue,  il  faut  dire 
un  mol  de  la  messe  en  musique  de  Sainl-Euslache.  C'est 
l'œuvre  déjà  sérieuse  d'un  jeune  lauréat  de  vingt-un  an-. 
M.  Charles  Gounot.  Malheureusement,  ces  sortes  de  solennité», 
qui  ne  sont  ni  religieuses  ni  profanes,  manquent  tout  à  fait 
d'intérêt  parmi  nous.  C'est  souvent  t-op  pour  une  messe,  et 
ce  n'est  pas  assez  pour  un  opéra.  Vous  retrouvez  là  indubita 
blement  la  voix  de  M.  Dupont,  qu'on  pourrait  appeler  l'en- 
fant de  chœur  de  la  rue  Lcpclletier.  On  a  remarqué  dans  celle 
composition  bicéphale  de  M.  Gounot,  le  O  salutari.i  et  le 
Domine  salvum,  qui  ont  été  d'un  assez  bon  effet. 

—  Le  roi  de  Saxe  vient  de  fonder  dans  la  ville  de  Dresde 
un  conservaloire  de  musique.  —  L'Angleterre  vient  d'imagi- 
ner de  mettre  le  nom  de  M.  Aubersous  une  partition  indigène, 


L'AUTISTE. 


!-:, 


et  grâce  .nu  nomdeM.  Auber,  la  parlition  anglaise  a  réussi  tout 
autant  qu'aurait  pu  réussir  la  Muette  ou  le  Domino  noir.  C'est 
ainsi  qu'en  Italie  toutes  les  pièces  venues  de  France  ,  opéras , 
opéras-comiques,  drames,  tragédies,  comédies,  ballets,  por- 
tent le  nom  de  M.  Scribe. 

—  Nous  avons  eu  en  môme  temps  des  lettres  de  Ham- 
bourg ,  de  Munich  et  de  Leipsik  ,  et  par  une  singulière  coïn- 
cidence, le  môme  jour,  à  la  même  heure,  Ernst,  le  vio- 
lon célèbre  et  touchant  que  nous  avons  si  souvent  entendu  et 
applaudi  l'hiver  passé ,  donnait  son  premier  concert  à  Ham- 
bourg ;  le  roi  de  Bavière  faisait  représenter  le  Don  Juan  de 
Mozart  à  Munich;  et  madame  Pleycl ,  cette  belle  personne, 
l'honneur  de  son  arl,  répétait  aux  grands  artistes  de  Leipsik 
les  plus  belles  ,  les  plus  sainles  mélodies  de  Mozart.  Ernst, 
à  Hambourg,  a  été  reçu  comme  un  enfant  prodigue,  mais 
comme  l'enfant  prodigue  qui  reviendrait  chargé  des  plus 
heureuses  mélodies.  A  l'Opéra  de  Munich,  sur  le  devant 
de  la  loge  royale,  le  môme  soir  de  Don  Juan,  se  tenait 
madame  Mozart  elle-même,  heureuse  et  pensive ,  car  le  roi 
avait  voulu  qu'elle  assistât,  l'illustre  veuve,  au  triomphe 
posthume  du  grand  génie  dont  elle  porte  le  nom.  Enfin, 
à  Leipsik,  madame  Pleycl  commençait,  d'une  manière  digne 
de  sa  renommée ,  ses  triomphes  futurs  en  Allemagne.  C'est 
là,  dans  toute  l'acception  du  mot,  un  très-grand  arliste; 
mais  c'est  à  peine  si  la  France  a  pu  l'entendre  qu'elle  n'avait 
pas  dix-huit  ans,  et  qu'elle  s'appelait  Mlle  Moke.  11  y  a  déjà 
cinq  ans  que  madame  Pleyel  a  quitté  Paris  pour  la  Russie  ;  et 
.Saint-Pétersbourg  se  souvient  d'elle  avec  enthousiasme,  avec 
respect.  Maintenant,  après  un  travail  acharné  et  tout  nou- 
veau ,  voici  la  jeune  et  belle  artiste  qui  recommence  cette  vie 
de  lutte  et  de  labeur.  Elle  passe  par  l'Allemagne  pour  revenir 
en  France  ;  elle  sait  que  Vienne  est  aux  portes  de  Paris ,  et 
que  les  deux  capitales  s'entendent  à  merveille  pour  encoura- 
ger, pour  aimer,  pour  applaudir,  celle-ci  les  grands  artistes 
de  celle-là,  et  réciproquement.  Si  nous  en  croyons  les 
journaux  arrivés  de  Leipsik ,  on  ne  peut  rien  comparer 
au  succès  de  madame  Pleyel.  Le  célèbre  grand  maître 
Madelsohn  conduisait  l'orchestre,  et,  bien  que  notre  grande 
virtuose  relevât  à  peine  d'une  cruelle  maladie,  elle  a  tenu 
lête  d'une  façon  victorieuse  à  cet  orchestre  formidable.  Voilà 
donc  où  en  est  l'Allemagne  ;  elle  est  encore  ,  à  tout  prendre, 
la  grande  patrie  de  la  musique,  et,  sans  contredit,  nous  avions 
raison  de  dire  l'autre  jour  que  dans  une  terre  ainsi  faite , 
Liszt  ne  serait  pas  obligé  de  donner  de  sa  fortune  soixante 
mille  francs  pour  le  monument  de  Beethoven. 

—  Chez  nous  ,  du  moins  à  la  cour  de  nos  rois  ,  la  musique 
est  moins  heureuse.  Parcourez  l'histoire ,  et  vous  verrez 
qu'autour  du  trône  de  France  la  musique  est  le  moins  favo- 
risé de  tous  les  arts.  Pour  ne  remonter  qu'à  Louis  XV,  il 
avait  la  voix  la  plus  fausse  de  son  royaume  ,  comme  dit  J.-J. 
Rousseau.  Louis  XVI  ne  voulut  jamais  comprendre  ,  malgré 
la  reine  Marie-Antoinette  ,  ce  qu'était  le  chevalier  Gluck.  Na- 
poléon Bonaparte,  après  le  bruit  du  canon  ,  n'aimait  rien  tant 
que  l'air  de  la  Monaco  ;  et  ,  pendant  tout  son  illustre  règne  , 
ou  n'a  joué  que  cela  dans  les  salons  de  Sa  Majesté  l'empereur 
et  roi.  Louis  XVI II ,  Rossini  régnant ,  n'a  jamais  entendu  un 
opéra  de  Rossini.  Charles  X,  cette  Majesté  bienveillante  pour 
tous  les  hommes  et  pour  tous  les  beaux-arts,  disait,  en  parlant 
de  la  musique  :  Je  ne  la  hais  pas;  et  il  croyait  avoir  fait  une 


grande  concession ,  l'excellent  roi.  Enfin  Louis-Philippe ,  -i 
rempli  d'une  noble  passion  pour  l'architecture  et  pour  l.t 
peinture,  qui  aime  autant  M.  Fontaine  que  M.  Horace  Verncl. 
et  qui  ne  sait  pas  de  plus  grands  artistes  que  ces  deux  com- 
pagnons de  ses  loisirs,  Louis-Philippe,  en  fait  de  musique, 
n'aime  et  n'estime  qu'une  chanson  que  lui  chaulait  sa  nour- 
rice :  Do,  do,  l'enfant  do  ,  l'enfant  dormira  tantôt.  Toute  la 
famille  du  roi  est  presque  en  ceci  aussi  avancée  que  Sa  Ma- 
jesté. En  des  plus  grands  supplices  de  M.  le  duc  d'Orléan*. 
c'est  de  se  croire  obligé  d'assister  aux  concerts  du  Conser- 
vatoire. Il  y  aurait  bien  M.  le  prince  de  Joim  ille,  .[in  a  pi  i« 
plus  d'une  fois  parti  pour  Meyerbeer  ;  mais  M.  le  prince  de 
Joinville  est  presque  sourd.  Certainement  la  musique  joue 
de  malheur  dans  cette  famille  si  intelligente,  si  studieuse,  si 
libérale,  et  qui  a  donné  à  la  France  la  princesse  Marie  ,  un 
des  plus  grands  artistes  de  ce  temps-ci. 

Après  la  chanson  de  tout  à  l'heure  :  Do,  do,  l'enfant  do  ,  le 
roi,  qui  a  senti  qu'il  ne  pouvait  pas  en  rester  là,  s'est  pris  de 
belle  passion  pour  une  romance  de  M.  Grisard  ,  la  Folle ,  et 
aussitôt  la  Folle  est  devenue  à  la  mode  au  château  des  Tui- 
leries ;  on  n'entend  que  cela,  on  ne  chante  que  cela.  Vendredi 
passé ,  on  avait  arrangé  un  pelit  concert  dans  le  château  de 
Saint-Cloud,  qui  est  aujourd'hui  tapissé  en  entier  de  ces  belles 
tentures  des  Gobelins  qui  représentent  les  chefs-d'œuvre  de 
Rubens.  Pour  le  dire  en  passant,  ceci  est  encore  moins  magni- 
fique que  le  sera  la  grande  salle  du  château  de  Dampierre,  quand 
elle  aura  passé  par  les  mains  de  M.  Ingres.  A  ce  concert 
avaient  été  invités  deux  pianistes  fameux,  M.  Schopin  et 
M.  Moschclès  :  l'un  qui  revient  d'Italie,  où  il  a  pensé  mourir, 
admirable  musicien ,  tout  rempli  de  mélancolie  et  de  ten- 
dresse; l'autre,  compositeur  habile,  professeur  exercé,  le 
maître  populaire  en  Angleterre,  où  il  donne  des  leçons  à  toute 
l'aristocratie  criarde  de  Londres;  deux  hommes  distingués,  ce- 
lui-ci et  celui-là.  Donc  ils  se  niellent  au  piano,  et  d'abord  ils 
exécutent  leurs  plus  savantes  et  leurs  plus  charmantes  mélo- 
dies; ils  ont  joué,  entre  autres,  un  morceau  à  quatre  mains,  de 
M.  Moschelès,  et  de  la  plus  belle  facture.  Cependant  l'assemblée 
est  restée  froide.  Quand  un  des  hommes  bienveillants  de  cette 
cour,  prenant  à  part  M.  Moschelès,  lui  conseilla  d'improviser 
quelques  variations  sur  l'air  favori,  la  Folle,  M.  Moschelès  se 
fit  expliquer  de  son  mieux  ce  que  c'était  que  la  Folle  ;  mais 
pendant  qu'on  lui  mettait  sous  les  yeux  la  romance  de  M.  Gri- 
sard, à  l'instant  où  il  arrangeait  de  son  mieux  sou  Ihème 
dans  sa  tête,  Schopin  se  met  au  piano  et  il  improvise  des 
variations  sur  la  Folle.  Si  bien  que  les  honneurs  de  la  soirée 
n'ont  été  ni  pour  M.  Schopin,  ni  pour  M.  Moschclès,  niais  pour 
M.  Grisard  :  Sic  vos  non  vobis. 

— C'esluue  nouvelle  officielle  que  M. le  ministre  de  l'intérieur 
donne  aux  enfants  doublement  orphelins  de  ce  pauvre  Adolphe 
Nourrit  une  pension  de  dix-huit  cents  francs  jusqu'à  leur  ma- 
jorité. La  nouvelle  a  été  favorablement  accueillie,  comme  tout 
ce  qui  est  justice  et  générosité.  Quand  Nourrit  était  entouré 
des  applaudissements  et  de  l'admiration  de  cet  ingrat  public  , 
quand  il  nous  révélait  le  premier  les  chefs-d'œuvre  de 
Meyerbeer,  quand  il  était  à  la  fois  le  plus  grand  chanteur 
et  le  plus  grand  tragédien  de  l'Opéra,  ceux  qui  ont  pu  voir 
dans  une  loge  cette  adorable  petite  famille,  réunie  sous  les 
yeux  de  la  mère,  celle  jolie  nichée  de  petites  filles  tout 
éveillées  et  déjà  attentives  à  la  voix  paternelle,  ceux-là  sur- 


ne 


L'AUTISTE. 


lout  ont  applaudi  à  la  décision  de  M.  le  ministre  de  l'intérieur. 
Rien  n'était  charmant,  en  effet,  comme  celle  réunion  de  six 
ou  sept  petits  enfante  en  robe  blanche,  aux  bras  nus,  aux 
épaules  nues,  qui  saluaient  leur  père  de  l'âme  et  du  regard. 
Mais  aussi,  plus  c'était  là  une  belle  famille,  et  plus  on  doit 
regretter  que  cet  heureux  père ,  que  cet  heureux  artiste  ,  cet 
homme  excellent,  n'ait  pas  eu  le  courage  d'attendre  que  le 
même  caprice  qui  lui  enlevait  son  public,  le  iui  ramenai  plus 
ému  ,  plus  enthousiasmé  que  jamais.  Il  ne  s'agissait,  en  effet, 
que  d'attendre  un  an  ou  deux,  de  parcourir  l'Italie,  non  pas 
comme  un  chanteur  qui  veut  agir  sur  des  Italiens  sans  oreille, 
mais  comme  un  artiste  voyageur ,  qui  va  chercher  la  poésie 
et  le  soleil.  Nourrit  aurait  eu  à  peine  le  temps  de  visiter  Na- 
ples,  Home  et  Florence,  que  déjà  l'illustre  chanleur  qui 
l'avait  remplacé ,  succombant  à  la  peine ,  n'eût  pas  mieux 
demandé  que  de  céder  la  place.  Supposez  ,  en  effet,  qu'au- 
jourd'hui on  annonce  la  rentrée  de  Nourrit  dans  les  Hugue- 
nots, dans  la  Juive,  et  vous  verriez  quelle  foule  délirante  , 
empressée,  unanime;  et  vous  verriez  combien  le  jeu  outré  de 
M.  Duprez,  son  extérieur  vulgaire,  sa  voix  fatiguée,  seraient 
appréciés  à  leur  juste  valeur,  Nourrit  aidant.  Ce  repos  de 
deux  années  aurait  renouvelé  tout  à  fait  notre  chanteur;  on 
aurait  compris ,  en  son  absence  ,  toute  sa  beauté ,  lout  son  ta- 
lent ,  toute  cette  intelligence  qu'il  répandait  autour  de  lui  avec 
une  profusion  incroyable,  et  dont  profitait  l'Opéra  tout  en- 
tier, depuis  Mlle  Falcon  jusqu'au  dernier  comparse,  depuis 
Meyerbeer  jusqu'au  dernier  musicien  de  l'orchestre.  Mais 
trop  de  précipitation  a  tout  perdu.  Nourrit  est  mort  plutôt 
que  d'attendre.  Sa  femme  est  morte  de  douleur,  quand  elle 
eut  mis  au  monde  son  dernier  enfant,  son  premier  fils:  et 
maintenant,  cette  jeune  famille  si  heureuse  ,  dont  la  destinée 
était  si  belle,  qui  eût  été  facilement  si  riche  en  se  laissant 
aller  au  cours  des  choses  ,  la  voilà  privée  de  son  père ,  privée 
de  sa  mère  ,  et  secourue  par  M.  le  ministre  de  l'intérieur. 

A  ce  propos,  nous  demanderons,  et  nous  serons  les  pre- 
miers à  faire  cette  question,  importante  cependant,  intéres- 
sante s'il  en  fut,  ce  qu'on  a  fait  jusqu'à  présent  pour  une 
famille  bien  plus  pauvre  et  bien  plus  abandonnée  que  la  fa- 
mille de  Nourrit,  pour  la  famille  de  Fontan  ?  Fontan  est  mort 
il  y  a  déjà  un  mois;  il  était  l'unique  soutien  de  sa  vieille  mère, 
de  son  frère ,  de  sa  sœur,  qui  lui  portait  un  amour  tout  filial. 
H  était  un  des  écrivains  les  plus  distingués  du  théâtre,  et 
pourtant  il  était  aussi  pauvre  qu'on  peut  l'être.  La  générosité 
de  cet  homme ,  son  abnégation  personnelle  ,  son  courage ,  sa 
loyauté  ,  son  désintéressement ,  n'ont  jamais  été  mis  en 
doute  ,  non  plus  que  son  dévouement  pour  sa  famille.  Il  avait 
dans  son  cœur  les  plus  nobles  vertus  bretonnes,  et  sa  mort, 
aussi  bien  que  sa  vie ,  pourrait  l'attester  au  besoin.  Ainsi , 
dans  cette  maladie  cruelle  qui  n'a  duré  que  trois  jours,  et 
quand  il  s'est  senti  saisi  par  cette  mort  imprévue  qui  brisait 
le  corps  sans  tuer  l'àme;  au  milieu  de  ces  douleurs  qui  étaient 
atroces,  et  qui  le  rendaient  presque  fou  ,  Fontan  sortait  de 
son  délire  pour  s'écrier  :  Mon  Dieu  !  que  deviendra  ma  mère  ? 
C'était  là  sou  unique  pensée.  La  douleur  avait  beau  faire,  elle 
était  moins  forte  que  son  amour. 

Un  ami  de  Fontan,  son  collaborateur,  M.  Maillai),  qui  ne  l'a 
pas  quitté  au  lit  de  mort ,  nous  a  raconté  que ,  dans  un  de  ces 
instants  de  repos  que  lui  laissait  la  fièvre ,  Fontan  demanda 
de  quoi  écrire,  et,  de  sa  main  brûlante,  il  écrivit,  devinez 


quoi  !  non  pas  son  testament ,  il  n'avait  à  laisser  que  sa  bonne 
renommée  et  se»  œuvres  ;  mais  il  écrivit  une  lettre  à  un 
homme  dont  le  nom,  quoi  qu'on  fasse,  est  dans  toutes  les 
bouches  en  France ,  dont  la  pensée  est  dans  toutes  les  pen- 
sées; un  homme  que  tous  n'aiment  pas,  mais  que  tous  estiment, 
quoi  qu'on  fasse  et  quoi  qu'on  dise;  un  homme  qui  veille  d'en 
haut ,  qui  sait  garder  son  sang-froid  au  milieu  de  tant  de  pas- 
sions diverses.  Fontan  écrivit  au  roi  la  lettre  que  voici:  «Sire, 
«  je  vais  mourir;  à  celte  heure  suprême  ,  il  n'y  a  plus  d'or- 
«  gueil:  il  y  a  ma  vieille  mère  que  je  vous  recommande,  il  y 
«  a  mon  jeune  frère  et  ma  sœur,  qui  ne  vivaient  que  de  moi, 
«  et  que  ma  mort  laisse  sans  secours. 

«  Sire  ,  les  mourants  ne  remercient  pas,  mais  ils  peuvent 
«  bénir,  et  mon  cœur  vous  bénira.  » 

Qu'est  dovenue  cette  lettre?  A-t-cllc  été  remise  à  son 
adresse?  Et  encore  une  fois,  vous  qui  venez  en  aide  a  la  fa- 
mille de  Nourrit ,  qu'avez-vous  fait  pour  la  famille  de  Fontan? 


ACADEMIE  HOYALE  DE  MUSIQUE. 


IXCILE   '.l;\HV 


'est  à  l'improviste,  et  pour  ainsi  dire  au  ha- 
sard ,  que  celte  jeune  et  charmante  danseuse 
a  obtenu  enfin  la  permission  de  nous  rendre 
un  ballet  que  nous  regrettions  tous,  et  que 
Mlle  Taglioni  avait  rendu,  p:i;r  ainsi  dire, 
impossible.  Mlle  Lucile  Crahn  est  bien  plus  jeune  que  pas 
une  des  illustres  danseuses  de  l'Opéra.  C'est  une  personne 
élégante ,  d'une  taille  très-fine  et  très-souple.  Sa  jambe  est 
agile  et  nerveuse,  son  regard  est  candide  et  plein  d'esprit. 
Il  y  a  déjà  presque  deux  ans  que  celte  aimable  fille  est  venue 
du  fond  de  l'Allemagne  où  elle  était  adorée,  et  depuis  tantôt 
deux  années,  c'est  à  grand'peine  si  elle  a  obtenu  la  permis- 
sion de  danser  de  temps  à  autre  un  très-joli  pas  que  chacun 
faisait  semblant  de  ne  point  voir.  Cette  enfant  était  seule, 
sans  appui,  sans  protection  au-dedans  ni  au-dehors  de  l'O- 
péra ,  et  il  a  fallu  qu'en  effet  le  public ,  fatigué  de  tant  de 
ballets  insipides,  eût  grande  envie  de  revoir  la  Sylphide,  pour 


L'ARTISTE. 


177 


qu'il  fùl  permis  à  Mlle  Gralin  de  se  produire  comme  elle  ■ 
fait  dans  ce  petit  drame  où  Mlle  Tagloni  avait  laissé  sa  légère 
empreinte. 

Il  faut  le  dire,  le  succès  de  Lucile  Grahn  a  été  complet, 
aussi  complet  qu'inattendu  ;  il  est  vrai  que  Mlle  Elssler,  en 
se  chargeant  mal  à  propos  d'un  rôle  tout  aérien  pour  lequel 
elle  n'est  pas  faite,  avait  rendu  la  lâche  de  la  nouvelle  dan- 
seuse bien  plus  facile.  Remplacer  Mlle  Taglioni,  c'était  de 
l'audace;  remplacer  Mlle  Elssler,  c'était  du  bonheur.  Il  faut 
laissera  Mlle  Elssler  la  grâce,  la  passion,  le  délire  amoureux, 
la  danse  espagnole,  la  danse  italienne;  mais  toutee  qui  n'est 
pas  la  vie  réelle,  tout  ce  qui  est  le  rêve  poétique,  ne  saurait 
convenir  à  cette  belle  personne.  Mlle  Lucile  Grahn  est  tout  à 
fait  une  sylphide  de  la  famille  de  Mlle  Taglioni  ;  elle  a  la  can- 
deur mélancolique  des  filles  du  Nord;  elle  est  légère  et  calme. 


Ce  beau  pas  du  second  acte,  que  Mlle  Taglioni  seule  pouvait 
danser,  qui  avait  été  fait  pour  elle  et  par  elle,  et  que  Mlle  Elss- 
ler avait  prudemment  remplacé  par  des  pointes  et  par  des 
pirouettes  ,  Mlle  Lucile  Grahn  l'a  abordé  de  front,  elle  l'a 
dansé  tel  quel,  comme  si  elle  n'eût  fait  que  cela  toute  sa  vie. 
A  cet  instant  décisif,  il  s'est  fait  dans  la  salle  un  de  ces  ef- 
frayants silences  entre  lesquels  est  suspendue  la  vie  ou  la 
mort  d'un  artiste.  Le  silence  s'est  terminé  par  des  applaudisse- 
ments unanimes  que  pas  un  murmure  n'a  osé  interrompre. 
Cette  révolution  dramatique  s'est  opérée  comme  s'opèrent 
toutes  les  révolutions  :  celle  qui  était  abaissée  a  été  élevée, 
et  réciproquement. 


TIIKATRE   ROYAL  ITALIE> 


I.»   SOKSAMBI-I.t. 


b  temps  n'est  plus  où  l'engouement  mena- 
çait d'établir  le  pauvre  Bellini  sur  le  trône 
de  Rossini  oublié.  Que  de  merveilles  n'a- 
t-on  pas  racontées  de  cette  musique  qui  ou- 
vrait une  route  nouvelle,  disait-on!  Quelle 
profondeur  ne  lui  a-t-on  pas  accordée  !  que  d'intentions 
cachées,  quelle  portée,  quelle  révolution  future,  que  de 
développements  médités,  dont  le  jeune  et  mélancolique  maes- 
tro n'eut  jamais  la  conscience  !  Il  y  eut  à  cela  des  raison- 
loujours  puissantes  et  même  légitimes.  D'abord,  on  sen- 
tait le  besoin  de  trouver  un  continuateur  à  Rossini ,  qui 
menaçait  de  s'arrêter,  menace  qu'il  n'a  que  trop  tenue.  Et 
puis,  Belliniétail  venu  parmi  nous  patronner  lui-même  sa  mu- 
sique. Le  monde  est  ainsi  fait,  qu'il  lui  faut  sou  vent  des  démon- 
strateurs et  des  cornacs  pour  lui  vanler  et  lui  faire  goûter  les 
choses.  Il  existe  de  par  le  monde  parisien  une  société  de 
musiciens  fabiïcaleurs  de  romances,  tant  plates  qu'agréables, 
qui  exploite  un  assez  grand  nombre  de  salons  à  l'aide  d'un 
chanteur  attitré ,  commis  voyageur  de  la  compagnie.  Celui-ci 
ne  chante  que  les  romances  des  musiciens  commanditaires  . 
et  cela  aux  applaudissements  d'une  foule  qui  passe  le  lende- 
main au  bureau  du  marchand  de  musique,  comme  les  paysans 
de  Donizetti  se  pressent  autour  de  Dulcamara.  De  celte  façon, 
la  compagnie  pour  la  propagation  de  la  romance  insigni- 
fiante touche  plus  de  dividendes  que  n'en  pourraient  réunir 
tous  les  génies  les  |  lus  harmonieux  de  notre  temps,  s'ils 
s'associaient  sans  chanteur  pour  placer  leurs  véritables  ro- 
mances. Bellini  ne  chantait  pas  lui-même  sa  musique ,  mais 
il  était  beau,  ses  manières  étaient  excellentes.  C'en  fut  assez 
pour  recommander  aux  gens  élégants,  ou  seulement  impres- 
sionnables, tout  ce  qui  était  sorti  de  sa  plume.  On  lui  fit  une 
gloire  sans  discuter  les  conditions. 

Aujourd'hui ,  Bellini  est  mort  :  on  a  repris  trop  facilement 
ce  qui  avait  été  donné  de  même.  On  ne  le  dénigre  pas,  on 
l'oublie.  On  cherche  maintenant  une  célébrité  à  encenser. 

Je  ne  puis  expliquer  autrement  l'espèce  d'indifférence  rela 
tive  avec  laquelle  on  a  laissé,  à  la  reprise  de  la  Sannambuln. 
quelques  places  vacantes,  chose  inouïe  à  l'Opéra  italien.  Cette 
reprise  a  été  signalée  par  un  incident  qui  a  fait  sensation  dans 
ce  monde  qui  circonscrit  ses  émotions  dans  un  certain  cercle 
défini.  Mme  Persiani  avait  chanté  son  premier  air  avec  une 
supériorité  vivement  sentie  ;  elle  annonçait  l'arrivée  de  Ru- 
bini ,  quand  ,  au  lieu  du  chanteur  favori,  on  a  vu  entrer  un 
billet  porté  par  un  comparse  de  sinistre  augure ,  lequel 
annonça  que  Rubini,  atteint  d'une  indisposition  subite  sur  la 
scène  même ,  ne  pouvait  remplir  son  rôle.  Sinico  fat  proposé 
pour  le  remplacer,  avec  faculté  pour  les  spectateurs  non 
abonnés  de  reprendre  leur  argent.  Le  parterre  s'en  fut  à  pied 
ou  en  omnibus  ,  et  les  locataires  des  loges,  qui  n'attendaient 
le  retour  de  leurs  voitures  que  pour  une  heure  avancée  ,  pri- 
rent patience  en  causant  entre  eux,  sauf  à  s'arrêter  quand  il 
s'agissait  d'écouter  Mme  Persiani. 


178 


L'ARTISTE. 


Le  lendemain  a  eu  lieu  la  véritable  reprise  de  la  Sonnam- 
bula.  Rabin] ,  bien  remis  de  son  indisposition  ,  s'est  montré, 
comme  toujours,  le  véritable  interprète  de  celte  charmante 
musique,  si  tendre  et  si  doucement  passionnée.  Jamais  le 
tîiialc  déchirant  du  premier  acte  n'avait  élé  dit  avec  autant  de 
talent  et  de  verve.  Mme  Persiani  domine  parfois  la  masse 
entière  avec  une  énergie  presque  surhumaine,  qui  remue 
d  autant  plus  qu'elle  doit  se  faire  jour  moins  souvent.  Morelli, 
engagé  comme  basse,  n'est  qu'un  baryton  assez  clair,  mais 
sa  voix  est  caractérisée  et  très-mordante.  Il  la  pose  avec 
une  étude  constante  et  fort  louable,  et  donne  à  ses  traits  une 
remarquable  égalité.  Morelli  peut  devenir  un  chanteur  es- 
timé. 


i  onrerl  «!<■  .11.    Iti  ilioz 

M.  Berlioz  donnera  un  grand  concert  au  Conservatoire ,  le 
dimanche  2i  novembre  prochain.  On  y  entendra,  pour  la  pre- 
mière fois,  sa  nouvelle  symphonie  intitulée  Roméo  et  Juliette 
(dédiéeà  M.  Paganini).  Dans  cet  ouvrage,  l'auteur  a  employé, 
avec  l'orchestre,  trois  chœurs  différents  et  trois  voix  réci- 
tantes. L' .action  y  est  exposée  par  un  groupe  de  quatorze  voix, 
qui .  sur  une  espèce  de  mélopée ,  à  l'exemple  des  drames  an- 
tiques, moralisent  sur  les  événements. 

La  scène  principale  de  celte  grande  composition,  tirée 
de  Shakspeare  comme  tout  le  reste,  mais  qu'où  supprime 
ordinairement  aux  représentations  théâtrales,  oflrait  au  mu- 
sicien un  magnifique  sujet  qui  n'a  point  encore  été  traité: 
c'est  la  réconciliation  des  Capulet  et  desMontagu,  sur  les 
tombeaux  des  deux  amants. 

Le  livret  est  de  M.  Emile  Deschamps. 

A.  SPECIIT. 


"ﻫi:>«?« 


COMEDIE-FRANÇAISE. 


LE  TARTUFE.  -Mlle  Mars ,  Mlle  Doze.  -  LA  BELLE  FERMIERE. 


'l  y  a,  au  théâtre,  des  noms  qui  semblent  con- 
tenir tellement  aux  personnages,  qu'on  n'au- 
!  rail  pu  s'habituer  à  tout  autre.  Cela  nous  pa- 
1  raltrait  impossible  qu'ils  n'eussent  pas  été 
•  rencontrés  par  l'auteur.  Il  en  est  de  même 
dans  la  vie  :  nous  croyons  les  hommes  de  génie ,  et  même 
quelquefois  les  simples  particuliers  qui  nous  entourent  , 
baptisés  par  une  volonté  suprême  :  nous  sommes  sur  le  point 
d'attribuer  à  l'antique  destin  cet  accord  qui  existe  à  nos  yeux 
entre  le  caractère  et  le  nom  ,  et  de  dire  :  C'était  écrit.  En 
amour  surtout  ce  phénomène  est  fréquent. 

Je  vous  demande ,  en  vérité  ,  si  vous  eussiez  pu  vous  faire 
iu  nom  de  Panulphe.  que  Molière  avait  d'abord  eu  dessein  de 
donner  à  son  imposteur!  Panulphe!  qu'est  cela  .je  vous  prie? 


Ne  voilà-t-il  pas  des  syllabes  bien  insolentes  !  De  quel  droit , 
Panulphe,  s'il  vous  plaît?  Panulphe  est  bon,  vraiment!  Mo- 
lière ne  tarda  pas  à  châtier  l'audace  de  ce  nom  qui  préten- 
dait se  glisser  dans  sa  comédie  ;  il  le  traita  du  haut  en  bas  ! 
Ce  fut  alors  qu'il  choisit  Tartufe.  A  la  bonne  heure  !  c'est  là 
un  nom  heureux  !  un  nom  béat,  tout  confit  en  hypocrisie. 
Ne  pensez  pas  que  nous  voyons  actuellement  ce  mot  de 
Tartufe  à  travers  l'incarnation  qu'il  a  subie,  et  que  notre  es- 
prit et  notre  oreille  soient  séduits  par  l'habitude.  A  part  une 
valeur  devenue  proverbiale,  ce  nom  porte  en  lui,  comme  tous 
les  noms  bien  inspirés  ,  qui  doivent  dnter  dans  le  monde 
quelque  jour,  une  sorte  d'étyniologie  impressionnant  en  sa 
faveur.  Dieu  nous  garde  de  tomber  dans  le  ridicule  des  Fem- 
mes Savantes  .  et  d'appliquer  à  ce  mot  le  vers  de  Bélise  : 

Il  est  vrai  qu'A  dit  plus  de  choses  qu'il  n'est  gros. 

Mais  nous  citerons  l'autorité  de  Molière  ;  une  anecdote 
prouve  qu'il  a  cherché  longtemps  une  expression  aussi 
caractéristique  que  celle-là.  On  assure  que  se  trouvant  un 
jour  chez  le  nonce  du  pape  avec  plusieurs  ecclésiastiques 
au  visage  papelard  ,  on  apporta  des  truffes,  et  que  l'un  d'eux 
s'écria  avec  un  air  admirable  de  goinfrerie  dévote  :  Tartufoli, 
signor  Nuncio,  tarlufoli'  Il  n'en  fallut  pas  davantage  au  poëte 
comique.  Cette  figure  morose,  si  subitement  déridée,  cette 
gourmandise  cafarde  dévoilée  à  l'improvisle  ,  lui  donnèrent 
la  mesure  d'un  masque  d'hypocrite;  Tartufe  était  trouvé.  Peut 
être  est-ce  pour  cela  que  Molière  a  fait  son  héros  si  tendre  , 
non-seulement  à  la  lentalion  du  côté  des  femmes,  mais  encore 
aux  sensualités  de  la  bonne  chère,  liappelez-vous  le  portrait 
que  Dorine  trace  de  ce  pauvre  homme  ,  lorsqu'elle  raconte  à 
Orgon  ce  qui  s'est  passé  dans  la  maison  pendant  son  absence  : 

Il  soupa  .  lui  tout  seul ,  devant  elle  'Elmiie 

Et  fort  dévotement  il  mangea  deux  perdrii  . 
Avec  une  moitié  de  gigot  en  hachis 

Si  Molière  n'a  pas  mis  de  truffes  dans  le  repas,  c'était  sans 
doute  pour  éviter  les  personnalités.  Les  truffes  sont  dans  le 
mot. 

On  sait  toutes  les  peines  que  l'auteur  du  Misanthrope  eut  à 
faire  jouer  son  nouveau  chef-d'œuvre  :  chacun  voulait  s  y 
reconnaître.  On  prétend  qu'une  aventure  pareille  à  celle  qu'il 
a  mise  dans  sa  comédie  se  passa  chez  la  duchesse  de  Lon- 
gueville  ,  entre  celte  galante  princesse  et  l'abbé  de  La  ho- 
quette. Au  reste,  tout  le  clergé  cria  au  scandale,  bien  que 
Tartufe  ne  soit  pas  un  abbé  ,  puisque  Orgon  veut  lui  donner 
sa  fille  en  mariage  ;  mais  on  n'ignorait  pas  l'intention  pre- 
mière de  Molière.  Lui  même  a  pris  soin,  comme  il  le  dit  aMM 
naïvement  au  roi  dans  un  placet ,  de  déguiser  le  personnage 
sous  l'ajustement  d'un  homme  du  monde.  Les  abbés  clair- 
voyants ne  s'y  trompaient  pas;  ils  avaient  alors  les  honneurs, 
la  puissance  ;  ils  étaient  attaqués  d'une  façon  détournée  dans 
leurs  intérêts.  Pouvaient-ils  pardonner  ?  Il  fallait  que  Molière 
comptât  bien  sur  le  roi  pour  lui  faire  l'aveu  contenu  dans  son 
placet.  confidence  qui  a  l'air  d'être  faite  de  pair  à  compa- 
gnon. «J'ai  eu  beau  donner  à  mon  imposteur,  dit-il.  un 
«  petit  chapeau  .  de  grands  cheveux  .  un  grand  collet  une 
«  épée  et  des  dentelles  sur  tout  l'habit  :  mettre  en  plusieurs 


l/ARTISTE. 


179 


«  endroits  des  adoucissements,  et  retrancher  avec  soin  tout 
«  ce  que  j'ai  jugé  capable  de  fournir  l'ombre  d'an  prétexte 
«  aux  célèbres  originaux  du  portrait  que  je  voulais  faire  , 
■  tout  cela  n'a  de  rien  servi.»  On  pouvait  alors  parler  ainsi  à 
Louis  XIV;  il  était  jeune,  amoureux  et  puissant;  sa  vie 
était  ouverte  et  brillante.  Mais  lorsque  l'hypocrisie  en  per- 
sonne s'approclw  de  lui  sous  les  traits  de  Mad.  de  Maintenou 
et  gouverna  ses  facultés  vieillies,  il  n'eût  pas  fallu  que  Mo- 
lière demandât  une  autorisation  pour  faire  jouer  son  Tartufe. 
Malgré  cette  haute  et  forte  satire  ,  ce  que  Molière  avait  pres- 
senti arriva  :  les  faux  sémillants  de  dévotion  curent  le 
dessus  ;  le  roi  se  laissa  embéguiner ,  et  la  révocation  de  l'édit 
de  Nantes  fut  la  suite  de  cet  engouement  fanatique,  l'ne 
vieille  femme  ,  dont  les  charmes  usés  étaient  obligés  d'avoir 
recours  à  un  extérieur  de  religion  pour  maintenir  son  auto- 
rité sur  son  amant,  prévalut  contre  le  génie  et  la  raison  de 
Molière. 

On  ne  se  lassera  jamais  d'admirer  le  Tartufe ,  cet  honneur 
éternel  de  la  scène  française.  L'intrigue,  savamment  com- 
binée ,  est  pleine  d'intérêt ,  depuis  l'exposition  ,  si  vive  et  si 
théâtrale,  jusqu'au  dénouement,  l'un  des  plus  adroits  et  des 
plus  heureux  du  monde.  Le  seul  reproche  qu'on  puisse  faire 
à  ce  dénouement,  c'est  d'être  compliqué  d'une  certaine 
cassette  dont  il  n'a  été  que  fort  peu  question  ,  et  qui  donne 
matière  à  Tartufe  d'accuser  Orgon  près  du  roi.  Cette  cassette 
ne  joue  pas  un  rôle  assez  actif  dans  les  premiers  actes  ,  mais 
aucun  autre  dénouement  n'était  possible.  Celui-là  avait  de 
plus  le  mérite  d'être  un  passeport  de  la  comédie  de  Molière. 
Avec  quelle  adresse  Louis  XIV  s'y  trouve  flatté!  Quel  prince, 
ainsi  loué ,  n'aurait  pas  pris  la  responsabilité  d'un  ouvrage 
plus  dangereux  encore?  Comme  on  se  sent  noblement  ému 
lorsque  l'exempt,  ce  personnage  si  peu  attendu  ,  répond  à 
Tartufe,  qui  lui  demande  le  motif  pour  lequel  on  veut  l'em- 
prisonner : 

Ce  n'est  pas  vous  à  qui  j'en  veux  rendre  raison  : 

Quelle  dignité  dans  cette  réponse  !  Voilà  un  homme  qui , 
tout  d'uu  coup  ,  devient  un  personnage  ;  cet  honnête  homme 
est  bien  sur  d'être  écoulé  quand  il  fera  son  récit.  On  n'a 
jamais  poussé  le  naturel  des  caractères  plus  loin  que  dans 
cette  pièce  achevée;  tous  les  portraits  sont  frappants  de 
vérité ,  depuis  Mad.  Pernelle  ,  celte  vieille  grand'mèrc  ,  dis- 
coureuse intempestive  comme  toutes  les  grand'mères  ,  jus- 
qu'à M.  Loyal,  huissier  fripon  friponnant,  l'aïeul  de  ces  gueux 
d'huissiers  dont  parle  Arnal.  Tartufe  ,  ainsi  qu'on  l'a  remar- 
qué ,  véritable  hypocrite,  à  moins  qu'il  ne  soit  aiguillonné 
par  le  démon  de  la  chair,  ne  se  livre  jamais  ,  pas  même  au 
public;  il  ne  se  permet  pas  un  à-parle  ;  il  y  a  plus,  c'est 
qu'il  en  est  venu  à  croire  à  son  hypocrisie,  comme  les 
menteurs  à  leurs  mensonges.  Aussi ,  lorsqu'au  quatrième 
acle  sa  concupiscence  est  découverte  par  Orgon  ,  il  reprend 
aou  manteau  d'hypocrite;  il  ose  encore  parler  de  la  vengeance 
du  ciel. 

Les  deux  plus  délicieux  caractères  de  femme  que  Molière 
ait  créés  se  trouvent  dans  cette  comédie  :  Elmire,  la  femme 
sage  sans  pruderie,  qui  sait  se  défendre  et  se  faire  respecter 
sans  simagrées  de  vertu,  sans  fermer  l'oreille  aux  propos  du 
monde  parce  qu'il  peut  s'y  glisser  des  choses  galantes  ;  Ma- 


rianne, la  jeune  fille  bien  élevée,  dont  la  pudeur  nes'offen-c 
pas  des  libertés  de  sa  suivante,  libertés  qui  ne  peuvent  uni 
sur  sa  candeur,  et  qui,  d'ailleurs,  partent  d'une  honnête  fille; 
Marianne ,  dont  la  tendresse  pour  Valère  s'exhale  avec  un 
charme  exquis ,  fleur  si  fraîchement  épanouie  et  d'un  parfum 
si  pur.  Il  n'existe  sur  aucun  théâtre  de  scène  plus  ravis- 
sante que  celle  qui  a  lieu  entre  les  deux  jeunes  cens .  si 
décemment  épris  l'un  de  l'autre.  Jamais  les  brouilles  et  les 
raccommodements  de  l'amour  n'ont  été  retracés  avec  une 
plus  adorable  expression. 

On  a  accusé  quelquefois  Mlle  Mars  d'être  trop  grande  dame 
dans  le  rôle  d'Elmire.  Mlle  Mars  semble,  en  effet,  voir  der- 
rière Elmire  la  duchesse  de  Longucvillc;  mais  il  ne  faut  pas 
oublier  non  plus  qu'Elmirc  est  bien  au-dessus  de  son  mari. 
Ce  mariage  est  tout  à  fait  disproportionné.  Molière  a  voulu 
faire  ressortir  par-là  d'autant  plus  les  sages  principes  d'Elmire, 
qui  ne  s'appuient  pas  sur  l'amour,  mais  sur  le  respect  pour  les 
devoirs.  Elmire  ne  peut  aimer  cet  imbécile  d'Orgon.  Qu'on 
songe  que  cette  femme  a  rencontré  Célimène  dans  le  monde, 
qu'elle  est  allée  chez  elle,  peut-être,  et  que  si  elle  ne  te 
sert  pas  des  ressources  de  la  coquetterie,  ce  n'est  pas  qu'elle 
ne  les  connaisse  à  fond.  Voyez  plutôt  la  scène  où  elle  attire 
Tartufe  dans  le  piège;  quelle  rhétorique  elle  lui  déroule,  et 
avec  quelle  facilité!  Mais  regardez  bien  cette  digue  créature 
ensuite,  lorsque  Tartufe  est  pris,  comme  elle  a  houle  de 
son  subterfuge!  Mlle  Mars  rend  toutes  ces  nuances  avec  une 
délicatesse  inimaginable;  on  ne  saurait  mellre  plus  d'é- 
légance idéale  dans  la  réalité.  Elle  fait  d'Elmire  un  type  ex- 
cellent, et  nous  ne  sommes  pas  de  ceux  qui  voudraient  voir 
prendre  ce  rôle  sur  un  ton  plus  commun.  Elmire  n'est  pas 
Mme  Jourdain. —  Mlle  Doze,  cette  gracieuse  élève  deMlleMars, 
dont  les  poètes  se  sont  empressés  tout  d'abord  de  louer  la 
beauté,  possède  de  quoi  plaire,  sous  ce  rapport ,  au  critique 
le  plus  insensible.  Elle  est  blonde,  elle  est  blanche,  elle  r>( 
rose  au-delà  de  loute  expression  ,  avec  un  œil  vif  et  doux  , 
d'un  bleu  foncé,  une  poitrine  charmante,  des  bras  bien  atta- 
chés aux  épaules ,  et  une  taille  à  l'avenant.  On  n'est  pas  plus 
jolie.  On  a  reproché  à  celle  aimable  enfanl  les  leçons  que 
Mlle  Mars  lui  a  données,  comme  si  Mlle  Mars  était  faile  pour  gâ- 
ter quoi  que  ce  soit.  Il  est  vrai  que  Mlle  Doze  a  retenu  quelques 
inflexions  de  voix  de  Mlle  Mars,  ce  que  nous  appellerons  une 
façon  mélodique  de  prononcer  les  dernières  syllabesdes  mois. 
Il  y  a  encore  un  peu  decanlilène  dans  la  manière  de  Mlle  Doze, 
mais  elle  se  corrigera  de  ce  léger  défaut  en  écoutant  mieux 
sa  maîtresse,  qui,  pour  être  poétique,  ne  tombe  jamais  dans 
l'ode  ni  dans  l'élégie.  Elle  a  joué  Marianne  à  ravir;  la  scène 
d'amour  dans  laquelle  Firmina  mis  toute  sa  chaleur  d'âme,  a 
été  parfaitement  représentée.  Nous  félicitons  singulièrement 
le  Théâtre-Français  de  l'acquisition  qu'il  a  faite;  sur  la  foi  de 
Mlle  Mars,  il  ne  pouvait  se  tromper. 

Nous  sommes  loin,  par  exemple,  d'approuver  le  Théâtre- 
Français  quand  il  s'obstine  à  représenter  des  pièces  mortes, 
comme  la  Belle  Fermière,  pièces  d'une  niaiserie  inqualifiable, 
cl  qui  n'auraient,  en  aucun  temps,  dû  tenir  le  répertoire. 
Mlle  Mante,  actrice  aussi  estimable  qu'estimée,  n'est  pas  une 
prima  dona.  Ce  rôle  de  belle  fermière  qui  louche  de  la  harpe 
et  chante  des  romances,  ne  lui  convient  pas.  Mlle  Doze  a 
rempli  le  rôle  de  la  paysanne  Fancheltc  avec  une  naïve 
espièglerie.  Mirecourt  se  distingue  beaucoup  dans  nn  rôle 


190 


L'AUTISTE. 


de  fat ,  le  seul  amusant  de  la  pièce  ;  ce  rôle  a  fourni  à  Mire- 
court  l'occasion  d'embrasser  la  jolie  l'anchette!  Cette  partie 
de  son  rôle  n'était  pas  la  moins  agréable  ce  soir-là.  Nous  ne 
serions  pas  étonné  que  Mirccourt  fût  le  coupable  qui  a  en- 
gagé l'administration  à  reprendre  la  Belle  Fermière  pour  les 
débuis  de  Mlle  Doze  :  on  n'aurait  pas  le  droit  de  le  blâmer. 
Mais  la  pièce  est  bien  ennuyeuse  pour  les  autres. 


THEATRE  DE  LA  RENAISSANCE 


Li  PtotOMT,  pirM.  Frédéric  Soulié.  —Mme  Dorai. 


m. oui:  un  drame  énergique  et  saisissant  de 
M.  Frédéric  Soulié  !  Nous  n'avons  que  quel- 
ques lignes  à  lui  donner,  mais  nous  voulons 
constater  des  premiers  un  légitime  et  beau 
fâv  succès.  M.  Soulié  prend  tous  ses  drames 
dans  de  nobles  sentiments.  Il  sait  remuer  la  fibre  de  la  dignité 
humaine!  Ce  sont  des  cœurs  dévoués  qu'il  lui  faut ,  des  âmes 
d'élite!  11  a  recours  aux  valeureux  proscrits  prêts  à  verser 
leur  sang  pour  leurs  convictions  politiques,  et  dont  le  sein, 
malgré  les  vastes  projets  qu'il  renferme,  n'en  palpite  pas  moins 
d'une  vigoureuse  tendresse,  aussi  sainte  et  sacrée  qu'il  est 
donné  à  un  honnête  homme  de  l'éprouver.  Tel  est  son  nou- 
veau héros,  le  colonel  Georges,  zélé  soldat  de  Napoléon,  que 
la  Restauration  poursuit,  et  qui  poursuit  la  Restauration.  On  a 
cru  Georges  mort;  sa  femme,  faible  créature,  tout  en  con- 
servant le  souvenir  de  son  digne  époux ,  a  senti ,  comme  la 
malrone  d'Éphèsc,  une  passion  nouvelle  se  glisser  dans  son 
cœur  :  elle  s'est  remariée.  Georges  reparaît  au  milieu  de 
cette  noce  fatale.  Le  drame  est  là,  vous  le  comprenez.  Le 
nouveau  mari  de  notre  pauvre  bigame  est  doué,  comme  le 
colonel,  d'un  caractère  loyal  et  généreux.  Voilà  donc  deux 
hommes  d'honneur  qui  se  trouvent  placés  l'un  en  face  de 
l'autre  dans  une  position  on  ne  peat  plus  délicate.  Comment 
eu  sortiront-ils?  Par  le  duel;  mais  la  veuve  ira-l-elle  se  jeter 
dans  les  bras  du  survivant?  Elle  a  le  malheur  de  les  aimer 
tous  les  deux  ;  oui,  tous  les  deux,  sans  que  le  public  y  trouve 
rien  à  redire,  ma  foi.  Elle  prend  le  parti  de  s'empoisonner 
pour  se  tirer  d'embarras ,  et  le  premier  propriétaire  fait 
valoir  ses  droits  sur  le  cadavre.  Tout  cela  est  développé  par 
M.  Soulié  avec  beaucoup  d'adresse;  il  a  mis  en  usage,  pour 
arriver  à  ses  fins  ,  une  multitude  de  ressorts  dramatiques  que 
.son  expérience  lui  a  fournis.  Il  y  a  eu  une  réussite  qui  a 
dépassé  celle  du  Fils  de  la  Folle  et  de  Diane  de  Chivry. 
Mme  Dorval ,  Guyon  et  Montdidier  y  ont  puissamment  con- 
tribué. Mme  Dorval  est  rentrée  dans  le  drame,  sa  véritable 
patrie,  par  un  coup  d'éclat.  Elle  s'est  montrée  pieiue  de  na- 
turel et  d'art  à  la  fois.  Elle  a  joué  avec  celte  âme  qui  semble 
la  dévorer;  elle  va,  elle  vient,  elle  vous  mène  où  elle  veut. 
On  la  suit  des  yeux  et  du  cœur.  Nulle  actrice  n'empreint  ses 
rôles  de  plus  de  vérité  que  ne  le  fait  Mme  Dorval. 

lllPPO!.VTR  LUCAS. 


THEATRE  1)1   VAUDEVILLE. 

Lh  Cheval  m  l.moi  i  ,  vaudeville  ru  deux  actei 


,9  est  une  petite  anecdote  apocryphe  qui 
•  '"'r  abuse  du  quid  libel  audendi  pour  faire 
I  |  étalage  de  noms  historiques.  Mme  de  Na- 
'lf(,y  vailles  se  trouve  placée  entre  deux  maris; 
V  k.  au  lieu  de  faire  comme  le  personnage  qui. 
;'l  exténué  de  faim  et  de  soif,  se  laisse  mou- 
rir faute  de  savoir  lequel  de  ces  deux  besoins  il  satisferait  le 
premier,  elle  choisit  M.  de  Créquy,  qu'elle  n'aime  pas,  de 
préférence  au  poëte  Gombaut,  qu'elle  aime;  il  est  vrai  d'ajou- 
ter que  c'est  pour  empêcher  entre  les  deux  rivaux  un  duel . 
qui  n'en  a  pas  moins  lieu.  Créquy  emmène  sa  fiancée  dans  sa 
petite  maison  où  le  hasard ,  représenté  par  un  cheval ,  ne 
tarde  pas  à  y  amener  Gombaut,  qui  est  poursuivi  par  des 
agents  pour  ce  malheureux  duel.  Mme  de  Navailles  sauve 
Gombaut  en  le  cachant  dans  la  ruelle  de  son  lit,  pendant  qup 
les  exempts  cherchent  dans  toutes  les  autres  parties  de  l'ap- 
partement. 

Gombaut  a  été  doublement  heureux  de  ce  secours  inattendu . 
seulement  il  ne  sait  à  qui  il  doit  adresser  ses  remerciements, 
car  la  dame  a  constamment  gardé  un  masque.  Vainement  il 
revoit  chaque  jour  Mme  de  Navailles ,  il  ne  sait  pas  recon- 
naître en  elle  l'héroïne  de  son  aventure.  Son  temps  se  passe 
donc  en  soupirs,  en  vaines  recherches,  jusqu'à  ce  qu'enfin  sa 
belle  amie,  qui  n'est  pas  encore  Mme  de  Créquy,  vient  un 
jour  sous  le  masque  agacer  et  intriguer  le  poëte.  Le  son  de 
cette  voix  produit  sur  lui  un  effet  extraordinaire;  plus  de 
doute,  c'est  son  inconnue,  et  il  n'hésite  pas  à  tomber  à  se- 
pieds.  Tout  s'arrange  par  le  mariage  à  la  satisfaction  générale. 
même  à  celle  de  ce  pauvre  Créquy,  qui  se  console  en  mettanl 
son  malheur  sur  le  compte  de  son  cheval. 

La  pièce  fourmille  d'invraisemblances,  mais  l'ensemble 
avec  lequel  elle  a  été  jouée  par  les  acteurs  du  Vaudeville,  et 
quelques  détails  gais  et  animés  ont  assuré  son  succès. 

A.  L.C. 


DIRECTION    DES   MISÉES    ROYAUX. 

Conformément  à  la  décision  du  roi ,  en  date  du  13  octobre 
1833,  rendue  sur  la  proposition  de  l'intendanl-général  de  la 
liste  civile ,  le  directeur  des  Musées  royaux  a  l'honneur  de 
prévenir  MM.  les  artistes  que  l'exposition  publique  de  leurs 
ouvrages  aura  lieu  au  Louvre  le  1er  mars  1840. 

Le  Musée  royal  sera  fermé,  sans  aucune  exception,  le-JOjan- 
vier  18*0 ,  pour  les  travaux  préparatoires ,  et ,  à  dater  de  ce 
jour,  les  productions  de  MM.  les  artistes  seront  reçues  au  bu 
reau  de  la  direction  du  Musée  ,  depuis  dix  heures  du  matin 
jusqu'à  quatre  heures  du  soir. 

MM.  les  artistes  sont  invités  à  envoyer,  avant  le  1"  jainiei 
18V0,  la  notice  des  ouvrages  qu'ils  ont  l'intention  d'exposer. 

Les  opérations  du  jury  devant  commencer  le  I"  février, 
MM.  les  artistes  sont  également  invités  à  faire  déposer  leur- 
ouvrages  pour  cette  époque,  qui  est  de  rigueur. 


Typographie  de  Lacrampe  el  Cnmp. ,  rue  DamleUe, 


Fonderie  de  Thorey,  Virey  cl  M"re[ 


iL.'AmirasTrœ. 


(  Détruit  ciu  1822  ) 


L'AUTISTE. 


Mf 


L'ECOLE  DES  JOUBNALISTES 


I.ETTIIL 


A  MADAME  EMILE  DE  GIRARDIN 


^jw^ons  m'avez  invité,  mardi  passé,  à  la 

')   lecture  de  cette  comédie  nouvelle  que 

le  Théâtre-Français  a  reçue  avec  toutes 


sortes  d'acclamations ,  et  qui  est  intitulée 
VEcole  des  Journalistes.  J'ai  accepté 
votre  invitation  comme  vous  me  l'avez 
fuite,  sans  doute,  franchement  et  sans  arrière-pensée.  Aux 
écrivains  qui  luttent,  comme  vous  faites,  avec  persévé- 
rance, avec  courage,  avec  talent  surtout,  ma  sympathie  est 
tout  acquise.  J'avais  donc  toutes  sortes  de  raisons  pour 
penser  qu'en  cette  affaire ,  vous ,  me  sachant  tout  à  fait 
de  vos  amis,  et  que  je  rendais  toute  justice  à  votre  esprit,  à 
votre  style ,  à  cette  façon  de  dire  en  prose  et  en  vers  tout 
ce  qui  vous  vient  à  la  pensée,  vous  ne  voudriez  certai- 
nement pas  me  tendre  un  guet-apens  public ,  à  moi , 
homme  de  la  presse  ,  enfant  de  la  presse,  qui  ne  vis  que 
pour  elle  et  par  elle ,  qui  l'aime  comme  on  aime  une 
bonne  nourrice ,  qui  la  respecte  comme  on  fait  d'une 
mère;  à  moi,  qui  lui  pardonne  tout,  même  ses  cruautés, 
même  ses  injustices,  même  ses  crimes,  en  faveur  de  ce 
qu'elle  a  de  grand,  d'utile,  d'honorable  et  de  beau. 

Je  me  suis  donc  rendu  un  des  premiers  dans  vos  beaux 
salons ,  si  favorables  à  la  lecture  et  à  la  causerie  intime  ; 
j'ai  admiré  tout  à  l'aise  ce  luxe  élégant ,  ces  tableaux , 
dont  deux  sont  signés  de  Boucher;  ces  glaces,  ces  do- 
rures, ces  sièges  si  commodes,  et  qu'on  ne  dirait  pas  faits, 
certainement,  pour  écouter  une  lecture,  où  chacun  doit 
être  attentif  jusqu'à  la  fin  ;  ce  beau  jardin  qui  tient  à 
votre  cabinet  de  travail ,  ces  domestiques  empressés  et 

2e   SÉRIE,   TOME  IV,   12e   LIVRAISON. 


bien  vêtus;  en  un  mot,  tous  ces  heureux  détails  de  la 
vie  intelligente  et  riche;  et  je  vous  assure  que  pas  un 
seul  instant  l'idée  ne  m'est  rame  de  trouver  que,  pour 
un  journaliste  applaudi  comme  vous  l'êtes,  pour  un 
écrivain  de  feuilleton  à  bon  droit  populaire ,  votre  ap- 
partement était  trop  beau ,  vos  meubles  trop  riches,  vos 
candélabres  trop  chargés  de  bougies ,  votre  domestique 
trop  nombreux.  Au  contraire,  par  l'amour  même  et  par 
le  respect  que  je  porte  à  cette  grande  et  noble  profession 
que  nous  exerçons  vous  et  moi ,  jamais  je  n'ai  imaginé 
que  l'on  pût  reprocher  aux  favoris  du  journal,  d'être 
aussi  bien  logés  que  les  agents  de  change  :  les  uns  re- 
muent des  idées ,  les  autres  n'agitent  que  des  écus;  ceux- 
là  vivent  de  leur  esprit ,  les  autres  de  leur  argent.  S'in- 
quiéter de  la  fortune  d'un  écrivain ,  lui  demander 
pourquoi  donc  il  n'habite  pas  un  grenier  avec  une  fe- 
melle et  cinq  ou  six  petits  ;  lui  demander  pourquoi  donc 
il  se  permet  d'avoir  un  domestique  pour  le  servir ,  une 
pendule  pour  lui  chanter  les  heures ,  un  lapis  à  fouler 
aux  pieds,  une  femme  belle  et  jeune  à  aimer,  une  voi- 
ture qui  l'emporte  hors  de  la  foule,  et  qui  le  fasse  péné- 
trer à  son  tour  dans  le  monde  des  heureux  et  des  riches  : 
c'est  là  une  de  ces  questions  insolentes  que  nous  ne  per- 
mettrons plus  à  personne  ;  il  est  bien  convenu ,  déjà 
depuis  longtemps ,  que  toute  cette  mendicité  poétique 
dont  on  parle  est  une  fiction  devenue  impossible  chez 
nous,  où  l'homme  ne  s'estime  pas  seulement  par  ce  qu'il 
vaut ,  mais  par  ce  qu'il  peut.  Or ,  depuis  que  la  fortune 
a  été  reconnue  une  puissance ,  vous  avez  vu  les  plus 
grands  poètes  du  monde  moderne,  lord  Kyron,  Walter 
Scott,  M.  de  Chateaubriand  et  M.  de  Lamartine,  se 
mettre  à  gagner  beaucoup  d'argent,  tout  simplement 
par  vanité  et  par  orgueil. 

J'étais  donc  chez  vous  ce  soir-là,  admirant  toutes 
choses,  me  rappelant  vos  premières  inspirations  poéti- 
ques ,  quand  vous  étiez  un  bel  enfant  tout  blond  et  tout 
inspiré,  qui  disiez  vos  beaux  vers  sous  la  coupole  du 
Panthéon ,  sur  la  tombe  du  général  Foy,  et  je  pensais , 
non  sans  orgueil  pour  notre  art,  si  l'on  peut  parler  ainsi , 
que  telle  était  la  force  du  journal .  que  vous  aussi ,  vous 
poëte ,  vous  aviez  fini  par  descendre  de  ces  hauteurs  pour 
monter  dans  notre  tribune  de  chaque  jour,  où  nous  nous 
étions  rangés  pour  vous  faire  place,  et  que  de  là,  chaque 
matin ,  votre  voix  éloquente  ou  rieuse  s'était  fait  enten- 
dre, et  que  vous  aviez  pénétré  peu  à  peu  dans  cette  vie  du 
journal ,  qui  est  la  vie  réelle  du  monde  poétique  ;  et  je 
me  disais  tout  bas  :  Allons ,  c'est  impossible  !  on  a  menti 
encore  une  fois!  celle-là  ne  sera  pas  ingrale  pour  la 
presse  qui  l'a  nourrie;  elle  n'ira  pas  charger  d'accusa- 
tions et  d'injures  cette  bonne  nourrice,  un  peu  fantas- 
que ,  mais  dans  le  fond  loyale  et  dévouée ,  qui  s'est  prê- 
tée comme  elle  a  fait  à  tous  les  caprices ,  à  toutes  les 
causeries ,  à  toutes  les  boutades,  souvent  même  à  toutes 
les  cruautés  de  cet  enfant  de  son  adoption.  Non ,  cela 

•2t 


182 


L'ARTISTE. 


n'est  pas  vrai;  non,  ce  que  l'on  dit  à  l'avance  de  cette 
comédie,  de  ces  sarcasmes,  de  ces  malédictions,  de 
ces  cruautés,  tout  cela  n'est  pas  vrai.  Telle  était  ma 
confiance  en  vous,  mon  frère,  que  j'oubliais  l'admirable 
accueil  qu'avaient  fait  à  votre  œuvre  MM.  les  comé- 
diens du  Théâtre -Français,  la  touchante  unanimité 
avec  laquelle  ils  avaient  reçu  l'Ecole  des  Journa- 
listes. Quoi  !  pas  une  voix  contre  vous ,  pas  une  boule 
noire,  voire  môme  la  boule  du  directeur  et  celle  du. 
commissaire  royal  !  Il  fallait  véritablement  que ,  pour 
arriver  à  cette  unanimité  touchante  et  si  rare  chez  ces 
comédiens,  qui  ne  vivraient  pas  trois  mois  si  la  presse 
ne  leur  faisait  pas  l'honneur  d'en  parler  tous  les  jours, 
les  pauvres  journalistes  eussent  été,  en  effet,  bien  mal- 
traités par  vous.  Mais  j'oubliais  volontiers  ces  tristes 
pronostics  ,  tant  j'étais  arrivé  chez  vous  avec  la  bonne 
envie  de  vous  trouver  juste  et  calme  au  milieu  de  tant 
de  fureurs ,  qui,  je  l'avoue,  étaient  bien  faites  pour  ex- 
citer votre  indignation. 

Ce  qui  m'encourageait  à  penser  ainsi ,  c'est  que  peu  à 
peu  votre  salon  se  remplissait  des  hommes  que  la  presse 
parisienne  place  à  sa  tête  et  dont  elle  s'honore  à  bon  droit. 
M  y  avait  ce  soir-là  chez  vous  des  journalistes  de  toutes 
les  positions ,  de  toutes  les  opinions  ,  de  toutes  les  for- 
tunes :  le  politique,  qui  sait  par  cœur  les  moindres  dé- 
tails de  la  constitution ,  qui  suit ,  la  plume  à  la  main  ,  les 
événements  de  l'Europe ,  qui  explique  la  révolution  de 
la  veille ,  non  sans  prévoir  celle  du  lendemain  ;  homme 
de  sang-froid,  qui  a  vu  passer  tant  d'orages,  et  qui  sait 
mieux  que  personne  la  vanité  de  la  puissance  humaine. 
Il  y  avait  le  journaliste  philosophe;  l'historien,  non  pas 
des  faits,  mais  bien  des  idées ,  qui  laisse  de  côté  les  évé- 
nements et  les  hommes  d'action ,  pour  ne  s'occuper  que 
des  rêveurs.  II  y  avait  le  critique,  dont  la  vie  se  passe  à 
défendre  les  vieux  chefs-d'œuvre ,  qui  donnerait  toutes 
les  chartes  de  ce  monde  pour  i'jj  rt  poétique  de  Despréaux 
ou  pour  le  Songe  d'été  deShakspcare.  11  y  avait  le  jour- 
naliste poëte,  qui  sème  çà  et  là  sa  douce  fantaisie,  afin 
qu'elle  aille  plus  vite  à  travers  la  foule,  qui  ne  veut  plus 
lire  d'autre  livre  que  le  journal.  Il  y  avait  le  romancier, 
qui  confie  à  ces  feuilles  volantes  le  drame  qu'il  ne  peut 
pas  raconter  aux  masses  assemblées  dans  le  théâtre.  Il  y 
avait  le  journaliste  sarcastique ,  qui  procède  par  l'ironie 
et  par  l'épigrammc,  comme  les  autres  procèdent  par  le 
raisonnement  et  par  le  bon  sens.  Ils  étaient  là  presque 
tous  les  uns  et  les  autres,  sans  vous  compter,  vous  notre 
frère,  qui  tour  à  tour,  avec  un  rare  bonheur,  avez  tou- 
ché à  tous  les  points  de  cet  art ,  sérieux  même  quand  il 
plaisante.  Le  moyen  que  je  pusse  imaginer  qu'avec  votre 
regard  bleu,  votre  main  si  blanche,  votre  gaieté  si  ten- 
dre et  si  heureuse,  avec  votre  esprit  et  vos  beaux  vers, 
vous  nous  aviez  conviés  tout  exprès  à  cette  fête  poétique 
pour  nous  égorger  en  cadence?  Mais  savez-vous  bien  que 
c'est  là  justement  l'histoire  d'une  fête  de  Domitien?  Il  avait 


convié  dans  son  palais  toutes  sortes  de  beaux  esprits  et  de 
grands  seigneurs  ;  il  les  avait  fait  asseoir  à  sa  table ,  toute 
chargée  de  ces  magnificences  incroyables  que  raconte 
Pétrone.  Tout  à  coup  le  plafond  de  la  salle ,  qui  repré- 
sentait le  ciel  azuré  et  ses  constellations  errantes ,  s'en- 
tr'ouvre  doucement;  une  pluie  fine  et  légère  descend  sur 
les  convives  :  c'était  de  l'eau  de  rose  qui  tombait,  et  les 
convives  d'applaudir  à  la  munificence  de  l'empereur. 
Bientôt  la  salle  se  remplit  des  odeurs  les  plus  suaves,  et 
déjà  les  convives,  rassasiés  de  cet  étrange  bien-être, 
criaient  :  Merci  !  mais  la  rosée  devint  pluie  ;  ces  parfums, 
si  charmants  d'abord ,  montèrent  à  la  tête  de  cette  as- 
semblée ,  et  il  fallut  les  emporter  les  uns  et  les  autres, 
à  demi  morts ,  de  la  salle  des  festins.  Voilà  pourtant  ce 
que  vous  avez  pensé  faire  de  nous  autres  journalistes , 
mardi  passé,  avec  votre  grâce,  avec  votre  esprit,  avec 
votre  beauté  et  vos  beaux  vers! 

Déjà  chacun  de  nous  était  à  sa  place  :  sur  les  premiers 
sièges,  des  femmes  parées,  quelques-unes  fort  belles, 
quelques  autres  fort  intelligentes,  ce  qui  vaut  presque  au- 
tant. On  peut  dire  de  ces  femmes  ce  que  je  disais  tout  à 
l'heure  des  hommes  de  lettres  qui  étaient  chez  vous,  il  yen 
avait  de  toutes  les  conditions  :  les  heureuses  et  les  sages 
qui  jouissent  de  l'esprit  tout  fait  ;  lesmoqueuscs  et  les  rieu- 
ses, agaçants  et  vivaces  feuilletons  du  salon,  plus  redouta- 
bles et  plus  redoutés  mille  fois  que  tous  les  nôtres,  des 
feuilletons  en  chair  et  en  os,  qui  montrent  leurs  épaules 
rebondies,  et  dont  le  sarcasme  est  toujours  accompagné 
d'un  fin  sourire.  Il  y  avait  de  ces  femmes  qui  regardent 
tout  sans  rien  comprendre,  et  qui  pourtant  se  sont  bien 
amusées  quand  elles  ont  deviné  enfin ,  non  pas  la  comé- 
die que  vous  lisiez,  mais  celle  qui  se  passait  dans  la 
salle.  Il  y  avaitdeux  femmes  de  beaucoup  d'esprit  et  d'in- 
vention dont  Mlle  Mars  ne  dédaigne  pas  de  jouer  les 
comédies,  et  qui  ont  la  vôtre  fort  à  leur  gré,  non  p;is 
seulement  pour  votre  esprit,  mais  encore  pour  les  malices 
qu'elle  renferme.  Il  y  avait  aussi  votre  mère,  la  plus  fa- 
cile et  la  plus  agréable  causerie  de  ce  temps-ci,  aimable 
romancier  qui  a  deviné  la  première  combien,  sous  le  rap- 
port de  la  galanterie  et  de  l'amour,  la  cour  de  Louis  XIV 
ressemblait  à  la  cour  de  Louis  XV.  Il  y  avait  aussi  plu- 
sieurs poètes,  1  un  d'eux  célèbre  et  maladroit,  qui  don- 
nerait ses  plus  beaux  vers  pour  ses  plus  mauvais  drames, 
qui  sont  nombreux.  11  y  avait  même  des  grands  sei- 
gneurs, des  noms  inscrits  dans  notre  histoire  et  por- 
tés avec  honneur;  mais  cependant,  je  vous  assure,  mon 
beau  confrère,  que  c'était  justement  devant  ceux-là 
qu'il  fallait  s'abstenir  de  verser  l'injure  sur  notre  profes- 
sion. Songez  que  ces  hommes  qui  ont  perdu  tous  leurs 
privilèges,  sur  lesquels  l'égalité  a  passé  son  niveau  de 
fer,  ne  nous  pardonneront  jamais,  à  nous  autres  écrivains, 
de  nous  être  placés  devant  leur  soleil.  Songez  donc 
qu'aujourd'hui  ce  sont  les  poètes,  les  romanciers,  les 
auteurs  dramatiques,  les  journalistes  en  renom,  qui  ont 


L'AUTISTE. 


18:1 


les  titres,  les  blasons,  les  couronnes.  Ce  sont  ceux-là 
qu'on  regarde  avec  empressement  quand  ils  entrent  ; 
ceux-là  dont  le  laquais  prononce  le  nom  avec  orgueil 
quand  il  annonce.  Faites  entrer  en  même  temps  un 
Créqui  et  M.  de  Chateaubriand ,  et  vous  verrez  de  quel 
côté  se  tourneront  tout  d'abord  toutes  les  tètes  et  tous 
les  cœurs.  Annoncez  M.  le  duc  de  Montmorenci  et  M.  de 
Balzac,  on  regardera  M.  de  Balzac.  Et  quand  cette  supé- 
riorité de  l'esprit  est  ainsi  constatée;  quand  cette  défaite 
de  l'aristocratie  est  acceptée  par  tous,  même  par  les 
vaincus;  quand  les  ducs,  les  marquis,  les  comtes  et  les 
vicomtes  font  place  à  l'écrivain  qui  passe,  vous  allez  lire 
devant  ces  mêmes  gentilshommes,  imprudente  que  vous 
Mes,  une  comédie  où  vos  confrères  de  la  lutte  périodique 
sont  traités  sans  réserve  et  sans  respect!  Allons  donc! 
comprenez  mieux  votre  dignité  et  la  nôtre.  Rions  de 
nous,  si  vous  voulez,  mais  en  famille.  Disons-ncus  nos 
dures  vérités  s'il  le  faut,  mais  tète  à  tête.  Qui  que  nous 
soyons,  poètes  ou  journalistes,  enfants  de  la  même  fa- 
mille, ne  salissons  pas  notre  nid,  ne  nous  donnons  pas  en 
spectacle  aux  descendants  de  ces  mêmes  maisons  prin- 
cières  dans  lesquelles  nous  n'aurions  pas  été  reçus  il  y 
a  cent  ans,  et  qui  s'estiment  heureux  de  venir  chez  nous 
aujourd'hui.  Enfin  donc,  tout  étant  prêt,  le  pupitre  ou- 
vert, chacun  à  sa  place,  la  cour  silencieuse  comme  le 
salon ,  la  porte  de  votre  chambre  s'est  ouverte ,  et  vous 
avez  paru  au  milieu  d'un  murmure  approbateur,  comme 
une  personne  aimée  et  longtemps  attendue.  Vous  étiez 
très-belle  mardi  passé,  et  nous  vous  avons  vue  telle  que 
vous  étiez  à  l'église  Sainte-Geneviève ,  telle  que  vous 
étiez  quand  vous  parcouriez  cette  vieille  Italie  où  les 
plus  vieux  savants  vous  faisaient  des  sonnets  amoureux, 
et  dont  les  bibliothécaires  disent  encore  votre  nom  aux 
voyageurs  qui  passent.  Mais,  hélas!  après  ce  premier 
éclat  que  vous  avez  jeté,  et  quand  vous  vous  êtes  mise  à 
lire  la  première  scène  de  votre  comédie,  j'ai  senti  comme 
un  froid  dans  mon  cœur,  je  suis  retombé  de  ces  beaux 
temps  poétiques  dans  cette  triste  et  misérable  réalité  de 
luttes, de  vengeance,  d'injures,  de  calomnies  quotidiennes. 
Quoi,  c'est  donc,  vous,  le  poëte  inspiré  et  inspirateur,  qui 
vous  jetez  à  corps  perdu  dans  cette  horrible  mêlée  de  la 
presse  périodique!  Quoi  donc,  vous  voilà,  vous,  vous,  Del- 
phine, ramassant  dans  les  sentiers  fangeux  toutes  ces  im- 
mondices qui  traînent!  Quoi,  malheureuse  femme,  vous 
pesez  dans  vos  deux  blanches  mains  cette  poussière  im- 
monde! Quoi,  c'est  vous,  si  fort  habituée  à  marcher  sur  ces 
hauteurs,  qui  descendez  plus  bas  que  terre,  qui  quittez  le 
soleil  pour  le  cloaque!  Quoi,  dans  cette  belle  profession  du 
journal  que  vous  avez  embrassée  avec  amour  et  dans  la- 
quelle votre  nom  s'est  retrempé,  et  qui  vous  a  mise  en 
communication  directe  avec  tant  d'esprits  étrangers  qui 
n'avaient  pas  entendu  parler  de  vous,  même  comme 
poëte ,  vous  n'avez  vu  que  ces  tristes  misères  que  vous 
nous  contez-là  !  Quoi ,  des  deux  côtés  de  la  question  , 

2'   SRBie,  TOME    IV,  12e   LIV. 


\ous  n'avez  découvert  (pic  le  côté  honteux,  vous  ,i\./ 
détourné  la  tête  pour  ne  pas  voir  toute  la  géoéroatté 
toute  la  vie,  toute  la  pobttOO»,  tout  le  talent  de  cite 
institution  formidable!  Quoi,  vous  avez  été  <  lion  lui 
dans  leur  estaminet ,  dans  leur  tabagie  ,  dans  l'antre 
affreux  où  ils  se  cachent,  les  pauvres  diables  qui  \ivent 
de  venin,  d'injures  et  de  mensonges!  calomniateurs  M 
jour  le  jour,  qui  ne  font  de  mal  à  personne,  et  qu'il  faut 
plaindre  ;culotleurs  de  pipes,  comme  les  appelle  Alphonse 
Karr,  dans  les  Guêpes;  innocents  insectes  d'un  grand 
corps  qui  marche  sans  savoir  qu'il  en  est  piqué!  Allez 
donc  plutôt  chercher  dans  la  crinière  du  lion  le  puceron 
qui  s'y  cache  !  Voilà  pourtant  ce  que  vous  faites  dans 
votre  comédie ,  Madame  !  Vous  avez  sous  les  yeux  la 
longue  liste  de  tous  les  journalistes  de  ce  monde ,  liste  glo- 
rieuse et  puissante  s'il  en  fut;  sur  cette  liste  sont  inscrits 
tous  les  illustres  émancipés  de  1789,  qui  ont  eu  de  l'ac- 
tion sur  les  destinées  de  l'Europe  :  Mirabeau ,  madame 
Roland,  Bailly,  Barnave,  Lamcth  ;  et  de  nos  jours,  le  gé- 
néral Foy ,  Benjamin  Constant,  les  deux  Bertin,  qui  ont 
porté  le  journal  à  toute  sa  hauteur,  rares  esprits  et  grands 
courages,  à  qui  toute  justice  sera  rendue  plus  tard.  Mais 
comment  les  nommer  tous,  ces  journalistes  de  génie  qui 
ont  sauvé,  qui  ont  éclairé,  qui  ont  agrandi  le  monde?  Ne 
savez-vous  pas  quelle  a  été  la  lutte  de  M.  de  Chateau- 
briand,eteonnaissez-vous  rien  de  plusbeau  dans  lesefforts 
de  la  tribune  antique ,  que  cet  homme  dérendant ,  seul 
contre  tous,  la  paix,  la  liberté,  la  croyance?Mais  plutôtque 
de  chercher  à  les  nommer  tous,  ces  écrivains,  l'honneur  de 
leur  pays  et  du  journal ,  dites-moi  plutôt  quel  est  l'homme 
de  quelque  valeur  aujourd'hui  qui  n'ait  pas  été  un  jour- 
naliste, qui  ne  soit  pas  un  journaliste,  qui  ne  sera  pas  un 
journaliste  plus  tard?  M.  Guizot,  M.  Barrot,  M.  Mauguin, 
M.  Berryer,  sont  des  journalistes!  Le  journal  c'est  la  tri- 
bune, c'est  le  forum,  c'est  la  vie  politique,  c'est  la  voix  qui 
se  fait  entendre  à  tous ,  ce  sont  les  nations  qui  se  parlent 
entre  elles,  c'est  le  présent  qui  appelle  l'avenir.  Oh  !  que  je 
vousplains.vous,  noblecsprit  quevousetes.de  vouslivrer. 
à  ce  propos,  à  ces  tristes  et  impuissantes  déclamations!  Que 
je  vous  plains,  vous  qui  perdez,  à  la  regarder  de  si  bas,  le 
véritable  aspect  d'une  puissance  sans  égale  dans  le  monde 
des  puissances!  Que  je  vous  plains,  vous  qui  vous  occu- 
pez de  ces  misérables  et  honteux  détails  sans  vouloir  con- 
sidérer l'ensemble  !  Car  ici ,  il  faut  le  dire  franchement,  mon 
poëte,  —  et  pourquoi  serais-je  donc  venu  chez  vous,  si- 
non pourêtre  franc  et  loyal  ?  —  vous  vous  êtes  placée  dans 
la  plus  infime  partie  de  la  question  qui  s'agite.  Vous  avez 
regardé  au-dessous  de  vous,  non  pas  au-dessus,  non  pas 
à  côté.  Vous  nous  avez  expliqué  avec  beaucoup  de  verve 
et  d'esprit,  j'en  conviens ,  la  cuisine  du  journal,  je  n'ai 
pas  d'autre  expression  plus  honnête.  Or,  qui  donc,  je  vous 
prie,  avant  de  s'asseoir  à  une  table  splendide  parmi  les 
cristaux  ,  parmi  les  fleurs ,  à  côté  des  femmes  parées, 
s'est  amusé  à  descendre  dans  les  antres  infects  et  grais- 

25 


l~ 


184 


L'ARTISTE. 


seux  où  les  sauces  se  manipulent?  Vous  tenez  dans  votre 
main  un  verre  rempli  d'un  vin  généreux,  et  vous  ne 
pensez  pas  cpie  cette  grappe  a  été  foulée  par  les  pieds 
d'un  sale  vigneron.  Le  pain  que  vous  mangez,  il  a  été 
arrosé  parles  sueurs  d'un  horrible  mitron  qui  se  lave  les 
mains  dans  la  pâte.  Ce  n'est  pas  faire  de  la  comédie  que 
d'aller  ainsi  fouiller,  un  crochet  à  la  main,  dans  les  choses 
matérielles ,  pour  nous  raconter  des  détails  que  nul  ne 
soupçonne.  Si  je  pouvais  vous  dire  ce  que  font  les  plus 
hardis  capitaines,  ce  que  font  les  plus  vaillantes  armées' 
avanld'allerà  la  bataille...;  mais  qu'importe,  pourvu  que 
la  bataille  soit  gagnée?  Quand  le  juge  vient  s'asseoir 
sur  son  tribunal,  tenant  en  ses  mains  le  droit  de  vie 
et  de  mort,  que  m'importe  à  moi  desavoir  si  ce  juge 
a  changé  de  linge  le  matin?  La  comédie  serait  chose  trop 
facile  si  elle  ne  s'occupait  que  de  ces  formes  extérieures, 
si  elle  se  passait  de  l'âme  humaine,  si  elle  se  contentait 
décompter  les  rides  du  visage.  Sans  nul  doute,  le  Tartufe 
de  Molière  serait  encore  bien  plus  horrible  à  voir,  si 
Molière  nous  le  montrait  tout  nu  ou  couvert  de  lèpres 
et  d'ulcères.  Mais,  au  contraire,  comme  un  grand  poète 
qu'il  est,  Molière,  avant  de  lancer  son  hypocrite  sur  le 
théâtre,  le  fait  habiller  de  la  tète  aux  pieds  par  M.  Orgon. 
De  nos  jours  seulement,  on  s'est  avisé  de  remplacer  le  ca- 
ractère de  l'homme  par  son  habit,  le  fond  par  la  forme. 
Et  seriez-vous  bien  heureuse  et  bien  triomphante,  vous 
la  femme  élégante  entre  toutes,  si  dans  votre  comédie 
vous  faisiez  rire  le  parterre  des  guenilles  des  gens  de 
lettres,  comme  on  a  ri  des  guenilles  de  Hobert-Macaire 
et  de  son  digne  ami  Bertrand  ? 

Il  m'a  donc  été  impossible,  malgré  tout  votre  esprit  et 
toute  la  facilité  du  dialogue,  d'approuver  le  premier  acte 
de  Y  Ecole  des  Journalistes.  Ce  premier  acte  est  une  orgie 
sans  ressemblance,  sans  vérité,  et  vous  avez  fait  là  un 
mauvais  emprunt  à  je  ne  sais  plus  quel  mauvais  roman 
de  M.  de  Balzac.  En  admettant  qu'il  faut  tout  aussi  peu 
d'esprit  et  de  talent  que  vous  le  dites  pour  faire  un  jour- 
nal, et  vous  nous  prouvez  le  contraire  tous  les  jours, 
vous  savez  très-bien  que  l'orgie  serait  une  très-mau- 
vaise condition,  même  pour  rédiger  les  Petites- Affiches; 
vous  savez  très-bien  qu'une  page,  je  ne  dis  pas  éloquente, 
mais  à  peu  près  sensée,  ne  s'écrit  pas  avec  de  l'alcool. 
Vous  qui  êtes  des  nôtres,  je  vous  prie,  en  connaissez- 
vous  beaucoup  de  ces  écrivains  de  la  presse  périodi- 
que, qui  passent  leur  vie,  comme  vous  nous  les  montrez 
dans  ce  premier  acte,  à  boire,  à  manger,  à  chanter  des 
chansons  de  table ,  à  se  dire  à  eux-mêmes  d'horribles 
injures?  Mais  cela  ne  se  passe  même  pas  ainsi  dans 
une  société  de  chiffonniers,  dans  une  société  de  voleurs  ! 
Quelle  que  soit  la  profession  que  l'on  exerce,  même  la 
plus  infAme,  il  y  a  toujours,  pour  l'exercice  de  cette 
profession,  l'heure  du  travail,  du  sang-froid,  de  la  vigi- 
lance sur  soi-même.  Le  meurtrier  qui  guette  son  homme 
au  coin  de  la  rue  s'abstient  de  boire,  et  il  attend,  pour 


s'enivrer,  qu'il  puisse  mêler  du  sang  à  son  vin.  l.a  fille 
de  joie,  au  coin  de  la  borne  ou  elle  appâte  son  triste 
Chaland ,  n'est  pas  ivre,  et  bien  souvent  elle  n'a  pas  dîné, 
la  pauvre  fille!  Pourquoi  donc,  vous  et  M.  de  Balzac, 
voulez-vous  que,  seul  au  monde,  l'homme  qui  écrit  un 
journal  choisisse,  pour  s'enivrer,  le  moment  de  la  jour- 
née où  il  a  le  plus  besoin  de  son  sang-froid,  de  son  shle 
et  de  son  esprit?  Hélas!  dans  la  légère  discussion  que 
nous  avons  eue,  vous  et  moi,  dans  votre  salon,  après  votre 
second  acte,  vous  avez  cité,  comme  la  preuve  de  ce  que 
vous  disiez,  un  homme  du  bon  sens  leplusdroil  et  le  plus 
rare,  du  goût  le  plus  exquis  et  le  plus  sur,  un  grand 
écrivain  s'il  en  fut  jamais,  et  dont  la  France  eût  été  flftrc 
dans  des  temps  meilleurs.  Cet  homme,  disiez-vous  pour 
justifier  vos  deux  premiers  actes,  était  pris  de  vin  lors- 
qu'il écrivit  un  article  de  journal  qui  restera  comme  un 
des  plus  terribles  chapitres  de  l'histoire  contemporaine. 
Que  vous  le  connaissiez  bien  peu  cet  homme  excellent,  si 
vous  avez  jamais  pu  croire  qu'il  ait  écrit  une  seule  ligne 
quand  une  fois  il  était  plongé  dans  cette  fâcheuse  passion 
dont  il  est  mort!  Au  contraire,  il  avait  un  si  profond  res- 
pect de  la  langue  française,  et  son  amour  pour  le  beau 
langage  était  si  grand,  que  toutes  les  fois  qu'il  devait 
écrire,  ce  qui  était  bien  rare  il  est  vrai,  il  se  préparait  à 
accomplir  cette  tâche  difficile  par  une  entière  absti- 
nence. Une  fois  qu'd  avait  la  plume  à  la  main,  il  ne  bu- 
vait plus  que  de  l'eau.  Cet  article  dont  vous  parlez  ,  ce 
Même,  lecel,  phares,  qui  a  porté  le  dernier  coup  à  une  mo- 
narchie, a  été  écrit  par  mon  pauvre  ami  un  diman- 
che, à  tête  reposée.  S'il  avait  jamais  pris  l'habitude  d'être 
moins  sévère  pour  lui-même  quand  il  écrivait,  si  le  vin 
avait  été  son  inspiration,  hélas!  il  eût  laissé  de  bien  gros 
volumes,  quand  c'est  à  peine  s'il  a  laissé  quelques  pages: 
mais  ces  pages  ne  mourront  pas. 

Non,  vous  le  savez  mieux  que  personne,  le  vin  n'a  ja- 
mais été  inspirateur;  les  chansonniers  eux-mêmes,  quand 
ils  célèbrent  Bacchus  et  l'Amour,  les  célèbrent  à  tète  re- 
posée, à  jeun,  le  matin  ;  il  n'y  a  pas  une  chanson  de  ta- 
ble qui  ait  été  composée  à  table.  Quand  Boileau  dit  : 
Horace  a  bu  son  soûl,  Boileau  commet  là  une  licence  poé- 
tique ;  à  plus  forte  raison  s'il  s'agit  d'écrire  entre  deux 
vins  un  journal,  c'est-à-dire  un  livre  entier  qui  doit  pas- 
ser par  toutes  les  mains,  par  toutes  les  bouches,  qui  traite 
de  toutes  les  affaires  du  pays,  les  plus  grandes  et  les  plus 
petites;  qui  touche  à  toutes  les  passions,  à  tous  les 
amours-propres,  à  toutes  les  vanités,  à  tous  les  besoins: 
qui  s'attaque  aux  hommes  et  aux  choses,  à  la  puissance 
et  à  la  gloire.  Otez  donc,  je  vous  prie,  de  votre  comédie, 
ces  ignobles  bols  de  punch  dont  la  flamme  projette  une 
ombre  si  triste  sur  votre  esprit!  Otez  cette  odeur  nauséa- 
bonde de  viandes  et  de  truffes,  ce  bruit  de  ferres  (pion 
brise  et  d'assiettes  qu'on  se  jette  à  la  tête!  Les  épreuves 
de  ces  messieurs  sont  les  bien  malvenues  sur  cette  nappe 
tachée  de  vin  ;  on  n'écrirait  pas  un  journal  de  quolibets-. 


L'AUTISTE. 


' 


ainsi  vautré  sur  tics  canapés  souilles  par  l'indigestion;  a 
plus  forte  raison ,  un  journal  qui  doit  changer  le  mi- 
nistère le  lendemain  et  tout  bouleverser  quand  il  parle. 
Car  c'est  môme  là  une  des  contradictions  flagrantes 
de  votre  comédie  ;  pendant  que  vous  nous  montrez  le 
journal  attaché  aux  plus  minces  et  aux  plus  ignobles 
ficelles  ,  vous  faites  produire  à  cette  puissance  que  vous 
méprisez  si  fort  ,  des  effets  incroyables.  C'est  ainsi 
que  ce  journal  écrit  par  des  gens  ivres,  à  l'estomac 
chargé  ,  à  la  panse  pleine  et  à  la  tête  vide ,  à  peine 
a-t-il  paru  le  lendemain  matin ,  qu'aussitôt  le  minis- 
tère se  détraque,  le  trône  est  en  danger,  la  famille  du 
ministre  est  bouleversée  de  fond  en  comble,  et  enfin  le 
plus  grand  artiste  de  ce  temps-ci  se  précipite  par  la  fe- 
nêtre !  Quoi  donc!  tous  ces  dangers,  tous  ces  malheurs, 
toutes  ces  misères,  tout  cela  produit  en  vingt- quatre 
heures  par  un  journal  écrit  par  de  pareils  drôles  !  Mais 
si  la  chose  était  seulement  vraisemblable,  il  y  aurait  de 
quoi  nous  faire  passer  pour  le  peuple  le  plus  stupide  et  le 
plus  lâche  de  l'univers! 

Ceci  dit,  je  vous  ferai  mes  compliments  bien  sincères 
sur  plusieurs  portraits  touchés  de  main  de  maître,  et  dont 
on  reconnaît  les  originaux,  mais  cette  fois  de  cette  façon 
lointaine  et  bien  séante  qui  est  un  des  grands  charmes  de  la 
comédie.  La  comédie  est  une  de  ces  belles  personnes  un 
peu  coquettes  qui  craignent  le  grand  jour  ;  il  est  si  bon 
de  ne  pas  tout  dire,  et  le  public  aime  tant  à  deviner  ! 

Ces  reproches  que  je  vous  fais  là  pour  le  premier  acte, 
je  suis  obligé  de  les  répéter,  et  d'une  façon  plus  vive  en- 
core, pour  l'acte  suivant.  Après  nous  avoir  montré  le 
journaliste  chez  les  autres,  où  il  s'enivre  tout  en  cassant 
les  verres,  vous  nous  montrez  le  journaliste  chez  lui. 
Cette  fois,  je  ne  reconnais  plus  ni  l'élégant  salon  dans  le- 
quel je  suis  entré,  ni  le  cabinet  de  travail  si  bien  tenu,  ni 
aucun  de  ces  riches  détails  de  la  vie  bien  menée  et  bien 
faite  ;  tout  au  rebours,  chez  ce  journaliste  que  vous  nous 
montrez,  tout  est  confusion,  saleté,  ordures.  Il  est  midi  ; 
le  valet  de  chambre  n'a  pas  encore  frotté  l'appartement. 
Encore,  n'est-ce  pas  là  tout  le  désordre  de  cet  homme  ;  il  a 
chez  lui,  pour  le  dominer,  pour  l'insulter  à  toute  heure, 
une  horrible  femme  sans  tête,  sans  cœur  et  sans  visage  ;  un 
de  ces  démons  osseux  qui  dansent  à  l'Opéra  et  dont  le  cli- 
quetis ressemble  au  bruit  de  la  danse  macabre.  Là,  de 
bonne  foi,  parce  que  dans  notre  profession  comme  dans 
toute  autre  se  sont  rencontrées  quelques-unes  de  ces 
affreuses  misères  dont  il  faut  avoir  pitié,  est-ce  bien  là  une 
raison  pour  faire  de  cette  exception  lamentable  l'accusation 
universelle?  Cette  danseuse,  hideuse  de  corps  et  d'Ame, 
qui  pèse  sur  cet  homme  de  toute  la  pesanteur  de  sa  nullité 
et  de  sa  vanité  blessées,  n'avez-vous  pas  été  bien  cruelle 
de  la  traîner  sur  le  théâtre?  Est-elle  digne  de  votre  colère? 
Cela  vaut-il  la  peine  que  la  comédie  s'en  inquiète?  Vous- 
même,  une  fois  votre  accusation  portée,  vous  avez  écrit 
des  vers  charmants  pour  expliquer  comment  cet  homme 


partage  sa  miser.'  avec  cette  femme,  ne  pouvant  pas  lui 
donner  la  moitié  d'une  fortune  qu'il  n'a  pas.  Et  d'ail- 
leurs, n'était-ce  pas  déjà  assez  de  foire  de  cette  misère 
une  misère  lamentable,  sans  en  faire  une  misère  déshono- 
rante? Comment  donc  pouvez-vous  supposer  sans  injure 
qu'une  pareille  femme,  traînée  dans  tontes  les  langes  du 
théâtre,  puisse  dominer  un  noble  esprit?  Comment  col 
homme,  qui  doit  avoir  quelque  respect  pour  lui-même, 
puisque  aussi  bien  vous  avouez  qu'il  a  du  talent,  peut-il 
permettre  à  cette  drôlesse  d'insulter,  au  bas  de  son  jour- 
nal, une  famille  que  lui,  l'écrivain,  il  respecte,  une  jeune 
femme  qu'il  aime,  un  grand  talent  qu'il  honore  à  bon 
droit?  Ah!  si  vous  saviez  comme  tous  ces  détails  sont 
horribles,  comme  ils  sont  tristes,  comme  ils  font  peur  ; 
si  vous  saviez  combien  il  est  impossible  qu'un  homme 
s'avoue  ainsi  à  lui-même  qu'il  est  un  lâche,  un  calom- 
niateur, qu'il  est  vil  et  déshonoré,  vous" n'hésiteriez  pas 
à  effacer  tous  ces  détails,  qui  sont  dignes,  je  l'avoue  a 
regret,  du  misérable  roman  que  M.  de  Balzac  vient  d  é- 
crire  pour  écraser  cette  puissance  à  laquelle  il  a  voué  toute 
sa  colère,  et  qui  a  répondu  à  ses  injures  comme  répond 
un  géant  à  l'enfant  gâté  qui  lui  dit  des  injures  d'en  bas. 
Madame,  quand  on  a  votre  talent  et  votre  esprit,  il  ne 
faut  copier  personne,  il  ne  faut  pas  aller  chercher  dans 
des  romans  obscurs,  dont  le  public  a  fait  justice,  des  ta- 
bleaux imaginaires,  des  crimes  impossibles,  des  hontes 
que  nous  ne  devons  pas  savoir.  Quand  on  a,  comme  vous, 
la  poésie  facile,  éloquente,  élégante,  il  ne  faut  pas  s'a- 
muser à  rimer  de  l'argot,  et  l'argot  littéraire,  le  plus 
ordurier  de  tous.  Il  faut  savoir  choisir,  quand  on  e>t 
peintre  de  portraits,  entre  La  Bruyère  et  llétif  de  La 
Bretonne,  entre  le  salon  et  la  borne.  Sans  admettre  ici 
cette  distinction  ridicule  des  maréchaux,  des  capitaine-, 
des  lieutenants  et  des  caporaux  littéraires  dont  on  a 
tant  ri  pendant  trois  jours,  il  faut  bien  reconnaître  que 
dans  cette  armée  des  belles-lettres,  si  remplie  de  pas- 
sions bonnes  et  mauvaises,  il  y  a  des  cantinières  et  des 
goujats.  Or,  de  ceux-là  la  comédie  ne  s'occupe  guère,  non 
plus  que  le  roman  :  De  minimis  non  curai  prtrtor.  Vous 
parlez  du  journaliste  honteux  et  déshonoré;  mais  sa- 
vez-vous  que  si  votre  projet  a  été  en  effet  de  compter  tops 
les  insectes  cachés  sous  la  lèpre  littéraire,  vous  êtes  encore 
bien  loin  de  la  vérité?  Pourquoi  donc,  si  vous  avez  tant 
de  courage,  ne  pas  nous  montrer  cette  horrible  plaie  dans 
toute  sa  laideur?  Savez-vous  bien.  Madame,  que  les  hé- 
ros de  votre  comédie,  tout  affreux  qu'ils  sont,  ne  sont  rien, 
si  enfin  poussantàbout,  parcet  exemple,  la  honte  du  jour- 
nal, vous  voulez  vous  inquiéter  du  dernier  misérable  qui 
touche  d'une  main  impure  à  cette  arme  redoutable?  Sa- 
vez-vous que  pour  dix  écus,  la  somme  est  faite ,  il  se 
rencontre  à  Paris  des  écrivains  qui  imprimeront,  contre 
tel  homme  que  vous  désignerez,  des  injures  inconnues 
même  à  la  halle?  Ils  imprimeront  de  cet  homme  qu'il  est 
un  voleur,  un  faussaire,  un  parricide  ;  que  sa  femme  s'est 


A' 


18ti 


L'ARTISTE. 


vendue  à  l'encan,  que  sa  fille  est  une  prostituée  de  la  rue; 
et  moyennant  ces  dix  écus,  payés  à  l'avance,  ce  même 
homme  de  lettres  enverra  trois  cents  exemplaires  de  son 
journal  aux  trois  cents  amis  de  l'homme  que  vous  vou- 
drez déshonorer.  Appelez-vous  donc  cela  un  journal,  et 
ce  misérable  un  journaliste?  Alors  il  faudra  convenir  qu'il 
y  a  au  bagne  des  pairs  de  France,  des  procureurs-géné- 
raux, des  princes  de  l'église  romaine  ;  alors  il  faudra  re- 
douter de  tendre  la  main  à  un  notaire,  en  se  rappelant 
cet  abominable  Peytel.  Je  ne  dirai  plus  qu'un  mot  de 
votre  second  acte  :  vous  avez  tort  de  le  terminer  d'une 
façon  grotesque,  en  faisant  intervenir,  comme  vous  le 
faites,  ces  marchands  de  cirage,  d'opiat  et  de  faux  che- 
veux. C'est  là  un  tableau  qui  n'est  pas  plaisant,  qui  ap- 
partient à  la  charge  bien  plus  qu'à  la  comédie.  Vous  sa- 
vez bien  que  ces  pauvres  diables  qui  s'adressent  à  la 
publicité  pour  vendre  leurs  marchandises  éphémères, 
sont  plus  à  plaindre  qu'à  blâmer;  vous  savez  bien  qu'ils 
obéissent  tout  simplement  à  ce  besoin  de  publicité,  qui 
est  devenu ,  chose  malheureuse  et  impie ,  le  besoin  du 
commerce,  même  avant  le  crédit.  Ces  marchands  qui 
viennent  là  chez  l'écrivain  se  trompent  de  porte  ;  il  n'y  a 
rien  de  commun  entre  eux  et  lui.  Quant  à  votre  autre 
accusation,  que  votre  journaliste  travaille  trop  vite,  il 
me  semble,  et  j'espère  bien  que  vous  serez  de  mon  avis, 
que  votre  accusation  est  peu  fondée.  Qui  dit  un  journa- 
liste, dit  en  môme  temps  un  homme  qui  improvise,  un 
écrivain  facile  qui  se  joue  avec  toutes  les  difficultés  de  la 
langue,  un  bel  esprit  qui  parle  aux  hommes  assemblés, 
comme  l'avocat  parle  à  ses  juges,  tous  les  jours,  à  toute 
heure,  qui  parle  un  peu  de  tout ,  comme  l'avocat;  qui 
dit  un  journal,  dit  en  même  temps  une  œuvre  éphémère  ; 
et  pour  peu  que  cette  parole  jetée  là  sans  prétention, 
mais  non  pas  sans  conscience  ,  soit  élégante  et  vive, 
pour  peu  qu'elle  soit  nette,  claire  et  rapide,  c'en  est  as- 
sez :  le  public  ne  demande  pas  au  journal  les  qualilés  du 
livre,  pas  plus  qu'il  ne  demande  àChaix-d'Est-Ange,  par 
exemple,  quand  il  parle  devant  le  jury  ému  et  charmé, 
de  composer  sa  harangue  comme  faisait  l'orateur  romain 
parlant  pour  Milon  ou  pour  le  poëte  Archias. 

Ce  qui  n'empêche  pas  que,  même  dans  ces  pages  du 
journal  rapidement  écrites  au  vol  de  la  plume  et  de  la 
pensée ,  il  ne  se  rencontre  bien  souvent  des  passages  ad- 
mirables, écrits  de  verve,  où  l'art  et  l'inspiration  éclatent 
au  plus  haut  degré.  Et  cependant,  quel  mal  trouvez-vous 
à  ce  qu'une  nation  comme  la  nation  française,  généreuse 
jusqu'à  la  prodigalité,  prodigue  ainsi,  au  jour  le  jour,  sa 
verve ,  son  courage  et  son  esprit?  Au  contraire ,  il  me 
semble  que  cela  est  honorable,  d'assister,  comme  nous  le 
faisons ,  à  cette  dépense  infatigable  des  facultés  les  plus 
précieuses,  d'en  profiter,  comme  nous  faisons  tous ,  sans 
remords  et  même  sans  reconnaissance.  Les  prodigues  ne 
font  de  mal  qu'à  eux-mêmes ,  et  voilà  pourquoi  on  les 
estime  et  on  les  aime  ,  tant  qu'ils  ne  doivent  rien  à  per- 


sonne. Celui  qui  écrit  un  livre,  qui  se  retranche  habile- 
ment dans  sa  personnalité  mesquine ,  qui  arrange  sa 
gloire  personnelle  ,  qui  en  dispose  à  loisir  tous  les  maté- 
riaux afin  qu'ils  soient  vus  de  plus  loin,  et  dans  leur  jour 
le  plus  favorable,  celui-là  est  bien  souvent  un  égoïste. 
Mais  l'écrivain  d'un  journal  qui  jette  son  esprit  à  tout  ve- 
nant ,  chaque  matin ,  sans  crier  gare  et  sans  dire  son 
nom  à  personne ,  sinon  à  ceux  qui  veulent  le  tuer,  celui 
qui  dépense  sans  fin ,  sans  cesse  et  sans  mesure  son  es- 
prit et  sa  passion ,  sa  beauté ,  sa  jeunesse  et  son  amont . 
celui-ci  est,  à  coup  sûr,  une  dupe  peut-être;  mais  évi- 
demment, qui  que  vous  soyez,  vous  lui  devez  toute  votre 
sympathie  et  tous  vos  respects. 

Il  est  donc  convenu  que  l'esprit  de  vos  deux  premiers 
actes  est  déparé  par  ces  détails  malheureux  ,  j'ai  presque 
dit  par  ces  injustices  ,  et  vous  me  croirez  d'autant  plus 
volontiers,  que  tout  à  l'heure,  en  vous  suivant  dans  ce 
récit  funeste,  je  vais  vous  démontrer  à  vous-même  que  la 
comédie  vous  échappe.  Malgré  vous,  vous  allez  tomber 
dans  le  drame,  dans  cette  chose  sans  nom,  que  vous  mé- 
prisez bien  fort  au  fond  de  votre  âme.  Pourtant,  avei 
votre  triste  façon  de  juger  des  hommes  et  des  choses  lit- 
téraires ,  cet  accident  était  inévitable.  On  ne  rit  pas  long- 
temps avec  ce  qui  est  odieux  ,  on  ne  doit  jamais  rire  de 
ce  qui  est  lâche  et  vil.  Ces  misérables  que  vous  nous 
avez  montrés,  ceux-ci  pris  de  vin,  celui-là  embéguiné 
dans  le  tartan  vicieux  et  troué  de  sa  danseuse,  il  faut 
qu'ils  disparaissent  de  votre  œuvre,  car  vous-même 
vous  sentez  le  besoin  de  les  faire  disparaître.  Vous  avez 
en  effet  trop  de  tact  et  de  finesse  dans  l'esprit,  pour 
avoir  jamais  songé  à  composer  cinq  actes  de  comédie 
avec  de  pareils  misérables  ;  voici  déjà  que  vous-même 
vous  plantez  là  les  journalistes  de  votre  création  ,  et  au 
troisième  acte  de  votre  comédie,  vous  nous  introduise/ 
dans  la  famille  de  ce  ministre  que  chacun  nommait  a  la 
lecture  de  votre  comédie. 

A  ce  propos,  je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire,  mon  con- 
frère ,  que  cet  homme  est  l'honneur  de  la  presse  de  ce 
temps-ci  ;  il  en  est  la  manifestation  la  plus  évidente,  la  plus 
puissante.  Le  jour  où  cet  homme  se  nomma  lui-même 
président  du  conseil,  ce  jour-là,  la  presse  française  gagna 
sa  bataille  d'Austerlitz.  Autant  que  moi,  vous  savez  la 
portée  de  cet  orateur  tout-puissant,  vous  savez  la  facilité 
de  ce  rare  génie,  et  comment  il  a  su  se  mettre  au  niveau 
des  positions  les  plus  difficiles;  vous  savez  aussi  de  quelles 
horribles  et  étranges  calomnies  la  vie  de  cet  homme  a  été 
entourée,  et  de  quelles  affreuses  morsures  la  presse  a 
stigmatisé  ce  noble  enfant  de  sa  création.  Mais  ce  que 
vous  semblez  ne  pas  savoir,  Madame  ,  c'est  que  l'intelli- 
gence de  cet  homme  dont  vous  prenez  la  défense,  l'a  pré- 
servé du  désespoir  que  vous  lui  supposez;  c'est  que  la 
connaissance  profonde  de  la  presse  parisienne,  de  cette 
force  capricieuse  dont  il  était  sorti ,  lui  a  donné  le  cou- 
rage de  supporter  toutes  ses  injustices  el  tous  ses  ca- 


I/AKTISTE. 


187 


prices.  Il  sait  très-bien,  celui-là,  que  la  faveur  populaire 
est  la  plus  mobile  et  la  plus  changeante  de  toutes  les 
fortunes;  il  sait  très-bien  que  ce  jeu  de  bascule  qu'on 
appelle  la  constitution ,  expose  ceux  qui  s'en  servent 
à  être  placés  tantôt  dans  le  ciel  ,  tantôt  plus  bas  que 
terre,  et  si  le  jour  d'aujourd'hui  a  sa  victoire  inattendue, 
le  lendemain  aura  peut-être  sa  défaite.  Cet  homme,  dont 
votre  comédie  se  préoccupe  beaucoup  trop,  n'est  devenu 
et  n'est  resté  un  si  grand  homme  politique  que  parce  qu'en 
effet  il  avait  tous  les  courages  de  l'homme  politique.  Or, 
dans  ces  positions  si  hautes,  lecourage  le  plus  vulgaire,  c'est 
celui-là  :  supporter  sans  être  troublé  les  injures,  les  sar- 
casmes, les  injustices,  les  cruautés  sanglantes  de  la  presse 
périodique  ;  rester  calme  devant  ses  clameurs  furibondes  ; 
opposer  un  front  serein  aux  haines  des  partis  ;  braver  et 
mépriser  l'émeute  imprimée  de  chaque  jour.  Voilà  pour- 
quoi cet  homme  est  puissant.  Madame,  voilà  pourquoi 
il  est  toujours  possible  :  c'est  que  ces  insultes  n'ont  pu 
l'atteindre;  c'est  que  son  âme  est  restée  sereine  au  mi- 
lieu de  ces  outrages  et  de  ces  violences.  Ah  1  s'il  avait 
reculé  d'un  seul  pas  quand  on  l'a  appelé  voleur  et  traître, 
quand  on  a  insulté  sa  famille  et  sa  jeune  femme;  ahl  s'il 
s'était  troublé  à  ces  violences  de  sa  bonne  nourrice ,  la 
presse,  où  en  serait  cet  homme  aujourd'hui  ?  C'est  pour 
le  coup  qu'il  eût  été  un  lâche ,  et  nul  dans  ce  royaume 
de  France,  qui  a  les  yeux  sur  lui ,  ne  penserait  à  prendre 
sa  défense ,  pas  même  vous. 

Je  ne  sais  pas  si  l'homme  dont  nous  parlons  acceptera 
l'éloquente  défense  que  vous  en  faites  :  il  est  de  ces 
hommes  qui  se  protègent  tout  seuls,  et  il  l'a  bien  mon- 
tré! Mais  comme  ici  l'allusion  n'est  pas  une  condition 
essentielle  du  drame,  permettez-moi  de  vous  compli- 
menter bien  sincèrement  et  sans  réserve  de  ce  troisième 
acte  où  vous  laissez  reposer  quelque  peu  votre  haine 
contre  les  journaux.  Cet  oubli  de  la  déclamation  vous  a 
porté  bonheur,  et  je  ne  sais  rien  de  plus  dramatique  que 
tout  ce  passage  où  cette  jeune  femme  au  désespoir  se 
figure,  sur  la  foi  d'un  mensonge  anonyme,  qu'en  effet  sa 
mère  a  été  la  première  maîtresse  de  son  mari.  Que  vous 
êtes  bien  inspirée  dans  ce  moment!  que  vous  êtes  éloquente 
et  touchante  !  Comme  on  retrouve  là  tout  entier  le  poète 
de  vos  beaux  jours,  quand  vous  n'aviez  pas  jeté  dans 
votre  chaste  poésie  ces  personnalités  épouvantables  et 
ces  imprécations  terribles  !  La  scène  entre  la  mère  et  la 
fille  est  des  plus  belles  :  l'une  et  l'autre  elles  se  disent  à 
merveille  ce  qu'elles  doivent  se  dire,  et  véritablement, 
cette  jeune  femme  est  touchante,  dans  son  bonheur  ainsi 
troublé  par  quelques-unes  de  ces  lignes  infâmes  que  je 
déteste  autant  que  vous  les  pouvez  détester.  Seulement, 
et  voilà  où  nous  ne  sommes  plus  d'accord,  voilà  ce  qui 
fait  tout  le  sujet  de  notre  différend,  c'est  que  ce  que  vous 
appelez  un  journaliste ,  je  l'appelle  un  empoisonneur;  ce 
que  vous  avez  appelé  un  journal,  moi,  au  nom  de  tous 
les  journalistes  de  France ,  je  l'appelle  un  ignoble  et 

2e  SÉRIE  ,  TOME  IV,   12*  LIVRAISON. 


lâche  pamphlet.  Par  le  ciel  !  la  langue  française  est  assez 
bien  faite,  et  vous  la  maniez  assez  bien,  pour  que  vous 
sachiez  à  n'en  pas  douter  la  force  des  expressions,  la 
valeur  des  termes.  Un  journaliste  est  un  journaliste . 
comme  un  procureur  du  roi  est  un  procureur  du  roi  ;  un 
pamphlet  est  un  pamphlet,  comme  un  mensonge  est  un 
mensonge.  Eh!  mon  Dieu!  eh!  depuis  quand  ces  lâch<t<  s 
anonymes  ont-elles  besoin  d'être  imprimées  pour  porter 
coup?  Supposez  que  les  journaux  ne  soient  pas  inventés, 
et,  paruno  main  inconnue,  faites  écrire  à  cette  jeune 
femme  les  affreuses  révélations  que  ce  journal  imprime, 
vous  aurez  le  même  résultat ,  votre  drame  sera  le  même, 
aussi  touchant,  aussi  terrible.  De  grâce,  si  vous  vou- 
lez être  juste  et  dans  le  vrai ,  intitulez  votre  drame  : 
la  Lettre  anonyme!  De  quel  droit  l'inlitulez-vous  l'Ecole 
des  Journaliste»? 

Oui,  Madame,  encore  une  fois,  toute  la  fin  de  ce  troi- 
sième acte  est  fort  belle  :  la  poésie  en  est  sévère  et  châ- 
tiée, une  certaine  indignation  inspirée  s'y  fait  sentir,  et 
si  vous  aviez  seulement  voulu  montrer  ce  que  c'est  que 
la  calomnie,  imprimée  ou  non  imprimée,  avec  ou  sans 
éditeur  responsable ,  vous  auriez  fait  là  un  très-beau 
drame. 

J'arrive  maintenant  à  la  dernière  partie  de  notre  ac- 
cusation. 

Avez-vous  remarqué ,  Madame  ,  un  grand  défaut  de 
votre  œuvre  sous  le  rapport  dramatique?  Cette  pièce  de 
théâtre ,  qui  est  en  même  temps  une  comédie  et  un 
drame,  se  compose  de  trois  parties  bien  différentes  et  nette- 
ment tranchées,  mais  à  votre  insu.  Nous  avons  d'abord  la 
comédie  des  journalistes  goguenards  et  pris  de  vin,  la 
comédie  du  journaliste  subjugué  par  une  danseuse  : 
deux  comédies  tristes  ;  puis ,  quand  votre  gaieté  factice 
est  épuisée,  vous  tombez  dans  le  drame,  vous  nous  ra- 
contez, avec  une  chaleur  et  une  énergie  puissantes,  l'his- 
toire lamentable  de  cette  maison  déshonorée  et  troublée 
à  jamais  par  un  article  de  journal.  Ce  drame  accompli , 
vous  passez  à  un  autre  drame.  Vous  faites  intervenir  une 
seconde  victime  du  journal  :  l'artiste  vient  après  l'homme 
politique,  afin  que  pas  un  n'en  réchappe,  afin  que  pas 
un  ne  manque  au  souper  de  l'ogre  quotidien.  En  bonne 
comédie,  ceci  est  une  faute;  il  faut  savoir  prendre  son 
parti  entre  le  rire  et  les  larmes ,  entre  l'indignation  el 
l'ironie.  Vous  voulez  faire  une  comédie,  faisons  une 
comédie  ;  vous  voulez  faire  un  drame,  faisons  un  drame  ; 
vous  voulez  que  le  journal  dévore  un  ministre,  corps . 
âme,  bienset  honneur,  mangeons  du  ministre;  vous  voulez 
lui  jeter  tout  vivant  un  grand  artiste,  à  la  bonne  heure! 
dépeçons  le  grand  artiste.  Mais  pourtant  ne  mêlons  pas 
ces  larmes  et  ces  rires,  ne  faisons  pas  toutes  ces  exécu- 
tions le  même  jour,  et  gardons  tout  au  moins  un  petit 
cadavre  pour  la  faim  de  demain. 

Cependant  je  veux  bien  prendre  à  part  votre  second 
drame,  votre  seconde  victime,  votre  artiste.  Celui-là. 

26 


188 


L'ARTISTE. 


dites-vous,  le  plus  grand  peintre  de  son  temps,  l'histo- 
rien le  plus  énergique  et  le  plus  passionné  de  la  gloire 
impériale ,  un  homme  qui  connaissait  à  lui  seul  les  sol- 
dats de  la  grande  armée  aussi  bien  que  l'empereur  Na- 
poléon en  personne  ;  celui-là ,  il  est  mort  vaincu,  écrasé, 
insulté,  assassiné  par  le  journal  ;  voilà  ce  que  vous  di- 
tes, et  pour  prouver  votre  assertion,  à  la  place  de  ce 
grand  génie  qui  devait  être  si  puissant  et  si  fort,  qui 
portait  sa  palette  comme  Murât  portait  son  armure,  vous 
nous  montrez  un  vieillard  imbécile,  un  niais  qui  pleure  sur 
sa  gloire  éclipsée,  une  imagination  aux  abois  ;  cet  homme 
s'en  va  de  côté  et  d'autre  en  criant  contre  les  journaux , 
comme  si  le  journal  c'était  la  gloire ,  comme  si  le  jour- 
nal pouvait  ranimer  les  imaginations  épuisées,  comme 
s'il  pouvait  rendre  la  vie  au  cœur,  le  feu  au  regard, 
l'activité  à  la  pensée  !  En  ce  cas-là,  les  journaux  seraient 
plus  puissants  que  le  bon  Dieu  lui-même.  Mais  comment 
n'avez-vous  pas  vu  ,  Madame ,  qu'en  jetant  ce  vieillard 
dans  cette  malheureuse  monomanie  du  journal,  vous  lui 
otiez  toute  la  dignité  de  la  vieillesse?  Quel  respect  vou- 
lez-vous que  nous  autres  spectateurs  nous  portions  à 
cet  homme,  qui  méprise  assez  les  chefs-d'œuvre  de  son 
âge  mûr,  pour  mendier  les  éloges  du  journal ,  à  soixante 
ans?  Mais  vous  n'admettez  donc  pas  que  pour  l'artiste , 
aussi  bien  que  pour  les  autres  hommes,  il  y  ait  l'âge  du 
repos?  vous  voulez  donc  que  pour  l'homme  qui  s'obstine 
à  produire  quand  la  force  lui  manque,  l'opinion  publique 
soit  prodigue  des  mêmes  éloges  que  pour  le  talent  qui 
se  manifeste  dans  toute  sa  puissance?  vous  admettez 
donc  dans  le  monde  des  beaux  -  arts ,  l'encombre- 
ment de  toutes  ces  vieillesses  fatiguées  d'avoir  tant 
produit?  En  vérité,  vous  êtes  trop  bonne,  et  j'ai  bien 
peur  que  le  public  ne  partage  ni  votre  pitié ,  ni  votre 
indulgence.  Au  contraire ,  le  public ,  cette  bête  fé- 
roce à  mille  têtes ,  est  cruel ,  impitoyable  ;  il  joue  avec 
ses  grands  hommes,  il  joue  avec  ses  grands  artistes, 
comme  l'enfant  avec  ses  hochets,  que  l'enfant  brise  à 
son  premier  caprice.  Comment  donc  voulez-vous  que 
nous  nous  intéressions  à  ce  vieillard  qui  mendie  des  éloges 
dans  une  nation  comme  la  nôtre,  où,  dans  toute  l'é- 
chelle sociale,  l'idole  de  la  veille  n'est  jamais  l'idole  du 
lendemain ,  où  celui  qu'on  trouve  grand  le  matin  est  à 
peine  regardé  le  soir?  Gouffre  étrange .  ce  monde  pari- 
sien! il  engloutit  en  masse  et  en  détail,  et  sans  jamais 
être  assouvi,  tout  ce  qui  est  la  gloire,  le  talent,  la 
beauté,  la  jeunesse,  le  courage,  l'éloquence,  et  même 
la  vertu.  Il  est  sourd  comme  le  taureau  de  Phalaris;  il 
a  toiites  les  petites  passions  des  femmes,  s'attachant 
pour  un  rien ,  et  brisant  avec  joie  le  lien  auquel  il  s'est 
attaché  avec  amour.  Quoi!  vous  nous  faites  une  comédie 
pour  nous  prouver  qu'il  ne  faut  pas  cesser  de  louer  les 
artistes  avant  leur  mort!  Mais  avez-vous  bien  pensé  à 
toute  l'extension  que  pouvait  prendre  votre  paradoxe  ? 
Vous  chassez  de  l'art  et  du  monde  la  seule  chose  qui  les 


protège  encore  quelque  peu ,  la  vérité  des  masses.  Allez 
donc  dire,  en  effet,  à  la  voix  qui  s'est  perdue  à  chanter  : 
Chante  encore  !  Allez  dire  au  visage  couvert  de  rides  et 
de  cheveux  blancs  :  Viens  à  nous,  couronné  de  (leurs! 
Allez  dire  au  prince  de  Condé  retombé  dans  l'enfance  : 
Conduis-nous  à  la  bataille  !  Dites  à  Pascal ,  qui  est  fou  : 
A  chève  ton  grand  livre  sur  la  Vérité  de  la  Religion  !  C'en 
est  fait;  souffler  à  perdre  haleine  sur  toutes  ces  vieillesses 
impuissantes,  vouloir  ranimer  toutes  ces  poussières  des 
gloires  oubliées,  autant  vaudrait  aller  à  minuit  vous 
promener  toute  blanche  et  pensive,  comme  un  fantôme, 
dans  le  cimetière  du  Père-Lachaise ,  et  dire  à  tous  les 
grands  génies,  à  toutes  les  beautés  ineffables,  à  tous 
les  rares  talents  que  contient  ce  petit  coin  de  terre  :  Le- 
vez-vous et  suivez-moi!  Non,  vous  ne  changerez  pas  ce 
funeste  penchant  de  l'homme  :  il  aime  à  briser  avec  joie 
ce  qu'il  a  adoré  avec  amour.  Vous  ne  réformerez  jamais 
cet  affreux  égoïsme  d'une  nation  entière  qui  abuse  de  ses 
hommes  de  génie ,  comme  les  libertins  abusent  de  la 
beauté  des  femmes  ;  et  môme,  entre  nous,  quand  je  devrais 
vous  fournir  le  sujet  d'une  belle  tirade,  je  vous  avouerai 
que  je  ne  trouve  pas  que  ce  soit  là  un  grand  mal ,  que 
l'homme  de  génie,  quand  il  est  épuisé,  cède  la  place  à 
un  autre;  car  il  y  va  de  l'intérêt  et  du  plaisir  de  tous. 
Et  puis,  un  homme  qui,  pendant  vingt  ans,  comme  le 
grand  artiste  en  question  ,  a  été  le  sujet  inépuisable  des 
louanges  unanimes  de  l'Europe,  dont  le  nom  a  brillé 
de  cette  gloire  dont  la  postérité  s'est  chargée ,  cet 
homme-là  est-il  donc  le  bienvenu  de  se  plaindre?  Et 
qu'eût-il  fait,  cet  homme,  s'il  lui  eût  fallu  subir  la  glo- 
rieuse misère  de  tant  d'artistes  plus  grands  que  lui  qui 
n'ont  pas  su  leur  gloire ,  même  à  leur  mort?  M.  Gros , 
pour  me  servir  de  votre  exemple ,  car  c'est  lui  dont  vous 
nous  faites  l'histoire  dans  votre  second  drame,  qu'avait- 
il  donc  à  reprocher  à  la  France  ?  la  France  l'avait  fait 
célèbre  entre  tous ,  elle  l'avait  rendu  riche  comme  un 
prince ,  honoré  plus  qu'un  prince  ;  il  avait  une  armée 
d'élèves  qui  lui  faisaient  cortège  quand  il  passait  ;  il  avait 
obtenu  tous  les  honneurs  de  l'Empire  et  de  la  Restaura- 
tion ;  l'Empereur  l'avait  fait  officier  de  ses  ordres  pour 
avoir  peint  ses  batailles  ;  pour  la  coupole  de  Sainte-Ge- 
neviève ,  le  roi  de  France  l'avait  créé  baron.  Chacun 
donnait  à  cet  artiste  ce  qu'il  pouvait  donner  :  la  fortune, 
la  renommée,  les  cordons,  les  titres.  Certes,  si  l'on  peut 
payer  le  génie,  celui-là  était  payé.  Cependant,  que  fuit 
M.  Gros?  Il  obéit  à  la  condition  humaine,  il  devient  vieux. 
Une  fois  là,  au  lieu  de  se  tenir  enfermé  dans  sa  gloire  com- 
me son  illustre  ami,  le  baron  Gérard,  et  quand  il  pouvait 
jouir  en  paix,  comme  Gérard,  de  sa  célébrité  ,  de  son 
opulence  ,  des  amitiés  qui  l'entouraient  ;  quand  il  n'a- 
vait qu'à  se  montrer  pour  être  salué  jusqu'à  terre,  voilà 
cet  imprudent  qui  veut  courir  de  nouveau  les  hasards  du 
Salon,  qui  fait  un  Hercule,  qui  s'amuse  à  faire  le  por- 
trait de  M.  le  médecinClot-Bey.  moitié  Français  et  moitié 


L'AUTISTE. 


180 


Égyptien  !  Que  vouliez-vous  qui;  fit  le  public,  ainsi  atta- 
qué jusque  dans  le  Louvre?  Le  public  pouvait-il  donc  se 
mettre  à  genoux  devant  ces  toiles  où  brillaient,  à  de 
rares  intervalles,  les  dernières  lueurs  de  ce  génie  éteint? 
Eh  bien  !  le  public  ,  sans  tr.  p  s'inquiéter  du  grand  nom 
dont  ces  tableaux  étaient  signés,  a  passé  outre  en  disant  : 
C'est  dommage!  Les  journaux  ,  qui  après  tout  ne  disent 
que  ce  que  dit  le  public,  ont  fait  comme  lui  ;  ils  ont  dit  : 
C'est  dommage!  Ils  l'ont  dit  avec  prudence,  avec  respect, 
avec  pitié.  Les  plus  cruels  n'ont  pas  dit  un  seul  mot.  Et 
de  bonne  foi,  pouvait-on  faire  autrement?  Admirer  le 
portrait  de  CIot-Bey ,  n'était-ce  pas  insulter  le  portrait 
de  Napoléon  Bonaparte?  Admirer  l'Hercule,  n'était-ce 
pas  insulter  les  Pestiférés  de  Jaffa  ?  Et  par  respect  même 
pour  le  glorieux  passé  de  M.  Gros,  n'était-ce  pas  un  de- 
voir de  lui  dire  que  cette  fois  il  se  trompait? 

Ah!  si  seulement  M.  Gros  avait  attendu  quelque  temps 
encore  ;  s'il  n'avait  pas  cédé  ,  comme  font  toutes  les  âmes 
faibles ,  à  ces  tristes  moments  d'un  ennui  invincible  qui 
les  pousse  dans  l'abîme  ;  s'il  s'était  tout  simplement 
laissé  être  heureux  en  homme  sage,  qui  jouit  doucement 
des  quatre  saisons  de  l'année  ,  qui  met  à  profit  les  fleurs 
et  la  verdure  du  printemps  ,  le  chaud  soleil  de  l'été  ,  les 
fruits  de  l'automne  ,  les  chansons ,  les  danses  légères  , 
les  festins  et  les  vieux  vins  de  l'hiver;  s'il  eût  voulu 
prêter  son  oreille  et  son  art  aux  vers  du  poëte ,  aux  mé- 
lodies de  l'orchestre,  aux  drames  qui  se  jouent  au 
théâtre ,  à  la  causerie  intime  du  foyer  domestique  ;  s'il 
eût  voulu  suivre  d'un  regard  attentif  les  nouveaux  venus 
dans  la  carrière  dont  il  avait  touché  le  but,  les  belles 
jeunes  personnes,  printemps  bruns  ou  blonds,  qui  ne 
demandaient  pas  mieux  que  de  sourire  au  vieillard  ;  si , 
en  un  mot ,  lui ,  glorieux  et  respecté ,  il  eût  consenti  à 
vivre  et  à  se  servir  des  derniers  bonheurs  de  la  vieillesse 
qui  attend  la  mort  sans  la  désirer  ni  la  craindre ,  cet 
homme,  que  vous  dites  si  malheureux,  aurait  eu  un  des 
plus  beaux  jours  de  la  vie.  Il  eût  assisté,  au  milieu  de 
l'élite  de  la  France,  à  l'ouverture  du  nouveau  Versailles. 
Le  roi  fût  venu  en  personne  recevoir  M.  Gros  sur  le 
seuil  du  palais  de  Louis  XIV  ;  et  dans  la  grande  galerie 
des  batailles,  le  vieux  peintre,  s'appuyant  sur  le  monar- 
que ,  aurait  pu  admirer  dans  leur  plus  beau  jour  ces  ba- 
tailles de  l'Empire  ,  ces  victoires  gagnées  à  la  pointe  du 
pinceau  ,  ces  géants  héroïques  sortis  tout  armés  de  son 
génie.  Il  eût  vu  marcher  encore  une  fois  ces  fantassins , 
enseignes  déployées  ;  il  eût  entendu  de  nouveau  le  bruit 
des  escadrons ,  la  tempête  à  cheval ,  comme  dit  l'Écri- 
ture. Surtout  il  eût  suivi,  avec  l'enthousiasme  passionné 
de  ses  vingt  ans  ,  son  soldat ,  son  héros ,  son  dieu  ,  son 
ami ,  Napoléon  Bonaparte.  Puis  enfin  ,  se  retournant 
vers  le  roi  :  «  Sire,  eût-il  dit  comme  le  vieux  Siméon  , 
soyez  béni ,  vous  qui  avez  logé  mon  génie  à  Versailles  ! 
Soyez  béni,  vous  qui  avez  soufflé  la  poussière  qui  recou- 
vrait mes  tableaux  et  ma  gloire!  Et  maintenant  que  mes 


pauvres  yeux  ont  revu  Jaffa,  Aboukir,  Eylau  ,  mainlr- 
nant,  je  puis  mourir.  »  Alors  peut-être,  ce  jour-là  il 
serait  mort  enseveli  dans  son  triomphe ,  et  la  grande 
armée  aurait  pris  le  deuil  de  son  grand  peintre ,  et 
toute  la  France  l'aurait  pleuré.  Quelle  différence , 
grand  Dieu ,  pour  M.  Gros  !  mourir  de  joie  à  Versailles , 
dans  la  galerie  des  batailles ,  ou  bien  mourir  d'ennui , 
tout  seul ,  dans  une  ma™  infecte  et  sans  eau  ! 

Ah  !  si  vous  voulez  être  juste  ,  n'accusez  pas  les  jour- 
naux de  cette  mort  ;  c'est  là  un  suicide  comme  tous  les 
autres,  où  l'orgueil  entre  pour  un  peu  et  la  folie  pour 
beaucoup.  Si  j'en  voulais  citer  de  ces  morts  absurdes  et 
lamentables,  semblables  à  celle  de  M.  Gros,  et  dont 
personne  ne  peut  dire  la  cause ,  certes  les  exemples  ne 
manqueraient  pas  :  j'en  trouverais  parmi  les  jeunes  gens 
aussi  bien  que  parmi  les  vieillards.  Escousse  n'avait  pas 
vingt-cinq  ans  quand  il  s'est  tué,  après  un  grand  succès 
obtenu  au  théâtre;  l'autre  jour,  Nourrit  s'est  tué,  et. 
Dieu  merci ,  les  éloges  en  tous  genres ,  dans  toutes  les 
presses  du  monde ,  ne  lui  manquaient  pas  à  celui-là  ! 
M.  Auger,  le  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie-Fran- 
çaise,  et,  qui  plus  est,  un  journaliste  distingué,  est  sorti 
un  soir  d'été  pour  se  noyer  sous  le  Pont-des-Arls.  Les 
journaux  n'ont  rien  à  faire: — c'est  justement  parce  que  ce 
sont  là  des  énigmes  sans  mot  qu'elles  épouvantent,  —  les 
journaux  n'ont  rien  à  faire  dans  ces  sortes  de  misères,  où 
le  prêtre  ne  peut  rien,  s'appelât-il  Fénelon  ou  Bossuet. 
Soyez-en  sûre,  les  journaux  n'ont  fait  mourir  personne; 
bien  plus ,  ils  n'ont  pas  tué  une  seule  gloire  ;  car  ils  ne 
viennent  qu'après  le  bon  sens  public.  Eh!  que  diable! 
quoi  qu'on  fasse,  quoi  qu'on  dise,  un  bon  vers  est  un 
bon  vers!  un  bon  tableau ,  un  bon  tableau  !  un  honnête 
homme ,  un  honnête  homme  !  Si  l'opinion  publique 
était  tout  à  fait  à  la  merci  de  ces  jugements  en  l'air 
qui  vous  attristent ,  il  faudrait  désespérer  de  la  société 
humaine.  Qu'il  y  ait  des  injustices  dans  l'opinion ,  nul 
n'en  doute.  L'injustice  se  glisse  partout  dans  les  in- 
stitutions des  hommes;  mais  parce  que  Calas  a  été 
juridiquement  assassiné,  serait-ce  bien  là  une  raison 
pour  abolir  tous  les  juges,  tous  les  tribunaux  de  la 
France?  Enfin,  il  y  a  encore  cette  raison  à  donner, 
c'est  que  la  publicité  est  une  des  conditions  indis- 
pensables de  la  liberté  constitutionnelle.  Vous  aurez 
beau  faire,  rien  ne  pourra  vous  soustraire  aux  dou- 
bles débats  de  la  tribune  et  du  journal.  Acceptez  donc 
avec  tous  ses  avantages ,  tous  les  inconvénients  de  cette 
force  nouvelle.  Le  plus  vertueux  citoyen  de  la  ville  d'A- 
thènes ,  Aristide ,  banni  par  l'ostracisme ,  parce  qu'on 
était  fatigué  de  l'entendre  appeler  le  juste ,  rendit  lui- 
même  hommage  à  l'ostracisme ,  en  écrivant  de  sa  main, 
à  la  demande  d'un  citoyen,  son  propre  nom  sur  le  bulle- 
tin qui  l'exilait. 

Et  entre  nous,  en  écrivant  avec  tant  de  soins  et  de 
dépenses  d'esprit  une  comédie,  non  pas  seulement  contre 


100 


L'ARTISTE. 


In  presse,  mais  contre  toutes  les  petites  saillies  qu'elle 
se  permet  contre   tous  les  hommes  marquants  de  ce 
temps-ci ,  n'avez-vous  pas  bien  peur  de  prendre  un  pavé 
pour  tuer  une  mouche"?  Ces  petites  malices,  qui  vous  in- 
quiètent si  fort,  valent-elles  donc  tant  la  peine  qu'on  s'en 
inquiète?  Au  lieu  de  vous  mettre  si  fort  en  colère,  vous 
qui  avez  tant  d'esprit  et  de  bon  sens,  contre  le  faiseur  de 
quolibets,  n'auriez-vouspas  meilleure  grâce  de  prendre 
en  pitié  ce  pauvre  bonhomme  ,  qui  a  peut-être  passé  la 
cinquantaine,  et  qui  chaque  jour,  les  deux  mains  dans  sa 
tète,  sue  sang  et  oau  pour  trouver  quelque  peu  de  venin, 
de  fiel  et  de  bave,  dont  il  cire  les  bottes  des  plus  grands 
génies,  des  plus  rares  talents,  des  plus  excellentes  vertus 
de  ce  temps-ci?  Quel  mal  ces  gens-là  ont-ils  donc  fait  aux 
hommes  de  la  moindre  valeur?  Le  roi  Louis-Philippe, 
l'homme  le  plus  insulté  de  son  royaume ,  en  a-t-il  tra- 
versé moins  glorieusement  ces  dix  années  que  l'histoire 
appellera  des  années  incroyables?  De  bonne  foi,  en  se 
trouvant  insulté  en  pareille  compagnie ,  n'y  a-t-il  pas 
droit  d'être  bien  heureux  et  bien  fier?  Allons  !  soyez  in- 
dulgente, calmez  votre  courroux,  ne  donnez  pas  aux 
choses  plus  d'importance  qu'elles  n'en  ont  en  effet.  Pen- 
sez donc  que  si  la  vie  publique,  si  la  gloire ,  si  la  re- 
nommée ont  leurs  charmes,  elles  ont  aussi  leurs  incon- 
vénients qu'il  faut  accepter.  Vous  voulez  être  loués,  at- 
tendez-vous à  de  vives  censures  ;  le  blâme  est  le  compa- 
gnon de  la  louange.  César  lui-môme,  le  grand  César, 
quand  on  le  portait  en  triomphe,  il  était  suivi  par  des 
valets  de  l'armée  qui  lui  disaient  qu'il  était  chauve. 
Achille  était  invulnérable,  excepté  au  talon;  or,  c'est 
encore  au  talon  que  sont  mordus  aujourd'hui  les  grands 
hommes ,  et  voilà  pourquoi  il  est  si  facile  d'écraser  le 
reptile ,  quand  on  s'aperçoit  qu'il  vous  mord.  Eti  un 
mot,  dans  la  vie  constitutionnelle  comme  elle  est  faite,  il 
faut  choisir  :  appartenir  à  tous,  ou  n'être  qu'à  soi-même  ; 
être  un  homme  d'état,  ou  vendre  du  drap  dans  la  rue  Saint 
Denis;  être  belle,  poëte,  être  enviée  de  tous,  ou  bien  se 
lever  le  matin  pour  aller  acheter  son  poisson  à  la  halle  et 
raccommoder  les  chaussettes  de  son  mari.  A  chacun  sa 
gloire  ,  à  chacun  sa  peine.  A  celle-ci  les  louanges  et  les 
quolibets  des  journaux,  à  celle-là  l'amitié  et  les  délations 
de  ses  voisines.  A  l'une  du  bruit  dans  la  foule ,  le  bruit 
glorieux ,  le  bruit  éclatant;  à  l'autre  le  bruit  monotone, 
insipide  et  étouffé  du  troisième  étage  de  sa  maison. 
Entre  ces  deux  misères,  il  n'y  a  pas  de  quoi  hésiter,  sa- 
vez-vous? 

D'après  ce  que  je  vous  dis  là  un  peu  longuement,  car 
vous  avez  bon  besoin  d'être  persuadée  par  moi  que  vous 
êtes  injuste  et  cruelle,  vous  tirerez  sans  peine  cette  con- 
clusion, que  votre  cinquième  acte,  qui  se  termine  par 
le  suicide  de  l'artiste,  est  bien  sanglant,  même  pour 
un  drame.  En  supposant  même  que  le  fait  soit  vrai, 
vous  êtes  tombée-là  dans  une  de  ces  vérités  sans  vraisem- 
blance que  défend  l'art  poétique.  C'est  dommage,  car  le 


monologue  de  votre  peintre  qui  va  mourir,  est,  selon 
moi,  une  très-belle  chose  ;  et  le  vieux  Joanny  serait  le 
très-bienvenu  à  le  dire.  Mais,  mon  Dieu!  comment 
pouvez-vous  appeler  comédie  une  pièce  qui  se  terminr 
par  le  suicide  d'un  homme  qui  se  jette  par  la  fenêtre? 
Et,  en  présence  d'une  si  horrible  catastrophe,  pouvez- 
vous  croire  que  le  parterre  garderait  son  sang-froid , 
quand  vous  vous  écriez  quatre  fois  de  suite  : 

Les  journaux!  les  journaux!  les  journaux  !  les  journaux! 

Je  me  résume ,   aussi  bien  il  en  est  temps.  Vous 
m'avez  fait  l'honneur  de  m'appeler,  non  pas  pour  me 
tendre  un  guet-apens  qui  eût  été  également  pénible  et 
pour  vous  et  pour  moi,  mais  pour  vous  dire  franchement 
et  loyalement  ma  pensée,  comme  je  fais  pour  les  plus 
grands  esprits  de  ce  temps-ci.  Je  ne  m'attendais  à  trou- 
ver chez  vous  que  des  confrères,  et  alors  nous  aurions  dé- 
battu, les  uns  et  les  autres,  à  huis  clos ,  cette  question  que 
vous  nous  adressiez,  à  savoir  :  si  vous  aviez  fait  une  œuvre 
utile  et  généreuse.  Mais  je  me  suis  trouvé  dans  un  si  grand 
pêle-mêle  de  gens  d'esprit,  de  belles  dames,  d'hommes 
d'état  et  de  grands  seigneurs,  qu'il  a  bien  fallu  tout  écouter 
sans  rien  dire.  Donc ,  ce  que  je  n'ai  pas  pu  dire  tout  bas. 
je  vous  l'écris  tout  haut  ;  et  si  ma  lettre  est  publique,  c'est 
que,  atout  prendre,  votre  comédie  ainsi  lue  devant  nous, 
hommes  de  la  presse,  et  devant  une  assemblée  de  gens 
qui  n'ont  rien  de  mieux  à  faire  que  de  raconter  en  tous 
lieux  ce  qu'ils  ont  vu  et  entendu ,  votre  comédie  a ,  selon 
moi,  tous  les  caractères  de  la  publicité.  Vous  l'avez  lue 
avec  beaucoup  de  grâce ,  d'esprit,  d'ironie  et  de  chaleur, 
et  jamais,  au  Théâtre-Français,  elle  ne  sera  jouée  comme 
vous  l'avez  lue.  Jamais  actrice  plus  séduisante ,  jamais 
comédien  plus  chaleureux  n'ont  fait  valoir  pièce  de  théâ- 
tre. Vous  avez  eu  toute  la  puissance  d'un  avocat  bien 
inspiré,  et  certainement,  à  vous  entendre  au  milieu  de 
ces  murmures  et  de  ces  éloges  qui  ne  vous  ont  pas  man- 
qué ,  il  n'est  pas  un  de  ces  beaux  messieurs,  pas  une  de 
ces  belles  dames,  qui  ne  soient  sortis  de  chez  vous  per- 
suadés, les  uns  et  les  autres,  que  le  journaliste  est  un 
être  affreux,  abominable,  impie,  sans  talents,  sans'pi- 
tié  surtout,  qui  insulte  à  plaisir  toutes  les  gloires,  toutes 
les  beautés;  qui  écrase  également  le  vieillard  comme  la 
jeune  fille;  qui  égorge,  comme  fait  la  fouine,  sans  faim 
et  sans  soif;  qui  jette,  comme  le  serpent,  son  venin  à  tous 
ceux  qui  passent  ;  qui  est  ivre  du  matin  au  soir  et  du  soir 
au  matin  :  car  c'est  bien  là  toute  votre  comédie ,  c'est 
bien  là  votre  drame,  et  vous  avez  démontré,  félicitez- 
vous  !  ce  que  vous  vouliez  démontrer. 

Eh  bien  (et  vous  pouvez  m'en  croire)  !  cette  triste  im- 
pression une  fois  évanouie,  je  me  suis  trouvé  calme  et  de 
sang-froid.  Je  puis,  à  cette  heure,  vous  juger  comme  un 
homme  qui  fait  grand  cas  de  votre  talent  et  qui  pro- 
fesse un  grand  dévouement  pour  votre  personne  :  votre 
comédie  n'est  pas  une  comédie ,  votre  drame  n'est  pas 


L'ARTISTE. 


101 


un  drame.  Le  public  ne  rira  pas  à  la  partie  comique 
de  votre  œuvre,  parce  que  ces  mœurs  littéraires  l'inté- 
ressent fort  peu ,  parce  qu'il  les  ignore  complètement , 
parce  que ,  pourvu  qu'il  ait  son  journal,  il  s'inquiète  fort 
peu  comment  se  fait  son  journal.  Cela  est  si  vrai ,  que 
jamais  l'idée  ne  viendrait  à  ce  môme  public,  si  on  ne  le  lui 
(lisait  pas,  de  demander  le  nom  des  écrivains  qui  l'amu- 
sent si  fort.  Ce  n'est  que  par  hasard,  et  parce  qu'il  y  avait 
nux  écritures  du  Journal  des  Débats  un  commis  nommé 
Geoffroy,  qu'on  a  su  le  nom  de  ce  Geoffroy  qui  tenait 
l'Europe  attentive  tout  autant  que  l'Empereur.  Vous  avez 
vu,  il  n'y  a  pas  longtemps,  tomber  sans  rémission  une 
comédie  de  M.  Casimir  Delavigne,  la  Popularité,  où  il 
n'était  question  que  de  journaux  et  de  journalistes.  Quant 
au  double  drame  de  votre  pièce,  je  crois  vous  avoir  ex- 
pliqué comment  il  n'intéressera  pas  le  public ,  car  le  pu- 
blic n'y  croira  pas.  Vous  auriez  donc  bien  tort  de  livrer 
aux  hasards  et  à  tous  les  dangers  de  la  scène  une  comédie 
qui  a  tous  les  caractères  du  pamphlet;  ajoutons  aussi 
qu'elle  en  a  toute  la  verve,  l'esprit,  l'indignation,  la  poésie. 
Vous  êtes  convaincue  de  ce  que  vous  dites,  Madame,  on 
le  voit,  et  voilà  pourquoi  je  vous  plains  tout  en  vous 
blâmant,  et  voilà  pourquoi  je  suis  sans  colère,  voilà 
pourquoi  je  vous  porte  cet  intérêt  désintéressé  et  fra- 
ternel. Quoi  qu'il  arrive,  que  votre  pièce  soit  ou  non 
jouée  ,  votre  conviction  personnelle ,  tout  autant  que 
votre  rare  talent  poétique ,  fera  de  moi  contre  vous ,  un 
adversaire  indulgent ,  bienveillant ,  et  dont  la  tristesse 
n'ira  jamais  jusqu'à  l'indignation  que  m'a  causée  et  que 
me  cause  encore ,  quand  j'y  pense,  cet  insipide  roman , 
déjà  oublié  par  tous,  excepté  par  moi,  de  M.  de  Balzac, 
les  Illusions  perdues ,  où  la  conviction  manque  tout  au- 
tant que  le  style. 

Madame ,  si  vous  lisez  cette  lettre  avec  autant  d'atten- 
tion et  de  zèle  que  j'en  ai  mis  à  l'écrire,  vous  y  trouverez, 
je  l'espère,  la  tristesse  sincère  d'un  homme  qui  aime  et  qui 
honore  par-dessus  toutes  les  autres  la  profession  qu'il  a 
choisie,  qui  la  trouve  belle  et  grande  entre  toutes,  qui  lui 
a  consacré  tout  son  travail,  toute  sa  vie  Je  veux  bien  sou- 
vent livrer  ma  personne  à  des  attaques  qui  ne  peuvent 
m'atteindre;  mais,  si  le  journalisme  reste  calme,  je  ne 
consentirai  jamais  à  rester  muet  et  insensible  quand  on 
attaquera  le  journal,  à  plus  forte  raison  quand  l'attaque 
sera  faite  par  un  écrivain  de  votre  beauté  ,  de  votre  ta- 
lent et  de  votre  esprit. 


Jules  JANIN. 

P.  S.  Nous  venons  d'apprendre,  à  n'en  pas  douter, 
que  le  commissaire-royal  du  Théâtre-Français  a  donné 
sa  boule  noire  après  la  lecture  de  l'École  des  Journa- 
listes. Sur  quinze  personnes  qui  étaient  là ,  cette  boule 
noire  est  la  seule  ;  —  il  faut  le  dire  à  la  louange  du 
Théâtre -Français,  sauvé  d'une  ruine  complète  par 
M.  Thiers. 


CRITIQUE  DRAMATIQUE. 


jjsijuiiis  ±2  xDimjt. 


algbé  les  conseils  unanimes 
de  la  critique  ,  Mlle  Uabut 
persiste  à  jouer  la  tragédie. 
Nous  croyons  sincèrement 
qu'elle  compromet  son  ave- 
nir; toutefois,  nous  ne  pou- 
vons méconnaître  les  progrès  qu'elle  a  faits  depuis 
quelques  mois.  Nous  regrettons  qu'elle  écoute  trop  sou- 
vent sa  bonne  volonté  au  lieu  de  consulter  ses  forces; 
mais  son  ardeur,  quoique  mal  employée,  mérite  d'être 
encouragée.  Le  rôledeMarion  de  Lorme  est  évidemment 
au-dessus  des  forces  de  Mlle  Rabut;  cependant,  Mlle  Ra- 
but  n'a  pas  commis  dans  ce  rôle  toutes  les  fautes  que 
nous  pouvions ,  que  nous  devions  craindre,  et  le  public 
lui  a  tenu  compte  des  pièges  qu'elle  avait  évités.  Il  y 
aurait  plus  que  de  l'injustice,  il  y  aurait  de  la  cruauté  à 
comparer  Mlle  Rabut  à  Mme  Dorval,  aussi  nous  abstien- 
drons-nous de  toute  comparaison.  Mme  Dorval  avait  su 
imprimer  au  rôle  de  Marion  de  Lorme  une  mélancolie, 
une  passion,  dont  tout  le  monde  se  souvient  ;  or,  le  visage 
de  Mlle  Rabut  ne  saurait  exprimer  ni  la  passion,  ni  la 
mélancolie.  Il  serait  donc  déraisonnable  de  lui  reprocher 
la  manière  incomplète  dont  elle  a  rendu  le  rôle  de  Ma- 
rion de  Lorme,  encore  plus  déraisonnable  de  lui  deman- 
der pourquoi  elle  n'a  rappelé  aucune  des  intonations  de 
l'actrice  habile  qui  a  créé  ce  rôle.  Mlle  Rabut  a  fait  de 
son  mieux  ;  nous  sommes  certain  qu'elle  n'a  péché  ni  par 
négligence ,  ni  par  paresse.  Elle  a  mis  au  service  de  1 1 
tâche  qu'elle  avait  acceptée  toute  son  intelligence;  mais 
il  ne  lui  était  pas  donné  de  réparer  la  faute  qu'elle  avait 
commise  en  acceptant  le  rôle  de  Marion  de  Lorme.  Lors 
même  qu'elle  n'eût  pas  été  obligée  de  le  jouer  au  pied 
levé ,  lors  même  que  le  temps  ne  lui  eût  pas  manqué 
pour  demander  conseil  soit  à  M.  Hugo,  soit  à  Mme  Dor- 
val ,  elle  aurait  toujours  été  vaincue.  Ni  la  tragédie ,  ni 
le  drame,  ne  conviennent  au  talent  de  Mlle  Rabut.  Sa 
place  est  marquée  dans  la  comédie ,  et  si  elle  a  près 
d'elle  quelques  amis  sincères ,  ils  lui  donneront  certaine- 
ment le  même  avis  que  nous.  Dans  les  trois  premiers 
actes  de  Marion  de  Lorme,  Mlle  Rabut  a  recueilli  quel- 
ques applaudissements  ;  mais  il  ne  faut  pas  qu'elle  se 


192 


L'ARTISTE. 


méprenne  sur  la  signification  de  ces  applaudissements. 
La  bienveillance  que  lui  témoigne  l'auditoire  s'adresse 
bien  plus  à  sa  jeunesse  qu'à  son  talent.  Dans  le  quatrième 
et  le  cinquième  acte ,  elle  a  vainement  essayé  de  lutter 
contre  sa  nature  ;  elle  a  été  littéralement  terrassée  par 
son  rôle.  Au  premier  acte,  dans  sa  conversation  avec  Sa- 
verny,  elle  n'avait  pas  montré  assez  d'impatience,  mais 
cette  faute  ne  blessait  qu'un  petit  nombre  de  spectateurs  ; 
dans  le  quatrième  et  le  cinquième  acte,  elle  a  tenté  inu- 
tilement d'exprimer  le  désespoir.  Ses  larmes  et  ses  san- 
glots n'avaient  rien  de  tragique  ;  sa  douleur  était  sans  élo- 
quence. Au  moment  où  elle  emmène  Laffemas,  pour  sau- 
ver Didier,  elle  a  mis  dans  son  accent  une  dureté  qui  ne 
s'accorde  pas  avec  la  situation.  Quoiqu'elle  cède  contre 
son  gré ,  elle  doit  avoir  l'air  de  céder  ;  la  colère  sied  mal 
aux  vaincus.  Nous  désirons  vivement  que  Mlle  Rabut, 
éclairée  par  l'épreuve  qu'elle  vient  de  faire ,  renonce  au 
drame  et  à  la  tragédie.  Elle  trouvera  dans  le  répertoire 
comique  plus  d'un  rôle  à  sa  taille;  qu'elle  s'en  tienne 
donc  à  la  comédie.  Elle  est  pleine  de  bonne  volonté, 
elle  a  le  goût  de  l'étude ,  que  M.  Vedel  profite  de  ces 
heureuses  dispositions,  et  n'  use  pas  les  forces  de  Mlle  Ra- 
but  dans  une  lutte  inutile. 

M.  Beauvallet,  chargé  du  personnage  de  Didier,  s'est 
contenté  de  réciter  tous  les  vers  de  son  rôle  d'une  voix 
sonore  et  métallique.  II  a  parlé  d'amour,  de  tristesse ,  de 
désespoir,  d'indignation  ;  mais  il  n'a  ému  personne,  parce 
qu'il  n'était  pas  ému  :  toutes  ses  paroles,  tendres  ou  in- 
dignées, avaient  le  môme  accent,  l'accent  du  comman- 
dement et  de  la  menace.  II  est  évident  que  M.  Beauvallet 
abuse  de  la  sonorité  de  sa  voix  :  il  croit  avoir  bien  parlé 
quand  il  a  parlé  fort,  et  malheureusement  le  public  en 
l'applaudissant  le  confirme  dans  cette  erreur.  Le  person- 
nage de  Didier  demande  une  mélancolie ,  une  tendresse 
que  M.  Beauvallet  ne  parait  pas  soupçonner,  et  que  sa 
voix  pourrait  difficilement  traduire.  L'amour  et  la  prière 
ont  dans  sa  bouche  un  caractère  effrayant  :  chacune  des 
paroles  qu'il  prononce  retentit  comme  le  bruit  d'une  épée 
sur  un  bouclierd'airain.  Si  M.  Beauvallet  comprendle but 
de  l'art  dramatique,  il  doit  attacher  une  grande  impor- 
tance à  l'émotion  ;  or,  il  n'émeut  personne,  et,  tant  qu'il 
continuera  de  parler  comme  il  parle  aujourd'hui ,  il  peut 
être  assuré  de  ne  jamais  attendrir  l'auditoire.  La  sonorité 
de  la  voix  est  sans  doute  chez  le  comédien ,  comme  chez 
l'orateur,  une  faculté  précieuse  ;  mais  cette  faculté  ne 
contient  ni  l'éloquence  ni  l'art  dramatique ,  et  malheu- 
reusement M.  Beauvallet  parait  méconnaître  cette  vérité. 
Chez  Marion ,  chez  le  marquis  de  Nangis,  dans  sa  prison , 
sa  voix  est  toujours  la  même.  L'oreille  ne  perd  pas  une 
syllabe ,  mais  le  cœur  ne  ressent  aucune  sympathie  pour 
le  personnage.  Si  M.  Beauvallet  persiste  à  voir  dans  l'art 
dramatique  un  exercice  purement  instrumental ,  le  pu- 
blic renoncera  bientôt  à  l'applaudir,  car  la  vibration  de 
l'alexandrin  est  un  plaisir  très-monotone  :  les  vers  n'ont 


de  puissance  qu'autant  qu'ils  sont  accompagnés  d'in- 
flexions variées.  Quelle  que  soit  l'évidence  de  toutes  ces 
affirmations,  nous  ne  craignons  pas  de  les  répéter  en 
toute  occasion,  puisque  les  acteurs  d'aujourd'hui  sem- 
blent prendre  à  tâche  de  les  méconnaître.  Chacune  de 
ces  vérités  est  depuis  longtemps  démontrée,  mais  il  n'est 
pas  inutile  de  les  rappeler  à  M.  Beauvallet  et  à  tous  ceux 
qui  suivent  son  exemple.  Dès  que  M.  Beauvallet  voudra 
mettre  sa  voix  au  service  de  l'émotion,  nous  lui  pro- 
mettons de  l'applaudir. 

M.  Menjaud  n'a  rien  laissé  à  désirer  dans  le  rôle  de 
Saverny  :  impertinence,  gaieté,  insouciance,  il  n'a  rien 
oublié;  il  a  parfaitement  compris  toutes  les  parties  de 
son  rôle,  et  il  a  su  les  rendre  avec  une  merveilleuse 
précision.  Si  M.  Hugo  assistait  à  la  reprise  de  Marion 
de  Lorme,  il  a  dû  être  satisfait  ;  car  M.  Menjaud  a  tout  ce 
qu'il  faut  pour  représenter  le  marquis  de  Saverny.  On  ne 
saurait  trop  louer  l'élégance  et  la  fatuité  de  M.  Menjaud. 
Il  semble  heureux  de  jouer  le  rôle  qui  lui  est  confié ,  et 
le  public  sympathise  pleinement  avec  la  joie  de  l'acteur. 
Il  est,  je  crois,  impossible  d'être  plus  naturellement  im- 
pertinent; M.  Menjaud  s'est  identifié  avec  ce  rôle  de 
façon  à  contenter  les  juges  les  plus  difficiles. 

M.  Desmousseaux ,  dans  le  rôle  du  marquis  de  Nangis, 
a  plusieurs  fois  excité  les  murmures  de  l'auditoire.  Quel 
que  soit  le  zèle  habituel  de  M.  Desmousseaux,  quelque 
déférence  qu'il  mérite  par  son  assiduité,  nous  ne  pou- 
vons blâmer  ces  murmures.  Non-seulement  M.  Des- 
mousseaux a  défiguré  bon  nombre  de  vers,  mais  il  est 
demeuré  court  à  plusieurs  reprises,  de  manière  à  prou- 
ver qu'il  n'avait  pas  repassé  son  rôle.  Les  murmures  de 
l'auditoire  sont  un  avertissement  salutaire  que  M.  Des- 
mousseaux fera  bien  de  ne  pas  négliger.  Il  faut  respecter 
la  rime  et  la  mesure,  il  faut  savoir  son  rôle.  Si  M.  Des- 
mousseaux a  perdu  la  mémoire,  il  n'a  qu'un  parti  à  pren- 
dre :  c'est  de  se  retirer.  Malgré  l'indulgence  du  parterre 
de  la  Comédie-Française,  il  pourrait  bien  lui  arriver 
d'être  sifflé;  car  il  n'y  a  pas  d'autre  moyen  de  protester 
contre  les  injures  quotidiennes  faites  à  la  rime,  à  la  cé- 
sure et  à  la  grammaire ,  par  MM.  les  comédiens  ordi- 
naires du  roi.  Que  M.  Desmousseaux  se  remette  à  l'étude, 
et  si  l'étude  ne  peut  triompher  de  la  paresse  de  sa  mé- 
moire, qu'il  n'attende  pas  les  sifflets. 

M.  Geffroy  a  représenté  Louis  XIII  d'une  manière  fort 
incomplète.  Il  n'a  vu  dans  le  personnage  tracé  par  M.  Hugo 
qu'un  homme  ennuyé,  et  il  a  exprimé  l'ennui  avec  une 
monotonie  désespérante.  Il  a  méconnu  ou  du  moins  il  n'a 
pas  rendu  les  alternatives  de  révolte  et  d'affaissement  qui 
distinguent  ce  personnage.  M.  Geffroy  a  souvent  fait 
preuve  d'une  remarquable  intelligence  ;  aussi  croyons- 
nous  qu'il  suffit  de  lui  signaler  la  faute  qu'il  a  commise. 
Il  est  familiarisé  depuis  trop  longtemps  avec  l'étude  et 
la  réflexion  pour  ne  pas  reconnaître  qu'il  s'est  trompé.  Il 
n'a  saisi  qu'une  moitié  de  son  rôle  ;  dès  qu'il  l'aura  com^ 


L'ARTISTE. 


193 


pris  tout  entier,  dès  qu'il  se  sera  pénétré  pleinement  du 
mélange  de  faiblesse  et  de  mutinerie  qui  caractérisent 
Louis  XIII,  il  réfutera  nos  reproches  en  représentant  fidè- 
le ment  le  personnage  dont  il  est  chargé. 

Gustave  PLANCHE. 


-— «jyxsccc 


^(«~M?! 


CORRESPONDANCE. 

On  nous  écrit  de  Rome,  et  nous  espérons  bien  que  ce 
ne  sera  pas  la  dernière  lettre  que  nous  recevons  de  la 
Villa  Medici  : 

Rome ,  3  novembre. 

?on,  Monsieur,  je  n'ai  point  oublié  la  promesse 
?  que  je  vous  ai  faite  à  mon  départ;  rien  de  fà- 
>cheux  ne  m'est  arrivé,  et  mon  silence  était 
tout  simplement  de  l'admiration.  Maintenant 
queTenlhousiasmeajelé  sonpremiercri  etque 
le  délire  de  l'artiste  s'est  apaisé,  me  voilà  docile  à  votre  ap- 
pel ,  et  tremblant  comme  un  écolier  qui  se  hasarde  pour  la 
première  fois ,  sur  les  réserves  du  maître. 

Je  ne  prétends  point  vous  faire  partager  les  impressionsque 
j'ai  reçues  des  lieux  que  j'ai  visités.  Il  faudrait  être  M.  Janin 
pourfairedu  nouveau  avec  pareille  matière.  Un  instant  j'avais 
compté  sur  les  fêtes  d'automne  pour  me  défrayer  envers 
vous  d'une  façon  moins  vulgaire  ;  mais  quelle  déception  !  J'ai 
eu  beau  vouloir  admirer  ou  tout  simplement  m'étonner,  je 
n'ai  rencoulré  que  quelques  méchants  fiacres  découverts,  qui 
ne  valaient  certainement  pas  le  temps  que  j'aurais  dépensé  à 
les  suivre  au  pas.  En  revanche ,  j'ai  pu  voir  une  foule  de 
femmes  vigoureuses,  aux  puissantes  mamelles,  et  bien  diffé- 
rentes de  nos  blanches  et  jolies  Parisiennes.  C'est  l'amphore 
étrusque  à  côté  de  la  porcelaine  de  Sèvres  ;  le  tableau  d'his- 
toire et  le  tableau  de  genre.  Les  hommes,  à  tout  prendre,  sont 
d'une  beauté  moins  contestable  que  les  femmes;  quelle  que 
soit  leur  condition  misérable,  ils  ont  un  aspect  vraiment  élevé 
et  sévère  ;  ils  sont  tels  que  M.  Flandrin  vous  les  a  montrés 
dans  ses  tableaux  ;  si  bien ,  disait  un  maître,  qu'en  allant  vers 
la  campagne  de  Rome ,  on  croirait  être  dans  les  paysages  de 
Poussin  cl  voir  les  modèles  de  Raphaël  marcher  devant  soi. 
Nous  avons  un  soleil  magnifique  ;  au  milieu  de  cette  lumière 
divine  tous  les  détails  s'effacent;  mais  les  formes  extérieures 
restent  pures  et  fermes,  jusqu'à  plus  de  deux  milles,  pendant 
que  les  ombres,  vigoureusement  accentuées,  donnent  aux  der- 
niers plans  une  saillie  et  une  importance  extrêmes.  L'envoi 
de  M.  Buttura  est  une  copie  exacte  de  la  nature,  et  tout  le 


monde  ici  vous  sait  gré  de  la  justice  que  vous  avez  rendue  ,1 
ce  jeune  artiste,  malgré  l'Institut,  que  la  colère  aveugle,  et 
malgré  les  sottes  paroles  de  quelques  journalistes ,  qui  n'ont 
assurément  jamais  visité  Rome  ni  Subiacco. 

Au  fait,  parlons  de  l'Institut;  il  fait  assez  de  bruit  eu  ci- 
moment  même  à  Rome,  surtout  à  Rome,  pour  qu'on  s'en  oc- 
cupe. Votre  digne  Académie  des  beaux-arts  a  mis  toute  la 
villa  Médicis  en  rumeur  :  son  jugement  des  envois  a  frappé 
sur  tout  le  monde,  sur  les  pensionnaires,  sur  M.  Ingres,  sur 
Raphaël  Sanzio ,  lequel,  je  vous  jure ,  ne  s'y  attendait  guère . 
C'est  une  effroyable  colère  dont  rien  ne  peut  vous  donner  l'idée, 
à  vous  qui  ne  savez  encore  que  ce  qui  a  été  dit  dans  la  séance 
publique  de  septembre,  à  vous  qui  n'avez  entrevu  que  l'ombre 
de  ce  terrible  rapport,  qu'une  pâle  et  honnête  contre-épreuve 
à  l'usage  du  bon  public  et  de  la  bonne  presse,  que  l'on  se 
garde  de  bien  d'initier  à  toute  l'atrocité  des  petites  manœu- 
vres des  coteries.  Oh!  quels  rudes  hommes  que  ces  mes- 
sieurs de  l'Institut!  Jugez-en  :  en  revoyant  la  Farnésine, 
il  y  a  cinq  ans  environ,  M.  Ingres  eut  l'idée  magnifique  de 
faire  connaître  en  son  entier  cet  illustre  chef-d'œuvre  aux 
élèves  de  Paris.  Chaque  pensionnaire  devait  prendre  là  le 
sujet  de  la  copie  que  l'état  lui  impose ,  et  toutes  ces  copies , 
réunies  au  Palais  des  Beaux-Arts ,  doivent  doter  plus  tard 
l'école  française  d'une  des  plus  belles  créations  de  l'école 
romaine.  La  lâche  est  entreprise.  Aussitôt,  à  l'ordre  du  maî- 
tre, chacun  se  met  à  l'œuvre  avec  cette  ardeur  généreuse 
qu'inspire  toute  entreprise  généreuse.  On  s'attend  même  à 
des  éloges  venus  de  France.  0  douleur!  à  peine  les  chers 
collègues  de  M.  Ingres  aperçoivent-ils  la  copie  de  M.  Jourdy. 
que,  faisant  un  chorus  de  grosses  voix,  ils  interdisent  la  Far- 
nésine aux  pensionnaires  de  Rome  :  «  On  trouve  mieux  que 
Raphaël  ;  cherchez,  enfants,  cherchez.  »  En  vérité,  à  quoi 
donc  désormais  doit  servir  l'École  de  Rome?  et  si  les  jeunes 
gens  que  l'état  destine  à  la  décoration  de  ses  monuments  ne 
doivent  travailler  que  pour  la  petite  peinture,  ou  pour  l'his- 
toire coquette  ,  autant  vaudrait  les  envoyer  en  Flandre ,  ou 
mieux  encore,  ne  les  envoyer  nulle  part.  M.  Murât,  dont  la 
copie  est  terminée,  ne  se  repent  point  de  son  ouvrage  ,  et 
il  attend  courageusement  le  rapport  de  l'année  prochaine. 
Il  n'en  est  point  de  même  de  M.  Papety  :  tout  porte  à  croire 
qu'il  n'osera  pas  tenir  la  parole  qu'il  a  donnée  à  M.  Ingres, 
et  qu'il  est  en  train,  l'ingrat,  d'opérer  une  scission  avec  le 
maître  auquel  il  doit  tant!  Le  bruit  court  qu'il  a  déjà  fait 
amende  honorable  entre  les  mains  d'un  membre  de  l'Insti- 
tut. Quant  à  M.  Ingres,  il  prend  la  chose  comme  elle  le  mé- 
rite ,  et  l'on  assure  qu'il  s'est  contenté  d'écrire  au  bas  du 
rapport,  ce  petit  verset  de  l'Exode,  que  M.  Raoul  Rochelle, 
qui  sait  peut-être  le  latin,  voudra  bien  avoir  la  bonté  de  tra- 
duire à  ses  collègues  : 

Recesscrunt  cito  de  via  quam  ostendisli  eis  ? 
...  Ccrnoquod  populus  iste  dura  cervicis  sit..  (1). 

Que  n'avez-vous,  comme  moi,  l'habitude  de  l'Académie  et 

(1)  Nous  sommes  moins  confiants  que  notre  jeune  correspondant 
dans  la  latinité  de  M.  Raoul  Rochelle,  et ,  à  tout  hasard  ,  nous  tra- 
duisons ce  que  dit  ici  M.  Ingres  :  —  Quoi  donc  ?  ils  se  sont  retirés 
si  vite  de  la  voie  que  tu  leur  as  indiquée?  Oh!  ce  peuple  a  le  crâne 
bien  dur!  La  Bible  et  M.  Ingres  ont  raison. 

(Note  du  Directeur.) 


L'ARTISTE. 


de  ses  caprices  !  Rien  de  ce  qui  se  passe  ne  vous  (tonnerait , 
el  vous  comprendriez  facilement,  ainsi  qu'une  chose  prévue, 
quel  esprit  l'a  poussée  à  la  révolte  contre  le  représentant 
qu'elle  s'est  nommé  pour  diriger  la  villa  Médicis.  Si  vous  vou- 
lez me  garder  le  secret  et  me  permettre  d'aller  prendre 
tranquillement  ma  tasse  de  thé  chez  mes  amis ,  qui  m'atten- 
dent dans  la  chambre  voisine  en  raclant  des  airs  langou- 
reux sur  leurs  guitares,  je  vous  promets  de  ne  point  écouter 
les  graves  divagations  de  M.  L'IIemann  ,  el  de  revenir  bien 
vite  vous  tracer  un  petit  aperçu  qui  vous  livrera  la  clef  des 
mystères  du  passé  et  un  peu  des  prévisions  de  l'avenir. 

Mon  thé  est  pris,  je  reviens  à  l'Académie. 

Quoique  l'Académie  soit  pour  vous  autres,  les  écrivains 
de  France,  d'une  importance  assez  médiocre,  sa  critique, 
quand  elle  en  fait,  ne  saurait  passer  aussi  inaperçue  que  toute 
autre:  l'influence  qu'elle  peut  exercer  sur  l'avenir  de  ceux 
qui  sont  soumis  à  son  enseignement  est  assez  grave  pour 
que  ses  moindres  opinions  soient  discutées  et  jugées  un  peu 
plus  que  selon  leur  valeur.  Bien  souvent  on  a  crié  à  l'injustice 
et  blâmé  votre  sévérité  à  l'égard  de  l'Académie.  Moi-même  , 
disciple  soumis,  ou  plutôt  séide  aveugle  des  maîtres  que  vous 
tourmentiez,  je  me  suis  fait  l'écho  de  leurs  récriminations , 
et  j'ai  plus  d'une  fois  mêlé  ma  voix  indignée  à  leur  indigna- 
tion ,  pour  crier  comme  eux  à  la  coterie  et  décliner  votre 
compétence,  comme  si  la  peinture  était  une  science  occulte, 
rigoureuse,  et  qu'il  fallût  autre  chose  que  des  yeux,  de 
l'âme ,  du  bon  sens ,  de  la  poésie  et  de  l'intelligence  pour  en 
juger  sainement.  Moi  qui  vous  parle ,  je  m'étais  si  bien  appli- 
qué à  suivre  les  traditions  de  l'École  ,  à  mettre  en  évidence 
cette  assurance  d'exécution  et  cette  banalité  de  pensée  que 
vous  lui  reprochiez,  que  votre  critique  ,  descendant  jusqu'à 
moi,  pauvre  obscur  que  j'étais,  vous  avez  impitoyablement 
déchiré  mes  chères  illusions  et  condamné  mes  premiers  essais. 
Il  y  a  huit  ans  de  cela.  Aujourd'hui  l'expérience  m'est  venue 
avec  le  temps,  et  l'Académie  elle-même,  si  empressée  qu'elle 
esl  de  changer  de  système,  convient  évidemment  qu'elle ïie 
se  croit  point  encore  dans  la  bonne  voie,  et  que  ce  n'est  pas 
sans  molifs  que  vous  désapprouviez  ce  qu'elle  finissait  par 
condamner.  Néanmoins,  Monsieur,  je  doute  qu'elle  vous  par- 
donne jamais  d'avoir  eu  trop  souvent  raison  avant  elle ,  non 
plus  que  les  généreuses  paroles  que  vous  venez  de  prononcer 
pour  M.  Ingres,  qu'elle  a  si  sottement  attaqué.  C'est  une  vieille 
dame,  un  peu  caduque  el  surtout  bien  volontaire  que  l'Aca- 
démie des  Beaux-Arts!  Chez  elle  les  théories  changent  avec  les 
hommes;  elle  interprète  les  règles  du  beau,  elle  rétablit  les 
conditions  du  bien,  selon  l'influence  et  les  besoins  du  moment  ; 
le  beau  et  le  bien  sont  à  son  gré  ;  et,  Dieu  merci,  elle  déplace 
assez  fréquemment  son  admiration  pour  lasser  ses  adeptes  les 
plus  fervents,  et  pour  les  faire  douter  de  ses  lumières,  je  n'ose 
dire  de  sa  sincérité.  Vous  avez  peut-être  la  bonté  de  penser 
que  les  idées  de  perfection  la  préoccupent  et  l'entraînent  in- 
cessamment du  médiocre  au  meilleur,  que  ses  séances  heb- 
domadaires sont  de  laborieuses  réunions,  pleines  d'accord  et 
d'intelligence,  où  chacun,  apportant  en  commun  sa  part  de 
science  et  d'observations  ,  s'occupe  à  formuler  les  traditions 
des  grands  maîtres,  pour  les  appliquer  à  la  matière?  Ah! 
quelle  erreur,  Monsieur!  quelle  calomnie!  Si  l'empire  des 
coleries  existe  encore  ici-bas,  c'est  sans  contredite  l'Acadé- 
mie des  Beaux-Arts.  Ces  messieurs,  qui  jouissent,  chacun  d'eux 


pris  à  part,  d'un  talent  quelconque  et  d'une  certaine  valeur 
individuelle,  sont  d'une  valeur  à  peu  près  nulle  aussitôt 
qu'ils  sont  réunis  en  corps  de  métier;  ils  s'absorbent,  ils 
s'annihilent  les  uns  les  autres;  encore  sont-ils  heureux  d'a- 
voir trouvé  un  litre  qui  les  dislingue,  et  de  pouvoir  se  dire 
comme  Horace,  en  invoquant  toutes  les  divinités  qu'ils  ont 
jadis  cultivées  : 

Nympharumqiic  levés  eu  m  salyris  cliori 
Secernunt  populo 

Ils  ne  songent  qu'à  savourer  en  silence  le  bien-être  de  leur 
position  ,  ou  à  tirer  parti  de  leur  brevet  de  capacité ,  auprès 
de  la  liste  civile  et  des  ministères.  —  Je  me  trompe.... ,  l'A- 
cadémie des  Beaux-Arts  vit  deux  mois  sur  douze.  En  septem- 
bre ,  elle  se  partage  le  prix  de  Borne  ,  et  en  février  elle 
compose,  Dieu  sait  comme,  les  salons  que  vous  voyez;  le 
reste  du  temps,  elle  s'ennuie,  sommeille  et  se  fait  oublier, 
sans  qu'elle  oublie  pour  cela  ses  jetons  de  présence. 

Au  milieu  de  celte  somnolence  du  noble  corps ,  vous  pen- 
sez bien  qu'il  sera  toujours  facile  à  un  homme  supérieur  et 
vraiment  persuadé  des  principes  qu'il  professe,  de  s'attacher 
les  convictions  flottantes,  indécises,  et  d'entraîner  l'école 
avec  lui;  je  dis  l'école,  parce  que  le  palais  des  Petits-Au- 
gustins  n'est  que  la  succursale  de  l'Académie ,  une  espèce 
de  clinique  où  chaque  professeur  peut  faire  l'essai  de  ses 
théories,  quand  il  a  assez  de  talent  et  de  courage  pour  avoir 
des  théories  qui  lui  sont  personnelles.  —  La  majorité,  à 
l'Académie,  se  compose  de  quelques  hommes  doux  et  pai- 
sibles ,  pauvres  souffre-douleurs  très-persuadés  de  leur  in- 
fériorité ,  et  qui,  n'osant  avoir  une  opinion  à  eux  ,  préfèrent 
l'obéissance  à  la  discussion,  se  soumctlant  tout  d'abord  au 
plus  remuant  ou  au  plus  populaire.  —  Voilà  pourtant  l'histoire 
de  la  décadence  ou  des  progrès  de  l'Académie!  Voilà  com- 
ment la  majorité  change  de  théories  sans  modifier  sa  ma- 
nière, sans  sortir  jamais  de  sa  déplorable  routine;  comment 
enfin  les  mêmes  hommes  qui  ont  accordé  un  prix  à  M.  Schop- 
pin  ,  sous  la  domination  de  M.  Gros,  ont  applaudi  M.  Flan- 
drin  parce  que  M.  Ingres  le  voulait;  comment  enfin  les  mêmes 
juges  inamovibles  et  infaillibles,  subissant  aujourd'hui  une 
influence  nouvelle,  mettent  à  profit  l'absence  du  maître  qu'ils 
renient,  pour  proclamer  une  école  pernicieuse,  pour  suivre 
un  chef  plus  jeune ,  plus  habile  à  exploiter  à  son  profit  les 
jalousies  de  position  et  les  rivalités  de  métier  !  —  L'Académie 
reproche  à  M.  Ingres  de  se  faire  le  cenlre  d'un  horizon  en 
dehors  duquel  il  ne  veut  rien  voir  ni  supposer,  et  de  mesu- 
rer chaque  chose  selon  son  individualité ,  en  s'admeltant  lui- 
même  comme  base  invariable  de  toute  comparaison.  A  la 
bonne  heure;  mais,  si  j'ai  bonne  mémoire ,  c'est  le  reproche 
qu'elle  adressait,  il  y  a  cinq  ans,  à  M.  Gros,  il  y  en  a  vingt,  à 
M.  David;  en  un  mot,  à  tous  ceux  qui  l'ont  illustrée.  C'est  le 
commun  des  martyrs  qui  se  révolte,  c'est  la  lutte  éternelle 
des  médiocrités  et  du  génie.  Les  pauvres  gens!  ils  n'ont  ja- 
mais eu  en  propre  ni  idées,  ni  originalité;  ils  glanent  sur 
toutes  les  voies,  et  prennent  ce  qui  n'est  pas  leur  bien  où  ils 
peuvent,  criant  après  M.  Ingres  comme  ils  ont  crié  après 
M.  Gros,  comme  ils  crieront  bientôt  après  M.  Delaroche. 
Vraiment,  ne  dirait-on  pas  qu'en  démolissant  leurs  mallrcs 
ils  feront  oublier  les  sources  où  ils  ont  puisé  ,  et  qu'ils  de- 


L'ARTISTE. 


195 


mcureront,  aux  yeux  de  tous,  les  légitimes  et  tranquilles 
propriétaires  de  leurs  rapines?  —  A  l'heure  qu'il  est ,  l'Aca- 
démie cultive  ta  naïveté.  Elle  a  quitté  Titien  ,  elle  a  renié  Mi- 
chel-Ange :  c'est  le  Pérugin  qui  domine  !  L'école  maigre  et 
pointilleuse  de  M.  Dclaroche,  faite  d'un  peu  de  tout,  et  de 
pas  grand'chose  au  fond  ,  s'élève  sur  les  vastes  déhris  de 
M.  Gros  et  de  M.  Ingres  ,  deux  écoles  grandioses,  l'une  par  la 
couleur,  l'autre  par  la  forme  ;  deux  maîtres  excellents  qui 
n'apparaîtront  qu'une  fois  ensemble ,  et  dont  les  préceptes 
devaient  réaliser  un  jour,  après  les  exagérations  de  la  nou- 
veaulé  et  l'enthousiasme  des  partis,  le  vœu  le  plus  cher  de 
M.  Ingres  :  «  Dessiner  comme  Michel-Ange,  et  peindre  comme 
i.e  Titien.  » 

Que  voulez-vous?  pour  tout  dire,  Jeanne  Gray,  ce  pale 
supplice,  l'emporte  sur  l'Apothéose  d'Homère  I 

Quand  l'Académie,  effrayée  de  la  popularité  de  M.  Gros, 
voulut  combattre  el  détruire  son  influence,  elle  accepta 
M.  Ingres,  et  se  mit  tout  entière  à  ses  ordres.  C'était  aller 
vite  en  besogne,  et  d'une  extrémité  à  l'autre.  Le  peintre 
d'Homère,  qui,  pour  arriver  plus  sûrement  à  la  pureté  el  à 
l'élévation  de  la  forme,  s'était  débarrassé  de  la  couleur, 
comme  on  fait  d'un  bagage  inutile,  n'était  pas  homme  à 
flatler  les  médiocrités,  ni  à  leur  faire  la  moindre  conces- 
sion. Maître  souverain,  il  imposa  ses  vastes  connaissances 
comme  on  impose  les  fondements  d'une  science.  Élèves 
et  professeurs,  tous  subirent  sa  férule.  Avant  tout  et  d'a- 
bord ,  il  enseignait  la  forme  ;  ensuite ,  il  parlait  de  ta 
couleur,  qu'il  voulait  semblable  à  son  dessin....,  simple  cl 
puissante.  Il  espérait  qu'un  jour,  chacun  de  ses  élèves  pre- 
nant la  peinture  où  lui ,  M.  Ingres,  l'aurait  laissée  ,  et  tra- 
vaillant sur  des  bases  solides,  pourrait,  sans  s'égarer,  mo- 
difier le  maître  tout  en  obéissant  à  l'originalité  de  sa  nature. 
C'est  là,  en  effet,  une  erreur,  une  erreur  très-grande, 
que  de  laisser  à  l'élève  le  soin  de  se  frayer  une  route, 
et  de  le  guider  à  l'exemple  de  MM.  Drolling  et  Picot , 
en  lui  jetant  la  bride  sur  le  cou Cette  méthode,  ex- 
cellente à  former  des  peintres  de  genre  et  de  vogue  ,  ne 
vaut  rien  pour  les  fortes  études  qu'exige  la  peinture  d'his- 
toire. Outre  une  perle  de  temps  inutile,  l'élève ,  que  la  na- 
ture intimide ,  embarrasse ,  ne  sait  que  penser  en  la  voyant 
si  largement  traduite  par  les  vieux  maîtres;  et,  après  bien 
des  hésitations  où  s'usent  fort  souvent  toutes  ses  facultés , 
il  finit  toujours  par  se  choisir  un  modèle  qui  lui  sert  de  point 
de  comparaison  ,  el  qu'il  imile  à  sa  tête ,  qu'il  accepte  dans  la 
formule  pour  laquelle  M.  Ingres  a  dépensé  vingt  ans  de  sa  vie. 
—Ainsi  procédaient  les  écoles  italiennes,  qui  valaient  bien  les 
nôtres.  Aucun  n'y  prétendait  créer  la  science  à  lui  tout  seul; 
mais,  après  avoir  longtemps  et  scrupuleusement  copié  la 
manière  de  son  maître,  l'élève,  devenu  matlre  à  son  tour,  y 
apportait  ses  idées  avec  circonspection.  Ainsi,  l'art  faisait  des 
progrès....  Ainsi ,  le  Pérugin  s'appropriait  les  qualités  A' An- 
dréa del  Verrocchio;  ainsi  Raphaël,  poussant  jusqu'à  la  per- 
fection la  manière  du  Pérugin,  accomplit  toutes  les  belles 
choses  que  vous  savez  ,  entre  autres  la  Farnésinc,  ce  chef- 
d'œuvre  que  l'Académie  de  1839  ne  trouve  plus  à  la  hauteur 
de  noire  temps. 

Georges  d'ALCY. 


ARCHEOLOGIE. 


(8alu  el  lui. 

ahmi  les  célébrités  que  liourbon  a  comptée* 
au  nombre  de  ses  hôtes,  je  citerai  d'abord 
madame  de  Montespan ,  une  des  grande* 
puissances  du  grand  siècle.  Elle  y  vint  à  plu- 
sieurs reprises  réparer  les  fatigues  de  ses 
couches  demi-royales,  passer  le  temps  d'une 
campagne  de  Flandre,  attendre  la  fin  d'un 
caprice  de  son  maître ,  puis  cacher  ses  remords  mêlés  de 
regrels,  enterrer  sa  honte  de  favorite  en  retraite,  combattre 
ses  terreurs  de  bigote ,  et  enfin  mourir  délaissée.  La  der- 
nière fois  qu'elle  se  rendit  à  Bourbon,  elle  manifesta  le  pres- 
sentiment de  sa  fin  prochaine.  «  Elle  avait  une  frayeur  si 
grande  de  la  mort ,  qu'elle  couchait  dans  un  lit  dont  les  ri- 
deaux étaient  ouverts,  et  dans  une  chambre  éclairée  par 
beaucoup  de  bougies  ;  elle  avait  aussi  plusieurs  veilleuses  à 
son  chevet.  Une  nuit,  elle  se  trouva  tout  à  coup  si  mal. 
que  les  veilleuses  envoyèrent  réveiller  les  personnes  qui  se 
trouvaient  chez  elle.  La  maréchale  de  Cœuvres  accourut 
des  premières,  et ,  la  trouvant  la  tète  embarrassée  ,  el  pré- 
d'être  suffoquée,  elle  lui  fit  à  l'instant,  et  de  son  autorité, 
donner  de  l'émélique;  mais  la  dose  était  si  forte,  et  l'effet 
leur  en  donna  une  telle  peur,  qu'on  résolut  de  l'arrêlcr;  oc 
qui  peut-être  lui  coûta  la  vie.  Elle  profila  d'une  courte  tran- 
quillité pour  se  confesser  et  recevoir  les  sacrements.  Elle  fit 
venir  tous  ses  domestiques,  demanda  pardon  dû  scandale 
qu'elle  avait  donné ,  et  fit  la  fin  la  plus  édifiante.  Les  terreur* 
qu'elle  avait  toujours  eues  de  la  mort  se  dissipèrent  dans  ces 
instants,  auxquels  succédèrent  le  calme  et  la  paix  qui  accom- 
pagnèrent toutes  ses  actions  jusqu'au  dernier  soupir,  i 

«  Ses  obsèques  furent  à  la  discrétion  des  moindres  valets. 
Le  corps  demeura  longtemps  sur  la  porte  de  la  maison,  tandis 
que  les  chanoines  de  la  Sainte-Chapelle  et  les  prêtres  de  la 
paroisse  se  disputaient  leur  rang  jusqu'à  l'indécence.  Il  fut 
mis  en  dépôt  dans  la  paroisse,  et  transporté  longtemps  après 
à  Poitiers,  dans  le  lombeau  de  sa  maison,  avec  une  parci- 
monie indigue.  Elle  fut  amèrement  pleuréc  de  tous  les  pau- 
vres de  la  paroisse ,  sur  lesquels  elle  répandait  les  marques 
de  sa  libéralité  et  de  sa  charité.  «  Tel  est  le  récit  que  fait 
Saint-Simon  de  la  fin  de  Mme  de  Montespan  ;  mais  ce  qu'il  ne 
dit  pas,  peut-être  le  trouva-t-il  trop  horrible  à  raconter, 
c'est  que  le  marquis  d'Autin,  averti  de  l'état  désespéré  de  sa 
mère ,  arriva  en  poste  à  Bourbon ,  et  sans  descendre  de  sa 
voiture,  sans  demander  des  nouvelles  de  la  moribonde, 
exigea  qu'on  lui  remit  la  cassette  de  Mme  de  Montespan.  Ou 
lui  dit  que  celle-ci  en  portait  toujours  la  clef  sur  elle.  Il 
monte  alors  dans  la  chambra  de  l'agonisante ,  fouille  dans 
son  sein ,  s'empare  de  la  clef ,  vide  la  cassette ,  et  part  avec 


1% 


L' AUTISTE. 


les  lettre*  cl  les  bijoux  qu'il  y  trouve,  mu  témoigner  ni 

chagrin,  ni  tristesse,  ni  regret.  Quelques  instants  après, 
Mme  rie  Montespan  expirait.  La  maîtresse  de  LouisXIV  avait, 
dit-on,  légué  son  cœur  au  couvent  de  La  Flèche,  son  corps  à 
l'abbaye  de  Saint-Germain ,  ses  entrailles  au  monastère  de 
Saint-Mcnoux.  La  Flèche  et  l'abbaye  reçurent  leur  legs  funé- 
naire.  Mais  une  tradition  rapporte  qu'on  avait  chargé  un 
paysan  de  porter  à  .Snint-Menouv  la  part  des  restes  mortels 
qui  étaient  destinés  à  l'église  des  Bénédictines,  et  que  ce 
paysan,  s'étant  aperça  que  les  entrailles  entraient  en  putré- 
faction ,  les  jeta  dans  un  fossé,  où  des  chiens  et  un  trou- 
peau de  porcs  les  mirent  en  lambeaux  et  en  firent  leur 
pâture  ! 

Ainsi  finit  la  Montespan,  cette  espèce  de  reine  qui  parta- 
gea la  couche  et  le  tronc  du  grand  roi ,  et  qui  avait  eu 
l'honneur  de  donner  à  Louis  XIV,  ce  soleil  resplendissant, 
—  nec  pluribus impur ,  —  huit  enfants  bâtards! 

Les  souvenirs  que  Boileau  a  laissés  à  Bourbon  ne  sont  pas 
aussi  tristes.  Dans  ses  lettres  à  Racine,  il  se  moquait  de  son 
médecin  et  de  la  médecine,  se  désolait  du  peu  de  soulage- 
ment que  lui  procurait  le  régime  auquel  il  était  soumis,  et 
maudissait  les  drogues  qu'on  lui  faisait  prendre.  Au  reste,  il 
vivait  assez  solitairement.  «  Je  m'efforce,  dit-il,  de  traîner 
ici  ma  misérable  vie  du  mieux  que  je  puis,  avec  un  abbé 
(rès-honnète  homme,  qui  est  le  trésorier  d'une  sainte  cha- 
pelle, mon  médecin  et  mon  apothicaire,  â  peu  près  comme 
don  Quiœollc  la  passait  en  un  lugar  de  la  Maneha,  avec  son 
curé  ,  son  barbier  et  le  bachelier  Samson  Carasco.  J'ai  aussi 
une  servante;  il  me  manque  une  nièce.  »  Il  partit  sans  que 
l'extinction  de  voix  qui  l'avait  amené  à  nos  eaux  fût  guérie. 
Cest  à  Bourbon  que  l'auteur  de  l'Art  poétique  reçut  la  visite 
de  Boursault,  qui  se  détourna  de  trois  grandes  lieues  pour 
venir  le  voir,  à  travers  le  dédale  fangeux  de  nos  chemins 
bourbonnais;  démarche  à  coup  sûr  bien  méritante  et  bien 
digne  de  cette  reconnaissance  qui  mit  au  satyrique  la  pl.ume 
à  la  main  pour  substituer  le  nom  de  Quinault  à  celui  de 
UoursauH;  mais  que  serait  devenue  la  reconnaissance,  si 
Boursault  eût  eu  une  syllabe  de  plus,  ou  Quinault  une  de 
moins?  Le  hasard  servit  donc  bien  Boileau  suivant  son 
cœur. 

Mme  de  Sôvigué  abandonna  Vichy  pour  Bourbon.  Le  pays 
lui  parut  très-maussade,  paice  qu'en  y  arrivant  elle  n'eut 
que  deux  heures  justes  pour  diner;  mais  aussi  combien  ne  se 
félicitait-elle  pas  de  l'usage  des  eaux!  File  quitta  donc  notre 
pays,  parfaitement  contente  de  son  voyage.  A  Bourbon  comme 
à  Vichy,  elle  put  voir  danser  celte  bourrée  qu'elle  aimait  tant. 
Le  dimanche,  elle  montait  sans  doute  au  parc  Montespan  ,  et 
là,  elle  admirait  nos  paysans  et  nos  paysannes  dansant,  non 
plus  au  son  du  tambourin,  mais  au  son  de  la  cornemuse,  dont 
les  airs  agrestes  ne  charmèrent  peut-être  que  médiocrement 
la  grande  dame  ,  habituée  aux  splendides  fêtes  de  Versailles. 

Nos  eaux  ont  été  longtemps  recherchées  par  le  prince  de 
Talleyrand.  Elles  étaient  uécess  ires,  tous  les  trois  ans,  pour 
entretenir  sa  santé.  La  paix  de  l'Europe  était  dans  nos  puits. 
Le  vieux  diplomate  n'a  dit  aucun  secret  à  la  voûte  de  nos 
caveaux  ,  où  les  courbatures  des  congrès,  recueillies  sur  les 
sofas ,  se  résolvaient  â  la  bienfaisante  chaleur  de  la  douche. 
J'ai  vu  son  corps  grêle  et  malingre  disparallrc  tout  entier 
sons  les  amples  draperies  d'un  peignoir:  une  servietteenvc- 


loppail  son  front  jauni,  et  laissait  à  découvert  seulement  un 

masque  ridé  cl  dur  comme  celui  d'une  momie.  Quand  on  re- 
gardait les  porteurs  traînant  dans  un  méchant  et  grossier 
fauteuil  ce  fantôme  si  bizarrement  accoutré,  il  élait  impos- 
sible de  soupçonner  un  êlrc  humain,  sans  la  voix  forte  et 
grondeuse  qui  tonnait  à  chaque  faux-pas,  et  révélait  l'homme 
qui  paie  et  veut  être  porté  commodément.  J'ignore  comment 
ce  prince,  habitué  au  confort  de  ses  riches  hôtels,  pouvait 
vivre  dans  notre  ville  ,  et  se  contenter  de  l'appartement  qu'il 
occupait  à  Bourbon.  La  vaste  pièce  qui  lui  servait  de  salon 
était  la  chambre  à  coucher  de  la  princesse  de  Conti.  In  écus- 
son  fleurdelisé  décorait  la  cheminée,  et  le  rusé  diplomate 
pouvait  voir,  en  faisant  sa  partie  de  piquet,  ces  fleurs  de  lis 
qu'il  a  restaurées  sans  amour  et  qu'il  a  vu  effacer  sans  re- 
gret. Du  reste,  le  jeu  semblait  être  la  seule  distraction  de 
cel  homme,  dont  la  conversation  élait  toute  de  questions, 
qui  souvent  n'attendaient  point  de  réponse. 

M.  de  Talleyrand  ne  déployait  pas  un  grand  appareil  à 
nos  eaux;  il  avait  une  suite  fort  peu  nombreuse;  il  n'amenait 
ordinairement  qu'une  voilure.  Il  faisait  louer  à  Moulins  deux 
paisibles  rosses  qui  le  tralnaicntdans  un  méchant  carrosse  de 
louage.  L'n  jour,  les  deux  destriers  ont  eu  l'insolence  de  ren- 
verser l'hercule  de  la  diplomatie  sur  la  route  d'igrandc,  en 
compagnie  de  la  princesse  Poniatowski ,  du  général  cons- 
litulionuel  Alava,  et  d'un  vieux  grand-vicaire  de  Bourges, 
revêtu  de  la  sinécure  d'aumônier  auprès  de  l'ex-évêquc 
d'Anton,  qui  payait  pcul-êtrc  les  messes  du  grand-vicaire  . 
mais  ne  les  entendait  pas,  à  coup  sûr.  Vous  vous  imaginez 
peut-être  que  le  vieux  diplomate,  faible  et  cassé  par  l'àtre. 
eut  à  souffrir  de  sa  chute;  il  ne  fit  que  rire  de  l'aventure ,  et 
pendant  qu'on  redressait  sa  carriole,  il  fit,  au  revers  d'un 
fossé  ,  une  partie  de  piquet  pour  charmer  les  ennuis  de  l'at- 
tente. Ne  dirait-on  pas  qu'il  élait  de  la  race  des  chais,  qui  se 
retrouvent  toujours  sur  leurs  pieds?  —  J'en  ai  fait  de  plus 
dangereuses! 

Les  eaux  de  Bourbon,  de  nos  jours,  sont  loin  d'être  aussi 
fréquentées  qu'elles  l'ont  été.  Il  n'y  a  point  de  ces  beaux  hô- 
tels, ni  de  ces  plaisirs  qui  attirent  des  nuées  d'oisifs  et  peu- 
vent distraire  ces  incurables  qu'on  envoie  partout  promener 
leur  mal.  Bien  plus,  Bourbon  n'a  plus  que  quelques  débris  de 
ces  monuments  qui  lui  donnaient  jadis  une  physionomie  si 
pittoresque.  Nulle  part,  peut-être,  les  hommes  de  la  révolu- 
tion n'ont  exercé  des  ravages  plus  irréparables.  Des  saintes 
chapelles,  il  n'y  a  plus  que  l'emplacement,  et  une  grande 
partie  du  château  a  été  démolie;  c'est,  depuis  bien  des  an- 
nées, une  productive  carrière  pour  toutes  les  constructions 
modernes  de  la  ville.  Avec  quel  serrement  de  cœur,  moi  qui 
ai  été  élevé  à  l'ombre  de  ces  gigantesques  tours,  n'ai-je  pas 
vu  tomber,  pierre  par  pierre,  les  derniers  débris  de  ce  vieux 
berceau  d'une  si  puissante  famille  de  rois!  Le  sol  se  nivelle 
de  plus  en  plus;  chaque  jour  on  voit  choir  quelques  mon 
pendants,  les  restes  d'une  lour  ou  la  voûte  d'une  chapelle. 
In  soir,  je  contemplais  de  loin  les  niasses  informes  de  celte 
vaste  ruine;  les  tours  se  détachaient  sur  un  ciel  illuminé  par 
les  derniers  embrasements  du  soleil  couchant;  un  homme, 
debout  sur  l'une  des  murailles  les  plus  élevées,  grandissant 
dans  l'espace,  arrachait  à  coups  de  pioche  les  assise  forte- 
ment cimentées  de  ces  épaisses  conductions;  seul  à  l'œu- 
vre dans  cette  immensité  silencieuse,  à  une  heure  du  jour  où 


I.  -.VHT1STK. 


VJ- 


les  travaux  cessent  dans  les  ateliers  dos  villes,  connue  dans 
les  campagnes,  il  semblait  être  le  Génie  de  la  dcslruclion 
acharné  sur  sa  proie,  et  vouant  à  un  éternel  anéantissement 
tous  ces  antiques  édifies. 

Dn  temps,  hélas!  n'est  peut-être  pas  loin,  où  de  tous  ces 
monuments,  témoins  de  la  grandeur  de  la  maison  de  Bour- 
hoii,  il  ne  restera  plus  qu'un  souvenir  vague  et  incertain. 
Sur  l'emplacement  de  ces  constructions  merveilleuses,  des 
jardins  sont  plantés;  quelques  arbres  aussi  grandissent 
entre  ces  roclies  arides  que  tapissent  les  lichens,  au  milieu 
<le  ces  décombres  que  recouvrent  les  ronces  rampantes;  en- 
lin  des  maisonnettes  propres  et  blanches  peuplent  déjà  le 
mamelon  ,  longtemps  désert.  Bientôt  peut-être  ,  les  jeunes 
tilles  de  nos  campagnes,  peu  soucieuses  du  passé,  viendront 
danser  leurs  bourrées  champêtres  sur  le  sol  même  où  s'a- 
genouillaient leurs  pères  ,  dans  toute  la  ferveur  de  leur 
croyance. 

Aujourd'hui  donc,  Bourbon  n'est  plus  que  l'ombre  de  ce 
qu'il  était  jadis;  Ses  fêles  et  ses  édifices  ont  disparu.  On  cé- 
lèbre bien  encore  le  jour  de  la  Sainte-Croix;  les  habitants  de 
nos  campagnes  accourent  bien  encore  de  tous  les  hameaux 
îles  alentours  à  cette  pieuse  solennité;  mais  elle  n'a  plus  ni 
sa  gravité,  ni  son  aspect  pittoresque  d'autrefois.  Nous  ne 
voyons  plus  les  vignerons  du  village  de  Uiousse  arriver  en 
foule  pour  adorer  la  précieuse  relique.-  La  veille  de  la  fête,  à 
la  nuit  tombante,  hommes,  femmes  et  enfants,  se  réunissaient 
autour  du  grand  bassin  des  eaux  thermales  et  s'y  plongeaient 
pêle-mêle  dans  une  complète  nudité.  L'autorité  municipale 
a  mis  ordre  à  cet  usage  un  peu  trop  empreint  de  la  poésie 
naturelle  du  moyen-âge.  Depuis  que  les  ablutions  ont  été  dé- 
fendues, les  pèlerinages  ont  cessé. 

Malgré  toutes  les  dévastations  qu'il  a  subies,  Bourbon  mé- 
rite cependant  encore  d'être  visité.  Avec  un  peu  d'imagina- 
tion, il  est  facile  de  reconstruire  de  fond  en  comble,  dans  sa 
tète,  le  vieux  château  de  Louis  II  cl  d'Anne  de  France.  Voici 
encore,  à  l'est,  les  trois  tours  diamantées  et  crénelées,  qui 
se  dressent  sur  leur  rocher,  comme  de  sombres  géants,  et 
semblent  braverl'action  irrésistible  du  temps  et  des  hommes; 
à  l'extrémité  méridionale,  se  montre  la  Quiqu'cngrogne , 
surmontée  de  son  horloge,  présent  du  prince  de  Coudé;  à 
l'ouest  de  la  ville,  il  y  a  encore  les  moulins  féodaux,  dispo- 
sés dans  une  tour  solidement  voûtée.  Il  faut  visiter  aussi  l'é- 
glise paroissiale,  édifice  du  onzième  siècle  ,  d'un  style  sé- 
vère. Vous  pouvez  vous  promener  enfin  dans  les  allées  en 
retrait  du  Parc  Monlcspan .  —  Quant  à  nos  eaux  thermales, 
elles  bouillonnent  toujours  dans  leur  puits  de  pierres  forte- 
ment cimentées.  Il  faut  espérer  que  leurs  effets  salutaires, 
dans  une  foule  de  maladies,  leur  feront  recouvrer  la  célé- 
brité dont  elles  ont  joui. 

La  ville  de  Bourbon,  sans  doute,  n'est  pas  fort  belle  ,  ca- 
chée qu'elle  est  entre  quatre  collines,  au  milieu  desquelles 
elle  s'enfonce  comme  en  une  gorge  immense;  les  faubourgs, 
implantés  sur  le  rocher,  s'élèvent  en  amphithéâtre  et  s'éta- 
lent sur  les  sommités;  mais  aussi,  à  Bourbon,  l'air  est  pur  et 
sain,  et  les  campagnes  des  alentours  sont  agréables  et  fer- 
tiles. C'est  un  bon  pays  que  celui  où  l'on  voit  se  dorer  de  si 
riches  moissons,  dont  les  vergers  ont  des  fruits  si  savoureux, 
et  les  prairies  des  plantes  si  hautes  et  si  parfumées! 

Je  ne  sais  si  je  ne  me  laisse  pas  abuser  par  ma  prédilection 


native  pour  Bourbon;   mais  il  me  semble  qu'il  \  a  peu 
petites  villes  qui  offrent  des  élémcnls  de  prospérité  -i  nom- 
breux cl  qui  rappellent  des  souvenirs  plus  intéressants. 

I.ons  lîVll.vsil.li. 


HiîijOTi^u, 


IIIKATIII:  ITALIEN. 

Il  Uiubuhe  m  Sitomi.  —  Ulle  Pauline  Gircla.  —  Prrmler début *■ 
M.  Campagnol!. 


la  sortie,  j'ai  rencontré  un  de  mes  amis. 
abonné  parélat,  amateur  tout  juste,  et  fron- 
deur avant  tout;  et  la  conversation  suivante 
s'est  engagée  entre  nous. 

—  Que  pensez-vous  de  la  suffisance  que  vient  de  nom 
révéler  Mlle  Pauline  Garcia  ?  Enlre  autres  mérites,  on  lui 
avait  accordé  celui  de  la  modestie,  qu'elle  paraissait  du  moins 
posséder.  Et  ne  voilà-t-il  pas  qu'elle  commence  à  se  jeter  dans 
l'arrangement ,  dans  la  composition,  et  qu'elle  en  a  tant  fait 
que,  dans  le  duo  Dunque  io  sono,  il  n'est  peut-être  pas  resté 
dix  mesures  des  mélodies  écrites  par  Bossini!  Est-ce  que 
vous  trouvez  bon  que  les  chanteurs  défigurent  ainsi  la  musique 
des  maîtres?  Mais  la  pensée  d'un  homme  est  sacrée;  que  cet 
homme  ail  ou  non  du  génie,  nul  ne  peut  se  charger  de  com- 
pléter ainsi  des  idées  d'autrui,  ni  se  flatter  de  deviner  pour 
son  propre  compte  les  sentiments  qui  ont  inspiré  le  composi- 
teur. Chaque  partie  d'une  mélodie  en  est  un  principe  consti- 
tuant, un  élément  nécessaire,  un  fragment  de  la  même  nature 
que  le  reste,  et  qu'on  ne  peut  remplacer,  à  moins  de  vivre  de 
la  même  vie  que  le  musicien  qui  en  a  fait  l'evpression  d< 
sentiments  les  plus  intimes,  les  plus  mystérieux. 

—  Mon  cher,  je  suis  tout  à  fait  de  votre  av  is  ;  je  Irotivc  ces 
principes  fort  respectables  et  même  très- rationnels;  et. 
comme  cette  théorie  est  assez  poétique,  je  consens  a  la  trou- 
ver de  mon  goût.  Malheureusement,  la  pratique  dérange  sou- 
vent ces  rèvcs-là.comme  tant  d'autres.  Il  se  trouvedes  hasard- 
heureux  partout,  et  principalement  dans  l'art,  quand  il  est 
exercé  par  des  hommes  de  talent  et  de  génie.  Il  ne  faut  pas 
croire  pieusement,  voyez-vous,  que  tel  morceau  de  musique 
est  le  résultat  nécessaire,  fatal,  immuable,  de  la  disposition 
où  le  compositeur  s'est  mis  en  pensant  à  sa  noble  tâche.  J'ai 
cru  cela  aussi  à  l'âge  où  l'on  veut  du  poétique,  du  pittoresque 
et  du  saisissant  à  tout  prix,  où  l'on  se  corn;  lait  à  chercher 
dans  l'œuvre  l'expression  de  la  spontanéité  et  du  libre  arbitre 
de  l'homme.  J'ai  eu  depuis  ce  temps-là  mainte  occasion  d'être 
détrompé.  J'ai  cru  reconnaître  bien  plutôt  qu'une  organisa- 
tion privilégiée  produisait  toujours  des  choses  plus  ou  moins 
bonnes,  quoique  fort  différentes  entre  elles,  et  cela  est  déjà 
assez  glorieux  pour  les  gens  d'élite.  Je  ne  dis  pas  que  la  ré- 
flexion n'y  doive  rien  faire,  mais  je  sois  certain  qu'il  n'existe 
pas  en  musique  de  vérité  absolue  et  immuable  pour  une  -i 
lualion  donnée,  et  qu'on  peut  dire  la  même  chose  avec  de* 


1!I8 


L'AKTISTi;. 


moyens  très-différents,  et  même  en  impressionnant  les  gens 
de  plusieurs  manières  dissemblables.  Pour  moi,  j'aime  beau- 
coup, et  je  tiens  pour  vraie  cetle  anecdote  de  Rossini  substi- 
tuant sans  scrupule  un  duo  à  un  autre.  C'était  dans  le  temps 
de  sa  pauvreté  riante  et  dorée ,  à  l'époque  où  il  composait 
dans  le  lit,  par  paresse  d'abord,  et  puis  pour  économiser  le 
chauffage,  il  venait  d'écrire,  pour  la  Donna  del  Lago  ou  pour 
liianca  c  Falicro,  un  duo  dont  il  était  content.  Il  s'agissait  de 
coudre  ce  duo  terminé  au  reste  de  l'action  ,  par  un  récitatif 
accompagné.  Le  duo  tombe,  tout  liumide  encore,  dans  la 
ruelle.  Rossini  le  cherebe  pour  savoir  comment  il  l'a  ter- 
miné, et  s'aperçoit  que  la  feuille  a  disparu.  «  Bab!  dit-il,  il 
m'en  coûterait  trop  de  peine  pour  le  retrouver.  J'aime  mieux 
en  faire  un  autre.  Le  premier  trouvera  sa  place  ailleurs.»  Et 
il  eu  écrit  un  nouveau ,  qui  n'a  aucune  ressemblance  avec 
l'ancien,  et  n'en  est  pas  moins,  sauf  quelques  détails,  un  chef- 
d'œuvre  de  vérité.  L'inspiration  du  moment  pouvait  donc 
produire  des  résultais  fort  différents.  Où  est  l'homogénéité , 
la  filiation  successive,  nécessaire  et  fatale  des  idées?  Rossini 
n'est  pas  le  seul  qui  ait  donné  cet  exemple.  Meyerbeer,  ob- 
servateur si  scrupuleux  de  la  vérité,  avait  fait  d'abord,  pour 
le  quatrième  acte  des  Huguenots,  un  duo,  remplacé  aux  ré- 
pétitions par  celui  qu'on  chante  actuellement,  et  qui  n'a  au- 
cun rapport  avec  le  premier. 

Tout  ceci  nous  mène  loin  des  exécutants,  et  m'entraîne 
presque  à  faire  des  théories  pour  vous  démontrer  qu'il  n'en 
faut  pas  faire  en  pareil  cas.  J'ai  voulu  surtout  vous  prouver 
que  l'œuvre  des  musiciens  n'est  pas  toujours  inaltérable  poul- 
ies chanteurs.  Et  puis,  elle  le  serait,  que  les  chanteurs  ne  la 
respecteraient  guère  mieux.  Aussi  les  compositeurs  ont-ils  tou- 
jours préparé  une  sorte  de  part  du  feu,  en  laissant  des  passages 
presque  blancs,  des  solutions  de  continuité  dont  le  chanteur 
dispose  à  sa  fantaisie.  Si  l'on  vous  disait,  comme  le  musicien  les 
a  écrits,  certains  |  assages  que  vous  trouvez  habituellement 
ravissants,  cela  vous  paraîtrait  d'une  platitude  insupportable. 
La  responsabilité  de  l'exécutant  porte  donc  sur  la  manière 
dont  il  remplit  l'espèce  de  mandat,  la  mission  de  confiance 
dont  l'auteur  l'a  chargée.  El  je  vous  accorderai  que  celui-là 
ne  doit  pas  abuser  de  cette  confiance  pour  empiéter  sur  les 
droits  de  celui-ci.  Nous  n'avons  donc  à  juger  en  Mlle  Pauline 
Garcia  que  l'usage  qu'elle  a  fait  du  susdit  mandat.  Je  trouve 
bien  un  peu,  comme  vous,  qu'elle  l'a  outre-passé  dans  le  duo 
en  question ,  et  ce  ne  sont  pas  tant  ces  altérations  que  je  lui 
reproche,  que  la  nature  de  ces  changements.  Ces  modifications 
ne  sont  pas  très-heureuses  et  n'ont  guère  de  charme.  Cela  m'a 
d'autant  plus  étonné,  que  Mlle  Garcia  avait  composé  l'air  Una 
voce  poco  fa  avec  un  rare  talent  de  musicienne  et  de  can- 
tatrice. Tous  ces  agréments,  qui  vous  séduisaient  tant 
dans  le  style  de  ses  devancières,  elle  les  a  renouvelés  com- 
plètement, et  leur  a  imprimé  un  cachet  personnel  et  du  goût 
le  plus  délicat,  sans  cesser  de  les  tpnir  d'accord  avec  le  ca- 
ractère général  du  morceau. 

—  Je  le  veux  bien;  mais  que  signifient  toutes  ces  gentil- 
lesses de  jeu  qui  ne  servent  qu'à  distraire,  et  à  nous  gâter 
notre  plaisir  musical?  Mlle  Garcia  nous  eu  a  accablés,  et  je 
me  serais  bien  passé  vraiment  de  ces  espiègleries  qui  ne 
prouvent  rien.  Je  ne  fais  point  de  cas,  moi,  du  jeu  des  chan- 
teurs. 

—  Vous  êtes  bien  morose!  Je  suis  sans  doule  de  votre  avis 


quant  aux  prétendues  qualités  dramatiques  de  certains  chan- 
teurs, et  je  pourrai  bien  me  passer,  un  jour,  la  fantaisie  d'ap- 
précier à  sa  juste  valeur  cette  plaie  de  l'art  musical  ;  mais 
cela  n'a  rien  à  faire  avec  les  Inspirations  justes  et  très-natu- 
relles de  cette  charmante  enfant.  Mlle  Garcia,  d'abord  timide, 
a  été  encouragée  par  le  public;  elle  commence  à  se  mettre 
fort  à  l'aise.  Cela  n'est  pas  un  mal,  d'autant  plus  que  son  jeu 
ne  la  préoccupe  jamais  au  point  d'altérer  la  pureté  de  ton 
chant.  Elle  a  fait  ce  soir  un  peu  trop  de  niches  et  de  pelite- 
mines,  mais  tout  cela  était  fort  joli,  sauf  excès.  Il  suffira. je 
crois,  de  l'avertir  d'en  être  plus  sobre  à  l'avenir. 

—  A  propos,  j'oubliais  les  singulières  choses  qu'elle  a  sub- 
stituées à  l'air  de  la  leçon  de  musique.  Que  dites-vous  de 
cette  licence? 

—  Licence,  si  vous  voulez.  11  n'y  â  pas  d'air  officiel  pour  la 
leçon  de  musique.  On  y  a  chanté  alternativement  la  cavatiue 
de  Tancredi,  le  Senlo  un  interna  voce  d'Elisabeth,  les  varia- 
tions de  Rode  pour  le  violon,  vocalisécs  par  Mmes  Sonta-j 
et  Cinti,  et  vingt  autres  choses  encore  à  la  volonté  de  la  can- 
tatrice ou  de  son  maître.  Tout  cela  est  soumis  à  l'approbation 
du  public,  qui  parait  avoir  trouvé  de  son  goût  les  chanson- 
nettes de  ce  soir.  Je  ne  lui  en  fais  pas,  d'ailleurs,  mon  com- 
pliment. Mme  Malibran,  à  qui  l'on  a  voulu  faire  une  réputa- 
tion posthume  de  compositeur,  n'a  pas  toujours  eu  des 
inspirations  heureuses  :  sa  Fiancée  du  Briyand,  dont  Mlle 
Pauline  nous  a  régalés,  est  un  de  ces  poëmes  de  la  nouvelle 
science  sociale  que  les  prôneurs  humanitaires  avaient  pris 
sous  leur  protection  ;  mais  la  musique  humanitaire  est  une 
folie  fort  ennuyeuse,  à  mon  sens.  Quant  aux  seguidillas  ei 
tiranas  espagnoles,  ces  choses-là  sont  charmantes  dans  uu 
cercle  restreint  et  au  milieu  de  conditions  particulières  qui 
les  font  valoir;  mais  le  son  et  la  couleur  s'en  perdent 
complètement  dans  un  grand  théâtre.  Aces  hors-d'œuvre-là , 
nous  ne  devons  qu'un  peu  de  complaisance. 

—  Et  M.  Campagnoli ,  en  scriez-vous  satisfait,  par  ha- 
sard? 

—  Il  a  l'extérieur  de  son  emploi ,  et  ce  serait  uu  fort  bon 
Bartolo  si  sa  voix,  assez  forte,  avait  du  mordant  et  du  tim- 
bre, et  s'il  ne  m'impatientait  pas  par  cette  banale  rouerie  de 
jeu  qu'on  nomme,  en  France,  la  science  des  planches.  Celle 
malheureuse  science-là  ne  dispense  d'aucuneautre  condition. 
11  parait ,  au  surplus,  que  M.  Campagnoli  a  fait  entendre  à  la 
répétition  beaucoup  plus  de  voix  qu'il  D'en  a  eu  à  sa  disposi- 
tion ce  soir,  et  que  la  peur  a  un  peu  empâté  son  organe.  S' i! 
en  était  ainsi,  on  n'aurait  qu'à  se  féliciter  et  attendre. 

A.  SPIXIli. 


COMEDIE-FRANÇAISE. 

les  dehors  iBovrr.rns,  comédie  en  cinq  actes  et  en  ters,  de  Bo  --■ 
Mlle  Mars,  Mlle  Dozc,  Menjaud 


c  Q^oissy,  né  à  Vie,  en  Caladcz,  n'avait  guère  que 
•«•f-@v'ngt  ans  lorsqu'il  vint  à  Paris.  11  ne  vécul 
}0i  longtemps  que  du  produit  de  ses  ouvrages,  et 
''g(le8  droits  d'auteur  ne  rapportaient  pas,  dans 
-/©CXd-.s^Sv  cc  temps-là,  autant  que  de  nos  jours.  Une  pièce 
de  théâtre  ne  faisait  pas  construire  un  aile  de  château.  Roissy 


L'ARTISTE. 


!!(!( 


était  donc  assez  misérable,  et  comme  il  avait  débuté  dans  la 
carrière  littéraire  par  la  satire,  il  ne  trouvait  guère  de  pro- 
tecteurs parmi  ses  confrères.  Boissy  suppléa,  autant  qu'il  put, 
à  son  isolement  par  la  fécondité  :  à  l'affût  de  tous  les  événe- 
ments un  peu  importants ,  il  composa  des  pièces  de  circon- 
stances. Ce  fut  un  des  soutiens  de  la  Comédie-Italienne.  Une 
observation  superficielle,  mais  agréable,  une  facilité  extrême 
de  versification,  firent  tolérer  la  plupart  de  ses  ouvrages,  dont 
le  plan  était  défectueux.  La  meilleure  pièce  de  Boissy,  la  co- 
médie des  Dehors  trompeurs,  qui  donne  une  idée  exacte  des 
mérites  et  des  défauts  de  l'auteur,  a  eu  le  bonheur  de  rester 
au  répertoire.  Examinons-la  un  peu. 

Un  baron,  homme  du  monde,  plus  volouticrs  aimable  ail- 
leurs que  chez  lui;  Luciîc,  sa  prétendue,  jeune  fille  qui  sort  du 
couvent  ;  la  comtesse,  étourdie  de  quarante  ans;  le  marquis, 
sage  de  vingt;  le  père  de  Lucile,  militaire  un  peu  brusque 
eu  apparence,  mais  au  fond  assez  accommodant,  comme  tous 
les  vieux  militaires  de  théâtre;  Céliantc,  sœur  du  baron,  et 
Lisette,  soubrette  obligée,  complètent  le  nombre  des  per- 
sonnages entre  lesquels  l'action  s'engage.  Il  s'agit  de  faire 
voir  qu'un  homme  habitué  aux  intrigues  des  ruelles  peut 
devenir  la  dupe  d'une  petite  pensionnaire;  et  Boissy,  n'es- 
sayant rien  moins  que  de  refaire  le  chef-d'œuvre  de  V École 
des  Femmes,  fonde  sa  pièce  sur  les  confidences  mutuelles  et 
sans  cesse  renouvelées  du  baron  et  du  marquis,  comme  Ar- 
nolphe  et  Horace  devisent  entre  eux  au  sujet  d'Agnès. 

C'est  un  homme  du  monde  bien  singulier  que  le  baron,  et 
le  monde  au  milieu  duquel  il  vit  semble  aussi  fort  étrange. 
Lucile,  amie  de  sa  sœur,  demeure  chez  lui  ;  et  même  au 
dix-huitième  siècle,  il  est  assez  peu  convenable  que  M.  de 
Forlis  laisse  sa  fille  dans  la  maison  d'un  roué,  sur  la  foi 
d'une  jeune  personne  comme  elle.  Il  est  vrai  que  le  père  doit 
arriver  d'un  moment  à  l'autre;  il  arrive,  et  trouve  la  chambre 
qu'on  lui  avait  promise  occupée  par  un  abbé  dont  le  baron 
ignore  même  le  nom,  en  sorte  que  ce  brave  homme  ne  sait 
trop  où  se  loger.  M.  de  Forlis  est  un  ami  de  la  maison. 

Si  le  baron  manque  à  toutes  les  lois  de  la  politesse  envers 
le  beau-père  futur,  c'est  bien  pis,  ma  foi,  vis-à-vis  de  la  fille. 
Il  la  traite  de  sotte,  il  arrache  de  ses  mains  les  billets  qu'elle 
écrit,  comme  s'il  était  déjà  son  mari,  et  fait  mille  autres  gen- 
tillesses pareilles  afin  de  gagner  son  cœur.  On  n'est  pas  plus 
impertinent  que  lui,  et  vous  allez  voir  qu'on  n'est  pas  plus 
malavisé.  Il  n'y  a  qu'un  seul  homme  sur  lequel  il  concentre 
toute  son  amitié,  et  cet  homme,  c'est  son  rival.  Il  accable  le 
marquis  de  caresses  sans  avoir  aucune  raison  de  le  faire,  et 
se  constitue  l'entremetteur  de  ses  amours;  enfin  il  se  laisse 
jouer  comme  un  véritable  pantalon  de  la  comédie  italienne. 

N'oublions  pas  la  continuation  de  ses  bons  procédés  à  l'égard 
de  son  prétendu  beau-père  ,  qui  a  la  bonté  de  lui  prêter  huit 
cents  louis  pour  payer  une  dette  de  jeu,  et  qui,  en  retour  de  sa 
tille  et  de  son  argent,  le  prie  d'user  de  son  crédit  auprès  du 
ministre  pour  lui  faire  obtenir  un  gouvernement  dans  sa  pro- 
vince, lia  des  concurrents,  et  le  cas  est  urgent.  Mais  que  fait 
le  baron?  au  lieu  de  s'employer  pour  M.  de  Forlis,  il  s'en  va 
avec  la  comtesse,  entendre  un  célèbre  violon,  le  l'aganini  d'a- 
lors, et  manque  l'occasion  d'obliger  le  père  de  celle  qu'il 
prétend  aimer  et  qu'il  veut  épouser. 

Certes,  ce  n'est  pas  la  peine  d'être  un  homme  du  monde 
pour  commettre  tant  de  bévues.  Les  hommes  du  moude  sont 


fort  ignorants  souvent,  mais  ils  sont  adroits  toujours.  Us 
démêlent  habilement  les  intrigues  qui  se  trament  autour 
d'eux;  on  les  trompe  malaisément,  car  ils  sont  sur  leur- 
gardes,  alors  même  qu'ils  ne  prévoient  pas  de  dangers  im- 
minents; ils  ne  promettent  guère  ce  qu'ils  ne  peuvent  tenir. 
sachant  bien  que  l'attente  déçue  est  regardée  comme  une  in- 
jure; mais  ils  ont  l'art  de  payer  de  belles  paroles  sans  s'en- 
gager; ils  accablent  les  solliciteurs  de  values  protestations 
d'amitié  ;  ils  savent  obtenir  les  secrets  des  autres  sans  livrei 
les  leurs;  leur  politesse  est  extrême  envers  toutes  les  per- 
sonnes dont  ils  ont  besoin  et  qu'il  leur  importe  d'éparcner. 
Peut-être  feront-ils  les  tyrans  domestiques  avec  leurs  pa- 
rents et  leurs  valets;  mais  certes,  les  plus  bourrus  seront 
charmants  avec  les  jeunes  personnes  dont  ils  rechercheront 
la  fortune  et  la  main.  En  un  mot,  les  hommes  du  monde  ont 
du  tact  :  ils  ne  seraient  pas  hommes  du  monde  sans  cela. 

L'homme  du  monde  de  Boissy  est  tout  le  contraire.  Écou- 
lant les  discours  d'une  comtesse  extravagante  ,  il  >c  livre 
follement  à  la  frivolité;  et  il  a  des  dehors  si  peu  trompeur-; . 
que  personne  ne  s'abuse  sur  son  caractère.  Le  tort  de  celle 
comédie,  c'est  de  ne  nous  présenter  le  baron  que  sous  son 
mauvais  côté.  Nous  le  voyons  bien  égoïste,  irritable,  maus- 
sade ,  insolent;  mais  nous  n'apercevons  pas  l'ombre,  de 
l'homme  aimable  et  séduisant.  Il  se  comporte,  vis-à-vis  de  la 
jeune  fille  qu'il  veut  épouser,  avec  une  rigueur  et  une  bn>- 
querie  dignes  de  Bartholo  :  aussi  ne  manque-l-il  pas  d'être 
trompé  comme  un  vieux  tuteur. 

Quels  que  soient  ses  défauts,  et  d'assez  graves  incorrections 
de  style  ,  la  pièce  des  Dehors  trompeurs  ,  lorsqu'elle  est  bien 
jouée,  se  voit  avec  plaisir.  Une  situation  toujours  plaisante 
et  d'un  effet  certain ,  celle  d'un  homme  qui  sert  les  intérêts 
d'un  rival  sans  le  savoir  ,  et  de  jolis  vers  rencontrés  quel- 
quefois par  l'auteur,  qui  en  a  fait  un  nombre  prodigieux  dans 
sa  vie ,  prêtent  un  certain  charme  à  cette  comédie.  Les 
amours  de  Lucile  et  du  marquis  ont  de  la  grâce ,  bien  qu'on 
puisse  blâmer  la  vivacité  de  la  jeune  personne ,  qui  ne  met 
pas  dans  l'expression  de  sa  tendresse  la  réserve  des  filles 
de  .Molière.  La  comtesse,  qui  essaie  de  s'étourdir  sur  son  ace 
à  force  de  dissipation,  plaît  par  le  brillant  de  son  esprit.  La 
comtesse  révèle  ses  intentions  sylphidiques  dans  cet  hémi- 
stiche connu  :  Soyons  toujours  en  l'air 

Les  Dehors  trompeurs  ont  été  joués  avec  beaucoup  d'en- 
semble. Mlle  Mars  remplissait  pour  la  première  fois  le  r<Me  de 
la  comtesse;  elle  y  a  mis  toute  l'expérience,  toute  la  fine-M- 
de  son  jeu.  Mlle  Mars  a  donné  à  ce  rôle  autant  d'élégance  que 
de  gaieté.  Menjaud  a  rempli  le  rôle  du  baron  avec  b*D  goAI. 
Menjaud  dit  bien  ;  ce  rdlc  lui  va  mieux  que  celui  de  Don  Juan. 
Mlle  Doze  a  été  charmante ,  et  l'on  peut  lui  appliquer  les  ver- 
qui  servent  à  Lisette  pour  tracer  le  portrait  de  Lucile  : 

Ses  yeux  sont  expressifs  plus  qu'on  ne  saurait  dire  ; 
Et,  pour  mieux  en  juger,  regardez-la  sourire  : 
Son  souris ,  aussi  fin  qu'il  parait  gracieux , 
Nous  apprend  qu'elle  pense  et  sent  encore  mieux 

Mlle  Doze  est  venue  à  point  pour  occuper  l'attention  de» 
amateurs  de  la  Comédie-Française  pendant  la  maladie  de 
Mlle  Bachel;  mais  ce  théâtre  ne  doit  pas,  comme  cela  lui 
arrive  trop  souvent,  reposer  sur  une  seule  tète  sa  fortnne 
tourà  tour.  C'est  trop  incertain  '.  N'a-t-on  pas  plusieurs  pièce- 


•200 


L'ARTISTE. 


de  notre  vieux  répertoire  à  remonter,  en  attendant  le  ré- 
tablissement de  la  jeune  tragédienne?  Qu'est  devenue  la 
reprise  de  Vcnccslas,  qu'on  avait  annoncée?  Cette  tragé- 
die de  Rotrou  mérite  d'être  remise  à  la  scène;  elle  fourni- 
rait un  beau  rôle  à  Joanny.  11  faudrait,  assure-l-on  ,  des 
costumes  nouveaux;  mais  la  subvention,  s'il  vous  plaît, 
à  quel  propos  est-elle  obtenue?  N'est-ce  pas  pour  faciliter 
ces  dépenses,  qui  tournent  à  l'honneur  de  la  littérature  fran- 
çaise? De  si  mesquines  considérations  ne  peuvent  pas  être 
écoutées  longtemps.  M.  Vedel ,  à  qui  l'on  doit  de  si  impor- 
tantes reprises ,  ne  reculera  pas  devant  celle-là. 

L'Ami  iie  u  Maison,  par  M.  Jules  Cordier. 

j 
m  t  le  monde  s'attendait  à  voir 

un  de  ces  amis  intimes  qu'un  mari  pro- 
tège, à  la  plus  grande  satisfaction  de  son 
i  épouse;  mais  l'auteur,  dont  le  pseu- 
donyme cache  le  nom  d'un  journa- 
liste distingué,  avait  trop  d'esprit  pour  choisir  cette 
donnée  commune.  H  est  allé  chercher  le  véritable  ami 
delà  maison,  celui  qu'on  traite  sans  conséquence  à  rai- 
son de  son  titre  ancien  et  légitime.  Toutes  les  politesses  s'a- 
dressent aux  étrangers  !  La  belle  chambre  n'est  pas  pour  lui. 
S'il  y  a  quelques  invités  de  trop  pour  le  repas  on  le  mettra 
à  la  petite  table  des  enfants  ;  il  n'est  sorte  de  mystification 
qu'on  ne  lui  fasse  subir,  toujours  par  suite  de  sa  position 
d'ami  ;  s'il  arrive  surtout  un  ennemi  qu'on  ait  intérêt  à  ga- 
gner, c'est  alors  qu'on  négligera  tout  à  fait  l'ami  de  la  mai- 
son ;  on  ira  même  jusqu'à  le  sacrifier.  On  est  sûr  de  lui  en  ef- 
fet; à  quoi  bon  se  gêner?  Telle  est  l'idée  spirituelle  de  la 
«nmédie  de  M.  Jules  Cordier.  M.  Roland  est  l'ami  de  M.  Mo- 
risot,  mais  voilà  que  M.  Morizot  s'est  mis  en  tête  d'être  dé- 
puté! Un  journaliste  qui  attaquait  la  candidature  de  M.  Mori- 
<ot  vient  à  se  trouver  en  présence  de  son  adversaire  :  M.  Mo- 
risot  cherche  à  se  rendre  ce  dernier  favorable,  et  cela  aux 
dépens  de  son  bon  ami  Roland,  qui,  malgré  sa  bonhomie,  est 
forcé  de  se  fâcher.  La  colère  de  ce  brave  homme  va  si  loin 
qu'il  est  sur  le  point  de  se  faire  journaliste  ;  le  malheureux  ! 
M.  Morisot,  en  voyant  les  excès  auxquels  son  ami  veut  se  li- 
vrer, le  ramène  à  des  sentiments  plus  modérés,  en  lui  rappe- 
lant que  c'est  le  jour  de  sa  fêle,  et  en  faisant  tirer  en  son  hon- 
neur quelques  coups  de  fusils  par  ses  fermiers.  M.  Roland 
pardonne  tout.  Celte  petite  pièce,  dont  le  dénouement,  un  peu 
brusque,  a  besoin  d'être  adouci,  est  très-ingénieuse.  Après 
quelques  modifications  que  l'auteur,  si  intelligent  lorsqu'il 
juge  les  autres,  ne  manquera  pas  de  faire,  elle  prendra  hou  - 
nêloment  sa  place  au  répertoire.  H.  LUCAS. 

VAUDEVILLE. 

LA   GniSETTE    ET    L'IIÉBITIÈKE. 


rocéoons  par  ordre  de  date.  Aussi  bien  faut- 
il  de  l'ordre  pour  se  reconnaître  au  milieu  de 
ce  chaos  de  vaudevilles,  comme  dirait  la  sul- 
tane de  l'Ours  et  le  Pacha. 

La  grisette,  que  j'avais  crue  jusqu'à  ce 


jour  abandonnée  en  propriété  à  l'exploitation  de  M.  Paul  de 
Kock ,  semble  avoir  pris  pied  au  théâtre ,  et  ne  pas  vouloir 
de  sitôt  abandonner  la  place.  Nous  ne  nous  en  plaignons  pas. 
car,  après  tout,  la  grisette  vaut  autant  que  tout  autre  type 
qu'il  plairait  à  MM.  les  vaudevillistes  de  nous  imposer.  Nous 
constaterons  seulement  le  fait  qu'elle  ne  se  borne  plus  à  oc- 
cuper les  loisirs  d'un  romancier.  Depuis  Argentine  jusqu'à 
Clotilde,  la  jeune  et  jolie  lingère  de  la  pièce  nouvelle,  com- 
bien nous  en  avons  vu  mourir! 

Clotilde  habite  le  Havre.  Elle  aime  M.  Arthur,  commis  de 
magasin,  et  elle  est  aimée  de  lui.  Jusque  là,  rien  de  plus 
naturel.  Mais  un  jour,  Clotilde  arrive  seule  au  rendez-vous 
qu'on  s'est  donné,  et  elle  apprend ,  hélas  !  qu'Arthur  n'est  pas 
un  commis,  comme  il  l'avait  fait  accroire,  mais  qu'il  est  le  fils 
du  baron  Duresnel,  qui,  instruit  de  la  passion  de  son  héritier, 
lui  a  ordonné  de  le  venir  rejoindre  à  Paris.  Une  autre  que 
Clotilde  narguerait  la  mélancolie ,  comme  le  page  de  Benve- 
nulo  Cellini;  mais  elle ,  la  pauvre  enfant,  elle  a  un  trop  pro- 
fond amour  dans  le  cœur  pour  songer  à  remplacer  le  volage; 
aussi,  pour  ne  pas  être  forcée  de  l'oublier,  elle  prend  le  parti 
d'aller  se  jeter  à  la  mer,  après  avoir  préalablement  fait 
parvenir  à  l'ingrat  une  missive  qui  l'instruisait  de  son  des- 
sein. 

Mais  le  dieu  des  amants  veillait  sur  Clotilde  :  elle  est  reti- 
rée de  la  mer  par  un  homme  qui  représente  dans  la  pièce  le 
Deus  inlersit  d'Horace,  et  qui  lui  apprend  les  mystères  de  sa 
naissance.  Clotilde  n'est  ni  plus  ni  moins  que  la  fille  d'un 
riche  négociant  portugais,  qui  ne  demande  qu'à  presser  son 
enfant  sur  son  cœur  paternel,  et  qu'à  la  faire  jouir  de  ses 
immenses  capitaux:  Clotilde  se  laisse  faire  et  part  pour 
Paris. 

Savez-vous  pourquoi  Arthur  a  été  rappelé  dans  la  capitale? 
C'est  pour  épouser  la  fille  d'un  vieil  ami  de  son  père,  avec  qui 
cette  alliance  aété complotée.  Arthur  n'ose  résister,  et  se  laisse 
présenter;  mais  que  devient-il  lorsque,  dans  cette  jeune  fille, 
il  reconnaît  sa  passion  du  Havre.  C'est  bien  elle,  cette  bouche 
qui  lui  a  dit  si  souvent  «Je  t'aime!  »  cette  taille  ravissante, 
ces  jolis  yeux  pleins  de  feu!  c'est  bien  elle!  Seulement  elle 
est  couverte  de  riches  habits  espagnols,  et  elle  s'appelle  Inès 
Ribera.  Arthur  n'en  peut  croire  ses  yeux ,  mais  son  cœur  ne 
saurait  le  tromper,  et  il  se  décide  à  appeler  la  jeune  fille  du 
nom  de  la  lingère  du  Havre. 

Je  n'ai  presque  pas  besoin  de  vous  dire  le  dénouement.  Inès, 
qui  refuse  d'abord  de  se  faire  connaître,  se  laisse  enfin  toucher 
pardes  protestations  d'amour,  cl  tout  se  dénoue  par  le  mariage. 
Cette  petite  comédie  est  pleine  d'intérêt  et  de  jolies  scènes 
Mme  Emile  Taigny  s'y  montre  pleine  de  grâce  et  de  finesse . 
et  son  jeu  a  puissamment  contribué  au  succès  de  l'ouvrage. 

A.  L.  C 


It 


Typographie  de  Lacrampe  et  Comp. ,  rue  Damioile,  2.  —  Fonderie  de  Thorey,  Virey  et  Morci 


L'AMWE. 


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**** 


H/nm^ic^Tr1  s. 


Piil'     GiVATl" 


Imb    d  Aniert  & 


Lis  rpMiiiL^miE 


I/A11TISTE. 


301 


.?®Sffii; 


-£ÎX 


»E  M.  PLACE  LOUVOI§. 


,  ocs  aurions  beaucoup  de  choses  à 
^  dire  au  sujet  des  fontaines,  sujet 
neuf  s'il  en  fut,  quoiqu'il  ait  été 
maintes  fois  traité.  Nous  voudrions 
soulever  à  cet  égard  une  grande 
" v%question  d'esthétique ,  et  il  ne  nous 
serait  pas  difficile  de  montrer  que  nos  architectes,  je 
parle  des  plus  capables,  ne  connaissent  rien  à  cet  art  in- 
connu. Ils  voient  bien  que  Vignole,  Palladio  et  Scamozzi, 
leurs  maîtres  à  tous,  quoiqu'ils  les  aient  un  peu  négligés 
dans  ces  derniers  temps ,  ont  cherché  ,  dans  un  art  de 
convention,  les  rapports  des  formes  et  des  parties  consti- 
tutives de  différents  ordres  d'architecture  ;  et  ils  ne  se 
doutent  pas  que  ce  travail,  accompli  avec  tant  de  goût 
et  de  bonheur  par  Vignole ,  pouvait  et  devait  s'étendre 
du  particulier  au  général ,  d'un  ordre  d'architecture  à  un 
ensemble  d'édifices,  d'un  agencement  de  détails  à  la  dis- 
position ,  à  la  coordination  d'un  tout. 

C'est  à  cette  ignorance  que  nous  devons  l'Arc-de- 
Triomphedu  Carrousel,  cette  bonbonnière  qu'il  faut  ob- 
server avec  une  lorgnette  d'approche, si  l'on  a  le  malheur 
de  se  trouver  à  l'un  des  angles  de  la  place  dont  il  forme 
le  centre  ;  comme  aussi  nous  lui  devons,  et  c'est  un  (riste 
présent ,  ce  monolithe  taciturne  qui  nous  coûte  quatre 
millions ,  et  qui  déparc  d'une  façon  si  étrange  la  plus 
belle  place  de  Paris  ;  quoi  encore?  cette  colonne  de  Juil- 
let, que  l'on  élève  sur  la  place  la  moins  faite  pour  rece- 
voir une  colonne ,  une  place  ouverte  de  tous  les  côtés , 
et  dont  les  édifices  irréguliers,  en  plan  comme  en  éléva- 
tion ,  n'offrent  aucune  des  conditions  désirables  pour  un 
monument  de  cette  nature;  enfin,  et  après  tant  d'autres 

2e  SÉRIE  ,  TOME  IV,  13e  LIVRAISON. 


bévues,  la  nouvelle  fontaine  de  II.  Visconli .  rimms  <  le 
quante  sans  doute  sous  ce  rapport ,  mais  qui  n'en  est  pas 
moins  beaucoup  trop  élevée  pour  l'étendue  de  la  piaci 
qu'elle  décore.  En  vérité,  nous  voudrions  bien  savon 
comment  MM.  les  architecte!  s  y  prennent  pour  rédigei 
leurs  projeta.  Quand  on  leur  demande  un  arc  de  triom- 
phe ,  une  colonne,  une  fontaine,  vite  ils  se  renferment 
dans  leur  cabinet,  et  les  voilà  dessinant  une  fontaine 
une  colonne,  un  arc  de  triomphe  quelconque  ,  sans  s 'oc- 
cuper d'ailleurs  si  leurs  projets  seront  en  harmonie  arec 
les  édifices  voisins.  Il  nous  semble  pourtant  que  MM.  les 
architectes  du  gouvernement ,  ou  de  la  ville  de  Paris . 
pourraient  user  du  droit  de  remontrance,  et  dire  i  M.  le 
ministre  ou  à  M.  le  préfet  :  Vous  me  demandez  une  co- 
lonne ,  mais  ce  n'est  pas  une  colonne  qu'il  faudrait  :  rata 
voulez  élever  un  monolithe,  mais  il  vaudrait  mieux  toute 
autre  chose.... 

Ainsi ,  donnant  leurs  raisons  et  parlant  avec  dignité  . 
les  architectes  du  gouvernement  seraient  entendus,  nous 
n'en  doutons  pas.  Et  en  dernier  ressort,  il  y  a  un  conseil  des 
bâtiments,  qui  existe,  quoi  qu'on  puisse  dire  et  faire  ;  et  si 
l'architecte  se  trompe,  c'est  au  conseil  de  le  corriger. 
Mais ,  hélas!  il  faut  le  dire,  le  conseil,  pas  plus  que  les 
architectes,  ne  sait  s'élever  des  détails  à  l'ensemble  :  il 
pâlit  sur  la  forme  d'une  moulure,  sur  la  dimension  d'un 
larmier,  et  il  ne  sait  pas  voir  à  dix  pas  devant  lui.  Con- 
seil myope  et  myopes  architectes,  prenez  des  lunette- 
pour  fortifier  votre  vue;  consultez  les  règles  d'harmonie 
générale,  cqnformcz-vous  aux  exigences  de  l'esthétique, 
et  si  vous  nous  avouez  que  l'esthétique  n'est  pas  connue 
de  vous,  nous  vous  répondrons  :  «  Faites  pour  elle  <. 
que  Vignole  a  fait  pour  les  ordres  grec  et  romain  :  con- 
stituez Y  art  esthétique.  » 

Mais  vous  vous  trompez,  cet  art  existe  :  il  est  tout 
fait.  Si  ses  lois  ne  sont  pas  passées  en  formules,  ce  n'est 
pas  une  raison  qui  vous  autorise  à  les  méconnaître,  et. 
pour  être  moins  rigoureuses  que  les  divisions  des  mo- 
dules architectoniques,  ces  lois  ne  sont  ni  moins  précise- 
ni  moins  inflexibles.  Cet  art  que  vous  vous  obstinez  à  ne 
pas  écouter,  cet  art  que  vous  cherchez  partout,  accepté 
où  il  est .  cet  art  dont  vous  subissez  tous  les  jours  les  in- 
exorables arrêts,  il  ne  se  trouve  ni  parmi  vous,  archi- 
tectes ,  ni  parmi  les  membres  du  conseil  :  c'est  au  bon 
sens  de  la  foule ,  c'est  aux  observations  des  gens  de  goût . 
c'est  au  public,  en  un  mot,  c'est  à  ce  public,  lui  .  ce 
juge  impartial,  que  vous  dédaignez,  qu'il  faut  l'aller 
demander.  Ne  fermez  pas  obstinément  les  yeux  et  les 
oreilles. 

Nous  l'avons  dit  combien  de  fois!  et,  puisqu'un  nous 
y  force,  nous  le  répéterons  jusqu'à  satiété,  le  concours 
seul  peut  donner  de  bons  résultats  sous  le  rapport  de 
l'art  et  des  convenances,  satisfaire  les  esprits  les  plus 
exigeants,  et  surtout  épargner  aux  architectes  et  aux  admi- 
nistrateurs, des  censures  qu'ils  méritent  trop  souvent  les 


L'ARTISTE. 


uns  et  les  autres.  Outre  ces  raisons  d'équité, qui  devraient 
l'aire  un  devoir  à  l'administration  de  suivre  une  marche 
déjà  adoptée  avec  succès  sous  la  Restauration ,  des  mi- 
sons de  bon  sens,  l'expérience  des  fautes  commises,  et 
l'intérêt  Berne  des  hommes  du  gouvernement,  sont  là 
pour  plaider  en  faveur  du  concours.  Mais  non,  toujours 
le  même  dédain,  toujours  le  même  orgueil,  toujours  la 
même  immobilité  de  l'idole,  que  l'on  peut  briser,  mais 
non  mettre  en  mouvement. 

Quoi  donc  !  êtes-vous  si  sûrs  de  ne  jamais  vous  trom- 
per? et  quand  vous  avez  bien  retourné  et  examiné  votre 
projet  en  plan,  en  élévation,  en  perspective,  êtes-vous 
donc  si  sûrs  de  votre  fait  que  vous  vous  croyiez  dispen- 
sés d'écouter  des  conseils?  Et  ne  pourriez-vous,  par 
exemple,  toujours  dans  votre  intérêt,  et  par  simple 
déférence  pour  le  public,  qui  vous  donne  quelquefois 
de  sûrs  conseils  après,  exposer  devant  ce  public  un  mo- 
dèle en  petit  de  vos  monuments  projetés,  afin  qu'il  puisse 
une  bonne  fois  vous  donner  son  avis  auparavant?  Il  en 
irait  bien  mieux  pour  vous  tous,  Messieurs,  croyez-nous, 
et  aussi  pour  ce  bon  public,  qui  paie  en  définitive,  et 
qui  n'est  pas  toujours  content. 

Si  de  ces  considérations  très-sérieuses  nous  descen- 
dons à  l'examen  de  la  nouvelle  fontaine  ,  nous  sommes 
heureux ,  nous ,  à  qui  les  occasions  de  censure  ne  man- 
quent jamais,  de  saisir  cette  circonstance  pour  donner 
des  éloges  presque  sans  réserve.  Nous  connaissions  déjà, 
par  de  bons  endroits  ,  le  talent  de  M.  Visconti.  Il  nous 
arrive  rarement  de  passer  devant  le  carrefour  Gaillon 
sans  admirer  l'élégante  et  gracieuse  fontaine  dont  il  l'a 
décoré;  et  nous  nous  attendions  bien  à  retrouver,  dans 
la  fontaine  de  la  place  Louvois ,  une  preuve  de  ce  goût 
pur  et  élevé  que  nous  aimons  à  reconnaître  en  cet  ar- 
tiste. Les  quatre  figures  debout  qui  entourent  le  fût  sup- 
portant la  vasque,  et  qui  représentent,  dit-on,  les 
quatre  grands  fleuves  français,  sont  convenablement 
groupées  ;  les  dauphins  et  les  autres  ajustements  sont 
disposés  avec  beaucoup  d'harmonie  ;  la  vasque  est  d'une 
forme  gracieuse ,  et  se  coordonne  assez  bien  avec  le 
reste  du  monument;  en  un  mot,  l'aspect  général  sciait 
irréprochable,  si,  par  un  fâcheux  contre-sens,  la  base 
qui  porte  les  quatre  grands  fleuves ,  et  si  le  fût  au-des- 
sous de  la  vasque,  et  qui  soutient  tous  les  ornements, 
n'étaient  pas  d'une  couleur  moins  foncée  que  les  ajuste- 
ments eux-mêmes,  et  par  conséquent  ne  manquaient 
pas  du  caractère  de  force  que  l'œil  réclame  dans  les  par- 
ties solides  d'un  monument. 

Quant  aux  figures,  qui  sont  de  la  composition  de 
M.  Feuchères,  nous  en  dirons  ce  qu'il  y  a  toujours  à  dire 
des  figures  symboliques  inspirées  de  l'antique ,  et  qui  ne 
possèdent  pas  un  caractère  propre ,  une  personnalité , 
une  signification  particulière.  Nous  avons  vu  là  trois 
belles  femmes  purement  dessinées,  drapées  avec  assez 
de  bonheur;  mais  à  quel  signe  distinguer  la  Loire  du 


Uhône,  la  Seine  de  la  Garonne?  Nous  ne  saurions  le 
dire  ;  et ,  sous  ce  rapport ,  l'artiste  serait  sans  doute  aussi 
embarrassé  que  nous.  Cela  est  un  grand  mal  ;  cela  atteste 
que,  chez  le  statuaire  qui  exécute  ainsi,  il  n'y  a  pas 
plus  d'originalité  réelle  que  dans  les  ligures  de  sa 
création. 

Disons,  en  terminant,  que  le  bassin  est  un  peu  petit 
pour  la  hauteur  de  la  fontaine  ;  niais  il  est  bien  asseï 
grand  pour  la  place  ;  et  c'est  le  cas  de  rappeler  ici  notre 
première  remarque  :  la  fontaine  a  trop  d'importance 
pour  la  place ,  et  c'est  dommage ,  car  elle  serait  fort  bien 
partout  ailleurs  que  là  où  elle  se  trouve. 


CRITIQUE  DRAMATIQUE. 


De  la  Composition  du  Répertoire. 


EPris  les  succès  éclatants  et  légi- 
times obtenus  par  Mlle  Rachel , 
on  parle  beaucoup  de  réaction 
littéraire  ;  s'il  fallait  en  croire  les 
orateurs  de  salon  ,  les  poètes  con- 
temporains n'auraient  rien  de 
mieux  à  faire  que  de  calquer  et 
de  reproduire  avec  une  fidélité 
scrupuleuse  les  poèmes  dramatiques  écrits  en  France  pen- 
dant le  dix-septième  et  le  dix-huitième  siècle.  Dans  l'opi- 
nion de  ces  orateurs,  en  effet,  Tancrède  et  Zaïre  ont  la 
même  valeur  et  la  même  beauté  que  Phèdre  et  Athalk  . 
le  Cid  et  Nicomède.  Cette  bévue ,  que  nous  n'inventons 
pas,  mais  que  nous  enregistrons,  révèle  une  si  profond» 
ignorance,  qu'elle  défie  toute  discussion.  Le  style  de 
Corneille  et  de  Racine  ressemble  si  peu  au  style  de  Vol- 
taire, qu'il  n'est  pas  permis  de  placer  ces  trois  poètes  sur 
la  même  ligne.Tout  homme  qui  embrasse  ces  trois  noms 
dans  une  admiration  commune  est  nécessairement  étran- 
ger aux  questions  littéraires;  son  avis  est  donc  sans  au- 
torité. Mais  il  s'est  rencontré  des  hommes  éclairés,  fami- 
liarisés depuis  longtemps  avec  les  plus  beaux  monuments 
de  notre  langue ,  capables  de  comprendre  la  valeur  pré- 
cise de  Corneille,  de  Racine  et  de  Voltaire,  qui  n'ont  pas 
craint  d'affirmer  l'existence  de  la  réaction  dont  nous  par- 
lons. Malgré  les  leçons  de  l'histoire  littéraire,  leçons  dont 
le  sens  ne  saurait  être  douteux,   ils  ont  proclamé  la 


L'ARTISTK 


263 


nécessité  de  recommencer  le  dix-septième  siècle.  Pour 
apprécier  le  conseil  qu'ils  adressent  aux  poètes  contem- 
porains, il  convient,  je  crois,  d'examiner  sérieusement 
l'affirmation  sur  laquelle  ce  conseil  repose.  Les  admira- 
teurs de  Corneille  et  de  Racine  ne  prescrivent  l'imitation 
de  Phèdre  et  de  Cinna  que  parce  qu'ils  croient  la  sympa- 
thie publique  exclusivement  acquise  à  ces  deux  illustres 
modèles.  Ils  n'invoquent  pas  seulement  leur  opinion  per- 
sonnelle, ils  attribuent  à  la  foule  une  opinion  pareille. 
Or,  nous  pensons  qu'ils  se  trompent.  Les  nombreux  au- 
diteurs attirés  par  Mlle  Rachel  sont  très-loin  d'entrevoir 
ou  de  souhaiter  une  réaction  littéraire.  Ils  viennent  ap- 
plaudir la  diction  savante  de  la  jeune  tragédienne,  et  ne 
songent  pas  à  se  demander  si  Corneille  et  Racine  ont 
atteint  les  dernières  limites  de  l'art  dramatique.  Chacun 
peut  vérifier  ce  que  j'avance,  en  consultant  ses  amis  let- 
trés ou  illettrés.  Je  suis  sûr  que  les  trois  quarts  de  l'audi- 
toire n'apprendraient  pas  sans  étonnement  qu'ils  ont  mé- 
rité ou  du  moins  obtenu  la  reconnaissance  et  l'approbation 
de  l'Académie.  La  réaction  dont  parlent  avec  tant  de  joie 
les  admirateurs  ou  plutôt  les  protecteurs  de  Corneille  et 
de  Racine ,  n'a  jamais  existé  que  dans  leur  imagination. 
Or,  si  les  prémisses  sont  détruites ,  la  conclusion  ne  sau- 
rait être  admise.  Le  conseil  donné  par  ces  messieurs  aux 
poètes  contemporains  est  donc  comme  non  avenu.  Il  n'y 
a  de  vrai,  dans  cette  réaction,  que  le  succès  très-légitime 
de  Mlle  Rachel.  Cette  jeune  fille  a  charmé  les  juges  les 
plus  sévères  par  la  simplicité ,  par  la  netteté  de  sa  diction  ; 
mais  elle  n'a  changé  ni  l'âge  ,  ni  la  valeur  de  la  tragédie 
française.  Phèdre  et  Cinna  ont  été  conçus  dans  des  con- 
ditions qui  n'existent  plus  aujourd'hui,  et  qui  ne  peuvent 
se  reproduire.  Si  Corneille  et  Racine  revenaient  parmi 
nous ,  ils  emploieraient  leurs  merveilleuses  facultés  au- 
trement  qu'ils  ne  l'ont  fait.  Affranchis  des  entraves  qu'ils 
ont  acceptées ,  et  dont  ils  comprendraient  toute  l'inuti- 
lité, ils  ne  recommenceraient  pas  les  monuments  qu'ils 
nous  ont  laissés. 

Si  la  subvention  annuelle  votée  par  les  Chambres  im- 
pose à  MM.  les  comédiens  ordinaires  du  roi  lobligation 
de  représenter  les  poèmes  dramatiques  du  dix-septième 
siècle,  elle  ne  les  dispense  pas  de  renouveler  leur  réper- 
toire. Or,  depuis  le  commencement  de  la  présente  an- 
née, c'est-à-dire  dans  l'espace  de  dix  mois,  combien 
MM.  les  comédiens  ordinaires  nous  ont-ils  offert  d'ou- 
vrages nouveaux?  Ils  ont  joué  Mlle  de  Belle-Isle,  Lau- 
rent de  Mèdicis,  Faute  de  s'entendre,  le  Comité  de  Bienfai- 
sance et  l'Ami  de  la  Maison.  Il  est  évident  que  l'im- 
prévoyance de  MM.  les  comédiens  peut  seule  expliquer 
le  chiffre  des  ouvrages  représentés  celte  année.  Soit 
aveuglement,  soit  jalousie,  ils  mettaient  sur  le  compte  de 
la  réaction  littéraire  le  succès  de  Mlle  Rachel ,  et  si  les 
médecins  n'eussent  prescrit  à  cette  jeune  fille  un  repos 
de  quelques  mois,  peut-être  l'erreur  de  MM.  les  comé- 
diens durerait-elle  encore.  Quelle  que  soit  la  valeur  des 


tragédies  de  Corneille  et  de  Racine,  il  est  hors  de  doute 
aujourd'hui  que  le  génie  de  ces  maîtres  illustres  ne  suffit 
pas  pour  attirer  la  foule;  car  depuis  que  Mlle  Rachel  a 
quitté  la  scène,  les  plus  belles  tragédies  se  jouent  devant 
les  banquettes  :  un  pareil  argument  est  sans  réplique. 
Puisque  la  subvention  accordée  nu  Théâtre-Français  re- 
présente environ  le  tiers  des  frais  annuels,  c'est  un  de- 
voir pour  MM.  les  comédiens  de  consacrer  à  l'ancien  ré- 
pertoire deux  jours  au  moins  chaque  semaine  ;  mais 
malgré  le  chiffre  élevé  de  la  subvention,  il  ne  faudrait  pas 
que  l'ancien  répertoire  reposât  tout  entier  sur  Mlle  Ra- 
chel. Pour  prévenir  cet  inconvénient,  il  serait  absolument 
nécessaire  de  multiplier  les  débuts  dans  les  différents 
emplois  de  la  tragédie.  En  supposant  que  notre  vœu 
s'accomplît,  il  resterait  cinq  jours  par  semaine  pour  la  re- 
présentation des  pièces  nouvelles.  Pour  ce  qui  concerne 
celte  partie  du  répertoire,  MM.  les  comédiens  doivent 
sans  doute  tenir  compte  de  la  subvention;  car  le Théâlre- 
Français  n'est  pas  une  entreprise  purement  commer- 
ciale. S'il  se  produisait  quelque  ouvrage  comique  ou  tra- 
gique d'une  grande  portée,  mais  qui  cependant,  en  raison 
môme  de  sa  valeur,  n'excitât  pas  la  curiosité  publique,  ils 
feraient  bien  de  le  maintenirsur  l'affiche  et  de  lutter  contre 
l'indifférence.  Mais  il  y  a  dans  leurs  règlements  un  arti- 
cle qu'ils  ne  doivent  pas  oublier,  surtout  lorsqu'il  s'agit 
d'ouvrages  très-peu  littéraires.  Ces  règlements  prescri- 
vent de  retirer  la  pièce  qui ,  pendant  trois  représenta- 
lions,  n'a  pas  couvert  les  frais.  Or,  si  cet  article  doit  être 
violé  quelquefois,  ce  n'est  pas  pour  des  pièces  telles  que 
les  Indépendants;  car  cette  prétendue  comédie  ne  se  re- 
commande ni  par  l'élégance  du  style,  ni  par  l'élévation 
des  pensées;  et  cependant  elle  a  été  jouée  bien  souvent 
devant  les  banquettes. 

Mais,  pour  renouveler  le  répertoire,  il  serait  indispen- 
sable que  MM.  les  comédiens  voulussent  bien  se  résigner 
à  tenir  leurs  engagements ,  et  n'entretinssent  pas  dans 
une  perpétuelle  défiance  tous  les  écrivains  dramatiques; 
il  faudrait  que  toutes  les  pièces  reçues,  avec  ou  sans  ac- 
clamation, fussent  représentées  dans  un  délai  déterminé, 
et  que  les  tribunaux  ne  retentissent  plus  des  procès  scan- 
daleuxauxquels  nous  avons  assisté.  Quand  le  bâtonnierde 
l'ordre  des  avocats,  parlant  au  nom  de  MM.  les  comédiens, 
ne  craint  pas  de  dire  en  pleine  cour  royale  que  ses  clients 
n'ont  jamais  pris  leurs  promesses  au  sérieux  ,  comment 
voulez-vous  que  les  écrivains  dramatiques  ajoutent  foi  à 
ces  promesses?  Il  y  a  aujourd'hui  à  la  Comédie-Fran- 
çaise bien  des  pièces  reçues  qui  ne  seront  peut-être  ja- 
mais jouées  sans  l'intervention  du  tribunal  de  commerce  : 
et,  chose  étrange,  parmi  ces  pièces,  il  s'en  trouve  qui 
ont  été  répétées  plusieurs  fois,  et  dont  la  représentation 
semble  ajournée  indéfiniment.  Pour  ajourner  c.  Iles  qui 
sont  en  voie  de  représentation,  et  qui  se  répètent  à  fr/èure 
où  nous  parlons,  il  suffirait  peut-être  que  M.  Scribe  en- 
vovât  les  derniers  actes  de  la  Calomnie.  Un  tel  état  de 


20  V 


L'ARTISTE. 


<h oses  est  à  la  fois  ridicule  et  absurde.  Les  règlements 
du  Théâtre-Français  déclarent  obligatoire  la  représenta- 
tion des  pièces  reçues  ;  et  cependant  MM.  les  comédiens 
se  laissent  appeler  devant  les  tribunaux,  au  lieu  d'ac- 
complir volontairement  leurs  promesses.  Cette  mauvaise 
foi,  que  nous  pouvons  sans  injustice  appeler  systémati- 
que, puisque  l'avocat  de  MM.  les  comédiens  n'a  pas  craint 
de  l'ériger  en  théorie,  nuit  plus  qu'on  ne  pense  au  re- 
nouvellement du  répertoire.  Les  écrivains  connus  ou 
inconnus  qui  pourraient  être  tentés  de  travailler  pour  le 
Théâtre-Français,  hésitent  longtemps  avant  de  s'y  déci- 
der; car  une  fois  leur  ouvrage  reçu,  ils  ne  peuvent  pré- 
voir le.jour  de  la  représentation.  Or,  quelque  envie  qu'on 
ait  de  plaire  à  la  postérité,  on  est  bien  aise  d'avoir  l'avis 
de  ses  contemporains. 

Mais  supposons  que  le  répertoire  soit  renouvelé,  sup- 
posons que  MM.  les  comédiens  se  décident  à  tenir  leurs 
promesses  et  n'aient  plus  rien  à  démêler  avec  les  tribu- 
naux, il  faut  renouveler  avec  le  môme  soin,  avec  la  môme 
vigilance,  le  personnel  de  la  compagnie.  On  a  peine  à 
concevoir  que  MM.  les  comédiens  aient  attendu  le  suc- 
cès du  Proscrit  pour  engager  Mme  Dorval  ;  et  cependant 
Mme  Dorval  n'est  pas  moins  nécessaire  au  drame ,  que 
Mlle  Rachcl  à  la  tragédie.  Il  n'y  a  pas  une  actrice  au 
Théâtre-Français  qui  puisse  tenir  dignement  l'emploi  de 
Mme  Dorval  ;  pourquoi  donc  délibérer  si  longtemps  avant 
de  la  rappeler?  Que  MM.  les  comédiens  soient  coupables 
d'ignorance  ou  d'entôtement,  leur  conduite  est  sans  ex- 
cuse. Qu'ils  se  comptent,  et  qu'ils  voient  combien  leurs 
cadres  sont  dégarnis.  Il  y  a  au  Théâtre-Français  cin- 
quante-cinq acteurs;  retranchez  de  ce  nombre  imposant 
ceux  qui  sont  dépourvus  de  talent  ou  de  mémoire,  et 
dites- nous  si  la  compagnie  est  au  complet. 

Gustave  PLANCHE. 


iwihiihh 


Lelia. 


)<3^?e  tous  les  ouvrages  de  George  Sand ,  Lelia 
>  est  certainement  celui  dont  la  fortune  a  été 
'la  plus  singulière.  Admiré  jusqu'au  fanatisme 
•J^par  les  uns,  dénigré  jusqu'à  l'injure  par  les 
i  autres,  ce  beau  livre,  pendant  quatre  ou  cinq 
années,  s'esl  vu  exposé  à  mille  chances  diverses;  jusqu'à  ce 
qu'enfin .  la  raison  publique  intervenant  dans  la  querelle,  il  a 


pris  rang  parmi  les  plus  remarquables  productions  de  noire 
temps.  Assurément,  les  critiques  adressées  à  ce  livre  ne  furent 
pas  toutes  injustes  ;  il  s'en  trouva,  dans  le  nombre,  de  raison- 
nables et  de  fondées ,  celles  qui ,  par  exemple,  se  préoccu- 
pant exclusivement  de  la  question  de  forme  ,  reprochaient  à 
Lelia  un  manque  presque  absolu  de  composition.  Au  point  de 
vue  littéraire,  au  point  de  vue  de  l'art  pour  l'art,  cette  critique 
est  légitime,  sans  aucun  doute;  mais  au  point  de  vue  philo- 
sophique, elle  disparaît,  puisqu'en  matière  d'idées,  ceci  est 
de  notoriété  publique,  les  règles  de  construction  ne  sauraient 
être  les  mômes  qu'en  matière  d'événements.  Tel  livre  peut 
être  charpenté  avec  une  sagacité  et  une  habileté  rares,  où  les 
idées  s'entre-choquent  et  ne  s'engendrent  pas;  et  réciproque- 
ment. Or,  dans  Lelia,  le  mérite  le  plus  réel ,  le  plus  souverai- 
nement incontestable  ,  c'est  sans  contredit  le  rapport  rigou- 
reux et  harmonieux  des  idées  entre  elles,  la  logique  de  leurs 
déductions  et  de  leur  conclusion  :  seulement ,  il  importe  dp 
se  placer  sur  le  terrain  choisi  par  l'auteur.  C'est  pour  avoir 
manqué  à  cette  dernière  condition  ,  qu'aucun  des  j  uges  nom- 
breux de  Lelia  n'a  compris  le  sens  de  ce  beau  livre.  Amis  ou 
ennemis,  nul  d'entre  eux  n'a  su  attribuer  à  l'œuvre  de  notre 
grand  écrivain  sa  véritable  signification. 

L'irruption  trop  subite ,  ou  plutôt  trop  soudaine  de  Lelia 
au  milieu  d'une  société  qui  ne  l'attendait  guère,  fut  la  seule 
cause,  je  pense,  de  la  répulsion  qu'on  lui  témoigna ,  et  do 
l'incertitude  où  l'on  fut  longtemps  à  son  sujet;  ainsi  les  yeux 
habitués  à  l'obscurité  se  ferment  obstinément  devant  une 
clarté  trop  vive  qui  leur  arrive  tout  d'un  coup.  Mais  aujour- 
d'hui qu'un  long  intervalle  s'est  écoulé  depuis  la  première 
publication  de  Lœlia,  et  que,  par  conséquent,  la  répugnance 
instinctive  et  l'ignorance  ont  eu  le  temps  d'être  vaincues  par 
la  réflexion,  c'est  une  bonne  idée  qu'a  l'auteur  de  donner  une 
édition  nouvelle  de  son  ouvrage ,  revu  et  augmenté.  En  gé- 
néral ,  je  ne  suis  pas  partisan  des  modifications  tardives  ap- 
portées à  une  œuvre;  dans  le  cas  dont  il  s'agit,  je  n'hésite 
cependant  pas  à  modifier  moi-même  mon  opinion  là-dessus. 
Car  il  m'est  démontré  jusqu'à  l'évidence  que  les  changements 
réalisés  dans  Lelia,  par  Georse  Sand,  n'ont  altéré  en  rien 
les  tendances  premières  du  livre,  qui,  loin  de  là,  se  trouvent 
développées  d'une  façon  plus  nette  et  plus  intelligible  qu'au- 
paravant. Les  lettres  nouvelles  de  Lelia  ,  son  entrée  au  cou- 
vent, ses  conversations  avec  le  cardinal ,  son  cri  prophétique 
sur  le  rocher,  et  vingt  autres  passages  de  l'édition  dont  je 
parle,  forment  un  complément  aussi  nécessaire  qu'admirable 
à  la  peinture  de  cet  étrange  caractère  de  femme,  qui  n'a  pi  ri — 
rien  maintenant  de  vague  ni  d'obscur. 

Le  seul  reproche  que  j'adresserai  à  Ge»%e  Sand .  c'est 
d'avoir  fait  une  variante  sur  l'origine  des  malheurs  de  Trcn- 
mor.  Cela  est  d'autant  plus  regrettable ,  que  l'auteur  a  été 
naturellement  conduit  par-là  à  retrancher  de  son  livre  les  dix 
ou  douze  pages  qui  traitaient  du  jeu  cl  des  joueurs,  qui  étaient 
de  Irès-éloquentes  pages,  et  dont  ne  dédommage  pas  suffisam- 
ment le  récit  du  meurtre  involontaire  commis  par  Trenmor. 
Et  tout  de  même,  j'aurais  mieux  aimé  la  magnifique  apostrophe 
à  Don  Juan,  conservée  à  l'état  de  poétique  bors-d'œuvre,  que 
placée  dans  la  bouche  de  l'abbesse  Lelia  en  guise  de  sermon. 
Ceci  dit  pour  l'acquit  de  ma  conscience  de  critique,  j'arrive  à 
l'appréciation  philosophique  de  Lelia. 

Dès  les  premières  pages  du  livre,  j'ai  presque  dit  du  poènic. 


I/ARTISTE. 


205 


I.clia  apparaît  comme  une  personnification  nouvelle  de  ce 
mal  terrible  qui  ronge  les  entrailles  de  la  société  moderne, 
l'ennui.  Lelia  est  une  femme  jeune  encore  ,  admirablement 
belle,  douée  de  facultés  éminentes ,  et  qui  cependant  montre 
partout ,  à  l'église  comme  dans  les  promenades  publiques , 
au  sein  de  la  solilude  comme  au  milieu  des  fêtes  ,  un  front 
pâle,  une  bouche  dédaigneuse,  des  yeux  dont  l'expression 
hésite  entre  la  trislosse  et  le  mépris  A-t-elIc  toujours  été 
morne  et  glacée  comme  nous  la  voyons  à  cette  heure?  non, 
certes!  Autrefois,  il  n'y  a  pas  longtemps,  Lelia  se  couron- 
nait de  fleurs,  et  souriait  d'aise  et  d'espérance;  elle  marchait 
fière  et  heureuse  parmi  les  jeunes  femmes  ses  compagnes , 
suspendue  au  bras  d'un  homme  qu'elle  aimait  et  en  l'affection 
duquel  elle  avait  foi.  Mais  un  jour  vint  où  cet  homme,  son 
époux,  se  rendit  indigne  d'un  amour  sans  réserve;  un  jour 
vint  où  Lelia ,  le  bandeau  de  l'illusion  tombant  tout  à  coup  de 
ses  yeux,  ne  vit  plus ,  en  celui  qu'elle  adorait  comme  un  dieu 
la  veille,  qu'un  égoïste  misérable  à  l'égard  de  qui  la  haine 
même  était  un  trop  noble  sentiment.  Alors  elle  se  voua  réso- 
lument à  la  solitude  ,  elle  s'exila  volonlaircmcnl  d'un  monde 
où  mille  déceptions  nouvelles  la  pouvaient  atteindre;  elle 
planta  le  doute  dans  la  partie  de  son  cœur  laissée  vide  par 
l'amour. 

Malheureusement  pour  ceux  qui  l'approchent,  Lelia,  si  elle 
est  désormais  incapable  d'aimer,  n'est  que  trop  capable  en- 
core d'inspirer  des  désirs  de  toute  nature;  aussi  la  voyons- 
nous  en  butte  aux  obsessions  de  deux  hommes  qui,  diverse- 
ment épris  d'elle,  la  poursuivent  sans  relâche  malgré  ses  dé- 
dains. Magnus  et  Stenio,  toutefois,  ne  sont  point  trailés  de  la 
même  façon  par  elle.  Noble  et  pure,  quelques  bruits  que  la  ca- 
lomnie s'efforce  de  répandre  sur  son  compte,  elle  fait  une  dif- 
férence entre  Magnus,  prêtre  que  la  convoitise  charnelle 
anime  seule,  et  Stenio,  jeune  poëte  idéaliste  et  rêveur.  Pour 
Magnus,  elle  éprouve  une  répulsion  violente;  pour  Stenio,  son 
indifférence  est  mêlée  de  compassion.  Quand  Magnus,  le  cer- 
veau troublé  par  la  fumée  des  ardeurs  mortelles,  se  roule  aux 
pieds  de  Lelia  comme  un  insensé,  prêt  à  renier  son  Dieu  et  sa 
foi ,  Lelia  ne  trouve  au  fond  de  son  cœur  que  de  la  colère,  sur 
ses  levr.es  que  des  paroles  flétrissantes;  elle  s'irrite  contre 
cet  effronté  cynisme  qui  s'étale  sans  pudeur;  elle  repousse, 
avec  un  éloquent  dégoût,  l'insultant  liommflge  qui  ne  s'a- 
dresse qu'à  son  corps.  Au  contraire,  quand  Stenio,  l'âme 
tourmentée  par  des  chimères  irréalisables,  se  lamente  auprès 
d'elle  et  lui  demande  des  consolations,  elle  se  sent  souvent 
attendrie,  et  quelque  chose  remue  dans  sa  poitrine,  comme 
une  flamme  près  de  se  rallumer.  L'émotion  est  passagère, 
toutefois.  Car  si  la  brutalité  de  Magnus  la  révolte,  la  rêverie 
trop  nuageuse  de  Stenio  l'énervé;  et  c'est  autrement  que 
Lelia  veut  être  impressionnée.  Placée  entre  ces  deux  extrê- 
mes, la  chair  et  l'esprit,  la  chair  qui  lui  tend  des  pièges 
grossiers  dont  son  orgueil  s'indigne,  l'esprit  qui  l'enlève  à 
des  hauteurs  où  l'humanité  perd  conscience  d'elle-même  , 
lelia  est  donc  de  plus  en  plus  souffrante  et  éperdue. 

La  façon  dont  George  Sand  a  su  peindre  les  caractères  de 
Magnus  et  de  Stenio,  rend  parfaitement  sensible  et  natu- 
relle la  répulsion  qu'ils  inspirent  à  Lelia.  Magnus  ,  en  effet , 
que  veut-il?  que  chcrchc-t- il  avec  cette  ardeur  frénétique? 
uniquement  le  plaisir.  En  Lelia  ,  Magnus  ne  voit  que  la  beauté 
matérielle,  source  de  volupté  pour  les  sens.  L'âme  de  Lelia 

2'  SEME,  TOME  IV,   13'  LIVRAISON. 


est  pour  lui  de  petr  d'importance;  ce  n'est  qui  la  forme 
visible  qu'il  en  veut.  Supérieure  par  l'intelligence,  comment 
Lelia  ne  se  serait-elle  pas  blessée  d'une  affection  pareille  ?  la 
nature  du  désir  qu'éprouve  Magnus  ne  saurait  être  amnistiée, 
aux  yeux  de  Lelia,  que  par  une  alliance  intime  avec  un  sen- 
timent plus  noble  et  pins  élevé;  faute  de  quoi,  Magnus  reste 
pour  elle  un  être  abject  qui,  la  soif  terrestre  une  fois  apaisée, 
deviendrait  nécessairement  un  maître  féroce  et  jaloux. 

Quant  à  Stenio,  de  même  que  le  caractère  de  Magnus,  ré- 
duit à  son  expression  réelle ,  signifie  la  force  brutale  ,  il  signi- 
fie, lui,  la  faiblesse  et  la  mobilité.  Stenio  ne  sait  pas  au  juste 
pourquoi  il  aime  Lelia,  ni  ce  qu'il  aime  en  elle.  Elle  est  fem- 
me, elle  est  jeune,  elle  est  belle,  elle  répond  assez  exac- 
tement aux  rêves  de  l'imagination  la  plus  poétique  ,  et  voilà 
pourquoi  Stenio  lui  parle  d'amour.  Mais  Stenio  ,  doué  d'une 
organisation  irritable  cl  fantasque,  ne  serait-il  pas  désen- 
chanté demain,  si  Lelia  lui  cédait  aujourd'hui  ?  cela  n'est  que 
trop  probable.  Le  rôle  d'ange  ne  convenant  pas  plus  à  Lelia 
que  celui  de  femelle  ,  il  est  donc  tout  simple  qu'elle  résiste  à 
Stenio  comme  à  Magnus. 

Voilà  pourquoi  Lelia  est  si  triste  !  le  mystère  nous  est  ré- 
vélé enfin.  C'est  que  cette  grande  et  sublime  passion ,  la  plus 
noble  et  la  plus  sainte  de  toutes  les  passions  de  la  terre,  l'a- 
mour, est  à  jamais  éteinte  dans  son  cœur.  Hélas  !  ce  n'est  pas 
le  sentiment  qui  est  tari  en  elle,  ce  n'est  pas  non  plus  l'ardeur 
qui  lui  fait  défaut;  ce  qui  lui  manque,  elle  le  proclame  à  voix 
haute,  c'est  un  homme  digne  d'être  aimé,  un  homme  intel- 
ligent et  fort  tout  ensemble,  qui,  ne  réduisant  pas  l'amour  à 
des  proportions  viles,  mais  ne  l'élevant  pas  non  plus  à  des 
hauteurs  trop  célestes  et  inaccessibles,  prenne  la  femme  pour 
ce  qu'elle  est,  c'est-à-dire  pour  une  créature  à  la  fois  belle 
et  noble  ,  aimable  en  chair  et  en  esprit.  Jusqu'à  ce  que  Lelia 
ait  rencontré  cet  homme,  qui  n'existe  pas  encore,  dit-elle,  son 
cœur  demeurera  insensible  comme  l'airain,  son  corps  froid 
comme  le  marbre  d'une  tombe.  A  quoi  bon  ,  en  effet,  re- 
commencer ce  terrible  et  funeste  apprentissage  de  la  pas- 
sion ,  où  l'on  ne  peut  que  laisser  quelque  chose  de  sa  dignité 
et  de  ses  croyances,  sans  en  tirer  rien  que  le  désespoir?  A 
quoi  bon  renouveler  ces  douloureuses  épreuves ,  où  le  sang 
même  qu'on  perd  vous  est  imputé  à  crime  par  les  impassibles 
témoins  de  votre  volontaire  supplice?  Non,  non  !  Lelia,  d'ail- 
leurs, sait  trop  bien  d'avance  à  quoi  s'en  tenir;  elle  sait  trop, 
par  la  réflexion  et  par  l'expérience,  qu'elle  n'a  pas  de  rang 
honorable  à  prendre  dans  cette  société,  au  milieu  de  laquelle 
elle  passe  comme  un  sombre  et  mystérieux  fantôme.  Créature 
trop  idéale  pour  l'un  ,  créature  trop  physique  pour  l'autre , 
sa  destinée  est  de  rester  toujours  en  dehors  de  l'humanité . 
de  quelque  côté  qu'elle  se  tourne ,  vers  Stenio  ou  vers  Ma- 
gnus. Aussi,  répugnant  également  à  être  traitée  soit  en  di- 
vinité, soit  en  esclave,  renversant  delà  main  l'autel  qu'on 
lui  dresse  et  repoussant  du  pied  la  chaîne  qu'on  lui  destine, 
elle  vit  pure  de  tout  contact  qui  blesserait  sa  légitime  fierté. 

Entre  Magnus  et  Stenio ,  l'auteur  de  Lelia  a  placé  un  troi- 
sième personnage  qui  dépasse  les  deux  autres  de  toute  la 
tête:  c'est  Trenmor.  Mais  celui-ci,  comme  les  deux  autres,  est 
incapable  de  rendre  à  Lelia  les  illusions  de  l'amour,  car  il  est 
arrivé  à  une  sagesse  «jui  ne  se  concilie  guère  avec  l'illusion. 
Trenmor  est  un  philosophe  austère,  qui,  envisageant  l'exi- 
stence d'un  œil,  non  pas  indifférent  et  sceptique,  mais  net  et 

28 


20f, 


L'ARTISTE. 


ferme ,  place  le  bonheur  dans  la  pratique  exclusive  du  de- 
voir. Jeune,  il  a  été  troublé  par  mille  passions  ora- 
geuses ;  aujourd'hui ,  arrivé  au  port ,  il  proclame  le  danger 
et  l'inutilité  des  passions.  Voué  à  une  œuvro  sociale  dont  le 
but,  soit  dit  en  passant,  n'est  pas  assez  clairement  indiqué 
dans  le  livre,  il  ne  donne  place  en  sou  cœur  qu'aux  senti- 
ments généraux  ;  les  affections  privées  n'étant ,  à  ses  yeux  . 
qu'un  égoïsme  digne  de  pitié  tout  au  plus.  Trenmor  est  un 
ami  pour  Lelia,  rien  autre  chose;  la  femme  qu'aime  Tren- 
mor, c'est  l'Humanité.  Lelia,  dans  sa  douleur  solitaire,  s'estime 
heureuse  d'avoir  à  qui  demander  un  conseil, ou  se  plaindre  du 
martyre  qu'elle  endure;  mais  elle  aussi,  de  son  côté,  elle  ne 
saurait  avoir  que  de  l'amitié  pour  Trenmor:  car  Trenmor,  loin 
d'unir  en  lui  le  positivisme  de  Magnus  et  la  poésie  de  Sleuio 
dans  une  combinaison  harmonieuse,  est  mort  au  plaisir 
comme  à  l'enthousiasme ,  et  ne  vit  plus  que  dans  les  régions 
sereines  de  la  pensée. 

Ce  qu'est  Lelia,  on  le  comprend  à  cette  heure.  C'est  la  né- 
gation de  l'amour.  Depuis  un  siècle,  depuis  un  demi-siècle 
surtout .  les  croyances  tombaient  tour  à  tour,  réduites  à  néant, 
sous  les  coups  d'une  philosophie  impitoyable  ;  une  seule 
restait  debout  encore,  l'amour;  une  femme  est  venue  qui, 
de  sa  main  fragile,  a  secoué  cette  dernière  colonne  du  temple, 
et  le  temple  s'est  écroulé  avec  fracas.  Lelia ,  c'est  donc  la 
sœur  de  Child-Harold  ;  c'est  la  femme  qui,  fatiguée  de  son 
rôle  de  victime,  se  lève  contre  l'homme  et  refuse  de  faire  une 
plus  longue  alliance  avec  lui.  Ce  que  Child-Harold  a  fait  pour 
l'esprit,  Lelia  le  fait  pour  le  cœur  ;  elle  le  déchire  et  le  met 
en  pièces  ,  et  cette  œuvre  de  vengeance  achevée,  elle  s'as- 
seoit irritée  et  haletante  en  face  du  fils  abâtardi  de  Don  .Juan. 
Ceorge  Saud ,  toutefois,  a  compris  qu'il  y  aurait  plus  de 
gloire,  désormais,  à  travailler  à  la  reconstruction  de  l'édifice 
renversé  ,  qu'à  errer  comme  uue  bacchante  parmi  des  ruines. 
Sa  colère  une  fois  calmée,  l'auteur  de  Lelia  s'est  donc  rais  à 
l'œuvre  nouvelle  avec  une  persévérance  digue  d'éloges;  et, 
dans  plusieurs  livres,  postérieurs  à  Lelia ,  il  s'est  visiblement 
inquiété  du  grand  problème  social  que  les  modernes  généra- 
tions sont  appelées  à  résoudre.  Spiridion  ,  particulièrement , 
révèle  chez  George  Sand  une  foi:raisonnée  et  confiante  que 
rien  ne  saurait  plus  déraciner.  Je  ne  sais  pas  si  à  l'auteur 
île  Spiridion  est  réservé  le  glorieux  rôle  de  faire  faire  un 
pas  décisif  aux  idées  nouvelles;  mais  ce  que  j'affirme,  c'est 
que  Lelia ,  en  épaississant  les  ténèbres  du  monde  philoso- 
phique, a  doublé  l'impatience  qu'a  notre  siècle  de  voir  luire 
enfin  la  lumière.  En  ce  sens,  on  ne  peut  qu'approuver  et 
iiimcr  Lelia, 

J.  CHAUDES-AIGLES. 


CBITIQTJI5    3VITJSI.CAUE, 


MATINÉE  OFFF.MB    U.X  SOI.SCRIPTF.l  «S  DE  1.4  GAZETTE  MUSICAIK. 


NTENDONs-Nots  bien  :  il  n'est  presque  plus 
question  ici  de  musique  de  chambre.  Ce 
n'est  pas  un  reproche  que  nous  adressons 
au  Directeur  de  la  Gazette  musicale.  Puis- 
qu'il s'agit  de  pure  libéralité  envers  ses  sou- 
scripteurs, il  a  bien  le  droit  de  la  faire  comme  il  l'entend. 
Nous  tenons  seulement  à  constater  qu'on  nous  avait  offert 
l'an  passé  de  bonne  et  rare  musique  de  chambre,  et  qu'on 
nous  donne  aujourd'hui  d'excellente  musiquede  salon,  ce  qui 
est  bien  différent.  Au  surplus,  nous  croyons  bien  comprendre 
ce  qui  en  est.  La  musique  de  chambre  est ,  dans  quelques- 
unes  de  ses  parties,  la  substance  concrète  d'une  symphonie, 
comme  on  l'a  bien  vu  quand  on  a  fait  exécuter  par  un  or- 
chestre entier  les  quatuors,  quintettiet  septuors  de  Beethoven. 
Pour  entendre  et  apprécier  des  œuvres  aussi  importantes,  il 
faut  plus  que  de  la  sensibilité  commune.  Il  n'est  pas  besoin 
de  science,  quoiqu'elle  ne  gâte  pas  le  plaisir  en  pareil  cas; 
mais  il  faut,  avant  tout,  de  l'attention  et  du  recueillement. 
Or,  dites-moisi,  dans  ce  siècle  remuant  et  remué,  vous  con- 
naissez beaucoup  de  gens  capables  de  faire  du  recueillement 
une  condition  de  leurs  plaisirs.  Donc,  on  aura  dit  à  M.  Schle- 
singer  :  Votre  musique  de  chambre  est  admirable  et  supérieu- 
rement exécutée;  mais  cela  est  bien  sérieux. Vous  n'étiez  pas 
si  sévère  autrefois.  Nous  nous  rappelons  avoir  entendu  chez 
vous  de  charmantes  romances,  il  est  vrai  qu'elles  étaient 
chantées  par  un  violoniste  célèbre,  ce  pauvre  Lafont,  que 
de  misérables  postillons  viennent  de  tuer  sur  la  route  la 
plus  unie  de  France.  Mais  à  la  place  de  Lafont,  qui  chantait 
si  bien,  quoique  vio  onistc,  ne  pourriez-vous  nous  donner 
M.  Itichelmi?  Vous  savez  :  M.  Richelmi,  qui  chantait  si  bien 
Ma  Xormandic-Et  puis,  ma  foi,  je  vous  avoue  que  ma  fille. 
qui  est  une  bien  bonne  musicienne,  comme  vous  savez,  es- 
père bien  que  vous  nous  ferez  entendre  quelque  jour  de  jo- 
lies variations  sur  la  guitare,  exécutées  par  un  enfant  pro- 
dige. Que  diable,  mon  cher,  soyez  donc  de  notre  siècle!  Le 
quatuor, qui  amusait  François  Ier,  ne  peut  pi uscon venir  qu'aux 
amateurs  de  bric  à  brac.  Moi,  je  suis  franc,  je  n'aime  pas  plu* 
la  musique  de  la  Renaissance  que  les  vers  et  les  meuble* 
Renaissance,  qui  ne  valent  ni  les  vers  de  M.  Casimir  Delavi- 
gne,  ni  les  lits  en  palissandre  de  la  rue  de  Cléry. 

M.  Scblesinger  aura  haussé  les  épaules  d'abord,  puis  il  aura 
fait  capituler  sa  couscicnce  de  musicien,  et  n'aura  plus  songé 
qu'à  donner  à  de  telles  gens  la  meilleure  musique  mondaine 
possible.  Par  un  reste  de  conscience,  la  séance  s'est  ouverte 
par  uue  œuvre  qui  n'est  moudainc  qu'à  demi.  M.  Moscheles 
a  fait  entendre  un  trio  de  sa  composition,  qu'il  a  exécuté  ad- 
mirablement avec  MM.  Allard  et  Chcvillard.  C'était  là  une 
bonne  fortune  qu'on  ne  pourrait  rencontrer  en  dix  ans,  car 
M,  Moscheles  ne  vient  pas  tous  les  dix  ans  en  France.  Ce 


L'ARTISTE. 


207 


trio  fort  remarquable  brille  surtout  par  l'adagio  et  par  le 
scherzo  fort  original.  Dire  comment  ces  idées  sont  maniées 
est  une  chose  inutile  pour  ceux  qui  savent  le  culte  que 
M.  Moscheles  rend  publiquement  aux  grands  écrivains  de  la 
science  musicale.  Quant  à  son  jeu,  c'est  quelque  chose  d'i- 
nouï, pour  nous  qui  sommes  faits  depuis  tant  d'années  aux 
extravagances  des  héros  du  clavier.  Cette  exécution  si  repo- 
sée et  si  tendre,  cette  intelligence  si  délicate  de  ce  que  j'ap- 
pellerais le  spiritualisme  de  la  musique,  cette  variété  immense 
de  manière  dans  le  domaine  réel  du  piano,  doivent  tromper 
bien  des  gens  par  leur  apparente  simplicité.  Ces  qualités  ont 
été  grandement  appréciées  dans  la  ravissante  étude  qu'il  a 
intitulée  Conte  d'Enfant.  Je  parlerais  bien  des  merveilles  de 
son  improvisation,  mais  c'est  là  une  merveille  habituelle,  et  je 
m'aperçois  d'un  autre  côté  que,  pour  M.  Moscheles  qui  était 
le  véritable  héros  de  celte  matinée  ,  j'oublierais  les  artistes 
complaisants  qui  l'ont  secondé.  Mlle  Nathan  a  fort  bien  dit 
avec  Duprez  le  duo  de  Guillaume  Tell,  et,  seule,  de  mélanco- 
liques mélodies  de  Schubert.  M.  Geraldi  a  très-bien  chanté 
une  ballade  fort  belle  composée  par  M.  Vogel,  sur  je  ne  sais 
plus  quel  Amje  déchu.  Cet  ange  de  la  façon  de  M.  Vogel  me 
réconcilierait  avec  cette  prétentieuse  et  fausse  mythologie 
des  anges  qu'on  a  substituée  naguère  à  l'autre  friperie  my- 
thologique. 

A.  SPECIIT. 


m&CJjm^» 


&  ®WQ2  WX&9W&2 


les  Sibliotr)èqucs  be  paris. 


'  ocs  avons  des  bibliothèques  publiques  ;  assu- 
rément ces  bibliothèques,  dans  Paris  seule- 
ment, renferment  ensemble  plus  de  deux 
millions  de  volumes  :  ce  chiffre  n'est  pas 
»°®  exagéré,  mais  on  le  saura  au  juste  quand  il 
y  aura  des  catalogues  complets.  Ces  bibliothèques  sont  admi- 
nistrées, dirigées  et  conservées  par  des  savants,  des  acadé- 
miciens et  même  par  des  gens  d'esprit;  sans  doute,  puisque 
l'esprit  et  la  science  et  quelquefois  les  académies  font  les  li- 
\res.  Ces  bibliothèques  coûtent  de  bonnes  sommes,  que  l'on 
peut  voir  tous  les  ans  figurer  au  budget  national  ;  elles  ne 
coûtent  guère  plus  que  les  encouragements  accordés  à  la 
pêche  de  la  morue.  Cependant  bibliothécaires,  employés, 
garçons  de  salle  ou  frotteurs,  portiers,  et  les  femmcs;et  les  en- 
fants, et  les  chiens  et  les  chats  de  cette  population  bibliolhec- 
nique  ,  il  faut  bien  que  tout  le  monde  vive  ;  tout  ce  monde- 
là  vit,  croit  et  multiplie;  vivra,  croîtra  et  multipliera,  en 
raison  du  progrès  des  lumières  et  des  lecteurs.  Ces  lecteurs, 
;iu  profit  desquels  on  entrelient,  à  grands  frais,  la  reliure 
des  volumes,  l'encre  sur  les  tables,  le  frottage  des  parquets, 
la  sciure  de  bois  des  crachoirs ,  intéressent  donc  particulière- 
ment les  sympathies  de  la  Chambre  des  députés  et  du  minis- 


tère. On  croirait,  en  effet,  que  la  science  et  la  littérature 
ont  quelque  chose  de  commun  avec  ces  lecteurs  habitués. 
Quels  sont-ils?  Promenez-vous  en  observateur  dans  l'im- 
mense salle  de  lecture  de  la  Ribliothèque  du  Roi,  suivez  ces' 
types  variés  de  lecteurs  devant  le  bureau  du  bibliothécaire, 
asseyez-vous  à  leur  côté ,  adressez-leur  la  parole,  et  vous  se- 
rez édifiés  sur  l'usage  des  bibliothèques  publiques  en  l'an  de 
grâce  1839.  Voilà  ce  qui  a  fait  mourir  de  chagrin  notre  grand 
bibliophile  M.  Van  Praet. 

Dix  heures  sonnent ,  la  grande  porte  de  la  rue  de  Richelieu 
s'ouvre  d'un  seul  battant  et  comme  à  regret;  le  concierge  en 
livrée  se  lient  sur  le  seuil  les  bras  croisés  ;  le  factionnaire  in- 
dique du  geste  le  bureau  des  cannes  et  parapluies  aux  por- 
teurs de  ces  meubles  incommodes  et  inutiles  pour  la  lecture  : 
ce  bureau,  où  le  dépôt  se  fait  sans  rétribution  suivant  l'écri- 
teau  du  frontispice  repeint  à  neuf,  serait  pourtant  d'un  pro- 
duit aussi  clair  que  celui  d'un  bureau  de  tabac  ,  si  l'on  préle- 
vait un  droit  sur  les  mille  à  douze  cents  cannes  et  parapluies 
qui  représentent  autant  d'habitués  fidèles  à  chaque  séance. 
Ils  se  poussent,  ils  se  pressent,  ils  ont  bâte  d'arriver  à  leur 
poste  ,  car  l'afftuence  est  de  jour  en  jour  plus  considérable, 
cl  les  retardataires  courent  risque  de  ne  pas  trouver  place. 
A  dix  heures  un  quart ,  tous  les  sièges  sont  occupés .  et  il  faut 
s'asseoir  par  terre,  dans  les  embrasures  des  fenêtres,  ou  se 
jucher  sur  les  degrés  d'une  échelle,  ou  faire  le  pied  de  grue 
en  s'adossant  à  la  muraille.  Infortunés  sont  les  bibliothé- 
caires qui  écoutent  toutes  les  demandes  et  y  répondent  poli- 
ment, sans  rire  ni  hausser  les  épaules!  On  gémit  du  supplice 
infligé  pendant  cinq  heures  consécutives  à  ces  hommes  plus 
ou  moins  instruits,  plus  ou  moins  lettrés,  parmi  lesquels  se 
trouvent  de  véritables  savants  et  de  véritables  écrivains.  On 
admire  leur  courage,  leur  dévouement,  leur  patience;  on 
s'étonne  de  ce  qu'ils  ne  meurent  pas  à  la  peine,  après  avoir 
parcouru  rapidement  toutes  les  périodes  de  la  paralysie  céré- 
brale et  de  la  dégradation  intellectuelle. 

L'n  quidam ,  assez  proprement  vêtu  pour  un  épicier  retiré , 
se  présente ,  chapeau  bas ,  saluant ,  souriant ,  minaudant ,  et 
le  pauvre  bibliothécaire  est  obligé  de  regarder  en  face  celte 
niaise  et  plate  figure:  «Monsieur....  —  Que  voulez-vous, 
monsieur?  reprend  le  bibliothécaire  en  baissant  les  yeux  sur 
le  volume  qu'il  feuillette  ou  sur  le  papier  qu'il  charge  de  chif- 
fres, pour  indiquer  des  recherches  à  faire  aux  quatre  points 
cardinaux  de  la  bibliothèque.  —  C'est  un  livre,  monsieur.  — 
Quel  livre?  —  Oh!  monsieur,  un  livre,  n'importe  lequel, 
pourvu  que  ce  soit  un  livre.  —  Mais,  monsieur,  il  n'y  a  ici 
que  des  livres,  et  si  voi.s  ne  me  dites  pas  celui  que  vous  dé- 
sirez... —  Ce  n'est  pas  pour  lire,  monsieur,  c'est  pour  voir. 
—  En  ce  cas,  jetez  les  yeux  autour  de  vous,  vous  en  verrez 
tout  à  votre  aise;  mais  je  vous  avertis  que  les  curieux  ne 
sont  admis  à  visiter  la  bibliothèque  que  deux  fois  par  se- 
maine, les  mardis  et  vendredis.... —  Vous  êtes  trop  bon, 
monsieur,  je  reviendrai  mardi  prochain ,  et  j'amènerai  ma 
femme,  ma  fille,  une  enfant  très-avancée  pour  son  âge;  elle  sait 
!  lire  la  lettre  moulée  et  elle  n'a  pas  encore  douze  ans...— 
Monsieur,  je  n'ai  pas  le  temps  d'écouler  ces  détails  entière- 
ment étrangers  au  service  de  la  bibliothèque.  —  El  le  livre 
que  je  demande,  monsieur...  ?  —  Désignez-le  donc,  monsieur  ! 
s'écrie  le  bibliothécaire  avec  une  vivacité  qu'il  tempère  ans- 
sitôt.  —  Oui ,  oui ,  monsieur;  tenez,  celui-ci,  le  plus  gro6  et  le 


208 


L'ARTISTE. 


mieux  doré  de  toute  l'armoire ,  et  je  dirai  partout  que  j'ai 
touché  un  livre  de  la  Bibliothèque  du  Hou  » 

I,e  bibliothécaire  cache  son  dépit  sous  un  sourire  de  pitié, 
et  fait  donner  le  livre  qu'on  lui  désigne  de  la  main.  Il  se  re- 
met à  écrire,  et  est  interrompu  au  moment  même  par  une  in- 
terpellation brusque  et  cavalière.  C'est  un  petit  jeune  homme 
k  la  moustache  naissante ,  au  teint  pâle,  aux  yeux  creux,  à 
la  chevelure  pendante  et  mal  peignée;  ce  petit  jeune  homme 
te  redresse  de  toutes  ses  forces,  braque  un  regard  dédai- 
gneux sur  ce  bibliothécaire,  qu'il  considère  comme  le  très- 
Immble  serviteur  du  public,  et  ne  l'honore  pas  même  d'une 
inclination  de  tète  ;  son  chapeau  resle  immobile  sur  son  chef; 
«es  mains  sont  plongées  jusqu'aux  coudes  dans  les  poches 
trouées  de  son  pantalon,  et  il  caresse  son  menton  au  bord 
crasseux  d'un  col  de  satin  noir  que  n'a  jamais  dépassé  une 
chemise  blanche. 

«  Monsieur,  je  veux  consulter  un  ouvrage  sur  le  Juif  er- 
rant. —  Monsieur,  quel  est  cet  ouvrage?  —  Dame!  vous  de- 
vez le  savoir,  vous,  puisque  vous  êtes  le  bibliothécaire. — 
Mais,  monsieur  !  reprend  avec  urbanité  le  fonctionnaire,  à  qui 
l'on  fait  amèrement  sentir  qu'il  appartient  au  public ,  et 
même  au  public  malhonnête.  —  Comment!  vous  ne  connais- 
sez pas  l'ouvrage  en  question?  c'est  pitoyable',  c'est  dégoû- 
tant!... —  Il  est  vrai  que  je  ne  connais  pas  cet  ouvrage,  mon- 
sieur; mais  si  vous  m'en  nommez  l'auteur,  nous  chercherons 
dans  le  catalogue.  —  L'auteur?  est-ce  que  je  le  sais,  moi? 
j'ai  besoin  de  renseignements  pour  faire  la  biographie  du 
Juif  errant,  et  si  je  ne  les  trouve  pas  à  la  Bibliothèque  du  Boi, 
où  diable  les  trouverai-je?  —  Vous  dites  qu'il  y  a  un  ouvrage 
sur  ce  sujet?  —  Certainement  il  doit  y  en  avoir  un,  et  je  vous 
prie  de  m'expédier  tout  de  suite ,  car  on  attend  mon  feuille- 
ton au  journal.  — Malgré  toute  ma  bonne  volonté,  monsieur, 
je  ne  puis  vous  satisfaire;  car  vos  indications  sont  si  vagues...; 
et  d'ailleurs,  je  ne  crois  pas  que  l'ouvrage  existe,  môme  en 
allemand.  —  Je  n'entends  pasl'allcmand  ,  et  il  me  faut  ce  li- 
vre en  français...  —  Mais  si  nous  ne  l'avons  pas?  — Vous  êtes 
forcés  de  l'avoir. — Mais  s'il  n'existe  pas?.. — Bah!  mauvaise 
raison  ,  c'est  que  vous  ne  prenez  pas  la  peine  de  le  chercher. 

—  Ce  serait  au  contraire  un  plaisir  pour  moi  de  vous  aider 
dans  votre  travail ,  mais  nous  n'avons  pas  de  catalogue  par 
matière. —  Voilà  le  grand  mot  lâché,  pas  de  catalogue!  on 
n'a  pas  de  catalogue  à  la  Bibliothèque  du  Boi  !  je  m'en  doutais 
bien;  je  l'avais  ouï  dire, et  je  n'y  croyais  pas,  parole  d'honneur! 

—  Nous  avons  plusieurs  catalogues,  monsieur,  comme  vous 
pouvez  vous  en  assurer  vous-oiième.  —  Non ,  il  n'y  a  pas  de 
catalogue;  c'est  vous  qui  l'avez  dit ,  et  je  vais  le  répéter  dans 
les  journaux  ;  je  dirai  qu'on  ne  saurait  obtenir  ici  les  livres 
qu'on  cherche,  car  les  bibliothécaires,  qui  mangent  l'argent 
des  contribuables,  ont  besoin  d'aller  à  l'école  pour  apprendre 
leur  métier  !  » 

Après  cette  sortie  furibonde,  débitée  à  l'instar  d'une  tirade 
de  tragédie  classique  ,  le  biographe  du  Juif  errant  tourne  les 
talons  en  relevant  sa  moustache,  et  s'en  va  épancher  sa  bile 
dans  un  journal  de  spectacle,  où  il  commence  ainsi  une  ter- 
rible diatribe  :  «  A  quoi  servent,  en  vérité,  les  bibliothèques 
publiques  et  les  bibliothécaires?  »  A  peine  l'innocent  auteur 
de  la  colère  du  petit  jeune  homme  a-l-il  repris  sa  plume  en 
s'indignant  tout  bas  des  avanies  qu'il  a  souvent  à  souffrir  du 
premier  venu,  un  nouveau  personnage  se  penche  familière- 


ment par-dessus  la  balustrade  qui  entoure  le  bureau  des  bi- 
bliothécaires :  uno  uvulto  non  deficil  aller.  Celui-ci  du  moins 
a  été  son  chapeau  c(  s'incline  d'un  air  d'intelligence  :  il  n'a 
pas  les  allures  tranchantes  d'un  journaliste  ni  les  manière* 
câlines  d'un  flâneur.  (I  est  tout  rond,  au  moral  comme  au 
physique,  et  il  n'éprouve  pas  la  moindre  intimidation  en  face 
île  la  sévère  et  froide  contenance  du  bibliothécaire,  qui  le  re- 
garde sans  le  voir  cl  qui  ne  l'écoute  que  d'une  oreille. 

«  Bonjour,  monsieur,  dit-il  tout  franchement,  c'est  moi  !  — 
Qu'y  a-l-il  pour  votre  service?  reprend  le  bibliothécaire  . 
qui  ne  le  reconnaît  pas  entre  tous  ces  visages  noirs,  blancs  , 
jaunes,  rouges,  laids,  beaux,  vieux,  jeunes,  que  chaque 
séance  fait  passer  et  disparaître  devant  lui.  — C'est  moi,  re- 
prend l'inconnu  ,  qui  ne  comprend  pas  qu'on  l'oublie  après 
l'avoir  vu  une  fois  :  je  viens  pour  V  Almanach  des  adresses.  — 
Le  règlement  défend  do  prêter  ces  sortes  de  livres,  monsieur, 
car  la  Bibliothèque  du  Boi  n'est  pas  une  succursale  de  la  poste 
aux  lettres.  —  Vous  avez,  parbleu ,  raison  de  ne  pas  prêter 
votre  Almanach  des  adresses  à  tout  le  monde,  car  vous  n'\ 
suffiriez  pas  ;  mais  c'est  pour  moi  :  il  y  a  quinze  ans  que  je 
viens  à  la  Bibliothèque  copier  les  adresses  dont  j'ai  besoin , 
et  en  faveur  d'un  habitué  comme  moi,  on  donne  un  croc-er.- 
jambe  au  règlement.  Vous  ne  me  refuserez  pas  aujourd'hui 
ce  que  vous  m'avez  accordé  pendant  dix  ans.  » 

«  —  Monsieur,  dit  timidement  un  enfant  qui  se  hausse  sur 
la  pointe  des  pieds  pour  se  donner  une  tournure  plus  impo- 
sante, monsieur,  une  traduction  d'Horace,  s'il  vous  plaît.  — 
Laquelle?  répond  le  bibliothécaire,  sans  remarquer  l'âge  et 
la  taille  de  l'écolier.  —  Ça  m'est  égal,  pourvu  que  cette  tra- 
duction ne  soit  pas  expurgala,  comme  l'Horace  qu'on  nous 
distribue  dans  les  classes. —  Donnez  à  monsieur  une  traduc- 
tion complète  des  œuvres  d'Horace,  dit-il  à  un  employé  que 
l'enfant  suit  en  se  rengorgeant.  —  Monsieur,  vous  seriez  bien 
bon,  ajoute  à  demi-voix  ce  collégien  qui  se  réjouit  d'avance 
de  connaître  les  parties  d'Horace  que  l'Université  cache  sous 
un  voile  pudique,  de  me  prêter  aussi  une  traduction  des 
Philippiqucs  de  Démosthène,  car  je  ferai  mon  devoir  pour 
demain.  » 

«  —  Monsieur  !  dit  d'une  voix  discrète  certaine  lectrice  en- 
tre deux  âges,  enveloppée  dans  un  tartan  et  embéguinée  d'un 
triple  voile  qui  permet  de  lui  supposer  encore  de  jolis  yeux. 
—  Plalt-il,  monsieur?  répond  le  bibliothécaire  tout  disirait, 
accoutumé  à  parler  au  masculin,  parce  que  la  Bibliothèque  du 
Boi  ne  reçoit  guère  de  femmes  de  lettres.  —  Je  suis  la  tante 
de  votre  propriétaire,  et  mon  neveu  m'a  fait  espérerque  vous 
auriez  l'extrême  obligeance  de  me  prêter  chez  moi  des  livres, 
des  romans...  —  Mais,  monsieur... ,  je  n'ai  pas  le  droit  de 
prêter  des  livres,  madame,  et  c'est  le  Conservatoire  seul  qui 
donne  des  permissions  de  ce  genre  :  il  ne  les  prodigue  pas,  et 
je  ne  puis  que  vous  promettre  d'appuyer  voire  demande.  — 
Ce  serait  pourtant  bien  agréable  d'avoir  des  livres,  c'est-à- 
dire  des  romans,  à  discrétion,  surtout  dans  les  loueurs  soi- 
rées d  hiver,  et  mon  neveu  vous  saurait  un  gré  infini...  — 
Cela  ne  dépend  pas  de  moi .  madame  ;  envoyez  votre  de- 
mande; mais  je  vous  avertis  que  les  règlements  l'eppoéenl  au 
prêt  des  romans.  —  Eh  !  monsieur,  que  voulez- vous  donc  que 
nous  lisions,  nous  autres  femmes?» 

«  —  Monsieur,  le  Journal  des  Modes  de  l'année  dernière? 
dit  encore  une  lectrice  dont  le  genre  d'ouvrage  qu'elle  ré- 


L'ARTISTE. 


209 


clame  trahit  la  profession  plus  industrielle  que  littéraire.  — 
Oui,  madame,  répond  le  bibliothécaire  assailli  par  un  feu 
croisé  de  vingt  demandes.  —  C'est  étrange  tout  de  même, 
murmure  la  tante  du  propriétaire,  en  se  retirant  avec  l'inten- 
tion vindicative  d'arracher  à  son  neveu  le  congé  du  biblio- 
thécaire :  on  prête  le  Journal  des  Modes  aux  modistes  et  aux 
couturières  ,  mais  on  ne  prête  pas  des  romans  à  des  femmes 
comme  moi  !  11  faudra  donc  que  je  m'abonne  au  cabinet  de 
lecture,  puisqu'on  est  si  peu  galant  pour  les  dames  à  la  Bi- 
bliothèque du  Roi  I  » 

«  —  Monsieur,  savez-vous  si  cet  ouvrage,  qui  était  sorti  la 
semaine  passée,  est  rentré  depuis?  dit  un  homme  poli  et  mo- 
deste en  tendant  une  note  au  bibliothécaire,  qui  la  prend  et  la 
déchire  par  distraction.  —  Pardon,  monsieur!  s'écrie  le  bi- 
bliothécaire, qui  s'aperçoit  de  sa  maladresse;  j'ai  le  malheur 
d'être  distrait,  et  je  me  suis  imaginé  que  ce  papier  n'était  bon 
à  rien.  —  C'est  l'indication  d'un  ouvrage  que  j'attends  depuis 
deux  ans,  et  que  je  viens  demander  une  ou  deux  fois  chaque 
mois  :  il  a  été  emprunté  par  M...,  de  l'Académie,  et  comme  on 
n'en  trouverait  pas  un  second  exemplaire  à  Paris,  j'ai  le  plus 
grand  intérêt  à  voir  celui  de  la  Bibliothèque. — Je  suis  désolé, 
monsieur,  mais  nous  ne  le  reverrons  jamais,  s'il  est  en  la  pos- 
session de  M...,  qui  ne  rend  rien;  peut-être  à  sa  vente  après 
décès...  —  Mais  il  se  porte  à  merveille,  monsieur,  beaucoup 
mieux  que  moi  qui  travaille  plus  que  lui  :  j'ai  lieu  de  crain- 
dre que  ce  volume  désiré  ne  vienne  jamais  entre  mes  mains!» 

« —  Monsieur,  je  vous  avais  demandé  le  Dante,  dit  un 
poëte,  de  la  plus  triste  physionomie,  malgré  sa  barbe  de 
bouc,  vous  vous  êtes  trompé  probablement. —  Non,  monsieur, 
dit  le  bibliothécaire  en  ouvrant  le  volume  qu'on  lui  rapporte, 
la  Divina  Commcdia,  avec  les  noies  des  commentateurs,  Milan. 
—  Eh  bien!  monsieur,  ce  n'est  pas  là  VEnfer  du  Dante.  — 
l.'Enfer  est  la  première  partie  de  la  Divine  Comédie.  —  En 
ètes-vous  bien  sûr?  Je  serais  charmé  de  m'en  assurer;  si 
vous  aviez  le  Dante  ou  la  Divine  Comédie  en  français  ?» 

Le  bibliothécaire-conservateur  porte  les  mains  à  son  front 
pour  recueillir  ses  idées  un  moment  et  débrouiller  le  chaos 
de  chiffres  et  de  titres  de  livres,  dans  lequel  son  intelligence 
est  plongée  :  ses  oreilles  bourdonnent  et  sifflent,  il  n'entend 
rien,  ses  yeux  papillotent  et  se  couvrent  de  nuages,  il  ne 
distingue  plus  aucun  objet;  il  prend  un  lecteur  pour  un  livre, 
et  un  livre  pour  un  lecteur.  C'est  que  sans  cesse  devant  lui 
les  figures  se  renouvellent,  les  voix  changent,  les  demandes 
se  croisent;  et  quelles  demandes!  les  unes  inintelligibles,  les 
autres  absurdes;  celle-ci  hérissée  de  grec,  de  latin,  d'alle- 
mand, d'anglais,  ou  même  de  russe;  celle-là  accompagnée 
de  fastidieux  commentaires.  Le  pauvre  homme,  qui  quelque- 
fois n'a  fait  que  d'excellents  travaux  d'histoire,  de  science 
ou  de  littérature  pour  mériter  la  lourde  croix  de  bibliothé- 
caire, croit  à  chaque  séance  loucher  à  sa  dernière  heure  ,  si- 
non à  l'idiotisme  et  à  la  folie;  chaque  jour,  au  sortir  de  cette 
terrible  épreuve  intellectuelle  qui  se  prolonge  pendant  cinq 
heures  d'horloge,  il  marche,  il  parle  comme  un  somnambule, 
jusqu'à  ce  que  le  grand  air,  le  silence  et  le  repos  aient  dis- 
sipé l'orage  de  séries  et  de  numéros  d'ordre  qui  pèse  sur  son 
cerveau.  La  nuit,  il  rêve  de  son  étourdissant  métier  et  il 
cric  en  dormant  :  «  L.  5696  a  ,  —  BB.  880,  —  A.  70,  —  K. 
10:29  bb,  —  Z.  4, — le  numéro  "999  v  est  absent;  — l'ouvrage 
que  vous  demandez,  monsieur,  manque;  —  sis,  sts!  voyez 


dans  la  réserve;  voyez  en  haut,  voyez  en  bas!  »  Puis,  op- 
pressé par  l'affreux  cauchemar  qui  continue  dans  son  son)  - 
meil  les  tortures  de  sa  place,  il  se  réveille  en  sueur  et  il  im- 
plore un  Éroslrate  qui  fasse  un  feu  de  joie  avec  toutes  h". 
bibliothèques  publiques.  Le  lendemain,  Sysiphe  recommence 
à  rouler  son  rocher. 

Les  souffrances  de  la  victime  ne  cessent  pas  même  lors- 
qu'un savant,  un  confrère,  un  ami  s'en  vient,  armé  d'jine  me- 
naçante liste  d'ouvrages,  solliciter  la  complaisance  du  biblio- 
thécaire, qui  se  jette  à  corps  perdu  dans  le  gouffre  des 
catalogues,  sans  réussir  à  en  retirer  un  seul  des  ouvrages 
qu'il  cherche.  Le  premier  manque  :  où  csl-il?  Dieu  le  sait; 
le  second  n'est  jamais  arrivé  à  la  Bibliothèque;  le  troisième 
n'y  reviendra  jamais  ;  le  quatrième  est  absent ,  et  l'on  ne 
trouve  plus  que  son  nom,  comme  une  carte  d'adieu,  P.  P,  C; 
le  cinquième,  le  sixième  et  le  reste  ne  sont  pas  en  place,  di- 
sent dans  leur  langage  technique  les  machines  de  Vétablisse- 
menl,  ces  infatigables  coureurs,  qui,  sous  le  pseudonyme 
d'employés  ou  de  surnuméraires,  parcourent  incessamment  à 
pas  comptés  ce  labyrinthe  de  l'àme  humaine,  imprimée  de-, 
puis  quatre  siècles,  brochée  en  papier  de  couleur,  et  reliée  en 
maroquin,  en  veau  et  en  basane,  sans  autre  fil  conducteur 
que  la  lettre  désignant  la  série  bibliographique  dans  laquelle 
est  classé  tel  ouvrage,  l'indication  du  format  qui  lui  appar- 
tient, et  le  numéro  qui  lui  assigne  un  rang  sur  les  rayons 
parmi  les  livres  traitant  de  matières  semblables.  Dans  le  ser- 
vice de  la  Bibliothèque  du  Boi,  on  se  passerait  plus  aisément 
de  la  tête  des  bibliothécaires  que  des  jambes  de  ces  malheu- 
reux bipèdes. 

Mais  les  lecteurs  habitués,  qui  parviennent  à  se  procurer 
une  chaise  et  un  livre,  sont  en  général  plus  heureux  qu'em- 
ployés et  bibliothécaires,  quoique  lesdits  lecteurs  n'aient  sou- 
vent pas  de  bas  dans  leurs  bottes,  ni  de  chemises  sous  leur 
cravatle.  Ils  offrent  des  types  variés  à  l'infini:  mais  ils  se  res- 
semblent tous  par  leur  exactitude  à  l'heure  de-l'ouverture 
des  portes ,  par  leur  assiduité  à  toutes  les  séances,  et  par 
leur  tenace  persévérance  à  garder  leur  siège  et  leur  livre 
jusqu'à  ce  que  le  garçon  de  salle  ait  prononcé  la  formule  sa- 
cramentelle :  Messieurs ,  il  est  Irois  heures.  Ordinairement 
l'habitué  se  lève  le  matin,  en  se  disant  :  «  A  dix  heures  je  se- 
rai à  la  Bibliothèque,  »  et  il  se  couche  le  soir,  satisfait  de  sa 
journée,  en  se  promettant  pour  le  lendemain  le  même  em- 
ploi de  son  temps.  Cet  habitué  a  toujours  l'âme  candide  ,  les 
mœurs  simples,  les  goûts  bornés;  il  cultive  des  lailuescl  des 
soleils  sur  le  bord  de  sa  fenêtre  aérienne;  il  élève  des  serins 
en  cage;  il  possède  un  chat  jaune  ou  un  chien  noir;  il  est  cé- 
libataire et  rentier;  il  loge  dans  un  faubourg  éloigné,  de  ma- 
nière à  utiliser  ses  courses  à  la  Bibliothèque  dans  l'intérêt  de 
sa  santé,  car  il  sait  combien  l'exercice  est  salulaii  e  à  son  Age 
et  à  son  tempérament;  il  est  d'ailleurs  aguerri  à  toules  les 
intempéries  des  saisons;  lui  qui  demeure  cloué  devant  une 
table,  sans  feu  et  sans  souffler  dans  ses  doigts,  quand  le  ther- 
momètre de  l'ingénieur  Chevalier  descend  à  dix  degrés  au- 
dessous  de  zéro;  lui  qui  traverse  nu-tête  la  place  Louis  XVI 
ou  le  Champ-dc-Mars,  quand  le  soleil  caniculaire  nous  donne 
à  Paris  un  avant-goùt  de  la  zone  lorride;  l'habitué  des  bi- 
bliothèques publiques  n'a  jamais  trop  chaud  ni  trop  froid;  il 
ne  redoute  pas  plus  le  vent  que  la  pluie,  la  grêle  que  le  brouil- 
lard ;  mais  il  ne  se  sépare  de  son  éternel  parapluie  qu'à  l'en- 


no 


L'ARTISTE. 


(réc  de  la  Bibliothèque;  il  salue  le  concierge,  la  femme  du 
concierge,  I  enfant  et  le  chien  du  concierge  ;  il  va  prendre 
une  prise  de  tabac  du  frolteur  et  lui  dit  :  Dieu  vous  bénisse  ! 
Aussi  le  frolteur  l'estime  et  s'informe  de  se»  nouvelles  avec 
aménité.  Lorsqu'un  mariage  ou  un  enterrement  a  empêché 
l'habitué  de  se  rendre  la  veille  à  son  poste  ,  lorsque  l'habitué 
est  resté  trois  jours  sans  paraître,  ou  peut  donner  une  larme 
à  H  mémoire ,  car,  s'il  n'est  pas  morl,  il  le  sera  bientôt.  On 
eu  cite  plusieurs  qui  se  sont  traînés  moribonds  jusqu'à  la  Bi- 
bliothèque et  qui  y  ont  rendu  l'àmc,  assis  sur  la  chaise  qu'ils 
ont  occupée  vingt  ans,  et  fermant  les  yeux  sur  le  même  livre 
qu'ils  ont  usé  à  force  de  le  feuilleter. 

Les  habitués  diffèrent  pourtant  de  poil,  d'encolure  et  d'ha- 
billement; ils  ne  prennent  pas  tous  du  tabac;  ils  n'ont  pas 
tous  un  mouchoir  dans  leur  poche;  leur  caractère  dépend 
aussi  de  leur  ancienne  éducation  :  l'un  salue  ses  voisins,  leur 
adresse  la  parole  et  leur  sourit;  l'autre  se  renferme  en  lui- 
même  et  laisse  douter  s'il  est  sourd  ou  muet.  Mais  ils  ne  de- 
viennent jamais  infidèles  à  la  Bibliothèque:  là  est  leur  amour 
présent  et  avenir;  on  leur  offrirait  en  vain  les  honneurs  d'une 
justice  de  paix  ou  d'une  conciergerie  de  ministère,  et  s'ils 
acceptaient  cette  incommodité  des  grandeurs,  ils  s'écrie- 
raient bientôt  :  «  Qu'on  nous  ramène  à  la  Bibliothèque!» 

Kn  voici  un  qui  a  l'oreille  rouge  et  le  teint  fleuri,  quoiqu'il 
ne  soit  pas  de  la  famille  de  Tartufe  ;  il  porte  ,  été  comme  hi- 
ver, une  pesante  redingote  de  bouracan  à  la  propriétaire,  dont 
ses  mains  ne  quittent  jamais  les  poches  ;  il  gagne  à  pas  lents 
la  table  la  plus  éloignée  de  la  porte  du  bureau  des  conserva- 
teurs, du  passage  des  allants  el  venants;  il  va  quérir  lui-même 
un  gros  in-folio  déposé  par  lui-même  dans  un  coin  où  il  le  re- 
trouve chaque  jour;  il  ouvre  au  hasard  ce  douillet  in-folio  en 
guise  de  coussin,  il  penche  sa  tête  dessus  et  il  s'endort  paisi- 
blement, comme  Adam  à  l'ombre  de  l'arbre  de  la  science.  Il 
s  éveillera  quand  (rois  heures  sonneront,  et  peut-être  que  le 
«ontactdu  docte  volume  lui  communique  en  songe  la  maladie 
du  savoir. 

Auprès  de  ce  dernier  est  un  vieillard  très-éveillé  ,  sec  et 
jaune  comme  parchemin,  mais  guilleret  et  presque  jovial;  il 
-c  frotte  les  mains,  il  croise  el  décroise  ses  jambes,  il  hoche 
el  balance  sa  lètc  chauve,  il  tressaille  par  soubresauts,  il  se 
courbe  sur  le  livre  qu'il  médite,  en  sorte  que  son  nez  crochu 
semble  pêcher  les  mots  à  la  ligne.  A  coup  sur,  ce  joyeux  per- 
sonnage vient  de  découvrir  dans  ce  bienheureux  volume  l'art 
de  rajeunir  ou  de  vivre  autant  qu'une  corneille?  Pas  le  moins 
du  monde  :  il  relit  pour  la  centième  fois  les  Aventures  de  Té- 
/rmnqiie,  cl  il  9'enivre  de  la  sagesse  de  Mentor. 

Mais  cet  autre  vieux ,  plus  grave,  plus  sévère,  plus  solennel, 
qui  a  empilé  devant  lui  dix  volumes  tout  barrés  de  marques 
et  de  contremarques,  et  qui  en  extrait  la  lettre  ou  l'esprit 
avec  une  conscience  minutieuse!  11  ne  lit  pas  le  poëme  en 
prose  de  Kénelon,  s'il  l'a  jamais  lu;  mais  depuis  un  demi- 
siècle  il  est  en  quête  de  la  pierre  philosophale  ;  il  épluche,  il 
compare,  il  commente  les  écrits  des  alchimistes;  il  passe  et 
repasse  sur  leurs  traces,  un  peu  effacées  par  l'oubli  et  le  dé- 
dain de  la  génération  présente  :  il  ne  se  décourage  jamais  dans 
ses  recherches,  parce  qu'il  a  la  fui  ;  et  dès  qu'il  aura  trouvé  le 
-ecret  de  faire  de  l'or,  il  se  promet  bien  d'acheter  un  chapeau, 
'les  botte.-  et  un  pantalon:  car  avec  son  pantalon,  ses  bottes  et 
>9ii  chapeau  actuels,  il  ne  saurait  extraire  trois  francs  au 


creuset  du  Mont-de-Piété.  Il  regarde  ses  voisins  d'un  ail 
oblique,  et  il  cache  le  litre  des  volumes  qu'il  consulte,  dans 
la  crainte  de  se  voir  dérober  le  fruit  d'un  demi-siècle  de  tra- 
vaux hermétiques. 

Son  voisin,  cependant,  ne  songe  guère  à  la  teinte- pierre  ni 
aux  innombrables  manipulations  du  grand  œuvre  :  il  est  en- 
foncé dans  sa  lecture,  il  a  fait  abstraction  de  tout  ce  qui  est 
autour  de  lui  ;  le  bruil  n'arrive  pas  à  ses  organes  auditifs;  il 
n'est  plus  à  la  Bibliothèque  ,  il  est  au  septième  ciel  avec  les 
anges  de  Swcndenborg,  ou  bien  pénètre  dans  les  entrailles  de 
la  terre  avec  les  esprits  invisibles  et  les  gnomes  de  Becker  : 
c'est  peut-être  le  seul  homme  de  France  qui  croie  au  diable 
et  qui  s'y  donne;  il  connaît  toutes  les  rêveries  de  Wier,  de 
Lavater,  de  Delrio  et  de  Bodin  ;  il  apprend  par  cœur  les  invo- 
cations el  les  conjurations;  il  sait  la  puissance  des  cercles  et 
des  triangles  magiques;  il  a  voué  un  culte  aux  démouologistes, 
et  depuis  qu'il  compulse  leurs  livres  poudreux,  il  s'étonne  de 
n'avoir  pas  encore  aperçu  la  queue  ou  les  cornes  de  Satan. 
Si  vous  lui  dites  Bonjour,  il  vous  répond  Abracadabra;  lors- 
que Irois  heures  sonnent,  il  s'imagine  ouïr  le  signal  du  sab- 
bat, et  quand  il  reprend  son  bâton  au  bureau  des  cannes,  il 
est  lente  de  s'en  servir  comme  du  balai  qui  transportai!  les 
sorcières  el  les  uécromans  à  travers  l'espace.  La  Bibliothèque 
du  Boi  est,  pour  lui,  le  sanctuaire  des  sciences  occultes. 

Plus  loin,  un  lecteur  moins  fantastique  fredonne  une  mar- 
che militaire  entre  ses  dents,  et  tambourine  sur  la  table  avec 
ïes  doigls  :  l'ardeur  du  combat  brille  dans  ses  yeux  gris,  et  le 
sang  monte  à  sou  front  balafré;  c'est  un  brave  de  l'ex-gardc. 
qui  repasse  les  Victoires  et  Conquêtes  dans  la  compilation  du 
général  Bcauvais  ;  il  frémit  de  joie  à  Marengo  ;  il  bondit  sur 
sa  chaise  à  Austerlitz;  il  se  tire  la  moustache  à  W'agram;  il 
pleure  el  sanglote  à  Waterloo.  «Qu'avez-vous  ?  lui  demande 
son  camarade  de  droile.  —  La  garde  meurt ,  et  ne  se  rend 
pas  !  »  répond  eu  grognant  le  soldat  de  Cambi  cime. 

Chaque  lecteur  a  sa  lecture  ou  son  livre  de  prédilection,  ou 
plutôt  d'habitude.  Qui  se  nourrit  du  Dictionnaire  des  Sciences 
médicales,  c'est  un  malade  imaginaire;  qui  s'abreuve  aux 
sources  de  la  langue  française  dans  le  Dictionnaire  de  l'Aca- 
démie, c'est  un  ci-devant  corroyeur.  Ce  gros  garçon, classique 
à  mort,  vient  étudier  le  divin  Racine  ;  ce  maigrelet  a  déjà  con- 
sommé à  lui  seul  trois  exemplaires  du  Cuisinier  Royal;  ci- 
grand  pâle  se  dessèche  sur  le  Moniteur;  ce  polype  à  face 
d'homme  se  rend  justice  en  n'exploitant  que  les  livres  a 
images  ;  celte  espèce  de  mendiant,  hideux  d'aspect  et  d'odeui . 
a  un  penchant  invincible  pour  les  Lettres  à  Emilie  et  VAlma- 
nach  dcsMuses;il  y  a  concurrence  pour  obtenir  les  Cinq  Coda, 
la  liible,  le  Didionnaire  philosophique  de  Voltaire,  l'Emile  cl 
le  Contrat  social  de  Rousseau.  V Histoire  de  France  d'Anque- 
til  et  le  Magasin  pittoresque. 

Et  chaque  année,  pour  de  pareils  besoins  intellectuel-,  la 
Chambre  se  montre  presque  généreuse;  el  nos  savants  les 
plus  honorables,  enchaînés  dans  la  chiourme  du  bibliothé- 
caire, sont  à  la  merci  du  premier  malotru  qui  veut  un  livre 
avant  de  savoir  lire.  Qui  nous  rendra  la  Bibliothèque  du  Boi 
telle  qu'elle  fut  du  temps  des  Dupuy  et  des  Capperonnier?On 
n'y  voyait  alors  que  dix  ou  douze  travailleurs  au  lieu  de  cinq 
ou  six  cents  habitués;  mais  ces  travailleurs  élaicnl  les  Code- 
froy,  les  Duchesnc,  lesBonamy  et  les  Sainlc-I'alajc. 

Le  Bibliophile  JACOB. 


1/ AUTISTE. 


211 


\ûrj3  >&Sl&-&2>$JL 


DE    30M7ESS3. 


xvers,  la  ville  espagnole  el  à  double 
sens,  la  cilé  des  iconoclastes  el  des 
jésuites,  des  Plantin  et  des  Alde- 
Manuce,  des  Rubens  et  des  Joer- 
daens,  jadis  le  centre  d'un  art  tout- 
puissant  et  de  grands  événements 
politiques  ,    aujourd'bui    honnête 
place  de  guerre  et  honnête  port  de  commerce,  peuplée  d'une 
bourgeoisie  financière  et  dévote  qui  partage  exclusivement  ses 
journées  entre  l'église  el  la  bourse;  Anvers  achevait,  en  1834, 
de  se  construire  un  théâtre.  A  quoi  donc  le  collège  échevinal 
avait-il  songé  en  se  décrétant  à  lui-même  un  semblable  édifice 
public?  Était-ce  que  la  petite  salle  qui  jusqu'alors  avait  of- 
fert son  abri  aux  troupes  ambulantes  pour  la  passagère  dis- 
traction des  mondains  menaçait  ruine?  était-ce  que  la  révo- 
lution avait  restreint  les  ressources  de   la  ville,  diminué 
l'aflluence  des  étrangers  et  provoqué  des  émigrations  vers  la 
Hollande?  ou  bien  plutôt  n'était-ce  là  que  la  suite  d'une  de 
ces  rivalités  de  ville  à  ville  si  fréquentes  dans  le  royaume 
compacte  de  Belgique?  Quelque  étrange  que  puisse  paraître 
la  dernière  de  ces  suppositions  ,  elle  est  cependant  la  plus 
vraisemblable.  En  effet,  il  avait  plu  à  cette  fameuse  ville 
d'Anvers  d'avoir  une  belle  salle  de  spectacle  pour  narguer 
son  orgueilleuse  voisine  ,  si  tristement  partagée  à  cet  égard; 
heureusement ,  toutes  les  circonstances  se  liguaient  contre 
celle  prodigalité  mal  entendue,  car  le  théâtre  s'achevait  à 
peine,  que  la  ville  était  reliée  à  Bruxelles  par  un  chemin  de 
1er  ;  or,  vous  comprenez  que  les  véritables  amateurs  de  l'art 
dramatique  aimaient  mieux,  en  fait  de  spectacles,  faire  le 
voyage  de  la  capitale  que  siffler  chez  eux,  la  plupart  du 
temps ,  des  sujets  de  troisième  ordre. 

Le  théâtre  d'Anvers  ressemble,  à  l'extérieur,  à  celui 
de  Bordeaux  :  c'est  un  parallélogramme  rectangle  arrondi  à 
l'une  de  ses  extrémités  par  une  façon  d'hémicycle  dans  le- 
quel est  taillée  la  façade;  à  l'iutérieur,  c'est  un  pêle-mêle 
sans  discernement  et  sans  goût,  un  amalgame  de  mesquine- 
rie et  de  grandiose  bien  étonnés  de  se  trouver  ensemble. 
Avant  que  d'arriver  aux  bureaux  ,  il  faut  passer  par  un  nom- 
bre indéfini  de  péristyles;  ces  péristyles  et  ces  veslibules 
une  fois  traversés,  il  vous  reste  à  franchir  je  ne  sais  combien 
de  corridors  monstrueux  cl  d'escaliers  de  dégagement  larges 
comme  des  rues,  au  bout  de  tout  quoi  on  parvient  aux  portes  à 
deux  ballants  des  loges.  Alors,  si  vous  jugez  de  la  salle  par 
les  aboutissante,  vous  vous  prenez  à  penser  que  vos  regards 
vont  s'ébahir  devant  les  gigantesques  estrades  d'un  Colysée 
romain  :  vain  espoir!  Vous  avez  peine  à  contenir  voire  sur- 


prise en  vous  voyant  dans  une  salle  de  la  grandeur  de  celle 
des  Variétés,  un  peu  plus  haute  seulement;  ce  qui  la  fait 
davantage  ressembler  à  un  puits.  Une  fois  là,  faites  que  vos 
bras  et  vos  jambes  ne  vous  embarrassent  pas  trop  dans  ces 
loges,  taillées  pour  quatre  personnes.  Quant  au  mystère,  -i 
favorable  à  tant  de  bonnes  choses  ,  n'y  comptez  pas,  je  vous 
prie.  La  salle  est  disposée  de  telle  sorte  que  la  lumière  y  pé- 
nètre et  s'y  joue  à  toutes  les  hauteurs  ,  qu'elle  inonde  tout 
depuis  les  extrêmes  régions  des  frises  jusqu'aux  recoins  les 
plus  mystérieux  des  baignoires.  Les  stalles  et  le  parterre  sont 
échelonnés  sur  un  plan  concave,  à  ce  point  qu'il  est  impos- 
sible de  se  tenir  debout,  agréable  réminiscence  des  cages  de 
fer  du  cardinal  La  Baluc.  Que  si ,  les  regards  éblouis  des  or- 
nements  semés  avec   une   profusion    peu    agréable  ,    par 
MM.Cambonet  Philastre,  au  plafond  ,  dans  les  cintres,  sur  le 
devant  des  loges,  on  court  au  foyer,  alors  et  plus  que  jamais 
recommencent  toutes  ces  anomalies.  Ce  foyer ,  qui  occupe 
l'hémicycle  entier  de  la  façade  ,  équivaut  en  contenance  à  la 
moitié  de  la  salle.  Je  ne  parle  pas  de  cette  élévation  in- 
croyable :  on  dirait  une  chapelle  d'abside,  avec  des  fenêtres 
à  son  pourtour  et  des  verrières  dans  sa  voûte  ;  ingénieuse 
idée  pour  un  lieu  de  réunion  où  l'on  ne  vient  que  la  nuit. 
L'immensité  de  ce  foyer  est  encore  la  cause  d'un  autre  fléau  : 
il  est  impossible  d'y  maintenir  une  température  quelque  peu 
supportable  ,  ce  qui  est  peu  agréable  surtout  dans  une  cité 
comme  est  Anvers,  refroidie  ,  même  aux  plus  beaux  jours  de 
l'été,  par  les  vcnls  hyperboréens  de  l'Escaut. 

Malgré  ces  erreurs  sans  remède ,  la  salle  de  spectacle  d'An- 
vers réunit  les  meilleures  conditions  de  succès  dans  la  pro- 
vince. C'est  un  joujou  auquel  il  ne  faut  demander  ni  proportion 
ni  beauté  sévère,  un  joyau  de  strass  qui  chatoie  par  ses  mille 
facettes ,  un  je  ne  sais  quoi  enfin  ,  à  la  fois  grand  et  petit . 
grimacier  et  noble,  qui  plaît  aux  yeux  par  sa  fraîcheur,  par 
ses  peintures  d'hier,  ses  dorures,  ses  grisailles,  les  vives 
lumières  du  gaz,  sa  tenue  admirablement  ncîle,  et  enfin  par 
son  magnifique  velours  de  coton  rouge. 

Ah!  vous  pensiez  que  notre  existence  était  ignominieuse- 
ment circonscrite  entre  des  balles  de  moka  et  des  caisses  de 
caraque,  que  nous  n'avions  d'autre  souci  que  celui  des  arri- 
vages de  navires  et  des  cotes  sur  les  places  de  Paris  ,  de 
Francfort  et  de  Hambourg  !  Ah  !  vous  estimiez  que  c'était 
assez  pour  nous  des  concerts  de  la  société  de  Guillaume 
Tell,  des  sermons  de  Notre-Dame  et  des  bouillottes  de  Plti- 
lotaxc!  Peut-être  serez-vous  moins  injustes,  maintenant  que 
nous  avons  jeté  des  milliers  de  florins  à  un  architecte  pour 
nous  ériger  un  monument  auprès  duquel  voire  théâtre  royal 
n'est  qu'une  grange,  Belges  que  vous  êles  !  maintenant  que 
nous  sommes  possesseurs  d'une  troupe  d'artistes  dans  la- 
quelle vous  viendrez  demain  recruter  vos  premiers  sujets. 

Ils  auraient  pu  dire  cela,  les  Anvcisois,  et  n'avoir  èm 
tort,  car,  six  mois  après,  .Mme  Sloltz  leur  disait  adieu  pour 
venir  à  Bruxelles  créer  ta  Mm  avec  un  L'rand  éclat,  en 
attendant  que  l'Académie  Royale  de  Paris  vint  l'enlever  aux 
triomphes  de  la  province  pour  la  convier  à  des  fêles  plus 
dignes  de  sa  voix. 

Anvers  allait  donc  être  servie  comme  une  reine  qui  joue 
la  comédie  :  une  salle  toute  neuve,  une  Iroupe  toute  fraîche, 
bien  reposée,  bien  alerte,  toute  prête  au  rire,  prête  aux  lar- 
mes; pourvue  de  sujets  dans  tous  les  genres  :  I  opéra,  la  co- 


212 


L'AUTISTE. 


médie,  le  ballel ,  le  drame;  j'allais  oublier  le  vaudeville,  et 
le  vaudeville  était  cependant,  de  cet  arbre  dramatique,  la 
branche  la  plus  vigoureuse  et  la  mieux  fournie.  11  comptait 
îles  jeunes  amoureuses  de  trente  ans,  des  jeunes  premiers 
munis  de  corsets  et  d'éperons  de  cuivre,  des  comiques 
qui  avaient  dédaigné  les  offres  les  plus  brillantes  pour  Ber- 
lin, Limoges  ou  Vienne.  Il  y  en  avait  un  surtout  qui  avait 
refusé  mille  écus  et  sa  traversée  deux  fois  payée  pour  la 
Nouvelle-Orléans  ! 
Ce  comique  se  nommait  monsieur  Isidore. 


II. 


C'était  une  nature  blonde,  joufflue ,  quelque  peu  épaisse, 
les  bras  et  les  jambes  en  cerceau;  au  demeurant,  joyeux  el 
pauvre ,  aussi  peu  en  peine  de  faire  honneur  à  un  souper 
à  la  Régence,  que  de  dîner  avec  des  œufs  durs.  Isidore  en- 
trait dans  sa  Irentc-qualrièmc  année,  et  à  ce  bel  âge  il  était 
aussi  nouveau  venu  dans  le  monde  que  le  jour  de  sa  première 
communion.  Tantôt  on  le  trouvait,  sans  aucun  prétexte,  d'une 
gaieté  folle;  d'aulresfois  il  s'abandonnait  à  une  mélancolie  de 
trappiste.  Sa  conversation  élait  un  problème  sans  fin  :  tour  à 
tour  il  parlait  comme  un  enfant  et  il  raisonnait  comme  un 
grand  politique  qu'il  n'était  pas;  pour  tout  dire,  il  semblait 
que  la  Providence,  en  le  pétrissant,  s'était  arrêtée  aux  trois 
quarts  de  son  œuvre,  et  qu'elle  l'avait  jeté  dans  notre  pla- 
nète à  peine  dégrossi  au  physique,  et  fort  imparfaitement 
élaboré  au  moral.  On  conçoit  néanmoins  la  somme  de  qua- 
lités que  comportaient  ces  défauts.  Isidore  était  doué  d'une 
bonhomie  si  pleine  de  franchise ,  qu'avec  un  peu  de  bonne 
volonlé  elle  équivalait  à  de  la  candeur,  et  colorait  de  quel- 
que charme  les  imperfections  de  sa  mobile  nature.  A  force 
de  naturel ,  il  élait  expansif  et  bon.  Les  ridicules  qu'il 
scrutait  dans  le  monde  avec  l'espièglerie  d'un  gamin ,  il  les 
singeait  à  la  scène  avec  un  laisser-aller  qui  devenait  par- 
fois le  sublime  de  la  charge,  tant  il  était  impossible  d'y 
reconnaître  les  traces  de  l'étude.  Le  comique  d'Isidore  était 
un  composé  de  nuances  nerveuses  et  tant  soit  peu  épilep- 
tiques.  Il  était  admirable  dans  les  petits  rôles  où  il  avail  à 
faire  plus  de  grimaces  que  de  paroles  à  dire. 

L'inauguration  du  beau  théâtre  d'Anvers  eut  lieu  enfin, 
mais  après  bien  des  remises.  Le  plus  beau  monde,  dans  ses 
plus  fastueuses  toilettes,  assistait  à  la  fête.  Le  gouverneur 
de  la  province  et  le  commandant  militaire  occupaient  les 
deux  avant-scènes;  au  balcon  et  dans  les  loges  se  pressait 
la  noblesse  des  environs,  qu'une  pareille  circonstance  avait 
arrachée  à  la  monotone  existence  de  ses  terres;  au-dessus  et 
au-dessous  de  cet  univers  à  part,  s'éparpillaient  le  inonde 
oinnicolorc  du  commerce,  et  la  tribu  non  moins  bigarrée  des 
artistes  et  des  rapins  qu'Anvers  ,  à  toutes  les  époques  ,  a  eu 
le  privilège  de  nourrir,  à  cause  de  son  Académie,  de  ses 
vieilles  gloires  de  peinture  et  de  son  précieux  musée  fla- 
mand. Comme  il  arrive  à  toutes  les  ouvertures  de  Ihéàlre  ou 
de  Chambre  des  députés,  on  6' occupa  beaucoup  plus  de  la 
salle  que  des  acteurs;  on  battit  des  mains  aux  raccourcis  de 
Philastre;  on  cria  Bravo!  aux  enroulements  de  Cambon.  Le 
ténor  remercia  du  geste,  et  la  prima  lit  la  révérence. 


Isidore  remplissait  un  rôle  de  bouffon.  On  fit  encore  moins 
attention  à  lui  qu'aux  autres. 

Les  jours  suivants,  cette  fièvre  curieuse  et  architecturale 
fil  place  à  un  examen  plus  froid  du  répertoire  et  des  artistes, 
qui  furent  envisagés  sous  le  double  rapport  de  l'art  et  de  la 
nature.  Les  vieillards  se  plaignirent  qu'on  ne  leur  donnait 
que  des  choses  usées  et  qui  couraient  les  rues,  Rossini. 
Meyerbeer,  Ilérold ,  au  lieu  de  les  régaler  de  la  bonne  musi- 
que du  bon  temps,  desarietles  de  Dalayrac,  de  Devienne,  du 
Redon  ou  de  Paësiello;  les  jeunes  gens  manifestèrent  leurs 
préférences,  les  uns  pour  la  première  chanteuse,  les  autre» 
pour  la  mère  noble^  Ne  vous  étonnez  pas,  s'il  vous  plaît;  la 
mère  noble  était  la  propre  nièce  de  la  chanteuse  à  roulades. 
Les  ingénues  du  vaudeville  et  les  égyptiennes  du  corps  de 
ballet  furent  abandonnées  aux  amours  désintéressés  des  mu- 
siciens de  l'orchestre  ou  des  comparses  ,  comme  c'est  la 
coutume  el  le  droil  de  chacun. 

Pourquoi  donc,  je  vous  prie,  les  bourgeoises  auraient-clle« 
été  exclues  de  ces  universelles  sympathies?  pourquoi  n'au- 
raient-elles pas  eu  ,  elles  aussi,  leur  bonne  part  dans  ce  flux 
dépassions  déchaînées?  et  qui  les  eût  empêchées, comme  lanl 
d'autres,  de  rompre  la  digue,  après  avoir  été  retenues  au 
coin  de  leur  poêle  pendant  ces  longs  jours  de  l'hiver  ?  Nous 
diras-tu,  Amour,  combien  de  cœurs  tu  fis  battre  sous  le  satin 
des  robes  ou  les  amples  plis  du  cachemire?  Nous  répéteras- 
tu  les  cauchemars  bondissants,  les  réveils  en  sursaut  pendant 
les  nuits,  les  aventureuses  contemplations  sous  les  ogive* 
de  la  cathédrale?  Et  les  confesseurs  n'eurent-ils  pas  beau- 
coup à  perdre  dans  cette  lutte  corps  à  corps  avec  des  comé- 
diens? 

Or,  tandis  que  les  maris  dormaient  au  fond  des  loges  ou  vi- 
daient leurs  bourses  à  Philotaxe,  les  femmes  ne  perdaient 
pasuncoupd'œil  au  théâtre.  Il  y  en  avait  une  entre  aulres,  ha- 
bituée assidue  du  vaudeville,  se  souciant  fort  peu  de  l'opéra, 
dont  le  binocle  d'or  ne  quittait  point  la  scène,  et  qui  se  tenait 
parfois  si  singulièrement  penchée  sur  le  bord  du  balcon,  qi  c 
chacun  devinait  qu'au-delà  de  la  rampe  il  y  avait  pour  elle 
un  Miehu,  un  Gavaudan  ou  un  Laïs.  A  toutes  les  représenta- 
tions se  renouvelait  cette  étrange  pantomime.  Acteurs  et  pu- 
blic en  savaient  le  dernier  mot;  il  n'y  avait  que  deux  per- 
sonnes au  monde  qui  l'ignorassent  :  le  mari  et  l'involontaire 
séducteur,  qui  faisait  ainsi  converger  sur  son  innocente  per- 
sonne les  ardentes  convoitises  de  celle  dame  Patiphàr. 

Le  rideau  venait  de  tomber  sur  la  dernière  scène  de  l'Ours 
et  le  Pacha,  quand  le  régisseur  Reshaniic,  culminant  Schaa- 
baham,  c'est-à-dire  Isidore,  dans  une  coulisse,  lui  dit  pres- 
qu'en  colère  en  lui  secouant  le  brr.s  avec  véhémence  : 

—  Brama  que  tu  es  ,  tu  veux  donc  faire  mourir  de  chagrin 
ta  Zoloé? 

—  Comment  cela?  répliqua  Schaababam ,  en  proie  au  plu» 
parfait  ébabissemcnl. 

—  Mais,  aveugle  !  c'est  qu'il  y  a  dans  la  salle  une  femme  qui 
est  folle  de  toi!  fit  Desbanne,  enfonçant  le  turban  d'Isidore  jus- 
que sur  son  nez,  comme  si  ce  turban  côtelé  tin  vieux  chapeau. 

—  Ah!  mon  Dieu!  s'écria  le  mortel  aimé  ,  relevant  son 
turban  et  sa  lête.  Après  quoi  il  poussa  un  profond  soupir,  et 
demanda  au  régisseur  s'il  ne  venait  pas  d'avoir  une  attaque 
d'apoplexie. 

—  Ce  qui  ne  contribuera  pas  peu  à  augmenter  ta  surprise, 


L'ARTISTE. 


213 


continua  Desbannc,  sans  faire  attention  aux  alarmes  de  son 
camarade ,  c'est  que  cette  femme  est  mariée ,  riche  et  com- 
tesse. % 

—  Kt  comtesse!  répéta  Isidore. 

—  Et  riche,  réitéra  Deshanne. 

—  Amandinc,  je  vais  bien  mal  me  conduire  à  ton  égard! 
déclama  Schaahaham  avec  un  tragique  fausset. 

Puis,  se  tournant  vers  son  interlocuteur,  et  lui  tendant  sa 
large  main  : 

—  Elle  est  riche!  elle  est  comtesse!  Oh!  mon  ami,  tu 
vas  me  donner  son  adresse,  et.  en  échange,  je  t'invite  à  notre 
premier  souper. 


III. 


Le  secret  dévoilé  par  le  régisseur  à  Isidore,  jeta  un  tel  dé- 
vergondage dans  ses  idées,  et  fit  tourbillonner  dans  son  cer- 
veau un  si  éblouissant  pêle-niéle  de  projets  extravagants, 
que,  remonté  dans  sa  loge,  il  y  passa  deux  grandes  heures  à 
écrire  en  imagination  les  chapitres  de  son  roman  ,  à  le  cou- 
ronner d'une  fin  bien  inattendue ,  à  se  promener  de  long  en 
large  dans  cet  idéal  de  paradis  ,  et  à  barbouiller  des  lettres 
dénuées  de  sens  ,  qu'il  s'empressait  de  déchirer  avant  même 
d'en  avoir  achevé  la  première  phrase.  Il  imagina  ensuite 
qu'il  avait  dépouillé  l'acteur,  et,  comme  à  l'ordinaire,  revêtu 
l'homme  du  monde  ;  et  par-dessus  sa  robe  d'ulémas,  endos- 
sant son  paletot ,  sans  oublier  ses  gants  de  fil  et  son  lor- 
gnon de  corne  de  buffle  ,  il  s'apprêta  à  descendre  de  sa  loge. 
Mais  durant  les  deux  heures  qui  ,  pour  Isidore  ,  avaient  coulé 
si  rapides  ,  on  avait  eu  le  temps  de  remonter  le  lustre,  de 
baisser  la  rampe,  d'éteindre  les  quinquets  et  de  fermer  les 
portes  du  théâtre  ;  l'obscurité  la  plus  profonde  régnait  par- 
tout. Étonné  du  silence  et  de  l'ombre,  Isidore  trébucha;  il 
était ,  en  cet  instant  du  réveil ,  à  la  plus  haute  marche  d'une 
manière  d'escalier  en  échelle;  la  tête  lui  tourna,  son  corps 
suivit  le  mouvement  de  sa  tête  ,  et  il  roula  jusqu'à  une  toile 
de  fond  qui  représentait  un  soleil  rouge,  soi-disant  italien, 
avec  des  monuments  rouges,  des  toits  rouges;  et  tout,  mo- 
numents, ciel,  toile  et  homme,  vu  l'heure  et  l'état  des  lieux, 
se  trouvait  absolument  noir. 

Cette  chute,  on  l'imagine,  fit  perdre  connaissance  à  Isi- 
dore. Lorsqu'il  revint  à  lui,  il  porta  la  main  à  son  front,  af- 
freusement contusionné;  puis  il  l'abaissa  à  la  région  gauche 
de  ses  côtes,  qui  avait  eu  à  subir  de  notables  avaries;  et  enfin, 
rassemblant  du  fond  de  ses  poumons  le  peu  qui  lui  restait 
d'haleine,  il  appela  à  l'aide. 

Personne  ne  répondit,  l'écho  seul,  mais  si  faiblement! 

La  voix  d'Isidore  se  perdait  avec  un  grondement  sépulcral 
dans  les  cavités  des  loges;  il  eut  peur  et  se  lut.  Un  faible 
rayon  de  lumière  se  brisant  aux  angles  vifs  des  marches  de 
l'escalier  qu'il  avait  naguère  si  promplement  descendu,  ra- 
nima son  cœur  prêt  à  défaillir  pour  la  seconde  fois.  II  se 
(raina  sous  les  degrés  périlleux,  aspirant,  buvant  cette  clarté 
hospitalière  qui  allait  lui  permettre  de  contempler  ses  plaies 
et  d'y  poser  le  premier  appareil.  Étoile  radieuse,  splendeur 
du  ciel!  Il  en  approche,  il  est  à  la  porte  de  sa  loge,  il  y  met 
le  pied,  et  soudain  le  quinquet  lance  au  plafond  sa  fumée 
dernière.  Isidore  arrive  ju^te  à  temps  pour  en  savourer  l'o- 


deur, et  pendant  quelques  secondes  il  peut  mesurer  toute  la 
grandeur  de  son  infortune  au  reflet  rougeàtre  de  la  mèche, 
squelette  consommé  qui  se  tord  en  grésillant. 

Scbaabaliam  sortit  comme  un  furieux,  autour  de  lui  faisant 
danser  les  meubles,  craquer  les  miroirs  de  Bohème  cl  les  bas- 
sins de  terre  cuite;  son  malheur  passait  son  espérance.  Il 
appela,  il  frappa  du  pied  ;  mais  qui  pouvait  avoir  l'oreille  ou- 
verte à  deux  ou  trois  heures  de  la  nuit? 

— Je  voudrais  que  tous  les  régisseurs  et  toutes  les  comtesses 
du  monde  fussent  au  diable,  pensa  Isidore,  tout  en  cherchant 
par  mille  et  mille  détours  le  foyer  des  acteurs,  ajoutant  con- 
tusions à  contusions,  entassant  bosses  sur  bosses,  fou  de 
douleur,  fou  de  désespoir,  et  le  dirai-je?  fou  d'amour. 

Il  y  avait  en  effet  dans  le  foyer  des  acteurs  quelques  ban- 
quettes assez  douillettement  rembourrées,  sur  lesquelles, 
faute  de  mieux,  il  aurait  pu  attendre  le  jour  et  composer 
avec  ses  douleurs  physiques.  Mais,  bien  décidément,  Isidore 
avait  le  cauchemar,  les  yeux  ouverts;  il  cherchait  encore  le 
foyer  propice,  quand  déjà  il  était  près  de  la  rampe,  séparé 
par  un  simple  rond  de  jambe  du  précipice  de  l'orchestre. 

Machinalement  il  s'arrêta  au  penchant  de  l'ablmc;  machi- 
nalement aussi  il  se  souvint  qu'il  y  avait  par  là  un  excellent 
fauteuil  de  cuir,  un  vrai  fauteuil  de  bénédictin.  Il  tàta  des 
mains  et  des  chevilles,  se  ploya  en  deux,  s'accroupit,  gagna 
son  centre  de  gravité  dans  les  régions  subterranéennes,  et  au 
bout  de  quelques  minutes,  le  théâtre  d'Anvers  tout  entier  se 
livrait  aux  douceurs  d'un  bienfaisant  sommeil. 

Ce  ne  fut  qu'au  retour  de  l'aurore  qu'on  découvrit,  à  côté 
de  la  toile  de  fond,  un  lorgnon  sans  verre,  dont  la  chaîne  de 
sûreté  était  rompue;  quelques  pas  plus  loin,  un  gant  de  fil 
dépareillé  jonchait  les  planches  ;  M.  Isidore,  qui  s'était  fait 
un  oreiller  de  son  chapeau  de  soie,  lamentablement  meurtri, 
ronflait  de  toute  la  puissance  de  son  estomac  dans  le  Irou  du 
souffleur. 


IV. 


Il  fallut  le  panser,  le  soignerai  faire  boire  des  sirops. 
L'affiche  était  composée  pour  le  jeudi  suivant,  il  fallut  la  re- 
faire. Le  premier  médecin  de  la  ville  se  présenta  chez  Isidore, 
envoyé  par  une  personne  inconnue.  Le  comédien,  sans  vou- 
loir l'entendre,  lui  fit  défendre  sa  porte,  sous  prétexte  qu'il 
saurait  bien  mourir  ou  vivre  saus  l'assistance  des  charlatans. 
En  revanche,  il  reçut  avec  une  aménité  de  patriarche  les  vi- 
sites du  médecin  du  théâtre,  qui  le  soignait  gratis.  Amandinc 
s'informa  avec  inquiétude  de  son  absence  et  de  ses  aventures 
nocturnes.  Isidore  lui  répondit  qu'elle  eût  à  ne  point  s'ingé- 
rer dans  ses  affaires  domestiques;  il  se  promit  d'ailleurs,  aus- 
sitôt son  rétablissement,  d'intenter  une  action  judiciaire  et  de 
demander  des  dommages-intérêts  aux  allumeurs  et  au  portier, 
pour  avoir  éteint  et  fermé  le  théâtre  beaucoup  trop  tôt  cl 
sans  crier  gare! 

Deux  fois  le  nom  d'Amandinccst  venu  se  placer  sous  notre 
plume,  et  peut-être  les  soupçons  ingénieux  de  ceux  qui  nous 
lisent  ne  sont-ils  pas  suffisamment  éclairés  à  cet  égard. 

Amandinc  était  une  jeune  personne  du  corps  de  ballets . 
un  peu  maigre,  un  peu  plate,  mais  embellie  d'une  foule  de 
vertus  morales  qui  faisaient  excuser  ces  légers  voiles  de  la 


215 


L'ARTISTE. 


forme,  pt,  en  outre,  invariablement  attachée  par  amour  de 
I  art  à  son  litre  de  demoiselle,  bien  qu'elle  fût  entourée  des 
tribut  liions  et  des  jouissances  d'une  quadruple  maternité.  Isi- 
dore l'avait  choisie  pour  maîtresse ,  parce  que,  au  théâtre, 
il  faut  en  avoir  une,  ne  fût-ce  que  pour  contenance,  et  que 
celle-là  était,  de  plus,  indispensable  à  l'économie  de  ses  cos- 
tumes. 

I. c  jeudi  suivant,  le  nom  d'Isidore  ne  brillait  pas  sur  l'affi- 
che ;  au  balcon  ,  la  place  de  la  comtesse  était  vide.  Toutes 
ces  circonstances  étaient  fidèlement  rapportées  à  l'artiste; 
aussi,  à  peine  put-il  mettre  le  pied  hors  de  sa  chambre,  qu'il 
s'abandonna  à  de  vagabondes  promenades  sur  la  place  du 
Hoir,  (lovant  le  balcon  de  son  Andalousc  an  sein  bruni.  Le 
temps  qu'il  ne  passait  point  dans  la  rue,  il  le  consommait  à" 
l'estaminet  que  la  Providence,  toujours  prévenante,  avait  placé 
en  face  de  l'hôtel  du  comte  de  Rassinghem.  De  lemps  à 
autre,  la  brune  et  pâle  figure  de  la  comtesse  apparaissait 
comme  un  mirage  derrière  les  persiennes  blanches:  Isidore 
bondissait,  tendait  les  bras;  mais  l'amoureuse  forme  s'éva- 
nouissait presque  aussitôt,  et  de  ses  rêves  éthérés ,  le  comé- 
dien retombait  lourdement  sur  son  pot  de  pietermann,  ou  se 
brûlait  les  lèvres  avec  son  cigare  qu'il  prenait  à  l'envers. 

I.a  comtesse  Marie  de  Rassinghem ,  quoique  Flamande, 
était  une  exilée  sur  la  terre  de  Belgique.  Née  à  Garni,  elle 
avait,  dès  son  entrée  dans  le  monde,  brillé  au  premier  rang 
des  belles  et  des  adorées,  elle  pourtant  si  mince,  si  élancée, 
si  blanche,  sous  ce  ciel  des  carnations  vives,  des  formes  vi- 
goureusement potelées,  des  ovales  et  des  chevelures  blondes 
de  Rubens.  C'était  une  tôle  de  Van  Dyck,  expressive  et  mé- 
lancolique, avec  un  long  regard  passionné  ou  vague,  indiffé- 
rent ou  moqueur  ;  véritable  organisation  excentrique,  lasse 
de  la  vie  monotone,  du  trivial,  et  cherchant  l'imprévu,  le 
bizarre,  dans  l'espoir  de  saisir  au  vol  une  émotion  nouvelle. 
Son  règne  fut  court  à  Gand.  Après  le  vif  éclat  de  ses  premiers 
rayons,  elle  s'aperçut  que  chaque  jour  enlevait  une  lueur  à 
son  auréole,  et  bientôt  abandonnant  une  ville  où  elle  n'était 
plus  la  première,  elle  vint  à  Anvers  pour  y  commencer  sa 
gloire.  Dans  celte  ville,  ellç^épousa  le  comte  de  Rassinghem  , 
d'une  vingtaine  d'années  plus  âgé  qu'elle,  sorte  de  Nabab  qui 
avait  fait  fortune  aux  Indes  néerlandaises,  el  qui  n'avait  plus 
d'autre  souci  que  celui  de  consommer  ses  revenus  en  s'oc- 
cnpant,  par  menu  plaisir,  d'affaires  de  banque  ou  d'agiot. 

G.  GUÉNOT-LECOINTRE. 

(  La  suite  au  numéro  prochain. ) 


9 


w&msiwmms 


COMEDIE -FRANÇAISE. 

L'KCOU  des  Jlims,  de  Molière.  —  L'ëprei'vk  noi-velle,  ik-  Marivjui. 
-  Mlle  Doze. 

l  est  une  chose  qui  devrait  singulièrement 
faire  réfléchir  les  littérateurs  de  ce  temps  . 
si  empressés  de  publier  leurs  ouvrages,  eux 
qui  se  tuent  quelquefois  dès  leur  vingtième 
année,  parce  que  la  renommée  n'a  pas  en- 
core voulu  répéter  leur  nom.  S'ils  daignaient 
s'instruire  du  passé,  ils  sauraient  que  VEcole  des  Maris  est 
la  première  pièce  que  Molière  ait  cru  pouvoir  imprimer,  car 
le  manuscrit  des  Précieuses  ridicules  lui  ayant  été  dérobé, 
ce  ne  fut  pas  de  son  plein  gré  qu'il  se  décida  à  rectifier  le* 
erreurs  contenues  dans  une  édition  faite  sans  sa  participa- 
lion.  (I  avait  retenu  ses  autres  comédies  dans  son  porte- 
feuille. Aujourd'hui,  l'auteur  du  moindre  vaudeville  joué  au 
théâtre  du  Panthéon  ou  du  Luxembourg,  ne  manque  pas  de 
le  faire  paraître  (rois  jours  après,  chez  liai  lia ,  comme  si  la 
France  impatiente  attendait  son  œuvre  sans  nom.  Autre 
lemps ,  aulrcs  mœurs,  autres  comédies  aussi  !  !  !  Molière  pro- 
fessa toujours  cette  modestie  suprême,  ce  doute  des  grands 
esprits,  el  plus  lard  il  fit  tenir  à  son  Misanthrope  les  discours 
les  plus  sensés  là-dessus.  Qu'on  se  rappelle  les  sages  conseils 
d'Alceste  à  Oronte: 

Qu'il  faut  qu'un  galant  homme  ail  toujours  grand  empire 

Sur  les  démangeaisons  qui  nous  prennent  d'écrire; 

Qu'il  doit  tenir  la  bride  aux  grands  empressements 

Qu'on  a  de  faire  éclat  de  tels  amusements , 

Et  que,  parla  chaleur  de  montrer  ses  ouvrages, 

On  s'expose  à  jouer  de  mauvais  personnages. 

Molière,  guidé  toute  sa  vie  par  de  tels  principes  littéraires, 
hésitait  à  livrer  à  l'impression  VEcole  des  Maris,  ce  chef-d'œu- 
vre; el  Molière  avait  alors  trente-neuf  ans,  âge  qui  le  rendait 
parfaitement  susceptible  d'apprécier  la  valeur  de  son  génie. 
Avant  d'avoir  atteint  cet  âge,  tous  nos  grands  hommes  ont 
déjà  publié  leurs  œuvres  complètes.  Comme  Molière  eût  souri. 
de  son  sourire  philosophique  le  plus  profond ,  s'il  eût  été 
témoin  de  cette  déplorable  fécondité  et  de  celte  incroyable 
présomption  que  nous  avons  tous  ,  hélas  ! 

L'Ecole  des  Maris,  dont  le  titre  n'est  pas  tout  à  fail  exact , 
puisqu'il  s'agit  de  deux  personnages  qui  ne  sont  pas  encore 
mariés,  offre  deux  syslèmes  d'éducation  à  l'égard  des  jeuues 
personnes  :  Molière  s'est  toujours  montré  le  défenseur  des 
femmes,  même  des  plus  rusées;  aussi  ne  veut-il  pas,  (oui 
d'abord,  qu'elles  soient  enfermées  ni  contraintes;  il  préfère 
s'en  remettre  à  leur  foi ,  quelque  dangereuse  que  puisse  être 
la  liberté  pour  elles.  Il  ne  cessera  de  soutenir  cette  thèse,  qui, 
devenue  sa  loi  théâtrale,  tantôt  se  traduira  pas  les  espiègle- 
ries d'Isabelle  et  d'Agnès,  tantôt  par  le  bon  sens  de  ses  ser- 
vantes, et  sera  enfin  sanctionnée  par  la  noble  conduite  d'FI- 


L'ARTISTE. 


•213 


mire,  la  femme  d'Orgon.  L'excellence  de  ses  moyens  se 
révèle  dans  celle  pièce,  qui  devait  le  vengerdu  peu  de  réussite 
de  Don  G  air  te  de  Xavarre,  celte  espèce  de  pastorale  héroï- 
que, erreur  que  ses  adversaires  lui  avaient  fait  commettre, 
en  le  défiant  de  marcher  sur  les  Iraces  de  Mlle  Scudéry  et 
de  d'Urfé.  Bien  n'est  plaisant  comme  de  voir  le  tuteur  d'Isa- 
helle  servir  de  vieux  Mercure  à  cette  charmante  enfant,  et 
porter  les  messages  amoureux;  cette  bonhomie  d'un  individu 
ridicule  sans  le  savoir,  sera  une  des  grandes  sources  de  co- 
mique auxquelles  puisera  notre  auteur.  Isabelle  ,  il  faut  l'a- 
vouer, est  un  peu  friponne;  grande  est  sa  légèreté,  lorsqu'elle 
va  chercher  un  refuge  dans  la  maison  même  de  son  amant; 
mais  à  qui  la  faute  ?  à  son  geôlier  ! 

Sommes-nous  chez  les  Turcs,  pour  renfermer  les  femmes? 

Personne  ne  plaint  la  destinée  de  Sganarelle ,  fort  heu- 
reux de  n'èlre  pas  encore  mari  ;  car  la  visite  que  rend  Isa- 
belle à  ce  jeune  Valère  ,  n'aurait  plus  pour  sauvegarde  l'in- 
nocence; Sganarelle  se  trouverait  dans  la  position  de  Georges 
Dandin.  La  série  des  frères  et  amis  raisonneurs,  non  moins 
que  raisonnables,  de  Molière,  commence  avec  l'Ariste  de 
l'Ecole  des  Maris.  Ce  caractère  est  le  germe  de  ces  honnêtes 
bourgeois,  pleins  de  sens,  qui  connaissent  si  bien  la  pratique 
de  la  vie  ,  et  veulent  qu'on  s'y  accommode  le  mieux  possible, 
en  respectant  les  goùls  des  autres.  Arisle  sait  se  plier  môme 
à  la  mode,  cette  divinité  changeante;  et  il  est  de  l'avis  de 
La  Bruyère ,  qui  dit  qu'un  philosophe  doit  se  laisser  habillerpar 
son  tailleur. 

Molière  a  pris  à  Térencc  ses  deux  frères,  dont  l'un  est 
doux  et  complaisant ,  l'autre  maussade  et  méfiant.  A  la  place 
de  deux  filles ,  ce  sont  deux  jeunes  gens  qu'élèvent  les  vieil- 
lards de  Térence,  et  il  faut  avouer  que  le  Micion  du  poêle 
latin,  qui  a  servi  de  modèle  à  l'Ariste  du  poêle  français,  pousse 
un  peu  loin  la  tolérance  :  «  Croyez-moi,  dit-il  à  son  frère, 
ce  n'est  pas  un  si  grand  crime  ,  à  un  jeune  homme  ,  de  faire 
l'amour,  d'aller  au  cabaret,  d'enfoncer  les  portes.  » 

Non  est  flagilium  ,  mihi  crede  ,  adolcscentulum , 
Scortarl  neque  polarc  ;  non  csl  neque  fores 
ElTrangcre. 

La  morale  de  ce  Micion  était  un  peu  relâchée.  L'Ariste  de 
Molière  permet,  lui,  à  sa  pupille  Léonor,  d'aller  à  la  comé- 
die, au  bal,  toute  seule  avec  sa  suivante,  et  c'est  assurément 
oser  beaucoup.  Léonor  ne  prèle  pas  l'oreille  aux  discours  des 
galants,  mais  elle  peut  s'y  habituer.  Nous  avons  remarqué 
que,  dans  la  distribution  des  rôles  faite  par  Molière  pour  sa 
troupe,  celui  de  Léonor  appartenait  à  Mlle  Béjart,  qui  de- 
puis fut  sa  femme.  Peut-être  espérait-il  lui  inculquer  ainsi 
le  sentiment  du  devoir.  Malheureusement,  le  mariage  de 
Molière  ne  porta  pas  d'heureux  fruits  :  Arisle  eut  à  se  re- 
pentir d'avoir  épousé  Léonor. 

De  toutes  les  filles  de  Molière,  Isabelle  est  la  plus  hardie. 
Agnès,  qu'on  peut  regarder  comme  sa  sœur  cadette,  est 
moins  aventureuse  :  car  Agnès  ne  fait  que  répondre  aux 
avances  d'Horace;  Isabelle  prévient  celles  de  Valère.  Mo- 
lière ,  en  empruntant  à  un  conte  italien  les  ressorts  ingénieux 
de  sa  comédie  (car  il  a  su  fondre  Térence  et  Boccace),  sub- 
stitua à  une  femme  mariée  une  fille  libre  dont  on  veut  con- 


trarier le  désir.  Après  avoir  sauvé  les  mœurs,  il  lui  restait  à 
adoucir  ce  qui  pouvait  paraître  choquant  dans  la  conduite 
d'Isabelle.  C'est  avec  un  art  infini  qu'il  l'a  fait,  non-seule- 
ment en  traçant  le  portrait  d'un  tuteur  ridicule  et  maladroit  • 
capable  même  de  violence,  mais  encore  en  insistant  sur  la 
sincérité  de  l'amour  des  deux  jeunes  gens.  Isabelle  s'écarte. 
il  est  vrai,  des  limites  que  lui  assigne  la  pudeur  de  son  sexe  : 
mais  elle  en  demande  d'abord  pardoD  au  ciel  :  clic  y  est 
contrainte  par  la  réclusion  qu'on  lui  fait  subir,  et  l'on  a  trop 
bien  vu  l'honnête  tendresse  que  Valère  lui  porte  pour  avoir 
quelque  inquiétude  sur  sa  démarche.  On  sent  bien  qu'elle 
n'csl  pas  femme  à  se  vêtir  de  serge ,  comme  le  veut  Sgana- 
relle, et  à  vivre  dans  la  compagnie  des  dindons  d'une  basse- 
cour.  Elle  a  trop  de  grâce  dans  la  taille  et  trop  de  malice  dans 
l'esprit  pour  cela;  mais  ce  n'est  pas  une  effrontée,  il  s'en 
faut,  cl  la  mère  de  famille  la  plus  sévère  ne  la  désavouerait 
pas  pour  sa  fille,  tout  en  ne  se  dissimulant  pas  qu'elle  a  un 
peu  trop  de  penchant  à  la  dissimulation. 

Mlle  Doze  a  compris  l'ensemble  de  ce  rôle  :  elle  y  a  été 
convenable  et  gracieuse;  mais  elle  n'en  a  pas  étudié  encore 
tous  les  détails.  Et  qui  pourrait  attendre  d'une  jeune  fille  de 
son  âge,  quelle  que  soit  son  intelligence,  une  expérience  qui 
ne  s'acquiert  qu'avec  la  réflexion  et  le  temps?  Il  nous  a  semblé 
parfois  que  Mlle  Doze  forçait  un  peu  le  ton  et  tournait  au 
drame ,  ce  qui  sérail  faire  un  grand  tort  à  la  comédie  de 
Molière.  Ainsi,  sa  frayeur  nous  a  paru  trop  accentuée  lors- 
que Isabelle  voit  son  tuteur  près  d'ouvrir  la  boite  qu'elle  lui 
remet,  et  qui  contient  une  lettre  d'elle.  Sganarelle,  si  cré- 
dule qu'il  soit,  aurait  droit  d'être  surpris  d'un  trouble  si 
grand.  Il  faut  donc  qu'Isabelle  ait  assez  d'empire  sur  elle- 
même  pour  ne  se  livrer  qu'à  demi.  Le  premier  moment  passé, 
elle  n'est  pas  embarrassée,  en  effet,  pour  trouver  des  raisons. 
Elle  appelle  tout  de  suite  la  ruse  à  son  secours,  et,  quelque- 
vers  plus  bas.  elle  se  rassure  jusqu'à  dire  : 

Je  ne  veux  pas  pourtant  gêner  voire  désir, 

La  lettre  est  en  vos  mains,  et  vous  pouvez  l'ouvrir. 

Nous  signalons  à  Mlle  Doze  ces  mouvements  dramatiques, 
que  nous  croyons  trop  prononcés,  d'autant  plus  que  l'É- 
preuve nouvelle  nous  avait  fourni  déjà  le  sujet  de  la  même 
observation.  Si  le  rôle  d'Angélique,  dans  la  jolie  pièce  de  Ma- 
rivaux, est  accusé  au  point  que  cette  jeune  fille  trahisse  dès  le 
commencement  le  fond  de  sa  pensée  par  des  élans  de  sen- 
sibilité, il  n'y  a  plus  d'épreuve,  il  n'y  a  plus  de  pièce  alors. 
Nous  relevons  ces  fautes ,  parce  que  le  talent  de  Mlle  Doze 
est  plein  d'avenir,  et  nécessairement  acquis  au  Théàlre- 
Erançais. 

Tous  ceux  qui  prennent  intérêt  à  l'art  de  la  comédie,  ce  bel 
art  qui  se  perd ,  doivent,  autant  que  cela  dépend  d'eux,  ensei- 
gner à  la  débutante  ce  qu'ils  ont  pu  apprendre  dans  la  société 
de  Molière  et  de  Marivaux.  Lorsqu'une  jeune  personne  mo- 
deste, et  bien  élevée  comme  elle,  met  le  pied  sur  la  scène,  ce 
qui  est  assez  rare,  elle  a  droit  à  une  discussion  raisonnée.  Les 
courtisans  perdent  lesrois  :  il  en  est  de  même  des  actrices, 
lorsqu'elles  sont  aussi  jolies  que  Mlle  Poze.  Nous  aurons 
bientôt  l'occasion  de  la  juger  dans  un  rôle  important  qu'elle 
va  créer;  elle  doit  jouer  dans  la  comédie  de  M.  Ch.  Lafont , 
jeune  auteur  qui ,  jusqu'ici ,  n'a  compté  que  des  succès. 


216 


L'AUTISTE. 


MIKATRE  L>E  LA  GAIETE. 

LE  Massacbe  DBS  Innocents  ,  par  [eu  Fonian  ci  M.  Mailla» 

Nous  voici  revenus  au  temps  des  mystères.  Le  roi  Hérode, 
si  fameux  dans  la  pastorale,  est  rendu  à  l'exécration  populaire, 
tlérodc  a  dû  se  rendre  à  Home  auprès  d'Augusleaprès  la  bataille 
d'Actiuni;  craignant  le  courroux  romain,  el  plein  de  jalousie,  il  a 
ordonné  que,  si  deux  ans  après  son  départ  il  n'était  pas  de 
retour,  on  mita  mort  la  reine  Marianne  son  épouse.  Améno- 
phis, son  premier  ministre,  très-profond  scélérat,  ambitionne 
l'alliance  d'Hérode  pour  sa  fille,  et  veut  faire  mourir  la  reine. 
C'est  Phazael  qui  est  ebargé  de  la  mettre  à  mort,  mais  qui 
la  sauve.  De  là  découlent  une  multitude  d'incidents.  La  reine 
revient  à  Jérusalem ,  et  Hérode  la  retrouve  au  moment  où 
il  allait  se  marier.  Aménophis  est  remplacé  par  Phazael, 
et  la  reine  lui  accorde  la  vie.  Le  jour  du  mariage,  saint  Jean 
le  précurseur,  qui  a  déjà  rempli  le  rôle  d'ange,  prédit  au  roi 
que  le  Christ  va  naître,  et  que  son  règne  obscurcira  celui  de 
M.  Hérode  fils.  Là-dessus,  le  roi  entre  dans  une  grande  colère  ; 
il  ordonne  la  mort  du  précurseur.  Jean  lui  prédit  une  étoile  en 
plein  midi  à  l'instant  où  il  mourra.  Jean  meurt,  et  l'étoile  annon- 
cée paraît.  Voilà  un  prophète.  Aménophis  rentre  pour  se  ven- 
ger et  tuer  l'héritier  du  trône.  Pour  cela  il  conseille  au  roi  de 
faire  massacrer  les  enfants  (le  jour  de  la  fête  de  l'enfance). 
Le  massacre  est  ordonné;  il  a  lieu,  et  au  moyen  de  scènes 
(rès-incidentées,  l'enfant  royal  se  trouve  tué,  et  le  Christ 
sauvé  pour  le  salut  du  genre  humain. 

Ce  drame,  dans  lequel  la  main  énergique  du  pauvre  Fon- 
lan  se  fait  sentir,  a  obtenu  un  succès  éclatant.  La  richesse, 
la  pompe  des  décors  a  excité  l'admiration  du  public.  Les  au- 
teurs ont  eu  l'heureuse  idée  de  mettre  en  scène  plusieurs  ta- 
bleaux célèbres.  Les  acteurs  ont  joué  avec  ensemble;  les  en- 
fants ont  été  surtout  vivement  applaudis.  Les  spectateurs  se 
sont  retirés  fort  satisfaits.  Ils  ne  se  sont  pas  trouvés  compris 
dans  le  massacre  des  innocents.  Cela  est  heureux! 

Hippoltte  LUCAS. 


PALAIS-ROYAL  :  lus  Avoués  en  vacances.— VARIETES  :  Fracoletta. 

Les  Avoués  en  Vacances,  du  Palais-  Hoyal ,  ne  sont  pas 
faciles  à  comprendre  et  surtout  à  expliquer.  C'est  un  long 
imbroglio  qui  se  noue  et  se  dénoue  au  moyen  de  scènes 
dout  quelques-unes  sont  d'un  comique  assez  divertissant.  On 
y  voit  deux  avoués  et  un  juge  avec  toute  sa  famille,  allant 
passer  leurs  vacances  en  Suisse ,  s'ébattre  sur  le  bord  des 
glaciers,  gravir  les  pics,  boire  du  lait  et  coucher  dans  les 
chalets.  On  se  croirait  revenu  au  temps  de  la  première  in- 
nocence. L'un  des  avoués  s'amourache  de  la  sœur  d'un  An- 
glais, l'autre  de  la  petite  servante  de  l'auberge;  l'un  écrit  à 
sa  belle  pour  lui  demander  un  rendez-vous,  l'autre  va  au 
reudez-vous  sans  le  demander.  La  missive  amoureuse  tombe 
précisément  entre  les  mains  de  la  femme  de  l'avoué  séduc- 
teur, qui,  furieuse,  se  dévoue  à  aller  aussi  au  rendez-vous 


pour  convaincre  d'infidélité  son  volage  époux.  L'avoué,  qui 
croit  trouver  la  servante,  trouve  la  femme  de  son  ami.  La 
nuit,  tous  les  chats  sont  gris,  et  lorsque,  le  lendemain,  le 
mari  veut  nier  ses  méfaits,  la  femme ,  sans  se  douter  que  ce 
n'était  pas  son  époux  qu'elle  avait  rencontré  la  nuit  dernière, 
lui  répond  qu'elle  y  était;  mais  ce  qui  est  obscur  pour  la  femme 
commence  à  le  devenir  moins  pour  le  mari,  à  qui  son  ami 
l'avoué  vient  de  révéler  en  confidence  combien  le  succès  a 
couronné  la  veille  sa  tentative  amoureuse.  Pauvre  avoué  !  il 
s'arrache  les  cheveux,  il  conte  son  malheur  à  tous  les  échos 
d'alentour;  on  le  console  en  lui  faisant  entendre  qu'il  n'a  fait 
que  courir  des  dangers  ,  mais  qu'il  n'est  pas  encore  enrégi- 
menté. Comprenez  si  vous  pouvez.  Ce  n'est  pat  ma  faute  si  je 
ne  suis  pas  plus  clair,  car  j'ai  prévenu  que  la  pièce  était  inex- 
plicable. Je  ne  me  suis  pas  amusé  ,  du  reste ,  à  comprendre  : 
je  me  suis  contenté,  comme  tout  le  monde,  de  rire  du  jeu 
d'Achard  et  de  Sainville,  et  de  m'abaudonner  aux  éclats  de 
l'ébouriffante  gaieté  qu'inspire  la  vue  d'Alcide  Tousez,l'épou\ 
minolaurisc. 

Fragolella  est  la  fille  d'un  amiral  anglais,  qui,  élevée  i  «in- 
stamment sur  les  pontons,  a  appris  dès  ses  plus  jeunes  an- 
nées à  vivre  de  la  vie  des  marins,  sait  parler  leur  bagne, 
boire  comme  eux,  faire  des  armes  comme  eux  .jurer  commi 
eux  au  besoin;  avec  cela  la  plus  charmante  figure  de 
jeune  fille  qui  se  puisse  trouver,  s'il  faut  en  croire  les  au- 
teurs de  ce  vaudeville.  S'il  en  est  ainsi ,  ils  ne  pouvaient 
mieux  s'adresser  qu'à  Mlle  Louise  Mayer  pour  représenter 
leur  héroïne.  Pendant  une  traversée  ,  elle  a  été  vue  par  un 
jeune  officier  de  marine  nommé  Arthur  (tous  les  personnages 
de  vaudeville  se  sont  appelés  Arthur  celte  semaine) ,  et  Ar- 
thur en  est  devenu  passionnément  amoureux. 

Les  midshipmen  fêtent  leur  arrivée  à  Calais,  et  Arthur  sel 
du  nombre.  Au  dessert,  chacun  racontant  ses  bonnes  for- 
tunes, notre  amoureux,  un  peu  trop  excité  par  de  fréquentes 
libations  de  Champagne,  en  vient  à  parler  de  sa  passion,  cl 
prenant  ses  désirs  et  ses  rêves  pour  choses  conclues  aulre- 
mentqu'cn  imagination,  raconte  qu'il  est  aimé  d'une  jeune  fille 
dont  il  a  déjà  reçu  les  plus  irrécusables  preuves  d'amour,  et 
il  laisse  échapper  le  nom  de  Fragolelta.  A  peine  ce  nom  a  été 
lâché,  qu'un  jeune  homme,  que  nul  n'avait  encore  vu.  s'est 
élancé,  et  a  souffleté  l'insolent  du  démenti  le  plus  formel.  Ce 
jeune  homme  ressemble  terriblement  à  Fragolella,  même 
taille,  môme  figure  ,  même  voix  ,  mais  il  se  dit  le  frère  de  la 
personne  offensée  par  les  propos  d'Arthur,  et  on  va  se  battre. 
C'est  le  jeune  homme  qui  est  blessé,  mais  légèrement  blessé 
comme  il  convient  dans  tout  honnête  vaudeville. 

Arthur  allant  savoir  des  nouvelles  de  sa  victime,  retrouve 
tantôt  Fragolelta,  tantôt  le  frère.  Entre  eux  il  s'établit  un  jeu 
de  cache-cache,  jusqu'à  ce  que  Arthur  reconnaisse  que  le 
frère  et  la  sœur  ne  sont  qu'un  seul  et  même  personnage .  el 
que  Fragolelta,  touchée  de  l'amour  d'Arthur,  lui  ait  pardonné 
et  ait  consenli  à  lui  donner  sa  main.  Ainsi  finissent  toutes  le- 
comédies. 

Brindeau,  dans  le  rôle  d'Arthur,  a  montré  de  la  chaleur.  d« 
la  sensibilité.  Sous  le  costume  d'homme  comme  sous  celui 
de  femme  ,  Mlle  Louise  Mayer  a  paru  une  actrice  gracieuse  . 
pleine  d'intelligence,  et  a  été  constamment  applaudie. 

A.  L.  I 


Typographie  de  Lacrainpe  cl  Comp. .  rue  Damielle,  2  -  Fonderie  de  Thoroy,  Virey  cl  Moiei 


L'ARTISTE. 


217 


©©sjŒa&'a  aosrerâ  s>£a  sa.32a&2(ï)2. 


Romeo  et  Juliette, 


SÏMI'HOME  DRAMATIQUE, 


Atcc  chœurs,  solos  de  chant,  et  prologue  eu  récitatif  harmonique;  compo- 
sée d'après  1»  tragédie  de  Shakspeare,  par  M.  II.  BERLIOZ,  paroles  de 
M,  Emile  DESCHAMPS. 


ouïs  XIV  prenait  volontiers  sa  part  d'un 
sermon,  mais  ne  pouvait  souffrir  qu'on  la 
lui  fit.  Je  me  permets ,  en  fait 
d'admiration ,  une  répugnance 
analogue  à  celle  de  Louis  XIV. 
J'ai  grand  plaisir,  quand  j'ai  du 
loisir  pour  plusieurs  heures ,  que  je  puis  m'enfoncer  dans 
mon  fauteuil ,  devant  un  pupitre  chargé  d'un  gros 
Shakspeare ,  chargé  lui-même  des  gloses  de  tous  les  com- 
mentateurs, à  savourer  doucement,  lentement  et  lon- 
guement la  poésie  substantielle  du  vieux  William;  mais 
je  souffre  impatiemment  aujourd'hui  qu'on  me  le  vante. 
Tant  de  bambins ,  qui  naguère  en  étaient  encore  à  jurer 
par  la  parole  d'un  maître  voltairien ,  alors  que  nous  ex- 
humions laborieusement  les  trésors  enfouis  sousces  belles 
ruines  du  théâtre  anglais ,  se  sont  mis  à  crier  des  huzzas 
en  l'honneur  de  Shakspeare,  qu'ils  n'avaient  même  pas 
lu  dans  la  mauvaise  traduction  de  Letourneur,  que  je 
me  raidis  contre  tous  ces  prôneurs-là.  Shakspeare ,  pour 
emprunter  à  Berlioz  lui-même  le  mot  qu'il  appliquait  à 
Beethoven,  Shakspeare  a  le  malheur  d'être  à  la  mode. 
Eh  bien  !  je  n'aime  pas  les  gens  qui  font  de  la  littérature 
une  affaire  de  mode.  Par  exemple  ,  ce  sont ,  dans  les  cir- 
constances où  nous  nous  trouvons,  littérairement  par- 
lant, d'abord  les  frivoles,  qui  veulent  se  donner  l'air 
distingué  et  nouveau  ;  puis  les  impudents ,  qui  comptent 

2'   SÉllIE,   XMU  IV,   li*   LIVItAISO*. 


bien  usurper  une  apparence  d'érudits:  puis  les  envieux , 
qui  se  servent  d'un  grand  nom  étranger  et  d'une  gloire 
incontestable  comme  d'une  massue  pour  écraser  toute 
prospérité  littéraire  dont  la  vue  les  blesse;  puis  les  lâ- 
ches, qui  se  mettent  du  parti  le  plus  fort;  puis  enfin  les 
rabâcheurs  de  lieux  communs,  engeance  odieuse  qui 
s'est  abattue  depuis  quelques  années  sur  le  pauvre 
Shakspeare. 

Je  puis  le  dire  aujourd'hui  à  Berlioz,  maintenant  qu'un 
des  plus  beaux  succès  dont  on  ait  mémoire  lui  permet 
de  supporter  en  souriant  la  contradiction  ,  je  souffrais 
vivement  de  le  voir  confondu  avec  cette  tourbe  qui  ex- 
ploite Shakspeare  comme  une  chose  de  circonstance,  et 
nous  fait  chaque  matin ,  au  nom  de  Shakspeare  ,  la  leçon 
avec  une  impertinence  si  risible.  Berlioz,  après  avoir 
à  peu  près  créé  une  nouvelle  forme  de  symphonie , 
après  lui  avoir  du  moins  assigné  une  destination  plus 
large  et  une  portée  plus  étendue ,  Berlioz  n'était  pas  fait 
pour  marcher  avec  ces  gens  qui  passent  leur  vie  à  men- 
dier des  opinions ,  et  qui ,  lorsqu'on  leur  a  fait ,  sans  le 
savoir,  l'aumône  d'un  avis,  s'en  parent  orgueilleusement, 
tout  comme  le  peut  faire  un  escroc  d'un  habit  qu'il  n'a 
pas  payé. 

Berlioz,  qui  avait  fait  deux  grandes  symphonies,  les 
symphonies  les  plus  originales  des  dix  dernières  années  ; 
Berlioz ,  qui  avait  trouvé  en  lui  seul  les  idées-mères  de 
ces  grandes  compositions;  et  Berlioz,  proposant,  ainsi 
qu'il  l'a  fait  quelquefois  ,  Shakspeare  comme  le  point  de 
départ  de  presque  toutes  les  productions  artistiques,  les 
types  shakspeariens  comme  les  seuls  qu'on  puisse  imiter, 
et  l'inspiration  shakspearienne  comme  le  critérium  de 
tout  art  et  de  toute  littérature  ;  Berlioz  me  paraissait  un 
contre-sens  en  chair  et  en  os.  A  quoi  bon  se  déclarer 
émancipé,  si  l'on  s'enchaîne  à  son  tour  dans  un  cercle 
exclusif?  Est -on  bienvenu  à  se  moquer  des  cuistres 
classiques,  quand  on  professe  au  profit  d'une  doctrine 
devenue  fort  intolérante ,  quand  on  fait  de  Shakspeare , 
qui  travaillait  au  gré  du  hasard ,  du  besoin  et  de  son  ad- 
mirable génie ,  un  dieu  à  la  pensée  immuable?  J'en  vou- 
lais donc  à  Berlioz,  subissant  en  apparence  l'influence 
de  l'horrible  lieu  commun,  écrivant  une  ouverture  pour 
le  Midsummer  night's  dream ,  et  nous  annonçant  une 
symphonie  sur  Romeo  et  Juliette. 

HAtons-nous  de  le  dire,  le  lieu  commun  shakspearien, 
engendré  par  l'horreur  de  l'autre  lieu  commun  classique, 
n'est  entré  pour  rien  dans  la  nouvelle  symphonie.  Ber- 
lioz, en  empruntant  un  cadre  à  Shakspeare  ou  au  vieux 
Luigi  da  Porta ,  a  fait  comme  un  homme  qui  écrirait  sur 
papier  anglais  des  idées  parfaitement  originales.  II  n 
voulu  pour  sa  musique  une  forme  qui  lût  toute  à  lui,  le 
développement  de  ce  beau  germe  qu'il  avait  déposé 
dans  son  mélologue  ;  et  cette  forme ,  il  l'a  tracée,  et  on 
la  lui  a  exécutée,  sans  doute  suivant  le  plan  qu'il  en 
avait  donné.  Son  but  est  de  prendre  la  symphonie  aYec 

29 


US 


L'ARTISTE. 


ses  grandes  masses  instrumentales,  ses  mouvements 
tumultueux  et  violents,  avec  ses  combinaisons  vagues 
et  mystérieuses,  avec  son  éloquence  d'autant  plus  puis- 
sante qu'elle  est  moins  définie  ,  et  qu'elle  ressemble  plus 
;iux  milliers  d'éclairs  subits  qui  composent  la  passion  ; 
puis  d'unir  ce  moyen  puissant  à  l'explication  déclamée  , 
à  la  parole  nette  qui  analyse ,  et  vous  fait  toucher  les 
détails  matériels  que  la  musique  ne  peut  peindre ,  qu'elle 
ne  peut  vouloir  peindre  sans  se  dessécher  et  s'appauvrir. 
Le  résultat  de  cette  sage  association  est  quelque  chose 
qui  ressemble  à  la  fois  à  l'oratorio  et  à  quelques  compo- 
sitions instrumentales  dont  Beethoven  a  indiqué  le  sens. 
Il  est  rare  ,  en  effet,  qu'une  invention  vienne  au  monde 
armée  de  toutes  pièces  ,  et  sans  aucun  antécédent.  Celui 
qui  renouvelle  par  addition  n'en  est  pas  moins  un  inven- 
teur, et  la  symphonie,  telle  que  la  fait  et  la  fera  Berlioz, 
est  et  demeure  une  nouveauté.  L'oratorio  liait  trop  le 
musicien  à  la  parole  écrite.  H  ne  pouvait  la  refuser, 
quand  il  eût  voulu  faire  parler  seuls  les  tumultes  intimes 
de  la  passion,  plus  éloquents  mille  fois  que  la  parole 
impuissante.  La  musique  instrumentale  isolée  était,  sous 
peine  de  ridicule,  forcée  de  s'interdire  la  description 
des  faits ,  description  souvent  indispensable  pour  l'intel- 
ligence. Berlioz  vient  donc  de  tracer,  aussi  bien  qu'on 
peut  le  faire  à  présent,  les  limites  d'action  de  la  parole 
et  de  la  musique,  dans  sa  symphonie,  nouvelle  face  de 
l'art  qu'il  ne  faudrait  pas  rapprocher  davantage  de  l'o- 
péra. 11  attribue  à  la  parole  le  récit  des  faits  et  des  choses 
matérielles,  à  la  musique  la  peinture  des  sentiments.  II 
est  sans  doute  quelques  effets  matériels  dans  la  peinture 
desquels  la  musique  devient  un  puissant  auxiliaire. 
C'est  au  compositeur  à  voir  ce  qu'il  peut  et  doit,  et  à  se 
décider  suivant  les  circonstances.  On  n'est  homme  de 
génie  et  de  talent  qu'à  condition  de  réussir  en  se  faisant 
sa  loi.  C'est  ce  que  Berlioz  vient  de  démontrer  de  la 
manière  la  plus  éclatante.  Qu'il  prenne  désormais  le  su- 
jet de  ses  symphonies  à  Shakspeare  ou  à  Eschyle,  je  n'ai 
plus  rien  à  dire,  sinon  que  ce  seront  toujours  des  sym- 
phonies de  Berlioz. 

Il  a  commencé  par  rétablir,  comme  plus  favorable  à 
son  dessein ,  le  chœur  de  la  tragédie  grecque ,  ce  chœur 
qui  personnifie  la  voix  et  la  notoriété  publiques ,  et  que 
Shakspeare  a  fait  intervenir  à  la  fin  du  premier  acte 
seulement.  Pour  obtenir  de  l'élément  vocal  toute  la  va- 
riété que  peut  comporter  un  genre  qui  n'est  pas  l'opéra  , 
il  a  introduit  de  loin  en  loin  une  voix  réciTante,  et  les 
masses  instrumentales  sont  chargées  de  peindre  à  grands 
traits  les  mouvements  de  la  passion  et  des  sentiments. 
Les  indications  du  programme,  substituées  aux  déno- 
minations banales  de  moderato  ,  adagio ,  scherzo ,  mi- 
nuetto  et  presto,  nous  instruisent  par  avance  du  but  de 
leur  action.  Nous  sommes  complètement  préparés;  nous 
n'avons  plus  qu'à  nous  laisser  aller,  sans% peine  et  sans 
fatigue,  là  où  le  musicien  va  nous  conduire.  Partons. 


iV°  1.  Introduction  instrumentale  :  Combats,  tumultes. 
Intervention  du  Prince.  —  1er  Prologue.  Petit  chœur. 
Air  de  contralto.  Suite  du  Prologue.  Schcrzino  vocal 
pour  ténor.  Solo  avec  chœur.  Fin  du  Prologue. 

Cette  introduction ,  d'un  caractère  assez  vague ,  et  qui 
sent  peut-être  l'embarras  et  la  palpitation  de  cœur  du 
commencement,  est  coupée,  au  moment  où  elle  s'anime, 
par  une  proclamation  du  prince,  récitée  par  tous  les 
Instruments  de  cuivre  à  l'unisson  ,  sauf  quelques  rares 
accords  à  la  fin  de  chaque  membre  de  phrase.  Cela  est 
d'un  beau  caractère,  mais  je  n'aime  pas  l'unisson,  dont 
on  a  beaucoup  abusé  dans  ces  derniers  temps.  C'e»l 
d'ailleurs  une  opinion  particulière  qui  n'oblige  personne. 
Cette  opinion  ne  s'applique  pas  au  chœur,  qui  est  conçu 
tout  à  fait  dans  le  même  système  ,  mais  qui  a  besoin  de 
la  plus  grande  simplicité  pour  que  l'explication  ne  de- 
vienne pas  inutile.  Ce  premier  chœur  annonce  l'amour 
naissant  de  Bomco  et  de  Juliette,  ainsi  que  les  circon- 
stances qui  l'environnent.  Un  charmant  solo  de  contralto, 
plein  d'une  langueur  passionnée,  invite  les  jeunes  amants 
à  se  livrer  à  cette  belle  poésie  de  la  vie.  Le  chœur  in- 
tervient de  nouveau ,  mais  pour  son  compte.  Il  pense  , 
il  juge.  C'est  la  traduction  du  joli  récit  de  Mcrcutio ,  sur 
les  espiègleries  et  les  courses  nocturnes  de  la  reine  Mab. 
Aussi  n'est-il  plus  question  d'unisson.  Un  rhythme  vif  et 
malin  ,  que  se  renvoient  alternativement  le  ténor  et  le 
chœur,  complète  cette  excellente  introduction. 

JY"  2.  Romeo  seul.  —  Bruit  lointain  de  bal  et  de  concert , 
grande  fête  chez  Capulet.  —  Andante  et  allegro  (or- 
chestre seul  ) . 

Nous  sommes  ici  en  pleine  passion. On  éprouve, comme 
Bomeo,  cette  ivresse  des  pressentiments  qui  nous  a  tous 
saisis  quand  nous  entendions  de  loin  l'orchestre  qui  al- 
lait nous  entraîner  sur  ses  rhythmes  avec  de  jeunes  beau- 
tés inconnues.  Le  bruit  de  la  fête  et  les  accords  du  con- 
cert sont  magiques.  L'allégro  fougueux  qui  termine  cette 
partie  a  été  salué  par  l'auditoire  avec  une  triple  salve  de 
cris  et  d'applaudissements. 

Ar°  3.  Le  jardin  de  Capulel  silencieux  et  désert.  Lesjeums 
Capulets ,  sortant  de  la  fête ,  passent  en  chantant  des 
réminiscences  de  la  musique  du  bal  (chœur  et  orchestre). 
—  Juliette  sur  le  balcon,  et  Romeo  dans  l'ombre.  Ada- 
gio (orchestre  seul). 

Le  musicien  a  réalisé  ce  mot  de  Chateaubriand  :  «  On 
n'entend  que  le  silence  ,  »  dont  on  s'est  tant  moqué ,  et 
dont  Berlioz  prouve  la  vérité  Sur  le  calme  mystérieux 
de  l'orchestre  plane  un  chœur  lointain  de  jeunes  étour- 


L'ARTISTE. 


219 


dis.  C'est  une  musique  de  mauvais  sujets  qui  respectent 
assez  peu  leurs  idoles  de  la  soirée.  On  croit  entendre 
Mercutio  dire  : 

Ladies'  lips  wko  straiyht  on  kisses  dream  , 
Vfhich  oft  the  angry  Mab  with  blisters  plagues  , 
Because  their  breaths  with  sweet  méats  tainted  are- 

La  scène  de  la  fenêtre  présentait  plus  d'un  écueil.  Il 
en  était  un  que  le  musicien  n'a  pas  voulu  éviter,  parce 
qu'il  ne  le  regardait  pas  comme  tel.  II  n'a  pas  cru  que 
vingt  minutes  fussent  de  trop  pour  peindre  les  transports, 
les  enfantillages  et  les  bavardages  sublimes  de  la  passion 
pendant  une  nuit  entière.  Il  a  fait  de  son  mieux.  Mais  le 
public  assemblé,  qui  n'est  ni  poëte,  ni  rêveur,  a  trouvé 
un  peu  longues  ces  belles  réminiscences  d'amour,  qui 
présentent  d'ailleurs  quelque  vague  à  la  première  audi- 
tion ,  et  rappellent  l'adagio  de  la  symphonie  pasto- 
rale. 

A*0  h.  La  reine  Mab  ou  la  Fée  des  Songes  [scherzo,  or- 
chestre seul  ). 

La  grande  péripétie  s'accomplit.  Comme  vous  ne  pou- 
vez voir  musicalement  le  mariage  secret  et  l'assoupisse- 
ment de  Juliette ,  c'est  la  reine  Mab  qui  se  charge  de 
vous  donner  l'intermède.  Un  rhythme  neuf  et  étrange 
galope  sur  des  tenues  de  violons  armés  de  sourdines; 
mais,  pour  les  premiers  violons,  ces  tenues  sont  des 
trilles  continues  sur  des  sons  harmoniques  pris  dans  le 
bas  du  manche;  et  comme  ces  premiers  violons  sont  par- 
tagés en  deux  parties,  ces  trilles  et  ces  sons  harmoniques 
se  rejoignent  ou  s'éloignent  en  consonnances  ou  en  dis- 
sonnances.  Les  instruments  à  vent  ,  avec  leurs  sons 
étouffés,  mais  surtout  le  cor  anglais  et  les  tintements 
alternatifs  de  timbres  de  pendules  et  de  la  harpe,  éga- 
lement traitée  en  sons  harmoniques,  produisent  avec 
tout  cela  un  effet  dont  notre  description  ne  peut  donner 
l'idée.  Les  arabesques  semées  par  la  gelée  sur  les  vitres 
transparentes  sont  moins  bizarres, moins  variées,  moins 
légères  et  moins  froides  que  cette  capricieuse  musique 
de  la  nuit. 

.Y'.'  5  onu  Prologue  (petit  chœur).  —  Convoi  funèbre  de 
Juliette  (chœur  et  orchestre;.  — Marche  fug née  alter- 
nativement ,  instrumentale  et  vocale. 


.X"  G.    Romeo  au  tombeau  des  Capulets. 
Juliette  (orchestre  seul). 


Réveil   de 


Ces  deux  parties  contiennent  de  grandes  beautés  ; 
mais  comme  le  public  d'élite  qui  assistait  à  cette  pre- 
mière épreuve  avait  donné  aux  cinq  premières  parties 
des  marques  d'une  attention  soutenue  et  d'un  intérêt 
bien  vif,  il  m'a  semblé  que  les  suffrages  se  reposaient 


un  peu  et  reprenaient  haleine.  Si  l'on  s'était  réservé 
pour  la  dernière  partie,  on  avait  eu  raison. 

No  7.  Final  chanté  par  toutes  les  voix  des  deux  grands 
chœurs  et  du  petit  chœur,  et  le  père  Laurence.  Double 
chœur  des  Montagus  et  des  Capulets.  —  Récitatif,  récit 
mesuré,  et  air  du  père  Laurence.  —  Rixe  des  Capulets 
et  des  Montagus  dans  le  cimetière;  double  chœur.  —  In- 
vocation du  père  Laurence.  — Serment  de  réconciliation; 
triple  chœur. 

Ce  final  est  remarquable  par  l'air  du  père  Laurence  . 
plein  de  mélodie,  de  tendresse  et  d'onction.  Le  serment 
de  réconciliation  ,  qui  termine  celte  vaste  composition . 
est  plein  de  mouvement  et  de  grandeur  imposante.  Ce 
morceau  grandiose  peut  être  mis  à  côté  des  masses  cho- 
rales qui  ont  produit  le  plus  d'effet  dans  l'histoire  de 
l'art  musical. 

La  symphonie  de  Romeo  et  Juliette  fera  époque.  C'est 
l'avènement  d'un  nouveau  genre  enrichi  des  plus  grandes 
ressources,  mais  qui  demandera  toujours  l'union  d'un 
musicicn-poëte ,  et  d'un  poëte  qui  comprenne  les  besoins 
de  la  musique.  Ce  genre  sera  interdit  à  la  médiocrité,  et 
surtout  au  musicien  qui  n'aurait  que  la  grâce.  C'est  par 
la  force  et  par  le  caractère  que  se  distinguent  avant  tout 
les  morceaux  de  la  symphonie  nouvelle.  Nous  ne  ferons 
pas  à  Berlioz  l'injure  de  mentir  pour  lui  accorder  l'es- 
pèce de  qualité  mélodique  qu'il  n'a  pas,  et  qu'il  dédaigne 
probablement.  Nous  ne  la  dédaignons  pas  autant  que 
lui,  mais  nous  savons  accueillir  dignement  les  grandes 
qualités  qui  en  tiennent  lieu  dans  sa  manière. 

Nous  aurons  probablement  à  revenir  sur  quelques  dé- 
tails nouveaux  dans  cette  conception ,  et  sur  la  coupe 
inusitée  qui  va  peut-être  donner  naissance  à  une  poéti- 
que et  à  des  règles  nouvelles.  Nous  n'avons  pas  plus  la 
prétention  d  avoir  tout  dit  que  d'avoir  tout  entendu. 

A.  SI'ECIIT. 


GCniCLA.1T. 


i  M.  Védel  croit  réfuter  les  repro- 
ches adressés  par  la  critique  à  la  mo- 
notonie du  répertoire  en  reprenant 
des  ouvrages  tels  que  Coriolan  ,  il  m; 
(rompe  étrangement.  Si  c'est  ain- 
si qu'il  entend  protester  contre  la 
corruption  du  goût  et  justifier  les 
encouragements  accordés  par  les  Chambres  à  messieurs 
les  comédiens  ordinaires  du  roi,  il  commet  une  sin- 


•220 


L'ARTISTE. 


gulière  bévue.  En  1784,  quand  cette  pièce  fut  jouée 
pour  la  première  fois,  la  France  connaissait  à  peine  l'ad- 
mirable tragédie  que  Shakspeare  a  écrite  sur  le  même 
sujet;  mais  aujourd'hui  les  principaux  monuments  de  la 
littérature  anglaise,  et  en  particulier  le  théâtre  de  Shak- 
speare, nous  sont  trop  familiers  pour  que  la  pièce  de 
Laharpe  puisse  se  produire  avec  quelque  chance  de 
succès.  Si  les  poètes  contemporains  de  la  France  ne  sont 
pas  encore  parvenus  à  ressusciter  Shakspeare ,  le  public 
est  du  moins  parvenu  à  le  comprendre,  et  ce  progrès  suf- 
firait seul  à  expliquer  la  sévérité  avec  laquelle  il  juge  les 
tentatives  dramatiques  faites  chez  nous  depuis  dix  ans. 
Le  Coriolan  de  Shakspeare  est  trop  connu,  trop  admiré 
du  public  français,  pour  qu'il  soit  permis  de  remettre 
à  la  scène  le  Coriolan  de  Laharpe.   Si   Ducis,  malgré 
quelques  vers  empreints  d'une  sensibilité  vraie,  ne  peut 
lutter    contre   l'indifférence  ,   croit- on  que  Laharpe 
avec  son  style  de  rhéteur,  soit  de  force  à  peupler  les 
banquettes  du  Théâtre-Français?  Si  Hamlet ,  Romeo  et 
le  Roi  Lear,  tels  que  Ducis  nous  les  a  montrés,  font  au- 
tour d'eux  une  solitude  obstinée ,  espère-t-on  que  le 
Coriolan  de  Laharpe  sera  plus  heureux?  Pour  s'abuser 
à  ce  point,  il  faut  ignorer  profondément  l'état  du  goût 
public.  Il  est  probable  que  nous  devons  à  Mlle  Kachel  la 
reprise  de  Coriolan.  Messieurs  les  comédiens  voient  dans 
Laharpe  un   disciple  de  Voltaire,  et,   comme  à  leurs 
yeux  Voltaire  procède  de  Corneille  et  de  Racine,  comme 
Mahomet  et  Zaïre  sont  de  la  même  famille  que  Cinna 
et  Andromaque,  il  leur  semble  naturel  que  le  public 
accueille  avec  empressement  les  amplifications  versifiées 
que  Laharpe  a  décorées  du  nom  de  tragédie.  Ils  ne  son- 
gent pas  à  se  demander  si  l'auteur  de  Coriolan  a  violé 
ou  respecté  l'histoire,  s'il  a  consulté  Shakspeare,  ou  imité 
Claudien.  Toutes  ces  questions  sont  pour  eux  sans  im- 
portance. Ils  voient  dans  le  succès  de  Mlle  Rachel  le 
symptôme  irrécusable  d'une  réaction  littéraire,  et  ils 
comptent  sur  la  réaction   pour  assurer  le    succès  de 
Coriolan,  etde  toutes  les  pièces  jetées  dans  le  même  moule. 
Si  l'évidence  pouvait  dessiller  leurs  yeux  ,  ils  sauraient 
aujourd'hui  à  quoi  s'en  tenir  sur  cette  prétendue  réac- 
tion; mais  leur  entêtement  tiendra  bon  sans  doute  pen- 
dant quelques  mois  encore.  Ils  ne  se  rendront  qu'après 
avoir  vainement  essayé  d'appeler  la  foulecn  garnissant  les 
loges  de  spectateurs  enrégimentés  pour  soutenir  la  réac- 
tion. Quand  ils  verront  que  les  approbateurs  convoqués 
à  domicile  ne  suffisent  pas  pour  mettre  Laharpe  sur  la 
même  ligne  que  Shakspeare,  peut-être  consentiront-ils 
à  comprendre  que  le  talent  de  Mlle  Rachel  n'a  rien 
changé  aux  conditions  de  la  poésie  dramatique.  Mais 
avant  qu'ils  ne  confessent  leur  aveuglement,  avant  qu'ils 
ne  composent  leur  répertoire  de  façon  à  contenter  le  goût 
public,  nous  aurons  probablement  à   subir  quelques 
tragédies  écrites  du  même  style  que  Coriolan,  conçues 
»vec  la  même  sagesse,  dialoguées  avec  la  même  ardeur, 


aussi  fidèles  à  l'histoire ,  aussi  fertiles  en  émotions.  Au 
train  que  prennent  les  choses ,  je  ne  désespère  pas  de 
voir  prochainement  sur  l'affiche  du  Théâtre-Français  les 
œuvres  capitales  de  Lemierre  et  deCampistron.  Il  est  im- 
possible que  messieurs  les  comédiens  ne  professent  pas 
pour  ces  deux  poètes  illustres  une  admiration  profonde  ; 
Lemierre  et  Campistron  n'appartiennent-ils  pas  à  cette 
grande  école  que  Mlle  Rachel  a  rajeunie?  ne  descendent- 
ils  pas  en  ligne  directe  de  Corneille  et  de  Racine?  Qui  ose- 
rait dire  :  non?  Le  répertoire  dramatique  de  la  France 
est  assez  riche  pour  se  passer  de  pièces  nouvelles;  les 
poêles  peuvent  se  croiser  les  bras,  et  chercher  pour  leurs 
forces  une  autre  arène  que  le  théâtre;  messieurs  les 
comédiens  ont  sur  les  rayons  de  leurs  bibliothèques  plu- 
sieurs centaines  de  tragédies  d'un  mérite  éprouvé,  écrites 
selon  le  code  de  l'abbé  d'Aubignac  ;  les  provisions  sont 
faites  pour  longtemps  ,  il  n'est  pas  nécessaire  de  renou- 
veler le  répertoire  avant  la  fin  du  siècle  présent.  Telle 
est ,  nous  le  croyons,  la  pensée  secrète  de  messieurs  les 
comédiens.  S'ils  ne  l'avouent  pas  hautement,  c'est  de 
leur  part  générosité  pure;  ils  ne  veulent  pas  décourager 
les  poètes  assez  ignorants  pour  ne  pas  partager  leurs  con- 
victions sur  la  richesse  inépuisable  du  répertoire,  et  ils 
consentent  à  les  laisser  se  consumer  en  efforts  inutiles  ; 
car  ils  savent  que  les  poètes  n'abandonneraient  pas  sans 
douleur  leurs  projets  ambitieux.  Il  y  a  dans  cette  tolé- 
rance une  grandeur,  une  bonhomie,  que  nous  ne  saurions 
trop  louer.  Nous  espérons  cependant  que  la  solitude  ne 
sera  pas  sans  éloquence  ;  nous  espérons  que  les  logée 
garnies  de  locataires  invisibles  ébranleront  la  conviction 
de  messieurs  les  comédiens.  Les  rares  clients  réunis  pour 
assister  au  triomphe  de  la  saine  littérature  deviendront 
de  jour  en  jour  plus  difficiles  à  recruter,  et  les  interprètes 
de  Laharpe,  n'ayant  plus  qu'eux-mêmes  pour  auditeurs, 
se  résigneront  à  consulter  le  goût  public. 

En  attendant  que  MM.  les  comédiens  nous  fournissent 
l'occasion  de  proclamer  leur  sagacité ,  nous  croyons 
utile  d'insister  sur  la  nullité  de  Coriolan.  Tous  les 
hommes  familiarisés  avec  les  études  littéraires  savent  à 
quoi  s'en  tenir  sur  la  valeur  réelle  de  cet  ouvrage,  et 
notre  affirmation  n'aura  pas  le  mérite  de  la  nouveauté  ; 
mais  si  elle  peut  hâter  le  renouvellement  du  répertoire . 
nous  nous  applaudirons  d'avoir  répété  ce  qui  est  démontré 
depuis  longtemps.  La  vie  de  Coriolan  est  un  des  sujets 
les  plus  dramatiques  de  l'antiquité.  Les  pages  consacrées 
par  IMutarque  à  l'histoire  de  Coriolan  réunissent  tous 
les  éléments  d'intérêt  que  le  poète  peut  souhaiter.  Dé- 
tails familiers,  révélations  sur  l'état  de  la  société  romaine, 
sur  les  divisions  du  peuple  et  de  la  noblesse,  sur  les  pas- 
siens  politiques  et  les  croyances  religieuses ,  rien  n'y 
manque  ;  IMutarque  a  réuni  avec  un  soin  scrupuleux  tout 
ce  qui  peut  servir  à  nous  éclairer.  Les  documents  qu'il 
nous  offre  pourraient  être  mieux  ordonnés  ;  dans  cette 
narration  presque  toujours  si  vivante,  il  y  a  plus  d'une 


L'ARTISTE. 


221 


digression  oiseuse;  mais,  malgré  quelques  paragraphes 
qui  amènent  le  sourire  sur  les  lèvres  du  lecteur,  il  est 
impossible  de  ne  pas  admirer  la  simplicité  instruc- 
tive de  cette  biographie.  Après  avoir  parcouru  ces 
pages,  où  la  raillerie  se  môle  souvent  à  la  crédulité , 
nous  connaissons  le  jeune  patricien  comme  si  nous 
avions  dormi  sous  sa  tente ,  comme  si  nous  l'avions  suivi 
au  sénat.  Nous  savons  tous  les  secrets  de  son  orgueil , 
le  nom  de  ses  aïeux  nous  est  familier  ,  et  nous  ex- 
plique sa  colère  en  face  des  tribuns.  Volumnie  et  Virgi- 
lie  encadrent  dignement  cette  figure  ;  la  famille  et  le 
forum  offrent  à  nos  yeux  une  suite  d'émotions  diverses, 
et  semblent  inviter  le  poëte  à  chercher,  dans  le  récit  du 
biographe,  les  éléments  d'une  tragédie.  Dans  l'amplifica- 
tion dialoguée  de  Laharpe,  nous  ne  retrouvons  aucun  des 
traits  qui  nous  ont  charmés  dans  Plutarque.  Virgilie  a 
disparu;  les  enfants  de  Coriolan  ont  été  jugés  indignes 
de  la  scène.  Les  matrones  romaines,  réunies  dans  le 
temple  de  Jupiter,  agenouillées  près  de  Virgilie,  ont 
subi  la  même  proscription.  Laharpe  a  si  bien  mutilé, 
si  bien  défiguré  le  récit  de  l'écrivain  grec  ;  il  a  si  bien 
effacé  toutes  les  paroles  qui  expliquent  les  sentiments 
et  les  pensées  de  Coriolan  ,  qu'il  semble  ignorer  jusqu'au 
nom  de  Plutarque.  La  dissertation  qu'il  a  décorée  du 
nom  de  tragédie  est  si  loin  de  la  couleur  antique,  si 
loin  de  la  société  romaine ,  que  nous  sommes  tentés  de 
nous  demander  pourquoi  cette  pièce  s'appelle  Coriolan. 
Shakspeare,  qui  ne  connaissait  pas  directement  l'anti- 
quité ;  Shakspeare ,  qui  ne  savait  ni  le  grec ,  ni  le  latin , 
comme  les  commentateurs  l'ont  surabondamment  dé- 
montré, a  traité  Plutarque  avec  un  respect,  avec  une 
piété  dignes  d'un  helléniste  consommé.  Il  n'avait  pas  été 
couronné,  comme  le  versificateur  français,  dans  les  solen- 
nités universitaires,  mais  il  comprenait  profondément  la 
vie  politique  et  familière  de  l'antiquité.  Il  a  recueilli  avec 
un  soin  religieux  tous  les  traits  épars  dans  le  récit  de  Plu- 
tarque, et,  de  la  réunion  de  ces  traits,  il  a  composé  une 
figure  pleine  de  grandeur  et  d'énergie.  Il  a  suivi  pasà  pas 
le  récit  de  l'historien  grec.  A  peine  trouverait-on,  dans  sa 
tragédie,  une  scène  qui  n'ait  pas  dans  Plutarque  son  ori- 
gine et  sa  justification.  Cependant ,  malgré  cette  appa- 
rente servilité,  malgré  cette  soumission  officielle,  la  tra- 
gédie de  Shakspeare  est  pleine  d'invention .  Nous  trouvons 
dans  Plutarque  le  refletde  la  société  romaine;  dans  Shak- 
speare, nous  voyons  Rome  même.  Les  reproches  adressés 
aux  plébéiens  de  Shakspeare  ne  sont  pas  sans  fondement  ; 
il  a  peut-être  exagéré  la  grossièreté  de  la  populace  ro- 
maine; mais,  en  lisant  Coriolan,  il  ne  faut  pas  oublier 
que  les  matelots  anglais  allaient  souvent  au  théâtre  du 
Globe.  L'invention  qui  a  relié  tous  les  traits  épars  dans 
Plutarque  est  d'autant  plus  merveilleuse  qu'elle  échappe 
à  l'analyse.  En  comparant  le  récit  de  l'écrivain  grec  à  la 
tragédie  du  poète  anglais ,  on  a  peine  à  saisir  la  transfor- 
mation du  témoignage  historique  ;  mais  cette  transfor- 

2e  SÉRIE  ,  TOME  IV,  14e  LIVRAISON. 


mation ,  quoique  mystérieuse  ,  ne  saurait  être  révoquée 
en  doute. 

Il  y  a  dans  la  tragédie  de  Shakspeare  toute  la  substance 
du  récit  de  Plutarque ,  plus  le  génie  de  Shakspeare. 
Cet  élément  indéfinissable  qui  vient  s'ajouter  à  la  réa- 
lité, réveille,  ainsi  qu'un  autre  Lazare,  le  Coriolan  de 
Plutarque ,  et  le  ramène  parmi  les  vivants.  A  l'époque  où 
Laharpe  écrivait  sa  tragédie  ,  Shakspeare  était  déjà 
connu  en  France,  et  malgré  les  lacunes  et  les  erreurs  de 
la  traduction  publiée  par  Letourneur,  il  était  facile  d'ap- 
précier les  beautés  éternelles  qui  recommandent  le  Co- 
riolan du  poëte  anglais.  Comment  donc  Laharpe  n'a- 
t-il  pas  songé  à  profiter  de  Shakspeare  pour  comprendre 
Plutarque?  ou  plutôt,  comment  la  lecture  de  Plutarque 
ne  l'avait-ellc  pas  préparé  à  comprendre  Shakspeare  ? 
Il  y  a  dans  la  cécité  intellectuelle  de  Laharpe  un  pro- 
blème qui  défie  toutes  nos  investigations.  Plutarque  et 
Shakspeare  sont  demeurés  pour  lui  lettre  close.  Il  avait 
cependant  connu  directement  l'antiquité  ;  l'étude  l'avait 
familiarisé  avec  les  mœurs  romaines;  la  lecture  des 
poètes  grecs  et  latins  semblait  le  préparer  à  l'intelligence 
de  Shakspeare,  qui  se  rattache  par  le  côté  humain  à 
la  grande  famille  dont  Homère  est  le  chef.  Mais  il  n'a 
compris  ni  Plutarque  ni  Shakspeare.  C'est  là  une  vérité 
vulgaire  que  messieurs  les  comédiens  ne  devraient  ja- 
mais oublier. 

Gustave  PLANCHE. 


Roland  Furieux, 

Nouvelle  traduction  avec  la  vie  de  l'Arioste,  et  des  notes  sur  les 
Romans  chevaleresques,  les  Traditions  orientales ,  les  Chroniques, 
les  Chants  des  Trouvères  et  des  Troubadours,  comparés  au  poème 
de  l'Arioste,  par  M.  Mazuy. 

ls  ('(aient  véritablement  heureux  les  cheva- 
liers des  vieux  temps!  tous  rencontraient, 
dans  les  vallons,  dans  les  obscures  cavernes, 
dans  les  forets  sauvages ,  retraites  des  ser- 
pents, des  lions  et  des  ours,  ce  qu'aujour- 
d'hui les  meilleurs  yeux  auraient  peine  à 
trouver  dans  les  palais  splendides,  je  veux  dire  de  gracieuses 
femmes ,  unissant  la  fraîcheur  de  la  jeunesse  à  tout  l'éclat  de 
la  beauté.  » 

Ainsi  s'écrie  l'Arioste  lui  -  même,  et ,  de  son  temps  ,  ces 
merveilleuses  rencontres  n'avaient  plus  lieu.  Cette  époque , 
où  s'exhalaitle dernier  souffle  des  Croisades,  ne  possédait  plus 
de  Marphises,  de  Bradamautes,  deDoralices.  Il  est  même  vrai- 
semblable qu'il  faut  absolument  reléguer  dans  les  rêveries 
des  romanciers  et  des  poètes  ces  jours  charmants  où  l'on 

30 


222 


I/AUTISTE. 


trouvait  sur  son  chemin  des  forêts  vierges,  et  de  nobles  de- 
moiselles qui,  à  la  suite  de  si  nombreuses  aventures,  devaient 
finir  par  ressembler  fort  peu  aux  forêts.  C'est  ce  que  prouve, 
du  reste,  l'histoire  de  la  belle  Angélique.  Vous  savez  l'amour 
qu'elle  avait  inspiré  au  coinlc  d'Angers,  et  combien  elle  se 
montra  rebelle  aux  vœux  ardents  de  ce  brave  chevalier!  Elle 
fuyait ,  la  coquette ,  le  plus  vaillant  paladin  de  l'armée  de 
Chariemagne,  le  fier  Roland,  en  faisant  sonner  bien  haut  sa 
vertu.  Roland  ,  de  plus,  était  bon  catholique;  il  méritait  les 
faveurs  de  sa  dame!  Kli  bien,  Angélique  ne  lui  préféra- 
t-elle  pas  un  page,  trouvé  par  elle  à  demi  mort ,  un  jour  , 
au  pied  d'un  arbre,  et  qui  n'avait  pour  lui  qu'un  teint 
éblouissant  de  blancheur  ,  des  joues  fraîches  comme  la  rose 
nouvelle ,  des  yeux  noirs  et  brillants,  et  des  cheveux  d'or 
gracieusement  bouclés  ,  qui  donnaient  à  ce  mécréant  la  fi- 
gure d'un  ange!  C'est  beaucoup,  direz-vous.  Sans  doute,  Mé- 
dor  avait  son  prix;  mais  lui  sacrifier  un  Roland!  Pourquoi 
donc  les  grands  hommes  n'inspirent-ils  que  de  l'estime  aux 
femmes?  Si  Angélique  n'avait  eu  que  celle  faiblesse  ,  on  la 
lui  aurait  pardonnée  ;  mais,  ô destinée  des  femmes  coquettes! 
Angélique  vint,  plus  tard,  à  s'éprendre  de  tous  les  guerriers 
de  l'univers,  et  ses  galanteries  ont  scandalisé  le  seigneur  Don 
Quichotte.  Brusautini  a  raconté  les  intrigues  d'Angélique  avec 
les  chevaliers  de  l'armée  de  Chariemagne ,  autrefois  si  dédai- 
gnés de  la  belle  :  hàtons-nous  de  dire  qu'elle  avait  alors  qua- 
rante ans ,  âge  où  les  plus  prudes,  faisant  un  retour  sur  elles- 
mêmes,  se  montrent  assez  disposées  à  profiter  des  biens  qui 
vont  leur  échapper. 

Ella  cra  giunta  al  quadragesimo  anno  , 
Ed  cra  quasi  allor  piu  che  mai  bclla. 

Elle  semblait  alors  plus  belle  que  jamais,  dit  le  poëte,  d'ac- 
cord là-dcssus  avec  certains  écrivains  modernes.  Angélique 
comprit  donc  qu'elle  en  était  au  soleil  couchant  de  la  beauté  ; 
elle  voulut  jouir  de  ses  derniers  rayons,  si  splendides  sou- 
vent, mais  sitôt  évanouis  ! 

L'Arioste,  lui,  n'a  pas  poursuivi  le  récit  d'Angélique  et  de 
Médor:  c'est  le  vaillant  Roland  qui  est  le  principal  personnage 
de  son  poëme;  ce  paladin  réputé  si  sage,  et  que  l'amour  ren- 
dit fou  furieux!  Quel  est  ce  Roland,  choisi  par  l'illustre  poëte? 
Quel  fut  ce  guerrier,  dont  toutes  les  traditions  chevaleresques 
nous  ont  transmis  les  hauts  faits?  M.  Mazuy,  qui  a  enrichi  de 
notes  curieuses  son  cxccilcnte  traduction  du  poëme  de  l'A- 
rioste ,  a  fait  des  recherches  approfondies  sur  ce  héros  fa- 
meux. Les  chroniques  ne  disent  presque  rien  de  Roland.  Ce- 
pendant il  résulte  d'un  passage  d'Eginhard,  qu'un  guerrier 
ayaut  nom  Ruodîand,  gouverneur  de  la  Marche  de  Bretagne, 
périt  aux  Pyrénées,  dans  une  bataille  contre  les  Wascons 
(  Gascons  ).  M.  Mazuy  pense  donc,  avec  raison,  que  l'existence 
de  Roland  ne  peut  pas  être  mise  en  doute,  et  qu'il  appartient 
au  cycle  carlovingien.  Bientôt  commence  le  héros  des  chan- 
sons de  gestes,  celui  des  jongleurs  et  des  trouvères.  Ils  per- 
sonnifièrent en  lui  toute  lagloire  et  toute  l'énergie  des  anciens 
temps.  Ils  le  gratifièrent  de  ce  célèbre  cor  qui  se  faisait  en- 
tendre à  vingt  lieues  à  la  ronde  ,  et  qui ,  à  Roncevaux,  porta 
la  désolation  dans  le  cœur  de  Chariemagne.  Si  vous  êtes  allé 
aux  eaux  de  Bagnères ,  on  n'aura  pas  manqué  de  vous  faire 
voir  la  brèche  de  Roland  :  c'est  un  coup  d'épée  de  Burandal, 
de  l'épée  du  guerrier;  il  sépara  ces  immenses  rochers.  Nul 


bras  n'égalait  en  vigueur  le  bras  de  ce  chevalier  ,  pas  même 
celui  des  géants  ,  et  vous  avez  dû  remarquer,  au  reste,  que 
les  géants,  ces  êtres  surhumains,  doués  d'une  force  si  pro- 
digieuse, n'ont  ('-lé  inventés  par  les  poêles  que  pour  exaller 
le  courage  de  leurs  héros ,  car  vous  les  voyez  toujours  im- 
manquablement pourfendus.  C'était  bien  la  peine  d'être 
géant  ! 

Voici  quelles  étaient,  au  quatorzième  siècle,  les  traditions 
sur  la  naissance  de  lioland;  M.  Mazuy  les  a  empruntées  au 
Rcalidi  Fr.incia,  vieux  roman  italien  qui  renferme  une  gé- 
néalogie fabuleuse  des  princes  de  la  maison  de  lcrrare. 
lîerthe,  sœur  cadette  de  Chariemagne,  s'était  prise  d'amour 
pour  le  jeune  Milon  d'Anglante,  brave  chevalier  qui ,  par  son 
bisaïeul  Bcuves  d'IIanstone,  était  allié  à  la  famille  'le  l'em- 
pereur. La  grossesse  de  Berthe  se  déclara  bientôt,  et  Charie- 
magne, irrité,  enferma  les  deux  amants  dans  une  forteresse , 
bien  décidé  à  les  faire  périr.  Le  duc  Hugues  favorisa  leur 
évasion.  Après  de  nombreuses  fatigues,  et  en  proie  à  la  plus 
profonde  misère  ,  Milon  et  Berlhe  arrivèrent  dans  les  envi- 
rons de  Sutri,  à  quelques  lieues  de  Rome  ;  là,  ils  se  réfugiè- 
rent dans  une  caverne;  Berlhe  y  accoucha  d'un  fils,  qui. 
dès  sa  naissance  ,  roula  jusqu'au  fond  de  la  grolte  ;  il  dut  à 
celle  circonstance  son  nom  de  Roland  ou  Roulant.  Hélas!  ce 
fut  là  un  nom  de  mauvais  augure  et  une  circonstance  fatale, 
car  Roland  termina  sa  vie  comme  il  l'avait  commencée,  en 
roulant.  Ne  se  vit-il  pas  précipité  du  haut  des  Pyrénées  en 
bas  avec  l'impétuosité  du  Gave?  Ainsi  périt  Roland ,  l'hon- 
neur de  la  chevalerie. 

Soldais  français,  chantez  Roland  ! 

L'Arioste  s'est  emparé  de  toutes  les  traditions  romanes- 
ques qui  avaient  cours  de  son  lemps;  il  a  mis  à  contribution 
Lancelotdu  Lac,  Tristan  le  Léonais,  Gyron  le  Courtois;  il 
s'est  empreint  de  l'esprit  de  ces  fantastiques  ouvrages,  maisen 
homme  sceptique  et  railleur,  qui  n'a  pas  foi  dans  ce  qu'il 
raconte  avec  tant  de  charme.  L'Arioste  a  composé  son  poëme 
dans  un  siècle  spirituel  et  voluptueux  ,  dont  les  mœurs  se 
sont  reflétées  dans  ses  tableaux.  Nul  ouvrage  plus  séduisant 
n'est  sorti  de  la  main  des  hommes,  et  c'est  à  bon  droit  que 
l'Arioste  a  été  nommé  divin.  Quelle  inépuisable  variété,  sans 
que  la  diversité  des  intrigues  nuise  en  rien  aux  caractères 
bien  tracés  des  personnages!  Tels  ils  sont  au  début ,  tels  ils 
sont  au  dénouement.  Quels  vers  faciles  et  doux  !  L'Arioste  est 
un  véritable  enchanteur  ;  il  semble  avoir  dérobé  les  secrels 
de  son  Alcine  ;  il  nous  promène  dans  un  jardin  merveilleux. 
Ce  poëme  a  été  loué  trop  de  fois  pour  que  nous  insistions  sur 
son  mérite  infini;  mais  il  lui  manquait  en  France  le  meilleur 
éloge  qu'on  pût  en  faire,  une  bonne  traduction.  M.  Mazuj, 
qui  daus  la  Jérusalem  délivrée  a  obtenu  un  si  beau  succès  , 
s'est  chargé  d'élever  ce  monument  à  la  gloire  de  l'Ariosle. 

La  vie  de  l'Arioste  offre  des  particularités  assez  curieuses  : 
qui  croirait  que  l'aimable  écrivain,  après  avoir  mis  son  poëme 
sous  la  protection  de  sa  maîtresse,  et  crayonné  plus  d'une 
scène  amoureuse  avec  une  extrême  complaisance  ,  ait  voulu, 
au  lieu  des  roses  de  Pœslum ,  coiffer  son  front  du  chapeau  de 
cardinal?  Il  espérait  que  le  pape  Léon  X  lui  ferait  cet  hon- 
neur, sans  doute  parce  que  ses  chevaliers  distribuaient  de 
temps  à  autre  quelques  grands  coups  de  lance  aux  infidèle*  ; 
mais  le  pape  Léon  X  crut  devoir  seulement ,  oublieux  d'an- 


L'ARTISTE. 


2-23 


ciennes  promesses,  baiser  le  poëte  sur  la  joue.  N'était-ce  pas 
le  baiser  de  Judas  ?  Certes,  l'Ariosle ,  au  milieu  de  ces  cardi- 
naux que  Michel-Aniio  punissait  si  cruellement  dans  sou 
Jugement  dernier,  n'aurait  pas  été  dépareillé;  mais  nous 
aurions  de  la  peine  à  nous  le  représenter  sous  le  chapeau 
écarlale  ;  ne  devait-il  pas  craindre  qu'un  mauvais  plaisant  ne 
lui  dit,  comme  Richard  à  Worchester  :  «Je  te  bernerai  dans 
ton  chapeau  de  cardinal ,  beau  sire?  »  C'est  à  peine  si  nous 
croyons  que  l'Ariosle  ait  été  un  meilleur  guerrier  qu'Horace, 
malgré  les  exploits  de  ses  héros.  L'Arioste  ,  comme  La  Fon- 
taine ,  nous  semble  un  de  ces  adorables  insouciants,  pares- 
seux de  génie,  qui  vivent  de  poésie  et  d'amour. 

Cependant  l'Ariosle  a  été  gouverneur  d'une  province,  oui, 
pendant  trois  ans  ;  oui,  gouverneur  de  la  Carfagnana  ,  petite 
province  des  Apennins.  11  fut  chargé  d'y  apaiser  la  guerre 
civile  .  car  la  discorde  était  dans  la  Carfagnana,  comme  au 
camp  d'Agramant.  Voyez-vous  l'Ariosle  transformé  en  paci- 
ficateur! Parmi  ses  subordonnés,  il  y  en  avait  quelques-uns 
qui  avaient  pris  son  poëme  au  sérieux,  à  ce  qu'il  parait,  et  qui 
mettaient  en  pratique  l'histoire  de  ce  chevalier  dont  le  bras 
démontait  chaque  cavalier  rencontré  sur  son  chemin,  afin  de  lui 
dérober  sa  monture;  plusieurs  chevaliers  errants,  en  un  mot, 
s'amusaient  à  détrousser  les  passants  sur  les  grandes  routes. 
La  justice,  moins  polie  que  l'Ariosle,  les  appelait  tout  simple- 
ment des  bandits,  el  voilà  que  le  poëte  se  vil  obligé  de  les 
poursuivre  et  de  les  ranger  à  l'ordre  commun.  Pauvre  poëte, 
comme  son  cœur  dut  saigner  quand  il  se  trouva  à  la  tête  de 
la  police  d'un  royaume ,  forcé  de  sévir  contre  certaines  ac- 
tions qu'il  avait  colorées  des  plus  belles  teintes  de  son  génie! 
Un  jour,  à  la  tête  d'une  escorte  à  cheval,  il  commandait  une 
expédition  contre  des  révoltés,  de  l'espèce  de  ceux  que  Schil- 
ler a  appelés  brigands.  11  y  en  avait  un  ,  nommé  Pacchione  , 
qui  était  célèbre.  Pacchione,  n'ayant  que  peu  de  monde  avec 
lui,  se  trouva  tout  à  coup  en  présence  de  la  troupe  de  l'jt- 
rioste  ;  la  défense  lui  parut  impossible.  Il  était  homme  d'es- 
prit, il  s'avança  aussitôt  vers  le  gouverneur,  la  toque  à  la 
main,  et  récita  deux  joyeuses  strophes  du  Roland  furieux. 
Le  chantre  de  la  chevalerie  ne  put  tenir  à  cet  hommage  im- 
prévu; il  accorda  sur-le-champ  la  liberté  el  la  vie  au  révol- 
té ,  et  lui  dit  d'aller  se  faire  pendre  ailleurs  :  quel  poëte  au- 
rait le  courage  de  mettre  à  mort  un  brigand  qui  sait  ses  vers, 
après  avoir  trouvé  dans  ce  monde  tant  d'honnêtes  gens  peu 
soucieux  de  la  poésie?  Cette  circonstance  atténuante  sauva 
Pacchione,  qui  salua  humblement  l'Ariosle,  en  lui  disant  tout 
haut  :  Adieu,  gouverneur!— Adieu,  bandit!  repartit  gravement 
le  fonctionnaire  public.  Mais  il  est  probable  que  Pacchione  serra 
à  la  dérobée  la  main  de  l'Arioste,  en  murmurant  :  Adieu,  poète! 
et  que  l'auteur  du  Roland  furieux  répondit  plus  bas  encore: 
Adieu,  paladin! 

L'Arioste,  dans  ces  montagnes  de  la  Carfagnana,  déplorait 
surtout  le  malheur  qu'il  avait  d'être  séparé  de  sa  maltresse: 
les  trois  ans  qu'il  passa  loin  d'elle  lui  semblèrent  trois  siè- 
cles. «Étonne-toi,  disait  le  sensible  auteur  en  écrivant  à  son 
cousin  Malaguzzi,  étonne-loi  que  je  ne  sois  pas  mort  de  dépit,  en 
me  voyant  à  une  distance  de  cent  milles  et  plus  de  l'objet  qui 
seul  possède  mon  cœur,  el  lorsqu'il  y  a  entre  nous  des  nei- 
ges, des  montagnes  ,  des  fleuves,  des  forêls.  A  vrai  dire,  je 
donne  les  plus  nobles  excuses  à  mes  autres  amis;  avec  toi,  j'a- 
voue franchement  ma  faiblesse.  »  Et  vous  faites  bien,  Ariosle  ; 


vous  n'étiez  pas  si  criminel  de  préférer  les  tranquilles 
jouissances  du  cœur  au  fracas  des  discordes  civiles;  mais  avec 
une  tclleardeur  pour  votre  maîtresse, comment  songiez-vou- 
à  devenir  cardinal? 

La  position  financière  du  poëte  n'était  pas  brillante;  le  sei- 
gneur llippolyte  d'Est  lui  faisait  compter  vingt-cinq  éru- 
tous  les  quatre  mois,  et  encore  ce  n'était  pas  sans  contesta- 
tion. Ariosle,  dans  ses  satires,  se  plaint  beaucoup  de  son  sort 
II  croyait  avoir  mérité  davantage.  Ne  faisait-il  pas  passer  à  la 
postérité  tous  les  princes  de  Ferrare  comme  les  plus  magni- 
fiques seigneurs  du  monde?  n'avait-il  pas  loué  jusqu'à  Lu- 
crèce Iîorgia?  L'histoire  a  donné,  il  faut  le  dire,  un  singulier 
démenti  à  sa  sœur,  la  poésie,  à  propos  de  cette  Lucrèce  Iîor- 
gia. Ecoutons  l'Arioste:  «Que  dirai-je  de  Lucrèce  Borgia? 
Ses  attraits  ,  sa  vertu  ,  sa  réputation  de  sagesse  ,  sa  fortune, 
s'accroîtront  chaque  jour,  comme  on  voit  s'élever  une  jeune 
plante  sur  un  terrain  fertile.  Toutes  les  autres  femmes  seront 
à  Lucrèce  ce  que  l'élain  est  à  l'argent,  le  cuivre  à  l'or  , 
le  pavot  des  bois  à  la  rose,  le  saule  blanchâtre  au  laurier 
toujours  vert ,  ce  qu'un  cristal  coloré  est  A  une  pierre  pré- 
cieuse. Dotée  d'une  extrême  prudence,  elle  surpassera  ce 
qui  existe  de  plus  parfait  dans  la  création,  durant  sa  vie; 
après  samorl,  on  lui  prodiguera  mille  louanges,  parce  qu'elle 
aura  surtout  inspiré  ù  Hercule  et  à  ses  autres  fils  les  nobles 
sentiments  qui  la  distinguèrent  sous  la  pourpre  et  dans  les  ar- 
mes.» La  prophétie  de  l'Arioste  ne  s'est  pas  réalisée,  et  ce 
sontde  singulières  louanges  que  celles  qui  ont  été  chantées  en 
mémoire  de  Lucrèce  Borgia;  demandez  plutôt  à  M.  Victor 
Hugo. 

Il  serait  injuste  de  reprocher  à  l'Arioste  d'avoir  fiallé  les 
grands  de  son  temps  :  c'était  la  condition  d'existence  des  poë- 
tes,  à  celte  époque  où  il  n'y  avait  pas  de  public  à  qui  l'auteur 
pût  demander  le  salaire  de  ses  veilles.  Il  fallait  vivre  des 
bienfaits  d'une  cour,  bienfaits  achetés  au  prix  de  quelques 
vers,  formule  consacrée  qui  du  reste  n'engageait  souvent  à 
rien,  pas  plus  qu'Alcesle  n'est  le  valet  d'Oronte  parce  qu'il 
vient  de  lui  dire  : 

«  Et  moi  je  suis,  Monsieur,  votre  humble  serviteur.  « 

Que  nous  importe  à  nous  le  cardinal  Hippolyte  d'Est,  et  Lu- 
crèce Borgia,  et  toutes  les  personnes  qu' Ariosle  a  comblées 
d'éloges?  Plaignons  le  poëte  d'avoir  été  soumis  à  la  nécessité 
de  leur  adresser  des  dédicaces,  el  n'en  admirons  pas  moins 
ce  chef-d'œuvre  de  grâce  et  d'esprit,  qu'on  relira  toujours  plu- 
sieurs fois  dans  sa  vie,  YOrlando  furioso,  dont  M.  Mazuy  aug- 
mentera encore  en  France  la  popularité.  L'édition  de  M.  Knab, 
illustrée  de  charmantes  gravures,  obtient  un  succès  mérité. 

Chronique*  chevaleresques  d'Espagne 
et  de   Portugal  ; 

Par  M.   Ferdinand   Denis. 

es  chroniques  chevaleresques  de  M.  Ferdi- 
nand Denis  succèdent  à  propos  au  Roland  fu- 
rieux; il  s'agit  encore  d'héroïques  prouesses; 
seulement  nous  sommes  ici  plus  près  de  la  vé- 
rité. Les  héros  de  l'Arioste  sont  tout  à  fait 
merveilleux  ;  ceux  de  M.  Ferdinand  Denis  louchentàlaréalité, 


t 


au 


L'ARTISTE. 


bien  que  d'une  nature  presque  surhumaine.  Et  d'abord,  voici 
l'histoire  véritable  des  Sept  Infants  de  Lara,  que  le  théâtre  de 
la  Porte- Saint-Martin  nous  a  déjà  fait  connaître  quelque  peu. 
Vous  rappelez-vous  cette  énergique  création,  ce  coup  d'es- 
sai qui  faillit  être  un  coup  de  maître,  de  M.  Félicien  Malle- 
fille,  jeune  auteur  si  vigoureux,  talent  métallique  et  sonore? 
M.  Ferdinand  Denis  a  retiré  de  la  poussière  des  chroniques 
espagnoles  ce  drame  des  Sept  Frères  qui  nous  a  tant  fait  fré- 
mir. 11  nous  le  donne  dans  toute  sa  naïve  àpreté.  Les  diver- 
ses parties  dont  se  compose  ce  récit  furent  recueillies  au  trei- 
zième siècle  par  Alphonse  Le  Sage,  qui  croyait  que  son  avis 
n'eût  pas  été  de  trop  lorsque  le  monde  fut  créé.  C'était  sans 
doute  un  journaliste  du  temps. 

Rien  n'est  plus  terrible  que  ce  drame  !  Les  sept  infants  de 
Lara  s'élantprisde  querelle  avec  leur  oncle  Ruy-Velasquez.  fort 
méchant  homme,  il  arriva  que  ce  Ruy-Velasquez  voulut  se  dé- 
faire d'eux.  H  les  livra  aux  Maures.  Il  y  eut  un  combat  épou- 
vantable :  les  sept  infants  de  Lara  succombèrent  après  des 
prodiges  de  valeur.  Pendant  ce  temps-là  leur  père  était  pri- 
sonnier des  Maures.  Le  roi  Almançor,  le  vainqueur,  fit  ap- 
porter les  tètes  des  vaincus,  puis  il  fit  venir  son  prisonnier. 
«Mes  hommes  m'ont  apporté  sept  tôles,  lui  dit-il;  sept  de  ces 
têtes  sont  les  tètes  de  jeunes  hommes ,  et  je  veux  te  les  mon- 
trer afin  de  voir  si  tu  pourras  les  reconnaître,  carmesadalides 
disent  qu'elles  sont  du  pays  de  Lara.  »  Don  Goncalo-Gustios, 
le  père  des  sept  infants,  répondit  :  «  Si  je  les  vois  je  pourrai 
te  dire  à  qui  elles  appartiennent,  de  quel  lieu  elles  sont,  et  de 
quel  lignage,  car,  en  toute  vérité,  il  n'y  a  pas  un  seul  cheva- 
lier en  la  Castille  que  je  ne  connaisse.  »  On  lui  présenta  les 
sept  têtes  ;  il  les  reconnut  aussitôt.  Si  grande  fut  sa  douleur 
qu'il  en  tomba  à  terre  ;  on  crut  qu'il  était  trépassé,  mais  il  se 
releva  et  versa  de  grosses  larmes.  Il  dit  à  Almançor  :  «  Ces 
têtes,  je  les  reconnais  bien,  ce  sont  celles  de  mes  fils,  les 
sept  infants  de  Lara;  »  puis  il  prit  les  têtes  une  à  une  et  rai- 
sonna avec  chacune  d'elles  des  grandes  actious  qu'elle  avait 
faites,  et,  dans  la  grande  angoisse  où  il  était,  il  prit  une 
épée  qu'on  avait  laissée  dans  le  palais,  et  il  tua  sept  algua- 
zils ,  là  même,  et  devant  Almançor  qui  lui  accorda  cette 
consolation,  tant  il  fut  touché  de  la  douleur  du  vieillard. 

Certes,  voilà  du  drame  s'il  en  fut!  Voulez-vous  maintenant 
l'histoire  d'Inesde  Castro,  sujet  touchant,  que  I. amollie  a  défi- 
guré dans  une  mauvaise  tragédie?  M.  Ferdinand  Denis  est  en 
fonds  pour  vous  la  raconter  :  il  va  lui  restituer,  comme  il  dit 
lui-même,  sa  rudesse  grandiose  et  sa  beauté  si  simple  ;  il  ex- 
traira celte  histoire  des  chroniques  de  Duartc  Nunez,  qu'on  a 
surnommé  le  Froissard  Portugais.  On  sait  que  la  belle  et 
tendre  Inès  paya  de  sa  vie  l'honneur  d'avoir  été  aimée  parle 
fils  d'un  roi.  Don  Alfonsola  fit  mourir  pendant  que  l'infant  don 
Pedroétait  à  la  chasse.  Grande  fut  la  douleur  de  celui-ci  !  «  Si 
quelqu'un,  s'écrie  le  chroniqueur  ancien,  dit  que  beaucoup 
ont  existé  qui  ont  aimé  autant  et  plus  que  don  Pedro,  (elles 
que  Ariane  et  Didon,  et  autres  que  nous  ne  nommons  pas , 
nous  répondrons  que  nous  ne  parlons  pas  d'unions  imagi- 
naires, lesquelles  certains  auteurs,  bien  fournis  d'éloquence 
et  fleuris  en  beaux  discours,  onl  rapportées  selon  leur  fantai- 
sie. »  Lorsque  don  Pedro  monta  sur  le  trône,  il  se  rappela  la 
malheureuse  lues;  il  lit  élever  un  monument  à  sa  mémoire, 
et  sur  la  pierre  du  tombeau  il  voulut  qu'on  plaçât  l'image  de 
sa  bien-aimée,  avec  la  couronne  sur  la  tète.  II  fit  de  plus  por- 


ter le  corps  d'Inès  dans  le  monastère  d'Alcobaca,  qui  était  à 
une  distance  de  dix-sept  lieues;  le  convoi,  composé  d'une 
suite  nombreuse  de  nobles  dames,  de  damoiselles,  de  cheva- 
liers et  de  gens  d'église,  passa  au  milieu  de  torches  enflam- 
mées tenues  sur  toute  la  roule.  Quant  aux  meurtriers  qui 
avaient  aidé  son  père  Alfonso  à  commettre  le  crime,  il  les  fit 
périr  cruellement,  et  mérita  le  nom  fatal  de  Pierre  le  Justi- 
cier. 

Le  Tisserand  du  Siyovie  est  un  drame  d'Alarçon  y  Mendoza. 
dont  une  comédie,  devenue  fameuse,  a  fourni  le  Menteur  à 
Corneille,  qui  croyait  imiter  une  pièce  de  Lopez  de  Vega.  Les 
Bspagnota  citent  un  jeu  de  mots  singulier  au  sujet  de  Corneille. 
Alarçon,  s'adressant  aux  lecteurs  de  son  temps,  a  écrit  ces 
mots  :  «  Qui  que  tu  sois,  mécontent  ou  bien  intentionné,  sache 
que  les  comédies  de  ma  première  partie,  et  les  douze  qui 
composent  cette  seconde ,  sont  toutes  de  moi,  quoiqu'elles 
soient  devenues  la  parure  d'autres  Corneilles.  À  unque  alga- 
nas  han  sido  plumas  de  olras  cornéjas.  La  Corneille  qui  se  re- 
vêtit en  dernier  lieu  des  plumes  d'Alarçon.  leur  a  donné  un 
lustre  immortel.  Le  Tisserand  de  Ségovie  est  une  pièce  di- 
visée en  journées,  et  pleine  d'un  héroïque  intérêt.  Si  Cor- 
neille l'a  connue,  elle  a  pu  soutenir  son  inspiration  lorsqu'il 
travaillait  au  Cid.  C'est  une  source  où  il  pouvait  se  re- 
tremper. 

Nous  passons  sous  silence  beaucoup  d'autres  histoires  moins 
importantes,  mais  curieuses  à  connaître,  rapportées  par 
M.  Ferdinand  Denis,  dont  les  chroniques  chevaleresques  se 
placeront  certainement  dans  la  bibliothèque  des  gens  de  goût 
à  côté  de  ses  autres  ouvrages. 

IIippoi.yte  LUCAS. 


rfrr  .!iJÙ.^^2-U^ 


DE    3CKC7ESS3. 


e  comte  de  Rassinghem  aimait  sa 
femme  comme  un  amant  :  les  plus  fraîches 
(sPÎjl  toilettes,  les  fantaisies  les  plus  gracieuses 
de  ce  Paris  où  l'on  a  tant  de  grâce,  étaient 
jj  pour  elle  ;  il  l'entourait  de  plus  de  soins  el 
de  luxe  que  n'en  eût  désiré  une  duchesse;  et  cependant 
Marie  n'était  pas  heureuse ,  el  l'expression  de  son  visage 
était  d'habitude  triste,  ses  yeux  .  abrités  sous  leurs  longs  cils 
noirs,  trahissaient  un  indéfinissable  malaise.  11  fallait  à  cette 
femme,  créée  avec  des  goûls  d'artiste  et  pour  un  monde  plus 
vaste,  pour  une  société  comme  celle  de  notre  grand  et  illustre 
Paris,  si  immense  que  tous  les  bruits  s'y  perdent,  il  fallait 
des  secousses  violentes  ou  de  sauvages  épisodes. 

Mon  Dieu!  vous  l'eussiez  rencontrée  dans  une  promenade 
ou  dans  un  salon ,  sous  les  tilleuls  de  la  place  de  Meir,  ou 
sous  les  voussures  hardies  de  Notre  Dame,  qu'elle  vous  eût 
inspiré  une  admiration  respectueuse  et  muette  ,  et  que  vous 
l'eussiez  rangée  au  petit  nombre  de  ces  femmes  auxquelles 


I,   UlTISTE. 


<>■>:, 


on  croirait  faire  injure  en  leur  disant  tout  bas  :  je  vous  aime  ! 
luterrogiez-vous  l'expression  générale  de  sa  physionomie,  sa 
calme  démarche  ,  l'espèce  de  contrainte  que  trahissait  son 
sourire,  vous  en  tiriez  cette  conséquence  que  vous  aviez  de- 
vant vous  un  ange  égaré  sur  la  terre,  las  du  monde ,  saturé 
des  fêtes,  revenu  de  toutes  les  impressions,  de  tous  les  dé- 
sirs; et  vous  vous  trompiez  vraiment,  car  c'était  une  àme 
toute  neuve,  une  organisation  de  feu  qui  se  consumail  sous 
une  enveloppe  d'albâtre  ,  en  guise  de  cendres. 

D'abord  elle  avait  cherché  à  combattre  l'inexplicable 
sentiment  qui  l'entraînait  vers  ce  comédien  qui  faisait  rire 
le  parterre;  elle  se  reprochait  à  elle-même  ses  aspirations 
vers  une  source  aussi  vulgaire;  mais  le  caprice  était  là,  ce 
bouffon  qui  lui  fermait  les  yeux  en  même  temps  qu'il  lui  ou- 
vrait le  cœur.  Elle  sentait,  à  ne  pouvoir  s'y  méprendre,  que 
la  résistance  était  pour  elle  un  sujet  d'oppression  et  de  dé- 
couragement,  tandis  qu'elle  entrevoyait  des  délices  ineffables 
dans  la  satisfaction  de  son  désir,  tout  bizarre  qu'il  était. 
Nature  trop  longtemps  reployée  sur  elle-même ,  elle  éprouvait 
un  indicible  besoin  de  s'étendre  et  de  ranimer,  en  de  suprêmes 
étreintes,  ses  membres  engourdis. 

On  juge  de  sa  joie ,  lorsqu'un  malin  elle  reçut  la  lettre  sui- 
vante, écrite  par  Isidore  et  composée  par  son  ami  Des- 
banne : 


«  Anvers,  17 décembre  1834. 


<t  Madame, 


«  L'extrême  indulgence  avec  laquelle  vous  accueillez 
«  mon  faible  talent,  toutes  les  fois  qu'il  a  le  bonheur  de  se 
«  produire  devant  vous,  m'enhardit  à  vous  demander  la  per- 
«  mission  de  venir  vous  remercier  moi-même. 

«  Dois-je  ajouter,  Madame,  que  l'attention  dont  j'ai  été 
«  l'objet  de  votre  part  a  réveillé  en  mon  cœur  un  senti- 
«  ment  que  je  n'ose  appeler  de  l'amour,  dans  la  crainte  de 
«  vous  déplaire,  mais  qui  n'en  occupe  pas  moins  toutes  mes 
«  pensées  ? 

«  Je  sais ,  Madame ,  à  quelles  graves  et  hautes  considéra- 
it lions  vous  êtes  astreinte;  nul,  mieux  que  moi,  n'apprécie 
«  les  inflexibles  besoins  de  votre  repos  et  de  votre  honneur  ; 
«  mais  parlez ,  Madame,  parlez  à  voire  esclave  soumis.  Corn- 
et mandez,  il  obéira. 

«  Isioobe.  » 

Le  même  soir,  Isidore  avait  obtenu  de  la  comtesse  son  pre- 
mier rendez-vous. 


VI. 


Les  amours  de  la  comlesse  et  du  comédien  duraient  de- 
puis plus  d'une  semaine;  ils  démentaient  les  précédenls  les 
mieux  établis  et  violaient  les  immuables  lois  qui  régissent 
la  matière  depuis  que  notre  globe  gravite  dans  l'espace.  Il 
devint  donc  nécessaire  qu'une  circonstance  extérieure  se  mit 
à  la  traverse  des  épanchements  d'Isidore  et  de  Marie ,  puis- 
qu'ils ne  trouvaient  pas  en  eux-mêmes  de  motifs  raisonnables 
de  se  déplaire,  et  par  suite  de  se  tourner  le  dos. 

A  mi-chemin  d'Anvers  et  de  Malines  ,  au  Vieux-Dieu  ,  dans 
le  château  du  baron  d'Amblève,  habitait  un  jeune  Français, 
Anatole  Delmar,  précepteur  de  la  famille,  cl  qui  venait  sou- 
vent secouer  les  dégoûls  de  sa  pédagogie  de  campagne  au 


sein  de  la  société  anversoise.  A  Anvers,  les  distractions  ne 
sont  guère  plus  nombreuses  qu'au  Vieux-Dieu;  mais  chemin 
faisant,  Anatole  se  berçait  parfois  de  l'espérance  de  rencon- 
trer une  figure  nouvelle,  de  ramasser  par  hasard  une  aven- 
ture ,  ou  de  découvrir  peut-être,  sous  la  faille  de  la  domina 
nation  espagnole  qui  se  perpétue  sur  le  sol  belge,  au  milieu 
de  toutes  les  transformations  politiques,  quelques-uns  de  ces 
frais  et  réjouis  visages  flamands,  comme  on  en  voit  au  milieu 
des  clairs-de-lune  passagers,  entre  les  cruches  de  bière  et  ie- 
laillis  jaunissants  de  Téniers  ou  de  Ruysdaël. 

Il  y  avait  longtemps  que  la  comtesse  Marie  de  liassinghem 
avait  été  remarquée  par  M.  Anatole  :  ce  type  essentiellement 
parisien  aurait  dû  la  séduire ,  si  elle  n'avait  été  occupée  autre 
part;  mais  tous  les  efforts  du  jeune  lion  lui  avaient  à  peine 
attiré  de  ces  vagues  regards  qu'on  accorde  à  peiue  à  l'homme 
qui  passe.  M.  Anatole,  comme  un  grand  philosophe  qu'il 
était,  qui  savait  Ovide  par  cœur,  et  plusieurs  vers  de  Gentil 
Bernard  et  de  Dorât,  se  fit  à  lui-même  ce  raisonnement: 
qu'en  fait  d'amour  il  faut  attendre  et  choisir. 

-Je  prendrai  ma  revanche!  se  dit-il  à  lui-même  en 
fronçant  le  sourcil;  et  il  en  disait  plus  qu'il  n'en  pensait;  et 
notez  bien  qu'il  avait  d'autant  plus  droit  d'être  indigné  des 
rigueurs  de  cette  belle  dame,  qu'il  était  beau,  bien  fait,  re- 
marquablement brun,  qu'il  n'avait  rien  de  pédant  que  son 
litre  de  professeur,  qu'il  parlait  assez  facilement  pour  être 
regardé,  surtout  en  Belgique,  comme  un  homme  d'un  es- 
prit distingué. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  bruit  des  amours  de  celte  dame  si  bien 
posée  avec  un  comédien  qui  l'était  si  mal,  ne  larda  point  à 
venir  galvaniser  les  prétentions  éteintes  du  Bulhweu  de 
Vieux-Dieu. 

—  Ah!  c'est  ainsi, s'écria-t-il,  que  vous  préférez  à  un  lettré 
comme  moi  le  bâtard  de  M.  Odry  ou  le  frère  de  lait  de  M.  Ar- 
nal  !  Eh  bien!  à  nous  deux  maintenant!  oui,  je  vais  prendre 
ma  revanche,  ma  belle  comlesse! 

L'amour  qui  naît  est  fécond  en  expédients;  l'amour  qui 
ressucite  opérerait  des  miracles.  Anatole  parvint  à  voir  Marie, 
à  lui  parler  seul ,  à  lui  dire  qu'il  savait  (oui.  Ceci  dit .  il  osa 
mettre  un  prix  à  son  silence.  La  comtesse  ,  indignée  de  celte 
éternelle  proposition  qui  se  fait  à  tous  les  amours,  sonna,  lui 
déclarant  avec  tout  le  sang-froid  d'un  mépris  et  d'une  indi- 
gnation concentrés  qu'elle  allait  le  faire  mettre  dehors  par 
ses  domestiques,  s'il  ne  se  relirait  à  l'instant  même  ,  sauf  à 
jeter  son  secret  à  la  première  borne  du  chemin. 

Deux  heures  après,  dans  ce  même  salon,  sur  ce  même  so- 
fa ,  la  jeune  femme ,  tout  entière  à  celte  confiance  que  donne 
la  passion  heureuse,  recevait  le  comédien,  plus  expan- 
sive,  plus  passionnée  qu'elle  ne  l'avait  été  encore,  et  elle 
mettait  au  cou  de  ce  saltimbanque  la  chaîne  d'or  qu  elle- 
même  n'avait  cessé  de  porter  sur  son  cou  frêle  et  blanc,  de- 
puis le  jour  où  elle  était  devenue  la  riche  et  enviée  com- 
tesse de  Bassinghcm. 

M.  Anatole,  en  tout  ceci,  qui  avait  commencé  comme  un 
niais,  comprit  bientôt  toute  sa  lâcheté  et  sa  sottise;  il  écrivit 
non  pas  au  mari,  mais  à  la  dame.  Sa  lettre  était  remplie  de 
tous  les  ingrédients  d'une  lettre  d'amour  :  menaces ,  prières, 
promesses  infinies.  Quoi  encore?  vous  en  avez  tous  écrit 
de  la  même  sorte. 

On  ne  daigna  pas  lui  répondre.  —  Il  écrivit  une  dernière 


■2H) 


L'AUTISTE. 


fois  à  Mme  de  Rassinghem  que ,  si  elle  n'accédait  pas  à  ses 
vœux  dans  les  vingt-quatre  heures,  son  mari  saurait  tout.  — 
Il  cuirait  alors  dans  les  dernières  lâchetés.  —  La  comtesse  , 
constante  dans  son  mépris  comme  elle  était  dans  son  amour, 
lui  fit  signifier  par  un  valet  qu'il  eût  à  ne  point  l'importuner 
davantage. 

On  dit  depuis  longtemps  déjà  que  les  maris  trompés  sont 
le*  derniers  à  le  savoir.  On  se  trompe.  Ils  savent ,  mais  ils 
ne  croient  pas  tout  de  suite.  Voilà  qui  est  exact  et  qui  s'ex- 
plique, parce  que  ces  excellentes  créatures  ont  un  inlérèt  ma- 
nifeste à  rester  incrédules  jusqu'au  moment  où  la  lamentable 
vérité  leur  apparaît  dans  tout  son  jour.  Le  comte  de  Ras- 
singhem avait  hien  entendu  bourdonner  à  ses  oreilles  les 
sourdes  clameurs  de  la  médisance  ;  mais  il  aurait  craint  de 
scandaliser  la  vertu  de  sa  femme  en  lui  faisant  part  de  ces 
rumeurs ,  ou  d'éveiller  dans  son  chaste  cœur  des  passions 
inconnues.  11  reçut  donc  d'abord  fort  mal  et  en  haussant  les 
épaules  la  révélation  qu'Auatole  lui  envoya  sous  une  enve- 
loppe anonyme.  La  lettre  anonyme  a  cela  de  bon, que  sa 
lâcheté  même  vous  rassure  tout  en  faisant  peur. 

Par  une  coïncidence  remarquable,  le  jour  même  où  le  billet 
anonyme  arriva  au  comte  de  Rassinghem  ,  Isidore,  après 
s'être  amusé  comme  un  enfant ,  de  la  chaîne  d'or  de  Marie, 
en  fit  cadeau  à  Amandine,  qui  venait  de  lui  remettre  complè- 
tement à  neuf  son  beau  gilet  de  poil  de  chèvre  et  son  col  de 
crinoline. 


VIL 


Donc  le  comte  de  Hassinghem  avait  accueilli  d'une  façon 
très-maussade  la  déclaration  sans  signature  qui  l'informait 
des  infidélités  de  sa  femme.  Il  y  a  des  gens  qui  prétendent 
qu'une  lettre  anonyme  est  une  de  ces  injures  non-avenues 
sur  lesquelles  on  crache  tout  bas:  M.  de  Rassinghem  était 
plus  vulnérable.  Il  eut  recours  à  un  stratagème  conjugal  tou- 
jours nouveau  et  loujours  vieux  ,  ce  qui  prouve  à  la  dernière 
évidence  que  depuis  que  les  mêmes  secrets  se  succèdeut 
dans  l'ordre  humanitaire  de  la  création,  les  mêmes  circon- 
stances se  sont,  hélas!  inexorablement  reproduites.  Il  an- 
nonça qu'il  parlait  dans  l'après-midi  pour  Liège  ,  où  l'appe- 
laient de  pressantes  affaires  ,  cl,  l'heure  venue,  il  feignit  de 
monter  en  chaise  de  poste,  mais  bien  véritablement  il  grimpa 
à  son  grenier,  intervertissant  les  rôles  et  attendant,  blotti 
entre  les  gouttières  et  les  tuiles,  que  son  bienheureux  rival 
fût  aux  genoux  de  sa  femme. 

Le  ciel  ne  voulut  pas  que  tant  de  peines  et  tant  de  précau- 
tions fussent  inutiles  ;  six  heures  sonnaient  à  cette  admirable 
flèche  gothique  de  Notre  Dame  qu'on  nomme  le  clocher  d'An- 
vers ,  quand  Isidore ,  qui  attendait  cette  heure  pastorale,  ac- 
coudé à  la  fontaine  de  Quentin  Mclsis ,  fui  d'une  enjambée 
à  la  place  de  Meir,  où  la  porte  de  l'hôtel  de  la  comtesse  s'ou- 
vrit comme  par  enchantement. 

Il  y  avait  dix  minutes  environ  que  durait  le  tête-à-tête , 
lorsque  le  comte  de  Rassinghem,  descendant  à  pas  d'assas- 
sin de  son  grenier,  arriva  sur  la  pointe  des  orteils  à  la  porte 
du  salon  de  sa  femme,  qu'il  poussa  avec  violence. 

En  ce  moment,  la  comtesse,  assise  sur  son  divan,  considé- 
rait Isidore  qui  était  à  ses  pieds.  Aubruit  delà  porte  qui  s'ou- 
vrait en  poussant  un  petit  cri  lamentable .  elle  se  leva  sou- 


dain, froide  et  impassible  comme  serait  une  statue  de  marbre. 
L'aspect  inattendu  de  son  mari  n'imprima  aucune  secousse 
visible  à  celte  nature  à  part  ;  et  tandis  que  le  comte,  la  bouche 
béante  et  les  yeux  fixes,  ne  pouvait  articuler  aucune  parole, 
tandis  que  le  comédien  baissait  la  têle  et  demeurait  convul- 
sivement accroupi  sur  le  tapis,  elle  seule  était  fière  et  tran- 
quille ,  elle  seule  elle  sentait  son  cerveau  illuminé  par  un 
de  ces  éclairs  qui,  en  pareille  occurrence,  sauvent  une  femme 
ou  achèvent  de  la  perdre. 

— Vous  faites  bien  de  venir,  monsieur  le  comte,  dit-elle,  k 
tournant  avec  calme  ver.-,  sou  mari  ;  vous  allez  m'aider  à 
chasser  d'ici  ce  voleur  qui  me  demande  grâce,  et  auquel  je 
veux  bien  permettre  d'aller  se  faire  pendre  ailleurs. 

Soit  qu'il  fût  convaincu  que  sa  femme  disait  vrai ,  soit 
qu'il  estimât  que  les  apparences  au  moins  étaient  sauvées  . 
soit  enfin  qu'il  ne  fût  pas  revenu  encore  du  bouleversement 
que  lui  faisait  éprouver  une  scène  aussi  étrange,  le  comte  de 
Rassinghem  s'approcha  de  sa  femme,  et  d'un  signe  impératif 
il  jeta  à  la  porte  le  malheureux  comédien.  Isidore  obéit  san« 
trop  savoir  ce  qu'il  faisait,  et  en  balbutiant  des  paroles  BBIH 
suite. 

Que  se  passa-t-il,  lui  parti,  entre  le  comte  de  Rassin- 
ghem et  Marie.?  On  l'ignore.  Marie  essaya-l-elle  de  lui  prou- 
ver qu'il  n'avait  rien  vu?  Ou  en  doute.  Dans  tous  les  cas, 
le  comte  adopta  l'opinion  simulée  de  sa  femme  au  sujet  du 
comédien ,  la  seule  en  effet  qui  pût  aux  yeux  du  monde 
motiver  sa  présence  chez  lui ,  et  il  alla  partout ,  criant  à 
haute  voix,  que  c'était  un  voleur  de  grand  chemin.  La  chaîne 
d'or  au  cou  de  la  dauseuse  fut  en  effet  pour  certaines  per- 
sonnes une  apparence  de  vérité  à  cetlc  calomnie  épouvan- 
table. Le  pauvre  diable  qui  tombait  ainsi  de  ce  divan  amou- 
reux à  l'infâme  gibet ,  provoqua  le  comte,  qui  se  retrancha 
derrière  son  aristocratie  et  ses  cinquante-cinq  ans.  Que  faire 
alors?  un  procès!  Mais  un  procès  offrait  au  pauvre  diable  la 
perspective  d'une  infaillible  condamnation  du  chef  d'adultère 
ou  de  vol.  Dans  l'un  et  l'autre  cas,  il  fallait  aller  en  prison. 

Mais  la  vengeance  de  M.  de  Rassinghem  ne  devait  pas 
s'arrêter  là.  Notre  don  Juan  Isidore  avait  des  dettes  :  aurait- 
il  été  sincèrement  un  artiste  sans  cela?  Le  comte  acheta 
loules  ses  créances  à  vil  prix;  et  de  ce  moment,  Isidore,  traité 
de  voleur  par  l'époux  de  sa  maîtresse ,  insulté  à  toute  heure 
par  un  homme  qui  refusait  de  lui  donner  satisfaction,  méconnu 
par  cette  femme  dont  l'imminence  du  péril  de  la  veille  avail 
assouvi  le  caprice,  se  vil  en  outre  sous  le  coup  d'une  con- 
trainte par  corps.  Vainement  un  de  ses  camarades,  un  gros 
comédien  de  Paris  en  représentation  à  Anvers  ,  lui  offrit 
de  désintéresser  M.  de  Rassinghem  ;  vainement  on  essaya 
de  lui  démontrer  qu'il  n'était  coupable  qu'aux  yeux  des  amis 
du  comte  ou  des  amants  heureux  de  la  comtesse  ;  Isidore  de- 
vint plus  que  jamais  rêveur,  taciturne,  maniaque;  sa  joie 
était  perdue;  sa  pipe  était  tout  autant  négligée  que  sa  maî- 
tresse: le  pauvre  diable  était  devenu  fou  à  force  de  douleur. 

VIII. 

On  donnait  Y  Italienne  à  Alger.  Isidore  y  remplissait  un  pe- 
tit rôle.  Au  dernier  acte,  il  faisait  sa  partie  dans  un  trio  où 
il  n'avait  en  quelque  sorte  à  chanter  que  le  mot  pendu.  Ce 
mot,  qu'il  prononçait  loujours  avec  une  grimace  très-bouf- 


L'AUTISTE. 


'>■>', 


fonne  ,  il  le  répéta  ce  soir-là  d'une  manière  plus  diabolique 
que  de  coutume.  Jamais  il  n'avait  autant  fait  rire. 

En  rentrant  chez  lui  il  se  sentit  en  proie  à  un  violent  dés- 
ordre qui  parfois  s'élevait  jusqu'au  délire.  11  balbutiait  d'un 
ton  sourd  le  «  qu'il  aille  se  faire  pendre  ailleurs  »,  de  la  com- 
tesse; puis  il  chantait  à  pleine  voix  le  «  pendu  »  de  Rossini. 
Lu  abattement  profond,  une  prostration  de  forces  universelle, 
succédèrent  à  cette  crise.  C'en  était  fait,  il  n'y  avait  plus 
rien  de  l'homme  chez  Isidore  ;  toutes  les  fibres  de  son  intel- 
ligence étaient  détendues.  11  rêvait  éveillé;  mais  quel  rêve! 
Il  se  promena,  ouvrit  sa  fenêtre,  il  la  ferma  bien  vite.  Il 
déploya  tous  ses  costumes  et  les  étendit  par  terre  :  les  om- 
bres d'Odry,  d'Alcide  Tousez,  d'Arnal,  les  demi-dieux  de 
l'Olympe  comique,  se  levèrent  radieuses  du  milieu  de  ces 
guenilles  et  lui  tendirent  la  main.  Il  les  repoussa  toutes. 
Il  se  mit  à  sa  table  et  il  écrivit. 

Les  premières  lueurs  matinales  se  jouaient  à  angles  rom- 
pus avec  le  pâle  rayonnement  de  la  bougie,  et  jetaient  une 
teinte  morne  sur  les  draps  blancs  du  lit  et  les  mille  bigar- 
rures de  la  garde-robe  du  comédien.  Le  froid  saisit  Isidore, 
son  pouls  s'accéléra  ,  tout  son  sang  lui  reflua  au  cœur. 
Il  sortit  brusquement  de  sa  chambre. 
Quelques  instants  après,  une  servante  qui  allaita  son  ou- 
vrage, les  yeux  à  demi  ouverts,  s'étonna  de  trouver  la  porte 
d'Isidore  tout  ouverte.  En  voyant  le  pêle-mêle  intérieur  de 
cette  chambre,  toutes  les  armoires  dégarnies,  la  bougie  qui 
brûlait  encore,  le  lit  intact  comme  la  veille,  et  un  papier 
humide  sur  la  table,  elle  eut  le  pressentiment  d'une  cata- 
strophe. Le  frisson  la  prit,  elle  se  hâta  de  sortir  du  lieu  où  elle 
s'effrayait  elle-même,  elle  premier  objet  que  ses  yeux  ren- 
conlrèrent ,  ce  fut  le  corps  d'un  homme  les  yeux  renver- 
sés, le  teint  livide,  et  qui  se  débattait  pendu  à  la  rampe  de 
l'escalier. 

Elle  poussa  un  cri  d'effroi,  et  n'osant  rester  seule  à  côté 
d'un  mort ,  elle  appela  au  secours  dans  la  maison  et  dans 
la  rue. 

Mais  quand  on  arriva,  il  était  trop  tard.  Le  pauvre  arliste 
ne  remuait  plus;  il  ne  restait  de  lui  que  son  cadavre  en- 
core chaud,  et  sur  sa  table  une  touchante  lettre  de  reproche 
à  cette  comtesse  qui  l'avait  sacrifié  à  son  caprice  d'un  jour; 
mais,  hélas  !  celle  lettre,  dernière  confidente  de  ses  douleurs, 
il  n'avait  pas  eu  le  courage  de  la  finir! 


IX. 


Qu'arriva- t-il?  rien  !  ce  qui  arrive  à  toutes  les  passions  hu- 
maines qui  vont  se  dépravant  sans  cesse.  M.  de  Rassinghem, 
pour  que  le  suicide  du  comédien  fût  plus  léger  à  sa  mémoire, 
pourvut  en  secret  aux  besoins  delà  danseuse  Amandine.  —  La 
comtesse,  qui  a  obtenu  le  pardon  de  son  époux,  a,  par  re- 
connaissance, fait  grâce  A  M.  Anatole,  qui  l'adore  et  qu'elle 
paie  du  plus  touchant  retour.  Du  reste,  elle  se  confesse  tous 
les  mois  et  elle  va  à  la  messe  tous  les  dimanches.  M.  Anatole, 
dans  la  solitude  du  château  de  Vieux-Dieu,  continue  à  in- 
culquer aux  enfants  du  baron  d'Amblêve  les  principes  de 
la  saine  morale  et  de  la  latinité  du  beau  siècle  d'Auguste. 

0  mon  pauvre  bouffon  !  c'était  bien  la  peine  de  mourir! 

G.  GUÉNOT-LECOINTE. 


UN  PEU  DU  TOUT. 

CHAPITRE  v. 

la  fin  ,  voici  Décembre.  C'est   le  nieilleui 
mois  de  l'année  pour  les  écrivains  .  pour  les 
poètes,  pour  les  femmes  ,  pour  les  artistes  , 
pour  les  journaux  surtout,  ce  reflet  babillard 
et  agité  de  la  société  parisienne.  Tant  que 
Décembre  n'est  pas  arrivé ,  on  hésite,  on  tâtonne  ,  on  espère 
toutes  sortes  de  petits  printemps  anonymes  ou  de  petits  été> 
douteux,  comme  l'été  de  la  Saint-Martin.  Parmi  les  absents 
c'est  à  qui  ne  reviendra  pas  de  son  château;  parmi  ceux  qui 
ne  sont  pas  arrivés  encore,  ou  qui  n'ont  pas  de  châteaux  . 
c'est  à  qui  ne  mettra  pas  le  nez  à  la  fenêtre.  Nul  ne  veut 
avouer  qu'il  esta  Paris  avant  le  mois  de  Décembre;  ni  le  dé- 
poté, ni  le  pair  de  France,  ni  la  grande  coquette,  ni  le  poète 
voyageur.  Au-dehors,  les  rues  sont  désertes;  au-dedans.  le* 
maisons  sont  peu  habitées;  il  faut  que  Décembre  arrive,  en- 
veloppé dans  ses  fourrures,  pour  que  la  vie  parisienne  s'ar- 
range et  se  complète.  Il  est  le  héros  des  frimas  et  des  tisons 
ardents  ,  de  la  neige  et  des  tapis  d'Aubusson ,  de  la  forêt 
dépouillée  et  des  chaudes  fourrures  ;   il  remplit  le  ciel  de 
nuages  en  même  temps  qu'il   charge  de  bougies  les  candé- 
labres d'or;  il  ouvre,  d'une  main  ferme  et  assurée,  la  Cham- 
bre des  députés  silencieuse,  il  souffle  d'un  souffle  puissant 
sur  la  pairie.  C'est  lui  qui  découvre  les  blanches  épaules  des 
jeunes  filles  en  même  temps  qu'il  habille  des  plus  chaudes 
étoffes  le  mendiant  qui  vous  tend  les  mains;  il  ouvre  le  bal. 
il  ouvre  aussi  les  hôpitaux  et  les  chauds  asiles  de  la  bien- 
faisance publique.  Faites-lui  place  !  faites-lui  place  !  il  arrive 
chargé  des  dépouilles  de  tous  les  pays  de  ce  monde,  le  thé 
et  les  vieux  laques  de  la  Chine,  les  porcelaines  du  Japon  .  le 
café  et  les  liqueurs  des  lies,   les  fourrures  du  Nord.  Ie~ 
vins  du  Midi,  le  gibier  qu'il  a  tué  dans  ses  vastes  forèls,  les 
plus  belles  dames  qu'il  a  conviées  lui-même  dans  toutes  les 
capitales  de  l'Europe  à  ses  fêtes  de  chaque  soir.  Que  d'à- 
mours!  que  de  mariages!  que  de  passions  brûlantes  et  hon- 
nêtes !  que  de  festins  somptueux  !  et  quels  héros  tout  nouveaux 
nous  amène  ce  mois  de  Décembre  !  A  bas  l'été  !  vive  l'hiver  ! 
L'hiver  rapproche,  il  réunit  tout  ce  que  l'été  sépare:  il 
est  amoureux  ,  il  est  inspirateur;  il  aime  les  beaux  vers,  la 
belle  musique,  les  riches  étoffes,  les  palais  somptueux  .  les 
belles  personnes  dont  le  regard  vous  illumine  ,  les  blanches 
épaules  et  les  bras  nus  chargés   de  bracelets  d'or.  Pour 
l'hiver  seulemenl,  l'Opéra  prépare  ses  chefs-d'œuvre  dans 
tous  les  genres;   le  Théâtre-Italien,  ses  mélodies  les  plus 
charmantes;   le  Théâtre-Français,  ses  inventions  les  plus 
poétiques;  le  boulcvarl  du  Crime,  ses  crimes  les  plus  atro- 
ces; Mme  Prévost,  les  plus  belles  fleurs. 

Car  M""'  Prévost,  qui  était  morte,  est  revenue  en  ce  monde. 
Elle  nous  est  revenue  jeune  et  jolie,  svelte  et  bien  faite,  sous 
les  traits  d'une  belle  fille  de  l'Angleterre.  Soudain  les  rosiers, 
les  camélias,  les  œillets,  les  douces  violettes  ont  reconnu  leur 
souveraine  bien-aimée.  Donc,  les  belles  dames  parisiennes, 
vous  pouvez  en  (oute  sûreté  aller  au  bal  ou  à  l'Opéra,  vous 
ne  manquerez  pas  de  bouquets  cet  hiver. 
L'hiver  est  le  roi  de  la  rue  de  Richelieu,  de  la  place  de  la 


■22H 


L'ARTISTE. 


Roursc,  de  la  rue  du  Helder;  il  est  l'ami  intime  du  Rocher 
de  Cancale ,  du  Café  Anglais,  du  Concert  Valcntino,  de  Mau- 
rice Benuvais,  de  Nattier,  de  Déniere,  de  Froment-Meurice 
et  de  Wagner,  de  tout  ce  qui  est  le  luxe,  le  goût,  l'élégance, 
la  bonne  chère  et  le  plaisir.  Or,  Décembre  est  le  grand 
chambellan  de  l'hiver,  il  prépare  les  voies  de  son  seigneur 
et  maître,  il  dispose  ses  loges  au  théâtre,  il  dore  ses  meu- 
bles, il  accorde  ses  instruments  de  musique  que  l'été  a 
fêlés  et  dont  il  a  brisé  les  cordes.  Voyez  ce  qui  arrive  :  déjà 
Décembre  nous  ramène  par  la  main  cette  belle  Grisi,  l'hon- 
neur de  son  théâtre;  il  nous  rend  M.  de  Lamartine,  le  plus 
urand  poëte  de  ce  monde;  il  repose  Meycrbeer  de  ses  cour- 
ses aventureuses;  il  rappelle  Liszt  de  son  vagabondage  poé- 
tique; il  nous  rend  à  la  fois  tous  nos  grands  orateurs  du  bar- 
reau et  de  la  tribune;  il  nous  a  ramené  l'autre  jour  M.  Scribe, 
tout  chargé  d'une  grosse  comédie  en  cinq  actes,  intitulée  la 
Calomnie.  Il  rappelle  à  lui  tous  ces  poètes,  tous  ces  grands 
artistes,  toutes  ces  illustrations  en  tous  les  genres.  Déjà  même 
il  fait  signe  à  Mme  Pleyel  de  revenir.  Mais,  hélas!  elle  n'en- 
lend  pas  ce  signal  de  l'hiver,  la  charmante  artiste;  elle  ap- 
partient tout  entière  à  ses  grands  triomphes  de  l'Allemagne, 
qui  se  dispute  les  moindres  parcelles  de  son  âme.  Toujours 
faudra-t-il  bien  que  celle-là  aussi,  fatiguée  de  cette  gloire 
étrangère ,  elle  obéisse  à  son  tour  à  la  voix  toute-puissante 
de  l'hiver  parisien. 

Ainsi  donc,  grâce  à  Dieu  ,  qui  a  fait  l'hiver  et  qui  a  bâti 
Paris,  mais  non  pas  en  sept  jours,  ce  qui  était  impossible 
même  à  Dieu ,  nous  sommes  arrivés  au  beau  moment  de  la 
récolte  hebdomadaire;  le  temps  le  plus  difficile  est  passé,  et 
pour  nous,  la  moisson  commence.  Certes,  en  regardant  avec 
attention  ce  qui  se  passe  autour  de  nous,  eu  prêtant  une 
oreille  quelque  peu  attentive  à  ces  conversations,  à  ces  poé- 
sies, à  ces  mélodies  errantes,  nous  serions  bien  coupables, 
nu  bien  mal-appris,  de  ne  pas  vous  faire  un  bon  journal.  De 
loutes  parts  la  pensée  esta  l'œuvre,  les  historiens  ont  repris 
la  campagne,  les  poètes  ont  accordé  leur  vieille  lyre,  les  ro- 
manciers se  raniment,  et  le  roman,  écrasé  par  sa  propre 
fécondité,  relève  sa  tête  déjà  moins  timide  (1).  Les  poètes 
dramatiques  se  réveillent  en  sursaut  à  la  voix  de  Décembre, 
lout  est  prêt;  les  bonnes  lames  de  Tolède  sont  aiguisées,  les 
armures  sont  fourbies,  le  poison  est  tout  distillé  ,  les  caver- 
nes et  les  tombeaux  sont  repeints  à  neuf;  l'échelle  de  soie 
ne  sera  pas  oisive  cet  hiver,  non  plus  que  la  mandoline  ou 
l'écharpe,  ou  la  clef  mystérieuse.  Préparez  vos  larmes  les 
plus  limpides  et  vos  mouchoirs  de  poche  les  mieux  brodés , 
mes  belles  dames,  vous  en  aurez  besoin  cet  hiver. 

Allons  donc  avec  empressement  au-devant  de  ce  beau 
mois  de  Décembre,  qui  nous  apporte  toutes  ses  joies.  L'Opéra, 
pour  le  fêter  dignement,  nous  promet  un  opéra  nouveau,  le 
Drapier,  d'Halevy;  et  après  le  Drapier,  les  Martyrs,  de 
Donizetli.  Hélas  !  ce  dernier  ouvrage  avait  été  fait  pour  Nour- 
rit, et  lui-même  il  avait  taillé  son  librelto  dans  la  tragédie 
de  Corneille.  Au  Théâtre-Français ,  les  promesses  abondent  : 
la  Calomnie,  de  M  Scribe;  V Entrée  dans  le  Monde,  de  M.Va- 

(1)  Entre  autres  romans  nouveaux,  nous  recommandons  à  nos 
lecteurs,  les  Mancini,  par  Mme  Sophie  Gay,  et  deux  charmants 
volumes  remplis  d'humour,  d'imagination  ,  et  de  la  plus  ingénieuse 
plaisanterie,  les  Revenants,  par  MM.  Arsène  lloussaye  et  Jules  San- 
ilcau 


leski  ;  le  Cas  de  Conscience ,  de  M.  Lafont  ;  la  Haine  dans 
l'Amour,  de  George  Sand  ,  qui  a  bien  fait  d'appeler  à  sou  aide 
la  seule  femme  qui  pût  protéger  son  drame,  Mme  Dorval  en 
personne ,  cette  inépuisable  passion  à  laquelle  vous  ne  pou- 
vez rien  comparer;  et  enfin,  on  le  dit  à  l'avance,  un  drame 
en  vers  de  M.  Victor  Hugo ,  dont  Mme  de  Maintenon  est  l'hé- 
roïne. Puisse  cette  fois  M.  Victor  Hugo  ne  pas  s'abandonner, 
à  propos  de  Louis  XIV  et  de  Mme  de  Maintenon  ,  aux  affreux 
paradoxes  qui  souillent  tous  ses  drames  I  Puisse-t-il  respecter 
enfin,  comme  il  les  faut  respecter,  ces  grandes  figures  histo- 
riques, sur  lesquelles  repose  toute  la  majesté  de  l'histoire! 
Certes ,  c'est  là  un  beau  sujet  de  poésie  et  de  drame ,  la 
vieillesse  du  plus  grand  roi  de  l'Europe  ,  qui  s'abrite  à  l'om- 
bre sévère  de  cette  rigide  vertu  catholique  !  Malheureusement, 
quand  on  vient  à  penser  à  tous  les  excès  de  M.  Hugo,  à  l'af- 
freux bouge  dans  lequel  il  nous  a  montré  François  1",  au 
laquais  de  la  reine  d'Espagne ,  aux  galanteries  ignobles  de 
Marie  Tudor  ,  aux  déclamations  de  Charles-Quint;  eu  un  mot, 
à  tous  les  paradoxes,  à  tous  les  délires,  à  tous  les  barbarismes 
entassés  dans  ces  affreux  drames,  on  ne  peut  s'empêcher  de 
rester  épouvanté  en  voyant  le  défenseur  officieux  de  Mariou 
De  Lorme  et  de  Lucrèce  Rorgia  porter  ses  mains  hardies 
et  profanes  sur  Louis  XIV  et  Mme  de  Maintenon. 

Il  y  avait  bien  aussi ,  au  Théâtre-Français  ,  une  tragédie  de 
M.  Casimir  Delavigne  ,  intitulée  la  Fille  de  Chimène.  M.  Ca- 
simir Delavigne,  qui  est  un  des  plus  habiles  et  des  plus  fins 
diplomates  parmi  les  hommes  d'esprit  de  ces  temps-ci,  qui 
pourtant  ne  manquent  pas  d'habileté,  ne  s'est  pas  encore  con- 
solé de  la  lourde  chute  de  sa  dernière  comédie ,  la  Popula- 
rité ;  mais  ne  pensez  pas  qu'il  soit  homme  à  se  décourager 
pour  si  peu.  Il  est  donc  revenu  à  l'instant  même  à  la  charge; 
et  lui,  qui  d'ordinaire  travaille  si  lentement,  il  a  terminé  en 
quelques  mois  sa  tragédie  nouvelle ,  qui  a  été  reçue  avec  ac- 
clamations ,  comme  c'est  l'usage  au  Théâtre-Français.  Mal- 
heureusement, M.Casimir  Delavigne  avait  mis  pour  condition 
rigoureuse  à  la  représentation  de  sa  tragédie ,  que  le  rôle 
principal  serait  joué  par  Mlle  Rachel.  Or ,  après  plusieurs 
jours  d'hésitation ,  Mlle  Rachel  a  arrêté  ce  qui  suit  :  Que,  d'ici 
à  un  an,  elle  ne  créerait  pas  de  rôle  dans  une  pièce  nouvelle; 
qu'elle  s'en  tiendrait  à  ses  rôles  de  l'ancien  répertoire.  Et  de 
fait,  la  jeune  tragédienne  ne  se  sent  pas  encore  assez  forte 
pour  hasarder  toute  cette  popularité  qui  lui  est  venue,  sur  les 
hasards  dangereux  d'une  première  représentation.  Sans  nul 
doute  ,  c'est  là  de  la  prudence  et  de  la  modestie;  mais  peul- 
être  est-ce  bien  manquer  de  courage?  Jamais,  en  effet,  tant 
qu'elle  n'aura  pas  créé  un  rôle  dans  une  tragédie  nouvelle  . 
tant  qu'elle  ne  se  sera  pas  dégagée  des  lisières  de  la  tradition, 
si  favorables  à  ses  premiers  pas  dans  la  carrière ,  Mlle  Ra- 
chel ne  pourra  savoir,  non  plus  que  nous,  toute  sa  portée, 
toute  sa  valeur.  Donc,  attendons  encore  un  au.  Mais  cepen- 
dant ,  pour  quelle  raison  M.  Casimir  Delavigne ,  lui ,  le  poêle 
célèbre,  se  soumettrait-il  à  celte  longue  allenle?  Ne  se- 
rait-ce pas  trop  de  modestie  de  sa  part,  que  d'accepter 
ainsi  humblement,  et  en  toute  résignation,  le  bon  plaisir  de 
Mlle  Rachel?  Certes,  M.  Casimir  Delavigne,  avec  son  nom  , 
ses  succès  passés,  sa  gloire  présente,  est  trop  bien  plact'' 
dans  le  monde  pour  faire  dépendre  sa  poésie  d'un  pareil 
hasard.  Je  sais  bien  que  ,  jusqu'à  présent.  M.  Casimir  Dela- 
vigne ,  malgré  tout  son  talent,  n'a  guère  réussi  au  lliéàtrc 


L'ARTISTE. 


2-2!) 


qu'en  ajoutant  à  l'intérêt  réel  de  ses  tragédies  un  intérêt  se- 
condaire, bizarre,  étrange,  et  qui  même  plus  d'une  fois  fri- 
sait le  scandale.  C'est  ainsi  qu'on  a  vu  M.  Casimir  Delavigne 
changer  tour  à  tour  de  théâtre  et  de  comédiens,  forcer  les 
portes  du  Théâtre-Français  en  passant  par  l'Odéon;  puis 
réunir  'l'aima  et  Mlle  Mars  dans  une  comédie  ;  puis  de  Talma 
et  de  Mlle  Mars  aller  à  Frédéric  Lcmallre  et  à  la  Porte-Saint- 
Martin.  Cet  homme  ,  si  correct  dans  son  style ,  et  qui ,  malgré 
tous  ses  efforts  pour  paraître  un  nova.eur,  est  si  fidèle  aux 
règles  et  au  bon  sens  ,  s'amuse  à  faire  hors  du  théâtre  les 
coups  de  tête  qu'il  ne  se  permettrait  pas  dans  ses  ouvrages. 
Cela  lui  plaît  de  déranger  toutes  les  habitudes  reçues  des  comé- 
diens; et  s'il  faisait  jouer  ses  pièces  comme  font  la  plupart  des 
auteurs  dramatiques,  tout  simplement  avec  ce  qui  existe  au 
théâtre ,  M.  Casimir  Delavigne  se  croirait  perdu.  C'est  ainsi 
que  ,  pour  celte  malheureuse  Fille  de  Chimène ,  il  lui  faut 
absolument  et  à  tout  prix  Mlle  Rachel.  Il  veut  s'appuyer,  non 
pas  tant  sur  le  talent,  ce  qui  serait  juste,  mais  sur  la  nouveauté 
du  comédien.  Ce  qui  lui  plaît  dans  Mlle  Rachel ,  c'est  qu'elle 
n'a  pas  encore  créé  de  rôle  dans  une  tragédie  nouvelle;  il 
y  tiendrait  beaucoup  moins  si  elle  avait  joué  dans  d'autres 
tragédies  que  dans  celles  de  Corneille  ,  de  Racine  et  de  Vol- 
taire. M.  Casimir  Delavigne  porte  si  loin  celte  monomanie  de 
l'imprévu ,  qu'il  a  pensé  sérieusement  à  donner  la  Fille  de 
Chimène,  devinez  à  qui?  A  Mlle  Falcon,  cette  belle  personne 
qui ,  pendant  deux  ans  ,  a  été  l'honneur  et  l'espoir  de  l'Opéra. 
Autour  d'elle, en  effet,s'amonceIaienlchaque  soir  l'admiration, 
l'enthousiasme  et  les  louanges.  Nourrit  l'appelait  sa  fdle; 
Meyerbeer  ne  comprenait  pas  qu'il  put  jamais  écrire  une  seule 
partition  où  Mlle  Falcon  n'eût  pas  son  rôle.  Hélas!  ce  grand 
triomphe  a  peu  duré.  Un  matin,  cette  grande  voix  de  Mlle  Fal- 
con se  trouva  brisée;  le  souffle  manqua  à  celte  âme  pour  se 
produire  au-dehors.  0  douleur!  la  cantatrice  restait ,  mais  le 
chant  était  parti.  Oh  !  quel  dut  être  le  désespoir  de  cette  belle 
fille,  quand  elle  se  trouva  privée  tout  d'un  coup  de  cet  in- 
strument limpide  et  sonore  qui  lui  valait  toutes  les  admira- 
tions et  tous  les  cœurs  !  Oh  !  que  de  larmes  cachées  !  quelles 
transes!  que  d'inquiétudes  cruelles,  quand  elle  voulut  rap- 
peler, mais  en  vain  ,  cette  passion  anéantie  ,  ce  souffle  tout- 
puissant,  ces  mélodies  interrompues!  Mais,  hélas!  c'en  était 
fait;  autour  d'elle  et  pour  elle,  tout  était  mort.  Pour  elle, 
Roberl-lc-Diablc ,  ce  beau  poëme  dont  elle  était  l'animation 
la  plus  puissante,  était  un  livre  à  jamais  fermé.  Pour  elle, 
les  Huguenots  avaient  cessé  de  faire  entendre  ces  cris  de  rage 
et  ces  chants  d'amour  dont  elle  était  la  plus  habile  et  la  plus 
touchante  interprète.  La  Juive  aussi  !  elle  l'avait  perdue  et 
l'avait  laissée  à  Mlle  Nathan  ,  qui  la  remplace  avec  tant  de 
courage.  En  vérité,  je  ne  crois  pas  que  pareille  souffrance 
ait  été  imposée  à  une  personne  plus  jeune  et  plus  belle. 
Quoi  !  tout  perdre  en  un  jour  :  son  crédit ,  sa  renommée  ,  son 
talent,  sa  fortune,  l'empressement  des  poêles,  les  flalleries 
des  artistes,  l'enthousiasme  de  la  foule!  Perdre  tout  cela  à 
vingt  ans,  quand  à  peine  on  pénétrait  dans  les  mystères  de 
l'art  !  Perdre  tout  cela,  et  rester  belle  et  jeune,  et  se  voir 
précipitée  de  ces  hauteurs  dans  cette  bourgeoisie  douteuse, 
qui ,  de  tous  les  étals  de  ce  monde  ,  est  le  plus  insupportable  ! 
Telle  a  été  l'immense  misère  de  Mlle  Falcon.  Rien  n'y  a  fait , 
ni  les  secours  de  l'art,  ni  le  voyage  en  Italie  ,  ni  la  patience , 
ni  le  silence,  ni  même  la  résignation,  qui  est,  dil-ou.  le 


remède  à  tous  les  maux.  Mais  qui  pourrait  donc  expliquer  le- 
caprices  et  les  inccrlitudcs  de  la  voix  humaine?  Qui  pourrait 
dire  à  quoi  cela  tient,  et  quelle  mystérieuse  influence  peut 
f'.ire  du  même  homme  tout  ou  rien  ,  un  arlistc  lout-puissaitl 
comme  lluliini,  ou  un  moucheiir  de  chandelles? 

Si  nous  étions  moins  pressés  de  vivre  à  la  hâte  cl  c'e  passer 
d'un  artiste  à  un  autre  artiste ,  écrasant  ceux-ci  pour  ar- 
river à  ceux-ià ,  nous  aurions  fait  plus  d'attention,  sans  nul 
doute  ,  aux  malheurs  de  Mlle  Fa'con.  On  l'eût  entourée  de 
plus  d'intérêt,  on  lui  eût  témoigné  tous  les  regrets  que  celte 
perle  devait  causer.  Mais,  non  I  nous  sommes  tous  des  in- 
grats pour  ceux  qui  nous  charment;  tant  qu'ils  sont  jeunes  et 
beaux,  tant  qu'ils  conservent  la  voix,  la  passion,  l'esprit  qui 
nous  les  fait  aimer,  alors  en  effet  tout  va  bien,  nous  les  ap- 
plaudissons à  outrance,  nous  sommes  leurs  esclaves  dévoués, 
nous  les  fêlons  jusqu'à  la  bassesse  ;  mais  vienne  une  ride  à  ce 
visage  ou  à  ce  talent,  c'en  est  fait,  nous  n'en  voulons  plus, 
du  jour  au  lendemain  nous  l'oublions;  nous  disons,  comme 
on  dit  à  cette  esclave  dans  Juvénal,  que  son  maître  fait  jeter 
à  sa  porte  :  Allons,  va-l'en  !  Ion  nez  nous  déplaît  :  Displuuit 
nasus  luus.  C'est  ainsi,  cependant,  que  nous  avons  traité 
Mlle  Falcon. 

Seul  dans  ce  Paris  qui  aime  les  beaux-arls,  à  ce  qu'il  dit, 
M.  Casimir  Delavigne,  aussitôt  qu'il  en  a  eu  besoin,  s'est 
souvenu  de  Mlle  Falcon  ;  il  a  très-bien  compris  que  la  nou- 
veauté qu'il  cherchait,  et  dont  il  croit  avoir  besoin,  était  là 
tout  entière,  et  qu'il  ne  pouvait  rien  trouver  de  plus  nouveau 
et  de  plus  étrange  ,  que  de  faire  paraître  dans  une  tragédie 
en  vers  la  grande  cantatrice  formée  à  l'école  de  Nourrit  et 
de  Meyerbeer.  En  effet,  c'eût  été  un  spectacle  plein  d'intérêt  : 
Mlle  Falcon  jeune  et  belle  ,  comme  elle  est,  avec  ce  grand 
œil  noir  plein  de  feu,  que  vous  savez,  arrivant  tout  d'un  coup 
au  milieu  du  Théâtre-Français  et  récitant  les  beaux  vers  de 
M.  Casimir  Delavigne,  comme  elle  a  chanté  la  musique  de 
Meyerbeer  !  M.  Casimir  Delavigne  a  fait  ce  jour-là  un  beau 
rêve,  et  véritablement,  il  avait  raison  de  se  fiera  celte 
beauté  toute-puissante,  pour  le  succès  de  sa  tragédie.  Mal- 
heureusement Mlle  F'alcon  n'a  pas  été  aussi  hardie  que  le 
poêle;  d'abord  la  proposition  l'a  étonnée,  et  enfin  lui  a  fail 
peur.  Ce  qui  distingue  Mlle  Falcon,  ce  n'esl  point  l'inspira- 
tion, ce  n'est  pas  le  génie,  ce  n'est  pas  même  l'intelligence; 
c'est  un  je  ne  sais  quel  instinct  d'imitation  qui  la  sert  à  mer- 
veille; mais  encore  faut-il  qu'on  lui  indique  ce  qu'elle  doit 
faire.  Elle  ne  se  passera  jamais  ni  d'un  conseil,  ni  d'un 
guide,  ni  d'un  maître.  Si  Talma  vivait,  il  eût  fait  à  coup  sûr 
de  Mlle  Falcon  une  tragédienne,  mais  il  était  le  seul  qui  pût 
accomplir  une  pareille  entreprise  ;  c'est  qu'à  de  (elles  élèves 
il  faut  de  pareils  maîtres.  Talma  aurait  fait  pour  Mlle  Fsilcon 
ce  qu'avait  fait  Nourrit ,  à  ce  point  que  Mlle  Falcon  a  com- 
mencé à  perdre  sa  voix  quand  Nourrit  a  été  parti.  Mlle  Falcon 
a  donc  eu  toute  raison  de  refuser  la  proposition  de  M.  Casimir 
Delavigne;  elle  eût  joué  là  un  trop  grand  jeu  lout  de  suite. 
Sans  nul  doute,  si  Mlle  Falcon  ne  retrouve  jamais  sa  voix  ,  il 
est  impossible  que  l'art  dramatique  renonce  lout  à  fait  à  cette 
belle  personne;  il  est  impossible  que  l'on  ne  s'occupe  pas 
d'en  tirer  un  parti  quelconque,  etque  leThéàlre-Français.  par 
exemple ,  ne  veuille  pas  employer  ces  resles  précieux  ;  mais 
le  temps  de  cette  révolution  n'est  pas  encore  venu  :  mais 
Mlle  Falcon  ne  peu!  pas  encore  débuter  au  Théàlie-Français 


230 


L'ARTISTE. 


sans  avoir  fait ,  au  préalable ,  de  sévères  et  fortes  études  ; 
mais  surtout  elle  ne  peut  pas  accepter  cette  nouvelle  mission 
avant  que  d'ôlre  convaincue,  elle-même,  que  sa  voix  est 
perdue  à  jamais.  Or,  la  pauvre  fille  croit  encore  chaque 
matin  qu'elle  pourra  chanter  le  soir.  Dieu  le  veuille,  et  qu'on 
ne  puisse  pas  répéter  le  vieil  adage:Fo/a/  irrevocabileverbum. 
A  ces  causes ,  nous  engageons  beaucoup  M.  Casimir  De- 
lavignc  ,  s'il  croit  en  effet  à  sa  tragédie ,  à  la  faire  représen- 
ter tout  simplement  avec  les  premiers  comédiens  venus ,  et 
sans  aller  chercher  midi  à  quatorze  heures. 

—  Et  comme  pour  prouver  qu'il  n'y  a  qu'heur  et  malheur 
en  ce  monde ,  et  que  tout  arrive  à  point  à  qui  sait  allendre, 
l'autre  soir,  M.  Alfred  de  Vigny  entre,  par  hasard,  au 
Théâtre-Français,  il  entend  une  petite  voix  bien  fraîche  et 
bien  nette  qui  déclame  les  vers  de  Molière;  il  lève  la  tète, 
et  il  admire  le  plus  charmant  visage. — Bon!  s'écria-t-il ,  voilà 
mon  idéal  ;  il  applaudit  ;  et ,  quand  Mlle  Doze  est  rentrée  dans 
la  coulisse,  il  retourne  en  toute  bâte  dans  sa  maison,  et  il 
se  met  à  achever  un  beau  drame  en  vers  auquel  il  avait  re- 
noncé depuis  trois  ans,  faute  d'une  comédienne  assez  véritable- 
ment jeune ,  assez  naïvement  belle  pour  représenter  dans  ce 
drame  une  des  sœurs  lointaines  d'Éloa. 

—  A  propos  des  beaux-arts ,  nous  ne  pouvons  pas  passer 
sous  silence  la  nouvelle  dignité  de  M.  Cave,  qui  est  nommé 
directeur  de  cette  partie  si  importante  et  si  difficile  du  mi- 
nistère de  l'intérieur  qui  se  rattache  aux  beaux-arts.  Voilà 
tantôt  dix  années  que  M.  Cave  remplit  cette  grande  tâche 
avec  bien  du  zèle,  de  la  persévérance  et  du  dévouement.  Il 
est  arrivé  là  au  moment  le  plus  dangereux  que  les  artistes 
aient  eu  à  subir  en  France ,  au  plus  fort  d'une  révolution 
qui  pouvait  être  une  guerre  générale;  et,  malgré  tant  de 
difficultés  de  tous  genres,  quand  nul  ne  s'inquiétait  plus  de 
ces  grands  arts  qui  veulent  avant  tout  la  paix ,  le  repos  et 
le  loisir,  M.  Cave  s'est  appliqué  sérieusement  à  calmer,  à 
rassurer,  à  encourager  tous  les  artistes  qui  avaient  salué 
cette  révolution  avec  transport,  et  qui  déjà  s'en  méfiaient 
comme  contraire  à  leurs  intérêts  les  plus  chers.  11  a  écouté 
tous  les  mécontents  et  il  leur  a  répondu ,  comme  il  fallait 
leur  répoudre,  par  des  travaux.  Auprès  de  tous  ces  ministres 
qui  se  succédaient  les  uns  aux  autres ,  emportés  par  les  mê- 
mes orages  et  par  les  mêmes  caprices  de  la  Chambre  des  dé- 
putés ,  M.  Cave  a  plaidé  avec  chaleur  et  souvent  avec  im- 
portunité  la  cause  de  ses  nobles  clienls.  Au  milieu  même 
de  l'émeute,  il  a  forcé  plus  d'une  fois  le  ministre  de  l'inté- 
rieur à  commander  des  tableaux  et  des  statues,  disant 
qu'il  était  nécessaire  que  le  peintre  vécût  de  sa  toile ,  le  sta- 
tuaire de  son  marbre,  et  que  ce  n'était  pas  la  faute  de  ces 
hommes  d'élite,  si  la  rue  Saint-Denis  était  soulevée ,  si  le 
cloître  Saint-Méri  se  révoltait,  si  la  Vendée  était  en  feu.  Au 
milieu  de  ces  grandes  affaires  du  ministère  de  l'intérieur, 
M.  Cave  est  resté  uniquement  un  homme  de  lettres  et  un  ar- 
liste.  Il  n'a  pas  fait  de  politique,  pour  être  tout  entier  aux 
beaux-arts  ;  il  ne  s'est  pas  informé  des  opinions ,  mais  bien 
des  talents;  et  tous  ceux  qui  lui  ont  demandé  du  travail  en 
ont  eu ,  même  les  élèves ,  car  ceux-là  aussi ,  il  fallait  les 
faire  vivre.  Ceux-là  se  trompent  qui  croient  que  c'est  chose 
facile  de  mener  de  front  toutes  ces  ambilions,  toutes  ces  va- 
nités ,  toutes  ces  gloires  si  diverses,  le  vieil  artiste  qui  finit, 
In  jeune  artiste  qui  commence  .  celui  dont  la  renommée  est 


toute  faite  ,  celui  qui  reste  dans  un  coin  tout  seul  comme  un 
paria,  celui  qui  marche  entouré  d'une  meute  aboyante,  l'un 
qui  se  fait  petit  à  dessein ,  l'autre  qui  se  croit  plus  grand  que 
naturel  et  notez  bien  que,  pour  les  satisfaire  les  uns  et  le* 
autres,  le  ministère  de  l'intérieur  n'a  jamais  eu  moins  d'ar- 
gent à  dépenser,  moins  de  récompenses  à  décerner.  On  a  bien 
décrété  pour  chaque  année  une  exposition  du  Louvre ,  mais 
on  a  oublié  de  doubler  les  primes  salutaires  que  doit  l'état  à 
ces  expositions.  A  peine  si  l'on  a  tous  les  ans  la  moitié  de  la 
somme  que  la  Restauration  dépensait  tous  les  deux  ans,  et  en 
même  temps  que  le  ministère  de  l'intérieur  est  devenu  plus 
pauvre,  le  roi  est  devenu  moins  riche.  Vingt-quatre  millions 
de  moins  sur  une  liste  civile,  c'est  beaucoup,  et  tous  ceux  qui 
vivaient  jadis  sur  la  munificence  du  trône  ont  dû  cruelle- 
ment s'en  ressentir.  D'où  il  suit  que  la  position  du  chef  de  la 
division  des  beaux-arts  était  singulièrement  difficile  :  plu- 
ies ressources  diminuaient,  et  plus  augmentait  l'armée  de- 
artistes  à  secourir.  Il  faut  être  reconnaissant  envers  tout  le 
monde,  même  envers  ceux  qui  tiennent  le  pouvoir  entre 
leurs  mains,  quand  ils  s'en  servent  en  gens  de  cœur.  Celui-là 
n'a  pas  manqué  à  sa  mission  ;  il  ne  s'est  pas  conduit  comme 
un  gentilhomme  de  la  chambre  ,  fantasque  et  prodigue  d'a- 
bord, parce  qu'il  n'y  a  plus  de  gentilshommes  de  la  chambre, 
et  ensuite,  parce  qu'il  savait  très-bien  qu'en  fait  d'arts,  ce 
n'est  pas  la  prodigalité  qui  sauve,  mais  le  tact  et  le  boa 
sens.  On  citerait  difficilement,  depuis  dix  années,  un  seul 
chef-d'œuvre  bien  acquis ,  un  seul  monument  public  bien 
exécuté,  un  grand  artiste  encouragé  à  propos  et  dignement 
récompensé ,  à  qui  M.  Cave  fût  resté  étranger.  Et  d'ailleurs  . 
il  est  des  nôtres  ;  il  est,  lui  aussi ,  un  des  nobles  enfants  de 
la  presse ,  dont  la  presse  est  fière  à  bon  droit.  11  a  prouvé  plu- 
d'une  fois  qu'il  savait  tenir  une  plume  d'une  façon  ferme, 
nette  et  loyale;  il  connaît  les  beaux-arts  et  il  les  aime.  Si 
plus  d'une  fois  il  a  encouragé  des  geus  médiocres,  ce  n'est 
pas  une  raison  pour  le  maudire,  mais  au  contraire  pour 
lui  tenir  compte  de  sa  bonne  volonté  et  de  sa  bienveillance. 
En  un  mot,  nous  ne  voyons  pas,  nous  autres,  si  indépen- 
dants de  tout  ce  qui  ressemble  à  l'autorité,  pourquoi  donc 
nous  ne  rendrions  pas  toute  justice  au  nouveau  directeur  des 
beaux-arts. 

—  N'oublions  pas  un  jeune  homme  qui  vient  de  mourir  è 
Saint-Pétersbourg  d'une  façon  presque  subite,  et  qui  empor- 
tera bien  des  regrets  dans  cette  tombe  prématurée ,  M.  Eu- 
gène Desmares.  Il  était  le  fils  de  cette  spirituelle  Desmares  . 
qui  était  sans  contredit  une  des  plus  aimables  comédiennes 
de  son  temps.  De  bonne  heure,  ce  jeune  homme  s'était  senti 
la  vocation  poétique;  mais  il  n'y  avait  obéi  qu'à  ses  heures, 
et  quand  il  n'avait  rien  de  mieux  à  faire.  Il  était  venu  au 
monde  avec  de  grandes  dispositions  naturelles,  et  comme  il 
a  vécu  avec  nous  tous,  de  frère  à  compagnon,  nous  pouvon- 
tous  témoigner  les  uns  et  les  autres  de  sa  verve  sans  préten- 
tion, de  sa  gaieté  sans  malice,  et  de  son  inépuisable  bonne 
humeur.  Dans  le  premier  voyage  qu'il  fit  en  Aniileterre.  il 
écrivit  un  poëme  satirique  d'une  verve  élincclante  ,  et  dont 
il  récitait  de  charmants  passages  à  qui  lui  voulait  prêter  uni' 
oreilleattentive.  Entre  autres  idées  singulières,  et  il  n'en  man- 
quait pas,  il  avait  eu  l'idée  de  refaire  les  fables  de  La  Fon- 
taine, de  façon  qu'il  remettait  au  propre  ce  qui  était  au  figuré, 
et  au  fiauré  ce  qui   était  au  propre.   C'était  le  procédé  de 


I/ARTISTE. 


•231 


Grandville  appliqué  à  la  poésie.  Ainsi ,  dans  ce  nouveau  La 
Fontaine ,   le  loup   s'appelait ,    par  exemple  ,   M.   Robcrt- 
Macaire ,  et  l'agneau  devenait  M.  Gogo.  Il  a  eu  le  courage  de 
mener  jusqu'à  la  fin  celle  entreprise,  et  ses  deux  volumes 
de  fables  ,  qui  dans  quelques  cent  ans  seront  recherchés  avec 
soin,  ont  été  rigoureusement  publiés  jusqu'à  la  dernière. 
lî  i  on  plus,  pour  je  ne  sais  quelle  allusion  politique,  M.  le 
procureur  du  roi  s'était  inquiété  des  fables  du  nouveau  La 
Fontaine,  il  lui  avait  fait  un  procès,  il  l'avait  fait  condamner 
à  l'amende  et  à  la  prison;  mais  le  roi,  qui  en  sait  plus  long 
que  tous  ses  procureurs ,  avait  fait  grâce  au  condamné.  Eu- 
gène Desmares  avait  écrit,  depuis,  plusieurs  charmants  arti- 
cles remplis  d'atticisme  et  de  sel  dans  une  de  nos  feuilles  lé- 
gères, le  Vert-Vert,  dont  il  était  le   fondateur.  Ce  même 
baron  Gobert  qui  a  fondé  le  prix  d'histoire  ,  ce    prix   si 
difficile,    pour  ne  pas  dire  impossible  à  décerner,  était 
l'ami  intime  de  Desmares,  et  dernièrement  encore,  Eugène 
écrivait  de  Saint-Pétersbourg,  à  M.Villemain,  une  lettre  pour 
lui  expliquer  comment,  d'après  la  volonté  formelle  du  tes- 
tateur, le  prix  Gobert  ne  pouvait  pas,  ne  devait  pas  être 
divisé.  Cette  lettre  était  bien  faite  ,  bien  pensée,  bien  écrite, 
c'est  un  des  meilleurs  ouvrages  de  ce  pauvre  Eugène;  mais 
aussi  M.  Villemain,  avec  son  bon  sens  ordinaire,  a-t-il  fait 
droit  à  cette  lettre  en  décidant  que  le  prix  ne  serait  pas 
divisé ,  comme  le  proposait  l'Académie.  Or,  pour  le  dire  en 
passant ,  c'est  là  une  des  causes  pour  lesquelles  M.  Augustin 
Thierry  ne  se  présente  pas  à  l'Académie-Française  pour  rem- 
placer M.   Michaud.    Ce  prix  Gobert  se  compose  en  effet 
de  10,000  liv.  de  rente  annuelle,  jusqu'à  concurrence  d'une 
meilleure  histoire  de  France ,  ce  qui  sera  difficile  à  faire, 
quand  une  fois  M.  Augustin  Thierry  aura  obtenu  le  prix 
Gobert.  L'illustre  auteur  de  V Histoire  de  la  Conquête  des 
Normands  a  préféré,  à  bon  droit,  ces  10,000  livres  de  rente 
annuelle,  au  stérile  honneur  de  l'Académie-Française.  II  a 
donc  reculé  devant  le  fauteuil  de  M.  Michaud  ;  mais,  comme 
vous  voyez,  pour  mieux  sauter.  Reste  maintenant  à  savoir, 
et  ceci  est  une  question  qui  n'a  pas  été  faite ,  si ,  une  fois 
que  M.  Augustin  Thierry  aura  le  prix  d'histoire,  il  pourra, 
sans  compromettre  sa  rente  et  sans  la  perdre  à  l'instant 
même,  devenir  membre  dcl' Académie-Française.  Dans  cette 
question  subsidiaire  ,  il  y  a  du  pour  et  du  contre  ;  car  d'une 
part  le  baron  Gobert  n'aura  pas  voulu  priver  son  historien  de 
tous  les  honneurs  qui  lui  revenaient,  ce  qui  serait  mêler  sa 
munificence  posthume  d'injustice  et  de  cruauté;  et,  d'au- 
tre part,  nul  ne  peut  être  juge  dans  sa  propre  cause.  Or, 
si  vous  admettez  dans  le  sein  de  l'Académie-Française,  qui 
décerne  le  prix  au  meilleur  ouvrage  historique ,  le  même 
homme  qui  a  déjà  remporté  ce  prix-là  ,  et  qui  doit  en  jouir 
jusqu'à  ce  que  ces  10,000  livres  de  rente  soient  gagnées  par 
un  ouvrage  dont  il  est  le  juge,  n'cst-il  pas  à  craindre  que  les 
confrères  de  l'académicien  couronné  et  rente  ne  consentent 
pas  à  évincer  facilement,  et,  disons-le,  à  déshonorer  un 
confrère,  un  homme  qui   vil  avec  eux,  et  quelquefois  un 
vieillard?  La  question  est  difficile,  et  celte  fois,  M.  le  ministre 
de  l'instruction  publique  sera  seul  à  prononcer,  car  l'ami  du 
baron  Gobert  ne  sera  plus  là  pour  l'aider  de  ses  conseils. 

—  L'Ecole  des  Journalistes,  la  comédie  de  Mme  de  Girar- 
diu,  a  été  défendue,  non  pas  par  la  censure,  mais  par  M.  le 
ministre  de  l'intérieur,  qui  a  voulu  lire  lui-même  celle  co- 


médie. M.Duchatel  n'a  pas  oublié,  en  effet,  qu'il  avait  fait  par- 
tie, lui  aussi,  de  cette  presse  que  l'on  attaque  de  toutes  parts;  il 
était  l'un  des  lutteurs  les  plus  actifs  de  l'ancien  Globe,  et  il  ne 
l'a  quitté  que  pour  passer  aux  affaires  avec  les  compagnons 
de  ses  jours  de  lutte.  Il  faut  même  reconnaître  que  MM.  les 
doctrinaires  n'ont  pas  été  reconnaissants  pour  celte  puissance 
qui  les  a  créés  et  mis  au  monde.  A  peine  arrivés  aux  affaires. 
ils  se  sont  conduits  comme  des  parvenus,  et  ils  ont  été  sans 
reconnaissance  pour  leur  mère  nourrice.  Toujours  est-il  que 
M.  le  ministre  de  l'intérieur  a  lu  lui-même,  à  tête  reposée, 
l'École  des  Journalistes,  cl  qu'il  a  cru  bien  faire  en  niellant 
son  veto  ministériel  à  ce  que  cette  comédie  fut  représentée. 
Pour  notre  part,  c'est  une  rigueur  que  nous  n'approuvai- 
guère.  Tout  injuste  qu'elle  nous  a  paru  dans  le  fond,  toute 
cruelle  qu'elle  est  dans  sa  forme,  nous  ne  voyons  pas  ce  qu'il 
y  a  de  commun  entre  la  censure  et  la  comédie  de  Mme  Emile 
de  Girardin.  La  censure  nous  paraît  faite  pour  défendre  les 
mœurs  outragées,  et  pour  empêcher  que  le  parterre  ne  de- 
vienne une  arène  politique.  Mais  une  fois  que  la  morale  pu- 
blique est  saine  et  sauve,  une  fois  que  la  politique,  nous 
voulons  parler  de  la  politique  dangereuse,  est  hors  de  cause 
au  théâtre,  c'est  le  cas  d'employer  la  vieille  maxime:  «Lais- 
sez dire,  laissez  faire,  laissez  passer.  »  Le  public  devient 
alors  le  seul  juge  de  la  chose  représentée,  et  vous  n'avez  pas 
le  droit  de  décliner  sa  juridiction.  Nous  aurions  donc  très- 
volontiers  accepté  la  représentation  de  l'École  des  Journa- 
listes, puisque  Mme  de  Girardin  l'avait  faite,  et  que  le  Théâ- 
tre-Français l'avait  reçue,  et  nous-  prions  bien  humblement 
M.  le  ministre  de  l'intérieur  de  ne  pas  s'étonner  si  nous  n'ap- 
prouvons pas  une  rigueur  inutile  et  maladroite.  Rien  n'em- 
pêchait que  les  journalistes  ne  fussent  mis  en  cause  comme 
les  avocats  l'ont  été,  comme  les  médecins,  comme  les  finan- 
ciers; seulemcut  ils  auraient  élé  les  bienvenus  à  se  défendre, 
et  nous  pensons  qu'en  ceci  la  justice,  le  bon  goût  et  le  bon 
sens  public  les  auraient  puissamment  secondés. 

Au  reste,  nous  n'avons  que  des  remerciements  à  faire  à  la 
presse  tout  entière  pour  le  loyal  assentiment  que  ,  celle  fois, 
elle  nous  a  accordé.  Les  sympathies  les  plus  vives  et  les 
plus  honorables  nous  sont  venues;  les  écrivains  les  plus  avan- 
cés et  les  plus  distingués  de  celle  honorable  année  de  la 
pensée  de  chaque  jour,  nous  ont  donné  des  marques  bien 
touchantes  de  leur  approbation  sincère,  et  même  ceux  qui 
nous  oui  voulu  combattre  n'ont  pas  oublié  cependant ,  qu'en 
nous  répondant ,  ils  écrivaient  dans  un  journal ,  qu'ils 
étaient  avant  tout  des  journalistes,  et,  qu'après  tout,  c'était 
leur  propre  cause  que  nous  défendions.  "* 


r/)MÉDlE-FRAS<;AISE  :  I.esPemme$  satanjei,  la  lieux  F  rhret,  Mlle  Doie 


xcore  Molière  !  toujours  Molière  !  On  ne 
S'en  lassera  jamais.  La  comédie  des  Femmes 
savantes  est 'une  des  pièces  qu'on  joue  avec 
le  plus  d'ensemble  au  théâtre  de  la  rue  Ri- 
chelieu; l'exécution,  généralement,  en  a  lou- 


232 


L'AUTISTE. 


jours  été  plus  satifais.'inle  que  celle  du  Tartufe  cl  du  Misan- 
thrope. C'est  que  le  Tartufe  et  le  Misanthrope  ont  une  portée 
plu*  liante  Ilcst  difficile  aux  acteurs  de  se  maintenir  dans  cette 
sphère  élevée.  Le  comique  des  Femmes  savantes  est  moins 
noble  et  plus  accusé;  il  se  met  plus  aisément  en  relief.  Ce 
n'est  pas  que  cette  pièce  soit  inférieure,  du  reste,  aux  deux 
autres  que  nous  venons  de  nommer;  nous  la  regardons  comme 
un  chef-d'œuvre  également.  Molière  n'a  pas  ridiculisé  seule- 
ment un  défaut  de  son  temps;  il  a  donné  une  leçon  éternelle; 
il  a  tracé  les  devoirs  de  la  femme;  il  a  établi  sa  véritable 
condition  sur  la  terre;  il  trouve  que  Dieu  avait  bien  raison 
île  défendre  à  Eve ,  du  Pandit  terrestre ,  de  toueber  à  l'arbre 
de  la  science;  mais  comme  les  filles  d'Eve  possèdent ,  depuis 
lors,  la  connaissance  du  bien  et  du  mal ,  il  veut  que  la  com- 
plète innocence  de  la  mère  du  genre  bumain  soit  remplacée 
par  une  instinctive  pudeur.  Selon  lui,  une  fille  doit  non- 
seulement  s'abstenir  de  la  philosophie  ,  mais  il  faut  encore 
qu'elle  ait  souvent  l'air  d'ignorer  les  choses  qu'elle  sait.  Mo- 
lière est  intraitable  là-dessus.  N'allez  pas  croire  qu'il  veuille 
que  les  filles  pensent,  jusqu'au  mariage,  que  les  enfants  se  font 
par  l'oreille,  comme  Agnès  le  demande  à  Arnolphe.  Henriette, 
Il  charmante  fille  des  Femmes  savantes ,  est  bien  éloignée  de 
cette  ignorance.  Entre  la  niaiserie  et  une  intelligence  trop 
émancipée,  il  y  a  un  milieu  à  prendre,  en  se  servant  de  la 
raison  pour  compas.  Henriette  est  la  créature  de  Molière  ,  la 
plus  nettement  posée  peut-être  ;  parfaitement  sage ,  au  milieu 
d'un  entonrage  à  demi  fou;  honnête  sans  puderie,  spirituelle 
sans  licence,  ferme  sans  ostentation;  elle  résume  toutes  les 
les  belles  qualités  de  son  sexe.  Elle  a  accepté  les  vœux  de 
Clitandrc,  quoique  Clitandre  se  soit  d'abord  adressé  à  sa 
sœur  Armandc  ,  car  elle  connaît  le  monde;  elle  sait  que  les 
cœurs  faits  l'un  pour  l'autre  ne  se  rencontrent  pas  du  pre- 
mier coup,  mais  qu'une  fois  accrochés  comme  les  atomes  d'É- 
picure,  ils  ne  se  quittent  plus.  Les  amours  de  Clitandre  et 
d'Henriette  respirent  une  douce  poésie  de  l'Ame;  ces  natures 
si  franches ,  si  fidèles,  si  sûres  d'elles-mêmes,  relèvent  l'es- 
pèce humaine  à  nos  yeux.  Elles  mettent,  en  quelque  sorte, 
la  réalité  d'accord  avec  ces  idées  de  convenance ,  de  grâce  et 
d'heureuses  proportions  ,  qui  sont  le  point  de  départ  de  tout 
esprit  bien  fait. 

Mlle  Doze  a  compris  le  rôle  d'Henriette,  et  c'est  dire  beau- 
coup. Mlle  Doze  a  représenté  celte  personne  charmante  avec 
un  jeu  plein  de  finesse  et  de  décence;  ce  rôle,  tout  simple 
qu'il  parait,  est  semé  de  grands  écueils;  nous  citerons  ,  entre 


autres,  une  scène  muette  qui  dure  plus  d'un  grand  quart 
d'heure.  Henriette,  forcée  d'assister  à  la  lecture  des  ajm 
île  M.  Trissotin ,  ne  doit  pas  témoigner  son  dépit  par  trop 
d'humeur,  de  peur  d'être  impertinente  à  l'égard  de  sa  mère; 
et,  d'un  autre  côté,  il  faut  que  le  spectateur  voie  l'ennui 
qu'elle  éprouve,  et  la  profonde  pitié  qu'elle  a  pour  ces  dis- 
sertations précieuses.  De  temps  en  temps,  les  choses  que  l'on 
dit  sont  si  complètement  ridicules,  que  le  sourire  effleure  les 
lèvres  d'Henriette  ;  mais  elle  n'ose  hausser  les  épaules,  et 
sa  physionomie  seule  exprime  son  impatience  ou  sa  moque- 
rie. Songe/  qu'Henriette  est  amoureuse  et  que  Clitandre  n'est 
pas  là.  Mlle  Doze  a  joué  toute  celte  pantomime  à  ravir.  Le 
public  ordinaire  n'y  a  pas  pris  garde,  peut-être,  parce  qu'il 
est  toujours  absorbé  par  le  plaisant  entretien  de  Trissotin  et 
des  F'cmmes  savantes ,  et  qu'il  ne  s'aperçoit  guère  de  la  pré- 
sence d'Henriette  que  lorsque  sa  mère  lui  dit  : 

Quoi  '.  sans  émotion  pendant  cotic  lecture  ! 

Mais  les  babilués  du  théâtre  ont  su  beaucoup  de  gré  à 
Mlle  Doze  de  cette  intelligence  heureusement  employée. 

La  jolie  débutante  s'est  montrée  également  pleine  de  na- 
turel dans  les  Deux  Frères;  elle  y  remplit  un  rôle  de  jeune 
fille  toute  naïve  et  toute  sensible  ;  il  ne  s'agit ,  pour  une  n<  - 
trice  de  son  âge,  que  d'être  elle-même,  et  de  se  livrer  aux 
mouvements  de  son  cœur.  Elle  a  fait  verser  plus  d'une  larme, 
par  des  élans  pleins  de  vérité.  Monrose  et  Perricr,  excellents 
dans  leurs  rôles,  ont  saisi  avec  galanterie  les  allusions  flat- 
teuses auxquelles  donne  lieu  cette  pièce,  chérie  des  débu- 
tantes; ils  ont  fait  à  Mlle  Doze  les  honneurs  d'une  scène  où 
ils  tiennent  un  rang  si  distingué  ;  c'est  se  montrer  digne- 
ment jaloux  de  la  protection  que  Mlle  Mars  accorde  à  cette 
jeune  personne.  A  propos  de  jalousie,  on  prétendait  que 
Mlle  Mars  elle-même  ,  dont  le  talent  est  si  parfait ,  ne  pou- 
vait souffrir  le  moindre  partage  dans  l'attention  publique  : 
et  voilà  qu'avec  un  soin  tout  maternel  elle  aide  les  pre- 
miers pas  d'une  actrice  on  ne  peut  pas  mieux  douée,  et  à  la 
plus  capable  entre  toutes  d'inspirer  de  la  jalousie.  Quelle 
réponse!  Il  n'en  est  pas  de  meilleure  que  celle-là  pour  une 
femme  d'espril.  H.  L. 

Les  belles  figures  de  la  fontaine  de  la  place  Louvois  ne 
sontpasdeM.  Feuchère, comme  onl'adilparerreur,  mais 
de  M.  Klagmann ,  à  qui  elles  font  le  plus  grand  honneur. 


i:^»::(a*:)* 


)ak  un  concours  d'heureuses  circonstances,  1' Artiste  vient  de  découvrir,  dans  un  des  plus 
ivieux  et  des  plus  honorables  châteaux  de  la  Normandie,  cette  terre  féconde  en  souvenirs, 
une  suite  non  interrompue  de  soixante  lettres  inédites  de  Jean-Jacques  Rousseau ,  écrites 
de  sa  main  à  madame  la  marquise  de  Verdelin,  cette  noble  dame  qui  l'a  entouré  de 
tant  de  consolations  aux  plus  tristes  instants  de  cette  vie  mêlée  de  tant  d'amertumes. 
L'Artiste  se  réserve  la  propriété  exclusive  de  cette  précieuse  correspondance,  qui  rem- 
plira une  des  lacunes  les  plus  importantes  des  Confessions.  Quand  donc  nous  les  aurons  étudiées  avec 
l'attention  et  le  soin  qu'elles  méritent,  nous  publierons  sans  interruption  ces  soixante  lettres  de  Jean- 
Jacques  Rousseau,  et  nous  espérons  que  nos  nombreux  lecteurs  nous  sauront  gré  de  cet  admirable  et 
éloquent  collaborateur,  que  1' Artiste   vient  de  rencontrer  d'une  façon  si  heureuse  et  si  inespérée. 


Typographie  de  Lacrampe  cl  Comp. ,  rue  Damiette,  2.  —  Fonderie  de  Thon  y,  Virey  et  Hoiei 


JL'AM 


[ÊfAifflMLm  tm  jpmcmm^umn  „ 


L'AŒ&M. 


PftsvfaparADoB- 


C    '  y,  ■'■'/.  /     -      //  St  /;■  ■- 


L'ARTISTE. 


•233 


L&   §(§œ®NI 


r.v   i»»». 


l  faut  bien  que  nous  nous  occupions,  à 
notre  tour,  d'une  partie  importante  de 
l'instruction  publique,  car  ceci  mérite 
toute  l'attention  des  hommes  qui,  comme 
nous,  veulent  faire  une  histoire  com- 
_^  plètc  de  la  littérature  et  de  l'éloquence 
de  ce  temps-ci. 
A  ce  compte ,  ni  les  cours  de  la  Sorbonne ,  ni  les  cours 
du  Collège  de  France,  nedoiventnous  rester  étrangers.  11 
se  débite  en  effet,  dans  ces  deux  endroits  consacrés  à 
l'éducation  supplémentaire,  plus  d'idées  vieilles  et  plus 
d'idées  nouvelles,  plus  de  vérités  et  plus  de  paradoxes, 
que  dans  aucun  lieu  de  ce  monde.  Dans  ces  deux  insti- 
tutions du  Collège  de  France  et  de  la  Sorbonne,  qui  furent 
longtemps  si  différentes  l'une  de  l'autre ,  et  qui  se  res- 
semblent si  fort  aujourd'hui ,  sont  mêlés  et  confondus  de 
la  façon  la  plus  déplorable,  les  éléments  les  plus  divers. 
Entrez  en  Sorbonne,  par  exemple,  et  cherchez,  si  vous 
pouvez,  quelques  restes  vénérés  de  la  Sorbonne  antique  ; 
à  peine  si  vous  trouverez  quelques  souvenirs  épars  et 
effacés  de  cette  vénérable  institution,  dont  la  théologie 
était  toute  la  science.  Autrefois,  qui  disait  la  Sorbonne, 
disait  la  réunion  des  trois  vertus  théologales,  moins  la  cha- 
rité et  l'espérance.  La  Sorbonne  était,  comme  qui  eût  dit 
un  parlement  sans  appel,  où  toutes  les  questions  relatives 
à  la  croyance  catholique,  apostolique  et  romaine,  étaient 
sérieusement  et  sévèrement  débattues.  Et  comme  en  ce 
temps-là  la  foi  était  partout,  dans  le  moindre  pamphlet 
de  l'écrivain ,  dans  la  plus  légère  parole  de  l'orateur, 
dans  une  lettre  confidentielle,  il  résultait  de  cette  ubi- 
quité de  la  croyance,  que  la  Sorbonne  était  partout, 
qu'elle  entrait  dans  toutes  les  consciences,  qu'elle  avait 

2«   SÉRIE,   TOME  IV,   iâc    LIVRAIS*)* 


le  droit  de  s'inquiéter  des  affaires  des  livres  et  des 
idées,  qui,  aujourd'hui,  lui  sont  le  plus  étrangers. 

C'était,  pour  ainsi  dire  ,  une  espèce  d'inquisition  reli- 
gieuse, qui,  au  besoin,  avait  aussi  ses  cachots  et  ses  bû- 
chers, qui  employa  plus  d'une  fois  le  bourreau  lui-même 
conlre  les  personnes  et  contre  les  livres.  Mais ,  comparée 
aux  autres  inquisitions,  l'inquisition  de  la  Sorbonne  élail 
bienveillante,  intelligente  même.  Elle  appelait  à  elle  les 
plus  nobles  esprits ,  les  plus  grands  noms  et  les  plus  lien, 
courages;  elle  n'avait  peur  que  des  novateurs.  Pour  elle, 
la  nouveauté  en  toutes  choses  était  le  plus  grand  des 
schismes.  Ainsi,  jusqu'à  la  fin,  cette  sérieuse  et  savante 
institution,  qui  avait  vu,  dans  son  enceinte,  M.  le  prince 
de  Condé  et  Bossuet  soutenir  leurs  thèses  de  théologie 
se  souvint  des  enseignements  de  son  plus  illustre  pro- 
tecteur,  M.  le  cardinal  de  Richelieu.  Elle  se  défendit 
jusqu'à  la  fin  contre  tous  ces  rebelles  à  l'autorité ,  que  la 
fin  du  dix-septième  siècle  et  le  dix-huitième  siècletout  en- 
tier devaient  produire.  Elle  défendit  pas  à  pas  le  domaine 
moral  que  lui  avait  confié  l'église  catholique  ;  et  quand  il 
fallut  succomber  enfin,  elle  succomba  avec  honneur,  après 
s'être  défendue  seule  contre  tous ,  seule  contre  Voltaire . 
seule  contre  l'Encyclopédie  tout  entière.Que  disons-nous? 
elle  s'était  défendue  seule  contre  M.  Arnault  et  contre 
Pascal  ! 

Ainsi  donc,  il  était  beau  de  mourir  comme  la  Sorbonne 
est  morte;  elleasuccombé  comme  la  royauté  de  France, 
comme  la  noblesse,  comme  le  vieux  temps  tout  entier. 
La  révolution  est  entrée  dans  ces  murs  lézardés,  à  peu 
près  comme  le  premier  consul  Bonaparte  est  entré  dans 
l'Orangerie  de  Saint-Cloud;  tous  ces  antiques  docteurs 
de  l'antique  foi  catholique  ont  été  chassés  comme  la 
paille  que  le  vent  emporte.  Lui-même ,  dans  son  tom- 
beau, le  tout-puissant  cardinal  de  Richelieu  ,  le  plus  ter- 
rible docteur  rouge  qu'ait  jamais  eu  la  Sorbonne ,  a  été 
troublé  par  cet  ouragan  qui  emportait  toute  chose  ;  même 
c'est  merveille  que  son  tombeau  ait  été  conservé  par  un 
caprice  de  la  révolution ,  car  les  révolutions  ont  des  ca- 
prices comme  toutes  les  femmes  et  toutes  les  majestés  de 
l'univers. 

Il  y  a  encore  ceci  à  dire  surla  Sorbonne  écroulée  ;  c'est 
que,  bien  avant  1793,  c'était  là  une  puissance  à  jamais 
vaincue.  Une  fois  qu'elle  eut  succombé  dans  son  duel 
avec  l'Emile  de  Jean-Jacques  Rousseau,  avec  le  Livliun- 
naire  philosophique  de  Voltaire ,  avec  les  Œuvre»  de 
Montesquieu,  avec  l'école  Encyclopédique  tout  entière 
la  Sorbonne  fut  vaincue  tout  aussi  bien  que  l'était  la  Bas- 
tille ,  par  exemple  ,  un  moisavant  le  14  juillet  1789.  Car 
dans  ces  sortes  d'institutions  de  l'autorité  morale  ou  de 
la  puissance  physique  ,  peu  importe  que  la  tour  soit  de- 
bout, pourvu  que  la  puissance  qui  l'éleva  soit  respec- 
tée. Qu'est-ce  qu'une  chaire  que  l'on  renverse?  Une 
chaire  sculptée  que  portent  des  démons  ou  des  anges. 
Ce  qui  importe,  c'est  que  toute  parole  tombée  de  cette 

31 


23* 


L' A  UT  I S  IL. 


chaire  soit  écoutée,  c'est  que  le  nom  seul  de  cette  Bastille 
fasse  pâlir  les  plus  braves.  Or,  quand  la  Bastille  a  été 
prise,  il  n'y  avait  plus  personne  qu'un  gouverneur  pour 
la  forme;  quand  la  Sorbonne  a  clé  envahie,  il  n'y  avait 
plus  dans  ces  murs  lézardés  que  quelques  vieilles  thèses 
en  latm  sur  la  bulle  Unigenitus,  pour  et  contre  Aris- 
tote ,  et  dont  les  vers  ne  voulaient  plus.  Ainsi ,  on  peut 
dire  que  la  vieille  Sorbonne,  quand  elle  est  morte, 
avait  tout  à  fait  rempli  sa  mission;  que  la  liberté  des 
Ames  et  l'esclavage  des  consciences  n'avaient  plus  rien 
à  en  espérer,  rien  à  en  attendre.  La  Sorbonne  avait  dit 
son  dernier  mot  dans  le  monde  des  idées,  tout  comme  la 
Bastille  avait  employé  sa  dernière  lettre  de  cachet. 
Ceux  qui  ont  chassé  les  anciens  docteurs  se  sont  attaqués 
à  des  crânes  vides  ;  ceux  qui  ont  attaqué  la  Bastille  n'ont 
renversé  que  des. pierres,  car  depuis  longtemps  il  n'y 
avait  plus  de  prison  d'état.  Voilà  pourquoi,  quand  on 
voulut  refaire  la  Sorbonne ,  on  tenta  tout  simplement  une 
chose  aussi  impossible  que  si  l'on  eût  voulu  relever  la 
Bastille  et  remettre  en  vigueur  les  lettres  de  cachet. 

Jamais  vous  ne  referez  une  restauration  avec  des 
morts.  Pour  que  le  cadavre  se  galvanise  quelque  peu, 
encore  faut-il  qu'il  y  ait  quelques  restes  de  sang  dans  ses 
veines. 

Mais  la  Restauration  ne  savait  pas  toutes  ces  choses  ; 
elle  était  obstinée  autant  qu'elle  était  bienveillante;  elle 
voulait  le  passé,  tout  le  passé,  hélas!  et  rien  que  le 
passé.  Ses  conseillers  et  ses  prêtres,  gens  pour  la  plu- 
part assez  indifférents  à  ces  doctrines  religieuses  dout 
ils  parlaient  sans  cesse,  lui  avaient  tant  répété  que  le 
trône  c'était  l'autel ,  que  l'obéissance  des  peuples  était  fon- 
dée sur  la  foi,  que  la  Somme  de  saint  Augustin  devait  pas- 
ser avant  la  Charte,  que  saintGrégoire  était  un  plus  grand 
orateur  que  Benjamin  Constant,  et  que  le  général  Foy  lui- 
même  n'ét-utrien,  comparé  à  saint  Jean-Chrysostômc;  on 
avait  tant  répété  aux  vieux  Bourbons  qu'ils  ne  pouvaient  se 
tirer  d'affaire  qu'avec  les  vieux  casuistes,  et  que  la 
Chambre  des  députés  s'évanouirait  quelque  jour  de- 
vant les  saints  conciles ,  qu'ils  se  mirent  à  rêver,  ces  rois 
imprudents,  entre  autres  restaurations,  la  restauration 
de  la  Sorbonne.  Par  leur  ordre,  on  releva  l'édifice,  on 
rétablit  les  chaires  où  se  devait  enseigner  le  dogme, 
on  souffla  sur  toutes  ces  cendres  éteintes,  on  réveilla 
ces  vieux  échos,  on  souleva  toute  cette  poudre  savante 
qui,  autrefois,  eût  obscurci  le  soleil;  l'église  fut  répa- 
rée, le  tombeau  fut  remis  à  neuf,  un  mauvais  latin 
vulgaire,  triste  argot  de  contrebande,  se  trouva  rappelé 
dans  ces  murs  qui  avaient  retenti  jadis  d'une  latinité  si 
savante  et  si  élégante.  Si  bien  qu'à  propos  de  cette  Sor- 
bonne ressuscitée,  de  toutes  parts,  les  théologiens,  les 
princes  du  sang,  les  grands  seigneurs,  les  ministres, 
tout  le  côté  droit  delà  Chambre,  entonnèrent  le  plus 
imprévoyant  des  Te  Deum. 

Ils  s'écrièrent  que  la  monarchie  était  sauvée ,  puisque 


la  Sorbonne  était  rendue  a  la  monarchie,  Ils  battirent 
des  mains  à  la  foi  nouvelle  qui  allait  refleurir.  Vains  ef- 
forts! espérances  inutiles!  déceptions  cruelles!  Car  à 
peine  la  Sorbonne  fut-elle  ouverte  de  nouveau;  à  peine 
eut-on  annoncé  que  M.  l'abbé  un  tel  parlerait  sur  la 
grâce,  Veneris  die,  le  jour  de  Vénus;  M.  l'abbé  vn  tel 
parlerait  sur  la  confession,  Martis  die  ,  le  jour  de  Mars  ; 
M.  l'abbé  un  tel,  sur  les  cas  de  conscience,  le  jour  de 
Mercure,  die  Memirii ,  qu'aussitôt,  par  la  toute-puis- 
sance de  cette  Révolution  invincible  contre  laquelle  la 
Restauration  s'ameutait,  la  philosophie  nouvelle,  l'é- 
clectisme allemand,  le  scepticisme  voltairien ,  toutes 
les  idées  de  ce  siècle  révolutionnaire  ,  contre  lesquelles 
on  avait  voulu  relever  la  Sorbonne,  firent  irruption 
dans  cette  Sorbonne  restaurée.  La  philosophie  s'em- 
para de  ses  chaires  ,  où  le  théologien  était  attendu  ; 
l'histoire  remplit  de  ses  enseignements  ces  bancs  de 
chêne  disposés  pour  le  dogme.  Tous  ces  abbés  préparés 
à  l'enseignement  de  la  jeunesse  n'eurent  rien  de  mieux  à 
faire  qu'à  se  taire  et  à  s'enfuir,  se  voyant  sans  auditoire 
et  sans  écho.  A  ce  point  que  saint  Sulpice  s'estima  trop 
heureux  de  reprendre,  sains  et  saufs,  les  théologiens  pro- 
fesseurs et  les  théologiens  auditeurs  qu'il  avait  prêtés 
pour  cette  circonstance  solennelle ,  comme  on  prête  son 
manteau  à  un  ami  qui  a  porté  le  sien  au  Mont-de-Piété. 
Or,  c'était  bien  la  peine,  en  vérité,  de  rétablir  la  Sor- 
bonne pour  loger  si  commodément  les  trois  hommes 
qui ,  à  tort  ou  à  raison  ,  ont  eu  le  plus  de  puissance  sur 
les  jeunes  intelligences  à  l'aide  desquelles  la  révolution 
de  juillet  devait  se  fomenter  et  s'accomplir! 

Est-il  besoin  de  vous  nommer  ces  trois  hommes?  Ils 
ont  tenu  entre  leurs  mains  les  destinées  de  la  Sorbonne 
nouvelle  ;  leurs  paroles  incendiaires  ont  produit  sur  les 
jeunes  esprits  de  la  Restauration ,  le  même  effet  que  des 
torches  brûlantes  jetées  sur  des  gerbes  de  blé.  A  eux 
trois  ils  ont  défait,  au  jour  le  jour,  ces  lentes  répara- 
tions morales  que  la  Restauration  tentait  si  péniblement 
à  l'aide  d'un  clergé  ignorant  et  d'une  noblesse  épuisée 
A  eux  trois,  chacun  de  son  côté  et  sans  s'être  entendus 
jamais, — car  ces  trois  hommes  ne  s'aimaient  pas ,  et,  à 
cette  heure  encore,  ils  se  font  une  guerre  dont  l'achar- 
nement va  jusqu'à  l'impolitesse;  celui-ci  chasserait  celui- 
là  du  conseil-d'élat  comme  on  ne  chasserait  pas  un  huis- 
sier,—  ils  ont  déjoué  toutes  les  tentatives  du  parti  roya- 
liste et  religieux.  Ces  trois  hommes,  les  voici  mainte- 
nant :  M.  Guizot,  M.  Villemain  ,  M.  Cqusin.  Les  deux, 
premiers  ministres  de  la  révolution  ,  et  le  troisième  qui 
le  sera,  un  jour  ou  l'autre,  quand  il  y  trouvera  le 
compte  de  son  ambition  ou  de  sa  fortune. 

Je  sais  bien  ce  qu'on  va  me  répondre,  et  qu'au  pre- 
mier abord,  on  s'étonnera  fort  de  m 'entendre  appeler 
ces  trois  hommes  des  révolutionnaires ,  et  qu'on  dira 
que  je  les  flatte;  mais,  cependant,  remarqués  bien,  je 
vous  prie  ,  que  c'est  à  cause  même  de  leur  modération 


L'ARTISTE. 


235 


apparente  et  par  la  toute-puissance  de  leur  pusillanimité 
réelle,  que  l'enseignement  de  ces  trois  professeurs  a  été 
et  devait  être  en  effet  si  redoutable.  S'ils  avaient  eu 
plus  de  courage  ou  moins  de  prudence ,  s'ils  avaient 
moins  bien  dissimulé  l'empire  qu'ils  avaient  sur  les 
âmes ,  le  gouvernement  d'alors  se  serait  tenu  sur  ses 
gardes ,  il  se  serait  défendu  de  toutes  ses  forces  ;  il  au- 
rait fait  fermer  ces  écoles  perfides,  et  il  eût  obtenu  ainsi 
quelque  répit  dans  une  guerre  avouée  ;  mais  cette  guerre 
n'était  rien  moins  qu'avouée  ;  au  contraire ,  nos  trois 
champions ,  chacun  de  son  côté ,  apportaient ,  à  cette 
bataille  de  chaque  jour,  les  restrictions  les  plus  habiles; 
ils  s'enveloppaient  dans  toutes  sortes  de  circonlocutions 
merveilleuses,  n'avouant  jamais  leurs  espérances,  même 
les  plus  lointaines.  Ils  voulaient  bien  d'une  révolution 
accomplie  et  dont  toutes  les  récompenses  les  atten- 
daient, mais  ils  voulaient  une  révolution  à  coup  sûr; 
et  contre  rien  au  monde  ,  ils  n'auraient  joué  une  par- 
celle de  leur  position  présente.  Ils  faisaient  partie  de 
ces  égoïstes  habiles  et  de  sang-froid  qui  préfèrent  les 
sentiers  détournés  à  la  grande  route  ,  qui  arrivent  au 
pouvoir  par-derrière,  et  qui ,  dans  la  bataille ,  s'inquiè- 
tent peu  de  la  gloire  pourvu  qu'ils  arrivent  à  la  récom- 
pense. Or,  dans  la  bataille  générale  des  partis,  dans  le 
soulèvement  unanime  des  opinions,  dans  cette  mêlée 
tumultueuse  et  fangeuse  des  passions  politiques ,  voilà 
justement  les  hommes  qui  sont  à  craindre  ;  voilà  ceux 
qui  sont  forts,  parce  qu'ils  sont  prudents  ;  qui  sont  dan- 
gereux ,  parce  qu'ils  sont  habiles  ;  qui  arrivent  à  leur  but, 
parce  qu'ils  marchent  d'un  pas  lent  et  sûr  :  des  gens  qui 
n'ont  jamais  rien  perdu  dans  la  défaite ,  qui  ont  tou- 
jours tout  gagné  dans  la  victoire,  et  qui  certainement 
seront  un  peu  plus  puissants  demain  qu'ils  le  sont  aujour- 
d'hui ,  quels  que  soient  le  jour  et  le  maître  de  demain. 

En  faitde  révolutions  et  de  révolutionnaires,  il  n'est  pas 
dangereux  celui  qui  crie  et  qui  s'agite  ;  il  n'est  pas  dange- 
reux celui  qui  lance  le  venin  et  l'insulte  à  ciel  ouvert;  il 
n'est  pas  dangereux  celui  qui  se  sert  du  poison  ou  du  poi- 
gnard ;  il  n'est  pas  dangereux  l'énergumène  dans  son 
journal ,  ou  le  fanatique  à  la  tribune;  ceux-là  on  les  con- 
naît, on  les  sait  par  cœur,  on  sait  comment  s'en  dé- 
fendre ;  on  a  contre  eux  les  procureurs  du  roi ,  les  gen- 
darmes ;  on  les  emprisonne  ,  on  les  achète  ;  au  pis-aller, 
on  les  laisse  dire.  Mais  les  autres,  les  serviteurs  dévoués 
qui  vous  égratignent  en  vous  caressant  ;  les  serviteurs 
zélés  qui  vous  mordent  à  la  joue  quand  ils  vous  baisent; 
les  fidèles  sujets  qui ,  sous  prétexte  de  secouer  votre 
trône  pour  vous  tirer  de  votre  léthargie ,  font  tomber 
dans  le  même  abîme  et  le  trône  et  celui  qu'il  porte  ; 
tous  ces  révolutionnaires  câlins,  dont  nul  ne  se  méfie, 
ce  sont  là  les  redoutables,  soyez-en  sûrs. 

Telle  était  cependant  l'éloquente  trinité  à  laquelle  la 
Sorbonnc  restaurée  allait,  corps  et  âme,  apparlenir. 

Il  faul  le  dire,  bien  long  temps  se  passera  avant  que 


dans  une  môme  enceinte  soient  réunis  trois  parleurs  de 
cette  sorte.  Ils  avaient  à  eux  trois  de  quoi  composer  un 
orateur  plus  puissant  et  plus  terrible  que  Mirabeau  lui- 
môme,  entouré  des  premiers  prestiges  de  la  plus  grande 
révolution  qui  ait  étonné  le  monde.  L'un  s'appuyait  sur 
l'histoire,  qu'il  avait  considérée  sous  son  côté  fataliste  el 
réel,  s'attachant  uniquement  aux  faits,  dont  il  tirait 
toutes  les  conséquences  nettes  et  précises  qui  allaient  à 
son  système.  L'autre,  au  contraire,  tour  à  tour,  et  selon 
le  besoin,  illuminé  exalté,  Allemand  obscur,  s'envc- 
loppant  des  vapeurs  d'outre-Rhin ,  colonne  lumineuse 
qui  ne  montrait  jamais  que  le  côté  du  nuage,  parlant 
très-haut  et  avec  de  grands  gestes  qui  ressemblaient  à 
la  conviction ,  philosophe-arlequin  dont  l'habit  était 
composé  de  toutes  sortes  de  haillons  éclatants  arrachés 
à  Platon  ,  à  Aristote ,  à  Kant ,  à  Herder,  à  Condillac  lui- 
môme,  car  il  empruntait  à  tout  le  inonde.  L'autre,  en- 
fin ,  le  plus  admirable  et  le  mieux  inspiré  des  rhéteurs, 
la  plus  facile  improvisation  qui  soit  au  monde  ,  étince- 
lanteet  fugitive  période,  à  laquelle  s'abandonne  l'oreille 
charmée ,  mais  que  l'impression  ne  peut  pas  saisir,  et 
qui  perd  toute  sa  valeur  quand  elle  passe  de  la  chaire 
dans  le  livre  imprimé. 

Tels  étaient  ces  trois  orateurs ,  ou  plutôt  tel  était 
cet  orateur  en  trois  personnes  ;  et  quoique  divisés  com- 
plètement sur  tous  les  points,  et  bien  que  le  savant 
historien  fit  peu  de  cas  des  jongleries  éloquentes  du  phi- 
losophe ;  pendant  que  l'orateur ,  préoccupé  de  la  forme , 
dédaignait  également  l'histoire  de  celui-ci  et  la  philoso- 
phie de  celui-là ,  telle  était  cependant  la  toute-puissance 
des  idées  qu'ils  avaient  à  débattre,  que,  sans  s'être  ja- 
mais entendus,  ils  s'entendaient  à  merveille.  Ils  étaient 
comme  trois  ouvriers  travaillant  chacun  de  son  côté  à 
renverser  un  rempart,  et  qui,  sans  s'être  jamais  vus  l'un 
l'autre ,  luttent  entre  eux  à  qui  donnera  les  plus  furieux 
coups  de  bêche ,  jusqu'à  ce  que  le  mur  étant  renversé . 
ils  se  retrouvent  en  présence  tous  les  trois,  étonnés  et 
presque  épouvantés  de  leur  démolition.  Ou  bien  encore, 
si  ma  première  comparaison  vous  fait  peur,  ces  trois  pro- 
fesseurs, parlant  chacun  de  son  côté  à  cette  jeunesse  qui 
les  comprenait  à  demi-mot,  vous  représentent  à  merveille 
les  trois  terribles  orchestres  du  Don  Juan  pendant  la  scène 
du  viol.  Chaque  orchestre  chante  à  sa  façon,  et  sans  s'in- 
quiéter de  l'orchestre  voisin,  sa  complainte  ou  sa  colère, 
jusqu'à  ce  qu'ils  éclatent  tous  les  trois  dans  la  même 
malédiction.  Hélas!  qui  l'eût  pensé?  ce  Don  Juan  mau- 
dit, c'était  sa  majesté  très-chrétienne  et  très-bienveillante 
Charles  X! 

Pour  se  faire  une  juste  idée  de  la  toute-puissance  de 
ces  trois  hommes  sur  cette  belle  jeunesse  de  la  Restaura- 
tion, qui  leur  prêtait  une  oreille  attentive,  il  faut  les 
avoir  entendus,  car  leurs  leçons  écrites ,  non  plus  que 
les  analyses  qui  en  ont  été  faites,  ne  ressemblent  en  rien 
à  cette  parole  animée,  chaleureuse,  et  qui  avait  tous  les 


m 


L'ARTISTE. 


caractères  delà  sincérité  et  de  la  conviction.  M.  Guizot, 
par  exemple,  arrivait  dans  sa  chaire  d'un  pas  ferme,  et 
tant  soit  peu  solennel.  A  son  aspect,  toute  cette  foule  in- 
quiète cl  agitée  faisait  silence.  Il  commençait  à  parler 
sur-le-cliamp  et  sans  hésiter  ;  sa  voix  était  nette  et 
brève;  l'autorité  circulait  dans  son  discours  incisif;  sa 
phrase  était  coupée,  peu  fleurie,  et  souvent  elle  man- 
quait d'élégance  ;  mais  ce  qu'elle  perdait  du  côté  de 
l'élégance,  clic  le  gagnait  en  force  et  en  énergie.  La 
personne  de  l'orateur  répondait  tout  à  fait  à  son  dis- 
cours. Celait  ce  regard  fier  et  terne  d'où  l'étincelle 
jaillissait  à  de  rares  intervalles,  comme  le  feu  caché 
sous  la  cendre.  C'était  ce  teint  bilieux  que  rien  n'allère, 
ni  la  joie,  ni  la  tristesse,  ni  l'orgueil  du  triomphe,  ni  le 
dépit  de  la  défaite.  C'était  ce  front  vaste  et  intelligent 
sur  lequel  rien  ne  se  montre  des  passions  de  l'homme 
intérieur.  Dans  cette  Sorbonne  antique  qui  avait  dé- 
fendu à  main  armée  la  sainte  pureté  de  la  doctrine  évan- 
gélique,  dans  cet  écho  religieux  qui  se  souvenait  confu- 
sément, mais  nonpassansémolionet  sans  respect,  de  tant 
d'illustres  docteurs  de  Sorbonne,  défenseurs,  bourreaux 
et  martyrs  de  la  foi  catholique,  apostolique  et  romaine, 
M.  Guizot,  le  protestant,  se  sentait  animé  de  je  ne  sais 
quel  sentiment  de  triomphe,  qui  faisait,  en  pareil  lieu , 
une  grande  partie  de  son  éloquence.  Cela  lui  paraissait 
beau  et  singulier  d'être  parvenu  à  parler  tout  haut  en- 
tre les  deux  statues  de  Fénelon  et  de  Bossuet,  vis-à-vis 
les  images  chrétiennes  de  Massillon  et  de  Pascal  ;  de  ve- 
nir, lui,  l'enfant  convaincu  de  Luther,  donner  un  pareil 
démenti  à  l'Histoire  des  Variations.  Cela  lui  paraissait 
beau  et  fort,  surtout  en  pleine  Restauration,  et  si  près  du 
tombeau  du  cardinal  de  Richelieu,  de  proclamer  la  su- 
périorité du  doute  sur  la  croyance,  et  la  nécessité  d'in- 
troduire la  discussion  dans  toutes  les  affaires,  voire  même 
celles  qui  tiennent  à  la  conscience  des  peuples.  Et  véri- 
tablement, en  pareil  lieu  et  sous  l'empire  de  pareilles 
circonstances,  la  position  exceptionnelle  de  M.  Guizot 
était  bien  faite,  surtout  réunie  à  son  talent,  pour  attirer 
autour  de  sa  personne  l'intérêt  universel.  D'ailleurs, 
comme  tout  se  sait,  dans  ce  vaste  Paris,  de  tout  ce  qui 
regarde  ces  héros  de  l'intelligence ,  on  savait  que 
M,  Guizot  était  pauvre,  qu'il  était  en  complète  disgrâce 
de  cette  monarchie  à  laquelle,  bien  jeune  encore,  il 
avait  donné  tant  de  preuves  de  dévouement  et  de  zèle. 
On  disaitqu'il  avait  une  vieille  mère  des  temps  primitifs, 
austère  tendresse,  inflexible  devoir,  la  Bible  incarnée, 
et  que  devant  cette  vieille  mère  il  s'agenouillait  chaque 
soir  en  lui  disant  :  «  Bénissez-moi  !  »  On  savait  que  lui 
et  sa  remme,  qui  était  sur  la  terre  une  femme  de  génie, 
et  qui  est  une  sainte  dans  le  ciel,  ils  passaient  la  nuit  et 
le  jour,  pour  vivre,  dans  dos  travaux  de  manœuvres  lit- 
téraires, acceptant  tout  ce  qu'on  leur  offrait,  des  articles 
à  écrire  dans  les  journaux ,  les  Mémoires  de  l'Histoire 
d'Angleterre  à  mettre  en  ordre,  la  mauvaise  traduction 


de  Shakspeare,  par  Letourneur,  qu'il  fallait  revoir,  cor- 
riger, expliquer.  Mme  Guizot  relevait  avec  une  paticnn 
admirable  les  contre-sens  et  les  fautes  de  français  de  Le- 
tourneur, pendant  que  son  mari  écrivait  en  tête  de 
chaque  tragédie  de  Shakspeare  de  courtes  préfaces  qui 
sont  des  chefs-d'œuvre  de  sagacité  et  de  bons  sens.  Triste 
métier,  savez-vous,  pour  un  homme  pareil,  pour  un  po- 
litique de  cette  taille,  qui  devait  tenir  en  ses  mains  les 
destinées  de  la  France  et  d'une  révolution!  triste  métier 
que  d'être  aux  gages  de  M.  Ladvocat!  Mais  qu'y  faire? 
Le  plus  grand  poëte  comique  de  l'ancienne  Home  a 
bien  tourné,  pour  vivre,  la  meule  d'un  moulin  !  Ainsi, 
chacun  savait  gré  à  M.  Guizot  de  cette  vie  modeste  et 
laborieuse  :  on  prenait  sa  patience  pour  de  la  résigna- 
tion ;  on  lui  tenait  compte  de  tout,  de  ce  qu  il  osait  dire 
dans  son  cours,  et  surtout  de  ce  qu'il  ne  disait  pas.  En 
un  mot,  on  l'aimait  comme  un  homme  qui  ne  peut 
émettre  en  dehors  que  la  moitié  de  sa  pensée;  car. 
depuis  que  la  torture  est  abolie,  c'est  là,  au  sens  de 
tous,  le  plus  grand  supplice  qui  se  puisse  imposer  à 
l'homme  qui  écrit  ou  qui  parle.  Enfin,  il  n'y  eut  pas 
jusqu'à  la  conviction  religieuse  de  M.  Guizot  Jusqu'à  cette 
croyance,  qui  n'était  pas  la  croyance  catholique ,  dont 
cette  jeunesse  de  la  Sorbonne  ne  lui  tînt  bon  compte  et 
ne  lui  sut  un  gré  infini.  Ah!  vous  voulez  absolument  qu  elle 
soit  catholique.  Ah  !  vous  amenez  des  jésuites  à  Saint- 
Acheul  et  vous  rétablissez  la  Sorbonne!  Ah!  vous  violen- 
tez par  toutes  les  façons,  par  l'éloquence  de  M.  de  Lamen- 
nais lui-même,  le  scepticisme  voltairien  !  Eh  bien  !  vous 
allez  voir  quel  démenti  nous  saurons  vous  donner!  Nous 
vous  attaquerons  dans  votre  endroit  le  plus  sensible; 
nous  applaudirons,  non  pas  le  doute,  mais  le  schisme  : 
non-seulement  nous  renierons  tant  qu'il  sera  en  DOUS 
les  croyances  religieuses  de  la  maison  de  Bourbon,  mais 
encore  nous  honorerons  de  toutes  les  manières  le  pro- 
testantisme de  M.  Guizot.  Et  véritablement,  ces  jeunes 
gens,  dans  leur  rage  d'opposition,  étaient  habiles  de  rai- 
sonner ainsi,  car  il  y  avait  un  homme  que  le  clergé  de 
France  détestait  encore  plus  que  Voltaire,  et  cet  homme 
c'était  Luther.  Mais  qui  eût  dit  en  ce  temps-là ,  et  quand  la 
Restauration,  trop  bien  avertie,  faisait  fermer,  mais  trop 
tard,  lecoursdcMGuizot,  que  ce  protestant,  applaudi  en 
pleine  Sorbonne,  parce  qu'il  était  protestant,  deviendrait 
un  jour  ministre  des  cultes  du  royaume  de  France,  tout 
comme  l'était  monseigneur  l'évêque  d'IIermopolis? 

Arrivons  à  l'autre  orateur,  à  l'autre  ministre  des  cul- 
tes, à  M.  Villemain.  Celui-là  était  loin  d'avoir  la  gravité 
de  son  collègue;  il  était  bien,  si  vous  voulez,  de  l'oppo- 
sition, mais  de  l'opposition  la  moins  avancée,  de  celte 
opposition  prudente  qui,  demain,  peut  sans  bassesse  être 
de  la  faveur.  Loin  d'être  isolé  comme  M.  Guizot  et  li- 
vré à  des  travaux  stériles,  M.  Villemain  avait  derrière 
lui,  pour  l'aimer,  pour  le  protéger  et  pour  le  défendre, 
pour  dire  et  pour  faire  comme  lui,  des  journaux  tout- 


L'ARTISTE. 


237 


puissants,  une  partie  du  conseil  de  l'instruction  publi- 
que, l'Académie  tout  entière,  tous  ses  anciens  amis  du 
ministère  de  M.  Decazes;  le  public  était  habitué  à  l'ai- 
mer de  longue  main,  car  depuis  ses  premiers  succès 
universitaires  jusqu'à  ses  premiers  succès  à  l'Académie- 
Française,  depuis  son  discours  à  l'empereur  Alexan- 
dre de  Russie  jusqu'à  son  opposition  formelle  à  M.  de 
Villèle,  M.  Villemain  avait  été,  sans  fin,  sans  cesse 
et  sans  relâche,  le  héros,  que  dis-jc?  l'enfant  gâté 
de  la  faveur  populaire.  Bien  plus,  on  venait  de 
faire  pour  lui  ce  que  l'on  a  fait  pour  le  général  Foy,  une 
souscription  nationale,  et  la  France  entière,  dans  un 
moment  de  belle  ardeur,  s'était  mise  à  souscrire  à  l'his- 
toire de  ce  pape  que  M.  Villemain  nous  promet  depuis 
tantôt  quinze  années.  Ainsi  appuyé  par  tout  ce  qui  fait 
une  puissance,  M.  Villemain  ne  pouvait  en  rien  se  com- 
parer, pour  le  crédit  et  pour  la  position,  à  M.  Guizot; 
autant  celui-là  était  seul  et  pauvre  et  sans  appui,  autant 
celui-ci  était  entouré  d'encouragements  et  d'amitiés  puis- 
santes. L'un,  en  dehorsde  sa  chaire,  avait  bien  delà  peine 
à  prendre  rang  parmi  ces  rares  idéologues  qui  sont  de- 
venus les  doctrinaires  plus  tard,  et  dont  il  est  le  maître 
souverain.  L'autre,  au  contraire,  était  l'âme,  la  parole, 
le  conseil,  quelquefois  même  le  style,  mais  rarement,  de 
cette  opposition  qui  était  déjà  la  maîtresse  au-dedans, 
au-dehors ,  et  qui  devait  finir  par  être  la  révolution  de 
Juillet,  dix  ans  plus  tard. 

Figurez-vous  donc  qu'un  lundi,  par  un  de  ces  froids 
gris  et  ternes  du  mois  de  décembre  de  l'hiver  parisien, 
le  quartier  de  la  Sorbonnc  se  remplit  d'une  foule  inac- 
coutumée; on  accourt  de  toutes  parts  et  de  tous  les  en- 
droits delà  ville,  dans  toutes  sortesde  costumes,  les  uns  à 
pied,  les  autres  en  voiture,  car  parmi  cette  foule  impa- 
tiente et  grelottante,  il  faudra  que  le  prince  du  sang  at- 
tende que  les  portes  soient  ouvertes,  tout  aussi  bien  que 
l'étudiant  de  première  année.  A  onze  heures ,  l'im- 
mense cour  de  la  Sorbonnc  est  remplie;  à  midi,  les 
portes  s'ouvrent.  En  un  clin  d'œil  cette  vaste  salle 
est  tout  entière  occupée  ;  on  se  rue ,  on  se  précipite 
les  uns  sur  les  autres;  la  moindre  place  sur  ces  gra- 
dins de  chêne  est  disputée  avec  acharnement  ;  la  foule 
veut  que  les  portes  restent  ouvertes,  et  jusqu'au  bas  de 
l'escalier  sont  refoulés  les  auditeurs  retardataires,  trop 
heureux  de  saisir  au  passage  quelques-unes  de  ces  vi- 
brations puissantes  qui  annoncent  la  présence  du  maî- 
tre. A  l'heure  dite,  et  par  un  certain  couloir  que  la  foule 
obstrue,  comme  tout  le  reste,  un  homme  se  glisse  à 
grand'peine,  il  pénètre  dans  sa  chaire  au  milieu  d'un 
tonnerrcd'applaudissementsetdebravos;  il  s'assied  d'une 
façon  peu  gracieuse,  le  plus  souvent  il  relève  sa  jambe 
droite  sur  sa  jambe  gauche  ;  son  dos  est  voûté  :  il  porte 
sa  tête  penchée  sur  son  épaule,  à  la  façon  de  plusieurs 
grands  hommesde l'antiquité.  Cependant,  laissez-le  faire, 
bientôt  il  va  relever  la  tête ,  son  œil  animé  parcourra 

2e  SÉRIE  ,  TOME  IV,   15e  LIVRAISON. 


d'un  regard  toute  cette  foule  attentive  ;  bientôt  sa  parole 
s'animera  comme  son  regard,  etsoudain,  la  première  hési- 
tation passée,  tenez-vous  prêts  à  suivre  cet  homme  dans  les 
caprices  les  plus  impétueux.  Ah  !  c'était  là  un  merveil- 
leux vagabondage  littéraire,  un  hardi  mélange  du  bon 
sens  le  plus  correct  et  de  l'imagination  la  plus  hasardée: 
un  singulier  pêle-mêle  de  philosophie,  d'histoire  et  dr 
littérature,  où  les  génies  les  plus  divers,  les  talents  Ic> 
plus  opposés  se  trouvaient  mêlés  et  confondus  avec  un 
talent  incroyable  :  Bossuet  à  côté  de  Saurin,  Shakspeai  r 
à  côté  de  Molière ,  le  Tclémaque  de  Fénclon  à  propos  de 
l'Utopie  de  Thomas  Morus.  Et,  chemin  faisant  à  travers 
les  mille  détours  fleuris  de  sa  pensée,  il  fallait  voir  com- 
ment cet  homme  trouvait  moyen  de  mettre  en  cause  la 
littérature  présente,  d'appeler  à  l'aide  des  anciens,  dont 
il  proclamait  la  toute-puissance  et  l'énergie,  les  œm  ros 
contemporaines  qu'il  soumettait  sans  pitié  à  son  ironique 
analyse.  Il  fallait  voir  avec  quel  enthousiasme  et  quel 
bon  sens  à  la  fois.il  parlait  des  vieux  chefs-d'œuvre  qu'il 
faisait  aimer,  des  grands  écrivains  qu'il  entourait  de  res- 
pect, et  comment  à  cette  jeunesse  ameutée  il  faisait  tout 
supporter,  même  les  louanges  de  Louis  XIV.  Nous  l'a- 
vons ainsi  suivi  dans  l'histoire  littéraire  de  ces  trois 
grands  siècles  auxquels  FYançois  Ier  a  donné  le  signal, 
et  avec  lui  nous  avons  passé  de  Montaigne  et  de  Rabe- 
lais à  madame  de  Sévigné  et  à  La  Fontaine,  de  Saint-Évre- 
mont  et  de  Fontenelle  à  Montesquieu  et  à  Massillon. 
jusqu'à  ce  que  tout  à  coup  il  se  soit  arrêté  devant  J.-J. 
Rousseau  et  devant  Voltaire,  dont  il  n'a  pas  trahi  la  cause 
même  en  pleine  Snrbonne ,  pas  plus  qu'en  pleine  Sor- 
bonne  M.  Guizot  n'avait  trahi  la  cause  de  Melanchton  et 
de  Luther. 

Je  ne  sais  si  je  m'abuse,  mais  je  ne  crois  pas  que  la  pa- 
role humaine  ait  causé  à  un  auditoire  plus  jeune  des 
émotions  plus  puissantes  et  plus  soudaines.  Une  fois 
lancé  dans  cette  arène  littéraire,  qu'il  avait  faite  si  vaste, 
cet  homme  ne  s'arrêtait  plus;  il  s'enivrait  de  sa  propre 
parole  comme  on  s'enivre  de  vin  de  Bordeaux  ;  et  une 
fois  dans  ce  chancellement  de  l'ivresse  poétique,  il  en 
avaittoutesles  hallucinations, tous  les  vertiges,  maisaussi 
toute  la  conviction  et  toute  la  puissance.  Qu'il  était  beau 
à  voir,  ainsi  défendant  malgré  lui  le  vieux  passé,  qu'il  ai- 
mait pour  son  style  et  pour  son  génie,  et  tout  d'un  coup 
s'arrêtantau  milieu  de  sa  louange  commencée!  car.  de 
son  admiration  sincère  pour  le  passé  littéraire,  il  ne  vou- 
lait pas  que  l'on  tirâteette  conclusion  politique,  que  le 
passé  était  encore  possible.  Parce  qu'il  reconnaissait 
franchement  l'autorité  morale  du  cardinal  de  Richelieu, 
il  ne  voulait  pas  qu'on  pût  en  tirer  la  conséquence  qu  il 
acceptait  M.  de  Villèle  ;  et  quand  il  s'agenouillait  devant 
l'éloquence  de  Bossuet,  il  se  relevait  bien  vite  en  se  sou- 
venant qu'au  milieu  de  la  France  libérale  se  promenaient 
des  missionnaires,  dont  la  maussade  et  ignorante  parois 
troublait  toutes  les  consciences  et  faisait  brûler  sur  un 

99 


238 


L' AUTISTE. 


bûcher  les  œuvres  complètes  de  Voltnirc.  Ainsi  partagé 
entre  son  admiration  loyale  pour  le  passé  de  la  France  et 
son  opposition  timide  à  la  restauration  de  tant  de  choses 
dont  la  restauration  était  impossible,  M.  Villemain,  pour 
ceux  qui  savaient  l'écouter  et  l'entendre,  doublait  encore 
de  prix  et  de  valeur;  on  voulait  savoir  comment  donc  il 
obéirait  à  ces  deux  impulsions  contraires;  comment  il 
serait  fidèle  à  la  fois  à  son  admiration  et  à  ses  répugnan- 
ces; commentée  sujet  respectueux,  dévoué  de  Louis  XIV, 
se  maintiendrait  dans  son  opposition  à  Charles  X?  Certes, 
la  tâche  n'était  pas  facile  ;  mais  avec  son  habileté  ordi- 
naire, ou,  ce  qui  est  plus  habile  encore,  avec  son  bon- 
heur de  toute  la  vie,  M.  Villemain  devait  accomplir  jus- 
qu'à la  fin  sa  double  entreprise,  sans  trahir  ni  son 
admiration  pour  le  passé ,  ni  sa  répugnance  pour  le 
présent.  Il  est  resté  ce  qu'il  avait  voulu  être  dans  la  litté- 
rature comme  dans  la  politique,  comme  dans  la  reli- 
gion :  un  critique  de  l'école  de  Boileau ,  qui  acceptait 
très-bien  Shakspearc  et  M.  Schlegel  ;  un  enthousiaste  pas- 
sionné deBossuet,  qui  reconnaissait  Diderot  et  Voltaire; 
un  chambellan  de  Louis  XIV ,  qui  eût  été  fier  de  faire 
le  lit  du  roi  avec  Molière,  et  qui  a  pu  battre  des  mains, 
sans  déshonneur,  quand  est  parti  de  sa  France ,  pour  n'y 
plus  revenir,  le  petit-fils  trop  chrétien  du  grand  roi  très- 
chrétien. 

Quant  au  troisième  orateur,  je  puis  en  parler  beau- 
coup moins  que  des  deux  autres,  car  c'est  à  peine  si  je 
l'ai  entendu  parler  deux  ou  trois  fois.  Il  y  a  comme  cela 
des  esprits  rebelles  qui  ne  sauraient  rien  comprendre  aux 
plus  belles  choses,  et  qui  donneraient  tout  Platon  pour 
une  ode  d'Horace.  Ce  qu'on  appelle  la  philosophie  pro- 
prement dite,  leur  paraît  une  espèce  de  rêve  sans  poésie 
et  sans  réalité,  c'est-à-dire,  le  plus  triste  des  rêves.  Ce- 
pendant il  faut  reconnaître  que  M.  Cousin  était  aussi  po- 
pulaire quand  il  parlait  à  la  Sorbonne,  que  l'étaient  ses 
deux  collaborateurs.  Il  avait  une  de  ces  fécondités  mer- 
veilleuses qui  ne  reculentdevantaucun  obstacle,  et  pourvu 
qu'il  parlât,  peu  lui  importait  ce  qu'il  allait  dire.  La  phi- 
losophie a  son  effronterie  tout  comme  l'éloquence,  et  en 
ceci  l'effronterieest  d'autant  plusfacile,  que  personne  dans 
l'auditoire  ne  s'attend  au  juste  à  ce  que  vous  voulez  dire; 
on  est  bien  forcé  d'accepter  tout  ce  mélange  quel  qu'il 
soit,  qu'il  vienne  de  la  Grèce  antique  ou  de  l'Allemagne 
moderne.  Bien  plus  que  personne,  M.  Cousin  a  usé  et 
abusé  de  ce  rodondage  philosophique  dans  lequel  il  ex- 
cellait. Il  parlait,  du  reste,  avec  une  facilité  merveilleuse; 
il  avait  le  geste,  la  voix,  l'animation,  l'accentuation  fu- 
ribonde d'un  véritable  énergumène;  on  eût  dit  qu'il 
se  battait,  comme  Hamlet,  contre  quelque  fantôme  invi- 
sible, et  c'était  plaisir  de  lui  voir  donner  ses  grands  coups 
d'épée  dans  l'air.  Je  me  rappelle  qu'un  jour  j'entrais  par 
hasard  dans  cette  classe  où  se  débattaient  tant  d'idées 
étranges.  Au  moment  où  j'entrais ,  le  professeur  frappait 
des  deux  poings  sur  sa  chaire,  et,  l'écume  à  la  bouche,  les 


cheveux  hérissés,  l'œil  étincelant,  il  s'écriait  :  ,\on!non! 
nous  n'avons  pas  été  vaincus  à  Waterloo!  A  cette  déclara- 
tion d'une  victoire  inattendue,  vous  pensez  si  ce  jeune 
auditoire  battait  des  mains  avec  frénésie,  s'il  partageait 
l'enthousiasme  du  philosophe,  s'il  répétait  à  outrance  dans 
son  cœur  :  Non  !  non  !  nous  n'avons  pas  étévaincus  à  Wa- 
terloo! En  ceci  consistait  le  grand  secret  de  M.  Cousin  ; 
il  trouvait  que  c'était  bien  plus  facile  et  bien  plus  com- 
mode de  s'adresser  à  la  passion  de  ses  auditeurs,  qu'a 
leur  intelligence  cl  à  leur  bon  sens.  Par  une  ruse  qui 
est  bien  vieille  et  qui  sera  toujours  nouvelle,  quand 
l'enthousiasme  de  sa  classe  languissait,  il  en  appelait  à 
la  politique,  il  faisait  vibrer,  tant  bien  que  mal,  ces 
grands  noms  immortels  et  inépuisables  de  liberté ,  de 
patrie,  d'indépendance  nationale.  Quand  ses  disciples 
s'ennuyaient  en  Sorbonne  il  les  traînait  sur  les  bords 
du  Rhin,  et  de  là  il  leur  montrait  les  royales  limites  que 
nous  avons  perdues,  non  sans  oublier  de  dire  et  de  ré- 
péter à  chaque  leçon  que  là-bas  il  avait  été  captif,  ce  qui 
le  mettait  sur  le  pied  d'une  mensongère  égalité  avec  le 
général  Lafayette,  qui  avait  été  prisonnier  à  Olmutz. 
Voilà  comment  le  succès  de  M.  Cousin,  égal  au  succès  de 
ses  deux  confrères,  M.  Guizot  et  M.  Villemain,  a  été, 
sinon  moins  loyal,  du  moins  plus  facile  à  mériter,  à  obte- 
nir, à  conserver.  Ce  jour-là,  M.  Cousin  a  ouvert  la  route 
funesledes  flatteries  politiques,  dansIaquelleM.Lerminier 
s'est  fourvoyé.  Chose  étrange!  voici  un  écrivain  qui  parle, 
un  historien  qui  enseigne,  un  philosophe  qui  discute  ; 
l'écrivain  se  possède  et  se  dompte  lui-même,  l'historien 
domine  son  auditoire  sans  lui  rien  accorder;  de  ces  trois 
hommes  un  seul  s'emporte,  c'est  le  philosophe,  et  cet  em- 
portement fait  toute  sa  force  !  Que  si  vous  me  demandez 
par  quelle  suite  de  raisonnements  M.  Cousin  a  démontré 
que  nous  n'avions  pas  été  vaincus  à  Waterloo,  je  ne  sau- 
rais trop  vous  le  dire.  On  m'expliquait  qu'il  était  arrivé 
là  par  une  suite  de  raisonnements  que  voici  :  Lorsque 
deux  armées  se  battent  dans  une  plaine,  ce  ne  sont  pas 
les  hommes  qui  en  viennent  aux  mains,  mais  les  idées. 
Or,  dans  la  bataille  de  Waterloo  l'idée  française  était 
restée  debout,  entourée  de  mourants  et  de  morts.  Donc 
nous  n'avions  pas  été  vaincus  à  Waterloo. 

Petite  ruse ,  direz-vous ,  si  elle  est  éloquente.  En  ef- 
fet, il  était  si  facile  de  répondre  qu'à  Waterloo,  c était 
l'idée  impériale  qui  était  en  cause,  et  qu'ainsi  donc  nous 
avions  été  battus  à  Waterloo  !  Après  quoi  on  aurait  pu 
dire  à  M.  Cousin  qu'il  mettait  un  refrain  à  sa  philosophie, 
comme  Béranger  à  ses  chansons,  et  que  cette  prétendue 
victoire  de  Waterloo,  elle  avait  été  démontrée  avant 
qu'il  n'y  songeât  lui-même  ,  par  Gonthier,  au  Gymnase, 
et  par  Vernet,  aux  Variétés,  dans  le  Soldat  labou- 
reur. 

Un  quatrième  pouvoir ,  dont  nous  n'avons  pas  parle, 
dans  la  Sorbonne  de  ce  temps-là,  pouvoir  caché,  il  est 
vrai ,  mais  respecté  en  raison  même  de  sa  modestie , 


L'ARTISTE. 


c'était  un  homme  qui  s'est  donné  nutant  de  peine  pour 
nôtre  pas  connu,  et  pour  n'être  pas  de  l'Académie-Fran- 
çaise,  que  s'en  sont  donné  à  eux  trois,  pour  être  cé- 
lèbres et  pour  être  de  l'Académie,  M.  Cousin,  M.  Vil- 
lemain  et  M.  Guizot.  L'homme  dont  je  parle  avait 
été,  à  lui  seul,  aussi  savant,  aussi  ingénieux,  aussi 
éloquent  que  ces  trois  orateurs ,  qui  faisaient  tant  de 
bruit  autour  de  son  silence.  Il  méprisait  la  renommée 
tout  autant  que  l'estiment  les  hommes  ordinaires  ;  il 
était  descendu  de  sa  chaire,  entourée  s'il  en  fut  ja- 
mais, aussitôt  qu'il  n'avait  eu  rien  de  plus  à  dire; 
et,  sa  dernière  leçon  accomplie,  rien  n'avait  pu  lui 
faire  reprendre  le  cours  de  ses  leçons,  tant  cela  lui  ré- 
pugnait de  répéter  le  lendemain  ce  qu'il  avait  dit  la 
veille.  Cet  homme,  tout  caché  qu'il  s'est  fait,  était  un 
des  plus  grands  caractères  de  ce  temps-ci;  son  talent  était 
immense,  et,  pour  peu  qu'il  l'eût  voulu,  il  aurait  do- 
miné cette  époque  par  sa  parole  tout  autant  que  l'a  fait 
M.  Royer-Collard  par  son  silence;  son  caractère  était 
honnête,  sa  probité  sévère,  son  amitié  sincère ,  son  ab- 
négation profonde.  Après  avoir  brillé  pendant  deux  ans, 
tout  autant,  dans  cette  Sorbonne  ressuscitée,  dont  il  con- 
naissait tous  les  néants,  il  s'était  retiré  de  l'arène  phi- 
losophique sans  avoir  jamais  songé  à  faire  de  ses  opi- 
nions probables,  une  espèce  dedogme  sans  appel, comme 
cela  est  arrivé  à  tous  les  philosophes  présents  et  passés. 
Cet  homme ,  que  vous  avez  déjà  nommé  ,  vous  tous  qui 
l'avez  entouré  d'amitié,  de  dévouement  et  de  respect, 
c'est  M.  de  la  Romiguière. 

Vous  savez  si  c'était  là  un  grand  écrivain ,  un  mora- 
liste honnête,  un  ingénieux  philosophe,  un  admirable 
élève  de  Condillac  ,  qui  n'avait  jamais  dû  espérer  un  pa- 
reil élève.  Il  était  arrivé  au  doute  par  tous  les  sentiers 
qui  mènent  à  la  croyance ,  et ,  dans  ce  doute  indulgent , 
il  s'était  renfermé  sans  ostentation,  sans  vanité,  naïve- 
ment et  simplement,  comme  il  a  fait  toutes  les  choses 
de  sa  vie.  Tel  qu'il  était,  immobile  et  silencieux  dans 
cette  Sorbonne  agitée  de  tant  de  passions  diverses , 
.M.  de  la  Romiguière  était  pour  tous,  pour  les  élèves 
aussi  bien  que  pour  les  maîtres,  un  utile,  un  admirable  en- 
seignement. Par  sa  résignation  personnelle,  il  enseignait 
aux  élèves  la  tolérance  et  la  patience ,  qui  sont  les  deux 
grandes  conditions  de  la  vie  honorable.  Par  la  modestie 
de  sa  vie,  il  enseignait  aux  maîtres  la  loyauté,  l'abnéga- 
tion et  le  dévouement.  Mais ,  hélas  !  pour  les  élèves 
comme  pour  les  maîtres,  ces  nobles  leçons  ont  été  per- 
dues :  les  élèves  ne  les  ont  pas  comprises,  les  maîtres  ont 
refusé  de  les  entendre  ;  et  M.  de  la  Romiguière  est  mort, 
laissant  après  lui  un  livre  admirable,  sans  un  seul  disciple 
qui  fût  digne ,  en  effet ,  de  remplacer  ce  maître  illustre 
et  charmant.  Maintenant  que  sont  devenus  les  élèves? 
Que  sont  devenus  les  maîtres?  Les  uns  se  sont  amusés  à 
faire  une  révolution  pour  devenir,  tout  de  suite  après,  de 
bons  bourgeois  et  de  bons  gardes  nationaux,  comme 


étaient  leurs  pères.  Les  autres  sont  devenus  députés  d'a- 
bord, et,  les  voyant  députés,  chacun  de  nous  espérait 
enfin  rencontrer  de  grands  orateurs.  Vain  espoir!  toute 
cette  éloquence  de  la  chaire  s'est  évanouie  à  la  tribune. 
M.  Villemain  et  M.  Cousin,  qui  parlaient  d'une  si  ad- 
mirable façon  dans  la  chaire  de  professeur,  ont  été  à  peine 
écoutés  quand  ils  ont  appliqué  cette  vague  éloquence  aux 
affaires  publiques.  On  a  été  obligé  d'en  faire  des  pairs  de 
France  pour  en  faire  des  orateurs  supportables.  Seul , 
M.  Guizot  a  résisté  à  cette  rude  épreuve  de  la  tribune  po- 
litique; il  s'est  montré  un  grand  orateur  après  avoir  été 
un  professeur  excellent.  Et  certes,  il  ne  fallait  pas  à  celui- 
là  un  talent  médiocre  pour  tenir  tête  comme  il  a  fait  a 
M.  Thiers,  qui  arrivait  tout  nouveau  dans  cette  arène  , 
qui  n'avait  prêté  serment  à  aucune  royauté ,  plébéien  de 
génie,  sorti,  lui  aussi,  de  cette  poussière  républicaine 
et  féconde  que  lançait  Caius  Gracchus  en  mourant. 

Telle  était  la  Sorbonne  en  1825;  elle  était  puissante, 
honorée ,  respectée ,  redoutable  par  sa  parole ,  redou- 
table par  son  silence.  Elle  avait  ces  trois  hommes  qui 
parlaient  à  merveille  dans  ses  chaires  nouvellement  réta- 
blies et  dans  ses  combles ,  sous  son  toit  brûlant  ou  glacé, 
dans  sa  bibliothèque  en  désordre  ;  elle  avait  M.  de  la  Ro- 
miguière, dont  l'affable  ironie  en  disait  plus  que  les  plus 


longs  discours.  Ainsi  furent  déçues  les  espérances  les 


plus  certaines  de  la  Restauration  ;  ainsi  furent  déjoués  ses 
plans  les  plus  naturels.  Elle  s'était  dit  qu'elle  élèverait 
autel  contre  autel,  qu'elle  opposerait  la  Sorbonne  au 
Collège  de  France  ;  que,  dans  cette  enceinte  de  la  philo- 
sophie et  des  belles-lettres ,  si  le  Collège  de  France  re- 
présentait le  côté  gauche ,  la  Sorbonne  représenterait 

le  côté  droit Hélas!  le  côté  gauche  était  partout 

pour  cette  monarchie  mourante.  Omnia  pontus  erant , 
comme  dit  Ovide  en  parlant  du  chaos. 

Maintenant ,  en  regard  de  ce  brillant  tableau  ,  de  ces 
destinées  sans  égales ,  de  ce  professorat  qui  ne  peut  pas 
revenir,  voulez-vous  que  nous  vous  disions  sans  détour 
la  situation  de  la  Sorbonne  en  1839 ,  et,  par  contre-coup, 
la  situation  du  Collège  de  France?  vous  verrez  que  les 
titulaires  de  ces  chaires  illustres  ont ,  pour  ainsi  dire , 
aboli  l'institution  en  renonçant  comme  ils  l'ont  fait ,  sans 
respect  pour  eux-mêmes  et  pour  leurs  élèves,  à  cet  en- 
seignement qui  les  a  faits  ce  qu'ils  sont  devenus. 

Ainsi,  M.  Roissonnade,  qui,  autrefois,  enseignait  la 
littérature  grecque ,  sinon  avec  un  rare  talent ,  du  moins 
avec  une  habileté  très-suflisante ,  a  été  remplacé  par 
M.  Jules  David ,  qui  vous  donne  le  mot  à%mot  fastidieux 
d'une  tragédie  de  Sophocle.  Ainsi ,  M.  Leclerc ,  un  des 
plus  grands  latinistes  de  ce  temps-ci ,  parce  qu'il  s'at- 
tache à  l'esprit ,  et  non  pas  à  la  lettre  de  l'écrivain , 
homme  savant  et  éclairé  s'il  en  fut ,  le  même  qui  a  re- 
trouvé dans  la  poussière  de  l'antiquité  les  titres  d'hon- 
neur du  journal;  M.  Leclerc,  le  digne  traducteur  de 
Cicéron  ,  a  renoncé  à  son  cours,  tout  aussi  bien  que 


■>w 


L'ARTISTE. 


M.  Villemain  lui-même.  C'en  est  fait,  vous  n'entendrez 
plus  dans  cette  salle  immense  la  parole  du  maître;  c'est 
l'élève  qui  remplace  le  maître  ;  c'est  M.  Gérusez  qui  parle 
dans  la  chaire  amoindrie  de  M.  Villemain!  0  douleur! 
M.  Royer-Collard  lui-même,  cet  homme  qui  est  savant 
comme  s'il  n'avait  que  de  l'esprit ,  et  qui  a  de  l'esprit 
comme  s'il  n'était  qu'un  savant,  cette  éloquence  austère 
et  prophétique  qui  s'est  fait  entendre  dans  tous  les  dan- 
gers de  la  patrie,  et  dernièrement  encore  à  propos  de  la 
coalition ,  quand  M.  Guizot  conspirait  avec  M.  Odilon 
Harrot  pour  faire,  sans  le  vouloir,  de  son  ancien  con- 
frère, M.  Villemain,  un  ministre, —  vanité  des  vanités! 
—  M.  Royer-Collard  dédaigne  cette  chaire  de  philosophie 
illustrée  par  son  nom,  et  c'est  M.  Damiron  qui  l'occupe. 
M.  Guizot  est  remplacé  par  M.  Lenormant  !  Enfin,  il  n'est 
pas  jusqu'à  M.  Lacretelle,  ce  bonhomme  qui  a  prouvé 
que  le  talent  de  l'historien,  c'était  la  probité  historique, 
qui  ne  cède  la  place  à  M.  Rosseuw-Saint-Hilaire.Enun 
mot,  tel  est  le  malheur  do  cette  institution  perdue,  que  les 
professeurs  que  l'on  voudrait  voir  remplacés,  restent  ob- 
stinément à  leur  poste.  C'est  ainsi  que  nous  avons  espéré 
un  instant,  cette  année,  voirarriver  à  la  Sorbonne  un  ora- 
teur éloquent  et  passionné  s'il  en  fut,  M.  EdgardQuinet. 
Déjà  même  nousnousfaisionsunegrande  fête  de  l'entendre 
nous  expliquer  à  la  façon  de  Herder,  l'histoire  du  monde 
avant  sa  création,  et  quand  pas  un  homme  n'avait  foulé  du 
pied  ces  vallons  et  ces  montagnes.  Mais  M.  Fauriel  n'a 
pas  voulu  céder  la  place  ;  il  s'est  obstiné  à  nous  expli- 
quer je  ne  sais  quel  patois  latin,  qui  fait  horreur  à  en- 
tendre à  ceux  qui  aiment  la  belle  et  sainte  langue  latine. 
M.  Fauriel  est  donc  resté  dans  sa  chaire  ,  et  si  M.  Edgar 
Quinot  veut  parler  cette  année ,  il  faudra  qu'il  retourne 
à  l'Université  de  Lyon,  dans  la  vaste  salle  du  palais  de 
justice  de  cette  ville  ,  où  les  dévotes  le  prenaient  pour 
un  missionnaire  dans  sa  chaire;  où  les  esprits  forts  le 
prenaient  pour  M.  le  procureur  du  roi.  C'est  bien  la 
peine  d'être  un  des  hommes  les  mieux  inspirés  de  ce 
temps-ci,  mon  pauvre  Edgar! 

Donc,  en  fait  de  professeur  titulaire  à  cette  Sorbonne, 
vous  n'avez  plus  que  trois  hommes  qui  occupent  la  chaire 
qui  leur  appartient  en  propre  :  M.  Patin,  littérateur  dis- 
tingué, mais  sans  crédit,  sans  puissance;  professeur 
émérite,  quoique  jeune  encore,  qui  sait  très-bien  tout 
ce  qu'il  dit,  mais  qui  n'apprend  rien  à  personne.  M.  Gui- 
gnault ,  un  de  ces  hommes  que  l'École  normale  jeta  par- 
tout pour  s'emparer  de  toutes  les  places  universitaires, 
qui  enseigne  la  géographie  anté-diluvienne  à  troisou  qua- 
tre élèves  amoureux  de  ces  sortes  de  découvertes;  et 
M.  Fauriel,  dont  nous  vous  parlions  tout  à  l'heure.  — 
Reste  seulement  comme  l'homme  essentiel  de  la  Sor- 
bonne actuelle,  comme  le  professeur  modèle ,  M.  Saint- 
Marc-Girardin  en  personne.  Voilà  un  homme  tout  à  fait 
digne  de  la  mission  qu'il  a  si  loyalement  acceptée ,  et 
qu'il  remplit  avec  tant  de  zèle  et  de  courage.  Par  la  sa- 


gacité de  son  esprit,  par  son  intelligence  nette  et  rire 
par  sa  science  bien  faite,  par  son  élégance  abondante  el 
facile,  par  son  bon  sens  plein  de  tact  et  d'indulgence. 
M.  Saint-Marc-Giranlin  est  tout  à  fait  le  professeur  que 
demandait  cette  époque  turbulente  ,  agitée.  Lui  Seul . 
il  sait  à  cette  heure  comment  il  faut  parler  à  cette  folle 
jeunesse  sans  la  flatter,  sans  la  craindre;  comment  il  eal 
très-facile  de  lui  dire  ses  vérités  les  plus  dures ,  en  étant 
simple  et  bon  avec  elle.  De  toutes  les  lâchetés,  ou,  si 
vous  aimez  mieux,  de  toutes  les  séductions  dont  nous 
parlions  plus  haut,  M.  Saint-Marc-Girardin  n'en  a  pas 
employé  une  seule  dans  ce  cours  qu'il  a  fondé.  Loin  de 
datter  tant  de  passions  mauvaises,  ou  tout  simplement 
turbulentes,  il  les  a  attaquées  de  front,  au  contraire;  il 
est  allé  tout  droit  sur  les  fâcheux  instincts  de  la  Jeunesse 
de  nos  écoles,  et,  pendant  que  tant  d'autres  flatteurs 
faisaient  de  la  démocratie  avec  elle ,  il  lui  a  ensei- 
gné l'ordre  et  le  devoir,  et  comment  c'est  déjà  se  res- 
pecter soi-même  que  de  respecter  l'autorité.  11  a  été 
dans  sa  chaire  un  censeur  bienveillant  et  rigide  à  la  fois, 
marchant  toujours  dans  les  sentiers  les  plus  rudes,  ne 
faisant  aucune  concession  à  son  auditoire,  même  la  plus 
innocente,  et  tenant  pour  une  lâcheté  déshonorante,  ces 
vains  applaudissements  arrachés  à  la  jeunesse  par  des 
flatteries  qu'elle-même  elle  méprise  au  fond  du  cœur. 
C'est  ainsi  qu'en  sacrifiant  tout  d'abord  une  partie  de  sa 
popularité,  le  jeune  et  savant  professeur  est  parvenu  à 
conquérir  sur  ces  jeunes  âmes  de  cire,  cette  grande  auto- 
rité morale;  et,  comme  la  probité  porte  toujours  son 
encouragement  avec  elle ,  il  est  arrivé  que,  même  en  se 
tenant  dans  les  limites  strictes  de  sa  mission,  M.  Saint- 
Marc-Girardin  a  fini  par  rencontrer  cette  popularité  dé- 
cevante à  laquelle  il  ne  songeait  pas.  Toute  la  Sorbonne 
pourrait  être  représentée  maintenant  par  M.  Saint-Marc- 
Girardin.  C'est  beaucoup,  sans  nul  doute  ,  pour  le  pro- 
fesseur; mais,  sans  nul  doute,  quelle  que  soit  la  valeur 
morale  du  jeune  maître,  ce  n'est  pas  assez  pour  l'in- 
stitution. 

Is'on  pas  que  ceci  soit  mon  intention  de  ne  pas  rendre 
toute  justice  à  MM.  les  professeurs  suppléants;  je  sais . 
au  contraire,  combien  M.  Gérusez,  qui  remplace  M.  Vil- 
lemain, est  un  esprit  éclairé,  et  avec  quel  goût  sûr  et 
exercé  il  s'est  mis  à  suivre  pas  à  pas  les  traces  récentes 
de  son  illustre  devancier.  Comme  aussi  je  rends  toute 
justice  à  la  sagacité  de  M.  Jules  Simon ,  expliquant  de 
son  mieux  les  théories  nébuleuses  de  M.  Cousin,  dont  il 
est  le  disciple  forcé.  Je  sais  aussi  qu'au  jugement  de  tous 
M.  Rosseuw  Saint-Hilaire  est  un  habile  et  ingénieux 
nomenclateur.  Enfin,  à  n'en  pas  douter,  M.  Charpen- 
tier, qui  supplée  M.  Leclerc,  est  un  homme  éloquent, 
sincère,  passionné,  qui  aime  son  art,  un  littérateur  ex- 
cellent et  qui  parle  avec  une  rare  abondance.  Mais  ce- 
pendant est -il  vrai  de  dire  que  tous  ces  professeurs 
suppléants  ne  sont  pas  des  professeurs  de  la  Faculté:  (foe 


L'ARTISTE. 


2il 


par  cela  môme  qu'ils  sont  là  comme  des  subalternes, 
ils  perdent  une  grande  partie  de  leur  crédit  et  de  leur 
autorité  sur  leurs  élèves.  Eh  !  ne  voyez-vous  pas,  en  ef- 
fet, que  le  remplaçant,  s'il  veut  garder  cette  position 
éphémère,  doit  marcher  nécessairement  sur  les  traces 
de  celui  qu'il  remplace?  Cet  homme  envoyé  là  par  le 
caprice,  et  souvent,  disons-le,  par  la  vanité  du  titulaire, 
qui  n'a  rien  à  en  redouter  du  côté  du  talent  ;  cet  homme 
est  une  ombre  vaine ,  un  écho  futile ,  une  voix  sans  por- 
tée ;  il  ne  peut  pas ,  il  n'ose  pas  avoir  une  opinion  qui 
lui  soit  propre.  Un  homme  se  tient  derrière  lui,  quand 
il  parle,  pour  l'écouter,  pour  le  censurer,  pour  le  faire 
taire  au  besoin;  cet  homme,  c'est  le  professeur  en  ti- 
tre. Le  suppléant  ne  peut  parler  qu'à  une  seule  condi- 
tion, c'est  qu'il  sera  le  continuateur  et  pour  ainsi  dire 
le  reflet  décoloré  de  l'homme  qu'il  remplace.  Celui-ci 
est  le  chef  d'emploi ,  cet  autre  n'est  que  la  doublure. 
Et  tout  contrairement  à  ce  qui  se  passe  au  Théâtre- 
Français,  où  l'on  ne  peut  pas  venir  à  bout  des  vieillards 
qui  tiennent  à  leurs  jeunes  rôles,  où  le  chef  d'emploi 
veut  remplir  son  rôle  jusqu'à  la  fin ,  jusqu'à  ce  que 
la  voix  lui  manque  aussi  bien  que  l'âme,  il  arrive  en 
Sorbonne  que  le  chef  Remploi  ne  remplit  sa  charge 
que  pendant  quelques  années,  le  temps  d'arriver  à  l'In- 
stitut ou  à  la  pairie  ,  à  la  Chambre  des  députés  ou  au 
ministère.  Alors,  adieu  à  la  Sorbonne!  Adieu  à  cet  au- 
ditoire, dont  on  était  l'instituteur  et  le  flatteur!  Adieu 
la  popularité  que  donne  la  jeunesse,  de  sa  voix  argentine 
et  dévouée!  C'en  est  fait,  on  dédaigne  ces  nobles  fonc- 
tions qui  vous  ont  fait  ce  que  vous  êtes  ;  on  déchire  sa 
robe  comme  un  empêchement  à  la  fortune  ;  on  jette 
aux  orties  de  la  tribune  politique  le  bonnet  noir;  on  n'a 
plus  le  temps  maintenant, —  on  est  si  grand  seigneur!  — 
de  donner  une  heure  par  semaine,  pendant  cinq  mois  de 
l'année  ,  à  cet  enseignement  qui  vous  a  porté  si  haut. 
Trop  heureux  encore  sommes -nous  que  ces  grands 
seigneurs  de  la  poésie  et  de  l'éloquence,  qui  veulent 
absolument  rester  professeurs  en  Sorbonne  et  conseillers 
d'état,  ne  ferment  pas  tout  à  fait  la  classe  qu'ils  aban- 
donnent; trop  heureux  sommes-nous  qu'ils  permettent 
à  des  jeunes  gens  d'un  talent  peu  éprouvé,  d'essayer 
leur  éloquence  naissante  dans  ces  chaires  qui  leur  ap- 
partiennent, comme  la  ferme  appartient  à  son  maître, 
et  dont  les  malheureux  suppléants  ne  sont  que  les  fer- 
miers au  rabais  ! 

Ce  que  nous  disons  là  de  la  Sorbonne  se  peut  très-bien 
appliquer  au  Collège  de  France,  avec  cette  différence 
cependant  qu'il  nous  est  impossible  de  dire  au  juste, 
nous  autres  ignorants  de  la  science,  ce  qui  se  passe  au 
Collège  de  France.  Là,  on  enseigne  l'astronomie  ,  les 
mathématiques ,  la  physique  générale  ,  la  physique  expé- 
rimentale, la  médecine,  la  chimie,  l'histoire  naturelle 
descerps  inorganiques,  et  particulièrement  de  l'écorce 
terrestre  ,  sans  compter  l'histoire  naturelle  des  corps 


organisés,  le  droit  de  la  nature  et  des  gens,  les  langues 
hébraïque,  chaldaïque  et  syriaque ,  la  langue  arabe, 
la  langue  persane ,  la  langue  turque ,  le  chinois  et  le  tar- 
tare  mandcheou,  la  langue  sanscrite,  la  langue  grecque, 
la  philosophie  grecque ,  l'économie  politique  et  l'archéo- 
logie, rien  que  cela!  De  toutes  ces  sciences,  nous  n'a- 
vons guère  à  nous  occuper,  car  il  n'y  a  que  ceux  qui 
les  savent  un  peu  qui  ont  le  droit  d'en  parler  beaucoup. 
Seulement ,  nous  ferons  remarquer  que  le  Collège  de 
France  a  fait  de  grandes  perles,  dont  quelques-unes 
sont  irréparables.  C'est  ainsi  qu'il  a  perdu  M.  Sil- 
vestre  de  Sacy ,  le  plus  savant  orientaliste  de  ce  monde. 
C'est  ainsi  qu'il  a  perdu  un  très -spirituel  causeur, 
M.  Andrieux  ,  dont  la  causerie  facile  plaisait  beaucoup 
aux  bas-bleus  un  peu  troués  de  la  rue  Saint-Jacques. 
C'est  ainsi  qu'il  a  perdu  M.  Ampère,  un  homme  qui  était 
plus  savant  que  Cuvier,  c'est-à-dire  qui  était  trop  sa- 
vant. C'est  ainsi  que  le  seul  homme  qui,  après  M.  Mi- 
chelet  (un  véritable  historien  celui-là,  acharné  à  son 
œuvre,  et  qui  tient  à  éclairer  l'admirable  chaos  dont  il 
est  le  créateur) ,  jetait  un  peu  de  bruit  et  de  mouvement 
dans  ce  vaste  silence,  M.  Lerminier,  après  avoir  été 
applaudi  à  outrance ,  et  jusqu'au  délire  ,  est  devenu 
presque  impossible  ,  pour  avoir  voulu  s'arrêter  enfin 
dans  cette  déclamation  démocratique,  si  remplie  d'élo- 
quence et  de  talent. 

Certes,  si  quelqu'un  était  fait  pour  animer  le  Collège 
de  France,  pour  le  tirer  quelque  peu  de  sa  torpeur 
scientifique,  pour  jeter  une  certaine  variété  dans  cet  en- 
seignement confus  et  mal  défini  dont  les  noms  nous  font 
peur,  c'était  M.  Lerminier.  Sa  parole  était  abondante,  har- 
die, singulière,  pittoresque;  il  acceptait  toutes  les  images, 
voire  même  les  plus  impossibles  ;  il  recueillait,  chemin 
faisant,  toutes  les  émotions  qui  l'entouraient  et  dont  il  fai- 
sait le  profit  de  son  émotion  personnelle.  Il  était  hardi 
jusqu'à  I  imprudence,  passionné  jusqu'à  l'injure  ;  il  ne 
savait  ni  se  posséder,  ni  s'arrêter;  mais  tel  qu'il  était,  et 
peut-être  à  cause  de  ses  défauts,  qui  l'ont  perdu  parce 
qu'il  n'a  pas  pu  les  soutenir  plus  longtemps,  la  jeunesse 
l'avait  accepté,  l'avait  adopté  avec  fureur.  Elle  l'aimait 
comme  le  tribun  chaleureux  de  ses  colères  d'un  jour,  de 
ses  haines  passagères ,  de  ses  imprécations  innocentes. 
Lui,  cependant,  à  force  d'aller  en  avant,  lui  qui  a  du  bon 
sens  à  ses  heuros,  et  dont  le  goût  est  sûr  quand  son  es- 
prit est  calme,  il  comprit  un  jour  qu'il  était  perdu,  (pic 
l'abîme  appelle  l'abîme,  et  que,  de  bonne  foi,  il  ne  pou- 
vait pas  aller  plus  loin,  à  moins  que  d'arriver  jusqu'aux 
doctrines  de  la  Convention.  Alors  il  s'arrêta,  et  il  re- 
garda derrière  lui,  et  il  fut  épouvanté  de  tout  le  chemin 
qu'il  avait  fait  déjà.  Derrière  lui  tout  était  ténèbres,  de- 
vant lui  tout  était  mensonge.  Il  aima  mieux  reculer  que 
d'aller  plus  loin.  Comme  un  homme  sage  et  comme  un 
esprit  fort  qu'il  est  en  effet ,  il  aima  mieux  reconnaître 
qu'il  s'était  trompé  que  de  persévérer  dans  cette  voie 


ïfl 


L'AUTISTE. 


runcste  ;  i!  se  figura  que  si  son  courage  n'était  pas  ap- 
prouvé tout  d'abord,  du  moins  finirait-on  par  lui  en  sa- 
voir bon  gré,  et  pour  faire  rentrer  ses  disciples  dans  la 
voie  nouvelle  ,  il  ne  demandait  qu'un  peu  d'attention, 
qu'un  peu  de  silence,  quelques  jours  de  répit.  Mais  non! 
non!  point  de  répit  !  pas  un  seul  instant  de  silence!  Des 
clameurs  furibondes!  des  injures!  des  sarcasmes!  Toute 
cette  popularité  s'en  est  allée  où  s'en  va  d'ordinaire  la 
popularité  de  la  place  publique,  dans  la  calomnie  et  dans 
la  fange.  La  même  voix  qui  criait  à  Lerminier,  dans  ses 
jours  de  triomphe  et  d'éclat  :  Marche  !  marche  !  lui  crie , 
aujourd'hui  qu'il  veut  s'arrêter,  et  lui  crie  plus  haut  que 
jamais  :  Marche!  marche!  marche  dans  les  mêmes  épines! 
Marche  dans  le  même  doute  !  Marche  dans  le  même  sentier 
de  cette  démocratie  violente  que  tu  avais  choisi!  Marche! 
marche!  ou  sinon,  haine,  injures,  malédiction  sur  toi! 

Telle  est ,  vous  le  voyez ,  la  double  position  de  la  Sor- 
bonne  et  du  Collège  de  France.  Le  Collège  de  France 
vient  de  perdre ,  jusqu'à  nouvel  ordre,  il  le  faut  espérer, 
car  la  loi,  le  bon  sens,  l'intérêt  bien  entendu  de  la  jeu- 
nesse, tout  le  veut,  le  seul  professeur  éloquent  et  po- 
pulaire qui  soit  à  son  service.  Quant  à  la  Sorbonne,  hor- 
mis une  ou  deux  exceptions  brillantes ,  elle  pleure ,  et 
elle  pleurera  longtemps  encore  les  trois  professeurs 
illustres  qui  faisaient  sa  gloire  et  sa  fortune ,  qui  l'ont 
quittée  pour  se  battre  les  uns  et  les  autres ,  avec  des 
armes  peu  courtoises,  dans  le  champ  clos  de  la  politique; 
trois  professeurs  également  injustes  pour  cette  chaire 
qu'ils  dédaignent,  qu'ils  n'osent  ni  reprendre  ni  quitter, 
qui  les  a  créés  ce  qu'ils  sont ,  et  dont  ils  ont  fait  unique- 
ment le  piédestal  sonore  de  leur  fortune. 

Les  insensés  et  les  ingrats!  Les  ingrats!  comme  s'il  y 
avait  un  plus  admirable  succès  que  celui-là  :  parlera  la 
plus  belle  jeunesse  de  France,  lui  parler  tête-à-tête, 
passion  contre  passion  ,  et  pour  ainsi  dire,  cœur  contre 
cœur!  Les  insensés!  comme  s'ils  n'étaient  pas  toujours 
les  maîtres,  quand  l'ingrate  politique  les  abandonne,  et 
dans  les  longs  intervalles  de  leur  éphémère  puissance , 
de  venir  demander  à  la  Sorbonne  la  popularité  char- 
mante, les  succès  bienveillants  et  les  faciles  triomphes 
de  leurs  beaux  jours! 

Jules  JANIN. 


L'ENNEMI  DU  PRINCE. 


^aximilieis  était  sans  contredit  le  prince  le 
plus  accompli  de  son  siècle  ;  il  avait  le  cirur 
..l  des  grands  et  du  peuple;  et  cependant  l'on 
W  apprit  un  jour  qu'il  venait  d'échapper  mi- 
raculeusement au  poignard  d'un  assassin. 
Cet  assassin  se  nommait  Rodolphe;  c'é- 
tait un  jeune  homme  autrefois  très-répandu ,  que  toute  la 
ville  connaissait,  et  qui,  d'une  humeur  facile  et  enjouée, 
s'était  signalé  par  mainte  extravagance,  par  l'amour  ardent  et 
déréglé  du  plaisir.  Il  est  vrai  que,  depuis  deux  ans,  son  re- 
gard était  devenu  sombre  et  inquiet ,  sa  démarche  lente .  se- 
habitudes  austères  ;  mais  personne  n'eût  soupçonné  la  cause 
et  le  but  d'une  conversion  sur  laquelle  huit  jours  avaient 
suffi  à  épuiser  tous  les  commentaires.  Rodolphe  se  chargea 
lui-môme  de  l'expliquer. 

Au  jour  du  jugement ,  que  l'indignation  publique  trouvait 
trop  lent  à  arriver,  avec  une  modération  remarquable  chez 
un  homme  qui  s'était  laissé  emporter  si  loin  ,  il  dit  à  quelle 
époque  il  avait  commencé  à  vouloir,  et  pourquoi  il  avait 
voulu  tuer  le  prince.  Gagné  aux  idées  républicaines  par  un 
homme  dont  le  nom  est  devenu  tristement  célèbre,  il  n'avait 
dû  reculer  devant  aucune  des  conséquences  du  principe  qu'il 
avait  adopté.  De  doute  sur  son  innocence  ou  sur  son  droit . 
il  n'en  avait  aucun;  sa  vie,  qu'il  avait  livrée  pour  la  vie 
qu'il  avait  attaquée,  lui  semblait  une  expiation  suffisante: 
l'échafaud  payait  le  poignard,  le  bourreau  absolvait  le  meur- 
trier; il  ne  témoigna  donc  que  le  regret  de  n'avoir  piis 
réussi.  Du  reste ,  ce  qu'il  n'avait  pu  faire,  un  autre  le  ferait: 
il  laissait  derrière  lui  cent  conjurés,  qui  s'étaient  dévoués 
comme  il  s'était  dévoué.  Vous  comprenez  qu'après  cette  pro- 
fession de  foi ,  il  fut  condamné  à  avoir  la  tôle  tranchée  dan* 
le  plus  bref  délai  possible  ,  c'est-à-dire  le  lendemain  ,  au  le- 
ver du  soleil. 

Comme  Rodolphe  était  le  dernier  rejeton  d'une  famille  au- 
trefois illustre,  qu'il  s'était  conduit  devant  ses  juges  en  homn.t' 
bien  élevé,  qu'il  avait  d'ailleurs  rendu  hommage,  et  en  de* 
termes  d'un  goût  irréprochable,  aux  vertus  et  aux  qualités  émi- 
nentes  qui  distinguaient  le  prince  entre  les  hommesetentrcles 
princes,  Maximilien,  venant  d'apprendre  que  l'aumônier  avait 
en  vain  essayé  de  faire  accepter  au  condamné  les  secours  de 
son  ministère ,  voulut  tenter  de  réussir  où  le  prêtre  avait 
échoué,  et  d'obtenir,  pour  sauver  Rodolphe  dans  ce  monde, 
un  repentir  qu'on  avait  en  vain  appelé  pour  le  sauver  dan? 
l'autre.  Mais  ce  motif,  il  faut  franchement  en  convenir,  n'é- 
tait peut-être  pas  le  seul  :  les  cent  successeurs  que  Rodolphe 
avait  annoncés  inquiétaient  bien  un  peu  Maximilien.  Souve- 
nez-vous que  le  roi  des  Étrusques ,  tout  grand  roi  et  brave 
capitaine  qu'il  était ,  daigna  bien  prendre  en  considération  la 
terrible  colonne  dont  Mutius  Scœvola  déclara  n'être  que  la 
tête. 

Le  prince  se  fit  donc  conduire  à  la  prison  où  Rodolphe 
était  renfermé.  Il  y  arriva  peu  de  temps  après  que  l'aumô- 


L'AUTISTE. 


243 


nier  en  sortait.  Lorsqu'il  enlra  dans  le  cachot  de  Rodolphe, 
quoique  la  porte  eût  été  ouverte  sans  précaution,  à  la  lueur 
brillante  de  la  lampe  qu'il  avait  apportée,  il  vit  le  prison- 
nier profondément  endormi.  Maximilien  en  éprouva  un  sin- 
gulier mélange  de  pitié ,  d'admiration  et  de  dépit.  0  con- 
science! qu'es-tu  donc,  pensa-t-il ,  si  lu  accordes  au  meur- 
trier que  Dieu  n'a  pas  visité  après  son  crime ,  un  sommeil 
sans  inquiétude  et  sans  agitation? 

Il  approcha  la  lampe  de  la  figure  de  Rodolphe.  Quoi  !  mur- 
mura-t-il ,  sur  ce  front  pas  une  contraction ,  sur  ces  lèvres 
pas  un  frémissement,  ni  l'expression  exaltée  de  l'enthou- 
siasme, ni  le  somhre  aspect  du  fanatisme! 

Après  avoir  médité  quelques  instants  sur  ce  texte ,  le 
prince  commençait  à  s'étonner  de  sa  démarche,  et  se  de- 
mandait s'il  n'eût  pas  mieux  fait  de  laisser  la  justice  suivre 
son  cours,  lorsque  l'éclat  de  la  lumière  réveilla  enfin  Ro- 
dolphe. Du  premier  coup  d'oeil,  Rodolphe  reconnut  Maxi- 
milien; mais,  dominant  sa  surprise,  son  regard  supporta 
sans  trouble  le  regard  du  prince  fixé  sur  lui.  A  quelque  point 
que  sa  curiosité  fût  excitée  par  celle  visite  inattendue,  le 
prince  gardant  le  silence,  il  garda  aussi  le  silence.  Ce  fut 
donc  au  prince  à  prendre  la  parole  le  premier. 

—  Vous  dormiez  bien,  dit-il,  évidemment  embarrassé  pour 
entrer  en  matière. 

—  Demain,  je  dormirai  encore  mieux  :  le  prince  lui-même 
ne  pourra  pas  me  réveiller. 

—  Est-ce  un  reproche  ?  ma  présence  vous  est-elle  odieuse  ? 

—  A  cette  heure,  le  prince  ne  peut  plus  m'inspirer  ni  haine, 
ni  colère;  sa  présence  m'est  indifférente.  Qu'y  a-t-il  de  com- 
mun entre  nous?  A  moins  qu'il  ne  prétende  que  je  n'oserai 
refuser  au  prince  les  révélations  en  vain  demandées  par  le 
juge,  je  ne  comprends  pas  ce  qu'il  est  venu  faire  ici. 

—  Si  j'avais  eu  en  effet  cet  espoir,  si  votre  tôle  et  votre  li- 
berté étaient  à  ce  prix? 

—  Comme  ce  prix  serait  une  trahison,  je  répondrais  que 
je  ne  veux  pas  les  payer  si  cher;  je  répondrais  que  j'ai  donné 
au  prince  le  droit  de  nie  tuer,  el  non  le  droit  de  me  mépriser. 

—  Vous  ne  comprenez  pas... 

—  Je  comprends  que  le  prince  m'engage  à  livrer  mes  amis 
à  l'échafaud. 

—  Eli  !  qui  vous  parle  de  livrer  vos  amis  à  l'échafaud?  s'é- 
cria le  prince  avec  un  accent  d'irritation;  c'est  de  les  pré- 
server du  sort  auquel  je  veux  vous  soustraire  qu'il  s'agit. 

—  Aucun  d'eux ,  je  pense ,  ne  s'est  dévoué  à  la  cause  pour 
laquelle  je  meurs,  afin  d'offrir  au  prince  l'occasion  de  se 
montrer  magnanime.  Le  prince  est  certainement  convaincu 
que  nous  avons  eu  un  autre  but. 

—  Croyez- vous  donc,  insensés  que  vous  êtes,  que  vous  y 
arriverez  à  ce  but?  Eussiez-vous  réussi  à  me  tuer,  un  coup 
de  poignard  change-l-il  donc  ainsi  la  face  d'un  empire?  n'en 
seriez-vous  pas  moins  dans  ce  cachot,  comme  y  seront  con- 
duits ceux  qui  vous  imiteront?  Allez,  allez,  vous  êtes  deux 
fois  coupable,  car  vous  avez  joué  votre  tète  et  la  mienne 
pour  une  chimère. 

Rodolphe  tressaillit  à  ces  paroles,  mais  il  se  contint,  et 
dit  avec  beaucoup  de  modération  : — Quand  des  hommes  se  dé- 
vouent sans  arrière-pensée  à  leur  foi  politique,  il  faut,  tôt  ou 
tard,  que  cette  foi  triomphe.  Le  sang  des  marlyrs  est  toujours 
fécond  ,  et  ceux-là  sont  des  martyrs,  que  l'éloignement  de  la 


victoire  n'arrêle  pas,  elqui  courent  la  chance  des  échafauds 
sans  avoir  compté  sur  celle  d'un  succès  dont  ils  pussent  seu- 
lement être  témoins, 

—  Quelle  folie!  murmura  le  prince.  Il  fit  quelques  pas  dans 
le  cachot ,  les  bras  croisés  sur  sa  poitrine  ,  et  dit  à  plusieurs 
reprises  :  —  Je  voudrais  pourtant  le  sauver! 

Rodolphe,  qui ,  jusqu'à  ce  moment ,  était  resté  étendu  sur 
sa  paille,  se  leva  tout  à  coup ,  et,  prenant  la  main  du  prince 
que  le  prince  abandonna  :  Oh  !  oui,  s'écria-t-il,  je  sais  qu'elles 
sont  dans  votre  cœur,  les  paroles  que  vous  venez  de  pronon- 
cer. Inaccessible  au  sentiment  de  la  haine,  aux  entraînement* 
de  la  vengeance,  vous  ne  pouvez  voir  sans  frémir  le  sang 
couler  sur  un  échafaud  !  je  le  sais!  je  le  sais!  Oui,  vous  avez 
la  grandeur,  la  générosité  ,  le  désintéressement  d'un  héros  : 
mais  pourquoi  ces  vertus  obscurcies  par  le  diadème.... 

A  ces  derniers  mots,  ne  pouvant  maîtriser  un  mouvement 
d'humeur,  le  prince  l'interrompit,  el  s'éloigna  en  haussant 
les  épaules. 

Il  y  avait,  dans  le  regard  du  prince,  une  ironie  amère  : 
dans  son  geste,  un  air  d'humiliante  pitié  qui  n'échappèrent 
point  à  Rodolphe.  En  descendant  jusqu'à  la  prière,  Rodolphe, 
le  républicain  Rodolphe,  avait  cédé  à  un  entrainement  inouï: 
mais  la  honte  qu'il  éprouva  de  ce  mouvement  ainsi  repoussé 
le  rendit  au  sentiment  de  sa  haine  implacable  contre  le  ty- 
ran ;  l'homme  disparut  à  ses  yeux,  il  ne  vit  plus  que  le  maître 
légitimement  condamné  à  tomber  sous  le  poignard. 

—  Réfléchissez-y  bien,  prince,  dit-il  en  se  relevant,  et 
d'une  voix  singulièrement  accentuée  ,  c'est  pour  vous  ,  seu- 
lement pour  vous,  que  je  vous  ai  supplié;  il  vous  faut  ab- 
diquer ou  mourir.  Le  prince  est  condamné  comme  moi . 
comme  moi ,  il  n'échappera  point  au  coup  qui  lui  est  destine. 
N'enlendez-vous  donc  pas  d'ici  aiguiser  les  poignards  qui 
vont  à  chaque  instant  être  levés  sur  vous?  Ah  !  que  mon  sort, 
en  ce  moment ,  me  semble  préférable  au  vôtre  1  Demain,  ma 
tête  tombe,  mais  au  moins  j'y  suis  préparé  ;  je  saurai  l'heure 
où  je  dois  mourir,  et,  jusqu'à  ce  qu'elle  sonne,  tout  le  temps 
qui  va  s'écouler  est  à  moi.  Mais  vous,  prince,  vous  n'avez 
plus  un  instant  qui  vous  appartienne  :  environné  d'ennemis 
secrets ,  et  qui  tous  en  veulent  à  votre  vie ,  l'épée  qui  semble 
tirée  du  fourreau  pour  votre  défense  est  peut-être  celle  qui 
vous  percera  le  cœur.  Dans  le  conseil ,  au  milieu  de  vos  mi- 
nistres, sur  la  place  publique,  au  foyer  de  la  famille,  le  jour, 
la  nuit,  il  n'est  point  de  lieu,  il  n'est  point  d'heure  où  vous 
ne  puissiez  être  frappé.  Qui  sait  si,  en  sortant  d'ici,  vous 
n'allez  pas  tomber  au  seuil  même  de  celle  prison  ,  et  si, 
pour  monter  sur  l'échafaud  que  vous  faites  dresser  pour  moi. 
je  ne  glisserai  pas  en  passant  sur  le  sang  qu'on  aura  tiré  de 
vos  royales  veines?  Quelque  puissants  que  soient  les  maîtres 
de  la  terre,  ils  ne  détruisent  pas  une  idée...  Quand  celte  idée 
les  a  voués  à  la  mort,  il  faut  qu'ils  meurent. 

Le  prince  jeta  sur  Rodolphe  un  regard  plein  de  tristesse  : 
—  N'avoir  vécu  que  pour  le  peuple,  murmura-l-il ,  lui  avoir 
consacré  toutes  ses  pensées,  concentré  sur  lui  toutes  ses  affec- 
tions ,  et  voir  sortir  du  sein  de  ce  même  peuple  des  ennemis 
forcenés  que  rien  ne  peut  désarmer!  Oh!  mon  Dieu!  quelle 
terrible  épreuve  ! 

—  Eh  bien!  prince,  reprit  Rodolphe,  n'avais-je  pas  raison  .' 
Destinés  tous  deux  à  périr  par  le  fer,  mon  sort  ne  vaut-il  pas 
mieux  que  le  vôtre? 


■1\\ 


L'ARTISTi:. 


I.c  prince  demeura  quelques  instant*  sans  prononcer  une 
parole  ,  comme  s'il  eùl  médité  sa  réponse,  puis  tout  à  coup, 
rouvrant  la  porte  du  cachot  :  —  Demain,  vous  changerez  peut- 
être  d'avis  !  dit-il ,  et  il  sortit. 

La  visite  du  prince  avait  surpris  Rodolphe  ,  mais  sans  l'é- 
mouvoir ;  il  demeura  assez  insouciant  pour  ohtenir  le  re- 
tour presque  immédiat  du  sommeil  dès  qu'il  se  retrouva  seul. 
Il  n'avait  aucun  besoin  de  préparer  sa  contenance  pour  mar- 
cher au  supplice.  Il  était  bien  sûr  qu'il  ne  se  démentirait  pas 
jusqu'à  l'heure  fatale;  ce  qu'il  lui  fallait  de  force  et  d'éner- 
gie pour  y  arriver,  la  provision  en  était  faite  ;  son  parti  était 
pris. 

Lorsqu'aux  premiers  feux  du  jour  le  geôlier  entra  dans  le 
cachot,  il  trouva  donc  Rodolphe  dormant  profondément;  il 
fut  forcé  de  le  réveiller.  Rodolphe  se  leva  de  sa  paille  comme 
il  s'y  était  couché ,  sans  empressement  et  avec  toutes  les 
démonstrations  d'une  indifférence  qui  n'était  point  affectée. 
Il  ne  demanda  point  à  faire  ce  dernier  repas,  ce  repas  d'a- 
vant les  funérailles,  que  les  condamnés  réclament  presque 
tous,  ou  pour  témoigner  que  l'épouvante  ne  les  a  point  pris 
à  la  gorge,  ou  pour  se  fortifier  contre  les  frémissements  de 
la  chair.  Il  suivit  le  geôlier  sans  lui  avoir  dit  un  mot;  il 
ne  s'informa  ni  des  apprêts  du  supplice  ,  ni  des  témoins  déjà 
rassemblés  pour  y  assister.  Cependant,  lorsque  dans  la  cour 
de  la  prison,  au  lieu  de  la  charrette  connue  qui  faisait  le 
service  de  l'échafaud ,  il  aperçut  une  voilure  de  voyage  à  la- 
quelle étaient  attelés  des  chevaux  de  poste,  entrevoyant  va- 
guement quelque  modification  dans  le  sort  qu'il  avait  accepté, 
il  hésita,  comme  pour  réclamer  le  droit  de  mourir  de  la  mort 
qui  lui  était  destinée.  Toulefois  cette  hésitation  ne  dura 
qu'un  instant,  et,  sans  se  laisser  intimer  l'ordre  de  monter, 
il  monta.  La  voiture,  entourée  d'un  détachement  de  dragons, 
se  referma  sur  Rodolphe  avant  même  qu'il  y  fût  assis.  Per- 
sonne ne  se  plaça  donc  à  côté  de  lui,  ni  le  prêtre  dont  il  avail 
refusé  l'assistance,  ni  le  bourreao.  L'on  sortit  bientôt  de  la 
cour  de  la  prison,  mais  l'on  ne  se  dirigea  point  vers  la  place 
où  les  arrêts  sanglants  recevaient  leur  exécution  ;  l'on  prit 
une  rue  qui  conduisait  hors  de  la  ville,  et  en  peu  de  temps 
on  en  eut  franchi  les  dernières  maisons. 

Où  Rodolphe  allait-il?  que  prétendait-on  faire  de  lui?  à 
quel  genre  de  supplice  était-il  destiné?  ce  furent  là  des  ques- 
tions qui  triomphèrent  de  son  indifférence;  et  n'y  pouvant 
répondre  ,  l'incertitude  fit  ce  que  le  spectacle  de  l'échafaud 
dressé  pour  lui  n'eût  pu  obtenir ,  elle  le  troubla  ;  il  en 
eût  monté  les  degrés  sans  un  battement  de  plus  au  cœur  ,  il 
se  sentit  frissonner  au  trot  rapide  des  chevaux  qui  l'en  éloi- 
gnaient. Vers  midi  l'on  s'arrêta  devant  une  maison  isolée , 
bâtie  sur  la  route  que  l'on  suivait,  Le  chef  de  l'escorte  de- 
manda à  Rodolphe  s'il  voulait  déjeuner,  Sur  Ja  réponse  affir- 
mative de  Rodolphe,  la  portière  fut  ouverte,  et  Rodolphe 
descendit.  Ses  pieds  et  ses  mains  étaient  libres;  on  ne 
les  avait  point  chargés  d'une  chaîne;  mais  toute  tentative 
d'évasion  eût  été  inutile ,  la  moitié  des  cavaliers  n'avait 
pas  quitté  la  selle ,  et  la  halte  se  faisait  sur  un  plateau  aride, 
sans  un  arbre  ou  un  bujsson  qui  pût  aider  à  la  fuite.  Rodol- 
phe d'ailleurs  n'avait  point  le  dessein  de  se  soustraire  à  l'ar- 
rêt de  mort  qui  pesait  sur  sa  tête. 

A  table,  le  chef  de  l'escorte  se  plaça  en  face  de  lui ,  et  ils 
dînèrent  l'un  et  l'autre  comme  deux  étrangers  que  le  hasard 


d'un  voyage  a  rapprochés  pour  quelque*  instants.  I)u  <  rime 
de  Rodolphe,  de  la  peine  attachée  à  ce  crime,  il  ne  fut  pas 
dit  un  met.  Les  lieux  communs  firent  tous  les  frais  d'une 
conversation  à  laquelle  Rodolphe  se  prêta  de  bonne  sràcc. 

—  Si  le  voyage  doit  encore  beaucoup  se  prolonger,  dit . 
au  moment  de  repartir,  Rodolphe  au  chef  de  l'escorte,  vieil 
officier  blanchi  sous  le  harnais,  et  dont  la  sanlé  semblait  af- 
faiblie par  Pige  et  les  fatigues  de  la  guerre,  je  craitis,  capi- 
taine, que  vous  n'en  souffriez;  il  y  a  au  moins  une  place  ittu 
la  voilure;  en  l'acceptant,  vous  êtes  bien  sûr  que  je  n'en  se- 
rai pas  plus  mal  gardé. 

—  Merci,  .Monsieur,  répondit  l'officier;  ma  consigne  me 
le  défend. 

Ce  fut  la  seule  question  indirecte  que  Rodolphe  se  permit 
sur  le  but ,  ou  au  moins  sur  la  longueur  du  voyage  ,  et  en- 
core ,  sans  s'avouer' la  réponse  qu'il  espérait  Lorsqu'il  fut 
remonté  en  voilure,  les  cavaliers  ayant  changé  de  chevaux, 
on  partit  au  galop.  Iiienlôt  l'on  se  trouva  sur  une  route  char- 
mante tracée  au  milieu  déjeunes  taillis  et  de  prairies  émail- 
lées.  L'on  était  dans  les  jours  les  plus  doux  de  l'année,  à 
cette  époque  bénie  où  la  terre  présente  dans  toute  leur  splen- 
deur, à  nos  regards  ravis,  les  trésors  de  sa  fécondité;  il  y 
avait  des  soupirs  d'amour  dans  le  ciel ,  dans  la  brise ,  dans  le 
parfum  des  bois.  En  jetant  les  yeux  autour  de  soi,  en  soule- 
vant sa  poitrine,  on  se  sentait  si  heureux  de  vivre,  qu'on  était 
prêt  à  tomber  à  genoux  pour  remercier  Dieu  du  bienfait  de 
l'existence.  Rodolphe  avait  autrefois  connu  ces  heures  d'ex- 
tase et  d'enivrement,  il  se  laissait  encore  aujourd'hui  épa- 
nouir aux  fraîches  et  suaves  émanations  de  ces  temps 
évanouis,  mais  tout  à  coup  un  froid  mortel  venait  l'y  surpren- 
dre et  détruire  le  charme  de  la  sensation  présente.  Il  atten- 
dait sans  le  craindre ,  et  quel  qu'il  fût ,  le  sort  qui  lui  était 
réservé  ;  mais  le  courage  qui  l'y  préparait  ne  le  préservait 
pas  des  sourdes  irritations  d'une  imagination  inquiète,  et, 
bien  qu'il  ne  s'en  effrayât  point,  c'était  un  poison  subtil  tou- 
jours prêt  à  corrompre  les  sources  les  plus  pures  des  jouis- 
sances qui  pouvaient  jaillir  sous  ses  pas. 

Vers  le  soir,  quelques  instants  après  le  coucher  du  soleil , 
l'on  quitta  la  grande  route,  et  l'on  prit ,  sur  la  gauche,  un 
chemin  étroit,  tortueux,  et  si  raide,  qu'il  fallait  nécessaire- 
ment y  aller  au  pas.  Cette  lenteur,  et  l'obscurité  profonde 
qui  avait  succédé  au  crépuscule,  augmentaient  encore  pour 
Rodolphe  les  angoisses  involontaires  de  l'incertitude  ; 
mais  après  une  heure  de  marche  dans  ce  chemin  difficile  ,  le 
chef  de  l'escorte  ayant  commandé  aux  dragons  de  mettre 
pied  à  terre  et  de  charger  leurs  carabines,  le  cœur  de  Ro- 
dolphe bondit  comme  pour  se  jeter  au-devant  des  balles  qu'il 
se  crut  destinées....  Personne  n'ayant  paru  à  la  portière,  cl 
se  sentant  de  nouveau  entraîné  par  la  voiture,  il  retomba  dans 
les  irritantes  anxiétés  du  doute.  Les  apprêts  du  supplice 
le  plus  cruel  Irouvent  certains  hommes  invulnérables  .  mais 
il  en  est  peu  qui  ne  faiblissent  quand  les  yeux  ne  peuvent 
voir,  les  oreilles  entendre  ,  l'esprit  se  représenter  le  danger 
où  l'on  est.  Cependant,  c'était  en  quelque  sorte  à  son  insu 
que  Rodolphe  se  laissait  aller  à  ces  vagues  ébranlements. 
Sûr  de  savoir  mourir  sans  faiblesse ,  il  croyait  ne  souffrir 
que  de  l'impatience  de  la  mort. 

La  nuit  était  déjà  assez  avancée  lorsque  le  chef  de  l'escorlç 
dit  à  Rodolphe:— Nous  n'irons  pas  plus  loip;  nous  sommes  ar- 


L'ARTISTE. 


QU 


rivés.  Était-ce  là  que  Rodolphe  allait  enfin  subir  l'arrêt  qui  le  I 
condamnait?  Il  n'en  doula  point  lorsque,  descendu  de  voilure, 
à  la  lueur  d'une  torche  qu'on  avait  allumée,  il  vit  les  dra- 
gons placés  sur  deux  rangs  au  milieu  desquels  il  reçut  l'or- 
dre de  passer.  Il  s'y  avança  fièrement,  la  tète  haute,  le  re  • 
gard  assuré;  mais  à  peine  y  avait-il  fait  quelques  pas,  que  les 
dragons  réglèrent  leur  marche  sur  la  sienne ,  et,  en  quel- 
ques instants  arrivèrent  avec  lui  en  face  d'un  pont-levis  qui 
s'abaissa  au  mot  d'ordre  donné  par  le  chef  de  l'escorte.  On 
entra  dans  une  vaste  cour,  dont  la  lumière  douteuse  de  la 
torche  laissa  voir  les  murailles  épaisses,  et  les  canons  béants 
auxeréneaux.  En  ce  moment,  Rodolphe  crut  comprendre  que 
la  prison  allait,  pour  lui,  remplacer  l'échafaud,  et  les  tour- 
ments de  l'incertitude  cessèrent  ;  il  se  sentait  autant  de  force 
contre  le  geôlier  qu'il  s'en  serait  trouvé  contre  le  bourreau. 
Cependant  on  ne  lui  fit  ni  descendre  l'escalier  humide  d'un 
cachot,  ni  monter  les  degrés  étroits  d'un  donjon;  guidé  par 
le  chef  de  l'escorte,  après  avoir  traversé  dans  l'obscurité  un 
vestibule  silencieux,  il  se  trouva  dans  un  salon  meublé  avec 
un  luxe  .  éclairé  avec  une  magnificence  qui  l'éblouirent.  Les 
ordres  du  prince  l'y  avaient  devancé.  Tout  semblait  préparé 
pour  une  fêle,  mais  à  cette  fête  il  n'y  avait  qu'un  seul  con- 
vié, Rodolphe! 

Avant  que  Rodolphe  eût  eu  le  temps  de  se  remettre  de  son 
étonnemenl,  le  chef  de  l'escorle  lui  présenta  une  lettre  au 
sceau  du  prince  ,  et  disparut.  Rodolphe  garda  quelques  in- 
stants dans  sa  main  cette  lettre  sans  l'ouvrir,  immobile, 
anéanti,  doutant  de  la  réalité  du  spectacle  qui  frappait  ses 
regards,  des  circonstances  terribles  qui  l'avaient  conduit  en 
ces  lieux.  La  lettre  du  prince,  dont  il  brisa  enfin  le  cachet, 
le  rendit  bienlôt  au  gentiment  de  sa  position.  Cette  lettre  était 
ainsi  conçue  : 

«  Croyant  aux  dangers  dont  Rodolphe  l'a  prévenu  qu'il  est 
menacé,  le  prince  prévient  Rodolphe  qu'il  veut  rendre  leurs 
conditions  semblables.  Condamnés  à  mort  louslesdeux,  ilsau- 
ront  tous  les  deux  à  subir  la  même  incertitude.  Le  prince  , 
entouré  d'assassins,  toujours  près  de  périr  par  le  fer  ou  par 
le  poison,  avertit  Rodolphe  qu'il  n'y  a  point  de  jour,  qu'il 
n'y  a  point  d'heure  où  Rodolphe  ne  puisse  succomber  par  le 
fer  ou  par  le  poison.  Rodolphe  mourra  dans  l'année.  Trois 
cent  soixante-quatre  billets  blancs,  et  un  billet  noir,  seront  dé- 
posés dans  une  urne.  Chaque  malin,  un  de  ces  billels  sera  tiré 
de  l'urne,  et  lorsque  sortira  le  billet  noir,  il  n'en  sortira  plus 
d'autre.  Sur  ce  bidet  on  aura  lu,  à  quelle  heure,  si  c'est  la 
nuit  ou  le  jour,  par  le  fer  ou  par  le  poison  que  l'arrêt  de 
mort  de  Rodolphe  doitêlre  exécuté.  Les  ordres  les  plus  pré- 
cis ont  été  donnés  pour  que  tous  les  désirs  de  Rodolphe 
soient  salisfails,  et  il  peut  se  regarder  comme  maître  absolu 
dans  ce  château;  il  n'y  relève,  et  du  jour  seulement  où  le 
billet  noir  aura  sorti ,  que  de  la  sentence  qui  le  condamne. 
Celui-là  même  qui  devra  le  frapper  sera,  jusqu'à  l'heure  fa- 
tale, le  plus  dévoué,  le  plus  soumis  de  ses  serviteurs.  Doit-on 
prévenir  Rodolphe  que  toute  tentative  d'évasion  serait  inu- 
tile? et  d'ailleurs,  faut-il  croire  que  le  courage  lui  manquera 
pour  accepter  la  position  que  ses  amis  et  lui  ont  faite  au 
prince ,  et  à  laquelle  le  prince  ne  peut  songer  à  se  sous- 
traire? » 

La  lecture  de  cette  lettre  était  à  peine  achevée  qu'on  vint 
prévenir  Rodolphe  qu'il  était  :-er\i ,  et  lui  demander  s'il  vou- 


lait se  mettre  à  table.  —  Sans  doute  ,  répondit-il  hardiment. 

—  11  passa  dans  la  salle  à  manger.  Elle  était  digne  du  salon: 
quatre  laquais  en  grande  livrée  s'y  tenaient  debout,  tout 
prêts  à  obéir  au  moindre  signe  de  Rodolphe.  Il  jeta  sur  eux 
un  regard  ironique. —  Des  quatre,  quel  est  mon  bourreau?  se 
demauda-t-il ,  mais  sans  tressaillir;  au  contraire,  avec  une 
insouciante  expression  de  défi.  Il  mangea  d'un  grand  appétit. 

—  Si  le  billet  noir  est  sorti ,  et  qu'il  ait  ordonné  le  poison ,  je 
dois  rendre  grâce  à  la  main  habile  qui  l'a  si  bien  dissimulé; 
il  est  impossible  d'en  reconnaître  la  trace  dans  ces  mets  dé- 
licieux ,  pensait-il ,  en  portant  à  ses  lèvres  un  verre  de  vin  du 
Rhin  qu'il  savoura  avec  une  sensualité  inaccoutumée.  Il  avait 
retrouvé  toute  son  énergie  ;  le  souvenir  de  la  lettre  du  prince, 
loin  de  l'ébranler,  l'augmentait  encore. 

Après  le  souper,  il  demanda  qu'on  le  conduisit  à  sa  cham- 
bre; un  des  domestiques  s'inclina  et  marcha  devant  lui  pour 
en  montrer  le  chemin  ;  entré  dans  cette  chambre,  Rodolphe 
fit  signe  au  domestique  qu'il  voulait  y  rester  seul  ;  le  domo- 
tique sortit. 

Le  goût  le  plus  délicat  avait  présidé  à  l'ameublement  de  la 
chambre.  Elle  semblait  encore  tout  imprégnée  de  la  présence 
d'un  ami  qui  l'avait  préparée  avec  amour  pour  son  ami:  il  y 
avait  une  bibliothèque  pleine  de  livres  choisis ,  des  fleurs,  de 
la  musique,  un  piano.  L'aspect  de  ce  lieu  pénétra  Rodolphe 
d'un  sentiment  doux  et  tendre  dont  s'étonna  son  cœur, 
trempé  depuis  deux  années  aux  rudes  émotions  de  la  poli- 
tique. Rientôt  ces  deux  années  si  terribles,  si  sombres,  se 
trouvèrent  comme  retranchées  de  celles  qui  les  avaient  pré- 
cédées. Inutile  désormais  à  la  cause  pour  laquelle  il  devait 
mourir,  les  farouches  sensations  s'effacèrent ,  cl  Rodolphe  se 
retrouva  tel  qu'il  était  avant  sa  funeste  initiation.  Il  se  mit 
au  piano,  et,  préludant  au  hasard,  s'abandonnant  aux  impres- 
sions subites  qui  s'étaient  emparées  de  lui.  les  heures  d'i- 
vresse et  de  plaisir,  d'enthousiasme  et  de  poésie  se  réveillè- 
rent toutes  vivantes.  Il  accueillit  comme  des  hôtes  chéris  dont 
on  s'est  séparé  malgré  soi,  tous  les  souvenirs  que  le  conjuré 
austère  avait  dû  s'interdire  :  le  bal  et  ses  entraînements  . 
promenades  rêveuses  sous  l'allée  de  tilleuls,  puis,  les  arden- 
tes joies  de  la  chasse,  la  voix  des  cent  chiens  qui  poursuivent 
le  cerf  dans  les  bois ,  la  fanfare  des  piqueurs ,  le  galop  des 
chevaux  accourant  à  l'halali. 

Bientôt  il  ne  resta  plus  rien  du  républicain;  le  jeune 
Rodolphe,  dont  les  femmes  s'étaient  disputé  les  regards, 
que  le  monde  et  ses  fêtes  avaient  pleuré,  ressuscita  tout  en- 
tier. Peut-être  le  vin  qu'il  avait  bu  à  longs  traits  n'était-il 
point  étranger  à  celte  soudaine  métamorphose.  Cependant. 
Rodolphe  s'était  fait  Rrutus  si  promptement,  que  Brutus 
pouvait  bien  redevenir  Rodolphe ,  sans  ménager  davantage 
les  transitions. 

Il  demeura  longtemps  au  piano,  comme  s'il  eût  attendu 
que  la  musique  eût  rappelé  l'une  après  l'autre  toutes  les  émo- 
tions de  la  vie  qu'il  avait  si  violemment  brisée.  Rentré  dans 
ce  passé,  dont  sa  foi  nouvelle  lui  avait  interdit  l'accès 
comme  une  faiblesse  coupable,  il  s'y  retrouvait  si  heureux, 
qu'on  eût  dit  que  le  courage  lui  manquait  pour  en  sortir. 
Lorsqu'il  se  leva  enfin,  lorsqu'il  quitta  le  piano,  les  cordes 
que  la  musique  avait  fait  vibrer  dans  son  cu-ur  frémissaient 
encore,  et  ce  fut  plein  de  celte  mélodie  intérieure  qu'il  ou- 
vrit la  fenêtre,  s'avança  sur  le  balcon  en  terrasse,  et  vint 


2V6 


L'ARTISTE. 


s'appuyer  sur  la  balustrade.  C'était  une  nuit  calme  et  douce, 
une  nuit  dont  le  tiède  silence  n'était  interrompu  que  par  le 
(liant  suspendu  et  repris  des  rossignols,  et  le  murmure  af- 
faibli de  quelque  ruisseau  qui  s'égayait  aux  rives  de  son  lit. 
Le  ciel  était  pur,  mais  sans  transparence  ;  et,  la  lune  absente, 
la  clarté  des  étoiles  en  faisait  sentir  davantage  les  sombres 
profondeurs.  Ebloui  par  ces  milliers  d'astres  immobiles  qui 
gardent  leur  lumière  et  n'éclairent  pas,  on  ne  distinguait 
d'abord  autour  de  soi  que  les  fantômes  des  eboses  au  milieu 
d'une  immense  et  flottante  obscurilé  ,  et  ces  fantômes,  l'ima- 
gination pouvait  à  son  gré  les  revêtir  de  tous  ses  caprices. 
Peu  à  peu  cependant  les  yeux  s'accoutumaient  à  cette  ob- 
scurité, et,  perçant  le  voile  d'abord  confus,  ils  saisissaient 
les  formes  réelles  qui  avaient  échappé.  Ainsi ,  Rodolphe  re- 
connut les  pointes  arides,  les  blocs  déchirés  d'un  rocher  qui , 
de  ce  côté,  servait  de  base  au  château  où  il  était  renfermé; 
il  reconnut  encore  que  le  balcon  suspendu  s'avançait  sur  un 
abîme;  mais  il  ne  fit  aucun  retour  douloureux  sur  sa  posi- 
tion ,  et  l'impossibilité  présumée  de  la  fuite  ne  le  rendit  point 
au  sentiment  de  la  captivité.  Livré  tout  entier  au  charme  des 
souvenirs  si  longtemps  repoussés,  les  soucis  de  la  réalité  ne 
pouvaient  maintenant  l'y  atteindre,  et  attrister  l'image  des 
jours  heureux  dont  il  bénissait  la  mémoire. 

Il  se  coucha  et  s'endormit  dans  toute  la  douceur  de  ces 
sensations  revenues.  Les  premières  heures  de  son  sommeil 
en  continuèrent  le  bienfait.  Ce  furent  les  rêves  dorés  d'un 
adolescent  qui  entre  dans  la  vie  par  un  sentier  de  fleurs. 
Mais  bientôt  le  ciel ,  de  serein  qu'il  était ,  se  fit  sombre  et 
grondant;  des  bruits  terribles  retentirent  à  l'oreille  de  Ro- 
dolphe; il  lui  semblait  que  la  terre,  mugissant  dans  ses  en- 
trailles, était  près,  à  chaque  instant,  de  s'entr'ouvrir  sous  ses 
pas;  lorsque,  arrivé  tout  à  coup  sur  le  bord  d'un  précipice ,  où 
une  attraction  violente  le  poussait,  il  se  réveilla.  Son  front 
était  inondé  de  sueur,  ses  membres  tremblaient;  il  se  dressa 
sur  son  séant  :  — Aurais-je  donc  peur,  se  dit-il ,  moi  qui ,  ce 
malin ,  me  sentais  prêt  à  donner  sans  pâlir  ma  tête  au  bour- 
reau? 11  s'efforça  de  sourire  ;  mais  en  ce  moment,  il  entendit 
marcher  auprès  de  sa  chambre ,  et  un  rayon  de  lumière  pé- 
nétra jusqu'à  son  lit  à  travers  les  fentes  de  la  porte;  il  se 
rappela  l'urne  et  le  billet  noir.  Sa  fermeté  revint  avec  cette 
pensée;  il  se  prépara  à  présenter  de  bonne  grâce  son  cœur 
au  poignard  qui  venait  le  percer.  Il  attendit  quelques  in- 
stants, mais  personne  ne  paraissant,  l'impatience  le  prit  :  — 
Qu'ils  se  dépêchent  donc  ,  où  je  ne  laisserai  plus  entrer,  mur- 
mura-t-il.  11  attendit  encore.  Le  bruit  des  pas  ne  se  faisait 
plus  entendre;  il  sortit  de  son  lit  et  courut  à  la  porte;  il 
l'ouvrit  :  la  lumière  qui ,  tout  à  l'heure  y  brillait  encore, 
avait  disparu.  Il  écouta  un  instant:  le  plus  profond  silence 
régnait  autour  de  lui;  il  n'entendit  que  le  •bruit  étouffé  de 
son  haleine  retenue.  11  fit  quelques  pas  dans  l'obscurité, 
puis,  craignant  de  s'égarer,  de  ne  plus  retrouver  son  che- 
min ,  il  retourna  en  arrière  ;  mais  à  sa  porte,  qu'il  s'était  pro- 
posé de  fermer,  il  ne  trouva  ni  verrou  ni  serrure.  Un  mouve- 
ment spontanément  impérieux  le  poussait  à  la  barricader 
avec  les  meubles  ;  mais  je  ne  sais  quel  sentiment  de  honte  le 
retint ,  et  il  se  remit  au  lit,  confus  d'en  avoir  accepté  un  in- 
stant l'intention. 

h.  BERGOUNIOLX. 
•  La  fin  au  prochain  numéro:) 


Lutte  (Jiahn.  —  Carter.  —  Clémence.  —  Le  Coffre-Fort.  —  Les  l'reniién  > 
Armes  de  Richelieu.  —  Thomas  l'Egyptien. 

otis  pourrions  réclamer  l'honneurd'avoir  rendu 
un  des  premiers  justice  à  Mlle  Lucile  Grahn , 
cl  sollicité  pour  elle,  dans  un  autre  journal . 
le  rôle  de  la  Sylphide ,  alors  que  l'Opéra  la 
®  tenait  en  charte  privée;  mais  on  joue  tou- 
jours un  mauvais  personnage,  dans  ces  temps  incrédules, 
en  se  donnant  des  airs  de  prophète ,  même  après  que  l'évé- 
nement a  justifié  la  prédiction.  Cependant  quel  est  le  jour- 
naliste qui,  en  pareille  circonstance,  a  jamais  oublié  de  se 
féliciter?  Disons  donc  ,  pour  ne  pas  déroger  à  ces  augustes 
usages,  que  Mlle  Lucile  Grahn  a  tenu  toutes  les  promesses 
que  nous  avions  faites  en  son  nom.  Elle  a  déployé  une  sou- 
plesse et  une  légèreté  que  nous  ne  connaissions  plus ,  de- 
puis que  la  Russie  retient  dans  ses  chaînes  d'or  Mlle  Taglioni. 
Avec  plus  de  beauté  et  même  d'élégance  que  celle  célèbre 
danseuse,  Mlle  Lucile  Grahn ,  douée  comme  elle  d'une 
grâce  aérienne,  était  la  plus  capable  de  nous  consoler 
de  son  absence.  Le  double  succès  qu'elle  vient  d'obtenir 
dans  ce  charmant  rôle  de  la  Sylphide  ,  que  l'on  croyait 
inabordable  désormais,  la  met  en  première  ligne  à  l'Opéra, 
à  côté  de  Mlle  Fanny  Elssler,  et  la  fait  sortir  des  éternels  pas 
de  deux,  réservés  aux  talents  de  second  ordre.  Mlle  Lu- 
cile Grahn  est  digne  d'inspirer  les  auteurs  de  ballets  roman- 
tiques; car  voilà  une  reine  Mab  toute  trouvée;  faites-la 
passer  au  son  du  délicieux  scherzino  de  Berlioz  : 

Mab  la  messagère , 
Fluette  et  légère.. . 
Elle  a  pour  char  une  coque  de  noii 
Que  l'écureuil  a  façonnée  ; 
Les  doigts  de  l'araignée 
Ont  lilé  ses  harnois.. . 

Voilà  l'équipage  qui  convient  à  MlleLucile  Grahn  ;  les  ailes 
de  la  Sylphide  lui  vont  à  ravir,  et  la  guirlande  de  mauves 
sied  à  son  front  pâle.  Mlle  Fanny  Elssler,  en  prenant  ce  rôle, 
l'avait  rendu  trop  terrestre;  Mlle  Lucile  Grahn  lui  a  restitué 
sa  divinité.  Que  le  ciel  nous  garde  d'être  ingrat  envers 
Mlle  Fanny  Elssler!  Jamais  talent  plus  séduisant  n'a  en- 
chanté le  public;  jamais  beauté  plus  malicieuse,  sourire  plus 
spirituel  et  plus  doux,  danse  plus  agaçante  et  plus  \ive, 
n'ont  obtenu  les  applaudissements  de  la  foule.  Mlle  Fanny 
Elssler,  si  heureuse  du  plaisir  qu'elle  donne  ,  si  naïve 
dans  la  volupté  qui  l'entoure,  et  dont  les  pas  empreints 
d'une  si  délicieuse  ivresse  ont  balancé  les  fantastiques  appa- 
ritions et  les  bonds  merveilleux  de  Mlle  Taslioni ,  n'a  pa*  à 
craindre  d'être  détrônée  dans  sa  royauté.  Mais  c'est  assez 
de  posséder  l'empire  de  la  terre;  celui  des  airs  ne  lui  re- 
vient pas.  Qu'elle  le  laisse  à  sa  jeune  rivale,  dont  la  répu- 
tation n'enlèvera  pas  une  feuille  de  laurier  à  sa  couronne. 

L'orchestre  de  l'Opéra,  divisé  en  deux  camps,  offre  à 


1/  ARTISTE. 


247 


présent  un  singulier  spectacle  :  d'un  côté  les  vieillards , 
armés  de  leurs  télescopes,  vieillards  grands  amis  des  pi- 
rouettes à  angle  droit ,  descendants  directs  de  ces  deux  vieil- 
lards qui  ont  surpris  Suzanne  au  bain,  protègent  Mlle  Faim  y 
Klsslerde  tout  ce  qui  leur  reste  de  forces;  de  l'autre  ,  quel- 
ques peintres  barbus  et  chevelus,  quelques  jeunes  philosophes 
êpria  de  la  doctrine  de  l'idéal,  et  amoureux  des  longs  voiles 
de  gaze, soutiennent  Mlle  Lucilc  Grabn.  Allons,  messieurs, 
on  peu  de  modération I  Vieillards,  ne  vous  consumez  pas  en 
œillades  impuissantes!  Jeunes  gens,  rappelez-vous  que  vous 
appartenez  à  l'humanité  ! 

Voici  bien  une  aulre  rivalité.  On  prétend  que  Van  Amburgh, 
blessé  au  talon  comme  Achille,  et  plus  profondément  encore 
dans  son  amour-propre,  va  se  relever  aussi  fier  que  jamais, 
et  porter  un  défi  à  Carter,  aulre  dompteur  de  botes  fauves, 
qui  vient  de  s'établir  au  Cirque-Olympique.  Certes,  il  aura 
beaucoup  à  faire.  Le  spectacle  de  Van  Amburghn'aété,  jus- 
qu'ici, pour  ainsi  dire ,  que  le  prologue  de  celui  de  Carier.  Le 
danger  demeure  le  même,  il  est  vrai;  mais  Carter  a  su  se 
présenter  sous  des  aspects  plus  poétiques.  H  est  donc  temps 
que  Van  Amburgh  réveille  ses  lions,  qui  dans  quelques  jours 
ne  nous  paraîtraient  plus  bons  qu'à  faire  de  la  pommade 
pour  les  cheveux.  Qu'il  se  hàle  de  disputer  la  palme  à  son 
concurrent!  Carter,  plus  grand  que  Van  Amburgh,  est  taillé 
en  gladiateur  antique.  Il  n'emploie  pas,  comme  son  compa- 
triote ,  la  fascination  du  regard ,  les  caresses  de  la  main , 
pour  se  faire  bien  venir  de  ses  animaux  :  il  semble  avoir 
recours  à  la  force;  il  les  subjugue  par  effroi  plus  que  par 
amour.  Les  pensionnaires  de  Van  Amburgh  ont  l'air  d'avoir 
été  corrompus  par  la  civilisation  ,  et  de  se  complaire  dans  un 
esclavage  licencieux;  les  compagnons  de  Carter  font  l'effet 
d'être  fidèles  à  leur  maître  comme  les  nègres  au  colon  qui 
les  bat  :  ils  obéissent,  ils  reconnaissent  la  supériorité  du 
bras  qui  les  gouverne,  et,  pour  remercier  leur  patron  d'une 
certaine  portion  d'indépendance  qu'il  leur  accorde,  ils  se 
prêtent  volontiers  à  ses  caprices;  ils  lui  témoignent  toutes 
sortes  d'égards;  ils  lui  rendent  les  soins  les  plus  empressés. 
Si  le  maître  veut  s'exercer  à  la  gymnastique,  une  panthèro 
est  là  pour  lutter  avec  lui;  s'il  veut  s'aller  promener,  un  lion 
enharnaché  comme  une  chèvre  des  Champs-Elysées  s'attelle 
à  son  char,  dans  lequel  il  lui  sera  loisible  de  se  poser  en  Mars 
ou  en  Bacchus;  s'il  veut  dormir,  la  lionne  et  le  lion  s'éten- 
dront en  guise  de  matelas,  deux  panthères  feront  les  deux 
oreillers,  uu  tigre  servira  d'édredon,  de  peur  qu'il  n'ait  froid 
aux  pieds,  et,  pour  qu'il  ne  gagne  pas  une  esquinancie,  un 
léopard  s'arrondira  en  cravate  autour  de  son  cou;  la  gueule 
d'un  jaguar  lui  tiendra  lieu  de  bonnet  de  nuit  :  Comme  on 
fait  son  lit  on  se  couche.  Carter,  après  avoir  peloté  sa  mé- 
nagerie avec  un  sans-façon  que  vous  ne  prenez  pas  vis-à-vis  de 
votre  traversin ,  de  crainte  qu'il  ne  vous  saute  à  la  figure ,  se 
trouve  ainsi  on  ne  peut  pas  mieux  couché.  Je  préfère  mon 
lit  au  sien  ,  malgré  tout  ce  qu'on  a  pu  écrire ,  depuis  quelque 
temps,  sur  la  mansuétude  des  animaux  dits  féroces  et  sur 
l'erreur  où  M.  de  Buffon  nous  a  induits  à  cet  égard.  Je  ne 
prétends  pas  soutenir  que  les  hommes  sont  moins  méchants 
qu'eux:  le  contraire  se  voit  tous  les  jours;  et  le  lion  de  la 
fable  qui  s'écriait  :  Si  j'étais  peintre!  me  parait  un  lion  fort 
sensé;  mais,  jusqu'à  ce  que  les  tigres  aient  remplacé  d'eux- 
mêmes  nos  chais  domesiiqucs,  el  que  les  lions  remplissent 


bénévolement  les  niches  île  nos  chiens  de  garde  ,  je  ne  vou- 
drais pas  m'y  fier  plus  que  de  raison.  Chacun  a  son  goût.  Je 
ne  vous  empêche  pas  d'imiter  Carter. 

La  pièce  qui  sert  de  cadre  à  quelques-unes  des  évolutions  de 
la  troupe  quadrupède  de  Carter  est  accompagnée  d'un  grand 
nombre  de  coups  de  fusil. La  poudre  est  le  sel  attiqne  des  pièces 
du  Cirque.  11  s'agit  d'une  victoire  remportée  par  nos  soldai-. 
d'Alger  sur  les  Arabes.  (Dieu  veuille  que  nous  en  remportions 
d'autres,  et  que  nous  ne  nous  laissions  pas  aveugler  par  les 
épines  qu'Abd-el-Kader  nous  souhaite  dans  les  yeux!)  Ab- 
dallah, ami  des  Français,  et  par  conséquent  honni  de  sa  tribu, 
a  été  privé  de  sa  langue  ;  ce  qui  ne  s'oppose  pas  à  ce  que 
Carier  crie  à  ses  animaux  en  bon  anglais,  quand  ils  montrent 
un  peu  de  lenteur  à  venir  à  lui  :  Corne  hère!  corne  hère!...  Ab- 
dallah, qui  n'a  de  langue  que  pour  parler  anglais,  se  refuse 
obstinément,  ainsi  que  ses  animaux,  à  la  prose  de  MM.  Fer- 
dinand l.alouc  et  Labrousse.  Nous  sommes  loin  de  trouver 
cela  mauvais.  La  scène  la  plus  curieuse  de  celte  pièce,  digne 
de  /«  Fille  de  l'Émir,  est  celle  où  il  ne  reste  pour  acleurs 
qu'une  panthère  el  Carier.  Celle  scène,  il  le  faut  avouer,  est 
magnifique.  Abdallah,  épuisé  par  la  marche,  la  soif  et  la 
faim  ,  tombe  de  lassilude  au  pied  de  quelques  arbres.  Tout  à 
coup  on  voit  élincelerau  fond  d'un  antre  les  deux  yeux  ar- 
dents d'une  panthère  dont  la  tête  s'allonge  avec  précaution  , 
et  puis,  par  un  de  ces  bonds  avec  lesquels  les  animaux  sau- 
vages saisissent  leur  proie,  bond  aussi  certain  que  s'il  était 
réglé  par  le  compas,  l'animal  s'élance  à  la  gorge  de  l'homme, 
et  une  épouvantable  lutte  qui  donne  le  frémissement  s'engage 
entre  eux.  11  est  impossible  de  ne  pas  craindre  que  ce  jeu  ne 
finisse  par  devenir  un  combat  fatal  pour  l'homme.  Cependant 
c'est  lui  qui  Iriomphe  :  il  terrasse  la  panthère,  et  la  montre 
vaincue  el. humiliée  au  spectateur,  plus  palpitant  que  lui.  Cette 
lutte  est  assurément  une  des  plus  belles  choses  qu'on  puisso 
voir.  Une  assez  bonne  plaisanterie  se  fait  jour  à  travers  les 
coups  de  fusil  qui  forment  le  fond  de  la  pièce.  Un  conscrit  placé 
en  sentinelle  voit  s'approcher  de  lui  un  terrible  lion.  Il  se 
souvient  qu'on  appelle  ce  superbe  animal  le  roi  des  forêts  : 
il  lui  présente  les  armes.  Le  lion  fait  un  signe  de  tête  de  sa- 
tisfaction ,  ni  plus  ni  moins  que  Napoléon ,  et  continue  tran- 
quillement son  chemin.  Un  grand  nombre  de  représentations 
est  assigné  aux  exercices  de  M.  Carter.  Le  Cirque-Olympique 
prendra  à  son  tour,  dans  la  recette  générale  des  théâtres,  la 
part  du  lion. 

Ne  faudrait-il  pas  des  drames  modernes  et  des  plus  rugis- 
sants, pour  tenir  la  curiosité  en  éveil ,  à  côté  des  scènes  ef- 
frayautes  que  le  théâtre  de  la  Porte  Saint-Martin ,  avec  ses 
dénouements  sanglants,  el  celui  du  Cirque-Olympique,  nous 
présentent  depuis  quelques  mois?  Comment  se  fait-il  que 
Mme  Ancelot,  dont  le  talent  est  délicat  et  gracieux,  ait  osé 
s'avenlurer  en  un  pareil  moment?  C'est  qu'il  est  des  âmes 
faites  pour  les  tendres  émotions,  qu'effarouche,  même  sur  la 
scène,  le  dangereux  spectacle  dont  nous  venons  de  parler. 
Celles-là  auront  su  gré  à  Mme  Ancelot  de  ne  pas  les  oublier. 
L'auteur  de  Marie,  qui  ne  pouvait  mieux  choisir  que  le  Gym- 
nase, après  le  Théâtre-Français,  a  écrit  deux  actes  Char- 
mants, dans  ces  heureuses  proportions  qui  ont  suffi  à 
M.  Scribe  pour  rencontrer  la  fortune  et  la  gloire.  Deux  jeunes 
gens  oui  pris  au  sérieux  les  mariages  de  Grelna-Grcen  :  ils 
sont  allés  s'unir  en  .Angleterre  :  Clémence  Uambert.  eu  l'ab- 


->»8 


L'AKTISTE. 


sciice  de  son  père,  avocat  célèbre,  établi  à  Paris;  Hcrrnaiin 
Chateauneuf,  en  dépit  du  sien,  propriétaire  et  baron,  très- 
cnlicbé  de  son  opulence  et  de  sa  noblesse.  Le  baron  Chà- 
tcauneuf,  en  apprenant  celte  escapade,  se* net  en  devoir  de 
faire  casser  le  mariage  ;  il  s'adresse  à  Rambert,  sans  savoir 
que  c'est  le  père  de  sa  prétendue  belle-fille;  Ilambert  accepte 
la  mission  ,  sans  savoir  qu'il  va  plaider  contre  son  propre  cn- 
faot.  Vous  voyez  d'ici  le  drame,  dont  le  seul  défaut  est  de 
rouler  sur  une  situation  prévue,  ce  qui  le  fait  paraître  un 
peu  long.  La  plume  morale  de  Mme  Ancclol  a  su  largement 
exprimer  des  sentiments  bonnêtes  et  distingués.  Ilambert, 
malgré  la  révélation  qu'on  lui  fait  du  mariage,  plaide  et  ga- 
gne le  procès  de  son  adversaire,  qui,  touebé  de  sa  grandeur 
d'àme,  lorsqu'il  sait  tout  à  son  tour,  ebange  en  bistoire  le 
roman  de  Grctna-Grccn.  Fer  ville,  Yolnys  et  Mme  Volnys  ont 
joué  avec  un  vrai  talent.  Mme  Yolnys  ne  s'est  jamais  montrée 
plus  charmante.  Volnys  a  cru  devoir  boutonner  son  habit 
jusqu'au  menton,  comme  un  avocat  célèbre  qui  cherche, 
dit-on  maintenant,  à  faire  broder,  sur  cet  habit  noir,  les 
palmes  vertes  des  académiciens.  Les  avocats  sont  capables  de 
lout,  môme  deviser  au  prix  Montyon,  comme  celui  de 
Mme  Ancelot;  cependant  il  faudrait  des  écrits,  et  non  pas 
des  mémoires,  pour  arrivera  l'Académie!  Les  écrits  res- 
tent, les  mémoires  s'envolent,  quelque  lourds  qu'ils  soient. 

M.  Gustave  Vaez,  qui  partage  avec  M.  Alphonse  Royer  la 
gloire  d'avoir  traduit  en  jolis  vers  le  libretto  de  la  Lucie  de 
Lamtrmoor,  s'est  amusé  ,  entre  deux  hémistiches,  à  faire  un 
vaudeville  intitulé  :  le  Coffre-fort.  Cette  petite  pièce  ne  nous 
semble  pas  d'une  importance  majeure;  nous  ne  croyons  pas 
que  la  caisse  de  l'administration  compte  beaucoup  sur  le 
Coffre-fort,  caché  sous  la  houppelande  de  Bardou  ,  lequel 
Coffre-fort ,  au  lieu  de  renfermer  des  pièces  d'or,  n'est  rem- 
pli que  de  gros  clous  et  de  ferraille.  Un  vieillard  qui  se  fait 
passer  pour  un  avare,  afin  de  marier  son  fils  à  la  fille  de  son 
frère ,  qui  lui  a  dérobé  une  partie  de  sa  fortune  :  tel  est  le 
sujet  de  cette  petite  pièce,  bien  jouée,  au  reste,  par  Lepeintre 
jeune  ,  Rardou  et  Mme  Taigny,  la  gracieuse  senorita  de  la 
(îrisetle  et  l'Héritière.  Annonçons  dès  aujourd'hui,  au  Vaude- 
ville, la  rentrée  de  Mlle  Fargueil,  l'une  des  belles  actrices  de 
ce  théâtre ,  et  de  tous  les  théâtres  de  Paris.  Dimanche  pro- 
chain nous  en  parlerons  plus  longuement. 

Ce  fut  une  jeunesse  orageuse  que  celle  de  M.  de  Fronsae  ; 
il  commença  de  bonne  heure  sa  carrière  de  galanterie;  son  père 
écrivait  à  Mme  de  Maintenon  :  «Vous  avez  donné  un  régi- 
ment à  mon  fils;  vous  lui  avez  donné  des  mœurs  en  entrant 
dans  mes  vues  de  douceur  et  de  sévérité;  vous  l'avez  bien 
mis  dans  l'esprit  du  roi;  il  vous  doit  tout  :  sans  vous  il  eût 
é  lé  bien  des  années  capitaine  et  libertin!»  Comme  ce  bon  père 
s'aveuglait  !  et  quelles  mœurs  que  celles  du  futur  séducteur 
de  Mme  Michelin  !  Lui-môme  écrivait  à  Mme  de  Maintenon  : 
«  Je  viens  de  me  défaire  de  ma  petite  maison  ,  et  je  n'en  au- 
rai jamais;  »  mais  au  lieu  d'une  il  en  eut  deux  plus  tard.  La 
vie  de  ce  Richelieu,  qu'Alexandre  Duval  a  baptisé  du  nom  de 
l.ovclace  moderne,  a  souvent  préoccupé  les  auteurs  dramati- 
ques. MM.  Bayard  et  Du  manoir  ont  voulu  peindre  les  commen- 
cements de  cette  existence  remplie  de  tant  d'intrigues  : 
ils  ont  pris  leur  héros  à  quinze  ans  ,  à  l'époque  de  son 
mariage  avec  Mlle  de  Noaillcs.  Le  jeune  Fronsae,  que  Mme 


de  Maintenon  appelait  une  aimable  poupée,  s'indigne  contre 
un  certain  article  du  contrat  de  mariage,  qui  le  sépare  de  sa 
chaste  épouse  jusqu'à  ce  qu'il  ait  vingt  ans.  I.  ambition  Ré- 
prouver qu'il  est  un  homme  le  prend,  et  fait  qu'il  se  "lisse 
d'abord  dans  la  chambre  des  filles  d'honneur;  puis,  qu'il  a 
l'aride  compromettre  deux  femmes  de  la  cour,  rennes  im- 
prudemment chez  lui.  Joignez  à  cela  deux  duels  ,  et  M.  de 
Fronsae  paraît  à  MM.  Duiuanoir  et  llayard,  digne  de  jouir  de 
tous  ses  droits  d'époux.  Celle  pièce  cazanovienne,  dont  nous 
ne  garantissons  nullement  la  moralité,  et  dont  le  dialogue  un 
peu  vif  n'aurait  peut-ôlre  pas  été  accepté  d'un  public  plus 
rigoriste  que  celui  du  Palais-Royal,  a  complètement  réussi. 
Mlle  Déjazct,  chargée  du  rôle  de  Richelieu,  s'en  est  Urée 
avec  honneur.  Actrice  à  l'œil  mutin,  au  pied  leste  et  à  la  pa 
rôle  comme  le  pied  ,  elle  a  joué  avec  beaucoup  de  verve  et 
d'esprit;  mais  il  serait  à  désirer  qu'elle  mit  autant  d'élé- 
gance dans  ses  manières  qu'il  y  en  a  dans  son  costume.  Cette 
faute  peut  se  reprocher  également  aux  auteurs,  qui  n'ont  pas 
donné  une  extrême  distinction  à  ce  chérubin  grand  seigneur. 
Mme  Lemenil  est  Irès-amusantc  dans  un  rôle  de  bourgeoise 
parvenue.  Les  Premières  Armes  du  Dur  de  Richelieu  ont  rem- 
porté une  victoire  au  Palais- Royal. 

Le  Palais-Royal  ne  déteste  pas  les  grognards;  il  aime  quel- 
quefois à  faire  briller  une  larme  sur  une  vieille  moustache, 
cela  tempère  un  peu  sa  gaieté  babituelle.  Thomas  l'Égyptien 
appartient  à  ce  genre  épique ,  dont  les  Frères  Coiijnard , 
cette  fois,  se  sont  constitués  les  Homères.  11  s'agit  d'une  ré- 
volte parmi  de  braves  hussards  ,  au  sujet  de  longues  tresses 
qui  leur  pendent  des  deux  côtés  de  la  tète  ,  et  qu'ils  ne 
veulent  pas  couper,  prétendant  qu'elles  servent  à  parer  bon 
nombre  de  coups  de  sabre  ;  Napoléon,  refusant  d'entrer  dans 
ces  détails,  met  à  l'ordre  du  jour  la  fatale  ordonnance:  au- 
tant vaudrait  demander  aux  hussards  leurs  moustaches. 
Thomas  l'Égyptien  résiste  obstinément.  Thomas  est  condamné 
à  mort  par  un  conseil  de  guerre  ,  pour  cause  d'indiscipline; 
mais  son  général ,  afin  de  le  sauver,  ne  fait  délivrer  que  des 
cartouches  sans  balles  aux  soldats  chargés  de  le  fusiller. 
Thomas,  averti  par  lui,  contrefait  le  mort,  et  parvient  à 
s'éloigner  accompagné  d'une  jeune  fille  dont  il  est  aimé. 
Telle  est  l'histoire  racontée  par  le  Palais-Royal.  Leménil . 
acteur  plein  de  franchise  et  de  naturel,  a  fait  valoir  le  rôle  de 
Thomas  l'Égyptien.  La  pièce  a  réussi.  Le  répertoire  du  Pa- 
lais-Royal,  égayé  par  des  intermèdes  comiques,  dans  les- 
quels Achard  et  Levassor  luttent  de  verve,  est  toujours  fort 
amusant. 

Nous  avons  oublié  de  mentionner  la  rentrée  de  Mlle  Ma- 
thilde  Payre  aux  Français.  Elle  a  fait  preuve  de  beaucoup  de 
sensibilité  et  de  naturel  dans  le  rôle  d'Eulalie  ,  de  Misanthro- 
pie et  Repentir.  Mlle  Matbilde  Payre  chausse  également, 
comme  disaient  les  critiques  nos  prédécesseurs,  le  cothurne 
elle  brodequin,  et  elle  sera  d'un  grand  secours  au  théâtre  de  la 
rue  Richelieu.  Le  Coriolan  a  disparu  sous  la  réprobation 
générale  ;  Ligier  lui-même  n'a  pu  réchauffer  du  feu  de  son 
beau  talent  cette  dépouille  glacée  que  nous  crovions  avoir 
tansporléc  du  cimetière  Vaugirard  au  Père-Lachaise.  avec 
les  restes  de  Laharpe  :  Coriolan  revenait  de  droit  au  l'o-- 
soyeur. 

IIii-poLvTr  LUCAS 


Typographie  de  Lacrampe  cl  Comp. ,  rue  Damietle,  2.  —  Fonderie  de  Thon  y .  Virey  el  More! 


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L'ARTISTE 


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CRITIQUE  DRAMATIQUE. 


33   iii   Saa3QS^3©S3    a«2SS?&!a&3aa 


Du  Théâtre-Français. 


H  se  plaint  avec  raison  de  la  mo- 
notonie du  répertoire.  Il  est  im- 
'  possible,  en  effet,  de  fréquenter 
v  pendant  six  mois  le  Théâtre-Fran- 
1  çais  sans  litre  frappé  de  ce  défaut. 
Mais  pour  donner  au  répertoire 
la  variété  qui  lui  manque,  et  que  réclament  impérieuse- 
ment le  goût  public  aussi  bien  que  les  intérêts  de  mes- 
sieurs les  comédiens,  il  faudrait  oublier  les  querelles 
intestines,  et  comprendre  l'importance  littéraire  du 
Théâtre-Français.  Or,  il  est  malheureusement  vrai  que 
M.  Vedel,  inquiété  chaque  jour  dans  sa  domination  no- 
minale, ne  trouve  ni  le  temps  ni  la  volonté  de  songer  à 
la  composition  du  répertoire.  En  attendant  que  MM. 
Kéal  et  Maillard  se  mettent  d'accord  et  prononcent  sur 
la  responsabilité  ministérielle  en  ce  qui  concerne  les  en- 
gagements pécuniaires  de  la  Comédie-Française, M.  Vedel 
s'occupe  à  diviser  ses  sujets  révoltés,  sinon  pour  gou- 
verner, du  moins  pour  régner.  La  guerre  faite  par  mes- 
sieurs les  comédiens  au  directeur,  qu'ils  ont  eux-mêmes 
proposé  au  ministre,  nous  intéresse  médiocrement,  et 
nous  n'aurions  jamais  pensé  à  entretenir  le  public  de  la 
situation  administrative  du  Théâtre- Français,  si  les 
troubles  intérieurs  qui  absorbent  depuis  trop  longtemps 

'2*«ÉRIB  ,  TOME  IV,   16"  LIVRAISON 


l'attention  de  M.  Vedel  et  des  comédiens,  n'exerçaient 
une  influence  désastreuse  sur  la  composition  du  réper- 
toire. Ce  qui  manque  évidemment  au  Théâtre-Français. 
c'est  une  direction  littéraire.  Mais  lors  mêmequeM.  Ve- 
del serait  assez  éclairé  pour  composer  le  répertoire  de 
façon  à  contenter  les  hommes  purement  curieux  et  Im 
hommes  lettrés,  il  ne  lui  serait  pas  possible  aujourd'hui 
d'entreprendre  cette  tâche  difficile.  Qu'il  connaisse  ou 
qu'il  ignore  l'histoire  littéraire  de  notre  pays,  qu'il  ait 
besoin  de  conseils,  ou  qu'il  trouve  dans  son  savoir  per- 
sonnel tous  les  renseignements  nécessaires  à  l'accomplis- 
sement de  ses  fonctions,  il  est  hors  de  doute  qu'il  faut 
rétablir  la  paix  avant  de  songer  à  donner  au  Théâtre- 
Français  une  direction  vraiment  littéraire.  Que  MM.  Kéal 
et  Maillard  se  hâtent  donc  d'interpréter  le  décret  de 
Moscou,  et  mettent  fin  à  toutes  les  inquiétudes  de  M.  Ve- 
del par  une  consultation  clairement  motivée.  Que  M.  Du- 
chatel ,  après  avoir  entendu  le  conseil-d'état,  prononce 
entre  les  comédiens  et  M.  Vedel.  Nous  attendons  son  ar- 
rêt avec  impatience.  Car,  dès  que  son  arrêt  sera  connu, 
il  sera  permis  de  soustraire  le  répertoire  de  la  Comédie- 
Française  aux  caprices  du  hasard,  ou  plutôt  aux  caprices 
personnels  de  messieurs  les  comédiens. 

Il  n'y  a  en  effet  que  les  caprices  personnels  de  messieurs 
les  comédiens  qui  puissent  expliquer  la  reprise  de  pièces 
telles  que  la  Belle  Fermière  et  Coriolan.  A  coup  sûr,  le 
goût  public  ne  réclamait  pas  la  représentation  de  ces  ou- 
vrages. Personne  ne  songeait  aux  amplifications  tragi- 
ques de  Laharpe,  ni  aux  pastorales  dialoguées  de  Mme  Si- 
mon Candeille.  C'est  donc  pour  plaire  à  M.  Ligier,  à 
Mlle  Mante,  qu'on  a  exhumé  ces  deux  pièces  ensevelies 
depuis  longtemps  dans  un  légitime  oubli.  Comment  ex- 
pliquer la  reprise  du  Vieux  Célibataire?  Dira-t-on  que 
le  style  de  Colin  d'Harleville  est  un  conseil  offert  aux 
poètes  contemporains?  Veut-on  proposer  à  l'imitation 
les  tirades  pâteuses  dont  se  compose  cette  épître  dialo- 
guée  ?  Nous  espérons  que  personne  parmi  messieurs  les 
comédiens  ordinaires  du  roi  n'oserait  soutenir  cette  thèse 
ridicule.  C'est  donc  pour  plaire  à  M.  Perrier  qu'on  a  re- 
pris le  Vieux  Célibataire.  Dans  le  rôle  de  Mme  Evrard, 
Mlle  Contât  ne  manquait  jamais  d'être  applaudie  ; 
Mlle  Mante  a  peut-être  cru  qu'elle  pouvait  lutter  sans 
danger  avec  le  souvenir  de  MlleContat.  Quant  à  nous,  qui 
n'avons  pas  vu  Mlle  Contât,  nous  nous  bornerons  à  dire 
que  Mlle  Mante,  malgré  toute  son  habileté,  n'est  pas  de 
force  à  ressusciter  Colin  d'Harleville.  Il  faudrait,  pour 
dissimuler  la  mesquinerie,  l'indigence  du  Vieux  Céliba- 
taire, une  franchise,  un  naturel,  qu'elle  ne  possède  pas. 

Plusieurs  fois  déjà  nous  avons  dit  nettement  toute 
notre  pensée  sur  la  valeur  historique  et  littéraire  de 
l'ancien  répertoire.  Nous  avons  clairement  formulé  notre 
avis  sur  la  prétendue  réaction  dont  messieurs  les  comé- 
diens ont  fait  si  grand  bruit.  Nous  croyons  que  les  protec- 
teurs de  Corneille  et  de  Racine  s'abusent  étrangement, 

33 


250 


L'ARTISTE. 


et  que  les  besoins  littéraires  de  la  France  ne  sont  pas 
aujourd'hui ccqu'ilsétaientsous Louis XllIetLouis  XIV. 
Nous  croyons  que  Corneille  et  Racine,  revenus  parmi 
nous,  ne  produiraient  pas  les  œuvres  qu'ils  nous  ont  lais- 
sées. Nous  n'avons  donc  pas  à  redouter  le  reproche  d'in- 
justice en  disant  que  l'ancien  répertoire  n'a  pas  au 
Théâtre-Français  toute  l'importance  qu'il  devrait  avoir. 
Nous  pouvons  réclamer  pour  Corneille  et  pour  Hacinc 
une  plus  large  place,  sans  être  accusé  de  louer  le  passé 
au  détriment  du  présent.  Notre  opinion  sur  les  poètes 
contemporains  n'a  rien  à  faire  dans  ce  débat.  Il  n'est 
pasdonné  à  M.  Vcdel  de  créer  une  armée  de  poètes  en  frap- 
pant du  pied  la  terre,  comme  Pompée  ;  mais  il  peut, 
car  c'est  son  droit  et  son  devoir,  choisir  parmi  les  œu- 
vres des  morts  illustres,  celles  qui  se  recommandent  par 
des  beautés  éternelles,  par  l'analyse  et  la  peinture  des 
passions,  par  l'expression  des  grandes  pensées.  Un  pa- 
reil choix,  quoi  qu'on  dise,  n'a  certainement  rien  d'hos- 
tile pour  les  poètes  contemporains.  Placer  les  régénéra- 
teurs de  notre  scène  dans  la  compagnie  de  Corneille  et 
de  Racine,  ce  n'est  pas  vouloir  entraver  la  réforme  dra- 
matique: c'est  montrer  qu'on  la  prend  au  sérieux,  et 
qu'on  ne  craint  pour  elle  le  voisinage  d'aucune  gloire. 
Si  donc  nous  demandons  que  le  répertoire  du  dix-sep- 
tième siècle  soit  représenté  plus  souvent,  ce  n'est  pas 
que  le  présent  nous  semble  appelé  à  reproduire  le  passé; 
c'est  que  nous  voyons  dans  les  œuvres  applaudies  par 
plusieurs  générations  un  contrôle  et  un  conseil  pour  les 
œuvres  qui  se  font  sous  nos  yeux.  Il  y  a  dans  ces  œu- 
vres glorieuses  des  qualités  que  le  temps  ne  peut  effacer, 
des  qualités  qui  relèvent  directement  delà  nature  même 
de  l'humanité,  et  qui  n'ont  rien  à  démêler  avec  le  culte 
ou  le  mépris  des  unités  aristotéliques.  Mais  pour  que  le 
répertoire  dramatique  du  dix-septième  siècle  exerce  une 
heureuse  influence  sur  la  littérature  contemporaine ,  il 
ne  faut  pas  que  Mlle  Rachel  soutienne  seule  le  poids  en- 
tier de  ce  répertoire  ;  il  ne  faut  pas  que  la  tragédie  fran- 
çaise soit  à  la  merci  de  la  santé  d'une  jeune  fille,  dont  la 
force  est  loin  d'égaler  le  bon  vouloir.  Surtout  il  ne  faut 
pas  déclarer  mortes  sans  retour  les  œuvres  qui  ne  con- 
viennentni  à  l'âge,  ni  aux  facultés  de  Mlle  Rachel.  Nous 
croyons  que  Mlle  Rachel  aurait  tort  d'aborder  aujour- 
d'hui le  rôle  de  Phèdre  ;  mais  ce  n'est  pas  une  raison 
pour  que  Phèdre  soit  rayée  du  répertoire.  Le  devoir  de 
M.  Vcdel  est  de  provoquer  ,  do  multiplier  les  débuts, 
jusqu'à  ce  que  Phèdre  nous  soit  rendue.  Je  dirai  la 
même  chose  d'Athalie  et  d'Agrippine. 

Malheureusement,  nos  conseils  trouveront  sans  doute 
une  résistance  obstinée  dans  la  paresse  de  MM.  les  co- 
médiens. Malgré  la  munificence  des  Chambres,  MM.  les 
comédiens  n'aiment  guère  à  se  mettre  en  frais  de  mé- 
moire. Leur  paradis  consiste  à  se  claquemurer  dans  une 
douzaine  de  rôles.  C'est  pour  cette  raison  ,  sans  doute, 
que  Polyeucte,  malgré  les  promesses  de  M.  Vedel,  ne 


réparait  pas  sur  la  scène.  On  nous  assure  que  Mlle  Ra- 
chel sait  depuis  longtemps  le  rôle  de  Pauline,  et  ne 
demande  qu'à  le  jouer.  Quelle  cause  retarde  donc  la 
représentation  de  Polyeucte ,  si  ce  n'est  la  mémoire  pa- 
resseuse ou  impuissante  de  MM.  les  comédiens? 

Mais ,  quelle  que  soit  la  valeur  de  l'ancien  répertoire 
de  la  France ,  un  théâtre  auquel  le  budget  alloue  chaque 
année  deux  cent  mille  francs,  c'est-à-dire  le  tiers  à  peu 
près  de  ses  frais  annuels,  ne  devrait  pas  s'en  tenir  ob- 
stinément au  répertoire  national;  il  devrait  puiser  har- 
diment dans  le  répertoire  des  théâtres  étrangers,  et 
populariser  parmi  nous  les  œuvres  dont  se  glorifient 
l'Espagne ,  l'Angleterre  et  l'Allemagne.  A  Dieu  ne  plaise 
que  je  conseille  à  MM.  les  comédiens  de  produire  sur  la 
scène  française  toutes  les  œuvres  dramatiques  de  Lope  et 
de  Calderon ,  de  Shakspeare  et  de  Marlowe ,  de  Schiller 
et  de  Goethe  !  Une  pareille  tentative  serait  tout  simple- 
ment une  absurdité,  et  ne  peut  convenir  qu'à  une  nation 
née  d'hier.  Mais  nous  pouvons  sans  honte  demander  à 
l'Espagne,  à  l'Angleterre,  à  l'Allemagne,  une  trentaine 
de  poëmes  dramatiques ,  et  cette  hospitalité  généreuse 
sera  bientôt  récompensée.  Les  applaudissements  de  l'au- 
ditoire ne  manqueront  pas  aux  interprètes  du  répertoire 
étranger,  et  la  représentation  des  ouvrages  de  Shak- 
speare ,  de  Schiller  et  de  Calderon ,  excitera ,  parmi  les 
poètes  contemporains  de  la  France ,  une  émulation  fé- 
conde. Puisque  MmeDorval  est  enfin  rentrée  au  Théâtre- 
Français,  qu'elle  n'aurait  jamais  dû  quitter,  pourquoi  ne 
jouerait-elle  pas  l'admirable  rôle  de  Thécla?  Pourquoi 
ne  représenterait-on  pas  la  trilogie  dramatique  de  Wal- 
lenstein?  Outre  le  plaisir  et  l'instruction  quelle  offrirait 
au  public,  la  représentation  du  répertoire  étranger  au- 
rait encore  un  autre  avantage  :  elle  imposerait  silence  aux 
plaintes  des  poètes  contemporains.  Dès  qu'ils  verraient  sur 
la  scène  française  les  œuvres  des  maîtres  illustres  qu'ils  se 
donnent  pour  aïeux,  les  régénérateurs  de  notre  théâtre 
n'oseraient  plus  incriminer  la  représentation  de  Cinna  et 
de  Britannicus  comme  un  acte  d'hostilité.  Le  jour  où 
Schiller  et  Shakspeare  seraient  naturalisés  parmi  nous, 
les  chefs  de  l'école  nouvelle  perdraient  le  droit  d'imputer 
à  l'ignorance  de  l'auditoire  la  tiédeur  de  l'accueil  fait  à 
leurs  ouvrages.  Il  va  sans  dire  que  je  demande  la  repré- 
sentation littérale  du  répertoire  étranger;  car  la  repré- 
sentation littérale  peut  seule  olïrir  au  public  un  utile 
enseignement.  Une  fois  entrés  dans  la  voie  des  retranche- 
ments, des  modifications,  où  s'arrêteraient  les  traduc- 
teurs? Leur  goût  personnel  serait  une  garantie  bien  in- 
suffisante. 11  faut  traduire  ou  inventer;  l'imitation  est  un 
travail  bâtard  qu'on  ne  saurait  proscrire  trop  sévèrement. 
Quant  aux  comédiens  eux-mêmes  ,  ils  trouveraient  dans 
la  représentation  du  répertoire  étranger  des  leçons  fé- 
condes qu'ils  demanderaient  vainement  soit  à  l'ancien, 
soit  au  nouveau  répertoire  de  la  France.  Les  rôles  tracés 
par  Shakspeare  et  Schiller  ont  une  ampleur,  une  variété 


L'AKTISTE. 


251 


que  Corneille  n'avait  pas  entrevues,  que  la  tragédie  fran- 
çaise répudie  ,  et  que  jusqu'ici  les  poètes  contemporains 
de  la  France  n'ont  encore  montrées  que  dans  leurs  pré- 
faces. 

Gistave  PLANCHE. 


— «asj»0-«te 


EXPOSITION 


DE 


TOiïtPILLUtilJL 


'ous  avez  sans  doute  entendu  parler  de  cette 
i  très-solennelle  exposition  des  arts  et  de  l'in- 
I  dustrie  qui  devait  avoir  lieu  à  Montpellier, 
!  et  qui  s'achèvera  sans  que  l'univers  en  ap- 
idH  prenne  la  moindre  chose  ,  si  personne  ne 
prend  le  parti  de  vous  en  transmettre  les  détails.  Ce  serait, 
je  vous  le  certifie  ,  un  grand  désappointement  pour  les  habi- 
tants de  notre  cité,  qui  en  sont  tout  orgueilleux  et  qui  battent 
des  mains  en  criant  leur  enthousiasme  et  en  vers  et  en  prose 
dans  les  journaux  du  cru ,  et  par  toutes^  les  trompettes  ou 
plutôt  par  tous  les  mirlitons  du  feuilleton  indigène.  Leurs 
intentions  sont  bonues ,  et  à  Dieu  ne  plaise  que  nous  y  trou- 
vions à  reprendre  !  car  il  n'est  chose  que  chaque  jour  fasse 
plus  rare  que  la  bienveillance,  cette  aumône  facile  qui  coûte 
si  peu  et  qui  encourage  si  fort! 

Et  d'ailleurs,  dussiez-vous  en  sourire ,  nous  aurons  le  cou- 
rage d'avouer  notre  prédilection  pour  les  expositions  de 
la  province ,  même  les  plus  abandonnées.  Nous  avouerons 
avec  vous  qu'elles  n'aident  guère  aux  progrès  des  arts  ;  mais 
en  revanche  vous  nous  laisserez  dire  qu'elles  aident  un  peu 
à  la  bourse  des  artistes  les  plus  malheureux.  Nous  ne  sommes 
pas  de  ceux  qui  s'acharnent  à  la  destruction  de  tous  les  asiles 
qu'on  leur  ouvre  encore  de  temps  en  temps,  et  qui  condam- 
nent sans  pitié  un  homme  d'un  talent  incomplet  à  mourir  de 
faim  ou  à  cirer  les  bottes  du  plus  habile. Quoi  qu'on  en  puisse 
dire,  une  Société  des  Amis  des  Arlt  est  bonne  à  quelque 
chose.  Son  budget  annuel  est  pris  en  pitié  par  nos  princes  de 
la  peinture  ,  dont  il  suffirait  à  peine  à  payer  le  plus  mince 
des  chefs-d'œuvre;  mais  avec  les  quelques  milliers  de  francs 
qui  le  composent,  ce'te  société  peut  tendre  la  main  à  bien 
des  talents  qui  montent  et  qui  n'ont  encore  d'autres  richesses 
que  l'avenir. 

A  Montpellier  celle  association  manque,  et  peut-être  ne 
devrions-nous  pas  attribuer  à  d'autres  motifs  la  pauvreté  de 
l'exposition.  Les  peintures  n'y  dépassent  pas  le  chifTre  res- 
treint de  30  à  35  ;  il  est  vrai  que  le  livret  en  signale  le  dou- 


ble, mais  le  livret,  complaisant  et  quelque  peu  hâbleur,  place 
au  nombre  des  tableaux  ,  des  lithographies ,  un  projet  d'ar- 
senal et  des  tableaux  en  cheveux,  qui,  partout  ailleurs,  passe- 
raient difficilement  sous  la  désignation  générale  de  peinture. 

Nous  sommes  éloignés  du  grand  centre  de  production  ,  et 
pour  décider  un  plus  grand  nombre  d'exposants,  il  aurait 
fallu  pour  eux  quelque  chose  de  plus  réalisable  que  l'espé- 
rance d'une  abondante  moisson  d'éloges. 

Les  artistes  sont  toujours  à  plus  d'un  titre  les  gens  les  plus 
désintéressés  de  ce  monde,  et  ils  auraient  parfaitement  ap- 
précié nos  médailles  et  nos  mentions  honorables  si ,  avec 
cela,  ils  avaient  quelque  peu  entrevu  la  possibilité  de  placer 
leurs  tableaux.  Pouvaient-ils  compter  beaucoup  sur  la  géné- 
rosité d'une  administration  municipale  qui,  sur  un  budget  qui 
dépasse  en  rccclle  400  mille  francs,  en  laisse  à  peine  échapper 
deux  mille  pour  les  achats  et  les  dépenses  de  son  musée  ? 

Les  honneurs  de  notre  exposition  reviennent  de  droit  à 
M.  Matel;  les  huit  portraits  qui  y  figurent  sont  rangés  sans 
conteste  parmi  les  œuvres  principales.  Nos  plus  illustres , 
M.  Champmartin  lui-même,  ne  sont  pas  fêtés  à  Paris  comme 
l'est  chez  nous  M.  Malet.  Chaque  jour ,  à  l'ouverture  des 
galeries,  le  public  se  précipite  vers  les  cadres  de  M.  Malet  avec 
un  empressement  qui  nous  rappelle  le  succès  tout  populaire 
de  la  Sortie  d'un  bal  de  l'Opéra,  par  Biard,  au  dernier  salon. 
En  province ,  le  portrait  a  un  degré  de  plus  d'intérêt  qu'à 
Paris  :  les  originaux  y  étant  toujours  connus  de  tous ,  les 
visiteurs  se  posent  juges  et  décident  de  la  ressemblance,  sans 
appel. 

M.  Pallière  ,  peintre  de  Bordeaux,  a  représenté  Marie- 
Thérèse  au  milieu  de  la  diète  assemblée,  à  l'inslanl  même  où, 
montrant  son  fils  aux  Hongrois,  elle  réclame  leur  courage  et 
leur  fidélité  comme  sa  dernière  ressource  pour  le  salut  de 
ses  enfants.  Il  y  a  de  l'enthousiasme  chez  tous  ces  hommes 
qui ,  le  sabre  à  la  main,  jurent  de  mourir  pour  le  roi  Marie- 
Thérèse;  ce  tableau  ne  manque  pas  d'une  certaine  énergie 
d'exécution.  M.  Auguste  Glaize  a  exposé  trois  toiles  assez 
convenables  d'exécution  et  de  coloris;  mais  il  s'est  un  peu 
fourvoyé  dans  une  œuvre  plus  capitale  :  l'Aumône  de  saint 
Roch. 

Un  des  tableaux  auxquels  nos  sympathies  sont  acquises  est 
sans  contredit  le  Tableau  parlant ,  de  Jules  Boilly.  M.  Banc . 
de  Montpellier  ,  élève  de  Bigaud  ,  avait  fait  le  portrait  d'une 
personne  que  l'on  s'obstinait  à  ne  pas  vouloir  reconnaître  ;  le 
peintre,  convaincu  delà  mauvaise  foi  des  critiques,  prépare 
une  toile ,  y  fait  un  trou  ,  et  prie  son  modèle  d'y  passer  le 
visage.  Les  connaisseurs  arrivent,  et  prétendent  que  la  res- 
semblance est  encore  manquée  :  «  C'est  pourtant  bien  moi,  » 
dit  la  tête...  11  est  impossible  d'être  mieux  à  son  rôle  que 
toutes  ces  figures  désappointées  ou  rieuses.  La  touche  de 
Jules  Boilly  y  est  fine  et  spirituelle  ,  sans  être  trop  lâchée  . 
reproche  que  nous  ferons  à  certaines  parties  d'un  autre  ta- 
bleau du  même  peintre  :  un  Pâtre  disant  la  bonne  aventure 
à  une  jeune  fille  devant  sa  mère. 

Parmi  les  paysages,  nous  citerons  avec  empressement 
celui  que  Charles  Labor  a  nommé,  je  crois,  un  Soir  d'au- 
tomne. La  touche  en  est  vigoureuse;  la  chaleur  du  ciel  se  fait 
bien  sentir  sur  les  terrains,  et  les  personnages,  d'assez  grande 
dimension,  sont  traités  avec  une  habileté  que  nous  ne  sommes 
plus  habitués  à  trouver  chez  nos  paysagistes. 


252 


L'ARTISTE. 


I.alour,  de  Toulouse,  a  envoyé  un  Contrebandier  et  un  Coup 
de  vent ,  deux  toiles  que  nous  nous  laisserions  aller  à  juger 
peut-être  un  peu  sévèrement ,  car  nous  savons  que  cet  artiste 
peut  faire  bien  mieux.  M.  de  Fonlninieu,  de  Marseille ,  le  fils 
du  célèbre  paysagiste  de  ce  nom ,  a  exposé  une  Cérémonie 
religieuse  dam  les  catacombes  de  l'antique  abbaye  de  Saint- 
Victor,  à  Marseille. 

M.  Laurent  nous  a  montré  le  Cloître  de  Sainl-Trophime  à 
Arles,  et  leClMe.au  de  Béviaires;  mais  j'aime  mieux  laisser 
là  ces  deux  peintures  et  vous  parler  des  sépia  et  des  aqua- 
relles de  ce  même  artiste.  Il  a  acquis  depuis  longtemps,  en  ce 
genre  difficile,  une  netteté  et  une  habileté  qui  ne  le  cèdent 
pas  à  nos  maîtres  les  plus  habiles.  M.  le  baron  Taylor  et 
Al .  Charles  Nodier,  qui  s'y  connaissent,  pourraient  vous  dire  le 
nombre  infini  de  charmants  dessins  que  Laurent  a  recueillis 
pour  eux,  dans  la  Provence  et  le  Languedoc,  au  bénéfice  de 
leur  magnifique  publication.  L'Intérieur  de  l'église  Saint- 
Euslache  ,  les  Ruines  de  Saint-Germain  de  Fume  ,  le  Cloilre 
d'Arles ,  et  le  Portrait  de  saint  Trophime ,  ce  sont  là  autant 
de  dessins  achevés  qui  ne  laissent  pas  grand'chose  à  dé- 
sirer. 

La  sculpture  n'a  trouvé  parmi  nous  que  deux  exposants, 
qui  sont  M.  Benezech,  de  Montpellier,  et  M.  Lapret,  de  Bé- 
/.iers.  M.  Benezech  a  traîné  et  fait  charrier  à  l'exposition 
tant  de  statues,  de  médaillous,  de  bustes  de  toute  forme  et 
de  toute  grandeur ,  qu'on  dirait  qu'il  a  voulu  suppléer  à  la 
qualité  par  la  quantité.  Nous  donnerons  des  éloges  à  cette 
étude  de  femme  couchée  qu'il  appelle  te  Rêve ,  et  qui  nous 
a  paru  son  œuvre  de  prédilection.  Nous  signalerons  encore 
l'Enfant  sur  un  coussin ,  une  Esquisse  de  Riquet  et  un  buste 
d'homme;  puis,  nous  lui  demanderons  franchement  ce  que 
l'exhibition  de  tout  le  reste  pouvait  ajouter  à  sa  réputation. 
M.  Lapret  a  exposé  plusieurs  groupes  de  fleurs,  parmi  les- 
quels nous  citerons  avec  plaisir  une  branche  de  lilas  et  une 
couronne  impériale  en  (erre  cuite. 

Voilà,  monsieur  le  directeur,  sans  vous  parler  des  pièces 
de  draps  et  de  foulards,  des  pianos,  des  guitares  ,  des  oi- 
seaux empaillés  et  des  bottes  imperméables,  tout  ce  que  nous 
avons  de  beau  et  de  bon  à  notre  exposition ,  dont  vous  vou- 
drez bien  nous  rendre  le  service  de  parler  un  peu. 


Agréez ,  etc. 


Montpellier,  8  décembre  18Ï9. 


A.  M  L. 


UN  PEU  DE  TOUT. 


CHAPITRE  VI. 


'Exposition  n'est  plus  si  fort  éloignée  de 
S?  nous  que  nous  ne  puissions  très-bien  nous  en 
""  occuper  déjà.  En  fait  de  beaux-arts,  une 
année  s'enfuit  si  vite!  C'est  si  peu  de  chose, 
trois  cent  soixante-cinq  jours,  pour  produire 
un  chef-d'œuvre  !  El  comptez  donc  combien,  dans  ces  jours  qui 
s'enfuient  sans  laisser  de  trace,  il  en  faut  donner  à  l'amour, 
à  la  famille,  aux  voyages,  à  l'amitié,  et  enfin  à  la  maladie! 
Surtout  pour  les  pauvres  artistes  qui  ont  besoin,  pour  pro- 
duire, de  la  lumière  du  jour,  qui  sont  aux  ordres  du  soleil. 
qui  n'ont  pas,  comme  le  poëte  ou  le  romancier,  l'inspiration 
toute-puissante  de  la  nuit ,  jugez  encore  combien  de  temps 
perdu!  Aussi  est-ce  merveille  que,  depuis  tantôt  dix  années. 
chaque  année  suffise  à  l'Exposition  du  Louvre.  Plus  ce* 
efforts  sont  incroyables,  et  plus  ils  vont  se  continuant  et 
s'augmentant  sans  cesse.  Déjà  plus  d'un  résultat  se  fait 
sentir  dans  cette  habitude  nouvelle  que  viennent  de  con- 
tracter les  beaux-arts.  La  main  des  peintres  y  a  gagné  :  tout 
ce  qui  est  le  métier  s'est  perfectionné  en  raison  même  des 
difficultés  vaincues  ;  ce  qui  n'empêche  pas,  Dieu  merci ,  les 
artistes  sérieux  de  produire  tout  à  l'aise  les  grands  ouvrages 
sur  lesquels  sont  fondées  les  renommées  durables.  Ainsi 
donc,  à  cette  Exposition  annuelle  des  beaux-arts,  beaucoup 
d'artistes  ont  gagné,  pas  un  artiste  n'a  perdu.  Cette  in- 
terpellation faite  tous  les  ans  au  public  parisien  a  profilé 
aux  juges,  presque  autant  quelle  a  profité  aux  œtnres 
jugées.  Entre  le  public  et  les  artistes,  la  connaissance  a  été 
bientôt  faite;  et,  comme  l'intervalle  qui  séparait  les  Ex- 
positions l'une  de  l'autre  avait  été  réduit  de  moitié,  il  eu 
est  résulté  que  celte  iutimilé  du  public  qui  juge  et  du  publie 
qui  produit  n'a  pas  eu  le  temps  de  se  refroidir,  et  que  chaque 
année,  après  une  fréquentation  de  deux  mois,  ils  se  séparent 
en  se  disant  :  Au  revoir!  comme  de  vieux  amis  qui  sont  as- 
surés de  se  retrouver  bientôt. 

C'est  donc  à  juste  titre  que  déjà  nous  nous  inquiétons  de 
l'Exposition  nouvelle.  L'année  touche  à  son  terme  :  le  mois 
de  décembre  se  précipite  dans  cet  abîme  qui  engloutit  loules 
choses,  le  siècle  qui  s'accomplit,  aussi  facilement  que  l'enfant 
qui  vient  de  naître.  Janvier  paraîtra  bientôt,  ramenant  avec 
lui  les  nouveaux  chagrins  et  les  gloires  nouvelles,  l'oubli 
pour  celui-ci ,  et  pour  celui-là  l'immortalité  de  huit  jours. 
Dans  le  Louvre,  les  vieux  chefs-d'œuvre,  rendus  à  la  lumière 
et  à  l'éclat  pendant  dix  mois  de  l'année,  entendront  bientôt 
retentir  à  leurs  oreilles  ce  cri  lugubre  :  //  faut  mourir!  M.  de 
Cailleux,  le  grand-prêtre  de  ces  lamentables  gémonies,  jet- 
tera en  guise  de  poussière  funéraire,  sur  les  Titien  et  sur 
les  Kubeus ,  toutes  sortes  de  toiles  nouvelles.  Déjà  même , 
dans  chaque  atelier  d'artiste,  quand  les  rapins  réuuis  ont 


L'AUTISTE. 


2.,3 


assez  8Meé  d'Ahd-el-Kader,  on  raconte  loul  bas  les  transparents 
mystères  des  ateliers  parisiens.  Chaque  élève  se  glorifie  à 
l'avance  du  nouveau  talilcau  de  son  naître,  à  moins  qu'il  ne 
préfère  en  faire  à  l'avance  un  sujet  de  risée.  De  toutes  parts 
sortent  de  leur  obscurité  profonde  toutes  sortes  de  génies 
méconnus,  de  talents  incompris,  Salvators  de  carrefour,  lta- 
pliaëls  de  tabagie,  rêvant  tout  baut  la  fortune  et  la  gloire; 
et,  dans  ces  causeries  ébouriffées,  dans  cet  immense  tohu- 
Ijohu  de  maîtres,  d'écoles  et  d'élèves,  dans  cette  joyeuse  cau- 
serie du  rapin  et  du  modèle,  dans  ces  fêtes  de  ebaque  soir  où 
la  misère  n'a  que  dix-huit  ans,  ce  qui  en  fait  la  plus  belle 
personne  du  monde,  où  chacun  apporte  ce  qu'il  a  pour  le 
mettre  en  commun,  celui-ci  ses  bons  mots,  celui-là  ses 
charges  plaisantes,  cette  autre  enfin  sa  jambe  si  fine  dans  son 
bas  (roué,  sa  main  blanche  et  glacée,  son  jeunt  sein  qui  bat 
*i  vite  au  milieu  de  ceKe  fumée  de  tabac;  dans  cette  orgie  à 
l'eau  sucrée,  dansées  f'irieuses  imprécations  contre  la  société 
tout  entière,  qui  conin  encent  par  un  jurement  affreux ,  et 
qui  finissent  par  un  tendre  éclat  de  rire;  dans  ces  fêtes  qu'ils 
se  donnent  les  uns  aux  autres,  où  trois  fiacres  vides,  loués  à 
l'heure,  entrant  et  sortant  d'un  pas  régulier  d'une  maison 
condamnée  à  ne  pas  dormir  de  toute  la  nuit,  amènent  toutes 
sortes  de  duchesses  absentes  et  de  comtesses  invisibles,  nous 
avons  pu  recueilli.!-,  nous  autres  qui  aimons  toutes  ces  folies 
sans  les  partager,  nous  qui  aimons  toute  cette  race  de  Item- 
brandts  en  herbe,  parce  que  nous  savons,  à  tout  prendre, 
combien  c'est  là  une  bonne  race ,  nous  avons  recueilli  pêle- 
mêle,  au  hasard,  toutes  sortes  d'indiscrétions  qui  sont  peut- 
être  encore  Je  l'iudiscrélion  aujourd'hui  ,  qui  seront  de 
l'histoire  demain. 

(  l'est  ainsi  que  nous  avons  su,  comme  ou  sait  toutes  choses, 
en  écoutant,  quels  seraient  la  plupart  des  nouveaux  tableaux 
de  cette  année.  Comme,  celte  fois,  nous  n'avons  aucun  droit  de 
critique  ni  d'éloge ,  et  que  nous  serons  trop  heureux  si  les  in- 
téressés de  la  lutte  nouvelle  ne  nous  trouvent  pas  indiscrets, 
nous  allons  vous  dire  sans  façon  et  au  hasard  ce  que  nous 
avons  vu  ou  entendu. 

M.  Louis  Boulanger,  fidèle  cette  fois  encore  à  sa  vocation  poé- 
tique, et  obéissant  à  celte  amitié  qui  le  lie  à  un  poêle  célèbre, 
travaille  en  ce  moment  à  un  tableau  destiné  à  représenter 
les  trois  grandes  divinités  de  la  poésie  :  la  Béatrix  du  Dante, 
la  Laure  de  Pétrarque,  l'Éléonorc  du  Tasse.  Charmante  idée 
de  les  avoir  réunies  dans  un  seul  et  même  cadre,  ces  (rois 
femmes  si  Undrement,  si  divinement  adorées,  la  Béatrix 
austère  et  cl  rélierue,  la  Laure  tejdre  et  chaste,  l'ÉIéonore 
ingrate  et  belle!— M. Gigoux,  encouragé  par  son  beau  portrait 
de  l'an  passé  de  H.  le  général  Dandelot,  a  fait  un  portrait  en 
pied  de  M.  le  maréchal  Moncey,  le  gouverneur  des  Invalides, 
1  honneur  de  la  pairie,  vieillard  vénérable  et  vénéré.  Ce 
portrait  du  maréchal  Moncey  est  destiné  à  la  ville  de  Besan- 
çon, qui  se  glorifie  avec  raison  d'avoir  donné  le  jour  à  ce 
noble  ami  de  l'Empereur.  Celte  ville  de  Besançon,  qui  est 
digne  de  tels  enfants,  puisqu'elle  lient  si  fort  à  leur  gloire, 
qui  est  la  sienne,  a  commandé  aussi  à  M.  Gigoux  un  périrait 
de  Sigalon,  ce  célèbre  artiste  mort  si  jeune,  au  moment  où 
il  nous  rapportait  de  Kome  le  Jugement  dernier  de  Michel- 
Ange.  On  parle  aussi  d'une  Sainte  Geneviève  de  grandeur  na- 
turelle que  M.  Gigoux  termine  pour  une  des  chapelles  de 
Saint-Germain-l'Auxerrois.  —  Eugène  Delacroix  .  poussé  par 
■2'  siîniE,  tome  IV,  16e  UTBAItOR. 


son  amour  pour  la  grande  peinture ,  a  couvert  une  toile  im- 
mense avec  le  triomphe  de  Trajan ,  tel  qu'il  l'a  découvert 
dans  l'apologie  du  sublime  empereur  ;  et,  comme  pen- 
dant à  Yllamlet  de  l'an  passé,  il  a  représenté,  sur  uni' 
toile  de  moindre  dimension,  Christophe  Colomb,  le  Gé- 
nois, qui  rêve  déjà  la  découverte  du  .Nouveau-Monde,  lie 
tableau  de  Christophe  Colomb  appartient  à  M.  le  comte  de 
Démidoff.  —  M.  Paul  Delaroche ,  qui  ne  va  pas  si  vite  que 
M.  Eugène  Delacroix,  qui  est  bien  autrement  ménager  de  sa 
gloire,  et  qui  prépare  son  succès  avec  le  plus  grand  soin  . 
travaille  encore  à  deux  tableaux,  le  l'assarje  des  Alpes  KHN 
C 'harlrmagm  cl  le  Baptême  de  Clovis.  Pour  tout  autre  peintre 
q'ie  M.  Delaroche,  cestableaux  seraient  finis  déjà;  mais  celui- 
là  est  de  ces  hommes  qui  mettent  sans  fin  et  sans  cesse  la  der- 
nière main  à  lîur  œuvre,  môme  quand  elle  est  achevée.  Il 
ne  faut  donc  pas  espérer  pour  18M)  le  Passage  des  Alpes  et  le 
liapléme  de  Clovis.  —  M.  Camille  Boqueplan,  dont,  l'an  pftMé, 
nous  avons  cherché,  mais  en  vain,  quelque  tableau,  a  pronii- 
de  prendre  sa  revanche  au  Salon  de  1840.  Les  succès  si  incon- 
testables de  M.  Decamps  ont  empêché  M.  Camille  lioqueplan 
de  dormir  :  il  a  voulu,  à  son  lour,  livrer  en  plein  Louvre  une 
de  ces  batailles  décisives  qui  doublent  la  gloire  d'un  artiste. 
Il  arrivera  donc  armé  de  toutes  pièces,  avec  un  bataillon  de 
tableaux  grands  el  petils  :  la  Fuite  en  Egypte,  composition 
historique  de  grandeur  naturelle  ,  dans  laquelle  le  peintre 
obéit  plutôt  à  sa  propre  nature  qu'aux  usages,  aux  costume-, 
au  paysage  que  la  Bible  impose  ;  les  Bohémiens  de  Guy-Man- 
ncring,  plusieurs  paysages  que  l'on  compare,  mais  tout  bas, 
aux  paysages  de  Jules  Dupré  ;  une  Scène  de  la  vie  de  Itibera  , 
une  Bataille  de  Louis  XV,  enfin  une  Marine,  une  Diligente 
versée  sur  les  bords  de  la  mer ,  dont  se  parent  avec  orgueil  les 
galeries  de  M.  Susse.  —  On  ne  sait  rien  de  M.  Tony  Johannol , 
sinon  qu'il  travaille,  et  que,  malgré  deux  ou  Irois  petits  chefs- 
d'œuvre  au  crayon  qu'il  a  donnés  cette  année,  entre  autres 
le  Diable  boiteux,  tout  à  fait  terminé  et  que  l'habile  éditeur 
Bourdin  vient  de  mettre  en  venle ,  il  met  la  dernière  main  à 
quelques-unes  de  ces  charmantes  compositions  que  lui  inspire 
sou  inépuisable  caprice.  Au  reste,  il  ne  faut  pas  s'étonner  si 
plusieurs  des  tableaux  qui  s'apprêtent  pour  le  Louvre,  el 
dont  on  dit  à  l'avance  la  couleur  et  l'époque,  n'ont  pas  de 
titre  bien  arrêté.  11  arrive  souvent ,  et  ce  n'est  pas  là  un  mal- 
heur, que  le  peintre  lui-même  ne  sait  trop  quel  titre  donner 
à  son  œuvre.  Ainsi,  M.  Decamps,  par  exemple,  quand  il  a 
intitulé  un  de  ses  tableaux  Joseph  vendu  par  set  frères . 
un  autre  de  ses  tableaux,  la  Bataille  des  Cimbres,  n'a  fa i! 
qu'obéira  l'usîge  qui  veut  qu'un  tableau  ait  un  titre  tout  comme 
un  livre.  Les  tableaux  de  M.  Decamps  sont  bien  plus  v in- 
achevés que  nommés.  Cette  année  encore,  notre  intrépide 
improvisaleur,  qui  prépare  quatre  toiles,  dont  l'une  est  de 
très-grande  dimension  et  commandée  par  M.  le  duc  d'Orléans, 
sérail  bien  en  peine  de  nous  dire  comment  s'appelleront  ses 
œuvres  nouvelles.  D'autres  artistes,  qui  savent  très-bien  le 
titre  de  leurs  tableaux,  se  gardent  bien  de  le  divulguer,  car 
ici  la  piraterie  existe  tout  comme  elle  existe  parmi  les  fai- 
seurs de  romans  et  de  vaudevilles.  Dans  ce  malheureux  temps 
de  facilité  et  d'improvisation,  il  arrive  que  le  sujet  est  beau- 
coup, même  en  peinture.  Le  Louvre,  tout  comme  le  théâtre, 
a  ses  drames  aussi  et  ses  vaudevilles,  auxquels  la  foule  se 
porte  avec  une  passion  furieuse,  s'inquiétant  beaucoup  plus 

3i 


2.V. 


L'AUTISTE. 


du  sujet  i)iic  de  la  façon  dont  ce  sujet  est  rendu.  Dont  les 
arts,  tout  comme  eu  littérature,  s'agitent  en  tous  sens  les  in- 
venteurs à  la  suite,  toujours  tout  prôls  à  profiter  des  idées  de 
cem  qui  en  ont.  Voilà  pourquoi  les  hommes  d'esprit  tiennent 
si  fort  ta  mystère  de  leurs  peintures  :  ils  ne  veulent  pas  être 
devancés  par  des  confrères  plus  alertes,  sinon  plus  habites. 
.Supposez  ,  par  exemple ,  qu'un  peintre  de  second  ordre  ail  eu 
vent  du  supplice  de  Jeanne  Grcy  ou  de  l'assassinat  de  M.  le 
duc  de  Guise,  ou  de  tout  autre  drame  de  M.  Delaroehe  ,  le 
plagiaire  en  question  aurait  bien  pu  arriver  un  an  avant 
M  Delaroclie ,  et  il  eût  facilement  obtenu  toutes  les  scènes  du 
Irame.  Supposez  aussi  que  M.  Biard  eût  raconté  à  qui  eût 
voulu  l'entendre,  six  mois  à  l'avance, qu'il  allait  nous  repré- 
senlcr  la  sortie  grotesque  du  bal  de  l'Opéra,  il  eût  pu  fort 
bien  arriver  que  nous  eussions  eu  trois  ou  quatre  sorties  de 
l'Opéra  au  lieu  d'une,  etalors  le  succès  mirobolant  du  tableau 
de  M.  Biard  eût  été  diminué  des  trois  quarts.  C'est  donc  pour 
se  garantir  contre  cette  piraterie  des  idées,  que  nos  peintres 
humoristes  et  nos  peintres  terribles  donnent  souvent  un  faux 
litre  à  leur  œuvre,  comme  cela  se  fait  dans  tous  les  théâtres 
de  Paris,  depuis  le  Théâtre-Français  jusqu'au  théâtre  de  la 
Porte-Saint- Martin.  Ce  n'est  que  la  veille  de  la  première  re- 
présentation que  l'affiche  flamboyante  nous  apparaît  dans 
toute  sa  vérité,  et  encore  les  plagiaires  savent  très-bien  ve- 
nirà  bout  de  toutes  ces  précautions. —  Onneditriende  M.Ary 
Scheffer,  sinon  un  Jugement  dernier;  mais  c'est  là  un  sujet 
trop  peu  allemand,  comme  Goethe  entend  l'Allemagne,  pour 
que  M.  Ary  Scheffer  s'en  tienne  là. 

Allons,  s'il  vous  plaît,  un  peu  plus  vile,  car  les  noms  se 
pressent  et  s'entassent,  et  nous  ne  voulons  pas  être  attaqués 
en  contrefaçon  par  le  livret  de  1840.  —  M.  Isabey  achève 
une  Vue  du  port  de  Marseille.  —  M.  Picot  a  fait  pour  une 
chapelle,  les  Disciples  d'Emmaiis.  —  M.  Winlcrhalter, qui  se 
souvient  avec  orgueil,  mais  non  pas  sans  douleur,  de  son 
beau  succès  du  Décaméron ,  cherche  à  donner  un  pendant  à 
ce  tableau  ,  tout  chargé  du  doux  printemps  florentin.  — 
M.  Jacquand  s'occupe  d'une  Jeanne-d' Arc ,  et  certes  il  ne 
faut  pas  demander  si  l'héroïne  sera  bien  habillée  et  bien 
armée.  — Vous  aurez  de  M.  Chasseriau  un  Christ  au  jar- 
din des  Oliviers  et  une  Odalisque.  —  On  ne  parle  pas  en- 
core ,  en  fait  de  peinture  à  l'huile,  de  Cbarlet,  qui  devrait 
bien  se  souvenir  de  la  Retraite  de  Moscou  ,  comme  nous  nous 
en  souvenons  nous-mêmes.  —  M.  Decaisne  fait  revenir  de 
l'exposition  de  Bruxelles,  où  ils  ont  été  fort  admirés,  les 
Quatre  EvangêUsles.  —  Grâces  soient  rendues  à  M.  le  duc 
d'Orléans  ,  qui  a  rapporté  de  Lyon  un  tableau  de  M.  Bonne- 
fond,  le  directeur  de  l'école  de  cette  ville.  —M.  Cornu  a 
emprunté  au  poëmc  de  M.  Edgar  Quinet  l'épisode  d'Aashc- 
vérus  et  de  la  reine  Mob.  —  Pour  le  Musée  de  Versailles , 
.M.  Alexandre  Debacq  fait  une  Assemblée  des  Croisés  sous 
Louis  Vil,  des  Pécheurs  trouvant  un  cadavre  au  pied  de  la 
tour  de  Nesle.  —  M.  Steuben  s'est  enfermé  dans  son  atelier, 
comme  s'il  était  encore  en  tète  à  tète  avec  la  Esmeralda; 
et  de  ce  qu'il  fait  encore,  on  ne  peut  rien  savoir.  —  M.  Itic- 
sener  travaille  lentement  cette  année,  à  la  douce  clarté  de  la 
lune  de  miel.  —  M.  Biard,  ordinairement  si  fécond,  se  repose 
d'un  pénible  voyage  en  Laponie.  —  Enfin  M.  Giraud ,  qui 
sera  bientôt  à  la  première  place,  n'aura  pas  moins  de  quatre 
tableaux  cette  année  :  des  Musiciens  italiens,  les  Deux  Or- 


phelines, l'Enlèvement,  une  scém:  de  l'Italie,  et  plusieurs 
de  ces  beaux  portraits  au  pastel ,  dans  lesquels  il  est  excel- 
lent. 

M.  Couderc  a  terminé  pour  Versail.es  le  tableau  de  l'Ou- 
verture des  États-Généraux  ;  on  peut  voir  cette  vaste  compo- 
sition dans  la  nouvelle  salle  du  palais  de  Versailles,  et  natu- 
rellement elle  reviendra  à  Paris  pour  l'exposition  de  1840. 
Ce  tableau  des  Etals-Généraux  avait  été  d'abord  offert  à 
M.  Picot;  mais  celui-ci,  comme  un  homme  d'esprit  et  de 
bon  sens  qu'il  est  en  effet,  avait  demandé  un  sujet  plm 
approprié  à  son  talent;  et,  pour  le  remplacer,  il  avait  pro- 
posé M.  Couderc.  Le  roi  a  été  si  content  du  tableau  de 
M.  Couderc  ,  qu'il  lui  a  commandé  sur-le-champ  la  Confédé- 
ration, qui  est  un  sujet  magnifique;  mais  M.  Couderc  ne 
commencera  ce  nouveau  tableau  que  quand  il  aura  terminé 
son  tableau  de  la  Madeleine.  —  Un  parent  de  M.  Guizot. 
M.  de  Vaines,  passionné  pour  la  peinture,  termine,  pour  le 
salon  ,  le  Christ  guérissant  les  aveugles,  et  un  petit  tableau 
la  Mort  du  Uiche,  emprunté  au  triste  roman  que  M.  de  Mar- 
cltangy  a  intitulé  la  Gaule  poétique. 

N'oublions  pas  M.  Diaz,  cet  homme  qui  s'enivre  de  sa  cou- 
leur et  qui  fait  avec  son  pinceau  ces  mêmes  tours  de  force  ma- 
gnifiques que  faisait  Diderot  avec  sa  plume.  Au  milieu  d'une 
foule  de  petits  tableaux  plus  dévergondés  les  uns  que  les  au- 
tres, on  distinguera  le  Télémaquc,  de  M.  Diaz,  entouré  de  ces 
belles  nymphes  que  l'archevêque  de  Cambrai  décrit  avec 
tant  de  complaisance.  —  On  parle  avec  de  grands  éloges  de 
M.  Tissier,  un  nouveau-venu  dans  l'arène,  qui  doit  envoyer 
au  Salon  une  charmante  Xymplic  surprise  par  des  Satyres. 
—  L'élève  bien-aimé  de  M.  Ingres,  M.  Flandrin ,  est  tout 
occupé  de  la  décoration  d'une  chapelle.  Son  tableau  du  Christ 
aux  enfants  ,  qui  est  reslé  toute  une  année  dans  la  galerie  du 
Luxembourg,  va  partir  pour  Lisieux  cette  semaine.  Ce  ta- 
bleau avait  d'abord  été  destiné  par  le  gouvernement  an 
Musée  de  Lyon,  qui  s'en  serait  fort  bien  accommodé  :  mais 
M.  Guizot,  qui  voulait  être  agréable  à  la  ville  de  Lisieux.  dont 
il  est  l'éloquent  représentant,  avait  prié  un  de  ses  amis,  qui 
s'y  connaît,  de  lui  indiquer  un  bon  tableau  qu'il  pût  deman- 
der au  ministre  de  l'intérieur.  11  faut  vous  dire  que  M.  Guizot 
n'était  pas  allé  une  seule  fois  à  l'exposition  depuis  1830 
qui  est  bien  triste  pour  l'exposition  et  pour  M.  Guizot.  Aus- 
sitôt il  demanda  et  on  lui  accorda  le  tableau  de  M.  Flandrin 
pour  la  ville  de  Lisieux.  M.  Flandrin  en  eut  grand'peine  :  il 
s'était  figuré  que  son  œuvre  chérie  serait  bien  mieux  placée 
dans  la  ville  de  Lyon ,  et  que  ses  beaux  enfants  tout  nus  ,vi- 
raierit  moins  froid  sous  ce  ciel  tempéré  qu'en  pleine  Nor- 
mandie; mais  il  a  fallu  se  résigner.  M.  Guizot  est  un  de  ces 
hommes  auxquels  on  ne  refuse  rien  ,  que  l'on  soit  peintre  ou 
ministre  de  l'intérieur.  Tout  ce  que  M.  Flandrin  a  pu  obtenir, 
ça  été  de  rester  exposé  jusqu'à  la  fin  de  l'année  au  Musée  du 
Luxembourg.  Le  Musée  de  Bordeaux  a  été  [dus  heureux 
que  celui  de  Lyon  ;  bien  qu'on  le  lui  eût  promis  ,  on  a  en- 
voyé au  Musée  de  Bordeaux  le  tableau  de  M.  .louy,  repré- 
sentant l'Amende  honorable  d'L'rbuin  Grandier.  curé  É> 
Loudun.  Ceci  s'est  fait  sur  la  demande  de  M.  Dalos.  député 
de  la  Gironde. 

Cette  année  ,  non  plus  que  les  années  précédentes  .  Ie- 
paysages  ne  feront  pas  défaut  au  Louvre.  M.  Marilhat  se  pré- 
sente  avec  des  paysages  de  l'Orient.  —  M.  Corot  a  mis 


L'ARTISTE. 


iâo 


figures  grecques  sous  ses  beaux  arbres.  —  M.  Lùon  Fleury  : 
Vues  de  Bretagne,  de  Grenoble  il  dis  (mvirant  de  Paris.  — 
M.  Isabey  :  Vue  du  port  de  Marseille.  —  M.  Cabat  :  'rois 
paysages  rapportée  d'Italie.  —  M.  Watelcl  :  Souvenir  de  Nor- 
mandie, qu'on  dit  admirable.  —  M.  Levassent  :  lidiriiur  dt 
l'église  Saint-Marc  ,  à  Venise.  —  M.  Godcfroy  :  plusieurs 
paysage».  —  M.  Nouveaux  :  Tableau  d'orage.  —  M.  E.  Lc- 
poillevio  :  Ut  Gueux  de  mer  .  épisode  du  treizième  siècle  .  les 
Flibustiers ,  la  Chasse  au  lapin.  —  M.  Tliénot  :  la  Chute  des 
feuilles.  —  M.  Dupressoir  :  deux  tableaux  de  chevalet.  Enfin 
M.  Rousseau  ,  et  M.  Jules  Dupré ,  ce  grand  artiste  ,  se  dispu- 
teront avec  if.  Cabat  l'honneur  du  paysage.  On  parle  aussi 
'le  beaux  animaux  de  M.  Brascassat.  et  de  plusieurs  vues  de 
Suisse  de  M.  Calame. 

Comme  aussi,  soyez  en  sûrs,  les  portraits  ne  manqueront 
pas.  M.  Champmartin  a  redoublé  celle  année  de  zèle  et  d'ar- 
deur. On  admire  dans  son  atelier  plusieurs  portraits  des  plus 
belles  dames  du  plus  beau  monde  parisien.  Il  a  réuni  dans  un 
grand  cadre  les  portraits  de  plusieurs  de  ses  amis,  et  entre  au- 
tres M.  Eugène  Delacroix,  M.  Deschamps,  M.  Achille  Kicourl, 
il.  Jules  Janin,  M.  Botta,  le  jeune  et  intrépide  voyageur  qui 
vient  de  partir  encore  une  fois  pour  faire  le  tour  du  monde. — 
Vous  aurez  un  portrait  de  Mlle  liacbel,  par  M.  Charpentier,  à 
qui  nous  devons  le  poitrail  de  George  Sand. —  H.  Amaury- 
Duval  n'aura  pas  moins  de  trois  beaux  portraits  :  le  portrait  de 
M.Alexandre  Du  val,  son  oncle,  l'auteur  de  la  Fille  d'honneur: 
le  portrait  de  Mme  Marie  Mennessier,  la  fille  de  Charles  No- 
dier; et.  s'il  est  terminé,  le  portrait  de  la  belle  Mme  Véry  — 
On  parle  de  plusieurs  portraits  de  M.  Lebaillif:  Mme  la  com- 
tesse F...  et  Mlle  Baltliazard. —  M.  Lepaulle  enverra  le  portrait 
de  Mlle  Fargueil,  une  chaste  Suzanne,  le  portrait  de  M.  le 
marquis  de  Saint-Vallier,  de  M.  de  Lesseps,  de  M.  de  Bre- 
leuil,  etc. —  M.  Alfred  de  Dreux  :  plusieurs  chevaux  célèbres 
dans  nos  courses.  —  M.  de  Dreux  d'Orcy  :  quelques-uns  des 
beaux  portraits  dont  il  est  allé  chercher  les  modèles  aux  eaux 
de  Bade. —  M.  Jules  Varnier  :  le  portrait  du  général  Cham- 
pionne! pour  Versailles—  M.  Schlesinger,  à  qui  Y  Artiste  doit  le 
beau  portrait  de  Mahmoud,  plusieurs  compositions  qui  feront 
remarquer  ce  jeune  artiste  étranger.  —  Mme  Mirbel  ne  man- 
quera pas,  comme  vous  pouvez  croire,  à  cette  grande  fête  de  la 
peinture,  non  plus  que  M.  Isabey,  Mme  Goyet,  Mme  Laure  de 
Loménie,  et  notre  ami  Redouté,  le  maître  de  son  arl.  Nous 
avions  annoncé  que  le  plus  beau  tableau  de  Redouté  était  à 
vendre  chez  M.  Susse;  ce  que  nous  ne  vous  avions  pas  dit , 
par  respect  pour  M.  le  procureur  du  roi,  c'est  que  le  susdit 
tableau  était  en  loterie.  Le  roi,  l'ayant  su,  a  pris  tous  les 
billets  pour  être  plus  sur  de  gagne*  ce  nouveau  chef-d'œuvre, 
que  vous  verrez  fleurir  avec  loute  sa  grâce  à  la  nouvelle  Ex- 
position. 

M.  Jouy,  tout  malade  qu'il  a  été  cette  année,  à  ce  point 
que  sf  vue  a  été  menacée,  ce  qui  eût  été  le  plus  effroyable 
des  malheurs  pour  un  homme  de  ce  mérite,  a  exécuté  quel- 
ques beaux  portraits.—  M.  Etex  ,  élève  «le  M.  Ingres,  a  fait 
un  beau  portrait  de  M.  Decamps. 

Eu  sculpture  vous  aurez  peut-être  le  Centaure  et  la  Belle 
Urne  de  M.  Pradier:  deux  ou  trois  Saintes,  de  M.  Duret. 
pour  la  Madeleine;  plusieurs  bas- reliefs  de  M.  Antonin 
Moine;  Y  Adoration  des  Mages,  refusée  l'an  passé,  el  que 
M.  Préault  présente  de  nouveau  avec  quelque--   modifica- 


tions, et  un  Chrtsl  qui  lui  est  commandé;  une  statuette 
de  l'sj/cbi .  par  M.  Arthur  Guillot,  et  un  buste  rrée-ressetn- 
l'imit  d'Armand  Carrel;  de  charmants  Animaux  de  Fratiu. 
qui  sera  le  maître  un  jour;  de  M.  lîussi-Léon.  un  Qnmp9  d'A 
niuniii.c:  de  M.  Gounlel.  une  Suint!*  IrMe,  destinée  à  la  Ma- 
deleine. M.  Oudiné.  élève  île  Rome,  a  fait  un  Irès-beau 
groupe  représentant  la  Charité.  Heureux  serons  nous  si  cette 
Charité  ressemble  quelque  peu  à  celle  de  Bartolini  de  Flo- 
rence! 

A  propos  de  Bartolini,  ce  célèbre  sculpteur  a  envoyé  A 
Paris  le  modèle  complet  du  vaste  monument  que  M.  le  comte 
de  Démidofffait  élever  dans  sa  villa  de  Florence,  à  la  no- 
moire  de  son  père.  Cette  composition  est  la  plus  vaste  et  l.i 
plus  importante  que  Bartolini  ait  menée  à  bonne  fin.  Dans  i 
modèle,  d'une  ressemblance  parfaite,  on  pourra  juger  faci- 
lement de  l'œuvre  tout  entière.  Voilà  ce  qui  peut  s'appeler 
certainement  une  oraison  funèbre  durable  et  éloquente  s'il 
en  fut.  —  On  dit  que  M.  Étex.  le  statuaire,  «est  mis  à  pein- 
dre à  la  manière  de  Géricault  ;  mais  nous  savons  dépôt* 
longtemps  que  la  peinture  ne  réussit  guère  à  messieurs  lo>- 
sculpteurs. 

11  esta  craindre  que  cette  année  M.  Barrye  ne  veuille  pas 
s'exposer  à  donner  au  jury  la  joie  éclatante  d'un  nouveau 
refus. 

Puisque  nous  sommes  en  train  de  nouvelles,  nous  aim 
corons  deux  charmantes  lithographies  d'après  M.  Giraud.  pai 
M.  Léon  Noël,  qui  ont  paru  cette  semaine.  Vous  vous  rappe- 
lés, en  effet,  Y  Allée  et  le  Retour,  ce  beau  Garde-Française  qui 
emmenait,  ou  plutôt  qui  entraînait,  d'un  pas  si  timide,  cette 
jolie  fille  dans  les  blés;  el  l'instant  d'après,  vous  savez 
comme  il  revenait  triomphant,  la  tête  haute,  la  moustache 
relevée. Celaient  là  deux  jolis  tableaux,  bien  fins,  bien  nets, 
sentant  leur  dix-huitième  siècle  une  lieue  à  la  ronde,  et  des- 
tinés à  devenir  populaires.  Grâce  à  M.  Noël,  cette  popularité 
est  tout  acquise  ;  il  a  compris  et  rendu  avec,  un  rare  bonheui 
cette  grâce  etcelle  éloquence.  Il  n'a  passé  sous  silence  aucun 
de  ces  charmants  détails.  La  jolie  fille  est  aussi  jolie  dans  la 
lithographie  que  dans  le  tableau  même,  et  à  se  voir  ainsi  re- 
produit, M.  Giraud  doit  être  bien  heureux  et  bien  fier 

Voici,  au  reste,  un  sujet  de  tableau  que  nous  recommaîi- 
donsaux  peintres  de  cette  année,  qui  n'ont  pas  encore  trouvé 
leur  sujet:  l'histoire  est  toute  nouvelle,  elle  est  de  cette  se- 
maine. La  scène  se  passe  au  château  de  Fcrrière,  chez  M.  de 
Rothschild.  Plusieurs  chasseurs  illustres  de  la  Chambre  des 
députés  se  réunissent  pour  une  partie  de  chasse.  Après  le 
déjeuner  et  avant  l'entrée  dans  la  forêt,  on  convient,  cc-i 
même  le  châtelain  qui  l'exige  :  1«  qu'on  ne  tuera  pas  de  che- 
vrette; 2°  attendu  que  rien  ne  ressemble  à  une  elievrette 
comme  un  chevreuil,  qu'on  ne  tuera  pas  de  chevreuil;  3"  qu  < 
ne  tuera  que  trois  faisans.  C'est  peut-être  une  hospitalité 
avare,  mais  elle  est  prudente,  et  telle  qu'elle  est.  tout 
le  monde  l'accepte,  même  M.  Tbiers .  qui  était  de  1 1 
chasse  et  qui  aurait  tué  un  lapin  s'il  n'avait  pas  ru 
tant  de  peur  de  tuer  mi  chevreuil.  De  la  loi  générale,  un  seul 
chasseur  était  excepté,  en  l'honneur  de  sa  maladresse  Men 
connue  :  c'était  M.  Dupin.  On  le  plaça  sous  un  gros  arbre.  On 
fusil  à  la  main,  ses  lunettes  sur  le  nez.  avec  permission  de 
tuer  tout  ce  qui  se  présenterait,  excepté  les  homme»  • 
qui  va  bien,  lâchasse  commence,  les  chevreuils  dansent  de- 


■2.')(i 


L'AUTISTE. 


\.nil  les  chasseurs,  tant  ils  sont  sûrs  qu'on  ne  leur  fera  pas  de 
mal  ;  les  faisans  s'envolent  en  riant  aux  éclats,  car  il  est  dé* 
femlu  de  tuer  les  faisans.  Les  chasseurs  battent  le  bois ,  et  ce 
qu'il  y  a  de  mieux  tué  dans  la  journée,  c'est  le  temps,  cet 
éternel  gibier  sur  lequel  nous  tirons  tous.  Ainsi  chargés  de 
M  léger  bagage,  on  revient  au  château,  on  se  compte ,  on 
se  retrouve .  un  seul  manque,  c'est  M.  Dupin!  Où  est-il? 
Ou'est-il  devenu?  Qu'en  a-t-on  fait?  On  se  rappelle  alors  qu'il 
esl  en  embuscade  sous  un  certain  chêne; on  va  le  rejoindre, 
Mme  Rothschild  accourt  la  première:  M.  Dupin  était  triom- 
phant; il  avait  tué  quelque  chose,  une  bêle  énorme,  élégante, 
tachetée,  inouchelée,  un  pauvre  animal,  qui,  blessé  à  mort, 
était  venu  lécher  les  mains  de  son  bourreau;  et  depuis  tan- 
l<H  deux  heures  qu'il  avait  commis  cet  affreux  homicide, 
M.  Dupin  en  était  à  se  demander  pourquoi  donc  cette  biche 
avait-elle  un  ruban  autour  du  cou,  comme  si  elle  eût  été,  tout 
aussi  bien  que  M.  Dupin  ,  grand-officier  de  la  Légion-d'IIon- 
neur?  Hélas!  hélas!  c'était  la  biche  favorite  de  Mme  Roths- 
child elle-même;  une  biche  élevée  au  château,  qui  suivait  sa 
niailresse  comme  un  chien  fidèle,  qui  était  la  reine  chérie 
et  mouchetée  de  ce  beau  parc.  A  cette  vue,  Mme  de  Rothschild 
poussa  un  cri  de  douleur.  Le  fusil  tomba  des  mains  de  M.  Du- 
pin, les  lunettes  tombèrent  de  son  nez.  Il  y  eut  bien  des  larmes 
répandues.  Si  nous  étions  encore  au  temps  des  poëtes  élé- 
giaques,  que  de  pièces  de  vers  on  eût  faites  à  propos  de  cette 
biche,  morte  plus  malheureusement  que  le  moineau  de  Les- 
bie  !  Cependant  on  rentra  au  château;  M.  Dupin  bien  hon- 
teux, Mme  liolhschild  bien  malheureuse;  ce  n'était  plus  une 
chasse,  c'était  un  convoi.  Au  moins,  dit  M.  Thicrs  en  mon- 
trant la  biche  assassinée  à  l'un  de  ses  amis,  voilà  un  animal 
hospitalier  !  Nous  recommandons  très-fort  ce  sujet  de  tableau 
aux  peintres  de  genre.  Si  le  temps  les  presse,  ils  pourraient 
se  mettre  trois  à  le  faire  :  Riard  ou  Pigal  ferait  M.  Dupin, 
lîrascassal,  la  biche  assassinée  ;  Cabal  ou  Dupré,  le  paysage, 
il  serait  à  désirer  que  Champmarlin ,  dans  un  coin  du  ta- 
bleau ,  nous  représentât  cette  belle  et  charmante  madame 
Rothschild,  retenant  ses  larmes,  n'osant  pas  pleurer  ,  et  ce- 
pendant abîmée  dans  sa  douleur.  Des  cinq  ou  six  députés 
armés  de  leurs  fusils,  M.  Duval-lc-Carnus  ferait,  sans  con- 
tredit, le  portrait  fort  ressemblant ,  sans  oublier  M.  Roths- 
child lui-même,  s'appuyant  d'une  main  familièrement  sur 
l'épaule  de  son  illustre  garde-chasse,  M.  Cerveau. 

Tel  est  ce  chapitre  préliminaire  de  l'Exposition  de  1840. 
Nous  prions  que  l'ou  n'ajoute  pas  trop  d'importance  à  ces 
notes  prises  au  hasard. 

Inc  nouvelle  qui  est  triste  à  dire  ,  c'est  que  la  Stra- 
tonicc  de  M.  Ingres  ne  sera  pas  exposée.  Depuis  le  saint 
Sympboiien  .  qui  est  allé  se  perdre  dans  une  obscure  ca- 
Ihédralc  de  province,  M.  Ingres  s'est  juré  à  lui-même  de 
ne  plus  affronter  ni  l'admiration,  ni  la  censure  de  la  foule 
qui  se  porte  au  Louvre.  Cette  admiration,  il  la  dédaigne; 
et  celte  censure,  il  la  méprise.  Mais  il  la  méprise  comme 
un  homme  qui  y  est  sensible,  dont  l'amour-propre  est  fa- 
cile à  piquer  :  l'orgueil  est  inexorable.  Oh!  c'est  là  sans 
contredit  une  faute  dans  la  gloire  de  M.  Inares,  il  ne  sait 
pas  accepter,  comme  il  les  faudrait  accepter,  toutes  les  peines 
de  la  renommée;  il  veut  vaincre  tout  de  suite  et  sans  con- 
teste. Pour  quelques  critiques  plus  ou  moins  justes,  le  voilà 
qui  met  en  interdit  le  Louvre  tout  entier;  le  voilà  qui  prive 


l'Kxposition  de  l'Kcole  Française  de  sa  gloire  la  plus  écla- 
tante ;  il  se  met  lui-même  à  l'index,  et  les  œuvres  dont  il  M 
le  plus  fier,  il  les  cache  sous  un  voile.  A  noire  sens,  ceci  art 
une  injustice  de  la  partd'unsi  grand  artiste.  Non.  M.  Ingres, 
posé  comme  il  est,  révolutionnaire  patient,  chef  d'une  école 
nombreuse,  n'a  pas  le  droit  de  soustraire,  ni  à  ses  amis,  ni  à 
ses  ennemis,  les  pages  diverses  de  celte  vie  si  remplie.  Déjà 
une  fois,  depuis  sa  retraite  du  Salon,  M.  Ingres  a  produit,  MM 
nous  le  montrer,  un  chef-d'œuvre,  le  portrait  de  M.  Mole, 
digne  en  tout  point  du  portrait  de  M.  Berlin  l'ainé.  Eh  bien  ! 
ce  chef-d'œuvre,  il  est  allé  de  l'atelier,  sans  passer  par  le  Lou- 
vre, dans  la  maison  de  M.  le  comte  Mole,  où  ses  amis  seule- 
ment pcuventlc  voir.  En  sera-t-il  donc  ainsi  de  la  Slratonice' 
et  serons-nous  réduits  à  dire,  en  parodiant  un  mol  célèbre, 
que  le  Salon  de  1840  a  perdu  son  printemps? 


L'ENNEMI  DTJ  PRINCE, 


Fin. 


^§<5)ormons,  dit-il,  en  fermant  les  yeux.  Mais  peu 
ylant  quelque  lemps  il  appela  vainement  le 
g  sommeil.  Malgré  lui  il  écoutait;  malgré  lui 
;es  yeux  regardaient.  Il  croyait  entendre,  il 
~*-/°'^>-0 croyait  voir,  et  son  sang  s'échauffait  dans 
ces  hallucinations  de  l'attente.  Il  s'irrita  contre  ces  fantômes. 
Je  ne  crains  cependant  pas  la  mort,  s'écria-t-il.  Qui  donc 
me  tient  ainsi  éveillé?  N'ai-je  pas  dormi,  sans  y  songer,  sur 
les  degrés  mémo  de  l'échafaud  ? 

Sans  doute,  Rodolphe.  Mais  alors  tu  savais  qu'on  le  re- 
veillerait pour  le  luer.  Non,  tu  ne  crains  pas  la  mort;  mais 
pour  la  braver,  il  faut  que  tu  la  voies  venir. 

Toutefois  il  avait  une  force  morale  si  réelle  que  sa  volonté 
triompha  enfin.  Il  s'endormit,  et  pendant  qu'il  dormait,  il  put 
encore  repousser, interrompre,  nier  les  rêves  qui  l'assaillirent. 
Mais  le  matin,  lorsqu'il  se  réveilla,  il  se  trouva  presque  épuisé 
par  l'énergie  qu'il  lui  avait  fallu  dépenser  dans  cette  lutte.  Ce- 
pendant le  soleil  était  levé,  et  ses  joyeux  rayons  qui  passaient 
en  souriant  à  travers  les  rideaux  de  la  fenêtre  ,  lui  rendirent 
un  peu  de  calme.  Bientôt  même  Rodolphe  vainquit  les  sensa- 
tions tumultueuses  qui  l'agilaienl,  et  lorsqu'il  s'avança  sur  le 
balcon  où  il  avait  passé  quelques  instants  d'une  si  douce  rê- 
verie, sa  poitrine  se  souleva  sans  effort,  dégagée  du  poids  qui 
l'avaitopprcssée.  11  s'abandonna  presque  tout  entier  à  contem- 
pler le  paysage  qui  se  déroulait  devant  lui.  Ce  paysasie  était 
délicieux.  A  ses  pieds  ,  sous  l'abri  des  rochers  gigantesques, 
dont  il  habitait  la  cime,  c'était  une  immense  prairie  traversé! 
par  une  petite  rivière  au  cours  sinueux,  et  dont  l'onde  pres- 
que immobile  allait  se  perdre  au  milieu  d'un  bois  de  genêts 
en  fleurs.  Plus  loin,  les  regards  se  reposaient  sur  une  colline 
doucement  inclinée,  où  dormait  la  vapeur  bleue  de  l'horizon. 


1/  AUTISTE. 


tà 


Ces  fauvettes  chaulaient,  les  niouchcrons  volaient  en  essaims 
bourdonnants;  et  les  bœufs,  arrêtés  sous  l'ombre  îles  grandi 
obèues,  suspendaient  leur  repas  comme  pour  respirer  avec 
plus  de  recueillement  le  parfum  matinal  d'un  si  beau  jour. 
Hoilolpbe  n'échappa  pointa  ce  sentiment  de  bonbeur  répandu 
dans  toute  la  nature,  et  il  s'y  oublia  encore  une  fois. 

Mais  que  celte  trêve  fut  courte  !  A  peine  avait-il  retrouvé  la 
sérénité  ,  respiré  le  parfum  des  anciens  jours  ,  la  réalité  ou- 
bliée se  dressa  comme  un  spectre  derrière  lui ,  dans  la  per- 
sonne d'un  de  ses  bourreaux  possibles;  un  domestique  venait 
le  prévenir  que  le  déjeuner  l'attendait.  —  lit  si  je  n'ai  pas 
faim  ?  répondit  Rodolphe  irrité.  —  Monsieur  aura  la  bonté  de 
nous  dire  à  quelle  heure  il  veut  être  servi.  —  Tôt  ou  tard ,  il 
faut  toujours  que  cette  heure  sonne,  pensa  Rodolphe.  11 
suivit  le  domeslique  —  C'est  peut-être  ce  malin  que  je  boirai 
la  ciguë,  se  dit-il.  Peut-être!  Socrale  au  moins  savait  le 
jour,  l'heure  où  la  coupe  lui  serait  présentée!..  Son  front 
s'était  obscurci;  il  avait  mordu  de  la  dent  sa  lèvre  un  peu 
frémissante.  Cependant  il  mangea  avec  les  apparences  de 
l'appélil.  Les  domestiques  avaient  les  yeux  fixés  sur  lui,  et 
quoiqu'il  se  fût  fait  une  loi  de  mépriser  l'opinion  du  vulgaire, 
il  devait  avoir  faim  devant  eux. 

Après  le  déjeuner,  il  se  rappela  les  horribles  souffrances 
causées  par  le  poison.  Le  prince  n'avait  peut-être  pas  songé 
à  en  indiquer  un  qui  épargnât  à  Rodolphe  ces  tortures,  en 
tuant  tout  d'un  coup.  Cependant  son  imagination  n'était  point 
encore  assez  frappée  pour  qu'il  crût  ressentir  des  douleurs 
sans  réalité  ,  et  bientôt  il  se  convainquit  que  ce  dernier 
repas  ne  devait  point  lui  dévorer  les  entrailles;  mais  malgré 
cette  certitude,  il  chercha  en  vain,  en  s'approchant  du 
piano ,  à  ressaisir  les  illusions  qui  avaient  donné  tant  de 
charme  aux  instants  qu'il  y  avait  passés  la  veille.  A  la  porte  de 
cette  chambre  qui  ne  fermait  point,  il  y  avait  un»  ombre  me- 
naçante, qu'il  voyait  quand  il  n'y  regardait  pas ,  et  qui  le 
forçait  à  détourner  la  tète.  H  prit  un  livre ,  mais  de  la  page 
qu'il  s'efforçait  en  vain  de  lire  ,  ses  yeux  allaient  toujours  à 
la  porte;  il  repoussa  le  livre  avec  colère,  et  sortit  brusque- 
ment de  la  chambre.  Il  demanda  s'il  pouvait  se  promener 
dans  le  parc  ;  on  lui  répondit  qu'il  le  pouvait.  Il  s'informa  si 
les  ordres  du  prince  permettaient  qu'on  lui  confiât  un  fusil, 
pour  chasser  le  lièvre  et  le  faisan  :  on  lui  donna  un  fusil,  on 
lui  amena  des  chiens.  Deux  piqueurs  se  présentèrent  pour 
l'accompagner;  il  dit  qu'il  désirait  èlre  seul,  les  piqueurs 
s'éloignèrent.  Un  inexprimable  sentiment  de  joie  brilla  dans 
son  regard  lorsqu'il  chargea  l'arme  qu'on  lui  avait  confiée. 
S'il  le  voulait,  n'était-il  pas  en  ce  moment  à  l'abri  du  poi- 
gnard?!^ redevenait-il  pas  maître  de  l'heure  présente?  n'al- 
lait-il pas  jouir  des  sensations  qu'elle  pouvait  lui  offrir?  Quoique 
fermé  par  des  murs  élevés  comme  ceux  d'une  prison,  composé 
qu'il  était  de  bois ,  de  prairies,  de  champs  de  blé  et  d'avoine, 
le  parc  s'étendait  si  loin  dans  tous  les  sens,  qu'on  pouvait  y 
perdre  le  souvenir  même  de  la  captivité.  Rodolphe  y  recon- 
quit celle  paix  de  l'esprit  et  de  l'imagination  dont  l'absence 
avait ,  non  ébranlé ,  mais  fatigué  son  énergie  ,  toujours  sur  le 
qui-vive.  Il  s'enfonça,  d'un  pas  léger,  dans  le  bois,  où  la  voix 
des  chiens  lui  annonça  bientôt  que  le  lièvre  était  lancé.  En 
quelques  instauts,  le  lièvre  fui  ramené  et  tué;  des  faisans, 
des  perdrix  tombèrent  aussi,  et  en  grand  nombre,  sous  le 
plomb  de  Rodolphe.  Jamais  son  coup  d'oeil  n'avait  été  plus 


sûr,  jamais  il  ne  s'élail  livré  avec  plus  d'ardeur  à  cette  joie 
cruelle  du  chasseur,  qui  voit  expirer  toot  la  denl  du  chien 
les  blessés  qui  demandent  grâce.  Cependant,  au  détour  d'une 
allée  ,  un  coup  de  feu  ayant  subilement  retenti  à  son  oreille. 
il  se  demanda  si  l'on  ne  s'était  point  embusqué  sur  son  pas- 
sage, pour  obéir,  avec  une  balle,  à  l'ordre  du  billet  noir, 
peut-être  sorti  de  l'urne  le  malin.  De  ce  moment ,  l'heure 
présente  lui  échappa  encore;  son  courage  ne  défaillit  point  : 
il  en  eut  besoin.  Certes  ,  il  marcha  d'un  pas  aussi  assuré  ;  il 
ne  jeta  point  de  regard  effrayé  dans  les  profondeurs  du  Inii-. 
qui  l'environnait;  mais,  sans  chercher  à  fuir  le  coup  qu'il 
prévoyait,  allant  même  au-devant,  il  retomba  dans  une  ar- 
dente préoccupation.  Il  continua  de  chasser  cependant ,  son 
adresse  ne  se  démentit  pas ,  mais  on  eût  dit  qu'il  tenait  seule- 
ment à  se  prouver  que  sa  main  était  aussi  ferme ,  son  regard 
aussi  sûr;  le  charme  était  détruit. 

Après  avoir  suivi  quelque  temps  à  l'aventure  et  tourmenté 
le  sentier  où  il  marchait ,  il  arriva  sur  la  lisière  d'un  assez 
vaste  plateau,  lande  autrefois  inculte,  et  couverte  aujourd'hui 
de  blés  encore  verts,  déjeunes  avoines  et  de  sainfoins  en 
fleur.  II  y  entra  sans  détourner  la  tête,  sans  comprendre 
qu'il  quittait  le  bois,  continuant  à  aller  devant  lui  sans  but 
et  sans  direction;  mais  bientôt,  lorsqu'il  fut  parvenu  au  tiers 
du  plateau ,  l'air  plus  vif,  la  clarté  plus  éblouissante  du  sn- 
lcil ,  un  parfum  nouveau  dans  l'atmosphère  ,  le  tirèrent  de 
la  préoccupation  où  il  était  tombé;  il  jelta  un  regard  autour 
de  lui ,  et  n'y  rencontrant  pas  même  un  arbrisseau  dont 
l'abri  pût  cacher  un  des  mystérieux  exécuteurs  de  la  sen- 
tence toujours  retentissante  et  toujours  écoutée ,  son  front 
s'éclaircit,  il  rentra  en  possession  paisible  de  quelques  in- 
stants de  sa  vie.  Que  dans  une  heure,  ou  plus  tôt,  il  dût  succom- 
ber par  le  fer  ou  par  le  poison,  que  lui  importait?  Cette 
prévision  seule  ne  pouvait  le  détourner  du  moment  pré- 
sent, lui  ravir  le  bienfait  de  cette  trêve  si  douce;  pour  la 
prolonger,  il  s'arrêta  au  milieu  du  plateau,  et  là  ,  appuyé  sur 
son  fusil ,  ainsi  qu'un  malade  qui  sort  des  brûlantes  agita- 
tions de  la  fièvre  ,  il  se  mit  à  respirer,  une  à  une ,  les  bouffée^ 
d'air  qui  lui  arrivaient.  Hors  du  passé  et  de  l'avenir,  il  ne 
voulut  rien  voir  au-delà  de  ce  frais  tapis  de  verdure  étendu 
à  ses  pieds,  où  il  était  redevenu  maître  de  l'instant  qui  \- 
suivre  ,  où  il  vivait  enfin. 

Bientôt,  cédant  au  charme  de  ce  lieu,  à  l'attrait  des  sensa- 
tions qu'il  y  retrouvait ,  il  s'assit ,  il  se  coucha ,  et  recevant 
à  travers  ses  paupières  fermées  les  rayons  moins  ardents  du 
soleil ,  à  moitié  caché  dans  l'herbe  haute  courbée  sous  le 
poids  de  ses  fleurs ,  il  demeura  délicieusement  plongé  en 
cette  vague  rêverie,  où  la  veille  et  le  sommeil,  presque  con- 
fondus, ne  laissent  plus  aux  choses  el  aux  idées  qu'un  sens 
un  aspect  doucement  vaporeux  et  indéterminé. 

Cependant  les  dernières  heures  de  la  nuit  avaient  été  si 
fatigantes  ,  qu'insensiblement  Rodolphe  sentit  le  sommeil  le 
gagner  peu  à  peu  ;  mais  quelque  entraînement  qu'il  éprouvât 
à  s'y  abandonner,  involontairement  il  se  leva  sur  son  séant. 
et  ses  regards  inquiets  firent  le  tour  du  plateau.  Certain  qu'il 
y  était  encore  seul ,  il  s'endormit ,  et  put  laisser  reposer  son 
courage  dévorant  qui  dormit  avec  lui. 

Brusquement  réveillé  par  une  voix  inconnue ,  il  se  leva 
tout  à  coup,  se  présenta  superbement  devant  celui  qui  l'avait 
appelé,  et  dit  d'un  ton  de  dédain  :  —  Je  suis  prêt.  —  Je  dc- 


1'" 


258 


L'.ARTISTE. 


mande  pardon  ;i  Monsieur  de  l'avoir  réveillé,  lui  répondit- 
on,  mais  le  soleil  est  Ijien  bas;  je  craignais  que  .Monsieur  ne 
fût  surpris  par  la  nuit ,  et  ne  retrouvât  plus  le  chemin  du 
château.  —  Que  vous  importe?...  murmura  Rodolphe. —  Les 
ordres  les  plus  sévères  nous  prescrivent  de  veiller...  — C'est 
bien  !  assez!  s'écria  Rodolphe  en  l'interrompant.  —  Le  prince 
ne  veut  nie  laisser  aucune  chance  de  lui  échapper  un  instant, 
pensa-t-il. 

Dans  quel  coin  de  cette  immense  et  splendide  prison  trou- 
verait-il maintenant  une  minute  d'oubli?  Pouvant  être  atteint 
partout  et  à  toute  heure ,  il  fallait  qu'à  toute  heure  et  partout 
il  se  tînt  prêt.  Il  se  révolta  contre  cette  persécution  Infati- 
gable de  sa  pensée;  il  se  fût  volontiers  écrasé  la  tète  entre 
les  mains  pour  l'y  étouffer. Il  donna  son  fusil  à  l'homme  qui 
l'avait  réveillé;  il  craignail  d'en  appuyer  avec  trop  de  déses- 
poir le  canon  surson  front,  qui  éclatait  en  dedans.  Mais  aucun 
signe  extérieur  ne  trahissait  encore  cette  émotion  violente; 
il  avait  conservé  tout  le  calme  apparent  de  la  dignité  qui  lui 
était  habituelle.  Cependant,  lorsqu'il  repassa  par  le  bois  qu'il 
avait  traversé  le  matin ,  il  fut  sur  le  point  de  se  jeter  aux 
pieds  de  l'homme  qui  portait  le  fusil ,  pour  le  supplier  de  dé- 
charger ce  fusil  dans  sa  poilrine.  Oh  !  comme  il  se  sentait  la 
force  de  mourir  en  héros,  les  yeux  ouverts  et  commandant 
lui-même  le  feu  !  Mais  il  songea  à  la  lettre  du  prince,  cette 
lettre  qui  semblait  le  mettre  au  défi  d'accepter  la  vie  telle 
que  lui  et  les  autres  conjurés  l'avaient  faite  au  prince  Et,  à  ce 
souvenir,  tout  son  orgueil  relevant  la  tète,  il  dit  à  l'homme 
qui  l'accompagnait  :  —  Il  doit  être  bien  tard?  Hâtons  le  pas, 
j'ai  faim! 

Il  dîna  avec  résolution.  A  chaque  repas,  c'était  comme  les 
degrés  de  l'échafaud  qu'il  croyait  monter,  c'était  presque 
avec  la  réalité  que  la  lutte  s'engageait  alors.  Il  s'efforçait  de 
répudier  toutes  les  habitudes  de  sobriété  qu'il  avait  aupara- 
vant contractées  ;  il  goûtait  à  tous  les  mels  avec  une  effrayante 
avidité,  comme  pour  augmenter  les  chances  de  mort  que 
l'un  d'eux  pouvait  lui  offrir;  il  buvait  de  tous  les  vins  jus- 
qu'aux limites  de  l'ivresse,  car  il  savait  que  l'ivresse, en  lui 
procurant  l'oubli  de  sa  position,  l'eût  accusé  aux  yeux  du 
prince  de  chercher  à  s'y  soustraire,  et  il  ne  pouvait  consentir 
à  lui  laisser  cette  victoire.  Les  repas  d'ailleurs,  grâce  aux  té- 
moins qui  y  assistaient,  fournissaient  un  aliment  à  son  éner- 
gie; elle  ne  s'épuisait  plus  autant  sur  elle-même...  Mais  après 
ces  repas,  lorsqu'il  rentrait  seul  dans  sa  chambre  ,  qu'il  fal- 
lait consulter  ses  entrailles,  attendre  les  symptômes  du  poi- 
son, et  ces  symptômes  inespérables  pour  cette  fois .  retomber, 
jusqu'au  déjeuner  du  lendemain  ,  dans  l'incertitude  du  mo- 
ment où  le  poignard  allait  faire  sans  doute  ce  qu'il  avait 
vainement  présumé  du  poison,  il  se  sentait  pris  de  vertige. 

En  vain  comptait-il  les  jours  de  l'année ,  et  avec  ces  jours, 
les  chances  qui  semblaient  retenir  longtemps  encore  le  billet 
noir  dans  l'urne;  si  le  billet  pouvait  ne  sortir  que  le  dernier 
jour  de  l'année ,  n'avait-il  pas  pu  sortir  le  premier,  le  se- 
cond ,  le  troisième  ?  Ahl  si  le  prince  eût  permis  qu'on  dit  le 
matin,  à  Rodolphe  :  —  C'est  pour  aujourd'hui!  Mais  il  ne 
devait  en  être  instruit  que  par  le  poison  ou  le  fer  qui  lui  dé- 
chirerait la  poitrine.  Quelques  semaines  s'étaient  à  peine 
écoulées  depuis  que  Rodolphe  avait  été  conduit  dans  le  châ- 
teau; mais,  en  creusant  ainsi  sa  position  ,  il  en  avait  fait  un 
ht  de  damné  où  il  lui  semblait  subir  la  torture  depuis  des 


siècles.  Il  ne  se  souvenait  en  quelque  sorte  plus  d'avoir 
vécu  autrefois  libre  de  cet  effroyable  souci.  En  se  prolon- 
geant, ce  supplice  pouvait  allérer  sa  santé,  flétrir  son  front, 
blanchir  ses  cheveux;  il  ne  pouvait  déjà  plus  troubler  da- 
vantage cette  tète  et  cecœur,  où.  de  lousles  sentiments  qui  les 
avaient  animés, il  ne  restait  plus  que  l'indomptable  volonté 
de  tenir  bon  jusqu'au  bout.  Bieutôt  il  lui  fut  impossible  de 
vivre  en  dehors  d'une  seule  idée:  les  objets  extérieurs  ie 
revêtirent  tous  d'une  teinte  uniforme.  11  n'y  eut  plus  dis 
jours  nébuleux  et  des  jours  de  soleil,  des  prairies  en 
fleurs  et  des  champs  incultes;  le  ciel,  la  terre  et  les  li- 
bres, tout  se  couvrit  du  même  voile;  le  soir  et  le  matin  se 
confondirent.  Il  ne  connut  plus  que  des  heures  où  il  était 
éveillé  et  des  heures  où  il  dormait.  Car  il  dormait;  mais  quel 
sommeil  que  celui  où,  l'idée,  toujours  veillant,  ne  quitlait  pas 
son  chevet,  ennemi  aussi  acharné  à  l'attaque  qu'il  était 
ardent  à  se  défendre  !  Terrible  duel  à  outrauce,  chaque  nuit 
renouvelé.  L'idée,  c'était  le  bourreau  qui  montrait  à  Rode) 
phe  des  instruments  de  torture,  qui  lui  disait  avec  un  rire 
sanglant  :  —  Je  t'arracherai  bien  un  cri  de  douleur  !  et  à 
qui  Rodolphe  répondait:  — Tiens!  veux-tu  ma  main  droite': 
La  voici,  brise-la!  Ai-je  crié?  ajoutait-il,  après  l'avoir  li- 
vrée. Te  faut-il  maintenant  mes  genoux  à  marteler?  Voici 
mes  genoux  !  Ai-je  crié?  répétait-il,  pendant  que  l'horrible 
coin  s'enfonçait  encore.  Déchire  maintenant  mes  entrailles, 
lacère  ma  poitrine,  je  te  défie!  Je  croyais  que  tu  savais 
mieux  ton  métier.  As-tu  surpris  dans  mes  yeux  un  seul  re- 
gard qui  demandât  grâce?  Va,  tu  me  fais  pitié;  mon  Courage 
est  plus  fort  que  toi  ! 

L'idée,  c'était  encore  un  tête-à-tête  avec  quelque  moderne 
Locuste  qui  présentait  à  la  bouche  altérée  de  Rodolphe  une 
coupe  remplie  de  serpents.  Rodolphe  ,  s'emparant  de  la 
coupe .  la  vidait  avec  un  sourire  de  dédain  dont  Dieu  seul 
connaissait  tout  le  prix.  Alors  un  feu  bouillonnant  circulait 
dans  les  veines  de  Rodolphe  :  il  sentait  partout,  à  la  lète,  à 
la  poitrine,  à  la  gorge,  l'horrible  morsure  des  serpents , 
mais  son  front  s'obstinait  à  rester  calme,  et  la  sueur  qui 
l'inondait  ne  trouvait  pas  à  s'arrêter  dans  le  pli  d'une  seule 
ride  que  le  sentiment  de  la  douleur  y  eût  creusée 

Après  deux  mois  de  ces  jours  et  de  ces  uuils,  Rodolphe 
n'avait  certes  rien  perdu  de  son  orange  :  son  énergie  étail 
demeurée  intacte;  mais  ses  yeux  s'enfonçaient  sous  l'orbite, 
ses  lèvres  pâlissaient,  ses  joues  se  décharnaient;  il  régnait 
sur  tous  ses  traits  un  tremblement  eonvulsif.  Bientôt  il  ar- 
riva un  moment  où  sou  courage  se  changea  en  fureur.  >a 
fermeté  en  désespoir;  il  ne  repoussa  plus  la  tentation  de 
mettre  fin  par  une  mort  volontaire  au  supplice  île  l'attente  de 
la  mort.  Devait-il  donc ,  en  acceptant  la  condition  que  le 
prince  lui  avait  faite,  se  mettre  ainsi  de  moitié  dans  la  \  en- 
geance du  prince?  11  avait  écrit  contre  le  suicide,  mais  le 
suicide  ne  peut  être  imputé  à  crime  qu'à  celui  qui  sort  d'une 
vie  qui  lui  appartient.  Or,  Rodolphe  pouvait-il  se  regarder 
comme  maître  d'un  seul  instant  de  sa  ue?  Mourir,  pour  lui . 
qu'était-ce  autre  chose  qu'abréger  son  agonie? 

Sans  doute,  il  eût  été  facile  de  répondre  à  de  tels  soplns 
mes  :  Rodolphe  lui-même  s'en  fût  chargé;  mais,  dans  l'étal 
d'exaltation  où  il  était,  il  les  accueillait  comme  l'expression 
consolante  de  la  vérité  absolue.  Un  malin  donc,  après  U|U. 
de  ces  nuits  terribles  dont  nous  avons  essayé  de  retracer  les 


L'AUTISTE. 


douleurs  ,  il  s'avança  sur  le  balcon  ,  résolu  à  en  finir;  mais, 
au  moment  où  il  mesurait  du  regard  ces  rochers  qu'il  allait 
teindre  de  son  sang,  la  tête  blonde  d'une  jeune  fille  qui  y 
cueillait  des  (leurs  l'arrêta  tout  à  coup.  Quoiqu'il  n'eût  jamais 
vu  cette  jeune  fille,  il  ne  put  consentir  à  lui  donner  l'hor- 
rible spectacle  d'un  corps  déchiré  dont  les  lambeaux  allaient 
rouler  a  ses  pieds  :  il  fallait  attendre  au  moins  qu'elle  se  fût 
éloignée.  Mais,  comme  si  elle  eût  deviné  le  projet  de  Rodol- 
phe,  elle  ne  quittait  point  la  place.  Elle  était  grande  ,  d'une 
taille  élégante  et  souple,  et  toutes  les  grâces  naïves  de  la 
jeunesse  éclataient  sur  son  doux  visage.  Rodolphe  éprouva  à 
sa  vue  un  charme  inattendu;  il  sentit  peu  à  peu  tomber  la 
tourmente  qui  l'avait  poussé  jusqu'au  bord  du  précipice,  et 
où  cette  fraîche  apparition  l'avait  retenu.  Un  instinct  secret 
l'avertissait  qu'exposé  sur  le  balcon  aux  regards  de  cette 
jeune  fille,  la  main  de  son  bourreau  ne  pouvait  l'y  frapper.  Il 
sortit  encore  une  fois  des  étreintes  de  l'idée,  et  se  livra  tout 
entier  à  contempler  celte  jeune  fille.  Son  imagination,  à 
chaque  instant,  la  parant  d'une  grâce  nouvelle,  il  lui  sembla 
bientôt  qu'il  l'avait  connue  autrefois,  qu'une  sympathie  mys- 
térieuse les  unissait  l'un  à  l'autre  depuis  longtemps.  Son 
cœur  se  rouvrit  à  toutes  les  attractions  virginales  de  l'amour; 
il  sentit  renaître  sa  vie  éteinte.  A  chaque  pas  que  faisait  la 
jeune  fille,  lorsque  d'une  fleur  cueillie  elle  allait  à  la  (leur 
qu'elle  voulait  cueillir,  comme  les  lèvres  de  Rodolphe  lui 
murmuraient  une  prière  de  demeurer  encore!  et  comme  il 
la  bénissait  en  la  voyant  arrêtée  de  nouveau  !  Mais  aussi ,  lors- 
qu'elle s'éloigna  enfin  sans  retour,  lorsque,  après  l'avoir  suivie 
avec  anxiété,  ses  yeux  la  perdirenteomme  une  dernière  es- 
pérance qui  s'envole ,  quel  soudain  déchirement  dans  ce  cœur 
rend?  aux  sensations  qui  font  vivre  et  accepter  la  vie  !  Ce  ne 
furent  plus  cependant  les  transports  qui  l'avaient  conduit  sur 
le  balcon  :  sans  lui  ôter  le  sentiment  de  sa  position,  l'image 
de  la  jeune  fille,  encore  toute  palpitante,  y  mêlait  une  pa- 
tience inaccoutumée.  En  rentrant  dans  sa  chambre,  il  prêta 
moins  souvent  l'oreille  au  bruit  des  pas  qu'il  croyait  éter- 
nellement entendre  dans  le  corridor;  le  spectre  qui  lui  sem- 
blait toujours  prêt  à  franchir  le  seuil  de  la  porte  attira  moins 
ses  regards.  L'idée  ,  quoique  revenue  ,  avait  cessé  un  instant 
de  le  dominer  d'une  façon  aussi  absolue. 

Cette  jeune  fille ,  à  laquelle  il  n'avait  jamais  parlé ,  qu'il 
ne  reverrait  peut-être  jamais,  lui  rouvrant  la  perspective 
du  bonheur  qui  eût  pu  l'attendre  dans  la  liberté,  il  arriva 
que  l'espoir  de  cette  liberté  brilla  soudain  comme  un  éclair 
aux  yeux  de  Rodolphe,  qui  s'y  étaient  fermés.  Si  le  prince 
succombait  sous  le  poignard  d'un  des  conjurés,  plus  heureux 
que  Rodolphe...  Mais,  à  celte  pensée,  il  hésita,  il  se  troubla... 
Il  douta  tout  à  coup,  et  pour  la  première  fois,  du  droit  de  vie 
et  de  mort  qu'il  s'était  arrogé  sur  le  prince,  et  ce  doute 
l'épouvanta ,  car  il  songea  alors  au  nom  qu'il  serait  forcé 
lui-même  à  se  donner.  Ce  furent  les  premières  pointes  du 
remords.  En  les  sentant  pénétrer,  il  passa  involontairement 
la  main  sur  son  front,  comme  pour  effacer  la  tache  qu'il  venait 
d'y  découvrir;  mais,  à  chaque  instant,  le  remords  et  l'énor- 
mité  du  crime  grandissaient  davantage,  et  la  terreur  devenait 
plus  envahissante.  L'athée  était  déjà  bien  près  de  s'agenouiller 
et  de  s'humilier  devant  Dieu  dans  un  sanglant  repentir.  Quel- 
ques crimes  toujours  précèdent  les  grands  crimes  ;  un  seul  in- 
stant suffit  pour  dessiller  les  yeux  au  plus  coupable,  et  le  faire 


rentrer  dans  la  voie  d'où  il  n'était  sorti  que  pas  à  pas.  bien 
pénètre  subitement  les  cœurs  qu'il  veut  rappeler  à  lui  :  c'est 
la  voix  qu'entendit  l'apôlie  des  Gentils,  cette  grâce  tonnante 
à  laquelle  on  ne  résiste  pas. 

Ce  fut  dans  celle  disposition  que  Maxtmilien  vint  surprendre 
Rodolphe.  Le  prince  était  seul ,  comme  la  nuit  où  il  était 
descendu  dans  le  cachot  du  condamné.  En  jetant  les  yeux 
sur  Rodolphe,  une  expression  d'ironie  railleuse,  mais  sans 
amertume,  brilla  dans  les  yeux  du  prince.  Rodolphe  s'éhint 
levé,  le  prince  l'invita  à  s'asseoir,  et  s'assit  lui-même  en  face 
de  Rodolphe.  Son  visage  doucement  épanoui,  la  fraîcheur  de 
son  teint, la  sérénité  de  toute  sa  personne,  contrastaient  d'une 
mauière  frappante  avec  l'air  sombre  et  la  physionomie  al- 
térée de  Rodolphe.  Rodolphe  et  le  prince  firent  cette  com- 
paraison en  même  temps ,  mais  avec  un  sentiment  bien 
différent. 

—  Monsieur,  dit  le  prince,  je  me  suis  assuré  que  le  billet 
noir  n'était  pas  sorti  ce  matin  ;  ainsi  vous  entrez  en  posses- 
sion paisible  de  tout  le  temps  qui  doit  s'écouler  jusqu'à  de- 
main au  lever  du  soleil.  Vous  ne  pourriez  pas  m'en  promettre 
autant,  ajouta-t-il  eu  souriant;  séparé  sans  doule  de  vos 
amis  les  conjurés,  je  présume  que  vous  ignorez  si  ce  n'est 
point  aujourd'hui  que  doit  sonner  pour  moi  l'heure  de  la  jus- 
tice. Mais,  quelque  décidé  que  je  sois  à  faire  nos  deux  condi- 
tions égales,  à  nous  également  condamnés,  c'est  un  avantage 
momentané  que  je  veux  bien  vous  laisser. 

Le  prince  le  regarda  avec  pénétration,  mais  Rodolphe  ne 
laissa  pas  deviner  les  sentiments  que  ces  paroles  avaient  fait 
naître.  Pour  toute  réponse,  il  inclina  la  têle,  se  renfermant 
dans  la  dignité  du  silence. 

Après  quelques  instants  consacrés  à  s'observer  mutuelle- 
ment, le  prince  reprit  :  —  Je  dois  croire  que  vous  et  vos 
amis  ne  vous  êtes  point  décidés  à  jouer  vos  têles  pour  chan- 
ger la  forme  du  gouvernement,  sans  êlre  prêts,  les  uns  et  les 
autres,  à  prendre  les  rênes  de  celui  que  vous  y  substitue- 
riez, et  j'ai  par  conséquent  pu  m'atlendre  à  trouver  en  vous 
les  lumières  qu'eût  exigées  une  position  si  difficile. 

Rodolphe  continua  à  garder  le  silence.  Il  ne  comprenait  pa> 
encore  où  le  prince  voulait  en  venir.  Le  prince  poursuivit  : 
—  Je  suis  donc  venum'adresser  à  vous  pour  que  vous  m'ai- 
dassiez à  résoudre  quelques  difficultés  quisesont  élevées  entre 
les  étals  voisins,  cl  cet  état  dont  le  gouvernail  a  manqué  de 
passer  dans  vos  mains. 

Sans  jeter  les  yeux  sur  Rodolphe,  dont  l'embarras  élail 
visible,  et  comme  s'il  eût  craint  de  jouir  trop  tôt  de  cet  em- 
barras, le  prince  ouvrit  un  portefeuille  et  en  tira  des  papiers 
qu'il  présenta  au  prisonnier.  C'étaient  des  traités,  des  notes 
d'ambassadeurs,  des  lettres  même  écrites  de  la  main  de  quel- 
ques rois.  Lorsque  le  prince  supposa  que  Rodolphe  av;;il 
tout  parcouru,  il  lui  expliqua  le  point  en  litige,  il  lui  fit  part 
des  conférences  qui  avaient  eu  lieu,  et  enfin  il  lui  demanda 
son  avis.  Non  sans  quelque  hésitation  intérieure.  Rodolphe 
se  hasarda  à  le  donner.  Mais  cet  avis  accusait  une  si  profonde 
inintelligence  des  plus  simples  éléments  du  droit  interna- 
tional, que  le  prince,  reprenant  des  mains  de  Rodolphe  les 
papiers  qu'il  lui  avait  confiés  :  —  Je  vois  bien,  dit-il,  que 
ce  n'est  pas  à  vous  qu'était  destinée  la  direction  des  affaires 
étrangères.  Et,  saus  avoir  l'air  de  remarquer  la  confusion  de 
Rodolphe,  le  prince  lui  fit  connaître  la  décision  à  laquelle,  lui, 


>  V 


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L'AUTISTE. 


il  était  porté  à  s'arrêter. H  entra  à  cet  égard,  et  avec  comptai-  l 
»ance,  dans  tous  les  détails  de  la  question,  et  força  Rodolphe 
à  ne  plus  savoir  lequel  il  devait  admirer  davantage,  ou  de  la 
sagesse  savante  des  idées,  ou  de  l'éloquence  qui  les  exposait. 
J.e  prince  ne  s'arrêta  point  là.  Il  avait  encore  un  avis  à  de- 
mander à  Rodolphe;  mais,  cette  fois.il  s'agissait  de  l'ad- 
ministration intérieure,  d'un  conflit  où  il  fallait  décider  entre 
deux  prétentions  rivales.  Rodolphe  rougit  et  ne  répondit  pas, 
aimant  mieux  laisser  présumer  son  ignorance  que  la  procla- 
mer. —  Qu'eussiez-vous  donc  été  dans  la  république?  de- 
manda le  prince.  Oh!  c'est  peut-être  l'armée  dont  vous  étiez 
appelé  à  modifier,  à  compléter  l'organisation.  Voici  un  pro- 
jet de  loi  qui  m'a  été  présenté  et  dont  je  suis  loin  d'accueillir 
toutes  les  dispositions  :  parcourons-les  ensemble. 

—  Prince,  dit  Rodolphe  visiblement  ému,  j'étais  votre  en- 
nemi, mais  j'estimais  trop  votre  caractère  pour  vous  croire 
capable  d'insulter  de  gaieté  de  cœur  ceux  que  vous  avez  fait 
condamner  à  mort. 

— Je  ne  devais  pas  croire,  répondit  le  prince  avec  une  calme 
et  froide  dignité,  qu'on  pût  insulter  un  homme  en  lui  suppo- 
sant les  talents  qui ,  sans  faire  pardonner  son  crime,  en  ex- 
pliqueraient au  moins  le  but. 

Le  prince  se  promena  quelques  instants  à  grands  pas  et 
très-agité;  mais,  redevenu  bientôt  maître  de  lui-même,  il 
se  rapprocha  de  Rodolphe ,  et  lui  dit  d'un  ton  doucement 
railleur  : 

—  Eh  bien!  êles-vous  content  des  serviteurs  que  je  vous 
ai  choisis? 

—  Prince,  je  ne  leur  reproche  que  de  m'avoir  laissé  vivre 
jusqu'à  ce  jour. 

Le  prince  sourit. 

—  Prince,  reprit  Rodolphe,  condamné  à  avoir  la  tète 
tranchée  dans  les  vingt-quatre  heures  qui  suivaient  la  sen- 
tence, n'avais-je  pas  le  droit  d'exiger  que  cette  sentence 
fût  exécutée? 

—  Que  dois-je  conclure  de  cette  question...,  et  des  ravages 
que  j'aperçois  sur  ce  front,  tout  superbe  qu'il  affecte  de  se 
montrer  encore?  demanda  le  prince.  Quoi!  vous  êtes  déjà  au 
bout  de  vos  forces!  Placé  dans  la  condition  que  vous  m'avez 
faite,  en  vain  l'orgueil  vous  commande  de  vous  y  tenir  in- 
ébranlable, la  chair  fléchit  et  demande  grâce  !  En  nous  com- 
parant l'un  à  l'autre,  n'aurais-je  pas  vraiment  le  droit  de  me 
glorifier?  Voyez  si  mes  traits  sont  altérés,  si  mon  front  a 
pâli,  si  mon  regard  a  perdu  de  sa  confiance!  El  cependant, 
je  le  sais,  vous  me  l'avez  dit,  peut-être,  en  vous  quittant  au- 
jourd'hui, vais-je  tomber  frappé  à  mort  à  la  porte  même  de 
cç  château  où  je  vous  fais  retenir  prisonnier.  Qui  me  dit  que 
vos  amis  n'out  pas  gagné  à  leur  foi ,  à  votre  foi ,  ceux-là 
mêmes  qui  doivent  me  répondre  de  vous?  Je  vis,  comme 
vous,  au  milieu  d'une  incertitude  sans  cesse  menaçante; 
comme  le  vôtre,  mon  sommeil  peut  être  interrompu  par  le 
poignard;  le  poison  peut  se  mêler  aussi  aux  mets  qui  sont 
servis  sur  ma  table.  Il  n'y  a  pour  moi  non  plus  aucun  asile 
inviolable.  Pressés  sur  mon  sein,  mes  enfants  mêmes  ne  me 
serviraient  pas  de  bouclier.  Le  matin,  le  soir,  la  nuit,  dans 
le  conseil,  au  foyer  de  la  famille,  partout,  partout,  à  toute 
heure  aussi,  je  puis  être  atteint....  Eh  bien!  je  vous  le  de- 
mande, voyez-vous  en  moi  un  seul  signe  de  découragement? 
Ai-jc  chancelé  dans  cette  destinée,  ou  me  suis-je  révolté 


contre  elle?  Et  cependant,  avec  ce  fardeau  sous  lequel,  moi. 
je  n'ai  pas  courbé  la  tète,  j'ai  le  fardeau  des  nlm  que  réaiaOM 
le  royaume  :  il  me  faut  veiller  aux  intérêts  du  moindre  de, 
citoyens;  il  faut  me  défendre,  sans  rompre  avec  eux,  contre 
l'ambition  ou  le  mauvais  vouloir  des  rois  mes  voisins....  El . 
quoique  bien  loin,  assurément,  d'accomplir  ce  que  le  prési- 
dent  d'une  république  pourrait  de  grand  et  d'illustre,  j'ai  la 
prétention,  tout  menacé  que  je  suis  et  que  je  sais  l'être,  de 
faire  aussi  bien  mon  métier  qu'aucun  prince  héréditaire. 
Quand  la  récolle  a  été  bonne,  que  le  pain  n'est  pas  trop  cher, 
que  le  commerce  prospère  ,  que  la  paix  est  assurée,  je  dors 
tranquille,  et  je  ne  rêve,  je  vous  jure,  ni  de  poison  ni  de 
poignard.  Qui  donc  peut  ainsi  vous  troubler,  vous,  homme 
d'un  courage  éprouvé  ?  Vous  èles  prisonnier  dans  ce  cliàleau. 
mais  ne  le  suis-je  pas  dans  l'étal?  Vous  avez  un  parc  aam 
grand  pour  lasser  à  en  parcourir  un  des  compartiments.  Qui 
donc ,  je  le  répète,  vous  a  ainsi  terrassé?  Je  ne  saurais  con- 
sentir à  croire  que  c'est  le  spectre  toujours  présent  de  la 
mort,  que  je  vous  ai  vu  braver  avec  tanl  d'insouciance. 

Le  prince  s'arrêta.  Rodolphe  était  altéré.  La  révolution 
qui  avait  commencé  en  lui  avant  l'arrivée  du  prince,  s'ache- 
vait en  ce  moment.  Ce  n'était  plus  sous  le  poids  de  sa  posi- 
tion qu'il  pliait,  mais  sous  le  sentiment  de  son  crime.  Le  nom 
d'assassin  retenlissail  à  son  oreille.  Le  prince,  se  méprenant 
sur  la  cause  de  son  trouble  ,  lui  dit  :  —  S'il  était  vrai  ce- 
pendant que  vous  ne  fussiez  pas  assez  fort  pour  la  lulte  à  la- 
quelle vous  êtes  condamné,  la  porte  de  ce  château  peut  s'ou- 
vrir pour  vous.  Nommez  vos  complices,  et  vous  êtes  libre. 
Nommez-les,  et,  je  vous  en  donne  une  seconde  fois  ma  parole 
de  prince,  il  ne  sera  pas  arraché  un  seul  cheveu  de  leur  tète, 
que  vous  aurez  sauvée.  Voyons,  voulez-vous  voire  liberté? 

—  Oui,  je  la  veux,  prince  ;  oui,  je  la  demande  à  genoux, 
s'écria  tout  à  coup  Rodolphe  en  se  jetant  aux  pieds  de  Maxi- 
milien...;  mais  non  pour  me  soustraire  à  l'expiation  que  jedois 
à  Dieu,  et  à  vous,  prince,  ajoula-t-il  d'une  voix  étouffée  et  en 
baissant  les  yeux;  je  la  demande  pour  me  rendre  auprès  de 
ces  amis  égarés,  comme  je  l'ai  été,  et  dont  je  ne  puis  san« 
parjure  vous  dire  ici  le  nom.  La  plupart  entraînés  par  moi. 
par  moi  ils  se  laisseront  ramener;  et  le  jour  où  j'aurai  re- 
connu que  par  eux  aucun  danger  ne  menace  plus  votre  têle, 
je  reviendrai  subir  les  chances  mortelles  de  l'urne,  et  les  re- 
prendre au  point  où  je  les  aurai  interrompues.  Je  n'aurai 
plus  besoin  alors  d'un  héroïsme  dévorant,  j'apporterai  quel- 
que chose  qui  soutient  mieux  dans  les  plus  rudes  épreuves 
que  le  courage  humain... ,  la  résignation  du  chrétien. 

—  C'est  là  tout  le  secret  de  ma  force  contre  vous,  dit  le 
prince  en  le  relevant.  Maintenant  je  ne  dois  plus  espérer  de 
vous  vaincre  ;  mais  maintenant  aussi  je  n'ai  plus  besoin  de  la 
victoire.  Vous  êtes  libre.  Tenez,  ajouta-t-il  en  tirant  de  sa 
poitrine  une  médaille  de  fer  où  était  sculptée  l'image  de  la 
Vierge,  voyez  où  s'est  émoussée  la  pointe  de  votre  poignard. 
Je  n'ai  point  dans  cette  relique  seule  une  confiance  supersti- 
tieuse, mais  je  la  porte  comme  le  symbole  de  ma  foi,  et  je 
pense  que  Dieu  a  permis  qu'elle  me  sauvât,  parce  que  je  n'ai 
jamais  douté  de  lui.  Cependant,  ajouta  le  prince  en  souriant. 
si  l'un  de  vos  amis  m'attendait  sur  la  route  ? 

—  Grâce,  prince!  ne  m'accablez  pas,  cette  pensée... 

—  Rassurez-vous,  dit  Maximilien  en  l'interrompant,  >os 
amis  sont,  je  crois,  devenus  un  peu  les  mjens.  Voyez  cett  cliste 


!,    VKTISTK. 


*A 


—  Les  noms  de  tous  les  conjurés!  dit  Rodolphe  stupéfait. 

—  Et  les  fonctions  de  quelques-uns  dans  ce  malheureux 
gouvernement  qu'ils  voulaient  détruire.  Il  y  eu  a  que  j'ai  fait 
nommer  lieutenants  dans  ma  garde,  et  qui  m'apporteraient, 
je  crois,  votre  tète  si  je  la  demandais.  Il  n'y  a  eu  besoin  pour 
cela  ni  de  corruption,  ni  de  terreur.  Vous  les  aviez  bien  ga- 
anés  à  vos  idées,  je  les  ai  gagnés  aux  miennes,  qu'ils  trouvent 
aujourd'hui  meilleures  que  les  vôtres,  et  surtout  bien  moins 
dangereuses. 

Rodolphe  parcourait  la  liste  avec  un  élonnemeul  toujours 
croissant.  Quelques-uns  des  conjurés  seulement  y  étaient  dé- 
signés par  ces  mots  :  En  fuile. 

—  Ceux-là  n'étaient  bous  à  rien,  dit  le  prince  ;  nous  les 
avons  forcés  à  un  exil  volontaire.  Les  voyages  les  formeront 
peut-être.  Vous  qui  êtes  resté,  et  dont  nous  attendons  beau- 
coup ,  que  vous  faut-il?  que  voulez-vous  être?  accepteriez- 
vous  le  commandement  de  ce  château,  avec  le  soin  d'y  garder 
mes  ennemis  et  de  les  convertir  quand  je  les  y  enverrai  ? 

— ■  Prince,  si  tous  mes  concitoyens  partageaient  les  senti- 
ments d'admiration  et  d'amour  que  vous  m'inspirez  mainte- 
ment,  ce  serait  une  véritable  sinécure. 

—  Je  l'espère  bien. 

—  Mais,  permettez-moi,  prince,  de  refuser  le  poste  où 
votre  noble  générosité  veut  bien  m'appeler.  Il  y  a,  non  loin 
de  ce  château,  uncouventde  Chartreux  dout  la  règle  est  aus- 
tère et  dure,  c'est  là  que  doit  finir  ses  jours  celui  qui  leur  a 
donné  un  instant  un  trop  sinistre  éclat. 

E.  BERGOUNIOUX. 


OPERA-COMIQUE. 


Pretnlère    représentation  tl'ftio ,   drame  en  deux  actes ,  musique  de 
MM.  Coppola  et  Girard.  —  Début  de  madame  Eugénie  Garcia. 


ne  nouvelle  de  M.  de  Balzac ,  machinée  avec 
des  moyens  immenses  ,  comme  tout  ce  qu'on 
doit  à  l'immense  activité  d'esprit  de  ce  roman- 
cier, a  fourni  les  éléments  de  ce  libretto.  La 
comtesse  Eva  d'Alberg  a  suivi  à  la  guerre  son 
père  et  son  fiancé.  Celui-ci  s'étant  abimé  un  jour  sous  la  glace 


pendant  un  combat  qui  se  livrait  sur  un  lac.  Eva  a  perdu  la 
raison  ,  que  n'a  pu  lui  rendre  le  retour  incine  île  son  li.miv 
Gustave,  sauvé  par  les  Russes,  qui  l'ont  emmené  prisonnier. 
Tous  les  moyens  échouent  contre  celte  folie.  Déjà  deux  mot-, 
quedis-je?  deux  duos,  un  air  et  un  finale  se  son!  écoulés. 
depuis  que  le  colonel  Gustave  a  revu  sa  patrie  ,  et  rien 
n'annonce  qu'Eva  puisse  jamais  recouvrer  MM  bon  MM 
Heureusement,  le  colonel  a  dans  son  parc  un  troupeau  de- 
prisonniers  russes  qui  se  révoltent.  On  se  bat  sur  la  neige  ; 
Gustave  échappe  à  peine  à  la  mort,  et ,  grâce  à  ce  sang  qui 
coule,  à  ces  morts  et  à  tous  les  aulres  ingrédients  assez  coû- 
teux d'un  combat  au  naturel,  Eva  ,  se  retrouvant  dans  une 
situation  absolument  pareille  à  celle  qui  a  causé  dans  son 
esprit  une  si  longue  lacune,  éprouve  une  violente  coif  motion 
qui  la  guéril.  Si  toutes  les  cures  de  folies  sont  proportionnel- 
lement aussi  dispendieuses ,  je  ne  m'étonne  pas  de  Vimm 
quantité  de  fous  que  nous  voyons  circuler  librement  autour 
de  nous. 

Je  n'ai  pas  encore  eu  l'occasion  de  voir  la  partition  de 
M.Coppola,  et,  si  j'en  juge  d'après  l'épreuve  qui  vient  d'en 
être  faite,  c'est  là  une  de  ces  occasions  qu'on  peut  attendre 
sans  trop  d'impatience.  Je  ne  connais  donc  pas  les  morceaux 
que  M.  Girard  a  ajoutés  ou  ceux  qu'il  a  seulement  complétés: 
mais  il  m'a  été  assez  facile  d'en  deviner  quelques  parties  ,  à 
certaine  fermeté  de  touche  et  de  (issu  qui  n'est  pas  dans 
les  habitudes  de  l'école  italienne ,  ce  qui  fait  que  cette  musi- 
que est  tour  à  tour  estimable  et  aimable  ,  au  dire  des  habi- 
tués du  lieu.  L'introduction  instrumentale ,  qu'on  verrait  vo- 
lontiers se  prolonger  en  ouverture,  est  d'un  bon  caractère. 
L'introduction  proprement  dite  est  peut-être  le  meilleur  mor- 
ceau de  l'ouvrage,  et  rappelle  beaucoup  la  manière  de  Bellini. 
Les  mélodies,  sans  être  bien  neuves,  sont  fraîches,  agréables, 
et  agencées  avec  adresse.  L'air  de  basse  du  docteur  est  ce  que 
sont  tous  les  airs  de  basse  qui  n'ont  ni  vice  ni  vertu.  Celui 
de  la  comtesse  Eva  étant  un  air  de  folle  ,  c'est  tout  dire.  Je 
ne  connais  rien  de  plus  fatigant  cl  de  plus  monotone  en  résul- 
tat que  ces  secousses  furieuses,  ces  soubresauts  enragés  qui 
alternent  avec  les  pe  lites  niaiseries  innocentes  qu'on  attribue 
invariablement  à  toutes  les  folies  féminines.  Les  folles  drama- 
tiques ont  beau  dérouler  de  belles  chevelures,  et  découvrir 
leurs  épaules  et  le  reste,  j'en  suis  rassassié  ,  parce  que 
cela  produit  en  définitive  de  mauvaise  musique,  quatre- 
vingt-dix-neuf  fois  sur  cent.  On  remarque  deux  duos,  quel- 
ques passages  du  finale  ,  et  deux  ou  trois  tentatives  de  trio 
qui  m'ont  bien  l'air  d'avorter,  parce  qu'on  les  aura  probable- 
ment mutilés,  selon  les  us  et  coutumes  brutales  de  ce 
théâtre  ennemi  de  l'art  musical.  Quand,  sur  la  place  de  la 
Bourse,  ou  croit  avoir  une  pièce  spirituelle,  on  coupe  impi- 
toyablement la  musique  parce  qu'elle  fait  longueur.  Par 
contre  ,  si  l'on  s'est  laissé  persuader  qu'on  possède  une 
partition  qui  fera  de  l'argent ,  on  nous  gorge  de  grosse  mu- 
sique sans  égard  ni  mesure  :  il  est  vrai  que  c'est  le  cas  le 
plus  rare. 

Mme  Eugénie  Garcia ,  qui  nous  arrivait  avec  une  grande 
réputation,  l'a  justifiée  et  même  surabondamment,  s'il  peut 
exister  surabondance  dans  le  bien.  C'est  une  voix  ferme  . 
sonore,  unissant  avec  une  grande  égalité  les  cordes  graves 
du  contralto  aux  notes  du  soprano.  On  dirait  plusieurs  clo- 
ches du  même  métal,  mais  de  grosseur  différente.  J'ai  lieu 


2«2 


L'AUTISTE. 


de  croire  cependant  que  Mme  Eugénie  Garcia  ne  s'arrêterait 
pas  impunément  sur  les  cordes  élevées.  Ce  n'est  pas  là  un 
inconvénient,  parce  que  ses  principaux  avantages  résident, 
après  tout,  dans  sa  voix  de  contralto.  Il  suffit  qu'elle  puisse 
attaquer  hardiment  et  franchement  toutes  les  touches  de  ce 
beau  clavier,  et  produire  les  effets,  combiner  les  oppositions 
que  le  compositeur  sera  tenté  de  lui  demander.  On  peut  se 
fier  à  elle  sous  ce  rapport,  d'autant  plus  que  sa  méthode  est 
aussi  sûre  que  hardie.  Mme  Garcia  n'est  point  actrice,  dit- 
on  :  je  ne  m'en  suis  point  aperçu.  Son  accent  vibre  avec  tant 
de  profondeur  (et  c'est  là  une  qualité  naturelle  de  sa  voix), 
qu'on  ne  pense  pas  à  exiger  d'elle  un  jeu  superflu.  D'ailleurs 
son  geste  est  juste  et  convenable,  et  je  ne  doute  pas  que, 
lorsqu'elle  sera  aux  prises  avec  la  belle  et  grande  musique, 
elle  ne  fasse  de  tout  autres  merveilles.  Sa  place  n'est  point, 
en  effet,  à  ce  chef-lieu  des  petits  opéras,  où  des  sujets  d'ail- 
leurs précieux  se  trouvent  trop  souvent  déplacés,  parce  qu'on 
ne  sait  pas  l'art  de  grouper  autour  d'eux  les  médiocrités,  qui 
peuvent  être  utiles  comme  les  autres.  Le  talent  d'une  admi- 
nistration ne  consiste  pas  à  jeter  à  tort  et  à  travers  de  grands 
talents  sur  la  scène ,  sans  s'inquiéter  de  ce  qui  leur  fait  obsta- 
cle; mais  à  établir,  selon  les  moyens  des  sujets  dont  on  dis- 
pose, une  sorte  d'échelle  d'utilité  qui  permette  d'assigner  à 
chacun  des  attributions  où  il  aura  une  importance  relative  et 
véritable.  La  musique  où  nous  voudrions  entendre  Mme  Gar- 
cia est  celle  des  Huguenots.  Là,  du  moins,  les  proportions 
seront  à  sa  taille. 

Roger,  qui  a  certainement  de  l'âme,  veut  se  faire  chanteur 
dramatique.  C'est  un  jeu  auquel  de  plus  riches  que  lui  se  sont 
ruinés  promptement. 

A.  SPECHT. 


Mlle  Rachel  :  Un  cas  de  Conscience  ,  comédie  en  uois  acles  cl  en  prose 
de  M.  Charles  Lafon.  —  Mlle  Doze  :  la  Belle  Bourbonnaise  ;  la  Lune 
Rousse  ;  le  Château  de  Saint-Germain.  —  Concert  de  la  France  Musi- 
cale. —  Concert-Beber. 


\iii:mipim.i.i.i;  Ilachel  a-t-elle  réellement  fait 
;  sa  rentrée?  il  est  permis  d'en  douter.  Mlle 
Rachel  ,  obligée  de  relever  des  couronnes 
entre  deux  hémistiches ,  et  de  faire  des  révé- 
rences au  public  ,  ne  représentait  guère  l'E- 
milie de  Cinna.  C'était  une  jeune  malade  dont  on  accueillait 
la  convalescence  avec  transport.  Ces  témoignages,  qui 
prouvaient  à  Mlle  Rachel  tout  l'intérêt  que  l'on  prend  à  sa 
santé ,  nuisaient  un  peu  à  l'illusion  dramatique.  «  Une  autre 
fois  la  Cère  héroïne  de  Corneille  se  montrera;  ce  soir,  lais- 
sez-nous saluer  notre  tragédienne  ressuscitée;  laissez-nous 
orner  de  guirlandes  de  fleurs  une  tête  si  chère  pour  laquelle 
nous  avons  tremblé.  »  Ainsi  disaient  les  admirateurs  de 
Mlle  Rachel.  Toute  la  nation  juive  était  là,  cette  nation  pro- 
scrite qui  a  fondé  sur  sa  nouvelle  Esther  l'espoir  d'être 
rétablie  dans  la  terre  promise.  C'était  une  fête  de  famille  : 
rien  de  mieux.  Nous  partageons  les  sentiments  qu'inspire 
la  convalescence  de  Mlle  Rachel;  mais  cette  pauvre  enfant, 
épuisée  par  un  an  do  fatigues,   ne  nous  semble  pas  encore 


assez  bien  remise  pour  recommencer  ses  travaux.  Eh  quoi  ! 
revêtir  sitôt  cette  robe  de  Nessus  qui  dévore!  ne  pas  prendic 
le  temps  de  respirer  !  Que  Mlle  Rachel  lise  les  ouvrages  que 
la  munificence  du  ministre  de  l'intérieur  lui  a  envoyés;  cet 
exercice  lui  conviendra  mieux  ,  à  l'heure  qu'il  est,  que  celui 
de  la  scène  ;  qu'elle  fortifie  son  âme  en  même  temps  que 
son  corps  ;  que  son  éducation  littéraire  s'achève  !  D'où  vient 
donc  qu'on  est  si  pressé  de  la  rendre  à  cette  vie  sur- 
excitante? Le  destin  du  Théâtre-Français  n'est  pas  alla  - 
ché  au  cothurne  de  Mlle  Rachel.  Le  Théâtre- Français  ne 
saurait  périr;  n'aurait-il  pas  bien  des  chances  de  se  relever, 
chances  toutes  prochaines,  il  ne  succomberait  point:  l'État  le 
soutiendra  toujours  à  cause  du  nom  qu'il  porte.  Le  Théâtre- 
Français  est  comme  un  fils  de  famille  qui  fait  des  dettes  , 
sachant  bien  qu'elles  seront  payées  un  jour.  L'on  a  été  bien 
coupable  envers  Mlle  Rachel  en  la  contraignant  déjouer  trois 
fois  la  semaine.  Un  gourmand  effréné  à  qui  l'on  ferait  pré- 
sent d'un  cygne  ,  et  qui  le  mettrait  à  la  broche  comme  un 
dindon  ,  n'agirait  pas  autrement.  Mlle  Rachel  elle-même  a 
trop  présumé  de  sa  jeunesse;  le  tourbillon  du  monde  l'a 
entraînée  ,  et  puis  voilà  que  le  tourbillon  l'a  jetée  haletante 
et  sans  mouvement,  comme  une  valseuse  tombe  éperdue  sur 
un  divan  en  échappant  aux  bras  de  son  danseur.  Nous  avions 
bien  raison,  au  risque  de  paraître  de  mauvais  goût  à  d'illus- 
tres personnages,  de  nous  moquer  des  soirées  comme  celles 
du  marquis  de  M t,  où  Mlle  Rachel,  sortant  du  Théâtre- 
Français,  allait  follement  dissiper  le  reste  de  ses  trésors. 

Le  mal  est  fait;  il  s'agit  de  le  réparer  sans  plus  de  haran- 
gues. Les  médecins  conseillent  l'air  de  l'Italie:  les  méde- 
cins nous  paraissent  des  gens  fort  sensés.  Une  représen- 
tation donnée  par  Mlle  Rachel  à  son  bénéfice ,  avant  son 
départ,  peut  lui  couvrir  tous  ses  frais  de  roule  au  besoin, 
et  elle  ira,  pour  le  prix  d'une  soirée ,  aspirer  un  air  qui 
ne  sera  chargé  ni  de  nos  épais  brouillards ,  ni  des  miasmes 
du  théâtre.  Qu'elle  parte;  qu'elle  aille  sur  le  cap  de  Misène 
ressaisir  un  écho  des  inspirations  de  Corinne!  qu'elle  par- 
coure cette  terre  féconde  où  l'idée  naît  sous  le  pas  du  voya- 
geur !  qu'elle  cherche  dans  les  ruines  d'Herculanum  cette 
Italie  antique  que  le  grand  Corneille  avait  retrouvée  !  qu'elle 
tâche  de  découvrir  une  âme  romaine,  s'il  en  est  sous  la 
pourpre  des  cardinaux  !  qu'elle  ravisse  en  passant  une  fleur 
aux  rosiers  du  Poestum ,  et  deux  fois ,  si  deux  fois  ils  fleu- 
rissent encore  dans  l'année  !  qu'elle  enlève  une  feuille  au 
laurier  de  Virgile  pour  la  mêler  à  ses  courounes  futures!  Et 
ce  poétique  voyage  sera  heureux  ;  il  développera  son  ima- 
gination. Nous  posséderons,  au  retour,  une  grande  et  forte  na- 
ture, imprégnée  de  parfums  et  de  nobles  souvenirs:  c'est  ainsi 
qu'il  faut  entendre  les  arts.  Si  Mlle  Rachel  reste  en  France, 
on  pourra  la  galvaniser  pendant  quelques  représentations  , 
mais  on  ne  lui  communiquera  ni  la  chaleur  ni  la  vie.  Il  y  a 
plus,  vous  savez  le  retour  des  choses  d'ici-bas  :  sa  vogue 
précoce  se  flétrira  comme  un  bouton  qui  s'est  trop  hâté 
d'éclore.  Faites  donc  que  sa  jeune  poitrine  s'épanouisse  à 
l'aise  sous  un  beau  ciel!  Entourez  sa  personne  d'un  nouveau 
prestige  ;  envoyez-la  ,  celle  fille  de  Corneille ,  interroger 
les  marbres  de  la  ville  éternelle  !  Les  statues  antiques  qui  la 
peuplent,  mieux  que  les  vivants  ,  ont  des  secrets  à  lui  ré- 
véler. 

Si  le  Théâtre-Français  s'imagine  péricliter  pendant  cette 


L'ARTISTE. 


2G.{ 


.ibsence,  il  a  tort,  il  est  injuste,  il  est  ingrat!  Luc  femme 
lui  est  arrivée  en  aide,  une  femme  dont  le  nom  sera  ,  nous 
n'en  doutons  pas ,  un  aimant  pour  la  foule  lettrée  :  madame 
Sand  ,  appuyée  du  talent  sympathique  de  madame  Dorval , 
ne  peut  manquer  de  fixer  l'attention  publique.  M.  Victor  Hugo 
t'apprête  à  venir  du  seuil  de  l'Académie ,  où  il  a  droit  d'en- 
frer  avant  ses  concurrents,  où  il  entrera  sans  doute,  frapper 
aux  portes  du  Théâtre-Français,  qu'il  a  brisées  autrefois,  et 
qui  depuis  lui  sont  restées  ouvertes.  Un  autre  homme,  dont 
l'esprit  souple  comme  un  ruban  se  glisse  partout,  M.  Scribe, 
la  Calomnie  en  main  ,  se  dispose  à  réparer  l'échec  des  In- 
dépendants. Joignez  à  cela  des  jeunes  gens  de  mérite,  comme 
M.  Charles  Lafon,  dont  les  essais  prennent  racine,  et  vous 
conviendrez  aisément  que  le  Théâtre-Français  n'est  pas  si 
malheureux,  et  qu'il  faut  avoir  de  la  pitié  de  reste  pour  se 
lamenter  sur  son  sort,  surtout  lorsqu'on  veut  bien  réfléchir, 
qu'au  bout  du  compte  ,  il  possède  encore  la  meilleure 
troupe  de  Paris. 

D'après  le  Chef-d'œuvre  inconnu ,  nous  eussions  pu  espérer 
de  M.  Charles  Lafon  une  pièce  moins  compliquée  que  le  Cas 
de  conscience,  dont  l'intrigue  ne  le  cède  en  rien  à  celle  de  la 
Famille  Moronval.  M.  Charles  Lafon  aime  à  brouiller  ses 
écheveaux  dramatiques;  c'est  son  humeur,  comme  celle  du 
jeune  chat  qui  joue  avec  un  peloton  de  fil.  M.  Lafon  est  sûr 
de  remettre  ensuite  tout  en  ordre  ,  sans  qu'il  y  ait  trop  de 
dommage.  Cette  habileté,  dont  il  a  fait  preuve  plus  d'une 
fois ,  il  vient  de  la  mettre  encore  en  œuvre  avec  grand 
succès.  M.  Lafon,  si  vous  préférez  une  autre  comparaison  , 
est  un  prestidigitateur  très-exercé;  il  a  le  secret  des  muscades; 
elles  lui  obéissent  à  volonté,  et  passent  sous  vos  yeux  avec 
une  rapidité  qui  vous  confond.  Vous  pensez  bien  qu'il  faut 
avoir  pour  un  pareil  métier  une  grande  subtilité  d'esprit  : 
aussi  a-t-il  et  la  subtilité  et  l'esprit. 

Voici  ce  dont  il  s'agit,  suivez  avec  soin  :  M.  de  Varna,  actuel- 
lement magistrat  à  Stuttgard  ,a  été  officier  dans  la  garde  na- 
tionale de  son  pays.  Pacifique,  comme  un  officier  de  garde 
nationale,  il  n'en  a  pas  moins  été  insulté,  un  jour,  dans  un 
café,  par  un  homnie  qui,  sans  vouloir  entrer  dans  aucune 
explication,  lui  a  donné  un  soufflet. 

On  sait  comme  un  soufflet  touche  un  homme  de  cœur  ! 

M.  de  Varna  s'est  battu  ;  il  a  tué  son  adversaire.  Vingt  ans 
après,  M.  de  Varna  prend  pour  secrétaire  un  jeune  homme,  qui 
n'entre  chez  lui  que  parce  qu'il  est  amoureux  de  Mlle  de 
Varna.  Ce  jeune  homme  s'est  présenté  sous  an  nom  supposé. 
Il  parcourt  mystérieusement  toute  l'Allemagne,  cherchant  le 
meurtrier  de  son  père,  tué  autrefois  en  duel.  Un  oncle  à  lui , 
ancien  témoin  de  l'affaire,  et  depuis  devenu  prêtre,  a  cru 
devoir  lui  taire  le  nom  du  meurtrier.  Notre  Oreste  bourgeois 
s'est  arrêté  à  Stuttgard;  ses  Euménides  l'ont  laissé  dormir 
tranquille  depuis  qu'il  a  vu  la  jeune  et  belle  Ninette.  M.  de 
Varna  découvre  que  son  secrétaire  est  le  fils  de  l'homme  qu'il 
a  tué,  et  dont  la  mort  est  demeurée  un  pesant  fardeau  pour 
*«  conscience  délicate  ,  car  M.  de  Varna  regrette  toujours  d'a- 
voir cédé  à  son  ressentiment,  et  de  s'être  battu  sans  forcer  son 
adversaire  à  lui  révéler  les  causes  de  celte  véritable  querelle 
d'Allemand.  M. de  Varna  voit  dans  cette  rencontre  une  répara- 
tion céleste  ;  Stopfel  (c'est  le  nom  du  jeune  homme)  aime  sa 
fille;  il  la  lui  donnera  malgré  un  mariage  arrangé  avec  un 
assez  mauvais  sujet  de  neveu.  Stopfel ,  sur  le  point  départir,  à 


cause  du  mariage  dont  il  vient  d'être  question,  est  ravi  de  la 
proposition;  il  serre  les  mains  de  son  bienfaiteur;  il  les 
mouille  de  ses  larmes.  Jusqu'ici  cela  va  presque  tout  seul , 
n'est-ce  pas  ?  mais  redoublez  d'attention.  L'oncle  prêtre 
arrive;  il  reconnaît  M.  de  Varna,  dit  que  Stopfel  ne  peut 
épouser  la  fille  de  cet  homme.  Comment?  Pourquoi?  C'est 
donc  lui  qui  a  tué  mon  père?  C'est  lui!  Stopfel,  grandement 
déconcerté  ,  on  le  serait  à  moins,  se  voit  privé  de  son  amour, 
et  même  de  sa  vengeance,  car  il  ne  peut  plus  tuer  M.  de 
Varna  après  les  bienfaits  qu'il  en  a  reçus.  Il  va  se  retirer  en 
maudissant  la  fatalité  qui  le  poursuit,  quand  une  explication 
a  lieu.  Vous  l'attendiez  ;  écoutez  bien  :  L'oncle  accuse  M.  de 
Varna  d'avoir  ,  lors  d'un  bal  donné  à  la  garde  nationale, 
et  qui  se  termina  par  un  incendie,  enlevé  une  jeune  per- 
sonne sous  prétexte  de  la  sauver.  Cette  jeune  personne,  tou- 
jours au  dire  de  l'oncle,  a  été  déshonorée  par  M.  de  Varna: 
ce  fut  la  mère  de  Stopfel  qui  commit  le  tort  de  se  marier 
sans  confesser  sa  faute,  mais  qui,  deux  ans  après,  mourant 
de  mélancolie,  fit  cet  aveu  à  son  mari,  lequel,  emporté  par 
un  sentiment  de  générosité,  s'en  alla  souffleter  M.  de  Varna. 

Je  fais  une  réflexion  ici,  c'est  que,  si  l'oncle  avait  confié 
ces  détails  à  son  neveu  dès  le  commencement,  il  ne  l'aurait 
pas  exposé,  pour  venger  un  père  prétendu,  à  tuer  peut-être 
son  propre  père,  ou  du  moins  celui  que  l'oncle  croyait  tel, 
car  vous  verrez  tout  à  l'heure  que  M.  de  Varna  n'est  pas  coupa- 
ble. Cet  oncle,  je  l'avouerai,  me  semble  un  peu  léger  malgré  la 
gravité  de  son  caractère.  M.  de  Varna  se  justifie  (c'est  en  cet 
endroit  que  je  demande  au  lecteur  de  ne  pas  penser  à  autre 
chose);  M.  de  Varna,  en  effet,  a  le  malheur  de  posséder  un 
ami  intime;  cet  ami,  dans  leur  temps  de  jeunesse,  prenait 
ses  habits,  ses  caries  de  bal,  ses  billets  de  spectacle,  et  tout 
ce  qui  s'ensuit,  comme  faisaient  alors  et  comme  font  encore, 
hélas  !  les  amis  intimes  :  il  avait  revêtu  l'uniforme  d'officier 
de  la  landwher  ;  il  était  allé  au  bal  ;  il  a  commis  le  crime  que. 
vingt  ans  auparavant,  un  époux  jaloux  du  passé  avait  voulu 
venger.  Donc,  M.  de  Varna  n'a  pas  déshonoré  la  mère  de 
Stopfel  ;  donc  il  n'a  pas  tué  davantage  son  père;  donc  le  jeune 
homme  peut  épouser  la  jeune  fille,  objet  de  ses  amours.  Cela 
est-il  clair  ? 

Ce  drame,  ainsi  qu'on  en  peut  juger,  aurait  droit  de  passer 
pour  un  vrai  tour  de  force;  il  se  soutient,  grâce  à  des  ar- 
tifices ingénieux  qui  le  rendent  très-intéressant.  C'est  un  se- 
cret dont  on  vous  fait  attendre  le  dernier  mot,  eu  excitant 
votre  curiosité.  M.  Charles  Lafon  a  appliqué  au  théâtre  le 
procédé  des  Mille  et  Une  Nuits.  De  nobles  sentiments,  sim- 
plement exprimés,  ajoutent  du  reste  une  importance  morale 
à  cette  intrigue;  le  succès  a  été  des  plus  complets,  d'autant 
plus  que  la  pièce  se  trouve  jouée  avec  beaucoup  d'ensemble 
et  détalent.  11  serait  à  désirer  seulement  que  M.Demousseaux 
n'eût  pas  toujours  la  mémoire  en  retard  comme  une  montre 
détraquée. 

Mlle  Doze  a  mis  infiniment  d'intelligence  cl  d'esprit  dans  un 
rôle  où  l'actrice  avait  beaucoup  à  créer.  M.  Charles  Lafon  a 
fait  passer  diins  son  drame  une  de  ces  jeunes  filles  qui  char- 
ment toujours,  parce  qu'elles  sont  naïves  et  pures,  et  qu'on 
les  regarde  comme  l'âme  d'une  maison,  malgré  le  personnage 
modeste  qu'elles  y  jouent.  Elles  vont,  elles  viennent,  on  a  du 
plaisir  à  les  voir,  même  à  les  entrevoir.  Père,  mère,  amis, 
voisins,  serviteurs,  obéissent  à  ces  aimables  souveraine» 


■2fi'* 


L'AUTISTE. 


dont  la  volonté,  doucement  voilée,  ne  se  fait  sentir  que  par 
l'attrait  virginal  de  leur  présence.  Personne,  au  Théâtre- 
Français,  ne  convenait  mieux  à  un  pareil  rôle  que  Mlle  Doze, 
si  fraîche  et  si  jolie ,  et  n'ayaut  besoin  que  d'un  léger  sourire 
ou  d'une  fine  larme  pour  intéresser  le  public.  La  grâce  de  ses 
seize  années  anime  ce  vieux  théâtre.  Le  spectateur  éprouve, 
rien  qu'à  la  suivre  de  l'œil,  cette  satisfaction  que  nous  cher- 
chions à  analyser  lout  à  l'heure.Mlle  Doze  a  déployé,  en  outre, 
une  véritable  originalité.  Ceux-là  qui  ont  crié  si  haut  que 
Mlle  Doze  n'était  qu'une  contre-épreuve  de  Mlle  Mars,  se 
trouveront  bien  attrapés.  Je  ne  sache  pas  que  Mlle  Mars  ait 
jamais  joué  le  rôle  de  N'inette,  qui  n'existait  pas  il  y  a  trois 
mois.  Mlle  Doze,  ainsi  que  l'a  écrit  un  de  nos  critiques  les 
plus  distingués,  M.  Merle,  adapte  à  ses  dispositions  naturelles, 
avec  un  rare  bonheur,  les  conseils  de  Mlle  Mars ,  mais  elle 
ne  la  copie  pas.  Quant  à  ces  conseils,  on  nous  permettra  de 
penser  qu'elle  ne  peut  en  recevoir  de  meilleurs. 

Nous  avons  annoncé  la  Belle  Bourbonnaise,  avec  l'inten- 
tion d'en  parler  longuement,  mais  la  pièce  n'était  pas  jouée  à 
l'heure  où  nous  écrivions.  La  Belle  Bourbonnaise,  comme  dit 
la  chanson,  est  sur  le  grabat  !  Elle  n'ira  pas  loin.  Mlle  Fargueil, 
et  ceci  prouve  beaucoup  contre  la  pièce,  n'a  pu  désarmer  la 
rigueur  du  public.  Afin  de  consoler  Mlle  Fargueil,  M.  Le- 
paulle,  ce  peintre  ordinaire  de  nos  célébrités,  a  entrepris  son 
portrait  pour  le  salon.  A  la  bonne  heure  !  le  public,  qui  s'est 
scandalisé  en  entendant  chanter  des  couplets  en  l'honneur 
des  pied6,  des  mains,  des  yeux  de  Mlle  Fargueil,  se  réserve 
le  droit  de  la  saluer  du  nom  de  belle,  lorsqu'il  passera  de- 
vant son  portrait.  Nous  eussions  voulu  avoir  de  bonnes  choses 
à  dire  à  M.  Rosier,  homme  d'esprit  s'il  en  fut;  mais  la  lune 
rousse,  fâcheuse  rencontre,  a  causé  une  éclipse  qui  nous  dé- 
sole :  espérons  que  M.  Rosier  n'en  reparaîtra  pas  moins  bril- 
lant plus  tard.  Le  théâtre  des  Variétés  prépare  une  pièce  en 
deux  actes,  intitulée  Mignonne,  pour  les  débuts  de  Mme  Crécy . 
On  a  droit  d'attendre  beaucoup,  je  ne  dirai  pas  de  la  pièce  , 
de  peur  de  me  compromettre  encore  une  fois ,  mais  de  ma- 
dame Crécy.  Puisse-t-elleavoir  plus  de  bonheur  que  Mlle  Far- 
gueil ! 

L'Ambigu-Comique  a  représenté  un  mélodrame  en  cinq 
actes ,  tiré  d'un  roman  de  M.  Charles  Reybaud  ,  le  Château 
de  Saint-Germain.  Ce  drame  a  réussi.  On  a  nommé  pour  au- 
teurs MM.  Francisque  Cornu  et  Halevy.  Ce  dernier  se  re- 
commande toujours  par  un  sentiment  littéraire.  Il  s'agit , 
dans  cette  pièce,  des  espiègleries  amoureuses  de  Mazarin, 
avant  qu'il  fût  cardinal   Quel  espiègle! 

Le  concert  donné  par  la  France  Musicale  à  ses  abonnés, 
a  été  des  plus  magnifiques.  Duprcz,  Masset,  Géraldy.  Mme  Do- 
rus-Cras,  Herz,  Litoff  de  Villalohos,  pianiste  inconnu  hier, 
célèbre  aujourd'hui,  F.  Hainl,  Dancla.  ont  fait  les  honneurs 
de  ce  concert.  Duprez  a  obtenu  un  succès  d'enthousiasme,  en 
chantant  l'air  populaire  :  Ah!  quel  plaisir  d'être  soldai!  Il  a 
su  lui  donner  un  attrait  nouveau.  Mme  Dorus-Grasa  vocalisé, 
avec  une  rare  perfection,  un  air  italien  de  Burgmuller.  Elle 
a  dit  à  ravir  le  Sposa  adorabite.  Le  jeune  pianiste  dont  nous 
venons  de  parler,  M.  Litoff,  est  Anglais.  Il  n'a  que  vingt-un 
ans.  On  dit  qu'il  n'a  commencé  la  musique  qu'à  douze  ans,  et 
qu'à  dix-sept  ans  il  n'avait  plus  besoin  de  maître  :  c'est  un 
élève  de  Moscheles.  Fixé  à  Paris  depuis  une  quinzaine  de 


jours,  il  a  rencontré  tout  d'abord  la  protection  éclairée  des 
éditeurs  de  la  France  Musicale.  Un  homme  chez  lequel  on  fail 
la  meilleure  musique  de  France,  et  dont  le  patronage  est  ac- 
quis à  tous  les  beaux  talents,  M.  Zimmcrmann  ,  a  engagé 
M.  Litoff  àjouer  dans  un  concert  qu'il  doit  donner  chez  lui. 
Cela  est  d'un  bon  augure  pour  la  fortune  de  ce  jeune  homme, 
d'avoir  obtenu  dès  son  arrivée  le  suffrage  (Fnn  juge  si  compé- 
tent. Les  éditeurs  de  la  France  Musicale,  en  réunissant  leurs 
abonnés,  se  sont  trouvés  avoir  rassemblé  l'élite  de  la  société 
parisienne;  voilà  qui  est  assurément  flatteur  pour  un  journal. 

/'.  .S.  M.  Henri  Reber  donnera  dans  la  granité  salle  du 
Conservatoire  .  le  dimanche  22  décembre  l&W,  à  deux  heu- 
res ,  un  Concert  dont  voici  le  programme  : 

1.  Symphonie  en  ré  mineur  de  M.  Reber;  2.  Romance» 
de  M.  Reber.  chantées  par  M.  Itoger  : 

La  Captive  ; 

La  Chanson  du  Pays. 

lî.  Ciurles  Martel  ,  scène  lyrique  avec  chœurs ,  de  M.  A. 
Cochut ,  mise  en  musique  par  M.  Reber ,  chantée  par  M.  Mas- 
sol  ;  4.  Romances  de  M.  Reber,  chantées  par  M.  Roger  : 

Hai-luli; 
Bergeronnette. 

5.  Symphonie  en  ut  majeur ,  de  M.  Reber  ;  6.  Chœur  du 
Pirates,  paroles  de  M.  Victor  Hugo  ,  musique  de  M.  Reber. 

L'orchestre  sera  conduit  par  M.  Seghers. 

Nous  annonçons  avec  grand  plaisir  ce  Concert  ;  il  y  a 
chez  M.  Reber  l'avenir  d'un  grand  artiste  ;  tous  ceux  qui 
l'ont  entendu  sont  d'accord  là-dessus. 

IIippolttb  LUCAS 


Le  Conseil-d  État  s'est  occupé  cette  semaine  de  l'ad- 
ministration du  Théâtre-Français.  Il  s'agissait  de  savoir 
si  le  gouvernement  serait  responsable  des  engagements 
pécuniaires  de  messieurs  les  comédiens. 

M.  Vivien  a  conclu  contre  la  responsabilité  du  gou- 
vernement, non-seulement  pour  le  passé,  mais  encore 
pour  l'avenir,  reconnaissant  d'ailleurs  que  la  société  du 
Théâtre-Français  devait  être  maintenue  sur  ses  anciennes 
bases. 

M.  Dumont  a  scindé  la  question  de  la  manière  sui- 
vante :  si  le  gouvernement  n'a  aucune  part  dans  la  di- 
rection et  l'administration  du  Théâtre-Français,  il  est 
clair  que  sa  responsabilité  ne  doit  pas  être  engagée  en 
cas  de  perte  ;  mais  s'il  donne  au  Théâtre-Français, 
comme  c'est  son  devoir,  une  direction  littéraire  et  mo- 
rale ,  il  est  évident  que  son  action  engage  sa  responsa- 
bilité. 

MM.  Chasseloup-Laubat.  Saint-Marc-Girardin  et  Si- 
méon.  ont  parlé  dans  le  même  sens  que  M.  Dumont 

La  solution  de  la  question  a  été  ajournée  à  une  pro- 
chaine séance. 


Typographie  de  l.acratnpe  et  Comp. ,  rus  Damielte.  8.  —  Fonderie  de  Ttiorey ,  Virey  et  Morei. 


■ 


1 


Frontispice  <l<-    l'Album   Frédéric  lin, il 
i«4o. 


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L'AUTISTE. 


265 


LE    CONCLAVE 


âOÂî 


académie-Française  ne  veut  plus  qu'on 
dise  d'elle,  qu'elle  est  une  de  ces  honnêtes 
femmes  dont  on  ne  parle  pas. 
Elle  a  voulu  à  toute  force  donner 
un  démenti  au  proverbe;  elle  a 
habilement  saisi  l'occasion  que 
lui  donnait  la  mort  récente  de  M.  Michaud.  En  effet, 
pour  remplacer  l'auteur  de  Y  Histoire  des  Croisades  et  du 
Printemps  d'un  Proscrit,  trois  hommes  se  sont  présentés 
qui  méritaient,  à  des  titres  bien  divers,  la  bienveillance 
et  la  répulsion  de  MM.  les  membres  de  l'Académie-Fran- 
çaise.  L'un ,  M.  Berryer ,  était  appelé  dans  cette  enceinte 
illustre,  par  son  incontestable  renommée  d'éloquence  et 
surtout  par  sa  couleur  politique  ;  car,  de  tout  temps,  c'a 
été  un  des  besoins  de  l'Académie-Française  de  faire  de 
l'opposition  au  pouvoir  établi;  une  opposition  timide  et 
prudente,  si  vous  voulez,  mais  enfin  de  l'opposition.  A 
ce  compte,  personne  ne  convenait  mieux  que  M.  Berryer. 
Il  est  resté  le  sujet  fidèle  de  l'ancienne  monarchie  ;  il  en 
est  l'éloquent  représentant  à  la  Chambre  des  députés  ;  il 
est  d'ailleurs  affable  et  bon  ,  homme  de  bon  goût  et  de 
bonne  compagnie.  On  a  beau  dire  qu'il  n'a  jamais  rien 
écrit ,  ses  amis  vous  répondront  qu'il  a  toujours  très- 
bien  parlé ,  et  qu'après  tout  il  vaut  mieux  mille  Ibis 
parler  comme  M.  Berryer  que  de  faire  de  la  prose  ou 
des  vers  comme  MM.  Jouy  ,  Etienne,  Alexandre  Duval, 
Jay  ,  Tissot,  Lacretelle ,  Dupaty,  Droz,  Guiraud,  Brif- 
faut,  Boger,  Baour-Lormian  et  Campenon.  On  disait 
encore  de  M.  Berryer  qu'il  ne  serait  pas  à  l'Académie- 
Française  le  seul  avocat  du  barreau  de  Paris;  qu'il  y  avait 

2e  SÉRIE  ,  TOME  IV,   17e  LIVRAISON 


toujours  eu  des  avocats  à  l'Académie  ,  et  mille  autres 
bonnes  raisons. 

D'autre  part  se  présentait  M.  Victor  Hugo,  et,  certes, 
celui-là  ne  manquait  pas  non  plus  de  raisons  excellentes 
pour  appuyer  sa  candidature.  Et,  d'abord,  M.  Victor 
Hugo  avait  le  grand  mérite  d'être  un  homme  de  lettres, 
de  l'avoir  toujours  été  et  de  n'être  que  cela.  A  trente- 
huit  ans,  il  était  représenté  par  une  vingtaine  de  gros 
volumes.  Son  nom  remplissait  une  partie  de  la  France 
et  plusieurs  petits  recoins  de  l'Europe.  A  tort  ou  à  rai- 
son, M.  Victor  Hugo  était  le  chef  d'une  école  poétique. 
Plus  que  personne,  il  avait  travaillé  la  langue,  à  laquelle 
il  avait  fait  exécuter  d'immenses  tours  de  force.  Et, 
d'ailleurs,  s'il  est  vrai  de  dire  que  l'Académie  a  été  in- 
stituée pour  les  écrivains ,  sous  quel  prétexte  fermer 
les  portes  de  l'Académie  à  un  homme  qui  a  tant  écrit, 
pour  y  faire  entrer  un  avocat?  Il  y  a  déjà  beaucoup  trop 
d'un  avocat  à  l'Académie,  s'écriaient  les  amis  de  M.  Vic- 
tor Hugo,  et  c'a  été  déjà  une  grande  faiblesse  que  d'y 
faire  entrer  M.  Dupin,  qui  est  un  barbare,  qui  parle  un 
mauvais  patois  de  hasard,  qui  écrit  avec  un  clou  mal 
aiguisé,  qui  est  pédant,  qui  est  brutal,  qui  sent  la  robe 
noire  d'une  lieue.  Non,  nous  ne  pouvons  pas  admettre, 
nous  autres  écrivains,  cette  invasion  du  barreau  dans 
l'Académie  ;  nous  ne  pouvons  pas  accepter,  comme  nos 
confrères,  comme  nos  successeurs  immédiats,  ces  hom- 
mes qui,  par  profession  et  par  devoir,  parlent  de  toutes 
choses  ;  qui  plaident  le  pour  et  le  contre  ;  qui  s'aban- 
donnent corps  et  âme  à  une  mélopée  convenue,  et  qui, 
depuis  des  siècles  qu'ils  font  le  même  discours,  n'ont 
pas  produit  un  discours  qui  soit  irréprochable.  Non,  nous 
ne  pouvons  pas  admettre  que  dans  celte  enceinte,  où 
se  sont  assis  Fénelon,  Bossuet,  Despréaux,  Voltaire . 
l'abbé  Maury,  on  puisse  faire  asseoir,  comme  pairs  et 
compagnons  de  ces  illustres  génies,  les  vagabonds  élo- 
quents de  la  salle  des  Pas-Perdus.  Qui  dit  un  membre 
de  l'Académie-Française,  dit  avant  tout  un  homme  qui 
écrit,  qui  défend  la  langue  par  ses  ouvrages  plus  encore 
que  par  ses  préceptes  ;  un  ouvrier  habile,  correct  et 
avancé  dans  ce  difficile  travail  de  la  langue  française: 
une  sentinelle  vigilante  du  noble  dépôt  confié  à  l'Acadé- 
mie-Française par  le  tout-puissant  cardinal.  L'avocat , 
au  contraire,  méprise  le  style  ;  il  estime  avant  tout 
l'emphase,  la  redondance  ,  la  période  sans  fin ,  tous  les 
hasards  malencontreux  de  l'éloquenoe;  il  est  trivial 
ou  boursoufllé.  Il  ne  se  trouve  à  l'aise  que  dans  les 
extrêmes ,  et ,  quelle  que  soit  sa  parole ,  sa  parole  s'ef- 
face bientôt  et  se  perd  comme  un  vain  son  dans  un  or- 
chestre. Au-dessus  de  l'avocat,  il  y  a  le  juge  qui  parle, 
la  loi  qui  commande;  au-dessus  de  l'écrivain,  il  n'y  ;; 
que  Dieu  et  sa  conscience.  De  l'avocat,  non  plus  que  du 
comédien,  rien  ne  reste,  et  voilà  pourquoi  ils  sont  expo- 
sés l'un  et  l'autre  à  ces  perpétuels  changements,  à  ce- 
contradictions  sans  fin  qui  sont  tout  le  charme  et  toute 

35 


•itif) 


L'ARTISTE. 


h  puissance  de  leur  art.  L'écrivain,  au  contraire,  se  doit 
a  lui-même  respect  et  protection;  il  est  son  juge  unique, 
il  est  son  maître  tout-puissant;  sa  parole  n'est  pas  renfer- 
mée dans  les  quatre  murs  d'un  prétoire  ou  d'une  cour 
d'assises,  mais  au  contraire  elle  s'en  va  au  loin,  portant 
en  tous  lieux  cette  conviction  qui  féconde  les  intelli- 
gences ou  qui  les  éclaire.  L'avocat  parle  à  quelques-uns, 
l'écrivain  parle  à  tous.  L'avocat  plaide  pour  un  seul, 
l'écrivain  plaide  la  cause  universelle.  Non,  il  n'y  a  pas 
de  comparaison  à  faire  entre  une  belle  page  écrite  bien 
purement,  sagement,  avec  cette  noble  chaleur  qui  vient 
du  cœur,  et  la  plaidoirie  la  plus  habile.  L'avocat  est  un 
ergoteur,  un  faiseur  de  paradoxes;  il  ne  doit  voir,  il  ne 
voit  en  effet  qu'un  seul  côté  de  la  vérité,  un  seul  aspect 
des  choses  humaines.  L'écrivain  ,  au  contraire,  s'il  veut 
arriver  à  une  popularité  durable,  s'il  veut  parler  à 
toutes  les  intelligences  et  à  tous  les  cœurs ,  doit  être  , 
avant  tout,  vrai,  sincère,  convaincu.  Et  maintenant,  que 
sera-ce  donc ,  si  nous  comparons  l'œuvre  de  celui-ci  et 
l'œuvre  de  celui-là  ?  Quoi  !  le  philosophe  qui  enseigne ,  le 
poëte  qui  console,  l'historien  qui  juge  de  si  haut,  le  ro- 
mancier qui  est  le  charme  et  la  consolation  de  la  vie,  le 
poëte  comique  qui  redresse  les  vicieux,  le  poëte  tragique 
qui  jette  l'épouvante  dans  l'âme  des  pervers,  l'homme  de 
la  presse  qui  chaque  matin,  dans  un  style  concis,  élégant 
et  rapide,  distribue  à  chacun  son  opinion,  sa  louange  et 
son  blâme  de  chaque  jour ,  les  allez-vous  donc  comparer, 
les  uns  et  les  autres ,  à  l'orateur  banal  de  la  police  cor- 
rectionnelle ou  des  assises?  Non  pas,  certes!  Et  voilà 
pourquoi  nous  ne  voulons  pas,  nous  autres  écrivains, 
laisser  pénétrer  les  avocats  à  l'Académie-Française!  et 
voilà  pourquoi  nous  trouvons  qu'il  yen  a  déjà  beaucoup 
trop  d'un  !  et  voilà  pourquoi  nous  avons  adopté  M.  Vic- 
tor Hugo,  comme  un  des  hommes  les  plus  littéraires  de 
ce  siècle,  comme  un  esprit  actif,  infatigable,  laborieux. 
Laissons  aux  avocats  toutes  les  places  qu'ils  ont  usur- 
pées dans  la  société  moderne;  mais  au  moins  que  les 
avocats  nous  laissent  à  leur  tour,  à  nous  autres  gens 
de  lettres,  les  pauvres  droits  que  nous  avons  conquis  à 
la  pointe  de  la  plume.  L'avocat  est  partout  aujourd'hui  ; 
il  est  à  la  Chambre  des  députés  ;  il  est  à  la  Chambre  des 
pairs;  il  est  au  conseil-d'état;  il  est  dans  la  magistra- 
ture; il  est  aux  finances.  Dites-nous  donc  où  il  n'est 
pas?  Mais  cependant  ne  souffrons  pas  qu'il  se  glisse  dans 
les  lettres  :  il  écrit  trop  mal ,  il  ne  sait  pas  écrire  ;  il 
pense  trop  vite  pour  bien  penser;  il  est  trop  blasé  sur 
tous  les  sentiments  du  cœur  de  l'homme,  sur  la  pitié,  sur 
la  colère ,  sur  la  bienveillance  et  sur  l'amour ,  pour  les 
ressentir  comme  il  les  faut  ressentir ,  ces  nobles  instru- 
ments du  style  durable,  ces  merveilleux  ingrédients  des 
clrcfs-d'œuvre  qui  ne  doivent  pas  mourir. 

Oui,  c'est  cela;  laissons  à  l'avocat  le  monde  entier 
qu'il  occupe  de  son  importance,  et  ne  souffrons  pas  qu'il 
se  glisse  au  milieu  des  romanciers  et  des  poëtes ,  des 


historiens  et  des  critiques.  Pour  être  romancier,  l'ima- 
gination lui  manque;  pour  être  poëte,  c'est  le  oœor; 
pour  être  historien ,  c'est  le  style  ;  pour  être  un  critique, 
c'est  l'art,  le  bon  sens  et  le  goût.  Qu'il  s'avise  de  faire 
un  drame  ,  il  en  a  tant  vu  à  la  cour  d'assises,  qu'il  ne 
sait  par  où  commencer  !  Qu'il  essaie  de  la  comédie , 
et  pour  toute  ressource  il  aura  cette  méchante  ironie  du 
mur  mitoyen  ou  de  la  séparation  de  corps  qui  lui  sert 
depuis  des  siècles.  A  force  de  discuter  des  intérêts,  tou- 
jours des  intérêts,  et  rien  que  des  intérêts,  le  sens  mo- 
ral lui  échappe.  Demandez-lui  ce  que  c'est  que  l'homme, 
et,  pour  toute  définition,  il  vous  dira  :  l'homme  est  un 
animal  plaideur. 

Et  puis,  en  fin  de  cause,  puisque  aussi  bien  MM.  les 
avocats  ne  peuvent  pas  se  passer  d'avoir  un  pied  à  l'In- 
stitut, puisqu'ils  veulent  absolument  ajouter  à  toutes  les 
palmes  qui  ceignent  leur  tête,  la  palme  verte  de  l'aca- 
démicien au  collet  de  leur  habit,  eh  bien  !  dites-leur 
qu'ils  laissent  en  repos  l'Académie-Française,  qu'ils 
aillent  frappera  la  porte  à  côté.  Justement,  depuis  la 
révolution  de  juillet,  faite  par  MM.  les  avocats  et  pour 
MM.  les  avocats ,  on  leur  a  creusé  à  l'hôpital  Mazarin. 
une  jolie  petite  tanière  intitulée  :  Académie  des  Science-- 
morales  et  politiques.  Ils  sont  là  une  dizaine  qui  diva- 
guent et  déraisonnent  comme  quarante  ;  ils  se  réunis- 
sent à  certains  jours  pour  toutes  les  choses  qui  n'ap- 
partiennent : 

1°  Ni  à  l'Académie-Française , 

2°  Ni  à  l'Académie  des  Sciences, 

3°  Ni  à  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres  . 

4°  Ni  à  l'Académie  des  Beaux-Arts. 

Dans  cette  cinquième  et  dernière  roue  ajoutée  au  car- 
rosse de  l'Institut ,  plusieurs  rayons  sont  encore  vacants  : 
qne  MM.  les  avocats  s'en  emparent  ;  qu'ils  y  appellent 
M.  (Jdilon-Barrot,  M.  Garnicr-Pagès ,  M.  Wollis,  ils 
sont  tout  à  fait  dans  leurs  droits  ;  mais  encore  une  fois, 
par  pitié  pour  nous ,  par  respect  pour  eux-mêmes  . 
qu'ils  laissent  l'Académie-Française  en  repos. 

Ainsi  parlaient  les  partisans  de  M.  Hugo,  et  vérita- 
blement, ceux-là  n'avaient  pas  tort  de  défendre  ainsi  la 
cause  des  belles-lettres,  et  de  s'opposer  à  l'empiétement 
funeste  de  l'éloquence  parlée  sur  l'éloquence  écrite.  Mais 
pendant  que  cette  fraction  littéraire  de  l'Académie- 
Française  s'agitait  en  faveur  de  M.  Victor  Hugo,  tout 
comme  la  fraction  politique  se  démenait  en  faveur  de 
M.  Berryer,  au  fond  même  de  l'Académie  se  démenait 
un  autre  parti  qui  n'est  ni  littéraire  ni  politique .  et 
qui  représente,  avec  une  obstination  digne  d'une  meil- 
leure cause,  la  ci-devant  littérature  de  l'Empire.  A  au- 
cun prix  vous  ne  sauriez  persuader  à  ces  braves  gens 
que  l'Empire,  si  puissant  par  la  gloire  des  armes,  n'a- 
vait ni  le  temps ,  ni  le  loisir,  ni  le  besoin  des  grands 
poëtes,  des  grands  écrivains.  Entre  deux  guerres,  on  se 
contentait  fortbien  du  premier  tragique  venu.  M.Etienne, 


1/  \KT1STE. 


2C7 


M.  Jouy  et  M.  Alexandre  Duval  suffisaient  et  au-delà  ù 
tous  les  besoins  du  théâtre  de  ce  temps-là.  M.  Jay  et 
M.  Tissot  représentaient  très-bien  toute  la  critique , 
M.  Lacrctelle  toute  l'histoire ,  M.  Droz  toute  la  philo- 
sophie, et  M.  Baour-Lormian  toute  la  poésie  dont  avaient 
besoin  l'Empereur  et  la  grande  armée. 

Entre  deux  victoires,  on  n'est  pas  difficile  sur  ses  lec- 
tures. Un  homme  qui  s'est  bien  battu  pendant  dix-huit 
mois  et  qui  revient  à  Paris,  est  plus  curieux  de  savoir 
ce  qui  se  passe  dans  les  salons  de  Véry,  que  dans  la  bou- 
tique du  libraire  à  côté.  Pourvu  que  Talma  débitât  une 
tirade,  l'officier  de  la  garde  s'inquiétait  peu  de  savoir  si 
cette  tirade  était  de  M.  Arnault  ou  de  M.  Lucc  de  Lanci- 
v al.  En  ce  temps-là,  le  seul  homme  qui  fût  un  peu 
goûté  dans  les  casernes  et  au  bivouac ,  c'était  Pigault- 
l.chrun  en  personne,  mais  celui-là  n'était  pas  de  l'Acadé- 
niie-Françaisc.  Savez-vous  bien  à  quoi  servaient  les  livres 
nouveaux  de  ce  temps-la  ;  le  savez-vous?  et  comment  il 
se  fait  que  ces  illustres  inconnus  comptent  sans  mentir 
jusqu'à  dix  éditions  de  leurs  œuvres?  Je  vais  vous  le  dire. 
Il  y  avait  une  loi  de  l'Empire  qui  voulait,  qu'avant  de 
partir  pour  les  colonies,  nos  vaisseaux  exportassent  une 
marchandise  quelconque.  Que  firent  les  armateurs?  Ils 
s'adressèrent  à  la  marchandise  la  plus  vulgaire,  la  plus 
facile  à  trouver,  et  au  meilleur  prix.  Ils  bourraient  leurs 
vaisseaux  des  œuvres  complètes  de  ces  messieurs  ;  ainsi 
la  loi  était  satisfaite.  Mais  une  fois  en  pleine  mer,  le  ca- 
pitaine ,  pour  alléger  son  navire ,  jetait  à  l'eau  tout  cet 
esprit,  toute  cette  prose  et  tous  ces  vers  de  pacotille ,  dont 
on  ne  lui  aurait  pas  donné  une  bouteille  de  rhum  ou  une 
livre  de  café.  Ainsi,  à  chaque  voyage,  s'enlevait  une  édi- 
tion complète  des  poèmes  d'Ossian,  des  tragédies  et  des 
fables  de  M.  Arnault ,  des  discours  académiques  de 
M.  Villemain,  et  tant  d'autres  chefs-d'œuvre  imprimés 
a  plusieurs  millions  d'exemplaires,  que  vous  ne  retrou- 
veriez môme  pas  sur  les  quais.  Même; ,  à  ce  propos , 
M.  Michaud ,  l'académicien  qui  vient  de  mourir  et  qu'on 
aura  tant  de  peine  à  remplacer,  disait  un  mot  charmant: 
il  appelait  ces  livres  destinés  à  la  mer ,  des  éditions  ad 
u.sitm  delphini,  à  l'tisage  du  dauphin. 

Mais,  cependant,  tel  qu'il  est,  ce  parti  de  la  litté- 
rature impériale  ,  qui  n'existe  plus  nulle  part  en 
Europe ,  excepté  au  fond  de  la  mer ,  est  encore  tout- 
puissant  à  l'Académie,  où  il  s'est  réfugié  comme  dans 
son  dernier  asile,  comme  dans  un  sanctuaire  inviola- 
ble. Là  il  se  défend  des  ongles ,  du  bec  et  des  votes , 
unguibus  et  rostro ,  ne  pouvant  plus  se  défendre  par  sa 
prose  et  par  ses  vers.  Et  comme  là-dedans  on  ne  pèse 
pas  les  voix  ,  comme  on  les  compte  ,  il  arrive  que 
cette  phalange  de  beaux  esprits  discrédités  exerce  une 
influence  toute-puissante  sur  les  choix  de  l'Académic- 
lïançaise.  Il  faut  dire  aussi  qu'elle  en  a  fait  de  cruels , 
d'incroyables.  C'est  elle  qui.  en  1830,  quand  la  révo- 
lution   de  Juillet  était  grouillante    encore,    a    préfère 


M.  Vienne!  a  Benjamin  Constant,  l'ami  et  l'élève  de 
Mme  de  Staël;  c'est  elle  qui  a  préféré  à  M.  Mole,  ce 
grand  ministre,  ce  gentilhomme  qui  parle  si  bien,  l'au- 
teur de  la  Leçon  de  botanique;  c'est  elle  enfin  qui  a  ba- 
lancé, et  victorieusement  balancé ,  jeudi  passé,  M.  Ca- 
simir Bonjour  avec  M.  Victor  Hugo. 

Or,  écoutez  le  raisonnement  de  ces  messieurs  ;  car,  il 
faut  bien  le  dire,  si  Jetaient  leur  manque,  le  bon  sens 
ne  leur  manque  pas.  Nous  voulons  bien  reconnaître  que 
leurs  œuvres  passées  sont  sans  portée  ,  mais  aussi  nous 
savons  très-bien  qu'ils  sont,  à  tout  prendre,  les  derniers 
disciples  de  Voltaire,  et  qu'à  la  suite  d'un  pareil  maître, 
on  ne  sera  jamais  un  homme  sans  valeur.  Ils  disent  donc, 
au  seul  nom  de  M.  Hugo,  que  M.  Hugo  est  un  novateur 
forcené,  qui  a  beaucoup  plus  bouleversé  la  langue  fran- 
çaise qu'il  ne  l'a  servie,  que  son  exemple  a  été  funeste 
à  toute  une  génération  de  prosateurs  barbares,  de  poètes 
insensés;  ils  disent  que  M.  Hugo  est  un  écrivain  par 
hasard,  qui  n'appartient  nia  l'antiquité  par  ses  études, 
ni  au  XVIIe  siècle  par  son  style ,  ni  au  XVIIIe  siècle  par 
sa  pensée;  qu'il  marche  tout  seul  dans  une  voie  capri- 
cieuse et  folle,  et  que  nul  n'a  pu  le  suivre  ni  dans  ces 
hauteurs  inaccessibles ,  ni  dans  ce  bourbier  fangeux  ;  ils 
disent  qu'ils  ont  lu  les  odes  de  M.  Hugo,  et  que  pour 
quelques  beautés  du  premier  ordre ,  ils  ont  eu  à  subir 
des  pléonasmes,  des  barbarismes,  des  archaïsmes  de  tout 
genre  ;  ils  disent  qu'ils  ont  lu  les  romans  de  M.  Hugo  , 
et  qu'ils  ont  reculé  épouvantés  devant  les  -crimes  de 
Burg-Jargal ,  devant  les  hideux  excès  de  Han  d'Islande 
qui  boit  de  l'eau  salée  et  mange  de  la  chair  crue,  devant 
les  excentricités  de  ce  condamné  à  mort  qui ,  sur  l'é- 
chafaud  même ,  demande  une  plume  au  bourreau  pour 
écrire  la  dernière  sensation  qu'il  va  subir.  De  Notre- 
Dame  de  Paris,  ils  se  souviennent  comme  on  se  sou- 
vient d'un  affreux  cauchemar,  où  toutes  les  choses  pos- 
sibles et  impossibles  se  trouvent  mêlées  et  confondues  , 
où  le  crime  et  la  vertu ,  la  beauté  et  la  laideur,  le  vice  et 
l'innocence,  la  boue  et  la  gloire,  marchent  du  môme  pas 
à  travers  le  même  sentier  d'épines  ,  jusqu'à  ce  que  tout 
cela  tombe  dans  le  même  abîme,  la  vertu,  privée  de 
récompense,  le  crime,  privé  de  châtiment;  ils  ajou- 
tent enfin  que  cette  lecture  a  été  pour  eux  une  es- 
pèce de  mauvaise  action  qu'ils  ont  commise,  et  que  . 
même  dans  cette  dénégation  complète,  absolue,  du  bien 
et  du  mal ,  M.  Victor  Hugo  avait  été  précédé  par  un 
nommé  Voltaire  qui  a  fait  Candide.  Voilà  ce  qu'ils  di- 
sent à  propos  de  ces  ouvrages  que  l'on  appelle  les 
beaux  ouvrages  de  .M.  Victor  Hugo. 

Mais  il  faut  les  entendre  quand  ils  vous  racontent 
qu'ils  ont  assisté  à  la  représentation  de  tous  les  drames 
de  l'auteur  d'flernani  ;  il  faut  les  entendre  vous  raconter 
avec  horreur  comment  Lucrèce  Borgia  ,  pour  se  venger 
d'un  méchant  propos  tenu  sur  son  compte,  remplit  sept 
cercueils  de  sept  cadavres,  et  comment  l'auteur  finit  par 


2(iS 


L'ARTISTE. 


vous  présenter  cette  hyène  en  chaleur,  comme  la  plus 
tendre  des  mères.  Il  faut  les  entendre  vous  expliquer  par 
quelles  combinaisons  licencieuses  et  fatales,  toutes  les 
choses  morales  et  politiques  sont  bouleversées  dans  les 
drames  de  M.  Victor  Hugo.  C'en  est  fait,  le  laid  devient 
le  beau  ,  le  crime  est  vertu  ;  la  prostitution  ,  c'est  l'a- 
mour; la  courtisane,  c'est  l'honnête  femme;  le  laquais, 
c'est  le  roi.  Ainsi  il  a  fait  de  Marion  de  Lorme,  qui  était 
bien  pis  que  l'espion  du  cardinal  de  Richelieu,  qui  était  sa 
maîtresse,  la  plus  tendre,  lapluschaslcet  la  plus  dévouée 
des  amantes.  Ainsi  il  a  faitde  Marie  Tudor,  cette  austère 
catholique  que  l'histoire  appelle  la  sanglante  Marie,  une 
femme  impudique  qui  paie  un  Italien  pour  en  être  aimée, 
et  qui  coupe  la  tête  de  cet  Italien  quand  celui-ci  trahit 
son  contrat  de  vente.  Ainsi,  ô  douleur!  pour  réhabiliter 
un  Triboulet ,  un  vil  bouffon  ,  un  horrible  bossu  ,  un 
indigne  bâtard  du  billard  Quasimodo.ee  malencontreux 
dramaturge  a  couvert  de  crachats  et  d'insultes  le  roi  le 
plus  élégant  et  le  plus  brave  qu'ait  eu  la  France ,  ce 
François  I"  armé  chevalier  par  Bayard.  Comme  aussi, 
dans  une  lutte  étrange  entre  la  courtisane  et  l'honnête 
femme,  dans  Angélo,  tyran  de  Padoue,  c'est  naturelle- 
ment la  courtisane  qui  l'emporte.  A  la  courtisane  tous 
les  regrets,  tous  les  respects  du  poète,  et  rien  à  l'honnête 
femme,  sinon  son  amant,  qu'on  lui  jette  par  charité.  Sans 
compter  qu'il  y  a  à  peine  un  an  ,  M.  Victor  Hugo  allait 
chercher  surle  trône  de  toutes  les Espagnes,  laplus  honnête 
femme  qui  ait  jamais  régné  dans  le  royaume  de  Charles- 
Quint.  Et  pourquoi  faire,  je  vous  prie?  pour  la  traîner 
par  les  cheveux  dans  un  bouge  infâme,  dans  le  même 
bouge  que  François  1"  et  la  Esméralda  ,  pour  la  mettre 
en  présence  d'un  laquais  encore  vêtu  de  sa  souquenille 
à  galons  d'or ,  et  pour  forcer  cette  majesté  sacrifiée  et 
souillée  de  dire  à  cet  homme  en  livrée  :  Je  t'aime,  Ruy- 
Illas. 

Et  voilà  donc  ce  qu'il  nous  faudrait  approuver,  nous 
autres,  les  anciens  condisciples  de  M.  de  Laharpe.  qui 
remontons  par  lui  jusqu'à  l'Art  poétique  de  Boileau  ! 
nous  autres  qui  admirons  encore  non-seulement  Cinna 
et  Britannicus,  mais  encore  OEdipe  et  Zaïre!  Et  parce 
qu'on  nous  repousse  de  toutes  parts,  parce  que  pas  un 
libraire  ne  consentirait  à  imprimer  un  seul  de  nos  livres 
à  moitié  frais,  parce  qu'on  nous  relègue  à  la  Chambre 
des  pairs  comme  autant  d'invalides,  vous  exigeriez  que, 
démentant  nos  études  premières,  les  livres  de  notre 
âge  mûr,  les  maîtres  de  notre  vie,  les  chefs-d'œuvre 
qui  charment  encore  notre  vieillesse  ,  nous  ouvrissions 
la  porte  de  ce  dernier  asile,  où  nous  sommes  invio- 
lables, à  cet  énergumène  qui  sait  à  peine  nos  noms, 
qui  n'a  pas  lu  une  seule  de  nos  pages,  qui  se  croit 
plus  grand  mille  fois  que  Voltaire,  notre  dieu!  Non, 
non!  tant  que  nous  ne  serons  pas  tout  à  fait  morts,  tant 
que  notre  voix  comptera  pour  une  voix  académique, 
nous  n'irons  pas,  pour  ce  nouveau  venu,  renoncera  nos 


vieilles  croyances  ;  nous  n'irons  pas  sacrifier  a  celui-là 
nos  sympathies  et  nos  haines  littéraires;  nous  sommes 
trop  vieux  pour  briser  les  dieux  que  nous  avons  adorés 
et  dont  nous  avons  patiagé  l'encens;  nous  sommes  trop 
vieux  pour  élever  des  autels  à  des  poètes  éphémères  qui 
passeront  comme  nous  avons  passé.  Si  celui-là  veut 
notre  place,  qu'il  attende  que  nous  soyons  tout  à  fait 
morts.  C'est  bien  assez  pour  nous  que  nous  ayons  accepté 
M.  de  Lamartine  et  M.  de  Chateaubriand. 

Voilà  comment  s'expliquent  les  vénérables  vétérans 
de  la  littérature  impériale,  les  poètes  émérites,  les  pro- 
sateurs à  chevrons,  les  vieux  grognards  de  l'art  drama- 
tique, les  moustaches  grises  delà  poésie  étique.  En  même 
temps  ils  se  retournent  avec  rage,  avec  joie,  vers  leurs 
soutiens  naturels;  ils  veulent  choisir,  pour  le  placer  à  leur 
côté, un  de  leurs  continuateurs, un  de  leurs  élèves;  ce- 
lui-là aura  toujours  assez  de  génie,  qui  continuera  de  son 
mieux  la  littérature  impériale.  A  ces  causes,  vous  pen- 
sez s'ils  ont  adopté  M.  Casimir  Bonjour,  s'ils  l'ont  en- 
touré de  leurs  suffrages  unanimes.  Celui-là,  en  effet,  par 
son  style  inélégant,  par  son  esprit  trivial,  partout  ce 
qu'il  y  a  de  commun  dans  ce  qu'on  ne  peut  pas  appeler 
son  talent,  par  son  peu  d'intelligence  des  formes  litté- 
raires, celui-là  est  tout  à  fait  un  auteur  dramatique  de 
1801  à  1814  inclusivement.  Aussi  a-t-il  été  préféré,  non 
pas  seulement  à  M.  Victor  Hugo,  mais  même  à  M.  An- 
celot,  qui  passera  plus  tard. 

Que  si  vous  demandez  comment,  sur  trente-trois  vo- 
tants, il  est  arrivé  que  M.  Berner  n'ait  eu  que  douze 
voix,  et  que  M.  Victor  Hugo  n'ait  pas  pu  obtenir  une 
seule  voix  de  plus  que  M.  Casimir  Bonjour,  neuf  voix 
pour  l'un  et  neuf  voix  pour  l'autre,  ce  qui  leur  aura  été 
également  désagréable  à  tous  les  deux  ,  nous  vous  dirons 
qu'à  ces  trois  partis  H  faut  en  ajouter  un  quatrième ,  les 
indifférents  et  les  philosophes  sceptiques.  A  ceux-là. 
quel  que  soit  le  candidat  qu'on  leur  présente,  la  chose 
est  complètement  indifférente.  Ils  arrivent  à  l'Académie 
comme  de  froids  spectateurs,  uniquement  pour  juger  de 
ces  grands  coups  d'épée  dans  l'air  ;  ils  sont  inaccessibles 
à  toutes  les  émotions  des  politiques,  des  littérateurs  et 
des  impérialistes  ;  seulement  ils  espèrent  que  dans  cette 
ardente  et  ridicule  mêlée,  l'Académie,  fatiguée  de  voter, 
finira  par  prendre  un  moyen  terme,  et  que  des  trois  con- 
currents pas  un  seul  ne  sortira.  Alors  ils  jettent  comme 
par  hasard,  aumilieu  de  l'élection, un  nouveau  venu  qui, 
par  son  insignifiance  ou  par  son  importance,  puisse  ral- 
lier tous  les  votes  et  tirer  ainsi  cet  illustre  corps  de  sa 
pénible  incertitude.  Ainsi  a  été  jeté  le  nom  de  M.  Vatout 
par  quelque  académicien  goguenard  qu'on  dit  être 
M.  Scribe.  Ainsi  a  été  prononcé  le  nom  de  M.  de  Lamen- 
nais, cet  énergique  et  turbulent  successeur  de  Bossuet , 
quiapréféré  au  chapeau  couleur  de  pourpre,  un  bonnet 
couleur  de  sang,  et  que  l'Académie  ferait  bien  de  nom- 
mer, ne  fût-ce  que  pour  l'arracher  aux  doctrines  de  Ba- 


L'AUTISTE. 


2(i« 


bœuf,  où  M.  de  Lamennais  finira  par  tout  perdre,  et  même 
son  talent  d'écrivain.  Mais,  ni  M.Vatoutpar  son  non-sens 
juste-milieu,  ni  M.  de  Lamennais  par  sa  toute-puissance 
républicaine,  n'ont  pu  calmer  un  seul  instant  ces  trois  ri- 
valités en  présence.  On  s'est  séparé  comme  on  s'était 
réuni,  avec  le  même  parti  pris  à  l'avance,  avec  le  même 
acharnement. 

Telle  est  l'histoire  de  la  nouvelle  élection  académique. 
Entre  ces  trois  partis  qui  se  seraient  dévoré  le  cœur,  il 
n'y  avait  à  espérer  aucune  transaction.  M.  Thiers  et 
M.  Mignct  voulaient  de  M.  Berryer,  parce  que  M.  Ber- 
ryer  est  un  homme  politique.  M.  Cousin  et  M.  Casimir 
Delavïgne  voulaient  de  M.  Bcrryer  pour  n'avoir  pas 
M.  Victor  Hugo.  M.  Dupin  voulait  de  M.  Berryer,  parce 
que  M.  Berryer  est  un  avocat  ;  MM.  Guiraud  ,  Briffaut, 
Roger  et  Campenon,  parce  que  M.  Berryer  est  légiti- 
miste. M.  Lcmercier  voulait  de  M.  Berryer,  parce  que 
M.  Berryer  n'a  jamais  fait  de  comédie  ni  de  drame.  Ce 
sont  là  dix  voix  bien  acquises.  M.  Berryer  en  a  eu  jus- 
qu'à douze;  mais  pour  qu'il  fût  élu  en  effet,  il  en  fallait 
dix-sept. 

D'autre  part,  M.  de  Chateaubriand,  M.  de  Lamartine, 
M.  Cuizot,  M.  Villemain,  M.  Salvandy,  M.  Ch.  Nodier, 
MM.  Philippe  de  Ségur,  Soumet  et  Lebrun,  les  vérita- 
bles hommes  de  lettres  de  l'Académie,  appelaient  de 
tous  leurs  vœux  M.  Victor  Hugo,  les  uns  parce  que 
M.  Victor  Hugo  a  écrit  la  belle  ode  sur  la  mort  de 
Louis  XVIII  et  sur  la  naissance  de  M.  le  duc  de  Bor- 
deaux ;  les  autres ,  pour  les  beaux  vers  que  M.  Victor 
Hugo  a  adressés  à  M.  le  duc  d'Orléans  :  ceux-ci,  parce 
que  M.  Victor  Hugo  n'est  pas  M.  Casimir  Bonjour; 
ceux-là,  enfin,  parce  que  M.  Victor  Hugo  n'est  pas 
M.  Berryer. 

Nous  venons  de  vous  dire  les  motifs  du  parti  de  la  lit- 
térature impériale;  d'où  il  résulte  que  chacun  des  partis 
de  l'Académie  avait  raison .  et  qu'il  était  impossible  de 
s'entendre.  A  ces  causes ,  l'Académie  a  remis  l'élection  ; 
c'est  une  manière  tout  comme  une  autre  d  être  impor- 
tante trois  mois  de  plus. 

Il  faut  donc  attendre  trois  mois  encore,  et  pendant 
ces  trois  mois ,  nous  engageons  de  toutes  nos  forces  la 
France  et  l'Europe  entière  à  rester  calmes,  et  à  ne  pas 
compromettre,  par  trop  d'impatience,  une  si  impor- 
tante délibération. 

A  Borne,  dans  le  chAteau  Saint-Ange,  lorsque  les  prin- 
<ts  de  l'église  romaine  sont  réunis  pour  élire  un  nouveau 
pape,  les  cardinaux,  moins  heureux  que  nos  académiciens, 
sont  renfermés  dans  la  sainte  citadelle ,  et  nul  n'en  peut 
sortir  que  le  nouveau  souverain-pontife  ne  soit  élu. 
Chaque  soir,  le  peuple  de  Rome  se  rassemble  sur  la 
place  ,  impatient  de  savoir  s'il  a  enfla  un  nouveau  maî- 
tre; et  chaque  soir,  à  la  fumée  qui  sort  de  la  longue 
cheminée  du  château  Saint-Ange ,  le  peuple  reconnaît 
qu'on  brûle  les  votes  de  la  journée ,  et  que  demain  ce 

l<    SÉRIE,  TOME    IV.   17e    LIV. 


sera  à  recommencer.  Quand  il  n'y  a  plus  de  fumée,  c'est. 
que  le  pape  est  nommé. 

Tout  au  rebours  à  l' Académie-Franc  aise  :  placez-vous 
sur  le  Pont-des-Arts,  regardez  avec  attention  ,  et  si  vous 
voyez  quelque  nouvelle  et  imperceptible  fumée  sortir 
de  la  voûte  Mazarine ,  c'est  qu'en  effet  le  nouvel  aca- 
démicien est  élu. 


Houuclle  Smnpl)tmic  ùc  Ocvlio;. 


Miois  expériences  successives  ont 
\ 'enfin  substitué  des  opinions  à  ce 
qui  n'était  en  définitive  que  préven- 
tion bonne  ou  mauvaise,  au  sujet  de 
cet  ouvrage.  On  ne  s'est  peut-être 
pas  encore  habitué  à  la  forme  ,  mais 
on  la  discute  et  on  la  juge;  on  lui  accorde  le  droit  d'être 
examinée  comme  toute  autre.  C'est  beaucoup  à  l'égard 
d'un  homme  excentrique,  qui  doit  déjà  subir,  en  cette 
qualité,  un  dénigrement  tout  formulé  d'avance,  ou  ,  ce 
qui  est  pis  encore,  les  admirations  frénétiques  de  pau- 
vres petits  diables  enragés  qui  demandent  à  faire  partie 
de  quelque  nouveau  cénacle.  Les  gens  qui  attendent  , 
pour  voir  clair  dans  leurs  sensations,  pour  reconnaître 
leur  sentiment  et  en  faire  part  timidement  aux  autres, 
se  sont  enfin  prononcés  ;  ils  sont  généralement  satisfaits  ; 
l'innovation  ne  les  effraie  plus  autant.  Celte  innovation 
était,  il  faut  le  dire,  plus  difficile  à  faire  passer  qu'une 
autre  ,  car  elle  portait  sur  le  cadre,  plutôt  que  sur  le 
fond  même  de  la  composition  ;  or,  les  gens  sont  bien 
plus  frappés  par  ces  circonstances  extérieures.  C'est  là 
ce  qui  attire  leur  attention,  ce  qu'ils  comprennent  ou 
croient  comprendre;  c'est  toujours  là,  soyez-en  sûr, 
qu'ils  rattachent,  avec  une  préoccupation  bien  amu- 
sante ,  une  poétique  de  toutes  pièces  qu'on  est  bien 
étonné  de  voir  arriver  en  pareille  affaire.  Qu'est-il  resté 
en  définitive  de  l'impression  faite  par  la  symphonie  de 
Berlioz  sur  ces  différentes  classes  de  personnes?  L'idée 
d'une  œuvre  capitale  à  peu  près  pour  tout  le  monde. 
Les  classiques  ,  car  il  y  a  encore  des  gens  qui  s'intitulent 
classiques ,  comme  s'il  y  avait  encore  des  romantiques 
aujourd'hui ,  et  sans  penser  que  le  romantique  de  la 
veille  est  le  classique  du  lendemain,  et  que  le  classique 
d'aujourd'hui  est  le  romantique  d'hier;  les  classiques 
débitent  encore  leurs   innocenles  plaisanteries  sur  la 

30 


270 


1,'ARTISTK. 


forme  non  sanctionnée  par  l'usage  antique  et  solennel , 
prêtent  à  l'auteur  des  intentions  qu'il  n'a  pas  eues;  mais 
ils  reconnaissent  qu'abstraction  faite  de  ces  intentions, 
la  musique  est  belle  ,  noble,  touchante,  d'un  grand  ca- 
ractère, et  faite  pour  causer  de  vives  émotions.  Les 
classiques  vous  invitent  donc  à  bien  en  jouir ,  sans  pen- 
ser à  rien  ,  et  se  bornent  à  reprocher  à  l'auteur  d'avoir, 
en  la  composant,  pensé  à  trop  de  choses.  La  masse  a 
bien  entendu  aussi  jouir  de  cette  belle  création,  chacun 
ii  sa  manière,  et  l'on  se  trouve  maintenant  d'accord  sur 
le  seul  point  qui  importe  à  l'auteur  et  aux  amis  de  l'art, 
à  savoir,  qu'il  s'agit  de  belle  musique  ,  intention  à  part, 
et  d'un  plaisir  à  la  portée  de  tout  le  monde  capable  de 
sentir  la  musique. 

Nous  reconnaîtrons,  d'un  autre  coté  ,  que  l'auteur  a 
procédé  cette  fois  de  manière  à  se  faire  comprendre  des 
masses  ;  que  sa  pensée ,  moins  enveloppée  des  ténèbres 
de  la  méditation  solitaire,  est  plus  limpide  et  plus  dé- 
gagée des  idées  incidentes  qui  la  masquaient  parfois  dans 
se*  premières  compositions.   11  marche  plus  droit  au 
but,  peint  à  larges  traits,  comme  il  convient  pour  un 
travail  de  grandes  proportions  qui  doit  être  vu  à  dis- 
tance. Cette  belle  qualité  est  surtout  sensible  dans  le 
grand  chœur  final ,  dont  l'allure  et  les  moyens  semblent 
de  prime  abord  faits  pour  être  compris  par  toutes  les 
intelligences.  Dans  le  reste,  son  esprit  et  son  cœur  se 
montrent  comme  détendus  et  épanouis.  Cette  fois  encore, 
il  est  prouvé  qu'il  n'est  rien  de  tel  que  le  succès  pour 
rapprocher  des  autres  hommes  celui  qu'en  avait  éloigné 
le  sentiment  d'une  poésie  et  d'un  enthousiasme  naguère 
incompris  par  la  foule.  La  musique  de  Berlioz  ne  sera 
peut-être  jamais  tout  entière  celle  de  tout  le  monde,  niais 
tout  le  monde  arrive  à  vouloir  la  connaître  et  la  goûter. 
Dans   notre  premier  article,  nous  avons  parlé  des 
cbcearo  employés  dans  celte  symphonie  ,  sans  expliquer 
ce  que  le  programme  entend  par  le  petit  et  par  le  grand 
(lueur.  Le  petit  chœur,  qui  se  compose  de  quatorze  voix 
au  plus,  raconte  ou  prédit  les  événements;  il  marche 
presque  toujours  à  l'unisson  ,  sauf  quelques  finales  qui 
donnent  à  l'oreille  la  satisfaction  d'un  accord.  Cette  dis- 
position de  récitatif  harmonique  a  été  remplie  avec  un 
charme  de  simplicité  et  de  candeur  dont  on  n'a  sans 
doute  guère  tenu  compte  au  musicien ,  et  qui  mérite 
bien  d'être  remarqué.  Cette  mélopée  naïve  et  claire  qui 
raconte  sans  passion  ,  n'empiète  jamais  sur  le  domaine 
de  la  véritable  musique,  et  rafraîchit  l'oreille  après  les 
émotions  fortes  produites  par  les  grandes  masses  instru- 
mentales et  chorales.  Quant  au  grand  chœur,  il  est  ce 
que  l'auteur  le  fait,  selon  les  besoins  de  la  situation. 

Nous  n'avons  point  parlé  du  librelto,  fort  élégant 
d'ailleurs ,  que  M.  Emile  Deschamps  a  écrit  pour  servir 
de  canevas  à  cette  symphonie  dramatique.  Comme  M.  E. 
Deschamps  n'a  probablement  fait  là  qu'une  œuvre  de 
complaisance  ,  nous  le  louerons  pour  la  poésie  très-heu- 


reuse dont  il  a  orné  cet  opuscule  sans  prétention  ,  sans 
parler  autrement  de  quelques  parties  prosaïques  ;  mais 
nous  l'engageons,  pour  une  autre  fois,  à  ne  plus  faire 
du  chœur  récitant  un  professeur  traitant  des  questions 
d'art,  d'histoire  et  de  littérature.  Kien  ne  nuit  plus  à 
l'illusion  ,  rien  n'est  plus  opposé  à  l'esprit  de  l'art ,  que 
celle  singulière  idée  de  s'analyser  et  de  s'apprécier  en 

pleine  action. 

A.   SPECHT. 


LU  §^©[ 


L  faut  placer  Le  Sage  tout 
simplement  à  côté    de  Mo- 
lière; c'est  un  poëte  comi- 
que, dans  toute  l'acception 
de  ce  grand  mot ,  la  comédie. 
Il  en  a  les  nobles  instincts, 
l'ironie  bienveillante,  le  dia- 
logue animé ,  le  style  net  et 
limpide,  la  malice  sans  cruauté  ;  il  a  étudié  à  fond  les 
différents  états  de  la  vie,  en  haut  et  en  bas  du  monde. 
Il  sait  très-bien  les  mœurs  des  comédiens  et  des  grands 
seigneurs,  des  hommes  d'épée  et  des  gens  d'église,  des 
étudiants  et  des  belles  dames.  Exilé  du  Theàlrc-Fran- 
çais ,  dont  il  eût  été  l'honneur,  et  moins  heureux  que 
Molière,  qui  avait  les  comédiens  à  ses  ordres  et  qui  était 
le  propriétaire  de  son  théâtre  ,  Le  Sage  s'est  vu  obligé 
plus  d'une  fois  de  refouler  en  lui-même  cette  comédie. 
qui  n'avait  pas  de  débouché  au  dehors,  faute  d'acteurs 
pour  la  représenter;  alors,  force  a  bien  été  à  l'auteur  de 
Turcaret  de  trouver  une  forme  nouvelle  qui  lui  permit 
de  jeter  dans  le  monde  l'esprit,  la  grâce,  l'enjouement, 
l'enseignement  qui  l'obsédaient.  De  pareils  hommes, 
quand  on  écrit  leur  biographie  ,  il  n'y  a  qu'une  chose  à 
faire,  c'est  la  louange.  Plus  ils  ont  été  cachés  et  modestes 
dans  leur  vie,  et  plus  les  critiques  qui  s'en  occupent  ont 
le  droit  de  les  entourer  de  respects  et  d'éloges;  c'est  la 
une  justice  tardive  si  vous  voulez ,  mais  enfin  une  jus- 
tice; et  d'ailleurs,  qu'importent  ces  événements  vul- 
gaires? Toutes  ces  biographies  se  ressemblent.  Un  peu 
plus  de  pauvreté,  un  peu  moins  de  misère,  une  jeunesse 
vivement  dépensée,  l'âge  mûr  sérieux  et  rempli  de  tra- 
vail ,  une  vieillesse  respectée,  honorable,  et  au  bout  de 
tous  ces  travaux,  de  toutes  ces  peines,  de  toutes  ces  an- 
goisses de  l'esprit  et  du  cœur  dont  les  grands  artistes  ont 
seuls  le  secret,  l'Académie-Françaisc  en   perspective. 
Alors  si  vous  êtes  un  homme  médiocre,  toutes  les  portes 
vous  sont  ouvertes  ;  si  vous  êtes  un  homme  de  génie ,  la 
porte  s'ouvre  difficilement  ;  enfin  ,  êtes-vous  par  hasard 


L'ARTISTE. 


271 


un  de  ces  esprits  excellents  qui  n'apparaissent  que  de 
siècle  en  siècle?  il  peut  se  faire  que  I  Académie-Fran- 
çaise ne  veuille  de  vous  à  aucun  prix.  Ainsi  a-t-elle  fait 
pour  le  grand  Molière,  ainsi  a-t— elle  fait  pour  Le  Sage: 
ce  qui  est  un  grand  honneur,  savez-vous,  pour  l'illustre 
auteur  de  Gil  Blas. 

René  Le  Sage  est  né  dans  le  Morbihan,  le  8  mai  1668; 
et  cette  année-là,  Racine  faisait  jouer  let  Plaideurs,  Mo- 
lière faisait  jouer  l'Avare.  Le  père  de  Le  Sage  était  un 
homme  quelque  peu  lettré,  comme  pouvait  l'être  un  ho- 
norable avocat  de  province,  qui  vivait  au  jour  le  jour  en 
grand  seigneur,  et  sans  trop  s'inquiéter  de  l'avenir  de 
son  fils  unique.  Le  père  mourut  comme  l'enfant  n'avait 
que  quatorze  ans  ;  bientôt  après  le  jeune  René  perdit  sa 
mère,  il  resta  seul  sous  la  tutelle  d'un  oncle,  et  il  fut 
trop  heureux  d'avoir  pour  tuteurs  les  savants  maîtres  de 
la  jeunesse  du  XVII* siècle,  les  Jésuites,  qui  devaient  plus 
tard  être  les  maîtres  de  Voltaire,  comme  ils  ont  été  les  in- 
stituteurs de  toute  la  France  du  grand  siècle.  Grâce  à 
cet  habile  et  paternel  enseignement,  notre  jeune  orphelin 
pénétra  bien  vite  dans  les  savants  et  poétiques  mystères 
de  cette  antiquité  classique,  qui  est  encore  aujourd'hui 
et  qui  sera  jusqu'à  la  fin  du  monde  la  source  intarissa- 
ble du  goût,  du  style,  de  la  raison  et  du  bon  sens.  C'est 
une  louange  à  donner  à  Le  Sage,  qu'il  a  été  élevé  avec 
autant  de  soin  et  de  zèle  que  Molière  et  Racine ,  que  La 
Fontaine  et  Voltaire  ;  les  uns  et  les  autres  ils  se  sont  pré- 
parés par  de  sévères  études  et  par  leur  respect  pour  leurs 
maîtres,  à  être  des  maîtres  à  leur  tour;  ils  sont  devenus 
des  écrivains  classiques  pour  avoir  respecté  les  écrivains 
classiques,  ce  qui  peut  servir,  au  besoin,  d'enseigne- 
ment aux  beaux  esprits  de  nos  jours. 

Mais,  quand  cette  première  éducation  fut  accomplie, 
et  quand  il  sortit  de  ces  maisons  savantes  tout  rempli  de 
grec  et  de  latin  ,  tout  animé  de  la  ferveur  poétique,  Le 
Sage  rencontra  ces  terribles  obstacles  qui  attendent  in- 
violablement,  au  sortir  de  ses  études,  tout  jeune  homme 
sans  famille  et  sans  fortune.  Le  poëte  Juvénal  l'a  très- 
bien  formulé  dans  un  de  ses  plus  beaux  vers  :  Ceux-là 
surnagent  difficilement,  à  qui  la  pauvreté  fait  nbstarle  : 

HaucJ  facile  rmcrguni,  quorum  virlulibus  obsiat 
Resangusta  liomi.... 

Mai» qu'importe  la  pauvreté  quand  on  est  si  jeune, 
quand  l'espérance  est  si  vaste,  la  pensée  si  puissante  et  si 
riche!  On  n'a  rien.il  est  vrai:  mais  le  monde  vous  ap- 
partient en  propre,  le  monde  est  votre  patrimoine  ;  vous 
êtes  le  roi  de  l'univers;  autour  de  vous  la  vingtième  an- 
née touche  toute  chose  de  sa  baguette  d'or.  Votre  regard 
net  et  limpide  pourrait  regarder  en  face  le  soleil,  comme 
fait  l'aigle.  C'en  est  fait ,  toutes  les  puissances  de  votre 
âme  sont  éveillées,  toutes  les  passions  de  voire  cœur 
s'appellent  les  unes  les  autres  pour  entonner  l'Hotanm 
in  e.reelsis !  Qu'importe  alors  que  l'on  soit  pauvre?  un 


beau  vers,  une  noble  pensée  ,  une  phrase"  bien  faite,  la 
main  d'un  ami,  le  doux  sourire  d'une  jeune  fille  (pli 
passe,  voilà  de  la  fortune  pour  huit  jours.  Ceux  qui,  au 
commencement  de  toute  biographie,  entrent  dans  toutes 
sortes  de  lamentations  pour  déplorer  d'une  voix  pathé- 
tique la  triste  destinée  de  leur  héros,  ceux-là  ne  sont 
guère  dans  le  secret  des  faciles  bonheurs  de  la  poésie, 
des  adorables  joies  de  la  jeunesse;  les  insensés!  ils  s'a- 
musent à  compter  un  à  un  les  haillons  qui  couvrent  ce 
beau  jeune  homme,  et  ils  ne  voient  pas  à  travers  les 
trous  de  son  manteau  ces  membres  vigoureux  et  forts . 
ces  bras  d'Hercule,  cette  poitrine  d'athlète;  ils  s'api- 
toient sur  ce  pauvre  jeune  homme  dont  le  chapeau  est 
usé,  et  sous  ce  chapeau  difforme  ils  ne  voient  pas  cet<<- 
abondante,  noire  et  soyeuse  chevelure,  qui  est  le  dia- 
dème flottant  de  la  jeunesse.  Ils  vous  disent,  en  pous- 
sant de  gros  soupirs,  comment  Diderot  s'estimait  heu- 
reux quand  il  avait  sur  son  pain  sec  un  morceau  de  fro- 
mage ,  et  comment  ce  pauvre  Kené  Le  Sage  ne  buvait  à 
ses  repas  que  de  l'eau  claire;  la  belle  affaire  ,  en  vérité' 
Mais  Diderot,  en  mangeant  son  fromage,  méditait  déjà 
toutes  les  secousses  de  l'Encyclopédie;  mais  cette  belle 
eau  claire  que  l'on  boit  à  vingt  ans ,  dans  le  creux  de  sa 
main  blanche,  vous  enivre  bien  mieux  que  ne  le  fera 
vingt  ans  plus  tard,  hélas!  le  meilleur  vin  de  Champa- 
gne versé  dans  des  coupes  de  cristal. 

Voilà  donc  pourquoi  il  ne  faut  pas  trop  nous  inquiéter 
des  premières  années  de  Le  Sage  ;  il  était  jeune  et  beau, 
et,  tout  en  marchant  le  nez  au  vent  comme  un  poëte,  il 
rencontra,  chemin  faisant,  ces  premières  amours  que 
l'on  rencontre  toujours  quand  on  a  le  cœur  honnête  et 
dévoué.  Une  belle  dame  l'aima  ,  et  il  se  laissa  aimer  tant 
qu'elle  voulut ,  et  sans  plus  s'inquiéter  de  sa  bonne 
fortune  que  l'eût  fait  maître  Gil  Rlas  dans  pareille  occa- 
sion. Ces  premières  amours  de  notre  poëte  ont  duré  tout 
autant  que  doivent  durer  ces  sortes  d'amours ,  assez 
longtemps  pour  qu'il  n'y  ait  pas  de  regrets,  pas  assez 
longtemps  pour  qu'il  y  ait  de  la  haine.  Quand  donc,  ils 
se  furent  bien  aimés,  elle  et  lui,  ils  se  séparèrent  pour 
aller  chacun  de  son  côté,  comme  on  fait  toujours;  elle 
prit  un  mari  plus  sensé  et  mieux  posé  que  son  amant ,  il 
pritune  femme  plusjolieet  moins  riche  que  sa  maîtresse. 
Et  bénie  soit-clle  l'honnête  et  dévouée  jeune  fille  qui  a 
consenti,  de  gaieté  de  cœur,  à  courir  tous  les  hasards, 
tous  les  chagrins,  et  aussi  à  s'exposer  aux  joies  si  douces 
de  la  vie  poétique!  Ainsi,  Le  Sage  entra  presque  sans 
s'en  douter  dans  cette  vie  laborieuse  où  il  faut  dépenser 
chaque  jour  les  plus  rares  et  les  plus  charmants  trésors 
de  son  esprit  et  de  son  Ame;  il  écrivit,  pour  commen- 
cer, une  espèce  de  traduction  des  Lettres  de  Calisthène, 
sans  se  douter  qu'il  avait  plus  d'esprit  à  lui  tout  seul 
que  tous  les  Grecs  du  quatrième  siècle.  L'ouvrage  n'eut 
aucun  succès,  et  cela  devait  être.  Quand  on  a  le  génie  de 
Le  Sage,  il  faut  faire  des  œuvres  originales,  ou  ne  pas 


ni 


L'AUTISTE. 


s'en  mêler.  Traduire  est  un  métier  de  manœuvre,  imiter 
(■-.t  un  métier  de  plagiaire.  Au  reste,  le  non-succés  de  ce 
premier  livre  rendit  Le  Sage  moins  superbe  et  moins 
lier:  il  accepta  une  pension,  ce  qu'il  n'eût  jamais  fait 
s'il  eût  réussi  tout  d'abord,  de  M.  l'abbé  de  Lyonne; 
celte  pension  était  de  six  cents  livres;  et  à  ce  propos, 


les  biographe*  s'extasient  sur  la  générosité  de  l'abbe  de 
Lyonne.  Six  cents  livres!  et  quand  on  pense  que  si  Le 
Sage  vivait  de  nos  jours,  rien  qu'avec  son  théâtre  de  la 
Foire  il  gagnerait  trente  mille  francs  chaque  année!  De 
nos  jours,  un  roman  comme  Gil  Blas  ne  vaudrait  pas 
moins  de  cinq  cent  mille  francs  :  le  Iiinbl<-  iiniinir  en  eût 


rapporté  cent  mille,  tout  autant.  Mais  cependant  il  ne 
faut  pas  en  vouloir  à  M.  l'abbé  de  Lyonne  pour  avoir 
fait  six  cents  livres  de  pension  à  l'auteur  de  Gil  Mas. 
L'abbé  de  Lyonne  fit  plus  encore,  il  ouvrit  à  Le  Sage  un 
admirable  trésor  d'esprit,  d'imagination  et  de  poésie,  il 
lui  enseigna  la  langue  espagnole,  cette  belle  et  noble 
institutrice  du  grand  Corneille;  et  certes,  ce  n'est  pas  là 
uoe  gloire  médiocre  pour  la  langue  de  Cervantes,  d'a- 
voir donné  naissance  chez  nous  au  Cid  et  à  Gil  Blas. 
Vous  pensez  si  Le  Sage  accepta  avec  joie  ce  nouvel  en- 
seignement, s'il  se  trouva  bien  à  l'aise  dans  ces  mœurs 
élégantes  et  faciles,  s'il  étudia  avec  amour  cette  galan- 
terie souriante,  cette  jalousie  loyale,  ces  duègnes  farou- 
ches en  apparence,  mais  au  fond  si  faciles;  ces  belles 
dames  si  élégantes,  le  pied  dans  le  satin ,  la  tète  dans  la 
mantille;  ces  charmantes  maisons  brodées  au-dehors, 
silencieuses  au-dedans  ;  la  fenêtre  agaçante ,  sourire  par 

le  haut,  et  murmurant  concert  à  ses  pieds! Vous 

pensez  s'il  adopta  ces  soubrettes  éveillées  et  coquettes, 
ces  valets  ingénieux  et  fripons,  ces  grands  manteaux  si 
favorables  à  l'amour,  ces  vieilles  charmilles  si  favora- 
bles au  baiser!  Aussi ,  quand  il  eut  découvert  ce  nou- 
veau monde  poétique,  dont  il  allait  être  le  Pizarre  et  le 
Fernand  Cortès ,  et  dont  le  grand  Corneille  était  le 
Christophe  Colomb.  René  Le  Sage  battit  des  mains  de 
joie  ;  dans  son  noble  orgueil ,  il  frappa  du  pied  celte 
terre  des  enchantements;  il  se  mit  à  lire,  avec  quel 
ravissement!  vous  pouvez  le  croire,  celte  admirable  épo- 
pée du  Don  Quichotte,  qu'il  étudia  sous  son  côté  gra- 


cieux, charmant ,  poétique,  amoureux  ,  faisant  un  lot  » 
part  de  la  satire  et  du  sarcasme  cachés  dans  ce  beau 
drame,  pour  s'en  servir  plus  tard  quand  il  attaquerait 
les  financiers.  Certes,  M.  l'abbé  de  Lyonne  ne  croyait 
pas  si  bien  faire  le  jour  où  il  ouvrait  cette  mine;  inépui- 
sable à  l'homme  qui  devait  être  plus  tard  le  premier 
poëtc  comique  de  la  France ,  puisqu'aussi  bien  Molière 
est  un  de  ces  génies  à  part  dont  toutes  les  nations  de 
ce  monde ,  dont  tous  les  siècles  littéraires  revendiquent 
au  même  droit  la  gloire  et  l'honneur. 

Le  premier  fruit  de  cette  étude  de  l'Espagne  fut  un 
volume  de  comédies  que  publia  Le  Sage,  et  dans  lequel 
il  avait  traduit  quelques  belles  comédies  du  théâtre  es- 
pagnol ;  il  y  en  avait  une  seule  de  Lopez  de  Vega  ,  si 
ingénieux  et  si  fécond;  c'était  vraiment  trop  peu  :  il  n'y 
en  avait  pas  une  seule  de  Caldéron  de  la  Barca;  et  ce 
n'était  vraiment  pas  assez.Dans  ce  livre,  que  nous  avons 
lu  avec  soin  pour  y  rechercher  quelques-uns  de  ces 
sillons  lumineux  qui  font  reconnaître  l'homme  de  génie 
partout  où  il  a  passé  ,  nous  n'avons  pu  rien  rencontrer 
de  plus  qu'un  traducteur;  l'écrivain  original  ne  s'y  mon- 
tre pas  encore  :  c'est  que  le  style  est  une  chose  longue  à 
venir;  c'est  que  ,  dans  cet  art  de  la  comédie  surtout ,  il 
y  a  certains  secrets  du  métier  que  rien  ne  remplace  . 
qu'il  faut  apprendre  à  toute  force.  Ce  métier-là ,  Le  Sage 
l'apprit  comme  on  apprend  toutes  choses,  à  ses  dépens. 
De  simple  traducteur  qu'il  était ,  il  se  fit  arrangeur  de 
comédies,  et  en  1702  (le  xviuc  siècle  commençait 
mais  d'une  façon  timide,  et  nul  ne  pouvait  prévoir  ce 


L'ARTISTE. 


■rt.i 


qu'il  allait  devenir)  Le  Sage  fit  représenter  au  Théâtre- 
Français  une  comédie  en  cinq  actes ,  intitulée  le  Point 
d'honneur.Cc  n'était  là  qu'une  imitation  de  l'espagnol  : 
l'imitation  eut  peu  de  succès,  et  Le  Sage  ne  comprit  pas 
cette  leçon  du  public;  il  ne  comprit  pas  que  quelque 
chose  disait  tout  bas  à  ce  parterre  si  réservé,  qu'il  y 
avait  dans  ce  traducteur  un  poète  original.  Pour  prendre 
sa  revanche ,  que  lit  Le  Sage?  il  tomba  dans  une  faute 
plus  grande  encore  :  il  se  mit  à  traduire  ,  le  croirez- 
vous,  la  suite  du  Don  Quichotte,  comme  si  Don  Qui- 
chotte pouvait  avoir  une  suite,  comme  si  personne  au 
monde  ,  pas  même  Cervantes  lui-même  ,  avait  le  droit 
d'ajouter  un  chapitre  à  cette  fameuse  histoire!  Et  véri- 
tablement il  est  bien  étrange  qu'avec  son  goût  si  sûr,  sa 
raison  si  correcte,  Le  Sage  ait  jamais  pensé  à  cette 
malencontreuse  suite.  Aussi  bien  ,  cette  fois  encore , 
cette  nouvelle  tentative  n'eut  aucun  succès  ;  le  public 
parisien  ,  qui  est  un  grand  juge  ,  quoi  qu'on  en  dise , 
fut  plus  juste  pour  le  véritable  Don  Quichotte  que  Le  Sage 
lui-même  ;  c'était  donc  encore  une  fois  à  recommencer. 
Lui ,  cependant,  tenta  encore  une  fois  cette  route  nou- 
velle ,  qui  ne  pouvait  le  mener  à  rien  de  bon.  Il  revint 
à  la  charge  ,  toujours  avec  une  comédie  espagnole,  Don 
César  Ursin,  imitée  de  Caldéron.  La  pièce  fut  jouée  pour 
la  première  fois  à  Versailles ,  et  applaudie  à  outrance  à 
la  cour,  qui  se  trompait  presque  aussi  souvent  que  la 
ville.  Cette  fois ,  Le  Sage  crut  enfin  que  la  bataille  était 
gagnée.  Vain  espoir!  c'était  encore  une  bataille  perdue, 
car,  rapportée  de  Versailles  à  Paris,  la  comédie  de  Don 
César  Ursin  fut  sifflée  à  outrance  par  le  parterre  pari- 
sien, qui  brisa  ainsi  sans  pitié  les  éloges  de  la  cour  et  la 
première  victoire  de  l'auteur.  Alors  il  fallut  bien  se  ren- 
dre à  l'évidence.  Averti  par  ces  rudes  enseignements , 
Le  Sage  comprit  enfin  qu'il  ne  lui  était  pas  permis,  à  lui 
moins  qu'à  tout  autre,  d'être  un  plagiaire  ;  que  l'origi- 
nalité était  une  des  grandes  causes  du  succès ,  cl  qu'à 
s'en  tenir  sans  fin  et  sans  cesse  dans  celte  imitation  ba- 
nale des  poètes  espagnols ,  il  était  un  poète  perdu. 

Aussitôt  donc  le  voilà  qui  se  met  à  être  à  son  tour  un 
poète  original.  Cette  fois,  il  ne  cbpic  plus,  il  invente  ; 
il  arrange  sa  fable  à  son  gré,  sans  se  mettre  plus  long- 
temps à  l'abri  de  la  fantasmagorie  espagnole.  Avec  l'idée 
originale,  lui  vient  le  style  original  ;  il  rencontre  enfin  ce 
merveilleux  et  impérissable  dialogue  que  l'on  peut  com- 
parer au  dialogue  de  Molière,  non  pas  pour  le  naturel 
peut-être,  mais,  sans  contredit,  pour  la  grâce  et  l'élé- 
gance ;  il  trouva  en  même  temps ,  et  à  sa  grande  joie , 
à  présent  qu'il  était  lui-même,  qu'il  ne  marchait  plus  à 
la  suite  de  personne  ,  il  trouva  que  le  métier  était  de- 
venu bien  plus  facile  ;  cette  fois,  il  était  à  l'aise  dans 
cette  fable  qu'il  disposait  à  son  gré;  il  respirait  librement 
dans  cet  espace  qu'il  s'était  ouvert  ;  rien  ne  gênait  son 
allure,  non  plus  que  sa  fantaisie  poétique.  A  la  bonne 
heure  !  le  voilà  enfin  le  suprême  modérateur  de  son 


œuvre  ,  le  voilà  tel  que  le  voulait  le  parterre,  tel  (pu 
nous  l'espérions  tous. 

Cette  heureuse  comédie  ,  qui  est .  sans  nul  doute  .  la 
première  œuvre  de  Le  S, me .  a  pour  titre  Crispin  ri -ni 
de  son  maître.  Quand  il  l'eut  achevée  ,  Le  Sage,  recon- 
naissant de  l'accueil  que  la  cour  avait  fait  à  Don  Çiêta 
Ursin,  voulut  aussi  (pie  la  cour  eût  les  prémices  de 
Crispin  rival  de  son  maître  :  il  se  souvenait  avec  tant  de 
bonheur  que  les  premiers  applaudissements  qu'il  reçut 
étaient  partis  de  Versailles!  Le  voilà  donc  qui  produit 
sa  comédie  à  la  cour.  Mais,  hélas!  cette  fois,  l'opinion 
de  la  cour  était  changée  ;  sans  égard  pour  les  applaudis- 
sements de  Versailles  ,  le  parterre  de  Paris  avait  sifflé 
Don  César  Ursin;  Versailles  à  son  tour,  et  comme  pour 
prendre  sa  revanche  ,  siffla  Crispin  rival  de  son  maître. 
Avouez  que.  pour  un  esprit  moins  fort,  il  y  avait  de 
quoi  se  troubler  à  tout  jamais,  et  ne  plus  rien  compren- 
dre ni  au  succès  ni  a  la  chute  de  ses  œuvres.  Heureu- 
sement, Le  Sage  en  appela  du  public  de  Versailles  au 
parterre  de  Paris,  et  autant  Crispin  rival  de  son  maitn 
avait  été  sifflé  à  Versailles,  autant  cette  charmante  co- 
médie fut  applaudie  à  Paris.  Cette  fois  ,  ce  n'était  pas 
seulement  pour  donner  un  démenti  à  la  cour,  que  la  ville 
applaudissait;  Paris  avait  retrouvé,  en  effet,  dans  cette 
comédie  nouvelle,  toutes  les  qualités  de  la  comédie  vé- 
ritable, l'esprit,  la  grâce,  l'ironie  facile,  la  plaisanterie 
inépuisable,  beaucoup  de  franchise,  beaucoup  de  malice 
et  aussi  un  peu  d'amour. 

Quant  à  ceux  qui  voudraient  tourner  en  accusation 
les  sifflets  de  Versailles ,  ceux-là  doivent  se  souvenir  que 
plusd'un  chef-d'œuvre  ,  sifflé  à  Paris ,  s'est  relevé  par  le 
suffrage  de  Versailles  :  les  Plaideurs  de  Racine,  par  exem- 
ple, que  la  cour  a  renvoyés  au  poète  avec  des  applaudisse- 
ments merveilleux, aveclesgrandsrires de LouisXiV,  qui 
sont  venus  délicieusement  troubler  le  sommeil  de  Racine, 
à  cinq  heures  du  matin.  Heureux  temps,  au  contraire, 
quand  les  poètes  avaient  pour  les  approuver,  pour  les 
juger,  cette  double  juridiction,  quand  ils  pouvaient  en 
appeler  des  censures  de  la  cour  aux  louanges  de  la  ville, 
des  sifflets  de  Versailles  aux  applaudissements  de  Paris' 

Maintenant,  voilà  René  Le  Sage  à  qui  rien  ne  fait  plus 
obstacle;  il  a  deviné  sa  vocation  véritable,  qui  est  la 
comédie;  il  a  compris  ce  qu'on  peut  faire  de  l'espèce 
humaine,  et  à  quels  (ils  légers  est  suspendu  le  cœur  hu- 
main. Ces  fils  d'or,  de  soie  ou  d'airain  ,  il  les  tient  dans 
sa  main  à  cette  heure,  et  vous  verrez  comme  il  sait  s'en 
servir.  Déjà  dans  cette  tète,  qui  porte  Gil  Blas  et  sa  for- 
tune, fermentent  les  récits  les  plus  charmants  du  Diable 
Boiteux.  Faites  silence  !  Turcaret  va  paraître,  Turcaret , 
que  n'eût  pas  oublié  Molière  si  Turcaret  eût  vécu  de  son 
temps;  mais  il  fallut  attendre  encore  que  la  France  eût 
échappé  au  règne  si  correct  de  Louis  XIV,  pour  voir  ar- 
river après  Ihomme  d'église,  après  l'homme  de  guerre, 
cet  homme  sans  cœur  et  sans  esprit,  que  l'on  appelle 


274 


1/  ARTISTE 


l'homme  d'argent  Dans  une  société  comme  est  la  nôtre, 
l'homme  d'argent  est  un  de  ces  pouvoirs  bâtards  et  ef- 
frontés qui  poussent  dans  les  affaires  de  chaque  jour, 
comme  le  champignon  pousse  sur  le  fumier.  On  ne  sait 
pas  d'où  vient  celte  force  inerte,  on  ne  sait  pas  comment 
elle  se  maintient  à  la  surface  des  choses;  nul  ne  peut  dire 
comment  elle  disparaît  après  avoir  jeté  son  phosphore 
d'un  instant.  Il  faut ,  en  vérité ,  qu'une  épeque  soit  bien 
corrompue  et  bien  infâme  pour  remplacer  par  l'argent 
Cépée  du  soldat  ;  par  l'argent  la  sentence  du  magistrat  ; 
par  l'argent  l'intelligence  de  l'homme  de  guerre  ;  par 
l'argent  le  sceptre  du  roi  lui-même.  Une  foisqu'une  na- 
lion  en  est  arrivée  là,  d'adorer  l'argent  à  genoux,  ne 
lui  demandez  plus  ni  beaux-arls,  ni  poésie,  ni  amour; 
elle  est  abrutie  comme  l'était  le  peuple  juif  agenouillé 
devant  le  veau  d'or.  Heureusement,  de  toutes  les  puis- 
sances éphémères  de  ce  monde  ,  l'argent  est  la  puissance 
la  plus  éphémère;  on  lui  tend  la  main  droite,  il  est  \  rai, 
mais  on  le  soufflette  de  la  main  gauche;  on  se  prosterne 
jusqu'à  terre  quand  il  passe  ,  oui  ;  mais  quand  il  est 
passé  on  lui  donne  du  pied  au  derrière  !  Voilà  ce  que 
Le  Sage  a  merveilleusement  compris ,  comme  un  grand 
poète  comique  qu'il  était.  Il  a  trouvé  le  côté  ridicule  et 
affreux  de  ces  hommes  dorés  qui  se  partagent  nos  fi- 
nances ,  valets  enrichis  de  la  veille ,  qui ,  plus  d'une  fois, 
par  une  méprise  toute  naturelle,  ont  monté  derrière 
leur  propre  carrosse.  Ainsi  est  fait  Turcaret.  Le  poète 
l'a  affublé  des  vices  les  plus  honteux  ,  des  ridicules  les 
plus  déshonorants;  il  arrache  de  ce  cœur  abruti  par 
l'argent,  les  sentiments  les  plus  naturels;  et  cependant, 
même  dans  cette  affreuse  peinture,  Le  Sage  est  resté 
dans  les  limites  de  la  comédie ,  et  pas  une  seule  fois  , 
dans  cet  admirable  chef-d'œuvre,  le  mépris  et  l'indigna- 
tion ne  font  place  à  l'éclat  de  rire.  Ce  fut  donc  à  bon 
droitque  toute  la  race  des  gens  de  finances,  à  peine  eut- 
elle  entendu  parler  de    Turcaret ,    s'ameuta  contre  le 
chef-d'œuvre  ;  ce  fut  dans  tous  les  riches  salons  de  Pa- 
i  i.N ,  parmi  la  finance  qui  prêtait  son  argent  aux  grands 
seigneurs ,  et  parmi  les  grands  seigneurs  qui  emprun- 
taient de  l'argent  à  la  finance,  un  toile  général,  un  haro 
universel.  Jamais  le  Tartufe  de  Molière  ne  trouva  plus 
d'opposition  parmi  les  dévots ,  que  Turcaret  ne  trouva 
d'opposition  parmi  les  financiers.  Et  pour  nous  servir 
du  mot  de  Beaumarchais  à  propos  de  Figaro,  il  fallait 
aidant  d'esprit  à  Le  Sage  pour  faire  représenter  sa  co- 
médie, qu'il  lui  en  avait  fallu  pour  l'écrire;  mais  cette 
fois  encore,  le  public,  qui  est  le  maître  tout-puissant 
dans  ces  sortes  de  chefs-d'œuvre ,  fut  plus  fort  que  l'in- 
trigue. Monseigneur  le  grand  dauphin,  ce  prince  illustre 
par  sa  piété  et  par  sa  vertu  ,  protégea  la  comédie  de  Le 
Sage  comme  son  aïeul  Louis  XIV  avait  protégé  la  co- 
médie de  Molière;  alors  les  financiers,  voyant  que  tout 
(tait  perdu  du  côté  de  l'intrigue  ,  en  appelèrent  à  l'ar- 
gent ,  qui  est  la  dernière  raison  de  ces  sortes  de  parve- 


nus,  comme  le  canon  est  la  dernière  raison  des  rois. 
Cette  fois  encore  l'attaque  fut  inutile  ;  le  grand  poète 
refusa  une  fortune  pour  faire  jouer  sa  comédie  .  et  certo 
il  a  fait  là  un  bon  marché,  préférable  cent  mille  fois  à 
toutes  les  basses  fortunes  qui  se  sont  dissipées  et  per- 
dues dans  la  rue  Quincampoix.  De  Turcaret,  le  surco 
fut  immense;  le  Parisien  s'égaya  avec  un  rare  bonheur 
de  ces  loups  cerviers  voués  au  plus  cruel  ridicule.  Que 
si  Le  Sage  avait  tardé  plus  longtemps  à  faire  représenter 
son  chef-d'œuvre,  ces  hommes-là  auraient  disparu  pour 
faire  place  à  d'autres,  et  ils  auraient  emporté  avec  eux 
la  comédie  qu'ils  auraient  payée;  c'était  donc  un  chef- 
d'œuvre  perdu  à  tout  jamais ,  et  jamais,  que  nous  sa- 
chions, l'agiotage  ne  nous  aurait  porté  un  coup  plus 
funeste. 

Qui  le  croirait  cependant?  après  cet  ouvrage  emineni 
qui  devait  le  rendre  le  maître  de  la  Comédie-française . 
Le  Sage  fut  bientôt  obligé  de  s'éloigner  de  cet   Ingrtrf 
théâtre  qui  ne  le  comprenait  pas.  11  renonça,  lui.  l'au- 
teur de  Turcaret ,  à  la  grande  comédie ,  pour  écrire,  en 
se  jouant ,  la  comédie  frivole ,  de  petits  actes  mêlés  de 
couplets  qui  faisaient  la  joie  du  théâtre  de  la  foire  Saint- 
Laurent,  du  théâtre  de  la  foire  Saint-Cermain.  Malheu- 
reux exemple  que  Le  Sage  a  donné  là  en  dépensant  sans 
prévoyance  tout  son  esprit,  au  jour  le  jour,  sans  pitié 
pour  lui-même,  sans  profit  pour  personne.  Quoi  !  l'au- 
teur de  Turcaret  remplir  tout  à  fait  le  même  office  que 
M.  Scribe,  perdre  son  temps,  son  style  et  son  génie,  à 
cette  comédie  légère  qu'un  souffle  emporte!  Et  les  co- 
médiens français  ne  se  sont  pas  inquiétés,  et  ils  n'ont 
pas  été  se  jeter  aux  genoux  de  Le  Sage  ,  le  priant  et  le 
suppliant  de  prendre  sous  sa  protection  toute-puissante 
ce  théâtre  élevé  par  le  génie  et  par  les  soins  de  Molière  ! 
Mais  ces  comédiens  imbéciles  ne  savaient  rien  prévoir. 
Toujours  est-il  que  s'il  avait   renoncé  au  Théâtre- 
Français,  Le  Sage  n'avait  pas  renoncé  a  la  grande  co- 
médie. Toutes  les  comédies  qui  l'obsédaient  au-dedans 
de  lui-même .  il  les  entassa  dans  ce  grand  livre  qui  a 
nom  Gil  lilas,  et  qui  résume  à  lui  seul  la  vie  humaine. 
Que  dire  de  Gil  lilas  qui  n'ait  pas  été  déjà  dit?  Comment 
louer  dignement  le  seul  livre  véritablement  gai  de  la 
langue  française?  L'homme  qui  a  écrit  Gil  lilas  s'est 
placé  ati  premier  rang  parmi  tous  les  écrivains  de  ce 
monde  ;  il  s'est  fait  par  la  toute-puissance  de  sa  plume  le 
cousin  germain  de  Habelais  et  de  Montaigne ,  le  grand- 
père  de  Voltaire,  le  frère  de  Cervantes  ,   le  frère  radel 
de  Molière.  Il  est  entré  de  plein  droit  dans  la  famille  des 
poètes  comiques  qui   ont  été   eux-mêmes   des  philo- 
sophes;  dans  cette  même  veine  a  élé  encore   écrit   /.• 
Bachelier  de  Salamanque .  qui  serait  un  charmant  livre  si 
le  Gil  lilas  n'existait  pas,  si  surtout,  avant  que  d'écrire 
son  fjiV  Blas,  il  n'avait  pas  écrit  ce  charmant  livre  inti- 
tulé le  Diable  Boiteux. 
Donc .  sauve  qui  peut  !  le  Diable  est  lâché  dans  la 


L'ARTISTE. 


275 


ville,  un  Diable  tout  français  ,  qui  a  l'esprit,  la  grâce  et 
la  vivacité  de  Gil  Blas.  Allons,  prenez  garde  à  vous , 
vous  les  ridicules  et  les  vicieux  ,  qui  ave/  échappé  à  la 
grande  comédie;  car,  par  un  effet  de  cette  baguette 
toute-puissante,  non-seulement  vos  maisons,  mais  en- 
core vos  âmes,  seront  de  verre  tout  à  l'heure.  Gare  à 
vous  !  car  Asmodée,  le  terrible  railleur,  va  plonger  son 
œil  impitoyable  dans  ces  intérieurs  que  vous  croyez  si 
bien  cachés,  et  à  chacun  de  vous  il  racontera  son  his- 
toire secrète;  il  vous  frappera  sans  pitié  de  celte  bé- 
quille d'ivoire  qui  ouvre  toutes  les  portes  et  tous  les 
cœurs;  il  proclamera  tout  haut  vos  ridicules  et  vos  vi- 
ces. Nul  n'échappe  à  ce  gardien  vigilant ,  à  cheval  sur  sa 
béquille,  qui  glisse  sur  les  toits  des  maisons  les  mieux 
fermées,  et  qui  en  devine  les  ambitions,  les  jalousies, 
les  inquiétudes,  les  insomnies  surtout.  Considéré  sous 
le  rapport  de  l'esprit  sans  fiel  et  de  la  satire  qui  rit  de 
tout,  et  sous  le  rapport  du  style,  qui  est  excellent,  le 
Diable  Boiteux  est  peut-être  le  livre  le  plus  français  de 
notre  langue  ;  c'est  peut-être  le  seul  livre  qu'eût  signé 
Molière  après  le  Gil  Blas. 

Telle  fut  cette  vie  toute  remplie  des  plus  charmants 
travaux  et  aussi  des  plus  sérieux  ;  cet  homme  qui  était 
né  un  grand  écrivain,  et  qui  a  porté  jusqu'à  la  perfec- 
tion le  talent  d'écrire,  a  marché  ainsi  de  chef-d'œuvre 
en  chef-d'œuvre  sans  jamais  s'arrêter.  On  ne  sait  pas  au 
juste  le  nombre  de  ses  pièces;  à  soixante-quinze  ans,  il 
écrivait  encore  un  volume  de  mélanges  ;  il  est  mort  sans 
se  douter  lui-même  à  quelle  gloire  il  était  réservé.  Ai- 
mable et  gai  philosophe ,  il  a  été  jusqu'à  la  fin  plein  d'es- 
prit et  de  bon  sens  ;  causeur  agréable,  ami  fidèle  ,  père 
indulgent,  il  s'était  retiré  dans  la  petite  ville  de  Bou- 
logne-sur-Mer, où  il  était  devenu  sans  façon  un  bon 
bourgeois,  à  qui  chacun  prenait  la  main  sans  trop  se 
douter  que  c'était  un  homme  de  génie.  Des  trois  fils 
qu'il  avait  eus,  deux  s'étaient  faits  comédiens,  à  la 
grande  douleur  de  leur  noble  père ,  qui  avait  gardé  aux 
comédiens,  comme  on  peut  le  voir  dans  Gil  Blas,  une 
rancune  bien  méritée.  Cependant,  Le  Sage  pardonna  à 
ses  deux  enfants,  et  même  il  allait  souvent  applaudir 
l'aîné,  qui  s'appelait  Monmenil;  et  quand  Monmenil 
mourut,  avant  son  père,  Le  Sage  le  pleura,  et  jamais, 
depuis  ce  temps,  il  ne  remit  le  pied  à  la  comédie.  Son 
troisième  fils,  le  frère  de  ces  deux  comédiens,  était  un 
bon  chanoine  de  Boulogne-sur-Mer  ;  ce  fut  chez  lui  que 
se  relira  Le  Sage ,  avec  sa  femme  et  sa  fille ,  dignes  ob- 
jets de  sa  tendresse,  et  qui  firent  tout  le  bonheur  de  ses 
derniers  jours.  Un  des  plus  affables  gentilshommes  de  ce 
temps-là  ,  qui  eût  été  remarqué  par  son  esprit  quand 
bien  même  il  n'eût  pas  été  un  grand  seigneur,  M.  le 
comte  de  Tressan  ,  gouverneur  de  Boulogne-sur-Mer,  a 
pu  voir  encore  le  digne  vieillard  la  dernière  année  de  sa 
vie  ;  sur  ce  beau  visage  ombragé  d'épais  cheveux  blancs, 
on   pouvait  deviner  que  l'amour  et   le  génio  avaient 


passé  par  là.  Le  Sage  se  levait  de  très-bonne  heure ,  et 
tout  d'abord  il  se  mettait  à  chercher  le  soleil  ;  peu  à  peu 
les  rayons  lumineux  tombant  sur  lui,  la  pensée  revenait 
à  son  front,  le  mouvement  à  son  cœur,  le  geste  à  sa 
main ,  le  regard  perçant  à  ses  deux  yeux  ;  à  mesure  que 
le  soleil  montait  dans  le  ciel,  cette  pensée  ressuscitée  ap- 
paraissait, de  son  côlé,  plus  brillante  et  plus  nette,  si 
bien  que  vous  aviez  tout  à  fait  devant  vous  l'auteur  du 
Gil  Blas.  Mais,  hélas!  toute  cette  verve  tombait  à  me- 
sure que  s'éloignait  le  soleil ,  et  quand  la  nuit  était  ve- 
nue, vous  n'aviez  plus  sous  les  yeux  qu'un  bon  vieillard 
qu'il  fallait  ramener  à  sa  maison. 

Ainsi  il  s'est  éteint  un  soir  d'été  ;  le  soleil  s'était  mon- 
tré bien  haut  dans  le  ciel  ce  jour-là ,  et  il  n'était  pas  tout 
à  fait  couché  quand  Le  Sage  appela  sa  famille  pour  la 
bénir.  Il  n'avait  guère  moins  de  quatre-vingt-dix  ans 
quand  il  est  mort.  Pour  vous  donner  une  idée  de  la 
popularité  dont  cet  homme  a  joui,  même  de  son  vi- 
vant, je  finirai  par  cette  anecdote:  Quand  parut  le 
Diable  Boiteux,  en  1707,  le  succès  de  cette  admirable  et 
ingénieuse  satire  de  la  vie  humaine  fut  si  grand,  le  pu- 
blic trouva  si  charmantes  les  vives  épigrammcsqu'elle  ren- 
ferme, que  le  libraire  fut  obligé  d'en  faire  deux  éditions 
en  huit  jours;  le  dernier  de  ces  huit  jours,  deux  gen- 
tilshommes ,  l'épée  au  côté,  comme  c'était  l'usage  ,  en- 
trèrent dans  la  boutique  du  libraire  pour  acheter  le  ro- 
man nouveau  :  un  seul  exemplaire  restait  à  vendre.  L'un 
de  ces  gentilshommes  veut  l'avoir,  l'autre  le  réclame; 
comment  faire?  Aussitôt,  voilà  nos  deux  acharnés  lec- 
teurs qui  tirent  leur  épée  et  qui  se  battent  au  premier 
sang  et  au  dernier  Diable  Boiteux. 

Mais  qu'auraient-ils  donc  fait ,  je  vous  prie  ,  s'il  eût 
été  question  cette  fois  du  Diable  Boiteux  illustré  par 
Tonv  Johannot?  Jules  JAMN. 


27<; 


I/AKTISTE. 


Le    nouveau    roi    de    Danemark 


es  grands  événements  politiques 
de  l'Furopc  ont  aussi  leur  intérêt  pour 
nous ,  car  ils  se  rattachent  toujours  par 
quelque  coté  à  notre  question  des  beaux- 
arts,  qui ,  Dieu  merci,  ne  coûtera  pas 
de  sang  aux  hommes,  et  continuera  son 
chemin  dans  l'avenir,  d'Orient  en  Occi- 
dent, au  travers  des  ligues  de  douanes  et  des  préjugés 
nationaux. 

Fn  Danemark,  par  exemple,  dans  la  froide  patrie  du 
vieux  sculpteur  Thorwaldscn  ,  le  nouveau  roi  Chrétien  VIII 
e*l  tout  à  fait  un  roi  selon  le  v<ru  des  artistes. 

Au  beau  titre  de  prince  héréditaire  de  Danemark ,  il 
avait  l'ambition  de  vouloir  joindre  celui  de  protecteur  et 
d'ami  des  beaux-arts.  Il  était  président  de  l'Académie  royale 
des  beaux-arts  de  Copenhague,  et  la  présidait  très-bien  en 
personne.  Il  avait  pris  sous  son  patronage  la  Société  des  Amis 
des  Arts ,  et  il  y  enrôlait,  bon  gré  mal  gré,  tous  les  gentils- 
hommes de  son  futur  royaume;  son  palais  même  était  un 
vaste  Musée,  et  il  s'imposait  le  devoir  d'en  faire  les  honneurs 
aux  gens  de  lettres,  aux  musiciens,  —  car  il  veut  avoir  une 
i Imiifllc-musiquc  cl  un  opéra, — aux  peintres,  aux  sculp- 
leurs,  aux  architectes  de  tous  les  pays;  il  les  avait  à  sa  ta- 
ble, et  il  eût  voulu  pouvoir  leur  faire  entreprendre  sous  ses 
yeux  de  grands  travaux.  Artistes!  saluons  donc  ce  règne 
qui  sera  le  vôtre. 

Les  liens  d'une  longue  et  noble  amitié  unissent  le  nouveau 
roi  au  célèbre  statuaire  Thorwaldscn,  et  il  regrette  vivement 
aujourd'hui  que  la  santé  débile  du  vieux  sculpteur  ne  lui 
permette  pas  de  renoncer  au  doux  ciel  de  Itome  ,  sous  lequel 
le  prince  a  passé,  lui  aussi,  d'heureux  jours. De  1820  à  1823, 
il  employa  trois  années  de  sa  jeunesse  studieuse  à  faire  un 
long  voyage  en  Italie,  d'où  il  rapporta  une  très-belle  et 
Irès-curieuso  collection  de  vases  étrusques  et  grand  nombre 
de  tableaux  des  maîtres  italiens. Ces  richesses,  achetées  avec 
l'épargne  du  prince  héréditaire,  prendront  place,  sans  doute, 
dans  le  Musée  royal  de  Copenhague,  où  figurent,  depuis  la 
dispersion  de  la  galerie  de  Choiscul  et  la  vente  publique  des 
précieux  cabinets  de  nos  derniers  grands  seigneurs  du  dix- 
huitième  siècle,  bien  des  chefs-d'œuvre  ,  la  gloire  des  pein- 
tres flamands  et  hollandais.  Ce  Musée,  comme  celui  de  Paris, 
t'abrita  sous  le  toit  royal,  et  occupe  une  des  ailes  du  chàleau 
île  Chrislianhorg. 

Ainsi ,  d'après  les  récits  des  gazettes  danoises,  rien  ne  man- 
que à  la  gloire  de  l'heureux  avènement  du  roi  Chrétien  Mil. 
Depuis  longtemps,  les  grandes  familles  et  les  bourgeois  de 
Copenhague  avaient  placé  leur  affection  sur  le  prince  royal 
et  sa  digne  compagne,  qui  sont  tous  deux  affables  et  beaux. 
S.  M.  la  reine  Caroline-Amélie,  née  princesse  Schleswig-Hols- 
toin-Augustenbourg,  est  en  effet  une  des  plus  belles  et  des 


plus  aimables  princesses  qui,  au  temps  où  nous  vivons, 
occupent  un  trône  en  Europe.  Elle  partage  toute  la  popularité 
de  son  royal  époux,  et  comme  lui  elle  ■  l'intelligence  et  l'a- 
mour des  belles  choses  et  des  nobles  pensées. 

Sous  tant  de  favorables  auspices,  la  nouvelle  cour  de  Da- 
nemark a  pris  un  aspect  joyeux  qui  contraste  avec  le  souve- 
nir du  caractère  de  sévérité  que  lui  imprimait  le  feu  roi 
Frédéric  VI,  qu'un  long  règne  tout  rempli  d'agitations  et  de 
traverses  avait  rendu  morose  et  chagrin.  Cependant  on  se 
plaît  à  rendre  justice  aux  belles  qualités  de  ce  prince,  qui 
au  milieu  de  tant  de  graves  préoccupations,  avait  trouvé  le 
moyen  de  faire  de  grandes  choses.  Ce  fut  sous  son  règne  qu'on 
reconstruisit  la  magnifique  résidence  de  Chrislianhorg,  qui. 
avait  été  complètement  détruite,  en  1796,  par  un  incendie. 
On  cite  encore ,  parmi  les  monuments  dont  le  roi  Frédéric 
a  enrichi  Copenhague,  l'église  de  Notre-Dame,  édifice  d'un 
style  sévère  et  grandiose,  voûté  à  plein-cintre,  et  largement 
distribué.  Sa  façade,  en  péristyle,  est  ornée  d'un  frouton 
triangulaire;  son  intérieur  a  pour  toute  décoration  les  douze 
célèbres  statues  des  apôtres  qui  font  la  gloire  du  ciseau  de 
Thorwaldscn;  les  sculptures  en  bas-relief  qui  occupent  l'es- 
pace du  fronton  sont  aussi  de  ce  grand  artiste,  qui  a  établi 
dans  Itome ,  et  sur  les  ruines  des  arts  romains,  une  école  de 
sculpture  vraiment  européenne.  Nous  autres  Français,  nous 
avons  à  payer  une  dette  de  reconnaissance  à  la  mémoire  du  feu 
roi  Frédéric  VI.  II  y  aurait  de  notre  part  de  l'ingratitude  à 
ne  pas  mentionner  la  noble  conduite  de  ce  prince  pendant 
nos  guerres  de  l'Empire. 


Le  Conseil  municipal  de  Paris 


e  conseil  municipal  de  la  ville  de 
Paris  vient  de  prendre,  à  l'unani- 
mité ,  dans  une  de  ses  dernières  séan- 
ces, une  décision  qu'il  faut  louer.  On 
avait  parlé  longtemps  du  projet  de 
doter  chacun  des  douze  arrondissements 
de  Paris  d'un  édifice  vaste  et  commode, 
et  de  ne  plus  laisser  pour  unique  enseigne,  au  siège  de 
autorité  municipale ,  qu'une  sentinelle  à  l'ombre  d'un 
drapeau,  ou  un  marbre  noir  avec  le  mot  Mairie,  en  lettres 
jadis  dorées.  Ce  projet,  que  nous  pensions  èlre  abandonné, 
va  recevoir  un  commencement  d'exécution  ;  nous  nous  em- 
pressons de  l'annoncer.  Sur  la  proposition  de  M.  Itoulay  de 
la  Mcurthe,  le  vaste  hôtel  situé  rue  du  Pol-de-Fer.  n°  8. 
en  face  de  l'église  Sainl-Sulpice,  vient  d'èlre  acheté  pai 
la  ville,  au  prix  de  280,000  fr. ,  pour  y  placer  la  mairie  du 
onzième  arrondissement. 

Nous  applaudissons  à  l'acte  du  conseil,  et  nous  espérons 
qu'il  n'est  que  le  germe  d'une  idée  à  laquelle  nous  verrons 
donner  bientôt  un  développement  fécond.  Ce  que  va  obtenir 
le  onzième  arrondissement,  chacun  des  autres  le  réclame, 
et  avec  un  droit  égal,  un  besoin  non  moins  pressant,  à  sa- 
voir, une  résidence  municipale,  digne  et  simple  à  la  fois,  et 
assez  étendue  pour  rallier  tous  ces  bureaux  ,  toulcs  ces  sal- 
les d'audiences  si  incommodément  éparpillées.  Puisqu'on 
reconnaît  enfin  la  nécessité  de  réunir  dans  un  même  local  la 


i/aktisi  i; 


277 


mairie,  le  tribunal  de  la  justice  de  paix,  l'étal-major  de  la 
garde  nationale,  les  bureaux  de  bienfaisance,  ajoutons-y, 
s'il  se  peut ,  quelques  salles  où  les  mallieureux  obtiendraient 
un  asile,  un  peu  de  feu  dans  les  rigueurs  de  l'hiver. 


l'n  plan  de  draine.— Le  Paradis  de  Mahomet.— Les  Maquignons.— Mélodies 
nouvelles.— Mlle  Honorine  Lambert. 


Jor.neille  a  emprunté  sa  comédie  du  Menteur 
Jau  poëte  espagnol  Alarcou.  Ce  poëte  a  com- 
posé également  un  drame  intitulé  le  Tisse- 
Irandde  Scgovie,  drame  en  trois  journées,  qui 
j  renferme  quelques  situations  énergiques. 
e  Nous  avons  essayé,  en  y  mêlant  certains  lem- 
péramenlsde  notre  façon,  de  l'accommoder  aux  habitudes  de 
nos  théâtres  du  boulevart.  Nous  l'offrons  en  cet  étal  à  quel- 
que Corneille  de  la  Porte-Saint-Martin  ou  de  l'Ambigu-Co- 
mique,  s'il  le  juge  digne  delui.  Nous  avons  cru  devoiraccom- 
pagner  ce  scénario  de  remarques  sur  l'effet  présumé  que  le 
drame,  écrit  suivant  nos  indications,  ne  manquerait  pas  de 
produire.  Ce  dernier  travail  critique  est  le  fruit  de  l'expé- 
rience que  nous  avons  acquise  à  la  représentation  de  ces 
sortes  d'ouvrages.  Nous  désirons  que  ces  observations  fassent 
honneur  à  notre  sagacité  et  qu'on  nous  reconnaisse  l'intelli- 
gence de  la  chose. 

M)  TISSERAND  DE  SÉGOVIE, 

Drame  en  cinq  actes  cl  en  prose. 

LE  ROI  DON  ALONZO.  LE  COMTE  BOX  Jl  I.IAN. 

dona  maria,  sa  fille.  iiermudo,  servit,  de  [>.  Julian. 

DON  FERNANDO  RAMIREZ.  MONTEROS. 

don  a  Anna,  sœur  de  Fernando,  peuple. 

DON  GAIICERAN  DE  MOMNA.  SOLDATS. 

(La  scène  se  passe  à  Madrid  et  a  Sésnvie.  J 

ACTE  PREMIER: 

Scène  première.  —  Peux  Mores  s'enfuient;  les  monlcros,  gardes 
du  palais,  les  poursuivent;  une  lettre  et  un  poignard  tombent  de  la 


ceinture  des  Mores.  Don  Fernando  arrive;  il  relève  ces  objets.  Il 
apprend  au  spectateur  ce  qui  vient  de  se  passer.  Deux  Mores  se  sont 
glissés  dans  le  palais  :  ils  ont  voulu  assassiner  le  roi.  Quelle  intelli- 
gence pcuvciil-ils  avoir  dans  te  palais?  Comment  ont-ils  pu  y  péné- 
trer? Grand  est  l'étonnement  de  Don  Fernando.  La  lettre  est  adres- 
sée au  comte  don  Julian.  La  suscription  l'atteste  ;  car  la  lettre  n'indique 
pas,  du  reste  ,  la  personne  du  comte.  C'est  donc  lui  qui  méditait  une 
telle  trahison  I  Don  Fernando  est  confondu.  Attention  t 


Scène  deuxième.  —  Le  comte  vient;  il  est  agité.  Don  Fernande 
l'interroge  en  attachant  les  yeux  sur  lui.  Il  lui  parle  de  l'attentat;  le 
comte  change  de  couleur.  —  C'est  vous  qui  êtes  l'auteur  de  ce  com- 
plot! s'écrie  don  Fernando.  —  Moi  !  répond  le  comte  avec  effroi.  — 
En  voilà  la  preuve,  reprend  don  Fernando;  et  il  lui  montre  la  lettre 
signée  du  roi  more,  dans  laquelle  le  trône  d'Espagne  est  promis  à 
celui  qui  secondera  les  meurtriers.  Le  comte  Julian  demande  grâce  à 
don  Fernando,  dont  il  allait  devenir  le  beau-frère.  Fernando  a  la  gé- 
nérosité de  lui  remettre  en  mains  les  preuves  du  crime  ;  puis  il  le 
rappelle  aux  lois  de  l'honneur  (discours  que  le  comte,  excessivement 
orgueilleux,  écoute  avec  beaucoup  de  dépit).  Don  Fernando  sort. 
Curiosité  ! 


Scène  troisième.  —  Don  Julian  exprime  son  ressentiment  a  soit 
confident  Bermudo,  qui  s'approche  de  lui  (  Bermudo  est  une  espèce 
de  gracioso  perfide  et  lâche,  mais  spirituel).  Le  comte  lui  fait  part  de 
l'événement.  Il  dit  que  cette  affaire  n'est  pas  finie;  le  roi  va  prendre 
des  renseignements  ;  les  Mores  n'ont  pu  avoir  accès  dans  le  palais  que 
par  la  volonté  de  Fernando  ou  parla  sienne.  Ne  sont-ils  pas  les  deux 
seigneurs  commis  à  la  garde  du  palais?  cela  retombera  sur  sa  télé: 
ses  soupçons  commençaient  déjà  à  s'éveiller.  Bermudo  lui  propose 
d'accuser  son  rival.  La  lettre  est  la  seule  preuve,  la  suscription  in- 
dique seulement  que  c'est  à  don  Julian  qu'elle  s'adresse.  En  déchirant 
cette  enveloppe,  la  lettre  peut  compromettre  Fernando  aussi  bien 
que  tout  autre  ;  le  comte  goûte  fort  cet  avis.  Êtonnement  ! 


Scène  quatrième.  —  Le  roi  parait  avec  toule  sa  cour.  Les  Mores 
reconnus  ont  été  saisis  par  le  peuple;  le  roi  interpelle  le  comte  avec 
colère.  —  Comment  une  telle  conspiration  a-t-elle  pu  s'ourdir  tans 
qu'il  en  ait  rien  su?  Le  comte  ,  menacé  d'une  disgrâce,  répond  qu'il 
était  sur  les  traces  de  cette  conspiration;  mais  elle  est  si  odieuse, 
njoute-t-il ,  qu'il  n'y  peut  croire  encore.  II  a  besoin  de  consulter  le? 
Mores  pour  oser  la  révéler,  afin  d'arracher  la  vérité  de  leur  bouche 
Le  roi  ordonne  qu'on  fasse  venir  les  Mores;  et  le  comte,  effrayé,  en- 
voie aussitôt  Bermudo  a  leur  rencontre.  Bermudo  est  chargé  de  leur 
promettre  la  liberté  s'ils  veulent  accuser  don  Fernando.  Le  comte , 
qui  a  la  haute  main  dans  le  palais ,  les  fera  évader.  Fendant  ce 
temps,  don  Julian  rejette  le  crime  sur  don  Fernando.  Celui-ci  vient 
d'entrer;  il  demeure  stupéfait  de  cette  audace  et  de  cette  imposture. 
Le  roi,  étonné ,  attend  la  venue  des  Mores.  Indignation  ! 

Scène  cinquième.  —  Les  Mores  sonl  amenés  devant  le  roi,  qui 
les  interroge  lui-même;  ils  ont  reçu  la  leçon  de  Bermudo;  ils  char- 
gent Fernando  de  l'odieuse  action  méditée  par  le  comte.  Le  roi ,  en 
présence  de  ces  dépositions  accablantes ,  repousse  la  défense  de  don 
Fernando:  et,  malgré  le  souvenir  de  sa  loyauté  passée,  le  condamne 
à  être  enfermé  dans  une  tour  pour  y  mourir  de  faim.  Dona  Maria, 
fille  du  roi ,  tressaille  en  entendant  celte  cruelle  sentence;  elle  jette 
au  prisonnier  un  regard  de  pitié;  dona  Anna,  sœur  de  don  Fer- 
nando, fond  en  larmes.  Attendrissement  ! 

Scène  sixième.  —  Le  roi  a  ordonné  en  même  temps  la  confiscation 
des  biens  de  celui  qu'il  croit  son  ennemi,  et  la  réclusion  de  toute  sa 


•278 


L'AUTISTE. 


famille,  uinsi  qu'une  fouille  ciaclc  dans  ses  papiers.  Le  comte  Julian, 
qui  est  épris  de  la  beauté  de  dona  Anna,  la  soeur  de  Fernando ,  de- 
mande qu'on  mette  toute  cette  famille  a  sa  discrétiou.  Le  roi  y  con- 
sent et  serre  la  main  du  traître ,  en  se  flattant  de  conserver  quelques 
amis  vertueux  comme  lui  au  milieu  des  déceptions  qui  l'entourent. 
Effet  comique! 


Scène  septième.  —  Dona  Anna  et  le  comte  Julian  restent  ensem- 
ble :  le  comte  semble  désespéré  de  la  prétendue  trahison  de  Fernando  ; 
il  promet  sa  protection  a  dona  Anna ,  et  il  lui  dit  qu'il  se  rendra  chez 
elle  à  minuit  pour  chercher  quelques  moyens  de  sauver  son  frère. 
Frissonnement  ' 


Scène  huitième.  —  Le  comte  Julian  se  félicite  avec  Bcrmudo  du 
succès  de  sa  ruse.  Il  s'est  donc  défait  d'un  rival  dont  la  faveur  le 
çtèuait  et  dont  la  famille  avait  toujours  été  rivale  de  la  sienne. 
Comme  les  Mores  ne  peuvent  s'évader  sans  qu'il  soit  responsable 
•le  leur  évasion,  il  ordonne  qu'on  les  étrangle  dans  la  prison.  Ber- 
rnudo  ajoute  que  cela  leur  épargnera  la  torture.  Le  comte  annonce 
ensuite  son  intention  de  séduire  dona  Anna ,  dont  la  beauté  est  re- 
nommée. Elle  ne  peut  plus  être  sa  femme;  irait-il  s'attacher  à  une 
famille  ruinée  ?  Il  portera  ses  vœux  plus  haut;  puisque  ses  projets 
sont  ruinés  du  côté  des  Mores,  il  s'attachera  a  la  tille  du  roi ,  qui 
voyait  don  Fernando  avec  trop  de  complaisance  Sa  fortune  lui  pa- 
rall  en  bonne  situation.  Horreur! 


ACTE  II 


Scênt  première.  —  Fernando,  dans  la  tour,  est  livré  à  toutes  les 
angoisses  de  la  faim ,  comme  l'Ugoliu  du  Dante  ;  il  a  les  mains  liées 
par  des  cordes  qui  le  serrent  étroitement;  une  lampe  est  auprès  de 
lui  ;  il  parait  abattu,  et  se  plaint  de  la  perfidie  des  hommes  en  géné- 
ral ,  et  de  l'ingratitude  des  rois  eu  particulier.  Eut-il  jamais  pu 
penser  que  l'ambition  et  d'anciennes  haines  de  famille  auraient  poussé 
le  comte  Julian  à  une  telle  infamie,  et  que  le  roi  Alonzo  (le  roi  m 
nomme  Alon20)  se  fût  laissé  si  facilement  abuser?  Fernando  va 
donc  mourir  de  faim,  lui  qui  a  sauvé  l'état  plusieurs  fois  de  la  fa- 
mine ,  lui  qui  a  répandu  la  prospérité  dans  l'Espagne!  Il  avait  rêvé 
la  mort  d'un  soldat  dans  les  batailles  en  combattant  contre  les 
Mores!  Périr  de  celte  façon!  Sympathie  ! 


Scène  deuxième  —  fendant  que  Fernando  se  désole,  une  porte 
s'ouvre;  une  femme  masquée  apparaît  tenant  à  la  main  une  cor- 
beille pleine  de  fruits.  Fernando  prend  celte  femme  pour  un  fan- 
tôme; elle  dépose  ses  fruits  sur  une  table  et  fait  signe  à  Fernando 
d'y  goûter.  Le  prisonnier  lui  demande  qui  elle  est  ;  pas  de  réponse  ; 
muette  à  toutes  les  questions.  Fernando  montre  ses  bras  chargés  de 
liens  qui  l'empêchent  de  prendre  les  fruits.  La  femme  masquée  es- 
saie de  dénouer  les  liens  ;  elle  n'y  peut  réussir  ;  elle  marque  une 
douleur  impatiente.  Fernando  s'approche  alors  de  la  lampe;  il  brûle 
les  liens  sans  témoigner  de  souffrance.  La  dame  masquée,  émue  de 
M  courage,  prend  les  mains  de  Fernando  dans  les  siennes  et  les  pose 
sur  ses  yeux.  Fernando  aussitôt  s'aperçoit  que  ses  mains  sont  mouillées 
de  larmes.  Quel  baume  pour  ses  blessures  !  Poétiques  remerciements. 
Cette  mystérieuse  personne  ne  sort  pas  de  son  silence,  mais  elle 
donne  à  Fernando  une  lettre  en  lui  faisant  signe  d'y  répondre.  Fer- 
nando lit  celte  lettre  :  on  le  prie  de  nommer  quelques-uns  de  ses 
amis  sur  lesquels  il  peut  compter;  on  les  fera  avertir  sur-le-champ 
de  se  rendre  dans  une  vieille  église  peu  éloignée  de  celle  tour,  la- 
quelle tour  communique  par  tin  escalier  dérobé  aux  caveaux  funèbres 


de  l'église;  ils  pourront  parvenir  ainsi  jusqu'à  lui  en  faisant  une 
brèche  au  mur,  et  sans  que  le  geôlier,  placé  au  bas  de  la  tour,  puisse 
rien  entendre.  Il  s'échappera  par  ce  moyen.  Fernando,  reconnaissant, 
tombe  aux  pieds  de  cet  ange,  qui  ne  veut  pas  se  dévoiler.  La  dame 
masquée  disparaît.  Respiration. 


Scène  troisième.  —  Fernando  croit  avoir  fait  un  rêve  ;  la  corbeille 
lui  rappelle  que  c'est  la  vérité  :  il  entend  les  pas  du  geôlier.  Il  n'a 
que  le  temps  de  cacher  la  corbeille  et  de  ressaisir  les  liens.  Inquié- 
tude ! 


Scène  quatrième.  —  La  porte  du  cachot  s'ouvre  ;  c'est  dona  Anna 
qu'on  emprisonne  avec  son  frerc.  Don  Fernando  ouvre  les  bras  pour 
la  recevoir,  mais  dona  Anna  n'ose  pass'y  jeter:  elle  lui  avoue  qu'elle 
est  déshonorée.  Le  comte  Julian,  sous  prétexte  de  rendre  la  liberté  a 
son  frère,  a  abusé  d'elle.  Puis,  l'indigne  séducteur,  embarrassé  d'une 
victime  déplus,  veut  la  faire  périr  de  la  mort  de  Fernando.  Il  la  réu- 
nit à  lui.  Fernando  répond  qu'elle  a  mérité  la  mort  en  effet.  Il  lui 
reproche  amèrement  sa  faiblesse;  il  ajoute  que  s'il  avait  à  la  main  un 
poignard  ou  une  épéc  il  se  ferait  le  justicier  de  sa  famille.  Grande 
scène  portée  au  dernier  degré  de  la  violence  du  côté  de  Fernando,  et 
de  la  résignation  de  la  part  de  dona  Anna.  Des  coups  de  pioche  le 
font  entendre  dans  le  mur.  Ce  sont  les  amis  de  don  Fernando.  Mu- 
sique ! 


Scène  cinquième.  —  Bientôt  don  Garceran  de  Molina  et  quelque— 
uns  des  siens  se  font  jour  a  travers  le  mur.  Mais  des  surveillants  du 
comte  Julian  ont  épié  leurs  démarches  :  on  les  a  même  suivis  jusque 
dans  l'église,  sans  avoir  découvert  pourtant  le  passage  par  lequel  ils 
ont  pénétré  dans  le  caveau.  Qu'importe  a  don  Fernando?  il  se  sent 
le  courage  du  Cid.  Cependant  Garceran,  pour  assurer  la  fuite  de  don 
Fernando,  propose  un  singulier  expédient  :  il  faut,  s'il  y  a  bataille, 
que  l'on  croie  que  don  Fernando  a  été  tué  dans  le  combat.  Les  ca- 
veaux funèbres  ont  donné  ce  matin  même  asile  a  un  nouvel  hôte  ; 
Garceran  l'ira  chercher;  il  le  revêtira  des  habits  de  Fernando,  et 
quelques  coups  de  poignard,  qui  ne  peuvent  plus  lui  faire  de  mal,  le 
défigureront  et  empêcheront  qu'on  ne  reconnaisse  le  subterfuge. 
Garceran  emporte  l'habit  de  Fernando  ,  qui  revêt  celui  d'un  <b 
sistants.  Sensation  prolongée! 


Scène  sixième.  —  Don  Fernando  se  laisse  attendrir  par  sa  soeur; 
il  lui  pardonne.  Il  est  question  de  la  dame  voilée  :  partira-t-il  sans  la 
revoir?  Ne  serait-ce  pas  dona  Maria?  c'est  l'avis  de  dona  Anna.  Elle 
croit  que  son  frère  a  inspiré  de  l'amour  a  la  fille  du  roi.  Satisfac- 
tion ! 


Scène  septième.  —  Don  Garceran  revient  avec  son  mort  ;  on  le 
place  au  fond  du  théâtre,  de  manière  a  ce  que  le  spectateur  ne  puisse 
éprouver  aucune  émotion  désagréable.  On  presse  Fernando  de  par- 
tir; il  s'éloigne  à  regret  avec  ses  amis.  Il  a  déjà  franchi  la  brèche 
lorsque  la  porte  secrète  s'ouvre  de  nouveau.  La  dame  masquée  ret- 
rait. Fernando,  a  demi  caché,  fait  signe  a  ses  amis  de  garder  le  *i- 
lcnce  afin  d'épier  les  mouvements  de  l'inconnue   Silence 


Scène  huitième.  —  La  dame  masquée,  en  voyant  le  mort  revêtu 
des  habits  de  don  Fernando,  jette  un  cri  et  tombe  a  genoux  :  elle  ôtc 
son  masque  en  disant  que  sa  passion  peut  se  révéler  désormais,  puis- 
que celui  qu'elle  aime  n'est  plus  :  «  Éclatez,  mon  amour!  *  s'écrie- 

t-elle C'est  dona  Maria  elle-même,  la  fille  du  roi.  Fernando  ne 

la  laisse  pas  longtemps  dans  son  erreur.  Bonheur  de  Fernando^  MB- 


L'ARTISTE. 


279 


fusion  de  dona  Maria!  Dona  Maria  avoue  enfin  son  amour.  Dans  son 
enivrement,  elle  jure  à  Fernando  qu'elle  sera  à  lui.  Le  roi  est  sur  le 
point  de  partir  pour  Ségovie.  Fernando  ira  à  Ségovie;  il  s'y  cachera 
sous  un  nom  supposé.  Dona  Maria  sera  sa  femme  :  fi  Ho  du  roi  le 
jour,  femme  de  Fernando  la  nuit!  Ils  échangent  leurs  anneaux  en 
présence  de  Garceran  et  de  dona  Anna.  Garccran  est  amoureux  de 
dona  Anna  ;  mais  il  a  appris  la  séduction  opérée  par  le  comte.  Il  est 
triste  ;  dona  Anna  est  soucieuse  aussi,  car  elle  aime  Garceran  :  ils  as- 
sistent à  cette  scène  comme  des  témoins  qui  regrettent  de  n'en  pou- 
voir faire  le  pendant.  Don  Fernando,  ses  amis  et  sa  sœur  se  retirent 
par  la  brèche;  dona  Maria  s'éloigne  par  la  porte  secrète.  Dernier 
adieu  des  amants.  Intérêt. 


ACTE  III. 


Scène  première.  — Une  grande  place  de  Ségovic;  le  peuple  est 
réuni  :  c'est  la  fête  des  tisserands.  Le  roi  doit  y  assister.  Fernando  est 
nommé  le  maître  des  tisserands  Déguisé  sous  le  costume  d'artisan, 
il  a  su  devenir  un  des  principaux  chefs  de  l'association  des  tisserands. 
Dona  Anna  et  don  Garceran  sont  revêtus  du  même  costume  que 
lui.  On  parle  à  Fernando  de  la  ressemblance  de  Théodora,  sa  femme, 
avec  la  fille  du  roi,  don  Alonzo  :  il  sourit.  On  chante  une  espèce  de 
complainte  sur  la  mort  de  don  Ramirez,  et  Fernando  voit  que  l'es- 
prit du  peuple  de  Ségovie  est.  bien  disposé  pour  lui.  Chuchotement  ! 


Scène  deuxième.  —  Le  roi  arrive  avec  les  seigneurs  de  sa  cour  et 
sa  fille  dona  Maria.  Le  roi  entend  le  refrain  de  la  complainte  de  don 
Ramirez  ;  il  regrette  qu'un  si  brave  chevalier  se  soit  entaché  de  félo- 
nie. Comme  il  aurait  besoin  de  lui  dans  la  guerre  que  lui  font  les 
Mores,  qui  sont  sur  le  point  d'attaquer  Ségovie  !  Le  comte  don  Ju- 
lian  fait  l'hypocrite  et  pleure  aussi  don  Ramirez.  Dona  Maria  et  Fer- 
nando échangent  des  regards  d'indignation.  Le  peuple  se  livre  a 
toutes  sortes  de  jeux  dans  le  fond  du  théâtre.  Le  roi  se  retire  avec  sa 
fille  ;  le  peuple  aussi  quitte  bientôt  la  place.  Tiédeur. 


Seène  troisième.  —  Le  comte  Julian  demeure  avec  Bcrmudo.  Il 
est  fatigué  d'entendre  toujours  parler  de  Ramirez.  Mais  ce  qui  l'oc- 
cupe le  plus,  c'est  une  nouvelle  conquête  à  tenter.  Un  désir  s'est 
éveillé  dans  son  cœur  ;  il  a  vu  Théodora,  il  en  est  épris.  Cette 
femme  du  peuple,  qui  ressemble  si  fort  à  la  fille  du  roi,  l'a  rendu 
amoureux  :  il  veut  la  surprendre  et  l'enlever.  Il  recommande  à  Ber- 
mudo  de  placer  des  gens  armés  aux  abords  de  la  place  ;  il  se  retire 
avec  son  confident.  Surprise! 


Scène  quatrième.  —  Fernando  attend  Théodora.  Il  a  vu  le  comte 
s'éloigner  :  il  espère  une  prochaine  vengeance!  Il  pourra  bientôt  sans 
doute  demander  compte  à  son  ennemi  de  sa  trahison  et  du  déshon- 
neur de  sa  sœur.  Les  Mores  sont  aux  portes  de  Ségovie.  A  la  tète 
des  tisserands,  qu'il  a  fait  armer  et  qu'il  a  disciplinés,  il  se  propose  de 
porter  le  ravage  dans  le  camp  du  roi  more  ;  peut-être  le  fera-t-il 
prisonnier  et  rentrcra-t-il  triomphant!  Théodora  n'attend  qu'une  oc- 
casion pour  le  réhabiliter.  Incertitude  ! 


Scène  cinquième.  —  Dona  Maria  a  revêtu  les  habits  d'une  femme 
du  peuple  ;  elle  accourt  à  la  rencontre  de  Fernando  ;  elle  s'est  sauvée 
du  palais.  Scène  de  tendresse  entre  les  deux  époux.  Fernando  ne 
laisse  pas  que  de  témoigner  un  peu  de  jalousie  :  il  vient  de  la  voir  en- 
tourée des  seigneurs  de  la  cour;  le  comte  Julian  lui-même  s'est  ap- 
proché d'elle  et  lui  a  tenu  des  discours  galants.  Cette  scène  doit  être 
empreinte,  s'il  est  possible, d'une  poésie  passionnée.  Émotion! 


Scène  sixième.  —  Les  gens  du  comte  viennent  tout  a  eoup  saisit 
Théodora  et  Fernando.  Fureur  de  Fernando.  Le  comte  s'approche 
de  Théodora  et  lui  ilit  qu'elle  n'est  pas  faite  pour  être  la  femme  d'un 
vil  artisan.  Théodora  semble  écouter  les  propos  du  comte  sans  ter- 
reur ;  Fernando,  retombant  dans  ses  soupçons  jaloux,  éclate  en 
amers  reproches.  Le  comte  tire  son  épéc  pour  le  frapper.  Théodora 
se  jette  entre  eux.  Elle  dit  au  comte  qu'elle  ne  cédera  h  son  amour 
que  s'il  se  comporte  en  généreux  chevalier,  et  s'il  dépose  son  épée  a 
ses  pieds.  Le  tisserand  est  un  misérable,  ajoulc-t-elle,  auquel  il  faut 
laisser  la  vie  ;  elle  le  quittera  pour  le  comte  ;  mais  elle  ne  veut  pu 
sa  mort.  Le  comte,  charmé,  met  un  genou  en  terre  et  présente  son 
épéc  à  la  belle.  Aussitôt  Théodora  se  précipite  vers  son  mari,  elle 
lui  remet  l'épée  en  s'écriant  :  «  Don  Ramirez,  défends-toi!  »  Le 
comte  Julian,  terrifié,  se  jette  derrière  ses  hommes  d'armes,  qui  l 
protègent.  Don  Fernando  lui  proteste  qu'il  n'échappera  pas  à  sa  fu- 
reur. Les  tisserands,  attablés  dans  les  cabarets  voisins,  accourent  aux 
cris  de  Fernando.  Il  se  fait  reconnaître  à  eux  :  ils  jurent  fFembreun 
sa  cause.  Bravos! 


ACTE  IV. 


Scène  première.  —  La  demeure  du  comto  don  Julian.  Garceran 
et  donna  Anna  se  présentent  chez  le  comte  :  il  n'y  est  pas.  Scène 
entre  Garceran  et  dona  Anna  :  ils  sont  envoyés  par  Fernando  pour 
proposer  au  comte  de  donner  sa  main  et  son  nom  a  dona  Anna,  et  de 
reconnaître  pour  épouse  celle  qu'il  a  déshonorée.  L'amour  de  don 
Garccran  se  dévoile  malgré  lui  et  malgré  la  bizarrerie  de  sa  situation, 
qui  ressemble  un  peu  à  celle  d'Ottavio  et  de  la  fille  du  Commandeur 
dans  l'opéra  de  Von  Juan.  L'amour  de  dona  Annasetrahitégalement. 
mais  il  est  repoussé  chez  tous  les  deux  par  leur  devoir.  Un  sifflet  ! 

Scène  deuxième.  —  Le  comte  paraît  accompagné  de  Bermudo:  il 
est  allé  instruire  le  roi  de  la  présence  de  don  Ramirez ,  et  de  la  ré- 
volte du  peuple  de  Ségovie  ,  qui  prend  les  intérêts  de  ce  traître;  il 
repousse  avec  mépris  les  propositions  de  dona  Anna.  Don  Garccran 
le  provoque  comme  un  chevalier  félon    Deux  sifflets  ! 

Scène  troisième.  —  Dans  ce  moment,  un  grand  bruit  se  fait  en- 
tendre ;  la  demeure  du  comte  est  assiégée,  envahie  ;  et  don  Fernando . 
l'épée  à  la  main,  accourt  suivi  d'une  troupe  de  soldats  masqués. 
Trois  sifflets  I 

Scène  quatrième.  —  Don  Fernando  ordonne  à  tout  le  monde  de 
se  retirer;  il  veut  rester  seul  avec  le  comte.  Bcrmudo  se  cache  dans 
un  coin.  Le  comte  est  éperdu,  tremblant;  don  Fernando  lui  repro- 
che toutes  ses  trahisons  avec  violence  ;  il  le  force  à  signer  un  acte  de 
mariage  par  lequel  l'honneur  de  sa  sœur  est  mis  à  couvert.  Le  comte 
signe  cet  acte,  croyant  ainsi  sauver  ses  jours.  Mais  don  Fernando, 
maître  de  cet  acte,  dit  ensuite  au  comte  :  «Tu  vas  mourir  ;  tu  as  mé- 
rité la  mort  par  tes  crimes.  »  Il  appelle  deux  de  ses  compagnons  et 
leur  ordonne  d'emmener  le  comte  et  de  le  tuer.  Tonnerre  d'applau- 
dissements ! 

Scène  cinquième.  —  Les  Mores  ont  attaqué  Ségovie;  les  Mores 
sont  dans  la  ville  ,  il  s'agit  de  les  repousser.  Don  Fernando  assemble 
ses  compagnons  ;  il  faut  combattre  pour  la  liberté,  pour  la  patrie. 
Ils  se  précipitent  au-devant  de  l'ennemi.  Bermudo,  qui  a  été  témoin 
de  toute  la  scène,  caché  dans  son  coin,  en  sort,  et  se  demande  s'il 
doit  accuser  Ramirez  devant  le  roi,  ou  s'attacher  à  la  fortune  de  ce 
seigneur  qu'il  a  servi  autrefois.  Conversation  générale  ! 


I 


280 


L'AUTISTE. 


ACTE  V. 

Scène  première.  —  Le  palais  du  roi.  On  apprend  au  roi  que  kx 

Mures  étalent  vainqueurs  lorsqu'ils  ont  clé  repousses  par  une  troupe 
d'hommes  masqués,  qu'on  avait  pris  pour  «les  brlgSOd*,  et  qui  ont 
f.iii  périr  le  comte  Julian.  Rumeur  confuse  ! 

Scène  deuxième .  Doua  Maria  se  jette  aux  genoux  du  roi,  et  lui 
avoue  tout  ce  qui  s'est  passé  jusqu'à  son  mariage  secret,  ce  qui  con- 
trarie fort  le  roi.  Le  roi  est  confondu  de  la  trahison  du  comte  Ju- 
lian. Un  ministre  du  roi  more  ,  fait  prisonnier,  certifie  la  complicité 
du  comte;  Mais  le  peuple  amène  en  triomphe  et  avec  grande  pompe 
le  vainqueur  des  Mores.  Marche  militaire.  Boni  mor* .' 

Scène  troisième.  —Don  Ramirez  est  en  quelque  sorte  déposé  aux 
pieds  du  roi  par  le  peuple  de  Ségovie.  On  l'appelle  le  sauveur  de  l'é- 
tat. Le  roi  le  reconnaît,  et,  pour  le  récompenser,  lui  donne  la  main 
de  sa  fille.  Il  reste  encore  deux  heureux  a  faire,  don  Fernando  s'en 
charge.  Il  met  la  main  de  doua  Anna  dans  celle  de  don  Garccran. 
Don  Garceran  peut  l'épouser  sans  rougir  à  présent,  puisque  don  Ju- 
lian l'a  reconnue  pour  sa  femme.  Ce  n'est  plus  une  fille  déshonorée, 
mais  la  veuve  d'un  grand  d'Espagne.  Bcrmudo,  qui  a  trouvé  moyen 
de  se  raccrocher  au  roi  depuis  la  mort  du  comte  son  protecteur,  et  qui 
a  égayé  la  pièce  de  ses  plaisanteries  dans  toutes  les  scènes  où  il  a 
paru,  fait  nn  lazzi  sur  ce  dernier  mariage.  On  rit.  Succès  contesté. 

Voilà  ce  drame  :  est-ce  qu'il  n'en  vaut  pas  un  autre? 

Les  réformes  qui  viennent  de  s'opérer  dans  les  mœurs 
turques  ont  inspiré  à   M.  Laurencin  une  folie   intitulée  le 
Paradis  de  Mahomet.  Le  jeune  Oscar  s'est  décidé  à  profiter  du 
paquebot  de  Marseille  pour  s'en  aller  faire  un  voyage  à  Con- 
stautinople.  Il  est  évident  que  notre  Oscar  a  lu  l'intéressant 
ouvrage  de  M.  Marcliebeus,  architecte,  qui  a  décrit  d'une  ma- 
nière exacte  et  pittoresque  le  voyage  de  ce  fameux  paque- 
bot. Oscar  arrive  donc  à  Constantinople.  Son  plus  grand  dé- 
sir est  de  pénétrer  dans  un  sérail,  au  risque  de  tous  les 
désagréments  qui  peuvent  lui  en  arriver.  Il  escalade  un  mur 
et  se  trouve  en  présence  de  trois  charmantes  odalisques,  co- 
quettes comme  des  Françaises,  et  qui  déploient  pour  le  sé- 
duire des  talents  particuliers  :  celle-ci  danse  la  Cracovienne 
de  Mlle  Elssler,  mais  non  pas  précisément  comme  Mlle  EIss- 
ler;  celle-là  touche  du  piano,  sur  un  piano  Pleyel,  mais  non 
pas  précisément  comme  Mme  Pleyel;  cette  autre  chante  un 
air  du  Domino  Noir,  mais  non  pas  précisément  comme  Mme 
Damoreau.N'importe,elles  n'en  sont  pas  moins  fort  gracieuses, 
et  notre   Oscar  les  trouve  fort  à  son  gré.   Par  malheur, 
ces  dames  se  sont  moquées  de  lui,  et  elles  finissent  par  l'in- 
viter tout  simplement  à  dîner,  comme  des  bourgeoises  des 
environs  de  Paris  chez  lesquelles  il  serait  tombé  un  dimanche. 
Oscar  se  résigne.  Cette  pièce  a  pour  but  de  faire  valoir  les 
grâces  de  Mmes  Nathalie,  Nougaret  et  Desprez  :  elles  doivent 
des  remerciements  à  M.  Laurencin,  et  le  Gymnase  aussi. 

Les  Maquignons  n'ont  pas  eu  de  bonheur  aux  Variétés; 
ils  sont  plus  adroits  que  cela  ordinairement.  Ils  ont  reçu 
une  ruade  de  leurs  chevaux.  La  direction,  que  l'on  sait  fort 

habile,  malgré  deux  ou  trois  revers  qu'elle  vient  d'essuyer, 


a  bien  l'air  de  vider  de  vieux  cartons  de  bon  gré,  afin  de  ne 
pas  y  être  forcée  par  autorité  de  justice.  Odry  est  néanmoins 
très-amusant  dans  cette  pièce,  quand  il  badigeonne  et  remet 
un  cheval  à  neuf,  mais  c'est  une  assez  malheureuse  idée  d'a- 
voir mis  des  chevaux  en  scène.  Ce  genre  d'acteurs  ne  doil 
pas  sortir  du  Cirque  des  Champs-Elysées.  Nous  attendons, 
avec  plus  d'impatience  que  jamais,  Mignonne,  c'est-à-dire 
MmeCrécy. 


Voici  le  temps  des  Album,  et  les  Fleurs  de  liruyères,  de 
M.  Armand  ,  se  sont  empressées  d'éclore  :  ce  sont  des  mélo- 
dies bretonnes,  car  les  Allemands  ont  découvert  une  espèce 
de  botanique  musicale  qui  a  plu  à  l'auteur.  Ces  mélodies  ont 
toutes  un  caractère  poétique  :  c'est  le  chant  libre  du  marin 
bercé  par  la  vague  ;  la  chanson  des  pâtres  qui  dansent  en 
rond  dans  les  landes  de  la  Bretagne,  autour  des  grandes 
pierres  druidiques;  la  voix  dolente  des  petits  mendiants  qui 
s'en  vont  le  long  des  grandes  routes  poudreuses  courir  après 
les  voilures  publiques,  en  demandant  l'aumône  au  voyageur; 
l'harmonie  des  étoiles,  cette  harmonie  que  Pythagore  a  en- 
tendue, mais  qui  n'arrive  plus  guère  à  nos  oreilles;  enfin 
toutes  les  naïves  impressions  de  la  nature.  M.  Armand  s'est 
associé  un  compositeur  distingué,  l'auteur  des  Harmonies  re- 
ligieuses, M.  l'abbé  Guillou  ,  et  cet  Album  est  fait  pour  obte- 
nir du  succès.  M.  Armand,  avec  des  scrupules  de  conscience, 
bien  rares  chez  les  jeunes  gens  de  l'époque,  a  soumis  ses  pa- 
roles à  de  vénérables  prélats,  qui  lui  ont  délivré  un  passe- 
port ainsi  que  leur  bénédiction. 

Puisque  nous  parlons  musique  ,  annonçons  le  retour  à  la 
santé  d'une  charmante  personne,  qu'une  maladie  assez  grave 
a  empêchée  quelque  temps  de  pratiquer  son  art,  Mlle  Honorine 
Lambert.  Cette  excellente  pianiste,  dont  la  méthode  a  forme 
déjà  de  si  brillantes  élèves,  a  repris  heureusement  ses  le- 
çons. Le  monde  élégant,  qui  l'a  adoptée,  sera  encore  appelé 
à  jouir  cet  hiver  de  sa  présence  et  de  son  talent. 

HirroLviE  LUCAS. 


Typographie  de  Lacrampe  et  Corap.,  rue  Damictte,  S  —  Fonderie  de  Thorty,  Virey  el  Noret 


h"  Ai&Timra, 


/■/./.•■//  ffùttnà 


(VF.Mrl 


L'ARTISTE. 


281 


L2L  XTTJXT  DE  1T0SL. 


AiiAMK  de  Lamartine  est  la 
digne  femme  du  plus  grand 
poète  de  ce  monde.  Elle  a 
toutes   les    intelligences    de 
l'espiïtetdurœur;  elle  a  une 
disposition  naturelle  à  tous  les 
lieaux-arts,  qu'elle  aime  avec  une  passion  sincère  et  qu'elle 
cultive  avec  un  rare  bonheur.  Le  moyen,  en  effet,  d'être 
associée  pour  une  si  grande  part  à  la  gloire  d'un  homme 
comme  M.  de  Lamartine ,  de  porter  ce  grand  nom  de- 
vant lequel  s'incline  l'Europe  entière ,  et  de  rester  im- 
mobile et  calme  au  coin  de  son  feu ,  comme  ferait  une 
bourgeoise,  occupée  seulement  du  concert  de  la  veille 
et  du  bal  du  lendemain?  Vous  avez  vu,  dans  le  Voyage 
*n  Orient  de  M.  de  Lamartine,  un  des  plus  beaux  cha- 
pitres de  ce  beau  livre,  dans  lequel  madame  de  Lamar- 
tine raconte  avec  une  simplicité  toute  poétique  sa  course 
aventureuse  dans  le  désert,  eh  bien!  tel  était  ce  style 
excellent,  telle  était  cette  description  vive  et  rapide, 
que  si  M.  de  Lamartine  n'eût  pas  averti  le  lecteur  que 
ces  pages  étaient  écrites  par  sa  femme ,  les  amis  les 
plus  sincères  de  son  talent  l'auraient  félicité  de  ces  pa- 
ses  comme  tout  à  fait  dignes  de  ce  qu'il  a  écrit  de  plus 
sincère  et  de  plus  beau.  Pour  peu  que  vous  soyez  admis 
dans  l'intimité  du  grand  poète ,  et  qu'il  vous  honore  de 
cette  familiarité  adorable  qui  nous  rend  tous  si  heureux 
et  si  fiers  ,  il  vous  sera  permis  de  pénétrer  dans  l'ate- 
lier de  madame  de  Lamartine.   Là,  vous  pourrez  voir, 
dans  le  plus  charmant  désordre ,  tout  ce  que  peut  pro- 
duire la  pensée  active  et  bienveillante  d'une  femme  qui 
veut  se  mettre  au  niveau  du  grand  poëte  qui  l'a  choisie 
entre  toutes.  Les  albums  de  madame  de  Lamartine  sont 
remplis  de   ruines,  de  paysages,  de  monuments,   de 
souvenirs  pittoresques  ,  de  ses  lointains  pèlerinages. 

■2'    SÉRIE,  T01IE    IV,  18e    1.1V 


Dans  ces  feuilles  épïirscs  elle  a  dressé,  pour  ainsi  dire, 
la  décoration  des  poèmes  de  son  noble  epoux.  Au- 
tour de  l'atelier ,  plusieurs  tableaux,  dignes  copies  des 
plus  grands  maîtres  de  l'école  italienne  ,  vous  révè- 
lent un  habile  et  fécond  artiste.  Parmi  ces  copies  des 
grands  maîtres,  la  plus  heureuse  et  la  plus  aimée,  san- 
contredit,  c'est  le  portrait  de  M.  de  Lamartine, d'après 
Gérard;  mais,  naturellement,  la  copie  est  plus  ressem- 
blante que  l'original;  le  front  est  plus  vaste,  le  regard 
plus  ferme.  Bien  mieux  que  dans  le  tableau  de  M.  Gé- 
rard, cette  tête  est  inspirée  et  calme,  et  M.  Gérard  eût 
fait  un  bien  plus  beau  portrait  s'il  l'avait  comprise  ainsi. 
«  Vous  remarquerez  encore  dans  cet  admirable  tohu- 
bohu  d'œuvres  inachevées ,  de  fantaisies  incomplètes , 
un  petit  chef-d'œuvre  de  sculpture,  un  bénitier.  Cer- 
tes ,  si  jamais  en  sculpture  il  est  difficile  d'avoir  une 
idée  nouvelle ,  ce  doit  être  lorsqu'il  s'agit  d'inventer  un 
de  ces  grands  bassins  destinés  à  l'eau  lustrale.  Pour  le 
bénitier  de  la  Madeleine,  M.  Antonin  Moine  a  été  obligé 
de  s'y  prendre  à  trois  fois.  Mlle  de  Fauveau  a  fait  un 
bénitier  qui  est  charmant,  et  cependant  l'ange  aux  ailes 
déployées  doit  être  fatigué  de  se  tenir  debout  sur  le 
bord  de  ce  vase  plein  d'eau  bénite  Or,  voici  le  bénitier 
de  madame  de  Lamartine  : 

«  Trois  jolis  enfants  à  l'air  éveillé ,  beaux  comme  des 
anges,  viennent  de  recevoir  le  baptême;  ils  sont  dans 
toute  la  joie  de  l'innocence  ,  à  peine  s'ils  frappent  du 
pied  la  terre  ;  leurs  petites  têtes  mutines  et  bouclées 
regardent  le  ciel  avec  le  charmant  sourire  de  l'enfance. 
Entre  ces  trois  petits  anges  tout  nus  et  d'une  nudité  si 
chaste,  s'élève  la  croix,  l'immortel  symbole;  la  croix 
est  légère  comme  les  enfants  qui  la  supportent  :  ce 
n'est  pas  l'instrument  de  douleur  et  de  supplice , 
c'est  le  signe  de  la  liberté  et  de  la  rédemption.  Aux 
pieds  des  trois  enfants  s'étend  la  nappe  d'eau  sainte. 
Rien  n'est  charmant  comme  ce  groupe  modelé  par  ce-. 
beaux  doigts,  avec  une  élégance  infinie.  M.  de  Lamar- 
tine ,  qui  est  jaloux  de  la  gloire  de  sa  femme  bien  plus 
que  de  la  sienne  propre,  a  fait  couler  ce  bénitier  en 
bronze  ;  mais  ce  serait  grand  dommage  de  laisser  inachevé 
un  si  beau  projet.  Ce  n'est  pas  un  petit  bronze  qu'il  nous 
faut,  c'est  un  monument  de  six  pieds.  Ce  chef-d'œuvre 
ne  peut  pas  rester  à  l'état  de  statuette  ;  il  sera  exécuté 
en  marbre  quelque  jour.  Déjà  plusieurs  artistes  excel- 
lents de  ce  temps-ci,  entre  autres  M.  Jouffroy,  l'auteur 
de  la  Jeune  fille  confiant  son  secret  à  Venue,  sollicitent 
l'honneur  de  reproduire  l'idée  de  madame  de  Lamar- 
tine. Heureuse  l'église  de  Paris  qui  sera  dotée  d'un  pa- 
reil chef-d'œuvre! 

«Il  y  avait  aussi,  dans  un  coin  de  l'atelier,  une  page 
brillante  rehaussée  d'or,  qu'on  eût  prise  de  loin  pour 
quelque  frontispice  de  quelque  riche  missel  du  quin- 
zième siècle.  Toute  la  fantaisie  d'un  artiste  que  rien* 
n'arrête  se   déploie  sur  ce  beau  vélin.  Ce  sont  des  oi- 

37 


082 


L'ARTISTE. 


hmux  qui  viennent  du  paradis  en  droite  ligne,  des 
Heurs  de  tous  les  printemps  de  ce  inonde ,  des  pêches 
veloutées  comme  une  joue  de  quinze  ans ,  des  brins 
ri  herbe  sur  lesquels  bourdonnent  mille  insectes  dorés 
par  le  soleil;  c'est  un  pêle-mêle  idéal  des  plus  fragiles 
chefe-d'œnvre  du  ciel  et  de  la  terre.  Jamais  le  caprice 
d'une  femme  et  d'un  artiste  n"a  été  plus  loin.  L'abeille 
se  pose  en  bourdonnant  sur  la  figue  entrouverte  ;  la  rose 
se  penche  avec  amour  sur  le  nénufar  humide;  l'épi  et  le 
raisin  se  confondent  dans  le  même  sillon.  Cependant,  au 
milieu  de  cette  guirlande  poétique  ,  le  vélin  était  resté 
blanc  comme  la  neige  au  printemps,  quand  la  prairie 
montre  déjà  ses  petits  recoins  de  verdure.  C'était  un 
jour  d'été  ;  la  journée  avait  été  remplie  de  suaves 
odeurs,  de  frais  ombrages,  d'oiseaux  chanteurs;  .M.  de 
Lamartine,  le  poëte,  arriva,  et  il  découvrit  sur  la  ta- 
ble de  sa  femme  cette  belle  page  à  peine  achevée.  Alors, 
savez-vous  ce  qu'il  fit  pour  que  le  fond  fût  digne  de  la 
forme,  pour  que  le  tableau  fût  digne  du  cadre?  II  im- 
provisa trois  ou  quatre  de  ces  belles  stances  qui  tombent 
de  son  génie  comme  le  chant  du  rossignol  tombe  de 
l'amandier  en  fleurs.  Ces  stances,  je  lésai  lues,  mais 
d'un  coup  d'oeil,  comme  un  homme  qui  a  peur  d'être 
indiscret,  et  je  ne  puis  rien  vous  en  dire,  sinon  que 
jamais  association  plus  intime  ne  fut  faite  entre  le  fond 
et  la  forme,  le  dessin  et  la  poésie,  l'image  et  la  cou- 
leur. » 

Celui  qui  nous  parlait  ainsi  n'était  rien  moins  que 
notre  ami  Gabriel,  un  gros  homme  qui,  tout  matériel 
qu'il  est  en  apparence ,  retrouve  cependant  de  beaux 
instants  de  poésie,  surtout  quand  il  approche  de  son 
Dieu  et  de  son  maître,  M.  de  Lamartine.  Nous  étions  tous 
là  réunis,  les  uns  et  les  autres  au  coin  du  feu,  célé- 
brant de  notre  mieux,  par  une  intime  causerie,  la  nais- 
sance du  Christ,  et  disant  un  dernier  adieu  à  cette 
dernière  année  de  la  jeunesse  qui  s'en  va  pour  ne  plus 
revenir,  hélas!  Belle  et  sainte  année  en  effet,  année  heu- 
reuse et  libre  entre  toutes,  toute  remplie  d'honnêtes 
travaux,  de  doux  loisirs,  d'amitiés  fidèles  et  de  chastes 
amours!  Que  Dieu  nous  en  donne  ainsi  quelques-unes 
encore,  et  puis  après  qu'il  fasse  de  nous  ce  qu'il  voudra. 
Quand  il  en  ferait  des  conscillers-d'état  ou  des  pairs  de 
France,  nous  n'aurions  pas  le  droit  de  le  maudire. 

— Vraiment,  ditThéodosc  en  attisant  le  feu,  c'est  mal 
à  toi,  Gabriel,  dont  la  mémoire  estsi  puissante,  et  qui  sais 
par  cœur  même  des  vers  de  l'abbé  Dclille ,  de  n'avoir  pas 
retenu  ces  stances  de  M.  de  Lamartine.  Tu  sais  combien 
nous  aimons  ton  poëte,  à  ce  point  que  nous  avons  pleuré 
de  rage  quand  nous  avons  découvert,  l'entendant  parler 
à  la  tribune,  qu'il  serait,  un  jour,  un  aussi  grand  homme 
d'état  que  M.  Thiers.  Tu  sais  que  depuis  longtemps 
M. de  Lamartine  ne  nous  a  pas  dit  un  seul  vers,  et  que 
tout  son  loisir  il  l'a  dépensé  cet  automne  à  écrire,  dans 
le  journal   de  Maçon,  des  articles   qui  ont  remué   le 


monde  politique.  Tu  sais  tout  cela,  et  quel  ennui  profond 
nous  obsède  ,  et  qu'aujourd'hui  tous  les  poêles  font  si- 
lence. Tu  savais  aussi  notre  soirée  de  mardi  et  cette  pe- 
tite fête  de  notre  famille  d'amis  que  nous  avions  prépa- 
rée avec  tant  de  soins  ;  tu  pouvais  nous  arriver  avec  dc> 
vers  inédits  de  M.  de  Lamartine,  et  lu  ne  l'as  pas  voulu , 
Gabriel  ;  ah  !  c'est  bien  mal  à  loi ,  Gabriel  ! 

A  ces  reproches  de  Théodose,  dont  il  sentait  toute  la 
portée,  Gabriel  resla  interdit,  et  il  se  préparait  à  re- 
filer la  dixième  méditation,  quand,  de  sa  petite  voix  ar- 
gentine cl  si  fraîche,  la  petite  Maria  s'écria  que  ces  ver- 
inédits  de  M-  de  Lam;  rtine.  elle  les  savait  par  cœur. 

Vous  saurez  que  Maria  est  une  belle  enfant  de  dix  an- 
aux  grands  yeux  bleus,  aux  cheveux  noirs;  c'est  notre 
enfant  à  tous  ;  elle  a  été  élevée  parmi  nous  comme  si 
nous  étions  tousses  pères  ou  ses  grands-pères.  Chacun 
lui  apprend  ce  qu'il  sait  le  mieux  faire,  l'un  à  tenir  une 
plume,  l'autre  à  charger  une  palette  de  couleurs,  celui- 
ci  à  tirerd'un  piano  muet  loules  les  vagues  mélodies  que 
renferme  l'âme  humaine.  Chacun  de  nous  fait  lire  à 
l'enfant  le  livre  qu'il  aime  le  mieux;  celui-ci  l'Arioste 
et  celui-là  le  Dante  ;  celui-ci  le  Don  Quichotte  de  Cervan- 
tes et  celui-là  le  Paradis  jierdu  de  Milton.  Entre  tous 
ces  hommes  qui  l'aiment  d  un  amour  tout  paternel ,  qui 
l'ont  vue  naître  et  qui  l'ont  vue  grandir,  c'est  à  peine  si 
l'enfant  pourrait  dire  celui  qu'elle  aime  le  mieux, 
si  elle  préfère  son  père  à  tous  les  autres,  c'est  que  son 
père  est  pauvre,  c'est  qu'il  est  seul,  c'est  qu'il  pleure 
nuit  et  jour  la  femme  qu  il  a  perdue.  Le  père  s'appelle 
Georges,  il  est  le  seul  d'entre  nous  qui  n'obéisse  pas  a 
la  fantaisie  poétique  ;  il  est  bien  plus  un  arlisan  qu'un 
artiste.  Mais  son  enfant  est  sa  poésie ,  et  à  ce  compte  il 
est  un  plus  grand  poëte  que  nous  tous.  Cependant,  il 
eût  fallu  voir  son  œil  s'animer  et  le  sourire  revenir  à  ses 
lèvres,  quand  il  entendit  sa  belle  petite  Maria  parler 
ainsi  : 

—  Oui,  tu  es  un  méchant,  Théodose,  disait  Maria, 
de  tant  gronder  mon  cousin  Gabriel;  et  pour  la  peine  tu 
ne  sauras  pas  les  vers  de  M.  de  Lamartine,  je  les  dirai 
tout  bas  à  Gabriel. 

—  Mais  comment  donc,  s'écria  Georges,  comment 
sais-tu  ces  vers,  ma  chère  enfant? 

Puis,  se  tournant  vers  nous  avec  un  soupir  étoull'e: 
— Voyez,  disait-il,  comme  elle  ressemble  déjà  à  sa  mère! 
Disant  ces  mots  ,  une  grosse  larme  roulait  dans  ses 
yeux. 

— Or,  voici,  dit  Maria:  tu  sais,  cher  père,  que  je  me 
suis  promenée  l'autre  jour  avec  Hippolyte,  parce  qu'il 
est  bon  et  qu'il  a  l'air  plus  sage  que  vous  tous.  Il  m'a 
conduite  ,  en  me  donnant  le  bras  et  en  m'appclant  sa 
petite  femme,  au  faubourg  Saint  -  Honoré ,  dans  une 
grande  et  belle  maison  toute  remplie  de  ces  beau\ 
meubles  de  la  Renaissance  que  vous  aimez  tant,  les  uns 
et  les  autres.  Figurez-vous ,  mes  amis,  qu'ils  ont  réuni 


L'AUTISTE. 


•283 


dans  ce  lieu  toutes  sortes  de  tableaux ,  de  dessins ,  de 
travaux  à  l'aiguille,  de  bijoux  d'or  et  d'argent ,  de  ru- 
bans et  de  dentelles,  qui  doivent  être  vendus  pour  secou- 
rir les  pauvres  honteux.  Il  n'y  a  que  la  charité  pour  en- 
tasser tant  de  magnificence.  Moi ,  cependant ,  une  fois 
lâchée  dans  ce  musée,  je  nie  mis  à  regarder  toutes  cho- 
ses, et  je  découvris  bientôt,  dans  un  angle  favorable,  à 
côté  de  la  fenêtre  qui  donne  sur  la  cour,  le  tableau  de  ma- 
dame de  Lamartine,  dont  vous  parlait  Gabriel.  C'étaient 
les  mêmes  fleurs  doucement  épanouies,  les  mêmes  oi- 
seaux élincelants,  le  même  écrin  jeté  sur  cette  page 
blanche  ;  et  moi  aussi,  j'ai  lu  les  vers  de  M.  de  Lamar- 
tine, je  les  ai  lus  longuement ,  saintement  ;  je  les  sais  par 
cœur,  je  me  les  chante  à  moi-même  tout  bas ,  depuis 
trois  jours,  je  les  ai  ajoutés  à  ma  prière  du  matin  et 
du  soir.  Et  voilà  pourquoi,  mon  cher  Hippolyte,  tu 
m'as  trouvée  maussade  en  revenant  par  les  boulevarts. 
Pourquoi  ne  parlez-vous  pas,  Maria,  disais-tu?  pourquoi 
êtes-vous  si  triste?  Je  n'étais  pas  triste,  mais  je  me  ré- 
pétais tout  bas  les  vers  de  M.  de  Lamartine,  tant  j'avais 
peur  de  les  oublier. 

Alors  Théodose,  sortant  de  son  fauteuil  :  —  Oh  !  ma 
petite  Maria  ,  s'écria-t-il ,  soyez  bonne,  récitez-nous  ces 
vers,  et  je  vous  enverrai  pour  vos  étrennes  un  bel  exem- 
plaire des  Méditations  portiques  et  de  Jocelyn  ,  attaché 
avec  un  ruban  bleu  qui  vous  servira  de  ceinture  le  jour 
de  votre  première  communion. 

—  Je  le  veux  bien ,  dit  Maria  ;  et ,  sans  se  faire  prier 
davantage,  la  main  sur  l'épaule  de  son  père,  elle  nous 
récita  de  sa  petite  voix  vibrante  les  admirables  stances 
que  voici  : 


)4S3\^N'Siit;TES  bourdonnants,  papillons,  fleurs  ailées , 
.ÇfgjxiAiix  touffes  des  rosiers  lianes  enroulées, 
Convolvulus  tressés  aux  fils  des  liserons. 
Pervenches  ,  beaux  yeux  bleus  qui  regardez   dans  l'ombre , 
Nénufars  endormis  sur  les  eaux  ,  fleurs  sans  nombre  , 
(alites  qui  noyez  les  trompes  des  cirons: 


jgBOITS  où  mon  Dieu  parfume  avec  tant  d'abondance 
-^ÈïJ-e  pain  de  ses  saisons  et  de  sa  providence; 
Figue,  où  brille  sur  l'œil  une  larme  de  miel, 
Pêches  ,  qui  ressemblez  aux  pudeurs  de  la  joue  . 
Oiseau,  qui  fais  reluire  un  écrin  sur  ta  roue, 
Et  dont  le  cou  de  moire  a  fixé  l'arc-en-ciel! 


m,\  main  qui  cous  peignit  en  confuse  guirlande 
~'\  Devant  vos  yeux  ,  Seigneur,  en  claie  l'offrande  . 

Comme  on  offre  à  vos  pieds  la  gerbe  de  vos  dons. 

Vous  avez  tout  produit;  contemplez  votre  ouvrage. 

Et  nous,  dont  les  besoins  sont  encore  un  hommage, 

Rendons  grâces  toujours  et  toujours  demandons! 

2e  SÉRIE  ,  TOME  IV,   18e  LIVRAISON. 


Quand  elle  eut  récité  ces  beaux  vers,  inestimable  pré- 
sent qu'elle  nous  faisait  là,  le  père  baisa  la  main  de  son 
enfant,  et  Auguste  dans  son  coin,  attendri  malgré  lui  : 
—  Pardieu,  dit-il,  ne  voilà-t-il  pas  que  je  pleure  pour 
des  vers  récités  par  un  enfant  ! 

Telle  fut  cette  heureuse  et  poétique  nuit  de  Noël. 

Jules  JANIY 


CRITIQUE  DRAMATIQUE. 


iài^20is-m- 


ous  ne  demanderons  pas  à  M.  \V 
del  pourquoi  Zaïre  paraît  si  souvent 
sur  l'affiche  du  Théâtre-Français  ; 
car  nous  reconnaissons  volontiers 
qu'il  ne  jouit  pas  aujourd'hui  d'une 
x'Miberté  complète,  et  que  la  guerre 
intestine  ne  lui  permet  pas  de  composer  le  répertoire  de 
façon  à  contenter  la  curiosité  des  hommes  du  monde  et 
le  goût  des  hommes  lettrés.  Nous  espérons  qu'une  fois 
rendu  à  la  paix,  il  comprendrala  nécessité  de  donner  le  pas 
à  Polyexicte  et  à  IVicomède,  à  Phèdre  et  à  Britannicus ,  sur 
Tancrède  et  Zaïre.  Quelle  que  soit  la  mesure  de  son  érudi- 
tion littéraire,  qu'il  soit  par  lui-même  capable  ou  inca- 
pable de  juger  les  questions  de  style,  nous  aimons  à 
croire  qu'il  se  trouve  autour  de  lui ,  parmi  MM.  les  co- 
médiens, ou  parmi  ses  amis,  des  hommes  assez  éclairé-, 
pour  lui  apprendre  ce  qu'il  ignore,  pour  lui  montrer 
l'intervalle  immense  qui  sépare  le  vers  de  Voltaire  du 
vers  de  Corneille  et  de  Kacine.  En  attendant  ce  jour,  que 
nous  appelons  de  tous  nos  vœux ,  nous  n'avons  qu'un 
seul  moyen  de  contribuer  à  la  prospérité  du  Théâtre- 
Français,  et  de  prouver  l'intérêt  que  nous  inspire  cet 
établissement,  qualifié  par  les  Chambres  de  temple  des 
Muses;  c'est  de  juger  avec  une  sévérité  absolue  ceux  de 
MM.  les  comédiens  qui  se  donnent  pour  disciples  de 
Melpomène  :  la  sévérité  est  le  témoignage  d'estime  le 
plus  éclatant  que  nous  puissions  leur  accorder.  Si  la  cri- 
tique ,  au  lieu  de  s'endormir  dans  une  coupable  complai- 
sance ,  prenait  au  sérieux  sa  mission  et  ses  devoirs  ;  si 
elle  ne  s'était  pas  habituée  depuis  dix  ans  à  considérer 
comme  secondaires  toutes  les  questions  qui  se  rattachent 
à  l'art  du  comédien,  la  tragédie  n'offrirait  pas  aujour- 
d'hui le  spectacle  affligeant  de  l'exagération,  de  la  dé- 

38 


28  V 


L'ARTISTE. 


crépitude  et  de  l'impuissance.  Enhardis  par  l'indifférence 
de  la  presse,  MM.  les  comédiens  ontoublié  ou  méconnu 
toutes  les  lois  qui  régissent  l'action  et  In  déclamation  tra- 
gique ;  ils  ont  traité  en  pays  conquis  la  rime  et  la  me- 
sure de  l'alexandrin.  Il  est  temps  qu'une  sévérité  salu- 
taire les  ramène  dans  la  voie  du  bon  sens  et  de  la  véi ïté. 
Notre  persévérance  et  notre  franchise  ne  suffiront  pas  à 
l'accomplissement  de  cette  tâche  ;  nous  avons  mesuré 
nos  forces,  et  nous  savons  depuis  longtemps  que  la  rou- 
tine sera  plus  puissante  que  nous.  L'alexandrin  boiteux , 
les  rimes  éclopées ,  se  railleront  de  nos  efforts  ;  MM.  les 
comédiens  prendront  en  pitié  nos  remontrances  et  nos 
prédications.  Mais  si  la  régénération  de  l'art  tragique  est 
au-dessus  de  nos  forces,  si  notre  voix  est  impuissante  à 
réveiller  la  paresse  des  disciples  patentés  de  Melpomène, 
notre  exemple  ne  sera  peut-être  pas  perdu.  Notre  voix 
trouvera  peut-être  des  échos  nombreux  ;  des  voix  plus 
puissantes  viendront  peut-être  se  joindre  à  la  nôtre  pour 
juger  avec  la  même  sévérité,  avec  la  même  justice,  les 
comédiens  qui  se  donnent  pour  les  interprètes  de  la  tra- 
gédie française.  Que  notre  espérance  se  réalise,  que 
MM.  les  comédiens  soient  forcés  parla  clameur  publique, 
sinon  d'avoir  du  talent,  du  moins  de  prouver  qu'ils  sa- 
vent leurs  rôles  ;  que  les  mémoires  impuissantes  laissent 
le  champ  libre  aux  mémoires  jeunes  et  fidèles;  que  les 
débuts  se  multiplient  ;  que  les  cadres  se  renouvellent , 
et  nous  ne  regretterons  pas  le  nombre  de  nos  pa- 
roles. 

Si  l'utilitédc  la  critique  avait  besoin  d'être  démontrée, 
si  les  dangers  de  l'indulgence  ne  frappaient  pas  tous  les 
yeux,  la  représentation  de  Zaïre  nous  fournirait  un  ar- 
gument sans  réplique.  Il  n'y  a  pas  en  effet  un  seul  rôle 
de  cet  ouvrage  qui  soit  rempli ,  je  ne  dis  pas  d'une  façon 
complète ,  mais  seulement  d'une  façon  raisonnable. 
M.  Saint-Aulaire,  chargé  du  personnage  de  Châtillon, 
semble  prendre  à  tâche  de  naturaliser  sur  la  scène  du 
Théâtre-Français  les  intonations  et  les  attitudes  ap- 
plaudies dans  les  théâtres  forains.  Non-seulement  il  récite 
avec  un  aplomb  imperturbable  des  lignes  sans  nom , 
qu'il  ne  peut  prendre  pour  des  alexandrins,  mais  il  di- 
vise ces  lignes  inqualifiables  par  des  repos  inattendus , 
qui  rendent  le  couplet  tragique  absolument  inintelli- 
gible, et  déroutent  l'attention  la  plus  soutenue.  Au  lieu 
de  justifier  par  l'étude,  par  un  contrôle  sévère  exercé 
sur  lui-même,  la  complaisance  du  ministre  qui  l'a  main- 
tenu sur  les  cadres  de  la  comédie  malgré  l'opinion  forte- 
ment motivée  du  commissaire  royal;  au  lieu  de  donner 
raison  à  Mlle  Rachel ,  qui ,  par  reconnaissance ,  a  de- 
mandé que  son  premier  professeur  de  déclamation  fût 
admis  à  terminer  ses  vingt  ans  de  service,  M.  Saint-Au- 
laire prend  chaque  jour  avec  l'alexandrin  des  libertés 
nouvelles.  Quand  on  demeure  quinze  jours  sans  l'enten- 
dre, on  est  tout  étonné  de  voir  le  chemin  qu'il  a  fait. 
Lorsqu'il  ne  fausse  ni  la  rime  ni  la  mesure,  il  prend  sa 


revanche  en  sautant  à  pieds  joints  par-dessus  des  vers 
entiers;  il  récite  tour  à  tour  quatre  vers  masculins  ou 
quatre  vers  féminins,  comme  si  nous  étions  encore  au 
début  du  seizième  siècle.  En  vérité,  on  a  peine  à  com- 
prendre que  M.  Saint-Aulaire  soit  maintenu  sur  les  ca- 
dres de  la  Comédie-Française.  Le  ministre  aurait  dû 
trouver  moyen  de  satisfaire  autrement  la  dette  que 
Mlle  Rachel  croit  avoir  contractéeenversM. Saint-Aulaire. 
Quoiqu'il  n'ait  certainement  rien  appris  à  la  jeune  fille 
qui  se  dit  son  élève ,  nous  approuvons  la  démarche 
de  mademoiselle  Rachel  ;  mais  M.  Duchâtel  ,  en  li- 
sant attentivement  le  décret  de  Moscou,  aurait  com- 
pris que  Mlle  Rachel  lui  demandait  une  chose  injuste  et 
contraire  aux  règlements  de  la  Comédie.  Il  aurait  dû 
congédier  M.  Saint-Aulaire,  déterminer  le  chiffre  de  sa 
pension  d'après  le  chiffre  de  ses  années  de  service ,  puis- 
que le  décret  de  Moscou  attribue  au  surintendant  des 
théâtres  le  droit  de  mettre  hors  des  cadres  tout  socié- 
taire ayant  dix  ans  de  service,  qui  n'est  pas  jugé  capable 
de  concourir  utilement  à  la  représentation  du  réper- 
toire ;  et  lors  même  qu'il  eût  réglé  la  pension  de 
M.  Saint-Aulaire  sans  tenir  compte  des  années  qui  lui 
manquent  pour  prétendre  au  traitement  que  MM.  les 
comédiens  appellent  la  petite  pension  ,  malgré  l'illégalité 
de  cette  mesure ,  il  aurait  bien  mérité  de  l'art  drama- 
tique. 

Nous  espérons  que  M.  Duchâtel  reviendra  sur  sa  pre- 
mière résolution  et  comprendra  la  nécessité  de  congé- 
dier M.  Saint-Aulaire  en  avril  1840.  Il  ne  faut  pas  que 
Mlle  Rachel  compromette  par  sa  reconnaissance  l'art 
qu'elle  essaie  de  ranimer  par  ses  études.  Vouloir  le  main- 
tien de  M.  Saint-Aulaire  sur  les  cadres  de  la  Comédie- 
Française,  c'est  manquer  de  respect  à  tous  les  maîtres 
de  la  scène  française;  et  M.  Duchâtel,  qui  est.  aprè< 
M.  Villemain,  l'homme  le  plus  lettré  du  conseil,  se  doit 
à  lui-même  d'accomplir  ce  que  l'évidence  et  le  bon 
sens  lui  commandent.  Les  Chambres,  en  accordant  au 
Théâtre-Français  une  subvention  annuelle  de  deux  cent 
mille  francs,  n'ont  pu  vouloir  encourager  des  comédiens 
tels  que  M.  Saint-Aulaire  ;  M.  Duchâtel  le  sait  aussi  bien 
que  nous.  Pourquoi  donc  se  conduit-il  comme  s  il 
ignorait  le  vœu  des  Chambres? 

Je  suis  malheureusement  forcé  de  traiter  M.  Des- 
mousseaux  presque  aussi  sévèrement  que  M.  Saint-Au- 
laire. M.  Desmousseaux  a  rendu  autrefois  au  Théâtre- 
Français  d'incontestables  services;  nous  ne  songerons 
jamais  à  le  nier.  Mais  il  défigure  cruellement  le  rôle 
de  Lusignan.  Non-seulement  sa  mémoire  est  infidèle, 
non-seulement  il  s'arrête  et  balbutie  au  moment  où 
le  couplet  tragique  aurait  besoin  d'un  débit  rapide 
et  animé ,  mais  lorsqu'il  se  souvient  de  ce  qu'il  doit 
dire,  il  le  dit  d'une  voix  si  somnolente,  que  l'au- 
diteur devine  à  peine  le  sens  des  paroles  prononcées 
par    Lusignan.    Malgré    les  services  réels   rendus  à 


L'AUTISTE. 


28Ô 


la  Comédie  -  Française  par  M.  Desmousseaux ,  il  est 
donc  déraisonnable  de  ne  pas  régler  sa  pension.  Le 
ministre  a  le  droit  de  congédier  M.  Desmousseaux  ; 
le  décret  de  Moscou  ne  laisse  aucun  doute  à  cet  égard. 
Il  ne  faut  pas,  pour  assurer  à  M.  Desmousseaux  quel- 
ques centaines  de  francs,  faire  de  la  tragédie  française 
la  risée  du  parterre.  Or,  en  écoutant  M.  Desmousseaux, 
il  n'y  a  que  deux  partis  à  prendre  :  le  parti  du  sommeil 
ou  le  parti  de  l'hilarité.  Et  comme  chacun  de  ces  deux 
partis  est  également  injurieux  pour  la  tragédie,  nous 
espérons  que  M.  Duchâtel  voudra  bien  s'assurer  par  lui- 
même,  je  ne  dis  pas  de  l'insuffisance,  mais  de  la  perte 
complète  des  facultés  dramatiques  de  M.  Desmousseaux. 
Puisque  MM.  les  comédiens  possèdent,  grâce  à  la  muni- 
ficence impériale ,  cent  mille  livres  de  rente  sur  le 
grand-livre,  qu'ils  récompensent  les  services  rendus  au 
théâtre  par  M.  Desmousseaux;  mais,  par  amitié  pour 
leur  camarade,  qu'ils  n'attendent  pas  que  les  rires 
soient  remplacés  par  les  sifflets.  En  pareil  cas,  la  com- 
plaisance serait  une  perfidie  ;  et  M.  Desmousseaux,  s'il 
comprend  ses  véritables  intérêts,  n'attendra  pas  que  le 
public  le  congédie. 

M.  Beauvallet,  chargé  du  rôle  d'Orosmane,  ne  paraît 
pas  s'inquiéter  de  la  signification  du  personnage  qu'il 
représente  :  il  récite  d'une  voix  retentissante  tous  les 
couplets  que  le  poète  a  placés  dans  la  bouche  d'Oros- 
mane ;  chaque  syllabe  lui  offre  l'occasion  de  lutter  avec 
le  clairon,  et  nous  devons  avouer  qu'il  sort  souvent 
vainqueur  de  cette  lutte  obstinée;  mais  la  voix  de 
M.  Beauvallet  n'a  rien  de  commun  avec  l'art  tragique. 
Que  M.  Beauvallet  comprenne  ou  ignore  ce  que  signifie 
le  rôle  d'Orosmane,  ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  ce 
rôle,  en  passant  par  ses  lèvres  d'airain,  n'offre  absolu- 
ment aucun  sens.  Orosmane  n'est  plus  ni  amoureux,  ni 
jaloux,  ni  défiant,  ni  crédule.  l\  rugit  dès  qu'il  entre 
en  scène,  et  n'a  plus  rien  d'humain.  Nous  pourrions  de- 
mander à  M.  Beauvallet  pourquoi  il  joue  le  rôle  d'Oros- 
mane avec  le  costume  d'un  Bédouin  ;  mais  cette  question 
serait  aujourd'hui  hors  de  propos.  Car  le  premier  de- 
voir d'un  acteur  est  de  s'identifier  avec  le  personnage 
qu'il  est  appelé  à  représenter  ;  la  question  du  costume 
n'a  qu'une  importance  tout  à  fait  secondaire.  Or , 
M.  Beauvallet  est  tellement  préoccupé  du  volume  et  de 
la  sonorité  de  sa  voix,  il  est  si  heureux  d'emplir  la  salle 
du  bruit  de  l'alexandrin,  qu'il  ne  trouve  pas  le  temps  de 
penser  aux  sentiments  qu'il  exprime.  Pour  lui,  Orosmane 
n'est  pas  un  musulman  amoureux  d'une  chrétienne,  un 
sultan  jaloux  d'une  captive;  c'est  un  assemblage  de  syl- 
labes sonores  divisées  en  alexandrins.  Toute  sa  tâche, 
telle  du  moins  qu'il  la  compreud,  se  réduit  à  l'articula- 
tion nette  et  retentissante  de  toutes  les  syllabes  de  son 
rôle.  D  est  malheureusement  vrai,  et  nous  ne  songeons 
pas  à  le  nier,  qu'une  partie  de  l'auditoire  applaudit  les 
fanfares  et  les  rugissements  de  M.  Beauvallet,  et  admire 


sincèrement  ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  ses  moyens. 
Eh  bien!  nous  n'hésitons  pas  à  le  dire,  M.  Beauvallet 
se  perdra  par  la  richesse  même  de  ces  moyens  si  vantés. 
D  serait  fort  à  souhaiter  que  sa  voix  s'appauvrit  ;  car  une 
fois  forcé  de  parler,  M.  Beauvallet  prendrait  peut-être 
la  peine  d'étudier,  d'interpréter,  de  jouer  ses  rôles.  Au- 
jourd'hui nous  ne  pouvons  savoir  ni  ce  qu'il  sent,  ni  ce 
qu'il  pense.  Nos  oreilles  n'oublieront  pas  le  bruit  de  sa 
voix;  mais  il  n'a  rien  dit  à  notre  âme  dont  nous  gardions 
le  souvenir. 

Nous  voudrions  pouvoir  louer  la  persévérance  et  le 
zèle  de  Mlle  Babut  ;  mais  son  zèle  et  sa  persévérance 
sont  si  mal  employés,  elle  est  si  parfaitement  incapable 
déjouer  le  rôle  de  Zaïre,  si  complètement  dépourvue  de 
tout  ce  qu'il  faut  pour  réussir  dans  la  tragédie,  que  nous 
croyons  lui  donner  une  preuve  d'intérêt  en  lui  répétant 
aujourd'hui  ce  que  nous  lui  avons  déjà  dit  plusieurs 
fois  :  Qu'elle  emploie  sa  jeunesse  à  étudier  les  seuls  rôles 
qui  conviennent  aux  lignes  et  à  l'expression  de  son  vi- 
sage; qu'elle  s'en  tienne  à  la  comédie,  et  nous  l'applau- 
dirons de  grand  cœur. 

Gustave  PLANCHE. 


ARCHEOLOGIE     . 


AUnstrur  le  Directeur  ta  l'Jlrttstc, 


e  ne  suis  ni  un  savant,  ni  un  érudit.  Obéis- 
sant fidèlement  à  ma  nature  d'artiste,  qui  me 
f.  fait  préférer  le  beau  au  curieux  et  au  rare . 
-g)  je  me  borne  à  jouir  de  l'érudition  d'autrui . 
{ghî  contrôlant  à  mes  heures  les  commentaires 
quelquefois  hasardés  que  nous  font  sur  nos  poêles  et  nos  ar- 
tistes favoris  les  savants  de  profession.  Et  puis,  eu  fait  d'an- 
tiquité, j'écoute  quelquefois  la  fantaisie,  qui  mène  bien  aussi 
un  peu  les  érudits,  et  je  nie  fie  à  la  rêverie  qui  nous  emporte 
au  hasard  ,  et  peut  conduire  parfois  à  quelque  bonne  décou- 
verte ,  comme  cela  est  déjà  arrivé,  par  différents  basants 
très-fameux  en  ce  monde.  Donc  ,  je  m'étais  complu  mainte* 
fois  dans  l'idée  que  la  reproduction  d'un  dessin  par  la  gra- 
vure ou  par  un  procédé  analogue,  n'était  pas  chose  inconnue 
de  l'antiquité,  quand  j'ai  lu  dans  l'un  de  vos  demie;  s  numéros 
l'articlcsi  plein  d'intérêt  de  M.  Léon  de  Laborde,  sur  quelques 
gravures  anciennes.  Je  vous  laisse  à  penser  combien  j'ai  étt'' 
dérangé  dans  nia  conviction  habituelle  par  cette  assertion 
que,  chez  les  anciens,  tous  les  monuments  de  i'art  rcslaienl  , 

(1)  Gallus  oder  rœmische  Scencn  aus  der  Zcit  Augusts  Zur  Er- 
lieutirung  der  ncscntliehslcn  Gc^cnslajnde  aus  dem  hepuslieheo 
Leben  dcrUœmer,  v.  Wilh.-Adoph.  Becker,  prof.  a.  d.  U.  Leipzig 


•28<; 


L'ARTISTE. 


fatte  d'un  moyen  de  reproduction  ,  comme  MM  forte  inerte. 
Je  n'attacherai  pas  sans  doute  un  sens  trop  absolu  à  ces  pa- 
roles, destinées  surtout  à  établir  la  différence  immense  qui 
dislingue  l'état  de  l'art  du  dessin  clicz  les  anciens,  de  celui 
où  il  se  trouve  porté  par  les  admirables  procédés  de  la  cra- 
vure  moderne.  Il  m'a  paru  pourtant  qu'ayant  l'bonncur 
d'être  votre  collaborateur,  il  ne  m'était  pas  permis  de  laisser 
passer  sans  observations  cette  pbrase,  qui  pourrait  accréditer 
facilement  une  de  ces  opinions  fausses  si  commodes  à  l'igno- 
rance orgueilleuse  de  notre  siècle.  J'ai  donc  pensé  qu'il  était 
convenable  à  ('Artiste  de  rappeler,  à  celte  occasion,  que  les 
Romains  connaissaient,  pour  des  dessins  de  petite  dimension, 
un  moyen  de  reproduction  qui  leur  permettait  de  les  multi- 
plier pour  tout  le  monde  :  In  omnes  terras  misit,  dit  Pline. 

Voici,  au  surplus,  ce  texte  de  Pline,  sur  lequel  se  sont  exer- 
cés souvent  les érudils,  et  qui  ne  laisse  plus  de  doute  aujour- 
d'hui sur  la  reproduction  en  elle-même,  quoiqu'on  bataille 
encore  beaucoup  sur  la  nature  des  moyens  employés. 

Imaginum  amore  fiagrasse  quondam  lestes  sunl  Alticut  Me 
Ciceronis  ,  edilo  de  his  volumine,  cl  Marcus  Varro  benignis- 
simo  invenlo  inserlis  voluminum  suorum  fœcunditali  non  nomi- 
nibus  lanlum  septingenlorum  illuslrium  ,  sed  et  aliquo  modo 

IMAGINIBUS,   NON  PASSl'S  1NTERCIDKRB  FIGURAS  .   (lui  VelUSlalem 

mvi  eontra  hommes  valere,  invenlor  muneris  etiam  Dits  invi- 
diosi ,  quando  immortalilalcm  non  solum  dédit,  verum  etiam 
in  omnes  terras  misit  ,  ut  pressentes  esse  ubique  et  elaudi 
possent. 

A  cette  citation  de  Pline  sur  le  benignissimum  invcnlum  de 
Varna  ,  nous  pourrons  ajouter  que  Cicéron  ,  dans  une  lettre 
à  Atticus  ,  parle  de  cet  ouvrage  ,  qu'il  nomme  la  Péplographic 
de  Varron,  et  qui  portail  le  titre  d' Hebdomadcs  ;  enfin  que 
Sénèque ,  se  moquant  des  richards  de  ce  temps-là ,  qui  fai- 
saient d'une  bibliothèque  un  pur  objet  d'ameublement,  pré- 
férables, au  moins  en  cela,  à  nos  hommes  d'argent ,  qui  font 
louer  Paul  de  Kock  au  cabinet  de  lecture,  Sénèque. dit  : 
Fïunc  isla  exquisila  et  cum  imaginibus  suis  descripla  sacrorum 
opéra  ingeniorum  in  speciem  et  cuUum  parielum  comparant. 

Martial  parle  d'un  portrait  de  Virgile  placé  à  la  tête  des 
œuvres  du  grand  poêle  : 

Quam  brevis  immensum  répit  membrana  Maroncm! 
Ipsius  vullus  prima  labella  gerit. 

Pline  cite  encore  des  ouvrages  de  botanique  composés  par 
des  auteurs  grecs,  et  dans  lesquels  se  trouvaient  représentées 
les  images  des  plantes  :  Pinxere  namque  effigies  herbarum, 
nique  ita  subseripserc  effeclus. 

Il  résulte  bien  clairement  de  tout  ceci  que  les  anciens,  et 
surtout  les  Romains  ,  connaissaient  les  ouvrages  enrichis  de 
figures  de  toute  espèce;  qu'un  seul  de  ces  ouvrages  contenait 
au  moins  sept  cents  portraits  d'hommes  célèbres  ,  et  qu'il  ne 
s'agissait  pas  seulement  d'un  exemplaire  unique  enrichi  par 
la  main  patiente  de  l'esclave  librarius  a  bibliolheca ,  ou  de 
Vantiquarius  chèrement  acheté.  Le  texte  est  formel.  Un  pro- 
cédé que  nous  ignorons  multipliait  ces  richesses  au  profil  de 
quiconque  pouvait  les  payer,  et  permettait  d'en  envoyer  par- 
tout, in  omnet  terras  misit,  ut  prœsentes  esse  ubique  possent. 
Cet  usage  parait  bien  avoir  été  aussi  général  que  l'imper- 
fecliou  des  procédés  pouvait  le  permettre,  et  appliqué  à 


toutes  sortes  d'auteurs.  Le  portrait  d'un  écrivain  précédait 
presque  toujours  son  ouvrage,  prima  labella  giril.  — Cum 
imaginibus  suis  descripla  sacrorum  opéra  ingeniorum.  Il  e\i-te 
dans  un  Tércnce  et  dans  un  Virgile  de  I  i  bibliothèque  du 
Vatican ,  des  peintures  qu'on  a  lieu  île  croire  imitées  «les  ma- 
nuscrits antiques,  ou  du  moins  copiées  d'après  d'autres  co- 
pies dont  l'enchaînement  formerait  une  sorte  de  tradition 
graphique  qui  fournirait  un  témoignage  de  plus  pour  ce  qui 
n'a  plus  besoin  d'êlre  prouvé. 

L'archéologie,  qui  ne  demande  souvent  qu'  n  mol  pour 
avoir  prétexte  de  verser  des  volumes  dans  le  monde  savant, 
ne  pouvait ,  on  le  pense  bien  ,  négliger  des  textes  si  impor- 
tants et  si  curieux.  Malheureusement,  ces  textes  étaient  bien 
nets,  et  quelques  mots  bien  obscurs  eussent  bien  mieux  fait 
l'affaire  des  érudits,  qui ,  loin  «le  ressembler  à  Ajax  ,  aiment 
surtout  à  prolonger  le  combat  pendant  la  nuit.  Devant  des 
passages  si  clairs,  si  concluants,  il  v  avait  peu  de  chose  à 
dire,  et  l'on  a  réellement  peu  disserté  sur  le  fond  même  de  l'af- 
faire. Mais  il  s'est  trouvé  par  bonheur  un  autre  texte  que  l'on 
comprend  beaucoup  moins,  et  dans  lequel  le  même  Pline  dit 
qu'une  certaine  Lala  de  Cy/.ique  exécuta  à  Rome  les  por- 
traits par  le  procédé  qu'avait  inventé  Varron  :  Lnla  Cyzicenu 
Marci  Varronis  inventa  Romœ  et  pcnicillo  pinxit  cl  ceslro  in 
ebore.  Celte  bienheureuse  phrase  a  suffi  déjà,  suffit  encore 
et  suffira  longtemps  à  défrayer  la  plume  des  savants  patentés 
qui  ont  saisi  celte  nouvelle  occasion  de  se  partager  en  deux 
camps  ennemis.  De  nombreux  combattants  se  sont  fait  suc- 
cessivement inscrire  sur  celle  question.  La  raison  qui  déci- 
dait ordinairement  à  embrasser  une  opinion,  était  que  le  plus 
grand  nombre  avait  soutenu  l'opinion  opposée.  Ainsi ,  de 
ce  qu'  n  devait  supposer,  d'après  ces  textes ,  que  la  majorité 
devait  regarder  la  reproduction  de  certains  dessins,  chez  les 
anciens  ,  comme  chose  incontestée  ,  Rrotlier  et  Falconnet  ont 
décidé  que  celte  multiplication  de  figures  ne  pouvait  consister 
qu'en  dessins  copiés  à  la  main  sur  parchemin  ou  sur  tode. 
De  Pauw  est  allé  dans  le  sens  contraire  tout  aussi  loin  qu'il 
le  pouvait,  et,  avec  aussi  peu  de  raison  que  ses  adversaires  . 
en  soutenant  que  les  anciens  connaissaient  la  gravure  sur 
cuivre.  Ollfried  Miiller  parlagea  cette  opinion.  Par  contre . 
Visconli  s'est,  presque  de  nos  jours,  prononcé  pour  l'hypo- 
thèse des  portraits  peints  sans  doute  sur  parchemin.  M.  Qua- 
tremère  de  Quincy  tient  pour  la  gravure  sur  une  planche  de 
substance  dure  qu'on  imprimait  sur  toile,  et  M.  Raoul  Ro- 
chelle s'est  rangé  de  son  avis.  Il  lui  a  même  révélé  l'existence 
d'un  auxiliaire,  véritable  érudit  qui  apporte  son  secours  à 
condition  qu'on  lui  laissera  changer  un  texte  à  sa  fantaisie  , 
bonheur  le  plus  grand  auquel  puisse  prétendre  un  érudit. 
Changer  un  texte,  c'est  créer  comme  peut  le  faire  un  ftrehéo- 

logue.  Voici  ce  curieux  passage  de  M.  Raoul  Rochelle : 

«  Le  docteur  Munlcr,  rappelant ,  au  début  de  ses  recherches 
h  sur  l'iconographie  chrétienne,  l'invention  de  Varron  ,  sup- 
«  pose  qu'elle  consistait  en  portraits  gravé*  au  trait  sur  des 
«  planches  de  bois,  cl  imprimés  sur  parchemin,  tout  en  re- 
«  poussant  l'opinion  que  ces  portraits  ainsi  imprimés  aient  pu 
«  être  coloriés  ou  enluminés  au  pinceau  ,  de  la  main  de  Lala. 
«  comme  on  pourrait  le  croire  d'après  un  autre  passage  de 

«  Pline Le  docte  antiquaire  danois  n'admet  pas,  en  effet, 

«  dans  le  texte  de  Pline,  la  leçon  Inventa,  qu'il  suppose  une 
«  correclion  de  quelque  critique  m  nlcrnc.  sa  lieu  de/acenl ,-. 


1/ ARTISTE. 


:J87 


«  qui  lui  parait  la  leçon  originale.  Mais  il  se  trompe  cerlai- 
«  ncmcnl  en  ce  point.  Les  mots  M.  Varronis  inventa,  <le 
«  ce  passage  de  Pline ,  s'accordent  trop  bien  avec  le  Varro- 
«  nis  benignissimum  invenlum  de  l'autre  texte,  pour  qu'il  y 
«  ait  le  moindre  lieu  de  douler  qu'ils  n'expriment  l'un  et 
«  l'autre  la  pensée  de  Pline  ,  et  qu'ils  ne  se  rapportent  l'un 

«  et  l'autre  au  procédé  de  Varron Cela  posé  ,  l'hypothèse 

«  de  M.  Quatrcmèrc  de  Quincy  acquiert  le  plus  haut  degré  de 
«  probabilité.  Il  suppose  que  Vairon  fil  exécuter  au  cestre  sur 
«  ivoire,  parla  main  de  Lala,  les  portraits  de  son  iconogra- 
«  plue  ,  dont  elle  avait  peint  les  modèles  au  pinceau  ;  et  que 
«  ces  portraits,  imprimes  sur  toile,  se  multipliaient  au  moyen 
«  d'une  pression  mécanique  dont  le  procédé  était  trop  simple 
«  et  trop  facile  à  trouver  pour  qu'il  ait  pu  offrir  le  moindre 
«  embarras  à  l'industrie  romaine  de  cet  âge.  » 

Vous  voyez,  monsieur  le  Directeur,  que  messieurs  les  sa- 
vants ne  se  gênent  pas,  et  qu'en  fait  de  suppositions,  ils  sont 
téméraires  tout  autant  que  les  profanes,  qui  ont  du  moins 
pour  eux  l'ignorance  des  textes.  Celui  qui  m'amuse  le  plus 
est  le  savant  danois,  heureux  de  substituer  à  un  texte  déjà 
obscur  une  version  à  peu  près  inintelligible. 

L'un  des  derniers  qui  se  soient  occupés  de  celte  question 
est  M.  Letronne,  qui  a  rendu  à  la  science  des  services  si  écla- 
tants, que  nous  autres,  ignorants,  ne  pouvons  les  méconnaître. 
Mais,  hélas!  on  n'est  pas  érudit  impunément.  M.  Letronne  ne 
pouvait  être  de  l'avis  de  M.  Raoul  Roclictlc.  M.  Letronne  a 
décidé  contre  tous  les  textes,  selon  moi,  qu'il  n'y  avait  pas  eu 
reproduction,  multiplication  des  images;  qu'il  ne  s'agit,  chez 
Pline,  que  de  portraits  peints,  et  que  le  benignissimum  inven- 
tum  de  Varron  ne  se  rapporte  qu'à  l'idée  nouvelle  qu'il  a  eue 
de  faire  joindre  des  portraits  peints  aux  copies  manuscrites. 

Un  savant  allemand  ,  fort  modeste,  et  sans  morgue  insul- 
tante à  l'égard  de  ceux  qui  ne  partagent  pas  ses  opinions, 
deux  qualités  très-rares  chez  les  savants  allemands,  M.  Bec- 
ker,  professeur  à  l'Université  de  Leipzig,  vient  de  traiter  de 
la  reproduction  des  images  d'une  façon  très-lucide  et  très- 
concluante,  au  milieu  d'un  livre  très-bien  fait,  très-curieux  et 
très-intéressant,  et  même  amusant.  J'avoue  que  je  rapporte 
avec  une  grande  complaisance  ses  opinions,  parce  qu'elles 
s'accordent  presque  entièrement  avec  une  supposition  que  je 
m'étais  permis  de  faire  à  moi  tout  seul,  et  qu'il  paraît  que 
nous  avons  à  peu  près  trouvé  la  chose  à  deux.  Je  n'en  tire 
pas  vanité,  car  il  ne  s'agit  pour  moi  que  d'une  hypothèse 
qui  m'est  venue  sans  peine,  et  les  savants,  s'ils  ne  sont  pas 
plus  avancés  que  moi,  ont  du  moins  sur  moi  le  mérite  d'un 
immense  travail  inutile. 

M.  Becker,  après  avoir  rapporté  toutes  les  opinions  connues 
avant  lui,  démontre  facilement  que  les  textes  latins  établis- 
sent clairement  le  fait  d'une  multiplication  presque  indéfinie 
et  à  la  portée  de  tous  les  amateurs  de  livres.  On  ne  peut  pré- 
tendre ,  en  effet ,  que  les  auteurs  latins  aient  voulu  parler  de 
portraits  faits  à  la  main,  car  la  multiplication  en  eût  été  rela- 
tivement fort  lente,  quelque  habileté  qu'on  pût  supposer  à 
l'esclave  libraire  ou  antiquaire.  D'ailleurs,  chacun  sait  que  les 
copies  ainsi  faites  sont  fort  difficilement  ressemblantes,  et  que 
le  type,  s'altérantdc  plus  en  plus  à  chaque  reproduction,  de- 
vient méconnaissable  au  bout  d'un  temps  fort  court.  Certes, 
les  Romains  des  siècles  impériaux,  qui  avaient  le  droit  d'être 
fort  exigeants  en  fait  d'art,  se  seraient  mal  accommodés  de 

Tï  SERIE,  TOME  IV,   18r  LIVRAISON. 


mensonges  aussi  maladroits;  et,  loin  de  célébrer  le  btniffnit- 
simum  invenlum  de  Varron,  ils  eu>seut  traité  avec  un  dédain 
mérité  l'idée  malencontreuse  qui  mettait  à  la  merci  d'une 
foule  de  goujals  sans  talent  la  mémoire  des  hommes  illustre-. 
C'eût  été  une  chose  sérieuse  dans  un  temps  où  l'on  respectait 
plus  qu'aujourd'hui  les  intelligences  d'élite.  Partant  de  ces  ré 
flexions,  qu'il  a  faites  sans  doule  comme  moi,  M.  Becker  n'hé- 
site pas  à  admettre  une  reproduction  dont  l'identité  était  le 
caractère,  et  qui  avait  lieu  au  moyen  de  moyens  mécanique- 
invariables.  Quels  étaient  ces  moyens?  M.  lîecker  ne  va  pas 
jusqu'à  croire  à  l'existence  de  planches  gravées  comme  les 
nôtres,  sur  mêlai  quelconque  ou  sur  ivoire.  Il  partage  encore 
moins  l'avis  de  M.  Quatrcmèrc  de  Quincy  sur  la  possibilité 
d'une  impression  à  plusieurs  couleurs  sur  toile,  par  un  pro- 
cédé analogue  à  celui  qu'on  emploie  aujourd'hui  pour  la  fa- 
brication des  toiles  peintes.  Cette  dernière  opinion  parait 
d'autant  moins  admissible,  que  le  procédé  de  Varron  s'exécu- 
tait sur  ivoire,  cestro  in  ebore,  et  que  cette  substance  ne  résis- 
terait pas  à  l'action  continue  de  l'impression.  D'ailleurs , 
Pline  aurait  décrit  avec  détail  la  technique  d'une  invention 
aussi  importante  que  celle  de  la  reproduction  par  la  gra- 
vure, et  ne  se  fût  point  contenté  de  l'expression  vague  aliquo 
modo. 

M.  Becker  serait  donc  porté  à  penser  que  les  portraits  en 
question  devaient  être  une  sorte  de  silhouetle  exécutée  d'a- 
près un  patron  arrêté  et  découpé,  ou  par  un  procédé  de  même 
nature  [durch  Schablonen  oder  auf  aehnlichc  Weisc).  Il  ne  sau- 
rait dire  d'ailleurs  s'il  s'agissait  d'une  sorle  de  poncis  dont 
les  contours  étaient  pointillés  ou  brûlés  sur  l'ivoire  par  l'ac- 
tion du  cestre.  Nous  ne  pouvons  savoir  au  juste  quel  était  le 
procédé  connu  sous  le  nom  de  peinture  au  cestre;  mais  Pline 
dit  certainement  qu'il  se  combinait  avec  l'action  du  feu,  comme 
celui  de  la  peinture  à  la  cire  sur  ivoire  :  Encausto  pingendi 
duo  fuisse  antiquitus  gênera  constat,  ccra,  et  in  ebore,  cestro,  id 
est  viriculo ,  donec  classes  pingi  cœpcrunl.  En  combinant  ce 
passage  avec  celui  qui  est  relatif  à  Lala  de  Cyzique,  on  com- 
prend bien  au  moins  une  seule  chose  :  c'est  que  le  cestre  et 
l'action  du  feu  devaient  opérer  sur  l'ivoire  jusqu'à  ce  que  la 
forme  qu'on  voulait  produire  commençât  à  paraître. 

M.  Becker  a  eu  le  mérite  de  n'être  pas  trop  hardi  dans  son 
hypothèse,  en  s'arrêlant  à  la  simple  silhouette  ou  à  un  pro- 
cédé de  même  nature.  Mon  hypothèse,  à  moi,  rentrait  dus 
la  même  catégorie.  Depuis  que  j'avais  eu  connaissance  du 
conflit  d'opinions  qui  s'élait  élevé  sur  cette  question,  il  m'a- 
vait semblé  que  le  cestre  ,  qui  est  un  insl  ruinent  de  tourneur. 
viriculum  ,  en  agissant  sur  l'ivoire,  devait  y  fixer  d'une  ma- 
nière irrévocable  les  traits  que  Lala  y  avait  préalablement 
dessinés  au  pinceau.  (Penicillo  pinxil ,  et  ceslro  in  ebore.)  Si 
le  cestre  n'avait  dessiné  qu'en  creux  ,  du  moment  qu'on  vou- 
lait la  reproduction  multipliée ,  ce  qui  est  incontestable  au- 
jourd'hui ,  c'eût  été  notre  gravure  avec  notre  système  d'im- 
pression pour  conséquence  nécessaire.  Or ,  il  est  à  peu  près 
prouvé  que  les  Romains  n'ont  point  imprimé  de  gravures. 
J'ai  donc  pensé  qu'on  ne  se  bornait  pas  à  creuser  l'ivoire . 
mais  qu'on  le  traversait  d'outre  en  outre  en  suivant  fidèle- 
ment les  traits  principaux  dessinés  au  pinceau.  Cela  fait ,  il 
était  facile  de  reproduire  ,  avec  une  couleur  quelconque ,  ces 
découpures  sur  le  papyrus  ou  le  parchemin ,  fixé  par-des- 
sous; et  la  main  d'un  librarius  habile  pouvait  f.iire  le  reste 

39 


■2HH 


I/ARTISTK. 


-rus  altérer  la  ressemblance,  dont  on  voulait  conserver 
l'identité.  Celle  impression,  ou  plutôt  ce  calque  par  planche 
percée,  qui  est  aujourd'hui  à  l'usasse  de  tout  le  monde,  cl 
supplée  souvent  les  affiches  de  petite  dimension,  a  pu  et  dû 
paraître  une  invention  ingénieuse  et  utile,  benignissimum 
invenlum,  à  une  époque  où  l'on  voulait  reproduire  pour 
l'usage  général  un  grand  nomhrede  portraits,  sans  que  rien 
y  donnât  pourtant  encore  l'idée  de  notre  gravure. 

Voyez  ,  Monsieur,  comme  la  science  est  contagieuse.  Je  ne 
voulais  que  rappeler  un  fait  incontestable,  savoir  :  que  le,s 
anciens  connaissaient  et  employaient  un  moyen  de  reproduire 
identiquement  et  de  mulliplier  les  fleures,  et  voilà  que  je  me 
laisse  aller  à  proposer  une  hypothèse  que  je  m'étais  faite 
pour  mon  usage  particulier,  hypothèse  trouvée  par  hasard, 
et  avec  un  esprit  libre  de  tout  parti  pris  ,  de  tout  engagement 
scientifique.  Je  m'arrête;  c'est  sans  doute  en  pareil  cas  un 
grand  avantage  d'être  ignorant  ,  mais  il  ne  faut  pas  en 
abuser. 

Agréez,  etc. 

A.  Sl'ECHT. 


(tikjnie 


Résignation,  poésies  par  M.  AiUony  Descliamps.  —Le  Musée  du  Chasseur. 
—  Les  Voyages  d'un  Chasseur. 


^kand  bonheur  pour  la  critique,  eu  ces  temps 
^mauvais  de  la  littérature,  d'avoir  à  s'occuper 
|£)d'un  livre  calme  ,  simple  et  honnête,  écrit  et 
sy? pensé  avec  conscience  !  Grand  bonheur  pour 
tijjjla  critique,  au  milieu  du  gaspillage  et  du 
gâchis  où  elle  est  forcée  de  vivre ,  de  pouvoir  9'arrêter  un 
instant  à  un  recueil  de  poésies  dans  lequel  rien  ne  se  montre 
de  cet  orgueil  désordonné  qui  tourne  ailleurs  toutes  les  tètes  et 
gèle  tous  les  cœurs!  Résignation,  par  M.  Antony  Deschamps, 
soulèvera  peut-être  moins  de  bruit,  dans  un  certain  monde, 
que  bien  des  mauvais  romans  publiés  par  un  journal ,  à  tant 
la  ligne;  mais,  a  coup  sur,  Résignation  aura  l'approbation  des 
esprits  sages  et  sérieux  ;  car  il  n'y  a  pas  un  seul  vers,  dans  «e 
volume,  qui  ne  parte  d'une  inspiration  chaslect  avouable,  et 
dont  le  but  ne  soit  honorable  et  pur  de  toute  égoïste  pensée. 
A  ce  compte,  le  livre  de  M.  Antony  Deschamps,  on  le  sent, 
n'est  pas  seulement  une  bonne  action  littéraire;  c'est  encore 
un  événement  littéraire,  en  ce  sens  qu'il  est  une  protestation 
évidente  contre  celle  poésie  individualiste  dont  les  poêles  à 
la  douzaine  ont  tant  abusé  depuis  quelque  temps.  Résignation, 
en  effet,  n'offre  pas  une  seule  page  où  l'auteur  se  complaise  à 
nous  entretenir  de  sa  vie  privée ,  ou  de  ses  chagrins  domes- 
tiques, ou  de  ses  affections  particulières,  ou  de  la  sublimité 


de  son  génie,  ainsi  que  cela  se  voit  dans  les  élucubration- 
lyriques  de  la  plupart  de  nos  grands  esprits  modernes.  Rési- 
gnation est  un  livre  consacré  uniquement  à  donner  des  leçons 
salutaires,  à  exprimer  des  idées  saines,  contrairement  aux 
tendances  générales  de  la  littérature  de  nos  jours.  Assuré- 
ment, la  critique  ne  perd  pas  ses  droits  avec  le  livre  de 
M.  Antony  Descliamps,  puisqu'elle  peut  très-aisément  trouver 
matière  à  controverse  dans  la  nature  des  leçons  que  donne  et 
des  idées  qu'exprime  l'auleur;  mais  elle  est  forcée,  avant 
toutes  choses,  de  louer  l'auteur  à  propos  de  la  direction 
qu'il  veut  imprimer  à  la  poésie.  Noble  direction,  celle-là! 
qui  mène  les  poêles  vers  la  colline  où  s'agile  avec  angoisses 
une  multitude  éperdue  et  haletante,  après  les  avoir  lires  des 
sentiers  perdus,  des  bosquets  mystérieux  où  leur  imagination 
se  livrait  à  de  vulgaires  et  solitaires  épanchements! 

Je  l'ai  donné  à  pressentir,  toutefois,  je  n'aime  pas  la  phi- 
losophie de  .M.  Antony  Deschamps.  Je  la  trouve  pure  et  hon- 
nête, mais  faible  et  lâche  ;  pourquoi  ne  pas  le  dire  franche- 
ment? Ce  mol  résignation,  qui  est  écrit  en  lettres  capitales 
en  tôle  du  livre,  et  qui  rend  assez  fidèlement,  du  reste.  I'e#- 
prit  général  de  l'ouvrage  ,  me  semble  lindice  d'une  intelli- 
gence droite,  probe,  intègre,  mais  un  tant  soit  peu  timide  et 
sensiblement  retardataire.  Que  signifie  cela,  résignation'.' 
Quel  sens  a  ce  mot,  et  quel  sens  peut-il  avoir,  après  dix-huit 
siècles  de  règne?  Prêcher  la  résignation  aux  hommes  quand 
ou  leur  donne  un  ciel  en  perspective,  quand  on  leur  usure 
une  compensation  après  la  mort,  à  la  bonne  heure  !  voilà  qui 
se  conçoit  el  s'explique  ;  prêcher  la  résignation  aux  hommes 
quand  ils  ne  sont  pas  prêts  encore  à  l'action  ,  quand  ils  m 
sont  pas  mûrs  pour  entreprendre,  quand  tout  effort  de  leur 
pari  serait  inutile,  à  la  bonne  heure  !  cela  revient  à  leur  con- 
seiller de  prendre  leur  mal  en  patience,  en  attendant  des 
jours  plus  heureux.  Mais  aujourd'hui  que  tout  est  en  fusion  . 
lois,  moeurs,  idées,  sciences;  aujourd'hui  que  notre  ordre 
social  bout  dans  la  grande  fournaise  philosophique,  d'où  il 
s'agit  de  le  retirer  meilleur  ;  aujourd'hui  que  le  vent  du  doute 
et  du  scepticisme  souffle  encore  el  déracine  sous  nos  yeux, 
et  jelte  bas  à  graud  bruit,  les  derniers  débris  du  passé  :  au- 
jourd'hui, vous  nous  parlez  de  résignation,  poëte!  Non.  non, 
vous  vous  trompez  d'époque  ;  ce  n'est  plus  au  nom  de  la 
résignaliou  qu'il  faut  être  apôtre.  Ce  qu'il  faut  prêcher,  au 
contraire,  c'est  l'activité,  c'est  le  travail,  comme  vous  I  a- 
vez  fait  en  maints  cudroits  de  voire  livre;  ce  à  quoi  il  faut 
pousser  les  hommes,  c'est  à  continuer  l'œuvre  de  leur*  pères 
et  à  la  perfectionner.  Lt  ce  n'est  pas  en  se  croisant  les  bras, 
certes,  ce  n'est  pas  en  se  résignant,  qu'un  tel  résultai  pourra 
être  obtenu. 

Ceci  dit  pour  la  tendance  générale  de  l'ouvrage,  je  signa- 
lerai tout  d'abord,  afin  d'en  finir  au  plus  loi  avec  celle  criti- 
que ,  les  pièces  principales  où  cette  tendance  est  surtout 
marquée  :  la  pièce  adressée  à  M.  de  Lamennais,  par  exemple. 
et  la  pièce  adressée  à  O'Conncll.  Dans  la  pièce  adressée  à 
M.  de  Lamennais  ,  le  poëte  ,  j'en  suis  bien  fâché  pour  lui ,  a 
fait  preuve  de  peu  de  logique.  Il  commeuce  par  pioclnmcr 
tout  effort  inutile,  nuisible  toute  tentative  d'amélioialion  ;  il 
crie  à  ses  frères  que  l'humanité  tourne  dans  un  cercle,  qu'il 
n'y  a  pas  de  progrès  possible  ,  qu'à  porter  la  croix  du  Cluisl 
doitse  borner  toute  ambition  terrestre  ;  et  quelques  vers  plu- 
bas,  comme  sous  le  coup  d'une  inspiration  prophétique  in- 


1/  AUTISTE. 


volontaire  ,  il  annonce  la  venue  d'un  grand  peuple  nouveau 
sorti  des  cendres  et  des  ruines  de  la  société  actuelle.  La  ré- 
signation sera-t-clle  la  source  de  ce  renouvellement  que  le 
poëte  prévoit  et  annonce?  le  contraire  est  plus  probable. 
Aussi  M.  Antony  Dcschamps  se  bàte-t-il  de  conclure  par  une 
invocation  un  peu  confuse  à  la  liberté. 

Les  vers  adressés  à  O'Connell  méritent  le  même  genre  de 
blâme  que  les  vers  à  M.  de  Lamennais.  S'adressant  à  l'aristo- 
cratie anglaise  .  le  poêle  commence  par  la  flétrir  dans  son 
avarice  et  dans  son  égoïsine  ;  et,  lui  étalant  le  spectacle  de 
la  misère  irlandaise,  il  l'engage  à  partager  son  or  avec  ces 
malheureux  Ilotes  qui  meurent  de  faim.  Jusqu'ici,  la  chose 
es!  à  merveille;  car  si  l'aristocratie  anglaise  se  montrait  do- 
cile aux  conseils  de  M.  Anlony  Deschamps,  la  question  se 
trouverait  tranchée  tout  de  suite,  puisque  l'Irlande  ne  de- 
mande pas  autre  chose  sinon  que  justice  lui  soit  enfin  ren- 
due. Mais  il  parait  que  le  poëte  n'a  pas  grande  confiance  en 
l'efficacité  de  son  entremise  ,  car  il  termine  par  une  apostro- 
phe à  O'Connell;  dans  quel  but?  non  pas,  comme  l'exorde 
poétique  le  pourrait  donnera  croire,  dans  le  but  de  pousser 
O'Connell  et  l'Irlande  à  l'exercice  d'une  vengeance  légitime  , 
mais  dans  le  but  de  les  exhorter  l'un  et  l'autre ,  le  peuple  et 
le  tribun  ,  à  une  sage  et  patiente  résignation.  Pour  M.  Antony 
Deschamps,  la  résignation  semble  être  une  panacée  univer- 
selle. C'est  le  mieux  du  monde  !  Alors,  toutefois  ,  pourquoi 
conclure  par  cet  irritant  axiome,  que  la  terre  est  aux  plus 
loris  .  et  que  le  ciel  est  aux  meilleurs?  C'est  là  de  la  mal- 
adresse: car  c'est  engager  implicitement  les  Irlandais  à  es- 
sayer leurs  forces,  ne  fût-ce  ,  en  cas  de  mort,  que  pour  ga- 
gner  plus  vile  le  ciel. 

Mais  j'ai  hâte  de  fuir  ce  terrain  brûlant  de  la  politique  ,  où 
la  poésie  et  la  critique  littéraire  sont  également  mal  à  l'aise, 
pour  aborder  le  terrain  de  la  morale,  sur  lequel  M.  Antony 
Deschamps  n'a  que  des  palmes  à  cueillir.  Ici,  nous  entendons 
le  poëte,  d'une  voix  toujours  inspirée  et  éloquente,  s'atta- 
quer tour  à  tour  à  la  peur  et  à  l'égoïsme  ,  ces  deux  vices  des 
âmes  lâches;  célébrer  la  pitié  et  la  générosité,  ces  deux  sen- 
timents ordinaires  aux  cœurs  nobles  et  forts.  Naturellement, 
sur  ce  chemin,  le  poëte  rencontre  encore  des  occasions  de 
parler  politique.  Mais  ce  n'est  plus  en  docteur  qu'il  en  parle, 
cette  fois;  c'est  en  médiateur,  c'est  pour  flétrir  les  attentats, 
île  quelque  main  que  les  coups  partent;  c'est  pour  faire 
honte,  à  certains  régénérateurs,  de  la  soif  de  sang  qui  les  pos- 
sède ;  c'est  pour  implorer  également  la  grâce  d'un  homme  qui 
s'est  attaqué  à  la  vie  du  roi,  et  la  grâce  de  ministres  qui  ont 
lait  couler  le  sang  du  peuple  :  deux  grâces  que  le  poëte  a 
obtenues  !  Les  vers  sur  le  Devoir,  adressés  au  commandant 
Changarnier,  méritent  d'être  placés  ici ,  c'esl-à-dire  dans  la 
partie  essentiellement  grave  du  recueil ,  ainsi  que  les  vers 
sur  l'Amour  et  le  Travail,  adressés  à  notre  ami  Jules  Janin  , 
le  jour  même  où  ils  revenaient  l'un  et  l'autre  de  mener  bien 
loin,  au  fond  delà  vallée  de  Montmorenci ,  les  dépouilles  mor- 
telles de  ce  malheureux  Béquet ,  dont  Jules  Janiu  a  écrit  l'o- 
raison funèbre  d'une  façon  si  touchante.  Ces  deux  pièces, 
quoique  différentes  par  le  ton  et  par  le  but,  sont  le  fruit 
d'une  inspiration  morale ,  dans  l'acception  la  plus  élevée  du 
mol. 

Je  trouve,  tout  à  côté  des  vers  adressés  à  Jules  Janin,  une 
pièce  sur  la  Volonté,  qui  me  paraît  entièrement  très-belle, 


,  mais  qui  me  force  à  revenir  encore,  malgré  moi,  au  reproche 
d'inconséquence  que  j'adressaisau  poêle  il  n'y  a  qu'un  instant. 
Si  le  poëte  ,  en  effet,  a'met  comme  légitime  l'intervention 
île  la  volonté  humaine  dans  les  affaires  de  ce  monde,  s'il 
proclame  nécessaire  et  même  glorieux  l'exercice  de  cette 
faculté  souveraine  ,  n'est-il  paa  évident  qu'il  donne  uu  dé- 
menti .  lui-même  ,  à  ses  précédentes  assertions?  El  tout  de 
même  ,  j'ai  peine  à  comprendre  comment  M.  Antony  Des- 
champs ,  à  quelques  pages  de  distance,  a  pu  se  laisser  en- 
traîner à  exprimer  des  idées  aussi  parfaitement  diverses  que 
celles  qui  se  trouvent  dans  les  deux  fragments  intitulés  : 
L'Empereur  de  Russie  pendant  le  choléra,  et  à  M.  Grabowski. 
Il  me  semble  qu'il  y  avait  à  opter  entre  deux  sujets  pareils, 
et  que  l'éloge  de  l'empereur  Nicolas  et  une  promesse  de  ré- 
surrection adressée  à  la  Pologne  n'auraient  pas  dû  se  trouver 
dans  le  même  volume.  M.  Antony  Deschamps,  il  est  vrai. 
dans  quelques  lignes  d'avis  placées  en  tète  de  son  livre,  nous 
prévient  bien  que  son  but  a  été  ,  en  chantant,  d'attaquer  le 
vice  et  de  louer  la  vertu  et  le  rnérile  parloul  où  il  les 
rencontrait,  sans  distinction  d'hommes  ni  de  partis.  On  ne 
saurait,  néanmoins,  amnistier  une  réunion  de  noms  aussi 
singulière  que  celle  que  je  viens  d'indiquer;  car,  pratiquée 
de  la  sorte,  l'impartialité  est  bien  près  de  loucher  à  la  niai- 
serie. 

Je  n'ai  que  des  éloges  pour  les  vers  consacrés  à  lu  mé- 
moire de  la  princesse  Marie  ,  ce  grand  el  malheureux  sculp- 
teur si  brutalement  frappé  par  la  mort.  Ici,  le  poëte  a  fait 
mieux  que  d'obéir  à  une  impartialité  de  convention  ou  de 
parade,  il  a  obéi  à  la  voix  de  la  vérité  et  de  la  justice.  D'ail- 
leurs, pour  lui,  n'était-ce  pas  servir  sa  cause,  que  de 
montrer  une  aussi  illustre  personne  dans  la  glorieuse  pha- 
lange des  travailleurs?  Grande  et  sublime  leçon  d'égalité, 
celle-là!  le  voisinage  de  la  princesse  Marie,  de  Decamps, 
d'Eugène  Delacroix,  d'Hector  Berlioz!  tous  artistes  plus  ou 
moins  caressés  par  la  faveur  populaire ,  mais  lous  également 
laborieux  et  méritants  !  Seulement ,  à  ce  propos ,  je  repro- 
cherai à  l'auteur  de  lUsiijnalion  d'avoir  souvent  éludé  la 
question,  pour  r.insi  parler;  c'est-à-dire  d'avoir  tracé  le  nom 
d'un  artiste  célèbre  eu  tète  d'un  fragment  poétique,  comme 
témoignage  de  respect  et  hommage,  et  de  s'être  occupé  en- 
suite de  tout  autre  chose  que  l'art,  dans  ses  vers.  J'en  choi- 
sis pour  preuves,  entre  vingt  autres,  les  vers  adressés  à 
M.  Elex,  qui  pourraient  être  adressés  à  n'importe  quel  ar- 
tiste ;  aussi  bien  à  un  musicien  qu'à  un  statuaire,  aussi  bien 
à  un  philosophe  qu'à  un  comédien. 

Les  vers  en  tête  desquels  ou  lit  le  nom  de  M.  Alexandre 
Soumet  méritent  la  môme  critique ,  ainsi  que  les  vers  à 
M.  Alfred  de  Vigny,  ou  à  Mme  de  Bawr,  ou  à  M.  Jules  de 
Saint-Félix.  Mais  la  plus  extraordinaire  de  toutes  Icspreuves 
que  je  peux  citer  à  l'appui  de  mes  paroles,  m'est  fournie 
parla  neuvième  pièce  du  recueil,  intitulée  Abd-el-Kader, 
et  dédiée  à  M.  Sainte-Beuve.  Je  ne  saisis  pas,  je  l'avoue,' 
le  rapport  qui  existe  entre  M.  Sainte-Beuve  et  Abd-el-Kader; 
et  je  comprends  bien  moins  encore  la  dédicace  de  cette 
pièce,  lorsqu'en  la  lisant  je  m'aperçois  que  c'est,  d'un  bout 
à  l'autre ,  une  apostrophe  au  duc  d'Orléans.  Pour  dédom- 
mager le  poëte  de  ma  franchise,  peut-être  trop  sévère,  je 
citerai  ici  la  pièce  adressée  par  lui  à  Jules  Janin.  Celte  pièce 
est  malheureusement  un  peu  fragmentaire,  comme  beaucoup 


±H) 


L'AUTISTE 


d'autres  du  volume;  mais  elle  unit  deux  mérites  rares,  l'é- 
lévation de  l'idée  cl  la  netteté  de  l'expression  : 

A    M.  j|J,i:>  JAM\. 

(En  rratnmit  h  Griancourt,  ict  obsrqufe  it  nottt  ami  (Etirant  ftyttt.l 

Il  est  sous  le  soleil  deux  adorables  choses , 
Un  matin  de  prlnllipt,  parmi  des  fleurs  écloscs, 
Tour  réconcilier  avec  l'auteur  du  jour, 
Et  ces  deux  choses  sont  le  travail  et  l'amour. 
Toutes  deux  elles  om  embelli  votre  vie, 
El  prouvé  que  le  cœur  est  frère  du  génie  ; 
Elles  ont ,  toutes  deux  ,  servi  vos  vieux  amis  ; 
Et  ceux  qui,  pour  jamais,  hélas!  sont  endormis  , 
Quand  l'heure  du  danger  à  sa  fin  fut  venue  , 
Vous  ont  vu  de  ce  mont  (1)  gravir  la  crête  nue, 
Les  consoler  longtemps,  recevoir  leurs  adieux. 
Et  leur  serrer  la  main  et  leur  fermer  les  j  eux 

Travail,  amour,  hélas!  quand,  tout  prés  de  l'abîme  , 
Nous  chancelons,  c'est  vous  qui  sauvez  la  victime! 
Qui  venez  doucement  la  prendre  par  la  main  , 
Lui  relever  le  front  cl  marquer  son  chemin. 
Travail ,  amour!  par  vous  notre  àmc  est  ennoblie  ; 
Travail , amour!  c'est  vous  qu'on  appelle  la  vie; 
Car  celui-là  ,  déjà  sent  le  froid  du  trépas , 
(,)ui  ne  travaille  pas,  ou  bien  qui  n'aime  pas! 

Voilà  une  morale  noble  et  belle  ,  et  que  nos  poêles  mo- 
dernes devraient  bien  substituer,  dans  leurs  improvisations 
lyriques,  aux  fades  et  monotones  tableaux  de  leurs  sentiments 
personnels. 

Les  extrêmes  se  touchent,  pourrais-je  répondre  hardiment 
à  ceux  qui  s'étonneraient  de  me  voir  parler  d'ouvrages 
de  chasse  tout  à  côté  d'un  ouvrage  de  poésie;  el  en  effet, 
le  proverbe  arriverait  juste.  Quoi  donc  !  n'est-il  pas  poëtè 
aussi ,  à  sa  manière ,  cet  homme  qui ,  un  fusil  sur  l'é- 
paule, levé  avec  l'aube,  convoquant  autour  de  lui  la  meule 
de  ses  chiens  fidèles,  part  solitaire  pour  la  plaine  et  pour  la 
montagne,  d'où  il  ne  reviendra  peut-être  pas?  Quoi  donc! 
n'est-ce  point  un  poëte,  cet  homme  dont  les  pieds  nagent  dans 
la  rosée  humide,  dont  les  narines  hument  avec  une  volupté 
bruyante  les  brises  matinales,  et  qui,  tout  en  mêlant  pitto- 
resquement  la  fumée  blanche  qui  sort  de  sa  pipe  d'écume 
aux  blanches  vapeurs  du  matin ,  ne  partage  son  attention 
qu'entre  la  fleur  et  l'oiseau?  Voyez-le,  tout  là-bas,  au  fond 
■lu  ravin,  ou  sur  le  sommetdela  colline,  glisser  comme  l'ombre 
de  quelque  ancien  maître  de  ce  château  féodal.  Il  ne  rime 
pas  d'élégie  I  qu'importe  ?  Ce  soir,  après  avoir  joui,  plus  qu'au- 
cun poète  au  monde,  des  splendeurs  d'un  lever  du  soleil  il 
jou.ra ,  au  retour,  des  magnificences  d'une  belle  nuit  ■  ciel 
éto.lé,  rayons  de  la  lune  glissant  sur  le  front  des  forêts  ou 
sur  le  sem  frémissant  des  lacs  el  des  fleuves  ,  doux  bruit  du 
vent  dans  les  feuilles,  plainte  de  la  cloche  pieuse  qui  chante 
W loin.  Et  non-seulement  il  aura  eu  sa  journée  remplie  par 
nulle  impressions  poétiques  de  toute  nature,  preuves  de  sa  va- 
leur intellectuelle,  il  pourra  encore  donner  des  preuves  ir- 

I    Montmartre,  ou  Bequel  cal  mon. 


récusables  de  sa  valeur  physique  :  homme  seusible  et  coura- 
geux tout  ensemble,  le  chasseur! 

Donc,  ne  vous  étonnez  pas  qu'il  se  soit  trouvé  quelqu'un, 
aujourd'hui,  pour  attribuer  enfin  au  chasseur  el  à  ses  «Mivre* 
la  juste  importance  qu'ils  méritent.  En  ce  siècle  d'égalité  sou- 
veraine, n'était-ce  pas  une  honte  et  une  injustice,  vraiment, 
que  (oui  le  monde  eût  sa  petite  histoire  ,  ses  petits  livres 
écrits  exprès  pour  lui,  et  que,  seul,  le  chasseur  n'eût  pas  eu 
encore  les  honneurs  de  la  plus  minime  brochure!  Grâce  à 
Dieu!  la  faute  est  réparée;  il  vient  d'être  tiré  de  l'oubli  dans 
lequel  on  le  laissait ,  le  chasseur  !  et ,  comme  pour  s'excuser 
pleinement  des  torts  qu'on  avait  eus  envers  lui,  c'est  de  la 
façon  la  plus  magnifique  et  la  plus  éclatante  que  la  réhabili- 
tation s'est  opérée. 

La  publication  du  Musée  du  chasseur  est  le  plus  bel  hom- 
mage que  l'on  pouvait  rendre  à  celle  classe  d'hommes  si  à 
lort  dédaignée  jusqu'à  ce  jour.  Je  dis  dédaignée  à  tort,  et  en 
effet,  qui  donc  est  plus  noble  que  le  chasseur?  Quel  potentat 
de  l'univers,  à  l'heure  qu'il  est,  pourrait,  comme  le  chas- 
seur, faire  remonter  ses  titres  de  noblesse  jusqu'à  Nemrod? 
Quel  soldat,  parmi  les  plus  braves  et  les  plus  intrépides  qui 
se  trouvent,  pourrait  se  vanter  d'avoir  eu  jamais  affaire  à  des 
adversaires  aussi  terribles  que  l'ours,  le  sauglier,  le  rhino- 
céros ou  le  tigre,  adversaires  tanl  de  fois  vaincus  par  le  chas- 
seur? Où  est  l'amant  passionné  qui  a  montré  jamais  autant 
d'ardeur,  de  fougue ,  d'emportement  pour  le  service  de  sa 
maîtresse ,  que  le  chasseur  en  montre  dans  l'exercice  de  sa 
difficile  profession?  Cet  homme  a  un  cœur  de  fer,  dites- 
vous?  Cela  n'est  pas  vrai;  j'en  atteste  la  tendresse  de  ses 
chiens  pour  lui.  Ses  mains  sont  noires,  à  la  boune  heure  :  la 
coupe  de  son  habit  n'est  pas  galante,  j'en  conviens;  ses 
guêtres  de  cuir  ne  dessinent  pas  sa  jambe  à  son  avantage, 
voilà  qui  est  la  vérité  pure.  Mais  vous,  ma  belle  dame,  qui 
faites  toutes  ces  spirituelles  remarques,  dites-moi  si  tous  ces 
défauts  ne  se  changeront  pas  à  vos  yeux  en  autant  de  mé- 
rites ,  quand  vous  saurez  que  cet  homme ,  près  duquel  vous 
faites  une  petite  moue  si  dédaigneuse  ,  ne  s'est  peut-être  ac- 
coutré tle  la  sorte  que  pour  vous  empêcher  d'être  dévorée . 
toute  vivante,  par  un  loup  qui  se  promenait  dans  votre  bois? 
Vous  voyez  donc  bien  ,  vous  tous,  poêles,  grands  seigneurs, 
soldats,  amants,  jeunes  gens  à  la  mode  et  belles  dames,  vous 
voyez  donc  bien  que  celait  là  un  ouvrage  indispensable .  le 
Musée  du  chasseur! 

Parlons  donc  de  ce  livre.  Le  Musée  du  chasseur  est.  poui 
m'en  tenir  aux  termes  du  titre  même,  la  collection  de  toutes 
les  espèces  de  gibier  de  poil  ou  de  plume  qu'on  cha-se  au 
fusil,  avec  la  description  détaillée  de  leurs  caractères,  de 
leurs  mœurs,  etc.,  le  tout  accompagné  des  portraits  en  pied 
de  chaque  personnage ,  dessiné  et  colorié  par  Victor  Adam. 
On  comprend  déjà  l'utilité  d'un  pareil  livre;  ce  n'est  pas  seule- 
ment au  chasscurqu'il  est  utile,  mais  encore, et  bien  plutôt,  à 
l'oisif  qui  veut  étendre  ses  connaissances  sur  celte  matière. 
Au  chasseur,  le  Musée  du  chasseur  fournira  des  renseigne- 
ments, géographiquesou  autres,  Irès-précieux  :  les  différences, 
par  exemple,  quelquefois  imperceptibles,  qui  existent  entre 
les  diverses  espèces  d'un  même  genre  ;  en  quelle  saison  tel  oi- 
seau ,  ou  lel  quadrupède  rare,  se  rencontre,  et  en  quelle 
contrée  particulière,  voire  même  eu  quelle  localité.  L'oisif. 
pour  qui  pareils  renseignements  sont  superflus,  trouvera,  lui. 


L'ARTISTE. 


291 


dans  le  Musée  du  chasseur,  d'aulresdélails  qui  piqueront  sa  cu- 
riosité ,  et  pourront  lui  fournir  une  ample  moisson  d'intéres- 
santes anecdotes  :  comment  se  nourrissent  les  quadrupèdes 
ou  les  volatiles,  en  attendant  que  la  balle  ou  le  plomb  le» at- 
teigne; à  quelles  influences  de  saison  ou  d'âge  ils  sont  sou- 
mis; quelles  sont  les  qualités  qui  les  distinguent  ;  à  quoi  ils 
peuvent  être  bons,  ou  en  quoi  il  faut  les  craindre,  et  quels 
sont  les  procédés  employés  contre  eux.  J'ajouterai  encore  que 
le  Musée  duchasscurlern  la  joiedetousles  enfants, par  le  nom- 
bre et  le  charme  des  lithographies  coloriées  qu'il  renferme. 
Aussi  ne  tarderai-je  pas  davantage  à  donnera  M.  Victor  Adam 
de  justes  éloges,  pourl'habilclé  dont  il  a  fait  preuve  dans  l'in- 
nombrable reproduction  d'animaux  qui  lui  était  confiée;  l'a- 
dresse ni  la  réalité  ne  sauraient  être  poussées  plus  loin.  Je 
ne  saurais  juger  jusqu'à  quel  point  M.  Victor  Adam  a  réussi 
dans  la  reproduction  du  Ganga,  du  Lagopède ,  de  l'Outarde, 
de  la  Canepetière,  oiseaux  proprement  dits;  dans  la  repro- 
duction du  Phénicoptère,  de  la  Spatule,  du  Courlis,  de  l'OE- 
dienème ,  du  Chevalier  brun,  de  la  Maubèche,  c!e  l'Avocette, 
oiseaux  de  rivage;  ou  dans  la  reproduction  duGarot,  de  la 
Macreuse,  de  la  Milonin,  du  Morillon,  du  Redennc,  oiseaux 
d'eau;  tous  animaux  dont  je  n'ai  jamais  eu  l'honneur  de  faire 
la  connaissance,  même  à  table.  Mais  ce  que  je  sais  à  merveille, 
c'est  que  le  faisan,  la  bécasse  et  la  perdrix,  lithographies 
par  M.  Adam  ,  ont  la  mine  la  plus  appétissante  du  monde,  et 
que  je  voudrais,  n'importe  à  quel  prix,  souper  avec  le  ca- 
nard sauvage  du  môme  auteur. 

Et  puisque  me  voilà  en  veine  de  compliments,  j'en  ferai  à 
l'écrivain  anonyme  qui  s'est  chargé  de  la  rédaction  du  Musée 
du  chasseur.  Un  pareil  livre,  assurément,  aurait  bien  facile- 
ment pu  se  passer  de  style  ;  on  n'aurait  pas  songé  à  se  plain- 
dre, lors  même  qu'il  eût  été  écrit  dans  la  langue  drolatique 
de  M  Honoré  de  Balzac.  Cependant,  comme  il  n'y  a  jamais  de 
mal  à  ce  qu'un  livre,  quel  qu'il  soit,  soit  lisible,  il  faut  re- 
mercier M.  Lamy,  l'habile  éditeur  du  Musée,  d'avoir  fait  ses 
efforts  pour  nous  donner  un  ouvrage  à  la  fois  intéressant , 
utile,  élégant,  orné  de  lithographies  charmantes,  et  très- 
bien  écrit. 

Le  succès  du  Musée  du  chasseur  appelait  naturellement  un 
second  ouvrage,  qui  fût,  pour  ainsi  dire,  le  complément  du 
premier.  Ce  complément  ne  s'est  pas  fait  attendre  ;  à  l'heure 
où  j'écris,  un  volume  complet  des  Voyages  d'un  chasseur  a 
déjà  paru,  et  je  l'ai  sous  les  yeux.  C'est  un  récit  animé  et 
pittoresque  des  chasses  et  des  pêches  pratiquées  dans  les  di- 
verses parties  du  monde  ;  c'est  le  Musée  du  chasseur  en  action. 
Ce  qui  est  donné ,  dans  le  Musée ,  à  l'état  de  renseignement , 
dans  le  Voyage  on  le  trouve  à  l'état  de  drame.  Cette  fois, 
c'est  un  chasseur  qui  parle  lui-même,  qui  nous  raconte  ses 
aventures  hasardeuses.  Tout  d'abord,  il  nous  transporte  en 
Afrique,  et  il  nous  mène  successivement  avec  lui  à  la  chasse 
du  Tigre,  du  Serpent  boa,  de  l'Hippopotame,  du  Lion;  jeux 
terribles  pendant  lesquels  la  tête  du  narrateur  tremble  perpé- 
tuellement sur  ses  épaules.  Les  journées  du  chasseur-voya- 
geur ne  se  passent  point  toutes  à  la  chasse,  cependant;  une 
partie  de  son  temps  est  employée  à  la  pêche  ,  où  il  ne  court 
pas  des  dangers  moins  terribles,  je  vous  prie  de  le  croire, 
quand  il  s'agit  du  Crocodile  ou  du  Hcquin. 

lin  des  agréments  des  Voyages  d'un  chasseur,  c'est  que  le 
thème  principal  est  heureusement  et  habilement  varié  par 


une  foule  d'intéressants  épisodes.  C'est  ainsi  qu'après  telle 
ou  telle  marche  pénible  à  travers  bois  et  plaines ,  nous  assi- 
stons à  une  rencontre  entre  notre  héros  et  le  roi  légitime  de 
Tombouctou  ,  ou  bien  nous  nous  désaltérons  avec  lui ,  dans  le 
désert,  à  la  cruche  soulevée  par  quelque  Itébecca  africaine: 
car,  ainsi  que  je  l'ai  dit ,  notre  chasseur  a  commence  son 
voyage  par  l'Afrique.  Plus  lard  ,  dans  un  autre  volume,  non» 
visiterons  ,  toujours  les  armes  à  la  main  ,  la  Perse  ,  l'Inde  ,  la 
Sibérie  et  autres  contrées  lointaines.  Pour  le  moment,  restons 
en  Afrique;  visitons  à  notre  aise  la  régence  de  Tunis  et  de 
Tripoli,  arpentons  le  désert,  saluons  Alger,  envoyons  en 
passant  un  souvenir  aux  glorieux  martyrs  de  Conslantine . 
puis,  pénétrons  dans  l'empire  de  Maroc;  visitons  tour  à  tour 
la  Sénégambie ,  la  Guinée  et  les  lies  qui  l'avoisinent;  nous 
visiterons  l'Asie  plus  tard;  ne  nous  hâtons  pas,  il  y  a  temps 
pour  tout. — Entre  autres  épisodes  qui  arrêteront  le  lecteur 
pour  le  plonger  dans  une  rêverie,  soit  douce,  soit  doulou- 
reuse, il  faut  placer  la  visite  de  notre  chasseur  à  Sainte-Hé- 
lène, à  la  suite  d'une  pêche  à  la  tortue.  Ce  simple  incident 
jette,  sur  tout  le  premier  volume  des  Voyages,  quelque  ehoee 
de  grave  et  de  sévère ,  qui  contraste  singulièrement  avec  le 
côté  romanesque  de  certaines  anecdotes  contées  ailleurs. 

Les  lithographies  qui  accompagnent  le  texte  des  Voyayes 
d'un  chasseur  sont  d'une  exécution  moins  agréable  que  les 
planches  du  Musée,  mais  elles  leur  soDt  supérieures  comme 
invention.  Ce  ne  sont  plus  ici  de  simples  reproductions  d'ani- 
maux ,  mais  bien  des  scènes,  de  petits  tableaux,  où  les  di- 
vers acteurs  se  trouvent,  le  plus  souvent,  disposés  avec 
beaucoup  d'adresse  et  de  goût.  Parmi  les  lithographies  dont 
M.  Victor  Adam  a  enrichi  ce  premier  volume,  je  citerai 
comme  des  compositions  toutes  charmantes,  la  Chasse  aux 
gazelles,  avec  des  gazelles  apprivoisées;  les  Exercices  mores- 
ques, et  l'Hippolyle  africain.  Ce  ne  sont  certainement  pas  des 
chefs-d'œuvre  de  précision  ni  de  tournure;  mais  ce  sont  de 
très-heureuses  esquisses,  pleines  de  grâce  et  de  facilité. 

El  maintenant  je  n'ai  plus  qu'un  vœu  à  former,  c'est  que 
notre  chasseur  nous  revienne  vite,  et  sain  et  sauf,  de  l'Asie  et 
de  l'Amérique ,  et  qu'il  rapporte  le  second  volume  de  se» 
Voyages  avec  lui. 

J.  CJlAliDES-AlGIKS. 


— axOUt  S  <TfC 


OORRBSPOlSrDAlSrOB. 


Hume,  M  nmtmire  I8S9. 


Vides  ul  alla  slet  nive  ctndldum 
Soracte... 


ki.as  !  oui ,  Monsieur,  il  faut  abandonner  la 
campagne  de  Home,  il  faut  dire  adieu  à  Tivoli, 
à  Subiacco,  à  ces  délicieuses  collines  qu'Ho- 
race a  chantées,  où  j'étais  venu  chercher. 
'i\  y  a  quelque  vingt  jours  à  peine,  un  refusie 
contre  les  ardeurs  du  soleil.  La  pluie  et  le  froid  m'ont  sur- 
pris au  milieu  de  mes  rêveries  encore  printanières,  et  tan- 
dis que  je  m'escrimais  sur  une  vue  du  fameux  couvent  de 


292 


L'ARTISTE. 


San  llmcdetto,  lequel,  juché  entre  ciel  et  terre,  est  d'un 
pittoresque  si  sauvage,  que  vous  voudrez  bien  vous  char- 
ter de  le  décrire  vous-même  a  vos  lecteurs,  aussitôt  que 
roua  .iiircz  reçu  le  dessin  que  je  vous  en  ai  fait.  Je  ne  vous 
renvoie  qu'à  celte  condition.  L'église,  la  salle  du  chapitre  et 
les  longs  corridors  du  cloître ,  sont  décorés  de  peintures 
du  nioyen-àgc  attribuées  un  peu  légèrement,  les  unes  à  .Sï- 
iniDir  Memmi,  et  les  autres  à  Fra  Giovanni  da  Fiesole,  à  JVî'c- 
nili)  Alunno,  maître  du  Perrugin.  Quels  que  soient  leurs  au- 
teurs, ces  «omposilions  n'en  sont  pas  moins  remarquables; 
toutes  se  distinguent  par  un  grand  sentiment  de  naïveté,  et 
quelques-unes  peuvent  certainement  passer  pour  les  chefs- 
d'œuvre  du  genre;  du  genre,  entendez-vous!  car,  quoi  que 
dise  M.  Delaroche,  le  dessin  largeet  assuré,  la  manière  pleine 
et  vigoureuse  des  maîtres  qui  savaient,  sera  toujours  préfé- 
rable et  préférée  à  la  sécheresse  et  aux  maigreurs  des  pre- 
miers peintres;  Memmi,  Fiesole,  Alunno,  etc.,  n'ont  été  si 
nail's  qu'à  cause  de  leur  ignorance  et  de  leur  timidité,  que 
parce  qu'ils  allaient ,  sans  données  positives  ,  se  compo- 
sant eux-mêmes  les  premiers  éléments  d'un  art  presque 
inconnu ,  et  dont  le  statuaire  antique  ne  leur  avait  en- 
core révélé  ni  l'élévation  ,  ni  la  savante  et  harmonieuse 
simplicité.  Si  j'admire  le  charmant  et  candide  bégaiement 
d'un  enfant  qui  naît  aux  émotions  et  qui  travaille  à  les  ren- 
dre, ce  n'est  point  une  raison  pour  que  je  me  mette,  moi 
aussi,  à  bégayer. 

Ainsi  devrait-on  se  garder  de  parodier  les  maîtres  primi- 
tifs !  Mais  nous  savons  tous  que  M.  Delaroche  manque  d'é- 
tudes fortes,  d'études  serrées;  que,  débutant  à  peine  dans  la 
haute  peinture  d'histoire,  il  cherche,  il  hésite;  que,  dédaignant 
son  vrai  talent,  il  oublie  que  la  patience  et  le  goût  d'un  Fla- 
mand, si  habile  qu'il  soit  à  reproduire  une  botte,  un  justau- 
corps ,  un  visage,  n'ont  rien  de  commun  ni  de  comparable  à 
la  science  élevée  et  à  l'intelligence  profonde  des  maîtres 
créateurs,  de  Raphaël  et  de  Michel -Ange,  du  Titien  et  de  Vc- 
ronèse.  M.  Delaroche  a  beau  s'agiter  et  discourir  vis-à-vis  de 
ses  collègues  et  de  ses  élèves,  ce  qu'il  fait,  au  reste,  avec 
beaucoup  d'esprit,  malheureusement  avec  trop  d'esprit;  mal- 
gré tout  son  savoir-faire,  il  ne  fera  jamais  que  sa  sainte  Cé- 
cile, cette  première  et  désolante  application  de  ses  théories 
nouvelles,  soit  comparable  à  la  sainte  Cécile  de  Raphaël , 
ni  même  à  la  Cécile  du  Dominiquin  ,  ni  même  à  celle  que 
Simone  Memmi  aurait  pu  nous  laisser. 

Voilà,  Monsieur,  ce  que  je  médisais  en  descendant  les  col- 
lines de  Subiacco,  ce  que  je  vous  répète  entre  nous,  afin  que 
vous  balanciez,  par  votre  critique,  la  fâcheuse  influence  que 
M.  Delaroche  exerce  sur  l'école  de  Paris,  et  qu'il  prétend 
étendre  jusqu'à  l'école  de  Home.  Chemin  faisant,  un  tou- 
riste, qui  est  pourtant  un  littérateur,  un  littérateur  qui  est 
un  touriste,  M.  de  V...  et  M.  M... ,  me  parlaient  des  peintures 
de  San  Benedetlo,  que  nous  venions  de  visiter  ensemble, 
et  ils  les  trouvaient  infiniment  supérieures  à  tout  ce  qu'a- 
vaient produit  Raphaël  et  Michel-Ange.  H  serait  bien  temps , 
Monsieur,  et  c'est  encore  à  vous  que  le  droit  en  revient,  il 
serait  temps  de  faire  justice  de  ces  idées  désordonnées,  de 
ces  imaginations  dépravées  qui  se  lassent  du  beau  comme 
ou  fait  d'une  mode ,  et  qui ,  d'excès  en  excès ,  d'exagéra- 
tion en  exagération ,  en  reviennent  à  exaller  Thaddco  ou 
Giottoà  rencontre  de  Léonard  et  de  Itaphaël;  c'est  à  vous 


aussi  qu'il  appartient  de  prémunir  le  public  contre  ces  cri- 
tiques ignorants  et  effrontés  qui  ne  doutent  de  rien  ,  et,  à 
l'aide  de  quelques  noms  sonores  fraîchement  exhumés,  font 
de  la  science  à  tort  el  à  travers,  nous  Indiquant,  par  exem- 
ple, comme  type  de  la  beaulé  angélique,  les  singes  atroces 
de  Cimabuë,  desquels  vous  avez  au  Louvre  un  gentil  échan- 
tillon dans  le  tableau  de  la  Vierge  de  cet  infâme  barbouil- 
leur ! 

Donc,  adieu  mes  excursions  aventureuses!  adieu  mes 
cascades  et  mes  forêts!  Pour  le  moment,  je  ne  vous  aime 
plus!  A  vos  poétiques  murmures,  je  préfère  aujourd'hui  la 
joie  bruyante  de  mes  amis,  à  vos  sombres  ombrages,  les  mo- 
biles lueurs  du  foyer!  Adieu  jusqu'au  printemps!  L'hiver 
nous  ramène  tous,  les  uns  à  Paris,  tes  autres  à  Rome  !  Oh  ! 
Paris,  Paris  !...  regrets  inutiles  !  Glorieuse  captivité!  c'est 
Home  qui  me  réclame,  et  où  l'on  m'atlend  pour  jouer  aux 
échecs  el  au  piquet,  deux  choses  qui  m'enl  toujours  fort  en- 
nuyé et  qui  désormais  doivent,  dit-on,  m'amuser  beaucoup! 
Ceci  dit,  je  m'enveloppai  dans  une  large  couverture  taillée 
eu  guise  de  manteau,  et  montant  sur  une  mule,  mou  bagage 
en  croupe,  je  partis  pour  Rome,  où.  Dieu  merci,  je  suis  ar- 
rivé sain  et  sauf,  sinon  sans  encombres. 

Les  excursions  de  l'artiste,  quand  il  les  fait  seul ,  ne  sont 
pas  sans  désagréments,  parfois  même  sans  danger.  Il  est  bien 
reconnu  que  les  étrangers  sont  pour  l'Italie  un  fond  d'exploi- 
tation; mais  jusqu'à  ce  jour,  nos  compatriotes,  et  particu- 
lièrement les  pensionnaires  du  roi,  avaient  à  peu  près  fait 
exception  à  la  loi  commune.  Aujourd'hui  c'est  presque  le  con- 
traire; il  n'est  pas  un  paysan,  ni  même  un  gamin ,  car 
l'Italie  a  ses  gamins,  qui,  vous  apercevant  sous  votre  pa- 
rasol et  tout  absorbé  dans  vos  laborieuses  contemplations, 
ne  se  fasse  un  malin  plaisir  de  vous  adresser  d'énormes 
cailloux  ,  ni  plus  ni  moins  que  si  le  Saint-Père  vous  eût 
excommunié  la  veille,  ou  qu'il  eût  chargé  son  bon  peuple, 
dont  Dieu  vous  garde ,  de  vous  lapider  en  expiation  des 
iniquités  de  notre  nation!  Que  si,  par  hasard, il  vous  arrive 
de  vous  lever  en  fureur ,  vous  défendant  en  possédé  avec 
la  langue  et  le  bras,  vous  les  voyez,  selon  le  degré  de  force 
de  vos  invectives,  se  signer  d'abord  et  recommencer  de 
plus  belle,  jusqu'à  ce  que,  enfin,  comprenant  ce  que  -parler 
veut  dire,  vous  leur  vidiez  la  petite  monnaie  de  vos  poches, 
et,  à  l'exemple  du  philosophe  grec,  les  envoyiez  ailleurs 
continuer  leur  honnête  industrie.  Sur  les  bords  du  Tevcnme  a 
Subiacco,  à  Paleslrine,  à  Frascali,  dans  les  lieux  les  plus 
poétiques,  et  par  conséquent  les  plus  fréqueutés  par  nos 
amis,  les  pâtres  ont  très-ingénieusement  perfectionné  les 
moyens  de  lever  leur  dlme,  dîme  inféodée  comme  il  n'en  fut 
jamais;  déjà  deux  fois  j'ai  été  la  victime  d'un  pareil  guet- 
apens,  et  la  blessure  que  j'en  garde  me  tient  averti  pour  l'a- 
venir. La  première  fois  ce  fut  à  Grolla  Ferrala;  à  peine  élais-je 
installé,  qu'un  tout  jeune  enfant,  que  je  croyais  endormi, 
ainsi  que  l'énorme  chien  griffon  sur  lequel  il  était  étendu,  se 
redressant  vivemeut.  lâcha  son  terrible  compagnon,  lequel, 
s'élançanl  sur  moi  d'un  seul  bond ,  renversa  tout  mou  atti- 
rail et  me  travailla  les  chairs,  tandis  que  l'enfant  me  criait 
d'une  voix  datée,  et  en  mauvais  italien  :  a  Monseigneur,  don- 
nez-moi un  petit  écu  et  je  rappellerai  le  Pluton!  »  Je  m'exé- 
cutai d'autant  plus  promptemeut  que  ma  position  n'était  guère 
lenablc  elne  me  permettait  point  de  marchander.Je  fus  bientôt 


L'AUTISTE. 


293 


entouré  île  cinq  ou  six  chiens;  mais  l'enfant  tint  sa  promesse, 
et  pendant  qu'il  me  tendait  une  doses pelilesmains,  de  l'autre 
il  s'appuyait  sur  son  complice  avec  une  sécurité  passablement 
humiliante  pour  moi,  cl  une  satisfaction  qui  n'ajoutait  pas  peu 
à  ma  colère.  A  propos  de  Grotta  Ferrata,  c'est  là  que  se  trouve 
le  célèbre  Possédé  du  Dominiquin,  sans  contredit  supérieur 
à  celui  de  la  Transfiguration,  et  dont  M.  Rezard,  ancien  pen- 
sionnaire, a  fait  une  copie  que  j'apprécie  chaque  jour  da- 
vantage depuis  que  j'ai  vu  l'original.  Pour  revenir  à  ce  que 
je  vous  disais  là,  je  crois  en  vérité  que  ces  vexations  sur  les- 
quelles l'autorité  ferme  les  yeux  ,  ne  sont  que  la  consé- 
quence du  mauvais  vouloir  du  gouvernement  romain,  lequel 
devient  de  jour  en  jour  plus  ombrageux  et  plus  difficile.  Si 
nous  n'avions  pas  notre  ambassadeur  pour  soutenir  les  droits 
de  tous  et  îles  pensionnaires  en  particulier,  si  surtout  les 
vieux  privilèges  de  la  Villa  Medicis  n'étaient  pas  tellement 
établis  et  assurés  qu'on  ne  peut  y  porter  atteinte  sans  viola- 
lion  flagrante  du  droit  des  gens,  je  ne  sais  trop  à  quel  saint 
nous  pourrions  nous  fier  désormais,  ni  quelles  assurances 
vous  auriez  de  notre  bonheur,  et  nous-mêmes  de  notre  sû- 
reté. Les  permissions  de  travailler  au  Vatican,  jadis  ouvert  à 
tous,  sont,  à  quelques  exceptions  près,  impossibles  à  obte- 
nir, et  il  n'est  plus  que  la  Farncsine  où  l'on  puisse  encore 
étudier  avec  facilité.  Ah!  messieurs  les  anciens  pension- 
naires étaient  mieux  traités  que  les  nouveaux;  nul  ne  trou- 
blait leurs  excursions,  et  les  échafaudages  étaient  perma- 
nents partout  où  il  leur  plaisait  de  copier  les  divins  maîtres. 
La  politique,  nous  assure-t-on,  n'est  pour  rien  dans  tout 
ceci  ;  c'est  la  seule  industrie,  c'est  l'intérêt  pécuniaire,  la 
crainte  de  compromettre  les  ressources  du  pays,  qui  dirigent 
la  conduite  du  gouvernement  pontifical  dans  les  entraves 
qu'il  apporte  aux  études  des  artistes  étrangers.  En  effet, 
outre  les  privilèges  qu'il  accorde  et  les  droits  qu'il  réserve 
exclusivement  aux  membres  de  l'Académie  de  Saint-Luc, 
l'appréhension  du  gouvernement  romain  devoir  se  multiplier 
les  copies,  de  les  voir  se  répandre  partout  et  ralentir  l'ardeur 
des  touristes  et  des  peintres,  qui  penseraient  assez  connaître 
les  maîtres  par  les  copies  pour  n'avoir  point  à  venir  les  étu- 
dier sur  les  lieux,  lui  fait  une  nécessité  de  ne  répondre 
qu'aux  demandes  qui  lui  sont  directement  adressées  par  le 
directeur  de  l'école  et  au  nom  du  roi.  Celte  frayeur  est  pué- 
rile, c'est  plus  que  de  l'ignorance;  car  je  suis  forcé  de  conve- 
nir que  toutes  les  copies  que  nous  avons  à  Paris,  les  meilleures, 
diffèrent  étrangement  des  modèles  que  j'admire  aujourd'hui  ; 
il  n'est  pas  jusqu'à  celle  de  Sigalon,  celte  immense  et  belle  page 
que  j'ai  tant  exaltée  avant  que  d'être  ici,  qui  ne  soit  réelle- 
ment bien  loin  de  l'immortel  chef-d'œuvre  qu'elle  représente. 
Sigalon  semble  avoir  épuisé  les  dernières  faveurs  du  gouver- 
nement romain.  Grâce  à  l'efficace  appui  que  M.  Thiers,  ce 
noble  et  généreux  esprit,  a  toujours  prêté  aux  artistes,  rien 
ne  manqua  au  traducteur  de  ce  magnifique  et  terrible  poëme 
du  sombre  Ruonarotti;  aucun  obstacle  ne  vint  embarrasser 
son  travail.  Rien  plus,  il  eut  l'insigne  honneur  d'être  visité 
parle  vice-dieu,  cl  de  recevoir,  avec  ses  saintes  félicitations 
et  comme  témoignage  de  son  admiration  infaillible,  un  bref 
qui  le  dispensait  à  tout  jamais  du  carême  et  des  qualre-temps. 
Les  Romains  n'ont  aucune  intelligence  des  arts,  ils  en  par- 
lent par  habitude,  sans  les  comprendre;  et  tel  qui  discourrait 
longuement  de  Raphaël  serait  fort  empêché  s'il  avait  à  vous 


donner  des  indications  positives  sur  les  œuvres  de  l'illustre 
maître,  .le  n'en  veux  pas  d'autre  preuve  qu'un  des  camérier> 
du  Saint-Père  :  ce  digne  prêtre  avait  précédé  Sa  Sainteté  au- 
près de  Sigalon;  il  n'eut  pas  plutôt  jeté  les  yeux  sur  l'énorme 
toile  du  Jugement  Dernier,  que  Sigalon  avait  rétabli  dans  se 
vérité  première  en  supprimas!  les  pudiques  draperies  de  Da- 
niel de  Voltrrre ,  qu'il  s'écria:  «  Ah!  Monsieur,  quelle  hor- 
reur, et  quel  mauvais  goût  !  On  voit  bien  que  ce  tableau  \  ient 
de  France;  ce  n'est  pas  ici  qu'on  trouverait  une  pareille  im- 
piété! »  Le  pauvre  homme  n'avait  point  encore  aperçu  la 
fresque  devant  laquelle  il  officiait  depuis  plus  de  trente  ans  ! 

—  Si  vous  ajoutez  aux  contrariétés  du  dehors,  les  dissen- 
sions intérieures,  vous  comprendrez  pourquoi  donc  l'Aca- 
démie n'est  plus  un  séjour  aussi  agréable  que  jadis.  \<>u- 
lez-vous  un  exemple  de  ces  dissensions?  Lu  voici  un  tout  ré- 
cent : 

Depuis  un  temps  immémorial,  c'est-à-dire  depuis  la 
fondation  de  l'école,  l'usage  était  que  chaque  élève  laissât 
sur  les  murs  de  la  salle  à  manger  une  empreinte  ineffaçable 
de  son  passage  à  la  Villa  Medicis  :  ce  devait  être  un  résumé 
concis  du  visage  et  des  habitudes,  un  portrait  physique  et 
moral,  un  portrait,  non  pas  à  la  manière  de  Van-Dick  ni  de 
ïiutoret,  c'est  affaire  pour  les  princes  ou  pour  les  bourgeois, 
mais  d'artiste  à  artiste,  plein  de  la  verve  joyeuse  et  du  spiri- 
tuel laisser-aller  de  l'atelier;  en  un  mol,  ce  devait  être  une 
charge  historique.  Chaque  élève  posait  à  sou  tour;  les  pein- 
tres et  les  sculpteurs  étaient  appelés  à  faire  cette  charge  . 
chacun  selon  son  sentiment.  L'école  assemblée  désignait  la 
plus  vraie,  la  plus  pittoresque  entre  toutes,  et  celle-ci,  mo- 
difiée d'après  les  qualités  originales  des  autres  charges,  était 
aussitôt  exécutée  sur  le  mur,  avec  autant  de  conscience  et 
peut-être  plus  d'entrain  que  le  tableau  ou  la  copie  d'envoi. 
Qu'elle  était  curieuse  cette  galerie  où  vous  retrouviez  toutes 
les  sommités  des  beaux-arts  de  votre  patrie  !  Ici  votre  devan- 
cier, là  votre  professeur,  plus  loin  le  maître  du  maître  ;  et  tous 
si  complets,  si  bien  décrits,  que  du  premier  coup  d'oui  vous 
saviez  leur  caractère  et  leur  vie,  bien  mieux  que  si  Laroehe- 
foucauld  ou  La  Bruyère  se  fussent  chargés  de  vous  les  analy- 
ser. En  ce  genre,  c'était  aussi  bien,  sinon  mieux,  que  l'al- 
bum de  M.  Jules  Janin,  où  vous  et  moi  nous  figurons  si  digne- 
ment. Or,  un  jour,  je  ne  sais  plus  trop  à  quel  sujet ,  M.  In- 
gres, soit  qu'il  se  trouvât  dans  un  moment  d'humeur  et  de 
distraction,  soit  qu'il  fût  irrité  de  rencontrer  là,  chez  lui  . 
l'Institut  de  Paris,  tous  les  chers  collègues  qui  Marnaient  >i 
brutalement  su  direction,  tous  s'en  donnant  à  cœur  joie.  Ie> 
yeux  fixés  sur  lui  ,  les  uns  avec  un  air  goguenard  ou  arro- 
gant, les  autres  avec  unesufiisauce  et  un  B|  lomb  intolérables, 
il  passa  sans  mot  dire,  mais  en  haussant  les  épaules,  et  leur 
jetant  à  tous  un  regard  d'indignation  qui  eût  fait  pâlir  l'A- 
cadémie entière  et  soudain  calmé  la  révolte  Aussitôt,  et 
sans  vouloir  pénétrer  les  vrais  sentiments  du  maître,  voila 
que  deux  ou  trois  séides  aveugles,  hélas!  qui  sont  mes  amis, 
se  concertent  mystérieusement,  et  un  soir,  en  l'absence  des 
autres  ,  s'évertuent  à  badigeonner  la  muraille,  mettant  ainsi 
à  l'ombre  celte  histoire  admirablement  et  innocemment  gro- 
tesque de  l'art  moderne ,  celle  page  où  nos  premiers  latents 
étaient  venus  lutter  de  verve  et  dépenser  leur  premier  et 
meilleur  esprit  !  Ah,  Monsieur!  quand  le  soleil  vint  éclairer 
ce  carnage  absurde,  ce  vandalisme  brûlai,  ce  ne  fut  qu'un 


2!)V 


L'ARTISTE. 


long  cri  de  désespoir,  qu'une  lamenta  lion  féoérale,  dont 
l'Institut,  d'ordinaire  si  insensible,  fut  lui-même  doulou- 
reusement agité.  M.  Ingres ,  toujours  si  indulgent  pour  les 
joies  el  les  plaisirs  d'autrui ,  M.  Ingres,  qui  riait  plus 
haut  que  ses  élevés  devant  les  charges  qui  déridaient  son 
atelier,  unissant  sa  voix  à  celle  des  Romains  (1) ,  fut  le  pre- 
mier à  juger  les  coupables,  à  condamner  cette  maladroite 
flatterie.  Chez  les  élèves  ,  l'indignation  fut  plus  expressive: 
des  mots  terribles  sont  échangés  et  amènent  des  provocations 
directes.  On  s'en  voulait  jusqu'à  la  mort,  et  il  ne  fallait  rien 
moins  que  du  sang  pour  effacer  les  souillures  de  ces  nobles 
merveilles.  Aussitôt  M.  Ingres,  le  maître  chéri,  le  père  de 
tous,  se  voit  contraint  d'intervenir;  et ,  quoiqu'il  arrive  à 
lernps  pour  empêcher  les  duels,  il  ne  peut,  malgré  Me 
prières,  malgré  son  influence,  rétablir  l'amitié  ni  l'intimité 
premières.  C'en  est  fait ,  vous  êtes  bien  vengées,  caricatures 
disparues  de  la  salle  à  manger  attristée!  Les  pensionnaires 
n'ont  plus  de  réunions  générales  ;  l'école  est  divisée  en  ca- 
tégories ;  chacun  vit  chez  soi  et  à  sa  guise.  M.  l'apety , 
dont  la  scission  est  malheureusement  si  vraie,  que  sa  let- 
tre, adressée  à  l'Institut  par  l'intermédiaire  de  M.  Granet, 
a  été,  nous  écrit-on,  publiée  par  un  journal  dont  on  nous 
tait  le  nom,  M.  l'apety  s'isole  complètement  de  son  maître, 
de  ses  anciens  amis ,  et  descend  chez  les  artistes  d'en  bas 
pour  jouir  des  louanges  et  de  l'admiration  que  lui  vaut  son  ta- 
lent, et  plus  encore  son  incroyable  facilité  d'exécution. 
Deux  peintres  se  distinguent  parmi  la  foule  de  ceux  qui 
sont  ici  étudiant  à  leurs  frais  :  M.  Lheniann  ,  seulement  par 
le  bruit  qu'il  fait  tout  à  l'entour  de  sa  contente  personne  ;  et 
M.  I.eloir,  laborieux  et  mélancolique  jeune  homme,  que  vous 
connaissez  par  son  tableau  des  Vierges  folles ,  et  par  cette 
Sainte  Cécile  qui  a  obtenu  un  succès  si  mérité  au  Salon  de 
celle  année.  Quand  M.  Leloir  est  venu,  ces  jours  derniers, 
montrer  à  M.  Ingres  les  études  qu'il  avait  faites,  je  crois,  à  la 
Karnésine,  M.  Ingres  s'écria,  en  lui  pressant  la  main  :  «  Cou- 
rage, jeune  homme,  nul  ne  fera  mieux;  c'est  le  nec  pltts 
ultra!  » 

Mais  on  frappe  :  plus  de  doute,  on  vient  chez  moi. 

Souffrez  donc ,  Monsieur,  que  je  vous  laisse  un  instant  pour 
recevoir  l'importun  qui  s'annonce  ainsi. 

Mes  amis  n'usent  point  d'autant  de  iwlitcssc. 

—  .M.Georges  d'Alcy?  me  dit  un  grand  et  beau  jeune 
homme  arrivant  du  boulevart  de  Gand  en  ligne  directe. 

—  C'est  moi-même,  Monsieur... 

—  Cette  lettre...  Et  il  me  remet  le  billet  suivant,  qui  ter- 
miue  eu  effet  une  phrase  que  je  n'écoute  déjà  plus 

«  Mon  très-cher,  cette  lettre  est  pour  vous  recommander 

«  tout  particulièrement  M.  Camille  S ,  étranger  à  l'Italie, 

«  mais  non  pas  aux  beaux-arts,  qu'il  cultive  avec  les  plus 
«  heureuses  dispositions.  Malheureusement  il  est  trop  riche 
«  pour  être  un  artiste.  Présentez-le  à  M.  Ingres,  et  je  vous 
»  en  aurai  une  infinie  reconnaissance,  etc » 

—I)....  est  un  de  mes  bons  amis,  dis-je  à  M.  Camille.  Je  vous 
prie  de  disposer  de  moi  sans  réserve.  M.  le  directeur  de  l'E- 
cole reçoit  ce  soir  même  ;  je  ne  puis  vous  présenter  moi-même, 

(i)  On  appelle  Romains  tous  ceux  qui  ont  eu  le  prix  de  Homo 


parce  que  j'ai  affaire  autre  part;  mais  voici  un  mot  pour  Do- 
minus  ;  c'est  le  nom  d'un  pensionnaire  ,  d'un  charmant 
garçon  qui  se  fera  un  véritable  plaisir  de  me  suppléer.  Adieu, 
Monsieur.  A  dix  heures  je  serai  rentré,  et  en  sortant  de  chez 
M,  Ingres,  s'il  vous  plait  de  venir  ici  achever  votre  soirée 
et  prendre  le  thé  avec  quelques  joyeux  artistes,  vous  serez 
le  bien-reçu.  Point  de  cérémonies  ;  dites  que  vous  acceptez  . 
et  revenez  tantôt.... 

Maintenant,  Monsieur,  je  reviens  à  vous. 

Donc,  Monsieur,  à  l'heure  qu'il  est,  la  Villa  Medicis  est 
un  séjour  assez  triste.  Au  temps  de  M.  Vernel ,  ce  n'était 
que  fêtes  et  bals,  et  les  réceptions  raides  et  diplomatiques 
de  l'ambassadeur  allaient  dans  l'ombre  et  l'indifférence. 
éclipsées  par  le  luxe  royal  et  la  joyeuse  aménité  du  spiri- 
tuel artiste.  La  Villa  Medicis  était  un  lieu  brillant  et  ami. 
incessamment  ouvert  aux  célèbres  voyageurs  du  monde: 
ses  salons,  un  asile  choisi  où  nécessairement  chaque  femme 
était  belle,  où  chaque  homme  était  illustre,  el  le  jeune 
élève  pouvait  y  demeurer  avec  amour,  et  attendre  au  mi 
lieu  des  jeux ,  bien  sûr  que  tout  ce  qu'il  y  avail  de  noble 
el  de  distingué  sur  la  terre  d'Italie  viendrait  en  passant  s'y 
reposer  à  ses  côtés.  M.  Ingres,  plus  sérieux  artiste  que 
M.  Horace  Vernet;  qui  a  fait  de  l'art,  non  pas  une  fête  de 
chaque  jour,  mais  un  sacerdoce  de  toute  la  vie,  a  banni  les 
joies  frivoles  et  les  pompes  mondaines  ;  plus  d'éclat  ni  de 
bruit;  les  hommes  graves,  les  esprits  sérieux  sont  res- 
tés à  la  Villa,  laissant  les  rieuses  jeunes  fdles,  l'amour 
et  la  beauté,  émigrer  tristement  vers  les  salons  immenses 
de  l'ambassade ,  regretter  le  passé  et  vivre  d'attente  et 
d'espoir.  Le  cercle  s'est  resserré  dans  la  famille,  au  sein 
des  causeries  intimes;  et  lorsque  la  parole  expire  sur  les 
lèvres  du  maître,  que  son  âme  Irop  pleine  a  besoin  de  repos 
ou  d'émotions  plus  douces,  oh!  alors,  écoulez:  M.  Ingres 
prend  son  violon,  M.  lienzolli  est  au  piano,  et,  oubliant 
le  monde,  s'oubliant  eux-mêmes,  ils  t'enivrent  aux  ad- 
mirables accords  des  symphonies  de  Beelhowen  ,  ce  noble 
vieillard  ,  qui  partage  avec  Homère  et  Michel-Ange  loute 
l'admiration  de  l'illustre  peintre  (i). 

—  Adieu,  Monsieur;  on  vient  me  prendre  pour  aller  voir 
au  théâtre  la  Fille  de  l'Avare,  traduite  et  jouée  par  je  no 
sais  qui.  Demain,  je  vous  dirai  si  le  traducteur  vaut  l'auteur, 
ou  plutôt ,  tout  ce  que  ne  vaut  pas  la  pièce  sans  Bouffé.... 

Après  avoir  sifflé ,  hurlé ,  trépigné  tout  le  temps  de  la 
représentation,  messieurs  les  habitants  de  Itome  se  sont 
mis  à  rappeler  les  acteurs,  à  force  d'applaudissements,  ainsi 
que  nous  faisions  à  Paris  pour  dédommager  les  acteurs  d'une 
critique ,  d'un  blâme  qui  ne  s'adressait  qu'à  l'auteur.  Oh,  le» 
malheureux  !  les  voilà  revenus  sur  la  scène .  remerciant  déjà 
leurs  bourreaux  ,  leurs  bourreaux  qui  se  mettent  à  les  huer 
de  plus  belle  en  leur  jetant  au  visage  tout  ce  qui  leur  tombe 
sous  les  mains.  Convenez  que  notre  public  parisien  est  bien 

(1)  Nous  savons  de  source  certaine  que  le  jeudi  les  pensionnaire» 
chargent  assez  souvent  le  sort  de  désigner  ceux  d'entre  eux  qui  de- 
vront assister  à  la  réunion  du  directeur.  Il  est  présumante  que  c'est 
la  crainte  seule  de  donner  à  M.  Ingres  le  triste  spectacle  de  leur 
mésintelligence  qui  les  fait  agir  ainsi.  Tout  en  appréciant ,  a  cel 
égard,  la  résene  de  notre  jeune  correspondant ,  nous  avons  pensé 
devoir  y  suppléer.  1  >(c  du  directeur 


i/.\htisT  i: 


toi 


mieux  appris,  et  que  foit  souvent  i!  se  laisse  ennuyer  sans 
se  plaindre. 

Plus  lard  ,  j'achèverai  celle  lettre  ;  mes  amis  arrivent ,  et 
je  dois  leur  faire  les  honneurs  de  chez  moi.  — D'abord  c'est 
Auguste  ,  puis  Octave  ,  puis  Achille.  —  Achille  sort  de  chez 
M.  Ingres;  il  a  vu  mon  Parisien,  et  il  rit  encore  tien  que  d'y 
songer.  Je  l'interroge ,  mais  il  rit  de  plus  belle  cl  de  façon  à 
in'inqiiiétcr.  Sans  doute  M.  Camille  a  commis  quelque  lourde 
inconséquence?  Mais,  qu'a-t-il  fait?  —  A-l-il  discuté  les  opi- 
nions du  maître  ?  interrompu  une  symphonie,  ou  trouvé 
Kossini  supérieur  à  lîeclhowen?  Aurait-il  décidé  une  ques- 
tion d'art  à  rencontre  du  peintre  d'Homère?  —  Quoi  donc 
enfin  ? 

—  Tout  cela,  mon  cher,  s'écrie  Achille;  il  a  fait  tout  cela 
tout  à  la  fois! 

Et  nous  aussitôt  d'insister  davantage  pour  savoir  ces  heu- 
reux détails;  mais  Achille  savoure  sa  joie  en  égoïste,  et  ce 
n'est  qu'après  mille  supplications  qu'il  se  décide  enfin  à  nous 
satisfaire.  — Il  se  pose  et  commence  : 

—  L'ami  de  notre  ami,  dit-il,  est  un  amateur  comme  on 
n'en  voit  guère,  fort  heureusement  pour  tout  le  monde; 
suffisant  et  tranchant,  tout  plein  de  son  petit  mérite,  tout 
fier  de  sa  jolie  personne,  un  Parisien  de  Paris,  ni  plus  ni 
moins.  Je  ne  vous  dirai  pas  d'où  il  vient  :  c'est  l'affaire  de 
Cicorges  ;  je  ne  sais  que  ce  qu'il  est,  et  je  vous  le  dis. 

Huit  heures  sonnaient  quand  M j'ignore  le  nom — 

M.  Camille,  lui  dis -je.  —  Quand  M.  Camille  a  fait  son 
entrée  dans  le  salon  du  directeur,  sous  les  auspices  de 
notre  honorable  ami  et  collègue  Dominus ,  depuis  vingt  mi- 
nutes on  tenait  Beethoven,  et  le  divin  maestro  était  exécuté 
comme  d'habitude,  de  maître  à  maître;  c'était  admirable! 
Dominus,  qui  sait  son  monde,  cnlr'ouvre  furtivement  la 
porte,  et  glissant  comme  une  ombre  jusqu'au  premier  fau- 
teuil ,  il  fait  signe  à  M.  Camille  de  le  suivre  et  surtout  de  l'i- 
miter. M.  Camille  veut  bien  le  suivre  ,  mais  non  l'imiter  ;  il 
va  droit  et  raide  le  rejoindre.  Soudain  M.  Ingres  se  retourne, 
madame  Ingres  se  lève  :  c'est  uti  murmure  général,  puis  un 
chut  unanime...  Le  silence  se  rétablit. — Après  la  symphonie, 
arrive  la  présentation  officielle.  M.  et  madame  Ingres  accueil- 
lent l'étranger  avec  une  affabilité  parfaite  et  une  simplicité 
charmante.  M.  Camille  remercie  assez  convenablement,  et 
tout  est  pour  le  mieux.  Mais  ,  hélas!  M.  Camille  veut  causer, 
causer  en  artiste,  et  sans  la  retenue  ni  la  discrétion  ordinaires 
à  un  élève.  Il  s'enquiert  de  Slratonice  ,  le  maladroit!  Ensuite 
il  se  rejette  sur  l'école  florentine,  sur  la  statuaire  italienne  , 

sur  le  Moïse  de  Michel-Ange,  qu'il   trouve  superbe! — 

Superbe!  parce  qu'on  vous  l'a  dit,  s'écrie  le  maître,  fatigué 
de  cette  exaltation  factice  !  —  M.  Camille  se  mord  les  lèvres, 
sans  se  tenir  pour  battu.  11  sait  la  musique  :  Parlons  musique, 
se  dit-il;  et  le  voilà  courant  de  Beethoven  à  Uossini ,  avec 
une  audace  et  un  aplomb  magnifiques  !... 

Achille,  interrompu  par  l'arrivée  de  M.  Camille  ,  le  salue 
comme  une  connaissance  ,  et,  sans  se  déconcerter,  continue 
par  cette  histoire  inédite  et  parfaitement  applicable  à  la  cir- 
constance : 

Il  y  a  deux  ou  trois  ans,  M.  Stendal,  étant  à  Rome,  sepréseu- 
tait  régulièrement  aux  soirées  du  directeur.  M.  Stendal  est  au- 
teur d'une  vie  de  Uossini,  entre  autres  choses  plus  ou  moins 
littéraires  ;  et,  comme  vous  le  savez,  il  professe  pour  ce  maes- 


tro une  admiration  au  moins  égale  à  celle  de  M.  Ingres  pour 
Beethoven;  rien  de  plus  juste;  mais,  soit  dit  entre  nous, 
M.  Stendal  parle  musique  comme  un  froid  écrivain  qu'il  est.  et 
M.  Ingres  comme  un  artiste  inspiré  et  des  plus  savants  sur  la 
matière.  Or,  un  jour,  il  advint  que  M.  Ingres  .  poussé  à  bout 
par  la  controverse  spirituelle  et  les  atteintes  insaisissables 
de  son  imperturbable  interlocuteur,  s'écria  dans  le  paroxysme 
d'une  généreuse  indignation ,  et  pour  soutenir  dignement 
l'admiration  qu'il  éprouve  pour  ce  touchant  \  cillai  il ,  ce  su- 
blime martyr  dont  l'existence  fut,  par  bien  des  endroits,  pa- 
reille à  la  sienne  ,  M.  Ingres  ,  dis-je,  s'écri  i  : 

—  La  musique  de  Kossini,  Monsieur,  est  une  musique  de 
perruquier;  et  quand  on  vient  aussi  régulièrement  que  vous 
le  faites,  écouler  l'incompréhensible  Beethoven  ,  ce  ne  peut 
être  que  pour  dénigrer  le  maestro  et  ses  rapsodies  ! 

Et  il  tourna  le  dos  à  M.  Stendal,  qui  sorti!  de  la  Villa  Medicis 
pour  n'y  plus  revenir. 

—  Voilà  justement  mon  histoire  de  ce  soir,  ajoute  M.  Ca 
mille... 

—  Seulement,  vous  n'êtes  pas  M.  Stendal,  lui  dit  X... 

—  En  somme  ,  que  pensez-vous  de  M.  Ingres  ?  lui  demande 
Octave  ? 

—  Je  préfère  de  beaucoup  M.  Delaroche.  Au  moins  est-il 
poli  quand  on  le  loue ,  et  s'il  s'emporte,  c'est  toujours  de  sang- 
froid  et  avec  discernement.  Décidément,  M.  Delaroche  est 
un  plus  grand  peintre ,  et  j'espère  bien  qu'il  sera  directeur 
l'année  prochaine. 

—  Notez  bien,  Monsieur,  que  personne  ici  n'est  de  l'avis 
de  M.  Camille,  Dieu  nous  en  garde!  mais  cela  vous  montre 
combien  plus  il  faut  de  diplomatie  que  de  talent  pour  amener 
la  majorité,  soit  dans  le  public,  soit  même  parmi  les  artistes, 
à  accepter,  à  proclamer  une  supériorité.  —  Certes,  ni  Gérard, 
ni  Torwaldsen  ,  ni  messieurs  tels  et  tels  que  je  pourrais 
nommer,  n'ont,  durant  leur  vie  tout  entière,  subi  autant 
d'attaques,  autant  de  détractions  que  MM.  Gros  et  Ingres  en 
un  seul  jour!  Est-ce  à  dire  que  MM.  Gérard  et  Torwald- 
sen ,  etc.,  ont  eu  plus  de  talent  que  les  deux  nobles  maîtres 
que  j'ai  nommés?  Et  parce  que  l'Académie  a  censuré  pu- 
bliquement, et  d'une  façon  fort  malhonnête  et  non  moins 
sotte,  le  directeur  de  Rome,  prétend-elle  donc  établir  que 
chacun  de  ses  membres  soit  supérieur  à  M.  Ingres?  Non. 
assurément  non  ;  cela  prouve  seulement  que,  pour  des  motifs 
que  nul  n'ignore,  la  majorité  est  l'ennemie  de  M.  Ingres,  et 
que  si  cette  majorité  lui  a  donné  la  direction  de  la  Villa  Me- 
dicis,  c'était  pour  se  débarrasser  de  l'influence  de  ce  grand 
professeur,  pour  perdre  sa  popularité  parmi  les  élèves  ,  bien 
plus  que  pour  rendre  un  légitime  hommage  à  son  talent. — 
L'homme  est  ainsi  fait,  dit  La  Rochefoucauld,  qu'il  préfère 
la  louange  qui  le  trahit  au  blàine  qui  le  sert.  M.  Gérard  le  di- 
sait aussi ,  et  c'était  là  le  principal  secret  de  sa  popularité  et 
de  son  influence  à  l'Académie.  M.  Ingres  est  aux  yeux  de 
ses  collègues  un  criminel  obstiné  qui  ne  mérite  ni  merci  ni 
pardon  ,  car  lui  seul  il  ose  leur  dire  sa  pensée  tout  entière, 
sans  jamais  s'arrêter  aux  considérations  personnelles,  ni  aux 
désagréments  qui  peuvent  en  résulter.  Comment,  en  effet, 
reconnaître  le  mérite  d'un  homme  qui  disait,  parlant  à  ses 
collègues  :  Un  tel  est  un  peintre  d'enseignes ,  et  celui-ci 
n'est  rien  moins  que  peintre?  qui  répondait  à  un  autre  que 
pourtant  il  voulait  ménager  :  Je  ne  puis  vous  rien  dire  de  ce 


L'ARTISTE. 


que  vous  me  montrez,  car  je  n'aurais  jamais  traité  ce  sujet 
comme  vous  l'avez  fait?  enfin,  qui,  devant  les  pages  énergi- 
ques et  parfois  téméraires  de  M.  Delacroix,  un  jour  laissa 
tomber  ce  mot  si  plein  de  vérité  et  d'estime  en  même  temps: 
Oit!  celui-ri,  c'est  mon  ennemi?  Cet  homme-là  a  trop  Mené 
d'amours-propres  et  de  mesquines  rivalités ,  pour  obtenir 
jamais,  de  certaines  gens  ,  la  justice  et  les  égards  que  méri- 
tent son  talent  et  son  caractère. 

!.■  décembre. 

l'.-S.  Grâce  à  la  négligence  d'un  ami  qui  devait  vous 
porter  cette  lettre ,  ce  relard  de  quelques  jours  me  met  à 
môme  de  vous  annoncer  dès  aujourd'hui  ce  que  je  ne  devais 
vous  écrire  que  le  mois  prochain.  Selon  toute  probabilité, 
l'exposition  des  envois  de  Rome  ne  pourra  avoir  lieu,  ici, 
le  1"  janvier.  M.  Ingres  en  est  d'autant  plus  contrarié,  que 
c'est  sur  sa  demande  que  l'Académie  des  Beaux-Arts  a  fixé 
celte  époque  ,  et  que  l'on  parait  tout  disposé  à  le  rendre 
respousable ,  lui ,  M.  Ingres,  de  la  paresse  des  paresseux. 

M.  Gils,  envoi  de  première  année, fait  un  Adam  H  Eve,  où 
il  s'est  appliqué  à  ne  ressembler  en  rien  à  M.  Ingres.  — 
M.  Murât ,  envoi  de  seconde  année,  ['Homme  qui  brise  son 
idole  ,  étude  savante  et  vigoureuse  dont  bientôt  je  vous  dirai 
toutes  les  qualités.  —  M.  Blanchard,  envoi  de  troisième  an- 
née, Jésus-Christ  ressuscitant  je  ne  sais  qui  (esquisse),  el 
une  copie  de  la  Farnésinc.  —  M.  Papcty,  de  la  môme  année  , 
un  Mercure  et  un  Aigle,  plus  un  petit  tableau ,  genre  l'ompéï, 
qui  ne  sera  terminé  ni  pour  l'exposition,  ni  même  peut-être 
pour  le  départ.  —  Enfin  ,  M.  Jourdy,  une  toile  d'une  dimen- 
sion telle  qu'il  a  été  obligé  de  faire  son  tableau  ailleurs  qu'à 
l'Académie.  —  Pour  la  sculpture  :  M.  Vilain,  une  copie  de 
la  Vénus  accroupie. —  M.  Chambord,  deux  figures,  plus  un 
bas-relief  el  une  tôte.  —  M.  Ottin,  une  esquisse  et  une  petite 
figure  en  marbre.  —  M.  Bonnassieux,  un  Amour  coupant 
ses  ailes.  —  En  architecture  ,  M.  Clerget  envoie  une  Mai- 
rie; et  M.  Guéuepin,  longtemps  pris  par  les  fièvres,-  n'a 
rien  pu  terminer,  non  plus  que  M.  Famin.  —  Quant  aux 
graveurs  et  aux  musiciens ,  c'est  ce  que  vous  savez  encore  , 
aujourd'hui ,  et  hier  et  toujours  la  même  chose. 

Georges  d'ALCY. 


'A 


1  nous  avions  plus  d'espace  ,  nous  consacre- 


«  rions  un  chapitre  entier  aux  keepsakes,  aux 

^5c  albums,  aux  livres  à  images,  à  loute  cette  lit- 

ifi  térature  fantastique  et  fantasque  de  la  fin  de 

^l'année,  où  se  dépensent  en  pure  perle  tant 
d'esprit,  tant  de  talent,  tant  de  belles  gravures,  tant  de 
beaux  caractères  et  de  magnifique  papier.  Nous  ferons  une 
réserve  pour  l'histoire  par  M.  Chalamel  ;  le  texte  est  de  Bos- 
suet;  il  se  compose  de  ces  belles  pages  sur  lesquelles  l'illus- 
tre évêque  de  Meaux  a  laissé,  sans  le  savoir,  l'empreinte  de 
son  génie.  Sur  une  feuille  détachée  est  imprimé  ce   beau 


texte;  chaque  page  est  entourée  de  tous  les  attributs  de  la 
mère  du  Sauveur;  et  au  bas  de  la  page,  dans  une  petite 
scène  souvent  très-dramatique,  toujours  naïve,  l'auteur  a 
représenté  les  divers  événements  que  Bossuet  raconte.  Il  Ml 
résulté  de  cette  traduction  nouvelle  un  charmant  livre  où 
s'associent  de  la  façon  la  plus  heureuse  le  talent  de  l'artiste, 
le  génie  de  l'historien  et  la  croyance  du  chrétien.  C'est  une 
belle  et  bonne  œuvre  sérieuse,  dignement  accomplie  Mi 
M.  Chalamel. 

Quant  à  l'album  de  M.  Bérat,  c'est  un  album  populaire. 
M.  lierai  est  à  la  foi,  son  propre  musicien  et  son  propre 
poêle.  Le  musicien  commande  certaines  paroles,  le  poêle 
comprend  tout  de  suile  ce  que  demande  son  associé  ;  et  voilà 
ce  qui  vous  explique  comment  il  y  a  tant  d'accord  dans  les 
romances  de  M.  Bérat.  De  ces  romances,  quelques-unes  ont 
atteint  la  renommée  des  airs  les  plus  chantés  qui  aient  été 
chantés  en  Europe;  d'autres,  plus  recueillies,  ont  été  retenues 
par  les  plus  honnêtes  mémoires  et  chantées  par  les  voix  les 
plus  pures;  car  il  y  a  de  tout  dans  l'album  de  Bérat:  des 
chansons  pleines  de  verve  el  de  gaieté,  des  romances  plain- 
tives, beaucoup  de  gaielé,  beaucoup  d'amour.  Il  y  a  mémo 
de  jolies  lithographies  qui  complètent  ce  charmant  petit  vo- 
lume qu'attendent  tous  les  pianos. 

Nous  ne  parlons  pas  des  beaux  livres  que  publie  le  libraire 
Ernest  Bourdin ,  le  Diable  Boiteux,  de  Tony  Johannot,  la 
Manon  Lescaut,  et  surtout  ce  Voyage  dans  la  Russie  méridio- 
nale, tout  rempli  des  chefs-d'œuvre  de  Baffet,  et  dans  le- 
quel M.  le  comte  Anatole  de  Démidoff  a  déployé  loute  l'ar- 
deur d'un  jeune  et  savant  voyageur. 

Les  éditions  illustrées  et  les  albums,  ces  fruits  du  premier 
de  l'an  ,  se  pressent  sur  l'étalage  des  éditeurs.  Curmer  a  fait 
magnifiquement  relier  le  premier  volume  des  Français,  cette 
galerie  si  amusante  et  si  vraie  dej  caractères  contemporains. 
On  trouve  chez  lui,  dans  sou  riche  bazar,  une  collection  d'ou- 
vrages bien  choisis,  parmi  lesquels  nous  citerons  Paul  et  Vir- 
ginie, livre  d'étrennes,  qu'il  a  orné  de  tout  le  luxe  typogra- 
phique possible.  Un  autre  libraire,  qui  se  recommande  aussi 
par  ses  qualités  personnelles,  M.  Just  Teissier,  vient  de  ter- 
miner une  publication  qu'on  ne  saurait  trop  louer  :  c'est 
l'Histoire  de  la  Conquête  de  l'Angleterre,  par  M.  Augustin 
Thierry.  Cette  savante  chronique,  qui,  à  notre  sens,  demeure 
le  meilleur  ouvrage  de  l'époque,  a  été  embellie  de  vignelles 
sur  papier  de  Chine.  M.  Tessier  a  compris  le  retour  aux 
études  sérieuses,  el  nulle  œuvre  ne  mérite  mieux  que  la 
sienne  de  Ire  présentée  à  l'instruction  de  la  jeunesse.  La  Con- 
quête de  l'Angleterre  par  les  Normands  est  presque  uu  poème. 
qu'une  trisle  consécration,  celle  du  malheur,  est  venue  scel- 
ler. M.  Augustin  Thierry  n'a-t-il  pas  perdu  les  yeux  comme 
Milton  ! 

Au  milieu  des  nombreux  albums  dont  nous  sommes  entou- 
rés, nous  en  avons  remarqué  deux  :  celui  de  M.  Aristide  de 
Latour,  l'auteur  de  la  Montagnarde  au  retour  et  de  Picciola, 
dont  quelques  compositions  sont  déjà  devenues  populaires, 
et  celui  que  vient  de  faire  paraître  M.  Troupenas,  sous  le  titre 
de  l'Écho  de  Sorrenle.  Bien  n'est  plus  spirituel  et  plus  gra- 
cieux que  cet  album,  dont  la  musique  est  d'un  jeune  com 
posileur  italien,  M.  Capecelatio,  et  les  paroles.  île  nos  poètes 
les  plus  spirituels,  Alexandre  Dumas,  Théopbile  Gautier, 
Emile  Deschamps,  Mme  de  Girardin. 


L'ARTISTE. 


'297 


Nous  lisons  dans  la  Gazelle  Musicale  ,  qui  fait  autorité  dans 
ces  sortes  d'affaires,  la  lettre  suivante,  et  nous  trouvons 
qu'en  effet  c'est  là  une  page  très-honorable  pour  les  artistes 
de  ce  temps-ci  : 

Vienne,  c>  décembre  1839. 

La  saison  d'hiver  s'annonce  d'une  façon  merveilleuse.  Nous  vous 
avons  écrit  quelque  chose  des  triomphai  <le  l.iszt,  et  de  la  pro- 
fonde sensation  qu'il  a  produite  dans  le  monde  musical;  nous  vous 
avons  dit  aussi  toutes  les  émotions  qui  ont  entouré  le  Paulus ,  ce 
merveilleux  oratorio  du  jeune  et  grand  maitre  Memlelsohn;  mainte- 
nant, pour  comble  de  bonheur,  voici  que  l'autre  jour  entrait  à  Vienne 
une  jeune  et  belle  personne,  pâle  et  fatiguée,  moins  encore  par  la 
longueur  de  la  roule  que  par  ses  luttes  étranges  avec  les  orchestres 
formidables  de  Leipzig  et  de  Dresde.  Cette  jeune  femme ,  d'une 
idéale  figure ,  dont  la  France  n'a  pas  entendu  parler  depuis  cinq 
ans,  ce  n'était  rien  moins  que  madame  l'Ieyel  ,  grandie  encore  et 
perfectionnée  par  l'étude,  par  l'exil  et  par  le  malheur,  qui  sont  trois 
grands  maîtres  pour  les  belles  et  grandes  natures  comme  est  celle-là. 
A  peine  était-elle  à  Vienne,  et  fort  indécise  pour  savoir  si  elle  se 
ferait  entendre  dans  cette  ville  où  Liszt  était  le  maître  tout-puissant, 
que  madame  ricycl  vit  entrer  chez  elle  Liszt  en  personne,  qui  venait, 
comme  un  homme  de  génie  qu'il  est  en  effet,  pour  partager  sa  gloire 
et  ses  triomphes  avec  son  jeune  et  charmant  confrère.  Qui  fut  bien 
touché  de  ce  noble  empressement,  de  cette  hospitalité  illustre,  on 
peut  le  dire  :  ce  fut  madame  Pleyel.  Elle  accepta  avec  empresse- 
ment le  patronage  de  son  excellent  frère  en  poésie ,  et  trois  jours 
après,  hier  même,  12  décembre,  nous  les  avons  vus  entrer  l'un  et 
l'autre  dans  la  vaste  salle  des  concerts,  toute  remplie  de  la  plus 
grande  et  de  la  plus  belle  société  de  Vienne  C'a  été,  comme  vous 
pouvez  le  croire,  un  applaudissement  unanime  et  furieux  ,  lorsque 
Liszt  a  présenté  cet  autre  grand  artiste  à  son  public;  de  son  coté, 
madame  Pleyel  s'est  montrée  tout  à  fait  digne  de  son  introducteur; 
clleajoué  avec  cette  passion  nette  et  bien  contenue,  qui  est  une  grande 
partie  de  sa  puissance,  ses  deux  premiers  morceaux,  après  lesquels  le 
public  l'a  redemandée  à  grands  cris.  Mais  lorsqu'enfin  elle  a  abordé 
avec  une  ardeur  et  une  mélancolie  incroyables  le  Morceau  de  Salon, 
ce  beau  concerto  de VVcber  ,  rien  ne  saurait  donner  l'idée  des  ap- 
plaudissements et  des  éloges.  A  peine  avait-elle  achevé  le  morceau 
de  Beethoven,  qu'il  a  fallu  le  jouer  une  seconde  fois.  Alors  Liszt  l'a 
prise  par  la  main  ,  il  l'a  conduite  de  nouveau  à  son  piano ,  aussi 
heureux  et  aussi  fier  que  s'il  se  fût  agi  de  son  propre  triomphe.  Ne 
trouvez-vous  pas  bien  qu'il  y  a  quelque  chose  de  touchant  dans  cette 
fraternité  spontanée  de  ces  deux  excellents  artistes  ?  et  n'est-ce  pas 
la  une  des  histoires  les  plus  intéressantes  de  ce  temps-ci  :  Liszt  ou- 
vrant les  portes  des  salons  de  Vienne  à  madame  Pleyel  ? 


OPEKA  ITALIE*. 


Première  représentation  d'lNi':s  dk  C*stko,  opéra  séria   en  trois  actes  , 
musique  de  M.  Persiaui. 


N  fait  d'opéras  italiens,  nous  n'avons  guère 
le  choix  aujourd'hui,  el  la  terre  ci-devant 
classique  n'a  même  pas  à  nous  proposer  la 
monnaie  de  lîellini.  Cela  commence  à  de- 
venir inquiétant,  el  dans  quelques  années, 
les  grands  chanteurs  italiens  qui  ne  se  contenteraient  pas  de 


tout  l'argent  qu'on  peut  gagner  en  deux  ou  trois  saisons  à 
Milan,  à  N'aples  el  à  Florence,  pourraient  bien  n'avoir  plus, 
rien  à  faire  entendre  qu'on  voulût  supporter  à  l'étranger.  Ils 
seraient  peut-être  forcés  d'apprendre  le  français,  l'allemand, 
ou  même  l'anglais  ,  pour  chauler  à  beaux  deniers  la  musique 
des  ullramontains  barbares.  Nous  aimons  pourtant  à  croire 
qu'il  viendra  au  dernier  moment,  et  à  temps  tout  juste, 
quelque  génie  original  qui  découvrira  une  nouvelle  face  de 
l'art ,  comme  Rossini  l'a  fait  il  y  a  vingl-cinq  ans.  On  peut 
dire,  sauf  exception,  que  chaque  école  suffit  à  une  époque, 
etjusqu'au  moment  oit  l'art  subit  une  transformation.  Quand 
ce  moment  est  venu,  l'homme  qui  doit  faire  la  révolution 
manque  rarement  d'apparaître.  Pourquoi  celle  règle  ne 
serait-elle  pas  applicable  à  l'Italie ,  lotit  épuisé  que  ce 
pays  paraisse?  On  pourrait  objecter  que,  depuis  un  siè- 
cle ,  les  Italiens  attendent  une  école  «le  peinture  qui  ne 
vienl  pas.  Mais  nous  croyons  reconnaître  qu'à  cet  égard 
la  production  est  au  niveau  de  la  demande  et  des  besoins 
actuels  de  ce  pays.  Il  serait  sans  doute  facile  d'y  suppo- 
ser un  laisser-aller  et  une  tolérance  semblables  en  fait  de 
musique ,  et  dans  ce  cas,  nous  en  serions  fâchés  pour  les  Ita- 
liens et  pour  nous  aussi.  Cependant  la  différence  est  grande 
entre  la  situation  des  deux  arts  ,  comme  entre  les  conditions 
qui  les  favorisent  d'ordinaire.  Pour  faire  noblement  et  gran- 
dement la  peinture,  telle  que  les  Italiens  l'ont  toujours  aimée, 
(elle  qu'ils  la  pensent  et  l'imaginent,  il  faut  une  verve  ar- 
dente, une  cxallalion  consciencieuse,  un  sentiment  abstrait 
du  beau,  el  surtout  une  foi  dans  le  (emps,qui  ne  peuvent 
subsister  de  nos  jours  que  par  miracle.  Dans  un  siècle  d'agi- 
lalions  et  d'incertitudes,  où  il  s'agit  pour  les  sociétés,  non 
pas  seulement  de  changer  de  chefs,  mais  de  voir  boulever- 
ser leur  principe,  dans  un  pays  qui  attend  tristement  que 
les  autres  ,  que  des  nations  réputées  grossières  fixent  son 
deslin  ,  sans  qu'il  lui  soit  permis  d'y  rien  faire  ,  les  longues 
contemplations  extatiques  de  l'artiste  inspiré  sont  impossi- 
bles ,  parce  qu'elles  seraient  une  duperie.  Les  gens  qui 
continuent  les  écoles  anciennes  sont  de  braves  niais  ou 
d'adroils  ruffian*  qui  flattent  les  prédileclions  et  les  habi- 
tudes nationales.  Tout  cela  n'aboutit  qu'à  un  plat  et  pâle  pas- 
ticcio  de  grandeur  impuissante  et  de  noblesse  banale.  Mais 
il  en  est,  il  doit  en  êlre  autrement  de  la  musique.  Que  le 
peuple  soit  gai  ou  triste ,  il  lui  faut  toujours  chauler,  ne  fût-ce 
que  pour  endormir  sa  douleur.  La  musique  est  le  bien  de 
tous  les  âges  ,  de  toutes  les  conditions;  on  n'a  pas  même  be- 
soin de  l'acheter.  Elle  vole  dans  l'air  pour  le  pauvre  ,  et  ne 
demande  guère  que  le  riche  lui  paie  son  essor.  Et  puis ,  les 
conditions  qui  font  l'artiste  musicien  ont  bien  peu  d'ana- 
logie avec  celles  qui  font  le  peintre  de  style  noble.  Quand 
l'homme  qui  sera  un  grand  compositeur  a  reçu  d'cn-liaut 
des  organes  délicats  et  impressionnables,  une  sensibilité 
profonde  et  la  finesse  de  tact,  toutes  choses  qui  n'en  font 
même  souvent  qu'une  seule  ,  il  ne  lui  faut  plus  qu'une  édu- 
cation spéciale,  quelquefois  fort  sommaire.  Les  circonstances 
n'y  font  rien ,  et  les  révolutions  n'empêcheront  jamais  cette 
nature  harmonieuse  de  déborder  en  chants  et  en  accords. 
S'il  est  capable  de  méditation  ,  tant  mieux;  mais  la  médita- 
lion  ne  lui  est  pas  indispensable.  Enfin,  ce  ne  sont  pas  les 
riches  et  les  connaisseurs  formés  dans  le  loisir  qui  récom- 
pensent exclusivement  ses  travaux;  l'argent  de  tous  fait  sa 


398 


L'AUTISTE. 


richesse,  surtout  en  Italie ,  où  l'on  peut  entendre  Tapera 
pour  douze  sous.  Quelles  que  soient  donc  les  circonstances 
où  se  trouve  ce  pays,  rien  n'empêche  un  grand  musicien  d'y 
surgir  «l'un  jour  à  l'autre. 

N.Hisdevons  au  moins  louer  M.  Persiani  du  courage  avec 
lequel  il  a  protesté  contre  la  stérilité  dont  l'Italie   semhle 
frappée.  Il  n'a  pas  craint  d'aborder  un  sujet  immense  dis- 
posé d'une  manière  assez  défavorable.  Au  premier  acte ,  le 
vieux    roi  de  Portugal  apprend  du  courtisan  Gouçales  que 
son  (ils  don  l'edro,  qui  refuse  d'épouser  Bianca  de  Caslille,  a 
contracté  un  mariage  secret  avec  Inès  de  Castro.   Il  envoie 
(jonrales  enlever  les  enfants  d'Inès ,  laquelle  vient  les  rede- 
mander au  roi  au  moment  même  où  l'on  présente  Bianca  à 
don  l'edro.  Inès  est  jetée  en  prison,  et,  sur  son  refus  de 
consentir  à  rompre  son  mariage  ,  on  l'empoisonne  et  l'on  fait 
périr  ses  enfants.  Ceci  se  passe  à  la  fin  du  deuxième  acte; 
mais  au  troisième,  Inès  vit  encore  ,  le  poison  agit  lentement, 
et  lui  ôte  la  raison  avant  la  vie.  l>on  l'edro  arrive  pour  lavoir 
mouriret  pour  ordonner  la  punition  deGonçalcs,  et  toutest  dit. 
M.  Persiani  a  fait  les  choses  en  conscience,  car  il  n'a  pas 
dédaigné  d'écrire   une    ouverture  où  se  trouvent  réunies 
toutes  les  coquetteries  de  facture  et  d'instrumentation  em- 
ployées depuis  vingt  ans  et  plus  eu  Italie.  Celte  bonne   vo- 
lonté méritait  d'è'rc  récompensée  par  un  plus  grand  bon- 
heur d'invention.  L'originalité  cl  le  caractère  manquent  à 
celte  musique,  faite,  à  beaucoup  d'égards,  avec  une  grande 
recherche.  Quelques  morceaux,  tels  que  le  finale  du  premier 
acte,  et  surlout  le  duo  du  deuxième,  entre  Robin i  et  Labla- 
che  ,  ont  pourtant  remué  l'auditoire.  L'exécution  a  été  excel- 
lente, tant  de  la  part  des  chanteurs  que  de  celle  des  instru- 
mentistes, chargés  de  remarquables  ritournelles  en  solo. 
Mme  Persiani  a  fait  des  prodiges,  et  il  y  avait  de  sa  part 
quelque  dévouement,  car  elle  eût  pu  obtenir  du  compositeur, 
qui  est  son  époux,  qu'il  lui  épargnât  des  fatigues  inutiles, 
en  supprimant ,  par  exemple ,  le  troisième  acte  tout  entier, 
lîubini  cl  Lablache  ont  agi  en  bons  camarades ,  et  jamais 
musique  n'a  été  plus  chaudement  soutenue.  A  les  entendre, 
et  même  à  les  voir  dans  le  duo  du  deuxième  acte  ,  on  dirait 
d'une  œuvre  capitale.  Nous  ne  nous  rappelons  pas  les  avoir 
vus  aussi  pathétiques  dans  aucun  ouvrage.  Une  pareille  scène 
ferait  presque  déserter  les  autels  du  génie  créateur  pour  en- 
censer le  veau  d'or  de  l'exécution. 

Nous  n'avons  point  parlé  depuis  longtemps  du  grand 
Opéra.  On  y  prépare,  dit-on,  quelques  nouveautés  impor- 
tantes, mais  il  n'en  est  pas  encore  apparu.  De  loin  en  loin 
un  début  a  lieu  pour  faire  prendre  patience  aux  amateurs. 
Nous  en  rendons  compte  quand  ils  semblent  offrir  quelque 
intérêt,  quelque  germe  d'avenir.  Lundi  dernier,  Mlle  Dobré, 
dont  nous  avions  cru  pouvoir  prédire  la  gloire  lors  des  con- 
cours du  Conservatoire,  a  voulu  enfin  prendre  possession  de 
cet  avenir  qui  lui  est  réservé  dans  le  domaine  des  cantatrices 
héroïques  ;  elle  a  débuté  dans  le  rôle  de  Mathilde  de  Guillaume 
Tell.  Avec  les  dons  précieux  dont  elle  est  pourvue,  son  succès 
ne  pouvait  être  douteux.  Toutefois,  il  lui  reste  à  remplacer 
par  l'originalité ,  si  elle  en  est  susceptible ,  les  enseignements 
de  l'école,  et  à  s'assimiler  d'une  façon  toute  spéciale  ces  ac- 
quisitions que  tous  les  élèves  ont  pu  faire  avec  plus  ou  moins 
de  bonheur.  Nous  aurons  probablement  plus  tard  à  la  juger 
sur  nouveaux  frais. 


Mlle  Nathan,  qui  n'a  pas  voulu  se  laisser  dépasser  par  le* 
rivales  qu'on  lui  formait  au  Conservatoire  cl  ailleurs,  con- 
tinue à  travailler.  Lllc  est  revenue  d'un  Voyage  à  Bruxelles, 
où  elle  a  beaucoup  réussi.  Mlle  Kieux,  qui  s'élail  trop  presser 
de  débuter,  s'ellbrce  depui*  longtemps  de  réparer  les  incon- 
vénients de  celle  fausse  manœuvre,  et  elle  y  parvient.  On 
peut  dire  qu'elle  arrive  au  point  où  nous  eussions  voulu  la 
voir  dès  le  premier  jour. 

COJIÉDIB-FRANCAISK 

lue  CtOdldlUire  cnlrr  quinze  ccnls  aulrcs.  —  Mlli1  Itachrl.  —  I.igiir.  — 
La  Première  ride.  —  Mignonne.  —  /.e  chetalier  de  (anollet. 

A  direction  de  la  Comédie-française  conti- 
\£  nue  à  occuper  les  esprits.  Une  candidature 
s'est  élevée,  une  candidature  qui  a  fait  grand 
bruil,  une  candidature  qui  a  mis  en  jeu  beau- 
coup d'amours-propres!  Il  est  arrivé  que  le 
nom  d'un  simple  feuilletoniste,  jeté  tout  à  coup  à  la  publicité, 
je  ne  sais  trop  comment,  a  trouvé  un  écho  sonore,  et  que  de 
vibrations  en  vibrations,  ce  nom  modeste  est  parvenu  aux 
oreilles  du  ministre.  Alors,  grande  agitation,  et  les  quinze 
cents  candidats  au  fauteuil  de  M.  Vedel  se  sont  mis  en  émoi; 
ils  ont  crié  comme  des  gens  volés;  ils  ont  dit  que  les  Égyp- 
tiens avaient  été  bien  heureux  de  ne  compter  parmi  leur.- 
fléaux  que  les  sauterelles,  et  non  les  journalistes;  ils  ont 
ajouté  que  M.  Ilippolylc  Lucas  (car  c'est  de  lui  qu'il  est  ques- 
tion )  ,  ce  nouveau-venu  dont  la  candidature  dérangeait  si 
brusquement  leurs  espérances,  était  un  homme  extrêmement 
dangereux  pour  l'ordre  social ,  et  que,  sous  les  apparences 
de  la  politesse  et  de  la  douceur,  il  cachait  les  plus  perfides 
desseins  contre  le  repos  de  l'état.  A  les  entendre,  les  Titans 
qui  voulurent  escalader  jadis  la  voùle  céleste  méritèrent 
moins  d'être  foudroyés  par  Jupiter!  !  ! 

M.  Irïppolyte  Lucas,  qui  connaît  les  secrets  de  la  comédie. 
ne  s'est  guère  troublé;  il  se  trouble  rarement  d'ailleurs:  ce 
n'est  pas  là  son  défaut  :  il  appartient  à  un  pays  où  l'on  né 
manque  pas  de  fermeté;  il  est  Breton,  et  de  la  ville  même 
où  est  né  Sainlc-Foix.  Sans  être  aussi  querelleur  que  lui,  il 
n'aime  pas  davantage  les  bavaroises,  et  n'en  avale  d'aucune 
espèce.  Sachant  bien  du  reste  qu'il  est  des  gens  sur  la  vie 
desquels,  Dieu  merci  !  la  calomnie  elle-même  ne  saurait  pro- 
jeter une  ombre,  il  s'est  contenté  de  sourire  eu  laissant  vo- 
lontiers la  discussion  s'ouvrir  sur  sa  personne.  M.  Hippolyte 
Lucas  n'a  voulu  même  avoir  recours  qu'à  l'opinion;  l'intri- 
gue n'est  pas  faite  pour  lui  ;  il  n'aspire  pas  à  déplacer  M.  \  e- 
del,  mais  seulement  à  le  remplacer,  dans  le  cas  où  les  susdit- 
quinze  cents  postulanls,  avec  leur  espèce  de  sabbat  parti  de 
la  banlieue  et  d'ailleurs,  finiraient  par  donner  le  verliue 
au  directeur  enfermé  dans  leur  cercle  magique,  et  force- 
raient ce  digne  homme  à  donner  sa  démission. 

Les  prétentions  de  M.  Hippolyte  Lucas  ressemblent  si  peu 
aux  prétentions  rivales  de  ses  quinze  cents  rivaux  ,  qu'il 
ignore  de  la  façon  la  plus  absolue  quels  sont  les  émoluments 
de  la  place  en  queslion  ;  c'est  au  point  que,  si  cette  place  lui 
était  confiée  à  l'heure  qu'il  est,  on  pourrait  lui  jouer  le  tour 
de  réduire  les  appointements  de  directeur,  sans  qu'il  s'en 
doutât ,  sans  peut-être  même  qu'il  s'en  plaignit  lorsqu'il  ap- 
prendrait cette  mauvaise  plaisanterie.  Voilà  l'homme!  Il  aime 


I/AKTISTE. 


299 


;iu  fond  Corneille  plus  que  les  honneurs,  Molière  plus  que  l'ar- 
gent; et  vivre  dans  une  compagnie  iuli  me  avec  ces  beaux  génies 
lui  a  paru  jusqu'ici  une  chose  plus  à  considérer  que  la  fortune, 
dont  il  n'a  jamais  poursuivi  bien  ardemment  les  faveurs.  Nous 
tenons  de  bonne  source  que  ce  rêve  de  direction  de  notre  pre- 
mier théâtre,  réve  formé  par  quelques  honnêtes  gens  voués 
comme  M.  Hippolyte  Lucas  au  culte  de  l'art,  est  bien  loin 
d'avoir  tourné  la  tète  au  candidat.  Sa  plume,  un  peu  exercée 
en  matière  littéraire,  lui  procure  une  vie  assez  heureuse, 
indépendante  au  reste  sans  cela,  et  dont  il  aurait  peut-être 
tort  de  sacrifier  l'insouciance  aux  ennuis  d'uneadminisiration. 
La  seule  idée  qui  l'ait  séduit,  c'est  de  restituer  au  Théâtre- 
Français ,  si  cela  est  possible,  la  haute  importance  que  ce 
monument  national  a  possédée  autrefois,  et  qu'on  ne  peut  se 
dissimuler  qu'il  a  perdue  ;  cette  ambition,  nous  le  parierions, 
est  plus  désintéressée  que  celle  de  ses  quinze  cents  concur- 
rents. 

Un  journal ,  eu  parlant  de  cette  candidature  ,  qui  a  eu  sa 
soirée  au  foyer  de  l'Opéra,  quel  honneur  !  s'est  exprimé  en  ces 
termes  sur  la  position  d'un  directeur  :  «  Ménager  la  fortune  du 
théâtre  si  l'on  ne  peut  l'accroître ,  se  regarder  comme  un 
sociétaire  de  plus ,  attirer  l'estime  en  même  temps  que  l'ar- 
gent du  public,  ouvrir  la  voie  à  l'art  nouveau  saus  négliger 
la  vieille  scène  et  réciproquement ,  encourager  les  talents 
naissants  ,  soutenir  ceux  que  l'expérience  a  mûris  :  voilà  ses 
devoirs.  »  Ajoutez  à  cela  :  Faire  respecter  la  personne  et  le 
nom  des  comédiens ,  vous  aurez  un  programme  que  nous 
recommandons  aux  méditations  de  M.  Hippolyte  Lucas  ,  s'il 
arrive  jamais  au  poste  dont  la  presse  entière,  à  quelque 
opinion  qu'elle  appartienne  ,  a  bien  voulu  le  juger  digne. 

Il  faut  avouer  que  cet  écrivain ,  naturellement  si  peu 
ambitieux,  a  de  grands  remerciements  à  adresser  au  plus 
grand  nombre  de  ses  confrères ,  qui  ont  pris  à  cœur  celle 
affaire  jusqu'à  cesser  toute  attaque  contre  le  Théâtre- 
Français,  du  moment  qu'il  a  été  question  de  lui  ;  il  en  doit  à 
ses  adversaires  mômes ,  qui  ne  se  sont  révélés  que  par  des 
rancunes  personnelles,  dont  quelques-unes  ont  été  loyale- 
ment apaisées  ;  enfin,  il  n'y  a  pas  jusqu'au  ministre  qu'il  ne 
soit  tenu  de  remercier  déjà,  car  le  ministre,  homme  d'un  grand 
sens  ,  n'a  pas  eu  l'air  de  croire  ,  comme  on  espérait  le  lui 
faire  entendre,  que  le  jour  où  M.  Hippoly.e  Lucas  obtiendrait 
la  direction  de  la  Comédie-Française ,  la  terre  et  le  ciel 
éprouveraient  des  tremblements  non  prévus  par  M.  Arago, 
et  que  le  salut  de  la  patrie  serait  gravement  compromis. 

Mais  laissons  là  le  candidat;  qu'il  se  lire  comme  il  pourra 
des  embarras  de  sa  situation  ;  qu'allait-il  faire  dans  cette 
maudite  galère  à  quinze  cents  rameurs?  Si  nous  nous  en 
sommes  occupé,  c'est  que  des  attaques  direeles  et  indirectes 
l'ont  mis  en  état  de  légitime  défense,  et  ont  donné  à  ses  amis 
intimes  le  droit  de  le  protéger.  Personne  ne  lui  est  plus  atta- 
ché que  nous.  Nous  croyons  lui  porter  plus  d'intérêt  que 
eeux  qui  ont  pris  ces  jours-ci  un  soin  si  exclusif  de  son  hon- 
neur. Cependant,  parlons  d'un  sujet  plus  important  que  lui, 
de  Mlle  Hachel.  La  représentation  de  Bajaut  nous  a  montré 
qu'elle  savait  retrouver  toute  la  \igueur  de  ses  moyens. 
Mlle  Hachel  a  joué  le  rôle  de  lïoxanc  avec  la  même  force 
qu'avant  sa  maladie,  et  d'une  manière  plus  intelligente  en- 
core. Ses  études  dramatiques  se  sont  continuées  dans  la 
retraile  où  elle  a  vécu  ;  l'ensemble  du  rôle  de  Roxane  nous  a 


paru  mieux  posé.  F.lle  a  renoncé  à  quelques  effets  bâtardes  , 
elle  s'est  maintenue  dans  une  noble  simplicité  .  qui  e-t  le 
caractère  de  son  talent.  Mlle  Hachel  a  l'air  de  ces  fille, 
royales  perdues  dans  leur  berceau  et  obscurément  élevées  . 
qui  remplissent  les  anciennes  pièces  de  théâtre,  et  se  font 
reconnaître,  comme  la  Perdita  de  Shakspeare ,  à  la  digsifé 
de  leur  langage  ,  à  la  fierté  de  leur  démarche.  Elle  aurait 
tort  de  croire  qu'en  lui  conseillant  de  prendre  l'air  d'Italie, 
nous  ayons  songé  le  moins  du  monde  à  l'éloigner  de  la  scène. 
S'il  était  nécessaire  de  la  convaincre  de  nos  parfaites  inten- 
tions à  son  égard  ,  nous  la  prierions  de  se  rappeler  le  nom 
du  journal  qui  imprima  le  lendemain  même  de  son  début, 
avant  tous  les  autres,  qu'une  tragédienne  nous  était  née. 
L'auteur  de  ces  lignes  est  celui  qui  écrit  celles-ci ,  et  son 
opinion  n'a  pas  changé. 

Ligier  a  donné  sa  d 'mission.  Ligier,  irrité  contre  le  Théâ- 
tre-Français, est  sur  le  point  d'imiter  Coriolan,  et  de  passer 
aux  Volsques.  Nous  aimons  à  croire  que  ,  mieux  inspiré,  il 
n'en  fera  rien.  La  tragédie,  éplorée  comme  une  autre  Vétu- 
rie,  saura  s'opposer  aux  desseins  de  cet  enfant  ingrat.  In- 
grat, avons-nous  dit;  si  nous  sommes  bien  renseigné,  l'in- 
gratitude n'est  pas  toute  du  côté  de  Ligier.  On  le  laisse  en 
effet  consumer  ses  forces  dans  des  rôles  plus  ingrats  que  lui. 
La  représentation  de  deux  ouvrages  sur  lesquels  Ligier 
comptait,  et  avail  raison  de  compter,  la  Vieillesse  du  Cid,  de 
M.  Casimir  Delavigne,  et  le  Gladiateur ,  de  Mlle  Soumet. 
ces  deux  pièces  l'étant  trouvées  ajournées  indéfiniment,  que 
vouliez-vous que  fit  Ligier?  qu'il  mourût  d'ennui!  Il  a  [référé 
se  retirer  dans  sa  tente,  comme  Achille,  en  attendant  le  com- 
bat. N'est-il  pas  dur  de  se  voir  couper  les  ailes  au  moment 
où  l'on  s'apprêtait  à  prendre  un  énergique  essor?  On  com- 
prendra aisément  la  situation  d'esprit  de  Ligier.  Un  autre 
motif  s'est  mêlé,  assure-t-on ,  à  ce  dépit  :  Ligier  avait 
chaque  année  un  congé  de  trois  mois  ;  l'année  dernière,  M.  de 
Montalivct,  alors  ministre  de  l'intérieur,  fit  observer  à  notre 
Orcste  que  ses  pérégrinations  étaient  trop  longues  et  nui- 
saient au  Théâtre-Français;  qu'il  fallait  faire  le  sacrifice  d'un 
mois;  qu'en  retour  ,  on  lui  accorderait  une  gratification.  Li- 
cier est  encore  à  voir  venir  la  gratification.  Au  lieu  de  la 
loucher,  il  a  été  condamné  à  une  amende  très-considérable 
pour  quelques  jours  de  retard  à  son  dernier  congé ,  ce  qui  ne 
lui  semble  pas  la  même  chose...  On  exécute  contre  lui  le  fa- 
meux décret  de  Moscou,  lequel  dit.  en  son  article  81 ,  que 
tout  sujet  qui,  ayant  obtenu  un  congé,  en  outre-nasse  le  terni' . 
paiera  une  amende  égale  au  produit  de  sa  part  pendant  tout  tt 
temps  qu'il  aura  été  absent  du  théâtre.  Puisque  le  décret  de 
Moscou  a  tant  de  vigueur.,  Ligier,  sans  doute,  est  en  droit  de 
demander  qu'on  prenne  garde  à  l'article  55  ainsi  conçu  : 
Nos  comédiens  seroit  tenus  de  mettre  à  l'élude  tous  les  mois 
un  grand  ouvrage,  ou  du  rrwins  deux  petits  ouvrages  nouveau. i 
ou  remis;  dans  le  nombre  de  ces  pièces  seront  les  pièces  d'au- 
teurs vivants  ;  il  est  enjoint  au  comité  et  au  surintendant  de 
tenir  la  main  à  cet  article.  Où  sont-ils  les  grands  ouvrages, 
où  sont-ils? 

La  Première  ride!  Voilà  un  mot  fatal  pour  une  femme! 
Lorsque  ce  signe  de  mauvais  augure  a  paru  surson  front,  plus 
de  joie,  plus  de  repos  pour  longtemps.  L'été,  qu'on  appelle 
l'été  de  la  Saint-Martin,  ce  regain  de  jeunesse  et  de  beauté  . 
ne  peut  plus  la  rassurer.  Il  faut  vieillir,  la  première  ride  ;> 


&' 


:too 


L'ARTISTE. 


paru;  el  le  premier  cheveu  blanc  qui  la  suit,  comme  la 
neiae  annonce  l'hiver,  s'est  montré  parmi  les  blondes  ou 
noires  liesses.  Ifadame  de  Savigny  esi  parvenue  à  eel  âge 
rie  transition:  élis  n'a  pas  le  courage,  comme  imites  les  fem- 
mes, de  faire  îles  avances  à  la  \icillesse  :  elle  résiste,  elle 
tient  bon ,  mais  la  première  ride  est  là  I  Madame  île  Sa\  igny 
ne  passe  plus  devant  son  miroir  sans  trembler.  Comme  toutes 
les  femmes  de  quarante  ans.  elle  s'Imagine  que  l'amour 
d'un  jeune  homme  est  une  espèce  de  fontaine  de  Jouvence, 
el  que  par  ce  talisman  l'on  revient  à  vingt  ans;  mais  ce  ta- 
lisman dure  peu.  Rien  n'est  barbare  comme  les  jeunes 
uloiis  à  l'égard  des  femmes  de  quarante  ans;  quand  ils  aper- 
çoivent la  première  ride  ,  ils  croient  voir  Alcine  décrépite 
el  sorcière,  et  se  comportent  avec  elle  comme  le  béros  de 
l'Arioste  vis-à-vis  de  la  magicienne.  Madame  de  Savigny  et 
Léon  se  trouvent  dans  celte  situation  délicate;  heureusement, 
madame  de  Savigny  a  nue  nièce  jeune  et  jolie,  et  Léon,  un 
ami,  homme  mur  et  raisonnable  qui  convient  parfaitement  à 
madame  de  Savigny.  L'affaire  s'arrange  donc.  Cette  pièce 
est  faite  avec  beaucoup  de  finesse  d'esprit.  MM.  Arnould  et 


l.ockroy.  dont  la  collaboration  est  toujours  beureu-e.  comp- 
tent un  lion  succès  de  plus. 

Lis  Yar.ii; ris  devraient  bien  appeler  MM.  Arnould  et  Loe- 
krny  à  leur  aide,  car  ce  théâtre  a  réellement  besoin  de 
secourt.  Mignotmt  n'a  pas  réussi;  mais  l'actrice,  Mme  Crécy. 
a  été  beaucoup  applaudie.  Elle  a  tenu  toutes  les  promesses 
que  nous  avions  faites  en  son  nom.  On  s'occupe  du  ChevalUl 
<!<■  ('(inollrs.  pièce  dans  laquelle  Lafon,  cet  acteur  si  distin- 
gué, jouera  le  rôle  du  brillant  Mulâtre,  si  connu  par  set 
duels  cl  par  ses  bonnes  fortunes.  Dire  que  M.  Koger  de  lieau- 
voir  est  un  des  auteurs,  c'est  donner  l'assurance  que  là.  du 
moins,  il  y  aura  du  goAl  et  de  l'esprit.  Le  roman  que  l'au- 
teur de  tant  de  charmantes  productions  vient  de  publier 
chez  Dumont,  roman  si  élégamment  écrit  cl  rempli  de  pi- 
quantes aventures,  témoigne  d'avance  en  faveur  de  la  pièce 
qui  en  est  tirée.  M.  Roger  de  lleauvoir  aurait  pu  se  copiei 
tout  uniment,  mais  il  est  des  gens  qui  ne  se  répètent  pas. 
et  qui  racontent  plusieurs  fois  la  môme  chose  d'une  façon 
nouvelle  et  Intéressante. 

Hippoi.vTii  LICAS. 


et  s'arrête  le  quatrième  volume  de  la  deuxième  série.  Nos  lecteurs  auront  compris,  sans  nul  doute , 
toutes  les  peines  que  nous  nous  sommes  données  pour  ne  passer  sous  silence  aucune  des  questions 
d'art  et  de  littérature  qui  ont  été  la  grande  préoccupation  de  cette  année  1839.  Nous  avons  tenu 
têle,  sinon  avec  tout  le  talent  possible,  du  moins  avec  zèle,  persévérance  et  courage,  non-seulement 
à  l'Exposition  du  Louvre,  qui  est  notre  grand  labeur  de  chaque  année,  mais  encore  à  l'Exposition 
de  l'Industrie,  dont  nous  avons  écrit  l'histoire  de  notre  mieux.  Nous  avons  été  les  premiers  à  ra- 
conter et  à  expliquer  les  merveilles  incroyables  du  Daguérotype,  le  plus  grand  événement  de  cette  année.  Pas  un 
homme  de  quelque  importance  dont  nous  n'ayons  signalé  la  venue  ou  les  progrès  avec  l'empressement  le  plus 
loyal;  pas  un  drame,  pas  un  comédien  nouveau  dont  nous  n'ayons  entretenu  nos  lecteurs.  Si  nous  avons  péché  par 
quelque  endroit,  c'a  été  peut-être  par  trop  d'indulgence  ;  mais  de  celte  indulgence  bienséante  et  bienveillante,  non* 
en  sommes  fiers  comme  d'une  bonne  action. 

Los  artistes ,  avant  tout ,  ont  besoin  d'encouragements  et  d'éloges  ;  la  critique  leur  profite  rarement  ;  bien  sou- 
vent la  sévérité  les  tue  ou  leurôte  l'espérance,  qui  est  la  compagne  du  génie.  Comme  aussi  vous  nous  rendrez  cette 
justice,  que  les  moindres  détails  de  ce  journal  consacré  aux  beaux-arts,  ont  été  entourés  de  la  plus  entière 
sollicitude.  Les  peintres  ,  les  dessinateurs  et  les  graveurs  qui  veulent  bien  nous  aider  de  leur  nom  el  de  leurs 
talents,  ont  seconde  à  merveille  les  écrivains  qui  nous  prêtent  leurs  idées,  leur  esprit  et  leur  style.  Entre  les  uns 
et  les  autres  l'association  a  été  plus  que  jamais  complète,  dévouée,  sincère  :  nous  pouvons  nous  donner  à  nous- 
mêmes  et  hautement  cette  louange,  que,  dans  ce  recueil  si  varié,  rien  ne  ressemble  à  la  coterie,  soit  dans  les  arts 
soit  dans  les  lettres.  Ce  sont  des  frères  qui  marchent  ensemble  au  même  but,  et  non  pas  des  camarades  qui  se 
flagornent  les  uns  les  autres,  pour  attaquer  sans  pitié  tout  ce  qui  n'est  pas  eux  et  leurs  œuvres.  Dans  ce  livr« 
écrit  avec  la  plus  noble  indépendance,  en  littérature  aussi  bien  que  dans  les  arts,  point  de  parti  pris,  point  de 
chef  adopté  à  l'avance,  et  dont  on  proclame  les  erreurs  mêmes  comme  autant  de  vérités.  Aussi  bien,  à  toutes  ce* 
causes  réunies  de  dévouement,  de  loyauté,  de  désintéressement,  I'Artiste  nous  semble-t-il  enfin  avoir  conquis  la 
part  d'autorité  qui  lui  revient  dans  ce  domaine  des  arts,  de  la  littérature  et  de  la  critique.  De  cette  autorité  salu- 
taire, quelle  que  soit  son  étendue,  I'Artistk  saura  se  servir  pour  protéger,  pour  défendre,  pour  découvrir  les 
gens  de  talent,  quels  que  soient  leur  nom,  leur  bannière,  leur  école  ou  leur  parti. 

Nos  premières  livraisons  contiendront  les  lettres  inédiles  de  Jean-Jacques  Rousseau ,  que  nous  avons  promises 
à  nos  lecteurs. 

Finir  l'année  littéraire  par  des  vers  inédits  de  M.  de  Lamartine,  commencer  l'année  nouvelle  par  des  pages 
inédites  de  J.-J.  Rousseau,  véritablement  il  nous  était  impossible  de  mieux  commencer  et  de  mieux  finir. 

Le  Directeur  de  TArtiste,  A. -IL  DELAINAV 


Typographie  de  Lacrampe  el  tomp. ,  rue  Damielte,  S.  —  Fonderie  de  Thony ,  Vire»  et  Morei 


siris 


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TABLE 


_L-T-L!i^     £Xï<£^^£ïL^Q^£â^ 


A  nos  Abonnés:  Avis,  par  M.  II.  Delaunay, 
directeur  de  l'Artiste,  300. 

A  QUOI  SERVENT  LES  BIBLIOTHÈQUES  DE  PARIS: 

Héflexions  critiques,  par  le  bibliophile 
Jacob,  207. 

Académie  des  Beaux-Arts:  Séance  annuelle: 
Distribution  des  prix ,  97. 

Académie-Française  (Y)  et  .M.  Victor  Hugo: 
Héflexions  critiques,  par  M.  Gustave  Plan- 
che, 161. 

Archéologie  :  Bourbon  l'ArchambauIt ,  par 
M.  L.  Batissier,  163-195. 

—  Lettre  au  directeur  de  {'Artiste,  par  .M.  A. 
Specht ,  285. 

Architecture  :  Sujets  divers. 

—  Conservatoire  de  Mrsique  :  Projet,  par 
M.  Baltard  (Env.  de  Home).  85. 

—  Fontaine  de  la  place  Hichelieu,  exécutée 
par  MM.  Visconti  et  Klagmann.  79. 

—  Monument  à  la  mémoire  du  général  Cham- 
pionne t,  par  M.  Sappey  (Expos,  de  Gre- 
noble),  153-174. 

—  Monument  de  Molière,  79. 

—  Restauration  de  la  Bibliothèque  palatine, 
île  la  maison  d'Auguste,  du  temple  palatin 
c!  du  théâtre  de  Galigula,  par  M.  Clerget 

Knv.  de  Home) ,  85. 

—  Restauration  de  la  maison  du  Faune  ,  par 
M.  Boulanger  (Fnv.  de  Home) ,  85. 

—  Restauration  du  temple  d'Auguste  ,  par 
M.  Famin  (Env.  de  Rome),  85. 

—  Temples  et  Tombeaux,  par  M,  Guéncpin 
Fnv.  de  Home) ,  85. 

Artiste  (un)  au  xixe  siècle,  proverbe,  par 
Mme  Claire  Bruune ,  165. 

Aventures  sentimentales  d'une  Fleuriste  et 
d'un  Clerc  de  notaire,  nouvelle,  par  M.  Ar- 
sène Houssaye ,  92-105-121. 


B. 


Bains  de  Dieppe  (les)  :  Lettre  à  M  Grangier 
île  la  Marinière,  par  M.  Hoger  de  Beau- 
voir, 102. 

Bibliographie:  Histoire  de  France,  par  M. 
Théodore  Burette,  160. 


Caprice  de  Comtesse  (un),  par  M.  Guénot- 
Lecoin te,  211-224. 

Comment  les  Femmes  ont  des  Amants  :  Nou- 
velle, par  Mme  Mandley,  57. 

Composition  du  Répertoire  :  Critique  dra- 
matique, par  M.  G.  Planche,  202. 

Concert  de  M.  Berlioz,  178. 

—  de  M.  Berlioz  :  Roméo  et  Juliette,  sym- 
phonie dramatique  :  Compte-rendu ,  par 
M.  A.Specht,217. 

—  de  la  France  musicale  :  Compte-rendu, 
par  M.  11.  Lucas,  39. 

—  de  la  Gazelle  musicale,  39. 
2e  série  ,  t.  IV 


—  de  M.  Rcber  (Henri),  264, 
Conclave  académique  (le),  265. 
Concours  pour  la  statue  en  pied  du  général 

Fabert,  16. 

—  pour  les  prix  de  Rome  (gravure  en  mé- 
daille), par  M.  G.  Laviron,  17. 

—  idem  (sculpture),  id.,  33. 

—  idem  (architecture),  id.,  49. 

—  idem  (peinture) ,  id.,  65. 

—  annuels  du  Conservatoire  :  Rectification 
à  propos  des  prix  accordés,  47. 

Conversation  (une)  à  propos  de  M.  de  Balzac, 

par  M.  H.  Lucas,  5'f. 
Coquette  (la) .  par  Mme  Claire  lirunne,  124. 
Correspondance  :    Lettre  de   Rome ,    par 

Georges  d'Alcy,  291. 

1). 

Daguerréotype  (le)  :  Nouvelle  expérience,  1. 
Dessins  divers  : 

— Allée  (1')  et  le  Retour,  lithograp.  de  M.  Léon 
Noël ,  d'après  M.  Giraud  ,  255. 

—  Aquarelles  et  sépia,  par  M.  Laurent  (Exp. 
de  Montpellier),  252. 

—  Dessins  pour  l' Histoire  de  France  de  M.  Ru- 
reltc,  par  M.  Jules  David.  160. 

—  Folle  par  amour,  par  M.  Mercuri  (Expos. 
de  Bruxelles) .  101. 

—  (îravures  de  Jean  Godefroy,  170. 

—  Gravures  par  M.  Calamatta  :  Masque  de 
Napoléon. —  Portrait  de  G.  Sand;  —  de 
M.  Ingres;  —  de  M.  Guizot; — dePaganini. 
Vœu  de  Louis  XIII  (Expos,  de  Bruxelles), 
101. 

—  Lithographie,  par  M.  Cassicn  (Expos,  de 
Grenoble),  153. 

—  Lithographies  (Expos,  de  Bruxelles),  101. 

—  Moissonneurs,  par  M.  Mercuri  (Expos,  de 
Bruxelles),  102. 

—  Monuments  d'Anvers,  gravés  au  trait  par 
Erinn  Coor  et  ses  élèves  Linnig,  Collette 
et  Werswyvcl  (r.xpos.  de  Bruxelles) ,  102. 

—  Ostade  (van)  à  la  Tabagie, aquarelle,  par 
M.Madou  (Expos,  de  Bruxelles),  101. 

—  Pages  (les)  à  la  ferme,  aquarelle,  par  M. 
Madou  (Expos,  de  Bruxelles),  101. 

—  Proscrit  (le),  aquarelle,  par  M.  Madou 
(Expos,  de  Bruxelles),  101. 

—  Boute  de  traverse,  aquarelle,  par  M.  An- 
dré Giroux  (Expos,  de  Bruxelles),  153. 

—  Sainle  Amélie,  par  M.  Mercuri  (Expos,  de 
Bruxelles),  102. 

Dessins  du  Journal  : 

—  Amour  (!')  et  Psyché,  gravure  par  A.  Je- 
hotte,  d'après  Gérard  ,  300. 

—  Arrivée  (F),  grav.  par  M.  N.  Desmadryl, 
d'après  M.  Eug.  Lami ,  180. 

—  Barque  bretonne,  lithograp.  par  M.  Clial- 
lamel,  d'après  M.  Th.  Midy,  64. 

—  Campo  Vaccino  à  Borne,  dessiné  sur  acier 
par  M.  Chapuy,  48. 

—  Contrebandier  (le),  lithograp.  par  M.  Ch. 
Bour.  96. 


—  Dernier  Ami  du  berger,  gravé  par  M.  II. 
Rciihoud,  d'après  Landseer,  264. 

—  Duellistes  (les)  sous  Louis  XIII,  lithog. 
par  M.  A.  Provosl,  32. 

—  Famille  de  pêcheurs,  grav.  par  M.  H.  Rer- 
thoud,  d'après  M.  Begny,  232. 

—  Florence,  dessinée  parÏM.  Chapuy,  grav. 
par  M.  II.  Berthoud.2W!. 

—  Frontispice  de  l'Album  Bérat  (1840),  des- 
siné par  M.  Jcannest,  lithog.  par  llancké. 
264. 

—  Frontispice  du  3e  volume,  par  M.  Clerget, 
lit. 

—  Garde-côtes,  dessiné  sur  acier  par  M.  F. 
Lepoittevin  ,  160. 

—  George  Sand,  gravure  par  M.  N.  Desma- 
dryl, d'après  M.  A.  Charpentier,  143. 

—  Jeune  fille  brodant  une  écharpe,  lithog. 
par  M.  A.  de  Lemud,  32. 

—  Jeune  fille  corse,  grav.  par  M.  Testard, 
280. 

—  Légende  espagnole  (une),  lithograp.  par 
M.  Gavarni ,  112. 

— Mahmoud  II,  dess.  sur  acier  par  M.  Schel- 
singer  et  gravé  parM.N.  Desmadryl,  216. 

—  Mignard,  lithographie  par  M.  Aloplie  Me- 
nul,  248. 

—  Papeterie  de  Barjols  (Var),  gravure  par 
M.  A.  Lepctit,  d'après  M.  A.  Denis,  200. 

—  Philtre  (le),  lithog.  par  M.  Gavarni,  200. 

—  Pic  de  la  Fare-cn-Oisans ,  dessin  sur  acier 
par  M.  Dupressoir,  64. 

—  Pont  de  Sassenage ,  eau-forte  ,  par  M.  le 
vicomte  de  Pennauticr,  160. 

—  Prisonnier,  lithog.  par  M.  A.  de  Lemud, 
128. 

—  Récit  du  Garde  (le) ,  eau-forte,  par  M.  Fé- 
rogio,  48. 

—  Repos  d'un  Conscrit,  dessiné  sur  acier 
par  M.  Charlet,  128. 

—  Saint-Antoine  (vue  de),  département  du 
Var,  gravure  par  M.  A.  Lepetit .  d'après 
M.  A.  Denis,  232. 

—  Saint-Jeau-de-Latran  ,  dessin  sur  acier 
par  M.  Deroy,  180. 

—  Salute  (la),  à  Venise,  gravure  par  M.  Patil 
Girardet,  d'après  M.  Karl  Girardet.  28b, 

—  Seul  Ami  (le)  du  Pauvre,  gravé  par  M.  II. 
Berthoud  ,  d'après  Landseer,  261. 

—  Sou  venir  de  Grenoble,  eau-forte,  par  M.  le 
vicomte  de  Pennauticr.  216. 

—  Tour  (la)  de  Londres,  dessinée  et  gravée 
par  M.  A.  Lepetit,  96. 

—  Vierge  du  Voyage  (la),  lithographie  par 
M.  Alophe  Menut,  d'après  la  copie  de 
M.  Perlet  du  tableau  de  Raphaël ,  16. 

—  Vue  prise  à  Alençon,  lithog.  par  M.  Jules 
Dupré,  112. 

—  VValter  Scott,  peint  par  M.  II.  Réaburn. 
gravé  par  M.  Dhaulefeuille.  80. 

—  Worcester,  gravée  par  M.  A.  Lepetit,  16. 

Doze  (Mlle)  à  la  Comédie-Française,  par 
M.  .1.  Chaudes-Aiguës,  I'i9. 


302 


E. 


Eaux  de  Bade  (les)  :  Lettre  à  M.  Roger  de 
Beauvoir,  par  M.  L.  Grangier  de  la  Mari- 
nière. 13. 

École  (I')  des  Journalistes  :  Lellre  à  Mme  de 
Girardin,  par  M.  J.  Janin,  181. 

École  de  Rome  (lettre  suri'),  par  M.  Georges 
d'Alcy,  193. 

Bi.ssi.br  (Fanny)  :  Son  départ  pour  les  États- 
Unis,  16. 

Ennemi  (I')  du  F'rince  :  Nouvelle,  par  M.  F.. 
Bergounioux ,  212-256. 

Exposition  de  Berlin,  174. 

—  de  Bruxelles  (lettre  sur  1') ,  par  M.  Eug. 
Tourneux,  56-69-99. 

—  de  Grenoble  :  Lettre  au  Directeur  de  l'Ar- 
tiste, par  M.  A.  I,e  Clerc,  150. 

—  de  Lyon  :  Programme,  142. 

—  de  Madrid,  174. 

—  de  Montpellier  :  Lettre  au  Directeur  de 
Y  Artiste,  251 . 

—  de  Moulins  :  Examen  critique  ,  par  M.  L. 
Batissicr,  12. 

—  des  Envois  de  Borne  :  Examen  critique, 
par  M.  G.  Laviron  ,  81. 

—  d'Horticulture  :  Examen  critique,  par  M. 
J.  Janin,  35. 

F. 

Faits  divers,  16. 

Fils  (le)  d'un  Tailleur  en  vieux  :  Nouvelle, 

par  M.  Prosper  Dinaux,  24. 
Fleurs  (les)  aux  Tuileries  :  Examen  critique 

de  l'Exposition  d'horticulture,  par  M.  J. 

Janin,  35. 
Fi.ei  us  de  Bruyère  (les)  :  Mélodies  nouvelles 

par  M.  Armand:  Critique,  par  M.  H.Lucas, 

280. 
Fontaine  de  la  place  Louvois,  201. 

G. 

Gênes  et  F'lorence  :  Souvenirs  de  Voyage, 
par  M.  Liszt,  153. 

H. 

Héritier  (F)  de  la  Bastille  et  la  Colonne  de 
Juillet,  par  M.  J.  Janin,  3. 

Horticulture  (Exposition  d')  :  Examen  cri- 
tique par  M.  J.  Janin,  35. 

I. 

Ingres  (M.)  et  l'Académie  royale  des  Beaux- 
Arts,  par  M.  G.  Planche,  145. 


Kbenson  (Notice  nécrologique  sur),  peintre, 
par  M.  J.  Janin,  129. 


La  plus  ancienne  Gravure  du  Cabinet  des 
Estampes  de  la  Bibliothèque  Boyale  est-elle 
ancienne  ?  Recherches  historiques  par 
M.  Léon  de  Laborde,  113. 

Laurent  de  Médicis,  tragédie,  par  M.  L.  Ber- 
Irand  :  Analyse  critique  par  M.  IL  Lucas. 
14. 

Lesage  (  Notice  biographique  de),  par  M.  J. 
Janin,  270. 

Lettre  au  Directeur  de  l'Artiste,  par  M.  Ser- 
gent-Marceau, relative  à  l'établissement 
du  Musée  National,  24. 

Lettre  au  Directeur  de  Y  Artiste,  sur  l'Ecole 
de  Rome,  par  M.  Georges  d'Alcy,  193. 


TABLE 

Lettre  sur  la  Province  (Expos,  de  Moulins;, 
par  M.  L.  Batissier,  12. 


M. 


Massé  (Notice  biographique  sur),  ténor  de 
l'Opéra-Comique,  52. 

Matinée  offerte  aux  Souscripteurs  de  la  Ga- 
zelle Musicale  :  Compte-rendu  par  M.  A. 
Specht ,  206. 

Mélodies  inédites  de  Spontini ,  16. 

Micii.m'd  (Nécrologie  de),  de  l'Académie- 
Française,  par  M.  J.  Janin,  85. 

Monument  de  Molière  (d'un  nouveau  projet 
pour  le) ,  9. 

Misée  et  Voyage  d'un  Chasseur  :  Critique 
par  M.  J.  Chaudes-Aiguës,  288. 

Musique  (la)  aux  Etats-Unis,  121. 

N. 

Nécrologies  :  MM.  Bruno-Galbaccio,  Labour 

(V.).Lafoiil,  10. 
Nuit  de  Noël  (la) ,  par  M.  J.  Janin,  283. 

P. 

Peinture  (Tableaux  divers)  : 

—  Animaux,  par  M.  Verboekhoven  (Expos, 
de  Bruxelles) ,  57. 

—  Aquarelle  ,  par  M.  Tudot  (Expos,  de  Mou- 
lins), 14. 

—  Aquarelles,  par  MM.  Justin-Ouvrié,  Mer- 
curi  et  Siméon  Fort  (Expos,  de  Bruxelles), 
101. 

—  Aquarelles  ,  par  M.  Madou  (  Expos,  de 
Bruxelles),  101. 

—  Aumône  de  Saint-Boch ,  par  M.  Augustin 
Glaize  (Expos,  de  Montpellier),  251. 

—  Bains  de  pieds,  par  M.  Pigal  (Expos,  de 
Moulins) ,  13. 

—  Baron  (le)  des  Adrets  faisant  précipiter 
ses  prisonniers  du  haut  de  la  citadelle  de 
Mornay  (Expos,  de  Grenoble),  151. 

—  Bataille  d'Hcylligerlé ,  par  M.  Jacops 
(Expos,  de  Bruxelles),  99. 

de  Marengo,  par  Jean  Godcfroy,  171. 

de  Wœringen,  par  M.  Keyser  (Expos. 

de  Bruxelles) ,  57-69. 

—  Belgique  (la)  couronnant  ses  plus  illustres 
enfants,  par  M.  Decaisne  (Exposition  de 
Bruxelles) ,  57-70. 

—  Bénédiction  des  F>uits,  par  M.  Jacquand 
(Expos,  de  Bruxelles),  99. 

—  Bénédiction  nuptiale,  par  M.  Iluiiin  (Exp. 
de  Bruxelles),  100. 

—  Bords  du  Rhin ,  par  M.  Koekkoek  (Expos, 
de  Bruxelles),  101. 

—  Cérémonie  religieuse  dans  les  Catacombes 
de  l'abbaye  de  Saint-Victor,  par  M.  Fon- 
(ainieu  (Expos,  de  Montpellier) ,  252. 

—  Chapelle  au  bord  de  l'eau,  par  M.  huh- 
nen  (Expos,  de  Bruxelles),  101. 

—  Charité  (la),  par  M.  Champmartin,  77. 

—  Charité  (la),  par  M.  van  Ysendick  (Expos. 
de  Bruxelles),  69. 

—  Château  de  Béviaires,  par  M.  Laurent 
(Expos,  de  Montpellier),  252. 

—  Château  d'Ecosse ,  par  M.  Merccy  (Expos. 
de  Moulins) ,  14. 

—  Chevaux  à  l'abreuvoir,  par  M.  Dubuisson, 
de  Lyon  (Expos,  de  Grenoble),  152. 

—  Chien  aimé  (le),  par  M.  Brias  (Expos,  de 
Bruxelles) ,  100. 

—  Chrétiens  livrés  aux  bètes ,  par  M.  Leul- 
lier  (Expos,  de  Moulins),  14. 

—  Christ  au  tombeau,  par  M.  Duwez  (Expos, 
de  Bruxelles),  57-69. 

—  Christ  en  croix ,  par  M.  Coutel,  16. 


—  Christ,  par  M.  Jourdy  (Envoi  de  Rome  . 
82. 

—  Cloître  de  Sainte  Sophie,  à  Ailes,  par 
M.  Laurent  (Expos,  de  Montpellier) ,  353. 

—  Comte  (le)  de  Mi-Carème  .  par  M.  Brake- 
leer  (Expos,  de  llruxelles),  KH). 

—  Confession  de  Violetla,  par  M.  Guet  (Exp. 
de  Moulins),  14. 

—  Côte  de  Flamniaiivillc  (Manche;  :  Marine, 
par  M.  Champcl  (Expos,  de  Grenoble), 
153. 

—  Contrebandier,  par  M.  Latour  (Expw.de 
Montpellier) ,  2Ô2. 

—  Copies  de  Raphaël,  Sasso  Fcrrato  et  Tu- 
iliers, par  S.  M.  la  Reine  récente  d'Espa- 
gne (Expos,  de  Madrid..  17'(. 

—  Corps  de  Patrocle  disputé  par  les  Grecs 
et  par  lcsTroyens,  par  M.  Wirtz  (Expos. 
de  Bruxelles),  57-70. 

—  Coup  de  vent,  par  M.  Latour  (Expos,  de 
Montpellier),  252. 

—  Couronnement  de  S.  M.  la  reine  Victoria, 
par  M.  John  Martinn,  77. 

—  Curé  (le),  par  M.  de  Cocne  (Expos,  de 
Bruxelles) ,  100. 

—  Déclin  du  jour,  par  M.  Kuhnen  (Expos,  de 
Bruxelles) ,  101. 

—  Déluge,  par  M.  Arienti  (Exp.de  Bruxelles), 
69. 

—  Déluge .  par  M.  Coomans  (  Exposition  de 
llruxelles) ,  69. 

—  Education  et  Assomption  de  la  Vierge, 
par  M.  Matthieu  (Expos,  de  Bruxelles),  69. 

—  Effet  de  neige,  par  M.  Koekkoek  (Expo- 
de  Bruxelles),  57. 

—  Eglise  Saint-Paul  d'Anvers  (intérieur), 
par  M.  Genisson  (Expos,  de  Bruxelles  . 
101. 

—  Eliézer  et  Bébecca ,  par  M.  Marilhat  (Exp. 
de  Moulins) ,  13. 

—  Environs  de  Tournay ,  par  M.  Jonghes 
(Expos,  de  Bruxelles),  101. 

—  Environs  du  Mans,  par  M.  Jolivard  (Exp. 
de  Moulins),  14. 

—  Episode  de  l'histoire  de  Marie  de  Bour- 
gogne, par  M.  Wauters  (Exp.  de  Bruxelles  . 
70. 

—  Episode  de  1793,  par  M.  Debay  (Expos, 
de  Bruxelles) ,  99. 

—  l'>tudcs  d'arbre  et  de  nature  morte,  par 
M.  de  Fréminville  (Expos,  de  Moulins),  1t. 

—  Etude  déjeune  fille,  par  M.  Kokler  (Éxp. 
de  Bruxelles) .  99. 

parM.  Bolhwell  (Expos,  de  Bruxelles), 

71. 

—  Fabrique  de  Thiers,  par  M.  Monlbellair 
(Expos,  de  Moulins) ,  14. 

—  Femme  abandonnée  (la),  par  M.  Brias 
(Expos,  de  Bruxelles),  100. 

—  Figure  d'étude,  par  M.  Papely  (Env.  de 
Borne),  82. 

—  Fin  d'une  triste  journée,  par  M.  Alophe 
Menut  (Expos,  de  Moulins),  14. 

—  Fleurs,  par  Mmcs  Chazal.  van  Marke  et 
Vervlôël  (Expos,  de  Bruxelles),  101. 

—  Folle  par  amour,  aquarelle,  par  M.  Mer- 
curi  (Expos,  de  Bruxelles),  101. 

—  Gaston,  dit  l'Ange  de  Foix,  par  M.  Jac- 
quand (Expos,  de  Bruxelles) ,  99. 

—  Grappe  de  Baisin ,  par  M.  de  Coeue  (Exp. 
de  Bruxelles) ,  100. 

—  Groupe  de  deux  Mendiants,  par  M.  Roth- 
wel  (Expos,  de  Bruxelles) ,  71. 

—  Halte  de  Muletiers  arabes,  par  M.  Eug. 
Delacroix  (Expos,  de  Moulins),  13. 

—  Héloïse  et  Abeilard,  par  M.  Lefèvre  (Exp. 
de  Moulins) ,  14. 

—  Hercule  ,  par  M.  Blanchard  Envoi  de 
Rome) ,  82. 


DES    MATIÈRES. 


303 


—  instruction    paternelle,  par  M.    Ilunin   — 
(Expos,  de  Bruxelles) ,  100. 

—  Intérieur  d'écurie,  par  M.  Francis  (Exp. 
de  Moulins),  l't. 

—  Jubilé  de  cinquante  ans  de  mariage,  par 
M.  Brakeleer  (Expos,  de  Bruxelles'),  100. 

—  Jugement  de  Polichinelle,  par  M.  Fouquct 
(Expos,  de  Moulins),  14. 

—  Lac  de  Némi .  par  M.  Holslein  (Expos,  de 
Bruxelles),  10t. 

—  Lecture  des  24  articles,  par  M.  de  Coene 
(Expos,  de  Bruxelles) ,  100. 

—  Lions  inquiétés  par  un  Serpent  Boa  (Exp. 
de  Bruxelles),  101. 

—  Mahmoud  (Portrait  du  sultan) ,  par  Sche- 
lessinger,  16. 

—  Maîtresse  femme,  par  M.  Charlet  (Expos. 
de  Moulins) ,  13. 

—  Marée  basse,  par  M.  E.  Lepoittevin  (Exp. 
de  Moulins) ,  14. 

—  Marguerite,  par  M.  T.  Johannot  (Expos. 
de  Moulins),  13. 

—  Marie-Thérèse  montrant  son  fils  aux  Hon- 
grois, par  M.  Pallière  (Expos,  de  Mont- 
pellier),  251. 

—  Marines,  par  M.  Couveley  (  Exposit.  de 
Moulins),  14. 

par  M.  Gudin  (  Expos,  de  Bruxelles  ; , 

101. 
par  M.  Koekkoek  (Exp.  de  Bruxelles), 

101. 
par  M.  E.  Lepoittevin  (Exposition  de 

Bruxelles),  101. 
par  M.  Waldorp  (Expos,  de  Bruxelles) , 

101. 

—  Monographie  de  Notre-Dame  de  l'Epine  , 
par  M.  Ilipp.  Durand  (Expos,  de  Moulins), 
14. 

—  Nègre  à  cheval  attaqué  par  un  lion,  par 
M.  Alfred  Dedreux  (  Expos,  de  Moulins  ) , 
14. 

—  Noce  au  dix-septième  siècle ,  par  M.  Leys 
(Expos,  de  Bruxelles) ,  100. 

—  Pâtre  disant  la  bonne  aventure  (  Expos. 
de  Montpellier),  251. 

—  Paysage,  par  M.  Butlura  (Expos,  des  en- 
vois de  Home),  81. 

par  M.  Couturier  (Expos,  de  Grenoble), 

152. 
par  M.  Jules  André  (Exp.  de  Bruxelles) , 

101. 

—  Paysage  d'hiver,  par  M.  Schelfout,  de 
La  Haye  (Expos,  de  Bruxelles),  101. 

—  Paysages,  par  Mlle  Desmadières  (  Expos. 
de  Moulins) ,  14. 

—  Petit  Vachet,  par  M.  Chollet  (Expos,  de 
Moulins) ,  14. 

—  Philippe  d'Arteveldt ,  par  M.  van  der 
Plaetsen  (Expos,  de  Bruxelles) ,  99. 

—  Pirates  de  l'Archipel  grec,  par  M.  Mont- 
fort  (Expos,  de  Bruxelles),  99. 

—  Plage,  par  M.  Francia  (  Expos,  de  Mou- 
lins), 14. 

—  Portrait  de  M.  Eug.  Werboeckoven,  par 
M.  de  Nobelc  (Expos,  de  Bruxelles) ,  70. 

d'homme,  par  M.Jules  Murzone  (Exp. 

de  Grenoble) ,  152. 
d'homme,  par  M.  van  Beveren  (Expos. 

de  Bruxelles),  71. 
par  M.  Lejeune  (Expos,  de  Bruxelles), 

70. 
par  M.  Ranc  (Expos,  de  Montpellier) , 

251. 

—  Portraits,  par  M.  Eug.  de  Fradel  (Expos. 
de  Moulins) ,  14. 

par  M.  Matet  (  Expos,  de  Montpellier) , 

251. 
par  M.  Rolland  (  Expos,  de  Grenoble) , 

152. 


Prédication  de  saint  Jean,  par  M.  Roger 
(Knv.  de  Rome) ,  82. 

—  Ruines  d'un  vieux  château,  par  M.  Gail- 
lard (Expos,  de  Grenoble;.  153. 

—  Sainte-Marie  d'Auch  (intérieur),  par  M. 
Sebron  (Expos,  de  Bruxelles),  101. 

—  Saint  Jean  ,  par  M.  Chanipinurliii  ,  77. 

—  Saint  Luc  écrivant  son  Evangile,  par  M. 
Marquet ,  77. 

—  Salon  de  Curtius,  par  M.  Biard  (Expos. 
de  Moulins) ,  13. 

—  Scène  du  Majorât,  par  M.  J.  Gigoux  (Exp. 
de  Moulins) ,  13. 

—  Soir  d'Automne,  paysage,  par  M.  Cb. 
Labor  (Expos,  de  Montpellier),  251. 

—  Stratonice,  par  M.  Ingres,  141. 

—  Tableau  parlant,  par  M.  J.  Boilly  (Expos, 
de  Montpellier) ,  251. 

—  Tableaux  divers,  par  M.  Schopin  (Expos. 
de  Moulins)  ,  14. 

—  Tableaux  de  genre,  par  M.  Collin  (Exp. 
de  Moulins) ,  14. 

—  Tasse  (le)  visité  dans  sa  prison,  par  M. 
Ernest  Hébert  (Expos,  de  Grenoble),  151. 

—  Taureau  et  Vache ,  par  M.  Dubuisson ,  de 
Lyon  (Expos,  de  Grenoble),  152. 

—  Tentation  de  saint  Antoine,  par  M.  Jules 
Murzone  (Expos,  de  Grenoble) ,  152. 

—  Tête  de  jeune  fdle,  par  M.  Dedreux- 
Dorcy  (Expos,  de  Moulins),  14. 

—  Tète  de  jeune  page,  par  M.  Dedreux- 
Dorcy  (Expos,  de  Moulins) ,  14. 

—  Tète  de  Polonais,  par  M.  Paul  Delaroche 
(Expos,  de  Moulins) ,  14. 

—  Tobie ,  par  M.  Murât  (Env.  de  Rome),  82. 

—  Troupeau  de  moulons  battus  par  une 
averse,  par  M.  Yerboekboven  (Expos,  de 
Bruxelles),  101. 

—  Turc  à  Turban ,  par  M.  Gallait  (Expos,  de 
Bruxelles) ,  70. 

—  Ugolin,  par  M.  Long,  77. 

—  Vert-Vert,  par  M.  Jacquand  (Expos,  de 
Moulins) ,  14. 

—  Vierge  aux  Roses  (la),  du  Poussin,  77. 

—  Vision  d'Ezéchiel,  par  M.  Bridoux  (Env. 
de  Rome) ,  82. 

—  Visite  à  la  Nourrice  ,  par  M.  Duval-Leca- 
mus  (Expos,  de  Moulins),  14. 

—  Vue  de  l'Entrée  du  port  d'Antibes,  marine, 
par  M.  Garneray  (  Expos,  de  Grenoble  ) , 
153. 

du  Caire,  par  M.  A.  Achard  (Expos.de 

Grenoble) ,  153. 

du  Viviers,  par  M.  Lapito  (Expos,  de 

Moulins) ,  14. 

d'un  Palais  au  Caire,  par  M.  Marilhat 

(Expos,  de  Moulins),  13. 

d'une  Place  à  Calais,  par  M.  Wild  (Exp. 

de  Moulins),  13. 

prise  au-dessus  de  Domène,  par  M. 

Pollet  (Expos,  de  Grenoble) ,  153. 

prise  aux  environs  de  Lorient,   par 

M.  Michel  Rouquet  (Expos,  de  Moulins), 
13. 

prise  sur  les  bords  de  l'Aisne ,  à  Saint- 
Quentin,  par  M.  Ravanat  (Expos,  de  Gre- 
noble), 152. 

—  Vues  d'AUevard ,  par  M.  Pollet  (Expos,  de 
Grenoble),  153. 

—  Vues,  par  M.  Justin-Ouvrié  (Expos,  de 
Moulins) ,  14. 

par  M.  Perrot  (Expos,  de  Moulins) ,  14. 

Plan  de  Drame  (  le  Tisserand  de  Ségovie  ) , 
par  M.  H.  Lucas,  277. 

Platel  (  Notice  nécrologique  sur  ) ,  violon- 
celliste célèbre,  48. 

II. 
Reine  d'un  jour  (la) ,  opéra-comique  de  MM. 


Scribe,  Saint-Georges  et  A.  Adam  :  Analyse 
critique,  par  M.  A.  Specht,  62. 

Résignation,  poésies,  par  M.  Antony  Des- 
cbanips  :  Critique,  par  M.  J.  Chaudes-Ai- 
guës, 288. 

Revue  dramatique  : 

—  Bajazet,  tragédie  de  Racine  :  Critique, 
par  M.  G.  Planche,  19. 

—  Candidature  (une)  sur  quinze  cents  autres: 
Réflexions  critiques  par  M.  H.  Lucas,  298. 

—  Composition  du  Répertoire,  par  M.  G. 
Planche ,  202. 

—  Coriolan  :  Critique,  par  M.  G.  Planche. 
219. 

—  De  la  Direction  littéraire  du  Théàtre- 
F rancais  :  Critique,  par  M.  G.  Planche. 
249. 

—  Ecole  des  Femmes  :  Critique  ,  par  M.  G. 
Planche ,  68. 

—  ïxole  des  Vieillards  (V)  :  Critique,  par 
M.  G   Planche,  41. 

—  Festin  de  Pierre  (le)  :  Critique,  par  M.  G. 
Planche,  134. 

—  Fourberies  de  Scapin  (les)  :  Critique,  par 
M.  G.  Planche,  41. 

—  Lucile  Grahn.  — Carter.  —  Clémence.  — 
Le  Coffre-Fort.  —  Premières  armes  de  Ri- 
chelieu. —  Thomas  l'Egyptien  :  par  M.  II. 
Lucas,  246. 

—  Marion  Delormc  :  Critique,  par  M.  G. 
Planche,  191. 

—  MM.  Duponclicl,  Mario  et  Viardot  :  Ré- 
flexions critiques,  par  M.  A.  Specht,  143. 

—  Rentrée  à  Paris  des  Auteurs  et  des  Ar- 
tistes :  Pièces  sur  le  point  d'être  jouées  : 
M.  Casimir  Delavigne  et  sa  nouvelle  tra- 
gédie. —  Mlle  Falcon.  —  Mlle  Dozc  ,  227- 
228-229-230. 

—  Vendetta  (la) ,  opéra  :  Critique ,  par  M.  A. 
Specht ,  47. 

—  Zaïre  :  Critique,  par  M.  G.  Planche,  283. 
Revue  littéraire  : 

—  Chroniques  chevaleresques  d'Espagne  et 
de  Portugal ,  par  M.  Ferdinand  Denis  :  Cri- 
tique ,  par  M.  H.  Lucas ,  223. 

—  Lélia,  roman  de  George  Sand  :  Critique, 
par  M.  J.  Chaudes-Aiguës,  204. 

—  Musée  du  Chasseur:  Critique,  par  M.  J. 
Chaudes-Aiguës,  288. 

—  Résignation,  poésies,  par  Antony  Des- 
champs :  Critique,  par  M.  J.  Chaudes- 
Aiguës  ,  288. 

—  Roland  furieux ,  nouvelle  traduction  par 
Mazuy  :  Critique,  par  M.  H.  Lucas,  221. 

—  Voyages  d'un  Chasseur  :  Critique ,  par  M. 
J.  Chaudes-Aiguës,  288. 

Revue  musicale  : 

—  Eva,  opéra-comique  :  Critique,  par  M.  A. 
Specht,  261. 

—  Matinée  offerte  aux  Souscripteurs  de  la 
Gazette  Musicale  :  Compte-rendu,  par  M. 
A.  Specht,  206. 

—  Nouvelle  symphonie  de  Berlioz  :  Critique, 
par  M.  A.  Specht,  269. 

—  Romances  de  M.  Frédéric  Bérat,  16. 

—  Shérif,  opéra-comiq.  :  Critique ,  par  M.  A. 
Specht,  21. 

—  Vendetta  (la) ,  opéra  :  Critique ,  par  M.  A. 
Specht,  47. 


Shérif  (le) ,  opéra-comique,  par  MM.  Scribe 
et  F.  Halévy  :  Analyse  critique  par  M.  A. 
Specht,  21. 

Sculpture  (sujets  divers)  : 

—  Buste  de  Vaucanson,  par  M.  Sappey  (Exp. 
de  Grenoble) ,  153. 

—  Buste  d'homme,  par  M.  Benczech  (Expos. 
de  Montpellier) ,  252. 


304 

—  Bustes  en  marbre,  par  M.  Jéliotlc  (Exp. 
de  Bruxelles) ,  102. 

—  Esquisse  «le  Itiquct.  par  M.  Benczccli  (Exp. 
de  Montpellier),  252. 

—  ligures  de  la  Fontaine  <lc  la  place  Lou- 
vois,  par  M.  Magmann,  232 

—  Groupes  de  (leurs  en  lerre  cuite,  par 
M.  Lapret  (Expos,  de  Montpellier),  252. 

—  Innocence  (1'),  statue,  par  M.  Simonie 
(Expos,  de  Bruxelles) ,  102. 

—  Mercure  endormant  Argus,  bas-relief, 
par  M.  Bonnassiquv  (  Env.  de  Borne) ,  83. 

—  Oresle  h  l'autel  de  Pallas,  statue,  par 
M.  Simart  (Env.  de  Borne) ,  84-. 

—  Pâtre  des  premiers  temps  du  Christia- 
nisme ,  statue,  par  M.  Guillaume  Geefs 
(Expos,  de  Bruxelles),  102. 

—  Bevc  (le) ,  6tude  de  Femme  couchée,  par 
M.  Bcnezech  (Expos,  de  Montpellier),  252. 

—  Scène  du  Déluge,  groupe,  par  M.  Gcerts, 
de  Louvain  (Expos,  de  Bruxelles) ,  102. 

—  Sculptures,  par  M.  Geefs  (Exposit.  de 
Bruxelles),  102. 

—  Statue  de  Zenon,  par  M.Cliambart  (Env. 
de  Borne),  83. 

—  Statue  en  pied  du  général  Fabert,  par 
M.  Etex,  16-174. 

—  Statues  élevées  aux  hommes  célèbres, 
137-138-139. 

—  Statuettes  en  bronze,  par  M.  Barre  (Exp. 
de  Moulins),  I  ï. 

ParM.  Desbœufs  (Exp.  de  Moulins),  14. 

ParM.  Fauginet  (Exp.  de  Moulins),  14. 

Par  M.  Gechtcr  (Exp.  de  Moulins),  14. 

—  Thésée  terrassant  Procuste  ,  bas  relief  , 
par  M.  Ottin  (Env.  de  Borne),  84. 

Sorbonnc  (la)  en  1839,  par  M.  ,1.  Janin,  233. 

T. 

Tableaux  apocryphes  (des) ,  par  M.  G.  La- 
viron,  131. 

Théâtre  antique  d'Orange  (déblaiement  et 
isolement  du),  16. 

Théâtres  :  Compte-rendu  et  critique  des 
pièces  : 

— Académie  Royale  de  Musique  :  —  Débuts 
de  Mlle  Bieux  :  Compte-rendu  par  M.  A. 
Specht,  112. 

Début  de  Mlle  Lucie  Grahn  :  Compte- 
rendu,  par  A.  Specht,  176. 

Idem,  par  M.  II.  Lucas,  246. 

Vendetta    (la),   opéra,   paroles    da 

MM.  Léon  et  Adolphe ,  musique  de  M.  de 
Buolz:  Analyse  critique,  par  M.  A.  Specht, 
47. 

Xacarilla,  paroles  de  M.  Scribe,  mu- 
sique de  M.  Marliani  :  Compte-rendu  et 
critique,  par  M.  A.  Specht,  157. 

—  Ambigu-Comique  :  —  Château  de  Saint- 
Germain  ,  drame,  par  MM.  F.  Cornu  et 
llalevy,  264. 

Christophe  le  Suédois ,  drame ,  par 

M.  Bouchardy,  159. 
Filles  de  l'Enfer  (les),  féerie,   par 

MM.  Dupeuty  et  Desnoyers  :  Critique,  par 

M.  H.  Lucas,  63. 

—  Cirque  Olympique  :  —  Carter  et  ses  ani- 
maux, 2W>. 

—  Comédie- Française  :  —  Ami  de  la  Maison 
(1'),  comédie,  par  M.  J.  Cordier:  Critique, 
par  M.  IL  Lucas,  200. 

Baiazet,  Mlle  Bachel  :  Critique,  par 

M.  H.  Lucas,  299. 
Bnjnzet,  tragédie  de  Bacine:  Critique, 

par  M.  G.  Planche,  19. 

Belle  Fermière  (la),  179. 

Coriolan  :  Critique  de  G.  Planche.  219. 

Dehors  Trompeurs  (les),  comédie  en 

vers,  par  M.  Boissy  :  Analyse  critique, 

par  M.  IL  Lucas,  198. 


TABLE 

Démission  de  Ligier,  299. 

-  —  Deux  Frères  (les),  231. 
Ecole  des  Femmes  (!'),  68. 

Ecole  des  Maris  (I'),  «le  Molière  :  Cri- 
tique, par  M.  H.  Lucas,  214. 

Ecole  des  Vieillards  (I'),  41. 

Epreuve  nouvelle  (l'),dc  Marivaux, 

MlleDoze  :  Critique,  par  M.  H.  Lucas,  215. 

Femmes  Savantes  (les),  MlleDoze, 231. 

Fourberies  de  Scapin  (les),  41. 

Laurent  de    Médicis,   tragédie,  par 

M.  Léon  Bertrand,  14. 

Marion  Delormc ,  191 . 

Bentréc  de  Mlle  Mathilde  Payre,  2i8. 

Bentréc  de  Mlle  Bachel,  262. 

Tartufe,  Mlle  Mars  cl  Mlle  Doze,  178. 

lin  Cas  de  Conscience,  comédie,  par 

M.  Ch.Lafont  :  Critique,  par  M.  IL  Lucas, 
Mlle  Doze,  263. 

Une  Candidature  sur  quinze  cenls  au- 
tres (réflexions  critiques),  par  M.  II.  Lu- 
cas, 298. 

-  Gaieté  :  —  Chevaux  du  Carrousel  (les) , 
ou  le  Dernier  Jourde  Venise,  par  MM.  Paul 
Foucher  et  Alboisc  :  Critique  par  M.  II. 
Lucas,  64. 

Massacre  (le)  des  Innocents  ,  drame  , 

par  feu  Fontan  et  M.  Maillan  :  Critique,  par 
M.  IL  Lucas,  216. 

-  Gymnase  Dramatique.  —  Clémence,  par 
Mme  Ancelot  :  Critique,  par  M.  II.  Lucas, 
247. 

Paradis  de  Mahomet,  par  Laurencin  : 

Critique,  par  H.  Lucas,  280. 

-  Opéra-Comique  :  —  Eva ,  musique  de 
MM.  Coppola  et  Girard  :  Compte-rendu  , 
par  M.  A.  Specht,  261. 

Bcine   d'un  Jour    (la),   paroles   de 

MM.  Scribe  et  Saint-Georges,  musique  de 
M.  Ad.  Adam  :  Analyse  critique,  par 
M.  A.  Specht,  62. 

Shérif,  poëme  de  M.  Scribe,  musique 

de  M.  F.  Ilalévy  :  Critique,  par  M.  A. 
Specht,  21. 

Symphonie  (la),  parolesdeM.de  Saint- 
Georges,  musique  de  M.  Clapisson,  début 
de  Marié  :  Compte-rendu  et  critique,  par 
M.  A.  Specht,  126. 

-  Opéra-Italien  :  —  Ccnerentola  (  la  )  , 
Mlle  Pauline  Garcia  :  Critique,  par  M.  A. 
Specht,  158. 

Elessire  d'Amore  (F) ,  Mario  aux  Ita- 
liens :  Observations,  par  M.  Specht,  143. 

Il  Barbiera  de  Siviglia,  Mlle  Pauline 

Garcia,  début  de  Campagnoli  :  Compte- 
rendu  et  critique,  par  M.  A.  Specht,  197. 

Inès  de  Castro,  musique  de  Persiani  : 

Compte-rendu  et  critique,  par  M.  IL  Lu- 
cas, 297. 

Otello,  débuts  de  Mlle  Pauline  Garcia, 

111. 

Ouverture,  Lucia  di  Lammermoor  : 

Compte-rendu  et  critique ,  par  M.  A. 
Specht,  95. 

Béouverlure,  composition  de  la  trou- 
pe, 78. 

Sonnanbula  (la)  :  Critique,  par  M.  A. 

Specht,  177. 

-  Palais-Royal  :  —  Avoués  (  les  )  en  Va- 
cances, 216. 

Manon  Ciroux,  32. 

Premières  Armes  de  Kirhc-lieu.   par 

MM.  Dumanoir  et  Bayard  :  Critique,  par 

M.  H.  Lucas,  248. 
Thomas  l'Egyptien,  par  les  frères  Co- 

gniard  :  Critique,  par  M.  H.  Lucas,  2i8. 
Toréador  (le),  144. 

-  Porlc-Sainl-Martin  :  —  Van  Amburg  et 
ses  animaux,  216. 


—  Renaissance  : — Ange  I'  dans  le  monde 
et  le  Diable  à  la  maison,  comédie,  par 
MM.  Dupeuly  et  de  Courcy,  14. 

Chasse   Royale,  opéra,   paroles  de 

M.  Saiut-llilairc,  musique  de  M.  Godefroi  : 
Critique,  par  M.  A.  Specht,  158. 
—  El  Sargenla  Fanfaron,  intermède  bur- 
lesque, danseurs  espagnols.  14. 

Jacquerie  (la),  drame  historique  avec 

chœurs  :  Critique ,  par  M.  A.  Specht,  112- 
127. 

Proscrit  (le),  drame,  par  M.  Frédéric 

Soulié  ,  Mme  Dorval,  180. 

—  Variétés.  —  Amour  (F),  comédie  mêlée  de 
chants,  par  Bosier,  critique  par  M.  II.  Lu- 
cas ,  80. 

Chevalier  de  Canolies  :  Critique,  par 

M.  H.  Lucas,  300. 

Fragolctta,  216. 

Maquignons  (les)  :  Critique,  par  M.  H. 

Lucas,  280. 
Mignonne  :  Critique,  par  M.  IL  Lucas, 

300. 

—  Vaudeville  :  —  Article  (F)  960.  31. 
Belisario,  par  MM.  Carmouche  et  La- 

loue.  128. 

Cheval  (le)  de  Créquy,  180. 

CoflYc-r'ort  (le),  par  M.  Gustave  Vaez  : 

Critique,  par  M.  II.  Lucas,  248. 

Denise,  31 

Grisetle  (la)  et  l'Héritière.  200. 

Première  Bide  (la),  par  MM.  Arnouhl 

et  Lockroy  :  Critique,  par  M.  H.  Lucas. 

300. 

Bose  jaune,  32. 

Théâtres  :  On  plan  de  drame  (le  Tisserand 

de  Ségovie),  par  M.  IL  Lucas,  277. 
Travaux  et  Embellissements  dans  Paris  . 

75. 

U. 

Un  Peu  de  Tout  :  75-106-136-170-227-252. 
par  J.  Janin. 

—  Airs  favoris  de  Louis-Philippe,  175. 

—  Albigeois  (les),  Iragédie  nouvelle  de 
M.  Baoùr-Lormian,  109. 

—  Amiens  (la  ville  d')  et  sa  dernière  expo- 
sition de  tableaux,  110. 

—  Anecdote  relative  au  roi  et  à  la  reine.  t40. 

—  Arrivée  à  Paris  du  corps  «le  Lafon,  78. 

—  Avis  aux  abonnés  de  Y  Artiste,  141. 

—  Avis  aux  peintres ,  Sujet  de  Tableau,  255. 

—  Ayescha  (la  belle),  femme  de  l'ex-bey  de 
Constantine,  Achmel,  174. 

—  Cabat,  ermite  ;  George  Sand,  trappiste  , 
139. 

—  Calcul  sur  la  vie  movenne  des  membres 
de  l'Institut,  109. 

—  Cathédrale  de  Chartres  et  M.  le  garde 
des  sceaux ,  230. 

—  Cave  (Maurice),  nommé  directeur  des 
beaux-arts,  230. 

—  Cérémonie  sur  la  tombe  d'Achille  Allier, 
à  Bourbon-l'Archambault,  108. 

—  Collège  royal,  à  Saint-Etienne,  110. 

—  Concerts  à  Saint-Cloud,  MM.  Schopin, 
Moschelès  et  Grisard,  175. 

—  Concurrents  pour  la  place  de  M.  Michau«l 
à  l'Académie,  107. 

—  Conservatoire  de  musique,  à  Dresde.  17J . 

—  Coupole  de  l'église  Saint-Denis,  du  Sainl- 
Sacrement,  par  M.  AbeldePujol,  110. 

—  Cours  de  M.  Edgard  Quinct,  a  Lyon,  110. 

—  Découvertes  de  M.  Texier,  dans  son  tra- 
jet de  Smyme  à  Constantinople,  79. 

—  Décrets  du  Boi  de  Naples,  pour  la  con- 
servation des  objets  d'art,  172. 

—  De  la  candidature  de  M.  Berryer,  pour 
remplacer  M.  Michaud  a  l'Académie,  140. 


-  Derniers  moments  de  Foritan  ,  lettre  au 
roi,  176. 

-Desmares  (notice  nécrologique  sur  Eu- 
gène), fondateur  du  journal  le  Vcrt-Vcrt, 
230. 

-  Drame  de  Mme  George  Sand,  80. 

-  I  lupin  et  les  poésies  de  maître  Adam,  77. 

-  Eclairage  par  le  gaz  de  l'Hôtel  des  Postes 
et  des  Champs-Elysées,  110. 

-  Ecole  des  Journalistes  (  1'  ) ,  comédie  de 
Mme  Emile  de  Girardin,  140. 

-  Ecole  des  Journalistes  (1') ,  comédie  de 
Mme  Emile  de  Girardin ,  rejetée  par  M.  le 
ministre  de  l'intérieur,  231. 

-Embellissements  et  travauxdans  Paris,  75. 

-  Emprunt  à  l'étranger  des  noms  de  nos 
auteurs  français,  174. 

-  Envoi  de  deux  arlistesen  Perse,  78. 

-  Ernst  à  Hambourg  ,  175. 

-  Exposition  de  dessins  des  élèves  de 
Dupuis ,  110. 

-  Exposition  de  Berlin,  174. 
de  Madrid.  174. 

-  Exposition  prochaine  au  Louvre  (de  1'), 
tableaux  et  sculptures  qui  doivent  être 
exposés ,  252-253-254-255-256. 

-  Fabre  (petite  notice  nécrologique  sur  les 
frères),  141. 

-  Fontaine  de  la  place  Louvois,  79. 

-  Fourier  (Charles),  ses  obsèques,  notice 
nécrologique,  108. 

-  Godefroy  (notice  nécrologique  sur  Jean), 
graveur,  170. 

-  Gravure  de  l'image  produite  par  le  Da- 
guerréotype, procédé  du  doclr  Donné,  78 

-  HeiuefTter  (Mlles) ,  cantatrices,  à  Paris, 
111. 


DES    MATIÈRES. 

-  Histoire  de  Napoléon,  par  Déranger,  77. 

-  Honneurs  publics  (des)  rendus  aux  hom- 
mes célèbres,  136-137-138-139, 

-  Incendie  de  la  caserne  de  Nantes,  79. 

-  Inscription  pourla  Colonne  de  Juillet,  76. 

-  Inscription  pour  un  canal  eu  province , 
107. 

-  Larrey  et  l'archevêque  de  Paris,  139. 

-  Lettre  du  comte  de  Saint-Leu  au  Cour- 
rier-Français, 174. 

-  Machine  pour  la   reproduction  des   ta- 
bleaux,  107. 

-  Messe  en  musique  à  Saint-Eustache,  par 
Charles  Gounot,  174. 

-  Monument  de  Çhampionnet,  174. 

-  Monument  de  Molière,  79. 

-  Mouvement  perpétuel,  107. 

-  Moyen  original  employé  pour  augmenter 
le  Musée  de  Munich  ,  110. 

-  Musique  (la)  et  les  rois  de  France,  175. 

-  Nom  des  monuments,  places  et  rues  et 
(du  changement  de),  140. 

-  Nouvelles  de  plusieurs  tableaux  de  l'ex- 
posilion  dernière,  77. 

-Opéra  Italien  (Rubini).  78. 

-  Orgue  de  la  Madeleine,  174. 

-  Ovations  à  une  cantatrice  allemande,  78. 

-  Pension  aux  enfants  de  Nourrit,  175. 

-  Pleyel  (Mme)  à  Leipsik,  175. 

-  Polonceau  (projets  de  replacement  des 
aigles  sur  le  pont  d'Iéna),  79. 

-  Réflexions  sur  l'emplacement  occupé  par 
l'Obélisque,  79. 

-  Restauration  du  château  de  Dampierre , 
172. 

-  Revue  des  Théâtres;  rentrée  à  Paris  des 
artistes;  pièces  sur  le  point  d'être  jouées; 


30") 

M.  Casimir  Delavigne  et  sa  nouvelle  tra- 
gédie: Mlle  Falcon;  MlleDoze;  227-228- 
229-230. 

—  Roméo  et  Juliette,  nouvelle  symphonie  de 
Berlioz,  dédiée  à  Paganini,  111. 

—  Statue  du  Général  Fabert,  à  Metz,  174. 

—  Stratonice,  tableau  de  M.  Ingres.  1 M  . 

—  Talleyrand-Périgord   (le  prince)  et  l'ar- 
chevêque de  Paris,  140. 

—  Théâtre-Français  (le)  et  son  ilirecteur. 
109. 

—  Travaux  publics,  171. 

—  Tunnel  sous  la  Charente,  près  île  Roche- 
fort  ,  77. 

—  Typoface,  106. 

—  Van  Amburg  et  sa  blessure,  109. 

—  Voleur  volé,  171. 


Variétés  :  Albums  :  Rérat  ;  de  la  Tour;  Trou 
penas ;  296. 

—  Conseil  municipal  de  Paris  (le 

—  Editions  illustrées,  296. 

—  Keepsakes,  Challamel,  296. 

—  Lettre  devienne;  Mme  Pleyel 

—  Roi  de  Danemark  (le  nouveau) 
Vendetta  (la),  opéra  de  M.  Ruolz  :  Analyse 

critique,  par  M.  A.  Specht,  47. 


276. 


Litz;297. 
276. 


Yariko,  histoire  ou  nouvelle,  par  Pétrus 
Borel,7t. 


FIN    DE    LA    TABLE    DES   MATIERES. 


TABLE 


□Doasa 


\jt*  ^_tf  £sà  \jêT  5-^1  £2  « 


Aciiard  :  Vue  du  Caire  (Kxpos.  de  Grenoble), 

153. 
Adam  (Adolphe)  :  Musique  de  l.i  Heine  d'un 

jour ,  opéra-comique  :  Critique ,  par  M.  A. 

Specht,  62. 
Adolphe  :  Paroles  de  la  Vendetta,  opéra,  47. 
Ai.cv  (Georges  d')  :  Correspondance  (Lettres 

de  Home),  193-291. 
André  (Jules)  :  Paysage  (Exp.  de  Bruxelles) , 

101. 
Arienti  :  Déluge ,  tableau   (  Exposition  de 

Bruxelles) ,  69. 
Armand  :   Mélodies   nouvelles  (  Fleurs  de 

Bruyères)  :  Critique,  par  M.  H.  Lucas,  280. 

B. 

Baltar  :  Projet  d'un  conservatoire  de  musi- 
que, architecture  (linv.  de  Rome),  85. 

Barre  :  Statuettes  en  bronze  (Expos,  de  Mou- 
lins), 14. 

Batissier  :  Archéologie  :  Bourbon  l'Archam- 
bault,  163-195. 

—  Lettre  sur  la  province  (Exp.  de  Moulins), 
12. 

I;im/i:iii:  Sculpture  (Exp.  de  Montpellier), 
252. 

I!i.ii\v.rn  :  Histoire  de  Napoléon,  77. 

Bérat  (Frédéric)  :  Bomances,  16. 

Bergounioux  (K.)  :  L'Ennemi  du  Prince, 
nouvelle,  242-256. 

Berlioz  :  Concert  :  Roméo  et  Juliette  ,  sym- 
phonie dramatique  :  Compte-rendu ,  par 
M.  A.  Specht,  178-217. 

Berthocd  (H.)  :  Dernier  Ami  du  Berger,  gra- 
vure de  Y  Artiste,  d'après  Landseer,  261. 

—  Famille  de  Pécheurs ,  grav.  de  V Artiste , 
d'après  Regny,  232. 

—  Florence,  gravure  de  V Artiste,  d'après 
Chapuy,  248. 

—  Seul  Ami  du  Pauvre ,  grav.  de  Y  Artiste , 
d'après  Landseer,  264. 

Bertrand  (Léon)  :  Laurent  de  Médicis.  tra- 
gédie :  Critique,  par  M.  H.  Lucas,  14. 

Beveren  (  van  )  :  Portrait  d'homme  (  Expos, 
de  Bruxelles) ,  71. 

Biard  :  Salon  de  Curlius  (Exp.  de  Moulins) , 
13. 

Blanchard  :  Hercule,  peinture  (Envoi  de 
Home) ,  82. 

Boii.lt  :  Pâtre  disant  la  bonne  aventure 
(Expos,  de  Montpellier) ,  251. 

—  Tableau  parlant  (Expos,  de  Montpellier) , 

—  ■Il  ■ 

Roissy  :  Les  Dehors  trompeurs ,  comédie  : 

Critique,  par  M.  H.  Lucas ,  198. 
Bonnassieux  :  Mercure  endormant  Argus , 

bas-relief  (Env.  de  Rome),  83. 
Rouciiardy  :  Christophe  le  Suédois,  drame  : 

Critique ,  159. 
Boulanger  :  Restauration  de  la  maison  du 

Faune,  architecture  (Env.  de  Rome) ,  85. 
Bouquet  (  Michel  )  :  Vue  prise  aux  environs 

de  Loricnt  (Expos,  de  Moulins) ,  13. 
Bour  (Ch.)  :  Le  Contrebandier,  dessin  de 

Y  Artiste,  96. 


Bhakei.eeh  :  Comte  de  Mi-Caréme  (le)  (Exp. 
de  Bruxelles),  100. 

—  Jubilé  de  cinquante  ans  de  mariage  (Exp. 
de  Bruxelles),  100. 

Brias  :  Chien  aimé  (le)  (Exp.  de  Bruxelles). 
100. 

—  Femme  abandonnée  (la)  (Exposition  de 
Bruxelles),  100. 

Bridoex  :  Vision  d'Ezéchicl,  peinture  (Env. 

de  Home) ,  82. 
Brinxk  Mine  (  llaiie)  :  La  Coquette,  nouvelle. 

122. 

—  En  Artiste  au  dix-neuvième  siècle,  pro- 
verbe, 165. 

Bi  itéra  :  Paysage  (Env.  de  Home),  81. 

C. 

Calamatta  :  Masque  de  Napoléon,  gravure 
(Expos,  de  Bruxelles) ,  101-102. 

—  Portraits  de  George  Sand ,  gravures  (Exp. 
de  Bruxelles) .  101-102. 

de.MM.Guizot,  Ingres,  Paganini.  gra- 
vures (Expos,  de  Bruxelles),  101-102. 

—  Vœu  de  Louis  XIII,  gravure  (Expos,  de 
Bruxelles) ,  101-102. 

Cassien  :  Lithographies  (Exposition  de  Gre- 
noble) ,  153. 

Ciiallamel  :  Une  Barque  bretonne,  lithog. 
de  Y  Artiste,  d'après  M.  Th.  Midy,  64. 

Chambart':  Statue  de  Zenon  (Expos,  des 
envois  de  Home),  83. 

CnAMPMARTiN  :  La  Charité. — Saint  Jean,  ta- 
bleaux, 77. 

Chapuy  :  Florence,  dessin  de  Y  Artiste,  248. 

—  Le  Canipo  Vaccino  à  Rome ,  dessin  de 
Y  Artiste,  'tS. 

Charlet  :  Le  Repos  d'un  Conscrit,  dessin 
de  Y  Artiste,  128. 

—  Maîtresse  femme  (Expos,  de  Moulins),  13. 
Chaudes-Aiguës  :  Critique  de  Lélia ,  roman 

de  George  Sand ,  204. 

de  Résignation ,  poésies  d'Antony  Des- 
champs, 288. 

du  Musée  et  des  Voyages  d'un  Chas- 
seur, 288. 

—  Mlle  Doze  à  la  Comédie-Française  ,  149. 
Ciiazal  (M.)  :  Fleurs  (Expos,  de  Bruxelles), 

101. 
Chevin  :  Dessins  pour  l'Histoire  de  France 

de  MM.  Burette  et  David ,  160. 
Chollet  :  Petit  Vacher  (Expos,  de  Moulins), 

14. 
Clapisson  :  Musique  de  la  Symphonie,  op.- 

comique  :  Critique ,  par  M.  A.  Specht,  126. 
Clerget  :  Frontispice,  dessin  de  Y  Artiste,  1 . 
Clerget  :  Sujets  divers  d'architecture  (Exp. 

des  envois  de  Rome) ,  85. 
Coene  (de)  :  Grappe  de  Raisin  (Expos,  de 

Bruxelles) ,  100. 

—  La  Lecture  des  24  articles  (Exposition  de 
Bruxelles) ,  100. 

—  Le  Curé  (Expos,  de  Bruxelles),  100. 
Collette  :  Gravures  au  trait  des  dix-huit 

monuments  d'Anvers  (Exp.  de  Bruxelles), 
102. 
Collin  :  Tableaux  de  genre  (Expos,  de  Mou- 
lins) ,  14. 


Coohans  :  Déluge,  tableau  'Exposition  de 
Bruxelles  .  89. 

Coppola  :  Musique  d'Eva.  opéi a-comique  : 
Critique,  par  M.  A.  Specht.  261. 

Cordier  (Jules):  L'ami  de  la  maison,  co- 
médie :  Analyse  critique,  par  M.  H.  Lu- 
cas, 200. 

Coutel  :  Christ  en  croix,  tableau.  16. 

Couturier  :  Paysage  (Expos,  de  Grenoble 
152. 

Couvaley  :  Marines  (Expos,  de  Moulins  .  l'i 

D. 

DniAY  :  Episode  de  1793  (Exp.  de  Bruxelles  . 

99. 
Decaisne  :  La  Belgique  couronnant  ses  plus 

illustres  enfants  (  Expos,  de  Bruxellc»   . 

57-69-70. 
Deoreux  (  Alfred  )  :  Nègre  à  cheval  attaqué 

par  un  lion  (Expos,  de  Moulins  .11. 
Dedrelx-Dorcy  :  Tête  de  jeune  fille  'Expos. 

de  Moulins) ,  14. 

—  Tète,  de  jeune  page  (Expos.de  Moulins!. 
14. 

Dhautefeuille  :  Waller  Scott ,  gravure  de 
l'Artiste ,  80. 

Delacroix  (Eug.)  :  Halle  de  Muletiers  arabes 
(Expos,  de  Moulins) ,  13. 

Delarociie  (Paul)  :  Tête  de  Polonais  (Expos. 
de  Moulins) ,  li. 

Delaunay  (II.)  :  A  nos  abonnés,  avis,  clô- 
ture du  volume,  300. 

Denis  (A.)  :  Papeterie  de  Barjols  (Var),  dessin. 
gravé  pour  l'Arhste  par  M.  Lepetit,  200. 

—  Saint-Antoine  (Var) ,  dessin ,  gravé  pour 
l'Artiste  par  M.  Lepetit,  2:i2. 

Denis  (  Ferdinand)  :  Chroniques  chevaleres- 
ques d'Espagne  et  de  Portugal  :  Critique  . 
par  M.  H.Lucas,  223. 

Deroy  :  Saint-Jean-de-Lalrau ,  dessin  sur 
acier  de  Y  Artiste,  180. 

Desboeufs  :  Statuettes  en  bronze  (Expos,  de 
Moulins),  14. 

Desciiamps  (Antony)  :  Résignation,  poésies  : 
Critique,  par  M.  J.  Chaudcs-Aigues,  288. 

Desm.adières  (  Mlle  ):  Paysages  (Expos,  de 
Moulins),  14. 

Desmadryi.  :  George  Sand ,  gravure  de  l'Ar- 
tiste, 1*3. 

—  L'Arrivée,  gravure  de  l'Artiste,  d'après 
M.  Eug.  Lami ,  180. 

—  Mahmoud,  gravure  de  Y  Artiste,  216. 
Dinaux  (  Prosper)  :  Le  Fils  d'un  Tailleur  en 

vieux .  nouvelle ,  2i. 
Donné  (  le  docteur  )  :  Procédé  de  gravure  de 

l'image  produite  parle  daguerréotype, 78. 
Dubuisson  :  Chevaux  à  l'abreuvoir  (  Expos. 

de  Grenoble) ,  152. 
— Taureau  et  Vache  (Expos,  de  Grenoble) , 

152. 
Dupré  (Jules)  :  Vue  prise  à  Alençon ,  dessin 

de  l'Artiste,  112. 
Dipressoir  :  Le  Pic  de  la  Fare-eu-Oisans . 

dessin  de  l'Artiste,  64. 
Durand  (Hippolyle)  :  Monographie  de  Notre- 
Dame  de  l'Epine  (Expos,  de  Moulins),  14. 


Di  val-Lec amis  :  Visite  à  la  Nourrice  ^Exp. 

de  Moulins) ,  14. 
Duwez  :  Christ  au  Tombeau   (Exposition  de 

Bruxelles) ,  57-69. 

E. 

Erinn  Coor  :  Monuments  d'Anvers,  grav.  au 
trait  (Expos,  de  Bruxelles) ,  102. 

F. 

Famin  :  Restauration  du  temple  d'Auguste  , 
architecture  (Env.  de  Rome) ,  85. 

Fauginet  :  Statuettes  en  bronze  (Expos,  de 
Moulins) ,  14. 

I'érogio  :  le  Récit  du  Garde,  dessin  de  Y  Ar- 
tiste, 48. 

Fontainieu  :  Cérémonies  religieuses  dans  les 
Catacombes  de  l'abbaye  de  Saint-Victor 
(Expos,  de  Montpellier) ,  252. 

Fort  (Siméon)  :  Aquarelles  à  l'Exposition  de 
Bruxelles,  101. 

Fouquet  :  Jugement  de  Polichinelle  (Expos. 
de  Moulins) ,  14. 

Fradei.  (Eug.  de)  :  Deux  Portraits  (Expos, 
de  Moulins),  14. 

Francia  :  Plage  (Expos,  de  Moulins) ,  14. 

Francis  :  Intérieur  d'écurie  (Expos,  de  Mou- 
lins) ,  14. 

I'réjiinville  :  Etude  d'arbre  et  de  nature 
morte  (Expos,  de  Moulins) ,  14. 

G. 

Gaillard  :  Ruines  d'un  vieux  château  (Exp. 

de  Grenoble) ,  153. 
Gallait  :  Le  Turc  à  turban ,  le  Maître  des 

pauvres  (Expos,  de  Bruxelles),  70. 
Garneray  :  Port  d'Antibes,  marine  (Expos. 

de  Grenoble,  153. 
!..  ivakm  :  Le  Philtre,  dess.  de  Y  Artiste,  200. 
—  Une  Légende  espagnole ,  dessin  de  l'^r- 

lisle,  112. 
Gechter:  Statuettes  en  bronze  (Expos,  de 

Moulins) ,  14. 
Geefs  :  Sculptures  (Exp.  de  Bruxelles),  102. 
Geerts  ,  de  Louvain  :  Scène  du  Déluge  , 

groupe  (Expos,  de  Bruxelles) ,  102. 
Genisson:  Intérieur  de  l'église  Saint-Paul, 

d'Anvers  (Expos,  de  Bruxelles) ,  101. 
Gigodx  (J.)  :  Scène  du  Majorai  (Expos,  de 

Moulins),  13. 
Girard  :  Musique  d'Eva  ,  opéra-comique  : 

Critique,  par  M.  A.  Specht,  261. 
Gibardet  (Paul)  :  La  Salute  (Venise),  grav. 
de  Y  Artiste,  d'après   M.  Karl  Girardet, 
280. 
Girodx  (  André  )  :  Route  de  traverse ,  aqua- 
relle (Expos,  de  Grenoble),  153. 
Glaize  (Auguste)  :  Tableaux  (Expos,  de  Mont- 
pellier) ,  251. 
Godefroy  (Jean)  :  Gravures ,  170. 
—  Bataille  de  Marengo  ,  tableau ,  171 . 
Godefroy  (Jules):  Musique  de  la  Chasse 
royale,  opéra  :  Critique,  par  M.  A.  Specht, 
158. 
Gbangier  de  la  Marinière  :  Les  Eaux  de 
Bade  (Lettre  à  M.  Roger  de  Beauvoir),  43. 
Gudin:  Marines  (Expos,  de  Bruxelles),  101. 
Glénepin  :  Architecture  (Env.  de  Rome),  85. 
Gcenot-Lecointe  :  Un  Caprice  de  Comtesse, 

211-224. 
Guet  :  Confession  de  Violetla  (Exp.  de  Mou- 
lins), 14. 

H. 

Halévy  (Fromental)  :  Musique  du  Shérif, 
opéra-comique,  21. 

Hanche  :  Frontispice  de  l'album  Bérat ,  li- 
thographie de  r Artiste ,  264. 

Hébert  (Ernest)  :  Le  Tasse  visité  dans  sa 
prison  (Expos,  de  Grenoble),  151. 


DES    AUTEURS. 

Holstein  :  Lac  de  Némi  (Exp.  de  Bruxelles), 
101. 

HoissAYE  (Arsène)  :  Les  Aventures  senti- 
mentales d'une  Grisette  et  d'un  Clerc  de 
notaire,  nouvelle,  92-105-124. 

Hinin  :  Bénédiction  nuptiale  (Exposition  de 
Bruxelles),  100. 

—  Instruction  paternelle  (Exp.  de  Bruxelles), 
100. 

I. 

Ingres  :  Slratonice,  tableau,  141. 


Jacob  (le  Bibliophile)  :  A  quoi  servent  les 

bibliothèques  de  Paris,  207. 
Jacops  :  Bataille  d'Ileylligerlé  (  Expos,  de 

Bruxelles) ,  99. 
Jacquand:  Bénédiction  des  Fruits  (Expos,  de 

Bruxelles^,  99. 

—  Gaston,  dit  l'Ange  de  Foix  (Exposition  de 
Bruxelles) ,  99. 

—  Vert- Vert  (Expos,  de  Moulins),  14. 
.Tanin  (Jules)  :  Ecole  (F)  des  Journalistes: 

Lettre  à  Mme  Girardin,  181. 

—  Examen  critique  de  l'Exposition  d'Horti- 
culture, 35. 

—  l'Héritier  de  laBastille  et  de  laColonnede 
Juillet,  3. 

—  Lesage,  notice  biographique,  270. 

—  Nécrologie  de  Michaud  ,  de  l'Académie- 
Française.  85. 

—  Notice  nécrologique  sur  Keenson,  peintre, 
129. 

—  Nuit  de  Noël  (la),  281. 

—  Sorbonne  (la)  en  1839.  233. 

—  Un  peu  de  tout  :  75-106-136-170-227-252. 
Jeannest  :  Dessin  du  Frontispice  de  l'album 

Bérat  pour  1840  (Lithograp.  de  V Artiste), 

264. 
Jéiiotte  :  Bustes  en  marbre  (Exposition  de 

Bruxelles),  102. 
Jéiiotte  (A.)  :  L'Amour  et  Psyché,  gravure 

de  F  Artiste  ,  d'après  Gérard  ,  300. 
Johannot  (T.)  :  Marguerite  (Expos,  de  Mou- 
lins), 13. 
Jolivard  :  Environs  du  Mans  (Exposition  de 

Moulins) ,  14. 
Jonches  :  Environs  de  Tournay  (  Expos,  de 

Bruxelles) ,  101 . 
Jourdy  :  Christ ,  lableau  (Env.  de  Rome), 82. 

K. 

Keyser  :  Bataille  de  VA'oeringen  (  Expos,  de 

Bruxelles),  57-69. 
Klagmann  :  Fontaine  de  la  place  Louvois, 

79-232. 
Koekkoek  :  Bords  du  Rhin,  marine  (Expos. 

de  Bruxelles),  101. 

—  Effet  de  neige  (  Expos,  de  Bruxelles) ,  57. 
Kohler  :  Etudes  do  jeunes  Ejlles  (Expos,  de 

Bruxelles),  99. 
Kiiinen  :  Chapelle  au  bord  de  l'eau  (Expos. 
de  Bruxelles),  101. 

—  Déclin  du  jour  (Expos,  de  Bruxelles),  101. 

L. 


Labor  :  Soir  d'Automne  (  Expos,  de  Mont- 
pellier), 251. 

LABORDE(Léonde)  :  La  plus  ancienne  gravure 
du  Cabinet  des  Estampes  de  la  Bibliothè- 
que Royale  est-elle  ancienne?  Recher- 
ches historiques,  113. 

Lafon  (Charles)  :  Un  Cas  de  conscience,  co- 
médie :  Compte-rendu  et  critique  ,  par 
M.  H.  Lucas,  264. 

Landseer  :  Dernier  Ami  du  Berger.  —  Seul 
Ami  du  Pauvre  ;  dessins  de  {'Artiste,  264. 

LiPiTO  :  Vue  du  Viviers  (Expos,  de  Moulins), 
14. 


307 

Lapret  :  Groupes  de  fleurs  en  lerre  cuite 
(Expos,  de  Montpellier),  252. 

Latolr  :  Contrebandier  (Expos,  de  Mont- 
pellier), 252. 

—  Coup  de  vent  (Exp.  de  Montpellier),  253. 
Lairent  i  Aquarelles  et  Sépia  (  Expos,  d. 

Montpellier),  252. 

—  Château  de  Béviaires  (Expos,  de  Mont- 
pellier) ,  252. 

—  Cloître  de  Saint-Trophime  à  Arles  (  Exp. 
de  Montpellier),  252. 

Laviron  (G.):  Des  Tableaux  apocryphes. 

131.  Concours  pour  les  prix  de  Rome.  17. 

33,  49,  65. 
Le  Clerc  (  A.  )  :  Lettre  sur  l'Exposition  de 

Grenoble ,  150. 
Lefèvre  :  Héloïse  et  Abeilard  (  Expos,  de 

Moulins),  14. 
Lejeine  :  Portrait  (Expos,  de  Bruxelles),  70. 
Lemud  (A.  de)  :  Jeune  fille  brodant   une 

éebarpe,  dessin  de  l'Artiste,  32. 

—  Prisonnier  (  le  ) ,  dessin  de  l'Artiste ,  128. 
Léon  :  Paroles  de  la  Vendetta,  opéra,  47. 
Lepetit  (A.)  :  La  Tour  de  Londres,  gravure 

de  l'Artiste,  96 

—  Papeterie  de  Barjols  (Var) ,  gravure  de 
l'Artiste,  200. 

—  Saint-Antoine  (Var) ,  eravure  de  l'Artiste. 
d'après  M.  A.  Denis,  député,  232. 

—  Worcester,  gravure  de  l'Artiste ,  16. 
Lepoittevin  (E.)  :  Garde-Côtes,  gravure  de 

l'Artiste,  160. 

—  Marée  basse  (Expos,  de  Moulins) ,  14. 

—  Marines  (Expos,  de  Bruxelles),  101. 
Leullier  :  Chrétiens  livrés  aux  bêtes  (Exp. 

de  Moulins),  14. 
Leys  :  Noce  au  dix-septième  siècle  (  Expos, 
de  Bruxelles),  100. 

Linniq  :  Gravures  au  trait  des  dix-huit  mo- 
numentsd'Anvers  (Exp.  de  Bruxelles), 102. 

Liszt  :  Gènes  et  Florence,  153. 

Long  :  Ugolin  ,  tableau  ,  77. 

Lccas  (ïlippolyte)  :  Critique  dramatique: 
Ami  de  la  maison  (  1'  ) ,  par  M.  J.  Cordier 
(Comédie-Française) ,  200. 

Ange  dans  le  monde  et  le  Diable  à  la 

maison,  comédie,  14. 

Bajazet  (Mlle  Rachel) ,  299. 

Carter,  Van  Amburgh  et  leurs  ani- 
maux ,  247. 

Cas  de  conscience,  comédie  (Théàtrc- 

Francais),  264. 

Château  de  Saint  -  Germain  .   drame 

(Ambigu) ,  264. 

Chevalier  de  Canolles ,  vaudeville  (Va- 
riétés), 300. 

Chevaux  du  Carrousel  (les),  drame 

(Gaielé),  6-4. 

Clémence  (Gymnase) ,  247. 

Coffre-Fort  (le)  (Vaudeville),  248. 

Dehors  trompeurs  (  les  ) ,  comédie  de 

Boissi,  198. 

Démission  de  Ligier,  299. 

Ecole  [Y)  des  Maris  ,  de  Molière  ,  214. 

El  Sergente  Fanfaron,  ballet  intermède 

burlesque,  14. 

Epreuve  nouvelle  (Y  ),  de  Marivaux  : 

Mlle  lioze,  215. 

Filles  de  l'Enfer,  féerie  (Ambigu) ,  63. 

Inès  de  Castro,  opéra  italien,  musique 

de  M.  Persiani,297. 

L'Amour,  vaudeville,  par  M.  Rosier 

(Variétés),  80. 

Laurent  de  Médicis,  tragédie,  par  M.  I. 

Bertrand ,  14. 

Maquignons  (les) ,  vaudev.  (Variétés^. 

280. 

Massacre  des  Innocents,  drame  (Gaie- 
té), 216. 

Mignonne,  vaudev  .'(Variétés),  300. 


308 

Paradis  de  Mahomet,  par  M.  Laureu- 

cin  (Gymnase).  280. 

première  Hide  (la) ,  par  MM.  Lockroy 

cl  Arnould ,  299. 

Premières  Armes  de  Richelieu  (Palais- 
Royal),  2'»8. 

Tliomas  l'Egyptien   (  Palais-  Royal  ) , 

■2W. 

Une  Candidature  entre  quinze  cents 

autres ,  298. 

—  Critique  littéraire  :  Chroniques  chevale- 
resques d'Espagne  et  de  Portugal ,  par 
M.  K.  Denis,  223. 

Roland  Furieux,  nouvelle  traduction 

de  M.  Mazuy,  221. 
Un  Plan  de  drame  (le  Tyran  de  Ségo- 

vie) ,  277. 
Lue  Conversation  à  propos  de  M.  de 

Ralzac,  5*. 

M. 

Madou  :  Aquarelles  (Exp.  de  Bruxelles),  101. 
Marii.iiat  :  Eliézer  et  Rébccca  (Expos.de 
Moulins),  13. 

—  Vue  d'un  palais  au  Caire  (Expos,  de  Mou- 
lins), 13. 

Mandley  (Mme)  :  Comment  les  Femmes  ont 
des  Amants,  nouvelle,  57. 

Marke  (van)  :  Fleurs  (Expos,  de  Bruxelles), 
101. 

Marliani  :  Musique  de  la  Xacarilla,  opéra- 
comique,  par  M.  A.  Specht,  157. 

Marquet  :  Saint  Luc  écrivant  son  Evangile, 
tableau ,  77. 

Martinn  (John)  :  Couronnement  de  la  reine 
Victoria,  tableau  (Londres),  77. 

Matet  :  Portraits  (Exp.  de  Montpellier),  251. 

Matthieu  :  Education  et  Assomption  de  la 
Vierge  (Expos,  de  Bruxelles),  69. 

Mazuy  :  Traduction  nouvelle  de  Roland  fu- 
rieux :  Critique,  par  11.  11.  Lucas,  221 . 

Menut  (Alophe)  :  Fin  d'une  triste  journée 
(Expos,  de  Moulins),  14. 

—  Portrait  de  Mignard  ,  dessin  de  V Artiste, 
248. 

—  Vierge  du  Voyage  (la),  lithographie  de 
V  Artiste ,  16. 

Mercey  :  Château  d'Ecosse  (Expos,  de  Mou- 
lins), 14. 

Mercuri  :  Aquarelles  et  gravures  à  l'Expo- 
sition de  Bruxelles ,  101-102. 

Montbellair  :  Fabrique  de  Thiers  ('Expos. 
de  Moulins),  14. 

Montfort  :  Pirates  de  l'Archipel  grec  (Exp. 
de  Bruxelles),  99. 

Mirât  :  Tobie,  tableau  (Env.  de  Rome),  82. 

Murzone  (Jules)  :  Portrait  d'homme  (Expos. 
de  Grenoble),  152. 

—  Tentation  de  saint  Antoine  (  Exposit.  de 
Grenoble),  152. 

N. 

Nobelc  :  Portrait  de  M.  Eug.  Wcrbocckovcn 

(Expos,  de  Bruxelles),  70. 
iNoei.  :  L'Allée  et  le  Retour ,  lithog.  d'après 

M.  Giraud,  255. 

0. 

Ouvrié  (Jules)  :  Vues  (Exp.  de  Moulins),  14. 

Ouvrié  (Justin)  :  Aquarelles  à  l'Exposition 
de  Rruxellcs,  101. 

Ottin  :  Thésée  terrassant  Procusle,  bas- 
relief  (Env.  de  Rome),  84. 


Paluère:  Marie-Thérèse  montrant  sou  fils 
aux  Hongrois  (Expos.de  Monlpellier).  251. 

Papety  :  Figure  d'étude ,  tableau  (  Env.  de 
Rome),  82. 


TABLE   DES    AUTEURS. 

l'i  \\  u  tier  (le  vicomte  de)  :  Pont  de  Sassc- 
nage,  dessin  de  V Artiste,  160. 

—  ton  venir  de  Grenoble,  dessin  de  Y  Artiste, 
216. 

I'ihiiot  :  Vues  (Expos,  de  Moulins),  14. 
Pehsiam:  Musique  d'Inès  de  Castro,  opéra 

italien  :  Critique,  par  M.  IL  Lucas,  297. 
l'irmis  Borei.  :  Yariko,  nouvelle,  71. 
Piual  :  Bain  de  pieds  (Exp.  de  Moulins).  13. 
Plaetsen  :  Philippe  d'Arleveld,  tabl.  (Exp. 

de  Bruxelles),  99. 
Planche  [Gustave)  :  Critique  dramatique: 

Bajazct,  tragédie  de  Itacine,  19. 

Composition  du  Répertoire,  202. 

Coriolan,  tragédie  de  Laharpe,  219. 

Ecole  des  Femmes  [Y),  G*. 

Ecole  des  Vieillards  (('),  41. 

Festin  de  Pierre  (le),  13i. 

Fourberies  de  Scapin  (les),  41 

Marion  de  Lorine,  191. 

Zaïre,  283. 

—  De  la  Direction  du  Théâtre-Français,  249. 

—  L' Académie-Française  et  M.  Victor  Hugo, 
161. 

—  M.  Ingres  et  l'Académie  royale  des  Beaux- 
Arls,  145. 

Pollet  :  Vue  prise  au-dessus  de  Domènc 
(Expos,  de  Grenoble),  153. 

—  Vues  d'Allevard  (Exp.  de  Grenoble),  153. 
Provost  (A.):  Les  Duellistes  sous  Louis  XIII, 

dessin  de  Y  Artiste,  32. 

U. 

Ranc  :  Portraits  (Exp.  de  Montpellier) ,  251. 

Ravanat  :  Vue  prise  sur  les  bords  de  l'Aisne 
(Expos,  de  Grenoble),  152. 

Réaburn  (  II.  ):  Portrait  de  Waller  Scott, 
gravure  de  Y  Artiste,  80. 

Uegny  :  Famille  de  Pécheurs,  dessin  ou  ta- 
bleau, gravé  pour  Y  Artiste  par  M.  H.  Ber- 
thoud ,  232. 

Reine,  régente  d'Espagne  :  Copies  rlê  Ra- 
phaël, Sasso  Ferrato  et  Théniers  (Expos. 
de  Madrid) ,  174. 

Roger  :  Prédication  de  saint  Jean,  tableau 
(Env.  de  Rome),  82. 

Bogei:  de  Beauvoir  :  Lettre  à  M.  Graugier 
de  la  Marinière ,  sur  les  Bains  de  Dieppe, 
102. 

Rolland  :  Portraits  (Exp.  de  Grenoble),  152. 

Rothwel:  Elude  de  jeune  fille.  —  Groupe 
de  deux  Mendiants  (Expos,  de  Bruxelles), 
71. 

Ruolz  :  Musique  de  la  Vendetta,  opéra,  47. 

S. 

Saint-Georges  :  Poëme  de  la  Reine  d'un 
jour  ,  opéra-comique  :  Critique  par  M.  A. 
Specht,  62. 

de  la  Symphonie,  opéra-comique  :  Cri- 
tique, 126. 

Saint-Hilaire-:  Poëme  de  la  Chasse  royale, 
opéra  (Renaissance)  :  Critique  ,  par  M.  A. 
Specht,  158. 

Sappey  :  Buste  de  Vaucanson  (Exp.  de  Gre- 
noble),  153. 

—  Monument  à  la  mémoire  du  général  Cham- 
pionnet  (Expos,  de  Grenoble),  153-174. 

Sciielsinger  :  Portrait  du  sultan  Mahmoud, 

—  Sultan  Mahmoud,  dessin  de  YAslisle,  216. 
Sciielfout,  de  La  Haye  :  Paysage  d'hiver 

(Expos,  de  Bruxelles) ,  101. 

Schopin  :  Tableaux  divers  (  Expos,  de  Mou- 
lins), 14. 

Scribe  :  Poëme  de  la  Xacarilla,  opéra  :  Cri- 
tique, par  M.  A.  Specht,  157. 

de  la  Reine  d'un  jour,  opéra  :  Critique, 

par  M.  A.  Specht,  62. 

du  Shérif,  opéra-comique:  Critique, 

par  M.  A.  Specht,  21. 


Sbbbom  :  Intérieur  de  Sainle-Maiie  d'Audi 

Expos,  de  Bruxelles),  101. 
Si  iw.im-Maiu  iu  :  lléclamalion  à  propos  de 

rétablissement  du  Musée  National  (Lettre 

au  Directeur  de  Y  Artiste,  24. 
Simaiit  :  Oresle  à   l'autel   de  l'allas,  statue 

[Env.  de  Rome),  84. 
Si.MOMs  :  L'Innocence,    slaluc  (Expos,  .le 

Bruxelles],  102. 
Soi  lié  (Frédéric):    Le   Proscrit,  drame: 

Analyse  critique,  180. 
Specht  (A.)  Archéologie  :  Lettre  au  Dircc 

leur  de  Y  Artiste ,  285. 
—  Critique   musicale  :  Cciiercntola.  —  Mlle 

Pauline  Garcia  (italiens).  158. 

Chasse  royale,  op.  (Renaissance),  158. 

Concert  de  Berlioz   :   Roméo  et   Ju- 

lielte,  symphonie  dramatique,  178-217. 
Débuts  de  Mlle  Lucile  Cralm  à  l'Aca- 
démie Royale  de  Musique.  176. 
Idem  de  Mlle  l'auiine  Garcia  aux  lia- 
liens.  III. 
/</<?«  deMIIeRieux  à  l'Académie  Royale 

de  Musique,  1 12. 

Eva,  opéra-comique  ,  262. 

Il  Barbierc  de  Siviglia  (  Italiens) ,  197. 

La  Jacquerie,  drame  historique  avec 

chœurs  (Renaissance),  112-127. 

Lucia  di  Lammcrmoor  (  Italiens  ) ,  95. 

Matinée  offcrle  aux  Souscripteurs  de 

la  Gazette  Musicale ,  206. 

MM.  Duponchel,  Mario  et  Viardot.  1  i:i. 

Nouvelle  Symphonie  de  M.  Berlioz. 

269. 

Reine  d'un  jour  (Opéra-Comique),  62. 

Shérif  (Opéra-Comique) ,  21. 

Sonnanbula  (la)  (Italiens),  177. 

Symphonie  (la),  opéra-comique: Début 

de  Marié,  126. 

Vendetta  fia),  opéra,  47. 

Xacarilla  (la  .  opéra  .Académie  Royale 

de  Musique) ,  157. 
Spontini  :  Deux  Mélodies  inédites,  16. 

T. 

Tudot  :  Aquarelles  (Expos,  de  Moulins  .  I  i 
Tourneux  :  Letlre  sur  l'Exp.  de  Bruxelles. 


56-69-99 


V. 


Verboeckhoven  :  Animaux  ,  peinture  (Exp. 

de  Bruxelles) ,  57. 
—  Troupeau   de  moulons   batlus   par  une 

averse  (Expos,  de  Bruxell^) ,  101. 
Verswyvel  :  Gravures  au  (rail  des  dix-huit 

Monuments  d'Anvers  (Exp.  de  Bruxelles  . 

102. 
Vervloet  :  Fleurs  (Exp.  de  Bruxelles),  101. 
Visconti  :  Fontaine  de  la  place  l.ouvois,  79. 

W. 

Waldorp:  Marines  (Expos,  de  Bruxelles)  , 

101. 
Wauters  :  Episode  de  l'histoire  de  Marie  de 

Bourgogne  (Expos,  de  Bruxelles) ,  70. 
Wild  :  Vue  d'une  place  à  Calais  (Expos,  de 

Moulins),  13. 
Wnnz  :  Le  Corps  de  Patroclc  disputé  par 

les  Grecs  et  par  les  Troyens  |  Lxpos.  de 

Bruxelles) ,  57-70. 


Y. 


Vsendick  (van)  :  La  Charité  (  Exposition  de 
Bruxelles) ,  69. 

FIN  DU  TOME  QUATRIEME. 


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L'Artiste;  revue  de  l'art 
contemporaine 

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