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L'ARTISTE
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JOURNAL DE LA LITTERATURE ET DES BBATJZ-ARTS.
2( Série. - Œome 4.
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AUX BUREAUX DE L'ARTISTE,
BUE DR 9EIHI-4AIHT-0IR1IAIN , 3!>
1839.
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DAGUÉROTYPE.
Nouvelle Expérience.
IHANCHE passé , nous vous avons
démontré de la façon la plus claire
tout le système de M. Daguerre.
vCe que nous vous disions ce jour-
là , nous l'avions été prendre
comme tout le monde, à l'Acadé-
mie des Sciences, pendant que
M. Arago lisait ce savant rapport
dont toute la France s'est émue. Seulement, tout en vous
expliquant de notre mieux ces détails matériels qui nous
paraissaient d'une exécution bien difficile, nous trouvions
à part nous, de deux choses l'une, ou que leDaguérotype
n'était qu'un instrument à la portée du petit nombre ,
ou bien que le rapport de M. Arago était effrayant et in-
complet. Dieu merci ! c'est le rapport de M. Arago qui a
tort. M. Arago, en le faisant, ce rapport, n'a pas songé aux
pauvres intelligences vulgaires; il a parlé purement et
simplement la langue de la science, et nous autres, ar-
rêtés à l'écouter , nous avons crié que le Daguérotype
était véritablement un miracle , mais un miracle qui
■2' SÉRIF. , Tf»U !V. lr< IIVRWSON.
n'appartiendrait de longtemps qu'à M. Daguerre, et voilà
justement ce qui nous chagrinait si fort.
Alors M. Daguerre, justement inquiet de se voir ex-
pliqué d'une façon si formidable par M. Arago, aussi
bien que par nous-mêmes , nous a fait l'honneur de ve-
nir lui-même chez nous, dans notre maison ; et nous
trouvant réunis, qui parlions encore d'iode, de sulfite,
d'iodure d'argent, d'hypo-sulfite et de chambre noire :
— Vous avez tort , nous a-t-il dit , de crier à l'impossi-
ble ! Mon procédé exige, il est vrai, quelques soins, mais
ces soins-là je les ai mis à la portée de tous. Vous-mêmes,
qui n'êtes que des critiques, des gens de lettres, des rê-
veurs, des hommes que j'aime cependant, parce que
personne ne parle mieux que vous et que vous avez sin-
gulièrement aidé à la popularité de ma découverte , oui,
vous-mêmes, si naturellement maladroits et qui n'avezja-
mais fait.que je sache,œuvre de vosdix doigts, je veux que
vous veniez à l'instant à mon troisième étage, et je vous
ferai exécuter, séance tenante, un beau dessin si exact,
si vrai, si limpide, que jamais Raphaël en personne n'en
1
1
L'ARTISTE.
.1 1 ;i î t un si beau. Aussitôt nous voilà tous criant : bravo !
entourantetsuivant.M. Daguerre, aussi fiers que des en-
fants à qui leur père, le colonel, va faire tirer leur pre-
mier coup de fusil.
Nous sommes donc arrivés chez M. Daguerre; nous
tommes entrés, non sans émotion, dansce petit cabinetoù
s'opèrent tant de merveilles. La maison est située sur le
boulevart Saint-Martin. n° 17, vis-à-vis le théAtre de l'Am-
bigu-Comiquc, qui ne s'attendait pasà tant d'honneur. Le
cabinet de If, Daguerre est des plus simples : ce sont des
«ravurcs assez belles, des plâtres assez médiocres, des
cornues, des bocaux, en un mot de quoi se faire brùlervif
il y a quelques centaines d'années. Sur la table de M. Da-
guerre était déjà placée la boite pour la vapeur d'iode.
Le mystère a commencé tout aussitôt.
M. Daguerre a pris une planche de cuivre légèrement
plaquée en argent ; sur cet argent M. Daguerre passe
son acide ; l'acide essuyé, il jette un peu de pierre-ponce
qu'il essuie tout comme l'acide. Ceci fait, et la chose est
très-simple, il attache, avec des vis préparées à l'avance,
et tout autour de la plaque , un léger rebord du même
métal. La plaque ainsi disposée, on la place dans la boîte
iodée. L'iode est au fond de la boîte qui jette à travers
une gaze sa vapeur sur ce miroir. Dans le cabinet les
rideaux sont tirés, il est vrai , mais cependant la nuit
n'est pas si profonde qu'on ne puisse très-bien se voir
les uns les autres. De temps en temps M. Daguerre
tire sa plaque de sa boîte; et ne la trouvant pas assez
chargée d'iode, il la remet à sa place jusqu'à ce qu'enfin
l'iode se soit également répandu sur celte surface, qui a
pris la couleur de l'or. Cette opération demande un
quart d'heure à peine. Ceci fait, vous placez votre plaque
colorée dans une espèce de portefeuille en bois. La
chambre obscure vous attend dans un appartement voi-
sin. Vous choisissez le point de vue que vous voulez re-
produire ; vous introduisez dans la chambre obscure
votre plaque iodée, sans découvrir l'enveloppe qui la
protège. Une fois dans la chambre , l'enveloppe s en-
tr'ouvre par un petit ressort, et aussitôt le prodige
commence. La lumière arrive alors de toutes parts,
jetant sur cette plaque toute sa puissance et toute sa
vie. Le monde extérieur se reflète dans cette glace mi-
raculeuse. A ce moment le soleil était légèrement voilé.
— Nous aurons besoin de six minutes, dit M. Da-
guerre en tirant sa montre. Et en effet, au bout de six
minutes il refermait la boîte dans laquelle étaient con-
tenus la plaque, et avec la plaque, tout ce beau paysage
invisible à l'œil. Maintenant il ne s'agissait plus que de
dire à cet univers caché : Montre-toi. Une autre boîte
était préparée, elle contient le mercure; au moyen d'une
lampe, ce mercure est échauffé jusqu'à ce qu il atteigne
cinquante degrés ; alors peu à peu et au travers d'une
glace place la tout exprès, vous voyez la toute-puissante
vapeur marquer chaque partie de la plaque, du ton qui.
lui convient. Le paysage vous apparaît comme s'il eût
été tracé là par le pinceau invisible de la reine Mab, la
reine des fées. Quand l'œuvre est finie, vous retirez la pla-
que, vous la placez dans l'hypo-sulfile ; après quoi vous
jetez sur cette plaque de l'eau tiède. L'opération est ter-
minée, le dessin est entier, complet, inaltérable, loin
cela dans une heure tout au plus.
Votre dessin achevé, si vous ne voulez pas le placer sous
un verre tout de suite, vous le placez dans une boîte à rai-
nure,dans laquelle le frottement est impossible, et même
sans avoir été passé à l'hj po-sulfiteet à l'eau chaude, votre
dessin fera deux fois le tour du monde. Ainsi cette ope-
ration, qui paraissait presque impossible racontée par
M. Arago, est des plus faciles et des plus simples, exé-
cutée par M. Daguerre. Nous avions donc bien raison de
regretter l'autre jour que U. Daguerre n'eût pas démon-
tré lui-même au public, impatient d'une pareille nou-
veauté, le nouvel instrument auquel M. Daguerre a
donné son nom. A voir de ses yeux l'opérateur si à l'aise
avec son instrument, à toucher cet instrument de ses
mains, le public eût été ravi et transporté d'admiration,
lise fût convaincu qu'avec un peu d'habitude et les pre-
cautions les plus faciles, le Daguérotjpe était tout à fait
un instrument à sa portée. Il eût pensé que toutes les
terribles menaces de M. Arago, à propos d'un peu plu>
ou d'un peu moins d'iode, de mercure, de sulfite,
d'ombre ou de soleil , n'étaient pas des menaces sans ap-
pel. Encore une fois , depuis que nous avons vu l'instru-
ment, c'est-à-dire les trois boîtes dans lesquelles
s'opère le prodige , nous sommes heureux de reconnaître
qu'avant peu on se servira du Daguérotype tout comme
on se sert à l'heure qu'il est du Diagraphc Gavard.
Ainsi vous voilà bien avertis. Relisez avec soin notre ar-
ticle de dimanche passé sur le Daguérotype ; cet article est
complet, la description de l'instrument est des plus clai-
res et des plus exactes, pas une préparation n'a été ou-
bliée. De grands chimistes, et entre autres un des plus
illustres de ce temps-ci . un homme qui sera l'honneur
de l'Académie des Sciences quand l'Académie des Scien-
ces l'aura adopté, M. Desprez, trouvait lui-même que.
dans celte circonstance, nous avions véritablement parlé
la langue scientifique. Nous n'avons donc à retirer de
cet article que les conclusions relatives aux difficultés
sans nombre de l'opération. Ceci était moins notre faute
que celle de M. Arago, et aussi la faute du public, qui
s'était maladroitement épomanlé. En effet, pour nous
servir d'une comparaison qui est juste, mais triviale, ou-
vrez \a Cuisinière bourgeoise, et lisez l'article Fri »
poulet. Ceci n'est guère difficile à faire, et pourtant a lire
seulement les détails de cette préparation . il y a de quoi
arrêter l'essor de tous les cuisiniers novice-..
Au reste, M. Daguerre, qui veut, a présent Qu'elle
n'est plus à lui, populariser son invention autant que
possible, se propose de démontrer son instrument .m
L'ARTISTE.
public, comme il nous la démontré avant-hier à nous-
mêmes. De son côté, M. le ministre de l'intérieur, qui
tient à honneur de propager cette merveilleuse décou-
verte, dont H a été l'appui tout-puissant auprès des
Chambres, a mis à la disposition de M. Daguerre la
plus vaste salle de cet immense palais du quai d'Or-
say, qui, au moins ce jour-là, sera bon à quelque
chose. Cette salle sera préparée avant peu pour l'u-
sage auquel le ministre la destine. Là, M. Daguerre
sera posé à merveille, et il pourra reproduire tout à
] aise, le Louvre, le palais des Tuileries, l'Arc de
triomphe, ou les tours de Notre-Dame. Deux cents spec-
tateurs, tout autant, seront admis à ces leçons du maî-
tre, et sans nul doute, une seule leçon, aidée de la bro-
chure que publie M. Daguerre, suffira pour faire de ces
deux cents spectateurs autant de démonstrateurs. Si bien
qu'en huit ou dix leçons, l'inventeur du Daguérotypc
aura engendré autant de maîtres qu'il aura eu de disci-
ples; et pour compléter cet enseignement, une fois par
semaine M. Daguerre tiendra, chez lui, cour plénière
pour recevoir les réclamations des nouveaux adeptes.
.Nous ne voyons donc pas qu'il y ait là aucune difficulté
insurmontable; au contraire, tous les obstacles nous pa-
raissent levés maintenant.
Quant au prix de quatre cent cinquante francs que
l'on demande à cette heure pour l'appareil complet, ce
prix-là nous paraît toujours absurde, sinon odieux. Que
diable ! une chambre noire de dix-huit pouces, une boîte
en bois blanc pour l'iode, une autre boîte en bois blanc
pour le mercure, un réchaud à l'esprit-de-vin et un ther-
momètre ltéaumur, ne vaudront jamais pareille somme;
sans compter que les planches de cuivre plaqué se
paieront non pas vingt francs, mais bien sept francs la
pièce, ce qui est déjà cruellement cher. Mais patience^
laissons passer les plus pressés, laissons les riches el
les heureux de ce monde satisfaire, à tout prix, à
leur moindre fantaisie. Nous autres artistes, pauvres
diables, qui n'avons jamais eu quatre cent cinquante
francs dans notre vie, nous aurons avant trois mois le
Daguérotypc complet pour une dizaine de louis paya-
bles en vingt paiements.
-
L'HÉRITIER DE LA BASTILLE
GQLQHHÊBUUltLlT^
i. est un sentier admirable entre tous les
sentiers de ce monde ; vous ne trouveriez
pas son pareil sous le soleil, et pourtant
la route est belle, facile, éclatante, ver-
doyante en été, illuminée en hiver, par-
-^ courue dans tous les sens et dans tous
les appareils, par toutes les passions
parisiennes.Cctte noble route commence dignement à l'Arc
de triomphe de l'Étoile, héroïque montagne chargée de
tant de gloires, et qui pèse de tout son poids sur l'histoire
de l'Europe moderne. Vous passez en courbant la léte , et
tout de suite vous pénétrez au milieu de ces joies futiles
de chaque jour, qui font de chaque jour un jour de fête ;
sous les arbres des Champs-Elysées l'harmonie en plein
vent jette incessamment ses faciles accords; la belle so-
ciété s'en va au galop de ses chevaux respirer l'air frais
du soir. Vous avez beau marcher tout droit devant
vous, vous êtes poursuivi par l'ombre de ce géant qu'on
appelle Bonaparte. A droite et à gauche , et dans un
lointain ténébreux, il vous semble que toutes les armées
impériales se dressent au loin comme pour arriver à une
revue suprême. Cependant l'ombre victorieuse et triste
de l'Arc de triomphe s'arrête enfin aux pieds de l'obé-
lisque, comme un cheval indompté s'arrête devant une
tache de sang. Ce monolithe , placé là parce qu'il fallait
bien y placer quelque chose pour faire disparaître la trace
de l'échafaud royal, ne comprend rien et ne sait rien de
ce qui s'est passé à cette place. Il est arrivé sur cette grève
où la vieille royauté de France a tendu sa dernière tête
au bourreau, comme arriveraitun enfant au milieu d'une
assemblée de vieillards, sans pouvoir rien deviner de ce
qui se passe dans cet austère sénat. Cet obélisque égyp-
tien, même dans ses sables égyptiens, n'a rien su de l'em-
pereur Napoléon lui-même : il est là sans présent, sans
avenir, comme une borne placée entre les limites des
deux mondes. Suivez donc votre sentier en silence, vous
allez rencontrer plus loin une certaine colonne d'airain
sur laquelle l'autre jour est remonté l'empereur Napo-
léon pour n'en plus descendre jusqu'à la consommation
des siècles; car, celte fois, l'Europe entière aurait beau
s'atteler à ce bronze , l'Europe se briserait plutôt. Ce
L'ARTISTE.
n'est pas un peuple qui l'a placé là-haut près du soleil,
re n'est pas un siècle : c'est l'histoire.
Alors vous entrez lentement dans cette longue suite de
boulcvarts tout murmurants des plus douces causeries;
le soir a jeté sa fraîcheur et son ombre sur tout ce peu-
ple si charmant quand il veut, si terrible quand on
l'excite. Les belles Parisiennes, qui sont mieux que l'or-
gueil féminin, qui en sont la grâce, effleurent d'un pied
léger ces dalles humides. Autour d'elles, tout est mur-
mure, repos, calme agité; les théâtres se remplissent
d'esprit, de lumière et d'harmonie. Vous frôlez en
passant l'Opéra qui danse, le Théâtre-Italien qui prépare
ses plus douces mélodies, et plus vous allez, plus l'es-
prit des boulevarts se déploie. La comédie populaire est
partout à cette heure. L'amour est partout. La mode du
lendemain se prépare sous ces beaux arbres. Levez la
tête, le dôme des Invalides resplendit des derniers feux
du jour.
Ainsi , dans cette heureuse et calme méditation du
soir, j'avais franchi tout l'espace habité qui sépare l'Arc
de triomphe de la place de la Bastille. Le lieu est désert ,
et il attend encore les maisons qui vont venir. Là, s'éle-
vait autrefois, entouré de ses vastes jardins, le palais
improvisé de ce révolutionnaire si rempli d'esprit, de
verve, demalice et d'éloquence, qu'on nommait Beaumar-
chais. Quand il avait vuque chacun travaillait de son esprit
et de ses mains à la démolir de fond en comble, cette
vieille société française qui est devenue pour nous moins
qu'un rêve, il s'était mis à l'attaquer, lui, non pas par l'es-
prit comme Voltaire, mais bien par le sarcasme, par l'iro-
nie, par la licence, appelant à l'aide de son Figaro, révolté
aussi, des femmes à demi nues, des enfants plus que pré-
coces, et des scènes de boudoir qui se passent sous de
grands marronniers en fleurs. Il avait donc assisté , tou-
jours en ricanant, à celle ruine de toutes choses. Puis
enfin , un beau jour que le peuple triomphant emporta
dans sa veste trouée cette vieille Bastille vermoulue et
lézardée de toutes parts, le père incestueux et adultérin
de Figaro s'arrangea sur l'emplacement de la Bastille des
jardins anglais, des kiosques, des grottes, des chaumières,
des cascades murmurantes, un hôtel tout doré, une se-
conde Bastille dans laquelle il s'enferma avec les vieux
restes de son esprit, artillerie détraquée et enclouée de
toutes parts. En général , je ne sais rien de plus respectable
que la vieillesse des grands hommes. La gloire, à son cou-
chant, se colore d'un admirable reflet qui la rend plusse-
reine et plus imposante. Les cheveux blancs ombragent
à merveille le noble front que n'ont pu creuser tout à fait
soixante ans de courage, de vertus et de génie ; mais un
vieux faiseur de quolibets, môme les plus cruels ; un vieux
comédien qui a joué môme le plus grand rôle; unpamphlé-
tairc qui se meurt , même un pamphlétaire de génie ;
un orateur de la borne qui n'a plus le souffle; un révo-
lutionnaire à la suite , tout haletant , tout blessé , tout
plissé , qui vient se placer effrontément sur les ruines de
la Bastille, et qui, dans ses débris tout suintants du
sang et des larmes des misérables, s'arrange une jolie
petite retraite pour mieux mourir, en vérité, cela vous
cause bien de la pitié. Autant vaudrait assister à la
lente agonie de quelque vieille fille de joie qui se se-
rait enveloppée dans urr devant d'autel , pour s'en servir
comme d'un linceul.
Heureusement, la maison du sieur Caron de Beau-
marchais a disparu de cette place. Ces frivoles jardins,
tout plantés des vieilles roses inodores arrachées au
cinquième acte du Mariage de Figaro, se sont entr'ou-
verts pour laisser passer les eaux bourbeuses d'un hor-
rible canal qui aboutit à une voierie. Sur ce canal sont
transportées, la nuit, toutes les immondices parisiennes :
il serait impossible de trouver un emblème plus juste
de ce faux esprit de la fin du siècle passé, tout chargé.
de peste , de famine , d'émeutes, de conspirations, et qui
aboutissait non pas à un égout, mais à un échafaud.
Cependant l'emplacement de cette ville funèbre, ha-
bitée par tant de misérables , n'a pas été absorbé tout
entier ; un petit morceau en est resté inoccupé , afin qu'un
jour sans doute, en parlant de la Bastille, l'enfant du
faubourg puisse frapper du pied et dire : elle était là.
Quand le peuple de 89 eut renversé d'un coup d'épaule,
en se jouant, ces murailles que le sang avait minées, le
peuple , content de sa journée , rentra dans sa maison en
chantant, et le lendemain il fut bien étonné quand il
entendit la grande voix de Mirabeau lui raconter avec
toutes sortes d'admirations et d'éloges, qu'il avait fait un
chef-d'œuvre la veille. C'est que le peuple, dans son
bon sens, savait très-bien qu'il n'avait pas renversé la
Bastille ; il l'avait trouvée toute renversée, il n'avait fait
qu'en disperser çà et là les pierres inutiles. Le peuple
ne sait pas faire les révolutions , Dieu merci ! Il est bon
tout au plus pour les achever, et alors il n'y va pas de
main morte, et alors en un clin d'œil tout est fait. En
un clin d'œil il n'y cul plus de la Bastille que l'empla-
cement ; tout le reste s'était envolé comme une pous-
sière que le vent emporte quand l'orage va venir.
Par cette belle clarté que jetait la lune cette nuit-Iii .
j'eus la curiosité bien naturelle de pénétrer dans l'en-
ceinte de planches qui entoure encore ce préau de la
Bastille évanouie. Justement, la porte, qui ne ferme plus
guère, était entr'ouverte; je pénétrai sans peine dans
cette enceinte morne et vide, et je pus voir tout à loisir
l'immense échafaudage de la colonne de juillet, le sou-
pirail béant de ses fondations hardiment jetées pour sou-
tenir le poids de ce bronze, les caveaux destinés à réu-
nir tous les héros morts dans les troisjournées , et dont les
os sont exposés çà et là , sans honneur ; à travers les plan-
ches de l'échafaud brillait déjà le coq gaulois aux griffes
désarmées , aux ailes maladroitement étendues. Pauvre
animal , vigilant dans la basse-cour, mal à l'aise aussitôt
L'AUTISTE.
B
qu il est au-dehors de ses domaines. On a voulu lui faire
jouer un rôle héroïque pour lequel il n'est pas fait; on
l'a tiré de son sérail jaseur, pour le placera la tête des
bataillons armés. De son perchoir, où il régnait en des-
pote , il est monté au sommet des drapeaux. Ce sera sans
nul doute le môme effet pour la victoire, caries Romains
ont bien gagné leurs premières victoires et leurs plus
difficiles avec une botte de foin au bout d'un bâton ; mais
pour le peintre, mais pour le statuaire, le coq, héros intro-
duit tout de nouveau dans nos tableaux et dans notre his-
toire, est déjà un grand embarras. Faire jouer au coq
de nos basses-cours le rôle de l'aigle, ce roi des airs, l'en-
treprise est périlleuse. Le héros n'est pas à la taille de
ses fonctions ; cette griffe qui foule le fumier, n'est pas
faite pour porter la foudre ; ce Lovelace de village n'aura
jamais, quoi que vous fassiez, la tournure d'un conqué-
rant. Certes il faut bien qu'il y ait là un obstacle maté-
riel impossible à surmonter, puisque aux quatre coins
de la colonne de juillet, M. Barrye a placé de pareils coqs.
Ces aigles bâtards font mal à voir; ils sont gônés dans
leur allure , ils jouent un rôle pour lequel ils ne sont pas
faits évidemment ; on dirait tout au plus de quelques
corbeaux qu'une poule aurait couvés par mégarde ; il
est bien fâcheux qu'un artiste comme M. Barrye s'amuse
a de pareilles difficultés.
La statue qui est déjà au milieu de la cour, sur son
piédestal de bois, et qui doit surmonter cette colonne de
juillet quand le dernier anneau de cette chaîne perpen-
diculaire sera placé , ne vaut guère mieux que les coqs
de Barrye. On dirait de quelque Mercure ailé, destiné
à figurer une immense girouette au sommet d'une
Bourse de province. La slatue est massive et lourde.
Tout ailée que vous la voyez, elle repose sur des jambes
qui seraient dignes d'un Hercule porte-faix. Vuedcloin,
il vous sera impossible de dire à quel sexe elle appar-
tient.
Cette statue est pourtant l'ouvrage d'un homme qui
n'est pas sans imagination et sans talent. Mais il y a des
œuvres malheureuses, il y a des programmes infortunés.
Plus une œuvre mortelle est destinée à être en vue de tous
et à traverser les siècles , et plus il arrive que l'artiste se
trouble et manque son œuvre. Je n'en veux pas d'autres
preuves que la statue de l'empereur Napoléon au sommet
de la colonne. A proprement dire, ce n'est pas une statue,
ce n'est pas un soldat, ce n'est pas un empereur : c'est
un morceau de bronze qui représente, tant bien que mal,
une redingote et un petit chapeau. Mais qu'importe? Il
y a au-dessus de ce bronze, plus haut que le ciel, un
nom aussi immortel que le nom de Dieu lui-môme. Pre-
nez donc l'ouvrier au hasard , l'ouvrage sera toujours
assez grand, protégé par un nom pareil! Ainsi j'étais, mé-
ditant à cette place, et cherchant à deviner, à travers ce
réseau de bois, ce que serait un jour ce simulacre de co-
lonne. Je la voyais s'élever peu à peu, comme feraient les
2e SÉRIE, TOME IV. I 'c LIVRAISON.
anneaux d'un serpent d'airain. Je prêtais l'oreille pour
savoir si j'entendrais par hasard le bruit de l'eau qui
coule sous cette voûte hardie, ainsi chargée. Autour de
moi, tout faisait silence. La cabane dormait, comme tous
les petits oiseaux suspendus à ses humbles fenêtres. Le
réséda du jardin jetait ses plus douces odeurs. Dans le
lointain, des saules non-pleureurs balançaient leur feuil-
lage argenté au souffle léger de la brise. On n'aurait ja-
mais pensé qu'à celle place s'était élevée cette prison de
fer sans entrailles et sans soleil , dont le roi Louis XI
était si fier. A cette place, on n'eût jamais dit que tant de
cachots, ou plutôt tant de tombes sans issue s'étaient
creusées; à cette place, on n'eût jamais dit que tant
d'hommesdegénieavaientétéjetés parla maininexorable
de quelques bourreaux invisibles. Écoutez ! prêtez l'o-
reille! Entendez-vous venir du sein de la terre, au milieu
des gémissements et des sanglots, toutes les idées nou-
velles qui sont venues s'étouffer là et mourir, comme
meurt le flot de la mer contre le dernier grain de sable
qui l'arrête? Non, vous n'entendez rien venir de cette
terre muette ; car pas une de ces idées qui t'avaient été
confiées , ô Bastille inutile ! afin qu'elles restassent étouf-
fées dans ton manteau comme un mort dans son linceul .
pas une de ces idées de liberté ou d'indépendance n'a
été étouffée ou perdue. On tue l'homme, l'idée s'envole
il n'y a ni grilles , ni verroux , ni geôliers , ni bourreaux
qui puissent arrêter l'idée qui marche; et voilà justement
pourquoi , à cette place et à cette heure , le vent du soir
est si doux, l'odeur des fleurs si suave, la clarté de la lune si
tranquille. Car à cette place, il n'y a après tout que des
hommes qui sont morts; la pensée a porté tous ses fruits.
Ainsi donc il n'y a pas de raison pour être triste sur
ce gazon; l'histoire est la même pour tous. Pour tous les
temps, les souffrances ont été les mêmes. Tout se paie ici-
bas, et surtout la liberté. Ne faisons pas d'élégie à propos
de la Bastille , elle a eu sa part dans les destinées de ce
siècle et de ce pays. Les bûchers de Néron ont été pour
beaucoup dans l'établissement du christianisme. Si le
peuple français n'eût pas eu en 1789 la Bastille à ren-
verser, par quel signal se serait donc révélée à l'Europe
attentive et épouvantée, celte révolution française qui
allait venir? Enfin, il n'est guère de bon goût, et ceci
n'est pas l'œuvre d'un philosophe, de porter sa colère ou
sa haine sur des arpents de terre que la gloire ou la dé-
faite a traversés , que la colère du peuple a touchés. Quel
est le champ de bataille aujourd'hui, engraissé du sang
de tant de bataillons , qui ne se fasse reconnaître à la
grosseur de ses épis?
Vous savez aussi que dans un coin de ce vaste empla-
cement, et quand il s'est agi d'élever quelque chose sur
l'emplacement de la forteresse renversée (car tel est le
penchant irrésistible des hommes qu'à peine ont-ils dé-
moli, ils veulent relever), on n'avait imaginé rien de
mieux que de figurer, en plâtre d'abord, pour le faire
L'AUTISTE.
ensuite en bronze, un immense éléphant sur des pro-
portions telles, que l'éléphant ordinaire ne serait plus
qu'un boule-dogue comparé à ce colosse. Cette idée d'é-
léphant, pour remplacer la plus terrible forteresse qui
eût jamais muselé la plus grande ville du monde,
était une de ces idées singulières . comme chaque jour
en voyait éclore dans cette nation nouvelle, tout aussi
occupée de démolir le passé que de bâtir lavcnir. Telle
qu'elle était, cette idée a paru pendant trente ans, aux Pa-
risiens émerveillés, une des plus grandes idées des temps
modernes. On aurait proposé au peuple de changer son
éléphant contre la plus grande des trois pyramides d'E-
gypte, je ne sais pas si le Parisien eût accepté. Que vou-
lez-vous? il avait vu naître et grandir ce monstre af-
freux à la porte de son faubourg ; l'éléphant s'était formé
peu à peu au-dedans de la ville, pendant qu'au-dehors
toute la France se battait contre l'Europe entière; cet
éléphant n'avait pas de sens, si vous voulez, ce n'était
rien moins qu'un monument politique, c'était un ca-
price, un simple jouet; mais le peuple y tenait beaucoup
plus que s'il se fût agi d'un monument sérieux. Les
mômes étrangers qui ont osé porter leurs mains inso-
lentes et souillées sur la statue de l'empereur Napoléon,
n'auraient pas osé briser la trompe de l'éléphant de la Bas-
tille. Cet éléphant était un fétiche. C'était comme un de
ces dieux sans nom et sans forme que les Sauvages
adorent, ils ne savent pourquoi , et auxquels ils sacrifient
leur vieux père , leur jeune femme et leurs enfants.
Mais quand j'eus descendu les quelques marches qu'il
faut descendre pour arriver à ce colosse , je m'aperçus
que je n'étais pas seul : un homme était là, un vieillard,
mélancoliquement assis entre deux phalanges de cette
énorme patte, qui lui servait de fauteuil. Le paisible
éléphant protégeait de son ombre le vieillard , il sem-
blait le bénir avec sa trompe à demi levée sur sa tête;
il le regardait d'un œil tendre et bienveillant, et le bon-
homme lui rendait regard pour regard , comme deux
amis que la mort va séparer, et qui se quittent pour ja-
mais. A la vive clarté de la lune , cette masse informe
de l'éléphant paraissait moins informe; il y avait même
quelque chose de triste dans la pensée que cette masse éphé-
mère allaitêtre brisée avant peu, etsans plus de regrets que
s il se fût agi de la Bastille. Le vieillard, assis aux pieds de
son idole croulante , semblait plongé dans une douleur
profonde ; et, en effet, je n'ai jamais vu de personne plus
affligée: «Monsieur, me dit-il après les premiers com-
pliments , vous voyez devant vous un pauvre homme
que la dernière révolution a chassé sans pitié de son do-
maine. On dit. Monsieur, que votre société croulante
ne tient plus aujourd'hui qu'à un fil. la propriété; et moi,
cependant, le propriétaire légitime et incontestable de
cette maison , de ce jardin , de cet éléphant autrefois si
lier, aujourd'hui humilié et anéanti comme son maître,
on m'exile ; on n'attend pas que je sois mort, on me dit
va-t'en ; on brise le colosse dont j'ai été le (idèle gardien
nuit et jour; je n'y survivrai pas, Monsieur. » Disant
ces mots, il roulait de grosses larmes dans ses yeux.
Rien n'est touchant comme un vieux homme qui pleure,
et je pris en pitié celui-là.
Quand il eut essuyé ses grosses larmes du revers de
sa main :«Je veux, me dit-il, que vous sachiez mon his-
toire, afin qu'un jour vous puissiez la raconter, etqueje
ne meure pas tout entier comme tant de malheureux qui
ont été ensevelis tout vivants à la place ou nous sommes
assis. Je ne suis pas, tant s'en faut, un des vainqueurs de
la Bastille. Le jour où la Bastille fut prise, je me trouvais
dans le beau parc de Saint-Cloud. J'entendis bien, il
est vrai , le bruit qui se faisait là-bas ; mais quand je
voulus aller voir de près ce grand coup de foudre, il se
trouva que tout était fini, que le peuple s'en était allé, em-
portant les clefs de la prison et la tête du gouverneur.
11 était nuit, la lune éclairait ce tertre fraîchement re-
mué, à peu près comme elle l'éclairé aujourd'hui. 11
était bien tard pour retourner ce soir-là dans l'asile
royal que j'avais quitté le matin, je m'arrangeai de mon
mieux pour dormir sur l'emplacement de quelque ca-
chot ruiné, et jamais, j'imagine, dans un de ces cachots
la nuit n'avait été si belle. Tout chantait autour de moi,
les étoiles curieuses s'étaient groupées dans le ciel ; l'on
eût dit qu'elles s'étaient donné rendez-vous là-haut, pour
voir enfin ce qui se passait là-bas. Du sein de ces pro-
fondeurs entrouvertes s'exhalaient, pour ne plus revenir,
tant de gémissements, tant de ténèbres, tant de sanglots,
tant de blasphèmes, tant de misères, que cette enceinte
avait contenus. Le calme rayon de la lune glissait lente-
ment à travers toutes ces fentes bienfaisantes, comme fait
l'espérance quand elle entre dans le cœur de l'homme.
C'était beau et poétique cela, il y avait comme une prière
reconnaissante, comme un Te Deum murmuré tout bas.
quelque chose de pieux et de sacré qui glissait à travers
ces pierres renversées. Dans ces profondeurs infinies, les
ossements blanchis des squelettes qui étaient restés en-
chaînés se détachaient enfin de leurs chaînes rouillccs.
et, après tant d'années de captivité, ils entraient dans la
liberté de la mort. A minuit, l'heure des fantômes, je vi>
toute cette solitude s'animer; les héros sans nombre
de ce drame funèbre s'agitaient devant moi dans toutes
sortes d'attitudes. Le docteur révolté priait son Dieu à U
manière, se frappant la poitrine en silence. L'orateur par-
lait tout haut de liberté et de tyrannie. Le poëte appe-
lait les peuples aux armes. Tel qui avait insulté le roi
ou sa maîtresse, et qui, pour si peu, était mort fou,
insultait de plus belle, et j'entendais retentir de la façon
la plus lugubre , les plus doux noms de notre histoire ;
c'était un frôlement singulier de chaînes de fer et de robes
de velours, un pêle-mèle étrange de cordons bleus 1 1
d'épées, et de plumes fraîchement taillées. Au sommet
des tours qui n'étaient pas encore tombées tout entières.
L'ARTISTE.
se promenaient les bras croisés tant de belles femmes et
tant de galants chevaliers, que la vieillesse, précoce dans
(•es murs, est venue prendre comme ils n'avaient que vingt
ans, et sans qu'ils aient pu se servir de ces années dorées
que rien ne remplace. Sur la plate-forme se promenait, la
main sur son sabre, le vieux gouverneur ; il était le pre-
mier prisonnier de ce monde de captifs ; dans les fossés
desséchés, les guichetiers, acharnés au jeu , oubliaient
d'apporter dans la tour de la faim le pain noir et l'eau
fétide de chaque jour : il faut bien que les guichetiers
s'amusent! les prisonniers mangeront demain. Monsieur,
cette nuit-là, il y avait encore la chambre de la ques-
tion, et vous auriez pu voir à travers l'ardent soupirail
les bourreaux qui faisaient rougir leurs instruments à la
fournaise. Quelle nuit! quelle nuit, mon Dieu , que cette
première nuit de la Bastille dévoilée ! quels chants fu-
nèbres ! quels cris de joie ! quel ineffable Te Deum! quel
exécrable De Profundis!
« Le lendemain, quand je sortis de ce rêve à demi
éveillé, je crus que le peuple allait revenir pour s'instal-
ler dans sa conquête. Mais le peuple ne revint pas, il
avait bien d'autres choses à faire. Il était allé chercher
le roi à Versailles, et non-seulement le roi, mais la reine,
mais M. le dauphin, mais Mme Elisabeth, mais tout ce
monde royal ; il les voulait les uns et les autres, morts ou
vifs. Le palais avait ouvert ses portes à ce nouveau maî-
tre, qui portait, au lieu de couronne, un bonnet rouge.
Le peuple avait trouvé le roi et la reine qui lui tendaient
les mains et leur enfant; il les avait pris de ses mains
crochues, et par la poussière ensanglantée de la route il
les avait traînés jusqu'à son tribunal, et il s'était amusé à
lescondamner à mort. Voilà ce qu'il avait fait, ce peuple ;
et moi, cependant, je restais le maître absolu de la Bastille
renversée; là je m'installai de mon mieux ; j'élevai de mes
mains celte petite cabane, et ce fut la première fois que la
pierre des cachots servit à construire un si doux asile. Il
y avait de petites fleurs jaunes qui avaient eu le courage de
pousser sur le revers de ces affreuses murailles, j'en re-
cueillis la semence, et vous voyez comme elles ont pro-
lité ; les oiseaux de quelques prisonniers moins malheu-
reux que les autres, ne voulant pas de cette liberté que
le peuple leur avait rendue comme s'ils eussent été des
prisonniers d'état, je les recueillis et je leur donnai une
place dans mon parterre. Je respectai même les arai-
gnées éblouies, qui couraient dans ces débris, cherchant
un lieu pour placer leur toile, car ellesétaient à coup sûr
les petites-filles de l'araignée de Pélisson, écrasée par un
geôlier féroce. Avec les brins de paille ramassés dans les
cachots j'ai composé ma couche; les verroux servirent
de chenets pour mes tisons; à mes fenêtres sans vitraux,
je collais le papier des lettres de cachet, signées Saint-
Florentin ou Lavrillière. En un mot, dans cette France
qui s'égorgeait de ses mains, dans ce Paris qui s'enivrait
sous les échafauds du plus noble sang et du plus illus-
tre, moi seul j'étais heureux, moi seul j'étais sage, car je
faisais de toute cette misère une richesse, de tout ce
néant un abri, de toute cette poussière un jardin, de cette
prison d'état un royaume dont j'étais le maître absolu.
« Mais de ce beau royaume où j'avais si bien arrangé ma
vie, ne pensez pas que je fusse avare; au contraire, qui
voulait en prenait sa part. De tous ces matériaux amon-
celés, je n'ai voulu conserver que ces pierres que vous
voyez là, et avec lesquelles on ne me ferait pas le plus petit
cachot de la Bastille. De cet immense espace que recou-
vraient les sept tours , je n'ai gardé que ce demi-arpent.
Sur mon terrain on a bâti toutes ces maisons que vous
voyez la amoncelées, on a creusé ce canal ; un jour même
on est venu me dire que déjà depuis longtemps la pairie
avait décrélé qu'un éléphant en bronze serait élevé à
cette place. Je dis aux envoyés de la patrie : Élevez là
votre éléphant, j'y consens; et je vis peu à peu l'immense
machine grandir et prendre une forme sous mes yeux.
Bientôt je m'attachai à ce nouvel hête ; je l'entourai de
soins et de vigilance. Lui, de son côté, il eut bientôt re-
connu en moi son ami le plus fidèle. J'avais entendu dire
que dans l'Inde, quand ses pareils avaientadopté uncor-
nac, l'éléphant pliait le genou pour laisser son maître
monter plus facilement sur sa croupe. Mon éléphant à
moi n'était pas moins docile ; seulement, même couche,
il eût été impossible d'atteindre à cette tour qu'il porte
si légèrement sur son dos. Alors que fit-il? il me tendit
sa grosse patte de derrière , et par cette patte creusée
je pénétrai jusque dans le cœur de l'animal. A dater de
ce jour, je fus vraiment le maître d'un palais véritable;
ma salle de bal était creusée dans l'estomac, mon salon
de réception dans la poitrine , mon cabinet de travail
prenait jour par l'œil gauche, ma bibliothèque par l'œil
droit. J'avais pour ma galerie toute la colonne verté-
brale. Quand j'étais monté sur ma tour, je planais sur
la ville parisienne, et j'entendais de là toutes sortes
de bruits étranges ; je voyais de loin de grandes armées
qui parlaient pour la conquête; d'autres armées qui re-
venaient boiteuses, mais chargées de gloire. Dans cette
mêlée j'ai découvert plus d'une fois un petit homme re-
vêtu de la casaque du soldat, qui d'un seul mouvement
de son épée,d un seul regard de ses yeux, faisait bondir
ces armées, et ces armées allaient là-bas dans l'Europe
rebondir à la place que le maître leur avait désignée.
Toute l'histoire contemporaine a ainsi passé devant moi,
sans que j'en pusse bien comprendre le sens caché: car
à cette place toutes les puissances s'arrêtaient; oneùtdil
que la Bastille était encore debout , tant les maîtres
de celte France agitée avaient peur de se perdre dans
ces parages. Là s'arrêtaient les conquérants et leurs ar-
mées, les rois et les peuples , comme si un cordon sani-
taire eût été tiré entre le monde et mon domaine. Le
cheval de Napoléon Bonaparte frémissait d'épouvante
quand il foulait le sol de ce volcan mal éteint. Le roi
L'AUTISTE.
Louis XVIII lui-même détournait la tête ; Charles X
devenait pale d'effroi ; moi seul j'étais calme dans ce
royaume de la mort, et je me disais souvent à l'aspect de
tant de révolutions dont le bruit venait à peine jusqu à
mon oreille, que bien des révolutions passeraient encore
avant que la patrie française ne songeât à m'inquiéler
dans le nid que je m'étais construit.
« Eh bien! Monsieur, c'était là un vain espoir. J'avais
tort de compter sur votre grande habitude de ne rien
linir; j'avais tort de compter sur l'épouvante qui vous
saisit toujours , vous autres Français, quand il faut que
vous vous souveniez des révolutions que vous avez ac-
complies, même avec le plus d'enthousiasme et d'amour.
Insensé que j'étais! car tout à coup, un beau jour d'été,
comme j'étais bien tranquille chez moi , assis à la porte
de ma cabane , j'entendis retentir un de ces grands bruits
auxquels, depuis quarante ans, s'est habituée mon oreille ;
je montai au sommet de ma touren disant: ce n'est rien,
c'est une révolution qui passe. C'était en effet une
révolution; elle s'était accomplie aussi vite que la prise
môme de la Bastille. Je vis de loin comme un cortège fu-
nèbre qui entraînait un vieillard, une femme, un en-
fant, quatre ou cinq tètes découronnées , et je pensai en
frémissant que l'échafaud attendait ces misères royales ;
je priai pour ces pauvres martyrs qui allaient mourir.
J'ai su plus tard que ce n'était pas l'échafaud qui les at-
tendait, ces vaincus de la veille: c'était un vaisseau dans
le port de Cherbourg , et qui est revenu dans le port
où il reste à l'ancre, comme un en-cas funèbre pour
l'exil des rois.
« Bientôt, vous le savez, cette révolution s'est calmée ;
on est venu me demander un peu de terre pour enterrer
les morts de la veille, j'ai donné ma terre , et sur cette
terre j'ai jeté mes fleurs , ces petites fleurs jaunes et étio-
lées que le souffle vigoureux de la liberté avait régéné-
rées. Mais, hélas! ici ont commencé toutes mes peines; un
jour entrèrent chez moi des serviteurs de la révolution
nouvelle ; je pensais, malheureux que j'étais , que pour
signaler cette révolution ils venaient ajouter un membre
nouveau à l'éléphant de la Bastille. Hélas! hélas! 1 élé-
phant de la Bastille était vaincu à tout jamais ; il était con-
damné à mort. On venait dans mon jardin pour y déposer
une affreuse colonne, entourée de coqs gaulois. Je ne
vous dirai pas ma misère en voyant arriver cette fer-
raille. Cependant j'espérais encore, je me disais que
les monuments publics n'étaient jamais terminés en
France, que l'arc de triomphe ne l'était pas, que le
Louvre môme ne l'était pas, et que les délicates sta-
tuettes de Jean Goujon, capricieux enfants de son génie,
restaient, faute de toit, exposées aux froides pluies de
l'hiver. Je me disais aussi que chez nous une révolution
est chassée par une autre révolution ; que rien ne dure
de ce qui est fondé par l'histoire ; que le lendemain em-
porte le monument iternel de la veille; que le faisceau
consulaire a été chassé par l'aigle, l'aigle par le lis, le
lis par l'aigle encore, et le lis par le coq gaulois, et que
le lis reviendrait à son tour; et je me rassurais ainsi
moi-même. Mais par le Dieu des révolutions! en voici
une étrange, expéditive , qui n'a duré que trois jours à
se faire, et qui, depuis tantôt neuf ans, n'est oceufée
qu'à bAtir sans façon, à réparer, à se faire des statues
en marbre et en bronze , à se manifester sur la toile , à
se loger partout où elle peut , même sous les lambris
dorés du Versailles de Louis XIV. Monsieur, je suis
bien vieux , j'ai vu bien des révolutions naître et mourir
comme les feuilles, mais je n'en ai pas vu une seule qui
fût si hâtée de s'élever à elle-même des monuments,
des statues et des colonnes. C'est ainsi que, sans le sa-
voir , j'ai été envahi. On a trouvé , dans ces malheureux
temps, une façon expéditive d'élever des monuments de
bronze : on coule de grands cercles dans le même moule,
chaque jour apporte son cercle, et à chaque instant
grandit l'œuvre invisible. Pendant que j'étais bien tran-
quille et que je dormais comme à l'ordinaire, la terrible
colonne faisait des progrès rapides. Ils ont d'abord ap-
porté ce piédestal de vingt-quatre morceaux de bronze,
puis, sur ce piédestal ils ont placé cette embase de qua-
rante-sept pieds de circonférence. J'espérais que le fût
ne serait pas fait de sitôt. Oh! mon cher Monsieur, ils
ont été impitoyables, le fût a marché aussi vite que la
base. Vous pouvez m'interroger , je sais à une livre près
ce que pèse cette affreuse colonne , à un morceau près
de combien de fragments elle se compose. Ils ont d'abord
placé sur l'embase un tambour cannelé, sur ce tambour
cannelé un tambourorné, sur ce tambour orné cinq tam-
bours unis, puis encore un tambour orné, puis cinq
tambours unis, puis enfin un tambour uni et un tam-
bour cannelé. Tous ces tambours nous donnent soixante-
dix pieds de haut, sur une circonférence de trente-
six pieds; et notez bien que sur le dernier tambour
ils ont placé un chapiteau corinthien qui a neuf pieds
de hauteur, et au-dessus de ce chapiteau corinthien
ils placeront une lanterne qui a treize pieds de hau-
teur , et sur cette lanterne un piedouche , et sur ce
piedouche une boule de quatre pieds de diamètre , et
sur cette boule sera hissée cette vilaine figure de douze
pieds quatre pouces, que vous voyez là-bas, s'efforçant
de saisir ses deux ailes de ses deux mains. Et pourquoi
faire cette colonne, je vous prie? pour placer à l'intérieur
un escalier tournant à deux rampes: vous monterez ainsi
deux cent-dix marches. Hélas! il ne sera pas besoin de
monter si haut pour contempler toute ma misère. O mal-
heur! ô malheur! Et penser que tout cela s'est construit
si vite, tout d'un coup, avec cinq ou six hommes, sur des
moules faits à l'avance ! Et ils se figurent, les malheureux,
qu'ils auront fondu là le digne pendant de la colonne de
Napoléon ; cette colonne ciselée du haut en bas , chargée
d'ornements, d'emblèmes, de bas-reliefs, sur laquelle
V \KT1STE.
se remuent et s'agitent tant d'armées victorieuses ou vain-
cues, cette colonne gravée par le burin de l'histoire,
fondée par la grande armée qui a fourni le bronze , le
plus noble joyau de l'empereur Napoléon !
« Un pendant à la colonne ! ils appellent cela un pen-
dant à la colonne ! Autant vaudrait dire que Murât , ce
soldat empanaché , est le pendant de l'Empereur.
«Voilà, Monsieur, le sujet de ma douleur ; voilà pour-
quoi mes yeux sont humides. J'ai vécu trop longtemps ,
j'ai fini par rencontrer l'impossible, je veux dire une révo-
lution qui achève elle-même les monuments qu'elle a corn -
mencés elle-même; je me suis vu dépouilléavantla mort, de
cedomainequej avais conquissur les fossés de la Bastille,
f.'en est fait, j'ai dit adieu à ma chaumière, à mon jardin,
à mon beau parc , à mon éléphant qui m'abritait dans
son sein, dont la trompe me servait de soupirail. C'en est
fait, de riche et puissant quej 'étais, me voilà mendiant
et ruiné. Triste victime, moi aussi, de cette dernière ré-
volution , et plus malheureux que le roi de Cherbourg :
car celui-là, maintenant, il est mort! »
Ainsi parla le vieillard. J'eus pitié de ce roi détrôné ;
mais que lui faisait une pitié stérile? Je jetai un dernier
regard sur l'humble éléphant qui me paraissait résigné
à son sort : en ce moment la lune s'était voilée , la nou-
velle colonne de juillet s'était enfermée dans son enve-
loppe de planches, et il me fut impossible de savoir si le
vieillard n'avait pas été emporté par sa passion, quand
il représentait ce monument comme un jeu incomplet
et trop hâté de la fortune et du hasard.
Le lendemain , je relus ce terrible poème que M. de
Chateaubriand a intitulé les Quatre Sluart , et, chose
étrange , môme en lisant ces pages funèbres , je me pris
à songer, nonsans intérêt et sans pitié, à ce vieux héritier
de la Pastille si injustement dépossédé, pour faire place
à quoi, je vous prie? aux trophées improvisés d'une ré-
volution !
Iri.KS .IAN1N.
iP'itn nouujou projet
IWEOJNUMJBNT DE MOXIEBE.
L a été encore question cette semaine,
et dans un journal que nous sommes ha -
bitués à respecter, du monument que
la ville de Paris veut élever à Molière
sur l'emplacement de la fontaine de la
rue de Richelieu. Le conseil municipal
de la ville de Paris, qui n'est pas un juge très-expert
dans les matières d'art et de goût , avait accepté , non
pas sans faveur , le projet que voici : on lui proposait
donc une statue de Molière dansune niche , supportée par
deux autres statues , qui auraient représenté, dit le pro-
jet, la Comédie sous ses deux aspects, la Comédie riante
et la Comédie larmoyante. Nous ne sachons pasque jamais
projet plus grotesque ait été inventé ; à ces causes , nous
sommes bien surpris qu'il n'ait pas été accueilli avec
empressement par MM. les artistes et connaisseurs du
conseil municipal. En effet, c'était là une découverte qui
ouvrait une route toute nouvelle aux faiseurs de statues,
de tableaux et d'emblèmes. Cela était si commode de
couper en deux ou de couper en quatre, la poésie, l'élo-
quence, tous les beaux-arts! Par ce moyen vous étiez
toujours sûr d'avoir un pendant, deux pendants, quel
que fût l'homme à célébrer. Ainsi , pour la statue de
Bossuet on vous eût représenté l'Éloquence sous son côté
inspiré et prophétique, et sous son côté historique el
religieux. Pour la statue de Voltaire on vous eût repré-
senté la Poésie sous ses douze faces, la comédie, la tra-
gédie, la poésie fugitive, l'ode, l'élégie, le conte, l'épi-
gramme, le dithyrambe, la fable, le distique, l'opéra,
le ballet et tant d'autres. Quelle idée grotesque, surtout
appliquée à la comédie de Molière , qui est surtout vi-
vante par son unité, et que nul n'a pu disséquer encore !
Renouveler l'histoire du Janus antique à propos de
Tartuffe et des Femmes savantes! nous faire tomber dans
la charge de Jean qui fleure et de Jean qui rit, à propos
du Misanthrope et du Bourgeois gentilhomme! Heureuse-
ment, quelqu'un qui n'était pas du conseil municipal
s'est trouvé là pour représenter à MM. les prud'hommes
qu'il n'était peut-être pas convenable de couper ainsi en
deux un grand poëte et une grande poésie ; que si l'on
voulait élever une statue à Molière , il fallait que Molière
parût seul , car il est à lui seul toute la comédie de ce
monde.
10
L'AKTISTL
Le conseil s'est aussi inquiété de la matière de la sta-
tue; mais ce n'estpaslà la question : que la statuesoiten
pierrfl , en marbre ou en bronze , peu importe ! La diffé-
rence est si légère que ce n'est pas la peine de s'en occu-
per. Ce qui est important, c'est de choisir un habile
artiste qui aime Molière et qui le comprenne , qui étudie
son esprit dans ses œuvres , et sa tête dans le buste de
Houdon. Quant aux reproches adressés aux admirateurs
de Molière , de n'avoir pas couvert de leur signature
cette souscription nationale, ce reproche ne nous semble
pas mérité. Le public, qui n'est jamais la dupe de rien,
pas même des plus beaux sentiments, savait très-bien
que ce projet de monument était venu à la tête du conseil
municipal, dans un moment où le conseil municipal cher-
chait quelque chose qu'il pût placer sans inconvénient
sur la fontaine de la rue de Richelieu.
A ce sujet môme , M. le préfetde la Seine avait écrit une
belle lettre à M. Régnier de la Comédie-Française ; ils
s'étaient entendus l'un et l'autre pour ouvrir cette sous-
cription, M. Régnier ne voyant pas qu'en travaillant pour
le monument de Molière il travaillait pour le conseil
municipal. Or, ce que M. Régnier n'a pas compris ,
les admirateurs de Molière l'ont compris parfaitement,
llsn'ontpas reconnu à M. le préfet de la Seine, ils n'ont
même pas reconnu à M. Régnier de la Comédie-Française,
le droit d'ouvrir une pareille souscription de leur auto-
rité privée; ils auraient voulu que cela partît de plus
haut; ils n'ont pas trouvé que le choix de l'emplacement
fût honorable, et que Molière fût une enseigne bien trou-
vée à la boutique d'un porteur d'eau. Ils ont pensé encore
que c'était là, de la part de la ville de Paris, un moyen
mesquin d'arracher à des souscriptions individuelles une
cinquantaine de mille francs que lui rapportent deux
heures de son octroi, chaque jour. Donc, nous autres,
bien loin de gourmander les amis de Molière de leur froi-
deur à souscrire à ce monument, nous sommes tentés de
les en féliciter. Us ont fait preuve de tact et de bon goût
en laissant ce débat entre les conseillers municipaux et
MM. les comédiens ordinaires du roi, entre le préfet de
la Seine et M. Régnier. Ils n'ont pas accepté remplace-
ment qu'on leur proposait; ils se sont méfiés de ces
crânes municipaux, si mal faits pour les beaux-arts;
ils n'ont môme pas en ceci honoré de leur confiance nos
seigneurs du Théâtre-Français, si peu versés dans les
choses qui n'appartiennent pas à l'art dramatique. Les
amis de Molière ont donc usé de leurs droits en se récu-
sant. Ils auraient vu avec orgueil et avec joie que de
lui-même, sans commission préalable, sans annonces
dans les journaux , sans affiches contre les murs, sans
représentations à bénéfice , et surtout sans y être excité
par l'éloquence de M. Régnier, le conseil municipal vo-
tât à ce grand Molière , l'honneur de la ville et du
monde, une statue qui fût digne de son nom, de son
génie, de sa vertu, de ses ouvrages. Si donc cette
statue vient mal, si ce noble projet est avorté, si l'on ne
sait même pas à cette heure quelle sera la forme du mo-
nument à élever, et à quel artiste ce monument sera
confié; enfin, et surtout, si l'argcntmanque, prenez-vous-
en à la ville de Paris, à M. le préfet de la Seine et à
M. Régnier. Les admirateurs de Molière n'ont rien à voir
dans toutes ces choses. Us ont fait bien plus que d'élever
à leur dieu une statue de marbre ou de bronze : ils l'ont
protégé, ils l'ont défendu, ils l'ont proclamé à haute
voix l'honneur de l'esprit humain dans tous les siècles.
Quant à dire que l'argent a manqué par avarice, la chose
serait trop étrange. Dieu merci ! l'amour de l'argent et
l'amour de la poésie ne vont guère de compagnie.
Nous sommes d'un pays, nous sommes d'une ville où
jamais l'argent n'a manqué toutes les fois qu'il s'agissait
d'une action belle et honorable. Nous avons donné notre
argent aux Grecs de Périclès, à ces mêmes Grecs qui de-
vaient être un jour les sujets du roi Othon ; et cet argent
si mal donné, vous pensez qu'on le refuserait à Molière !
«J»CJJ«I^
NECROLOGIES.
a semaine a été malheureuse pour les
beaux-arts: un jeune graveur, M. Pigeot.
qui donnait de grandes espé-
rances, a été enlevé ces jours der-
niers par une maladie cruelle,
triste conséquence d'un travail
acharné. Cette vie, hélas! si courte et si bien employée,
le jeune artiste l'a terminée par un chef-d'œuvre. La
Flagellation, d'après Tony Johannot , le Docteur de la
Chaumière Indienne , d'après Meissonnier , avaient déjà
placé M. Pigeot à un rang distingué parmi les graveurs
contemporains : le portrait de Bossuet (1), d'après le
chef-d'œuvre de L. Rigaud, qu'il achevait quelques jours
encore avant sa mort, l'a placé au rang des maîtres. Il
est à déplorer qu'une carrière si brillante ait été si tôt
fermée. Tous ceux qui ont connu ce noble caractère, cet
esprit intelligent, regretteront à la fois 1 homme privé
et l'artiste éminent.
Mardi passé, presque au même instant, dans une mai-
son de campagne de Courbevoie, M. Rruno-Galbaccio.
ancien élève de l'école Polytechnique, jeune homme
(1) Ce portrait de Bossuet appartient a l'admirable édition du Vis-
cours sur l'Histoire Universelle que publie M. Curmer, et parailr.i
dans une prochaine livraison.
L'ARTISTE.
Il
plein d'idées, mais que ses idées obsédaient la nuit et le
jour, s'est jeté dans la rivière, poussé qu'il était par une
de ces mélancolies profondes qui tiennent de si près à la
folie. Nous le disons sans crainte d'être démenti, parmi
les jeunes architectes de Paris', noble phalange qui
mourra sans dire son dernier mot , nul n'avait considéré
son art sous un point de vue plus élevé que M. Galbaccio.
Malheureusement il lui était arrivé ce qui arrive à bien
d'autres : l'idéal l'eût sauvé, la réalité l'a tué à jamais.
Nous avons déploré quelque part cette existence misé-
rable et fatale des jeunes architectes qui sont condamnés
par la nature môme de leurs études, à ne réaliser jamais
leurs plus beaux rêves. Les malheureux ! on les élève à
construire, sur un papier emphatique et menteur, des
palais de marbre et d'or, des hôtels pour les princes, des
musées pour les peuples, des temples pour les dieux, des
bains, des colysées, des théâtres; on les envoie à Rome,
à Athènes et dans toutes les grandes ruines de la Grèce
et de l'Italie pour étudier ces œuvres de géants; mais à
peine sont-ils de retour, que, s'ils veulent manger du pain,
ils sont obligés de se mettre aux gages d'un maçon, de ré-
crépir des murailles dans les faubourgs et d'élever des
cheminées. C'est là une de ces épreuves terribles aux-
quelles lebonDieu n'a soumis que les architectes, carenfln
le sculpteur, le peintre, le graveur, sont toujours les maî-
tres de réaliser les pensées de leur âme. Au contraire, l'ar-
chitecte a besoin, pour produire, de touteune armécctdes
revenus d'une province. Le malheureux Galbaccio n'avait
jamais pu, lui aussi, malgré tous sesefforts. s'habituer à
ce métier de manœuvre pour lequel il n'était pas né. En
fait d'architecture, il ne connaissait que l'architecture
royale et sainte, le grand art des grands artistes, et il n'a-
vait jamais pu gâcher du plâtre, lui qui ne trouvait pas
de bloc de pierre assez grand. Il faut donc nous en croire
sur parole quand nous parlons de ces misères que nous
seuls, entre nous, nous pouvons comprendre. Remarquez,
au reste, combien à Paris certaines entreprises sont mal-
heureuses! Le dernier ouvrage dont Galbaccio s'était oc-
cupé, c'était la décoration du Casino-Paganini, et cha-
cun était convenu que cette décoration était simple et
bien entendue. Ce Casino-Paganini a porté malheur à
tous ceux qui l'ont approché ; il a défiguré et il défigure
encore le jardin d'un des plus beaux hôtels de Paris,
l'hôtel de M. le duc de Padoue, qui a eu bien tort de
laisser la spéculation pénétrer dans ces nobles murs. Il
i ruiné de fond en comble un honnête propriétaire qui
a vendu sa terre, son château, ses vieux arbres, ses der-
nières années et les jeunes années de son enfant , pour
élever, dans l'hôtel de M. le duc de Padoue, cette salle
de concert où l'on n'a entendu que la trompette à pistons,
cette salle de bal où l'on n'a pas dansé. Le Casino a
donné au célèbre Paganini, qui n'a jamais voulu y jouer
une note, toutes sortes de chagrins, il lui a causé toutes
sortes de procès. Il s'est fermé l'autre jour, pour la se-
conde fois, par suite d'une gaminerie d'affiche dont on
n'eût pas osé affubler la statue de Pasquin. Voici main-
tenant que l'architecte qui avait dressé cette coupole
élégante, dessiné ces jardins et tiré un si grand parti de
ces quelques toises de terrain , se jette au milieu de la
Seine, comme un pauvre insensé qu'il était! Le malheu-
reux Galbaccio n'avait pas quarante ans.
Au reste, celui-là n'est pas le seul qui soit mort ainsi
misérablement et volontairement depuis huit jours. Nous
qui parlons, nous avions un de nos amis, simple et bon .
plein d'esprit, grand voyageur, que sa fantaisie avait
poussé à travers l'Europe, un de ces collaborateurs
inconnus et capricieux qui n'écrivent qu'à leurs heures,
et quand la pensée leur vient si puissante qu'il faut
bien enfin la mettre au-dchors. Celui-là s'appelait Vic-
tor Labour. Chacun l'aimait, il riait d'un bon rire heu-
reux , son cœur était plein de bienveillance et d'amour;
jamais il n'avait éprouvé un sentiment de haine ou d'en-
vie ; il n'en voulait ni à la célébrité ni à la gloire. Il n'y
a pas longtemps encore qu'il était là , à cette place où
nous écrivons ce triste chapitre, nous promettant pour
l'Artiste, qui avait toutes ses sympathies, quelques sou-
venirs de sa première jeunesse, quelques récits de ses
voyages. Eh bien! tout d'un coup il écrit à ses amis : Je
pars; il dîne avec eux une dernière fois, une dernière
fois il ramène dans la conversation les idées d'avenir
dont il s'occupait , non pas pour lui , mais pour les au-
tres. A ses amis présents, il parle de ses amis qui ne sont
pas là; puis, en effet, il part pour ne plus revenir. Il va
à Saint-Germain , au pavillon de Henri IV, qui sert de
petite-maison à la grande ville parisienne. Longtemps il
se promène sur la terrasse, et de ces admirables hauteurs,
voyant le splendide spectacle qui se déroule à ses pieds,
ces eaux, ces bois, cette ville immense, ces dômes au re-
flet doré, cette ligne d'activé fumée qui va et qui vient
sans cesse comme le panache flottant d'une Jérusalem
nouvelle dans laquelle il eût pu être si utile; voyant ce
spectacle, disons-nous, qui n'a pas son égal sous le soleil,
le malheureux suicide hésita ! l'arme meurtrière tomba
de ses mains. Il attendit que le soir fût venu, que le
rideau fût baissé sur cet admirable tableau ; et quand la
nuit fut bien noire, quand ses misères, un instant ou-
bliées, lui revinrent à l'esprit, quand ce mouvement
animé de la société humaine ne fut plus là, sous ses yeux,
pour lui rappeler qu'il faisait nécessairement partie de
l'harmonie générale, alors il reprit son arme, et se tua
d'un coup de feu, sans que la main lui eût tremblé,
et comme s'il remplissait un dernier devoir. Les faiseurs
de nouvelles dans les journaux ont encore trouvé moyen
de calomnier cette mort ; et voilà pourquoi , malgré toute
notre douleur, malgré la profonde tristesse que nous a
toujours causée le suicide, quelle qu'en fût la cause, nous
avons parlé de cethomme, qui, la veille de sa mort, écri-
vait à son ami , qu'il venait de quitter, et dont il prévoyait
\1
L'AUTISTE.
la douleur: J'ai voulu diner avec toi une dernière fois,
ufin qu'il y eut une espèce de bénédiction religieuse à ma
mort. Pauvre jeune homme , qui faisait entrer le senti-
ment religieux jusque dans l'amitié !
Enfin, car nous n'en finirions jamais avec tous ces
morts, l'art musical a perdu, cette semaine encore, un
de ses plus aimables représentants, M. Lafont , le digne
élève de Rode, le violon le plus facile, le plus élégant,
le mieux chantant de ce temps-ci. Cet excellent Berton,
fauteur de Montano et Stéphanie, un homme qui n'a
que des louanges pour ses confrères, qui fait plus que
les admirer, qui les aime, avait l'habitude de comparer
Lafont à l'Albanc, et il appuyait sa comparaison de toutes
sortes de moyens ingénieux. Charles Lafont est né à Pa-
ris, vers la lin du dernier siècle. Il était le fils d'un avocat
au parlement de Toulouse. Il avait eu pour son parrain et
pour sa marraine monsieur le comte et madame la comtesse
d'Artois. A treize ans, le jeune Lafont était déjà un vio-
lon célèbre. H a toujours été ainsi cultivant l'art dont il
étaitamoureux ; fêté à Saint-Pétersbourg comme à Paris,
tour à tour premier violon de l'empereur Alexandre, pre-
mier violon de la chambre du roi Louis XVIII, son nom
était, à bon droit, populaire dans toute l'Europe. Il avait
tout l'abandon plein de grâce et toute l'aimable bienveil-
lance d'un véritable artiste. Il est mort par suite d'un hor-
rible accident, cruel, imprévu, détestable. Ils étaient
allés, lui et son violon, prendre les eaux de Bagnèrcs.etil
revenait sur l'impériale d'une diligence, quand la dili-
gence , poussée à l'excès par les postillons, a versé dans ces
montagnes. Lafont est mort sur le coup, sans pouvoir
prononcer un dernier adieu pour sa femme , pour ses
deux enfants , pour ses nombreux amis. L'hiver passé ,
il avait annoncé son dernier concert, et jamais il n'a-
vait été plus charmant, plus mélodieux, plus suave. 11
avait arrangé les plus jolies mélodies du Domino noir,
et nous nous rappelons très-bien que M. Auber, se trou-
vant ainsi embelli et expliqué, applaudissait de toutes ses
forces. Les concerts qu'il donnait dans sa maison , et
que cette belle Mme Lafont présidait avec tant d'urbanité
et tant de grâce . étaient les plus courus de la ville ;
chacun tenait à honneur de se faire présenter dans
cette société , qui était des mieux choisies. Ainsi est
mort d'une façon déplorable, et par la faute, nous di-
rons par le crime de quelques postillons pris de vin , un
des plus aimables talents de ce temps-cj.
Cdtrcs sur la promue*.
JSZ*4>3irjtMU MJi ^JUUJ.JJJ.
MoNSIElH LE l>IREI II II
i quelqu'un eût dit, il \ a quelque-
.'innées , que Moulins deviendrai!
ntôl un centre actif où l'on cultive-
rait avec quelque succès les arts et les
sciences historiques, personne certaine-
ment n'eût ajouté foi à un si favorable au-
gure. Il faut convenir, en effet, que Moulins ne semblait
pas être dans des conditions bien favorables pour des éludes et
des travaux de ce genre. Sa population calme et quelque peu
paresseuse, à laquelle on reprochait même son esprit de frivo-
lité el d'insouciance, ne paraissait pas avoir plus de souci des
labeurs de l'intelligence que des productions manufacturières.
Ce n'était pas une ville de commerce, c'était encore moins une
ville d'industrie. Il était facile de juger qu'aucune de ces
passions ardentes qui ont fait la fortune ou la ruine de nos
plus importantes cités, ne devait troubler la paix et le
petit bien-être qui seront sans doute toujours le partage de
Moulins. Là où la stimulation manque , là aussi aucune noble
ambition ne cherche à s'élever au-dessus de la foule, et par-
tant, il ne se fait rien de grand ni rien de beau. Aussi Mou-
lins ne peut-il se glorifier d'avoir donné le jour à une
de ces célébrités qui font l'honneur de toute une province.
On lui a contesté la gloire d'èire la patrie du maréchal de
Villars, qui n'y serait né, d'ailleurs, que par hasard, comme
le maréchal de Berwick. Au dix-huitième siècle, notre ville
a produit le sculpteur Itcgnauldin , qui a été quelquefois
l'heureux rival des frères Couslou, de Lyon. Quant aux litté-
rateurs et aux savants dont elle pourrait se recommander à
la postérité, ils ont laissé des noms presque toutà fait ignoré*.
Les uns ont composé des sermons, sans doute fort estimables,
mais qu'on ne lit plus, et les autres ont écrit des livres d'éru-
dition qui sont le fruit de bien des veilles et de recherches,
il est vrai , mais qu'on se garde bien de consulter de nos-
jours.
Dans notre siècle, Moulins, sous ce rapport, n'a pas été
mieux partagé. On n'y a pas élevé jusqu'à présent un seul
monument important, on n'y a pas fait un seul livre qui
soit devenu populaire. Depuis les dernières années de la Res-
tauration , il y a eu quelques journalistes qui ont dépensé
dans les luttes politiques une grande vigueur de talent et
beaucoup d'esprit. Quant aux beaux-arts , ils étaient repré-
sentés, d'abord par trois ou quatre musiciens de mérite, qui.
faute de pouvoir faire mieux, étaient forcés d'apprendre a
jouer, tant bien que mal, des contredanses aux enfants,
espoir de nos salons, cl ensuite par quelques peintres de
L'ARTISTE.
13
l'école de David , qui onl rejeté bien loin la palette stérile
que le maître avait confiée à leurs mains, et ont perdu leur
temps à enseigner à leurs élèves l'art de tracer des lignes
droites, de faire des espèces de nez et des façons de bouches,
de copier des tètes de caractère, et enfin de couvrir de ha-
chures dans tous les sens des académies de haut style. Ce
triste mode d'enseignement , du reste , était en vigueur dans
toute la France. Quand , au bout de cinq ou six ans d'étude,
l'élève était parvenu à reproduire ainsi une figure , son édu-
cation artiste était achevée; on le lançait dans le monde,
et il était tout étonné de n'être pas de force à rendre un
solide de la forme la plus élémentaire. Après des études
aussi ingrates , il se prenait de dégoût pour la pratique de
l'art, qui lui paraissait hérissé de difficultés insurmontables,
et il se hâtait d'oublier le peu de notions qu'il possédait sur
la science du dessin. Par bonheur, depuis quelques annéesde
nouvelles méthodes d'enseignement ont été adoptées, qui ont
produit déjà des résultats inespérés.
Avec un tel personnel d'artistes, Moulins, comme vous le
pensez bien, Monsieur, ne pouvait guère espérer qu'un bril-
lant avenir lui serait réservé ; et cependant il est peu de
petites villes où l'on ait fait davantage pour les arts. II n'a
fallu pour amener cet heureux état de choses , que les géné-
reux efforts d'un homme de coeur et de talent. C'est à Achille
Allier que notre département doit le peu de célébrité dont il
jouit. Plein d'un noble amour pour son pays et d'un ardent
enthousiasme pour les choses d'art, Achille Allier, après
avoir publié quelques écrits sur l'histoire de notre province ,
osa entreprendre \' Ancien Bourbonnais, ce vaste ouvrage que
votre journal a été un des premiers à recommander aux sym-
pathies du public. C'était assez d'un livre de cette impor-
tance pour attirer sur Moulins l'attention générale, et lui faire
prendre place parmi les villes où l'on travaillait avec le plus
d'ardeur à la propagation dos éludes libérales. Bientôt après,
Achille Allier fonda l'Art en Province , un journal conçu sur
le plan de l'Artiste, et auquel une foule d'hommes d'élite
prêtèrent un concours désintéressé. Celle publication pério-
dique a fait de Moulins un véritable centre littéraire. Enfin
l'auteur de l'Ancien Bourbonnais réussit en môme temps à
organiser une Société des Amis des arts qui a fondé les expo-
sitions de peinture. Achille Allier mourut sur ces entrefaites,
laissant inachevés tousses grands travaux, el emportant avec
lui le secret de tous les brillants projets qu'il rêvait pour le
bonheur et la gloire de son pays. Mais l'impulsion était don-
née; Moulins renfermait dans son sein assez d'hommes d'in-
telligence pour mener à bonne fin la belle œuvre de leur
compatriote. L'histoire de la province a élé terminée; le
journal poursuit le cours de ses publications avec un succès ,
qui s'accroît chaque jour, et tous les deux ans les expositions
sont ouvertes avec éclat et même avec retentissement.
Il faut donc louer surtout les habitants de notre pays de
leur noble persévérance, comme aussi des efforts cl des sacri-
fices qu'ils ont faits afin d'entretenir le goût pour les produc-
tions de l'art, qui s'était développé parmi eux sous l'influence
des doclrines d'Achille Allier. Moulins est maintenant engagé
(!ans une voie de progrès où il ne doit pas s'arrêter. Il est
beau pour une ville qui n'a qu'une petite population , qui
jusqu'à présent n'avait brillé que par son indifférence pour
toul ce qui était en dehors des besoins de la vie matérielle et
du bonheur domestique , de se trouver placée , tout à coup et
comme par enchantement, à la tète du mouvement intellec-
tuel de la province.
L'exposition de Moulins ne pouvait donc manquer d'être fort
brillante. La plupart des artistes de Paris y ont envoyé des
ouvrages qui sont, en général, forl goûtés du public mouli-
nois. Je vous citerai une Halte de Muletiers arabes , de
M. Eugène Delacroix, une petite toile peinte avec la verve
et l'éclatqui distinguent l'auteur du Massacre de Seio et de la
Médée; et une Scène du Majorât, par M. J.Gigoux : Hoffmann
est assis àson clavecin; derrière lui une jeune femme, debout,
fait entendre un de ces chants mélancoliques qui parlenl du
cœur. Ces deux figures sont peintes avec beaucoup de fer-
meté, et le jeu de la lumière est très-heureux. On ne peut
rien voir de plus touchant que la Marguerite, de Paul et Vir-
ginie , par M. Tony Johannot. Elle est jeune encore, et elle
va quitter la France. Triste et rêveuse, elle est assise au bord
de la mer; elle semble dire adieu à son village et à ses champs,
et mesurer l'immensité qui la sépare, par tant de périls, du
Nouveau-Monde. C'est là une charmante composition qui
saisit l'âme tout d'abord . et qu'on admire ensuite. La Maî-
tresse femme, de Cbarlet, est fort amusante. Un vieux mari
est allé faire quelques libations au dieu Bacchus, ce dieu qui
sera vénéré éternellement; mais le vin, ce tait des vieillards,
l'a mis en gaieté comme dans les joyeuses fredaines de sa
jeunesse, quand sa femme légitime, triste mégère, vient
l'arracher avec brutalité à ses innocents plaisirs, et l'acca-
bler des plus amers reproches. Le vin a réchauffé le cœur
du vieux bonhomme; il a du courage, de l'audace même:
il résiste à sa chère moitié et rit de ses fureurs. Cette scène
de mœurs naïves est rendue avec cet esprit fin qui caracté-
rise tous les ouvrages de Cbarlet.
J'aime infiniment l'Eliézer el Rebccca, et la Vue d'un Pa-
lais au Caire, par M. Marilhat. De belles lignes, des tons
fins, une touche brillante, donnent, selon moi, beaucoup de
prix à ces deux paysages. La Vue d'une place à Calais, par
M. Wyld, est d'un bel aspect, d'un dessin vigoureux, el d'une
pâte solide. Rien de plus gai, rien de plus vrai que le Bain de
pieds, par Pigal. En voyant celte spirituelle composition, on
songe à toutes les tribulations de l'état de célibataire. Le
pauvre homme a sans doute un violent mal de tête, et il a
résolu de s'administrer un bain de pieds; mais sa servante ,
bonne à tout , comme disent les Petites- Affiches , lui a préparé
de l'eau bouillante, et l'honnête célibataire , qui a plongé se.-
jambes avec confiance dans l'élément liquide , les en relire
avec une vivacité qui rend énergiquement la sensation de
douleur qu'il a éprouvée. Qnant à la servante , la méchante
fille rit de tout son cœur el se moque sans pitié de son maître,
pour qui elle est un infernal tyran. N'est-ce pas là la nature
prise sur le fait? Je ne vous parlerai pas du Salon de Curtitis.
de M. Biard : vous connaissez ce tableau qui est une assez
bonne charge; mais comment voulez-vous que je m'inté-
resse à ce jocrisse à perruque rousse, qui explique à ces
cordons-bleus el à ces bonnes d'enfants, comme quoi toutes
ces figures de cire qu'il leur montre sont moins étonnantes
que la modicité du prix, — deux sous! — qui leur a ouvert
les portes de ce merveilleux sanctuaire? Vous avez admiré
au Louvre un beau paysage de M. Michel Bouquet, une Ym
prise aux environs de Loricnt. Je ne reviendrai pas sur cette
Ik
L'ARTISTE.
Iieinlurc sévère que nous avons à Moulins, el que vous avez
liarfailemeiil appréciée. Les tableaux de M. Schopin ont du
succès en province. Cet artiste comprend bien un sujet : or,
. >-t la première chose qui séduit le public. Mais c'est là, il
me semble, de la peinture trop (erre à terre, qui manque de
dMinctimi et de sentiment. Luc tète de jeune fille , parée de
toutes les grâces de la jeunesse et de l'innocence, doit être
placée à côté d'une ligure de jeune page, par M. Pcdrcux-
l>orcy, qui fait des portraits avec tant de verve et de facilité.
La téttâtTti***it, à* M.ftmJ Delaroclic, n'est que biendessi-
néc. Le Nègre à eheval attaque par un lion, de M. Alfred l)e-
dreux, produit beaucoup d'effet. Il y a vraiment une grande
vigueur dans le mouvement des figures; et cette lutte achar-
néeentre l'homme et le roi du désert présente un vif intérêt.
Le Vert-Vert , de M. Jacquand, n'est pas à la hauteur de ce
que cet artiste fait maintenant: c'est dire qu'il est loin d'être
un bon tableau.
.le ne dois pas oublier quelques paysages vigoureusement
touchés de Mlle Dcmalièrcs; deux charmantes marines de
M. Cotivclcy ; quelques petits tableaux de genre, de M. Collin;
la Plage, de M.Francia; le Jugement de Polieldnelle , de
M. l'ouquet; un Intérieur d'Écurie , de M. Francis; la Con-
fession de Violetta, de M. Guet; la Murée basse, de M. Le-
poiltevin; VHélo'ise et VAbeilard.ûe'Sl. Lefèvrc, une composi-
tion sévère dans son ensemble et qui ne manque pas de
grâce dans les détails. Nous avons encore quelques vues
de MM. Justin Ouvrié et Perrol, et les sujets arabes de
M. 'Wachsrnut. Plusieurs tableaux enfin ont figuré à l'Expo-
sition de Paris, comme la Fin d'une triste Journée, par
M. Alophc; le Petit Vacher, de M. Chollet; la Visite à la Nour-
rice, de M. Uuval-Lecamus; la Monographie de Notre-Dame
de l'Épine , par M. Ilippolyte Durand ; les Environsdu Mans,
par M. Jolivard; les Chrétiens livrés aux bêles, de M. Lcul-
lier; la Vue du Viviers, par M. Lapito; enfin un Château d'E-
cosse, par M. Mercey.
Plusieurs artistes de Moulins ont envoyé des tableaux à
l'exposilion. On y voil : de M. Montbellair, une fabrique de
Thicrs , d'une touche vigoureuse; de M. Tudot, une aqua-
relle fine de tons; de M. de r'réminvillc, de belles éludes
d'arbre et de nature morte ; enfin de M. Eus. de Fradel, deux
portraits bien posés et facilement peints.
Nous avons des bronzes justement admirés. Ce sont des
statuettes de MM. Ilarrc , Gcchler, l-'auginet cl Desbœufs.
4e ne vous parlerai pas d'une foule d'autres peintres de
Paris dont vous ne connaissez pas même le nom, el qui ex-
ploitent les départements. Ces messieurs ont un petit genre
coquet et brillant qui séduit de prime abord les yeux peu
exercés, et l'emporte toujours sur les bons ouvrages de pein-
ture empreints d'un caractère d'originalité qui n'est pas
accessible à toutes les intelligences. Ce sont des talents bâ-
tards, qui, sans procéder d'aucun maître en particulier, ont
quelque chose de loulcs les écoles. Avec leurs toiles habile-
ment barbouillées , ils tirent à vue sur la province , et se foui
ainsi un modeste revenu. Ils prennent place dans le salon du
riche aussi bien que dans le musée de la cité. On y montre
leurs œuvres avec orgueil , et aux personnes qui sont éton-
nées d'entendre prononcer avec emphase ces noms obscurs,
on crie contre l'esprit de colerie de Paris, et on lance une
philippique contre le mauvais vouloir de la critique. Or, il n'y
a que la critique qui puisse faire justice de telles spécula-
lions, et ce qu'elle a de mieux à faire pour cela, c'e^l de
taire le nom de tous ces artistes marchands, sans esprit
comme sans talent.
Lotis BATISSIEft.
THEATRE-FRANÇAIS : lalbfnt de mfdicis, tragédie en trois KM
et en vers, par M. Léon Bertrand.
RENAISSANCE : El. Sabgentii I'anfabon ; l'Ame dans if. momie et
le Diable dans la maison, de MM. Dnpeuty et de Courcj
oi's avons raconté comment Lorenzo tint pa-
role à Benvenuto Cellini et lui donna un re-
vers pour sa médaille : c'est-à-dire qu'à l'effigie
couronnée du prince, il en joignit une au-
9 Ire traversée d'un poignard, ou plutôt d'un
couteau. Il tua le duc comme une bête fauve!... c'était
l'usage d'accomplir en plaisantant ces sortes d'actions as^e/
communes alors. Les assassins avaient beaucoup d'esprit;
ils semaient la roule du crime de fines reparties et de gra-
cieux concelli; on n'était ni plus galant ni plus ingénieux.
Lorsqu'il prit à Jeanne de Naplcs la fantaisie d'étrangler
André , son premier mari , elle était dans la fleur de l'àse :
on lui trouvait une gaieté charmante: clic fit elle-même, de
ses belles mains , le cordon de soie qui servit à l'exécution.
Son mari la voyant, elle d'ordinaire assez paresseuse, tra-
vailler assidûment à cet ouvrage, lui demanda la raison
d'une persévérance qui l'étonnait : « Que voulez-vous donc
faire île ce cordon? lui dit-il. — C'est pour vous étrangler. »
répondit Jeanne en lui jetant amoureusement les deux bras
autour du cou; et de fait, quelques jours après le cordon n'a-
vait pas failli à sa destination. Que ces mœurs étaient aima-
bles et prévenantes! n'est-ce pas? Aussi Lorenzo s'était fail
bouffon du duc Alexandre, lirulus , plus noble, ne contrefit
que la folie quand il conspira contre Tarquin.
M. Alfred de Musset a composé, sous le titre de Lorcnzachio.
une fantaisie injouable qui se rapproche plus de la vérité histori-
que que le drame de M. Léon lierlrand. On y voit le petit Laurent,
comme le l'iesque de Schiller, dérober, sous le masque de la
flatterie et de la volupté, même aux yeux les plus clair-
voyants, le secret de sa sombre entreprise. Si nous avons
bonne mémoire, dans ce rûle apparent d'efféminé , Lorcnza-
chio pousse la dissimulation jusqu'à faire semblant de s'éva-
nouir à la vue d'une épée. Dans la pièce de M. Léon Ber-
trand, Laurent de Médicis est redevenu un conspirateur
ordinaire; et, si cela est plus conforme aux habitudes du
théâtre, il y a un côté original tout-à-fait regrettable. Il eut
L'ARTISTE.
15
élé curieux de voir ce jeune homme aux prises avec la dé-
bauche, qu'il a voulu donner pour compagne à la liberté,
laquelle débauche , traître envers lui comme il l'est envers
Alexandre, amortit peu à peu l'énergie de son dessein. Il eut
été beau , sans doute, d'entendre la voix de Strozzi lui crier
ce qu'on murmurait à l'oreille du second Rrulus : Tu dors,
réveille-loi !
M. Léon Bertrand n'a peut-être pas fait reluire avec assez
d'éclat les écailles de ce serpent, qui s'était glissé dans le
sein d'Alexandre afin d'y plonger son dard empoisonné. Mais
ce n'est pas une chose facile à manier que la scène : le par-
terre n'y déleste pas d'ailleurs les gens qui s'annoncent tout
de suite , et disent en entrant : Je suis Oreste , ou bien Aga-
memnon. M. Léon Bertrand a suivi la route commune: son
Laurent de Médicis se révèle dès les premiers vers; cet
homme a un bras et un cœur de fer, il ira sans hésiter à son
but. Il préside aux plaisirs du duc, mais il ne les partage
pas; il garde sa raison , tandis que le duc laisse la sienne au
fond des flacons de Chypre ! C'est un citoyen de Rome an-
tique, la matrone sévère, et non de Florence l'inconstante
courtisane. II n'est pas brûlé jusqu'à la moelle des os, comme
Hercule par celte robe de Déjantre qu'il a revêtue un moment.
Il joue auprès du duc le rôle d'un tyran en sous-ordre, d'un
aide de bourreau . et non d'un libertin, qui , en poussant
par son exemple le duc dans toutes sortes de licences, cher-
che à faire déborder le vase de la colère publique. Le rôle
conçu de cette façon est plus propice à la tirade; mais il
nous semble que le caractère , développé comme l'histoire
le représente et comme M. Musset l'a saisi, aurait pu s'ac-
commoder à la scène.
Quoi qu'il en soit, M. Léon Bertrand a tiré un parti (rès-
éuergique de son sujet; il nous a montré ce duc Alexandre,
ce bâtard des Médicis, rendant ce qu'il appelait la justice,
avec des jeux de mots, et se penchant sur Florence oppri-
mée , de tout son poids augmenté de celui de Charles-Quint,
son patron. Le duc, profanateur de toute beauté, a remarqué
la noble Juana, la fiancée de Pierre Strozzi. Il prétend la
ranger au nombre de ses faciles conquêtes , et c'est à cet
appât que Lorenzo va prendre ce cruel oiseau de proie. Sous
prétexte d'un rendez-vous, Lorenzo attirera le duc Alexan-
dre hors de son palais , et là , aidé d'un spadassin à ses gages,
il accomplira son sanguinaire projet; mais auparavant il fera
passer sous les yeux du tyran tous les spectres de ses vic-
times Ce sont les ombres qui jetlent à don Juan un reproche
amer avant qu'il soit englouti dans l'enfer; Lorenzo, ensuite,
un pied sur le corps du prince débauché, mettra dans la
main de Strozzi la main de son amante restée pure, et s'en
ira, lui, après avoir frappé vainement à la porte des républi-
cains de Florence, publier son apologie à Venise, où l'histoire
dit que le père de ce Strozzi fil frapper à Lorenzo une mé-
daille qui eut bientôt son revers aussi , car deux soldats de
la garde d'Alexandre tuèrent le meurtrier à son tour. Celui
qui s'était servi de l'épée mourut parl'épée; l'Évangile eut
raison.
M. Léon Bertrand a jeté dans son drame de beaux vers
et de généreuses pensées; il a répondu noblement aux pré-
venances de la Comédie-Française , qui , toujours un peu
grande dame vis-à-vis des débutants, leur fait quelquefois at-
tendre lonstcmps ses faveurs. Il y a des gens qui se présen-
tent comme le Cid, et qu'on accueille sur-le-champ en les
entendant dire avec fierté que
Dans les aines biens née*
I.a valeur n'attend pas le nombre des années
M. Léon Bertrand , qui a du cœur ainsi que Rodrigue,
distingue dans son coup d'essai; si ce n'est pas un coup de
■ nallre. et où sont les maîtres à présent! c'est du moins une
œuvre digne de beaucoup d'éloges. Quand on a le couraiîe
de faire des pièces en vers à l'époque où nous vivons, on a
toujours le droit d'être écouté : la pièce de M. Léon Bertrand
a élé entendue avec une religieuse attention, qui prouve que
le public est revenu au sentiment de l'art. Une trop grande
subtilité de moyens aurait peut-être compromis celle traué-
dic , si l'énergie du rhythme ne l'avait soutenue. Trois
épreuves heureuses ont fixé son destin, qui sera extrême-
ment honorable pour Tailleur. C'est un succès de bon aloi.
On peut tout dire à un triomphateur; aulrefois on les in-
sultait : contentons-nous de les critiquer. Que M. Bertrand
nous permette de lui reprocher vivement d'avoir traîné se*
personnages dans une de ces maisons malsaines d'où il
s'exhale toujours une odeur nauséabonde, et dans lesquelles
le poëte Régnier conduisait sa muse , au dire de Boileau. Ce
n'est pas que nous trouvions étonnant que la belle Juana aille
y chercher son amant, qui, proscrit, s'y est réfugié; où donc
une femme qui aime, et la plus vertueuse, n'irait-elle pas
en pareille circonstance? Mais le duc nous semble un peu
léger, quand il croit, sur la parole de Lorenzo, qu'une des
premières dames de Florence donne ses rendez-vous dans
un si épouvantable lieu, dont le décorateur du Théâtre-Fran-
çais n'a pas cru devoir diminuer l'horreur. 11 y aurait de quoi
dégoûter, non pas un prince italien , mais le dernier des la-
zarroui. N'y avait-il pas de nombreux palais à Florence, au
choix de M. Bertrand, et de gracieuses villas? En priant bien
son ami, et notre collaboraleur Jules Janin, l'auleur, au be-
soin, se serait fait prêter peut-être la villa Lazurrini. Cela
eût mieux valu.
Cette tragédie a élé convenablement représentée. Joauny a
donné une physionomie très-originale à ce bravo de Florence.
Scoroncolo, qui prêta son aide à Lorenzo dans l'assassinat
du duc. Joanny, dont l'âge n'a pas glacé le talent, et qui
conserve le feu sacré au cœur, joue toujours avec inspiration.
Il porte avec honneur celte royauté suprême que Talma. en
mourant, lui a laissée. Nous avons entendu dire que ce rôle
serait une des dernières créations de Joanny, et qu'il avait
l'intention de se retirer. Nous faisons des vœux contraires à
son repos dans l'intérêt de nos plaisirs. Beauvallet a rempli
le rôle de Lorenzo d'une façon très-distinguée. Il a tempéré,
autant qu'il a pu , sa formidable voix. Les efforts qu'il avait
faits pour modérer l'ardeur qui l'emporte souvent trop loin,
occupaient sans doute encore son esprit lorsqu'il est venu
annoncer l'auteur de la pièce : Beauvalet ne s'est pas servi de
la formule ordinaire ; il en a improvisé une plus familière,
qui ne peut être imputée qu'à une préoccupation intérieure.
Beauvallet sait trop bien qu'un acteur ne doit pas manquer
île respect au public, surtout lorsque le public n'en a jamais
manqué envers lui. Fockroy, homme d'intelligence et de soûl,
compose ses rôles comme il compose ses pièces, avec aillant
de finesse que de vérité ; mais Lockroy semble lutter par mo-
lii
L'AUTISTE.
ment contre une certaine hésitation qui donne à son langage
un accent triste et fatal. C'est un défaut, du reste, dont il
-e corrige ; Lockroy fera toujours beaucoup d'honneur à la
Cnmédic-I rançaisc.Gcffroi, sauf quelques vers traités par lui
un peu lestement, a hien rendu le personnage du duc. Gcffroi
est un acteur de mérite; mais les personnages bourgeois lui
conviennent mieux, en général, que les personnages héroï-
ques. Brcvaiine s'est fait applaudir; nous l'avions déjà remar-
qué. Le rdlc de Mlle Noblet n'est guère qu'une apparition
dans la pièce ; il n'est pas assez considérable pour qu'une ac-
trice puisse y briller.
Le théâtre de la Renaissance, qui déploie une prodigieuse
activité, vient d'engager des danseurs espagnols d'un genre
bouffon. -L'intermède burlesque el sargente fanfaron est très-
réjouissant. Un sergent s'en va chercher des recrues dans un
villase, et tous les garçons de ce village, fort alertes et fort
dispos, deviennent sur-le-champ boileux, paralytiques, épi-
Icpliques : c'est une vraie Cour des Miracles que vous avez
ïoiis les yeux. Mais le sergent s'éloigne un instant; alors
toute la troupe est sur pied ; on danse à qui mieux mieux.
Le sergent arrive sur ces entrefaites; les danseurs s'enfuient
à toutes jambes, et une espèce de descente, en guise de mon-
tagne russe, divertit beaucoup le public. M. Piatoli, mime
fort intelligent, et Mmes Maria Goze et Maria Fabiani , ont
eu les honneurs de ce ballet. L'Ange dans le monde et le Dia-
hle à la maison , pièce en trois actes de MM. Dupeuty et de
Courcy, ne nous a pas paru d'un comique bien prononcé.
Nous en somme fâché pour les auteurs, qui sont des gens
d'esprit, et surtout pour une charmante actrice, Mlle Crécy,
qui méritait un rôle mieux approprié à ses moyens. Trans-
former une ingénue en jeune femme colère, cela n'est pas
adroit. Mlle Crécy n'en a pas moins recueilli de nombreux
applaudissements.
Hippolvte LUCAS.
x&sœz aMrtsaa,
n'est pas sans chagrin que nous avons entendu parler du
j iléparl prochain de Mlle Fanny Lissier pour les États-Unis.
Si tout l'Opéra s'en va ainsi fragment par fragment, que nous res-
tera-l-il pour nos plaisirs de cet hiver? Mlle Fanny Elssler est une
belle et élégante personne, autant que jolie et bien aimée. Sa grâce
est une grâce toute parisienne. Elle-même, elle est un talent tout
parisien. Il faut bien prendre garde de la laisser partir, car évidem-
ment elle n'est pas faite pour vagabonder ainsi à travers l'Europe,
comme font tant de ses compagnes, tantôt sur un pied, tantôt sur
un autre. Et d'ailleurs, qu'ira donc faire oui États-Unis Mlle Fanny
Elssler? que de\icndra-t-ellc parmi ces sauvages civilisés et lafTi—
nés, plus dandys que tous les dandys? Et comprendront-ils jamais
comme il faut le comprendre tout l'esprit de ce visage, de ce geste,
de ce sourire'' Autant vaudrait lire à des Iroquois les plus flnes
épinrammes de Jean-Baptiste Rousseau.
[peine le sultan Mahmoud fut-il mort, que Sa Majesté le roi
Jdes Français, qui n'oublie jamais le Musée de Versailles, son
Tinre favorite, voyant venir à lui Heschid-Pacha : — On m'a dit,
s'écria Sa Majesté, que vous aviez à l'ambassade un bien beau por-
trait de voire maître? — Il est aux ordres de Votre Majesté, répon-
dit Reschid. — J'accepte, dit le roi, et vous pouvez être sûr qu'il aura
une belle place à Versailles, parmi les mieui faisants de ces temps-
ci. Ce portrait, qui est réellement très-beau, a été fait pour l'ambas-
sade par un peintre habile et pourtant peu connu, nommé M. Schc-
lessinger. Nous espérons donner avant peu à nos abonnés ce portrait
il» sultan.
oissieur le ministre de l'intérieur vient d'acheter le Christ
len croix, de M. Coutcl, digne et laborieui élève de M. In-
gres, qui avait été justement remarqué à la dernière exposition.
es habitants d'Orange réclamaient depuis longtemps le dé-
blaiement et l'isolement du théâtre antique de leur ville. M. le
Ministre de l'Intérieur avait en conséquence donné les instructions
nécessaires pour traiter à l'amiable avec les propriétaires des mai-
sons environnantes; mais les efforts de l'administration municipale
ont échoué contre les prétentions exagérées de ces propriétaires. Un
seul a accepté l'offre de 15.000 francs qui lui a été faite, et l'on a
traité a\ ce lui. On va s'occuper de l'expropriation forcée, pour cause
d'utilité publique, des autres propriétés.
vec son dernier numéro , la France Musicale a donné a ses
rj^gjabonnésdeux mélodies inédites de G. Spontini : 77 faut mourir,
paroles de L. Escudier; et le Départ, paroles de M de Bourgoin. Les
deux publications sont un événement dans le monde musiral. Le cé-
lèbre auteur de la Vestale n'avait rien écrit pour la France depui-
un très-grand nombre d'années. On retrouve dans les deux mélodies
publiées par la France Musicale, la fraîcheur, la grâce et la pas-
sion qui caractérisent les grandes œuvres dramatiques de Spontini
?Mlj§N nous écrit de Vichy qu'une nouvelle mélodie de M. Frédc-
«j£5g?ric Bérat , la Batelière de seize ans, vient d'y obtenir un
grand succès. M. Richclmi a fait entendre cette charmante produc-
tion de l'auteur du délicieux cantilène de ma Normandie, dont elle
égalera, dit-on, la vogue. Dans un concert donné par MM. Richclmi
et Haumann, la Batelière de seize ans a été redemandée et rouverte
d'applaudissements.
|n est occupé sur l'Esplanade des Invalides a enlever ces éaor-
iÇnies el disgracieuses balustrades de bois qui entouraient les
quinconces. On les remplace par des grilles légères el élégantes
académie des Beaux-Arts de Metz Nient d'ouvrir un concours
pour la statue en pied du maréchal Fabert. Le prix proposé
est de 12,000 fr. La statue devra avoir huit pieds de haut sans le
socle, qui sera payé à part. Les marquettes doivent être adressées au
secrétariat de l'Académie de Metz le 15 octobre prochain, terme de
rigueur.
'celqves journaux ont annoncé par erreur que l'Exposition
'des envois des pensionnaires de Rome aurait lieu le 4 sep-
tembre prochain: le jour de cette Exposition n'est pas encore fixé.
iossiecr le maire de Toulouse a l'honneur de prévenir MM
jjglcs artistes que l'Exposition publique des produits des beaux-
arts et de l'industrie, qui devait s'ouvrir dans cette ville le 15 octobre
prochain , ne pouvant avoir lieu cette année, est ajournée a l'année
18M). et probablement au 1er juin.
Un arrêté qui sera publié ultérieurement fera connaître l'époque
précise de l'Exposition et toutes les dispositions réglementaires qui
s'y rapportent.
Typographie de I.acrampe el Comp. . rue Damictte. 2 — Fonderie de Tlior.y . Virey el More!
IL' Al!
omt J. Pt
i V.©®,
L'ARTISTE.
17
<®n$®nt&
POUR LES PRIX DE ROME.
©1Â¥$!1 I2J WÉB&XMtë.
ous voici arrivés à l'époque des so-
lennités académiques. Le mois de
septembre a ramené les expositions
des concours pour les grands prix.
Après une année d'études silen-
cieuses , de travaux intérieurs ;
après une année de leçons publiques dont le retentisse-
ment ne s'étend plus guère au-delà de l'enceinte des
Petits A ugustins, l'école des Beaux-Arts va ouvrir ses
portes à deux battants ; elle va appeler les hommes du
dehors à constater les progrès de ses élèves, et la valeur
même de son enseignement. Mais le public ne sera admis
que par degrés à ces expositions successives : l'Aca-
démie met une sorte de coquetterie à en préparer l'ef-
fet, à en ménager les transitions. Elle n'a laissé voir celte
semaine que la gravure en médaille, qui passe pour une
spécialité très-inférieure ; puis viendra la gravure pro-
prement dite ; puis la peinture, la sculpture, l'architec-
ture ; enfin, quand tout cela aura été vu, examiné, dis-
cuté , critiqué , jugé ; quand on en aura fini avec les
concours, alors, pour frapper un dernier coup et fixer l'ad-
miration, elle montrera tout d'une fois les ouvrages de ses
lauréats, de ses pensionnaires de la villa Médicis. Ensuite
viendra la séance annuelle, séance qui s'ouvre invariable-
ment par le perpétuel discours du secrétaire perpétuel,
où l'on est assuré d'avance de trouver une protestation
énergique contre l'envahissement des doctrines roman-
tiques, car on croit encore au romantisme à l'Académie.
2e SÉRIE, TOMB IV, 2e LIVRAISON.
Tout sera terminé par la distribution des couronnes et
l'exécution du morceau de musique qui a obtenu le grand
prix.
Dieu veuille que nous ne voyions pas se renouveler,
celte année, le scandale des sifflets qui ont accueilli, l'an
dernier, la désignation de l'élève qui avait obtenu le prix
de sculpture! Dieu veuille que nous ne voyions pas se
renouveler le scandale, plus grand encore, du blâme pu-
blic adressé par l'Académie au directeur de l'école de
Home, directeur tiré de son sein, et qu'elle a choisi elle-
même entre tousses collègues ! Il n'était pas bien difli-
cile de prévoir dans quelle voie un homme d'énergie et
de conviction comme M. Ingres conduirait l'école qu'il
était appelé à diriger : il fallait nommer un autre pro-
fesseur si l'on voulait une autre tendance ; mais il y a
plus que de l'inconvenance à venir le blâmer après coup
d'avoir été conséquent avec lui-même : au reste, nous
verrons bientôt à qui restera la victoire, de M. Ingres
ou de l'Académie. Les envois de Rome sont arrivés de-
puis plusieurs semaines, et l'on en parle de façons très-
diverses. M. Ingres, qui n'a pas cédé, comme on le pou-
vait prévoir, en est très-content, nous assure-t-on.
Qu'est-ce que va penser l'Académie? quel parti prendra-
t-elle? C'est ce que nous ne saurions dire ; mais, d'ici à
quelques semaines, nous verrons bien. Laissons donc ces
dissensions intérieures; nous ne voulons pas qu'on puisse
nous accuser d'avoir envenimé la querelle : d'ailleurs, il
n'y a pas nécessité de nous prononcer ; on sait de reste
pour qui sont nos sympathies dans cette affaire.
Nous voilà bien loin du concours de gravure en mé-
daille et en pierre fine ; c'est là pourtant ce dont nous
avons à nous occuper aujourd'hui. Mais il y a temps
pour tout , et nous avons encore du papier devanl
nous.
Les concurrents n'ont jamais été très-nombreux pour
disputer cette couronne; rarement on en a vu plus de
quatre ou cinq ; mais cette année le nombre en est telle-
ment réduit, qu'il se trouve justement suffisant pour
établir qu'il y a concours. Le peu d'empressement des
élèves à se faire inscrire pour disputer ce prix s'explique
naturellement : on les enferme là dans une spécialité
trop étroite, et dont il est trop difficile de tirer parti dans
le monde. Il n'est personne qui n'admire les délicieuses
pierres gravées de l'antiquité et de la Renaissance ; beau-
coup de gens sont encore disposés à les payer fort cher;
mais qui est-ce qui fait graver des pierres fines pour son
usage? nous entendons des pierres qui soient des œuvres
d'art ; car nous n'ignorons pas que l'on fabrique encore
à Paris des cachets avec devises et légendes , qui font
l'admiration des nouveaux débarqués, derrière les car-
reaux des marchands de papier du Palais-Royal.
D'un autre côté, la gravure en médaille est un travail
d'un prix trop élevé pour prendre jamais une extension
considérable. Tout le monde ne peut pas dépenser cinq à
18
l/AKTISTK.
six mille fnincs pour faire tailler la matrice de son por-
trait; matrice qui peut se briser à la troisième épreuve,
comme cela est arrivé pour la fameuse médaille du bailli
de Suffren : sans compter que le gouvernement s'est ré-
servé le droit de frapper des médailles, ce qui restreint
encore la production. Nous descendons à tous ces détails
pour faire comprendre le peu d'empressement des ar-
tistes à entrer dans cette carrière, que ceux-là môme
que le gouvernement a envoyés à Kome pour s'y livrer
d'une façon spéciale abandonnent la plupart du temps
une fois qu'ils sont de retour. •
Cette défaveur jetée surun art que les anciens ont cul-
tivé avec un zèle si intelligent explique, sans la justifier,
la décadence de notre monnaie. Sous prétexte d'obtenir
plus de perfection dans leurs ouvrages, on a enfermé
les artistes, comme les industriels, dans les limites de
spécialités tellement restreintes, qu'on est parvenu à en
faire des sortes de machines qui exécutent un mouvement
unique sans en comprendre ni le but ni la convenance.
Un graveur en médaille taille de l'acier comme un maçon
taille de la pierre, et sans plus songer à l'importance et
à la dignité de son œuvre. Etouffé dans les limites d'une
atmosphère trop étroite, il accoutume sa pensée à ne pas
s'élancer au-delà, et il a bientôt perdu de vue que , pour
exécuter dignement la moindre des médailles, ce n'est pas
trop de tout le talent du plus grand artiste ; car il ne
s'agit pas de plus ou moins de fini, d'un poli plus ou
moins irréprochable : il s'agit de lutter d'expression et
de caractère avec les plus admirables chefs-d'œuvre.
Aussi, comparez les médailles et les monnaies de
notre temps aux médailles et aux monnaies des temps
passés, et vous verrez à quel point de décadence nous
sommes arrivés; c'est-à-dire que depuis quarante ans il
n'y a pas trace d'art dans tout ce que nous avons pro-
duit en ce genre. Ni Louis-Philippe, ni Charles X, ni
Louis XVIII, n'ont pu obtenir une médaille de quelque
valeur. Napoléon lui-même, la plus belle face impériale
que le burin ait jamais eue à reproduire, Napoléon a été
tellement défteuré par la Monnaie , il a été si peu com-
pris par la peinture, aussi bien que par la sculpture, que
sans le masque moulé sur son cadavre par le docteur
Antommarchi, nous aurions l'idée la plus fausse du carac-
tère de cette admirable tète. C'est une triste recomman-
dation pour les arts de notre époque, de n'avoir rien
produit qui puisse lutter avec l'empreinte inanimée prise
par le plâtre sur un cadavre.
Ce mouvement de décadence dans nos monnaies re-
monte presque jusqu'à Varin; Louis XIV n'est pas aussi
bien que Louis XI11; cependant elles conservent un grand
caractère jusqu'à Louis XV, et même jusqu'à Louis XVI,
dont l'image est encore fort belle et largement indiquée
sur les écus de six livres. Mais à partir de l'invasion de
l'école purement académique, les faces empreintes sur
notre monnaie ont été rendues avec une sécheresse , une
mesquinerie et une pauvreté pitoyables. Chaudct lui-
même, malgré son beau talent en sculpture, n'est pas
resté au-dessus de la médiocrité.
Cela vient moins de la faute des hommes que de la
faute de l'école, ou plutôt des idées qui ont dirigé cette
école. On n'a pas compris qu'une œuvre d'art, dans des pro-
portions aussi restreintes, ne devait pas être une réduc-
tion exacte d'un objet de plus haute dimension (dans un
champ aussi étroit, les masses seront nécessairement
absorbées par les détails); mais que ce devait être bien
plutôt une représentation caractéristique dans laquelle
les détails insignifiants doivent toujours être sacrifiés à
l'accentuation énergique des grandes masses.
C'est ainsi du moins que l'ont compris tous les artistes
supérieurs ; car ils n'ont pas toujours dédaigné de lutter
contre les difficultés de l'espace et de la matière. La
petite Bacchanale connue sous le nom de cachet de Mi-
chel-Ange , prouve , du reste , qu'un grand artiste peut
conserver, jusque dans des proportions microscopiques .
toute la puissance de son talent; d'ailleurs , les exemples
de ce genre ne manquent pas : la plupart des médailles
antiques sont des chefs-d'œuvre , et celles-là même qui
laisseraient quelque chose à désirer, sous le rapport de
la perfection de la forme, sont entendues d'une façon toute
monumentale. C'est que les peuples de l'antiquité savaient
donner aux emblèmes les plus vulgaires de la commu-
nauté sociale, un caractère de grandeur et de majesté
dont nous semblons n'avoir même pas conservé l'intel-
ligence. Il suffit de jeter un coup d'œil sur les monnaies
de Rome ou d'Athènes , de Syracuse ou d'Alexandrie,
pour reconnaître que ce travail a été fait avec religion et
avec amour. Ce sentiment de largeur et de puissance
s'est conservé depuis les premiers temps des périodes
grecques et romaines jusqu'à leur décadence, dans les
siècles les plus barbares du Moyen-Age, comme dans les
époques les plus fleuries de la Renaissance, pour s'effacer
presque entièrement de nos jours, malgré la perfection
de tout ce qui tient à l'exécution mécanique.
Malheureusement, l'école des Beaux-Arts, dont l'en-
seignement devrait tendre, avant tout, à relever ses
élèves de cette déchéance, les y entretient, au contraire,
par la direction imprimée à leurs études. Nous avons,
dans le concours de gravure en pierre fine, une preuve
trop convaincante de cette malheureuse tendance, pour
qu'il soit permis d'en douter.
Les deux concurrents uniques avaient à copier un
admirable petit camée antique représentant une tête de
Minerve. Copier un modèle, cela n'exige pas un grand
effort de génie ; et, si peu habile qu'on pût les supposer,
on reconnaîtrait au moins , dans le travail de ces jeunes
gens, l'intention de produire quelque chose de semblable
à la Minerve antique, s'ils l'avaient eue réellement;
mais point. On leur a appris à fausser conventionnelle-
ment tous les traits de ce beau profil, on leur a enseigné
L'ARTISTE.
10
à mettre du fini où il devait y avoir du caractère, à met-
tre des détails où l'on ne devait sentir que des masses ; et
ils ont produit un ouvrage sans forme et sans vigueur,
qui ressemble beaucoup plus à quelque Minerve du
temps de l'Empire qu'au modèle qu'ils avaient à copier.
Les médailles en bronze sont à peine supérieures
aux pierres gravées. Celle de M. Vauthier est assez pas-
sable si l'on veut ; elle est loin cependant de valoir son
bas-relief, qui ne vaut pas l'esquisse qu'il en avait faite.
Le travail de M. Flacheron n'est pas aussi bien; son es-
quisse est inférieure à celle de M. Vauthier. Le bas-relief
n'est ni bien ni mal ; la médaille n'est pas terminée. En
somme, le concours est des plus médiocres, et il y a bien
peu de différence entre le mérite des deux concurrents.
>:©:c_
OnXTIQTTE DRAMATIQUE.
3-2^.^23^
ocs les rôles de Bajazet offrent, je l'a-
voue, de grandes difficultés : aussi ne de-
vons-nous pas être surpris que ces rôles
16 soient rendus aujourd'hui d'une façon
j incomplète. Quel que soit cependant le
' nombre des problèmes que les comédiens
ont à résoudre pour représenter dignement cette tragé-
die, la tâche acceptée par MM. Maillart et Beauvallet, par
Mlles Rachel et Rabut , n'a rien d'effrayant. Si le génie
est absolument nécessaire pour réaliser l'idéal de Bajazet
et d'Acomat, de Roxane et d'Atalide, l'étude et la ré-
flexion suffisent pour entrevoir cet idéal, pour en réali-
ser une partie. Des quatre personnages entre lesquels se
noue et se dénoue cette tragédie, Rajazet est peut-être
celui qui offre au comédien le programme le plus ingrat.
Le caractère de ce prince, tel que l'a conçu Racine, n'a
rien de séduisant. Un homme sans volonté, placé entre
deux femmes qui l'aiment chacune à sa manière, l'une
avec le cœur, l'autre avec les sens, incapable de choisir
entre ces deux amours, est à coup sûr un triste person-
nage. Toutefois il n'est pas impossible d'intéresser l'audi-
toire en faveur de ce personnage ; mais pour que Bajazet
obtienne notre sympathie, il est nécessaire que le comé-
dien chargé de ce rôle se résigne franchement à toutes
les données du poète; il est nécessaire qu'il exprime
toutes les angoisses, toute la honte de l'irrésolution.
A cette condition Bajazet devient pour nous un re-
marquable sujet d'étude. Nous écoutons d'une oreille
attentive ses moindres pensées, et, sans approuver son ir-
résolution, nous ne pouvons lui refuser notre pitié. Mal-
heureusement M. Maillart semble lutter contre son rôle
au lieu d'en accepter franchement toutes les données ; on
dirait qu'il refuse de prendre au sérieux le caractère que
Bacine prête à Bajazet, et qu'il s'efforce de le transformer
en substituant l'ardeur à l'irrésolution. Nous ne pouvons
croire que M. Maillart pèche par ignorance ; car le sens
du rôle de Bajazet est trop clair, trop évident pour au-
toriser une telle conjecture. Nous sommes donc forcé
d'admettre que M. Maillart dénature volontairement le
rôle de Bajazet. Mais il lui sera facile de comprendre
qu'il a fait à Bacine une injure inutile, et que le public
n'accepte pas cette métamorphose violente du person-
nage créé par le poète. Bajazet, tel que le représente
M. Maillart, n'intéresse personne, eteontredit sa conduite
par son attitude. L'auditoire se demande avec raison
comment un homme ardent et vraiment amoureux peut
hésiter si longtemps entre Atalide et Boxanc. Malgré le
soin scrupuleux avec lequel M. Maillart récite tous les
couplets de son rôle, il n'obtient que de rares applaudis-
sements, et la froideur du public est loin d'être une injus-
tice. Nous désirons vivement que M. Maillart reconnaisse
toute l'étendue de sa méprise : il a souvent fait preuve
d'intelligence, et nous le verrions avec peine s'entêter
dans une erreur facile à réparer.
M. Beauvallet, chargé du rôle d'Acomat, paraît avoir
pris à tâche d'éviter toute ressemblance avec M. Joanny.
L'amour de l'originalité est une chose excellente en soi :
mais il ne faut pas satisfaire cette passion aux dépens de la
vérité, etM.Beauvalletatropsouventoublié, ou tropsou-
vent changé la physionomie que M. Joanny avait su prêter
au rôle d'Acomat. Il est permis de ne pas s'accorder avec
M. Joanny sur l'âge de ce rôle ; mais, toutes réserves faites
pour celte question secondaire , nous devons reconnaître
que M. Joanny avait profondément compris le caractère
d'Acomat, et qu'il exprimait avec une grande habileté ce
que l'étude lui avait révélé. L'ambition domine toute la
vie, toutes les pensées d'Acomat ; l'amour n'est pour lui
qu une distraction. Quel que soit son âge, il est certain que
la politique a pour lui autantd'importance que la guerre.
Ilestdonc nécessaire pour bien rendre ce personnage d'a-
dopter une diction grave et contenue. Or, M. Beauvallet,
sans doute pour ne pas rappeler M. Joanny, a méconnu
cette condition impérieuse ; il a oublié l'homme d'état et
nous a montré le guerrier. Acomat, réduit à ces propor-
tions, perd toute originalité; il n'a rien de nouveau, il
devient vulgaire. Nous comprenons sans peine que
M. Beauvallet tienne à profiter de toutes ses facultés;
mais il devrait dans son intérêt les employer autrement.
Il possède une voix sonore ; c'est là sans doute une fa-
culté précieuse, puisqu'il est appelé à parler devant deux
mille personnes; mais Acomat, familiarisé avec la réflexion
aussi bien qu'avec les dangers de la guerre, doit ignorer
20
L'AUTISTE.
les éclats de voix que lui prête M. Bcauvallet. Il est im-
possible que M. Beauvallet ne comprenne pas toute la
justesse de nos reproches , car la lecture attentive
de Bajazet ne laisse aucun doute sur le véritable ca-
ractère d'Acomat. Il ne peut donc alléguer d'autre ex-
cuse que le désir d'être nouveau : mais ce désir ne justifie
pas l'oubli de la vérité, et M. Beauvallet a trop de raison
pour ne pas se rendre à l'évidence. Qu'il se résigne donc,
non pas à copier, mais à rappeler M. Joanny. Qu'il se
décide h jouer le rôle d'Acomat tel que Racine l'a conçu ;
qu'il obéisse au poète, et ne cache plus l'homme d'état
sous le guerrier. Qu'il se contienne , qu'il parle moins
haut, et je suis sûr qu'il sera mieux écouté.
Nous regrettons que Mlle Rabut persiste à jouer la
Iragédie, car ni sa voix, ni son regard, ne conviennent à
l'expression des passions tragiques. Cependant nous de-
vons reconnaître que Mlle Rabut fait de louables efforts
pour accomplir la lâche difficile dont elle s'est chargée.
Depuis quelques mois elle a fait des progrès réels. De
jour en jour elle simplifie sa pantomime et scande le
vers plus nettement. Mais nous croyons que le rôle
d'Atalideest au-dessus des forces de Mlle Rabut. Il y a
dans ce rôle une tendresse, une ferveurd'abnégation, que
Mlle Rabut comprend peut-être , mais qu'elle ne réussit
pas à exprimer. Elle a beau faire, son visage se refuse.à
traduire la passion ; ses yeux ne savent pas pleurer, ses
lèvres ne savent pas frémir; le désespoir lui sied mal, et
le spectateur ne consent pas à prendre sa douleur au sé-
rieux. Pour jouer dignement le rôle d'Atalide, il faudrait
un ensemble de facultés que Mlle Rabut ne possédera
jamais. Son masque n'a pas la mobilité que demande la
tragédie, et sa voix ignore le blasphème et la prière.
L'étude pourra-t-ellc triompher de ces difficultés? Nous
ne le pensons pas. Mlle Rabut, par un travail assidu ,
pénétrera le sens intime de ses rôles; mais elle sera
toujours impuissante à traduire ce qu'elle aura com-
pris. Elle dit mieux et plus simplement que Mlle No-
blet, nous le reconnaissons volontiers; mais la défaite
d'un pareil adversaire n'a rien de glorieux et n'offre
aucune garantie. Il y a des moments où Mlle Rabut pa-
rait sincèrement émue par les paroles qu'elle prononce,
mais ces moments sont si rares que le public ne peut
guère en tenir compte. Aussi Mlle Rabut ne produit-elle
aucun effet dans le rôle d'Atalide. Elle est presque tou-
jours convenable, dans le sens littéral du mot; elle ne
blesse pas le goût, et l'auditoire comprend qu'elle fait de
son mieux ; mais sa voix n'est jamais la voix d'Atalide.
Elle esquive assez adroitement les difficultés du couplet
tragique ; elle respire à propos, et se plie aux fois de la
prosodie; mais il nous est impossible d'oublier l'actrice
et de croire à la présence réelle du personnage. Il nous
semble que Mlle Rabut agirait sagement en abandonnant
une tâche qui ne convient pas à ses facultés. Elle a dé-
buté dans la comédie sans éclat , mais avec bonheur : les
encouragements qu'elle a recueillis dans cette voie nou-
velle devraient l'éclairer sur sa véritable vocation. En
persistant à jouer la tragédie, elle pourra faire une
grande dépense d'altenlion et de volonté ; mais il est
douteux qu'elle soit jamais récompensée selon la mesure
de ses efforts. De tous les rôles qu'elle a joués jusqu'ici,
le rôle d'Atalide est celui qu'elle parait avoir le mieux
compris, et pourtant elle n'émeut personne. Il y a dans
cet échec un conseil que Mlle Rabut ne doit pas mécon-
naître. Qu'elle se hâte donc d'abandonner la tragédie, et
qu'elle aborde les rôles que le bon sens lui désigne ;
qu'elle mette sa jeunesse et sa bonne volonté au service
de Molière, de Regnard et de Marivaux.
Mlle Rachel parait avoir pour le rôle de Roxane une
véritable prédilection. Malheureusement, elle n'a pas
saisi le caractère sensuel de ce rôle; et, pour elle,
Roxane est sœur d'Hermione , comme Hermionc est
sœur de Camille et d'Emilie. Disons-le sans détour,
Mlle Rachel prête à tous ses rôles l'ironie d'Hermione.
et c'est là ce qui explique l'incontestable monotonie de
son talent. Elle dit , et ne joue pas ; et quelle que soit la
nature des sentiments exprimés par le poète, elle prête à
tous ses couplets l'accent hautain, l'ironie cruelle d'Her-
mione. Cependant nous croyons devoir la remercier
d'avoir supprimé, samedi dernier, dans le rôle de
Roxane, une puérilité de pantomime que ses admirateurs
avaient eu la maladresse d'applaudir. Elle est rentrée
dans la lettre de Racine, et elle a bien fait. Avant d'en-
voyer Bajazet au cordon des muets, elle ne tire plus son
poignard : cet enfantillage était doublement absurde ; car
si Roxane veut tuer son amant de sa main, elle n'a pas
besoin de l'envoyer aux muets ; et si elle laisse tomber
son poignard, le public se demande pourquoi elle l'en-
voie aux muets. On répondra qu'elle dédaigne de le tuer
elle-même, et que le mépris la désarme sans la fléchir. La
réponse est spécieuse , mais ne justifie pas Roxane. La
passion procède plus simplement. D'ailleurs, il ne faut
pas oublier que le vers de Racine n'autorise d'aucune
façon ce jeu de scène. Mlle Rachel a donc bien fait de s'en
tenir au vers de Racine. Puisqu'elle est en veine de doci-
lité, j'espère qu'elle voudra bien, dans la quatrième scène
du quatrième acte, ne plus tirer son poignard lorsqu'elle
se promet de percer le cœur d'Atalide et de Bajazet. Si
cette menace était proférée devant les victimes désignées
par sa colère, je comprendrais ce jeu de scène ; mais
Roxane est seule , elle n'a d'autre confidente qu'elle-
même, elle n'a pas besoin de ce commentaire pour com-
prendre les paroles qu'elle prononce. Le bon sens pres-
crit donc à Mlle Rachel de laisser son poignard en repos,
au quatrième acte aussi bien qu'au cinquième. Mais,
pour mériter les applaudissements que le parterre lui
prodigue, il faut qu'elle consente à voir dans l'art dra-
matique autre chose que la diction. Tant qu'elle réduira
sa tâche à ces étroites proportions, elle ne sera qu'une
L'ARTISTE.
21
lectrice excellente, et ne méritera pas le nom de tragé-
dienne. L'art de bien dire, d'articuler nettement, de don-
ner à chaque syllabe la valeur qui lui convient, n'est pas,
et ne sera jamais le but suprême de l'art dramatique. La
tAche et le triomphe du comédien sont de personnifier
les figures créées par le poète. Or, je le demande de
bonne foi , Mlle Rachcl n'cst-elle pas toujours , et par-
tout, je ne dis pas l'Hermionc de Racine, mais l'Hermione
qu'elle nous a montrée? Qu'elle s'appelle Emilie, Ca-
mille ou Roxane, n'a-t-elle pas toujours le même accent
ironique et hautain? Si, comme nous le croyons, la per-
sonnification est la base suprême de l'art dramatique,
Mlle Rachel a tout au plus accompli la moitié de sa
tâche.
Gustave PLANCHE.
CRITIQUE IVI17.SIG.A£E,
LE SHERIF.
* Scribe se réserve, à ce qu'il parait, le
monopole du somnambulisme drama-
[^ tique. Voici le troisième ou le quatrième
des ouvrages qu'il a fabriqués avec
cette donnée, pour toute espèce de
théâtre. Cette fois, en mêlant à cet in-
grédient un peu de Pie Voleuse dénaturée, il en a fait
une drogue pas trop désagréable avec laquelle il a
échauffé de nouveau le sang de M. Halévy.
Des matelots boivent à la taverne de l'Ancre du Salut,
sur le port de Londres. Us chantent un chœur fort hon-
nête, légèrement animé, un chœur enfin qui ne veut pas se
faire remarquer, comme il convient quand on trinque
devant la maison du grand-shérif, qui demeure en effet
de l'autre coté de la place. L'hôte demande son dû.
C'est juste, quelqu'un paiera. C'est Vorick, désigné à cet
effet par le sort. Malheureusement Vorick a perdu sa
bourse, ou, pour mieux dire, il n'en a jamais eu. Il est
secouru par le jeune Edgar, capitaine de corsaire, qui
venait chez le shérif au moment où il a reconnu dans cet
instant critique le pauvre Vorick son ancien camarade.
Edgar a été en effet simple marin comme tous ceux qui
l'entourent. Il avait de l'ardeur, un peu d'esprit à la
Scribe, et un bon génie qui l'animait. Il s'est battu comme
un lion, il est capitaine et riche, mais pas assez riche. On
est en «uerre avec l'Espasne : il faut a Edgar un galion,
2e SÉRIE. TOME IV. 2e I.1VRUH>V
deux galions, trois galions. Il demande à tous ces braves
vauriens qui sont là s'ils veulent le suivre. Tous lui ré-
pondent en hurlant de joie un chœur d'un rhythme neuf,
anguleux, et qui se meut pourtant avec une adresse ad-
mirable . avec une brutalité bien subtile , au milieu de
celte introduction dans laquelle il se fond sans rien heur-
ter. Que disait-on que l'auditoire n'était composé que
d'amis? C'étaient alors des amis bien mal choisis, car ils
ont laissé passer ce beau tohu-bohu de flibustiers sans
le remarquer, comme s'il se fût agi d'une petite bar-
carolle de ténor éreinté. Je me rappelle à ce propos que
Castil-Blaze avait bien raison de décrier les auditoires
d'amis, et de leur préférer franchement des claqueurs
bien dressés. Toujours est-il que le chœur de M. Halévy
est un vrai branle-bas musical, et que j'aurais bien voulu
l'entendre chanter par un véritable équipage de corsaire,
par cent à cent cinquante chenapans de la vieille roche, de
cette espèce qui se perd chaque jour, à mesure qu'une
civilisation bourgeoise abolit la course romanesque et le
poétique droit de prise. Rien entendu qu'il me faudrait en
cette occasion un ramassis de Provençaux, de Ragusais.
de Maltais, tous gens de voix vibrante et d'organisation
musicale. L'équipage du théâtre de la Bourse l'a chanté
beaucoup mieux qu'on ne s'y attendait. On dirait que le
composileur, revenu de sa peur célèbre constalée par
l'Eclair , a communiqué à ces choristes sa hardiesse de
fraîche date. Les ténors se comportent avec une louable
audace dans la réponse : l'Océan e.«/ à nous.
Délivré de ses terribles recrues, Edgar conte à Vorick
pourquoi il veut être riche. C'est l'amour qui a fait de
lui plus qu'un marin ordinaire, l'amour qui lui ordonne
de devenir un bon parti. Il a sauvé jadis des eaux la
belle Camille, fille du shérif; il en est vivement épris, et
il lui faut encore quelques milliers de guinées pour être
un gendre acceptable. En attendant, il a quelques rai-
I sons de se croire aimé de sa belle adorée , et cherche à
l'entretenir en secret pour lui faire promettre de l'atten-
dre pendant quelques mois. Justement Vorick est cousin
de Keatt, servante du shérif. Celle-ci sort au même in-
stant pour aller au marché, et comme elle s'appelle Mme
Damoreau. elle chante un de ces airs qui sont à la mu-
sique ce qu'est à la poésie le couplet de facture du Vau-
deville : pot-pourri de mouvements de toutes sortes, de
recherches mignardes et de gentillesses fort agréables.
Néanmoins , cela plaît fort au public et à la })rima donna.
qui le chante à ravir. Personne en France ne pourrait
bavarder aussi vivement et aussi justement qu'elle des
passages de chant syllabique auprès desquels les pizzicato
les plus vifs des violons, les badinages les plus légers de
la mandoline auraient l'allure lourde. Keatt apprend en-
suite à son cousin et au capitaine que le shérif est sombre
et soupçonneux depuis longtemps, et que la belle Ca-
milla est bien triste. Ce trio commence par des détails
d'une élégance et d'une originalité remarquables, el s'ar-
22
L'AIITISTK.
rêle tout d'un coup pour faire place à un couplet fort
intéressant sans doute, mais calculé pour la localité et
pour le marchand de musique. Pour nous, rien ne nous
déplaît plus, quand nous sommes en train de jouir et
de suivre d'une oreille avide les développements habiles
et spirituels d'un pareil morceau, que de le voir sacrifié
sans motif avouable à des complaisances de cette na-
ture. Ce n'est pas tout : on attend dans la journée chez
le shérif un prétendu pour sa fille , le fils du marquis
dlnverness, qui doit arriver de Dublin par le paque-
bot. Edgar s'avise de déclarer à la servante qu'il est ce
prétendu. Elle lui promet de l'introduire quand le shé-
rif sera rentré. Celui-ci revient avec sa fille, et après
avoir appris que son gendre futur vient d'arriver, il con-
fie à sa chère Camilla les chagrins qui l'oppressent de-
puis longtemps. Lui, le grand-shérif, si redouté des vo-
leurs de Londres, dont il déjoue toutes les ruses, après
avoir rendu le repos aux habitants de la grande cité, a
vu s'établir dans sa propre maison l'exploitation la plus
scandaleuse du vol de lous les instants. 11 a beau faire
griller toutes ses fenêtres, entourer sa maison d'agents
de police, changer tous les jours de domestiques ; ses bi-
joux les plus précieux, son argent, ses titres, disparais-
sent de son secrétaire et de sa caisse fermés à triples
cadenas.
Il lui prend envie d'engager Yorick à se charger du
rôle de mouton au milieu de ses camarades, qu'on peut
soupçonner sans trop leur faire injure. Il fait briller à
ses yeux l'appât d'une montre merveilleuse qui sonne
d'elle-même quand elle est touchée par d'autres mains
que celles de son maître légitime. Cette idée donne nais-
sance à un quatuor fort piquant avec accompagne-
ment de timbre de pendule. Cet effet est annoncé dans
l'ouverture. Le shérif, que ses chagrins fatiguent appa-
remment, va faire sa méridienne, et cède la place au vé-
ritable gendre irlandais, qui arrive tout brisé par le mal
de mer pour ouvrir le finale. Ce pauvre homme est un
dandy de province de la plus sotte espèce. Sa mise et ses
belles manières d'emprunt sont tellement ridicules que
les aflidés de police le prennent pour un de ceux qui
empruntent partout malgré les gens. Pendant qu'on le
tient en surveillance, le shérif désolé, exaspéré, so pré-
cipite hors de sa maison. Sa belle montre babillarde
vient de lui être enlevée sans bruit pendant ce court
sommeil. Il appelle ses constables, qui trouvent fort juste
d'empoigner deux hommes qui rôdent près des murs,
et c'est ainsi que M. dlnverness, déclaré imposteur, et le
pauvre Yorick, qui avait tenu un instant la montre, sont
envoyés en prison quoi qu'ils en aient. Ce finale est plus
spirituel que vigoureux.
Ausecond acte, Edgar ne perdra pas son temps. Keatt,
qui le protège pour sa bonne mine et pour sa bourse,
commence par compter sa dépense, pendant que sa belle
maîtresse compte en soupirant les semaines qu'elle a
passées sans voir son sauveur. C'est un charmant duo n
double caractère, où salsifui répond à peine cruelle, arti-
chauts et radit à douleur mortelle. Edgar est introduit eu
qualité de prétendu, et Camilla, qui ne s'attendait pas à
le retrouver dans Inverness qu'elle haïssait sur oui-dire,
est bientôt d'accord avec lui. Il en résulte nécessairement
une jolie romance; puis Edgar, qui ne se soucie pas de se
présenter tout de suite au shérif, so retire dans l'appar-
tement qui lui a été préparé. Mais le shérif rentre stupé-
fait, et apprend à sa fille que l'homme arrêté est bien le
prétendu Irlandais, le véritable Inverness. Celui-ci ar-
rive en effet pour recevoir de nouvelles excuses, et pré-
senter à sa belle fiancée un riche écrin dont il lui fait ac-
cepter tout de suite une bague. Les affaires vont vite :
on va souper. La pauvre Camilla, qui ne sait que croire,
envoie Keatt pour faire sortir Edgar quand même, sans
lui demander ses qualités. Le jeune corsaire, qui perdrait
l'occasion d'aborder — vieux style — la véritable question,
se cache, et quand Camilla revient pour se coucher, il lui
déclare la vérité, lui fait promettre sans peine de refuser
Inverness, au moins pendant trois mois, et obtient, pour
preuve de sa sincérité, qu'elle jette la bague qui lui a
été donnée en présent de noces. Cependant, il faut par-
tir; tout le monde est couché, la porte fermée, les fe-
nêtres grillées. Edgar demande la clef d'une grille de
balcon et saute par la fenêtre. Cette situation a fourni les
développements d'un beau duo, coupé au milieu par
une marche de symphonie con sordini, qui est d'un puis-
sant effet.
Edgar évadé, Camilla retirée, on entend un beau ta-
page. Tous les estafiers de police réveillent le shérif pour
lui dire, non pas qu'ils ont pris son voleur, mais qu'ils
l'ont vu sauter par la fenêtre. Que dis-je, un voleur! ils
étaient trois, ils étaient six, ils étaient dix ! et même on a
ramassé le trousseau de clefs des fenêtres, que l'un d'eux a
laissé tomber en s' échappant. En même temps le shérif
reconnaît que l'écrin donné par Inverness a disparu. La
bague même reçue par Camilla n'a pas été sauvée. Les
estafiers se démènent, le shérif s'emporte, Inverness s'é-
tonne, Camilla croit devoir s'avouer une affreuse vérité.
Quel finale! chefinalone! M. Halévy a fait avec cette ex-
cellente situation un morceau des meilleurs, des plus
francs, des plus chauds qu'il ait jamais écrits de sa vie.
Vous croyez que Camilla se résigne à épouser Inver-
ness. Au contraire, elle lui a demandé le répit de trois
mois convenu avec cet Edgar qu'elle croit pourtant un
voleur. Inverness prend d'une part patience , et de
l'autre des leçons de fashion à Londres. 11 joue gros
jeu, perd souvent, et dépense probablement encore
selon les autres lois de la fashion. Les vols continuent
dans la maison du shérif. Keatt et Yorick, qui en ont
souffert plus que tous les autres , font de l'espionnage
pour leur propre compte. Keatt a découvert un malin
l'empreinte de pas qui partaient de l'escalier et aboutis-
L'ARTISTE.
23
saientau mur d'enceinte. Elle a même ramassé une belle
pantoufle brodée laissée par le voleur. Sans rien dire, elle
court toutes les boutiques de cordonniers de Londres, finit
par trouver celui qui a confectionné les pantoufles, et re-
vient triomphante rapportera son maître une déclaration
cachetée. 0 surprise! les pantoufles ont été faites pour le
shérif, qui les avait offertes à son gendre futur. Le soup-
çon vient se joindre aux mécontentements qu'excit >ot les
déportements fashionables du fat irlandais. Le shérif
commence môme à regretter de lui avoir remis tout à
l'heure vingt mille livres sterling, montant de la dot
constituée à raison du mariage qui doit définitivement
avoirlieule lendemain. — M. Scribe saura que la constitu-
tion de dot n'appartient pas au droit anglais, si même elle
ne lui est pas contraire. — Il est temps qu'Edgar revienne,
et il arrive en effet riche, et capitaine au service du roi.
Camilla, qui l'avait attendu pendant trois mois, le reçoit
avec indignation, fout comme si elle ne lui eût pas sa-
crifié Inverness pendant ce temps. Le père veut savoir
de quoi il est question, et trouve qu'un pareil gendre
vaudrait bien l'Irlandais, qu'il soupçonne tout comme sa
fille soupçonne le marin. Ce soupçon en partie double
est un de ces drôles de gâchis dont M. Scribe s'inquiète
habituellement fort peu. On y gagne en revanche un trio
fort beau, fort énergique, à la suite duquel le bonhomme
va se coucher, comme c'est sa coutume quand il est em-
barrassé. ,
Edgar, intrépide et tenace, n'a pas quitté la maison.
Nouveau vol pendant ce temps. Inverness ne retrouve plus
le portefeuille qui contenait la dot. Camilla est de plus en
plus convaincue et indignée, surtout en voyant l'assurance
d'Edgar, qui offre contre les voleurs une assistance déri-
soire. Mais silence! on voit paraître dans l'escalier le shé-
rif endormi et une lampe à la main. Il relire de son sein,
pour le soustraire aux voleurs, le portefeuille et la dot
qu'il avait repris à Inverness, et va les cacher sous une
pierre près du mur d'enceinte. Cette pierre recouvrait
tous les trésors qui ont disparu de chez lui pendant une
année. On réveille le magistrat somnambule pour lui
montrer son bonheur, et le rideau tombe sans qu'on sache
lequel d'Inverness ou d'Edgar épouse la belle Camilla.
II y a encore au milieu de cet imbroglio usé, rajeuni
à force d'invraisemblance, «n vrai voleur qui se donne
pour le valet de tout le monde, qui ne vole personne, et
pourtant se laisse pendre. Voilà un coquin bien innocent
qui se fait pendre gratuitement pour le plaisir de
M. Scribe!
Au surplus, nous n'attachons à tout cela pas plus d'im-
portance que ne le fait M. Scribe lui-même dans son
noble mépris pour la vaine gloriole. Il fallait un prétexte
à musique, prétexte bon ou mauvais, et, pour fournir à
un compositeur aimé du public, M. Scribe consent, par
une noble abnégation, à fournir même du médiocre.
«.'est probablement là ce qu'on pense aussi à l'Opéra-
Comique, car Henri est venu annoncer que la musique
était de M. Halévy, et que M. Scribe avait fait le poème.
S'il est toujours bien d'avoir raison, il ne faut pourtant
pas avoir raison d'une façon aussi brutale.
On a pu voir que la partition abonde en morceaux re-
marquables écritsavec un soin et une élégance bien rares.
Nous reviendrons encore sur le beau finale du second
acte, dont nous ne pouvons trop louer la verve et les
grandes combinaisons chorales. Les couplets sont bien
un peu fréquents, mais la localité l'exige, et puis le
musicien en a varié et développé la coupe autant qu'il la
pu. Au nombre de ceux qui valent bien un grand air.
nous devons citer encore ceux du troisième acte : Mapan-
touflc à la main, chantés avec une finesse toute char-
mante par Mme Damoreau. Nous n'avons pas la préten-
tion d'indiquer après une seule audition toutes les beau-
tés d'une œuvre semblable, mais nous ne renonçons pas
à en parler une autre fois.
En résumé, l'apparition du Shérif est un événement
musical d'une véritable importance.
Si le théâtre avait à sa disposition un chanteur pour lu
basse, l'exécution serait excellente. Les chœurs sont,
pour le moment, bien exercés et bien maintenus. Mme
Damoreau a chanté comme on devait s'y attendre, et
. y ' Vt
Mlle Rossi , comme on ne s'y attendait peut-être pas. M'
Elle a de l'accent, une méthode excellente, une voix su-
'
perbe, une énergie concentrée qui éclate au moment dé- V . /.i*
cisif, et produit un grand effet. Dans le dernier trio, elle
nous a rappelé les beaux jours de Mlle Ealcon. Roger est
bien, et a le bon esprit de ne pas vouloir faire plus qu'il
ne peut. Mais une basse ! qu'on nous donne une basse !
Pourquoi ne pas reprendre Inchindi , qui est disponible
à l'heure qu'il est?
A. Specht.
7 s
CORRESPONDANCE.
Monsieur le Directeur .
'espère que vous voudrez bien donner place
dans votre journal à une réclamation sur un
objet qui appartient historiquement aux beaux-
(£)arts. Eloigné de Paris, dans une ville où ne
'(3>l-pénèlrcnt que deux feuilles françaises , je ne
connaissais l'Artiste que de réputation; mais un peinlre dis-
tingué, notre compatriote, qui a passé ici une partie de
l'année, et qui est un de vos abonnés, vient de me faire
lire quelques numéros de ce journal qui m'a paru rempli de
zèle , d'indépendance et de loyauté ; encouragé par cette
lecture , j'ai pensé que vous accueilleriez sans peine une ré-
2V
L'ARTISTE.
clamation importante pour un vieillard qui tient à conserver
intacte la petite part de gloire qu'il a peut-être méritée en
défendant des intérêts qui vous sont si chers. Les détails qui
vont suivre, et dont vous apprécierez l'importance pour moi,
-.ont tout entiers dans l'esprit de votre journal, ce qui me
fait espérer que vous leur ouvrirez vos colonnes.
« On lit dans le tome VI , chap x, page 257, des Mémoires
de Mme d'Abrantés , ce qui suit :
« C'est à M. Thibaudeau que nous devons le bienfait de
« l'établissement du Musée des tableaux et des statues , dans
« le local qu'il occupe aujourd'bui. La Convention , d'après le
« rapport de sou comité d'instruction publique, ordonna, par
u un décret du 10 thermidor (27 juillet 93), qu'il serait établi
a un Musée national »
« Lorsque cet ouvrage parvint ici , et que je lus ce passage,
j'écrivis, le 5 avril 1834, à l'auteur avec tous les égards dus à
une femme , à un spirituel écrivain, pour la prévenir qu'elle
avait été trompée par quelque personne peu instruite du fait ,
el à qui elle avait cru devoir accorder sa confiance; je la
priais de revenir sur celle erreur dans quelque autre ouvrage,
et pour cela je lui citais ce qu'elle devait consulter pour ad-
mettre cette rectification. Je me flattais de pouvoir obtenir
une réponse sur celle réclamation faite dans les termes les
plus délicats: je l'attendis eu vain ; son libraire , à qui je fis
parler longtemps après, me fit dire « que Mme la duchesse
ne répondait jamais, » et l'effet m'apprit que ce négociant ne
dotait pas sa Noble correspondante d'un ridicule, ou d'une
malhonnêteté, si l'on aime mieux, pas plus excusable pour
une duchesse que pour qui que ce soit.
« Je pris alors le parli d'envoyer ma réclamation à un
journal fort répandu, près duquel mon nom pouvait trouver
quelque sympathie. J'ignorais que ma note y rencontrerait
une personne qui attacherait peut-être certain intérêt à
laisser sans réplique l'erreur de la duchesse, tout en sachant
aussi bien que moi que la vérité y était outragée. Malgré mes
instances, ma réclamation ne parut pas. Je m'élais cepen-
dant appuyé sur la recommandation de M. Thibaudeau lui-
même, mon ancien collègue; mais M. l'ex - conseiller de
l'empire suivit le système de la duchesse, et ne fit aucune
réponse à la lettre amicale que je lui avais fait remettre par
M. son fils.
« Pour corriger l'erreur de Mme d'Abrantés, et réparer l'in-
convénient du silence de deux personnes dont je sollicitais
la loyauté en demandant ce qui m'appartenait, permettez-moi
d'apprendre à vos lecteurs, el à tous les artistes qui jouis-
sent de ce que la dame auteur a appelé un bienfait, qu'ils
aient à interroger, aux archives nationales , les procès-ver-
baux des séances de la Convention, 26 et 27 juillet 1793; ils y
verront, qu'après avoir prononcé un court discours, le 25,
je lus un projet de création d'un Musée national de peinture
et sculpture au Louvre , en plusieurs articles de règlement
et de dotation ; que l'assemblée envoya ma proposition au
comité d'instruction publique, selon l'usage de son règlement,
ce qui indique que cette proposition était personnelle et non
un rapport de commission. Aussi le 27 , les procès-ver-
baux me font reparaître à la tribune pour une seconde lec-
ture de mon projet , qui fut adopté sans être amendé , el tel
que je l'avais conçu. — J'ajoute que, depuis, j'ai deux foi»
demandé que les salles de ce Musée fussent éclairées par la
voûte, el que cette proposition , que je crois encore utile el
admissible dans sou exécution, fut renvoyée aux ministres.
Elle y fut éteinte par une intrigue dans les bureaux.
« Pour ceux des Français si nombreux à qui j'adresse cette
notice historique, en refusant à M. Thibaudeau aucune torlt
de coopération à ce fait, j'efface une erreur des Mémoire*
dt Mme d'Abrantés , en reprenant mon bien, avec des titre-
incontestables. Le Moniteur , journal dès lors officiel, leur
évitera l'embarras de consulter les papiers déposés, comme
monuments, aux archives; et je ne crains pas qu'après cet
acte de publicité personne vienne se présenter pour m'en
lever la moindre portion de la reconnaissance nationale , que
les auteurs de la Biographie des contemporains , MM. Jooy et
N'orvins , pensent devoir me promettre.
« Vous pourrez, si vous voulez, ajouter que j'ai f.iit ren-
dre vingt-un décrets en faveur des arts el des artistes , el
pour la conservation des monuments. J'ai même été l'orateur
deladépulalion des arlisles el marchands d'estampes, en 89,
demandant la liberté de leurs ouvrages sans censure, et des
lois réprimant les contrefaçons. — Et comme vous vous occupez
également de musique, vous pouvez ajouter aussi que la
création du Conservatoire de Musique est due à Chcnier et à
moi, au milieu de beaucoup d'obstacles.
« Je suis avec une parfaite considération ,
«SERGENT-MAUCEAL.
« Ex-conventionnel, ex-membre de la commission des
monuments, arliste, homme de lettres, membre de
l'Athénée de Brescia , royaume Lombardo^Yeniticn
89 ans. »
.Vice, août 1859.
>:Q:t
T>tTp> ^TTV»>s?t
D'UI TAILI.EIR Etf VIEIX.
(Toutes les scènes qui suivent se liassent dans le cihinci Se travail du
docteur Wistlove. 11 est assis à son bureau, sur lequel brûle une bougie ;
après avoir tiré un trait sous un chapitre qu'il vient d'achever, il tourne
la tète du coté de la fenêtre, el s'aperçoit qu'il commence à faire jour. Il
sonne, puis, se frottant les mains, il s*e met à ranger ses papiers.)
Allons, voilà encore un jour où j'aurai suivi le grand prin-
cipe de ma vie : nulla dies sine tineâ. J'ai étudié, j'ai pris
mes noies; je sais quelque chose de plus qu'hier. Qui n'agit
pas ainsi ne sera jamais qu'un médiocre médecin. Le pas
que chaque jour fait la science le laisse d'autant en arrière.
( Au domestique qui enire.) Ouvrez les rideaux el donnez-moi le
journal. ( H parcourt la cote de la rente cl des actions industrielles. Au
domestique qui va sortir:) Jean doit être à l'écurie; vous lui direz
de monter. (Le docteur tourne son rauteuil à la Vollaire du côté du
feu, s'étend, el commence la lecture du prcmin-l'orit. Au bout de quel-
ques instants, Jean entre. ) Jean , je vous ai laissé libre hier de-
I/AHTISTK.
2.'.
puis midi pour que vous pussiez, aller chez le oomlo de
Mnrel voir le cheval qu'il veut me vendre.
• jean. J'y suis allé hier à dcu\ heures. Monsieur, comme
vous me l'aviez ordonné.
le docteur Eli bien ! avez-vous été coulent de la hôte ?
Jean. Mais, Monsieur a vu. Superbe robe ! puis c'est vigou-
reux ; ça irait dans les quatre coins de Paris sans se fatiguer.
le oor.TEi'R. Vous êtes sûr qu'il n'y a pas là quelque dé-
faut caché ?
jean. Dame, sûr! vous savez, Monsieur, on n'est jamais
sûr; mais je parierais. Combien a-t-on fait cetle bêlo-là à
Monsieur ?
le doctei'r. 1,500 francs.
jean. Vraiment, Monsieur! c'est pour rien. C'est un bien
bon marché.
le docteur. Allons, d'après ce que vous me dites, je me
décide, et j'écrirai ce matin que c'est affaire conclue.
jean. Monsieur fera bien. Voilà une lettre que le portier,
qui m'a vu mouler, m'a dit de remettre à Monsieur; on l'a
apportée ce matin avant qu'il ne fit jour.
le doctei'r. Donnez, et laissez-moi. ( Jean sort. Le docteur re-
tourne en l'examinant la lettre qu'il a prise. ) Voilà une singulière
lettre ; on dirait qu'elle est cachetée avec de la mie de pain,
et que l'empreinte du cachet est figurée avec des piqûres
d'épingle. ( L'approchant de son nez. ) Elle a aussi son parfum
qui rappelle une assez bonne odeur de cuisine... Voyons.
( Il lit. ) « Mocieur, vous m'havès eau vé la vie, et jeu vous ré-
« pont, en vous avairtisan de ne pas ajeté le cheuval du
« compte , parseqil et médian et vous caseré la taite. Bien
« vot cervante. » Qui diable peut m'écrire ainsi à propos de
ce cheval? Je n'ai dit à personne mon intention de l'acheter.
Je suis resté dans la cour du comle de Marel, et ne suis pas
monté chez lui. A qui peul-il importer que je fasse ou que je
ne fasse pas l'acquisition de celte bête? Est-ce donc vérita-
blement un avis bienveillant qu'on veut me donner? niais,
pour cacher le bienfait , fallait-il donc une telle orthographe
et de si singuliers aromates? Je ne suis pas trop crédule aux
avis anonymes , mais j'y regarderai à deux fois avant d'a-
cheter ce cheval.
SCÈNE II.
( A peu près un an plus lard, le docteur est dans le même fauteuil et lit
son journal. Un domestique entre. )
le docteur. Qu'y a-t-il?
le domestique. Monsieur, c'est une bonne femme qui de-
mande à parler à Monsieur.
le docteur ( lisant toujours ). Mais ce n'est pas l'heure de
mes consultations.
le domestique. C'est ce que je lui ai dit; mais elle a ré-
pondu qu'elle n'était pas libre plus tard , et que Monsieur ne
refuserait pas de la recevoir, quand il saurait qu'elle s'ap-
pelle Madeleine Philippe.
le docteur. Madeleine Philippe! Je ne la connais pas.
Enfin, on ne risque toujours rien de la recevoir. Puis-je
garder ma robe de chambre?
le domestique. Oh ! oui , Monsieur ; c'est, je crois, une
cuisinière de bonne maison.
LE DOCTEUR. Va ilniic |iniii II cuisinière I ( Le domestique in-
troduit une femme de quarante ans à peu pris, à ligure colorée < t douce.
Ses mains sont enveloppées dans les pointes roulées d'un tartan. Le doc-
teur la regarde avec attention. 1
madeleine. Comment, Monsieur, vous ne me reconnaissez
pas?
le docteur. Ma foi! ma chère dame, pas le moins du
monde.
madeleine. Ah ! je vous reconnais bien , moi , et toutes
les fois que je vous ai rencontré, je vous ai bien reconnu.
Vous ne vous souvenez pas, il y a dix ans...
le docteur. J'ai fait bien des choses depuis dix an-.
madeleine. Dans la rue Saint-Honoré...
le docteur. Depuis dix ans, j'y suis passé et m'y suis ar-
rêté bien des fois.
madeleine. Dans le bout, près de la rue de la Ferronnerie...
vous alliez visiter la famille d'un gros marchand de drap qui
demeurait au premier au fond de la cour... Son troisième
avait la rougeole.
le docteur. Très-bien ! j'y suis. M. Legrand ! mais ce n'esl
pas vous qui étiez M. Legrand.
madeleine. Eh ! non ; mais un jour que vous descendiez de
chez lui, au moment où vous alliez monter en voiture, le por
lier, qui vous attendait là en faisant semblant de balayer,
vous ôla son bonnet de coton en disant : C'est pas l'embar-
ras, nous sommes malheureux dans la maison ; Monsieur
descend du premier, et au sixième il y a là une pauvre
femme, la bonne au liquoriste, qui meurt toute seule; son
pingre de maître ne lui a pas donné de médecin. Ça veut
avoir des domestiques, et ça n'en a pas les moyens. Si Mon-
sieur pouvait monter jusque-là ! C'est dommage que Monsieur
ne puisse pas prendre sa voiture, car la course est longue...
Ce père Jacquemin était drôle ; ça vous a fait rire , et vous
êtes venu dans mon grenier, mon bon Monsieur. Je m'en
allais, dame! grand train, de chagrin presque autant que de
mon mal. Mon mari, qui était encore au pays, n'avait pas été
averti, de manière que, sauf votre respect, j'étais là comme
un pauvre chien...
le docteur. Je me souviens très-bien; cas grave, hémo-
ptysie aiguë, cerveau déjà engagé... Il me semble que vous
en avez bien appelé.
madeleine. Il y a bien eu encore de temps en temps quel-
que chose dans la famille; mais, Monsieur, on ne va voir
qu'à la dernière extrémité les médecins qui ne veulent pa-
recevoir d'argent.
le docteur. Je vois du moins avec plaisir que ce n'est pas
pour vous que vous venez me demander des secours.
madeleine. J'aimerais mieux que ce fût pour moi, car c'est
pour mon pauvre enfant.
le docteur. Quel âge a-t-il ? quelle est sa maladie?
madeleine. Je peux bien vous dire son âge, dix huit ans:
mais sa maladie, en conscience, nous n'en savons rieu. Seu-
lement, il dépérit, il dépérit; il devient à rien. Mon mari.
Philippe , qui est venu à Paris il y a six ans , a une porte où
il travaille de son état, tailleur envieux; moi, je suis toujours
en maison. Notre garçon commençait à bien tenir l'établi, et
son père pensait à le mettre chez un grand confrère, M. Belin
ou M. Slaub. Mais depuis quelque temps il ne mord plus à
l'ouvrage ; il reste là les bras croisés comme les jambes , le
2fi
L'AKTISTK.
dos appuyé contre le mur, à regarder entrer et sortir le
monde, cl quand on lui demande ce qu'il a, il répond qu'il n'a
rien. — Mais si , tu as quelque chose. — Je m'ennuie un peu.
Et voilà toutes les paroles qu'on peul lui arracher.
I.E DOCTEUR (reprenant son journal et le parcourant des yeux).
Tout cela est bien vague, ma chère dame ; sur de pareils ren-
seignements, je ne puis rien dire.
madeleine. Ah ! mon bon Monsieur, ce serait grand dom-
mage de laisser s'en aller comme cela à petil feu un si brave
et gentil garçon ! Tout le inonde nous en a toujours dit des
choses agréables ; à l'enseignement mutuel il avait toujours
la croix , il était toujours moniteur, et son maître...
le docteur (les yeux >ur son journal ). Ah! mon Dieu, le
marquis de Latour a été tué hier par son cheval.
madeleine ( vivement ). M. le marquis de Latour! Quand je
le disais ! Cette maudite bêle , elle devait faire périr quel-
qu'un.
le docteur. Attendez donc! le marquis de Latour avait
acheté le cheval du comte <!e Marel , dont je n'avais pas
voulu.
madeleine. Oh ! que vous avez bien fait !
le docteur. Mais vous, vous avez encore bien mieux fait de
me prévenir. Oh! vous avez beau rougir... Diable. Made-
leine, c'est moi qui suis en reste : jamais je n'ai écrit ordon-
nance plus salutaire que votre lettre.
madeleine. Kxcusez-moi, Monsieur, j'étais alors au service
du comte de Marel ; de ma cuisine, je vous ai vu examiner le
cheval ; vous aviez l'air si enchanté que cela m'a fait peur,
et j'ai pris la liberté de vous écrire.
le docteur. Je vous remercie très-sincèrement de cette li-
bcrlé-là, et je tâcherai de prendre celle de guérir voire fils;
mais franchement vous ne me failcs pas assez connaître sa
maladie; j'aime mieux le voir lui-même.
madeleine. Comment, vous serez assez bon pour venir
dans la loge de mon mari ?
le docteur. Non, ma chère libératrice; dans mes courses
de visites, je suis toujours pressé; nous ne pourrions pas
causer à noire aise. Il marche bien?
madeleine. Oh ! oui, Monsieur ; grâce au ciel.
le docteur. Envoyez-le-moi demain matin à cette heure-
ci; je n'y suis pour personne ; nous ne serons pas dérangés ,
et je pourrai bien établir mon opinion sur les causes qui le
font souffrir.
madeleine. Je disais bien, moi, que vous étiez un brave
homme! Demain matin, à sept heures, Guillaume sera ici, et
alors je ne serai plus inquiète. Adieu, Monsieur. Merci en-
core, Monsieur. (Le docteur la reconduit jusqu'à la porle. En revenant
s'asseoir, il dit: ) Il faudra que je relise ce soir dans La Fon-
taine la fable du Lion et du Hat.
SCENE III.
LE LENDEMAIN DE LA PRÉCÉDENTE.
i.t H.I.AUMI ! entrant avec timidité et se tenant à la porle). Mon-
sieur, c'est moi, Guillaume Philippe... Ma mère m'a dit que
vous m'attendiez ce malin... Pardon, Monsieur.., il est peut-
êlrc de trop bonne heure.
le docteur. Non, mon garçon, non: approchez... encore.
Asseyez-vous là. Eh bien! c'est donc nous qui, à dix-huit
ans, nous avisons d'être malade ?
Guillaume. Je vous demande excuse , M. le docteur, je ne
suis pas malade. C'est ma mère qui a voulu me faire venir,
sans cela je serais resté à 1'élahli sans déranger Monsieur.
le docteur. .Non.- n'avouons pas notre mal, même au méde-
cin! alors c'est plus grave que je ne croyais. Voyons , venez
avec moi du côté du jour. ( Il l'emmène prés de la croisée et cnlr'ou-
vre les rideaux. ) Nous ne sommes pas bien grand pour noire
âge. ( Lui prenant la lète dans ses deux mains.) lionne conformation.
( Promenant les pouces le long des tempes il au-dessus des sourcils.
Ah ! nous aimons la musique.
Guillaume. Je vais, le soir, au cours gratuit de la Halle aux
Draps.
le docteur. Bien, ça! front large, bombé, bon diamètre
de lète! Pourquoi ces joues-là pâlissent-elles ainsi? Pourquoi
y a-l-il du chagrin dans ces yeux bleus, qui ne demande-
raient pas mieux que de rire ? Hevenez vous asseoir près de
moi, et causons en amis. Votre mère m'a rendu un grand
service; en outre, j'aime que les choses se passent naturel-
lement . et il y a quelque chose d'incorrect dans un garçon
de dix-huit ans bien constitué, qui languit et s'étiole ainsi.
Guillaume ( vous voyez que je me mels bien à mon aise pour
que vous y soyez aussi ), parlez-moi à cœur ouvert. Qu'avez-
vous?
Guillaume. Je ne sens de douleur nulle part, je vous as-
sure, Monsieur.
le docteur. Avez-vous quelque ami de votre âge, quelque
camarade avec qui vous causiez le soir ou fassiez quelque
promenade le dimanche?
Guillaume. Non, Monsieur; je ne connais personne . el je
reste toujours avec mon père.
le docteur. Décidément, il y a là ( montrant sa létc ou la
( montrant le cœur ) quelque secret qui nous étouffe. Vous ai-
mez votre père et votre mère?
Guillaume. Oh! beaucoup, Monsieur, beaucoup.
le docteur. A la bonne heure, voilà un mouvement qui me
prouve que l'âme est bien vivante : mais vous vous trompez .
vous les aimez mal.
Guillaume. Moi ! Monsieur. Oh! ma mère n'a pas pu vou?.
dire cela.
lk docteur. Votre mère n'a rien dit; c'est moi qui dis
cela, parce que je sens très-bien qu'on ne peut faire de plus
grand chagrin à de bons parenls , être plus ingrat enver-
eux, que de leur donner le spectacle d'une langueur qui ne
veut pas guérir, et de les effrayer par les progrès d'un mal
contre lequel ils ne peuvent rien tenter. Oui, mon ami, vous
ne saviez pas cela, mais c'est là de l'ingratitude, et tous les
honnêtes gens penseront et vous parleront comme moi.
Guillaume. Ah ! Monsieur, vous ne voulez pas me faire
peur en me disant cela ?
le docteur. Non; je veux seulement vous éclairer, parce
que souvent, à voire âge, on manque à un devoir faute de le
connaître. Maintenant , j'en suis sûr, vous allez me répondre
si je vous répète ma question. Qu'avcz-vous?
Guillaume. Oui, Monsieur, oui, je vous le promels, je vous
répondrai; mais je ne sais pas ce que j'ai: je vous dirai seu-
lement ce que j'éprouve. Ce qui me tourmente, voyez-vous .
L'ARTISTE.
21
c'est... je crois... une idée, une envie dont je ne me rends
pas bien compte. ( il s'arrête. ;
le docteur. Continuez, continuez; voilà qui rentre dans
des symptômes connus. Vous dormez mal , vous vous levez
fatigué et sans courage, vous vous mettez à l'ouvrage sans
ardeur, vous travaillez sans goût, vous voyez sans horreur un
ourlet irrégulier et un surgel qui gode ?
Guillaume ( souriant irisiomeni ;. Oh ! c'est vrai, Monsieur,
tout ce que vous dites là.
le docteur. Je vous dis que c'est un diagnostic certain.
Voulez-vous un dernier trait: le soir, si votre père s'absente,
vous laissez frapper deux ou trois fois à la porte avant de
tirer le cordon, ce qui, l'hiver, est un fait grave.
Guillaume. Ah ! je vois bien que ma mère vous a conté
tout cela.
le docteur. Eli ! non, encore une fois; votre mère ne m'a
donné aucun détail ; mais ce qui se passe en vous se passe
chez tous ceux qui sont atteints du même désir.
Guillaume. Comment , Monsieur, vous avez été comme
moi?
le docteur. Est-ce que vous allez me demander des
aveux ?
Guillaume. Non, Monsieur; mais puisque vous êtes devenu
médecin...
le docteur. Qu'est-ce que cela fait à l'affaire?
Guillaume. Mais vous me dites que c'est la même chose
pour tous ceux qui veulent devenir médecins.
le docteur. Je n'ai pas dit un mot de cela.
Guillaume "{ tristement ), Pardon , Monsieur; mais vous ve-
nez de me le dire à l'instant même encore.
le docteur. Ah çà, un moment, entendons-nous. Vous vou-
lez donc devenir médecin?
Guillaume. Je ne peux pas vous le cacher, puisque vous
l'avez deviné tout de suite.
le docteur. Et c'est là l'envie qui vous tourmente?
Guillaume. Je ne fais qu'y penser le jour et la nuit.
le docteur (stupéfait). Vraiment?... Diable! c'est plus dif-
ficile à guérir que ce que je supposais.
Guillaume. Vous n'aviez pas deviné? oh ! alors je dois vous
paraître bien ridicule.
le docteur. Cela me semble seulement très-extraordi-
naire. Médecin! Mais savez-vous qu'avant de commencer à
être même élève en médecine, il y a de longues études pré-
liminaires?
Guillaume. C'est bien lerrible, des éludes préliminaires?
le docteur (souriant). Ce n'est pas parce qu'elles sont
préliminaires, mais parce qu'il faut les pousser assez loin
pour obtenir le grade de bachelier ès-letlres.
Guillaume. Et ce grade-là esl-il aussi difficile à atteindre
que celui de colonel?
le docteur. Oh! non.
ci 'ii.LAi'ME. Combien en élit-on tous les ans en France?
le docteur. Mais je ne sais ; on en fait pcut-èlrc deux ou
(rois mille.
Guillaume. Je serai bachelier. Qu'est-ce qu'il faut ap-
prendre?
le docteur. D'abord le latin, beaucoup.
Guillaume. Après?
le docteur. Le grec, un peu moins.
Guillaume. Après?
le docteur, lies mathématiques, de la géographie, de
l'histoire.
Guillaume. C'est tout ? Si j'étudie six heures par jour,
combien de temps me faudra-t-il pour savoir tout cela?
le docteur. Mais, avec beaucoup d'ardeur et d'intelli-
gence, peut-être trois ans seulement.
Guillaume. Et si j'étudie deux heures de plus par jour, il
ne faudra que deux ans?
le docteur. C'est probable; mais vous ne songez pas que
vos parents...
Guillaume. Monsieur, tout dépend de vous maintenant.
le docteur. Quelle ardeur! et comme les couleurs revien-
nent! Voyons, qu'est-ce qui dépend de moi?
Guillaume. M. le docteur, je vous en prie, allez trouver
mon père ; dites-lui : « M. Philippe, votre fils réussissait dans
la couture, c'est vrai; mais c'est égal, il veut maintenant
être dans la médecine; il ne faut pas vous y opposer. Je
vous promets qu'il travaillera de tout son cœur.» Voulez-vous.
Monsieur, parler comme cela à mon père et à ma mère ?
le docteur. Mais, mon ami, si je connaissais les moyens,
les ressources...
Guillaume. Ne vous inquiétez pas; je pourrai; j'y ai si
souvent pensé! Mais je craignais que ma mère ne nie orûl
fou, au lieu que vous, disant comme moi...
le docteur. Diable d'enfant! il m'entraîne. Voyons, je
consens à tout; j'irai...
Guillaume. Ce malin, avant votre première visite?
le docteur. Soit! mais à une condition; dans quinze jour.-
vous viendrez me voir, et vous me direz ce que vous failes ,
comment vous le faites; je vous examinerai.
Guillaume. Vraiment! vous aurez celle complaisance-là? Au
lieu de quinze jours mettez un mois , c'est accepté.
le docteur (se levant). Dans une heure chez votre père, et
dans un mois ici. ( Lui tendant u main. ) Est-ce entendu, confrère?
Guillaume. Confrère , je veux devenir savant pour être bon
comme vous.
le docteur (seul). Tant d'ardeur, seulement pourles beaux
yeux delà Faculté! Hum! (Traversant l'antichambre en redrenml
litote). Pourquoi pas? tout commence à devenir possible
maintenant.
SCENE IV.
US MOIS PLUS TARI).
(Guillaume vient d'expliquer au docteur une fable de Phèdre ; il s'ar-
rête, et le docteur, sans rien dire, reste les yeux fixés sur le livre).
Guillaume. Vous n'êtes pas content? Je croyais cependant
avoir fait quelques progrès.
le docteur. Comment, je ne suis pas contenl? Qui est-ce
qui l'a dit cela?
Guillaume. Vous-même , en ne iii'adressatit pas la parole.
le docteur. Je réfléchissais pour tâcher de deviner par
j quels efforts de mémoire et d'intelligence lu t'-lais arrivé à
apprendre tout cela en un mois. Tiens.... voilà que je te tu-
toies maintenant... C'esl égal, va, je suis enchanté de loi
' Mais ce n'est pas le tout : il faut nie dire comment lu as ap-
pris, avec qui? C'est une promesse faite , et que lu dnU
tenir.
28
I.AK'IISTK.
Guillaume. Mon Dieu , Monsieur , c'est l>ien simple. Mon
pè) e ne me l'.iNail mettre à l'établi qu'A liuil lieures le malin, :
et le soir à la même heure j'étais libre ; par conséquent tout ;
le reste <lu temps était à moi. Il ne s'agissait plus que de j
trouver un maître ; mais voyez comme j'ai du bonheur, depuis
que vous m'avez mis en train : Au sixième, dans notre mai-
son, demeure un maître, répétiteur dans une pension voisine;
le pauvre homme est vieux et un peu drôle , ce qui fait que
ses élèves se moquent de lui et qu'on le paie très-peu. Dans
sa chambre, qui est sous le toit, sans plafond, il fait bien .
froid i cl le bois est trop cher pour lui; nous, au contraire ,
avec la bûche par voie , nous sommes bien chauffés dans notre
loge, qui est petite ; je lui ai proposé de descendre tous les
matins à quatre heures pour se chauffer, lout en me donnant
une leçon, assis devant la cheminée dans le grand fauteuil
de cuir de mon père. Il voulait me quitter à Six heures pour
aller déjeuner ; mais je l'ai retenu jusqu'à sept en lui offrant
mon café au lait, et en lui faisant accroire que je déjeunais
plus tard avec mon père. De cette manière-là , il continue à
m'enscigner en tournant le marc avec une cuillère, et moi je
l'écoute en surveillant le lait sur le réchaud , de peur qu'il
ne se sauve. Quand il commence à manger, je récite, et si je
me trompe, il boche la tète, ou bien il frappe sur la table sans
s'interrompre. Quand il est parti, je fais le ménage de mon
père, qui croit, le brave homme, que j'ai déjà déjeuné.
Dans la journée , en tirant l'aiguille , j'apprends par cœur ou
je repasse ce que je sais déjà , quelquefois en le chantant ,
pour égayer mou père, sur des airs qu'il connaît; d'autres
fois je lui fais des contes sur le substantif, qui a presque tou-
jours avec lui un valet appelé adjectif; il exige que son do-
mestique soit toujours mis comme lui; quand il lui plaît de
s'habiller en génitif ou en ablatif, crac! il faut que l'autre
prenne le même costume ; comme cela je repasse mes règles,
et mon père m'écoute avec de grands yeux. Oh! c'est bien
amusant! Le soir, mon père peut sortir et aller voir ma mère,
quand elle ne peut pas venir; moi , je fais alors mes devoirs ,
et les locataires s'en trouvent très-bien : car , à quelque heure
qu'ils rentrent, au premier coup je tire , je regarde par la lu-
carne , cela me fait prendre l'air un moment ; puis je me re-
mets à la besogne. Je vous assure que depuis un mois j'ai
bien gagné comme portier.
il. mu 1 1 ru . Mon brave Guillaume , si je ne m'attendris pas
en t'écoutant , c'est qu'un médecin ne doit jamais s'attendrir;
lu verras cela plus lard, c'est un principe; mais, sur l'hon-
neur ! lues un brave et noble enfant. Ah çà , parlons raison,
cependant. Tu dois avoir besoiu d'argent?
Guillaume. Mais non, puisque je vous dis que je fais ma
journée comme à l'ordinaire.
if docteur. Mais pour les livres qui te sont nécessaires?
Guillaume. J'avais cinquante francs à la caissed'épargne.
le docteur. Je ne veux pas que lu le passes de déjeuner.
Guillaume (riant). Jusqu'à ce que j'aie élé malade, le méde-
cin n'a rien à y voir.
le docteur. Kst-ce que tu ne peux pas me faire le plaisir
de me demander quelque chose?
Guillaume ( sérieusement ). Merci, docteur, j'ai lout ce qu'il
me faut. *»
i.e nocTF.i k. Il ne lui manque plus que d'ôlre lier, à ce petit
trùlc-la!
giii.i.aume. Ne vous fâchez pas: à l'époque de mon exa-
men, de mes inscriptions, car j'ai appris que ce n'est pas
lout de savoir, el qu'il faut encore payer, à ce moment j au-
rai recours à vous.
i.e docteur. J'y compte. Adieu, mon garçon; à bientôt.
Tu viendras m'expliquer du Qiiiiile-C.urco. ( a pan en lui serrant
la main: lielle el riche naliirc!
Guillaume (à pan. S'il y a une lettre à lui monter, je lui
raconterai tout ce que m'a dit le docteur.
s<:i:m: y.
Sl\ MOIS APRÈS LA PIIMl'llIMI
[Le docteur enirc arec Guillaume , et pose sur son bureau ton cha
et ses ganu).
i.e docteur. Pourquoi \iens-lii à celte heure-ci? Tu sais
bien que c'est un hasard quand je rentre dans la journée'.'
Guillaume. Je vous aurais attende jusqu'au dîner.
le docteur. Qu'as-lu donc de si pressé à me dire?
Guillaume. Rien , c'esl seulement une carie que je voulais
vous montrer.
LE DOCTEUR ( regardant ce qu'il lui présente . Ta première in-
scription à l'Ecole de Médecine! Et ton examen de bachelier?
Guillaume. Passé !
le docteur. Ah! ma foi, r'est trop: embrasse-moi.. . in
instant, non , je soi- fèehé. Pour loiile* ces dépenses, qui t'a
donné de l'argent?
GUILLAUME, lue personne à qui j'ai dû en demander avant
de m'adressera vous.
le docteur. Lt la promesse que tu m'avais faite ?
Guillaume. Depuis lors mon esprit s'est éclairé, el mon
coeur s'est formé. Il m'a semblé que quand on a besoin d'être
aidé, la première personne à qui l'on doit avoir recours est
celle que l'on aime le plus.
le docteur. Ainsi, à part Ion père el la mère . il y a quel-
qu'un que tu aimes plus que moi?
Guillaume. Oui , car avise vous j'ai. fait beaucoup sans doute,
mais pour elle j'ai tout fait.
LE DOCTEUR. Pour elle! voilà (111 IIOIIUMII.
Guillaume. Poiirmc justifier, pour ne pas vous par.iilie
ingrat, je suis obligé de vous dire bien des chose». Toute»
ces choses sont un secret, docteur.
le docteur. Tout secret confié est sacré pour moi . Mon-
sieur, qui ne m'aimez pas.
Guillaume. Oh ! ne dites pas cela, avant de toul savoir. Il v a
plus de quatre ans, je n'avais pas quinze ans. une jeune femme
vint habiler la maison où nous sommes; Mme Armamlie ar-
rivai! de la province ; elle meubla modestement un appar-
tement au troisième étage ; el comme elle paya toujours un
trimestre d'avance, le principal locataire dispensa mon aère
de prendre désinformations. Dans les premiers lenips. Mme
Armandic n'avait pour la servir qu'une femme de ménage
venant passer chez elle seulement quelques heures de la ma-
tinée. Parfois , après son dépari, elle s'apercevait d'un oubli,
elle se souvenait d'une course à f ire, d'une petite emplette
omise, alors elle avait recours au portier, et mon père me
mettait à sa disposition. Ainsi , dans les deux premières an-
L'ARTISTE.
2!)
nées de son séjour surtout , je fus souvent appelé chez Mme
Armandie. Vous qui avez toujours vécu dans l'aisance , vous
ne savez pas tout ce qu'il y a de charme dans cette première
initiation d'un enfant pauvre au bien-être de la vie. Ce jour
plus pur, plus grand, mais voilé par de blanches étoffes, celte
atmosphère qui n'est plus la même, ce lustre de netteté qui
i.'onne aux meubles un aspect nouveau, tout cela compose un
monde nouveau à peine entrevu de la pensée, où l'on marche
avec respect, où l'on respire avec délices, dont on emporte le
souvenir.el qu'on retrouve dans ses rêves. Pour bien avoir l'his-
toire de toutes mes sensations, ajoutez sur le seuil de ce monde
une femme aux formes élégantes, aux vêtements gracieux, à
la voix caressante , aux manières douces et nobles. Quand je
revenais haletant d'une course faite pour elle, sa main blan-
che et effilée (je ne savais pas qu'une main pût être ainsi
faite) écartait mes cheveux de mon front, qu'elle essuyait avec
uu mouchoir tout imprégné de suaves odeurs, en me disant : Je
ne veux pas, mon petit ami, que vous couriez ainsi pour moi.
Heureux du monde, vous apprenez en même temps que la vie
toutes ses jouissances, et vos organes, essayés de bonne heure
au plaisir, ne rencontrent que rarement et une à une des émo-
tions inconnues qui leur plaisent; mais vous, docteur, vous
comprendrez peut-être cette ivresse qui arrive à la fois par
tous les sens sollicités en même temps, et le délire du pauvre
enfant vous sera expliqué. Je descendais, les joues enflammées,
le cœur palpitant , la poitrine gonflée, et j'étais heureux sans
chercher d'autres plaisirs. Ainsi, peut-être, je fus préservé du
contact des mauvais exemples et des mauvais penchants. Mais
j'avais des jours bien plus heureux encore. Mme Armandie
ne recevait jamais personne ; bien rarement elle sortait. Elle
ne se plaignait jamais ; mais il était facile de voir qu'elle était
souffrante et qu'elle avait du chagrin. Quelquefois, hélas ! ce
ne fut que dans les premiers temps, lorsqu'elle me regardait
encore comme un enfant , elle me disait : Guillaume, si vos
parents n'ont pas besoin de vous ce soir, vous me ferez plaisir
de monter une heure ou deux près de moi; je suis fatiguée,
vous me ferez la lecture. Quand cette heure souhaitée toute
la journée était arrivée , je montais près d'elle. L'abat-jour
d'une lampe ne laissait arriver sur son visage qu'une lumière
rosée; je m'asseyais à ses pieds sur un tabouret, et je commen-
çais le livre dont elle avait d'avance marqué tous les passages.
Je m'étais exercé à lire plus vite des yeux que de la voix, et
souventainsi, enachevantde prononcer ma phrase, je pouvais
lever mon regard vers elle et la contempler quelques secon-
des, tandis qu'elle m'écoutait les yeux fermés. Il arrivait par-
fois que je ne comprenais pas bien ce que je lisais : je lui de-
mandais alors ce que cela voulait dire ; car elle m'avait re-
commandé de la questionner. Sa réponse était toujours faite
avec tant de charme et de bonté, que ma voix me paraissait
rauque et le livre moins intéressant quaud je recommençais
ma lecture. Un jour, elle venait de m'expliquer qu'il faut rem-
plir ses devoirs, même jusqu'à en souffrir, même jusqu'à en
mourir; en finissant sa voix faiblit, et des larmes coulèrent le
long de ses joues; ma tête s'était posée sur ses genoux pour
mieux l'écouler ; pendant qu'elle essuyait ses yeux, je fis un
léger mouvement et je baisai sa robe. Elle ne s'en aperçut
pas; plusieurs fois encore depuis, j'ai fait la même chose.
Mais tant de bonheur dura peu ; la santé de Mme Armandie
paraissait s'altérer davantage : elle prit une domestique, et je
n'aurais plus eu de prétexte pour la voir, si je n'avais été
chargé depuis longtemps de monter leurs lettres aux loca»
taires. Mme Armandie eu recevait d'Angleterre , et en les lui
portant je pouvais encore causer quelques instants avec elle :
mais c'était bien rare. Le chagrin me prit et fut d'autant plus
grand , que chaque fois que je la voyais, je la trouvais plus
pâle et plus abaltue. Je passais mes nuits à pleurer, et malgré
tous mes efforls, dans la journée ma tristesse paraissait encore.
Tous les projets que peut imaginer une tête d'enfant s'agi-
taient, se combattaient, se succédaient dans mon cerveau. Un
jour enfin , je m'écriai : Médecin, je pourrais la voir sou-
vent, tous les jours ! je pourrais bien plus encore, la soulager,
la guérir , la sauver. Médecin ! je serai médecin ! Depuis ce
jour-là ce fut ma pensée unique , un désir sans trêve , un désir
si puissant, qu'un instinct m'avertissait qu'à force de vouloir
je repoussais les obstacles. Avais-je lort?(Monirantsa carie d'in-
scripiion.) Voyez !
le docteur. Je ne sais pourquoi (on récit a jeté dans mon
esprit une tristesse involontaire dont ton enthousiasme même
ne peut me défendre.
Guillaume. Oh 1 que vous avez tort! Je suis si heureux !
le docteur. Et mes offres méprisées?
Guillaume. M'y voici. Vous pensez bien que dès le jour où
vous eûtes obtenu de mon père la permission pour moi d'es-
sayer d'étudier, je le dis à Mme Armandie. Elle trouva l'en-
treprise hasardée, presque folle : « Mais puisque vous l'avez
tentée, ajouta-t-elle, il faut y persévérer avec courage. » Et
j'allais régulièrement lui reporter vos paroles les jours où
vous m'interrogiez. Quand arriva l'époque où il fallut consi-
gner à la Sorbonne la somme exigée pour mon examen , un
jour, en lui montant une lettre, toujours d'Angleterre, je lui
dis : Madame, je suis, à ce que m'a dit mon maître, en état de
me présenter au baccalauréat; cela coûte soixante-trois francs.
Le docteur AVistlove m'a offert lout ce dont j'aurais besoin ;
mais je croirais manquer à ce que je vous dois, si je ne vous les
demandais pas de préférence. Elle me lendit la main: «Je vous
remercie , monsieur Guillaume. » Voilà pourquoi, Monsieur,
je ne vous ai rien demandé.
le docteur. Mais, mon pauvre ami, où tout cela te conduira-
l-il ?
Guillaume. Mais ce soir, quand je monterai lui présenter
celte bienheureuse inscription, si elle allait encore me tendre
la main?
le docteur. Eh bien!
Guillaume. Oh ! ne prenez pas cet air de doute et de cha-
grin! Je comprends trop vile et trop bien les choses que vous
dites belles et bonnes, pour ne pas sentir que je n'ai rien fait,
rien pensé de condamnable. Quel mal peut m'arri ver?
le docteur. Tu ne sais pas même , malheureux enfant,
quelle est cette femme que tu aimes plus que moi.
Guillaume. Comment je ne le sais pas? Je ne vous ai pas
dit que depuis cinq ans je la connaisse la vois
le docteur. Mais qui est-elle? d'où vienl-elle?
Guillaume. C'est Mme Armandie ; mais ce serait mal de
chercher à savoir ses secrets.
le docteur. Ce serait bien plus mal de le causer un seul
chagrin à toi. Quand mon fils sera grand, tu seras son ami...
Ah ! lu es impatient, tu roules ton chapeau entre les mains ;
je vois bien où vous allez, Monsieur.Va donc, et que le ciel te
:io
L'ARTISTE.
protège ! il le doit cela. (Bad.) J'aimerais mieux qu'il eût aimé
la médecine pour elle-même.
SCÈNE VI.
QUINZE MOIS PUS TARD.
Le docteur dans son faulcuil ; Guillaume entre ; lo docteur lui fait signe
de s'asseoir.
lk docteur. Voilà la première fois, Guillaume, que je n'é-
prouve pas un véritable plaisir à vous voir entrer chez moi ;
loin de là , je vous attendais avec chagrin , et je vous reçois
avec embarras. Comme vous voilà pâle et changé!.... Puisque
vous ne me parlez pas, il faut bien que je vous apprenne
pourquoi je vous ai fait dire de passer chez moi. Vous savez
avec quel plaisir, ceci n'est pas un reproche, je me suis em-
pressé de vous recommander à vos professeurs , qui de leur
côté avaient la complaisance de me rendre, toutes les quin-
zaines, compte de vos travaux. L'avant-dernière note vous
supposait indisposé; il y avait un ralentissement de zèle dont
on espérait la fin prochaine. Mais voyez la note d'hier : des
inexactitudes non motivées, enfin une absence totale; et l'on
sait que vous n'êtes pas malade, on vous voit courir la ville en
tous sens.
GUILLAUME. ( Dans un profond accablement.) Perdu! Monsieur,
perdu !
le docteuh. Qui, perdu? parlez, que voulez-vous dire?
vous pleurez! Voyons, Guillaume, parle-moi; voyons,
mon ami...; c'est de la faiblesse tout cela. Allons, donne-
moi ta main... Mon Dieu! je ne t'en veux pas , je suis bien
plus tourmenté que fâché. Tu n'as donc pas de confiance en
moi?
Guillaume. Ah! Monsieur, le ciel ne m'a pas protégé!
le docteur. Tout cela ne m'apprend rien, sinon que tu es
malheureux, et me laisses sans secours à Courir, sans con-
seils à te donner.
Guillaume. Ah! il n'y a rien à faire, vous le verrez bien
vous-même; car vous avez le droit de tout savoir. 11 y a un
mois, j'étais monté chez elle...
le docteur. Je voyais bien qu'elle était pour quelque chose
dans tout cela.
Guillaume. Plus empressée qu'à l'ordinaire , elle ouvrit la
lettre aussitôt que je la lui eus remise , et j'attendis qu'elle
eût fini de la lire; cette lettre n'avait sans doute que peu de
lignes, car, prenant la première la parole : «Voilà, nie dit-
elle , un bien graud changement qui se prépare. » Ce mot
changement me donna froid. « Comment donc. Madame?
— Je serai , je crois, obligée de partir bientôt. — Pour bien
loin ? — Assez loin. — Pour longtemps? — J'ignore si je re-
viendrai. » Je ne répondis pas, mais sans doute ma figure
a 'altéra, car Mme Armandic continua: «Cette séparation vous
afflige; je n'en doutais pas, et vous êtes certain aussi, sans
doute , que je regretterai beaucoup le seul ami que j'aie eu
ici. Je ne puis vous dire un secret qui ne m'appartient pas
tout entier; mais, pour diminuer votre peine , je puis vous
dire que ce départ est un premier pas vers un avenir meilleur
pour moi. » Je sentais des larmes dans ma gorge , j'aurais en
vain essayé de parler; j'eus honte de tant de douleur, et sans
dire une parole je m'enfuis. Mais au lieu de descendre chez
mon père , je montai dans la petite chambre de mou ancien
maître, cl là, seul , je pus m "abandonner à tout mon rtfjtr
poir. Je n'aurais jamais pu lui dire une parole démon amour,
je lui écrivis. Je lui racontai tout ce qui s'était passé en moi
depuis que je la connaissais; comment elle m'avait fait ce
que j'étais , comme clic élail devenue le mobile lout-puissaiil.
le but unique de toutes mes actions et de toutes mes pensées.
Je ne sais plus tout ce que je lui disais , mais j'éprouvais
tant de poignantes angoisses en écrivant, qu'on devait sentir
de la pitié à me lire. Je n'osai pas rentrer chez elle pour lui
remettre celle lettre; je la gardai toule la soirée, toute la
nuit ; je la baisais . je pleurais c.'essus. Je lui faisais loulcs les
recommandations qu'on fait à une personne qui doit plaider
pour vos plus chers intérêts. Le lendemain , de bonne heure,
je la remis à la domestique, et je partis pour les cours; après
les cours, j'errai dans Paris, dans la campagne, toute la
journée. En rentrant dans la loge de mou père, je regardai
sur tous les meubles, espérant apercevoir quelque lettre ; il n'y
avait rien. Une longue absence , l'agitation que je ne pouvais
maîtriser, inquiétèrent beaucoup mon père, qui me questionna
à plusieurs reprises; ce ne fut qu'après une heure qu'il me
dit enfin : «A propos , Mme Armandic, qui est sortie aujour-
d'hui presque toute la journée , m'a chargé de te «lire que
demain, en rentrant de l'École de Médecine, vers quatre
heures, lu trouverais ici un billet d'elle, et elle m'a répété
plusieurs fois de te bien recommander de faire ce qu'elle
t'y dirait.» Elle m'écrire ! que m'écrira-t-elle? voilà tout ce que
je pensai jusqu'au lendemain, jusqu'à l'heure où je rentrai.
Mon père chantait sur son établi , et près de lui était un billet
qu'il me montra d'un signe de lête. Je remportai comme une
proie, pour le lire seul. Le voilà...; je ne pourrais pas le lire
haut. Lisez, docteur.
le docteur déploie lentement le billet cl lit : « Mon ami, mon
ignorance du monde, augmentée encore par la profonde soli-
tude où je vis depuis six ans , m'a fait commettre une grande
faute, puisque vous m'aimez, et j'en suis cruellement punie
par les souffrances que vous éprouvez. Tout en vous plaignant
d'avoir nourri si longtemps de telles pensées pour une femme
qui a dix ans de plus que vous, je vous remercie de ne pas
me les avoir fait connaître plus tôt; je me serais trouvée bien
isolée loin du seul ami que j'eusse en l'rance. Aujourd'hui je
pars potir moi, pour un autre encore , non contre vous. Oui ,
Guillaume, quand vous lirez cet adieu, je serai déjà à plu-
sieurs lieues de vous ; mais soyez sûr qu'au moment où vous
tenez ce billet, je prie pour que vous perdiez même tout sou-
venir de moi , si vos regrets doivent être une trop vive dou-
leur. Vous êtes un noble et excellent jeune homme , et si
j'avais une fille, je m'efforcerais de la rendre digne de vous.
Continuez des études entreprises avec tant de courage et de
succès ; vous avez un sincère ami dans le docteur dont vous
m'avez si souvent parlé; il vous secondera si vous lui dites
toutes vos pensées; et vous ferez bien: ses MNJta cl affec-
tueuses paroles vous apporteront courage et consolation.
(S'interrompant.) Diable de femme, va! il npiwij Ma position
est telle que je suis obligée de partir à l'improvistc, cl de ca-
cher le lieu où je vais. Je vous confie le soin de mes intérêls :
la clef de mon appartement vous sera remise; faites vendre,
je vous prie, lout le mobilier que j'y laisse. Ne connaissant
aucun banquier à Paris, je vous prie de garder cet argent,
L'ARTISTE.
:il
dont vous me paierez les intérêts ; mais je ne pourrai pas
vous les aller demander avant dix ans. Si alors vous ne me
voyez pas venir, c'est que je n'exislerai plus; mais vous aurez
eu une part aux dernières pensées de votre bien sincère
amie.» (Moment de silence-.) Ta pleures! et quand je pleurerais
avec toi! qu'y faire? Cette femme a raison.
Guillaume. Raison 1 elle a raison de partir, quand je l'aime
ainsi, quand j'en meurs, moi, de son départ?
le docteur. Mciis (I elle y était forcée par un devoir? Si
elle était mariée ?
Guillaume. Mariée ! mais vous voulez donc me tuer tout de
suite, à me dire de ces choses-là ?
le docteur. Voilà l'état où tu es depuis quinze jours, et lu
n'es pas venu me voir! Qu'as-tu donc fait, malheureux?
Guillaume. J'ai couru dans toutes les messageries, dans
toutes les entreprises qui peuvent conduire en Angleterre ;
je n'ai rien découvert. Elle n'est point allée là, j'en suis sûr;
je continue mes recherches , oh ! je trouverai ! je trou-
verai !
le docteur. Et quand tu sauras où elle est , que feras-tu ?
Guillaume. J'irai la voir, lui parler! Je ne lui ai jamais
parlé, je lui ai écrit ; mais je ne sais pas écrire ; je lui aurai
mal dit ce que j'éprouvais. Elle m'aura mal compris; mais
quand je serai là, à ses pieds.... Enfin, si comme mainte-
nant la voix me manque , mes sanglots lui diront bien quel-
que chose aussi....
le docteur. Guillaume, mon enfant, renonce à ce projet.
Guillaume. Oh ! je ne vous promels pas cela , je ne veux
pas vous le promettre.
le docteur. Ne promets donc rien, mais écoute : Depuis
quelque temps je sens le besoin d'avoir près de moi un jeune
homme studieux qui m'aide dans mes travaux , dans mes
recherches; veux-tu me rendre ce service? Tu viendras de-
meurer avec moi. Tiens, je crois que nous travaillerons bien
tous deux ainsi; nous ferons de bonnes choses ensemble, lu
verras.
Guillaume. Oh ! Monsieur, je suis bien malheureux !
le docteur. As-tu un autre confident que moi? (Guillaume
rait signe que non.) liaison de plus alors pour nous réunir le plus
tôt possible. Veux-tu dès demain matin?
Guillaume. 11 m'est venu une nouvelle idée, et je vais faire
de nouvelles démarches ce soir.
le docteur. Tu me diras demain ce que tu auras décou-
vert. Ainsi je t'attends.
Guillaume. Oui , Monsieur, je viendrai, car vous avez tou-
jours été bien bon pour moi.
le docteur (sur le seuil de son cabinet). Tu as le cœur bien
placé, Guillaume, je ne le dis plus qu'un mot; n'oublie pas
ton père et la mère.
Guillaume. Ali 1 Monsieur, c'est affreux à dire; mais je
pense bien rarement à eux.
SCÈNE SEPTIÈME.
HUIT JOURS APRÈS LA PRÉCÉDENTE.
(Le docteur travaille encore. Jean apporte le journal.)
le docteur (vivement). Eh bien! chez M. Philippe?
jean. Pas encore de nouvelles.
le docteur. Comment depuis huit jours ils ne savent pas
ce qu'il est devenu? lis n'ont pas reçu de lettre ?
jean. Non. Monsieur. Seulement, hier soir, un de leurs amis
est venu leur dire qu'il était certain que M. Guillaume avait
pris la roule do Belgique. (Jean son.)
le docteur (en déployant son journal). Le malheureux ! le mal-
heureux ! ( Il parcourt la feuille jusqu'à l'article qui suit:) « ItruxelleS.
Un événement bien déplorable a mis en mouvement hier
(oute la rue de la Montagne. Un jeune homme était arrivé
hier par la diligence; il a demandé à l'hôtel quelques ren-
seignements sur une dame qui y habile depuis une quinzaine
de jours avec son mari; puis il est monté dans sa chambre e(
s'est brûlé la cervelle. On dit que ce jeune homme est un
étudiant en médecine de Paris. ( Le docteur se renverse dans son
fauteuil et se couvre le visage de ses deux mains.)
Prosper DINAUX.
VAUDEVILLE. — PALAIS-ROYAL : Denise , l'Article 960,
la Rose jaune , Manon Giroux.
° e Vaudeville a donné trois pièces
en une semaine , et parmi ces trois
pièces il y a eu un succès et la moitié
d'un autre. Il y a tant de Ihéàlres à celle
heure qui se contenteraient de celle moi-
tié! Denise, la première qui ait fait son
apparition, est un mauvais imbroglio au-
quel personne n'a rien compris , et nous moins que per-
' sonne. On y voit une blanchisseuse pleine de vertu , qui
jure comme un grenadier de la vieille garde; un oncle qui
cherche une nièce; et uninlrigantqui, au lieu d'une nièce, lui
fait trouver un neveu. Un déluge de mariages couronne cette
mer d'innocence sur laquelle auteurs, acteurs et public, se
sont trouvés embarqués pendant une heure. Dieu préserve
de l'innocence le théâtre du boulevart Bonne-Nouvelle!
La science du droit s'est pour le moment réfugiée au Vau-
deville. C'est lui qui à cette heure se charge de nous expli-
quer le Code, et l'article 960 vient d'être de sa part l'objet
d'un commentaire qui vaut presque celui de nos juriscon-
sultes les plus renommés. L'article 960 est ainsi conçu : «Toute
donation entre vifs est révocable par survenance d'enfanl. »
L'ARTISTE.
Voici maintenant l'explication par les faits. M. Chaubert, c'est
un nom beaucoup moins commun que Chabcrt, est un vieux et
ricbe garçon qui a eu l'imprudence de se marier à une femme
encore jeune et jolie. Cette femme consent bien à partager la
fortune de Chaubert, mais elle ne saurait consentir à partager
son amour, qui, selon elle, s'énonce un peu trop en chiffres
commerciaux, ne parle que par doit el avoir, et sent son
épicier d'une lieue. A Mme Chaubert, il faut une àrae
jeune, enthousiaste et poétique, qui sache la comprendre.
Uu petit cousin qui vient de sortir de son collège , dans toute
la fleur de ses illusions et de son innocence, serait par-
faitement son affaire si une excessive timidité, le plus
clair bénéfice de bonnes études classiques, n'arrêtait dans son
cœur la déclaration de ses sentiments amoureux. II se trouve
heureusement près de lui une espèce de courtier d'amour,
nommé Gerville, qui, croyant avoir à se plaindre de Chau-
l>ert, veut se venger de lui en complétant l'éducation du col-
légien et en guidant ses premiers pas dans la carrière diffi-
cile du sentiment. Lorsque tout commence à bien aller, et que
le collégien est devenu assez fort pour pouvoir se passer de
leçons, Chaubert, pris d'un beau repentir pour son ingratitude
envers Gerville, s'avise de faire donation à ce dernier d'une
maison d'un rapport de 12,000 francs. Par suite de l'acte
960, cette donation deviendra nulle en cas de survenauce d'en-
fant. Gerville est bien tranquille du côté de Chaubert, mais il
l'est beaucoup moins sur le petit lycéen, qu'il a mis lui-même
en bonne route d'être aimé et qui a bien profité de ses le-
çons. Le voilà donc occupé désormais, pour conserver sa do-
nation , à défaire son ancien ouvrage , à veiller sur la vertu
de Mme Chaubert, à laquelle il est plus intéressé à cette heure
que s'il était lui-même le mari. Le voilà qui les espionne et
s'attache à leurs pas; il fait tant qu'il parvient à faire ren-
voyer le lycéen par le mari, et à se faire renvoyer lui-même
par la femme ; mais peu lui importe : il a eu soin de se faire
remplacer, pour veiller à cette précieuse vertu, par un vieux
serviteur qu'il a intéressé à sa cause par une donation de
rente hypothéquée sur la donation même qui lui a été faite
par Chaubert.
Cette petite comédie est pleine d'esprit, d'originalité,
d'adresse ; elle a été jouée avec beaucoup de finesse par Bar-
dou et Mme Balthazar.
Une très-spirituelle nouvelle, de M. Charles de Bernard ,
a fourni la donnée de la troisième pièce du Vaudeville; l'au-
teur de la pièce a suivi pas à pas la nouvelle, el c'est ce qu'il
avait de mieux à faire; et bien que la fille ne vaille pas la
mère , on lui a beaucoup pardonné en faveur de son origine
et de sa ressemblance avec elle. Un jeune homme va se ma-
rier; tout est à peu près convenu, sauf les préparatifs, et
pour en arrêter les dernières bases il a envoyé chez ses
futurs parents un de ses amis chargé de le représenter et de
hâter le jour qui doit le rendre l'heureux époux de celle
qu'il aime. L'ami Bandeuil part avec le ferme dessein de
remplir dignement la mission qui lui a été confiée. Mais le
hasard est si grand! Dans cette jeune personne, à laquelle
il devait faire l'amour par procuration, il rencontre une jeune
fille qu'il a trouvée l'hiver passé au bal de l'Opéra, dont il a
entrevu un moment le gracieux visage, et dont il a gardé
depuis ce moment dans son cœur les trait» adorés. La jeune
fille en a fait autant de son côté, el heureux de se retrouver,
ils se mettent ensemble, pour assurer le leur, à défaire le
mariage projeté. Le Cancé arrive sur ces entrefaites, mais il
arrive trop tard : la place dans le cœur et dans la maison de
ses futurs parents était déjà prise. Lepeinlre a obtenu un
succès de fou rire dans le rôle de Simart.
Le Palais-Royal a mis en vaudeville le portrait que Vadé
nous avait tracé de Manon Giroux. La plus belle des dames de
la Halle, la plus libre en gestes et en paroles, Manon, en est
aussi la plus vertueuse; elle est l'orgueil de ses compagnes,
et aussi le désespoir de tous les forts qui font sentinelle au-
tour d'elle, de tous les muguets qui viennent soupirer sur le
pas de sa porte, de tous les grands seigneurs qui la lorgnent
en passant du haut de leur équipage. Mais Manon n'est pas
seulement jeune el belle , elle est encore ambitieuse ; elle a
rêvé un beau jour qu'elle pourrait débuter dans les chœurs
de danse de l'Opéra, et depuis qu'elle a formé ce désir, elle
est triste et soucieuse.
Un capitaine des gardes parvient à pénétrer son secret , et
se présentant à elle sous le nom du régisseur de l'Opéra , il
l'attire dans sa petite maison. Manon, en entrant dans cette
demeure, qu'elle croit celle du directeur, y trouve tous les
amis du capitaine à qui ce dernier a fait prendre des cos-
tumes de caractère , ce qui , pour le moment , donne au
salon l'apparence de coulisses d'Opéra et décide totalement
Manon. Aussi elle ne se fait plus prier; elle chante, elle danse,
elle déclame, aux applaudissements de l'assemblée et sur-
tout du capitaine, qui s'attend à ce qu'au souper la jeune
fille s'adoucira pour lui. Mais avant ce souper, l'amoureux
de Manon, celui que la jeune fille devait épouser si les désirs
de grandeur ne s'étaient emparés d'elle , Jérôme Dubut, le
fort de la Halle, arrive et explique à Manon qu'elle est la
victime d'un infernal complot tramé contre sa vertu. Alors
la scène change et devient tout à la fois tragique et burles-
que. Manon appelle ses compagnons de la Halle à son se-
cours, et, leur racontant la mystification que la cour et la
finance avaient voulu faire subir à leur respectable corps
dans sa personne , elle souffleté l'un , bat l'autre , les myslifie
tous. Manon est guérie de l'ambition, et elle rentre à la
Halle sous le bras de Jérôme Dubut, qu'elle accepte définiti-
vement pour époux.
Cette pièce ne manque pas d'intérêt; elle est vive, animée:
elle a des détails gais et heureux, et les trois principaux rôles
sont très-bien joués par Mme Leménil, Levassor et Sainville.
Mais le plus grand tort de Manon Giroux est de venir après
Madelon Friqucl, et d'être aussi un vaudeville vertueux.
A. L. C.
Typographie de lacrampc et Comp , rue Damiclte, S.— Fonderie de Thorey, Vircy et Moret.
E/A3MFÏÏOT3S .
Tmp dt Lemrmer.BenirdetC
Jeune fille brodant une Echarpe .
L'ARTISTE.
QoncQUta
POUR LES PRIX DE ROME.
gfirap'îfWKc,
ntke toutes les tragédies d'Eschyle,
il en est une qui, soit par les mœurs
quelle peint, soit par les senti-
ments qu'elle exprime , soit par les
usages auxquels elle fait allusion,
, soit par le sujet même et la manière
'/ \ dont il a été mis en œuvre , s'éloi-
gne plus complètement que pas une autre de toute ana-
logie avec les choses de notre temps; il en est une dont
Racine a vainement essayé de transporter dans notre
langue la sublime poésie , une dont il a vainement tenté
de faire vivre les personnages sur notre théâtre. Racine,
le grand Racine , le poëte familiarisé dès l'enfance avec
les pures expressions, les sublimes délicatesses, les ter-
ribles beautés de son modèle, Racine a échoué; et malgré
les grandes qualités qui s'y rencontrent , la pièce dans
laquelle il a essayé de lutter avec le père de la tragédie
antique est à peu près oubliée maintenant : on ne joue
plus les Frères ennemis, et peu de gens ont lu cette pâle
imitation des Sept devant Thèbes.
Entre tous les sujets que la tragédie d'Eschyle peut
offrir à la peinture et à la sculpture , il en est un que les
plus grands artistes de l'antiquité n'ont abordé qu'en
tremblant, et devant lequel nombre d'artistes modernes
ont échoué, depuis Girodet, qui avait le rare avantage de
s'être familiarisé avec la langue grecque, assez avant
pour étudier dans le texte original la pensée de son
2r SÉRIE, TOME IV, 3e LIVRAISON.
auteur, jusqu'à lïaxman, qui avait consacré une partie
de sa vie à traduire avec le crayon le théâtre d'Eschyle
tout entier.
Eh bien, c'est ce poète , c'est cette tragédie, c'est cette
scène que l'Académie est allée choisir pour en faire lo
sujet du concours de sculpture de cette année. Et comme
si ce n'était pas assez des horribles difficultés devant les-
quelles tant d'artistes éminents ont échoué, le pro-
gramme qu'elle a donné à ses élèves n'indique même pas
les personnages d'une façon suffisante.
En effet, ce n'était pas assez de tracer en quelques
mots la position d'Etéocle et de Polynice , des assiégeants
et des assiégés, et de citer à la suite ce fragment du pas-
sage dans lequel l'espion rend compte à Étéocle des
dispositions de l'ennemi : « J'ai vu de mes yeux Sept
« Chefs furieux immolant un taureau sur un bouclier
« noir; tous la main dans le sang de la victime, ils ont
« juré par le dieu Mars , par Rellone et l'épouvante
« amie du carnage , ou qu'ils détruiront aujourd'hui la
«ville de Cadmus, ou qu'ils laisseront leurs cadavre*
« dans ses champs. Des larmes sortaient de leurs yeux ,
« mais nulle pitié n'était dans leur bouche. »
Evidemment une pareille indication n'est pas suffi-
sante, car il n'y a rien dans tout cela qui caractérise le
moins du monde aucun des sept chefs en particulier, qui
puisse faire comprendre dans quelle mesure chacun d'eux
doit prendre part à l'action : elle n'est pas suffisante
même avec la précaution d'inscrire les noms des Sept en
marge du programme. Tydée , Hippomédon , Etéocle
l'Argien, Capanée, Parthénopée, Polynice, Amphiaraiis
ne sont pas des personnages assez généralement connus
pour qu'on puisse se dispenser de toute autre explica-
tion une fois qu'on les a nommés : les dictionnaires m'y -
thologiques donnent sur leur compte des renseigne-
ments trop incomplets, trop inexacts même, pour qu'on
puisse avoir en eux la moindre confiance. Ainsi donc, il
ne restait aux concurrents d'autre ressource que d'avoir
recours au texte même d'Eschyle, et de chercher à tra-
vers toute sa tragédie s'ils ne découvriraient pas quelque
renseignement utile. Or, les élèves de l'Ecole des Reaux-
Arts passent pour être généralement assez peu versés dans
l'étude des langues de l'antiquité, et puis le savant secré-
taire perpétuel de l'Académie n'a pas oublié sans doute,
depuis ses démêlés avec M. Letrônc, au sujet de la pein-
ture murale, que tout le monde n'entend pas le grec
d'une façon assez absolue pour êlre assuré de ne pas se
tromper dans l'interprétation d'un texte un peu difficile ;
il aurait donc dû avoir des égards pour 1 insuffisance de
ces pauvres jeunes gens, surtout en considérant que le seul
renseignement qui se trouve dans le passage qu'il leur a
cité est de nature à les fourvoyer complètement, en lais-
sant supposer que tous les personnages doivent être à peu
près également impressionnés. En effet, « tous, dit ce pro-
« gramme, ont juré la main dans le sang... , des larmes
5
:JV
L'ARTISTE.
« sorlaicnt de leurs yeux ; niais nulle pitié n'était dans
« leur bouche. »
Il nous semble, malgré cela, qu'ils auraient dû com-
prendre que les héros d'un poète comme Eschyle ne pou-
vaient pas ê tre d'une nature aussi uniforme , aussi mono-
tone, aussi académiquement insignifiante; que sept héros
mis en scène par un homme de génie ne pouvaient pas
avoir été jetés dans le même moule, et que fussent-ils
impressionnés de la même passion, dans une mesure
exactement semblable, ils devaient l'exprimer d'une
façon différente, suivant les différences d'âge , de carac-
tère, d'humeur, de tempérament. Cependant nous n'in-
sisterons pas davantage là-dessus ; car nous n'osons leur
faire un reproche de n'avoir pas été plus intelligents que
les hommes qui sont chargés de diriger leurs études.
Les deux seuls personnages qu'ils aient essayé de dis
tinguer quelque peu des autres, et qu'on puisse à la
rigueur reconnaître dans leurs bas-reliefs, sont Capanée
et Parthénopée , encore n'ont-ils pas le moindre rapport
avec le Capanée et le Parthénopée dont Eschyle a tracé
un portrait si saisissant dans la quatrième scène de
sa tragédie. Le Parthénopée des concurrents est une
espèce de berger d'Arcadie, une sorte de jeune pre-
mier d'opéra-comique , bien gentil , bien peigné , bien
languissant, un amour de petit jeune homme capable de
tourner la tète à toutes les femmes sensibles des théâtres
de la banlieue. Quant au Capanée, ce contempteur des
Dieux, cette autre forme de Prométhée, la plus sublime
création du poète, ils en ont fait une sorte de don Juan
de bas-étage, qui .menace le ciel et lui montre le poing
d'une façon beaucoup moins impie que commune et tri-
viale.
Or, voici comment les Sept sont représentés dans la
quatrième scène de la tragédie. M. le secrétaire perpé-
tuel n'avait qu'à tourner six feuillets pour trouver ce
passage; c'est encore l'espion qui parle à Etéocle : «Je
vous dirai exactement comment se présente l'ennemi
suivant que le sort a décidé pour l'attaque des portes...
Tydée , furieux , ardent à combattre , menace la porte
Prétide ; pareil au dragon qui sifTle aux ardeurs du Midi ,
il insulte au sage fils d'Oïclée..., il secoue en parlant les
trois aigrettes épaisses qui ombragent son casque, et les
cent globes d'airain qui bordent son écu et sonnent au
loin l'épouvante. Surcet écu sevoit un emblème fastueux,
le ciel semé d'étoiles; au milieu , l'œil de la nuit, la reine
des astres, la lune , brille dans son plein
. « La porte d'Electre est échue à Capanée, géant plus
terrible encore que Tydée; son audace n'est pas d'un
mortel. Quel que soit l'arrêt du destin, il renversera cette
ville; la colère même de Jupiter ne l'arrêterait pas : les
(flairs, les traits de la foudre sont pour lui comme les
chaleurs du Midi. Son.cmblème est un homme nu, por-
tant un (lambleau et parlant en lettres d'or : Je brûlerai
la ville...
« Puis vient Étéoclc , dont le nom est sorti le troisième!
du fond du casque; son bouclier est marqué d'un em-
blème peu commun ; c'est un soldat escaladant une tour
avec ces mots écrits sortant de sa bouche : Mars lui-
même ne m'arrêlerait pas.
« Le quatrième est le terrible Ilippomédon ; j'ai frémi,
je l'avoue, à lui voir tourner son énorme bouclier; pa-
reil à une bacchante, il pousse des cris horribles; plein
de Mars, la rage du combat le transporte, son regard
porte l'épouvante
« Le cinquième sort a désigné le cinquième chef pour la
porte du Nord. Il jure par sa lance, pour lui plus sacrée
que les Dieux, plus chère que la vie, de renverser la
ville de Cadmus, en dépit même de Jupiter; fils d'une
nymphe des montagnes, cet enfant viril est un héros. A
peine le duvet moelleux de la puberté brille sur ses joues,
il est déjà cruel cependant, et farouche avec le nom
d'une vierge: c'est Parthénopée qui marche insolemment
à l'assaut, et porte, clouée sur son bouclier, l'image du
Sphynx, opprobre de notre ville. Le monstre tient dans
ses griffes l'image d'un Thébain, sur laquelle porteront
nos traits...
«Le sixième chef est le sage et courageux Amphiaraùs:
tantôt c'est Tydée qu'il maudit, tantôt c'est votre triste
frère. Pour moi, dit-il, enseveli dans ces champs enne-
mis, mon corps, je le sais, engraissera bientôt leurs sil-
lons. Combattons, puisqu'il le faut; je ne mourrai pas
sans honneur. Ainsi parle le devin ; son bouclier est d'ai-
rain solide, mais sans emblème; il veut, non paraître
brave , mais l'être en effet. La prudence a germé pro-
fondément dans son âme , ses fruits sont des avis utiles. . .
« Le septième chef, c'est votre frère ; quelles impré-
cations il lance contre cette ville!....»
Voilà les Sept Chefs d'Eschyle tels que les a compris
le poète, tels qu'il les a peints , tels qu'il les a opposés
l'un à l'autre, tels qu'il les a harmonies dans l'ensemble
de sa sublime composition , tels aussi que les élèves de
l'Académie auraient dû les reproduire dans la disposi-
tion de leurs bas-reliefs. C'est d'abord Polynice, l'Ame
de l'action , Polynice qui les a réunis pour sa vengeance,
Polynice qui triomphe en les attachant à sa cause par les
imprécations et les serments; c'est ensuite le sage Am-
phiaraùs, le voyant, le devin, qui sait tout ce qui doit ad-
venir de «ette guerre, et qui marche à la mort avec autant
de calme et de résolution que s'il était certain du triom-
phe. Avec cette grave et majestueuse figure, contraste
énergiquement l'impieCapanée ; et dans une nuance très-
différente, le beau Parthénopée, la plus imprévue, la plus
saisissante figure de toute cette composition ; cet ardent
jeune homme, haletant et bondissant comme un jeune
tigre qui a flairé le sang, et qui hurle de joie et d'impa-
tience à l'approche d'un combat dont il ne doit pas reve-
nir; car la fatalité préside à l'action du drame comme
elle semble présider aux destinées humaines, carde tous
L'AUTISTE.
3:>
ces chefs si brillants et si pleins de vie, Adraste est le
seul qui doit retourner en Argos. Aucun d'eux ne l'i-
gnore, et chacun a déposé sur lechard'Adraste les gages
qu'il destine à le rappeler au souvenir de ses proches.
On doit comprendre maintenant tout ce qu'il y avait
d'incomplet dans le programme de l'Académie, et com-
ment il était impossible , à moins de s'en affranchir en-
tièrement, que les élèves fissent autre chose qu'une œuvre
parfaitement n'ulle et parfaitement insignifiante. Mais
alors même que le sujet aurait été exposé avec la préci-
sion et la plénitude qui lui manquent , ce serait encore
une impossibilité de plus. Pour arriver à une assez haute
pureté de formes , et produire des types dignes de la
tragédie d'Eschyle, un Phydias suffirait à peine.
Et c'est à des jeunes gens sans expérience , et dont on
a systématiquement faussé l'éducation, que l'on vient
proposer un pareil sujet ! ce sont leurs élèves mêmes que
les professeurs de l'Académie ne craignent pas de mettre
aux prises avec des difficultés de cet ordre ! Comme on
devait s'y attendre, la plupart sont restés tellement au-
dessous de la médiocrité la plus vulgaire, que nous ne
prendrions pas la peine de relever leurs erreurs si nous
n'étions persuadé qu'ils auraient pu arriver à quelque
chose de mieux avec une direction plus raisonnable; et
puis nous ne nous lassons pas d'espérer qu'à la fin
notre voix sera entendue, et que l'École des Beaux-Arts
finira par apprécier nos raisons , et provoquera elle-
même des améliorations et des réformes desquelles son
existence même dépendra peut-être dans l'avenir. La
direction actuelle est dans une voie tellement déplora-
ble que ses élèves ne savent ni composer un sujet, ni arti-
culer une forme, ni dessiner une figure ; ils n'entendent
même pas la disposition matérielle d'un bas-relief, cette
sage économie des saillies et des creux qui distribue
progressivement les reliefs de manière à obtenir le plus
grand effet possible par le contraste largement ménagé
des masses de lumière avec des masses d'ombre.
Un seul des concurrents, M. Petit, nous semble avoir
franchement abordé cette difficulté ; peut-être cependant
a-t-il trop sacrifié la composition à l'effet de son bas-
relief. Malgré cela, c'est encore, de beaucoup, celle que
nous trouvons la plus raisonnable : la Victime immolée
est étendue devant l'autel ; Polynice s'élance ; il entraîne
tous les autres chefs qui lui sont subordonnés, convena-
blement pour le bas-relief, mais peut-être plus que ne
l'aurait demandé une plus juste appréciation de leur im-
portance relative.
Après M. Petit, nous mettrons en première ligne
MM. Cavallier, Diebolt et Calmels, malgré la grande
dislance qui sépare ce dernier de l'habileté d'exécution
des précédents ; mais nous avons remarqué dans son
travail une certaine simplicité naïve et sans prétention,
qui nous ferait espérer beaucoup pour son avenir, s'il
pouvait encore se soustraire à cette malheureuse in-
fluence académique, par laquelle M. Gruyerre a été com-
plètement perverti. M. Gruyerre a obtenu le second
grand prix au dernier concours: peut-être sera-t-il en-
voyé à Rome cette année , car la facture de son bas-
relief est irréprochable ; mais nous n'y avons su décou-
vrir autre chose que de la facture ; ni art , ni talent, ni
science, ni sentiment; cela est creux et vide; on peut
faire des bas-reliefs comme cela à la toise , on les peut
faire à la mécanique.
M. Codron a traité son sujet en grotesque ; il a fait
de ses héros une famille de polichinelles. M. Nèble l'a
traité en poncif, il a donné la même tête à tous ses per-
sonnages. M. Godde ne l'a pas traité du tout , ou , si
l'on aime mieux , il l'a fort mal traité. Après cela , tous
les concurrents, excepté peut-être M. Calmels, ont une
habitude de manier de la terre, qui dépasse tout ce
qu'on peut imaginer : jamais Michel-Ange n'a su polir
ainsi des surfaces , et nous sommes certain qu'on n'a
jamais produit rien de comparable.
Ui§ FLÊUrA§
itf\3ir52I2k£SOà.£S:LaS3,.
BS expositions, soyez tranquilles , ne nous
manqueront jamais. Avec ce besoin de pu-
blicité qui possède la France entière, toutes
les parties des connaissances hu-
maines sont exposées au grand
jour. Non-seulement les grands
arts qui ennoblissent la vie solli-
citent pour eux-mêmes le regard intelligent du public,
mais encore les moindres caprices de la civilisation,
les plus innocentes passions qui autrefois étaient ren-
fermées dans le cercle le plus modeste , veulent aujour-
d'hui se montrer dans le plus grand jour, et dire enfin
tout haut le dernier mot de leurs progrès ou le premier
mot de leur avenir. C'est ainsi qu'à peine les galeries du
Louvre ont-elles rendu à la circulation ces toiles et ces
marbres, qu'aussitôt les Gobelins envoient leurs plus
beaux tapis. Sèvres, ses plus riches porcelaines et ses
plus magnifiques vitraux. A son tour, l'industrie arrive de
tous les côtés de la France , et quand enfin elle est retour-
née à ses métiers, à ses usines, à ses marteaux, à ses char-
bons , quand vous croyez qu'il n'y a plus rien à entendre
ni à voir, que vous n'aurez plus à vous occuper que de
l'exposition de l'esprit, et des danseuses de chaque soir,
../\
36
L'ARTISTE.
voici qu'au bas du Louvre, à la place des orangers qui
jettent dans le jardin des Tuileries leurs dernières neurs
et leur dernier parfum , les plus savants horticulteurs et
les plus habiles jardiniers de Paris réunissent toutes les
richesses de leurs serres, de leurs jardins, de leurs ver-
gers, pour composer avec les quatre saisons de l'année
amoncelées à la même place , la plus fraîche , la plus
charmante et la plus fugitive de ses expositions.
A vrai dire, c'est là un merveilleux tour de force;
vous vous étonnez beaucoup quand vous voyez arriver
au Louvre le Caïn colossal de M. Etex, tout ce marbre
et tout ce bronze si lourd et si difficile à remuer; mais
combien cela est plus étonnant, sans nul doute, de voir
accourir à la même place les roses et les chênes, l'œillet
et le camélia, celui-là l'honneur des jardins, celui-ci la
gloire et l'orgueil des loges de l'Opéra, qu'il change en
autant de parterres entremêlés de fleurs vivantes ! Oui,
cela est étrange, voir accouplés le blé et le raisin, la
pomme d'hiver et la pêche, la rose des quatre saisons
et le magnolia grandiflora si frileux. Ceci était jadis la
tâche des paysagistes, l'œuvre de Cabatou de Jules Du-
pré; ils restaient les maîtres souverains et légitimes de
la forêt verdoyante , du calme verger ; maintenant voici
qu'à leur tour les jardiniers, les laboureurs, se mettent
à l'œuvre, le paysagiste est dépa-sé par une puissance
supérieure à la sienne. Ceci est à proprement dire là réa-
lisation du mot de Jean Bart à Louis XIV : — Ce qu'il a
dit, je le ferai.
Cependant, hâtons-nous si nous voulons les voir dans
leur éclat, ces délicates peintures que le pinceau des
hommes n'a pas touchées; hâtons-nous, si nous voulons
les admirer dans toute leur grâce et leur jeunesse prin-
tanière, ces doux chefs-d'œuvre si finement sculptés par
une main divine; profitons comme il convient de cet
éclat d'un jour, de cette grâce qui dure une heure à peine,
de ces merveilles éphémères, enfants chéris de l'air, du
soleil, de la rosée bienfaisante, de la sève qui circule
dans les vieux arbres, vie étemelle qui dure un jour;
jeunesse sans cesse renaissante, chefs-d'œuvre qui pas-
sent pour revenir. Déjà même il en est plus d'une , de
ces belles plantes exilées , qui regrette tout bas le sol
natal, plus d'une qui cherche en vain le lac limpide qui
servait de miroir à sa beauté. L'ennui les prend dans
ce Louvre, brillante prison qui n'est faite que pour
les rois et pour les reines de la terre. Là elles man-
quent d'air, de soleil et d'espace; elles appellent en
vain le chant de l'oiseau , le murmure limpide du ruis-
seau , la rosée du matin et la rosée du soir, le soleil du
midi , la douce clarté de la lune, et la poussière fécon-
dante de ces beaux astres de la nuit qui voltigent dans
le ciel. Il n'y a pas jusqu'au papillon qui ne manque à
la rose , le phalène doré qui ne manque aux lis ; l'a-
beille aux genêts en fleurs , le lapin de La Fontaine au
serpolet, le ver luisant au brin d'herbe. En même temps
la violeltc se plaint d'avoir été violemment dépouillée
de la feuille qui la cache, le lierre demande où il faut
grimper, le brin de mousse cherche un vieux banc de
pierre pour le couvrir de son tapis moelleux ; le nénufar
troublé regrette le petit ruisseau sur lequel il jelnit
ses fleurs. C'est un désordre complet, c'est une douleur
universelle. La charmille n'entend plus le chant du rossi-
gnol. Et cependant ces malheureuses plantes exilées souf-
frent patiemment toutes ces tortures, elles s'efforcent
d'être belles et de le paraître, elles ne veulent pas donner
un démenti à leur noble origine ; elles ont toute la grâce,
mais aussi tout le courage des fleurs; même l'une d'elles,
et la plus belle, est morte à peine entrée dans ce palais,
et vous pouvez voir encore le cadavre languissant de sa
beauté virginale; elle est morte doucement comme meu-
rent les fleurs et les jeunes filles, s'enveloppant dans sa
feuille jaunie , comme dans un chaste linceul. Donc en-
core une fois, hâtons-nous, ne prolongeons pas plus
qu'il ne convient ces souffrances, ne laissons pas ainsi
les filles des Hébreux altérées et mourantes sur les bords
de l'Euphrate.
Illic stetimus et flevimus, quùm rceordaremur" Sion.
Toutefois, et en laissant à part une philanthropie bien
naturelle pour ces frêles créatures si charmantes, c'est là
un spectacle plein d'intérêt, et nous ne savons pas un in-
stant plus rempli de plaisirs de tout genre, que cette heure
passée au milieu de ces fleurs fraîchement épanouies,
de ces fruits cueillis de la veille; de toutes pnrts re sont
des raretés et des magnificences incroyables. D'abord se
montre à vous, dans toutes ses variétés, dans toutes ses
couleurs, dans tout son éclat incalculable . la famille des
dahlias, née d'hier, et déjà presque aussi nombreuse
que la famille de Montmorenci, depuis le jour où son
vieil arbre généalogique fut planté. Qui voudrait les
compter et les mettre en ordre, les auteurs de la même
famille ? Celui-là , s'appelât-il Linnéc , il y perdrait
son sang-froid, sa science et son latin. Aujourd'hui
il n'est pas de jardinier bien posé, il n'est pas un jardin
de bonne maison qui ne possède sa collection de dahlias
bien complète ; on se les donne , ou se les prête les uns
aux autres, on les accouple entre eux , on obtient des
enfants légitimes, on ne dédaigne pas les bâtards, les
adultérins sont recherchés ; la famille des dahlias, sous
le rapport de l'inceste , a laissé bien loin la race de
Thyestcetd'Atrée. Nous ne saurions vous dire les dahlias
qui sont au Louvre : la collection de M. Buhler se pavane
gracieusement à côté des dahlias de M. Salter; M. Du-
ruflé lutte avec M. André Chartier; M. Chartier avec
M. Jacques. La collection de M. Souchet et celle de
M. Soutif se recommandent par plusieurs dahlias qui
proviennent des semis de 1838 et de 1339. M. Vilmorin
a envoyé quarante-quatre variétés de dahlias. Nous en
sommes encore tout éblouis.
M. Dcver , savant horticulteur, a établi dans son jar-
L' ARTISTE.
n
din de la Chaussée-d'Anlin une véritable succursale de
l'École botanique. Là sont cultivées avec passion , avec
amour, toutes les plantes qui guérissent ou qui sauvent ;
et, chose étrange, ces mêmes plantes qui nous paraissent
si horribles à voir, suspendues qu'elles sont, comme au-
tant de guirlandes fanées après une orgie, à la porte des
apothicaires ou des herboristes , quand vous venez à les
contempler sur leurs tiges flottantes, vous êtes heureux
et tout étonnés de leur trouver l'apparence d'une fleur .
d'un doux arbuste, de ce quelque chose de suave, enfin,
que nul ne peut définir. Sont-ce bien là, en effet, les
mêmes herbes, horribles à voir, poudreuses, nauséa-
bondes, dont nous sommes poursuivis par la pharmacie
domestique? Hélas ! oui, cette petite fleur bleue si jolie,
cette fleur penchée si coquette, cette douce verdure
qu'on dirait étendue là pour servir à quelque médilation
poétique , tous ces doux trésors seront la proie de l'her-
boriste, du faiseur de tisane; elles subiront la teinte
jaunâtre du bois de réglisse; elles rempliront de leurs
sucs fades et insipides la tasse de l'hôpital; elles nous
feront détourner la tête dans nos jours de maladie. Lais-
sez-nous donc les regarder avec amour, avec bonheur ,
pendant que nous sommes en bonne santé , nous et les
plantes. Laissez-nous les cueillir quand elles sont en
fleurs, laissez-nous respirer ces légers parfums sans
autre arrière-pensée que de flatter agréablement le plus
frêle et le plus fugitif de nos cinq sens. C'est bien le cas
de nous écrier, ou jamais : Oh! médecine, éloigne-loi! Et
véritablement, à propos de ces plantes si élégantes, quand
je vois arriver un herboriste , il me semble voir quelque
belle et jeune fille, élégante et svclte, au bras d'un fos-
soyeur.
Malheureusement, il y a une chose qui gâte pour moi
toute cette contemplation. Vous allez être bien étonnés,
mes amis, quand je vous dirai que ce qui m'inquiète, au
milieu de ce parterre si précieux et si rare, c'est le latin.
Oui, moi-même, moi l'amoureux acharné de cette belle
langue latine, l'honneur et la sauvegarde du monde in-
telligent, je me sens saisi d'horreur à l'aspect de ce latin
barbare, inférieur même au latin de cuisine, qui s'attache
comme un v.il lichen aux plantes les plus suaves et les
plus charmantes. C'est là certainement une singularité-
bien étrange, que cette belle langue trop méprisée de
nos jours, que Dieu avait faite pour être la langue uni-
verselle de toutes les nations policées, et que nous
avons chassée peu à peu de tous ses royaumes légitimes,
la théologie, la jurisprudence, la médecine, la philoso-
phie, les mathématiques, l'histoire; que celte belle lan-
gue, insultée et méconnue de toutes parts, à ce point que
la Sorbonne ne sait plus la parler, à ce point que l'Uni-
versité de France, dont clic était la fille aînée, ose à
peine une fois chaque année la parler en public pendant
trois quarts d'heure, se soit réfugiée, pour dernier asile,
parmi quelques jardiniers qui ne l'ont jamais apprise ;
2 SÉRIE TOME IV. 3° LIV.
qu'elle se soit enfouie dans quelques grossiers pots de
fleurs, et que, chassée de nos quatre ou cinq académies,
elle n'ait d'autre refuge que les serres chaudes de nos jar-
dins, où elle doit être aussi élonnée de se voir que les
plantes les plus délicates de l'Amérique du Midi.
Aujourd'hui, pour parler latin , il n'est pas nécessaire
d'être l'orateur chrétien dans sa chaire, l'orateur poli-
tique à la tribune; le magistrat s'en dispense tout comme
le soldat, le philosophe aussi bien que l'artiste, le pro-
sateur aussi bien que le poète; le dédain est général,
l'exemption est la même pour tous ; mais de cette science
oubliée, le jardinier seul n'est pas exempté. La bêche ne
préserve pas du latin; il faut absolument que ces pères
grossiers des plus belles fleurs parlent entre eux l'idiome
le plus barbare , s'ils veulent se comprendre les uns les
autres. Tous les noms de la langue vulgaire, et même les
noms adoptés par les poètes, sont proscrits impitoyable-
ment de nos parterres; si bien que vous, arrivant tout
animé à l'avance, pour assister à cette fête embaumée de
la flore parisienne , et vous croyant assez avancé pour
comprendre le patois de nosLinnées modernes, vous qui
traduisez à livre ouvert Horace ou Tacite , vous ne sa\e?
cependant auquel entendre de tous ces noms barbares qui
n'appartiennent à aucune langue.
Vous vous demandez, épouvanté, quel est donc cet
argot inconnu, et dans quel pays d'Iroquois vous êtes
tombé tout à coup. La fleur la plus aimée et la plus com-
mune, celle que vous voyez tous les malins dans votre
jardin, que vous offrez tous les matins à la personne
aimée, celle que vous plantez sur la tombe de votre mère
afin qu'elle ait près d'elle un souvenir filial, ces douée*
compagnes de nos jeunes années, que nous avons impru-
demment gaspillées comme s'il ne se fût agi que de nos
beaux jours, eh bien ! grâce à cette latinité barbare, nous
ne savons plus leur nom , nous cherchons , mais en vain .
à les reconnaître , nous n'osons pas leur dire que nous les
avons rencontrées quelque part sous nos pas, quand
nous avions seize ans. Allez donc vous reconnaître dans
ces mots-là : liatris squarrosa , lobelia t upa, salvin rlm-
mœdryfolta, cucontis punctata , fuchsia coccinea , pentsle-
mon gentianoides , tropœolum pcnlaplnjllwn ! Certes, il
faut que celui qui a créé cette science et qui en a créé la
langue en même temps, le grand Linnée, comme on rap-
pelle , ait été, en effet, un homme de bien du génie .
pour que la langue qu'il a créée se conservât ainsi au
milieu de tant de bouleversements qui ont fait dispa-
raître bien plus que des langues. Toujours est-il que
celle-ci , dont on ne peut saisir les analogies , est une
dès langues les plus incroyables que les hommes aient
parlées.
Que j'aime bien mieux la nomenclature des rosiers! Je
ne sais pourquoi , mais il me semble que dans le règne
végétal , le rosier est le seul qui ait échappé aux nomen-
clatures latines. On lui a fait cette grâce de l'abandon-
G
:m
L'ARTISTE.
lier a toutes les intelligences vulgaires ; et pendant que
nos latinistes de serre chaude se mettent à la torture
pour forger des barbarismes, l'amateur de roses, plus in-
dulgent , plus sensé , donne à ses belles (leurs des noms
aimés : les noms des héros , des grands artistes ; le nom
des belles dames, le nom de sa jeune femme ou de sa
fille aînée, ou de son enfant à la mamelle ; quelquefois
même le nom de ses opinions politiques. Ainsi vous avez
la rose Henri V et la rose Ferdinand , l'une près de
l'autre , et sans redouter un duel à coups d'épine ; vous
avez la rose Louis XII et la rose Louis XI V; la rose Eli-
sabeth , Colbert , Emilie Lesourd; la rose Rosine et la rose
Fanchon , et la rose Célimène; ma tante Aurore et Silène
ont chacun leur rose à part. A la bonne heure, voilà ce
que j'appelle des nomenclatures ; voilà de quoi les recon-
naître une fois qu'on vous lésa nommées! Le général
Marceau, le maréchal de Villars , ont aussi leur rose.
Hélas! il y a aussi la rose Charles X; de ce roi détrôné ,
de ce gentilhomme si affable et si bon , voilà tout ce qui
nous reste dans le palais des Tuileries ! moins que rien ,
une rose !
Il est bien fâcheux que nous soyons si complètement
ignorant de toutes ces merveilles ; il est fâcheux surtout
que nous n'ayons pas le temps d'apprendre cette science
si nouvelle, qui doit rendre si heureux les honnêtes gens
qui la cultivent. Voici M. Madale qui expose soixante-
deux variétés de plantes , depuis le fuchsia macrostemma
jusqu'au rudbeckia hirta. Voici MM. Jacquin frères qui
ont envoyé là tous les trésors de leur corbeille. M. Tri-
pet-Leblanc, dont le nom est populaire en dépit du
latin, et dont nous avons admiré cette année les belles
plantes de tulipes , n'est pas arrivé, vous le pensez bien,
le dernier à ce concours de la flore parisienne. Il a en-
voyé aux Tuileries les plus belles fleurs sans nom que
nous ayons jamais vues ; mais tant pis , au hasard d'être
bien ignorant ou bien vulgaire, rien ne nous empêchera
de reconnaître la marguerite, et de l'appeler par son
nom.
M. Tripet-Leblanc a cultivé, en effet, avec une pas-
sion bien heureuse, ces belles fleurs des champs, qui ne
s'attendaient point à tant d'honneur. Et si vous saviez
comme elles se sont montrées reconnaissantes de toutes
les peines que l'habile jardinier s'est données! Ces fleurs,
si modestes dans leur attitude et dans leur parure natu-
relle, elles ont relevé la tète, elles se sont chargées des
couleurs les plus variées. Ce sont des bergères qui sont
devenues des reines, par la seule puissance de leur beauté
et de leur éclat natif. On ne peut rien comparer à ces
marguerites, sinon une collection admirable de belles
pensées, dont les dimensions sont vraiment effrayantes :
si nous osions jouer sur les mots, nous comparerions ces
belles fleurs, qui tout d'un coup ont acquis ce velouté,
cet éclat, cette ampleur, aux Pensées de Pascal.
En fait de serre chaude, vous avez la belle serre de
M. Bachoux, à Bellevue. Le café, la canne à sucre, la
vanille, le thé et l'opium, viennent à merveille dans
cette serre. Dans la serre de M. Jamain , quatre beaux
orangers chadecs à feuilles crispées , plusieurs orangers
charmants à fleur de myrte , un autre à fruit cou-
ronné. Ce M. Jamain a deux fils aussi acharnés hor-
ticulteurs que leur père , à qui ils disputent de leur
mieux la médaille d'or. Voilà véritablement une heu-
reuse famille. Tout d'un coup vous vous arrêtez, un
doux parfum de jasmin arrive jusqu'à votre âme ; n'avez-
vous donc pas aperçu, chargés de leurs blanches fleurs,
ces jasmins des Açores, ces myrtes odorants, ces ar-
bousiers à fleur rouge?cesont les élèves de M. Jolly aîné.
En fait d'arbres et de plantes rares, saluez le magnolia
grandi flora à longues feuilles, le magnolia anglais, le
myrte , et le nerium à feuilles panachées , le géra-
nium regine, Vltéliolrope péruvien et le cactus, les bana-
niers nains de la Chine , et les bananiers nouveaux de la
Havane, et le cèdre doré de M. Soulange-Bodin, et ses
cyprès , et ses variétés de pins , et ses beaux chênes de
septespèces ; en un mot, toutes lescuriosités de ces beaux
jardins de Fromont, si longtemps méconnus, et qui sont
devenus aujourd'hui une grande et belle entreprise !
M. Leferme, digne émule de M. Soulange-Bodin, a en-
voyé une collection de cinquante-quatre échantillons
de bois d'arbres exotiques : autant de conquêtes qu'a
faites la France. M. Duvillers , moins ambitieux, a cul-
tivé de l'orge d'Himmalaya, et de la moutarde de Chine.
Les beaux camélias qu'a exposés, malgré la saison,
M. Tourrès! et comme Mme Prévost les eût aimés et
admirés si elle vivait encore, la pauvre femme! Ce
M. Tourrès, qui est habile, nous a montré pour la pre-
mière fois un magnolia hartwica. L'histoire de cette
belle plante est digne d'être racontée. Elle est le produit
d'un magnolia grandiflora et d'un magnolia fuscata.
Elle a fleuri l'année passée pour la première fois sur le
pied même; elle n'avait alors que trente pouces de hau-
teur. Ses fleurs étaient petites, blanches comme celles
du lis , et elles avaient conservé la suave odeur du ma-
gnolia fuscata, leur digne père.
En fait de beaux arbres, vous avez le sapin argenté,
l'olivier de Crimée , le peuplier de Virginie de M. Jagu .
pharmacien à Tours.
Mais ce n'est pas tout. Pomone, cette fois, le dispute
à Flore. Après les fleurs, les fruits, c'est trop juste.
M. Rendu en a cueilli d'admirables dans son verger.
C'est à en avoir l'eau à la bouche rien qu'à vous les
nommer : la reinette du Canada, la crassane, le Saint-
Germain, le beurré gris et doré , le bon chrétien d'Espagne,
le messire Jean, le doyenné d'automne et d'hiver. Non loin
des balsamines de M. Delair, cette belle plante mystérieuse
sur laquelle les poètes ont fait tant de contes ; non loin de
la collection complète de M. Lierval à N'euilly, M. Godc-
froy, qui est un grand pépiniériste, s'est fait représenter
L'AUTISTE.
M
par la cerise de Prusse, la poire de tonneau , la reinette de
Hollande. A côté des beaux camélias de M. Mathieu,
vous pouvez remarquer les belles pêches de M. Lefebvre
lils, la pèche grosse -mignonne, Golconde , Madeleine de
Courson, Malte , Ihllebeaume , nouvelles débarquées du
village de Montreuil, toutes rougissantes et toutes char-
gées de ce lin duvet qui amortit leurs belles couleurs. Le
même M. Lefebvre a aussi envoyé de; belles poires, et
entre autres la duchesse d'Angoulème, qui n'a pas perdu
son nom à la révolution dernière; de belles pommes cal-
villes, et, entre autres, des pommes qui ont déjà trois hi-
vers, et qui sont fraîches comme au premier jour. Il y a
même un melon qui pèse trente livres, et dont personne
ne mangera.
Ne vous arrêtez pas trop longtemps aux soixante-quatre
rosiers de M. Paillet , et surtout à cette belle rose qu'il
appelle à bon droit le triomphe du Luxembourg . Alors
vous pourrez voir la collection de raisins de M. Barbot :
corbeille admirable, où pas un raisin n'est oublié. A côté
de ses bananiers , M. Pelvilain a placé ses ananas de la
Martinique et de la Guadeloupe; M. Gontier, ses bana-
niers nains de la Chine; M. Alexis Lepère, ses belles
poires. Surtout remarquez, je vous prie, l'exposition de
M. Vilmorin : quel charmant pèle mêle! l'ail d'Orient,
V échalote de Gersey, l'oignon corne de bœuf, la carotte vio-
lette sauvage, le navet jaune de Naplcs, la patate aux trois
couleurs, la chicorée sauvage , cette horrible drogue avec
laquelle se fabrique un horrible café; le chou-rate, le
chou sauvage, la palmier frisé, le concombre de Russie,
la courge d'Italie , le melon de Malle à chair rouge ou
blanche, le cédrat blanc d'Es2)agne, le haricot noir de Bel-
gique, la cesme de l'Inde, tous les trésors des jardins
potagers pêle-mêle avec les balsamines, les œillets de la
Chine cl de l'Inde, les dahlias et les reines-marguerites.
Sans compter que l'orge à deux rangs, trifurquée, mi-
céleste, le seigle de la Saint-Jean, l'indigo, le moka de
Hongrie, le chanvre du Piémont , jouent leurs rôles dans
ce drame champêtre. N'oublions pas les choux-pommes
de M. Glorian , àGoncsse; le fil écru de M. Jagu, les
artichauts d'Espagne , de M. Suptil ; les trois espèces de
pommes de terre, de M. Bossin.
Mais encore une fois, il faudrait être bien plus savant
que nous ne sommes pour n'oublier personne. Tels sont
les rois et les maîtres de cette exposition nouvelle. Plu-
sieurs artistes ont profité de cette exposition , celui-ci
pour exposer ses fleurs peintes à l'aquarelle, celui-là ses
tableaux à l'huile; les maladroits! ils ne voyaient pas
que c'était tout perdre que de mettre les copies si près
des modèles. Redouté lui-même n'oserait pas s'attaquer
à de si charmants jouteurs. Il y a aussi des lithographies,
des gravures , des ouvrages d'horticulture , des pompes ,
des hachoires, des sécateurs, des jardinières, des râteaux,
des pavillons rustiques; il y a même de la gelée de ce-
rises , de prune et d'abricot. En un mot , l'Exposition
est tout à fait digne , je vous assure , que vous oubliiez
quelque peu, pour l'aller voir, les romans qui se sont
faits hier, les histoires qui se font aujourd'hui, et les ro-
médies qui se feront demain.
Jules JANIN.
CQïïGEBT
€!$ucitU ffîttimmlt.
l m'est arrivé quelquefois , à propos de
musique de chambre , d'être pris d'un
singulier désir. J'aurais voulu que ces
dames si belles, si éclatantes, aux yeux
si vifs et si mobiles, au sourire quêteur,
aux toilettes ingénieuses , toutes ces char-
mantes enfin dont la vie a pour but de nous donner des dis-
tractions si bien acceptées, fussent bien loin de la salle du
concert, dans leur intérêt et dans celui de la musique
qu'elless'obslinaient à venir écouter. La véritable musique
de chambre n'est faite, il faut le dire, ni pour les aimables
folles, ni pour les femmes Irop raisonnables. C'est de la
poésie, mais une poésie qui, pour être goûtée, pour
être reconnue, exige chez l'auditeur sensibilité et ré-
flexion tout à la fois. Le plaisir qu'on en relire est celui
d'une rêverie sensuelle et contemplative. L'extase et l'a-
nalyse doivent alors occuper en nous la même place. El
je ne parle pas ici de cette analyse scolastique , qui a
bien son prix pour certains hommes du métier. C'est là
un plaisir qui ne nous comptera pas parmi ses apolo-
gistes exclusifs ; nous ne recommanderons jamais , comme
autant de grands hommes , tous ceux qui savent bien
j leur grammaire. L'analyse dont je parle est celle qui
j suit avec une volupté patiente tous les déroulements de
la pensée musicale; qui trouve à chaque phrase, à cha-
que effet, une propriété symbolique, un sens plus ou
moins vague ou précis, qui en fait comme la traduction
de la situation présente , des sentiments de l'heure ac-
tuelle , ou la représentation de souvenirs chéris. La mu-
sique en effet , et surtout la musique de chambre, si
douce, si fine, si délicate, est bonne à tout cela. Per-
sonne de ceux qui aiment cet art divin ne niera qu'il ait
un langage ; mais ce langage n'a , Dieu merci , rien de
précis, de prosaïquement positif, pas de netteté sèche ,
'♦0
i/ artiste
pas de sens durement arrêté. Chacun y peut voir ce que
sa fantaisie demande; mais il faut avoir une fantaisie ,
H surtout l'écouter. Le grand avantage , quand on est
ainsi fait, c'est que cette musique a une signification dif-
férente à chaque époque où elle est entendue, et qu'elle
nous parait d'autant plus nouvelle, qu'elle éveille d'au-
t ant plus les sensations et les idées , qu'on la sait mieux
et qu'on en suit sans peine les développements fantas-
tiques. Quand vous pourrez lui accorder ainsi une com-
plaisance facile, elle rayonnera en vous comme un
prisme à mille facettes, langoureuse avec vos désirs d'a-
mour, sympathique et consolante le jour où votre cœur
sera froissé, coquette et séduisante sous les excitations
d'an beau soleil , mélancolique et tendre quand la brume
hivernale refoulera votre sensibilité. Et puis ce sera une
langue céleste, la seule qui puisse vous traduire ces
amertumes, ces douleurs sans cause, ces ravissements
ineffables , ces tressaillements sans nom que vous avez
éprouvés peut-être seul, ou que personne, pas plus
que vous, n'est en état de révéler. Les amateurs qui
comprendront le mieux les caprices de cette musique
seront les mêmes qui passeraient volontiers une journée
à voir rouler la mer écumante, prêtant sans relâche une
Ame à toute vague de l'Océan, ou construisant de magni-
liques palais dans les nuages dorés suspendus sur leur
tête.
Or, dites-nous si vous croyez à beaucoup de belles
dames à la mode une faculté d'attention suffisante , une
sensibilité assez patiente, assez durable, pour suivre,
dans ses continuelles transformations, ce nuage de mé-
lodies et d'harmonies qui se déroule devant elles?
Celte faculté-là , nous ne l'accordons même pas a tous
les hommes qui aiment la musique.
Ainsi ce ne sont pas seulement les élégantes, mais les
beaux , et même les amateurs curieux que j'aurais voulu
quelquefois exclure d'une soirée de quatuors. Parfois
j'eusse voulu entendre dans une solitude complète, par-
fois entendre sans voir. Enfin, dans mon envie de jouir
pleinement de ce ravissement intérieur, il m'est arrivé
souvent de rêver l'impossible.
A ce compte , je ne puis reconnaître que j'aie eu satis-
faction complète à la matinée donnée par M. Schelsinger
aux abonnés de la Gazette musicale, puisqu'il y avait
foule : néanmoins , j'ai pris mon parti , me résignant à
entendre d'excellentissime musique en compagnie de
jolies femmes, d'artistes et de fashionables fort atten-
tifs.
Les quatuors de Mozart, si exubérants d'idées, et dont
les rognures feraient seules la fortune d'un faiseur d'o-
péras de nos jours, ont paru bien appréciés; mais le
quintetto de Hummel, si brillant pour le piano, captivait
déjà davantage l'attention de ces dames. Leurs applaudis-
sements les plus viîs ont été pour M. Ernst et Mmes Do-
rus-Gras et Lati. M. Ernst a joué son élégie . entendue
déjà tant de fois, et avec un plaisir toujours croissant ;
un pareil morceau est une bonne fortune pour tout le
monde. C'est une belle trouvaille que cette idée fixe ,
cette douleur monotone, cette désolation que chacun
semble avoir éprouvée , et qui tourne dans ce cercle si
vrai sans cesser d'émouvoir. Après cette belle musique
de la nature, qu'il a jouée avec une grande profondeur.
M. Ernst a exécuté , sur des motifs d'Otello, une de ces
Tantaisies faites pour les gens qui ne mesurent qu'au
nombre de sauts périlleux le mérite d'un violonis <•
Dans cette réunion incroyable de staccato, de pizzicato,
d'arpèges pressés autour d'un chant imperturbablement
continué sur une ou deux cordes, de coups d'archet de
toute espèce , et de sons harmoniques trouvés sans
faillir à toutes les hauteurs du manche , M. Ernst s'est
montré ce qu'il est en effet, un virtuose du premier
ordre.
Mme Dorus-Gras , pour faire entendre des morceaux
qu'elle avait déjà chantés cent fois, avait dû travailler
avec autant de soin et de conscience que si elle n'eût
pas encore paru en public. C'est un éloge que personne
ne pourrait mériter autant qu'elle.
Nous louons fort M. Alary de la charmante et naïve
mélodie qu'il a placée sur les Adieux de Marie Stuart à
la France. Cette scène a été dite avec une énergique
mélancolie par Mme Lati.
Enfin , car chacun a mérité bonne et agréable justice .
nous ferons compliment à M. Franck sur son intelligence
delà belle musique classique, sur la réserve et sur la
sagesse de son jeu, toutes choses auxquelles les pianistes
lauréats ne nous accoutument guère.
En résumé , une pareille musique, même entendue en
commun avec un millier d'auditeurs, est encore une
douce et rare jouissance.
L'ARTISÏ I!.
il
œssiQum dramatique.
IIS FOURBEBIES DE SCAPLN. — L'ÉCOLE DES YIEILLA.UDS.
i.i.k Véret n'a pas trompé nos
espérances ; elle a joué, lundi
dernier, le rôle de Zerbinette
avec une intelligence et une
franchise qui ont charmé l'au-
ditoire. Les applaudissements
qu'elle a recueillis sont pleinement mérités, et nous
croyons que la presse ne saurait trop encourager Mlle Vé-
ret. Cependant, nous pensons que Mlle Véret fera bien
de supprimer plusieurs jeux de scène condamnés par le
goût. Dans la troisième scène du troisième acte, lors-
qu'elle dit : « Cinq cents écus qu'on lui demande sont
justement cinquante coups de poignard qu'on lui donne,»
elle fait le geste d'une personne qui se poignarde ,
comme si les paroles adressées à Gérontc n'étaient pas
par elles-mêmes assez claires, assez faciles à comprendre.
A notre avis, ce geste n'est qu'un pur enfantillage. Nous
croyons donc devoir donner à Mlle Véret le conseil que
nous avons donné à Mlle llachel. Ce qui est déplacé dans
le rôle de Roxane ne vaut pas mieux dans le rôle
de Zerbinette; Molière et Racine peuvent très-bien se
passer de commentaire. Lorsque Mlle Véret dit : « Il
veut envoyer la justice en mer après la galère du Turc , »
elle imite le mouvement de la galère qui s'enfuit. A nos
yeux, ce jeu de scène ne vaut guère mieux que le premier.
Le récit fait à Géronte par Zerbinette est d'une gaieté qui
ne laisse rien à désirer, et le geste imitatif de Mlle Vé-
ret nous semble absolument inutile. Quant au rire de
Zerbinette , je regrette que Mlle Véret l'ait exagéré. Je
sais que le rire est difficile ; cependant cette difficulté
n'est pas insurmontable, et je suis sûr que Mlle Véret
pourra modérer le rire de Zerbinette sans lui ôter sa
gaieté. Si le talent de Mlle Véret n'avait pas à nos yeux
une valeur incontestable, nous hésiterions peut-être à
formuler ces reproches ; mais elle a déjà fait ses preuves,
et s'est placée au-dessus de l'indulgence. Si la louange
est utile, la critique est nécessaire ; et Mlle Véret a trop
d'intelligence pour ne pas comprendre que l'intérêt de
l'art dramatique a seul dicté les reproches que nous lui
adressons. Qu'elle continue à jouer Molière avec la fran-
chise qu'elle a montrée jusqu'ici ; qu'elle se pénètre pro-
fondément du sens intime de ses rôles , et les encourage-
ments ne lui manqueront pas. Si, comme on nous l'as-
sure, clic h et engagée que pour sept mois, le public
saura bien faire justice de celte absurdité. Il protestera
par ses applaudissements, et forcera M. Védel à rédiger
un nouveau contrat. Avant la fin de l'année, nous les-
pérons, Mlle Véret sera dignement appréciée.
M. Terrier n'a pas craint de jouer le rôle de Danvilie.
créé par Talma. Malheureusement, son talent ne s'est pas
trouvé au niveau de son courage. 11 est parfaitement dé-
montré pour nous que M. Perrier n'a pas même entrevu
le sens du rôle de Danvilie. Non-seulement il a méconnu
le caractère du personnage conçu par le poète, et que
Talma rendait avec une gravité si pathétique; non-seu-
lement il a substitué la brusquerie aux alternatives de
confiance et d'inquiétude dont se compose le rôle de
Danvilie ; mais encore il a changé jusqu'à l'âge de ce
rôle. Danvilie, tel que nous l'a montré M. Terrier, n'es!
pas un vieillard habitué à l'indépendance du célibat,
aux prises avec les caprices et la coquetterie d'une femme
de vingt ans; c'est un homme encore vert, âgé tout au
plus de quarante ans , bourru , chagrin , impérieux , qui
parle haut , qui s'emporte sans raison , qui prononce du
même ton les paroles les plus tendres, et les reparties les
plus mordantes. Ce personnage n'a rien de commun avec „
la conception du poète. Il n'entre pas dans ma pensée de • \
comparer M. Terrier avec Talma ; car celte comparaison
serait absurde et parfaitement inutile. Mais je crois qu'il
est possible de jouer convenablement le rôle de Dan-
vilie sans avoir le génie et la science de Talma. Tour at-
teindre ce but, il suffit d'étudier attentivement le sens
intime du rôle, d'en pénétrer l'intention et la portée , et
de respecter l'âge que le poète a donné à Danvilie. L'ou-
bli de cette dernière donnée, en apparence peu impor-
tante, altère singulièrement la physionomie de Danvilie. et
entraîne l'acteur à de perpétuels contre-sens. M. Terrier
a joué le rôle de Danvilie comme il joue le bourru bien-
faisant, comme il joue maintenant tous les rôles de son
emploi ; car, depuis le succès qu'il a obtenu dans la co-
médie de Goldoni, il jette dans le même moule tous lis
rôles qui lui sont confiés. Il y a quelques semaines, il
changeait en bourru le comte Almaviva ; mardi , c'était
le tour de Danvilie, et M. Terrier s'est montré fidèle à
ses habitudes. Or, ce qui était ridicule dans la comédie de
Reaumarchais ne l'est pas moins dans la comédie de
M. Delavigne. J'ajouterai que le débit de M. Perrier est
devenu , depuis deux ou trois ans , assez difficile à com-
prendre. Au lieu de régler sa parole sur la marche de la
pensée, M. Terrier divise le couplet comique en une série
d'explosions successives ; sa déclamation imite assez bien
le bruit du bombardement. Mais un pareil système est
évidemment réprouvé par le bon sens. L'expression des
sentiments humains ne peuts'accommoder des explosions
dans lesquelles se complaît M. Terrier. Le souvenir de
Talma est sans doute pour quelque chose dans la sévé-
rité avec laquelle M. Perrier a été jugé mardi dernier ;
VI
L'ARTISTE.
m. 11^, pour être juste, nous devons dire que M. Perrier a
complètement échoué dans le rôle de Banville ; et lors
même que l'Ecole des vieillards ne rappellerait pas une
des créations les plus admirables de Talma, il serait im-
possible de ne pas condamner M. Perrier. Car le premier
devoir d'un comédien est de demeurer fidèle au sens du
personnage qu'il représente, et M. Perrier ne paraît pas
soupçonner l'importance de ce devoir.
Je voudrais pouvoir louer la franchise et la rondeur
que M. Guiaud a montrées dans plusieurs parties du rôle
de Bonnard; mais M. Guiaud a pour la mesure un
mépris si constant, si absolu, qu'il n'y a pas moyen de le
complimenter. Pour donner aux vers qu'il récite plus de
naturel et de vivacité, pour ajouter à la vraisemblance
du personnage qu'il représente, il place en tète de cha-
que vers un bégaiement de deux à six pieds, et
lorsque enfin il se résigne à prononcer les paroles
écrites par l'auteur, il lui arrive souvent de s'arrêter
au milieu du vers pour laisser échapper deux ou trois
interjections à peine articulées, qu'on pourrait comparer
à des éternuements. Cette habitude déplorable est si
profondément enracinée chez M. Guiaud, qu'elle réduit
presque à rien les qualités recommandables qu'il pos-
sède. Il est vraiment inconcevable que le parterre ne
proteste pas contre le bégaiement dont M. Guiaud assai-
sonne tous ses rôles. Dans un rôle en prose cette manie
est ridicule : dans un rôle écrit en vers elle devient
scandaleuse.
M. Mireeour, chargé du rôle créé par Armand, ne l'a
pas complètement rendu. Le duc d'EImar, tel qu'il nous
l'a montré, est un jeune homme amoureux par distrac-
tion, plein de confiance dans son mérite, mais rien de
plus. Il y a dans ce rôle un mélange d'élégance et de
laisser-aller que M. Mireeour a négligé, qu'il ne paraît
pas avoir entrevu, et qui cependant n'est pas sans im-
portance. D'EImar n'est pas seulement présomptueux,
il est présomptueux à la manière des grands seigneurs.
Armand, malgré les défauts de sa voix, rendait très-bien
le côté aristocratique de ce rôle ; M. Mireeour fera bien
d'interroger la mémoire de ses camarades, s'il veut jouer
convenablement le duc d'EImar. Il a montré l'ardeur, la
vivacité d'un jeune premier; mais il n'a pas eu l'ampleur,
l'élégance dont le duc d'EImar ne peut se passer. La
voix de M. Mireeour n'est pas nette, et mange la moi-
tié des consonnes. Si, comme nous le croyons, ce dé-
faut n'est' pas absolument ineffaçable, nous conseillons
à M. Mireeour de corriger sa voix par une étude persévé-
rante. Il ne suffit pas de comprendre parfaitement toutes
les parties d'un rôle, il faut prononcer nettement toutes
les paroles dont ce rôle se compose. C'est donc vers la
prononciation que M. Mireeour doit maintenant diriger
■M principaux efforts. Mais s'il veut jouer le duc d'EI-
mar, qu'il n'oublie pas de joindre à l'ardeur de l'amant
l'élégance du grand seigneur.
Il faut que Mlle Mars soit entourée de courtisans bien
maladroits ou de miroirs bien menteurs pour oser jouer
le rôle d'Hortense. Hortense a vingt ans, et Mlle Mars
est entrée dans son treizième lustre. Comment donc ose-
t-elle jouer le rôle d'Hortense? Il est vraiment fâcheux
que Mlle Mars oublie son âge, et mette le public dans la
nécessité de venir au secours de sa mémoire. Pourquoi,
au lieu de s'en tenir au rôle d'Araminte , à la comtesse
du Legs, s'obstine-t-elle à jouer des personnages dont elle
pourrait être la grand'mère? Mlle Mars ne peut s appeler
ni Suzanne, ni Hortense, sans révolter le bon sens. L'a-
mour du duc d'EImar pour une étourdie sexagénaire est
si parfaitement ridicule, que toute la pièce devient im-
possible. La jalousie de Danville ne se comprend plus ;
et lorsque Mlle Mars, faisant un retour sur elle-même ,
s'accuse et s'excite au repentir, le public se prépare à
écouter le célèbre monologue de don Diègue. Tandis
qu'Hortense parle de son étourderie, de son impru-
dence, l'auditoire compte les rides de son visage. Nous
rendons pleine justice au talent de Mlle Mars; nous ad-
mirons autant que personne la finesse et la précision de
son débit ; nous croyons que Marivaux n'a jamais eu d'in-
terprète plus habile et plus fidèle ; mais notre admira-
tion ne peut aller jusqu'à nier le témoignage de nos
yeux. D'ailleurs, lors même que nous consentirions à
fermer les yeux, nous serions encore forcé de blâmer
énergiquement l'entêtement de Mlle Mars; car elle n'a
pas dit avec une égale justesse toutes les parties du rôle
d'Hortense. L'âge, en sillonnant son visage, n'a pas res-
pecté toutes les notes de sa voix ; tant que la coquetterie
est seule en jeu, la voix de Mlle Mars est suffisante ;
mais dès qu'il s'agit d'exprimer la tendresse ou la
colère, l'émotion ou la raillerie, la voix de Mlle Mars
sonne mal et refuse le service. Nous avons beau faire,
nos oreilles sont aussi mécontentes , aussi sévères que
nos yeux. Pourquoi faut-il que l'évidence nous force à
dire tout haut ce que chacun dit tout bas? Il y a seize
ans, quand Mlle Mars jouait le rôle d'Hortense pour la
première fois, elle avait déjà deux fois l'âge de son rôle ;
or, il est difficile, même au théâtre, de cacher plus de
dix ans : aujourd'hui, l'illusion n'est plus possible. Que
Mlle Mars se résigne donc à suivre les conseils du bon
sens ; qu'elle abandonne les rôles qui ne conviennent
plus à son âge; le public verra dans sa docilité une
preuve d'esprit , et l'en remerciera.
Gustave PLANCHE.
L'ARTISTE.
M
LES EAUX
rprg| mi\mr^
A MONSIECR RoilER DE BeâCVOIK.
i ois êtes à Dieppe, mon cher Roger! vous êtes
heureux. Vous avez devant vous la mer; vous
foulez sous vos pieds les belles prairies nor-
; mandes; dans la ville, dans les salons, le soir,
«c@ vous vous promenez nonchalamment à travers
une foule attentive qui vous tend gracieusement la main et
qui vous aime. Chacun, en vous voyant de loin arriver sur
cette plage fleurie , s'est écrié : « Le voilà ! » Comme on vous
a reconnu ! comme on vous a accueilli ! comme on vous a
fêté! Là, tout le monde est indulgent et joyeux. Pas d'abords
glacés, pas de visages muets, pas de morgue. Dieppe est une
ville de plaisir et elle ne s'en cache pas. Dieppe danse et chante,
et fait tout cela de bonne foi. On n'y voit pas de rois, mais
des bouches sémillantes , et des cavalcades, et des chansons.
Au nouvel arrivant poudreux et fatigué, on crie : « Venez! »
Il semble que ce soit une conquête de plus pour la folie. On
le traite aussitôt en frère. Il ne sait auquel entendre : bals,
feslins, promenades, jeu, théâtre, tout lui arrive à la fois, et
l'entoure et l'entraîne avec une rapidité qui ne s'arrête qu'au
jour où il faut partir. Moi, cependant, je vous écris des bords
du Rhin. J'ai passé, l'autre jour, le pont de Kelh, pour la pre-
mière fois de ma vie. Quand on se rappelle Louis XIV, Condé
et Turenne , c'est là un passage solennel. En voyant l'eau
couler sous ce fragile pont de bateaux , et en la suivant des
yeux du côté où elle se rend à la mer, j'ai pensé que bientôt
ce courant fougueux, mélangé aux eaux de l'Océan, s'en
irait peut-être baigner celle rive où vous êlcs , cette rive de
Dieppe , aux plaisirs presque imaginaires. J'ai voulu faire
comme le fleuve, j'ai voulu vous apporler aussi mon hom-
mage. C'est de Bade que je vous écris.
A Bade , l'Allemagne commence , montrant son blond
et frais visage, son sourire calme et doux, et parlant cet
adorable patois que vous avez entendu souvent dans la
bouche de Fauny Elssler. Contrée vraiment poétique et
chérie du ciel !. Sitôt qu'on a quitté le Rhin et qu'on a fait
quelques pas dans ce pays, c'est un enchantement. J'ai été
en Italie , en Espagne et en Suisse , je n'ai rien vu nulle
part de pareil. Imaginez-vous des bosquets perpétuels, en-
trecoupés de berceaux de roses, de jardins , de prairies , de
ruisseaux; tout cela odorant, murmurant, joyeux; tout cela
frais et ajusté à merveille, sans que l'Opéra-Comique s'y
montre trop. Bade est dans un vallon; c'est une petite cité
ressemblant beaucoup aux villes suisses, moins ces grands
vilains chalets, si obscurs et si incommodes. Au contraire, les
maisons de Bade sont italiennes , à deux étages seulement ,
les fenêtres petites, le toit plat, la façade coloriée et luisante,
la porte toute grande ouverte aux émanations dont l'air est
imprégné et aux doux rayons du soleil; ces doux petits abris
sont placés , ou pour mieux dire légèrement posés l'un à
côté de l'autre, en amphithéâtre. Le clocher d'une jolie église
les domine. Au milieu de la ville, un petit ruisseau passe
sous trois ou quatre petits ponts , tout simplement en plan-
ches de sapin. On dirait les ponts d'un jardin anglais; et ce-
pendant, à tout moment des voitures de poste pesantes tra-
versent, sans les ébranler, ces ponts si légers. Celte fragilité
est charmante , et c'est vraiment là le caractère adorable de
Bade. Tout y est fragile; les montagnes sont vertes, fleuries,
nullement majestueuses; les vallées sont de jolis vallons, et
plutôt des pelouses que des vallons. Les chemins que l'on
suit pour aller visiter les montagnes et pour s'enfoncer dans la
Forêt-Noire ne sont pas des chemins , mais tout simplement
des allées sablées, ombragées, bordées de fleurs, où les che-
vaux passent en se dandinant , où les carrosses volent en sou-
levant à peine la poussière , et qui vous montrent à chaque
détour des échappées ravissantes. Pas un précipice dans tout
cela, pas une horreur! Rien d'imprévu, rien d'escarpé. C'est
le comble du joli, de l'agréable et du facile. L'admiration est
calme et silencieuse comme le spectacle qu'on a sous les yeux .
Au milieu d'un beau parc, et dans la situation la plus bril-
lante, s'élève le splendide palais où celle ville de buveurs se
réunit chaque soir pour assister à des fêles nouvelles. Le jeu
est le maître et l'hôte de ces demeures ; il a tapissé les mu-
railles , doré les plafonds , couvert les sièges de velours.
C'est le jeu qui allume chaque soir les lustres de la salle de
bal , qui la remplit des plus doux sons de l'orchestre ; il fait
les honneurs de sa maison avec grâce , avec politesse , avec
profusion ; car un des caractères de ce grand seigneur qu'on
appelle le jeu , c'est d'être prodigue jusqu'à la folie. Il sème
beaucoup pour récoller beaucoup. A ce propos, ne vous fi-
gurez pas qu'il s'agit ici d'un de ces repaires où les malheu-
reux joueurs viennent perdre obscurément quelques pièces
d'or en compagnie de quelques filles de joie. Non , par Cré-
sus, il s'agit des plus grands noms de l'Europe et des plus
belles personnes de ce monde, qui viennent en ces lieux pour
s'y reposer, ceux-ci de leur ambition, celles-là de leur beauté.
C'est bien, en effet, quelque chose d'impossible à croire et
de divin; là vient familièrement danser et sourire à vos
yeux, la plus belle compagnie de l'Europe ; chaque nation, la
Russie, l'Italie, la France et l'Angleterre , envoie à cette
espèce de congrès, la fleur de ses salons, l'élite de sa no-
blesse. Grandes dames, grands seigneurs, marquis, lords et
princes, tout cela pêle-mêle, bienveillant, accessible, des-
cend dans cette arène pacifique avec une bonté inaltérable
et une grâce infinie. En arrivant, on trouve tout ce beau
monde assemblé, on se présente devant lui simplement,
sans trop de timidité et aussi sans trop d'audace ; et aus-
sitôt , par un enchantement soudain , toutes les mains vous
sont tendues, pourvu qu'on fasse preuve de bon goût et d'esprits
on n'exige aucune autre preuve de noblesse. Ailleurs, le
blason ferait loi pour toute cette foule parée de perles et de
fleurs : ici , c'était le plaisir , c'était la grâce.
Voilà Bade. Je m'attendais aussi à rencontrer dans ce beau
lieu toute la France, toute la France de Paris, la vraie
France, joyeuse, pimpante et vagabonde, voltigeant çà
et là dans les vallées, sautant follement les ruisseaux,
escaladant d'un pied leste et mutin les sentiers les plu»;
V»
L'AHTISTK.
rocailleux, revenant à la \ille le soir, cl après avoir couru
toulc la journée, danser encore au bal jusqu'au matin, ne se
lassant jamais, ne s'endormant jamais, toujours naïve, toujours
contente, animant tout par sa gaieté, par sa douceur; et enfin,
.1 force de soins, de patience cl de grâce, emportant d'assaut
le flegme allemand , l'orgueil britannique et la froideur
russe. Assurément, c'étiiil là un portrait enclianleiir. A Paris
on n'apprécie pas cet beurcux don de plaire que Dieu a dé-
parti à nos belles dames et à nos élégants cavaliers; mais
au-delà des Pyrénées ou du Uliin, il faut le dire à la louange
de notre pays, cette bonne humeur, si pleine de tact et de
goût, brille de tout son éclat; ona ledroitd'cn élrc fier; per-
sonne ne peut nous la revendiquer ni même nous la disputer.
Et cependant, mon ami, c'est là ce qui est arrivé celte année.
Taris n'est pas à Bade ; il n'y a que vous, sans doute, qui sachiez
où est Paris. Excepté trois ou quatre célébrités parisiennes ,
cachées et discrètes, la France a fait défaut à Bade. La ville,
ainsi abandonnée à elle-même, est devenue la proie des au-
tres nations. Les Anglais s'y sont abattus de tous côtés et
en font un spectacle lamentable. Mille idiomes inconnus tien-
nent le haut du pavé: pour un pauvre homme qui ne sait
que le franc lis, c'est un supplice. Comment exprimer son
admiration ou son mépris, son plaisir ou sa douleur ? Com-
ment demander son chemin? il faut y renoncer et s'en aller
devant soi comme un aveugle. D'où vient cette désertion?
pourquoi la France a-t-elle fui Bade , qu'elle aime, qu'elle
protège et qu'elle embellit ordinairement de ses plus illus-
tres et île ses plus jeunes visages, de ses noms les plus chers,
de ses perles les plus brillantes? On se perd en conjectures;
un bruit sourd circule à ce sujet. On dit qu'en voyant arriver
à la direction des Jeux de Bade , celui qui les avait dirigés à
Paris pendant si longtemps et avec tant d'honneur et d'éclat,
les Parisiennes ont redouté qu'il n'amenât avec lui, comme
un Dieu de l'Olympe, son cortège fidèle et folâtre de Nym-
phes. de Naïades, d'Aimées et de Bayadères. On va même
jusqu'à assurer que ce harem est caché dans quelque village
des environs. Quelques-uns en ont vu les postes avancés en
se promenant dans la forêt; un escadron volant doit faire,
dit-on, son entrée dans Bade au premier jour, écharpes et
sourires déployés. L'effroi est universel ; on dépeint l'en-
nemi sous les couleurs les plus terribles, on raconte d'ef-
froyables détails de nudité, de beauté, de luxure et d'a-
mour; la campagne est toute pleine de rubans que cette
armée sème sur si route , les arbres résonnent de mots
étranges, et les bocages par où elles passent jettent au loin
une odeur de musc fort peu champêtre.
A ces bruits étranges , toute la pruderie parisienne fut
soulevée. — Quoi ! des femmes venir à Bade, dans un lieu ou-
vert à tous les plaisirs, des femmes dont le plaisir est la
seule affaire ! mais c'est horrible ! Quoi ! venir étaler leur
beauté , leur toilette , leurs beaux cheveux , leurs belles
dents, dans un bal où chaque belle dame en étale autant,
nu du moins voudrait bien en étaler autant ! mais c'est
affreux ! Comprend-on une pareille audace? Venir publique-
ment, dans un lieu public, danser en plein bal , payer pour
cela: se conduire honnêtement, être très-belles, très-recher-
chées, Irès-entourées . très-bien parées? mais c'est intolé-
rable ; c'est d'une insolence qui n'a pas de nom !
Hais, d'ailleurs, qui donc a si bien instruit nos Pari-
siennes? Celle terreur qui s'est répandue on ne sait ni com-
ment ni pourquoi, est une terreur panique; ni escadrons,
ni armée, ni rubans, n'ont paru dans les environs. La
campagne est calme et chaste ; les bocages sont inno-
cents. La solitude des clairières n'est interrompue que par
les biches craintives et les chevreuils pétulants. Celui qui
tient dans ses main-, la royauté de ces lieux, dont l'hospitalité
est si noble et si généreuse, qui , en quelques mois , loin de
Paris, sa patrie, loin de ce foyer des arts, a fail élever, ou du
moins restaurer et embellir en entier par de belles pein-
tures d'or, par des tentures de soie, par des décoration»
splendidcs, par des glaces élincelanles , l'éclatant bazar où
chaque soir toute la société se rassemble, celui-là. qui e^l le
véritable ambassadeur de France à Bade, avait droit à mains
de calomnies et à plus d'appui de la part de ses compa-
triotes.
Nos belles dames en ont jugé autrement : soit caprice .
soit raison, elles ne sont pas venues. De façon que par cet
abandon, qu'on ne comprend pas et qui est au moins ridi-
cule, deux peuples seuls remplissent Bade . le* Russes et les
Anglais. Je n'ai pas besoin de vous dépeindre l'étrange phy-
sionomie que ces deux peuples donnent à la ville. Vous êtes
allé à Londres et vous vous rappelez la tournure anglaise.
Ces cheveux roses tombant en longues grappes sur les jouo
transparentes des femmes, leurs lèvres d'un incarnat pareil
à celui de la cerise , leurs nez longs, effilés, aigus, recourbés
vers la bouche, comme le bec d'un perroquet, leurs épaules
maigres, leurs bras décharnés, leurs parures maladives, leurs
voix criardes , leurs bandeaux de velours rouge : il n'y a
vraiment qu'un Anglais qui puisse aimer de pareilles Anglaises,
et réciproquement. Quel personnage! un Anglais ! Cheveux
roses , gilet de soie écossais, breloques sur le pantalon . ba-
dine à la main, éperons aux bottes; il se promène dans cet étal
le matin, et vient ainsi le soir au bal, sans se déconcerter. Il
crie, il jure , il gesticule, il a les plus mauvaises façons «lu
monde. 11 se plaint de tout, il boit, il fume, il monte à cheval
avec ses fils, jeunes garçons de vingt-cinq à trente ans, comme
on l'a dit, qui jouent au cerceau, cl portent des vesles et des
cols de chemises longs d'une aune. Tout cela. père. mère,
filles, garçons, danse le soir, entre soi. Le frère, âgé de quatre
ans , fait valser sa sœur qui en a vingt. Le père , en cheveux
blancs, et le visage rouge et fleuri comme un homard , se
précipite comme un furieux à la contredanse. L'œil baissé, le
sourcil blond, la lèvre pâle, l'héritière de la famille ressem-
ble, quand elle se dandine à la trémie, à la statuette guindée
de la reine Victoria. C'est un spectacle affligeant. Les Anglais
dansant par famille, de peur de se déshonorer en se mélan-
geant aux étrangers, donnent une comédie humiliante qui de-
vrait être défendue. L'autre jour , un brave homme de notre
France, méridional , je crois , spirituel à coup sur, voyant se
balancer dans un bal tous ces disgracieux quadrilles britanni-
ques, s'écria : « Quoi! c'est là Bade ! Moi, qui n'ai jamais voulu
aller à Londres , de peur des Anglais, je les retrouve ici . plus
impudcnls , plus effrontés , plus ennuyés , plus orgueilleux,
plus laids qu'à Londres! Je m'en vais.» El en effet, il était
arrivé de la veille, il csl parti le lendemain.
Heureusement, moi qui vous parle, mon cher Bogcr. et
qui étais arrivé ici plein de découragement, j'ai été plus pa-
tient que mon Gascon, j'ai attendu que le nuage qui recou-
L'ARTISTE.
U>
vrait celle charmante fille fùl dissipé ; et si vous saviez connue
j'ai été récompensé de ma patience ! une fois le nuage levé,
combien le spectacle a été splcndide ! Mais comment admirer,
décrire, retracer toutes ces pierreries, tous ces visages, tous
ces beaux yeux? Comment arrêterait passage celle danseuse
au corsage Iressé d'or, à l'aigrcllc de diamant, et lui dire :
<i Quel est ton nom , mon beau rêve ? » Ce n'esl pas une mor-
telle, elle n'a pas de nom dans la langue humaine; son nom,
c'est la beauté.
Il vous faut donc effacer en toute hâte mes premières im-
pressions pour une impression nouvelle. Tout à l'heure Bade
était une promenade : à présent c'est un torrenr. L'opéra n'a
pas de décoration plus rapide , plus magique ; loul à l'heure
on dormait à Bade: à présent Bade a la fièvre. La ville est
pleine, la campagne n'a pas assez de sentiers pour tout le
monde qui s'y promène. Les faubourgs regorgent de calèches
cl d'équipages de loute sorte; on bâtit à la hâte des maisons
pour abriter toute cette multitude. Déjà on parle de famine;
on mourra donc de faim et de plaisir.
Imaginez -vous que ce malin j'ai été réveillé par un
bruit inaccoutumé. Quoi! pas même un instant de silence
pour dormir! je me lève en maudissant celle vie qui avait
été d'abord si triste , et qui devenait tout à coup trop joyeuse,
lorsque, de mon balcon , j'aperçois dans la rue un mouve-
ment et un concours singuliers. Des cris, des carrosses, des
chevaux remplissaient bruyamment les airs et le pavé. Des
soldats en uniforme, des laquais en livrée, des postillons cou-
verts de galons et d'aiguillettes, s'entremêlaient en courant.
De tous côtés la foule s'amassait; belles dames, grands sei-
gneurs, voyageurs arrivés de la veille, voyageurs arrivés
depuis longtemps, valseurs du hal , promeneurs intrépides
de la vallée, en babils du malin, en toilette du soir; (ous
haletants, animés, se donnaient la main , se saluaienl, s'em-
brassaient. Dans ce petit village de Bade, à l'ombre des
vertes collines qui l'abritent, sur ces ponts de bois si légers,
si agrestes, si vermoulus, toute celte assemblée souriante,
entrelacée, brillante, rappelait lout à fait les champêtres et
amoureux tableaux de Walteau. Une joie naïve brillai! sur
tous les visages. Les chevaux caracolaient. Le soleil éclai-
rait la foule. Les ombrelles chamarrées et les écharpes flot-
tantes passaient rapidement dans les calèches, et les ama-
zones belliqueuses couraient , au son du tambour, sous
l'ombrage fleuri des allées.
C'était la fête du grand-duc. Voilà un prince heureux! il
est le maître du plus tranquille et du plus délicieux royaume
■le l'Europe. II a pour capitale Carlsruhe , c'est-à-dire un pa-
lais entouré d'arbres , de bosquets et de maisons. II passe
l'hiver dans cette admirable capitale, et l'été dans ses diffé-
rents châteaux. Là , au milieu de sa famille, qui est une des
plus belles du monde , dans des parterres éblouissants de
fleurs, au doux murmure de ses cascades, il écoute à la fois
des hommes d'état et des poêles , des ambassadeurs cl des
chanteurs.
Sur le gazon , ses enfants folâtrent en riant , tandis qu'à
ses côtés ses ministres font des lois. El quelles lois char-
mantes que des lois ainsi faites ! Des lois pour Bade ! elles
pourraient être écrites sur des feuilles de roses. El puis , il
est le protecteur bien plus que le mallre de ses sujets. N'é-
tait la dièle germanique, il ferait comme le grand-duc de
Toscane, il effeuillerait et répandrait la liberté sur toutes
ces heureuses montagnes. Il est généreux, noble, éclairé. Il
se promène familièrement de Bade à Eberstein, d'Eberstein
à Kastadl, de Itastadl en Italie, c'est-à-dire qu'il unit au-
tant qu'il le peut , dans son souvenir et dans son amour, ces
deux patries pareilles, l'Italie et l'Allemagne; l'une harmo-
nieuse et chantante , l'autre poétique et rêveuse; toutes deux
si douces , si tendres et si riantes. Les Erançais, en entrant
dans le duché de Bade , en 1689, y ont détruit , avec un
acharnement aveugle, les églises et les châteaux. Le grand-
duc Léopold a fait relever avec une sollicitude et une ardeur
infatigables toutes ces illustres ruines. Bade est entourée de
ces curieuses reliques. On y va gaiement. On rend grâce à
celui qui a ainsi ressuscité le passé.
Or, puisque c'est aujourd'hui la fête de celui qui a relevé
ces murailles, rétabli ces tourelles, retrouvé ces peintures,
rendu l'éclat à ces armures , à ces casques et à ces épées :
puisque chacun agenouillé prie le ciel de lui accorder une
vie heureuse, joignons-nous de lout notre cœur à ces prières,
et, tous ensemble, au bonheur et à la santé du grand-duc
Léopold, vidons une belle coupe de vin du Rhin.
Aussi bien , moins la France, la compagnie est noble et choi-
sie : c'est la fleur de l'aristocratie européenne, qui célèbre,
vous le voyez, la fêle d'un de ses représentants. Voulez-vous
savoir les noms de ces seigneurs? Les champs de bataille de
l'Empire et les diverses cours d'Europe les ont entendus et
répétés mille fois. C'est d'abord le prince Guillaume, le se-
cond fils du roi de Prusse, celui-là même qui, à quinze ans.
chargea, je crois, à la bataille de Waterloo, avec une telle
valeur qu'il décida de la victoire. Blessé au premier choc, il
revint à la charge, il fit prisonniers de sa main cinq ou six
soldats français qui étaient parvenus à l'enlourer, et dont
un lui avait lire un coup de pistolet à bout portant. Ce
prince intrépide est couvert de blessures reçues avant et
après Waterloo, c'est-à-dire à un âge où les aulres princei-
sorlent à peine des mains de leur gouverneur. Il esl grand .
il a le visage calme et gracieux , il accueille tous les gens
distingués qu'on lui présente, quelle que soit leur nation. Il
a les manières les plus simples, et cependant les plus élé-
gantes et les plus relevées. Un Erançais ne peut s'empêcher
de frissonner en se rappelant 181V el en songeant qu'il est
en présence d'un des plus redoutables ennemis de sa patrie:
mais en même temps, il ne peut refuser au prince Guillaume
son respect , son hommage et son admiration. Le prince esl
accompagné de la princesse sa femme , grande dame tout à
fait digne de son époux. Ce n'est pas une beauté parfaite,
mais elle a un grand air, une taille noble. Ces avantages ,
elle les rehausse par lanl d'esprit, et plus encore par une si
sincère envie de plaire, de captiver, de gagner les cœurs,
qu'elle enlève les suffrages. Bienveillante , accessible à lout
le monde, elle dit les choses naturellement, elle danse au
bal avec ceux qu'on lui présente, elle les entretient naïve-
ment, elle leur dit mille choses obligeantes. Elle sait par
cœur l'histoire de chaque nation; elle parle aux Anglais de
Crécy, d'Azincourt el de Waterloo; aux Français, elle leur
rappelle Fontenoy et Dcnain. Aux gens de ce pays-ci, elle
vante leur fameux margrave Louis de .Bade, qui s'en vint
du fond de la Turquie délivrer ses vallées, et rentra vic-
torieux dans son château. A chacun elle parle sa langue . ?a
M
L'AUTISTE.
gloire, ses prédilections; c'est la grâce habillée eu femme.
Si la l'nissc est un jour gouvernée par ce roi et par celle
reine, les beaux temps du grand Frédéric seront éclipsés.
Deux autres princes non moins célèbres sont venus aussi
à llade se reposer des soins fatigants et de la représentation
continuelle des cours: le prince Emile de Darrnsladt et le
«rand-électcur de liesse. Le prince Emile est celui dont
Napoléon disait que c'était 1A un domine digne de faire un
roi. Ce grand-électeur a une autre illustration. Dégoûté des
soucis du trône, il a abdiqué. Ses sujets se révoltaient, l'in-
juriaient, le désbonoraient; il s'est retiré un beau jour, tout
naturellement, sans crainte, sans lâcheté, sans résistance.
A l'heure qu'il est, il a choisi Bade pour son habitation. Il y
vit simplement avec une fortune immense. Il se promène, il
joue , il fume ; c'est le roi détrôné le plus heureux du monde.
Que de rois sur le trône sont mille fois plus A plaindre ! Il
ne regrette pas la puissance qu'il a dédaignée. Il parle de sa
splendeur passée avec modération, avec respect, sans re-
gret toutefois, mais aussi sans dédain; il agit en roi , pense
en philosophe ; Voltaire n'eût pas mieux dit.
Si vous voulez quitter ces hauteurs et regarder un peu aux
alentours de ces têtes royales, vous en trouverez d'un peu
moins brillantes, mais d'illustres encore, et surtout de char-
mantes. Si j'avais le temps, si j'osais, si je ne vous écrivais
pas à la M te, comme un homme ébloui sur qui les rayons du
soleil font une sorte de nuit, je vous décrirais une à une, et
avec tout le soin et toute la délicatesse imaginables, chacune
de ces intéressantes célébrités : cela serait aisé. Il y a ici un
homme qui les a toutes approchées familièrement, et qui
pourrait me dire leurs noms, leurs blasons et leurs aventures.
Cet heureux confident, que vous connaissez, dont la France
aime A bon droit le talent gracieux et facile et l'esprit, c'est
un Français, c'est un peintre, M. de Dreux-Dorcy. Il a peint
chacun de ces grands seigneurs-lA , chacune de ces grandes
dames, non plus avec leurs robes de velours et leurs habits
brochés d'or, mais en simple déshabillé du matin, le bouquet
au côté, le sourire A la lèvre. La princesse Dolgorouki a
voulu être une simple paysanne napolitaine. Quoi! mes pau-
vres paysannes de Portici et de Baïa , vous ne vous défendez
pas ! vous n'empêchez pas qu'une belle dame, déjà si belle en
princesse, se fasse encore plus belle avec vos ajustements et
vos atours I Tant pis pour vous; elle sera, sous votre joli cor-
sage, sous votre frais bonnet de dentelles, avec vos aiguilles
d'or, vos rubans, vos colliers, plus charmante mille fois
qu'aucune jeune fille A l'air mutin , au pied mignon , de Sor-
rente ou de Caprée. Si, à l'heure qu'il est, de Dreux-Dorcy
existe encore, c'est qu'il n'y a pas à Bade une seule Napolitaine
jalouse, ni un de ces amants singuliers qui ne veulent pas
permettre qu'il y ait au monde une personne plus belle que
leur maîtresse. — La princesse Galitzinn, un des plus grands
noms de l'empire de Bussie, s'est fait peindre modestement
en femme du monde : un portrait bien ressemblant, frais et
(in comme tout ! La princesse , quoique d'une beauté peu ré-
gulière, a dans les traits quelque chose de distingué et d'ai-
mable; elle a un peu les manières élégantes de madame la
duchesse d'Orléans , et elle est plus grande , ce qui lui donne
l'air plus fier. Cet air-là, quand il est tempéré par la douceur
cl l'urbanité, ne messied pas. C'est une façon de garder tou-
jours son rang et en même temps de faire valoir les moindres
faveurs, qui convient parfaitement A une grande dame. Il
faut être fier dans son air, précisément quand on est affable
dans son sourire. La princesse Galitzinn sait merveilleuse-
ment allier ces deux qualités.
M. Dorcy ne s'est pas arrêté en si beau chemin , et puisque
c'est un guide si sûr, nous le suivrons dans tous les beaux
portraits qu'il a faits. Le prince Emile de Darrnsladt a été un
des premiers A venir poser dans son atelier : comme tou-
jours, ce qui en est advenu est une image frappante du mo-
dèle , avec beaucoup d'esprit et beaucoup d'art. La princesse
Marie de Bade , une des plus jeunes filles du grand-duc , a
fourni aussi A cette riante et noble galerie, ses traits coquets
et délicats. — M. Belhmann , le célèbre banquier de Francfort,
est arrivé en toute hâte et A grandes guides, sachant qu'on
peignait à Bade tous les rois et tous les plus grauds seigneurs,
et à peine arrivé , il s'est présenté chez M. Dorcy.
II y a bien encore, dans cette foule brillante et jeune, une
fée véritable et telle que Shakspearc lui-même no l'a pas
rêvée dans le Songe d'été. Elle est la poésie de ce beau lieu :
elle en est le plus calme sourire , le plus limpide regard ; le
pied le plus fin, imprimé sur le sable, c'est elle ! Depuis
tantôt deux mois, la ville, subjuguée par ses charmes, obéit
à son gracieux empire; c'est une sorte de culte; tout le
monde s'agenouille sur ses pas : qui donc oserait lui résister?
Sous les ombrages de la promenade . chacun la cherche du
regard et l'admire ; on la salue et du geste et du cœur quand
elle passe dans son équipage, comme on ferait d'une reine
aimée. Le soir, au bal, quand elle vient sans fleurs, sans
diamants, parée d'une simple robe blanche, ses cheveux
blonds pour couronne, oh 1 iilors, c'est un enivrement, un
silence, une admiration universelle! On la contemple avec
ivresse; on se sent saisi de respect devant une œuvre du ciel
si accomplie, si charmante; et son nom, répété de bouche
en bouche , plane au-dessus de tous les fronts , comme ces
flammes brillantes dont parle l'Évangile.
Par malheur, madame de Scblipenbach «loil bientôt quitter
Bade ; bientôt il ne nous restera plus d'elle que son souvenir
et son image : image sainte, vénérée, bénie! souvenir sacré
et ineffaçable ! Madame de Scblipenbach s'envole vers Paris.
Quelle entrée triomphale! quels succès! quels murmures!
quelles victoires! La fortune de celle admirable conquérante
sera une fortune romanesque. Vous verrez, vous verrez un de
ces beaux jours d'hiver! quand vous entendrez son nom répété
et célébré en tous lieux , quand sa beauté sera devenue une
fureur, un culte, quand chacun , encensant la brillante idole,
se courbera devant elle avec adoration , souvenez-vous que
c'est moi qui vous l'ai prédite. Paris est une ville étrange ! Les
poètes qui n'ont que du génie y meurent de faim ; les hommes
qui ont du talent parviennent A- peine à y vivre à force de
patience, de résignation et de courage; cl une femme, une
femme belle, n'a qu'à dire : me voilà ! aussitôt elle règne. Nul
obstacle : les salons lui sont ouverts , la renommée descend
sur son front, le monde est à elle; son nom , prononcé tout
bas, ouvre tous les cœurs . comme ce nom-là , Sésame, ou-
vrait le rocher; mais avec cette différence, que ce nom-là,
une fois qu'on le sait, reste gravé dus le cœur. Sa parole
est une volonté , son sourire fait tout dans l'état. Ce n'est pas
seulement une vogue , c'est une religion !
Et maintenant, bonjour: cherchez A votre tourauelque
L'ARTISTE.
«
bi'lle et sainte idole pour que je m'agenouille devant elle. —
La fête commence, le bal s'illumine, j'entends les premiers
sons de l'orchestre. — Vive le dieu qui a créé les femmes et
les fleurs ! — Je vais voir!
!.. GRANGIER DE LA MARINIÈRE.
On nous a signalé dans notre article sur les concours an-
nuels du Conservatoire de musique, deux erreurs que nous
rectifions bien volontiers. On comprendra que lorsqu'il s'agit
pour nous de rassembler les notes recueillies pendant plus de
buit jours que dure une pareille lutte, lutte où nous assistons
Irop souvent avec plus de dévouement et de fatigue que de
plaisir, nous sommes quelquefois obligé de suppléer par une
mémoire, fidèle ou non, à des renseignements égarés ou à des
liiéroglypbes devenus inintelligibles. Nous devons donc des
remerciements aux personnes qui veulent bien nous aider à
rétablir les faits, et à rendre à ebacun ce qui lui appartient.
Nous avons dit que les élèves hommes n'avaient point mérité
de premier prix de chant : un premier prix de chant a été,
au contraire, partagé entre MM. Grard et Espinasse, qui, se-
lon nous, n'avaient obtenu qu'un second prix. Ce second prix
a été donné sans partage à M. Boulo. Nous avons omis le se-
cond prix de chant accordé aux femmes, et qui a été partagé
entre Mlles Lavoye et Descot. Au surplus, Mlle Lavoye pou-
vait se consoler de notre oubli, car, dès le 24 août, elle bat-
tait monnaie à Dunkerque, sa pairie, avec sa couronne du
Conservatoire. Ledit jour, elle a donné dans cette ville un
concert où elle a obtenu un succès pyramidal. Pianiste habile
autant que cantatrice, elle a exécuté des fantaisies de Thal-
berg et de Herz, et chanté des airs d'Auber et de Bellini;
puis elle a terminé la soirée par des romances de Mlle Loïsa
l'uget. C'est là sans doute faire un peu le métier d'un maître
Jacques musical ; mais les artistes de quelque valeur sont
obligés trop souvent de subir ce rôle en province. Heureuse
encore la province, quand elle est endoctrinée par une mu-
sicienne à deux fins telle que Mlle Lavoye, qui fait également
honneur aux leçons de M. Zimmermann et de Mme Damo-
reau.
A propos de Dunkerque , nous apprenons que cette sous-
préfecture possède un orchestre respectable composé de
seize violons, deux altos, six violoncelles, trois contre-basses,
deux flûtes, une petite flûte, deux clarinettes, deux hautbois,
deux bassons, quatre cors, un clavicor, deux trompettes,
deux ophicléides basses , et trois trombones. 11 y a là de
quoi exécuter, en bien travaillant, toute la bonne musique
connue. Mais gare la contredanse et les ouvertures de paco-
tille !
ACADEMIE ROYALE DE MUSIQUE : Première représentation de II
Vendetta , opéra en trois actes, paroles de MM. Léon et Adolphe ,
musique de M. de RuolZ.
jjjOVB avions espéré qu'il ne restait plus de
fr Vendetta au monde ; que tout avait été
/épuisé par les drames de faubourg, par les
| romans de portière et par les feuilletons de
la presse à 40 fr. Nous nous étions trompés:
& celle malheureuse, sempiternelle , immor-
telle, avec son entêtement rancunier, nous attendait pour
nous relancer à l'Opéra. Cette fois encore , elle a su se con-
tenir et prendre son temps , car il y a bien au moins di\
ans qu'elle couve. Demandez-le à M. Mérimée.
Paolo , jeune montagnard corse , a reçu cbez lui , en l'ab-
sence de son père, un proscrit poursuivi par la gendarme-
rie, qui est venu lui demander asile. Le proscrit se désennuie
en faisant les doux yeux à la jeune Flora . qu'il croit sœur
de Paolo. Elle lui apprend qu'elle est orpheline; que, re-
cueillie par des étrangers à la suite d'un incendie où périrent
tous les siens, elle a été élevée depuis ce temps dans cette
chaumière. Le proscrit croit reconnaître tout de suite sa sœur
dans cette charmante enfant, car lui aussi est devenu orphe-
lin en même temps qu'un incendie dévorait le toit de ses
pères, assassinés par les Matteo. Il y aurait à ce moment
moyen de s'expliquer et d'en finir tout de suite. Flora pour-
rait lui répondre : « Je suis sans doute votre sœur, et vous
êtes chez Matteo; » et nous autres, critiques fatigués , pour-
rions rentrer chez nous à neuf heures ; mais Flora n'a pa>
voulu , et cette satisfaction ne nous a été accordée que trois
heures plus tard.
Matteo revient d'une chasse qui a duré trois jours, et ap-
prouve tout d'abord que ses enfants aient accordé l'hospitalité
quand même. C'est à lui maintenant à interroger le proscrit.
Celui-ci lui apprend qu'il est obligé de se cacher pour fuir
les conséquences d'une vendetta dont il s'est donné le plaisir.
Très-bien ! Matteo s'est octroyé bon nombre de régals de
cette sorte, ce qui ne l'empêche pas de vivre vieux et res-
pecté du pays et des gendarmes. Maintenant, le proferit s'ap-
'»8
L'ARTISTE.
pelle Spallazzi : c'est aulre chose. Ces deux honnêtes gens se
reconnaissent alors pour les assassins mutuels de leurs fa-
milles réciproques. Nous ignorons combien de membres ils
peuvent se redemander ainsi pendant un quart d'heure. Quoi
qu'il en soit, Matleo respectera la loi de l'hospitalité, et
même il reconduira avec les siens Spallazzi , qui doit retrou-
ver à certain jour et à certaine heure ses ami» assemblés au
Figuier noir pour protéger sa fuite. Alors on avisera au
moyen de se battre ensemble dans les règles. Savez-vous si
ce combat est conforme au code de la vendtila corse? Ceci,
pour votre satisfaction particulière, car je ne m'en soucie pas
autrement. La pièce pourrait encore finir là, si les enfants
eussent assisté à l'interrogatoire.
Mattco laisse chez lui Spallazzi, que viennent traquer les
voltigeurs corses. Paolo cache le proscrit sous des fagots. On
commence par injurier les voltigeurs, cl l'on finit par les
faire boire. L'heure approche où Spallazzi doit partir pour
rejoindre ses amis au Figuier noir. Paolo peut le faire évader
et l'y conduire par des chemins détournés : le proscrit ne
peut partir sans revoir Flora. Or, vous saurez que Paolo est
amoureux de Flora, cl qu'il est jaloux comme un Corse de
mélodrame. Il insiste : Spallazzi refuse. Paolo, dans une in-
dicible crise, résiste longtemps à la passion qui le presse; il
supplie, il menace le proscrit. Celui-ci court bien gratuite-
ment à l'abîme , et Paolo est, ma foi, bien excusable de per-
dre la tète ; le délire de la passion l'emporte, il jette un cri ,
l'hospitalité est violée, et les voltigeurs s'emparent de Spal-
lazzi. Lui, qui devrait faire publiquement ses derniers adieux
à sa sœur, manque encore cette belle occasion de terminer
l'opéra.
Au troisième acte, Paolo est fou pendant quelques heures.
Tous les montagnards le fuient et le maudissent. Son père ar-
rive, qui l'a attendu vainement au Figuier noir. Il lui demande
pourquoi il n'y a pas amené Spallazzi. Pas de réponse ; mais
les montagnards viennent la faire. Ils déclarent que pour la-
ver la tache faite à leur nom par la trahison de Paolo, ils
vont enlever le proscrit aux voltigeurs qui l'emmènent; puis
ils se retirent en écrivant sur la porte ces mots : Maison d'un
traître.
Matteo, exaspéré, ordonne à son fils de faire ses prières et
de se préparer à la mort. Il saisit sa carabine pour exécuter
son arrêt. Flora demande grâce, et s'accuse d'avoir provoqué
par sa coquetterie le crime de Paolo. Fille des Spallatzi, lui
dit Matteo, je ne l'ai donc épargnée que pour ta perle de ma
maison! Tout s'explique alors, mais trop tard pour Flora et
pour Paolo, qui n'en doit pas moins mourir par la main de son
père; mais il est sauvé par Spallazzi, que les paysans ramè-
nent en triomphe. Il ira expier son crime en se faisant soldat
sur le continent, et le père Matteo lui pardonne à condition
qu'il conquerra la gloire ou la mort Après quoi, réconciliation
générale.
Ce librelto, qui n'est pas plus mauvais que beaucoup d'au-
tres, est écrit quelquefois avec élégance, et offrait surtout de
nombreuses etexcellentessituationsau musicien. M. de Ruolz,
qu'une vocation irrésistible et quelquefois prouvée entraîne
à se faire artiste, a commencé visiblement à écrire celle par-
tition avec la préoccupation d'un homme du monde qui doit
trembler un peu en s'aventurant sur un des premiers théâ-
tres et devant le public le plus récalcilranl de l'Europe. L'ou-
verture, instrumentée avec aisance, est d'ailleurs molle et
timide. Le premier acte ne contient que des airs, et des duos
qui tournent à l'air. Néanmoins l'énergie s'y fait déjà sentir
d'une façon remarquable dans les chants de Spallazzi. Le se-
cond acte est plus vigoureux, et l'originalité y perce un peu.
Des chœurs, un duo entre Spallazzi et Matleo, et surtout un
bon trio entre Flora, Paolo et l'officier des voltigeurs, attes-
tent un grand progrès qui se déclare définitivement dans le
troisième acte. Là, tout est louable : une charmante romance
très-originale pourMIle Nathan, un bon quatuor avec chœurs,
un beau duo entre Paolo et Matteo, sont des morceaux que
pourraient avouer sans risque des musiciens réputés. Mais il
faudra retrancher beaucoup, surtout dans le quatuor déme-
surément long, et dont les idées seraient suffisamment déve-
loppées à moitié frais.
Le système suivi dans cette composition est la marche fa-
cile et aisée de l'école italienne, surtout dans l'orchestre. Les
voix sont employées avec bonheur cl habileté. C'est un essai
remarquable et qui classe très-bien M. de Ruolz.
Duprezest bien dans le rôle de Paolo. Peut-être veul-il faire
trop d'énergie à l'imitation de Massol, que sa chaleur de tête
pourrait bien faire retomber dans les hurlements de l'ancienne
école française. Levasseur est fort bien aussi. Quant à Mlle Na-
than, nous avions prédit juste en demandant un rôle fait tout
exprès pour elle. Ses progrèsl'ontrendue presque méconnaiv
sable. Nous approuvons fort qu'elle ne se jette pas encore
dans les écarts des soi-disant chanteurs tragédiens, mais nom
espérons que sa sensibilité ne restera pas toujours intérieure,
et vibrera un jour autrement que dans son accent.
A. SPIX1IT.
Un grand artiste vient de mourir : c'est le violoncelliMe
Plalcl. Compositeur habile, exécutant distingué, excellent
professeur, chacun de ces litres aurait dû lui valoir une cé-
lébrité plus grande que celle qui est attachée au nom de cet
homme remarquable , dont l'existence a été si singulière et
si fantasque.
Typographie do Lacrampe el Comp. ; me Damielle, 2. — Fonderie de Thorey. Virey et Mcrrt
i/AimsTi:.
V!)
Cowantr,?!
POUR LES PRIX DE ROME.
■ft.MEŒT&Srffu
s hôtel-de-ville, un liôlol-dc-ville à bâtir
pour une grande cité, un hôtel-de-ville avec
toutes ses dépendances, avec un rez-de-
chaussée destiné au service de l'adminis-
I ration et des bureaux ; un premier étage
consacré aux fêtes et aux solennités pu-
bliques; des salles d'assemblées, des salles de bals, des
salles de festins, des salles de concerts; un appartement
pour le préfet, une bibliothèque, un beffroi , des cours,
des jardins, des escaliers, des corridors, des portiques,
et par-devant, de l'étendue à souhait pour une place pu-
blique, une place qui commence par un des plus magni-
fiques monuments qu'il soit donné à l'architecture ac-
tuelle de réaliser, et qui aboutit à un large fleuve, dont
les eaux majestueuses, sillonnées en tous sens par des
embarcations de toutes grandeurs, viennent compléter
l'ensemble de cette magnifique décoration : c'était là, il
faut en convenir, un admirable sujet de concours, d'au-
tant plus que la rédaction du programme était restée dans
des termes d'une généralité assez élastique pour per-
mettre d'aborder ce projet sans autre préoccupation que
celle de répondre à toutes les convenances auxquelles le
monument est appelé à satisfaire.
Ainsi, plus de ces ridicules recommandations de se con-
former pour le style à celui des beaux temps de l'architec-
ture romaine, d'employer avec sagesse lu pureté des formes
et la noblesse des ornements que doit comporter un pareil edi-
2'' SKniF. , TOME IV. 1° LITRA1MK.
fice, recommandations invariables qui ont terminé depuis
vingt ans tous les programmes de l'École des Beaux-Arts,
et qui ne veulent dire autre chose, sinon que ceux d'entre
les élèves qui auraient la témérité de ne pas se conformer
exactement au style de l'Académie seraient impitoyable-
ment repoussés, quand môme ils auraient produit des
chefs-d œuvre. Le bon sens public a probablement fait
justice de ces prescriptions étroites , car les phrases sa-
cramentelles ont disparu cette année.
On pouvait croire d'après cela que les concurrents se
seraient abandonnés à leurs inspirations naturelles, et
qu'ils auraient cherché à produire dans l'étude de ce mo-
nument toute la variété, tout l'ensemble, toute l'harmo-
nie, tous les contrastes que semblait exiger la multiplicité
des besoins auxquels il est appelé à satisfaire. C'étaient le
luxe etla magnificence des grands appartements à opposer
àlasimplicitéélégante desconstructionssubordonnées, et
chaque choseà meltreàsonrang,suivant ses rapports avec
l'ensemble et sesconvenancesparticulières, depuis les plus
vulgaires nécessités de la vie privée jusqu'aux exigences les
plus ambitieuses des assemblées publiques; et dans la
distribution de tout cela, toute une échelle de gradation
à ménager, toute une série de rapports à établir, pour ra-
mener toute cette variété de formes, toute cette multi-
plicité de fonctions à une savante unité capable de les re-
lier et de les subordonner dans la mesure exacte de leur
importance respective. Plus le problème devenaitcompli-
qué, plus il embrassait d'éléments divers, et plus sa solu-
tion pouvait présenter de contrastes saisissants etd'harmo-
nies sublimes.
Mais en traitant le programme de celte façon, il n \
avait pas de chances d'obtenir le prix ; les élèves l'ont si
bien senti, qu'au lieu de s'appliquer à satisfaire aux con-
ditions d'un édifice possible et habitable, ils ont fait un
hôtel-de-ville de convention, comme tout ce qui se fait a
l'École, un hôtel-de-ville pour le prix de Rome, c'est-à-
dire un hôtel-de-ville à la convenance des professeurs.
C'est d'abord un plan impossible, des niches, des co-
lonnes à profusion, des cours çà et là pour la symétrie
et non pour donner du jour, car d'après le plus grand nom-
bre des projets on ne verrait pas clair en plein midi dans
une bonne partie du rez-de-chaussée; des escaliers au
hasard pour la symétrie encore et non pour la facilité
des communications ; des bureaux presque nulle part, ef
nulle part certainement une habitation raisonnable pour
le préfet. L'élévation rappelle plus ou moins dans presque
tous les projets le motif assez insignifiant de la façade
ajoutée à lilôtel-dc- Ville de Paris, du côté de la rivière;
quelquefois, comme dans le travail de M. Lefuel, elle
rappelle en même temps les dispositions de la cathédrale
mise au concours de l'année dernière , ou comme dans
celui de M. Perron, divers ajustements de la cour du
Louvre et des Tuileries. Ces réminiscences, qui se re-
trouvent plus ou moins dans le travail de presque tous
7
50
L'ARTISTE.
les concurrents, démontrent une chose: c'est que les
élèves de l'Académie ont coutume de composer beau-
coup plus avec leurs souvenirs qu'avec leur imagination.
Au reste, le projet de M. Lefuel serait encore, avec
relui de M. Perron, le plus habitable; il est surtout
mieux rendu et plus complètement étudié que pas un.
Cependant les pavillons des angles ne nous paraissent
pas heureusement raccordés avec les lignes de la façade.
Ils sont d'une disposition et d'un caractère trop différents,
et puis les arcades dont ils sont couronnés ne s'ajustent
pas avec l'ensemble. M. Lefuel avait indiqué dans son
esquisse un motif assez différent, et il eût mieux fait de
s'y arrêter, d'autant plus qu'il a été forcé par l'ensemble
•le ses dispositions à placer en retour, sur l'angle de ses
pavillons, une arcade plus élevée que celle de la face, ce
qui produirait en exécution un raccord boiteux de l'effet
le plus désagréable. Mais le reproche le plus grave que
nous ayons à adresser à son projet, c'est d'avoir obstrué
un courant, navigable d'après les termes du programme ,
par le développement de la place publique, dont il a
jeté sans motif une bonne partie dans le lit naturel et
nécessaire du fleuve.
Après cela, le travail de M. Lefuel est rendu avec une
netteté et une précision incroyables. Il a toutes les qua-
lités exigées à l'École des Beaux-Arts, et quelques-unes
au-delà. M. Lefuel a eu le second prix l'an dernier, et il
est élève de M. Huyot. En voilà plus qu'il n'en faut pour
rire envoyé à Rome cette année.
Nous ne pouvons nous imaginer par suite de quel rai-
sonnement presque tous les concurrents ont été conduits
à envahir le courant du fleuve avec la moitié de la place
que le programmelcurdemandaitdemenagerenavant.de
I hôtel-de-villc, pour les fêtes et réjouissances publiques ;
il nous semble pourtant qu'il était de la plus évidente né-
cessité de ne pas embarrasser la navigation, et qu'il eût
été beaucoup plus naturel dese tenir en retraite comme l'a
fait M. Godebœuf, qui, malheureusement, n'a pas su rester
pour le reste de son travail dans des conditions aussi rai-
sonnables. Ainsi, par exemple, il n'a pas su rattacher la
place publique à son monument, et la construction est
indiquée à contre-sens des règles les plus simples de la sta-
bilité. La maçonnerie la plus empâtée correspond pres-
que partout aux parties qui doivent le moins fatiguer,
landis que les supports du beffroi sont d'une maigreur
déraisonnable. Ce reproche pourrait bien s'adresser aussi
quelque peu à M. Paccard; mais la manière de M. Pac-
card s'est améliorée sensiblement depuis l'an passé. Elle
est moins froide, moins insignifiante, moins exactement
académique; il s'éloigne du prix de Rome probablement,
mais peut-être a-t-il compris que c'est là le seul moyen de
devenir architecte.
Le plan de M. Hénard est fort simple et assez raison-
nable. Il n'est pas chargé, comme presque tous les autres,
de niches, de colonnes, d'ouvertures, sans but , sans
motif autre que de produire à l'œil' un agréable papil-
lotagesur le papier: toutefois il accuse sur la façade des
saillies trop accidentées pour un effet simple, pas assez
pourproduiredumouvernent. M. Hénard atrouvémojen
d'utiliser heureusement le charmant escalier tournant ;i
moitié rampe de l'Hôtel-de-Ville de Paris; mais pour-
quoi l'avoir répété quatre fois dans le même édifice? C'est
là une de ces recherches de symétrie qui ne sont saisissa-
bles que sur le papier. Il ne nous reste pas grand'chose
à ajouter sur le travail de M. Hénard; son élévation n'est
ni trop bien, ni trop mal, et son beffroi est à peine
stable.
La composition de M. Desbuissons est remarquable par
un luxe d'escalier qui sent la décoration théâtrale plus
que l'architecture pratique; son beffroi n'est pas visible
depuis la grande place, et les salles inférieures des deux
ailes saillantes, sur les côtés, sont complètement privées
de lumière. En revanche, ce n'est pas la lumière qui
manque dans le projet de M. Abadie ; son hôtel-de-ville,
au contraire, est une véritable cage à poulets, on passe
tout.à travers. C'est bien la disposition la plus saugrenue
qui se puisse imaginer : de grandes ouvertures à tous
les étages, garnies de colonnes, avec un plein-cintre
par en haut, occupé par quelque chose qui ressemble
assez à la moitié d'une roue de chariot; et sur la place
un hippodrome dans lequel on ne voit pas trop com-
ment le public pourra venir et par où il pourra s'en
aller. Au reste, l'hôtel-de-ville de M. Abadie est une
imitation malheureuse d'un malencontreux projet de
thermes, de M. Achille Leclcrc, que son élève n'aura
cru pouvoir mieux faire que de reproduire sous la forme
d'hôtel-de-ville; car il est de règle, à l'École desReaux-
Arts, que les mêmes dispositions peuvent être em-
ployées pour toutes les destinations possibles.
Le projet de M. Perron est beaucoup plus raison-
noble. On y retrouve bien çà et là des réminiscence-,
du Louvre, des Tuileries, de l'Hôtel-de-Ville, mais heu-
reusement utilisées; et puis cela est logeable au moins, et
l'on reconnaît au premier coup d'œil que l'auteur de ce
travail est initié à la pratique de la construction. Il est le
seuldontlcbeffroi soit réellement solide, carpresque tous
ies autres portent tellement à faux, que si par hasard on
essayait de les construire ils descendraient dans les caves
au moment même où l'on enlèverait les échafaudages de
construction. Nous insistons sur ce sujet , parce qu'il est
de la plus haute importance, bien qu'on semble n'en
tenir aucun compte à l'Académie. En effet , l'architecte
construit avant de décorer, et pour que la décoration
ait lieu il faut que la construction subsiste. Mais qu'al-
lons-nous parler de stabilité et de construction! on
s'inquiète bien de cela vraiment à l'Ecole des Reaux-
Arls !
Le programme demande des dessins rendant le plan
général, l'élévation et la coupe du monument, sur diffé-
L'ARTISTE.
51
renies échelles; mais aucune étude de construction,
aucune indication de matériaux ; et de la coupe des
pierres, pas un mot ; pas plus que si l'hôtel-de— ville de-
vait être moulé en pain d'épices ou en sucre candi. Il
s'agit bien vraiment de coupe de pierre à l'Académie !
Est-ce que vous croyez par hasard qu'on est fait pour
étudier les mathématiques lorsqu'on veut devenir un
«rand architecte de la façon de l'École, lorsqu'on a l'am-
bition de prendre rang parmi les grands génies de l'In-
stitut? Oh ! que non pas, on a le cœur trop haut placé
pour consentir à dégrader son talent par des occupa-
tions aussi matérielles... De la statique, de la géométrie
descriptive , allons donc ! comme si le chiffre n'était pas
la négation de toute poésie! Les études de construction,
les mathématiques, c'était bon pour des génies vulgaires
comme Brunelleschi, Michel-Ange, Philibert Delorme,
Léonard de Vinci. Mais les grands architectes de notre
grande Ecole, allons donc! pour qui les prenez- vous?
Ils font de l'architecture pittoresque, de l'architecture
qui se dessine, qui se met en couleur, qui se regarde
sur le papier, mais qui ne se bâtit pas, à moins d'es-
sayer trois ou quatre fois un escalier tournant, comme
dans tel monument que nous pourrions nommer, avant
d'en faire arriver juste la dernière marche; à moins
d'essayer de toutes les façons si telle ou telle indication
de leur projet est praticable. Et cela tient comme cela
peut : ces messieurs sont les architectes du gouverne-
ment; si quelque chose s'écroule, on le rebâtit; si une
disposition est par trop absurde, on démolit pour en
chercher une autre. Le budget n'est-il pas là pour faire
lace à toutes les bévues de ces messieurs? On s'est beau-
coup récrié depuis quelques années au sujet de l'exagé-
ration des dépenses occasionnées par les monuments
publics: on a parlé de dilapidations, de malversations, de
pots-de-vin. Nous n'avons pas voulu croire à toutes ces
accusations, parce que nous savions jusqu'où peuvent al-
ler les exagérationsdela malveillance, et qu'il nous répu-
gnait de soupçonner des gens que le sentiment de leur
dignité doit avoir accoutumés à se respecter. Mais alors
même que ces abus existeraient aussi criants qu'on l'a
voulu dire, ils seraient bien loin encore de dévorer autant
d'argent quel'impéritie des architectes. C'est que, pour
ces messieurs, il ne s'agit pas de trouver quelque chose
de plus ou moins convenable et de plus ou moins prati-
cable ; il s'agit de faire de la forme purement et simple-
ment, delà forme pour elle-même, sans tenir le moindre
compte des nécessités auxquelles elle doit être appli-
quée. Théâtre, palais, cathédrale, ou hôtel-de-ville,
c'est toujours exactement la même chose.
Ce qu'il y a de plus déplorable en cela, ce n'est pas
tant l'argent gaspillé en pure perte , que le pouvoir de
perpétuer ces désordres accordé aux membres de l'Insti-
tut, en leur attribuant la direction de l'École d'archi-
tecture. Les élèves de cette École sont les élèves de
l'école officielle, orthodoxe, du gouvernement, et ils de-
viennent naturellement ses architectes officiels, au pré-
judice des hommes qui ont pris la peine d'étudier sé-
rieusement leur art après s'être rendu compte des con-
naissances indispensables pour former un architecte.
Nous concevons très-bien qu'on ne s'inquiète pas outre
mesure, à l'Académie, de l'avenir des hommes de science
et de talent qui peuvent se développer en dehors de son
influence : ce sont des dissidents, des infidèles, des mé-
créants, qui ne méritent pas l'attention des professeurs de
l'École ; mais les élèves de cette Ecole, ces jeunes gens
qui sont venus à eux, et qui ont remis entre leurs
mains la direction de leurs études; ceux-là, tout au
moins, ne devraient pas être traités avec une aussi incon-
cevable légèreté, et l'on devrait tâcher, ce nous semble,
de leur enseigner quelque chose dont il leur fût possible
de tirer parti dans le monde. C'est surtout à propos desar-
chitectes que nous insisterons davantage; car les peintres,
les sculpteurs sont dans des conditions moins défavo-
rables, ils finissent toujours par faire quelque chose
d'assez semblable à une figure humaine pour satisfaire
l'amour-propre d'un épicier qui veut avoir son portrait
et celui de son épouse, accrochés au mur de son salon.
Mais les architectes, que pourront-ils faire quand on
leur aura donné un talent qui n'est applicable à rien,
et qu'il faudra vivre de ce talent? Cela est grave et sé-
rieux, plus grave et plus sérieux qu'on ne semble le
croire aux Pelits-Augustins, et cela demande une prompte
réforme; maintenant surtout que nous voyons sortir de
nombreuses écoles spéciales, des constructeurs instruits
et capables , qui laissent moins de chances que jamais
à l'inexpérience des élèves de l'Académie, que la faveur
n'aura pu introduire dans les travaux du gouvernement.
Car tous ces jeunes gens qui se perdent, en croyant de-
venir architectes, que pourront-ils faire le jour où ils se
seront réveillés de leurs illusions, le jour où ils s'aper-
cevront qu'ils n'ont qu'un talent inapplicable, qu'une ha-
bileté de convention? Que pourront-ils faire quand ils
s'apercevront qu'ils ne sont pas architectes et qu'il est
trop tard pour le devenir? Ah! cela est horrible rien
que d'y penser, car ce sont de bons et honnêtes jeunes
gens, pleins de loyauté et d'envie de bien faire ; et il
nous semble qu'il ne serait pas impossible de leur don-
ner une éducation plus pratique et plus profitable.
Nous sommes parfaitement désintéressés dans cette
question , nous sommes sans passion autre que celle de
la justice et de la raison, el nous ne nous faisons illusion
ni sur les hommes, ni sur les choses. Nous connaissons
les élèves, les professeurs, la coterie et l'esprit du
bureau, assez pour avoir pu désigner d'avance le nom
du lauréat de chaque concours. Nous avons dit que
M. Vauthier aurait le prix de gravure en médaille,
M. Gruyerre, le prix de sculpture, et ils l'ont eu. Nous
indiquons aujourd'hui le prix d'architecture, cl nous
Wl
i/aiitisti;.
sommes certains de nôtre pas démentis par l'événement.
Nous ne nous faisons, comme on voit, aucune illu-
sion. Seulement, en voyant le mal, nous souhaitons le
bien, cl, si disposés (pie nous puissions être à nous dé-
fier de notre propre entraînement , nous ne pouvons
croire que ce soit une si grande faute que de le désirer.
Mii2Jî}aim
N a fait un livre intitulé : Voyage à la
recherclie de la Vérité : c'est un livre que
% nous nous sommes bien gardé de lire;
car une fois la vérité trouvée , adieu tout
intérêt en ce monde, adieu toute passion,
adieu la douce et heureuse curiosité qui
nous fait vivre ! Comme pendant à ce Vogage à la re-
cherche de la Vérité, j'imagine que l'on ferait un très-
bon livre, Voyage à la recherche d'un Ténor. C'est là en
effet la grande préoccupation moderne; un ténor, voilà
la sauvegarde unique des théâtres et des sociétés de l'Eu-
rope. Otez de ce monde le petit nombre de ténors qui en
sont la joie et l'orgueil , aussitôt le inonde va crouler.
Napoléon Bonaparte a pu disparaître impunément de
cette terre qu'il écrasait du poids de son nom et de sa
gloire : faites que demain Rubini éprouve une extinction
de voix , et vous verrez quelle douleur universelle! Au
ténor se rattachent toute la musique, tous les transports,
toutes les passions qui se rapportent à ce bel art. Le
ténor a encore cela de commun avec le phénix, c'est que
deux ténors ne peuvent fouler le même sol , c'est-à-
dire les mêmes planches; quand il s'en rencontre deux
sur le même théâtre , il faut que l'un des deux dispa-
raisse et s'efface; celui-ci absorbe celui-là. Trop heu-
reux encore lorsque le vaincu du moment ne porte
pas sur lui-même ses mains violentes et criminelles. Té-
moin celinfortuné Nourrit, qui, après avoirété pendant dix
ans l'unique ténor de la France , perdit une partie de sa
voix à propager la révolution de Juillet, en chantant la
Parisienne. L'apparition de Duprez fut un arrêt de mort
pour Nourrit ; s'il se fût agi de deux basses-tailles en
présence l'une de l'autre, elles auraient vécu toutes
deux en assez bonne intelligence. De sa nature, la basse-
taille est bonne fille, elle est facile à vivre. .elle s'accom-
mode de tous les rôles ; elle n'est pas exposée, comme la
voix de ténor, à tous les changements de température
et aux cent mille accidents divers qui rendent ces voix-
la un peu plus qu'impossibles. Hélas! Nourrit a eu bien
tort de se tuer ; il aurait dû compter un peu plus sur les
vicissitudes qui attendent les ténors. S'il eût voulu atten-
dre , non pas seulement que la voix lui revint , mais que
la voix de Duprez se brisât dans sa poitrine fatimuee . a
l'heure qu'il est. Nourrit serait porté en triomphe pur
cette foule ingrate et élégante qui l'avait si complètement
oublié en moins de huit jours.
J'en reviens à mon thème, et je conseille aux roman-
ciers épuisésqui n'ont plus d'autres ressources pour pro-
duire sur leurs lecteurs cet intérêt galvanique, bien di-
gne de la Gazelle des Tribunaux , que de courir après
les crimes les plus affreux, après Lacenaire et les l'eylel.
pour les revendre à leur libra re, de faire un joli petit
volume plein de grâce et d'humour, intitulé Voyage à lu
recherche d'un ténor. Celte histoire sera lue avec le plus
vif intérêt; car enfin, de quoi s'agit-il aujourd'hui? Etre
ou n'être pas — lo be or not to be, — avoir ou n'avoir pas de
ténor, voilà toute la question! A ce sujet, un homme qui
en a bien découvert quelques-uns dans sa vie , ce pau-
vre Choron , disait qu'il y a des ténors comme il y a des
rossignols, qu'il s'agissait seulement de savoir les déni-
cher; mais il n'y avait que lui qui savait les dénicher.
C'est ainsi que ce grand théâtre de l'Opéra, tout Opéra
qu'il est, repose uniquement sur les clameurs furibondes
de M. Duprez et sur les tâtonnements inexpérimentés de
M. Mario. C'est ainsi que le théâtre de la Renaissance l
été obligé d'attendre deux ans avant que d'arriver à un
ténor italien, qui sera Italien toute sa vie. C'est ainsi que
depuis dix ans déjà, le théâtre de l'Opéra-Comique.
théâtre éminemment national, comme on dit, si riche,
si bien soutenu, entouré de tant de faveurs de tous
genres, accablé sous la protection d'une subvention plus
que royale , s'est vu obligé cependant de se contenter
d'un pauvre petit ténor usé, fluet et asthmatique,
nommé Chollet. Oui, il a élé plus facile à l'Opéra-Comi-
que d'abattre sa salle de la rue Feydeau , de se con-
struire le magnifique palais de la rue Ventadour, et de
le quitter, à peine bâti, sous le prétexte que la foule n'y
venait pas; il lui a été plus facile de s'installer sur la
place de la Bourse, et plus facile enfin de soumissionne!
pour trois ou quatre millions, la construction d'une nou-
velle salle sur l'emplacement de la salle des Italiens .
que de rencontrer, nous ne disons pas un ténor comme
M. Duprez, ou comme M. Mario, ou comme M. Kic-
ciardi, mais seulement un ténor d'un timbre un peu plus
jeune que M. Chollet. Et cependant, de la part des troN
directeurs, M. Duponchel, M. Anténor Joly. et .M. Cros-
nier, ce n'est pas faute d'avoir voyagé à la recherche 4f>
ténors.
Voici qu'enfin le théâtre de l'Opera-Comique, qui M
mourait dans sa magnificence , et qui ne savait comment
remplir cette immense salle qu'il a le projet d'élever au
petit art bourgeois dont M. Auber est le grand maître .
a été sauvé par un de ces heureux hasards que vous en-
L'ARTISTE.
58
tendez raconter souvent à propos de tableaux de Raphaël,
ou de statues de Michel-Ange , qui ont été achetés pour
quelques écus. Vous avez aussi bien des histoires de ténors
qui portaient des petits pâtés sur leur tête, ou qui ciraient
les bottes à la descente du Pont-Neuf. Vous avez encore
en ce genre, l'histoire de Sixte V, gardeur de pourceaux,
et celle du Giotto , avec laquelle on a fait et l'on fera
encore tant de tableaux, Dieu merci! La présente his-
toire du nouveau ténor n'est pas aussi extraordinaire
que l'histoire de ses confrères de la papauté et de la
peinture, mais cependant elle mérite d'être racontée.
.M. Masset a été de très-bonne heure un savant musi-
cien; il avait appris à jouer du violon tout comme il eût
appris à jouer de tout autre instrument; il avait eu le pre-
mier prix au Conservatoire, mais sans y attacher cette
immense importance d'Ernst, deBaillot, de ce malheu-
reux Lafon ou de Paganini ; il jouait du violon ,en atten-
dant mieux ou autre chose , sans vouloir en faire une pro-
fession exceptionnelle. Il mena quelque temps cette vie
de violon bohémien dans les orchestres parisiens, pre-
nant sa petite part de toutes les passions que l'orchestre
soulève, prêtant l'oreille à ces grands chanteurs que
l'enthousiasme public entoure , et n'ayant jamais songé,
lé pauvre diable, que lui , un jour, il pourrait aussi de-
venir l'interprète tout-puissant des grands musiciens de
son époque, parler de son amour aux plus belles dames
du théâtre , et faire circuler du haut en bas de la salle
l'enthousiasme dont son âme était remplie ; jamais il ne
s'était douté qu'un violon inconnu de l'orchestre, appor-
lant à l'ensemble général la goutte d'eau que le ruisseau
jette dans la mer, monterait sur le piédestal du théâtre ,
et que delà il dominerait tout à l'aise ces avalanches de
mélodies, commandant à tous ces instruments esclaves
de sa voix , ralentissant ou pressant la mesure à son gré.
Ainsi il était, quand un jour, poussé par ce vague in-
stinct de domination qui n'abandonne jamais les esprits
d'élite, il quitta sa place obscure dans 1 orchestre pour
conduire un orchestre à son tour. Il se disait tout bas.
comme César, qu'il valait mieux être le premier dans
un village, que le second dansRome.Ilestvraiquecetor-
ehestre que conduisait Masset n'était pas le premier or-
chestre du monde, tant s'en faut : c'était tout simplement
la mélodie chantante du théâtre des Variétés, peu dif-
ficile à conduire, butinant ça et là à sa convenance dans
les refrains les plus populaires, et trop heureuse quand
elle parvenait à se mettre au niveau de l'andantc de M.
Odryetde la voix de Mlle Esther. Cependant cela amu-
sait Masset de commander cette cohorte bonne fille du
violons , de trompettes , de grosse caisse et de chapeaux-
chinois. Quelquefois, non content d'emprunter des airs
tout laits, il en fabriquait lui-même de très-gentils,
qui ressemblaient à s'y méprendre à des airs de M. Adam,
ou bien, sans prendre la peine d'inventer l'air tout en-
tier, il ajoutait une têle à celui-ci , une queue à celui-
2'' SÉRIE , TOMK IV, V' LIVRAISON.
là , il retranchait les longueurs, il faisait quelque chose
enfin de ces idées éparses, qu'attendaient les orgues de
Barbarie pour les propager dans les places publiques
et dans les carrefours. A ces causes, les grands chan-
teurs du théâtre des Variétés acceptèrent Masset comme
un musicien illustre. Mlle Flore le plaçait bien avant Mo-
zart, et Rebard le comparait sans façon à Meyerbecr. Lui,
cependant, il était heureux de cette nouvelle fortune;
sa position de chef d'orchestre le faisait tout au moins
l'égal de tous ces chanteurs qui chantaient sous ses
ordres; et comme il n'entendait pluschaque soir retentir
à ses oreilles et à son âme ni la voix de Duprez, ni
celle de Rubini , ni aucune de ces voix aimées qui triom-
phent si puissamment de la froideur du parterre, le
pauvre chef d'orchestre se consolait facilement de n'être
que le premier de son village, et il n'était plus jaloux
de ceux-là qui étaient les premiers dans Rome. Qui lui
eût dit cependant que lui aussi passerait un jour le Ru-
bicon?
Dans les entr' actes, quand ses faciles fonctions étaient
remplies, Masset chantait: on n'a pas impunément cette
belle voix, et surtout ce profond sentiment de la mu-
sique. Rien ne l'amusait au milieu d'une salle bien som-
bre, comme de répéter sérieusement quelques-uns de
ces grands airs que nous savons tous par cœur, confusé-
ment et pour les avoir entendu dire aux plus excellents
chanteurs de ce temps-ci. L'écho des Variétés lui-même,
fatigué de répéter des flons-flons chaque soir, s'estimait
heureux de suivre d'une voix timide et bégayante les
beaux airs du Barbier ou de Guillaume Tell. Ordinaire-
ment quand Masset chantait, les comédiennes les plus
jeunes, et partant les plus faciles à s'émouvoir, descen-
daient de leur loge à demi vêtues ; elles arrivaient à pas
de loup, comme des ombres, tout auprès du chanteur,
et d'un coup elles s'écriaient : Bravo, Masset! Et lui
alors se retournait en rougissant, comme s'il eût été sur-
pris en flagrant délit d'une mauvaise action. Mais la re-
nommée de cette belle voix ne dépassait pas encore la
rampe du théâtre des Variétés. Quand, par hasard, les
compagnons d'Odry et de Vernet parlaient au dehors,
avec un enthousiasme convaincu, de leur jeune chef d'or-
chestre comme d'un habile chanteur, chacun se prenait a
sourire de ce petit sourire incrédule qui veut dire : Bon-
nes gens, vousne vous y connaissez pas! In soir, cependant,
la scène se passait à l'Opéra; il s'agissait d'une représen-
tation à bénéfice , nous ne savons pour quel pauvre pre-
mier sujet quia vait besoin d'une vingtaine de mille francs,
pour compléter ses trente mille livres de rente. Les ac-
teurs des Variétés avaient été conviés à apporter lent
obole et leur esprit à cette riche et dernière aumône que
fait le public aux comédiens qui s'en vont dans leur terre.
Masset avait naturellement accompagné sa troupe en sa
qualité de chef d'orchestre, et, pour dire le vrai, dans le
fond de l'âme il n'élait pas très-fâché de s'assurer par
S
■ )V
L'ARTISTE.
lui-même si cela lui irait bien de tenir un instant la
place de ce redoutable tyran nommé Habencck. Ils en-
trèrent donc tous, les uns et les autres, pêle-mêle sur le
théâtre de l'Opéra. Vernel, Odry, Mlles Flore, Céline
Cayotqui a tant d'esprit, de verve, et une si belle voix,
et qui a eu grand tort de quitter son théâtre, et aussi
cette malheureuse jeune fille Hose Pougaut, si jolie et si
belle, l'élève de Mlle Mars, voix si nette et si pure,
morte d'ennui, un beau jour, qu'elle n'avait pas vingt-
quatre ans. Comme ils entraient, l'orchestre était à sa
place, non pas l'orchestre des Variétés, mais l'orchestre
formidable d'Habeneck. Le silence était grand, la nuitpro-
l'onde; on attendait Dupiez, qui devait répéter encore une
lois le grand air, le seul air qui ait fait sa gloire et sa for-
tune: Asile héréditaire. Déjà même l'orchestre avait com-
mencéla ritournelle decette complainte touchante. dans la-
quelle Rossini s'est montré aussi tendre que pouvait l'être
Mozart en personne. Mais Duprez n'était pas là. Que
fait Masset? Il obéit à l'inspiration qui le pousse, il veut
avoir enfin le dernier mot de son talent et de cette voix
dont il a la conscience à peine. Chez lui l'enthousiasme
l'emporte sur la peur. Il s'avance donc résolument sur le
bord de cette rampe éteinte. Masset a l'âge de Du-
prez, il a sa taille, quoique bien pris de sa personne ; il
n'est guère plus beau que Duprez. Naturellement, dans
cette ombre favorable, l'orchestre prend Masset pour Du-
piez, et aussitôt voici que la plus belle voix du monde,
fraîche, pure, accentuée, vibrante comme une cloche d'ar-
gent frappée par un battant d'or, se met à chanter Asile
héréditaire, nous ne saurions vous dire avec quelie grâce
touchante, avec quelle fermeté d'intonation; le fausset
dcllubini lui-même n'est pas plus touchant ni plus beau.
L'orchest re, ému et attentif, n'a vaitjamais compris qu'une
\oix put être si belle et si simple à la fois. Masset, qui,
pour en avoir fait partie, connaissait à merveille ce grand
orchestre de l'Opéra, savait mieux que personne comment
il faut mettre à profit cette foule éloquente et inspirée
d'exécutants sans rivaux au monde. Ce fut donc, entre
le chanteur et l'orchestre, un accord unanime et incroya-
ble de larmes et d'enthousiasme des deux parts. Ké-
veilléen sursaut dans sa loge, par une voix qu'il pre-
nait, l'orgueilleux ! pour un écho de la sienne, Duprez ac-
courut en toute hilte sur le théâtre, et entendant chanter
un homme qui n'était pas lui, il demeura aussi étonné
que Dieu lui-même, lorsqu'après avoir créé Adam, notre
premier père, Dieu s'aperçut qu'il lui avait donné la
pensée. Ce premier triomphe de Masset fut complet, in-
attendu, irrésistible. L'orchestre de l'Opéra pensa briser
ses violons à l'applaudir; Mme Dortis, qui s'y connaît, lui
tendit sa joue encore toute mouillée de larmes; Mme
Stoltz elle-même voulut l'embrasser; tout l'orchestre des
Variétés triomphait comme si Odry eut été nommé pro-
tecteur de la Confédération du Khin. Mais voici quelque
chose de plus étrange : c'est qu'au milieu de ce triomphe
qui se passait dans l'ombre, entre les premiers violons
de l'Opéra et les flûtes des Variétés , dans ce pêle-mêle
de grands chanteurs et de bouffons, entre ces tartans et
ces cachemires, entre ces bas de soie et ces bas de
laine, entre Odry et Duprez, ces deux extrêmes de l'art
dramatique, dans ce pandémion ténébreux d'une répé-
tition à l'Opéra où Guillaume Tell marchait sur les bri-
sées des Saltimbanques , un homme arriva d'un pas
grave et solennel; il prit la main de Masset, et avec cet
accent italien si rempli d'une bonhomie câline et mor-
dante à la fois, que MM. Hossini et Chérubini ont mise si
fort à la mode, il dit à Masset : Bravo ! Caro, tu chantes
comme l'oiseau du ciel; avec ta voix on n'a pas besoin dt
maître, sinon je t'en servirais! Cet homme qui parlait
ainsi, c'était tout simplement le maître et le modèle des
plus grands chanteurs de ce temps-ci, c'était Bordogni.
Il est vrai de dire que Bordogni n'était pas encore che-
valier de l'ordre royal de la Légion-d'llonneur.
Telle est l'histoire du nouveau ténor de l'Opéra-Co-
mique; dans sa religion suprême pour l'Opéra, l'Opéra
lui a fait peur; il a voulu essayer ses forces naissantes
sur un théâtre moins élevé. A Hossini, à Meyerbeer, pour
lesquels il est rempli d'épouvante et de respect, il a pré-
féré naturellement M. Adam, dont le génie le rassuré.
Jeudi passé, M. Masset a débuté avec un rare succès dans
une pièce nouvelle de l'illustre auteur du Postillon de
Lovjumeini.
ne d
DE m. DE BALZAC-
x jeune journaliste était accueilli,
depuis quelque temps, de la plus
gracieuse manière par une jolie et
élégante comtesse , près de laquelle
il pouvait, sans trop de fatuité , se
permettre des espérances d'amour.
Ces jours derniers il se présenta , avec son empressement
accoutumé, chez cette délicieuse personne, à une heure
convenue; car elle avait consenti à ouvrir sa porte au
visiteur favorisé, alors qu'elle ne recevait pas encore
ou qu'elle ne recevait plus, à midi ou à minuit. Il
était minuit. Le jeune homme trouva d'abord que la
femme de chambre chargée de l'introduire dans le sanc-
tuaire lui témoignait une grande froideur; pas un de
ces charmants sourires qui lui annonçaient d'ordi-
L'AUTISTE.
naire une bienveillante réception. 11 s'aperçut en en-
trant qu'un nuage couvrait aussi le front de la com-
tesse ; il s'informa tendrement de la santé de la belle
rêveuse : mais il n'obtint qu'une réponse assez sèche : cela
lui prouva clairement qu'on avait contre lui des sujets de
mécontentement. Le jeune homme se livrait à un exa-
men de conscience très-approfondi, sans se souvenir
d'aucune peccadille ; comme Achille il se demandait :
Quel crime ai-je commis? quand ses yeux vinrent à tom-
ber sur le Grand Homme de province à Paris, nouveau ro-
man de M. de Balzac, qui, entr'ouvertà ses dernières
pages, semblait avoir été jeté de dépit sur une table
ronde , à quelques pas de la causeuse où se trouvait la
comtesse. Il comprit aussitôt le motif de la réserve qu'on
déployait à son égard.
— Vous lisiez ce roman , Madame? se prit-il à dire
en souriant.
— Oui , Monsieur, répondit la comtesse avec une moue
assez dédaigneuse ; ce ne sont pas des vers à la louange
de ceux de votre profession!...
— Les journalistes , en effet , n'y sont pas bien traités ;
mais, que voulez-vous, c'est la vieille querelle de la
critique contre les auteurs. Ces derniers se vengent
comme ils peuvent.
— Quelles mœurs! s'écria la comtesse, donnant cours
aux sentiments qui l'oppressaient; M. de Balzac a bien
raison de vous appeler des sycophantes ! A'it-on jamais
pareille corruption? Si le feu du ciel est tombé autrefois
sur deux cités maudites , c'est qu'elles étaient sans doute
peuplées de journalistes!
— L'Ecriture sainte a oublié de le dire, Madame....
Je vois que vous avez pris au sérieux les personnages
fantastiques que M. de Balzac s'est plu à imaginer pour
le besoin de son drame.
- — Fantastiques, Monsieur! vous avez écrit vous-même
que M. de Balzac possède un talent plein d'observa-
tion!
— Entendons-nous, Madame; M. de Balzac a sur les
yeux la loupe du romancier, loupe qui grossit considé-
rablement les objets. L'art a son optique; les harpagons
du monde n'ont jamais , comme au théâtre , demandé à
voir la troisième main de leurs valets.
— Eh! Monsieur, il ne resterait que la moitié des
horreurs rassemblées par M. de Balzac, ce serait déjà
bien assez pour inspirer....
— Un profond mépris; dites-le, Madame, et vous
avez raison. Mais les quelques misérables qui figurent
dans ce roman ne peuvent pas plus faire de tort à 1 hon-
neur des gens de lettres , que les fripons ne discréditent
le marchand consciencieux; les empiriques, le médecin
habile ; les saltimbanques, le véritable comédien. Chaque
profession, et celte vérité est bien vulgaire, n'a-t-elle
pas le revers de la médaille? Pourquoi voudriez-vous
qu'il n'y eût que d'honnêtes gens dans le journalisme?
Le mal est de faire ce qu a fait M. de Balzac, pousse .
sans doute, par les petites vengeances qu'un auteur a
toujours à exercer contre la critique, c'est-à-dire de
confondre exprès les vendeurs de contremarques et de
chaînes en caoutchouc du boulevart avec les journalistes.
— Quoi ! Monsieur, les journalistes ne vivent pas aux
frais des autres ; ils n'abusent pas de leur puissance pour
arriver à une fortune scandaleuse ; ils ne subjuguent pas
les actrices par la peur; ils ne régnent pas, en un mot,
parce qu'on les redoute !
— Je suis charmé, Madame, d'avoir une occasion de
rectifier les erreurs que des gens indisposés contre la
critique ont commencé déjà de répandre dans le public.
Sachez donc , Madame , que personne au monde n'est
plus serviable , plus désintéressé et plus exploité que le
journaliste. Loin de vivre aux dépens de ceux qui l'écou-
tent, comme le renard de la fable, il est le corbeau qui
laisse tomber le morceau qu'il tient. C'est là son défaut.
Il pèche par la bonté d'âme ! Vous ouvrez de grands yeux
que j'admire et que je n'ai jamais trouvés plus beaux.
Madame ; cependant je ne veux pas prolonger votre élon-
nement. Je vais m'expliquer. Oui, le journalisme est un
métier de dupe, dont tout le monde profite, excepté ce-
lui qui le fait. L'homme qui a mis le pied dans cette
malheureuse carrière ne s'appartient plus; il est au pre-
mier venu ; sa porte est sans cesse assiégée par une fouje
de solliciteurs, comme celle d'un ministre ou d'un am-
bassadeur; il n'a plus un moment de repos. Adieu la
douce poésie ! adieu la liberté, plus douce encore ! De-
puis l'obscur ébéniste du coin de la rue, caché dans son
modeste rez-de-chaussée, jusqu'au sublime auteur qui
habite les nuages, chacun se croit le droit d'entrer à
toute heure chez lui, et de réclamer sa part de publicité.
Et lui, il écoute l'ébéniste aussi bien que l'auteur ; il se
pénètre des choses qu'on lui explique ; comme un miroir
ardent, il en concentre les rayons, et le monde se trouve
tout à coup illuminé d'une clarté imprévue. Que lui
revient-il de cela? En gloire, à lui, rien! en argent, peu
de chose! L'ébéniste et l'auteur obtiendront, l'un, un
brevet d'invention qui l'enrichira; l'autre, une pen-
sion sur l'état qui lui fera couler d'heureux jours. Le
journaliste, pendant ce temps, aura passé à une au-
tre découverte; il s'extasiera devant les merveilles de
M. Dagucrre, et il en sera presque aussi joyeux que
M. Dagucrre, tant sa nature est sympathique, tant le
beau, le vrai, le nouveau, produisent un généreux effet
sur lui! Mais si quelque médiocre inventeur, si quelque
misérable écrivain a voulu conquérir la place réservée
au talent, et qu'il ait senti sur ses épaules la férule de la
critique, le journaliste est un homme atroce, une peste
dans la société; on devrait s'en défaire à tout prix : a
défaut du stylet, qui n'est pas d'usage dans nos mœurs,
on l'assassine avec la lâche calomnie. La concurrence aura
payé ses éloges, acheté ses sarcasmes; et si sa probité est
50
L'ARTISTE.
parfaitement établie, on le traitera de fou furieux avec
un air de pitié, en s'étonnant que ce malheureux ne soit
pas renfermé dans un cabanon. Cet homme-là, assurera-
i-on, ne boit qu'à des sources amères, il se nourrit de
fiel. Voulez-vous savoir pourtant quelle est son exi-
stence? Il s'en va partout cueillant la fleur de la beauté ;
il s'abreuve du miel le plus pur que l'antiquité ait su
composer; il pourrait écraser ses ennemis, il les dédai-
gne ; il n'a pas le temps de s'arrêter. Ayant pris I équité
pour guide, il marche vers la vérité, qui est son but.
— Eh bien ! reprit la comtesse avec moins d'humeur,
j'admets sa loyauté; toujours est-il qu'il se montre peu
difficile dans le choix de ses amours. On le voit s'atta-
cher à des filles de théâtre qui lui cèdent par crainte, et
chez lesquelles il se livre à ces orgies que M. de Balzac
décrit avec beaucoup trop de complaisance , et qui font
véritablement horreur.
— Les filles de théâtre , Madame ( je parle des créa-
tures peintes par M. de Balzac), ont peu de charmes
pour le journaliste. Il a vu dans leurs loges se faire leur
beauté ; il a surpris les secrets des coulisses ; la vierge
pudique qu'on va mener à l'autel lui a jeté en passant
quelques mots équivoques. Il n'a pas les illusions du
public. Si la fantaisie lui prend d'être l'amant d'une ac-
trice, il emploie les mêmes moyens que les dandys. Trop
fier pour avoir recours à sa plume, il lutte d'opulence
avec ses rivaux, et surcharge sa vie de travaux inces-
sants pour satisfaire aux folles prodigalités de sa maî-
tresse ; car il ne veut pas qu'elle puisse lui reprocher
de l'avoir choisi au lieu d'un pair de France , d'un ban-
quier ou d'un agent de change : telle est sa vanité d'é-
crivain. Il se comporte avec elle comme ne le ferait pas
M. Rothschild ou M. Aguado, le pauvre fou qu'il est.
Ouvrez le premier recueil venu , son nom est partout. Il
ne reste pas un coin dans le champ de son imagination
qui ne soit labouré ou retourné ; aucun serf attaché à la
glèbe n'a versé plus de sueurs; nulle fatigue n'est com-
parable à la sienne ! Son esprit est son patrimoine. Hé-
las! il l'épuisé en même temps que ses forces, et quand le
filon de sa mine d'or commence à manquer, il se voit
dépossédé de sa maltresse ; n'importe, il est capable de
lui faire une pension. Croyez-vous, Madame, que ce soit
bien engageant, et qu'un homme d'étude et de goût, qui
a sondé les mystères de l'intelligence et analysé les
exquises délicatesses du cœur, puisse s'accommoder
longtemps de ce honteux métier de forçat ! Réfléchissez
donc un peu ! Est-il possible que, vivant toujours au
milieu des nobles choses, en commerce intime avec Ra-
cine, Raphaël, Mozart, l'on ne porte pas dans sa conduite
ce sentiment poétique qui exalte l'âme vis-à-vis des chefs-
d'œuvre! Lorsque l'on rencontre une femme que l'auteur,
le peintre ou le musicien .aurait choisie pour modèle, n'est-
ce pas avec une admiration véritable qu'on plie le genou
devant elle, et qu'on lui dit , comme je vous le dis : Ma-
dame, vous êtes belle, et la beaoté inspire la poésie et
l'amour
— Je dois des remerciements à M. de Balzac, reprit le
journaliste après un long silence qui succéda a cette
conversation ; je ne lui ai jamais trouvé plus d'esprit.
— Ni moi non plus, murmura la comtesse en rou-
gissant, et cependant il en a beaucoup.
La femme de chambre reconduisit le jeune homme
avec un malicieux respect.
RlPPOLYTE LUCA9.
_>:©-<_
mmm de imc xelles.
Monsieur le Directeur.
. e viens de parcourir rapidement les salles ou
sont exposés les tableaux modernes de l'É-
5 cole belge. Je ne pourrai qu'en (ouïe liàle
\oj vous indiquer aujourd'hui les œuvres rares
SSTct- qui se recommandent aux artistes et aux
amateurs, par l'éclat de leurs qualités et par le relief de leur
exécution. Il y a d'ailleurs près de six cents toiles à exami-
ner: et la mission du critique, vous le savez, doit être tout
entière renfermée dans ces deux mois : conscience et pa-
tience. On pourrait ajouter le mot courage ; car il en faut
pour dire la vérité, puisqu'elle blesse souvent. Tout le monde
ne sait pas combien il est difficile de faire de la peinture,
môme mauvaise, et quel désespoir peut porter dans le cœur
d'un artiste, une phrase qui fait briller, comme une laine
froide et fine, la pointe d'une plaisanterie réjouissante pour
le lecteur.
A Bruxelles, comme à Paris, mode misérable! les nou-
veaux tableaux dérobent aux regards la vue des vieux
chefs-d'œuvre. On est forcé d'avouer que la contrefaçon
s'exerce, en cette occasion, d'une façon maladroite; et s'il
m'était permis de vous exprimer toute ma pensée, je vou>
dirais que ces couleurs neuves, ces tons criards qui sem-
blent faire un violent appel à votre attention, ce luxe d'étof-
fes, parfois impossibles, me font l'effet déjeunes parvenu»
se hâtant de jouir, et voulant, dans leur insolence, faire ou-
blier les hommes vénérables et de lion conseil qu'ils éclip-
sent, mais pour un moment. — Vienne le jour qui les dépos-
sède de leur place, et alors reparaissent dans leur calme
splendide ou dans leur austère douceur, les anciens maîtres,
qui ont été patients parce qu'ils avaient pour eux l'immor-
talité.
Voici cependant un usage relatif à l'Exposition belsic. et
qui n'appartient qu'à elle. L'entrée des galeries n'est pas pu-
blique. Les malheureux amateurs qui n'ont pas. tous les jour».
cinquante centimes à dépenser pour la peinture, doivent at-
tendre l'exhibition banale, qui n'a lieu que huit fois par mois.
Je dois dire, à leur éloge, qu'il se fait queue à la porte «ou-
L'ARTISTE.
ri-
vent pendant plus d'une heure, qu'il s'y distribue quelques
coups de poing, et que, quand les salles sont pleines, il faut
attendre encore longtemps ce que les Français appellent,
dans leur langage semi-officiel vis-à-vis de la Chambre des
pairs, une seconde fournée. Celle coutume d'exiger une rétri-
bution a quelque chose de très-louable, eu ce que cet ar-
gent, appliqué à l'achat de tableaux tirés ensuite au sort,
peut encourager les jeunes artistes en offrant des ressources
el des débouchés à leur (aient. Mais il y a trop peu pour
les pauvres visiteurs , et deux jours réservés par semaine
seraient assez pour les riches. Ajoutons que les artistes ex-
posants ont leur franchise d'entrée.
Dès les premiers pas que l'on fait dans les galeries, on sent
l'influence presque complètement exclusive des coloristes
flamands. Ici, on est généralement peu préoccupé du style et
du grandiose dans le dessin, et il serait difficile de supposer
que jamais la Belgique ait possédé un seul Poussin, ou un
maître quelconque des écoles romaine et florentine. Mais
Kubens et Van-Dyck ontsouventdessiné le nu, et attaché des
membres à un torse d'une manière aussi énergique que Mi-
chel-Ange; et je serais lenlé de formuler, à l'égard de leurs
nouveaux adeptes, ce jugement un peu sévère : qu'ils man-
quent d'amour pour la forme. La couleur, ce magnifique vê-
tement que la lumière donne à toule la création, ne doit ja-
mais suffire seule. Car autrement, voilà ce qui arrive: vous
vous approchez d'un tableau assez chaudement établi ; les
groupes même se disposent avec entente el intelligence ; il y
a une ardeur de brosse qui vous séduit; puis, vous vous trou-
vez tout désenchanté quand, après examen, vous sentez que
vous n'êtes plus qu'en présence d'une œuvre plus que médio-
crement dessinée, el dont toutes les têtes accusent un poncif
désespérant, un chique, suivant le mot des ateliers, qui donne
la mort à toule composition sérieuse des artistes. Ce repro-
che, à quelques exceptions près, que je m'empresserai de
vous signaler, peut s'appliquer à l'ensemble del'Exposilion.
— Oui, ce qui manque à l'aspecl général de celte jeune pein-
ture, c'est le caractère. On trouve tout le reste en abondance ;
il y a trop de facilité, trop de main ; mais pas assez de re-
cherches savantes et sévères à poursuivre le beau. Je ne
voudrais pas eulcver à l'école flamande cette sève et celle
luxuriance qui ressortent des conditions mêmes de son exi-
stence, el je n'entends pas, parle mot dessin, ce contour sec
et froid, ce modelé terne et atone, auxquels auraient voulu
nous habituer quelques fanatiques modernes qui ont l'élrauge
prétention d'être naïfs; mais je voudrais senlir la saveur si
pénétrante d'une individualité puissamment accentuée, sans
qu'elle sortit pour cela du milieu qui lui est cher. Je voyais,
il y a peu de jours ( pardonnez-moi, Monsieur, celle pelile
digression qui ne s'écarte pas de mon sujel), je voyais une
belle jeune fille, assise et travaillant à la porte d'un boucher;
le soleil dorait d'un rayon chaud cl vermeil une toile blanche
contre laquelle s'appuyait cette gracieuse enfant, et au-des-
sus de sa tète pendait un morceau de viande rouge et fraî-
che. J'avais devant les yeux un poétique symbole de l'école
néerlandaise. Bien n'y manquait, ni la lumière abondante,
ni la généreuse chaleur du Ion, ni la chair pantelante dans sa
réalité la plus palpable; mais il y avait aussi, et par-dessus
tout, la grâce et le caractère.
L'Exposition de Bruxelles renferme quelques toiles capi-
tales. L'une porte un nom célèbre; ici c'est d'ailleurs un sujet
national, c'est la Bataille de Wocringen, parM.de Keyscr.
Je reviendrai plus amplement sur celle composition, qui se
recommande par de nobles qualités. L'autre est de M. De-
caisne, que ses sympathies d'artiste doivent placer naturel-
lement dans ce pays, bien que son talent, d'ailleurs, reste
presque complètement acquis à la France. Cet ouvrage im-
mense représente la Belgique couronnant ses plus illustre*
enfants, qu'elle a réunis, et il accuse des progrès Irès-remar-
quables dans la voie studieuse de ce peintre distingué. Parmi
d'autres grands tableaux, que je n'indique pas aujourd'hui,
se trouve une œuvre de M. Wierlz , le corps de Patrocle dis-
puté par les Grecs el par les Troycns, que nous avons pu voir
à Paris, et qui soulève ici la plus singulière polémique. Je
vous en parlerai subséquemment , et vous comprendrez .
Monsieur, à quel point les arlisles belges sont chatouillcu\
à l'endroit de la critique.
Je me bornerai, aujourd'hui, à signaler quelques autres
noms que l'on peut ciler avec éloge: un Christ au Tombeau.
de M. Duwez ; les beaux animaux de Verboeckhoven : un
effet de neige de Koekkoek; un Irès-beau portrait d'un Hol-
landais dont le nom m'échappe; les compositions de M. de
Coëne, de De Brakeler, et quelques beaux paysages. MM. Wa-
pers el N'avez n'ont pas exposé. L'Angleterre est dignement
représentée par M. Hothwel (Bichard), el la France par
MM. Gudin , Jules André , Jeanron , Jacquand , Henri Schef-
fer, etc., etc. Enfin je termine cette nomenclature insipide
par les deux grands noms de Mercuri el de Calamala ; ce der-
nier surtout a envoyé de nombreux et ravissanls dessins.
Agréez, Monsieur le Directeur, etc.
Eic. TOIBNEUX.
€C>îMMEÏïl, LES FEMMES
OTf BUS i\MMrea,
; a marquise de Lieslc comptait parmi les
femmes les plus charmantes et cependant
parmi les plus estimables de la cour de
Louis XV ; car il y en avait de ces derniè-
res , quoi qu'on en dise. Son secret pour
être aimable et rester sage était simple, bien que d'une pra-
tique assez difficile : elle exigeait peu des autres et beaucoup
d'elle-même. Cette indulgence pour aulrui la rendait d'un
commerce fort agréable. Les hommes que sa sagesse cha-
grinait, en étaient si bien Iraités d'ailleurs, qu'ils lui par-
donnaient ce qu'ils appelaient son indifférence : les femmes
donl elle admirait et dont elle vantait de si bonne foi les
grâces et la beauté, lui pardonnaient d'être belle el même
irréprochable. Éloignée du monde par son veuvage , elle \
reparaissait depuis quelque temps, quand un malin on vint
lui annoncer, à sa toilette, que le duc de insistait pour la
voir.
:>s
1/ AUTISTE.
— C'est bien , répliqua-t-elle, je vais aller recevoir M. le
duc. Dépêche -toi, Martine.
Elle se tut , étouffa un soupir doux et léger , bien capable
.le démentir son indifférence présumée , puis elle reprit :
— Sérieusement , tu crois que le chevalier m'aime?
— Ou n'en peut guère douter après ce qu'il a fait pour
madame la marquise.
— Il est bien vrai que sans sa générosité j'étais ruinée en
devenant veuve; mais l'amitié a pu lui inspirer tout cela.
— L'amitié ! ah, mon Dieu ! ou ne se montre guère l'ami
d'une femme que pour arriver à quelque chose de mieux.
— Voilà bien tes idées de galanterie !
— Si madame la marquise voulait voir les gens comme ils
«ont, elle saurait que mes idées sont les idées de tout le
monde.
— Et toi , si lu faisais bon usage de tes yeux , tu verrais le
chevalier sévère dans ses mœurs , et tu reconnaîtrais que ,
s'il a de l'estime pour moi, c'est justement à cause de mon
éloigncmciil pour les mœurs, comme on les a faites de notre
temps.
— J'en demande bien pardon à madame la marquise , mais
on ne m'ôterait pas de la tète que cette retenue de M. le che-
valier est affectée, et qu'il a quelque dessein.
— Tant pis, et pourtant j'en suis bien aise. Au fait, ré-
pète-moi qu'il m'aime si tu veux , je risquerai moins de
l'oublier. As-tu fini ?
Le duc s'avança au-devant de la marquise.
— Madame , dit-il, il ne me sera donc jamais permis d'as-
sister à votre toilette ?
— Je n'y reçois personne , monsieur le duc. J'ai profité de
mon deuil pour faire quelques réformes , celle-là est du
nombre.
— Pour ma part, reprit-il en lui baisant la main, j'en suis
assez content. Être admis à celte heure ne me dédommage-
rait pas du déplaisir que j'aurais à vous trouver entourée
d'une foule de petits chevaliers et de petits abbés.
— Il m'aime ! pensa la marquise ; et son beau visage s'é-
panouit.
— Mais, reprit le duc, si je ne puis vous voir à ce moment,
pourquoi ajouter à cette privation ? Hier je vous ai vainement
cherchée partout chez la maréchale, qui m'avait dit vous
avoir fait de singulières avances, et qui vous attendait.
— Il est vrai que sa bonté pour moi a été parfaite, et que je
dois lui paraître bien ingrate. Mais on dit que son salon est
envahi par les philosophes ; et, je l'avoue, les discussions, et
surtout les idées de ces messieurs, me font grand'peur.
— Au train dont vont les choses , vous serez bientôt la
seule de cet avis.
— Je le crains. Les femmes mieux inspirées volent au-
devaut des connaissances nouvelles , tandis que je reste en-
croûtée d'une routine que
— Qne vous faites aimer , interrompit le duc en attachant
sur elle un regard inexprimable.
Elle crut voir dans cette prunelle bleue des nuances et des
joies célestes; et, sans le savoir, elle répondit à ce regard
par un sourire qui exprimait le ravissement. Le duc se pencha
sur le fauteuil de celte belle dame; il prit sa main, sans
qu'elle songeât cette fois à la retirer ou à cacher l'émotion
qu'elle éproflvait.
— Que vous êtes aimable aujourd'hui , Madame !
— Et vous en êtes surpris?
— Il y a bien des raisons pour cela.
— Vous êtes naïf, monsieur le duc.
— Ah ! si j'osais croire à ce sourire enchautcur
L'n bruit de pas s'étant fait entendre, il se rejeta en arrière
et abandonna doucement la main qu'il tenait. La porte s'ou-
vrit, et un laquais maladroit, rougissant et tenant une lettre,
demeura sur le seuil, où il balbutiait des excuses.
— Je ne croyais pas que..., je croyais que madame la mar-
quise était seule.
— Qu'est-ce ? donnez. Ah . c'est lui ! s'écria-t-cllc.
— Lui ! répéta le duc en reculant son fauteuil.
— Oui, le chevalier de Salives.
— i Lisez, je vous prie, Madame, dit le duc avec un sourire
forcé.
— Merci, je profile de la permission ; il y a si longtemps
que Ah ! il arrive ici ! j'en suis ravie.
— Ce n'est donc pas un philosophe ? dit le duc amèrement.
—• lin philosophe, lui! De ce côté il me parait aussi peu
avancé que moi-même ! Non , il honore Dieu, il sert le roi. et
il vit dans toute la religieuse austérité de l'ordre. L'n essor
noble et généreux , monsieur le duc.
— Mon Dieu, comment savez-vous tant «le belles choses ? Il
était à la Ville-Dieu depuis longtemps, ce me semble ?
— Oui, mais il m'écrivait de celte commanderie : et l'ame,
dit-on, se peint dans une lettre.
— t Croyez-m ii, Madame, soyez moins confiante: le inonde
ne vous est guère connu ; à peine y entriez- vous quand le
veuvage vous en a éloignée. J'ai quelque idée d'avoir entendu
parler bien différemment du chevalier. Je m'assurerai du
fait.
— Ceux qui parlaient ainsi étaient mal informés, peut-être:
personne mieux que moi ne peut se flatter de connaître ee
beau caractère.
— Il se peut , je vous crois, madame la marquise. Mais il
est lard, j'ai promis d'aller chez Mme dcCondi.
Il ne se levait pas toutefois , s'alteiidant à être retenu :
mais la marquise, un peu piquée , dit seulement , en s'incli-
naul en signe d'assentiment :
— Que je ne vous gêne pas , monsieur le duc !
Après l'avoir salué, elle retomba tout abattue sur son siège.
— Il ne m'aime pas, dit-elle. Comme mes sentiments les
plus chers lui sont indifférents! Ma surprise, ma joie . ma
gratitude, il regardait tout cela d'un air impassible.... et il va
chez la belle marquise !
Ici elle renversa sa belle tête sur le dossier du fauteuil, elle
croisa ses mains sur son sein presque aiiité. ses deux petits
pieds l'un sur l'autre d'un air mutin, et , s'cnfonçanl dans le
duvet, elle rêva :
— A Dieu ne plaise que je doute de celui qui m'a sauvée de
l'abaissement aux yeux du monde et de la dépendance d'uni'
famille indifférente! Si le chevalier avait exiué les sommes
qu'il avait avancées au marquis, chaque fois qu'il s'agissait
d'acquitter une detlc de brelan, qu'était-ce que la propriété
des biens qui me restent? la pauvreté. Et. dans cet abais-
sement, le duc lui-même ne m'eût pas distinguée. S'il l'a
fait... De quoi ne m'a pas sauvée le chevalier ? Sans sa lettre.
qu'allait dire le duc ? qu'allais-je répondre? La marquise
1/ ARTISTE.
.")!)
est bien belle, et peut-être en ce moment il se trouve bien
heureux auprès d'elle Ne pas recevoir le chevalier ! mais
cette maison lui appartient! Noble cœur! il doit voir le bien
qu'il a fait, il doit eu jouir, à défaut d'autre récompense.
Soit hasard, soit calcul . le chevalier a suivi sa lettre ; il
baise les belles mains de la marquise, qu'il surprend dans
l'exaltation de la reconnaissance.
— Aie pardonnez-vous d'être venu, Madame? je désirais si
vivement vous voir !
— Que je vous remercie d'avoir eu cette pensée!
— Elle ne m'a jamais quitté. Vous pleuriez le marquis à
mon départ, et, soit dit sans reproche, il ne méritait guère
votre affection. Ainsi vous pouviez aimer ailleurs; dans le
doute je me suis éloigné. A cette heure, votre deuil est fini,
vous allez moins que jamais dans le monde ; et parmi les
hommes qui vous admirent, on n'en cite pas un que vous ai-
miez : j'ai cru pouvoir venir.
— Vous avez bien fait, dit-elle en rougissant , car, malgré
ses préventions favorables, elle pensait alors que le chevalier
avait grandement l'esprit de tolérance.
— Puis-je vous croire, Madame ?
— Oh! oui, sans doute, répondit-elle en rougissant da-
vantage.
— Vous me rendez bien heureux.
— Vous restez à dîner?
— Et à souper, si cela ne vous déplaît pas : je n'ai jamais
lien tant souhaité que d'être votre hôte.
Après le dîner, la marquise voulut communiquer au che-
valier un plan qu'elle avait formé pour le faire rentrer dans
les sommes qu'il avait avancées; mais au premier mot de cet
entretien il se leva :
— Allons à l'Opéra, Madame , j'en suis très-curieux ; on ne
joue pas l'opéra à la commanderie.
La marquise demanda son carrosse, et ils partirent. En
approchant du théâtre, un autre carrosse les dépassa : c'était
celui du duc. Il s'avança pour saluer la marquise, et, la voyant
accompagnée, il se rejeta subitement dans le fond de sa voi-
ture; jusqu'alors elle avait suivi la direction du théâtre* mais
elle s'en éloigna aussitôt. Durant le ballet, la marquise re-
garda dans toutes les loges, elle ne vit pas celui qu'elle
cherchait. Le chevalier, qui avait couru la poste les jours pré-
cédents, assistait au spectacle avec accablement. Néanmoins
la marquise remarqua qu'il sortait de cet état somnolent, de
temps à autre, pour parcourir d'un regard avide le corps
paré et à demi nu du ballet. Quelque plaisir qu'il trouvât à
celte occupation, voyant la marquise silencieuse et préoc-
eupée, il parla de quitter le théâtre et d'aller souper. Bientôt
ils sont servis.
— Qu'est-ce que cela? dit le chevalier en montrant des
parchemins placés près de son couvert.
— Des titres qui prouvent que ce qu'on appelle ma fortune
est à vous.
Il les éloigna de la main négligemment, et il parla d'autre
chose. Cependant la soirée s'avançait , et la marquise regar-
dait souvent la pendule, puis le chevalier, pour l'engager à se
retirer. Enfin, elle le pressa de prendre congé.
— Volontiers, Madame; je vais sortir, si vous avez la
bonté de me permettre de revenir aussitôt par la ruelle , et
de me confier la clef de celle entrée.
La marquise le regarda avec une surprise si vive qu'elle
ne lui permit pas de dire une parole.
— Vous refusez, Madame ?
— Oui, monsieur le chevalier.
— En ce cas, trouvez bon que je demeure.
— Voici, Monsieur, un jeu cruel qui devient affligeant.
— Ilien n'est plus sérieux, Madame.
— Quoi! vous avez prémédité ce scandale?
— Nullement; la pensée que je viens de vous communi-
quer m'est venue eu vous voyant , mais je n'y suis pas moins
attaché que si je l'avais longtemps nourrie. Cependant j'y
renoncerai si vous m'indiquez quelque moyen plus honorable
de vous obtenir. Vous le voyez, Madame, celui-là est sur
— Monsieur, dit-elle en lui présentant les litres de créance,
je ne croyais pas que votre obligeance avait mis ma honteà prix.
— Et vous aviez raison, Madame, répliqua-t-il en déchirant
les papiers. Je n'attache nulle importance à ces choses. Votre
volonté est libre. Quelques arrangements qui me restent a
prendre rendront votre position tout à fait indépendante :
vous sacbanl heureuse, je ne vous verrai plus.
En ce moment il avait l'air si noble , que la marquise ne
put s'empêcher de trouver bien déplacé le mot de honle dont
elle venait de se servir.
— Quoil dit-elle, vous seriez capable de tels sacrifice-
sans intérêt personnel?
— Vous vous trompez ; j'y trouverai la satisfaction. Je n'ai
rien plus à cœur que votre bonheur.
— S'il est vrai, ne soyez pas généreux à demi; laissez-moi
la vue de mon bienfaiteur.
— Seulement à la condition que je vous ai dite. Je ne dois
pas être victime de votre égoïsme.
La marquise était si novice en matière de galanterie,
qu'elle prit à la lettre ces menaces contre lesquelles jus-
qu'alors rien ne l'avait mise en garde. Cette faiblesse d'esprit
s'autorisait d'ailleurs des assurances de Martine. En se les
rappelant, la marquise ncdoutaitplusquc le chevalier ne l'ai-
mât depuis longues années. Il lui avait donné durant ce temps
des preuves d'un intérêt si réel, si désintéressé, qu'elle le prit
en grande pitié. Elle seule souffrit de ce qu'il exigeait. Le due
aimait peu ou n'aimait pas; mais, fut-il véritablement amou-
reux, ncdevait-ellcpasrécompenserde préférence un dévoue-
ment plus complet, plus éprouvé? La surprise du moment
ne contribua pas peu à lui persuader que ces raisonnements
étaient sans réplique Pressée de nouveau, elle s'occupa moins
de refuser que de gagner du temps.
— On ne saurait passer si vile de la retenue à l'abandon .
dit-elle. Laissez-moi me familiariser avec une manière de
voir si nouvelle pour moi.
— Je n'aurai pas celle folie, Madame. En attendant, j'ai
tout à perdre : le temps, d'abord, celles de vos dispositions
qui peuvent m'ètre favorables, et la vie peut-être aussi.
Elle souriait, se flattant d'autant mieux de ne jamais céder
à ces instances, qu'une image chère était présente à sa pen-
sée. C'était le regard , la forme élégante du duc, au moment
où, pour la première fois, il avail laissé paraître quelque
chose de la tendresse que peut-être il avait pour elle. Donc
le moment était mal choisi pour élever entre eux un obstacle
que la délicatesse ne lui permettait pas de franchir. A ce
moment le chevalier se leva.
00
1/ AUTISTE.
— Adieu, Madame, «lit-il en lui baisant la main; nous ne
nous verrons plus , mais vous connaîtrez toujours combien je
>uw occupé île vous.
— Saisie de ce brusque départ, elle se leva aussi tout
éperdue, car son imagination lui montrait maintenant le duc
appuyé sur le fauteuil de Mme de Gondi.
— De grâce, dit-elle, je ne puis penser à ne vous levoir
jamais.
— Qu'importe, Madame? Vous ne voulez pas de mon amour,
et vous restez libre d'appartenirà qui sait mieux vous occuper.
— Quelle erreur! dit-elle avec exaltation; personne que
vous ne me parait digne d'amour.
Klle le conduisit près d'une boite de laque, elle y prit une
clef qu'elle y avait mise une fois, en pensant au duc, mais si
confusément qu'elle l'ignorait peut-être; d'une main trem-
blante elle présenta celte clef au cbevalier. Il se précipita
sur la main qui l'offrait , et reçut le don d'amoureuse merci,
l'our rendre son départ plus évident, il ordonna à ses gens
de quitter l'hôtel grand train, torches allumées. A cette
clarté, il lui parut qu'il était suivi; mais, sans perdre de
temps à chercher qui pouvait l'espionner ainsi, il courut pren-
dre un costume galant. Informé, toutefois, que celui qu'il
nommait un estafler rôdait près de l'hôte) , il jeta son cha-
peau et son riche manteau à l'un de ses gens, en lui ordon-
nant de sortir. Pendant ce temps le chevalier, couvert d'une
houppelande à sa livrée, s'échappait par une fenêtre du
côté opposé. La marquise l'attendait, non voluptueusement
agitée, mais timide, mais pale, mais froide. Le lendemain,
quand il fallut enfin se séparer d'elle, il lui parlait ainsi :
— Dites-moi, chère Athanasie, n'êtes-vous pas bien aise
que je sois venu?
— Je ne sais. Quand vous étiez à la Ville-Dieu, je vous
voyais noble et beau , et je vous aimais.
— Et aujourd'hui?
— Aujourd'hui, je ne me persuade point que vous soyez
mon noble, mon généreux ami. Je ne sais où ma tête s'égare;
mais, en même temps que je reconnais vos traits , vous me
paraissez un être idéal, un fantôme, et je me crois le jouet
d'un horrible rêve.
— Enfant, dit-il en déposant sur son front un baiser pa-
ternel, ces idées feront place à d'autres plus raisonnables.
L'heure de la toilette est passée depuis longtemps, la
marquise entre enfindans son cabinet, elle s'assied, elle reste
sans mouvement, s'interrogeant tout bas dans son cœur. Mar-
tine ne voyant dans ses mains qu'une femme couverte de pâ-
leur, ajoute un peu de rouge à cette blancheur, une mouche
à ce faible sourire. Ainsi préoccupée, elle entend annoncer
quelqu'un sans savoir qui l'on nomme. Mais bientôt la mar-
quise tressaille , car elle n'a rien vu , rien entendu , et le
duc est devant elle.
— Que j'arrive à propos et que je vous remercie, Madame !
■lit-il en s'inclinant profondément ; quelle rare et précieuse
faveur vous m'accordez aujourd'hui!
Dans la disposition où se trouve la marquise, elle croit
voir du persifflage dans la reconnaissance du duc. A son tour
elle s'incline, cl, sans prendre la peine de parler de l'erreur
ou de la gaucherie de ses gens, elle dit, pour changer l'en-
tretien :
— Vous n'étiez pas hier au Prince île Xniti?
— Le moyen île n y pas aller, Madame, sachant que voue
y étiez?
— Voici qui est plus galant que vrai, monsieur le duc: je
ne vous ai pas aperçu.
— Réellement, Madame , auriez-vous pensé à me cherche!
malgré les occupations que vous aviez? Je serais bien indigne
de voire bonté si je ne vous prouvais que j'étais à ce ballet.
Vous êtes sortie avant la fin du speclacle.
— Bon! Monsieur; on a pu vous le dire.
— Le chevalier a soupe chez vous et ne s'est retiré que
fort tard
— Ceci dit la marquise en rougissant el en s'inlerrom-
pant aussitôt.
— Hentré chez lui, il s'est paré, adonisé, puis il est sorti
enveloppé dans son manteau couleur des ruelles dans les-
quelles il s'est perdu.
La marquise rougit, pâlit, chancela; mais, en fille adroite.
Martine la soutint et lui donna sou flacon.
— Je crois avoir répondu à toutes les objections, continua
le duc ; dispensez-moi du reste.
Jugeant alors qu'il savait tout , la marquise ne voulut poinl
accepter de grâce . elle dit d'une voix tremblante :
— Puisque vous avez commencé , achevez sans tant de mé-
nagements.
Il la regarda avec incertitude , puis, de l'air d'un homme
qui est charmé d'obéir:
— Eh bien , Madame, puisque vous l'ordonnez, le cheva •
lier a passé la nuit dans la plus mauvaise compagnie, dans je
ne sais quelle tabagie si horrible, qu'il n'y avait pas moyen
de le suivre dans ce coupe-gorge.
La marquise respira.
— Mon Dieu! dit -elle, et de quel droit espionnez -vous
ainsi les gens?
— Des droits, je n'en ai pas; mais je vous croyais en dan-
ger avec le chevalier. On m'avait rapporté des choses qui...
qui me préparaient à ce que je viens de vous conter.
— En vérité? Monsieur, dit la marquise avec anxiété. Et
que vous a-t-on rapporté ?
— Ilien qui ressemble à ce que j'avais appris de votre
bouche.
— Parlez , je vous prie.
Donc l'on m'a assuré que le chevalier est bien le cour-
tisan le plus imbu des idées matérialistes . el celui qui a
pénétré le plus avant dans les treize mystères des petits o/<-
purtements.
— Quoi ! il se serait avili à se faire spectateur de ces de
bauches? Oh! Monsieur, je réponds pour lui, il doit y avou
ici une calomnie infernale.
— Alors. Madame, il faudrait l'imputer aux hommes les
plus respectables de la cour.
La marquise s'efforça de penser que ce rapport était le
rapport d'un jaloux ; que le duc, trompé par son espion, pour
rail bien l'être encore à d'autres égards. Mais un triste pres-
sentiment la saisit au cœur. Tant d'impressions douloureuses
l'avaient fatiguée d'ailleurs , que sa force l'abandonna. Mar-
tine , qui s'occupait à l'écart, accourut aussitôt.
— Madame la marquise est bien gravement indisposée au-
jourd'hui, dit-elle en la secourant.
Le duc sentit qu'il devait se retirer: il [partit emportant
I/ARTISTK.
lil
In crainte que la marquise n'eût pour le chevalier des senti-
ments trop tendres. Seule enfin , la pauvre femme refusa de
se metlre au lit, car elle attendait le chevalier. Klle se reposa
sur un sofa, prêta l'oreille, et sonna au premier hruil.
— Martine , qui est là? j'ai entendu un cheval.
— C'est le coureur de M. le duc, qui vient savoir des nou-
velles de madame la marquise.
Il envoya ainsi plusieurs fois; mais bien qu'elle attendit
fort tard , dans une agitation toujours croissante , le cheva-
lier ne parut pas.
— Je veux dormir, dit-elle; donne-moi des gouttes de lau-
danum.
Un peu rafraîchie le lendemain parce repos forcé , elle se
lit apporter les lettres du chevalier pour fortifier l'idée qu'elle
avait de lui, là où elle l'avait puisée. En avançant dans cette
lecture, elle souriait et revenait à la vie.
— Lui ! s'écriail-elle quelquefois, un homme imbu d'idées
mauvaises! lui un débauché, lui un visage de cour ! Ah ! ja-
mais àme ne fut plus pure , plus dévouée , plus religieuse.
Elle poussa la sécurité jusqu'à écrire au chevalier.
Elle reçut la réponse à sa toilette. Cette réponse, elle l'ou-
vrit aussitôt; d'abord, ses yeux avides saisirent au hasard
quelques mots qui la renversèrent sur son siège. Peu à peu
elle se remit , et lut , en s'interrompant souvent :
« Votre lettre, Marquise, m'a un peu diverti, un peu fâché,
« un peu chagriné. Je vous croyais une femme d'esprit , au-
« dessus des préjugés vulgaires; et bien que vous ayez été
« mariée , vous vous comportez comme une pensionnaire
« sortant du couvent. Croyez-moi, chère Athanasie, je ne suis
« arrivé près de vous avec aucun projet ou plan direct de
« séduction ; je ne me pique pas d'être une supériorité en
« ce genre. Je suis idolâtre de la beauté, j'en goûte les fruits
« quand ils me paraissent bons et que je me prends aies dé-
fi sirer ; cela vous explique comment j'ai été tenté de vous,
« sans pouvoir résister. Mais j'étais loin de penser que, prê-
te nantau sérieux une chose si naturelle, vous me croiriez un
« Céladon. Aimez-moi comme on peut aimer un ancien ami
« bien dévoué , qui a fait vœu à Vénus de ne l'adorer jamais
« deux fois sous la même forme. Modérez donc votre exalta-
it tion , pauvre folle ! Que craignez-vous? je ne pense pas mal
« des prêtresses qui s'unissent à moi pour sacrifier à Cy thérée.
« Après cela , il n'est pas nécessaire que vous partagiez
« ma manière de voir. Si l'effort vous est difficile, oubliez
« notre récente entrevue ; pensez que je n'ai pas quitté la
« Ville-Dieu, que lout est entre nous comme par le passé, et
« jamais je ne me présenterai à vos yeux pour vous ôter cette
« illusion. J'irai ce soir apprendre quelle est votre volonté. »
Cette lettre achevée (et nous en demandons pardon à nos
lecteurs, mais ceci c'est de l'histoire), la marquise froissa con-
vulsivement cet étrange billet du matin, où une sorte d'affec-
tion se mêlait au cynisme le plus effronté. Quelque temps
elle resta atterrée, puis elle éloigna l'affreux papier;- car la
seule vue de ces caractères , qu'elle regardait jusqu'ici avec
une si tendre gratitude , lui causait maintenant des tres-
saillements douloureux. Mais vainement elle voulait oublier
cette lettre , son esprit frappé la commentait par lambeaux.
— Je me conduis comme une pensionnaire! s'écriait-elle.
Grand Dieu ! quelle morale !.... Il n'est pas arrivé prés de moi
mut te projet de séduire : je le crois; ce n'est pas plus un amant
que ce n'est un ami. Il est venu dans cette maison avec indif-
férence, il s'y est comporté comme il eût fait chez une cour-
tisane! Oh ! cela est affreux ! Et il ose dire : Modén:
votre exaltation , pauvre folle ! Quel mépris ! Mon Dieu .
essuyer le mépris de cet homme ! Et puis, oublier cette
entrevue! Il me faut croire qu'il n'a pas quitté la Ville-
Dieu , que tout est entre nous comme par le passé ! Dérision
atroce! suis-je donc toujours l'honnête femme que j'élais?
Alors un nom vint à ses lèvres, celui du duc. Elle se voila
le visage, elle éclata en sanglots, qu'interrompit l'entrée
subite «l'un laquais.
— M. le duc.
— ISetirez-vous, Comtois, je n'y suis pour personne.
— Excepté pour moi, Madame, s'écrie le duc; voyons, ne
me chassez pas.
— Je souffre beaucoup, dit-elle en portant la main à son
front pour cacher ses larmes et l'altération de ses traits.
— Et moi aussi, Madame; je sens vaguement que votre
amitié pour le chevalier vous met en danger, et je vous
supplie d'accepter mes services.
— Il est trop lard, voulut-elle dire; mais elle resta mus
voix.
— Hier, Madame, j'étais venu pour vous offrir mon cœur,
et je me suis laissé emporter à des mouvements jaloux.
— Vous aussi vous étiez jaloux? s'écria-l-elle.
Soulevée par une attraction nerveuse, elle se leva pour
fuir, sans doute, car tout en elle était désordre; mais à celle
force factice succéda soudain une molle langueur qui la
rejeta sur le sofa.
— Je ne puis croire, Monsieur..., je ne puis me persuader
que j'aie bien inlerprété vos paroles.
— Hélas ! Madame, je crains qu'elles ne vous soient désa-
gréables, car rien de tout ceci ne devait êlre absolument
nouveau pour vous. Bien souvent vous avez pu voir que je
vous aimais, et, dussé-jc être accusé de présomption, j'a-
vouerai que j'ai pensé quelquefois que vous m'aimiez aus~i
De grâce, que dois-je espérer?
— Vous le saurez demain.
Elle sonna et dit à Martine :
— Aide-moi à passer chez moi. Pardon, monsieur le duc :
vous le voyez , je ne puis vous tenir compagnie.
Il la conduisit à la porte de sa chambre :
— Ainsi vous me répondrez ce soir?
— Demain, Monsieur.
— Et vous exigez que je me relire ?
— Qu'est-ce à dire? s'écria-l-elle avec égarement; ne le
voudriez-vous pas? suis-je déjà réduite à l'exiger?
Surpris, il lui baisa la main et sortit en silence.
La marquise se mit sur un lit de repos et ferma les yeux ;
mais longtemps les soulèvements irréguliers de son seiu et
les larmes qui ruisselaient entre ses paupières firent con-
naître qu'elle ne dormait pas. Dans l'après-midi elle appela :
— Donne-moi encore de ces gouttes, dit-elle; je voudrais
bien dormir.
Bientôt, en effet, elle dormit d'un sommeil agile. Assez
tard, Martine, la trouvant éveillée, l'informa que le couvert
était mis dans la pièce voisine, et la pressa de souper.
— Laisse-moi, dit-elle; veille seulement à ce que per-
sonne n'entre ici.
t*2
L' AUTISTE.
Martine, ayant transmis cet ordre, revint pour veiller sa mal-
tresse dans la pièce où le couvert avait été préparé. Silen-
cieuse, fatiguée, elle s'assoupit et rêva que l'on avait forcé
la consigne du 6uisse. Elle se leva en sursaut , et se trouva
en face du chevalier, dont le visage enflammé, les yeux ar-
dents, annonçaient que sa tète était cliaude de vin.
— Vous ici, Monsieur! s'écria Martine; le pauvre suisse
sera chassé !
— Laissons là ton suisse . mon enfant; je n'ai rien à faire
à cette espèce.
Il se dirigea vers la chambre de la marquise.
Au premier hruit, la marquise s'était mise sur son séant;
elle reconnut la voix du chevalier, et devina que ce jour-là
encore il s'était servi de la clef fatale , et que sa réputation
était désormais à la merci de sa femme de chambre. Le cœur
déchiré, elle s'élançadu lit de repos, et les cheveux hérissés par
l'horreur, le front baigné d'une sueur glacée, elle chercha
comment se soustraire à l'infamie qui la menaçait. N'aper-
cevant aucune issue qui put favoriser sa fuite, aucun recoin
qui pût la dérober aux recherches, elle lança au ciel un regard
qui portait le blasphème. Mais, au même instant, le flacon
de laudanum frappa sa vue; elle le saisit, le vida d'une ha-
leine; aussitôt, épuisée par cet effort désespéré, elle tomba
sur le parquet.
Martine saisil ce moment pour secourir sa maîtresse. A l'as-
pect de ce flacon renversé sur uu parquet sec, l'intelligente
tille deviua ce qui s'était passé , et fit prendre à sa maltresse
uu antidote qui la ranima. Vers le malin, la jeune et malheu-
reuse femme recouvra la mémoire , et découvrant , plongé
dans un hideux sommeil , cet homme qui l'avait si indigne-
ment flétrie, elle voulut le faire jeter dans la rue comme on
y jette les immondices. Par réflexion, elle abandonna son
appartement, et monta en carrosse pour aller à Chelles, où
elle arriva sans dessein bien arrêté. Elle y passa plusieurs
jours dans une retraite rigoureuse. Mais depuis son entrée
à l'abbaye , le duc s'était présenté fréquemment au par-
loir, et chaque jour il lui écrivait pour lui rappeler sa pro-
messe de s'expliquer. Elle se décida à le voir, pour lui an-
noncer sa résolution de prendre le voile , et pour la motiver
aussi convenablement qu'il se pouvait. Le duc supplia, insista;
et, touchée d'un si vif attachement, la marquise promit de reve-
nir au parloir le lendemain. Au sortir de cette seconde entre-
vue, elle regrettait amèrement de n'avoir plus d'état qui lui
permit de rentrer dans le monde, car elle ne pouvait songera
garder des biens à peu près payés par le chevalier. Mais, le
jour suivant, en écoutant le duc, elle jugea que la propriélé
de ses terres lui était acquise désormais par la turpitude au-
taut que par la volonté de son ami déloyal. Cependant elle
n'eût pas osé prêter si tôt l'oreille aux suggestions de son
cœur, si un incident inattendu n'eût brusqué sadétermination.
Du matin , qu'elle était descendue au parloir, la marquise
trouva l'abbesse qui s'entretenait avec un homme que la
marquise ne vit pas d'abord. Elle ne l'eut pas plutôt envisagé
qu'elle se retourna vers la porte , car c'était le chevalier lui-
même; mais, revenu de la surprise que lui avait causée l'ap-
parition de la marquise, il s'élança pour la retenir; et, ar-
rêté par la grille , il s'adressa à l'abbesse :
— Au uom du ciel! ma cousine, ordonnez à madame de
rester.
— Doucemeut, Monsieur, doucement, lui dit la marquise :
expliquons-nous d'abord, pour éviter de nouvelles méprises.
Quand vous avez eu pour moi des procédés que je ne sau-
rais plus qualifier, j'ai cru que vous aviez surtout en vue
de préserver mes mœurs en me sauvant de l'indigence, et je
vous ai secondé même aux dépens de mon cœur. Mais depuis
que vous m'avez sacrifiée à une heure de vil plaisir , mon
estime pour vous s'est changée en mépris. J'ai voulu mourir,
tant je me faisais honte à moi-même, pour avoir écouté un
pareil homme; puis j'ai voulu quitter le monde, comme si
vous étiez pour moi quelque chose. I i donc! vous ne valez
pas un grain de poison, pas un remords; aussi ne craignez
pas que je meure ou que je m'ensevelisse ici toute vivante.
Ecoutez donc ce qui me reste à vous «lire. Eue partie de
mon revenu acquittera chaque année les sommes que vous
avez avancées à mou mari, que vous lui avez volées peut-
être; je rentrerai dans le monde, et j'attends, en réparation
des traitements que nul autre ne se fût permis, même eu-
vers la folle duchesse (la duchesse de Beauvilliers), que
vous voudrez bien ne jamais me montrer votre visage. Adieu,
monsieur le chevalier.
Elle salua et sortit, sans qu'il tentât de la retenir, car, à sa
froideur, à la liaison de ses idées, il avait compris que tout
était fini. Le jour suivant, le carrosse de la marquise vint la
prendre; Martine, qui reçut l'ordre de monter dans une voi-
ture de suite, et qui entrevit le duc dans celle de la marquise,
pensa alors, malgré son dévouemenl et sa fidélité :
— Nous ne voulions pas d'amants, et voici que pour com-
mencer nous eu avons deux eu huit jours. 11 faut dire aussi
que c'est bien la faute de M. le duc, qui , pour avoir voulu
faire tout à l'aise du parfait amour, s'était laissé couper
l'herbe sous le pied.
Madame: MANDLEY.
OPULA-COHtQU ; L* Rs"*k "<k Joir. (Première reprcscnlatiou.
Paroles <k MM. Scribe cl Saiwt-Georges; musique de M. Ailolplo-
Aut)i
:^ê^M^«k jeune modiste lie Paris, Mlle Eraiiciue.
poussée par des chagrins d'amour, arrive tout
exprès à Calais pour exercer sa profession.
La jeune fille est égrillarde, avenante, et tant
soit peu indiscrète. A peine descendue de la
diligence, elle raconte au premier venu qu'elle arrive tout
exprès à Calais pour attendre les ordres ultérieurs de ma-
dame la duchesse de Salisbury, l'une de ses pratiques. Jus-
tement le confident de Mlle Francinc n'est autre qu'un
beau jeune comte portugais, envoyé toit exprès par lady
L'AUTISTE.
<«
Salisbury pour accomplir un projel que vous saurez plus (ard.
Qu'il vous suffise d'apprendre pour l'instant que Mlle Francine
a un amant ; que cet amant s'appelle Marcel ; que Marcel croit
sa maîtresse infidèle, etquc, dans son désespoir, il veut épou-
ser Mlle Simonne, la fille du cabarctier voisin. A la fin du pre-
mier acte, les deux amants, Franchie et Marcel, se rencontrent
et ils vont se dire toutes sortes de tendresses, lorsque le comte
portugais survient, ordonnant à Francine de le suivre à l'in-
stant même en Angleterre. Francine, qui a promis d'obéir,
suit le comte en poussant un gros soupir, ce que voyant,
l'amoureux Marcel promet d'épouser Simonne , et il part avec
elle pour l'Angleterre. Ainsi, chaque couple va de son côté; Mar-
cel et Simonne, Francine et le comte portugais : bon voyage !
Cependant (acte second), vous voudrez savoir, peut-être,
quel est l'intérêt du comte portugais à enlever ainsi, toutes
voiles déployées, Mlle Francine. Ce grand intérêt, le voici :
Cromwell est mort; Monck prépare une restauratiou en
faveur des Stuarts, et il la préparc tout à fait comme M.Espar-
lero. La reine d'Angleterre, la femme de Charles 11, veut
rejoindre son royal époux, qui a déjà pris les devants; et
pour faire diversion à cette descente, lady Salisbury a ima-
giné de faire embarquer Mlle Francine sur le vaisseau por-
tugais. Il arrivera donc que toutes les forces et toute l'atten-
tion du parlement, étant occupées à suivre la fausse reine, la
reine véritable pourra débarquer sans obslacledans ses états.
C'est là une ruse politique tout à fait digne de l'Opéra-Comi-
que , qui n'y regarde pas de si près.
Ainsi Mlle Francine arrive à Douvres avec tous les hon-
neurs dus à son rang, dans l'auberge de Trim-ïrumhell , et
naturellement chacun la prend pour la reine : on l'entoure
de respects et d'hommages. Marcel el?Simonnc, qui sont em-
ployés dans l'auberge du sieur Trim, ne savent que penser
de cette royauté inattendue. Cependant l'égrillarde Francine
se met à l'aise avec sa majesté et ses robes nouvelles , elle
distribue à qui en veut les dignités, les cordons et les places;
elle fait de Trim un baron, de Simonne une comtesse, un
duc, de Marcel, et, ce qui est plus difficile, une demoiselle
d'honneur de lady Pekimbrook, qui représente dans ce char-
mant poëme la Gazette de France en personne. Tout ce se-
cond acte se passe dans des bouffonneries, et nous ne sachons
pas que jamais le parti légitimiste ail été plus sérieusement
attaqué.
Vous prévoyez sans peine le troisième acte. Quand Mlle Fran-
cine a fait tout à l'aise de la majesté, elle finit par en être
tout à fait lasse, elle n'en veut plus. Aux dignités qui l'en-
tourent, elle préfère quelques bonnes paroles de Marcel.
D'ailleurs, ce que le comle portugais avait prévu est arrivé :
on a mis Francine en prison; prison dorée, il est vrai, mais
enfin une prison. Cela dure ainsi jusqu'au moment où la res-
tauration est déclarée; alors on délivre de sa captivité et de
sa prison la Marie Stuart de la rue Yivienne , on lui donne
une dot : Marcel épouse Francine, et ainsi s'accomplissent la
restauration des Stuarts el le nouvel opéra de M. Scribe, qui
durera toujours autant que le règne de Charles 11.
Ce libretto est assez triste : il est politique, et la politique
ne chante ni ne danse. Il prêtait à des allusions toutes récentes
que le public a dédaignées. La partition est une des plus fai-
bles qu'ait produites le génie de M. Adolphe Adam. C'est un
pêle-mêle assez peu accentué de duos, trios, romances et
chœurs. L'auteur se souvient à chaque instant, et malgré lui.
des plus beaux passages de Itossini ou de Meycrbeer; il a
beau faire , et vouloir chasser ces importuns souvenirs, ces
souvenirs restent obstinément à la place qu'ils ont usurpée.
Pour tout dire, M. Adam a beaucoup trop compté sur l'appui
de Mlle Jenny Colon et sur la nouveauté de cette voix de
M. Masset, qui est en effet très-belle, très-vibrante, et tout à
fait digne de la renommée qu'on lui avait faite à l'avance.
A. SPECHT.
AMBHiU-.COtttQI IB . — I.ks tn.l.KS dk i.'EsFKR , par MM. Dupemy
cl Desnoyers.
orsqi:e Boileau s'écriait que :
De la foi des chrétiens les mystères terribles
D'ornements égayés ne sont pas susceptibles.
il se trompait singulièrement, car le diable
de l'Ambigu-Comique est fort amusant. Ce
bon père a six filles qu'il s'apprête à marier, avec une dot
suffisante. Six princes de sa cour recherchent une si illustre
alliance : ils ont été agréés par Lucifer ; mais ses filles, ou-
bliant que le cœur des princesses est moins réglé par les lois
de l'amour que par les hautes convenances diplomatiques ,
n'approuvent pas le choix de leur père. A quoi songe papa?
murmurent ces tendres personnes; ne voilà-t-il pas un beau
morceau que M. Belzébuth?Et M. Astaroth, quelle fille pour-
rait en être friande? 11 est certain que ces princes, peu favo-
risés de la nature, n'ont rien de très-séduisant. Bclzébutb est
boiteux, Astaroth est bossu ; les autres à l'avenant.
Sathaniel, Diavoline, tète de linotte , Cornarina , Alecto.
pie-grièche, ces amours de diablesses rêvent peu de félicité
auprès de semblables époux. Satan est inflexible; elles eu
làteronl , comme dit Dorinc à Marianne. Voyant cela , les
filles de l'enter, fort avisées pour leur âge et d'un caractère
assez aventureux, forment le dessein de s'enfuir sur la terre:
mais le moyen ! Il n'y en a qu'un : séduire le gardien Cerbère
qui peut leurdonnerla clef des champs, Cerbère assez bon en-
fant, Cerbère curieux et bavard comme un portier qu'il est. Il
ne serait nullement fâché sans doute de voir un peu de pays,
ne fût-ce que pour avoir le droit de conter plus tard des men-
songes. D'ailleurs, savez-vous quels sont les gages de Cer-
bère? Cent écus, ni plus ni moins. Pour un homme chargé
d'une telle besogne, cent écus ! cela est-il raisonnable ? Si en-
core il était dans une bonne maison, où l'on vint lui graisser
la patte! mais en enfer! Parlez-moi du portier du paradis!
saint Pierre doit recueillir tous les jours une foule de ca-
deaux ; on veut à tout prix franchir le seuil qu'il garde. Mais
Cerbère! le malheureux n'est exposé qu'à recevoir des coups
de pied à l'endroit où commence sa queue; les damnés ne sont
pas de bonne humeur.
Donc, les filles de Satan gagnent Cerbère, qui a encore une
autre raison de s'enfuir : madame Cerbère est devenue in-
supportable ; il veut la quitter sans retour. Cette femme aca-
riâtre lui rend la vie très-dure. Déjà plus d'une fois Cerbère a
invoqué la toi du divorce, mais Satan a prétendu que le ma-
riage indissoluble était un des statuts de l'enfer, et qu'il ne
g!
L'ARTISTE.
,léroserail pas à ce diabolique arrêt. Un grand nombre de
MM ne subissaient pas d'autre supplice que de se retrouver
en rompaanic de la môme femme qu'ils ont eue sur la terre.
On ne saurait croire à quel point Lucifer est méchant! Cer-
bère prèle l'oreille aux propositions des filles de l'enfer. Cet
essaim de démons s'envole un matin et s'abat sur notre globe,
décidé à gagner le plus d'Ames possible à leur sombre
royaume, afin de se faire un jour pardonner leur équipée.
Bien loin de remplir leur dessein, les fdles de l'enfer se lais-
sent prendre le cœur par des mortels ; elles deviennent amou-
reuses de la meilleure foi du monde, comme des femmes vé-
ritables. Lucifer se fâche, et jure de les punir; mais il est
trop tard. Dieu, touché de leurs bons sentiments, pardonne
à leur origine; il passe sur le préjugé de la naissance, il
n'examine que leur conduite; elles se sont rachetées par l'a-
mour à ses yeux: après les avoir fait se purifier et se rafraî-
chir uu peu dans la célèbre fontaine de Jouvence, il leur per-
met d'épouser les amanls de leur goûl. Cette féerie, faite
avec esprit, a pleinement réussi à l'Ambigu-Comique.
(i.METK. - Lbs Cukvaix nu Carrousel, ou le Dernier Jour »k
Venise, par MM. Paul coucher et Alboise.
i Je l'aimai dès mon enfance. Elle était pour moi comme
« une cité magique créée par les rêves du cœur; elle s'éle-
« vait du sein de la mer en colonnes de vapeurs; c'était le
o séjour de la joie, le bazar de la richesse ; Otway, Kad-
« cliffe, Schiller, Shakspeare, avaient gravé en moi son image,
« et quoique je ne l'aie pas trouvée telle que je l'imaginais, je
« i.e lui suis point infidèle ; peut-être ni'est-elle même plus
a chère dans ses jours de deuil qu'elle ne me l'eût été dans
a sa pompe et dans son orgueil, admirée des nations!»
Ainsi s'écrie Byron en parlant de Venise, et comme lui,
nous avons tous aimé de houne heure celle. villC enchantée.
Nous nous sommes lercés amoureusement dans ses gondoles,
tandis que les bateliers chantaient les strophes du Tasse ; tous
nous avons pris un masque galant pour nous mêler aux
joyeux tourbillons de son carnaval ; tous nous avons franchi
avec effroi le fameux pont des Soupirs, afin de pénétrer dans
ses sombres cachots, à la porte desquels on laissait derrière
soi l'espérance, comme dans VEnfcrdu Dante. Venise n'a plus
de secreis pour nous. La poésie. In peinlure, la gravure, tous
les arts se sont plu à nous la inoutrer. Il fallait que la Gaieté
comptât bien sur 1 habileté de ses décorateurs el sur la verve
deses auteurs, pour espérer nous intéresser encoreà Venise! la
liaielè n'a pas eu trop d'audace : elle a réussi en tous points.
MM. l'aul Fouchcr et Alboise se sont fort préoccupés des
chevaux enlevés autrefois par les Vénitiens à Constanlinople,
et que les Français, à leur tour, ravirent aux Vénitiens pen-
dant les guerres de la république contre l'Italie. Ces chevaux,
placés sous le portique de l'église de Saint-Marc , et qui y sont
retournés depuis après avoir séjourné quelque temps à la
porte des Tuileries, sur la place du Carrousel, étaient regar-
dés par les Vénitiens comme un véritable palladium. Il y avait
île plus un lion, qui, dans son voyage aux Invalides, a perdu
l'Evangile que soutenait une de ses pattes. Napoléon l'avait
attaché à un char de victoire, et sentant se réveiller son cou-
rage de lion , il délaissait volontiers la religion pour la gloire.
Voilà ce que fil ce lion.
Les auteurs du drame de la Gaieté rapportent une prophé-
tie dans laquelle ils paraissent avoir beaucoup de confiance,
car ils ont bâti leur pièce sur ce fondement. La prophétie est
conçue en ces termes :
Alors que, réveillé dans sa grotte funèbre,
De son bras décharné saint Marc altélera
Quatre chevaux de bronze à son char, on mti.i
Se débattre el tomber le lion si célèbre,
Périr le buccnlaure, el Venise mourra.
Il ne s'agit donc de rien moins que de troubler le repos du
bienheureux saint Marc; ses reliques sont renfermées dans
un petit coffre lié par une chaîne d'or à l'autel de saint Marc.
Si ces reliques étaient enlevées, les Vénitiens se croiraient
perdus, et se croire perdu, n'est-ce pas l'èlre déjà ? Ainsi rai-
sonnent deux Français, Marccllin et La/are, qui se Irouvent
à Venise, en butte aux persécutions du conseil des Trois, et qui
attendent impatiemment l'arrivée du général Bonaparte. La-
zare, garçon fort espiègle, s'amuse à couronner pendant la
nuit lous les monuments de Venise de drapeaux tricolores,
afin de mettre le lendemain la ville en rumeur. Marcellin est
soupçonné de ce méfait. Il est condamné à être exposé sur
une barque à la fureur des flots. Lazare sauve son ami; La-
zare, durant toute la pièce, ne cesse de sauver son ami.
Ou'un .uni véril:ilil<' rtl uni' ilouee chose !
Lazare et Marccllin descendent dans le souterrain où dort
saint Marc, sans avoir peur qu'en se réveillant il ne les sai
sisse de son bras décharné ; ce souterrain est lotit à fait dans
le goût des Mystères d'Vdotphe; Anne Badcliffe n'aurait pa>
mieux trouvé. 11 est rempli de pièges perfides; mais les amis,
quoiqu'ils n'aient pas l'air d'y prendre beaucoup garde, évi-
tent lous les dangers. Ils dérolent les reliques, et le dernier
jour de Venise vient de luire. On ne voit pa~ saint Marc atteler,
comme dit la prédiction, ses quatre chevaux de bronze a son
char, et s'enfuir de Venise, niais en son lieu on voit arriver
le général Bonaparte; le héros remplace le saint. Le général
Bonaparte, dont nous nous garderons de médire, de peur de
nous exposer à une aulre itndeltii que celle de l'Opéra, le aé-
néral Bonaparte nous a paru bien laconique. Le grand homme
ne dit que ces mots : En France! au Carrousel! Ce n'était
"uère la peine de faire descendre Napoléon de la colonne !
Ce n'est pas l'analyse des pièces, mais leur caractère qu'on
doit trouver dans les comptes-rendus de ce journal, qui n'a
qu'un espace limité à parcourir. Disons donc, sans entrerdans
uneintrigue extrêmement compliquée, que le drame historico-
fantastiquede MM. Paul Foucher et Alboise a obtenu un SBceès
complet. Nous lui souhaitons la fortune du Sunnenr de Saint-
Paul. MM. Francisque, Delaistre, C.abrielli. Mmes Gauthier et
Amy, ont joué avec talent. Mais où donc est M. Fillioun? Si la
Gaielé oublie cet intelligent acteur, le public s'en souvient.
Ull'fOLVTI II CAS.
Typographie de lacrampe el Comp. , rue Pamielte. S — Fonderie de 1 hon y , Vircy el Merci
iL'Amifss^iâ
Une barque Bretonne,
I/AHTISTE.
65
,ont®nt8
POUR LES PRIX DE ROME.
piraTras.
rous n'avons pas été trompés
dans nos prévisions ; et, comme
nous l'avions annoncé la semaine
dernière, c'est à M. Leluel qu'a été
décerné le premier grand prix d'ar-
chiteclure. Il n'était guère possible
qu'il en fût autrement; car M. Le-
fuel, dont le travail remplissait plus
que pas un autre toutes les conditions exi-
gées à l'Ecole, se trouvait lui-même dans la po-
sition la plus favorable. Mais toutes les circonstances,
toutes les probabilités qui parlaient en faveur de M. Le-
fuel, s'opposaient au succès de M. Perron: aussi, bien
que nous eussions reconnu le projet de M. Perron pour
le plus raisonnable de tous les projets exposés, nous
n'avons pas été médiocrement surpris de lui voir accor-
der le deuxième prix. En effet, c'est précisément parce
que ce travail a été conçu et exécuté dans les plus saines
idées d'architecture, et qu'il présente les qualités essen-
tielles qui font pressentir un architecte, que nous n'es-
périons pas voir l'Académie, toute préoccupée, comme
nous la connaissions, des colifichets de la décoration et
encore d'un certain genre de décoration, apprécier con-
venablement un projet étudié dans un ordre d'idées plus
sérieux. On n'a pas rendu, suivant nous, à ce beau tra-
vail, toute la justice qui lui était due; car, si nous
avions été consultés, nous n'aurions pas hésité à lui ac-
corder le prix ; et puisque l'Académie voulait tant faire
que de le remarquer, il nous semble qu'elle aurait bien
pu l'admettre au partage de ses encouragements. Un prix
2e SÉRIE , TOME IV, 5e LIVRAISON.
donné à l'art pratique et applicable dans la personne de
M. Perron, à côté d'un prix donné à l'art académique
dans la personne de M. Lefuel, c'aurait été là une innova-
tion d'un bon exemple et d'un bon augure pour l'avenir.
Mais si l'on n'a pas eu la résolution de s'avancer jusque-
là, toujours est-il qu'on a accordé le second prix, c'est-
à-dire la première mention après celle de l'ouvrage cou-
ronné, à un travail qui, il n'y a pas longtemps encore, eût
soulevé la réprobation énergique et unanime des profes-
seurs de l'École. C'est un progrès que nous sommes heu-
reux de constater; car nous aimons à croire que les raisons
que nous avons fait valoir n'ont pas peu contribué à
l'obtenir. Quoi qu il en soit, l'Académie semble n'être pas
très-éloignée de sortir de l'ornière où elle s'est tratnée si
longtemps ; et si elle n'exige pas encore la science de la
construction, des architectes qu elle envoie à Rome, au
moins cette science, lorsqu'elle croit la pressentir, n'est
plus un suffisant motif d'exclusion. Espérons qu'elle
se montrera persévérante dans la voie nouvelle où elle
vient de s'engager, et que, renonçant aux vieilleries
inapplicables dont elle s'est obstinée jusqu'ici à per-
pétuer la tradition, elle se laissera pénétrer par les
doctrines du dehors, et accueillera toutes les amélio-
rations nécessaires pour donner quelque valeur à son
enseignement en le mettant à la hauteur des idées de
notre temps. Sans cela, son influence, à peu près insi-
gnifiante aujourd'hui, irait diminuant tous les jours jus-
qu'à ne plus lui laisser qu'une existence purement no-
minale.
Et ces tristes conséquences d'une funeste obstination
se trouveraient réalisées dans un espace de temps beau-
coup plus court qu'on ne le pense généralement ; car
nous voyons d'année en année diminuer le nombre de
ses élèves, l'importance de ses concours et la valeur de
ses lauréats. Maintenant déjà, elle ne voit plus assister à
ses leçons que la foule de ces jeunes gens trop inexpéri-
mentés encore pour choisir la voie dans laquelle ils au-
ront à marcher; et malgré l'appât du prix de Rome, elle
ne voit persévérer que ceux-là seulement qui ne sentent
pas en eux-mêmes assez de fond, assez de ressources
pour arriver à quelque chose, indépendamment du pa-
tronage intéressé des professeurs. Tous ceux qui ont quel-
que confiance dans leur propre virtualité, tous ceux qui
se sentent hommes d'énergie et d'intelligence, l'aban-
donnent bientôt pour ne s'en rapporter qu à eux-mêmes
sur la direction de leurs études. C'est ainsi que se sont
formés tous les artistes de la jeune génération qui jouis-
sent de quelque réputation. En effet, de tous ces pein-
tres, de tous ces sculpteurs, de tous ces architectes, ai-
més du public, appréciés des hommes de spécialité, et
dont le talent maintient à l'étranger la prééminence
de l'école française, cherchez combien sont sortis de l'E-
cole desReaux-Arts, combien surtout ont persisté dans la
pratique de ses enseignements?
66
L'ARTISTE.
Or, voici que maintenant les principes de ces dissidents
réagissent sur l'Ecole elle-même; car ceux des élèves de
MM. Labrouste ou Duban qui consentent à suivre ses
leçons et qui se hasardent dans ses concours , ne renon-
cent pas pour autant à l'enseignement de leurs maîtres,
loin de là , ils apportent au sein de l'Académie des idées
et une pratique qui lui sont étrangères; et la supériorité
de leur théorie se faisant jour malgré l'influence con-
traire des professeurs, il en résultera bientôt que l'Aca-
démie ne comptera plus de fidèles que parmi les plus in-
intelligents de ses élèves. Alors, à moins de couronner
les projets les plus absurdes, il faudra bien qu'elle ac-
corde les prix à ceux-là mêmes qu'elle a le plus énergi-
quement repoussés jusqu'ici.
Lesélèves de M. Ingres ont introduit à l'Ecole, des in-
novations analogues à celles que les élèves de M. La-
brouste tendent depuis quelque temps à y populariser.
Et voilà que maintenant d'autres idées, d'autres prin-
cipes surgissent au milieu même des concours , et s'y
produisent avec assez de puissance pour faire pâlir les
ouvrages des jeunes gens qui sont restés fidèles aux
vieilles traditions de l'établissement. MM. Hébert et
Couture ont laissé bien loin derrière eux tous les au-
tres concurrents , et leurs tableaux , quoique exécutés
dans des principes très-différents, sont à peu près dignes
du môme succès ; ils sont les seuls, certainement, entre
lesquels le prix puisse être sérieusement débattu. Les
autres ne sortent pas des banalités vulgaires auxquelles
l'Ecole des Beaux-Arts nous a depuis si longtemps ac-
coutumés.
Cependant, il y avait quelque chose de grand, d'éner-
gique et d'original à tirer du sujet qui leur avait été pro-
posé. C'est une scène de l'histoire de Joseph ; cette his-
toire si naïve , si merveilleuse, si simple, si imprévue, si
intéressante; cette histoire qui a charmé les premiers
momcnls de notre enfance , et dans le souvenir de la-
quelle l'imagination aime à s'égarer à tous les âges de la
vie ; cette histoire dont on a fait tant de romans , tant de
nouvelles , tant de pièces de théâtre ; dont le récit de
Moïse donne encore l'idée la plus nette , la plus précise ,
la plus vraie, la plus colorée, la plus saisissante. C'est le
moment où l'intendant de Joseph , alors ministre de
Pharaon, retrouve dans le sac de Benjamin la coupe
d'argent de son maître. Les fils de Jacob étaient venus ,
par ordre de leur père, acheter du blé en Egypte. Jo-
seph, qui les reconnut, voulut éprouver s'ils auraient
plus d'attachement pour Benjamin, son frère utérin,
qu'ils n'en avaient eu pour lui-même. Il appela donc
l'intendant de sa maison , et lui dit , — nous transcrivons
le texte de la Genèse : — Bemplis de froment leurs
sacs autant qu'ils en pourront contenir, et place l'argent
de chacun d'eux par-dessus , et tu placeras , en outre ,
dans le sac du plus jeune, ma coupe d'argent. Il Tut fait
ainsi ; et le matin étant venu , ils s'en allèrent avec le-jrs
ânes. Déjà ils étaient sortis de la ville , et ils s'étaient
avancés dans la campagne, lorsque Joseph ayant appelé
son intendant: Lève-toi , lui dit-il , poursuis ces hom-
mes , et quand tu les auras arrêtés , tu leur diras : Pour-
quoi avez-vous rendu le mal pour le bien? la coupe que
vous avez dérobée est celle dans laquelle mon maître boit
habituellement, celle dont il se sert pour les augures;
vous avez commis une très-mauvaise action.
« Celui-ci fit comme il lui était ordonné. Mais ils ré-
pondirent : Que celui-là dans le sac duquel sera trouvé
ce que tu cherches , meure , quel qu'il puisse être !
nous autres nous demeurerons esclaves de ton maître.
Qu'il soit fait suivant votre parole , reprit l'intendant ;
seulement, celui dans le sac duquel la coupe sera trou-
vée demeurera mon esclave ; vous autres, vous partirez
sans punition. Aussitôt, déposant les sacs à terre, ils
les ouvrirent tous ; on les examina depuis le plus grand
jusqu'au plus petit, et la coupe se trouva dans celui de
Benjamin. Alors ils déchirèrent leurs vêtements, et re-
chargeant leurs ânes, ils retournèrent vers la ville... »
Nous sommes forcés de nous arrêter ici, et de supprimer
le plus beau passage de cet admirable récit , celui dans
lequel Juda remontre à Joseph que c'est par son ordre
qu'ils ont amené Benjamin , que leur père mourra s'il
ne revoit son fils bien-aimé „ et lui offre enfin de rester
esclave en Egypte, lui, homme fort et vigoureux, pour
obtenir la liberté de cet enfant. Il faut véritablement que
nous y soyons forcés pour supprimcr'tout cela; car, si
nous nous laissions aller au charme et à l'entraînement
de cette histoire, nous la répéterions tout entière, de-
puis le premier mot jusqu'au dernier. Mais en voilà
autant qu'il en faut pour l'intelligence du sujet.
En voilà autant qu'il en faut pour faire comprendre ce
qu'il y a de bien ou de mal.de vraioudefaux.de naturel
ou de guindé dans la manière dont les concurrents ont
traité leur composition , dans la manière dont ils ont
caractérisé leurs personnages. A travers tout cela ce-
pendant, nous ne voyons pas trop ce qui a pu décider
M. Hébert à rendre la figure de l'intendant de Joseph si
dure, si commune et si triviale; pourquoi surtout il
l'a laissée aussi nue au milieu des autres personnages.
La passion bien connue des Orientaux pour le luxe des
vêtements, passion dont nous trouvons des traces dans
la plus haute antiquité, et que nous pouvons encore
constater dans les temps modernes, ne permet pas de
supposer qu un des principaux officiers de la maison du
premier ministre du roi d'Egypte s'en alla courir la cam-
pagne aussi peu vêtu que M. Hébert a jugé à propos de
le représenter. Qu'aurait-il fait de plus s'il se fût agi
d'un coureur, d'un porte-éventail ou d'un simple rameur".'
Malgré cette erreur, qui porte sur un des perdOOMgei
les plus importants du tableau, la composition de M. Hé-
bert est encore celle qui donne l'idée la plus complète
et la plus saisissable du sujet qu'il avait à rendre. L'ex-
L'ARTISTE.
«7
pression de chacune des figures est généralement bien
sentie, et il y a surtout dans le regard qu'échange Ben-
jamin avec celui de ses frères qui lui a posé la main sur
l'épaule, une tristesse mélancolique, un abattement, un
découragement calme et grave merveilleusement exprimé.
Ces deux figures sont parfaitement senties, de même que
celle du frère aîné, dont la barbe commence à grisonner,
peut-être plus tôt qu'il n'était convenable, pour un de
ces patriarches accoutumés à vivre plusieurs centaines
d'années. Nous aurions souhaité aussi plus de vérité et
plus d'étude dans les draperies; non pas plus d'étude de
l'étoffe, qui est partout fort habilement rendue, mais plus
d'étude de formes de l'étoffe, qui sont généralement né-
gligées; et surtout plus de recherche, plus de vérité dans
l'accentuation des plis et des mouvements de cette étoffe.
Au reste, ce sont là des critiques de détail qui ne portent
pas sur les parties essentielles de l'œuvre de M. Hébert,
et qui laissent entières les qualités éminentes de sa pein-
ture. C'est d'abord la solidité même et la puissance de
cette peinture, l'énergie et la précision avec laquelle
elle a été accentuée ; et puis la vérité de chaque détail en
particulier, la transparence des ombres et la vigueur de
l'effet, et par-dessus tout le sentiment vrai, naïf et sin-
cère qui a présidé à l'accomplissement de ce travail.
Pourquoi faut-il que ces qualités éminentes soient dépa-
rées par la trivialité des formes, le peu de noblesse des
attitudes, la laideur de presque toutes les têtes, et une
sorte de brutalité d'exécution qui approche de la bar-
barie?
L'exécution du tableau de M. Coulure est pleine de
charme, au contraire, pleine de grâce, de facilité et d'a-
bandon; c'est une peinture heureuse et brillante, qui
plaît à l'œil et appelle l'attention. Ainsi, tandis que les
qualités de M. Hébert se dérobent au premier regard, et
demandent, pour être senties, un examen plus sérieux,
une observation plus attentive, celles de M. Couture se
laissent voir au premier coup d'oeil, se laissent pénétrer
à première vue. L'un est plus fort, l'autre plus agréa-
ble ; l'un plus solide, l'autre plusélégant. Mais tous deux
nous semblent également bien comprendre leur art. quoi-
qu'à des points de vue essentiellement différents; et si cha-
cun d'eux possède à peu près les qualités de ses dé-
fauts, ni l'un ni l'autre ne sont à l'abri des défauts de
leurs qualités.
La peinture de M. Coulure est coquette et élégante;
mais elle manque de corps et de précision. La lumière
joue agréablement sur ses chairs comme sur ses drape-
ries; mais elle n'accuse pas les formes d'une façon suffi-
sante. La composition est heureuse, facile et raisonna-
ble; mais elle n'a pas donné place à tous les personnages
que semblait exiger le sujet. A tout prendre, le tableau
de M. Couture et celui de M. Hébert annoncentde jeunes
artistes qui ont le sentiment de la peinture, et dont le
talent mérite d'être encouragé à des titres très-différents,
mais à des degrés à peu près égaux ; et qui nous ont
paru se balancer tellement , que nous serions fort em-
barrassés si nous étions forcés de désigner l'un à l'exclu-
sion de l'autre aux couronnes honorifiques de l'Académie,
et au titre plus positif de pensionnaire du gouvernement.
Cependant, il nous semble qu'il y a quelque chose de
plus sérieux dans les tendances de M. Hébert, et dans la
direction de ses études.
Nous aurions voulu , pour beaucoup , pouvoir en
rester là de ce compte-rendu ; car ce n'est pas sans une
répugnance profonde que nous accomplissons notre tâche
de critique toutes les fois que nous sommes forcés de
blâmer plus que d'approuver. Mais il faut bien dire
quelques mots des élèves qui sont restés soumis aux
prescriptions académiques, ne fût-ce que pour constater
la pernicieuse influence des doctrines qu'ils se sont laissé
imposer.
M. Duval-Lecamus tourne dans un cercle vicieux dont
il semble ne savoir comment sortir. Il avait eu le second
prix l'an passé pour un ouvrage purement académique, et il
avait espéré sans doute obtenir le premier cette année en
restant dans la même voie. Son tableau actuel n'est ni
mieux ni plus mal que le précédent; cependant nous
avons remarqué beaucoup de bonne volonté et d'intelli-
gence dans sa peinture ; c'est la direction qui lui man-
que. Ses qualités sont de lui , ses défauts sont ceux de
l'École.
Il y a quelques parties louables dans la peinture de
M. Brisset, bien que ses chairs soient généralement cou-
leur d'acajou ; et le costume de son intendant, quoique
un peu maniéré, est peut-être le plus réellement égyp-
tien. Mais toute sa peinture est tellement molle, indécise
et inarticulée , que nous ne pourrions concevoir l'aveu-
glement des gens qui auraient la prétention de lui attri-
buer le prix, en présence du travail de M. Hébert.
M. Doutreleau ne paraît pas apprécier la différence
qui peut exister entre le costume égyptien du temps des
Pharaons et celui des Egyptiens d'aujourd'hui; car il a
vêtu le serviteur de Joseph de telle façon, qu'il ne repré-
senterait pas avec moins de succès l'intendant d'Ibra-
him-Pacha que celui du patriarche.
On trouverait encore quelque chose de louable dans
les tableaux de MM. Boux et Sutat ; mais il faudrait
peut-être chercher longtemps pour cela.
Quant aux autres concurrents, ils nous sauront gré,
nous l'espérons, de ne pas les avoir nommés. Le seul
conseil que nous puissions leur donner, c'est de renoncer
à la peinture ou de chercher quelqu'un dont ils puissent
recevoir un enseignement qui les mette dans une meil-
leure voie : car dans celle où ils sont engagés, si l'on peut
obtenir le prix de Borne, il n'y a pas de véritable talent
à acquérir.
t)8
1/ AUTISTE.
ORrPIQTTE DRAKŒATIQTXB.
Z'&bjmz vas trxwwzi.
L est probable que M. Guiaud n'a jamais
compris le rôle d'Arnolphe ; car le sens
qu'il lui prête est manifestement contraire
à la pensée de Molière. Arnolphe est
sans doute un personnage comique; mais
il y a dans ce rôle une mélancolie que
Guiaud méconnaît complètement, et sans laquelle Ar-
nolphe n'est plus qu'uni; conception très-vulgaire. A
Dieu ne plaise que je conseille aux comédiens d'altérer
le sens naturel des rôles de Molière, et d'essayer de les
rajeunir en les interprétant d'une façon capricieuse ! mais
toutes les créations littéraires de quelque importance
veulent être étudiées lentement et à plusieurs reprises.
C'est pour avoir oublié ce devoir impérieux que
M. Guiaud s'est mépris grossièrement sur le sens réel
du rôle d'Arnolphe. Il n'a vu dans ce personnage
qu'un barbon amoureux et dupé; il n'a saisi et rendu
que le côté ridicule d'Arnolphe , et il a laissé dans
l'ombre, ou plutôt il n'a pas môme entrevu le côté mé-
lancolique. Il est évident que M. Guiaud n'a pas pris
la peine d'étudier le sens intime de ce personnage. Pour
lui, Arnolphe n'est qu'un vieillard crédule, trompé par
une fille de seize ans, c'est-à-dire la moitié tout au plus
du personnage créé par Molière. Réduit à ces mesquines
proportions, le rôle d'Arnolphe semble convenir au ta-
lent de M. Guiaud. Malheureusement, M. Guiaud récite
le rôle d'Arnolphe comme il récite tous ses rôles, sans
tenir compte de la mesure. Puisqu'il ne se lasse pas d'al-
longer et de raccourcir les vers de Molière, nous ne de-
vons pas nous lasser d'appeler l'attention publique sur
cette inconcevable habitude. Chaque année , les Cham-
bres votent deux cent mille francs de subvention pour le
Théâtre-Français, et le ministre ne manque jamais d'in-
sister sur le caractère littéraire de ce théâtre. Or, je le
demande, un théâtre qui laisse défigurer les plus beaux
poëmes dramatiques de la France, mérite-t-il le nom de
littéraire? Un pareil scandale serait vivement réprimé
dans un théâtre secondaire; le parterre du Théâtre-
Français n'osera-t-il donc jamais manifester son mécon-
tentement et ramener M. Guiaud au respect de Molière?
Mais les sifflets ne suffisent pas. Il faut que le directeur
du Théâtre-Français fasse comprendre à M. Guiaud la
nécessité de veiller sur lui-môme. Si le Théâtre-Français
veut être littéraire , il est absolument indispensable que
les acteurs soient pour eux-mêmes des censeurs sévères,
et n'enseignent pas aux spectateurs le mépris des maî-
tres de notre scène. Les mutilations et les additions que
se permet M. Guiaud seraient intolérables dans un
théâtre de quatrième ordre : comment donc l'adminis-
tration du Théâtre-Français est-elle assez faible pour
ne pas les prévenir?
Mme Delvil a dit le rôle d'Agnès d'une façon assez dif-
ficile à caractériser. Elle a été constamment convenable;
elle a montré qu'elle comprenait le sens des paroles
de son rôle ; et cependant elle a laissé beaucoup à dé-
sirer. A parler franchement , elle n'a guère brillé que
par des qualités négatives. Elle a évité adroitement
toutes les fautes qu'elle pouvait commettre; mais elle
n'a jamais fait preuve d'une grande finesse. Jeune, pour-
vue d'un visage agréable, marchant bien, gracieuse dans
ses mouvements, elle n'a pas réussi à nous intéresser.
Elle semble réunir tout ce qu'il faut pour jouer le rôle
d'Agnès, et pourtant elle n'a obtenu dans ce rôle qu'un
médiocre succès. Comment expliquer ce résultat singu-
lier? La jeunesse du visage et la fraîcheur de la voix sont
de puissantes recommandations, et cependant Mme Del-
vil n'a obtenu que de rares applaudissements. Le public
s'est-il montré indifférent ou sévère? Nous ne le croyons
pas. On lisait dans tous les yeux une attention bienveil-
lante. Mais Mme Delvil a confondu la décence et l'ingé-
nuité. Malgré sa jeunesse, elle a donné au rôle d'Agnès
quatre ans de trop. Au lieu de nous offrir l'ingénuité
ignorante d'une fille de seize ans, élevée dans la retraite,
elle a montré la décence et la modestie d'une femme de
vingt ans, à qui le monde n'a pas encore révélé tous ses
dangers, mais que le monde n'effraie pas. Cependant il y
aurait de l'injustice à ne pas reconnaître que Mme Delvil
a dit très-nettement plusieurs parties du rôle d'Agnès.
J'insisterai d'autant plus volontiers sur les éloges méri-
tés par Mme Delvil dans Y Ecole des Femmes, qu'elle a été
beaucoup moins satisfaisante dans YEpreuve nouvelle et
dans \cBarbierde Séville. Elle a dit le rôle d'Angélique avec
une sécheresse difficile à comprendre chez une femme
de son âge; et dans le rôle de Rosine elle a lutté de mi-
gnardise et d'afféterie avec Mlle Plcssy. Rosine, telle que
nous l'a montrée Mme Delvil, n'a plus qu'une malice par-
faitement inoflensive. Elle ne marche pas, elle glisse:
elle ne parle pas, elle chuchotte ; elle n'ose plus rire,
elle sourit et montre à peine ses dents. Au lieu d'une
jeune fille mutine, nous avons une pensionnaire inno-
cente, qui jouerait à merveille les comédies de Florian
et de Bcrquin. Il est impossible de se tromper plus
complètement. Mme Delvil est assez intelligente pour
reconnaître sa méprise, assez jeune pour se corriger; es-
pérons qu'elle ne restera pas sourde aux conseils de la
critique. Qu'elle n'oublie jamais la distance qui sépare
Florian de Beaumarchais; qu'elle soit ingénue dans le
rôle d'Agnès, mutine dans le rôle de Rosine, et les en-
couragements ne lui manqueront pas.
Gustave PLANCHE.
L'AUTISTE.
00
EXPOSITION DE BRUXELLES.
Monsieur le Directeur.
a peinture dite historique, qui donne l'oeea-
$ siou de faire ce qu'on appelle en France une
r\8-J» 8rai"'c ll;lre • est exlrèinerncnt rare en ce
pays. La peinture représentant les sujets re-
ligieux n'y est plus cultivée. Faut-il attribuer
le délaissement du plus beau fleuron de la couronne des an-
ciens maîtres au manque de foi. à l'indifférence de celte épo-
que, ou au trop-plein des églises en fait d'objets d'art? Mais à
Bruxelles, par exemple, les tableaux de sainteté n'existent
pas, et la belle catbédrale de Sainte-Gudulc ne possède au-
cune espèce de riebesse en ce genre. L'Exposition, dans quel-
ques essais plus ou moins infructueux, nous fait voir claire-
ment que, pour venir à Paris, le mysticisme allemand n'a pas
pris le chemin des Flandres. Malgré celte espèce d'ilotisme
auquel est condamné l'art vis-à-vis des sujets sacrés, comme
l'art n'a pas, à notre avis, une plus grande destinée et une
plus noble mission que celle de ravir, pour le faire passer sur
la toile, un rayon à la face de Dieu même, et parce que la
poésie n'a pas non plus d'expression plus haute que le lyrisme
et le cantique, nous commencerons cette revue par parler des
tableaux religieux.
Une seule œuvre, par M. Duwez, nous a paru posséder phi-
sieurs des qualités qu'emporte avec lui la majesté du sujet.
Ç'eat un Christ mis au lambeau. Deux disciples, qui ont ac-
compagné la Vierge éplorée, soutiennent dans leurs bras la
divine dépouille du Seigneur. Un rocher dans lequel se trouve
la grotte qui contient le sépulcre, occupe une portion du ta-
bleau. Ces disciples ont peur d'être surpris, et le mouvement
qui exprime celte crainte est bien senti. La Vierge attache
un dernier et douloureux regard sur le corps inanimé de son
(ils. Enfin, Madeleine, à genoux, la tète renversée sur ses
épaules noyées dans ses cheveux épars, et couvrant ses yeux
de ses mains , complète celle scène de désolation , derrière
laquelle se couche un soleil sanglant et perdu dans les bru-
mes. L'intelligence et la volonté de l'artiste sont excellentes.
Un véritable sentiment poétique anime tout cet ensemble, et
la couleur rappelle ces Ions magnifiquement dorés qu'offre
un beau fruit mûr en automne. Mais pourquoi faut-il qu'un
dessin parfois mou et lâché, l'absence d'études suffisantes
dans le torse du Christ , dans les mains des personnages ,
viennent fournir des armes à la critique , cl faire dire à plu-
sieurs que ce n'est qu'une ébauche? M. Duwez est un homme
jeune, et la roule s'ouvre belle devant lui. Nous aimerions à
savoir son tableau acheté et placé dans la ville qu'il habite,
pour maintenir son courage et lui rappeler son point de dé-
part; car, avec du travail, il peut conquérir une place élevée
dans l'art contemporain.
M. Matthieu a exposé deux grands tableaux, l'Éducation et
l'Assomption de la Vierge, qui ne sont vraiment que de faibles
'2e SÉRIE. TOME IV, 5e LIVRAISON.
pastiches de Rubens. Nous ne concevons même pas comment
l'homme qui a trouvé les finesses de ton qui distinguent quel-
ques parties de son Raphaël et la Fornarina, n'ait eu que des
couleurs ternes pour les deux toiles que nous venons de citer
Plusieurs élèves de M. N'avez, parmi lesquels MM. Portaels
et Swartenbroeck se recommandent par une attitude sérieuse,
que ne confirment pas, malheureusement, leurs incomplètes
productions. Il y a quelques morceaux consciencieusement
étudiés dans le Déluge de M. Arienti, et dans la Charité
de M. Van Ysendyck. Rangerons-nous dans la série des ta-
bleaux religieux celui de M. Coomans, qui a combiné, pour un
Dt'lugc aussi , le style de Marlinn de Londres avec la manière
des élèves de M. Lepoittevin? Qu'il apprenne à mieux diriger
la grande facilité dont il parait doué.
Mais arrivons maintenant aux sujets historiques. Le pre-
mier tableau qui attire les regards , en entrant nu Salon de
Bruxelles, est la bataille de W'oeringen , par M. de Keyser.
C'est de la peinture loul à fait nationale; car voici le fait dont
il s'agit. Le 5 juin, l'an 1:288, Jean, premier de ce nom, duc
de Rrabant, dit le Victorieux, gagna cette bataille sur les ar-
mées coalisées de Siffroid , archevêque de Cologne , du comte
de Gueldre et du comte de Luxembourg. Des prétentions de
part et d'autre sur le duché de Limbourg avaient amené celle
querelle qui durait depuis cinq ans. Le duc Jean ayant mis le
siège devant le cbàlcau de Wocringeu , les princes coalisé*
crurent le moment favorable pour l'assaillir, se flaitant déjà
d'une victoire certaine, puisque leur armée était quatre fois
plus forte que celle du duc; ils avaient même apporté dé-
chaînes pour en charger les Brabançons. Mais la valeur de
ceux-ci trompa leur attente, et après un combat acharné de-
puis le malin jusqu'à trois heures de relevée, la victoire se
décida en faveur du duc Jean, qui resta maître du champ de
bataille. Ses ennemis furent enchaînés dans leurs propres
liens, et, depuis cette conquête, le duché de Limbourg fut
réuni au Brabant. Le moment choisi par M. de Keyser est celui
où l'on amène devant le duc victorieux ses ennemis chargés
de fers; l'action est terminée. Derrière le duc, que porte un
beau cheval blanc, flottent les bannières enlevées et éclatent
les fanfares du triomphe. Un vieil ermite distribue les con-
solations de la religion à un chevalier mourant , cl un autre
se relève, malgré ses blessures, pour délier dans sa joie les
présomptueux vaincus. Enfin , d'un côté lout est rayonnant
de l'orgueil d'un succès si chèrement acheté , et, de l'autre .
lout est empreint de l'humiliation profonde et du dépit fu-
rieux qu'apporte un revers aussi inattendu. La figure du dût-
es! bien posée, et sa tète simule, en face de ses prisonniers ,
un calme qu'il n'a pas au fond du cœur. De riches étoffes ,
des armures rendues avec soin, ornent et relèvent cette com-
position, dont l'agencement est bien compris. Le nu n'est pas
dessiné avec bonheur, quoique traité avec aisance. Quelques
bonnes portions pourtant révèlent plus qu'un homme habile
dans M. de Keyser; mais nouslui dirons, à lui qui a surtout
une réputation de coloriste, qui a une école, bien qu'il n'ait
que vinat-sixans et qu'il ne soit pas encore maître, que sa pein-
ture manque complètement de masse; que l'œil ne sait où
s'arrêter dans ces mille lumières qui papillotent sur sa toile ;
que sa couleur, quoique brossée largement, est trop co-
quette, trop transparente; qu'elle présente (passez -moi
l'expression) un aspect lymphatique et nullement en rapport
10
70
L'AUTISTE.
iivcc les solidités de Ions que «levaient donner à ses soldats
les fatigues d'une longue campagne et d'un combat de plusieurs
heures. Nous faisons ces reniari|ucs dans l'intérêt de cet ar-
tiste, que d'imprudentes louanges pourraient aveugler, cl
qui a, nous le croyons, un riche avenir en perspective.
M. Wauters, de Maliucs, a envoyé une immense toile re-
présentant un épisode de l'histoire de Marie de Bourgogne,
comtesse de Flandre. Les chroniqueurs ne sont pas d'accord
sur le fait; mais il a emprunté sa version, comme étant la
plus poétique, à Philippe de Commines et à M. de Baranlc.
Fn H77, le chancelier Ilugonet cl le sire d'Iliuihcrcourl ,
ministres de la princesse , furent condamnés à mort. Déjà ils
étaient montés sur l'échafaud, lorsque Marie de Bourgogne,
voulant faire un dernier efforl pour les arracher au supplice,
s'élança, éclicvclée et en hahits de deuil, au milieu même de
la place, où les corps de métiers en armes étaient réunis et
entouraient l'échafaud. Mais celte démarche si courageuse et
si louchante n'eut pas de succès. L'action se passe au milieu
de la place Sle-Pharaïlde, lieu ordinaire des exécutions ca-
pitales à celle époque; à la droite du spectateur, on voit le
S'Gravesleen , résidence des comtes de Flandre, d'où la
princesse venait de sortir, et qui, dans sa vaste enceinte,
renfermait les prisons où les ministres avaient été détenus.
Dans le tahleau de M. Wauters, la scène est indiquée avec
énergie; mais la figure principale, celle de Marie de Bour-
gogne, est manquée. D'ailleurs, 'pour ne pas (omherdans le
mélodrame , l'écueil était difficile à éviter. Les premiers plans
de droite et de gauche sont traités avec plus de bonheur. On
doit surtout remarquer une jeune femme arrêtant dans ses
bras un homme qui, armé d'un couperet, s'élance pour
hâter le supplice; devant lui glt un bourgeois renversé et
près d'être foulé aux pie.ls. Tout ceci est dessiné et jeté sur
la toile avec une spontanéité qui fait le plus grand honneur
au talent de M. Wauters. Mais quelle négligence dans toutes
les autres parties de sa composition, qui ne sont qu'à peine
indiquées! On se lasse sur des tahleaux de cette dimension,
quand on ne s'appelle pas Paul Yéronèse ou Tintoret ; et n'est-
ce pas déjà beaucoup que d'avoir mis bien ensemble huit ou
dix figures ?
M. Decaisne a exposé une grande composition destinée à
perpétuer le souvenir de toutes les gloires de la Belgique.
• l'était un cadre donné pour réunir et mettre en lumière ses
hommes illustres à toutes les époques. Aussi voyez : sur le
plan le plus reculé, voici la Belgique, sous la forme d'une
jeune femme ayant un lion à ses pieds, voici la Belgique qui
ouvre ses bras et n'a pas assez de couronnes pour ses enfants.
A sa gauche et à sa droite, sont debout les princes et sou-
verains, Charles V, Charles-lc-Téméraire , Beaudouin de
Flandre, empereur de Constantinople, Philippe-le-Bon, et
d'autres encore. Dans des tribunes sont, d'un coté, Uollandus,
dos prélats et Janscnius; d'un autre, la comtesse Delalain ,
Isabelle et l'archiduc Albert. Et puis , sur les premiers plans,
la glorieuse pléiade de ses artistes, mêlée à ses hommes
d'état et à ses guerriers : Bubens, peintre d'abord, ensuite
ambassadeur ; Van Dyck , Jordaens , Téniers , et les maîtres
primitifs, Jean de Bruges, Hemmeling , etc.... Jeanne de
Flandre, Jacqueline de Hainaull et Marie de Bourgogne, au
milieu des musiciens, du naïf Josquin Desprcz, de Grétry,
de Gosseck, de Froissarl, de Commines et de Monstrelet , les
vieux conteurs, et du malicieux prince de Ligne. C'est sur-
tout par la grâce avec laquelle il a traité les trois princesses
que nous venons de citer, que brille le celé supérieur du
talent de M. Dccaisuc. Le profil de sa jeune comtesse de flan
dre est une des plus exquises productions qui soient sorties île
son pinceau. La tète de Jacqueline est modelée dans une
charmante demi-teinte. Nous avons entendu reprocher de la
petitesse aux proportions de ses figures du dernier plan, et
de la froideur dans l'ensemble du tableau : pour nous, qui
adressons ces lignes à ceux qui connaissent déjà cet artiste
habile, nous leur affirmons qu'il est loulà fait en voie d'as-
cension, cl que cette composition renferme des beautés d'un
ordre auquel il ne nous avait pas encore habitués.
I'erinctlez-nioi maintenant, Monsieur, de vous entretenir
d'un fait qui pourra paraître bouffon aux Français, mais que
beaucoup de Belges ont pris au sérieux. Je ne vous ai pas
encore parlé de M. Wirtz , qui avait envoyé à l'exposition
dernière de Paris un tableau à figures colossales représen-
tant le corps de Put rode disputé par les Grecs cl pur lis
Troyens. Ce tableau, dans lequel se révélaient une certaine
audace de dessin, une main exercée à la pâte, et une sauva-
gerie de volonté assez neuve, ne fut auè.e salué que par
les plaisanteries de la critique. Or , savez-vous ce qui est
arrivé ici? D'autres aussi ont voulu ne pas confirmer à
M. Wirti le brevel d'homme île génie que des amis maladroits
lui ont décerné. Cela s'est écrit, imprimé, vendu et distribué.
On s'est formé en deux camps, et voilà qu'un beau majin
M. Wirtz fait insérer dans les journaux, une lettre par la-
quelle il met au concours cette question : Démontrer la per-
nicieuse influence du journalisme sur les beaux-arls. Un comité
formé d'artistes que je m'abstiendrai de vous nommer, puis-
que la plupart ont décliné cet honneur, s'assembla pour ju-
ger les écrivains concurrents , et décerner au meilleur mé-
moire le prix, qui seia.... quoi? vous ne devinez pas?....
précisément !e malencontreux tableau en litige. Le voilà donc
réduit aux dimensions mesquines d'une allégorie! Les con-
currents vont se I j disputer, comme font les Grecs et les
Troyens pour le corps de l'infortuné Palrocle. Convenez,
Monsieur , que l'amour-propre devient quelquefois divertis-
sant dans ses tristes manifestations. Du reste, cette puissance
de la critique d'art, tout à fait inconnue en Belgique, a sin-
gulièrement dérangé les préoccupations vaniteuses de quel-
ques artistes de ce pays. — M. AVirlz a d'ailleurs exposé tout
ce qu'il avait à Paris, plus un Quasimodo et une Ksmcrulda.
Ces deux études n'apprennent rien de nouveau sur sa manière
de faire.
M. Wapcrs n'ayant pas terminé son grand tableau, n'a rien
envoyé au salon. M. Gallait , qui travaille à une Abdication de
Cliarles-Quinl . a présenté son Turc à turban, le Muilre des
pauvres, que connaissent les amateurs de Paris . et une élude
que nous trouvons inférieure à son talent, intitulée le Do-
mino noir.
Le portrait brille par son absence dans les galeries de
l'Exposition. C'est une preuve de bon gont dont nous féli-
citons sincèrement et les bourgeois et leurs peintres ordi-
naires. Quelques rares figures, cependant, apparaissent rh
et là, et nous devons signaler un portrait de M. de Nobclc,
qu'on nous a dit être celui de M. Kugène Verboockovcn .
peintre d'animaux; un de M. Lcjeune, et surtout une figure
L'ARTISTE.
71
YARIKO.
d'homme par M. Van lîevcren, d'Amsterdam : les accessoires j
ne sont pas assez lerniinés , mais la tête rappelle, parla li-
ncsse de la louche, lei/rasdu modelé cl l'éclat du coloris,
les belles choses de Van der Ilclsl.
Il me reste, Monsieur, pour terminer l'examen de toutes
les œuvres dans lesquelles les proportions sont de grandeur
naturelle, à vous citer les ouvrages d'un homme qui se tient,
à mon gré, sur les limites qui séparent le genre de la grande
peinture. Cet homme est un Anglais nommé liolhwell. Deux
études de jeune fille, et un groupe de deux mendiants, atti-
rent les regards par le sentiment délicieux et l'artifice d'exé-
cution qui jaillissent de ces toiles. Imaginez-vous deux ra-
vissantes figures anglaises; vous savez, celte distinction
aristocratique , celte fraîcheur de liseron, ce regard velouté
et pénétrant, des cheveux souples f.iits avec un simple et
généraux frottis de bitume, repiqué de quelques lumières et
vigueurs, une mantille noire qui se chiffonne, et un bouquet
qui parfume le tout : voilà pour la première étude. I.a se-
conde est assise , dans un rayon de soleil , les yeux baissés
et la bouche un peu boudeuse. C'est la sœur de celle dan-
seuse d'Aricie qu'avait exposée, il y a deux ans, à Paris, ;
l'Allemand Winterhaltcr. Mais ce qui témoigne d'une intelli-
gence plus profonde chez M. Hothwell , c'est la tête de sa
Jeune .Mendiante et l'harmonie de ses ajustements. Elle a
un grand œil, qui a déjà beaucoup pleuré, et qui demande
beaucoup de choses au ciel , eu relevant naturellement sa
paupière humide. Kl cela contraste si bien , sans alfeclation ,
avec l'insouciance du petit frère qui rit derrière celte pauvre
enfant!... Je ne sais si M. Rolhwcll avait exposé à Londres
celte année, mais je crois qu'à Paris il aurait du succès
comme à Bruxelles , parce que sa fantaisie est bien près de
l'élégante et sincère nature.
Je vous parlerai dans ma première lettre, des tableaux de
cenre , des marines , des paysages. Enfin , je terminerai par la
sculpture, la gravure et même l'architecture, l'examen de
l'Exposition belge.
Agréez, monsieur le Directeur, etc.
Eu*. TOUUNEl X.
asioi h du gain, l'ambition, comme
on dit communément, n'est rien moins
qu'une passion condamnable : désirer
la richesse, diriger vers ce but tous les
efforts que l'honnêteté la plus sévère
ne saurait désavouer, cela n'est certaine-
ment pas un mal; appeler sur soi et au-
tour de soi ce bien-être terrestre auquel chaque créature
I de Dieu a également droit de prétendre, auquel nous
sommes tous conviés, et dont Dieu se plaît certainement à
nous voir jouir, cela ne peut être un tort. Il est bien con-
stant que l'opulence met l'homme plus à portée d'être utile
à ses frères, et de les secourir dans leurs besoins et dan*
leurs adversités.
Mais si le manque d'ambition , si le mépris du gain et du
bien-être engendre et favorise la négligence et la paresse, et
porte les fruits les plus fâcheux, d'un autre côté, il est bien
dangereux de laisser prendre au goùl que nous pouvons avoir
pour les richesses, un empire trop grand sur notre esprit. Ce
penchant, quand rien ne le modère, quand surtout l'égotMBfl
et l'avarice le fomentent, devient bien vile exclusif, et ne larde
pas à élouffer dans notre àmc tous les bons sentiments natu-
rels, tout sentiment d humanité et de justice, et à faire de
nous des êtres froids, insensibles, durs, impitoyables, bas,
rapaecs, et quelquefois, et souvent même, il faut bien le dire,
vilainement cruels. — L'infortune d'Variko est un exemple
très-grand de celle vérité. C'est une histoire bien triste que
celle d'Incklc et d'Yariko ! votre cœur saignera ; vous plain-
drez la pauvre jeune fille, vous lui donnerez une larme, el
longtemps vous hésiterez à croire à la trahison du jeune mar-
chand anglais , à la cruauté de ce beau jeune homme blond .
aux joues blanches cl roses , à l'œil doux comme l'azur du
ciel, mais donl la soif de l'or el la plus atroce arithmétique
avaient desséché le cœur.
Ce fut le 16 de juin 16 V7 que notre héros, troisième fils
d'un riche négociant de Londres, qui n'avait rien négligé
pour lui inspirer de bonne heure des idées positives et pour
l'attachera ses intérêts d'une manière capablede prévenir l'ar-
deur naturelle de ses autres passions, s'embarqua aux Dunes,
sur un vaisseau nommé l'Achille , destiné pour les Indes
Occidentales. Les Dunes sont une vaste rade au nord de
Douvres, sur la cote orientale de l'Angleterre, dans le comté de
Kent , défendue par le ehàlcau de Sandow, de Deal et de
AValmer. M. Thomas Inckle avait vingt ans. L'or, ce trop fu-
neste mobile, qui le premier a poussé l'homme à traverser les
mers sur un frêle esquif, qui le premier lui inspira l'audace
d'exposer sa vie, ce bien précieux , sur les flots inconstants,
le fit monter sur ce navire. C'était dans la vue de s'enrichir
par le commerce qu'il entreprenait ce voyage, el il avait le>
talents nécessaires pour y réussir. Il était fort rompu dans
la science des nombres ; il pouvait calculer sûrement d'un coup
de plume s'il y avait du profit ou de la perle dans une affaire.
Avec ce tour d'esprit, Inckle n'était pas mal fait de sa personne:
il avait le visage vermeil, l'air robuste et vigoureux, et sa che-
velure blonde cl bouclée lui pendait négligemment sur lc>
épaules.
Le navire, qu'on eût dit entraîné par l'amour de l'or comme
notre jeune passager, à la faveur du temps le plus propice,
cinglait rapidement vers ces riches contrées que nous avons
converties par l'épée, et que nous avons instruites dans uotre
religion et dans nos vices. Mais il arriva dans le cours du
voyage, que l'Achille vint à manquer d'eau fraîche, el qu'il
entra dans une petite baie naturelle pour y faire de nouvelles
provisions.
Celler attribue l'accident de l'Achille à une tempête fu-
rieuse qui s'éleva tout à coup comme il était assez proche du
rivage d'Amérique, et qui brisa le navire. Je ne sais si c'est
là la version la plus juste, mais je la préfère de beaucoup.
Sauvés sur la cèle , les naufragés se croyaient échappés à
-,
s
Al
:
72
l.'AUTISTK
la mort, et n'ayant point pris garde à un parti d'Indiens qui
l'flUlunl caches dans les !>ois pour les observer, et qui tom-
bèrent sur eux à l'improviste, ils s'éloignèrent un peu trop du
bord et furent tous massacrés. Thomas Inckle eut seul le
bonheur d'éviter leurs coups et de s'enfuir dans une forêt qui
lui offrait un asile.
Accablé de fatigue , hors d'haleine à force de courir, l'es-
prit troublé , il s'était jeté enfin au pied d'un arbre sur une
petite éniinenee à l'écart, et là, en proie aux craintes les
plus vives, il se représentait l'horreur de sa situation , quand
tout à coup un bruit léger frappant son oreille, il vil une jeune
Américaine s'élancer d'un endroit couvert de buissons qui se
trouvait derrière lui.
Surpris d'abord l'un et l'autre de cette brusque entrevue,
ils ne tardèrent pas , cependant, à se regarder d'un œil favo-
rable. La jeune naturelle contemplait l'étranger. Son habille-
ment qui le couvrait de la tête aux pieds, son visage blanc et
ovale, ses cheveux blonds el bouclés, son air touchant et gra-
cieux, la charmèrent. Elle demeurait là dans la plus grande et
la plus naïve admiration.
Inckle , de son côté , n'était pas moins ravi de la tournure,
des traits cl des grâces un peu sauvages de la jeune fille. Elle
ignorait l'art de se déguiser, el ses regards ingénus trahis-
saient tous les mouvements de son cœur.
Yariko, car c'était elle, car c'était le nom de la jeune In-
dienne, avait dans l'âme beaucoup de tendresse. Inquiète
pour la vie du bel Européen , bientôt elle lui fit signe de la
main de suivre ses pas , et le conduisit, à travers des fourrés
impraticables, dans une grolle , où elle lui découvrit une
source d'eau vive, et lui apporta des fruits délicieux.
Au milieu de tous ses soins généreux, Yariko affectait gra-
cieusement de sourire pour lâcher d'inspirer à M. Thomas
Inckle du courage elde la gaieté; sans cesse elle le regardait,
elle jouait avec ses blonds cheveux et les opposail à la cou-
leur de ses doigts.
Le lendemain, elle courut chercher de nouvelles provi-
sions pour son pauvre captif; et , par la sollicitude el la bien-
veillance la plus lendre, elle montrait chaque jour combien
le cœur d'une Sauvage peut être haut placé.
Il n'y a nul doule que la bonne Yariko ne fût une per-
sonne distinguée, et qu'elle n'apparltnl à quelque famille
puissante du pays; car tous les jours elle se parait de nou-
veaux colliers des plus beaux coquillages ou de grains de
verre , et elle apportait des présents el de riches dépouilles,
si bien que la grotte de notre jeune Anglais était garnie de
toutes sortes de peaux chamarrées et des plus jolies plumes de
diverses couleurs qu'on eût su voir dans la contrée.
Quelquefois même, pour lui rendre sa prison plus suppor-
table encore, lorsque la nuit avait répandu ses voiles, au clair
de la lune , elle se hasardait à le conduire dans des bocages
reculés, dans des solitudes charmantes, el après lui avoir
indiqué un endroit où il se pouvait reposer tranquillement au
doux murmure des eaux et au chanl du rossignol, elle faisait
sentinelle ou le lenait endormi sur son sein, et elle l'éveillait
dès qu'il y avait quelque danger à craindredela part des cruels
indiens.
C'est ainsi qu'ils passaient le temps l'un et l'autre.— Pous-
sés par leurs besoins et par leur tendresse, ils eurent bientôt
formé un nouveau langage à la faveur duquel ils purent s'en-
tretenir. Enfin Inckle enlcnd son amie, et son amie l'enlend '
Souvent Inckle lui disait qu'il s'estimerait bien heureux de l.i
posséder dans le pays de sa naissance, où elle irait habillée
d'étoffes de soie pareilles à celle de sa veste, où il la ferail
porter à l'abri du vent et de la pluie dans des maisons tran*
parentes traînées par des chevaux, et où ils ne seraient pas
exposés à toutes les craintes et à toules les alarmes qui les
agitaient sans cesse.
Depuis plusieurs mois ils vivaient dans celte tendre liai-
son, lorsqu'un jour Yariko aperçut un navire sur la côte. In-
struite par M. Thomas Inckle. elle fil divers signaux à ceux qui le
montaient, el dès que la nuit fut arrivée , elle le mena sur le
rivage, où il cul la joie et la satisfaction de trouver quelque*-
uns des hommes de ce vaisseau qui justement étaient Anglais
el faisaient voile pour la Barbade.
Par un excès de tendresse et par le plus vif attachement
pour son ami infortuné , la femme s'attache volontiers à
celui qu'elle couvre de ses ailes; Variko consentit alors à ou-
blier sa patrie, et, pleine de l'espérance de se voir bieniùt
délivrée de ses inquiétudes, de jouir d'une paix moins inter-
rompue, et de voir en même temps leur union se consacrer
par un lien avoué et indissoluble, elle suivit son jeune et bel
Européen, et enfin, après bien des larmes et des perplexités
elle se laissa conduire à bord.
Le navire, ayant poursuivi sa course par un vent favorable,
atteignit promptement le terme de son voyage. Mais à l'ap-
proche de la Rarbadc, Inckle, consterné, se mil à réfléchir
sur ses affaires, el tout à coup l'esprit du marchand se réveilla
dans son cœur.
Rêveur et pensif, il considère le temps et la cargaison qu'il
a perdus. Revenir des Indes les mains vides, quelle idée fu-
neste pour son avarice! — «Je n'aurai donc, se disait-il, tra-
versé l'Océan et essuyé mille dangers que pour m'en retour-
ner comme je suis venu ! »
Afin de se mettre en état de réparer ses perles et de pou-
voir rendre bon compte de son voyage, égaré par la soif de
l'or qui le dévorait, ne se possédant plus, bientôt il résolut
en lui-même, mais ma main se refuse à l'écrire, mon sang, à
celle pensée, se glace dans mes veines, et le cœur humain
m'apparalt comme un objet d'horreur, il résolut tout bas de
vendre Yariko !
En effet, à peine l'équipage eut-il mis le pied à terre, que
M. Thomas Inckle, persistant dans son horrible projet: que le
jeune monstreà la belle chevelure blonde el flottante, au teint
de rose et de lis, aux beaux yeux bleus, doux comme l'azur
du ciel, prit froidement la main de son ange libérateur, du
bel ange que le Seigneur dans sa bienveillance lui avait en-
voyé pour le tirer de son affliction, et le conduisit au mar-
chand d esclaves. — El là, convertissant la reconnaissance en
cruauté, il livre honteusement à l'esclavage celle qui venait
de lui conserver ses jours, celle qui venait, pour lui, de con-
sommer le plus entier el le plus pénible sacrifice.
Yariko, épouvantée, se jeta à son cou, se jeta à ses genoux.
Elle prie, clic pleure, elle supplie, elle se désespère. — Elle
a beau foudre en larmes, rien ne touche l'Anglais: il la vend '.
— « Moi ! s'écrie-t-elle d'une façon déchirante , moi , qui
bientôt vais être mère! Moi, Yariko, ton épouse, ta bien
aimée!... »
Mais toujours insensible à toute autre voix que celle de son
L'ARTISTE.
3
intérêt, au lieu d'en être ému, If. Thomas Inckle ne pense
qu'à profiler de cet aveu pour tirer de l'acquéreur une somme
plus forte.
— « Vous l'entendez, marchand, reprend-il froidement !
elle est sur le point d'être mère; — encore, s'il vous platt,
dix livres sterling! »
II.
Ici s'arrête le récit de Ligon, qui, dans sa relation anglaise
sur la Darbadc, recueillit le premier celle triste aventure, que,
pour l'honneur de l'espèce humaine, il eut été mieux peut-
être de laisser tomher dans l'oubli, et dont moi-même je me
serais fait un dcvoir.de ne point parler si la louchante image
de la douce Indienne Yariko ne mêlait ses gracieux contours
à la figure cruelle de M. Thomas Inckle, et ne tempérait ce
qu'il y a de trop odieux dans l'action de ce méchant. Ici finit
le récit de Steele, le collaborateur d'Addison, qui, dans le
neuvième discours de son journal, voulut aussi rapporter
ce pathétique épisode. Ici finit le petit conte poétique que
Geller composa sur les bords de la Sprée; mais le bon Gess-
ner, mais l'aimable chantre de la mort d'Abel, cl de mille
petits poëmcs aussi pleins de charme que d'innocence, si pré-
cieux pour les jeunes cœurs, ne put supporter cet horrible
dénouement. Son àme si belle et si douce se révolta à l'idée
d'une telle trahison, d'une si basse perfidie; il la nia, etappe-
lant sa muse à son aide : — « Viens m'inspircr, lui dit-il, je
veux chanter la seconde partie de l'histoire il Inckle et d'Ya-
riko ! Si le lecteur ne voyait cet ange arraché à son Iriste
>ort, il resterait en proie à l'horreur ; son esprit sensible se-
rait douloureusement affecté, s'il ne trouvait enfin dans Inckle
la (race durepenlirel un caractère d'humanité, car ce carac-
tère n'est jamais tellement effacé du cœur de l'homme, que
l'homme n'éprouve quelques retours à la vertu, et celte
crainte salutaire qui naît du remords. Le germe de bonlé
qu'il porte en lui ne saurait être étouffé sous l'ivraie des
passions. » — Et le bon Gessner chaula donc à peu près en
ces termes, dans son langage harmonieux et poli, la déli-
vrance d'Yariko et le repenlir du jeune marchand anglais :
III.
Yariko fut donc vendue par son ami à un marchand d'es-
claves,qui la revendit immédiatement au gouverneur de l'Ile,
mais le gouverneur n'eut pas plutôt appris l'histoire de ses
malheurs et la noire trahison de M. Thomas Inckle, qu'il or-
donna aux chefs des esclaves de courir après lui et de le lui
amener. — « Je veux, dit-il, que ce monstre subisse cinq an-
nées d'esclavage pour la juste punition de son crime ! »
Inckle cependant était resté sur le rivage, dans une pro-
fonde rêverie, la lète cachée sous ses beaux cheveux blonds.
— « Qu'ai-je fait? s'écriait-il, j'ai vendu à vil prix celle qui a
sauvé mes jours, celle qui m'aimait si tendrement!...»
La vue de cet argent qu'il a gagné par un forfait n'est plus
pour lui qu'un objet d'horreur, il le rejette avec indignation :
— «Où suis-je, malheureux!... Oui, mon crime est affreux!
Ah! je ne le prévoyais que trop, le souvenir de cette indigne
action va empoisonner le reste de ma vie !... »
Puis, quand il essaie de porter derechef sa main encore
avide vers cet argent qu'il désire et qu'il déteste, un frisson-
nement affreux s'empare de son corps, et de ses yeux coule
un torrent de larmes.
Quelquefois il se rappelle toulà coup les dernières parole.
d'Yariko, le triste adieu que sa bouche tremblante lui jetait :
et il lui semble encore l'entendre s'écrier : — « Ne me donne
pointa d'autres, ne m'abandonne pas!... je ne refuse point
de te servir ! Tu me verras supporter avec joie les travaux le-
plus rudes pourvu que je sois avec toi... Oui, prends-moi
pour esclave , et avec moi le malheureux fruit de notre
amour!... » — A ce souvenir, Inckle devient pâle, ses genoux
chancellent, et une sueur froide ruisselle sur son front.
Lorsque les chefs des esclaves vinrent le saisir, Inckle
était dans cet étal d'anéantissement. — « Scélérat ! lui dirent-
ils, le gouverneur te punit et te condamne à la servitude!
Quitte sur-le-champ tes babils; voici ceux qui maintenant le
conviennent! »
Inckle se dépouille aussitôt de ses vêlements, et s'écrie, le
visage baigné de larmes : — a Le châtiment est doux, car
mon crime est horrible !... Heureux encore qu'il soit vengé ! »
On le revêt du sayon de l'esclave, on l'entrame au travail;
il se soumet sans murmurer, et se croit plus tranquille depui-
qu'il est puni.
Cependant la tendre Yariko pleurait toujours la perfidie de
son amant. — Le gouverneur, qui était un homme bon et géné-
reux, eut pour elle les plus grands égards; et peu après, la
comblant de présents de toutes sortes, il la fit partir sur un
vaisseau pour le rivage où elle avait reçu le jour.
Triste, silencieuse, abaltuc, Yariko penchée sur la lis^e.
considérait la rapidité avec laquelle le navire fendait le»
ondes, et ses yeux humides ne quittaient point la côle qui
disparaissait.
Le pilote, la voyant plongée dans cette sombre rêverie, l'a-
borda et lui dit : — « Madame, pourquoi votre àme est-elle
en proie an chagrin? N'avez-vous pas plutôt sujet de von»
réjouir, puisque nous vous ramenons dans voire patrie, et
que nous vous arrachons à une contrée où l'on vous a sacri-
fiée?
— « Moi, me réjouir, Monsieur! comment le pourrais-je .
hélas ! quand j'abandonne >'ir h- rivage qui fuit devant nous un
époux infidèle ! quand je le quille sans avoir même la conso-
lation d'arroser son visage de mes larmes!... Ah ! dites-moi.
Monsieur, où est-il ce trop cher et trop perfide amant? ■
— « Le gouverneur de l'Ile a pris soin de vous venger, Ma-
dame. Dans sa justice, il a condamné ce méehaut homme a
cinq années d'esclavage et de fers. Je l'ai vu au milieu d'une
troupe d'esclaves succombant sous le fardeau du travail. »
A cette assurance du pilote, Yariko se troubla : — «Mal-
heureux Inckle! murmurail-elle, oh! pourquoi m'as-lu con-
nue!... lu ne subirais pas à présent un châtiment si cruel!..
Mais, Monsieur, dites-moi, comment supportait-il ce bride
état? Que faisait-il? Que disait-il au milieu des esclaves, où
vous l'avez vu?»
— « Quand je l'aperçus, Madame , il travaillait, le co^
î courbé sur la terre ; puis, tout à coup se relevant, quelquefois
il considérait ses habits d'esclave, sa hache, et pleurait.
— « Livrée de l'indigence ! s'écriait-il . vous êtes aujourd'hui
mon plus riche ornement ! Il toi, ô ma hache , ma main
s'enorgueillit de te manier plus qu'elle ne ferait de porter un
I sceplre ! Ah! si quelque rayon de joie peuléclairerencore ma
L'ARTISTE.
triste vie, je le dois au plai.-ir r|iic je goule dans la punilion
de mon forfait !...OYaiiko ! ômabien-aimée!... Mais qu'osé-je
dire, malheureux? Comment ma bouclie peul-elle profaner le
nom île cet auge, le nom d'une noble et charitable femme qui
a de si affreux reproches à me faire?... »
Tel élait le langage de sa douleur, et les infortunés ses com-
pagnons de misère quittaient leur travail et l'écoutaicnt, ap-
puyés aussi sur leur hache.
— « Amis, leur disait-il ensuite, amis, si toutefois ce nom
peut sortir de ma bouche, méprisez-moi, haïssez -moi ! je suis
l'opprobre de la nature, je n'ai d'humain que le visage! —
fuyez-moi comme un monstre !
«Sur ce rivage éloigné, une jeune fille m'avait sauvé d'une
mort certaine ; elle m'avait tendrement aimé ; je lui avais pro-
mis de la conduire dans ma patrie, et de lui faire trouver dans
le partage de mon sort la récompense de tous ses bienfaits.
Remplie de confiance et d'affection, elle m'avait suivi sur la
mer; nous abordons ici, et ici, vit-on jamais plus noire in-
gratitude! je l'ai vendue pour être esclave, et avec elle mon
enfant dans sou sein !...
«Que de lai nies elle répandit alors! 0_ue de marques de déses-
poir me donnaient ses mains étendues vers le ciel et vers moi!
— Oh! mes frères, ayez-moi en horreur; je no suis plus fait
pour vivre avec des hommes ! »
Tandis que le pilote achevait ce récit, Yariko sanglotait;
elle croisait ses mains sur sa tête, et se désespérait à mesure
qu'elle s'éloignait de la rive. — « Inckle, mon bien-aiiné !...
répétait-elle, lu pleures ta perfidie, tu pleures ; ah! je le la par-
donne?... — Pourquoi m'éloigné-je de toi? Ne te reverrai-je
ramais?... Et l'enfant que je porte est-il condamné àne jamais
sourire dans tes bras?... Ah! que ne puis-je à tes côtés par-
tager la moitié de les malheurs ! et quand lu serais épuisé de
fatigue, essuyer la sueur de ton front et tes larmes!... »
Ce furent là les plainlcs les plus amères de la douce Ya-
riko.
Cependant on perd de vue la Barbade, les yeux n'aper-
çoivent plus que 1 immensité de la plaine liquide, et enfin
Yariko voit, à travers un brouillard épais qui se déchire,
sortir de loin le rivage natal.
Le gouverneur étail bon, mais austère et d'une grande fer-
meté : le sort de M. Thomas Inckle restait donc toujours le
même; mais la triste pensée de sa méchanceté avait creusé
des rides sur son front; le repentir et les remords, le souve-
nir des vertus cl de la lendresse d'Yariko, avaient rallumé l'a-
mour dans son cœur : — «Où es-tu, Yariko?... Je l'ai perdue
pour jamais !... Que je suis à plaindre! se disait-il sans cesse.
Hélas ! ce que j'ai de plus cher au monde ne peut se rappeler
mon idée qu'avec épouvante!... »
Le malheureux Inckle, dans celle dure condition, dans cette
«rande tristesse, vécut ainsi plusieurs longues années. Mais
un soir qu'il était couché sous un arbre et qu'il versait des
pleurs, un chef des esclaves vinl le trouver et lui ordonna de
le suivre. — Il le conduisit aussitôt dans le jardin du gou-
verneur.
Entouré de sa famille, le gouverneur était assis sous sa ga-
lerie, et dès qu'il cul aperçu M. Thomas Inckle qui s'avançait
modestement, il se leva et lui dit : — « Inckle, les remords et
Ion repentir ont fléchi le ciel. On vient de m'apporter les pré-
sents les plus riches pour ta rançon... »
La douleur qui remplissait son cœur en défendait l'entrée
à tout sentiment de joie. Inckle écouta tristement celle nou-
velle, et sans aucune apparence d'émotion.
— « Eh quoi ! lui demanda le gouverneur, lu ne ressens au-
cune satisfaction de recouvrer la liberté?»
—«Hélas! Monseigneur, lui répondit alors lecaptif, les yeux
baissés cl mouillés de larmes, comment mon cœur pourrait-il
s'ouvrir à la joie? Je suis rongé de l'horreur que je me fai> à
moi-même!... Où trouver le bouheur? où trouver le repos?
En esl-il encore pour moi? Ah ! plutôt daignez permettre, Mon-
seigneur, que je reste accablé souslechàtimenlde mon crime
et que je demeure votre esclave ! »
Inckle, après ces paroles, fixa trisletncnl son regard sur
la terre.
Mais aussitôt les branchages de quelques arbres qui étaient
près de lui parurent tout à coup s'agiter, et une personne
en sortit avec précipitation : — C'était Yariko superbement
vêtue; des plumes de différentes couleurs garnissaient sa bas-
quine, des fleurs étaient entrelacées dans ses cheveux, un
jeune enfant reposait sur ses bras.
Frappé comme d'un coup de foudre d'étonnement et d 'ad-
miration, Thomas Inckle attendri tomba le visage contre terre.
Il élait dans un tel saisissement qu'il ne pouvait parler.
Enfui, après quelques instants de silence, ayant surmonté
son émotion, il embrassa les genoux d'Yariko, en s'écrianl
d'une voix oppressée : — « Yariko! ô ma lendrc épouse!...
quoi! tu ne recules pas d'épouvante à ma vue?... Et c'est loi
qui me donnes la liberté ! Quoi ! tu peux encore aimer si ten-
drement un homme qui a commis la plus déteslable trahison !
un homme indigne de les regards, digne seulement de haine
et de mépris !... »
Mais toujours noble cl généreuse, Yariko lui tend la main,
et lui dit gracieusement : — « Lève-toi , mon bien-aimé ; lève-
toi , je l'en prie : ne diffère plus d'embrasser Ion épouse , de
presser sur ton cœur ce pauvre enfant ! »
Le chapelain du château les attendait dans l'Oratoire . où
tout était préparé pour leur union.
Après avoir quitté son habit d'esclave et ses fers, à genoux,
le front prosterné sur les marches de l'autel, en présence des
officiers de l'état et de la maison du gouverneur, Inckle alors
confessa sa faute, puis il jura une foi éternelle à la belle Yariko.
IV.
Ainsi finit à son tour la seconde partie que le bon Ccsmiii
a cru devoir ajouter aux infortunes de la pauvre Indienne.
Cela peut faire beaucoup d'honneur aux sentiments de ce
poêle, à la bonté, à l'excellence de son àme; mais cela n'est
qu'une fiction, une douce invention de son esprit; et je doi>
à la vérité de dire que cela n'est aucunement historique, que
cela n'est pas vrai. La vérité, pour la houle de l'humanité ■
s'arrête à la vente d'Yariko.
Entre les mains d'un misanthrope, le malheur d'Yariko
peut devenir une arme dangereuse ; la noire ingratitude et la
cruauté de M. Thomas Inckle offrent aux esprits méchants une
occasion si belle de flétrir le caractère de l'homme et de le
rendre odieux : Gessncr le sentit parfaitement, et voulut y
porter remède; Gessner avait tant de candeur! Cessner avait
tant de probité !
1 PETRIS BOREE.
L'Ain i su:.
/.>
CHAPliltE puemieis.
ois avons recueilli jà et là, en écou-
lant, et surtout en parcourant celte
ronde ville de Paris, qui vaut à elle seule
îwc Lien des royaumes, plusieurs faits qui ne
— J>v sont pas sans importance, et que nous
\f'3&fàvf* vous raconlerons (oui simplement comme
■ nous les avons vus et cnlendus.
J — Le fronton de la Chambre îles Députés, — a Jove
princiinum, — est tout à fait garni de ses bas-reliefs; il n'y
manque plus que les allrgories, comme disent les architectes,
et c'est là une singularité bien étrange, que dans ce temps
de vérités et de vérités très-dures, où le premier gredin peut
insulter impunément les plus grands caractères, il est encore
aujourd'hui des gens qui s'amusent à écrire des fables et à
composer des allégories. Va donc pour les allégories de la
Chambre des Députés!
— Non loin du Palais-Hourhon, le palais du quai d'Orsai .
tout à fait dégagé des ignobles palissades qui l'entourent de-
puis vingt ans, montre enfin, aux passants étonnés, ses
blanches murailles et ses fenêtres garnies de vides. De ce
monument, dont nous désespérions tous et qui a changé tant
de fois de destination , la carcasse est achevée; mais l'inté-
rieur est encore à faire. Il faudrait bien de l'argent pour que
la magnificence du dedans répondit à la dépense du dehors.
M. Thiers, qui ne doute jamais de rien, el voilà justement
pourquoi il est M. Thiers, s'était dit à lui-même, un jour qu'il
était ministre de l'intérieur, qu'il arrangerait ce palais à son
usage; el, en effet, il avait déjà disposé les appartements du
ministre comme il l'entendait. Il avait commandé des pein-
tures sur les plafonds et sur les portes. Il n'avait rien oublié,
pas même le boudoir de sa jeune femme : à telle enseigne que
le plafond de ce boudoir a été evposé au salon dernier, avec
son cortège , à demi nu , de dieux cl de déesses mythologi-
ques. M. Thiers voulait en ceci imiter un homme dont le long
ministère l'empêcha de dormir: un homme qui s'est bâti un
palais et qui a fait une guerre , et une guerre d'Espagne en-
core, M. de Villèlc, pour tout dire. Mais le temps des longs
ministères est passé ; nous ne rencontrerons pas de nos jours
un ministre assez désintéressé pour poser la première pierre
d'un hôlel. Au contraire , les uns cl les autres , tant qu'ils au-
ront le sentiment de leur position viagère, ils se contenteront
fort bien , et sans y rien changer, de ces Brands hôtels <;arnis
de la rue de Grenelle , où ils foulent les vieux tapis des mi-
nistres de l'Empereur. Si l'on répare parfois ces maisons si
mal entretenues, si l'on y ajoute des pavillons ou des escaliers,
on en conserve précieusement les vieux meubles. Ce sont les
mêmes fauteuils, autrefois dorés; les mêmes tableaux, re-
présentant des Grecs et des Komains , du temps de M. David.
Ou couche dans les mêmes lits et dans les mêmes draps,
tristes témoins de tant d'insomnies. On mange dans la même
anscnlcrie , et il n'y a pas jusqu'aux fleurs artificielles des
surlouls, loutes chargées de la vieille poussière impériale,
qui n'aient été soigneusement conservées dans les vieilles
porcelaines. Aussi, à peine entré dans ces caravansérails de
la puissance parlementaire, un homme, quel qu'il soil , fut-il
même un grand seigneur, .M. Mole par exemple , se voit
condamné à la vie la plus mesquine; mauvais meubles; fe-
nêtres mal fermées; cheminées qui fument ; pendules qui avan-
cent, image trop fidèle de l'ambition ; des domestiqua inféo-
dés à celte antichambre banale , qui sourient de pitié en
comptant sur leurs doigts le nombre de leurs maîtres, et en
songeant que le nouveau ministre est cent fois moins sur et
sa place, que l'huissier qui les sert ; que vous dirai-je enfin?
des caves mal garnies d'un vin acheté la \eille. des salons
sans intimité , des chambres à coucher sans amour, un ca-
binet rempli de chagrins et de mauvaises affaires, un vesti-
bule inondé de journaux et par conséquent gorgé d'insultes,
un vieux carrosse vermoulu, el tout infecté d'odeurs étran-
ges, depuis le musc de la comédienne jusqu'au harenu
saurdemadamesamôie; des chevaux éreintés et poussifs qui
savent par cœur le chemin desTuileries.un cocher sale cl mal
velu, rien du chez soi, rien de la famille, rien qui ressemble
au bien-être de chaque jour: voilà ce qu'on appelle l'hôtel
d'un ministre. Aussi, quand par hasard s'élève un de ces nou-
veaux hôtels, orné de nouvelles tentures, de meubles tout
nouveaux, de meubles qui n'ont servi à personne, voyez-
vous tous ces grands coureurs de l'ambition se disputer tout
bas à qui se logera le premier dans ces demeures brillantes!
Autant l'achèvement de l'hôtel s'est fait attendre, autant l'on
met de hatc à le meubler. En effet, pour qui, moi ministre,
aurai-je mis la dernière pierre au monument, sinon pour
mon successeur? Voici au contraire des meubles que je com-
mande aujourd'hui, des peintures qui seront failes demain,
des tentures que je fais poser sur ces murailles, peul-èlre
aurai-je bien le droit de m'en servir pendant huit jours! Eh!
mon ami, qu'en sais-lu? Toujours esl-il que l'on achève à
l'intérieur le palais du quai d'Orsai.
— I.'IIôlel-de-Yille va beaucoup plus vite que tous ces mo-
numents pour lesquels il est besoin de consulter la Chambre
chaque année. La ville de Paris est en effet cinq fois plu-
rielle que le roi, et quand elle se met en train de dépense,
elle y va royalement. Voyez, eu effet, comme l'Ilôlel-de-Ville
s'est agrandi , comme il a porté lestement sa façade du beau
côté de la Seine, comme il a balayé , d'une main toulc-
puissante, ces ignobles taudis qui étaient le réceptacle le plus
actif du vol el de la prostitution parisienne ! Malheureusement
ce balaiement s'est arrêté à l'IIôtel-de-Ville; il y a là encore
une vingtaine d'arpents chargés de masures, sur lesquels on
élèverai! facilement une cité nouvelle qui serait digne des
plus beaux quartiers de Paris. Eh! pourquoi , je vous prie,
ne ferait-on pas entrer dans ces ténèbres infectes et silen-
cieuses, le bruit et le mouvement, l'air el la lumière, la
santé et le soleil? Cet Hôtel-de-Ville, remplaçant tant de ma-
sures honteuses, a donné à tout ce quartier, autrefois >i
sombre, à celte Grève lâchée de sang humain , un aspect tout
nouveau. Pourquoi donc ne prolongerait-on pas ce noble
bienfait en le portant de la Grève à l'extrémité du boulevarl .
de long en large? Parce moyen, vous arrêteriez peut-être
le mouvement de cette ville qui se porte sur les hauteurs,
dans les faubourgs, qui plante ses maisons blanches et aérées
sur les endroits les plus escarpés, abandonnant ainsi à elle-
même la partie fangeuse et commerciale de la cité. Voilà.
7«
L'ARTISTE.
celles, un beau projet , et qui serait digne qu'on lui appliquât
celle l»clle loi de l'expropriation forcée pour cause d'utilité
publique, à laquelle est réservé l'accomplissement de tant
.le mandes choses.
— Kemonlons , s'il vous plaît , un peu plus liant , à l'espla-
nade des Invalides, caria aussi l'activité parisienne se dé-
ploie. Vous savez bien ces six grands carrés, verdoyants
comme le plus beau gazon d'un comté anglais ; ils étaient
entourés d'une balustrade grossière toute en bois : ces gros
morceaux de bois seront remplacés par une grille en fonte
a bauteur d'appui; la forme de cette grille se sent quelque
peu du goût de l'Empire; mais certes, s'il est permis de se
souvenir du goût de l'Empire, c'est en présence de ce mo-
nument guerrier fondé par Louis XIV, et dont l'empereur
Napoléon était si fier.
— Il y a aussi de grands travaux à l'Hôtel-Dieu , qui cède
la pince à ces beaux quais, l'honneur de la ville. L'hôpital ne
perdra rien à se rendre ainsi à son devoir: il y gagnera une
eau plus abondante et plus pure, il y gagnera surtout les ma-
ladies qu'il engendrait autour de lui.
— En môme temps s'achève l'église de Sainl-Germain-
l'Auxerrois, vieille et sainte basilique, insultée, mutilée dans
un jour de folie et de délire par une troupe d'arlequins et de
giles ; nous les avons vus nous-mêmes, qui dansaient sur
l'autel, qui chantaient du haut de la chaire chrétienne les chan-
sons de l'orgie, qui arrachaient de leurs tombeaux de marbre
ou de pierre, les vieux magistrats, les saints évoques en-
terrés dans celte église. Profanation singulière et incroyable,
faite sans colère , en riant , un jour de carnaval , et comme
s'il se fût agi de danser un galop infernal chez Musard ! Bien
plus, c'est Musard , c'est le bal masqué , qui a empêché que
l'église ne fùl ce jour-là renversée de fond eu comble. Le
peuple n'eut pas le temps de briser ces hautes murailles et
de jouer avec les ruines amoncelées. Il avait en môme temps,
et le même jour, l'évôché à démolir, l'archevêché à saccager
et le bœuf gras qui passait sur le Pont-Neuf : c'était trop de
besogne pour un jour.
— Le Palais-dc-Justice ne sera pas moins favorable à son
voisinage, que l'Ilôtel-de-Ville ; il a pris, lui aussi, toutes ses
aises, il va renverser des rues entières qui l'obstruaient. Il
s'est donné de l'air et du soleil autant qu'il en avait besoin ,
si bien que ce quartier va être assaini à son tour. Il faut donc
que les romanciers se hâtent d'étudier ces restes délabrés
du Vieux Paris, et de s'extasier devant ces masures aux portes
étroites, aux fenêtres basses, aux pignons prolongés dans la
rue , véritables cavernes des huissiers et des procureurs de
l'an de grâce 1439. Déjà même, non contents de ses embel-
lissements intérieurs et extérieurs , le Palais-de-Justice se
prépare à jeter deux nouveaux ponts sur la Seine. Ce sont
là d'excellents et utiles travaux , dont nous ferons l'histoire
complète quelque jour.
— Silence ! retenez votre haleine , l'Académie des inscrip-
tions et belles-lettres est assemblée par ordre du ministre de
l'intérieur ! Silence, l'Académie compose ! Elle compose une
inscription pour cette triste colonne de Juillet, qui sera comme
la parodie incomplète de la colonne de la place Vendôme !
Silence! le monde est attentif: l'histoire s'apprête à graver
cette inscription célèbre sur ses tablettes d'airain ; le peuple
pst aux portes qui prête l'oreille, attendant ce qui doit veuir.
Peuple! enfla s'ouwe la porte du sanctuaire; l'inscription
est accomplie , écoutez-là tous avec respect:
A LA GLOIRE
OES CITOYEN! FRANÇAIS
QCI s'armèrent ET COMBATTIRENT
l'OI'B LA DÉFENSE DES LIBERTÉS PIIILIOI ES
DANS I .ES MÉMORABLES JOI'HNÉES
des 27, 2S et 2!) juillet 1830.
Au premier abord, vous autres bonnes gens, vous ne devinez
guère pourquoi donc il a été nécessaire de convoquer l'Aca-
démie des hueHfHon* el bettes-lettres , à cette fin d'en obtenir
la susdite inscription :
A LA GLOIRE
DES CITOYENS FRANÇAIS
QLT S'ARMÈRENT ET COMBATTIRENT, etc.
Et vous pensez que , sans être un grand académicien . le
premier venu en eût fait autant. Que vous êtes bien dans une
grave erreur, mes maîtres! et que vous êtes cruellement in-
justes pour cette illustre Académie des inscriptions et belles-
lettres ! Vous croyez donc que cela est facile d'écrire sur l'Obé-
lisque de Luxor : Obélisque de Luxor , élevé par M. Lebas ,
officier de ta Légion-d' Honneur ; vous croyez que cela ne coûte
rien d'écrire sur la colonne de Juillet: Colonne de Juillet ! V ous
êtes des ignorants el des ingrats, mes seigneurs. Encllel.
voici ce que le ministre de l'intérieur aura demandé à Irès-
baute et très-puissanle dame l'Académie des inscriptions cl
belles-lettres : une inscription composée ainsi qu'il suit : Lue
pelite ligne de neuf lettres, une seconde ligne de dix-neuf
lettres, une troisième ligne de vingt-cinq lettres, une qua-
trième ligne de trente-trois lettres, laquelle grande liane
devra être suivie par une autre ligne de vingl-ciuq lettres. Vou>
comprenez la difficulté : celle grande ligne de trente-trois,
lettres flanquée de deux lignes de vingt-cinq lettres, comme
cela était ingénieux ! quel grand problème à résoudre! elque
le ministre de l'intérieur a dû être fier d'avoir inventé cela !
Quant à la dernière ligne de l'inscription, l'Académie est
restée la maîtresse de la composer à son gré, pourvu cepen-
dant que cette dernière ligne n'effaçât pas,par sa dimension,
la ligne capitale de trente-lrois lettres. Ou lui laissait même
entendre qu'on eût été heureux d'avoir un pendant à la pre-
mière ligne, composé seulement de neuf lettres; mais la chott
paraissait si difficile, que nul n'osait l'espérer. Et vérital le-
ment il faut que la chose ait été impossible, puisque celte
savante Académie des inscriptions et belles-lettres ne l'a pat
tentée. Telle est l'histoire de cette inscription, qui fait le plus
grand honneur à la science contemporaine. Il est des aeaa
qui , à ce propos , ont osé regretter les inscriptions latiuo .
disant que le latin avait un certain caractère de durée qui
convenait parfaitement aux monuments publics, que la po-
pulace furieuse respecte souvent dans ses plus violents excès
ce qu'elle ne comprend pas; qu'il fallait tout prévoir, surtout
dans les jours de triomphe, et qu'un jour viendrait peut-être
où le mauvais français de l'Académie des inscriptions el beltes-
letires causerait la ruine de celle colonne de juillet, qu'une
bonne inscription latine eût sauvée. — Nous n'en voulons d'au-
tres preuves, disaient ces gens-là, que celle-ci : En 1 71)3 . ce
I/AKTISTK.
peuple qui brisait toute chose, depuis le trône jusqu'aux tom-
beaux , a respecté dans ses mutilations cruelles les beaux
vers latins dont le grand poète Sanlcuil a décoré, avec tant
de grâce et d'esprit, les principaux monuments de la docte
Montagne. Ainsi parlent ces gens-là ; mais ce sont des pé-
dants, d'affreux pédants qui ne seront jamais d'aucune aca-
démie, pas même de V Académie des inscriptions et belles-lettres.
Il en est d'autres, el ceux-là donneraient tous les vers de
Santeuil pour un bon article du National, qui soutiennent
avec quelque raison, que pendant qu'elle était en train de faire
de l'histoire, ce qui ne lui arrive pas toujours, Y Académie des
inscriptions aurait bien pu rappeler que si cette malheureuse
colonne de juillet est élevée à la gloire de tous, elle est aussi
élevée à la mémoire de quelques-uns, de ceux qui sont morts
à la tâche. Pauvres victimes! qui n'ont pas plus joui de leur
gloire que s'ils eussent été vivants , et dont les ossements
épars au Louvre, dans les Halles, dans le Champ-de-Mars,
sur la place du Carrousel , partout, excepté dans le cimetière
des chrétiens , seront enfin réunis sous cette colonne de juil-
let ! Ce n'est pas le cas de dire : que la terre leur soit légère !
Mais enfm on demande pourquoi donc dans cette inscription
monumentale, il ne sera pas question des héros ensevelis à
cette place. A cela , V Académie des inscriptions et belles-let-
tres peut répondre qu'elle n'a pas eu assez d'espace, qu'elle a
suivi la ligne qu'on lui a donnée, et qu'elle eût fait volontiers
cette épitaphe , si M. le ministre de l'intérieur lui avait ac-
cordé seulement trois lignes de plus, de neuf à vingt-cinq let-
tres.— Tout ceci vous apprendra , je l'espère, à ne pas juger
trop légèrement les inscriptions de l'Académie des inscriptions.
— Voulez vous maintenant des nouvelles de la littérature
et des beaux-arts? elles abondent de toutes parts ; nous avons
eu enfin, depuis plus d'un an que nous les attendons, des
nouvelles de plusieurs beaux tabeaux de l'exposition der-
nière. Le lableau de M. Marquet, saint Luc écrivant son évan-
gile sur les ruines des temples païens, a été accordé à la ville
de Rennes, qui sera bien fière et bien heureuse; le tableau
de M. Long , Ugolin , comte de la Ghérardesca , est adressé
au musée de Toulouse ; le lableau de M. Champmarlin, la
Charité, est attendu impatiemment par la ville de Bar, qui
en veut décorer la grande salle de son hospice ; le saint Jean,
du même auteur, a été placé dans l'église Saint- Roch, dans
la chapelle des fonls baptismaux, avec tous les honneurs qui
lui sont dus. Voilà pour la France. A Londres, le célèbre
peintre anglais John Martinn, cet homme qui fait si noir et dont
on admire sur parole les invenlions nébuleuses, a terminé un
tableau qui représente le couronnement de la reine Victoria.
Dans ce tableau , la jeune reine est occupée à ramasser le
comte de Koss qui fait un faux pas ; c'est là une singulière
idée pour un couronnement ! — Autre histoire de tableau : c'est
une marchande de bric-à-brac , qui , armée d'une éponge, re-
trouve un tableau perdu du Poussin. A ce sujet , les connais-
seurs se récrient qu'ils reconnaissent la Vierge aux Roses,
qu'ils n'ont jamais vue. Ils disent que Poussin en parle dans
une lettre. Dans quelle lettre?.. En môme temps, ils accablent
d'injures ce pauvre marquis de Pardaillan. C'est lui, disent-
ils, qui, pour se venger du Poussin, avait fait couvrir celte toile
d'un ignoble barbouillage. Marquis de Pardaillan , sois mau-
dit! Mais cependant, avant de le maudire, ce pauvre marquis ,
ne serait-il pas beaucoup plus simple de s'informer quel besoin
il avait de se venger du Poussin? quel intérêt il avait à se
priver si maladroitement d'un chef-d'œuvre , comme parait
être la Vierge aux Roses? et enfin, pourquoi donc, s'il voulait
à toute force se venger, il n'aurait pas tout simplement
anéanti à tout jamais et la Vierge el les roses? On ajoute, pour
rendre l'histoire plus vraisemblable, qu'un prince russe s'est
rencontré qui offre cinquante mille francs du susdit Poussin.
Nous aurions été bien étonnés, à ce propos, de ne pas voir
arriver le susdit prince russe et ses cinquante mille francs .
dont on ne veut jamais.
— On a parlé d'une Histoire de Napoléon par Déranger, rien
n'est plus vrai ; le grand poëte qui a si bien compris la gloire
impériale et qui lui a donné celte immense popularité que le
poëte partage avec le héros, s'est enfin décidé à quitter le vers
pour la prose, el le couplet chanté pour l'histoire. La tentative
est hardie, et le résultat en sera à coup sûr plein d'intérêt. Dans
ce travail , qui lui présentera de grandes difficultés, et dans
lequel la plume même de M. Thicrs ne sera pas trop bonne .
Béranger s'est fait aider par l'ancien rédacleur du Globe .
M. Pierre Leroux , un de ces esprits sérieux et mécontents
qui auraient réussi très-fort, s'ils avaient parfois daigné s'hu-
maniser jusqu'à parler la langue vulgaire. Au reste , vous
aurez bientôt un échantillon de celle Histoire de Napoléon.
Déjà la préface est écrite; et dans celte préface, l'auteur
explique avec un rare bon sens, une bonhomie excellente
qui n'a rien déjoué, comment et pourquoi il entreprend cette
histoire , lui le poëte de la grande armée , lui qui a chanté
depuis l'Empereur jusqu'à la canlinière. C'est bien le cas de
répéter les paroles solennelles de Tacite : Summum opus ag-
gredior.
— Qui le croirait? M. Dupin l'alné , le procureur-général,
l'illustre el ardent orateur, qui, l'autre jour encore , écrivait
l'histoire du président Dupincn personne, souslafigurcdu pré-
sident Guy-Coquille; eh bien ! il oublie un instant les grandes
affaires , les deux ou trois fauteuils qu'il occupe avec tant de
gloire, pour s'occuper uniquement, je vous le donne en cent,
je vous le donne en mille, des poésies de maître Adam, le
menuisier de Nevers. M. Dupin a retrouvé quelques poésies
égarées de ce chansonnier trop loué par Voltaire, il a re-
trouvé même le porlrait du menuisier de Fîcvers, et mainte-
nant M. le procureur-général est en train de publier ces deux
découvertes. Singulière occupation littéraire, dans une posi-
tion pareille! Que dirait le premier président Matthieu Mole?
que dirait M. le chancelier d'Aguesseau ? que dirait le savant
historien, M. de Thou ? Mais voici bien une autre nouvelle ! en
même temps qu'il compose sa mercuriale de rentrée, M. Dupin
est en train d'écrire pour l'Académie-Krançaise , l'éloge du
dernier duc Manciui-Nivernais, espèce de r'Iorian bâtard,
dont les bouquets à Cbloris et les petits vers ne valent pas
certainement le grave honneur que lui fait là M. le procureur-
général. C'est cependant là un cas prévu par le poëte Horace :
Il est doux de faire des sottises en temps et lieu -.Dulceesldesipen
in loco.
— Autres nouvelles : le conseil général du département de
la Charente approuve beaucoup le projet d'un ingénieur qui
propose de pratiquer un tunnel sous la Charente, près deRo-
chefort. A quoi sert donc l'exemple du tunnel sous la Ta-
mise ? On prétend qu'une fois achevé , ce tunnel ne sera plus
bon qu'à montrer aux curieux pour de l'argent; chose Irisle.
78
L'ARTISTE.
en effet , un pareil monument qui s'enfonce sous la terre
eomme une fosse creusée pour les morts! Chose triste, un
pareil chemin sans soleil, sans verdure, sans paysage, où
l'eau dégoutte comme dans un cachot, où vous entrez avec
effroi , où vous marchez avec terreur I A coup sûr, la terre
n'est pas faite pour être sillonnée ainsi par ces taupinières
industrielles, où l'homme ne pénètre qu'en rampant, où toute
tète se doit courher, quelle que soit sa hauteur. Tant qu'il y
aura quelque chose à faire sur la terre , gardez avec soin,
pour l'cnihcllir comme il convient, vos maçons , vos trésors,
vos grands architectes. L'Évangile l'a dit : // ne faut pas met-
tre la lumière tous le boisseau , l'homme sous le tunnel. Vous
voulez franchir la rivière; qui vous empêche? Vous avez la
rame qui brise la vague, la voile qui fait du vent un esclave,
le pont de granit qui jette ses arches hardies dans les pro-
fondeurs du fleuve, le pont en fil de fer qui se balance gra-
cieusement dans les airs. Encore une fois, ne nous parlez pas
de vos horribles tunnels; c'est une extravagance sans exem-
ple , sans excuse , surtout lorsqu'on peut faire autrement.
— Quand nous vous disions , à propos du daguérotype ,
qu'un temps viendrait où ce bel instrument donnerait la gra-
vure exacte de l'image qu'il reproduit, nous ne pensions pas
être si près de la vérité. Voici déjà qu'un jeune et savant doc-
teur en médecine, M. Alfred Donné, a reproduit sur le pa-
pier plusieurs copies de cette gravure nouvelle , qui com-
plète au-delà de tout ce qu'on pourrait dire, l'invention de
M. Daguerrc. Quelle joie est-ce là de savoir qu'enfin nous al-
lons tous être appelés à notre tour, les uns et les autres, à
jouir des résultats du daguérotype! Cette copie isolée des
plus beaux aspects de la nature , elle va désormais apparte-
nir à tous et à chacun. L'invention de M. Donné mérite ,
à ce titre, toute notre reconnaissance et tous nos éloges.
Nous avons sous les yeux les premières gravures qu'il a ob-
tenues , et bien que ces gravures n'aient pas encore atteint
toute la netteté, toute la pureté du dessin primitif, toujours
faut-il reconnaître que la découverte nouvelle est en bon
chemin. Au reste, pareille découverte ne nous étonne pas
de la part d'un homme comme M. le docteur Donné. Il y a
déjà longtemps que l'Académie des Sciences l'a reconnu
pour un habile et curieux investigateur. 11 est un des pre-
miers qui se soient servis du microscope au plus grand avan-
tage de la science; et avec cet instrument, dont il a plus que
double la puissance, il a marché de découverte en décou-
verte , retrouvant même dans la corruption , même dans la
mort , les germes les plus puissants de l'existence et de
la vie. Voilà donc une science nouvelle heureusement
commencée , et tenez-vous pour assuré qu'elle n'en restera
pas là.
— L'Académie des Beaux-Arts avait été chargée par M. le
ministre des affaires étrangères de désigner deux artistes pour
accompagner, le crayon à la main, M. le chargé d'affaires
en Perse. C'était là, à vrai dire, une bien petite besogne pour
l'Académie , d'autant plus que ces Messieurs , retranchés dans
leur dignité, ne savent guère quels sont les jeunes talents, en
dehors de l'Académie, les plus capables d'accomplir ces péril-
leux voyages. M. de Déniidoff avait donné en ceci un grand
exemple que M. le président du conseil aurait dû suivre. Quand
M. de Déniidoff entreprit son grand voyage dans la Russie
Méridionale, qui a produit un si beau livre , il ne s'amusa pas
à consulter l'Académie sur le choix d'un dessinateur; il s'a-
dressa (oui simplement à Itaflel. et s'il en avait connu un plus
digne, il l'eût choisi. Certes, l'Académie, qui croit s'y con-
naître, n'eût jamais songé à choisir Itaffet et à l'indiquera
M. de Déniidoff. Plusieurs concurrents se sont présentés pour
ce voyage en Perse. Il s'en serait présenté un plus grand
nombre , n'était la mesquine rétribution du ministre : dix
francs par jour pour tous les fiais d'un pareil voyage!
MM. Coste, architecte, et Eugène lïandin, peintre, ont été
choisis par l'Académie.
— Le corps de M. Lafon. ramené de si loin par son fils en
deuil, est arrivé à Paris cette semaine ; la tristesse a été gé-
nérale parmi les amis de cet artiste excellent. Les dernier*
devoirs lui ont été rendus dans l'église de Saint-Itoch , sa
paroisse , et tous les grands noms dans les arts et dans les
lettres s'étaient fait un devoir d'assister à cette triste céré-
monie, en l'honneur d'un homme dont ils aimaient à bon
droit le caractère et le taleut. Ou a beau parler de la jalousie
et de la mauvaise humeur des artistes entre eux, toujours
faut-il reconnaître que dans ces occasions solennelles où l'un
d'eux est frappé de quelque malheur imprévu, ils se retrou-
vent tous au même rendez-vous de deuil, animés de la même
douleur , et faisant à leur façon , c'est-à-dire à la façon de*
grands artistes, l'oraison funèbre de celui qui n'est plus.
— Ceci vaut bien les ovations ridicules dont il est parlé de
temps à autre à propos de quelques artistes vivants , et dont
nous lisons la relation dans les feuilles les plus graves.
Par exemple, les journaux racontent, et sans rire, qu'une
cautalrice de l'Opéra allemand de Vienne, Mlle Jenny Lulzer.
a chanté la Juive sur le Ihéàlre naissant de Pesth, en Hongrie;
et tel a été l'enthousiasme des bons habitants de Pesth , qu'ils
se sont précipités sur les pas de la cantatrice , qu'ils se sont
attelés comme des chevaux à sa voiture, qu'ils l'ont recon-
duite jusqu'à son hôtel, et qu'arrivés à sa porte , ils lui ont
tendu les mains comme autant de mendiants sollicitant une
relique de la Diva. Elle alors , bonne déesse , leur a jeté les
plumes de son chapeau; et comme ces fanatiques criaient:
encore! encore! elle leur a jeté à la tête les bonnets de se>
femmes de chambre. La foule s'est retirée emportant cet
grotesques reliques sur son cœur. Puis, les mêmes journaux,
qui racontent sans sourciller de pareilles niaiseries, insul-
teront les courtisans de Louis XIV, pour avoir salué trop bas
celle grande Majesté. — Le même jour où l'on proclamait si
haut le triomphe de Mlle Jenny Lulzer, on versait des larmes
sur le fanatisme des femmes du dernier rajah de l'Inde, qui
se sont jetées sur le bûcher de leur époux. Nous sommes
loin d'approuver ce trisle usage ; mais cependant, si vous
trouvez juste et raisonnable que toute une population d'hon-
nêtes gens se précipite avec cette avidité sur les rubans des
femmes de chambre de Mlle Jenny, pourquoi donc trouvez-
vous si étrange que, selon l'antique usage, et comme leur re-
ligion l'ordonne, les femmes de Hunjet-Singh se précipitent
sur le bûcher de leur époux?
— Parlcz-nousdeHuhini.qui vient de fareson entrée triom-
phale à Paris, tiré par huit du vaux tic poste! Piubini a été
bien honnête de ne pas en mettre douze pendant qu'il était
en train. Le théâtre de Hubini se prépare. Mlle Ciulia
Grisi ne chantera pas celle année, et pour cause; mais
vous aurez le début de Mlle Pauline Garcia. Fasse le ciel
L'ARTISTE
qu'elle chante plus juste sur la scène que dans le monde, et
qu'elle n'abuse pas trop du souvenir récent de sa sœur ! Ce-
pendant l'administration du Théâtre-Italien, renonçant à par-
tager la salle de l'Opéra, préparc la salle de l'Odéon pour la
rentrée du 1" octobre. Ces préparatifs ont été si loin que
administration se mettait en mesure d'entourer de planches
toutes les galeries du théâtre. Déjà même on avait signifié
par huissier, aux infortunés locataires des galeries, qu'ils eus-
sent à déguerpir le25de ce mois. C'étaient là autant de gens
ruinés sans ressources. La désolation était générale dans le
quartier du Luxembourg; lorsqu'une vois qui a quelque crédit,
s'est élevée pour démontrer combien c'était une chose odieuse
et inutile de murer un pareil monument, de sacrifier des
existences acquises à la commodité de quelques laquais de
grandes maisons. La réclamation a été entendue. Le com-
merce des galeries de l'Odéon a été respecté, et, Dieu merci!
c'est bien assez insulter le monument que d'avoir entouré,
comme on l'a fait, les colonnes de la façade, d'un rang de
planches qui font ressembler ce monument à un tombeau.
— Dans notre énuraération des travaux publics, nous avons
oublié la fontaine de la place Richelieu, exécutée parMM.Vis-
conti elKlagmann. Au milieu d'un bassin polygone s'élève un
piedouche en belles pierres de liais polies. Sur ce piedou-
che sera placée la grande vasque , portée elle-même par
des enfants à cheval sur des dauphins.
Au-dessus de la grande vasque et aux quatre coins, deux
naïades et deux fleuves rempliront ce bassin d'une eau qui
s'efforcera d'être abondante et pure. Le tout sera surmonté
d'une grande figure allégorique, et composera un monument
dont nous parlerons plus en détail.
— Quant au monument de Molière dont nous avons souvent
parlé, et dont nous parlerons souvent encore, tant qu'il ne
nous sera pas bien démontré que ce grand nom, illustre entre
tous les noms de l'Europe littéraire, n'aura pas été invoqué
en vain, par l'avarice du conseil municipal, ce monument est
encore une question jusqu'à ce jour; on n'a songé qu'à placer
une statue quelconque au sommet de cette fontaine qui est en
ruines, et qu'il faut reconstruire. Cette fontaine, on la voulait
adosser tout simplement contre l'horrible muraille d'une
maison étroite et mal construite, qui est restée à nu par la
démolition de la maison qui masquait la rue du Hasard. Ceux
qui n'ont pas vu ce mur difforme, déjeté, sale, hideux, ne
pourraient jamais se figurer qu'on ait jamais songé à adosser
un monument quelconque contre une pareille masure. Il fau-
dra nécessairement, si cette maison est respectée, cacher ce
pignon disgracieux et même prolonger le monument plus
haut que les cheminées. Or, il s'agit d'une muraille très-
élroite, et quoi que fasse l'architecte, son monument ressem-
blera toujours à une immense pierre funèbre du Père-La-
chaise, destinée à inscrire les épitaphes de toute une géné-
ration. Ce que voyant, les enthousiastes de Molière et les
partisans des monuments de celte grande ville, qui veulent
qu'on varie enfin cette rue de Richelieu, encombrée pres-
que entièrement par la Bibliothèque Royale, ont proposé tout
simplement d'abattre la susdite maison, afin que le monument
projeté ne fût pas sujet à reculement plus tard. Dans ce nou-
veau projet, où la raison et le bon goût trouvent leur compte,
voici ce que propose l'architecte M. Viscouti : Vous achetez
la maison, vous la jetez bas, vous donnez au monument de
Molière la moitié de cet emplacement. Sur la seconde moitié
de ce même emplacement vous élevez une maison riche, élé-
gante et dont l'architecture soit cri harmonie avec le monu-
ment projeté. De cette façon, vous n'avez plus un trisle pla-
cage sur une muraille qui doit crouler. Le sculpteur est à
l'aise aussi bien que l'architecte. Le monument s'élèvera
dans l'alignement de la rue, il ne luttera pas de hauteur avec
des cheminées fumantes, il ne sera plus appliqué, comme une
devanture de boutique, contre une maison difforme. En un
mot, ni l'archictectc, ni le sculpteur, ni le conseil municipal,
n'auront plus aucun prétexte pour ne pas construire à cet en-
droit de la rue, un monument tout à fait digne de cet enfant
de Paris nommé Molière, illustre et excellent génie auquel
pas une nation de ce monde ne peut rien comparer.
— Celte même semaine , M. Polonceau, plus célèbre pour
avoir inventé un mauvais bitume, que pour avoir construit
le beau pont de la Concorde, a proposé de replacer sur lee
tympans du pont d'Iéna les aigles que l'Empereur y avait
fait placer. C'est une nouvelle tout comme une autre, mais il
nous semble que M. Polonceau, qui a travaillé activement à la
belle route du Simplon, pourrait employer plus utilement
celle immense activité d'esprit dont le ciel l'a doué.
— La fin de la semaine a été attristée par la nouvelle de
l'incendie de la caserne de Nantes. Les détails en sont affreux,
et celte fois, comme toujours, ont été donnés de grands exem-
ples d'abnégation et de courage; mais ceci n'est pas de notre
compétence. Nous sommes les historiens des beaux-arts, et
s'il n'y avait pas eu des hommes morts à cet incendie , nous
aurions pu dire : Ce n'est rien, c'est une caserne qui brûle,
c'est un vieil entrepôt qui s'écroule , c'est de l'ouvrage pour
les architectes et les maçons.
— Vous aurez remarqué aussi les découvertes de M. Te-
xier dans son trajet de Smyrne à Conslantinople; sa belle
halte dans le temple d'Ephèse, brûlé par Eroslrate, renversé
par un tremblement de terre ; admirable amoncellement de
chefs-d'œuvre où se retrouve, dans toute sa vérité, l'art athé-
nien. Ces ruines sont faciles à découvrir, elles sont chargées
d'inscriptions et de bas-reliefs; elles sont remplies de sta-
tues; elles appartiennent à qui les veut prendre. En 1814.
le prince régent d'Angleterre acheta , au prix de 475,000 fr.,
les marbres de Phigalie. dont la description est contenue
dans le grand ouvrage sur l'expédition de Morée. Nous autres,
nous aurions à bien meilleur marché les fragments du temple
d'Ephèse; mais nous sommes de pauvres connaisseurs; quand
nous achetons , nous achetons au hasard , et nous payons des
prix fous, des choses sans nom, de prétendus tableaux es-
pagnols qui obstruent inutilement les galeries, un obélisque
de Luxor qui a coûté quatre millions. Quatre millions un
morceau de pierre que nous trouverions tout fait dans les car-
rières de Montmarlre ! A ce propos , nous avons eu l'autre
jour une fausse joie. On disait que le feu du ciel était tombé
sur l'obélisque, que le tonnerre avait réduit en poudre ce
fragment muet de la vieille histoire, et qu'une fois encore il
n'y avait plus rien sur l'emplacement de cet horrible écha-
faud où le roi Louis XVI porta sa lêle royale et innocente.
Nons avouons, pour notre part, que la nouvelle nous trouva
peu affligés. Celte pierre placée là n'a pas de sens ; elle jette
une ombre médiocre sur l'arc de triomphe qui l'absorbe ; clic
interrompt d'une façon désagréable ce vide immense cl solcn-
HO
L'ARTISTE.
nel. Nul ne peut dire, à la honte de ce siècle , ce qui est
écrit sur les parois de ce bloc inerte. Il a remplacé un monu-
ment sérieux de repentir et de respect, auquel avaient droit,
à cette même place, le roi et la reine de France, et cette
sainte qui est au ciel avec eux , Mme Elisabeth , égorgés par
des cannibales. La difficulté a été tranchée par l'obélisque,
mais non pas sauvée. On a voulu qu'il y eût quelque chose
là qui ne fût pas un souvenir, comme si la chose était pos-
sible. Donc, à la grâce de Dieu ! mais cependant qu'aurait-on
lit si le tonnerre , qui s'est tu le 21 janvier, avait réduit en
poudre l'obélisque de Luxor?
Eu fait de nouvelles, la plus étrange, la voici : madame
Sand a fait recevoir, au Théâtre-Français, un grand drame
en cinq actes, avec prologue. Ce drame a été reçu à la ma-
jorité que voici : huit voix pour la réception, trois voix en
correction ; il a été refusé par trois t'oi'x.Nous dirons lesquelles
de ces voix avaient raison.
VARIETES : Réouverture. — L'Amour , comédie en Irois actes,
mêlée de chants, par M. RosiEn.
'amoir, l'esprit, la beauté ou l'or, ces qua-
tre moyens étant donnés, lequel gagnera le
mieux un cœur de femme? Telle est la ques-
tion délicate et tout à fait digne d'une cour
jd'iimour, que M. Rosier s'est posée, qu'il a
' développée dans sa nouvelle comédie, et ré-
solue en faveur de l'amour. Nous sommes tenté de dire comme
Thomas Diaforus : distinguo; dans ce qui ne regarde pas la
possession, concedo ; mais dans ce qui la regarde, nego. En
effet, il n'est que trop vrai que les femmes s'achètent; de
bonne heure on les vend à un mari, si bien qu'elles prennent
l'habitude de se regarder comme une marchandise, ou du
moinsassez souvent elles ne se reconnaissent de valeur qu'au-
tant qu'on met la fortune à leurs pieds. La plus triomphante
des femmes est celle pour laquelle se dépense le plus d'or.
L'amour, l'esprit, la beauté, peuvent séduire, entraîner un
moment les femmes; mais en général c'est l'or qui les ac-
quiert; c'est l'or qui assure leur possession. Les autres mé-
rites ne font que la dérober. Il en était autrement sur les
bords du Lignou; dans ce temps pastoral, l'amour récompen-
sait l'amour :
Si qu'un bouquet donne d'amour proronde,
C'était donner toute la terre ronde.
Cet âge heureux n'est plus; il s'agit bien d'un bouquel
vraiment! La moindre figurante du boulevart consomme à un
galant homme de prodigieuses jardinières renouvelées tous
les jours, non pas des Grecs, mais de la marchande de fleurs
du coin.
M. Hosier a formulé sa théorie d'une façon un peu trop gé-
néreuse, mais avec tant d'originalité qu'il s'est fait pardonner
des opinions si excentriques. M. hosier a malheureusement
trop d'esprit : il en fait abus ; et ce défaut, ou plutôt l'excès
de celte qualité, rend souvent ses pièces trop étincelantes.
C'est de l'escrime à coup d'épigrammes. Chaque personnage
est prompt à la rispotc; pas un ne dira comme le bourgeois
gentilhomme à Nicole : Tu me pousses en tieree avant de me
pousser en quarte, et lu n'as pas la patience que je pare. Ils sa-
vent se protéger contre les coups qu'on leur porte, et s'a-
museulà de brillantes feintes pour éblouir les yeux. C'est à
l'école de Beaumarchais que M. Rosier s'est instruit : il sem-
ble avoir toujours présente à l'esprit la scène où Figaro et
Basile ne se ménagent pas de dures vérités. Son héros n'est
qu'un autre Figaro, luttant contre trois Almaviva à la place
d'un seul. Il serait temps que M. Rosier en finit avec Beau-
marchais, qui lui jouera de mauvais tours : il a assez de va-
leur en lui-même pour n'imiter personne.
La nouvelle salle du théâtre des Variétés a été décorée avec
soin par MM. Séchan, Feuchère, Dielerle et Despléchin, les
décorateurs habituels de l'Opéra. Jamais elle n'a été plus co-
quette et plus riche. Odry et ses saltimbanques ne se recon-
naîtront plus. Ils croiront avoir fait un rêve des Mille et Une
Nuits.
La pièce de M. Rosier, V Amour , a dignement inauguré ce
temple. Le début de Lafont ajoutait à l'intérêt qu'on a tou-
jours accordé aux Variétés, théâtre amusant, consacré par le
rire de plusieurs générations. Lafont, acteur plein d'intelli-
gence et de goût, ne pouvait manquer de réussir. Il est du
petit nombre de ces acteurs qui ont leur place marquée par-
tout. Mlle Meyer, autre transfuge du Vaudeville, a paru fort
piquante; MlleQuaisain, fort distinguée; niais Mlle Flore, qui
se sentait sur sou terrain, a eu particulièrement les honneurs
de la soirée. Cazot possède une excellente figure comique,
qui produit toujours son effet. N'oublions pas Brindeau; il a
montré de la chaleur. Citons surtout Robert Kemp , jeune
acteur, qui a déployé beaucoup d'aisance et de bon ton, cl qui
a eu tort de quitter la Comédie-Française , où il reviendra
certainement. Il vient encore d'entrer à ce théâtre une de
nos plus charmantes actrices, Mme Crécy ; à la bonne heure !
IIippolyte LUCAS.
Typographie de Lacrampe el Comp. , eue Damiellc, S. — Fonderie de Thorer, Virer et Moret.
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■
L'ARTISTE.
81
DES E1TY0IS DE HOME.
TUS, £(3TC3?TW1I\
! des Beaux -Arls s'est rangée à
notre avis, autant qu'il était en elle, dans
le jugement du Concours de Peinture ; nous
en félicitons l'Académie, car si
elle a été inconséquente avec son
passé en couronnant un ouvrage
aussi excentrique à ses doctrines
que le tableau de M. Hébert, elle a consacré une heu-
reuse innovation en reconnaissant le mérite de ce travail
et en lui décernant le grand prix ; elle s'est rangée à notre
avis, disons-nous, autant qu'il était en elle, car elle ne
pouvait, en donnant deux premiers prix, mettre le
deuxième candidat au même rang que M. Hébert , parce
que la pension accordée par le gouvernement aux élèves
couronnés par l'Académie est une somme invariable, qui
ne peut être ni augmentée ni diminuée; en sorte qu'on
ne peut donner deux grands prix à l'École qu'autant qu'on
s'est abstenu d'en décerner un l'année précédente. Ainsi
un seul candidat pouvait être envoyé à Home , et dans ce
cas l'opinion publique désignait trop énergiquement
M. Hébert, pour qu'il fût possible d'en choisir un autre.
D'un autre côté , chacun des trois candidats les plus
rapprochés du prix par le mérite de leur peinture, ayant
déjà obtenu une deuxième couronne qui , en vertu du
règlement, ne peut se donner deux fois au même élève,
il a fallu leur passer sur le corps et aller chercher un
quatrième concurrent, qui n'a en réalité obtenu que le
linquième rang, pour lui donner le second grand prix.
2' SÉRIE , TOME IV, Ge LIVRAISON
Tandis qu'à travers toute cette complication de cir-
constances l'Académie se ralliait à nos idées pour ju-
ger du Concours de Peinture , elle appréciait également
la justesse de nos observations sur l'insuffisance de l'en-
seignement accordé à l'Ecole aux élèves d'architecture ,
et pour y répondre elle a fait insérer dans les journaux
l'avis officieux de la réouverture du cours de mathéma-
tiques de M. Courtial, qui commencera, à l'École des
Beaux-Aris, le lundi C janvier 18-VO. On annonce en même
temps que les connaissances exigées des élèves pour le
premier degré d'examen sont : 1° l'arithmétique ; 2ula géo-
métrie élémentaire ; 3° l'algèbre , compris la résolution
des équations du premier et du second degré; 4° la géo-
métrie descriptive dans toutes ses parties : on insistera
particulièrement sur les contacts des surfaces , leurs in-
tersections et leur raccordement. Cet avertissement ne dit
rien du second ni du troisième degré d'examen; mais ils
devront, à en juger par celui-là, envelopper l'universalité
des connaissances mathématiques. Voilà certainement de
la science autant qu'il en faut pour fermer la bouche au
critique le plus déterminé : nous nous permettrons ce-
pendant de faire observer que nous n'avons jamais ré-
voqué en doute l'existence du cours et des examens de
mathématiques à l'École des Beaux-Arts. Ce que nous
avons nié , c'est la réalité des connaissances que l'on
semble exiger des élèves. Si véritablement ces connais-
sances sont exigées à l'avenir, nous ne pourrons qu'ap-
plaudir à une pareille innovation ; nous ferons remar-
quer seulement que si ces exigences étaient sérieuses,
il y aurait peu de professeurs qui se trouveraient di-
gnes d'assister aux leçons qu'ils donnent à leurs élèves.
Mais il est temps d'en venir à l'exposition des envois
de Borne. Nous commencerons par louer sans réserve le
paysage de M. Buttura. Les lauréats de la villa Médicis
ne nous avaient pas accoutumés à des études aussi con-
sciencieuses, à une manière aussi large , à un sentiment
aussi élevé , à une interprétation aussi intelligente des
beautés de la nature italienne. C'est une vue prise dans
les environs de Subiaco, une vue de ce fameux val d'En-
fer où saint Benoît est allé cacher sa retraite , pour
dérober au monde le secret de sa pénitence. C'est un ra-
vin profond , dans une vallée perdue entre des monta-
gnes vigoureusement accidentées; à droite, quelques fa-
briques ombragées de beaux arbres, qui dominent un
grand plateau de verdure très-heureusement disposé;
plus bas à gauche, un autre plateau moins impor-
tant qui fuit dans l'espace; et, plus bas encore, un tor-
rent qui apparaît un instant entre les escarpements des
montagnes , et dont on devine le passage à travers leurs
sinuosités , bien loin encore au-delà de l'espace où le
regard ne peut plus le suivre : tout cela est si facilement
rendu , si heureusement trouvé , si largement compris ,
que nous nous sommes laissés aller au plaisir de le voir,
sans songer à nous demander si cela était bien ou mal ,
11
K2
L'AUTISTE.
si nous devions louer ou blâmer, sans songer môme
que nous étions là venus exprès pour en rendre compte.
Cependant, maintenant que nous ne sommes plus en
présence de cette peinture, il nous semble qu'elle man-
que généralement de finesse , et qu'elle aurait pu, cà et
là , être accentuée avec une énergie plus précise , plus
saisissante ; le ciel, particulièrement, ne nous a pas laissé
un souvenir aussi satisfaisant que le reste du paysage.
M. Buttura profite dignement des études qu'il lui a été
donné de faire en Italie, et son tableau de cette année
révèle des progrès qui dépassent de beaucoup tout ce
que nous connaissions de lui , et principalement son
paysage de concours , celui de tous ses ouvrages avec
lequel nous pouvons en faire plus facilement la com-
paraison.
Une comparaison de ce genre ne serait pas aussi favo-
rable à la peinture de M. Papety. Le tableau qui lui a
valu le prix est un ouvrage plus complet, et d'un effet
plus accentué que la figure d'étude qu'il a envoyée cette
année. Celte femme couchée est d'une couleur grise et
froide, d'une forme molle en môme temps qu'exagérée
en plusieurs endroits; elle manque généralement de
finesse aussi bien dans le dessin que dans la couleur.
Et pourtant c'est une gracieuse et élégante étude de
femme, quoique rendue avec une recherche moins sa-
vante que minutieuse. En effet, malgré le parti pris de ne
tenir compte ni de l'efl\:tni de la couleur, la peinture de
M. Papety ne manque pas d'un certain charme d'exécu-
tion qui la fait supposer, au premier coup d'œil , étu-
diée avec plus de sévérité, rendue avec plus de préci-
sion, qu'elle ne l'est en réalité. Le mouvement général
de cette figure est assez heureux, mais le mouvement
des hanches et le raccourci du bras gauche sentent la ma-
nière et la prétention ; cela peut être vrai sans doute, mais
cela n'est pas bien trouvé. Nous ne voyons pas pourquoi
les artistes ne s'attacheraient pas de préférence à la re-
cherche de la vérité la plus vraie, c'est-à-dire la plus es-
sentielle, la plus générale, plutôt qu'à celle de cette vérité
de hasard que présente accidentellement tel ou tel modèle,
dans telle pose ou tel mouvement. Certes, la double gibbo-
sité de M. Mayeux est d'une vérité incontestable, mais
c'est de la vérité de bas étage, bonne tout au plus à faire
rire dans une caricature grotesque, et qui ne peut avoir
rien de commun avec le grand art des grands artistes.
Les artistes supérieurs font vivre des types ; les hommes
ordinaires s'arrôtent aux bizarreries des organisations
particulières.
Nous reviendrons à la première occasion sur ce sujet,
qui est trop vaste et trop important pour être traité en
quelques lignes. On a tant parlé de vérité et de nature
depuis quelques années ; on a tant discuté sur ce sujet ,
à tort et à travers, qu'il serait temps enfin de tâcher
de s'entendre, et de déterminer pour cela ce que peut et
doit ôtre la véritk dans les arts.
Mais nous en étions à la figure de M. Papety, et nous
voulions seulement faire observer une chose, c'est que ce
n'est pas répondre, lorsqu'on reproche à une œuvre d'art
un vice essentiel d'harmonie, comme l'exagération du
mouvement des hanches de celte étude , ce n'est pas ré-
pondre que de venir dire : Le modèle a donné cela.
Eh ! tant pis pour le modèle , et tant pis pour vous
qui l'avez copié; le plus beau modèle n'est qu'un ac-
cident de la vitalité humaine , plus ou moins dé-
formé par les circonstances du milieu dans lequel il
s'est développé; tant pis pour vous si vous ne voyez
rien au-delà, et si vous ne cherchez pas le type, l'idéal
de votre figure dans un ordre de vérité plus élevé.
Nous insistons là-dessus à propos de l'étude de M. Pa-
pety, parce que c'est, à notre sens, la peinture la plus
sérieusement abordée qui nous soit venue de Rome celte
année. Cependant, les pieds et les genoux ne sont pas
suffisamment étudiés ; et, malgré le charme et la recher-
che avec lesquels la tôle et la poitrine ont été rendues ,
on y souhaiterait encore plus d'ampleur et de précision.
La figure du fond n'est qu'une malheureuse imitation de
la Vénus deMilo. C'est une chose certainement très-per-
mise que d'utiliser, dans la composition d'une œuvre
d'art , un mouvement , une pose , une action trouvée
par les grands artistes de l'antiquité. Raphaël et Poussin
l'ont fait avec succès; mais c'est jouer avec la massue
d'Hercule, comme disait Virgile quand on lui reprochait
d'utiliser quelques passages des poésies d'Homère , et il
faut ôtre hercule pour y réussir.
MM. Blanchard et Murât se présentent avec des ou-
vrages d'un caractère très-différent , et il y a une dis-
tance assez considérable entre le mérite de leurs compo-
sitions. Celle de M. Blanchard n'est qu'une étude assez
froide représentant Hercule qui reprend les bœufs que Ca-
cus lui avait volés; le Tobie de M. Murât, au contraire .
est un tableau arrangé avec grâce, et rendu avec une
certaine habileté pratique, suffisante pour faire passer
par-dessus bien des défauts , mais insuffisante pour pro-
duire un tableau de quelque énergie, de quelque vérité .
et de quelque puissance.
Nous avons rencontré cette môme habileté pratique
dans le travail de M. Roger. La Prédication de saint
Jean dans le désert est une de ces peintures sur les-
quelles il est fort difficile de se prononcer. Vous n'y
trouverez ni défaut choquant, ni qualités éminentes:
cela est sage , rangé, modéré , médiocre ; c'est de la
peinture qui s'entreprend sans passion , qui se poursuit
sans insomnie , qui se termine sans inquiétude ; les
qualités ordinaires y sont nombreuses. Le saint Jean est
heureusement disposé; les auditeurs sont assez bien
groupés , assez habilement rendus ; il y a des intentions
assez heureuses, soit dans leur expression, soit dans
leur attitude; mais tout cela est d'un calme, d'une sa-
gesse qui va jusqu'à la froideur; tout est fait de la mê-
L'ARTISTE.
«:i
nie brosse patiente et raisonnable ; tout cela est coloré
de la même couleur terne et sans vie ; et puis il n'y a
point d'air entre les figures; le paysage est aussi rap-
proché que les têtes. La figure couchée sur le premier
plan est maniérée et prétentieuse, et l'aveugle qui ar-
rive dans le fond, conduit par une jeune femme, n'est
pas bien trouvé dans la place où le peintre a jugé à
propos de le placer.
Quelques-unes des figures du tableau de M. Roger
prêtent à laprédication du précurseur du Christ une atten-
tion assez bien comprise ; mais l'expression de quelques
autres n'a pas été aussi heureusement rendue. La femme
accroupie tout auprès de saint Jean a dans Je regard le
vacillement somnolent de l'ivresse, bien plus que l'incerti-
tude du doute ; et puis tous les personnages ont le même
œil, dessiné de la même façon, qui regarde du même côté
avec la même expression. Saint Jean-Baptiste est heu-
reusement ajusté, comme nous l'avons dit; mais sa per-
sonnalité est complètement manquée ; ce n'est pas là le
mangeur de sauterelles de l'Évangile, ce n'est pas la voix
criant dans le désert. Cependant, il ne manque pas en
Italie de personnifications saisissantes de ce type extra-
ordinaire ; et dans Raphaël même , dans les ouvrages de
ce peintre si exactement vrai, si pur, si correct en même
temps, M. Roger eût trouvé la plus admirable et la plus
complète des figures de saint Jean-Baptiste que l'art ait
encore produites à notre connaissance : le saint Jean-
Baptiste de la Vierge au Donataire.
Mais Baphaël est si peu compris par les gens même qui
le citent le plus souvent et qui ont la prétention de con-
tinuer son école ! Allez donc reconnaître la Vision d'Ézé-
chiel du Sanzio dans le dessin qu'en a fait M. Bridoux,
et que probablement il va se mettre à graver dans le cou-
rant de l'année prochaine ! Nous avons vu de M. Bridoux
différents ouvrages dans lesquels le travail de gravure
était assez bien entendu ; et nous regretterions de lui
voir perdre son temps à reproduire son dessin de la vi-
sion d'Ezéchiel. S'il a réellement l'intention de graver
ce tableau , nous lui conseillerons d'en faire ou d'en
faire faire un autre dessin.
Pour avoir cherché bien haut la source de ses inspira-
tions, M. Jourdy n'a pas réussi à faire de son Christ re-
tirant des limbes les âmes des justes morts sans baptême,
autre chose qu'une esquisse aussi insignifiante que pos-
sible. On ne croirait jamais qu'il est allé demander un
sujet au quatrième chant du terrible poëme du Dante,
tant il l'a interprété d'une façon froide et molle. Les trois
Craces qu'il a copiées d'après l'un des pendentifs peints
par Raphaël aux voûtes de la Farnésine , sont plus con-
sciencieusement faites, et surtout rendues avec plus d'in-
telligence. Mais M. Jourdy est resté à une telle distance
de Raphaël, que sa copie suffit à peine à en rappeler l'ap-
parence ; ce n'est que la reproduction timide et commune
d'une œuvre des plus grandes et des plus énergiques.
La copie en marbre de M. Chnmbai t vaut mieux sous
plus d'un rapport; mais ce n'est pas encore là le Zenon
du statuaire de l'antiquité. Au reste, nous n'insisterons pas
davantage là-dessus ; c'est un travail ingrat et fastidieux
que celui d'une copie ; les grands artistes n'ont jamais
été, que nous sachions, des copistes Irès-renommês.
Il y a des gens qui n'aiment pas la tête d'étude de
M. Bonnassieux; elle a cependant des qualités éminentes,
et surtout elle se distingue par une franchise et une
netteté d'exécution très-remarquables. Nous voudrions
bien en pouvoir dire autant de son Mercure endormant
Argus. Le gardien de la fille d'Inachus est d'une nature
tellement obtuse et inintelligente dans le bas-relief de
M. Bonnassieux , que l'épouse de Jupiter n'aurait pas
donné elle-même une grande preuve d'intelligence en
confiant à un tel individu la garde de sa rivale. Mercure
n'est pas non plus le Mercure du mythe antique , le
Mercure d'Eschyle, si souple, si adroit, si cauteleux,
si rusé ; et puis la belle Io , Io changée en génisse par
Jupiter pour la soustraire à la vengeance de Junon. Io
n'est ni suffisamment , ni convenablement exprimée par
les deux cornes qui apparaissent sur le champ du bas-relief
à côté de la tête d'Argus. Oh ! M. Bonnassieux , quand
on veut traiter de pareils sujets , quand on veut donner
de la réalité aux idéalités que le génie d'Eschyle a fait
vivre et agir, il faudrait s'inspirer davantage des subli-
mes inventions du poëte , tâcher de pénétrer sa pensée ,
ou de comprendre au moins le caractère extérieur de ses
personnages. Car Eschyle, c'est la poésie faite homme,
c'est la profondeur de la pensée, c'est la netteté de l'in-
telligence, c'est la sublime élévation du génie, qui voit,
qui sent, qui exprime et caractérise avec une telle auto-
rité et une telle puissance, que l'empreinte indélébile de
son ongle de lion reste sur tout ce qu'il a touché. D'après
les autres, vous pouvez faire tout ce qu'il vous plaira :
mais Eschyle, le poëte tant de fois couronné dans les jeux
publics et tant applaudi au théâtre, celui-là nous le dé-
fendrons envers et contre tous, et nous ne souffrirons
pas qu'on nous le déforme, qu'on nous le défigure. Nous
l'aimons, parce qu'il est simple et naïf autant que pro-
fond et sublime ; nous l'aimons , parce que ses créations
vivent et palpitent, parce que sa pensée est sublime de
profondeur, sa forme sublime de pureté ; nous l'aimons,
parce qu'il vivait à l'aventure sa noble vie de poëte .
parce qu'il prenait peu de souci des graves intérêts d ai -
gent, qui occupent tant les grands génies de notre temps :
nous l'aimons parce qu'il avait le sentiment de sa dignité
et de son indépendance. Si Démosthènes lui reprochait
de ne pas mettre assez d'eau dans son vin : — Tais-toi.
buveur d'eau, répondait-il. Que Démosthènes boive de
l'eau , c'est justice : il fabrique tranquillement et ;i loisir
desdiscours polis dont les périodes léchées sentent l'huile .
Mais Eschyle , c'est le poète, le Vates, l'inspiré : il boit a
sa soif et travaille à ses heures : quand le démon lob-
H\
L'AIITISTE.
sèdc , quand l'inspiration déborde, il crée Prométhée ,
les Perses, ou les Suppliantes. Voilà le poëte que nous
aimons, parce qu'il fut le plus grand entre tous les poètes
de l'antiquité.
C'est à Eschyle aussi que M. Ottin a emprunté le
sujet de son bas-relief, Thésée terrassant Procusle; mais
il fallait produire d'abord un Thésée et un Procuste
auxquels la pensée pût reconnaître quelque vraisem-
blance, et non pas un Thésée tellement affadi, un Pro-
custe si décoloré, que l'esprit le moins exigeant ne sau-
rait s'en contenter. Le Thésée passerait encore, et, avec
un peu de bonne volonté, on finirait par y voir le héros
de la tragédie grecque ; mais Procuste, il n'y a pas moyen
de le justifier tel que l'a interprété M. Ottin : ce n'est pas
là le féroce tyran dont la jalousie cruelle est devenue
proverbiale. Le Procuste d'Eschyle inspire l'horreur et
l'effroi ; mais celui de M. Ottin fait naître des impres-
sions très-différentes. C'est une nature si bourgeoise,
si commune, si évidemment inoffensive, que, si un
pareil homme s'emportait jusqu'à la menace, on lui
rirait au nez et on lui tournerait le dos en haussant les
épaules.
Le sujet de M. Simart est encore emprunté aux poé-
sies d'Eschyle : c'est Oreste réfugié à l'autel de Pallas.
On nous avait annoncé une statue en marbre , et nous
avions entendu dire beaucoup de bien à l'avance de cette
ligure. Nous conviendrons que, malgré l'effet défavo-
rable que produisent généralement les succès promis à
une œuvre d'art, nous n'avons pas trouvé l'Orestc de
M. Simart, bien qu'il n'en ait exposé que le plâtre, in-
férieur à ce qu'on nous en avait dit. C'est une belle statue
pleine de mouvement et d'élégance , dont la pose exprime
bien la pensée de l'auteur. Peut-être la tète ne la rend-
elle pas tout à fait au môme degré , ou du moins avec la
môme précision ; mais elle est bien comprise dans son
mouvementet accentuée avec un talent incontestable. La
poitrine a paru trop plate et trop affaissée à certaines
gens, qui, dans leur préoccupation académique, vou-
draient toujours voir la même nature appliquée à toutes
les individualités, et qui ne comprennent pas les diffé-
rences qu'apporte dans l'apparence de la forme exté-
rieure l'action de tel sentiment, de telle passion, ou
môme l'influence plus immédiate de telle attitude plutôt
que de telle autre. Quoi qu'on en ait pu dire, la figure
de M. Simart est bien comprise et convenablement dis-
posée dans son ensemble; seulement certaines parties ne
nous ont pas semblé assez complètement rendues. Ce-
pendant nous ne chicanerons pas M. Simart à propos de
quelques négligences de détail qui s'aperçoivent çà et là
sur le modèle en plâtre de sa figure. On conçoit très-
bien qu'un sculpteur qui compose une statue avec l'in-
tention de l'étudier en marbre ne s'attache qu'aux dispo-
sitions générales dans l'exécution de son modèle, et qu'une
fois l'ensemble de ses dispositions arrêté, il ne s'amuse
pas à pousser cette première étude jusqu'à une recherche
et un fini qui seraient sans intérêt comme sans but, du
moment qu'il a l'intention de mettre lui-même la dernière
main à son marbre, et de ne pas s'en fier, comme tant
d'autres, au travail du praticien pour ce qui tient à l'exé-
cution définitive. C'est d'ailleurs un pauvre sculpteur que
celui qui s'en remet à la main d'un manœuvre, si habile
qu'on puisse le supposer, d'un mercenaire, d'un étranger,
pour l'achèvement de son ouvrage.
L'importance donnée aux praticiens dans la sculpture
moderne est à elle seule un signe incontestable de la
décadence de l'art. On conçoit l'emploi d'un manœuvre
pour dégrossir un bloc de marbre d'après un modèle
fait à son usage; mais pour pousser un peu avant l'exé-
cution de la statue, pour la terminer, ce n'est pas trop
de l'artiste tout entier.
Ce n'est pas trop de tout l'art des plus grands artistes
pour fixer sur la pierre la vie, le mouvement, la beauté,
l'expression ; ce n'est pas trop de toute la sublime inspi-
ration du génie, de toute l'audace, de toute l'énergie du
maître pour préciser sur la face de Moïse le caractère de
sauvage grandeur et de sublime inspiration que lui a
donné Michel-Ange ; ce n'est pas trop de la perfection
du ciseau d'un grand sculpteur de l'école grecque pour as-
souplir les flancs, rendre palpitantes les chairs de la Vé-
nus de Milo, pour la faire vivre dans la vérité luxu-
riante des formes de la femme , dans la majestueuse
pureté des formes de la déesse; ce n'est pas trop de
Phidias pour arrêter la forme des figures des Propylées.
Aussi ne pouvons-nous croire que les praticiens aient eu
grande part dans la réalisation de ces chefs-d'œuvre.
Pour en revenir à M. Simart , nous le féliciterons
d'avoir pris le parti de travailler lui-même le marbre de
sa statue , au risque de ne pas l'avoir terminé à temps
pour l'exposition des Petits-Augustins; et nous l'atten-
dons au Salon pour dire toute notre pensée d'un ou-
vrage dont ce que nous connaissons nous fait bien au-
gurer dès aujourd'hui.
A l'architecture, maintenant ! Nous dirons peu de chose
sur les travaux des architectes ; d'abord , parce que la
place nous manque pour rendre un compte détaillé et
porter un jugement motivé sur les projets, les études et
les restaurations de chaque lauréat; et puis il faudrait
pour cela sortir des limites du cadre que nous nous
sommes tracé , et jeter nos lecteurs au travers d'appré-
ciations et de considérations techniques , dont l'aridité
inévitable aurait probablement l'inconvénient de les fa-
tiguer sans profit. Nous laissons donc à la Revue spéciale
destinée aux architectes et aux ingénieurs . qui va pa-
raître sous la direction de M. César Daly , l'un des plus
savants et des plus habiles de nos jeunes architectes , le
soin de traiter ces matières avec toute l'étendue et toute
l'importance dont elles sont dignes ; et nous nous conten-
terons, quant à nous, d'examiner rapidement de notre
L'AUTISTE.
85
point de vue , les qualités essentielles et les défauts les
plus saillants des ouvrages envoyés de Rome.
M. Guénepin , élève de première année , s'est attaché
à reproduire différents monuments du temps de la répu-
blique romaine ; c'est : le Temple de la Fortune virile ,
ceux de Junon Matuta, de la Piété, de l'Espérance, le
Tabularium, le Tombeau de Bibulus et celui d'un Boulan-
ger. Dans chacune de ces études, pour lesquelles les mo-
numents existants lui fournissaientlous, ouàpeuprès tous
les renseignements nécessaires, M. Guénepin s'est atta-
ché à reproduire fidèlement le caractère de l'époque. V
a-t-il réussi? pas complètement, à notre sens; mais on
ne doit pas moins lui savoir gré de la bonne volonté qu'il
y a mise : il n'est pas si ordinaire aux élèves de l'École
de copier juste les monuments qu'ils ont à reproduire ,
accoutumés qu'ils sont, par leur éducation, à déformer
systématiquement leurs modèles . pour les ramener a un
type unique et invariable dont on les a de longue main
habitués à répéter la formule.
M. Baltard , dont nous avons admiré , l'an passé , une
restauration du théâtre de Pompée , plus magnifique
que complètement motivée, en est revenu à peu près à
la formule de l'École dans son projet de Conservatoire de
musique; c'est un palais, ni plus ni moins, avec cours,
jardins, portiques et colonnades, dans lequel un hémi-
cycle garni de gradins rappelle à peine la destination
de l'édifice. M. Baltard s'est souvenu qu'il allait revenir
à Paris, et que, pour avoir accès dans les grands travaux
du gouvernement, il fallait éviter de blesser la suscepti-
bilité des professeurs de l'École.
La restauration du Temple d'Hercule , à Cora , par
M. Famin, non plus que celles de la Maison d'Auguste,
du Temple palatin , de la Bibliothèque palatine et du
Théâtre de Caligula , par M. Clerget , ne sont pas ap-
puyées sur des renseignements assez positifs pour qu'on
puisse les regarder comme autre chose que des études
de fantaisie dans le goût de l'architecture romaine. A ce
point de vue, elles ne manquent pas d'intérêt à plu-
sieurs égards ; cependant on y rencontre quelquefois
des formes qui indiqueraient une époque beaucoup plus
moderne quecelle que l'histoire a fixée pour la construc-
tion des monuments auxquels elles sont attribuées.
La maison du Faune, oude la grande mosaïque, àPom-
peï, est une restauration d'un plus grand intérêt, parce
que M. Boulanger, qui en est l'auteur, avait à sa dispo-
sition des matériaux plus nombreux et des renseigne-
ments plus positifs que ceux dont ses condisciples ont pu
se servir pour se diriger dans leurs travaux analogues.
M. Boulanger possédait le plan tout entier de son monu-
ment, et l'élévation du rez-de-chaussée jusqu'au-dessus
du chapiteau, quelquefois même jusqu'à la corniche du
premier ordre, avec de nombreuses indications pour les
dispositions de la partie supérieure : aussi son étude est-
elle remarquable comme reproduction d'une des princi-
2e SÉRIE, TOME IV, 6e LIV.
pales habitations de la ville romaine enfouie depuis près
de deux mille ans. C'est une chose remarquable et digne
d'intérêt, que de voir dans une de ces petites villes per-
dues au pied du Vésuve, un luxe, une grandeur, une
magnificence, une pureté de goût et une convenance de
distribution qu'on ne rencontrerait à un égal degré dans
pas une des capitales de l'Europe moderne ; qu'étaient-ce
donc que les habitations des grands personnages des
grandes villes? qu'étaient-ce donc que les palais des
empereurs ?
Mais, à tout prendre , cet art romain que l'Académie
envoie étudier à ses élèves, ce n'est qu'un art de seconde
main , un art de décadence , une déformation de l'art
grec ; et pour on bien comprendre la valeur plastique
aussi bien que la convenance d'application, il serait in-
dispensable d'en étudier le type primitif, la forme ori-
ginale ; nous ne concevons donc pas pourquoi l'Académie
n'a pas «ncore pris le parti d'envoyer ses lauréats passer
une ou deux années en Grèce, pour y compléter leurs
études et acquérir une connaissance un peu plus géné-
rale des phases du développement de l'art antique. Nous
ne dkons rien de l'art arabe, non plus que de l'art bysan-
tin. L'Académie estime peu maintenant l'arabe, et mé-
prise souverainement le bysantim Espérons cependant
qu'elle finira par comprendre qu'un artiste éclairé doit
tenir compte de toutes les manifestations dans lesquelles,
le génie de l'homme a exprimé sa puissance.
MORT
De l'AcadAnie-Françaist
iinsii i u Michaud, qui vient de
mourir dans un âge avancé, mais
encore tout plein de cet esprit fin et
délicat qui n'a jamais manque à si
conversation non plus qu'à ses livres,
était à tout prendre un des hommes
les plus distingués de ce temps-ci. Sa
renommée n'était pas une de ces renom-
mées bruyantes, avides d'éclat et toujours sur la défen-
19
80
L'ARTISTE.
sivc; mais, pour être modeste et cachée, elle n'en était
peut-être que plus réelle et plus sûre. Cet homme, qui
a pris sa place, et une place des plus remarquables,
parmi les défenseurs de l'ordre, de lautorité et de la
croyance , descendait cepondnnt en ligne directe de Vol-
taire, le roi du siècle passé. Il appartenait, par son
style, par son ironie facile, par sa moquerie ingénieuse,
par ce coup d'œil net et rapide jeté sur les hommes et
sur les choses, à l'école voltairienne; seulement, dans
la grande lutte qui a partagé et qui partage encore la
société européenne , M. Michaud avait pris parti pour
la vieille royauté, pour la vieille croyance, pour les
vieilles mœurs, pour tout le passé poétique, chrétien et
convaincu de la France. Jusqu'à la fin de sa vie , il a été
fidèle à sa noble vocation; il a défendu sa cause avec
loyauté et courage. Dans ce parti royaliste, dont il était
un des chefs les plus considérés, il s'est placé naturelle-
ment du coté des vaincus ; mais ceci a besoin de quel-
ques explications.
Ce parti royaliste, dont les prémisses sont si belles , si
grandes, si glorieuses, mais dont les conclusions sont
souvent insensées et funestes , malheureuse opinion qui
s'est perdue par la vanité et par l'ambition , se divise ou
plutôt se divisait naturellement , sous la Restauration ,
en deux fractions bien distinctes , les vieux royalistes
et les nouveaux : les vieux royalistes , qui avaient été
mis au monde avec des droits , des devoirs , des préju-
gés, que rien ne leur avait fait oublier, ni l'exil, ni môme
l'échafaud ; les nouveaux royalistes , gentilshommes
bâtards, improvisés de la veille, inconnus à l'œil-dc-
bœuf de Versailles, sans nom , sans patrimoine, sans
épéc, mais non pas sans intrigue, sans ambition et
sans talent.
Les uns et les autres, quand la maison de Bourbon
fut remise en honneur dans cette France impériale qui
savait à peine le nom de ses nouveaux maîtres , se
mirent à assiéger ce trône nouvellement rétabli et si
fragile; les uns demandèrent leurs anciens privilèges,
leurs vieux honneurs, le rétablissement des dignités
perdues, s'appuyant sur l'antique histoire, réclamant
les privilèges de leur blason; pendant que les autres,
les royalistes de la veille, ne s'inquiétaient que de for-
tune et de puissance. Ces derniers étaient les habiles ;
ils auraient donné tous les tabourets de l'antique Ver-
sailles pour une place au conseil des ministres ; ils au-
raient changé le cordon bleu contre un sourire du roi
Louis XVIII. En gens d'esprit qu'ils étaient, ils savaient
fort bien que les anciens colons d'Hartwell , les émigrés
de Coblcntz, les hommes qui n'avaient conservé que
de grands noms, se contenteraient des vanités du pou-
voir; pour eux, ils visaient au solide. A l'abri de ce
trône qu'ils n'avaient pas relevé, ils aspiraient à gou-
verner la France , et , par la France , l'Europe. L'am-
bition de ces gens-là , qui sont les mêmes sous tous les
régimes, a tout perdu ; mais ceci n est pas de notre sujet .
et nous en avons dit assez pour expliquer l'honorable
position de M. Michaud dans le cœur des royalistes qui
n'étaient que fidèles, qui auraient rougi d'être habiles.
Cet homme de tant d'esprit et de loyauté avait été de
bonne heure tout ce qu'il fallait être pour se porter le
défenseur immédiat des regrets, des prétentions, des
droits, si vous voulez, de la vieille cause royaliste. Il
était né d'abord un poëte ; mais à l'instant même où cette
jeune imagination allait s'ouvrir à toutes les influences
poétiques; à cette heure solennelle de la langue fran-
çaise, où la langue, fouillée et travaillée dans tous les
sens par Voltaire , par Diderot, par Montesquieu et par
eux tous, promettait aux écrivains à venir des destinées
encore nouvelles, il arriva tout à coup que dans cette so-
ciété de France, le mouvement marcha si vite, que ce
mouvement devint tout simplement une révolution. Le
oix-huitième siècle, qui se croyait le maître de l'univers,
s'arrêta tout à coup, étonné de se voir remplacé par quel-
que chose qui n'était pas lui , qui était quelque chose de
mieux que lui peut-être. A coup sûr c'était plus que Vol-
taire, c'était Mirabeau ; c'était plus que le Contrat Social,
c'était plus que V Esprit des Lois, c'était la Constitution de
1789, c'était l'Assemblée Constituante. Alors le moyen
d'èlrc un poëte. je vous prie? Mais plus tard encore,
quand cette vieille société se mit lâchement à tendre
la tête au bourreau ; quand tous ces hommes qui
avaient porté si glorieusement le sceptre et Pépée , la
couronne et la initie ; quand toutes ces femmes, dont le
sourire était une loi, n'eurent plus d'autre courage qui-
le lâche courage de l'échafaud , alors encore dans ce mo-
ment-là,essayez doncd'êlreun poëte ! Ditesdoncà la Ter-
reur qui hurle dans les carrefours : Fat* silence, et laisse-
moi chanter mes amours! Hélas! le plus grand poëte de
celte affreuse époque, le plus grand poëte des temps mo-
dernes, André Chénier, l'a tenté vainement; vainement il
a voulu élever sa voix chaste et pure au milieu de ces or-
gies sanglantes; le bourreau a brisé de ses mains cette
lyre antique; André Chénier est mort, comme Boucher
est mort, comme ils sont morts les uns et les autres
égorgés par la même main parricide , tous ceux qui
avaient dans la tête une idée et de la probité dans le
cœur.
Eh bien! telle était la conviction poétique de M. Mi-
chaud , que même au plus fort de ces annales san-
glantes, il obéit à l'inspiration qui le poussait. Vous
pensez que ce jeune homme, honnête et bon , d'une fa-
mille honorable, élevé par des parents ro] alistes et chré-
tiens, pénétré des saines doctrines que le dix-septième
siècle a léguées à la France comme son plus bel héritage.
devait, lui aussi, partager à son tour l'honneur de ces
proscriptions qui n'épargnaient que les bourreaux. Lui
aussiil fut donc décrété de conspiration ; sa tête fut criée
sur les places publiques , comme un objet de prix que le
I. \HT1STL.
87
comité de salut public avait égaré; ce fut dans ce mo-
ment de terreur générale et de proscription pour lui-
même, au moment où il n'y avait plus dans le royaume
ni roi, ni reine, ni le trône, ni l'autel, au moment où
lui-même pouvait être dénoncé aujourd'hui et jugé,
c'est-à-dire condamné demain, que le jeune proscrit se
mit à écrire , dans un vieux château respecté par les
démolisseurs, sous de vieux arbres que la hache n'avait
pas tranchés, — plus heureux en ceci que la maison de
Bourbon, — le Printemps d'un Proscrit, ce beau poëme si
calme, si recueilli , d'une poésie si pure et si intime, qui
serait à la première place parmi les poèmes de Delillc.
Et , à ce propos, admirez , je vous prie , les consolations
de la poésie , et combien elle donne , à ceux qui l'ai-
ment dignement , de résignation et de courage ! Au plus
fort des réactions sanglantes du triumvirat, Cicéron met
la dernière main à son plus bel ouvrage. Sénèque meurt
en corrigeant , dans son bain , les derniers chapitres de
sa philosophie. Lucain, ce grand poète, aimé à bon
droit de Corneille, se hâte de lire la Pharsale avant que
le tyran ne lui envoie l'ordre de mourir. Le Satyricon
de Pétrone a été écrit dans un bain d'eau chaude et de
sang. André Chénier a dicté ses plus beaux vers à la
Conciergerie, une heure avant l'échafaud. Oui, la poésie
est une toute-puissante consolatrice, elle est comme une
religion bienfaisante, elle est la modération des jours
heureux, elle est le courage des jours de deuil , elle est
plus que la puissance, elle est la force. Aussi, quand une
nation succombe, plaignez-les tous ces malheureux éper-
dus qui lèvent les mains en criant : Domine, salca nos,
perimus! Seigneur, sauvez-nous! nous périssons .' Plaignez
le roi! plaignez la reine! plaignez l'enfant royal, qu'un
savetier tue à coups de pied ! plaignez les victimes! plai-
gnez surtout les bourreaux ! mais ne plaignez pas les
poètes !
Dans ce tcmps-lù, chose honorable à dire pour les
gens d'intelligence, pour ces héros de la paix et des
guerres civiles, pas un d'eux, même sous le couteau
fatal, même dans la prison, même dans l'exil, n'a inter-
rompu sonœuvre commencée. L'un, qui s'appelait Lavoi-
sier. condamné à mort, demande quelques jours pour
achever ses expériences sur la lumière : on le tue. L'au-
tre, qui s'appelait Iîailly, écrivait encore le jour de sa
mort. Celui-ci, inoffensif s'il en fut, tendre et galant
berger de la peinture de Watteau , méditait une idylle
sur les amours de Tircis et de Chloé, à l'instant même où
le trieur public, —il y en avait jusque dans les campa-
gnes. — cria sous ses fenêtres sa condamnation à mort.
Alors le chalumeau tomba des mains de notre berger, et
il mourut au milieu de sa pastorale commencée; celui-
là s'appelait Florian. J'en vais citer un autre, nommé
Condorcet ; c'était un philosophe, mais aussi c'était un
grand seigneur. Il voulait l'égalité , mais à condition que-
tous les hommes auraient les cheveux bien peignés, et
les mains également bien lavées. Proscrit, comme c'élail
son droit d'homme de goût , de politesse et de bon sen>
M. de Condorcet avait consenti, enfin, à mettre une car-
magnole , à couvrir sa belle tête d'un bonnet rouge , à
: s'affubler d'une horrible culotte, qui en faisait un sans-
culotte; en un mot, il avait dépouillé tant qu'il avait pu
le vieil homme ; mais cependant , dans cette abnégation
profonde, il ne put se séparer du dernier ami qui lui res-
tait, du plus fidèle de tous et qui l'a trahi pourtant, —
cet ami, c'était Horace; — le sans-culotte Condorcet
assis à une table de cabaret, et mangeant le pain bis de
la liberté, se mita fouiller dans les guenilles dont il était
couvert, et il en tira un beau petit livre dans lequel il se
mit à lire cette belle ode du poêle latin à sa république :
. ... 0 (ravis!
Kefercnl in marc te no» i
Klucius! 0 : <|uicl a^is ? . .
II en était là de sa lecture , quand ces terroristes de
cabaret lui arrachèrent des mains son beau livre, et le
jetèrent dans un cachot, où il fut trouvé mort le len-
demain. 11 s'était empoisonné en répétant le jmilmu
et tenacem de son poète favori.
Donc, sachons bon gré à M. Michaud d'avoir obéi si
jeune encore, et sans arrière-pensée, à l'inspiration poé-
tique qui s'éveillait en lui. Son poëme ne serait pas un
si beau livre, que ce serait encore l'œuvre d'un grand
courage. Au milieu de toutes ces lâchetés étranges, in-
croyables, de tout un peuple qui tend le cou au bourreau,
comme l'agneau ne le tend pas au boucher, c'est une
grande consolation, savez-vous, que de voir quelque;-
hommes isolés protester par leur esprit contre ces lâche-
tés lamentables! Ainsi M. Lava faisant représenter 1.1 ni
des Lois; M. Legouvé écrivant le Mérite des Femmes et
la Mort d'Abel; Delille bravant avec le courage d'un
homme qui a peur les proscriptions de son époque:
ainsi, la vieille Comédie-Française jetée en prison tout
entière pour être restée dévouée aux gentilshommes
de la chambre, ses protecteurs et ses soutiens naturels .
ce sont là autant de faits qui honorent la littérature de
ce siècle. Bien plus, songez donc! au moment où la ter-
reur était partout , un jeune gentilhomme , nomme Cha-
teaubriand , au milieu des forêts de l'Amérique , sous la
hutte d'un Sauvage , apprenant par hasard la mort du
roi Louis XVI , accourait en toute hâte du fond de ce
riant exil, pour apporter à la cause de la civilisation le
généreux appui du plus immense talent poétique. Tais
ont été les travaux généreux de la poésie moderne
ainsi elle a été fidèle a sa mission divine de foi , d'espé-
rance et de charité.
Dans le nombre de ces heureux poètes qui ont ose
chanter durant ces horribles époques, il faut placer au
premier rang M. Michaud. Son livre, tout rempli du
88
L'ARTISTE.
calme et silencieux amour de la campagne, révèle pour-
tant, à chaque vers, la triste préoccupation de cette épo-
que sanglante. On comprend que si la terreur n'a pas
pénétré dans cette âme si innocente et si jeune, elle a pé-
nétré cependant sous ces beaux ombrages, au bord de ces
Ilots limpides, dans ces jardins remplis de fleurs, dans
ces sillons verdoyants d'où s'élance l'alouette matinale,
en chantant cette chanson éternelle qui ne prévoit ni
les révolutions ni les tempêtes. Bien plus qu'aucun des
poèmes écrits à ce moment de funèbre mémoire , le Prin-
temps d'un proscrit se ressent de cette tristesse partie
d'un cœur honnête , d'une âme innocente; même dans
ses plus heureux instants d'enthousiasme, nous retrou-
vons, dans cette jeune poésie quelque chose du malheur
des temps. Ainsi s'explique, indépendamment du mérite
de ce vers net, rapide et bien pensé, le grand succès de
ce beau poëme; cette fois la douleur était sans emphase,
et surtout sans imprécation et sans colère. Elle était na-
turelle et simple comme toute douleur qui vient du
fond de l'âme; elle était dégagée de toute vengeance
et de tout remords. C'était là véritablement la plainte
touchante et éloquente d'un jeune homme qui ne sait
pas pourquoi donc il est proscrit, mais qui accepte la
proscription comme une conséquence nécessaire de cette
révolution qu'il ne comprend pas encore. La modération
môme de cette poésie en a fait le succès. La France l'a
écoutée comme une consolation inespérée ; elle s'est re-
posée, en lisant ces beaux vers, des vociférations de la tri-
bune; elle a trouvé dans ce poëme beaucoup moins de
malédictions que d'espérances, et véritablement telle était
la fatigue dans laquelle ce malheureux pays était
entré, à force de douleurs et de misères, qu'il ne
demandait pas mieux que d'oublier. Seulement, cha-
cun cherchait l'oubli à sa manière ; ceux-ci dans l'exil ,
ceux-là sur les tombeaux renversés de leurs ancêtres,
les uns à la guerre, où ils se montraient parmi les plus
braves, les autres dans les saturnales du directoire,
quelques-uns dans la religion à laquelle ce malheureux
peuple revenait déjà ; d'autres enfin se consolaient par la
culture des beaux-arts. Ils se réfugiaient dans la philo-
sophie ou dans les belles-lettres, comme dans un port
assuré. Us relisaient les vieux poëtes, ils ramassaient
dans la poussière de nos révolutions les rares débris de
nos bibliothèques et de nos musées ; enfin ils protégeaient
de leurs vœux et de leurs louanges les jeunes poëtes de-
meurés fidèles au culte des vrais dieux. A ce compte, ils
ont protégé et encouragé de toutes leurs forces le Prin-
temps d'un proscrit. TA h ce propos, nous ne pouvons pas
laisser ainsi mourir le poëte, sans citer quelques-uns de
ses vers. 11 faut bien que la mort ait ses privilèges; il ne
faut pas refusera la tombe d'un poète, sa plus belle orai-
son funèbre. Écoutez donc le proscrit chantant tout bas
les premiers beaux jours de l'année; car il faut le dire à
la honte du printemps, même sous Robespierre le chèvre-
feuille a fleuri , l'aubépine a blanchi , le rossignol a chanté :
même sous Robespierre il y a eu un printemps :
Ce sol, sans luxe vain, mais non pas sans parure,
Au doux trésor des fruits mêle l'éclai des fleurs.
Là, croit l'œillet si lier de ses mille couleurs:
La , naissent au hasard le muguet, la jonquille ,
Et des roses, de mai la brillante famille,
Le. riche bouton d'or, et l'odorant jasmin ;
Le lis, tout éclatant des feux purs du matin;
Le tournesol , géant de l'empire de Flore ,
Et le tendre souci qu'un or paie colore.
Souci simple et modeste, à la cour de Cypris ,
En vain sur toi la rose obtient toujours le prjx ;
Ta fleur, moins célébrée, a pour roui plu de charmes.
L'Aurore te forma de ses plus douces larmes :
Dédaignant des cités les jardins fastueux,
Tu te plais dans les champs; ami des malheureux ,
Tu portes dans les cœurs la douce rêverie ;
Ton éclat plaît toujours à la mélancolie ,
Et le sage indien , pleurant sur un cercueil ,
De tes fraîches couleurs peint ses habits de deuil
Tel était l'homme qui devait représenter par 1 esprit ,
par la grâce, par l'atticisme du langage, cette race in-
corrigible et charmante de grands seigneurs et d'exilés .
qui n'avaient rien oublié de leur origine, qui n'avaient
rien voulu apprendre de la vieille hisloire. Mais les
temps du retour étaient encore bien loin, nul ne son-
geait en ce temps-là, ou du moins bien peu, que |a
maison de Bourbon remonterait un jour sur. ce trône
brisé, et refait à la taille de l'empereur Napoléon. Seule-
ment, pendant que tant d'obstinés, de Coblentz refusaient
de croire à la majesté du nouveau César, il y avait en
France des hommes qui, sans la nier, cette majesté de la
gloire, y restaient comme insensibles. Quand toute l'Eu-
rope entonnait Vhosanna impérial , ceux-là gardaient un
silence obstiné. Quand la gloire du maître rayonnait sur
tous les fronts, les fronts de ceux-là restaient sombres
et sévejees , et comme ces quelques hommes dont nous
parlons étaient à eux seuls plus intelligents que tout le
camp de Coblentz, ils inquiétaient singulièrement l'Em-
pereur; ils le gênaient dans.soa triomphe, ils lui gâ-
taient sa victoire : ils étaient pour lui comme le vieux
Mardochée à la porte du roiAssuérus. Ce long intervalle
entre la Restauration et l'Empire, M. Michaud l'employa
à préparer un grand ouvrage, qui était encore une façon
détournée de remettre en honneur le vieux passé de la
France. Je veux parler de l'Histoire des Croisades, ce
grand livre où l'Orient se montre enfin dans toute sa
majesté, dans tout son éclat. Le sujet, -qui était vaste et
le plus beau qu'un historien pût choisir, avait été sin-
gulièrement négligé par les historiens. Il est vrai que le
sire de Joinville l'avait admirablement indiqué, mais
le sire de Joinville avait été absorbé par son héros.
Louis IX. Il n'avait vu que le roi de France dans cette
L'ARTISTE.
8!)
réunion politique nutant que guerrière de l'Europe gentilshommes, toutes les déceptions d'une opinion qui
chrétienne ; et quand le roi de France fut mort , non
pas seulement comme un saint, mais encore comme un
héros , le sire de Joinville avait abandonné à lui-même
ce grand mouvement historique dont il ne pouvait pré-
voir ni la durée ni les conséquences. Avec un rare
bonheur et une science bien grande, le nouvel histo-
rien des croisades a rattaché à celte entreprise gigan-
tesque de l'Europe, tous les progrès de la civilisation
moderne; il a deviné, avec une rare intelligence, l'in-
fluence de ce long voyage armé au-delà des mers, pen-
dant lequel tant de peuples, inconnus les uns aux autres,
ont appris à s'estimer, à se comprendre , à s'aimer, à se
haïr.
Cette Histoire des Croisades est la plus féconde que
nous sachions , soit par le nombre des héros, soit par la
variété des événements, soit par la grandeur des consé-
quences; et telle a été la sagacité de l'écrivain, qu'il a
deviné, pour ainsi dire, les moindres aspérités de ce
grand théâtre sur lequel le Christ et Mahomet, la civili-
sation et la barbarie, se sont battus avec tant d'efforts
désespérés de part et d'autre. Quelques mois avant la
révolution de juillet , M. Michaud , voyant son Histoire
des Croisades adoptée de toute l'Europe, voulut s'assurer
par lui-même des moindres accidents de cette terre qu'il
avait si souvent décrite. Il alla prendre congé du roi
Charles X, dont il était le lecteur, et qui l'honorait d'une
amitié et d'une estime toutes particulières. Ce roi-là, af-
fable et bon comme il était, ne vit pas sans attendrisse-
ment ce vieux soutien de sa cause qui, à son âge, avec
une santé délabrée , allait s'exposer à tant de dangers et
à tant de fatigues, pour revenir pas à pas sur les différents
chapitres de son histoire. Il y eut alors, entre le vieux roi
et son vieux et fidèle serviteur, un touchant adieu, comme
s'ils eussent compris l'un et l'autre qu'ils ne devaient
plus se revoir. M. Michaud partit donc le premier; il ac-
complit lentement ce pèlerinage qui avait été le pèleri-
nage de toute sa vie ; il revit pour la première fois ces
lieux solennels qu'il avait si-bien devinés, et au bout du
voyage, il se trouva que l'historien avait été aussi exact
que le poète , que 1' Histoire des Croisades n'avait rien à
envier à la Jérusalem délivrée. A peine , dans sa corres-
pondance d'Orient, M. Michaud a-t-il relevé quelques
erreurs de détail de Y Histoire des Croisades, des erreurs
que lui seul il pouvait reconnaître. Heureux voyage,
mais triste retour ! car pendant que le savant historien
n'a jamais été même un parti. Ce journal , écrit en de-
hors de toutes les affaires humaines, est certainement le
rêve le plus heureux qu'aient jamais pu faire d'honnêtes
gens qui se réunissent, pour se raconter les uns aux au-
tres des histoires plus étranges que celles des Mille et
Une Nuits. Mais cependant , au fond de toute celte
rêverie sans portée et sans but, remarquez, je vous
prie, que d'esprit, que de loyauté, que de bonne et
facile ironie ! Si ces gens-là consentent à être leur pro-
pre dupe, ils ne sont jamais la dupe de personne, De
ce monde politique dont ils font partie à peine , ils com-
prennent en souriant la lâcheté , l'égoïsme, l'ambition .
la mauvaise foi, les rancunes sanglantes , les trahisons
cachées. Que d'esprit ainsi perdu à deviner les choses
humaines, uniquement sous leur côté ridicule! Que d'in-
telligence mal dépensée à ne comprendre jamais qu'une
partie de la question ! Quel malheureux emploi des plus
grands noms, des plus grandes fortunes , des plus géné-
reuses inspirations , et , disons-le sans crainte , des plus
beaux esprits de ce temps-ci ! Heureux encore si ce rêve
d'un passé impossible avait pu durer ! Heureux si l'on
s'était éveillé enfin . une fois dans l'abîme ! Mais non .
même après ces grands coups de tonnerre, le rêve dure
encore , sommeil plus Obstiné et plus incroyable que ce-
lui de la Belle aux bois dormant.
A ce propos, on se demande comment donc un homme
de l'esprit de M. Michaud a pu rester ainsi dans cette
idée fixe que représente le journal qu'il a fondé , et
dont il a été jusqu'à la fin l'âme, le conseil et l'orgueil.
A cette question la réponse est facile ; M. Michaud a tout
simplement voulu être conséquent avec lui-même, sauf
à se perdre de compagnie, sous les débris de ce trône
que rien ne pouvait plus défendre. Il eût pu facilement
faire partie des royalistes ambitieux : il a mieux aimé
rester avec les dévoués. Il pouvait être le premier dans
le parti des gens d'affaires : il est resté à la tête des rê-
veurs; d'ailleurs son caractère s'accordait à merveille
avec cette position qu'il s'était faite. Tout en prêchant
l'ordre et l'obéissance, il était lui-même un de ces esprits
indisciplinés qui ne savent jamais obéir bien longtemps.
Il n'en voulait ni à l'autorité, ni à la puissance, ni à la
fortune , ni à la renommée ; mais il était jaloux de son cré-
dit sur les âmes honnêtes et sur les consciences timorées
dont il était l'arbitre souverain. Il aimait mieux être
parmi les dupes, que de tenir sa place parmi ces arbitres
considérait là-bas toutes ces ruines, ici même, ce trône chanceux de la royauté, qui d'un trait de plume l'ont
pour lequel il avait tant combattu, s'écroulait sans faire perdue. Il y a quelque chose de l'Aristippe antique dans
plus de bruit qu'une vieille masure qui croule. Et sur ces cedévouement d'un sujet à son souverain ; M. Michaud, à
ruines, encore une fois, le poëte n'eut qu'à pleurer. aucun prix, n'aurait conseillé ni signé les fatales ordon-
Ce n'est pas à nous à faire l'histoire de la vie politique uanecs ; mais une fois signées , il se serait placé devant
de M. Michaud. Celle vie tout entière est écrite dans le le roi, et il aurait crié : vive le' roi! comme cela se fait
journal qu'il a fondé, la Quotidienne , un noble et impré- quand un vaisseau touche recueil,
voyant recueil, qui réunit à toute la loyauté de véritables Cet homme était véritablement un de ceux dont la
90
L'ARTISTE.
presse française s'honore à bon droit, et qu'elle montre
avec une égale confiance à ses amis et à ses ennemis. La
presse est, de nos jours, une espècede pouvoir aussi im-
mense, aussi spontané, aussi incroyable que la puissance
de Napoléon le Grand lui-même, et il ne tient pas aux
ennemis coalisés de ce nouveau pouvoir qu'il n'ait aussi
son Waterloo, et qu'il ne succombe sous le fait de sa gran-
deur. Car voyez ce qui arrive seulement depuis tantôt dix
ansque le journal a complété, en troisjoursd'émcute, cette
révolution à laquelle il travaillait depuis quinze années,
sans trop savoir ce qu'il faisait. Victorieuse de tous côtés,
au-delà même de ses espérances, et ne trouvant plus rien
à combattre ni personne, la presse française a tourné
contre elle-même ses propres armes; elle s'est dévoré le
cœur, comme fait le vautour de Prométhée, avec cette
différence cependant, qu'une fois dévoré en entier, ce
noble cœur ne renaîtra pas de sa blessure. La presse
française, à défaut d'autres victimes, a déversé sur elle-
même la bave et l'injure, l'outrage et le sang. Ces tyrans,
(jui n'ont plus rien à dominer, se jettent entre eux leur
joug de fer.
Le journal n'est plus à celte heure qu'une immense mê-
lée où les vaincus de la veille regardent avec une incroya-
ble joie couler, par tant de blessures qu'ils se sont faites
entre eux , le sang et la bonne renommée de leurs vain-
queurs. Oh! l'épouvantable chaos que celui-là ! Oh! la
furibonde mêlée qui s'entre-choque pendant la nuit, et qui
se pique avec des armes empoisonnées! Oh ! que le journal
paie cher sa lamentable victoire des trois joui s! Ceci est
l'histoire du monstre tué par Cadmus. Il sema les dents
du monstre dans la terre, et de cette horrible semence
sortit une armée dont tous les soldats s'entr'égorgèrent
sur la place même , jusqu'à ce qu'il n'en restât plus de-
bout que cinq ou six. Mais avec cette armée de six
hommes, Cadmus devait conquérir un royaume. C'est
ainsi que dans cette effroyable nuit des journalistes qui
s'égorgent les uns les autres, dignes enfants du même
monstre , le journal sera sauvé , peut-être par cinq ou
six hommes dont la bonne renommée restera debout
aussi bien que le talent, comme pour attester qu'en effet
la presse de ce pays, le troisième pouvoir dans l'état,
n'était pas uniquement une puissance de calomnie et de
ténèbres ; qu'elle se servait de l'épée aussi bien que du
poignard, de la vérité aussi bien que du mensonge , de
la justice aussi bien que de la calomnie. Oui! voilà qui
est vrai ! Ne jugez pas d'une noble armée par les goujats,
par les pillards, par la plèbe sans nom qui accourt
sur les champs de bataille, comme les corbeaux , pour
dépouiller les morts. Jugez de cette armée-là par ses
chefs, par ses maîtres, par les braves gens de tant de
persévérance cl de courage qui sont restés (rente ans
sur la même brèche, à défendre les mêmes principes par
la parole , comme Turenne et Condé les auraient défen-
dus par I épéc. Il y a en effet un grand courage des deuv
parts : s'exposer aux haines envieuses de la multitude
en défendant l'autorilé, sans laquelle il b'j a pas de
société possible; ou bien s'exposer à toutes les rancune*
du pouvoir établi , de la royauté constituée, en proté-
geant 1 insouciante et ingrate multitude. OEuvre im-
mense des deux côtés; soit que la presse détruise, soit
qu'elle défende, soit qu'elle fonde! Et quand on pense
qu'il y a des hommes dont toute la vie s'est usée à
conduire au but une phalange d'écrivains si divers, on
ne peut s'empêcher de prendre ces hommes en pitié. Il
faut, en effet, bien plus de sang-froid, de persévérance,
et un plus grand coup d'œil pour conduire un de ces
grands journaux sur lesquels reposent l'opinion et la paix
de l'Europe, que pour gagner une bataille. Vingt-quatre
heures ont suffi pour gagner la bataille d'Austerlitz, la
plus difficile de toutes ; et ce n'est pas assez de la vie
d'un homme pour mener à bonne fin cette grande entre-
prise d un journal. Ceci est une bataille à livrer chaque
jour contre toutes les volontés du pouvoir, contre tous les
caprices de la multitude. On a sous ses ordres des espè-
ces de soldats indisciplinés , qui tiennent une plume et
qui n'obéissent guère. Or, si l'on veut tirer quelque
parti de ces combattants armés à la légère, il faut qu ils
obéissent sans s'en apercevoir ; il faut qu'à toute heure
du jour ils comprennent la pensée intime du général
qui les mène, et sans que celui-ci ait jamais l'air de
donner le mot d'ordre. Nul ne pourrait dire quel est
le travail immense du rédacteur en chef d'un journal ,
qui prend sur lui-même toute la responsabilité de ce
grand coup de canon lire chaque matin , presque au
hasard et à bout portant , dans les passions bonnes
ou mauvaises de la multitude la plus intelligente et la
plus mobile de l'univers. Le rédacteur en chef est la
puissance invisible de l'armée ; il en est la pensée in-
time ; il la fait remuer à son gré ; il la précipite , il la
modère, il la calme, il l'excite quand il veut, comme il
veut. Mais malheur à lui, si un seul des soldats enrégi-
mentés sous ses lois vient à s'apercevoir qu'il n'est pas
le maître de sa propre pensée, que sa conviction doit
cédera une autre conviction, que son style même se
doit plier à des exigences que personne ne lui explique '.
Ce que nous disons là est si vrai que nous pourrions
citer tel journal parisien qui a déjà usé trois générations
de publicistes et de critiques, sans que dans son public
qui est immense , pas un lecteur s'aperçût de ses ré-
volutions intérieures. Mais aussi plus l'œuvre est grande.
plus elle demande d'instinct, de science, d'esprit et de
cœur. L'homme qui se voue à cette tâche difficile, s'il
en est vraiment digne, n'a plus que cela à faire dans te
monde. Hélas! à ce métier, que de nobles intelligences
ont succombé déjà ! Armand Carrel est mort le premier, et
ce jour-là est mort un grand écrivain, qui eût été plus
tard un grand orateur. L'autre jour encore nous menions
à sa dernière demeure le rédacteur en chef du Courrier
L' vimsn;.
!ll
Français, M. Châtelain, un de ers énergiques patriotes
dont la conviction môme est triste et sévère, qui n'ont
jamais souri de leur vie. Nobles esprits, naturellement
inquiets et mécontents , qui font porter, sans s'en dou-
ter, à toute une époque , la peine de toutes leurs in-
quiétudes sans cause. Aujourd'hui , c'est le tour de
M. Michaud ; mais remarquez cependant, et voilà pour-
quoi le journal me semble immortel, en dépit même de
ses excès et de ses folies , remarquez que voici trois
hommes dont pas un n'a la même opinion, le même
style , le même talent ; pas un d'eux ne va à son but par
le môme sentier. Armand Carrcl marche au pas de
eourse dans la carrière épineuse qu'il s'est tracée. Il
ressemble au cheval pâle de l'Apocalypse, et comme le
cheval de Job , il frappe du pied la terre en s'écriant :
Allons! Il traîne après lui toutes sortes de passions, de
démences et de courages , sauf à les trier ensuite, et à
faire à chacun sa part, quand il sera entré dans ces
royaumes ténébreux de la liberté. Châtelain , au con-
traire , marche d'un pas lent et réservé, dans une voie
moins altière. A chaque pas , il se demande s'il a bien
l'ait d'avancer ainsi. Il regarde de côté et d'autre pour
savoir quels sont ceux qui marchent avec lui, et quand,
dans cette foule, il rencontre une tète inconnue, il hé-
site, il se trouble, il veut savoir le nom de cet homme
avant de faire un pas de plus. L'un et l'autre cepen-
dant succombent à la tâche, ils meurent, ils sont pleu-
res de tous les partis, quelle que soit la couleur du dra-
peau.
De son côté, bien loin de toutes ces passions qui
n'appartiennent qu'à l'avenir, et dont le présent môme
ne veut pas , comme un bon bourgeois qui espère bien
mourir tranquille dans sa maison, voici le fondateur de la
Quotidienne qui se rejette dans le passé : il ne croit pas à
l'avenir; il n'accepte pas le présent; il passe devant les
Tuileries de l'empereur Napoléon sans daigner y jeter
seulement un coup d'œil ; mais il va frapper d'une main
loyale à la porte du Versailles de Louis XIV. Dans le
silenee mortel de ces demeures royales où le vent po-
pulaire a passé , une voix se rencontre pour répondre
au vieux royaliste que le grand roi est parti avec toute
sa cour, on ne sait où, emmenant avec lui Bossuet et
Kacine, Mlle de la Vallière et Condé. N'importe! le
vieux royaliste entre toujours. S'il ne trouve pas le grand
roi assis sur son trône dans la grande galerie des Glaces,
du moins il trouvera l'ombre de cette majesté, et il s'a-
genouillera devant cette ombre auguste , en lui présen-
tant les nobles et vieux débris de ce qui reste sur la
terre de France, de tous les grands noms, de tous les
vieux souvenirs de notre histoire. Maintenant donc ex-
pliquez-moi pourquoi celui-là, qui vivait dans le passé
et pour le passé, tout comme Châtelain vivait dans le pré-
sent, tout comme Carrel vivait dans l'avenir et pour l'a-
venir, à peine est-il mort, se trouve aussi pleuré, aussi
entouré de louanges et de regrets unanimes, que Châte-
telain, que Carrel lui-même, que tous cet héros glorieuv
de la faveur populaire? Si vous ne le savez pas, je vais
vous le dire. C'est que tout simplement cet homme était .
lui aussi, un homme simple, loyal, courageux , dévoué
à l'opinion qu'il avait choisie, c'est qu'il a parlé toute >;i
vie avec conviction , avec éloquence. C'est qu'à tout
prendre, telle est la beauté, la grandeur et la majesté
souveraine de cette puissance qu'on appelle le journal .
qu'il y a en ce monde, de la vénération et du respect pour
tous les gens qui acceptent cette lourde tâche, quel que
soit leur parti. Voilà, je vous l'avoue, ce qui nous doit
rassurer sur l'avenir du journal en France : c'est le res-
pect unanime de tous pour tous les écrivains qui ont
accompli' leur devoir.
Vous parlerai-je maintenant des qualités privées de
M . Michaud? Un mot me suffira. Ses amis le comparaient,
pour la simplicité et pour la facilité de son commerce, au
bon La Fontaine en personne. Rien n'était charmant comme
de l'entendre causer et sourire. Sa bienveillance était
inépuisable comme son esprit; il aimait avec enthou-
siasme la belle littérature du siècle d'Auguste, et dans
ses travaux littéraires , on n'aurait pas dû oublier ses
notes excellentes sur le Virgile de l'abbé Dclille, dont il
s'était fait l'humble éditeur, lui qui était son égal. Au
besoin, celui qui écrit ces lignes avec une douleur pro-
fonde et une conviction bien sentie, pourrait attester
toute l'amitié que cet excellent homme portait à la jeu-
nesse. Il m'avait rencontré, comme j'étais en train d'es-
sayer follement le peu de style et d'esprit que le ciel m'a
pu donner, et tout de suite il m'avait offert un asile dans
son journal, à côté d'écrivains de talent dont la mémoire
me sera chère toujours. J'ai vécu ainsi sous la conduite
de cet excellent homme jusqu'à l'heure fatale où le minis-
tère Polignac vint signaler , pour un instant . le dernier
triomphe de la vieille opposition royaliste. Alors, comme
cette dernière victoire m'autorisait et au-delà à quitter,
moi obscur et inconnu , cette armée triomphante, M. Mi-
chaud me laissa partir, disant que j'étais dans mon droit
et qu il était impossible de quitter son journal dans un
moment plus opportun. De ces premiers instants de ma
vie littéraire , je n'ai rien oublié , ni ces écrivains ardents
et convaincus , dont quelques-uns sont morts déjà sans
avoir rien compris à la révolution qui les emportait ; ni
la verve intarissable de Laurentie, cet homme tant atta-
qué, si savant, si spirituel et si bon; ni l'indulgence af-
fable de M. Michaud et ses conseils pleins de goût et de
sagesse. Surtout, ce qui m'est resté de ces premières
années, c'est un respect inaltérable pour le vieux roi
pour le vieux trône, pour l'antique monarchie, pour tout
ce passé devenu impossible, et qui n'a plus d'avenir que
dans l'histoire.
M. Michaud s'est éteint, et sans trop souffrir, dans une
modeste retraite qu'il s'était faite à Passy, non loin du
Si
L'ARTISTE.
poète Kenouard, son confrère, qui est enterré dans le
même cimetière. Il avait pour conduire son deuil M. de
Chateaubriand en personne, celui-là même qui sera
comme le Hossuet de la maison de Bourbon, et qui tom-
bera le dernier dans la vaste fosse qui contiendra toute
la monarchie de Charles X.
On peut dire de M. Michaud, que grâce à la modéra-
tion de sa vie, à la facilité de son esprit, à sa philosophie
pleine de résignation, il a été un homme heureux.
Sa vieillesse , honorée de tous , a été rendue bien fa-
cile par la présence d'une femme jeune et belle qui eût
pu être sa petite-fille, et qui l'a entouré jusqu'à la fin
d'une piété presque filiale. La raison et l'aménité de cet
homme ne se sont pas démenties un seul instant ; depuis
dix ans qu'il était séparé de son roi légitime, pas une
plainte n'est sortie de sa bouche, toute sa douleur est
restée dans son cœur ; il aurait été bien malheureux s'il
avait pu haïr.
Comme c'est l'usage, à peine M. Michaud est-il mort,
que déjà l'on se dispute ses dépouilles. Hélas ! à cette
curée des places et des honneurs, M. Michaud ne laisse
pas grand'chose: une place à l'Institut, et puis c'est tout.
Mais cette place , voici que déjà les partis littéraires se la
disputent ; les uns proclament à l'avance M. Victor Hugo;
les autres, on ne sait pas qui encore. Certes, tout en res-
pectant comme il convient l'Académie-Française, ce noble
corps auquel doit aspirer toute ambition littéraire qui a
touché le but de ses nobles efforts, nous dirons cepen-
dant que l'heure de s'asseoir sur le fauteuil de l'Aca-
démie-Française n'a pas sonné pour M. Victor Hugo.
Ne, le dérangeons point : il est en train de produire, il
est en train de compter ses vers pour en effacer une
«rande partie. Il se demande, à l'heure qu'il est, si en
effet le drame est pour lui comme cette terre promise où
Moïse ne put pas entrer, mais qu'il apercevait de loin
toute chargée de ses brillantes moissons. M. Victor Hugo
nous a promis un pendant à Notre-Dame de Paris, ne le
dérangez pas ! Il sera toujours temps , quand il aura re-
noncé à ses drames, et c'est d'un bout à l'autre un beau
livre, de lui ouvrir les portes de cet Institut qui ne
peut lui manquer. J'imagine , d'ailleurs , que l'au-
teur des Chants du Crépuscule serait bien en peine de faire
I éloge du Printemps d'un proscrit. — Pour remplacer
M. Michaud, pour louer convenablement {'Histoire des
Croisades, pour apprécier dignement l'étendue et la fi-
nesse de ce rare esprit, il y a derrière M. Michaud un
homme aussi savant que lui, un pauvre savant aveugle,
qui a jeté une si grande clarté sur les ténèbres de
noire histoire, un écrivain qui a produit un chef-d'œuvre :
j'ai nommé M. Augustin Thierry et l'Histoire de la Con-
quête des y or m a itd s.
J. JANIN.
os aybvxvkbs ssïxraxOTAXss
fleuriste et bon tCUrc ue notaire.
« Dans celle vallée de larmes, la voix i|ui |(V
pelle est d'abord sans écho :
Sara h!
Sarah!!
Sarah : : :
Peu à pou l'écho s'éveille et couvre la voix :
Sarah !
Ahl
Enfin la voix s'éteint, et quelque temps encore
l'écho attristé coupe le morne silenre:
Au!
AhM
• Ah :::
Voilà l'histoire de toutes les aiuoui
•.hMJSNC.r AIIABI.
J.JfJiJt J>Ji21U22Jt.
Sarah !
Sar.ïh :
Sarall :
1.
L'an passé , un matin du mois <le mai , Adolphe Lebrun , le
héros de ce roman , s'il y a héros , s'en revenait de je ne MÙ
où, lorsque, dans la rue Marie-Stuarl, il vit d'aventure, eu
levant la (été . mademoiselle Anaïs qui arrosait des capucines
sur une fenêtre du second étage.
Adolphe Lebrun était un sémillant clerc de notaire chassé
d'une étude de sa province, où il ne voulait rien faire, excepté
la cour à la femme de son patron, le notaire royal.
A Paris , il était pareillement clerc de notaire , mais non
plus, cette fois, pour faire les mêmes actes faciles et frivoles
qui charmaient ses eunuis de la province.
Mademoiselle Anaïs était une fleuriste verdoyante . jolie .
agaçante, jetant au vent son amour et surtout sa vertu.
Sa mère lui avait laissé pour héritage de grands yeux soin
admirablement sournois, une bouche pleine de perles, de
sourires et de baisers; un bras rond et blanc jusqu'au
coude inclusivement, une jambe ronde, une poitrine... je ne
l'ai pas vue, mais ce n'est pas nia faute, en vérité.
Hélas! ce corps charmant renfermait une àme perverse:
la plus douce femme est amère ! Ne buvez pas le fond de la
coupe. Mademoiselle Anaïs était le refuge brun et rieur des
sept péchés capitaux ; mais, comme à Madeleine, il lui sera
beaucoup pardonné, parce qu'elle a beaucoup aimé.
Et d'ailleurs , dans les sept péchés capitaux , n'y en a-t-ii
pas cinq au moins que nous traitons en péchés véniels?
L'ARTISTE.
y
Or, à l'instant mime où M. Adolphe lorgnait mademoiselle
Anaïs , où mademoiselle Anaïs accrochait à ses regards le
cœur de tous les passants qui levaient la tôle, une couturière,
perchée à uue fenêtre voisine, se mit à crier en regardant la
fleuriste :
— Bonjour, Anaïs !
Mademoiselle Anaïs répondit dédaigneusement, comme
une fleuriste qui parle à une couturière :
— Bonjour, Olympe.
Et elle disparut tout d'un coup pour ne pas se compromettre
avec une pareille voisine.
— Vive l'amour! dit Adolphe en s'éloignant : je sais le
nom de la belle Anaïs ! En chasse , morbleu !
II.
A mademoiselle Anaïs, fleuriste, rue Marie-Stuarl, 12, au
second.
« Mon cher ange ,
« Vous êtes belle comme l'aurore; je vous ai vue ce matin
à voire fenêtre , arrosant des capucines , et tout d'un coup je
vous ai aimée. La fenêtre était fleurie , mais vous étiez la
plus belle fleur du bouquet. Mon cœur bat violemment , ma
tête s'égare , ayez pitié de moi ! Si je ne vous rencontre
pas à la brune, par hasard, dans le passage du Grand -
Cerf, je ne sais ce que je deviendrai.
« Je vous baise les pieds.
« Adolphe. »
Midi, étude du notaire de la rue de C — y.
III
A la brune, Adolphe alluma un cigare pour se donner
un air martial; il s'en alla comme par désœuvrement dans le
passage du Grand-Cerf.
Cependant mademoiselle Anaïs ne venait guère.
— Voyez-vous, la coquine qui se fait attendre comme une
duchesse !
Il chercha à se distraire en regardant les diverses scènes
de la comédie parisienne qui se jouaient dans le passage.
Cependant mademoiselle Anaïs ne venait pas.
— J'ai perdu mon temps et mon billet, murmura l'amou-
reux. La belle a sans doute un amant.
IV.
A mademoiselle Anaïs.
« Petit démon ,
« Par le ciel ou par l'enfer, réponds-moi! Tu ris de mon
martyre; vous riez de l'amour, Anaïs, vous riez de l'amour, et
vous avez vingt ans ! Mais l'amour, c'est la grâce , c'est l'espé-
rance, c'est la vie ! C'est le songe charmant qui vient dans le
sommeil, l'étoile qui nous guide dans la nuit; c'est le parfum
de la rose, le soleil du ciel ! Et vous êtes tout cela pour moi !
« 0 Anaïs! ne me fuites pas mourir de désespoir! — S'il
faut mourir, o mon Dieu , faites que j'aie son cœur pour
tombeau !
« Adoi.piik.
« Minuit. »
V.
Mademoiselle Anaïs fut touchée de cette lettre ; elle la lui
à toutes ses amies comme un modèle de style et de sentiment.
Sa première pensée fut d'y répondre ; mais elle était si in-
quiète pour sa mauvaise orthographe , qu'elle fut inquiète
pour sa vertu.
— Bah! fit-elle, il a le temps d'attendre.
Or, en attendant, Adolphe, sans cesse irrité par celte sau-
vagerie vulgaire, négligeait étrangement les contrats de ma-
riage et les inventaires. II dessinait des petites fleuristes de
tous les côtés , jusque sur le papier timbré.
Le second jour il eut un accès d'esprit, ou plutôt sa plume
eut un accès desprit, car il écrivit cette autre lettre , qui est
un chef-d'œuvre de bon sens.
VI.
A mademoiselle Anaïs.
« Vous êtes une bégueule , ma chère ; vous prenez des pe-
tits airs de marquise qui ne vous vont pas ; vous vous niche/
dans les lambeaux de votre vertu , vous avez là un méchant
manteau; et d'ailleurs ce n'est pas la peine avec moi , qui en
ai séduit des plus revêches et de plus huppées. Allons sans
détour : je suis amoureux de vous ; si vous n'êtes retenue
par un fil d'or à quelque mortel forluné , venez sur mon
cœur, mignonne , et croyez-moi pour la vie ,
« Votre esclave dévoué ,
« Adolphe.
« 8 heures du matin. »
« P. S. Je ne désespère pas que le hasard ne vous con-
duise à midi vers le passage du Grand-Cerf. »
VII.
A monsieur Adolphe, Clerc de Notaire
« Monsieur,
« J'arrive de Metz, en Lorraine, et ce n'est pas pour vous
que j'ai fait cent vingt lieues. Vos lellres m'ennuient; quand
finirez-vous cette comédie? Vous ne vous gênez pas! Pour
qui me prenez-vous?
« Anaïs Dltlot. u
MIL
En lisant cette lettre, Adolphe bondit jusqu'au plafond cl»'
sa chambre. — La belle est à moi! s'écria-l-il.
El il jeta son bonnet de colon par la fenêlre
«n
L'AHTISTi;
IX.
A mademoiselle Anaït.
o Mignonne ,
« Vous avez fait cent vingt lieues pour un perfide, il ne
faut pas être bien malin pour deviner cela; vengez-vous du
perfide comme se vengent les femmes.
« Vous dites que mes lettres vous ennuient : en revanche,
elles m'amusent, et elles vous amuseront aussi. Je ne vous ai
pas prise pour une mauvaise femme , au contraire ; mais je
voudrais bien vous prendre pour ce que vous êtes , ma toute
belle, là-bas, au bout du maudit passage du Grand-Cerf, à la
nuit tombanle.
(i Adolphe. »
X.
A monsieur Adolphe.
« Vous saurez, Monsieur, que je ne vais jamais dans le
passage du Grand-Cerf: c'est bon pour les couturières, qui se
soucient de leur renommée comme de rien du tout; cepen-
dant, pour en finir, peut-être irai-je ce soir vous prier de me
laisser en repos. Èles-vous ennuyeux, donc!
« An aïs. »
XI.
Le soir, après la lumière du soleil, avant la lumière du gaz,
mademoiselle Anaïs apparut comme un aslre impromptu dans
le passage du Grand-Cerf, pour prier M. Adolphe de la laisser
en repos; elle était plus mélancolique et plus pimpante que
île coutume. Adolphe , qui s'était arrêté devant une boutique
où il y avait des chapeaux et des modistes, courut à sa ren-
contre et il l'entraîna dans la sombre rue Marie-Sluart. Anaïs
ouvrit la bouche pour parler de sa sagesse; mais Adolphe, qui
était ce jour-là fort spirituel , ferma cette bouche de rose
comme il put.
XII.
Les choses n'allèrent pas plus loin; mais, le lendemain,
Adolphe eut l'audace de pénétrer parmi les fleuristes de la
rue Marie-Sluart. La maîtresse, madame Lucas, qui n'avait
qu'un amant, l'accueillit très-bien, et le chat du logis vint
sans façon se bûcher sur ses genoux.
— Voilà, dit-il en souriant, le symbole des femmes de
Paris.
Mademoiselle Anaïs fit la moue , et madame Lucas dit, en
roulant fort langoureusement ses yeux gris , que toutes les
femmes de Paris n'avaient pas des griffes. Les fleuristes,
jusque là silencieuses, se mirent toutes à parler; ce fut un
éclat de voix argentines à faire bondir la tète et le cœur. Les
babillardes élaicnl avenantes, et M. Adolphe s'enorgueillissait
'l'avoir ses entrées dans un pareil Éden. Mademoiselle Anaïs
le regardait du coin de l'œil cl attachait par distraction une
corolle de marguerite à une aigrette de bluels.
Le babil languit bientôt : quand les femmes ont parlé
toutes à la fois, elles écoutent un peu. Adolphe, qui avait
surtout de l'esprit pour faire de petits actes plus ou moins
notariés, ne savait comment ranimer toutes ces jolies voix
qui formaient un charmant concert pour le cœur; il regardait
amoureusement Anaïs et chiffonnait les fleurs éparses sur
l'établi. Enfin madame Lucas, se renversant sur son fauteuil
avec l'indolence d'une maltresse de maison , se mit à parler
littérature pour montrer son esprit
— Vous aimez les romans? dit-elle à Adolphe, en minau-
dant le plus gentiment du inonde.
— Les romans ! j'en suis folle ! s'écria la plus jeune des
fleuristes , surtout des romans senlimentals.
— Oui , dit avec mépris madame Lucas , mademoiselle Au-
rore s'extasie avec les romans de M. Paul de Kock !
— El madame Lucas, dit mademoiselle Aurore avec dépit.
ne lit que les romans de madame Sand ; c'est du beau ! On
voit bien que madame Lucas aime la liberté.
— Taisez-vous, chipie! votre esprit est digne de vos lec-
tures ; tout cela est bon à jeter par la fenêtre.
— Moi , dit Anaïs d'un air rêveur, je me soucie des livres,
mais pas du tout des auteurs.
— En effet, dit Adolphe par galanterie, quand la femme
est belle , qu'importe son nom? quand le vin est bon, qu'im-
porte son pays?
— Je me souviens, reprit Anaïs , d'un roman qui m'a bien
souvent donné l'envie d'aller cueillir des pervenches et des
primevères au fond des bois, pour rencontrer un pâle et beau
garçon. Le joli roman! ne me parlez pas des autres. Dans
celui-là, il y a une fleuriste adorable, un peu trop artificielle,
et un certain Joseph Marteau qui ne me trouverait pas bien
cruelle.
— Joseph Marteau ! Allons donc, dit madame Lucas, un vrai
paysan! J'aime bien mieux André !
— Le joli roman! poursuivit Anaïs sans écouler madame
Lucas; rien que d'y penser, je deviens toute triste comme si
j'allais pleurer.
— Moi, dit gaiement Adolphe, qui craignait un attendrisse-
ment épidémique, je n'aime que les romans en action : c'est
bien la peine d'en lire de si mauvais quand on peut en faire
de si jolis! Si vous voulez , mes charmantes héroïnes , nous
ferons ensemble le roman le plus sentimental, le plus tendre,
le plus amusant. Certes, chacune de vous fournirait un beau
chapitre !
— Un seul ! dit madame Lucas.
Toutes les fleuristes s'étaient récriées , surtout mademoi-
selle Anaïs.
Cependant, le soir, mademoiselle Anaïs voulut bien s'ap-
puyer sur le bras d'Adolphe pour retournera sa chambrclle ;
c'était consentir au premier chapitre.
XIII.
Le long du chemin , Adolphe , tout en pressant le bras de
mademoiselle Anaïs , n'oublia pas de faire la satire de ses
compagnes. Et mademoiselle Anaïs se disait tout bas :
— Mon Dieu ! qu'il a d'esprit !
L'ARTISTE.
»S
Mais ce fut bien mieux quand le galant clerc de notaire se
mit à vanter les attraits de mademoiselle Anaïs.
Malgré tout son esprit , il perdit son temps ce soir-IÀ : ma-
demoiselle Anaïs se hérissa de sa vertu , et il eut beau faire,
il fallut se retirer devant le porc-épic.
— D'où lui vient cette vertu sauvage? se demanda le
pauvre amoureux en s'en allant.
XIV.
— Diable! dit le lendemain Adolphe avec dépit; il faut
pourtant que j'en finisse.
Tout en disant ces mots , il coudoya une jolie fille qui se
promenait sur le boulcvart pour se faire coudoyer.
— C'est tout simple, dit-elle en l'agaçant. Adolphe passa
outre.
— Pas si simple , repritTil ; car il y a en ce monde un petit
diable écloppé qui veille sans cesse sur l'honneur des maris
et sur la vertu des filles. Ce petit diable , qui s'appelle l'ob-
stacle, veut que les femmes soient sages malgré elles; il est
plus difficile à vaincre que la vertu des filles et l'honneur des
maris; c'est lui qui, le jour du rendez-vous , dérange l'ai-
guille de la pendule; il déchire un mantelet, il donne la mi-
graine, il réveille une heure trop tard. Ce soir vous avez un
rendez-vous galant, vous êtes sûr de ravir la femme ou la
maltresse de votre ami, deux péchés mortels! mais voilà
qu'il pleut à verse. Demain le soleil luira ; prenez garde ! le
petit diable écloppé est capable de vous jeter une cheminée
sur le dos.
Enfin Adolphe prit une résolution terrible : il devait con-
duire le lendemain Anaïs à l'Elysée ; il jura sur le ciel, sur
l'enfer et sur la tête de Napoléon, qu'en revenant de l'Elysée
il ne rentrerait pas dans son taudis, malgré les lois qui pu-
nissent les vagabonds.
XV
.1 mademoiselle Anaïs.
« Anaïs, vous êtes un ange, vous êtes une fée, vous êtes le
soleil, vous êtes le ciel ! Sans cette maudite duègne qui vous
surveille , je serais toujours à vos pieds. Dites donc à votre
maîtresse qu'elle fasse des fleurs sans vous empêcher d'aller
vous épanouir au soleil , vous qui êtes la plus belle fleur du
j ardin de la vie. Tudieu! vous m'avez fait poëte I II faut donc
attendre à demain : encore un jour, encore un siècle! Tu
n'oublies pas , ma chère , que nous allons danser à l'Elysée.
Quel Elysée!
«Je t'attendrai à six heures dans un cabriolet, au coin delà
rue Marie-Stuart. Si ton chapeau te déplaît , prends la peine
d'entrer chez la modiste du passage, elle est avertie.
« Au revoir, serpent.
« Adolphe. »
XVI.
Dès que mademoiselle Anaïs eut lu la dernière lettre de
son amant, elle courut à la boutique de modes et de modistes ;
et, le lendemain, elle dit à Adolphe que son chapeau ayant
perdu sa fraîcheur, elle s'était décidée, non sans peine, à en
prendre un autre. Adolphe sourit avec malice; il savait que la
belle n'avait jamais eu que le chapeau bleu fleuri de roses,
qui encadrait alors délicieusement sa jolie figure. Le cheval
du cabriolet alla vite comme leurs amours. A l'Elysée ils
dansèrent, et leurs cœurs dansèrent à se briser. Ils s'en re-
vinrent la nuit, doucement appuyés l'un sur l'autre, comme
s'ils n'eussent pas été pressés d'arriver.
Arse.ne MOUSSA YK.
FIN DU LIVRB PREMIER.
( La suite au numéro prochain.)
OPERA-ITALIEN : ouvebture. — Lucia ni i.*mmkk>io(jr.
près une lutte acharnée qui n'a donné, comme
tant d'autres combats, aucun résultat, l'o-
péra italien est demeuré à l'Odéou. La troupe
de ses fidèles l'y a suivi au grand complet ,
et l'on sait d'ailleurs que cette troupe se
double de nombreux auxiliaires retenus aux champs jusqu'au
mois de décembre. Ce charmant théâtre n'est donc pas près
de manquer de public. 11 ne reste plus qu'à savoir s'il ue
manquera pas de bons compositeurs et surtout de bons opéras,
plus rares quelquefois que les musiciens.
Quand on est arrivé à une époque où le talent peut deve-
nir, avec de la bonne volonté , le partage de tout le monde .
on se dégoûte presque du talent, pour lui préférer les qua-
lités innées qui font la gloire du poêle et de l'artiste à l'en-
fance des siècles. On recherche le naïf, le primitif, les idées
de premier jet, et l'on fait fi de la mise en œuvre. C'est ainsi
que pendaut quelques lustres, la foule n'avait voulu entendre
que Rossini, qui avait assez de génie pour pouvoir, sans grand
inconvénient, traiter lestement les leçons de l'école. Et la
foule avait raison en ce sens qu'il fallait profiter de tous ces
trésors de mélodie dépensés, hélas! en peu d'années. La
foule sentait instinctivement qu'il serait toujours temps de
revenir au talent quand cette source de génie serait tarie ,
ou seulement scellée. Aujourd'hui que Rossini reste étendu
i)fi
L'AUTISTE.
dans son farniente, sans même prendre la peine de nous faire
savoir s'il est vrai qu'il ait dit prématurément son dernier
mot, on se contente très philosophiquement de la monnaie ,
souvent hien légère , de ses successeurs , et c'est alors qu'on
reconnaît conihien le talent, le savoir-faire, le métier con-
sciencieusement appris, sont de bonnes choses.
Qu'est-ce qui dislingue aujourd'hui Donizctti de cette pléiade
de musiciens dont les partitions de mince étoffe s'usent en si
peu d'années? C'est l'adresse et un art d'ajustement fort re-
marquables. Ses mélodies n'ont pas l'haleine longue : elles se
complètent toujours au commencement ou à la fin par quel-
que chose qui n'est pas tout à fait connu , mais qu'on recon-
naît pourtant comme certaines figures qui s'appliquent à des
patrons bien arrêtés, quoiqu'on ne les ait jamais vues. Que
voulez-vous? un homme est fort excusable d'ôlre brun dans
un pays où les gens sont bruns; et quand cet homme appar-
tient à la nation relativement peu nombreuses des artistes, il
n'a pas une chance sur mille de se distinguer des autres par
.les qualités plus tranchées. Donizelti est venu à une époque
où tout le monde respirait dans l'air une musique d'une na-
ture bien saisissante qui ne pouvait être confondue avec
• elle qui l'avait précédée, ni avec cette autre qui la suivra
et que nous ne pressentons pas encore. 11 a subi , comme
c'était sa destinée, l'influence de ces émanations auxquelles
il est bien difficile qu'on résiste quand on n'a pas une vocation
excentrique. Ces rayonnements harmoniques qui pénètrent
partout, laissent dans les âmes leur empreinte, aussi facile-
ment que la lumière commune à l'univers, sur les planches
inventées par M. Daguerre. Dans ces conditions-là, l'art in-
dividuel n'est plus guère possible ou le devient moins. C'est
déjà un grand bonheur de se faire une individualité artifi-
cielle qui fasse prendre le change aux gens qui le veulent
hien , et Donizctti a eu le mérite d'intéresser à son talent tous
ces gens-là. Aussi bien, l'on a été injuste pendant longtemps
pour les mérites de cette classe, qui sont pourtant les plus
nombreux , et dont on s'arrange fort bien dans tous les temps,
en présence même des génies les plus originaux.
11 y a quarante ans, quand Cimarosa répandait encore,
comme un soleil couché, un éclat si vif sur l'Europe, quand
Païsiello finissait, on accueillit avec empressement la troupe
innombrable où brillèrent Guglielmi, Farinelli, Fioravenli ,
et l'on salua volontiers, comme de grands hommes, Paër et
Mayr. Et pourtant que firent-ils, tous, jusqu'aux jours de
Kossini, sinon suivre toutes les formes mélodiques, toutes
les coupes des deux compositeurs napolitains, ou fondre dans
un éclectisme habile les méthodes italienne et allemande?
Ces vicissitudes artistes se sont reproduites de nos jours.
Les imitateurs , plus ou moins sévères , n'ont pas manqué , ni
les éclectiques non plus. Bcllini apporta dans son éclectisme
un peu mou , plus d'idées que de talent. C'est le contraire
chez Donizctti , dont les partitions se dégagent de plus en
plus des formules toutes faites. Les détails en sont traités
suivant des méthodes approuvées quelque part; mais tout
cela est dénaturé et lissé de nouveau avec une habileté rare.
Son chant seul est décidément italien , mais son orchestre ,
développé et pas trop verbeux, leste, facile , élégant, et réglé
par un tact parfait, parait obéir à des lois de composition cos-
mopolites plutôt qu'à l'autorité du maître par excellence.
Cette tendance est plus sensible dans Lucia di Lammernwor
que dans Anna Iiolcna, qui a passé longtemps pour son chol
d'oeuvre. J'ignore si ce fut contradiction de ma part ou l'effet
d'une attente déçue, mais je n'ai jamais pu me laisser aller
au plaisir que devait sans doute me causer Anna Uolena. Dan»
cet opéra , où le jeune auteur risquait avec une sorte de ti-
midité ses idées personnelles, tandis qu'il déployait une bril-
lante audace dans sou ingénieux travail d'imitation, il me
faisait toujours l'effet d'un homme qui promet tant qu'on veut
et tout ce qu'on veut, et qui ne peut remplir qu'à l'aide d'em-
prunls ces engagements hasardés. En suivant le même ordre
d'idées, Lucia di Lammermoor serait plutôt le fait d'un
homme de bonne foi qui donnerait peut-être l'imilalion pour
ce qu'elle est , mais qui prend plus de peine pour y mettre du
sien. D'ailleurs, à côté de quelques dessins employés eu partie
avant lui , et de l'allégro du duo du troisième acte , dont le
moule est dans Ricciardo e Zoraïde, le reste de la partition
est aussi original qu'il est permis à Donizetti d'en faire. Les
duos et les airs sont d'un beau caractère , et le finale du
deuxième acte, avec son magnifique andanle et sa péroraison
énergique, pourra toujours être considéré comme le beau
semblant d'un chef-d'œuvre.
L'exécution a été excellente. 11 est d'usage , parmi les ama-
teurs fashionables , ou désœuvrés, ou curieux, de dire à
chaque réouverture, que les chanteurs ont perdu beaucoup
de leur voix. Puis viennent les considérations à perle de vue
sur les inconvénients du voyage périodique, sur le climat de
Londres, sur les fatigues des concerts, sur le mauvais goût des
Anglais, etc., etc. Au bout de quinze jours, les chanteurs sont
censés avoir recouvré leur voix, et il est question d'aulre chose.
J'ignore ce que les jaseurs diront cette année, mais je sai*
que notre bon, notre vieil ami ltubini a chaulé comme aux
meilleurs jours. C'est toujours le premier chanteur de l'Eu-
rope. Mme Persiani est la représentante la plus parfaite de la
belle école de chant italien. Je ne connais rien de mieux
composé , rien d'un goût plus irréprochable et plus homogène
que ses ornements et ses appoggialure. Ce n'est pourtant la
qu'une science de détail dans laquelle elle a fait encore de
sensibles progrès depuis l'an passé; mais l'esprit d'ensemble
d'un rôle complet y manque toujours. Tamburiui conserve
sa supériorité un peu stéréotypée. Les personnages secon-
daires sont fort suffisants. Il y a là une manière de joli garçon,
second ténor blondin dont le public eût bien voulu rire , sui-
vant l'antique usage, et le public n'a pu en trouver l'occa-
sion.
A. SPECHT.
Tjpographic de Lacrampc cl Comp , rue Daniicllc, 2. — Fonderie île îhorey, Vire» ei Muret
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L'ARTISTE.
97
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l'^Uaftémic ïus $cau*~3Ut0.
MJH-IJiJJiVJJJJil JjJtù 2UUX.
epuis le jour où nous nous sommes levés,
nous autres jeunes gens, pour soutenir de
notre plume inexpérimentée les doctrines
de la jeune école française contre l'abso-
lutisme des prescriptions académiques;
depuis le jour où V Artiste, à qui l'on ne
refusera pas l'honneur d'avoir porté avec quelque gloire
et quelque courage l'étendard de cette jeune école , est
venu lui prêter l'appui de son élégante publicité, les
principes larges et féconds, que nous avons été seuls à
défendre pendant si longtemps, ont gagné du terrain
d'année en année, au point de ne plus rencontrer de
contradicteurs parmi les organes de la publicité jouissant
de quelque considération. L'évidence de ces principes et
de ces doctrines a frappé tous les yeux , convaincu tous
les esprits, au point que l'Académie elle-même vient
d'en reconnaître l'autorité dans une circonstance tout à
fait décisive : le jugement des concours pour les prix de
Home. Les couronnes ont été distribuées cette année
d'une façon à peine différente de ce qui aurait eu lieu si
nous avions été chargés nous-mêmes de désigner les
lauréats. Presque tous les prix ont été obtenus par des
ouvrages conçus et exécutés dans des idées étrangères à
l'enseignement de l'école. Une innovation de cette im-
portance était de nature à faire concevoir quelques es-
pérances d'améliorations et de réformes dans les ten-
dances d'une institution qui, convenablement dirigée,
pourrait devenir aussi utile qu'elle l'a été peu dans ces
2" SKR1Ë. TOME IV. 7e UT.
derniers temps. Pourquoi faut-il que le discours de
M. le secrétaire perpétuel de lAcadémie soit venu mon-
trer que ce n'était là qu'une concession momentanée à
la nécessité des circonstances, et que MM. les profes-
seurs n'entendaient pas s'être engagés pour l'avenir!
Nous avions espéré cependant que l'Académie ne per-
sisterait pas dans ses malheureuses inspirations qui l'ont
poussée à réprimander publiquement, l'an passé, le savant
professeur de la villa Medici. Dieu veuille, disions-nous
en commençant le compte-rendu des concours , Dieu
veuille que nous ne voyions pas se renouveler, cette
année, le scandale des sifflets qui ont accueilli, l'an
dernier, la distribution des grands prix ! Dieu veuille
que nous ne voyions pas se renouveler le scandale plus
grand encore du blâme public adressé par l'Académie au
directeur de l'Ecole de Rome, directeur tiré de son sein,
et qu'elle a choisi elle-même entre tous ses collègues ! D
n'était pas bien difficile de prévoir dans quelle voie un
homme d'énergie et de conviction comme M. Ingres con-
duirait l'école qu'il était appelé à diriger. Il fallait nom-
mer un autre professeur, si l'on voulait une autre ten-
dance ; mais il y a plus que de l'inconvenance à venir
le blâmer après coup d'avoir été conséquent avec lui-
même. Voilà ce que nous disions ; nous avons même évité
de prendre parti dans ces dissensions intérieures, ne
voulant pas qu'on pût nous accuser d'avoir envenimé la
querelle ; nous espérions d'ailleurs que nos paroles se-
raient également bien reçues de tous ceux à qui elles
étaient adressées.
Eh bien ! il est arrivé que les élèves ont montré plus
de tenue et de dignité que leurs professeurs : car tandis
que ceux-ci donnaient, par l'organe de M. Raoul-Ro-
chette, un libre cours à l'expression de leur mauvaise
humeur, les autres ne sont pas sortis des bornes des
convenances.
Nous ne relèverons pas aujourd'hui tout ce qu'il y a
de peu convenable dans ces attaques dirigées contre un
homme qui , quelle que soit l'opinion que l'on puisse
avoir de son talent en lui-même, n'en est pas moins, de
l'aveu de tout le monde , l'artiste le plus éminent de
beaucoup entre tous ses collègues de l'Académie ; nous
ne relèverons pas non plus ce qu'il y a de peu conve-
nable , surtout de la part de M. Rochetlc, à venir,
la première fois qu'il occupe le bureau, se faire l'organe
des jalousies les plus étroites, des rivalités les plus mes-
quines, des plus envieuses susceptibilités. Nous ne
voulons pas qu'il puisse nous accuser d'avoir mal inter-
prété sa pensée , et nous attendrons l'impression de son
manuscrit pour relever comme elles le méritent les
étranges affirmations de ce singulier manifeste.
Le reste du rapport de M. Rochette n'a rien présenté
de fort remarquable : c'est une appréciation des concours
et des envois de Home assez différente de celle que nous
avons publiée. Cependant , les motifs développés à
13
98
L'ARTISTE.
l'appui des conclusions académiques ne nous ont pas
semblé de nature à contre-balancer ceux que nous avons
donnés pour établir les nôtres , et nous y persistons mal-
gré tout ce que nous avons entendu dire de contraire à
notre opinion , ou plutôt à cause de la pauvreté des rai-
sons avancées pour la combattre.
Cette lecture terminée , on a procédé à la distribution
des prix , médailles et récompenses, qui a été faite dans
l'ordre suivant :
Peinture — Premier grand prix, M. Antoine-Aa-
guste-Ernest Hébert, né à Grenoble (Isère), le 3 no-
vembre 1817 ;
— Deuxième grand prix , M. Prosper-Louis Houx , né
à Paris le 15 février 1817.
Sculpture. — Premier grand prix , M. Théodore-
Charles Gruyère, né à Paris le 17 septembre 181 ï;
— Deuxième grand prix , M. Célestin-Anatole Calmels,
né à Paris le 26 mars 1823;
— Deuxième second grand prix, M. Jean -Claude
Petit, né à Besançon, département du Doubs, le 9 fé-
vrier 1819;
— L'Académie a accordé une mention honorable à
M. Jacques-Eugène Caudron, né à Paris le 16 novembre
1818.
Architecture. — Premier grand prix , M. Hector-Mar-
tin Lefuel , né à Versailles (Seinc-et-Oise) le 1'» no-
vembre 1810 ;
— Deuxième grand prix , M. François-Marie Péron ,
né à Paris le 11 juin 18f0.
Gravure en Médaille. — Premier grand prix, M. André
Vauthier , de Paris , âgé de vingt et un ans ;
— L'Académie a accordé une mention honorable à
M. Jean-Françoîs-Charles-André Flacheron , auteur du
bas-relief n° 2, né à Lyon , département du Hhône, âgé
de vingt-six ans.
Musique. — Premier grand prix, M. Charles-François
Gounod , de Paris, âgé de 21 ans;
— Deuxième grand prix, M. François-Emmanuel-
Joseph Bazin, de Marseille (Bouehes-du-Bhône), âgé de
vingt-trois ans.
— Le prix de la tête d'expression et celui do la demi-
figure ont été remportés par M. Brisset ; le prix de sculp-
ture pour la tête d'expression, par M. Robinet.
La grande Médaille d'émulation accordée au plus grand
nombre de succès dans l'Ecole d'architecture , a été ob-
tenue par M. Antoine-Isidore-Eugène Godebceuf, de
Compiègne (Oise), âgé de trente ans, élève de M. Le
Clère, membre de l'Institut, chevalier de la Légion-
d'Honneur , et de M. Blouet.
La fondation faite par feue Mme Leprince, en faveur de
l'artiste qui a obtenu le grand prix de gravure, n'ajant
pu avoir son effet durant deux années, où ce grand prix
n'a point été décerné, l'Académie a décidé que la somme
de 400 francs , montant de ce legs , serait accordée à
M. Martinet et à M. Oudiné, anciens pensionnaires de
l'Académie de France à Borne , comme un témoignage
de sa satisfaction pour la gravure du portrait de Bem-
brandt, par M. Martinet, et pour la médaille du choléra,
de M. Oudiné.
A la suite de cette distribution , M. Rochettc a donné
lecture d'une IS'olice de sa façon sur la vie et les ou-
vrages de feu M. le chevalier Lesueur. Nous n'avons
reconnu dans ce travail aucune des qualités capables dp
le distinguer des biographies les plus vulgaires : ni
grande vue d'ensemble, ni savante appréciation de dé-
tails, ni théorie, ni système de quelque valeur; mais, au
lieu de cela , une recherche d'esprit , une accumulation
de saillies et de jeux de mots qui ne sont pas toujours
restés dans les limites du bon goût, et qui n'en ont
pas moins excité le rire de l'auditoire , ef surtout de la
partie de l'auditoire qui occupait les places réservées
aux académiciens. Ainsi, par exemple, lorsqu'en par-
lant des difficultés et des obstacles de toute nature que
M. Lesueur a rencontrés lorsqu'il a voulu prendre dans
le monde la place que la supériorité de son talent l'ap-
pelait à remplir, M. le secrétaire perpétuel a ajouté que
ces difficultés et ces obstacles se comprendraient, même
de notre temps , l'Académie a beaucoup ri de cette gen-
tillesse. Nous ne savons pas , quant à nous , jusqu'à quel
point il était convenable de rire et de faire rire, même
à l'Académie , aux dépens des malheureux jeunes gens
que nous voyons lutter avec tant de courage et de per-
sévérance contre les entraves si souvent inextricables
que l'obscurité et la misère opposent à leurs succès.
Ces rires paraîtront encore plus déplacés si l'on vient
à considérer que l'Académie a été regardée de tout
temps, par des hommes très-éminents , comme un des
obstacles les plus écrasants qui pèsent sur le dé-
veloppement des jeunes talents et concourent à les
étouffer. Nous nous souvenons d'avoir lu un mémoire
de Géricault , sur l'enseignement des beaux-arts , qui
n'avait pas d'autre conclusion ; et ce qu'il y a de fatal
dans ces conséquences était si bien senti dès la création
de cette institution, que nombre d'artistes du temps ne
voulaient pas consentir à en faire partie , et qu'il fallut
l'ordre exprès du roi Louis XIV pour les y déterminer.
M. Bochette a continué sur ce ton moitié sérieux ,
moitié bouffon , pendant près d'une demi-heure ; puis
la séance a été terminée par l'exécution de la com-
L'ARTISTE.
99
position musicale qui a obtenu le grand prix. Le con-
cours de musique semble échapper, par sa nature même,
à l'appréciation du public, tellement que les professeurs
ont cru pouvoir se dispenser de lui soumettre les com-
positions des divers concurrents. Nous n'avons eu, par
conséquent , aucun moyen de contrôler le jugement de
l'Académie. Nous voulons croire qu'il a été, en cette
occasion, aussi juste, aussi équitable que possible; ce-
pendant nous n'avons pu nous empêcher d'entendre les
remarques qui se faisaient autour de nous sur l'extrême
faiblesse du travail couronné, et d'en concevoir, comme
tout le monde, une pauvre idée de l'enseignement mu-
sical de l'Académie.
L'ouverture de la composition de M. Boulanger, qui
a été exécutée au commencement de la séance, nous a
paru plus accentuée et plus savante ; cependant nous ne
voudrions pas nous engager jusqu'à en faire complète-
ment l'éloge , parce qu'étant arrivés quelques minutes
trop tard , nous n'en avons entendu que les derniers
retentissements.
exposition" de br'jzsllbs.
MO.NSIEI'R LE DlRECTElR .
's dois, avant d'entrer dans l'examen de la pein-
)ture de genre, vous parler encore de quel-
! ques toiles particulières, et réparer un oubli
) involontaire à l'égard de M. Kohler. Cet ar-
tiste, qui appartient, j'imagine, à l'école de
Dusseldorf, a exposé une fort remarquable étude de trois
jeunes filles: deux jeunes personnes qui achèvent la fraîche et
chaste toilette d'une fiancée. La couronne est posée sur ses
beaux cheveux d'or, et cette gracieuse tète rayonne d'une
joie modeste et calme; elle est heureuse. Le galbe de celle
figure vous reporte par le souvenir au Titien ou à Sigalon. Le
dessin ne manque pas d'ampleur, mais la couleur est un peu
sobre. — M. Debay, de Paris, a envoyé un tableau qui donne
un nouveau relief à son mérite ; M. Debay, jusqu'à présent,
n'avait guère fait que continuer la manière de son maître ,
M. Gros. Dans la scène qui nous occupe, il a su reproduire,
sans trop d'horreur, et avec un sentiment louchant, un affreux
épisode de 1793. Vingt-neuf femmes de toutes conditions sont
exécutées, le même jour, sans jugement, sur la place pu-
blique de Nantes , en présence et par l'ordre de l'infâme
Carrier. Parmi ces tristes et belles victimes de la Terreur,
madame de la Rochcfoucault, mesdames de la Métairie ,
dernière branche des Pic de la Miraïukde, se font recon-
naître à leur beauté. Les figures sont de demi-grandeur natu-
relle. Ces infortunées sont arrivées au pied de l'échafaud;
elles viennent d'achever en chœur des cantiques sacrés. Ce
groupe est traité avec un grand talent; seulement nous de-
manderons pourquoi donc celle prostration générale parmi
ces nobles femmes, qui ont eu assez de courage pour chan-
ter? L'accablement douloureux qui les presse attendrit vive-
ment le spectateur, et peut-être celle appréhension de la guil-
lotinel'expliquc-t-elle suffisamment; mais nous aurions aimé,
comme contraste, quelque magnifique résignation de victime
à la Charlotte Corday, marchant d'un pas assuré vers la
mort. — Un autre Français, M. Jacquand, occupe une place
distinguée; mais vous avez déjà apprécié ces deux tableaux
dans cette exposition: Gaston, dit l'Ange de Foix, se laissant
mourir de faim en sa prison , et la Bénédiction des Fruits.
— Plusieurs élèves de MM. De Keyscr et Wapers ont ex-
posé des toiles d'une dimension analogue à celles que nous
venons de citer, mais nous n'avons que peu de chose à en
dire. On reconnaît la manière du maître à l'exagération de
ses défauts, et il est regrettable qu'une direction plus sérieuse
et de plus sévères leçons ne disciplinent pas les qualités fa-
ciles qu'on reconnaît dans la plupart de ces débuts. Les Pi-
rates de l'Archipel grec du laborieux M. Montfôrt , exposés au
Louvre en 1836, prouvent, au contraire, les plus louables ef-
forts pour arriver à un bon résultat. — Il y a du mouvement
et de l'action dans la Bataille d'Hcylligerlé, par M. Jacops.
Le moment choisi est celui où Jean de Ligne, comte d'A-
remberg , sir de Brabançon , chevalier de la Toison d'Or et
gouverneur pour l'Espagne de la Frise et d'Overyssel , en
1568 , tue de sa main le comte Adolphe de Nassau ; au reste,
ce brillant fait d'armes n'eut pas les suites qu'on pouvait es-
pérer, car le valeureux Jean de Ligne ayant succombé presque
immédiatement aux blessures qu'il avait reçues dans ce com-
bat, ses troupes se débandèrent. Enfin, nous devons signaler,
parmi plusieurs petites toiles représentant des fails histo-
riques, une composition de M. Van der Plaetsen, de Gand :
Philippe d'Arteveldl s'adressant aux Gantois insurgés contre
Louis de Maie, et leur faisant connaître le résultat de 6es
négociations et des exigences de ce comte. Il y a trois partis
à prendre, leur dit Philippe : le premier, de nous enfermer
dans la ville; le second, d'aller tous confesser nos péchés,
de nous jeter à genoux dans les églises , les monastères ; et
le troisième , d'y attendre la mort , comme des martyrs à qui
l'on a refusé toute miséricorde. Cette foudroyante allocution
a fourni à M. Van der Plaetsen l'occasion de développer un
sentiment réel de la pantomime , dans tous les groupes de
celle esquisse terminée.
Nous entrons maintenant , Monsieur, en pleine peinture
de genre ; mais vous ne sauriez croire quelle dose de grosse
gaieté, presque toujours sans esprit, quelle trivialité d'épi-
sodes sont nécessaires pour désopiler quelque peu la rate fa-
cile des habitants de cet heureux pays. El lout cela est si loin
de Téniers et d'Adrien Brauwer, les charmants peintres comi-
ques! Les magots qui indignaient Sa Majesté Louis XIV, dans
les kermesses favorites du premier de ces artistes, sont, du
moins, bien dessinés, et ils appartiennent évidemment à ce
monde de buveurs et de danseurs à l'ombre vacillante des bou-
chons. Mais ici, à part quelques noms dont nous allons nous oc-
cuper tout à Iheure, que faire, que dire de ce cataclysme de
«00
L'AUTISTE.
mauvaises farces, d'insignifiante* productions que ne raciiète
aucune intention visible? Qu'y a-l-il de commun entre l'art et
l'exécution de tous ces motifs que nous ne contestons môme
pas aux fahricanls, car nous voulons nous souvenir du précepte
d'Horace : Picloribus alquc poelis , etc. ? C'est triste à voir si
près de la terre classique des Oslade , des Melzu . des Ter-
hurg cl des Craesbecke. Et d'ailleurs, outre les précieuses et
inimitables qualités de ces grands peintres, quelle bonhomie,
quelle absence de prétentions dans tous leurs sujets! Ils Irai-
laient la nature comme un bon fils qui trouve toujours sa
mère assez belle et assez spirituelle, parce qu'il l'aime. Vou-
lez-vous me permettre. Monsieur, de vous parler d'une des
toiles, qui brille ici par son esprit presque au-dessusde toutes
les autres, de vous faire part d'une de ces idées qu'on est
heureux d'avoir trouvées pour les choyer, les polir sous toutes
leurs faces, et pour enlever les bravos de la multitude? Voici
la farce : — Un brave homme et sa femme sont venus amener
un malade au médecin le plus famé de l'endroit, et ils lui
font examiner ce liquide que regarde, à travers une fiole, le
médecin de Gérard Dow, dans la femme hydropique du Musée
de Paris. — Grande est l'anxiété des clients, pendant que le doc-
teur fait son œuvre d'un air grave et capable. Le pauvre ma-
lade est là, avec une mentonnière sous le col, nolez bien ceci,
mais calme, et recevant patiemment les caresses de la femme,
dont les inquiétudes augmentent toujours, ce que vous com-
prendrez sans peine quand vous saurez que le malade est un
veau!... Toutes les autres compositions sentent presque tou-
jours le houblon et la fumée de tabac. Ce sont de petits poëmes
de circonstance en l'honneur du faro , du lambieck et de la
(jueuse-lambieck , et cela va droit au cœur des honnêtes con-
sommateurs de la Flandre. Plus loin, on rencontre quelque
halle militaire devant une hôtellerie, quelque concert gro-
tesque de famille, une femme qui fait la barbe, un ramonneur
qui se fait raser sans avoir préalablement débarbouillé son
visage noir de suie, et mille choses dans ce goût-là, que l'exé-
cution seule aurait pu rendre supportables.
Bruxelles possède cependant un artiste qui rappelle, par
son habile patience et la perfection infinie des détails, Gérard
Dow et Miéris. 11 ne manque à M. Brias que de soutenir un
peu son dessin, pour se placer à côté de ces maîtres. Sa pein-
ture est faite sur panneau , ainsi que le réclame l'extrême fi-
nesse de sa manière. Nulle part on ne voit la touche , et ce-
pendant l'ensemble n'est point oublié , au milieu des mille
accidents qu'il se plaît à reproduire. Son harmonie est douce,
d'un Ion qui pourrait être plus fort , mais non pas plus juste.
La Femme abandonnée , assise près du berceau de son enfant
qui dort, est un de ces drames intimes et sans fracas qui vous
touchent et vous attachent. Le Chien aimé, que caressent une
jeune fille et son petit frère, est tout à fait un petit chef-
d'œuvre hollandais. — Vous retrouvez celle fenèlre ouverte
que festonne une vigue capricieuse, ce pot de fleurs qui re-
çoit sa rosée chaque malin, d'une main blanche et discrète , le
bas-relief sculpté que le temps a bruni et couvert parfois
d'une mousse vcrdàlrc. Dans le tableau de M. Brias , il y a un
certain limaçon gris traînant sa coquille sur une des petites
figures taillées dans la pierre de son mur ! Je vous recom-
mande ce limaçon.
11 faut en vérité que M. de Brakeleer ait une réputation
très-solidement établie , pour qu'il joue ainsi avec sa gloire.
Cet artiste a de la touche, chose rare ici; il sait manier la pale
mieux que beaucoup de ses voisins. Comment donc se latoe-
t-il aller à celte impardonnable négligence ? C'est peut-être
que ses tableaux sont commandés par le gouvernement !
L'un représente le Jubilé de cinquante ans de mariage. Cn
vieux couple , le bouquet au côté . danse , d'une jambe che-
vrotanle, au milieu d'une multitude de personnages qui
doivent tous être de cette famille , car ils portent tous la
même tête. Cela serait excusable si le pendant de cette
scène , qui est M. le comte de Mi-Carrme distribuant des bon-
bons à des écoliers, n'offrait encore cette singulière coïnci-
dence de physionomie. Certainement , parmi ces enfants qui
cherchent à attraper les faveurs de ce monarque d'un jour,
il y a quelques jolies intentions; mais cela n'est pas suffi-
sant; et dans le premier de ces deux tableaux surtout, il
règne un ton pulvérulent et farineux que le soleil n'a jamais
donné à la nature. — M. H. de Cocne , dont vous avez vu les
productions à Paris, cherche, au contraire, avec naïvelé et
conscience ; il n'a pas une grande adresse, mais le travail ne
l'effraie pas, et l'application, chez lui, supplée à bien des
choses. Son Curé recevant d'une paroissienne attentive cer-
taine dlme succulente pour laquelle il paraîtrait disposé à es-
compter son appétit; sa Lecture des vintjt-qualrc articles et la
Grappe deraisin annoncent el promettent de nouveaux progrès
dans la spécialité de ce peintre. — M. Leys, qui , dit-on , a
débuté d'une manière bruyanle, a exposé une Noce au dix-
septième siècle, que les fanatiques comparent «ans façon aux
loiles de Jean Steen; mais, nous autres, nous aurons plus de
respect pour Jean Steen. M. Leys s'est cru trop tôt un talent
complet , parce qu'il a une grande facilité. Sauf quelques
accessoires et des premiers plans consislant en vases de cui-
vre, chaudrons, choux, etc., qui sont bien traités, le reste em-
porte avec soi le reproche que nous adressions à M. de Brake-
leer : la lumière nous semble fantastique dans sa distribution,
et les personnages sont mal posés sur leurs jambes. M. Hu-
nin , dans sa Bénédiction nuptiale et dans son Instruction
paternelle, a confectionné des meubles et des étoiles avec un
soin qui rappelle la manière de M. Jacquand ; et ces deux
scènes, suffisamment composées, ne demandent qu'un peu
plus d'accent dans le caractère pour présenter à l'œil un
ensemble louable de tout point.
Deux toilesdeM.il. Bellangé et une de M. Duval-Lecamus fi-
gurent avec distinction àcetleexposition, et nous ont paru supé-
rieures encore à ce que ces messieurs ont fait jusqu'à présent.
Citous encore les noms de MM. Geirnaert, Van Schendcl , de
Block, Verheyden , etc. Souhaitons une meilleure direction
morale aux talents de MM. Van Brée, Dyckmans et de Loose.
un peu plus de sévérité à la brosse de M. Wertz, et encou-
rageons les essais de MM. Pcz, Besliné et Nolerman.
Si les amateurs français pouvaient voir, Monsieur, ce que
produisent les paysagistes de Flandre el de Hollande, grand
sérail leur élonnement. Pas un empâtement, même dans les
terrains les plus avancés , pas un seul Ion hasardé et impé-
rieux; mais une candeur, une simplicité de moyens aux-
quelles nous ne croyions plus depuis longtemps. Toute l'école
d'ailleurs appartient à ce que nous nommons l'école natura-
liste. Le style, le grandiose dans la conception , la gravité
magistrale du Poussin ou du Dominiquin , n'ont jamais tour-
menté l'intelligence de ces hommes, qui pourtant eteomme par
L'ARTISTE.
101
hasard arrivent à faire quelquefois leur chef-d'œuvre, mais en
se souvenant plutôt de Ruys-Daël, de Bolh d'Italie et de Pyna-
ker, que de leur voisin, le fier Iluysmans de Malines, ou du
riche Swanevelt. — Aussi le talent mélancolique et triste de
M. .Iules André, qui a envoyé un fort beau paysage devant le-
quel il faut s'arrêter longtemps, ne trouve guère droit de bour-
geoisie dans la ville de Bruxelles. La peinture ici semble
avoir pour unique but de réjouir et non d'émouvoir le specta-
teur. Nous aimons celte absence complète de tout charlata-
nisme dans les procédés mis en usage pour copier la nature,
et nous saluons avec empressement la vérité quand elle se
manifeste à nos yeux comme elle est, simple et sans fard.
En Flandre, et plus encore en Hollande, il n'y a que deux
saisons pour le paysagiste. On fait l'été ou bien on fait l'hi-
ver, mais surtout l'hiver; et bienheureuse l'organisation
qui peut réunir les deux genres I Parmi les paysagistes d'été,
deux hommes ont particulièrement fixé notre attention:
MM. Koekkoek de Clèves et Jonghes. Ce dernier, dans sa
Vue des environs de Tournai/, étend au loin une campagne
immense toute chargée des accidents de lumière que promè-
nent des nuages sur un terrain ondoyant et étoffé. La ma-
nière de M. Jonghes ne manque pas d'une certaine ampleur,
ses arbres frémissent et ses premiers plans ont de la fer-
meté et du relief. Le regard va bien au fond de cet hori-
zon de collines tout chargé de villages et d'habitations ; si
quelques parties n'étaient pas traitées avec sécheresse, si le
ciel était plus chaleureusement motivé , nos éloges seraient
sans restriction. M. Koekkoek , dans une charmante Vue des
bords du Rhin, a peut-être mieux fait encore. Claude Lor-
rain n'aurait pas désavoué la finesse de dessin, l'air libre et
diaphane qui circule par toute cette toile, soulevant le retrous-
sis blanc des feuilles, jouant dans les fleurs et dans les
herbes; il eût aimé cette calme profondeur des lignes et
cette vapeur matinale qui s'élève du fleuve et enveloppe
la ville avec ses tours et ses clochers. Pour que toute cette
toile fût un chef-d'œuvre, il ne faudrait qu'un peu plus de so-
lidité de tons et un ciel d'un plus heureux choix; mais, tel
qu'il est, ce paysage, par sa simplicité savante, consolide la
réputation méritée de cet artiste. M. Kuhncn a droit aussi aux
louanges pour ses faciles et aaréables productions : la Cha-
pelle au bord de l'eau , le Déclin du jour, etc. Et nous ac-
corderons volontiers des encouragements aux laborieuses
toiles de MM. Delvaux, Van Assche, etc.. Que les noms de
M. Richard, de Milliau , de M. Holstein, qui a envoyé sa Vue
du lac de Nétni , et de MM. Couveley, Mercey, J. Coignet,
Joly, Michel Bouquet, etc., complètent cette liste honorable!
Les paysagistes d'hiver présentent , généralement parlant,
une masse plus compacte de talent; mais on ne trouve pas
une grande variété de méthode dans l'exploitation de cette
spécialité. Les quatre toiles de MM. Verwée, Vander Eiken,
de Noter , et même de M. Koekkoek , que nous citions
tout à l'heure, ont une telle fraternité, que, sans nous arrêter
à les décrire, nous en donnerons une idée en détaillant
l'œuvre capitale du plus remarquable peintre d'hiver,
M. Schelfout, de La Haye. Imaginez-vous une rivière en-
châssée dans ses bords glacés, que parcourent à perle de
vue d'inlrépides patineurs. Des arbres couverts d'un givre
étincelant dessinent leur silhouette aride sur un ciel déco-
loré. Des roseaux jaunis et desséchés frissonnent au premier
2e SUBIE . TOME IV, 7e LIVRAISON.
plan. Cependant un rayon de soleil tout paie parvient à per-
cer la brume, et illumine doucement l'harmonie violette de
ces délicieux lointains; on dirait le sourire qui vient pat fuis
effleurer la bouche d'un mourant. Rien ne saurait vous
rendre l'habile dégradation de la lumière sur l'ensemble, la
bonhomie et la réalité poétique des détails, et nous ne
voyons pas ce qui peut donner prise à la critique. Si
M. Schelfout exposait à Paris, peut-êlre lui reprocherait-on
je ne sais quoi d'un peu grêle , que nous ne savons pas com-
ment expliquer et définir.
Enfin, Monsieur, la marine est représentée à un haut desré
par M. Waldorp, de La Haye, quia envoyé deux petites toiles,
et par M. Koekkoek, père du paysagiste. Nous avons éprouvé
du charme devant les eaux grises et frissonnantes de la Mer
calme de M. Waldorp. C'est de la belle et simple peinture.
M. Gudiu a trois tableaux, ou, mieux, trois ébauches , qu'on
dit ici inqualifiables. M. Gudin devrait donner une forme
moins lâchée à son beau sentiment, et ne pas défier ainsi les
sympathies du public, qui croit qu'on veut se moquer de lui.
— M. Lepoitlevin a beaucoup plus de succès : ses ours
blancs venant attaquer un équipage de marins hollandais sur
la côte orientale de la Nouvelle-Zemble, conslituentun tableau
qui tient à la fois au genre, au paysage et à la marine.
MM. Morel Fatio et Francia sont vus avec plaisir.
Trois artistes, parmi les peintres d'animaux, nous ont
paru dignes d'être cités avec distinction : ce sont MM. Euï.
Verboekhovcn , Bobbe et Jones. Ce dernier est à une
grande distance des deux autres. M. Ycrbockhoven a en-
voyé sept tableaux qui lui font le plus grand honneur. Nous
aimons beaucoup son Troupeau de moulons ballus par une
averse. Les lions inquiétés par un serpent boa, suivant la
naïve expression du livret, ne sont, à bien dire, que des
superficies de lions. C'est une peau qui grimace sous l'air
qui la gonfle; mais des muscles, de la chair, nous n'en avons
pas vu, et nous aurions le courage de Van Amburgh en
présence de pareilles bêles.
M. Genisson a exposé un Intérieur de l'Eglise de Sainl-Paul
dile des Dominicains , a Anvers. Son talent scrupuleux an-
nonce plus d'étude que de facilité, et ne peut entrer en ligne
que de bien loin avec M. Sebron. Son Intérieur de Sainte-
Marie d'Auch enlève l'assentiment général des artistes el des
amateurs. Le jeu savant de la lumière et l'entente de la
perspective sont dignes en tout point de l'homme qui a cou-
couru à l'exécution de la fameuse Messe de minuit qu'on
voyait au Diorama. Terminons la clôture des ouvrages
de peinture 'à l'huile en signalant les fleurs de mesdames
Van Markc , Vervloël et de M. Chazal.
L'aquarelle est peu cultivée en Belgique, et nous n'aurions
même pas eu à en parler sans les charmantes compositions
de M. Madou. Il est impossible de mieux arranger une scène .
d'y mettre plus d'entrain. Osladeà la tabagie, les Pages à lu
ferme, el surtout le Proscrit, sont presque des chefs-d'œu-
vre. Six jolies lithographies faisant partie de fourrage in-
titulé Scènes de la Vie des Peintres, publié par la Société des
Beaux-Arls , complètent celte remarquable exhibition. Les
autres aquarelles sont de MM. Justin Ouvrié, Siméon Fort el
Mercuri. Ce graveur célèbre a exposé une petite figure d'une
malheureuse femme, folle par amour, qui se relève du gra-
bat de l'hôpital en s'arrachant les cheveux et criant sa dou-
14
102
L'ARTISTE.
leur. Il y a un sentiment profond de la souffrance dans ce
corps miné par les ardeurs de la fièvre et de l'insomnie, dans
ces pauvres jambes tordues et desséchées par le feu, qui
lu ùlc aussi son aine. Quel dommage que cela manque de
couleur !
Un des maîtres de celte Exposition , c'est Calamatta en
personne. Nous avons retrouvé , avec reconnaissance , le
Vœu de Louis XIII. le masque de Napoléon , le portrait de
G. Sand , d'après Eug. Delacroix ; le portrait d'Ingres , de
Paganini, elc; un portrait de M. Guizot, d'après Paul Delà-
roche , pour lequel portrait Calamatta a osé une taille neuve
du plus bel effet dans les habits; puis les dessins précieux
de la Françoise de Bimini, par A. Scheffer, et de la Joconde
du Vinci ; puis encore quatre ou cinq portraits à l'estompe,
qui sont vraiment des œuvres d'art d'un ordre très-élevé.
M. Calamatta est ù la tète de l'école de gravure de Bruxelles.
Nous ne doutons pas que ses doctrines , puisées à la grande
source du beau , ne répandent prochainement une salutaire
influence sur l'art en Flandre. M. Erinn Corr, professeur à
l'Académie royale des Beaux-Arts, à Anvers, a exposé des
gravures estimables sans doute, mais tellement dépassées
par celles de Calamatta et de Mercuri, quia envoyé ses Mois-
sonneurs , ou plutôt vos Moissonneurs, et sa Sainte Amélie,
que nous ne le citons qu'à cause des dix-huit monuments
d'Anvers , gravés au trait conjointement avec ses élèves ,
Linnig, Collette et Verswyvel. Ces éludes, faites pour per-
pétuer le souvenir des anciennes constructions et glorifier la
pierre des cathédrales , valent bien la peine qu'on les en-
courage et qu'on leur applaudisse franchement et sans res-
Iriction.
La sculpture compte plusieurs artistes d'un grand mérite.
Trois artistes portent le nom de Gecfs. M. Joseph Geefs est
connu à Paris par de précédentes productions que l'on voit à
Bruxelles; mais le premier du nom est, sans conlredil,
M. Guillaume Geefs. Sa statue en marbre représentant un
Pâtre des premiers temps du christianisme déposant des (leurs
sur la tombe de son amie, est une bonne chose. M. Simonis a
rajeuni avec bonheur un vieux thème usé en sculpture, l'In-
nocence. M. Jéhottc a exposé des bustes en marbre bien
supérieurs à la grande statue exécutée pour M. le duc d'Arem-
berg. M. Geerts, de Louvain , dans sa Scène du Déluge, nous
a fait penser au Caïn de M. Etcx, et aussi un peu à l'allure
indomptable de M. Préault.
Nous voici maintenant, Monsieur, arrivés au bout de cette
laborieuse investigation de noms et de talents presque tous
inconnus à Paris. Nous n'avons écrasé personne; nous n'a-
vons pas fait de la critique , la plume sur l'oreille, comme un
brave d'avant les édits de Bichelieu; nous avons suivi, au-
tant que possible, l'exemple du bon oncle Tobic, qui ouvrait
la fenêtre à un insecte, trouvant le monde assez grand pour
eux deux; et nous croyons avoir agi et parlé consciencieuse-
ment dans celle croisade pour la conquête du beau , entre-
prise à travers la jeune école flamande. Un bel avenir est
ouvert devant ces jeunes artistes. Ils appartiennent à un
riche et intelligent pays où l'on aime beaucoup la peinture,
où les galeries particulières ne sont pas des exceptions
exorbitantes comme chez nous. C'est donc aux jeunes artistes
qu'il appartient de diriger et d'épurer le goût des amateurs,
le moyen, d'ailleurs, est bien simple : ils n'ont qu'à se sou-
venir qu'ils sont les héritiers directs de Itubens et de Van
Dyck ; l'art est une bonne terre qui donne toujours, à qui
sait la cultiver, ces fruits merveilleux qui nourrissent le*
générations et ces divines fleurs qui parfument le monde.
Agréez, monsieur le Directeur, elc.
Ecc Tocrmeh.
2>S3 3&aSïiJ
* M. GRANG Il.lt 0E LA MARIMKHI
oub repondre dignement, mon cher Louis, a
votre lettre, fidèle miroir de la viedcseauxde
Bade, enluminure chaude et poétique du beau
pays que vous avez parcouru et dont vous nous
'^ËT^ <§%<&% entretiendrez plus d'une fois cet hiverau coin
du feu , il me faudrait un espace moins rétréci; l'Artiste me laisse
(oui au plus la place d'un remerciement. Pendant que vous
admiriez la blonde Allemagne, les rives du Bhin, et madame
de Schlipcnbach. cette belle dame que vous nous feriez ado-
rer à genoux, j'accomplissais, moi, mon pèlerinage de tous
les ans aux bains de mer. Votre lettre m'est arrivée dans le
pays des ivoires et des falaises ; pays infirme, maladif, depuis
que madame la duchesse de Bcrri lui a retiré sa protection et
son sourire. Comme vous me demandez cependant des nou-
velles de Dieppe, il faut bien que je vous dise ce qui s'y est
passé de vulgaire ou de merveilleux. Les lecteurs de l'Artiste
vous en voudront peut-être de m'avoir si imprudemment
questionné . mais je ne puis demeurer en reste vis-à-vis de
vous sans la plus noire des ingratitudes.
Mais comment donc m'acquitter envers vous, mon ami?
Vous m'avez raconté un pays d'enchantements , où l'air.
le gazon , les toilettes et le doux parler des femmes vous
enivrent; où l'or brûle les mains aux tapis de jeu; où
tout est danger, amour, séduction; où le luxe, qui parle
toutes les langues, se promène sous tous les costumes et
conduit le plaisir à grandes guides : je vais vous parler,
moi, d'une pauvre ville de pêcheurs, insensiblement minée,
réduite à rien parles égoïsmcsetparles calculs de tout genre.
et dont on ne parle plus guère que comme d'une ruine d'où
la vie et le mouvement se sont retirés.
Dieppe, vous ne l'ignorez pas, mérite l'attention par les dé-
licieux paysages qui environnent ses falaises. La plage dévolue
à ses baigneurs est magnifique : les divers aspects de l'Océan y
sont d'une merveilleuse beauté. La seule route qui conduit de
Dieppe à Arques se déroule à l'œil, tapissée de mille corolles
L'AUTISTE.
103
charmantes; ici les longs becs pourpres du géranium, plus loin
les œillets roses déchiquetés du lychnis; partout, près des
allées, la mousse et le lierre; sur le chemin les églantiers,
les frênes, les sureaux : c'est un longcottage qui vous ramène
ainsi insensiblement vers la mer. En quittant les vertes
sinuosités de ce calme et frais sentier, il est difficile de ne pas
-songer que vous allez ainsi à cette ville boueuse et malpropre
nommée Dieppe. Comment se fait-il que le magicien qui a fait
éclore ces belles vallées, ces falaises enveloppées soir et
matin dans leur robe de brume , n'ait point songé à donner à
la ville un aspect épanoui, une figure aimable et prévenante
pour l'étranger qui arrive? Voyez en effet! Dieppe sent la
réforme comme aux plus curieux temps de la Ligue. C'est
tout au plus si les habitants se permettent le vaudeville. Tout
ce peuple est triste, inquiet, préoccupé. La ville n'est que
silence et sobriété. Vous hésitez à croire que c'est là une ville
<le marins. Que sont donc venus nous chanter les opéras-
comiques qui nous représentent le marin français debout avec
son verre , et s'écrianl : Nargue des flots el de l'orage , buvant
et fumant comme Jean Bart? Ce marin-là est complètement
inconnu sur l'honnête et chaste pavé de la ville de Dieppe. 11
y poursuit péniblement son travail, qui est loin de le nourrir
toujours. Lorsque ce travail lui fait défaut, il se laisse impu-
nément broyer sous la meule de l'usure, qui décime les trois
quarts de la population dieppoise. Parcourez le port, le port a
je ne sais quoi de rapace et d'insidieux. Tout y est hors de
prix , et peu de marchés y sont honnêtes. Les meilleures
maisons garnies ont à peine des rideaux. Sur les prome-
nades, aucun bourgeois, à moins que ce ne soit une de ces
bonnes et pacifiques figures du temps de M.Géronte, avec la
canne à pomme d'or et les boucles aux souliers, représenta-
lion honnête d'un temps qui n'est plus, statue candide à la-
quelle il ne manque qu'une réplique de Molière et un tri-
corne. Pour les femmes de la ville, lestes el joyeusement
accoutrées à la normande, néaut; les femmes de Dieppe n'ont
rien d'égayé dans leur tournure de commères ; vous diriez
que, les unes et les autres, elles ont peur de sourire.
Tel est le premier aspect de la ville ; elle a !a gravité d'un
conseil municipal.
Pour les hôtels où votre étoile bonne ou mauvaise vous
conduit, c'est différent. Vous y trouverez tout, excepté une
sonnette. En réalité , il n'y a pas d'hôtels à Dieppe , il n'y a
que des tables d'hôte.
Je suis certain que vous allez me trouver trop sévère. J'ai
le droit de l'être, parce que je m'intéresse à Dieppe ni plus ni
moins que si j'étais son député.
Laissons ce triste côté de la ville, et considérez-la sous un
aspect plus heureux. Examinez un peu l'aspect animé de ces
bains; le bariolage de ces livrées, de ces femmes , de ces ca-
lèches. La plage de Dieppe n'est-ce pas une allée du bois de
Boulogne"? manque-t-clle , à votre gré, de touristes élégants,
de lionnes, de dandys? La musique du grand pavillon y mêle
son harmonie aux grands bruits de la mer, elle lutte avec l'o-
céan d'orchestre à orchestre ; Bossini el Meyerbeer ont l'air
de discipliner chaque vague. Les salons sont vastes; ils sont
garnis de baigneurs que l'ennui ou leur médecin condamne à
dépenser par an un millier d'écus aux eaux; les uns ont une
tente doublée de satin , d'autres se réfugient sous le simple
coutil rayé. Vers quatre heures, et par les lames d'or d'un
beau soleil de septembre, quand les baigneurs se sonl bai-
gnés, vous les voyez revenir dans une parure splendide;
les yeux, les bracelets, les bagues de femmes étincellent; il
manque Camille Uoqueplan à ce (ableau pour l'encadrer
dans la vapeur orange du ciel et les caresses écumantes de la
vague. Ces cavaliers aux bottines poudreuses arrivent d'Eu;
ils ont visité le château; d'autres ont parcouru la vallée d'Ar-
qués. Pensez-vous de bonne foi que l'esprit parcimonieux, qui
comprime l'élan des citadins de Dieppe , soit celui des voya-
geurs? Non ( ils ne demandent qu'à dépenser, à vivre joyeu-
sement et à payer le plaisir ce qu'il vaut. Le bruit d'un
tournoi pareil à celui d'Eglington et donné sur la belle plage
de Dieppe , serait une annonce à les faire palpiter ; mais la
ville se garde bien de leur offrir autre chose qu'un spectacle
où la bonne volonté de la direction est contrariée journelle-
ment par les exigences de la ville. Vous imaginez-vous , en
effet , mon cher Louis, une charmante petite bonbonnière où
jouait jadis le Gymnase, pour les menus-plaisirs de son au-
guste protectrice, métamorphosée à celte heure, par ordre de
messieurs les municipaux de Dieppe, en une succursale de
l'Opéra-Comique ! Le jour où je suis arrivé on donnait la
Muellc; jugez de la Muelle sur une scène de vingt pieds I
Masaniello, vous pouvez le croire , n'obtint pas même , à
l'acte du triomphe , la fameuse robe de brocart d'or, la robe
d'empereur que portait si bien Iç pauvre Nourrit. Le Masa-
niello de Dieppe fut élevé en l'air à tour de bras , affublé
d'une robe de conseiller à la cour de cassation!
Cette petite troupe a pourtant à sa tête un homme actif et
intelligent, M. Paulin. Mais que peut-il faire contre l'Opéra-
Comique qu'on lui impose? Il se résigne. Par bonheur, Mlle
Eugénie Sauvage, cette jeune et dramatique actrice, dont le
Gymnase a le tort de ne pas utiliser assez le talent délicat,
est venue à son secours. Elle a joué Mlle de Belle-Isle, à Dieppe,
de façon à nous faire croire que Mlle Mars pourrait bien
n'être pas la seule à la jouer; les plus belles dames de Dieppe
lui ont envoyé des bouquets et des couronnes. J'ai craint le
moment où un Dieppois lui ferait des vers; mais il n'y a pas
un seul homme qui en fasse dans toute la grande rue, à l'ex-
ception du confiseur.
Il est advenu de la présence de Mlle Eugénie Sauvage à
Dieppe, ce qui advient toujours après le passage d'une ac-
trice de goût et de talent: on n'a plus voulu de l'Opéra; mal-
heureusement le théâtre avait alors fini sa saison. Deux pe-
tites Italiennes, de treize à quinze ans, deux enfants, du nom
de Milanollo, remplissaient les entr'actes du spectacle avec leur
violon; il est impossible de rendre la précision de leur jeu :
deux petits prodiges, vraiment. Vous ne sauriez vous faire une
idée de la figure de la grande : elle est pâle el souffreteuse
comme la Chiara, donl parle lloffman. Ce qui m'en afflige,
c'esl qu'à dix-huit ans, une grande fille année d'un violon,
fût-ce celui de Paganini , est quelque chose de disgracieux
au dernier point. Les peintres romains ont eu toutes le-
peines du monde à faire jouer de la basse à sainte Cécile
dans leurs admirables toiles: que sera-ce de Mlles Milanolhr?
Avec le speelaetc, seule récréation des bains de Dieppe, il
y avait le salon, où l'on a donné plusieurs bals.
Si incomplet que fût le programme des fêles de Dieppe, vous
ne pourriez croire à quelle brillante société le temple des
bains s'est ouvert. Il a possédé tour à tour I.I.. A. I!. la du-
10V
L'ARTISTE.
chessc et la princesse de Leuclitemberg, la marquise de
Nicolaï. la marquise de Conlades, la comtesse Knok , la mar-
quise de Castrics. la duchesse de Beaufort, la marquise de
Forbin-Janson , la comtesse de Radepont, la comtesse de
Bourbon-Conly. Mme de Ycrmoloff, la princesse Bagration ,
Mme de Villèlc, la comtesse de Chaponcy. la baronne de
Grandmaison, et la comtesse Guiccioli; que de grands noms
et que de beaux visages, et que d'esprit, mon cher Louis ! Je
ne vous parle pas d'une foule d'autres femmes toutes aussi
remarquables et aussi dignes d'être citées, dont les annales
dieppoises de cette année s'enorgueillissent à bon droit. —
Les baigneurs s'appelaient tout simplement le comte de Maillé,
le comte et le vicomte d'Hédouville , le comte Walsh , le
prince Barig-Salitzy, le comte de Borch , le comte de Pome-
reu, le duc de Beaufort , le prince Poniusky , le marquis du
Ualley, le comte Elie Dutillet, etc. Voilà, n'est-il pas vrai, des
noms qui ont l'air d'être arrachés aux pages de Bade? Il ne
tiendrait qu'à Dieppe de ne pas démériter de pareils touristes.
C'est qu'en vérité, même après cet Océan, spectacle fier et
splendide, Dieppe possède encore ses monuments et son sol,
sa tour de Saint-Jacques que tous les peintres copient, ses
vallées que les plus indifférents visitent. Le voyage par le
bateau à vapeur est à lui seul un panorama dont rien n'ap-
proche. Deux paquebots, commodément distribués, font un
service journalier de Paris à Rouen, et de Rouen jusqu'au
Havre; ils parcourent souvent, en moins de sept heures, la
dislance de trente-six lieues qui sépare ces deux villes. Vous
qui connaissez les bords du Rhin, vous trouveriez dans cette
magnifique draperie de la Seine un sujet d'explorations per-
pétuelles. C'est Mantes, c'est Vernon, c'est Elbeuf, ce sont
les Andclys, et les vieilles tours noircies du château Gaillard!
Toute l'histoire de la Normandie se lit incrustée sur ces belles
pages de pierre. Ces tours, ces églises, ces forteresses, ont
toutes le manteau gothique, quelque peu déchiré par les ré-
volutions et par les orages. Il y a cent ans , la navigation sur
la Seine jusqu'à Rouen constituait un véritable voyage ma-
ritime; le bourgeois de Paris, après une longue traversée,
étendait les bras vers la flèche de Saint-Pierre avec la même
ivresse que Colomb étendit les siens vers l'Amérique. L'hon-
nête coche, portant sur ses planches les conseillers normands
à perruque, les plaideurs à sacoche, et les drapières de
Rouen à belle croix d'or, allait au pas, comme pénétré lui-
même de la dignité magistrale de sa compagnie; maintenant
la vapeur vous laisse à peine le temps d'examiner les en-
chantements de la rive. Rouen est toujours la ville que vous
connaissez : dites à Dantan que sa statue de Boïeldicu y fait
le plus grand effet à la clarté de la lune , si favorable à de
pareils monuments.
Je reviens à Dieppe pour vous raconter une petite scène
dont j'ai été le témoin à la prison, et qui m'a, en vérité, bien
ému. Je vous parlais tout à l'heure du marin de Dieppe : ce
qu'on ne peut lui ôter, c'estson amour inné pour ses frères,
et, en général, pour tout ce qui souffre. Cela est si vrai , que
les jours de pêche il y a une sorte de redevance établie chez
eux pour la prison ; les pêcheurs, chargés de filets, y appor-
tent du poisson. Un de mes amis, esclave né du territoire de
Dieppe, et par conséquent soumis aux arrêts de la garde natio-
nale, avait été condamné à troisjours de prison. Je fus le visiter
et le consoler. Parmi les détenus, je remarquai un marin qui
portait avidement son œil sur mon ami chaque fois qu'il ou-
vrait sa tabatière, comme s'il eût convoité ce qu'elle renfer-
mait : désespérant sans doute d'attirer son attention, il s'é-
loigna ; mais je le retrouvai bientôt dans la cuisine , écartant
les cendres du foyer, qu'il aspirait ensuite avec une sorte de
rage... Pour le marin de Dieppe, la pipe et le tabac sont en
première ligne; je fus acheter une livre de tabac que je don-
nai au pauvre homme. Le bon mouvement que Dieu mit en
moi me fit souvenir de Slerne et de la tabatière en corne du
pauvre moine ! Le marin me remercia en m'ôlant son bon-
net; il n'avait plus un cheveu. Je n'ai jamais osé lui de-
mander pour quel délit une si admirable tète de vieillard se
trouvait là. Il ressemblait à un beau portrait de Dernier.
En rentrant à mon hôtel (Hôtel-Royal), hôtel dirigé avec
beaucoup d'intelligence par M. Duclos, il me prit envie de
voir si le nom de M. Aguado, à qui Dieppe a offert dans le
temps un vaisseau d'ivoire , ornait toujours la rue Agtiado :
le nom de M. Aguado a été sans doute enlevé par la vague ou
bien effacé par le conseil municipal. Il est bon que vous sa-
chiez qu'il y a dans ce seul fait une ingratitude réelle de la
part des Dieppois. Est-ce, après tout, la faute de M. Aguado
si le chemin de fer, dont on a fait grand bruit l'an passé , n'est
pas encore commencé? Que penser d'une ville qui n'a pas
seulement un comptoir de banque, et dans laquelle un étran-
ger ne peut échanger un billet de mille francs sans un taux
inusité? La position de M. Aguado le mettait à même de ré-
générer Dieppe en peu de temps. Ou l'a d'abord reçu comme
on n'eût pas reçu feu Ango en personne ; maintenant son nom
seul amène des discussions stupides sur l'agiotage. Entre les
mains de cet homme, Dieppe eût cependant vécu; à cette'
heure, elle se trahie : nul essor, nulle confiance ; tout ce qui
est travailleur est ouvrier. Les ivoires vont s'affaiblissant et
se détériorant comme idée de plus en plus. Tout en face de
l'admirable tour Saint-Jacques, il y a des bourgeois qui éta-
blissent une concurrence à Dantan. et qui font des bustes d'i-
voire. La Bibliothèque est pauvre. M. Feret, le seul homme
d'art et d'intelligence de la ville de Dieppe, mériterait bien
cependant, par ses travaux, quelques encouragements de
cette ville ingrate. Dans l'impossibilité où M. Feret se trouve
de publier sur Dieppe des annales aussi studieuses qu'éru-
dites, il a rassemblé sur la vallée, le bourg, le château cl le
champ de bataille d'Arqués, des notes du plus piquant in-
térêt. Ce serait le seul homme qui pourrait écrire fruc-
tueusement l' Histoire de la Réforme à Dieppe, sujet curieux
et dramatique dont les Anglais ne manqueront pas tôt ou
tard de s'emparer. En effet, c'est la réforme seule qui a jeté
dans cette ville tous ces germes de lésinerie et de médio-
crité, ivraie coupable qui étouffera toujours le grain salu-
taire de la semence. Cette ville , qui ne fait rien pour les
étrangers, ne peut ignorer que les étrangers sont sa fortune
et sa gloire. Autour d'elle, Verville et le Tréport sont des
bains ; le Havre, Boulogne , Granville et Pornic sont autant
d'ennemis-nés de sa couronne.
Sa seule protectrice était Madame; à cette heure, on ne
rclrouvc son portrait que dans la Bibliothèque de la ville. En
Italie, l'image de la Madone , vous le savez , ne quitte jamais
le vaisseau ; ce n'est pas une toile , c'est une statue que ma-
dame la duchesse île Berri devrait avoir dans la ville do
Dieppe. Roger de Beaivoir.
L'ARTISTE.
10Ô
133 A¥3SrS1Mj£3 SESrffiïïïIBSrXJiOS
.fleuriste et îj'tm Gllcrc île tlotaire.
mrrua asvx'JÎkmji.
Sa rah!
Ah!
Je ne raconterai pas toutes les jolies petites scène» qui se passè-
rent dans le beau temps de ces belles amours, les chapitres suivants,
recueillis ça et là, en diront assez au lecteur, dont l'imagination fera
le reste.
I.
A monsieur Adolphe.
« Adolphe, je veux aller au Gymnase ce soir.
« An aïs. »
A mademoiselle Anaïs.
« Ma petite chatte,
tt Je ne puis aller au Gymnase ce soir; je suis à un inven-
taire qui ne finira pas avant minuit. Mon cœur est désolé.
« Adolphe. »
A monsieur Adolphe.
«Vous êtes charmant, Monsieur, avec votre inventaire.
Ce mensonge-là n'a pas le sens commun. C'était bien la peine
de perdre son âme et son temps 1 Un inventaire ! Hélas I
l'autre semaine vous auriez tout quitté pour moi, surtout un
inventaire ! Mais, pour votre punition , sachez, Monsieur, que
je vais ce soir à l'Ambigu avec Arabelle.
« Anaïs. »
Qu'elle aille au diable si elle veut 1 dit pour toute réponse
Adolphe à l'Auvergnat qui lui avait remis le billet doux. Le
soir, cependant, il lui vint des remords; il plaignit cette pauvre
fille qu'il maltraitait déjà , il regretta de ne pas l'avoir con-
duite au Gymnase. Dans une baignoire, nul n'aurait remarqué
qu'elle était habillée à l'aventure; et d'ailleurs n'était-elle
pas assez belle pour lutter avec le ridicule de sa toilette? Il
voulut réparer sa sottise en allant attendre Anaïs à sa sortie
de l'Ambigu. On était à peine au dernier acte quand défilèrent
devant lui les spectateurs de la Gaieté. Comme il regardait
par distraction , il vit sa petite chatte au bras d'un ami.
Cet ami était un superbe dragon de Metz.
II.
A mademoiselle A nais.
« Je ne suis pas dupe de vos jongleries amoureuses, ma
chère petite. Vous vous êtes vengée de mon inventaire en
allant, non pas à l'Ambigu avec Mlle Arabelle, mais à la
Gaieté avec M. Adonis : que Dieu et l'amour vous gardent !
A monsieur Adolphe.
« Adolphe 1 Adolphe 1 je suis coupable , mais je vous aime.
La vengeance m'a perdue, pardonnez-moi : je veux vous voir
encore, je veux t'aimer toujours. A onze heures je serai à ta
porte. »
N. Il- Adolphe pardonna.
III.
A monsieur Adolphe.
« Adolphe ,
«Je l'écris tout exprès pour te dire encore que je t'aime.
— Oh ! si tu savais , mon Adolphe chéri , mon idole sacrée .
mon petit chien couchant, c'est à en devenir folle! Et puis
alors comme le sentiment me bat le cœur! ce n'est point ce
petit sentiment qui court l'Elysée et la Chaumière: c'est un
sentiment...., un sentiment qui ne finit pas. Ah ! si tu savais
comme mon pauvre cœur s'est agrandi ! c'est que tu es dans
mon cœur. — Hélas ! je serai bien malheureuse quand vous
m'abandonnerez : car vous serez notaire , Monsieur ; vous
épouserez une laide bête qui aura une dot et qui n'aura pas
de cœur; et moi , pauvre victime , je pleurerai , car tu es ma
famille, mon Dieu, mon âme, ma vie, mon tout. — « Anaïs.
« P.-S. A propos, la vertu est pauvre : j'ai été forcée de
mettre, il y a cinq jours, mon châle au Mont-de-Piété ; je
t'envoie la reconnaissance , sans compter celle que je te
dois. »
IV.
A mademoiselle Anaïs.
« Ange descendu du ciel pour me consoler, belle des belles,
trésor infini ! — 0 Anaïs ! tu es ma moisson et ma vendange
d'amour, ma flamme éternelle , la fleur que j'ai cueillie dam
le désert de la vie, la fontaine dont la source m'enivre de
pures délices, le soleil qui rayonne sur moi, l'ombre du bo-
cage où je me repose de mes peines. — Je l'aime! je t'aime!
Que ne puis-jc le le dire, ou plutôt te le. chanter à toute
heure! —Je t'écris tout exprès pour cela. — « Adolphe. »
« P.-S. A propos, j'ai vendu la reconnaissance pour ache-
ter des cigares ; c'est donc moi qui vous en dois à présent. •
Un matin, Adolphe n'ayant plus rien à dire à Mlle Anaïs .
la pria de lui raconter son histoire.
HISTOIRE DE MADEMOISELLE ANAÏS RACONTÉE PAR III 1 Ml Ml
« Donc je naquis à Metz, en Lorraine, bien loin d'ici, du
|IM>
L'ARTISTE.
colé de Charenlon ; mes parents sonl riches el honorables ,
i-i si je voulais, je serais une grande dame; mais cela est si
ennuyeux ! Mon père était avocat du roi ; il est mort à vingt
ans ; mon grand-père était quelque peu évêque. Voilà pour-
quoi je fus mise au couvent: c'était bien la peine! Donc, je
revins dans ma famille , tout exprès pour être séduite par un
capitaine de dragons; mais l'ingrat refusa de me donner sa
main, qu'il m'avait promise! La honte me prit, et la douleur
aussi. La maison paternelle me devint insupportable; je voulus
me repentir en liberté : je me fis fleuriste ensuite ! »
Ici Mlle Anaïs fit une petite moue et se mit à chanter d'une
voix éclatante :
l.a fortune, importune!...
VI.
HISTOIRE DP. MADEMOISELLE ANAIS RACONTEE PAR SON AMIE
INTIME.
« Alors, Admis est la fille d'une fruitière de Metz, qui a eu
douze enfants; elle était le treizième; sa grand'mère a été
servante d'un chanoine et quelque chose avec. Alors , dès sa
tendre jeunesse, elle séduisit un petit chérubin qui sortait du
collège; elle fut séduite à son tour par un clerc d'avoué ; après
le clerc d'avoué vint un typographe ; après celui-là un dragon ;
ensuite elle vint à Paris, où elle ne rencontra que des épines:
voilà pourquoi elle fil des fleurs. »
Ici la conteuse, enchantée de son trait d'esprit, se garda
bien d'aller plus loin; et elle eut raison.
VII.
— Aie ! aie ! s'écria un jour Anaïs, tu chiffonnes ma colle-
rette !
— Tu n'as point de collerette , dit Adolphe avec dépit.
— Oui , mais tu chiffonnes mon épaule et tu rougis mon
cou.
— L'amour s'en va , dit Adolphe d'un air rêveur.
Adolphe se flattait beaucoup, car l'amour n'était pas encore
venu.
In soir, en rentrant dans sa chambre, Adolphe surprit
Mlle Anaïs écrivant une lettre, et faisant cuire des pommes,
bile essaya de cacher la lettre dans sa gorge, mais il savait le
chemin de la petite poste ; et il arracha ce lambeau d'épltre :
que nous fermons nos fenêtres , adieu les télégraphes
Et puis c'était bien amusant ; en dépit de
c, car votre lettre m'a offensée, Dieu merci
un chàle; ne croyez pas que
demain à huit heures du
marronniers , ainsi
jamais vous
« Anaïs DLTLOT. »
Adolphe répondit lui-même à cette lettre :
« Mlle Anaïs m'a prié de vous écrire qu'elle ne voulait pas
de votre chàle. Craignant que vous n'en fassiez mauvais
usage . je l'ai jelé au feu ; les cendres vont me servir de
poudre pour celte lettre. »
Ensuite il reprit : — Ma belle Anaïs, c'est demain la fin
du mois, essuie tes beaux yeux; demain donc, nous irons
goûter dans le parc de Meudon; mais en attendant, il faut
que lu écrives sur cette lettre le nom de mon malheureux
rival.
Le rival s'appelait M. Leroux.
Anaïs écrivit — M. Arthur.
MIL
Un soir, au concert Musard, Adolphe se laissa longtemps
fasciner par les regards de serpent d'une demoiselle de
l'Opéra ; de l'Opéra ! Anaïs tomba de l'autel.
— Madame, vous êtes charmante, dit naïvement Adolphe
à la nouvelle divinité qui le regarda avec un peu d'ironie.
— Je sais bien, repril-il, que je parle comme M. de La
Palisse; mais la vérité est toujours bonne à dire.
La belle, n'ayant pas grand'chose à faire, lui accorda un
petit bout de sourire comme s'il eût été le cousin de M. Du-
ponchel. Le chemin était ouvert; peut-être Adolphe eût-il pu
aller jusqu'au bout; mais la paresse l'empêcha d'être incon-
stant. — Il demeura fidèle, pour s'éviter une course en ca-
briolet de place.
Cependant Adolphe touchait au couchant de son amour pour
Anaïs.
Fin du second livre.
Arsène IIOLSSAYE.
( La suite au numéro prochain.)
US PEIT 7>Ji TOUT-
CHAPITRE II.
ous continuerons, s'il vous plaît, à ramasser
çà el là tous les petits faits qui peuvent servir
à l'histoire des beaux-arts. Il arrive souvent
que tel événement, qui serait d'une impor-
tance médiocre, isolé et perdu dans la ru-
meur contemporaine, finit au contraire par devenir quelque
chose, s'il est habilement placé et mis en ordre. Ceux qui
auront besoin plus lard de ces matériaux les retrouveront
consignés dans ces chapitres que nous écrivons en courant.
— Par exemple on a beaucoup parlé celte semaine de deux
nouvelles machines destinées, comme toutes les machine* de
ce monde , à remplacer les beaux-arts ; l'une a été décou-
verte à Dordeaux , elle s'appelle le lypoface ; elle reproduit
également les bustes antiques et les figures modernes. Le
typoface, sans vouloir lui faire tort, nous parait avoir une
grande ressemblance avec le physiouolypc . celle horrible
L'ARTISTK.
un
machine composée d'un las d'aiguilles mobiles dans laquelle
vous enfonciez la tôle, et qui reproduisait toutes les laideurs
de votre visage. — L'autre machine reproduit, non pas les
statues, mais les tableaux; elle en donne, dit-on, le dessin
et la couleur. L'auteur, qui est un des sujets de l'empereur
d'Autriche , a ^lé honoré de la même médaille d'or que
M. Daguerre , avec cette inscription assez peu latine : De
Arle bene mcrUo. A force d'accorder de pareilles médailles,
les inventeurs finiront par dire à l'empereur d'Autriche, ce
que disait le grand Condé à Corneille : Tu me gales le soyons
amis. — Une aulre machine, qui est vieille comme le monde
et qui n'a jamais eu de médaille d'or, une machine qu'on in-
vente tous les ans , qu'on invente tous les jours , et qui est in-
ventée depuis des siècles, a été encore inventée cette semaine.
Il s'agit tout simplement du mouvement perpétuel. C'est le
Constitutionnel qui l'annonce d'une manière solennelle , et
certes, en ceci le Constitutionnel n'invente rien. Il prétend
donc qu'un honnête bourgeois de Ferrare, comme si l'on in-
ventait quelque chose à Ferrare, à force de n'y pas penser, a
fabriqué une machine qui est à elle-même sa propre force,
sa propre vie, qui va toute seule, qui va toujours, qui se dit
à elle-même : Va là, et elle y va, aussi docile et aussi obéis-
sante que le domestique du centurion dans l'Évangile. Le
Constitutionnel ajoute que le cardinal Ugolini, légat de Ferrare,
a adressé cette machine à Sa Sainteté, en la recommandant
comme une chose vraisemblable. Il ne faudrait guère que
quinze cents écus romains, soit 8,070 francs, pour confec-
tionner le véritable mou vemen! perpétuel. Véritablement, ce
n'est pas la peine de s'en passer.
— L'Académie des inscriptions et belles-leltres est eu grand
émoi; elle crie qu'on lui fait injure, elle demande à quoi
donc elle sert; elle représente qu'on lui enlève ses privilèges,
et que bientôt elle ne sera plus bonne à rien. Toute celte
grande colère est survenue à l'Académie des inscriptions et
belles-lettres à l'occasion du pont d'Agen, inauguré par M. le
duc d'Orléans. Naturellement, ce pont d'Agen, qui est en même
temps un canal , sentait le besoin d'une inscription qui
transmit à la postérité la plus reculée le souvenir de ce
grand événement. Mais voyez l'impertinence! on ne s'est pas
donné la peine de consulter l'Académie des inscriptions et
belles-leltres : cette inscription du pont d'Agen s'est faite
en famille: M. le maire, ses deux adjoints, M. le préfet,
M. Legrand, M. l'inspecteur et M. l'ingénieur, ont apporté
chacun d'eux leurs petits matériaux, et de ce concours una-
nime de tant d'intelligences avancées, il est résulté l'inscrip-
tion que voici :
CANAL
LATÉRAL A LA GARONNE ,
PONT-CANAL D'AGEN.
LE 25 AOUT 1839,
LA PREMIÈRE PIERRE DE CE MONUMENT
A ÉTÉ POSÉE
PAR MONSEIGNEUR LE DUC D'ORLÉANS,
LOUIS-PHILIPPE RÉGNANT.
M. LEGRAND, SOUS-SECRÉTAIRE D°ÉTAT.
H. HRUN, PRÉFET DE LOT-ET-GARONNE ,
M. DE BAUDRE , INSPECTEUR DIVISIONNAIRE ,
M. JOB , INGÉNIEUR EN CHEF
DIRIGEANT LES TRAVAUX.
Avouez que ce n'est pas trop mal pour une inscription de
province, et que peut-être si elle eût été consultée, comme
c'était son droit , l'Académie des inscriptions et belles- lettre?
n'eût pas mieux fait. Cependant, en fait d'inscriptions pour
les monuments publics, il en est une qui nous parait le mo-
dèle du genre , et qui manque au recueil de l'Académie de»
inscriptions :
Ce pont a été bâti
ici.
— La cathédrale de Chartres, celte ruine lamentable qui
ne marche que lentement à sa restauration complète, a reçu.
cette semaine, la visite de M. le garde-des-sceaux ; M. Teste,
qui passait par-là , a bien voulu se détourner de son che-
min pour honorer d'un regard bienveillant les saintes pier-
res de la vieille basilique. Cette visite honore à la fois la
cathédrale et le ministre; elle honore surtout le ministre, qui
a bien autre chose à faire , ma foi , que de perdre son temps
à visiter l'un des plus vénérables monuments de la patrie
chrétienne. Voilà pourquoi nous sommes heureux de consi-
gner dans nos annales cette mémorable visite de M. le garde-
des-sceaux, qui formera un des plus beaux chapitres de l'his-
toire de la cathédrale de Chartres. Ce serait là encore un beau
sujet d'inscription , si l'Académie des inscriptions et belles-
lettres avait le temps.
— Puisque nous parlons d'Académie, voici la liste des con-
currents qui se présentent pour occuper, non pas pour remplir,
la place de M. Michaud : car la chose est ainsi, à peine mort,
qui que vous soyez, vous rencontrez des hommes pour se
disputer, toutes chaudes, vos dépouilles mortelles. C'est à
qui montera plus vile sur votre cercueil pour s'en faire un
piédestal, cl il n'est pas de mort si respecté, tenez-vous pour
bien avertis, qui ne rencontre, à l'instant même , vingt con-
currents pour prendre sa place. On a donc nommé comme
candidats à l'Académie-Française, M. Victor Hugo, qui est dans
le Midi avec sa famille, et qui, ccrles , ne s'est pas encore
présenté; M. Ballanche , mais M. Ballanche a répondu sur-
le-champ qu'il n'acceptait pas l'honneur qu'on lui faisait ;
M. de Norvins, le même M. de Norvins dont madame Staël a
dit qu'elle n'entendait ni l'hébreu, ni le norvins ; M. Vatout.
qui entrerait à l'Ac.vdémie , comme l'ami des princes , à peu
près comme M. de Richelieu y est entré ; M. Ancclot, qui a
plus de chances que personne ; M. de Balzac enfin : et, chose
singulière , M. de Balzac , qui est toujours si prompt à la ré-
plique, n'a pas encore protesté contre ces désobligeantes ru-
meurs , tant il est occupé , à l'heure qu'il est, de la funeste
et déplorable cause qu'il a choisie , la cause de cet infâme et
abominable Peytel, indigne de tant d'honneur. On nomme
encore, toujours pour l'Académie-Française, M. Casimir Bon-
jour; M. Casimir Bonjour en personne, lui-même; et pour-
quoi pas? Bon Dieu! nous qui parlons, nous avons là sous
la main un candidat bien plus étrange que M. Casimir Bon-
jour lui-même, un homme qui a travaillé pour le théâtre, lui
aussi ; mais il a sur son concurrent, M. Bonjour, un grand
avantage : c'est de n'avoir pas été représenté. Ce concurrent
qui est sérieux , dont les académiciens recevront la visite .
s'ils ne l'ont pas déjà reçue, s'appelle M. Monbrion. Nous lui
devons des remerciements et des excuses , car il nous a
traités tout à fait comme si nous étions membres de l'Acadé-
108
L'ARTISTE.
mic-Francaisc. D'abord il a laissé chez nous sa carie , puis il
est revenu à la charge : nous lui avons parlé, et il a daigné
écrire de sa main, nous présents, la petite note que voici, et
à laquelle nous ne changeons rien, pas même l'adresse du
candidat , afin que l'Académie-Française soit toujours sûre
d'en trouver un !
« Monsieur , si c'était un effet de votre Bonté d'annoncer
« dans votre estimable journal que ,
« M. Monbrion , auteur du Poème des Phénomènes de l'U-
« nivers ; de la Tragédie le Siège et la Conque'le de Grenade;
« en 5 actes et eu vers ; du Poème de la navigation à la va-
«peur; de plusieurs odes, etc., etc. se présente à l'Aca-
« demie française , pour la place vacante par le décès de
u M. Michaud.
« Veuillez agréer ma parfaite considération avec laquelle
« j'ai l 'honneur de vous saluer, Monbrion,
a homme de lettres.
« Rue St-Paul,n°2I.
« Paris, le 8 octobre.»
Si c'était un effet de la curiosité de l'Académie-Française,
nous tenons cette lettre à sa disposition, elle la placera dans
ses archives, et elle fera à ce sujet toutes les réflexions qui
lui viendront à l'esprit.
— Une cérémonie touchante, et qui honore tout un dépar-
tement, a eu lieu à ttourbon-l'Archambault, sur la tombe môme
d'un beau et bon jeune homme, Achille Allier, qui s'était
constitué l'historien et l'antiquaire du Bourbonnais. Achille
Allier, que nous avons connu , que nous aimions comme un
frère, et dont la collaboration ingénieuse et savante honore
V Artiste, était un de ces esprits rares et d'une persévérance
fi toute épreuve, à l'aide desquels se produisent les plus
grandes choses. Seul, sans aucun appui du gouvernement ni
de sa province. Achille Allier a entrepris un des plus grands li-
vres dont puissent s'honorer la presse et la gravure françaises:
V Ancien-Bourbonnais; et telle était la puissance de ce jeune
homme, que ce livre, écrit loin de Paris, imprimé dans le
fond d'une province , aux frais d'un libraire de province, a
été mené à bonne fin , même quand la mort impitoyable fut
venue enlever le jeune écrivain à ses recherches, à ses études,
à ses longs travaux de chaque jour. Achille Allier était à la
fois un historien, un dessinateur, un antiquaire , un archéo-
logue, un poêle. Il avait la facilité, la persévérance, l'intel-
ligence : il tenait la plume d'une main ferme, le crayon d'une
main légère. Que de fois nous l'avons vu et entendu qui parlait
avec une calme passion , du Moyen-Age , de la Renaissance ,
des beaux jours de Louis XIV-I Car il s'arrêtait au dix-sep-
lièmc siècle, à aucun prix il n'eût consenti à aller plus loin:
la Régence lui faisait peur; le Louis XV licencieux, con-
tourné et doré , lui paraissait abominable. Il se maintenait
sévèrement dans les chastes et sévères époques de l'autorité
el de la croyance. II en voulait aux vieilles cathédrales, aux
tombeaux détruils, aux châteauxen ruines, aux tourelles crou-
lantes; il ramassait avec un soin plein de respect ces débris
épars, et comme il n'était ni assez puissant ni assez riche pour
rendre à la pierre sa forme primitive, il lui donnait du moins
une immortalité nouvelle en la plaçant daus ses livres. Achille
Allier est morl à la peine ; il a précédé d'une année dans celte
tombe prématurée qui les engloutit tous les deux, son colla-
borateur et son ami , Aimé Chenavard, à qui il a dédié sou
adorable ballade : Notre-Dame de la Garde. A peine si le
ministre de l'intérieur, qui doit savoir tant de choses .
savait le nom d'Achille Allier quand il est morl. 11 n'a eu de
son vivanl aucun encouragement, aucune récompense; et vé-
ritablement il n'en demandait pas; il se contentait de bien
faire, laissant venir la gloire, quand elle aurait à venir, il
étail simple, honnête et bon. Heureusement, cette province
pour laquelle il a tant travaillé n'a pas été ingrate, elle s'est
souvenue de ce rare et intelligent artiste; elle a fait pour
lui tout ce qu'elle pouvait faire : elle lui a élevé une tombe,
afin que, lui aussi, il fût un des ornements de cette province
qu'il a tant aimée. L'architeclc de ce monument, exécuté en
granit et en bronze, est M. Sagot. Le buste d'Achille Allier.
en bronze , a été modelé par M. Préaull. Nous n'avons MS
vu ce buste de M. Préault, mais nous faisons des vœux bien
sincères pour que le jeune artiste ait modéré quelque peu. a
propos de cette jeune et honnête figure , sa fougue et Ma
emportements accoutumés.
— Et puisque nous en sommes à parler de ceux qui ne sont
plus, rappelons qu'il y a deux ans, à pareil jour, 12 octobre,
passait dans Paris le cercueil, plus que modeste, d'un homme
pauvre, qui n'avait été classé, de son vivant, dans aucune
des catégories de la naissance, de la gloire, de la poésie ou de
la fortune. Cet homme était un artisan , fils d'artisan ; tout
enfant qu'il était , il avait supporté les plus rudes labeurs
Mais à ce triste métier où il avait usé sa vie, il avait conservé
son âme, son intelligence el son courage. Par sa propre mi-
sère, il avait compris toutes les misères ; et de cette science
si chèrement acquise , il avait fait un emploi qui sera peut-
être immortel. Cet homme s'appelait Charles Fourier. Deux
cents hommes l'accompagnaient au tombeau, il y a deux ans :
il y en aurait aujourd'hui dix mille. 11 a laissé bien mieux que
des partisans, que des sectateurs : il a laissé des disciples: il
a fondé presque autant qu'une religion : il a fondé une science.
C'était là , si vous le voulez, un rêveur, mais un rêveur tout
rempli des plus nobles sentiments, des plus rares instincts,
de la plus tendre sollicitude pour l'humanité tout entière,
dont il ne faisait plus qu'une seule et même famille, abaissant
les montagnes, comblant les vallées, jetant des ponts sur Mu
les fleuves, sur toutes les mers de ce monde, et, ce qui est plus
difficile encore, arrachant l'égoïsme du cœur de l'homme,
ou plutôt faisant servir au bonheur de tous même les passion-
de l'espèce humaine. Tel était cet homme, donl la doctrine
grandit chaque jour sans bruit, sans émeute, soutenue seule-
ment par la parole loyale et sincère de quelques honnêtes gens
qui . à l'exemple de Simon le pêcheur, ont tout quitté pour soi vie
le maître. Or, de nos jours, ce n'est pas un spectacle sans intérêt
que de voir cet accord parfait de quelques intelligences d'é-
lite qui se réunissent pour rêver, à la façon de Thomas Morus
ou de Platon. Toute la journée du 10 octobre, la lombe mo-
deste de Fourier a reçu les longues et pieuscs~~visites de ses
amis, de ses élèves, des prédicateurs de sa doctrine. On lit
sur celle simple pierre l'épitaphe que voici , et qui résume
d'une façon tant soit peu obscure, pour ceux qui ne sont pas
des adeptes, la science du maître :
Jet reposent les dépouilles mortelles de Charles Fourier.
La série distribue les harmotiies.
Les attractions sont proportionnelles aux destinées.
L'ARTISTE.
109
— On a fait un calcul sur la vie moyenne des membres de
l'Institut, d'où il résulte que les immortels ne sont pas tout à
fait des immortels. Depuis l'an 1C35, jusqu'à la fin de 1838, que
l'Institut a été fondé , en supposant qu'il ne meure personne
d'ici au mois de janvier, ce que nous espérons bien, l'Institut
n'a pas usé moins de onze cents savants ou littérateurs;
nombre énorme, si l'on songe au grand nombre de beaux gé-
nies qui ont eu l'honneur de n'être pas de l'Académie, à
commencer par Molière, Regnard, Piron, J.-J. Housseau et Di-
derot, et à finir par Déranger, Charles Fourier, George Sand,
et l'abbé de Lamennais. De ce calcul il résulte que la plus
grande chance pour être reçu membre de l'Institut est de qua-
rante à cinquante ans. Cependant, on a reçu deux membres qui
avaient quatre-vingtsàquatre-vingt-cinq ans. Les provinces du
raidi ont fourni 147 académiciens, les provinces de l'est et du
nord eu ont envoyé 156; celles du centre 122. Paris, qui ne
s'oublie jamais dans la distribution des honneurs et de la for-
tune, et qui a bien raison, car à coup sûr la province ne relève-
rait pas ces sortes d'oubli, s'est donné à lui-même 231 fauteuils.
Les colonies et l'étranger n'en ont eu, pour leurp;irt, que 29.
Mais prenez patience, cette année , tous les lauréats des col-
lèges royaux ont un peu de sang noir dans les veines, la Gua-
deloupe et la Martinique prendront leur revanche dans vingt
ans. De celte statistique, qui est curieuse comme toutes les sta-
tistiques et qui ne prouve guère davantage, il résulte que les
membres de l'Académie-Française vivent un an de plus que les
membres de l'Académie des Inscriptions; et cela se conçoit,
l'Académie des Inscriptions dépense tant de science chaque an-
née ! L'Académie des Sciences compte encore un an de moins
que l'Académie des Inscriptions; cependant, les uns et les au-
tres ne sont pas bien à plaindre; car la durée moyenne des 742
membres qui sont morts, donne soixante-huit ans et dix mois
à chaque académicien. Chaque fauteuil a été occupé, l'un dans
l'autre, pendant vingt-six ans et demi par le même individu.
Voilà ce qui s'appelle jouir de sa vie et de sa gloire ; il n'y a
pas une classe de la société qui ne s'accommodât fort bien de
la vie moyenne de MM. les membres de l'Institut.
Démarquez bien que dans cette nouvelle énumération on
ne compte pas la section nouvellement inventée des Sciences
morales et politiques. Cette section est une selle à tous aca-
démiciens, où l'on place les braves gens dont on ne sait que
faire, et qui ont besoin d'une position quelconque. Cepen-
dant, à eu juger par un de ses membres qui est mort bien
vieux et bien portant, M. le prince de Talleyrand, l'Acadé-
mie des Sciences morales et politiques doit avoir de grandes
prétentions à la lougévité; mais comme M. de Talleyrand
appartenait à toutes les sections de l'Institut, il ne peut ser-
vir à aucune d'elles exclusivement.
— Vous savez que Van Amburg, dont le drame languissait
un peu , a eu la bonne fortune d'être violemment mordu par
une lionne adorée , jalouse d'une panthère; la blessure a eu
le plus grand succès, elle a ranimé la curiosité qui s'en al-
lait; elle a fait grand plaisir au brave Anglais qui a juré d'as-
sister, coûte que coûte, à la décollation de Van Amburg.
C'est là un de ces petits expéJicnts dramatiques dont plu-
sieurs de nos grands comédiens devraient bien se servir.
Eu etTet, qu'est-ce que cela leur coulerait de se donner, au
cinquième acte, un petit coup d'un vrai poignard, ou d'ava-
ler dans une coupe un petit grain d'un vrai poison? Par ce
moyen , l'intérêt public serait vivement excité , et le parterre
attendrait plus patiemment un dénouement qu'il n'attend
pas toujours.
— Que si vous voulez des nouvelles dramatiques, vous nous
ferez le plaisir d'attendre encore quinze jours; il n'y a guère
que le Théâtre-Français qui fasse parler de lui , et encore
d'une déplorable façon. Ce ne sont que disputes intestines .
intrigues, pamphlets, dissidences de tous genres. Les gre-
nouilles n'ont jamais demandé un roi avec des cris plus im-
portuns que le Théâtre-Français un directeur. M. le ministre
de l'intérieur en est tout interdit, et pour en finir, il a proposé
à ces messieurs de leur donner tout simplement un homme
qui les apprécie à leur juste valeur, qui est plein de fermeté
et d'énergie, qui saura bien imposer silence à toutes ces in-
trigues, qui mènera la Comédie-Française comme elle veut
être menée, droit et ferme, sans écouter les criailleries; cet
homme n'est autre que M. Cave, le chef de la direction des
beaux-arts. Son nom seul a rendu muet l'aréopage, et puis-
que Messieurs du Théâtre-Français veulent être absolument
gouvernés, pour n'avoir plus, disent-ils, qu'à s'occuper que de
leur art trop négligé, ils n'ont qu'à prendre celui-là pour direc-
teur. Mais à coup sûr ils ne le prendront pas, même en sup-
posant que M. Cave y consentit. Cependant le théâtre souffre,
on n'y fait rien ; et même les artistes qui auraient envie d'ac-
complir tous leurs devoirs se trouvent cruellement empêchés.
C'est ainsi que cet excellent Joanny, tout passionné pour cet
art auquel il a usé sa vie , après avoir longtemps prié et sup-
plié, avait obtenu du directeur qu'on remonterait le Winceslas.
de Uotrou , le frère cadet du Cid. Vous pensez si Joanny se
faisait une grande fête de rendre à son public celle rude et tou-
chante tragédie. Maisà l'inslantmème où Winceslas allait être
repris, M. Desmousseaux a réclamé le rôle principal. M. Des-
mousseaux ! Ce que voyant, le directeur, jugeant qu'il élait
impossible de renverser un pareil obstacle (M. Desmousseaux),
a décidé tout simplement que la pièce ne serait pas reprise!
M. Desmousseaux ! El Voilà l'unique raison pour laquelle
Joanny ne jouera peut-être jamais plus ce beau rôle de Win-
ceslas dans lequel il était si grand. M. Desmousseaux ! M. Des-
mousseaux!... M. Desmousseaux!...
— Dans un salon intime, où s'est réfugiée, toute dolente et
toute pleureuse, la poésie impériale, chassée de toutes parts,
même de l'Académic-Française, un petit nombre d'adeptes ,
bien dévoués aux anciens dieux, Chénedollé, Luce de Lan-
cival , Arnault , Saint-Ange , Esménard et tant d'autres ,
se sont réunis en tapinois : et là , bien renfermés chez
eux , les rideaux tirés , la pendule arrêtée pour que rien
ne troublât le poêle, ils se sont mis à lire, à petites gor-
gées, une tragédie nouvelle, en cinq actes et en vers, de
M. Daoûr-Lormian, le traducteur du Tasse et il'Ossian. Cette
tragédie nouvelle est intitulée les Albigeois. On a trouvé gé-
néralement, parmi les heureux invités à celte fêle de la tra-
gédie séculaire, que le nouveau poëmc était peut-être quel-
que peu languissant dans les deux premiers actes. Mais, si-
lence! au troisième acte l'action se réchauffe, elle se ranime,
elle éclate ; toutes les passions religieuses bondissent et se
mêlent, comme au finale du troisième acte des Huguenots de
Meyerbeer ... Nous n'en disons pas davantage, car nous crai-
gnous qu'on ne nous fasse un procès, comme il en est Irès-forl
question à propos d'un malheureux journaliste qui s'est
110
L'ARTISTE.
avisé de faire l'analyse du nouveau drame reçu au Théâtre-
Français. Toujours est-il que cette tragédie de M. Baoûr-Lor-
mian est remplie de beaux vers, et même de beaux rôles ,
chose rare parmi les tragédies de l'Empire. Il y a surtout
le rôle d'un certain légat du pape, que ces messieurs ont
trouvé admirable, depuis la mitre jusqu'aux sandales. En un
mot, M. Victor Hugo, ce soir-là , n'était pas digne de dénouer
les cordons de souliers de M. Baoûr-Lormian.
— Voici toutes sortes de petites nouvelles : M. Abel de Pujol
termine en ce moment la coupole du sanctuaire de la nouvelle
église de Saiiit-Denis-du-Sainl-Sacrement , rue Saint-Louis ,
au Marais.
— L'intérieur de l'hôtel des postes , qui n'était que gravas
et confusion, est maintenant éclairé par de beaux candéla-
bres, tout comme la place Louis XV. Seulement, cette clarté
inaccoutumée dans l'hôtel, gêne beaucoup les belles petites
dames qui s'en vont demander, les yeux baissés et la rou-
geur au front, leurs billets doux adressés poste restante.
M. Comte, à qui rien n'échappe, devrait bien établir le bu-
reau de la poste restante sous le tunnel de Saint-Germain. Ce
serait une facile augmentation de revenu pour la poste aux
lettres.
— Les Champs-Elysées, qui espéraient enfin que cette année
même, et pour le présent hiver, l'éclairage serait terminé,
sont obligés de renoncer à celte admirable révolution. L'é-
clairage et l'embellissement total des Champs-Elysées , sont
encore remis à l'année prochaine, à moins cependant que
le pain ne soit très-cher, et que l'administration ne soit forcée
de faire travailler. Mais pourquoi donc mellre le travail des
ouvriers à une si dure condition ?
— On n'a pas assez remarqué , et surtout on n'a pas loué
comme il convenait, la ville de Saint Etienne, qui, au milieu
(le son charbon et de sa fumée et des rudes travaux aux-
quels elle se condamne, a imaginé de se construire un collège
royal, pour lequel elle a voté 870,000 francs. C'est là un sur
moyen pour une ville comme Saint-Etienne, d'arriver enfin à
être le chef-lieu de son département.
— Dans l'Académie de Lyon on raconte des merveilles du
cours de M. Edgar Quinet. Cette parole éloquente , hardie et
convaincue, a produit le plus grand effet dans la ville. Deux
mille personnes des deux sexes se pressaient chaque soir
dans la vaste salle du Palais-de-Justice pour entendre le
jeune professeur, et chacun comprenait ce qu'il pouvait
comprendre à ce rêve éloquent d'un philosophe fraîche-
ment débarqué de l'Allemagne , et qui revient de l'autre
côté du Rhin tout imbu des doctrines de Kant et de Ilerder.
Vous sentez bien qu'au milieu de ces auditeurs d'une ville
marchande et toute vouée au commerce , il y en avait quel-
ques-uns qui ne pouvaient pas comprendre tout à fait le but
de l'orateur, elce qu'il venait faire dans cette chaire improvisée
au milieu du Palais de Justice. Les uns le prenaient pour le
prédicateur d'une religion nouvelle ; et ils s'étonnaient de la
tolérance du clergé, disant que M. l'archevêque y mettrait
bon ordre à son arrivée dans le diocèse ; les autres, voyant as-
sister à ses leçons la cour royale tout entière, se figuraient qu'ils
assistaient aux premières et solennelles plaidoiries d'un jeune
procureur du roi. A ce point qu'une bonne femme, entendant
M. Quinet raconter avec sa véhémence accoutumée la vie re-
doutable de Frédégondc et de Brunehaut , s'est mise à dire
tout haut : Voilà deux coquines qui n'ont pas volé les galères.
cl même quelque chose de plus.
— Nous ne voulons pas trop chagriner la ville d'Amiens, à
propos de sa dernière exposition; c'est une ville bienveillante
pour les arts; elle les aime, ou plutôt, ce qui revientau même,
elle est sur le point de les aimer. Cependant , malgré toute
la prudence accoutumée des villes de province, la ville d'A-
miens devrait penser que, pour qu'une récompense porte ses
fruits, il faut au moins que ce soit une récompense. Les ar-
tistes ont besoin d'encouragements sérieux ; décidément, on
leur donne beaucoup trop de petits écus isolés, assez mal dé-
guisés sous la forme de médailles d'argent. Ce n'est pas lout
que d'acheter des tableaux, encore faut-il acheter les meilleurs;
et quand on a bien choisi faut-il les payer ce qu'ils valent. Lu
ceci, la ville d'Amiens nous parait tant soit peu économe. Six
cents francs à la Société des Amis des Arts et quatre cents
francs en actions, c'est bien peu pour une ville de cinquante
mille habitants. La ville de Boulogne , qui n'en compte que
la moitié, a donné généreusement cinq mille francs pour son
exposition de l'année : voilà ce qui s'appelle faire les cho-
ses, et il est impossible de dépenser plus noblement son
argent.
— Une exposition de dessins des élèves de M. Dupuis attire
quelque monde à la Mairie du troisième arrondissement.
M. Dupuis ne compte pas moins de cinq cents élèves dans
celte école gratuite, où les jeunes enfants du peuple viennent
puiser les premiers éléments d'une science qui se rattache
de près ou de loin à tous les aiis utiles. On ne saurait trop
encourager cette école de M. Dupuis.
— Mais voilà bien une autre nouvelle. Disparaissez, Apol-
lon , Vénus, Jupiter Olympien! que la Vénus Callipyge soit
rejeléc dans la mer d'où elle est sortie! que tous les grands
modèles de l'antiquité soient réduits en poudre! C'en est fait
de la statuaire antique et moderne. Le prince extravagant qui
règne à Munich et qui a fait de cette capitale un vaste Musée
où rien ne manque, excepté les chefs-d'œuvre, vient d'ima-
giner une singulière façon de remplir ses musées et ses écoles.
Un jour que Sa Majesté assistait à une représentation du Cir-
que-Olympique, car il y a un Cirque-Olympique même à
Munieh , elle daigna remarquer les belles formes des jeunes
écuyers qui gambadaient sur leurs chevaux. « Pardieu! se
« dit le bon roi à lui même , mes confrères les autres rois se
« donnent bien de la peine pour obtenir à prix d'argent des
« torses, des bras et des tètes de toutes sortes de chefs-
« d'oeuvre qu'ils envoient chercher à Naples , à Florence,
« partout! Voici cependant sur ces chevaux poussifs de jeunes
« gars qui me paraissent bien bâtis : si je faisais mouler
« ces drôlcs-là? A coup sûr celui-ci a la jambe et la cuisse du
« Rémouleur; celui-là le bras de l'Apollon; cet autre, la
« figure de l'Antinous. Voici sur un cheval bai une drôlesse en
« jupon court qui ne ressemble pas mal, Dieu me pardonne.
« à la Diane chasseresse. Pardieu, l'affaire est bonne, et
« j'aurai là un Musée à bon marché. » Aussitôt dit, aussitôt
fait. On vous saisit MM. les écuyers et mesdames les écuyères,
on vous les jette dans le plaire , on vous modèle leurs bras ,
leurs jambes, leurs cuisses, leurs reins, etc., etc., etc. l.'op<-
ralion se fil à huis clos, ajoute modestement la chaste Gazelle
de Munich. Désormais, voilà l'école de Munich condamnée à
dessiner à perpétuité le torse de M. Paul, le cou de M. Jac-
L'AUTISTE.
m
ques , la gorge rie Mlle Aglaé , l'épaule de Mlle Françoise. 0
Apollon! ô Vénus! ô vous tous les dieux charmanls, adorés
el éternels delà faille, de la poésie et de la sculplurcantiques,
qu'allez-vous devenir? vous voilà condamnés à mort par le
roi de Munich.
Avouez que l'idée est grotesque et bien digne de son au-
teur? Surtout l'histoire est vraie, aussi vraie que le lamen-
table accident survenu l'autre jour à M. Duprez, qui est resté
sans force et sans voix au beau milieu de Guillaume Tell el
des huées de l'assemblée, qui ne pouvait rien comprendre à
la déconfiture du grand chanteur.
— Une belle comédienne de l'Italie, Mlle Heineffter, est a
Paris avec sa sœur cadette , aussi élégante , aussi jolie quj
l'atuée; ce sont deux personues d'un esprit très-fin et d'un
mérite très-rare. Nous les verrons sans doute l'une et l'autre
à l'Opéra ou à l'Opéra-Ilalien, cet hiver. A propos de ces deux
Opéras , il est hou que vous sachiez que l'Opéra prèle son
ténor Mario au Théâtre-Italien, tout exprès pour chauler
VEUsird'Amore del signor Donizelli. M. le ministre de l'Inté-
rieur, consulté sur ce grand événement, a bien voulu con-
sentir à cette courtoisie ; seulement , comme un service vaut
un autre service , nous voudrions bien savoir ce que le
Théâtre-Italien donnera à l'Opéra pour le jeune et charmant
lénor qu'il lui emprunte. C'est bien le cas , ou jamais , de
répéter : On ne prête qu'aux riches.
— Pour terminer dignement ce singulier chapitre d'une
histoire dont les paragraphes tiennent si peu les uns aux
autres, vous saurez que M. Hector Berlioz n'a pas oublié un
seul instant les honorables bienfaits de son confrère Paganini.
Cette somme de vingt mille francs si généreusement of-
ferte, si loyalement acceptée, devait porter, el elle a en efTet
porté ses fruits. M. Berlioz a mis à profit les loisirs que lui
faisait son illustre maître, pour composer une vaste sym-
phonie dans laquelle il prit sa revanche du triste abandon de
l'Opéra et de son illustre chanteur. Celle symphonie s'appelle
Romeo el Juliette , et vous pouvez croire que l'auteur de la
Marche au supplice s'est dignement inspiré du chef-d'œuvre
de Shakspeare ; il l'a raconté (oui entier, depuis la scène du
balcon, à l'instant où les deux amants, dans les bras l'un de
l'autre, entendent chanter l'alouette venue de Vérone, jus-
qu'au moment funèbre où la pauvre Julietle ressuscitée ,
mais en vain, expire de douleur et d'amour sur le corps de son
Roméo. Celte symphonie , qui a toute l'importance d'un
opéra, demandera le concours de cent musiciens, instrumen-
tistes ou chanteurs. Ce sera une dépense de quatre mille
francs pour M. Berlioz, chaque fois que celte partition sera
exécutée. — Ainsi donc, s'écrie-t-il, je puis la faire jouer
cinq fois avec les vingt mille francs de Paganini!
Cette symphonie de Romeo el Juliette est dédiée par
M. Berlioz à Paganini.
Et voilà comment il faut être reconnaissant envers un grand
arlistc , quand on est soi-même un grand artiste!
OPÉRA-ITALIE*.
DKBIITS DR MADKHOISKI.I.E MOLIKI GARCU.
t r'-^^^v^/n^C^rEiLKs sont le? gens qui disent que
K^tà les productions de l'art vieillissent plu-»
<^</( vile que les hommes ? qu'ils nous ap-
' prennent où est aujourd'hui la jeunesse
de ceux qui applaudirent, il y a dix-huit
ans, avec un enthousiasme de révolu-
tionnaires adolescents, l'ère nouvelle qui semblait s'ou-
vrir avec les premières représentations A'Otello? Ces
jeunes brouillons sont aujourd'hui grands-pères , marchands
retirés , conseillers d'état, pairs de France, chefs de bureau,
colonels de gardes nationale, présidents d'Académie, maires
ou notaires honoraires. Tous seraient bien heureux d'avoir
encore la verve bouillante, la fraîcheur d'idées, l'audace
toujours nouvelle, qui remuent aujourd'hui les auditeurs ac-
tuels de cette musique, touteomme ellesexallèrent en 1821 les
amateurs, aujourd'hui inconnus, qui saluaient l'aurore éblouis-
sante du nouvel astre. Olello , avec ses mélodies si pures et
si franches, ses piquantes harmonies qui paraissent encore
téméraires de nos jours, avec son éloquent dévergondage,
avec sa chaleur logique , qui entraîne l'auditeur haletant
jusqu'à la fin des morceaux les plus développés ; Olello,
qui a déjà usé plusieurs générations, peut en user bien d'au-
tres encore. Que signifient alors les plaintes de ceux qui gé-
missent sur la caducité prématurée de ces chefs-d'œuvre?
Eh ! mon Dieu ! avouons-le de bonne foi , ne monlrons pas
surtout l'avarice des vieillards, qui ne possèdenl jamais assez :
toute musique suffit à son siècle , et nous avons en ce moment
en bibliothèque plus de bonne musique que nous n'en pou-
vons entendre.
Nous en parlons, à vrai dire, un peu à noire aise; et quand
on jouit des magnifiques héritages laissés par Mozart, Beetho-
ven et Weber, et toul à la fois des dons que nous ont faits
Rossini et Meycrbcer, sans compter bon nombre d'autres
arlisles qui nous enrichissent par de moindres sommes , on.
se fait peut-être illusion, et l'on croit volontiers que tous les
siècles sont aussi riches que nous.
112
L'ARTISTE.
Quoi qu'il en soil , la foule qui était accourue pour cnlemlre
Mlle Pauline Garcia, la fille du célèbre Garcia , la sœur de la
célèbre Malibran , s'est laissée bien souvent distraire par la
musique iVOtello, comme si elle en eût été Charmée pour la
première fois.
Mlle Garoia , qu'on n'avait guère entendue que dans les
concerts, tenant à la main un gfacial papier réglé, a paru
enfin comme artiste dramatique pour prendre la place de
cette grande artiste tant regrettée, qui manque à l'art depuis
trop longtemps, et qui eût pu, si le sort l'eût voulu, être
encore jeune aujourd'hui. Ce qui nous a plu avant tout chez
Mlle Pauline, c'est une charmante gaucherie qui est un bien
grand mérite cbez une personne de cette famille. Dans une
semblable position, on serait bien excusable d'avoir des tra-
ditions , de glorifier par l'imitation la mémoire de maîtres
tant respectés. Et pourtant , la jeune artiste a eu le courage
de vouloir dater d'elle-même , de renoncer à se prévaloir de
ses glorieux précurseurs. Nous ne parlons pas ici de son
chant , considéré d'une manière abstraite comme travail
d'école. A cet égard, l'opinion est à peu près faite. Sa voix,
assouplie visiblement par tous les moyens connus , prête à
tout accomplir, trilles serrés, gammes chromatiques, sauts
ardus des intervalles les plus éloignés, sa voix est un des
plus beaux instruments et des plus complets dont on puisse
disposer. Sa méthode est excellente, et l'on ne pourrait guère
lui reprocher, de loin en loin, que ces casse-cous un peu dés-
ordonnés auxquels s'abandonnait trop souvent l'énergie
sauvage de Mme Malibran. Mlle Pauline n'avait plus qu'à
surmonter l'espèce d'indécision qui relarde le moment où
l'artiste possède une manière homogène et d'un seul jet. Ce
petit obstacle n'est pas encore vaincu; mais nous ne sommes
pas pressé de voir la jeune artiste s'en défaire. Chez un
sujet d'une telle espérance , c'est l'hésitation , la naïveté ,
nous dirions presque la pudeur du talent. Toutes ces qualités
pleines ou incomplètes , ont été vues sous un jour tout nou-
veau quand elles se sont associées à l'action dramatique.
Cela ne fait pas corps à cette heure ; l'œuvre de soudure
n'est pas encore achevée . mais elle doit avancer tous les
jours et d'une manière rapide. Nous devons féliciter Mlle Pau-
line Garcia de demander ces progrès-là au travail de l'àme et
de l'inspiration. C'est un spectacle bien intéressant de voir
en scène cette jeune fille candide , peu prodigue de gestes ,
écoutant, recueillie, le sentiment qui la conseille; puis dé-
bordant soudain en élans parfois mal réglés , plus souvent
admirables, mais toujours naturels. Ce parfum de bonne
foi , cette justesse d'inspiration , cette voix mouillée de san-
glots qui viennent sans qu'elle les appelle, donnent à l'en-
semble actuel de ce jeune talent un charme inexprimable.
Nous l 'hésitons pas à dire que, dès le premier soir, elle a été
supérieure, dans le troisième acte d'Olello, à sa sœur, qui avait
des qualités peu compatibles avec cette situation. Mme Mali-
bran, avec sa fougue grandiose, était peu propre à se faire
passive , à se résigner avec l'amour dévoué de la douce Des-
demona. Mlle Pauline Garcia y met bien plus de cette sou-
plesse de jeune fille tendre , qui se laisse affaisser sous son
premier chagrin. Elle ne chante pas encore en virtuose la
romance du Saule; mais elle la pleure, et consent à mourir
avec tout le naturel d'une enfant qui renonce si facilement à
la vie quand la vie est triste comme elle ne l'imaginait pas.
Le développement de ce bel avenir d'artiste, auquel nous
assisterons tous , tant il promet de s'accomplir vile, sera une
des plus douces jouissances réservées aux amis de l'art.
ACADÉMIE ROYALE DE MIStOL'E.
MAIIC.MOISKI IF. niEVI.
Le lendemain, Mlle Iticux débutait à l'Opéra dans le rôle
d'Alice, de Robert. Elle a obtenu un beau, un magnifique
succès d'amis. Ceci est grave , et nous la prions, dans son
intérêt , d'oublier ce triomphe de circonstance qu'elle ne se
rappellerai! pas impunément. Elle fera bien mieux de se dire
qu'on n'a pas tout gagné quand on a une voix joliment timbrée
au grave et à l'aigu, mais de force médiocre; qu'il ne suffit
pas de donner, de loin en loin, quelques éclats préparés à
l'aise, et qu'il vaudrai I mieux pouvoir se faire entendre dans les
passages érrils pour le médium , qui exigent du mordant et
de la vivacité ; qu'il faut toujours et en tout état de cause.
se garder des sons qui dépassent la portée de ceux qu'on
veut émettre ; qu'il ne suffit pas de se présenter avec une
assurance bien apprise, cl qu'un mouvement du cœur fait
meilleur effet en scène que cette pauvre pétulance de pan-
tomime empruntée au mauvais goût des ballets; et qu'enfin .
quoi qu'il arrive et quoi qu'elle devienne , une chanteuse ne
peut que gagner en travaillant opiniâtrement à égaliser tous
les registres de sa voix. Nous ne disons pas que Mlle Rieuxne
parviendra pas à acquérir quelques-unes des qualités qui lui
manquent et à chanter tout à fait juste quelque jour. Nous
croyons même qu'elle peut arriver là en se remettant à l'é-
cole. Elle a évidemment débuté six mois trop tôt.
RENAISSAFiCE.
LA JACQl RIIIE.
Le théâtre de la Renaissance a donné, jeudi dernier, la pre-
mière représentation de la Jacquerie, drame historique, avec
chœurs, annoncé depuis longtemps. La couleur qui domine
dans cet ouvrage a plu généralement, et l'on a passé volon-
tiers sur quelques incident! romanesques , dont on prend
d'ailleurs son parti , parce que tout le monde se les permet
aujourd'hui sans scrupule. Cette composition a réussi sans
contestation aucune. Au nombre des éléments de succès, on
doit citer en première ligne les chœurs, écrils par M. Main-
zer, réfugié allemand, qui a payé, en fondant des cours de
chant pour les artisans, l'hospitalité qu'il a reçue de la France.
Ces chœurs ont été fort bien exécutés, et l'on s'apercevait que
les choristes avaient dû êlre vigoureusement disciplinés par
le compositeur, doublement expert en cette matière. Nous
reviendrons sur celle composition qui mérite l'attention à
plus d'un titre.
A. SPECIIT.
Typographie de Lacrampe cl Comp. , rue Damiellr. 2. — Fonderie de Thon y. Vin y il Morel
L'AffiL'OS^'lE.
nherl A C '
UNE LEGENDE ESPAGNOLE
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PLANCHE N°l.
L'ARTISTE.
J.HkPmjiDapraT.frieCrenf'lif S3f" SI.
Gravé en relief sur planche de Métal et. portant la date de 14 54
PLANCHE N° 2
l' ARTISTE.
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KAjUnmp tof moitr mata not
mm*-!- rfliUtfimo af 7\
Copie deTEpreuve ordinale de SAINT CRISTOPHE DE 1423 , aujourdfan dans la possession de ZOM SfitWœX .
PLANCHE m
Z'ARTISTI.
aritfoftn àtum îw nuammip aime * jfliUrm»o trc f *
1 i iimiimnn ■■ miny ■ . ^ > ; - . , v —
Scalpjlfecoty, ScbaJ. EpUnd. N.onb.l77f.
Fac simile de la Copie du SAINT CHRISTOPHE DE1425,Me en 1775 par S. ROLAND.
PLANCHE JV° 4.
L'ARTISTE.
■ 8t ,;i.-: parL.or. Si Labîrdê.
LA WE3LQM
Anoicnn-i Estamp; fcravc in fcoie :
L'ARTISTE.
il.:
la plus ancienne (Bramirc
CABINET DES ESTAMPES DE Et BIBE IOTIIÈQUE ROYALE
e*t-elle ancienne?
f Éâ(l) dépôts
scientifiques
de l'état im-
posent à leurs gardiens une responsabilité de deux sortes :
'une matérielle, l'autre morale. La première ne veut
I, J'ai cooié colle lettre dans lo Froissarl d'Antoine Vcrard, in-
folio, gothique, sans claie. On sait (lue l'on compte trois éditions go-
2' SKRIK , TOME IV. 8e LIVRAISON.
que de l'ordre et de l'honnêteté; la seconde exige davan-
tage , parce qu'elle a un caractère plus élevé et qu'elle
peut avoir desconséquences graves. J'en trouve 1 •> prouve
dans un objet assez indifférent en apparence, et qui pour-
tant a de 1 importance par la question historique qui s \
rattache. Je veux parler de l'épreuve du saint Christophe
exposée au Cabinet des Estampes , et certifiée véritable
parle conservateur, qui, dans une Notice qu'on distribue
aux étrangers, et que l'on a déjà publiée à trois éditions,
s'exprime ainsi : « Quand on pense qu'une simple feuille
de papier a pu traverser un espace de quatre siècles, et ar-
river presque sans accident jusqu'à nous, on ne peut jtlu*
être étonné du pirix qu'on y attache. Il s'en trouve une
ép-euve coloriée en A mjleterre, dans la bibliothèque de lord
Spencer; une troisième épreuve est restée en Allemagne; on
n'en connaît point d'autre (1).» Or, cette épreuve n'a au-
cune valeur, et cela, parce qu'elle a juste soixante-quatre
années d'âge, et qu'elle n'est qu'une assez mauvaise copie
que S. Roland fit à Nuremberg en 1775, sur lépreux-
unique qui appartient aujourd'hui à lord Spencer.
S'il ne s'agissait que de l'erreur d'un homme aussi in-
telligent, et tous les visiteurs de la Bibliothèque ajoute-
raient aussi obligeant que M. Duchesne atné, j'aurais
gardé pour moi des observations que je lui ai vainement
soumises. S'il ne s'agissait que de la frivole satisfaction
d'enrichir fictivement la Bibliothèque Royale d'un trésor
de plus, je me serais volontiers prêté à cette supercherie
de l'amour-propre national; mais ici, un intérêt plus
puissant, l'intérêt de la science est en jeu. L'autorité de
la Bibliothèque du Roi est grande en Europe, et quand un
savant apprend qu'une gravure est exposée aux jeux de
tous, depuis trente-deux ans, dans le Cabinet des Es-
tampes à Paris, il ne peut admettre que ce soit pour
accréditer une erreur; il argue du fait comme reconnu;
et j'ai dans les mains un volume que l'on vient d impri-
mer en Allemagne, et qui repose en entier sur l'exi-
stence de cette prétendue seconde épreuve du saint Chris-
tophe de lord Spencer.
Il me suffira de quelques lignes pour mettre les Ici -
iniques de cet ouvrage; celle-ci est probablement la plus ancienne .
et l'un des premiers ouvrages d'Antoine Vcrard, qui ne commença
à imprimer que tout à la lin du quinzième siècle. Celte lettre initiale
fait partie d'une collection de signes et formes de caractères propre.
à certains imprimeurs, et qui cuvent servir a les faire reconnaître
dans les éditions sans indication de lieu ni de nom d'imprimeur.
(1) Duchesne aîné ; Notice des estampes exposées à la Bibliothèque
Royale, troisième édition, in-8; Paris, 1837, page 2. l.a troisième
épreuve dont parle M. Duchesne est sans doute celle que Murr pré-
tend avoir vue à Vienne, chez M. de DirkcnstocU (Mcmorab. \. il.
Stadt Nuremberg ); niais comme depuis ce temps personne n'en ■
eu connaissance, il est fort probable que c'est une erreur, et qu'il ne
s'est réellement conservé que la seule épreme de lord Spe&eeT. Jiel-
ler {Gesch. der ITolzsehneidckunst , p. 35) parle d'une répétition
de cette gravure, dont le peintre Iloch de Majenco aurait une épreux-
Kindlinger (Nachricht, p. 2B) en parle aussi, mais il nous donne en
même temps la mesure de la conQar.ce que cet artiste peut inspirer.
tô
IV
L'AUTISTE.
leurs de Y Artiste au fait de cette question, et pour con-
vaincre les conservateurs de la Bibliothèque Royale de
la nécessité de faire disparaître ce faux en matière
d'art. Ils ont trop bien compris dans chaque départe-
ment leur mission de guides infatigables des recherches
utiles à la science, pour qu'ils refusent de condamner au
rebut ce qui ne pourrait servir qu'à jeter dans la voie la
plus fausse les études les plus consciencieuses.
On sait que l'histoire de toutes les découvertes est
stérile en documents. On ne constate authentiquement
qu'un fait patent, avéré, et qui présente déjà une sorte
d'exploitation utile. Or, une découverte n'acquiert ces
caractères qu'en se développant. Avant d'avoir atteint
cette maturité , elle n'est qu'un secret que l'auteur seul
possède. Si le secret est mal gardé, de longtemps en-
core ce n'est considéré que comme une rêverie inutile,
oar le grand nombre qui n'en peut apprécier la portée.
La découverte de l'imprimerie , ce procédé si simple
qu'il n'a fallu que quelques secondes pour le trouver, ce
procédé si important par ses résultats qu'il scînde l'his-
toire du monde en deux grandes parts, n'a laissé, comme
les autres, que bien peu de documents qu'on puisse rat-
tacher à son origine.
La gravure du saint Christophe, de H2.1, est le monu-
ment de l'impression le plus ancien qui porte une date
authentique. On conçoit facilement dès lors l'importance
qui s'attache à cette simple feuille de papier, qui nous
offre, non pas le point de départ réel de cette grande in-
vention, mais l'épreuve dont l'ancienneté est fixée de la
manière la plus irrécusable , et qui certainement n'est
pas éloignée de l'origine de l'invention.
Le monde ignora jusqu'au quinzième siècle ce que
c'était que de reproduire par l'impression la gravure en
relief ou en creux que les artistes exécutèrent de tout
temps. Les Tables de Moïse, les innombrables œuvres
de sculpture plate et de gravure creuse des Phéniciens
et des Egyptiens, les ciselures des Grecs et des Romains,
celles du Moyen-Age, enfin tous ces monuments de l'art,
produits d'un travail infatigable que ces peuples ingé-
nieux s'épuisaient à répéter péniblement dans les mômes
matières, restaient, faute de connaître un moyen de re-
production, comme une force inerte. C'est qu'alors l'im-
pression était inconnue, l'impression qui aujourd'hui mul-
tiplierait à l'infini et en peu d'heures ces gravures que
les anciens laissaient à l'état d'exemplaire unique. Ils y
touchaient cependant, on pourrait même dire par tous
les pores ; ils en sentaient évidemment le besoin à tous
les instants de la vie. Mais la main de l'Eternel resta
fermée, nous ne savons dans quel ordre de prévision.
Peut-être sa créature lui paraissait-elle encore indigne
de ce grand moyen de civilisation . Et l'impression attendait
que le hasard , ce dieu des incrédules , lui donnât la vie.
Je ne veux pas rapprocher ici tous les éléments de cette
haute civilisation de l'antiquité, qui reste petitement ac-
crochée à ce procédé si simple en lui-même. Je me ré-
serve de montrer ailleurs que ces brillantes lumières, ces
arts ingénieux n'attendaient plus qu'un moyen de repro-
duction pour atteindre le dernier progrès de la civilisa-
tion, celui de l'extension au loin et de la diffusion dans les
masses. Elles l'attendaient aussi, si ce n'est pour arrêter
leur décadence, au moins pour sauver du désastre des
révolutions ces enseignements recueillis par l'expérience,
et qu'il est si nécessaire de conserver à la pratique. L'im-
pression et l'imprimerie , son véritable développement ,
empêcheront le retour de la barbarie. Elles calent la ci-
vilisation. Le recul est impossible.
Au commencement du quinzième siècle l'impression
fut découverte. Je ne parlerai pas de ses précurseurs;
je ne dirai pas par quelle suite d'essais les orfèvres des
Pays-Bas et des provinces rhénales passèrent de l'im-
pression des planches de métal gravées en tailles creuses
et en tailles en relief confondues ensemble , à l'exécution
de planches de métal, lès unes gravées en relief et les
autres gravées en creux ; comment aussi ils furent imités,
pour la gravure en relief, par les ymagiers et les cartiers
qui employèrent le bois : ce serait beaucoup trop long;
mais j'insisterai sur cette observation , que la découverte
de l'impression ne pouvait sortir que de l'atelier d'un
orfèvre, c'est-à-dire de la réunion de tous les élément*
de l'impression dans la main de l'homme qui pouvait en
tirer parti. L'orfèvre seul , qu'il fût moine ou séculier,
les avait tous près de lui; la planche de métal, les instru-
ments en fer, l'huile noircie pour nettoyer et reconnaître
son travail , les brunissoirs employés au frottis de l'impres-
sion ; enfin le papier qui avait servi au décalque du dessin.
Ajoutons à cette réunion si favorable, qu'il était le mieux
placé pour comprendre l'avantage d'avoir une épreuve de
ses travaux à mesure qu'ils avançaient, et nous trouvons
la découverte de l'impression possible à tout instant, et
utile à celui qui la rencontre même sans la chercher.
Les dessinateurs de cartes, de figures de saints, les
copistes de manuscrits, les enlumineurs d'initiales et
d'entourages n'avaient au contraire près d'eux que leurs
pinceaux et leurs couleurs. Ils pouvaient obtenir un dé-
calque, mais jamais rien qui les mit sur la voie de l'im-
pression. Privés de tous les éléments de la découverte,
n'en possédant que le besoin, ils durent adopter rapi-
dement ce moyen facile d'abréger leurs travaux. Ils le
firent, nous en avons la preuve; mais ils n'auraient pu
l'inventer.
Je regrette de ne pouvoir développer ici les idées
qu'une étude pratique du sujet m'a fait concevoir (1).
(1) M. Millier, dans un article du Journal de Cassel , du 27 mars
183(5, sur la prochaine publication do mon Histoire de la Décou-
verte de l'Impression, avait déjà indiqué l'importance de ce mé-
lange de dcui procédés si différents, qui permettaient la découverte,
sinon simultanée , au moins très-ropprochéc , de l'impresMon sur le
relief et dans le creux.
L'ARTISTE.
1t:,
Tous les auteurs qui ont écrit sur cette matière sont
tombés dans les mômes erreurs , parce que tous ont
suivi le même système , parce que tous ils ont pris leur
point de départ dans les cartes et les images de saints
pour la gravure en relier; dans les nielles, pour la gra-
vure en creux. Ce n'est qu'en réfutant leurs assertions
avec des preuves, que je parviendrai à me frayer une
route plus rationnelle , qui ne cessera jamais d'être pro-
bable, et qui sera toujours fondée sur la pratique de
l'art, quand même elle deviendrait quelquefois conjectu-
rale.
Il me suffit de dire ici que le caractère général de ces
gravures d'orfèvres, origine incontestable de la décou-
verte de l'impression en relief et en creux (1), est un tra-
vail pointillé en blanc sur fond noir, avec une régularité
semblable aux trous qui remplissent un crible. J'appelle
par cette raison ces gravures, gravure» criblées et genre
criblé, cette grande série de planches si curieuses et si
superficiellement traitées. La plus ancienne épreuve da-
tée que nous possédions n'est que de 145'». Elle ne peut
donc pas servir à fixer la date de la découverte ; elle s'y
rattache seulement , et la copie exacte que je publie
(Voir P. n" 1), en même temps que cet article, donne
une idée du genre de travail que les orfèvres-graveurs
allemands pratiquèrent encore jusque dans la seconde
moitié du quinzième siècle. Je joindrai, à cette figure
de saint Bernard, un saint Antoine que j'ai gravé fidè-
lement d'après l'original.
Dessiné et griT* par Léon ds Labord».
Cette gravure criblée appartient à la série la plus ino- j que l'on conserve au département des imprimé* de la Bi-
derne ; elle a du rapport avec le travail d'une planche (2)
ses bras. M. Ducbesnc lit ici : Bernardiitus Mihiel. Il pente que c'eit
(1) Je démontrerai facilement que l'impression de la gravure en le nom du graveur, et il lui attribue toutes les planches nïblée>, en-
rrem fut trouvée presque simultanément avec l'impression de la gra- ' tre autres , le saint Itcrnard de H5l. ( Voyagt tl'un Iconuphitt , pag r
vurc en relief, et que des difficultés dans la pratique arrêtèrent US, ) Le premier point est admissible, bien que nous ne puisions
seules son essor.
'2 Cette gravure représente la vierge qui tient l'enfant Jésus dans
citer un autre exemple de saint (la vierge, ici, est classée dans celte
catégorie) de celte époque portant le nom du graveur inscrit en
II'.
L'AIlTISTt.
hlinthèquc Royale, et qui porte au bas cette inscription :
m
Ces épreuves qui remontent réellement aux premières
années du quinzième siècle, furent imprimées sur des
plaques de cuivre gravées dans cette manière, mais d'un
travail plus fin, plus serré, et toujours plus en désac-
cord avec les conditions de l'impression, à mesure qu'on
s'approche de l'origine. Jusqu'alors elles n'avaient servi
que comme exemplaire unique pour orner les reliquaires
et pour couvrir, en plus grandes dimensions, les tombes
placées dans les églises. Mais comme elles durent désor-
mais fournir un certain nombre d'épreuves avant de re-
cevoir leur application, ou même ne servir qu'à l'impres-
sion, elles conservèrent chaque jour moins les inconvé-
nients ou les signes particuliers de ce qui avait élé leur des-
lination première, comme la confusion d'un travail en
creux et en relief qui produisait des fonds blancs dans
l'impression, parce que les fonds, devanture remplis
d'une composition noire , étaient creusés dans la plaque
de cuivre, ou bien qui les rendait en noir sur le papier,
tandis que l'orfèvre les avait laissés en relief pour les
faire ressortir en clair par la dorure. Il en était ainsi des
traits et des ombres que l'artiste avait conservés en relief
ou burinés en creux, dans une prévision toute différente
du résultat; enfin jusqu'aux clous qui fixaient la plaqué
^ur le meuble quelconque qu'elle devait orner, et qui se
marquaient dans l'impression.
Nous possédons, en petit nombre, il est vrai, des
épreuves qui remontent incontestablement à ces pre-
miers essais, et l'on pourra former une suite curieuse et
complète de ces documents, lorsqu'il en aura été fait un
catalogue raisonné (1).
Une fois l'impression découverte, et plus que cela, une
fois l'impression appliquée, tous les métiers qui vivaient
de la reproduction d'un original quelconque, c'est-à-dire
tous les copistes, à quelque titre que ce fût, durent
simultanément chercher à remplacer par ce nouveau
moyen, facile et rapide, leur lent et pénible labour. De
là vient la gravure en relief exécutée dans des planches
de bois.
Je ne veux pas discuter ici dans quel ordre les cartiers,
les ymagiers, les copistes, les enlumineurs, se présentent
dans ces essais; à qui appartient la priorité, et si ce n'est
pas dans les couvents , ces refuges silencieux de tous les
entier. Quant au second point , c'est une erreur; il n'y a aucune
arraleçie dans le travail entre les deux gravures.
arts, ces protecteurs hospitaliers de tous les perfec-
tionnements, que s'exploita cette nouvelle application
de l'impression. Ce qu'il y a de certain , c'est que le-,
ymagiers reproduisaient, dès 1V23, un saint Christophe,
(1) Je m'occupe de ce travail ; niais un voyage a Munich m'est in-
dispensable pour son éxecution.
L'ARTISTE.
111
et que celte gravure ancienne est parvenue jusqu'à nous ;
voici comment :
Les images des saints furent au Moyen-Agf, et devin-
rent , surtout dans le quatorzième siècle, d'un usage si
général , qu'elles renfermaient en elles tout ce qui com-
pose chez nous la bibliothèque : c'étnit l'ornement des
murs , le livre d'église , c'était le patron de prédilection
qu'on tenait à la main dans les lieux saints, ou qu'on rap-
portait avec soi de son pèlerinage. Les moines avaient
soin de consacrer ainsi l'autorité de certaines localités ,
ou la puissance d'images célèbres , et d'en rappeler le
souvenir à ceux qui les avaient visités.
Ces images, dessinées d'abord avec soin par des artistes
de talent, n'étaient destinées qu'aux gens riches. Mais le
goût en prit atout le monde, et alors elles furent fabri-
quées par des manœuvres. Rien n'est plus grossier que
ces vierges, ces Christ et ces saints du peuple , dessiné*
et enluminés sur un môme patron, et avec la même hâ-
tive maladresse. La gravure en bois cependant, dans sa
première application, ne pouvait venir en aide qu'à cette
grossière fabrication.
En ne jugeant que sur des caractères irrécusables d'an-
cienneté les monuments de ce genre que nous possédons,
je placerai parmi les plus anciens essais, parmi les plus
informes tentatives, cette image de la Vierge, que j'ai
gravée d'après l'épreuve de la Bibliothèque Royale. ( Voir
Planche 4.)
Ce Christ, dont je n'ai reproduit que la tète sur la page
précédente, semblerait, de prime abord, être de la
même époque ; mais les lettres retournées, le papier, la
taille du bois, le noir d'impression et l'impression même
trahissent-ils l'inexpérience de l'enfance de l'art ; ou bien,
<;e sentiment brutal de l'ombre portée des yeux indi-
que-t-il une époque plus moderne? car il faut bien dis-
tinguer l'inexpérience , de la médiocrité et de la mala-
dresse qui sont de tous les temps, et dont les produits,
tout aussi mauvais, n'offrent plus le même intérêt.
Ainsi, par exemple, ce page (1) apportantunfaisanàla
table de son seigneur, a dans sa rudesse et sa dispropor-
(t) Cette gravure se trouve sur le recto du troisième feuillet.
Je joindrai ici une courte description du Roman de Méïusine,
l'une de nos histoires fantastiques du Moyen-Age, qui devint la plus
populaire à 1 étranger; nous en connaissons plusieurs éditions en
français. — Genève, in-folio, l'i78. —Lyon, in-folio (1479).— Paris,
le Caron, in-folio (1490). — Paris, Alain Lotrain, in-4, sans date.—
Paris, P. Lenoir, in-4, 1525. — Paris, N. Bonfons, in-4, sans date.
— Rouen, in-4 sans date.— Lyon, in-4, 1544. — Lyon, B. Rigaud,
in-4 (1597).— En allemand, Augsburg, in-fol., 1474. — (Strassburg,)
in-folio (1477). —(Sans nom de ville), in-folio, 1478.— Hcidclberg,
in-4, 1491. — Strassburg, in-folio, 1500. — Augsburg, in-folio, 1547,
— En espagnol, Tholosa, in-folio, 1489.— Sevilla, in-folio, 15-26.
— Je ne cite que les anciennes éditions; il faudrait se tenir au cou-
rant de la littérature des foires de nos villages et de celles de l'Alle-
magne , pour connaître les plus modernes, qui sont encore goûtées
de nos jours. L'édition dont j'ai tiré la gravure qu'on voit ici, com-
mence sur le recto du premier feuillet par un entourage formé de feuil-
2e SÉKIE , TOME IV, 8« LIVRAISON.
lion une aisance , et dans la taille du bois une hâtive né-
gligence, qui le classent, aux jeux du connaisseur, dans
la seconde moitié du quinzième siècle ; et en effet , je l'ai
copié et gravé d'après le roman de la Mclusine, qui n'est
que de l'année 1476.
lage, et gravé assez grossièrement en bois. On voit au milieu des
enlacements ces deux écussons :
puis on lit un titre qui commence par ces mots : Dis ouenturlicb
buch bevvisct wyc von ciner frouen gênant Me I usina. Plus bas, le
texte de l'ouvrage débute par une grande S initiale, ainsi : Sitt das
der grosse naturlichc Meislcr Arislotiles Sprichet andem anefag, et
nous apprend que Tliûring von Ringoltingen a traduit cet ouvrage
du français (in franezoesischer Spraehe vn vvelscher zungen) en al-
lemand, par l'ordre de son seigneur le niargraff Rudolph de Hoch-
berg. On trouve à la fin du volume que cette traduction fut terminée
le jeudi matin, jour de la Saint-Vincent de l'année 1456.
L'édition présente est sans indication du temps ni du lieu de l'im-
pression ; elle n'a ni chiffres de pagination , ni signatures , et n'ofTre
d'initiales que sur le premier feuillet. L'ouvrage est imprimé a lon-
gues lignes de trente-cinq à la page; la justification porte cinq pouce>
de largeur sur sept pouces huit lignes de hauteur; il y a quatre-vingt-
dix-huit feuillets et soixante-six tailles de bois qui remplissent cha-
cune une page, et sont surmontées d'un titre de deux à trois lignes
en lettres mobiles. L'ouvrage termine à moitié du recto du quatre-
vingt-dix-huitième feuillet , par ces mots :
Hie mit so nympt ci s buch ein ende. Das gott vnsallen sinen hei-
ligen segen send Amen.
16
118
L'ARTISTE.
Ilencsldcmèmedcccttcplanchetiréeder.,ln<t-67in*f, | ouvrage xylographique, qui porte la date de \\~2 !
Laissons donc de côté ces médiocres produits de la
gravure ; ne considérons que les images dont l'antiquité
fait le prix, et qui, comme la Vierge que je viens de ci-
ter, portent les caractères de l'ignorance. Chaque année
amenait ses perfectionnements et remplaçait les anciennes
images par de nouvelles mieux exécutées. Il est pro-
bable que sans un usage d'alors , qui a préservé un assez
grand nombre de ces gravures de destruction et d'altéra-
tion , nous n'aurions pas le plus mince spécimen de ces
premiers essais dont la grossièreté n'offrait aucun attrait,
n'ayant pas , comme aujourd'hui , l'ancienneté pour ex-
cuse, et le genre d'investigation qui nous occupe pour
leur donner du prix.
Cet usage, c'est l'habitude où l'on était de coller dans
l'intérieur des reliures des manuscrits et des premiers
livres, des images de saints. C'était une manière de placer
les livres sous leur protection, et peut-être un moyen de
les reconnaître. C'est à cela que nous devons de posséder
encore des exemplaires de ces anciennes gravures. Le
nombre qu'on en a découvert depuis trente années dans
les livres des couvents est considérable ; on les trouve
aujourd'hui dans les grandes collections, à Munich d'a-
bord, ensuite à Berlin, à Paris enfin.
La plus ou moins grande quantité de ces épreuves, la
comparaison de leur mérite, le caractère de leur dessin,
n'auraient cependant pu servir à fixer l'époque précise de
leur exécution. 11 fallait pour cela une date authen-
tique. Heinecke, le conservateur des estampes de la col-
lection royale de Saxe, la découvrit en 1769. Il voya-
geait alorsen Bavière et visita la Chartreuse de Buxheim,
près de Memniingen, l'un des plus anciens couvents de
l'Allemagne. C'est là qu'il trouva, collées sur chacun des
plats d'un manuscrit de 1417 (2), deux gravures en bois.
dont l'une est le saint Christophe , et dont l'autre est une
Annonciation. Grand amateur de ces curiosités , critique
assez judicieux de ces précieux documents, il en annonça
l'importance (3) dès qu'il eut remarqué la date de 1423
qui se voit au bas du saint Christophe. Charles Murr, son
(1) On trouve dans l'ouvrage même celle indication : Der juiip
Uanss priclT malcr hat das pucli zu Nurcnbcrg n° 1 472. IT. ( anno
1472 fecit). L'espace me manque, cl d'ailleurs ce n'est pas le lieu.
pour donner une description de cet ouvrage et de celui des quinze
signes du Jugement dernier qui s'y trouvent réunis. On peut con-
sulter les Annales de Panzer, n°s 1 et 9,— le Dictionnaire d'Elicrl,
n° 6726, et son Histoire de la Bibliothèque de Dresd.% page 121, — If
Manuel de Brunet et les nouvelles Recherches , au mot Antichristo et
Signes,— le Répertoire d'Ilain, 1147,— Dibdin, Bibliothccaspcnceria-
na, 1. 1, XXX,— Jacobs et Ukert, Bcylracgc, 1. 1, pagel44,— Heineckc.
Hellcr et tous les auteurs qui traitent des débuts de l'imprimerie.
J'ai examiné et décrit avec soin les exemplaires des Bibliothèques de
Gotha, Dresde, Wolfenbuttel , etc., etc II est inutile de r.ip peler
qu'il en existe des éditions imprimées à Paris, Antoine Verard, 1492.
—Lyon, 1490, et Erfuit, in-4, 1516 (voir Murr Journal, t. V, page 6).
Elles n'ont plus le même intérêt.
(2) La suscription donne cette date. La voici : Explirit liber iste
qui inlytulat laus virginis, anno dm m»cccc°xvij0 in vigilia Sta Ma-
thye âpli (sic).
(3) Idée générale d'une collection complète d'estampes. Leipzig,
in-8, 1771 , page 230.
L'ARTISTE.
119
contemporain, publiciste actif, toujours à l'affût des
événements qui pouvaient donner quelque aliment à son
journal, écrivit immédiatement au père François Kris-
mer, bibliothécaire do la Chartreuse , pour obtenir un
calque de cette ancienne gravure. On fit plus pour lui :
on lui envoya l'original (1), et il le fit copier à Nuremberg
par S. Roland, graveur en bois fort peu habile. S. Itoland
imita l'ensemble , mais ne s'attacha nullement à rester
fidèle dans les détails. Cette copie parut dans le journal
de Murr, de l'année 1776 (2).
Depuis lors, chaque fois qu'on s'est occupé de l'origine
de l'impression, cette gravure servit de pivot aux dis-
cussions, et chacun en adopta ou en récusa l'authenticité,
selon qu'elle convenait à son système ou dérangeait son
plan. Heinecke (3) et Murr (4) y trouvaient un argument
pour placer en Bavière l'origine de la gravure en relief;
ce qui est sans fondement, car la découverte d'une seule
épreuve dans un lieu quelconque, ne prouve que faible-
ment que la planche y ait été exécutée. Aussi, dans un
système contraire, Ottley (5) chercha-t-il à démontrer
que la gravure du saint Christophe avait dû être faite à
Venise ou dans le nord de l'Italie.
Les deux premiers auteurs avaient, au moins, pour ap-
puyer leur opinion, quelques témoignages qui peuvent
établir que l'Allemagne s'est de bonne heure occupée de
la gravure destinée à l'impression. Mais Ottley, entraîné
par une malheureuse préoccupation qui le disposait à
tout revendiquer pour l'Italie, s'est singulièrement mé-
pris dans son système. Je ne veux pas analyser toutes
les opinions qui ont été formulées sur cette matière.
Je n'indiquerai même pas l'ensemble des raisons qui
ont formé ma conviction. Je me bornerai à dire que je
me crois fondé à placer l'origine de l'impression dans
les Pays-Bas et les provinces rhénanes, plus avancés dans
les arts que le reste de l'Allemagne. Ce qui reste de tous
ces travaux , ce qu'il est essentiel de conserver, c'est
l'importance attachée à la gravure du saint Christophe,
la plus ancienne de celles qui sont datées. Nous allons
voir maintenant comment la présence de l'épreuve mo-
derne du Cabinet des Estampes à Paris tend à dimi-
nuer, à détruire même , l'autorité que l'original de
lord Spencer avait acquise aux yeux des bibliographes.
(1) C'est lui-mémo qui nous apprend qu'il eut le manuscrit entre
les mains. En voici le titre : Liber iste laus Virginia intitulatus con-
tinet lectloDCt matutinales accormnodatas officio b. v. Maria; per
singulos anni (lies, quas quidam cartusianus Anony ad volunlatem
et petitioncm D. Mcinhardi de nova domo electi tridentini ex
S. S. P. P. homiliis comportavit. La dédicace d'une certaine dame
Anne de Gundclfmgcn , qui vivait en 1417, et dont on croit pouvoir
fixer la mort avant 1W5, établit que ce manuscrit dut être orné de
l'épreuve du saint Christopbe , peu d'années après sa publication.
(2) Tome II , page lut.
(3) Idée générale d'une collection,
(i) Journal.
(5) An Inquiry iiitolhe historyof Engraving, London, l»1816,p.9i.
Un des ouvrages les plus instructifs qui aient été publiés
sur les arts depuis trente ans, c'est, sans contredit, le
Voyage de M. Waagen en Angleterre et en France, qui
vient de paraître celte année (I).
L'auteur, qui montre dans tout son ouvrage une fi-
nesse si grande, fut induit en erreur par la présence de
cette gravure, expo«ée dans un cadre au Cabinet des
Estampes ; il s'exprime ainsi : « 7> plus ancien monument
du Cabinet des Estampes de la Bibliothèque Royale est une
épreuve de la gravure en bois représentant un Saint Chris-
tophe, datée de 1423. Je me suis convaincu, par un examen
attentif, que M. Duchcsne, conservateur des estampes, me
facilita de la manière la plus obligeante, que Dibdin a en-
tièrement tort quand il déclare que cette épreuve est fausse
et moderne , et je lui ai trouvé dans toutes ses parties le
caractère de l'authenticité (2).»
C'est sur la foi de ce voyageur que M. Sotzmann, zélé
bibliographe, forma tout un système dans lequel il im-
portait de pouvoir nier la date de 1423, afin de reporter
la découvcrle de l'impression entre 1430 et 1450. Ce
travail a un mérite qui devient tous les jours plus rare.
C'est la conscience de l'auteur et la persévérance de ses
recherches. Mais l'on aperçoit trop l'ambition d'arriver
avec des idées neuves dans une discussion déjà usée.
Comme une déduction d'arguments d'une apparence assez
logique pourrait entraîner beaucoup d'esprits dans la
nouvelle route qu'il leur trace, j'ai pensé qu'il était néces-
saire, avant de publier l'ouvrage que je prépare sur les
origines de l'imprimerie, de lui contester les bases sur
lesquelles il se fonde, et je m'attaquerai tout d'abord à
son argument le plus spécieux; il le tire de la gravure
du saint Christophe, et il se résume en ces deux points :
Il existe deux épreuves d'un saint Christophe (3), diffé-
rentes dans l'exécution. L'une appartient à lord Spencer;
l'autre est encadrée et exposée au Cabinet des Estampes de
Paris. Ces épreuves, reconnues pour être toutes deux an-
ciennes (4), sont évidemment exécutées par des ntains diffé-
(1) Kunslwcike und Kunstler in England und Paris. Berlin, in-8,
1839, tome III, p. 685.
(•2) En 1817, lord Spencer vint à Paris, et vil à la Bibliothèque
Royale l'épreuve du saint Christophe. Inquiet de la rivalité qu'on
suscitait à son exemplaire unique, il pria Dibdin de passer la Manche
et d'apporter à Paris son épreuve pour la confronter avec celle du
Cabinet des Estampes. On reconnut qu'elles étaient tontes les dtu.i
anciennes, mais tirées de deux blocs de bois différents. En 1818,
Dibdin fit son voyage bibliographique, et dans sa vingt-quatrième
Lettre il consigna ses doutes, qui tendaient à placer la gravure de
ce saint Christophe vers 1W50. Crapelct, dans sa traduction des Let-
tres de Dibdin (p. 100, tome III) , s'efforce de prouver que l'épreuve
de Paris est non-seulement ancienne, mais qu'elle est l'original.
(3) Sotzmann. Aelleste Gcschichie der \> lographie und der Drnck-
kunst uberhaupt, page 4t7 du T. V Raumei's hislorisches Taschen-
buch. Leipzig , in-8, 1837.
(i) On voit par l'examen de lord Spencer et celui de Dibdin, plus
tard par celui de Waagen , qu'en effet cette épreuve avait été re-
connue pour ancienne.
120
L'ARTISTE.
rentes, et probablement dans des lieux éloignes. Elles por-
tent toutes les deux la même inscription et la même date,
flnnr cette date n'est pas celle qui précise l'époque de l'exé-
cution de la gravure (1), mais une date commémorât ke d'un
événement quelconque ou d'une prière qui se rattache à la
ligure du saint Christophe. En conséquence, cette gravure du
<aint Christophe de 1 423, tant vantée, n'a pas plus de valeur
pour son propriétaire que les anciennes gravures que nous
trouvons dans les collections. Elle est sans importance pour
l'histoire de l'origine de l'impression, et on doit la rejeter
parmi les produits de la seconde moitié du quinzième siècle.
La conclusion était rigoureuse. Elle serait fâcheuse si
la proposition ne manquait entièrement de fondement.
Dans l'histoire d'un art aussi important (2), c'est éteindre
les lumières que de nous priver des rares jalons que le
temps a conservés sur la route de l'investigation.
Mais pour rétablir l'authenticité de la date apposée
au bas de la gravure appartenant à lord Spencer, il
suffira de prouver que l'exemplaire exposé dans le Ca-
binet des Estampes à Paris n'est qu'une épreuve arra-
chée du journal de Murr, et passée dans une teinte de
café. Je serai avare de paroles; je me bornerai à four-
nir (3), a chacun des visiteurs de notre grand dépôt na-
tional , les moyens de vérifier les différences qui existent
(1) II faut se rappeler qu'Israël Y. Meckcn a copié ce saint Chris-
loplie, cl qu'il a conservé le dicton placé au bas ; mais il s'est bien
gardé de conserver la date. Ce fait, à lui seul, doit confirmer l'in-
icntion de la date de 1123.
(2) Koning aurait dû s'emparer de la gravure du saint Christophe,
qui , par la qualité du noir, par l'espèce du papier, le mode d'im-
pression , la vénération toute particulière qu'on professait dans les
Pays-Bas pour ce saint dans le quatorzième et le quinzième siècle,
appartient à cette contrée. Mais au lieu de s'en servir comme argu-
ment de sa cause, si juste et si mal défendue, il conteste sa date, et,
je crois même, son authenticité. C'est une maladresse, conséquence
d'une erreur. Tous les auteurs ( Singer, page 131 ) cependant ont
remarqué avec élonuement qu'une impression de 1423 fut imprimée
a la presse, et a\cc un noir qui ne le cède en rien à celui qu'on em-
ploya trente années plus tard à Maycnce. Or, quelle est la ville ou
le pays qui possédait à cette époque une presse et ce noir d'impres-
sion, si ce n'est Harlem et quelques autres villes des Pays-Bas?
(3) L'épreuve de Buxheim fut copiée , et parut en entier dans le
journal de Murr, dans l'ouvrage de Janscn, intitulé Essai sur la
gravure, et dans l'ouvrage d'Otlley. La copie publiée par Janscn,
d'après celle de Murr, est gravée en creux ; celle publiée par Otlley est
très-bonne. Il en a paru une autre dans l'ouvrage de J. Hellcr, Gcs-
rhichte der Holzsclineidekunst, Bamberg, in-8, 1823, page 40 Celle-
ci est gravée sur bois par Zcune , d'après l'épreuve de Murr. Une
cinquième copie réduite fut publiée dans l'ouvrage de. J. Jackson ,
A Tcatisc on W'ood engraving. London, in-8, 1839, page 60. Celle-ci
est charmante. Enfin clic fut donnée en fragments dans la Biblio-
theca Spenceriana. London, in-8, 1811, tome I, page 2 ; l'inscription
seulement se trouve dans W. Savage Practical Ilints on décorative
printing, 4, London , 1822, page 4, et dans J. Wetter Kritischc Gcs-
chichtc der Erflndung der Buchdruckerkunst. Mainz, 8, 1836.
Je dois quelque explication sur les deux copies que je public ; elles
m'ont donné l'occasion de recourir au procédé du transport des an-
ciennes gravures, ingénieusement perfectionné par MM. Dupont.
Ce ne sont donc pas des copies, mais des Iransports qui ne peuvent
entre l'épreuve de Paris ( Voir Planche 3 ) et l'épreuve
de lord Spencer ( Voir Planche 2 ) . et en mi'me temps
l'identité parfaite, jusque dans les détails les moins im-
portants, de l'épreuve de Paris et de la copie faite par
S. Roland pour le journal de Murr (1).
La Bibliothèque du Roi est assez riche de ses tré-
sors pour dédaigner de faux bijoux. Elle est trop haut
placée dans l'opinion du monde savant pour propa-
ger une erreur, pour laisser subsister un doute sur un
point aussi important, au moins dans son enceinte , que
celui de l'origine de la découverte de l'impression. Les
conservateurs de ce magnifique établissement accueille-
laisscr aucun doute, puisque, n'ayant subi aucune retouche, ils MOI
la reproduction exacte des originaux. L'un est le transport de la copie
publiée par OUley, dans son omragc (An Inquiry into the Oriiiin ni
Engraving, London, in-4, 1816). On sait que cette copie est tres-
exaetc , qu'elle fut faite avec le plus grand soin sur l'original de lord
Spencer, et avec sa permission. Voici comment Ottley s'exprime à
ce sujet dans son ouvrage : It lias now ( l'épreuve du saint Chris-
tophe ) found an asyluin worthy of so prenons and rare a document,
in the splcndid Library of Earl Spencer, wherc it is preserved in the
saine statc in vvhich Ilcineckcn discovered it, pasted in the inside ol
one of the covers of a MSS in the latin language of the year 1Î17.
Lord Spencer, wKh a liberality for «hich lie is cminenlly distin-
guislied, has permitted it to bc faithfully copied of the samc dimen-
s on as the original, for the présent vork; and the rcader vvill therc-
fore be a compétent judge of its merits, — except as respects the
colours, Witta whleh it was tinted after printing, and which, il ban
bccii judged proper to omil, that its truc pretensions, as a vork ni
engraving. may ihebetter appear, tome 1, page 90. L'autre planche
est le transport d'une épreuve tirée du Journal de Murr; de même
que la précédente, elle n'a aucune retouche, et par conséquent elle
offre la reproduction la plus exacte qu'il soit possible de donner.
(1) M. Duchcsnc s'est attaché à soutenir son opinion , et il a cher-
ché tout ce qui pouvait donnera l'épreuve du Cabinet des Estampes
quelque apparence d'authenticité. Ainsi, il a imaginé, en dernier
lieu, d'expliquer la ressemblance complète de cette épreuve avec la
copie publiée, dans le journal de Murr en 1776, en disant (voir Cra-
pelet, Lettres de Dibdin, t. III, p. 100) que ce publiciste avait eu en
sa possession l'épreuve du cabinet, et l'avait fait copier par S. Ro-
land. On se demanderait alors comment, en rivalité de recherches
et de découvertes avec Heineckc, il n'aurait fait aucune mention
de cette seconde épreuve; comment, au contraire, il aurait raconte •.
dans son journal , la communication qui lui fut faite du manuscrit
de Buxheim , et aurait publié la lettre d'envoi écrite par le per<
Krismer, bibliothécaire de la Charlrcusc. Mais.cn admettant même
l'existence tout à fait impossible de ce second original, il faudrait
encore le récuser, par la raison que S. Roland, ou tout autre gravcui
bien plus habile, eût été incapable d'exécuter une copie aussi Bdèle
que celle publiée dans le journal, copie qui aurait suivi l'original
jusque dans des amaigrissements de lignes inaperçues, sans impor-
tance , jusque dans des hésitations inimitables , ou qu'on ne pou-
vait penser à imiter. En examinant au contraire l'épreuve du cabinet
et la copie publiée par Murr, on voit qu'elles sont identiquement
tirées d'une même planche, qu'elles portent toutes les deux les mêmes
caractères d'amaigrissement et d'inexactitude qu'un copiste inhabile
devait apporlcr dans son travail, tout en cherchant à imiter l'ori-
ginal. Cette défectuosité , qui existe entre la copie publiée par Murr
en 1776 et l'original de lord Spencer, se présente dans la même pro-
portion entre la gravure de Murr et la copie qu'en fit Zeunc , à Nu-
remberg , en 1821, pour l'ouvrage de Jean Hcller.
L'ARTISTE.
ront.j'en suis sûr, ma réclamation , et dans un autre
article je m'occuperai de l'épreuve de la Paix de Maso
Finiguerra de 1452, également exposée dans le Cabinet
des Estampes , comme la première épreuve tirée d'aï»
gravure en creux.
Léon de LABORDE
Dcsslhé par A. SCOBFFEB.
a&i£2t sxîT^r^^^^^^^
Aux Etats-Unis.
-e disons plus que les Américains
sont tout à fait privés du sens
poétique, n'en faisons plus un
peuple de marchands , uniquement
occupé à vendre et à acheter. Pen-
dant que le théâtre de New- York
b rùlc encore , tout prêt à être rebâti
demain, voici l'histoire toute récente
pauvre artiste, adopté par la ville
rk , et qui s'est conduite . envers lui ,
plus libéralement que n'eût fait Londres ou Paris, ou
même Saint-Pétersbourg
Cet artiste s'appelait Schelsinger; il était musicien de
son état, son instrument était le piano; il suivait d'un
pas assez ferme les traces puissantes de Listz, de Thal-
berg et de cette belle Mme Pleycl, ce grand artiste,
1 honneur de son art, qui nous a quittés, hélas! pour
revenir si tard ! Schelsinger avait été longtemps à
se décider à partir pour l'Amérique ; on lui avait tant dit
que le positif de la vie était seul compté pour quelque
chose dans ce royaume du commerce , qu'il y avait bien
de quoi hésiter. Il n'était en effet ni laboureur, ni arti-
san , ni marchand , ni prêtre , ni médecin , ni juriscon-
Gravé pàf Lfeos du Laborde.
suite ; il n'emportait avec lui ni précieuses marchandises,
ni aucun moyen de servir les besoins ou l'ambition des
hommes. Sa main était incapable de tenir une bêche ou
une épée, et cependant il partit : Per marc pauperiem
fugiens. Et vous pensez si cette traversée lui parut lon-
gue et pénible. Il arriva enfin à sa destination, le 26 o( -
tobre 1836. Il entra tout tremblant dans ce pays sérieux
où une génération tout entière est occupée à faire s;.
fortune. C'est une course à mort dans laquelle le but.
c'est la richesse. Hummel , Weber, Mozart, Haydn,
sont encore des noms à peu près inconnus dans ce vaste
et riche coin du monde, qui ne se reposera pas de -
dans les beaux-arts. Schelsinger, cependant, à peint
eut-il posé ses doigts nerveux sur un piano, comprit
qu'il allait être populaire, même dans ce peuple dt
cultivateurs, de maçons et de changeurs. Il avait
un haut degré, le talent de l'improvisation; et, ce
soir-là, on lui donna pour thème un des beaux airs
de l'Allemagne : « Est-ce le Hhin? Non, c'est la Ci
de Lutsow. » Et telle était sa facilité et sa gril
que toutes ces âmes américaines se sentirent péné-
trées d'une admiration soudaine. Il joua ensuite 1 air
national américain le Yankced doodlc, qui ressemb
l'air Tive Henri IV, et chacun de battre des mains ! Mais
cet hiver de 1836 fut plein d'inquiétudes et de misèn
Quand l'argent s'arrête à Ncw-Yorck , tout s'arrête. Le
malheureux Schelsingereut à peine trois élèves, mais il se
consolait de sa misère nvec Sébastien Bach et Beethoven.
Au mois d'avril 1837, il donna son premier concert pu-
à *l
i?k
122
L'ARTISTE.
blic, où il vint peu de monde; six mois après, ii donna
son second concert , et le public fut rare encore ; au
moisde mars 1838, il est vrai, quelques auditeurs de plus;
mais, hélas! à l'instant môme où l'artiste se mettait au
piano, il reçut la nouvelle que son maître chéri et res-
pecté, Ferdinand Hies, venait de mourir. Aussitôt le
voilà qui change de programme, et qui se met à jouer
la marche funèbre de Beethoven, comme la seule oraison
funèbre qui fût digne de Hies , le dernier élève de Bee-
thoven.
L'hiver suivant , des artistes nomades, des violons
voyageurs, des contre-basses vagabondes, occupèrent l'at-
tention musicale de New-York. Schelsinger eût été bien
négligé, si la Concordia, qui est une réunion musicale de
ce pays, ne l'eût pas nommé son chef d'orchestre. La tâche
était pénible. Développer dans ces âmes positives l'instinct
musical, mettre à profit cette passion naissante de la
jeune Amérique ! Schelsinger s'acquitta de sa tâche avec
une noble ardeur; les concerts de la Concordia furent
suivis avec un empressement unanime; tout malade qu'il
était, l'artiste accomplit sa tâche jusqu'à la fin. On se
souvient même qu'à l'un des derniers concerts de la
Concordia, le chef d'orchestre se fit attendre; il arriva
les yeux encore mouillés de larmes, et sans rien dire, il
joua sur son piano la ballade de l'hland , dont voici le
refrain : Ma petite fille est dans la bière. Et, en effet, il
avait perdu tout à l'heure son plus jeune enfant.
Cet homme était né malheureux ; il n'espérait plus
rien , pas même la gloire. Il est mort le 8 juin 1839, en-
touré dequelques amis qu'il s'était faits par son caractère
autant que par son talent. A peine mort, toute la ville
de New-Yorck le pleura; ses obsèques funèbres furent
entourées d'une pompe inusitée dans cette ville toute po-
sitive. Soixante musiciens, troupe rare à rencontrer dans
tous les pays, exécutèrent sur cette tombe à peine fermée
une symphonie touchante. Une jeune et blonde fille de
l'Amérique, aux yeux bleus, célèbre par son esprit autant
que par sa beauté, chaste et naïf poëte dont l'école des
Lacs serait fière, improvisa sur la tombe de son maître
une élégie pleine de cœur et de tristesse :
Frère, tu n'es plus avec nous;
Mais dans ce pays, bien au-delà de la tombe,
Ton âme qui voltige nous attend.
Tu souris au chaut de la bande aimée!
Hélas! elle obéissait naguère à ton geste impérieux :
Et maintenant elle pleure son maître.
Frère, le soleil descend du ciel!
Au ciel monte notre mélodie.
La cadence mourante de notre chant
Est mêlée à la lumière mourante.
O frère! par ce rayon qui s'évanouit,
Par ce triste chant d'adieu,
Nous nous souviendrons de toi.
Le sculpteur, dans la pierre obéissante,
Le peintre, dans les couleurs de sa palette,
Le poète, dans ses vers,
S'érigent à eux-mêmes un monument.
Mais lui, de tant de passions soulevées,
Itien ne reste. La musique, de son âme,
S'est évanouie tout à fait dans les airs, etc.
Il nous est impossible de donner une idée de la grâce
mélodieuse et louchante de ces vers. La belle jeune fille
qui les composa fut bien étonnée de les entendre répé-
ter dans toute l'Amérique, comme une de ces composi-
tions qui deviennent nationales; et, pour que toute cette
pitié ne fût pas stérile, le digne frère de la jeune fille
poëte, forte tète, noble cœur, intelligence élevée, écri-
vain tout français, arrivant de Boston, et surpris par
cette mort inattendue, fit un appel à la ville tout en-
tière. Il arrangea un concert pour venir en aide à cette
famille malheureuse, et jamais l'Amérique n'avait vu
un pareil programme : l'ouverture du Freyschutz, un
quatuor de Schelsinger, plusieurs belles chansons alle-
mandes, chantées par la Concordia tout entière. Le
concert fut digne de la noble idée qui présidait à cette
réunion musicale. Plus de deux mille billets avaient été
placés à l'avance. La plus belle foule remplissait la
vaste enceinte du Tabernacle ; et, le même soir, la veuve
et les enfants du musicien qui n'était plus, recevaient
une somme de 25,000 francs. Noble exemple donné
là par la ville de New-York à toute l'Amérique ! di-
gne conduite qui a déjà porté ses fruits, car ce jour-là
les Américains ont pu se convaincre que véritablement
ils étaient mieux organisés pour les beaux-arts qu'ils ne
le pensaient eux-mêmes ; et, en effet, l'art n'est pas in-
grat, il récompense à coup sûr ceux qui l'aiment ; il ne
s'agit que de l'aimer.
&& COQUETTE (I).
a coquclle des salons, nous ne parlons que
de celle-là, est le double et transparent pro-
duit de la nature et de la civilisation; clic
obéit également à ces deux puissances sans
satisfaire ni à l'une ni à l'autre. C'est une
créature mixte qui n'est ni la femme de la société, ni la
femme de la nature.
La coquette des salons s'est trouvée tout d'abord assez riche-
ment douée par la nature pour que l'éducation ait pu la
(\) Nous n'avons guère l'habitude de souligner les articles de nos colla-
borateurs. Nous sommes si loin de nous louer nous-mème, que nous
avons pris l'engagement bien formel d'annoncer à peine les livres de noi
collaborateurs, quels qu'ils soient. Nous nous permettons d'attirer l'atten-
tion de nos lecteurs sur le début littéraire d'une femme de la province
que nous ne conniissons pas, mais qui est k coup sûr une femme de
beaucoup d'esprit. (Le Directeur de l'Artiilt.)
L'AUTISTE.
123
dompter ; trop complète pour accepter la vie entièrement
domestique de la plupart des femmes riches, iL lui faut, à
elle, mieux qu'un mariage d'argent et plus que du repos!
Ses passions lui créent des besoins impérieux auxquels elle
obéit en les combattant. Elle comprend l'amour, la puis-
sance; elle est ambitieuse, car elle est forte... La civilisa-
tion, qui l'a élevée, lui a appris par l'éducation que c'est
un grand danger de suivre les vœux et les besoins de la
nature. Elle lui a dit que la société punit, par la déconsidé-
ration, qui finit par perdre même l'amour, l'imprudente qui
ose braver les lois du monde; elle lui a fait connaître l'é-
goïsme de l'homme qui n'a plus rien à demander, les dangers
de l'inconduile, ses conséquences funestes. La femme de
la civilisation n'ignore rien , et, bien mieux, elle sait tout.
Accoutumée à raisonner, à calculer toutes choses, elle com-
prend que la considéralion c'est la vertu; que la vertu des
femmes, c'est l'abstinence!... Mais la nature demande, et la
civilisation refuse; l'une veut, l'autre nie...; l'une est avide,
l'autre impérieuse!... Toutes deux fortes, toutes deux dé-
veloppées... , que [eut la fille de la nature et de la civili-
sation entre ces deux exigences? Pauvre fille ! poussée à la
fois par deux forces également actives , elle n'ose obéir à
celle qu'elle redoute, ni céder à celle qu'elle trouve insuffi-
sante. — Que faire? que devenir? la femme d'esprit trouve
alors , comme un refuge assuré contre tant d'hésitations
cruelles, la coquetterie, le moins compromettant des vices.
A la nature elle vole l'abandon, à la société elle vole la faute.
Et la voilà faisant une science de la coquetterie ; elle de-
vient coquette pour jouer aux passions qui l'agitent, pour
étourdir son âme, pour employer, pour détourner ses facultés,
pour en faire quelque chose!... Elle aura de l'amour jus-
qu'à la faute exclusivement. La faute, c'est la barrière placée
par la civilisation entre les ennuis de la vertu et les consé-
quence du crime. Cette barrière , recouverte de velours
comme les quatre morceaux de bois du trône, la coquette ne
la franchira jamais. Le monde le veut ainsi. La coquetterie,
c'est la transaction faite par la société avec la nature. Elle
prendra de la société tout ce qu'elle laisse à la nature ;
à la nature tout ce qu'elle permet à la société ; passant eutre
toutes les exigences sans en blesser aucune, jouant avec tout,
se servant de tout... Adroit cocher, vêtue de gaze et de soie,
elle mènera son char à travers toutes les passions, sanscrier —
gare ! elle tournera le vice sans l'accrocher ; elle frisera le dan-
ger sans l'atteindre; elle prendra l'amour sans le rendre ; elle
sera agissante, active, aimée, applaudie, entourée, saus être
coupable.., sans avoir à rougir .. La femme ordinaire se sou-
met; la coquette capitule ; elle garde la puissance de la grâce,
quand l'autre ne garde rien. Ce calcul est une industrie ; l'in-
dustrie est la loi de l'époque. Qui oserait blâmer les femmes
de faire des affaires, alors qu'on ne leur permet plus les sen-
timents? La femme d'esprit, c'est la coquette!
La femme coquette est naïve avec l'un, légère avec l'au-
tre; sérieuse, gaie, fière ou bonne, selon le besoin ; aimable,
spirituelle avec tous. Son livre, nuit et jour feuilleté, c'est
son cœur. Ce cœur, qu'elle ne peut employer; ce cœur,
que la civilisation lui ordonne d'éteindre et que la nature a
fait trop riche pour mourir; ce cœur lui sert pour y lire ce
qui touche, ce qui séduit, ce qui charme, ce qui plaît. Au
lieu de le donner en bloc, et d'en enrichir un seul homme,
elle en fait de la petite monnaie qu'elle distribue çà et là , a
tous et à chacun, comme une aumône; ainsi, à force d'épar-
piller son trésor, elle le tarit. A l'un, elle donne des ten-
dresses, à l'autre des grâces; à celui-ci un aveu qui fait
rêver; à cet autre une franchise qui séduit. Et de tous ces
dons jetés au veut, que reste-I-il? Presque autant que rien.
Quand la femme vraie sera tout à fait perdue, combien
faudra-t-il de siècles pour la reconstruire avec les parcelle*
éparses que sème et livre la coquette? Quel travail ! Où sera
le vrai? où sera le faux? comment distinguer? que d'ouvrage
pour les savants à venir!. . Véritable support hiéroglyphi-
que, la coquette garde le secret du eœur des femmes, comme
les Pyramides gardent le secret des anciens. La femme co-
quette est la dernière transfiguration de la femme de la
nature. *
Elle joue avec la coquetterie pour des sentiments, comme
les hommes jouent aux cartes pour de l'or ! Ne pouvant sa-
tisfaire ces besoins factices par l'amour vrai et dévoué, elle
demande aux passions artificielles que la société tolère, une
activité qui lui est nécessaire pour ne pas se faire horreur.
En jouant avec les sentiments des hommes, avec leur vanité,
avec leur orgueil, elle exploile les passions de l'humanité
dans l'intérêt de ses propres passions; elle comprime le
cœur par l'esprit. L'ambition, le succès, le triomphe font
tour à tour vibrer son âme. Usant ainsi, comme sur un tapis
vert où rien ne reste, ni le gain, ni la perle, l'excès de ses
forces morales, l'homme passionné se trouve plus apte le
lendemain à reprendre la dépendance mesquine dans laquelle
il est contraint de vivre. Ainsi la femme, jeune encore, assez
instruile pour connaître les différentes exigences de sa
nature et de sa position, cherche dans la coquetterie une
source d'émotions, avec quoi elle s'étourdit tant que dure
pour elle l'âge des passions.
Maïs les passions envolées, comme s'envole l'hirondelle
après les beaux jours, que devient la femme coquette ? La
femme coquette a deux chances alors, comme elle les avait
en commençant. Elle peut redevenir simple et bonne, ou bien
rester ce qu'elle est, vaine et fausse. Si la société l'emporte
sur la nature, si le cœur finit par s'user et par s'éteindre tout à
fait à ce triste jeu, la femme coquette devient une femme
habile; elle fait partie des pépinières où se forment les fem-
mes politiques ; l'étude qu'elle a faite des hommes dans sa
jeunesse lui sert encore à la conduire dans un âge plus
avancé. Elle est intrigante, adroite, nécessaire, puissante...
Si, au contraire, le malheur veut que la nature reprenne en-
fin ses droits et ne permette pas à son cœur de s'éteindre
complètement, un jour vient où la femme coquette, prise elle-
même dans les rets qu'elle a préparés avec tant de soins,
fait un choix pour tout de bon; alors, malheur à elle! son
jeu devient une a d'aire sérieuse, son mépris des hommes, une
passion véritable; celte fois, elle aime enfin, la malheureuse!
elle aime réellement, elle jette daus une passion du cœur
toute l'ardeur de toutes ses passions comprimées jusqu'a-
lors! C'est maintenant, entre cette femme et les hommes
qu'elle a maltraités, une terrible revanche à prendre. Celle
femme va recueillir ce qu'elle a semé d'une main impru-
dente, sinon criminelle. Le doute a usé ce cœur tout aulaut
que l'eût fait l'amour. Défiante, par ce qu'elle sait des hom-
mes, l'amour, pour elle, est une horrible épreuve ; habituée
\-l\
L'ARTISTE.
i des passions factices, elle ignore le langage des vrais sen-
timcnls : elle les éprouve, elle les seul enfin à son tour, mais
elle ne saurait les faire comprendre. Trop savante pour le
cœur, trop réellement naïve pour son âge, elle souffre de ce
désaccord sans pouvoir y remédier. Comme ces pièces d'ar-
tifice qui sont réservées pour la fin d'un spectacle, et qui
contiennent tous les éléments que l'artificier a employés en
lélail durant la fête, la passion de la coquette, lueur qui
s'éteint en jetant les flammes les plus vives, réunit tout : dé-
vouement, ardeur, grâce, coquetterie, abandon, naïveté, fai-
blesse; elle est tellement riche , que l'homme, étonné de
cette avalanche de traits, dès longtemps comprimés, n'y com-
prend plus rien. Devant tant de passion, il doute, il étudie,
il cherche où commence, où finit le jeu; incertain, il blesse
la malheureuse femme qui le devine sans pouvoir l'éclairer :
son passé est entre elle et lui ! Découragée, la coquette souffre
à elle seule tout ce qu'elle a fait souffrir en détail à tous. Son
existence est affreuse 1
Juste châtiment de la femme coquette !... juste en effet;
mais si la coquette est punie à ce point cruel, je demande
où donc sera le châtiment de la femme sans cœur ?
Claire DRUNNE.
«.«k:^
D'USE
-fleuriste et îi'nn (Sien be notaire.
aaroa iruimsuàms *<i nsaïtitsm»
Ah!
Ah!!
Ah!!!
Un dimanche, Anaïs ne sachant où pêcher, s'en alla danser
à la Chaumière, pendant qu'Adolphe s'ennuyait au Cirque-
Olympique avec des parents de Château-Thierry.
Dieu sait ce qu'elle fit à la Chaumière. Quoique Adolphe ne
fût point un devin, il en sut quelque chose, grâce à une lettre
anonyme do la meilleure amie de sa maltresse.
En revanche, quelques jours après, il s'éprit violemment
de mademoiselle Frétillon.
En revenant du théâtre, il finit d'aimer Anaïs. En reve-
nant, à la môme beure, d'un rendez-vous qui l'avait en-
nuyée, Anaïs commença à aimer Adolphe : il n'était plus
temps!
A monsieur Adolphe.
« Adolphe , je m'ennuie , il me prend une grande tristesse ;
je ne sais si cela vient du mauvais temps : oh ! non, je suis
triste de ne pas te voir. Si tu étais près de moi, je t'embrasserais
et je pleurerais. 11 faut que je le fasse une confidence ; tu vas
rire, tu vas être méchant, mais je saurai bien l'apaiser. Voilà
ma confidence : hier je ne t'aimais pas; je l'adore aujour-
d'hui. Tu diras que je suis folle , oui , folle de toi . folle pour
toute la vie. Ah ! si tu voulais retourner dimanche à l'Elysée !
Non, pas à l'Elysée, il y a trop de monde; nous passerons
l'après-midi dans ta petite chambre: c'est mon paradis.
« Je t'aime, — « anaïs.
« /'. S. Tu m'as donné, lundi, une rose de itcngalc que je
vien> de retrouver dans mon cabas. Me voilà loule réjouie .
ma tristesse s'en va ; quelle douce odeur ! je crois encore être
à lundi ; oh ! comme je t'embrasserai demain ! »
A mademoiselle Aniù*.
« MA CHÈRE BELLE ,
« Comme les fleurs que vous faites , vous êles artificielle;
vous êtes même artificieuse, et je ne crois guère à vos la-
mentations. Du reste, si cela vous amuse, aimez-moi de toutes
vos forces : moi , je ne vous aime plus ; chacun son tour. —
« ADOLPHE. »
A monsieur Adolphe.
« Est-ce bien vous, Adolphe, qui m'avez écrit cette lettre
si dure? mon pauvre cœur en est brisé. Je viens d'aller à
voire porte, je vous ai attendu en dévorant mes larmes. Vous
cachez-vous de moi? ma lêtc se perd, je ne puis écrire.
Adolphe, il faut que je vous voie, je vous dirai toutes nie
fautes. Étant petite, avec ma mère à Metz, au Palais-de-Jus
tice , j'ai vu un pauvre criminel qui s'accusait devant les ju-
ges; les juges lui onl fait grâce. Sercz-vous plus cruel, Adol-
phe , mon juge , quand je vous avouerai tout?
« Votre pauvre a.vaïs. »
A monsieur Adolphe.
« J'ai beau aller au-devant de vous , vous vous détournez
de moi ; hier vous m'avez coudoyée sans nie reaarder : von»
refusez de m'entendre , cependant je ne veux parler que de
mon amour. Je suis malade , tant mieux ! si tu ne viens pas,
la mort viendra. Je suis bien malheureuse , Adolphe ! Où est
ma gaieté? En vous perdant, j'ai tout perdu. Si je voulais
des amants, je n'aurais qu'à me baisser, et encore pas trop
bas. D'abord j'espérais me distraire dans un autre amour,
mais mon pauvre cœur n'est pas une girouette : il est tourné
vers toi, il ne pourrait tourner ailleurs. Depuis que je ne
vous vois plus , je suis tombée dans une tristesse affreuse ;
ah! si vous saviez comme je souffre! Écrivez-moi ; votre lettre
me fera du bien , fût-elle plus méchante que la dernière; ce
sera quelque chose de vous. Hélas ! je ne puis m'imaginer que
je ne vous reverrai pas; je t'aime trop, méchant, pour ne
pas te revoir. J'espère toujours que lu vas venir: je suis as-
sise toute la journée devant le feu; j essuie mes larmes, je
ne puis rien faire autre chose; j'écoule, j'écoute. Quand
quelqu'un monte l'escalier, mon cœur bal comme une hor-
loge, j'étouffe, je ne vois plus clair; quand j'entends mar-
cher dans le corridor, je me sens mourir...; Iiélas! on ne s'ar-
rête jamais à ma porte...
De temps eu temps je me traîne à ma fenêtre, el je re-
garde les passants pendant des heures entières. Anne . ma
L'ARTISTE.
1:2.-,
*wur Anne, lu ne vois rien venir! Ah! si seulement lu passais
dans la rue, et si lu levais la lôlc! je crois que je me jette-
rais dans tes bras. J'ai usé sous mes lèvres la petite rose de
Bengale; c'était ton dernier sourire pour moi. Hélas! tu m'ai-
mais encore, je le voyais dans les regards, le jour où tu
m'as attaché cette pauvre rose dans les cheveux. Pourquoi
ne m'aimez vous plus? je les ai toujours ces longs cheveux...
Ah! je suis bien changée, pourtant; en voyant ma triste
mina, vous vous trouveriez trop vengé : j'ai joué avec l'a-
mour, l'amour m'a bien punie,
a Adieu ! adieu.
« AN AÏS. »
Quand Anaïs eut écrit cette lettre, elle la passa devant le
feu, non pour sécher l'encre, mais pour sécher les larmes ré-
pandues sur chaque mot.
— C'est la dernière fois que j'écris, murmura-t-ellc; et elle
hrùla sa plume au même instant.
Elle se leva péniblement , se couvrit de son grand châle
rouge, et s'en alla clopin clopanlvers la poste voisine. A peine
fut-elle de retour en sa chambre qu'elle se mit à sa fenêtre ,
comme si sa lettre eût déjà appelé Adolphe. Bientôt elle chan-
cela , elle s'imagina qu'elle allait mourir. Elle se coucha sur
son grabat en priant Dieu d'avoir pitié de sa douleur. Comme
elle n'avait pas dormi depuis deux jours , elle finit par s'as-
soupir; mais à chaque instant elle était éveillée par les rêves
du délire ou par les bruits de la maison.
— Le voilà ! c'est lui ! disait-elle en se soulevant.
Et elle courait à la porte et à la fenêtre : l'ingrat n'était ni
d'un côté ni de l'autre. Dans la rue , nul passant ne levait la
tête; dans le corridor, nul arrivant ne s'arrêtait à sa porte.
Enfin , le soir elle toucha à sa dernière espérance.
— Une réponse d'Adolphe!
La pauvre fille passa cette lettre sous ses lèvres flétries; et
brisant le cachet d'une main tremblante , son regard de
flamme dévora le nom adoré de son amant.
« Ma chère belle,
« Vous finissez les romans à merveille. C'est bien un peu
lugubre ; mais nos romanciers n'en font pas d'autres. Ma maî-
tresse m'ayant dit que votre lettre était un chef-d'œuvre de
candeur et de tendresse, je vous la renvoie afin qu'elle puisse
vous servir ailleurs. En vieil ami , je vous conseille de ne
plus faire plusieurs romans à la fois ; c'est gaspiller son talent
mal à propos. — « A. n
Anaïs eut le cœur brisé.
Elle ne pleura point, elle ne se plaignit point.
Tous les mots de cette lettre cruelle flottaient devant ses
yeux comme des griffes enflammées.
— S'il était là , je le tuerais, dit-elle en agitant les bras.
Elle ferma la fenêtre avec un soupir ; elle alluma du char-
bon et se coucha.
C'était le soir, l'heure bien-aiméc des amants et des poêles;
le ciel était bleu , le soleil jetait son dernier rayon, la rose
son dernier éclat.
Anaïs regarda le dernier rayon du soleil.
— Pourtant , dit-elle , le soleil est si gai !
Et elle se souvint qu'une fois, en revenant de Mcudon avec
Adolphe, son âme s'était épanouie aux splendeurs du soleil
couchant. Elle remercia le ciel de ce souvenir; et, comme le
soleil disparut à l'horizon des cheminées , elle murmura en
soupirant :
— Demain le soleil ne luira plus pour moi !
Déjà elle ne respirait qu'avec peine, cl la mort commençait
à venir par le cœur , comme elle vient à toutes ces pauvres
filles, quand un orgue de Barbarie lui jeta aux oreilles un
doux air d'Ilérold qu'elle avait chanté avec délice. Comme
l'air s'est interrompu pendant que le joueur d'orgue ra-
massait un sou , la pauvre Anaïs ne pul empêcher son ima-
gination de chanter les dernières notes.
El les lugubres fantômes de son délire s'effacèrent sous de-
images souriantes. Elle revit, comme par enchantement.
toutes les fêtes de sa vie.
— Ah , bah ! dit-elle en s'élançanl à la fenêtre , je ne veux
pas mourir !
Après avoir ouvert la croisée et jeté de l'eau sur lecharbon.
et pendant que la vie revenait d'un pied léger , comme un
doux bruit que renvoie l'écho des monlagnes :
— J'allais faire une belle sotlisc ! reprit-elle, j'ai toujours
le temps d'en venir là. Je n'ai que vinst ans , tout petits et
tout blonds , qui pèsent à peine sur ma tète, plus légers en-
core que mes cheveux ; et toul n'est pas encore dit par moi.
Adolphe lui revint à la pensée; elle se remit à la fenêtre et
pleura longtemps.
En essuyant ses dernières larmes :
— Voilà que je n'ai plus rien dans le cœur ! murmura-
t-elle; — épuisé !
Le lendemain elle se souvenait à peine de sa maladie ; elle
ouvrit les portes de son cœur et mit tous ses attraits en cam-
pagne :
L'œil langoureux, sournois, mélaucolique , de flamme:
La nonchalance, la vivacité, la souplesse des mouvements:
Un ruban de plus à son chapeau, un sourire de plus sur les
lèvres ;
Elle n'cul garde de mettre son cou à l'ombre ;
Elle sauta un ruisseau pour dévoiler sa jambe ;
Elle acheta un bouquet pour dévoiler un coin de sa gorge :
Enfin , elle fit tant des pieds et des mains , qu'au bout de
quinze jours elle devint la maîtresse d'un sénateur belge ,
qui venait lout exprès à Paris pour étudier la politique de
M. Thiers et pour visiter la bibliothèque de M. Janin.
Mais je ne veux pas suivre Mlle Anaïs dans loules ses in-
constances; j'irais trop loin.
Adolphe , en dépit de ses cruautés, eut bien par-ci par-là
quelques échos de son amour. Un malin qu'il passait dans la
rue Marie-Stuart , il leva la lète , et ressentit un coup dans le
cœur en voyant la fenêtre déserte, sans ombre et sans fleurs;
le parlcrrc de la fenêtre avait «té enlevé comme les meubles
du dedans.
Uue nuit , en s'évcillanl après un rêve : — Ah ! dil-il, si je
savais où est Anaïs!
Le lendemain, il passa lout son temps en vaincs re-
cherches.
Un soir, sur le boulevarl de Garni, il entrevit Anaïs dans
un tilbury qui fuyait vers la Madeleine; il fit un signe de tête,
Anaïs sourit avec dédain.
— Ah! murmura-l-il, si je pouvais la ressaisir I
126
L'ARTISTE.
Ainsi il respirait de teinps en temps, et avec une douce tris-
tesse, le parfum vieilli de cet amour.
L'année suivante , durant les mascarades, Adolphe, de-
venu notaire à Paris, rien que cela , alla seul incognito, par
une coupable distraction, à un bal masqué de l'Opéra-Co-
mique.
Il devait faire le lendemain un acte ennuyeux, suivant son
style, c'est-à-dire qu'il devait se marier avec mademoiselle
Marie-Angéline Boucher, fille mineure, d'un blond hasardé et
riche.
Cependant l'ivresse de la danse troubla le cœur d'Adolphe.
si bien qu'il oublia son rôle austère, cl se jeta à corps perdu
dans un galop orageux.
Pour danser le galop , les hardis danseurs s'emparent de
la première venue, au grand dépit des amants craintifs, qui
promènent silencieusement leurs maîtresses.
La première venue pour Adolphe fut Aoai's.
— Anaïs!
— Adolphe !
Au même instant , une bourrasque violente sépara les an-
ciens amants , et ils ne se revirent plus. — Plus jamais !
— Si je lui écrivais? dit le lendemain Anaïs en tendant les
bras avec ardeur, comme pour ressaisir uue de ces heures
enlevées de sa joyeuse insouciance.
A M. Adolphe Lebrun , notaire à Paris , rue de C. —
« Monsieur,
« Vous avez daigné me sourire , l'autre nuit, au bal de 10-
péra-Comique.
« Allons, je suis une bonne fille , j'oublie votre barbarie ,
je ne me souviens que de mon amour.
« Lord Sur — est en voyage ; j'ai quelquesjours de loisir ; nie
feriez-vous l'insigne honneur de venir me voir, rue Laf-
fittC,'24? — ANAÏS DE SAINT-GERMAIN. »
Il arriva ce qui devait arriver : le lendemain des noces de
notre héros, sa jeune femme, qui avait des droits à la jalousie
et qui avait prévu la chose tout autant que son mari, décacheta
cette lettre , et s'empressa d'envoyer cette réponse à madame
Anaïs de Saint-Germain :
Madame Anaïs de Sainl-Germain , 24, rue Laffiltc.
« M. Jean-Pierre Lebrun, huissier, <l madame Maric-Èli-
sabeth Leroy, M. Edouard Boucher, négociant, et madame
Klêonore Chambord, ont l'honneur de vous faire part du ma-
riage de M. Adolphe Lebrun, notaire, à Paris, avec made-
moiselle Angèline Boucler »
Assène HOUSSAÏE.
OPERA-COMIQUE : Première reprcaenlalion de la Sympiiome, opéra en
un aclr, ptrota de M. fie Saint-Grobbks , musique de M. CLAMMM .
débul de Maril.
ttni Albert, musicien célèbre, a été maî-
tre de chapelle à la cour du grand-duc
d'Oldenbourg. Comme le Tasse , il est de-
venu amoureux de la sœur du grand-duc ,
la belle princesse Hcrmance. L'n jour qu'il
faisait exécuter, devant la petite cour, une
symphonie où il avait mis tout sou génie, et dont il espérait
la plus grande gloire de sa vie ( les artistes à la façon du Vau-
deville et de l'Opéra-Comique ont un génie immense, et comp-
tent toujours sur une ample moisson de gloire ), Albert vit \t
princesse Hermance causer amicalement avec le comte de Me-
dclii. que l'opinion publique désignait comme son futur mari.
il tomba sans connaissance; on le mit au cachot , et il en sor-
tit fou , mais très-heureusement fou. Libre de courir, avec
son talent , toute l'Allemagne , le territoire d'Oldenbourg
excepté, il est conduit, dans cette pérégrination, par sa
belle cousine Emmeline , qu'il prend pour la princesse Her-
mance , et qu'il se flatte d'épouser quand le grand-duc le
voudra bien. Pitié à part, Emmeline n'est pas trop contente
de celte flatteuse erreur, car, elle aussi , a son petit amour à
satisfaire. Le beau capitaine Wilhelm l'aime fort, et elle l'é-
pouserait de grand cœur, si le pauvre Albert en avait fini avec
sa folie. En attendant, elle vit à Leipzig avec Albert, qui fait
des cours de musique pour les étudiants de l'université. Les
gaillards ont si bien profité de ses leçons, qu'ils sont devenus
symphonistes comme un conservatoire au grand complet. Ils
se font remettre, par un domestique pieusement infidèle, le
manuscrit d'une symphonie de maître Albert, mais une sym-
phonie rare , à laquelle son auteur garde un souvenir si res-
pectueux , qu'il la conserve enveloppée d'un crêpe , dans un
coffret dont il a confié la clef à un autre , de peur de céder à
la tentation de regarder trop souvent cet objet de solennel
souvenir. C'est la fête de maître Albert, et ses disciples veu-
lent le surprendre agréablement en exécutant sous ses fe-
nêtres la mystérieuse symphonie. Je ne sais trop s'ils en au-
raient pris le bon moyen, mais heureusement la véritable
princesse Hermance, veuve, depuis six mois, de son comte
de Medeln, arrive pour épouser son amoureux musicien. Al-
bert ne la reconnaît pas. La symphonie commence, celte
symphonie qui est, comme vous le devinez bien, celle qu'il
faisait exécuter à Oldenbourg le jour où il devint fou. La cata-
racte intellectuelle est enlevée , la princesse Hermauce recon-
nue et épousée.
M. Clapisson a fait sur ce sujet, assez heureusement coupé,
une de ces musiques élégantes et gracieuses qui lui ont valu
sa réputation. L'ouverture, qui commence par un amiante
fort agréable, finit d'une manière peu décidée. Le chœur en
mouvement de valse, qui voudrait bien être allemand , n'est
d'aucun pays; un duo pour Emmeline el Wilhelm. l'air de
mademoiselle Rossi et celui de Marié . el surtout un excel-
L'AUTISTE.
127
lcnl commencement de quatuor où l'on remarque un emploi
original de la voix de basse , sont les morceaux qui mérites!
d'être cites. Je ne parle que des andanle et des adagio, car
M. Clapisson n'a pas réussi dans l'allégro.
Marié, qui débutait dans le rôle de maître Albert, a un ex-
térieur fort agréable et de bonne tenue ; sa voix est des plus
singulières que j'aie jamais entendues. Parfois timbrée et
éclatante sur certaines notes, elle devient à rien en repas-
sant sur les mêmes intonations; les notes de poitrine tien-
nent un peu du baryton, mais le fausset est une voix toute
particulière , à qui il ne manque que de pouvoir descendre
pour faire de son beureux possesseur le musico le plus vi-
goureux que le basant ait produit. Toutes ces voix sont ca-
pricieuses à ce point, qu'il m'a semblé que Marié, après avoir
été forcé de prendre le fa en fausset , réussissait à donner
pleinement le si de poitrine. Il a du goût et phrasé fort agréa-
blement ; mais sa qualité la plus précieuse aux yeux des in-
corrigibles habitués de l'Opéra-Comiquc , c'est un jeu plein
d'àme , d'intelligence , de justesse et de naturel. Il s'est tiré
avec un grand bonheur et une charmante simplicité de ce rôle
si niais d'artiste de génie.
Cet artiste valait un procès, sans doute; mais je crains
qu'on ne profile de sa venue à Paris pour nous bâcler encore
de la musique bâtarde, écourtée et tronquée, comme on en a
tant fait au théâtre de la Bourse, à la plus grande gloire des
chanteurs incomplets.
THEATRE DE LA RENAISSANCE : I.* Jacqueme.
•£■?? e serait chose déjà ridicule qu'un opéra qui
aurait une portée historique secrète , et pru-
demment dissimulée par ses auteurs : que
serait-ce donc d'un pauvre libretto compro-
mis ouvertement par des prétentions amu-
santes, exposées dans un avant-propos sé-
rieux comme l'indignai ion du Constitutionnel?
Passe encore pour une explication longue, tout au plus,
comme celles qu'on fait pour les encyclopédies historiques
eu un volume, A l'usage des demoiselles. Par le temps qui
court, et avec l'instruction universelle qu'amène le pro-
grès, tous les habitués d'un théâtre ne savent pas ce que fut
la Jacquerie. MM. Ferdinand Langlé et Alboizc avaient donc
bien le droit de dire préalablement qu'en 1358 (et non au
commencement du treizième siècle) , les paysans de l'Ile-de-
France s'étaient soulevés contre leurs seigneurs, que ce
mouvement s'appelait la Jacquerie, parce que les insurgés
se donnaient le surnom de Jacques. C'aurait été moins
drôle que de faire intervenir Richelieu et Louis le Jeune,
et même Louis le Gros , dans un langage français qu'eût dés-
avoué Louis le Gros lui-même.
Heureusement que la Jacquerie n'est pas plus historique
que le Pré aux Clercs et les Huguenots. Les auteurs en ont
fait, peut-être sans le savoir, un bon canevas à musique,
avec marches, appels nocturnes, enlèvement, quasi-viols,
chefs de routiers, serfs à collier, moines métis , hérauts d'ar-
mes , château-fort, pont-lcvis, tournoi, etc., etc , avec force
armures et velours, ce qui ne nuit pas toujours à un opéra.
Au premier acte, les Jacques, armés de haches, arrivent
des quatre points cardinaux dans un bois où ils jurent haine
au privilège, tout comme des gens de 1830; ils le font seu-
lement avec une harmonie un peu plus réelle. On entend force
chœurs politiques et religieux, dont quelques-uns sont d'un
grand et bel effet. Arrive le chaufournier Aubriot, qui de-
mande à être reçu parmi les Jacques. Or procède à son initia-
tion suivant les formes, et sous les conditions qui ont toujours
été , sont et qui seront usitées jusqu'à la consommation des
siècles, parmi les conspirateurs. Il s'agit seulement , pour le
récipiendaire, de tuer, à l'occasion, son frère, son père; et.
dans l'intérêt de la couleur historique , son confesseur. Le
jour vient, les Jacques jugent encore à propos de dissimuler,
et se mettent à la corvée du seigneur. Ils ne dissimulent pour-
tant pas tellement qu'ils ne montrent bonne envie de (ucr un
homme d'armes, qui tombe tout d'un coup au milieu d'eux.
Aubriot le reconnaît pour celui qui l'a délivré quand il était
emmené par les satellites du haut bers de Monlguisard. On
lui fait grâce, et le capitaine d'aventures, c'est ainsi qu'on
appelle ce gendarme, chante aux Jacques son signalement
matériel et moral; puis il excite habilement à la révolte les
pauvres serfs, qui ne demandent pas mieux, et leur donne
de l'or pour acheter des armes.
Quand les Jacques ont de l'or, ils vont trouver l'armurier
Robersart : mais celui-ci refuse de leur vendre des armes,
d'abord parce qu'il serait pendu pour ce fait seul, raison qui
dispense de toutes les autres, et puis parce qu'il va épouser
fort paisiblement Gizelle, sœur d'Aubriot. Robersart, tout
homme de fer qu'il soit de son métier, est bien le bourgeois
le plus agnelet qui ait refusé de se joindre à ses voisins au
moment du danger. Gizelle est bien , à la vérité , serrée de
près par le lubrique haut bers de Monlguisard, dont elle est
vassale. On parle même , aux environs du château , de cer-
tain droit de nopçage qui va être invoqué par ledit comte:
Robersart ne s'en soucie pas autrement , protégé qu'il est
par l'abbé de Gaillefontaine , dont relève sa forge , et qui
doit lui envoyer son vidame pour le protéger et le marier.
Le vidame arrive fort ridiculement accoutré, moitié soldat,
moitié moine , avec une cloche peinte à l'endroit qu'on choi-
sit pour insulter le plus largement les gens. On bavarde assex
longuement, laissant aux archers du comte tout le temps de
descendre et d'enlever Gizelle, et le vidame lui-même. Ge
coup d'état exécuté, les Jacques veulent poursuivre les ra-
visseurs dans le château; on lève le pont-levis, et ils sont
contraints de se résigner aux longueurs d'un siège en forme.
Cependant le haut bers ne perd pas son temps. Confiant
dans la force de ses murailles, il emploie contre Gizelle les
séductions et les menaces : rien n'y fait. Il est un instant dé-
rangé par l'arrivée du capitaine d'aventures , que ses gens
ont arrêté au moment où il voulait passer le gué de l'Oi-c
pour aller prendre position devant les Anglais. A cela, Monl-
guisard n'a rien à dire, sinon qu'il lui faut une rançon pour
relâcher un prisonnier d'une telle importance. Le capitaine .
dont la grande compagnie est campée daus les environs, en-
voie son écuyer ordonner secrètement à ses gens d'observer
une neutralité prudente , sauf à donner l'assaut au château
dans le cas où la vie de leur chef y courrait quelque danger,
ce qu'ils apprendront par son écharpe blanche qu'il agitera
pour demander du secours. Ceci réglé, Monlguisard renvoie
tout son monde, ne gardant que Gizelle, qu'il veut réduire
M -•
Wa
128
L'ARTISTE.
avant tout. C'est en vain qu'elle s'enveloppe d'un saint voile,
Manche relique consacrée sur le Saint-Sépulcre, et à la con-
servation duquel est attaché le salut de tous les Montguisard
et de leur château ; le haut bers, impatienté, arrache le voile
importun et le jette par-dessus le rempart. A la vue de cette
blanche écharpe , les gendarmes du capitaine d'aventures,
croyant la vie de leur chef menacée, donnent, conjointe-
ment avec les Jacques, l'assaut au château, qui est pris en un
clin d'oeil. Montguisard se retire , enlevant Cizelle dans sa
tour de salut, et demande le combat judiciaire, qu'on ne peut
lui refuser. On dresse la lice. Personne ne se présente pour
défendre Gizellc, quand arrive le capitaine d'aventures, le-
quel n'est autre que Charles V, le Sage, devant lequel Mont-
guisard devra plier les genoux. A cet effet, Montguisard meurt
de colère, et ses Jacques sont probablement affranchis par le roi.
La partie la plus remarquable de l'ouvrage consiste en des
chœurs, écrits primitivement par M. Mainzer pour un opéra
dont le sujet était, dit-on, la prise de Varsovie. Nous approu-
vons fort cette transposition, car les malheurs de la Pologne ne
doivent point êlrcdonnéscn spectacle pour de l'argent. 11 règne
dans cette composition une chaleur très-grande , peut-être
trop constamment soutenue. A l'exception de quelques prières
d'un bon effet, et de chœurs de jeunes filles, tout y est co-
lère et indignation. Le musicien, trop préoccupé de cette
partie si importante de son art, a laissé aux autres morceaux de
chant un caractère quelque peu indécis. On y remarque cepen-
dant un duo au troisième acte, le commencement d'un trio, et
surtout h chanson du capitaine d'aventures, dont l'accompagne-
ment est charmant. J'y signalerai, comme un spirituel contre-
sens, le dessin élégant de musette, qui est par trop pastoureau
pour un homme d'armes. L'ouverture, où les instruments sont
employés selon les habitudes combinées de Weber et de
Beethoven, est un peu vague. Nous nous rappelons surtout un
passage où les contre-basses semblent partir toutes seules
comme un attelage qui a brisé ses traits. L'exécution étant
destinée à être chorale avant tout, nous n'insisterons guère
sur la faiblesse des chanteurs solo. Nous voudrions bien seu-
lement que le capitaine d'aventures fût moins gaiement criard,
et ridicule avec moins de résolution. C'était du reste une
grande difficulté pour un ténor , même passable , d'entrer si
vivement dans la mélodie élevée qui commence sa chanson.
Mme Clary a une forte voix , mais bien sourde , qu'elle jette
sans précaution aucune. Elle a beaucoup à faire de ce côté.
C'est sans doute un essai fort louable de l'ardent directeur
du théâtre Ventadour, mais il ne veut pas s'en tenir là, et
l'ait bien d'amasser d'autres éléments de réussite.
A. SPECHT.
VAliDEVILLK : BELISAUIO; vaudeville en deux actes de MM. Car-
mouche et Ferdinand Laloue.
' i iignor Barogo a longtemps fait les délices
)du théâtre de Gênes, mais il est devenu
! vieux , sa voix s'en est allée, et le public in-
i grat a sifflé l'idole qu'il avait adorée pendant
. de longues années. Barogo est le seul à Gênes
qui refuse d'ajouter foi à la décroissance de son talent : pour
lui, les sons qu'il tire de son gosier sont toujours aussi
doux et aussi sonores, le temps n'a fait qu'ajoutera l'excel-
lence de sa méthode , à la perfection de son chant : il se
nourrit de l'idée qu'il est toujours le premier chanteur du
monde, et, enfermé dans ses consolantes illusions, il maudit
la foule railleuse et ignorante qui méconnaît son grand ar-
tiste, et il ne trouve pas assez de paroles de mépris et de dé-
dain pour le signor Belmonti, qui lui a succédé au théâtre.
Belmonti, qui est amoureux de Nizza, la fille de Barogo, a
fait tous ses efforts pour vaincre la répugnance du vieux
chanteur, mais toutes ses avances, toutes ses offres ont été
rejelées. Pendant ce temps, la misère est entrée (kws la
maison de Barogo; sans place, sans élève, ses faibles res-
sources ont été bien vite épuisées, et le père et la fille sont dHM
le plus complet dénuement; mais le vieil artiste est encore
plus fier que pauvre, et il préférerait mourir que de tendre la
main. Plusieurs fois, empruntant le nom d'un riche Anglais.
Belmonti, sous prétexte d'utiliser au profit d'un élève l'cxpé
rience et la science musicale du vieux maestro, lui a fait ac-
cepter des secours d'argent ; mais, si délicats même que fus-
sent ses moyens , ils ont alarmé la susceptibilité du vieil-
lard, et il s'est vu obligé d'y renoncer. Alors, Belmonti a
pris un autre parti : revêtu du costume d'un marin du port .
il s'est fait recevoir chez Barogo, qui, lui trouvant une belle
voix , a consenti à ouvrir en sa faveur les trésors de sa mé-
thode et de son art divin.
Barogo, enivré des succès prodigieux que fait son élève
Paolo, songe à le faire entendre en public; aussi, vers la
nuit, on les voit l'un et l'autre improviser, à l'aide de quelques
lumières, une salle de spectacle en pleine place, et réunir
autour d'eux un auditoire nombreux de peuple qui témoigne
son admiration pour la belle voix de Paolo.
Un jour que Belmonti, annoncé pour chanter au grand
théâtre le rôle de Bélisario, s'y était refusé pour accompa-
gner le vieux Barogo et sa fille sur la place, la ruse fut dé-
couverte, et Belmonti forcé de reprendre sa place; mais il y
met une condition, c'est que son ancien rival remontera une
fois encore sur le théâtre, qu'une fois encore il recueillera les
bravos du parterre, et qu'enfin il aura son dernier jour de
gloire. Voilà donc Barogo, revêtu de la tunique romaine et du
casque, qui revient sur la scène; mais, soit l'émotion, soit
la frayeur, la voix lui manque; alors une autre voix, pure,
fraîche, mélodieuse, s'élance du trou du souffleur, se répand
dans la salle, frappe d'admiration tous les spectateurs, qui
trépignent d'enthousiasme et jettent leurs bouquets et leurs
couronnes aux pieds du grand chanteur. Barogo , qui n'a eu
qu'à faire les gestes des paroles que chantait Belmonti . ac-
cepte cette ovation et se croit revenu à ses jours passés de
triomphe et de gloire. 11 est trop heureux pour que la ren-
cune conserve une place dans son cœur; il amnistie Belmonti,
et consent à le prendre pour son gendre.
Le personnage de Barogo est toute la pièce: Lepcintrc
jeune, dans le rôle de ce pauvre doyen des chanteurs, s'est
montré plein de verve, d'eutrain, de gaieté ; il est du meil-
leur et du plus franc comique. Madame Guillcmain , qui fai-
sait une vieille comtesse ridicule, a été très -amusante.
M. Tilly, chargé d'un rôle tout entier de chant, a une voix
agréable et flexible; il a été très-applaudi dans la Gasconne
Bélisario est un succès pour tout le monde. A. L. C.
Typographie de Lacrampc cl Comp., rue Damiclte, 2. — Fonderie de Thorey, Virer el Moret
y
1/ AUTISTE.
129
E n'est pas sans chagrin que nous
annonçons la mort d'un peintre,
M. Keenson (Kinson), qui vient
^ de mourir en Belgique , dans
Bruges, sa ville natale, à l'âge de
» soixante-huit ans. M. Keenson n'é-
tait pas sans avoir une certaine habileté, et une grande
réputation qu'il s'était faite à représenter, dans tout
l'attirail de leur fortune nouvelle, les grandes dames de
l'empire. Il ne faut pas s'y tromper, si le peintre doit avoir
en effet une grande influence sur son modèle, qu'il arrange
à la façon de son génie , il arrive aussi , et fort souvent ,
surtout quand le peintre n'a pas de génie , qu'il est tout
à fait dominé par son modèle. C'est là ce qui était arrivé
à Keenson. Appelé à représenter dans ses tableaux les
belles manières , les beaux costumes , l'élégance impro-
visée de l'époque impériale, le digne homme avait fait
ses modèles tels qu'il les voyait , sans y rien changer : de
beaux habits , couverts de broderie et mal portés , de la
soie et du velours tant qu'on en voulait , mais taillés
sans goût et sans ensemble ; des couleurs tranchées, qui
hurlaient d'être réunies ; de grosses mains dans de petits
gants ; de grands pieds à peine contenus dans des souliers
trop étroits ; des visages rubiconds entourés de tous les
accessoires mignards, qui n'appartenaient jadis qu'à toutes
les femmes de race. Mais telle était la volonté de l'em-
pereur , qu'il s'était improvisé même une noblesse, et il
fallait, bon gré, mal gré, que tout le monde eût foi en sa
noblesse, môme les historiens, même les peintres. On
lui faisait donc , tant qu'il en voulait , des rois et des
reines, des princes et des princesses, des barons et des
baronnes. Dans cette grande fabrication d'une cour en
toile peinte , M. Keenson se distinguait par une activité
2e SEME , TOME IV, 9e LIVRAISON.
infatigable ; il fabriquait autant de maréchaux de France
que l'empereur Napoléon lui-même ; il prodiguait au-
tant que l'Empereur, le lendemain d'une victoire, les
cordons , les épaulettes , les aiguillettes , les uniformes ,
les sabres et les épées aux poignées dorées ; nul ne sa-
vait mieux que lui habiller une dame d'honneur, une
lectrice , un page, un écuyer. Dans la représentation hâ-
tée de cette cour, que la gloire impériale ne sauvait même
pas du ridicule , M. Keenson y allait de la meilleure foi
du monde ; il ne connaissait rien de plus splcndide, de
plus magnifique, rien de plus noble et de plus royal que
les Tuileries de l'Empereur. Pendant que M. Gérard,
qui était très-fin et qui prévoyait bien l'avenir, s'ef-
forçait de donner à ses modèles un peu de cette bonne
grâce que le dernier siècle avait emportée dans la tombe ;
pendant que M. Gros, quand il peignait, s'appuyait sur
un sabre en guise d'appuic-main et s'en allait chercher
ses héros tout sanglants au milieu des champs de ba-
taille, bien assuré qu'un soldat est toujours assez grand
pour un grand peintre, quand ce soldat sent encore
l'odeur de la poudre ; pendant qu'Isabey , qui s'était
chargé de la plus douce partie de celte tâche pres-
que historique, mettait en réserve pour lui-même , et
pour lui seul , les plus belles têtes , les plus blanches
épaules , les mains les plus fines , les pieds les plus mi-
gnons de la nouvelle cour, tant il était sûr qu'une
femme vraiment belle est toujours une grande dame ,
ce brave Keenson n'y regardait pas de si près : il aurait
eu honte de tant choisir, car c'eût été , selon lui, douter
de l'éternité de l'empire et de la majesté de l'Empe-
reur. Il peignait au hasard tout ce qui se présentait
dans son atelier, pourvu que l'homme fût un général
d'armée , pourvu que la dame eût été présentée à Sa
Majesté impériale et royale; et naturellement, à tous
ces modèles bénévoles et peu connaisseurs, dont ni Gros,
ni Gérard, non plus qu'Isabey, n'auraient voulu à aucun
prix, ce digne Keenson donnait la même attitude, le même
habit et à peu près le même visage. Ainsi, vous pourriez
reconnaître tous ceux qui ont posé devant lui, à ce je ne
sais quoi de martial, d'affecté et de gêné en même temps,
qui devait être l'attribut de tous ces nobles parvenus des
champs de bataille, si malheureux quand il fallait quitter
le bivouac ou le camp pour se présenter aux Tuileries.
Mais dans ce temps- là , Dieu merci , on n'y regardait
pas de si près. Celui-là était assez beau et assez gentil-
homme , qui avait emporté une ville d'assaut ; et quand
le mari était beau , il fallait que la femme fût belle, l'un
portait l'autre ; si la femme était mal drapée dans son
cachemire nouvellement apporté d'Egypte, en revanche
le mari portait fièrement ses épaulettes gagnées à l'ombre
des Pyramides. Les gentilshommes de l'ancienne cour ,
que Napoléon avait appelés à son aide pour l'aider à re-
trouver l'étiquette de l'ancienne royauté qui n'était plus,
auraient osé moins que les autres se permettre sterne
17
130
L'ARTISTE.
un sourire, et ils étaient bien heureux et fiers quand ils
avaient l'honneur d'accompagner jusqu'à leur voiture
ces maréchales, bonnes filles dont on répétait tout bas les
grivoiseries et les bons mots. Or, le moyen que M. Keenson,
et tant d'autres avec lui, ne fussent pas séduits par ces
respects forcés et unanimes pour ces grands seigneurs de
fraîche date ? le moyen qu'ils voulussent rien changer à ces
héros et à ces héroïnes que l'Empereur appelait ses cousins
et ses cousines?D'ailleurs, les modèles de M. Keenson , se
voyant si fort ressemblants dans ses portraits , durent
naturellement lui en savoir très-bon gré. Cela les amu-
sait de se voir ainsi reconnus, malgré tout leur somp-
tueux attirail , par leurs parents , par leurs voisins , par
tous les témoins de leur ancienne fortune. Moins le pein-
tre cherchait à flatter ces vulgaires physionomies en leur
donnant un peu plus d'élégance, et plus ses naïfs mo-
dèles se trouvaient à l'aise dans ces habits brodés , dans
ces fauteuils de velours, sur ces tapis magnifiques que le
peintre ne leur épargnait pas. Plus d'une fois la flatterie
de Gérard ou de M. Isabey envers leur modèle, tout
adroite qu'elle était, devait déplaire, tant il y a au fond
de nous-mêmes quelque chose qui nous dit tout bas qu'on
nous flatte , et tant certaine flatterie ressemble à une
censure! En un mot, tel modèle dont un peintre habile
aurait rougi , M. Keenson en était fier, et à son tour le
modèle était fier de son peintre. M. Keenson fit donc à
Paris une grande fortune : ses salons furent encombrés
du plus beau monde, tout autant que les salons de
M. Gérard. Il eut la croix d'honneur; il eût été baron
si l'empire avait duré. Il fut adopté surtout par Jérôme
Honaparte , le même qui , après avoir été roi en West-
phalie , un roi très-brave et très-estimé , s'est retiré à
Florence , où il s'est consolé de tant de grandeurs éva-
nouies , en faisant graver son propre portrait d'après
Keenson.
Malheureusement pour notre peintre, cette cour, dont
il avait été le peintre ordinaire , devait être emportée
dans le désastre du maître , comme fait le vent d'automne
pour la poussière du grand chemin, quand il déracine le
chêne altier. Lui parti, revint l'ancienne cour à la suite de
la vieille royauté ; et je vous laisse à penser quel dut être
l'étonnementde M. Keenson, la première fois qu'il fut ap-
pelé à peindre un gentilhomme de la cour deCharles X,
à peindre une duchesse véritable ; je vous laisse à juger
son effroi , quand il se trouva en présence de cette chose
dont il n'avait jamais entendu parler, un marquis de
l'ancien régime! — Quoi donc! c'est là un gentilhomme?
mais il n'a ni décorations, ni uniforme, ni épaulettes !
Quoi donc! c'est là une duchesse? mais elle est vêtue
comme toutes les femmes, plus simplement peut-être:
ni bijoux, ni pierreries, ni manteau. Que voulez-vous
que je fasse de cette femme étendue nonchalamment sur
une chaise longue ? à quoi voulez-vous que le public
reconnaisse cette duchesse?
Ainsi , c'étaient des étonnements à n'en pus finir pour
les peintres médiocres de cette époque ; toutes leurs ha-
bitudes étaient dérangées: les femmes ne s'habillaient plus
de la même façon , leur gorge même était déplacée d'un
demi-pied ; les meubles grecs et les chaises curules, et
tout l'ameublement inventé par David , avaient été relé-
gués dans les greniers; ce qui était beauté était devenu lai-
deur; la laideur était devenue beauté; le cordon rouge était
devenu bleu; les soldats de l'Empereur voulaient des
femmes grasses et saignantes, les courtisans de Louis
XVIII voulaient des femmes pâles et étiolées comme
autant de fleurs rapportées d'Harlwell. Dans celte confu-
sion qu'il n'avait pas prévue , et que Gérard avait de-
vinée, le malheureux Keenson ne sut plus quel parti pren-
dre. Ses anciens modèles, qui l'entouraient de leur pro-
tection , de leur louange, avaient disparu on ne sait où ,
dans cette tempête ; trop heureuses, ces bonnes bour-
geoises, d'être redevenues des bourgeoises. Elles avaient
coupé leurs manteaux de pairesses pour en faire un
couvre-pied de leur lit ; de toutes ces grandeurs, qui les
amusaient peu, elles n'avaient conservé que leurs por-
traits, par Keenson, et, tranquillement assises au coin de
leur feu, elles avaient oublié la salle des Maréchaux de
France. Le grand malheur de Keenson, ce fut de s'ob-
stiner à peindre des ducs et des duchesses ; il n'eut pas
la sagesse de quitter cette cour qui le quittait.
Sous M. de Villèle, quand s'agita le milliard de l'in-
demnité, et quand se créèrent toutes ces fortunes mons-
trueuses dont l'histoire ressemble à un conte des Mille
et Une Nuits, Keenson aurait pu encore se créer une grande
clientèle s'il eût voulu devenir tout simplement le pein-
tre ordinaire de la Chaussée-d'Antin, ce nouveau royaume
qui déjà tenait tête au faubourg Saint-Germain ; mais
Keenson refusa de déroger; il tenait aux grandeurs nobi-
liaires; et, pendant qu'il perdait son dernier crédit au
château des Tuileries et dans les hôtels voisins, M. Du-
bufe lui enlevait la clientèle de la Chaussée-d'Antin.
Malgré le portrait de madame la duchesse de Berri. la
plus facile à reproduire de toutes les duchesses pour un
peintre comme M. Keenson, M. Dubufe acheva Keenson :
il lui enleva la supériorité qui lui restait, je veux dire
la soie , le velours , les plumes blanches, le drap d'EI-
beuf, toute la décoration extérieure. Le malheureux
Keenson en fut donc réduit à faire le portrait de quel-
ques enrichis subalternes dont le nom était inconnu à
la Bourse, à plus forte raison aux Tuileries. 11 retrou-
vait, cette fois, les modèles qui avaient posé dans sa
première jeunesse , les mêmes modèles , moins la
gloire, moins le courage, moins l'amitié de l'Empe-
reur. Cette fois, l'argent avait remplacé les dignités con-
quises sur le champ de bataille Aussi, comme il voyait
enfin ses modèles dans toute leur laideur native, Keenson
ne voulut plus en peindre aucun. Il brisa cette palette
qui avait été recouverte de tant de broderies inépuisa-
L'ARTISTE.
131
blés, il se retira dans la plus vieille cité de la Belgique ,
et la plus triste. Là , au milieu de ces chefs-d'œuvre de
pierre , entouré de cet art espagnol et flamand , il oublia
comme il put ces grandeurs passagères dont il avait été
le peintre passager. H est mort bien convaincu, celui-là,
du néant de la gloire. Il avait coutume de dire , dans ces
derniers temps, que, pour un peintre qui veut durer, il
n'y avait qu'une chose à peindre, les jeunes corps et les
beaux visages ; que la jeunesse et la beauté étaient les
seules choses un peu éternelles de ce monde , et , qu'à
tout prendre, s'il avait à recommencer sa vie de peintre
de portraits, il se défierait même de la gloire, môme de
la science, même de la vertu. Tout cela, disait-il, ne
vaut pas, pour faire un beau portrait, une jeune et
belle fille de vingt ans, qui te sourit doucement , qui te
regarde tendrement de ses yeux bleus.
Et véritablement , je crois bien que le digne homme
avait raison.
J. JANIN.
TABLEAUX AFOORTFHES.
'est un spectacle peu fait pour flatter
notre vanité nationale , que celui du
désordre dans lequel nous mainte-
nons en France la plupart de nos
dépôts scientifiques : à cela près de la
magnificence des décorations et du
nombre des objets qui s'y trouvent ac-
cumulés, nos Musées ont plutôt l'air de bazars ou de
magasins de curiosités, que de collections régulières
scientifiquement coordonnées. Ainsi, tandis que lesbiblio-
thèques, les musées, les jardins botaniques de l'Allema-
gne sont classés de manière à faciliter les études et les
recherches de chacun , et présentent au premier coup
d'oeil les objets qui les composent, disposés dans l'ordre
exact, dans les rapports précis qui leur sont assignés par
l'état actuel de la science , tout cela chez nous est dis-
tribué au hasard, suivant le caprice d'un employé subal-
terne , sans autre préoccupation , la plupart du temps,
que celle de remplir une place vide.
Au Musée des Antiques on a distribué les statues par
rang de taille, comme une compagnie de grenadiers,
les grandes d'abord, puis les moyennes, puis les plus
petites dans les intervalles; enfin les bustes, les WMi
et les bas-reliefs, ici et là, comme cela est venu , sans
autre pensée que celle de mettre plus en vue le>
objets dignes d'une attention particulière; encore cette
convenance a-t-ellc été sacrifiée toutes les fois que,
pour y satisfaire, il eût fallu rompre l'exacte symétrie
que semblent avoir eue principalement en vue les hom-
mes qui ont présidé à cet arrangement.
Dans la galerie de peinture, les tableaux sont dis-
posés suivant la dimension du cadre, pour se faire pen-
dant l'un à l'autre et caresser l'œil par le rapport des
surfaces et l'harmonie des bordures. On y a ménagé, il
est vrai, un grande division par écoles; mais on s'est
arrêté à des termes trop généraux pour qu'elle pût avoir
quelque utilité et quelque valeur. En effet, elle confond
dans la même catégorie les écoles de Home, de Venise,
de Florence, de Bologne, etc., sous la dénomination
générale d'école d'Italie; et puis, cette distribution ne
tient aucun compte de la diversité des époques, aussi
intéressante au moins que celle des écoles.
Il résulte du système de classification allemand , qu'en
parcourant seulement de temps à autre la glyptothèque
de Munich, ou le jardin botanique de Berlin, un homme
quelque peu intelligent acquerra des idées générales et
des connaissances de détail beaucoup plus étendues, et en
môme temps plus précises, qu'après une étude de plusieurs
années dans nos Musées de Paris ou dans notre Jardin-
des-Plantes ; car, tandis qu'il ne règne ici que désordre et
confusion , là tout est classé avec méthode , et chaque
objet se présente au regard dans l'ordre et avec les
rapports qu'il doit conserver en se gravant dans l'in-
telligence.
On objectera peut-être que les Allemands tirent peu de
profit de cette admirable méthode , tandis que l'esprit
français a cela de particulièrement remarquable, qu'ob-
servant au hasard, étudiant à bâtons rompus, prenant
çà et là ses renseignements quand l'occasion se présente,
il accumule, en fin de compte, un bagage plus substantiel,
sinon plus considérable ; et que la finesse de ses aperçus ,
la droiture de sa raison, la netteté de son intelligence, le
mènent ordinairement à des conclusions plus justes que
celles de la pesante érudition allemande. Mais ce n'est
pas, à notre sens, une raison sudisante pour nous faire
renoncer éternellement à la réalisation d'avantages aussi
importants , que de montrer que nous avons pu , sans
trop de dommage, nous en passer jusqu'à ce jour.
Les obstacles qui s'opposeraient à une pareille classifi-
cation des ouvrages qui composent la collection de pein-
ture et de sculpture de la galerie du Louvre sont im-
menses, je le sais, ils sont de plusieurs natures; mais aucun
ne me parait insurmontable. Le plus important, sans
contredit, est la difficulté de déterminer l'époque précise
et l'origine authentique de toutes ces œuvres d'art : on
132
L'ARTISTE.
en demeurera pleinement convaincu si l'on vient à songer
qu'il n'est peut-être pas un artiste, pas un antiquaire, à
qui il ne soit arrivé de se laisser tromper par la sup-
position d'un ouvrage apocryphe attribué à tel artiste,
ou à telle époque. Winkelmann lui-même, le grand cri-
tique, le grand antiquaire , l'oracle de toutes les Acadé-
mies , n'a pas su se tenir en garde contre un piège de
cette nature , tendu à la réputation de son infaillibilité.
Il s'était pris de querelle avec un peintre assez habile,
un élève de Raphaël Mcngs, Casanova, qui avait dessiné
les figures de son Explication des monuments de l'anti-
quité : la dispute s'était engagée au sujet d'une statue
antique à laquelle chacun d'eux reconnaissait des qua-
lités essentiellement différentes. Ni l'un ni l'autre ne
voulant abandonner aucune de ses prétentions , ni ad-
mettre les raisons de son adversaire , ils en étaient venus à
débattre du degré de confiance que l'on doit attribuer
comparativement à l'opinion d'un artiste et à celle d'un
antiquaire , et de l'autorité relative qu'on peut accorder
au jugementde l'unctde l'autre. Winkelmann soutenait
que les artistes , tout préoccupés de leur travail manuel
et de leurs préjugés d'atelier , n'étaient pas suffisam-
ment éclairés pour apprécier convenablement un mo-
nument antique, tandis que les antiquaires , embrassant
les choses de plus haut , étaient seuls capables de juger
sainement et d'avoir une opinion de quelque valeur.
Casanova répondit que les antiquaires ne pouvaient rien
entendre aux qualités essentielles d'une œuvre d'art;
que , cherchant la facture là où les artistes cherchaient
la science , se contentant de l'apparence là où ceux-ci
cherchaient le sentiment et la précision, les amateurs ne
faisaient qu'embrouiller les questions avec leur érudition
indigeste ; tandis qu'un artiste quelque peu lettré, quel-
que peu érudit , méritait infiniment plus de confiance
qu'un antiquaire , car il pouvait s'éclairer des mômes
lumières; et, cherchant encore quelque chose au-delà, il
n'était pas satisfait lorsque celui-ci l'était déjà: il y avait
donc bien quelque raison pour s'en rapporter de préfé-
rence à celui dont l'opinion présentait plus de garantie,
par cela môme qu'elle était fondée sur des éléments plus
nombreux et plus divers. D'ailleurs , il se faisait fort de
lui montrer que , malgré toutes ses études , toutes ses
connaissances, malgré toute son expérience , malgré
toute son érudition, on pouvait lui faire prendre le change
à lui-même sur l'authenticité d'une œuvre d'art.
Winkelmann, encore échauffé parla discussion quelque
peu aigre qu'il venait de soutenir contre Etienne Fal-
conet au sujet du livre de Watelct , répondit en portant
à son antagoniste le défi de jamais l'induire en erreur.
Là-dessus, Casanova se mit à exécuter en secret plu-
sieurs tableaux dans le goût des peintures d'HercuIanum.
A quelque temps de là il fit courir le bruit qu'on venait de
découvrir des peintures antiques de la plus haute impor-
tance. On les fit voir mystérieusement à Winkelmann, qui,
avant de se prononcer, voulut avoir des éclaircissements
sur leur origine. On lui fit savoir que ces tableaux avaient
été découverts dans les environs de Rome par un certain
chevalier de Diel, gentilhomme français, né à Marcilly,
en Normandie ; puis il apprit bientôt que ce chevalier de
Diel venait de mourir subitement à Rome, emportant
avec lui son secret.
Winkelmann donna pleinement dans le piège, et publia,
dans son Histoire de l'Art, une description emphatique
de ces peintures. Casanova l'attendait là ; il n'eut pas de
peine à prouver qu'il était l'auteur des chefs-d'œuvre de
peinture antique célébrés par le critique infaillible.
Celui-ci, blessé dans ses plus vives susceptibilités, fit
beaucoup de bruit d'un scandale qu'il aurait dû tout
faire pour étouffer ; il s'emporta contre Casanova jus-
qu'aux invectives les plus violentes : c'était là une de ces
trahisons dont l'histoire ne présente pas d'exemple ! c'é-
tait une infamie qui devait attirer sur son auteur le
mépris et la haine de tous les gens de bien ! Les journaux
retentirent de cette querelle ; quelques-uns prirent parti
pour Winkelmann, mais la plupart relevèrent avec assez
peu de bienveillance la bévue de l'antiquaire , qui , jus-
que-là, avait proclamé si haut et avec tant de complai-
sance sa propre infaillibilité. Le docteur Klotz, directeur
de la Gazette de Halle , fit beaucoup rire , dans les Acta
litteraria , aux dépens de l'auteur de l'Histoire de l'Art,
qui , prenant la chose au tragique, accusa les Allemands
de stupidité et d'ingratitude.
On conte que Raphaël d'Urbin, pris au même piège par
Michel-Ange, sut s'en tirer avec tout le bon goût d'un
homme élégant, avec toute la présence d'esprit d'un
homme supérieur.
Michel-Ange, indigné de ce que l'on eût confié à Ra-
phaël la direction des fouilles que le pape faisait exé-
cuter à Rome , direction qu'il regardait comme lui re-
venant de droit à cause de sa double qualité de sculpteur
et d'ingénieur, fit dans le style de la sculpture antique
une statue de Bacchus, qu'il enfouit dans les terrains
que les fouilles devaient atteindre prochainement. Quel-
ques jours après elle fut découverte, et Raphaël, appelé
à en dire son avis, n'hésita pas à déclarer que c'était
une figure antique, et des plus admirables que l'on eût
encore trouvées. Là-dessus le sculpteur florentin mon-
tra un fragment de la statue qu'il avait détaché avant
de l'enfouir. Mais Raphaël répondit, sans se déconcerter,
qu'il n'y avait pas erreur à mettre une statue de Michel-
Ange au rang des plus beaux ouvrages de l'antiquité.
Cependant, cette figure de Michel-Ange, ce Bacchus
qui a fait illusion à Raphaël, ne tromperait plus personne
maintenant; en effet, à travers l'imitation savante de
l'antiquité, on reconnaît au premier coup d'œil uni-
empreinte du goût et du sentiment de la Renaissance ,
qui ne permettrait pas à un homme de notre temps d'en
assigner l'origine à une autre époque. Ce n'est pas à dire,
L'ARTISTE.
133
pourtant, que Raphaël ait été moins judicieux et moins
clairvoyant qu'on ne doit le supposer d'après l'immense
supériorité de son génie ; c'est tout simplement qu'il
était de son siècle, et que vivant au milieu d'un monde
dominé par une certaine tendance générale, et que tra-
vaillant lui-même sous cette influence, il ne lui était pas
possible de reconnaître dans l'ouvrage de Michel-Ange
l'altération que le goût antique avait eu à subir de la part
du sentiment contemporain ; tandis que nous, qui sommes
placés à un autre point de vue et dans des circonstances
différentes, nous en sommes frappés tout d'abord. Ainsi,
le passé, loin de s'obscurcir en môme temps qu'augmente
l'espace qui nous en sépare, devient au contraire plus
intelligible à mesure qu'on s'en éloigne. C'est ainsi qu'un
homme placé au milieu d'une vaste plaine se trompera
nécessairement dans les rapports de distance et d'éléva-
tion qu'il assignera d'abord aux divers objets qui ap-
paraîtront à sa vue; mais, en changeant de place, il re-
connaîtra bientôt des modifications plus ou moins con-
sidérables survenues dans ces rapports apparents; s'il
monte au sommet d'une tour, s'il gravit une colline, une
montagne; s'il s'élance dans un ballon, des modifica-
tions nouvelles rapprocheront progressivement l'appa-
rence des objets de leur réalité à mesure qu'il saisira plus
complètement leur ensemble, c'est-à-dire à mesure qu'il
s'en éloignera. Enfin, l'expérience de ses erreurs di-
verses, et delà manière dont elles se sont rectifiées les unes
el les autres, finira par lui donner la loi de toutes ces
déformations particulières, en sorte que, dans quelque
lieu qu'il se trouve placé dans la suite, la réflexion
pourra rectifier son impression première toutes les fois
qu'il arriverait à celle-ci de le fourvoyer.
Il paraît que nous ne sommes pas encore parvenus à un
semblable degré de certitude dans l'appréciation des
œuvres d'art, car nous avons vu se renouveler de nos
jours une des plus singulières mystifications. Il y a une
dizaine d'années, l'un de nos jeunes sculpteurs, c'était
un peintre alors, et un peintre de talent, s'il vous plaît,
qui venait de se mettre à faire de la sculpture, après
avoir longtemps étudié la forme avec la couleur, s'était
misa l'étudier avec de la terre glaise, mais en cachette
pour ainsi dire, et comme cédant au penchant irrésistible
qui l'entraînait. Quelques amis seulement, dans les con-
seils desquels il avait confiance, étaient initiés au secret
de ses nouvelles études. Or, tout le monde était alors tel-
lement fatigué de ces plates imitations de l'antique, pro-
fessées à l'Académie avec une si remarquable inintelli-
gence, que notre artiste se trouva naturellement porté
par la réaction vers le style de la Renaissance. 11 fit, entre
autres choses, deux admirables bustes de femmes en demi-
relief, d'une sculpture fine, souple, gracieuse, élégante,
comme la savaient faire les grands artistes du temps de
François I" et de Henri III. Ces délicieux modèles al-
laient avoir le sort des premiers essais des jeunes
2e SÉRIB , TOMB IV, 9e LIVRAISON.
sculpteurs, ils allaient être démolis pour servir à d'autres
études, lorsqu'un mouleur, que notre homme employait
quelquefois , le supplia de les lui laisser emporter. Celui-
ci les lui abandonna sans penser à mal. Le marchand de
plâtre, qui avait espéré en tirer parli, précisément à
cause de leur analogie avec les ouvrages de la Re-
naissance, se garda bien, en les mettant dans le com-
merce, de dire le nom de leur auteur. C'aurait été dans
ce temps-là une pauvre recommandation pour ses œuvres.
Les deux tètes passèrent pour avoir été moulées dans
quelque château royal , et elles obtinrent un succès pro-
digieux. C'était merveilleux, c'était admirable, c'était
mieux que Jean Goujon, mieux que Sarrazin, mieux
que tous nos anciens sculpteurs ; on ne savait à qui at-
tribuer ces chefs-d'œuvre. Tous les peintres de gorge-
rettes et de souliers à la poulaine, tous les sculpteurs,
tous les architectes de façades boiteuses, tous les ama-
teurs d'antiquailles, voulurent les avoir.
Affriandé par un tel succès , le mouleur vint prier
notre artiste de lui faire deux autres pendants. Il y
consentit à une seule condition , c'est qu'il signerait de
son nom les nouvelles tôtes, et qu'on le déclarerait l'au-
teur des premières : c'est là ce qui gâta toute l'afTaire.
Quand on sut que ces chefs-d'œuvre , qu'on avait tant
vantés, étaient les ouvrages d'un jeune homme presque
sans réputation, d'un artiste vivant encore, qu'on était
exposé à coudoyer tous les jours dans le monde ,
personne ne voulut plus en entendre parler. La plaisan-
terie fut trouvée de fort mauvais goût par tous ceux
dont elle avait compromis la réputation de connaisseurs.
C'était, à les en croire, une action indigne et déloyale,
et je ne serais pas étonné que quelques-uns gardas-
sent encore rancune à Antonin Moine, car il faut bien le
nommer à la fin , d'une mystification qui lui est assez
étrangère, comme on peut voir.
Ces divers exemples, et nous en pourrions citer cent
autres tout aussi concluants, montrent à quel point il «si
facile d'induire en erreur les antiquaires les plus habiles,
les artistes les plus éclairés sur la date véritable, sur
l'origine exacte, sur l'authenticité réelle d'une œuvre
d'art. Cependant , nous pouvons remarquer que les di-
verses imitations , falsifications ou copies qui ont occa-
sionné toutes les erreurs de classification , portent tou-
jours en elles-mêmes les signes de leurnon-authenticilé;
en sorte qu'il n'aurait fallu qu'un peu plus d'attention
ou d'expérience pour reconnaître leur caractère apo-
cryphe.
Il semblerait donc, d'après cela , que s'il est très-diffi-
cile de déterminer d'une façon précise la date et l'origine
d'un monument , il en est bien peu pour lesquels on ne
puisse arriver à une certaine approximation ; d'ailleurs les
limites de cette approximation doivent se rapprocher de
plus en plus de la vérité , à mesure que des découverte-
plus récentes nous fournissent en plus grand nombre les
18
i3i
L'AUTISTE.
termes de comparaison. Comment se fait-il cependant que
l'on n'aitpas encore essayé, dans te catalogue, sinon dans
la galerie de sculptures antiques, la moindre tentative
d'ordre et d'arrangement, tandis qu'on n'a pas craint de
risquer les affirmations les plus hasardées dans le classe-
ment des peintures, c'est-à-dire là où l'erreur pouvait
avoir les conséquences les plus funestes? En effet, à l'ex-
ception de quelques ouvrages desquels la place où ils ont
été trouvés désignait suffisamment l'auteur, il n'est guère
de sculpture antique au bas de laquelle l'antiquaire le plus
outrecuidant aurait l'audace d'inscrire un nom d'artiste.
Ainsi, toute erreur à cet égard restera flottante clans les
limites du doute; celles au contraire que nous avons à
signaler dans la galerie de peinture compromettent par
leur précision les études mêmes des jeunes artistes.
La plus grande erreur possible au Musée des Antiques
irait tout au plus à classer une imitation romaine parmi
les monuments de l'art grec , ou quelque pastiche habile
de la Renaissance parmi les ouvrages de l'antiquité, à re-
porter la date d'une statue de quelques années en deçà ou
au-delà de son origine. Or donc , en tout cela l'art en lui-
même est bien moins intéressé que l'histoire de l'art, les
études de l'artiste bien moins que les recherches de l'é-
rudit. Car. quelle que soit l'époque à laquelle une statue
sera attribuée, cela ne change rien à son mérite réel et ne
peut avoir qu'une influence médiocre sur l'opinion qu'en
prendront ceux qui sentiront le besoin de l'étudier. Lors
même que vous attribueriez à une grande école l'œuvre
d'une époque de décadence, du moment où vous ne con-
sacrez pas la médiocrité de la sculpture par l'autorité
d'un grand nom , il n'y a pas grand inconvénient à cela.
L'artiste qui ajoutera foi à votre classification se dira seule-
ment : on a produit des pauvretés à toutes les époques.
Mais, lorsque vous venez dans la galerie des tableaux
parer faussement de l'autorité d'un grand nom une
peinture médiocre , cela est d'une importance bien au-
trement sérieuse. En effet, en attribuant à Raphaël, à
Titien, à Léonard de Vinci, l'ouvrage d'un imitateur
ignorant, vous établissez une erreur des plus perni-
cieuses, car vous égarez l'inexpérience des jeunes gens
qui perdront leur temps à étudier un ouvrage apocryphe
sur la recommandation de votre catalogue. Encore s'il n'y
avait que du temps perdu dans tout cela ! Mais, comme
les grands maîtres n'ont été imités que dans leurs plus
beaux ouvrages, comme ce sont leurs plus savantes pro-
ductions et leur plus grand style qui ont été pastichés,
le jeune homme qui viendra les étudier, reconnaissant
dans l'œuvre que vous attribuez faussement au maître,
les qualités extérieures du grand artiste, croira y rencon-
trer toute sa science, tout son talent, et prenant pour
des qualités originales les défauts qui l'auraient choqué
sans la recommandation de votre livret, il aura été
fourvoyé d'une façon peut-être irréparable par la légè-
reté de votre classification.
Cela ne veut pas dire, cependant, qu'il soit désirable
de voir répéter dans les salles de peinture, le désordre,
le pêle-mêle de la Galerie des Antiques; il faudrait, au
contraire , tâcher de mettre en toutes ces choses autant
d'ordre que les connaissances acquises jusqu'à ce jour
permettent d'en établir, et, par ce moyen, faciliter autant
que possible les recherches des archéologues , en même
temps que les éludes des jeunes gens qui se vouent à la
carrière des arts.
C'est dans l'espérance de contribuerpour notre pa ri à ce
résultat, que nous allons, dans une série d'articles suc-
cessifs, examiner l'état actuel de notre Musée , signaler
les ouvrages les plus évidemment apocryphes, et relever
les principales erreurs de classification. Nous n'ignorons
pas combien il est facile de se fourvoyer dans ces ques-
tions délicates; mais nous avons assez de confiance en
nous-même pour ne reculer devant aucune des difficultés
qu'elles pourront susciter; et lors même qu'il nous ar-
riverait de nous égarer en quelque chose, notre œuvre
ne nous paraîtrait pas sans utilité, s'il en résulte fina-
lement le redressement de quelques erreurs.
G. LAVffiON.
>SO=t
Critique dramatique.
!L3 :." ' . BIS.
L est vraiment fâcheux que MM. les co-
médiens ordinaires du roi s'obstinent à
jouer le Don Juan de Thomas Corneille,
et ne se rendent pas aux conseils de l'é-
vidence et du bon sens , car il n'y a pas
de comparaison possible entre les vers
de Thomas Corneille et la prose de
Molière. A quelle cause faut-il donc attribuer l'entête-
ment de MM. les comédiens? Est-il vrai, comme on le
dit, qu'il faille voir dans cette faute de goût un calcul
de paresse? Est-il vrai que Thomas Corneille ait le pas
sur Molière parce que les vers sont plus faciles à retenir
que la prose? Si telle est en effet l'explication réelle de
l'absurdité qui choque tous les hommes sensés, nous de-
manderons ce que signifie la subvention de deux cent
mille francs, accordée par les Chambres au Théâtre-Fran-
çais. Quoi! messieurs, l'état vous traite plus généreuse-
L'AUTISTE.
135
nient que les peintres, les sculpteurs et les poêles; il
vous encourage avec une munificence dont vous cher-
cheriez vainement un second exemple chez les nations
voisines , et vous ne consentez pas à vous mettre en frais
de mémoire! vous préférez les vers de Thomas Corneille
à la prose de Molière , parce que la rime vous sert de
béquille! Faudra-t-il donc que le parterre se lève, et
proteste, par ses murmures et ses sifflets, contre l'injure
que vous faites à Molière? Ne se trouvera-t-il personne
dans les bureaux du ministère pour signaler à M. Duchà-
tel ce scandale littéraire, sur lequel la presse a depuis
longtemps appelé l'attention publique? La subvention
annuelle votée par les Chambres est destinée à populari-
ser les plus belles œuvres dramatiques de notre langue ;
or, n'esl-il pas évident que la substitution des vers de
Thomas Corneille à la prose de Molière est formellement
contraire à ce vote des Chambres? 11 n'y a qu'un homme
complètement illettré qui puisse préférer, ou môme com-
parer la copie à l'original. Quelle que soit la mobilité
déplorable de l'administration du Théâtre-Français, nous
aimons à croire qu'il se trouve, parmi MM. les comédiens
ordinaires du roi , quelques intelligences capables d'ap-
précier Molière. Que les comédiens éclairés usent donc
de l'autorité légitime qu'ils doivent à leurs études, qu'ils
triomphent de la paresse de leurs camarades , et qu'ils
nous rendent le Don Juan de Molière.
Menjaud , qui abordait pour la première fois l'emploi
des premiers rôles, a représenté Don Juan d'une manière
généralement satisfaisante; il s'est montré plein d'élé-
gance et de jeunesse, et le public l'a plusieurs fois et
justement applaudi. L'élégance et la jeunesse ne sont
pas, en effet, des qualités tellement communes, telle-
ment vulgaires, que nous puissions les dédaigner sans
injustice. Menjaud a parfaitement compris et très-bien
rendu toute la partie frivole du personnage ; fatuité ,
jactance , il n'a rien omis. J'avouerai sans hésitation
qu'il a négligé le côté ironique de Don Juan ; toutefois
je ne crois pas qu'on doive chercher, dans le Don Juan
de Molière, le type si glorieusement popularisé par Mo-
zart, Hoffmann et Byron. Si, comme je le crois sincère-
ment, il existe une différence profonde entre le person-
nage comique de Molière et les personnages que l'Alle-
magne et l'Angleterre ont baptisés du môme nom , on ne
peut sans injustice demander au comédien d'exprimer
ce qui n'a jamais été la pensée de Molière. M. Menjaud
n'a pas rendu complètement le personnage créé par le
poêle français, mais l'élément omis par M. Menjaud,
l'élément ironique, est fort loin, à mes yeux du moins,
d'avoir l'importance que lui attribuent certains critiques.
Ni la voix, ni le visage de M. Menjaud ne semblent se
prêter à l'expression de l'ironie, je le reconnais volon-
tiers ; mais lors môme que sa voix et son visage se prête-
raient docilement à l'expression de l'ironie , lors môme
qu'il pourrait nous rappeler l'accent et le sourire de Mé-
phistophélès , il aurait grand tort de cédera Cette tenta-
tion; car, en consultant Coé'lhe, Mozart et Hyron , il ne
réussirait qu'à dénaturer Molière. Molière , en acceptant
la tradition espagnole, n'a pas renoncé au droit de la
transformer; il a volontairement négligé ou amoindri la
partie tragique de la légende ; il a rejeté sur le second
plan Elvire et le Commandeur, pour développer libre-
ment, selon l'instinct de son génie, le personnage de Don
Juan. L'acteur qui méconnaîtrait cette vérité réussirait ,
non pas à représenter, mais à travestir le personnage de
Molière. Si M. Menjaud n'a pas traduit toute la pensée
du poète , du moins il ne l'a pas altérée ; nous devons
lui savoir gré de la fidélité avec laquelle il a rendu la
partie la plus importante de son rôle. Pouvait-il faire
davantage? Nous ne le croyons pas. Il a consulté ses for-
ces, et sans doute il a compris qu'il devait renoncer à
l'expression de l'ironie. Il faut voir, dans le parti qu'il
a choisi , une preuve de bon sens.
M. Monrose, chargé du rôle de Sganarelle , loin d'i-
miter l'exemple de M. Menjaud , a traité cavalièrement
la pensée de Molière; il a vu dans Sganarelle l'aïeul de
Figaro; il a confondu le valet de Don Juan et le valet
d'Almaviva, et nous devons avouer qu'il a courageuse-
ment déduit toutes les conséquences de cette étrange
bévue. Il s'est établi dans son erreur avec une sécu-
rité qui a charmé bon nombre de spectateurs , il
a été souvent et très-injustement applaudi. Chacune
de ses inflexions est un contre-sens, car M. Monrose s'ef-
force perpétuellement de substituer Figaro à Sganarelle.
Il se moque de lui-môme et de son maître, et son accent
contredit sans cesse les paroles qu'il prononce. Mais le
parterre, qui ne demande qu'à rire, et qui parait s'in-
quiéter fort peu du bon sens et de la vérité, applaudit
M. Monrose comme si Sganarelle était vraiment l'aïeul
de Figaro. Nous savons ce qu'il faut penser des applau-
dissements qui accueillent M. Monrose à son entrée en
scène; les plus ignorants sont là -dessus parfaitement
édifiés. Mais, pendant le cours de la représentation,
il arrive souvent à des spectateurs désintéressés de
lutter de gaieté avec les rieurs de l'administration ; il
faut donc croire que l'erreur de M. Monrose est par-
tagée par un grand nombre d'intelligences. Sans croire.
comme Armande et Bélise, que tout le savoir se soit re-
tiré chez nous et nos amis , nous n'hésitons pas à con-
damner en celte occasion l'opinion de la majorité. Sans
nous attribuer une clairvoyance extraordinaire , une sa-
gacité surnaturelle , nous n'éprouvons aucun embarras à
déclarer que la majorité se trompe lorsqu'elle applaudit
M. Monrose, lorsqu'elle confond, comme lui, Sganarelle
et Figaro. Non-seulement Sganarelle n'est pas l'aïeul de
Figaro, mais Sganarelle ne comprendrait pas Figaro et
lui ferait pitié. Si l'on nous demande au nom de quelle
révélation nous condamnons si hardiment l'opinion de
M.Monroseet de la majorité des spectateurs, nousrépon-
130
L'ARTISTE.
(Irons, sans redouter le reproche d'orgueii, que nous
parlons au nom de l'étude et de la réflexion. M. Mon-
rose est malheureusement intéressé à se tromper.
Comme il est depuis longtemps applaudi dans le rôle de
Figaro , il est tout simple qu'il cherche à placer ce per-
sonnage dans toutes les comédies du répertoire. En cela
il ne fait qu'obéir à l'humaine faiblesse. Le désir d'être
applaudi le place dans une condition dangereuse, et lui
permet rarement d'être impartial. Quant aux spectateurs
qui se trompent comme lui , la chose est facile à com-
prendre, car ils n'ont pas pris la peine de s'éclairer.
Depuis la mort de Talma, depuis que le théâtre a cessé
d'être une étude pour devenir un délassement, les spec-
tateurs qui se préparent aux émotions de la soirée, par
une lecture attentive, deviennent de plus en plus rares.
Le public veut deviner en cinq minutes ce qu'il devrait
apprendre lentement. Il ne demande qu'à être distrait ,
et il devient à son insu incapable de juger. Le succès
obtenu par M. Monrose dans le rôle de Sganarelle réus-
sirait peut-être à nous irriter, si nous ne savions pas ap-
précier les applaudissements qu'il a recueillis. Mais il
est facile de voir que le public s'est trompé par paresse.
Dès que les spectateurs du Théâtre-Français se résigne-
ront à étudier Molière, ils comprendront sans peine qu'il
n'est pas de la même famille que Beaumarchais.
Les décorations et les costumes choisis par MM. les
comédiens ordinaires du roi pour la représentation du
Festin de Pierre, offrent une variété vraiment réjouis-
sante, mais révèlent en même temps une incurie profonde,
ou, si l'on veut, une ignorance absolue. Au premier acte,
Mlle Noblet , chargée du rôle d'Elvire , porte un cos-
tume Louis XIII , tandis que M. Menjaud porte un cos-
tume Régence. La décoration est dans le style du seizième
siècle. Au troisième acte, M. Menjaud porte un costume
de campagnedu temps de Louis XVI. Enfin, au quatrième
acte, il porte un costume Louis XV ; et la décoration est
dans le style de Henri IL II est impossible, comme on
voit, de pousser plus loin la variété. Mais il est permis
de demander pourquoi MM. les comédiens ordinaires du
roi ne jugent pas à propos de s'éclairer, ou, si l'étude
leur inspire un invincible dégoût, de consulter, et au
besoin de rétribuer des hommes familiarisés avec l'his-
toire du costume , de l'architecture et de l'ameuble-
ment. Si nous avions affaire aux comédiens de Carpen-
tras ou de Brive-la-Gaillarde, nous serions disposée
l'indulgence ; mais ici l'indulgence serait de mauvais
goût, et toucherait à la niaiserie. MM. les comédiens or-
dinaires du roi sont assez généreusement encouragés
pour devenir savants, ou acheter les renseignements
qu'ils ne veulent pas demandera l'étude. Il n'est permis
qu'aux troupes ambulantes de réunir, pour la représen-
tation d'une comédie , le costume et l'architecture de
trois siècles. MM. les comédiens ordinaires du roi ne
reçoivent pas une subvention annuelle de deux cent
mille francs pour populariser l'ignorance. Qu'ils étu-
dient ou qu'ils prennent l'avis des hommes qui ont étu-
dié ; mais qu'ils trouvent moyen , aux dépens de leur
intelligence ou de leur caisse , d'offrir aux spectateurs
des costumes et des décorations qui ne soient pas éton-
nés de se rencontrer. Cette tâche n'a rien d'effrayant; il
suffit, pour l'accomplir, de suivre les indications du bon
sens. Puisque MM. les comédiens ordinaires ne savent
pas distinguer l'âge d'un meuble ou d'un costume, qu'ils
avouent franchement leur ignorance, et qu'ils ne cher-
chent pas à deviner ce qu'ils ne devineront jamais. Une
fois convaincus de l'insuffisance de leurs lumières, ils ne
tarderont pas à comprendre la nécessité de consulter les
hommes compétents. Ils trouveront sans peine un pein-
tre et un architecte qui , sans prétendre aux appointe-
ments d'un premier rôle, d'un financier ou d'un man-
teau , consentiront à dessiner les costumes et le»
décorations que demande le répertoire. La variété que
nous signalons est sans doute fort réjouissante , mais il
ne faudrait pas que ce divertissement se renouvelât trop
souvent, car les encouragements prodigués à MM. les
comédiens ordinaires leur imposent des devoirs rigou-
reux. Par respect pour les Chambres, par respect pour
le public , qu'ils s'éclairent, ou du moins qu'ils nous
épargnent le spectacle de leur ignorance.
Gustave PLANCHE.
un peu ©e foiï.
CHAPITRE III.
ous voyons avec joie les honneurs publics
qui sont rendus enfin à ces hommes rares
dont une nation est fière à bon droit et quj
ne doivent pas mourir, ("'était un usage des
ss) (îrecs et. des Romains, nos devanciers, d'éle-
ver des slalues ù leurs grands hommes, afin que par la contem-
plation de ces nobles images, les citoyens à venir eussent
sous les yeux un encouragement aux talents et à la vertu. Le
grand citoyen qui avait gagné la bataille de Marathon se erul
suffisamment récompensé quand il se vit représenté dans le
tableau destiné à perpétuer le souvenir de cette victoire mé-
morable. Nous autres, les peuples modernes, nous avons été
en ceci, comme en tant d'autres choses, moins intelligents, el
surtout moins reconnaissants que les anciens peuples. Non-
seulement nous n'avons pas élevé de statues à nos grands
hommes, mais les statues que nous avons trouvées toutes
faites, nous les avons mutilées, nous les avons brisées; nous
1/ IRTISTE.
137
avons arraclié de leurs cercueils de marbre ces poussières
héroïques; nous avons effacé ces inscriptions glorieuses; nous
avons vendu à l'encan ces tableaux sur lesquels étaient re-
présentées les grandes actions des époques passées. Ce serait
à ne pas le croire, si tant de débris n'étaient pas là pour attes-
ter tous ces outrages. Mais enfin les nations, comme les hom-
mes, ont leurs instants de repentir et de justice. Nous avons
rougi, et il était temps, de notre indifférence coupable pour
tant de gloires éparses sur notre sol, et nous avons voulu
qu'au moins un morceau de marbre, une inscription, uue
plaque de bronze, attestât enfin que quelque chose était
passé par là qui était un grand homme. Il y a à Florence,
vis-à-vis le Campanille , dans cette place glorieuse chargée
de trois monuments qu'elle supporte comme l'empereur
Charlemagne portait ses trois couronnes, un lambeau de
marbre couché par terre , et sur ce marbre on lit ces mots
très-simples : Ici s'asseyait le Danlc ! Ce morceau de mar-
bre , tel que vous le voyez, est un des plus grands mo-
numents de Florence , cette ville des chefs-d'œuvre. Hien
ne le protège, et cependant nul n'oserait fouler du pied
ce noble pavé sur lequel est inscrit le plus grand nom de la
poésie moderne : Ici s'asseyait le Daniel C'est de là en effet
que le grand poëte voyait s'élever peu à peu ce dôme qu'il
avait rêvé. Vous voyez qu'avec bien peu, quand on a de si
grands noms à inscrire, un peuple peut se construire un monu-
ment.
Cette honnête réaction dans nos mœurs et dans notre re-
connaissance publique ne saurait être trop encouragée. Le mo-
nument de Molière, qui, direz-vous, s'élève à grand'peine, aura
servi cependant à prouver que le droit de statue n'appartient
pas seulement aux tètes couronnées; et la preuve, qui le
croirait? était difficile à faire même dans une nation consti-
tutionnelle. Dernièrement, dans un village voisin, on élevait
un buste à Florian, ce colonel de dragons qui a chanté d'une
voix si tendre les amours ou plutôt les galanteries des
bergers. A Lyon, dans celte ville dout le commerceest
l'unique passion, qui vit pour le gain et qui ne s'occupe
des arts que dans ses instants perdus , voici qu'enfin on
songe à élever une statue à Jacquard , cet ouvrier de génie
qui a porté un plus grand coup à l'industrie de l'Angle-
terre que Napoléon lui-môme avec le blocus continental.
Ce simple ouvrier a sauvé la moitié des hommes que tuait
l'industrie lyonnaise chaque année. 11 a fait de ce qui était
un suicide véritable, une industrie salutaire et loyale. Il
a créé à lui seul un des pouvoirs de l'étal , le métier,
cette puissance devant laquelle pâlit toute puissance ,
dont le silence est morlel aux états. Telle est cependant
l'ingralitude naturelle des hommes, que Jacquard, de son vi-
vant, a été regardé à peine, non pas comme un homme de gé-
nie, mais comme un mécanicien vulgaire qui aurait trouvé
une machine nouvelle pourl'exposition A l'une des expositions
sous le premier consul, pour ce même métier qui a fait la
fortune du midi de la France, Jacquard a été honoré d'une
médaille de bronze, ce qui doit consoler bien des honnêtes gens
qui n'ont eu que des médailles d'argent cette année. Mais
enfin, à présent qu'il est mort, qu'il est mort pauvre comme
il a vécu; à présent qu'on n'a plus à s'oceuper de lui, ni de
sa famille; à présent qu'il est devenu uue gloire facile et
commode , on lui élève une statue. On a choisi pour cette
inauguration la place de Sathonay,qui n'est pas une des plus
belles de la ville; mais il y a commencement à toute ttuta
Nous ignorons encore quel sera le statuaire choisi pour ac-
complir cette œuvre, qu'on ne saurait faire trop simple et
trop naïve. Quel qu'il soit, nous lui conseillons d'étudier a\er
soin un très-beau portrait de Jacquard, exécuté avec un rare
bonheur el beaucoup de fermeté par M. ISonncfonds, l'iiahili-
directeur de l'école de Lyon.
— Non loin de celle même ville de Lyon dont la reconnais-
sance est si tardive, à Feurs (Forum liom.tnoruin .a été in, m
gurée, le 16 de ce mois, la statue du colonel Combe, au lieu
même où se dressait l'échafaud révolutionnaire; car celte
partie de la France n'a pas élé exempte, plus que loule au-
tre, de ces exécutions horribles. Le colonel Combe était l'en-
fant bien-aimé de celte ville perdue dans le Forez, et donl le
nom se prononce à peine une fois tous les dix ans. C'était un
véritable soldat de fortune , brave , hardi , généreux , d'un
esprit tout méridional, heureux de \ivre el ne songeant plu-,
qu'à se retirer dans cette ville qu'il aimait comme un bon (ils
aime sa mère. Aussi avait-il élé bien heureux quand on lui
eut annoncé cette dernière campagne d'Afrique donl il devait
être le héros. La France entière a appris sans étonnement
l'intrépidité de ce hardi capitaine , son impatience d'enlrer
dans cette ville de Constantine si bien défendue, et enfin sa
mort héroïque qui a été l'admiration de l'armée. Au moins
pour celui-là, la récompense nationale ne s'est pas fait atten-
dre, il a eu sa statue tout de suite; et pour la faire , cette
statue, on est allé chercher un compatriote du colonel Com-
be, un homme né dans celte même ville de Feurs, qui
se souvient, quand il élait encore enfant, de l'avoir vu revenir,
le soir, ramenant son troupeau à l'élable. Cette fois encore
M. Foyatier , l'auleur de Spartacus , a su rendre dignement
une noble pensée. Nul mieux que lui ne convenait à ce
noble travail, où il s'agissait de représenter un de ces rudes
soldats dont le nom est inscrit, avec l'épée. sur tous les champs
de bataille de l'Europe. La statue du colonel Combe est
d'une ressemblance parfaite, comme on a pu s'en assurer par
les larmes de toute cette population de forgerons , de char-
bonniers et de mineurs accourus de (ouïes les parties du Fo-
rez pour baiser les pieds de cel homme qui savait leur nom à
tous. Voilà comment il faut se servir de la gloire et des grands
hommes. Employez-les à couvrir votre pays de belles œu-
vres. C'est une belle chose sans doute pour un statuaire de
talent, que de faire un Apollon, une Vénus, un Jupiter; mais
un grand poêle , un grand général, un de ces inventeurs qui
valent des armées , ce sont là d'excellents sujets pour le
ciseau , pour le pinceau de l'artiste ! L'orgueil d'un peuple,
la gloire nationale, y profitent autant que les beaux-arts.
— Voyez déjà ce qui arrive, et comment celle nalion fran-
çaise se sert de toutes les grandes idées quand elle veut. Ce
mouvement de reconnaissance nationale est partout, même
dans les villes qui y paraissaient le moins portées. Ainsi , à
Montaigne, à Montesquieu, à Buflbn, à Cuvier, à ltitli.it . a
Championne!, à Desaix, à Hoche, à Marceau, à l'empereur
Napoléon lui-même, à toutes illustrations anciennes et mo-
dernes, les villes reconnaissantes préparent ces sortes d'apo-
théoses. La ville de Rouen, déjà si fière à bon droit d'avoir
produit le grand Corneille , et non contente d'avoir élevé
une statue à l'auteur du Cid. a élevé aussi une statue à
138
1/ AUTISTE.
lioïeldicii , on attendant que Fonlcncllc le llouennais ait au
moins son buste. Partout, et de toutes parts, l'empressement
est le même. Les villes se réunissent pour retrouver, chacune
de son côté, leurs illustrations égarées; le Panthéon est épais
non-seulement dans toute la France, mais encore dans toute
l'Kurope. Les corporation! disputent avec les villes à qui aura
le plus de grands hommes. La Co::.édic-Française dresse
dans son péristyle deux statues nouvelles, l'une àTalma,
l'autre à Lckain. Le canal du Midi s'embellit de la statue de
Piiquct, son premier créateur. Le Havre, faisant trêve à ses.
discussions de colis et de marchandises , se souvient enfin
qu'il a donné le jour à Bernardin de Saint-Pierre, et il lui
dresse une statue.
Eh ! mon Dieu , ne soyons pas si fiers les uns et les au-
tres d'avoir un peu de reconnaissance pour les grands hom-
mes. .N'avons-nous pas vu à Maycnce la statue de Gultciibei -g .
et à Rotterdam, oui. à Rotterdam, entre deux canaux, dans
le Marché aux Poissons, n'avons-nous pas vu , ô surprise !
s'élever, d'un air si malin et si moqueur, la figure d'Erasme
en personne, ce Voltaire du seizième siècle, qui avait tou-
jours soin de signer Erasme de Rotterdam ?
Allons donc , allons , courage ! cherchons nos grands
hommes comme les mendiants cherchent leurs pièces de
monnaie; parons nos rues et nos carrefours de toutes nos
gloires, et qu'enfin nos places publiques soient peuplées.
Que ces marbres vivants deviennent , au milieu de ces
populations vivantes et passagères , comme autant d'en-
seignements immobiles et éternels. Ces statues nouvelles au-
ront chez nous ce grand avantage, qu'elles ne seront pas ex-
posées, Dieu merci, aux soudaines et injustes fureurs des popu-
laces , comme cela arrive toujours, et d'une façon fatale, aux
statues des rois, des empereurs, et autres maîtres du monde.
Quand le peuple brise la stalue d'un monarque, il a autant de
joie que s'il égorgeait un tyran. Quand il renverse une église,
il se figure qu'il renverse un bûcher. Mais un poêle, un phi-
losophe, un artiste, cela est durable et respecté : cela sort du
peuple presque toujours; on l'aime comme un enfant, comme
un frère, ou comme un fils; c'est un concitoyen et un bon
camarade ; on mène la vie qu'il a menée; on l'épargne, môme
les jours d'émeute, même les jours de révolution. L'excès
n'est donc pas à craindre dans ces sortes d'ovations pu-
bliques.
Et voilà justement pourquoi nous approuvons môme la ville
de Bort, qui, à défaut d'autres citoyens plus illustres, a inauguré
le buste de Marmontel, né dans ses murs le 11 juillet 1723,
mort à Abbeville le 31 décembre 1779. Certes, quand la sfatue
de Bossuct est encore cachée , pour ainsi dire, dans l'église
qu'il a illustrée à jamais, cela est étrange qu'un busle de
Marmontel, chargé de lauriers et de fleurs, soit exposé à
l'admiration d'une ville entière. Mais enfin, faut-il toujours
savoir gré à la ville de Bort de sa bonne intention. Elle
ne s'est pas amusée à peser les titres de son homme de génie ;
elle ne s'est pas amusée à relire les Ineas, les Contes moraux,
le Bélisairc, les tragédies, les mémoires et les opéras-comiques
de Marmontel ; elle a pris son héros en bloc; elle a vu qu'il était
célèbre, qu'il était loué à outrance par Voltaire, qu'il avait tous
les sentiments honorables d'un bon citoyen ; elle lui a élevé ce
buste a la plus belle place qu'elle a pu, sur le quai qui longe
la rive droite de la Dordogne : elle a bien fait !
Remarquez d'ailleurs que la ville <!c Bort n'a élevé
qu'un buste à Marmonlcl, elle eût élevé une statue en pieil
à Dupuytrcn , si Dupuytren était né dans ses murs. Par
toutes ces raisons, nous approuvons fort la belle idée du
conseil municipal de la ville de Saint-Malo. Autant que pm
une ville de France , celle-ci pouvait s'enoraueillir à bon
droit de plusieurs de ses enfants utiles cl célèbres, et comme
elle ne pouvait pas élèvera chacun d'eux une statue, elle a
imaginé de les réunir les uns et les autres dans un môme
musée, espèce de panthéon local que chaque génération se
fera un honneur d'augmenter. Déjà pour commencer digne-
ment celte noble entreprise, la ville de Saint-Malo a com-
mandé le portrait de Broussais, l'illustre révolutionnaire qui,
de son vivant , a été une autorité si grande ; et le portrait de
Jacques Cartier, le hardi navigateur, l'égal de l'i/arre et de
Fcinand Corlès, celui-là même qui avait donné à la France
ces vastes royaumes du Canada, que la France a laissé pren-
dre à l'Angleterre. Môme, ce portrait de Jacques Cartier est
déjà terminé. La pose est élégante, la figure est belle et
grande. C'est tout-à-fait un bon morceau, cl pour peu qu'elle
continue ainsi sans se hâter, en choisissant avec soin ses mo-
dèles et ses peintres, la ville de Saint-Malo aura bientôt sur-
passé les galeries de Versailles, ce splcndidc monument d'une
munificence royale un peu trop avide, peut-ôtre, de recueillir
le lendemain ce qu'elle a semé la veille.
— Ainsi donc, Broussais, à peine mort, a déjà son monu-
ment qui lui est élevé par une ville pauvre, pendant que
Beelhovcn, le grand, l'illustre Beethoven, que l'Allemagne
a laissé mourir de faim, est encore à attendre sa stalue. Mal-
heureux génie, celui-là, qui est mort sourd et seul, nouvel-
lement découvert par le caprice plutôt que par la passion
conlcmporaine! Cet excellent, cet admirable artiste, dont
les plus belles œuvres peut-être ont été perdues, tant elles
avaient été négligées, on ne sait où reposent ses os. C'est
en vain que l'Allemagne a fait un appel à l'Europe tout en-
tière pour élever un monument à Beethoven; ni l'Allemagne,
ni l'Europe n'ont pu venir à bout de celte œuvre si simple .
et le grand Beethoven est encore à attendre son monument.
Môme , ô honte ! savez-vous pour combien a souscrit la France?
Pour 4M fr. 90 cent. A ce sujet, les faiseurs de nouvelles,
des gens qui ne donneraient pas vingt-quatre sous à leur
grand-père, s'ils avaient un grand-père, ont imaginé de ra-
conter à l'Europe, qui ne les lit pas, que M. Liszt, cet excel-
lent artiste, artiste par le cœur cl par l'inspiration , élève
lointain , mais sincère et loyal de Beethoven , dans un beau
transport pour la mémoire de son illustre maître . avait ima-
giné d'envoyer à la souscription allemande les soixante mille
francs qui composent toute sa fortune. La nouvelle est bruta-
lement dite , et il n'est pas exactement vrai que M. Liszt ait
pris en main la défense de celte souscription. Déjà même il
propose de donner trois concerts monstres à Vienne, à Paris
et à Londres. A eux seuls, ces Irois concerts doivent suffire
cl au-delà. Cependant, il offre encore, si après ces trois con-
certs quelque chose manque à la somme exigée, de la rem-
plir avec son argent. 11 ne met à cela qu'une condition , c'c>l
de désigner le sculpteur du monument à élever à Beelhovcn,
et d'avance M. Liszt désigne Bartolini, le sculpteur de Flo-
rence. Ce Bartolini, qui a élé l'ami de M. Ingres, mais celle
amilié s'esl envolée on ne sait où , est en effet uu habile
L'ARTISTE.
139
artiste ; mais nous douions, uous, qu'en deux années il achève
un monument quel qu'il soit. Il est lent, il est plein de ca-
prices; il est tout au plus un sculpteur de la force de Canova,
gracieux et mou. Il n'a jamais entendu parler de Beethoven,
et à coup sûr il ne comprendrait rien à la symphonie en la
mineur. Sous le ciel allemand, une statue de l'Ilalicn Barlo-
lini aura hien froid. Quoi qu'il en soit, il est impossible que
M. Liszt paie de sa fortune un monument de l'Allemagne.
Ce n'est pas par leur argent, mais par leur admiration et
leurs talents, que des hommes comme M. Liszt témoignent
de leur dévouement à la mémoire des grands génies qui sont
l'honneur de leur art. Liszt a beaucoup plus fait pour la
gloire de Beethoven en jouant ses admirables symphonies ,
en faisant pénétrer les masses dans les mystères éclatants de
ce génie méconnu, que s'il eût élevé, à la gloire de Beetho-
ven , une staluc de marbre et d'or. Si Liszt avait eu cette
folle idée de se dépouiller au profit de quelques méchants
bronzes de Thorwaldsen ou de quelques figures efféminées de
Bartolini , il me semble que je vois l'ombre de Beethoven
entrer chez le jeune pianiste , et lui dire d'un air indigné :
« Es-tu donc fou, mon fils? qu'ai- je affaire de ce morceau
de bronze ou de marbre ? A-t-on jamais vu payer ainsi quel-
ques sons qui s'envolent dans l'air? Es-(u donc fou de le faire
aussi pauvre que je l'ai élé moi-même, pour élever une stalue
à qui n'avait pas de pain de son vivant? Où donc as-lu pris,
dis-moi, cet Ilalien à qui mon visage fera peur? Ce sont les in-
grats, ce sont les oublieux de ma gloire, ce sont mes compa-
triotes, qui n'avaient pas un regard pour moi, moi vivant, ce
sont ceux-là, les uns et les autres, qui me doivent une statue.
Mais toi, mon enfant bien-aimé, toi, mon fidèle, loi qui, tout
petit et tout grelottant, es venu l'abriler dans le manteau
de Beethoven , toi qui as sacrifié la popularité facile des sa-
lons à ma gloire si rude, dont personne ne parlait, toi m'ap-
porter une aumône! Allons donc, tu es fou, tu ne connais pas
Beethoven ! Si tu savais combien peu le touchent ces hon-
neurs posthumes 1 Surtout tu ne connais pas les hommes.
Malheureux! mais si demain quelque chose se dérange dans
ton cerveau, si (on oreille se couvre d'un voile comme la
mienne, hélas! si la goutte se met seulement à ton petil
doigt, ces mêmes hommes qui te battent des mains, qui
t'apportent leur argent pour t'entendre; ces femmes dont le
sein bat plus vite quand ta main puissante s'est posée sur
ces touches d'ivoire, ils n'auront pour toi ni un regard, ni
une larme, ni un toit, ni un manteau, ni un morceau de
pain ; on te chassera de ta demeure, parce que tu n'auras pas
payé ton loyer; et alors, que deviendras-tu, misérable? En
vain irais-tu demander un asile à ma statue élevée par ton
argent ; on te chasserait de mon piédestal. Donc, il faut gar-
der ta pauvre fortune, mon pauvre artiste ; cet argent gagné
au prix de ta vie pcut-êlre, il ne faut pas le dépenser en
slalues et en vaine fumée. Mais cependanlsi tu es heureux, si
le ciel l'a paru beau aujourd'hui, si tu as écrit avec joie ces
histoires de l'Italie que chacun aime à entendre, chante-
moi, s'il te plaît, la belle symphonie en ut de Beethoven. »
— Mais aussi ces faiseurs de nouvelles sont absurdes avec
leurs nouvelles. Vous ne sauriez croire ce qu'ils inventent
chaque jour pour remplir quelques méchantes petites places
de leur journal. Le printemps passé, nous ont-ils fait assez de
chagrin en racontant, de la façon la plus péremptoire, et avec
les circonstances les plus naïvement exactes, que notre jeune
et excellent paysagiste Cahat était eulré dans uous ne savons
plus quel ordre monastique des étals du pape! Nous l'a-
vouons, nousqui connaissons loulc la mélancolie de cet admira
hic artiste et loute cette tendresse cachée qu'il a dans le cœur,
nous avons eu peur que, dans un de ces découragements mor-
tels dont tout grand artiste est la proie et quelquefois la dupe,
Cahat, à vingt-cinq ans, au commencement d'une gloire qui
sera immense, eût rompu en effet avec le monde, qu'il ne con-
naît pas, et qui ne demande pas mieux de l'entourer de toulc
son estime et de toutes ses louanges. La nouvelle a couru le
monde entier; nous sommes peut-être les seuls qui ne l'ayons
pas imprimée. Mais pensez donc quelle a été notre joie quand
l'autre jour, un matin, nous avons vu entrer Cabat chez nous,
quand nous l'avons embrassé de toutes nos forces, pour nous
bien assurer que c'était lui. — Quoi! c'est vous! quoi! vous
ne vous êtes pas fait ermite, vous n'èles pas tonsuré, vous n'a-
vez pas endossé une horrible robe de capucin , vous n'avez
pas brisé celle adorable palette , qui contenait toutes les
harmonies de la nature, les roses du priiilemps, les feux de
l'été, les fruits de l'automne, les glaces de l'hiver? Et en ef-
fet c'était lui, c'était bien lui; c'était Cahat! Il nous revenait
pour quatre ans, disait il ; il rapportait, entre autres belles
toiles, deux beaux tableaux pour M. le duc d'Orléans. Après
s'être prosterné tout à l'aise devant cette chaude et belle et
sainte nature d'Ifalie, il revenait enfin au ciel natal, aux fleu-
ves de la patrie, aux ondes doucement murmurantes de nos
provinces, au beau soleil moins chaud , mais non pas moins
pur, de la France. Quant à cet ermitage où on l'avait con-
finé, le pauvre Cabat n'y pouvait rien comprendre; il en était
tout honteux, non pas pour lui, mais pour les braves gens qui
traitent ainsi, sans vergogne et sans respect, les honnêtes ar-
tistes qui se dévouent corps el àme à tous les labeurs que de-
mande la gloire.
— C'est ainsi que les mêmes historiens écrivaient encore ,
l'autre jour, que George Sand s'élail fait trappiste; et pen-
dant qu'on l'envoyait à la Trappe, George Sand envoyait au
Théâtre-Français un terrible drame, où il soulève à sa façon
ces passions funestes dont il a seul toulc l'éloquence el tout
le secret.
Comme aussi on a fait mourir presque en même temps
M. Larrey et Mgr. l'archevêque de Paris. On les disait morts
l'un et l'autre, et ni l'un ni l'autre ne mourront, Dieu merci !
En apprenant que M. Larrey était si malade, Son Eminence,
qui est pleine d'une charité toute chrétienne , qui s'inquièle
avec une sollicitude paternelle de tous les hommes qui vont
mourir, s'est transportée en toute hâte, et comme elle a pu, chez
M. Larrey. Donc on annonce au célèbre docteur Mgr. l'arche-
vêque de Paris. Le baron Larrey, en homme bien élevé, se
lève pour aller au-devant de celte illustre visite. Les voilà
en présence l'un de l'autre : le prélal pensant que le docteur
l'a fait appeler pour sauver son àme, le docteur se figurant
que le prélat vienl lui demander des conseils lout terrestres.
Aussitôt M. Larrey s'écrie : « Monseigneur, ce sont des ven-
touses qu'il vous faut; on vous a saigné, on a eu lort. Des
ventouses! des ventouses ! » Puis, appelant son domestique :
« Jean, apportez du feu et mes ventouses. » Je vous laisse à
penser la figure de Monseigneur; il arrivait pour écouter la
confession d'un moribond, et il avait à se défendre contre le
no
L'ARTISTE.
1er cl contre le feu du plus formidable chirurgien de la grande
armée ! Nous ne savons pas comment a fini cette scène, qui a
quelque chose de touchant. Toujours est-il que les deux mé-
decins, celui du corps et celui de l'âme, se portent mieux;
que la visite de celui-ci, reçue par celui-là, a profité à l'on et
à l'autre, et que, maintenant, ni l'archevêque de Paris ni
le baron Larrey ne sont plus en danger.
Ce même archevêque, qui vainement a fait antichambre
chez 'l'aima , a pourtant fini par sauver l'âme de M. de Tal-
leyrand. C'était, dit-on, une promesse solennelle que le
prélat avait faite à son saint prédécesseur, Mgr. l'archevêque
de Talleyrand-Périgord. M. de Quélen avait donc promis à
M. de Périgord qu'il ne donnerait ni paix ni trêve à son ne-
veu, avant que de l'avoir ramené dans le giron de notre sainte
mère l'Église. Quand il fut devenu à son tour archevêque de
Paris, Monseigneur se ressouvint de sa promesse Tous les six
mois, il écrivait à M. de Talleyrand une véritable homélie
afin qu'il eût à se convertir. Assez ordinairement, le prince de
Talleyrand lisait les homélies de l'archevêque de Paris ; mils
un jour, Monseigneur ayant commencé sa nouvelle épltre par
ces mots d'un père de l'Église : Quamdiu claudicabis? (Jusques
à quand boiteras-tu?) M. le prince de Talleyrand, trouvant
la citation un peu leste, ne voulut plus entendre parler des
homélies de M. l'archevêque jusqu'au jour de sa mort, où il
abjura, comme on sait, toutes ses erreurs.
— Puisque nous sommes en train d'anecdotes, en voici une
que nous tenons d'un témoin oculaire, et que nous regrettons
bien de n'avoir pas répétée plus tôt, car peut-être fùt-elle
parvenue aux oreilles de cette malheureuse servante qui a
pensé blesser la reine l'autre jour. Notre peintre (il s'agit
d'un peintre, et célèbre encore, homme de talent et d'esprit
s'il en fut) était occupé à faire un portrait du roi chez la
reine. Le roi dit à sa femme : « Les souris nous dévorent....
Faites-moi donc le plaisir de gronder notre valet de chambre,
qui n'a dressé que seize souricières. » Disant ces mots, le roi
avait l'air d'assez mauvaise humeur. A l'instant même, la
reine sort pour gronder son valet, qui s'appelle Piqueur;
mais aussitôt elle revient à petits pas. « Il dort, dit-elle : je
le gronderai quand il sera réveillé. » Certainement, si cette
anecdote avait circulé, il n'y aurait pas eu un domestique,
fou ou non, qui eût jamais songé à jeter une pierre dans la
voiture de S. M.
— Il faut véritablement que le conseil municipal de la ville
de Paris n'ait rien à faire pour s'amuser, comme il l'a fait,
après uue délibération sérieuse, à changer le nom de la rue
Dauphine, qui , par arrêt de ces messieurs, va s'appeler la rue
de Thionvillc. Nous demandons si la rue Dauphine, quand elle
aura ainsi changé de nom pour la troisième ou quatrième fois,
en sera plus large, mieux pavée, moins encombrée de char-
rettes et de voitures. Quand bien même la rue Dauphine eût
conservé jusqu'à la fin du monde ce nom qui rappelle la nais-
sance de Louis XIII, où serait le mal? Pouvez-vous empê-
cher qu'il n'y ait eu un roi nommé Louis XIII, que ce roi-là
n'ait été le fils de Henri IV, le père de Louis XIV? Pourrez-
vous jamais empêcher toute, cette population qui traverse le
Pont-Neuf toute l'année, la nuit et le jour, d'appeler rue
Dauphine la rue Dauphine? Êles-vous donc assez absurdes
de déranger toutes les habitudes de tout un peuple pour des
noms propres? Si c'est Louis XIII qui vous fait peur, abattez
donc au milieu de la Place-Boyale la statue que les vain-
queurs de 1830 ont respeclée. Si vous appelez la rue Dauphine
rue de Thionville, par respect pour la première révolution .
alors il ne faut plus appeler le faubourg Saint-Antoine que le
faubourg Antoine; il faut que la ville de Lyon reprenne son
nom de Ville Affranchie ; en même temps vous défendrez qu'on
aille au Palais- Royal; mais vous permettrez à chacun d'aller
se promener dans le jardin du Palais-lùjalilé. Nous deman-
dons pardon à nos lecteurs du mot que nous allons dire , mais
pour qualifier cette décision du conseil municipal de la pre-
mière ville du monde, d'une ville qui a soixante millions ce
revenu, qui, à celte heure, est bouleversée de fond en com-
ble, qui manque d'air, d'espace, d'égouts et de soleil, et qui
n'est occupée qu'à arracher à une pauvre rue le nomqu'ello
porte depuis sa naissance, un nom historique qui rappelle
un roi brave, un roi valeureux et une date , une rue par la-
quelle il est aussi nécessaire de passer que de passer sur le
Pont-Neuf dont on ferait bien de changer le nom par la même
occasion, car le Pont-Neuf se fait bien vieux; pour qualifier
une pareille sollicitude, nous n'avons trouvé qu'un mot dan*
toute la langue qui rendit un peu notre idée.... : C'est bête!
— L'Académie-França:se est en grand émoi : M. Derrycr, le
plus grand orateur de tribune et de barreau , se met sur les
rangs pour remplacer M. Micbaud. La nouvelle n'est pas offi-
cielle, mais elle est certaine. Si l'Académie-Française étail
instituée pour la défense et pour la gloire de la parole parlée,
nul plus que M. Berryer n'aurait droit à entrera l'Académie :
mais il s'agit ici de la parole écrite , il s'agit du style , il s'agit
de la langue française; et personne, que nous sachions en
core, n'a jamais eu sous les yeux une seule page écrite de
M. Berryer. Que s'il s'agil pour l'Académie-Française de prou-
ver son indépendance en ouvrant ses portes à un légitimité,
après les avoir ouvertes à M. Thiers, à M. Guizot, à M. Mignet.
aux ardents propagandistes de la révolution de juillet, nou>
répondrons encore à l'Académie-Française qu'elle a grand
tort de faire de la politique , qu'elle en a fait déjà beaucoup
(rop; qu'elle doit s'informer, avant tout, comment écrivent ses
candidats, et non pas comment ils pensent. Ce petit scandale
n'ajouterait ni à la gloire ni à l'importance de l'Académie. Kt
d'ailleurs, si M. Berryer a si grande envie d'être membre de
l'Institut à son tour, qu'il acceple les honneurs d'une acadé-
mie instituée tout exprès pour lui, l'Académie des Science*
morales et politiques. Mais nous ne voyons pas ce que gagnera
M. Berryer à ce nouvel honneur.
— Une femme de beaucoup d'esprit, qui écrit en prose aussi
bien qu'elle écrit en vers, d'une gaieté inépuisable, que
n'a pu corrompre une lutte de chaque jour contre tant de
passions déchaînées , Mme Emile de Cirardin, a fait lire aux
sociétaires du Théâtre-Français une comédie en cinq actes
et en vers, qui a pour titre Y Ecole des Journalistes. On dit a
l'avance que c'est là tout à fait une comédie, pleine de verve,
d'esprit, non sans un peu de celte colère qui n'a jamais nui
à la comédie. Ceux qui disent cela ajoutent déjà, avec la
bonne envie de dire vrai, que probablement le ministre de
l'intérieur s'opposera à la représentation de celle comédie,
par respect pour M. Thiers; comme si M. Thiers était le seul
homme vulnérable de ce temps-ci ; comme si M. Thieo-
résumait à lui seul tout le journalisme de cette époque! Nous
autres qui, Dieu merci, faisons grand cas de cette profession.
L'ARTISTE.
1.1
si noble quand elle est dignement exercée , et qui dans notre
estime n'a peut-être pas d'égale aujourd'hui , nous serons
moins hargneux que les bénévoles défenseurs de M. Thiers ,
qui n'a pas besoin d'être défendu. Puisqu'on effet cette co-
médie de Mme Emile de Girardin est écrite avec beaucoup
de verve et d'éclat, puisque l'auteur, qui est des nôtres, fait
l'histoire du journal, tel qu'il l'a vu , nous faisons de notre
côté des vœux bien sincères pour que VEcole des Journalistes
soit tout de suite représentée ; et si l'élégant poêle a évité
l'écueil de son sujet, le même écueil contre lequel s'est brisé
M. Casimir Delavigne quand il a écrit la Popularité ; s'il s'est
tenu en garde contre les horribles et abominables calomnies
qui ont fait du dernier roman de M. de Balzac une indigne
satire sans valeur , sans style et sans portée ; si dans cette
comédie, dont le sujet est immense, l'auteur a donné à cha-
cun ce qui lui revient : aux faiseurs de quolibet peu d'impor-
tance ; aux insulteurs à gages le mépris ; aux calomnia-
teurs patentés l'indignation de tous les honnêtes gens; à l'é-
crivain généreux et loyal , nuit et jour sur la brèche pour
faire triompher des opinions consciencieuses et légales , le
respect et la reconnaissance qui lui sont dus, nous serons
des premiers à applaudir à une œuvre dramatique qui est
peut-être le seul grand sujet de comédie qui soit possible au-
jourd'hui.
Au reste, VEcole des Journalistes, plus heureuse encore que
la Haine dans l'amour, le drame de George Sand, a été reçue
à l'unanimité.
— Il y a véritablement des familles bien malheureuses.
Quand nous étions jeune, nous entendions parler avec toutes
sortes de louanges pour leurs talents, pour leur esprit, pour
leur style , de deux frères , Victorin et Auguste Fabre. Ils
marchaient l'un et l'autre d'un pas égal et fraternel dans cette
difficile carrière des belles-lettres, échappant de toutes leurs
forces à la littérature impériale , qui jetait , en ce temps-là ,
ses dernières et ténébreuses clartés. Plus d'une fois l'Aca-
démie-Française, qui était encore une puissance, retentit du
nom de Victorin Fabre, une fois surtout à propos de l'éloge de
Corneille , qui restera comme une chose égale à l'éloge de
La Fontaine par Champforl. Eh bien ! ces heureux commen-
cements de deux gloires furent tout à coup interrompus par
d'autres renommées pressées d'arriver et par des maladies
cruelles ; le découragemen t s'empara de ces deux beaux esprits,
qui ne demandaient aux belles-lettres qu'un peu de gloire.
Du découragement littéraire , ils tombèrent dans la politique,
qui dévore, qui brise , qui dessèche le cœur. Si bien que de
déceptions en déceptions , les deux frères n'eurent plus qu'à
mourir. Victorin Fabre mourut le premier , et ce fut pour
son frère une perle sans réparation. L'autre frère, Auguslc ,
talent énergique , écrivain clair et net , passion concentrée,
et qui aurait pu être puissante si les événements l'avaient
mieux secondée , est mort, mardi passé, d'un petit mal au
genou , qui se serait guéri en quinze jours si ce mal eût été
au genou d'un homme heureux. Auguste Fabre n'avait pas
quarante-huit ans.
— Silence! que les rues soient jonchées de fleurs! que les
maisons soient pavoisées ! que les soldats prennent les armes !
que le canon soit tiré à haute volée ! on attend à Paris une
des plus belles dames du monde, la Stratonice de M. Ingres!
— Il y a bien encore cent mille autres petites nouvelles
plus ou moins vraies; le Réfectoire de l'abbaye Saint-Martin ,
qu'on parle de réparer, ce qui serait une bonne œuvre , par
respect pour Pierre de Montercau , l'architecte de la Sainte-
Chapelle. On parle d'un envoi de la ville de Florence à l'école
des Beaux-Arts; mais les caisses ne sont pas ouvertes. On se
dispute sérieusement pour savoir quelle est la droite, quelle
est la gauche dans les églises catholiques, et mille autres
bruits dont nous nous occuperions volontiers si nous avions le
temps, et si nous n'avions pas à faire à nos abonnés la petite
allocution que voici :
Plusieurs de nos abonnés de Paris nous ont adressé de
justes plaintes sur le retard des porteurs du journal; nous qui
tenons à l'exactitude du service , et qui volontiers faisons
droit à toutes les réclamations, nous avons fait comparaître
devant nous les divers porteurs de l'Artiste, et nous leur
avons rapporté ces justes plaintes. Eux , alors , sans se dé-
concerter , nous ont répondu ce qui suit :
— Monsieur, disait l'un , je sers les abonnés de la rive
gauche; à l'heure qu'il est, impossible de passer par le Pont-
Neuf; la rue Dauphine est obstruée , la rue de l'Anciennc-
Comédie n'est plus qu'un vaste trou , la place de l'École-de-
Médecine est un abreuvoir ; les colonnes de l'Odéon sont cou
vertes de planches, peu s'en est fallu qu'on n'ait fermé les ga-
leries ; les muraillesdu Luxembourg sont en pleine démolition,
seulement on conserve avec soin une horrible masure , qui
n'était bonne qu'à être jetée bas, et qui sertd'égout aux pas-
sants. Dimanche passé, pour éviter lo Pont-Neuf, j'ai voulu
traverser le Pont-Royal. Ah ! Monsieur, si vous pouviez voir
le Pont-Royal! il est coupé en deux, il n'est que plaine et
vallon ; il faut trois quarts d'heure pour le traverser à pieds
presque secs. La rue de Grenelle est encombrée de maçons :
l'hôtel de l'Instruction publique n'est plus qu'un vaste gravas:
on rôcrépit le ministère de l'Intérieur; la place Bellechasse
est un bourbier ; j'ai vu un cheval noyé sur le boulevarl
Neuf. Si vos abonnés de ce département se plaignent d'être
mal servis , vous pouvez leur dire de venir chercher leur
journal eux - mêmes ; pour moi , je renonce à ma place .
j'aime mieux m'abonner à l'Artiste, et que tout soit dit.
— Monsieur, disait l'autre, je suis l'ami intime du valet de
chambre de M. J .Chaudes-Aiguës ; je suis surnuméraire depuis
quatre ans. Grâce à mon zèle et à de brillantes protections, j'es-
père bien être aux appointements l'année prochaine ; mais quel
horrible quartier vous m'avez donné à traverser ! Songez donc.
Monsieur, qu'il faut que je passe par le Louvre; c'est comme
qui dirait autrefois la place Mauberl ou la cour des Miracles .
dont il est parlé dans M. Viclor Hugo. Tout ce qui n'est pas
boue est pluie , tout ce qui n'est pas pluie est boue. Heureu-
sement que j'ai du courage et que je sais nager, mais le
moyen de nager avec un formai si incommode à porter? On
vous dit : Prends bien garde , ne froisse pas les gravures . ne
salis pas la couverture , rappelle-toi que tu portes un beau
journal, en beau papier et en beaux caractères, et surlout
arrive à l'heure, drôle que tu es , si tu veux satisfaire à la
juste impatience de nos lecteurs! Monsieur, si vous voulez
que j'arrive à l'heure, faites, je vous prie, qu'on pave le
Louvre, sinon je me fais porteur du Constitutionnel. Voilà un
journal commode à porter ! Cela se met dans la basque de
l'habit; cela se dépose chez le marchand de vins, en passant,
et nul ne se plaint que le journal arrive trop tard.
I'i2
L'ARTISTE.
— Monsieur, dit un troisième, vous avez cru me favoriser
en me faisant aller à Versailles par le chemin de fer; tous
mes confrères étaient jaloux de ma fortune. Eli bien! je suis
encore plus malheureux que tous les autres. Le chemin de
fer a si bien fait qu'il est tassé; j'en ai reçu deux grandes
contusions dans l'estomac. Ainsi mutilé, je me suis vu obligé
de faire trois lieues à pied pour porter votre journal , et le
lendemain, les abonnés se plaindront, comme si j'étais res-
ponsable, moi, des lenteurs du chemin de fer.
Telles sont les réponses de tous ces braves gens. Vérita-
blement, et sans vouloir vous donner un démenti, nos chers
lecteurs, il nous semble que nos porteurs ne sont pas tout à
fait dans leur tort. La ville de Paris est un vaste cloaque ,
bouleversé de fond en comble par le paveur. Les pavés de
juillet 1830 n'étaient pas plus révoltés que les pavés d'oc-
tobre 1839; pas un des quartiers de la ville n'est exempt de
cette perturbation. La place Louis XV, si célèbre, et qui a
tant de noms, a vu se décomposer son bitume; il faut des
chaussures faites exprès pour ne pas rester attaché à celte
boue gluante; les Champs-Elysées sont impraticables; le Ma-
rais, autrefois la riante demeure de tous les loisirs parisiens,
se remplit de poussière et de fumée. Le commerce a découvert
cette heureuse oasis , dont il abat les arbres et la verdure.
Autour de l'Hôtel-de-Ville , autour du Palais-de-Justice , il y
a danger de mort à passer quand les maçons travaillent;
deux pauvres femmes ont été écrasées dans la rue de la
Cité , et elles sont mortes sur le coup ; il faut être bien sur
de son geste et de son pied pour ne pas attraper quelque écla-
boussure fatale dans celte ville en construction. A chaque
détour, vous rencontrez une voiture brisée, un omnibus ren-
versé, un cheval couronné; on dirait que ce mois de la pluie,
des orages et du mauvais temps a été choisi tout exprès pour les
travaux publics. On s'est reposé quand il faisait beau, on se
met à l'œuvre quand l'œuvre est impossible: il ne faut donc
pas être trop exigeant pour les porteurs de l'Artiste. Dans ce
siècle, qui est le siècle des affaires, ne pensez pas que per-
sonne se dérange de son chemin pour faire place à un pau-
vre diable , chargé , pour tout bagage , de ces heureuses et
décevantes rêveries que nous faisons en commun, nous, les
écrivains, les poètes, les peintres rêveurs; nous, séparés
du monde par cette innocente passion des beaux-arts , qui
est le seul intérêt de notre vie. Au seizième siècle, sous
François Ier, quand Cellini, le ciseleur florentin, occupait
l'hôtel de Nesles; au dix-septième siècle, quand Louis XIV
appelait à Versailles quiconque savait tenir d'une main tant
soit peu hardie le ciseau ou la brosse, certes un journal comme
le nôtre n'aurait pas eu grand'peine à circuler; il eût été le
bien-venu dans toutes ces niasses si heureusement occupées
de cette bienveillante et naïve passion. Ou eût fait place à
l'Artiste comme on faisait place à Bourdaloue quand il allait
dans sa chaire ; mais aujourd'hui, dans cette ville encombrée
de toutessorles de ruines croulantes et de masures bâties d'hier,
dans ce travail hâté, dans cette improvisation misérable de la
chaux et du plâtre , dans cet encombrement d'architectes et
de maçons éphémères, le moyen que nous circulions libre-
ment? Passe encore si nous portions le cours de la Bourse ,
des chemins de fer, et même des renies d'Espagne : la foule
s'ouvrirait devant notre journal ; passe encore si nous racon-
tions les empoisonnements, les assassinats et les meurtres:
nous nous ferions faire place, aux noms de Peytel et de La-
cenaire;mais des peintres, des sculpteurs, des graveurs,
des écrivains, rien que cela! Qu'ils attendent, rien ne les
presse; ils arriveront toujours assez vite.
A ces causes, nous supplions nos abonnés d'être indulgents
pour nos porteurs; s'ils reçoivent leur journal un peu trop
tard, c'est tout simplement la faute de la voirie parisienne .
cette puissance occulte dont on sait à peine le nom, qui
n'obéit à personne , et qui commande à toutes les puis-
sances de ce monde. En effet, si la voirie veut empêcher la
Chambre des députés de se réunir, elle en est bien la maî-
tresse. Veut-elle enfermer le roi dans son palais? elle n'a
qu'un mot à dire. Le prêtre voudrait porter le Saint- Sacre-
ment dans la rue , le prêtre ne passerait pas sans la permis-
sion de la voirie. Elle eût voulu arrêter le triomphe de
l'empereur Napoléon , le vainqueur de Wagram eût reculé
devant ces pavés amoncelés. Le pavé est le quatrième pou-
voir de l'état; il y en a qui soutiennent qu'il est le premier
des pouvoirs, car, eu effet, il est le père de la révolution de
juillet...
Et vous sentez bien que l'Artiste n'ira pas se briser la tète
contre un pareil pouvoir.
■^axCxtj.--
EXPOSITION DE L7"01T.
exposition de la Société des Amis
des Arts de Lyon s'ouvrira au palais
^) l| Saint-Pierre le premier décembre pro-
chain, et durera jusqu'au 31 janvier sui-
ME vant.
Le jury d'admission recevra jusqu'au
10 novembre les ouvrages qui lui seront présentés.
M. le maire de Lyon a mis à la disposition de la
Société la grande salle du Musée, où les tableaux seront par-
faitement éclairés par un jour égal dans toute l'étendue de la
galerie.
On s'occupe en ce moment de la décorer et d'y faire toute*
les dispositions nécessaires pour que le public y soit agréa-
blement. On va recouvrir les dalles de marbre et établir des
calorifères ; des sièges nombreux seront placés au milieu de
la galerie pour les visiteurs ; et, en cela, les Lyonnais seront
plus heureux que la population parisienne , qui cherche vai-
nement à s'asseoir au Louvre pendant l'exposition.
Les artistes les plus distingués de la capitale s'empressent ,
chaque année, d'envoyer leurs ouvrages dans une ville célèbre
par son école, et de soutenir de leur concours une société qui
recherche tous les genres de talents. Il est à présumer que
l'exposition de cette année sera plus brillante que celles de»
années précédentes.
Un budget de 50.C00 francs lui permet de faire face à ses
dépenses et de faire de nombreuses et importantes acquisi-
tions pour les sociétaires. A ces ressources vient se joindre
une somme de 10,000 francs, que le conseil municipal destine
à l'acquisition de quelques-uns des ouvrages qui seront
L'ARTISTE.
143
remarqués pendant l'exposition, el qui seront placés au Musée
de la ville. C'est ainsi que, les années précédentes, il s'est
enrichi de plusieurs tableaux de MM. Robert Fleury et Hos-
tein, ainsi que d'une figure en marbre de M. Foyatier.
La Société fait faire en ce moment, pour ses souscripteurs,
un album de grandes lithographies sur Lyon et ses environs;
cet ouvrage, qui se composera chaque année d'une dizaine
île planches, sera fait avec le plus grand luxe, et formera ,
pour les vues pittoresques et l'architecture, un recueil du
plus grand intérêt pour tous, et principalement pour les
Lyonnais.
Cette publication, qui ne sera point répandue dans le com-
merce , a déjà valu à la Société beaucoup de souscripteurs
désireux d'avoir la reproduction des lieux qu'ils habitent ,
ou qu'ils visitent journellement.
Nous publions aujourd'hui le portrait de George Sand, et
nous espérons que nos abonnés le trouveront ce qu'il est en
effet , le plus ressemblant parmi tous les portraits du célèbre
écrivain àqui nous devons Indiana et VaUnline. M. Jules Janin
nous a proposé, mais malheureusement trop tard pour que
nous pussions l'inscrire au bas de cette belle gravure , où il
serait resté comme un ornement digne du modèle, le vers
suivant :
FEMINA FKONTE PATET , VIR PECTORE , CARMINE MUSA.
La beauté d'une femme , un talent tout viril, l'inspiration
d'une muse.
Il était impossible de dire plus et plus juste en moins de
mots.
Ce vers nous a rappelé le vers latin de Mme la marquise
Duchàtelet, écrit de sa main sous le portrait de Voltaire :
Clirus post genitis, nunc carus amicis.
MM. DUPONCHEL, MARIO ET VIARDOT.
a grande énigme de la semaine dernière est
la rare complaisance de M. Duponchel, qui
prête Mario à l'Opéra-Ilalien, ou qui permet
que Mario s'exerce à rompre son engage-
ment, à écouler le premier caprice qui lui
conseillera de quitter l'Opéra-Français. Nous l'avouons, ce
fait n'a pour nous aucun sens. M. Duponchel a-t-il donc fait
quelque héritage de ténors pour les jeter ainsi à la tête de
ses rivaux? Jusqu'ici rien ne le prouve. Nous ne lui connais-
sons que Duprez, qui chante trois véritables rôles , et Mario
qui en chante deux ; Duprez, qui dernièrement se montrait
sujet aux infirmités des ténors de pacotille; Mario, que l.i
jeunesse de sa voix doit souvent forcer à se reposer. Enfin ,
est-ce M. Duponchel qui prêle Mario, ou Mario qui contraint
M. Duponchel à le prêter? Dans la première hypothèse, quel
intérêt M. Duponchel a-l-il à cela? l'Opéra-Italicn lui fait-il
un large avantage? cela serait impossible. Est-il seulement
indemnisé? pourquoi s'affaiblir alors au profil d'un rival?
d'ailleurs, le dédommagement qui coûterait beaucoup à
l'Opéra-Italien serait peu de chose pour lui. Quand Mario
chante à l'Odéon, il ne chante pas au Grand-Opéra la veille,
et n'y chantera le lendemain qu'avec un sentiment de fa-
tigue bientôt remarqué du public. Plus d'une représentation
de Robert, qui rapporterait huit mille francs, est ainsi man-
quée ; on la remplace par le second acte de Gustave ou par
quelque autre pis-aller semblable qui ne fait pas les frais.
Où M. Duponchel (rouve-t-il dans tout cela sou profit ou
seulement sa convenance? Son public s'habitue à rencontrer
chez lui indigence en fait de personnel , et par contre , ri-
chesse chez le rival. C'est donc perdre deux fois pour une.
Le public, race paresseuse et cancannière, qui n'aime pas à
chercher et à changer le pourquoi de ses habitudes, et qui
néanmoins s'arrange très-promptemenl selon les bruits sinis-
tres, accueillera très-facilement l'idée de maladresse attribuée
à l'administration de l'Opéra français. Celle idée une fois
implantée, il sera très-difficile et très- long de l'en faire
revenir, et plus long, plus difficile encore , de faire revenir
son argent. D'un autre côté , laisser Mario chanter ces mé-
lodies italiennes, si mollement complaisantes, si gracieuse-
ment banales, si faciles pour l'effet , c'est favoriser mal-
adroitement les penchants paresseux naturels à l'homme.
Mario est sans doute très-flatlé de chanter seul d'une ma-
nière satisfaisante lamusique de Robert, à laquelle l'Italie n'a
rien à comparer depuis longtemps ; mais ce plaisir de vanité
satisfaite dure depuis tantôt un an ; mais cette musique si
grande et si fière , impérieuse et despote comme tout ce
qui est grand, s'inquiète fort peu des instruments qu'elle em-
ploie, et ne pense guère à ces lâches transactions, à ces ca-
pitulations honteuses que font tous les jours avec les chan-
teurs les maestri d'Italie. La musique de Robert est à l'égard
du chanteur comme un maître magnifique qui récompense
bien, il est vrai, mais qui veut être obéi, coûte que coûte.
Mario, qu'on envoie affronter les séductions de la paresse el
de l'indépendance, Mario, qui trouvera, quand il le voudra .
des maîtres italiens pour écouter ses exigences, reviendra-
t-il volontiers obéir au génie, pour l'honneur des principes
seulement? Cela est presque aussi difficile à concevoir que
l'avantage problématique retiré par M. Duponchel de cet ar-
rangement inouï.
La position de M. Viardot est un peu plus nette, quoiqu'on
ne la comprenne pas bien après avoir réfléchi , et qu'on
puisse se tromper dans l'appréciation des motifs. Il avait ja-
dis Ivanoff, ténor à deux fins , qui se résignait au rôle de se-
cond, quand il lui fallait subir dans le même opéra le voisi-
nage écrasant de Rubini ; mais dans certains ouvrages le
second ténor devenait premier, sans trop de difficulté. On ne
pouvait attribuer à Sinico la même faculté d'ubiquité rela-
tive. Mario était là, Italien de naissance, chantant les tendres
mélodies italiennes avec une facilité au moins égale à son ta-
m
L'ARTISTE.
ii-ni de cli.inteur français. Il ne s'agissait plus que d'obtenir
de M. Duponchel la cession temporaire de cet utile sujet.
C'est ce qui a été fait. A quelles conditions? nous l'ignorons,
et cela ne nous regarde probablement pas, car nous ne
croyons pas à la grande conjuration de l'Opéra italien contre
l'Opéra français, conjuration dans laquelle le directeur de
l'Opéra français entrerait ainsi tout le premier, il n'est guère
probable que celui-ci se prive de plusieurs recettes de huit
mille francs sans indemnité approximative. Il faut sans doute
rtiissi désintéresser Mario pour ce double service. Or, à la
charge de qui ces dédommagements doivent-ils tomber, si-
non à celle de M. Viardot ? 11 y gagne de maintenir la variété
de son répertoire, et partant la bonne volonté des auditeurs
non locataires; mais ces auditeurs lui fournissent la moindre
partie de ses recettes. Nous ne voyons pourlui qu'une chance
de gain, chance toute morale et lointaine, qui réside dans la
séduction que doit exercer sur Mario la vie plus facile du
chanteur italien.
Mario a dû être flatté de se voir nécessaire aux deux pre-
miers théâtres chantants de l'Europe; il aura vu dans l'ar-
rangement proposé toutes sortes d'avantages immédiats, et
n'aura guère redouté la fatigue, confiant dans les ressources
de sa jeunesse et de sa voix. Il a raison. Jamais voix plus
fraîche et plus reposée n'a été entendue dans le rôle de Ne-
morino. Cette musique sans prétention, j'allais dire (erre à
terre, qui n'exige du ténor ni effort, ni bravura, convenait
merveilleusement à la circonstance. Bubini eût été trop bril-
lant, trop artiste, dans l'Elùsir d'Amore. Mario s'est laissé
être simple, niaisement passionné ; c'est le plus grand chan-
leur qu'on puisse trouver pour le rôle. Le public , par une
sorte de pruderie de dilettantisme , a accueilli pendant le
premier acte, avec une froideur inconcevable , ce charmant
transfuge italien, mais les murmures flatteurs ont commencé
par rompre la glace, et les applaudissements universels ont
scellé le pardon dont on semblait si ridiculement lui faire
sentir le besoin. Nous espérons bien que Mario, qui sera, s'il
le veut, un très-grand artiste, ne se laissera pas ébranler par
ces misères dans ses résolutions primitives.
L'Elissir d'Amore est chanté par tout le monde avec une
verve merveilleuse. Mme Persiani s'y montre de plus en
plus parfaite; sa voix s'épure et s'affine chaque jour à un de-
çré qu'on n'aurait pu prévoir. Nous voudrions seulement
qu'elle donnât un éclat moins strident à ses longues notes
syncopées à l'aigu.
A. SPECHT.
PALAIS-ROYAL : Le Toréador , comédie-vaudeville en trois actes.
' n dit que dans un de ces moments de cha-
! (ouillcusc ambition où l'âme s'ouvre aux
; prétentions les plus exagérées, les auteurs du
' Toréador avaient cru faire un chef-d'œuvre
; qui fit honte au Barbier de Séville. Beaumar-
chais l'a échappé belle; si la Comédie-Française n'avait pas
cru devoir refuser l'Alcade , c'était fait de lui! Heureusement
pour le père de Figaro , il n'en a rien été. Du Théâtre-Fran-
çais, l'Alcade a sauté à pieds joints chez son voisin, le théâtre
du Palais-Itoyal ; et au moyen d'un nouveau baptême , et de
quelques couplets de circonstance , de boléros, cachuchas,
danses cl chants de caractère, l'œuvre nouvelle a vu le
jour.
Boahdil est un descendant plus ou moins direct de Figaro.
La confraternité de l'un et de l'autre n'en est pas moins le
but qu'ont cherché les auteurs. Tous les personnages du Bar-
bier de Séville revivent dans le Toréador, et ils ont été ap-
pelés à traduire sur la scène du Palais-Boyal la même action.
Ainsi, on y voit le vieux Bartholo, qui, changé en alcade,
tourmente de son amour et de sa jalousie une jeune Bosnie
qui se laisse tendrement faire la cour, à travers les jalousies
d'abord, et plus tard dans la chambre conjugale; car il est
juste d'avouer que la pièce de MM. Duveyrier est, sur un
point, en progrès sur celle de Beaumarchais; la Rosine du
vaudeville est la femme légitime du Bartholo en question . et
l'action est compliquée d'un tout petit et agréable adultère ,
ce qui est infiniment plus moral. Mais tout ceci se passe en Es-
pagne, et nous ne sommes pas chargé de la police des mœurs
espagnoles. Le comte Almaviva est changé eu officier français
qui passe les Pyrénées à la suile du roi Joseph , et prend sur
son service le temps de surveiller sa belle captive , de lui
donner des sérénades , d'escalader son balcon , et de lui
donner des baisers sur la blanche main que sa complai-
sante beauté lui abandonne à travers les jours de sa jalousie.
Figaro devient un lourd officieux faisant l'amour pour son
compte et pour celui des autres , se battant les flancs pour
servir les intérêts de celui qui le paie, et ne faisant que des
sottises, sans esprit, sans expédients, toujours baltu , et
n'ayant pas même l'esprit de conserver les bourses d'or qu'on
lui jette. C'est là un bien mauvais héritier qu'on a donné à ce
pauvre Figaro. Ajoutez à ces personnages le cortège inévi-
table de ce qu'on appelle la couleur locale , tous les mille
petits détails extérieurs qui passent pour le complément de
toute action qui a eu lieu en pays étranger ou dans une époque
éloignée de nous, et sans lesquels nos modernes dramaturges
ou vaudevillistes croiraient avoir failli à leur œuvre , les dou-
bles portes, les verroux, les surprises à brûle-pourpoint, les
invocations à tous les saints du paradis, les mascarades, les
combats de taureaux et jusqu'aux coups de poignard. Heu-
reusement que le coup de poignard n'a presque pas porté
et que le plancher n'a pas été ensanglanté!
MM. Duveyrier n'ont pas encore enterré Figaro, et la bles-
sure qu'ils ont faite â Beaumarchais n'est pas mortelle. M. Le-
ménil a fait valoir autant que possible le rôle de l'alcade, et
il a bien rendu les émotions du personnage, tour à tour amou-
reux, jaloux , avare, et surtout ridicule, qu'il s'était chargé
de représenter. Son jeu a été plein d'entrain et de naturel.
M. Achard s'amuse tous les soirs à chanter faux. C'est peut-
être l'esprit de son rôle : le descendant du dernier des Abcn-
cerrages n'est pas obligé de chanter juste.
A. L. C.
Typographie de Lacrampe et Comp. , rue Damiclte, 3. — Fonderie de Thon y, Virej et Muret
L'AUTISTE.
1-V5
M. INGRES
L'ACADÉMIE ROYALE DES BEALXARTS.
olr la seconde fois, la quatrième
,,,-, classe de l'Institut vient de censurer
publiquement le directeur de l'Acadé-
ra mie de France à Rome. M. Raoul-
Hochelte, secrétaire de la quatrième
Y\ classe , n'a pas craint de tancer M. Ingres comme
** un écolier; il a réprimandé l'un des plus glorieux
représentants de la peinture française d'un ton leste et
cavalier qui se comprendrait tout au plus si M. Ingres
n'appartenait pas à l'Institut, et n'avait pas été chargé
par l'Académie des beaux-arts des fonctions qu'il rem-
plit depuis cinq ans. Mais M. Ingres tient de ses con-
frères le mandat auquel il s'est dévoué avec un zèle, une
persévérance, une assiduité que personne n'oserait con-
tester. Quelle est donc la faute commise par M. Ingres?
de quel crime s'est-il rendu coupable"? A-t-il imprimé
aux études dont la surveillance lui est confiée une di-
rection fâcheuse? a-t-il dépravé le goût ou refroidi l'ar-
deur des élèves qui suivent ses conseils? L'Académie
royale des beaux-arts déclare publiquement, par l'or-
gane de M. Raoul-Rochette, que tous les ouvrages en-
voyés par les pensionnaires de Rome ont un caractère
uniforme et systématique, une physionomie qui rap-
pelle avec une constance affligeante les compositions et
les doctrines de M. Ingres; et, pour ne pas manquer à
ses devoirs, pour ne pas trahir la mission qu'elle a reçue,
elle se croit obligée d'avertir le maître et les élèves qu'ils
sont engagés dans une fausse voie. Il n'y a de salut, dit-
elle, pour la musique, la peinture, la statuaire et l'ar-
2e SÉRIE , TOME IV, 10e LIVRAISON.
chitecture , qu'à la condition de se tenir à égale distance
de l'innovation et de l'imitation. C'est à cette condition
seulement que l'art peut espérer de produire des œuvres
belles et glorieuses. Si nous comprenons bien le sens des
mots que nous venons de transcrire, si l'élude et la ré-
flexion nous ont enseigné la véritable valeur de tous les
éléments du vocabulaire, le conseil, ou plutôt la pres-
cription de l'Académie royale des beaux-arts, est tout
simplement une absurdité emphatique. M. Raoul-Rochette
n'est pas, nous le croyons du moins, responsable de la
pensée qu'il a énoncée. La seule part qui lui appartienne
incontestablement dans le rapport lu par lui le 5 octo-
bre 1839, c'est le style assez étrange dont il a revêtu les
pensées collectives de l'Académie, style rarement élé-
gant et très-souvent incorrect. « Tout ce qui remplit et
anime vos séances, dit M. Raoul-Rochette, doit être
connu du public, dont l'opinion, privée de guides sûrs
et fidèles, est trop souvent exposée a se laisser surprendre
par de fausses doctrines ou imposer par des succès trom-
peurs. » Il n'y a pas un écolier de douze ans qui ne sache
très-bien, n'eût-il môme jamais suivi que les leçons des
écoles primaires, en quoi diffèrent un succès qui impose
et un succès qui en impose : le premier est légitime, le
second illégitime. Il est vraiment déplorable qu'un homme
qui touche le traitement d'un colonel , et qui est présumé
savant , commette publiquement de pareilles bévues ;
mais le bon sens n'est pas traité par M. Raoul-Rochette,
organe de l'Académie, avec plus de respect que la gram-
maire. Nous consentirions sans regret à le voir offenser
la langue, si les mots qu'il assemble en périodes nom-
breuses offraient un ensemble d'idées vraies; mais puis-
que les mots que nous avons transcrits, puisque les con-
seils dictés par l'Académie aboutissent à la négation
môme de l'art, l'indulgence n'est pas permise, et nous
sommes forcé d'appeler la réprobation et le ridicule sur
le sermon prononcé par M. Raoul-Rochette. Pour dé-
montrer le néant et la niaiserie de ce sermon, il suffit
d'analyser avec soin la formule dans laquelle M. Raoul-
Rochette a prétendu résumer la doctrine de l'Académie.
Que signifie, en effet, la recommandation pompeuse ré-
digée par M. le secrétaire perpétuel? «Tenez-vous, dit-
il, si vous voulez produire des œuvres glorieuses, en
garde à la fois contre le goût de l'innovation et la manie
de l'imitation. Marchez toujours d'un pas ferme et sûr
entre ces deux écueils, sans jamais dévier vers l'un ou
vers l'autre. » Si les pensionnaires de Rome obéissent
littéralement au conseil de l'Académie, ils se priveront
de toute originalité pour éviter l'innovation, et de toute
science pour éviter l'imitation. Jamais, je crois, la parole
humaine n'a été plus scandaleusement détournée de sa
destination naturelle; jamais cet instrument, créé non-
seulement pour l'expression, mais aussi pour le déve-
loppement intérieur, pour l'analyse intime de la pensée,
n'a été manié d'une façon plus maladroite et plus ridi-
19
n<;
/AUTISTE.
cule. Proscrire l'innovation , n'est-ce pas commander à
toutes les intelligences qui cultivent le domaine de l'art
d'abdiquer leur personnalité? proscrire l'imitation, n'est-
ce pas les forcer à se réfugier dans l'innovation? Traqués
ainsi entre l'imitation et l'innovation , que vous déclarez
également dangereuses, quel parti embrasseront le pein-
tre et le statuaire? M. Raoul-Rochettc a pris soin de
nous l'apprendre, et nous sommes heureux de pouvoir
rapporter fidèlement cette prophétie mémorable. En se
tenant à égale distance de l'innovation et de l'imitation ,
selon les conseils de l'Académie, l'école de Rome sera
ramenée dans la droite voie, qui est celle de la nature
et de la vérité. Devine qui pourra ! La nature et la vérité
sont sans doute des mots fort imposants; mais nous de-
vons regretter que l'Académie n'ait pas consenti à nous
expliquer ce qu'elle entend par la nature et la vérité
Croit-elle, comme nous avons le droit de le supposer,
que l'art entier se réduise à transcrire, à copier littéra-
lement le spectacle offert à nos veux? Si elle partage à
cet égard le préjugé vulgaire, la discussion la plus in-
dulgente ne peut descendre jusqu'à réfuter une affirma-
tion aussi insensée ; car déclarer que l'art n'a d'autre
but , d'autre mission que la reproduction littérale de la
réalité, c'est proclamer le divorce de l'imagination et de
l'art, c'est nier l'histoire entière de la peinture et de
la statuaire. Ni Phidias, ni Michel-Ange, ni Jean Goujon,
ni Raphaël, ni Titien, ni Rubens, ne relèvent de la réa-
lité : les Parques, le Moïse, la Diane, sont de véritables
créations. La réalité n'a été, pour les artistes divins que
nous venons de nommer, qu'un point de départ, et non
un but. Si, comme nous le croyons, M. Ingres professe
un dédain profond, une répugnance absolue pour le
culte exclusif, pour la reproduction littérale de la réa-
lité; s'il enseigne aux pensionnaires de Rome les prin-
cipes que lui ont révélés la réflexion et la pratique de
l'art; s'il leur répète chaque jour, implicitement ou ex-
plicitement, que V Apothéose d'Homère contient quelque
chose de plus que la réalité, loin de le blâmer, nous
l'approuvons hautement. S il cherche dans les chambres
du Vatican , dans les monuments de la statuaire grecque,
des arguments à l'appui du système auquel nous devons
ses œuvres trop rares, mais d'un caractère si pur, si
élevé ; s'il recommande à ses élèves l'élude de l'harmonie
linéaire comme l'expression la plus savante de la beauté
idéale, nous ne saurions trop louer la franchise et la
portée de son enseignement. Si l'on nous parle de son
intolérance , nous répondrons sans hésiter que les con-
victions absolues sont nécessairement intolérantes. M. In-
gres est peut-être injuste pour Titien et pour Rubens, il
traite peut-être avec une sévérité excessive toutes les
écoles qui ont précédé ou suivi Raphaël; mais son in-
justice et sa sévérité sont les conséquences inévitables
de la religion qu'il a embrassée : il ne peut, sans
mentir, mettre sur la même ligne Orcagna , Titien et
Raphaël. Il est injuste pour Venise, parce que Rome suffit
à épuiser toute sa ferveur. 11 n'a qu'un Dieu et qu'une
croyance : il ne pourrait passer au polythéisme sans de-
venir impie. Loin de condamner son intolérance , loin
de réprouver le culte exclusif qu'il a voué à Raphaël,
nous voyons dans son intolérance même un gage de la
sincérité des principes qu'il professe. S'il y avait place
dans sa conscience pour l'adoration simultanée de Venise,
de Rome et d'Anvers, son enseignement nous trouverait
incrédule.
Le caractère exclusif, impérieux, des leçons données
par M. Ingres aux pensionnaires de Rome, est évidem-
ment sans danger. Après avoir étudié dans les chambres
du Vatican, en présence des marbres grecs, le secret de
l'harmonie linéaire, ils pourront toujours consulter avec
fruit les écoles qui ont précédé ou suivi l'école de Ra-
phaël. L'admiration religieuse que M. Ingres leur pres-
crit pour Yécole d'Athènes, pour le Parnasse, ne les em-
pêchera pas, soyez-en sûrs, d'apprécier dignement les
fresques sévères duCampo-Santo ou les Naïades ardentes
de Rubens. Se placer au centre de l'école romaine pour
juger les écoles de Venise et d'Anvers n'est pas, quoi que
puisse dire l'Académie, une méthode pernicieuse. Non-
seulement nous ne blâmons pas l'intolérance de M. In-
gres , mais nous souhaitons que les pensionnaires de
Rome prennent ses leçons pour la vérité même. S'il y a.
comme nous le croyons, en-deçà et au-delà de Raphaël
des œuvres d'une grande valeur, si l'enseignement de
M. Ingres ne contient pas toute la vérité , les pension-
naires de Rome auront toujours le temps de modifier,
d'élargir les principes qui semblent à leur maître conte-
nir toute la vérité. Si la Toi est nécessaire à l'homme qui
enseigne, elle ne l'est pas moins à celui qui étudie. //
faut que celui qui apprend croie. Ces paroles, écrites il y ;>
deux siècles par François Bacon, devraient toujours de-
meurer présentes à la pensée des élèves confiés aux soins
de M. Ingres; et nous avons peine à comprendre pat-
quelle série de méprises l'Académie est arrivée à prêcher
le doute aux pensionnaires de Rome, quand elle devrait
leur prêcher la foi. Croire aux paroles du maître est la
première condition de toute étude sérieuse. Le doute
peut devenir une méthode d'investigation, mais il ne
sera jamais ni une méthode d'enseignement ni une mé-
thode d'étude. M. Ingres croit en lui-même et affirme
sincèrement ce qu'il prend pour la vérité complète. Avant
de contrôler par des comparaisons laborieuses la valeur
des leçons de M. Ingres, les pensionnaires de Rome fe-
ront bien de les accepter sans réserve. La foi seule, je
veux dire la foi intelligente, peut mener à la science; le
doute n'est légitime et profitable qu'à celui qui possède
déjà la meilleure partie de la vérité. Si 1 Académie veut
concourir au progrès de la peinture et de la statuaire,
qu'elle renonce donc à ébranler la foi des pensionnaires
de Rome, qu'elle accepte sans murmurer l'intolérance
L'ARTISTE.
1V7
de M. Ingres, qu'elle se résigne avec reconnaissance nu
caractère absolu des leçons de ce maître illustre ; car, en
semant le doute, elle ne recueillera que l'indifférence et
l'anarchie. Que les pensionnaires de Rome commencent
par croire pour savoir : quand ils sauront, il sera temps
pour eux de douter pour agrandir le champ de leur
science.
Les remontrances adressées au directeur de l'école
de Rome, par la quatrième classe de l'Institut, sont d au-
tant plus surprenantes que les pensionnaires ont envoyé
cette année plusieurs ouvrages recommandables. Tous
les hommes compétents s'accordent à louer les travaux
de M. Glerget. La figure d'étude de M. Papety ctfOrestc
de M. Simart ont obtenu les suffrages des juges les plus
sévères. On peut, sans injustice, blâmer la figure que
M. Papety a placée au fond de son tableau , et dont les
proportions ne sont pas justifiées ; mais il est impossible
de ne pas reconnaître dans l'exécution du sujet principal
une grande habileté. Quand M. Papety obtint, il y a deux
ans, le grand prix de peinture, il n'était encore qu'un
agréable faiseur de vignettes, et promettait tout au plus
de continuer son maître ; M. Ingres a su, par son into-
lérance, lui inspirer, lui enseigner le goût de l'harmonie
linéaire. Si M. Papety persévère dans la voie où il est
entré cette année, s'il dirige l'adresse de pinceau dont il
dispose aujourd'hui vers l'étude des grands modèles, il
pourra, dans un avenir prochain, aller bien au-delà de
ses premières promesses. Sans l'intolérance de M. In-
gres, où en serait aujourd'hui M. Papety? La réponse
n'est pas difficile à trouver, il grouperait heureusement
des figures très-incomplétement dessinées. Sans doute
tout n'est pas à louer dans l'Oreste de M. Simart, mais
il y a dans cet ouvrage plusieurs parties très-remar-
quables. Que la tête, comme étude musculaire et comme
expression, soit inférieure au torse, nous l'accordons
sans peine, et encore devons-nous faire nos réserves;
car le marbre n'étant pas achevé, il y a lieu d'espérer
que M. Simart cherchera, le ciseau à la main, ce qu'il
n'a pas trouvé en modelant la glaise. La réflexion ne
manquera pas de l'éclairer, et il comprendra la nécessité
d'accorder l'expression du visage et la ligne générale du
corps. Mais toute la partie antérieure du torse, tous les
plans du bras droit, qui embrasse l'autel de Minerve,
sont étudiés avec une persévérance et une habileté qui
font le plus grand honneur au jeune statuaire, et prou-
vent que les conseils de M. Ingres sont loin d'être dan-
gereux. Malgré les remontrances adressées au directeur
de l'école de Home par la quatrième classe de l'Institut ,
nous persistons à croire que MM. Papety et Simart doi-
vent à M. Ingres la meilleure partie de leurs progrès.
Nous sommes certain que MM. Papety et Simart parta-
ient notre opinion. Que signifient donc les reproches de
l'Académie? que signifient ses regrets et ses crainles?
S'affligerait-elle de voir M. Simart ne pas imiter le Thésée
de M. Ramcy, ou l'Alexandre de M. Nantetiil ? Yerrail-
elle avec colère M. Papety ne pas rappeler le style de
M. Blondel ? ()ublie-t-elle donc que MM. Ramey. Nan-
ieuil et Blondel sont très-loin de la nature et de la
vérité? mais j'oublie moi-même que MM. Ramcy, Non-
teuil et Blondel siègent parmi les censeurs de M. In-
gres.
Je veux croire que la jalousie est complètement étran-
gère aux reproches formulés par la quatrième classe de
l'Institut; il serait en effet trop pénible de penser que
l'Académie eût nommé M. Ingres directeur de l'école de
Rome, parce qu'elle était lasse de l'entendre appeler
juste ; il serait trop pénible de voir dans les fonctions
honorables qui lui ont été confiées, un calcul de vanité
blessée. Ceux qui attribuent à l'impatience le sermon
prononcé cette année par M. Raoul-Rochette, calomnient
évidemment l'Académie. La quatrième classe de l'Insti-
tut n'a pas voulu se débarrasser de M. Ingres en l'envoyant
à Rome; ce n'est pas le désappointement qui a dicté
contre lui des paroles amères. Nous aimons mieux pen-
ser qu'elle se méprend sur la destination et les lois de
l'art, et par conséquent sur les conditions de l'enseigne-
ment confié au directeur de l'école de Rome. Quelque
étrange que puisse paraître notre opinion, nous inclinons
à croire que la quatrième classe de l'Institut n'a pas une
idée très-nette du rôle que jouent dans l'histoire de l'art
la tradition et l'invention. Le culte qu'elle professe pour
la nature et la vérité, cache probablement une igno-
rance assez complète du sens attaché aux deux mots que
nous venons d'écrire. Le culte de la nature et de la vé-
rité est, à l'intelligence de la tradition et de linvention
dans l'art, à peu près ce qu'est aux affections de famille la
philanthropie cosmopolite. L'amour de la nature et de la
vérité peut contenir en germe l'intelligence de la tra-
dition et de l'invention , tout comme la philanthropie
peut embrasser toutes les formes de la tendresse ; mais
la philanthropie peut servir de masque à l'égoïsme, et
l'amour de la nature et de la vérité peut cacher la plus
profonde ignorance des lois qui régissent le développe-
ment de l'art. Nier l'importance de la tradition, vouloir
trouver en soi-même tous les éléments de ses œuvres,
c'est un acte d'orgueil que la raison ne saurait con-
damner trop sévèrement. L'histoire entière de l'humanité
est là pour nous apprendre que les génies les plus heu-
reusement doués procèdent de la tradition aussi bien
que de leurs facultés personnelles. Vouloir n'obéir qu'à
la tradition, ne relever que du passé, borner son rôle à
reproduire ce qui a été, proscrire l'invention personnelle
comme une tentative téméraire, ce n'est pas seulement
nier une moitié de l'art, c'est méconnaître en menu
temps la nature intime de la tradition. Pour continuer le
passé il faut évidemment aller au-delà de ce qui est, il faut
agrandir le patrimoine intellectuel que nous avons reçu
de nos aïeux. Le culte impersonnel de la tradition n'est
us
L'AUTISTE.
pas moins insuffisant que l'invention réduite à ses seules
ressources. L'art vrai, l'art complet, procède à la fois
de la tradition et de l'invention. Si M. Ingres est un ar-
tiste éminent; s'il rappelle, à la fécondité près, les grands
maîtres de la Renaissance, n'est-ce pas parce qu'il s'assi-
mile, par ce qu'il transforme les données que l'étude
lui a fournies, parce qu'il invente en associant l'emploi
de ses facultés personnelles à l'étude et au souvenir des
œuvres glorieuses que le passé nous a léguées? Si l'Aca-
démie était pénétrée de l'importance des relations qui
unissent la tradition et l'invention , loin de blâmer la di-
rection imprimée aux travaux des pensionnaires par le
directeur de l'école de Rome, elle encouragerait haute-
ment les efforts persévérants de M. Ingres; elle le félici-
terait d'avoir substitué l'obéissance au caprice, la disci-
pline à l'anarchie, d'avoir appelé l'attention des élèves
sur l'importance de la tradition, sur l'insuffisance de la
fantaisie livrée à elle-même , sans conseil et sans guide.
Dans le rapport lu à la séance du 5 octobre, M. Raoul-
Rochette parle, il est vrai, en termes pompeux du dic-
tionnaire entrepris par la quatrième classe de l'Institut ,
et qui doit, il nous l'assure du moins, résoudre, sous la
forme de définitions , toutes les questions dont se com-
posent l'histoire, la théorie et la pratique de l'art. Malgré
notre admiration sincère pour le talent qui distingue
plusieurs membres de l'Académie , nous craignons fort
que le dictionnaire de la langue des beaux-arts ne justifie
pas les éloges prématurés que M. Raoul-Rochelte juge
à propos de lui décerner. S'il y a parmi les statuaires,
les peintres, les architectes et les musiciens dont se
compose la quatrième classe de l'Institut, des hommes
que leurs ouvrages recommandent à l'estime publique ,
ces hommes, justement honorés, sont loin de former la
majorité. Et qui nous garantit que la division du travail
ne fera pas nécessairement prévaloir l'opinion de la mé-
diocrité ignorante ? Comment oser affirmer qu'Une ma-
jorité passionnée pour la routine et pour les qualités né-
gatives, ne l'emportera pas sur une minorité studieuse,
éclairée , amie du progrès? Sans doute il serait téméraire
de condamner sur de simples conjectures le dictionnaire
de la langue des beaux-arts ; mais le goût permet-il de
louer publiquement une œuvre encore inédite ? Que l'A-
cadémie veuille bien prendre en considération notre juste
impatience , et consente à nous livrer par fragments l'en-
semble de ses travaux sur l'histoire, la théorie et la pra-
tique de l'art; qu'elle ne tienne plus la lumière sous le
boisseau, et nous accueillerons avec empressement, avec
reconnaissance , ses conseils et ses leçons. Il est vrai que
le dictionnaire publié par l'Académie-Françaisc est de
nature à semer l'inquiétude ; il est vrai que la quatrième
classe de l'Institut pourrait bien traiter la langue spéciale
des beaux-arts comme l'Académie-Françaisc a traité la
langue générale. Il n'est pas impossible que les travaux
esthétiques de MM. Ramey, Nanteuil et Rlondel offrent
la même confusion , la même anarchie que les travaux
philologiques de MM. Rriffaut etCampenon. Mais il y a
un moyen bien simple d'imposer silence à nos craintes,
c'est de publier les premières lettres du dictionnaire de
la langue des beaux-arts. Quelle -que soit l'étendue de la
tâche acceptée par la quatrième classe de l'Institut, nous
ne voulons pas croire qu'elle ait besoin d'un demi-siècle
pour l'accomplir. Si Montesquieu a pu , seul , dans l'es-
pace de vingt ans, concevoir et achever VEspril des Lois,
il me semble que la quatrième classe de l'Institut peut,
en moins de dix ans , achever le dictionnaire de la langue
des beaux-arts. Assurément ce calcul n'a rien d'exagéré.
Et puisque l'Académie voit avec inquiétude l'invasion des
doctrines intolérantes de M. Ingres , elle n'a rien de
mieux à faire que de combattre ces doctrines par un
traité complet sur la matière.
Nous hésitons d'autant moins à demander dans un très-
court délai la publication du dictionnaire de la langue
des beaux-arts, que l'Académie, imitant la modestie in-
génieuse de Sully, s'est dit à elle-même, ou, ce qui re-
vient au même , s'est fait dire par son secrétaire qu'elle
avait accompli de grandes choses, et qu'elle se sentait
capable de résoudre les problèmes les plus difficiles. S'il
faut en croire M. Raoul-Rochette , qui sans doute a re-
cueilli les voix et qui n'aurait pas la témérité de parler en
son nom, l'Académie renferme tous les peintres, tous
les statuaires, tous les musiciens, tous les archi-
tectes, tous les graveurs qui honorent la France. La
couleur et la forme lui obéissent : il n'y a pas une toile
glorieuse , pas un marbre vivant auquel 1 Académie n'ait
mis la main. Sans elle , il n'y aurait pas un palais ; si elle
refusait de créer des mélodies, tous les orchestres se tai-
raient, tous les chanteurs seraient condamnés au silence !
Maîtresse de pareilles ressources, l'Académie aurait mau-
vaise grâce à ne pas achever en dix ans la lâche dont elle
s'est chargée. Il est vrai que MM. Calamatta, Mercuri et
H. Dupont, n'appartiennent pas à l'Institut, et sont
généralement considérés par tous les hommes compé-
tents comme les plus habiles graveurs de la France ; il
est vrai que MM. Delacroix et Decamps ne sont pas
membres de l'Académie, et qu'ils comprennent la cou-
leur, ou, pour parler comme M. Raoul-Rochette, la na-
ture et la vérité, plus heureusement que MM. Drolling
et Blondel. L'absence de pareils conseillers a bien quel-
que importance ; mais l'Académie est trop bien assise
dans sa sécurité, elle est trop contente d'elle-même,
trop pénétrée de l'étendue de son savoir, pouriipercevoir
les hommes qui se livrent hors de son enceinte à la pra-
tique de l'art. Quand elle se dit publiquement qu'elle
résume l'art entier de la France, elle ne peut hésiter à
nous enseigner ce qu'elle sait. Si elle restait sourde à
nos vœux, si elle rerusait obstinément de nous livrer dès
aujourd'hui les premiers fruits de ses études, sa paresse
mériterait d'être qualifiée sévèrement. Nous serions obligé
L'AUTISTE.
no
le croire qu'elle craint, en publiant ses principes, de
rendre la gloire trop facile et le génie trop vulgaire. Une
Académie qui n'hésite pas à tancer M. Ingres comme un
écolier, qui proscril l'innovation et l'imitation comme éga-
lement dangereuses, doit agir avec plus de franchise et de
générosité. Puisque sa main droite est pleine de vérités,
qu'elle ouvre donc la main! qu'elle frappe le rocher de
sa verge toute-puissante! que la science jaillisse en flots
pressés, et apaise la soif de toutes les intelligences!
Gistave PLANCHÉ.
MMtMM
MADEMOISELLE DOZE.
rE serais tenté de reprocher au Théâ-
tre-Français le choix des deux der-
nières pièces dans lesquelles a débuté
Mlle Doze. Comment, en effet, une
^ jeune fille, paraissant pour la pre-
mière fois sur un théâtre, serait-
elle assez maîtresse d'elle-même, as-
sez sûre de ses propres ressources, assez habile, disons
le mot, pour exprimer à la fois, c'est-à-dire le même
soir, à quelques minutes d'intervalle, deux passions si
différentes par le fond et par la forme , pour traduire
également bien Molière et Marivaux? Telle est cepen-
dant l'épreuve bien difficile à laquelle on avait soumis
Je début de Mlle Doze, le bel enfant qui, selon nous, a
tant d'avenir.
En effet, avant que d'arriver à réaliser ou à traduire les
conceptions les plus opposées, il est évident que l'intelli-
gence, je dis la plus belle intelligence et la mieux douée,
doit s'être exercée longtemps, par l'étude et par la pra-
tique, à franchir les degrés divers qui séparent ces con-
ceptions. Or, voilà précisément la loi à laquelle on sem-
ble avoir voulu soustraire violemment la jeune débutante
du Théâtre-Français, en la faisant paraître le même soir
dans l'Ecole des Femmes et dans V Epreuve nouvelle, deux
pièces qui exigent une longue habitude du théâtre,
et une expérience consommée.
Être ingénieuse, ignorante, naïve, durant une heure ;
ne pas comprendre le langage de la passion, ne savoir
dire les choses qu'en termes les plus simples, ne voir de
mal à rien; puis, soudain, la toile à peine relevée, pas-
ser de cette réalité un peu niaise à la peinture d'un ca-
ractère maniéré, fardé, prétentieux; avoir à s'ex-
primer de la façon la plus quintessenciée du monde ,
2f SÉRIE , TOME IV. 10e LIVRAISON.
à sentir et à peindre l'amour d-ns ce qu'il a de plus
empesé et de plus invraisemblable : voilà le prodige que
devait réaliser Mlle Doze, tout simplement. Le succès a-
t-il couronné la tentative de Mlle Doze? Oui, certes, je
dois le reconnaître; Mlle Doze a obtenu un grand et vrai
succès. Seulement, il importe d'ajouter que le public,
ayant instinctivement la pensée dont je viens d'être l'in-
terprète, a plutôt applaudi le courage, la bonne volonté,
la hardiesse de cette jeune fille, que la perfection du ré-
sultat obtenu. Le public a bien senti qu'exiger de la
jeune débutante une différence complète dans la pein-
ture des deux caractères d'Agnès et d'Angélique serait
une souveraine injustice, et que ce qu'il fallait surtout
exiger pour le moment, c'était, non pas encore l'in-
telligence qui crée, mais 1 intelligence qui comprend ; et
comme Mlle Doze a donné de ce genre d'intelligence les
plus éclatants témoignages, il est tout simple que les ap-
plaudissements lui aient été prodigués. Dans quelques
mois, peut-être le public sera-t-il plus difficile et plus
sévère; il n'a été que juste et impartial samedi dernier.
Une chose pour laquelle, avant tout, il faut louer la
jeune débutante , c'est de n'avoir pas complètement flé-
chi sous le poids de l'antithèse écrasante dont l'expres-
sion lui était confiée , et d'avoir su tirer bon parti de
la difficulté même, en montrant une faculté double dans
l'art du débit. La prose et le vers vont également bien à
la bouche de Mlle Doze. Elle dit les vers avec pré-
cision, élégance et correction, et sans monotonie, toutes
qualités fort rares à la Comédie -Française. La prose
qu'elle récite conserve, en sortant de ses lèvres, son ca-
ractère particulier.
J'ai entendu reprocher à la très - gentille élève de
Mlle Mars de reproduire trop exactement, trop scrupu-
leusement, les gestes, les attitudes, et jusqu'aux in-
flexions de voix de son illustre et excellent modèle. A
mon sens, cette critique, qui , dans deux ou trois ans.
aurait quelque valeur, si Mlle Doze y prêtait encore.
est tout à fait nulle aujourd'hui , puisqu'il est parfaite-
ment démontré qu'en aucune carrière l'on ne saurait
arriver à l'originalité dès le premier pas. Quand on
débute jeune, et notre enfant a seize ans, j'imagine, on
imite toujours inévitablement quelqu'un : Pérugin, si
l'on est Kaphaèl; Shakspeare, si l'on est Schiller. Ce
n'est qu'à la condition de dérober ses débuts à l'atten-
tion publique, qu'un artiste, peintre, poëtc ou comédien,
peut passer pour ne procéder que de lui-même. Cela
étant, et le choix du modèle pouvant seul être blâmé, en
pareille circonstance, de quoi est-il permis d'accuser
Mlle Doze? De rien , assurément ; car, si elle a la
gloire d'avoir profité habilement des leçons précieuses
qu'elle a reçues, elle n'est pas digne de moins d'éloges
pour le goût qu'elle a montré dans le choix de son mo-
dèle , le seul modèle qui soit digne de celte intelligente
et respectueuse imitation.
20
150
L'ARTISTn.
Il me reste à parler d'une autre qualité de Mlle Doze ,
qu'elle n'a pas eu de peine à acquérir, sans doute, mais
qui n'en est pas moins aussi charmante qu'elle est rare :
je veux parler de sa beauté. Les actrices belles sont si
peu nombreuses , et la beauté est une qualité si im-
portante à la scène comme partout, quoi qu'on dise ,
que l'on ne saurait passer sous silence ce genre de
mérite, surtout quand il se trouve uni à d'autres mé-
rites solides et réels. Mlle Doze, outre cet inestimable
avantage de n'être qu'à sa seizième année, a encore le
bonheur d'être pourvue de la taille la plus ravissante et
de la plus adorable figure qui se puissent imaginer. La
taille de Mlle Doze est moins belle que celle de
Mlle Grisi, si c'est de la hauteur du buste que l'on parle,
ou de l'ampleur des formes ; mais elle lui est de beau-
coup préférable , sans contredit , sous le rapport de la
délicatesse et de la distinction. Il ne se peut rien trouver
d'aussi élégant que le corps de Mlle Doze , d'aussi gra-
cieusement tourné , d'aussi poétique , en un mot. Et
Mlle Fanny Elsslcr serait bien heureuse d'en avoir un
pareil quand lui vient la malencontreuse idée de sauter,
comme elle l'a fait avant-hier assez maladroitement,
dans le ballet de la Sylphide.
La figure de Mlle Doze est on ne peut mieux en har-
monie avec le reste de sa personne : ovale charmant;
beau front, pas trop haut ni trop large, mais admira-
blement proportionné; cheveux blonds cendrés, d'une
couleur et d'une finesse à désespérer un peintre; joli
nez droit et ferme, bien taillé, porté sur deux petites
ailes, les plus légères et les plus palpitantes du monde;
une bouche toute rose , découpée comme à plaisir par
quelque héritier de Praxitèle, respirant le caprice et la
douceur ; des yeux tels qu'on n'en voit qu'aux femmes
rêvées par Gorrège, tendres, humides, grands comme ces
belles amandes que l'on cueille toutes fraîches dans les
bois, et tout à fait de la même forme. Voilà le portrait de
Mlle Doze, en attendant que l'Artiste en publie un plus
gracieux encore, c'est-à-dire plus ressemblant.
J. CHAUDES-AIGUES.
9KB1P<8>88S&<ENR
DE GBEWOBIE.
ous attendez, mon cher directeur, un article
sur le musée de Grenoble : c'est une lettre
sur l'exposition de cette ville que vous allez
recevoir. Et voici comment cela se fait. De-
'■M puis que j'ai quitté Paris, chargé par vous
d'aller revoir notre musée et de vous rendre un compte exact
de toutes nos richesses dauphinoises, depuis enfin que je rail
à Grenoble, la ville est entièrement occupée, absorbée par
son exposition de tableaux, et le musée après lequel je cou-
rais a été constamment caché . masqué à tous les yeux par
une tapisserie de toiles de toutes dimeusions, en assez grande
quantité pour priver d'air et emprisonner hermétiquement les
vieilles compositions de nos maîtres. Je n'ai pas assez de mé-
moire pour me souvenir qui a dit le premier : « La jeunesse
est sans pitié;» mais je n'ai jamais si bien reconnu qu'au-
jourd'hui la justesse de cette pensée.
Mon intention n'est pas de vous offrir un article Imposition
quand vous voulez un article Musée : vous ne gagneriez pas
au change. Les quelques réflexions générales que je vous
soumets dans celte lettre vous intéresseront cependant, j'es-
père, vous qui suivez avec une sollicitude si inquiète et si
active, et partout où ils se manifestent, les progrès de cet
art à l'extension et à la glorification duquel vous vous êtes
voué. Donc, en attendant que la lumière se fasse, parlons
de notre exposition, ou , comme on dit fastueusement ici, de
notre salon.
A Grenoble, comme, je crois, dans le plus grand nombre
des villes qui ont un salon, l'exposition est faite, préparée,
disposée par les soins d'une société qui s'est donné à elle-
même le titre de Société des Amis des Arts. Getle société,
quelle est-elle? quel est son but? comment s'est-elle formée .'
Le voici en peu de mots. Prises un beau jour d'une noble ar-
deur philotcchnique, deux ou trois personnes, dix si l'on veut
(peu importe le nombre), forment le projet de venir en aide
à l'art, de se réunir en cercle, en société, et, au moyen d'uni'
cotisation individuelle destinée à assurer aux artistes du cru
une rétribution honorable de leurs travaux , pensent pouvoir
exciter leur émulation, cl les engager à rester sur le sol natal
en leur prouvant qu'ils peuvent y trouver de quoi suffire à
leurs besoins. Ce bulest assurément (rès-louablc, et nous y
applaudirions de grand cœur si nous n'étions convaincu que
l'exécution en est, sinon impossible, du moins bien difficile,
et que l'intention et la volonté dépassent de beaucoup les
moyens et la possibilité sous le double rapport des ressources
et de l'emploi de fonds destinés à encourager l'amour des
arts. Pria; d'encouragement est, pour moi, trop près d'être sy-
nonyme de prix de faveur.
Pour ne parler que de ce que je vois par moi-même, par con-
L'ARTISTE.
151
séquent pour ne parler que de Grenoble, la Sociélé des Amis
des Arts se compose à cette heure de cent quatre-vingt-dix
membres soumis à une cotisation de vingt francs par chaque
exposition. Le résultat de ces souscriptions donne un chiffre
bien peu en rapport avec le bien qu'on espère faire; mais,
en admettant que ce chiffre soit quatre fois plus élevé qu'il ne
l'est, en le portant aussi haut que possible, la manière peu
intelligente qui préside à l'achat des tableaux, fait que ces
sommes sont dépensées sans aucun profit pour l'art. A part
une vingtaine de personnes éclairées (je porte bien haut le
nombre) qui comprennent et discutent les moyens des pro-
grès qu'ils veulent faire faire à l'art, qui ont du goût et sont
aptes à juger une toile soumise à leurs regards, le reste de
la société se compose de gens qui n'ont abandonné leurs
vingt francs de souscription que pour faire comme le banquier
leur voisin, qui lui-même ne l'a fait que | ar obsession ou
pour voir son nom imprimé en tète du livret de l'exposition.
Au jour où il est question d'acheter, sur les fonds de la so-
ciété, un tableau qui sera ensuite tiré au sort entre tous les
souscripteurs, tous ces protecteurs des arts arrivent faire usage
du droit de voter que leur a donné leur qualité de souscrip-
teurs. Aux yeux de cette masse, une grosse peinture aux cou-
leurs flamboyantes aura fatalement le pas sur une toile sobre et
bien disposée, si même la toile n'est pas estimée à ses propor-
tions de hauteur. Tel favorisera l'œuvre d'un de ses parents,
et utilisera ses amitiés et son influence à lui conquérir le plus
grand nombre de voix. En un mot, l'achat d'un tableau sera
enlevé comme l'élection d'un capitaine de la garde nationale.
Et ne croyez pas que j'exagère pour mon plaisir : ce que je
vous dis, je puis l'appuyer par vingt exemples. Je me conten-
terai du suivant. Sous le n° 20 est exposé, cette année, un ta-
bleau représentant le Baron des Adrets faisant précipiter ses
prisonniers du haut de la citadelle de Mornay. L'exécution en
est d'un lourd affreux, le coloris est nul; tout est sans lu-
mière et d'un noir qui fatigue; le dessin est incorrect et nul-
lement étudié; l'ensemble est vicieux et mal composé. Il
semblerait que le principal effet du tableau dût être tiré de
la profondeur du précipice : loin de là, tout parait être à peu
près au même niveau. Aussi on ne peut s'expliquer l'horrible
contorsion du personnage qui est sur le premier plan. Des cen-
taines de chrétiens sortent de la tour et marchent au supplice
comme un troupeau; quelques hallebardiers clair-semés
les entourent, mais seulement pour la forme. Que ces mou-
lons viennent à se pousser comme une troupe d'écoliers
rangés à l'entrée de leur salle d'étude, et le brave baron
des Adrets, couvert d'une armure de carton, qui s'amuse à
faire, sur le premier plan, le tyran de mélodrame, ira faire là
le saut qu'il inflige à ses prisonniers. Ce pauvre baron est,
du reste, destiné à tomber : car son peintre, qui ne s'est
pas contenté de lui donner une pose théâtrale et une tête
dénuée de toute expression , ne l'a pas même placé d'aplomb,
et sans la toile... Le groupe du premier plan , composé d'un
soldat qui pousse et d'un malheureux qui recule, bien qu'ayant
de grandes intentions de surprendre et d'émouvoir, n'a point
l'effet qu'on en attend. La frayeur de ce dernier est triviale ;
il opère un tour de force extraordinaire, ne se soutenant que
sur les talons, et n'ayant pour second point d'appui que son
«■ou, par lequel le pousse le hallebardier. Tel est le tableau
«ur lequel s'est portée la généralité des suffrages. L'achat
d'une pareille œuvre peut-il être d'un grand exemple? l'art
peut-il en retirer de grands fruits? J'en doute fort. N'est-ce
pas. au contraire, un encouragement donné au mauvais goût?
et les artistes, pour arriver à être achetés, ne chercheront-ils
pas forcément à imiter l'exagération de forme et de compo-
sition qui est le caractère distinctirde cette œuvre?
Il m'a toujours semblé, et maintenant je le crois plus que
jamais, que les efforts des sociétés particulières sont à peu
près impuissants à faire progresser les arts : au gouverne-
ment seul est dévolue celle mission, ce devoir. C'est vous
dire que, pour moi, la décentralisation est un mot vide de
sens.
Si un artiste de province a du talent, s'il produit une
grande et belle toile, il arrivera inévitablement qu'il l'en-
verra à l'exposition de Paris. Que reslera-t-il alors à l'expo-
sition de province? Il restera les œuvres du métier, c'est-à-
dire les paysages commandés par messieurs tels ou tels, dans
lesquels l'artiste a reproduit un point de vue d'une de leurs
terres; il restera les portraits de quelques-uns des habitants de
l'endroit, ou encore quelques académies d'amateurs au sortir
du collège. Comme ceci ne peut pas suffire à composer une
exposition , on appellera , pour remplir les places vides, tous
les exposants des villes voisines et même de la capitale. Toutes
les mauvaises toiles exposées à Paris, et qui n'auront pu se
vendre, s'embarqueront pour la province, où leurs auteurs
espéreront être plus heureux. Ainsi donc, règle générale (et
je ne vois pas qu'il en puisse être autrement), tout ce que la
province produira de bon ira à Paris; tout ce qui se produira
de mauvais à Paris ira en province. C'est ce dont j'ai été à
même de me convaincre plusieurs fois par moi-même; c'esl
ce que je vois encore à celte heure à Grenoble, où, croyant
visiter une exposition des œuvres du terroir, j'ai revu une
foule de toiles de toutes dimensions devant lesquelles j'avais
passé cinquante fois au Salon du Louvre. Conçue de celle
manière, l'exposition des provinces, c'est-à-dire l'exposition
des travaux d'arl conçus et exé cutés en | rovinec , perd tout
son caractère. Ce n'est plus une exposition, mais un bazar
où l'on va s'approvisionner de décors de magasin et de de-
vants de cheminée. Qu'a de commun l'art avec tout cela?
Telles ne sont pas, je le sais, vos idées sur les expositions
de province. Vous les croyez appelées à porter de bons fruits,
à répandre l'amour de l'art, à le populariser, à l'acclimaler
surtout partout où il a des germes de vie. Je ne demanJe pis
mieux que d'y croire avec vous; mais, pour arriver à ce but,
je persiste à penser qu'il est nécessaire que les expositions de
province reposent sur d'autres bases que celles qu'elles ont
maintenant, s'abritent sous des protections plus efficaces que
celles des sociétés des amis des arts , et que d'autres élé-
ments plus rassurants entrent dans leur formation. Il ne faut
pas que les espérances et les travaux de l'artiste reposent
sur des chances aussi vagues cl aussi incertaines que celle-
d'une souscription de vingt francs, ou celles des suffrage,
d'un amateur bonnetier, d'un protecteur des arts marchand de
denrées coloniales, ou d'un dandy éleveur de chevaux. Ceci
dit, j'abandonne les généralités, et je ne vous parlerai plus que
des détails de l'exposition que je viens de voir.
Comme je vous le disais, ce n'est pas par les toiles venues
du dehors que lwillc l'exposition de Grenoble. Si nous en
exceptons le tableau du Tasse visité dans sa prison par lis-
I .V2
L'AirrisTE.
pitty, gentilhomme dauphinois, qui a déjà fait son apparition
nu Salon de Paris dans la galerie de bois, el qui est dû au
pinceau du premier grand-prix de peinture de cette année,
H; Ernest Hébert; si nous en exceptons ce tableau dont vous
avez pu apprécier les qualités de composition, el dont l'au-
teur, en fils reconnaissant, a fait bornmage au musée <lc sa
ville natale; si nous en exceptons encore deux toiles de
M. Uubuisson.de Lyon, représentant :la première, des chevaux
à l'abreuvoir; la seconde, un taureau et une vache, tableaux
pleins de vie et de naturel , les autres productions venues de
l'extérieur sont d'une insignifiance rare. On croirait qu'un
trafiquant de tableaux a été chargé de recueillir toutes les
toiles qu'il pourrait amasser, et qu'il s'est débarrassé mo-
mentanément, au profit de l'exposition de Grenoble, de tout
ce qu'il a trouvé à l'hôtel de vente de la place de la Bourse,
ayant apparence ou prétention de peinture. Au reste, je me
suis laissé dire qu'il y avait dans tout ceci quelque chose
de vrai , et que la Société des Amis des Arts avait eu à re-
gretter d'avoir accédé trop facilement à une proposition qui
lui avait été faite d'envoyer à l'exposition une certaine quan-
tité de toiles , à la charge par elle de payer les frais de trans-
port : de là l'inondation.
Le meilleur ouvrage de l'exposition est sans contredit une
Tentation de saint Antoine , par M. Jules Murzone. Ce sujet si
battu , lant de fois exploité, a eu pour moi , par la manière
dont il a été traité , tout le charme de la nouveauté. L'auteur,
comme tous ses devanciers qui ont essayé des tentations , ne
s'est pas attaché au côté mystique, et, sous l'apparence d'une
certaine quantité de beautés étalant toutes leurs séductions
aux yeux du vieil ermite , n'a pas cherché à revêtir d'un
corps les pensées de volupté qui venaient l'assaillir à ses
heures de méditation et troubler sa solitude. M. Murzone
n'a vu et n'a rendu que le côté plastique. Il a parfaite-
ment compris que quatre ou cinq femmes luttant d'ha-
bileté, de grâce el de séduction aux yeux de celui qu'elles
se proposent de tenter, n'arriveraient qu'à développer en lui
la confusion, l'irrésolution du désir, mais non le désir. La
possibilité de tentation repose dans le tète-à-tête. Aussi
M. Murzone n'a-t-il composé son tableau qu'avec deux
figures. La tête de saint Antoine est très-belle d'expres-
sion ; ses yeux levés au ciel protestent contre la violence de
celle femme venue il ne sait d'où, se jetant entre lui et son
crucifix, et se suspendant à son bras. Pour la tentatrice,
comme je ne saurais trop en quels termes vous en parler,
j'élendrai sur elle le voile que l'auteur a peut-êlre un peu
trop levé, el je me contenterai de vous dire que la vertu et
la résistance du saint m'ont pénétré d'une profonde admira-
tion.
M. Jules Murzone a aussi exposé un por.rait d'homme qui
nous a paru très-remarquable sous le rapport de la correc-
tion et du dessin. L'auteur, élève de M. Gros et de M. Dela-
roche, sacrifie beaucoup à ses précieuses qualités. Son pin-
ceau est simple; l'étude perce, mais sans fatigue , sans pré-
tention ; sa couleur est ménagée avec une grande sobriété ,
ses plans sont disposés avec art et habileté; tous ses per-
sonnages posent bien, tont est également étudié et fini. Ces
qualités, que nous reconnaissons et que nous nous plaisons
à constater, nous ont fait regretter que l'auteur n'ait pas at-
taqué une plus grande toile et de plus vastes compositions.
Son talent est un de ceux qui invitent à toujours demander
davantage; cl, sur un grand tableau, sa pensée, sinon le
dessin, ressortirait moins gênée, et par conséquent plus (ra-
duisiblc à l'œil et à l'intelligence du spectateur.
H. Itollaml, conservateur du musée de Grenoble , homme
d'esprit cl de science, à qui nous sommes redevables de gran-
des et utiles réformes, cl entre autres de la classification du
musée telle qu'elle existe aujourd'hui, et à qui l'art doit la dé-
couverte el la restauration d'un grand nombre de tableaux de
maîtres; M. Rolland, le doyen de nos artistes grenoblois, a
exposé plusieurs portraits, dont deux méritent des éloges. Les
autres accusent une grande promptitude d'exécution et ré-
vèlent un peu trop le métier. Nous aimons à croire que
M. Itolland , dont nous connaissons le goût éclairé, n'a cédé.
en exposant ces ébauches sans grâce et qui ne se recomman-
dent par aucune des qualités sérieuses du maître, qu'aux
pressantes sollicitations des personnes dont son pinceau s'é-
tait chargé de traduire les traits Ce sont là, malheureusement,
des considérations auxquelles on cède trop facilement en
province; c'est aux hommes dévoués à l'art, comme M. Itol-
land , à ne pas suivre ce funeste exemple. En revanche, nous
louerons sans restriction son portrait du général M en
pied. Une de nos jolies femmes en faisait ainsi l'éloge : « Je
n'oserais jamais me déshabiller devant ce tableau. » Son
petil portrait de M°leT.... est très-habilement fait; la couleur
en est agréable, la touche en esl ferme, sans exclure la
grâce.
Le paysage, dont le Dauphiné est la lerre classique, et
dont on réclame en vain ici une école qui pourrait ren-
dre de grands services, esl représenté à l'exposition par
MM. Couturier, Ravanat, Pollet et Gaillard. M. Couturier est
l'auteur d'une quantité innombrable de paysages , et pour-
tant, à qui examine attentivement tout ce qui sort de son pin-
ceau, il apparaîtra que M. Couturier n'a jamais fait qu'un
paysage en sa vie. C'est toujours la même idée qu'il s'amuse
à varier à l'infini, le même point de vue qu'il traduit sous
toutes les formes possibles : des montagnes dans le fond, des
arbres, un torrent et un pont sur le premier plan , tels sont
les éléments qui entrent nécessairement dans son paysage.
Il les déplace, il les transporte tantôt à droite, tantôt à gau-
che; il raréfie ou augmente le feuille de ses arbres, il teint
l'eau de ses torrents de vert ou de bleu , mais son imagination
s'arrête là. A force de toujours faire et refaire le même ta-
bleau, il a acquis une certaine habileté dans l'arrangement
de ses fonds et de ses plaus, et la perspective de ses points
de vue est fidèlement observée. L'uniformité de M. Couturier
contraste avec l'originalité à laquelle semble viser M. Rava-
nat; les plus grands défauts coudoient de belles et sérieuses
qualités. Il est quelquefois chaud de ton, souveut, aussi, criard
et sec; ses fonds sont toujours d'un cru désolant , sans au-
cune vapeur; son paysage manque d'air; ses arbres sont
mats, lourds et nullement feuilles; ses premiers plans miiiI
ordinairement vigoureux ; le fuyant de ses fonds n'est pas
assez nettement accusé. M. Ravanat s'est constitué le peintre
des fabriques; sa Vue prise sur les bords de l'Aisne à Saini-
Quentin, fond de Voreppe, a été parfaitement accueillie à
l'exposition de Grenoble , el elle le méritait à tous égards.
M. Pollet expose pour la seconde fois, et tout le monde
a remarqué avec plaisir les progrès que le jeune .ulisle a
L'AUTISTE.
\:,4
rails dans un espace de temps aussi court que celui qui sépare
deux expositions. On recounatt bien, dans seslrois Vues d'Al-
levard, et dans sa Vue prise au-dessus de Uomrne, l'élève qui
cherche et qui n'a pas encore de marche arrêtée ; mais il
possède deux précieuses qualités naturelles, et indispensables
au paysagiste : l'air et la lumière, qui ruissellent à torrents
sur sa toile. Sa touche manque de fermeté, et ses premiers
plans sont un peu mous. Le bleu azur domine trop dans ses
compositions; ses fonds sont quelquefois cotonneux , à force
de viser à les rendre vaporeux. Mais le talent du jeune peintre
est plein d'avenir. M. Gaillard s'est révélé par quelques pro-
ductions dans le geure agréable; son tableau des Ruines d'un
vieux château sur le sommet d'une montagne , est plein de jolis
détails. Le feuille de ses arbres, qui est d'ordinaire la partie
la plus négligée, est soigné par lui avec une complaisance
minutieuse ; l'air circule bien à travers les branches ; rien ne
choque l'œil, chaque chose occupe sa place, et il s'entend
bien à harmonier ses couleurs. AL Gaillard a les défauts
mêmes de ses qualités : en visant trop à l'agréable, il manque
de fermeté et de vigueur; ses tons sont mats, et ses fonds,
blancs et uniformes , ressemblent trop au parquet d'une salle
de bal disposé à être foulé par de petits souliers en satin
blanc. Au nombre des paysagistes , je classerai encore
M. Achard, qui a exposé une Vue du Caire ; mais je me sou-
viens précisément avoir déjà remarqué avec vous cette même
Vue du Gaire au Salon du Louvre.
L'exposition a produit trois marines , dont deux sont ducs
aa pinceau de M. Garneray. Sa Vue de l'Entrée du port d'An-
libes est d'un bel effet. Il y a surtout un effet de soleil cou-
chant, d'une teinte brûlante, qui rappelle admirablement le
ciel de Provence. La troisième représente la Cote de Flam-
manville (Manche), et elle est due à M. Champel. Il y a beau-
coup de mouvement dans ses vagues; j'aime surtout beaucoup
celles qui viennent mourir sur la grève. Sur le premier plan,
on voit deux becs de rocher dans l'entente de Gudin , qui
annoncent une brosse habile et exercée. Le seul reproche
que j'adresse à l'auteur, c'est d'avoir fait son ciel trop lourd
et manquant de lumière. Au total, c'est une composition qui
mérite des éloges.
La scuplturc ne compte qu'un seul représentant. M. Sappey, à
quilavilledeGhambérydoitle monumentduprincedeBoigne,
a été chargé, par suite d'un concours spécial, d'exécuter le mo-
nument que la ville de Valence élève à la mémoire du général
Ghampionnet. On voit à l'exposition de Grenoble le projet de
ce monument, qui, pour être moins fastueux, moins apparent
que celui de Ghambéry, n'en mérile pas moins, par les qua-
lités d'imagination et de composition qu'il révèle, les encou-
ragements et les éloges de la critique. Quatre trophées
d'armes représentant les victoires de >Vissembourg , de
Dusseldorf, de Rome et de Naplcs, seront taillés en pierre
de Sassenage , et produiront un bien meilleur effet que s'ils
étaient coulés en bronze. Les quatre trophées sont disposés
pour figurer au-dessus des quatre bas-reliefs : ce sont l'/n-
slallalion de la république Parthénopéenne, V Entrée triomphante
du général à Rome , la Prise de Naples , et enfin le Général de
l'armée napolitaine poursuivi par les lazzaroni. Tous ces
sujets sont bien conçus, bien exécutés; le nombre des figures
n'étouffe pas l'action, l'air circule bien à travers les person-
nages ; les diverses expressions sont bien observées. La
slatue du général Lhampionncl est un beau travail. Le gé-
néral est représenté au moment où, après quarante ans d'ab-
sence, il revoit sa patrie et la salue; la tète est pleine d'ex-
pression. Du reste, l'auteur ne vous est pas inconnu; nous
avons pris plaisir à regarder ensemble, à l'exposition de
l'industrie, un buste de Vaucanson que M. Sappey y avait
envoyé , moins pour donner en spectacle l'œuvre de l'ai liste
que comme un échantillon de la carrière de marbre qui
vient d'être découverte à Valsenestre, dans le Dauphiné.
Nous , nous avons admiré et l'œuvre el la qualité du
marbre.
Maintenant, mon cher directeur, quand je vous aurai dit
que j'ai vu encore à l'exposition une délicieuse aquarelle de
M. André Giroux , représentant une Route de traverse , et une
charmante lithographie de M. Cassien , dont le crayon exercé
ne le cède en rien à nos plus habiles lithographes de Daris,
je crois que j'aurai certainement oublié beaucoup de noms ,
beaucoup de choses , mais à coup sûr rien qui ail quelque
valeur.
A. LE CLEUC.
> o ma
3EHES 3" PlaORElf SE.
ygfe que j'ai encore vu de plus italien en Italie,
i^c'est Gênes. Assise sur le versant de l'Apen-
@fnin, dont les cimes la défendent des atteintes
î©du Nord, l'heureuse ville baigne ses pieds de
^-marbre dans les ondes caressantes de la Mé-
diterranée , elle balance dans l'éthcr bleu sa couronne d'o-
rangers, de lauriers-roses et de magnolias. Lorsqu'on entre
dans Gènes, l'œil esl d'abord ébloui par le prestige toujours
vivant de sa grandeur passée. Ses vastes palais , avec leurs
portiques, leurs colonnades, leurs hardis escaliers qui condui-
sent à des salles rayonnantes de dorures et parées des chefs-
d'œuvre des Van Dyck, des Carrache, desVéronèse, attestent
à la fois la splendeur de celte république tombée et les ri-
chesses de ces patriciens commerçants, de ces conquérants
spéculateurs, qui ont légué à l'histoire les noms de Doria . de
Spinola, de Durazzo. Des terrasses chargées de fleurs s'élè-
vent en amphilhéàlre el parfument l'atmosphère; de belles
eaux jaillissantes, relombaut en vapeur sur les plantes alté-
rées, charment l'oreille de leur murmure et raf alchissent
l'air brûlant, tandis que la cigale, cachée dans les hautes
herbes , chante sa note obstinée , et qu'au soir, des milliers
de luciole tracent , en volant dans l'ombre, leurs fantastiques
et scintillantes arabesques. Lue population singulièrement
pittoresque s'agite entre ces marbres et ces fleurs , sur ce
coin de terre rocailleux où la nature a prodigué l'ostenta-
tion d'une vaine parure, comme pour mieux déguiser sa sté-
rilité. L'homme du port porte encore à cette heure le bonnet
phrygien, dont la teinte pourpre ajoute à son mâle visage
je ne sais quoi de fier cl de résolu. La femme de l'ar-
15 V
L'ARTISTE.
tisan s'enveloppe d'un long voile de mousseline blanche, qui,
sans cacher ses trails et ses mouvements, en adoucit la ru-
desse, et lui donne une dignité toute particulière. Une multi-
tude de moines, vêtus comme au temps de leur création,
semblent protester, par la permanence de leur costume, contre
la marche du temps et son empire sur toutes choses. Le domini-
cain à la tunique sans tache, symbole de chasteté ; le francis-
cain, ceint de la corde qui le rappelle à l'obéissance; le frère
quêteur, chargé de la besace qui témoigne de sa pauvreté ,
promènent incessamment dans les rues leur pieux désœu-
vrement. D'agrestes harmouics de clocheltes vous avertissent
qu'il faut céder le milieu du pavé aux mulets gravissant les
pentes escarpées, et chargés des approvisionnements de la ville.
Trop souvent un autre bruit, un bruit sinistre se mêle à ce tin-
tement argentin que font, en secouant la tête, les robustes et
patients animaux : c'est le cliquetis de la chaîne des forçats
employés aux travaux publics, gardés à vue comme des bêtes
féroces, et toujours sous le coup d'uue arme à feu. N'étaient
les fers qui lient l'un à l'autre leur opprobre cl leur misère ,
n'était l'infamante camisole couleur de sang qu'on les oblige
à porter comme la livrée du crime, on les reconnaîtrait en-
core à cette face abrutie par le crime sans repentir.
Voilà, certes, pour le peintre, des rapprochements et des
contrastes curieux , un cusemblc de choses qui forment un
tableau piquant, varié; mais pour l'homme qui ne voit pas
seulement avec les yeux du corps, pour celui qui pénètre plus
avant aveo lesyeux de l'âme, un profond sentiment de tristesse
a bientôt remplacé la premièresurprise des sens, l'amusement
irréfléchi qui naît de ces vives oppositions de couleurs et de
formes. A Gênes, la magnificence des lieux rend plus sensi-
ble la dégradation de l'homme. Nulle part la misère ne m'a
semblé une plus affligeante anomalie de nos sociétés, que sous
ce ciel toujours serein; et nulle part, peut-être, elle ne se
montre plus cynique et plus abjecte. Je ne saurais vous dire
quelle pénible impression j'éprouvais lorsque, les sens tout
ravis de ces mille enchantements dont je vous parlais tout à
l'heure, le cœur tout dilaté par cet éternel sourire de la na-
ture, il m'arrivait, en rentrant chez moi, de coudoyer pres-
que au même instant un mendiant chargé d'ulcères . un
galérien chargé de chaînes , un frère quêteur portant son
bissac ; la pauvreté sous ses trois aspects : volontaire , hono-
rée et en quelque sorte sanctifiée dans le moine; passive,
tolérée, à demi secourue dans le mendiant; révoltée, châ-
tiée , flétrie dans le forçat. Ces trois catégories de pauvres
disparaîtront sans doute un jour. Dieu le veuille !
Le catholicisme a encore dans les étals, du Piémont ,
sinon la toule- puissance souveraine que lui donnait jadis
la vivacité des croyances, au moins toute la pompe, exté-
rieure qui lient à la force de la coutume. Il ne se passe guère
de semaine où le travail ne soit interrompu par quelque fête
religieuse, où l'une ou l'autre des paroisses de la ville ne fasse
une procession en l'honneur de quelque saint patron On voit
alors les maisons se tendre de draperies écarlates; des guirlan-
des de feuillage les unissent d'un côté de la rue à l'autre côté ;
le soir venu, ce sont des illuminations, des feux d'artifice , de
pieux transparents. Il va sans dire que la musique ne joue au-
cun rôle dans ces solennités, car il m'est impossible de donner
ce grand nom à l'orthodoxe beuglement des chantres avec ac-
compagnement de serpent , cl de compter pour quelque chose
les ridicules improvisations des organistes sur les thèmes de
l'opéra que l'on a entendus la veille au Ihéàlre, et qui vous
arrachent à la méditation des saints mystères, en vous rap-
pelant les révérences de la prima donna , ou les grimaces
amoureuses du premier ténor. Les Génois passent pour la po-
pulation la moins musicale de l'Italie. On les accuse de pré-
férer le son monotone que rend une piastre en heurtant un
ducat, aux plus belles harmonies du violon de Paganini. Je
me tarderai de joindre ma voix à celles de leurs accusateurs :
m'élant trouvé à Gênes, dans ce qu'on appelle \a mauraite
saison (ce qui signifie, s'il vous plaît, la plus belle saison de
l'année) , je n'y ai connu qu'un très-petit nombre d'indi-
gènes , parmi lesquels ma bonne étoile m'a fait rencontrer un
dilettante passionné, M. le marquis di Negro. J'avais pour lui
une lettre de recommandation , et par je ne sais quel hasard
propice, quelle inspiration de mon génie familier, je portai
celle lettre à son adresse. Car il faut, en passant, que je vous
confesse un de mes travers; après maintes expériences faites,
maintes réflexions sur ces expériences, et maintes conclusions
tirées de ces réflexions, j'ai pris l'inébranlable résolution:
1° de ne jamais demander de lettre de recommandation de
qui que ce soit, pour qui que ce soit ; 2° si par politesse,
par distraction ou par gaucherie , il m'arrivait d'en accep-
ter une qui me fût offerte, de ne jamais la remettre à
son adresse , attendu qu'une lettre de recommandation est,
pour un artiste bâti comme je le suis , la plus grande source
d'ennui, de désagréments et de malentendus qui se puisse
rencontrer. Lorsque vous courrez le monde, mes chers amis,
vous vous apercevrez bien vile que l'on a beau changer de
lieu, de nation, de société , l'on retrouve partout, toujours ,
trois ou quatre catégories d'individus, et dans ces catégories
autant de personnages qui sont invariablement les mêmes :
mêmes prétentions, mêmes vanités, mêmes travers. Or, parmi
ces types, l'un des plus inaltérables et partout des plus in-
soutenables, celui auquel, nous autres musiciens, nous avons
toujours affaire , c'est le dilettante de profession , le Mécène
des doubles-croches, le philharmonisle sans miséricorde. Il
est en possession de la dictature musicale dans son endroii.
C'est lui qui juge en premier et en dernier ressort du mérite
des artistes. Il a donné des conseils à Lablache ; il a encouracé
la Ungher; il va décider Rossini à écrire un opéra ; bref, il est
la mouche infatigable du coche ou du char d'Apollon. Muni
que vous êtes d'une lettre de recommandation certifiant de
votre virtuosité, vous lui faites une visite qu'il ne vous rend
pas , attendu qu'il est le protecteur, vous le protégé, ce qui
exclut toute idée de politesse réciproque. Durant cette pre-
mière visite , il a soin de vous apprendre qu'il s'est occupé
toule sa vie de musique; il vous chante même parfois la ro-
mance qu'il composa pour Mlle *"*, ou bien encore . ô dis-
grâce ! il vous joue la fugue à quatre parties qui causa tout
récemment l'admiration d'un arrière-neveu de Jean-Sébas-
tien Bach lui-même. Il vous insinue avec plus ou moins
(souvent moin*) de délicatesse, que personne autre que lui ,
dans la ville, n'entend rien en musique, et que ses applau-
dissements et ses critiques ont force de loi. Vous voilà donc
bien instruit qu'il importe de briguer son suffrage. Deux jours
après, il vous invile à une soirée. Il vous a annoncé à sa so-
ciété ; il a bien voulu préveuir l'auditoire en votre faveur. A
peine entré dans le salon , bon gré mal gré , bien ou mal dis-
L'AUTISTE.
155
posé, on vous pousse au piano, on vous met en main voire
archet; il n'y a pas à dire, le Mécène a droit à la primeur de
voire talent. Il faut qu'il puisse conter le lendemain à toute la
ville que vous avez joué pour lui , chez lui. Cela assure sa
dictature, et renouvelle son brevet de capacité musicale. 11
est juste d'ajouter qu'il faudra bien au moins lui offrir cinq
billets pour votre prochain concert, et qu'il déclarera a ses
amis que si vous vouliez écouter de sages avis, renoncer à
certaines extravagances, écrire d'un style plus correct,
vous seriez sans contredit un grand artiste Ceci est votre
meilleure chance. Quelquefois, au lieu d'un dictateur, vous
tombez sur deux consuls musicaux. Oh alors, malheurà vous !
vous vous trouvez , innocente victime , jeté entre Capulet
et Moutaigu, enlre Orsini et Colonna, entre Fregosi et Ada-
rui. Il vous faudrait l'habileté d'un Talleyrand pour mainte-
nir votre neutralité entre les deux puissances ennemies
Et voici justement pourquoi je me suis promis de ne jamais
accepter de lettre de recommandation pour personne.
Je vous dirai néanmoins que j'avais failli à cette règle de
conduite en arrivant à Gênes. Bien m'en prit, je vous assure,
car je trouvai dans M. le marquis di Negro, non-seulement
la plus gracieuse hospitalité , mais encore une des individua-
lités les plus intéressantes que j'aie encore rencontrées en
Italie. M.di Negro est le type du gentilhomme italien, tel que
nous le représentent certains romans du siècle passé. Il est
peut-être le dernier représentant d'une société éteinte, de
mœurs qui ne revivront plus. Ainsi , d'une ancienne fa-
mille, héritier d'une fortune considérable, il se sentit dès sa
première jeunesse un penchant décidé pour la vie aventureuse
et pour l'existence de l'artiste. Doué d'une aptitude remar-
quable à tous les exercices du corps, d'un esprit orné, et
surtout d'une facilité d'improvisation rare, même en Italie,
il ne se contenta pas de l'applaudissement des salons. Il
voulut connaître l'émotion des succès populaires, et, réalisant
ce que les chroniques nous apprennent des minnesingers et
des trouvères, il traversa l'Italie, monté sur un beau cheval
arabe , sa guitare suspendue à son cou , suivi d'un écuyer en
livrée ; chevauchant à travers les fraîches vallées et les vertes
collines, il s'arrêtait là où sa fantaisie se sentait le plus par-
ticulièrement attirée, là où quelque joli minois de conladina
lui souriait d'un doux sourire.... Il faisait alors sonner à son
écuyer un triple appel à la façon du nain d'un castel en-
chanté, il rassemblait autour de lui la population rustique, et
lui faisait entendre, en des accents inaccoutumés, tantôt
une églogue virgilicnnc, tantôt une aventure de chevalerie
imitée de l'Arioste, tantôt enfiu des histoires d'amour dont
la pruderie, dit-on, n'était pas le défaut.... Lorsque sa verve
était épuisée , il mettait le comble à l'enthousiasme des assis-
tants en ouvrant une large bourse et en prodiguant ses ri-
chesses matérielles comme il avait prodigué ses trésors poé-
tiques. De bruyants hourrahs accueillaient sa munificence ,
et lorsqu'il reprenait sa route , le peuple le suivait l'espace
de plusieurs milles aux cris frénétiques de Viva il célèbre
poeta! viva l'itlustrissimo suonalor! D'autres fois le marquis
entrait dans le café le plus fréquenté de l'endroit ; il se M*
sait apporter la queue de billard que son écuyer portait en
guise de lance, et, défiant les plus audacieux, il jetait la
consternation autour de lui en gagnant tous les paris et toutes
les poules ; mais alors il ne manquait jamais de faire appor*
ter vingt bouteilles des meilleurs vins du pays , ni «le prier
les vaincus de boire à sa santé ou de trinquer en l'honneur
de sa belle.... De retour dans sa patrie après avoir parcouru
l'Europe, le marquis se li\a dans une villa dont la magnifique
position lui fut enviée par le roi de Naplcs lui-même la
Yillettc domine la ville et tout le bassin de Gênes). Il appela
tous les arts à l'embellir. Son Imagination, sur laquelle le
temps n'a point d'empire , lui suggéra mille moyens de va-
rier ses journées et de ne pas les laisser s'écouler dans le
monotone engourdissement qu'il voyait régner autour de lui.
Une noble harpe d'Erard remplaça l'aventureuse guitare :
une bibliothèque choisie fut mise à la disposition de
hôtes; des collections précieuses recueillies dans ses voyages,
des marbres antiques, des tableaux , des gravures , ornèrent
ses salons. L'allégorie et le symbole présidèrent à leur dé-
coration; enfin, les jardins même, consacrés par des in-
scriptions et des monuments à la mémoire des grands hommes
de l'Italie , devinrent un véritable panthéon champêtre. Des
fêles multipliées se succédèrent à la Yitlellc; parmi ces fêles
il n'en est guère qui n'ait son cachet d'originalité, son extra-
ordinaire, sa surprise : une fois, c'est un dîner en l'air, dont
la table et les fauteuils sont posés sur des balançoires; une
autre fois , c'est une navigation à bord d'une galère construite
exactement sur le modèle de celle de Cléopàtre.... C'est ainsi
que le marquis di Negro, tour à tour philosophe, prédica-
teur, poëte, historien (1), artiste et homme du monde, saii
intéresser et charmer tous ceux que leur bonne étoile con-
duit à la fillette.
De Gènes à Florence il n'y a qu'un pas, Florence, la ville
spirituelle de l'Italie. A peine arrivé sur celle belle rive de
l'Arno, et dès les premiers pas que vous y faites, la première
personne que vous rencontrez, avant le facchinoqui porte vos
malles , avant les valets do l'hôtel où vous descendez ,
avant l'ami qui vient à votre rencontre, avant même le créan-
cier qui épie votre retour, c'est la bouquetière; la jeune
bouquetière au gentil corsage , au grand chapeau à fines
tresses que le vent balance, à la démarche alerte, à la parole
engageante. Elle porte au bras une corbeille d'osier où sont
rangées avec l'art d'un mosaïste les plus fraîches fleurs de la
saison; elle vous les offre en arrondissant le coude, en sou-
riant de façon à laisser voir deux rangées de dénis blanches
comme des perles , en vous faisant une révérence pleine de
dignitéclde gaucherie. Puis, comme vous ouvrez votre bourse,
vous apprêtant à lui demander le prix de ce beau camélia
panaché que vous tenez à la main, tout ébahi, la jolie fille
de Florence a disparu. Mais ne vous désolez pas , elle n'a pas
fui sans retour. Vous la retrouverez le lendemain, tous les
jours, à toute heure, elle, et ses compagnes semblables à elle
par le costume, par les mœurs, par le langage. Si vous sortez
en voiture avec une femme, alors, prévenant vos désirs se-
crets, elles feront descendre sur elle et sur vous une pluie
odorante de boutons de roses, de jonquilles, de tubéreuses,
toute la moisson de Florence. En vérité, cela est ravissant .
cela est enchanteur! Pour les imaginations nonchalantes et
facilement séduites, comme la mienne , cette première im-
pression de Florence est si aimable que l'on se sent tout
(1) Le marquis di Negrq est auteur d'une Histoire de G&nes et
d'un Carême en tercets
lôfi
L'ARTISTE.
d'abord enclin à s'y plaire, à l'aimer, à chercher avec em-
pressement, dans son histoire et dans ses poêles, mille motifs
nouveaux de l'aimer davantage. Dès que l'on a fait un pas
dans celte voie, on ne peut plus s'arrêter. Mais pour connaître
l'histoire d'un seul de ces vieux palais dont les robustes flancs
noirs ont enfanté laut Je guerres civiles , il faut apprendre
l'histoire de la cité tout entière; pour comprendre tout l'in-
térêt qui s'attache à une seule de ces églises, il faut remonter
aux premiers âges de l'art et le suivre dans toutes les phases
de son développement. L'histoire de Florence, c'est l'histoire
de l'Italie ; et l'histoire de l'Ilalie, c'est l'histoire de la civilisa-
lion moderne. Cependant, faites-moi grâce pour aujourd'hui
des Cimahue, des Brunelleski, des Masaccio, des Michel-Ange
et de tant d'autres nobles morts, pour vous parler d'un vivant,
d'un vivant que ne renieront point ses plus illustres devan-
ciers, et dont le nom (que ce soit le plus tard possible!) sera
répété un jour parles échos de Santa-Croce (1). Celle fois, je
veux vous parler d'un artiste vivant, de Barlolini le sculp-
teur.
Une occasion non cherchée me rapprocha de Barlolini. Il y
avait déjà deux mois que j'habitais Florence, et, je l'avoue
à ma confusion , j'étais presque fatigué de chefs-d'œuvre. Je
commençais à trouver la Vénus de Môdicis sans grâce, et la
Madona del Lardcllino un peu fade; je savais un gré infini à
Masaccio de n'avoir laissé que deux fresques, et il n'arrivait
de passer devant la Loggia dei Lanzi sans plus ralentir le
pas, que je ne le ferais sous les arcades de la rue de Rivoli.
L'enthousiasme est un état violent de l'âme; il l'agite, la fa-
tigue et lui rend nécessaire un repos absolu, une espèce d'en-
gourdissement de la faculté poétique que peu de gens osent
avouer, bien que tous l'aient ressenti. J'étais donc dans cette
disposition humiliante où l'on ne ferait pas un pas pour voir les
plus sublimes œuvres de Dieu et de l'homme, tant l'on se sent
incapable de se maintenir à leur hauteur, lorsqu'un de mes
amis vint un matin me proposer de visiter avec lui l'atelier
de Barlolini. Je refusai ; il insista : — Vous ne sauriez quitter
Florence, me dit-il, sans avoir vu les ouvrages du célèbre
sculpteur; d'ailleurs, c'est un original qui vous divertira.
Il est bizarre, quinteux, bourru; il a horreur qu'on le dé-
range de son travail, et il reçoit quelquefois son monde
d'une étrange façon.
— Grand merci , fis-je; vous croyez m'engager en me di-
sant que je vais au-devant de quelque impertinente bou-
tade! Vous savez bien, au surplus, que je n'entends rien en
scullpure, et, fut-ce Phidias en personne, je ne me dérange-
rais pas en ce moment pour aller le voir.
— Mais, repril mon ami , piqué de mon peu d'empresse-
ment à accepter son offre, je ne vous ai pas dit que Barlolini fut
un impertinent; venez voir ses statues, ne fût-ce que par res-
pect humain. D'ailleurs, nous y allons avec la duchesse de...,
qui lui a fait demander son heure, et nous sommes sûrs d'être
les bienvenus.
— Soit, repris-je, no voulant pas le fâcher davantage;
avec les grandes dames et les jolies femmes on ne risque ja-
mais d'èlre mal reçu. Un quart d'heure après nous étions
<hez Barlolini. Ou nous fit attendre longtemps au froid dans
T Sania-Croce, comme on sait, est le Panthéon de Florence. Là sont
les monuments de Dante, de Galilée, de Michel-Ange
un vaste atelier, où cinq ou six jeunes -Mirons travaillaient
à pointer et à dégrossir des marbres, en soulevant une pous-
sière épouvantable. La robe de velours de la duchesse en
fut couverte en un instant. Elle s'était fait annoncer, mais
personne ne paraissait. Notre situation devenait embarras-
sante, lorsqu'un jeune homme aux yeux noirs, à l'air doux
et timide, vint à nous, et nous dit en phrases entrecoupées ,
que le maestro était au désespoir. .., qu'il regrettait infiniment... .
qu'il lui était impossible... Bref, il nous exprima le plus po-
liment du monde la chose au monde la moins polie..., c'est-
à-dire que Barlolini ne se souciait en aucune façon de nous
voir. La duchesse, déjà pâle de froid, pâlit de colère. Mon
ami était décontenancé ; quant à moi . je commençais à avoir
assez bonne opinion de l'artiste qui se souciait si peu de se
faire une clientèle, et je suivis en souriant le jeune homme
aux yeux noirs, qui s'offrait à nous montrer en détail les œu-
vres du maître. Nous passâmes dans une seconde pièce. La
duchesse et mon ami étaient si outrés qu'ils ne regardaient
rien. Tout au contraire, une vive curiosité s'était éveillée en
moi; le premier objet qui la fixa, ce fut le beau groupe de
laCharilé, dont l'original est au palais l'itti. Je me sentis sub-
jugué. Une grande femme debout, dans une attitude pleinede
noblesse, allaite un enfant. La sérénilé est sur sou front , la
tendresse dans son regard. Les draperies qui voilent ses for-
mes sans les cacher sont chastes et d'une pureté de goût an-
tique. Je n'ai jamais rien vu de plus vrai, de plus réel que
l'enfant qui repose sur son bras. Je me gardai de communi-
quer cette admiration à ma noble compagne, qui persistait dans
sa mauvaise humeur en présence de la Nymphe de l'Arno, de
la Nymphe au Scorpion , du groupe de la Miséricorde, du Fou-
leur de raisins, et je l'engageai à jeter un coup d'œil sur la col-
lection de bustes contemporains que nous avions entendu citer
comme chose unique au monde. Barlolini , de l'aveu même
de ses détracteurs, est un maître dans l'imitation de la na-
ture et dans le travail du marbre. Durant plus de trente an-
nées, il n'a cessé de faire, à côté de ses grandes compositions,
un nombre considérable de portrailsqui, indépendamment de
leur mérite d'art , ont encore celui de reproduire fidèlement
les traits de personnages intéressants ou illustres. Lord By-
ron , madame de Slaël , la comtesse Guiccioli , Chernbini
Uossini , le prince de Metternich , le comte Orlow, Casimir
Delavigne , M.Ingres, la comtesse Aurore de Démidofl" el
beaucoup d'autres illustrations ont posé pour Barlolini
Nous suivions un à un la série de ces visages célèbres , lors-
qu'à notre grand étonnement le maestro parut à l'entrée de
l'atelier. Sa tournure et son ajustement étaient fort artisti-
ques, comme on dit aujourd'hui ; il était vêtu d'une blouse de
mérinos blanc, plus longue devant que derrière, et brûlée en
deux ou trois endroits; une calotte de velours, qu'il fit sem-
blant d'ôle r plutôt qu'il ne l'ôta réellement, couvrait son
crâne peu garni de cheveux blancs, fins et soyeux. Barlolini
est de taille moyenne; il a déjà l'embonpoint de la seconde
saison; son visage est plein, son teint clair, sa lèvre fine et
caustique ; par instant, ses yeux bleus prennent une indici-
ble expression de domination chagrine.
Ainsi que je viens de vous le dire, il souleva sa calotte de
velours, el, sans dire un seul mot d'excuse à madame de... ,
qui avait repris, pour l'aborder, son sourire de duchesse, il
s'adressa brusquement à mon ami : —Vous avez vu. lui dit il.
L'ARTISTE.
157
mon Napoléon colossal? C'est la seule statue que je regrette de
voir dans mon atelier..., sa place est à Sainte-Hélène. Sacre-
Dieu ! elle ferait un fameux effet , si on la plaçait au haut d'un
rocher sur la côte... Quand le soleil donnerait sur ce marhre
poli on le découvrirait a cinquante licuesen mer... — Là-des-
sus, et sans plus de cérémonie, le statuaire salua, rentra
dans son atelier secret, et nous laissa éhahis
— Voilà ce que j'appelle un homme sans façon, s'écria la
duchesse ; madame sa mère a oublié de l'élever, à ce qu'il
parait! Tout ce qu'il y gagnera, ajouta-t -elle d'un ton piqué,
c'est que je venais lui faire une commande de 300 louis, et
que je la ferai à un autre.
— Je crains, d'après ce que nous venons de voir, que ma-
dame la duchesse ne trouve difficilement, môme en Italie,
à remplacer Rartolini
— Eh ! mon Dieu , Monsieur, s'écria-l-elle , il n'y a pas que
Hartolini au monde! Marchesi , Finelli, Pampaloni, le valent
bien ; et vous ne me nierez pas que Thorwaldsen ne lui soit
infiniment supérieur
— Ce n'est pas l'avis des artistes , repris-je.
— Les artistes, les artistes! ne sait-on pas qu'il n'y a pas
de plus mauvais juges des œuvres d'art! D'ailleurs, dût-on
me faire une statue qui eût les oreilles au-dessous de la bou-
che et les yeux derrière le dos. je l'aimerais mieux que d'a-
voir affaire à un pareil rustre.
Il n'y avait rien à répliquer, je me lus.
A deux jours de là, je donnai un concert et j'envoyai un
billet à Bartolini. Je ne savais pas s'il aimait la musique, mais
à tout hasard j'étais bien aise de lui faire une politesse. Le
concert se passa sans que je l'eusse aperçu dans la salle, et
je ne fus pas peu surpris , comme j'allais me retirer, de le
voir venir à moi avec empressement ; il me tendit la main et
me dit : — Monsieur , combien de temps restez-vous encore
à Florence ?
— Lne quinzaine de jours tout au plus , lui répondis-je.
— Ce serait assez, reprit-il; dites-moi, est-ce que cela
vous ennuierait que je fisse votre figure ?
Tout interdit de cette brusque apostrophe . je balbutiai
quelques mots de remerciements...— Eh bien, alors, si vous
pouviez me donner douze séances, nous commencerions dès
demain. Il y a quelque chose dans votre tête , quelque
chose qui me va!... Je tâcherai de ne pas faire une brio-
che.
Le lendemain, je fus, comme vous pensez, exact au ren-
dez-vous, curieux de voir de près un homme dont les ma-
nières étaient aussi insolites que son talent était prodigieux.
Il me reçut cette fois avec une cordialité charmante; nous
causâmes beaucoup, car il travaille avec une merveilleuse
facilité et sans jamais faire poser son modèle. Il se prit de con-
fiance pour je ne sais quelle bosse qu'il découvrit à mou front,
etdesympathie pour mon angle facial. Nousen vînmes bientôt
à nous parler à cœur ouvert ; il me conta sa vie , et j'appris à
connaître une des plus grandes et des plus belles natures
d'artiste qui se soient encore offertes à mon admiration.
LISZT.
ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE.
Première représentation de la Xacarilla, opéra en un acte, paroles de
M. Scribe, musique de M. Marliani.
Scribe passe pour le faiseur de li-
bretti qui comprenne le mieux les données
musicales. Encore un exemple de la légè-
*cf relé avec laquelle on fait les réputations,
bonnes ou mauvaises ! Moi , je crois qu'en
cette manière , M. Scribe a de l'esprit d'abord , et du
•J bonheur ensuite, comme presque toujours.
Ses musiciens pourraient donner de bonnes nouvelles de
sa prétendue intelligence des données musicales. Il m'a tout
l'air de les jouer à croix ou pile. Cette fois, la Xacarilla a
gagné, et c'est bien malheureux, car cet atroce mot, pro-
noncé à la française , vient à tout moment écorcher la bouche
des chanteurs et les oreilles des auditeurs. Quel pivot musi-
cal qu'un mot qui commence par uue des exclamations donl
nos charretiers brutaux accompagnent d'ordinaire leurs coups
de fouet! Si du moins M. Scribe, qui devrait savoir tout .
puisqu'il touche à tout, avait su que l'a;, supprimé par l'Aca-
démie espagnole, est remplacé depuis longtemps par la jota.
nos chanteurs gaulois auraient prononcé Jacarilla , ce qui
eût été un peu plus euphonique. Provisoirement, nous aver-
tissons M. Dupouchel qu'il est autorisé par l'Académie espa-
gnole à se débarrasser de cet A' malencontreux, et à le rem-
placer par un J. Il faudrait avoit l'esprit aussi mal fait que
l'ont tous les gens de théâtre à l'endroit des journalistes .
pour ne pas profiter de notre avis charitable.
La Jacara, ou son diminutif Jacarilla, se chante en Espa-
gne par les coureurs de nuit , qui lui ont même emprunté
leur nom. Cette fois, ces batteurs de pavé sont à Cadix,
exerçant l'honnête profession de contrebandiers , et se faisant
reconnaître au moyen de cet air par leur trésorier, qui leur
offre à l'instant, sur cebitlet au chanteur, bon gile, bon sou-
per et mieux encore. L'n pauvre petit marin , leste , joli gar-
çon , riche d'amour, mais sans un réal, comme c'est l'ordi-
naire en pareil cas au théâtre, meurt d'envie et de faim à la
vue de ces inconnus qui trouvent si facilement une pareille
aubaine, tandis que lui n'a pas de quoi acheter un oignon.
Il lui prend fantaisie de chanter la Jacarilla. Aussitôt le tré-
sorier accourt , et l'emmène chez lui sans autre explication.
Le jeune marin trouve dans la maison sa bien-aimée, fille du
trésorier, laquelle est menacée d'épouser, dès le lendemain .
le corrégidor de Cadix, rien quecela. Le père veut empêcher
le jeune homme de faire la cour à sa fille ; mais le marin pré-
tend donner une leçon de musique sur le thème de la Jacarilla.
L'honnête trésorier croit comprendre et veut détourner res-
pectueusement son attention, en lui offrant une bourse d'or,
puis deux bourses, car c'est le soir du partage. Le matelot
indigent s'étonne; le trésorier s'étonne de son étonnement
de la façon la plus incroyable. Ces deux hommes se font stu-
IS6
L'AUTISTE.
l>i(Jesà l'cnvi pour ne pas comprendre une situation si claire
dans un pays où la moitié de la nation , peut-être, fait très-
honorabl cmcnl la contrebande au profil de l'autre, qui fait
semblant de la punir. Les vrais contrebandiers arrivent, et
repartent pour s'embarquer après avoir cru s'expliquer com-
plètement. Alors le vertueux comptable, pour cumuler comme
tant d'autres les profits du crime et ceux de la vertu , dé-
nonce au corrégidor la troupe entière, qui est bien loin. Ce-
pendant , l'amoureux s'est cacbé dans la maison , au lieu de
partir ; il fait môme une belle peur au corrégidor, qui accourt
pour parler d'affaires et de mariage. On veut l'arrêter; il
entête la Jacahlla, qui , cette fois, ne lui vaudrait d'autre
gltc que le bagne, si l'estimable beau-père , craignant les
révélations d'un si dangereux confident , ne se bâtait de le
disculper, et même de lui donner sa fille à la barbe de l'a-
moureux corrégidor.
M. Scribe s'est fait nommer tout seul. On avait reconnu en
effet l'académicien des sciences vaudevillcsqiies à ce joli
quatrain, français comme uue Jacara espagnole :
Tâchons que rien n'explique
L'erreur d'arithmétique
Que ma main trop modique
A. commise aujourd'hui.
M. Scribe, qui comprend si bien les besoins de la langue
musicale, a fait intervenir aussi souvent que le xa le doux
mot d'arithmétique.
M. Marliani a fait, malgré tout, une jolie petite musique ,
peu forte, mais flatteuse pour les chanteurs. Le meilleur
morceau est la Jacarilla. L'accompagnement , traité à la soi-
disant manière espagnole , avec des archets bondissant sur
la corde, et quelques pizzicato auxquels le razglado se join-
drait fort bien , si l'on avait des instruments pour cela , est
joli, quoique rien n'y soit nouveau. Les airs, peu remarqua-
bles par l'originalité, ont pourtant de la distinction. Le duo
entre Mmes Dorus et Stoltz est mieux qu'un bon nocturne. Les
mélodies ont de la finesse : c'est de la bonne musique de sa-
lon. On a remarqué un petit trio agréable. Le caractère mé-
lodique du quatuor, en forme de canon, est de fort bongoùl;
mais les voix, en se rejoignant, ne s'y étreignent pas pour
produire de ces harmonies pleines et serrées que nous de-
mandons toujours à un quatuor, peut-être parce que les qua-
tuors d'aujourd'hui nous les refusent presque toujours.
Nous avons vu avec plaisir qu'on ail fait à Mme Stoltz un
rôle suivant ses moyens. Mme Stoltz n'esl pas propre à tout ;
mais elle a de bonnes cordes dans la voix, de l'accent mu-
sical , un entrain de gaminerie un peu affecté et de la gentil-
lesse dans les rôles d'homme.
THÉÂTRE ROYAL ITALIEN.
Ccnerentola. — Mlle Pauline Garcia.
Notre prédiction s'accomplit plus vile encore que nous ne
l'avions prévu. Mlle Pauline Garcia devient à vue d'oeil une
grande artiste ; d'autant plus qu'elle parait moins y employer
les moyens désespérés auxquels se livrent en pareil cas les
travailleurs vulgaires. Avec celle intelligence privilégiée,
la combinaison et le parti pris ne sont pas de mise. Le
calcul de l'effet tomberait à faux , parce qu'il conlraric-
rait l'inspiration naturelle, si juste chez cette enfant remar-
quable. Sans aucun effort visible, avec une facilité égale,
elle est aujourd'hui la grande dame de Venise, noble sans
le savoir, et parce qu'elle n'a pas connu d'outre manière
d'être; et demain, vous la verrez, pauvre souffre-douleur,
résignée, sans plainte et saiisamerlune, mais digne dans cha-
que situation, et tout autant que la situation le demande.
Mlle Pauline Garcia possède surtout à un degré émiuent le
bon sens de l'art. Elle n'a encore rien d'étonnant, de stupé-
fiant, que la discrétion avec laquelle elle communique à Ml
auditeurs de belles émotions dramatiques. Cette révélation do
son sens intime n'est jamais préparée; on ne la voit pas venir:
elle est simple, vraie ; elle remue sans qu'on sache pourquoi :
et voilà tout. Une telle simplicité, unie aux effets involon-
taires produits par un beau talent , est presque sans exemple:
el nous pourrions bien la regretter, quand la jeune artiste sera
devenue un foudre de scène.
L'absence de cohésion dans les différentes parties de ce
talent, est sensible encore dans les représentations île la Cc-
nerentola; mais les proarès ont été rapides depuis le premier
débul.Lcduo que Mlle Garcia chante avec llubini.au premier
acte, est presque une merveille d'exécution juste et délicate.
Dans l'adagio Una grazia, un dolce incanto, la jeune artiste
a des ravissements si purs, si jeunes el si contenus, elle
charme d'une façon si naturelle, qu'on ne pense pas à s'é-
(onner qu'elle ait pu arriver là en si peu de temps. Nous n'a-
vons à lui reprocher que les sauts d'intervalles étranges elles
difficultés bizarres dont elle compose loute la première partie
de V air Nac qui ail' affannn. Nous savons bien que ces sortes
d'airs de bravoure sont à peu près abandonnée à la fantaisie
du chanteur; mais c'est justement là ce qui lui impose une
grande responsabilité; et lorsque, dans un talent comme celui
de Mlle Garcia , l'inspiration est complétée par le goût, il ne
faul point se démentir.
Ceux des dilettanti qui sont amateurs quand même dès
qu'il s'agit d'opéra italien, ont, du moins cette aimée, les
meilleures raisons du inonde pour être dilctlanli. Nous ne
connaissons pas encore un opéra monté médiocrement. On
courrait inutilement l'univers entier pour entendre en ce
moment, ailleurs qu'à l'Odéon, une Ccnerentola exécutée
par des gens tels que liubiui, Tamburini . Lablacbe cl
Mlle Pauline Garcia. Rubini est toujours lui-même. Dans ce
rôle de courte baleine , il se repose à bon droit pour les soirs
où il doit se livrer tout entier. A part uue manie un peu mo-
notone, sur laquelle nous pourrons bien le chicaner un jour.
Tamburini est tout simplement excellent. Quant à Lablacbe ,
il faut le voir et l'entendre dans ce rôle de Magnifico, pour
comprendre comment la farce la plus ronde et la plus grosse
peut être élevée à la dignité du comique. Lablacbe est un
bouffon de génie.
THEATRE DE LA RENAISSANCE.
Première représentation de la (liane Royale, opéra en 2 acles, paroles
île M. Sai>t-IIilaibe, musique de M. Jules Uoiiefbov.
Cette chasse, qui devait avoir lieu dans les bois de Meu-
don , sur la route de Paris , est envoyée à Satory : on saura
pourquoi, liazile, jeune garde-chasse , qui croyait, en faisant
son métier, rencontrer Denise, sa maîtresse, la jolie villa-
geoise, qui va porter tous les jours des fleurs à Paris, est
furieux i.'u contre-ordre, dont s'arrange au contraire fort
bien François 1er. Le roi perd la chasse , la duchesse d'É-
1/ AUTISTE.
159
lampes perd aussi l.i pliasse ; mais ce n'est pas parce que
leurs chiens chassent ensemble ce jour-là , bien au contraire,
le roi veut rencontrer Denise : la duchesse veut peut-être
s'en laisser conter, sans le savoir, par le comte de Saint- Pol.
Denise, qui cidre dans une grotte, cl qui en sort avec ou
-ans le roi; Denise , qui est déshonorée de façon symbolique,
nous oflre pour pendant un bosquet très-discret, où la du-
chesse d'Klampes accorde des symboles de môme nature au
l'ointe de Saint-Pol. La duchesse, que le voisinage instruit
des fantaisies du roi , prend bien son temps pour Cire jalouse.
Le roi, auquel on apporte une ècharpe accusatrice, dissimule
avec beaucoup d'esprit, et feint de n'avoir pas à pardonner.
Enfla , Bazile épouse Denise, arrondie de trois dots au moins,
car le comte de Saint-Pol, pour compléter l'équilibre de la
partie carrée , a voulu aussi faire avec elle des conventions
symboliques.
Outre le malheur d'être trompés, tous ces gens-là ont en-
core celui de chanter sans relâche. Nous n'aimons pas que
l'opéra-comique, surtout à la Renaissance , se guindé au ré-
citatif pendant deux heures. Ce n'est pas ici le cas de dire :
Qui peut le plus peut le moins. C'est déjà bien assez de
chanter de son mieux la vraie musique, ou soi-disant telle.
M. Jules Godefroy, qui s'est essayé déjà dans quelques opé-
rette , a visé plus haut celle fois, quand il a vu à sa dispo-
sition deux actes de rois, de princesses et de bergères. Son
ouverture commence par un quatuor de cors, comme celles
du Freyscliiitz et de la Scmiramide; c'est la seule ressemblance
qu'on puisse lui reprocher avec ces œuvres célèbres. A la
suite de cet andante, vienl un gentil petit allegro à trois
temps, qui fera fort bon effet chez Musard. Le chœur d'intro-
duction est, dans quelques dispositions de détail et de cou-
leur, une vague réminiscence du chœur des chasseurs
iVEiiryanthe. Vient ensuite un déluge de couplets, récitatifs
mesurés, duos, trios, finales , dans lequel nous nous recon-
naîtrions mieux si l'auteur avait mieux séparé ses morceaux.
Nous nous rappelons seulement des mélodies d'un caractère
naïf et distingué, dans un air chanté par François 1er, au pre-
mier acte , et dans les couplets de Denise , au deuxième acte.
M. Godefroy s'esl montré ambitieux , ce qui n'est pas un mal;
mais il s'est trop pressé de combiner des effets d'instruments
dont il n'est rien moins que sûr. Au deuxième acte , la voix
de Mme Anna Tbillon est singulièrement contrariée par des
gloussements de flûtes et de bassons , qui commencent une
phrase en même temps qu'elle. M. Godefroy a tenté, dans les
endroits à grand effet , les modulations le plus à la mode dans
les concerts en plein vent. C'est l'oscillation de la tonique
obstinée à la tierce mineure , puis à la tierce majeure , puis
à la quarte, puis à la quarte augmentée jusqu'à la quinte
éclatante, voire même jusqu'à la sixlc, d'où l'on retombe
triomphalement sur la quinte, el enfin sur la tonique.
Mme Anna Thillon a montré beaucoup de finesse et un
sentiment exquis; mais elle nous a paru bien fatiguée.
A. SPECIIT.
THÉATBE DE L' AMBIGU-COMIQUE.
Christophe le Suédois, drame en cinq aotes, par M. Boucuaudy.
Ce drame est un monde ou plutôt un chaos. Les vents et
les neiges, en voilà les principaux éléments. La Suède et le
Danemark s'y confondent. Une noble idée serpente à travers
une lenle intrigue, comme au milieu d'un labyrinthe, où
l'on se perd et l'on se retrouve au même point, après des
marches et des contre-marches multipliée*. L'aulcur, connu
par deux succès de houlevart dont il y a peu d'exemples, a
singulièrement abusé des droits qu'il a conquis, de se livrer
sans contrôle à toutes les combinaisons de son esprit. Il y a
dans celte pièce une complication de détails qui nuit à l'inté-
rêt général. Le sujet est très-beau. Il s'agit d'un homme qui .
pendant que la discorde et la guerre régnent dans «on pays,
et que deux rois, dont l'un est Gustave Watt, et l'autre
Chrisliern de Danemark, s'en disputent la nnnnnilfan, s'élève
par la pensée au-dessus de ces querelles de monarques, et .
songeant à la famine et à la pesle qui désolent la contrée .
cherche les moyens de la débarrasser de ces deux grand-
fléaux. Dans ses ascensions sur les montagnes, Christophe a
découvert la source du mal. Il s'agit de donner un cours ré-
gulier aux torrents qui descendent le long des rocs, et m
précipitent dans une même vallée, laquelle vallée, par la
stagnation des eaux, est devenue un marais fétide. Qu'on
mette Christophe à la lêle de cinq cent mille ouvriers, el il
répond de la salubrité du pays. 11 absorbera du même coup
la misère, celte autre peste , en créant des travaux pour la
population. Tel est le plan formé par Christophe, cet autre
Colomb de la Suède. Mais voudra-t-on appliquer son génie''
Sera-ce Cbristiern, sera-ce YVasa? 11 s'adresse à Christiern
d'abord , prince régnant ; un ministre le renvoie honteuse-
ment. Cependant, le prince a entendu parler du projet: le
ministre change d'avis. II fait courir après l'homme au ma-
nuscrit , afin de lui acheter son plan à prix d'or, elde le faire
valoir, lui , le ministre. Le messager qui se met à la pour-
suite de Christophe est un empoisonneur et un spadassin à
gages , comme on en trouve dans tous les mélodrames. Il juge
à propos de dérober le manuscrit, après en avoir tué le pos-
sesseur. Mais Christophe échappe au coup de poignard. Chris-
tophe, au lieu de se désoler d'être volé, et ceci est d'un
très- bel effet , comprend qu'on l'apprécie à sa valeur. II sait
qu'on ne vole que les riches; il pari pour la cour ; il se fera
rendre justice. A peine arrivé, on le fait déporter. Lorsqu'il
revient de l'exil, c'est pour entendre les acclamations du
peuple retentir autour de l'homme qui l'a dépouillé île s.
gloire! Heureusement, Gustave Wasa est remonté sur le trône
de ses pères. Gustave AVasa, dans les jours de proscription,
où il errait parmi les paysans sous le nom de Pierre, a connu
Christophe et sa famille. Pierre et Christophe, les deux an-
ciens amis, se retrouvent. Il ne reste plus qu'un léger em-
barras. Le père de Christophe n'était qu'un paysan déguisé :
c'est un ancien capitaine nommé Volgan , accusé d'avoir
surpris le père de Gustave. Christophe débrouille cette his-
toire. Volgan a été calomnié. L'assassin, ne le connaissez-
vous pas? Happclez-vous ce misérable qui a volé le manus-
crit de Christophe. Donc , le génie inconnu cl la vertu
persécutée triomphent encore une fois. Le vice est précipité
dans l'abîme , du haut des honneurs où il se pavanait inso-
lemment. Qui prouvera que Christophe est le véritable in-
venteur, et qu'il ne veul pas perdre son rival? Qui le prou-
vera? Montez, s'il vous plaît, sur le dernier pic de la plu-
haute montagne de Suède, vous y lirez le nom de Christophe
le Suédois. Si vous préférez en croire sur parole M. Bou-
chard}, et je vous le conseille, allez à l'Ambigu. IL L.
tlïfi
160
L'AUTISTE.
SSœS33»a(2}œ>Gâ><£^0;>£EÏ3Jt£2fc
a librairie parisienne, qui, quoi qu'en dise
M. de Balzac, n'est pas en faillite, se
préoccupe beaucoup, et à juste titre, d'un
très-grand livre qui a pour sujet Y Histoire
de France depuis les temps les plus reculés
jusqu'à nos jours. Deux hommes d'un rare talent, chacun
dans son genre, M. Théodose Burette et M. Jules David,
se sont associés pour élever à nos annales nationales ce
monument doublement populaire. Le premier, M. Théo-
dose Burette , est déjà célèbre pour avoir écrit , avec
beaucoup d'esprit, beaucoup de grâce, de style et de re-
tenue, plusieurs volumes historiques adoptés dans les
collèges, d'une voix unanime. Quant à M. Jules David, il
n'avait jamais fait ses preuves comme il les fait aujour-
d'hui dans cette Histoire de France, où le dessin se mêle
au récit d'une façon si heureuse et si pittoresque. Nous
donnons aujourd'hui deux dessins pris au hasard parmi
les cinq cents dessins dont se compose cette histoire , et
en môme temps qu'ils apprécieront toute la grâce et la
délicatesse du crayon, nos lecteurs s'assureront par eux-
mêmes de la perfection de cette gravure, qui doit placer
très-haut le nom de M. Chevin.
Typographie de Lacrampe et Comp. , rue Damietle, 2. — Fonderie de Thon y , Vircy cl Moret.
K3
L'ARTISTE.
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1T . » A tf
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m. vkiok m <;o
epuis quelques années l' Académie-
Française est tombée dans un dis-
> crédit légitime. Au lieu de s'appli-
quer, comme elle le devrait, à ré-
unir dans son sein tous les grands
>. ' noms littéraires dont s honore au-
jourd'hui la France, elle se recrute
parmi les fabricants de couplets. Si le public témoigne à
l'Académie-Française une indifférence persévérante, ce
n'est pas qu'il méconnaisse ou qu'il oublie l'importance des
questions littéraires ; c'est que l'Académie semble prendre
à tâche de se placer en dehors de la littérature. Si, malgré
les hommes illustres qu'elle renferme et qu'elle peut of-
frir sans crainte à l'admiration de l'Europe, elle trouve
à peine place dans les conversations les plus frivoles, et
l'ait tout au plus les frais de quelques plaisanteries dé-
daigneuses, elle ne doit chercher qu'en elle-même la
cause de cette déconsidération. Un corps lettré qui n'a
pas craint de préférer M. Viennet à Benjamin Constant,
qui, ayant à choisir entre MM. Emmanuel Dupaty et
Victor Hugo, a porté ses suffrages sur l'auteur juste-
ment oublié de ta Leçon de Botanique ; un corps institué
pour conserver la tradition du style français, qui met le
Mariage de Raison au-dessus ô'Antigone et A' Orphée ,
M. Scribe au-dessus de M. Ballanche; une académie qui
ouvre ses portes aux rimes boiteuses et aux quolibets
de carrefour, n'a pas le droit de se plaindre : elle re-
cueille ce qu'elle a semé. Pour prévenir les railleries.
i»lle s'empresse , il est vrai , de tourner en ridicule les
candidats qu'elle a choisis. Mais celte bouffonnerie très-
•2' si-IME. TOME IV, 11' I.IVnAISO>-.
peu littéraire ne saurait désarmer le bon sens public
Tous les hommes sérieux se demandent pourquoi l'Aca-
démie appelle dans son sein des écrivains parfaitement
étrangers aux lois de la langue; pourquoi elle accorde
ses suffrages à des candidats que la critique n'a jamais
comptés parmi les représentants de l'art contemporain.
Cette espièglerie se comprendrait à merveille chez des
écoliers; mais l'Académie a trop de cheveux blancs
pour jouer un pareil jeu. L'élourderie n'est plus de son
âge ; elle agirait donc sagement en renonçant aux paradai
qui réussissent quelquefois à égayer son auditoire, mai>
qui diminuent de jour en jour son autorité , et qui fini-
raient par mettre ses séances au même rang que les
théâtres de boulevart. Si l'Académie se croit obligée de
tourner en ridicule les candidats qu'elle a choisis, il est
évident pour tout le monde qu'elle a fait de mauvais
choix. Son devoir n'est-il pas d'exclure les écrivains
qu'elle ne peut approuver? Nous ne croyons pas qu'il y
ait deux manières de résoudre celte question ; la con-
duite de l'Académie ne saurait se justifier. L'élection de
MM. Viennet, Dupaty et Scribe est une injure adressée
au bon sens, et semble vouloir démontrer que l'Aca-
démie a pour la littérature un mépris absolu. Cependant,
quelle que soit notre opinion sur la Philippide , la Leçon
de Botanique et le Mariage de Raison , nous ne pouvons
croire que l'Académie entière prenne en pitié les ques-
tions littéraires. Elle compte dans son sein quelques
hommes d'un mérite incontestable , qui se recomman-
dent à l'estime publique par leurs études et leurs ou-
vrages. Nous aimons à penser que cette minorité jus-
tement honorée comprend toute l'absurdité de l'élection
de MM. Viennet, Dupaty et Scribe, et voudrait prévenir
le retour d'un pareil scandale. Malheureusement ce bon
vouloir demeure trop souvent à l'état théorique. La mi-
norité n'ignore pas en quoi consiste la mission de l'Aca-
démie; mais, lorsqu'il se présente un candidat étranger
à la littérature , au lieu de le repousser de toutes ses
forces, au lieu de s'efforcer de rallier à son opinion les
intelligences engourdies dont se compose la majorité, elle,
se renferme dans un dédain inactif, et les fautes se mul-
tiplient. Nous savons que l'Académie est soumise à des
conditions de prudence dont l'opinion publique n'a pas
à s'inquiéter; nous savons que l'Académie doit se bâter
lentement, et délibérer longtemps avant de proclamer sa
sympathie pour les noms les plus populaires. Mais cette
prudence a des limites naturelles et faciles à déterminer.
L'Académie agit sagement en n'acceptant pas sans examen
les décisions de l'opinion publique, car la popularité
n'est pas toujours le prix du mérite ; mais il ne faut pas
attendre pour sanctionner l'avis de la foule , que la foule
ait changé d'avis. Or, c'est là précisément ce que fcit
trop souvent l'Académie. Elle semble avoir peur rte>
noms populaires, et les repousse avec une obstination
singulière. Puis, quand la foule inconstante a déplacé
■2\
162
L'ARTISTE.
son admiration, quand elle a porté son encens sur un autel
nouveau , l'Académie ouvre ses portes aux dieux dé-
trônés, (ïràce à cette conduite, l'Académie se trouve rare-
ment d'accord avec l'opinion publique. Que les hommes
qu'elle aceueille aient joui d'une popularité légitime ou
illégitime, elle n'a pas le bénéfice de cette popularité.
Poètes et romanciers n'obtiennent ses suffrages que le
jour où la foule les abandonne; l'Académie n'est plus
qu'un asile offert aux écrivains oubliés. Réparer l'in-
justice est sans doute un noble rôle ; mais pourquoi l'A-
cadémie ne fait-elle pas usage de sa clairvoyance en
temps utile? Pourquoi craint -elle d'avoir raison en
même temps que le public? Pour ma part, je renonce à
le deviner. La vérité, en devenant vulgaire, ne cesse pas
d'être la vérité. Si un poète vraiment digne de ce nom
obtient les suffrages de la foule, l'Académie peut, sans
déroger, s'associer à l'opinion générale. Le bon sens lui
commande sans doute de discuter, et souvent de réfor-
mer les arrêts de la foule ; mais lorsque ces arrêts sont
justes, il ne lui défend pas de les ratifier.
L'Académie-Française a besoin de se renouveler, de
se rajeunir. Cette nécessité est aujourd'hui démontrée
pour tous les juges désintéressés. Lorsque les trois quarts
d'un corps littéraire se composent d'hommes justement
oubliés, dont le public sait à peine les noms, si ce corps
veut se conserver, il n'a pas deux partis à prendre : il faut
qu'il se rajeunisse, ou qu'il périsse; il faut qu'il se recrute
parmi les hommes que l'opinion publique lui désigne,
ou qu'il consente à ne plus exister que pour mémoire.
11 y a sans doute dans l'Académie plusieurs écrivains
dont le nom est promis à la durée ; mais ces écrivains que
le public admire ne peuvent appeler au partage de leur
gloire MM. Campcnon , Droz et Guiraud. M. Lacuée
a beau s'asseoir à côté de M. de Chateaubriand, il
n'a pas écrit les Martyrs. M. de Quélcn a beau prendre
place à côté de M. Cousin , les mandements signés de
son nom sont écrits d'un style pitoyable. Il y a aujour-
d'hui hors de l'Académie au moins autant de noms
glorieux que dans l'Académie elle-même. Béranger,
Lamennais, Alfred de Vigny, Victor Hugo, sont de-
puis longtemps en possession d'une popularité légitime,
et nous pourrions sans peine prononcer assez de noms
éclatants pour montrer que l'Académie représente tout
au plus la moitié de notre gloire littéraire à l'heure où
nous parlons. A moins de fermer les yeux, il est impos-
sible d'ignorer le fait que nous affirmons ; la conduite de
l'Académie est donc naturellement tracée. Si elle veut
durer, si elle veut vivre, il faut qu'elle se rajeunisse en
renouvelant ses cadres, en substituant des noms glorieux
à des noms justement oubliés, dont plusieurs même n'ont
pas couru la chance de l'oubli. Si M. Augustin Thierry
s'était mis sur les rangs, comme on l'avait annoncé d'a-
bord, l'Académie n'aurait pas à hésiter; l'historien de la
Conquête de l'Angleterre jouit depuis longtemps d'une
popularité méritée. Malgré la place qu'il occupe à l'A-
cadémie des Inscriptions, l'Académie-Française devrait
l'appeler, car il offre aujourd'hui l'union bien rare de la
science et de l'art historique. Non-seulement il connaît
le passé, mais il sait le raconter. Par l'animation, par la
limpidité du style, par le caractère épique de son récit,
il se rattache aux grands historiens de l'antiquité. Chez
lui, l'écrivain n'a pas moins d'importance que l'érudit; s'il
entrait à l'Académie Française, sa nomination serait sa-
luée par des applaudissements unanimes. M. Ballanche,
quoique placé dans une condition moins favorable, puis-
que sa Palingénésie n'est pas encore publiée complète-
ment, mériterait aussi les suffrages de l'Académie, liais
M. Ballanche a désavoué sa candidature, nous ne savons
pourquoi. Puisque M. Ballanche désire entrer à l'Acadé-
mie, puisque l'usage veut que l'Académie n'aille pas au-
devant des candidats, mais les attende, il a tort de ne pas
se mettre sur les rangs. Antigone et Orphée sont do
titres dont l'Académie ne peut contester la valeur. Res-
tent deux candidats éminents, MM. Berryer et Victor
Hugo.
Quoique les discours de M. Berryer ne se recomman-
dent pas par une grande pureté de langage, nous n'hé-
sitons pas aie proclamer supérieur à tous les orateurs de la
Chambre. C'est le seul en effet qui charme etqui entraine.
Ni le bon sens de M. Barrot, ni la raison austère de
M. Guizot, ni les causeries familières de M. Thiers, ne
peuventêtre comparés à la puissance oratoire de M. Ber-
ryer. Une académie qui a ouvert ses portes à M. Dupin
aurait mauvaise grâce à chicaner M. Berryer sur la pu-
reté du langage. Car M. Dupin, estimé des jurisconsultes,
applaudi à la Chambre pour ses taquineries , traite
fort cavalièrement les lois de notre langue. Cependant
nous croyons que l'Académie doit préférer M. Vic-
tor Hugo à M. Berryer. Si M. Victor Hugo ne se mettait
pas sur les rangs, la nomination de M. Berryer serait
parfaitement juste; on oublierait l'homme de parti pour
ne plus voir que l'orateur. Mais puisque M. Hugo
se présente, l'Académie ne doit pas hésiter à le pré-
férer. M. Hugo est sur la brèche depuis vingt ans; m>
œuvres, déjà nombreuses, lui ont donné dans la lit-
térature contemporaine une importance que l'Académie
ne peut nier sans folie. Quels que soient les défauts signa-
lés par la critique dans les œuvres de M. Hugo, ces
œuvres ont une valeur que personne ne saurait contester.
Dans ses odes, dans ses romans, dans ses drames, il a
trop souvent sacrifié à l'éclat de la couleur le dévelop-
pement des passions et l'analyse de la pensée ; mais il a
fait preuve, même dans ses erreurs, d'une puissance sin-
gulière. D faut pour se tromper comme lui, ou du moins
pour produire des œuvres telles que les siennes, possé-
der de rares facultés. On peut lui reprocher de parler,
dans la plupart de ses compositions, aux yeux plutôt qu'à
l'âme; mais pour arriver par la description et l'antithèse
L'ARTISTE.
m
à. la popularité dont il jouit aujourd'hui, il faut certes
une puissance singulière, et l'Académie ne peut mécon-
naître cette puissance sans lutter contre l'opinion géné-
rale. Quelque soit le jugement qu'on porte sur les œu-
vres de M. Hugo, qu'on approuve ou qu'on blâme la
tendance exclusivement vénitienne de ses odes, de ses dra-
mes, de ses romans, on ne peut contester l'importance du
rôle qu'il a joué, depuis dix ans surtout, dans la littérature
française. L'Académie, en portant ses suffrages sur M.Vic-
tor Hugo, prouverait qu'elle n'a pas peur des noms
éclatants, et que la première condition pour être admis
dans son sein n'est pas d'avoir subi l'épreuve de l'oubli.
Depuis Cromwcll jusqu'à Ruy-Blas, depuis les Orientales
jusqu'aux Chants du Crépuscule, M. Hugo a livré trop de
batailles pour que l'Académie ne lui tienne pas compte
de son courage. Quel que soit sur lui l'avis de la postérité,
l'auteur de Marion de Lorme et de Notre- Dame de Paris
est assurément un des acteurs les plus importants du
drame littéraire auquel nous assistons. C'est donc sur lui
que doivent se réunir les suffrages de l'Académie.
Gustave PLANCHE.
ARCHEOLOGIE.
ra(iit»snra(îM?fr»ft>».4\ffi^4\OTft ■N&VW ,
;« arrive dans la vieille cité de Bourbon en cô-
i loyant une délicieuse vallée , dont les prai-
ries étalent en toutes saisons leurs tapis de
; verdure. La petite rivière de Burges , toute
: bordée de saules et de peupliers , serpente
au milieu de la vallée , qu'elle fertilise de ses eaux. Si le
voyageur qui entre dans Bourbon pour la première fois
ii avait pas vu de loin les trois tours géantes qui dominent
le pays, il serait loin de penser que cette ville a eu une
grande importance , et qu'elle a été appelée à de hautes des-
tinées.
•Sous la domination romaine , la position centrale de Bour-
bon en fit un poste militaire pour les légions victorieuses . et
ses sources thermales un lieu de séjour fort recherché des
conquérants. De là, ils pouvaient surveiller trois nations re-
muantes, les Arvernes, les Eduens et les Bituriges. qui ne
supportaient qu'impatiemment le joug doré sous lequel ils
courbaient leurs tôles , encore lières après la défaite. Li
s'élevèrent bientôt des bains aux revêtements de marbre.
i' SERIE. TOME IV, 11e LIVRAISON.
des palais, des temples, des villas, rehaussés de tout le luxe
que les artistes de l'antiquité déployaient dans ces construc-
tions puliliqucs. I.i' christianisme et In féodalité n'ont respecté
aucun de ces monuments, dont on a trouvé H seizième »iccle
de magnifiques débris.
Le Moyen-Age n'a pas traité notre ville avec moins de fa-
veur que les Uomains : il en a fait une baronuic. puis une
cité ducale, qui a donné son nom à la plus illustre famille de
princes et de rois que l'Europe ail comptée pendant une lon-
gue suite de siècles.
La position centrale de Bourbon avait été l'origine de »;i
première prospérité; sa position en pays de frontière, dan»
les premiers siècles de la monarchie, lui conserva son im-
portance. C'était en effet une station d'outre-Loire, d'où
les Francs résistaient aux envahissements des populations
aquilaniques, qui différaient des vainqueurs par les mœur» .
la langue, le costume. Dans les guerres qui éclatèrent entre
Pépin et entre Waipber, Bourbon , alors au pouvoir des Aqui-
tains, fut assiégé, pris et brûlé par le roi franc, qui laissa
dans cette place bon nombre de ses meilleurs soldats, sou»
la conduite de Nibilung, son parent, et l'un de ses capitaines
les plus éprouvés, afin de tenir en respect les provinces en-
nemies. C'est à Nibilung que remonte la famille des sires et
des ducs de Bourbon. Leur noble origine, et les services
signalés qu'ils rendaient à la monarchie naissante, leur fai-
saient une haute position auprès de nos rois, qui les com-
blèrent tour à tour de faveurs, de dignités et de richesse».
Bourbon se ressentit beaucoup de la brillante fortune des ba-
rons qui le possédaient. Ceux-ci y conservèrent leur vieille
forteresse qu'ils embellirent à l'envi, mais ils ne l'habitèrent
pas toujours; ils l'abandonnèrent souvent pour leur palais de
Malins, si favorable aux plaisirs de la chasse, ou pour leur
château de Souvigny, d'où ils pouvaient contrc-balancer la
suprématie du prieuré des Bénédictins, dont ils redoutaient
l'autorité envahissante. Ils ne négligèrent jamais la ville,
qui fut pour ainsi dire leur berceau; ils y revenaient de temp»
en temps, et en augmentaient les constructions militaires.
Dans la chartre, en effet, qui érige la sircrie des Archam-
bault en duché-pairie , le château de Bourbon est qualifié
d'imprenable.
Non contents de fortifier leurs manoirs de tours et de cour-
tines crénelées , les sires de Bourbon avaient fondé dans son
enceinte môme un chapitre et une Sainte-Chapelle, à laquelle
ils avaient donné un morceau de la vraie croix, rapporté de
la Terre-Sainte par saint Louis. Une première chapelle avait
été bâtie par Louis I", mais bientôt elle avait été trou vie
trop petite, et Jean II avait jeté, en 1383, les fondements
d'une église riche et élégante, qui ne fut terminée que par
Pierre II et Anne de France, en 1508.
Si donc on veut se faire une idée exacte de ce qu'étaient le
château et la Sainte-Chapelle de Bourbon , il faut se reporter
au seizième siècle. En arrivant par la route de Moulins, on
pressentait déjà toute l'étendue et toute la magnificence de ce»
constructions : on voyait au-dessus des maisons de la viltc les
masses de remparts à créneaux, unissant entre eux les églises
et les tours. L'entrée était à l'est; on passait sur un ponl-
levis jeté entre les deux rives sauvages et escarpées des fos-
sés. Derrière le pont se dressaient deux tours qui en défen-
daient l'approche. La porte, haute de plus de vingt pieds, et
±>
V 9 .
16k
L'ARTISTE.
fermée par d'énormes pièces de bois, ouvrait avec grand hruit
sous une voûle, dont l'autre extrémité était encore fermée par
une porte; on suivait alors un formidable rempart de sept
pieds de largeur et de vingt-cinq pieds environ de baulcur,
puis on passait sous une seconde voûte, supportant le chœur
de la Sainte-Chapelle elle-même; mais pour s'engager sous
cette voûte , il fallait auparavant faire lever une herse à
mailles de fer. En sortant de dessous la voûte, on montait à
droite, et l'on se trouvait dans la cour du château. Les deux
chapelles se présentaient tout d'abord, se touchant par leur'
flanc septentrional, tel que nous le voyons dans le dessin qui
accompagne ce numéro de l' Artiste. La plus ancienne , bâtie
par Louis 1er, était dédiée à Notre-Dame; elle était fort pe-
tite et d'une architecture ogivale , sévère en ornements; on
y remarquait seulement plusieurs belles statues, et entre
autres , au-dessus de l'autel , sur une console richement
sculptée, la figure en marbre blanc de la Vierge, tenant l'En-
fant-Jésus sur ses genoux ; elle a une couronne sur la tète , et
un long voile tout sculpté à jour tombe sur ses épaules. C'est
une admirable statue; la couronne posée sur son front, sa
ceinture qui lui serre la taille, la bordure qui rehausse la
longue tunique, sont incrustées d'éblouissantes pierreries.
Hemarquez encore quelle trie grave et pensive, quelle pose
simple et naturelle ! comme les draperies aussi sont d'un
style sévère et ont été fouillées avec soin ! Le jour du solstice
d'été, un rayon du soleil levant entourait la tête de la Vierge
d'une magnifique auréole, et les pèlerins accouraient en foule
pour adorer l'image miraculeuse.
La Sainte-Chapelle est dédiée à Jésus crucifié, et a été
bâtie sous la direction du chanoine Clément Mauclerc; encore
un architecte à ajouter à la liste trop courte des architectes
du Moyen-Age.
Au-devant du pignon occidental de l'édifice, se trouvait un
porche magnifique dans le goût du portail de l'église des Bé-
nédictins de Souvigny ; ce porche présentait deux ouvertures
latérales en ogive accompagnant la porte principale. On
voyait sur cette façade « deux figures en relief d'Adam et
d'Eve, tout nuds, en pierre de grès, si artistement élabo-
rées, que Praxitèles les eût advouées pour son chef-d'œu-
vre. » Sous la voussure de la principale porte d'entrée,
étaient disposées trois autres statues. C'était d'abord, au mi-
lieu, saint Louis, la couronnesur la tête, le sceptre à la main,
et le manteau royal, parsemé de fleurs de lis sans nombre, sur
les épaules; puis, à sa droite, Jean II, portant dans la main une
petite église, qui indiquait son titre de fondateur de la Sainte-
Chapelle. Vis-à-vis de Jean II, se trouvait sa femme, Jeanne
de France. Avant d'entrer dans l'intérieur de l'édifice, re-
marquons toutes ses beautés extérieures. Sous le porche , il y
a deux petits escaliers tournants qui conduisent sur la terrasse
du porche ; de là , on monte dans une galerie supérieure d'où
l'on peut admirer, au milieu du pignon, une énorme fleur de
lis servant de base à une croix en fer doré de plus de dix
pieds de haut. Entre la terrasse et la galerie s'épanouit une
rose dessinée avec élégance, et garnie de vitraux. Tout au-
tour de l'église circule, à la naissance inférieure des fenêtres,
un rinceau délicat de vigne, où sont entremêlées de larges
feuilles et des grappes de raisin. Les croisées , fort éle-
vées , sont divisées par deux meneaux perpendiculaires qui
se multiplient dans le haut pour former des dessins de bon
goût. Les contreforts qui soutenaient le mur de l'édifice for-
maient en bas des arcades , sous lesquelles on pouvait faire
le lourde l'église. Ces contreforts sont terminés, à leur par-
tie supérieure, par des clochetons semblables à tous ceux du
quinzième siècle. Au-dessus de l'église, vers les combles,
règne un cordon aux riches moulures , et un entablement d'un
beau style.
Mais c'était l'intérieur de la Sainte-Chapelle qu'il fallait
voir surtout! En entrant, on était tout d'abord frappé de
l'harmonieuse disposition des lignes générales el de l'aspect
plein de charme que présentait cette nef, où la lumière
n'arrivait que tamisée par d'admirables vitraux , où étaient
rangés une chaire, un jeu d'orgue, des boiseries finement
ciselées. Les piliers de la maltresse voûte présentaient, sous
des niches bien évidées, les slatues des douze apôtres.
Laissons (ouïes ces belles sculptures qui rehaussent la nef
et le sanctuaire de la Sainte-Chapelle, et descendons dans le
trésor, chapelle souterraine où l'on conserve le bois de la
sainte-croix. Le trésor, pratiqué sous l'ancienne petite cha-
pelle du duc Louis Ier, était une espèce de crypte, aux murs
épais. Une seule fenêtre, garnie d'une grille en fer, à mailles
serrées, et de volets munis de solides ferrements, éclairait
ce lieu. Vis-à-vis de cette croisée, il y avait, creusée dans le
massif des murs du château , une niche close par une grille
ouvrée en fer doré , où était renfermé le précieux reliquaire
delà sainte croix, qui était un chef-d'œuvre. Il était d'or,
et pesait treize marcs ; ses extrémilés se terminaient par des
fleurs de lis; celle de la partie supérieure était surmontée
d'une couronne de diamants, et portait celle inscription :
Louis de Bourbon , deuxième de ce nom , fil garnir de pierre-
ries el de dorures ccsle croix, l'an 1395. Le pied de la croix
se terminait en forme de colonne torse, cl s'adaptait à un cal-
vaire de vermeil servant de base. On voyait, aguenouillés sur
la montagne sainte , le duc Jean el sa femme , revêtus de
leurs habits les plus splendidcs; la Madeleine, échevelée et
en larmes, embrassait le pied de la croix, et la Vierge défail-
lante s'appuyait sur saint Jean, le disciple bien-aimé. La
voûte du trésor était munie de deux tiges de fer, soutenant
sept lampes d'argent qui brûlaient nuit et jour.
On pense bien que toutes ces richesses ont dû tenter sou-
vent la cupidité. Plusieurs fois, en effet, on a tenté de sous-
traire la sainte-croix. Un jour, des cavaliers , qui avaient
ferré leurs chevaux sens devant derrière, étaient parvenus à
s'emparer du précieux bois; mais, quand ils avaient été hors
de la paroisse de Bourbon, leurs chevaux s'étaient refusés à
marcher, comme l'ànessc de Balaam, el les voleurs avaient
été obligés d'abandonner le saint reliquaire. La tradition rap-
porte encore que d'autres voleurs s'emparèrent de ce reli-
quaire , mais qu'arrivés au milieu de la grande prairie qu'ar-
rose le Burge, le fardeau devint si lourd , que, malgré leurs
efforts, ils ne purent le porter plus loin. Le lendemain, des
faucheurs le retrouvèrent, et le chapitre vint le chercher en
grande procession. L'herbe n'a jamais repoussé , dit-on, sur
la place où la croix était restée gisante.
Le palais des ducs n'était pas moins curieux à visiter que
la chapelle; c'était une véritable forteresse qui ne le cédait
en rien aux châteaux de Coucy ou de Pierrefonds , ces im-
menses amas de constructions qui ont si longtemps servi de
rempart à la féodalité. Dans le temps de sa plus grande
L'AUTISTE.
165
splendeur, Bourbon était défendu par vingt-quatre grosses
tours rondes en pierres d'appareil; la plupart d'entre elles
étaient taillées à diamant ; leurs bases en talus s'implantaient
sur un rocber de gneiss. L'une d'elles est connue sous le nom
de Qui qu'en grogne. Quand le duc Louis II fit cimenter les
fondements de cette construction militaire entre les crêtes
brillantes des roches spathiques de la montagne, les bourgeois
de Bourbon virent que la tour battrait ia ville, et mirent le
peuple en émoi; mais le duc fut peu touché des clameurs
qui éclatèrent de toutes parts; il arriva sur les remparts,
suivi de ses vieux routiers, et dit : On la buslira qui qu'en
groigne! La tour fut bâtie en effet; son nom rappelle et l'op-
position des bourgeois et la colère du bon duc.
Bourbon a possédé jusqu'à la révolution tous ces édifices,
qui n'auraient pas suffi à lui donner la célébrité dont il a
joui aux dix-septième et dix-huitième siècles; c'est à seseaux
thermales qu'il doit l'affiuence d'étrangers de distinction
qui se pressent dans son sein pendant la belle saison de
chaque année. Les médecins du temps ont beaucoup vanté
les qualités spécifiques de nos eaux , et plusieurs poêles ont
chanté les miracles opérés par les nymphes de nos sources.
L. BATISSIER.
( La suite au numéro prochain.)
>V©SC
m m mie mmm,
Proverbe.
ACTEURS : ERNEST1NE DE SLRV1LLE. - RAYMON.T, artiste. - M. DE
SLR VILLE. - ETIENNE, domestique de Raymont.
La scène se passe dans le cabinet de travail de Raymont. Celte pièce
est meublée a>ee une grande recherche.
SCENE PREMIÈRE.
UA YMUNT ( seul , en roue de chambre élégante ; il se lève de son bu-
reau, devant lequel il travaillait}. Pour suffire à tout ce travail, il
faut une santé de fer Trois pièces reçues depuis deux
mois..., deux nouvelles, un roman..., mon discours à l'Aca-
démie , mes articles de journaux... ; et nos ministres se plai-
gnent!. . Je voudrais bien voir, s'ils travaillaient seulement
la moitié autant que le dernier littérateur du royaume, ce
qu'ils diraient... Si l'amour et la gloire ne nous retrempaient
pas... il n'y aurait nul moyen de tenir à cette vie!... Mais le
travail nous conduit à la gloire..., la gloire à l'amour...; et de
chaîne en chaîne , la vie de l'artiste se déroule moins amère,
peut-être, que celle de bien d'autres Travailler, aimer,
réussir, toute la vie est là Garçon, riche, puissant, avec
une réputation de talent généralement établie..., une place
qui m'attache à la direction des principaux théâtres ... C'est
plus qu'il n'en faut pour séduire bien des femmes... Le suc-
cès les attire...; l'esprit les charme... ; le luxe les enivre...
le reste nous regarde. .
SCÈNE IL
ETIENNE entrant. Il remet à Raymont des journaui , des papiers , de»
lettres et des cartes de visite.
RAYMONT ( 'es recevant et les parcourant.) Est-il venu quel-
qu'un ?
Etienne. Le directeur du Théàtre-Erançais a fait prévenir
monsieur qu'il y aurait demain une séance au comité de lec-
ture.
itAYMONT. Je n'y puis aller.
Etienne. Ce jeune auteur, qui demande à monsieur sa
collaboration , est venu chercher une réponse.
raymont. Je l'avais oublié... H a pourtant du talent...;
mais un débutant..., un inconnu..., nulle recommandation!
11 a besoin de moi..., il attendra!...
RAYMONT (montrant à Etienne une lettre qu'il vient de décacheter).
Qui a apporté cette lettre? d'où vient-elle?
Etienne. Une jeune femme voilée.
raymont. Voilée... et inconnue... Lisons.
Etienne. Elle a dit qu'elle allait revenir.
raymont. Eh bien! va... Tu la feras entrer. (Etienne sort.)
raymont. Quelle est cette femme ? (Lisant.)
« Monsieur ,
« Votre position au Théâtre-Français vous donne une in-
fluence qui m'autorise à venir vous demander un appui qui
m'est devenu nécessaire. Je désire vous expliquer moi-même
la demande que j'ai à vous faire. Comme je n'ai pu vous ren-
contrer ce matin , pouvez- vous me recevoir dans une heure?
Pardonnez, Monsieur, mon importunité; le talent a ses char-
ges , que la bonté du cœur et la puissance acquise augmentent
encore. La supériorité n'est si rare que parce que seule elle
sait et elle peut protéger. Ernestine ue Scrville. »
C'est une actrice ou une femme auteur...! Ces femmes là
demandent toujours... N'importe , voyons quelle est cette
femme. . Aussi bien , elle arrive à propos... , et l'à-propos ,
c'est tout l'esprit des femmes...
Etienne (annonçant;. Madame de Surville.
SCÈNE III.
ERNESTINE , raymont.
RAYMONT (^'avançant vers elle). Madame!
ernestine. Je n'ai pas l'avantage d'être connue de vous.
Monsieur, et j'ose venir vous demander un service.
K.i.
1/ AUTISTE.
raymont. C'est me flatter beaucoup, et je puis vous assurer
de mon désir de vous être agréable.
ernestine. Cela me suffit... On a beau médire du siècle...,
je veux croire au bien... L'homme qui, dans ses écrits, élève si
haut ses pensées, prend nécessairement ces nuances si fines et
si délicates dans son àmc. Eh bien ! Monsieur, riche jusqu'A ce
jour, et peu soucieuse de la gloire (que toute femme me semble
toujours payer trop cher), j'avais dédaigné de livrer au public
quelques essais littéraires..., produits de mes loisirs.
raymont. El vous avez changé d'avis?
ernestine. Des revers de fortune en nous atteignant , mon
mari et moi , ont compromis notre existence Forcée d'utili-
ser mes essais, je les ai , sous l'anonyme, livrés à la scène.
Une de mes pièces, acceptée au Théâtre-Français, devait se
jouer demain... Heureux de cette assurance..., nous lui avions
confié notre espoir... ; d'importants intérêts s'y rattachaient
pour nous, lorsque j'apprends aujourd'hui même que ma
pièce est en péril et qu'on lui en préfère une autre mieux
protégée.
raymont. C'est assez l'usage.
ernestine. Oui!... Mais arrivée sans intrigue, j'ignore com-
ment donc me défendre et me soutenir .. Pourtant, la liberté
île mon mari est menacée par des circonstances impérieuses.
11 nous faut réussir demain, ou nous sommes perdus. On m'as-
sure que votre position vous permet de lever toutes les dif-
ficultés... Vous êtes généreux... ; tout-puissant , vous pouvez
nous sauver..., le voudrez-vous?
raymont. De toute mon àme... S'aider entre artistes, mais
c'est un échange!... car vous êtes un artiste, Madame; j'ai trop
d'intérêt à me trouver des vôtres, pour ne pas m'empresser
de le reconnaître... Comptez sur moi...
ernestine. Oh 1 je ne m'étais pas trompée..., vous êtes
noble et bon...; j'ai deviné votre àme dans vos écrits... Mon
estime a précédé l'épreuve..., j'avais compté sur vous.
raymont. Je suis assez heureux pour pouvoir, non-seule-
ment hâter la représentation de votre œuvre, mais pour
vous épargner mille détails toujours ennuyeux pour une
femme, au théâtre surtout.
ernestine. Quel bonheur! j'avais pensé qu'un mot de vous
au directeur...
raymont. Sans doute.
ernestine. lin autre mot au principal journaliste.
raymont. Je lui demanderai un succès à titre de service,
cela se fait ainsi à charge de revanche ; comment réussirait-
on autrement?
ernestine. Vraiment !
raymont (à part ). Elle parait assez simple , tant mieux !
(Haut.) Et vous êtes sans appui?
ernestine (coquettement). Je l'étais, tout à l'heure.
raymont (au public) . Décidément, elle est charmante. (Haut.)
Et votre mari est donc en prison?
ernestine. Non, Monsieur; mais si la représentation n'avait
pas lieu, si même elle élait retardée...
RAYMONT («'approchant et lui prenant la main). Quoi ! vraiment ?
est-ce donc aussi sérieux?... Vous en êtes tout émue , et
vos beaux yeux ont pris une expression charmante./
ernestine. Ce n'est que trop sérieux, mon Dieu!
raymont. J'ai quelque pouvoir, en effet, et je saurai ob-
tenir ce qui vous est nécessaire : deux mots de moi lèveront
bien des difficultés ; mais, si je me soumets entièrement à km
désirs..., ne voulez- vous pas aussi me permettre.... une de-
mande?
ernestine. Sans doute.
raymont. Belle, spirituelle, bien élevée , qui ne désirerait
être compté au nombre de ceux que vous distinguez, se croire
de vos amis ?...
ernestine. Le service que vous me rendez est un titre à
mon amitié; votre générosité est un droit.
raymont (lui baisant la main; J'en prends acte sur votre jolie
main. Qu'est-ce donc que noire puissance auprès de la vô-
tre?... Si nous pouvons quelque chose aux succès..., à vous
appartient le bonheur!
ernestine. Le bonheur ne se donne pas...; il s'échange.
raymont. Vous me demandiez tout à l'heure un service,
et je ne regrette qu'une chose, c'est que vous ne vouliez
que cela. Mais pourquoi donc attendre du public un secours
que le public peut refuser? Vous avez des amis riches, puis-
sants; leur fortune , leurs talents , tout peut être à vous
ERNESTINE (le regardant avec interrogation). Comment l'enten-
dez-vous, Monsieur? A qui peut travailler, l'honneur défend
d'implorer même ses amis.
raymont (galamment). Voyons, s'il vous platt, traitons
de puissance à puissance..., échangeons nos richesses...; les
miennes sont misérables..., je n'ose en parler...; vous en
disposerez comme vous l'entendrez... Pernicltez-moi seule-
ment de vous voir quelquefois.... Je suis triste, isolé, sou-
vent malheureux...; le travail domine ma vie; mon àmc.
exaltée par la pensée , retombe sans soutien.. ..Nulle femme,
jusqu'à ce jour, ne m'a semblé digne de répondre aux nobles
sentiments que je puis lui donner.... La femme qu'il faut à
l'artiste est une femme supérieure...; elles sont rares...
ernestine. Une honnête femme peut toujours s'honorer de
l'amitié d'un honnête homme : si mon amitié peut quelque
chose pour votre bonheur, comptez sur moi.
raymont. Oh! toujours l'amitié, et rien que l'amitié! Entre
l'homme et la femme, l'amitié est un mensonge. On trompe
avec ce mot-là les femmes simples et sans esprit; mais une
femme qui sait écrire, qui a analysé, rapproché, jugé les cho-
ses de la vie , on ne la trompe pas; on n'essaie môme pas
de la tromper. Cette femme part toujours du vrai , elle le
grandit, elle l'élève; avec elle, pas de mécompte, pas de
malentendu; on sait ce qu'on veut, ce qu'on fait. Elle seule
peut être aimée, car elle seule elle aime elle seule elle choisit.
ernestine. Donc , faut-il la laisser choisir.
raymont. Mais on serait heureux d'être choisi. On demande
un espoir; on le désire, on l'attend.
ernestine (avec dédain). Est-ce donc un marché que vous
me proposez, Monsieur?
raymont. Ne donnez pas ce nom à l'expression d'un sen-
timent que vous ennoblissez encore.... Votre vue seule en-
traînerait mon dévouement. Mais enfin , le hasard me serl ;
il m'offre un moyen de m'élever jusqu'à vous : commeni
y renoncer sans folie , sans regrets?
ERNESTINE (dans le plus grand étonnemenl). Quoi ! c'est vous qui
me parlez ainsi ! Quoi! voilà ce que vous faites de ma con-
fiance! un marché, un vil marché entre mon honneur et votre
crédit! Ah! Monsieur, je m'indigne d'un procédé si lâche.
Vendre votre protection à ce prix-là ! ne rougissez-vous pas
L'AUTISTE.
167
d'une pareille action? A qui, encore? à une femme que vous
ne reconnaissez ni votre égale en mérite, ni voire égale
en fortune! Je ne m'étonne plus de l'espèce de mépris que
vous jetez d'ordinaire aux femmes auteurs qui réussissent et
qui ont des succès; vous savez trop comment les succès s'a-
chètent, et, les jugeant par vous, vous les méprisez de toute
l'alliance qu'elles ont faite avec vous, de tout le mépris que
vous vous portez vous-mêmes. Car vous ne sauriez vous abu-
ser, je ne me rétracte pas ; l'homme qui écrit et qui pense si
juste et si bien, oui, cet homme était né pour être noble et
grand!... Perverti par le monde, par le bonheur, il cède au
vice par ennui ; mais il y cède en coupable, pour tromper sa
nature grande et belle, pour échapper à la lutte de son àme
et de son esprit , à la souffrance de sa conscience fatiguée de
remords.
raymont (l'admirant;, (a pari.) Elle est vraiment fort belle
ainsi.
ernestine. Et la femme que vous n'avez pas su élever
jusqu'à vous, vous voulez l'avilir parce que c'est plus facile.
Celles qui ne veulent pas de ce trafic, vous les perdez sans
retour ; vous êtes bien lâches !
raymont fà pan). Ah çà! je crois que cela devient sé-
rieux.
ernestine. Je ne vous retiendrai pas plus longtemps, Mon-
sieur; je vous quitte. Échangez l'estime que je vous portais
pour Oh! c'est bien triste!... (Elle va pour sortir et s'arrête.)
Mon Dieu !... et mon mari !... C'était notre seul espoir, notre
avenir, notre vie ! Que faire ?
raymont (qui la regarde). Si elle revient, elle est à moi.
ernestine. Oh, mon Dieu! que faire?... si je sors, plus d'es-
poir. Si j'essayais..., mais non; mentir, tromper !.. Je n'ai
pourtant que cette voie. Tentons encore. (Elle va à lui.) Com-
ment , Monsieur, faire une belle action, arracher une femme au
désespoir, un homme d'honneur à la misère , cela ne vous
séduit pas? Et tant de bien pour un mot, pour une lettre que
vous donneriez au premier venu... Vous ne connaissez peut-
être pas mon ouvrage?... Peut-être craignez-vous de recom-
mander quelqu'un quin'ensoitpasdigne?...J'aimillemoyens
de relever cela (à part). Allons, il le faut; il n'y a que ce
moyen : la nécessité sera mon excuse. Les hommes le veulent,
trompons-les... Il m'y force. (Elle s'avance avec timidité.) Mais...
RAYMONT (à part). Elle est à moi. (Il s'approche d'elle et lui prend
la main ) Mais oui , vous m'avez blessé. Je suis pour vous plein
de zèle; vous comprenez l'empire que vous avez déjà sur
moi , vous en abusez , vous êtes ingrate , cruelle. Je voudrais
mettre à vos pieds tout ce que je possède, et vous ne me per-
mettez pas même.... un espoir.
ernestine (coquettement). Un espoir
raymont. Oui! l'espoir de me faire aimer! de vous faire
comprendre et accepter tout mon amour, amour enfant de
la solitude et de l'exaltation , amour dévoué, tendre , ardent
et vif, qui fait de la femme aimée une idole , un dieu qui
lui donne pensées, bonheur, poésie, tendresse. C'est cet
amour que je vous offre ; cet amour que vous repoussez ,
(il s'approche d'elle) ignorante que vous êtes!
ernestine. Comment croire que si lot
raymont. IVon , ne croyez rien ; laissez - rnoi vous
prouver
ernestine. M'aimez-vous donc un peu?
2«sérib, tome iv, 11e livraison.
raymont. IVi seul de vos regards a bouleversé mon àme.
Seul , isolé , sans ami, le travail les éloigne; sans femme
aimée depuis longtemps (U soupire) , vous êtes venue réali-ci
tous mes rêves. Oui , je vous ai relrouvéc , devinée , et vous
m'avez repoussée, méchante !
ernestine Mais l'amour d'un poëte est léger.
raymont. Parce qu'il est rarement compris.... Les femme»
ne savent pas que l'artiste aime comme il écrit , sous l'empire
de l'exaltation.... Sa tendresse est ardente comme ses inspi-
rations. La femme est rarement assez grande pour compren-
dre cette nature bizarre; elle veut une cour, des égards
continuels , des soins que nous donnons en masse, et non
pas en détail. Vous ne les voulez pas, ingrate!... Et que
vais-je faire pour vous?
ernestine 11 faut donc vous aimer?
raymont. Ce serait combler mes vœux. Je n'ose le deman-
der encore; mais laissez-moi vous entourer d'amour, de suc-
cès, de bonheur; disposez entièrement de ma volonté, de
mes talents, de ma personne, de ma fortune: je metstoul à
vos pieds.
ernestine. Relevez- vous ; je finirais par dire oui !
raymont (à ses pieds). Charmante! adorable! merci!
Dictez vos lois; que faut-il faire?
ernestine. Il faut m'écrirc deux mots aux deux person-
nages signalés; il faut croire en moi , m'airaer, puisque tout
est là... Et puis (coquettement), vous vous chargerez de mon
bonheur... Cela ne me regarde plus.
RAYMONT (se relevant et lui baisant les mains). Adorable!... VOUS
êtes adorable!.... (il se met à son bureau). Dictez vous-même.
ERNESTINE (se rapprochant de lui, et s'appuyant sur le dos de son
fauteuil). J'inspire, Monsieur... je ne dicte pas.
raymont (écrivant et Unissant). Comme pour moi-même !
ernestine. Oui, bien!... (Elle prend la lettre.) Je vais la ca-
cheter pendant que vous écrirez l'autre. (Elle la plie.)
RAYMONT (écrivant la deuxième lettre). Par tous les moyens
possibles !... Voilà. (Il met les adresses à mesure qu'Ernestine les lui
présente.) Votre affaire est sûre, (il se lève.) Succès complet...
ernestine. Je vais aller les porter tout de suite.
raymont (étonné). Comment... , vous me quittez?
ernestine. Mais... il le faut bien... Songez donc que de-
main...
raymont. Cela ne peut donc pas se remettre?
ernestine. Impossible ! Mais je puis revenir.
raymont. Charmante idée!... ma voiture est en bas...
Etienne!... ma voiture !... Venez, je vais vous y conduire,
et bientôt... je suis le plus heureux des hommes!... ; il b
reconduit. Ils sortent tous deux.)
SCÈNE IV.
Etienne (seul; il les regarde sortir). Allons!... voilà encore
une fois mon maître amoureux. Il ne vient pas une femme
ici... U est vrai que cela ne dure pas longtemps , et que lors-
qu'elles le prennent au sérieux, c'est moi que cela regarde.
Monsieur est sorti , leur dis-je , — Monsieur travaille, — ou
Monsieur est chez vous, Madame, lorsque je sais qu'il est
ailleurs. — Monsieur n'est pas rentré hier, il n'a pu recevoir la
lettre de Madame... — Madame fait demander une réponse à
23
168
L'ARTISTE.
sa lettre, me dit un grand laquais. — Monsieur vient de
sortir. — Je l'attendrai. — Monsieur ne dîne pas chez lui. —
Je vais aller... — Il est ù la campagne... Et le lendemain,
nouveaux contes... Être valet d'un homme d'esprit , peste !...
ce n'est pas peu de chose... Moi et Monsieur, nous travail-
lons ensemble..; — Etienne , me dit-il quelquefois, tu es un
garçon d'invention, lu m'arrangeras cela; lu me devines...,
tu m'épargnes mille embarras. Et puis, Monsieurest généreux.
(Il fait mine de recevoir de l'argent.) Mais, je le répète, l'esprit
est nécessaire au valet d'un artiste... Monsieur est heureux-de
m'avoir près de lui dans les cas urgents. Ses fautes retom-
bent sur moi ; il s'excuse ainsi : c'est cet imbécile d'Etienne,
ce puritain d'Etienne, ce doctrinaire d'Etienne... Dieu sait
comme on m'arrange... Système représentatif!... l'inviola-
bilité au chef.
SCÈNE V.
RAYMONT, ETIENNE.
raymont. Etienne! va tout préparer pour ma toilette.
Etienne. Oui, Monsieur, j'y vais. (Il son.)
raymont. Elle est vraiment charmante , de l'esprit , de
la grâce, de la gentillesse; j'en suis fou ! Ses airs de grande
vertu lui allaient à merveille. C'était piquant et nouveau. Un
moment je l'ai crue dans le vrai ; j'ai eu peur : je me sentais
ému malgré moi... Enfantillage! C'était un jeu. Maintenant,
il ne s'agit plus que de l'éblouir pour la dominer plus sûre-
ment. En exagérant tout, on a l'air éloquent et passionné.
La vanité des femmes est notre plus sur complice ; elles croient
tout ce qui les flatte. Détrônées trop souvent , mais jamais
détrompées, elles accusent l'humanité plutôt que leur héros.
Nous nous sauvons ainsi! et souvent encore elles nous ai-
ment pour tout le mal que nous leur avons fait. Orgueil et
bonté : voilà la femme ! Tour à tour sous l'empire de ces deux
influences contraires, il suffirait de les étudier pour les do-
miner; mais à quoi bon?... Tout n'est-il pas dans le plaisir?
Etienne (rentrant). La toilette de Monsieur est prêle.
raymont. Bien!... Les femmes prennent la grâce pour la
délicatesse; elles poétisent tout, et nous aident ainsi à les
tromper. Au fond, nous sommes vrais, si elles voulaient nous
juger sans illusions. Mais... elle va revenir; j'ai à peine le
temps... (Il sort.)
Etienne (rangeant). Il s'agit maintenant d'arranger ce salon,
de lui donner un air coquet, recherché, et.... Tout doit
être calculé.... Dans une séduction, il n'y a rien d'im-
prévu. (Il allume les candélabres, range les meubles et place un coussin
derant le canapé.) Le coussin, pour se mettre à genoux, afin de
pouvoir s'y jeter avec grâce Un. homme comme il faut ne
saurait tomber par terre , comme dit mon maître. Il faut sul-
laniser tout avec les femmes, même la prière! Mais j'en-
tends une voiture... Serait-ce déjà...
SCÈNE VI.
ETIENNE , ERNESTINE.
mnemine. Me voilà de retour ; tout est heureusement ter-
miné. Quel bonheur!... nous sommes sauvés. (A Etienne) Il
va venir un monsieur me demander.
Etienne (à part). Un monsieur !
ernestine. Vous aurez soin de le faire entrer ici aussitôt.
Etienne (saluani et sortani). Oui , Mademoiselle.
SCÈNE Ml.
ERNESTINE (seule , souriant en regardant Etienne). Pauvre gar-
çon ! lui aussi, il y croit! Il ne sait pas qu'obligée de mentir
pour sortir d'une horrible position , je pouvais , moi aussi .
tromper son maître en ne revenant pas; mais j'avais promis,
je me dois à ma promesse... Et puis , je veux, car toute
femme d'esprit doit semer le bien , je veux , en échange du
service que j'accepte, essayer de faire comprendre à cet
homme l'insuffisance des moyens qu'il prend pour arriver
au bonheur. Un homme de ce talent ne saurait être com-
plètement vicieux. L'ignorance ou le doute l'a conduit au
mal. 11 n'a peut-être manqué à celui-ci que l'exemple de quel-
ques femmes vertueuses. . et spirituelles..., spirituelles sur-
tout : la vertu ne suffit pas toujours ! Prouvons-lui qu'il
est des femmes honnêtes ; forçons-le à les aimer, l.à sera
toute ma vengeance.
Pour cela , restons coquette; il ne m'a laissé que cette
arme. Flattons ses croyances. M. de Surville ne peut tar-
der; je ne risque rien.
Ah! monsieur Kaymont, vous, homme détalent, moraliste
dans vos écrits, vous méconnaissez les femmes dans ce
qu'elles ont de plus riche et de plus noble, leurs senti-
ments, et vous voulez les tromper! Voyons donc ; il s'agit de
nous défendre; eh bien, au plus fin la partie ! Belle chance et
belle vie que vous vous proposez là! Et cependant, combien
d'hommes font comme vous, les niais! Mais le voilà;
SCENE VIII.
EKNEST1NE, RAYMONT, babillé de la manière la plus >Iegank
raymont. Vous voilà donc enfin !
ernestine. Oui... , déjà!... grâce à vos beaux et bons che-
vaux , qui m'ont menée comme le vent.
raymont. Ètes-vous contente? Avez-vous réussi?
ernestine. Tout-à-fait, mais il était temps! Le directeur,
ébranlé , allait céder. Votre lettre m'a valu une armée. Vous
avez enlevé la victoire La représentation de ma pièce aura
lieu demain. C'est une chose faite.
raymont. J'en suis heureux.
ernestine. Comment vous remercier jamais assez?
kaymont. N'en parlons plus ; maintenant , l'obligé c'est
moi ; dites un mot.
ernestine. Eh bien! ce mot-là, je le veux; non pour
m'acquitter, mais pour vous prouver à mon tour... Asseyons-
nous. Vous n'êtes pas heureux, me disiez-vous?
raymont. Je ne l'étais pas Ce matin.
ernestine. C'est que le bonheur est dans les affections
vraies, dans l'estime de soi-même. Or, si je vous dis où il
L'ARTISTE.
169
Mt, ce bonheur, et il je vous prouve que vous y pouvez at-
teindre, me serai-jc assez acquittée envers vous'.'
raymont. Expliquez-vous I
eiinestini-.. I. 'esprit d'un homme est son plus grand ennemi
en amour: on n'aime pas avec son esprit , mais hien avec
son Heur. I n homme tendre qui est trompé se console avec
un autre amour: un homme d'esprit se vence. Il fait mal-
adroitement deux parts de l'amour : la femme et le cœur!
II 'étouffe l'un, s'amuse de l'autre..., croyant ainsi éviter les
dangers du mal qu'il a entrevu; il s'égare. Dites que cela
n'est pas vrai !
ihïiidm. J'écoule , je ne dis rien.
ernestine. Cet hommed'esprit, victime d'une erreur, vous
l'avez été, vous l'êtes encore....; vous le seriez toujours si
une âme charitahle , en vous prouvant ce qu'il y a de vrai
dans les sentiments, ne forçait votre esprit à les comprendre
avec la même ardeur qu'il a saisi le mal. Celte Ame chari-
tahle. voulez-vous que ce soit moi ?
raymont. Je veux tout ce que vous voulez, vous entendre,
vous écouler, vous voir, vous admirer; mais, à mon tour,
vous m'écouterez aussi ?
ernestine. Mous verrons.
raymont. Voyons donc ?
ERNESTiNE. Pas encore ! Vous ne savez pas où je veux
en venir.
raymont. Qu'importe? vous êtes là.
ernestine. Kh hien ! si je vous prouvais qu'il existe des
femmes qui savent réunir à la coquetterie , dont l'espril vous
a fait un besoin, les sentiments que votre cœur rêvait jadis,
la sécurité qui appuie, l'estime qui ahrile, la confiance et la
honte qui reposent? Vous chercheriez ces femmes, n'est-ce
pas '.' et , les ayant trouvées , vous reviendriez , par la foi de
ce qui est hien, à l'amour vrai, à l'ordre, au bonheur.... ,
vous seriez heureux.
raymont. Je ne veux pas, je suis heureux près de vous.
ernestine. Avez-vous donc pu supposer sérieusement que
j'accéderais à votre marché?
raymont. Ne parlez pas ainsi; vous m'avez permis des es-
pérances : elles sont devenues mon bien le plus cher.
ernestine. J'ai joué avec vous, n'osant vous prendre au
sérieux , car vous m'auriez fait peur. Je vous ai flatté comme
un enfant ; je vous ai volé une bonne action. Où est mon
crime? Entre le vice et le malheur, car vous me placiez
ainsi , la femme d'esprit et de cœur devait se frayer une
voie : je n'ai trouve que l'adresse... A qui la faute?
raymont. Vous me traitez bien sévèrement , Madame ;
mais, s'il vous plait, brisons là.
ernestine. Et pourquoi donc? Je me suis promis de vous
éclairer, de vous faire comprendre que vous marchez dans
une fausse voie; qu'il est des richesses que vous mécon-
naissez, et qui \ous manqueront un jour; qu'en avilissant la
femme, l'homme se manque à lui-même. Car si l'élévation
est nécessaire à l'esprit pour produire de grandes choses, elle
est aussi nécessaire au caractère pour arriver aux grandes
joies , aux grands bonheurs de la vie.
raymont. C'est presque un calcul mathématique que vous
faites là. Madame.
ernestine. Et qui vous prouve positivement que vous vous
trompiez.
raymont. Et maintenant, vous espérez peut-être....
ernestine. Vous faire comprendre qu'une femme honnête
peut être roquette comme une femme de théâtre, fine comme
un diplomate, rusée comme un mauvais sujet; qu'elle peut
réunir tous les charmes, tous les attraits qui vous séduisent,
aux vertus qui assurent le bonheur... Celle preuve acquise,
vous ne pourrez aimer désormais qu'une honnête femme ,
vous reviendrez au bien, vous serez heureux.... C'est ainsi
que je veux m'acquitter et me venger.
raymont. Votre honneur me reste, Madame; je puis encore
me venger.
ernestine. Vous ne le voudriez pas D'ailleurs, j'ai
tout prévu contre la médisance; mon mari est avec moi; il
m'a conduite ici lui-même, il vient me chercher; je l'attends,
il est ma sauvegarde , mon défenseur : vos coups ne pour-
raient m'alteindre.
raymont. Mais, Madame , celle plaisanterie
ernestine. N'en est point une ; car, pour égaliser nos
forces , si vous pensiez qu'une femme ne peut suffisamment
vous répondre
Etienne (annonçant). M. de Surville!
ernestine (à Raymond). Voilà mon mari , Monsieur, adressez-
vous à lui : c'est un homme d'honneur.
raymont. Madame.... (A pan.) Au diable les maris!
ernestine (a M. de Surville). Mon ami , Monsieur a bien voulu
nous rendre le service que je suis venue lui demander. Il
s'est acquis des droits à notre reconnaissance.
raymont (à pan). Je suis joué.
m. oe scrvh.le. Croyez , Monsieur, que je saurai un jour
reconnaître
raymont. [S'en parlons pas, Monsieur. (A part.) Joué par
une femme! (Haut.) Un service aussi léger....
m. de siryille. Il n'en est pas de léger pour les âmes re-
connaissantes.
raymont. Ma position m'oblige.... et je suis heureux. (A pari,
à Ernestine.) Nous n'avons pas terminé, Madame.
ernestine (finement). Tout à fait. Monsieur: les gens d'esprit
s'acceptent toujours; ils utilisent tout... Je vous pardonne, et
je vous promets le secret , à moins que vous ne préfériez en
faire un proverbe; nous l'intitulerions :
A trompeur trompeur et demi.
Claire BKI'NNE.
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'Vr •
170
L'ARTISTE.
UN PEU DE TOUT.
chapitre îv.
' 009 avons laissé mourir, il y a deux mois ,
sans en parler comme il convenait d'en par-
ler, un des bons graveurs de ce temps-ci,
Jean Godcfroy ; mais comme nous voulons
Ie® que notre œuvre soit complète, et que pas un
ne soit oublié dans cet inventaire des vivants et des morts, nous
revenons en toute bâte sur la biographie de cet bonnêle et
excellent artiste 11 était né à Londres, de parents français ;
son enfance s'était passée dans la Normandie. Puis il était re-
tourné à Londres pour s'y marier, et enfin ils étaient venus
s'établir à Paris, lui et sa femme, dans un assez triste moment
pour les arts sérieux. A Paris, Jean Godefroy avait vécu au
jour le jour en travaillant pour les libraires de la rue Saint-
Jacques, car en ce temps-là on ne connaissait d'autre gravure
que la légende du Juif errant.
Cette misère dura jusqu'au jour où, par un heureux hasard,
Godefroy se mita graver le portrait d'une cantatrice célèbre
dans ce temps-là, et dont on ne sait plus môme le nom aujour-
d'hui, madame Rarbicr-Valbonne. II paraltquc cette dame était
belle et la bienvenue dans ces salons nouvellement ouverts où
la conduisait Garât, son digne matlrc. Ce portrait gravé fut
exposé au Louvre, et chacun de reconnaître avec joie cette
femme tant applaudie. Ce fut là une bonne occasion, pour les
protecteurs des beaux-arts, de parler au ministre de l'inté-
rieur, qui s'appelait tout simplement Lucien Bonaparte, de
ce grand art de la gravure , dont il n'était plus question de-
puis longtemps parmi nous. On représenta donc au ministre
que le graveur était le digne compagnon du peintre , qu'il
donnait l'immortalité , ou du moins la popularité, aux tableaux
des grands maîtres; que ceux-ci ne pouvaient passe passer de
celui-là. On en dit tant , que Son Excellence monseigneur Lu-
cien Bonaparte consentit enfin à accorder quelques encoura-
gements aux graveurs de l'exposition. C'était la première fois
que la chose arrivait dans le grand royaume de France. Aces
causes, trois prix furent décernés à la gravure : le premier
prix, de 3,000 francs, à Jean Godefroy; le second prix, de
2,000 francs, à M. Boucher Desnoyers, qui est devenu mem-
bre de l'Institut, sous le nom de M. le baron Desnoyers;
enfin , le troisième prix, de 1,000 francs, à un graveur devenu
célèbre, Urbain Massnrt, qui a gravé l' llippocralc clVAlala de
Girodet. A quoi tiennent cependant les récompenses natio-
nales! Si madame Barbier-Valbonne n'avait pas eu une
belle tète grecque , si elle n'avait pas chanté dans les salons
de Paris avec Garât , la gravure française n'aurait pas obtenu
une seule récompense cette année-là.
Vous croyez tout d'abord que, pour avoir été l'occasion
première de la bienveillance du ministre , notre artiste Jean
Godefroy sera le très-bienvenu parmi ses confrères! Vous
êtes dans une grande erreur. Dans le monde fraternel des
beaux-arts , il y a une chose qui ne se pardonne guère, c'est le
succès : la gloire se pardonne bien plus vite. Le nouveau venu
fut donc en butte à toutes les jalousies du métier; sa petite
gravure devint le point de mire des plus graves accusations .
Au reste, depuis ce temps l'envie a eu le loisir de se cal-
mer; car cette première récompense du gouvernement devait
être pour Jean Godefroy la dernière, cl, hormis ces 3.000 fr.,
cet homme, dont les succès ont été si nombreux et si incon-
testables, n'a plus rien obtenu à aucune époque, pas même la
croix d'honneur. Mais, comme nous le disions tout à l'heure ,
les grands peintres de ce temps-là, qui savaient fort bien quelle
est la part du graveur dans leurs succès et dans leur renom-
mée , nonobstant toutes les clameurs de l'envie, se mirent
bientôt à solliciter la collaboration de Godefroy. C'est ainsi
que M. Gérard, le premier, cet homme de tant d'esprit, qui
toute sa vie a pris soin de sa réputation tout autant que
Thorwaldsen, et c'est beaucoup dire , après son grand succès
de Psyché el l'Amour, si pâle aujourd'hui devant le Zéphyre
de Prudon, s'adressait à Godefroy pour graver cette œuvre
mignarde , qui faisait les délices des grandes dames de la
cour impériale. Cette gravure , qui est restée, était belle , el
elle rendait, autant qu'on la pouvait rendre, la grâce molle
et efféminée du tableau original. Godefroy fut célèbre alors ,
et les travaux lui vinrent en foule. Quand Gérard , obéissant
à un caprice peu littéraire de Napoléon Bonaparte , se mit
à déifier, lui aussi, Ossian, ce poêle bâtard dont les imagina-
tions nébuleuses faisaient battre le cœur de l'Empereur, ce fut
encore Godefroy qui grava le tableau de Gérard. Plus tard,
il grava, d'après Isabey, Bonaparte à la Malmaison. Carie
Véniel, qui florissait alors , et qui était , comme son fils , uu
improvisateur de la première main , confiait à Godefroy la
Morl d'Hippolyte et le Retour de la course, deux sujets bien
étonnés de se trouver ensemble. Puis, comme s'il eût voulu
se reposer quelque peu de ces compositions modernes , dont
il comprenait confusément toute la vanité, Jean Godefroy se
retournait avec amour vers les belles compositions italiennes.
11 gravait le Christ au tombeau, d'après Annibal Carrache;
Jupiter et Anliope, d'après le Corrége; et nous devons dire a
sa gloire, que ce sont là ses deux plus belles gravures. Il a
ainsi exécuté plus de soixante planches avec une facilité qui
tenait du prodige. 11 avait découvert toutes sortes de petites
façons d'abréger ce long travail de la gravure. Il faisait ses
chairs au point, mettant les tailles partout où sa manière or-
dinaire eût été trop molle. Mais aujourd'hui que tant de
façons expédilives ont été découvertes , aujourd'hui que Dcs-
madryl peut exécuter en un mois de temps cette admirable
gravure du portrait de George Sand , que vous avez reçue il y
a quinze jours, combien Godefroy, tout expéditif qu'il était.
ne se trouverait-il. pas dépassé ! Cet homme était simple et
naïf, il avait une grande facilité de caraclère. Daus la vie
privée, il était le meilleur des êtres, à ce point qu'après
l'avoir perdu, sa femme est morte sept jours après lui , sans
autre maladie que sa douleur. Pour donner une idée des tra-
verses dont cette vie si calme a été remplie, il nous suffira
de vous raconter l'histoire delà plus célèbre gravure de Go-
defroy, une gravure qui est répandue par toute l'Europe .
la Bataille d'Auslerlilz.
Vous savez que c'est une planche immense, les person-
L'ARTISTE.
i-i
nages y sont aussi nombreux que les armées mêmes del'Em-
l>ereur. Celte fois , chose rare pour lui , M. Gérard avait eu
presque de l'imagination. En ce temps-là, il n'y avait qu'un
graveur pour entreprendre celte bataille d'Austcrlitz, qui a
employé trois jours de la vie de Bonaparte lui-même. Quand
Godefroy se mit à cette œuvre, l'Empereur était encore de-
bout comme sa gloire; mais, pendant que le graveur burinait
un à un tous les soldats d'AusIerlitz, ces soldats tombaient
l'un après l'autre dans tous les champs de bataille de l'Eu-
rope, l'Empereur lui-même était vaincu; et lorsqu'cnlin Go-
defroy eut terminé sa planche, lorsqu'il eut écrit sur ce
cuivre haletaut ce nom fameux : Bataille d' Auslerlitz , il se
trouva que personne en France, pas même l'Empereur, ne
croyait plus à la fortune impériale. Nous avions touché péni-
blement l'an de malheur 1813. Tous les esprits étaient abat-
tus, toutes les âmes découragées. Ce titre seul : Bataille
d'AusIerlitz , parut alors comme un cruel anachronisme , et
ce fui à peiue si quelques flatteurs du maître , fidèles à sa
gloire première , achetèrent quelques épreuves de cet ou-
vrage, sur lequel l'artiste avait usé sa vie. On avait bien autre
chose à faire que d'acheter des gravures, eu 1813. C'est un
des moments les plus solennels de l'histoire du monde. L'Em-
pereur s'arrête éperdu , cherchant en vain son étoile dans le
ciel; toutes choses se précipitent à un dénouement imprévu.
On entend craquer ce trône de toutes parts; 1814 arrive,
puis 1815, et, dans cet ignoble conflit de tant de passions
mauvaises, de tant de lâchetés honteuses, de tant d'apostasies
vénales, je vous laisse à penser si pas une âme, en Europe,
songeait à la Bataille d'AusIerlitz !
Il y a, à ce moment-là, pour l'empereur Napoléon, comme
une éclipse inexplicable dont la France aura bien de la peine à
se tirer plus tard , quand on écrira celte histoire. Mais enfin ,
grâce au ciel, le génie del'Empereuret le bon sens de la nation
française devaient prévaloir. Les Cosaques s'étant attelés à la
statue de la Colonne, presque aussitôt la gloire impériale re-
monta sur ces hauleurs dont elle ne devait plus descendre.
La maison de Bourbon ayant fait cette double faute, de pro-
scrire le drapeau tricolore et la mémoire de l'Empereur, il y
eut dans toute la nation française comme une révolte una-
nime pour casser cet arrêt frivole d'une légitimité impuis-
sante. Alors, et justement parce que cela était défendu, la
nation tout entière se mit à rechercher avec un pieux empres-
sement tout ce qui pouvait lui rappeler d'une façon visible
la gloire impérissable de celte majesté détrônée. Plus on ca-
chait aux yeux du public les batailles de Gros, les batailles
de Gérard, les portraits de Girodet, tout l'attirail guerrier de
l'Empire, et plus le public recherchait avec empressement,
avec orgueil, ces nobles trophées. C'était le lemps où lord By-
ron chantait le vaincu de Waterloo; c'était le temps où Bé-
ranger adoptait, avec quel enthousiasme, vous le savez, le
proscrit de Sainte-Hélène. Dans cette immense réaction, qui
devait aboutir à la révolution de juillet, ni plus ni moins,
vous pouvez bien croire que cette bataille d'Austerlilz, de
Godefroy, méconnue en 1813, fut avidement recherchée pen-
dant les quinze années du règne des Bourbons. Aussi, jamais
gravure ne s'est ainsi vendue , pas même la Cène de Léonard
de Vinci , ce chef-d'œuvre impérissable de Raphaël Morgen.
Trois et quatre fois la planche de Godefroy a été retouchée ,
jusqu'à ce qu'enfin elle ne put plus donner une seule épreuve
qui fût présentable. A ce compte, l'éditeur a gaané plus de
quinze cent mille francs, pour une planche qu'il avait achetée
dix mille francs; et voilà comment, après avoir été l'artiste
le plus laborieux et le plus fêté de son temps , Jean Godefroy
est mort pauvre et onscur, loin de toutes dignités. Ce n'était
pas ainsi que devait mourir Godefroy, le collaborateur le plu»
assidu de M. le baron Gérard.
Godefroy n'était pas seulement un habile graveur, il avait
encore tous les instincts du peintre , comme il le fit bien voir
à propos de cette même bataille d'Austcrlitz , pour laquelle
on lui demandait un pendant; car, en désespoir de cause , il
se mit à faire lui-même, pour pendant à cette noble bataille,
un tableau représentant la bataille de Marengo. Son tableau
terminé , il l'exposa chez lui , et , pour lui donner une preuve
d'estime bien méritée, tous ses amis, les peintres contempo-
rains, MM. Grauger, Abel de Poujol, Couderc, Rouillard ,
Isabey, Larivière, furent des premiers à visiter cette œuvre
nouvelle, et à complimenter l'artiste. Gros vivait encore; il
n'avait pas imaginé, dans un moment de désespoir inexpli-
cable, de précipiter dans une mare sans eau le plus grand
peintre de ce temps-ci. A la vue de ce tableau : « Voilà, s'é-
cria-t-il , une bataille de nos beaux jours! » Ce tableau fut
un des ornements de l'exposition de 1834, elle peintre avait
commencé à le graver, quand il est mort, à soixante-huit ans.
aussi pauvre que Le Corrège , et non moins entouré d'estime
et de regrets.
— Il y a toujours de petites histoires des travaux publics;
quelques-unes sont fabriquées à plaisir, quelques autres sont
presque vraies. L'on compte les maisons qui s'abattent dans
Paris , et l'on a beaucoup à faire. Toujours l'IIôtcl-Dieu s'isole
davantage, et bientôt, si l'on persévère, le quai Saint-Michel
se liera en ligne directe avec le quai des Grands-Degrés. — La
colonne de Juillet, sur la place de la Bastille, se couronne cha-
que jour d'un nouveau tambour. Il parait même que, celte
fois, on a songé à écrire sur ce bronze portatif le nom des vic-
times de juillet. — Eu Normandie, la Société des Antiquaire^
s'est amusée à relever une colonne militaire quidatedutemp>
de l'empereur Claude, en l'an 46 de l'ère ch retienne; et,commr
la susdite colonne n'était rien moins qu'entière, MM. les anti-
quaires de la Normandie ont imaginé d'en faire fabriquer une
tout exprès. Ce n'était vraiment pas la peine de se réunir
et dose coaliser pour arriver à un pareil résultat. Cette réu-
nion des antiquaires de la Normandie ne ressemble pas mal
au congrès scientifique de la ville de Pise, en Italie. Si l'on
voulait savoir combien la science humaine est peu de chose .
on n'aurait qu'à regarder comme elle est faite quand elle est
entassée en bloc, et qu'elle fait la parade sous les yeux du
public. Un des savants du congrès de Pise, qui se rendait
tranquillement à Florence , a été dévalisé par les voleur*.
Voilà ce qui s'appelle jouer de malheur; car, justement, depuis
vingt ans, sur cette charmante route qui unit par un lien de
fleurs et de verdure la î'oiir ptnekt* et le Campanille. c'est le
premier accident de ce genre que l'on ait à déplorer. Mai*
dans cette affaire, le plus volé c'est le voleur. En effet. !.i
valise de ce savant renfermait dans son chaste sein une
vieille perruque, une paire de rasoirs, une boussole, un quait
de cercle, un compas, un vade-mecum, et autres objets à
l'usage des savants nomades qui ne savent pas rester chez
eux. On dit cependant que l'émoi est dans toute la Toscane j
172
L'AIITISTI-:.
que S. A. 1. et H. le grand-duc est fini attristée de la déconfi-
ture du savant en question. Son Altesse a bien de la bonté,
— Sa Majesté le roi de Naples a fait parler d'elle cette se-
maine, et de la façon la plus honorable, l.e roi de Naples,
qui sait très-bien que les monuments de l'Italie sont une
mande partie de son charme et de sa gloire, et qu'à celte
heure, dans cette terre des beaux-arts et des chefs-d'œuvre,
c'est le passé qui sauve le présent, vient de rendre un décret
tout exprès pour proléger comme il convient les tableaux,
les statues, les meubles, les palais, les églises de son royaume,
l.e roi , sage celte fois , ordonne que chacune de ces vieilles
choses reste à la place que le temps lui assigne ; il veut que
tout soit respeelé dans ce passé que nul ne peut refaire.
Respect aux bas-reliefs, aux mosaïques, aux marbres à demi
mutilés ! Il est défendu même de réparer ce que le temps a
détruit, de remplacer le bras mulilé de l'Apollon , l'épaule
absente de la Vénus ! Défense de dépouiller le tableau de
son cadre , de tirer le saint de sa niche, de couvrir d'un
ignoble badigeon les murailles de la chapelle ! Défense de
fondre les vases d'or et d'argent , de démolir les palais qui
croulent; en un mot, respect à tout ce qui a vécu ! Voilà com-
ment il fait bon qu'un roi soit stationnairc ! Voilà une immo-
bilité chère aux artistes ! Voilà une leçon qui devrait nous
profiter à nous autres, qui passons notre vie à bouleverser
foules choses ; qui ne sommes occupés qu'à réparer , qu'à
restaurer , qu'à badigeonner ; nous qui effaçons aujourd'hui
les emblèmes de la veille, qui nous ruons contre les monu-
ments en répétant les mots de Brennus , notre aïeul : Malheur
>\ux vaincus! Comme si les monuments élaienl des hommes!
Pour arriver à une pareille conclusion, il serait bon qu'il y
eût sur le sol de la France un peu plus de loisir , un peu plus
• le richesses, beaucoup moins d'académies, de sociétés d'an-
tiquaires et d'inspecteurs des beaux-arts. En lisant le simple
décret du roi de Naples, qui sauvera tant de beaux monu-
ments, et en comparant ces quelques lianes aux trente ou
quarante volumes qui ont été écrits dans ces derniers lemps
sur Noire-Dame de Paris seulement, nous serions tentés de
nous prendre en pitié. Mais faites donc des décrets pour pro-
léger les monuments publics chez un peuple qui n'a même
pas respecté les tombeaux de ses rois et qui est allé réveil-
ler, dans les caveaux de Saint-Denis, Louis XIV el Henri IV,
pour avoir les plombs de leur cercueil!
— Ceci nous amène naturellement à la nouvelle que don-
nait le Journal des Débats , l'autre jour , sur la restauration
du château de Dampierre. Ce château de Dampierre est la
propriété particulière de M. le duc de Luynes, le digne hé-
ritier d'un grand nom et d'une grande fortune. M. le marquis
de Dampierre, le père du duc de Luynes, était un de ces
vieillards obstinés et moroses qui ont refusé jusqu'à leur
dernier jour de reconnaître même les révolutions les plus
évidentes. Il n'y a pas encore longtemps , quand par hasard
vous passiez devant le château de Dampierre , vous pouviez
voir le maître de ces riches domaines vêtu comme l'un de
ses fermiers, el se fatiguant chaque jour à parcourir ses ar-
pents sans fin. Autour de lui tout tombait en ruines ; mais il
aurait eu honte de rien relever , tant il était convaincu que
cette fois nous étions arrivés à la fin du monde. Il était im-
portuné plus qu'on ne saurait dire, par ce bruit de révolu-
tions, d'émeutes, de garde nationale cl d'élections qui se faisait
aulour de lui; de temps a autre il relevait la tête, épou-
vanté comme s'il eût entendu la trompette du jugement dernier.
Ainsi il est mort dans sa tristesse et dans son deuil, nafilianl
son argent dans toules sortes de pelils coffres-forts, derniers
confident! de sa vieillesse. Après lui , M. le duc de Luynes .
boni me instruit, studieux, amateur éclairé des beaux-arts, devait
s'occuper à disposer d'une façon honorable de celle immense
fortune que Dieu n'a pas faite pour être enfouie. Mieux que
personne, M. le duc de Luynes devait savoir que la fortune c-t
par elle-même un assez beau privilège, pourqu'on s'en serve
comme on doit s'en servir. H a donc appelé à son aide la
science et les beaux-arts; il s'est mis en quêle des plus beaux
tableaux , des meubles les plus rares, des livres les plus
précieux ; il a commandé j-on orfèvrerie à Marrel et à Fro-
mcnl-\leurice,ct ses bijoux à Wagner. Le beau vase d'argent
qui était à l'exposition passée , la riche épée du seizième
siècle , appartenaient à M. le duc de Luynes. Il est cité parmi
les artistes pour son horreur profonde pour la mythologie; dans
les ventes, il est un antagoniste redoutable et redouté ; connue
antiquaire, nul ne connaît mieux que lui la brillante époque
qui sépare François 1er de Louis XIV. Après la mort de M. le
marquis de Dampierre, son père, les premiers efforts de M. le
duc de Luynes, pour réhabiliter dignement cette grande for-
lune, car la réhabilitation de la fortune c'est la dépense,
furent d'abord timides el incertains ; mais , peu à peu, l'in-
stinct généreux fut le plus fort, et voici qu'aujourd'hui tout se
préparc pour la restauration complète du château dcDampierre.
Le château sera revu de fond en comble, il sera rendu à sa
forme première ; le grand seigneur s'y montrera de nouveau
dans tout son éclat, dans toute sa puissance. Jusque là tout
est bien ; mais voici que pour mettre le comble à cette ma-
gnificence , M. le duc de Luynes fait un appel à M. In-
gres; il lui écrit à Home directement, lui annonçant qu'il
lui a réservé la plus grande salle de son château afin qu'il
eût à la couvrir d'ornements et de peintures; il lui a laissé
le choix du sujet et de l'époque, pourvu que ce ne soit pas de
la mythologie; il lui offre cent mille francs pour celle œuvre,
et si la somme ne lui suffit pas , il esl tout à fait aux ordres
de M. Ingres. Cette lettre va chercher M. Ingres dans son
école de Home, à l'instant même où l'illustre artiste était
traité d'une façon si déloyale par messieurs s«s confrères de
l'Académie des Deaux-Arts à Paris.
Cette lettre, si honorable pour celui qui l'écrivait el pour
celui à qui elle était adressée, a été accueillie par M. Ingres
avec une vive émotion. Cet homme qui gagne encore si peu
d'argent , el qui nous a répété plusieurs fois à nous-mème
qu'avec sa peinture il ne gagnait pas six francs par jour, a été
bien surpris quand il a vu qu'un de ses compatriotes lui of-
frait une si grosse somme, et avec tant de prières encore. Il
n'y a pas encore bien longtemps que dans celte même ville de
Home, où cette lettre le venait trouver, M. Ingres s'estimait
heureux de faire, au prix d'un petit écu italien , la plus petite
espèce des petits écus, d'honorables portraits à la mine de
plomb qui sont des chefs-d'œuvre. Ceux qui ont vu la réponse
de M. Ingres à M. le duc de Luynes , rapportent que cette
lettre sent tout à fait son grand artiste, et que Michel-Ange
ne devait pas écrire autrement quand il écrivait au sénat de
Florence. M. Ingres a tout accepté; de ta Villa Medici. à
Home, il se rendra immédiatement au château de Dampierre.
L'ARTISTE.
[73
et là il se mettra aussitôt ;'i l'œuvre, et vous connaissez BMei
la persévérance de cet homme . sou zèle incomparable , sa
sévérité pour lui-même, que rien n'égale, pour savoir que
cette vaste salle du château de Itampierre prendra au moins
dix années de la vie de M. Ingres , ses dix plus belles années
de force, de combals, d'expérience et de leçons. A notre
sens, c'est là un grand malheur que la France ne soit pu
assez riche pour occuper exclusivement un si arand artiste.
Bien plus, nous serions tenté de reprocher au roi lui-même
de se laisser battre à cette occasion par M. le duc de l.uynes.
Quand M. le duc d'Orléans apprendra cette nouvelle, nous
sommes sûrs qu'il en sera bien triste; et de fait, dans une
nation comme la nôtre, exposée à toutes les révolutions, où le
droit de propriété est poussé jusqu'à l'abus, où le propriétaire
delà colonneVendôme serait lemaitre de l'abattre pour en faire
des gros sous , sans que nul eût la force de s'y opposer, c'est
en vérité grand dommage de voir de pareilles œuvres, comme
qui dirait Y Apothéose d'Homère, devenir la propriété de sim-
ples particuliers. Hélas! nous ne le savons que trop par nous-
mêmes, les musées et les palais des rois ne sont pas des
asiles trop sûrs pour les chefs-d'œuvre des hommes. Que de
marbres la révolution a brisés! que de toiles elle a vendues
à l'encan ! Et vous voulez en présence d'une pareille destruc-
tion , quand le Louvre même est violé, que l'on confie à de
simples maisons bourgeoises, des œuvres qu'elles n'auront
jamais la force de défendre ! Et vous voulez que ces murailles
que rien ne protège, pas même une sentinelle, deviennent
les dépositaires de ces œuvres qui sont l'honneur de toute
une époque ! Voyez ce que vous faites! vous donnez un maître
chaugeant et périssable à des ouvrages qui ne doivent pas
mourir! A peine M. Ingres aura-t-il complètement achevé ce
salon du château de Dampierre, que peut-être le proprié-
taire du château sera mort. Lui mort , et avec votre façon de
tout abolir, même les majorais les plus respectables , savez-
vous qui sera le mallre de ces demeures dont M. Ingres aura
fait des demeures royales? Ktes-vous sûrs qu'un fermier en-
richi par la dernière disette n'achètera pas ce château de
Dampierre, et qu'il n'entassera pas dans cette vaste salle,
toute resplendissante du génie de M. Ingres, son foin, son
blé et ses orges? Ah! c'est là le malheur de notre époque:
nul ne peut dire ce que deviendra sa tête et sa maison. Quel
est, de nos jours, le château qui n'a pas été démoli pierre à
pierre par la bande noire? Quelle est la sainte abbaye dont
on n'a pas fait une manufacture? Quelle est l'église qui n'ait
pas été changée en grenier à fourrages? Le château de
Saint-Germain, après avoir été le berceau d'une monarchie,
n'est plus aujourd'hui que la sentine de l'armée. La salle
des gardes de tant de rois a été coupée en deux pour en faire
des cachots. De son temps , Angot , le marchand normand ,
avait fait décorer aussi sa maison par de grands sculpteurs.
Cette maison appartient à un fermier qui a brisé les bas-
reliefs pour se débarrasser des visiteurs. L'hôtel du maréchal
d'Ancre, triste exemple des fureurs populaires, qui me re-
vient, je ne sais pourquoi, à propos de M. le duc de Luyncs,
est aujourd'hui une caserne. Enfin , si nous avions besoin
d'exemples pour montrer ce qu'on doit de respect et d'atten-
tion aux œuvres des grands maîtres , et combien il faut
prendre garde de ne pas en abuser, nous vous transporte-
rions dans le plus bel hôtel de Paris , au fond de 111e Saint-
Louis. La maison est admirable; elle est sculptée du haut eu
bas; elle B été bâtie tout exprès pour servir d'habitation .1
la puissance et à la {fraudeur. Les deux plus grand» pelnlWl
du temps de Louis XIV. lesueur, oui, Lesucur lui-même, et
Lebrun, le peintre de Versailles, ont décoré à eux deux l.t
ualcrie de cet hôtel, qui est immense.
Eh bien! venez avec nous, et vous allez voir ce que de-
viennent, dans une nation comme la nôtre, les chefs-d'œuvre
que rien ne protège, et qui sont abandonnés à la misérable
condition des propriétés vulgaires. Venez! la rue est déserte,
car la vie et le mouvement ont abandonné ce quartier, perdu
dans le silence et dans l'ennui. La porte est toute grande
ouverte, et vous n'y voyez entrer que des ouvriers mal vêtus,
des ouvrières en haillons. D'horribles poutres, mal (aillée-
coupent en deux la façade principale. La salle d'attente, où
se tenait le suisse, en habit brodé, est devenue une espèce
de niche qu'un chien de bonne maison ne voudrait pas ha-
biter. Montez avec nous ce bel escalier construit par Man-
sard, il est encombré d'immondices. Le rez-de-chaussée, ou
se voient encore quelques vestiges de dorures, est rempli de
crins et de laine. Les salles du premier étage, toutes dévas-
tées, sont remplies, comme le rez-de-chaussée, de la même
poussière; enfin celte galerie, qu'on prendrait pour la sœur
cadette de la galerie de Versailles, elle est bourrée de matelas
faits pour l'armée. Oh ! que je voudrais voir M. Ingres lui-
même, et M. le duc de Luynes en personne, se promener entre
ces quatre murailles où se devinent les grands noms de Le-
brun et de Lesueur ! Que je voudrais voir leur étonnemcnl el
leur tristesse sous ces nobles voûtes, où le génie mutilé se
montre encore çà et là par lambeaux, avec l'acharnement du
génie qui ne veut pas mourir ! Lamentable spectable, en effet,
de cette magnificence passée et de cette misère présente ! Kl
quand nos deux hommes se seraient bien promenés dans celte
ruine, quand ils auraient cherché à retrouver, mais en vain .
dans les membres épais de ce grand drame, un peu de la vie
d'autrefois, alors on pourrait se retourner vers le peintre el
lui dire : « Celte lamentable histoire de ce Lesueur que vous
adorez, sera votre histoire un jour, si vous ne travaillez pas
exclusivement pour la nation française. El vous, monsieur le
duc, cette masure que vous voyez là s'appelait l'hôtel Lambert ;
cette magnifique galerie, encombrée do ces couches gros-
sières, elle a appartenu à plusieurs générations de grands
seigneurs et de gens d'esprit. Voltaire y a passé , sans laisser-
plus de traces que Lesueur lui-même. Sou dernier proprié-
taire était un des minisires de l'Empereur. 11 quitta cet hôlel
pour suivre le mouvement de la ville qui s'en allait là-bas. Il
arracha de ces murailles désolées ce qu'il en put arracher,
les bois dorés, les toiles peintes, les cheminées, les cham-
branles , et 11 laissa le reste, c'est-à-dire Lebrun et Lesueur,
comme on laisse le papier peint dans la maison qu'on aban-
donne. »
Certes, pour exprimer tout notre chagrin à propos de cette
nouvelle commande faite à M. Ingres, nous ne pouviun-
trouver d'exemple plus lamentable que celui de l'hôtel Lam-
bert. Autrefois on eût fait à ee sujet une fable; nous n'en
sommes plus à l'allégorie de nos jours, les faits parlent trop
haut et ils parlent d'eux-mêmes. Je reviens à mon lexlc, et
je finis comme j'ai commencé. Il esl très-fâcheux que l'il-
lustre auteur de V Apothéose d'Homère, qui est au Louvre.
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L'AUTISTE.
n'ait plus d'autres travaux que la décoration du château de ,
Dampicrrc; et tout en louant M. le duc de Luyncs de la belle
inspiration qui lui est venue d'utiliser ainsi ce grand artiste,
nous ne pouvons nous empocher de songer que peut-être un
jour on répétera, à propos de M. Ingres et du château de ■■
Dampierre, ce que nous disons là de Lcsueur et de l'hôtel
Lambert.
— Comme nouvelle des beaux-arts, vous ave/, à Metz le con-
cours qui s'est ouvert pour la statue du maréchal Faberl.
Celui-là était un de ces officiers de fortune que leur mérite
seul avait portés aux plus hautes dignités de l'armée. Il n'é-
tait pas de soldat qui ne répétât bien ou mai le vers de Vol-
taire :
Itoze et Fabert ont ainsi commencé !
La ville de Metz a bien fait de se souvenir de cette gloire,
et certes, nos frontières du Nord ne pouvaient être mieux dé-
corées que par la statue d'un pareil soldat. A dire vrai , le
programme de la ville de Metz n'était pas des plus clairs. Elle
avait demandé qu'on lui fit une statue qui rappelât en même
temps le guerrier et le magistral. En effet, on ne pouvait pas
faire de cette statue une espèce de Maître Jacques en manteau
d'hermine et en cuirasse. Aussi, sur les seize concurrents,
M. Elex, se délivrant tout à coup du programme et n'obéissant
qu'à son inspiration, ce qui vaut mieux , a emporté les suf-
frages presque unanimes de la commission. Son projet a été
adopté à une majorité incontestable. M. Desbœufs, pour avoir
été plus timide et pour avoir suivi de plus près le programme,
n'est venu qu'après M. Elex.
Mais, encore une fois, les statues ne manqueront pas aux
sculpteurs, ce seront bien plutôt les sculpteurs qui manque-
ront aux statues. L'autre jour encore, de Florence et du mi-
lieu de cette douce oisiveté qui n'a pas son égale dans toute
l'Italie, un Bonaparte détrôné, l'ancien roi de Hollande, au-
jourd'hui comte de Saint-Leu , envoyait trois cents francs à
M, le maire de Valence pour le monument de Championne!,
l'ancien camarade de Louis Bonaparte.
Ce sont là des événements bien remarquables, si l'on songe
à quel exil , et partant à quels ennuis, est condamné le roi
de Hollande, et quel bruit doit faire nécessairement un pa-
reil monument pour se faire entendre à Florence, où l'on
parle à peine des vieux monuments de la ville. M. le comte
de Saint-Leu , par la même occasion , écrivait au Courrier
Français pour lui reprocher d'avoir mal parlé de sa vieillesse,
d'avoir raconté en termes peu bienséants ses dernières et
chastes amours avec celle belle jeune fille florentine que
l'ex-roi de Hollande voulait épouser. Celle lettre est digne
et convenable : il était impossible de rappeler d'une façon
plus netle les égards et le respect qui sont dus A de pareils
malheurs.
— L'Exposition de Berlin fait parler d'elle. La ville intel-
ligente de tous les beaux-arts se porle en foule à ces pein-
tures qui lui viennent de toutes parts. Plusieurs des noms
qui ont brillé au Louvre celte année ont tenu à grand hon-
neur d èlre imprimés sur le livret de l'exposition de Berlin.
C'est là un heureux échange qui fera quelque beau jour de
toute lEurope, comme un vaste musée où tous les talents se-
ront les bienvenus, quelle que soit leur patrie. Berlin, à cette
heure, se préoccupe aussi beaucoup d'une statue à élever à
ce philosophe despote, Frédéric II, qui a été le créateur for-
midable et goguenard de ce royaume de Prusse. Certes, le»
Berlinois ont trop de goût pour souffrir qu'à celte occasion
on fasse pour la statue du roi de Prusse ce qu'on a fait chez
nous pour l'effigie de Napoléon Bonaparte, une charge vul-
gaire, triviale, sans dignité. Car, enlre autre ressemblance
avec l'empereur Napoléon , le roi de Prusse a celle-là : c'est
qu'avec de grandes bottes à l'êcuyère, un uniforme tout usé ,
une longue queue au milieu du dos, et un vieux tricorne sur
la tète, vous avez un roi de Prusse des plus ressemblant-.
De bonne foi, la statuaire ne doit pas représenter la royauté
comme la représenterait le vaudeville.
— L'Exposition de Madrid se recommande par trois belle.»
copies de Raphaël , Sasso Ferrato et Ténicrs , que la reine
régente a faites de sa propre main au plus fort même de-
guerres civiles, et quand elle ne savait pas encore si sa fille,
l'innocente Isabelle, serait un jour la maîtresse de toutes les
Espagnes. C'est là encore une singularité qui n'appartient
qu'à ce temps-ci : une reine , dans des circonstances si diffi-
ciles, au milieu des émeutes, des conspiralions et de la guerre
civile, qui passe sa vie à représenter sur une toile les joies
si calmes et si grotesques des paysans flamands.
— On annonce pour l'Exposition prochaine plusieurs por-
traits de la belle Ayescha . la femme de l'ex-hey de Con-
stantine, Achmel : et cette annonce se fait chez nous tout sim-
plement, comme s'il n'y avait rien de plus naturel que d'en-
lever à un pauvre hey la femme qu'il aime; comme si ce n'é-
tait pas un indigne abus de la force, d'arracher cette jeune
femme à ce royaume où elle était souveraine. Ils auront beau
faire, un jour viendra où la belle Ayescha regrettera cette vie
à laquelle on l'arrache. Mais que nous importe? c'est une
célébrité de plus, c'est un sujet de tableau , c'est un modèle
pour nos portraits, c'est une enseigne pour nos peintres, et
encore , tremblons que la belle Ayescha ne soit pas si belle
qu'on le dit.
— Est-il bien vrai que le gouvernement ait proposé cent mille
francs à l'organiste de Fribonrg pour construire l'orgue de la
Madeleine, et que l'organiste de Fribourg ail refusé celte
offre honorable du gouvernement français? Nous avons bien
peur que ce ne soit là une nouvelle inventée à plaisir. Dieu
merci! les organisles ne nous manquent pas. Les salons de
l'Exposition étaient plus que raisonnablement remplis de ces
machines sifflantes et soufflantes qui imitent la grêle , le
tonnerre et la tempête à s'y méprendre, et le vieil organiste
de Fribourg serait bien étonné s'il pouvait savoir quelle
nouvelle on a faite à son sujet. A propos d'orgue, il faut dire
un mol de la messe en musique de Sainl-Euslache. C'est
l'œuvre déjà sérieuse d'un jeune lauréat de vingt-un an-.
M. Charles Gounot. Malheureusement, ces sortes de solennité»,
qui ne sont ni religieuses ni profanes, manquent tout à fait
d'intérêt parmi nous. C'est souvent t-op pour une messe, et
ce n'est pas assez pour un opéra. Vous retrouvez là indubita
blement la voix de M. Dupont, qu'on pourrait appeler l'en-
fant de chœur de la rue Lcpclletier. On a remarqué dans celle
composition bicéphale de M. Gounot, le O salutari.i et le
Domine salvum, qui ont été d'un assez bon effet.
— Le roi de Saxe vient de fonder dans la ville de Dresde
un conservaloire de musique. — L'Angleterre vient d'imagi-
ner de mettre le nom de M. Aubersous une partition indigène,
L'AUTISTE.
!-:,
et grâce .nu nomdeM. Auber, la parlition anglaise a réussi tout
autant qu'aurait pu réussir la Muette ou le Domino noir. C'est
ainsi qu'en Italie toutes les pièces venues de France , opéras ,
opéras-comiques, drames, tragédies, comédies, ballets, por-
tent le nom de M. Scribe.
— Nous avons eu en môme temps des lettres de Ham-
bourg , de Munich et de Leipsik , et par une singulière coïn-
cidence, le môme jour, à la même heure, Ernst, le vio-
lon célèbre et touchant que nous avons si souvent entendu et
applaudi l'hiver passé , donnait son premier concert à Ham-
bourg ; le roi de Bavière faisait représenter le Don Juan de
Mozart à Munich; et madame Pleycl , cette belle personne,
l'honneur de son arl, répétait aux grands artistes de Leipsik
les plus belles , les plus sainles mélodies de Mozart. Ernst,
à Hambourg, a été reçu comme un enfant prodigue, mais
comme l'enfant prodigue qui reviendrait chargé des plus
heureuses mélodies. A l'Opéra de Munich, sur le devant
de la loge royale, le môme soir de Don Juan, se tenait
madame Mozart elle-même, heureuse et pensive , car le roi
avait voulu qu'elle assistât, l'illustre veuve, au triomphe
posthume du grand génie dont elle porte le nom. Enfin,
à Leipsik, madame Pleycl commençait, d'une manière digne
de sa renommée , ses triomphes futurs en Allemagne. C'est
là, dans toute l'acception du mot, un très-grand arliste;
mais c'est à peine si la France a pu l'entendre qu'elle n'avait
pas dix-huit ans, et qu'elle s'appelait Mlle Moke. 11 y a déjà
cinq ans que madame Pleyel a quitté Paris pour la Russie ; et
.Saint-Pétersbourg se souvient d'elle avec enthousiasme, avec
respect. Maintenant, après un travail acharné et tout nou-
veau , voici la jeune et belle artiste qui recommence cette vie
de lutte et de labeur. Elle passe par l'Allemagne pour revenir
en France ; elle sait que Vienne est aux portes de Paris , et
que les deux capitales s'entendent à merveille pour encoura-
ger, pour aimer, pour applaudir, celle-ci les grands artistes
de celle-là, et réciproquement. Si nous en croyons les
journaux arrivés de Leipsik , on ne peut rien comparer
au succès de madame Pleyel. Le célèbre grand maître
Madelsohn conduisait l'orchestre, et, bien que notre grande
virtuose relevât à peine d'une cruelle maladie, elle a tenu
lête d'une façon victorieuse à cet orchestre formidable. Voilà
donc où en est l'Allemagne ; elle est encore , à tout prendre,
la grande patrie de la musique, et, sans contredit, nous avions
raison de dire l'autre jour que dans une terre ainsi faite ,
Liszt ne serait pas obligé de donner de sa fortune soixante
mille francs pour le monument de Beethoven.
— Chez nous , du moins à la cour de nos rois , la musique
est moins heureuse. Parcourez l'histoire , et vous verrez
qu'autour du trône de France la musique est le moins favo-
risé de tous les arts. Pour ne remonter qu'à Louis XV, il
avait la voix la plus fausse de son royaume , comme dit J.-J.
Rousseau. Louis XVI ne voulut jamais comprendre , malgré
la reine Marie-Antoinette , ce qu'était le chevalier Gluck. Na-
poléon Bonaparte, après le bruit du canon , n'aimait rien tant
que l'air de la Monaco ; et , pendant tout son illustre règne ,
ou n'a joué que cela dans les salons de Sa Majesté l'empereur
et roi. Louis XVI II , Rossini régnant , n'a jamais entendu un
opéra de Rossini. Charles X, cette Majesté bienveillante pour
tous les hommes et pour tous les beaux-arts, disait, en parlant
de la musique : Je ne la hais pas; et il croyait avoir fait une
grande concession , l'excellent roi. Enfin Louis-Philippe , -i
rempli d'une noble passion pour l'architecture et pour l.t
peinture, qui aime autant M. Fontaine que M. Horace Verncl.
et qui ne sait pas de plus grands artistes que ces deux com-
pagnons de ses loisirs, Louis-Philippe, en fait de musique,
n'aime et n'estime qu'une chanson que lui chaulait sa nour-
rice : Do, do, l'enfant do , l'enfant dormira tantôt. Toute la
famille du roi est presque en ceci aussi avancée que Sa Ma-
jesté. En des plus grands supplices de M. le duc d'Orléan*.
c'est de se croire obligé d'assister aux concerts du Conser-
vatoire. Il y aurait bien M. le prince de Joim ille, .[in a pi i«
plus d'une fois parti pour Meyerbeer ; mais M. le prince de
Joinville est presque sourd. Certainement la musique joue
de malheur dans cette famille si intelligente, si studieuse, si
libérale, et qui a donné à la France la princesse Marie , un
des plus grands artistes de ce temps-ci.
Après la chanson de tout à l'heure : Do, do, l'enfant do , le
roi, qui a senti qu'il ne pouvait pas en rester là, s'est pris de
belle passion pour une romance de M. Grisard , la Folle , et
aussitôt la Folle est devenue à la mode au château des Tui-
leries ; on n'entend que cela, on ne chante que cela. Vendredi
passé , on avait arrangé un pelit concert dans le château de
Saint-Cloud, qui est aujourd'hui tapissé en entier de ces belles
tentures des Gobelins qui représentent les chefs-d'œuvre de
Rubens. Pour le dire en passant, ceci est encore moins magni-
fique que le sera la grande salle du château de Dampierre, quand
elle aura passé par les mains de M. Ingres. A ce concert
avaient été invités deux pianistes fameux, M. Schopin et
M. Moschclès : l'un qui revient d'Italie, où il a pensé mourir,
admirable musicien , tout rempli de mélancolie et de ten-
dresse; l'autre, compositeur habile, professeur exercé, le
maître populaire en Angleterre, où il donne des leçons à toute
l'aristocratie criarde de Londres; deux hommes distingués, ce-
lui-ci et celui-là. Donc ils se niellent au piano, et d'abord ils
exécutent leurs plus savantes et leurs plus charmantes mélo-
dies; ils ont joué, entre autres, un morceau à quatre mains, de
M. Moschelès, et de la plus belle facture. Cependant l'assemblée
est restée froide. Quand un des hommes bienveillants de cette
cour, prenant à part M. Moschelès, lui conseilla d'improviser
quelques variations sur l'air favori, la Folle, M. Moschelès se
fit expliquer de son mieux ce que c'était que la Folle ; mais
pendant qu'on lui mettait sous les yeux la romance de M. Gri-
sard, à l'instant où il arrangeait de son mieux sou Ihème
dans sa tête, Schopin se met au piano et il improvise des
variations sur la Folle. Si bien que les honneurs de la soirée
n'ont été ni pour M. Schopin, ni pour M. Moschclès, niais pour
M. Grisard : Sic vos non vobis.
— C'esluue nouvelle officielle que M. le ministre de l'intérieur
donne aux enfants doublement orphelins de ce pauvre Adolphe
Nourrit une pension de dix-huit cents francs jusqu'à leur ma-
jorité. La nouvelle a été favorablement accueillie, comme tout
ce qui est justice et générosité. Quand Nourrit était entouré
des applaudissements et de l'admiration de cet ingrat public ,
quand il nous révélait le premier les chefs-d'œuvre de
Meyerbeer, quand il était à la fois le plus grand chanteur
et le plus grand tragédien de l'Opéra, ceux qui ont pu voir
dans une loge cette adorable petite famille, réunie sous les
yeux de la mère, celle jolie nichée de petites filles tout
éveillées et déjà attentives à la voix paternelle, ceux-là sur-
ne
L'AUTISTE.
lout ont applaudi à la décision de M. le ministre de l'intérieur.
Rien n'était charmant, en effet, comme celle réunion de six
ou sept petits enfante en robe blanche, aux bras nus, aux
épaules nues, qui saluaient leur père de l'âme et du regard.
Mais aussi, plus c'était là une belle famille, et plus on doit
regretter que cet heureux père , que cet heureux artiste , cet
homme excellent, n'ait pas eu le courage d'attendre que le
même caprice qui lui enlevait son public, le iui ramenai plus
ému , plus enthousiasmé que jamais. Il ne s'agissait, en effet,
que d'attendre un an ou deux, de parcourir l'Italie, non pas
comme un chanteur qui veut agir sur des Italiens sans oreille,
mais comme un artiste voyageur , qui va chercher la poésie
et le soleil. Nourrit aurait eu à peine le temps de visiter Na-
ples, Home et Florence, que déjà l'illustre chanleur qui
l'avait remplacé , succombant à la peine , n'eût pas mieux
demandé que de céder la place. Supposez , en effet, qu'au-
jourd'hui on annonce la rentrée de Nourrit dans les Hugue-
nots, dans la Juive, et vous verriez quelle foule délirante ,
empressée, unanime; et vous verriez combien le jeu outré de
M. Duprez, son extérieur vulgaire, sa voix fatiguée, seraient
appréciés à leur juste valeur, Nourrit aidant. Ce repos de
deux années aurait renouvelé tout à fait notre chanteur; on
aurait compris , en son absence , toute sa beauté , lout son ta-
lent , toute cette intelligence qu'il répandait autour de lui avec
une profusion incroyable, et dont profitait l'Opéra tout en-
tier, depuis Mlle Falcon jusqu'au dernier comparse, depuis
Meyerbeer jusqu'au dernier musicien de l'orchestre. Mais
trop de précipitation a tout perdu. Nourrit est mort plutôt
que d'attendre. Sa femme est morte de douleur, quand elle
eut mis au monde son dernier enfant, son premier fils: et
maintenant, cette jeune famille si heureuse , dont la destinée
était si belle, qui eût été facilement si riche en se laissant
aller au cours des choses , la voilà privée de son père , privée
de sa mère , et secourue par M. le ministre de l'intérieur.
A ce propos, nous demanderons, et nous serons les pre-
miers à faire cette question, importante cependant, intéres-
sante s'il en fut, ce qu'on a fait jusqu'à présent pour une
famille bien plus pauvre et bien plus abandonnée que la fa-
mille de Nourrit, pour la famille de Fontan ? Fontan est mort
il y a déjà un mois; il était l'unique soutien de sa vieille mère,
de son frère , de sa sœur, qui lui portait un amour tout filial.
H était un des écrivains les plus distingués du théâtre, et
pourtant il était aussi pauvre qu'on peut l'être. La générosité
de cet homme , son abnégation personnelle , son courage , sa
loyauté , son désintéressement , n'ont jamais été mis en
doute , non plus que son dévouement pour sa famille. Il avait
dans son cœur les plus nobles vertus bretonnes, et sa mort,
aussi bien que sa vie , pourrait l'attester au besoin. Ainsi ,
dans cette maladie cruelle qui n'a duré que trois jours, et
quand il s'est senti saisi par cette mort imprévue qui brisait
le corps sans tuer l'àme; au milieu de ces douleurs qui étaient
atroces, et qui le rendaient presque fou , Fontan sortait de
son délire pour s'écrier : Mon Dieu ! que deviendra ma mère ?
C'était là sou unique pensée. La douleur avait beau faire, elle
était moins forte que son amour.
Un ami de Fontan, son collaborateur, M. Maillai), qui ne l'a
pas quitté au lit de mort , nous a raconté que , dans un de ces
instants de repos que lui laissait la fièvre , Fontan demanda
de quoi écrire, et, de sa main brûlante, il écrivit, devinez
quoi ! non pas son testament , il n'avait à laisser que sa bonne
renommée et se» œuvres ; mais il écrivit une lettre à un
homme dont le nom, quoi qu'on fasse, est dans toutes les
bouches en France , dont la pensée est dans toutes les pen-
sées; un homme que tous n'aiment pas, mais que tous estiment,
quoi qu'on fasse et quoi qu'on dise; un homme qui veille d'en
haut , qui sait garder son sang-froid au milieu de tant de pas-
sions diverses. Fontan écrivit au roi la lettre que voici: «Sire,
« je vais mourir; à celte heure suprême , il n'y a plus d'or-
« gueil: il y a ma vieille mère que je vous recommande, il y
« a mon jeune frère et ma sœur, qui ne vivaient que de moi,
« et que ma mort laisse sans secours.
« Sire , les mourants ne remercient pas, mais ils peuvent
« bénir, et mon cœur vous bénira. »
Qu'est dovenue cette lettre? A-t-cllc été remise à son
adresse? Et encore une fois, vous qui venez en aide a la fa-
mille de Nourrit , qu'avez-vous fait pour la famille de Fontan?
ACADEMIE HOYALE DE MUSIQUE.
IXCILE '.l;\HV
'est à l'improviste, et pour ainsi dire au ha-
sard , que celte jeune et charmante danseuse
a obtenu enfin la permission de nous rendre
un ballet que nous regrettions tous, et que
Mlle Taglioni avait rendu, p:i;r ainsi dire,
impossible. Mlle Lucile Crahn est bien plus jeune que pas
une des illustres danseuses de l'Opéra. C'est une personne
élégante , d'une taille très-fine et très-souple. Sa jambe est
agile et nerveuse, son regard est candide et plein d'esprit.
Il y a déjà presque deux ans que celte aimable fille est venue
du fond de l'Allemagne où elle était adorée, et depuis tantôt
deux années, c'est à grand'peine si elle a obtenu la permis-
sion de danser de temps à autre un très-joli pas que chacun
faisait semblant de ne point voir. Cette enfant était seule,
sans appui, sans protection au-dedans ni au-dehors de l'O-
péra , et il a fallu qu'en effet le public , fatigué de tant de
ballets insipides, eût grande envie de revoir la Sylphide, pour
L'ARTISTE.
177
qu'il fùl permis à Mlle Gralin de se produire comme elle ■
fait dans ce petit drame où Mlle Tagloni avait laissé sa légère
empreinte.
Il faut le dire, le succès de Lucile Grahn a été complet,
aussi complet qu'inattendu ; il est vrai que Mlle Elssler, en
se chargeant mal à propos d'un rôle tout aérien pour lequel
elle n'est pas faite, avait rendu la lâche de la nouvelle dan-
seuse bien plus facile. Remplacer Mlle Taglioni, c'était de
l'audace; remplacer Mlle Elssler, c'était du bonheur. Il faut
laissera Mlle Elssler la grâce, la passion, le délire amoureux,
la danse espagnole, la danse italienne; mais toutee qui n'est
pas la vie réelle, tout ce qui est le rêve poétique, ne saurait
convenir à cette belle personne. Mlle Lucile Grahn est tout à
fait une sylphide de la famille de Mlle Taglioni ; elle a la can-
deur mélancolique des filles du Nord; elle est légère et calme.
Ce beau pas du second acte, que Mlle Taglioni seule pouvait
danser, qui avait été fait pour elle et par elle, et que Mlle Elss-
ler avait prudemment remplacé par des pointes et par des
pirouettes , Mlle Lucile Grahn l'a abordé de front, elle l'a
dansé tel quel, comme si elle n'eût fait que cela toute sa vie.
A cet instant décisif, il s'est fait dans la salle un de ces ef-
frayants silences entre lesquels est suspendue la vie ou la
mort d'un artiste. Le silence s'est terminé par des applaudisse-
ments unanimes que pas un murmure n'a osé interrompre.
Cette révolution dramatique s'est opérée comme s'opèrent
toutes les révolutions : celle qui était abaissée a été élevée,
et réciproquement.
TIIKATRE ROYAL ITALIE>
I.» SOKSAMBI-I.t.
b temps n'est plus où l'engouement mena-
çait d'établir le pauvre Bellini sur le trône
de Rossini oublié. Que de merveilles n'a-
t-on pas racontées de cette musique qui ou-
vrait une route nouvelle, disait-on! Quelle
profondeur ne lui a-t-on pas accordée ! que d'intentions
cachées, quelle portée, quelle révolution future, que de
développements médités, dont le jeune et mélancolique maes-
tro n'eut jamais la conscience ! Il y eut à cela des raison-
loujours puissantes et même légitimes. D'abord, on sen-
tait le besoin de trouver un continuateur à Rossini , qui
menaçait de s'arrêter, menace qu'il n'a que trop tenue. Et
puis, Belliniétail venu parmi nous patronner lui-même sa mu-
sique. Le monde est ainsi fait, qu'il lui faut sou vent des démon-
strateurs et des cornacs pour lui vanler et lui faire goûter les
choses. Il existe de par le monde parisien une société de
musiciens fabiïcaleurs de romances, tant plates qu'agréables,
qui exploite un assez grand nombre de salons à l'aide d'un
chanteur attitré , commis voyageur de la compagnie. Celui-ci
ne chante que les romances des musiciens commanditaires .
et cela aux applaudissements d'une foule qui passe le lende-
main au bureau du marchand de musique, comme les paysans
de Donizetti se pressent autour de Dulcamara. De celte façon,
la compagnie pour la propagation de la romance insigni-
fiante touche plus de dividendes que n'en pourraient réunir
tous les génies les | lus harmonieux de notre temps, s'ils
s'associaient sans chanteur pour placer leurs véritables ro-
mances. Bellini ne chantait pas lui-même sa musique , mais
il était beau, ses manières étaient excellentes. C'en fut assez
pour recommander aux gens élégants, ou seulement impres-
sionnables, tout ce qui était sorti de sa plume. On lui fit une
gloire sans discuter les conditions.
Aujourd'hui , Bellini est mort : on a repris trop facilement
ce qui avait été donné de même. On ne le dénigre pas, on
l'oublie. On cherche maintenant une célébrité à encenser.
Je ne puis expliquer autrement l'espèce d'indifférence rela
tive avec laquelle on a laissé, à la reprise de la Sannambuln.
quelques places vacantes, chose inouïe à l'Opéra italien. Cette
reprise a été signalée par un incident qui a fait sensation dans
ce monde qui circonscrit ses émotions dans un certain cercle
défini. Mme Persiani avait chanté son premier air avec une
supériorité vivement sentie ; elle annonçait l'arrivée de Ru-
bini , quand , au lieu du chanteur favori, on a vu entrer un
billet porté par un comparse de sinistre augure , lequel
annonça que Rubini, atteint d'une indisposition subite sur la
scène même , ne pouvait remplir son rôle. Sinico fat proposé
pour le remplacer, avec faculté pour les spectateurs non
abonnés de reprendre leur argent. Le parterre s'en fut à pied
ou en omnibus , et les locataires des loges, qui n'attendaient
le retour de leurs voitures que pour une heure avancée , pri-
rent patience en causant entre eux, sauf à s'arrêter quand il
s'agissait d'écouter Mme Persiani.
178
L'ARTISTE.
Le lendemain a eu lieu la véritable reprise de la Sonnam-
bula. Rabin] , bien remis de son indisposition , s'est montré,
comme toujours, le véritable interprète de celte charmante
musique, si tendre et si doucement passionnée. Jamais le
tîiialc déchirant du premier acte n'avait élé dit avec autant de
talent et de verve. Mme Persiani domine parfois la masse
entière avec une énergie presque surhumaine, qui remue
d autant plus qu'elle doit se faire jour moins souvent. Morelli,
engagé comme basse, n'est qu'un baryton assez clair, mais
sa voix est caractérisée et très-mordante. Il la pose avec
une étude constante et fort louable, et donne à ses traits une
remarquable égalité. Morelli peut devenir un chanteur es-
timé.
i onrerl «!<■ .11. Iti ilioz
M. Berlioz donnera un grand concert au Conservatoire , le
dimanche 2i novembre prochain. On y entendra, pour la pre-
mière fois, sa nouvelle symphonie intitulée Roméo et Juliette
(dédiéeà M. Paganini). Dans cet ouvrage, l'auteur a employé,
avec l'orchestre, trois chœurs différents et trois voix réci-
tantes. L' .action y est exposée par un groupe de quatorze voix,
qui . sur une espèce de mélopée , à l'exemple des drames an-
tiques, moralisent sur les événements.
La scène principale de celte grande composition, tirée
de Shakspeare comme tout le reste, mais qu'où supprime
ordinairement aux représentations théâtrales, oflrait au mu-
sicien un magnifique sujet qui n'a point encore été traité:
c'est la réconciliation des Capulet et desMontagu, sur les
tombeaux des deux amants.
Le livret est de M. Emile Deschamps.
A. SPECIIT.
"ﻫi:>«?«
COMEDIE-FRANÇAISE.
LE TARTUFE. -Mlle Mars , Mlle Doze. - LA BELLE FERMIERE.
'l y a, au théâtre, des noms qui semblent con-
tenir tellement aux personnages, qu'on n'au-
! rail pu s'habituer à tout autre. Cela nous pa-
1 raltrait impossible qu'ils n'eussent pas été
• rencontrés par l'auteur. Il en est de même
dans la vie : nous croyons les hommes de génie , et même
quelquefois les simples particuliers qui nous entourent ,
baptisés par une volonté suprême : nous sommes sur le point
d'attribuer à l'antique destin cet accord qui existe à nos yeux
entre le caractère et le nom , et de dire : C'était écrit. En
amour surtout ce phénomène est fréquent.
Je vous demande , en vérité , si vous eussiez pu vous faire
iu nom de Panulphe. que Molière avait d'abord eu dessein de
donner à son imposteur! Panulphe! qu'est cela .je vous prie?
Ne voilà-t-il pas des syllabes bien insolentes ! De quel droit ,
Panulphe, s'il vous plaît? Panulphe est bon, vraiment! Mo-
lière ne tarda pas à châtier l'audace de ce nom qui préten-
dait se glisser dans sa comédie ; il le traita du haut en bas !
Ce fut alors qu'il choisit Tartufe. A la bonne heure ! c'est là
un nom heureux ! un nom béat, tout confit en hypocrisie.
Ne pensez pas que nous voyons actuellement ce mot de
Tartufe à travers l'incarnation qu'il a subie, et que notre es-
prit et notre oreille soient séduits par l'habitude. A part une
valeur devenue proverbiale, ce nom porte en lui, comme tous
les noms bien inspirés , qui doivent dnter dans le monde
quelque jour, une sorte d'étyniologie impressionnant en sa
faveur. Dieu nous garde de tomber dans le ridicule des Fem-
mes Savantes . et d'appliquer à ce mot le vers de Bélise :
Il est vrai qu'A dit plus de choses qu'il n'est gros.
Mais nous citerons l'autorité de Molière ; une anecdote
prouve qu'il a cherché longtemps une expression aussi
caractéristique que celle-là. On assure que se trouvant un
jour chez le nonce du pape avec plusieurs ecclésiastiques
au visage papelard , on apporta des truffes, et que l'un d'eux
s'écria avec un air admirable de goinfrerie dévote : Tartufoli,
signor Nuncio, tarlufoli' Il n'en fallut pas davantage au poëte
comique. Cette figure morose, si subitement déridée, cette
gourmandise cafarde dévoilée à l'improvisle , lui donnèrent
la mesure d'un masque d'hypocrite; Tartufe était trouvé. Peut
être est-ce pour cela que Molière a fait son héros si tendre ,
non-seulement à la lentalion du côté des femmes, mais encore
aux sensualités de la bonne chère, liappelez-vous le portrait
que Dorine trace de ce pauvre homme , lorsqu'elle raconte à
Orgon ce qui s'est passé dans la maison pendant son absence :
Il soupa . lui tout seul , devant elle 'Elmiie
Et fort dévotement il mangea deux perdrii .
Avec une moitié de gigot en hachis
Si Molière n'a pas mis de truffes dans le repas, c'était sans
doute pour éviter les personnalités. Les truffes sont dans le
mot.
On sait toutes les peines que l'auteur du Misanthrope eut à
faire jouer son nouveau chef-d'œuvre : chacun voulait s y
reconnaître. On prétend qu'une aventure pareille à celle qu'il
a mise dans sa comédie se passa chez la duchesse de Lon-
gueville , entre celte galante princesse et l'abbé de La ho-
quette. Au reste, tout le clergé cria au scandale, bien que
Tartufe ne soit pas un abbé , puisque Orgon veut lui donner
sa fille en mariage ; mais on n'ignorait pas l'intention pre-
mière de Molière. Lui même a pris soin, comme il le dit aMM
naïvement au roi dans un placet , de déguiser le personnage
sous l'ajustement d'un homme du monde. Les abbés clair-
voyants ne s'y trompaient pas; ils avaient alors les honneurs,
la puissance ; ils étaient attaqués d'une façon détournée dans
leurs intérêts. Pouvaient-ils pardonner ? Il fallait que Molière
comptât bien sur le roi pour lui faire l'aveu contenu dans son
placet. confidence qui a l'air d'être faite de pair à compa-
gnon. «J'ai eu beau donner à mon imposteur, dit-il. un
« petit chapeau . de grands cheveux . un grand collet une
« épée et des dentelles sur tout l'habit : mettre en plusieurs
l/ARTISTE.
179
« endroits des adoucissements, et retrancher avec soin tout
« ce que j'ai jugé capable de fournir l'ombre d'an prétexte
« aux célèbres originaux du portrait que je voulais faire ,
■ tout cela n'a de rien servi.» On pouvait alors parler ainsi à
Louis XIV; il était jeune, amoureux et puissant; sa vie
était ouverte et brillante. Mais lorsque l'hypocrisie en per-
sonne s'approclw de lui sous les traits de Mad. de Maintenou
et gouverna ses facultés vieillies, il n'eût pas fallu que Mo-
lière demandât une autorisation pour faire jouer son Tartufe.
Malgré cette haute et forte satire , ce que Molière avait pres-
senti arriva : les faux sémillants de dévotion curent le
dessus ; le roi se laissa embéguiner , et la révocation de l'édit
de Nantes fut la suite de cet engouement fanatique, l'ne
vieille femme , dont les charmes usés étaient obligés d'avoir
recours à un extérieur de religion pour maintenir son auto-
rité sur son amant, prévalut contre le génie et la raison de
Molière.
On ne se lassera jamais d'admirer le Tartufe , cet honneur
éternel de la scène française. L'intrigue, savamment com-
binée , est pleine d'intérêt , depuis l'exposition , si vive et si
théâtrale, jusqu'au dénouement, l'un des plus adroits et des
plus heureux du monde. Le seul reproche qu'on puisse faire
à ce dénouement, c'est d'être compliqué d'une certaine
cassette dont il n'a été que fort peu question , et qui donne
matière à Tartufe d'accuser Orgon près du roi. Cette cassette
ne joue pas un rôle assez actif dans les premiers actes , mais
aucun autre dénouement n'était possible. Celui-là avait de
plus le mérite d'être un passeport de la comédie de Molière.
Avec quelle adresse Louis XIV s'y trouve flatté! Quel prince,
ainsi loué , n'aurait pas pris la responsabilité d'un ouvrage
plus dangereux encore? Comme on se sent noblement ému
lorsque l'exempt, ce personnage si peu attendu , répond à
Tartufe, qui lui demande le motif pour lequel on veut l'em-
prisonner :
Ce n'est pas vous à qui j'en veux rendre raison :
Quelle dignité dans cette réponse ! Voilà un homme qui ,
tout d'uu coup , devient un personnage ; cet honnête homme
est bien sur d'être écoulé quand il fera son récit. On n'a
jamais poussé le naturel des caractères plus loin que dans
cette pièce achevée; tous les portraits sont frappants de
vérité , depuis Mad. Pernelle , celte vieille grand'mèrc , dis-
coureuse intempestive comme toutes les grand'mères , jus-
qu'à M. Loyal, huissier fripon friponnant, l'aïeul de ces gueux
d'huissiers dont parle Arnal. Tartufe , ainsi qu'on l'a remar-
qué , véritable hypocrite, à moins qu'il ne soit aiguillonné
par le démon de la chair, ne se livre jamais , pas même au
public; il ne se permet pas un à-parle ; il y a plus, c'est
qu'il en est venu à croire à son hypocrisie, comme les
menteurs à leurs mensonges. Aussi , lorsqu'au quatrième
acle sa concupiscence est découverte par Orgon , il reprend
aou manteau d'hypocrite; il ose encore parler de la vengeance
du ciel.
Les deux plus délicieux caractères de femme que Molière
ait créés se trouvent dans cette comédie : Elmire, la femme
sage sans pruderie, qui sait se défendre et se faire respecter
sans simagrées de vertu, sans fermer l'oreille aux propos du
monde parce qu'il peut s'y glisser des choses galantes ; Ma-
rianne, la jeune fille bien élevée, dont la pudeur nes'offen-c
pas des libertés de sa suivante, libertés qui ne peuvent uni
sur sa candeur, et qui, d'ailleurs, partent d'une honnête fille;
Marianne , dont la tendresse pour Valère s'exhale avec un
charme exquis , fleur si fraîchement épanouie et d'un parfum
si pur. Il n'existe sur aucun théâtre de scène plus ravis-
sante que celle qui a lieu entre les deux jeunes cens . si
décemment épris l'un de l'autre. Jamais les brouilles et les
raccommodements de l'amour n'ont été retracés avec une
plus adorable expression.
On a accusé quelquefois Mlle Mars d'être trop grande dame
dans le rôle d'Elmire. Mlle Mars semble, en effet, voir der-
rière Elmire la duchesse de Longucvillc; mais il ne faut pas
oublier non plus qu'Elmirc est bien au-dessus de son mari.
Ce mariage est tout à fait disproportionné. Molière a voulu
faire ressortir par-là d'autant plus les sages principes d'Elmire,
qui ne s'appuient pas sur l'amour, mais sur le respect pour les
devoirs. Elmire ne peut aimer cet imbécile d'Orgon. Qu'on
songe que cette femme a rencontré Célimène dans le monde,
qu'elle est allée chez elle, peut-être, et que si elle ne te
sert pas des ressources de la coquetterie, ce n'est pas qu'elle
ne les connaisse à fond. Voyez plutôt la scène où elle attire
Tartufe dans le piège; quelle rhétorique elle lui déroule, et
avec quelle facilité! Mais regardez bien cette digue créature
ensuite, lorsque Tartufe est pris, comme elle a houle de
son subterfuge! Mlle Mars rend toutes ces nuances avec une
délicatesse inimaginable; on ne saurait mellre plus d'é-
légance idéale dans la réalité. Elle fait d'Elmire un type ex-
cellent, et nous ne sommes pas de ceux qui voudraient voir
prendre ce rôle sur un ton plus commun. Elmire n'est pas
Mme Jourdain. — Mlle Doze, cette gracieuse élève deMlleMars,
dont les poètes se sont empressés tout d'abord de louer la
beauté, possède de quoi plaire, sous ce rapport , au critique
le plus insensible. Elle est blonde, elle est blanche, elle r>(
rose au-delà de loute expression , avec un œil vif et doux ,
d'un bleu foncé, une poitrine charmante, des bras bien atta-
chés aux épaules , et une taille à l'avenant. On n'est pas plus
jolie. On a reproché à celle aimable enfanl les leçons que
Mlle Mars lui a données, comme si Mlle Mars était faile pour gâ-
ter quoi que ce soit. Il est vrai que Mlle Doze a retenu quelques
inflexions de voix de Mlle Mars, ce que nous appellerons une
façon mélodique de prononcer les dernières syllabesdes mois.
Il y a encore un peu decanlilène dans la manière de Mlle Doze,
mais elle se corrigera de ce léger défaut en écoutant mieux
sa maîtresse, qui, pour être poétique, ne tombe jamais dans
l'ode ni dans l'élégie. Elle a joué Marianne à ravir; la scène
d'amour dans laquelle Firmina mis toute sa chaleur d'âme, a
été parfaitement représentée. Nous félicitons singulièrement
le Théâtre-Français de l'acquisition qu'il a faite; sur la foi de
Mlle Mars, il ne pouvait se tromper.
Nous sommes loin, par exemple, d'approuver le Théâtre-
Français quand il s'obstine à représenter des pièces mortes,
comme la Belle Fermière, pièces d'une niaiserie inqualifiable,
cl qui n'auraient, en aucun temps, dû tenir le répertoire.
Mlle Mante, actrice aussi estimable qu'estimée, n'est pas une
prima dona. Ce rôle de belle fermière qui louche de la harpe
et chante des romances, ne lui convient pas. Mlle Doze a
rempli le rôle de la paysanne Fancheltc avec une naïve
espièglerie. Mirecourt se distingue beaucoup dans nn rôle
190
L'AUTISTE.
de fat , le seul amusant de la pièce ; ce rôle a fourni à Mire-
court l'occasion d'embrasser la jolie l'anchette! Cette partie
de son rôle n'était pas la moins agréable ce soir-là. Nous ne
serions pas étonné que Mirccourt fût le coupable qui a en-
gagé l'administration à reprendre la Belle Fermière pour les
débuis de Mlle Doze : on n'aurait pas le droit de le blâmer.
Mais la pièce est bien ennuyeuse pour les autres.
THEATRE DE LA RENAISSANCE
Li PtotOMT, pirM. Frédéric Soulié. —Mme Dorai.
m. oui: un drame énergique et saisissant de
M. Frédéric Soulié ! Nous n'avons que quel-
ques lignes à lui donner, mais nous voulons
constater des premiers un légitime et beau
fâv succès. M. Soulié prend tous ses drames
dans de nobles sentiments. Il sait remuer la fibre de la dignité
humaine! Ce sont des cœurs dévoués qu'il lui faut , des âmes
d'élite! 11 a recours aux valeureux proscrits prêts à verser
leur sang pour leurs convictions politiques, et dont le sein,
malgré les vastes projets qu'il renferme, n'en palpite pas moins
d'une vigoureuse tendresse, aussi sainte et sacrée qu'il est
donné à un honnête homme de l'éprouver. Tel est son nou-
veau héros, le colonel Georges, zélé soldat de Napoléon, que
la Restauration poursuit, et qui poursuit la Restauration. On a
cru Georges mort; sa femme, faible créature, tout en con-
servant le souvenir de son digne époux , a senti , comme la
malrone d'Éphèsc, une passion nouvelle se glisser dans son
cœur : elle s'est remariée. Georges reparaît au milieu de
cette noce fatale. Le drame est là, vous le comprenez. Le
nouveau mari de notre pauvre bigame est doué, comme le
colonel, d'un caractère loyal et généreux. Voilà donc deux
hommes d'honneur qui se trouvent placés l'un en face de
l'autre dans une position on ne peat plus délicate. Comment
eu sortiront-ils? Par le duel; mais la veuve ira-l-elle se jeter
dans les bras du survivant? Elle a le malheur de les aimer
tous les deux ; oui, tous les deux, sans que le public y trouve
rien à redire, ma foi. Elle prend le parti de s'empoisonner
pour se tirer d'embarras , et le premier propriétaire fait
valoir ses droits sur le cadavre. Tout cela est développé par
M. Soulié avec beaucoup d'adresse; il a mis en usage, pour
arriver à ses fins , une multitude de ressorts dramatiques que
.son expérience lui a fournis. Il y a eu une réussite qui a
dépassé celle du Fils de la Folle et de Diane de Chivry.
Mme Dorval , Guyon et Montdidier y ont puissamment con-
tribué. Mme Dorval est rentrée dans le drame, sa véritable
patrie, par un coup d'éclat. Elle s'est montrée pieiue de na-
turel et d'art à la fois. Elle a joué avec celte âme qui semble
la dévorer; elle va, elle vient, elle vous mène où elle veut.
On la suit des yeux et du cœur. Nulle actrice n'empreint ses
rôles de plus de vérité que ne le fait Mme Dorval.
lllPPO!.VTR LUCAS.
THEATRE 1)1 VAUDEVILLE.
Lh Cheval m l.moi i , vaudeville ru deux actei
,9 est une petite anecdote apocryphe qui
• '"'r abuse du quid libel audendi pour faire
I | étalage de noms historiques. Mme de Na-
'lf(,y vailles se trouve placée entre deux maris;
V k. au lieu de faire comme le personnage qui.
;'l exténué de faim et de soif, se laisse mou-
rir faute de savoir lequel de ces deux besoins il satisferait le
premier, elle choisit M. de Créquy, qu'elle n'aime pas, de
préférence au poëte Gombaut, qu'elle aime; il est vrai d'ajou-
ter que c'est pour empêcher entre les deux rivaux un duel .
qui n'en a pas moins lieu. Créquy emmène sa fiancée dans sa
petite maison où le hasard , représenté par un cheval , ne
tarde pas à y amener Gombaut, qui est poursuivi par des
agents pour ce malheureux duel. Mme de Navailles sauve
Gombaut en le cachant dans la ruelle de son lit, pendant qup
les exempts cherchent dans toutes les autres parties de l'ap-
partement.
Gombaut a été doublement heureux de ce secours inattendu .
seulement il ne sait à qui il doit adresser ses remerciements,
car la dame a constamment gardé un masque. Vainement il
revoit chaque jour Mme de Navailles , il ne sait pas recon-
naître en elle l'héroïne de son aventure. Son temps se passe
donc en soupirs, en vaines recherches, jusqu'à ce qu'enfin sa
belle amie, qui n'est pas encore Mme de Créquy, vient un
jour sous le masque agacer et intriguer le poëte. Le son de
cette voix produit sur lui un effet extraordinaire; plus de
doute, c'est son inconnue, et il n'hésite pas à tomber à se-
pieds. Tout s'arrange par le mariage à la satisfaction générale.
même à celle de ce pauvre Créquy, qui se console en mettanl
son malheur sur le compte de son cheval.
La pièce fourmille d'invraisemblances, mais l'ensemble
avec lequel elle a été jouée par les acteurs du Vaudeville, et
quelques détails gais et animés ont assuré son succès.
A. L.C.
DIRECTION DES MISÉES ROYAUX.
Conformément à la décision du roi , en date du 13 octobre
1833, rendue sur la proposition de l'intendanl-général de la
liste civile , le directeur des Musées royaux a l'honneur de
prévenir MM. les artistes que l'exposition publique de leurs
ouvrages aura lieu au Louvre le 1er mars 1840.
Le Musée royal sera fermé, sans aucune exception, le-JOjan-
vier 18*0 , pour les travaux préparatoires , et , à dater de ce
jour, les productions de MM. les artistes seront reçues au bu
reau de la direction du Musée , depuis dix heures du matin
jusqu'à quatre heures du soir.
MM. les artistes sont invités à envoyer, avant le 1" jainiei
18V0, la notice des ouvrages qu'ils ont l'intention d'exposer.
Les opérations du jury devant commencer le I" février,
MM. les artistes sont également invités à faire déposer leur-
ouvrages pour cette époque, qui est de rigueur.
Typographie de Lacrampe el Cnmp. , rue DamleUe,
Fonderie de Thorey, Virey cl M"re[
iL.'AmirasTrœ.
( Détruit ciu 1822 )
L'AUTISTE.
Mf
L'ECOLE DES JOUBNALISTES
I.ETTIIL
A MADAME EMILE DE GIRARDIN
^jw^ons m'avez invité, mardi passé, à la
') lecture de cette comédie nouvelle que
le Théâtre-Français a reçue avec toutes
sortes d'acclamations , et qui est intitulée
VEcole des Journalistes. J'ai accepté
votre invitation comme vous me l'avez
fuite, sans doute, franchement et sans arrière-pensée. Aux
écrivains qui luttent, comme vous faites, avec persévé-
rance, avec courage, avec talent surtout, ma sympathie est
tout acquise. J'avais donc toutes sortes de raisons pour
penser qu'en cette affaire , vous , me sachant tout à fait
de vos amis, et que je rendais toute justice à votre esprit, à
votre style , à cette façon de dire en prose et en vers tout
ce qui vous vient à la pensée, vous ne voudriez certai-
nement pas me tendre un guet-apens public , à moi ,
homme de la presse , enfant de la presse, qui ne vis que
pour elle et par elle , qui l'aime comme on aime une
bonne nourrice , qui la respecte comme on fait d'une
mère; à moi, qui lui pardonne tout, même ses cruautés,
même ses injustices, même ses crimes, en faveur de ce
qu'elle a de grand, d'utile, d'honorable et de beau.
Je me suis donc rendu un des premiers dans vos beaux
salons , si favorables à la lecture et à la causerie intime ;
j'ai admiré tout à l'aise ce luxe élégant , ces tableaux ,
dont deux sont signés de Boucher; ces glaces, ces do-
rures, ces sièges si commodes, et qu'on ne dirait pas faits,
certainement, pour écouter une lecture, où chacun doit
être attentif jusqu'à la fin ; ce beau jardin qui tient à
votre cabinet de travail , ces domestiques empressés et
2e SÉRIE, TOME IV, 12e LIVRAISON.
bien vêtus; en un mot, tous ces heureux détails de la
vie intelligente et riche; et je vous assure que pas un
seul instant l'idée ne m'est rame de trouver que, pour
un journaliste applaudi comme vous l'êtes, pour un
écrivain de feuilleton à bon droit populaire , votre ap-
partement était trop beau , vos meubles trop riches, vos
candélabres trop chargés de bougies , votre domestique
trop nombreux. Au contraire, par l'amour même et par
le respect que je porte à cette grande et noble profession
que nous exerçons vous et moi , jamais je n'ai imaginé
que l'on pût reprocher aux favoris du journal, d'être
aussi bien logés que les agents de change : les uns re-
muent des idées , les autres n'agitent que des écus; ceux-
là vivent de leur esprit , les autres de leur argent. S'in-
quiéter de la fortune d'un écrivain , lui demander
pourquoi donc il n'habite pas un grenier avec une fe-
melle et cinq ou six petits ; lui demander pourquoi donc
il se permet d'avoir un domestique pour le servir , une
pendule pour lui chanter les heures , un lapis à fouler
aux pieds, une femme belle et jeune à aimer, une voi-
ture qui l'emporte hors de la foule, et qui le fasse péné-
trer à son tour dans le monde des heureux et des riches :
c'est là une de ces questions insolentes que nous ne per-
mettrons plus à personne ; il est bien convenu , déjà
depuis longtemps , que toute cette mendicité poétique
dont on parle est une fiction devenue impossible chez
nous, où l'homme ne s'estime pas seulement par ce qu'il
vaut , mais par ce qu'il peut. Or , depuis que la fortune
a été reconnue une puissance , vous avez vu les plus
grands poètes du monde moderne, lord Kyron, Walter
Scott, M. de Chateaubriand et M. de Lamartine, se
mettre à gagner beaucoup d'argent, tout simplement
par vanité et par orgueil.
J'étais donc chez vous ce soir-là, admirant toutes
choses, me rappelant vos premières inspirations poéti-
ques , quand vous étiez un bel enfant tout blond et tout
inspiré, qui disiez vos beaux vers sous la coupole du
Panthéon , sur la tombe du général Foy, et je pensais ,
non sans orgueil pour notre art, si l'on peut parler ainsi ,
que telle était la force du journal . que vous aussi , vous
poëte , vous aviez fini par descendre de ces hauteurs pour
monter dans notre tribune de chaque jour, où nous nous
étions rangés pour vous faire place, et que de là, chaque
matin , votre voix éloquente ou rieuse s'était fait enten-
dre, et que vous aviez pénétré peu à peu dans cette vie du
journal , qui est la vie réelle du monde poétique ; et je
me disais tout bas : Allons , c'est impossible ! on a menti
encore une fois! celle-là ne sera pas ingrale pour la
presse qui l'a nourrie; elle n'ira pas charger d'accusa-
tions et d'injures cette bonne nourrice, un peu fantas-
que , mais dans le fond loyale et dévouée , qui s'est prê-
tée comme elle a fait à tous les caprices , à toutes les
causeries , à toutes les boutades, souvent même à toutes
les cruautés de cet enfant de son adoption. Non , cela
•2t
182
L'ARTISTE.
n'est pas vrai; non, ce que l'on dit à l'avance de cette
comédie, de ces sarcasmes, de ces malédictions, de
ces cruautés, tout cela n'est pas vrai. Telle était ma
confiance en vous, mon frère, que j'oubliais l'admirable
accueil qu'avaient fait à votre œuvre MM. les comé-
diens du Théâtre -Français, la touchante unanimité
avec laquelle ils avaient reçu l'Ecole des Journa-
listes. Quoi ! pas une voix contre vous , pas une boule
noire, voire môme la boule du directeur et celle du.
commissaire royal ! Il fallait véritablement que , pour
arriver à cette unanimité touchante et si rare chez ces
comédiens, qui ne vivraient pas trois mois si la presse
ne leur faisait pas l'honneur d'en parler tous les jours,
les pauvres journalistes eussent été, en effet, bien mal-
traités par vous. Mais j'oubliais volontiers ces tristes
pronostics , tant j'étais arrivé chez vous avec la bonne
envie de vous trouver juste et calme au milieu de tant
de fureurs , qui, je l'avoue, étaient bien faites pour ex-
citer votre indignation.
Ce qui m'encourageait à penser ainsi , c'est que peu à
peu votre salon se remplissait des hommes que la presse
parisienne place à sa tête et dont elle s'honore à bon droit.
M y avait ce soir-là chez vous des journalistes de toutes
les positions , de toutes les opinions , de toutes les for-
tunes : le politique, qui sait par cœur les moindres dé-
tails de la constitution , qui suit , la plume à la main , les
événements de l'Europe , qui explique la révolution de
la veille , non sans prévoir celle du lendemain ; homme
de sang-froid, qui a vu passer tant d'orages, et qui sait
mieux que personne la vanité de la puissance humaine.
Il y avait le journaliste philosophe; l'historien, non pas
des faits, mais bien des idées , qui laisse de côté les évé-
nements et les hommes d'action , pour ne s'occuper que
des rêveurs. II y avait le critique, dont la vie se passe à
défendre les vieux chefs-d'œuvre , qui donnerait toutes
les chartes de ce monde pour i'jj rt poétique de Despréaux
ou pour le Songe d'été deShakspcare. 11 y avait le jour-
naliste poëte, qui sème çà et là sa douce fantaisie, afin
qu'elle aille plus vite à travers la foule, qui ne veut plus
lire d'autre livre que le journal. Il y avait le romancier,
qui confie à ces feuilles volantes le drame qu'il ne peut
pas raconter aux masses assemblées dans le théâtre. Il y
avait le journaliste sarcastique , qui procède par l'ironie
et par l'épigrammc, comme les autres procèdent par le
raisonnement et par le bon sens. Ils étaient là presque
tous les uns et les autres, sans vous compter, vous notre
frère, qui tour à tour, avec un rare bonheur, avez tou-
ché à tous les points de cet art , sérieux même quand il
plaisante. Le moyen que je pusse imaginer qu'avec votre
regard bleu, votre main si blanche, votre gaieté si ten-
dre et si heureuse, avec votre esprit et vos beaux vers,
vous nous aviez conviés tout exprès à cette fête poétique
pour nous égorger en cadence? Mais savez-vous bien que
c'est là justement l'histoire d'une fête de Domitien? Il avait
convié dans son palais toutes sortes de beaux esprits et de
grands seigneurs ; il les avait fait asseoir à sa table , toute
chargée de ces magnificences incroyables que raconte
Pétrone. Tout à coup le plafond de la salle , qui repré-
sentait le ciel azuré et ses constellations errantes , s'en-
tr'ouvre doucement; une pluie fine et légère descend sur
les convives : c'était de l'eau de rose qui tombait, et les
convives d'applaudir à la munificence de l'empereur.
Bientôt la salle se remplit des odeurs les plus suaves, et
déjà les convives, rassasiés de cet étrange bien-être,
criaient : Merci ! mais la rosée devint pluie ; ces parfums,
si charmants d'abord , montèrent à la tête de cette as-
semblée , et il fallut les emporter les uns et les autres,
à demi morts , de la salle des festins. Voilà pourtant ce
que vous avez pensé faire de nous autres journalistes ,
mardi passé, avec votre grâce, avec votre esprit, avec
votre beauté et vos beaux vers!
Déjà chacun de nous était à sa place : sur les premiers
sièges, des femmes parées, quelques-unes fort belles,
quelques autres fort intelligentes, ce qui vaut presque au-
tant. On peut dire de ces femmes ce que je disais tout à
l'heure des hommes de lettres qui étaient chez vous, il yen
avait de toutes les conditions : les heureuses et les sages
qui jouissent de l'esprit tout fait ; lesmoqueuscs et les rieu-
ses, agaçants et vivaces feuilletons du salon, plus redouta-
bles et plus redoutés mille fois que tous les nôtres, des
feuilletons en chair et en os, qui montrent leurs épaules
rebondies, et dont le sarcasme est toujours accompagné
d'un fin sourire. Il y avait de ces femmes qui regardent
tout sans rien comprendre, et qui pourtant se sont bien
amusées quand elles ont deviné enfin , non pas la comé-
die que vous lisiez, mais celle qui se passait dans la
salle. Il y avaitdeux femmes de beaucoup d'esprit et d'in-
vention dont Mlle Mars ne dédaigne pas de jouer les
comédies, et qui ont la vôtre fort à leur gré, non p;is
seulement pour votre esprit, mais encore pour les malices
qu'elle renferme. Il y avait aussi votre mère, la plus fa-
cile et la plus agréable causerie de ce temps-ci, aimable
romancier qui a deviné la première combien, sous le rap-
port de la galanterie et de l'amour, la cour de Louis XIV
ressemblait à la cour de Louis XV. Il y avait aussi plu-
sieurs poètes, 1 un d'eux célèbre et maladroit, qui don-
nerait ses plus beaux vers pour ses plus mauvais drames,
qui sont nombreux. 11 y avait même des grands sei-
gneurs, des noms inscrits dans notre histoire et por-
tés avec honneur; mais cependant, je vous assure, mon
beau confrère, que c'était justement devant ceux-là
qu'il fallait s'abstenir de verser l'injure sur notre profes-
sion. Songez que ces hommes qui ont perdu tous leurs
privilèges, sur lesquels l'égalité a passé son niveau de
fer, ne nous pardonneront jamais, à nous autres écrivains,
de nous être placés devant leur soleil. Songez donc
qu'aujourd'hui ce sont les poètes, les romanciers, les
auteurs dramatiques, les journalistes en renom, qui ont
L'AUTISTE.
18:1
les titres, les blasons, les couronnes. Ce sont ceux-là
qu'on regarde avec empressement quand ils entrent ;
ceux-là dont le laquais prononce le nom avec orgueil
quand il annonce. Faites entrer en même temps un
Créqui et M. de Chateaubriand , et vous verrez de quel
côté se tourneront tout d'abord toutes les tètes et tous
les cœurs. Annoncez M. le duc de Montmorenci et M. de
Balzac, on regardera M. de Balzac. Et quand cette supé-
riorité de l'esprit est ainsi constatée; quand cette défaite
de l'aristocratie est acceptée par tous, même par les
vaincus; quand les ducs, les marquis, les comtes et les
vicomtes font place à l'écrivain qui passe, vous allez lire
devant ces mêmes gentilshommes, imprudente que vous
Mes, une comédie où vos confrères de la lutte périodique
sont traités sans réserve et sans respect! Allons donc!
comprenez mieux votre dignité et la nôtre. Rions de
nous, si vous voulez, mais en famille. Disons-ncus nos
dures vérités s'il le faut, mais tète à tête. Qui que nous
soyons, poètes ou journalistes, enfants de la même fa-
mille, ne salissons pas notre nid, ne nous donnons pas en
spectacle aux descendants de ces mêmes maisons prin-
cières dans lesquelles nous n'aurions pas été reçus il y
a cent ans, et qui s'estiment heureux de venir chez nous
aujourd'hui. Enfin donc, tout étant prêt, le pupitre ou-
vert, chacun à sa place, la cour silencieuse comme le
salon , la porte de votre chambre s'est ouverte , et vous
avez paru au milieu d'un murmure approbateur, comme
une personne aimée et longtemps attendue. Vous étiez
très-belle mardi passé, et nous vous avons vue telle que
vous étiez à l'église Sainte-Geneviève , telle que vous
étiez quand vous parcouriez cette vieille Italie où les
plus vieux savants vous faisaient des sonnets amoureux,
et dont les bibliothécaires disent encore votre nom aux
voyageurs qui passent. Mais, hélas! après ce premier
éclat que vous avez jeté, et quand vous vous êtes mise à
lire la première scène de votre comédie, j'ai senti comme
un froid dans mon cœur, je suis retombé de ces beaux
temps poétiques dans cette triste et misérable réalité de
luttes, de vengeance, d'injures, de calomnies quotidiennes.
Quoi, c'est donc, vous, le poëte inspiré et inspirateur, qui
vous jetez à corps perdu dans cette horrible mêlée de la
presse périodique! Quoi donc, vous voilà, vous, vous, Del-
phine, ramassant dans les sentiers fangeux toutes ces im-
mondices qui traînent! Quoi, malheureuse femme, vous
pesez dans vos deux blanches mains cette poussière im-
monde! Quoi, c'est vous, si fort habituée à marcher sur ces
hauteurs, qui descendez plus bas que terre, qui quittez le
soleil pour le cloaque! Quoi, dans cette belle profession du
journal que vous avez embrassée avec amour et dans la-
quelle votre nom s'est retrempé, et qui vous a mise en
communication directe avec tant d'esprits étrangers qui
n'avaient pas entendu parler de vous, même comme
poëte , vous n'avez vu que ces tristes misères que vous
nous contez-là ! Quoi , des deux côtés de la question ,
2' SRBie, TOME IV, 12e LIV.
\ous n'avez découvert (pic le côté honteux, vous ,i\./
détourné la tête pour ne pas voir toute la géoéroatté
toute la vie, toute la pobttOO», tout le talent de cite
institution formidable! Quoi, vous avez été < lion lui
dans leur estaminet , dans leur tabagie , dans l'antre
affreux où ils se cachent, les pauvres diables qui \ivent
de venin, d'injures et de mensonges! calomniateurs M
jour le jour, qui ne font de mal à personne, et qu'il faut
plaindre ;culotleurs de pipes, comme les appelle Alphonse
Karr, dans les Guêpes; innocents insectes d'un grand
corps qui marche sans savoir qu'il en est piqué! Allez
donc plutôt chercher dans la crinière du lion le puceron
qui s'y cache ! Voilà pourtant ce que vous faites dans
votre comédie , Madame ! Vous avez sous les yeux la
longue liste de tous les journalistes de ce monde , liste glo-
rieuse et puissante s'il en fut; sur cette liste sont inscrits
tous les illustres émancipés de 1789, qui ont eu de l'ac-
tion sur les destinées de l'Europe : Mirabeau , madame
Roland, Bailly, Barnave, Lamcth ; et de nos jours, le gé-
néral Foy , Benjamin Constant, les deux Bertin, qui ont
porté le journal à toute sa hauteur, rares esprits et grands
courages, à qui toute justice sera rendue plus tard. Mais
comment les nommer tous, ces journalistes de génie qui
ont sauvé, qui ont éclairé, qui ont agrandi le monde? Ne
savez-vous pas quelle a été la lutte de M. de Chateau-
briand,eteonnaissez-vous rien de plusbeau dans lesefforts
de la tribune antique , que cet homme dérendant , seul
contre tous, la paix, la liberté, la croyance?Mais plutôtque
de chercher à les nommer tous, ces écrivains, l'honneur de
leur pays et du journal , dites-moi plutôt quel est l'homme
de quelque valeur aujourd'hui qui n'ait pas été un jour-
naliste, qui ne soit pas un journaliste, qui ne sera pas un
journaliste plus tard? M. Guizot, M. Barrot, M. Mauguin,
M. Berryer, sont des journalistes! Le journal c'est la tri-
bune, c'est le forum, c'est la vie politique, c'est la voix qui
se fait entendre à tous , ce sont les nations qui se parlent
entre elles, c'est le présent qui appelle l'avenir. Oh ! que je
vousplains.vous, noblecsprit quevousetes.de vouslivrer.
à ce propos, à ces tristes et impuissantes déclamations! Que
je vous plains, vous qui perdez, à la regarder de si bas, le
véritable aspect d'une puissance sans égale dans le monde
des puissances! Que je vous plains, vous qui vous occu-
pez de ces misérables et honteux détails sans vouloir con-
sidérer l'ensemble ! Car ici , il faut le dire franchement, mon
poëte, — et pourquoi serais-je donc venu chez vous, si-
non pourêtre franc et loyal ? — vous vous êtes placée dans
la plus infime partie de la question qui s'agite. Vous avez
regardé au-dessous de vous, non pas au-dessus, non pas
à côté. Vous nous avez expliqué avec beaucoup de verve
et d'esprit, j'en conviens , la cuisine du journal, je n'ai
pas d'autre expression plus honnête. Or, qui donc, je vous
prie, avant de s'asseoir à une table splendide parmi les
cristaux , parmi les fleurs , à côté des femmes parées,
s'est amusé à descendre dans les antres infects et grais-
25
l~
184
L'ARTISTE.
seux où les sauces se manipulent? Vous tenez dans votre
main un verre rempli d'un vin généreux, et vous ne
pensez pas cpie cette grappe a été foulée par les pieds
d'un sale vigneron. Le pain que vous mangez, il a été
arrosé parles sueurs d'un horrible mitron qui se lave les
mains dans la pâte. Ce n'est pas faire de la comédie que
d'aller ainsi fouiller, un crochet à la main, dans les choses
matérielles , pour nous raconter des détails que nul ne
soupçonne. Si je pouvais vous dire ce que font les plus
hardis capitaines, ce que font les plus vaillantes armées'
avanld'allerà la bataille...; mais qu'importe, pourvu que
la bataille soit gagnée? Quand le juge vient s'asseoir
sur son tribunal, tenant en ses mains le droit de vie
et de mort, que m'importe à moi desavoir si ce juge
a changé de linge le matin? La comédie serait chose trop
facile si elle ne s'occupait que de ces formes extérieures,
si elle se passait de l'âme humaine, si elle se contentait
décompter les rides du visage. Sans nul doute, le Tartufe
de Molière serait encore bien plus horrible à voir, si
Molière nous le montrait tout nu ou couvert de lèpres
et d'ulcères. Mais, au contraire, comme un grand poète
qu'il est, Molière, avant de lancer son hypocrite sur le
théâtre, le fait habiller de la tète aux pieds par M. Orgon.
De nos jours seulement, on s'est avisé de remplacer le ca-
ractère de l'homme par son habit, le fond par la forme.
Et seriez-vous bien heureuse et bien triomphante, vous
la femme élégante entre toutes, si dans votre comédie
vous faisiez rire le parterre des guenilles des gens de
lettres, comme on a ri des guenilles de Hobert-Macaire
et de son digne ami Bertrand ?
Il m'a donc été impossible, malgré tout votre esprit et
toute la facilité du dialogue, d'approuver le premier acte
de Y Ecole des Journalistes. Ce premier acte est une orgie
sans ressemblance, sans vérité, et vous avez fait là un
mauvais emprunt à je ne sais plus quel mauvais roman
de M. de Balzac. En admettant qu'il faut tout aussi peu
d'esprit et de talent que vous le dites pour faire un jour-
nal, et vous nous prouvez le contraire tous les jours,
vous savez très-bien que l'orgie serait une très-mau-
vaise condition, même pour rédiger les Petites- Affiches;
vous savez très-bien qu'une page, je ne dis pas éloquente,
mais à peu près sensée, ne s'écrit pas avec de l'alcool.
Vous qui êtes des nôtres, je vous prie, en connaissez-
vous beaucoup de ces écrivains de la presse périodi-
que, qui passent leur vie, comme vous nous les montrez
dans ce premier acte, à boire, à manger, à chanter des
chansons de table , à se dire à eux-mêmes d'horribles
injures? Mais cela ne se passe même pas ainsi dans
une société de chiffonniers, dans une société de voleurs !
Quelle que soit la profession que l'on exerce, même la
plus infAme, il y a toujours, pour l'exercice de cette
profession, l'heure du travail, du sang-froid, de la vigi-
lance sur soi-même. Le meurtrier qui guette son homme
au coin de la rue s'abstient de boire, et il attend, pour
s'enivrer, qu'il puisse mêler du sang à son vin. l.a fille
de joie, au coin de la borne ou elle appâte son triste
Chaland , n'est pas ivre, et bien souvent elle n'a pas dîné,
la pauvre fille! Pourquoi donc, vous et M. de Balzac,
voulez-vous que, seul au monde, l'homme qui écrit un
journal choisisse, pour s'enivrer, le moment de la jour-
née où il a le plus besoin de son sang-froid, de son shle
et de son esprit? Hélas! dans la légère discussion que
nous avons eue, vous et moi, dans votre salon, après votre
second acte, vous avez cité, comme la preuve de ce que
vous disiez, un homme du bon sens leplusdroil et le plus
rare, du goût le plus exquis et le plus sur, un grand
écrivain s'il en fut jamais, et dont la France eût été flftrc
dans des temps meilleurs. Cet homme, disiez-vous pour
justifier vos deux premiers actes, était pris de vin lors-
qu'il écrivit un article de journal qui restera comme un
des plus terribles chapitres de l'histoire contemporaine.
Que vous le connaissiez bien peu cet homme excellent, si
vous avez jamais pu croire qu'il ait écrit une seule ligne
quand une fois il était plongé dans cette fâcheuse passion
dont il est mort! Au contraire, il avait un si profond res-
pect de la langue française, et son amour pour le beau
langage était si grand, que toutes les fois qu'il devait
écrire, ce qui était bien rare il est vrai, il se préparait à
accomplir cette tâche difficile par une entière absti-
nence. Une fois qu'd avait la plume à la main, il ne bu-
vait plus que de l'eau. Cet article dont vous parlez , ce
Même, lecel, phares, qui a porté le dernier coup à une mo-
narchie, a été écrit par mon pauvre ami un diman-
che, à tête reposée. S'il avait jamais pris l'habitude d'être
moins sévère pour lui-même quand il écrivait, si le vin
avait été son inspiration, hélas! il eût laissé de bien gros
volumes, quand c'est à peine s'il a laissé quelques pages:
mais ces pages ne mourront pas.
Non, vous le savez mieux que personne, le vin n'a ja-
mais été inspirateur; les chansonniers eux-mêmes, quand
ils célèbrent Bacchus et l'Amour, les célèbrent à tète re-
posée, à jeun, le matin ; il n'y a pas une chanson de ta-
ble qui ait été composée à table. Quand Boileau dit :
Horace a bu son soûl, Boileau commet là une licence poé-
tique ; à plus forte raison s'il s'agit d'écrire entre deux
vins un journal, c'est-à-dire un livre entier qui doit pas-
ser par toutes les mains, par toutes les bouches, qui traite
de toutes les affaires du pays, les plus grandes et les plus
petites; qui touche à toutes les passions, à tous les
amours-propres, à toutes les vanités, à tous les besoins:
qui s'attaque aux hommes et aux choses, à la puissance
et à la gloire. Otez donc, je vous prie, de votre comédie,
ces ignobles bols de punch dont la flamme projette une
ombre si triste sur votre esprit! Otez cette odeur nauséa-
bonde de viandes et de truffes, ce bruit de ferres (pion
brise et d'assiettes qu'on se jette à la tête! Les épreuves
de ces messieurs sont les bien malvenues sur cette nappe
tachée de vin ; on n'écrirait pas un journal de quolibets-.
L'AUTISTE.
'
ainsi vautré sur tics canapés souilles par l'indigestion; a
plus forte raison , un journal qui doit changer le mi-
nistère le lendemain et tout bouleverser quand il parle.
Car c'est môme là une des contradictions flagrantes
de votre comédie ; pendant que vous nous montrez le
journal attaché aux plus minces et aux plus ignobles
ficelles , vous faites produire à cette puissance que vous
méprisez si fort , des effets incroyables. C'est ainsi
que ce journal écrit par des gens ivres, à l'estomac
chargé , à la panse pleine et à la tête vide , à peine
a-t-il paru le lendemain matin , qu'aussitôt le minis-
tère se détraque, le trône est en danger, la famille du
ministre est bouleversée de fond en comble, et enfin le
plus grand artiste de ce temps-ci se précipite par la fe-
nêtre ! Quoi donc! tous ces dangers, tous ces malheurs,
toutes ces misères, tout cela produit en vingt- quatre
heures par un journal écrit par de pareils drôles ! Mais
si la chose était seulement vraisemblable, il y aurait de
quoi nous faire passer pour le peuple le plus stupide et le
plus lâche de l'univers!
Ceci dit, je vous ferai mes compliments bien sincères
sur plusieurs portraits touchés de main de maître, et dont
on reconnaît les originaux, mais cette fois de cette façon
lointaine et bien séante qui est un des grands charmes de la
comédie. La comédie est une de ces belles personnes un
peu coquettes qui craignent le grand jour ; il est si bon
de ne pas tout dire, et le public aime tant à deviner !
Ces reproches que je vous fais là pour le premier acte,
je suis obligé de les répéter, et d'une façon plus vive en-
core, pour l'acte suivant. Après nous avoir montré le
journaliste chez les autres, où il s'enivre tout en cassant
les verres, vous nous montrez le journaliste chez lui.
Cette fois, je ne reconnais plus ni l'élégant salon dans le-
quel je suis entré, ni le cabinet de travail si bien tenu, ni
aucun de ces riches détails de la vie bien menée et bien
faite ; tout au rebours, chez ce journaliste que vous nous
montrez, tout est confusion, saleté, ordures. Il est midi ;
le valet de chambre n'a pas encore frotté l'appartement.
Encore, n'est-ce pas là tout le désordre de cet homme ; il a
chez lui, pour le dominer, pour l'insulter à toute heure,
une horrible femme sans tête, sans cœur et sans visage ; un
de ces démons osseux qui dansent à l'Opéra et dont le cli-
quetis ressemble au bruit de la danse macabre. Là, de
bonne foi, parce que dans notre profession comme dans
toute autre se sont rencontrées quelques-unes de ces
affreuses misères dont il faut avoir pitié, est-ce bien là une
raison pour faire de cette exception lamentable l'accusation
universelle? Cette danseuse, hideuse de corps et d'Ame,
qui pèse sur cet homme de toute la pesanteur de sa nullité
et de sa vanité blessées, n'avez-vous pas été bien cruelle
de la traîner sur le théâtre? Est-elle digne de votre colère?
Cela vaut-il la peine que la comédie s'en inquiète? Vous-
même, une fois votre accusation portée, vous avez écrit
des vers charmants pour expliquer comment cet homme
partage sa miser.' avec cette femme, ne pouvant pas lui
donner la moitié d'une fortune qu'il n'a pas. Et d'ail-
leurs, n'était-ce pas déjà assez de foire de cette misère
une misère lamentable, sans en faire une misère déshono-
rante? Comment donc pouvez-vous supposer sans injure
qu'une pareille femme, traînée dans tontes les langes du
théâtre, puisse dominer un noble esprit? Comment col
homme, qui doit avoir quelque respect pour lui-même,
puisque aussi bien vous avouez qu'il a du talent, peut-il
permettre à cette drôlesse d'insulter, au bas de son jour-
nal, une famille que lui, l'écrivain, il respecte, une jeune
femme qu'il aime, un grand talent qu'il honore à bon
droit? Ah! si vous saviez comme tous ces détails sont
horribles, comme ils sont tristes, comme ils font peur ;
si vous saviez combien il est impossible qu'un homme
s'avoue ainsi à lui-même qu'il est un lâche, un calom-
niateur, qu'il est vil et déshonoré, vous" n'hésiteriez pas
à effacer tous ces détails, qui sont dignes, je l'avoue a
regret, du misérable roman que M. de Balzac vient d é-
crire pour écraser cette puissance à laquelle il a voué toute
sa colère, et qui a répondu à ses injures comme répond
un géant à l'enfant gâté qui lui dit des injures d'en bas.
Madame, quand on a votre talent et votre esprit, il ne
faut copier personne, il ne faut pas aller chercher dans
des romans obscurs, dont le public a fait justice, des ta-
bleaux imaginaires, des crimes impossibles, des hontes
que nous ne devons pas savoir. Quand on a, comme vous,
la poésie facile, éloquente, élégante, il ne faut pas s'a-
muser à rimer de l'argot, et l'argot littéraire, le plus
ordurier de tous. Il faut savoir choisir, quand on e>t
peintre de portraits, entre La Bruyère et llétif de La
Bretonne, entre le salon et la borne. Sans admettre ici
cette distinction ridicule des maréchaux, des capitaine-,
des lieutenants et des caporaux littéraires dont on a
tant ri pendant trois jours, il faut bien reconnaître que
dans cette armée des belles-lettres, si remplie de pas-
sions bonnes et mauvaises, il y a des cantinières et des
goujats. Or, de ceux-là la comédie ne s'occupe guère, non
plus que le roman : De minimis non curai prtrtor. Vous
parlez du journaliste honteux et déshonoré; mais sa-
vez-vous que si votre projet a été en effet de compter tops
les insectes cachés sous la lèpre littéraire, vous êtes encore
bien loin de la vérité? Pourquoi donc, si vous avez tant
de courage, ne pas nous montrer cette horrible plaie dans
toute sa laideur? Savez-vous bien. Madame, que les hé-
ros de votre comédie, tout affreux qu'ils sont, ne sont rien,
si enfin poussantàbout, parcet exemple, la honte du jour-
nal, vous voulez vous inquiéter du dernier misérable qui
touche d'une main impure à cette arme redoutable? Sa-
vez-vous que pour dix écus, la somme est faite , il se
rencontre à Paris des écrivains qui imprimeront, contre
tel homme que vous désignerez, des injures inconnues
même à la halle? Ils imprimeront de cet homme qu'il est
un voleur, un faussaire, un parricide ; que sa femme s'est
A'
18ti
L'ARTISTE.
vendue à l'encan, que sa fille est une prostituée de la rue;
et moyennant ces dix écus, payés à l'avance, ce même
homme de lettres enverra trois cents exemplaires de son
journal aux trois cents amis de l'homme que vous vou-
drez déshonorer. Appelez-vous donc cela un journal, et
ce misérable un journaliste? Alors il faudra convenir qu'il
y a au bagne des pairs de France, des procureurs-géné-
raux, des princes de l'église romaine ; alors il faudra re-
douter de tendre la main à un notaire, en se rappelant
cet abominable Peytel. Je ne dirai plus qu'un mot de
votre second acte : vous avez tort de le terminer d'une
façon grotesque, en faisant intervenir, comme vous le
faites, ces marchands de cirage, d'opiat et de faux che-
veux. C'est là un tableau qui n'est pas plaisant, qui ap-
partient à la charge bien plus qu'à la comédie. Vous sa-
vez bien que ces pauvres diables qui s'adressent à la
publicité pour vendre leurs marchandises éphémères,
sont plus à plaindre qu'à blâmer; vous savez bien qu'ils
obéissent tout simplement à ce besoin de publicité, qui
est devenu , chose malheureuse et impie , le besoin du
commerce, même avant le crédit. Ces marchands qui
viennent là chez l'écrivain se trompent de porte ; il n'y a
rien de commun entre eux et lui. Quant à votre autre
accusation, que votre journaliste travaille trop vite, il
me semble, et j'espère bien que vous serez de mon avis,
que votre accusation est peu fondée. Qui dit un journa-
liste, dit en môme temps un homme qui improvise, un
écrivain facile qui se joue avec toutes les difficultés de la
langue, un bel esprit qui parle aux hommes assemblés,
comme l'avocat parle à ses juges, tous les jours, à toute
heure, qui parle un peu de tout , comme l'avocat; qui
dit un journal, dit en même temps une œuvre éphémère ;
et pour peu que cette parole jetée là sans prétention,
mais non pas sans conscience , soit élégante et vive,
pour peu qu'elle soit nette, claire et rapide, c'en est as-
sez : le public ne demande pas au journal les qualilés du
livre, pas plus qu'il ne demande àChaix-d'Est-Ange, par
exemple, quand il parle devant le jury ému et charmé,
de composer sa harangue comme faisait l'orateur romain
parlant pour Milon ou pour le poëte Archias.
Ce qui n'empêche pas que, même dans ces pages du
journal rapidement écrites au vol de la plume et de la
pensée , il ne se rencontre bien souvent des passages ad-
mirables, écrits de verve, où l'art et l'inspiration éclatent
au plus haut degré. Et cependant, quel mal trouvez-vous
à ce qu'une nation comme la nation française, généreuse
jusqu'à la prodigalité, prodigue ainsi, au jour le jour, sa
verve , son courage et son esprit? Au contraire , il me
semble que cela est honorable, d'assister, comme nous le
faisons , à cette dépense infatigable des facultés les plus
précieuses, d'en profiter, comme nous faisons tous , sans
remords et même sans reconnaissance. Les prodigues ne
font de mal qu'à eux-mêmes , et voilà pourquoi on les
estime et on les aime , tant qu'ils ne doivent rien à per-
sonne. Celui qui écrit un livre, qui se retranche habile-
ment dans sa personnalité mesquine , qui arrange sa
gloire personnelle , qui en dispose à loisir tous les maté-
riaux afin qu'ils soient vus de plus loin, et dans leur jour
le plus favorable, celui-là est bien souvent un égoïste.
Mais l'écrivain d'un journal qui jette son esprit à tout ve-
nant , chaque matin , sans crier gare et sans dire son
nom à personne , sinon à ceux qui veulent le tuer, celui
qui dépense sans fin , sans cesse et sans mesure son es-
prit et sa passion , sa beauté , sa jeunesse et son amont .
celui-ci est, à coup sûr, une dupe peut-être; mais évi-
demment, qui que vous soyez, vous lui devez toute votre
sympathie et tous vos respects.
Il est donc convenu que l'esprit de vos deux premiers
actes est déparé par ces détails malheureux , j'ai presque
dit par ces injustices , et vous me croirez d'autant plus
volontiers, que tout à l'heure, en vous suivant dans ce
récit funeste, je vais vous démontrer à vous-même que la
comédie vous échappe. Malgré vous, vous allez tomber
dans le drame, dans cette chose sans nom, que vous mé-
prisez bien fort au fond de votre âme. Pourtant, avei
votre triste façon de juger des hommes et des choses lit-
téraires , cet accident était inévitable. On ne rit pas long-
temps avec ce qui est odieux , on ne doit jamais rire de
ce qui est lâche et vil. Ces misérables que vous nous
avez montrés, ceux-ci pris de vin, celui-là embéguiné
dans le tartan vicieux et troué de sa danseuse, il faut
qu'ils disparaissent de votre œuvre, car vous-même
vous sentez le besoin de les faire disparaître. Vous avez
en effet trop de tact et de finesse dans l'esprit, pour
avoir jamais songé à composer cinq actes de comédie
avec de pareils misérables ; voici déjà que vous-même
vous plantez là les journalistes de votre création , et au
troisième acte de votre comédie, vous nous introduise/
dans la famille de ce ministre que chacun nommait a la
lecture de votre comédie.
A ce propos, je n'ai pas besoin de vous dire, mon con-
frère , que cet homme est l'honneur de la presse de ce
temps-ci ; il en est la manifestation la plus évidente, la plus
puissante. Le jour où cet homme se nomma lui-même
président du conseil, ce jour-là, la presse française gagna
sa bataille d'Austerlitz. Autant que moi, vous savez la
portée de cet orateur tout-puissant, vous savez la facilité
de ce rare génie, et comment il a su se mettre au niveau
des positions les plus difficiles; vous savez aussi de quelles
horribles et étranges calomnies la vie de cet homme a été
entourée, et de quelles affreuses morsures la presse a
stigmatisé ce noble enfant de sa création. Mais ce que
vous semblez ne pas savoir, Madame , c'est que l'intelli-
gence de cet homme dont vous prenez la défense, l'a pré-
servé du désespoir que vous lui supposez; c'est que la
connaissance profonde de la presse parisienne, de cette
force capricieuse dont il était sorti , lui a donné le cou-
rage de supporter toutes ses injustices el tous ses ca-
I/AKTISTE.
187
prices. Il sait très-bien, celui-là, que la faveur populaire
est la plus mobile et la plus changeante de toutes les
fortunes; il sait très-bien que ce jeu de bascule qu'on
appelle la constitution , expose ceux qui s'en servent
à être placés tantôt dans le ciel , tantôt plus bas que
terre, et si le jour d'aujourd'hui a sa victoire inattendue,
le lendemain aura peut-être sa défaite. Cet homme, dont
votre comédie se préoccupe beaucoup trop, n'est devenu
et n'est resté un si grand homme politique que parce qu'en
effet il avait tous les courages de l'homme politique. Or,
dans ces positions si hautes, lecourage le plus vulgaire, c'est
celui-là : supporter sans être troublé les injures, les sar-
casmes, les injustices, les cruautés sanglantes de la presse
périodique ; rester calme devant ses clameurs furibondes ;
opposer un front serein aux haines des partis ; braver et
mépriser l'émeute imprimée de chaque jour. Voilà pour-
quoi cet homme est puissant. Madame, voilà pourquoi
il est toujours possible : c'est que ces insultes n'ont pu
l'atteindre; c'est que son âme est restée sereine au mi-
lieu de ces outrages et de ces violences. Ah 1 s'il avait
reculé d'un seul pas quand on l'a appelé voleur et traître,
quand on a insulté sa famille et sa jeune femme; ahl s'il
s'était troublé à ces violences de sa bonne nourrice , la
presse, où en serait cet homme aujourd'hui ? C'est pour
le coup qu'il eût été un lâche , et nul dans ce royaume
de France, qui a les yeux sur lui , ne penserait à prendre
sa défense , pas même vous.
Je ne sais pas si l'homme dont nous parlons acceptera
l'éloquente défense que vous en faites : il est de ces
hommes qui se protègent tout seuls, et il l'a bien mon-
tré! Mais comme ici l'allusion n'est pas une condition
essentielle du drame, permettez-moi de vous compli-
menter bien sincèrement et sans réserve de ce troisième
acte où vous laissez reposer quelque peu votre haine
contre les journaux. Cet oubli de la déclamation vous a
porté bonheur, et je ne sais rien de plus dramatique que
tout ce passage où cette jeune femme au désespoir se
figure, sur la foi d'un mensonge anonyme, qu'en effet sa
mère a été la première maîtresse de son mari. Que vous
êtes bien inspirée dans ce moment! que vous êtes éloquente
et touchante ! Comme on retrouve là tout entier le poète
de vos beaux jours, quand vous n'aviez pas jeté dans
votre chaste poésie ces personnalités épouvantables et
ces imprécations terribles ! La scène entre la mère et la
fille est des plus belles : l'une et l'autre elles se disent à
merveille ce qu'elles doivent se dire, et véritablement,
cette jeune femme est touchante, dans son bonheur ainsi
troublé par quelques-unes de ces lignes infâmes que je
déteste autant que vous les pouvez détester. Seulement,
et voilà où nous ne sommes plus d'accord, voilà ce qui
fait tout le sujet de notre différend, c'est que ce que vous
appelez un journaliste , je l'appelle un empoisonneur; ce
que vous avez appelé un journal, moi, au nom de tous
les journalistes de France , je l'appelle un ignoble et
2e SÉRIE , TOME IV, 12* LIVRAISON.
lâche pamphlet. Par le ciel ! la langue française est assez
bien faite, et vous la maniez assez bien, pour que vous
sachiez à n'en pas douter la force des expressions, la
valeur des termes. Un journaliste est un journaliste .
comme un procureur du roi est un procureur du roi ; un
pamphlet est un pamphlet, comme un mensonge est un
mensonge. Eh! mon Dieu! eh! depuis quand ces lâch<t< s
anonymes ont-elles besoin d'être imprimées pour porter
coup? Supposez que les journaux ne soient pas inventés,
et, paruno main inconnue, faites écrire à cette jeune
femme les affreuses révélations que ce journal imprime,
vous aurez le même résultat , votre drame sera le même,
aussi touchant, aussi terrible. De grâce, si vous vou-
lez être juste et dans le vrai , intitulez votre drame :
la Lettre anonyme! De quel droit l'inlitulez-vous l'Ecole
des Journaliste»?
Oui, Madame, encore une fois, toute la fin de ce troi-
sième acte est fort belle : la poésie en est sévère et châ-
tiée, une certaine indignation inspirée s'y fait sentir, et
si vous aviez seulement voulu montrer ce que c'est que
la calomnie, imprimée ou non imprimée, avec ou sans
éditeur responsable , vous auriez fait là un très-beau
drame.
J'arrive maintenant à la dernière partie de notre ac-
cusation.
Avez-vous remarqué , Madame , un grand défaut de
votre œuvre sous le rapport dramatique? Cette pièce de
théâtre , qui est en même temps une comédie et un
drame, se compose de trois parties bien différentes et nette-
ment tranchées, mais à votre insu. Nous avons d'abord la
comédie des journalistes goguenards et pris de vin, la
comédie du journaliste subjugué par une danseuse :
deux comédies tristes ; puis , quand votre gaieté factice
est épuisée, vous tombez dans le drame, vous nous ra-
contez, avec une chaleur et une énergie puissantes, l'his-
toire lamentable de cette maison déshonorée et troublée
à jamais par un article de journal. Ce drame accompli ,
vous passez à un autre drame. Vous faites intervenir une
seconde victime du journal : l'artiste vient après l'homme
politique, afin que pas un n'en réchappe, afin que pas
un ne manque au souper de l'ogre quotidien. En bonne
comédie, ceci est une faute; il faut savoir prendre son
parti entre le rire et les larmes , entre l'indignation el
l'ironie. Vous voulez faire une comédie, faisons une
comédie ; vous voulez faire un drame, faisons un drame ;
vous voulez que le journal dévore un ministre, corps .
âme, bienset honneur, mangeons du ministre; vous voulez
lui jeter tout vivant un grand artiste, à la bonne heure!
dépeçons le grand artiste. Mais pourtant ne mêlons pas
ces larmes et ces rires, ne faisons pas toutes ces exécu-
tions le même jour, et gardons tout au moins un petit
cadavre pour la faim de demain.
Cependant je veux bien prendre à part votre second
drame, votre seconde victime, votre artiste. Celui-là.
26
188
L'ARTISTE.
dites-vous, le plus grand peintre de son temps, l'histo-
rien le plus énergique et le plus passionné de la gloire
impériale , un homme qui connaissait à lui seul les sol-
dats de la grande armée aussi bien que l'empereur Na-
poléon en personne ; celui-là , il est mort vaincu, écrasé,
insulté, assassiné par le journal ; voilà ce que vous di-
tes, et pour prouver votre assertion, à la place de ce
grand génie qui devait être si puissant et si fort, qui
portait sa palette comme Murât portait son armure, vous
nous montrez un vieillard imbécile, un niais qui pleure sur
sa gloire éclipsée, une imagination aux abois ; cet homme
s'en va de côté et d'autre en criant contre les journaux ,
comme si le journal c'était la gloire , comme si le jour-
nal pouvait ranimer les imaginations épuisées, comme
s'il pouvait rendre la vie au cœur, le feu au regard,
l'activité à la pensée ! En ce cas-là, les journaux seraient
plus puissants que le bon Dieu lui-même. Mais comment
n'avez-vous pas vu , Madame , qu'en jetant ce vieillard
dans cette malheureuse monomanie du journal, vous lui
otiez toute la dignité de la vieillesse? Quel respect vou-
lez-vous que nous autres spectateurs nous portions à
cet homme, qui méprise assez les chefs-d'œuvre de son
âge mûr, pour mendier les éloges du journal , à soixante
ans? Mais vous n'admettez donc pas que pour l'artiste ,
aussi bien que pour les autres hommes, il y ait l'âge du
repos? vous voulez donc que pour l'homme qui s'obstine
à produire quand la force lui manque, l'opinion publique
soit prodigue des mêmes éloges que pour le talent qui
se manifeste dans toute sa puissance? vous admettez
donc dans le monde des beaux - arts , l'encombre-
ment de toutes ces vieillesses fatiguées d'avoir tant
produit? En vérité, vous êtes trop bonne, et j'ai bien
peur que le public ne partage ni votre pitié , ni votre
indulgence. Au contraire , le public , cette bête fé-
roce à mille têtes , est cruel , impitoyable ; il joue avec
ses grands hommes, il joue avec ses grands artistes,
comme l'enfant avec ses hochets, que l'enfant brise à
son premier caprice. Comment donc voulez-vous que
nous nous intéressions à ce vieillard qui mendie des éloges
dans une nation comme la nôtre, où, dans toute l'é-
chelle sociale, l'idole de la veille n'est jamais l'idole du
lendemain , où celui qu'on trouve grand le matin est à
peine regardé le soir? Gouffre étrange . ce monde pari-
sien! il engloutit en masse et en détail, et sans jamais
être assouvi, tout ce qui est la gloire, le talent, la
beauté, la jeunesse, le courage, l'éloquence, et même
la vertu. Il est sourd comme le taureau de Phalaris; il
a toiites les petites passions des femmes, s'attachant
pour un rien , et brisant avec joie le lien auquel il s'est
attaché avec amour. Quoi! vous nous faites une comédie
pour nous prouver qu'il ne faut pas cesser de louer les
artistes avant leur mort! Mais avez-vous bien pensé à
toute l'extension que pouvait prendre votre paradoxe ?
Vous chassez de l'art et du monde la seule chose qui les
protège encore quelque peu , la vérité des masses. Allez
donc dire, en effet, à la voix qui s'est perdue à chanter :
Chante encore ! Allez dire au visage couvert de rides et
de cheveux blancs : Viens à nous, couronné de (leurs!
Allez dire au prince de Condé retombé dans l'enfance :
Conduis-nous à la bataille ! Dites à Pascal , qui est fou :
A chève ton grand livre sur la Vérité de la Religion ! C'en
est fait; souffler à perdre haleine sur toutes ces vieillesses
impuissantes, vouloir ranimer toutes ces poussières des
gloires oubliées, autant vaudrait aller à minuit vous
promener toute blanche et pensive, comme un fantôme,
dans le cimetière du Père-Lachaise , et dire à tous les
grands génies, à toutes les beautés ineffables, à tous
les rares talents que contient ce petit coin de terre : Le-
vez-vous et suivez-moi! Non, vous ne changerez pas ce
funeste penchant de l'homme : il aime à briser avec joie
ce qu'il a adoré avec amour. Vous ne réformerez jamais
cet affreux égoïsme d'une nation entière qui abuse de ses
hommes de génie , comme les libertins abusent de la
beauté des femmes ; et môme, entre nous, quand je devrais
vous fournir le sujet d'une belle tirade, je vous avouerai
que je ne trouve pas que ce soit là un grand mal , que
l'homme de génie, quand il est épuisé, cède la place à
un autre; car il y va de l'intérêt et du plaisir de tous.
Et puis, un homme qui, pendant vingt ans, comme le
grand artiste en question , a été le sujet inépuisable des
louanges unanimes de l'Europe, dont le nom a brillé
de cette gloire dont la postérité s'est chargée , cet
homme-là est-il donc le bienvenu de se plaindre? Et
qu'eût-il fait, cet homme, s'il lui eût fallu subir la glo-
rieuse misère de tant d'artistes plus grands que lui qui
n'ont pas su leur gloire , même à leur mort? M. Gros ,
pour me servir de votre exemple , car c'est lui dont vous
nous faites l'histoire dans votre second drame, qu'avait-
il donc à reprocher à la France ? la France l'avait fait
célèbre entre tous , elle l'avait rendu riche comme un
prince , honoré plus qu'un prince ; il avait une armée
d'élèves qui lui faisaient cortège quand il passait ; il avait
obtenu tous les honneurs de l'Empire et de la Restaura-
tion ; l'Empereur l'avait fait officier de ses ordres pour
avoir peint ses batailles ; pour la coupole de Sainte-Ge-
neviève , le roi de France l'avait créé baron. Chacun
donnait à cet artiste ce qu'il pouvait donner : la fortune,
la renommée, les cordons, les titres. Certes, si l'on peut
payer le génie, celui-là était payé. Cependant, que fuit
M. Gros? Il obéit à la condition humaine, il devient vieux.
Une fois là, au lieu de se tenir enfermé dans sa gloire com-
me son illustre ami, le baron Gérard, et quand il pouvait
jouir en paix, comme Gérard, de sa célébrité , de son
opulence , des amitiés qui l'entouraient ; quand il n'a-
vait qu'à se montrer pour être salué jusqu'à terre, voilà
cet imprudent qui veut courir de nouveau les hasards du
Salon, qui fait un Hercule, qui s'amuse à faire le por-
trait de M. le médecinClot-Bey. moitié Français et moitié
L'AUTISTE.
180
Égyptien ! Que vouliez-vous qui; fit le public, ainsi atta-
qué jusque dans le Louvre? Le public pouvait-il donc se
mettre à genoux devant ces toiles où brillaient, à de
rares intervalles, les dernières lueurs de ce génie éteint?
Eh bien ! le public , sans tr. p s'inquiéter du grand nom
dont ces tableaux étaient signés, a passé outre en disant :
C'est dommage! Les journaux , qui après tout ne disent
que ce que dit le public, ont fait comme lui ; ils ont dit :
C'est dommage! Ils l'ont dit avec prudence, avec respect,
avec pitié. Les plus cruels n'ont pas dit un seul mot. Et
de bonne foi, pouvait-on faire autrement? Admirer le
portrait de CIot-Bey , n'était-ce pas insulter le portrait
de Napoléon Bonaparte? Admirer l'Hercule, n'était-ce
pas insulter les Pestiférés de Jaffa ? Et par respect même
pour le glorieux passé de M. Gros, n'était-ce pas un de-
voir de lui dire que cette fois il se trompait?
Ah! si seulement M. Gros avait attendu quelque temps
encore ; s'il n'avait pas cédé , comme font toutes les âmes
faibles , à ces tristes moments d'un ennui invincible qui
les pousse dans l'abîme ; s'il s'était tout simplement
laissé être heureux en homme sage, qui jouit doucement
des quatre saisons de l'année , qui met à profit les fleurs
et la verdure du printemps , le chaud soleil de l'été , les
fruits de l'automne , les chansons , les danses légères ,
les festins et les vieux vins de l'hiver; s'il eût voulu
prêter son oreille et son art aux vers du poëte , aux mé-
lodies de l'orchestre, aux drames qui se jouent au
théâtre , à la causerie intime du foyer domestique ; s'il
eût voulu suivre d'un regard attentif les nouveaux venus
dans la carrière dont il avait touché le but, les belles
jeunes personnes, printemps bruns ou blonds, qui ne
demandaient pas mieux que de sourire au vieillard ; si ,
en un mot , lui , glorieux et respecté , il eût consenti à
vivre et à se servir des derniers bonheurs de la vieillesse
qui attend la mort sans la désirer ni la craindre , cet
homme, que vous dites si malheureux, aurait eu un des
plus beaux jours de la vie. Il eût assisté, au milieu de
l'élite de la France, à l'ouverture du nouveau Versailles.
Le roi fût venu en personne recevoir M. Gros sur le
seuil du palais de Louis XIV ; et dans la grande galerie
des batailles, le vieux peintre, s'appuyant sur le monar-
que , aurait pu admirer dans leur plus beau jour ces ba-
tailles de l'Empire , ces victoires gagnées à la pointe du
pinceau , ces géants héroïques sortis tout armés de son
génie. Il eût vu marcher encore une fois ces fantassins ,
enseignes déployées ; il eût entendu de nouveau le bruit
des escadrons , la tempête à cheval , comme dit l'Écri-
ture. Surtout il eût suivi, avec l'enthousiasme passionné
de ses vingt ans , son soldat , son héros , son dieu , son
ami , Napoléon Bonaparte. Puis enfin , se retournant
vers le roi : « Sire, eût-il dit comme le vieux Siméon ,
soyez béni , vous qui avez logé mon génie à Versailles !
Soyez béni, vous qui avez soufflé la poussière qui recou-
vrait mes tableaux et ma gloire! Et maintenant que mes
pauvres yeux ont revu Jaffa, Aboukir, Eylau , mainlr-
nant, je puis mourir. » Alors peut-être, ce jour-là il
serait mort enseveli dans son triomphe , et la grande
armée aurait pris le deuil de son grand peintre , et
toute la France l'aurait pleuré. Quelle différence ,
grand Dieu , pour M. Gros ! mourir de joie à Versailles ,
dans la galerie des batailles , ou bien mourir d'ennui ,
tout seul , dans une ma™ infecte et sans eau !
Ah ! si vous voulez être juste , n'accusez pas les jour-
naux de cette mort ; c'est là un suicide comme tous les
autres, où l'orgueil entre pour un peu et la folie pour
beaucoup. Si j'en voulais citer de ces morts absurdes et
lamentables, semblables à celle de M. Gros, et dont
personne ne peut dire la cause , certes les exemples ne
manqueraient pas : j'en trouverais parmi les jeunes gens
aussi bien que parmi les vieillards. Escousse n'avait pas
vingt-cinq ans quand il s'est tué, après un grand succès
obtenu au théâtre; l'autre jour, Nourrit s'est tué, et.
Dieu merci , les éloges en tous genres , dans toutes les
presses du monde , ne lui manquaient pas à celui-là !
M. Auger, le secrétaire perpétuel de l'Académie-Fran-
çaise, et, qui plus est, un journaliste distingué, est sorti
un soir d'été pour se noyer sous le Pont-des-Arls. Les
journaux n'ont rien à faire: — c'est justement parce que ce
sont là des énigmes sans mot qu'elles épouvantent, — les
journaux n'ont rien à faire dans ces sortes de misères, où
le prêtre ne peut rien, s'appelât-il Fénelon ou Bossuet.
Soyez-en sûre, les journaux n'ont fait mourir personne;
bien plus , ils n'ont pas tué une seule gloire ; car ils ne
viennent qu'après le bon sens public. Eh! que diable!
quoi qu'on fasse, quoi qu'on dise, un bon vers est un
bon vers! un bon tableau , un bon tableau ! un honnête
homme , un honnête homme ! Si l'opinion publique
était tout à fait à la merci de ces jugements en l'air
qui vous attristent , il faudrait désespérer de la société
humaine. Qu'il y ait des injustices dans l'opinion , nul
n'en doute. L'injustice se glisse partout dans les in-
stitutions des hommes; mais parce que Calas a été
juridiquement assassiné, serait-ce bien là une raison
pour abolir tous les juges, tous les tribunaux de la
France? Enfin, il y a encore cette raison à donner,
c'est que la publicité est une des conditions indis-
pensables de la liberté constitutionnelle. Vous aurez
beau faire, rien ne pourra vous soustraire aux dou-
bles débats de la tribune et du journal. Acceptez donc
avec tous ses avantages , tous les inconvénients de cette
force nouvelle. Le plus vertueux citoyen de la ville d'A-
thènes , Aristide , banni par l'ostracisme , parce qu'on
était fatigué de l'entendre appeler le juste , rendit lui-
même hommage à l'ostracisme , en écrivant de sa main,
à la demande d'un citoyen, son propre nom sur le bulle-
tin qui l'exilait.
Et entre nous, en écrivant avec tant de soins et de
dépenses d'esprit une comédie, non pas seulement contre
100
L'ARTISTE.
In presse, mais contre toutes les petites saillies qu'elle
se permet contre tous les hommes marquants de ce
temps-ci , n'avez-vous pas bien peur de prendre un pavé
pour tuer une mouche"? Ces petites malices, qui vous in-
quiètent si fort, valent-elles donc tant la peine qu'on s'en
inquiète? Au lieu de vous mettre si fort en colère, vous
qui avez tant d'esprit et de bon sens, contre le faiseur de
quolibets, n'auriez-vouspas meilleure grâce de prendre
en pitié ce pauvre bonhomme , qui a peut-être passé la
cinquantaine, et qui chaque jour, les deux mains dans sa
tète, sue sang et oau pour trouver quelque peu de venin,
de fiel et de bave, dont il cire les bottes des plus grands
génies, des plus rares talents, des plus excellentes vertus
de ce temps-ci? Quel mal ces gens-là ont-ils donc fait aux
hommes de la moindre valeur? Le roi Louis-Philippe,
l'homme le plus insulté de son royaume , en a-t-il tra-
versé moins glorieusement ces dix années que l'histoire
appellera des années incroyables? De bonne foi, en se
trouvant insulté en pareille compagnie , n'y a-t-il pas
droit d'être bien heureux et bien fier? Allons ! soyez in-
dulgente, calmez votre courroux, ne donnez pas aux
choses plus d'importance qu'elles n'en ont en effet. Pen-
sez donc que si la vie publique, si la gloire , si la re-
nommée ont leurs charmes, elles ont aussi leurs incon-
vénients qu'il faut accepter. Vous voulez être loués, at-
tendez-vous à de vives censures ; le blâme est le compa-
gnon de la louange. César lui-môme, le grand César,
quand on le portait en triomphe, il était suivi par des
valets de l'armée qui lui disaient qu'il était chauve.
Achille était invulnérable, excepté au talon; or, c'est
encore au talon que sont mordus aujourd'hui les grands
hommes , et voilà pourquoi il est si facile d'écraser le
reptile , quand on s'aperçoit qu'il vous mord. Eti un
mot, dans la vie constitutionnelle comme elle est faite, il
faut choisir : appartenir à tous, ou n'être qu'à soi-même ;
être un homme d'état, ou vendre du drap dans la rue Saint
Denis; être belle, poëte, être enviée de tous, ou bien se
lever le matin pour aller acheter son poisson à la halle et
raccommoder les chaussettes de son mari. A chacun sa
gloire , à chacun sa peine. A celle-ci les louanges et les
quolibets des journaux, à celle-là l'amitié et les délations
de ses voisines. A l'une du bruit dans la foule , le bruit
glorieux , le bruit éclatant; à l'autre le bruit monotone,
insipide et étouffé du troisième étage de sa maison.
Entre ces deux misères, il n'y a pas de quoi hésiter, sa-
vez-vous?
D'après ce que je vous dis là un peu longuement, car
vous avez bon besoin d'être persuadée par moi que vous
êtes injuste et cruelle, vous tirerez sans peine cette con-
clusion, que votre cinquième acte, qui se termine par
le suicide de l'artiste, est bien sanglant, même pour
un drame. En supposant même que le fait soit vrai,
vous êtes tombée-là dans une de ces vérités sans vraisem-
blance que défend l'art poétique. C'est dommage, car le
monologue de votre peintre qui va mourir, est, selon
moi, une très-belle chose ; et le vieux Joanny serait le
très-bienvenu à le dire. Mais, mon Dieu! comment
pouvez-vous appeler comédie une pièce qui se terminr
par le suicide d'un homme qui se jette par la fenêtre?
Et, en présence d'une si horrible catastrophe, pouvez-
vous croire que le parterre garderait son sang-froid ,
quand vous vous écriez quatre fois de suite :
Les journaux! les journaux! les journaux ! les journaux!
Je me résume , aussi bien il en est temps. Vous
m'avez fait l'honneur de m'appeler, non pas pour me
tendre un guet-apens qui eût été également pénible et
pour vous et pour moi, mais pour vous dire franchement
et loyalement ma pensée, comme je fais pour les plus
grands esprits de ce temps-ci. Je ne m'attendais à trou-
ver chez vous que des confrères, et alors nous aurions dé-
battu, les uns et les autres, à huis clos , cette question que
vous nous adressiez, à savoir : si vous aviez fait une œuvre
utile et généreuse. Mais je me suis trouvé dans un si grand
pêle-mêle de gens d'esprit, de belles dames, d'hommes
d'état et de grands seigneurs, qu'il a bien fallu tout écouter
sans rien dire. Donc , ce que je n'ai pas pu dire tout bas.
je vous l'écris tout haut ; et si ma lettre est publique, c'est
que, atout prendre, votre comédie ainsi lue devant nous,
hommes de la presse, et devant une assemblée de gens
qui n'ont rien de mieux à faire que de raconter en tous
lieux ce qu'ils ont vu et entendu , votre comédie a , selon
moi, tous les caractères de la publicité. Vous l'avez lue
avec beaucoup de grâce , d'esprit, d'ironie et de chaleur,
et jamais, au Théâtre-Français, elle ne sera jouée comme
vous l'avez lue. Jamais actrice plus séduisante , jamais
comédien plus chaleureux n'ont fait valoir pièce de théâ-
tre. Vous avez eu toute la puissance d'un avocat bien
inspiré, et certainement, à vous entendre au milieu de
ces murmures et de ces éloges qui ne vous ont pas man-
qué , il n'est pas un de ces beaux messieurs, pas une de
ces belles dames, qui ne soient sortis de chez vous per-
suadés, les uns et les autres, que le journaliste est un
être affreux, abominable, impie, sans talents, sans'pi-
tié surtout, qui insulte à plaisir toutes les gloires, toutes
les beautés; qui écrase également le vieillard comme la
jeune fille; qui égorge, comme fait la fouine, sans faim
et sans soif; qui jette, comme le serpent, son venin à tous
ceux qui passent ; qui est ivre du matin au soir et du soir
au matin : car c'est bien là toute votre comédie , c'est
bien là votre drame, et vous avez démontré, félicitez-
vous ! ce que vous vouliez démontrer.
Eh bien (et vous pouvez m'en croire) ! cette triste im-
pression une fois évanouie, je me suis trouvé calme et de
sang-froid. Je puis, à cette heure, vous juger comme un
homme qui fait grand cas de votre talent et qui pro-
fesse un grand dévouement pour votre personne : votre
comédie n'est pas une comédie , votre drame n'est pas
L'ARTISTE.
101
un drame. Le public ne rira pas à la partie comique
de votre œuvre, parce que ces mœurs littéraires l'inté-
ressent fort peu , parce qu'il les ignore complètement ,
parce que , pourvu qu'il ait son journal, il s'inquiète fort
peu comment se fait son journal. Cela est si vrai , que
jamais l'idée ne viendrait à ce môme public, si on ne le lui
(lisait pas, de demander le nom des écrivains qui l'amu-
sent si fort. Ce n'est que par hasard, et parce qu'il y avait
nux écritures du Journal des Débats un commis nommé
Geoffroy, qu'on a su le nom de ce Geoffroy qui tenait
l'Europe attentive tout autant que l'Empereur. Vous avez
vu, il n'y a pas longtemps, tomber sans rémission une
comédie de M. Casimir Delavigne, la Popularité, où il
n'était question que de journaux et de journalistes. Quant
au double drame de votre pièce, je crois vous avoir ex-
pliqué comment il n'intéressera pas le public , car le pu-
blic n'y croira pas. Vous auriez donc bien tort de livrer
aux hasards et à tous les dangers de la scène une comédie
qui a tous les caractères du pamphlet; ajoutons aussi
qu'elle en a toute la verve, l'esprit, l'indignation, la poésie.
Vous êtes convaincue de ce que vous dites, Madame, on
le voit, et voilà pourquoi je vous plains tout en vous
blâmant, et voilà pourquoi je suis sans colère, voilà
pourquoi je vous porte cet intérêt désintéressé et fra-
ternel. Quoi qu'il arrive, que votre pièce soit ou non
jouée , votre conviction personnelle , tout autant que
votre rare talent poétique , fera de moi contre vous , un
adversaire indulgent , bienveillant , et dont la tristesse
n'ira jamais jusqu'à l'indignation que m'a causée et que
me cause encore , quand j'y pense, cet insipide roman ,
déjà oublié par tous, excepté par moi, de M. de Balzac,
les Illusions perdues , où la conviction manque tout au-
tant que le style.
Madame , si vous lisez cette lettre avec autant d'atten-
tion et de zèle que j'en ai mis à l'écrire, vous y trouverez,
je l'espère, la tristesse sincère d'un homme qui aime et qui
honore par-dessus toutes les autres la profession qu'il a
choisie, qui la trouve belle et grande entre toutes, qui lui
a consacré tout son travail, toute sa vie Je veux bien sou-
vent livrer ma personne à des attaques qui ne peuvent
m'atteindre; mais, si le journalisme reste calme, je ne
consentirai jamais à rester muet et insensible quand on
attaquera le journal, à plus forte raison quand l'attaque
sera faite par un écrivain de votre beauté , de votre ta-
lent et de votre esprit.
Jules JANIN.
P. S. Nous venons d'apprendre, à n'en pas douter,
que le commissaire-royal du Théâtre-Français a donné
sa boule noire après la lecture de l'École des Journa-
listes. Sur quinze personnes qui étaient là , cette boule
noire est la seule ; — il faut le dire à la louange du
Théâtre -Français, sauvé d'une ruine complète par
M. Thiers.
CRITIQUE DRAMATIQUE.
jjsijuiiis ±2 xDimjt.
algbé les conseils unanimes
de la critique , Mlle Uabut
persiste à jouer la tragédie.
Nous croyons sincèrement
qu'elle compromet son ave-
nir; toutefois, nous ne pou-
vons méconnaître les progrès qu'elle a faits depuis
quelques mois. Nous regrettons qu'elle écoute trop sou-
vent sa bonne volonté au lieu de consulter ses forces;
mais son ardeur, quoique mal employée, mérite d'être
encouragée. Le rôledeMarion de Lorme est évidemment
au-dessus des forces de Mlle Rabut; cependant, Mlle Ra-
but n'a pas commis dans ce rôle toutes les fautes que
nous pouvions , que nous devions craindre, et le public
lui a tenu compte des pièges qu'elle avait évités. Il y
aurait plus que de l'injustice, il y aurait de la cruauté à
comparer Mlle Rabut à Mme Dorval, aussi nous abstien-
drons-nous de toute comparaison. Mme Dorval avait su
imprimer au rôle de Marion de Lorme une mélancolie,
une passion, dont tout le monde se souvient ; or, le visage
de Mlle Rabut ne saurait exprimer ni la passion, ni la
mélancolie. Il serait donc déraisonnable de lui reprocher
la manière incomplète dont elle a rendu le rôle de Ma-
rion de Lorme, encore plus déraisonnable de lui deman-
der pourquoi elle n'a rappelé aucune des intonations de
l'actrice habile qui a créé ce rôle. Mlle Rabut a fait de
son mieux ; nous sommes certain qu'elle n'a péché ni par
négligence , ni par paresse. Elle a mis au service de 1 1
tâche qu'elle avait acceptée toute son intelligence; mais
il ne lui était pas donné de réparer la faute qu'elle avait
commise en acceptant le rôle de Marion de Lorme. Lors
même qu'elle n'eût pas été obligée de le jouer au pied
levé , lors même que le temps ne lui eût pas manqué
pour demander conseil soit à M. Hugo, soit à Mme Dor-
val , elle aurait toujours été vaincue. Ni la tragédie , ni
le drame, ne conviennent au talent de Mlle Rabut. Sa
place est marquée dans la comédie , et si elle a près
d'elle quelques amis sincères , ils lui donneront certaine-
ment le même avis que nous. Dans les trois premiers
actes de Marion de Lorme, Mlle Rabut a recueilli quel-
ques applaudissements ; mais il ne faut pas qu'elle se
192
L'ARTISTE.
méprenne sur la signification de ces applaudissements.
La bienveillance que lui témoigne l'auditoire s'adresse
bien plus à sa jeunesse qu'à son talent. Dans le quatrième
et le cinquième acte , elle a vainement essayé de lutter
contre sa nature ; elle a été littéralement terrassée par
son rôle. Au premier acte, dans sa conversation avec Sa-
verny, elle n'avait pas montré assez d'impatience, mais
cette faute ne blessait qu'un petit nombre de spectateurs ;
dans le quatrième et le cinquième acte, elle a tenté inu-
tilement d'exprimer le désespoir. Ses larmes et ses san-
glots n'avaient rien de tragique ; sa douleur était sans élo-
quence. Au moment où elle emmène Laffemas, pour sau-
ver Didier, elle a mis dans son accent une dureté qui ne
s'accorde pas avec la situation. Quoiqu'elle cède contre
son gré , elle doit avoir l'air de céder ; la colère sied mal
aux vaincus. Nous désirons vivement que Mlle Rabut,
éclairée par l'épreuve qu'elle vient de faire , renonce au
drame et à la tragédie. Elle trouvera dans le répertoire
comique plus d'un rôle à sa taille; qu'elle s'en tienne
donc à la comédie. Elle est pleine de bonne volonté,
elle a le goût de l'étude , que M. Vedel profite de ces
heureuses dispositions, et n' use pas les forces de Mlle Ra-
but dans une lutte inutile.
M. Beauvallet, chargé du personnage de Didier, s'est
contenté de réciter tous les vers de son rôle d'une voix
sonore et métallique. II a parlé d'amour, de tristesse , de
désespoir, d'indignation ; mais il n'a ému personne, parce
qu'il n'était pas ému : toutes ses paroles, tendres ou in-
dignées, avaient le môme accent, l'accent du comman-
dement et de la menace. II est évident que M. Beauvallet
abuse de la sonorité de sa voix : il croit avoir bien parlé
quand il a parlé fort, et malheureusement le public en
l'applaudissant le confirme dans cette erreur. Le person-
nage de Didier demande une mélancolie , une tendresse
que M. Beauvallet ne parait pas soupçonner, et que sa
voix pourrait difficilement traduire. L'amour et la prière
ont dans sa bouche un caractère effrayant : chacune des
paroles qu'il prononce retentit comme le bruit d'une épée
sur un bouclierd'airain. Si M. Beauvallet comprendle but
de l'art dramatique, il doit attacher une grande impor-
tance à l'émotion ; or, il n'émeut personne, et, tant qu'il
continuera de parler comme il parle aujourd'hui , il peut
être assuré de ne jamais attendrir l'auditoire. La sonorité
de la voix est sans doute chez le comédien , comme chez
l'orateur, une faculté précieuse ; mais cette faculté ne
contient ni l'éloquence ni l'art dramatique , et malheu-
reusement M. Beauvallet parait méconnaître cette vérité.
Chez Marion , chez le marquis de Nangis, dans sa prison ,
sa voix est toujours la même. L'oreille ne perd pas une
syllabe , mais le cœur ne ressent aucune sympathie pour
le personnage. Si M. Beauvallet persiste à voir dans l'art
dramatique un exercice purement instrumental , le pu-
blic renoncera bientôt à l'applaudir, car la vibration de
l'alexandrin est un plaisir très-monotone : les vers n'ont
de puissance qu'autant qu'ils sont accompagnés d'in-
flexions variées. Quelle que soit l'évidence de toutes ces
affirmations, nous ne craignons pas de les répéter en
toute occasion, puisque les acteurs d'aujourd'hui sem-
blent prendre à tâche de les méconnaître. Chacune de
ces vérités est depuis longtemps démontrée, mais il n'est
pas inutile de les rappeler à M. Beauvallet et à tous ceux
qui suivent son exemple. Dès que M. Beauvallet voudra
mettre sa voix au service de l'émotion, nous lui pro-
mettons de l'applaudir.
M. Menjaud n'a rien laissé à désirer dans le rôle de
Saverny : impertinence, gaieté, insouciance, il n'a rien
oublié; il a parfaitement compris toutes les parties de
son rôle, et il a su les rendre avec une merveilleuse
précision. Si M. Hugo assistait à la reprise de Marion
de Lorme, il a dû être satisfait ; car M. Menjaud a tout ce
qu'il faut pour représenter le marquis de Saverny. On ne
saurait trop louer l'élégance et la fatuité de M. Menjaud.
Il semble heureux de jouer le rôle qui lui est confié , et
le public sympathise pleinement avec la joie de l'acteur.
Il est, je crois, impossible d'être plus naturellement im-
pertinent; M. Menjaud s'est identifié avec ce rôle de
façon à contenter les juges les plus difficiles.
M. Desmousseaux , dans le rôle du marquis de Nangis,
a plusieurs fois excité les murmures de l'auditoire. Quel
que soit le zèle habituel de M. Desmousseaux, quelque
déférence qu'il mérite par son assiduité, nous ne pou-
vons blâmer ces murmures. Non-seulement M. Des-
mousseaux a défiguré bon nombre de vers, mais il est
demeuré court à plusieurs reprises, de manière à prou-
ver qu'il n'avait pas repassé son rôle. Les murmures de
l'auditoire sont un avertissement salutaire que M. Des-
mousseaux fera bien de ne pas négliger. Il faut respecter
la rime et la mesure, il faut savoir son rôle. Si M. Des-
mousseaux a perdu la mémoire, il n'a qu'un parti à pren-
dre : c'est de se retirer. Malgré l'indulgence du parterre
de la Comédie-Française, il pourrait bien lui arriver
d'être sifflé; car il n'y a pas d'autre moyen de protester
contre les injures quotidiennes faites à la rime, à la cé-
sure et à la grammaire , par MM. les comédiens ordi-
naires du roi. Que M. Desmousseaux se remette à l'étude,
et si l'étude ne peut triompher de la paresse de sa mé-
moire, qu'il n'attende pas les sifflets.
M. Geffroy a représenté Louis XIII d'une manière fort
incomplète. Il n'a vu dans le personnage tracé par M. Hugo
qu'un homme ennuyé, et il a exprimé l'ennui avec une
monotonie désespérante. Il a méconnu ou du moins il n'a
pas rendu les alternatives de révolte et d'affaissement qui
distinguent ce personnage. M. Geffroy a souvent fait
preuve d'une remarquable intelligence ; aussi croyons-
nous qu'il suffit de lui signaler la faute qu'il a commise.
Il est familiarisé depuis trop longtemps avec l'étude et
la réflexion pour ne pas reconnaître qu'il s'est trompé. Il
n'a saisi qu'une moitié de son rôle ; dès qu'il l'aura com^
L'ARTISTE.
193
pris tout entier, dès qu'il se sera pénétré pleinement du
mélange de faiblesse et de mutinerie qui caractérisent
Louis XIII, il réfutera nos reproches en représentant fidè-
le ment le personnage dont il est chargé.
Gustave PLANCHE.
-— «jyxsccc
^(«~M?!
CORRESPONDANCE.
On nous écrit de Rome, et nous espérons bien que ce
ne sera pas la dernière lettre que nous recevons de la
Villa Medici :
Rome , 3 novembre.
?on, Monsieur, je n'ai point oublié la promesse
? que je vous ai faite à mon départ; rien de fà-
>cheux ne m'est arrivé, et mon silence était
tout simplement de l'admiration. Maintenant
queTenlhousiasmeajelé sonpremiercri etque
le délire de l'artiste s'est apaisé, me voilà docile à votre ap-
pel , et tremblant comme un écolier qui se hasarde pour la
première fois , sur les réserves du maître.
Je ne prétends point vous faire partager les impressionsque
j'ai reçues des lieux que j'ai visités. Il faudrait être M. Janin
pourfairedu nouveau avec pareille matière. Un instant j'avais
compté sur les fêtes d'automne pour me défrayer envers
vous d'une façon moins vulgaire ; mais quelle déception ! J'ai
eu beau vouloir admirer ou tout simplement m'étonner, je
n'ai rencoulré que quelques méchants fiacres découverts, qui
ne valaient certainement pas le temps que j'aurais dépensé à
les suivre au pas. En revanche , j'ai pu voir une foule de
femmes vigoureuses, aux puissantes mamelles, et bien diffé-
rentes de nos blanches et jolies Parisiennes. C'est l'amphore
étrusque à côté de la porcelaine de Sèvres ; le tableau d'his-
toire et le tableau de genre. Les hommes, à tout prendre, sont
d'une beauté moins contestable que les femmes; quelle que
soit leur condition misérable, ils ont un aspect vraiment élevé
et sévère ; ils sont tels que M. Flandrin vous les a montrés
dans ses tableaux ; si bien , disait un maître, qu'en allant vers
la campagne de Rome , on croirait être dans les paysages de
Poussin cl voir les modèles de Raphaël marcher devant soi.
Nous avons un soleil magnifique ; au milieu de cette lumière
divine tous les détails s'effacent; mais les formes extérieures
restent pures et fermes, jusqu'à plus de deux milles, pendant
que les ombres, vigoureusement accentuées, donnent aux der-
niers plans une saillie et une importance extrêmes. L'envoi
de M. Buttura est une copie exacte de la nature, et tout le
monde ici vous sait gré de la justice que vous avez rendue ,1
ce jeune artiste, malgré l'Institut, que la colère aveugle, et
malgré les sottes paroles de quelques journalistes , qui n'ont
assurément jamais visité Rome ni Subiacco.
Au fait, parlons de l'Institut; il fait assez de bruit eu ci-
moment même à Rome, surtout à Rome, pour qu'on s'en oc-
cupe. Votre digne Académie des beaux-arts a mis toute la
villa Médicis en rumeur : son jugement des envois a frappé
sur tout le monde, sur les pensionnaires, sur M. Ingres, sur
Raphaël Sanzio , lequel, je vous jure , ne s'y attendait guère .
C'est une effroyable colère dont rien ne peut vous donner l'idée,
à vous qui ne savez encore que ce qui a été dit dans la séance
publique de septembre, à vous qui n'avez entrevu que l'ombre
de ce terrible rapport, qu'une pâle et honnête contre-épreuve
à l'usage du bon public et de la bonne presse, que l'on se
garde de bien d'initier à toute l'atrocité des petites manœu-
vres des coteries. Oh! quels rudes hommes que ces mes-
sieurs de l'Institut! Jugez-en : en revoyant la Farnésine,
il y a cinq ans environ, M. Ingres eut l'idée magnifique de
faire connaître en son entier cet illustre chef-d'œuvre aux
élèves de Paris. Chaque pensionnaire devait prendre là le
sujet de la copie que l'état lui impose , et toutes ces copies ,
réunies au Palais des Beaux-Arts , doivent doter plus tard
l'école française d'une des plus belles créations de l'école
romaine. La lâche est entreprise. Aussitôt, à l'ordre du maî-
tre, chacun se met à l'œuvre avec cette ardeur généreuse
qu'inspire toute entreprise généreuse. On s'attend même à
des éloges venus de France. 0 douleur! à peine les chers
collègues de M. Ingres aperçoivent-ils la copie de M. Jourdy.
que, faisant un chorus de grosses voix, ils interdisent la Far-
nésine aux pensionnaires de Rome : « On trouve mieux que
Raphaël ; cherchez, enfants, cherchez. » En vérité, à quoi
donc désormais doit servir l'École de Rome? et si les jeunes
gens que l'état destine à la décoration de ses monuments ne
doivent travailler que pour la petite peinture, ou pour l'his-
toire coquette , autant vaudrait les envoyer en Flandre , ou
mieux encore, ne les envoyer nulle part. M. Murât, dont la
copie est terminée, ne se repent point de son ouvrage , et
il attend courageusement le rapport de l'année prochaine.
Il n'en est point de même de M. Papety : tout porte à croire
qu'il n'osera pas tenir la parole qu'il a donnée à M. Ingres,
et qu'il est en train, l'ingrat, d'opérer une scission avec le
maître auquel il doit tant! Le bruit court qu'il a déjà fait
amende honorable entre les mains d'un membre de l'Insti-
tut. Quant à M. Ingres, il prend la chose comme elle le mé-
rite , et l'on assure qu'il s'est contenté d'écrire au bas du
rapport, ce petit verset de l'Exode, que M. Raoul Rochelle,
qui sait peut-être le latin, voudra bien avoir la bonté de tra-
duire à ses collègues :
Recesscrunt cito de via quam ostendisli eis ?
... Ccrnoquod populus iste dura cervicis sit.. (1).
Que n'avez-vous, comme moi, l'habitude de l'Académie et
(1) Nous sommes moins confiants que notre jeune correspondant
dans la latinité de M. Raoul Rochelle, et , à tout hasard , nous tra-
duisons ce que dit ici M. Ingres : — Quoi donc ? ils se sont retirés
si vite de la voie que tu leur as indiquée? Oh! ce peuple a le crâne
bien dur! La Bible et M. Ingres ont raison.
(Note du Directeur.)
L'ARTISTE.
de ses caprices ! Rien de ce qui se passe ne vous (tonnerait ,
el vous comprendriez facilement, ainsi qu'une chose prévue,
quel esprit l'a poussée à la révolte contre le représentant
qu'elle s'est nommé pour diriger la villa Médicis. Si vous vou-
lez me garder le secret et me permettre d'aller prendre
tranquillement ma tasse de thé chez mes amis , qui m'atten-
dent dans la chambre voisine en raclant des airs langou-
reux sur leurs guitares, je vous promets de ne point écouter
les graves divagations de M. L'IIemann , el de revenir bien
vite vous tracer un petit aperçu qui vous livrera la clef des
mystères du passé et un peu des prévisions de l'avenir.
Mon thé est pris, je reviens à l'Académie.
Quoique l'Académie soit pour vous autres, les écrivains
de France, d'une importance assez médiocre, sa critique,
quand elle en fait, ne saurait passer aussi inaperçue que toute
autre: l'influence qu'elle peut exercer sur l'avenir de ceux
qui sont soumis à son enseignement est assez grave pour
que ses moindres opinions soient discutées et jugées un peu
plus que selon leur valeur. Bien souvent on a crié à l'injustice
et blâmé votre sévérité à l'égard de l'Académie. Moi-même ,
disciple soumis, ou plutôt séide aveugle des maîtres que vous
tourmentiez, je me suis fait l'écho de leurs récriminations ,
et j'ai plus d'une fois mêlé ma voix indignée à leur indigna-
tion , pour crier comme eux à la coterie et décliner votre
compétence, comme si la peinture était une science occulte,
rigoureuse, et qu'il fallût autre chose que des yeux, de
l'âme , du bon sens , de la poésie et de l'intelligence pour en
juger sainement. Moi qui vous parle , je m'étais si bien appli-
qué à suivre les traditions de l'École , à mettre en évidence
cette assurance d'exécution et cette banalité de pensée que
vous lui reprochiez, que votre critique , descendant jusqu'à
moi, pauvre obscur que j'étais, vous avez impitoyablement
déchiré mes chères illusions et condamné mes premiers essais.
Il y a huit ans de cela. Aujourd'hui l'expérience m'est venue
avec le temps, et l'Académie elle-même, si empressée qu'elle
esl de changer de système, convient évidemment qu'elle ïie
se croit point encore dans la bonne voie, et que ce n'est pas
sans molifs que vous désapprouviez ce qu'elle finissait par
condamner. Néanmoins, Monsieur, je doute qu'elle vous par-
donne jamais d'avoir eu trop souvent raison avant elle , non
plus que les généreuses paroles que vous venez de prononcer
pour M. Ingres, qu'elle a si sottement attaqué. C'est une vieille
dame, un peu caduque el surtout bien volontaire que l'Aca-
démie des Beaux-Arts! Chez elle les théories changent avec les
hommes; elle interprète les règles du beau, elle rétablit les
conditions du bien, selon l'influence et les besoins du moment ;
le beau et le bien sont à son gré ; et, Dieu merci, elle déplace
assez fréquemment son admiration pour lasser ses adeptes les
plus fervents, et pour les faire douter de ses lumières, je n'ose
dire de sa sincérité. Vous avez peut-être la bonté de penser
que les idées de perfection la préoccupent et l'entraînent in-
cessamment du médiocre au meilleur, que ses séances heb-
domadaires sont de laborieuses réunions, pleines d'accord et
d'intelligence, où chacun, apportant en commun sa part de
science et d'observations , s'occupe à formuler les traditions
des grands maîtres, pour les appliquer à la matière? Ah!
quelle erreur, Monsieur! quelle calomnie! Si l'empire des
coleries existe encore ici-bas, c'est sans contredite l'Acadé-
mie des Beaux-Arts. Ces messieurs, qui jouissent, chacun d'eux
pris à part, d'un talent quelconque et d'une certaine valeur
individuelle, sont d'une valeur à peu près nulle aussitôt
qu'ils sont réunis en corps de métier; ils s'absorbent, ils
s'annihilent les uns les autres; encore sont-ils heureux d'a-
voir trouvé un litre qui les dislingue, et de pouvoir se dire
comme Horace, en invoquant toutes les divinités qu'ils ont
jadis cultivées :
Nympharumqiic levés eu m salyris cliori
Secernunt populo
Ils ne songent qu'à savourer en silence le bien-être de leur
position , ou à tirer parti de leur brevet de capacité , auprès
de la liste civile et des ministères. — Je me trompe.... , l'A-
cadémie des Beaux-Arts vit deux mois sur douze. En septem-
bre , elle se partage le prix de Borne , et en février elle
compose, Dieu sait comme, les salons que vous voyez; le
reste du temps, elle s'ennuie, sommeille et se fait oublier,
sans qu'elle oublie pour cela ses jetons de présence.
Au milieu de celte somnolence du noble corps , vous pen-
sez bien qu'il sera toujours facile à un homme supérieur et
vraiment persuadé des principes qu'il professe, de s'attacher
les convictions flottantes, indécises, et d'entraîner l'école
avec lui; je dis l'école, parce que le palais des Petits-Au-
gustins n'est que la succursale de l'Académie , une espèce
de clinique où chaque professeur peut faire l'essai de ses
théories, quand il a assez de talent et de courage pour avoir
des théories qui lui sont personnelles. — La majorité, à
l'Académie, se compose de quelques hommes doux et pai-
sibles , pauvres souffre-douleurs très-persuadés de leur in-
fériorité , et qui, n'osant avoir une opinion à eux , préfèrent
l'obéissance à la discussion, se soumctlant tout d'abord au
plus remuant ou au plus populaire. — Voilà pourtant l'histoire
de la décadence ou des progrès de l'Académie! Voilà com-
ment la majorité change de théories sans modifier sa ma-
nière, sans sortir jamais de sa déplorable routine; comment
enfin les mêmes hommes qui ont accordé un prix à M. Schop-
pin , sous la domination de M. Gros, ont applaudi M. Flan-
drin parce que M. Ingres le voulait; comment enfin les mêmes
juges inamovibles et infaillibles, subissant aujourd'hui une
influence nouvelle, mettent à profit l'absence du maître qu'ils
renient, pour proclamer une école pernicieuse, pour suivre
un chef plus jeune , plus habile à exploiter à son profit les
jalousies de position et les rivalités de métier ! — L'Académie
reproche à M. Ingres de se faire le cenlre d'un horizon en
dehors duquel il ne veut rien voir ni supposer, et de mesu-
rer chaque chose selon son individualité , en s'admeltant lui-
même comme base invariable de toute comparaison. A la
bonne heure; mais, si j'ai bonne mémoire , c'est le reproche
qu'elle adressait, il y a cinq ans, à M. Gros, il y en a vingt, à
M. David; en un mot, à tous ceux qui l'ont illustrée. C'est le
commun des martyrs qui se révolte, c'est la lutte éternelle
des médiocrités et du génie. Les pauvres gens! ils n'ont ja-
mais eu en propre ni idées, ni originalité; ils glanent sur
toutes les voies, et prennent ce qui n'est pas leur bien où ils
peuvent, criant après M. Ingres comme ils ont crié après
M. Gros, comme ils crieront bientôt après M. Delaroche.
Vraiment, ne dirait-on pas qu'en démolissant leurs mallrcs
ils feront oublier les sources où ils ont puisé , et qu'ils de-
L'ARTISTE.
195
mcureront, aux yeux de tous, les légitimes et tranquilles
propriétaires de leurs rapines? — A l'heure qu'il est , l'Aca-
démie cultive ta naïveté. Elle a quitté Titien , elle a renié Mi-
chel-Ange : c'est le Pérugin qui domine ! L'école maigre et
pointilleuse de M. Dclaroche, faite d'un peu de tout, et de
pas grand'chose au fond , s'élève sur les vastes déhris de
M. Gros et de M. Ingres , deux écoles grandioses, l'une par la
couleur, l'autre par la forme ; deux maîtres excellents qui
n'apparaîtront qu'une fois ensemble , et dont les préceptes
devaient réaliser un jour, après les exagérations de la nou-
veaulé et l'enthousiasme des partis, le vœu le plus cher de
M. Ingres : « Dessiner comme Michel-Ange, et peindre comme
i.e Titien. »
Que voulez-vous? pour tout dire, Jeanne Gray, ce pale
supplice, l'emporte sur l'Apothéose d'Homère I
Quand l'Académie, effrayée de la popularité de M. Gros,
voulut combattre el détruire son influence, elle accepta
M. Ingres, et se mit tout entière à ses ordres. C'était aller
vite en besogne, et d'une extrémité à l'autre. Le peintre
d'Homère, qui, pour arriver plus sûrement à la pureté el à
l'élévation de la forme, s'était débarrassé de la couleur,
comme on fait d'un bagage inutile, n'était pas homme à
flatler les médiocrités, ni à leur faire la moindre conces-
sion. Maître souverain, il imposa ses vastes connaissances
comme on impose les fondements d'une science. Élèves
et professeurs, tous subirent sa férule. Avant tout et d'a-
bord , il enseignait la forme ; ensuite , il parlait de ta
couleur, qu'il voulait semblable à son dessin...., simple cl
puissante. Il espérait qu'un jour, chacun de ses élèves pre-
nant la peinture où lui , M. Ingres, l'aurait laissée , et tra-
vaillant sur des bases solides, pourrait, sans s'égarer, mo-
difier le maître tout en obéissant à l'originalité de sa nature.
C'est là, en effet, une erreur, une erreur très-grande,
que de laisser à l'élève le soin de se frayer une route,
et de le guider à l'exemple de MM. Drolling et Picot ,
en lui jetant la bride sur le cou Cette méthode, ex-
cellente à former des peintres de genre et de vogue , ne
vaut rien pour les fortes études qu'exige la peinture d'his-
toire. Outre une perle de temps inutile, l'élève , que la na-
ture intimide , embarrasse , ne sait que penser en la voyant
si largement traduite par les vieux maîtres; et, après bien
des hésitations où s'usent fort souvent toutes ses facultés ,
il finit toujours par se choisir un modèle qui lui sert de point
de comparaison , el qu'il imile à sa tête , qu'il accepte dans la
formule pour laquelle M. Ingres a dépensé vingt ans de sa vie.
—Ainsi procédaient les écoles italiennes, qui valaient bien les
nôtres. Aucun n'y prétendait créer la science à lui tout seul;
mais, après avoir longtemps et scrupuleusement copié la
manière de son maître, l'élève, devenu matlre à son tour, y
apportait ses idées avec circonspection. Ainsi, l'art faisait des
progrès.... Ainsi , le Pérugin s'appropriait les qualités A' An-
dréa del Verrocchio; ainsi Raphaël, poussant jusqu'à la per-
fection la manière du Pérugin, accomplit toutes les belles
choses que vous savez , entre autres la Farnésinc, ce chef-
d'œuvre que l'Académie de 1839 ne trouve plus à la hauteur
de noire temps.
Georges d'ALCY.
ARCHEOLOGIE.
(8alu el lui.
ahmi les célébrités que liourbon a comptée*
au nombre de ses hôtes, je citerai d'abord
madame de Montespan , une des grande*
puissances du grand siècle. Elle y vint à plu-
sieurs reprises réparer les fatigues de ses
couches demi-royales, passer le temps d'une
campagne de Flandre, attendre la fin d'un
caprice de son maître , puis cacher ses remords mêlés de
regrels, enterrer sa honte de favorite en retraite, combattre
ses terreurs de bigote , et enfin mourir délaissée. La der-
nière fois qu'elle se rendit à Bourbon, elle manifesta le pres-
sentiment de sa fin prochaine. « Elle avait une frayeur si
grande de la mort , qu'elle couchait dans un lit dont les ri-
deaux étaient ouverts, et dans une chambre éclairée par
beaucoup de bougies ; elle avait aussi plusieurs veilleuses à
son chevet. Une nuit, elle se trouva tout à coup si mal.
que les veilleuses envoyèrent réveiller les personnes qui se
trouvaient chez elle. La maréchale de Cœuvres accourut
des premières, et , la trouvant la tète embarrassée , el pré-
d'être suffoquée, elle lui fit à l'instant, et de son autorité,
donner de l'émélique; mais la dose était si forte, et l'effet
leur en donna une telle peur, qu'on résolut de l'arrêlcr; oc
qui peut-être lui coûta la vie. Elle profila d'une courte tran-
quillité pour se confesser et recevoir les sacrements. Elle fit
venir tous ses domestiques, demanda pardon dû scandale
qu'elle avait donné , et fit la fin la plus édifiante. Les terreur*
qu'elle avait toujours eues de la mort se dissipèrent dans ces
instants, auxquels succédèrent le calme et la paix qui accom-
pagnèrent toutes ses actions jusqu'au dernier soupir, i
« Ses obsèques furent à la discrétion des moindres valets.
Le corps demeura longtemps sur la porte de la maison, tandis
que les chanoines de la Sainte-Chapelle et les prêtres de la
paroisse se disputaient leur rang jusqu'à l'indécence. Il fut
mis en dépôt dans la paroisse, et transporté longtemps après
à Poitiers, dans le lombeau de sa maison, avec une parci-
monie indigue. Elle fut amèrement pleuréc de tous les pau-
vres de la paroisse , sur lesquels elle répandait les marques
de sa libéralité et de sa charité. « Tel est le récit que fait
Saint-Simon de la fin de Mme de Montespan ; mais ce qu'il ne
dit pas, peut-être le trouva-t-il trop horrible à raconter,
c'est que le marquis d'Autin, averti de l'état désespéré de sa
mère , arriva en poste à Bourbon , et sans descendre de sa
voiture, sans demander des nouvelles de la moribonde,
exigea qu'on lui remit la cassette de Mme de Montespan. Ou
lui dit que celle-ci en portait toujours la clef sur elle. Il
monte alors dans la chambra de l'agonisante , fouille dans
son sein , s'empare de la clef , vide la cassette , et part avec
1%
L' AUTISTE.
les lettre* cl les bijoux qu'il y trouve, mu témoigner ni
chagrin, ni tristesse, ni regret. Quelques instants après,
Mme rie Montespan expirait. La maîtresse de LouisXIV avait,
dit-on, légué son cœur au couvent de La Flèche, son corps à
l'abbaye de Saint-Germain , ses entrailles au monastère de
Saint-Mcnoux. La Flèche et l'abbaye reçurent leur legs funé-
naire. Mais une tradition rapporte qu'on avait chargé un
paysan de porter à .Snint-Menouv la part des restes mortels
qui étaient destinés à l'église des Bénédictines, et que ce
paysan, s'étant aperça que les entrailles entraient en putré-
faction , les jeta dans un fossé, où des chiens et un trou-
peau de porcs les mirent en lambeaux et en firent leur
pâture !
Ainsi finit la Montespan, cette espèce de reine qui parta-
gea la couche et le tronc du grand roi , et qui avait eu
l'honneur de donner à Louis XIV, ce soleil resplendissant,
— nec pluribus impur , — huit enfants bâtards!
Les souvenirs que Boileau a laissés à Bourbon ne sont pas
aussi tristes. Dans ses lettres à Racine, il se moquait de son
médecin et de la médecine, se désolait du peu de soulage-
ment que lui procurait le régime auquel il était soumis, et
maudissait les drogues qu'on lui faisait prendre. Au reste, il
vivait assez solitairement. « Je m'efforce, dit-il, de traîner
ici ma misérable vie du mieux que je puis, avec un abbé
(rès-honnète homme, qui est le trésorier d'une sainte cha-
pelle, mon médecin et mon apothicaire, â peu près comme
don Quiœollc la passait en un lugar de la Maneha, avec son
curé , son barbier et le bachelier Samson Carasco. J'ai aussi
une servante; il me manque une nièce. » Il partit sans que
l'extinction de voix qui l'avait amené à nos eaux fût guérie.
Cest à Bourbon que l'auteur de l'Art poétique reçut la visite
de Boursault, qui se détourna de trois grandes lieues pour
venir le voir, à travers le dédale fangeux de nos chemins
bourbonnais; démarche à coup sûr bien méritante et bien
digne de cette reconnaissance qui mit au satyrique la pl.ume
à la main pour substituer le nom de Quinault à celui de
UoursauH; mais que serait devenue la reconnaissance, si
Boursault eût eu une syllabe de plus, ou Quinault une de
moins? Le hasard servit donc bien Boileau suivant son
cœur.
Mme de Sôvigué abandonna Vichy pour Bourbon. Le pays
lui parut très-maussade, paice qu'en y arrivant elle n'eut
que deux heures justes pour diner; mais aussi combien ne se
félicitait-elle pas de l'usage des eaux! File quitta donc notre
pays, parfaitement contente de son voyage. A Bourbon comme
à Vichy, elle put voir danser celte bourrée qu'elle aimait tant.
Le dimanche, elle montait sans doute au parc Montespan , et
là, elle admirait nos paysans et nos paysannes dansant, non
plus au son du tambourin, mais au son de la cornemuse, dont
les airs agrestes ne charmèrent peut-être que médiocrement
la grande dame , habituée aux splendides fêtes de Versailles.
Nos eaux ont été longtemps recherchées par le prince de
Talleyrand. Elles étaient uécess ires, tous les trois ans, pour
entretenir sa santé. La paix de l'Europe était dans nos puits.
Le vieux diplomate n'a dit aucun secret à la voûte de nos
caveaux , où les courbatures des congrès, recueillies sur les
sofas , se résolvaient â la bienfaisante chaleur de la douche.
J'ai vu son corps grêle et malingre disparallrc tout entier
sons les amples draperies d'un peignoir: une servietteenvc-
loppail son front jauni, et laissait à découvert seulement un
masque ridé cl dur comme celui d'une momie. Quand on re-
gardait les porteurs traînant dans un méchant et grossier
fauteuil ce fantôme si bizarrement accoutré, il élait impos-
sible de soupçonner un êlrc humain, sans la voix forte et
grondeuse qui tonnait à chaque faux-pas, et révélait l'homme
qui paie et veut être porté commodément. J'ignore comment
ce prince, habitué au confort de ses riches hôtels, pouvait
vivre dans notre ville , et se contenter de l'appartement qu'il
occupait à Bourbon. La vaste pièce qui lui servait de salon
était la chambre à coucher de la princesse de Conti. In écus-
son fleurdelisé décorait la cheminée, et le rusé diplomate
pouvait voir, en faisant sa partie de piquet, ces fleurs de lis
qu'il a restaurées sans amour et qu'il a vu effacer sans re-
gret. Du reste, le jeu semblait être la seule distraction de
cel homme, dont la conversation élait toute de questions,
qui souvent n'attendaient point de réponse.
M. de Talleyrand ne déployait pas un grand appareil à
nos eaux; il avait une suite fort peu nombreuse; il n'amenait
ordinairement qu'une voilure. Il faisait louer à Moulins deux
paisibles rosses qui le tralnaicntdans un méchant carrosse de
louage. L'n jour, les deux destriers ont eu l'insolence de ren-
verser l'hercule de la diplomatie sur la route d'igrandc, en
compagnie de la princesse Poniatowski , du général cons-
litulionuel Alava, et d'un vieux grand-vicaire de Bourges,
revêtu de la sinécure d'aumônier auprès de l'ex-évêquc
d'Anton, qui payait pcul-êtrc les messes du grand-vicaire .
mais ne les entendait pas, à coup sûr. Vous vous imaginez
peut-être que le vieux diplomate, faible et cassé par l'àtre.
eut à souffrir de sa chute; il ne fit que rire de l'aventure , et
pendant qu'on redressait sa carriole, il fit, au revers d'un
fossé , une partie de piquet pour charmer les ennuis de l'at-
tente. Ne dirait-on pas qu'il élait de la race des chais, qui se
retrouvent toujours sur leurs pieds? — J'en ai fait de plus
dangereuses!
Les eaux de Bourbon, de nos jours, sont loin d'être aussi
fréquentées qu'elles l'ont été. Il n'y a point de ces beaux hô-
tels, ni de ces plaisirs qui attirent des nuées d'oisifs et peu-
vent distraire ces incurables qu'on envoie partout promener
leur mal. Bien plus, Bourbon n'a plus que quelques débris de
ces monuments qui lui donnaient jadis une physionomie si
pittoresque. Nulle part, peut-être, les hommes de la révolu-
tion n'ont exercé des ravages plus irréparables. Des saintes
chapelles, il n'y a plus que l'emplacement, et une grande
partie du château a été démolie; c'est, depuis bien des an-
nées, une productive carrière pour toutes les constructions
modernes de la ville. Avec quel serrement de cœur, moi qui
ai été élevé à l'ombre de ces gigantesques tours, n'ai-je pas
vu tomber, pierre par pierre, les derniers débris de ce vieux
berceau d'une si puissante famille de rois! Le sol se nivelle
de plus en plus; chaque jour on voit choir quelques mon
pendants, les restes d'une lour ou la voûte d'une chapelle.
In soir, je contemplais de loin les niasses informes de celte
vaste ruine; les tours se détachaient sur un ciel illuminé par
les derniers embrasements du soleil couchant; un homme,
debout sur l'une des murailles les plus élevées, grandissant
dans l'espace, arrachait à coups de pioche les assise forte-
ment cimentées de ces épaisses conductions; seul à l'œu-
vre dans cette immensité silencieuse, à une heure du jour où
I. -.VHT1STK.
VJ-
les travaux cessent dans les ateliers dos villes, connue dans
les campagnes, il semblait être le Génie de la dcslruclion
acharné sur sa proie, et vouant à un éternel anéantissement
tous ces antiques édifies.
Dn temps, hélas! n'est peut-être pas loin, où de tous ces
monuments, témoins de la grandeur de la maison de Bour-
hoii, il ne restera plus qu'un souvenir vague et incertain.
Sur l'emplacement de ces constructions merveilleuses, des
jardins sont plantés; quelques arbres aussi grandissent
entre ces roclies arides que tapissent les lichens, au milieu
<le ces décombres que recouvrent les ronces rampantes; en-
lin des maisonnettes propres et blanches peuplent déjà le
mamelon , longtemps désert. Bientôt peut-être , les jeunes
tilles de nos campagnes, peu soucieuses du passé, viendront
danser leurs bourrées champêtres sur le sol même où s'a-
genouillaient leurs pères , dans toute la ferveur de leur
croyance.
Aujourd'hui donc, Bourbon n'est plus que l'ombre de ce
qu'il était jadis; Ses fêles et ses édifices ont disparu. On cé-
lèbre bien encore le jour de la Sainte-Croix; les habitants de
nos campagnes accourent bien encore de tous les hameaux
îles alentours à cette pieuse solennité; mais elle n'a plus ni
sa gravité, ni son aspect pittoresque d'autrefois. Nous ne
voyons plus les vignerons du village de Uiousse arriver en
foule pour adorer la précieuse relique.- La veille de la fête, à
la nuit tombante, hommes, femmes et enfants, se réunissaient
autour du grand bassin des eaux thermales et s'y plongeaient
pêle-mêle dans une complète nudité. L'autorité municipale
a mis ordre à cet usage un peu trop empreint de la poésie
naturelle du moyen-âge. Depuis que les ablutions ont été dé-
fendues, les pèlerinages ont cessé.
Malgré toutes les dévastations qu'il a subies, Bourbon mé-
rite cependant encore d'être visité. Avec un peu d'imagina-
tion, il est facile de reconstruire de fond en comble, dans sa
tète, le vieux château de Louis II cl d'Anne de France. Voici
encore, à l'est, les trois tours diamantées et crénelées, qui
se dressent sur leur rocher, comme de sombres géants, et
semblent braverl'action irrésistible du temps et des hommes;
à l'extrémité méridionale, se montre la Quiqu'cngrogne ,
surmontée de son horloge, présent du prince de Coudé; à
l'ouest de la ville, il y a encore les moulins féodaux, dispo-
sés dans une tour solidement voûtée. Il faut visiter aussi l'é-
glise paroissiale, édifice du onzième siècle , d'un style sé-
vère. Vous pouvez vous promener enfin dans les allées en
retrait du Parc Monlcspan . — Quant à nos eaux thermales,
elles bouillonnent toujours dans leur puits de pierres forte-
ment cimentées. Il faut espérer que leurs effets salutaires,
dans une foule de maladies, leur feront recouvrer la célé-
brité dont elles ont joui.
La ville de Bourbon, sans doute, n'est pas fort belle , ca-
chée qu'elle est entre quatre collines, au milieu desquelles
elle s'enfonce comme en une gorge immense; les faubourgs,
implantés sur le rocher, s'élèvent en amphithéâtre et s'éta-
lent sur les sommités; mais aussi, à Bourbon, l'air est pur et
sain, et les campagnes des alentours sont agréables et fer-
tiles. C'est un bon pays que celui où l'on voit se dorer de si
riches moissons, dont les vergers ont des fruits si savoureux,
et les prairies des plantes si hautes et si parfumées!
Je ne sais si je ne me laisse pas abuser par ma prédilection
native pour Bourbon; mais il me semble qu'il \ a peu
petites villes qui offrent des élémcnls de prospérité -i nom-
breux cl qui rappellent des souvenirs plus intéressants.
I.ons lîVll.vsil.li.
HiîijOTi^u,
IIIKATIII: ITALIEN.
Il Uiubuhe m Sitomi. — Ulle Pauline Gircla. — Prrmler début *■
M. Campagnol!.
la sortie, j'ai rencontré un de mes amis.
abonné parélat, amateur tout juste, et fron-
deur avant tout; et la conversation suivante
s'est engagée entre nous.
— Que pensez-vous de la suffisance que vient de nom
révéler Mlle Pauline Garcia ? Enlre autres mérites, on lui
avait accordé celui de la modestie, qu'elle paraissait du moins
posséder. Et ne voilà-t-il pas qu'elle commence à se jeter dans
l'arrangement , dans la composition, et qu'elle en a tant fait
que, dans le duo Dunque io sono, il n'est peut-être pas resté
dix mesures des mélodies écrites par Bossini! Est-ce que
vous trouvez bon que les chanteurs défigurent ainsi la musique
des maîtres? Mais la pensée d'un homme est sacrée; que cet
homme ail ou non du génie, nul ne peut se charger de com-
pléter ainsi des idées d'autrui, ni se flatter de deviner pour
son propre compte les sentiments qui ont inspiré le composi-
teur. Chaque partie d'une mélodie en est un principe consti-
tuant, un élément nécessaire, un fragment de la même nature
que le reste, et qu'on ne peut remplacer, à moins de vivre de
la même vie que le musicien qui en a fait l'evpression d<
sentiments les plus intimes, les plus mystérieux.
— Mon cher, je suis tout à fait de votre av is ; je Irotivc ces
principes fort respectables et même très- rationnels; et.
comme cette théorie est assez poétique, je consens a la trou-
ver de mon goût. Malheureusement, la pratique dérange sou-
vent ces rèvcs-là.comme tant d'autres. Il se trouvedes hasard-
heureux partout, et principalement dans l'art, quand il est
exercé par des hommes de talent et de génie. Il ne faut pas
croire pieusement, voyez-vous, que tel morceau de musique
est le résultat nécessaire, fatal, immuable, de la disposition
où le compositeur s'est mis en pensant à sa noble tâche. J'ai
cru cela aussi à l'âge où l'on veut du poétique, du pittoresque
et du saisissant à tout prix, où l'on se corn; lait à chercher
dans l'œuvre l'expression de la spontanéité et du libre arbitre
de l'homme. J'ai eu depuis ce temps-là mainte occasion d'être
détrompé. J'ai cru reconnaître bien plutôt qu'une organisa-
tion privilégiée produisait toujours des choses plus ou moins
bonnes, quoique fort différentes entre elles, et cela est déjà
assez glorieux pour les gens d'élite. Je ne dis pas que la ré-
flexion n'y doive rien faire, mais je sois certain qu'il n'existe
pas en musique de vérité absolue et immuable pour une -i
lualion donnée, et qu'on peut dire la même chose avec de*
1!I8
L'AKTISTi;.
moyens très-différents, et même en impressionnant les gens
de plusieurs manières dissemblables. Pour moi, j'aime beau-
coup, et je tiens pour vraie cetle anecdote de Rossini substi-
tuant sans scrupule un duo à un autre. C'était dans le temps
de sa pauvreté riante et dorée , à l'époque où il composait
dans le lit, par paresse d'abord, et puis pour économiser le
chauffage, il venait d'écrire, pour la Donna del Lago ou pour
liianca c Falicro, un duo dont il était content. Il s'agissait de
coudre ce duo terminé au reste de l'action , par un récitatif
accompagné. Le duo tombe, tout liumide encore, dans la
ruelle. Rossini le cherebe pour savoir comment il l'a ter-
miné, et s'aperçoit que la feuille a disparu. « Bab! dit-il, il
m'en coûterait trop de peine pour le retrouver. J'aime mieux
en faire un autre. Le premier trouvera sa place ailleurs.» Et
il eu écrit un nouveau , qui n'a aucune ressemblance avec
l'ancien, et n'en est pas moins, sauf quelques détails, un chef-
d'œuvre de vérité. L'inspiration du moment pouvait donc
produire des résultais fort différents. Où est l'homogénéité ,
la filiation successive, nécessaire et fatale des idées? Rossini
n'est pas le seul qui ait donné cet exemple. Meyerbeer, ob-
servateur si scrupuleux de la vérité, avait fait d'abord, pour
le quatrième acte des Huguenots, un duo, remplacé aux ré-
pétitions par celui qu'on chante actuellement, et qui n'a au-
cun rapport avec le premier.
Tout ceci nous mène loin des exécutants, et m'entraîne
presque à faire des théories pour vous démontrer qu'il n'en
faut pas faire en pareil cas. J'ai voulu surtout vous prouver
que l'œuvre des musiciens n'est pas toujours inaltérable poul-
ies chanteurs. Et puis, elle le serait, que les chanteurs ne la
respecteraient guère mieux. Aussi les compositeurs ont-ils tou-
jours préparé une sorte de part du feu, en laissant des passages
presque blancs, des solutions de continuité dont le chanteur
dispose à sa fantaisie. Si l'on vous disait, comme le musicien les
a écrits, certains | assages que vous trouvez habituellement
ravissants, cela vous paraîtrait d'une platitude insupportable.
La responsabilité de l'exécutant porte donc sur la manière
dont il remplit l'espèce de mandat, la mission de confiance
dont l'auteur l'a chargée. El je vous accorderai que celui-là
ne doit pas abuser de cette confiance pour empiéter sur les
droits de celui-ci. Nous n'avons donc à juger en Mlle Pauline
Garcia que l'usage qu'elle a fait du susdit mandat. Je trouve
bien un peu, comme vous, qu'elle l'a outre-passé dans le duo
en question , et ce ne sont pas tant ces altérations que je lui
reproche, que la nature de ces changements. Ces modifications
ne sont pas très-heureuses et n'ont guère de charme. Cela m'a
d'autant plus étonné, que Mlle Garcia avait composé l'air Una
voce poco fa avec un rare talent de musicienne et de can-
tatrice. Tous ces agréments, qui vous séduisaient tant
dans le style de ses devancières, elle les a renouvelés com-
plètement, et leur a imprimé un cachet personnel et du goût
le plus délicat, sans cesser de les tpnir d'accord avec le ca-
ractère général du morceau.
— Je le veux bien; mais que signifient toutes ces gentil-
lesses de jeu qui ne servent qu'à distraire, et à nous gâter
notre plaisir musical? Mlle Garcia nous eu a accablés, et je
me serais bien passé vraiment de ces espiègleries qui ne
prouvent rien. Je ne fais point de cas, moi, du jeu des chan-
teurs.
— Vous êtes bien morose! Je suis sans doule de votre avis
quant aux prétendues qualités dramatiques de certains chan-
teurs, et je pourrai bien me passer, un jour, la fantaisie d'ap-
précier à sa juste valeur cette plaie de l'art musical ; mais
cela n'a rien à faire avec les Inspirations justes et très-natu-
relles de cette charmante enfant. Mlle Garcia, d'abord timide,
a été encouragée par le public; elle commence à se mettre
fort à l'aise. Cela n'est pas un mal, d'autant plus que son jeu
ne la préoccupe jamais au point d'altérer la pureté de ton
chant. Elle a fait ce soir un peu trop de niches et de pelite-
mines, mais tout cela était fort joli, sauf excès. Il suffira. je
crois, de l'avertir d'en être plus sobre à l'avenir.
— A propos, j'oubliais les singulières choses qu'elle a sub-
stituées à l'air de la leçon de musique. Que dites-vous de
cette licence?
— Licence, si vous voulez. 11 n'y â pas d'air officiel pour la
leçon de musique. On y a chanté alternativement la cavatiue
de Tancredi, le Senlo un interna voce d'Elisabeth, les varia-
tions de Rode pour le violon, vocalisécs par Mmes Sonta-j
et Cinti, et vingt autres choses encore à la volonté de la can-
tatrice ou de son maître. Tout cela est soumis à l'approbation
du public, qui parait avoir trouvé de son goût les chanson-
nettes de ce soir. Je ne lui en fais pas, d'ailleurs, mon com-
pliment. Mme Malibran, à qui l'on a voulu faire une réputa-
tion posthume de compositeur, n'a pas toujours eu des
inspirations heureuses : sa Fiancée du Briyand, dont Mlle
Pauline nous a régalés, est un de ces poëmes de la nouvelle
science sociale que les prôneurs humanitaires avaient pris
sous leur protection ; mais la musique humanitaire est une
folie fort ennuyeuse, à mon sens. Quant aux seguidillas ei
tiranas espagnoles, ces choses-là sont charmantes dans uu
cercle restreint et au milieu de conditions particulières qui
les font valoir; mais le son et la couleur s'en perdent
complètement dans un grand théâtre. Aces hors-d'œuvre-là ,
nous ne devons qu'un peu de complaisance.
— Et M. Campagnoli , en scriez-vous satisfait, par ha-
sard?
— Il a l'extérieur de son emploi , et ce serait uu fort bon
Bartolo si sa voix, assez forte, avait du mordant et du tim-
bre, et s'il ne m'impatientait pas par cette banale rouerie de
jeu qu'on nomme, en France, la science des planches. Celle
malheureuse science-là ne dispense d'aucuneautre condition.
11 parait , au surplus, que M. Campagnoli a fait entendre à la
répétition beaucoup plus de voix qu'il D'en a eu à sa disposi-
tion ce soir, et que la peur a un peu empâté son organe. S' i!
en était ainsi, on n'aurait qu'à se féliciter et attendre.
A. SPIXIli.
COMEDIE-FRANÇAISE.
les dehors iBovrr.rns, comédie en cinq actes et en ters, de Bo --■
Mlle Mars, Mlle Dozc, Menjaud
c Q^oissy, né à Vie, en Caladcz, n'avait guère que
•«•f-@v'ngt ans lorsqu'il vint à Paris. 11 ne vécul
}0i longtemps que du produit de ses ouvrages, et
''g(le8 droits d'auteur ne rapportaient pas, dans
-/©CXd-.s^Sv cc temps-là, autant que de nos jours. Une pièce
de théâtre ne faisait pas construire un aile de château. Roissy
L'ARTISTE.
!!(!(
était donc assez misérable, et comme il avait débuté dans la
carrière littéraire par la satire, il ne trouvait guère de pro-
tecteurs parmi ses confrères. Boissy suppléa, autant qu'il put,
à son isolement par la fécondité : à l'affût de tous les événe-
ments un peu importants , il composa des pièces de circon-
stances. Ce fut un des soutiens de la Comédie-Italienne. Une
observation superficielle, mais agréable, une facilité extrême
de versification, firent tolérer la plupart de ses ouvrages, dont
le plan était défectueux. La meilleure pièce de Boissy, la co-
médie des Dehors trompeurs, qui donne une idée exacte des
mérites et des défauts de l'auteur, a eu le bonheur de rester
au répertoire. Examinons-la un peu.
Un baron, homme du monde, plus volouticrs aimable ail-
leurs que chez lui; Luciîc, sa prétendue, jeune fille qui sort du
couvent ; la comtesse, étourdie de quarante ans; le marquis,
sage de vingt; le père de Lucile, militaire un peu brusque
eu apparence, mais au fond assez accommodant, comme tous
les vieux militaires de théâtre; Céliantc, sœur du baron, et
Lisette, soubrette obligée, complètent le nombre des per-
sonnages entre lesquels l'action s'engage. Il s'agit de faire
voir qu'un homme habitué aux intrigues des ruelles peut
devenir la dupe d'une petite pensionnaire; et Boissy, n'es-
sayant rien moins que de refaire le chef-d'œuvre de V École
des Femmes, fonde sa pièce sur les confidences mutuelles et
sans cesse renouvelées du baron et du marquis, comme Ar-
nolphe et Horace devisent entre eux au sujet d'Agnès.
C'est un homme du monde bien singulier que le baron, et
le monde au milieu duquel il vit semble aussi fort étrange.
Lucile, amie de sa sœur, demeure chez lui ; et même au
dix-huitième siècle, il est assez peu convenable que M. de
Forlis laisse sa fille dans la maison d'un roué, sur la foi
d'une jeune personne comme elle. Il est vrai que le père doit
arriver d'un moment à l'autre; il arrive, et trouve la chambre
qu'on lui avait promise occupée par un abbé dont le baron
ignore même le nom, en sorte que ce brave homme ne sait
trop où se loger. M. de Forlis est un ami de la maison.
Si le baron manque à toutes les lois de la politesse envers
le beau-père futur, c'est bien pis, ma foi, vis-à-vis de la fille.
Il la traite de sotte, il arrache de ses mains les billets qu'elle
écrit, comme s'il était déjà son mari, et fait mille autres gen-
tillesses pareilles afin de gagner son cœur. On n'est pas plus
impertinent que lui, et vous allez voir qu'on n'est pas plus
malavisé. Il n'y a qu'un seul homme sur lequel il concentre
toute son amitié, et cet homme, c'est son rival. Il accable le
marquis de caresses sans avoir aucune raison de le faire, et
se constitue l'entremetteur de ses amours; enfin il se laisse
jouer comme un véritable pantalon de la comédie italienne.
N'oublions pas la continuation de ses bons procédés à l'égard
de son prétendu beau-père , qui a la bonté de lui prêter huit
cents louis pour payer une dette de jeu, et qui, en retour de sa
tille et de son argent, le prie d'user de son crédit auprès du
ministre pour lui faire obtenir un gouvernement dans sa pro-
vince, lia des concurrents, et le cas est urgent. Mais que fait
le baron? au lieu de s'employer pour M. de Forlis, il s'en va
avec la comtesse, entendre un célèbre violon, le l'aganini d'a-
lors, et manque l'occasion d'obliger le père de celle qu'il
prétend aimer et qu'il veut épouser.
Certes, ce n'est pas la peine d'être un homme du monde
pour commettre tant de bévues. Les hommes du moude sont
fort ignorants souvent, mais ils sont adroits toujours. Us
démêlent habilement les intrigues qui se trament autour
d'eux; on les trompe malaisément, car ils sont sur leur-
gardes, alors même qu'ils ne prévoient pas de dangers im-
minents; ils ne promettent guère ce qu'ils ne peuvent tenir.
sachant bien que l'attente déçue est regardée comme une in-
jure; mais ils ont l'art de payer de belles paroles sans s'en-
gager; ils accablent les solliciteurs de values protestations
d'amitié ; ils savent obtenir les secrets des autres sans livrei
les leurs; leur politesse est extrême envers toutes les per-
sonnes dont ils ont besoin et qu'il leur importe d'éparcner.
Peut-être feront-ils les tyrans domestiques avec leurs pa-
rents et leurs valets; mais certes, les plus bourrus seront
charmants avec les jeunes personnes dont ils rechercheront
la fortune et la main. En un mot, les hommes du monde ont
du tact : ils ne seraient pas hommes du monde sans cela.
L'homme du monde de Boissy est tout le contraire. Écou-
lant les discours d'une comtesse extravagante , il >c livre
follement à la frivolité; et il a des dehors si peu trompeur-; .
que personne ne s'abuse sur son caractère. Le tort de celle
comédie, c'est de ne nous présenter le baron que sous son
mauvais côté. Nous le voyons bien égoïste, irritable, maus-
sade , insolent; mais nous n'apercevons pas l'ombre, de
l'homme aimable et séduisant. Il se comporte, vis-à-vis de la
jeune fille qu'il veut épouser, avec une rigueur et une bn>-
querie dignes de Bartholo : aussi ne manque-l-il pas d'être
trompé comme un vieux tuteur.
Quels que soient ses défauts, et d'assez graves incorrections
de style , la pièce des Dehors trompeurs , lorsqu'elle est bien
jouée, se voit avec plaisir. Une situation toujours plaisante
et d'un effet certain , celle d'un homme qui sert les intérêts
d'un rival sans le savoir , et de jolis vers rencontrés quel-
quefois par l'auteur, qui en a fait un nombre prodigieux dans
sa vie , prêtent un certain charme à cette comédie. Les
amours de Lucile et du marquis ont de la grâce , bien qu'on
puisse blâmer la vivacité de la jeune personne , qui ne met
pas dans l'expression de sa tendresse la réserve des filles
de .Molière. La comtesse, qui essaie de s'étourdir sur son ace
à force de dissipation, plaît par le brillant de son esprit. La
comtesse révèle ses intentions sylphidiques dans cet hémi-
stiche connu : Soyons toujours en l'air
Les Dehors trompeurs ont été joués avec beaucoup d'en-
semble. Mlle Mars remplissait pour la première fois le r<Me de
la comtesse; elle y a mis toute l'expérience, toute la fine-M-
de son jeu. Mlle Mars a donné à ce rôle autant d'élégance que
de gaieté. Menjaud a rempli le rôle du baron avec b*D goAI.
Menjaud dit bien ; ce rdlc lui va mieux que celui de Don Juan.
Mlle Doze a été charmante , et l'on peut lui appliquer les ver-
qui servent à Lisette pour tracer le portrait de Lucile :
Ses yeux sont expressifs plus qu'on ne saurait dire ;
Et, pour mieux en juger, regardez-la sourire :
Son souris , aussi fin qu'il parait gracieux ,
Nous apprend qu'elle pense et sent encore mieux
Mlle Doze est venue à point pour occuper l'attention de»
amateurs de la Comédie-Française pendant la maladie de
Mlle Bachel; mais ce théâtre ne doit pas, comme cela lui
arrive trop souvent, reposer sur une seule tète sa fortnne
tourà tour. C'est trop incertain '. N'a-t-on pas plusieurs pièce-
•200
L'ARTISTE.
de notre vieux répertoire à remonter, en attendant le ré-
tablissement de la jeune tragédienne? Qu'est devenue la
reprise de Vcnccslas, qu'on avait annoncée? Cette tragé-
die de Rotrou mérite d'être remise à la scène; elle fourni-
rait un beau rôle à Joanny. 11 faudrait, assure-l-on , des
costumes nouveaux; mais la subvention, s'il vous plaît,
à quel propos est-elle obtenue? N'est-ce pas pour faciliter
ces dépenses, qui tournent à l'honneur de la littérature fran-
çaise? De si mesquines considérations ne peuvent pas être
écoutées longtemps. M. Vedel , à qui l'on doit de si impor-
tantes reprises , ne reculera pas devant celle-là.
L'Ami iie u Maison, par M. Jules Cordier.
j
m t le monde s'attendait à voir
un de ces amis intimes qu'un mari pro-
tège, à la plus grande satisfaction de son
i épouse; mais l'auteur, dont le pseu-
donyme cache le nom d'un journa-
liste distingué, avait trop d'esprit pour choisir cette
donnée commune. H est allé chercher le véritable ami
delà maison, celui qu'on traite sans conséquence à rai-
son de son titre ancien et légitime. Toutes les politesses s'a-
dressent aux étrangers ! La belle chambre n'est pas pour lui.
S'il y a quelques invités de trop pour le repas on le mettra
à la petite table des enfants ; il n'est sorte de mystification
qu'on ne lui fasse subir, toujours par suite de sa position
d'ami ; s'il arrive surtout un ennemi qu'on ait intérêt à ga-
gner, c'est alors qu'on négligera tout à fait l'ami de la mai-
son ; on ira même jusqu'à le sacrifier. On est sûr de lui en ef-
fet; à quoi bon se gêner? Telle est l'idée spirituelle de la
«nmédie de M. Jules Cordier. M. Roland est l'ami de M. Mo-
risot, mais voilà que M. Morizot s'est mis en tête d'être dé-
puté! Un journaliste qui attaquait la candidature de M. Mori-
<ot vient à se trouver en présence de son adversaire : M. Mo-
risot cherche à se rendre ce dernier favorable, et cela aux
dépens de son bon ami Roland, qui, malgré sa bonhomie, est
forcé de se fâcher. La colère de ce brave homme va si loin
qu'il est sur le point de se faire journaliste ; le malheureux !
M. Morisot, en voyant les excès auxquels son ami veut se li-
vrer, le ramène à des sentiments plus modérés, en lui rappe-
lant que c'est le jour de sa fêle, et en faisant tirer en son hon-
neur quelques coups de fusils par ses fermiers. M. Roland
pardonne tout. Celte petite pièce, dont le dénouement, un peu
brusque, a besoin d'être adouci, est très-ingénieuse. Après
quelques modifications que l'auteur, si intelligent lorsqu'il
juge les autres, ne manquera pas de faire, elle prendra hou -
nêloment sa place au répertoire. H. LUCAS.
VAUDEVILLE.
LA GniSETTE ET L'IIÉBITIÈKE.
rocéoons par ordre de date. Aussi bien faut-
il de l'ordre pour se reconnaître au milieu de
ce chaos de vaudevilles, comme dirait la sul-
tane de l'Ours et le Pacha.
La grisette, que j'avais crue jusqu'à ce
jour abandonnée en propriété à l'exploitation de M. Paul de
Kock , semble avoir pris pied au théâtre , et ne pas vouloir
de sitôt abandonner la place. Nous ne nous en plaignons pas.
car, après tout, la grisette vaut autant que tout autre type
qu'il plairait à MM. les vaudevillistes de nous imposer. Nous
constaterons seulement le fait qu'elle ne se borne plus à oc-
cuper les loisirs d'un romancier. Depuis Argentine jusqu'à
Clotilde, la jeune et jolie lingère de la pièce nouvelle, com-
bien nous en avons vu mourir!
Clotilde habite le Havre. Elle aime M. Arthur, commis de
magasin, et elle est aimée de lui. Jusque là, rien de plus
naturel. Mais un jour, Clotilde arrive seule au rendez-vous
qu'on s'est donné, et elle apprend , hélas ! qu'Arthur n'est pas
un commis, comme il l'avait fait accroire, mais qu'il est le fils
du baron Duresnel, qui, instruit de la passion de son héritier,
lui a ordonné de le venir rejoindre à Paris. Une autre que
Clotilde narguerait la mélancolie , comme le page de Benve-
nulo Cellini; mais elle , la pauvre enfant, elle a un trop pro-
fond amour dans le cœur pour songer à remplacer le volage;
aussi, pour ne pas être forcée de l'oublier, elle prend le parti
d'aller se jeter à la mer, après avoir préalablement fait
parvenir à l'ingrat une missive qui l'instruisait de son des-
sein.
Mais le dieu des amants veillait sur Clotilde : elle est reti-
rée de la mer par un homme qui représente dans la pièce le
Deus inlersit d'Horace, et qui lui apprend les mystères de sa
naissance. Clotilde n'est ni plus ni moins que la fille d'un
riche négociant portugais, qui ne demande qu'à presser son
enfant sur son cœur paternel, et qu'à la faire jouir de ses
immenses capitaux: Clotilde se laisse faire et part pour
Paris.
Savez-vous pourquoi Arthur a été rappelé dans la capitale?
C'est pour épouser la fille d'un vieil ami de son père, avec qui
cette alliance aété complotée. Arthur n'ose résister, et se laisse
présenter; mais que devient-il lorsque, dans cette jeune fille,
il reconnaît sa passion du Havre. C'est bien elle, cette bouche
qui lui a dit si souvent «Je t'aime! » cette taille ravissante,
ces jolis yeux pleins de feu! c'est bien elle! Seulement elle
est couverte de riches habits espagnols, et elle s'appelle Inès
Ribera. Arthur n'en peut croire ses yeux , mais son cœur ne
saurait le tromper, et il se décide à appeler la jeune fille du
nom de la lingère du Havre.
Je n'ai presque pas besoin de vous dire le dénouement. Inès,
qui refuse d'abord de se faire connaître, se laisse enfin toucher
pardes protestations d'amour, cl tout se dénoue par le mariage.
Cette petite comédie est pleine d'intérêt et de jolies scènes
Mme Emile Taigny s'y montre pleine de grâce et de finesse .
et son jeu a puissamment contribué au succès de l'ouvrage.
A. L. C
It
Typographie de Lacrampe et Comp. , rue Damioile, 2. — Fonderie de Thorey, Virey et Morci
L'AMWE.
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H/nm^ic^Tr1 s.
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301
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»E M. PLACE LOUVOI§.
, ocs aurions beaucoup de choses à
^ dire au sujet des fontaines, sujet
neuf s'il en fut, quoiqu'il ait été
maintes fois traité. Nous voudrions
soulever à cet égard une grande
" v%question d'esthétique , et il ne nous
serait pas difficile de montrer que nos architectes, je
parle des plus capables, ne connaissent rien à cet art in-
connu. Ils voient bien que Vignole, Palladio et Scamozzi,
leurs maîtres à tous, quoiqu'ils les aient un peu négligés
dans ces derniers temps , ont cherché , dans un art de
convention, les rapports des formes et des parties consti-
tutives de différents ordres d'architecture ; et ils ne se
doutent pas que ce travail, accompli avec tant de goût
et de bonheur par Vignole , pouvait et devait s'étendre
du particulier au général , d'un ordre d'architecture à un
ensemble d'édifices, d'un agencement de détails à la dis-
position , à la coordination d'un tout.
C'est à cette ignorance que nous devons l'Arc-de-
Triomphedu Carrousel, cette bonbonnière qu'il faut ob-
server avec une lorgnette d'approche, si l'on a le malheur
de se trouver à l'un des angles de la place dont il forme
le centre ; comme aussi nous lui devons, et c'est un (riste
présent , ce monolithe taciturne qui nous coûte quatre
millions , et qui déparc d'une façon si étrange la plus
belle place de Paris ; quoi encore? cette colonne de Juil-
let, que l'on élève sur la place la moins faite pour rece-
voir une colonne , une place ouverte de tous les côtés ,
et dont les édifices irréguliers, en plan comme en éléva-
tion , n'offrent aucune des conditions désirables pour un
monument de cette nature; enfin, et après tant d'autres
2e SÉRIE , TOME IV, 13e LIVRAISON.
bévues, la nouvelle fontaine de II. Visconli . rimms < le
quante sans doute sous ce rapport , mais qui n'en est pas
moins beaucoup trop élevée pour l'étendue de la piaci
qu'elle décore. En vérité, nous voudrions bien savon
comment MM. les architecte! s y prennent pour rédigei
leurs projeta. Quand on leur demande un arc de triom-
phe , une colonne, une fontaine, vite ils se renferment
dans leur cabinet, et les voilà dessinant une fontaine
une colonne, un arc de triomphe quelconque , sans s 'oc-
cuper d'ailleurs si leurs projets seront en harmonie arec
les édifices voisins. Il nous semble pourtant que MM. les
architectes du gouvernement , ou de la ville de Paris .
pourraient user du droit de remontrance, et dire i M. le
ministre ou à M. le préfet : Vous me demandez une co-
lonne , mais ce n'est pas une colonne qu'il faudrait : rata
voulez élever un monolithe, mais il vaudrait mieux toute
autre chose....
Ainsi , donnant leurs raisons et parlant avec dignité .
les architectes du gouvernement seraient entendus, nous
n'en doutons pas. Et en dernier ressort, il y a un conseil des
bâtiments, qui existe, quoi qu'on puisse dire et faire ; et si
l'architecte se trompe, c'est au conseil de le corriger.
Mais , hélas! il faut le dire, le conseil, pas plus que les
architectes, ne sait s'élever des détails à l'ensemble : il
pâlit sur la forme d'une moulure, sur la dimension d'un
larmier, et il ne sait pas voir à dix pas devant lui. Con-
seil myope et myopes architectes, prenez des lunette-
pour fortifier votre vue; consultez les règles d'harmonie
générale, cqnformcz-vous aux exigences de l'esthétique,
et si vous nous avouez que l'esthétique n'est pas connue
de vous, nous vous répondrons : « Faites pour elle <.
que Vignole a fait pour les ordres grec et romain : con-
stituez Y art esthétique. »
Mais vous vous trompez, cet art existe : il est tout
fait. Si ses lois ne sont pas passées en formules, ce n'est
pas une raison qui vous autorise à les méconnaître, et.
pour être moins rigoureuses que les divisions des mo-
dules architectoniques, ces lois ne sont ni moins précise-
ni moins inflexibles. Cet art que vous vous obstinez à ne
pas écouter, cet art que vous cherchez partout, accepté
où il est . cet art dont vous subissez tous les jours les in-
exorables arrêts, il ne se trouve ni parmi vous, archi-
tectes , ni parmi les membres du conseil : c'est au bon
sens de la foule , c'est aux observations des gens de goût .
c'est au public, en un mot, c'est à ce public, lui . ce
juge impartial, que vous dédaignez, qu'il faut l'aller
demander. Ne fermez pas obstinément les yeux et les
oreilles.
Nous l'avons dit combien de fois! et, puisqu'un nous
y force, nous le répéterons jusqu'à satiété, le concours
seul peut donner de bons résultats sous le rapport de
l'art et des convenances, satisfaire les esprits les plus
exigeants, et surtout épargner aux architectes et aux admi-
nistrateurs, des censures qu'ils méritent trop souvent les
L'ARTISTE.
uns et les autres. Outre ces raisons d'équité, qui devraient
l'aire un devoir à l'administration de suivre une marche
déjà adoptée avec succès sous la Restauration , des mi-
sons de bon sens, l'expérience des fautes commises, et
l'intérêt Berne des hommes du gouvernement, sont là
pour plaider en faveur du concours. Mais non, toujours
le même dédain, toujours le même orgueil, toujours la
même immobilité de l'idole, que l'on peut briser, mais
non mettre en mouvement.
Quoi donc ! êtes-vous si sûrs de ne jamais vous trom-
per? et quand vous avez bien retourné et examiné votre
projet en plan, en élévation, en perspective, êtes-vous
donc si sûrs de votre fait que vous vous croyiez dispen-
sés d'écouter des conseils? Et ne pourriez-vous, par
exemple, toujours dans votre intérêt, et par simple
déférence pour le public, qui vous donne quelquefois
de sûrs conseils après, exposer devant ce public un mo-
dèle en petit de vos monuments projetés, afin qu'il puisse
une bonne fois vous donner son avis auparavant? Il en
irait bien mieux pour vous tous, Messieurs, croyez-nous,
et aussi pour ce bon public, qui paie en définitive, et
qui n'est pas toujours content.
Si de ces considérations très-sérieuses nous descen-
dons à l'examen de la nouvelle fontaine , nous sommes
heureux , nous , à qui les occasions de censure ne man-
quent jamais, de saisir cette circonstance pour donner
des éloges presque sans réserve. Nous connaissions déjà,
par de bons endroits , le talent de M. Visconti. Il nous
arrive rarement de passer devant le carrefour Gaillon
sans admirer l'élégante et gracieuse fontaine dont il l'a
décoré; et nous nous attendions bien à retrouver, dans
la fontaine de la place Louvois , une preuve de ce goût
pur et élevé que nous aimons à reconnaître en cet ar-
tiste. Les quatre figures debout qui entourent le fût sup-
portant la vasque, et qui représentent, dit-on, les
quatre grands fleuves français, sont convenablement
groupées ; les dauphins et les autres ajustements sont
disposés avec beaucoup d'harmonie ; la vasque est d'une
forme gracieuse , et se coordonne assez bien avec le
reste du monument; en un mot, l'aspect général sciait
irréprochable, si, par un fâcheux contre-sens, la base
qui porte les quatre grands fleuves , et si le fût au-des-
sous de la vasque, et qui soutient tous les ornements,
n'étaient pas d'une couleur moins foncée que les ajuste-
ments eux-mêmes, et par conséquent ne manquaient
pas du caractère de force que l'œil réclame dans les par-
ties solides d'un monument.
Quant aux figures, qui sont de la composition de
M. Feuchères, nous en dirons ce qu'il y a toujours à dire
des figures symboliques inspirées de l'antique , et qui ne
possèdent pas un caractère propre , une personnalité ,
une signification particulière. Nous avons vu là trois
belles femmes purement dessinées, drapées avec assez
de bonheur; mais à quel signe distinguer la Loire du
Uhône, la Seine de la Garonne? Nous ne saurions le
dire ; et , sous ce rapport , l'artiste serait sans doute aussi
embarrassé que nous. Cela est un grand mal ; cela atteste
que, chez le statuaire qui exécute ainsi, il n'y a pas
plus d'originalité réelle que dans les ligures de sa
création.
Disons, en terminant, que le bassin est un peu petit
pour la hauteur de la fontaine ; niais il est bien asseï
grand pour la place ; et c'est le cas de rappeler ici notre
première remarque : la fontaine a trop d'importance
pour la place , et c'est dommage , car elle serait fort bien
partout ailleurs que là où elle se trouve.
CRITIQUE DRAMATIQUE.
De la Composition du Répertoire.
EPris les succès éclatants et légi-
times obtenus par Mlle Rachel ,
on parle beaucoup de réaction
littéraire ; s'il fallait en croire les
orateurs de salon , les poètes con-
temporains n'auraient rien de
mieux à faire que de calquer et
de reproduire avec une fidélité
scrupuleuse les poèmes dramatiques écrits en France pen-
dant le dix-septième et le dix-huitième siècle. Dans l'opi-
nion de ces orateurs, en effet, Tancrède et Zaïre ont la
même valeur et la même beauté que Phèdre et Athalk .
le Cid et Nicomède. Cette bévue , que nous n'inventons
pas, mais que nous enregistrons, révèle une si profond»
ignorance, qu'elle défie toute discussion. Le style de
Corneille et de Racine ressemble si peu au style de Vol-
taire, qu'il n'est pas permis de placer ces trois poètes sur
la même ligne.Tout homme qui embrasse ces trois noms
dans une admiration commune est nécessairement étran-
ger aux questions littéraires; son avis est donc sans au-
torité. Mais il s'est rencontré des hommes éclairés, fami-
liarisés depuis longtemps avec les plus beaux monuments
de notre langue , capables de comprendre la valeur pré-
cise de Corneille, de Racine et de Voltaire, qui n'ont pas
craint d'affirmer l'existence de la réaction dont nous par-
lons. Malgré les leçons de l'histoire littéraire, leçons dont
le sens ne saurait être douteux, ils ont proclamé la
L'ARTISTK
263
nécessité de recommencer le dix-septième siècle. Pour
apprécier le conseil qu'ils adressent aux poètes contem-
porains, il convient, je crois, d'examiner sérieusement
l'affirmation sur laquelle ce conseil repose. Les admira-
teurs de Corneille et de Racine ne prescrivent l'imitation
de Phèdre et de Cinna que parce qu'ils croient la sympa-
thie publique exclusivement acquise à ces deux illustres
modèles. Ils n'invoquent pas seulement leur opinion per-
sonnelle, ils attribuent à la foule une opinion pareille.
Or, nous pensons qu'ils se trompent. Les nombreux au-
diteurs attirés par Mlle Rachel sont très-loin d'entrevoir
ou de souhaiter une réaction littéraire. Ils viennent ap-
plaudir la diction savante de la jeune tragédienne, et ne
songent pas à se demander si Corneille et Racine ont
atteint les dernières limites de l'art dramatique. Chacun
peut vérifier ce que j'avance, en consultant ses amis let-
trés ou illettrés. Je suis sûr que les trois quarts de l'audi-
toire n'apprendraient pas sans étonnement qu'ils ont mé-
rité ou du moins obtenu la reconnaissance et l'approbation
de l'Académie. La réaction dont parlent avec tant de joie
les admirateurs ou plutôt les protecteurs de Corneille et
de Racine , n'a jamais existé que dans leur imagination.
Or, si les prémisses sont détruites , la conclusion ne sau-
rait être admise. Le conseil donné par ces messieurs aux
poètes contemporains est donc comme non avenu. Il n'y
a de vrai, dans cette réaction, que le succès très-légitime
de Mlle Rachel. Cette jeune fille a charmé les juges les
plus sévères par la simplicité , par la netteté de sa diction ;
mais elle n'a changé ni l'âge , ni la valeur de la tragédie
française. Phèdre et Cinna ont été conçus dans des con-
ditions qui n'existent plus aujourd'hui, et qui ne peuvent
se reproduire. Si Corneille et Racine revenaient parmi
nous , ils emploieraient leurs merveilleuses facultés au-
trement qu'ils ne l'ont fait. Affranchis des entraves qu'ils
ont acceptées , et dont ils comprendraient toute l'inuti-
lité, ils ne recommenceraient pas les monuments qu'ils
nous ont laissés.
Si la subvention annuelle votée par les Chambres im-
pose à MM. les comédiens ordinaires du roi lobligation
de représenter les poèmes dramatiques du dix-septième
siècle, elle ne les dispense pas de renouveler leur réper-
toire. Or, depuis le commencement de la présente an-
née, c'est-à-dire dans l'espace de dix mois, combien
MM. les comédiens ordinaires nous ont-ils offert d'ou-
vrages nouveaux? Ils ont joué Mlle de Belle-Isle, Lau-
rent de Mèdicis, Faute de s'entendre, le Comité de Bienfai-
sance et l'Ami de la Maison. Il est évident que l'im-
prévoyance de MM. les comédiens peut seule expliquer
le chiffre des ouvrages représentés celte année. Soit
aveuglement, soit jalousie, ils mettaient sur le compte de
la réaction littéraire le succès de Mlle Rachel , et si les
médecins n'eussent prescrit à cette jeune fille un repos
de quelques mois, peut-être l'erreur de MM. les comé-
diens durerait-elle encore. Quelle que soit la valeur des
tragédies de Corneille et de Racine, il est hors de doute
aujourd'hui que le génie de ces maîtres illustres ne suffit
pas pour attirer la foule; car depuis que Mlle Rachel a
quitté la scène, les plus belles tragédies se jouent devant
les banquettes : un pareil argument est sans réplique.
Puisque la subvention accordée nu Théâtre-Français re-
présente environ le tiers des frais annuels, c'est un de-
voir pour MM. les comédiens de consacrer à l'ancien ré-
pertoire deux jours au moins chaque semaine ; mais
malgré le chiffre élevé de la subvention, il ne faudrait pas
que l'ancien répertoire reposât tout entier sur Mlle Ra-
chel. Pour prévenir cet inconvénient, il serait absolument
nécessaire de multiplier les débuts dans les différents
emplois de la tragédie. En supposant que notre vœu
s'accomplît, il resterait cinq jours par semaine pour la re-
présentation des pièces nouvelles. Pour ce qui concerne
celte partie du répertoire, MM. les comédiens doivent
sans doute tenir compte de la subvention; car le Théâlre-
Français n'est pas une entreprise purement commer-
ciale. S'il se produisait quelque ouvrage comique ou tra-
gique d'une grande portée, mais qui cependant, en raison
môme de sa valeur, n'excitât pas la curiosité publique, ils
feraient bien de le maintenirsur l'affiche et de lutter contre
l'indifférence. Mais il y a dans leurs règlements un arti-
cle qu'ils ne doivent pas oublier, surtout lorsqu'il s'agit
d'ouvrages très-peu littéraires. Ces règlements prescri-
vent de retirer la pièce qui , pendant trois représenta-
lions, n'a pas couvert les frais. Or, si cet article doit être
violé quelquefois, ce n'est pas pour des pièces telles que
les Indépendants; car cette prétendue comédie ne se re-
commande ni par l'élégance du style, ni par l'élévation
des pensées; et cependant elle a été jouée bien souvent
devant les banquettes.
Mais, pour renouveler le répertoire, il serait indispen-
sable que MM. les comédiens voulussent bien se résigner
à tenir leurs engagements , et n'entretinssent pas dans
une perpétuelle défiance tous les écrivains dramatiques;
il faudrait que toutes les pièces reçues, avec ou sans ac-
clamation, fussent représentées dans un délai déterminé,
et que les tribunaux ne retentissent plus des procès scan-
daleuxauxquels nous avons assisté. Quand le bâtonnierde
l'ordre des avocats, parlant au nom de MM. les comédiens,
ne craint pas de dire en pleine cour royale que ses clients
n'ont jamais pris leurs promesses au sérieux , comment
voulez-vous que les écrivains dramatiques ajoutent foi à
ces promesses? Il y a aujourd'hui à la Comédie-Fran-
çaise bien des pièces reçues qui ne seront peut-être ja-
mais jouées sans l'intervention du tribunal de commerce :
et, chose étrange, parmi ces pièces, il s'en trouve qui
ont été répétées plusieurs fois, et dont la représentation
semble ajournée indéfiniment. Pour ajourner c. Iles qui
sont en voie de représentation, et qui se répètent à fr/èure
où nous parlons, il suffirait peut-être que M. Scribe en-
vovât les derniers actes de la Calomnie. Un tel état de
20 V
L'ARTISTE.
<h oses est à la fois ridicule et absurde. Les règlements
du Théâtre-Français déclarent obligatoire la représenta-
tion des pièces reçues ; et cependant MM. les comédiens
se laissent appeler devant les tribunaux, au lieu d'ac-
complir volontairement leurs promesses. Cette mauvaise
foi, que nous pouvons sans injustice appeler systémati-
que, puisque l'avocat de MM. les comédiens n'a pas craint
de l'ériger en théorie, nuit plus qu'on ne pense au re-
nouvellement du répertoire. Les écrivains connus ou
inconnus qui pourraient être tentés de travailler pour le
Théâtre-Français, hésitent longtemps avant de s'y déci-
der; car une fois leur ouvrage reçu, ils ne peuvent pré-
voir le.jour de la représentation. Or, quelque envie qu'on
ait de plaire à la postérité, on est bien aise d'avoir l'avis
de ses contemporains.
Mais supposons que le répertoire soit renouvelé, sup-
posons que MM. les comédiens se décident à tenir leurs
promesses et n'aient plus rien à démêler avec les tribu-
naux, il faut renouveler avec le môme soin, avec la môme
vigilance, le personnel de la compagnie. On a peine à
concevoir que MM. les comédiens aient attendu le suc-
cès du Proscrit pour engager Mme Dorval ; et cependant
Mme Dorval n'est pas moins nécessaire au drame , que
Mlle Rachcl à la tragédie. Il n'y a pas une actrice au
Théâtre-Français qui puisse tenir dignement l'emploi de
Mme Dorval ; pourquoi donc délibérer si longtemps avant
de la rappeler? Que MM. les comédiens soient coupables
d'ignorance ou d'entôtement, leur conduite est sans ex-
cuse. Qu'ils se comptent, et qu'ils voient combien leurs
cadres sont dégarnis. Il y a au Théâtre-Français cin-
quante-cinq acteurs; retranchez de ce nombre imposant
ceux qui sont dépourvus de talent ou de mémoire, et
dites- nous si la compagnie est au complet.
Gustave PLANCHE.
iwihiihh
Lelia.
)<3^?e tous les ouvrages de George Sand , Lelia
> est certainement celui dont la fortune a été
'la plus singulière. Admiré jusqu'au fanatisme
•J^par les uns, dénigré jusqu'à l'injure par les
i autres, ce beau livre, pendant quatre ou cinq
années, s'esl vu exposé à mille chances diverses; jusqu'à ce
qu'enfin . la raison publique intervenant dans la querelle, il a
pris rang parmi les plus remarquables productions de noire
temps. Assurément, les critiques adressées à ce livre ne furent
pas toutes injustes ; il s'en trouva, dans le nombre, de raison-
nables et de fondées , celles qui , par exemple, se préoccu-
pant exclusivement de la question de forme , reprochaient à
Lelia un manque presque absolu de composition. Au point de
vue littéraire, au point de vue de l'art pour l'art, cette critique
est légitime, sans aucun doute; mais au point de vue philo-
sophique, elle disparaît, puisqu'en matière d'idées, ceci est
de notoriété publique, les règles de construction ne sauraient
être les mômes qu'en matière d'événements. Tel livre peut
être charpenté avec une sagacité et une habileté rares, où les
idées s'entre-choquent et ne s'engendrent pas; et réciproque-
ment. Or, dans Lelia, le mérite le plus réel , le plus souverai-
nement incontestable , c'est sans contredit le rapport rigou-
reux et harmonieux des idées entre elles, la logique de leurs
déductions et de leur conclusion : seulement , il importe dp
se placer sur le terrain choisi par l'auteur. C'est pour avoir
manqué à cette dernière condition , qu'aucun des j uges nom-
breux de Lelia n'a compris le sens de ce beau livre. Amis ou
ennemis, nul d'entre eux n'a su attribuer à l'œuvre de notre
grand écrivain sa véritable signification.
L'irruption trop subite , ou plutôt trop soudaine de Lelia
au milieu d'une société qui ne l'attendait guère, fut la seule
cause, je pense, de la répulsion qu'on lui témoigna , et do
l'incertitude où l'on fut longtemps à son sujet; ainsi les yeux
habitués à l'obscurité se ferment obstinément devant une
clarté trop vive qui leur arrive tout d'un coup. Mais aujour-
d'hui qu'un long intervalle s'est écoulé depuis la première
publication de Lœlia, et que, par conséquent, la répugnance
instinctive et l'ignorance ont eu le temps d'être vaincues par
la réflexion, c'est une bonne idée qu'a l'auteur de donner une
édition nouvelle de son ouvrage , revu et augmenté. En gé-
néral , je ne suis pas partisan des modifications tardives ap-
portées à une œuvre; dans le cas dont il s'agit, je n'hésite
cependant pas à modifier moi-même mon opinion là-dessus.
Car il m'est démontré jusqu'à l'évidence que les changements
réalisés dans Lelia, par Georse Sand, n'ont altéré en rien
les tendances premières du livre, qui, loin de là, se trouvent
développées d'une façon plus nette et plus intelligible qu'au-
paravant. Les lettres nouvelles de Lelia , son entrée au cou-
vent, ses conversations avec le cardinal , son cri prophétique
sur le rocher, et vingt autres passages de l'édition dont je
parle, forment un complément aussi nécessaire qu'admirable
à la peinture de cet étrange caractère de femme, qui n'a pi ri —
rien maintenant de vague ni d'obscur.
Le seul reproche que j'adresserai à Ge»%e Sand . c'est
d'avoir fait une variante sur l'origine des malheurs de Trcn-
mor. Cela est d'autant plus regrettable , que l'auteur a été
naturellement conduit par-là à retrancher de son livre les dix
ou douze pages qui traitaient du jeu cl des joueurs, qui étaient
de Irès-éloquentes pages, et dont ne dédommage pas suffisam-
ment le récit du meurtre involontaire commis par Trenmor.
Et tout de même, j'aurais mieux aimé la magnifique apostrophe
à Don Juan, conservée à l'état de poétique bors-d'œuvre, que
placée dans la bouche de l'abbesse Lelia en guise de sermon.
Ceci dit pour l'acquit de ma conscience de critique, j'arrive à
l'appréciation philosophique de Lelia.
Dès les premières pages du livre, j'ai presque dit du poènic.
I/ARTISTE.
205
I.clia apparaît comme une personnification nouvelle de ce
mal terrible qui ronge les entrailles de la société moderne,
l'ennui. Lelia est une femme jeune encore , admirablement
belle, douée de facultés éminentes , et qui cependant montre
partout , à l'église comme dans les promenades publiques ,
au sein de la solilude comme au milieu des fêtes , un front
pâle, une bouche dédaigneuse, des yeux dont l'expression
hésite entre la trislosse et le mépris A-t-elIc toujours été
morne et glacée comme nous la voyons à cette heure? non,
certes! Autrefois, il n'y a pas longtemps, Lelia se couron-
nait de fleurs, et souriait d'aise et d'espérance; elle marchait
fière et heureuse parmi les jeunes femmes ses compagnes ,
suspendue au bras d'un homme qu'elle aimait et en l'affection
duquel elle avait foi. Mais un jour vint où cet homme, son
époux, se rendit indigne d'un amour sans réserve; un jour
vint où Lelia , le bandeau de l'illusion tombant tout à coup de
ses yeux, ne vit plus , en celui qu'elle adorait comme un dieu
la veille, qu'un égoïste misérable à l'égard de qui la haine
même était un trop noble sentiment. Alors elle se voua réso-
lument à la solitude , elle s'exila volonlaircmcnl d'un monde
où mille déceptions nouvelles la pouvaient atteindre; elle
planta le doute dans la partie de son cœur laissée vide par
l'amour.
Malheureusement pour ceux qui l'approchent, Lelia, si elle
est désormais incapable d'aimer, n'est que trop capable en-
core d'inspirer des désirs de toute nature; aussi la voyons-
nous en butte aux obsessions de deux hommes qui, diverse-
ment épris d'elle, la poursuivent sans relâche malgré ses dé-
dains. Magnus et Stenio, toutefois, ne sont point trailés de la
même façon par elle. Noble et pure, quelques bruits que la ca-
lomnie s'efforce de répandre sur son compte, elle fait une dif-
férence entre Magnus, prêtre que la convoitise charnelle
anime seule, et Stenio, jeune poëte idéaliste et rêveur. Pour
Magnus, elle éprouve une répulsion violente; pour Stenio, son
indifférence est mêlée de compassion. Quand Magnus, le cer-
veau troublé par la fumée des ardeurs mortelles, se roule aux
pieds de Lelia comme un insensé, prêt à renier son Dieu et sa
foi , Lelia ne trouve au fond de son cœur que de la colère, sur
ses levr.es que des paroles flétrissantes; elle s'irrite contre
cet effronté cynisme qui s'étale sans pudeur; elle repousse,
avec un éloquent dégoût, l'insultant liommflge qui ne s'a-
dresse qu'à son corps. Au contraire, quand Stenio, l'âme
tourmentée par des chimères irréalisables, se lamente auprès
d'elle et lui demande des consolations, elle se sent souvent
attendrie, et quelque chose remue dans sa poitrine, comme
une flamme près de se rallumer. L'émotion est passagère,
toutefois. Car si la brutalité de Magnus la révolte, la rêverie
trop nuageuse de Stenio l'énervé; et c'est autrement que
Lelia veut être impressionnée. Placée entre ces deux extrê-
mes, la chair et l'esprit, la chair qui lui tend des pièges
grossiers dont son orgueil s'indigne, l'esprit qui l'enlève à
des hauteurs où l'humanité perd conscience d'elle-même ,
lelia est donc de plus en plus souffrante et éperdue.
La façon dont George Sand a su peindre les caractères de
Magnus et de Stenio, rend parfaitement sensible et natu-
relle la répulsion qu'ils inspirent à Lelia. Magnus , en effet ,
que veut-il? que chcrchc-t- il avec cette ardeur frénétique?
uniquement le plaisir. En Lelia , Magnus ne voit que la beauté
matérielle, source de volupté pour les sens. L'âme de Lelia
2' SEME, TOME IV, 13' LIVRAISON.
est pour lui de petr d'importance; ce n'est qui la forme
visible qu'il en veut. Supérieure par l'intelligence, comment
Lelia ne se serait-elle pas blessée d'une affection pareille ? la
nature du désir qu'éprouve Magnus ne saurait être amnistiée,
aux yeux de Lelia, que par une alliance intime avec un sen-
timent plus noble et pins élevé; faute de quoi, Magnus reste
pour elle un être abject qui, la soif terrestre une fois apaisée,
deviendrait nécessairement un maître féroce et jaloux.
Quant à Stenio, de même que le caractère de Magnus, ré-
duit à son expression réelle , signifie la force brutale , il signi-
fie, lui, la faiblesse et la mobilité. Stenio ne sait pas au juste
pourquoi il aime Lelia, ni ce qu'il aime en elle. Elle est fem-
me, elle est jeune, elle est belle, elle répond assez exac-
tement aux rêves de l'imagination la plus poétique , et voilà
pourquoi Stenio lui parle d'amour. Mais Stenio , doué d'une
organisation irritable cl fantasque, ne serait-il pas désen-
chanté demain, si Lelia lui cédait aujourd'hui ? cela n'est que
trop probable. Le rôle d'ange ne convenant pas plus à Lelia
que celui de femelle , il est donc tout simple qu'elle résiste à
Stenio comme à Magnus.
Voilà pourquoi Lelia est si triste ! le mystère nous est ré-
vélé enfin. C'est que cette grande et sublime passion , la plus
noble et la plus sainte de toutes les passions de la terre, l'a-
mour, est à jamais éteinte dans son cœur. Hélas ! ce n'est pas
le sentiment qui est tari en elle, ce n'est pas non plus l'ardeur
qui lui fait défaut; ce qui lui manque, elle le proclame à voix
haute, c'est un homme digne d'être aimé, un homme intel-
ligent et fort tout ensemble, qui, ne réduisant pas l'amour à
des proportions viles, mais ne l'élevant pas non plus à des
hauteurs trop célestes et inaccessibles, prenne la femme pour
ce qu'elle est, c'est-à-dire pour une créature à la fois belle
et noble , aimable en chair et en esprit. Jusqu'à ce que Lelia
ait rencontré cet homme, qui n'existe pas encore, dit-elle, son
cœur demeurera insensible comme l'airain, son corps froid
comme le marbre d'une tombe. A quoi bon , en effet, re-
commencer ce terrible et funeste apprentissage de la pas-
sion , où l'on ne peut que laisser quelque chose de sa dignité
et de ses croyances, sans en tirer rien que le désespoir? A
quoi bon renouveler ces douloureuses épreuves , où le sang
même qu'on perd vous est imputé à crime par les impassibles
témoins de votre volontaire supplice? Non, non ! Lelia, d'ail-
leurs, sait trop bien d'avance à quoi s'en tenir; elle sait trop,
par la réflexion et par l'expérience, qu'elle n'a pas de rang
honorable à prendre dans cette société, au milieu de laquelle
elle passe comme un sombre et mystérieux fantôme. Créature
trop idéale pour l'un , créature trop physique pour l'autre ,
sa destinée est de rester toujours en dehors de l'humanité .
de quelque côté qu'elle se tourne , vers Stenio ou vers Ma-
gnus. Aussi, répugnant également à être traitée soit en di-
vinité, soit en esclave, renversant delà main l'autel qu'on
lui dresse et repoussant du pied la chaîne qu'on lui destine,
elle vit pure de tout contact qui blesserait sa légitime fierté.
Entre Magnus et Stenio , l'auteur de Lelia a placé un troi-
sième personnage qui dépasse les deux autres de toute la
tête: c'est Trenmor. Mais celui-ci, comme les deux autres, est
incapable de rendre à Lelia les illusions de l'amour, car il est
arrivé à une sagesse «jui ne se concilie guère avec l'illusion.
Trenmor est un philosophe austère, qui, envisageant l'exi-
stence d'un œil, non pas indifférent et sceptique, mais net et
28
20f,
L'ARTISTE.
ferme , place le bonheur dans la pratique exclusive du de-
voir. Jeune, il a été troublé par mille passions ora-
geuses ; aujourd'hui , arrivé au port , il proclame le danger
et l'inutilité des passions. Voué à une œuvro sociale dont le
but, soit dit en passant, n'est pas assez clairement indiqué
dans le livre, il ne donne place en sou cœur qu'aux senti-
ments généraux ; les affections privées n'étant , à ses yeux .
qu'un égoïsme digne de pitié tout au plus. Trenmor est un
ami pour Lelia, rien autre chose; la femme qu'aime Tren-
mor, c'est l'Humanité. Lelia, dans sa douleur solitaire, s'estime
heureuse d'avoir à qui demander un conseil, ou se plaindre du
martyre qu'elle endure; mais elle aussi, de son côté, elle ne
saurait avoir que de l'amitié pour Trenmor: car Trenmor, loin
d'unir en lui le positivisme de Magnus et la poésie de Sleuio
dans une combinaison harmonieuse, est mort au plaisir
comme à l'enthousiasme , et ne vit plus que dans les régions
sereines de la pensée.
Ce qu'est Lelia, on le comprend à cette heure. C'est la né-
gation de l'amour. Depuis un siècle, depuis un demi-siècle
surtout . les croyances tombaient tour à tour, réduites à néant,
sous les coups d'une philosophie impitoyable ; une seule
restait debout encore, l'amour; une femme est venue qui,
de sa main fragile, a secoué cette dernière colonne du temple,
et le temple s'est écroulé avec fracas. Lelia , c'est donc la
sœur de Child-Harold ; c'est la femme qui, fatiguée de son
rôle de victime, se lève contre l'homme et refuse de faire une
plus longue alliance avec lui. Ce que Child-Harold a fait pour
l'esprit, Lelia le fait pour le cœur ; elle le déchire et le met
en pièces , et cette œuvre de vengeance achevée, elle s'as-
seoit irritée et haletante en face du fils abâtardi de Don .Juan.
Ceorge Saud , toutefois, a compris qu'il y aurait plus de
gloire, désormais, à travailler à la reconstruction de l'édifice
renversé , qu'à errer comme uue bacchante parmi des ruines.
Sa colère une fois calmée, l'auteur de Lelia s'est donc rais à
l'œuvre nouvelle avec une persévérance digue d'éloges; et,
dans plusieurs livres, postérieurs à Lelia , il s'est visiblement
inquiété du grand problème social que les modernes généra-
tions sont appelées à résoudre. Spiridion , particulièrement ,
révèle chez George Sand une foi:raisonnée et confiante que
rien ne saurait plus déraciner. Je ne sais pas si à l'auteur
île Spiridion est réservé le glorieux rôle de faire faire un
pas décisif aux idées nouvelles; mais ce que j'affirme, c'est
que Lelia , en épaississant les ténèbres du monde philoso-
phique, a doublé l'impatience qu'a notre siècle de voir luire
enfin la lumière. En ce sens, on ne peut qu'approuver et
iiimcr Lelia,
J. CHAUDES-AIGLES.
CBITIQTJI5 3VITJSI.CAUE,
MATINÉE OFFF.MB U.X SOI.SCRIPTF.l «S DE 1.4 GAZETTE MUSICAIK.
NTENDONs-Nots bien : il n'est presque plus
question ici de musique de chambre. Ce
n'est pas un reproche que nous adressons
au Directeur de la Gazette musicale. Puis-
qu'il s'agit de pure libéralité envers ses sou-
scripteurs, il a bien le droit de la faire comme il l'entend.
Nous tenons seulement à constater qu'on nous avait offert
l'an passé de bonne et rare musique de chambre, et qu'on
nous donne aujourd'hui d'excellente musiquede salon, ce qui
est bien différent. Au surplus, nous croyons bien comprendre
ce qui en est. La musique de chambre est , dans quelques-
unes de ses parties, la substance concrète d'une symphonie,
comme on l'a bien vu quand on a fait exécuter par un or-
chestre entier les quatuors, quintettiet septuors de Beethoven.
Pour entendre et apprécier des œuvres aussi importantes, il
faut plus que de la sensibilité commune. Il n'est pas besoin
de science, quoiqu'elle ne gâte pas le plaisir en pareil cas;
mais il faut, avant tout, de l'attention et du recueillement.
Or, dites-moisi, dans ce siècle remuant et remué, vous con-
naissez beaucoup de gens capables de faire du recueillement
une condition de leurs plaisirs. Donc, on aura dit à M. Schle-
singer : Votre musique de chambre est admirable et supérieu-
rement exécutée; mais cela est bien sérieux. Vous n'étiez pas
si sévère autrefois. Nous nous rappelons avoir entendu chez
vous de charmantes romances, il est vrai qu'elles étaient
chantées par un violoniste célèbre, ce pauvre Lafont, que
de misérables postillons viennent de tuer sur la route la
plus unie de France. Mais à la place de Lafont, qui chantait
si bien, quoique vio onistc, ne pourriez-vous nous donner
M. Itichelmi? Vous savez : M. Richelmi, qui chantait si bien
Ma Xormandic-Et puis, ma foi, je vous avoue que ma fille.
qui est une bien bonne musicienne, comme vous savez, es-
père bien que vous nous ferez entendre quelque jour de jo-
lies variations sur la guitare, exécutées par un enfant pro-
dige. Que diable, mon cher, soyez donc de notre siècle! Le
quatuor, qui amusait François Ier, ne peut pi uscon venir qu'aux
amateurs de bric à brac. Moi, je suis franc, je n'aime pas plu*
la musique de la Renaissance que les vers et les meuble*
Renaissance, qui ne valent ni les vers de M. Casimir Delavi-
gne, ni les lits en palissandre de la rue de Cléry.
M. Scblesinger aura haussé les épaules d'abord, puis il aura
fait capituler sa couscicnce de musicien, et n'aura plus songé
qu'à donner à de telles gens la meilleure musique mondaine
possible. Par un reste de conscience, la séance s'est ouverte
par uue œuvre qui n'est moudainc qu'à demi. M. Moscheles
a fait entendre un trio de sa composition, qu'il a exécuté ad-
mirablement avec MM. Allard et Chcvillard. C'était là une
bonne fortune qu'on ne pourrait rencontrer en dix ans, car
M, Moscheles ne vient pas tous les dix ans en France. Ce
L'ARTISTE.
207
trio fort remarquable brille surtout par l'adagio et par le
scherzo fort original. Dire comment ces idées sont maniées
est une chose inutile pour ceux qui savent le culte que
M. Moscheles rend publiquement aux grands écrivains de la
science musicale. Quant à son jeu, c'est quelque chose d'i-
nouï, pour nous qui sommes faits depuis tant d'années aux
extravagances des héros du clavier. Cette exécution si repo-
sée et si tendre, cette intelligence si délicate de ce que j'ap-
pellerais le spiritualisme de la musique, cette variété immense
de manière dans le domaine réel du piano, doivent tromper
bien des gens par leur apparente simplicité. Ces qualités ont
été grandement appréciées dans la ravissante étude qu'il a
intitulée Conte d'Enfant. Je parlerais bien des merveilles de
son improvisation, mais c'est là une merveille habituelle, et je
m'aperçois d'un autre côté que, pour M. Moscheles qui était
le véritable héros de celte matinée , j'oublierais les artistes
complaisants qui l'ont secondé. Mlle Nathan a fort bien dit
avec Duprez le duo de Guillaume Tell, et, seule, de mélanco-
liques mélodies de Schubert. M. Geraldi a très-bien chanté
une ballade fort belle composée par M. Vogel, sur je ne sais
plus quel Amje déchu. Cet ange de la façon de M. Vogel me
réconcilierait avec cette prétentieuse et fausse mythologie
des anges qu'on a substituée naguère à l'autre friperie my-
thologique.
A. SPECIIT.
m&CJjm^»
& ®WQ2 WX&9W&2
les Sibliotr)èqucs be paris.
' ocs avons des bibliothèques publiques ; assu-
rément ces bibliothèques, dans Paris seule-
ment, renferment ensemble plus de deux
millions de volumes : ce chiffre n'est pas
»°® exagéré, mais on le saura au juste quand il
y aura des catalogues complets. Ces bibliothèques sont admi-
nistrées, dirigées et conservées par des savants, des acadé-
miciens et même par des gens d'esprit; sans doute, puisque
l'esprit et la science et quelquefois les académies font les li-
\res. Ces bibliothèques coûtent de bonnes sommes, que l'on
peut voir tous les ans figurer au budget national ; elles ne
coûtent guère plus que les encouragements accordés à la
pêche de la morue. Cependant bibliothécaires, employés,
garçons de salle ou frotteurs, portiers, et les femmcs;et les en-
fants, et les chiens et les chats de cette population bibliolhec-
nique , il faut bien que tout le monde vive ; tout ce monde-
là vit, croit et multiplie; vivra, croîtra et multipliera, en
raison du progrès des lumières et des lecteurs. Ces lecteurs,
;iu profit desquels on entrelient, à grands frais, la reliure
des volumes, l'encre sur les tables, le frottage des parquets,
la sciure de bois des crachoirs , intéressent donc particulière-
ment les sympathies de la Chambre des députés et du minis-
tère. On croirait, en effet, que la science et la littérature
ont quelque chose de commun avec ces lecteurs habitués.
Quels sont-ils? Promenez-vous en observateur dans l'im-
mense salle de lecture de la Ribliothèque du Roi, suivez ces'
types variés de lecteurs devant le bureau du bibliothécaire,
asseyez-vous à leur côté , adressez-leur la parole, et vous se-
rez édifiés sur l'usage des bibliothèques publiques en l'an de
grâce 1839. Voilà ce qui a fait mourir de chagrin notre grand
bibliophile M. Van Praet.
Dix heures sonnent , la grande porte de la rue de Richelieu
s'ouvre d'un seul battant et comme à regret; le concierge en
livrée se lient sur le seuil les bras croisés ; le factionnaire in-
dique du geste le bureau des cannes et parapluies aux por-
teurs de ces meubles incommodes et inutiles pour la lecture :
ce bureau, où le dépôt se fait sans rétribution suivant l'écri-
teau du frontispice repeint à neuf, serait pourtant d'un pro-
duit aussi clair que celui d'un bureau de tabac , si l'on préle-
vait un droit sur les mille à douze cents cannes et parapluies
qui représentent autant d'habitués fidèles à chaque séance.
Ils se poussent, ils se pressent, ils ont bâte d'arriver à leur
poste , car l'afftuence est de jour en jour plus considérable,
cl les retardataires courent risque de ne pas trouver place.
A dix heures un quart , tous les sièges sont occupés . et il faut
s'asseoir par terre, dans les embrasures des fenêtres, ou se
jucher sur les degrés d'une échelle, ou faire le pied de grue
en s'adossant à la muraille. Infortunés sont les bibliothé-
caires qui écoutent toutes les demandes et y répondent poli-
ment, sans rire ni hausser les épaules! On gémit du supplice
infligé pendant cinq heures consécutives à ces hommes plus
ou moins instruits, plus ou moins lettrés, parmi lesquels se
trouvent de véritables savants et de véritables écrivains. On
admire leur courage, leur dévouement, leur patience; on
s'étonne de ce qu'ils ne meurent pas à la peine, après avoir
parcouru rapidement toutes les périodes de la paralysie céré-
brale et de la dégradation intellectuelle.
L'n quidam , assez proprement vêtu pour un épicier retiré ,
se présente , chapeau bas , saluant , souriant , minaudant , et
le pauvre bibliothécaire est obligé de regarder en face celte
niaise et plate figure: «Monsieur.... — Que voulez-vous,
monsieur? reprend le bibliothécaire en baissant les yeux sur
le volume qu'il feuillette ou sur le papier qu'il charge de chif-
fres, pour indiquer des recherches à faire aux quatre points
cardinaux de la bibliothèque. — C'est un livre, monsieur. —
Quel livre? — Oh! monsieur, un livre, n'importe lequel,
pourvu que ce soit un livre. — Mais, monsieur, il n'y a ici
que des livres, et si voi.s ne me dites pas celui que vous dé-
sirez... — Ce n'est pas pour lire, monsieur, c'est pour voir.
— En ce cas, jetez les yeux autour de vous, vous en verrez
tout à votre aise; mais je vous avertis que les curieux ne
sont admis à visiter la bibliothèque que deux fois par se-
maine, les mardis et vendredis.... — Vous êtes trop bon,
monsieur, je reviendrai mardi prochain , et j'amènerai ma
femme, ma fille, une enfant très-avancée pour son âge; elle sait
! lire la lettre moulée et elle n'a pas encore douze ans...—
Monsieur, je n'ai pas le temps d'écouler ces détails entière-
ment étrangers au service de la bibliothèque. — El le livre
que je demande, monsieur... ? — Désignez-le donc, monsieur !
s'écrie le bibliothécaire avec une vivacité qu'il tempère ans-
sitôt. — Oui , oui , monsieur; tenez, celui-ci, le plus gro6 et le
208
L'ARTISTE.
mieux doré de toute l'armoire , et je dirai partout que j'ai
touché un livre de la Bibliothèque du Hou »
I,e bibliothécaire cache son dépit sous un sourire de pitié,
et fait donner le livre qu'on lui désigne de la main. Il se re-
met à écrire, et est interrompu au moment même par une in-
terpellation brusque et cavalière. C'est un petit jeune homme
k la moustache naissante , au teint pâle, aux yeux creux, à
la chevelure pendante et mal peignée; ce petit jeune homme
te redresse de toutes ses forces, braque un regard dédai-
gneux sur ce bibliothécaire, qu'il considère comme le très-
Immble serviteur du public, et ne l'honore pas même d'une
inclination de tète ; son chapeau resle immobile sur son chef;
«es mains sont plongées jusqu'aux coudes dans les poches
trouées de son pantalon, et il caresse son menton au bord
crasseux d'un col de satin noir que n'a jamais dépassé une
chemise blanche.
« Monsieur, je veux consulter un ouvrage sur le Juif er-
rant. — Monsieur, quel est cet ouvrage? — Dame! vous de-
vez le savoir, vous, puisque vous êtes le bibliothécaire. —
Mais, monsieur ! reprend avec urbanité le fonctionnaire, à qui
l'on fait amèrement sentir qu'il appartient au public , et
même au public malhonnête. — Comment! vous ne connais-
sez pas l'ouvrage en question? c'est pitoyable', c'est dégoû-
tant!... — Il est vrai que je ne connais pas cet ouvrage, mon-
sieur; mais si vous m'en nommez l'auteur, nous chercherons
dans le catalogue. — L'auteur? est-ce que je le sais, moi?
j'ai besoin de renseignements pour faire la biographie du
Juif errant, et si je ne les trouve pas à la Bibliothèque du Boi,
où diable les trouverai-je? — Vous dites qu'il y a un ouvrage
sur ce sujet? — Certainement il doit y en avoir un, et je vous
prie de m'expédier tout de suite , car on attend mon feuille-
ton au journal. — Malgré toute ma bonne volonté, monsieur,
je ne puis vous satisfaire; car vos indications sont si vagues...;
et d'ailleurs, je ne crois pas que l'ouvrage existe, môme en
allemand. — Je n'entends pasl'allcmand , et il me faut ce li-
vre en français... — Mais si nous ne l'avons pas? — Vous êtes
forcés de l'avoir. — Mais s'il n'existe pas?.. — Bah! mauvaise
raison , c'est que vous ne prenez pas la peine de le chercher.
— Ce serait au contraire un plaisir pour moi de vous aider
dans votre travail , mais nous n'avons pas de catalogue par
matière. — Voilà le grand mot lâché, pas de catalogue! on
n'a pas de catalogue à la Bibliothèque du Boi ! je m'en doutais
bien; je l'avais ouï dire, et je n'y croyais pas, parole d'honneur!
— Nous avons plusieurs catalogues, monsieur, comme vous
pouvez vous en assurer vous-oiième. — Non , il n'y a pas de
catalogue; c'est vous qui l'avez dit , et je vais le répéter dans
les journaux ; je dirai qu'on ne saurait obtenir ici les livres
qu'on cherche, car les bibliothécaires, qui mangent l'argent
des contribuables, ont besoin d'aller à l'école pour apprendre
leur métier ! »
Après cette sortie furibonde, débitée à l'instar d'une tirade
de tragédie classique , le biographe du Juif errant tourne les
talons en relevant sa moustache, et s'en va épancher sa bile
dans un journal de spectacle, où il commence ainsi une ter-
rible diatribe : « A quoi servent, en vérité, les bibliothèques
publiques et les bibliothécaires? » A peine l'innocent auteur
de la colère du petit jeune homme a-l-il repris sa plume en
s'indignant tout bas des avanies qu'il a souvent à souffrir du
premier venu, un nouveau personnage se penche familière-
ment par-dessus la balustrade qui entoure le bureau des bi-
bliothécaires : uno uvulto non deficil aller. Celui-ci du moins
a été son chapeau c( s'incline d'un air d'intelligence : il n'a
pas les allures tranchantes d'un journaliste ni les manière*
câlines d'un flâneur. (I est tout rond, au moral comme au
physique, et il n'éprouve pas la moindre intimidation en face
île la sévère et froide contenance du bibliothécaire, qui le re-
garde sans le voir cl qui ne l'écoute que d'une oreille.
« Bonjour, monsieur, dit-il tout franchement, c'est moi ! —
Qu'y a-l-il pour votre service? reprend le bibliothécaire .
qui ne le reconnaît pas entre tous ces visages noirs, blancs ,
jaunes, rouges, laids, beaux, vieux, jeunes, que chaque
séance fait passer et disparaître devant lui. — C'est moi, re-
prend l'inconnu , qui ne comprend pas qu'on l'oublie après
l'avoir vu une fois : je viens pour V Almanach des adresses. —
Le règlement défend do prêter ces sortes de livres, monsieur,
car la Bibliothèque du Boi n'est pas une succursale de la poste
aux lettres. — Vous avez, parbleu , raison de ne pas prêter
votre Almanach des adresses à tout le monde, car vous n'\
suffiriez pas ; mais c'est pour moi : il y a quinze ans que je
viens à la Bibliothèque copier les adresses dont j'ai besoin ,
et en faveur d'un habitué comme moi, on donne un croc-er.-
jambe au règlement. Vous ne me refuserez pas aujourd'hui
ce que vous m'avez accordé pendant dix ans. »
« — Monsieur, dit timidement un enfant qui se hausse sur
la pointe des pieds pour se donner une tournure plus impo-
sante, monsieur, une traduction d'Horace, s'il vous plaît. —
Laquelle? répond le bibliothécaire, sans remarquer l'âge et
la taille de l'écolier. — Ça m'est égal, pourvu que cette tra-
duction ne soit pas expurgala, comme l'Horace qu'on nous
distribue dans les classes. — Donnez à monsieur une traduc-
tion complète des œuvres d'Horace, dit-il à un employé que
l'enfant suit en se rengorgeant. — Monsieur, vous seriez bien
bon, ajoute à demi-voix ce collégien qui se réjouit d'avance
de connaître les parties d'Horace que l'Université cache sous
un voile pudique, de me prêter aussi une traduction des
Philippiqucs de Démosthène, car je ferai mon devoir pour
demain. »
« — Monsieur ! dit d'une voix discrète certaine lectrice en-
tre deux âges, enveloppée dans un tartan et embéguinée d'un
triple voile qui permet de lui supposer encore de jolis yeux.
— Plalt-il, monsieur? répond le bibliothécaire tout disirait,
accoutumé à parler au masculin, parce que la Bibliothèque du
Boi ne reçoit guère de femmes de lettres. — Je suis la tante
de votre propriétaire, et mon neveu m'a fait espérerque vous
auriez l'extrême obligeance de me prêter chez moi des livres,
des romans... — Mais, monsieur... , je n'ai pas le droit de
prêter des livres, madame, et c'est le Conservatoire seul qui
donne des permissions de ce genre : il ne les prodigue pas, et
je ne puis que vous promettre d'appuyer voire demande. —
Ce serait pourtant bien agréable d'avoir des livres, c'est-à-
dire des romans, à discrétion, surtout dans les loueurs soi-
rées d hiver, et mon neveu vous saurait un gré infini... —
Cela ne dépend pas de moi . madame ; envoyez votre de-
mande; mais je vous avertis que les règlements l'eppoéenl au
prêt des romans. — Eh ! monsieur, que voulez- vous donc que
nous lisions, nous autres femmes?»
« — Monsieur, le Journal des Modes de l'année dernière?
dit encore une lectrice dont le genre d'ouvrage qu'elle ré-
L'ARTISTE.
209
clame trahit la profession plus industrielle que littéraire. —
Oui, madame, répond le bibliothécaire assailli par un feu
croisé de vingt demandes. — C'est étrange tout de même,
murmure la tante du propriétaire, en se retirant avec l'inten-
tion vindicative d'arracher à son neveu le congé du biblio-
thécaire : on prête le Journal des Modes aux modistes et aux
couturières , mais on ne prête pas des romans à des femmes
comme moi ! 11 faudra donc que je m'abonne au cabinet de
lecture, puisqu'on est si peu galant pour les dames à la Bi-
bliothèque du Roi I »
« — Monsieur, savez-vous si cet ouvrage, qui était sorti la
semaine passée, est rentré depuis? dit un homme poli et mo-
deste en tendant une note au bibliothécaire, qui la prend et la
déchire par distraction. — Pardon, monsieur! s'écrie le bi-
bliothécaire, qui s'aperçoit de sa maladresse; j'ai le malheur
d'être distrait, et je me suis imaginé que ce papier n'était bon
à rien. — C'est l'indication d'un ouvrage que j'attends depuis
deux ans, et que je viens demander une ou deux fois chaque
mois : il a été emprunté par M..., de l'Académie, et comme on
n'en trouverait pas un second exemplaire à Paris, j'ai le plus
grand intérêt à voir celui de la Bibliothèque. — Je suis désolé,
monsieur, mais nous ne le reverrons jamais, s'il est en la pos-
session de M..., qui ne rend rien; peut-être à sa vente après
décès... — Mais il se porte à merveille, monsieur, beaucoup
mieux que moi qui travaille plus que lui : j'ai lieu de crain-
dre que ce volume désiré ne vienne jamais entre mes mains!»
« — Monsieur, je vous avais demandé le Dante, dit un
poëte, de la plus triste physionomie, malgré sa barbe de
bouc, vous vous êtes trompé probablement. — Non, monsieur,
dit le bibliothécaire en ouvrant le volume qu'on lui rapporte,
la Divina Commcdia, avec les noies des commentateurs, Milan.
— Eh bien! monsieur, ce n'est pas là VEnfer du Dante. —
l.'Enfer est la première partie de la Divine Comédie. — En
ètes-vous bien sûr? Je serais charmé de m'en assurer; si
vous aviez le Dante ou la Divine Comédie en français ?»
Le bibliothécaire-conservateur porte les mains à son front
pour recueillir ses idées un moment et débrouiller le chaos
de chiffres et de titres de livres, dans lequel son intelligence
est plongée : ses oreilles bourdonnent et sifflent, il n'entend
rien, ses yeux papillotent et se couvrent de nuages, il ne
distingue plus aucun objet; il prend un lecteur pour un livre,
et un livre pour un lecteur. C'est que sans cesse devant lui
les figures se renouvellent, les voix changent, les demandes
se croisent; et quelles demandes! les unes inintelligibles, les
autres absurdes; celle-ci hérissée de grec, de latin, d'alle-
mand, d'anglais, ou même de russe; celle-là accompagnée
de fastidieux commentaires. Le pauvre homme, qui quelque-
fois n'a fait que d'excellents travaux d'histoire, de science
ou de littérature pour mériter la lourde croix de bibliothé-
caire, croit à chaque séance loucher à sa dernière heure , si-
non à l'idiotisme et à la folie; chaque jour, au sortir de cette
terrible épreuve intellectuelle qui se prolonge pendant cinq
heures d'horloge, il marche, il parle comme un somnambule,
jusqu'à ce que le grand air, le silence et le repos aient dis-
sipé l'orage de séries et de numéros d'ordre qui pèse sur son
cerveau. La nuit, il rêve de son étourdissant métier et il
cric en dormant : « L. 5696 a , — BB. 880, — A. 70, — K.
10:29 bb, — Z. 4, — le numéro "999 v est absent; — l'ouvrage
que vous demandez, monsieur, manque; — sis, sts! voyez
dans la réserve; voyez en haut, voyez en bas! » Puis, op-
pressé par l'affreux cauchemar qui continue dans son son) -
meil les tortures de sa place, il se réveille en sueur et il im-
plore un Éroslrate qui fasse un feu de joie avec toutes h".
bibliothèques publiques. Le lendemain, Sysiphe recommence
à rouler son rocher.
Les souffrances de la victime ne cessent pas même lors-
qu'un savant, un confrère, un ami s'en vient, armé d'jine me-
naçante liste d'ouvrages, solliciter la complaisance du biblio-
thécaire, qui se jette à corps perdu dans le gouffre des
catalogues, sans réussir à en retirer un seul des ouvrages
qu'il cherche. Le premier manque : où csl-il? Dieu le sait;
le second n'est jamais arrivé à la Bibliothèque; le troisième
n'y reviendra jamais ; le quatrième est absent , et l'on ne
trouve plus que son nom, comme une carte d'adieu, P. P, C;
le cinquième, le sixième et le reste ne sont pas en place, di-
sent dans leur langage technique les machines de Vétablisse-
menl, ces infatigables coureurs, qui, sous le pseudonyme
d'employés ou de surnuméraires, parcourent incessamment à
pas comptés ce labyrinthe de l'àme humaine, imprimée de-,
puis quatre siècles, brochée en papier de couleur, et reliée en
maroquin, en veau et en basane, sans autre fil conducteur
que la lettre désignant la série bibliographique dans laquelle
est classé tel ouvrage, l'indication du format qui lui appar-
tient, et le numéro qui lui assigne un rang sur les rayons
parmi les livres traitant de matières semblables. Dans le ser-
vice de la Bibliothèque du Boi, on se passerait plus aisément
de la tête des bibliothécaires que des jambes de ces malheu-
reux bipèdes.
Mais les lecteurs habitués, qui parviennent à se procurer
une chaise et un livre, sont en général plus heureux qu'em-
ployés et bibliothécaires, quoique lesdits lecteurs n'aient sou-
vent pas de bas dans leurs bottes, ni de chemises sous leur
cravatle. Ils offrent des types variés à l'infini: mais ils se res-
semblent tous par leur exactitude à l'heure de-l'ouverture
des portes , par leur assiduité à toutes les séances, et par
leur tenace persévérance à garder leur siège et leur livre
jusqu'à ce que le garçon de salle ait prononcé la formule sa-
cramentelle : Messieurs , il est Irois heures. Ordinairement
l'habitué se lève le matin, en se disant : « A dix heures je se-
rai à la Bibliothèque, » et il se couche le soir, satisfait de sa
journée, en se promettant pour le lendemain le même em-
ploi de son temps. Cet habitué a toujours l'âme candide , les
mœurs simples, les goûts bornés; il cultive des lailuescl des
soleils sur le bord de sa fenêtre aérienne; il élève des serins
en cage; il possède un chat jaune ou un chien noir; il est cé-
libataire et rentier; il loge dans un faubourg éloigné, de ma-
nière à utiliser ses courses à la Bibliothèque dans l'intérêt de
sa santé, car il sait combien l'exercice est salulaii e à son Age
et à son tempérament; il est d'ailleurs aguerri à toules les
intempéries des saisons; lui qui demeure cloué devant une
table, sans feu et sans souffler dans ses doigts, quand le ther-
momètre de l'ingénieur Chevalier descend à dix degrés au-
dessous de zéro; lui qui traverse nu-tête la place Louis XVI
ou le Champ-dc-Mars, quand le soleil caniculaire nous donne
à Paris un avant-goùt de la zone lorride; l'habitué des bi-
bliothèques publiques n'a jamais trop chaud ni trop froid; il
ne redoute pas plus le vent que la pluie, la grêle que le brouil-
lard ; mais il ne se sépare de son éternel parapluie qu'à l'en-
no
L'ARTISTE.
(réc de la Bibliothèque; il salue le concierge, la femme du
concierge, I enfant et le chien du concierge ; il va prendre
une prise de tabac du frolteur et lui dit : Dieu vous bénisse !
Aussi le frolteur l'estime et s'informe de se» nouvelles avec
aménité. Lorsqu'un mariage ou un enterrement a empêché
l'habitué de se rendre la veille à son poste , lorsque l'habitué
est resté trois jours sans paraître, ou peut donner une larme
à H mémoire , car, s'il n'est pas morl, il le sera bientôt. On
eu cite plusieurs qui se sont traînés moribonds jusqu'à la Bi-
bliothèque et qui y ont rendu l'àmc, assis sur la chaise qu'ils
ont occupée vingt ans, et fermant les yeux sur le même livre
qu'ils ont usé à force de le feuilleter.
Les habitués diffèrent pourtant de poil, d'encolure et d'ha-
billement; ils ne prennent pas tous du tabac; ils n'ont pas
tous un mouchoir dans leur poche; leur caractère dépend
aussi de leur ancienne éducation : l'un salue ses voisins, leur
adresse la parole et leur sourit; l'autre se renferme en lui-
même et laisse douter s'il est sourd ou muet. Mais ils ne de-
viennent jamais infidèles à la Bibliothèque: là est leur amour
présent et avenir; on leur offrirait en vain les honneurs d'une
justice de paix ou d'une conciergerie de ministère, et s'ils
acceptaient cette incommodité des grandeurs, ils s'écrie-
raient bientôt : « Qu'on nous ramène à la Bibliothèque!»
Kn voici un qui a l'oreille rouge et le teint fleuri, quoiqu'il
ne soit pas de la famille de Tartufe ; il porte , été comme hi-
ver, une pesante redingote de bouracan à la propriétaire, dont
ses mains ne quittent jamais les poches ; il gagne à pas lents
la table la plus éloignée de la porte du bureau des conserva-
teurs, du passage des allants el venants; il va quérir lui-même
un gros in-folio déposé par lui-même dans un coin où il le re-
trouve chaque jour; il ouvre au hasard ce douillet in-folio en
guise de coussin, il penche sa tête dessus et il s'endort paisi-
blement, comme Adam à l'ombre de l'arbre de la science. Il
s éveillera quand (rois heures sonneront, et peut-être que le
«ontactdu docte volume lui communique en songe la maladie
du savoir.
Auprès de ce dernier est un vieillard très-éveillé , sec et
jaune comme parchemin, mais guilleret et presque jovial; il
-c frotte les mains, il croise el décroise ses jambes, il hoche
el balance sa lètc chauve, il tressaille par soubresauts, il se
courbe sur le livre qu'il médite, en sorte que son nez crochu
semble pêcher les mots à la ligne. A coup sur, ce joyeux per-
sonnage vient de découvrir dans ce bienheureux volume l'art
de rajeunir ou de vivre autant qu'une corneille? Pas le moins
du monde : il relit pour la centième fois les Aventures de Té-
/rmnqiie, cl il 9'enivre de la sagesse de Mentor.
Mais cet autre vieux , plus grave, plus sévère, plus solennel,
qui a empilé devant lui dix volumes tout barrés de marques
et de contremarques, et qui en extrait la lettre ou l'esprit
avec une conscience minutieuse! 11 ne lit pas le poëme en
prose de Kénelon, s'il l'a jamais lu; mais depuis un demi-
siècle il est en quête de la pierre philosophale ; il épluche, il
compare, il commente les écrits des alchimistes; il passe et
repasse sur leurs traces, un peu effacées par l'oubli et le dé-
dain de la génération présente : il ne se décourage jamais dans
ses recherches, parce qu'il a la fui ; et dès qu'il aura trouvé le
-ecret de faire de l'or, il se promet bien d'acheter un chapeau,
'les botte.- et un pantalon: car avec son pantalon, ses bottes et
>9ii chapeau actuels, il ne saurait extraire trois francs au
creuset du Mont-de-Piété. Il regarde ses voisins d'un ail
oblique, et il cache le litre des volumes qu'il consulte, dans
la crainte de se voir dérober le fruit d'un demi-siècle de tra-
vaux hermétiques.
Son voisin, cependant, ne songe guère à la teinte- pierre ni
aux innombrables manipulations du grand œuvre : il est en-
foncé dans sa lecture, il a fait abstraction de tout ce qui est
autour de lui ; le bruil n'arrive pas à ses organes auditifs; il
n'est plus à la Bibliothèque , il est au septième ciel avec les
anges de Swcndenborg, ou bien pénètre dans les entrailles de
la terre avec les esprits invisibles et les gnomes de Becker :
c'est peut-être le seul homme de France qui croie au diable
et qui s'y donne; il connaît toutes les rêveries de Wier, de
Lavater, de Delrio et de Bodin ; il apprend par cœur les invo-
cations el les conjurations; il sait la puissance des cercles et
des triangles magiques; il a voué un culte aux démouologistes,
et depuis qu'il compulse leurs livres poudreux, il s'étonne de
n'avoir pas encore aperçu la queue ou les cornes de Satan.
Si vous lui dites Bonjour, il vous répond Abracadabra; lors-
que Irois heures sonnent, il s'imagine ouïr le signal du sab-
bat, et quand il reprend son bâton au bureau des cannes, il
est lente de s'en servir comme du balai qui transportai! les
sorcières el les uécromans à travers l'espace. La Bibliothèque
du Boi est, pour lui, le sanctuaire des sciences occultes.
Plus loin, un lecteur moins fantastique fredonne une mar-
che militaire entre ses dents, et tambourine sur la table avec
ïes doigls : l'ardeur du combat brille dans ses yeux gris, et le
sang monte à sou front balafré; c'est un brave de l'ex-gardc.
qui repasse les Victoires et Conquêtes dans la compilation du
général Bcauvais ; il frémit de joie à Marengo ; il bondit sur
sa chaise à Austerlitz; il se tire la moustache à W'agram; il
pleure el sanglote à Waterloo. «Qu'avez-vous ? lui demande
son camarade de droile. — La garde meurt , et ne se rend
pas ! » répond eu grognant le soldat de Cambi cime.
Chaque lecteur a sa lecture ou son livre de prédilection, ou
plutôt d'habitude. Qui se nourrit du Dictionnaire des Sciences
médicales, c'est un malade imaginaire; qui s'abreuve aux
sources de la langue française dans le Dictionnaire de l'Aca-
démie, c'est un ci-devant corroyeur. Ce gros garçon, classique
à mort, vient étudier le divin Racine ; ce maigrelet a déjà con-
sommé à lui seul trois exemplaires du Cuisinier Royal; ci-
grand pâle se dessèche sur le Moniteur; ce polype à face
d'homme se rend justice en n'exploitant que les livres a
images ; celte espèce de mendiant, hideux d'aspect et d'odeui .
a un penchant invincible pour les Lettres à Emilie et VAlma-
nach dcsMuses;il y a concurrence pour obtenir les Cinq Coda,
la liible, le Didionnaire philosophique de Voltaire, l'Emile cl
le Contrat social de Rousseau. V Histoire de France d'Anque-
til et le Magasin pittoresque.
Et chaque année, pour de pareils besoins intellectuel-, la
Chambre se montre presque généreuse; el nos savants les
plus honorables, enchaînés dans la chiourme du bibliothé-
caire, sont à la merci du premier malotru qui veut un livre
avant de savoir lire. Qui nous rendra la Bibliothèque du Boi
telle qu'elle fut du temps des Dupuy et des Capperonnier?On
n'y voyait alors que dix ou douze travailleurs au lieu de cinq
ou six cents habitués; mais ces travailleurs élaicnl les Code-
froy, les Duchesnc, lesBonamy et les Sainlc-I'alajc.
Le Bibliophile JACOB.
1/ AUTISTE.
211
\ûrj3 >&Sl&-&2>$JL
DE 30M7ESS3.
xvers, la ville espagnole el à double
sens, la cilé des iconoclastes el des
jésuites, des Plantin et des Alde-
Manuce, des Rubens et des Joer-
daens, jadis le centre d'un art tout-
puissant et de grands événements
politiques , aujourd'bui honnête
place de guerre et honnête port de commerce, peuplée d'une
bourgeoisie financière et dévote qui partage exclusivement ses
journées entre l'église el la bourse; Anvers achevait, en 1834,
de se construire un théâtre. A quoi donc le collège échevinal
avait-il songé en se décrétant à lui-même un semblable édifice
public? Était-ce que la petite salle qui jusqu'alors avait of-
fert son abri aux troupes ambulantes pour la passagère dis-
traction des mondains menaçait ruine? était-ce que la révo-
lution avait restreint les ressources de la ville, diminué
l'aflluence des étrangers et provoqué des émigrations vers la
Hollande? ou bien plutôt n'était-ce là que la suite d'une de
ces rivalités de ville à ville si fréquentes dans le royaume
compacte de Belgique? Quelque étrange que puisse paraître
la dernière de ces suppositions , elle est cependant la plus
vraisemblable. En effet, il avait plu à cette fameuse ville
d'Anvers d'avoir une belle salle de spectacle pour narguer
son orgueilleuse voisine , si tristement partagée à cet égard;
heureusement , toutes les circonstances se liguaient contre
celle prodigalité mal entendue, car le théâtre s'achevait à
peine, que la ville était reliée à Bruxelles par un chemin de
1er ; or, vous comprenez que les véritables amateurs de l'art
dramatique aimaient mieux, en fait de spectacles, faire le
voyage de la capitale que siffler chez eux, la plupart du
temps , des sujets de troisième ordre.
Le théâtre d'Anvers ressemble, à l'extérieur, à celui
de Bordeaux : c'est un parallélogramme rectangle arrondi à
l'une de ses extrémités par une façon d'hémicycle dans le-
quel est taillée la façade; à l'iutérieur, c'est un pêle-mêle
sans discernement et sans goût, un amalgame de mesquine-
rie et de grandiose bien étonnés de se trouver ensemble.
Avant que d'arriver aux bureaux , il faut passer par un nom-
bre indéfini de péristyles; ces péristyles et ces veslibules
une fois traversés, il vous reste à franchir je ne sais combien
de corridors monstrueux cl d'escaliers de dégagement larges
comme des rues, au bout de tout quoi on parvient aux portes à
deux ballants des loges. Alors, si vous jugez de la salle par
les aboutissante, vous vous prenez à penser que vos regards
vont s'ébahir devant les gigantesques estrades d'un Colysée
romain : vain espoir! Vous avez peine à contenir voire sur-
prise en vous voyant dans une salle de la grandeur de celle
des Variétés, un peu plus haute seulement; ce qui la fait
davantage ressembler à un puits. Une fois là, faites que vos
bras et vos jambes ne vous embarrassent pas trop dans ces
loges, taillées pour quatre personnes. Quant au mystère, -i
favorable à tant de bonnes choses , n'y comptez pas, je vous
prie. La salle est disposée de telle sorte que la lumière y pé-
nètre et s'y joue à toutes les hauteurs , qu'elle inonde tout
depuis les extrêmes régions des frises jusqu'aux recoins les
plus mystérieux des baignoires. Les stalles et le parterre sont
échelonnés sur un plan concave, à ce point qu'il est impos-
sible de se tenir debout, agréable réminiscence des cages de
fer du cardinal La Baluc. Que si , les regards éblouis des or-
nements semés avec une profusion peu agréable , par
MM.Cambonet Philastre, au plafond , dans les cintres, sur le
devant des loges, on court au foyer, alors et plus que jamais
recommencent toutes ces anomalies. Ce foyer , qui occupe
l'hémicycle entier de la façade , équivaut en contenance à la
moitié de la salle. Je ne parle pas de cette élévation in-
croyable : on dirait une chapelle d'abside, avec des fenêtres
à son pourtour et des verrières dans sa voûte ; ingénieuse
idée pour un lieu de réunion où l'on ne vient que la nuit.
L'immensité de ce foyer est encore la cause d'un autre fléau :
il est impossible d'y maintenir une température quelque peu
supportable , ce qui est peu agréable surtout dans une cité
comme est Anvers, refroidie , même aux plus beaux jours de
l'été, par les vcnls hyperboréens de l'Escaut.
Malgré ces erreurs sans remède , la salle de spectacle d'An-
vers réunit les meilleures conditions de succès dans la pro-
vince. C'est un joujou auquel il ne faut demander ni proportion
ni beauté sévère, un joyau de strass qui chatoie par ses mille
facettes , un je ne sais quoi enfin , à la fois grand et petit .
grimacier et noble, qui plaît aux yeux par sa fraîcheur, par
ses peintures d'hier, ses dorures, ses grisailles, les vives
lumières du gaz, sa tenue admirablement ncîle, et enfin par
son magnifique velours de coton rouge.
Ah! vous pensiez que notre existence était ignominieuse-
ment circonscrite entre des balles de moka et des caisses de
caraque, que nous n'avions d'autre souci que celui des arri-
vages de navires et des cotes sur les places de Paris , de
Francfort et de Hambourg ! Ah ! vous estimiez que c'était
assez pour nous des concerts de la société de Guillaume
Tell, des sermons de Notre-Dame et des bouillottes de Plti-
lotaxc! Peut-être serez-vous moins injustes, maintenant que
nous avons jeté des milliers de florins à un architecte pour
nous ériger un monument auprès duquel voire théâtre royal
n'est qu'une grange, Belges que vous êles ! maintenant que
nous sommes possesseurs d'une troupe d'artistes dans la-
quelle vous viendrez demain recruter vos premiers sujets.
Ils auraient pu dire cela, les Anvcisois, et n'avoir èm
tort, car, six mois après, .Mme Sloltz leur disait adieu pour
venir à Bruxelles créer ta Mm avec un L'rand éclat, en
attendant que l'Académie Royale de Paris vint l'enlever aux
triomphes de la province pour la convier à des fêles plus
dignes de sa voix.
Anvers allait donc être servie comme une reine qui joue
la comédie : une salle toute neuve, une Iroupe toute fraîche,
bien reposée, bien alerte, toute prête au rire, prête aux lar-
mes; pourvue de sujets dans tous les genres : I opéra, la co-
212
L'AUTISTE.
médie, le ballel , le drame; j'allais oublier le vaudeville, et
le vaudeville était cependant, de cet arbre dramatique, la
branche la plus vigoureuse et la mieux fournie. 11 comptait
îles jeunes amoureuses de trente ans, des jeunes premiers
munis de corsets et d'éperons de cuivre, des comiques
qui avaient dédaigné les offres les plus brillantes pour Ber-
lin, Limoges ou Vienne. Il y en avait un surtout qui avait
refusé mille écus et sa traversée deux fois payée pour la
Nouvelle-Orléans !
Ce comique se nommait monsieur Isidore.
II.
C'était une nature blonde, joufflue , quelque peu épaisse,
les bras et les jambes en cerceau; au demeurant, joyeux el
pauvre , aussi peu en peine de faire honneur à un souper
à la Régence, que de dîner avec des œufs durs. Isidore en-
trait dans sa Irentc-qualrièmc année, et à ce bel âge il était
aussi nouveau venu dans le monde que le jour de sa première
communion. Tantôt on le trouvait, sans aucun prétexte, d'une
gaieté folle; d'aulresfois il s'abandonnait à une mélancolie de
trappiste. Sa conversation élait un problème sans fin : tour à
tour il parlait comme un enfant et il raisonnait comme un
grand politique qu'il n'était pas; pour tout dire, il semblait
que la Providence, en le pétrissant, s'était arrêtée aux trois
quarts de son œuvre, et qu'elle l'avait jeté dans notre pla-
nète à peine dégrossi au physique, et fort imparfaitement
élaboré au moral. On conçoit néanmoins la somme de qua-
lités que comportaient ces défauts. Isidore était doué d'une
bonhomie si pleine de franchise , qu'avec un peu de bonne
volonlé elle équivalait à de la candeur, et colorait de quel-
que charme les imperfections de sa mobile nature. A force
de naturel , il élait expansif et bon. Les ridicules qu'il
scrutait dans le monde avec l'espièglerie d'un gamin , il les
singeait à la scène avec un laisser-aller qui devenait par-
fois le sublime de la charge, tant il était impossible d'y
reconnaître les traces de l'étude. Le comique d'Isidore était
un composé de nuances nerveuses et tant soit peu épilep-
tiques. Il était admirable dans les petits rôles où il avail à
faire plus de grimaces que de paroles à dire.
L'inauguration du beau théâtre d'Anvers eut lieu enfin,
mais après bien des remises. Le plus beau monde, dans ses
plus fastueuses toilettes, assistait à la fête. Le gouverneur
de la province et le commandant militaire occupaient les
deux avant-scènes; au balcon et dans les loges se pressait
la noblesse des environs, qu'une pareille circonstance avait
arrachée à la monotone existence de ses terres; au-dessus et
au-dessous de cet univers à part, s'éparpillaient le inonde
oinnicolorc du commerce, et la tribu non moins bigarrée des
artistes et des rapins qu'Anvers , à toutes les époques , a eu
le privilège de nourrir, à cause de son Académie, de ses
vieilles gloires de peinture et de son précieux musée fla-
mand. Comme il arrive à toutes les ouvertures de Ihéàlre ou
de Chambre des députés, on 6' occupa beaucoup plus de la
salle que des acteurs; on battit des mains aux raccourcis de
Philastre; on cria Bravo! aux enroulements de Cambon. Le
ténor remercia du geste, et la prima lit la révérence.
Isidore remplissait un rôle de bouffon. On fit encore moins
attention à lui qu'aux autres.
Les jours suivants, cette fièvre curieuse et architecturale
fil place à un examen plus froid du répertoire et des artistes,
qui furent envisagés sous le double rapport de l'art et de la
nature. Les vieillards se plaignirent qu'on ne leur donnait
que des choses usées et qui couraient les rues, Rossini.
Meyerbeer, Ilérold , au lieu de les régaler de la bonne musi-
que du bon temps, desarietles de Dalayrac, de Devienne, du
Redon ou de Paësiello; les jeunes gens manifestèrent leurs
préférences, les uns pour la première chanteuse, les autre»
pour la mère noble^ Ne vous étonnez pas, s'il vous plaît; la
mère noble était la propre nièce de la chanteuse à roulades.
Les ingénues du vaudeville et les égyptiennes du corps de
ballet furent abandonnées aux amours désintéressés des mu-
siciens de l'orchestre ou des comparses , comme c'est la
coutume el le droil de chacun.
Pourquoi donc, je vous prie, les bourgeoises auraient-clle«
été exclues de ces universelles sympathies? pourquoi n'au-
raient-elles pas eu , elles aussi, leur bonne part dans ce flux
dépassions déchaînées? et qui les eût empêchées, comme lanl
d'autres, de rompre la digue, après avoir été retenues au
coin de leur poêle pendant ces longs jours de l'hiver ? Nous
diras-tu, Amour, combien de cœurs tu fis battre sous le satin
des robes ou les amples plis du cachemire? Nous répéteras-
tu les cauchemars bondissants, les réveils en sursaut pendant
les nuits, les aventureuses contemplations sous les ogive*
de la cathédrale? Et les confesseurs n'eurent-ils pas beau-
coup à perdre dans cette lutte corps à corps avec des comé-
diens?
Or, tandis que les maris dormaient au fond des loges ou vi-
daient leurs bourses à Philotaxe, les femmes ne perdaient
pasuncoupd'œil au théâtre. Il y en avait une entre aulres, ha-
bituée assidue du vaudeville, se souciant fort peu de l'opéra,
dont le binocle d'or ne quittait point la scène, et qui se tenait
parfois si singulièrement penchée sur le bord du balcon, qi c
chacun devinait qu'au-delà de la rampe il y avait pour elle
un Miehu, un Gavaudan ou un Laïs. A toutes les représenta-
tions se renouvelait cette étrange pantomime. Acteurs et pu-
blic en savaient le dernier mot; il n'y avait que deux per-
sonnes au monde qui l'ignorassent : le mari et l'involontaire
séducteur, qui faisait ainsi converger sur son innocente per-
sonne les ardentes convoitises de celle dame Patiphàr.
Le rideau venait de tomber sur la dernière scène de l'Ours
et le Pacha, quand le régisseur Reshaniic, culminant Schaa-
baham, c'est-à-dire Isidore, dans une coulisse, lui dit pres-
qu'en colère en lui secouant le brr.s avec véhémence :
— Brama que tu es , tu veux donc faire mourir de chagrin
ta Zoloé?
— Comment cela? répliqua Schaababam , en proie au plu»
parfait ébabissemcnl.
— Mais, aveugle ! c'est qu'il y a dans la salle une femme qui
est folle de toi! fit Desbanne, enfonçant le turban d'Isidore jus-
que sur son nez, comme si ce turban côtelé tin vieux chapeau.
— Ah! mon Dieu! s'écria le mortel aimé , relevant son
turban et sa lête. Après quoi il poussa un profond soupir, et
demanda au régisseur s'il ne venait pas d'avoir une attaque
d'apoplexie.
— Ce qui ne contribuera pas peu à augmenter ta surprise,
L'ARTISTE.
213
continua Desbannc, sans faire attention aux alarmes de son
camarade , c'est que cette femme est mariée , riche et com-
tesse. %
— Kt comtesse! répéta Isidore.
— Et riche, réitéra Deshanne.
— Amandinc, je vais bien mal me conduire à ton égard!
déclama Schaahaham avec un tragique fausset.
Puis, se tournant vers son interlocuteur, et lui tendant sa
large main :
— Elle est riche! elle est comtesse! Oh! mon ami, tu
vas me donner son adresse, et. en échange, je t'invite à notre
premier souper.
III.
Le secret dévoilé par le régisseur à Isidore, jeta un tel dé-
vergondage dans ses idées, et fit tourbillonner dans son cer-
veau un si éblouissant pêle-niéle de projets extravagants,
que, remonté dans sa loge, il y passa deux grandes heures à
écrire en imagination les chapitres de son roman , à le cou-
ronner d'une fin bien inattendue , à se promener de long en
large dans cet idéal de paradis , et à barbouiller des lettres
dénuées de sens , qu'il s'empressait de déchirer avant même
d'en avoir achevé la première phrase. Il imagina ensuite
qu'il avait dépouillé l'acteur, et, comme à l'ordinaire, revêtu
l'homme du monde ; et par-dessus sa robe d'ulémas, endos-
sant son paletot , sans oublier ses gants de fil et son lor-
gnon de corne de buffle , il s'apprêta à descendre de sa loge.
Mais durant les deux heures qui , pour Isidore , avaient coulé
si rapides , on avait eu le temps de remonter le lustre, de
baisser la rampe, d'éteindre les quinquets et de fermer les
portes du théâtre ; l'obscurité la plus profonde régnait par-
tout. Étonné du silence et de l'ombre, Isidore trébucha; il
était , en cet instant du réveil , à la plus haute marche d'une
manière d'escalier en échelle; la tête lui tourna, son corps
suivit le mouvement de sa tête , et il roula jusqu'à une toile
de fond qui représentait un soleil rouge, soi-disant italien,
avec des monuments rouges, des toits rouges; et tout, mo-
numents, ciel, toile et homme, vu l'heure et l'état des lieux,
se trouvait absolument noir.
Cette chute, on l'imagine, fit perdre connaissance à Isi-
dore. Lorsqu'il revint à lui, il porta la main à son front, af-
freusement contusionné; puis il l'abaissa à la région gauche
de ses côtes, qui avait eu à subir de notables avaries; et enfin,
rassemblant du fond de ses poumons le peu qui lui restait
d'haleine, il appela à l'aide.
Personne ne répondit, l'écho seul, mais si faiblement!
La voix d'Isidore se perdait avec un grondement sépulcral
dans les cavités des loges; il eut peur et se lut. Un faible
rayon de lumière se brisant aux angles vifs des marches de
l'escalier qu'il avait naguère si promplement descendu, ra-
nima son cœur prêt à défaillir pour la seconde fois. II se
(raina sous les degrés périlleux, aspirant, buvant cette clarté
hospitalière qui allait lui permettre de contempler ses plaies
et d'y poser le premier appareil. Étoile radieuse, splendeur
du ciel! Il en approche, il est à la porte de sa loge, il y met
le pied, et soudain le quinquet lance au plafond sa fumée
dernière. Isidore arrive ju^te à temps pour en savourer l'o-
deur, et pendant quelques secondes il peut mesurer toute la
grandeur de son infortune au reflet rougeàtre de la mèche,
squelette consommé qui se tord en grésillant.
Scbaabaliam sortit comme un furieux, autour de lui faisant
danser les meubles, craquer les miroirs de Bohème cl les bas-
sins de terre cuite; son malheur passait son espérance. Il
appela, il frappa du pied ; mais qui pouvait avoir l'oreille ou-
verte à deux ou trois heures de la nuit?
— Je voudrais que tous les régisseurs et toutes les comtesses
du monde fussent au diable, pensa Isidore, tout en cherchant
par mille et mille détours le foyer des acteurs, ajoutant con-
tusions à contusions, entassant bosses sur bosses, fou de
douleur, fou de désespoir, et le dirai-je? fou d'amour.
Il y avait en effet dans le foyer des acteurs quelques ban-
quettes assez douillettement rembourrées, sur lesquelles,
faute de mieux, il aurait pu attendre le jour et composer
avec ses douleurs physiques. Mais, bien décidément, Isidore
avait le cauchemar, les yeux ouverts; il cherchait encore le
foyer propice, quand déjà il était près de la rampe, séparé
par un simple rond de jambe du précipice de l'orchestre.
Machinalement il s'arrêta au penchant de l'ablmc; machi-
nalement aussi il se souvint qu'il y avait par là un excellent
fauteuil de cuir, un vrai fauteuil de bénédictin. Il tàta des
mains et des chevilles, se ploya en deux, s'accroupit, gagna
son centre de gravité dans les régions subterranéennes, et au
bout de quelques minutes, le théâtre d'Anvers tout entier se
livrait aux douceurs d'un bienfaisant sommeil.
Ce ne fut qu'au retour de l'aurore qu'on découvrit, à côté
de la toile de fond, un lorgnon sans verre, dont la chaîne de
sûreté était rompue; quelques pas plus loin, un gant de fil
dépareillé jonchait les planches ; M. Isidore, qui s'était fait
un oreiller de son chapeau de soie, lamentablement meurtri,
ronflait de toute la puissance de son estomac dans le Irou du
souffleur.
IV.
Il fallut le panser, le soignerai faire boire des sirops.
L'affiche était composée pour le jeudi suivant, il fallut la re-
faire. Le premier médecin de la ville se présenta chez Isidore,
envoyé par une personne inconnue. Le comédien, sans vou-
loir l'entendre, lui fit défendre sa porte, sous prétexte qu'il
saurait bien mourir ou vivre saus l'assistance des charlatans.
En revanche, il reçut avec une aménité de patriarche les vi-
sites du médecin du théâtre, qui le soignait gratis. Amandinc
s'informa avec inquiétude de son absence et de ses aventures
nocturnes. Isidore lui répondit qu'elle eût à ne point s'ingé-
rer dans ses affaires domestiques; il se promit d'ailleurs, aus-
sitôt son rétablissement, d'intenter une action judiciaire et de
demander des dommages-intérêts aux allumeurs et au portier,
pour avoir éteint et fermé le théâtre beaucoup trop tôt cl
sans crier gare!
Deux fois le nom d'Amandinccst venu se placer sous notre
plume, et peut-être les soupçons ingénieux de ceux qui nous
lisent ne sont-ils pas suffisamment éclairés à cet égard.
Amandinc était une jeune personne du corps de ballets .
un peu maigre, un peu plate, mais embellie d'une foule de
vertus morales qui faisaient excuser ces légers voiles de la
215
L'ARTISTE.
forme, pt, en outre, invariablement attachée par amour de
I art à son litre de demoiselle, bien qu'elle fût entourée des
tribut liions et des jouissances d'une quadruple maternité. Isi-
dore l'avait choisie pour maîtresse , parce que, au théâtre,
il faut en avoir une, ne fût-ce que pour contenance, et que
celle-là était, de plus, indispensable à l'économie de ses cos-
tumes.
I. c jeudi suivant, le nom d'Isidore ne brillait pas sur l'affi-
che ; au balcon , la place de la comtesse était vide. Toutes
ces circonstances étaient fidèlement rapportées à l'artiste;
aussi, à peine put-il mettre le pied hors de sa chambre, qu'il
s'abandonna à de vagabondes promenades sur la place du
Hoir, (lovant le balcon de son Andalousc an sein bruni. Le
temps qu'il ne passait point dans la rue, il le consommait à"
l'estaminet que la Providence, toujours prévenante, avait placé
en face de l'hôtel du comte de Rassinghem. De lemps à
autre, la brune et pâle figure de la comtesse apparaissait
comme un mirage derrière les persiennes blanches: Isidore
bondissait, tendait les bras; mais l'amoureuse forme s'éva-
nouissait presque aussitôt, et de ses rêves éthérés , le comé-
dien retombait lourdement sur son pot de pietermann, ou se
brûlait les lèvres avec son cigare qu'il prenait à l'envers.
I.a comtesse Marie de Rassinghem , quoique Flamande,
était une exilée sur la terre de Belgique. Née à Garni, elle
avait, dès son entrée dans le monde, brillé au premier rang
des belles et des adorées, elle pourtant si mince, si élancée,
si blanche, sous ce ciel des carnations vives, des formes vi-
goureusement potelées, des ovales et des chevelures blondes
de Rubens. C'était une tôle de Van Dyck, expressive et mé-
lancolique, avec un long regard passionné ou vague, indiffé-
rent ou moqueur ; véritable organisation excentrique, lasse
de la vie monotone, du trivial, et cherchant l'imprévu, le
bizarre, dans l'espoir de saisir au vol une émotion nouvelle.
Son règne fut court à Gand. Après le vif éclat de ses premiers
rayons, elle s'aperçut que chaque jour enlevait une lueur à
son auréole, et bientôt abandonnant une ville où elle n'était
plus la première, elle vint à Anvers pour y commencer sa
gloire. Dans celte ville, ellç^épousa le comte de Rassinghem ,
d'une vingtaine d'années plus âgé qu'elle, sorte de Nabab qui
avait fait fortune aux Indes néerlandaises, el qui n'avait plus
d'autre souci que celui de consommer ses revenus en s'oc-
cnpant, par menu plaisir, d'affaires de banque ou d'agiot.
G. GUÉNOT-LECOINTRE.
( La suite au numéro prochain. )
9
w&msiwmms
COMEDIE -FRANÇAISE.
L'KCOU des Jlims, de Molière. — L'ëprei'vk noi-velle, ik- Marivjui.
- Mlle Doze.
l est une chose qui devrait singulièrement
faire réfléchir les littérateurs de ce temps .
si empressés de publier leurs ouvrages, eux
qui se tuent quelquefois dès leur vingtième
année, parce que la renommée n'a pas en-
core voulu répéter leur nom. S'ils daignaient
s'instruire du passé, ils sauraient que VEcole des Maris est
la première pièce que Molière ait cru pouvoir imprimer, car
le manuscrit des Précieuses ridicules lui ayant été dérobé,
ce ne fut pas de son plein gré qu'il se décida à rectifier le*
erreurs contenues dans une édition faite sans sa participa-
lion. (I avait retenu ses autres comédies dans son porte-
feuille. Aujourd'hui, l'auteur du moindre vaudeville joué au
théâtre du Panthéon ou du Luxembourg, ne manque pas de
le faire paraître (rois jours après, chez liai lia , comme si la
France impatiente attendait son œuvre sans nom. Autre
lemps , aulrcs mœurs, autres comédies aussi ! ! ! Molière pro-
fessa toujours cette modestie suprême, ce doute des grands
esprits, el plus lard il fit tenir à son Misanthrope les discours
les plus sensés là-dessus. Qu'on se rappelle les sages conseils
d'Alceste à Oronte:
Qu'il faut qu'un galant homme ail toujours grand empire
Sur les démangeaisons qui nous prennent d'écrire;
Qu'il doit tenir la bride aux grands empressements
Qu'on a de faire éclat de tels amusements ,
Et que, parla chaleur de montrer ses ouvrages,
On s'expose à jouer de mauvais personnages.
Molière, guidé toute sa vie par de tels principes littéraires,
hésitait à livrer à l'impression VEcole des Maris, ce chef-d'œu-
vre; el Molière avait alors trente-neuf ans, âge qui le rendait
parfaitement susceptible d'apprécier la valeur de son génie.
Avant d'avoir atteint cet âge, tous nos grands hommes ont
déjà publié leurs œuvres complètes. Comme Molière eût souri.
de son sourire philosophique le plus profond , s'il eût été
témoin de cette déplorable fécondité et de celte incroyable
présomption que nous avons tous , hélas !
L'Ecole des Maris, dont le titre n'est pas tout à fail exact ,
puisqu'il s'agit de deux personnages qui ne sont pas encore
mariés, offre deux syslèmes d'éducation à l'égard des jeuues
personnes : Molière s'est toujours montré le défenseur des
femmes, même des plus rusées; aussi ne veut-il pas, (oui
d'abord, qu'elles soient enfermées ni contraintes; il préfère
s'en remettre à leur foi , quelque dangereuse que puisse être
la liberté pour elles. Il ne cessera de soutenir cette thèse, qui,
devenue sa loi théâtrale, tantôt se traduira pas les espiègle-
ries d'Isabelle et d'Agnès, tantôt par le bon sens de ses ser-
vantes, et sera enfin sanctionnée par la noble conduite d'FI-
L'ARTISTE.
•213
mire, la femme d'Orgon. L'excellence de ses moyens se
révèle dans celle pièce, qui devait le vengerdu peu de réussite
de Don G air te de Xavarre, celte espèce de pastorale héroï-
que, erreur que ses adversaires lui avaient fait commettre,
en le défiant de marcher sur les Iraces de Mlle Scudéry et
de d'Urfé. Bien n'est plaisant comme de voir le tuteur d'Isa-
helle servir de vieux Mercure à cette charmante enfant, et
porter les messages amoureux; cette bonhomie d'un individu
ridicule sans le savoir, sera une des grandes sources de co-
mique auxquelles puisera notre auteur. Isabelle , il faut l'a-
vouer, est un peu friponne; grande est sa légèreté, lorsqu'elle
va chercher un refuge dans la maison même de son amant;
mais à qui la faute ? à son geôlier !
Sommes-nous chez les Turcs, pour renfermer les femmes?
Personne ne plaint la destinée de Sganarelle , fort heu-
reux de n'èlre pas encore mari ; car la visite que rend Isa-
belle à ce jeune Valère , n'aurait plus pour sauvegarde l'in-
nocence; Sganarelle se trouverait dans la position de Georges
Dandin. La série des frères et amis raisonneurs, non moins
que raisonnables, de Molière, commence avec l'Ariste de
l'Ecole des Maris. Ce caractère est le germe de ces honnêtes
bourgeois, pleins de sens, qui connaissent si bien la pratique
de la vie , et veulent qu'on s'y accommode le mieux possible,
en respectant les goùls des autres. Arisle sait se plier môme
à la mode, cette divinité changeante; et il est de l'avis de
La Bruyère , qui dit qu'un philosophe doit se laisser habillerpar
son tailleur.
Molière a pris à Térencc ses deux frères, dont l'un est
doux et complaisant , l'autre maussade et méfiant. A la place
de deux filles , ce sont deux jeunes gens qu'élèvent les vieil-
lards de Térence, et il faut avouer que le Micion du poêle
latin, qui a servi de modèle à l'Ariste du poêle français, pousse
un peu loin la tolérance : « Croyez-moi, dit-il à son frère,
ce n'est pas un si grand crime , à un jeune homme , de faire
l'amour, d'aller au cabaret, d'enfoncer les portes. »
Non est flagilium , mihi crede , adolcscentulum ,
Scortarl neque polarc ; non csl neque fores
ElTrangcre.
La morale de ce Micion était un peu relâchée. L'Ariste de
Molière permet, lui, à sa pupille Léonor, d'aller à la comé-
die, au bal, toute seule avec sa suivante, et c'est assurément
oser beaucoup. Léonor ne prèle pas l'oreille aux discours des
galants, mais elle peut s'y habituer. Nous avons remarqué
que, dans la distribution des rôles faite par Molière pour sa
troupe, celui de Léonor appartenait à Mlle Béjart, qui de-
puis fut sa femme. Peut-être espérait-il lui inculquer ainsi
le sentiment du devoir. Malheureusement, le mariage de
Molière ne porta pas d'heureux fruits : Arisle eut à se re-
pentir d'avoir épousé Léonor.
De toutes les filles de Molière, Isabelle est la plus hardie.
Agnès, qu'on peut regarder comme sa sœur cadette, est
moins aventureuse : car Agnès ne fait que répondre aux
avances d'Horace; Isabelle prévient celles de Valère. Mo-
lière , en empruntant à un conte italien les ressorts ingénieux
de sa comédie (car il a su fondre Térence et Boccace), sub-
stitua à une femme mariée une fille libre dont on veut con-
trarier le désir. Après avoir sauvé les mœurs, il lui restait à
adoucir ce qui pouvait paraître choquant dans la conduite
d'Isabelle. C'est avec un art infini qu'il l'a fait, non-seule-
ment en traçant le portrait d'un tuteur ridicule et maladroit •
capable même de violence, mais encore en insistant sur la
sincérité de l'amour des deux jeunes gens. Isabelle s'écarte.
il est vrai, des limites que lui assigne la pudeur de son sexe :
mais elle en demande d'abord pardoD au ciel : clic y est
contrainte par la réclusion qu'on lui fait subir, et l'on a trop
bien vu l'honnête tendresse que Valère lui porte pour avoir
quelque inquiétude sur sa démarche. On sent bien qu'elle
n'csl pas femme à se vêtir de serge , comme le veut Sgana-
relle, et à vivre dans la compagnie des dindons d'une basse-
cour. Elle a trop de grâce dans la taille et trop de malice dans
l'esprit pour cela; mais ce n'est pas une effrontée, il s'en
faut, cl la mère de famille la plus sévère ne la désavouerait
pas pour sa fille, tout en ne se dissimulant pas qu'elle a un
peu trop de penchant à la dissimulation.
Mlle Doze a compris l'ensemble de ce rôle : elle y a été
convenable et gracieuse; mais elle n'en a pas étudié encore
tous les détails. Et qui pourrait attendre d'une jeune fille de
son âge, quelle que soit son intelligence, une expérience qui
ne s'acquiert qu'avec la réflexion et le temps? Il nous a semblé
parfois que Mlle Doze forçait un peu le ton et tournait au
drame , ce qui sérail faire un grand tort à la comédie de
Molière. Ainsi, sa frayeur nous a paru trop accentuée lors-
que Isabelle voit son tuteur près d'ouvrir la boite qu'elle lui
remet, et qui contient une lettre d'elle. Sganarelle, si cré-
dule qu'il soit, aurait droit d'être surpris d'un trouble si
grand. Il faut donc qu'Isabelle ait assez d'empire sur elle-
même pour ne se livrer qu'à demi. Le premier moment passé,
elle n'est pas embarrassée, en effet, pour trouver des raisons.
Elle appelle tout de suite la ruse à son secours, et, quelque-
vers plus bas. elle se rassure jusqu'à dire :
Je ne veux pas pourtant gêner voire désir,
La lettre est en vos mains, et vous pouvez l'ouvrir.
Nous signalons à Mlle Doze ces mouvements dramatiques,
que nous croyons trop prononcés, d'autant plus que l'É-
preuve nouvelle nous avait fourni déjà le sujet de la même
observation. Si le rôle d'Angélique, dans la jolie pièce de Ma-
rivaux, est accusé au point que cette jeune fille trahisse dès le
commencement le fond de sa pensée par des élans de sen-
sibilité, il n'y a plus d'épreuve, il n'y a plus de pièce alors.
Nous relevons ces fautes , parce que le talent de Mlle Doze
est plein d'avenir, et nécessairement acquis au Théàlre-
Erançais.
Tous ceux qui prennent intérêt à l'art de la comédie, ce bel
art qui se perd , doivent, autant que cela dépend d'eux, ensei-
gner à la débutante ce qu'ils ont pu apprendre dans la société
de Molière et de Marivaux. Lorsqu'une jeune personne mo-
deste, et bien élevée comme elle, met le pied sur la scène, ce
qui est assez rare, elle a droit à une discussion raisonnée. Les
courtisans perdent lesrois : il en est de même des actrices,
lorsqu'elles sont aussi jolies que Mlle Poze. Nous aurons
bientôt l'occasion de la juger dans un rôle important qu'elle
va créer; elle doit jouer dans la comédie de M. Ch. Lafont ,
jeune auteur qui , jusqu'ici , n'a compté que des succès.
216
L'AUTISTE.
MIKATRE L>E LA GAIETE.
LE Massacbe DBS Innocents , par [eu Fonian ci M. Mailla»
Nous voici revenus au temps des mystères. Le roi Hérode,
si fameux dans la pastorale, est rendu à l'exécration populaire,
tlérodc a dû se rendre à Home auprès d'Augusleaprès la bataille
d'Actiuni; craignant le courroux romain, el plein de jalousie, il a
ordonné que, si deux ans après son départ il n'était pas de
retour, on mita mort la reine Marianne son épouse. Améno-
phis, son premier ministre, très-profond scélérat, ambitionne
l'alliance d'Hérode pour sa fille, et veut faire mourir la reine.
C'est Phazael qui est ebargé de la mettre à mort, mais qui
la sauve. De là découlent une multitude d'incidents. La reine
revient à Jérusalem , et Hérode la retrouve au moment où
il allait se marier. Aménophis est remplacé par Phazael,
et la reine lui accorde la vie. Le jour du mariage, saint Jean
le précurseur, qui a déjà rempli le rôle d'ange, prédit au roi
que le Christ va naître, et que son règne obscurcira celui de
M. Hérode fils. Là-dessus, le roi entre dans une grande colère ;
il ordonne la mort du précurseur. Jean lui prédit une étoile en
plein midi à l'instant où il mourra. Jean meurt, et l'étoile annon-
cée paraît. Voilà un prophète. Aménophis rentre pour se ven-
ger et tuer l'héritier du trône. Pour cela il conseille au roi de
faire massacrer les enfants (le jour de la fête de l'enfance).
Le massacre est ordonné; il a lieu, et au moyen de scènes
(rès-incidentées, l'enfant royal se trouve tué, et le Christ
sauvé pour le salut du genre humain.
Ce drame, dans lequel la main énergique du pauvre Fon-
lan se fait sentir, a obtenu un succès éclatant. La richesse,
la pompe des décors a excité l'admiration du public. Les au-
teurs ont eu l'heureuse idée de mettre en scène plusieurs ta-
bleaux célèbres. Les acteurs ont joué avec ensemble; les en-
fants ont été surtout vivement applaudis. Les spectateurs se
sont retirés fort satisfaits. Ils ne se sont pas trouvés compris
dans le massacre des innocents. Cela est heureux!
Hippoltte LUCAS.
PALAIS-ROYAL : lus Avoués en vacances.— VARIETES : Fracoletta.
Les Avoués en Vacances, du Palais- Hoyal , ne sont pas
faciles à comprendre et surtout à expliquer. C'est un long
imbroglio qui se noue et se dénoue au moyen de scènes
dout quelques-unes sont d'un comique assez divertissant. On
y voit deux avoués et un juge avec toute sa famille, allant
passer leurs vacances en Suisse , s'ébattre sur le bord des
glaciers, gravir les pics, boire du lait et coucher dans les
chalets. On se croirait revenu au temps de la première in-
nocence. L'un des avoués s'amourache de la sœur d'un An-
glais, l'autre de la petite servante de l'auberge; l'un écrit à
sa belle pour lui demander un rendez-vous, l'autre va au
reudez-vous sans le demander. La missive amoureuse tombe
précisément entre les mains de la femme de l'avoué séduc-
teur, qui, furieuse, se dévoue à aller aussi au rendez-vous
pour convaincre d'infidélité son volage époux. L'avoué, qui
croit trouver la servante, trouve la femme de son ami. La
nuit, tous les chats sont gris, et lorsque, le lendemain, le
mari veut nier ses méfaits, la femme , sans se douter que ce
n'était pas son époux qu'elle avait rencontré la nuit dernière,
lui répond qu'elle y était; mais ce qui est obscur pour la femme
commence à le devenir moins pour le mari, à qui son ami
l'avoué vient de révéler en confidence combien le succès a
couronné la veille sa tentative amoureuse. Pauvre avoué ! il
s'arrache les cheveux, il conte son malheur à tous les échos
d'alentour; on le console en lui faisant entendre qu'il n'a fait
que courir des dangers , mais qu'il n'est pas encore enrégi-
menté. Comprenez si vous pouvez. Ce n'est pat ma faute si je
ne suis pas plus clair, car j'ai prévenu que la pièce était inex-
plicable. Je ne me suis pas amusé , du reste , à comprendre :
je me suis contenté, comme tout le monde, de rire du jeu
d'Achard et de Sainville, et de m'abaudonner aux éclats de
l'ébouriffante gaieté qu'inspire la vue d'Alcide Tousez,l'épou\
minolaurisc.
Fragolella est la fille d'un amiral anglais, qui, élevée i «in-
stamment sur les pontons, a appris dès ses plus jeunes an-
nées à vivre de la vie des marins, sait parler leur bagne,
boire comme eux, faire des armes comme eux .jurer commi
eux au besoin; avec cela la plus charmante figure de
jeune fille qui se puisse trouver, s'il faut en croire les au-
teurs de ce vaudeville. S'il en est ainsi , ils ne pouvaient
mieux s'adresser qu'à Mlle Louise Mayer pour représenter
leur héroïne. Pendant une traversée , elle a été vue par un
jeune officier de marine nommé Arthur (tous les personnages
de vaudeville se sont appelés Arthur celte semaine) , et Ar-
thur en est devenu passionnément amoureux.
Les midshipmen fêtent leur arrivée à Calais, et Arthur sel
du nombre. Au dessert, chacun racontant ses bonnes for-
tunes, notre amoureux, un peu trop excité par de fréquentes
libations de Champagne, en vient à parler de sa passion, cl
prenant ses désirs et ses rêves pour choses conclues aulre-
mentqu'cn imagination, raconte qu'il est aimé d'une jeune fille
dont il a déjà reçu les plus irrécusables preuves d'amour, et
il laisse échapper le nom de Fragolelta. A peine ce nom a été
lâché, qu'un jeune homme, que nul n'avait encore vu. s'est
élancé, et a souffleté l'insolent du démenti le plus formel. Ce
jeune homme ressemble terriblement à Fragolella, même
taille, môme figure , même voix , mais il se dit le frère de la
personne offensée par les propos d'Arthur, et on va se battre.
C'est le jeune homme qui est blessé, mais légèrement blessé
comme il convient dans tout honnête vaudeville.
Arthur allant savoir des nouvelles de sa victime, retrouve
tantôt Fragolelta, tantôt le frère. Entre eux il s'établit un jeu
de cache-cache, jusqu'à ce que Arthur reconnaisse que le
frère et la sœur ne sont qu'un seul et même personnage . el
que Fragolelta, touchée de l'amour d'Arthur, lui ait pardonné
et ait consenli à lui donner sa main. Ainsi finissent toutes le-
comédies.
Brindeau, dans le rôle d'Arthur, a montré de la chaleur. d«
la sensibilité. Sous le costume d'homme comme sous celui
de femme , Mlle Louise Mayer a paru une actrice gracieuse .
pleine d'intelligence, et a été constamment applaudie.
A. L. I
Typographie de Lacrainpe cl Comp. . rue Damielle, 2 - Fonderie de Thoroy, Virey cl Moiei
L'ARTISTE.
217
©©sjŒa&'a aosrerâ s>£a sa.32a&2(ï)2.
Romeo et Juliette,
SÏMI'HOME DRAMATIQUE,
Atcc chœurs, solos de chant, et prologue eu récitatif harmonique; compo-
sée d'après 1» tragédie de Shakspeare, par M. II. BERLIOZ, paroles de
M, Emile DESCHAMPS.
ouïs XIV prenait volontiers sa part d'un
sermon, mais ne pouvait souffrir qu'on la
lui fit. Je me permets , en fait
d'admiration , une répugnance
analogue à celle de Louis XIV.
J'ai grand plaisir, quand j'ai du
loisir pour plusieurs heures , que je puis m'enfoncer dans
mon fauteuil , devant un pupitre chargé d'un gros
Shakspeare , chargé lui-même des gloses de tous les com-
mentateurs, à savourer doucement, lentement et lon-
guement la poésie substantielle du vieux William; mais
je souffre impatiemment aujourd'hui qu'on me le vante.
Tant de bambins , qui naguère en étaient encore à jurer
par la parole d'un maître voltairien , alors que nous ex-
humions laborieusement les trésors enfouis sousces belles
ruines du théâtre anglais , se sont mis à crier des huzzas
en l'honneur de Shakspeare, qu'ils n'avaient même pas
lu dans la mauvaise traduction de Letourneur, que je
me raidis contre tous ces prôneurs-là. Shakspeare , pour
emprunter à Berlioz lui-même le mot qu'il appliquait à
Beethoven, Shakspeare a le malheur d'être à la mode.
Eh bien ! je n'aime pas les gens qui font de la littérature
une affaire de mode. Par exemple , ce sont , dans les cir-
constances où nous nous trouvons, littérairement par-
lant, d'abord les frivoles, qui veulent se donner l'air
distingué et nouveau ; puis les impudents , qui comptent
2' SÉllIE, XMU IV, li* LIVItAISO*.
bien usurper une apparence d'érudits: puis les envieux ,
qui se servent d'un grand nom étranger et d'une gloire
incontestable comme d'une massue pour écraser toute
prospérité littéraire dont la vue les blesse; puis les lâ-
ches, qui se mettent du parti le plus fort; puis enfin les
rabâcheurs de lieux communs, engeance odieuse qui
s'est abattue depuis quelques années sur le pauvre
Shakspeare.
Je puis le dire aujourd'hui à Berlioz, maintenant qu'un
des plus beaux succès dont on ait mémoire lui permet
de supporter en souriant la contradiction , je souffrais
vivement de le voir confondu avec cette tourbe qui ex-
ploite Shakspeare comme une chose de circonstance, et
nous fait chaque matin , au nom de Shakspeare , la leçon
avec une impertinence si risible. Berlioz, après avoir
à peu près créé une nouvelle forme de symphonie ,
après lui avoir du moins assigné une destination plus
large et une portée plus étendue , Berlioz n'était pas fait
pour marcher avec ces gens qui passent leur vie à men-
dier des opinions , et qui , lorsqu'on leur a fait , sans le
savoir, l'aumône d'un avis, s'en parent orgueilleusement,
tout comme le peut faire un escroc d'un habit qu'il n'a
pas payé.
Berlioz, qui avait fait deux grandes symphonies, les
symphonies les plus originales des dix dernières années ;
Berlioz , qui avait trouvé en lui seul les idées-mères de
ces grandes compositions; et Berlioz, proposant, ainsi
qu'il l'a fait quelquefois , Shakspeare comme le point de
départ de presque toutes les productions artistiques, les
types shakspeariens comme les seuls qu'on puisse imiter,
et l'inspiration shakspearienne comme le critérium de
tout art et de toute littérature ; Berlioz me paraissait un
contre-sens en chair et en os. A quoi bon se déclarer
émancipé, si l'on s'enchaîne à son tour dans un cercle
exclusif? Est -on bienvenu à se moquer des cuistres
classiques, quand on professe au profit d'une doctrine
devenue fort intolérante , quand on fait de Shakspeare ,
qui travaillait au gré du hasard , du besoin et de son ad-
mirable génie , un dieu à la pensée immuable? J'en vou-
lais donc à Berlioz, subissant en apparence l'influence
de l'horrible lieu commun, écrivant une ouverture pour
le Midsummer night's dream , et nous annonçant une
symphonie sur Romeo et Juliette.
HAtons-nous de le dire, le lieu commun shakspearien,
engendré par l'horreur de l'autre lieu commun classique,
n'est entré pour rien dans la nouvelle symphonie. Ber-
lioz, en empruntant un cadre à Shakspeare ou au vieux
Luigi da Porta , a fait comme un homme qui écrirait sur
papier anglais des idées parfaitement originales. II n
voulu pour sa musique une forme qui lût toute à lui, le
développement de ce beau germe qu'il avait déposé
dans son mélologue ; et cette forme , il l'a tracée, et on
la lui a exécutée, sans doute suivant le plan qu'il en
avait donné. Son but est de prendre la symphonie aYec
29
US
L'ARTISTE.
ses grandes masses instrumentales, ses mouvements
tumultueux et violents, avec ses combinaisons vagues
et mystérieuses, avec son éloquence d'autant plus puis-
sante qu'elle est moins définie , et qu'elle ressemble plus
;iux milliers d'éclairs subits qui composent la passion ;
puis d'unir ce moyen puissant à l'explication déclamée ,
à la parole nette qui analyse , et vous fait toucher les
détails matériels que la musique ne peut peindre , qu'elle
ne peut vouloir peindre sans se dessécher et s'appauvrir.
Le résultat de cette sage association est quelque chose
qui ressemble à la fois à l'oratorio et à quelques compo-
sitions instrumentales dont Beethoven a indiqué le sens.
Il est rare , en effet, qu'une invention vienne au monde
armée de toutes pièces , et sans aucun antécédent. Celui
qui renouvelle par addition n'en est pas moins un inven-
teur, et la symphonie, telle que la fait et la fera Berlioz,
est et demeure une nouveauté. L'oratorio liait trop le
musicien à la parole écrite. H ne pouvait la refuser,
quand il eût voulu faire parler seuls les tumultes intimes
de la passion, plus éloquents mille fois que la parole
impuissante. La musique instrumentale isolée était, sous
peine de ridicule, forcée de s'interdire la description
des faits , description souvent indispensable pour l'intel-
ligence. Berlioz vient donc de tracer, aussi bien qu'on
peut le faire à présent, les limites d'action de la parole
et de la musique, dans sa symphonie, nouvelle face de
l'art qu'il ne faudrait pas rapprocher davantage de l'o-
péra. 11 attribue à la parole le récit des faits et des choses
matérielles, à la musique la peinture des sentiments. II
est sans doute quelques effets matériels dans la peinture
desquels la musique devient un puissant auxiliaire.
C'est au compositeur à voir ce qu'il peut et doit, et à se
décider suivant les circonstances. On n'est homme de
génie et de talent qu'à condition de réussir en se faisant
sa loi. C'est ce que Berlioz vient de démontrer de la
manière la plus éclatante. Qu'il prenne désormais le su-
jet de ses symphonies à Shakspeare ou à Eschyle, je n'ai
plus rien à dire, sinon que ce seront toujours des sym-
phonies de Berlioz.
Il a commencé par rétablir, comme plus favorable à
son dessein , le chœur de la tragédie grecque , ce chœur
qui personnifie la voix et la notoriété publiques , et que
Shakspeare a fait intervenir à la fin du premier acte
seulement. Pour obtenir de l'élément vocal toute la va-
riété que peut comporter un genre qui n'est pas l'opéra ,
il a introduit de loin en loin une voix réciTante, et les
masses instrumentales sont chargées de peindre à grands
traits les mouvements de la passion et des sentiments.
Les indications du programme, substituées aux déno-
minations banales de moderato , adagio , scherzo , mi-
nuetto et presto, nous instruisent par avance du but de
leur action. Nous sommes complètement préparés; nous
n'avons plus qu'à nous laisser aller, sans% peine et sans
fatigue, là où le musicien va nous conduire. Partons.
iV° 1. Introduction instrumentale : Combats, tumultes.
Intervention du Prince. — 1er Prologue. Petit chœur.
Air de contralto. Suite du Prologue. Schcrzino vocal
pour ténor. Solo avec chœur. Fin du Prologue.
Cette introduction , d'un caractère assez vague , et qui
sent peut-être l'embarras et la palpitation de cœur du
commencement, est coupée, au moment où elle s'anime,
par une proclamation du prince, récitée par tous les
Instruments de cuivre à l'unisson , sauf quelques rares
accords à la fin de chaque membre de phrase. Cela est
d'un beau caractère, mais je n'aime pas l'unisson, dont
on a beaucoup abusé dans ces derniers temps. C'e»l
d'ailleurs une opinion particulière qui n'oblige personne.
Cette opinion ne s'applique pas au chœur, qui est conçu
tout à fait dans le même système , mais qui a besoin de
la plus grande simplicité pour que l'explication ne de-
vienne pas inutile. Ce premier chœur annonce l'amour
naissant de Bomco et de Juliette, ainsi que les circon-
stances qui l'environnent. Un charmant solo de contralto,
plein d'une langueur passionnée, invite les jeunes amants
à se livrer à cette belle poésie de la vie. Le chœur in-
tervient de nouveau , mais pour son compte. Il pense ,
il juge. C'est la traduction du joli récit de Mcrcutio , sur
les espiègleries et les courses nocturnes de la reine Mab.
Aussi n'est-il plus question d'unisson. Un rhythme vif et
malin , que se renvoient alternativement le ténor et le
chœur, complète cette excellente introduction.
JY" 2. Romeo seul. — Bruit lointain de bal et de concert ,
grande fête chez Capulet. — Andante et allegro (or-
chestre seul ) .
Nous sommes ici en pleine passion. On éprouve, comme
Bomeo, cette ivresse des pressentiments qui nous a tous
saisis quand nous entendions de loin l'orchestre qui al-
lait nous entraîner sur ses rhythmes avec de jeunes beau-
tés inconnues. Le bruit de la fête et les accords du con-
cert sont magiques. L'allégro fougueux qui termine cette
partie a été salué par l'auditoire avec une triple salve de
cris et d'applaudissements.
Ar° 3. Le jardin de Capulel silencieux et désert. Lesjeums
Capulets , sortant de la fête , passent en chantant des
réminiscences de la musique du bal (chœur et orchestre).
— Juliette sur le balcon, et Romeo dans l'ombre. Ada-
gio (orchestre seul).
Le musicien a réalisé ce mot de Chateaubriand : « On
n'entend que le silence , » dont on s'est tant moqué , et
dont Berlioz prouve la vérité Sur le calme mystérieux
de l'orchestre plane un chœur lointain de jeunes étour-
L'ARTISTE.
219
dis. C'est une musique de mauvais sujets qui respectent
assez peu leurs idoles de la soirée. On croit entendre
Mercutio dire :
Ladies' lips wko straiyht on kisses dream ,
Vfhich oft the angry Mab with blisters plagues ,
Because their breaths with sweet méats tainted are-
La scène de la fenêtre présentait plus d'un écueil. Il
en était un que le musicien n'a pas voulu éviter, parce
qu'il ne le regardait pas comme tel. II n'a pas cru que
vingt minutes fussent de trop pour peindre les transports,
les enfantillages et les bavardages sublimes de la passion
pendant une nuit entière. Il a fait de son mieux. Mais le
public assemblé, qui n'est ni poëte, ni rêveur, a trouvé
un peu longues ces belles réminiscences d'amour, qui
présentent d'ailleurs quelque vague à la première audi-
tion , et rappellent l'adagio de la symphonie pasto-
rale.
A*0 h. La reine Mab ou la Fée des Songes [scherzo, or-
chestre seul ).
La grande péripétie s'accomplit. Comme vous ne pou-
vez voir musicalement le mariage secret et l'assoupisse-
ment de Juliette , c'est la reine Mab qui se charge de
vous donner l'intermède. Un rhythme neuf et étrange
galope sur des tenues de violons armés de sourdines;
mais, pour les premiers violons, ces tenues sont des
trilles continues sur des sons harmoniques pris dans le
bas du manche; et comme ces premiers violons sont par-
tagés en deux parties, ces trilles et ces sons harmoniques
se rejoignent ou s'éloignent en consonnances ou en dis-
sonnances. Les instruments à vent , avec leurs sons
étouffés, mais surtout le cor anglais et les tintements
alternatifs de timbres de pendules et de la harpe, éga-
lement traitée en sons harmoniques, produisent avec
tout cela un effet dont notre description ne peut donner
l'idée. Les arabesques semées par la gelée sur les vitres
transparentes sont moins bizarres, moins variées, moins
légères et moins froides que cette capricieuse musique
de la nuit.
.Y'.' 5 onu Prologue (petit chœur). — Convoi funèbre de
Juliette (chœur et orchestre;. — Marche fug née alter-
nativement , instrumentale et vocale.
.X" G. Romeo au tombeau des Capulets.
Juliette (orchestre seul).
Réveil de
Ces deux parties contiennent de grandes beautés ;
mais comme le public d'élite qui assistait à cette pre-
mière épreuve avait donné aux cinq premières parties
des marques d'une attention soutenue et d'un intérêt
bien vif, il m'a semblé que les suffrages se reposaient
un peu et reprenaient haleine. Si l'on s'était réservé
pour la dernière partie, on avait eu raison.
No 7. Final chanté par toutes les voix des deux grands
chœurs et du petit chœur, et le père Laurence. Double
chœur des Montagus et des Capulets. — Récitatif, récit
mesuré, et air du père Laurence. — Rixe des Capulets
et des Montagus dans le cimetière; double chœur. — In-
vocation du père Laurence. — Serment de réconciliation;
triple chœur.
Ce final est remarquable par l'air du père Laurence .
plein de mélodie, de tendresse et d'onction. Le serment
de réconciliation , qui termine celte vaste composition .
est plein de mouvement et de grandeur imposante. Ce
morceau grandiose peut être mis à côté des masses cho-
rales qui ont produit le plus d'effet dans l'histoire de
l'art musical.
La symphonie de Romeo et Juliette fera époque. C'est
l'avènement d'un nouveau genre enrichi des plus grandes
ressources, mais qui demandera toujours l'union d'un
musicicn-poëte , et d'un poëte qui comprenne les besoins
de la musique. Ce genre sera interdit à la médiocrité, et
surtout au musicien qui n'aurait que la grâce. C'est par
la force et par le caractère que se distinguent avant tout
les morceaux de la symphonie nouvelle. Nous ne ferons
pas à Berlioz l'injure de mentir pour lui accorder l'es-
pèce de qualité mélodique qu'il n'a pas, et qu'il dédaigne
probablement. Nous ne la dédaignons pas autant que
lui, mais nous savons accueillir dignement les grandes
qualités qui en tiennent lieu dans sa manière.
Nous aurons probablement à revenir sur quelques dé-
tails nouveaux dans cette conception , et sur la coupe
inusitée qui va peut-être donner naissance à une poéti-
que et à des règles nouvelles. Nous n'avons pas plus la
prétention d avoir tout dit que d'avoir tout entendu.
A. SI'ECIIT.
GCniCLA.1T.
i M. Védel croit réfuter les repro-
ches adressés par la critique à la mo-
notonie du répertoire en reprenant
des ouvrages tels que Coriolan , il m;
(rompe étrangement. Si c'est ain-
si qu'il entend protester contre la
corruption du goût et justifier les
encouragements accordés par les Chambres à messieurs
les comédiens ordinaires du roi, il commet une sin-
•220
L'ARTISTE.
gulière bévue. En 1784, quand cette pièce fut jouée
pour la première fois, la France connaissait à peine l'ad-
mirable tragédie que Shakspeare a écrite sur le même
sujet; mais aujourd'hui les principaux monuments de la
littérature anglaise, et en particulier le théâtre de Shak-
speare, nous sont trop familiers pour que la pièce de
Laharpe puisse se produire avec quelque chance de
succès. Si les poètes contemporains de la France ne sont
pas encore parvenus à ressusciter Shakspeare , le public
est du moins parvenu à le comprendre, et ce progrès suf-
firait seul à expliquer la sévérité avec laquelle il juge les
tentatives dramatiques faites chez nous depuis dix ans.
Le Coriolan de Shakspeare est trop connu, trop admiré
du public français, pour qu'il soit permis de remettre
à la scène le Coriolan de Laharpe. Si Ducis, malgré
quelques vers empreints d'une sensibilité vraie, ne peut
lutter contre l'indifférence , croit- on que Laharpe
avec son style de rhéteur, soit de force à peupler les
banquettes du Théâtre-Français? Si Hamlet , Romeo et
le Roi Lear, tels que Ducis nous les a montrés, font au-
tour d'eux une solitude obstinée , espère-t-on que le
Coriolan de Laharpe sera plus heureux? Pour s'abuser
à ce point, il faut ignorer profondément l'état du goût
public. Il est probable que nous devons à Mlle Kachel la
reprise de Coriolan. Messieurs les comédiens voient dans
Laharpe un disciple de Voltaire, et, comme à leurs
yeux Voltaire procède de Corneille et de Racine, comme
Mahomet et Zaïre sont de la même famille que Cinna
et Andromaque, il leur semble naturel que le public
accueille avec empressement les amplifications versifiées
que Laharpe a décorées du nom de tragédie. Ils ne son-
gent pas à se demander si l'auteur de Coriolan a violé
ou respecté l'histoire, s'il a consulté Shakspeare, ou imité
Claudien. Toutes ces questions sont pour eux sans im-
portance. Ils voient dans le succès de Mlle Rachel le
symptôme irrécusable d'une réaction littéraire, et ils
comptent sur la réaction pour assurer le succès de
Coriolan, etde toutes les pièces jetées dans le même moule.
Si l'évidence pouvait dessiller leurs yeux , ils sauraient
aujourd'hui à quoi s'en tenir sur cette prétendue réac-
tion; mais leur entêtement tiendra bon sans doute pen-
dant quelques mois encore. Ils ne se rendront qu'après
avoir vainement essayé d'appeler la foulecn garnissant les
loges de spectateurs enrégimentés pour soutenir la réac-
tion. Quand ils verront que les approbateurs convoqués
à domicile ne suffisent pas pour mettre Laharpe sur la
même ligne que Shakspeare, peut-être consentiront-ils
à comprendre que le talent de Mlle Rachel n'a rien
changé aux conditions de la poésie dramatique. Mais
avant qu'ils ne confessent leur aveuglement, avant qu'ils
ne composent leur répertoire de façon à contenter le goût
public, nous aurons probablement à subir quelques
tragédies écrites du même style que Coriolan, conçues
»vec la même sagesse, dialoguées avec la même ardeur,
aussi fidèles à l'histoire , aussi fertiles en émotions. Au
train que prennent les choses , je ne désespère pas de
voir prochainement sur l'affiche du Théâtre-Français les
œuvres capitales de Lemierre et deCampistron. Il est im-
possible que messieurs les comédiens ne professent pas
pour ces deux poètes illustres une admiration profonde ;
Lemierre et Campistron n'appartiennent-ils pas à cette
grande école que Mlle Rachel a rajeunie? ne descendent-
ils pas en ligne directe de Corneille et de Racine? Qui ose-
rait dire : non? Le répertoire dramatique de la France
est assez riche pour se passer de pièces nouvelles; les
poêles peuvent se croiser les bras, et chercher pour leurs
forces une autre arène que le théâtre; messieurs les
comédiens ont sur les rayons de leurs bibliothèques plu-
sieurs centaines de tragédies d'un mérite éprouvé, écrites
selon le code de l'abbé d'Aubignac ; les provisions sont
faites pour longtemps , il n'est pas nécessaire de renou-
veler le répertoire avant la fin du siècle présent. Telle
est , nous le croyons, la pensée secrète de messieurs les
comédiens. S'ils ne l'avouent pas hautement, c'est de
leur part générosité pure; ils ne veulent pas décourager
les poètes assez ignorants pour ne pas partager leurs con-
victions sur la richesse inépuisable du répertoire, et ils
consentent à les laisser se consumer en efforts inutiles ;
car ils savent que les poètes n'abandonneraient pas sans
douleur leurs projets ambitieux. Il y a dans cette tolé-
rance une grandeur, une bonhomie, que nous ne saurions
trop louer. Nous espérons cependant que la solitude ne
sera pas sans éloquence ; nous espérons que les logée
garnies de locataires invisibles ébranleront la conviction
de messieurs les comédiens. Les rares clients réunis pour
assister au triomphe de la saine littérature deviendront
de jour en jour plus difficiles à recruter, et les interprètes
de Laharpe, n'ayant plus qu'eux-mêmes pour auditeurs,
se résigneront à consulter le goût public.
En attendant que MM. les comédiens nous fournissent
l'occasion de proclamer leur sagacité , nous croyons
utile d'insister sur la nullité de Coriolan. Tous les
hommes familiarisés avec les études littéraires savent à
quoi s'en tenir sur la valeur réelle de cet ouvrage, et
notre affirmation n'aura pas le mérite de la nouveauté ;
mais si elle peut hâter le renouvellement du répertoire .
nous nous applaudirons d'avoir répété ce qui est démontré
depuis longtemps. La vie de Coriolan est un des sujets
les plus dramatiques de l'antiquité. Les pages consacrées
par IMutarque à l'histoire de Coriolan réunissent tous
les éléments d'intérêt que le poète peut souhaiter. Dé-
tails familiers, révélations sur l'état de la société romaine,
sur les divisions du peuple et de la noblesse, sur les pas-
siens politiques et les croyances religieuses , rien n'y
manque ; IMutarque a réuni avec un soin scrupuleux tout
ce qui peut servir à nous éclairer. Les documents qu'il
nous offre pourraient être mieux ordonnés ; dans cette
narration presque toujours si vivante, il y a plus d'une
L'ARTISTE.
221
digression oiseuse; mais, malgré quelques paragraphes
qui amènent le sourire sur les lèvres du lecteur, il est
impossible de ne pas admirer la simplicité instruc-
tive de cette biographie. Après avoir parcouru ces
pages, où la raillerie se môle souvent à la crédulité ,
nous connaissons le jeune patricien comme si nous
avions dormi sous sa tente , comme si nous l'avions suivi
au sénat. Nous savons tous les secrets de son orgueil ,
le nom de ses aïeux nous est familier , et nous ex-
plique sa colère en face des tribuns. Volumnie et Virgi-
lie encadrent dignement cette figure ; la famille et le
forum offrent à nos yeux une suite d'émotions diverses,
et semblent inviter le poëte à chercher, dans le récit du
biographe, les éléments d'une tragédie. Dans l'amplifica-
tion dialoguée de Laharpe, nous ne retrouvons aucun des
traits qui nous ont charmés dans Plutarque. Virgilie a
disparu; les enfants de Coriolan ont été jugés indignes
de la scène. Les matrones romaines, réunies dans le
temple de Jupiter, agenouillées près de Virgilie, ont
subi la même proscription. Laharpe a si bien mutilé,
si bien défiguré le récit de l'écrivain grec ; il a si bien
effacé toutes les paroles qui expliquent les sentiments
et les pensées de Coriolan , qu'il semble ignorer jusqu'au
nom de Plutarque. La dissertation qu'il a décorée du
nom de tragédie est si loin de la couleur antique, si
loin de la société romaine , que nous sommes tentés de
nous demander pourquoi cette pièce s'appelle Coriolan.
Shakspeare, qui ne connaissait pas directement l'anti-
quité ; Shakspeare , qui ne savait ni le grec , ni le latin ,
comme les commentateurs l'ont surabondamment dé-
montré, a traité Plutarque avec un respect, avec une
piété dignes d'un helléniste consommé. Il n'avait pas été
couronné, comme le versificateur français, dans les solen-
nités universitaires, mais il comprenait profondément la
vie politique et familière de l'antiquité. Il a recueilli avec
un soin religieux tous les traits épars dans le récit de Plu-
tarque, et, de la réunion de ces traits, il a composé une
figure pleine de grandeur et d'énergie. Il a suivi pasà pas
le récit de l'historien grec. A peine trouverait-on, dans sa
tragédie, une scène qui n'ait pas dans Plutarque son ori-
gine et sa justification. Cependant , malgré cette appa-
rente servilité, malgré cette soumission officielle, la tra-
gédie de Shakspeare est pleine d'invention . Nous trouvons
dans Plutarque le refletde la société romaine; dans Shak-
speare, nous voyons Rome même. Les reproches adressés
aux plébéiens de Shakspeare ne sont pas sans fondement ;
il a peut-être exagéré la grossièreté de la populace ro-
maine; mais, en lisant Coriolan, il ne faut pas oublier
que les matelots anglais allaient souvent au théâtre du
Globe. L'invention qui a relié tous les traits épars dans
Plutarque est d'autant plus merveilleuse qu'elle échappe
à l'analyse. En comparant le récit de l'écrivain grec à la
tragédie du poète anglais , on a peine à saisir la transfor-
mation du témoignage historique ; mais cette transfor-
2e SÉRIE , TOME IV, 14e LIVRAISON.
mation , quoique mystérieuse , ne saurait être révoquée
en doute.
Il y a dans la tragédie de Shakspeare toute la substance
du récit de Plutarque , plus le génie de Shakspeare.
Cet élément indéfinissable qui vient s'ajouter à la réa-
lité, réveille, ainsi qu'un autre Lazare, le Coriolan de
Plutarque , et le ramène parmi les vivants. A l'époque où
Laharpe écrivait sa tragédie , Shakspeare était déjà
connu en France, et malgré les lacunes et les erreurs de
la traduction publiée par Letourneur, il était facile d'ap-
précier les beautés éternelles qui recommandent le Co-
riolan du poëte anglais. Comment donc Laharpe n'a-
t-il pas songé à profiter de Shakspeare pour comprendre
Plutarque? ou plutôt, comment la lecture de Plutarque
ne l'avait-ellc pas préparé à comprendre Shakspeare ?
Il y a dans la cécité intellectuelle de Laharpe un pro-
blème qui défie toutes nos investigations. Plutarque et
Shakspeare sont demeurés pour lui lettre close. Il avait
cependant connu directement l'antiquité ; l'étude l'avait
familiarisé avec les mœurs romaines; la lecture des
poètes grecs et latins semblait le préparer à l'intelligence
de Shakspeare, qui se rattache par le côté humain à
la grande famille dont Homère est le chef. Mais il n'a
compris ni Plutarque ni Shakspeare. C'est là une vérité
vulgaire que messieurs les comédiens ne devraient ja-
mais oublier.
Gustave PLANCHE.
Roland Furieux,
Nouvelle traduction avec la vie de l'Arioste, et des notes sur les
Romans chevaleresques, les Traditions orientales , les Chroniques,
les Chants des Trouvères et des Troubadours, comparés au poème
de l'Arioste, par M. Mazuy.
ls ('(aient véritablement heureux les cheva-
liers des vieux temps! tous rencontraient,
dans les vallons, dans les obscures cavernes,
dans les forets sauvages , retraites des ser-
pents, des lions et des ours, ce qu'aujour-
d'hui les meilleurs yeux auraient peine à
trouver dans les palais splendides, je veux dire de gracieuses
femmes , unissant la fraîcheur de la jeunesse à tout l'éclat de
la beauté. »
Ainsi s'écrie l'Arioste lui - même, et , de son temps , ces
merveilleuses rencontres n'avaient plus lieu. Cette époque ,
où s'exhalaitle dernier souffle des Croisades, ne possédait plus
de Marphises, de Bradamautes, deDoralices. Il est même vrai-
semblable qu'il faut absolument reléguer dans les rêveries
des romanciers et des poètes ces jours charmants où l'on
30
222
I/AUTISTE.
trouvait sur son chemin des forêts vierges, et de nobles de-
moiselles qui, à la suite de si nombreuses aventures, devaient
finir par ressembler fort peu aux forêts. C'est ce que prouve,
du reste, l'histoire de la belle Angélique. Vous savez l'amour
qu'elle avait inspiré au coinlc d'Angers, et combien elle se
montra rebelle aux vœux ardents de ce brave chevalier! Elle
fuyait , la coquette , le plus vaillant paladin de l'armée de
Chariemagne, le fier Roland, en faisant sonner bien haut sa
vertu. Roland , de plus, était bon catholique; il méritait les
faveurs de sa dame! Kli bien, Angélique ne lui préféra-
t-elle pas un page, trouvé par elle à demi mort , un jour ,
au pied d'un arbre, et qui n'avait pour lui qu'un teint
éblouissant de blancheur , des joues fraîches comme la rose
nouvelle , des yeux noirs et brillants, et des cheveux d'or
gracieusement bouclés , qui donnaient à ce mécréant la fi-
gure d'un ange! C'est beaucoup, direz-vous. Sans doute, Mé-
dor avait son prix; mais lui sacrifier un Roland! Pourquoi
donc les grands hommes n'inspirent-ils que de l'estime aux
femmes? Si Angélique n'avait eu que celle faiblesse , on la
lui aurait pardonnée ; mais, ô destinée des femmes coquettes!
Angélique vint, plus tard, à s'éprendre de tous les guerriers
de l'univers, et ses galanteries ont scandalisé le seigneur Don
Quichotte. Brusautini a raconté les intrigues d'Angélique avec
les chevaliers de l'armée de Chariemagne , autrefois si dédai-
gnés de la belle : hàtons-nous de dire qu'elle avait alors qua-
rante ans , âge où les plus prudes, faisant un retour sur elles-
mêmes, se montrent assez disposées à profiter des biens qui
vont leur échapper.
Ella cra giunta al quadragesimo anno ,
Ed cra quasi allor piu che mai bclla.
Elle semblait alors plus belle que jamais, dit le poëte, d'ac-
cord là-dcssus avec certains écrivains modernes. Angélique
comprit donc qu'elle en était au soleil couchant de la beauté ;
elle voulut jouir de ses derniers rayons, si splendides sou-
vent, mais sitôt évanouis !
L'Arioste, lui, n'a pas poursuivi le récit d'Angélique et de
Médor: c'est le vaillant Roland qui est le principal personnage
de son poëme; ce paladin réputé si sage, et que l'amour ren-
dit fou furieux! Quel est ce Roland, choisi par l'illustre poëte?
Quel fut ce guerrier, dont toutes les traditions chevaleresques
nous ont transmis les hauts faits? M. Mazuy, qui a enrichi de
notes curieuses son cxccilcnte traduction du poëme de l'A-
rioste , a fait des recherches approfondies sur ce héros fa-
meux. Les chroniques ne disent presque rien de Roland. Ce-
pendant il résulte d'un passage d'Eginhard, qu'un guerrier
ayaut nom Ruodîand, gouverneur de la Marche de Bretagne,
périt aux Pyrénées, dans une bataille contre les Wascons
( Gascons ). M. Mazuy pense donc, avec raison, que l'existence
de Roland ne peut pas être mise en doute, et qu'il appartient
au cycle carlovingien. Bientôt commence le héros des chan-
sons de gestes, celui des jongleurs et des trouvères. Ils per-
sonnifièrent en lui toute lagloire et toute l'énergie des anciens
temps. Ils le gratifièrent de ce célèbre cor qui se faisait en-
tendre à vingt lieues à la ronde , et qui , à Roncevaux, porta
la désolation dans le cœur de Chariemagne. Si vous êtes allé
aux eaux de Bagnères , on n'aura pas manqué de vous faire
voir la brèche de Roland : c'est un coup d'épée de Burandal,
de l'épée du guerrier; il sépara ces immenses rochers. Nul
bras n'égalait en vigueur le bras de ce chevalier , pas même
celui des géants , et vous avez dû remarquer, au reste, que
les géants, ces êtres surhumains, doués d'une force si pro-
digieuse, n'ont ('-lé inventés par les poêles que pour exaller
le courage de leurs héros , car vous les voyez toujours im-
manquablement pourfendus. C'était bien la peine d'être
géant !
Voici quelles étaient, au quatorzième siècle, les traditions
sur la naissance de lioland; M. Mazuy les a empruntées au
Rcalidi Fr.incia, vieux roman italien qui renferme une gé-
néalogie fabuleuse des princes de la maison de lcrrare.
lîerthe, sœur cadette de Chariemagne, s'était prise d'amour
pour le jeune Milon d'Anglante, brave chevalier qui , par son
bisaïeul Bcuves d'IIanstone, était allié à la famille 'le l'em-
pereur. La grossesse de Berthe se déclara bientôt, et Charie-
magne, irrité, enferma les deux amants dans une forteresse ,
bien décidé à les faire périr. Le duc Hugues favorisa leur
évasion. Après de nombreuses fatigues, et en proie à la plus
profonde misère , Milon et Berlhe arrivèrent dans les envi-
rons de Sutri, à quelques lieues de Rome ; là, ils se réfugiè-
rent dans une caverne; Berlhe y accoucha d'un fils, qui.
dès sa naissance , roula jusqu'au fond de la grolte ; il dut à
celle circonstance son nom de Roland ou Roulant. Hélas! ce
fut là un nom de mauvais augure et une circonstance fatale,
car Roland termina sa vie comme il l'avait commencée, en
roulant. Ne se vit-il pas précipité du haut des Pyrénées en
bas avec l'impétuosité du Gave? Ainsi périt Roland , l'hon-
neur de la chevalerie.
Soldais français, chantez Roland !
L'Arioste s'est emparé de toutes les traditions romanes-
ques qui avaient cours de son lemps; il a mis à contribution
Lancelotdu Lac, Tristan le Léonais, Gyron le Courtois; il
s'est empreint de l'esprit de ces fantastiques ouvrages, maisen
homme sceptique et railleur, qui n'a pas foi dans ce qu'il
raconte avec tant de charme. L'Arioste a composé son poëme
dans un siècle spirituel et voluptueux , dont les mœurs se
sont reflétées dans ses tableaux. Nul ouvrage plus séduisant
n'est sorti de la main des hommes, et c'est à bon droit que
l'Arioste a été nommé divin. Quelle inépuisable variété, sans
que la diversité des intrigues nuise en rien aux caractères
bien tracés des personnages! Tels ils sont au début , tels ils
sont au dénouement. Quels vers faciles et doux ! L'Arioste est
un véritable enchanteur ; il semble avoir dérobé les secrels
de son Alcine ; il nous promène dans un jardin merveilleux.
Ce poëme a été loué trop de fois pour que nous insistions sur
son mérite infini; mais il lui manquait en France le meilleur
éloge qu'on pût en faire, une bonne traduction. M. Mazuj,
qui daus la Jérusalem délivrée a obtenu un si beau succès ,
s'est chargé d'élever ce monument à la gloire de l'Ariosle.
La vie de l'Arioste offre des particularités assez curieuses :
qui croirait que l'aimable écrivain, après avoir mis son poëme
sous la protection de sa maîtresse, et crayonné plus d'une
scène amoureuse avec une extrême complaisance , ait voulu,
au lieu des roses de Pœslum , coiffer son front du chapeau de
cardinal? Il espérait que le pape Léon X lui ferait cet hon-
neur, sans doute parce que ses chevaliers distribuaient de
temps à autre quelques grands coups de lance aux infidèle* ;
mais le pape Léon X crut devoir seulement , oublieux d'an-
L'ARTISTE.
2-23
ciennes promesses, baiser le poëte sur la joue. N'était-ce pas
le baiser de Judas ? Certes, l'Ariosle , au milieu de ces cardi-
naux que Michel-Aniio punissait si cruellement dans sou
Jugement dernier, n'aurait pas été dépareillé; mais nous
aurions de la peine à nous le représenter sous le chapeau
écarlale ; ne devait-il pas craindre qu'un mauvais plaisant ne
lui dit, comme Richard à Worchester : «Je te bernerai dans
ton chapeau de cardinal , beau sire? » C'est à peine si nous
croyons que l'Ariosle ait été un meilleur guerrier qu'Horace,
malgré les exploits de ses héros. L'Arioste , comme La Fon-
taine , nous semble un de ces adorables insouciants, pares-
seux de génie, qui vivent de poésie et d'amour.
Cependant l'Ariosle a été gouverneur d'une province, oui,
pendant trois ans ; oui, gouverneur de la Carfagnana , petite
province des Apennins. 11 fut chargé d'y apaiser la guerre
civile . car la discorde était dans la Carfagnana, comme au
camp d'Agramant. Voyez-vous l'Ariosle transformé en paci-
ficateur! Parmi ses subordonnés, il y en avait quelques-uns
qui avaient pris son poëme au sérieux, à ce qu'il parait, et qui
mettaient en pratique l'histoire de ce chevalier dont le bras
démontait chaque cavalier rencontré sur son chemin, afin de lui
dérober sa monture; plusieurs chevaliers errants, en un mot,
s'amusaient à détrousser les passants sur les grandes routes.
La justice, moins polie que l'Ariosle, les appelait tout simple-
ment des bandits, el voilà que le poëte se vil obligé de les
poursuivre et de les ranger à l'ordre commun. Pauvre poëte,
comme son cœur dut saigner quand il se trouva à la tête de
la police d'un royaume , forcé de sévir contre certaines ac-
tions qu'il avait colorées des plus belles teintes de son génie!
Un jour, à la tête d'une escorte à cheval, il commandait une
expédition contre des révoltés, de l'espèce de ceux que Schil-
ler a appelés brigands. 11 y en avait un , nommé Pacchione ,
qui était célèbre. Pacchione, n'ayant que peu de monde avec
lui, se trouva tout à coup en présence de la troupe de l'jt-
rioste ; la défense lui parut impossible. Il était homme d'es-
prit, il s'avança aussitôt vers le gouverneur, la toque à la
main, et récita deux joyeuses strophes du Roland furieux.
Le chantre de la chevalerie ne put tenir à cet hommage im-
prévu; il accorda sur-le-champ la liberté el la vie au révol-
té , et lui dit d'aller se faire pendre ailleurs : quel poëte au-
rait le courage de mettre à mort un brigand qui sait ses vers,
après avoir trouvé dans ce monde tant d'honnêtes gens peu
soucieux de la poésie? Cette circonstance atténuante sauva
Pacchione, qui salua humblement l'Ariosle, en lui disant tout
haut : Adieu, gouverneur!— Adieu, bandit! repartit gravement
le fonctionnaire public. Mais il est probable que Pacchione serra
à la dérobée la main de l'Arioste, en murmurant : Adieu, poète!
et que l'auteur du Roland furieux répondit plus bas encore:
Adieu, paladin!
L'Arioste, dans ces montagnes de la Carfagnana, déplorait
surtout le malheur qu'il avait d'être séparé de sa maltresse:
les trois ans qu'il passa loin d'elle lui semblèrent trois siè-
cles. «Étonne-toi, disait le sensible auteur en écrivant à son
cousin Malaguzzi, étonne-loi que je ne sois pas mort de dépit, en
me voyant à une distance de cent milles et plus de l'objet qui
seul possède mon cœur, el lorsqu'il y a entre nous des nei-
ges, des montagnes , des fleuves, des forêls. A vrai dire, je
donne les plus nobles excuses à mes autres amis; avec toi, j'a-
voue franchement ma faiblesse. » Et vous faites bien, Ariosle ;
vous n'étiez pas si criminel de préférer les tranquilles
jouissances du cœur au fracas des discordes civiles; mais avec
une tclleardeur pour votre maîtresse, comment songiez-vou-
à devenir cardinal?
La position financière du poëte n'était pas brillante; le sei-
gneur llippolyte d'Est lui faisait compter vingt-cinq éru-
tous les quatre mois, et encore ce n'était pas sans contesta-
tion. Ariosle, dans ses satires, se plaint beaucoup de son sort
II croyait avoir mérité davantage. Ne faisait-il pas passer à la
postérité tous les princes de Ferrare comme les plus magni-
fiques seigneurs du monde? n'avait-il pas loué jusqu'à Lu-
crèce Iîorgia? L'histoire a donné, il faut le dire, un singulier
démenti à sa sœur, la poésie, à propos de cette Lucrèce Iîor-
gia. Ecoutons l'Arioste: «Que dirai-je de Lucrèce Borgia?
Ses attraits , sa vertu , sa réputation de sagesse , sa fortune,
s'accroîtront chaque jour, comme on voit s'élever une jeune
plante sur un terrain fertile. Toutes les autres femmes seront
à Lucrèce ce que l'élain est à l'argent, le cuivre à l'or ,
le pavot des bois à la rose, le saule blanchâtre au laurier
toujours vert , ce qu'un cristal coloré est A une pierre pré-
cieuse. Dotée d'une extrême prudence, elle surpassera ce
qui existe de plus parfait dans la création, durant sa vie;
après samorl, on lui prodiguera mille louanges, parce qu'elle
aura surtout inspiré ù Hercule et à ses autres fils les nobles
sentiments qui la distinguèrent sous la pourpre et dans les ar-
mes.» La prophétie de l'Arioste ne s'est pas réalisée, et ce
sontde singulières louanges que celles qui ont été chantées en
mémoire de Lucrèce Borgia; demandez plutôt à M. Victor
Hugo.
Il serait injuste de reprocher à l'Arioste d'avoir fiallé les
grands de son temps : c'était la condition d'existence des poë-
tes, à celte époque où il n'y avait pas de public à qui l'auteur
pût demander le salaire de ses veilles. Il fallait vivre des
bienfaits d'une cour, bienfaits achetés au prix de quelques
vers, formule consacrée qui du reste n'engageait souvent à
rien, pas plus qu'Alcesle n'est le valet d'Oronte parce qu'il
vient de lui dire :
« Et moi je suis, Monsieur, votre humble serviteur. «
Que nous importe à nous le cardinal Hippolyte d'Est, et Lu-
crèce Borgia, et toutes les personnes qu' Ariosle a comblées
d'éloges? Plaignons le poëte d'avoir été soumis à la nécessité
de leur adresser des dédicaces, el n'en admirons pas moins
ce chef-d'œuvre de grâce et d'esprit, qu'on relira toujours plu-
sieurs fois dans sa vie, YOrlando furioso, dont M. Mazuy aug-
mentera encore en France la popularité. L'édition de M. Knab,
illustrée de charmantes gravures, obtient un succès mérité.
Chronique* chevaleresques d'Espagne
et de Portugal ;
Par M. Ferdinand Denis.
es chroniques chevaleresques de M. Ferdi-
nand Denis succèdent à propos au Roland fu-
rieux; il s'agit encore d'héroïques prouesses;
seulement nous sommes ici plus près de la vé-
rité. Les héros de l'Arioste sont tout à fait
merveilleux ; ceux de M. Ferdinand Denis louchentàlaréalité,
t
au
L'ARTISTE.
bien que d'une nature presque surhumaine. Et d'abord, voici
l'histoire véritable des Sept Infants de Lara, que le théâtre de
la Porte- Saint-Martin nous a déjà fait connaître quelque peu.
Vous rappelez-vous cette énergique création, ce coup d'es-
sai qui faillit être un coup de maître, de M. Félicien Malle-
fille, jeune auteur si vigoureux, talent métallique et sonore?
M. Ferdinand Denis a retiré de la poussière des chroniques
espagnoles ce drame des Sept Frères qui nous a tant fait fré-
mir. 11 nous le donne dans toute sa naïve àpreté. Les diver-
ses parties dont se compose ce récit furent recueillies au trei-
zième siècle par Alphonse Le Sage, qui croyait que son avis
n'eût pas été de trop lorsque le monde fut créé. C'était sans
doute un journaliste du temps.
Rien n'est plus terrible que ce drame ! Les sept infants de
Lara s'élantprisde querelle avec leur oncle Ruy-Velasquez. fort
méchant homme, il arriva que ce Ruy-Velasquez voulut se dé-
faire d'eux. H les livra aux Maures. Il y eut un combat épou-
vantable : les sept infants de Lara succombèrent après des
prodiges de valeur. Pendant ce temps-là leur père était pri-
sonnier des Maures. Le roi Almançor, le vainqueur, fit ap-
porter les tètes des vaincus, puis il fit venir son prisonnier.
«Mes hommes m'ont apporté sept tôles, lui dit-il; sept de ces
têtes sont les tètes de jeunes hommes , et je veux te les mon-
trer afin de voir si tu pourras les reconnaître, carmesadalides
disent qu'elles sont du pays de Lara. » Don Goncalo-Gustios,
le père des sept infants, répondit : « Si je les vois je pourrai
te dire à qui elles appartiennent, de quel lieu elles sont, et de
quel lignage, car, en toute vérité, il n'y a pas un seul cheva-
lier en la Castille que je ne connaisse. » On lui présenta les
sept têtes ; il les reconnut aussitôt. Si grande fut sa douleur
qu'il en tomba à terre ; on crut qu'il était trépassé, mais il se
releva et versa de grosses larmes. Il dit à Almançor : « Ces
têtes, je les reconnais bien, ce sont celles de mes fils, les
sept infants de Lara; » puis il prit les têtes une à une et rai-
sonna avec chacune d'elles des grandes actious qu'elle avait
faites, et, dans la grande angoisse où il était, il prit une
épée qu'on avait laissée dans le palais, et il tua sept algua-
zils , là même, et devant Almançor qui lui accorda cette
consolation, tant il fut touché de la douleur du vieillard.
Certes, voilà du drame s'il en fut! Voulez-vous maintenant
l'histoire d'Inesde Castro, sujet touchant, que I. amollie a défi-
guré dans une mauvaise tragédie? M. Ferdinand Denis est en
fonds pour vous la raconter : il va lui restituer, comme il dit
lui-même, sa rudesse grandiose et sa beauté si simple ; il ex-
traira celte histoire des chroniques de Duartc Nunez, qu'on a
surnommé le Froissard Portugais. On sait que la belle et
tendre Inès paya de sa vie l'honneur d'avoir été aimée parle
fils d'un roi. Don Alfonsola fit mourir pendant que l'infant don
Pedroétait à la chasse. Grande fut la douleur de celui-ci ! « Si
quelqu'un, s'écrie le chroniqueur ancien, dit que beaucoup
ont existé qui ont aimé autant et plus que don Pedro, (elles
que Ariane et Didon, et autres que nous ne nommons pas ,
nous répondrons que nous ne parlons pas d'unions imagi-
naires, lesquelles certains auteurs, bien fournis d'éloquence
et fleuris en beaux discours, onl rapportées selon leur fantai-
sie. » Lorsque don Pedro monta sur le trône, il se rappela la
malheureuse lues; il lit élever un monument à sa mémoire,
et sur la pierre du tombeau il voulut qu'on plaçât l'image de
sa bien-aimée, avec la couronne sur la tète. II fit de plus por-
ter le corps d'Inès dans le monastère d'Alcobaca, qui était à
une distance de dix-sept lieues; le convoi, composé d'une
suite nombreuse de nobles dames, de damoiselles, de cheva-
liers et de gens d'église, passa au milieu de torches enflam-
mées tenues sur toute la roule. Quant aux meurtriers qui
avaient aidé son père Alfonso à commettre le crime, il les fit
périr cruellement, et mérita le nom fatal de Pierre le Justi-
cier.
Le Tisserand du Siyovie est un drame d'Alarçon y Mendoza.
dont une comédie, devenue fameuse, a fourni le Menteur à
Corneille, qui croyait imiter une pièce de Lopez de Vega. Les
Bspagnota citent un jeu de mots singulier au sujet de Corneille.
Alarçon, s'adressant aux lecteurs de son temps, a écrit ces
mots : « Qui que tu sois, mécontent ou bien intentionné, sache
que les comédies de ma première partie, et les douze qui
composent cette seconde , sont toutes de moi, quoiqu'elles
soient devenues la parure d'autres Corneilles. À unque alga-
nas han sido plumas de olras cornéjas. La Corneille qui se re-
vêtit en dernier lieu des plumes d'Alarçon. leur a donné un
lustre immortel. Le Tisserand de Ségovie est une pièce di-
visée en journées, et pleine d'un héroïque intérêt. Si Cor-
neille l'a connue, elle a pu soutenir son inspiration lorsqu'il
travaillait au Cid. C'est une source où il pouvait se re-
tremper.
Nous passons sous silence beaucoup d'autres histoires moins
importantes, mais curieuses à connaître, rapportées par
M. Ferdinand Denis, dont les chroniques chevaleresques se
placeront certainement dans la bibliothèque des gens de goût
à côté de ses autres ouvrages.
IIippoi.yte LUCAS.
rfrr .!iJÙ.^^2-U^
DE 3CKC7ESS3.
e comte de Rassinghem aimait sa
femme comme un amant : les plus fraîches
(sPÎjl toilettes, les fantaisies les plus gracieuses
de ce Paris où l'on a tant de grâce, étaient
jj pour elle ; il l'entourait de plus de soins el
de luxe que n'en eût désiré une duchesse; et cependant
Marie n'était pas heureuse , el l'expression de son visage
était d'habitude triste, ses yeux . abrités sous leurs longs cils
noirs, trahissaient un indéfinissable malaise. 11 fallait à cette
femme, créée avec des goûls d'artiste et pour un monde plus
vaste, pour une société comme celle de notre grand et illustre
Paris, si immense que tous les bruits s'y perdent, il fallait
des secousses violentes ou de sauvages épisodes.
Mon Dieu! vous l'eussiez rencontrée dans une promenade
ou dans un salon , sous les tilleuls de la place de Meir, ou
sous les voussures hardies de Notre Dame, qu'elle vous eût
inspiré une admiration respectueuse et muette , et que vous
l'eussiez rangée au petit nombre de ces femmes auxquelles
I, UlTISTE.
<>■>:,
on croirait faire injure en leur disant tout bas : je vous aime !
luterrogiez-vous l'expression générale de sa physionomie, sa
calme démarche , l'espèce de contrainte que trahissait son
sourire, vous en tiriez cette conséquence que vous aviez de-
vant vous un ange égaré sur la terre, las du monde , saturé
des fêtes, revenu de toutes les impressions, de tous les dé-
sirs; et vous vous trompiez vraiment, car c'était une àme
toute neuve, une organisation de feu qui se consumail sous
une enveloppe d'albâtre , en guise de cendres.
D'abord elle avait cherché à combattre l'inexplicable
sentiment qui l'entraînait vers ce comédien qui faisait rire
le parterre; elle se reprochait à elle-même ses aspirations
vers une source aussi vulgaire; mais le caprice était là, ce
bouffon qui lui fermait les yeux en même temps qu'il lui ou-
vrait le cœur. Elle sentait, à ne pouvoir s'y méprendre, que
la résistance était pour elle un sujet d'oppression et de dé-
couragement, tandis qu'elle entrevoyait des délices ineffables
dans la satisfaction de son désir, tout bizarre qu'il était.
Nature trop longtemps reployée sur elle-même , elle éprouvait
un indicible besoin de s'étendre et de ranimer, en de suprêmes
étreintes, ses membres engourdis.
On juge de sa joie , lorsqu'un malin elle reçut la lettre sui-
vante, écrite par Isidore et composée par son ami Des-
banne :
« Anvers, 17 décembre 1834.
<t Madame,
« L'extrême indulgence avec laquelle vous accueillez
« mon faible talent, toutes les fois qu'il a le bonheur de se
« produire devant vous, m'enhardit à vous demander la per-
« mission de venir vous remercier moi-même.
« Dois-je ajouter, Madame, que l'attention dont j'ai été
« l'objet de votre part a réveillé en mon cœur un senti-
« ment que je n'ose appeler de l'amour, dans la crainte de
« vous déplaire, mais qui n'en occupe pas moins toutes mes
« pensées ?
« Je sais , Madame , à quelles graves et hautes considéra-
it lions vous êtes astreinte; nul, mieux que moi, n'apprécie
« les inflexibles besoins de votre repos et de votre honneur ;
« mais parlez , Madame, parlez à voire esclave soumis. Corn-
et mandez, il obéira.
« Isioobe. »
Le même soir, Isidore avait obtenu de la comtesse son pre-
mier rendez-vous.
VI.
Les amours de la comlesse et du comédien duraient de-
puis plus d'une semaine; ils démentaient les précédenls les
mieux établis et violaient les immuables lois qui régissent
la matière depuis que notre globe gravite dans l'espace. Il
devint donc nécessaire qu'une circonstance extérieure se mit
à la traverse des épanchements d'Isidore et de Marie , puis-
qu'ils ne trouvaient pas en eux-mêmes de motifs raisonnables
de se déplaire, et par suite de se tourner le dos.
A mi-chemin d'Anvers et de Malines , au Vieux-Dieu , dans
le château du baron d'Amblève, habitait un jeune Français,
Anatole Delmar, précepteur de la famille, cl qui venait sou-
vent secouer les dégoûls de sa pédagogie de campagne au
sein de la société anversoise. A Anvers, les distractions ne
sont guère plus nombreuses qu'au Vieux-Dieu; mais chemin
faisant, Anatole se berçait parfois de l'espérance de rencon-
trer une figure nouvelle, de ramasser par hasard une aven-
ture , ou de découvrir peut-être, sous la faille de la domina
nation espagnole qui se perpétue sur le sol belge, au milieu
de toutes les transformations politiques, quelques-uns de ces
frais et réjouis visages flamands, comme on en voit au milieu
des clairs-de-lune passagers, entre les cruches de bière et ie-
laillis jaunissants de Téniers ou de Ruysdaël.
Il y avait longtemps que la comtesse Marie de liassinghem
avait été remarquée par M. Anatole : ce type essentiellement
parisien aurait dû la séduire , si elle n'avait été occupée autre
part; mais tous les efforts du jeune lion lui avaient à peine
attiré de ces vagues regards qu'on accorde à peiue à l'homme
qui passe. M. Anatole, comme un grand philosophe qu'il
était, qui savait Ovide par cœur, et plusieurs vers de Gentil
Bernard et de Dorât, se fit à lui-même ce raisonnement:
qu'en fait d'amour il faut attendre et choisir.
-Je prendrai ma revanche! se dit-il à lui-même en
fronçant le sourcil; et il en disait plus qu'il n'en pensait; et
notez bien qu'il avait d'autant plus droit d'être indigné des
rigueurs de cette belle dame, qu'il était beau, bien fait, re-
marquablement brun, qu'il n'avait rien de pédant que son
litre de professeur, qu'il parlait assez facilement pour être
regardé, surtout en Belgique, comme un homme d'un es-
prit distingué.
Quoi qu'il en soit, le bruit des amours de celte dame si bien
posée avec un comédien qui l'était si mal, ne larda point à
venir galvaniser les prétentions éteintes du Bulhweu de
Vieux-Dieu.
— Ah! c'est ainsi, s'écria-t-il, que vous préférez à un lettré
comme moi le bâtard de M. Odry ou le frère de lait de M. Ar-
nal ! Eh bien! à nous deux maintenant! oui, je vais prendre
ma revanche, ma belle comlesse!
L'amour qui naît est fécond en expédients; l'amour qui
ressucite opérerait des miracles. Anatole parvint à voir Marie,
à lui parler seul , à lui dire qu'il savait (oui. Ceci dit . il osa
mettre un prix à son silence. La comtesse , indignée de celte
éternelle proposition qui se fait à tous les amours, sonna, lui
déclarant avec tout le sang-froid d'un mépris et d'une indi-
gnation concentrés qu'elle allait le faire mettre dehors par
ses domestiques, s'il ne se relirait à l'instant même , sauf à
jeter son secret à la première borne du chemin.
Deux heures après, dans ce même salon, sur ce même so-
fa , la jeune femme , tout entière à celte confiance que donne
la passion heureuse, recevait le comédien, plus expan-
sive, plus passionnée qu'elle ne l'avait été encore, et elle
mettait au cou de ce saltimbanque la chaîne d'or qu elle-
même n'avait cessé de porter sur son cou frêle et blanc, de-
puis le jour où elle était devenue la riche et enviée com-
tesse de Bassinghcm.
M. Anatole, en tout ceci, qui avait commencé comme un
niais, comprit bientôt toute sa lâcheté et sa sottise; il écrivit
non pas au mari, mais à la dame. Sa lettre était remplie de
tous les ingrédients d'une lettre d'amour : menaces , prières,
promesses infinies. Quoi encore? vous en avez tous écrit
de la même sorte.
On ne daigna pas lui répondre. — Il écrivit une dernière
■2H)
L'AUTISTE.
fois à Mme de Rassinghem que , si elle n'accédait pas à ses
vœux dans les vingt-quatre heures, son mari saurait tout. —
Il cuirait alors dans les dernières lâchetés. — La comtesse ,
constante dans son mépris comme elle était dans son amour,
lui fit signifier par un valet qu'il eût à ne point l'importuner
davantage.
On dit depuis longtemps déjà que les maris trompés sont
le* derniers à le savoir. On se trompe. Ils savent , mais ils
ne croient pas tout de suite. Voilà qui est exact et qui s'ex-
plique, parce que ces excellentes créatures ont un inlérèt ma-
nifeste à rester incrédules jusqu'au moment où la lamentable
vérité leur apparaît dans tout son jour. Le comte de Ras-
singhem avait hien entendu bourdonner à ses oreilles les
sourdes clameurs de la médisance ; mais il aurait craint de
scandaliser la vertu de sa femme en lui faisant part de ces
rumeurs , ou d'éveiller dans son chaste cœur des passions
inconnues. 11 reçut donc d'abord fort mal et en haussant les
épaules la révélation qu'Auatole lui envoya sous une enve-
loppe anonyme. La lettre anonyme a cela de bon, que sa
lâcheté même vous rassure tout en faisant peur.
Par une coïncidence remarquable, le jour même où le billet
anonyme arriva au comte de Rassinghem , Isidore, après
s'être amusé comme un enfant , de la chaîne d'or de Marie,
en fit cadeau à Amandine, qui venait de lui remettre complè-
tement à neuf son beau gilet de poil de chèvre et son col de
crinoline.
VIL
Donc le comte de Hassinghem avait accueilli d'une façon
très-maussade la déclaration sans signature qui l'informait
des infidélités de sa femme. Il y a des gens qui prétendent
qu'une lettre anonyme est une de ces injures non-avenues
sur lesquelles on crache tout bas: M. de Rassinghem était
plus vulnérable. Il eut recours à un stratagème conjugal tou-
jours nouveau et loujours vieux , ce qui prouve à la dernière
évidence que depuis que les mêmes secrets se succèdeut
dans l'ordre humanitaire de la création, les mêmes circon-
stances se sont, hélas! inexorablement reproduites. Il an-
nonça qu'il parlait dans l'après-midi pour Liège , où l'appe-
laient de pressantes affaires , cl, l'heure venue, il feignit de
monter en chaise de poste, mais bien véritablement il grimpa
à son grenier, intervertissant les rôles et attendant, blotti
entre les gouttières et les tuiles, que son bienheureux rival
fût aux genoux de sa femme.
Le ciel ne voulut pas que tant de peines et tant de précau-
tions fussent inutiles ; six heures sonnaient à cette admirable
flèche gothique de Notre Dame qu'on nomme le clocher d'An-
vers , quand Isidore , qui attendait cette heure pastorale, ac-
coudé à la fontaine de Quentin Mclsis , fui d'une enjambée
à la place de Meir, où la porte de l'hôtel de la comtesse s'ou-
vrit comme par enchantement.
Il y avait dix minutes environ que durait le tête-à-tête ,
lorsque le comte de Rassinghem, descendant à pas d'assas-
sin de son grenier, arriva sur la pointe des orteils à la porte
du salon de sa femme, qu'il poussa avec violence.
En ce moment, la comtesse, assise sur son divan, considé-
rait Isidore qui était à ses pieds. Aubruit delà porte qui s'ou-
vrait en poussant un petit cri lamentable . elle se leva sou-
dain, froide et impassible comme serait une statue de marbre.
L'aspect inattendu de son mari n'imprima aucune secousse
visible à celte nature à part ; et tandis que le comte, la bouche
béante et les yeux fixes, ne pouvait articuler aucune parole,
tandis que le comédien baissait la têle et demeurait convul-
sivement accroupi sur le tapis, elle seule était fière et tran-
quille , elle seule elle sentait son cerveau illuminé par un
de ces éclairs qui, en pareille occurrence, sauvent une femme
ou achèvent de la perdre.
— Vous faites bien de venir, monsieur le comte, dit-elle, k
tournant avec calme ver.-, sou mari ; vous allez m'aider à
chasser d'ici ce voleur qui me demande grâce, et auquel je
veux bien permettre d'aller se faire pendre ailleurs.
Soit qu'il fût convaincu que sa femme disait vrai , soit
qu'il estimât que les apparences au moins étaient sauvées .
soit enfin qu'il ne fût pas revenu encore du bouleversement
que lui faisait éprouver une scène aussi étrange, le comte de
Rassinghem s'approcha de sa femme, et d'un signe impératif
il jeta à la porte le malheureux comédien. Isidore obéit san«
trop savoir ce qu'il faisait, et en balbutiant des paroles BBIH
suite.
Que se passa-t-il, lui parti, entre le comte de Rassin-
ghem et Marie.? On l'ignore. Marie essaya-l-elle de lui prou-
ver qu'il n'avait rien vu? Ou en doute. Dans tous les cas,
le comte adopta l'opinion simulée de sa femme au sujet du
comédien , la seule en effet qui pût aux yeux du monde
motiver sa présence chez lui , et il alla partout , criant à
haute voix, que c'était un voleur de grand chemin. La chaîne
d'or au cou de la dauseuse fut en effet pour certaines per-
sonnes une apparence de vérité à cetlc calomnie épouvan-
table. Le pauvre diable qui tombait ainsi de ce divan amou-
reux à l'infâme gibet , provoqua le comte, qui se retrancha
derrière son aristocratie et ses cinquante-cinq ans. Que faire
alors? un procès! Mais un procès offrait au pauvre diable la
perspective d'une infaillible condamnation du chef d'adultère
ou de vol. Dans l'un et l'autre cas, il fallait aller en prison.
Mais la vengeance de M. de Rassinghem ne devait pas
s'arrêter là. Notre don Juan Isidore avait des dettes : aurait-
il été sincèrement un artiste sans cela? Le comte acheta
loules ses créances à vil prix; et de ce moment, Isidore, traité
de voleur par l'époux de sa maîtresse , insulté à toute heure
par un homme qui refusait de lui donner satisfaction, méconnu
par cette femme dont l'imminence du péril de la veille avail
assouvi le caprice, se vil en outre sous le coup d'une con-
trainte par corps. Vainement un de ses camarades, un gros
comédien de Paris en représentation à Anvers , lui offrit
de désintéresser M. de Rassinghem ; vainement on essaya
de lui démontrer qu'il n'était coupable qu'aux yeux des amis
du comte ou des amants heureux de la comtesse ; Isidore de-
vint plus que jamais rêveur, taciturne, maniaque; sa joie
était perdue; sa pipe était tout autant négligée que sa maî-
tresse: le pauvre diable était devenu fou à force de douleur.
VIII.
On donnait Y Italienne à Alger. Isidore y remplissait un pe-
tit rôle. Au dernier acte, il faisait sa partie dans un trio où
il n'avait en quelque sorte à chanter que le mot pendu. Ce
mot, qu'il prononçait loujours avec une grimace très-bouf-
L'AUTISTE.
'>■>',
fonne , il le répéta ce soir-là d'une manière plus diabolique
que de coutume. Jamais il n'avait autant fait rire.
En rentrant chez lui il se sentit en proie à un violent dés-
ordre qui parfois s'élevait jusqu'au délire. 11 balbutiait d'un
ton sourd le « qu'il aille se faire pendre ailleurs », de la com-
tesse; puis il chantait à pleine voix le « pendu » de Rossini.
Lu abattement profond, une prostration de forces universelle,
succédèrent à cette crise. C'en était fait, il n'y avait plus
rien de l'homme chez Isidore ; toutes les fibres de son intel-
ligence étaient détendues. 11 rêvait éveillé; mais quel rêve!
Il se promena, ouvrit sa fenêtre, il la ferma bien vite. Il
déploya tous ses costumes et les étendit par terre : les om-
bres d'Odry, d'Alcide Tousez, d'Arnal, les demi-dieux de
l'Olympe comique, se levèrent radieuses du milieu de ces
guenilles et lui tendirent la main. Il les repoussa toutes.
Il se mit à sa table et il écrivit.
Les premières lueurs matinales se jouaient à angles rom-
pus avec le pâle rayonnement de la bougie, et jetaient une
teinte morne sur les draps blancs du lit et les mille bigar-
rures de la garde-robe du comédien. Le froid saisit Isidore,
son pouls s'accéléra , tout son sang lui reflua au cœur.
Il sortit brusquement de sa chambre.
Quelques instants après, une servante qui allaita son ou-
vrage, les yeux à demi ouverts, s'étonna de trouver la porte
d'Isidore tout ouverte. En voyant le pêle-mêle intérieur de
cette chambre, toutes les armoires dégarnies, la bougie qui
brûlait encore, le lit intact comme la veille, et un papier
humide sur la table, elle eut le pressentiment d'une cata-
strophe. Le frisson la prit, elle se hâta de sortir du lieu où elle
s'effrayait elle-même, elle premier objet que ses yeux ren-
conlrèrent , ce fut le corps d'un homme les yeux renver-
sés, le teint livide, et qui se débattait pendu à la rampe de
l'escalier.
Elle poussa un cri d'effroi, et n'osant rester seule à côté
d'un mort , elle appela au secours dans la maison et dans
la rue.
Mais quand on arriva, il était trop tard. Le pauvre arliste
ne remuait plus; il ne restait de lui que son cadavre en-
core chaud, et sur sa table une touchante lettre de reproche
à cette comtesse qui l'avait sacrifié à son caprice d'un jour;
mais, hélas ! celle lettre, dernière confidente de ses douleurs,
il n'avait pas eu le courage de la finir!
IX.
Qu'arriva- t-il? rien ! ce qui arrive à toutes les passions hu-
maines qui vont se dépravant sans cesse. M. de Rassinghem,
pour que le suicide du comédien fût plus léger à sa mémoire,
pourvut en secret aux besoins delà danseuse Amandine. — La
comtesse, qui a obtenu le pardon de son époux, a, par re-
connaissance, fait grâce A M. Anatole, qui l'adore et qu'elle
paie du plus touchant retour. Du reste, elle se confesse tous
les mois et elle va à la messe tous les dimanches. M. Anatole,
dans la solitude du château de Vieux-Dieu, continue à in-
culquer aux enfants du baron d'Amblêve les principes de
la saine morale et de la latinité du beau siècle d'Auguste.
0 mon pauvre bouffon ! c'était bien la peine de mourir!
G. GUÉNOT-LECOINTE.
UN PEU DU TOUT.
CHAPITRE v.
la fin , voici Décembre. C'est le nieilleui
mois de l'année pour les écrivains . pour les
poètes, pour les femmes , pour les artistes ,
pour les journaux surtout, ce reflet babillard
et agité de la société parisienne. Tant que
Décembre n'est pas arrivé , on hésite, on tâtonne , on espère
toutes sortes de petits printemps anonymes ou de petits été>
douteux, comme l'été de la Saint-Martin. Parmi les absents
c'est à qui ne reviendra pas de son château; parmi ceux qui
ne sont pas arrivés encore, ou qui n'ont pas de châteaux .
c'est à qui ne mettra pas le nez à la fenêtre. Nul ne veut
avouer qu'il esta Paris avant le mois de Décembre; ni le dé-
poté, ni le pair de France, ni la grande coquette, ni le poète
voyageur. Au-dehors, les rues sont désertes; au-dedans. le*
maisons sont peu habitées; il faut que Décembre arrive, en-
veloppé dans ses fourrures, pour que la vie parisienne s'ar-
range et se complète. Il est le héros des frimas et des tisons
ardents , de la neige et des tapis d'Aubusson , de la forêt
dépouillée et des chaudes fourrures ; il remplit le ciel de
nuages en même temps qu'il charge de bougies les candé-
labres d'or; il ouvre, d'une main ferme et assurée, la Cham-
bre des députés silencieuse, il souffle d'un souffle puissant
sur la pairie. C'est lui qui découvre les blanches épaules des
jeunes filles en même temps qu'il habille des plus chaudes
étoffes le mendiant qui vous tend les mains; il ouvre le bal.
il ouvre aussi les hôpitaux et les chauds asiles de la bien-
faisance publique. Faites-lui place ! faites-lui place ! il arrive
chargé des dépouilles de tous les pays de ce monde, le thé
et les vieux laques de la Chine, les porcelaines du Japon . le
café et les liqueurs des lies, les fourrures du Nord. Ie~
vins du Midi, le gibier qu'il a tué dans ses vastes forèls, les
plus belles dames qu'il a conviées lui-même dans toutes les
capitales de l'Europe à ses fêtes de chaque soir. Que d'à-
mours! que de mariages! que de passions brûlantes et hon-
nêtes ! que de festins somptueux ! et quels héros tout nouveaux
nous amène ce mois de Décembre ! A bas l'été ! vive l'hiver !
L'hiver rapproche, il réunit tout ce que l'été sépare: il
est amoureux , il est inspirateur; il aime les beaux vers, la
belle musique, les riches étoffes, les palais somptueux . les
belles personnes dont le regard vous illumine , les blanches
épaules et les bras nus chargés de bracelets d'or. Pour
l'hiver seulemenl, l'Opéra prépare ses chefs-d'œuvre dans
tous les genres; le Théâtre-Italien, ses mélodies les plus
charmantes; le Théâtre-Français, ses inventions les plus
poétiques; le boulcvarl du Crime, ses crimes les plus atro-
ces; Mme Prévost, les plus belles fleurs.
Car M""' Prévost, qui était morte, est revenue en ce monde.
Elle nous est revenue jeune et jolie, svelte et bien faite, sous
les traits d'une belle fille de l'Angleterre. Soudain les rosiers,
les camélias, les œillets, les douces violettes ont reconnu leur
souveraine bien-aimée. Donc, les belles dames parisiennes,
vous pouvez en (oute sûreté aller au bal ou à l'Opéra, vous
ne manquerez pas de bouquets cet hiver.
L'hiver est le roi de la rue de Richelieu, de la place de la
■22H
L'ARTISTE.
Roursc, de la rue du Helder; il est l'ami intime du Rocher
de Cancale , du Café Anglais, du Concert Valcntino, de Mau-
rice Benuvais, de Nattier, de Déniere, de Froment-Meurice
et de Wagner, de tout ce qui est le luxe, le goût, l'élégance,
la bonne chère et le plaisir. Or, Décembre est le grand
chambellan de l'hiver, il prépare les voies de son seigneur
et maître, il dispose ses loges au théâtre, il dore ses meu-
bles, il accorde ses instruments de musique que l'été a
fêlés et dont il a brisé les cordes. Voyez ce qui arrive : déjà
Décembre nous ramène par la main cette belle Grisi, l'hon-
neur de son théâtre; il nous rend M. de Lamartine, le plus
urand poëte de ce monde; il repose Meycrbeer de ses cour-
ses aventureuses; il rappelle Liszt de son vagabondage poé-
tique; il nous rend à la fois tous nos grands orateurs du bar-
reau et de la tribune; il nous a ramené l'autre jour M. Scribe,
tout chargé d'une grosse comédie en cinq actes, intitulée la
Calomnie. Il rappelle à lui tous ces poètes, tous ces grands
artistes, toutes ces illustrations en tous les genres. Déjà même
il fait signe à Mme Pleyel de revenir. Mais, hélas! elle n'en-
lend pas ce signal de l'hiver, la charmante artiste; elle ap-
partient tout entière à ses grands triomphes de l'Allemagne,
qui se dispute les moindres parcelles de son âme. Toujours
faudra-t-il bien que celle-là aussi, fatiguée de cette gloire
étrangère , elle obéisse à son tour à la voix toute-puissante
de l'hiver parisien.
Ainsi donc, grâce à Dieu , qui a fait l'hiver et qui a bâti
Paris, mais non pas en sept jours, ce qui était impossible
même à Dieu , nous sommes arrivés au beau moment de la
récolte hebdomadaire; le temps le plus difficile est passé, et
pour nous, la moisson commence. Certes, en regardant avec
attention ce qui se passe autour de nous, eu prêtant une
oreille quelque peu attentive à ces conversations, à ces poé-
sies, à ces mélodies errantes, nous serions bien coupables,
nu bien mal-appris, de ne pas vous faire un bon journal. De
loutes parts la pensée esta l'œuvre, les historiens ont repris
la campagne, les poètes ont accordé leur vieille lyre, les ro-
manciers se raniment, et le roman, écrasé par sa propre
fécondité, relève sa tête déjà moins timide (1). Les poètes
dramatiques se réveillent en sursaut à la voix de Décembre,
lout est prêt; les bonnes lames de Tolède sont aiguisées, les
armures sont fourbies, le poison est tout distillé , les caver-
nes et les tombeaux sont repeints à neuf; l'échelle de soie
ne sera pas oisive cet hiver, non plus que la mandoline ou
l'écharpe, ou la clef mystérieuse. Préparez vos larmes les
plus limpides et vos mouchoirs de poche les mieux brodés ,
mes belles dames, vous en aurez besoin cet hiver.
Allons donc avec empressement au-devant de ce beau
mois de Décembre, qui nous apporte toutes ses joies. L'Opéra,
pour le fêter dignement, nous promet un opéra nouveau, le
Drapier, d'Halevy; et après le Drapier, les Martyrs, de
Donizetli. Hélas ! ce dernier ouvrage avait été fait pour Nour-
rit, et lui-même il avait taillé son librelto dans la tragédie
de Corneille. Au Théâtre-Français , les promesses abondent :
la Calomnie, de M Scribe; V Entrée dans le Monde, de M.Va-
(1) Entre autres romans nouveaux, nous recommandons à nos
lecteurs, les Mancini, par Mme Sophie Gay, et deux charmants
volumes remplis d'humour, d'imagination , et de la plus ingénieuse
plaisanterie, les Revenants, par MM. Arsène lloussaye et Jules San-
ilcau
leski ; le Cas de Conscience , de M. Lafont ; la Haine dans
l'Amour, de George Sand , qui a bien fait d'appeler à sou aide
la seule femme qui pût protéger son drame, Mme Dorval en
personne , cette inépuisable passion à laquelle vous ne pou-
vez rien comparer; et enfin, on le dit à l'avance, un drame
en vers de M. Victor Hugo , dont Mme de Maintenon est l'hé-
roïne. Puisse cette fois M. Victor Hugo ne pas s'abandonner,
à propos de Louis XIV et de Mme de Maintenon , aux affreux
paradoxes qui souillent tous ses drames I Puisse-t-il respecter
enfin, comme il les faut respecter, ces grandes figures histo-
riques, sur lesquelles repose toute la majesté de l'histoire!
Certes , c'est là un beau sujet de poésie et de drame , la
vieillesse du plus grand roi de l'Europe , qui s'abrite à l'om-
bre sévère de cette rigide vertu catholique ! Malheureusement,
quand on vient à penser à tous les excès de M. Hugo, à l'af-
freux bouge dans lequel il nous a montré François 1", au
laquais de la reine d'Espagne , aux galanteries ignobles de
Marie Tudor , aux déclamations de Charles-Quint; eu un mot,
à tous les paradoxes, à tous les délires, à tous les barbarismes
entassés dans ces affreux drames, on ne peut s'empêcher de
rester épouvanté en voyant le défenseur officieux de Mariou
De Lorme et de Lucrèce Rorgia porter ses mains hardies
et profanes sur Louis XIV et Mme de Maintenon.
Il y avait bien aussi , au Théâtre-Français , une tragédie de
M. Casimir Delavigne , intitulée la Fille de Chimène. M. Ca-
simir Delavigne, qui est un des plus habiles et des plus fins
diplomates parmi les hommes d'esprit de ces temps-ci, qui
pourtant ne manquent pas d'habileté, ne s'est pas encore con-
solé de la lourde chute de sa dernière comédie , la Popula-
rité ; mais ne pensez pas qu'il soit homme à se décourager
pour si peu. Il est donc revenu à l'instant même à la charge;
et lui, qui d'ordinaire travaille si lentement, il a terminé en
quelques mois sa tragédie nouvelle , qui a été reçue avec ac-
clamations , comme c'est l'usage au Théâtre-Français. Mal-
heureusement, M.Casimir Delavigne avait mis pour condition
rigoureuse à la représentation de sa tragédie , que le rôle
principal serait joué par Mlle Rachel. Or , après plusieurs
jours d'hésitation , Mlle Rachel a arrêté ce qui suit : Que, d'ici
à un an, elle ne créerait pas de rôle dans une pièce nouvelle;
qu'elle s'en tiendrait à ses rôles de l'ancien répertoire. Et de
fait, la jeune tragédienne ne se sent pas encore assez forte
pour hasarder toute cette popularité qui lui est venue, sur les
hasards dangereux d'une première représentation. Sans nul
doute , c'est là de la prudence et de la modestie; mais peul-
être est-ce bien manquer de courage? Jamais, en effet, tant
qu'elle n'aura pas créé un rôle dans une tragédie nouvelle .
tant qu'elle ne se sera pas dégagée des lisières de la tradition,
si favorables à ses premiers pas dans la carrière , Mlle Ra-
chel ne pourra savoir, non plus que nous, toute sa portée,
toute sa valeur. Donc, attendons encore un au. Mais cepen-
dant , pour quelle raison M. Casimir Delavigne , lui , le poêle
célèbre, se soumettrait-il à celte longue allenle? Ne se-
rait-ce pas trop de modestie de sa part, que d'accepter
ainsi humblement, et en toute résignation, le bon plaisir de
Mlle Rachel? Certes, M. Casimir Delavigne, avec son nom ,
ses succès passés, sa gloire présente, est trop bien plact''
dans le monde pour faire dépendre sa poésie d'un pareil
hasard. Je sais bien que , jusqu'à présent. M. Casimir Dela-
vigne , malgré tout son talent, n'a guère réussi au lliéàtrc
L'ARTISTE.
2-2!)
qu'en ajoutant à l'intérêt réel de ses tragédies un intérêt se-
condaire, bizarre, étrange, et qui même plus d'une fois fri-
sait le scandale. C'est ainsi qu'on a vu M. Casimir Delavigne
changer tour à tour de théâtre et de comédiens, forcer les
portes du Théâtre-Français en passant par l'Odéon; puis
réunir 'l'aima et Mlle Mars dans une comédie ; puis de Talma
et de Mlle Mars aller à Frédéric Lcmallre et à la Porte-Saint-
Martin. Cet homme , si correct dans son style , et qui , malgré
tous ses efforts pour paraître un nova.eur, est si fidèle aux
règles et au bon sens , s'amuse à faire hors du théâtre les
coups de tête qu'il ne se permettrait pas dans ses ouvrages.
Cela lui plaît de déranger toutes les habitudes reçues des comé-
diens; et s'il faisait jouer ses pièces comme font la plupart des
auteurs dramatiques, tout simplement avec ce qui existe au
théâtre , M. Casimir Delavigne se croirait perdu. C'est ainsi
que , pour celte malheureuse Fille de Chimène , il lui faut
absolument et à tout prix Mlle Rachel. Il veut s'appuyer, non
pas tant sur le talent, ce qui serait juste, mais sur la nouveauté
du comédien. Ce qui lui plaît dans Mlle Rachel , c'est qu'elle
n'a pas encore créé de rôle dans une tragédie nouvelle; il
y tiendrait beaucoup moins si elle avait joué dans d'autres
tragédies que dans celles de Corneille , de Racine et de Vol-
taire. M. Casimir Delavigne porte si loin celte monomanie de
l'imprévu , qu'il a pensé sérieusement à donner la Fille de
Chimène, devinez à qui? A Mlle Falcon, cette belle personne
qui , pendant deux ans , a été l'honneur et l'espoir de l'Opéra.
Autour d'elle, en effet,s'amonceIaienlchaque soir l'admiration,
l'enthousiasme et les louanges. Nourrit l'appelait sa fdle;
Meyerbeer ne comprenait pas qu'il put jamais écrire une seule
partition où Mlle Falcon n'eût pas son rôle. Hélas! ce grand
triomphe a peu duré. Un matin, cette grande voix de Mlle Fal-
con se trouva brisée; le souffle manqua à celte âme pour se
produire au-dehors. 0 douleur! la cantatrice restait , mais le
chant était parti. Oh ! quel dut être le désespoir de cette belle
fille, quand elle se trouva privée tout d'un coup de cet in-
strument limpide et sonore qui lui valait toutes les admira-
tions et tous les cœurs ! Oh ! que de larmes cachées ! quelles
transes! que d'inquiétudes cruelles, quand elle voulut rap-
peler, mais en vain , cette passion anéantie , ce souffle tout-
puissant, ces mélodies interrompues! Mais, hélas! c'en était
fait; autour d'elle et pour elle, tout était mort. Pour elle,
Roberl-lc-Diablc , ce beau poëme dont elle était l'animation
la plus puissante, était un livre à jamais fermé. Pour elle,
les Huguenots avaient cessé de faire entendre ces cris de rage
et ces chants d'amour dont elle était la plus habile et la plus
touchante interprète. La Juive aussi ! elle l'avait perdue et
l'avait laissée à Mlle Nathan , qui la remplace avec tant de
courage. En vérité, je ne crois pas que pareille souffrance
ait été imposée à une personne plus jeune et plus belle.
Quoi ! tout perdre en un jour : son crédit , sa renommée , son
talent, sa fortune, l'empressement des poêles, les flalleries
des artistes, l'enthousiasme de la foule! Perdre tout cela à
vingt ans, quand à peine on pénétrait dans les mystères de
l'art ! Perdre tout cela, et rester belle et jeune, et se voir
précipitée de ces hauteurs dans cette bourgeoisie douteuse,
qui , de tous les étals de ce monde , est le plus insupportable !
Telle a été l'immense misère de Mlle Falcon. Rien n'y a fait ,
ni les secours de l'art, ni le voyage en Italie , ni la patience ,
ni le silence, ni même la résignation, qui est, dil-ou. le
remède à tous les maux. Mais qui pourrait donc expliquer le-
caprices et les inccrlitudcs de la voix humaine? Qui pourrait
dire à quoi cela tient, et quelle mystérieuse influence peut
f'.ire du même homme tout ou rien , un arlistc lout-puissaitl
comme lluliini, ou un moucheiir de chandelles?
Si nous étions moins pressés de vivre à la hâte cl c'e passer
d'un artiste à un autre artiste , écrasant ceux-ci pour ar-
river à ceux-ià , nous aurions fait plus d'attention, sans nul
doute , aux malheurs de Mlle Fa'con. On l'eût entourée de
plus d'intérêt, on lui eût témoigné tous les regrets que celte
perle devait causer. Mais, non I nous sommes tous des in-
grats pour ceux qui nous charment; tant qu'ils sont jeunes et
beaux, tant qu'ils conservent la voix, la passion, l'esprit qui
nous les fait aimer, alors en effet tout va bien, nous les ap-
plaudissons à outrance, nous sommes leurs esclaves dévoués,
nous les fêlons jusqu'à la bassesse ; mais vienne une ride à ce
visage ou à ce talent, c'en est fait, nous n'en voulons plus,
du jour au lendemain nous l'oublions; nous disons, comme
on dit à cette esclave dans Juvénal, que son maître fait jeter
à sa porte : Allons, va-l'en ! Ion nez nous déplaît : Displuuit
nasus luus. C'est ainsi, cependant, que nous avons traité
Mlle Falcon.
Seul dans ce Paris qui aime les beaux-arls, à ce qu'il dit,
M. Casimir Delavigne, aussitôt qu'il en a eu besoin, s'est
souvenu de Mlle Falcon ; il a très-bien compris que la nou-
veauté qu'il cherchait, et dont il croit avoir besoin, était là
tout entière, et qu'il ne pouvait rien trouver de plus nouveau
et de plus étrange , que de faire paraître dans une tragédie
en vers la grande cantatrice formée à l'école de Nourrit et
de Meyerbeer. En effet, c'eût été un spectacle plein d'intérêt :
Mlle Falcon jeune et belle , comme elle est, avec ce grand
œil noir plein de feu, que vous savez, arrivant tout d'un coup
au milieu du Théâtre-Français et récitant les beaux vers de
M. Casimir Delavigne, comme elle a chanté la musique de
Meyerbeer ! M. Casimir Delavigne a fait ce jour-là un beau
rêve, et véritablement, il avait raison de se fiera celte
beauté toute-puissante, pour le succès de sa tragédie. Mal-
heureusement Mlle F'alcon n'a pas été aussi hardie que le
poêle; d'abord la proposition l'a étonnée, et enfin lui a fail
peur. Ce qui distingue Mlle Falcon, ce n'esl point l'inspira-
tion, ce n'est pas le génie, ce n'est pas même l'intelligence;
c'est un je ne sais quel instinct d'imitation qui la sert à mer-
veille; mais encore faut-il qu'on lui indique ce qu'elle doit
faire. Elle ne se passera jamais ni d'un conseil, ni d'un
guide, ni d'un maître. Si Talma vivait, il eût fait à coup sûr
de Mlle Falcon une tragédienne, mais il était le seul qui pût
accomplir une pareille entreprise ; c'est qu'à de (elles élèves
il faut de pareils maîtres. Talma aurait fait pour Mlle Fsilcon
ce qu'avait fait Nourrit , à ce point que Mlle Falcon a com-
mencé à perdre sa voix quand Nourrit a été parti. Mlle Falcon
a donc eu toute raison de refuser la proposition de M. Casimir
Delavigne; elle eût joué là un trop grand jeu lout de suite.
Sans nul doute, si Mlle Falcon ne retrouve jamais sa voix , il
est impossible que l'art dramatique renonce lout à fait à cette
belle personne; il est impossible que l'on ne s'occupe pas
d'en tirer un parti quelconque, etque leThéàlre-Français. par
exemple , ne veuille pas employer ces resles précieux ; mais
le temps de cette révolution n'est pas encore venu : mais
Mlle Falcon ne peu! pas encore débuter au Théàlie-Français
230
L'ARTISTE.
sans avoir fait , au préalable , de sévères et fortes études ;
mais surtout elle ne peut pas accepter cette nouvelle mission
avant que d'ôlre convaincue, elle-même, que sa voix est
perdue à jamais. Or, la pauvre fille croit encore chaque
matin qu'elle pourra chanter le soir. Dieu le veuille, et qu'on
ne puisse pas répéter le vieil adage:Fo/a/ irrevocabileverbum.
A ces causes , nous engageons beaucoup M. Casimir De-
lavignc , s'il croit en effet à sa tragédie , à la faire représen-
ter tout simplement avec les premiers comédiens venus , et
sans aller chercher midi à quatorze heures.
— Et comme pour prouver qu'il n'y a qu'heur et malheur
en ce monde , et que tout arrive à point à qui sait allendre,
l'autre soir, M. Alfred de Vigny entre, par hasard, au
Théâtre-Français, il entend une petite voix bien fraîche et
bien nette qui déclame les vers de Molière; il lève la tète,
et il admire le plus charmant visage. — Bon! s'écria-t-il , voilà
mon idéal ; il applaudit ; et , quand Mlle Doze est rentrée dans
la coulisse, il retourne en toute bâte dans sa maison, et il
se met à achever un beau drame en vers auquel il avait re-
noncé depuis trois ans, faute d'une comédienne assez véritable-
ment jeune , assez naïvement belle pour représenter dans ce
drame une des sœurs lointaines d'Éloa.
— A propos des beaux-arts , nous ne pouvons pas passer
sous silence la nouvelle dignité de M. Cave, qui est nommé
directeur de cette partie si importante et si difficile du mi-
nistère de l'intérieur qui se rattache aux beaux-arts. Voilà
tantôt dix années que M. Cave remplit cette grande tâche
avec bien du zèle, de la persévérance et du dévouement. Il
est arrivé là au moment le plus dangereux que les artistes
aient eu à subir en France , au plus fort d'une révolution
qui pouvait être une guerre générale; et, malgré tant de
difficultés de tous genres, quand nul ne s'inquiétait plus de
ces grands arts qui veulent avant tout la paix , le repos et
le loisir, M. Cave s'est appliqué sérieusement à calmer, à
rassurer, à encourager tous les artistes qui avaient salué
cette révolution avec transport, et qui déjà s'en méfiaient
comme contraire à leurs intérêts les plus chers. 11 a écouté
tous les mécontents et il leur a répondu , comme il fallait
leur répoudre, par des travaux. Auprès de tous ces ministres
qui se succédaient les uns aux autres , emportés par les mê-
mes orages et par les mêmes caprices de la Chambre des dé-
putés , M. Cave a plaidé avec chaleur et souvent avec im-
portunité la cause de ses nobles clienls. Au milieu même
de l'émeute, il a forcé plus d'une fois le ministre de l'inté-
rieur à commander des tableaux et des statues, disant
qu'il était nécessaire que le peintre vécût de sa toile , le sta-
tuaire de son marbre, et que ce n'était pas la faute de ces
hommes d'élite, si la rue Saint-Denis était soulevée , si le
cloître Saint-Méri se révoltait, si la Vendée était en feu. Au
milieu de ces grandes affaires du ministère de l'intérieur,
M. Cave est resté uniquement un homme de lettres et un ar-
liste. Il n'a pas fait de politique, pour être tout entier aux
beaux-arts ; il ne s'est pas informé des opinions , mais bien
des talents; et tous ceux qui lui ont demandé du travail en
ont eu , même les élèves , car ceux-là aussi , il fallait les
faire vivre. Ceux-là se trompent qui croient que c'est chose
facile de mener de front toutes ces ambilions, toutes ces va-
nités , toutes ces gloires si diverses, le vieil artiste qui finit,
In jeune artiste qui commence . celui dont la renommée est
toute faite , celui qui reste dans un coin tout seul comme un
paria, celui qui marche entouré d'une meute aboyante, l'un
qui se fait petit à dessein , l'autre qui se croit plus grand que
naturel et notez bien que, pour les satisfaire les uns et le*
autres, le ministère de l'intérieur n'a jamais eu moins d'ar-
gent à dépenser, moins de récompenses à décerner. On a bien
décrété pour chaque année une exposition du Louvre , mais
on a oublié de doubler les primes salutaires que doit l'état à
ces expositions. A peine si l'on a tous les ans la moitié de la
somme que la Restauration dépensait tous les deux ans, et en
même temps que le ministère de l'intérieur est devenu plus
pauvre, le roi est devenu moins riche. Vingt-quatre millions
de moins sur une liste civile, c'est beaucoup, et tous ceux qui
vivaient jadis sur la munificence du trône ont dû cruelle-
ment s'en ressentir. D'où il suit que la position du chef de la
division des beaux-arts était singulièrement difficile : plu-
ies ressources diminuaient, et plus augmentait l'armée de-
artistes à secourir. Il faut être reconnaissant envers tout le
monde, même envers ceux qui tiennent le pouvoir entre
leurs mains, quand ils s'en servent en gens de cœur. Celui-là
n'a pas manqué à sa mission ; il ne s'est pas conduit comme
un gentilhomme de la chambre , fantasque et prodigue d'a-
bord, parce qu'il n'y a plus de gentilshommes de la chambre,
et ensuite, parce qu'il savait très-bien qu'en fait d'arts, ce
n'est pas la prodigalité qui sauve, mais le tact et le boa
sens. On citerait difficilement, depuis dix années, un seul
chef-d'œuvre bien acquis , un seul monument public bien
exécuté, un grand artiste encouragé à propos et dignement
récompensé , à qui M. Cave fût resté étranger. Et d'ailleurs .
il est des nôtres ; il est, lui aussi , un des nobles enfants de
la presse , dont la presse est fière à bon droit. 11 a prouvé plu-
d'une fois qu'il savait tenir une plume d'une façon ferme,
nette et loyale; il connaît les beaux-arts et il les aime. Si
plus d'une fois il a encouragé des geus médiocres, ce n'est
pas une raison pour le maudire, mais au contraire pour
lui tenir compte de sa bonne volonté et de sa bienveillance.
En un mot, nous ne voyons pas, nous autres, si indépen-
dants de tout ce qui ressemble à l'autorité, pourquoi donc
nous ne rendrions pas toute justice au nouveau directeur des
beaux-arts.
— N'oublions pas un jeune homme qui vient de mourir è
Saint-Pétersbourg d'une façon presque subite, et qui empor-
tera bien des regrets dans cette tombe prématurée , M. Eu-
gène Desmares. Il était le fils de cette spirituelle Desmares .
qui était sans contredit une des plus aimables comédiennes
de son temps. De bonne heure, ce jeune homme s'était senti
la vocation poétique; mais il n'y avait obéi qu'à ses heures,
et quand il n'avait rien de mieux à faire. Il était venu au
monde avec de grandes dispositions naturelles, et comme il
a vécu avec nous tous, de frère à compagnon, nous pouvon-
tous témoigner les uns et les autres de sa verve sans préten-
tion, de sa gaieté sans malice, et de son inépuisable bonne
humeur. Dans le premier voyage qu'il fit en Aniileterre. il
écrivit un poëme satirique d'une verve élincclante , et dont
il récitait de charmants passages à qui lui voulait prêter uni'
oreilleattentive. Entre autres idées singulières, et il n'en man-
quait pas, il avait eu l'idée de refaire les fables de La Fon-
taine, de façon qu'il remettait au propre ce qui était au figuré,
et au fiauré ce qui était au propre. C'était le procédé de
I/ARTISTE.
•231
Grandville appliqué à la poésie. Ainsi , dans ce nouveau La
Fontaine , le loup s'appelait , par exemple , M. Robcrt-
Macaire , et l'agneau devenait M. Gogo. Il a eu le courage de
mener jusqu'à la fin celle entreprise, et ses deux volumes
de fables , qui dans quelques cent ans seront recherchés avec
soin, ont été rigoureusement publiés jusqu'à la dernière.
lî i on plus, pour je ne sais quelle allusion politique, M. le
procureur du roi s'était inquiété des fables du nouveau La
Fontaine, il lui avait fait un procès, il l'avait fait condamner
à l'amende et à la prison; mais le roi, qui en sait plus long
que tous ses procureurs , avait fait grâce au condamné. Eu-
gène Desmares avait écrit, depuis, plusieurs charmants arti-
cles remplis d'atticisme et de sel dans une de nos feuilles lé-
gères, le Vert-Vert, dont il était le fondateur. Ce même
baron Gobert qui a fondé le prix d'histoire , ce prix si
difficile, pour ne pas dire impossible à décerner, était
l'ami intime de Desmares, et dernièrement encore, Eugène
écrivait de Saint-Pétersbourg, à M.Villemain, une lettre pour
lui expliquer comment, d'après la volonté formelle du tes-
tateur, le prix Gobert ne pouvait pas, ne devait pas être
divisé. Cette lettre était bien faite , bien pensée, bien écrite,
c'est un des meilleurs ouvrages de ce pauvre Eugène; mais
aussi M. Villemain, avec son bon sens ordinaire, a-t-il fait
droit à cette lettre en décidant que le prix ne serait pas
divisé , comme le proposait l'Académie. Or, pour le dire en
passant , c'est là une des causes pour lesquelles M. Augustin
Thierry ne se présente pas à l'Académie-Française pour rem-
placer M. Michaud. Ce prix Gobert se compose en effet
de 10,000 liv. de rente annuelle, jusqu'à concurrence d'une
meilleure histoire de France , ce qui sera difficile à faire,
quand une fois M. Augustin Thierry aura obtenu le prix
Gobert. L'illustre auteur de V Histoire de la Conquête des
Normands a préféré, à bon droit, ces 10,000 livres de rente
annuelle, au stérile honneur de l'Académie-Française. II a
donc reculé devant le fauteuil de M. Michaud ; mais, comme
vous voyez, pour mieux sauter. Reste maintenant à savoir,
et ceci est une question qui n'a pas été faite , si , une fois
que M. Augustin Thierry aura le prix d'histoire, il pourra,
sans compromettre sa rente et sans la perdre à l'instant
même, devenir membre dcl' Académie-Française. Dans cette
question subsidiaire , il y a du pour et du contre ; car d'une
part le baron Gobert n'aura pas voulu priver son historien de
tous les honneurs qui lui revenaient, ce qui serait mêler sa
munificence posthume d'injustice et de cruauté; et, d'au-
tre part, nul ne peut être juge dans sa propre cause. Or,
si vous admettez dans le sein de l'Académie-Française, qui
décerne le prix au meilleur ouvrage historique , le même
homme qui a déjà remporté ce prix-là , et qui doit en jouir
jusqu'à ce que ces 10,000 livres de rente soient gagnées par
un ouvrage dont il est le juge, n'cst-il pas à craindre que les
confrères de l'académicien couronné et rente ne consentent
pas à évincer facilement, et, disons-le, à déshonorer un
confrère, un homme qui vil avec eux, et quelquefois un
vieillard? La question est difficile, et celte fois, M. le ministre
de l'instruction publique sera seul à prononcer, car l'ami du
baron Gobert ne sera plus là pour l'aider de ses conseils.
— L'Ecole des Journalistes, la comédie de Mme de Girar-
diu, a été défendue, non pas par la censure, mais par M. le
ministre de l'intérieur, qui a voulu lire lui-même celle co-
médie. M.Duchatel n'a pas oublié, en effet, qu'il avait fait par-
tie, lui aussi, de cette presse que l'on attaque de toutes parts; il
était l'un des lutteurs les plus actifs de l'ancien Globe, et il ne
l'a quitté que pour passer aux affaires avec les compagnons
de ses jours de lutte. Il faut même reconnaître que MM. les
doctrinaires n'ont pas été reconnaissants pour celte puissance
qui les a créés et mis au monde. A peine arrivés aux affaires.
ils se sont conduits comme des parvenus, et ils ont été sans
reconnaissance pour leur mère nourrice. Toujours est-il que
M. le ministre de l'intérieur a lu lui-même, à tête reposée,
l'École des Journalistes, cl qu'il a cru bien faire en niellant
son veto ministériel à ce que cette comédie fut représentée.
Pour notre part, c'est une rigueur que nous n'approuvai-
guère. Tout injuste qu'elle nous a paru dans le fond, toute
cruelle qu'elle est dans sa forme, nous ne voyons pas ce qu'il
y a de commun entre la censure et la comédie de Mme Emile
de Girardin. La censure nous paraît faite pour défendre les
mœurs outragées, et pour empêcher que le parterre ne de-
vienne une arène politique. Mais une fois que la morale pu-
blique est saine et sauve, une fois que la politique, nous
voulons parler de la politique dangereuse, est hors de cause
au théâtre, c'est le cas d'employer la vieille maxime: «Lais-
sez dire, laissez faire, laissez passer. » Le public devient
alors le seul juge de la chose représentée, et vous n'avez pas
le droit de décliner sa juridiction. Nous aurions donc très-
volontiers accepté la représentation de l'École des Journa-
listes, puisque Mme de Girardin l'avait faite, et que le Théâ-
tre-Français l'avait reçue, et nous- prions bien humblement
M. le ministre de l'intérieur de ne pas s'étonner si nous n'ap-
prouvons pas une rigueur inutile et maladroite. Rien n'em-
pêchait que les journalistes ne fussent mis en cause comme
les avocats l'ont été, comme les médecins, comme les finan-
ciers; seulemcut ils auraient élé les bienvenus à se défendre,
et nous pensons qu'en ceci la justice, le bon goût et le bon
sens public les auraient puissamment secondés.
Au reste, nous n'avons que des remerciements à faire à la
presse tout entière pour le loyal assentiment que , celle fois,
elle nous a accordé. Les sympathies les plus vives et les
plus honorables nous sont venues; les écrivains les plus avan-
cés et les plus distingués de celle honorable année de la
pensée de chaque jour, nous ont donné des marques bien
touchantes de leur approbation sincère, et même ceux qui
nous oui voulu combattre n'ont pas oublié cependant , qu'en
nous répondant , ils écrivaient dans un journal , qu'ils
étaient avant tout des journalistes, et, qu'après tout, c'était
leur propre cause que nous défendions. "*
r/)MÉDlE-FRAS<;AISE : I.esPemme$ satanjei, la lieux F rhret, Mlle Doie
xcore Molière ! toujours Molière ! On ne
S'en lassera jamais. La comédie des Femmes
savantes est 'une des pièces qu'on joue avec
le plus d'ensemble au théâtre de la rue Ri-
chelieu; l'exécution, généralement, en a lou-
232
L'AUTISTE.
jours été plus satifais.'inle que celle du Tartufe cl du Misan-
thrope. C'est que le Tartufe et le Misanthrope ont une portée
plu* liante Ilcst difficile aux acteurs de se maintenir dans cette
sphère élevée. Le comique des Femmes savantes est moins
noble et plus accusé; il se met plus aisément en relief. Ce
n'est pas que cette pièce soit inférieure, du reste, aux deux
autres que nous venons de nommer; nous la regardons comme
un chef-d'œuvre également. Molière n'a pas ridiculisé seule-
ment un défaut de son temps; il a donné une leçon éternelle;
il a tracé les devoirs de la femme; il a établi sa véritable
condition sur la terre; il trouve que Dieu avait bien raison
île défendre à Eve , du Pandit terrestre , de toueber à l'arbre
de la science; mais comme les filles d'Eve possèdent , depuis
lors, la connaissance du bien et du mal , il veut que la com-
plète innocence de la mère du genre bumain soit remplacée
par une instinctive pudeur. Selon lui, une fille doit non-
seulement s'abstenir de la philosophie , mais il faut encore
qu'elle ait souvent l'air d'ignorer les choses qu'elle sait. Mo-
lière est intraitable là-dessus. N'allez pas croire qu'il veuille
que les filles pensent, jusqu'au mariage, que les enfants se font
par l'oreille, comme Agnès le demande à Arnolphe. Henriette,
Il charmante fille des Femmes savantes , est bien éloignée de
cette ignorance. Entre la niaiserie et une intelligence trop
émancipée, il y a un milieu à prendre, en se servant de la
raison pour compas. Henriette est la créature de Molière , la
plus nettement posée peut-être ; parfaitement sage , au milieu
d'un entonrage à demi fou; honnête sans puderie, spirituelle
sans licence, ferme sans ostentation; elle résume toutes les
les belles qualités de son sexe. Elle a accepté les vœux de
Clitandrc, quoique Clitandre se soit d'abord adressé à sa
sœur Armandc , car elle connaît le monde; elle sait que les
cœurs faits l'un pour l'autre ne se rencontrent pas du pre-
mier coup, mais qu'une fois accrochés comme les atomes d'É-
picure, ils ne se quittent plus. Les amours de Clitandre et
d'Henriette respirent une douce poésie de l'Ame; ces natures
si franches , si fidèles, si sûres d'elles-mêmes, relèvent l'es-
pèce humaine à nos yeux. Elles mettent, en quelque sorte,
la réalité d'accord avec ces idées de convenance , de grâce et
d'heureuses proportions , qui sont le point de départ de tout
esprit bien fait.
Mlle Doze a compris le rôle d'Henriette, et c'est dire beau-
coup. Mlle Doze a représenté celte personne charmante avec
un jeu plein de finesse et de décence; ce rôle, tout simple
qu'il parait, est semé de grands écueils; nous citerons , entre
autres, une scène muette qui dure plus d'un grand quart
d'heure. Henriette, forcée d'assister à la lecture des ajm
île M. Trissotin , ne doit pas témoigner son dépit par trop
d'humeur, de peur d'être impertinente à l'égard de sa mère;
et, d'un autre côté, il faut que le spectateur voie l'ennui
qu'elle éprouve, et la profonde pitié qu'elle a pour ces dis-
sertations précieuses. De temps en temps, les choses que l'on
dit sont si complètement ridicules, que le sourire effleure les
lèvres d'Henriette ; mais elle n'ose hausser les épaules, et
sa physionomie seule exprime son impatience ou sa moque-
rie. Songe/ qu'Henriette est amoureuse et que Clitandre n'est
pas là. Mlle Doze a joué toute celte pantomime à ravir. Le
public ordinaire n'y a pas pris garde, peut-être, parce qu'il
est toujours absorbé par le plaisant entretien de Trissotin et
des F'cmmes savantes , et qu'il ne s'aperçoit guère de la pré-
sence d'Henriette que lorsque sa mère lui dit :
Quoi '. sans émotion pendant cotic lecture !
Mais les babilués du théâtre ont su beaucoup de gré à
Mlle Doze de cette intelligence heureusement employée.
La jolie débutante s'est montrée également pleine de na-
turel dans les Deux Frères; elle y remplit un rôle de jeune
fille toute naïve et toute sensible ; il ne s'agit , pour une n< -
trice de son âge, que d'être elle-même, et de se livrer aux
mouvements de son cœur. Elle a fait verser plus d'une larme,
par des élans pleins de vérité. Monrose et Perricr, excellents
dans leurs rôles, ont saisi avec galanterie les allusions flat-
teuses auxquelles donne lieu cette pièce, chérie des débu-
tantes; ils ont fait à Mlle Doze les honneurs d'une scène où
ils tiennent un rang si distingué ; c'est se montrer digne-
ment jaloux de la protection que Mlle Mars accorde à cette
jeune personne. A propos de jalousie, on prétendait que
Mlle Mars elle-même , dont le talent est si parfait , ne pou-
vait souffrir le moindre partage dans l'attention publique :
et voilà qu'avec un soin tout maternel elle aide les pre-
miers pas d'une actrice on ne peut pas mieux douée, et à la
plus capable entre toutes d'inspirer de la jalousie. Quelle
réponse! Il n'en est pas de meilleure que celle-là pour une
femme d'espril. H. L.
Les belles figures de la fontaine de la place Louvois ne
sontpasdeM. Feuchère, comme onl'adilparerreur, mais
de M. Klagmann , à qui elles font le plus grand honneur.
i:^»::(a*:)*
)ak un concours d'heureuses circonstances, 1' Artiste vient de découvrir, dans un des plus
ivieux et des plus honorables châteaux de la Normandie, cette terre féconde en souvenirs,
une suite non interrompue de soixante lettres inédites de Jean-Jacques Rousseau , écrites
de sa main à madame la marquise de Verdelin, cette noble dame qui l'a entouré de
tant de consolations aux plus tristes instants de cette vie mêlée de tant d'amertumes.
L'Artiste se réserve la propriété exclusive de cette précieuse correspondance, qui rem-
plira une des lacunes les plus importantes des Confessions. Quand donc nous les aurons étudiées avec
l'attention et le soin qu'elles méritent, nous publierons sans interruption ces soixante lettres de Jean-
Jacques Rousseau, et nous espérons que nos nombreux lecteurs nous sauront gré de cet admirable et
éloquent collaborateur, que 1' Artiste vient de rencontrer d'une façon si heureuse et si inespérée.
Typographie de Lacrampe cl Comp. , rue Damiette, 2. — Fonderie de Thon y, Virey et Hoiei
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L'AŒ&M.
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L'ARTISTE.
•233
L& §(§œ®NI
r.v i»»».
l faut bien que nous nous occupions, à
notre tour, d'une partie importante de
l'instruction publique, car ceci mérite
toute l'attention des hommes qui, comme
nous, veulent faire une histoire com-
_^ plètc de la littérature et de l'éloquence
de ce temps-ci.
A ce compte , ni les cours de la Sorbonne , ni les cours
du Collège de France, nedoiventnous rester étrangers. 11
se débite en effet, dans ces deux endroits consacrés à
l'éducation supplémentaire, plus d'idées vieilles et plus
d'idées nouvelles, plus de vérités et plus de paradoxes,
que dans aucun lieu de ce monde. Dans ces deux insti-
tutions du Collège de France et de la Sorbonne, qui furent
longtemps si différentes l'une de l'autre , et qui se res-
semblent si fort aujourd'hui , sont mêlés et confondus de
la façon la plus déplorable, les éléments les plus divers.
Entrez en Sorbonne, par exemple, et cherchez, si vous
pouvez, quelques restes vénérés de la Sorbonne antique ;
à peine si vous trouverez quelques souvenirs épars et
effacés de cette vénérable institution, dont la théologie
était toute la science. Autrefois, qui disait la Sorbonne,
disait la réunion des trois vertus théologales, moins la cha-
rité et l'espérance. La Sorbonne était, comme qui eût dit
un parlement sans appel, où toutes les questions relatives
à la croyance catholique, apostolique et romaine, étaient
sérieusement et sévèrement débattues. Et comme en ce
temps-là la foi était partout, dans le moindre pamphlet
de l'écrivain , dans la plus légère parole de l'orateur,
dans une lettre confidentielle, il résultait de cette ubi-
quité de la croyance, que la Sorbonne était partout,
qu'elle entrait dans toutes les consciences, qu'elle avait
2« SÉRIE, TOME IV, iâc LIVRAIS*)*
le droit de s'inquiéter des affaires des livres et des
idées, qui, aujourd'hui, lui sont le plus étrangers.
C'était, pour ainsi dire , une espèce d'inquisition reli-
gieuse, qui, au besoin, avait aussi ses cachots et ses bû-
chers, qui employa plus d'une fois le bourreau lui-même
conlre les personnes et contre les livres. Mais , comparée
aux autres inquisitions, l'inquisition de la Sorbonne élail
bienveillante, intelligente même. Elle appelait à elle les
plus nobles esprits , les plus grands noms et les plus lien,
courages; elle n'avait peur que des novateurs. Pour elle,
la nouveauté en toutes choses était le plus grand des
schismes. Ainsi, jusqu'à la fin, cette sérieuse et savante
institution, qui avait vu, dans son enceinte, M. le prince
de Condé et Bossuet soutenir leurs thèses de théologie
se souvint des enseignements de son plus illustre pro-
tecteur, M. le cardinal de Richelieu. Elle se défendit
jusqu'à la fin contre tous ces rebelles à l'autorité , que la
fin du dix-septième siècle et le dix-huitième siècletout en-
tier devaient produire. Elle défendit pas à pas le domaine
moral que lui avait confié l'église catholique ; et quand il
fallut succomber enfin, elle succomba avec honneur, après
s'être défendue seule contre tous , seule contre Voltaire .
seule contre l'Encyclopédie tout entière.Que disons-nous?
elle s'était défendue seule contre M. Arnault et contre
Pascal !
Ainsi donc, il était beau de mourir comme la Sorbonne
est morte; elleasuccombé comme la royauté de France,
comme la noblesse, comme le vieux temps tout entier.
La révolution est entrée dans ces murs lézardés, à peu
près comme le premier consul Bonaparte est entré dans
l'Orangerie de Saint-Cloud; tous ces antiques docteurs
de l'antique foi catholique ont été chassés comme la
paille que le vent emporte. Lui-même , dans son tom-
beau, le tout-puissant cardinal de Richelieu , le plus ter-
rible docteur rouge qu'ait jamais eu la Sorbonne , a été
troublé par cet ouragan qui emportait toute chose ; même
c'est merveille que son tombeau ait été conservé par un
caprice de la révolution , car les révolutions ont des ca-
prices comme toutes les femmes et toutes les majestés de
l'univers.
Il y a encore ceci à dire surla Sorbonne écroulée ; c'est
que, bien avant 1793, c'était là une puissance à jamais
vaincue. Une fois qu'elle eut succombé dans son duel
avec l'Emile de Jean-Jacques Rousseau, avec le Livliun-
naire philosophique de Voltaire , avec les Œuvre» de
Montesquieu, avec l'école Encyclopédique tout entière
la Sorbonne fut vaincue tout aussi bien que l'était la Bas-
tille , par exemple , un moisavant le 14 juillet 1789. Car
dans ces sortes d'institutions de l'autorité morale ou de
la puissance physique , peu importe que la tour soit de-
bout, pourvu que la puissance qui l'éleva soit respec-
tée. Qu'est-ce qu'une chaire que l'on renverse? Une
chaire sculptée que portent des démons ou des anges.
Ce qui importe, c'est que toute parole tombée de cette
31
23*
L' A UT I S IL.
chaire soit écoutée, c'est que le nom seul de cette Bastille
fasse pâlir les plus braves. Or, quand la Bastille a été
prise, il n'y avait plus personne qu'un gouverneur pour
la forme; quand la Sorbonne a clé envahie, il n'y avait
plus dans ces murs lézardés que quelques vieilles thèses
en latm sur la bulle Unigenitus, pour et contre Aris-
tote , et dont les vers ne voulaient plus. Ainsi , on peut
dire que la vieille Sorbonne, quand elle est morte,
avait tout à fait rempli sa mission; que la liberté des
Ames et l'esclavage des consciences n'avaient plus rien
à en espérer, rien à en attendre. La Sorbonne avait dit
son dernier mot dans le monde des idées, tout comme la
Bastille avait employé sa dernière lettre de cachet.
Ceux qui ont chassé les anciens docteurs se sont attaqués
à des crânes vides ; ceux qui ont attaqué la Bastille n'ont
renversé que des. pierres, car depuis longtemps il n'y
avait plus de prison d'état. Voilà pourquoi, quand on
voulut refaire la Sorbonne , on tenta tout simplement une
chose aussi impossible que si l'on eût voulu relever la
Bastille et remettre en vigueur les lettres de cachet.
Jamais vous ne referez une restauration avec des
morts. Pour que le cadavre se galvanise quelque peu,
encore faut-il qu'il y ait quelques restes de sang dans ses
veines.
Mais la Restauration ne savait pas toutes ces choses ;
elle était obstinée autant qu'elle était bienveillante; elle
voulait le passé, tout le passé, hélas! et rien que le
passé. Ses conseillers et ses prêtres, gens pour la plu-
part assez indifférents à ces doctrines religieuses dout
ils parlaient sans cesse, lui avaient tant répété que le
trône c'était l'autel , que l'obéissance des peuples était fon-
dée sur la foi, que la Somme de saint Augustin devait pas-
ser avant la Charte, que saintGrégoire était un plus grand
orateur que Benjamin Constant, et que le général Foy lui-
même n'ét-utrien, comparé à saint Jean-Chrysostômc; on
avait tant répété aux vieux Bourbons qu'ils ne pouvaient se
tirer d'affaire qu'avec les vieux casuistes, et que la
Chambre des députés s'évanouirait quelque jour de-
vant les saints conciles , qu'ils se mirent à rêver, ces rois
imprudents, entre autres restaurations, la restauration
de la Sorbonne. Par leur ordre, on releva l'édifice, on
rétablit les chaires où se devait enseigner le dogme,
on souffla sur toutes ces cendres éteintes, on réveilla
ces vieux échos, on souleva toute cette poudre savante
qui, autrefois, eût obscurci le soleil; l'église fut répa-
rée, le tombeau fut remis à neuf, un mauvais latin
vulgaire, triste argot de contrebande, se trouva rappelé
dans ces murs qui avaient retenti jadis d'une latinité si
savante et si élégante. Si bien qu'à propos de cette Sor-
bonne ressuscitée, de toutes parts, les théologiens, les
princes du sang, les grands seigneurs, les ministres,
tout le côté droit delà Chambre, entonnèrent le plus
imprévoyant des Te Deum.
Ils s'écrièrent que la monarchie était sauvée , puisque
la Sorbonne était rendue a la monarchie, Ils battirent
des mains à la foi nouvelle qui allait refleurir. Vains ef-
forts! espérances inutiles! déceptions cruelles! Car à
peine la Sorbonne fut-elle ouverte de nouveau; à peine
eut-on annoncé que M. l'abbé un tel parlerait sur la
grâce, Veneris die, le jour de Vénus; M. l'abbé vn tel
parlerait sur la confession, Martis die , le jour de Mars ;
M. l'abbé un tel, sur les cas de conscience, le jour de
Mercure, die Memirii , qu'aussitôt, par la toute-puis-
sance de cette Révolution invincible contre laquelle la
Restauration s'ameutait, la philosophie nouvelle, l'é-
clectisme allemand, le scepticisme voltairien , toutes
les idées de ce siècle révolutionnaire , contre lesquelles
on avait voulu relever la Sorbonne, firent irruption
dans cette Sorbonne restaurée. La philosophie s'em-
para de ses chaires , où le théologien était attendu ;
l'histoire remplit de ses enseignements ces bancs de
chêne disposés pour le dogme. Tous ces abbés préparés
à l'enseignement de la jeunesse n'eurent rien de mieux à
faire qu'à se taire et à s'enfuir, se voyant sans auditoire
et sans écho. A ce point que saint Sulpice s'estima trop
heureux de reprendre, sains et saufs, les théologiens pro-
fesseurs et les théologiens auditeurs qu'il avait prêtés
pour cette circonstance solennelle , comme on prête son
manteau à un ami qui a porté le sien au Mont-de-Piété.
Or, c'était bien la peine, en vérité, de rétablir la Sor-
bonne pour loger si commodément les trois hommes
qui , à tort ou à raison , ont eu le plus de puissance sur
les jeunes intelligences à l'aide desquelles la révolution
de juillet devait se fomenter et s'accomplir!
Est-il besoin de vous nommer ces trois hommes? Ils
ont tenu entre leurs mains les destinées de la Sorbonne
nouvelle ; leurs paroles incendiaires ont produit sur les
jeunes esprits de la Restauration , le même effet que des
torches brûlantes jetées sur des gerbes de blé. A eux
trois ils ont défait, au jour le jour, ces lentes répara-
tions morales que la Restauration tentait si péniblement
à l'aide d'un clergé ignorant et d'une noblesse épuisée
A eux trois, chacun de son côté et sans s'être entendus
jamais, — car ces trois hommes ne s'aimaient pas , et, à
cette heure encore, ils se font une guerre dont l'achar-
nement va jusqu'à l'impolitesse; celui-ci chasserait celui-
là du conseil-d'élat comme on ne chasserait pas un huis-
sier,— ils ont déjoué toutes les tentatives du parti roya-
liste et religieux. Ces trois hommes, les voici mainte-
nant : M. Guizot, M. Villemain , M. Cqusin. Les deux,
premiers ministres de la révolution , et le troisième qui
le sera, un jour ou l'autre, quand il y trouvera le
compte de son ambition ou de sa fortune.
Je sais bien ce qu'on va me répondre, et qu'au pre-
mier abord, on s'étonnera fort de m 'entendre appeler
ces trois hommes des révolutionnaires , et qu'on dira
que je les flatte; mais, cependant, remarqués bien, je
vous prie , que c'est à cause même de leur modération
L'ARTISTE.
235
apparente et par la toute-puissance de leur pusillanimité
réelle, que l'enseignement de ces trois professeurs a été
et devait être en effet si redoutable. S'ils avaient eu
plus de courage ou moins de prudence , s'ils avaient
moins bien dissimulé l'empire qu'ils avaient sur les
âmes , le gouvernement d'alors se serait tenu sur ses
gardes , il se serait défendu de toutes ses forces ; il au-
rait fait fermer ces écoles perfides, et il eût obtenu ainsi
quelque répit dans une guerre avouée ; mais cette guerre
n'était rien moins qu'avouée ; au contraire , nos trois
champions , chacun de son côté , apportaient , à cette
bataille de chaque jour, les restrictions les plus habiles;
ils s'enveloppaient dans toutes sortes de circonlocutions
merveilleuses, n'avouant jamais leurs espérances, même
les plus lointaines. Ils voulaient bien d'une révolution
accomplie et dont toutes les récompenses les atten-
daient, mais ils voulaient une révolution à coup sûr;
et contre rien au monde , ils n'auraient joué une par-
celle de leur position présente. Ils faisaient partie de
ces égoïstes habiles et de sang-froid qui préfèrent les
sentiers détournés à la grande route , qui arrivent au
pouvoir par-derrière, et qui , dans la bataille , s'inquiè-
tent peu de la gloire pourvu qu'ils arrivent à la récom-
pense. Or, dans la bataille générale des partis, dans le
soulèvement unanime des opinions, dans cette mêlée
tumultueuse et fangeuse des passions politiques , voilà
justement les hommes qui sont à craindre ; voilà ceux
qui sont forts, parce qu'ils sont prudents ; qui sont dan-
gereux , parce qu'ils sont habiles ; qui arrivent à leur but,
parce qu'ils marchent d'un pas lent et sûr : des gens qui
n'ont jamais rien perdu dans la défaite , qui ont tou-
jours tout gagné dans la victoire, et qui certainement
seront un peu plus puissants demain qu'ils le sont aujour-
d'hui , quels que soient le jour et le maître de demain.
En faitde révolutions et de révolutionnaires, il n'est pas
dangereux celui qui crie et qui s'agite ; il n'est pas dange-
reux celui qui lance le venin et l'insulte à ciel ouvert; il
n'est pas dangereux celui qui se sert du poison ou du poi-
gnard ; il n'est pas dangereux l'énergumène dans son
journal , ou le fanatique à la tribune; ceux-là on les con-
naît, on les sait par cœur, on sait comment s'en dé-
fendre ; on a contre eux les procureurs du roi , les gen-
darmes ; on les emprisonne , on les achète ; au pis-aller,
on les laisse dire. Mais les autres, les serviteurs dévoués
qui vous égratignent en vous caressant ; les serviteurs
zélés qui vous mordent à la joue quand ils vous baisent;
les fidèles sujets qui , sous prétexte de secouer votre
trône pour vous tirer de votre léthargie , font tomber
dans le même abîme et le trône et celui qu'il porte ;
tous ces révolutionnaires câlins, dont nul ne se méfie,
ce sont là les redoutables, soyez-en sûrs.
Telle était cependant l'éloquente trinité à laquelle la
Sorbonnc restaurée allait, corps et âme, apparlenir.
Il faul le dire, bien long temps se passera avant que
dans une môme enceinte soient réunis trois parleurs de
cette sorte. Ils avaient à eux trois de quoi composer un
orateur plus puissant et plus terrible que Mirabeau lui-
môme, entouré des premiers prestiges de la plus grande
révolution qui ait étonné le monde. L'un s'appuyait sur
l'histoire, qu'il avait considérée sous son côté fataliste el
réel, s'attachant uniquement aux faits, dont il tirait
toutes les conséquences nettes et précises qui allaient à
son système. L'autre, au contraire, tour à tour, et selon
le besoin, illuminé exalté, Allemand obscur, s'envc-
loppant des vapeurs d'outre-Rhin , colonne lumineuse
qui ne montrait jamais que le côté du nuage, parlant
très-haut et avec de grands gestes qui ressemblaient à
la conviction , philosophe-arlequin dont l'habit était
composé de toutes sortes de haillons éclatants arrachés
à Platon , à Aristote , à Kant , à Herder, à Condillac lui-
môme, car il empruntait à tout le inonde. L'autre, en-
fin , le plus admirable et le mieux inspiré des rhéteurs,
la plus facile improvisation qui soit au monde , étince-
lanteet fugitive période, à laquelle s'abandonne l'oreille
charmée , mais que l'impression ne peut pas saisir, et
qui perd toute sa valeur quand elle passe de la chaire
dans le livre imprimé.
Tels étaient ces trois orateurs , ou plutôt tel était
cet orateur en trois personnes ; et quoique divisés com-
plètement sur tous les points, et bien que le savant
historien fit peu de cas des jongleries éloquentes du phi-
losophe ; pendant que l'orateur , préoccupé de la forme ,
dédaignait également l'histoire de celui-ci et la philoso-
phie de celui-là , telle était cependant la toute-puissance
des idées qu'ils avaient à débattre, que, sans s'être ja-
mais entendus, ils s'entendaient à merveille. Ils étaient
comme trois ouvriers travaillant chacun de son côté à
renverser un rempart, et qui, sans s'être jamais vus l'un
l'autre , luttent entre eux à qui donnera les plus furieux
coups de bêche , jusqu'à ce que le mur étant renversé .
ils se retrouvent en présence tous les trois, étonnés et
presque épouvantés de leur démolition. Ou bien encore,
si ma première comparaison vous fait peur, ces trois pro-
fesseurs, parlant chacun de son côté à cette jeunesse qui
les comprenait à demi-mot, vous représentent à merveille
les trois terribles orchestres du Don Juan pendant la scène
du viol. Chaque orchestre chante à sa façon, et sans s'in-
quiéter de l'orchestre voisin, sa complainte ou sa colère,
jusqu'à ce qu'ils éclatent tous les trois dans la même
malédiction. Hélas! qui l'eût pensé? ce Don Juan mau-
dit, c'était sa majesté très-chrétienne et très-bienveillante
Charles X!
Pour se faire une juste idée de la toute-puissance de
ces trois hommes sur cette belle jeunesse de la Restaura-
tion, qui leur prêtait une oreille attentive, il faut les
avoir entendus, car leurs leçons écrites , non plus que
les analyses qui en ont été faites, ne ressemblent en rien
à cette parole animée, chaleureuse, et qui avait tous les
m
L'ARTISTE.
caractères delà sincérité et de la conviction. M. Guizot,
par exemple, arrivait dans sa chaire d'un pas ferme, et
tant soit peu solennel. A son aspect, toute cette foule in-
quiète cl agitée faisait silence. Il commençait à parler
sur-le-cliamp et sans hésiter ; sa voix était nette et
brève; l'autorité circulait dans son discours incisif; sa
phrase était coupée, peu fleurie, et souvent elle man-
quait d'élégance ; mais ce qu'elle perdait du côté de
l'élégance, clic le gagnait en force et en énergie. La
personne de l'orateur répondait tout à fait à son dis-
cours. Celait ce regard fier et terne d'où l'étincelle
jaillissait à de rares intervalles, comme le feu caché
sous la cendre. C'était ce teint bilieux que rien n'allère,
ni la joie, ni la tristesse, ni l'orgueil du triomphe, ni le
dépit de la défaite. C'était ce front vaste et intelligent
sur lequel rien ne se montre des passions de l'homme
intérieur. Dans cette Sorbonne antique qui avait dé-
fendu à main armée la sainte pureté de la doctrine évan-
gélique, dans cet écho religieux qui se souvenait confu-
sément, mais nonpassansémolionet sans respect, de tant
d'illustres docteurs de Sorbonne, défenseurs, bourreaux
et martyrs de la foi catholique, apostolique et romaine,
M. Guizot, le protestant, se sentait animé de je ne sais
quel sentiment de triomphe, qui faisait, en pareil lieu ,
une grande partie de son éloquence. Cela lui paraissait
beau et singulier d'être parvenu à parler tout haut en-
tre les deux statues de Fénelon et de Bossuet, vis-à-vis
les images chrétiennes de Massillon et de Pascal ; de ve-
nir, lui, l'enfant convaincu de Luther, donner un pareil
démenti à l'Histoire des Variations. Cela lui paraissait
beau et fort, surtout en pleine Restauration, et si près du
tombeau du cardinal de Richelieu, de proclamer la su-
périorité du doute sur la croyance, et la nécessité d'in-
troduire la discussion dans toutes les affaires, voire même
celles qui tiennent à la conscience des peuples. Et véri-
tablement, en pareil lieu et sous l'empire de pareilles
circonstances, la position exceptionnelle de M. Guizot
était bien faite, surtout réunie à son talent, pour attirer
autour de sa personne l'intérêt universel. D'ailleurs,
comme tout se sait, dans ce vaste Paris, de tout ce qui
regarde ces héros de l'intelligence , on savait que
M, Guizot était pauvre, qu'il était en complète disgrâce
de cette monarchie à laquelle, bien jeune encore, il
avait donné tant de preuves de dévouement et de zèle.
On disaitqu'il avait une vieille mère des temps primitifs,
austère tendresse, inflexible devoir, la Bible incarnée,
et que devant cette vieille mère il s'agenouillait chaque
soir en lui disant : « Bénissez-moi ! » On savait que lui
et sa remme, qui était sur la terre une femme de génie,
et qui est une sainte dans le ciel, ils passaient la nuit et
le jour, pour vivre, dans dos travaux de manœuvres lit-
téraires, acceptant tout ce qu'on leur offrait, des articles
à écrire dans les journaux , les Mémoires de l'Histoire
d'Angleterre à mettre en ordre, la mauvaise traduction
de Shakspeare, par Letourneur, qu'il fallait revoir, cor-
riger, expliquer. Mme Guizot relevait avec une paticnn
admirable les contre-sens et les fautes de français de Le-
tourneur, pendant que son mari écrivait en tête de
chaque tragédie de Shakspeare de courtes préfaces qui
sont des chefs-d'œuvre de sagacité et de bons sens. Triste
métier, savez-vous, pour un homme pareil, pour un po-
litique de cette taille, qui devait tenir en ses mains les
destinées de la France et d'une révolution! triste métier
que d'être aux gages de M. Ladvocat! Mais qu'y faire?
Le plus grand poëte comique de l'ancienne Home a
bien tourné, pour vivre, la meule d'un moulin ! Ainsi,
chacun savait gré à M. Guizot de cette vie modeste et
laborieuse : on prenait sa patience pour de la résigna-
tion ; on lui tenait compte de tout, de ce qu il osait dire
dans son cours, et surtout de ce qu'il ne disait pas. En
un mot, on l'aimait comme un homme qui ne peut
émettre en dehors que la moitié de sa pensée; car.
depuis que la torture est abolie, c'est là, au sens de
tous, le plus grand supplice qui se puisse imposer à
l'homme qui écrit ou qui parle. Enfin, il n'y eut pas
jusqu'à la conviction religieuse de M. Guizot Jusqu'à cette
croyance, qui n'était pas la croyance catholique , dont
cette jeunesse de la Sorbonne ne lui tînt bon compte et
ne lui sut un gré infini. Ah! vous voulez absolument qu elle
soit catholique. Ah ! vous amenez des jésuites à Saint-
Acheul et vous rétablissez la Sorbonne! Ah! vous violen-
tez par toutes les façons, par l'éloquence de M. de Lamen-
nais lui-même, le scepticisme voltairien ! Eh bien ! vous
allez voir quel démenti nous saurons vous donner! Nous
vous attaquerons dans votre endroit le plus sensible;
nous applaudirons, non pas le doute, mais le schisme :
non-seulement nous renierons tant qu'il sera en DOUS
les croyances religieuses de la maison de Bourbon, mais
encore nous honorerons de toutes les manières le pro-
testantisme de M. Guizot. Et véritablement, ces jeunes
gens, dans leur rage d'opposition, étaient habiles de rai-
sonner ainsi, car il y avait un homme que le clergé de
France détestait encore plus que Voltaire, et cet homme
c'était Luther. Mais qui eût dit en ce temps-là , et quand la
Restauration, trop bien avertie, faisait fermer, mais trop
tard, lecoursdcMGuizot, que ce protestant, applaudi en
pleine Sorbonne, parce qu'il était protestant, deviendrait
un jour ministre des cultes du royaume de France, tout
comme l'était monseigneur l'évêque d'IIermopolis?
Arrivons à l'autre orateur, à l'autre ministre des cul-
tes, à M. Villemain. Celui-là était loin d'avoir la gravité
de son collègue; il était bien, si vous voulez, de l'oppo-
sition, mais de l'opposition la moins avancée, de celte
opposition prudente qui, demain, peut sans bassesse être
de la faveur. Loin d'être isolé comme M. Guizot et li-
vré à des travaux stériles, M. Villemain avait derrière
lui, pour l'aimer, pour le protéger et pour le défendre,
pour dire et pour faire comme lui, des journaux tout-
L'ARTISTE.
237
puissants, une partie du conseil de l'instruction publi-
que, l'Académie tout entière, tous ses anciens amis du
ministère de M. Decazes; le public était habitué à l'ai-
mer de longue main, car depuis ses premiers succès
universitaires jusqu'à ses premiers succès à l'Académie-
Française, depuis son discours à l'empereur Alexan-
dre de Russie jusqu'à son opposition formelle à M. de
Villèle, M. Villemain avait été, sans fin, sans cesse
et sans relâche, le héros, que dis-jc? l'enfant gâté
de la faveur populaire. Bien plus, on venait de
faire pour lui ce que l'on a fait pour le général Foy, une
souscription nationale, et la France entière, dans un
moment de belle ardeur, s'était mise à souscrire à l'his-
toire de ce pape que M. Villemain nous promet depuis
tantôt quinze années. Ainsi appuyé par tout ce qui fait
une puissance, M. Villemain ne pouvait en rien se com-
parer, pour le crédit et pour la position, à M. Guizot;
autant celui-là était seul et pauvre et sans appui, autant
celui-ci était entouré d'encouragements et d'amitiés puis-
santes. L'un, en dehorsde sa chaire, avait bien delà peine
à prendre rang parmi ces rares idéologues qui sont de-
venus les doctrinaires plus tard, et dont il est le maître
souverain. L'autre, au contraire, était l'âme, la parole,
le conseil, quelquefois même le style, mais rarement, de
cette opposition qui était déjà la maîtresse au-dedans,
au-dehors , et qui devait finir par être la révolution de
Juillet, dix ans plus tard.
Figurez-vous donc qu'un lundi, par un de ces froids
gris et ternes du mois de décembre de l'hiver parisien,
le quartier de la Sorbonnc se remplit d'une foule inac-
coutumée; on accourt de toutes parts et de tous les en-
droits delà ville, dans toutes sortesde costumes, les uns à
pied, les autres en voiture, car parmi cette foule impa-
tiente et grelottante, il faudra que le prince du sang at-
tende que les portes soient ouvertes, tout aussi bien que
l'étudiant de première année. A onze heures , l'im-
mense cour de la Sorbonnc est remplie; à midi, les
portes s'ouvrent. En un clin d'œil cette vaste salle
est tout entière occupée ; on se rue , on se précipite
les uns sur les autres; la moindre place sur ces gra-
dins de chêne est disputée avec acharnement ; la foule
veut que les portes restent ouvertes, et jusqu'au bas de
l'escalier sont refoulés les auditeurs retardataires, trop
heureux de saisir au passage quelques-unes de ces vi-
brations puissantes qui annoncent la présence du maî-
tre. A l'heure dite, et par un certain couloir que la foule
obstrue, comme tout le reste, un homme se glisse à
grand'peine, il pénètre dans sa chaire au milieu d'un
tonnerrcd'applaudissementsetdebravos; il s'assied d'une
façon peu gracieuse, le plus souvent il relève sa jambe
droite sur sa jambe gauche ; son dos est voûté : il porte
sa tête penchée sur son épaule, à la façon de plusieurs
grands hommesde l'antiquité. Cependant, laissez-le faire,
bientôt il va relever la tête , son œil animé parcourra
2e SÉRIE , TOME IV, 15e LIVRAISON.
d'un regard toute cette foule attentive ; bientôt sa parole
s'animera comme son regard, etsoudain, la première hési-
tation passée, tenez-vous prêts à suivre cet homme dans les
caprices les plus impétueux. Ah ! c'était là un merveil-
leux vagabondage littéraire, un hardi mélange du bon
sens le plus correct et de l'imagination la plus hasardée:
un singulier pêle-mêle de philosophie, d'histoire et dr
littérature, où les génies les plus divers, les talents Ic>
plus opposés se trouvaient mêlés et confondus avec un
talent incroyable : Bossuet à côté de Saurin, Shakspeai r
à côté de Molière , le Tclémaque de Fénclon à propos de
l'Utopie de Thomas Morus. Et, chemin faisant à travers
les mille détours fleuris de sa pensée, il fallait voir com-
ment cet homme trouvait moyen de mettre en cause la
littérature présente, d'appeler à l'aide des anciens, dont
il proclamait la toute-puissance et l'énergie, les œm ros
contemporaines qu'il soumettait sans pitié à son ironique
analyse. Il fallait voir avec quel enthousiasme et quel
bon sens à la fois.il parlait des vieux chefs-d'œuvre qu'il
faisait aimer, des grands écrivains qu'il entourait de res-
pect, et comment à cette jeunesse ameutée il faisait tout
supporter, même les louanges de Louis XIV. Nous l'a-
vons ainsi suivi dans l'histoire littéraire de ces trois
grands siècles auxquels FYançois Ier a donné le signal,
et avec lui nous avons passé de Montaigne et de Rabe-
lais à madame de Sévigné et à La Fontaine, de Saint-Évre-
mont et de Fontenelle à Montesquieu et à Massillon.
jusqu'à ce que tout à coup il se soit arrêté devant J.-J.
Rousseau et devant Voltaire, dont il n'a pas trahi la cause
même en pleine Snrbonne , pas plus qu'en pleine Sor-
bonne M. Guizot n'avait trahi la cause de Melanchton et
de Luther.
Je ne sais si je m'abuse, mais je ne crois pas que la pa-
role humaine ait causé à un auditoire plus jeune des
émotions plus puissantes et plus soudaines. Une fois
lancé dans cette arène littéraire, qu'il avait faite si vaste,
cet homme ne s'arrêtait plus; il s'enivrait de sa propre
parole comme on s'enivre de vin de Bordeaux ; et une
fois dans ce chancellement de l'ivresse poétique, il en
avaittoutesles hallucinations, tous les vertiges, maisaussi
toute la conviction et toute la puissance. Qu'il était beau
à voir, ainsi défendant malgré lui le vieux passé, qu'il ai-
mait pour son style et pour son génie, et tout d'un coup
s'arrêtantau milieu de sa louange commencée! car. de
son admiration sincère pour le passé littéraire, il ne vou-
lait pas que l'on tirâteette conclusion politique, que le
passé était encore possible. Parce qu'il reconnaissait
franchement l'autorité morale du cardinal de Richelieu,
il ne voulait pas qu'on pût en tirer la conséquence qu il
acceptait M. de Villèle ; et quand il s'agenouillait devant
l'éloquence de Bossuet, il se relevait bien vite en se sou-
venant qu'au milieu de la France libérale se promenaient
des missionnaires, dont la maussade et ignorante parois
troublait toutes les consciences et faisait brûler sur un
99
238
L' AUTISTE.
bûcher les œuvres complètes de Voltnirc. Ainsi partagé
entre son admiration loyale pour le passé de la France et
son opposition timide à la restauration de tant de choses
dont la restauration était impossible, M. Villemain, pour
ceux qui savaient l'écouter et l'entendre, doublait encore
de prix et de valeur; on voulait savoir comment donc il
obéirait à ces deux impulsions contraires; comment il
serait fidèle à la fois à son admiration et à ses répugnan-
ces; commentée sujet respectueux, dévoué de Louis XIV,
se maintiendrait dans son opposition à Charles X? Certes,
la tâche n'était pas facile ; mais avec son habileté ordi-
naire, ou, ce qui est plus habile encore, avec son bon-
heur de toute la vie, M. Villemain devait accomplir jus-
qu'à la fin sa double entreprise, sans trahir ni son
admiration pour le passé , ni sa répugnance pour le
présent. Il est resté ce qu'il avait voulu être dans la litté-
rature comme dans la politique, comme dans la reli-
gion : un critique de l'école de Boileau , qui acceptait
très-bien Shakspearc et M. Schlegel ; un enthousiaste pas-
sionné deBossuet, qui reconnaissait Diderot et Voltaire;
un chambellan de Louis XIV , qui eût été fier de faire
le lit du roi avec Molière, et qui a pu battre des mains,
sans déshonneur, quand est parti de sa France , pour n'y
plus revenir, le petit-fils trop chrétien du grand roi très-
chrétien.
Quant au troisième orateur, je puis en parler beau-
coup moins que des deux autres, car c'est à peine si je
l'ai entendu parler deux ou trois fois. Il y a comme cela
des esprits rebelles qui ne sauraient rien comprendre aux
plus belles choses, et qui donneraient tout Platon pour
une ode d'Horace. Ce qu'on appelle la philosophie pro-
prement dite, leur paraît une espèce de rêve sans poésie
et sans réalité, c'est-à-dire, le plus triste des rêves. Ce-
pendant il faut reconnaître que M. Cousin était aussi po-
pulaire quand il parlait à la Sorbonne, que l'étaient ses
deux collaborateurs. Il avait une de ces fécondités mer-
veilleuses qui ne reculentdevantaucun obstacle, et pourvu
qu'il parlât, peu lui importait ce qu'il allait dire. La phi-
losophie a son effronterie tout comme l'éloquence, et en
ceci l'effronterieest d'autant plusfacile, que personne dans
l'auditoire ne s'attend au juste à ce que vous voulez dire;
on est bien forcé d'accepter tout ce mélange quel qu'il
soit, qu'il vienne de la Grèce antique ou de l'Allemagne
moderne. Bien plus que personne, M. Cousin a usé et
abusé de ce rodondage philosophique dans lequel il ex-
cellait. Il parlait, du reste, avec une facilité merveilleuse;
il avait le geste, la voix, l'animation, l'accentuation fu-
ribonde d'un véritable énergumène; on eût dit qu'il
se battait, comme Hamlet, contre quelque fantôme invi-
sible, et c'était plaisir de lui voir donner ses grands coups
d'épée dans l'air. Je me rappelle qu'un jour j'entrais par
hasard dans cette classe où se débattaient tant d'idées
étranges. Au moment où j'entrais , le professeur frappait
des deux poings sur sa chaire, et, l'écume à la bouche, les
cheveux hérissés, l'œil étincelant, il s'écriait : ,\on!non!
nous n'avons pas été vaincus à Waterloo! A cette déclara-
tion d'une victoire inattendue, vous pensez si ce jeune
auditoire battait des mains avec frénésie, s'il partageait
l'enthousiasme du philosophe, s'il répétait à outrance dans
son cœur : Non ! non ! nous n'avons pas étévaincus à Wa-
terloo! En ceci consistait le grand secret de M. Cousin ;
il trouvait que c'était bien plus facile et bien plus com-
mode de s'adresser à la passion de ses auditeurs, qu'a
leur intelligence cl à leur bon sens. Par une ruse qui
est bien vieille et qui sera toujours nouvelle, quand
l'enthousiasme de sa classe languissait, il en appelait à
la politique, il faisait vibrer, tant bien que mal, ces
grands noms immortels et inépuisables de liberté , de
patrie, d'indépendance nationale. Quand ses disciples
s'ennuyaient en Sorbonne il les traînait sur les bords
du Rhin, et de là il leur montrait les royales limites que
nous avons perdues, non sans oublier de dire et de ré-
péter à chaque leçon que là-bas il avait été captif, ce qui
le mettait sur le pied d'une mensongère égalité avec le
général Lafayette, qui avait été prisonnier à Olmutz.
Voilà comment le succès de M. Cousin, égal au succès de
ses deux confrères, M. Guizot et M. Villemain, a été,
sinon moins loyal, du moins plus facile à mériter, à obte-
nir, à conserver. Ce jour-là, M. Cousin a ouvert la route
funesledes flatteries politiques, dansIaquelleM.Lerminier
s'est fourvoyé. Chose étrange! voici un écrivain qui parle,
un historien qui enseigne, un philosophe qui discute ;
l'écrivain se possède et se dompte lui-même, l'historien
domine son auditoire sans lui rien accorder; de ces trois
hommes un seul s'emporte, c'est le philosophe, et cet em-
portement fait toute sa force ! Que si vous me demandez
par quelle suite de raisonnements M. Cousin a démontré
que nous n'avions pas été vaincus à Waterloo, je ne sau-
rais trop vous le dire. On m'expliquait qu'il était arrivé
là par une suite de raisonnements que voici : Lorsque
deux armées se battent dans une plaine, ce ne sont pas
les hommes qui en viennent aux mains, mais les idées.
Or, dans la bataille de Waterloo l'idée française était
restée debout, entourée de mourants et de morts. Donc
nous n'avions pas été vaincus à Waterloo.
Petite ruse , direz-vous , si elle est éloquente. En ef-
fet, il était si facile de répondre qu'à Waterloo, c était
l'idée impériale qui était en cause, et qu'ainsi donc nous
avions été battus à Waterloo ! Après quoi on aurait pu
dire à M. Cousin qu'il mettait un refrain à sa philosophie,
comme Béranger à ses chansons, et que cette prétendue
victoire de Waterloo, elle avait été démontrée avant
qu'il n'y songeât lui-même , par Gonthier, au Gymnase,
et par Vernet, aux Variétés, dans le Soldat labou-
reur.
Un quatrième pouvoir , dont nous n'avons pas parle,
dans la Sorbonne de ce temps-là, pouvoir caché, il est
vrai , mais respecté en raison même de sa modestie ,
L'ARTISTE.
c'était un homme qui s'est donné nutant de peine pour
nôtre pas connu, et pour n'être pas de l'Académie-Fran-
çaise, que s'en sont donné à eux trois, pour être cé-
lèbres et pour être de l'Académie, M. Cousin, M. Vil-
lemain et M. Guizot. L'homme dont je parle avait
été, à lui seul, aussi savant, aussi ingénieux, aussi
éloquent que ces trois orateurs , qui faisaient tant de
bruit autour de son silence. Il méprisait la renommée
tout autant que l'estiment les hommes ordinaires ; il
était descendu de sa chaire, entourée s'il en fut ja-
mais, aussitôt qu'il n'avait eu rien de plus à dire;
et, sa dernière leçon accomplie, rien n'avait pu lui
faire reprendre le cours de ses leçons, tant cela lui ré-
pugnait de répéter le lendemain ce qu'il avait dit la
veille. Cet homme, tout caché qu'il s'est fait, était un
des plus grands caractères de ce temps-ci; son talent était
immense, et, pour peu qu'il l'eût voulu, il aurait do-
miné cette époque par sa parole tout autant que l'a fait
M. Royer-Collard par son silence; son caractère était
honnête, sa probité sévère, son amitié sincère , son ab-
négation profonde. Après avoir brillé pendant deux ans,
tout autant, dans cette Sorbonne ressuscitée, dont il con-
naissait tous les néants, il s'était retiré de l'arène phi-
losophique sans avoir jamais songé à faire de ses opi-
nions probables, une espèce dedogme sans appel, comme
cela est arrivé à tous les philosophes présents et passés.
Cet homme , que vous avez déjà nommé , vous tous qui
l'avez entouré d'amitié, de dévouement et de respect,
c'est M. de la Romiguière.
Vous savez si c'était là un grand écrivain , un mora-
liste honnête, un ingénieux philosophe, un admirable
élève de Condillac , qui n'avait jamais dû espérer un pa-
reil élève. Il était arrivé au doute par tous les sentiers
qui mènent à la croyance , et , dans ce doute indulgent ,
il s'était renfermé sans ostentation, sans vanité, naïve-
ment et simplement, comme il a fait toutes les choses
de sa vie. Tel qu'il était, immobile et silencieux dans
cette Sorbonne agitée de tant de passions diverses ,
.M. de la Romiguière était pour tous, pour les élèves
aussi bien que pour les maîtres, un utile, un admirable en-
seignement. Par sa résignation personnelle, il enseignait
aux élèves la tolérance et la patience , qui sont les deux
grandes conditions de la vie honorable. Par la modestie
de sa vie, il enseignait aux maîtres la loyauté, l'abnéga-
tion et le dévouement. Mais , hélas ! pour les élèves
comme pour les maîtres, ces nobles leçons ont été per-
dues : les élèves ne les ont pas comprises, les maîtres ont
refusé de les entendre ; et M. de la Romiguière est mort,
laissant après lui un livre admirable, sans un seul disciple
qui fût digne , en effet , de remplacer ce maître illustre
et charmant. Maintenant que sont devenus les élèves?
Que sont devenus les maîtres? Les uns se sont amusés à
faire une révolution pour devenir, tout de suite après, de
bons bourgeois et de bons gardes nationaux, comme
étaient leurs pères. Les autres sont devenus députés d'a-
bord, et, les voyant députés, chacun de nous espérait
enfin rencontrer de grands orateurs. Vain espoir! toute
cette éloquence de la chaire s'est évanouie à la tribune.
M. Villemain et M. Cousin, qui parlaient d'une si ad-
mirable façon dans la chaire de professeur, ont été à peine
écoutés quand ils ont appliqué cette vague éloquence aux
affaires publiques. On a été obligé d'en faire des pairs de
France pour en faire des orateurs supportables. Seul ,
M. Guizot a résisté à cette rude épreuve de la tribune po-
litique; il s'est montré un grand orateur après avoir été
un professeur excellent. Et certes, il ne fallait pas à celui-
là un talent médiocre pour tenir tête comme il a fait a
M. Thiers, qui arrivait tout nouveau dans cette arène ,
qui n'avait prêté serment à aucune royauté , plébéien de
génie, sorti, lui aussi, de cette poussière républicaine
et féconde que lançait Caius Gracchus en mourant.
Telle était la Sorbonne en 1825; elle était puissante,
honorée , respectée , redoutable par sa parole , redou-
table par son silence. Elle avait ces trois hommes qui
parlaient à merveille dans ses chaires nouvellement réta-
blies et dans ses combles , sous son toit brûlant ou glacé,
dans sa bibliothèque en désordre ; elle avait M. de la Ro-
miguière, dont l'affable ironie en disait plus que les plus
longs discours. Ainsi furent déçues les espérances les
plus certaines de la Restauration ; ainsi furent déjoués ses
plans les plus naturels. Elle s'était dit qu'elle élèverait
autel contre autel, qu'elle opposerait la Sorbonne au
Collège de France ; que, dans cette enceinte de la philo-
sophie et des belles-lettres , si le Collège de France re-
présentait le côté gauche , la Sorbonne représenterait
le côté droit Hélas! le côté gauche était partout
pour cette monarchie mourante. Omnia pontus erant ,
comme dit Ovide en parlant du chaos.
Maintenant , en regard de ce brillant tableau , de ces
destinées sans égales , de ce professorat qui ne peut pas
revenir, voulez-vous que nous vous disions sans détour
la situation de la Sorbonne en 1839 , et, par contre-coup,
la situation du Collège de France? vous verrez que les
titulaires de ces chaires illustres ont , pour ainsi dire ,
aboli l'institution en renonçant comme ils l'ont fait , sans
respect pour eux-mêmes et pour leurs élèves, à cet en-
seignement qui les a faits ce qu'ils sont devenus.
Ainsi, M. Roissonnade, qui, autrefois, enseignait la
littérature grecque , sinon avec un rare talent , du moins
avec une habileté très-suflisante , a été remplacé par
M. Jules David , qui vous donne le mot à%mot fastidieux
d'une tragédie de Sophocle. Ainsi , M. Leclerc , un des
plus grands latinistes de ce temps-ci , parce qu'il s'at-
tache à l'esprit , et non pas à la lettre de l'écrivain ,
homme savant et éclairé s'il en fut , le même qui a re-
trouvé dans la poussière de l'antiquité les titres d'hon-
neur du journal; M. Leclerc, le digne traducteur de
Cicéron , a renoncé à son cours, tout aussi bien que
■>w
L'ARTISTE.
M. Villemain lui-même. C'en est fait, vous n'entendrez
plus dans cette salle immense la parole du maître; c'est
l'élève qui remplace le maître ; c'est M. Gérusez qui parle
dans la chaire amoindrie de M. Villemain! 0 douleur!
M. Royer-Collard lui-même, cet homme qui est savant
comme s'il n'avait que de l'esprit , et qui a de l'esprit
comme s'il n'était qu'un savant, cette éloquence austère
et prophétique qui s'est fait entendre dans tous les dan-
gers de la patrie, et dernièrement encore à propos de la
coalition , quand M. Guizot conspirait avec M. Odilon
Harrot pour faire, sans le vouloir, de son ancien con-
frère, M. Villemain, un ministre, — vanité des vanités!
— M. Royer-Collard dédaigne cette chaire de philosophie
illustrée par son nom, et c'est M. Damiron qui l'occupe.
M. Guizot est remplacé par M. Lenormant ! Enfin, il n'est
pas jusqu'à M. Lacretelle, ce bonhomme qui a prouvé
que le talent de l'historien, c'était la probité historique,
qui ne cède la place à M. Rosseuw-Saint-Hilaire.Enun
mot, tel est le malheur do cette institution perdue, que les
professeurs que l'on voudrait voir remplacés, restent ob-
stinément à leur poste. C'est ainsi que nous avons espéré
un instant, cette année, voirarriver à la Sorbonne un ora-
teur éloquent et passionné s'il en fut, M. EdgardQuinet.
Déjà même nousnousfaisionsunegrande fête de l'entendre
nous expliquer à la façon de Herder, l'histoire du monde
avant sa création, et quand pas un homme n'avait foulé du
pied ces vallons et ces montagnes. Mais M. Fauriel n'a
pas voulu céder la place ; il s'est obstiné à nous expli-
quer je ne sais quel patois latin, qui fait horreur à en-
tendre à ceux qui aiment la belle et sainte langue latine.
M. Fauriel est donc resté dans sa chaire , et si M. Edgar
Quinot veut parler cette année , il faudra qu'il retourne
à l'Université de Lyon, dans la vaste salle du palais de
justice de cette ville , où les dévotes le prenaient pour
un missionnaire dans sa chaire; où les esprits forts le
prenaient pour M. le procureur du roi. C'est bien la
peine d'être un des hommes les mieux inspirés de ce
temps-ci, mon pauvre Edgar!
Donc, en fait de professeur titulaire à cette Sorbonne,
vous n'avez plus que trois hommes qui occupent la chaire
qui leur appartient en propre : M. Patin, littérateur dis-
tingué, mais sans crédit, sans puissance; professeur
émérite, quoique jeune encore, qui sait très-bien tout
ce qu'il dit, mais qui n'apprend rien à personne. M. Gui-
gnault , un de ces hommes que l'École normale jeta par-
tout pour s'emparer de toutes les places universitaires,
qui enseigne la géographie anté-diluvienne à troisou qua-
tre élèves amoureux de ces sortes de découvertes; et
M. Fauriel, dont nous vous parlions tout à l'heure. —
Reste seulement comme l'homme essentiel de la Sor-
bonne actuelle, comme le professeur modèle , M. Saint-
Marc-Girardin en personne. Voilà un homme tout à fait
digne de la mission qu'il a si loyalement acceptée , et
qu'il remplit avec tant de zèle et de courage. Par la sa-
gacité de son esprit, par son intelligence nette et rire
par sa science bien faite, par son élégance abondante el
facile, par son bon sens plein de tact et d'indulgence.
M. Saint-Marc-Giranlin est tout à fait le professeur que
demandait cette époque turbulente , agitée. Lui Seul .
il sait à cette heure comment il faut parler à cette folle
jeunesse sans la flatter, sans la craindre; comment il eal
très-facile de lui dire ses vérités les plus dures , en étant
simple et bon avec elle. De toutes les lâchetés, ou, si
vous aimez mieux, de toutes les séductions dont nous
parlions plus haut, M. Saint-Marc-Girardin n'en a pas
employé une seule dans ce cours qu'il a fondé. Loin de
datter tant de passions mauvaises, ou tout simplement
turbulentes, il les a attaquées de front, au contraire; il
est allé tout droit sur les fâcheux instincts de la Jeunesse
de nos écoles, et, pendant que tant d'autres flatteurs
faisaient de la démocratie avec elle , il lui a ensei-
gné l'ordre et le devoir, et comment c'est déjà se res-
pecter soi-même que de respecter l'autorité. 11 a été
dans sa chaire un censeur bienveillant et rigide à la fois,
marchant toujours dans les sentiers les plus rudes, ne
faisant aucune concession à son auditoire, même la plus
innocente, et tenant pour une lâcheté déshonorante, ces
vains applaudissements arrachés à la jeunesse par des
flatteries qu'elle-même elle méprise au fond du cœur.
C'est ainsi qu'en sacrifiant tout d'abord une partie de sa
popularité, le jeune et savant professeur est parvenu à
conquérir sur ces jeunes âmes de cire, cette grande auto-
rité morale; et, comme la probité porte toujours son
encouragement avec elle , il est arrivé que, même en se
tenant dans les limites strictes de sa mission, M. Saint-
Marc-Girardin a fini par rencontrer cette popularité dé-
cevante à laquelle il ne songeait pas. Toute la Sorbonne
pourrait être représentée maintenant par M. Saint-Marc-
Girardin. C'est beaucoup, sans nul doute , pour le pro-
fesseur; mais, sans nul doute, quelle que soit la valeur
morale du jeune maître, ce n'est pas assez pour l'in-
stitution.
Is'on pas que ceci soit mon intention de ne pas rendre
toute justice à MM. les professeurs suppléants; je sais .
au contraire, combien M. Gérusez, qui remplace M. Vil-
lemain, est un esprit éclairé, et avec quel goût sûr et
exercé il s'est mis à suivre pas à pas les traces récentes
de son illustre devancier. Comme aussi je rends toute
justice à la sagacité de M. Jules Simon , expliquant de
son mieux les théories nébuleuses de M. Cousin, dont il
est le disciple forcé. Je sais aussi qu'au jugement de tous
M. Rosseuw Saint-Hilaire est un habile et ingénieux
nomenclateur. Enfin, à n'en pas douter, M. Charpen-
tier, qui supplée M. Leclerc, est un homme éloquent,
sincère, passionné, qui aime son art, un littérateur ex-
cellent et qui parle avec une rare abondance. Mais ce-
pendant est -il vrai de dire que tous ces professeurs
suppléants ne sont pas des professeurs de la Faculté: (foe
L'ARTISTE.
2il
par cela môme qu'ils sont là comme des subalternes,
ils perdent une grande partie de leur crédit et de leur
autorité sur leurs élèves. Eh ! ne voyez-vous pas, en ef-
fet, que le remplaçant, s'il veut garder cette position
éphémère, doit marcher nécessairement sur les traces
de celui qu'il remplace? Cet homme envoyé là par le
caprice, et souvent, disons-le, par la vanité du titulaire,
qui n'a rien à en redouter du côté du talent ; cet homme
est une ombre vaine , un écho futile , une voix sans por-
tée ; il ne peut pas , il n'ose pas avoir une opinion qui
lui soit propre. Un homme se tient derrière lui, quand
il parle, pour l'écouter, pour le censurer, pour le faire
taire au besoin; cet homme, c'est le professeur en ti-
tre. Le suppléant ne peut parler qu'à une seule condi-
tion, c'est qu'il sera le continuateur et pour ainsi dire
le reflet décoloré de l'homme qu'il remplace. Celui-ci
est le chef d'emploi , cet autre n'est que la doublure.
Et tout contrairement à ce qui se passe au Théâtre-
Français, où l'on ne peut pas venir à bout des vieillards
qui tiennent à leurs jeunes rôles, où le chef d'emploi
veut remplir son rôle jusqu'à la fin , jusqu'à ce que
la voix lui manque aussi bien que l'âme, il arrive en
Sorbonne que le chef Remploi ne remplit sa charge
que pendant quelques années, le temps d'arriver à l'In-
stitut ou à la pairie , à la Chambre des députés ou au
ministère. Alors, adieu à la Sorbonne! Adieu à cet au-
ditoire, dont on était l'instituteur et le flatteur! Adieu
la popularité que donne la jeunesse, de sa voix argentine
et dévouée! C'en est fait, on dédaigne ces nobles fonc-
tions qui vous ont fait ce que vous êtes ; on déchire sa
robe comme un empêchement à la fortune ; on jette
aux orties de la tribune politique le bonnet noir; on n'a
plus le temps maintenant, — on est si grand seigneur! —
de donner une heure par semaine, pendant cinq mois de
l'année , à cet enseignement qui vous a porté si haut.
Trop heureux encore sommes -nous que ces grands
seigneurs de la poésie et de l'éloquence, qui veulent
absolument rester professeurs en Sorbonne et conseillers
d'état, ne ferment pas tout à fait la classe qu'ils aban-
donnent; trop heureux sommes-nous qu'ils permettent
à des jeunes gens d'un talent peu éprouvé, d'essayer
leur éloquence naissante dans ces chaires qui leur ap-
partiennent, comme la ferme appartient à son maître,
et dont les malheureux suppléants ne sont que les fer-
miers au rabais !
Ce que nous disons là de la Sorbonne se peut très-bien
appliquer au Collège de France, avec cette différence
cependant qu'il nous est impossible de dire au juste,
nous autres ignorants de la science, ce qui se passe au
Collège de France. Là, on enseigne l'astronomie , les
mathématiques , la physique générale , la physique expé-
rimentale, la médecine, la chimie, l'histoire naturelle
descerps inorganiques, et particulièrement de l'écorce
terrestre , sans compter l'histoire naturelle des corps
organisés, le droit de la nature et des gens, les langues
hébraïque, chaldaïque et syriaque , la langue arabe,
la langue persane , la langue turque , le chinois et le tar-
tare mandcheou, la langue sanscrite, la langue grecque,
la philosophie grecque , l'économie politique et l'archéo-
logie, rien que cela! De toutes ces sciences, nous n'a-
vons guère à nous occuper, car il n'y a que ceux qui
les savent un peu qui ont le droit d'en parler beaucoup.
Seulement , nous ferons remarquer que le Collège de
France a fait de grandes perles, dont quelques-unes
sont irréparables. C'est ainsi qu'il a perdu M. Sil-
vestre de Sacy , le plus savant orientaliste de ce monde.
C'est ainsi qu'il a perdu un très -spirituel causeur,
M. Andrieux , dont la causerie facile plaisait beaucoup
aux bas-bleus un peu troués de la rue Saint-Jacques.
C'est ainsi qu'il a perdu M. Ampère, un homme qui était
plus savant que Cuvier, c'est-à-dire qui était trop sa-
vant. C'est ainsi que le seul homme qui, après M. Mi-
chelet (un véritable historien celui-là, acharné à son
œuvre, et qui tient à éclairer l'admirable chaos dont il
est le créateur) , jetait un peu de bruit et de mouvement
dans ce vaste silence, M. Lerminier, après avoir été
applaudi à outrance , et jusqu'au délire , est devenu
presque impossible , pour avoir voulu s'arrêter enfin
dans cette déclamation démocratique, si remplie d'élo-
quence et de talent.
Certes, si quelqu'un était fait pour animer le Collège
de France, pour le tirer quelque peu de sa torpeur
scientifique, pour jeter une certaine variété dans cet en-
seignement confus et mal défini dont les noms nous font
peur, c'était M. Lerminier. Sa parole était abondante, har-
die, singulière, pittoresque; il acceptait toutes les images,
voire même les plus impossibles ; il recueillait, chemin
faisant, toutes les émotions qui l'entouraient et dont il fai-
sait le profit de son émotion personnelle. Il était hardi
jusqu'à I imprudence, passionné jusqu'à l'injure ; il ne
savait ni se posséder, ni s'arrêter; mais tel qu'il était, et
peut-être à cause de ses défauts, qui l'ont perdu parce
qu'il n'a pas pu les soutenir plus longtemps, la jeunesse
l'avait accepté, l'avait adopté avec fureur. Elle l'aimait
comme le tribun chaleureux de ses colères d'un jour, de
ses haines passagères , de ses imprécations innocentes.
Lui, cependant, à force d'aller en avant, lui qui a du bon
sens à ses heuros, et dont le goût est sûr quand son es-
prit est calme, il comprit un jour qu'il était perdu, (pic
l'abîme appelle l'abîme, et que, de bonne foi, il ne pou-
vait pas aller plus loin, à moins que d'arriver jusqu'aux
doctrines de la Convention. Alors il s'arrêta, et il re-
garda derrière lui, et il fut épouvanté de tout le chemin
qu'il avait fait déjà. Derrière lui tout était ténèbres, de-
vant lui tout était mensonge. Il aima mieux reculer que
d'aller plus loin. Comme un homme sage et comme un
esprit fort qu'il est en effet , il aima mieux reconnaître
qu'il s'était trompé que de persévérer dans cette voie
ïfl
L'AUTISTE.
runcste ; i! se figura que si son courage n'était pas ap-
prouvé tout d'abord, du moins finirait-on par lui en sa-
voir bon gré, et pour faire rentrer ses disciples dans la
voie nouvelle , il ne demandait qu'un peu d'attention,
qu'un peu de silence, quelques jours de répit. Mais non!
non! point de répit ! pas un seul instant de silence! Des
clameurs furibondes! des injures! des sarcasmes! Toute
cette popularité s'en est allée où s'en va d'ordinaire la
popularité de la place publique, dans la calomnie et dans
la fange. La même voix qui criait à Lerminier, dans ses
jours de triomphe et d'éclat : Marche ! marche ! lui crie ,
aujourd'hui qu'il veut s'arrêter, et lui crie plus haut que
jamais : Marche! marche! marche dans les mêmes épines!
Marche dans le même doute ! Marche dans le même sentier
de cette démocratie violente que tu avais choisi! Marche!
marche! ou sinon, haine, injures, malédiction sur toi!
Telle est , vous le voyez , la double position de la Sor-
bonne et du Collège de France. Le Collège de France
vient de perdre , jusqu'à nouvel ordre, il le faut espérer,
car la loi, le bon sens, l'intérêt bien entendu de la jeu-
nesse, tout le veut, le seul professeur éloquent et po-
pulaire qui soit à son service. Quant à la Sorbonne, hor-
mis une ou deux exceptions brillantes , elle pleure , et
elle pleurera longtemps encore les trois professeurs
illustres qui faisaient sa gloire et sa fortune , qui l'ont
quittée pour se battre les uns et les autres , avec des
armes peu courtoises, dans le champ clos de la politique;
trois professeurs également injustes pour cette chaire
qu'ils dédaignent, qu'ils n'osent ni reprendre ni quitter,
qui les a créés ce qu'ils sont , et dont ils ont fait unique-
ment le piédestal sonore de leur fortune.
Les insensés et les ingrats! Les ingrats! comme s'il y
avait un plus admirable succès que celui-là : parlera la
plus belle jeunesse de France, lui parler tête-à-tête,
passion contre passion , et pour ainsi dire, cœur contre
cœur! Les insensés! comme s'ils n'étaient pas toujours
les maîtres, quand l'ingrate politique les abandonne, et
dans les longs intervalles de leur éphémère puissance ,
de venir demander à la Sorbonne la popularité char-
mante, les succès bienveillants et les faciles triomphes
de leurs beaux jours!
Jules JANIN.
L'ENNEMI DU PRINCE.
^aximilieis était sans contredit le prince le
plus accompli de son siècle ; il avait le cirur
..l des grands et du peuple; et cependant l'on
W apprit un jour qu'il venait d'échapper mi-
raculeusement au poignard d'un assassin.
Cet assassin se nommait Rodolphe; c'é-
tait un jeune homme autrefois très-répandu , que toute la
ville connaissait, et qui, d'une humeur facile et enjouée,
s'était signalé par mainte extravagance, par l'amour ardent et
déréglé du plaisir. Il est vrai que, depuis deux ans, son re-
gard était devenu sombre et inquiet , sa démarche lente . se-
habitudes austères ; mais personne n'eût soupçonné la cause
et le but d'une conversion sur laquelle huit jours avaient
suffi à épuiser tous les commentaires. Rodolphe se chargea
lui-môme de l'expliquer.
Au jour du jugement , que l'indignation publique trouvait
trop lent à arriver, avec une modération remarquable chez
un homme qui s'était laissé emporter si loin , il dit à quelle
époque il avait commencé à vouloir, et pourquoi il avait
voulu tuer le prince. Gagné aux idées républicaines par un
homme dont le nom est devenu tristement célèbre, il n'avait
dû reculer devant aucune des conséquences du principe qu'il
avait adopté. De doute sur son innocence ou sur son droit .
il n'en avait aucun; sa vie, qu'il avait livrée pour la vie
qu'il avait attaquée, lui semblait une expiation suffisante:
l'échafaud payait le poignard, le bourreau absolvait le meur-
trier; il ne témoigna donc que le regret de n'avoir piis
réussi. Du reste , ce qu'il n'avait pu faire, un autre le ferait:
il laissait derrière lui cent conjurés, qui s'étaient dévoués
comme il s'était dévoué. Vous comprenez qu'après cette pro-
fession de foi , il fut condamné à avoir la tôle tranchée dan*
le plus bref délai possible , c'est-à-dire le lendemain , au le-
ver du soleil.
Comme Rodolphe était le dernier rejeton d'une famille au-
trefois illustre, qu'il s'était conduit devant ses juges en homn.t'
bien élevé, qu'il avait d'ailleurs rendu hommage, et en de*
termes d'un goût irréprochable, aux vertus et aux qualités émi-
nentes qui distinguaient le prince entre les hommesetentrcles
princes, Maximilien, venant d'apprendre que l'aumônier avait
en vain essayé de faire accepter au condamné les secours de
son ministère , voulut tenter de réussir où le prêtre avait
échoué, et d'obtenir, pour sauver Rodolphe dans ce monde,
un repentir qu'on avait en vain appelé pour le sauver dan?
l'autre. Mais ce motif, il faut franchement en convenir, n'é-
tait peut-être pas le seul : les cent successeurs que Rodolphe
avait annoncés inquiétaient bien un peu Maximilien. Souve-
nez-vous que le roi des Étrusques , tout grand roi et brave
capitaine qu'il était , daigna bien prendre en considération la
terrible colonne dont Mutius Scœvola déclara n'être que la
tête.
Le prince se fit donc conduire à la prison où Rodolphe
était renfermé. Il y arriva peu de temps après que l'aumô-
L'AUTISTE.
243
nier en sortait. Lorsqu'il enlra dans le cachot de Rodolphe,
quoique la porte eût été ouverte sans précaution, à la lueur
brillante de la lampe qu'il avait apportée, il vit le prison-
nier profondément endormi. Maximilien en éprouva un sin-
gulier mélange de pitié , d'admiration et de dépit. 0 con-
science! qu'es-tu donc, pensa-t-il , si lu accordes au meur-
trier que Dieu n'a pas visité après son crime , un sommeil
sans inquiétude et sans agitation?
Il approcha la lampe de la figure de Rodolphe. Quoi ! mur-
mura-t-il , sur ce front pas une contraction , sur ces lèvres
pas un frémissement, ni l'expression exaltée de l'enthou-
siasme, ni le somhre aspect du fanatisme!
Après avoir médité quelques instants sur ce texte , le
prince commençait à s'étonner de sa démarche, et se de-
mandait s'il n'eût pas mieux fait de laisser la justice suivre
son cours, lorsque l'éclat de la lumière réveilla enfin Ro-
dolphe. Du premier coup d'oeil, Rodolphe reconnut Maxi-
milien; mais, dominant sa surprise, son regard supporta
sans trouble le regard du prince fixé sur lui. A quelque point
que sa curiosité fût excitée par celle visite inattendue, le
prince gardant le silence, il garda aussi le silence. Ce fut
donc au prince à prendre la parole le premier.
— Vous dormiez bien, dit-il, évidemment embarrassé pour
entrer en matière.
— Demain, je dormirai encore mieux : le prince lui-même
ne pourra pas me réveiller.
— Est-ce un reproche ? ma présence vous est-elle odieuse ?
— A cette heure, le prince ne peut plus m'inspirer ni haine,
ni colère; sa présence m'est indifférente. Qu'y a-t-il de com-
mun entre nous? A moins qu'il ne prétende que je n'oserai
refuser au prince les révélations en vain demandées par le
juge, je ne comprends pas ce qu'il est venu faire ici.
— Si j'avais eu en effet cet espoir, si votre tôle et votre li-
berté étaient à ce prix?
— Comme ce prix serait une trahison, je répondrais que
je ne veux pas les payer si cher; je répondrais que j'ai donné
au prince le droit de nie tuer, el non le droit de me mépriser.
— Vous ne comprenez pas...
— Je comprends que le prince m'engage à livrer mes amis
à l'échafaud.
— Eli ! qui vous parle de livrer vos amis à l'échafaud? s'é-
cria le prince avec un accent d'irritation; c'est de les pré-
server du sort auquel je veux vous soustraire qu'il s'agit.
— Aucun d'eux , je pense , ne s'est dévoué à la cause pour
laquelle je meurs, afin d'offrir au prince l'occasion de se
montrer magnanime. Le prince est certainement convaincu
que nous avons eu un autre but.
— Croyez- vous donc, insensés que vous êtes, que vous y
arriverez à ce but? Eussiez-vous réussi à me tuer, un coup
de poignard change-l-il donc ainsi la face d'un empire? n'en
seriez-vous pas moins dans ce cachot, comme y seront con-
duits ceux qui vous imiteront? Allez, allez, vous êtes deux
fois coupable, car vous avez joué votre tète et la mienne
pour une chimère.
Rodolphe tressaillit à ces paroles, mais il se contint, et
dit avec beaucoup de modération : — Quand des hommes se dé-
vouent sans arrière-pensée à leur foi politique, il faut, tôt ou
tard, que cette foi triomphe. Le sang des marlyrs est toujours
fécond , et ceux-là sont des martyrs, que l'éloignement de la
victoire n'arrêle pas, elqui courent la chance des échafauds
sans avoir compté sur celle d'un succès dont ils pussent seu-
lement être témoins,
— Quelle folie! murmura le prince. Il fit quelques pas dans
le cachot , les bras croisés sur sa poitrine , et dit à plusieurs
reprises : — Je voudrais pourtant le sauver!
Rodolphe, qui , jusqu'à ce moment , était resté étendu sur
sa paille, se leva tout à coup , et, prenant la main du prince
que le prince abandonna : Oh ! oui, s'écria-t-il, je sais qu'elles
sont dans votre cœur, les paroles que vous venez de pronon-
cer. Inaccessible au sentiment de la haine, aux entraînement*
de la vengeance, vous ne pouvez voir sans frémir le sang
couler sur un échafaud ! je le sais! je le sais! Oui, vous avez
la grandeur, la générosité , le désintéressement d'un héros :
mais pourquoi ces vertus obscurcies par le diadème....
A ces derniers mots, ne pouvant maîtriser un mouvement
d'humeur, le prince l'interrompit, el s'éloigna en haussant
les épaules.
Il y avait, dans le regard du prince, une ironie amère :
dans son geste, un air d'humiliante pitié qui n'échappèrent
point à Rodolphe. En descendant jusqu'à la prière, Rodolphe,
le républicain Rodolphe, avait cédé à un entrainement inouï:
mais la honte qu'il éprouva de ce mouvement ainsi repoussé
le rendit au sentiment de sa haine implacable contre le ty-
ran ; l'homme disparut à ses yeux, il ne vit plus que le maître
légitimement condamné à tomber sous le poignard.
— Réfléchissez-y bien, prince, dit-il en se relevant, et
d'une voix singulièrement accentuée , c'est pour vous , seu-
lement pour vous, que je vous ai supplié; il vous faut ab-
diquer ou mourir. Le prince est condamné comme moi .
comme moi , il n'échappera point au coup qui lui est destine.
N'enlendez-vous donc pas d'ici aiguiser les poignards qui
vont à chaque instant être levés sur vous? Ah ! que mon sort,
en ce moment , me semble préférable au vôtre 1 Demain, ma
tête tombe, mais au moins j'y suis préparé ; je saurai l'heure
où je dois mourir, et, jusqu'à ce qu'elle sonne, tout le temps
qui va s'écouler est à moi. Mais vous, prince, vous n'avez
plus un instant qui vous appartienne : environné d'ennemis
secrets , et qui tous en veulent à votre vie , l'épée qui semble
tirée du fourreau pour votre défense est peut-être celle qui
vous percera le cœur. Dans le conseil , au milieu de vos mi-
nistres, sur la place publique, au foyer de la famille, le jour,
la nuit, il n'est point de lieu, il n'est point d'heure où vous
ne puissiez être frappé. Qui sait si, en sortant d'ici, vous
n'allez pas tomber au seuil même de celle prison , et si,
pour monter sur l'échafaud que vous faites dresser pour moi.
je ne glisserai pas en passant sur le sang qu'on aura tiré de
vos royales veines? Quelque puissants que soient les maîtres
de la terre, ils ne détruisent pas une idée... Quand celte idée
les a voués à la mort, il faut qu'ils meurent.
Le prince jeta sur Rodolphe un regard plein de tristesse :
— N'avoir vécu que pour le peuple, murmura-l-il , lui avoir
consacré toutes ses pensées, concentré sur lui toutes ses affec-
tions , et voir sortir du sein de ce même peuple des ennemis
forcenés que rien ne peut désarmer! Oh! mon Dieu! quelle
terrible épreuve !
— Eh bien! prince, reprit Rodolphe, n'avais-je pas raison .'
Destinés tous deux à périr par le fer, mon sort ne vaut-il pas
mieux que le vôtre?
■1\\
L'ARTISTi:.
I.c prince demeura quelques instant* sans prononcer une
parole , comme s'il eùl médité sa réponse, puis tout à coup,
rouvrant la porte du cachot : — Demain, vous changerez peut-
être d'avis ! dit-il , et il sortit.
La visite du prince avait surpris Rodolphe , mais sans l'é-
mouvoir ; il demeura assez insouciant pour ohtenir le re-
tour presque immédiat du sommeil dès qu'il se retrouva seul.
Il n'avait aucun besoin de préparer sa contenance pour mar-
cher au supplice. Il était bien sûr qu'il ne se démentirait pas
jusqu'à l'heure fatale; ce qu'il lui fallait de force et d'éner-
gie pour y arriver, la provision en était faite ; son parti était
pris.
Lorsqu'aux premiers feux du jour le geôlier entra dans le
cachot, il trouva donc Rodolphe dormant profondément; il
fut forcé de le réveiller. Rodolphe se leva de sa paille comme
il s'y était couché , sans empressement et avec toutes les
démonstrations d'une indifférence qui n'était point affectée.
Il ne demanda point à faire ce dernier repas, ce repas d'a-
vant les funérailles, que les condamnés réclament presque
tous, ou pour témoigner que l'épouvante ne les a point pris
à la gorge, ou pour se fortifier contre les frémissements de
la chair. Il suivit le geôlier sans lui avoir dit un mot; il
ne s'informa ni des apprêts du supplice , ni des témoins déjà
rassemblés pour y assister. Cependant, lorsque dans la cour
de la prison, au lieu de la charrette connue qui faisait le
service de l'échafaud , il aperçut une voilure de voyage à la-
quelle étaient attelés des chevaux de poste, entrevoyant va-
guement quelque modification dans le sort qu'il avait accepté,
il hésita, comme pour réclamer le droit de mourir de la mort
qui lui était destinée. Toulefois cette hésitation ne dura
qu'un instant, et, sans se laisser intimer l'ordre de monter,
il monta. La voiture, entourée d'un détachement de dragons,
se referma sur Rodolphe avant même qu'il y fût assis. Per-
sonne ne se plaça donc à côté de lui, ni le prêtre dont il avail
refusé l'assistance, ni le bourreao. L'on sortit bientôt de la
cour de la prison, mais l'on ne se dirigea point vers la place
où les arrêts sanglants recevaient leur exécution ; l'on prit
une rue qui conduisait hors de la ville, et en peu de temps
on en eut franchi les dernières maisons.
Où Rodolphe allait-il? que prétendait-on faire de lui? à
quel genre de supplice était-il destiné? ce furent là des ques-
tions qui triomphèrent de son indifférence; et n'y pouvant
répondre , l'incertitude fit ce que le spectacle de l'échafaud
dressé pour lui n'eût pu obtenir , elle le troubla ; il en
eût monté les degrés sans un battement de plus au cœur , il
se sentit frissonner au trot rapide des chevaux qui l'en éloi-
gnaient. Vers midi l'on s'arrêta devant une maison isolée ,
bâtie sur la route que l'on suivait, Le chef de l'escorte de-
manda à Rodolphe s'il voulait déjeuner, Sur Ja réponse affir-
mative de Rodolphe, la portière fut ouverte, et Rodolphe
descendit. Ses pieds et ses mains étaient libres; on ne
les avait point chargés d'une chaîne; mais toute tentative
d'évasion eût été inutile , la moitié des cavaliers n'avait
pas quitté la selle , et la halte se faisait sur un plateau aride,
sans un arbre ou un bujsson qui pût aider à la fuite. Rodol-
phe d'ailleurs n'avait point le dessein de se soustraire à l'ar-
rêt de mort qui pesait sur sa tête.
A table, le chef de l'escorte se plaça en face de lui , et ils
dînèrent l'un et l'autre comme deux étrangers que le hasard
d'un voyage a rapprochés pour quelque* instants. I)u < rime
de Rodolphe, de la peine attachée à ce crime, il ne fut pas
dit un met. Les lieux communs firent tous les frais d'une
conversation à laquelle Rodolphe se prêta de bonne sràcc.
— Si le voyage doit encore beaucoup se prolonger, dit .
au moment de repartir, Rodolphe au chef de l'escorte, vieil
officier blanchi sous le harnais, et dont la sanlé semblait af-
faiblie par Pige et les fatigues de la guerre, je craitis, capi-
taine, que vous n'en souffriez; il y a au moins une place ittu
la voilure; en l'acceptant, vous êtes bien sûr que je n'en se-
rai pas plus mal gardé.
— Merci, .Monsieur, répondit l'officier; ma consigne me
le défend.
Ce fut la seule question indirecte que Rodolphe se permit
sur le but , ou au moins sur la longueur du voyage , et en-
core , sans s'avouer' la réponse qu'il espérait Lorsqu'il fut
remonté en voilure, les cavaliers ayant changé de chevaux,
on partit au galop. Iiienlôt l'on se trouva sur une route char-
mante tracée au milieu déjeunes taillis et de prairies émail-
lées. L'on était dans les jours les plus doux de l'année, à
cette époque bénie où la terre présente dans toute leur splen-
deur, à nos regards ravis, les trésors de sa fécondité; il y
avait des soupirs d'amour dans le ciel , dans la brise , dans le
parfum des bois. En jetant les yeux autour de soi, en soule-
vant sa poitrine, on se sentait si heureux de vivre, qu'on était
prêt à tomber à genoux pour remercier Dieu du bienfait de
l'existence. Rodolphe avait autrefois connu ces heures d'ex-
tase et d'enivrement, il se laissait encore aujourd'hui épa-
nouir aux fraîches et suaves émanations de ces temps
évanouis, mais tout à coup un froid mortel venait l'y surpren-
dre et détruire le charme de la sensation présente. Il atten-
dait sans le craindre , et quel qu'il fût , le sort qui lui était
réservé ; mais le courage qui l'y préparait ne le préservait
pas des sourdes irritations d'une imagination inquiète, et,
bien qu'il ne s'en effrayât point, c'était un poison subtil tou-
jours prêt à corrompre les sources les plus pures des jouis-
sances qui pouvaient jaillir sous ses pas.
Vers le soir, quelques instants après le coucher du soleil ,
l'on quitta la grande route, et l'on prit , sur la gauche, un
chemin étroit, tortueux, et si raide, qu'il fallait nécessaire-
ment y aller au pas. Cette lenteur, et l'obscurité profonde
qui avait succédé au crépuscule, augmentaient encore pour
Rodolphe les angoisses involontaires de l'incertitude ;
mais après une heure de marche dans ce chemin difficile , le
chef de l'escorte ayant commandé aux dragons de mettre
pied à terre et de charger leurs carabines, le cœur de Ro-
dolphe bondit comme pour se jeter au-devant des balles qu'il
se crut destinées.... Personne n'ayant paru à la portière, cl
se sentant de nouveau entraîné par la voiture, il retomba dans
les irritantes anxiétés du doute. Les apprêts du supplice
le plus cruel Irouvent certains hommes invulnérables . mais
il en est peu qui ne faiblissent quand les yeux ne peuvent
voir, les oreilles entendre , l'esprit se représenter le danger
où l'on est. Cependant, c'était en quelque sorte à son insu
que Rodolphe se laissait aller à ces vagues ébranlements.
Sûr de savoir mourir sans faiblesse , il croyait ne souffrir
que de l'impatience de la mort.
La nuit était déjà assez avancée lorsque le chef de l'escorlç
dit à Rodolphe:— Nous n'irons pas plus loip; nous sommes ar-
L'ARTISTE.
QU
rivés. Était-ce là que Rodolphe allait enfin subir l'arrêt qui le I
condamnait? Il n'en doula point lorsque, descendu de voilure,
à la lueur d'une torche qu'on avait allumée, il vit les dra-
gons placés sur deux rangs au milieu desquels il reçut l'or-
dre de passer. Il s'y avança fièrement, la tète haute, le re •
gard assuré; mais à peine y avait-il fait quelques pas, que les
dragons réglèrent leur marche sur la sienne , et, en quel-
ques instants arrivèrent avec lui en face d'un pont-levis qui
s'abaissa au mot d'ordre donné par le chef de l'escorte. On
entra dans une vaste cour, dont la lumière douteuse de la
torche laissa voir les murailles épaisses, et les canons béants
auxeréneaux. En ce moment, Rodolphe crut comprendre que
la prison allait, pour lui, remplacer l'échafaud, et les tour-
ments de l'incertitude cessèrent ; il se sentait autant de force
contre le geôlier qu'il s'en serait trouvé contre le bourreau.
Cependant on ne lui fit ni descendre l'escalier humide d'un
cachot, ni monter les degrés étroits d'un donjon; guidé par
le chef de l'escorte, après avoir traversé dans l'obscurité un
vestibule silencieux, il se trouva dans un salon meublé avec
un luxe . éclairé avec une magnificence qui l'éblouirent. Les
ordres du prince l'y avaient devancé. Tout semblait préparé
pour une fêle, mais à cette fête il n'y avait qu'un seul con-
vié, Rodolphe!
Avant que Rodolphe eût eu le temps de se remettre de son
étonnemenl, le chef de l'escorle lui présenta une lettre au
sceau du prince , et disparut. Rodolphe garda quelques in-
stants dans sa main cette lettre sans l'ouvrir, immobile,
anéanti, doutant de la réalité du spectacle qui frappait ses
regards, des circonstances terribles qui l'avaient conduit en
ces lieux. La lettre du prince, dont il brisa enfin le cachet,
le rendit bienlôt au gentiment de sa position. Cette lettre était
ainsi conçue :
« Croyant aux dangers dont Rodolphe l'a prévenu qu'il est
menacé, le prince prévient Rodolphe qu'il veut rendre leurs
conditions semblables. Condamnés à mort louslesdeux, ilsau-
ront tous les deux à subir la même incertitude. Le prince ,
entouré d'assassins, toujours près de périr par le fer ou par
le poison, avertit Rodolphe qu'il n'y a point de jour, qu'il
n'y a point d'heure où Rodolphe ne puisse succomber par le
fer ou par le poison. Rodolphe mourra dans l'année. Trois
cent soixante-quatre billets blancs, et un billet noir, seront dé-
posés dans une urne. Chaque malin, un de ces billels sera tiré
de l'urne, et lorsque sortira le billet noir, il n'en sortira plus
d'autre. Sur ce bidet on aura lu, à quelle heure, si c'est la
nuit ou le jour, par le fer ou par le poison que l'arrêt de
mort de Rodolphe doitêlre exécuté. Les ordres les plus pré-
cis ont été donnés pour que tous les désirs de Rodolphe
soient salisfails, et il peut se regarder comme maître absolu
dans ce château; il n'y relève, et du jour seulement où le
billet noir aura sorti , que de la sentence qui le condamne.
Celui-là même qui devra le frapper sera, jusqu'à l'heure fa-
tale, le plus dévoué, le plus soumis de ses serviteurs. Doit-on
prévenir Rodolphe que toute tentative d'évasion serait inu-
tile? et d'ailleurs, faut-il croire que le courage lui manquera
pour accepter la position que ses amis et lui ont faite au
prince , et à laquelle le prince ne peut songer à se sous-
traire? »
La lecture de cette lettre était à peine achevée qu'on vint
prévenir Rodolphe qu'il était :-er\i , et lui demander s'il vou-
lait se mettre à table. — Sans doute , répondit-il hardiment.
— 11 passa dans la salle à manger. Elle était digne du salon:
quatre laquais en grande livrée s'y tenaient debout, tout
prêts à obéir au moindre signe de Rodolphe. Il jeta sur eux
un regard ironique. — Des quatre, quel est mon bourreau? se
demauda-t-il , mais sans tressaillir; au contraire, avec une
insouciante expression de défi. Il mangea d'un grand appétit.
— Si le billet noir est sorti , et qu'il ait ordonné le poison , je
dois rendre grâce à la main habile qui l'a si bien dissimulé;
il est impossible d'en reconnaître la trace dans ces mets dé-
licieux , pensait-il , en portant à ses lèvres un verre de vin du
Rhin qu'il savoura avec une sensualité inaccoutumée. Il avait
retrouvé toute son énergie ; le souvenir de la lettre du prince,
loin de l'ébranler, l'augmentait encore.
Après le souper, il demanda qu'on le conduisit à sa cham-
bre; un des domestiques s'inclina et marcha devant lui pour
en montrer le chemin ; entré dans cette chambre, Rodolphe
fit signe au domestique qu'il voulait y rester seul ; le domo-
tique sortit.
Le goût le plus délicat avait présidé à l'ameublement de la
chambre. Elle semblait encore tout imprégnée de la présence
d'un ami qui l'avait préparée avec amour pour son ami: il y
avait une bibliothèque pleine de livres choisis , des fleurs, de
la musique, un piano. L'aspect de ce lieu pénétra Rodolphe
d'un sentiment doux et tendre dont s'étonna son cœur,
trempé depuis deux années aux rudes émotions de la poli-
tique. Rientôt ces deux années si terribles, si sombres, se
trouvèrent comme retranchées de celles qui les avaient pré-
cédées. Inutile désormais à la cause pour laquelle il devait
mourir, les farouches sensations s'effacèrent , cl Rodolphe se
retrouva tel qu'il était avant sa funeste initiation. Il se mit
au piano, et, préludant au hasard, s'abandonnant aux impres-
sions subites qui s'étaient emparées de lui. les heures d'i-
vresse et de plaisir, d'enthousiasme et de poésie se réveillè-
rent toutes vivantes. Il accueillit comme des hôtes chéris dont
on s'est séparé malgré soi, tous les souvenirs que le conjuré
austère avait dû s'interdire : le bal et ses entraînements .
promenades rêveuses sous l'allée de tilleuls, puis, les arden-
tes joies de la chasse, la voix des cent chiens qui poursuivent
le cerf dans les bois , la fanfare des piqueurs , le galop des
chevaux accourant à l'halali.
Bientôt il ne resta plus rien du républicain; le jeune
Rodolphe, dont les femmes s'étaient disputé les regards,
que le monde et ses fêtes avaient pleuré, ressuscita tout en-
tier. Peut-être le vin qu'il avait bu à longs traits n'était-il
point étranger à celte soudaine métamorphose. Cependant.
Rodolphe s'était fait Rrutus si promptement, que Brutus
pouvait bien redevenir Rodolphe , sans ménager davantage
les transitions.
Il demeura longtemps au piano, comme s'il eût attendu
que la musique eût rappelé l'une après l'autre toutes les émo-
tions de la vie qu'il avait si violemment brisée. Rentré dans
ce passé, dont sa foi nouvelle lui avait interdit l'accès
comme une faiblesse coupable, il s'y retrouvait si heureux,
qu'on eût dit que le courage lui manquait pour en sortir.
Lorsqu'il se leva enfin, lorsqu'il quitta le piano, les cordes
que la musique avait fait vibrer dans son cu-ur frémissaient
encore, et ce fut plein de celte mélodie intérieure qu'il ou-
vrit la fenêtre, s'avança sur le balcon en terrasse, et vint
2V6
L'ARTISTE.
s'appuyer sur la balustrade. C'était une nuit calme et douce,
une nuit dont le tiède silence n'était interrompu que par le
(liant suspendu et repris des rossignols, et le murmure af-
faibli de quelque ruisseau qui s'égayait aux rives de son lit.
Le ciel était pur, mais sans transparence ; et, la lune absente,
la clarté des étoiles en faisait sentir davantage les sombres
profondeurs. Ebloui par ces milliers d'astres immobiles qui
gardent leur lumière et n'éclairent pas, on ne distinguait
d'abord autour de soi que les fantômes des eboses au milieu
d'une immense et flottante obscurilé , et ces fantômes, l'ima-
gination pouvait à son gré les revêtir de tous ses caprices.
Peu à peu cependant les yeux s'accoutumaient à cette ob-
scurité, et, perçant le voile d'abord confus, ils saisissaient
les formes réelles qui avaient échappé. Ainsi , Rodolphe re-
connut les pointes arides, les blocs déchirés d'un rocher qui ,
de ce côté, servait de base au château où il était renfermé;
il reconnut encore que le balcon suspendu s'avançait sur un
abîme; mais il ne fit aucun retour douloureux sur sa posi-
tion , et l'impossibilité présumée de la fuite ne le rendit point
au sentiment de la captivité. Livré tout entier au charme des
souvenirs si longtemps repoussés, les soucis de la réalité ne
pouvaient maintenant l'y atteindre, et attrister l'image des
jours heureux dont il bénissait la mémoire.
Il se coucha et s'endormit dans toute la douceur de ces
sensations revenues. Les premières heures de son sommeil
en continuèrent le bienfait. Ce furent les rêves dorés d'un
adolescent qui entre dans la vie par un sentier de fleurs.
Mais bientôt le ciel , de serein qu'il était , se fit sombre et
grondant; des bruits terribles retentirent à l'oreille de Ro-
dolphe; il lui semblait que la terre, mugissant dans ses en-
trailles, était près, à chaque instant, de s'entr'ouvrir sous ses
pas; lorsque, arrivé tout à coup sur le bord d'un précipice , où
une attraction violente le poussait, il se réveilla. Son front
était inondé de sueur, ses membres tremblaient; il se dressa
sur son séant : — Aurais-je donc peur, se dit-il , moi qui , ce
malin , me sentais prêt à donner sans pâlir ma tête au bour-
reau? 11 s'efforça de sourire ; mais en ce moment, il entendit
marcher auprès de sa chambre , et un rayon de lumière pé-
nétra jusqu'à son lit à travers les fentes de la porte; il se
rappela l'urne et le billet noir. Sa fermeté revint avec cette
pensée; il se prépara à présenter de bonne grâce son cœur
au poignard qui venait le percer. Il attendit quelques in-
stants, mais personne ne paraissant, l'impatience le prit : —
Qu'ils se dépêchent donc , où je ne laisserai plus entrer, mur-
mura-t-il. 11 attendit encore. Le bruit des pas ne se faisait
plus entendre; il sortit de son lit et courut à la porte; il
l'ouvrit : la lumière qui , tout à l'heure y brillait encore,
avait disparu. Il écouta un instant: le plus profond silence
régnait autour de lui; il n'entendit que le •bruit étouffé de
son haleine retenue. 11 fit quelques pas dans l'obscurité,
puis, craignant de s'égarer, de ne plus retrouver son che-
min , il retourna en arrière ; mais à sa porte, qu'il s'était pro-
posé de fermer, il ne trouva ni verrou ni serrure. Un mouve-
ment spontanément impérieux le poussait à la barricader
avec les meubles ; mais je ne sais quel sentiment de honte le
retint , et il se remit au lit, confus d'en avoir accepté un in-
stant l'intention.
h. BERGOUNIOLX.
• La fin au prochain numéro:)
Lutte (Jiahn. — Carter. — Clémence. — Le Coffre-Fort. — Les l'reniién >
Armes de Richelieu. — Thomas l'Egyptien.
otis pourrions réclamer l'honneurd'avoir rendu
un des premiers justice à Mlle Lucile Grahn ,
cl sollicité pour elle, dans un autre journal .
le rôle de la Sylphide , alors que l'Opéra la
® tenait en charte privée; mais on joue tou-
jours un mauvais personnage, dans ces temps incrédules,
en se donnant des airs de prophète , même après que l'évé-
nement a justifié la prédiction. Cependant quel est le jour-
naliste qui, en pareille circonstance, a jamais oublié de se
féliciter? Disons donc , pour ne pas déroger à ces augustes
usages, que Mlle Lucile Grahn a tenu toutes les promesses
que nous avions faites en son nom. Elle a déployé une sou-
plesse et une légèreté que nous ne connaissions plus , de-
puis que la Russie retient dans ses chaînes d'or Mlle Taglioni.
Avec plus de beauté et même d'élégance que celle célèbre
danseuse, Mlle Lucile Grahn , douée comme elle d'une
grâce aérienne, était la plus capable de nous consoler
de son absence. Le double succès qu'elle vient d'obtenir
dans ce charmant rôle de la Sylphide , que l'on croyait
inabordable désormais, la met en première ligne à l'Opéra,
à côté de Mlle Fanny Elssler, et la fait sortir des éternels pas
de deux, réservés aux talents de second ordre. Mlle Lu-
cile Grahn est digne d'inspirer les auteurs de ballets roman-
tiques; car voilà une reine Mab toute trouvée; faites-la
passer au son du délicieux scherzino de Berlioz :
Mab la messagère ,
Fluette et légère.. .
Elle a pour char une coque de noii
Que l'écureuil a façonnée ;
Les doigts de l'araignée
Ont lilé ses harnois.. .
Voilà l'équipage qui convient à MlleLucile Grahn ; les ailes
de la Sylphide lui vont à ravir, et la guirlande de mauves
sied à son front pâle. Mlle Fanny Elssler, en prenant ce rôle,
l'avait rendu trop terrestre; Mlle Lucile Grahn lui a restitué
sa divinité. Que le ciel nous garde d'être ingrat envers
Mlle Fanny Elssler! Jamais talent plus séduisant n'a en-
chanté le public; jamais beauté plus malicieuse, sourire plus
spirituel et plus doux, danse plus agaçante et plus \ive,
n'ont obtenu les applaudissements de la foule. Mlle Fanny
Elssler, si heureuse du plaisir qu'elle donne , si naïve
dans la volupté qui l'entoure, et dont les pas empreints
d'une si délicieuse ivresse ont balancé les fantastiques appa-
ritions et les bonds merveilleux de Mlle Taslioni , n'a pa* à
craindre d'être détrônée dans sa royauté. Mais c'est assez
de posséder l'empire de la terre; celui des airs ne lui re-
vient pas. Qu'elle le laisse à sa jeune rivale, dont la répu-
tation n'enlèvera pas une feuille de laurier à sa couronne.
L'orchestre de l'Opéra, divisé en deux camps, offre à
1/ ARTISTE.
247
présent un singulier spectacle : d'un côté les vieillards ,
armés de leurs télescopes, vieillards grands amis des pi-
rouettes à angle droit , descendants directs de ces deux vieil-
lards qui ont surpris Suzanne au bain, protègent Mlle Faim y
Klsslerde tout ce qui leur reste de forces; de l'autre , quel-
ques peintres barbus et chevelus, quelques jeunes philosophes
êpria de la doctrine de l'idéal, et amoureux des longs voiles
de gaze, soutiennent Mlle Lucilc Grabn. Allons, messieurs,
on peu de modération I Vieillards, ne vous consumez pas en
œillades impuissantes! Jeunes gens, rappelez-vous que vous
appartenez à l'humanité !
Voici bien une aulre rivalité. On prétend que Van Amburgh,
blessé au talon comme Achille, et plus profondément encore
dans son amour-propre, va se relever aussi fier que jamais,
et porter un défi à Carter, aulre dompteur de botes fauves,
qui vient de s'établir au Cirque-Olympique. Certes, il aura
beaucoup à faire. Le spectacle de Van Amburghn'aété, jus-
qu'ici, pour ainsi dire , que le prologue de celui de Carier. Le
danger demeure le même, il est vrai; mais Carter a su se
présenter sous des aspects plus poétiques. H est donc temps
que Van Amburgh réveille ses lions, qui dans quelques jours
ne nous paraîtraient plus bons qu'à faire de la pommade
pour les cheveux. Qu'il se hàle de disputer la palme à son
concurrent! Carter, plus grand que Van Amburgh, est taillé
en gladiateur antique. Il n'emploie pas, comme son compa-
triote , la fascination du regard , les caresses de la main ,
pour se faire bien venir de ses animaux : il semble avoir
recours à la force; il les subjugue par effroi plus que par
amour. Les pensionnaires de Van Amburgh ont l'air d'avoir
été corrompus par la civilisation , et de se complaire dans un
esclavage licencieux; les compagnons de Carter font l'effet
d'être fidèles à leur maître comme les nègres au colon qui
les bat : ils obéissent, ils reconnaissent la supériorité du
bras qui les gouverne, et, pour remercier leur patron d'une
certaine portion d'indépendance qu'il leur accorde, ils se
prêtent volontiers à ses caprices; ils lui témoignent toutes
sortes d'égards; ils lui rendent les soins les plus empressés.
Si le maître veut s'exercer à la gymnastique, une panthèro
est là pour lutter avec lui; s'il veut s'aller promener, un lion
enharnaché comme une chèvre des Champs-Elysées s'attelle
à son char, dans lequel il lui sera loisible de se poser en Mars
ou en Bacchus; s'il veut dormir, la lionne et le lion s'éten-
dront en guise de matelas, deux panthères feront les deux
oreillers, uu tigre servira d'édredon, de peur qu'il n'ait froid
aux pieds, et, pour qu'il ne gagne pas une esquinancie, un
léopard s'arrondira en cravate autour de son cou; la gueule
d'un jaguar lui tiendra lieu de bonnet de nuit : Comme on
fait son lit on se couche. Carter, après avoir peloté sa mé-
nagerie avec un sans-façon que vous ne prenez pas vis-à-vis de
votre traversin , de crainte qu'il ne vous saute à la figure , se
trouve ainsi on ne peut pas mieux couché. Je préfère mon
lit au sien , malgré tout ce qu'on a pu écrire , depuis quelque
temps, sur la mansuétude des animaux dits féroces et sur
l'erreur où M. de Buffon nous a induits à cet égard. Je ne
prétends pas soutenir que les hommes sont moins méchants
qu'eux: le contraire se voit tous les jours; et le lion de la
fable qui s'écriait : Si j'étais peintre! me parait un lion fort
sensé; mais, jusqu'à ce que les tigres aient remplacé d'eux-
mêmes nos chais domesiiqucs, el que les lions remplissent
bénévolement les niches île nos chiens de garde , je ne vou-
drais pas m'y fier plus que de raison. Chacun a son goût. Je
ne vous empêche pas d'imiter Carter.
La pièce qui sert de cadre à quelques-unes des évolutions de
la troupe quadrupède de Carter est accompagnée d'un grand
nombre de coups de fusil. La poudre est le sel attiqne des pièces
du Cirque. 11 s'agit d'une victoire remportée par nos soldai-.
d'Alger sur les Arabes. (Dieu veuille que nous en remportions
d'autres, et que nous ne nous laissions pas aveugler par les
épines qu'Abd-el-Kader nous souhaite dans les yeux!) Ab-
dallah, ami des Français, et par conséquent honni de sa tribu,
a été privé de sa langue ; ce qui ne s'oppose pas à ce que
Carier crie à ses animaux en bon anglais, quand ils montrent
un peu de lenteur à venir à lui : Corne hère! corne hère!... Ab-
dallah, qui n'a de langue que pour parler anglais, se refuse
obstinément, ainsi que ses animaux, à la prose de MM. Fer-
dinand l.alouc et Labrousse. Nous sommes loin de trouver
cela mauvais. La scène la plus curieuse de celte pièce, digne
de /« Fille de l'Émir, est celle où il ne reste pour acleurs
qu'une panthère el Carier. Celle scène, il le faut avouer, est
magnifique. Abdallah, épuisé par la marche, la soif et la
faim , tombe de lassilude au pied de quelques arbres. Tout à
coup on voit élincelerau fond d'un antre les deux yeux ar-
dents d'une panthère dont la tête s'allonge avec précaution ,
et puis, par un de ces bonds avec lesquels les animaux sau-
vages saisissent leur proie, bond aussi certain que s'il était
réglé par le compas, l'animal s'élance à la gorge de l'homme,
et une épouvantable lutte qui donne le frémissement s'engage
entre eux. 11 est impossible de ne pas craindre que ce jeu ne
finisse par devenir un combat fatal pour l'homme. Cependant
c'est lui qui Iriomphe : il terrasse la panthère, et la montre
vaincue el. humiliée au spectateur, plus palpitant que lui. Cette
lutte est assurément une des plus belles choses qu'on puisso
voir. Une assez bonne plaisanterie se fait jour à travers les
coups de fusil qui forment le fond de la pièce. Un conscrit placé
en sentinelle voit s'approcher de lui un terrible lion. Il se
souvient qu'on appelle ce superbe animal le roi des forêts :
il lui présente les armes. Le lion fait un signe de tête de sa-
tisfaction , ni plus ni moins que Napoléon , et continue tran-
quillement son chemin. Un grand nombre de représentations
est assigné aux exercices de M. Carter. Le Cirque-Olympique
prendra à son tour, dans la recette générale des théâtres, la
part du lion.
Ne faudrait-il pas des drames modernes et des plus rugis-
sants, pour tenir la curiosité en éveil , à côté des scènes ef-
frayautes que le théâtre de la Porte Saint-Martin , avec ses
dénouements sanglants, el celui du Cirque-Olympique, nous
présentent depuis quelques mois? Comment se fait-il que
Mme Ancelot, dont le talent est délicat et gracieux, ait osé
s'avenlurer en un pareil moment? C'est qu'il est des âmes
faites pour les tendres émotions, qu'effarouche, même sur la
scène, le dangereux spectacle dont nous venons de parler.
Celles-là auront su gré à Mme Ancelot de ne pas les oublier.
L'auteur de Marie, qui ne pouvait mieux choisir que le Gym-
nase, après le Théâtre-Français, a écrit deux actes Char-
mants, dans ces heureuses proportions qui ont suffi à
M. Scribe pour rencontrer la fortune et la gloire. Deux jeunes
gens oui pris au sérieux les mariages de Grelna-Grcen : ils
sont allés s'unir en .Angleterre : Clémence Uambert. eu l'ab-
->»8
L'AKTISTE.
sciice de son père, avocat célèbre, établi à Paris; Hcrrnaiin
Chateauneuf, en dépit du sien, propriétaire et baron, très-
cnlicbé de son opulence et de sa noblesse. Le baron Chà-
tcauneuf, en apprenant celte escapade, se* net en devoir de
faire casser le mariage ; il s'adresse à Rambert, sans savoir
que c'est le père de sa prétendue belle-fille; Ilambert accepte
la mission , sans savoir qu'il va plaider contre son propre cn-
faot. Vous voyez d'ici le drame, dont le seul défaut est de
rouler sur une situation prévue, ce qui le fait paraître un
peu long. La plume morale de Mme Ancclol a su largement
exprimer des sentiments bonnêtes et distingués. Ilambert,
malgré la révélation qu'on lui fait du mariage, plaide et ga-
gne le procès de son adversaire, qui, touebé de sa grandeur
d'àme, lorsqu'il sait tout à son tour, ebange en bistoire le
roman de Grctna-Grccn. Fer ville, Yolnys et Mme Volnys ont
joué avec un vrai talent. Mme Yolnys ne s'est jamais montrée
plus charmante. Volnys a cru devoir boutonner son habit
jusqu'au menton, comme un avocat célèbre qui cherche,
dit-on maintenant, à faire broder, sur cet habit noir, les
palmes vertes des académiciens. Les avocats sont capables de
lout, môme deviser au prix Montyon, comme celui de
Mme Ancelot; cependant il faudrait des écrits, et non pas
des mémoires, pour arrivera l'Académie! Les écrits res-
tent, les mémoires s'envolent, quelque lourds qu'ils soient.
M. Gustave Vaez, qui partage avec M. Alphonse Royer la
gloire d'avoir traduit en jolis vers le libretto de la Lucie de
Lamtrmoor, s'est amusé , entre deux hémistiches, à faire un
vaudeville intitulé : le Coffre-fort. Cette petite pièce ne nous
semble pas d'une importance majeure; nous ne croyons pas
que la caisse de l'administration compte beaucoup sur le
Coffre-fort, caché sous la houppelande de Bardou , lequel
Coffre-fort , au lieu de renfermer des pièces d'or, n'est rem-
pli que de gros clous et de ferraille. Un vieillard qui se fait
passer pour un avare, afin de marier son fils à la fille de son
frère , qui lui a dérobé une partie de sa fortune : tel est le
sujet de cette petite pièce, bien jouée, au reste, par Lepeintre
jeune , Rardou et Mme Taigny, la gracieuse senorita de la
(îrisetle et l'Héritière. Annonçons dès aujourd'hui, au Vaude-
ville, la rentrée de Mlle Fargueil, l'une des belles actrices de
ce théâtre , et de tous les théâtres de Paris. Dimanche pro-
chain nous en parlerons plus longuement.
Ce fut une jeunesse orageuse que celle de M. de Fronsae ;
il commença de bonne heure sa carrière de galanterie; son père
écrivait à Mme de Maintenon : «Vous avez donné un régi-
ment à mon fils; vous lui avez donné des mœurs en entrant
dans mes vues de douceur et de sévérité; vous l'avez bien
mis dans l'esprit du roi; il vous doit tout : sans vous il eût
é lé bien des années capitaine et libertin!» Comme ce bon père
s'aveuglait ! et quelles mœurs que celles du futur séducteur
de Mme Michelin ! Lui-môme écrivait à Mme de Maintenon :
« Je viens de me défaire de ma petite maison , et je n'en au-
rai jamais; » mais au lieu d'une il en eut deux plus tard. La
vie de ce Richelieu, qu'Alexandre Duval a baptisé du nom de
l.ovclace moderne, a souvent préoccupé les auteurs dramati-
ques. MM. Bayard et Du manoir ont voulu peindre les commen-
cements de cette existence remplie de tant d'intrigues :
ils ont pris leur héros à quinze ans , à l'époque de son
mariage avec Mlle de Noaillcs. Le jeune Fronsae, que Mme
de Maintenon appelait une aimable poupée, s'indigne contre
un certain article du contrat de mariage, qui le sépare de sa
chaste épouse jusqu'à ce qu'il ait vingt ans. I. ambition Ré-
prouver qu'il est un homme le prend, et fait qu'il se "lisse
d'abord dans la chambre des filles d'honneur; puis, qu'il a
l'aride compromettre deux femmes de la cour, rennes im-
prudemment chez lui. Joignez à cela deux duels , et M. de
Fronsae paraît à MM. Duiuanoir et llayard, digne de jouir de
tous ses droits d'époux. Celle pièce cazanovienne, dont nous
ne garantissons nullement la moralité, et dont le dialogue un
peu vif n'aurait peut-ôlre pas été accepté d'un public plus
rigoriste que celui du Palais-Royal, a complètement réussi.
Mlle Déjazct, chargée du rôle de Richelieu, s'en est Urée
avec honneur. Actrice à l'œil mutin, au pied leste et à la pa
rôle comme le pied , elle a joué avec beaucoup de verve et
d'esprit; mais il serait à désirer qu'elle mit autant d'élé-
gance dans ses manières qu'il y en a dans son costume. Cette
faute peut se reprocher également aux auteurs, qui n'ont pas
donné une extrême distinction à ce chérubin grand seigneur.
Mme Lemenil est Irès-amusantc dans un rôle de bourgeoise
parvenue. Les Premières Armes du Dur de Richelieu ont rem-
porté une victoire au Palais- Royal.
Le Palais-Royal ne déteste pas les grognards; il aime quel-
quefois à faire briller une larme sur une vieille moustache,
cela tempère un peu sa gaieté babituelle. Thomas l'Égyptien
appartient à ce genre épique , dont les Frères Coiijnard ,
cette fois, se sont constitués les Homères. 11 s'agit d'une ré-
volte parmi de braves hussards , au sujet de longues tresses
qui leur pendent des deux côtés de la tète , et qu'ils ne
veulent pas couper, prétendant qu'elles servent à parer bon
nombre de coups de sabre ; Napoléon, refusant d'entrer dans
ces détails, met à l'ordre du jour la fatale ordonnance: au-
tant vaudrait demander aux hussards leurs moustaches.
Thomas l'Égyptien résiste obstinément. Thomas est condamné
à mort par un conseil de guerre , pour cause d'indiscipline;
mais son général , afin de le sauver, ne fait délivrer que des
cartouches sans balles aux soldats chargés de le fusiller.
Thomas, averti par lui, contrefait le mort, et parvient à
s'éloigner accompagné d'une jeune fille dont il est aimé.
Telle est l'histoire racontée par le Palais-Royal. Leménil .
acteur plein de franchise et de naturel, a fait valoir le rôle de
Thomas l'Égyptien. La pièce a réussi. Le répertoire du Pa-
lais-Royal, égayé par des intermèdes comiques, dans les-
quels Achard et Levassor luttent de verve, est toujours fort
amusant.
Nous avons oublié de mentionner la rentrée de Mlle Ma-
thilde Payre aux Français. Elle a fait preuve de beaucoup de
sensibilité et de naturel dans le rôle d'Eulalie , de Misanthro-
pie et Repentir. Mlle Matbilde Payre chausse également,
comme disaient les critiques nos prédécesseurs, le cothurne
elle brodequin, et elle sera d'un grand secours au théâtre de la
rue Richelieu. Le Coriolan a disparu sous la réprobation
générale ; Ligier lui-même n'a pu réchauffer du feu de son
beau talent cette dépouille glacée que nous crovions avoir
tansporléc du cimetière Vaugirard au Père-Lachaise. avec
les restes de Laharpe : Coriolan revenait de droit au l'o--
soyeur.
IIii-poLvTr LUCAS
Typographie de Lacrampe cl Comp. , rue Damietle, 2. — Fonderie de Thon y . Virey el More!
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L'ARTISTE
m
CRITIQUE DRAMATIQUE.
33 iii Saa3QS^3©S3 a«2SS?&!a&3aa
Du Théâtre-Français.
H se plaint avec raison de la mo-
notonie du répertoire. Il est im-
' possible, en effet, de fréquenter
v pendant six mois le Théâtre-Fran-
1 çais sans litre frappé de ce défaut.
Mais pour donner au répertoire
la variété qui lui manque, et que réclament impérieuse-
ment le goût public aussi bien que les intérêts de mes-
sieurs les comédiens, il faudrait oublier les querelles
intestines, et comprendre l'importance littéraire du
Théâtre-Français. Or, il est malheureusement vrai que
M. Vedel, inquiété chaque jour dans sa domination no-
minale, ne trouve ni le temps ni la volonté de songer à
la composition du répertoire. En attendant que MM.
Kéal et Maillard se mettent d'accord et prononcent sur
la responsabilité ministérielle en ce qui concerne les en-
gagements pécuniaires de la Comédie-Française, M. Vedel
s'occupe à diviser ses sujets révoltés, sinon pour gou-
verner, du moins pour régner. La guerre faite par mes-
sieurs les comédiens au directeur, qu'ils ont eux-mêmes
proposé au ministre, nous intéresse médiocrement, et
nous n'aurions jamais pensé à entretenir le public de la
situation administrative du Théâtre- Français, si les
troubles intérieurs qui absorbent depuis trop longtemps
'2*«ÉRIB , TOME IV, 16" LIVRAISON
l'attention de M. Vedel et des comédiens, n'exerçaient
une influence désastreuse sur la composition du réper-
toire. Ce qui manque évidemment au Théâtre-Français.
c'est une direction littéraire. Mais lors mêmequeM. Ve-
del serait assez éclairé pour composer le répertoire de
façon à contenter les hommes purement curieux et Im
hommes lettrés, il ne lui serait pas possible aujourd'hui
d'entreprendre cette tâche difficile. Qu'il connaisse ou
qu'il ignore l'histoire littéraire de notre pays, qu'il ait
besoin de conseils, ou qu'il trouve dans son savoir per-
sonnel tous les renseignements nécessaires à l'accomplis-
sement de ses fonctions, il est hors de doute qu'il faut
rétablir la paix avant de songer à donner au Théâtre-
Français une direction vraiment littéraire. Que MM. Kéal
et Maillard se hâtent donc d'interpréter le décret de
Moscou, et mettent fin à toutes les inquiétudes de M. Ve-
del par une consultation clairement motivée. Que M. Du-
chatel , après avoir entendu le conseil-d'état, prononce
entre les comédiens et M. Vedel. Nous attendons son ar-
rêt avec impatience. Car, dès que son arrêt sera connu,
il sera permis de soustraire le répertoire de la Comédie-
Française aux caprices du hasard, ou plutôt aux caprices
personnels de messieurs les comédiens.
Il n'y a en effet que les caprices personnels de messieurs
les comédiens qui puissent expliquer la reprise de pièces
telles que la Belle Fermière et Coriolan. A coup sûr, le
goût public ne réclamait pas la représentation de ces ou-
vrages. Personne ne songeait aux amplifications tragi-
ques de Laharpe, ni aux pastorales dialoguées de Mme Si-
mon Candeille. C'est donc pour plaire à M. Ligier, à
Mlle Mante, qu'on a exhumé ces deux pièces ensevelies
depuis longtemps dans un légitime oubli. Comment ex-
pliquer la reprise du Vieux Célibataire? Dira-t-on que
le style de Colin d'Harleville est un conseil offert aux
poètes contemporains? Veut-on proposer à l'imitation
les tirades pâteuses dont se compose cette épître dialo-
guée ? Nous espérons que personne parmi messieurs les
comédiens ordinaires du roi n'oserait soutenir cette thèse
ridicule. C'est donc pour plaire à M. Perrier qu'on a re-
pris le Vieux Célibataire. Dans le rôle de Mme Evrard,
Mlle Contât ne manquait jamais d'être applaudie ;
Mlle Mante a peut-être cru qu'elle pouvait lutter sans
danger avec le souvenir de MlleContat. Quant à nous, qui
n'avons pas vu Mlle Contât, nous nous bornerons à dire
que Mlle Mante, malgré toute son habileté, n'est pas de
force à ressusciter Colin d'Harleville. Il faudrait, pour
dissimuler la mesquinerie, l'indigence du Vieux Céliba-
taire, une franchise, un naturel, qu'elle ne possède pas.
Plusieurs fois déjà nous avons dit nettement toute
notre pensée sur la valeur historique et littéraire de
l'ancien répertoire. Nous avons clairement formulé notre
avis sur la prétendue réaction dont messieurs les comé-
diens ont fait si grand bruit. Nous croyons que les protec-
teurs de Corneille et de Racine s'abusent étrangement,
33
250
L'ARTISTE.
et que les besoins littéraires de la France ne sont pas
aujourd'hui ccqu'ilsétaientsous Louis XllIetLouis XIV.
Nous croyons que Corneille et Racine, revenus parmi
nous, ne produiraient pas les œuvres qu'ils nous ont lais-
sées. Nous n'avons donc pas à redouter le reproche d'in-
justice en disant que l'ancien répertoire n'a pas au
Théâtre-Français toute l'importance qu'il devrait avoir.
Nous pouvons réclamer pour Corneille et pour Hacinc
une plus large place, sans être accusé de louer le passé
au détriment du présent. Notre opinion sur les poètes
contemporains n'a rien à faire dans ce débat. Il n'est
pasdonné à M. Vcdel de créer une armée de poètes en frap-
pant du pied la terre, comme Pompée ; mais il peut,
car c'est son droit et son devoir, choisir parmi les œu-
vres des morts illustres, celles qui se recommandent par
des beautés éternelles, par l'analyse et la peinture des
passions, par l'expression des grandes pensées. Un pa-
reil choix, quoi qu'on dise, n'a certainement rien d'hos-
tile pour les poètes contemporains. Placer les régénéra-
teurs de notre scène dans la compagnie de Corneille et
de Racine, ce n'est pas vouloir entraver la réforme dra-
matique: c'est montrer qu'on la prend au sérieux, et
qu'on ne craint pour elle le voisinage d'aucune gloire.
Si donc nous demandons que le répertoire du dix-sep-
tième siècle soit représenté plus souvent, ce n'est pas
que le présent nous semble appelé à reproduire le passé;
c'est que nous voyons dans les œuvres applaudies par
plusieurs générations un contrôle et un conseil pour les
œuvres qui se font sous nos yeux. Il y a dans ces œu-
vres glorieuses des qualités que le temps ne peut effacer,
des qualités qui relèvent directement delà nature même
de l'humanité, et qui n'ont rien à démêler avec le culte
ou le mépris des unités aristotéliques. Mais pour que le
répertoire dramatique du dix-septième siècle exerce une
heureuse influence sur la littérature contemporaine , il
ne faut pas que Mlle Rachel soutienne seule le poids en-
tier de ce répertoire ; il ne faut pas que la tragédie fran-
çaise soit à la merci de la santé d'une jeune fille, dont la
force est loin d'égaler le bon vouloir. Surtout il ne faut
pas déclarer mortes sans retour les œuvres qui ne con-
viennentni à l'âge, ni aux facultés de Mlle Rachel. Nous
croyons que Mlle Rachel aurait tort d'aborder aujour-
d'hui le rôle de Phèdre ; mais ce n'est pas une raison
pour que Phèdre soit rayée du répertoire. Le devoir de
M. Vcdel est de provoquer , do multiplier les débuts,
jusqu'à ce que Phèdre nous soit rendue. Je dirai la
même chose d'Athalie et d'Agrippine.
Malheureusement, nos conseils trouveront sans doute
une résistance obstinée dans la paresse de MM. les co-
médiens. Malgré la munificence des Chambres, MM. les
comédiens n'aiment guère à se mettre en frais de mé-
moire. Leur paradis consiste à se claquemurer dans une
douzaine de rôles. C'est pour cette raison , sans doute,
que Polyeucte, malgré les promesses de M. Vedel, ne
réparait pas sur la scène. On nous assure que Mlle Ra-
chel sait depuis longtemps le rôle de Pauline, et ne
demande qu'à le jouer. Quelle cause retarde donc la
représentation de Polyeucte , si ce n'est la mémoire pa-
resseuse ou impuissante de MM. les comédiens?
Mais , quelle que soit la valeur de l'ancien répertoire
de la France , un théâtre auquel le budget alloue chaque
année deux cent mille francs, c'est-à-dire le tiers à peu
près de ses frais annuels, ne devrait pas s'en tenir ob-
stinément au répertoire national; il devrait puiser har-
diment dans le répertoire des théâtres étrangers, et
populariser parmi nous les œuvres dont se glorifient
l'Espagne , l'Angleterre et l'Allemagne. A Dieu ne plaise
que je conseille à MM. les comédiens de produire sur la
scène française toutes les œuvres dramatiques de Lope et
de Calderon , de Shakspeare et de Marlowe , de Schiller
et de Goethe ! Une pareille tentative serait tout simple-
ment une absurdité, et ne peut convenir qu'à une nation
née d'hier. Mais nous pouvons sans honte demander à
l'Espagne, à l'Angleterre, à l'Allemagne, une trentaine
de poëmes dramatiques , et cette hospitalité généreuse
sera bientôt récompensée. Les applaudissements de l'au-
ditoire ne manqueront pas aux interprètes du répertoire
étranger, et la représentation des ouvrages de Shak-
speare , de Schiller et de Calderon , excitera , parmi les
poètes contemporains de la France , une émulation fé-
conde. Puisque MmeDorval est enfin rentrée au Théâtre-
Français, qu'elle n'aurait jamais dû quitter, pourquoi ne
jouerait-elle pas l'admirable rôle de Thécla? Pourquoi
ne représenterait-on pas la trilogie dramatique de Wal-
lenstein? Outre le plaisir et l'instruction quelle offrirait
au public, la représentation du répertoire étranger au-
rait encore un autre avantage : elle imposerait silence aux
plaintes des poètes contemporains. Dès qu'ils verraient sur
la scène française les œuvres des maîtres illustres qu'ils se
donnent pour aïeux, les régénérateurs de notre théâtre
n'oseraient plus incriminer la représentation de Cinna et
de Britannicus comme un acte d'hostilité. Le jour où
Schiller et Shakspeare seraient naturalisés parmi nous,
les chefs de l'école nouvelle perdraient le droit d'imputer
à l'ignorance de l'auditoire la tiédeur de l'accueil fait à
leurs ouvrages. Il va sans dire que je demande la repré-
sentation littérale du répertoire étranger; car la repré-
sentation littérale peut seule olïrir au public un utile
enseignement. Une fois entrés dans la voie des retranche-
ments, des modifications, où s'arrêteraient les traduc-
teurs? Leur goût personnel serait une garantie bien in-
suffisante. 11 faut traduire ou inventer; l'imitation est un
travail bâtard qu'on ne saurait proscrire trop sévèrement.
Quant aux comédiens eux-mêmes , ils trouveraient dans
la représentation du répertoire étranger des leçons fé-
condes qu'ils demanderaient vainement soit à l'ancien,
soit au nouveau répertoire de la France. Les rôles tracés
par Shakspeare et Schiller ont une ampleur, une variété
L'AKTISTE.
251
que Corneille n'avait pas entrevues, que la tragédie fran-
çaise répudie , et que jusqu'ici les poètes contemporains
de la France n'ont encore montrées que dans leurs pré-
faces.
Gistave PLANCHE.
— «asj»0-«te
EXPOSITION
DE
TOiïtPILLUtilJL
'ous avez sans doute entendu parler de cette
i très-solennelle exposition des arts et de l'in-
I dustrie qui devait avoir lieu à Montpellier,
! et qui s'achèvera sans que l'univers en ap-
idH prenne la moindre chose , si personne ne
prend le parti de vous en transmettre les détails. Ce serait,
je vous le certifie , un grand désappointement pour les habi-
tants de notre cité, qui en sont tout orgueilleux et qui battent
des mains en criant leur enthousiasme et en vers et en prose
dans les journaux du cru , et par toutes^ les trompettes ou
plutôt par tous les mirlitons du feuilleton indigène. Leurs
intentions sont bonues , et à Dieu ne plaise que nous y trou-
vions à reprendre ! car il n'est chose que chaque jour fasse
plus rare que la bienveillance, cette aumône facile qui coûte
si peu et qui encourage si fort!
Et d'ailleurs, dussiez-vous en sourire , nous aurons le cou-
rage d'avouer notre prédilection pour les expositions de
la province , même les plus abandonnées. Nous avouerons
avec vous qu'elles n'aident guère aux progrès des arts ; mais
en revanche vous nous laisserez dire qu'elles aident un peu
à la bourse des artistes les plus malheureux. Nous ne sommes
pas de ceux qui s'acharnent à la destruction de tous les asiles
qu'on leur ouvre encore de temps en temps, et qui condam-
nent sans pitié un homme d'un talent incomplet à mourir de
faim ou à cirer les bottes du plus habile. Quoi qu'on en puisse
dire, une Société des Amis des Arlt est bonne à quelque
chose. Son budget annuel est pris en pitié par nos princes de
la peinture , dont il suffirait à peine à payer le plus mince
des chefs-d'œuvre; mais avec les quelques milliers de francs
qui le composent, ce'te société peut tendre la main à bien
des talents qui montent et qui n'ont encore d'autres richesses
que l'avenir.
A Montpellier celle association manque, et peut-être ne
devrions-nous pas attribuer à d'autres motifs la pauvreté de
l'exposition. Les peintures n'y dépassent pas le chifTre res-
treint de 30 à 35 ; il est vrai que le livret en signale le dou-
ble, mais le livret, complaisant et quelque peu hâbleur, place
au nombre des tableaux , des lithographies , un projet d'ar-
senal et des tableaux en cheveux, qui, partout ailleurs, passe-
raient difficilement sous la désignation générale de peinture.
Nous sommes éloignés du grand centre de production , et
pour décider un plus grand nombre d'exposants, il aurait
fallu pour eux quelque chose de plus réalisable que l'espé-
rance d'une abondante moisson d'éloges.
Les artistes sont toujours à plus d'un titre les gens les plus
désintéressés de ce monde, et ils auraient parfaitement ap-
précié nos médailles et nos mentions honorables si , avec
cela, ils avaient quelque peu entrevu la possibilité de placer
leurs tableaux. Pouvaient-ils compter beaucoup sur la géné-
rosité d'une administration municipale qui, sur un budget qui
dépasse en rccclle 400 mille francs, en laisse à peine échapper
deux mille pour les achats et les dépenses de son musée ?
Les honneurs de notre exposition reviennent de droit à
M. Matel; les huit portraits qui y figurent sont rangés sans
conteste parmi les œuvres principales. Nos plus illustres ,
M. Champmartin lui-même, ne sont pas fêtés à Paris comme
l'est chez nous M. Malet. Chaque jour , à l'ouverture des
galeries, le public se précipite vers les cadres de M. Malet avec
un empressement qui nous rappelle le succès tout populaire
de la Sortie d'un bal de l'Opéra, par Biard, au dernier salon.
En province , le portrait a un degré de plus d'intérêt qu'à
Paris : les originaux y étant toujours connus de tous , les
visiteurs se posent juges et décident de la ressemblance, sans
appel.
M. Pallière , peintre de Bordeaux, a représenté Marie-
Thérèse au milieu de la diète assemblée, à l'inslanl même où,
montrant son fils aux Hongrois, elle réclame leur courage et
leur fidélité comme sa dernière ressource pour le salut de
ses enfants. Il y a de l'enthousiasme chez tous ces hommes
qui , le sabre à la main, jurent de mourir pour le roi Marie-
Thérèse; ce tableau ne manque pas d'une certaine énergie
d'exécution. M. Auguste Glaize a exposé trois toiles assez
convenables d'exécution et de coloris; mais il s'est un peu
fourvoyé dans une œuvre plus capitale : l'Aumône de saint
Roch.
Un des tableaux auxquels nos sympathies sont acquises est
sans contredit le Tableau parlant , de Jules Boilly. M. Banc .
de Montpellier , élève de Bigaud , avait fait le portrait d'une
personne que l'on s'obstinait à ne pas vouloir reconnaître ; le
peintre, convaincu delà mauvaise foi des critiques, prépare
une toile , y fait un trou , et prie son modèle d'y passer le
visage. Les connaisseurs arrivent, et prétendent que la res-
semblance est encore manquée : « C'est pourtant bien moi, »
dit la tête... 11 est impossible d'être mieux à son rôle que
toutes ces figures désappointées ou rieuses. La touche de
Jules Boilly y est fine et spirituelle , sans être trop lâchée .
reproche que nous ferons à certaines parties d'un autre ta-
bleau du même peintre : un Pâtre disant la bonne aventure
à une jeune fille devant sa mère.
Parmi les paysages, nous citerons avec empressement
celui que Charles Labor a nommé, je crois, un Soir d'au-
tomne. La touche en est vigoureuse; la chaleur du ciel se fait
bien sentir sur les terrains, et les personnages, d'assez grande
dimension, sont traités avec une habileté que nous ne sommes
plus habitués à trouver chez nos paysagistes.
252
L'ARTISTE.
I.alour, de Toulouse, a envoyé un Contrebandier et un Coup
de vent , deux toiles que nous nous laisserions aller à juger
peut-être un peu sévèrement , car nous savons que cet artiste
peut faire bien mieux. M. de Fonlninieu, de Marseille , le fils
du célèbre paysagiste de ce nom , a exposé une Cérémonie
religieuse dam les catacombes de l'antique abbaye de Saint-
Victor, à Marseille.
M. Laurent nous a montré le Cloître de Sainl-Trophime à
Arles, et leClMe.au de Béviaires; mais j'aime mieux laisser
là ces deux peintures et vous parler des sépia et des aqua-
relles de ce même artiste. Il a acquis depuis longtemps, en ce
genre difficile, une netteté et une habileté qui ne le cèdent
pas à nos maîtres les plus habiles. M. le baron Taylor et
Al . Charles Nodier, qui s'y connaissent, pourraient vous dire le
nombre infini de charmants dessins que Laurent a recueillis
pour eux, dans la Provence et le Languedoc, au bénéfice de
leur magnifique publication. L'Intérieur de l'église Saint-
Euslache , les Ruines de Saint-Germain de Fume , le Cloilre
d'Arles , et le Portrait de saint Trophime , ce sont là autant
de dessins achevés qui ne laissent pas grand'chose à dé-
sirer.
La sculpture n'a trouvé parmi nous que deux exposants,
qui sont M. Benezech, de Montpellier, et M. Lapret, de Bé-
/.iers. M. Benezech a traîné et fait charrier à l'exposition
tant de statues, de médaillous, de bustes de toute forme et
de toute grandeur , qu'on dirait qu'il a voulu suppléer à la
qualité par la quantité. Nous donnerons des éloges à cette
étude de femme couchée qu'il appelle te Rêve , et qui nous
a paru son œuvre de prédilection. Nous signalerons encore
l'Enfant sur un coussin , une Esquisse de Riquet et un buste
d'homme; puis, nous lui demanderons franchement ce que
l'exhibition de tout le reste pouvait ajouter à sa réputation.
M. Lapret a exposé plusieurs groupes de fleurs, parmi les-
quels nous citerons avec plaisir une branche de lilas et une
couronne impériale en (erre cuite.
Voilà, monsieur le directeur, sans vous parler des pièces
de draps et de foulards, des pianos, des guitares , des oi-
seaux empaillés et des bottes imperméables, tout ce que nous
avons de beau et de bon à notre exposition , dont vous vou-
drez bien nous rendre le service de parler un peu.
Agréez , etc.
Montpellier, 8 décembre 18Ï9.
A. M L.
UN PEU DE TOUT.
CHAPITRE VI.
'Exposition n'est plus si fort éloignée de
S? nous que nous ne puissions très-bien nous en
"" occuper déjà. En fait de beaux-arts, une
année s'enfuit si vite! C'est si peu de chose,
trois cent soixante-cinq jours, pour produire
un chef-d'œuvre ! El comptez donc combien, dans ces jours qui
s'enfuient sans laisser de trace, il en faut donner à l'amour,
à la famille, aux voyages, à l'amitié, et enfin à la maladie!
Surtout pour les pauvres artistes qui ont besoin, pour pro-
duire, de la lumière du jour, qui sont aux ordres du soleil.
qui n'ont pas, comme le poëte ou le romancier, l'inspiration
toute-puissante de la nuit , jugez encore combien de temps
perdu! Aussi est-ce merveille que, depuis tantôt dix années.
chaque année suffise à l'Exposition du Louvre. Plus ce*
efforts sont incroyables, et plus ils vont se continuant et
s'augmentant sans cesse. Déjà plus d'un résultat se fait
sentir dans cette habitude nouvelle que viennent de con-
tracter les beaux-arts. La main des peintres y a gagné : tout
ce qui est le métier s'est perfectionné en raison même des
difficultés vaincues ; ce qui n'empêche pas, Dieu merci , les
artistes sérieux de produire tout à l'aise les grands ouvrages
sur lesquels sont fondées les renommées durables. Ainsi
donc, à cette Exposition annuelle des beaux-arts, beaucoup
d'artistes ont gagné, pas un artiste n'a perdu. Cette in-
terpellation faite tous les ans au public parisien a profilé
aux juges, presque autant quelle a profité aux œtnres
jugées. Entre le public et les artistes, la connaissance a été
bientôt faite; et, comme l'intervalle qui séparait les Ex-
positions l'une de l'autre avait été réduit de moitié, il eu
est résulté que celte iutimilé du public qui juge et du publie
qui produit n'a pas eu le temps de se refroidir, et que chaque
année, après une fréquentation de deux mois, ils se séparent
en se disant : Au revoir! comme de vieux amis qui sont as-
surés de se retrouver bientôt.
C'est donc à juste titre que déjà nous nous inquiétons de
l'Exposition nouvelle. L'année touche à son terme : le mois
de décembre se précipite dans cet abîme qui engloutit loules
choses, le siècle qui s'accomplit, aussi facilement que l'enfant
qui vient de naître. Janvier paraîtra bientôt, ramenant avec
lui les nouveaux chagrins et les gloires nouvelles, l'oubli
pour celui-ci , et pour celui-là l'immortalité de huit jours.
Dans le Louvre, les vieux chefs-d'œuvre, rendus à la lumière
et à l'éclat pendant dix mois de l'année, entendront bientôt
retentir à leurs oreilles ce cri lugubre : // faut mourir! M. de
Cailleux, le grand-prêtre de ces lamentables gémonies, jet-
tera en guise de poussière funéraire, sur les Titien et sur
les Kubeus , toutes sortes de toiles nouvelles. Déjà même ,
dans chaque atelier d'artiste, quand les rapins réuuis ont
L'AUTISTE.
2.,3
assez 8Meé d'Ahd-el-Kader, on raconte loul bas les transparents
mystères des ateliers parisiens. Chaque élève se glorifie à
l'avance du nouveau talilcau de son naître, à moins qu'il ne
préfère en faire à l'avance un sujet de risée. De toutes parts
sortent de leur obscurité profonde toutes sortes de génies
méconnus, de talents incompris, Salvators de carrefour, lta-
pliaëls de tabagie, rêvant tout baut la fortune et la gloire;
et, dans ces causeries ébouriffées, dans cet immense tohu-
Ijohu de maîtres, d'écoles et d'élèves, dans cette joyeuse cau-
serie du rapin et du modèle, dans ces fêtes de ebaque soir où
la misère n'a que dix-huit ans, ce qui en fait la plus belle
personne du monde, où chacun apporte ce qu'il a pour le
mettre en commun, celui-ci ses bons mots, celui-là ses
charges plaisantes, cette autre enfin sa jambe si fine dans son
bas (roué, sa main blanche et glacée, son jeunt sein qui bat
*i vite au milieu de ceKe fumée de tabac; dans cette orgie à
l'eau sucrée, dansées f'irieuses imprécations contre la société
tout entière, qui conin encent par un jurement affreux , et
qui finissent par un tendre éclat de rire; dans ces fêtes qu'ils
se donnent les uns aux autres, où trois fiacres vides, loués à
l'heure, entrant et sortant d'un pas régulier d'une maison
condamnée à ne pas dormir de toute la nuit, amènent toutes
sortes de duchesses absentes et de comtesses invisibles, nous
avons pu recueilli.!-, nous autres qui aimons toutes ces folies
sans les partager, nous qui aimons toute cette race de Item-
brandts en herbe, parce que nous savons, à tout prendre,
combien c'est là une bonne race , nous avons recueilli pêle-
mêle, au hasard, toutes sortes d'indiscrétions qui sont peut-
être encore Je l'iudiscrélion aujourd'hui , qui seront de
l'histoire demain.
( l'est ainsi que nous avons su, comme ou sait toutes choses,
en écoutant, quels seraient la plupart des nouveaux tableaux
de cette année. Comme, celte fois, nous n'avons aucun droit de
critique ni d'éloge , et que nous serons trop heureux si les in-
téressés de la lutte nouvelle ne nous trouvent pas indiscrets,
nous allons vous dire sans façon et au hasard ce que nous
avons vu ou entendu.
M. Louis Boulanger, fidèle cette fois encore à sa vocation poé-
tique, et obéissant à celte amitié qui le lie à un poêle célèbre,
travaille en ce moment à un tableau destiné à représenter
les trois grandes divinités de la poésie : la Béatrix du Dante,
la Laure de Pétrarque, l'Éléonorc du Tasse. Charmante idée
de les avoir réunies dans un seul et même cadre, ces (rois
femmes si Undrement, si divinement adorées, la Béatrix
austère et cl rélierue, la Laure tejdre et chaste, l'ÉIéonore
ingrate et belle!— M. Gigoux, encouragé par son beau portrait
de l'an passé de H. le général Dandelot, a fait un portrait en
pied de M. le maréchal Moncey, le gouverneur des Invalides,
1 honneur de la pairie, vieillard vénérable et vénéré. Ce
portrait du maréchal Moncey est destiné à la ville de Besan-
çon, qui se glorifie avec raison d'avoir donné le jour à ce
noble ami de l'Empereur. Celte ville de Besançon, qui est
digne de tels enfants, puisqu'elle lient si fort à leur gloire,
qui est la sienne, a commandé aussi à M. Gigoux un périrait
de Sigalon, ce célèbre artiste mort si jeune, au moment où
il nous rapportait de Kome le Jugement dernier de Michel-
Ange. On parle aussi d'une Sainte Geneviève de grandeur na-
turelle que M. Gigoux termine pour une des chapelles de
Saint-Germain-l'Auxerrois. — Eugène Delacroix . poussé par
■2' siîniE, tome IV, 16e UTBAItOR.
son amour pour la grande peinture , a couvert une toile im-
mense avec le triomphe de Trajan , tel qu'il l'a découvert
dans l'apologie du sublime empereur ; et, comme pen-
dant à Yllamlet de l'an passé, il a représenté, sur uni'
toile de moindre dimension, Christophe Colomb, le Gé-
nois, qui rêve déjà la découverte du .Nouveau-Monde, lie
tableau de Christophe Colomb appartient à M. le comte de
Démidoff. — M. Paul Delaroche , qui ne va pas si vite que
M. Eugène Delacroix, qui est bien autrement ménager de sa
gloire, et qui prépare son succès avec le plus grand soin .
travaille encore à deux tableaux, le l'assarje des Alpes KHN
C 'harlrmagm cl le Baptême de Clovis. Pour tout autre peintre
q'ie M. Delaroche, cestableaux seraient finis déjà; mais celui-
là est de ces hommes qui mettent sans fin et sans cesse la der-
nière main à lîur œuvre, môme quand elle est achevée. Il
ne faut donc pas espérer pour 18M) le Passage des Alpes et le
liapléme de Clovis. — M. Camille Boqueplan, dont, l'an pftMé,
nous avons cherché, mais en vain, quelque tableau, a pronii-
de prendre sa revanche au Salon de 1840. Les succès si incon-
testables de M. Decamps ont empêché M. Camille lioqueplan
de dormir : il a voulu, à son lour, livrer en plein Louvre une
de ces batailles décisives qui doublent la gloire d'un artiste.
Il arrivera donc armé de toutes pièces, avec un bataillon de
tableaux grands el petils : la Fuite en Egypte, composition
historique de grandeur naturelle , dans laquelle le peintre
obéit plutôt à sa propre nature qu'aux usages, aux costume-,
au paysage que la Bible impose ; les Bohémiens de Guy-Man-
ncring, plusieurs paysages que l'on compare, mais tout bas,
aux paysages de Jules Dupré ; une Scène de la vie de Itibera ,
une Bataille de Louis XV, enfin une Marine, une Diligente
versée sur les bords de la mer , dont se parent avec orgueil les
galeries de M. Susse. — On ne sait rien de M. Tony Johannol ,
sinon qu'il travaille, et que, malgré deux ou Irois petits chefs-
d'œuvre au crayon qu'il a donnés cette année, entre autres
le Diable boiteux, tout à fait terminé et que l'habile éditeur
Bourdin vient de mettre en venle , il met la dernière main à
quelques-unes de ces charmantes compositions que lui inspire
sou inépuisable caprice. Au reste, il ne faut pas s'étonner si
plusieurs des tableaux qui s'apprêtent pour le Louvre, el
dont on dit à l'avance la couleur et l'époque, n'ont pas de
titre bien arrêté. 11 arrive souvent , et ce n'est pas là un mal-
heur, que le peintre lui-même ne sait trop quel titre donner
à son œuvre. Ainsi, M. Decamps, par exemple, quand il a
intitulé un de ses tableaux Joseph vendu par set frères .
un autre de ses tableaux, la Bataille des Cimbres, n'a fa i!
qu'obéira l'usîge qui veut qu'un tableau ait un titre tout comme
un livre. Les tableaux de M. Decamps sont bien plus v in-
achevés que nommés. Cette année encore, notre intrépide
improvisaleur, qui prépare quatre toiles, dont l'une est de
très-grande dimension et commandée par M. le duc d'Orléans,
sérail bien en peine de nous dire comment s'appelleront ses
œuvres nouvelles. D'autres artistes, qui savent très-bien le
titre de leurs tableaux, se gardent bien de le divulguer, car
ici la piraterie existe tout comme elle existe parmi les fai-
seurs de romans et de vaudevilles. Dans ce malheureux temps
de facilité et d'improvisation, il arrive que le sujet est beau-
coup, même en peinture. Le Louvre, tout comme le théâtre,
a ses drames aussi et ses vaudevilles, auxquels la foule se
porte avec une passion furieuse, s'inquiétant beaucoup plus
3i
2.V.
L'AUTISTE.
du sujet i)iic de la façon dont ce sujet est rendu. Dont les
arts, tout comme eu littérature, s'agitent en tous sens les in-
venteurs à la suite, toujours tout prôls à profiter des idées de
cem qui en ont. Voilà pourquoi les hommes d'esprit tiennent
si fort ta mystère de leurs peintures : ils ne veulent pas être
devancés par des confrères plus alertes, sinon plus habites.
.Supposez , par exemple , qu'un peintre de second ordre ail eu
vent du supplice de Jeanne Grcy ou de l'assassinat de M. le
duc de Guise, ou de tout autre drame de M. Delaroehe , le
plagiaire en question aurait bien pu arriver un an avant
M Delaroclie , et il eût facilement obtenu toutes les scènes du
Irame. Supposez aussi que M. Biard eût raconté à qui eût
voulu l'entendre, six mois à l'avance, qu'il allait nous repré-
senlcr la sortie grotesque du bal de l'Opéra, il eût pu fort
bien arriver que nous eussions eu trois ou quatre sorties de
l'Opéra au lieu d'une, etalors le succès mirobolant du tableau
de M. Biard eût été diminué des trois quarts. C'est donc pour
se garantir contre cette piraterie des idées, que nos peintres
humoristes et nos peintres terribles donnent souvent un faux
litre à leur œuvre, comme cela se fait dans tous les théâtres
de Paris, depuis le Théâtre-Français jusqu'au théâtre de la
Porte-Saint- Martin. Ce n'est que la veille de la première re-
présentation que l'affiche flamboyante nous apparaît dans
toute sa vérité, et encore les plagiaires savent très-bien ve-
nirà bout de toutes ces précautions. — Onneditriende M.Ary
Scheffer, sinon un Jugement dernier; mais c'est là un sujet
trop peu allemand, comme Goethe entend l'Allemagne, pour
que M. Ary Scheffer s'en tienne là.
Allons, s'il vous plaît, un peu plus vile, car les noms se
pressent et s'entassent, et nous ne voulons pas être attaqués
en contrefaçon par le livret de 1840. — M. Isabey achève
une Vue du port de Marseille. — M. Picot a fait pour une
chapelle, les Disciples d'Emmaiis. — M. Winlcrhalter, qui se
souvient avec orgueil, mais non pas sans douleur, de son
beau succès du Décaméron , cherche à donner un pendant à
ce tableau , tout chargé du doux printemps florentin. —
M. Jacquand s'occupe d'une Jeanne-d' Arc , et certes il ne
faut pas demander si l'héroïne sera bien habillée et bien
armée. — Vous aurez de M. Chasseriau un Christ au jar-
din des Oliviers et une Odalisque. — On ne parle pas en-
core , en fait de peinture à l'huile, de Cbarlet, qui devrait
bien se souvenir de la Retraite de Moscou , comme nous nous
en souvenons nous-mêmes. — M. Decaisne fait revenir de
l'exposition de Bruxelles, où ils ont été fort admirés, les
Quatre EvangêUsles. — Grâces soient rendues à M. le duc
d'Orléans , qui a rapporté de Lyon un tableau de M. Bonne-
fond, le directeur de l'école de cette ville. —M. Cornu a
emprunté au poëmc de M. Edgar Quinet l'épisode d'Aashc-
vérus et de la reine Mob. — Pour le Musée de Versailles ,
.M. Alexandre Debacq fait une Assemblée des Croisés sous
Louis Vil, des Pécheurs trouvant un cadavre au pied de la
tour de Nesle. — M. Steuben s'est enfermé dans son atelier,
comme s'il était encore en tète à tète avec la Esmeralda;
et de ce qu'il fait encore, on ne peut rien savoir. — M. Itic-
sener travaille lentement cette année, à la douce clarté de la
lune de miel. — M. Biard, ordinairement si fécond, se repose
d'un pénible voyage en Laponie. — Enfin M. Giraud , qui
sera bientôt à la première place, n'aura pas moins de quatre
tableaux cette année : des Musiciens italiens, les Deux Or-
phelines, l'Enlèvement, une scém: de l'Italie, et plusieurs
de ces beaux portraits au pastel , dans lesquels il est excel-
lent.
M. Couderc a terminé pour Versail.es le tableau de l'Ou-
verture des États-Généraux ; on peut voir cette vaste compo-
sition dans la nouvelle salle du palais de Versailles, et natu-
rellement elle reviendra à Paris pour l'exposition de 1840.
Ce tableau des Etals-Généraux avait été d'abord offert à
M. Picot; mais celui-ci, comme un homme d'esprit et de
bon sens qu'il est en effet, avait demandé un sujet plm
approprié à son talent; et, pour le remplacer, il avait pro-
posé M. Couderc. Le roi a été si content du tableau de
M. Couderc , qu'il lui a commandé sur-le-champ la Confédé-
ration, qui est un sujet magnifique; mais M. Couderc ne
commencera ce nouveau tableau que quand il aura terminé
son tableau de la Madeleine. — Un parent de M. Guizot.
M. de Vaines, passionné pour la peinture, termine, pour le
salon , le Christ guérissant les aveugles, et un petit tableau
la Mort du Uiche, emprunté au triste roman que M. de Mar-
cltangy a intitulé la Gaule poétique.
N'oublions pas M. Diaz, cet homme qui s'enivre de sa cou-
leur et qui fait avec son pinceau ces mêmes tours de force ma-
gnifiques que faisait Diderot avec sa plume. Au milieu d'une
foule de petits tableaux plus dévergondés les uns que les au-
tres, on distinguera le Télémaquc, de M. Diaz, entouré de ces
belles nymphes que l'archevêque de Cambrai décrit avec
tant de complaisance. — On parle avec de grands éloges de
M. Tissier, un nouveau-venu dans l'arène, qui doit envoyer
au Salon une charmante Xymplic surprise par des Satyres.
— L'élève bien-aimé de M. Ingres, M. Flandrin , est tout
occupé de la décoration d'une chapelle. Son tableau du Christ
aux enfants , qui est reslé toute une année dans la galerie du
Luxembourg, va partir pour Lisieux cette semaine. Ce ta-
bleau avait d'abord été destiné par le gouvernement an
Musée de Lyon, qui s'en serait fort bien accommodé : mais
M. Guizot, qui voulait être agréable à la ville de Lisieux. dont
il est l'éloquent représentant, avait prié un de ses amis, qui
s'y connaît, de lui indiquer un bon tableau qu'il pût deman-
der au ministre de l'intérieur. 11 faut vous dire que M. Guizot
n'était pas allé une seule fois à l'exposition depuis 1830
qui est bien triste pour l'exposition et pour M. Guizot. Aus-
sitôt il demanda et on lui accorda le tableau de M. Flandrin
pour la ville de Lisieux. M. Flandrin en eut grand'peine : il
s'était figuré que son œuvre chérie serait bien mieux placée
dans la ville de Lyon , et que ses beaux enfants tout nus ,vi-
raierit moins froid sous ce ciel tempéré qu'en pleine Nor-
mandie; mais il a fallu se résigner. M. Guizot est un de ces
hommes auxquels on ne refuse rien , que l'on soit peintre ou
ministre de l'intérieur. Tout ce que M. Flandrin a pu obtenir,
ça été de rester exposé jusqu'à la fin de l'année au Musée du
Luxembourg. Le Musée de Bordeaux a été [dus heureux
que celui de Lyon ; bien qu'on le lui eût promis , on a en-
voyé au Musée de Bordeaux le tableau de M. .louy, repré-
sentant l'Amende honorable d'L'rbuin Grandier. curé É>
Loudun. Ceci s'est fait sur la demande de M. Dalos. député
de la Gironde.
Cette année , non plus que les années précédentes . Ie-
paysages ne feront pas défaut au Louvre. M. Marilhat se pré-
sente avec des paysages de l'Orient. — M. Corot a mis
L'ARTISTE.
iâo
figures grecques sous ses beaux arbres. — M. Lùon Fleury :
Vues de Bretagne, de Grenoble il dis (mvirant de Paris. —
M. Isabey : Vue du port de Marseille. — M. Cabat : 'rois
paysages rapportée d'Italie. — M. Watelcl : Souvenir de Nor-
mandie, qu'on dit admirable. — M. Levassent : lidiriiur dt
l'église Saint-Marc , à Venise. — M. Godcfroy : plusieurs
paysage». — M. Nouveaux : Tableau d'orage. — M. E. Lc-
poillevio : Ut Gueux de mer . épisode du treizième siècle . les
Flibustiers , la Chasse au lapin. — M. Tliénot : la Chute des
feuilles. — M. Dupressoir : deux tableaux de chevalet. Enfin
M. Rousseau , et M. Jules Dupré , ce grand artiste , se dispu-
teront avec if. Cabat l'honneur du paysage. On parle aussi
'le beaux animaux de M. Brascassat. et de plusieurs vues de
Suisse de M. Calame.
Comme aussi, soyez en sûrs, les portraits ne manqueront
pas. M. Champmartin a redoublé celle année de zèle et d'ar-
deur. On admire dans son atelier plusieurs portraits des plus
belles dames du plus beau monde parisien. Il a réuni dans un
grand cadre les portraits de plusieurs de ses amis, et entre au-
tres M. Eugène Delacroix, M. Deschamps, M. Achille Kicourl,
il. Jules Janin, M. Botta, le jeune et intrépide voyageur qui
vient de partir encore une fois pour faire le tour du monde. —
Vous aurez un portrait de Mlle liacbel, par M. Charpentier, à
qui nous devons le poitrail de George Sand. — H. Amaury-
Duval n'aura pas moins de trois beaux portraits : le portrait de
M.Alexandre Du val, son oncle, l'auteur de la Fille d'honneur:
le portrait de Mme Marie Mennessier, la fille de Charles No-
dier; et. s'il est terminé, le portrait de la belle Mme Véry —
On parle de plusieurs portraits de M. Lebaillif: Mme la com-
tesse F... et Mlle Baltliazard. — M. Lepaulle enverra le portrait
de Mlle Fargueil, une chaste Suzanne, le portrait de M. le
marquis de Saint-Vallier, de M. de Lesseps, de M. de Bre-
leuil, etc. — M. Alfred de Dreux : plusieurs chevaux célèbres
dans nos courses. — M. de Dreux d'Orcy : quelques-uns des
beaux portraits dont il est allé chercher les modèles aux eaux
de Bade. — M. Jules Varnier : le portrait du général Cham-
pionne! pour Versailles— M. Schlesinger, à qui Y Artiste doit le
beau portrait de Mahmoud, plusieurs compositions qui feront
remarquer ce jeune artiste étranger. — Mme Mirbel ne man-
quera pas, comme vous pouvez croire, à cette grande fête de la
peinture, non plus que M. Isabey, Mme Goyet, Mme Laure de
Loménie, et notre ami Redouté, le maître de son arl. Nous
avions annoncé que le plus beau tableau de Redouté était à
vendre chez M. Susse; ce que nous ne vous avions pas dit ,
par respect pour M. le procureur du roi, c'est que le susdit
tableau était en loterie. Le roi, l'ayant su, a pris tous les
billets pour être plus sur de gagne* ce nouveau chef-d'œuvre,
que vous verrez fleurir avec loute sa grâce à la nouvelle Ex-
position.
M. Jouy, tout malade qu'il a été cette année, à ce point
que sf vue a été menacée, ce qui eût été le plus effroyable
des malheurs pour un homme de ce mérite, a exécuté quel-
ques beaux portraits.— M. Etex , élève «le M. Ingres, a fait
un beau portrait de M. Decamps.
Eu sculpture vous aurez peut-être le Centaure et la Belle
Urne de M. Pradier: deux ou trois Saintes, de M. Duret.
pour la Madeleine; plusieurs bas- reliefs de M. Antonin
Moine; Y Adoration des Mages, refusée l'an passé, el que
M. Préault présente de nouveau avec quelque-- modifica-
tions, et un Chrtsl qui lui est commandé; une statuette
de l'sj/cbi . par M. Arthur Guillot, et un buste rrée-ressetn-
l'imit d'Armand Carrel; de charmants Animaux de Fratiu.
qui sera le maître un jour; de M. lîussi-Léon. un Qnmp9 d'A
niuniii.c: de M. Gounlel. une Suint!* IrMe, destinée à la Ma-
deleine. M. Oudiné. élève île Rome, a fait un Irès-beau
groupe représentant la Charité. Heureux serons nous si cette
Charité ressemble quelque peu à celle de Bartolini de Flo-
rence!
A propos de Bartolini, ce célèbre sculpteur a envoyé A
Paris le modèle complet du vaste monument que M. le comte
de Démidofffait élever dans sa villa de Florence, à la no-
moire de son père. Cette composition est la plus vaste et l.i
plus importante que Bartolini ait menée à bonne fin. Dans i
modèle, d'une ressemblance parfaite, on pourra juger faci-
lement de l'œuvre tout entière. Voilà ce qui peut s'appeler
certainement une oraison funèbre durable et éloquente s'il
en fut. — On dit que M. Étex. le statuaire, «est mis à pein-
dre à la manière de Géricault ; mais nous savons dépôt*
longtemps que la peinture ne réussit guère à messieurs lo>-
sculpteurs.
11 esta craindre que cette année M. Barrye ne veuille pas
s'exposer à donner au jury la joie éclatante d'un nouveau
refus.
Puisque nous sommes en train de nouvelles, nous aim
corons deux charmantes lithographies d'après M. Giraud. pai
M. Léon Noël, qui ont paru cette semaine. Vous vous rappe-
lés, en effet, Y Allée et le Retour, ce beau Garde-Française qui
emmenait, ou plutôt qui entraînait, d'un pas si timide, cette
jolie fille dans les blés; el l'instant d'après, vous savez
comme il revenait triomphant, la tête haute, la moustache
relevée. Celaient là deux jolis tableaux, bien fins, bien nets,
sentant leur dix-huitième siècle une lieue à la ronde, et des-
tinés à devenir populaires. Grâce à M. Noël, cette popularité
est tout acquise ; il a compris et rendu avec, un rare bonheui
cette grâce etcelle éloquence. Il n'a passé sous silence aucun
de ces charmants détails. La jolie fille est aussi jolie dans la
lithographie que dans le tableau même, et à se voir ainsi re-
produit, M. Giraud doit être bien heureux et bien fier
Voici, au reste, un sujet de tableau que nous recommaîi-
donsaux peintres de cette année, qui n'ont pas encore trouvé
leur sujet: l'histoire est toute nouvelle, elle est de cette se-
maine. La scène se passe au château de Fcrrière, chez M. de
Rothschild. Plusieurs chasseurs illustres de la Chambre des
députés se réunissent pour une partie de chasse. Après le
déjeuner et avant l'entrée dans la forêt, on convient, cc-i
même le châtelain qui l'exige : 1« qu'on ne tuera pas de che-
vrette; 2° attendu que rien ne ressemble à une elievrette
comme un chevreuil, qu'on ne tuera pas de chevreuil; 3" qu <
ne tuera que trois faisans. C'est peut-être une hospitalité
avare, mais elle est prudente, et telle qu'elle est. tout
le monde l'accepte, même M. Tbiers . qui était de 1 1
chasse et qui aurait tué un lapin s'il n'avait pas ru
tant de peur de tuer mi chevreuil. De la loi générale, un seul
chasseur était excepté, en l'honneur de sa maladresse Men
connue : c'était M. Dupin. On le plaça sous un gros arbre. On
fusil à la main, ses lunettes sur le nez. avec permission de
tuer tout ce qui se présenterait, excepté les homme» •
qui va bien, lâchasse commence, les chevreuils dansent de-
■2.')(i
L'AUTISTE.
\.nil les chasseurs, tant ils sont sûrs qu'on ne leur fera pas de
mal ; les faisans s'envolent en riant aux éclats, car il est dé*
femlu de tuer les faisans. Les chasseurs battent le bois , et ce
qu'il y a de mieux tué dans la journée, c'est le temps, cet
éternel gibier sur lequel nous tirons tous. Ainsi chargés de
M léger bagage, on revient au château, on se compte , on
se retrouve . un seul manque, c'est M. Dupin! Où est-il?
Ou'est-il devenu? Qu'en a-t-on fait? On se rappelle alors qu'il
esl en embuscade sous un certain chêne; on va le rejoindre,
Mme Rothschild accourt la première: M. Dupin était triom-
phant; il avait tué quelque chose, une bêle énorme, élégante,
tachetée, inouchelée, un pauvre animal, qui, blessé à mort,
était venu lécher les mains de son bourreau; et depuis tan-
l<H deux heures qu'il avait commis cet affreux homicide,
M. Dupin en était à se demander pourquoi donc cette biche
avait-elle un ruban autour du cou, comme si elle eût été, tout
aussi bien que M. Dupin , grand-officier de la Légion-d'IIon-
neur? Hélas! hélas! c'était la biche favorite de Mme Roths-
child elle-même; une biche élevée au château, qui suivait sa
niailresse comme un chien fidèle, qui était la reine chérie
et mouchetée de ce beau parc. A cette vue, Mme de Rothschild
poussa un cri de douleur. Le fusil tomba des mains de M. Du-
pin, les lunettes tombèrent de son nez. Il y eut bien des larmes
répandues. Si nous étions encore au temps des poëtes élé-
giaques, que de pièces de vers on eût faites à propos de cette
biche, morte plus malheureusement que le moineau de Les-
bie ! Cependant on rentra au château; M. Dupin bien hon-
teux, Mme liolhschild bien malheureuse; ce n'était plus une
chasse, c'était un convoi. Au moins, dit M. Thicrs en mon-
trant la biche assassinée à l'un de ses amis, voilà un animal
hospitalier ! Nous recommandons très-fort ce sujet de tableau
aux peintres de genre. Si le temps les presse, ils pourraient
se mettre trois à le faire : Riard ou Pigal ferait M. Dupin,
lîrascassal, la biche assassinée ; Cabal ou Dupré, le paysage,
il serait à désirer que Champmarlin , dans un coin du ta-
bleau , nous représentât cette belle et charmante madame
Rothschild, retenant ses larmes, n'osant pas pleurer , et ce-
pendant abîmée dans sa douleur. Des cinq ou six députés
armés de leurs fusils, M. Duval-lc-Carnus ferait, sans con-
tredit, le portrait fort ressemblant , sans oublier M. Roths-
child lui-même, s'appuyant d'une main familièrement sur
l'épaule de son illustre garde-chasse, M. Cerveau.
Tel est ce chapitre préliminaire de l'Exposition de 1840.
Nous prions que l'ou n'ajoute pas trop d'importance à ces
notes prises au hasard.
Inc nouvelle qui est triste à dire , c'est que la Stra-
tonicc de M. Ingres ne sera pas exposée. Depuis le saint
Sympboiien . qui est allé se perdre dans une obscure ca-
Ihédralc de province, M. Ingres s'est juré à lui-même de
ne plus affronter ni l'admiration, ni la censure de la foule
qui se porte au Louvre. Cette admiration, il la dédaigne;
et celte censure, il la méprise. Mais il la méprise comme
un homme qui y est sensible, dont l'amour-propre est fa-
cile à piquer : l'orgueil est inexorable. Oh! c'est là sans
contredit une faute dans la gloire de M. Inares, il ne sait
pas accepter, comme il les faudrait accepter, toutes les peines
de la renommée; il veut vaincre tout de suite et sans con-
teste. Pour quelques critiques plus ou moins justes, le voilà
qui met en interdit le Louvre tout entier; le voilà qui prive
l'Kxposition de l'Kcole Française de sa gloire la plus écla-
tante ; il se met lui-même à l'index, et les œuvres dont il M
le plus fier, il les cache sous un voile. A noire sens, ceci art
une injustice de la partd'unsi grand artiste. Non. M. Ingres,
posé comme il est, révolutionnaire patient, chef d'une école
nombreuse, n'a pas le droit de soustraire, ni à ses amis, ni à
ses ennemis, les pages diverses de celte vie si remplie. Déjà
une fois, depuis sa retraite du Salon, M. Ingres a produit, MM
nous le montrer, un chef-d'œuvre, le portrait de M. Mole,
digne en tout point du portrait de M. Berlin l'ainé. Eh bien !
ce chef-d'œuvre, il est allé de l'atelier, sans passer par le Lou-
vre, dans la maison de M. le comte Mole, où ses amis seule-
ment pcuventlc voir. En sera-t-il donc ainsi de la Slratonice'
et serons-nous réduits à dire, en parodiant un mol célèbre,
que le Salon de 1840 a perdu son printemps?
L'ENNEMI DTJ PRINCE,
Fin.
^§<5)ormons, dit-il, en fermant les yeux. Mais peu
ylant quelque lemps il appela vainement le
g sommeil. Malgré lui il écoutait; malgré lui
;es yeux regardaient. Il croyait entendre, il
~*-/°'^>-0 croyait voir, et son sang s'échauffait dans
ces hallucinations de l'attente. Il s'irrita contre ces fantômes.
Je ne crains cependant pas la mort, s'écria-t-il. Qui donc
me tient ainsi éveillé? N'ai-je pas dormi, sans y songer, sur
les degrés mémo de l'échafaud ?
Sans doute, Rodolphe. Mais alors tu savais qu'on le re-
veillerait pour le luer. Non, tu ne crains pas la mort; mais
pour la braver, il faut que tu la voies venir.
Toutefois il avait une force morale si réelle que sa volonté
triompha enfin. Il s'endormit, et pendant qu'il dormait, il put
encore repousser, interrompre, nier les rêves qui l'assaillirent.
Mais le matin, lorsqu'il se réveilla, il se trouva presque épuisé
par l'énergie qu'il lui avait fallu dépenser dans cette lutte. Ce-
pendant le soleil était levé, et ses joyeux rayons qui passaient
en souriant à travers les rideaux de la fenêtre , lui rendirent
un peu de calme. Bientôt même Rodolphe vainquit les sensa-
tions tumultueuses qui l'agilaienl, et lorsqu'il s'avança sur le
balcon où il avait passé quelques instants d'une si douce rê-
verie, sa poitrine se souleva sans effort, dégagée du poids qui
l'avaitopprcssée. 11 s'abandonna presque tout entier à contem-
pler le paysage qui se déroulait devant lui. Ce paysasie était
délicieux. A ses pieds , sous l'abri des rochers gigantesques,
dont il habitait la cime, c'était une immense prairie traversé!
par une petite rivière au cours sinueux, et dont l'onde pres-
que immobile allait se perdre au milieu d'un bois de genêts
en fleurs. Plus loin, les regards se reposaient sur une colline
doucement inclinée, où dormait la vapeur bleue de l'horizon.
1/ AUTISTE.
tà
Ces fauvettes chaulaient, les niouchcrons volaient en essaims
bourdonnants; et les bœufs, arrêtés sous l'ombre îles grandi
obèues, suspendaient leur repas comme pour respirer avec
plus de recueillement le parfum matinal d'un si beau jour.
Hoilolpbe n'échappa pointa ce sentiment de bonbeur répandu
dans toute la nature, et il s'y oublia encore une fois.
Mais que celte trêve fut courte ! A peine avait-il retrouvé la
sérénité , respiré le parfum des anciens jours , la réalité ou-
bliée se dressa comme un spectre derrière lui , dans la per-
sonne d'un de ses bourreaux possibles; un domestique venait
le prévenir que le déjeuner l'attendait. — lit si je n'ai pas
faim ? répondit Rodolphe irrité. — Monsieur aura la bonté de
nous dire à quelle heure il veut être servi. — Tôt ou tard , il
faut toujours que cette heure sonne, pensa Rodolphe. 11
suivit le domeslique — C'est peut-être ce malin que je boirai
la ciguë, se dit-il. Peut-être! Socrale au moins savait le
jour, l'heure où la coupe lui serait présentée!.. Son front
s'était obscurci; il avait mordu de la dent sa lèvre un peu
frémissante. Cependant il mangea avec les apparences de
l'appélil. Les domestiques avaient les yeux fixés sur lui, et
quoiqu'il se fût fait une loi de mépriser l'opinion du vulgaire,
il devait avoir faim devant eux.
Après le déjeuner, il se rappela les horribles souffrances
causées par le poison. Le prince n'avait peut-être pas songé
à en indiquer un qui épargnât à Rodolphe ces tortures, en
tuant tout d'un coup. Cependant son imagination n'était point
encore assez frappée pour qu'il crût ressentir des douleurs
sans réalité , et bientôt il se convainquit que ce dernier
repas ne devait point lui dévorer les entrailles; mais malgré
cette certitude, il chercha en vain, en s'approchant du
piano , à ressaisir les illusions qui avaient donné tant de
charme aux instants qu'il y avait passés la veille. A la porte de
cette chambre qui ne fermait point, il y avait un» ombre me-
naçante, qu'il voyait quand il n'y regardait pas , et qui le
forçait à détourner la tète. H prit un livre , mais de la page
qu'il s'efforçait en vain de lire , ses yeux allaient toujours à
la porte; il repoussa le livre avec colère, et sortit brusque-
ment de la chambre. Il demanda s'il pouvait se promener
dans le parc ; on lui répondit qu'il le pouvait. Il s'informa si
les ordres du prince permettaient qu'on lui confiât un fusil,
pour chasser le lièvre et le faisan : on lui donna un fusil, on
lui amena des chiens. Deux piqueurs se présentèrent pour
l'accompagner; il dit qu'il désirait èlre seul, les piqueurs
s'éloignèrent. Un inexprimable sentiment de joie brilla dans
son regard lorsqu'il chargea l'arme qu'on lui avait confiée.
S'il le voulait, n'était-il pas en ce moment à l'abri du poi-
gnard?!^ redevenait-il pas maître de l'heure présente? n'al-
lait-il pas jouir des sensations qu'elle pouvait lui offrir? Quoique
fermé par des murs élevés comme ceux d'une prison, composé
qu'il était de bois , de prairies, de champs de blé et d'avoine,
le parc s'étendait si loin dans tous les sens, qu'on pouvait y
perdre le souvenir même de la captivité. Rodolphe y recon-
quit celle paix de l'esprit et de l'imagination dont l'absence
avait , non ébranlé , mais fatigué son énergie , toujours sur le
qui-vive. Il s'enfonça, d'un pas léger, dans le bois, où la voix
des chiens lui annonça bientôt que le lièvre était lancé. En
quelques instauts, le lièvre fui ramené et tué; des faisans,
des perdrix tombèrent aussi, et en grand nombre, sous le
plomb de Rodolphe. Jamais son coup d'oeil n'avait été plus
sûr, jamais il ne s'élail livré avec plus d'ardeur à cette joie
cruelle du chasseur, qui voit expirer toot la denl du chien
les blessés qui demandent grâce. Cependant, au détour d'une
allée , un coup de feu ayant subilement retenti à son oreille.
il se demanda si l'on ne s'était point embusqué sur son pas-
sage, pour obéir, avec une balle, à l'ordre du billet noir,
peut-être sorti de l'urne le malin. De ce moment , l'heure
présente lui échappa encore; son courage ne défaillit point :
il en eut besoin. Certes , il marcha d'un pas aussi assuré ; il
ne jeta point de regard effrayé dans les profondeurs du Inii-.
qui l'environnait; mais, sans chercher à fuir le coup qu'il
prévoyait, allant même au-devant, il retomba dans une ar-
dente préoccupation. Il continua de chasser cependant , son
adresse ne se démentit pas , mais on eût dit qu'il tenait seule-
ment à se prouver que sa main était aussi ferme , son regard
aussi sûr; le charme était détruit.
Après avoir suivi quelque temps à l'aventure et tourmenté
le sentier où il marchait , il arriva sur la lisière d'un assez
vaste plateau, lande autrefois inculte, et couverte aujourd'hui
de blés encore verts, déjeunes avoines et de sainfoins en
fleur. II y entra sans détourner la tête, sans comprendre
qu'il quittait le bois, continuant à aller devant lui sans but
et sans direction; mais bientôt, lorsqu'il fut parvenu au tiers
du plateau , l'air plus vif, la clarté plus éblouissante du sn-
lcil , un parfum nouveau dans l'atmosphère , le tirèrent de
la préoccupation où il était tombé; il jelta un regard autour
de lui , et n'y rencontrant pas même un arbrisseau dont
l'abri pût cacher un des mystérieux exécuteurs de la sen-
tence toujours retentissante et toujours écoutée , son front
s'éclaircit, il rentra en possession paisible de quelques in-
stants de sa vie. Que dans une heure, ou plus tôt, il dût succom-
ber par le fer ou par le poison, que lui importait? Cette
prévision seule ne pouvait le détourner du moment pré-
sent, lui ravir le bienfait de cette trêve si douce; pour la
prolonger, il s'arrêta au milieu du plateau, et là , appuyé sur
son fusil , ainsi qu'un malade qui sort des brûlantes agita-
tions de la fièvre , il se mit à respirer, une à une , les bouffée^
d'air qui lui arrivaient. Hors du passé et de l'avenir, il ne
voulut rien voir au-delà de ce frais tapis de verdure étendu
à ses pieds, où il était redevenu maître de l'instant qui \-
suivre , où il vivait enfin.
Bientôt, cédant au charme de ce lieu, à l'attrait des sensa-
tions qu'il y retrouvait , il s'assit , il se coucha , et recevant
à travers ses paupières fermées les rayons moins ardents du
soleil , à moitié caché dans l'herbe haute courbée sous le
poids de ses fleurs , il demeura délicieusement plongé en
cette vague rêverie, où la veille et le sommeil, presque con-
fondus, ne laissent plus aux choses el aux idées qu'un sens
un aspect doucement vaporeux et indéterminé.
Cependant les dernières heures de la nuit avaient été si
fatigantes , qu'insensiblement Rodolphe sentit le sommeil le
gagner peu à peu ; mais quelque entraînement qu'il éprouvât
à s'y abandonner, involontairement il se leva sur son séant.
et ses regards inquiets firent le tour du plateau. Certain qu'il
y était encore seul , il s'endormit , et put laisser reposer son
courage dévorant qui dormit avec lui.
Brusquement réveillé par une voix inconnue , il se leva
tout à coup, se présenta superbement devant celui qui l'avait
appelé, et dit d'un ton de dédain : — Je suis prêt. — Je dc-
1'"
258
L'.ARTISTE.
mande pardon ;i Monsieur de l'avoir réveillé, lui répondit-
on, mais le soleil est Ijien bas; je craignais que .Monsieur ne
fût surpris par la nuit , et ne retrouvât plus le chemin du
château. — Que vous importe?... murmura Rodolphe. — Les
ordres les plus sévères nous prescrivent de veiller... — C'est
bien ! assez! s'écria Rodolphe en l'interrompant. — Le prince
ne veut nie laisser aucune chance de lui échapper un instant,
pensa-t-il.
Dans quel coin de cette immense et splendide prison trou-
verait-il maintenant une minute d'oubli? Pouvant être atteint
partout et à toute heure , il fallait qu'à toute heure et partout
il se tînt prêt. Il se révolta contre cette persécution Infati-
gable de sa pensée; il se fût volontiers écrasé la tète entre
les mains pour l'y étouffer. Il donna son fusil à l'homme qui
l'avait réveillé; il craignail d'en appuyer avec trop de déses-
poir le canon surson front, qui éclatait en dedans. Mais aucun
signe extérieur ne trahissait encore cette émotion violente;
il avait conservé tout le calme apparent de la dignité qui lui
était habituelle. Cependant, lorsqu'il repassa par le bois qu'il
avait traversé le matin , il fut sur le point de se jeter aux
pieds de l'homme qui portait le fusil , pour le supplier de dé-
charger ce fusil dans sa poilrine. Oh ! comme il se sentait la
force de mourir en héros, les yeux ouverts et commandant
lui-même le feu ! Mais il songea à la lettre du prince, cette
lettre qui semblait le mettre au défi d'accepter la vie telle
que lui et les autres conjurés l'avaient faite au prince Et, à ce
souvenir, tout son orgueil relevant la tète, il dit à l'homme
qui l'accompagnait : — Il doit être bien tard? Hâtons le pas,
j'ai faim!
Il dîna avec résolution. A chaque repas, c'était comme les
degrés de l'échafaud qu'il croyait monter, c'était presque
avec la réalité que la lutte s'engageait alors. Il s'efforçait de
répudier toutes les habitudes de sobriété qu'il avait aupara-
vant contractées ; il goûtait à tous les mels avec une effrayante
avidité, comme pour augmenter les chances de mort que
l'un d'eux pouvait lui offrir; il buvait de tous les vins jus-
qu'aux limites de l'ivresse, car il savait que l'ivresse, en lui
procurant l'oubli de sa position, l'eût accusé aux yeux du
prince de chercher à s'y soustraire, et il ne pouvait consentir
à lui laisser cette victoire. Les repas d'ailleurs, grâce aux té-
moins qui y assistaient, fournissaient un aliment à son éner-
gie; elle ne s'épuisait plus autant sur elle-même... Mais après
ces repas, lorsqu'il rentrait seul dans sa chambre , qu'il fal-
lait consulter ses entrailles, attendre les symptômes du poi-
son, et ces symptômes inespérables pour cette fois . retomber,
jusqu'au déjeuner du lendemain , dans l'incertitude du mo-
ment où le poignard allait faire sans doute ce qu'il avait
vainement présumé du poison, il se sentait pris de vertige.
En vain comptait-il les jours de l'année , et avec ces jours,
les chances qui semblaient retenir longtemps encore le billet
noir dans l'urne; si le billet pouvait ne sortir que le dernier
jour de l'année , n'avait-il pas pu sortir le premier, le se-
cond , le troisième ? Ahl si le prince eût permis qu'on dit le
matin, à Rodolphe : — C'est pour aujourd'hui! Mais il ne
devait en être instruit que par le poison ou le fer qui lui dé-
chirerait la poitrine. Quelques semaines s'étaient à peine
écoulées depuis que Rodolphe avait été conduit dans le châ-
teau; mais, en creusant ainsi sa position , il en avait fait un
ht de damné où il lui semblait subir la torture depuis des
siècles. Il ne se souvenait en quelque sorte plus d'avoir
vécu autrefois libre de cet effroyable souci. En se prolon-
geant, ce supplice pouvait allérer sa santé, flétrir son front,
blanchir ses cheveux; il ne pouvait déjà plus troubler da-
vantage cette tète et cecœur, où. de lousles sentiments qui les
avaient animés, il ne restait plus que l'indomptable volonté
de tenir bon jusqu'au bout. Bieutôt il lui fut impossible de
vivre en dehors d'une seule idée: les objets extérieurs ie
revêtirent tous d'une teinte uniforme. 11 n'y eut plus dis
jours nébuleux et des jours de soleil, des prairies en
fleurs et des champs incultes; le ciel, la terre et les li-
bres, tout se couvrit du même voile; le soir et le matin se
confondirent. Il ne connut plus que des heures où il était
éveillé et des heures où il dormait. Car il dormait; mais quel
sommeil que celui où, l'idée, toujours veillant, ne quitlait pas
son chevet, ennemi aussi acharné à l'attaque qu'il était
ardent à se défendre ! Terrible duel à outrauce, chaque nuit
renouvelé. L'idée, c'était le bourreau qui montrait à Rode)
phe des instruments de torture, qui lui disait avec un rire
sanglant : — Je t'arracherai bien un cri de douleur ! et à
qui Rodolphe répondait: — Tiens! veux-tu ma main droite':
La voici, brise-la! Ai-je crié? ajoutait-il, après l'avoir li-
vrée. Te faut-il maintenant mes genoux à marteler? Voici
mes genoux ! Ai-je crié? répétait-il, pendant que l'horrible
coin s'enfonçait encore. Déchire maintenant mes entrailles,
lacère ma poitrine, je te défie! Je croyais que tu savais
mieux ton métier. As-tu surpris dans mes yeux un seul re-
gard qui demandât grâce? Va, tu me fais pitié; mon Courage
est plus fort que toi !
L'idée, c'était encore un tête-à-tête avec quelque moderne
Locuste qui présentait à la bouche altérée de Rodolphe une
coupe remplie de serpents. Rodolphe , s'emparant de la
coupe . la vidait avec un sourire de dédain dont Dieu seul
connaissait tout le prix. Alors un feu bouillonnant circulait
dans les veines de Rodolphe : il sentait partout, à la lète, à
la poitrine, à la gorge, l'horrible morsure des serpents ,
mais son front s'obstinait à rester calme, et la sueur qui
l'inondait ne trouvait pas à s'arrêter dans le pli d'une seule
ride que le sentiment de la douleur y eût creusée
Après deux mois de ces jours et de ces uuils, Rodolphe
n'avait certes rien perdu de son orange : son énergie étail
demeurée intacte; mais ses yeux s'enfonçaient sous l'orbite,
ses lèvres pâlissaient, ses joues se décharnaient; il régnait
sur tous ses traits un tremblement eonvulsif. Bientôt il ar-
riva un moment où sou courage se changea en fureur. >a
fermeté en désespoir; il ne repoussa plus la tentation de
mettre fin par une mort volontaire au supplice île l'attente de
la mort. Devait-il donc , en acceptant la condition que le
prince lui avait faite, se mettre ainsi de moitié dans la \ en-
geance du prince? 11 avait écrit contre le suicide, mais le
suicide ne peut être imputé à crime qu'à celui qui sort d'une
vie qui lui appartient. Or, Rodolphe pouvait-il se regarder
comme maître d'un seul instant de sa ue? Mourir, pour lui .
qu'était-ce autre chose qu'abréger son agonie?
Sans doute, il eût été facile de répondre à de tels soplns
mes : Rodolphe lui-même s'en fût chargé; mais, dans l'étal
d'exaltation où il était, il les accueillait comme l'expression
consolante de la vérité absolue. Un malin donc, après U|U.
de ces nuits terribles dont nous avons essayé de retracer les
L'AUTISTE.
douleurs , il s'avança sur le balcon , résolu à en finir; mais,
au moment où il mesurait du regard ces rochers qu'il allait
teindre de son sang, la tête blonde d'une jeune fille qui y
cueillait des (leurs l'arrêta tout à coup. Quoiqu'il n'eût jamais
vu cette jeune fille, il ne put consentir à lui donner l'hor-
rible spectacle d'un corps déchiré dont les lambeaux allaient
rouler a ses pieds : il fallait attendre au moins qu'elle se fût
éloignée. Mais, comme si elle eût deviné le projet de Rodol-
phe, elle ne quittait point la place. Elle était grande , d'une
taille élégante et souple, et toutes les grâces naïves de la
jeunesse éclataient sur son doux visage. Rodolphe éprouva à
sa vue un charme inattendu; il sentit peu à peu tomber la
tourmente qui l'avait poussé jusqu'au bord du précipice, et
où cette fraîche apparition l'avait retenu. Un instinct secret
l'avertissait qu'exposé sur le balcon aux regards de cette
jeune fille, la main de son bourreau ne pouvait l'y frapper. Il
sortit encore une fois des étreintes de l'idée, et se livra tout
entier à contempler celte jeune fille. Son imagination, à
chaque instant, la parant d'une grâce nouvelle, il lui sembla
bientôt qu'il l'avait connue autrefois, qu'une sympathie mys-
térieuse les unissait l'un à l'autre depuis longtemps. Son
cœur se rouvrit à toutes les attractions virginales de l'amour;
il sentit renaître sa vie éteinte. A chaque pas que faisait la
jeune fille, lorsque d'une fleur cueillie elle allait à la (leur
qu'elle voulait cueillir, comme les lèvres de Rodolphe lui
murmuraient une prière de demeurer encore! et comme il
la bénissait en la voyant arrêtée de nouveau ! Mais aussi , lors-
qu'elle s'éloigna enfin sans retour, lorsque, après l'avoir suivie
avec anxiété, ses yeux la perdirenteomme une dernière es-
pérance qui s'envole , quel soudain déchirement dans ce cœur
rend? aux sensations qui font vivre et accepter la vie ! Ce ne
furent plus cependant les transports qui l'avaient conduit sur
le balcon : sans lui ôter le sentiment de sa position, l'image
de la jeune fille, encore toute palpitante, y mêlait une pa-
tience inaccoutumée. En rentrant dans sa chambre, il prêta
moins souvent l'oreille au bruit des pas qu'il croyait éter-
nellement entendre dans le corridor; le spectre qui lui sem-
blait toujours prêt à franchir le seuil de la porte attira moins
ses regards. L'idée , quoique revenue , avait cessé un instant
de le dominer d'une façon aussi absolue.
Cette jeune fille , à laquelle il n'avait jamais parlé , qu'il
ne reverrait peut-être jamais, lui rouvrant la perspective
du bonheur qui eût pu l'attendre dans la liberté, il arriva
que l'espoir de cette liberté brilla soudain comme un éclair
aux yeux de Rodolphe, qui s'y étaient fermés. Si le prince
succombait sous le poignard d'un des conjurés, plus heureux
que Rodolphe... Mais, à celte pensée, il hésita, il se troubla...
Il douta tout à coup, et pour la première fois, du droit de vie
et de mort qu'il s'était arrogé sur le prince, et ce doute
l'épouvanta , car il songea alors au nom qu'il serait forcé
lui-même à se donner. Ce furent les premières pointes du
remords. En les sentant pénétrer, il passa involontairement
la main sur son front, comme pour effacer la tache qu'il venait
d'y découvrir; mais, à chaque instant, le remords et l'énor-
mité du crime grandissaient davantage, et la terreur devenait
plus envahissante. L'athée était déjà bien près de s'agenouiller
et de s'humilier devant Dieu dans un sanglant repentir. Quel-
ques crimes toujours précèdent les grands crimes ; un seul in-
stant suffit pour dessiller les yeux au plus coupable, et le faire
rentrer dans la voie d'où il n'était sorti que pas à pas. bien
pénètre subitement les cœurs qu'il veut rappeler à lui : c'est
la voix qu'entendit l'apôlie des Gentils, cette grâce tonnante
à laquelle on ne résiste pas.
Ce fut dans celle disposition que Maxtmilien vint surprendre
Rodolphe. Le prince était seul , comme la nuit où il était
descendu dans le cachot du condamné. En jetant les yeux
sur Rodolphe, une expression d'ironie railleuse, mais sans
amertume, brilla dans les yeux du prince. Rodolphe s'éhint
levé, le prince l'invita à s'asseoir, et s'assit lui-même en face
de Rodolphe. Son visage doucement épanoui, la fraîcheur de
son teint, la sérénité de toute sa personne, contrastaient d'une
mauière frappante avec l'air sombre et la physionomie al-
térée de Rodolphe. Rodolphe et le prince firent cette com-
paraison en même temps , mais avec un sentiment bien
différent.
— Monsieur, dit le prince, je me suis assuré que le billet
noir n'était pas sorti ce matin ; ainsi vous entrez en posses-
sion paisible de tout le temps qui doit s'écouler jusqu'à de-
main au lever du soleil. Vous ne pourriez pas m'en promettre
autant, ajouta-t-il eu souriant; séparé sans doule de vos
amis les conjurés, je présume que vous ignorez si ce n'est
point aujourd'hui que doit sonner pour moi l'heure de la jus-
tice. Mais, quelque décidé que je sois à faire nos deux condi-
tions égales, à nous également condamnés, c'est un avantage
momentané que je veux bien vous laisser.
Le prince le regarda avec pénétration, mais Rodolphe ne
laissa pas deviner les sentiments que ces paroles avaient fait
naître. Pour toute réponse, il inclina la têle, se renfermant
dans la dignité du silence.
Après quelques instants consacrés à s'observer mutuelle-
ment, le prince reprit : — Je dois croire que vous et vos
amis ne vous êtes point décidés à jouer vos têles pour chan-
ger la forme du gouvernement, sans êlre prêts, les uns et les
autres, à prendre les rênes de celui que vous y substitue-
riez, et j'ai par conséquent pu m'atlendre à trouver en vous
les lumières qu'eût exigées une position si difficile.
Rodolphe continua à garder le silence. Il ne comprenait pa>
encore où le prince voulait en venir. Le prince poursuivit :
— Je suis donc venum'adresser à vous pour que vous m'ai-
dassiez à résoudre quelques difficultés quisesont élevées entre
les étals voisins, cl cet état dont le gouvernail a manqué de
passer dans vos mains.
Sans jeter les yeux sur Rodolphe, dont l'embarras élail
visible, et comme s'il eût craint de jouir trop tôt de cet em-
barras, le prince ouvrit un portefeuille et en tira des papiers
qu'il présenta au prisonnier. C'étaient des traités, des notes
d'ambassadeurs, des lettres même écrites de la main de quel-
ques rois. Lorsque le prince supposa que Rodolphe av;;il
tout parcouru, il lui expliqua le point en litige, il lui fit part
des conférences qui avaient eu lieu, et enfin il lui demanda
son avis. Non sans quelque hésitation intérieure. Rodolphe
se hasarda à le donner. Mais cet avis accusait une si profonde
inintelligence des plus simples éléments du droit interna-
tional, que le prince, reprenant des mains de Rodolphe les
papiers qu'il lui avait confiés : — Je vois bien, dit-il, que
ce n'est pas à vous qu'était destinée la direction des affaires
étrangères. Et, saus avoir l'air de remarquer la confusion de
Rodolphe, le prince lui fit connaître la décision à laquelle, lui,
> V
:i(i<>
L'AUTISTE.
il était porté à s'arrêter. H entra à cet égard, et avec comptai- l
»ance, dans tous les détails de la question, et força Rodolphe
à ne plus savoir lequel il devait admirer davantage, ou de la
sagesse savante des idées, ou de l'éloquence qui les exposait.
J.e prince ne s'arrêta point là. Il avait encore un avis à de-
mander à Rodolphe; mais, cette fois.il s'agissait de l'ad-
ministration intérieure, d'un conflit où il fallait décider entre
deux prétentions rivales. Rodolphe rougit et ne répondit pas,
aimant mieux laisser présumer son ignorance que la procla-
mer. — Qu'eussiez-vous donc été dans la république? de-
manda le prince. Oh! c'est peut-être l'armée dont vous étiez
appelé à modifier, à compléter l'organisation. Voici un pro-
jet de loi qui m'a été présenté et dont je suis loin d'accueillir
toutes les dispositions : parcourons-les ensemble.
— Prince, dit Rodolphe visiblement ému, j'étais votre en-
nemi, mais j'estimais trop votre caractère pour vous croire
capable d'insulter de gaieté de cœur ceux que vous avez fait
condamner à mort.
— Je ne devais pas croire, répondit le prince avec une calme
et froide dignité, qu'on pût insulter un homme en lui suppo-
sant les talents qui , sans faire pardonner son crime, en ex-
pliqueraient au moins le but.
Le prince se promena quelques instants à grands pas et
très-agité; mais, redevenu bientôt maître de lui-même, il
se rapprocha de Rodolphe , et lui dit d'un ton doucement
railleur :
— Eh bien! êles-vous content des serviteurs que je vous
ai choisis?
— Prince, je ne leur reproche que de m'avoir laissé vivre
jusqu'à ce jour.
Le prince sourit.
— Prince, reprit Rodolphe, condamné à avoir la tète
tranchée dans les vingt-quatre heures qui suivaient la sen-
tence, n'avais-je pas le droit d'exiger que cette sentence
fût exécutée?
— Que dois-je conclure de cette question..., et des ravages
que j'aperçois sur ce front, tout superbe qu'il affecte de se
montrer encore? demanda le prince. Quoi! vous êtes déjà au
bout de vos forces! Placé dans la condition que vous m'avez
faite, en vain l'orgueil vous commande de vous y tenir in-
ébranlable, la chair fléchit et demande grâce ! En nous com-
parant l'un à l'autre, n'aurais-je pas vraiment le droit de me
glorifier? Voyez si mes traits sont altérés, si mon front a
pâli, si mon regard a perdu de sa confiance! El cependant,
je le sais, vous me l'avez dit, peut-être, en vous quittant au-
jourd'hui, vais-je tomber frappé à mort à la porte même de
cç château où je vous fais retenir prisonnier. Qui me dit que
vos amis n'out pas gagné à leur foi , à votre foi , ceux-là
mêmes qui doivent me répondre de vous? Je vis, comme
vous, au milieu d'une incertitude sans cesse menaçante;
comme le vôtre, mon sommeil peut être interrompu par le
poignard; le poison peut se mêler aussi aux mets qui sont
servis sur ma table. Il n'y a pour moi non plus aucun asile
inviolable. Pressés sur mon sein, mes enfants mêmes ne me
serviraient pas de bouclier. Le matin, le soir, la nuit, dans
le conseil, au foyer de la famille, partout, partout, à toute
heure aussi, je puis être atteint.... Eh bien! je vous le de-
mande, voyez-vous en moi un seul signe de découragement?
Ai-jc chancelé dans cette destinée, ou me suis-je révolté
contre elle? Et cependant, avec ce fardeau sous lequel, moi.
je n'ai pas courbé la tète, j'ai le fardeau des nlm que réaiaOM
le royaume : il me faut veiller aux intérêts du moindre de,
citoyens; il faut me défendre, sans rompre avec eux, contre
l'ambition ou le mauvais vouloir des rois mes voisins.... El .
quoique bien loin, assurément, d'accomplir ce que le prési-
dent d'une république pourrait de grand et d'illustre, j'ai la
prétention, tout menacé que je suis et que je sais l'être, de
faire aussi bien mon métier qu'aucun prince héréditaire.
Quand la récolle a été bonne, que le pain n'est pas trop cher,
que le commerce prospère , que la paix est assurée, je dors
tranquille, et je ne rêve, je vous jure, ni de poison ni de
poignard. Qui donc peut ainsi vous troubler, vous, homme
d'un courage éprouvé ? Vous èles prisonnier dans ce cliàleau.
mais ne le suis-je pas dans l'étal? Vous avez un parc aam
grand pour lasser à en parcourir un des compartiments. Qui
donc , je le répète, vous a ainsi terrassé? Je ne saurais con-
sentir à croire que c'est le spectre toujours présent de la
mort, que je vous ai vu braver avec tanl d'insouciance.
Le prince s'arrêta. Rodolphe était altéré. La révolution
qui avait commencé en lui avant l'arrivée du prince, s'ache-
vait en ce moment. Ce n'était plus sous le poids de sa posi-
tion qu'il pliait, mais sous le sentiment de son crime. Le nom
d'assassin retenlissail à son oreille. Le prince, se méprenant
sur la cause de son trouble , lui dit : — S'il était vrai ce-
pendant que vous ne fussiez pas assez fort pour la lulte à la-
quelle vous êtes condamné, la porte de ce château peut s'ou-
vrir pour vous. Nommez vos complices, et vous êtes libre.
Nommez-les, et, je vous en donne une seconde fois ma parole
de prince, il ne sera pas arraché un seul cheveu de leur tète,
que vous aurez sauvée. Voyons, voulez-vous voire liberté?
— Oui, je la veux, prince ; oui, je la demande à genoux,
s'écria tout à coup Rodolphe en se jetant aux pieds de Maxi-
milien...; mais non pour me soustraire à l'expiation que jedois
à Dieu, et à vous, prince, ajoula-t-il d'une voix étouffée et en
baissant les yeux; je la demande pour me rendre auprès de
ces amis égarés, comme je l'ai été, et dont je ne puis san«
parjure vous dire ici le nom. La plupart entraînés par moi.
par moi ils se laisseront ramener; et le jour où j'aurai re-
connu que par eux aucun danger ne menace plus votre têle,
je reviendrai subir les chances mortelles de l'urne, et les re-
prendre au point où je les aurai interrompues. Je n'aurai
plus besoin alors d'un héroïsme dévorant, j'apporterai quel-
que chose qui soutient mieux dans les plus rudes épreuves
que le courage humain... , la résignation du chrétien.
— C'est là tout le secret de ma force contre vous, dit le
prince en le relevant. Maintenant je ne dois plus espérer de
vous vaincre ; mais maintenant aussi je n'ai plus besoin de la
victoire. Vous êtes libre. Tenez, ajouta-t-il en tirant de sa
poitrine une médaille de fer où était sculptée l'image de la
Vierge, voyez où s'est émoussée la pointe de votre poignard.
Je n'ai point dans cette relique seule une confiance supersti-
tieuse, mais je la porte comme le symbole de ma foi, et je
pense que Dieu a permis qu'elle me sauvât, parce que je n'ai
jamais douté de lui. Cependant, ajouta le prince en souriant.
si l'un de vos amis m'attendait sur la route ?
— Grâce, prince! ne m'accablez pas, cette pensée...
— Rassurez-vous, dit Maximilien en l'interrompant, >os
amis sont, je crois, devenus un peu les mjens. Voyez cett cliste
!, VKTISTK.
*A
— Les noms de tous les conjurés! dit Rodolphe stupéfait.
— Et les fonctions de quelques-uns dans ce malheureux
gouvernement qu'ils voulaient détruire. Il y eu a que j'ai fait
nommer lieutenants dans ma garde, et qui m'apporteraient,
je crois, votre tète si je la demandais. Il n'y a eu besoin pour
cela ni de corruption, ni de terreur. Vous les aviez bien ga-
anés à vos idées, je les ai gagnés aux miennes, qu'ils trouvent
aujourd'hui meilleures que les vôtres, et surtout bien moins
dangereuses.
Rodolphe parcourait la liste avec un élonnemeul toujours
croissant. Quelques-uns des conjurés seulement y étaient dé-
signés par ces mots : En fuile.
— Ceux-là n'étaient bous à rien, dit le prince ; nous les
avons forcés à un exil volontaire. Les voyages les formeront
peut-être. Vous qui êtes resté, et dont nous attendons beau-
coup , que vous faut-il? que voulez-vous être? accepteriez-
vous le commandement de ce château, avec le soin d'y garder
mes ennemis et de les convertir quand je les y enverrai ?
— ■ Prince, si tous mes concitoyens partageaient les senti-
ments d'admiration et d'amour que vous m'inspirez mainte-
ment, ce serait une véritable sinécure.
— Je l'espère bien.
— Mais, permettez-moi, prince, de refuser le poste où
votre noble générosité veut bien m'appeler. Il y a, non loin
de ce château, uncouventde Chartreux dout la règle est aus-
tère et dure, c'est là que doit finir ses jours celui qui leur a
donné un instant un trop sinistre éclat.
E. BERGOUNIOUX.
OPERA-COMIQUE.
Pretnlère représentation tl'ftio , drame en deux actes , musique de
MM. Coppola et Girard. — Début de madame Eugénie Garcia.
ne nouvelle de M. de Balzac , machinée avec
des moyens immenses , comme tout ce qu'on
doit à l'immense activité d'esprit de ce roman-
cier, a fourni les éléments de ce libretto. La
comtesse Eva d'Alberg a suivi à la guerre son
père et son fiancé. Celui-ci s'étant abimé un jour sous la glace
pendant un combat qui se livrait sur un lac. Eva a perdu la
raison , que n'a pu lui rendre le retour incine île son li.miv
Gustave, sauvé par les Russes, qui l'ont emmené prisonnier.
Tous les moyens échouent contre celte folie. Déjà deux mot-,
quedis-je? deux duos, un air et un finale se son! écoulés.
depuis que le colonel Gustave a revu sa patrie , et rien
n'annonce qu'Eva puisse jamais recouvrer MM bon MM
Heureusement, le colonel a dans son parc un troupeau de-
prisonniers russes qui se révoltent. On se bat sur la neige ;
Gustave échappe à peine à la mort, et , grâce à ce sang qui
coule, à ces morts et à tous les aulres ingrédients assez coû-
teux d'un combat au naturel, Eva , se retrouvant dans une
situation absolument pareille à celle qui a causé dans son
esprit une si longue lacune, éprouve une violente coif motion
qui la guéril. Si toutes les cures de folies sont proportionnel-
lement aussi dispendieuses , je ne m'étonne pas de Vimm
quantité de fous que nous voyons circuler librement autour
de nous.
Je n'ai pas encore eu l'occasion de voir la partition de
M.Coppola, et, si j'en juge d'après l'épreuve qui vient d'en
être faite, c'est là une de ces occasions qu'on peut attendre
sans trop d'impatience. Je ne connais donc pas les morceaux
que M. Girard a ajoutés ou ceux qu'il a seulement complétés:
mais il m'a été assez facile d'en deviner quelques parties , à
certaine fermeté de touche et de (issu qui n'est pas dans
les habitudes de l'école italienne , ce qui fait que cette musi-
que est tour à tour estimable et aimable , au dire des habi-
tués du lieu. L'introduction instrumentale , qu'on verrait vo-
lontiers se prolonger en ouverture, est d'un bon caractère.
L'introduction proprement dite est peut-être le meilleur mor-
ceau de l'ouvrage, et rappelle beaucoup la manière de Bellini.
Les mélodies, sans être bien neuves, sont fraîches, agréables,
et agencées avec adresse. L'air de basse du docteur est ce que
sont tous les airs de basse qui n'ont ni vice ni vertu. Celui
de la comtesse Eva étant un air de folle , c'est tout dire. Je
ne connais rien de plus fatigant cl de plus monotone en résul-
tat que ces secousses furieuses, ces soubresauts enragés qui
alternent avec les pe lites niaiseries innocentes qu'on attribue
invariablement à toutes les folies féminines. Les folles drama-
tiques ont beau dérouler de belles chevelures, et découvrir
leurs épaules et le reste, j'en suis rassassié , parce que
cela produit en définitive de mauvaise musique, quatre-
vingt-dix-neuf fois sur cent. On remarque deux duos, quel-
ques passages du finale , et deux ou trois tentatives de trio
qui m'ont bien l'air d'avorter, parce qu'on les aura probable-
ment mutilés, selon les us et coutumes brutales de ce
théâtre ennemi de l'art musical. Quand, sur la place de la
Bourse, ou croit avoir une pièce spirituelle, on coupe impi-
toyablement la musique parce qu'elle fait longueur. Par
contre , si l'on s'est laissé persuader qu'on possède une
partition qui fera de l'argent , on nous gorge de grosse mu-
sique sans égard ni mesure : il est vrai que c'est le cas le
plus rare.
Mme Eugénie Garcia , qui nous arrivait avec une grande
réputation, l'a justifiée et même surabondamment, s'il peut
exister surabondance dans le bien. C'est une voix ferme .
sonore, unissant avec une grande égalité les cordes graves
du contralto aux notes du soprano. On dirait plusieurs clo-
ches du même métal, mais de grosseur différente. J'ai lieu
2«2
L'AUTISTE.
de croire cependant que Mme Eugénie Garcia ne s'arrêterait
pas impunément sur les cordes élevées. Ce n'est pas là un
inconvénient, parce que ses principaux avantages résident,
après tout, dans sa voix de contralto. Il suffit qu'elle puisse
attaquer hardiment et franchement toutes les touches de ce
beau clavier, et produire les effets, combiner les oppositions
que le compositeur sera tenté de lui demander. On peut se
fier à elle sous ce rapport, d'autant plus que sa méthode est
aussi sûre que hardie. Mme Garcia n'est point actrice, dit-
on : je ne m'en suis point aperçu. Son accent vibre avec tant
de profondeur (et c'est là une qualité naturelle de sa voix),
qu'on ne pense pas à exiger d'elle un jeu superflu. D'ailleurs
son geste est juste et convenable, et je ne doute pas que,
lorsqu'elle sera aux prises avec la belle et grande musique,
elle ne fasse de tout autres merveilles. Sa place n'est point,
en effet, à ce chef-lieu des petits opéras, où des sujets d'ail-
leurs précieux se trouvent trop souvent déplacés, parce qu'on
ne sait pas l'art de grouper autour d'eux les médiocrités, qui
peuvent être utiles comme les autres. Le talent d'une admi-
nistration ne consiste pas à jeter à tort et à travers de grands
talents sur la scène , sans s'inquiéter de ce qui leur fait obsta-
cle; mais à établir, selon les moyens des sujets dont on dis-
pose, une sorte d'échelle d'utilité qui permette d'assigner à
chacun des attributions où il aura une importance relative et
véritable. La musique où nous voudrions entendre Mme Gar-
cia est celle des Huguenots. Là, du moins, les proportions
seront à sa taille.
Roger, qui a certainement de l'âme, veut se faire chanteur
dramatique. C'est un jeu auquel de plus riches que lui se sont
ruinés promptement.
A. SPECHT.
Mlle Rachel : Un cas de Conscience , comédie en uois acles cl en prose
de M. Charles Lafon. — Mlle Doze : la Belle Bourbonnaise ; la Lune
Rousse ; le Château de Saint-Germain. — Concert de la France Musi-
cale. — Concert-Beber.
\iii:mipim.i.i.i; Ilachel a-t-elle réellement fait
; sa rentrée? il est permis d'en douter. Mlle
Rachel , obligée de relever des couronnes
entre deux hémistiches , et de faire des révé-
rences au public , ne représentait guère l'E-
milie de Cinna. C'était une jeune malade dont on accueillait
la convalescence avec transport. Ces témoignages, qui
prouvaient à Mlle Rachel tout l'intérêt que l'on prend à sa
santé , nuisaient un peu à l'illusion dramatique. « Une autre
fois la Cère héroïne de Corneille se montrera; ce soir, lais-
sez-nous saluer notre tragédienne ressuscitée; laissez-nous
orner de guirlandes de fleurs une tête si chère pour laquelle
nous avons tremblé. » Ainsi disaient les admirateurs de
Mlle Rachel. Toute la nation juive était là, cette nation pro-
scrite qui a fondé sur sa nouvelle Esther l'espoir d'être
rétablie dans la terre promise. C'était une fête de famille :
rien de mieux. Nous partageons les sentiments qu'inspire
la convalescence de Mlle Rachel; mais cette pauvre enfant,
épuisée par un an do fatigues, ne nous semble pas encore
assez bien remise pour recommencer ses travaux. Eh quoi !
revêtir sitôt cette robe de Nessus qui dévore! ne pas prendic
le temps de respirer ! Que Mlle Rachel lise les ouvrages que
la munificence du ministre de l'intérieur lui a envoyés; cet
exercice lui conviendra mieux , à l'heure qu'il est, que celui
de la scène ; qu'elle fortifie son âme en même temps que
son corps ; que son éducation littéraire s'achève ! D'où vient
donc qu'on est si pressé de la rendre à cette vie sur-
excitante? Le destin du Théâtre-Français n'est pas alla -
ché au cothurne de Mlle Rachel. Le Théâtre- Français ne
saurait périr; n'aurait-il pas bien des chances de se relever,
chances toutes prochaines, il ne succomberait point: l'État le
soutiendra toujours à cause du nom qu'il porte. Le Théâtre-
Français est comme un fils de famille qui fait des dettes ,
sachant bien qu'elles seront payées un jour. L'on a été bien
coupable envers Mlle Rachel en la contraignant déjouer trois
fois la semaine. Un gourmand effréné à qui l'on ferait pré-
sent d'un cygne , et qui le mettrait à la broche comme un
dindon , n'agirait pas autrement. Mlle Rachel elle-même a
trop présumé de sa jeunesse; le tourbillon du monde l'a
entraînée , et puis voilà que le tourbillon l'a jetée haletante
et sans mouvement, comme une valseuse tombe éperdue sur
un divan en échappant aux bras de son danseur. Nous avions
bien raison, au risque de paraître de mauvais goût à d'illus-
tres personnages, de nous moquer des soirées comme celles
du marquis de M t, où Mlle Rachel, sortant du Théâtre-
Français, allait follement dissiper le reste de ses trésors.
Le mal est fait; il s'agit de le réparer sans plus de haran-
gues. Les médecins conseillent l'air de l'Italie: les méde-
cins nous paraissent des gens fort sensés. Une représen-
tation donnée par Mlle Rachel à son bénéfice , avant son
départ, peut lui couvrir tous ses frais de roule au besoin,
et elle ira, pour le prix d'une soirée , aspirer un air qui
ne sera chargé ni de nos épais brouillards , ni des miasmes
du théâtre. Qu'elle parte; qu'elle aille sur le cap de Misène
ressaisir un écho des inspirations de Corinne! qu'elle par-
coure cette terre féconde où l'idée naît sous le pas du voya-
geur ! qu'elle cherche dans les ruines d'Herculanum cette
Italie antique que le grand Corneille avait retrouvée ! qu'elle
tâche de découvrir une âme romaine, s'il en est sous la
pourpre des cardinaux ! qu'elle ravisse en passant une fleur
aux rosiers du Poestum , et deux fois , si deux fois ils fleu-
rissent encore dans l'année ! qu'elle enlève une feuille au
laurier de Virgile pour la mêler à ses courounes futures! Et
ce poétique voyage sera heureux ; il développera son ima-
gination. Nous posséderons, au retour, une grande et forte na-
ture, imprégnée de parfums et de nobles souvenirs: c'est ainsi
qu'il faut entendre les arts. Si Mlle Rachel reste en France,
on pourra la galvaniser pendant quelques représentations ,
mais on ne lui communiquera ni la chaleur ni la vie. Il y a
plus, vous savez le retour des choses d'ici-bas : sa vogue
précoce se flétrira comme un bouton qui s'est trop hâté
d'éclore. Faites donc que sa jeune poitrine s'épanouisse à
l'aise sous un beau ciel! Entourez sa personne d'un nouveau
prestige ; envoyez-la , celle fille de Corneille , interroger
les marbres de la ville éternelle ! Les statues antiques qui la
peuplent, mieux que les vivants , ont des secrets à lui ré-
véler.
Si le Théâtre-Français s'imagine péricliter pendant cette
L'ARTISTE.
2G.{
.ibsence, il a tort, il est injuste, il est ingrat! Luc femme
lui est arrivée en aide, une femme dont le nom sera , nous
n'en doutons pas , un aimant pour la foule lettrée : madame
Sand , appuyée du talent sympathique de madame Dorval ,
ne peut manquer de fixer l'attention publique. M. Victor Hugo
t'apprête à venir du seuil de l'Académie , où il a droit d'en-
frer avant ses concurrents, où il entrera sans doute, frapper
aux portes du Théâtre-Français, qu'il a brisées autrefois, et
qui depuis lui sont restées ouvertes. Un autre homme, dont
l'esprit souple comme un ruban se glisse partout, M. Scribe,
la Calomnie en main , se dispose à réparer l'échec des In-
dépendants. Joignez à cela des jeunes gens de mérite, comme
M. Charles Lafon, dont les essais prennent racine, et vous
conviendrez aisément que le Théâtre-Français n'est pas si
malheureux, et qu'il faut avoir de la pitié de reste pour se
lamenter sur son sort, surtout lorsqu'on veut bien réfléchir,
qu'au bout du compte , il possède encore la meilleure
troupe de Paris.
D'après le Chef-d'œuvre inconnu , nous eussions pu espérer
de M. Charles Lafon une pièce moins compliquée que le Cas
de conscience, dont l'intrigue ne le cède en rien à celle de la
Famille Moronval. M. Charles Lafon aime à brouiller ses
écheveaux dramatiques; c'est son humeur, comme celle du
jeune chat qui joue avec un peloton de fil. M. Lafon est sûr
de remettre ensuite tout en ordre , sans qu'il y ait trop de
dommage. Cette habileté, dont il a fait preuve plus d'une
fois , il vient de la mettre encore en œuvre avec grand
succès. M. Lafon, si vous préférez une autre comparaison ,
est un prestidigitateur très-exercé; il a le secret des muscades;
elles lui obéissent à volonté, et passent sous vos yeux avec
une rapidité qui vous confond. Vous pensez bien qu'il faut
avoir pour un pareil métier une grande subtilité d'esprit :
aussi a-t-il et la subtilité et l'esprit.
Voici ce dont il s'agit, suivez avec soin : M. de Varna, actuel-
lement magistrat à Stuttgard ,a été officier dans la garde na-
tionale de son pays. Pacifique, comme un officier de garde
nationale, il n'en a pas moins été insulté, un jour, dans un
café, par un homnie qui, sans vouloir entrer dans aucune
explication, lui a donné un soufflet.
On sait comme un soufflet touche un homme de cœur !
M. de Varna s'est battu ; il a tué son adversaire. Vingt ans
après, M. de Varna prend pour secrétaire un jeune homme, qui
n'entre chez lui que parce qu'il est amoureux de Mlle de
Varna. Ce jeune homme s'est présenté sous an nom supposé.
Il parcourt mystérieusement toute l'Allemagne, cherchant le
meurtrier de son père, tué autrefois en duel. Un oncle à lui ,
ancien témoin de l'affaire, et depuis devenu prêtre, a cru
devoir lui taire le nom du meurtrier. Notre Oreste bourgeois
s'est arrêté à Stuttgard; ses Euménides l'ont laissé dormir
tranquille depuis qu'il a vu la jeune et belle Ninette. M. de
Varna découvre que son secrétaire est le fils de l'homme qu'il
a tué, et dont la mort est demeurée un pesant fardeau pour
*« conscience délicate , car M. de Varna regrette toujours d'a-
voir cédé à son ressentiment, et de s'être battu sans forcer son
adversaire à lui révéler les causes de celte véritable querelle
d'Allemand. M. de Varna voit dans cette rencontre une répara-
tion céleste ; Stopfel (c'est le nom du jeune homme) aime sa
fille; il la lui donnera malgré un mariage arrangé avec un
assez mauvais sujet de neveu. Stopfel , sur le point départir, à
cause du mariage dont il vient d'être question, est ravi de la
proposition; il serre les mains de son bienfaiteur; il les
mouille de ses larmes. Jusqu'ici cela va presque tout seul ,
n'est-ce pas ? mais redoublez d'attention. L'oncle prêtre
arrive; il reconnaît M. de Varna, dit que Stopfel ne peut
épouser la fille de cet homme. Comment? Pourquoi? C'est
donc lui qui a tué mon père? C'est lui! Stopfel, grandement
déconcerté , on le serait à moins, se voit privé de son amour,
et même de sa vengeance, car il ne peut plus tuer M. de
Varna après les bienfaits qu'il en a reçus. Il va se retirer en
maudissant la fatalité qui le poursuit, quand une explication
a lieu. Vous l'attendiez ; écoutez bien : L'oncle accuse M. de
Varna d'avoir , lors d'un bal donné à la garde nationale,
et qui se termina par un incendie, enlevé une jeune per-
sonne sous prétexte de la sauver. Cette jeune personne, tou-
jours au dire de l'oncle, a été déshonorée par M. de Varna:
ce fut la mère de Stopfel qui commit le tort de se marier
sans confesser sa faute, mais qui, deux ans après, mourant
de mélancolie, fit cet aveu à son mari, lequel, emporté par
un sentiment de générosité, s'en alla souffleter M. de Varna.
Je fais une réflexion ici, c'est que, si l'oncle avait confié
ces détails à son neveu dès le commencement, il ne l'aurait
pas exposé, pour venger un père prétendu, à tuer peut-être
son propre père, ou du moins celui que l'oncle croyait tel,
car vous verrez tout à l'heure que M. de Varna n'est pas coupa-
ble. Cet oncle, je l'avouerai, me semble un peu léger malgré la
gravité de son caractère. M. de Varna se justifie (c'est en cet
endroit que je demande au lecteur de ne pas penser à autre
chose); M. de Varna, en effet, a le malheur de posséder un
ami intime; cet ami, dans leur temps de jeunesse, prenait
ses habits, ses caries de bal, ses billets de spectacle, et tout
ce qui s'ensuit, comme faisaient alors et comme font encore,
hélas ! les amis intimes : il avait revêtu l'uniforme d'officier
de la landwher ; il était allé au bal ; il a commis le crime que.
vingt ans auparavant, un époux jaloux du passé avait voulu
venger. Donc, M. de Varna n'a pas déshonoré la mère de
Stopfel ; donc il n'a pas tué davantage son père; donc le jeune
homme peut épouser la jeune fille, objet de ses amours. Cela
est-il clair ?
Ce drame, ainsi qu'on en peut juger, aurait droit de passer
pour un vrai tour de force; il se soutient, grâce à des ar-
tifices ingénieux qui le rendent très-intéressant. C'est un se-
cret dont on vous fait attendre le dernier mot, eu excitant
votre curiosité. M. Charles Lafon a appliqué au théâtre le
procédé des Mille et Une Nuits. De nobles sentiments, sim-
plement exprimés, ajoutent du reste une importance morale
à cette intrigue; le succès a été des plus complets, d'autant
plus que la pièce se trouve jouée avec beaucoup d'ensemble
et détalent. 11 serait à désirer seulement que M.Demousseaux
n'eût pas toujours la mémoire en retard comme une montre
détraquée.
Mlle Doze a mis infiniment d'intelligence cl d'esprit dans un
rôle où l'actrice avait beaucoup à créer. M. Charles Lafon a
fait passer diins son drame une de ces jeunes filles qui char-
ment toujours, parce qu'elles sont naïves et pures, et qu'on
les regarde comme l'âme d'une maison, malgré le personnage
modeste qu'elles y jouent. Elles vont, elles viennent, on a du
plaisir à les voir, même à les entrevoir. Père, mère, amis,
voisins, serviteurs, obéissent à ces aimables souveraine»
■2fi'*
L'AUTISTE.
dont la volonté, doucement voilée, ne se fait sentir que par
l'attrait virginal de leur présence. Personne, au Théâtre-
Français, ne convenait mieux à un pareil rôle que Mlle Doze,
si fraîche et si jolie , et n'ayaut besoin que d'un léger sourire
ou d'une fine larme pour intéresser le public. La grâce de ses
seize années anime ce vieux théâtre. Le spectateur éprouve,
rien qu'à la suivre de l'œil, cette satisfaction que nous cher-
chions à analyser lout à l'heure.Mlle Doze a déployé, en outre,
une véritable originalité. Ceux-là qui ont crié si haut que
Mlle Doze n'était qu'une contre-épreuve de Mlle Mars, se
trouveront bien attrapés. Je ne sache pas que Mlle Mars ait
jamais joué le rôle de N'inette, qui n'existait pas il y a trois
mois. Mlle Doze, ainsi que l'a écrit un de nos critiques les
plus distingués, M. Merle, adapte à ses dispositions naturelles,
avec un rare bonheur, les conseils de Mlle Mars , mais elle
ne la copie pas. Quant à ces conseils, on nous permettra de
penser qu'elle ne peut en recevoir de meilleurs.
Nous avons annoncé la Belle Bourbonnaise, avec l'inten-
tion d'en parler longuement, mais la pièce n'était pas jouée à
l'heure où nous écrivions. La Belle Bourbonnaise, comme dit
la chanson, est sur le grabat ! Elle n'ira pas loin. Mlle Fargueil,
et ceci prouve beaucoup contre la pièce, n'a pu désarmer la
rigueur du public. Afin de consoler Mlle Fargueil, M. Le-
paulle, ce peintre ordinaire de nos célébrités, a entrepris son
portrait pour le salon. A la bonne heure ! le public, qui s'est
scandalisé en entendant chanter des couplets en l'honneur
des pied6, des mains, des yeux de Mlle Fargueil, se réserve
le droit de la saluer du nom de belle, lorsqu'il passera de-
vant son portrait. Nous eussions voulu avoir de bonnes choses
à dire à M. Rosier, homme d'esprit s'il en fut; mais la lune
rousse, fâcheuse rencontre, a causé une éclipse qui nous dé-
sole : espérons que M. Rosier n'en reparaîtra pas moins bril-
lant plus tard. Le théâtre des Variétés prépare une pièce en
deux actes, intitulée Mignonne, pour les débuts de Mme Crécy .
On a droit d'attendre beaucoup, je ne dirai pas de la pièce ,
de peur de me compromettre encore une fois , mais de ma-
dame Crécy. Puisse-t-elleavoir plus de bonheur que Mlle Far-
gueil !
L'Ambigu-Comique a représenté un mélodrame en cinq
actes , tiré d'un roman de M. Charles Reybaud , le Château
de Saint-Germain. Ce drame a réussi. On a nommé pour au-
teurs MM. Francisque Cornu et Halevy. Ce dernier se re-
commande toujours par un sentiment littéraire. Il s'agit ,
dans cette pièce, des espiègleries amoureuses de Mazarin,
avant qu'il fût cardinal Quel espiègle!
Le concert donné par la France Musicale à ses abonnés,
a été des plus magnifiques. Duprcz, Masset, Géraldy. Mme Do-
rus-Cras, Herz, Litoff de Villalohos, pianiste inconnu hier,
célèbre aujourd'hui, F. Hainl, Dancla. ont fait les honneurs
de ce concert. Duprez a obtenu un succès d'enthousiasme, en
chantant l'air populaire : Ah! quel plaisir d'être soldai! Il a
su lui donner un attrait nouveau. Mme Dorus-Grasa vocalisé,
avec une rare perfection, un air italien de Burgmuller. Elle
a dit à ravir le Sposa adorabite. Le jeune pianiste dont nous
venons de parler, M. Litoff, est Anglais. Il n'a que vingt-un
ans. On dit qu'il n'a commencé la musique qu'à douze ans, et
qu'à dix-sept ans il n'avait plus besoin de maître : c'est un
élève de Moscheles. Fixé à Paris depuis une quinzaine de
jours, il a rencontré tout d'abord la protection éclairée des
éditeurs de la France Musicale. Un homme chez lequel on fail
la meilleure musique de France, et dont le patronage est ac-
quis à tous les beaux talents, M. Zimmcrmann , a engagé
M. Litoff àjouer dans un concert qu'il doit donner chez lui.
Cela est d'un bon augure pour la fortune de ce jeune homme,
d'avoir obtenu dès son arrivée le suffrage (Fnn juge si compé-
tent. Les éditeurs de la France Musicale, en réunissant leurs
abonnés, se sont trouvés avoir rassemblé l'élite de la société
parisienne; voilà qui est assurément flatteur pour un journal.
/'. .S. M. Henri Reber donnera dans la granité salle du
Conservatoire . le dimanche 22 décembre l&W, à deux heu-
res , un Concert dont voici le programme :
1. Symphonie en ré mineur de M. Reber; 2. Romance»
de M. Reber. chantées par M. Itoger :
La Captive ;
La Chanson du Pays.
lî. Ciurles Martel , scène lyrique avec chœurs , de M. A.
Cochut , mise en musique par M. Reber , chantée par M. Mas-
sol ; 4. Romances de M. Reber, chantées par M. Roger :
Hai-luli;
Bergeronnette.
5. Symphonie en ut majeur , de M. Reber ; 6. Chœur du
Pirates, paroles de M. Victor Hugo , musique de M. Reber.
L'orchestre sera conduit par M. Seghers.
Nous annonçons avec grand plaisir ce Concert ; il y a
chez M. Reber l'avenir d'un grand artiste ; tous ceux qui
l'ont entendu sont d'accord là-dessus.
IIippolttb LUCAS
Le Conseil-d État s'est occupé cette semaine de l'ad-
ministration du Théâtre-Français. Il s'agissait de savoir
si le gouvernement serait responsable des engagements
pécuniaires de messieurs les comédiens.
M. Vivien a conclu contre la responsabilité du gou-
vernement, non-seulement pour le passé, mais encore
pour l'avenir, reconnaissant d'ailleurs que la société du
Théâtre-Français devait être maintenue sur ses anciennes
bases.
M. Dumont a scindé la question de la manière sui-
vante : si le gouvernement n'a aucune part dans la di-
rection et l'administration du Théâtre-Français, il est
clair que sa responsabilité ne doit pas être engagée en
cas de perte ; mais s'il donne au Théâtre-Français,
comme c'est son devoir, une direction littéraire et mo-
rale , il est évident que son action engage sa responsa-
bilité.
MM. Chasseloup-Laubat. Saint-Marc-Girardin et Si-
méon. ont parlé dans le même sens que M. Dumont
La solution de la question a été ajournée à une pro-
chaine séance.
Typographie de l.acratnpe et Comp. , rus Damielte. 8. — Fonderie de Ttiorey , Virey et Morei.
■
1
Frontispice <l<- l'Album Frédéric lin, il
i«4o.
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L'AUTISTE.
265
LE CONCLAVE
âOÂî
académie-Française ne veut plus qu'on
dise d'elle, qu'elle est une de ces honnêtes
femmes dont on ne parle pas.
Elle a voulu à toute force donner
un démenti au proverbe; elle a
habilement saisi l'occasion que
lui donnait la mort récente de M. Michaud. En effet,
pour remplacer l'auteur de Y Histoire des Croisades et du
Printemps d'un Proscrit, trois hommes se sont présentés
qui méritaient, à des titres bien divers, la bienveillance
et la répulsion de MM. les membres de l'Académie-Fran-
çaise. L'un , M. Berryer , était appelé dans cette enceinte
illustre, par son incontestable renommée d'éloquence et
surtout par sa couleur politique ; car, de tout temps, c'a
été un des besoins de l'Académie-Française de faire de
l'opposition au pouvoir établi; une opposition timide et
prudente, si vous voulez, mais enfin de l'opposition. A
ce compte, personne ne convenait mieux que M. Berryer.
Il est resté le sujet fidèle de l'ancienne monarchie ; il en
est l'éloquent représentant à la Chambre des députés ; il
est d'ailleurs affable et bon , homme de bon goût et de
bonne compagnie. On a beau dire qu'il n'a jamais rien
écrit , ses amis vous répondront qu'il a toujours très-
bien parlé , et qu'après tout il vaut mieux mille Ibis
parler comme M. Berryer que de faire de la prose ou
des vers comme MM. Jouy , Etienne, Alexandre Duval,
Jay , Tissot, Lacretelle , Dupaty, Droz, Guiraud, Brif-
faut, Boger, Baour-Lormian et Campenon. On disait
encore de M. Berryer qu'il ne serait pas à l'Académie-
Française le seul avocat du barreau de Paris; qu'il y avait
2e SÉRIE , TOME IV, 17e LIVRAISON
toujours eu des avocats à l'Académie , et mille autres
bonnes raisons.
D'autre part se présentait M. Victor Hugo, et, certes,
celui-là ne manquait pas non plus de raisons excellentes
pour appuyer sa candidature. Et, d'abord, M. Victor
Hugo avait le grand mérite d'être un homme de lettres,
de l'avoir toujours été et de n'être que cela. A trente-
huit ans, il était représenté par une vingtaine de gros
volumes. Son nom remplissait une partie de la France
et plusieurs petits recoins de l'Europe. A tort ou à rai-
son, M. Victor Hugo était le chef d'une école poétique.
Plus que personne, il avait travaillé la langue, à laquelle
il avait fait exécuter d'immenses tours de force. Et,
d'ailleurs, s'il est vrai de dire que l'Académie a été in-
stituée pour les écrivains , sous quel prétexte fermer
les portes de l'Académie à un homme qui a tant écrit,
pour y faire entrer un avocat? Il y a déjà beaucoup trop
d'un avocat à l'Académie, s'écriaient les amis de M. Vic-
tor Hugo, et c'a été déjà une grande faiblesse que d'y
faire entrer M. Dupin, qui est un barbare, qui parle un
mauvais patois de hasard, qui écrit avec un clou mal
aiguisé, qui est pédant, qui est brutal, qui sent la robe
noire d'une lieue. Non, nous ne pouvons pas admettre,
nous autres écrivains, cette invasion du barreau dans
l'Académie ; nous ne pouvons pas accepter, comme nos
confrères, comme nos successeurs immédiats, ces hom-
mes qui, par profession et par devoir, parlent de toutes
choses ; qui plaident le pour et le contre ; qui s'aban-
donnent corps et âme à une mélopée convenue, et qui,
depuis des siècles qu'ils font le même discours, n'ont
pas produit un discours qui soit irréprochable. Non, nous
ne pouvons pas admettre que dans celte enceinte, où
se sont assis Fénelon, Bossuet, Despréaux, Voltaire .
l'abbé Maury, on puisse faire asseoir, comme pairs et
compagnons de ces illustres génies, les vagabonds élo-
quents de la salle des Pas-Perdus. Qui dit un membre
de l'Académie-Française, dit avant tout un homme qui
écrit, qui défend la langue par ses ouvrages plus encore
que par ses préceptes ; un ouvrier habile, correct et
avancé dans ce difficile travail de la langue française:
une sentinelle vigilante du noble dépôt confié à l'Acadé-
mie-Française par le tout-puissant cardinal. L'avocat ,
au contraire, méprise le style ; il estime avant tout
l'emphase, la redondance , la période sans fin , tous les
hasards malencontreux de l'éloquenoe; il est trivial
ou boursoufllé. Il ne se trouve à l'aise que dans les
extrêmes , et , quelle que soit sa parole , sa parole s'ef-
face bientôt et se perd comme un vain son dans un or-
chestre. Au-dessus de l'avocat, il y a le juge qui parle,
la loi qui commande; au-dessus de l'écrivain, il n'y ;;
que Dieu et sa conscience. De l'avocat, non plus que du
comédien, rien ne reste, et voilà pourquoi ils sont expo-
sés l'un et l'autre à ces perpétuels changements, à ce-
contradictions sans fin qui sont tout le charme et toute
35
•itif)
L'ARTISTE.
h puissance de leur art. L'écrivain, au contraire, se doit
a lui-même respect et protection; il est son juge unique,
il est son maître tout-puissant; sa parole n'est pas renfer-
mée dans les quatre murs d'un prétoire ou d'une cour
d'assises, mais au contraire elle s'en va au loin, portant
en tous lieux cette conviction qui féconde les intelli-
gences ou qui les éclaire. L'avocat parle à quelques-uns,
l'écrivain parle à tous. L'avocat plaide pour un seul,
l'écrivain plaide la cause universelle. Non, il n'y a pas
de comparaison à faire entre une belle page écrite bien
purement, sagement, avec cette noble chaleur qui vient
du cœur, et la plaidoirie la plus habile. L'avocat est un
ergoteur, un faiseur de paradoxes; il ne doit voir, il ne
voit en effet qu'un seul côté de la vérité, un seul aspect
des choses humaines. L'écrivain , au contraire, s'il veut
arriver à une popularité durable, s'il veut parler à
toutes les intelligences et à tous les cœurs , doit être ,
avant tout, vrai, sincère, convaincu. Et maintenant, que
sera-ce donc , si nous comparons l'œuvre de celui-ci et
l'œuvre de celui-là ? Quoi ! le philosophe qui enseigne , le
poëte qui console, l'historien qui juge de si haut, le ro-
mancier qui est le charme et la consolation de la vie, le
poëte comique qui redresse les vicieux, le poëte tragique
qui jette l'épouvante dans l'âme des pervers, l'homme de
la presse qui chaque matin, dans un style concis, élégant
et rapide, distribue à chacun son opinion, sa louange et
son blâme de chaque jour , les allez-vous donc comparer,
les uns et les autres , à l'orateur banal de la police cor-
rectionnelle ou des assises? Non pas, certes! Et voilà
pourquoi nous ne voulons pas, nous autres écrivains,
laisser pénétrer les avocats à l'Académie-Française! et
voilà pourquoi nous trouvons qu'il yen a déjà beaucoup
trop d'un ! et voilà pourquoi nous avons adopté M. Vic-
tor Hugo, comme un des hommes les plus littéraires de
ce siècle, comme un esprit actif, infatigable, laborieux.
Laissons aux avocats toutes les places qu'ils ont usur-
pées dans la société moderne; mais au moins que les
avocats nous laissent à leur tour, à nous autres gens
de lettres, les pauvres droits que nous avons conquis à
la pointe de la plume. L'avocat est partout aujourd'hui ;
il est à la Chambre des députés ; il est à la Chambre des
pairs; il est au conseil-d'état; il est dans la magistra-
ture; il est aux finances. Dites-nous donc où il n'est
pas? Mais cependant ne souffrons pas qu'il se glisse dans
les lettres : il écrit trop mal , il ne sait pas écrire ; il
pense trop vite pour bien penser; il est trop blasé sur
tous les sentiments du cœur de l'homme, sur la pitié, sur
la colère , sur la bienveillance et sur l'amour , pour les
ressentir comme il les faut ressentir , ces nobles instru-
ments du style durable, ces merveilleux ingrédients des
clrcfs-d'œuvre qui ne doivent pas mourir.
Oui, c'est cela; laissons à l'avocat le monde entier
qu'il occupe de son importance, et ne souffrons pas qu'il
se glisse au milieu des romanciers et des poëtes , des
historiens et des critiques. Pour être romancier, l'ima-
gination lui manque; pour être poëte, c'est le oœor;
pour être historien , c'est le style ; pour être un critique,
c'est l'art, le bon sens et le goût. Qu'il s'avise de faire
un drame , il en a tant vu à la cour d'assises, qu'il ne
sait par où commencer ! Qu'il essaie de la comédie ,
et pour toute ressource il aura cette méchante ironie du
mur mitoyen ou de la séparation de corps qui lui sert
depuis des siècles. A force de discuter des intérêts, tou-
jours des intérêts, et rien que des intérêts, le sens mo-
ral lui échappe. Demandez-lui ce que c'est que l'homme,
et, pour toute définition, il vous dira : l'homme est un
animal plaideur.
Et puis, en fin de cause, puisque aussi bien MM. les
avocats ne peuvent pas se passer d'avoir un pied à l'In-
stitut, puisqu'ils veulent absolument ajouter à toutes les
palmes qui ceignent leur tête, la palme verte de l'aca-
démicien au collet de leur habit, eh bien ! dites-leur
qu'ils laissent en repos l'Académie-Française, qu'ils
aillent frappera la porte à côté. Justement, depuis la
révolution de juillet, faite par MM. les avocats et pour
MM. les avocats , on leur a creusé à l'hôpital Mazarin.
une jolie petite tanière intitulée : Académie des Science--
morales et politiques. Ils sont là une dizaine qui diva-
guent et déraisonnent comme quarante ; ils se réunis-
sent à certains jours pour toutes les choses qui n'ap-
partiennent :
1° Ni à l'Académie-Française ,
2° Ni à l'Académie des Sciences,
3° Ni à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres .
4° Ni à l'Académie des Beaux-Arts.
Dans cette cinquième et dernière roue ajoutée au car-
rosse de l'Institut , plusieurs rayons sont encore vacants :
qne MM. les avocats s'en emparent ; qu'ils y appellent
M. (Jdilon-Barrot, M. Garnicr-Pagès , M. Wollis, ils
sont tout à fait dans leurs droits ; mais encore une fois,
par pitié pour nous , par respect pour eux-mêmes .
qu'ils laissent l'Académie-Française en repos.
Ainsi parlaient les partisans de M. Hugo, et vérita-
blement, ceux-là n'avaient pas tort de défendre ainsi la
cause des belles-lettres, et de s'opposer à l'empiétement
funeste de l'éloquence parlée sur l'éloquence écrite. Mais
pendant que cette fraction littéraire de l'Académie-
Française s'agitait en faveur de M. Victor Hugo, tout
comme la fraction politique se démenait en faveur de
M. Berryer, au fond même de l'Académie se démenait
un autre parti qui n'est ni littéraire ni politique . et
qui représente, avec une obstination digne d'une meil-
leure cause, la ci-devant littérature de l'Empire. A au-
cun prix vous ne sauriez persuader à ces braves gens
que l'Empire, si puissant par la gloire des armes, n'a-
vait ni le temps , ni le loisir, ni le besoin des grands
poëtes, des grands écrivains. Entre deux guerres, on se
contentait fortbien du premier tragique venu. M.Etienne,
1/ \KT1STE.
2C7
M. Jouy et M. Alexandre Duval suffisaient et au-delà ù
tous les besoins du théâtre de ce temps-là. M. Jay et
M. Tissot représentaient très-bien toute la critique ,
M. Lacrctelle toute l'histoire , M. Droz toute la philo-
sophie, et M. Baour-Lormian toute la poésie dont avaient
besoin l'Empereur et la grande armée.
Entre deux victoires, on n'est pas difficile sur ses lec-
tures. Un homme qui s'est bien battu pendant dix-huit
mois et qui revient à Paris, est plus curieux de savoir
ce qui se passe dans les salons de Véry, que dans la bou-
tique du libraire à côté. Pourvu que Talma débitât une
tirade, l'officier de la garde s'inquiétait peu de savoir si
cette tirade était de M. Arnault ou de M. Lucc de Lanci-
v al. En ce temps-là, le seul homme qui fût un peu
goûté dans les casernes et au bivouac , c'était Pigault-
l.chrun en personne, mais celui-là n'était pas de l'Acadé-
niie-Françaisc. Savez-vous bien à quoi servaient les livres
nouveaux de ce temps-la ; le savez-vous? et comment il
se fait que ces illustres inconnus comptent sans mentir
jusqu'à dix éditions de leurs œuvres? Je vais vous le dire.
Il y avait une loi de l'Empire qui voulait, qu'avant de
partir pour les colonies, nos vaisseaux exportassent une
marchandise quelconque. Que firent les armateurs? Ils
s'adressèrent à la marchandise la plus vulgaire, la plus
facile à trouver, et au meilleur prix. Ils bourraient leurs
vaisseaux des œuvres complètes de ces messieurs ; ainsi
la loi était satisfaite. Mais une fois en pleine mer, le ca-
pitaine , pour alléger son navire , jetait à l'eau tout cet
esprit, toute cette prose et tous ces vers de pacotille , dont
on ne lui aurait pas donné une bouteille de rhum ou une
livre de café. Ainsi, à chaque voyage, s'enlevait une édi-
tion complète des poèmes d'Ossian, des tragédies et des
fables de M. Arnault , des discours académiques de
M. Villemain, et tant d'autres chefs-d'œuvre imprimés
a plusieurs millions d'exemplaires, que vous ne retrou-
veriez môme pas sur les quais. Même; , à ce propos ,
M. Michaud , l'académicien qui vient de mourir et qu'on
aura tant de peine à remplacer, disait un mot charmant:
il appelait ces livres destinés à la mer , des éditions ad
u.sitm delphini, à l'tisage du dauphin.
Mais, cependant, tel qu'il est, ce parti de la litté-
rature impériale , qui n'existe plus nulle part en
Europe , excepté au fond de la mer , est encore tout-
puissant à l'Académie, où il s'est réfugié comme dans
son dernier asile, comme dans un sanctuaire inviola-
ble. Là il se défend des ongles , du bec et des votes ,
unguibus et rostro , ne pouvant plus se défendre par sa
prose et par ses vers. Et comme là-dedans on ne pèse
pas les voix , comme on les compte , il arrive que
cette phalange de beaux esprits discrédités exerce une
influence toute-puissante sur les choix de l'Académic-
lïançaise. Il faut dire aussi qu'elle en a fait de cruels ,
d'incroyables. C'est elle qui. en 1830, quand la révo-
lution de Juillet était grouillante encore, a préfère
M. Vienne! a Benjamin Constant, l'ami et l'élève de
Mme de Staël; c'est elle qui a préféré à M. Mole, ce
grand ministre, ce gentilhomme qui parle si bien, l'au-
teur de la Leçon de botanique; c'est elle enfin qui a ba-
lancé, et victorieusement balancé , jeudi passé, M. Ca-
simir Bonjour avec M. Victor Hugo.
Or, écoutez le raisonnement de ces messieurs ; car, il
faut bien le dire, si Jetaient leur manque, le bon sens
ne leur manque pas. Nous voulons bien reconnaître que
leurs œuvres passées sont sans portée , mais aussi nous
savons très-bien qu'ils sont, à tout prendre, les derniers
disciples de Voltaire, et qu'à la suite d'un pareil maître,
on ne sera jamais un homme sans valeur. Ils disent donc,
au seul nom de M. Hugo, que M. Hugo est un novateur
forcené, qui a beaucoup plus bouleversé la langue fran-
çaise qu'il ne l'a servie, que son exemple a été funeste
à toute une génération de prosateurs barbares, de poètes
insensés; ils disent que M. Hugo est un écrivain par
hasard, qui n'appartient nia l'antiquité par ses études,
ni au XVIIe siècle par son style , ni au XVIIIe siècle par
sa pensée; qu'il marche tout seul dans une voie capri-
cieuse et folle, et que nul n'a pu le suivre ni dans ces
hauteurs inaccessibles , ni dans ce bourbier fangeux ; ils
disent qu'ils ont lu les odes de M. Hugo, et que pour
quelques beautés du premier ordre , ils ont eu à subir
des pléonasmes, des barbarismes, des archaïsmes de tout
genre ; ils disent qu'ils ont lu les romans de M. Hugo ,
et qu'ils ont reculé épouvantés devant les -crimes de
Burg-Jargal , devant les hideux excès de Han d'Islande
qui boit de l'eau salée et mange de la chair crue, devant
les excentricités de ce condamné à mort qui , sur l'é-
chafaud même , demande une plume au bourreau pour
écrire la dernière sensation qu'il va subir. De Notre-
Dame de Paris, ils se souviennent comme on se sou-
vient d'un affreux cauchemar, où toutes les choses pos-
sibles et impossibles se trouvent mêlées et confondues ,
où le crime et la vertu , la beauté et la laideur, le vice et
l'innocence, la boue et la gloire, marchent du môme pas
à travers le même sentier d'épines , jusqu'à ce que tout
cela tombe dans le même abîme, la vertu, privée de
récompense, le crime, privé de châtiment; ils ajou-
tent enfin que cette lecture a été pour eux une es-
pèce de mauvaise action qu'ils ont commise, et que .
même dans cette dénégation complète, absolue, du bien
et du mal , M. Victor Hugo avait été précédé par un
nommé Voltaire qui a fait Candide. Voilà ce qu'ils di-
sent à propos de ces ouvrages que l'on appelle les
beaux ouvrages de .M. Victor Hugo.
Mais il faut les entendre quand ils vous racontent
qu'ils ont assisté à la représentation de tous les drames
de l'auteur d'flernani ; il faut les entendre vous raconter
avec horreur comment Lucrèce Borgia , pour se venger
d'un méchant propos tenu sur son compte, remplit sept
cercueils de sept cadavres, et comment l'auteur finit par
2(iS
L'ARTISTE.
vous présenter cette hyène en chaleur, comme la plus
tendre des mères. Il faut les entendre vous expliquer par
quelles combinaisons licencieuses et fatales, toutes les
choses morales et politiques sont bouleversées dans les
drames de M. Victor Hugo. C'en est fait, le laid devient
le beau , le crime est vertu ; la prostitution , c'est l'a-
mour; la courtisane, c'est l'honnête femme; le laquais,
c'est le roi. Ainsi il a fait de Marion de Lorme, qui était
bien pis que l'espion du cardinal de Richelieu, qui était sa
maîtresse, la plus tendre, lapluschaslcet la plus dévouée
des amantes. Ainsi il a faitde Marie Tudor, cette austère
catholique que l'histoire appelle la sanglante Marie, une
femme impudique qui paie un Italien pour en être aimée,
et qui coupe la tête de cet Italien quand celui-ci trahit
son contrat de vente. Ainsi, ô douleur! pour réhabiliter
un Triboulet , un vil bouffon , un horrible bossu , un
indigne bâtard du billard Quasimodo.ee malencontreux
dramaturge a couvert de crachats et d'insultes le roi le
plus élégant et le plus brave qu'ait eu la France , ce
François I" armé chevalier par Bayard. Comme aussi,
dans une lutte étrange entre la courtisane et l'honnête
femme, dans Angélo, tyran de Padoue, c'est naturelle-
ment la courtisane qui l'emporte. A la courtisane tous
les regrets, tous les respects du poète, et rien à l'honnête
femme, sinon son amant, qu'on lui jette par charité. Sans
compter qu'il y a à peine un an , M. Victor Hugo allait
chercher surle trône de toutes les Espagnes, laplus honnête
femme qui ait jamais régné dans le royaume de Charles-
Quint. Et pourquoi faire, je vous prie? pour la traîner
par les cheveux dans un bouge infâme, dans le même
bouge que François 1" et la Esméralda , pour la mettre
en présence d'un laquais encore vêtu de sa souquenille
à galons d'or , et pour forcer cette majesté sacrifiée et
souillée de dire à cet homme en livrée : Je t'aime, Ruy-
Illas.
Et voilà donc ce qu'il nous faudrait approuver, nous
autres, les anciens condisciples de M. de Laharpe. qui
remontons par lui jusqu'à l'Art poétique de Boileau !
nous autres qui admirons encore non-seulement Cinna
et Britannicus, mais encore OEdipe et Zaïre! Et parce
qu'on nous repousse de toutes parts, parce que pas un
libraire ne consentirait à imprimer un seul de nos livres
à moitié frais, parce qu'on nous relègue à la Chambre
des pairs comme autant d'invalides, vous exigeriez que,
démentant nos études premières, les livres de notre
âge mûr, les maîtres de notre vie, les chefs-d'œuvre
qui charment encore notre vieillesse , nous ouvrissions
la porte de ce dernier asile, où nous sommes invio-
lables, à cet énergumène qui sait à peine nos noms,
qui n'a pas lu une seule de nos pages, qui se croit
plus grand mille fois que Voltaire, notre dieu! Non,
non! tant que nous ne serons pas tout à fait morts, tant
que notre voix comptera pour une voix académique,
nous n'irons pas, pour ce nouveau venu, renoncera nos
vieilles croyances ; nous n'irons pas sacrifier a celui-là
nos sympathies et nos haines littéraires; nous sommes
trop vieux pour briser les dieux que nous avons adorés
et dont nous avons patiagé l'encens; nous sommes trop
vieux pour élever des autels à des poètes éphémères qui
passeront comme nous avons passé. Si celui-là veut
notre place, qu'il attende que nous soyons tout à fait
morts. C'est bien assez pour nous que nous ayons accepté
M. de Lamartine et M. de Chateaubriand.
Voilà comment s'expliquent les vénérables vétérans
de la littérature impériale, les poètes émérites, les pro-
sateurs à chevrons, les vieux grognards de l'art drama-
tique, les moustaches grises delà poésie étique. En même
temps ils se retournent avec rage, avec joie, vers leurs
soutiens naturels; ils veulent choisir, pour le placer à leur
côté, un de leurs continuateurs, un de leurs élèves; ce-
lui-là aura toujours assez de génie, qui continuera de son
mieux la littérature impériale. A ces causes, vous pen-
sez s'ils ont adopté M. Casimir Bonjour, s'ils l'ont en-
touré de leurs suffrages unanimes. Celui-là, en effet, par
son style inélégant, par son esprit trivial, partout ce
qu'il y a de commun dans ce qu'on ne peut pas appeler
son talent, par son peu d'intelligence des formes litté-
raires, celui-là est tout à fait un auteur dramatique de
1801 à 1814 inclusivement. Aussi a-t-il été préféré, non
pas seulement à M. Victor Hugo, mais même à M. An-
celot, qui passera plus tard.
Que si vous demandez comment, sur trente-trois vo-
tants, il est arrivé que M. Berner n'ait eu que douze
voix, et que M. Victor Hugo n'ait pas pu obtenir une
seule voix de plus que M. Casimir Bonjour, neuf voix
pour l'un et neuf voix pour l'autre, ce qui leur aura été
également désagréable à tous les deux , nous vous dirons
qu'à ces trois partis H faut en ajouter un quatrième , les
indifférents et les philosophes sceptiques. A ceux-là.
quel que soit le candidat qu'on leur présente, la chose
est complètement indifférente. Ils arrivent à l'Académie
comme de froids spectateurs, uniquement pour juger de
ces grands coups d'épée dans l'air ; ils sont inaccessibles
à toutes les émotions des politiques, des littérateurs et
des impérialistes ; seulement ils espèrent que dans cette
ardente et ridicule mêlée, l'Académie, fatiguée de voter,
finira par prendre un moyen terme, et que des trois con-
currents pas un seul ne sortira. Alors ils jettent comme
par hasard, aumilieu de l'élection, un nouveau venu qui,
par son insignifiance ou par son importance, puisse ral-
lier tous les votes et tirer ainsi cet illustre corps de sa
pénible incertitude. Ainsi a été jeté le nom de M. Vatout
par quelque académicien goguenard qu'on dit être
M. Scribe. Ainsi a été prononcé le nom de M. de Lamen-
nais, cet énergique et turbulent successeur de Bossuet ,
quiapréféré au chapeau couleur de pourpre, un bonnet
couleur de sang, et que l'Académie ferait bien de nom-
mer, ne fût-ce que pour l'arracher aux doctrines de Ba-
L'AUTISTE.
2(i«
bœuf, où M. de Lamennais finira par tout perdre, et même
son talent d'écrivain. Mais, ni M.Vatoutpar son non-sens
juste-milieu, ni M. de Lamennais par sa toute-puissance
républicaine, n'ont pu calmer un seul instant ces trois ri-
valités en présence. On s'est séparé comme on s'était
réuni, avec le même parti pris à l'avance, avec le même
acharnement.
Telle est l'histoire de la nouvelle élection académique.
Entre ces trois partis qui se seraient dévoré le cœur, il
n'y avait à espérer aucune transaction. M. Thiers et
M. Mignct voulaient de M. Berryer, parce que M. Ber-
ryer est un homme politique. M. Cousin et M. Casimir
Delavïgne voulaient de M. Bcrryer pour n'avoir pas
M. Victor Hugo. M. Dupin voulait de M. Berryer, parce
que M. Berryer est un avocat ; MM. Guiraud , Briffaut,
Roger et Campenon, parce que M. Berryer est légiti-
miste. M. Lcmercier voulait de M. Berryer, parce que
M. Berryer n'a jamais fait de comédie ni de drame. Ce
sont là dix voix bien acquises. M. Berryer en a eu jus-
qu'à douze; mais pour qu'il fût élu en effet, il en fallait
dix-sept.
D'autre part, M. de Chateaubriand, M. de Lamartine,
M. Cuizot, M. Villemain, M. Salvandy, M. Ch. Nodier,
MM. Philippe de Ségur, Soumet et Lebrun, les vérita-
bles hommes de lettres de l'Académie, appelaient de
tous leurs vœux M. Victor Hugo, les uns parce que
M. Victor Hugo a écrit la belle ode sur la mort de
Louis XVIII et sur la naissance de M. le duc de Bor-
deaux ; les autres , pour les beaux vers que M. Victor
Hugo a adressés à M. le duc d'Orléans : ceux-ci, parce
que M. Victor Hugo n'est pas M. Casimir Bonjour;
ceux-là, enfin, parce que M. Victor Hugo n'est pas
M. Berryer.
Nous venons de vous dire les motifs du parti de la lit-
térature impériale; d'où il résulte que chacun des partis
de l'Académie avait raison . et qu'il était impossible de
s'entendre. A ces causes , l'Académie a remis l'élection ;
c'est une manière tout comme une autre d être impor-
tante trois mois de plus.
Il faut donc attendre trois mois encore, et pendant
ces trois mois , nous engageons de toutes nos forces la
France et l'Europe entière à rester calmes, et à ne pas
compromettre, par trop d'impatience, une si impor-
tante délibération.
A Borne, dans le chAteau Saint-Ange, lorsque les prin-
<ts de l'église romaine sont réunis pour élire un nouveau
pape, les cardinaux, moins heureux que nos académiciens,
sont renfermés dans la sainte citadelle , et nul n'en peut
sortir que le nouveau souverain-pontife ne soit élu.
Chaque soir, le peuple de Rome se rassemble sur la
place , impatient de savoir s'il a enfla un nouveau maî-
tre; et chaque soir, à la fumée qui sort de la longue
cheminée du château Saint-Ange , le peuple reconnaît
qu'on brûle les votes de la journée , et que demain ce
l< SÉRIE, TOME IV. 17e LIV.
sera à recommencer. Quand il n'y a plus de fumée, c'est.
que le pape est nommé.
Tout au rebours à l' Académie-Franc aise : placez-vous
sur le Pont-des-Arts, regardez avec attention , et si vous
voyez quelque nouvelle et imperceptible fumée sortir
de la voûte Mazarine , c'est qu'en effet le nouvel aca-
démicien est élu.
Houuclle Smnpl)tmic ùc Ocvlio;.
Miois expériences successives ont
\ 'enfin substitué des opinions à ce
qui n'était en définitive que préven-
tion bonne ou mauvaise, au sujet de
cet ouvrage. On ne s'est peut-être
pas encore habitué à la forme , mais
on la discute et on la juge; on lui accorde le droit d'être
examinée comme toute autre. C'est beaucoup à l'égard
d'un homme excentrique, qui doit déjà subir, en cette
qualité, un dénigrement tout formulé d'avance, ou , ce
qui est pis encore, les admirations frénétiques de pau-
vres petits diables enragés qui demandent à faire partie
de quelque nouveau cénacle. Les gens qui attendent ,
pour voir clair dans leurs sensations, pour reconnaître
leur sentiment et en faire part timidement aux autres,
se sont enfin prononcés ; ils sont généralement satisfaits ;
l'innovation ne les effraie plus autant. Celte innovation
était, il faut le dire, plus difficile à faire passer qu'une
autre , car elle portait sur le cadre, plutôt que sur le
fond même de la composition ; or, les gens sont bien
plus frappés par ces circonstances extérieures. C'est là
ce qui attire leur attention, ce qu'ils comprennent ou
croient comprendre; c'est toujours là, soyez-en sûr,
qu'ils rattachent, avec une préoccupation bien amu-
sante , une poétique de toutes pièces qu'on est bien
étonné de voir arriver en pareille affaire. Qu'est-il resté
en définitive de l'impression faite par la symphonie de
Berlioz sur ces différentes classes de personnes? L'idée
d'une œuvre capitale à peu près pour tout le monde.
Les classiques , car il y a encore des gens qui s'intitulent
classiques , comme s'il y avait encore des romantiques
aujourd'hui , et sans penser que le romantique de la
veille est le classique du lendemain, et que le classique
d'aujourd'hui est le romantique d'hier; les classiques
débitent encore leurs innocenles plaisanteries sur la
30
270
1,'ARTISTK.
forme non sanctionnée par l'usage antique et solennel ,
prêtent à l'auteur des intentions qu'il n'a pas eues; mais
ils reconnaissent qu'abstraction faite de ces intentions,
la musique est belle , noble, touchante, d'un grand ca-
ractère, et faite pour causer de vives émotions. Les
classiques vous invitent donc à bien en jouir , sans pen-
ser à rien , et se bornent à reprocher à l'auteur d'avoir,
en la composant, pensé à trop de choses. La masse a
bien entendu aussi jouir de cette belle création, chacun
ii sa manière, et l'on se trouve maintenant d'accord sur
le seul point qui importe à l'auteur et aux amis de l'art,
à savoir, qu'il s'agit de belle musique , intention à part,
et d'un plaisir à la portée de tout le monde capable de
sentir la musique.
Nous reconnaîtrons, d'un autre coté , que l'auteur a
procédé cette fois de manière à se faire comprendre des
masses ; que sa pensée , moins enveloppée des ténèbres
de la méditation solitaire, est plus limpide et plus dé-
gagée des idées incidentes qui la masquaient parfois dans
se* premières compositions. 11 marche plus droit au
but, peint à larges traits, comme il convient pour un
travail de grandes proportions qui doit être vu à dis-
tance. Cette belle qualité est surtout sensible dans le
grand chœur final , dont l'allure et les moyens semblent
de prime abord faits pour être compris par toutes les
intelligences. Dans le reste, son esprit et son cœur se
montrent comme détendus et épanouis. Cette fois encore,
il est prouvé qu'il n'est rien de tel que le succès pour
rapprocher des autres hommes celui qu'en avait éloigné
le sentiment d'une poésie et d'un enthousiasme naguère
incompris par la foule. La musique de Berlioz ne sera
peut-être jamais tout entière celle de tout le monde, niais
tout le monde arrive à vouloir la connaître et la goûter.
Dans notre premier article, nous avons parlé des
cbcearo employés dans celte symphonie , sans expliquer
ce que le programme entend par le petit et par le grand
(lueur. Le petit chœur, qui se compose de quatorze voix
au plus, raconte ou prédit les événements; il marche
presque toujours à l'unisson , sauf quelques finales qui
donnent à l'oreille la satisfaction d'un accord. Cette dis-
position de récitatif harmonique a été remplie avec un
charme de simplicité et de candeur dont on n'a sans
doute guère tenu compte au musicien , et qui mérite
bien d'être remarqué. Cette mélopée naïve et claire qui
raconte sans passion , n'empiète jamais sur le domaine
de la véritable musique, et rafraîchit l'oreille après les
émotions fortes produites par les grandes masses instru-
mentales et chorales. Quant au grand chœur, il est ce
que l'auteur le fait, selon les besoins de la situation.
Nous n'avons point parlé du librelto, fort élégant
d'ailleurs , que M. Emile Deschamps a écrit pour servir
de canevas à cette symphonie dramatique. Comme M. E.
Deschamps n'a probablement fait là qu'une œuvre de
complaisance , nous le louerons pour la poésie très-heu-
reuse dont il a orné cet opuscule sans prétention , sans
parler autrement de quelques parties prosaïques ; mais
nous l'engageons, pour une autre fois, à ne plus faire
du chœur récitant un professeur traitant des questions
d'art, d'histoire et de littérature. Kien ne nuit plus à
l'illusion , rien n'est plus opposé à l'esprit de l'art , que
celle singulière idée de s'analyser et de s'apprécier en
pleine action.
A. SPECHT.
LU §^©[
L faut placer Le Sage tout
simplement à côté de Mo-
lière; c'est un poëte comi-
que, dans toute l'acception
de ce grand mot , la comédie.
Il en a les nobles instincts,
l'ironie bienveillante, le dia-
logue animé , le style net et
limpide, la malice sans cruauté ; il a étudié à fond les
différents états de la vie, en haut et en bas du monde.
Il sait très-bien les mœurs des comédiens et des grands
seigneurs, des hommes d'épée et des gens d'église, des
étudiants et des belles dames. Exilé du Theàlrc-Fran-
çais , dont il eût été l'honneur, et moins heureux que
Molière, qui avait les comédiens à ses ordres et qui était
le propriétaire de son théâtre , Le Sage s'est vu obligé
plus d'une fois de refouler en lui-même cette comédie.
qui n'avait pas de débouché au dehors, faute d'acteurs
pour la représenter; alors, force a bien été à l'auteur de
Turcaret de trouver une forme nouvelle qui lui permit
de jeter dans le monde l'esprit, la grâce, l'enjouement,
l'enseignement qui l'obsédaient. De pareils hommes,
quand on écrit leur biographie , il n'y a qu'une chose à
faire, c'est la louange. Plus ils ont été cachés et modestes
dans leur vie, et plus les critiques qui s'en occupent ont
le droit de les entourer de respects et d'éloges; c'est la
une justice tardive si vous voulez , mais enfin une jus-
tice; et d'ailleurs, qu'importent ces événements vul-
gaires? Toutes ces biographies se ressemblent. Un peu
plus de pauvreté, un peu moins de misère, une jeunesse
vivement dépensée, l'âge mûr sérieux et rempli de tra-
vail , une vieillesse respectée, honorable, et au bout de
tous ces travaux, de toutes ces peines, de toutes ces an-
goisses de l'esprit et du cœur dont les grands artistes ont
seuls le secret, l'Académie-Françaisc en perspective.
Alors si vous êtes un homme médiocre, toutes les portes
vous sont ouvertes ; si vous êtes un homme de génie , la
porte s'ouvre difficilement ; enfin , êtes-vous par hasard
L'ARTISTE.
271
un de ces esprits excellents qui n'apparaissent que de
siècle en siècle? il peut se faire que I Académie-Fran-
çaise ne veuille de vous à aucun prix. Ainsi a-t-elle fait
pour le grand Molière, ainsi a-t— elle fait pour Le Sage:
ce qui est un grand honneur, savez-vous, pour l'illustre
auteur de Gil Blas.
René Le Sage est né dans le Morbihan, le 8 mai 1668;
et cette année-là, Racine faisait jouer let Plaideurs, Mo-
lière faisait jouer l'Avare. Le père de Le Sage était un
homme quelque peu lettré, comme pouvait l'être un ho-
norable avocat de province, qui vivait au jour le jour en
grand seigneur, et sans trop s'inquiéter de l'avenir de
son fils unique. Le père mourut comme l'enfant n'avait
que quatorze ans ; bientôt après le jeune René perdit sa
mère, il resta seul sous la tutelle d'un oncle, et il fut
trop heureux d'avoir pour tuteurs les savants maîtres de
la jeunesse du XVII* siècle, les Jésuites, qui devaient plus
tard être les maîtres de Voltaire, comme ils ont été les in-
stituteurs de toute la France du grand siècle. Grâce à
cet habile et paternel enseignement, notre jeune orphelin
pénétra bien vite dans les savants et poétiques mystères
de cette antiquité classique, qui est encore aujourd'hui
et qui sera jusqu'à la fin du monde la source intarissa-
ble du goût, du style, de la raison et du bon sens. C'est
une louange à donner à Le Sage, qu'il a été élevé avec
autant de soin et de zèle que Molière et Racine , que La
Fontaine et Voltaire ; les uns et les autres ils se sont pré-
parés par de sévères études et par leur respect pour leurs
maîtres, à être des maîtres à leur tour; ils sont devenus
des écrivains classiques pour avoir respecté les écrivains
classiques, ce qui peut servir, au besoin, d'enseigne-
ment aux beaux esprits de nos jours.
Mais, quand cette première éducation fut accomplie,
et quand il sortit de ces maisons savantes tout rempli de
grec et de latin , tout animé de la ferveur poétique, Le
Sage rencontra ces terribles obstacles qui attendent in-
violablement, au sortir de ses études, tout jeune homme
sans famille et sans fortune. Le poëte Juvénal l'a très-
bien formulé dans un de ses plus beaux vers : Ceux-là
surnagent difficilement, à qui la pauvreté fait nbstarle :
HaucJ facile rmcrguni, quorum virlulibus obsiat
Resangusta liomi....
Mai» qu'importe la pauvreté quand on est si jeune,
quand l'espérance est si vaste, la pensée si puissante et si
riche! On n'a rien.il est vrai: mais le monde vous ap-
partient en propre, le monde est votre patrimoine ; vous
êtes le roi de l'univers; autour de vous la vingtième an-
née touche toute chose de sa baguette d'or. Votre regard
net et limpide pourrait regarder en face le soleil, comme
fait l'aigle. C'en est fait , toutes les puissances de votre
âme sont éveillées, toutes les passions de voire cœur
s'appellent les unes les autres pour entonner l'Hotanm
in e.reelsis ! Qu'importe alors que l'on soit pauvre? un
beau vers, une noble pensée , une phrase" bien faite, la
main d'un ami, le doux sourire d'une jeune fille (pli
passe, voilà de la fortune pour huit jours. Ceux qui, au
commencement de toute biographie, entrent dans toutes
sortes de lamentations pour déplorer d'une voix pathé-
tique la triste destinée de leur héros, ceux-là ne sont
guère dans le secret des faciles bonheurs de la poésie,
des adorables joies de la jeunesse; les insensés! ils s'a-
musent à compter un à un les haillons qui couvrent ce
beau jeune homme, et ils ne voient pas à travers les
trous de son manteau ces membres vigoureux et forts .
ces bras d'Hercule, cette poitrine d'athlète; ils s'api-
toient sur ce pauvre jeune homme dont le chapeau est
usé, et sous ce chapeau difforme ils ne voient pas cet<<-
abondante, noire et soyeuse chevelure, qui est le dia-
dème flottant de la jeunesse. Ils vous disent, en pous-
sant de gros soupirs, comment Diderot s'estimait heu-
reux quand il avait sur son pain sec un morceau de fro-
mage , et comment ce pauvre Kené Le Sage ne buvait à
ses repas que de l'eau claire; la belle affaire , en vérité'
Mais Diderot, en mangeant son fromage, méditait déjà
toutes les secousses de l'Encyclopédie; mais cette belle
eau claire que l'on boit à vingt ans , dans le creux de sa
main blanche, vous enivre bien mieux que ne le fera
vingt ans plus tard, hélas! le meilleur vin de Champa-
gne versé dans des coupes de cristal.
Voilà donc pourquoi il ne faut pas trop nous inquiéter
des premières années de Le Sage ; il était jeune et beau,
et, tout en marchant le nez au vent comme un poëte, il
rencontra, chemin faisant, ces premières amours que
l'on rencontre toujours quand on a le cœur honnête et
dévoué. Une belle dame l'aima , et il se laissa aimer tant
qu'elle voulut , et sans plus s'inquiéter de sa bonne
fortune que l'eût fait maître Gil Rlas dans pareille occa-
sion. Ces premières amours de notre poëte ont duré tout
autant que doivent durer ces sortes d'amours , assez
longtemps pour qu'il n'y ait pas de regrets, pas assez
longtemps pour qu'il y ait de la haine. Quand donc, ils
se furent bien aimés, elle et lui, ils se séparèrent pour
aller chacun de son côté, comme on fait toujours; elle
prit un mari plus sensé et mieux posé que son amant , il
pritune femme plusjolieet moins riche que sa maîtresse.
Et bénie soit-clle l'honnête et dévouée jeune fille qui a
consenti, de gaieté de cœur, à courir tous les hasards,
tous les chagrins, et aussi à s'exposer aux joies si douces
de la vie poétique! Ainsi, Le Sage entra presque sans
s'en douter dans cette vie laborieuse où il faut dépenser
chaque jour les plus rares et les plus charmants trésors
de son esprit et de son Ame; il écrivit, pour commen-
cer, une espèce de traduction des Lettres de Calisthène,
sans se douter qu'il avait plus d'esprit à lui tout seul
que tous les Grecs du quatrième siècle. L'ouvrage n'eut
aucun succès, et cela devait être. Quand on a le génie de
Le Sage, il faut faire des œuvres originales, ou ne pas
ni
L'AUTISTE.
s'en mêler. Traduire est un métier de manœuvre, imiter
(■-.t un métier de plagiaire. Au reste, le non-succés de ce
premier livre rendit Le Sage moins superbe et moins
lier: il accepta une pension, ce qu'il n'eût jamais fait
s'il eût réussi tout d'abord, de M. l'abbé de Lyonne;
celte pension était de six cents livres; et à ce propos,
les biographe* s'extasient sur la générosité de l'abbe de
Lyonne. Six cents livres! et quand on pense que si Le
Sage vivait de nos jours, rien qu'avec son théâtre de la
Foire il gagnerait trente mille francs chaque année! De
nos jours, un roman comme Gil Blas ne vaudrait pas
moins de cinq cent mille francs : le Iiinbl<- iiniinir en eût
rapporté cent mille, tout autant. Mais cependant il ne
faut pas en vouloir à M. l'abbé de Lyonne pour avoir
fait six cents livres de pension à l'auteur de Gil Mas.
L'abbé de Lyonne fit plus encore, il ouvrit à Le Sage un
admirable trésor d'esprit, d'imagination et de poésie, il
lui enseigna la langue espagnole, cette belle et noble
institutrice du grand Corneille; et certes, ce n'est pas là
uoe gloire médiocre pour la langue de Cervantes, d'a-
voir donné naissance chez nous au Cid et à Gil Blas.
Vous pensez si Le Sage accepta avec joie ce nouvel en-
seignement, s'il se trouva bien à l'aise dans ces mœurs
élégantes et faciles, s'il étudia avec amour cette galan-
terie souriante, cette jalousie loyale, ces duègnes farou-
ches en apparence, mais au fond si faciles; ces belles
dames si élégantes, le pied dans le satin , la tète dans la
mantille; ces charmantes maisons brodées au-dehors,
silencieuses au-dedans ; la fenêtre agaçante , sourire par
le haut, et murmurant concert à ses pieds! Vous
pensez s'il adopta ces soubrettes éveillées et coquettes,
ces valets ingénieux et fripons, ces grands manteaux si
favorables à l'amour, ces vieilles charmilles si favora-
bles au baiser! Aussi , quand il eut découvert ce nou-
veau monde poétique, dont il allait être le Pizarre et le
Fernand Cortès , et dont le grand Corneille était le
Christophe Colomb. René Le Sage battit des mains de
joie ; dans son noble orgueil , il frappa du pied celte
terre des enchantements; il se mit à lire, avec quel
ravissement! vous pouvez le croire, celte admirable épo-
pée du Don Quichotte, qu'il étudia sous son côté gra-
cieux, charmant , poétique, amoureux , faisant un lot »
part de la satire et du sarcasme cachés dans ce beau
drame, pour s'en servir plus tard quand il attaquerait
les financiers. Certes, M. l'abbé de Lyonne ne croyait
pas si bien faire le jour où il ouvrait cette mine; inépui-
sable à l'homme qui devait être plus tard le premier
poëtc comique de la France , puisqu'aussi bien Molière
est un de ces génies à part dont toutes les nations de
ce monde , dont tous les siècles littéraires revendiquent
au même droit la gloire et l'honneur.
Le premier fruit de cette étude de l'Espagne fut un
volume de comédies que publia Le Sage, et dans lequel
il avait traduit quelques belles comédies du théâtre es-
pagnol ; il y en avait une seule de Lopez de Vega , si
ingénieux et si fécond; c'était vraiment trop peu : il n'y
en avait pas une seule de Caldéron de la Barca; et ce
n'était vraiment pas assez.Dans ce livre, que nous avons
lu avec soin pour y rechercher quelques-uns de ces
sillons lumineux qui font reconnaître l'homme de génie
partout où il a passé , nous n'avons pu rien rencontrer
de plus qu'un traducteur; l'écrivain original ne s'y mon-
tre pas encore : c'est que le style est une chose longue à
venir; c'est que , dans cet art de la comédie surtout , il
y a certains secrets du métier que rien ne remplace .
qu'il faut apprendre à toute force. Ce métier-là , Le Sage
l'apprit comme on apprend toutes choses, à ses dépens.
De simple traducteur qu'il était , il se fit arrangeur de
comédies, et en 1702 (le xviuc siècle commençait
mais d'une façon timide, et nul ne pouvait prévoir ce
L'ARTISTE.
■rt.i
qu'il allait devenir) Le Sage fit représenter au Théâtre-
Français une comédie en cinq actes , intitulée le Point
d'honneur.Cc n'était là qu'une imitation de l'espagnol :
l'imitation eut peu de succès, et Le Sage ne comprit pas
cette leçon du public; il ne comprit pas que quelque
chose disait tout bas à ce parterre si réservé, qu'il y
avait dans ce traducteur un poète original. Pour prendre
sa revanche , que lit Le Sage? il tomba dans une faute
plus grande encore : il se mit à traduire , le croirez-
vous, la suite du Don Quichotte, comme si Don Qui-
chotte pouvait avoir une suite, comme si personne au
monde , pas même Cervantes lui-même , avait le droit
d'ajouter un chapitre à cette fameuse histoire! Et véri-
tablement il est bien étrange qu'avec son goût si sûr, sa
raison si correcte, Le Sage ait jamais pensé à cette
malencontreuse suite. Aussi bien , cette fois encore ,
cette nouvelle tentative n'eut aucun succès ; le public
parisien , qui est un grand juge , quoi qu'on en dise ,
fut plus juste pour le véritable Don Quichotte que Le Sage
lui-même ; c'était donc encore une fois à recommencer.
Lui , cependant, tenta encore une fois cette route nou-
velle , qui ne pouvait le mener à rien de bon. Il revint
à la charge , toujours avec une comédie espagnole, Don
César Ursin, imitée de Caldéron. La pièce fut jouée pour
la première fois à Versailles , et applaudie à outrance à
la cour, qui se trompait presque aussi souvent que la
ville. Cette fois , Le Sage crut enfin que la bataille était
gagnée. Vain espoir! c'était encore une bataille perdue,
car, rapportée de Versailles à Paris, la comédie de Don
César Ursin fut sifflée à outrance par le parterre pari-
sien, qui brisa ainsi sans pitié les éloges de la cour et la
première victoire de l'auteur. Alors il fallut bien se ren-
dre à l'évidence. Averti par ces rudes enseignements ,
Le Sage comprit enfin qu'il ne lui était pas permis, à lui
moins qu'à tout autre, d'être un plagiaire ; que l'origi-
nalité était une des grandes causes du succès , cl qu'à
s'en tenir sans fin et sans cesse dans celte imitation ba-
nale des poètes espagnols , il était un poète perdu.
Aussitôt donc le voilà qui se met à être à son tour un
poète original. Cette fois, il ne cbpic plus, il invente ;
il arrange sa fable à son gré, sans se mettre plus long-
temps à l'abri de la fantasmagorie espagnole. Avec l'idée
originale, lui vient le style original ; il rencontre enfin ce
merveilleux et impérissable dialogue que l'on peut com-
parer au dialogue de Molière, non pas pour le naturel
peut-être, mais, sans contredit, pour la grâce et l'élé-
gance ; il trouva en même temps , et à sa grande joie ,
à présent qu'il était lui-même, qu'il ne marchait plus à
la suite de personne , il trouva que le métier était de-
venu bien plus facile ; cette fois, il était à l'aise dans
cette fable qu'il disposait à son gré; il respirait librement
dans cet espace qu'il s'était ouvert ; rien ne gênait son
allure, non plus que sa fantaisie poétique. A la bonne
heure ! le voilà enfin le suprême modérateur de son
œuvre , le voilà tel que le voulait le parterre, tel (pu
nous l'espérions tous.
Cette heureuse comédie , qui est . sans nul doute . la
première œuvre de Le S, me . a pour titre Crispin ri -ni
de son maître. Quand il l'eut achevée , Le Sage, recon-
naissant de l'accueil que la cour avait fait à Don Çiêta
Ursin, voulut aussi (pie la cour eût les prémices de
Crispin rival de son maître : il se souvenait avec tant de
bonheur que les premiers applaudissements qu'il reçut
étaient partis de Versailles! Le voilà donc qui produit
sa comédie à la cour. Mais, hélas! cette fois, l'opinion
de la cour était changée ; sans égard pour les applaudis-
sements de Versailles , le parterre de Paris avait sifflé
Don César Ursin; Versailles à son tour, et comme pour
prendre sa revanche , siffla Crispin rival de son maître.
Avouez que. pour un esprit moins fort, il y avait de
quoi se troubler à tout jamais, et ne plus rien compren-
dre ni au succès ni a la chute de ses œuvres. Heureu-
sement, Le Sage en appela du public de Versailles au
parterre de Paris, et autant Crispin rival de son maitn
avait été sifflé à Versailles, autant cette charmante co-
médie fut applaudie à Paris. Cette fois , ce n'était pas
seulement pour donner un démenti à la cour, que la ville
applaudissait; Paris avait retrouvé, en effet, dans cette
comédie nouvelle, toutes les qualités de la comédie vé-
ritable, l'esprit, la grâce, l'ironie facile, la plaisanterie
inépuisable, beaucoup de franchise, beaucoup de malice
et aussi un peu d'amour.
Quant à ceux qui voudraient tourner en accusation
les sifflets de Versailles , ceux-là doivent se souvenir que
plusd'un chef-d'œuvre , sifflé à Paris , s'est relevé par le
suffrage de Versailles : les Plaideurs de Racine, par exem-
ple, que la cour a renvoyés au poète avec des applaudisse-
ments merveilleux, aveclesgrandsrires de LouisXiV, qui
sont venus délicieusement troubler le sommeil de Racine,
à cinq heures du matin. Heureux temps, au contraire,
quand les poètes avaient pour les approuver, pour les
juger, cette double juridiction, quand ils pouvaient en
appeler des censures de la cour aux louanges de la ville,
des sifflets de Versailles aux applaudissements de Paris'
Maintenant, voilà René Le Sage à qui rien ne fait plus
obstacle; il a deviné sa vocation véritable, qui est la
comédie; il a compris ce qu'on peut faire de l'espèce
humaine, et à quels (ils légers est suspendu le cœur hu-
main. Ces fils d'or, de soie ou d'airain , il les tient dans
sa main à cette heure, et vous verrez comme il sait s'en
servir. Déjà dans cette tète, qui porte Gil Blas et sa for-
tune, fermentent les récits les plus charmants du Diable
Boiteux. Faites silence ! Turcaret va paraître, Turcaret ,
que n'eût pas oublié Molière si Turcaret eût vécu de son
temps; mais il fallut attendre encore que la France eût
échappé au règne si correct de Louis XIV, pour voir ar-
river après Ihomme d'église, après l'homme de guerre,
cet homme sans cœur et sans esprit, que l'on appelle
274
1/ ARTISTE
l'homme d'argent Dans une société comme est la nôtre,
l'homme d'argent est un de ces pouvoirs bâtards et ef-
frontés qui poussent dans les affaires de chaque jour,
comme le champignon pousse sur le fumier. On ne sait
pas d'où vient celte force inerte, on ne sait pas comment
elle se maintient à la surface des choses; nul ne peut dire
comment elle disparaît après avoir jeté son phosphore
d'un instant. Il faut , en vérité , qu'une épeque soit bien
corrompue et bien infâme pour remplacer par l'argent
Cépée du soldat ; par l'argent la sentence du magistrat ;
par l'argent l'intelligence de l'homme de guerre ; par
l'argent le sceptre du roi lui-même. Une foisqu'une na-
lion en est arrivée là, d'adorer l'argent à genoux, ne
lui demandez plus ni beaux-arls, ni poésie, ni amour;
elle est abrutie comme l'était le peuple juif agenouillé
devant le veau d'or. Heureusement, de toutes les puis-
sances éphémères de ce monde , l'argent est la puissance
la plus éphémère; on lui tend la main droite, il est \ rai,
mais on le soufflette de la main gauche; on se prosterne
jusqu'à terre quand il passe , oui ; mais quand il est
passé on lui donne du pied au derrière ! Voilà ce que
Le Sage a merveilleusement compris , comme un grand
poète comique qu'il était. Il a trouvé le côté ridicule et
affreux de ces hommes dorés qui se partagent nos fi-
nances , valets enrichis de la veille , qui , plus d'une fois,
par une méprise toute naturelle, ont monté derrière
leur propre carrosse. Ainsi est fait Turcaret. Le poète
l'a affublé des vices les plus honteux , des ridicules les
plus déshonorants; il arrache de ce cœur abruti par
l'argent, les sentiments les plus naturels; et cependant,
même dans cette affreuse peinture, Le Sage est resté
dans les limites de la comédie , et pas une seule fois ,
dans cet admirable chef-d'œuvre, le mépris et l'indigna-
tion ne font place à l'éclat de rire. Ce fut donc à bon
droitque toute la race des gens de finances, à peine eut-
elle entendu parler de Turcaret , s'ameuta contre le
chef-d'œuvre ; ce fut dans tous les riches salons de Pa-
i i.N , parmi la finance qui prêtait son argent aux grands
seigneurs , et parmi les grands seigneurs qui emprun-
taient de l'argent à la finance, un toile général, un haro
universel. Jamais le Tartufe de Molière ne trouva plus
d'opposition parmi les dévots , que Turcaret ne trouva
d'opposition parmi les financiers. Et pour nous servir
du mot de Beaumarchais à propos de Figaro, il fallait
aidant d'esprit à Le Sage pour faire représenter sa co-
médie, qu'il lui en avait fallu pour l'écrire; mais cette
fois encore, le public, qui est le maître tout-puissant
dans ces sortes de chefs-d'œuvre , fut plus fort que l'in-
trigue. Monseigneur le grand dauphin, ce prince illustre
par sa piété et par sa vertu , protégea la comédie de Le
Sage comme son aïeul Louis XIV avait protégé la co-
médie de Molière; alors les financiers, voyant que tout
(tait perdu du côté de l'intrigue , en appelèrent à l'ar-
gent , qui est la dernière raison de ces sortes de parve-
nus, comme le canon est la dernière raison des rois.
Cette fois encore l'attaque fut inutile ; le grand poète
refusa une fortune pour faire jouer sa comédie . et certo
il a fait là un bon marché, préférable cent mille fois à
toutes les basses fortunes qui se sont dissipées et per-
dues dans la rue Quincampoix. De Turcaret, le surco
fut immense; le Parisien s'égaya avec un rare bonheur
de ces loups cerviers voués au plus cruel ridicule. Que
si Le Sage avait tardé plus longtemps à faire représenter
son chef-d'œuvre, ces hommes-là auraient disparu pour
faire place à d'autres, et ils auraient emporté avec eux
la comédie qu'ils auraient payée; c'était donc un chef-
d'œuvre perdu à tout jamais , et jamais, que nous sa-
chions, l'agiotage ne nous aurait porté un coup plus
funeste.
Qui le croirait cependant? après cet ouvrage emineni
qui devait le rendre le maître de la Comédie-française .
Le Sage fut bientôt obligé de s'éloigner de cet Ingrtrf
théâtre qui ne le comprenait pas. 11 renonça, lui. l'au-
teur de Turcaret , à la grande comédie , pour écrire, en
se jouant , la comédie frivole , de petits actes mêlés de
couplets qui faisaient la joie du théâtre de la foire Saint-
Laurent, du théâtre de la foire Saint-Cermain. Malheu-
reux exemple que Le Sage a donné là en dépensant sans
prévoyance tout son esprit, au jour le jour, sans pitié
pour lui-même, sans profit pour personne. Quoi ! l'au-
teur de Turcaret remplir tout à fait le même office que
M. Scribe, perdre son temps, son style et son génie, à
cette comédie légère qu'un souffle emporte! Et les co-
médiens français ne se sont pas inquiétés, et ils n'ont
pas été se jeter aux genoux de Le Sage , le priant et le
suppliant de prendre sous sa protection toute-puissante
ce théâtre élevé par le génie et par les soins de Molière !
Mais ces comédiens imbéciles ne savaient rien prévoir.
Toujours est-il que s'il avait renoncé au Théâtre-
Français, Le Sage n'avait pas renoncé a la grande co-
médie. Toutes les comédies qui l'obsédaient au-dedans
de lui-même . il les entassa dans ce grand livre qui a
nom Gil lilas, et qui résume à lui seul la vie humaine.
Que dire de Gil lilas qui n'ait pas été déjà dit? Comment
louer dignement le seul livre véritablement gai de la
langue française? L'homme qui a écrit Gil lilas s'est
placé ati premier rang parmi tous les écrivains de ce
monde ; il s'est fait par la toute-puissance de sa plume le
cousin germain de Habelais et de Montaigne , le grand-
père de Voltaire, le frère de Cervantes , le frère radel
de Molière. Il est entré de plein droit dans la famille des
poètes comiques qui ont été eux-mêmes des philo-
sophes; dans cette même veine a élé encore écrit /.•
Bachelier de Salamanque . qui serait un charmant livre si
le Gil lilas n'existait pas, si surtout, avant que d'écrire
son fjiV Blas, il n'avait pas écrit ce charmant livre inti-
tulé le Diable Boiteux.
Donc . sauve qui peut ! le Diable est lâché dans la
L'ARTISTE.
275
ville, un Diable tout français , qui a l'esprit, la grâce et
la vivacité de Gil Blas. Allons, prenez garde à vous ,
vous les ridicules et les vicieux , qui ave/ échappé à la
grande comédie; car, par un effet de cette baguette
toute-puissante, non-seulement vos maisons, mais en-
core vos âmes, seront de verre tout à l'heure. Gare à
vous ! car Asmodée, le terrible railleur, va plonger son
œil impitoyable dans ces intérieurs que vous croyez si
bien cachés, et à chacun de vous il racontera son his-
toire secrète; il vous frappera sans pitié de celte bé-
quille d'ivoire qui ouvre toutes les portes et tous les
cœurs; il proclamera tout haut vos ridicules et vos vi-
ces. Nul n'échappe à ce gardien vigilant , à cheval sur sa
béquille, qui glisse sur les toits des maisons les mieux
fermées, et qui en devine les ambitions, les jalousies,
les inquiétudes, les insomnies surtout. Considéré sous
le rapport de l'esprit sans fiel et de la satire qui rit de
tout, et sous le rapport du style, qui est excellent, le
Diable Boiteux est peut-être le livre le plus français de
notre langue ; c'est peut-être le seul livre qu'eût signé
Molière après le Gil Blas.
Telle fut cette vie toute remplie des plus charmants
travaux et aussi des plus sérieux ; cet homme qui était
né un grand écrivain, et qui a porté jusqu'à la perfec-
tion le talent d'écrire, a marché ainsi de chef-d'œuvre
en chef-d'œuvre sans jamais s'arrêter. On ne sait pas au
juste le nombre de ses pièces; à soixante-quinze ans, il
écrivait encore un volume de mélanges ; il est mort sans
se douter lui-même à quelle gloire il était réservé. Ai-
mable et gai philosophe , il a été jusqu'à la fin plein d'es-
prit et de bon sens ; causeur agréable, ami fidèle , père
indulgent, il s'était retiré dans la petite ville de Bou-
logne-sur-Mer, où il était devenu sans façon un bon
bourgeois, à qui chacun prenait la main sans trop se
douter que c'était un homme de génie. Des trois fils
qu'il avait eus, deux s'étaient faits comédiens, à la
grande douleur de leur noble père , qui avait gardé aux
comédiens, comme on peut le voir dans Gil Blas, une
rancune bien méritée. Cependant, Le Sage pardonna à
ses deux enfants, et même il allait souvent applaudir
l'aîné, qui s'appelait Monmenil; et quand Monmenil
mourut, avant son père, Le Sage le pleura, et jamais,
depuis ce temps, il ne remit le pied à la comédie. Son
troisième fils, le frère de ces deux comédiens, était un
bon chanoine de Boulogne-sur-Mer ; ce fut chez lui que
se relira Le Sage , avec sa femme et sa fille , dignes ob-
jets de sa tendresse, et qui firent tout le bonheur de ses
derniers jours. Un des plus affables gentilshommes de ce
temps-là , qui eût été remarqué par son esprit quand
bien même il n'eût pas été un grand seigneur, M. le
comte de Tressan , gouverneur de Boulogne-sur-Mer, a
pu voir encore le digne vieillard la dernière année de sa
vie ; sur ce beau visage ombragé d'épais cheveux blancs,
on pouvait deviner que l'amour et le génio avaient
passé par là. Le Sage se levait de très-bonne heure , et
tout d'abord il se mettait à chercher le soleil ; peu à peu
les rayons lumineux tombant sur lui, la pensée revenait
à son front, le mouvement à son cœur, le geste à sa
main , le regard perçant à ses deux yeux ; à mesure que
le soleil montait dans le ciel, cette pensée ressuscitée ap-
paraissait, de son côlé, plus brillante et plus nette, si
bien que vous aviez tout à fait devant vous l'auteur du
Gil Blas. Mais, hélas! toute cette verve tombait à me-
sure que s'éloignait le soleil , et quand la nuit était ve-
nue, vous n'aviez plus sous les yeux qu'un bon vieillard
qu'il fallait ramener à sa maison.
Ainsi il s'est éteint un soir d'été ; le soleil s'était mon-
tré bien haut dans le ciel ce jour-là , et il n'était pas tout
à fait couché quand Le Sage appela sa famille pour la
bénir. Il n'avait guère moins de quatre-vingt-dix ans
quand il est mort. Pour vous donner une idée de la
popularité dont cet homme a joui, même de son vi-
vant, je finirai par cette anecdote: Quand parut le
Diable Boiteux, en 1707, le succès de cette admirable et
ingénieuse satire de la vie humaine fut si grand, le pu-
blic trouva si charmantes les vives épigrammcsqu'elle ren-
ferme, que le libraire fut obligé d'en faire deux éditions
en huit jours; le dernier de ces huit jours, deux gen-
tilshommes , l'épée au côté, comme c'était l'usage , en-
trèrent dans la boutique du libraire pour acheter le ro-
man nouveau : un seul exemplaire restait à vendre. L'un
de ces gentilshommes veut l'avoir, l'autre le réclame;
comment faire? Aussitôt, voilà nos deux acharnés lec-
teurs qui tirent leur épée et qui se battent au premier
sang et au dernier Diable Boiteux.
Mais qu'auraient-ils donc fait , je vous prie , s'il eût
été question cette fois du Diable Boiteux illustré par
Tonv Johannot? Jules JAMN.
27<;
I/AKTISTE.
Le nouveau roi de Danemark
es grands événements politiques
de l'Furopc ont aussi leur intérêt pour
nous , car ils se rattachent toujours par
quelque coté à notre question des beaux-
arts, qui , Dieu merci, ne coûtera pas
de sang aux hommes, et continuera son
chemin dans l'avenir, d'Orient en Occi-
dent, au travers des ligues de douanes et des préjugés
nationaux.
Fn Danemark, par exemple, dans la froide patrie du
vieux sculpteur Thorwaldscn , le nouveau roi Chrétien VIII
e*l tout à fait un roi selon le v<ru des artistes.
Au beau titre de prince héréditaire de Danemark , il
avait l'ambition de vouloir joindre celui de protecteur et
d'ami des beaux-arts. Il était président de l'Académie royale
des beaux-arts de Copenhague, et la présidait très-bien en
personne. Il avait pris sous son patronage la Société des Amis
des Arts , et il y enrôlait, bon gré mal gré, tous les gentils-
hommes de son futur royaume; son palais même était un
vaste Musée, et il s'imposait le devoir d'en faire les honneurs
aux gens de lettres, aux musiciens, — car il veut avoir une
i Imiifllc-musiquc cl un opéra, — aux peintres, aux sculp-
leurs, aux architectes de tous les pays; il les avait à sa ta-
ble, et il eût voulu pouvoir leur faire entreprendre sous ses
yeux de grands travaux. Artistes! saluons donc ce règne
qui sera le vôtre.
Les liens d'une longue et noble amitié unissent le nouveau
roi au célèbre statuaire Thorwaldscn, et il regrette vivement
aujourd'hui que la santé débile du vieux sculpteur ne lui
permette pas de renoncer au doux ciel de Itome , sous lequel
le prince a passé, lui aussi, d'heureux jours. De 1820 à 1823,
il employa trois années de sa jeunesse studieuse à faire un
long voyage en Italie, d'où il rapporta une très-belle et
Irès-curieuso collection de vases étrusques et grand nombre
de tableaux des maîtres italiens. Ces richesses, achetées avec
l'épargne du prince héréditaire, prendront place, sans doute,
dans le Musée royal de Copenhague, où figurent, depuis la
dispersion de la galerie de Choiscul et la vente publique des
précieux cabinets de nos derniers grands seigneurs du dix-
huitième siècle, bien des chefs-d'œuvre , la gloire des pein-
tres flamands et hollandais. Ce Musée, comme celui de Paris,
t'abrita sous le toit royal, et occupe une des ailes du chàleau
île Chrislianhorg.
Ainsi , d'après les récits des gazettes danoises, rien ne man-
que à la gloire de l'heureux avènement du roi Chrétien Mil.
Depuis longtemps, les grandes familles et les bourgeois de
Copenhague avaient placé leur affection sur le prince royal
et sa digne compagne, qui sont tous deux affables et beaux.
S. M. la reine Caroline-Amélie, née princesse Schleswig-Hols-
toin-Augustenbourg, est en effet une des plus belles et des
plus aimables princesses qui, au temps où nous vivons,
occupent un trône en Europe. Elle partage toute la popularité
de son royal époux, et comme lui elle ■ l'intelligence et l'a-
mour des belles choses et des nobles pensées.
Sous tant de favorables auspices, la nouvelle cour de Da-
nemark a pris un aspect joyeux qui contraste avec le souve-
nir du caractère de sévérité que lui imprimait le feu roi
Frédéric VI, qu'un long règne tout rempli d'agitations et de
traverses avait rendu morose et chagrin. Cependant on se
plaît à rendre justice aux belles qualités de ce prince, qui
au milieu de tant de graves préoccupations, avait trouvé le
moyen de faire de grandes choses. Ce fut sous son règne qu'on
reconstruisit la magnifique résidence de Chrislianhorg, qui.
avait été complètement détruite, en 1796, par un incendie.
On cite encore , parmi les monuments dont le roi Frédéric
a enrichi Copenhague, l'église de Notre-Dame, édifice d'un
style sévère et grandiose, voûté à plein-cintre, et largement
distribué. Sa façade, en péristyle, est ornée d'un frouton
triangulaire; son intérieur a pour toute décoration les douze
célèbres statues des apôtres qui font la gloire du ciseau de
Thorwaldscn; les sculptures en bas-relief qui occupent l'es-
pace du fronton sont aussi de ce grand artiste, qui a établi
dans Itome , et sur les ruines des arts romains, une école de
sculpture vraiment européenne. Nous autres Français, nous
avons à payer une dette de reconnaissance à la mémoire du feu
roi Frédéric VI. II y aurait de notre part de l'ingratitude à
ne pas mentionner la noble conduite de ce prince pendant
nos guerres de l'Empire.
Le Conseil municipal de Paris
e conseil municipal de la ville de
Paris vient de prendre, à l'unani-
mité , dans une de ses dernières séan-
ces, une décision qu'il faut louer. On
avait parlé longtemps du projet de
doter chacun des douze arrondissements
de Paris d'un édifice vaste et commode,
et de ne plus laisser pour unique enseigne, au siège de
autorité municipale , qu'une sentinelle à l'ombre d'un
drapeau, ou un marbre noir avec le mot Mairie, en lettres
jadis dorées. Ce projet, que nous pensions èlre abandonné,
va recevoir un commencement d'exécution ; nous nous em-
pressons de l'annoncer. Sur la proposition de M. Itoulay de
la Mcurthe, le vaste hôtel situé rue du Pol-de-Fer. n° 8.
en face de l'église Sainl-Sulpice, vient d'èlre acheté pai
la ville, au prix de 280,000 fr. , pour y placer la mairie du
onzième arrondissement.
Nous applaudissons à l'acte du conseil, et nous espérons
qu'il n'est que le germe d'une idée à laquelle nous verrons
donner bientôt un développement fécond. Ce que va obtenir
le onzième arrondissement, chacun des autres le réclame,
et avec un droit égal, un besoin non moins pressant, à sa-
voir, une résidence municipale, digne et simple à la fois, et
assez étendue pour rallier tous ces bureaux , toulcs ces sal-
les d'audiences si incommodément éparpillées. Puisqu'on
reconnaît enfin la nécessité de réunir dans un même local la
i/aktisi i;
277
mairie, le tribunal de la justice de paix, l'étal-major de la
garde nationale, les bureaux de bienfaisance, ajoutons-y,
s'il se peut , quelques salles où les mallieureux obtiendraient
un asile, un peu de feu dans les rigueurs de l'hiver.
l'n plan de draine.— Le Paradis de Mahomet.— Les Maquignons.— Mélodies
nouvelles.— Mlle Honorine Lambert.
Jor.neille a emprunté sa comédie du Menteur
Jau poëte espagnol Alarcou. Ce poëte a com-
posé également un drame intitulé le Tisse-
Irandde Scgovie, drame en trois journées, qui
j renferme quelques situations énergiques.
e Nous avons essayé, en y mêlant certains lem-
péramenlsde notre façon, de l'accommoder aux habitudes de
nos théâtres du boulevart. Nous l'offrons en cet étal à quel-
que Corneille de la Porte-Saint-Martin ou de l'Ambigu-Co-
mique, s'il le juge digne delui. Nous avons cru devoiraccom-
pagner ce scénario de remarques sur l'effet présumé que le
drame, écrit suivant nos indications, ne manquerait pas de
produire. Ce dernier travail critique est le fruit de l'expé-
rience que nous avons acquise à la représentation de ces
sortes d'ouvrages. Nous désirons que ces observations fassent
honneur à notre sagacité et qu'on nous reconnaisse l'intelli-
gence de la chose.
M) TISSERAND DE SÉGOVIE,
Drame en cinq actes cl en prose.
LE ROI DON ALONZO. LE COMTE BOX Jl I.IAN.
dona maria, sa fille. iiermudo, servit, de [>. Julian.
DON FERNANDO RAMIREZ. MONTEROS.
don a Anna, sœur de Fernando, peuple.
DON GAIICERAN DE MOMNA. SOLDATS.
(La scène se passe à Madrid et a Sésnvie. J
ACTE PREMIER:
Scène première. — Peux Mores s'enfuient; les monlcros, gardes
du palais, les poursuivent; une lettre et un poignard tombent de la
ceinture des Mores. Don Fernando arrive; il relève ces objets. Il
apprend au spectateur ce qui vient de se passer. Deux Mores se sont
glissés dans le palais : ils ont voulu assassiner le roi. Quelle intelli-
gence pcuvciil-ils avoir dans te palais? Comment ont-ils pu y péné-
trer? Grand est l'étonnement de Don Fernando. La lettre est adres-
sée au comte don Julian. La suscription l'atteste ; car la lettre n'indique
pas, du reste , la personne du comte. C'est donc lui qui méditait une
telle trahison I Don Fernando est confondu. Attention t
Scène deuxième. — Le comte vient; il est agité. Don Fernande
l'interroge en attachant les yeux sur lui. Il lui parle de l'attentat; le
comte change de couleur. — C'est vous qui êtes l'auteur de ce com-
plot! s'écrie don Fernando. — Moi ! répond le comte avec effroi. —
En voilà la preuve, reprend don Fernando; et il lui montre la lettre
signée du roi more, dans laquelle le trône d'Espagne est promis à
celui qui secondera les meurtriers. Le comte Julian demande grâce à
don Fernando, dont il allait devenir le beau-frère. Fernando a la gé-
nérosité de lui remettre en mains les preuves du crime ; puis il le
rappelle aux lois de l'honneur (discours que le comte, excessivement
orgueilleux, écoute avec beaucoup de dépit). Don Fernando sort.
Curiosité !
Scène troisième. — Don Julian exprime son ressentiment a soit
confident Bermudo, qui s'approche de lui ( Bermudo est une espèce
de gracioso perfide et lâche, mais spirituel). Le comte lui fait part de
l'événement. Il dit que cette affaire n'est pas finie; le roi va prendre
des renseignements ; les Mores n'ont pu avoir accès dans le palais que
par la volonté de Fernando ou parla sienne. Ne sont-ils pas les deux
seigneurs commis à la garde du palais? cela retombera sur sa télé:
ses soupçons commençaient déjà à s'éveiller. Bermudo lui propose
d'accuser son rival. La lettre est la seule preuve, la suscription in-
dique seulement que c'est à don Julian qu'elle s'adresse. En déchirant
cette enveloppe, la lettre peut compromettre Fernando aussi bien
que tout autre ; le comte goûte fort cet avis. Êtonnement !
Scène quatrième. — Le roi parait avec toule sa cour. Les Mores
reconnus ont été saisis par le peuple; le roi interpelle le comte avec
colère. — Comment une telle conspiration a-t-elle pu s'ourdir tans
qu'il en ait rien su? Le comte , menacé d'une disgrâce, répond qu'il
était sur les traces de cette conspiration; mais elle est si odieuse,
njoute-t-il , qu'il n'y peut croire encore. II a besoin de consulter le?
Mores pour oser la révéler, afin d'arracher la vérité de leur bouche
Le roi ordonne qu'on fasse venir les Mores; et le comte, effrayé, en-
voie aussitôt Bermudo a leur rencontre. Bermudo est chargé de leur
promettre la liberté s'ils veulent accuser don Fernando. Le comte ,
qui a la haute main dans le palais , les fera évader. Fendant ce
temps, don Julian rejette le crime sur don Fernando. Celui-ci vient
d'entrer; il demeure stupéfait de cette audace et de cette imposture.
Le roi, étonné , attend la venue des Mores. Indignation !
Scène cinquième. — Les Mores sonl amenés devant le roi, qui
les interroge lui-même; ils ont reçu la leçon de Bermudo; ils char-
gent Fernando de l'odieuse action méditée par le comte. Le roi , en
présence de ces dépositions accablantes , repousse la défense de don
Fernando: et, malgré le souvenir de sa loyauté passée, le condamne
à être enfermé dans une tour pour y mourir de faim. Dona Maria,
fille du roi , tressaille en entendant celte cruelle sentence; elle jette
au prisonnier un regard de pitié; dona Anna, sœur de don Fer-
nando, fond en larmes. Attendrissement !
Scène sixième. — Le roi a ordonné en même temps la confiscation
des biens de celui qu'il croit son ennemi, et la réclusion de toute sa
•278
L'AUTISTE.
famille, uinsi qu'une fouille ciaclc dans ses papiers. Le comte Julian,
qui est épris de la beauté de dona Anna, la soeur de Fernando , de-
mande qu'on mette toute cette famille a sa discrétiou. Le roi y con-
sent et serre la main du traître , en se flattant de conserver quelques
amis vertueux comme lui au milieu des déceptions qui l'entourent.
Effet comique!
Scène septième. — Dona Anna et le comte Julian restent ensem-
ble : le comte semble désespéré de la prétendue trahison de Fernando ;
il promet sa protection a dona Anna , et il lui dit qu'il se rendra chez
elle à minuit pour chercher quelques moyens de sauver son frère.
Frissonnement '
Scène huitième. — Le comte Julian se félicite avec Bcrmudo du
succès de sa ruse. Il s'est donc défait d'un rival dont la faveur le
çtèuait et dont la famille avait toujours été rivale de la sienne.
Comme les Mores ne peuvent s'évader sans qu'il soit responsable
•le leur évasion, il ordonne qu'on les étrangle dans la prison. Ber-
rnudo ajoute que cela leur épargnera la torture. Le comte annonce
ensuite son intention de séduire dona Anna , dont la beauté est re-
nommée. Elle ne peut plus être sa femme; irait-il s'attacher à une
famille ruinée ? Il portera ses vœux plus haut; puisque ses projets
sont ruinés du côté des Mores, il s'attachera a la tille du roi , qui
voyait don Fernando avec trop de complaisance Sa fortune lui pa-
rall en bonne situation. Horreur!
ACTE II
Scênt première. — Fernando, dans la tour, est livré à toutes les
angoisses de la faim , comme l'Ugoliu du Dante ; il a les mains liées
par des cordes qui le serrent étroitement; une lampe est auprès de
lui ; il parait abattu, et se plaint de la perfidie des hommes en géné-
ral , et de l'ingratitude des rois eu particulier. Eut-il jamais pu
penser que l'ambition et d'anciennes haines de famille auraient poussé
le comte Julian à une telle infamie, et que le roi Alonzo (le roi m
nomme Alon20) se fût laissé si facilement abuser? Fernando va
donc mourir de faim, lui qui a sauvé l'état plusieurs fois de la fa-
mine , lui qui a répandu la prospérité dans l'Espagne! Il avait rêvé
la mort d'un soldat dans les batailles en combattant contre les
Mores! Périr de celte façon! Sympathie !
Scène deuxième — fendant que Fernando se désole, une porte
s'ouvre; une femme masquée apparaît tenant à la main une cor-
beille pleine de fruits. Fernando prend celte femme pour un fan-
tôme; elle dépose ses fruits sur une table et fait signe à Fernando
d'y goûter. Le prisonnier lui demande qui elle est ; pas de réponse ;
muette à toutes les questions. Fernando montre ses bras chargés de
liens qui l'empêchent de prendre les fruits. La femme masquée es-
saie de dénouer les liens ; elle n'y peut réussir ; elle marque une
douleur impatiente. Fernando s'approche alors de la lampe; il brûle
les liens sans témoigner de souffrance. La dame masquée, émue de
M courage, prend les mains de Fernando dans les siennes et les pose
sur ses yeux. Fernando aussitôt s'aperçoit que ses mains sont mouillées
de larmes. Quel baume pour ses blessures ! Poétiques remerciements.
Cette mystérieuse personne ne sort pas de son silence, mais elle
donne à Fernando une lettre en lui faisant signe d'y répondre. Fer-
nando lit celte lettre : on le prie de nommer quelques-uns de ses
amis sur lesquels il peut compter; on les fera avertir sur-le-champ
de se rendre dans une vieille église peu éloignée de celle tour, la-
quelle tour communique par tin escalier dérobé aux caveaux funèbres
de l'église; ils pourront parvenir ainsi jusqu'à lui en faisant une
brèche au mur, et sans que le geôlier, placé au bas de la tour, puisse
rien entendre. Il s'échappera par ce moyen. Fernando, reconnaissant,
tombe aux pieds de cet ange, qui ne veut pas se dévoiler. La dame
masquée disparaît. Respiration.
Scène troisième. — Fernando croit avoir fait un rêve ; la corbeille
lui rappelle que c'est la vérité : il entend les pas du geôlier. Il n'a
que le temps de cacher la corbeille et de ressaisir les liens. Inquié-
tude !
Scène quatrième. — La porte du cachot s'ouvre ; c'est dona Anna
qu'on emprisonne avec son frerc. Don Fernando ouvre les bras pour
la recevoir, mais dona Anna n'ose pass'y jeter: elle lui avoue qu'elle
est déshonorée. Le comte Julian, sous prétexte de rendre la liberté a
son frère, a abusé d'elle. Puis, l'indigne séducteur, embarrassé d'une
victime déplus, veut la faire périr de la mort de Fernando. Il la réu-
nit à lui. Fernando répond qu'elle a mérité la mort en effet. Il lui
reproche amèrement sa faiblesse; il ajoute que s'il avait à la main un
poignard ou une épéc il se ferait le justicier de sa famille. Grande
scène portée au dernier degré de la violence du côté de Fernando, et
de la résignation de la part de dona Anna. Des coups de pioche le
font entendre dans le mur. Ce sont les amis de don Fernando. Mu-
sique !
Scène cinquième. — Bientôt don Garceran de Molina et quelque—
uns des siens se font jour a travers le mur. Mais des surveillants du
comte Julian ont épié leurs démarches : on les a même suivis jusque
dans l'église, sans avoir découvert pourtant le passage par lequel ils
ont pénétré dans le caveau. Qu'importe a don Fernando? il se sent
le courage du Cid. Cependant Garceran, pour assurer la fuite de don
Fernando, propose un singulier expédient : il faut, s'il y a bataille,
que l'on croie que don Fernando a été tué dans le combat. Les ca-
veaux funèbres ont donné ce matin même asile a un nouvel hôte ;
Garceran l'ira chercher; il le revêtira des habits de Fernando, et
quelques coups de poignard, qui ne peuvent plus lui faire de mal, le
défigureront et empêcheront qu'on ne reconnaisse le subterfuge.
Garceran emporte l'habit de Fernando , qui revêt celui d'un <b
sistants. Sensation prolongée!
Scène sixième. — Don Fernando se laisse attendrir par sa soeur;
il lui pardonne. Il est question de la dame voilée : partira-t-il sans la
revoir? Ne serait-ce pas dona Maria? c'est l'avis de dona Anna. Elle
croit que son frère a inspiré de l'amour a la fille du roi. Satisfac-
tion !
Scène septième. — Don Garceran revient avec son mort ; on le
place au fond du théâtre, de manière a ce que le spectateur ne puisse
éprouver aucune émotion désagréable. On presse Fernando de par-
tir; il s'éloigne à regret avec ses amis. Il a déjà franchi la brèche
lorsque la porte secrète s'ouvre de nouveau. La dame masquée ret-
rait. Fernando, a demi caché, fait signe a ses amis de garder le *i-
lcnce afin d'épier les mouvements de l'inconnue Silence
Scène huitième. — La dame masquée, en voyant le mort revêtu
des habits de don Fernando, jette un cri et tombe a genoux : elle ôtc
son masque en disant que sa passion peut se révéler désormais, puis-
que celui qu'elle aime n'est plus : « Éclatez, mon amour! * s'écrie-
t-elle C'est dona Maria elle-même, la fille du roi. Fernando ne
la laisse pas longtemps dans son erreur. Bonheur de Fernando^ MB-
L'ARTISTE.
279
fusion de dona Maria! Dona Maria avoue enfin son amour. Dans son
enivrement, elle jure à Fernando qu'elle sera à lui. Le roi est sur le
point de partir pour Ségovie. Fernando ira à Ségovie; il s'y cachera
sous un nom supposé. Dona Maria sera sa femme : fi Ho du roi le
jour, femme de Fernando la nuit! Ils échangent leurs anneaux en
présence de Garceran et de dona Anna. Garccran est amoureux de
dona Anna ; mais il a appris la séduction opérée par le comte. Il est
triste ; dona Anna est soucieuse aussi, car elle aime Garceran : ils as-
sistent à cette scène comme des témoins qui regrettent de n'en pou-
voir faire le pendant. Don Fernando, ses amis et sa sœur se retirent
par la brèche; dona Maria s'éloigne par la porte secrète. Dernier
adieu des amants. Intérêt.
ACTE III.
Scène première. — Une grande place de Ségovic; le peuple est
réuni : c'est la fête des tisserands. Le roi doit y assister. Fernando est
nommé le maître des tisserands Déguisé sous le costume d'artisan,
il a su devenir un des principaux chefs de l'association des tisserands.
Dona Anna et don Garceran sont revêtus du même costume que
lui. On parle à Fernando de la ressemblance de Théodora, sa femme,
avec la fille du roi, don Alonzo : il sourit. On chante une espèce de
complainte sur la mort de don Ramirez, et Fernando voit que l'es-
prit du peuple de Ségovie est. bien disposé pour lui. Chuchotement !
Scène deuxième. — Le roi arrive avec les seigneurs de sa cour et
sa fille dona Maria. Le roi entend le refrain de la complainte de don
Ramirez ; il regrette qu'un si brave chevalier se soit entaché de félo-
nie. Comme il aurait besoin de lui dans la guerre que lui font les
Mores, qui sont sur le point d'attaquer Ségovie ! Le comte don Ju-
lian fait l'hypocrite et pleure aussi don Ramirez. Dona Maria et Fer-
nando échangent des regards d'indignation. Le peuple se livre a
toutes sortes de jeux dans le fond du théâtre. Le roi se retire avec sa
fille ; le peuple aussi quitte bientôt la place. Tiédeur.
Seène troisième. — Le comte Julian demeure avec Bcrmudo. Il
est fatigué d'entendre toujours parler de Ramirez. Mais ce qui l'oc-
cupe le plus, c'est une nouvelle conquête à tenter. Un désir s'est
éveillé dans son cœur ; il a vu Théodora, il en est épris. Cette
femme du peuple, qui ressemble si fort à la fille du roi, l'a rendu
amoureux : il veut la surprendre et l'enlever. Il recommande à Ber-
mudo de placer des gens armés aux abords de la place ; il se retire
avec son confident. Surprise!
Scène quatrième. — Fernando attend Théodora. Il a vu le comte
s'éloigner : il espère une prochaine vengeance! Il pourra bientôt sans
doute demander compte à son ennemi de sa trahison et du déshon-
neur de sa sœur. Les Mores sont aux portes de Ségovie. A la tète
des tisserands, qu'il a fait armer et qu'il a disciplinés, il se propose de
porter le ravage dans le camp du roi more ; peut-être le fera-t-il
prisonnier et rentrcra-t-il triomphant! Théodora n'attend qu'une oc-
casion pour le réhabiliter. Incertitude !
Scène cinquième. — Dona Maria a revêtu les habits d'une femme
du peuple ; elle accourt à la rencontre de Fernando ; elle s'est sauvée
du palais. Scène de tendresse entre les deux époux. Fernando ne
laisse pas que de témoigner un peu de jalousie : il vient de la voir en-
tourée des seigneurs de la cour; le comte Julian lui-même s'est ap-
proché d'elle et lui a tenu des discours galants. Cette scène doit être
empreinte, s'il est possible, d'une poésie passionnée. Émotion!
Scène sixième. — Les gens du comte viennent tout a eoup saisit
Théodora et Fernando. Fureur de Fernando. Le comte s'approche
de Théodora et lui ilit qu'elle n'est pas faite pour être la femme d'un
vil artisan. Théodora semble écouter les propos du comte sans ter-
reur ; Fernando, retombant dans ses soupçons jaloux, éclate en
amers reproches. Le comte tire son épéc pour le frapper. Théodora
se jette entre eux. Elle dit au comte qu'elle ne cédera h son amour
que s'il se comporte en généreux chevalier, et s'il dépose son épée a
ses pieds. Le tisserand est un misérable, ajoulc-t-elle, auquel il faut
laisser la vie ; elle le quittera pour le comte ; mais elle ne veut pu
sa mort. Le comte, charmé, met un genou en terre et présente son
épéc à la belle. Aussitôt Théodora se précipite vers son mari, elle
lui remet l'épée en s'écriant : « Don Ramirez, défends-toi! » Le
comte Julian, terrifié, se jette derrière ses hommes d'armes, qui l
protègent. Don Fernando lui proteste qu'il n'échappera pas à sa fu-
reur. Les tisserands, attablés dans les cabarets voisins, accourent aux
cris de Fernando. Il se fait reconnaître à eux : ils jurent fFembreun
sa cause. Bravos!
ACTE IV.
Scène première. — La demeure du comto don Julian. Garceran
et donna Anna se présentent chez le comte : il n'y est pas. Scène
entre Garceran et dona Anna : ils sont envoyés par Fernando pour
proposer au comte de donner sa main et son nom a dona Anna, et de
reconnaître pour épouse celle qu'il a déshonorée. L'amour de don
Garccran se dévoile malgré lui et malgré la bizarrerie de sa situation,
qui ressemble un peu à celle d'Ottavio et de la fille du Commandeur
dans l'opéra de Von Juan. L'amour de dona Annasetrahitégalement.
mais il est repoussé chez tous les deux par leur devoir. Un sifflet !
Scène deuxième. — Le comte paraît accompagné de Bermudo: il
est allé instruire le roi de la présence de don Ramirez , et de la ré-
volte du peuple de Ségovie , qui prend les intérêts de ce traître; il
repousse avec mépris les propositions de dona Anna. Don Garccran
le provoque comme un chevalier félon Deux sifflets !
Scène troisième. — Dans ce moment, un grand bruit se fait en-
tendre ; la demeure du comte est assiégée, envahie ; et don Fernando .
l'épée à la main, accourt suivi d'une troupe de soldats masqués.
Trois sifflets I
Scène quatrième. — Don Fernando ordonne à tout le monde de
se retirer; il veut rester seul avec le comte. Bcrmudo se cache dans
un coin. Le comte est éperdu, tremblant; don Fernando lui repro-
che toutes ses trahisons avec violence ; il le force à signer un acte de
mariage par lequel l'honneur de sa sœur est mis à couvert. Le comte
signe cet acte, croyant ainsi sauver ses jours. Mais don Fernando,
maître de cet acte, dit ensuite au comte : «Tu vas mourir ; tu as mé-
rité la mort par tes crimes. » Il appelle deux de ses compagnons et
leur ordonne d'emmener le comte et de le tuer. Tonnerre d'applau-
dissements !
Scène cinquième. — Les Mores ont attaqué Ségovie; les Mores
sont dans la ville , il s'agit de les repousser. Don Fernando assemble
ses compagnons ; il faut combattre pour la liberté, pour la patrie.
Ils se précipitent au-devant de l'ennemi. Bermudo, qui a été témoin
de toute la scène, caché dans son coin, en sort, et se demande s'il
doit accuser Ramirez devant le roi, ou s'attacher à la fortune de ce
seigneur qu'il a servi autrefois. Conversation générale !
I
280
L'AUTISTE.
ACTE V.
Scène première. — Le palais du roi. On apprend au roi que kx
Mures étalent vainqueurs lorsqu'ils ont clé repousses par une troupe
d'hommes masqués, qu'on avait pris pour «les brlgSOd*, et qui ont
f.iii périr le comte Julian. Rumeur confuse !
Scène deuxième . Doua Maria se jette aux genoux du roi, et lui
avoue tout ce qui s'est passé jusqu'à son mariage secret, ce qui con-
trarie fort le roi. Le roi est confondu de la trahison du comte Ju-
lian. Un ministre du roi more , fait prisonnier, certifie la complicité
du comte; Mais le peuple amène en triomphe et avec grande pompe
le vainqueur des Mores. Marche militaire. Boni mor* .'
Scène troisième. —Don Ramirez est en quelque sorte déposé aux
pieds du roi par le peuple de Ségovie. On l'appelle le sauveur de l'é-
tat. Le roi le reconnaît, et, pour le récompenser, lui donne la main
de sa fille. Il reste encore deux heureux a faire, don Fernando s'en
charge. Il met la main de doua Anna dans celle de don Garccran.
Don Garceran peut l'épouser sans rougir à présent, puisque don Ju-
lian l'a reconnue pour sa femme. Ce n'est plus une fille déshonorée,
mais la veuve d'un grand d'Espagne. Bcrmudo, qui a trouvé moyen
de se raccrocher au roi depuis la mort du comte son protecteur, et qui
a égayé la pièce de ses plaisanteries dans toutes les scènes où il a
paru, fait nn lazzi sur ce dernier mariage. On rit. Succès contesté.
Voilà ce drame : est-ce qu'il n'en vaut pas un autre?
Les réformes qui viennent de s'opérer dans les mœurs
turques ont inspiré à M. Laurencin une folie intitulée le
Paradis de Mahomet. Le jeune Oscar s'est décidé à profiter du
paquebot de Marseille pour s'en aller faire un voyage à Con-
stautinople. Il est évident que notre Oscar a lu l'intéressant
ouvrage de M. Marcliebeus, architecte, qui a décrit d'une ma-
nière exacte et pittoresque le voyage de ce fameux paque-
bot. Oscar arrive donc à Constantinople. Son plus grand dé-
sir est de pénétrer dans un sérail, au risque de tous les
désagréments qui peuvent lui en arriver. Il escalade un mur
et se trouve en présence de trois charmantes odalisques, co-
quettes comme des Françaises, et qui déploient pour le sé-
duire des talents particuliers : celle-ci danse la Cracovienne
de Mlle Elssler, mais non pas précisément comme Mlle EIss-
ler; celle-là touche du piano, sur un piano Pleyel, mais non
pas précisément comme Mme Pleyel; cette autre chante un
air du Domino Noir, mais non pas précisément comme Mme
Damoreau.N'importe,elles n'en sont pas moins fort gracieuses,
et notre Oscar les trouve fort à son gré. Par malheur,
ces dames se sont moquées de lui, et elles finissent par l'in-
viter tout simplement à dîner, comme des bourgeoises des
environs de Paris chez lesquelles il serait tombé un dimanche.
Oscar se résigne. Cette pièce a pour but de faire valoir les
grâces de Mmes Nathalie, Nougaret et Desprez : elles doivent
des remerciements à M. Laurencin, et le Gymnase aussi.
Les Maquignons n'ont pas eu de bonheur aux Variétés;
ils sont plus adroits que cela ordinairement. Ils ont reçu
une ruade de leurs chevaux. La direction, que l'on sait fort
habile, malgré deux ou trois revers qu'elle vient d'essuyer,
a bien l'air de vider de vieux cartons de bon gré, afin de ne
pas y être forcée par autorité de justice. Odry est néanmoins
très-amusant dans cette pièce, quand il badigeonne et remet
un cheval à neuf, mais c'est une assez malheureuse idée d'a-
voir mis des chevaux en scène. Ce genre d'acteurs ne doil
pas sortir du Cirque des Champs-Elysées. Nous attendons,
avec plus d'impatience que jamais, Mignonne, c'est-à-dire
MmeCrécy.
Voici le temps des Album, et les Fleurs de liruyères, de
M. Armand , se sont empressées d'éclore : ce sont des mélo-
dies bretonnes, car les Allemands ont découvert une espèce
de botanique musicale qui a plu à l'auteur. Ces mélodies ont
toutes un caractère poétique : c'est le chant libre du marin
bercé par la vague ; la chanson des pâtres qui dansent en
rond dans les landes de la Bretagne, autour des grandes
pierres druidiques; la voix dolente des petits mendiants qui
s'en vont le long des grandes routes poudreuses courir après
les voilures publiques, en demandant l'aumône au voyageur;
l'harmonie des étoiles, cette harmonie que Pythagore a en-
tendue, mais qui n'arrive plus guère à nos oreilles; enfin
toutes les naïves impressions de la nature. M. Armand s'est
associé un compositeur distingué, l'auteur des Harmonies re-
ligieuses, M. l'abbé Guillou , et cet Album est fait pour obte-
nir du succès. M. Armand, avec des scrupules de conscience,
bien rares chez les jeunes gens de l'époque, a soumis ses pa-
roles à de vénérables prélats, qui lui ont délivré un passe-
port ainsi que leur bénédiction.
Puisque nous parlons musique , annonçons le retour à la
santé d'une charmante personne, qu'une maladie assez grave
a empêchée quelque temps de pratiquer son art, Mlle Honorine
Lambert. Cette excellente pianiste, dont la méthode a forme
déjà de si brillantes élèves, a repris heureusement ses le-
çons. Le monde élégant, qui l'a adoptée, sera encore appelé
à jouir cet hiver de sa présence et de son talent.
HirroLviE LUCAS.
Typographie de Lacrampe et Corap., rue Damictte, S — Fonderie de Thorty, Virey el Noret
h" Ai&Timra,
/■/./.•■// ffùttnà
(VF.Mrl
L'ARTISTE.
281
L2L XTTJXT DE 1T0SL.
AiiAMK de Lamartine est la
digne femme du plus grand
poète de ce monde. Elle a
toutes les intelligences de
l'espiïtetdurœur; elle a une
disposition naturelle à tous les
lieaux-arts, qu'elle aime avec une passion sincère et qu'elle
cultive avec un rare bonheur. Le moyen, en effet, d'être
associée pour une si grande part à la gloire d'un homme
comme M. de Lamartine , de porter ce grand nom de-
vant lequel s'incline l'Europe entière , et de rester im-
mobile et calme au coin de son feu , comme ferait une
bourgeoise, occupée seulement du concert de la veille
et du bal du lendemain? Vous avez vu, dans le Voyage
*n Orient de M. de Lamartine, un des plus beaux cha-
pitres de ce beau livre, dans lequel madame de Lamar-
tine raconte avec une simplicité toute poétique sa course
aventureuse dans le désert, eh bien! tel était ce style
excellent, telle était cette description vive et rapide,
que si M. de Lamartine n'eût pas averti le lecteur que
ces pages étaient écrites par sa femme , les amis les
plus sincères de son talent l'auraient félicité de ces pa-
ses comme tout à fait dignes de ce qu'il a écrit de plus
sincère et de plus beau. Pour peu que vous soyez admis
dans l'intimité du grand poète , et qu'il vous honore de
cette familiarité adorable qui nous rend tous si heureux
et si fiers , il vous sera permis de pénétrer dans l'ate-
lier de madame de Lamartine. Là, vous pourrez voir,
dans le plus charmant désordre , tout ce que peut pro-
duire la pensée active et bienveillante d'une femme qui
veut se mettre au niveau du grand poëte qui l'a choisie
entre toutes. Les albums de madame de Lamartine sont
remplis de ruines, de paysages, de monuments, de
souvenirs pittoresques , de ses lointains pèlerinages.
■2' SÉRIE, T01IE IV, 18e 1.1V
Dans ces feuilles épïirscs elle a dressé, pour ainsi dire,
la décoration des poèmes de son noble epoux. Au-
tour de l'atelier , plusieurs tableaux, dignes copies des
plus grands maîtres de l'école italienne , vous révè-
lent un habile et fécond artiste. Parmi ces copies des
grands maîtres, la plus heureuse et la plus aimée, san-
contredit, c'est le portrait de M. de Lamartine, d'après
Gérard; mais, naturellement, la copie est plus ressem-
blante que l'original; le front est plus vaste, le regard
plus ferme. Bien mieux que dans le tableau de M. Gé-
rard, cette tête est inspirée et calme, et M. Gérard eût
fait un bien plus beau portrait s'il l'avait comprise ainsi.
« Vous remarquerez encore dans cet admirable tohu-
bohu d'œuvres inachevées , de fantaisies incomplètes ,
un petit chef-d'œuvre de sculpture, un bénitier. Cer-
tes , si jamais en sculpture il est difficile d'avoir une
idée nouvelle , ce doit être lorsqu'il s'agit d'inventer un
de ces grands bassins destinés à l'eau lustrale. Pour le
bénitier de la Madeleine, M. Antonin Moine a été obligé
de s'y prendre à trois fois. Mlle de Fauveau a fait un
bénitier qui est charmant, et cependant l'ange aux ailes
déployées doit être fatigué de se tenir debout sur le
bord de ce vase plein d'eau bénite Or, voici le bénitier
de madame de Lamartine :
« Trois jolis enfants à l'air éveillé , beaux comme des
anges, viennent de recevoir le baptême; ils sont dans
toute la joie de l'innocence , à peine s'ils frappent du
pied la terre ; leurs petites têtes mutines et bouclées
regardent le ciel avec le charmant sourire de l'enfance.
Entre ces trois petits anges tout nus et d'une nudité si
chaste, s'élève la croix, l'immortel symbole; la croix
est légère comme les enfants qui la supportent : ce
n'est pas l'instrument de douleur et de supplice ,
c'est le signe de la liberté et de la rédemption. Aux
pieds des trois enfants s'étend la nappe d'eau sainte.
Rien n'est charmant comme ce groupe modelé par ce-.
beaux doigts, avec une élégance infinie. M. de Lamar-
tine , qui est jaloux de la gloire de sa femme bien plus
que de la sienne propre, a fait couler ce bénitier en
bronze ; mais ce serait grand dommage de laisser inachevé
un si beau projet. Ce n'est pas un petit bronze qu'il nous
faut, c'est un monument de six pieds. Ce chef-d'œuvre
ne peut pas rester à l'état de statuette ; il sera exécuté
en marbre quelque jour. Déjà plusieurs artistes excel-
lents de ce temps-ci, entre autres M. Jouffroy, l'auteur
de la Jeune fille confiant son secret à Venue, sollicitent
l'honneur de reproduire l'idée de madame de Lamar-
tine. Heureuse l'église de Paris qui sera dotée d'un pa-
reil chef-d'œuvre!
«Il y avait aussi, dans un coin de l'atelier, une page
brillante rehaussée d'or, qu'on eût prise de loin pour
quelque frontispice de quelque riche missel du quin-
zième siècle. Toute la fantaisie d'un artiste que rien*
n'arrête se déploie sur ce beau vélin. Ce sont des oi-
37
082
L'ARTISTE.
hmux qui viennent du paradis en droite ligne, des
Heurs de tous les printemps de ce inonde , des pêches
veloutées comme une joue de quinze ans , des brins
ri herbe sur lesquels bourdonnent mille insectes dorés
par le soleil; c'est un pêle-mêle idéal des plus fragiles
chefe-d'œnvre du ciel et de la terre. Jamais le caprice
d'une femme et d'un artiste n"a été plus loin. L'abeille
se pose en bourdonnant sur la figue entrouverte ; la rose
se penche avec amour sur le nénufar humide; l'épi et le
raisin se confondent dans le même sillon. Cependant, au
milieu de cette guirlande poétique , le vélin était resté
blanc comme la neige au printemps, quand la prairie
montre déjà ses petits recoins de verdure. C'était un
jour d'été ; la journée avait été remplie de suaves
odeurs, de frais ombrages, d'oiseaux chanteurs; .M. de
Lamartine, le poëte, arriva, et il découvrit sur la ta-
ble de sa femme cette belle page à peine achevée. Alors,
savez-vous ce qu'il fit pour que le fond fût digne de la
forme, pour que le tableau fût digne du cadre? II im-
provisa trois ou quatre de ces belles stances qui tombent
de son génie comme le chant du rossignol tombe de
l'amandier en fleurs. Ces stances, je lésai lues, mais
d'un coup d'oeil, comme un homme qui a peur d'être
indiscret, et je ne puis rien vous en dire, sinon que
jamais association plus intime ne fut faite entre le fond
et la forme, le dessin et la poésie, l'image et la cou-
leur. »
Celui qui nous parlait ainsi n'était rien moins que
notre ami Gabriel, un gros homme qui, tout matériel
qu'il est en apparence , retrouve cependant de beaux
instants de poésie, surtout quand il approche de son
Dieu et de son maître, M. de Lamartine. Nous étions tous
là réunis, les uns et les autres au coin du feu, célé-
brant de notre mieux, par une intime causerie, la nais-
sance du Christ, et disant un dernier adieu à cette
dernière année de la jeunesse qui s'en va pour ne plus
revenir, hélas! Belle et sainte année en effet, année heu-
reuse et libre entre toutes, toute remplie d'honnêtes
travaux, de doux loisirs, d'amitiés fidèles et de chastes
amours! Que Dieu nous en donne ainsi quelques-unes
encore, et puis après qu'il fasse de nous ce qu'il voudra.
Quand il en ferait des conscillers-d'état ou des pairs de
France, nous n'aurions pas le droit de le maudire.
— Vraiment, ditThéodosc en attisant le feu, c'est mal
à toi, Gabriel, dont la mémoire estsi puissante, et qui sais
par cœur même des vers de l'abbé Dclille , de n'avoir pas
retenu ces stances de M. de Lamartine. Tu sais combien
nous aimons ton poëte, à ce point que nous avons pleuré
de rage quand nous avons découvert, l'entendant parler
à la tribune, qu'il serait, un jour, un aussi grand homme
d'état que M. Thiers. Tu sais que depuis longtemps
M. de Lamartine ne nous a pas dit un seul vers, et que
tout son loisir il l'a dépensé cet automne à écrire, dans
le journal de Maçon, des articles qui ont remué le
monde politique. Tu sais tout cela, et quel ennui profond
nous obsède , et qu'aujourd'hui tous les poêles font si-
lence. Tu savais aussi notre soirée de mardi et cette pe-
tite fête de notre famille d'amis que nous avions prépa-
rée avec tant de soins ; tu pouvais nous arriver avec dc>
vers inédits de M. de Lamartine, et lu ne l'as pas voulu ,
Gabriel ; ah ! c'est bien mal à loi , Gabriel !
A ces reproches de Théodose, dont il sentait toute la
portée, Gabriel resla interdit, et il se préparait à re-
filer la dixième méditation, quand, de sa petite voix ar-
gentine cl si fraîche, la petite Maria s'écria que ces ver-
inédits de M- de Lam; rtine. elle les savait par cœur.
Vous saurez que Maria est une belle enfant de dix an-
aux grands yeux bleus, aux cheveux noirs; c'est notre
enfant à tous ; elle a été élevée parmi nous comme si
nous étions tousses pères ou ses grands-pères. Chacun
lui apprend ce qu'il sait le mieux faire, l'un à tenir une
plume, l'autre à charger une palette de couleurs, celui-
ci à tirerd'un piano muet loules les vagues mélodies que
renferme l'âme humaine. Chacun de nous fait lire à
l'enfant le livre qu'il aime le mieux; celui-ci l'Arioste
et celui-là le Dante ; celui-ci le Don Quichotte de Cervan-
tes et celui-là le Paradis jierdu de Milton. Entre tous
ces hommes qui l'aiment d un amour tout paternel , qui
l'ont vue naître et qui l'ont vue grandir, c'est à peine si
l'enfant pourrait dire celui qu'elle aime le mieux,
si elle préfère son père à tous les autres, c'est que son
père est pauvre, c'est qu'il est seul, c'est qu'il pleure
nuit et jour la femme qu il a perdue. Le père s'appelle
Georges, il est le seul d'entre nous qui n'obéisse pas a
la fantaisie poétique ; il est bien plus un arlisan qu'un
artiste. Mais son enfant est sa poésie , et à ce compte il
est un plus grand poëte que nous tous. Cependant, il
eût fallu voir son œil s'animer et le sourire revenir à ses
lèvres, quand il entendit sa belle petite Maria parler
ainsi :
— Oui, tu es un méchant, Théodose, disait Maria,
de tant gronder mon cousin Gabriel; et pour la peine tu
ne sauras pas les vers de M. de Lamartine, je les dirai
tout bas à Gabriel.
— Mais comment donc, s'écria Georges, comment
sais-tu ces vers, ma chère enfant?
Puis, se tournant vers nous avec un soupir étoull'e:
— Voyez, disait-il, comme elle ressemble déjà à sa mère!
Disant ces mots , une grosse larme roulait dans ses
yeux.
— Or, voici, dit Maria: tu sais, cher père, que je me
suis promenée l'autre jour avec Hippolyte, parce qu'il
est bon et qu'il a l'air plus sage que vous tous. Il m'a
conduite , en me donnant le bras et en m'appclant sa
petite femme, au faubourg Saint - Honoré , dans une
grande et belle maison toute remplie de ces beau\
meubles de la Renaissance que vous aimez tant, les uns
et les autres. Figurez-vous , mes amis, qu'ils ont réuni
L'AUTISTE.
•283
dans ce lieu toutes sortes de tableaux , de dessins , de
travaux à l'aiguille, de bijoux d'or et d'argent , de ru-
bans et de dentelles, qui doivent être vendus pour secou-
rir les pauvres honteux. Il n'y a que la charité pour en-
tasser tant de magnificence. Moi , cependant , une fois
lâchée dans ce musée, je nie mis à regarder toutes cho-
ses, et je découvris bientôt, dans un angle favorable, à
côté de la fenêtre qui donne sur la cour, le tableau de ma-
dame de Lamartine, dont vous parlait Gabriel. C'étaient
les mêmes fleurs doucement épanouies, les mêmes oi-
seaux élincelants, le même écrin jeté sur cette page
blanche ; et moi aussi, j'ai lu les vers de M. de Lamar-
tine, je les ai lus longuement , saintement ; je les sais par
cœur, je me les chante à moi-même tout bas , depuis
trois jours, je les ai ajoutés à ma prière du matin et
du soir. Et voilà pourquoi, mon cher Hippolyte, tu
m'as trouvée maussade en revenant par les boulevarts.
Pourquoi ne parlez-vous pas, Maria, disais-tu? pourquoi
êtes-vous si triste? Je n'étais pas triste, mais je me ré-
pétais tout bas les vers de M. de Lamartine, tant j'avais
peur de les oublier.
Alors Théodose, sortant de son fauteuil : — Oh ! ma
petite Maria , s'écria-t-il , soyez bonne, récitez-nous ces
vers, et je vous enverrai pour vos étrennes un bel exem-
plaire des Méditations portiques et de Jocelyn , attaché
avec un ruban bleu qui vous servira de ceinture le jour
de votre première communion.
— Je le veux bien , dit Maria ; et , sans se faire prier
davantage, la main sur l'épaule de son père, elle nous
récita de sa petite voix vibrante les admirables stances
que voici :
)4S3\^N'Siit;TES bourdonnants, papillons, fleurs ailées ,
.ÇfgjxiAiix touffes des rosiers lianes enroulées,
Convolvulus tressés aux fils des liserons.
Pervenches , beaux yeux bleus qui regardez dans l'ombre ,
Nénufars endormis sur les eaux , fleurs sans nombre ,
(alites qui noyez les trompes des cirons:
jgBOITS où mon Dieu parfume avec tant d'abondance
-^ÈïJ-e pain de ses saisons et de sa providence;
Figue, où brille sur l'œil une larme de miel,
Pêches , qui ressemblez aux pudeurs de la joue .
Oiseau, qui fais reluire un écrin sur ta roue,
Et dont le cou de moire a fixé l'arc-en-ciel!
m,\ main qui cous peignit en confuse guirlande
~'\ Devant vos yeux , Seigneur, en claie l'offrande .
Comme on offre à vos pieds la gerbe de vos dons.
Vous avez tout produit; contemplez votre ouvrage.
Et nous, dont les besoins sont encore un hommage,
Rendons grâces toujours et toujours demandons!
2e SÉRIE , TOME IV, 18e LIVRAISON.
Quand elle eut récité ces beaux vers, inestimable pré-
sent qu'elle nous faisait là, le père baisa la main de son
enfant, et Auguste dans son coin, attendri malgré lui :
— Pardieu, dit-il, ne voilà-t-il pas que je pleure pour
des vers récités par un enfant !
Telle fut cette heureuse et poétique nuit de Noël.
Jules JANIY
CRITIQUE DRAMATIQUE.
iài^20is-m-
ous ne demanderons pas à M. \V
del pourquoi Zaïre paraît si souvent
sur l'affiche du Théâtre-Français ;
car nous reconnaissons volontiers
qu'il ne jouit pas aujourd'hui d'une
x'Miberté complète, et que la guerre
intestine ne lui permet pas de composer le répertoire de
façon à contenter la curiosité des hommes du monde et
le goût des hommes lettrés. Nous espérons qu'une fois
rendu à la paix, il comprendrala nécessité de donner le pas
à Polyexicte et à IVicomède, à Phèdre et à Britannicus , sur
Tancrède et Zaïre. Quelle que soit la mesure de son érudi-
tion littéraire, qu'il soit par lui-même capable ou inca-
pable de juger les questions de style, nous aimons à
croire qu'il se trouve autour de lui , parmi MM. les co-
médiens, ou parmi ses amis, des hommes assez éclairé-,
pour lui apprendre ce qu'il ignore, pour lui montrer
l'intervalle immense qui sépare le vers de Voltaire du
vers de Corneille et de Kacine. En attendant ce jour, que
nous appelons de tous nos vœux , nous n'avons qu'un
seul moyen de contribuer à la prospérité du Théâtre-
Français, et de prouver l'intérêt que nous inspire cet
établissement, qualifié par les Chambres de temple des
Muses; c'est de juger avec une sévérité absolue ceux de
MM. les comédiens qui se donnent pour disciples de
Melpomène : la sévérité est le témoignage d'estime le
plus éclatant que nous puissions leur accorder. Si la cri-
tique , au lieu de s'endormir dans une coupable complai-
sance , prenait au sérieux sa mission et ses devoirs ; si
elle ne s'était pas habituée depuis dix ans à considérer
comme secondaires toutes les questions qui se rattachent
à l'art du comédien, la tragédie n'offrirait pas aujour-
d'hui le spectacle affligeant de l'exagération, de la dé-
38
28 V
L'ARTISTE.
crépitude et de l'impuissance. Enhardis par l'indifférence
de la presse, MM. les comédiens ontoublié ou méconnu
toutes les lois qui régissent l'action et In déclamation tra-
gique ; ils ont traité en pays conquis la rime et la me-
sure de l'alexandrin. Il est temps qu'une sévérité salu-
taire les ramène dans la voie du bon sens et de la véi ïté.
Notre persévérance et notre franchise ne suffiront pas à
l'accomplissement de cette tâche ; nous avons mesuré
nos forces, et nous savons depuis longtemps que la rou-
tine sera plus puissante que nous. L'alexandrin boiteux ,
les rimes éclopées , se railleront de nos efforts ; MM. les
comédiens prendront en pitié nos remontrances et nos
prédications. Mais si la régénération de l'art tragique est
au-dessus de nos forces, si notre voix est impuissante à
réveiller la paresse des disciples patentés de Melpomène,
notre exemple ne sera peut-être pas perdu. Notre voix
trouvera peut-être des échos nombreux ; des voix plus
puissantes viendront peut-être se joindre à la nôtre pour
juger avec la même sévérité, avec la même justice, les
comédiens qui se donnent pour les interprètes de la tra-
gédie française. Que notre espérance se réalise, que
MM. les comédiens soient forcés parla clameur publique,
sinon d'avoir du talent, du moins de prouver qu'ils sa-
vent leurs rôles ; que les mémoires impuissantes laissent
le champ libre aux mémoires jeunes et fidèles; que les
débuts se multiplient ; que les cadres se renouvellent ,
et nous ne regretterons pas le nombre de nos pa-
roles.
Si l'utilitédc la critique avait besoin d'être démontrée,
si les dangers de l'indulgence ne frappaient pas tous les
yeux, la représentation de Zaïre nous fournirait un ar-
gument sans réplique. Il n'y a pas en effet un seul rôle
de cet ouvrage qui soit rempli , je ne dis pas d'une façon
complète , mais seulement d'une façon raisonnable.
M. Saint-Aulaire, chargé du personnage de Châtillon,
semble prendre à tâche de naturaliser sur la scène du
Théâtre-Français les intonations et les attitudes ap-
plaudies dans les théâtres forains. Non-seulement il récite
avec un aplomb imperturbable des lignes sans nom ,
qu'il ne peut prendre pour des alexandrins, mais il di-
vise ces lignes inqualifiables par des repos inattendus ,
qui rendent le couplet tragique absolument inintelli-
gible, et déroutent l'attention la plus soutenue. Au lieu
de justifier par l'étude, par un contrôle sévère exercé
sur lui-même, la complaisance du ministre qui l'a main-
tenu sur les cadres de la comédie malgré l'opinion forte-
ment motivée du commissaire royal; au lieu de donner
raison à Mlle Rachel , qui , par reconnaissance , a de-
mandé que son premier professeur de déclamation fût
admis à terminer ses vingt ans de service, M. Saint-Au-
laire prend chaque jour avec l'alexandrin des libertés
nouvelles. Quand on demeure quinze jours sans l'enten-
dre, on est tout étonné de voir le chemin qu'il a fait.
Lorsqu'il ne fausse ni la rime ni la mesure, il prend sa
revanche en sautant à pieds joints par-dessus des vers
entiers; il récite tour à tour quatre vers masculins ou
quatre vers féminins, comme si nous étions encore au
début du seizième siècle. En vérité, on a peine à com-
prendre que M. Saint-Aulaire soit maintenu sur les ca-
dres de la Comédie-Française. Le ministre aurait dû
trouver moyen de satisfaire autrement la dette que
Mlle Rachel croit avoir contractéeenversM. Saint-Aulaire.
Quoiqu'il n'ait certainement rien appris à la jeune fille
qui se dit son élève , nous approuvons la démarche
de mademoiselle Rachel ; mais M. Duchâtel , en li-
sant attentivement le décret de Moscou, aurait com-
pris que Mlle Rachel lui demandait une chose injuste et
contraire aux règlements de la Comédie. Il aurait dû
congédier M. Saint-Aulaire, déterminer le chiffre de sa
pension d'après le chiffre de ses années de service , puis-
que le décret de Moscou attribue au surintendant des
théâtres le droit de mettre hors des cadres tout socié-
taire ayant dix ans de service, qui n'est pas jugé capable
de concourir utilement à la représentation du réper-
toire ; et lors même qu'il eût réglé la pension de
M. Saint-Aulaire sans tenir compte des années qui lui
manquent pour prétendre au traitement que MM. les
comédiens appellent la petite pension , malgré l'illégalité
de cette mesure , il aurait bien mérité de l'art drama-
tique.
Nous espérons que M. Duchâtel reviendra sur sa pre-
mière résolution et comprendra la nécessité de congé-
dier M. Saint-Aulaire en avril 1840. Il ne faut pas que
Mlle Rachel compromette par sa reconnaissance l'art
qu'elle essaie de ranimer par ses études. Vouloir le main-
tien de M. Saint-Aulaire sur les cadres de la Comédie-
Française, c'est manquer de respect à tous les maîtres
de la scène française; et M. Duchâtel, qui est. aprè<
M. Villemain, l'homme le plus lettré du conseil, se doit
à lui-même d'accomplir ce que l'évidence et le bon
sens lui commandent. Les Chambres, en accordant au
Théâtre-Français une subvention annuelle de deux cent
mille francs, n'ont pu vouloir encourager des comédiens
tels que M. Saint-Aulaire ; M. Duchâtel le sait aussi bien
que nous. Pourquoi donc se conduit-il comme s il
ignorait le vœu des Chambres?
Je suis malheureusement forcé de traiter M. Des-
mousseaux presque aussi sévèrement que M. Saint-Au-
laire. M. Desmousseaux a rendu autrefois au Théâtre-
Français d'incontestables services; nous ne songerons
jamais à le nier. Mais il défigure cruellement le rôle
de Lusignan. Non-seulement sa mémoire est infidèle,
non-seulement il s'arrête et balbutie au moment où
le couplet tragique aurait besoin d'un débit rapide
et animé , mais lorsqu'il se souvient de ce qu'il doit
dire, il le dit d'une voix si somnolente, que l'au-
diteur devine à peine le sens des paroles prononcées
par Lusignan. Malgré les services réels rendus à
L'AUTISTE.
28Ô
la Comédie - Française par M. Desmousseaux , il est
donc déraisonnable de ne pas régler sa pension. Le
ministre a le droit de congédier M. Desmousseaux ;
le décret de Moscou ne laisse aucun doute à cet égard.
Il ne faut pas, pour assurer à M. Desmousseaux quel-
ques centaines de francs, faire de la tragédie française
la risée du parterre. Or, en écoutant M. Desmousseaux,
il n'y a que deux partis à prendre : le parti du sommeil
ou le parti de l'hilarité. Et comme chacun de ces deux
partis est également injurieux pour la tragédie, nous
espérons que M. Duchâtel voudra bien s'assurer par lui-
même, je ne dis pas de l'insuffisance, mais de la perte
complète des facultés dramatiques de M. Desmousseaux.
Puisque MM. les comédiens possèdent, grâce à la muni-
ficence impériale , cent mille livres de rente sur le
grand-livre, qu'ils récompensent les services rendus au
théâtre par M. Desmousseaux; mais, par amitié pour
leur camarade, qu'ils n'attendent pas que les rires
soient remplacés par les sifflets. En pareil cas, la com-
plaisance serait une perfidie ; et M. Desmousseaux, s'il
comprend ses véritables intérêts, n'attendra pas que le
public le congédie.
M. Beauvallet, chargé du rôle d'Orosmane, ne paraît
pas s'inquiéter de la signification du personnage qu'il
représente : il récite d'une voix retentissante tous les
couplets que le poète a placés dans la bouche d'Oros-
mane ; chaque syllabe lui offre l'occasion de lutter avec
le clairon, et nous devons avouer qu'il sort souvent
vainqueur de cette lutte obstinée; mais la voix de
M. Beauvallet n'a rien de commun avec l'art tragique.
Que M. Beauvallet comprenne ou ignore ce que signifie
le rôle d'Orosmane, ce qu'il y a de certain, c'est que ce
rôle, en passant par ses lèvres d'airain, n'offre absolu-
ment aucun sens. Orosmane n'est plus ni amoureux, ni
jaloux, ni défiant, ni crédule. l\ rugit dès qu'il entre
en scène, et n'a plus rien d'humain. Nous pourrions de-
mander à M. Beauvallet pourquoi il joue le rôle d'Oros-
mane avec le costume d'un Bédouin ; mais cette question
serait aujourd'hui hors de propos. Car le premier de-
voir d'un acteur est de s'identifier avec le personnage
qu'il est appelé à représenter ; la question du costume
n'a qu'une importance tout à fait secondaire. Or ,
M. Beauvallet est tellement préoccupé du volume et de
la sonorité de sa voix, il est si heureux d'emplir la salle
du bruit de l'alexandrin, qu'il ne trouve pas le temps de
penser aux sentiments qu'il exprime. Pour lui, Orosmane
n'est pas un musulman amoureux d'une chrétienne, un
sultan jaloux d'une captive; c'est un assemblage de syl-
labes sonores divisées en alexandrins. Toute sa tâche,
telle du moins qu'il la compreud, se réduit à l'articula-
tion nette et retentissante de toutes les syllabes de son
rôle. D est malheureusement vrai, et nous ne songeons
pas à le nier, qu'une partie de l'auditoire applaudit les
fanfares et les rugissements de M. Beauvallet, et admire
sincèrement ce qu'on est convenu d'appeler ses moyens.
Eh bien! nous n'hésitons pas à le dire, M. Beauvallet
se perdra par la richesse même de ces moyens si vantés.
D serait fort à souhaiter que sa voix s'appauvrit ; car une
fois forcé de parler, M. Beauvallet prendrait peut-être
la peine d'étudier, d'interpréter, de jouer ses rôles. Au-
jourd'hui nous ne pouvons savoir ni ce qu'il sent, ni ce
qu'il pense. Nos oreilles n'oublieront pas le bruit de sa
voix; mais il n'a rien dit à notre âme dont nous gardions
le souvenir.
Nous voudrions pouvoir louer la persévérance et le
zèle de Mlle Babut ; mais son zèle et sa persévérance
sont si mal employés, elle est si parfaitement incapable
déjouer le rôle de Zaïre, si complètement dépourvue de
tout ce qu'il faut pour réussir dans la tragédie, que nous
croyons lui donner une preuve d'intérêt en lui répétant
aujourd'hui ce que nous lui avons déjà dit plusieurs
fois : Qu'elle emploie sa jeunesse à étudier les seuls rôles
qui conviennent aux lignes et à l'expression de son vi-
sage; qu'elle s'en tienne à la comédie, et nous l'applau-
dirons de grand cœur.
Gustave PLANCHE.
ARCHEOLOGIE .
AUnstrur le Directeur ta l'Jlrttstc,
e ne suis ni un savant, ni un érudit. Obéis-
sant fidèlement à ma nature d'artiste, qui me
f. fait préférer le beau au curieux et au rare .
-g) je me borne à jouir de l'érudition d'autrui .
{ghî contrôlant à mes heures les commentaires
quelquefois hasardés que nous font sur nos poêles et nos ar-
tistes favoris les savants de profession. Et puis, eu fait d'an-
tiquité, j'écoute quelquefois la fantaisie, qui mène bien aussi
un peu les érudits, et je nie fie à la rêverie qui nous emporte
au hasard , et peut conduire parfois à quelque bonne décou-
verte , comme cela est déjà arrivé, par différents basants
très-fameux en ce monde. Donc , je m'étais complu mainte*
fois dans l'idée que la reproduction d'un dessin par la gra-
vure ou par un procédé analogue, n'était pas chose inconnue
de l'antiquité, quand j'ai lu dans l'un de vos demie; s numéros
l'articlcsi plein d'intérêt de M. Léon de Laborde, sur quelques
gravures anciennes. Je vous laisse à penser combien j'ai étt''
dérangé dans nia conviction habituelle par cette assertion
que, chez les anciens, tous les monuments de i'art rcslaienl ,
(1) Gallus oder rœmische Scencn aus der Zcit Augusts Zur Er-
lieutirung der ncscntliehslcn Gc^cnslajnde aus dem hepuslieheo
Leben dcrUœmer, v. Wilh.-Adoph. Becker, prof. a. d. U. Leipzig
•28<;
L'ARTISTE.
fatte d'un moyen de reproduction , comme MM forte inerte.
Je n'attacherai pas sans doute un sens trop absolu à ces pa-
roles, destinées surtout à établir la différence immense qui
dislingue l'état de l'art du dessin clicz les anciens, de celui
où il se trouve porté par les admirables procédés de la cra-
vure moderne. Il m'a paru pourtant qu'ayant l'bonncur
d'être votre collaborateur, il ne m'était pas permis de laisser
passer sans observations cette pbrase, qui pourrait accréditer
facilement une de ces opinions fausses si commodes à l'igno-
rance orgueilleuse de notre siècle. J'ai donc pensé qu'il était
convenable à ('Artiste de rappeler, à celte occasion, que les
Romains connaissaient, pour des dessins de petite dimension,
un moyen de reproduction qui leur permettait de les multi-
plier pour tout le monde : In omnes terras misit, dit Pline.
Voici, au surplus, ce texte de Pline, sur lequel se sont exer-
cés souvent les érudils, et qui ne laisse plus de doute aujour-
d'hui sur la reproduction en elle-même, quoiqu'on bataille
encore beaucoup sur la nature des moyens employés.
Imaginum amore fiagrasse quondam lestes sunl Alticut Me
Ciceronis , edilo de his volumine, cl Marcus Varro benignis-
simo invenlo inserlis voluminum suorum fœcunditali non nomi-
nibus lanlum septingenlorum illuslrium , sed et aliquo modo
IMAGINIBUS, NON PASSl'S 1NTERCIDKRB FIGURAS . (lui VelUSlalem
mvi eontra hommes valere, invenlor muneris etiam Dits invi-
diosi , quando immortalilalcm non solum dédit, verum etiam
in omnes terras misit , ut pressentes esse ubique et elaudi
possent.
A cette citation de Pline sur le benignissimum invcnlum de
Varna , nous pourrons ajouter que Cicéron , dans une lettre
à Atticus , parle de cet ouvrage , qu'il nomme la Péplographic
de Varron, et qui portail le titre d' Hebdomadcs ; enfin que
Sénèque , se moquant des richards de ce temps-là , qui fai-
saient d'une bibliothèque un pur objet d'ameublement, pré-
férables, au moins en cela, à nos hommes d'argent , qui font
louer Paul de Kock au cabinet de lecture, Sénèque. dit :
Fïunc isla exquisila et cum imaginibus suis descripla sacrorum
opéra ingeniorum in speciem et cuUum parielum comparant.
Martial parle d'un portrait de Virgile placé à la tête des
œuvres du grand poêle :
Quam brevis immensum répit membrana Maroncm!
Ipsius vullus prima labella gerit.
Pline cite encore des ouvrages de botanique composés par
des auteurs grecs, et dans lesquels se trouvaient représentées
les images des plantes : Pinxere namque effigies herbarum,
nique ita subseripserc effeclus.
Il résulte bien clairement de tout ceci que les anciens, et
surtout les Romains , connaissaient les ouvrages enrichis de
figures de toute espèce; qu'un seul de ces ouvrages contenait
au moins sept cents portraits d'hommes célèbres , et qu'il ne
s'agissait pas seulement d'un exemplaire unique enrichi par
la main patiente de l'esclave librarius a bibliolheca , ou de
Vantiquarius chèrement acheté. Le texte est formel. Un pro-
cédé que nous ignorons multipliait ces richesses au profil de
quiconque pouvait les payer, et permettait d'en envoyer par-
tout, in omnet terras misit, ut prœsentes esse ubique possent.
Cet usage parait bien avoir été aussi général que l'imper-
fecliou des procédés pouvait le permettre, et appliqué à
toutes sortes d'auteurs. Le portrait d'un écrivain précédait
presque toujours son ouvrage, prima labella giril. — Cum
imaginibus suis descripla sacrorum opéra ingeniorum. Il e\i-te
dans un Tércnce et dans un Virgile de I i bibliothèque du
Vatican , des peintures qu'on a lieu île croire imitées «les ma-
nuscrits antiques, ou du moins copiées d'après d'autres co-
pies dont l'enchaînement formerait une sorte de tradition
graphique qui fournirait un témoignage de plus pour ce qui
n'a plus besoin d'êlre prouvé.
L'archéologie, qui ne demande souvent qu' n mol pour
avoir prétexte de verser des volumes dans le monde savant,
ne pouvait , on le pense bien , négliger des textes si impor-
tants et si curieux. Malheureusement, ces textes étaient bien
nets, et quelques mots bien obscurs eussent bien mieux fait
l'affaire des érudits, qui , loin «le ressembler à Ajax , aiment
surtout à prolonger le combat pendant la nuit. Devant des
passages si clairs, si concluants, il v avait peu de chose à
dire, et l'on a réellement peu disserté sur le fond même de l'af-
faire. Mais il s'est trouvé par bonheur un autre texte que l'on
comprend beaucoup moins, et dans lequel le même Pline dit
qu'une certaine Lala de Cy/.ique exécuta à Rome les por-
traits par le procédé qu'avait inventé Varron : Lnla Cyzicenu
Marci Varronis inventa Romœ et pcnicillo pinxit cl ceslro in
ebore. Celte bienheureuse phrase a suffi déjà, suffit encore
et suffira longtemps à défrayer la plume des savants patentés
qui ont saisi celte nouvelle occasion de se partager en deux
camps ennemis. De nombreux combattants se sont fait suc-
cessivement inscrire sur celle question. La raison qui déci-
dait ordinairement à embrasser une opinion, était que le plus
grand nombre avait soutenu l'opinion opposée. Ainsi , de
ce qu' n devait supposer, d'après ces textes , que la majorité
devait regarder la reproduction de certains dessins, chez les
anciens , comme chose incontestée , Rrotlier et Falconnet ont
décidé que celte multiplication de figures ne pouvait consister
qu'en dessins copiés à la main sur parchemin ou sur tode.
De Pauw est allé dans le sens contraire tout aussi loin qu'il
le pouvait, et, avec aussi peu de raison que ses adversaires .
en soutenant que les anciens connaissaient la gravure sur
cuivre. Ollfried Miiller parlagea cette opinion. Par contre .
Visconli s'est, presque de nos jours, prononcé pour l'hypo-
thèse des portraits peints sans doute sur parchemin. M. Qua-
tremère de Quincy tient pour la gravure sur une planche de
substance dure qu'on imprimait sur toile, et M. Raoul Ro-
chelle s'est rangé de son avis. Il lui a même révélé l'existence
d'un auxiliaire, véritable érudit qui apporte son secours à
condition qu'on lui laissera changer un texte à sa fantaisie ,
bonheur le plus grand auquel puisse prétendre un érudit.
Changer un texte, c'est créer comme peut le faire un ftrehéo-
logue. Voici ce curieux passage de M. Raoul Rochelle :
« Le docteur Munlcr, rappelant , au début de ses recherches
h sur l'iconographie chrétienne, l'invention de Varron , sup-
« pose qu'elle consistait en portraits gravé* au trait sur des
« planches de bois, cl imprimés sur parchemin, tout en re-
« poussant l'opinion que ces portraits ainsi imprimés aient pu
« être coloriés ou enluminés au pinceau , de la main de Lala.
« comme on pourrait le croire d'après un autre passage de
« Pline Le docte antiquaire danois n'admet pas, en effet,
« dans le texte de Pline, la leçon Inventa, qu'il suppose une
« correclion de quelque critique m nlcrnc. sa lieu de/acenl ,-.
1/ ARTISTE.
:J87
« qui lui parait la leçon originale. Mais il se trompe cerlai-
« ncmcnl en ce point. Les mots M. Varronis inventa, <le
« ce passage de Pline , s'accordent trop bien avec le Varro-
« nis benignissimum invenlum de l'autre texte, pour qu'il y
« ait le moindre lieu de douler qu'ils n'expriment l'un et
« l'autre la pensée de Pline , et qu'ils ne se rapportent l'un
« et l'autre au procédé de Varron Cela posé , l'hypothèse
« de M. Quatrcmèrc de Quincy acquiert le plus haut degré de
« probabilité. Il suppose que Vairon fil exécuter au cestre sur
« ivoire, parla main de Lala, les portraits de son iconogra-
« plue , dont elle avait peint les modèles au pinceau ; et que
« ces portraits, imprimes sur toile, se multipliaient au moyen
« d'une pression mécanique dont le procédé était trop simple
« et trop facile à trouver pour qu'il ait pu offrir le moindre
« embarras à l'industrie romaine de cet âge. »
Vous voyez, monsieur le Directeur, que messieurs les sa-
vants ne se gênent pas, et qu'en fait de suppositions, ils sont
téméraires tout autant que les profanes, qui ont du moins
pour eux l'ignorance des textes. Celui qui m'amuse le plus
est le savant danois, heureux de substituer à un texte déjà
obscur une version à peu près inintelligible.
L'un des derniers qui se soient occupés de celte question
est M. Letronne, qui a rendu à la science des services si écla-
tants, que nous autres, ignorants, ne pouvons les méconnaître.
Mais, hélas! on n'est pas érudit impunément. M. Letronne ne
pouvait être de l'avis de M. Raoul Roclictlc. M. Letronne a
décidé contre tous les textes, selon moi, qu'il n'y avait pas eu
reproduction, multiplication des images; qu'il ne s'agit, chez
Pline, que de portraits peints, et que le benignissimum inven-
tum de Varron ne se rapporte qu'à l'idée nouvelle qu'il a eue
de faire joindre des portraits peints aux copies manuscrites.
Un savant allemand , fort modeste, et sans morgue insul-
tante à l'égard de ceux qui ne partagent pas ses opinions,
deux qualités très-rares chez les savants allemands, M. Bec-
ker, professeur à l'Université de Leipzig, vient de traiter de
la reproduction des images d'une façon très-lucide et très-
concluante, au milieu d'un livre très-bien fait, très-curieux et
très-intéressant, et même amusant. J'avoue que je rapporte
avec une grande complaisance ses opinions, parce qu'elles
s'accordent presque entièrement avec une supposition que je
m'étais permis de faire à moi tout seul, et qu'il paraît que
nous avons à peu près trouvé la chose à deux. Je n'en tire
pas vanité, car il ne s'agit pour moi que d'une hypothèse
qui m'est venue sans peine, et les savants, s'ils ne sont pas
plus avancés que moi, ont du moins sur moi le mérite d'un
immense travail inutile.
M. Becker, après avoir rapporté toutes les opinions connues
avant lui, démontre facilement que les textes latins établis-
sent clairement le fait d'une multiplication presque indéfinie
et à la portée de tous les amateurs de livres. On ne peut pré-
tendre , en effet , que les auteurs latins aient voulu parler de
portraits faits à la main, car la multiplication en eût été rela-
tivement fort lente, quelque habileté qu'on pût supposer à
l'esclave libraire ou antiquaire. D'ailleurs, chacun sait que les
copies ainsi faites sont fort difficilement ressemblantes, et que
le type, s'altérantdc plus en plus à chaque reproduction, de-
vient méconnaissable au bout d'un temps fort court. Certes,
les Romains des siècles impériaux, qui avaient le droit d'être
fort exigeants en fait d'art, se seraient mal accommodés de
Tï SERIE, TOME IV, 18r LIVRAISON.
mensonges aussi maladroits; et, loin de célébrer le btniffnit-
simum invenlum de Varron, ils eu>seut traité avec un dédain
mérité l'idée malencontreuse qui mettait à la merci d'une
foule de goujals sans talent la mémoire des hommes illustre-.
C'eût été une chose sérieuse dans un temps où l'on respectait
plus qu'aujourd'hui les intelligences d'élite. Partant de ces ré
flexions, qu'il a faites sans doule comme moi, M. Becker n'hé-
site pas à admettre une reproduction dont l'identité était le
caractère, et qui avait lieu au moyen de moyens mécanique-
invariables. Quels étaient ces moyens? M. lîecker ne va pas
jusqu'à croire à l'existence de planches gravées comme les
nôtres, sur mêlai quelconque ou sur ivoire. Il partage encore
moins l'avis de M. Quatrcmèrc de Quincy sur la possibilité
d'une impression à plusieurs couleurs sur toile, par un pro-
cédé analogue à celui qu'on emploie aujourd'hui pour la fa-
brication des toiles peintes. Cette dernière opinion parait
d'autant moins admissible, que le procédé de Varron s'exécu-
tait sur ivoire, cestro in ebore, et que cette substance ne résis-
terait pas à l'action continue de l'impression. D'ailleurs ,
Pline aurait décrit avec détail la technique d'une invention
aussi importante que celle de la reproduction par la gra-
vure, et ne se fût point contenté de l'expression vague aliquo
modo.
M. Becker serait donc porté à penser que les portraits en
question devaient être une sorte de silhouetle exécutée d'a-
près un patron arrêté et découpé, ou par un procédé de même
nature [durch Schablonen oder auf aehnlichc Weisc). Il ne sau-
rait dire d'ailleurs s'il s'agissait d'une sorle de poncis dont
les contours étaient pointillés ou brûlés sur l'ivoire par l'ac-
tion du cestre. Nous ne pouvons savoir au juste quel était le
procédé connu sous le nom de peinture au cestre; mais Pline
dit certainement qu'il se combinait avec l'action du feu, comme
celui de la peinture à la cire sur ivoire : Encausto pingendi
duo fuisse antiquitus gênera constat, ccra, et in ebore, cestro, id
est viriculo , donec classes pingi cœpcrunl. En combinant ce
passage avec celui qui est relatif à Lala de Cyzique, on com-
prend bien au moins une seule chose : c'est que le cestre et
l'action du feu devaient opérer sur l'ivoire jusqu'à ce que la
forme qu'on voulait produire commençât à paraître.
M. Becker a eu le mérite de n'être pas trop hardi dans son
hypothèse, en s'arrêlant à la simple silhouette ou à un pro-
cédé de même nature. Mon hypothèse, à moi, rentrait dus
la même catégorie. Depuis que j'avais eu connaissance du
conflit d'opinions qui s'élait élevé sur cette question, il m'a-
vait semblé que le cestre , qui est un insl ruinent de tourneur.
viriculum , en agissant sur l'ivoire, devait y fixer d'une ma-
nière irrévocable les traits que Lala y avait préalablement
dessinés au pinceau. (Penicillo pinxil , et ceslro in ebore.) Si
le cestre n'avait dessiné qu'en creux , du moment qu'on vou-
lait la reproduction multipliée , ce qui est incontestable au-
jourd'hui , c'eût été notre gravure avec notre système d'im-
pression pour conséquence nécessaire. Or , il est à peu près
prouvé que les Romains n'ont point imprimé de gravures.
J'ai donc pensé qu'on ne se bornait pas à creuser l'ivoire .
mais qu'on le traversait d'outre en outre en suivant fidèle-
ment les traits principaux dessinés au pinceau. Cela fait , il
était facile de reproduire , avec une couleur quelconque , ces
découpures sur le papyrus ou le parchemin , fixé par-des-
sous; et la main d'un librarius habile pouvait f.iire le reste
39
■2HH
I/ARTISTK.
-rus altérer la ressemblance, dont on voulait conserver
l'identité. Celle impression, ou plutôt ce calque par planche
percée, qui est aujourd'hui à l'usasse de tout le monde, cl
supplée souvent les affiches de petite dimension, a pu et dû
paraître une invention ingénieuse et utile, benignissimum
invenlum, à une époque où l'on voulait reproduire pour
l'usage général un grand nomhrede portraits, sans que rien
y donnât pourtant encore l'idée de notre gravure.
Voyez , Monsieur, comme la science est contagieuse. Je ne
voulais que rappeler un fait incontestable, savoir : que le,s
anciens connaissaient et employaient un moyen de reproduire
identiquement et de mulliplier les fleures, et voilà que je me
laisse aller à proposer une hypothèse que je m'étais faite
pour mon usage particulier, hypothèse trouvée par hasard,
et avec un esprit libre de tout parti pris , de tout engagement
scientifique. Je m'arrête; c'est sans doute en pareil cas un
grand avantage d'être ignorant , mais il ne faut pas en
abuser.
Agréez, etc.
A. Sl'ECHT.
(tikjnie
Résignation, poésies par M. AiUony Descliamps. —Le Musée du Chasseur.
— Les Voyages d'un Chasseur.
^kand bonheur pour la critique, eu ces temps
^mauvais de la littérature, d'avoir à s'occuper
|£)d'un livre calme , simple et honnête, écrit et
sy? pensé avec conscience ! Grand bonheur pour
tijjjla critique, au milieu du gaspillage et du
gâchis où elle est forcée de vivre , de pouvoir 9'arrêter un
instant à un recueil de poésies dans lequel rien ne se montre
de cet orgueil désordonné qui tourne ailleurs toutes les tètes et
gèle tous les cœurs! Résignation, par M. Antony Deschamps,
soulèvera peut-être moins de bruit, dans un certain monde,
que bien des mauvais romans publiés par un journal , à tant
la ligne; mais, a coup sur, Résignation aura l'approbation des
esprits sages et sérieux ; car il n'y a pas un seul vers, dans «e
volume, qui ne parte d'une inspiration chaslect avouable, et
dont le but ne soit honorable et pur de toute égoïste pensée.
A ce compte, le livre de M. Antony Deschamps, on le sent,
n'est pas seulement une bonne action littéraire; c'est encore
un événement littéraire, en ce sens qu'il est une protestation
évidente contre celle poésie individualiste dont les poêles à
la douzaine ont tant abusé depuis quelque temps. Résignation,
en effet, n'offre pas une seule page où l'auteur se complaise à
nous entretenir de sa vie privée , ou de ses chagrins domes-
tiques, ou de ses affections particulières, ou de la sublimité
de son génie, ainsi que cela se voit dans les élucubration-
lyriques de la plupart de nos grands esprits modernes. Rési-
gnation est un livre consacré uniquement à donner des leçons
salutaires, à exprimer des idées saines, contrairement aux
tendances générales de la littérature de nos jours. Assuré-
ment, la critique ne perd pas ses droits avec le livre de
M. Antony Descliamps, puisqu'elle peut très-aisément trouver
matière à controverse dans la nature des leçons que donne et
des idées qu'exprime l'auleur; mais elle est forcée, avant
toutes choses, de louer l'auteur à propos de la direction
qu'il veut imprimer à la poésie. Noble direction, celle-là!
qui mène les poêles vers la colline où s'agile avec angoisses
une multitude éperdue et haletante, après les avoir lires des
sentiers perdus, des bosquets mystérieux où leur imagination
se livrait à de vulgaires et solitaires épanchements!
Je l'ai donné à pressentir, toutefois, je n'aime pas la phi-
losophie de .M. Antony Deschamps. Je la trouve pure et hon-
nête, mais faible et lâche ; pourquoi ne pas le dire franche-
ment? Ce mol résignation, qui est écrit en lettres capitales
en tôle du livre, et qui rend assez fidèlement, du reste. I'e#-
prit général de l'ouvrage , me semble lindice d'une intelli-
gence droite, probe, intègre, mais un tant soit peu timide et
sensiblement retardataire. Que signifie cela, résignation'.'
Quel sens a ce mot, et quel sens peut-il avoir, après dix-huit
siècles de règne? Prêcher la résignation aux hommes quand
ou leur donne un ciel en perspective, quand on leur usure
une compensation après la mort, à la bonne heure ! voilà qui
se conçoit el s'explique ; prêcher la résignation aux hommes
quand ils ne sont pas prêts encore à l'action , quand ils m
sont pas mûrs pour entreprendre, quand tout effort de leur
pari serait inutile, à la bonne heure ! cela revient à leur con-
seiller de prendre leur mal en patience, en attendant des
jours plus heureux. Mais aujourd'hui que tout est en fusion .
lois, moeurs, idées, sciences; aujourd'hui que notre ordre
social bout dans la grande fournaise philosophique, d'où il
s'agit de le retirer meilleur ; aujourd'hui que le vent du doute
et du scepticisme souffle encore el déracine sous nos yeux,
et jelte bas à graud bruit, les derniers débris du passé : au-
jourd'hui, vous nous parlez de résignation, poëte! Non. non,
vous vous trompez d'époque ; ce n'est plus au nom de la
résignaliou qu'il faut être apôtre. Ce qu'il faut prêcher, au
contraire, c'est l'activité, c'est le travail, comme vous I a-
vez fait en maints cudroits de voire livre; ce à quoi il faut
pousser les hommes, c'est à continuer l'œuvre de leur* pères
et à la perfectionner. Lt ce n'est pas en se croisant les bras,
certes, ce n'est pas en se résignant, qu'un tel résultai pourra
être obtenu.
Ceci dit pour la tendance générale de l'ouvrage, je signa-
lerai tout d'abord, afin d'en finir au plus loi avec celle criti-
que , les pièces principales où cette tendance est surtout
marquée : la pièce adressée à M. de Lamennais, par exemple.
et la pièce adressée à O'Conncll. Dans la pièce adressée à
M. de Lamennais , le poëte , j'en suis bien fâché pour lui , a
fait preuve de peu de logique. Il commeuce par pioclnmcr
tout effort inutile, nuisible toute tentative d'amélioialion ; il
crie à ses frères que l'humanité tourne dans un cercle, qu'il
n'y a pas de progrès possible , qu'à porter la croix du Cluisl
doitse borner toute ambition terrestre ; et quelques vers plu-
bas, comme sous le coup d'une inspiration prophétique in-
1/ AUTISTE.
volontaire , il annonce la venue d'un grand peuple nouveau
sorti des cendres et des ruines de la société actuelle. La ré-
signation sera-t-clle la source de ce renouvellement que le
poëte prévoit et annonce? le contraire est plus probable.
Aussi M. Antony Dcschamps se bàte-t-il de conclure par une
invocation un peu confuse à la liberté.
Les vers adressés à O'Connell méritent le même genre de
blâme que les vers à M. de Lamennais. S'adressant à l'aristo-
cratie anglaise . le poêle commence par la flétrir dans son
avarice et dans son égoïsine ; et, lui étalant le spectacle de
la misère irlandaise, il l'engage à partager son or avec ces
malheureux Ilotes qui meurent de faim. Jusqu'ici, la chose
es! à merveille; car si l'aristocratie anglaise se montrait do-
cile aux conseils de M. Anlony Deschamps, la question se
trouverait tranchée tout de suite, puisque l'Irlande ne de-
mande pas autre chose sinon que justice lui soit enfin ren-
due. Mais il parait que le poëte n'a pas grande confiance en
l'efficacité de son entremise , car il termine par une apostro-
phe à O'Connell; dans quel but? non pas, comme l'exorde
poétique le pourrait donnera croire, dans le but de pousser
O'Connell et l'Irlande à l'exercice d'une vengeance légitime ,
mais dans le but de les exhorter l'un et l'autre , le peuple et
le tribun , à une sage et patiente résignation. Pour M. Antony
Deschamps, la résignation semble être une panacée univer-
selle. C'est le mieux du monde ! Alors, toutefois , pourquoi
conclure par cet irritant axiome, que la terre est aux plus
loris . et que le ciel est aux meilleurs? C'est là de la mal-
adresse: car c'est engager implicitement les Irlandais à es-
sayer leurs forces, ne fût-ce , en cas de mort, que pour ga-
gner plus vile le ciel.
Mais j'ai hâte de fuir ce terrain brûlant de la politique , où
la poésie et la critique littéraire sont également mal à l'aise,
pour aborder le terrain de la morale, sur lequel M. Antony
Deschamps n'a que des palmes à cueillir. Ici, nous entendons
le poëte, d'une voix toujours inspirée et éloquente, s'atta-
quer tour à tour à la peur et à l'égoïsme , ces deux vices des
âmes lâches; célébrer la pitié et la générosité, ces deux sen-
timents ordinaires aux cœurs nobles et forts. Naturellement,
sur ce chemin, le poëte rencontre encore des occasions de
parler politique. Mais ce n'est plus en docteur qu'il en parle,
cette fois; c'est en médiateur, c'est pour flétrir les attentats,
île quelque main que les coups partent; c'est pour faire
honte, à certains régénérateurs, de la soif de sang qui les pos-
sède ; c'est pour implorer également la grâce d'un homme qui
s'est attaqué à la vie du roi, et la grâce de ministres qui ont
lait couler le sang du peuple : deux grâces que le poëte a
obtenues ! Les vers sur le Devoir, adressés au commandant
Changarnier, méritent d'être placés ici , c'esl-à-dire dans la
partie essentiellement grave du recueil , ainsi que les vers
sur l'Amour et le Travail, adressés à notre ami Jules Janin ,
le jour même où ils revenaient l'un et l'autre de mener bien
loin, au fond delà vallée de Montmorenci , les dépouilles mor-
telles de ce malheureux Béquet , dont Jules Janiu a écrit l'o-
raison funèbre d'une façon si touchante. Ces deux pièces,
quoique différentes par le ton et par le but, sont le fruit
d'une inspiration morale , dans l'acception la plus élevée du
mol.
Je trouve, tout à côté des vers adressés à Jules Janin, une
pièce sur la Volonté, qui me paraît entièrement très-belle,
, mais qui me force à revenir encore, malgré moi, au reproche
d'inconséquence que j'adressaisau poêle il n'y a qu'un instant.
Si le poëte , en effet, a'met comme légitime l'intervention
île la volonté humaine dans les affaires de ce monde, s'il
proclame nécessaire et même glorieux l'exercice de cette
faculté souveraine , n'est-il paa évident qu'il donne uu dé-
menti . lui-même , à ses précédentes assertions? El tout de
même , j'ai peine à comprendre comment M. Antony Des-
champs , à quelques pages de distance, a pu se laisser en-
traîner à exprimer des idées aussi parfaitement diverses que
celles qui se trouvent dans les deux fragments intitulés :
L'Empereur de Russie pendant le choléra, et à M. Grabowski.
Il me semble qu'il y avait à opter entre deux sujets pareils,
et que l'éloge de l'empereur Nicolas et une promesse de ré-
surrection adressée à la Pologne n'auraient pas dû se trouver
dans le même volume. M. Antony Deschamps, il est vrai.
dans quelques lignes d'avis placées en tète de son livre, nous
prévient bien que son but a été , en chantant, d'attaquer le
vice et de louer la vertu et le rnérile parloul où il les
rencontrait, sans distinction d'hommes ni de partis. On ne
saurait, néanmoins, amnistier une réunion de noms aussi
singulière que celle que je viens d'indiquer; car, pratiquée
de la sorte, l'impartialité est bien près de loucher à la niai-
serie.
Je n'ai que des éloges pour les vers consacrés à lu mé-
moire de la princesse Marie , ce grand el malheureux sculp-
teur si brutalement frappé par la mort. Ici, le poëte a fait
mieux que d'obéir à une impartialité de convention ou de
parade, il a obéi à la voix de la vérité et de la justice. D'ail-
leurs, pour lui, n'était-ce pas servir sa cause, que de
montrer une aussi illustre personne dans la glorieuse pha-
lange des travailleurs? Grande et sublime leçon d'égalité,
celle-là! le voisinage de la princesse Marie, de Decamps,
d'Eugène Delacroix, d'Hector Berlioz! tous artistes plus ou
moins caressés par la faveur populaire , mais lous également
laborieux et méritants ! Seulement , à ce propos , je repro-
cherai à l'auteur de lUsiijnalion d'avoir souvent éludé la
question, pour r.insi parler; c'est-à-dire d'avoir tracé le nom
d'un artiste célèbre eu tète d'un fragment poétique, comme
témoignage de respect et hommage, et de s'être occupé en-
suite de tout autre chose que l'art, dans ses vers. J'en choi-
sis pour preuves, entre vingt autres, les vers adressés à
M. Elex, qui pourraient être adressés à n'importe quel ar-
tiste ; aussi bien à un musicien qu'à un statuaire, aussi bien
à un philosophe qu'à un comédien.
Les vers en tête desquels ou lit le nom de M. Alexandre
Soumet méritent la môme critique , ainsi que les vers à
M. Alfred de Vigny, ou à Mme de Bawr, ou à M. Jules de
Saint-Félix. Mais la plus extraordinaire de toutes Icspreuves
que je peux citer à l'appui de mes paroles, m'est fournie
parla neuvième pièce du recueil, intitulée Abd-el-Kader,
et dédiée à M. Sainte-Beuve. Je ne saisis pas, je l'avoue,'
le rapport qui existe entre M. Sainte-Beuve et Abd-el-Kader;
et je comprends bien moins encore la dédicace de cette
pièce, lorsqu'en la lisant je m'aperçois que c'est, d'un bout
à l'autre , une apostrophe au duc d'Orléans. Pour dédom-
mager le poëte de ma franchise, peut-être trop sévère, je
citerai ici la pièce adressée par lui à Jules Janin. Celte pièce
est malheureusement un peu fragmentaire, comme beaucoup
±H)
L'AUTISTE
d'autres du volume; mais elle unit deux mérites rares, l'é-
lévation de l'idée cl la netteté de l'expression :
A M. j|J,i:> JAM\.
(En rratnmit h Griancourt, ict obsrqufe it nottt ami (Etirant ftyttt.l
Il est sous le soleil deux adorables choses ,
Un matin de prlnllipt, parmi des fleurs écloscs,
Tour réconcilier avec l'auteur du jour,
Et ces deux choses sont le travail et l'amour.
Toutes deux elles om embelli votre vie,
El prouvé que le cœur est frère du génie ;
Elles ont , toutes deux , servi vos vieux amis ;
Et ceux qui, pour jamais, hélas! sont endormis ,
Quand l'heure du danger à sa fin fut venue ,
Vous ont vu de ce mont (1) gravir la crête nue,
Les consoler longtemps, recevoir leurs adieux.
Et leur serrer la main et leur fermer les j eux
Travail, amour, hélas! quand, tout prés de l'abîme ,
Nous chancelons, c'est vous qui sauvez la victime!
Qui venez doucement la prendre par la main ,
Lui relever le front cl marquer son chemin.
Travail , amour! par vous notre àmc est ennoblie ;
Travail , amour! c'est vous qu'on appelle la vie;
Car celui-là , déjà sent le froid du trépas ,
(,)ui ne travaille pas, ou bien qui n'aime pas!
Voilà une morale noble et belle , et que nos poêles mo-
dernes devraient bien substituer, dans leurs improvisations
lyriques, aux fades et monotones tableaux de leurs sentiments
personnels.
Les extrêmes se touchent, pourrais-je répondre hardiment
à ceux qui s'étonneraient de me voir parler d'ouvrages
de chasse tout à côté d'un ouvrage de poésie; el en effet,
le proverbe arriverait juste. Quoi donc ! n'est-il pas poëtè
aussi , à sa manière , cet homme qui , un fusil sur l'é-
paule, levé avec l'aube, convoquant autour de lui la meule
de ses chiens fidèles, part solitaire pour la plaine et pour la
montagne, d'où il ne reviendra peut-être pas? Quoi donc!
n'est-ce point un poëte, cet homme dont les pieds nagent dans
la rosée humide, dont les narines hument avec une volupté
bruyante les brises matinales, et qui, tout en mêlant pitto-
resquement la fumée blanche qui sort de sa pipe d'écume
aux blanches vapeurs du matin , ne partage son attention
qu'entre la fleur et l'oiseau? Voyez-le, tout là-bas, au fond
■lu ravin, ou sur le sommetdela colline, glisser comme l'ombre
de quelque ancien maître de ce château féodal. Il ne rime
pas d'élégie I qu'importe ? Ce soir, après avoir joui, plus qu'au-
cun poète au monde, des splendeurs d'un lever du soleil il
jou.ra , au retour, des magnificences d'une belle nuit ■ ciel
éto.lé, rayons de la lune glissant sur le front des forêts ou
sur le sem frémissant des lacs el des fleuves , doux bruit du
vent dans les feuilles, plainte de la cloche pieuse qui chante
W loin. Et non-seulement il aura eu sa journée remplie par
nulle impressions poétiques de toute nature, preuves de sa va-
leur intellectuelle, il pourra encore donner des preuves ir-
I Montmartre, ou Bequel cal mon.
récusables de sa valeur physique : homme seusible et coura-
geux tout ensemble, le chasseur!
Donc, ne vous étonnez pas qu'il se soit trouvé quelqu'un,
aujourd'hui, pour attribuer enfin au chasseur el à ses «Mivre*
la juste importance qu'ils méritent. En ce siècle d'égalité sou-
veraine, n'était-ce pas une honte et une injustice, vraiment,
que (oui le monde eût sa petite histoire , ses petits livres
écrits exprès pour lui, et que, seul, le chasseur n'eût pas eu
encore les honneurs de la plus minime brochure! Grâce à
Dieu! la faute est réparée; il vient d'être tiré de l'oubli dans
lequel on le laissait , le chasseur ! et , comme pour s'excuser
pleinement des torts qu'on avait eus envers lui, c'est de la
façon la plus magnifique et la plus éclatante que la réhabili-
tation s'est opérée.
La publication du Musée du chasseur est le plus bel hom-
mage que l'on pouvait rendre à celle classe d'hommes si à
lort dédaignée jusqu'à ce jour. Je dis dédaignée à tort, et en
effet, qui donc est plus noble que le chasseur? Quel potentat
de l'univers, à l'heure qu'il est, pourrait, comme le chas-
seur, faire remonter ses titres de noblesse jusqu'à Nemrod?
Quel soldat, parmi les plus braves et les plus intrépides qui
se trouvent, pourrait se vanter d'avoir eu jamais affaire à des
adversaires aussi terribles que l'ours, le sauglier, le rhino-
céros ou le tigre, adversaires tanl de fois vaincus par le chas-
seur? Où est l'amant passionné qui a montré jamais autant
d'ardeur, de fougue , d'emportement pour le service de sa
maîtresse , que le chasseur en montre dans l'exercice de sa
difficile profession? Cet homme a un cœur de fer, dites-
vous? Cela n'est pas vrai; j'en atteste la tendresse de ses
chiens pour lui. Ses mains sont noires, à la boune heure : la
coupe de son habit n'est pas galante, j'en conviens; ses
guêtres de cuir ne dessinent pas sa jambe à son avantage,
voilà qui est la vérité pure. Mais vous, ma belle dame, qui
faites toutes ces spirituelles remarques, dites-moi si tous ces
défauts ne se changeront pas à vos yeux en autant de mé-
rites , quand vous saurez que cet homme , près duquel vous
faites une petite moue si dédaigneuse , ne s'est peut-être ac-
coutré tle la sorte que pour vous empêcher d'être dévorée .
toute vivante, par un loup qui se promenait dans votre bois?
Vous voyez donc bien , vous tous, poêles, grands seigneurs,
soldats, amants, jeunes gens à la mode et belles dames, vous
voyez donc bien que celait là un ouvrage indispensable . le
Musée du chasseur!
Parlons donc de ce livre. Le Musée du chasseur est. poui
m'en tenir aux termes du titre même, la collection de toutes
les espèces de gibier de poil ou de plume qu'on cha-se au
fusil, avec la description détaillée de leurs caractères, de
leurs mœurs, etc., le tout accompagné des portraits en pied
de chaque personnage , dessiné et colorié par Victor Adam.
On comprend déjà l'utilité d'un pareil livre; ce n'est pas seule-
ment au chasscurqu'il est utile, mais encore, et bien plutôt, à
l'oisif qui veut étendre ses connaissances sur celte matière.
Au chasseur, le Musée du chasseur fournira des renseigne-
ments, géographiquesou autres, Irès-précieux : les différences,
par exemple, quelquefois imperceptibles, qui existent entre
les diverses espèces d'un même genre ; en quelle saison tel oi-
seau , ou lel quadrupède rare, se rencontre, et en quelle
contrée particulière, voire même eu quelle localité. L'oisif.
pour qui pareils renseignements sont superflus, trouvera, lui.
L'ARTISTE.
291
dans le Musée du chasseur, d'aulresdélails qui piqueront sa cu-
riosité , et pourront lui fournir une ample moisson d'intéres-
santes anecdotes : comment se nourrissent les quadrupèdes
ou les volatiles, en attendant que la balle ou le plomb le» at-
teigne; à quelles influences de saison ou d'âge ils sont sou-
mis; quelles sont les qualités qui les distinguent ; à quoi ils
peuvent être bons, ou en quoi il faut les craindre, et quels
sont les procédés employés contre eux. J'ajouterai encore que
le Musée duchasscurlern la joiedetousles enfants, par le nom-
bre et le charme des lithographies coloriées qu'il renferme.
Aussi ne tarderai-je pas davantage à donnera M. Victor Adam
de justes éloges, pourl'habilclé dont il a fait preuve dans l'in-
nombrable reproduction d'animaux qui lui était confiée; l'a-
dresse ni la réalité ne sauraient être poussées plus loin. Je
ne saurais juger jusqu'à quel point M. Victor Adam a réussi
dans la reproduction du Ganga, du Lagopède , de l'Outarde,
de la Canepetière, oiseaux proprement dits; dans la repro-
duction du Phénicoptère, de la Spatule, du Courlis, de l'OE-
dienème , du Chevalier brun, de la Maubèche, c!e l'Avocette,
oiseaux de rivage; ou dans la reproduction duGarot, de la
Macreuse, de la Milonin, du Morillon, du Redennc, oiseaux
d'eau; tous animaux dont je n'ai jamais eu l'honneur de faire
la connaissance, même à table. Mais ce que je sais à merveille,
c'est que le faisan, la bécasse et la perdrix, lithographies
par M. Adam , ont la mine la plus appétissante du monde, et
que je voudrais, n'importe à quel prix, souper avec le ca-
nard sauvage du môme auteur.
Et puisque me voilà en veine de compliments, j'en ferai à
l'écrivain anonyme qui s'est chargé de la rédaction du Musée
du chasseur. Un pareil livre, assurément, aurait bien facile-
ment pu se passer de style ; on n'aurait pas songé à se plain-
dre, lors même qu'il eût été écrit dans la langue drolatique
de M Honoré de Balzac. Cependant, comme il n'y a jamais de
mal à ce qu'un livre, quel qu'il soit, soit lisible, il faut re-
mercier M. Lamy, l'habile éditeur du Musée, d'avoir fait ses
efforts pour nous donner un ouvrage à la fois intéressant ,
utile, élégant, orné de lithographies charmantes, et très-
bien écrit.
Le succès du Musée du chasseur appelait naturellement un
second ouvrage, qui fût, pour ainsi dire, le complément du
premier. Ce complément ne s'est pas fait attendre ; à l'heure
où j'écris, un volume complet des Voyages d'un chasseur a
déjà paru, et je l'ai sous les yeux. C'est un récit animé et
pittoresque des chasses et des pêches pratiquées dans les di-
verses parties du monde ; c'est le Musée du chasseur en action.
Ce qui est donné , dans le Musée , à l'état de renseignement ,
dans le Voyage on le trouve à l'état de drame. Cette fois,
c'est un chasseur qui parle lui-même, qui nous raconte ses
aventures hasardeuses. Tout d'abord, il nous transporte en
Afrique, et il nous mène successivement avec lui à la chasse
du Tigre, du Serpent boa, de l'Hippopotame, du Lion; jeux
terribles pendant lesquels la tête du narrateur tremble perpé-
tuellement sur ses épaules. Les journées du chasseur-voya-
geur ne se passent point toutes à la chasse, cependant; une
partie de son temps est employée à la pêche , où il ne court
pas des dangers moins terribles, je vous prie de le croire,
quand il s'agit du Crocodile ou du Hcquin.
lin des agréments des Voyages d'un chasseur, c'est que le
thème principal est heureusement et habilement varié par
une foule d'intéressants épisodes. C'est ainsi qu'après telle
ou telle marche pénible à travers bois et plaines , nous assi-
stons à une rencontre entre notre héros et le roi légitime de
Tombouctou , ou bien nous nous désaltérons avec lui , dans le
désert, à la cruche soulevée par quelque Itébecca africaine:
car, ainsi que je l'ai dit , notre chasseur a commence son
voyage par l'Afrique. Plus lard , dans un autre volume, non»
visiterons , toujours les armes à la main , la Perse , l'Inde , la
Sibérie et autres contrées lointaines. Pour le moment, restons
en Afrique; visitons à notre aise la régence de Tunis et de
Tripoli, arpentons le désert, saluons Alger, envoyons en
passant un souvenir aux glorieux martyrs de Conslantine .
puis, pénétrons dans l'empire de Maroc; visitons tour à tour
la Sénégambie , la Guinée et les lies qui l'avoisinent; nous
visiterons l'Asie plus tard; ne nous hâtons pas, il y a temps
pour tout. — Entre autres épisodes qui arrêteront le lecteur
pour le plonger dans une rêverie, soit douce, soit doulou-
reuse, il faut placer la visite de notre chasseur à Sainte-Hé-
lène, à la suite d'une pêche à la tortue. Ce simple incident
jette, sur tout le premier volume des Voyages, quelque ehoee
de grave et de sévère , qui contraste singulièrement avec le
côté romanesque de certaines anecdotes contées ailleurs.
Les lithographies qui accompagnent le texte des Voyayes
d'un chasseur sont d'une exécution moins agréable que les
planches du Musée, mais elles leur soDt supérieures comme
invention. Ce ne sont plus ici de simples reproductions d'ani-
maux , mais bien des scènes, de petits tableaux, où les di-
vers acteurs se trouvent, le plus souvent, disposés avec
beaucoup d'adresse et de goût. Parmi les lithographies dont
M. Victor Adam a enrichi ce premier volume, je citerai
comme des compositions toutes charmantes, la Chasse aux
gazelles, avec des gazelles apprivoisées; les Exercices mores-
ques, et l'Hippolyle africain. Ce ne sont certainement pas des
chefs-d'œuvre de précision ni de tournure; mais ce sont de
très-heureuses esquisses, pleines de grâce et de facilité.
El maintenant je n'ai plus qu'un vœu à former, c'est que
notre chasseur nous revienne vite, et sain et sauf, de l'Asie et
de l'Amérique , et qu'il rapporte le second volume de se»
Voyages avec lui.
J. CJlAliDES-AlGIKS.
— axOUt S <TfC
OORRBSPOlSrDAlSrOB.
Hume, M nmtmire I8S9.
Vides ul alla slet nive ctndldum
Soracte...
ki.as ! oui , Monsieur, il faut abandonner la
campagne de Home, il faut dire adieu à Tivoli,
à Subiacco, à ces délicieuses collines qu'Ho-
race a chantées, où j'étais venu chercher.
'i\ y a quelque vingt jours à peine, un refusie
contre les ardeurs du soleil. La pluie et le froid m'ont sur-
pris au milieu de mes rêveries encore printanières, et tan-
dis que je m'escrimais sur une vue du fameux couvent de
292
L'ARTISTE.
San llmcdetto, lequel, juché entre ciel et terre, est d'un
pittoresque si sauvage, que vous voudrez bien vous char-
ter de le décrire vous-même a vos lecteurs, aussitôt que
roua .iiircz reçu le dessin que je vous en ai fait. Je ne vous
renvoie qu'à celte condition. L'église, la salle du chapitre et
les longs corridors du cloître , sont décorés de peintures
du nioyen-àgc attribuées un peu légèrement, les unes à .Sï-
iniDir Memmi, et les autres à Fra Giovanni da Fiesole, à JVî'c-
nili) Alunno, maître du Perrugin. Quels que soient leurs au-
teurs, ces «omposilions n'en sont pas moins remarquables;
toutes se distinguent par un grand sentiment de naïveté, et
quelques-unes peuvent certainement passer pour les chefs-
d'œuvre du genre; du genre, entendez-vous! car, quoi que
dise M. Delaroche, le dessin largeet assuré, la manière pleine
et vigoureuse des maîtres qui savaient, sera toujours préfé-
rable et préférée à la sécheresse et aux maigreurs des pre-
miers peintres; Memmi, Fiesole, Alunno, etc., n'ont été si
nail's qu'à cause de leur ignorance et de leur timidité, que
parce qu'ils allaient , sans données positives , se compo-
sant eux-mêmes les premiers éléments d'un art presque
inconnu , et dont le statuaire antique ne leur avait en-
core révélé ni l'élévation , ni la savante et harmonieuse
simplicité. Si j'admire le charmant et candide bégaiement
d'un enfant qui naît aux émotions et qui travaille à les ren-
dre, ce n'est point une raison pour que je me mette, moi
aussi, à bégayer.
Ainsi devrait-on se garder de parodier les maîtres primi-
tifs ! Mais nous savons tous que M. Delaroche manque d'é-
tudes fortes, d'études serrées; que, débutant à peine dans la
haute peinture d'histoire, il cherche, il hésite; que, dédaignant
son vrai talent, il oublie que la patience et le goût d'un Fla-
mand, si habile qu'il soit à reproduire une botte, un justau-
corps , un visage, n'ont rien de commun ni de comparable à
la science élevée et à l'intelligence profonde des maîtres
créateurs, de Raphaël et de Michel -Ange, du Titien et de Vc-
ronèse. M. Delaroche a beau s'agiter et discourir vis-à-vis de
ses collègues et de ses élèves, ce qu'il fait, au reste, avec
beaucoup d'esprit, malheureusement avec trop d'esprit; mal-
gré tout son savoir-faire, il ne fera jamais que sa sainte Cé-
cile, cette première et désolante application de ses théories
nouvelles, soit comparable à la sainte Cécile de Raphaël ,
ni même à la Cécile du Dominiquin , ni même à celle que
Simone Memmi aurait pu nous laisser.
Voilà, Monsieur, ce que je médisais en descendant les col-
lines de Subiacco, ce que je vous répète entre nous, afin que
vous balanciez, par votre critique, la fâcheuse influence que
M. Delaroche exerce sur l'école de Paris, et qu'il prétend
étendre jusqu'à l'école de Home. Chemin faisant, un tou-
riste, qui est pourtant un littérateur, un littérateur qui est
un touriste, M. de V... et M. M... , me parlaient des peintures
de San Benedetlo, que nous venions de visiter ensemble,
et ils les trouvaient infiniment supérieures à tout ce qu'a-
vaient produit Raphaël et Michel-Ange. H serait bien temps ,
Monsieur, et c'est encore à vous que le droit en revient, il
serait temps de faire justice de ces idées désordonnées, de
ces imaginations dépravées qui se lassent du beau comme
ou fait d'une mode , et qui , d'excès en excès , d'exagéra-
tion en exagération , en reviennent à exaller Thaddco ou
Giottoà rencontre de Léonard et de Itaphaël; c'est à vous
aussi qu'il appartient de prémunir le public contre ces cri-
tiques ignorants et effrontés qui ne doutent de rien , et, à
l'aide de quelques noms sonores fraîchement exhumés, font
de la science à tort el à travers, nous Indiquant, par exem-
ple, comme type de la beaulé angélique, les singes atroces
de Cimabuë, desquels vous avez au Louvre un gentil échan-
tillon dans le tableau de la Vierge de cet infâme barbouil-
leur !
Donc, adieu mes excursions aventureuses! adieu mes
cascades et mes forêts! Pour le moment, je ne vous aime
plus! A vos poétiques murmures, je préfère aujourd'hui la
joie bruyante de mes amis, à vos sombres ombrages, les mo-
biles lueurs du foyer! Adieu jusqu'au printemps! L'hiver
nous ramène tous, les uns à Paris, tes autres à Rome ! Oh !
Paris, Paris !... regrets inutiles ! Glorieuse captivité! c'est
Home qui me réclame, et où l'on m'atlend pour jouer aux
échecs el au piquet, deux choses qui m'enl toujours fort en-
nuyé et qui désormais doivent, dit-on, m'amuser beaucoup!
Ceci dit, je m'enveloppai dans une large couverture taillée
eu guise de manteau, et montant sur une mule, mou bagage
en croupe, je partis pour Rome, où. Dieu merci, je suis ar-
rivé sain et sauf, sinon sans encombres.
Les excursions de l'artiste, quand il les fait seul , ne sont
pas sans désagréments, parfois même sans danger. Il est bien
reconnu que les étrangers sont pour l'Italie un fond d'exploi-
tation; mais jusqu'à ce jour, nos compatriotes, et particu-
lièrement les pensionnaires du roi, avaient à peu près fait
exception à la loi commune. Aujourd'hui c'est presque le con-
traire; il n'est pas un paysan, ni même un gamin , car
l'Italie a ses gamins, qui, vous apercevant sous votre pa-
rasol et tout absorbé dans vos laborieuses contemplations,
ne se fasse un malin plaisir de vous adresser d'énormes
cailloux , ni plus ni moins que si le Saint-Père vous eût
excommunié la veille, ou qu'il eût chargé son bon peuple,
dont Dieu vous garde , de vous lapider en expiation des
iniquités de notre nation! Que si, par hasard, il vous arrive
de vous lever en fureur , vous défendant en possédé avec
la langue et le bras, vous les voyez, selon le degré de force
de vos invectives, se signer d'abord et recommencer de
plus belle, jusqu'à ce que, enfin, comprenant ce que -parler
veut dire, vous leur vidiez la petite monnaie de vos poches,
et, à l'exemple du philosophe grec, les envoyiez ailleurs
continuer leur honnête industrie. Sur les bords du Tevcnme a
Subiacco, à Paleslrine, à Frascali, dans les lieux les plus
poétiques, et par conséquent les plus fréqueutés par nos
amis, les pâtres ont très-ingénieusement perfectionné les
moyens de lever leur dlme, dîme inféodée comme il n'en fut
jamais; déjà deux fois j'ai été la victime d'un pareil guet-
apens, et la blessure que j'en garde me tient averti pour l'a-
venir. La première fois ce fut à Grolla Ferrala; à peine élais-je
installé, qu'un tout jeune enfant, que je croyais endormi,
ainsi que l'énorme chien griffon sur lequel il était étendu, se
redressant vivemeut. lâcha son terrible compagnon, lequel,
s'élançanl sur moi d'un seul bond , renversa tout mou atti-
rail et me travailla les chairs, tandis que l'enfant me criait
d'une voix datée, et en mauvais italien : a Monseigneur, don-
nez-moi un petit écu et je rappellerai le Pluton! » Je m'exé-
cutai d'autant plus promptemeut que ma position n'était guère
lenablc elne me permettait point de marchander.Je fus bientôt
L'AUTISTE.
293
entouré île cinq ou six chiens; mais l'enfant tint sa promesse,
et pendant qu'il me tendait une doses pelilesmains, de l'autre
il s'appuyait sur son complice avec une sécurité passablement
humiliante pour moi, cl une satisfaction qui n'ajoutait pas peu
à ma colère. A propos de Grotta Ferrata, c'est là que se trouve
le célèbre Possédé du Dominiquin, sans contredit supérieur
à celui de la Transfiguration, et dont M. Rezard, ancien pen-
sionnaire, a fait une copie que j'apprécie chaque jour da-
vantage depuis que j'ai vu l'original. Pour revenir à ce que
je vous disais là, je crois en vérité que ces vexations sur les-
quelles l'autorité ferme les yeux , ne sont que la consé-
quence du mauvais vouloir du gouvernement romain, lequel
devient de jour en jour plus ombrageux et plus difficile. Si
nous n'avions pas notre ambassadeur pour soutenir les droits
de tous et îles pensionnaires en particulier, si surtout les
vieux privilèges de la Villa Medicis n'étaient pas tellement
établis et assurés qu'on ne peut y porter atteinte sans viola-
lion flagrante du droit des gens, je ne sais trop à quel saint
nous pourrions nous fier désormais, ni quelles assurances
vous auriez de notre bonheur, et nous-mêmes de notre sû-
reté. Les permissions de travailler au Vatican, jadis ouvert à
tous, sont, à quelques exceptions près, impossibles à obte-
nir, et il n'est plus que la Farncsine où l'on puisse encore
étudier avec facilité. Ah! messieurs les anciens pension-
naires étaient mieux traités que les nouveaux; nul ne trou-
blait leurs excursions, et les échafaudages étaient perma-
nents partout où il leur plaisait de copier les divins maîtres.
La politique, nous assure-t-on, n'est pour rien dans tout
ceci ; c'est la seule industrie, c'est l'intérêt pécuniaire, la
crainte de compromettre les ressources du pays, qui dirigent
la conduite du gouvernement pontifical dans les entraves
qu'il apporte aux études des artistes étrangers. En effet,
outre les privilèges qu'il accorde et les droits qu'il réserve
exclusivement aux membres de l'Académie de Saint-Luc,
l'appréhension du gouvernement romain devoir se multiplier
les copies, de les voir se répandre partout et ralentir l'ardeur
des touristes et des peintres, qui penseraient assez connaître
les maîtres par les copies pour n'avoir point à venir les étu-
dier sur les lieux, lui fait une nécessité de ne répondre
qu'aux demandes qui lui sont directement adressées par le
directeur de l'école et au nom du roi. Celte frayeur est pué-
rile, c'est plus que de l'ignorance; car je suis forcé de conve-
nir que toutes les copies que nous avons à Paris, les meilleures,
diffèrent étrangement des modèles que j'admire aujourd'hui ;
il n'est pas jusqu'à celle de Sigalon, celte immense et belle page
que j'ai tant exaltée avant que d'être ici, qui ne soit réelle-
ment bien loin de l'immortel chef-d'œuvre qu'elle représente.
Sigalon semble avoir épuisé les dernières faveurs du gouver-
nement romain. Grâce à l'efficace appui que M. Thiers, ce
noble et généreux esprit, a toujours prêté aux artistes, rien
ne manqua au traducteur de ce magnifique et terrible poëme
du sombre Ruonarotti; aucun obstacle ne vint embarrasser
son travail. Rien plus, il eut l'insigne honneur d'être visité
parle vice-dieu, cl de recevoir, avec ses saintes félicitations
et comme témoignage de son admiration infaillible, un bref
qui le dispensait à tout jamais du carême et des qualre-temps.
Les Romains n'ont aucune intelligence des arts, ils en par-
lent par habitude, sans les comprendre; et tel qui discourrait
longuement de Raphaël serait fort empêché s'il avait à vous
donner des indications positives sur les œuvres de l'illustre
maître, .le n'en veux pas d'autre preuve qu'un des camérier>
du Saint-Père : ce digne prêtre avait précédé Sa Sainteté au-
près de Sigalon; il n'eut pas plutôt jeté les yeux sur l'énorme
toile du Jugement Dernier, que Sigalon avait rétabli dans se
vérité première en supprimas! les pudiques draperies de Da-
niel de Voltrrre , qu'il s'écria: « Ah! Monsieur, quelle hor-
reur, et quel mauvais goût ! On voit bien que ce tableau \ ient
de France; ce n'est pas ici qu'on trouverait une pareille im-
piété! » Le pauvre homme n'avait point encore aperçu la
fresque devant laquelle il officiait depuis plus de trente ans !
— Si vous ajoutez aux contrariétés du dehors, les dissen-
sions intérieures, vous comprendrez pourquoi donc l'Aca-
démie n'est plus un séjour aussi agréable que jadis. \<>u-
lez-vous un exemple de ces dissensions? Lu voici un tout ré-
cent :
Depuis un temps immémorial, c'est-à-dire depuis la
fondation de l'école, l'usage était que chaque élève laissât
sur les murs de la salle à manger une empreinte ineffaçable
de son passage à la Villa Medicis : ce devait être un résumé
concis du visage et des habitudes, un portrait physique et
moral, un portrait, non pas à la manière de Van-Dick ni de
ïiutoret, c'est affaire pour les princes ou pour les bourgeois,
mais d'artiste à artiste, plein de la verve joyeuse et du spiri-
tuel laisser-aller de l'atelier; en un mol, ce devait être une
charge historique. Chaque élève posait à sou tour; les pein-
tres et les sculpteurs étaient appelés à faire cette charge .
chacun selon son sentiment. L'école assemblée désignait la
plus vraie, la plus pittoresque entre toutes, et celle-ci, mo-
difiée d'après les qualités originales des autres charges, était
aussitôt exécutée sur le mur, avec autant de conscience et
peut-être plus d'entrain que le tableau ou la copie d'envoi.
Qu'elle était curieuse cette galerie où vous retrouviez toutes
les sommités des beaux-arts de votre patrie ! Ici votre devan-
cier, là votre professeur, plus loin le maître du maître ; et tous
si complets, si bien décrits, que du premier coup d'oui vous
saviez leur caractère et leur vie, bien mieux que si Laroehe-
foucauld ou La Bruyère se fussent chargés de vous les analy-
ser. En ce genre, c'était aussi bien, sinon mieux, que l'al-
bum de M. Jules Janin, où vous et moi nous figurons si digne-
ment. Or, un jour, je ne sais plus trop à quel sujet , M. In-
gres, soit qu'il se trouvât dans un moment d'humeur et de
distraction, soit qu'il fût irrité de rencontrer là, chez lui .
l'Institut de Paris, tous les chers collègues qui Marnaient >i
brutalement su direction, tous s'en donnant à cœur joie. Ie>
yeux fixés sur lui , les uns avec un air goguenard ou arro-
gant, les autres avec unesufiisauce et un B| lomb intolérables,
il passa sans mot dire, mais en haussant les épaules, et leur
jetant à tous un regard d'indignation qui eût fait pâlir l'A-
cadémie entière et soudain calmé la révolte Aussitôt, et
sans vouloir pénétrer les vrais sentiments du maître, voila
que deux ou trois séides aveugles, hélas! qui sont mes amis,
se concertent mystérieusement, et un soir, en l'absence des
autres , s'évertuent à badigeonner la muraille, mettant ainsi
à l'ombre celte histoire admirablement et innocemment gro-
tesque de l'art moderne , celle page où nos premiers latents
étaient venus lutter de verve et dépenser leur premier et
meilleur esprit ! Ah, Monsieur! quand le soleil vint éclairer
ce carnage absurde, ce vandalisme brûlai, ce ne fut qu'un
2!)V
L'ARTISTE.
long cri de désespoir, qu'une lamenta lion féoérale, dont
l'Institut, d'ordinaire si insensible, fut lui-même doulou-
reusement agité. M. Ingres , toujours si indulgent pour les
joies el les plaisirs d'autrui , M. Ingres, qui riait plus
haut que ses élevés devant les charges qui déridaient son
atelier, unissant sa voix à celle des Romains (1) , fut le pre-
mier à juger les coupables, à condamner cette maladroite
flatterie. Chez les élèves , l'indignation fut plus expressive:
des mots terribles sont échangés et amènent des provocations
directes. On s'en voulait jusqu'à la mort, et il ne fallait rien
moins que du sang pour effacer les souillures de ces nobles
merveilles. Aussitôt M. Ingres, le maître chéri, le père de
tous, se voit contraint d'intervenir; et , quoiqu'il arrive à
lernps pour empêcher les duels, il ne peut, malgré Me
prières, malgré son influence, rétablir l'amitié ni l'intimité
premières. C'en est fait , vous êtes bien vengées, caricatures
disparues de la salle à manger attristée! Les pensionnaires
n'ont plus de réunions générales ; l'école est divisée en ca-
tégories ; chacun vit chez soi et à sa guise. M. l'apety ,
dont la scission est malheureusement si vraie, que sa let-
tre, adressée à l'Institut par l'intermédiaire de M. Granet,
a été, nous écrit-on, publiée par un journal dont on nous
tait le nom, M. l'apety s'isole complètement de son maître,
de ses anciens amis , et descend chez les artistes d'en bas
pour jouir des louanges et de l'admiration que lui vaut son ta-
lent, et plus encore son incroyable facilité d'exécution.
Deux peintres se distinguent parmi la foule de ceux qui
sont ici étudiant à leurs frais : M. Lheniann , seulement par
le bruit qu'il fait tout à l'entour de sa contente personne ; et
M. I.eloir, laborieux et mélancolique jeune homme, que vous
connaissez par son tableau des Vierges folles , et par cette
Sainte Cécile qui a obtenu un succès si mérité au Salon de
celle année. Quand M. Leloir est venu, ces jours derniers,
montrer à M. Ingres les études qu'il avait faites, je crois, à la
Karnésine, M. Ingres s'écria, en lui pressant la main : « Cou-
rage, jeune homme, nul ne fera mieux; c'est le nec pltts
ultra! »
Mais on frappe : plus de doute, on vient chez moi.
Souffrez donc , Monsieur, que je vous laisse un instant pour
recevoir l'importun qui s'annonce ainsi.
Mes amis n'usent point d'autant de iwlitcssc.
— .M.Georges d'Alcy? me dit un grand et beau jeune
homme arrivant du boulevart de Gand en ligne directe.
— C'est moi-même, Monsieur...
— Cette lettre... Et il me remet le billet suivant, qui ter-
miue eu effet une phrase que je n'écoute déjà plus
« Mon très-cher, cette lettre est pour vous recommander
« tout particulièrement M. Camille S , étranger à l'Italie,
« mais non pas aux beaux-arts, qu'il cultive avec les plus
« heureuses dispositions. Malheureusement il est trop riche
« pour être un artiste. Présentez-le à M. Ingres, et je vous
» en aurai une infinie reconnaissance, etc »
—I).... est un de mes bons amis, dis-je à M. Camille. Je vous
prie de disposer de moi sans réserve. M. le directeur de l'E-
cole reçoit ce soir même ; je ne puis vous présenter moi-même,
(i) On appelle Romains tous ceux qui ont eu le prix de Homo
parce que j'ai affaire autre part; mais voici un mot pour Do-
minus ; c'est le nom d'un pensionnaire , d'un charmant
garçon qui se fera un véritable plaisir de me suppléer. Adieu,
Monsieur. A dix heures je serai rentré, et en sortant de chez
M, Ingres, s'il vous plait de venir ici achever votre soirée
et prendre le thé avec quelques joyeux artistes, vous serez
le bien-reçu. Point de cérémonies ; dites que vous acceptez .
et revenez tantôt....
Maintenant, Monsieur, je reviens à vous.
Donc, Monsieur, à l'heure qu'il est, la Villa Medicis est
un séjour assez triste. Au temps de M. Vernel , ce n'était
que fêtes et bals, et les réceptions raides et diplomatiques
de l'ambassadeur allaient dans l'ombre et l'indifférence.
éclipsées par le luxe royal et la joyeuse aménité du spiri-
tuel artiste. La Villa Medicis était un lieu brillant et ami.
incessamment ouvert aux célèbres voyageurs du monde:
ses salons, un asile choisi où nécessairement chaque femme
était belle, où chaque homme était illustre, el le jeune
élève pouvait y demeurer avec amour, et attendre au mi
lieu des jeux , bien sûr que tout ce qu'il y avail de noble
el de distingué sur la terre d'Italie viendrait en passant s'y
reposer à ses côtés. M. Ingres, plus sérieux artiste que
M. Horace Vernet; qui a fait de l'art, non pas une fête de
chaque jour, mais un sacerdoce de toute la vie, a banni les
joies frivoles et les pompes mondaines ; plus d'éclat ni de
bruit; les hommes graves, les esprits sérieux sont res-
tés à la Villa, laissant les rieuses jeunes fdles, l'amour
et la beauté, émigrer tristement vers les salons immenses
de l'ambassade , regretter le passé et vivre d'attente et
d'espoir. Le cercle s'est resserré dans la famille, au sein
des causeries intimes; et lorsque la parole expire sur les
lèvres du maître, que son âme Irop pleine a besoin de repos
ou d'émotions plus douces, oh! alors, écoulez: M. Ingres
prend son violon, M. lienzolli est au piano, et, oubliant
le monde, s'oubliant eux-mêmes, ils t'enivrent aux ad-
mirables accords des symphonies de Beelhowen , ce noble
vieillard , qui partage avec Homère et Michel-Ange loute
l'admiration de l'illustre peintre (i).
— Adieu, Monsieur; on vient me prendre pour aller voir
au théâtre la Fille de l'Avare, traduite et jouée par je no
sais qui. Demain, je vous dirai si le traducteur vaut l'auteur,
ou plutôt , tout ce que ne vaut pas la pièce sans Bouffé....
Après avoir sifflé , hurlé , trépigné tout le temps de la
représentation, messieurs les habitants de Itome se sont
mis à rappeler les acteurs, à force d'applaudissements, ainsi
que nous faisions à Paris pour dédommager les acteurs d'une
critique , d'un blâme qui ne s'adressait qu'à l'auteur. Oh, le»
malheureux ! les voilà revenus sur la scène . remerciant déjà
leurs bourreaux , leurs bourreaux qui se mettent à les huer
de plus belle en leur jetant au visage tout ce qui leur tombe
sous les mains. Convenez que notre public parisien est bien
(1) Nous savons de source certaine que le jeudi les pensionnaire»
chargent assez souvent le sort de désigner ceux d'entre eux qui de-
vront assister à la réunion du directeur. Il est présumante que c'est
la crainte seule de donner à M. Ingres le triste spectacle de leur
mésintelligence qui les fait agir ainsi. Tout en appréciant , a cel
égard, la résene de notre jeune correspondant , nous avons pensé
devoir y suppléer. 1 >(c du directeur
i/.\htisT i:
toi
mieux appris, et que foit souvent i! se laisse ennuyer sans
se plaindre.
Plus lard , j'achèverai celle lettre ; mes amis arrivent , et
je dois leur faire les honneurs de chez moi. — D'abord c'est
Auguste , puis Octave , puis Achille. — Achille sort de chez
M. Ingres; il a vu mon Parisien, et il rit encore tien que d'y
songer. Je l'interroge , mais il rit de plus belle cl de façon à
in'inqiiiétcr. Sans doute M. Camille a commis quelque lourde
inconséquence? Mais, qu'a-t-il fait? — A-l-il discuté les opi-
nions du maître ? interrompu une symphonie, ou trouvé
Kossini supérieur à lîeclhowen? Aurait-il décidé une ques-
tion d'art à rencontre du peintre d'Homère? — Quoi donc
enfin ?
— Tout cela, mon cher, s'écrie Achille; il a fait tout cela
tout à la fois!
Et nous aussitôt d'insister davantage pour savoir ces heu-
reux détails; mais Achille savoure sa joie en égoïste, et ce
n'est qu'après mille supplications qu'il se décide enfin à nous
satisfaire. — Il se pose et commence :
— L'ami de notre ami, dit-il, est un amateur comme on
n'en voit guère, fort heureusement pour tout le monde;
suffisant et tranchant, tout plein de son petit mérite, tout
fier de sa jolie personne, un Parisien de Paris, ni plus ni
moins. Je ne vous dirai pas d'où il vient : c'est l'affaire de
Cicorges ; je ne sais que ce qu'il est, et je vous le dis.
Huit heures sonnaient quand M j'ignore le nom —
M. Camille, lui dis -je. — Quand M. Camille a fait son
entrée dans le salon du directeur, sous les auspices de
notre honorable ami et collègue Dominus , depuis vingt mi-
nutes on tenait Beethoven, et le divin maestro était exécuté
comme d'habitude, de maître à maître; c'était admirable!
Dominus, qui sait son monde, cnlr'ouvre furtivement la
porte, et glissant comme une ombre jusqu'au premier fau-
teuil , il fait signe à M. Camille de le suivre et surtout de l'i-
miter. M. Camille veut bien le suivre , mais non l'imiter ; il
va droit et raide le rejoindre. Soudain M. Ingres se retourne,
madame Ingres se lève : c'est uti murmure général, puis un
chut unanime... Le silence se rétablit. — Après la symphonie,
arrive la présentation officielle. M. et madame Ingres accueil-
lent l'étranger avec une affabilité parfaite et une simplicité
charmante. M. Camille remercie assez convenablement, et
tout est pour le mieux. Mais , hélas! M. Camille veut causer,
causer en artiste, et sans la retenue ni la discrétion ordinaires
à un élève. Il s'enquiert de Slratonice , le maladroit! Ensuite
il se rejette sur l'école florentine, sur la statuaire italienne ,
sur le Moïse de Michel-Ange, qu'il trouve superbe! —
Superbe! parce qu'on vous l'a dit, s'écrie le maître, fatigué
de cette exaltation factice ! — M. Camille se mord les lèvres,
sans se tenir pour battu. 11 sait la musique : Parlons musique,
se dit-il; et le voilà courant de Beethoven à Uossini , avec
une audace et un aplomb magnifiques !...
Achille, interrompu par l'arrivée de M. Camille , le salue
comme une connaissance , et, sans se déconcerter, continue
par cette histoire inédite et parfaitement applicable à la cir-
constance :
Il y a deux ou trois ans, M. Stendal, étant à Rome, sepréseu-
tait régulièrement aux soirées du directeur. M. Stendal est au-
teur d'une vie de Uossini, entre autres choses plus ou moins
littéraires ; et, comme vous le savez, il professe pour ce maes-
tro une admiration au moins égale à celle de M. Ingres pour
Beethoven; rien de plus juste; mais, soit dit entre nous,
M. Stendal parle musique comme un froid écrivain qu'il est. et
M. Ingres comme un artiste inspiré et des plus savants sur la
matière. Or, un jour, il advint que M. Ingres . poussé à bout
par la controverse spirituelle et les atteintes insaisissables
de son imperturbable interlocuteur, s'écria dans le paroxysme
d'une généreuse indignation , et pour soutenir dignement
l'admiration qu'il éprouve pour ce touchant \ cillai il , ce su-
blime martyr dont l'existence fut, par bien des endroits, pa-
reille à la sienne , M. Ingres , dis-je, s'écri i :
— La musique de Kossini, Monsieur, est une musique de
perruquier; et quand on vient aussi régulièrement que vous
le faites, écouler l'incompréhensible Beethoven , ce ne peut
être que pour dénigrer le maestro et ses rapsodies !
Et il tourna le dos à M. Stendal, qui sorti! de la Villa Medicis
pour n'y plus revenir.
— Voilà justement mon histoire de ce soir, ajoute M. Ca
mille...
— Seulement, vous n'êtes pas M. Stendal, lui dit X...
— En somme , que pensez-vous de M. Ingres ? lui demande
Octave ?
— Je préfère de beaucoup M. Delaroche. Au moins est-il
poli quand on le loue , et s'il s'emporte, c'est toujours de sang-
froid et avec discernement. Décidément, M. Delaroche est
un plus grand peintre , et j'espère bien qu'il sera directeur
l'année prochaine.
— Notez bien, Monsieur, que personne ici n'est de l'avis
de M. Camille, Dieu nous en garde! mais cela vous montre
combien plus il faut de diplomatie que de talent pour amener
la majorité, soit dans le public, soit même parmi les artistes,
à accepter, à proclamer une supériorité. — Certes, ni Gérard,
ni Torwaldsen , ni messieurs tels et tels que je pourrais
nommer, n'ont, durant leur vie tout entière, subi autant
d'attaques, autant de détractions que MM. Gros et Ingres en
un seul jour! Est-ce à dire que MM. Gérard et Torwald-
sen , etc., ont eu plus de talent que les deux nobles maîtres
que j'ai nommés? Et parce que l'Académie a censuré pu-
bliquement, et d'une façon fort malhonnête et non moins
sotte, le directeur de Rome, prétend-elle donc établir que
chacun de ses membres soit supérieur à M. Ingres? Non.
assurément non ; cela prouve seulement que, pour des motifs
que nul n'ignore, la majorité est l'ennemie de M. Ingres, et
que si cette majorité lui a donné la direction de la Villa Me-
dicis, c'était pour se débarrasser de l'influence de ce grand
professeur, pour perdre sa popularité parmi les élèves , bien
plus que pour rendre un légitime hommage à son talent. —
L'homme est ainsi fait, dit La Rochefoucauld, qu'il préfère
la louange qui le trahit au blàine qui le sert. M. Gérard le di-
sait aussi , et c'était là le principal secret de sa popularité et
de son influence à l'Académie. M. Ingres est aux yeux de
ses collègues un criminel obstiné qui ne mérite ni merci ni
pardon , car lui seul il ose leur dire sa pensée tout entière,
sans jamais s'arrêter aux considérations personnelles, ni aux
désagréments qui peuvent en résulter. Comment, en effet,
reconnaître le mérite d'un homme qui disait, parlant à ses
collègues : Un tel est un peintre d'enseignes , et celui-ci
n'est rien moins que peintre? qui répondait à un autre que
pourtant il voulait ménager : Je ne puis vous rien dire de ce
L'ARTISTE.
que vous me montrez, car je n'aurais jamais traité ce sujet
comme vous l'avez fait? enfin, qui, devant les pages énergi-
ques et parfois téméraires de M. Delacroix, un jour laissa
tomber ce mot si plein de vérité et d'estime en même temps:
Oit! celui-ri, c'est mon ennemi? Cet homme-là a trop Mené
d'amours-propres et de mesquines rivalités , pour obtenir
jamais, de certaines gens , la justice et les égards que méri-
tent son talent et son caractère.
!.■ décembre.
l'.-S. Grâce à la négligence d'un ami qui devait vous
porter cette lettre , ce relard de quelques jours me met à
môme de vous annoncer dès aujourd'hui ce que je ne devais
vous écrire que le mois prochain. Selon toute probabilité,
l'exposition des envois de Rome ne pourra avoir lieu, ici,
le 1" janvier. M. Ingres en est d'autant plus contrarié, que
c'est sur sa demande que l'Académie des Beaux-Arts a fixé
celte époque , et que l'on parait tout disposé à le rendre
respousable , lui , M. Ingres, de la paresse des paresseux.
M. Gils, envoi de première année, fait un Adam H Eve, où
il s'est appliqué à ne ressembler en rien à M. Ingres. —
M. Murât , envoi de seconde année, ['Homme qui brise son
idole , étude savante et vigoureuse dont bientôt je vous dirai
toutes les qualités. — M. Blanchard, envoi de troisième an-
née, Jésus-Christ ressuscitant je ne sais qui (esquisse), el
une copie de la Farnésinc. — M. Papcty, de la môme année ,
un Mercure et un Aigle, plus un petit tableau , genre l'ompéï,
qui ne sera terminé ni pour l'exposition, ni même peut-être
pour le départ. — Enfin , M. Jourdy, une toile d'une dimen-
sion telle qu'il a été obligé de faire son tableau ailleurs qu'à
l'Académie. — Pour la sculpture : M. Vilain, une copie de
la Vénus accroupie. — M. Chambord, deux figures, plus un
bas-relief el une tôte. — M. Ottin, une esquisse et une petite
figure en marbre. — M. Bonnassieux, un Amour coupant
ses ailes. — En architecture , M. Clerget envoie une Mai-
rie; et M. Guéuepin, longtemps pris par les fièvres,- n'a
rien pu terminer, non plus que M. Famin. — Quant aux
graveurs et aux musiciens , c'est ce que vous savez encore ,
aujourd'hui , et hier et toujours la même chose.
Georges d'ALCY.
'A
1 nous avions plus d'espace , nous consacre-
« rions un chapitre entier aux keepsakes, aux
^5c albums, aux livres à images, à loute cette lit-
ifi térature fantastique et fantasque de la fin de
^l'année, où se dépensent en pure perle tant
d'esprit, tant de talent, tant de belles gravures, tant de
beaux caractères et de magnifique papier. Nous ferons une
réserve pour l'histoire par M. Chalamel ; le texte est de Bos-
suet; il se compose de ces belles pages sur lesquelles l'illus-
tre évêque de Meaux a laissé, sans le savoir, l'empreinte de
son génie. Sur une feuille détachée est imprimé ce beau
texte; chaque page est entourée de tous les attributs de la
mère du Sauveur; et au bas de la page, dans une petite
scène souvent très-dramatique, toujours naïve, l'auteur a
représenté les divers événements que Bossuet raconte. Il Ml
résulté de cette traduction nouvelle un charmant livre où
s'associent de la façon la plus heureuse le talent de l'artiste,
le génie de l'historien et la croyance du chrétien. C'est une
belle et bonne œuvre sérieuse, dignement accomplie Mi
M. Chalamel.
Quant à l'album de M. Bérat, c'est un album populaire.
M. lierai est à la foi, son propre musicien et son propre
poêle. Le musicien commande certaines paroles, le poêle
comprend tout de suile ce que demande son associé ; et voilà
ce qui vous explique comment il y a tant d'accord dans les
romances de M. Bérat. De ces romances, quelques-unes ont
atteint la renommée des airs les plus chantés qui aient été
chantés en Europe; d'autres, plus recueillies, ont été retenues
par les plus honnêtes mémoires et chantées par les voix les
plus pures; car il y a de tout dans l'album de Bérat: des
chansons pleines de verve el de gaieté, des romances plain-
tives, beaucoup de gaielé, beaucoup d'amour. Il y a mémo
de jolies lithographies qui complètent ce charmant petit vo-
lume qu'attendent tous les pianos.
Nous ne parlons pas des beaux livres que publie le libraire
Ernest Bourdin , le Diable Boiteux, de Tony Johannot, la
Manon Lescaut, et surtout ce Voyage dans la Russie méridio-
nale, tout rempli des chefs-d'œuvre de Baffet, et dans le-
quel M. le comte Anatole de Démidoff a déployé loute l'ar-
deur d'un jeune et savant voyageur.
Les éditions illustrées et les albums, ces fruits du premier
de l'an , se pressent sur l'étalage des éditeurs. Curmer a fait
magnifiquement relier le premier volume des Français, cette
galerie si amusante et si vraie dej caractères contemporains.
On trouve chez lui, dans sou riche bazar, une collection d'ou-
vrages bien choisis, parmi lesquels nous citerons Paul et Vir-
ginie, livre d'étrennes, qu'il a orné de tout le luxe typogra-
phique possible. Un autre libraire, qui se recommande aussi
par ses qualités personnelles, M. Just Teissier, vient de ter-
miner une publication qu'on ne saurait trop louer : c'est
l'Histoire de la Conquête de l'Angleterre, par M. Augustin
Thierry. Cette savante chronique, qui, à notre sens, demeure
le meilleur ouvrage de l'époque, a été embellie de vignelles
sur papier de Chine. M. Tessier a compris le retour aux
études sérieuses, el nulle œuvre ne mérite mieux que la
sienne de Ire présentée à l'instruction de la jeunesse. La Con-
quête de l'Angleterre par les Normands est presque uu poème.
qu'une trisle consécration, celle du malheur, est venue scel-
ler. M. Augustin Thierry n'a-t-il pas perdu les yeux comme
Milton !
Au milieu des nombreux albums dont nous sommes entou-
rés, nous en avons remarqué deux : celui de M. Aristide de
Latour, l'auteur de la Montagnarde au retour et de Picciola,
dont quelques compositions sont déjà devenues populaires,
et celui que vient de faire paraître M. Troupenas, sous le titre
de l'Écho de Sorrenle. Bien n'est plus spirituel et plus gra-
cieux que cet album, dont la musique est d'un jeune com
posileur italien, M. Capecelatio, et les paroles. île nos poètes
les plus spirituels, Alexandre Dumas, Théopbile Gautier,
Emile Deschamps, Mme de Girardin.
L'ARTISTE.
'297
Nous lisons dans la Gazelle Musicale , qui fait autorité dans
ces sortes d'affaires, la lettre suivante, et nous trouvons
qu'en effet c'est là une page très-honorable pour les artistes
de ce temps-ci :
Vienne, c> décembre 1839.
La saison d'hiver s'annonce d'une façon merveilleuse. Nous vous
avons écrit quelque chose des triomphai <le l.iszt, et de la pro-
fonde sensation qu'il a produite dans le monde musical; nous vous
avons dit aussi toutes les émotions qui ont entouré le Paulus , ce
merveilleux oratorio du jeune et grand maitre Memlelsohn; mainte-
nant, pour comble de bonheur, voici que l'autre jour entrait à Vienne
une jeune et belle personne, pâle et fatiguée, moins encore par la
longueur de la roule que par ses luttes étranges avec les orchestres
formidables de Leipzig et de Dresde. Cette jeune femme , d'une
idéale figure , dont la France n'a pas entendu parler depuis cinq
ans, ce n'était rien moins que madame l'Ieyel , grandie encore et
perfectionnée par l'étude, par l'exil et par le malheur, qui sont trois
grands maîtres pour les belles et grandes natures comme est celle-là.
A peine était-elle à Vienne, et fort indécise pour savoir si elle se
ferait entendre dans cette ville où Liszt était le maître tout-puissant,
que madame ricycl vit entrer chez elle Liszt en personne, qui venait,
comme un homme de génie qu'il est en effet, pour partager sa gloire
et ses triomphes avec son jeune et charmant confrère. Qui fut bien
touché de ce noble empressement, de cette hospitalité illustre, on
peut le dire : ce fut madame Pleyel. Elle accepta avec empresse-
ment le patronage de son excellent frère en poésie , et trois jours
après, hier même, 12 décembre, nous les avons vus entrer l'un et
l'autre dans la vaste salle des concerts, toute remplie de la plus
grande et de la plus belle société de Vienne C'a été, comme vous
pouvez le croire, un applaudissement unanime et furieux , lorsque
Liszt a présenté cet autre grand artiste à son public; de son coté,
madame Pleyel s'est montrée tout à fait digne de son introducteur;
clleajoué avec cette passion nette et bien contenue, qui est une grande
partie de sa puissance, ses deux premiers morceaux, après lesquels le
public l'a redemandée à grands cris. Mais lorsqu'enfin elle a abordé
avec une ardeur et une mélancolie incroyables le Morceau de Salon,
ce beau concerto de VVcber , rien ne saurait donner l'idée des ap-
plaudissements et des éloges. A peine avait-elle achevé le morceau
de Beethoven, qu'il a fallu le jouer une seconde fois. Alors Liszt l'a
prise par la main , il l'a conduite de nouveau à son piano , aussi
heureux et aussi fier que s'il se fût agi de son propre triomphe. Ne
trouvez-vous pas bien qu'il y a quelque chose de touchant dans cette
fraternité spontanée de ces deux excellents artistes ? et n'est-ce pas
la une des histoires les plus intéressantes de ce temps-ci : Liszt ou-
vrant les portes des salons de Vienne à madame Pleyel ?
OPEKA ITALIE*.
Première représentation d'lNi':s dk C*stko, opéra séria en trois actes ,
musique de M. Persiaui.
N fait d'opéras italiens, nous n'avons guère
le choix aujourd'hui, el la terre ci-devant
classique n'a même pas à nous proposer la
monnaie de lîellini. Cela commence à de-
venir inquiétant, el dans quelques années,
les grands chanteurs italiens qui ne se contenteraient pas de
tout l'argent qu'on peut gagner en deux ou trois saisons à
Milan, à N'aples el à Florence, pourraient bien n'avoir plus,
rien à faire entendre qu'on voulût supporter à l'étranger. Ils
seraient peut-être forcés d'apprendre le français, l'allemand,
ou même l'anglais , pour chauler à beaux deniers la musique
des ullramontains barbares. Nous aimons pourtant à croire
qu'il viendra au dernier moment, et à temps tout juste,
quelque génie original qui découvrira une nouvelle face de
l'art , comme Rossini l'a fait il y a vingl-cinq ans. On peut
dire, sauf exception, que chaque école suffit à une époque,
etjusqu'au moment oit l'art subit une transformation. Quand
ce moment est venu, l'homme qui doit faire la révolution
manque rarement d'apparaître. Pourquoi celle règle ne
serait-elle pas applicable à l'Italie , lotit épuisé que ce
pays paraisse? On pourrait objecter que, depuis un siè-
cle , les Italiens attendent une école «le peinture qui ne
vienl pas. Mais nous croyons reconnaître qu'à cet égard
la production est au niveau de la demande et des besoins
actuels de ce pays. Il serait sans doute facile d'y suppo-
ser un laisser-aller et une tolérance semblables en fait de
musique , et dans ce cas, nous en serions fâchés pour les Ita-
liens et pour nous aussi. Cependant la différence est grande
entre la situation des deux arts , comme entre les conditions
qui les favorisent d'ordinaire. Pour faire noblement et gran-
dement la peinture, telle que les Italiens l'ont toujours aimée,
(elle qu'ils la pensent et l'imaginent, il faut une verve ar-
dente, une cxallalion consciencieuse, un sentiment abstrait
du beau, el surtout une foi dans le (emps,qui ne peuvent
subsister de nos jours que par miracle. Dans un siècle d'agi-
lalions et d'incertitudes, où il s'agit pour les sociétés, non
pas seulement de changer de chefs, mais de voir boulever-
ser leur principe, dans un pays qui attend tristement que
les autres , que des nations réputées grossières fixent son
deslin , sans qu'il lui soit permis d'y rien faire , les longues
contemplations extatiques de l'artiste inspiré sont impossi-
bles , parce qu'elles seraient une duperie. Les gens qui
continuent les écoles anciennes sont de braves niais ou
d'adroils ruffian* qui flattent les prédileclions et les habi-
tudes nationales. Tout cela n'aboutit qu'à un plat et pâle pas-
ticcio de grandeur impuissante et de noblesse banale. Mais
il en est, il doit en êlre autrement de la musique. Que le
peuple soit gai ou triste , il lui faut toujours chauler, ne fût-ce
que pour endormir sa douleur. La musique est le bien de
tous les âges , de toutes les conditions; on n'a pas même be-
soin de l'acheter. Elle vole dans l'air pour le pauvre , et ne
demande guère que le riche lui paie son essor. Et puis , les
conditions qui font l'artiste musicien ont bien peu d'ana-
logie avec celles qui font le peintre de style noble. Quand
l'homme qui sera un grand compositeur a reçu d'cn-liaut
des organes délicats et impressionnables, une sensibilité
profonde et la finesse de tact, toutes choses qui n'en font
même souvent qu'une seule , il ne lui faut plus qu'une édu-
cation spéciale, quelquefois fort sommaire. Les circonstances
n'y font rien , et les révolutions n'empêcheront jamais cette
nature harmonieuse de déborder en chants et en accords.
S'il est capable de méditation , tant mieux; mais la médita-
lion ne lui est pas indispensable. Enfin, ce ne sont pas les
riches et les connaisseurs formés dans le loisir qui récom-
pensent exclusivement ses travaux; l'argent de tous fait sa
398
L'AUTISTE.
richesse, surtout en Italie , où l'on peut entendre Tapera
pour douze sous. Quelles que soient donc les circonstances
où se trouve ce pays, rien n'empêche un grand musicien d'y
surgir «l'un jour à l'autre.
N.Hisdevons au moins louer M. Persiani du courage avec
lequel il a protesté contre la stérilité dont l'Italie semhle
frappée. Il n'a pas craint d'aborder un sujet immense dis-
posé d'une manière assez défavorable. Au premier acte , le
vieux roi de Portugal apprend du courtisan Gouçales que
son (ils don l'edro, qui refuse d'épouser Bianca de Caslille, a
contracté un mariage secret avec Inès de Castro. Il envoie
(jonrales enlever les enfants d'Inès , laquelle vient les rede-
mander au roi au moment même où l'on présente Bianca à
don l'edro. Inès est jetée en prison, et, sur son refus de
consentir à rompre son mariage , on l'empoisonne et l'on fait
périr ses enfants. Ceci se passe à la fin du deuxième acte;
mais au troisième, Inès vit encore , le poison agit lentement,
et lui ôte la raison avant la vie. l>on l'edro arrive pour lavoir
mouriret pour ordonner la punition deGonçalcs, et toutest dit.
M. Persiani a fait les choses en conscience, car il n'a pas
dédaigné d'écrire une ouverture où se trouvent réunies
toutes les coquetteries de facture et d'instrumentation em-
ployées depuis vingt ans et plus eu Italie. Celte bonne vo-
lonté méritait d'è'rc récompensée par un plus grand bon-
heur d'invention. L'originalité cl le caractère manquent à
celte musique, faite, à beaucoup d'égards, avec une grande
recherche. Quelques morceaux, tels que le finale du premier
acte, et surlout le duo du deuxième, entre Robin i et Labla-
che , ont pourtant remué l'auditoire. L'exécution a été excel-
lente, tant de la part des chanteurs que de celle des instru-
mentistes, chargés de remarquables ritournelles en solo.
Mme Persiani a fait des prodiges, et il y avait de sa part
quelque dévouement, car elle eût pu obtenir du compositeur,
qui est son époux, qu'il lui épargnât des fatigues inutiles,
en supprimant , par exemple , le troisième acte tout entier,
lîubini cl Lablache ont agi en bons camarades , et jamais
musique n'a été plus chaudement soutenue. A les entendre,
et même à les voir dans le duo du deuxième acte , on dirait
d'une œuvre capitale. Nous ne nous rappelons pas les avoir
vus aussi pathétiques dans aucun ouvrage. Une pareille scène
ferait presque déserter les autels du génie créateur pour en-
censer le veau d'or de l'exécution.
Nous n'avons point parlé depuis longtemps du grand
Opéra. On y prépare, dit-on, quelques nouveautés impor-
tantes, mais il n'en est pas encore apparu. De loin en loin
un début a lieu pour faire prendre patience aux amateurs.
Nous en rendons compte quand ils semblent offrir quelque
intérêt, quelque germe d'avenir. Lundi dernier, Mlle Dobré,
dont nous avions cru pouvoir prédire la gloire lors des con-
cours du Conservatoire, a voulu enfin prendre possession de
cet avenir qui lui est réservé dans le domaine des cantatrices
héroïques ; elle a débuté dans le rôle de Mathilde de Guillaume
Tell. Avec les dons précieux dont elle est pourvue, son succès
ne pouvait être douteux. Toutefois, il lui reste à remplacer
par l'originalité , si elle en est susceptible , les enseignements
de l'école, et à s'assimiler d'une façon toute spéciale ces ac-
quisitions que tous les élèves ont pu faire avec plus ou moins
de bonheur. Nous aurons probablement plus tard à la juger
sur nouveaux frais.
Mlle Nathan, qui n'a pas voulu se laisser dépasser par le*
rivales qu'on lui formait au Conservatoire cl ailleurs, con-
tinue à travailler. Lllc est revenue d'un Voyage à Bruxelles,
où elle a beaucoup réussi. Mlle Kieux, qui s'élail trop presser
de débuter, s'ellbrce depui* longtemps de réparer les incon-
vénients de celle fausse manœuvre, et elle y parvient. On
peut dire qu'elle arrive au point où nous eussions voulu la
voir dès le premier jour.
COJIÉDIB-FRANCAISK
lue CtOdldlUire cnlrr quinze ccnls aulrcs. — Mlli1 Itachrl. — I.igiir. —
La Première ride. — Mignonne. — /.e chetalier de (anollet.
A direction de la Comédie-française conti-
\£ nue à occuper les esprits. Une candidature
s'est élevée, une candidature qui a fait grand
bruil, une candidature qui a mis en jeu beau-
coup d'amours-propres! Il est arrivé que le
nom d'un simple feuilletoniste, jeté tout à coup à la publicité,
je ne sais trop comment, a trouvé un écho sonore, et que de
vibrations en vibrations, ce nom modeste est parvenu aux
oreilles du ministre. Alors, grande agitation, et les quinze
cents candidats au fauteuil de M. Vedel se sont mis en émoi;
ils ont crié comme des gens volés; ils ont dit que les Égyp-
tiens avaient été bien heureux de ne compter parmi leur.-
fléaux que les sauterelles, et non les journalistes; ils ont
ajouté que M. Ilippolylc Lucas (car c'est de lui qu'il est ques-
tion ) , ce nouveau-venu dont la candidature dérangeait si
brusquement leurs espérances, était un homme extrêmement
dangereux pour l'ordre social , et que, sous les apparences
de la politesse et de la douceur, il cachait les plus perfides
desseins contre le repos de l'état. A les entendre, les Titans
qui voulurent escalader jadis la voùle céleste méritèrent
moins d'être foudroyés par Jupiter! ! !
M. Irïppolyte Lucas, qui connaît les secrets de la comédie.
ne s'est guère troublé; il se trouble rarement d'ailleurs: ce
n'est pas là son défaut : il appartient à un pays où l'on né
manque pas de fermeté; il est Breton, et de la ville même
où est né Sainlc-Foix. Sans être aussi querelleur que lui, il
n'aime pas davantage les bavaroises, et n'en avale d'aucune
espèce. Sachant bien du reste qu'il est des gens sur la vie
desquels, Dieu merci ! la calomnie elle-même ne saurait pro-
jeter une ombre, il s'est contenté de sourire eu laissant vo-
lontiers la discussion s'ouvrir sur sa personne. M. Hippolyte
Lucas n'a voulu même avoir recours qu'à l'opinion; l'intri-
gue n'est pas faite pour lui ; il n'aspire pas à déplacer M. \ e-
del, mais seulement à le remplacer, dans le cas où les susdit-
quinze cents postulanls, avec leur espèce de sabbat parti de
la banlieue et d'ailleurs, finiraient par donner le verliue
au directeur enfermé dans leur cercle magique, et force-
raient ce digne homme à donner sa démission.
Les prétentions de M. Hippolyte Lucas ressemblent si peu
aux prétentions rivales de ses quinze cents rivaux , qu'il
ignore de la façon la plus absolue quels sont les émoluments
de la place en queslion ; c'est au point que, si cette place lui
était confiée à l'heure qu'il est, on pourrait lui jouer le tour
de réduire les appointements de directeur, sans qu'il s'en
doutât , sans peut-être même qu'il s'en plaignit lorsqu'il ap-
prendrait cette mauvaise plaisanterie. Voilà l'homme! Il aime
I/AKTISTE.
299
;iu fond Corneille plus que les honneurs, Molière plus que l'ar-
gent; et vivre dans une compagnie iuli me avec ces beaux génies
lui a paru jusqu'ici une chose plus à considérer que la fortune,
dont il n'a jamais poursuivi bien ardemment les faveurs. Nous
tenons de bonne source que ce rêve de direction de notre pre-
mier théâtre, réve formé par quelques honnêtes gens voués
comme M. Hippolyte Lucas au culte de l'art, est bien loin
d'avoir tourné la tète au candidat. Sa plume, un peu exercée
en matière littéraire, lui procure une vie assez heureuse,
indépendante au reste sans cela, et dont il aurait peut-être
tort de sacrifier l'insouciance aux ennuis d'uneadminisiration.
La seule idée qui l'ait séduit, c'est de restituer au Théâtre-
Français , si cela est possible, la haute importance que ce
monument national a possédée autrefois, et qu'on ne peut se
dissimuler qu'il a perdue ; cette ambition, nous le parierions,
est plus désintéressée que celle de ses quinze cents concur-
rents.
Un journal , eu parlant de cette candidature , qui a eu sa
soirée au foyer de l'Opéra, quel honneur ! s'est exprimé en ces
termes sur la position d'un directeur : « Ménager la fortune du
théâtre si l'on ne peut l'accroître , se regarder comme un
sociétaire de plus , attirer l'estime en même temps que l'ar-
gent du public, ouvrir la voie à l'art nouveau saus négliger
la vieille scène et réciproquement , encourager les talents
naissants , soutenir ceux que l'expérience a mûris : voilà ses
devoirs. » Ajoutez à cela : Faire respecter la personne et le
nom des comédiens , vous aurez un programme que nous
recommandons aux méditations de M. Hippolyte Lucas , s'il
arrive jamais au poste dont la presse entière, à quelque
opinion qu'elle appartienne , a bien voulu le juger digne.
Il faut avouer que cet écrivain , naturellement si peu
ambitieux, a de grands remerciements à adresser au plus
grand nombre de ses confrères , qui ont pris à cœur celle
affaire jusqu'à cesser toute attaque contre le Théâtre-
Français, du moment qu'il a été question de lui ; il en doit à
ses adversaires mômes , qui ne se sont révélés que par des
rancunes personnelles, dont quelques-unes ont été loyale-
ment apaisées ; enfin, il n'y a pas jusqu'au ministre qu'il ne
soit tenu de remercier déjà, car le ministre, homme d'un grand
sens , n'a pas eu l'air de croire , comme on espérait le lui
faire entendre, que le jour où M. Hippoly.e Lucas obtiendrait
la direction de la Comédie-Française , la terre et le ciel
éprouveraient des tremblements non prévus par M. Arago,
et que le salut de la patrie serait gravement compromis.
Mais laissons là le candidat; qu'il se lire comme il pourra
des embarras de sa situation ; qu'allait-il faire dans cette
maudite galère à quinze cents rameurs? Si nous nous en
sommes occupé, c'est que des attaques direeles et indirectes
l'ont mis en état de légitime défense, et ont donné à ses amis
intimes le droit de le protéger. Personne ne lui est plus atta-
ché que nous. Nous croyons lui porter plus d'intérêt que
eeux qui ont pris ces jours-ci un soin si exclusif de son hon-
neur. Cependant, parlons d'un sujet plus important que lui,
de Mlle Hachel. La représentation de Bajaut nous a montré
qu'elle savait retrouver toute la \igueur de ses moyens.
Mlle Hachel a joué le rôle de lïoxanc avec la même force
qu'avant sa maladie, et d'une manière plus intelligente en-
core. Ses études dramatiques se sont continuées dans la
retraile où elle a vécu ; l'ensemble du rôle de Roxane nous a
paru mieux posé. F.lle a renoncé à quelques effets bâtardes ,
elle s'est maintenue dans une noble simplicité . qui e-t le
caractère de son talent. Mlle Hachel a l'air de ces fille,
royales perdues dans leur berceau et obscurément élevées .
qui remplissent les anciennes pièces de théâtre, et se font
reconnaître, comme la Perdita de Shakspeare , à la digsifé
de leur langage , à la fierté de leur démarche. Elle aurait
tort de croire qu'en lui conseillant de prendre l'air d'Italie,
nous ayons songé le moins du monde à l'éloigner de la scène.
S'il était nécessaire de la convaincre de nos parfaites inten-
tions à son égard , nous la prierions de se rappeler le nom
du journal qui imprima le lendemain même de son début,
avant tous les autres, qu'une tragédienne nous était née.
L'auteur de ces lignes est celui qui écrit celles-ci , et son
opinion n'a pas changé.
Ligier a donné sa d 'mission. Ligier, irrité contre le Théâ-
tre-Français, est sur le point d'imiter Coriolan, et de passer
aux Volsques. Nous aimons à croire que , mieux inspiré, il
n'en fera rien. La tragédie, éplorée comme une autre Vétu-
rie, saura s'opposer aux desseins de cet enfant ingrat. In-
grat, avons-nous dit; si nous sommes bien renseigné, l'in-
gratitude n'est pas toute du côté de Ligier. On le laisse en
effet consumer ses forces dans des rôles plus ingrats que lui.
La représentation de deux ouvrages sur lesquels Ligier
comptait, et avail raison de compter, la Vieillesse du Cid, de
M. Casimir Delavigne, et le Gladiateur , de Mlle Soumet.
ces deux pièces l'étant trouvées ajournées indéfiniment, que
vouliez-vous que fit Ligier? qu'il mourût d'ennui! Il a [référé
se retirer dans sa tente, comme Achille, en attendant le com-
bat. N'est-il pas dur de se voir couper les ailes au moment
où l'on s'apprêtait à prendre un énergique essor? On com-
prendra aisément la situation d'esprit de Ligier. Un autre
motif s'est mêlé, assure-t-on , à ce dépit : Ligier avait
chaque année un congé de trois mois ; l'année dernière, M. de
Montalivct, alors ministre de l'intérieur, fit observer à notre
Orcste que ses pérégrinations étaient trop longues et nui-
saient au Théâtre-Français; qu'il fallait faire le sacrifice d'un
mois; qu'en retour , on lui accorderait une gratification. Li-
cier est encore à voir venir la gratification. Au lieu de la
loucher, il a été condamné à une amende très-considérable
pour quelques jours de retard à son dernier congé , ce qui ne
lui semble pas la même chose... On exécute contre lui le fa-
meux décret de Moscou, lequel dit. en son article 81 , que
tout sujet qui, ayant obtenu un congé, en outre-nasse le terni' .
paiera une amende égale au produit de sa part pendant tout tt
temps qu'il aura été absent du théâtre. Puisque le décret de
Moscou a tant de vigueur., Ligier, sans doute, est en droit de
demander qu'on prenne garde à l'article 55 ainsi conçu :
Nos comédiens seroit tenus de mettre à l'élude tous les mois
un grand ouvrage, ou du rrwins deux petits ouvrages nouveau. i
ou remis; dans le nombre de ces pièces seront les pièces d'au-
teurs vivants ; il est enjoint au comité et au surintendant de
tenir la main à cet article. Où sont-ils les grands ouvrages,
où sont-ils?
La Première ride! Voilà un mot fatal pour une femme!
Lorsque ce signe de mauvais augure a paru surson front, plus
de joie, plus de repos pour longtemps. L'été, qu'on appelle
l'été de la Saint-Martin, ce regain de jeunesse et de beauté .
ne peut plus la rassurer. Il faut vieillir, la première ride ;>
&'
:too
L'ARTISTE.
paru; el le premier cheveu blanc qui la suit, comme la
neiae annonce l'hiver, s'est montré parmi les blondes ou
noires liesses. Ifadame de Savigny esi parvenue à eel âge
rie transition: élis n'a pas le courage, comme imites les fem-
mes, de faire îles avances à la \icillesse : elle résiste, elle
tient bon , mais la première ride est là I Madame île Sa\ igny
ne passe plus devant son miroir sans trembler. Comme toutes
les femmes de quarante ans. elle s'Imagine que l'amour
d'un jeune homme est une espèce de fontaine de Jouvence,
el que par ce talisman l'on revient à vingt ans; mais ce ta-
lisman dure peu. Rien n'est barbare comme les jeunes
uloiis à l'égard des femmes de quarante ans; quand ils aper-
çoivent la première ride , ils croient voir Alcine décrépite
el sorcière, et se comportent avec elle comme le béros de
l'Arioste vis-à-vis de la magicienne. Madame de Savigny et
Léon se trouvent dans celte situation délicate; heureusement,
madame de Savigny a nue nièce jeune et jolie, et Léon, un
ami, homme mur et raisonnable qui convient parfaitement à
madame de Savigny. L'affaire s'arrange donc. Cette pièce
est faite avec beaucoup de finesse d'esprit. MM. Arnould et
l.ockroy. dont la collaboration est toujours beureu-e. comp-
tent un lion succès de plus.
Lis Yar.ii; ris devraient bien appeler MM. Arnould et Loe-
krny à leur aide, car ce théâtre a réellement besoin de
secourt. Mignotmt n'a pas réussi; mais l'actrice, Mme Crécy.
a été beaucoup applaudie. Elle a tenu toutes les promesses
que nous avions faites en son nom. On s'occupe du ChevalUl
<!<■ ('(inollrs. pièce dans laquelle Lafon, cet acteur si distin-
gué, jouera le rôle du brillant Mulâtre, si connu par set
duels cl par ses bonnes fortunes. Dire que M. Koger de lieau-
voir est un des auteurs, c'est donner l'assurance que là. du
moins, il y aura du goAl et de l'esprit. Le roman que l'au-
teur de tant de charmantes productions vient de publier
chez Dumont, roman si élégamment écrit cl rempli de pi-
quantes aventures, témoigne d'avance en faveur de la pièce
qui en est tirée. M. Roger de lleauvoir aurait pu se copiei
tout uniment, mais il est des gens qui ne se répètent pas.
et qui racontent plusieurs fois la môme chose d'une façon
nouvelle et Intéressante.
Hippoi.vTii LICAS.
et s'arrête le quatrième volume de la deuxième série. Nos lecteurs auront compris, sans nul doute ,
toutes les peines que nous nous sommes données pour ne passer sous silence aucune des questions
d'art et de littérature qui ont été la grande préoccupation de cette année 1839. Nous avons tenu
têle, sinon avec tout le talent possible, du moins avec zèle, persévérance et courage, non-seulement
à l'Exposition du Louvre, qui est notre grand labeur de chaque année, mais encore à l'Exposition
de l'Industrie, dont nous avons écrit l'histoire de notre mieux. Nous avons été les premiers à ra-
conter et à expliquer les merveilles incroyables du Daguérotype, le plus grand événement de cette année. Pas un
homme de quelque importance dont nous n'ayons signalé la venue ou les progrès avec l'empressement le plus
loyal; pas un drame, pas un comédien nouveau dont nous n'ayons entretenu nos lecteurs. Si nous avons péché par
quelque endroit, c'a été peut-être par trop d'indulgence ; mais de celte indulgence bienséante et bienveillante, non*
en sommes fiers comme d'une bonne action.
Los artistes , avant tout , ont besoin d'encouragements et d'éloges ; la critique leur profite rarement ; bien sou-
vent la sévérité les tue ou leurôte l'espérance, qui est la compagne du génie. Comme aussi vous nous rendrez cette
justice, que les moindres détails de ce journal consacré aux beaux-arts, ont été entourés de la plus entière
sollicitude. Les peintres , les dessinateurs et les graveurs qui veulent bien nous aider de leur nom el de leurs
talents, ont seconde à merveille les écrivains qui nous prêtent leurs idées, leur esprit et leur style. Entre les uns
et les autres l'association a été plus que jamais complète, dévouée, sincère : nous pouvons nous donner à nous-
mêmes et hautement cette louange, que, dans ce recueil si varié, rien ne ressemble à la coterie, soit dans les arts
soit dans les lettres. Ce sont des frères qui marchent ensemble au même but, et non pas des camarades qui se
flagornent les uns les autres, pour attaquer sans pitié tout ce qui n'est pas eux et leurs œuvres. Dans ce livr«
écrit avec la plus noble indépendance, en littérature aussi bien que dans les arts, point de parti pris, point de
chef adopté à l'avance, et dont on proclame les erreurs mêmes comme autant de vérités. Aussi bien, à toutes ce*
causes réunies de dévouement, de loyauté, de désintéressement, I'Artiste nous semble-t-il enfin avoir conquis la
part d'autorité qui lui revient dans ce domaine des arts, de la littérature et de la critique. De cette autorité salu-
taire, quelle que soit son étendue, I'Artistk saura se servir pour protéger, pour défendre, pour découvrir les
gens de talent, quels que soient leur nom, leur bannière, leur école ou leur parti.
Nos premières livraisons contiendront les lettres inédiles de Jean-Jacques Rousseau , que nous avons promises
à nos lecteurs.
Finir l'année littéraire par des vers inédits de M. de Lamartine, commencer l'année nouvelle par des pages
inédites de J.-J. Rousseau, véritablement il nous était impossible de mieux commencer et de mieux finir.
Le Directeur de TArtiste, A. -IL DELAINAV
Typographie de Lacrampe el tomp. , rue Damielte, S. — Fonderie de Thony , Vire» et Morei
siris
IL' a; ■ r PS'YOIJE
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TABLE
_L-T-L!i^ £Xï<£^^£ïL^Q^£â^
A nos Abonnés: Avis, par M. II. Delaunay,
directeur de l'Artiste, 300.
A QUOI SERVENT LES BIBLIOTHÈQUES DE PARIS:
Héflexions critiques, par le bibliophile
Jacob, 207.
Académie des Beaux-Arts: Séance annuelle:
Distribution des prix , 97.
Académie-Française (Y) et .M. Victor Hugo:
Héflexions critiques, par M. Gustave Plan-
che, 161.
Archéologie : Bourbon l'ArchambauIt , par
M. L. Batissier, 163-195.
— Lettre au directeur de {'Artiste, par .M. A.
Specht , 285.
Architecture : Sujets divers.
— Conservatoire de Mrsique : Projet, par
M. Baltard (Env. de Home). 85.
— Fontaine de la place Hichelieu, exécutée
par MM. Visconti et Klagmann. 79.
— Monument à la mémoire du général Cham-
pionne t, par M. Sappey (Expos, de Gre-
noble), 153-174.
— Monument de Molière, 79.
— Restauration de la Bibliothèque palatine,
île la maison d'Auguste, du temple palatin
c! du théâtre de Galigula, par M. Clerget
Knv. de Home) , 85.
— Restauration de la maison du Faune , par
M. Boulanger (Fnv. de Home) , 85.
— Restauration du temple d'Auguste , par
M. Famin (Env. de Rome), 85.
— Temples et Tombeaux, par M, Guéncpin
Fnv. de Home) , 85.
Artiste (un) au xixe siècle, proverbe, par
Mme Claire Bruune , 165.
Aventures sentimentales d'une Fleuriste et
d'un Clerc de notaire, nouvelle, par M. Ar-
sène Houssaye , 92-105-121.
B.
Bains de Dieppe (les) : Lettre à M Grangier
île la Marinière, par M. Hoger de Beau-
voir, 102.
Bibliographie: Histoire de France, par M.
Théodore Burette, 160.
Caprice de Comtesse (un), par M. Guénot-
Lecoin te, 211-224.
Comment les Femmes ont des Amants : Nou-
velle, par Mme Mandley, 57.
Composition du Répertoire : Critique dra-
matique, par M. G. Planche, 202.
Concert de M. Berlioz, 178.
— de M. Berlioz : Roméo et Juliette, sym-
phonie dramatique : Compte-rendu , par
M. A.Specht,217.
— de la France musicale : Compte-rendu,
par M. 11. Lucas, 39.
— de la Gazelle musicale, 39.
2e série , t. IV
— de M. Rcber (Henri), 264,
Conclave académique (le), 265.
Concours pour la statue en pied du général
Fabert, 16.
— pour les prix de Rome (gravure en mé-
daille), par M. G. Laviron, 17.
— idem (sculpture), id., 33.
— idem (architecture), id., 49.
— idem (peinture) , id., 65.
— annuels du Conservatoire : Rectification
à propos des prix accordés, 47.
Conversation (une) à propos de M. de Balzac,
par M. H. Lucas, 5'f.
Coquette (la) . par Mme Claire lirunne, 124.
Correspondance : Lettre de Rome , par
Georges d'Alcy, 291.
1).
Daguerréotype (le) : Nouvelle expérience, 1.
Dessins divers :
— Allée (1') et le Retour, lithograp. de M. Léon
Noël , d'après M. Giraud , 255.
— Aquarelles et sépia, par M. Laurent (Exp.
de Montpellier), 252.
— Dessins pour l' Histoire de France de M. Ru-
reltc, par M. Jules David. 160.
— Folle par amour, par M. Mercuri (Expos.
de Bruxelles) . 101.
— (îravures de Jean Godefroy, 170.
— Gravures par M. Calamatta : Masque de
Napoléon. — Portrait de G. Sand; — de
M. Ingres; — de M. Guizot; — dePaganini.
Vœu de Louis XIII (Expos, de Bruxelles),
101.
— Lithographie, par M. Cassicn (Expos, de
Grenoble), 153.
— Lithographies (Expos, de Bruxelles), 101.
— Moissonneurs, par M. Mercuri (Expos, de
Bruxelles), 102.
— Monuments d'Anvers, gravés au trait par
Erinn Coor et ses élèves Linnig, Collette
et Werswyvcl (r.xpos. de Bruxelles) , 102.
— Ostade (van) à la Tabagie, aquarelle, par
M.Madou (Expos, de Bruxelles), 101.
— Pages (les) à la ferme, aquarelle, par M.
Madou (Expos, de Bruxelles), 101.
— Proscrit (le), aquarelle, par M. Madou
(Expos, de Bruxelles), 101.
— Boute de traverse, aquarelle, par M. An-
dré Giroux (Expos, de Bruxelles), 153.
— Sainle Amélie, par M. Mercuri (Expos, de
Bruxelles), 102.
Dessins du Journal :
— Amour (!') et Psyché, gravure par A. Je-
hotte, d'après Gérard , 300.
— Arrivée (F), grav. par M. N. Desmadryl,
d'après M. Eug. Lami , 180.
— Barque bretonne, lithograp. par M. Clial-
lamel, d'après M. Th. Midy, 64.
— Campo Vaccino à Borne, dessiné sur acier
par M. Chapuy, 48.
— Contrebandier (le), lithograp. par M. Ch.
Bour. 96.
— Dernier Ami du berger, gravé par M. II.
Rciihoud, d'après Landseer, 264.
— Duellistes (les) sous Louis XIII, lithog.
par M. A. Provosl, 32.
— Famille de pêcheurs, grav. par M. H. Rer-
thoud, d'après M. Begny, 232.
— Florence, dessinée parÏM. Chapuy, grav.
par M. II. Berthoud.2W!.
— Frontispice de l'Album Bérat (1840), des-
siné par M. Jcannest, lithog. par llancké.
264.
— Frontispice du 3e volume, par M. Clerget,
lit.
— Garde-côtes, dessiné sur acier par M. F.
Lepoittevin , 160.
— George Sand, gravure par M. N. Desma-
dryl, d'après M. A. Charpentier, 143.
— Jeune fille brodant une écharpe, lithog.
par M. A. de Lemud, 32.
— Jeune fille corse, grav. par M. Testard,
280.
— Légende espagnole (une), lithograp. par
M. Gavarni , 112.
— Mahmoud II, dess. sur acier par M. Schel-
singer et gravé parM.N. Desmadryl, 216.
— Mignard, lithographie par M. Aloplie Me-
nul, 248.
— Papeterie de Barjols (Var), gravure par
M. A. Lepctit, d'après M. A. Denis, 200.
— Philtre (le), lithog. par M. Gavarni, 200.
— Pic de la Fare-cn-Oisans , dessin sur acier
par M. Dupressoir, 64.
— Pont de Sassenage , eau-forte , par M. le
vicomte de Pennauticr, 160.
— Prisonnier, lithog. par M. A. de Lemud,
128.
— Récit du Garde (le) , eau-forte, par M. Fé-
rogio, 48.
— Repos d'un Conscrit, dessiné sur acier
par M. Charlet, 128.
— Saint-Antoine (vue de), département du
Var, gravure par M. A. Lepetit . d'après
M. A. Denis, 232.
— Saint-Jeau-de-Latran , dessin sur acier
par M. Deroy, 180.
— Salute (la), à Venise, gravure par M. Patil
Girardet, d'après M. Karl Girardet. 28b,
— Seul Ami (le) du Pauvre, gravé par M. II.
Berthoud , d'après Landseer, 261.
— Sou venir de Grenoble, eau-forte, par M. le
vicomte de Pennauticr. 216.
— Tour (la) de Londres, dessinée et gravée
par M. A. Lepetit, 96.
— Vierge du Voyage (la), lithographie par
M. Alophe Menut, d'après la copie de
M. Perlet du tableau de Raphaël , 16.
— Vue prise à Alençon, lithog. par M. Jules
Dupré, 112.
— VValter Scott, peint par M. II. Réaburn.
gravé par M. Dhaulefeuille. 80.
— Worcester, gravée par M. A. Lepetit, 16.
Doze (Mlle) à la Comédie-Française, par
M. .1. Chaudes-Aiguës, I'i9.
302
E.
Eaux de Bade (les) : Lettre à M. Roger de
Beauvoir, par M. L. Grangier de la Mari-
nière. 13.
École (I') des Journalistes : Lellre à Mme de
Girardin, par M. J. Janin, 181.
École de Rome (lettre suri'), par M. Georges
d'Alcy, 193.
Bi.ssi.br (Fanny) : Son départ pour les États-
Unis, 16.
Ennemi (I') du F'rince : Nouvelle, par M. F..
Bergounioux , 212-256.
Exposition de Berlin, 174.
— de Bruxelles (lettre sur 1') , par M. Eug.
Tourneux, 56-69-99.
— de Grenoble : Lettre au Directeur de l'Ar-
tiste, par M. A. I,e Clerc, 150.
— de Lyon : Programme, 142.
— de Madrid, 174.
— de Montpellier : Lettre au Directeur de
Y Artiste, 251 .
— de Moulins : Examen critique , par M. L.
Batissicr, 12.
— des Envois de Borne : Examen critique,
par M. G. Laviron , 81.
— d'Horticulture : Examen critique, par M.
J. Janin, 35.
F.
Faits divers, 16.
Fils (le) d'un Tailleur en vieux : Nouvelle,
par M. Prosper Dinaux, 24.
Fleurs (les) aux Tuileries : Examen critique
de l'Exposition d'horticulture, par M. J.
Janin, 35.
Fi.ei us de Bruyère (les) : Mélodies nouvelles
par M. Armand: Critique, par M. H.Lucas,
280.
Fontaine de la place Louvois, 201.
G.
Gênes et F'lorence : Souvenirs de Voyage,
par M. Liszt, 153.
H.
Héritier (F) de la Bastille et la Colonne de
Juillet, par M. J. Janin, 3.
Horticulture (Exposition d') : Examen cri-
tique par M. J. Janin, 35.
I.
Ingres (M.) et l'Académie royale des Beaux-
Arts, par M. G. Planche, 145.
Kbenson (Notice nécrologique sur), peintre,
par M. J. Janin, 129.
La plus ancienne Gravure du Cabinet des
Estampes de la Bibliothèque Boyale est-elle
ancienne ? Recherches historiques par
M. Léon de Laborde, 113.
Laurent de Médicis, tragédie, par M. L. Ber-
Irand : Analyse critique par M. IL Lucas.
14.
Lesage ( Notice biographique de), par M. J.
Janin, 270.
Lettre au Directeur de l'Artiste, par M. Ser-
gent-Marceau, relative à l'établissement
du Musée National, 24.
Lettre au Directeur de Y Artiste, sur l'Ecole
de Rome, par M. Georges d'Alcy, 193.
TABLE
Lettre sur la Province (Expos, de Moulins;,
par M. L. Batissier, 12.
M.
Massé (Notice biographique sur), ténor de
l'Opéra-Comique, 52.
Matinée offerte aux Souscripteurs de la Ga-
zelle Musicale : Compte-rendu par M. A.
Specht , 206.
Mélodies inédites de Spontini , 16.
Micii.m'd (Nécrologie de), de l'Académie-
Française, par M. J. Janin, 85.
Monument de Molière (d'un nouveau projet
pour le) , 9.
Misée et Voyage d'un Chasseur : Critique
par M. J. Chaudes-Aiguës, 288.
Musique (la) aux Etats-Unis, 121.
N.
Nécrologies : MM. Bruno-Galbaccio, Labour
(V.).Lafoiil, 10.
Nuit de Noël (la) , par M. J. Janin, 283.
P.
Peinture (Tableaux divers) :
— Animaux, par M. Verboekhoven (Expos,
de Bruxelles) , 57.
— Aquarelle , par M. Tudot (Expos, de Mou-
lins), 14.
— Aquarelles, par MM. Justin-Ouvrié, Mer-
curi et Siméon Fort (Expos, de Bruxelles),
101.
— Aquarelles , par M. Madou ( Expos, de
Bruxelles), 101.
— Aumône de Saint-Boch , par M. Augustin
Glaize (Expos, de Montpellier), 251.
— Bains de pieds, par M. Pigal (Expos, de
Moulins) , 13.
— Baron (le) des Adrets faisant précipiter
ses prisonniers du haut de la citadelle de
Mornay (Expos, de Grenoble), 151.
— Bataille d'Hcylligerlé , par M. Jacops
(Expos, de Bruxelles), 99.
de Marengo, par Jean Godcfroy, 171.
de Wœringen, par M. Keyser (Expos.
de Bruxelles) , 57-69.
— Belgique (la) couronnant ses plus illustres
enfants, par M. Decaisne (Exposition de
Bruxelles) , 57-70.
— Bénédiction des F>uits, par M. Jacquand
(Expos, de Bruxelles), 99.
— Bénédiction nuptiale, par M. Iluiiin (Exp.
de Bruxelles), 100.
— Bords du Rhin , par M. Koekkoek (Expos,
de Bruxelles), 101.
— Cérémonie religieuse dans les Catacombes
de l'abbaye de Saint-Victor, par M. Fon-
(ainieu (Expos, de Montpellier) , 252.
— Chapelle au bord de l'eau, par M. huh-
nen (Expos, de Bruxelles), 101.
— Charité (la), par M. Champmartin, 77.
— Charité (la), par M. van Ysendick (Expos.
de Bruxelles), 69.
— Château de Béviaires, par M. Laurent
(Expos, de Montpellier), 252.
— Château d'Ecosse , par M. Merccy (Expos.
de Moulins) , 14.
— Chevaux à l'abreuvoir, par M. Dubuisson,
de Lyon (Expos, de Grenoble), 152.
— Chien aimé (le), par M. Brias (Expos, de
Bruxelles) , 100.
— Chrétiens livrés aux bètes , par M. Leul-
lier (Expos, de Moulins), 14.
— Christ au tombeau, par M. Duwez (Expos,
de Bruxelles), 57-69.
— Christ en croix , par M. Coutel, 16.
— Christ, par M. Jourdy (Envoi de Rome .
82.
— Cloître de Sainte Sophie, à Ailes, par
M. Laurent (Expos, de Montpellier) , 353.
— Comte (le) de Mi-Carème . par M. Brake-
leer (Expos, de llruxelles), KH).
— Confession de Violetla, par M. Guet (Exp.
de Moulins), 14.
— Côte de Flamniaiivillc (Manche; : Marine,
par M. Champcl (Expos, de Grenoble),
153.
— Contrebandier, par M. Latour (Expw.de
Montpellier) , 2Ô2.
— Copies de Raphaël, Sasso Fcrrato et Tu-
iliers, par S. M. la Reine récente d'Espa-
gne (Expos, de Madrid.. 17'(.
— Corps de Patrocle disputé par les Grecs
et par lcsTroyens, par M. Wirtz (Expos.
de Bruxelles), 57-70.
— Coup de vent, par M. Latour (Expos, de
Montpellier), 252.
— Couronnement de S. M. la reine Victoria,
par M. John Martinn, 77.
— Curé (le), par M. de Cocne (Expos, de
Bruxelles) , 100.
— Déclin du jour, par M. Kuhnen (Expos, de
Bruxelles) , 101.
— Déluge, par M. Arienti (Exp.de Bruxelles),
69.
— Déluge . par M. Coomans ( Exposition de
llruxelles) , 69.
— Education et Assomption de la Vierge,
par M. Matthieu (Expos, de Bruxelles), 69.
— Effet de neige, par M. Koekkoek (Expo-
de Bruxelles), 57.
— Eglise Saint-Paul d'Anvers (intérieur),
par M. Genisson (Expos, de Bruxelles .
101.
— Eliézer et Bébecca , par M. Marilhat (Exp.
de Moulins) , 13.
— Environs de Tournay , par M. Jonghes
(Expos, de Bruxelles), 101.
— Environs du Mans, par M. Jolivard (Exp.
de Moulins), 14.
— Episode de l'histoire de Marie de Bour-
gogne, par M. Wauters (Exp. de Bruxelles .
70.
— Episode de 1793, par M. Debay (Expos,
de Bruxelles) , 99.
— l'>tudcs d'arbre et de nature morte, par
M. de Fréminville (Expos, de Moulins), 1t.
— Etude déjeune fille, par M. Kokler (Éxp.
de Bruxelles) . 99.
parM. Bolhwell (Expos, de Bruxelles),
71.
— Fabrique de Thiers, par M. Monlbellair
(Expos, de Moulins) , 14.
— Femme abandonnée (la), par M. Brias
(Expos, de Bruxelles), 100.
— Figure d'étude, par M. Papely (Env. de
Borne), 82.
— Fin d'une triste journée, par M. Alophe
Menut (Expos, de Moulins), 14.
— Fleurs, par Mmcs Chazal. van Marke et
Vervlôël (Expos, de Bruxelles), 101.
— Folle par amour, aquarelle, par M. Mer-
curi (Expos, de Bruxelles), 101.
— Gaston, dit l'Ange de Foix, par M. Jac-
quand (Expos, de Bruxelles) , 99.
— Grappe de Baisin , par M. de Coeue (Exp.
de Bruxelles) , 100.
— Groupe de deux Mendiants, par M. Roth-
wel (Expos, de Bruxelles) , 71.
— Halte de Muletiers arabes, par M. Eug.
Delacroix (Expos, de Moulins), 13.
— Héloïse et Abeilard, par M. Lefèvre (Exp.
de Moulins) , 14.
— Hercule , par M. Blanchard Envoi de
Rome) , 82.
DES MATIÈRES.
303
— instruction paternelle, par M. Ilunin —
(Expos, de Bruxelles) , 100.
— Intérieur d'écurie, par M. Francis (Exp.
de Moulins), l't.
— Jubilé de cinquante ans de mariage, par
M. Brakeleer (Expos, de Bruxelles'), 100.
— Jugement de Polichinelle, par M. Fouquct
(Expos, de Moulins), 14.
— Lac de Némi . par M. Holslein (Expos, de
Bruxelles), 10t.
— Lecture des 24 articles, par M. de Coene
(Expos, de Bruxelles) , 100.
— Lions inquiétés par un Serpent Boa (Exp.
de Bruxelles), 101.
— Mahmoud (Portrait du sultan) , par Sche-
lessinger, 16.
— Maîtresse femme, par M. Charlet (Expos.
de Moulins) , 13.
— Marée basse, par M. E. Lepoittevin (Exp.
de Moulins) , 14.
— Marguerite, par M. T. Johannot (Expos.
de Moulins), 13.
— Marie-Thérèse montrant son fils aux Hon-
grois, par M. Pallière (Expos, de Mont-
pellier), 251.
— Marines, par M. Couveley ( Exposit. de
Moulins), 14.
par M. Gudin ( Expos, de Bruxelles ; ,
101.
par M. Koekkoek (Exp. de Bruxelles),
101.
par M. E. Lepoittevin (Exposition de
Bruxelles), 101.
par M. Waldorp (Expos, de Bruxelles) ,
101.
— Monographie de Notre-Dame de l'Epine ,
par M. Ilipp. Durand (Expos, de Moulins),
14.
— Nègre à cheval attaqué par un lion, par
M. Alfred Dedreux ( Expos, de Moulins ) ,
14.
— Noce au dix-septième siècle , par M. Leys
(Expos, de Bruxelles) , 100.
— Pâtre disant la bonne aventure ( Expos.
de Montpellier), 251.
— Paysage, par M. Butlura (Expos, des en-
vois de Home), 81.
par M. Couturier (Expos, de Grenoble),
152.
par M. Jules André (Exp. de Bruxelles) ,
101.
— Paysage d'hiver, par M. Schelfout, de
La Haye (Expos, de Bruxelles), 101.
— Paysages, par Mlle Desmadières ( Expos.
de Moulins) , 14.
— Petit Vachet, par M. Chollet (Expos, de
Moulins) , 14.
— Philippe d'Arteveldt , par M. van der
Plaetsen (Expos, de Bruxelles) , 99.
— Pirates de l'Archipel grec, par M. Mont-
fort (Expos, de Bruxelles), 99.
— Plage, par M. Francia ( Expos, de Mou-
lins), 14.
— Portrait de M. Eug. Werboeckoven, par
M. de Nobelc (Expos, de Bruxelles) , 70.
d'homme, par M.Jules Murzone (Exp.
de Grenoble) , 152.
d'homme, par M. van Beveren (Expos.
de Bruxelles), 71.
par M. Lejeune (Expos, de Bruxelles),
70.
par M. Ranc (Expos, de Montpellier) ,
251.
— Portraits, par M. Eug. de Fradel (Expos.
de Moulins) , 14.
par M. Matet ( Expos, de Montpellier) ,
251.
par M. Rolland ( Expos, de Grenoble) ,
152.
Prédication de saint Jean, par M. Roger
(Knv. de Rome) , 82.
— Ruines d'un vieux château, par M. Gail-
lard (Expos, de Grenoble;. 153.
— Sainte-Marie d'Auch (intérieur), par M.
Sebron (Expos, de Bruxelles), 101.
— Saint Jean , par M. Chanipinurliii , 77.
— Saint Luc écrivant son Evangile, par M.
Marquet , 77.
— Salon de Curtius, par M. Biard (Expos.
de Moulins) , 13.
— Scène du Majorât, par M. J. Gigoux (Exp.
de Moulins) , 13.
— Soir d'Automne, paysage, par M. Cb.
Labor (Expos, de Montpellier), 251.
— Stratonice, par M. Ingres, 141.
— Tableau parlant, par M. J. Boilly (Expos,
de Montpellier) , 251.
— Tableaux divers, par M. Schopin (Expos.
de Moulins) , 14.
— Tableaux de genre, par M. Collin (Exp.
de Moulins) , 14.
— Tasse (le) visité dans sa prison, par M.
Ernest Hébert (Expos, de Grenoble), 151.
— Taureau et Vache , par M. Dubuisson , de
Lyon (Expos, de Grenoble), 152.
— Tentation de saint Antoine, par M. Jules
Murzone (Expos, de Grenoble) , 152.
— Tête de jeune fdle, par M. Dedreux-
Dorcy (Expos, de Moulins), 14.
— Tète de jeune page, par M. Dedreux-
Dorcy (Expos, de Moulins) , 14.
— Tète de Polonais, par M. Paul Delaroche
(Expos, de Moulins) , 14.
— Tobie , par M. Murât (Env. de Rome), 82.
— Troupeau de moulons battus par une
averse, par M. Yerboekboven (Expos, de
Bruxelles), 101.
— Turc à Turban , par M. Gallait (Expos, de
Bruxelles) , 70.
— Ugolin, par M. Long, 77.
— Vert-Vert, par M. Jacquand (Expos, de
Moulins) , 14.
— Vierge aux Roses (la), du Poussin, 77.
— Vision d'Ezéchiel, par M. Bridoux (Env.
de Rome) , 82.
— Visite à la Nourrice , par M. Duval-Leca-
mus (Expos, de Moulins), 14.
— Vue de l'Entrée du port d'Antibes, marine,
par M. Garneray ( Expos, de Grenoble ) ,
153.
du Caire, par M. A. Achard (Expos.de
Grenoble) , 153.
du Viviers, par M. Lapito (Expos, de
Moulins) , 14.
d'un Palais au Caire, par M. Marilhat
(Expos, de Moulins), 13.
d'une Place à Calais, par M. Wild (Exp.
de Moulins), 13.
prise au-dessus de Domène, par M.
Pollet (Expos, de Grenoble) , 153.
prise aux environs de Lorient, par
M. Michel Rouquet (Expos, de Moulins),
13.
prise sur les bords de l'Aisne , à Saint-
Quentin, par M. Ravanat (Expos, de Gre-
noble), 152.
— Vues d'AUevard , par M. Pollet (Expos, de
Grenoble), 153.
— Vues, par M. Justin-Ouvrié (Expos, de
Moulins) , 14.
par M. Perrot (Expos, de Moulins) , 14.
Plan de Drame ( le Tisserand de Ségovie ) ,
par M. H. Lucas, 277.
Platel ( Notice nécrologique sur ) , violon-
celliste célèbre, 48.
II.
Reine d'un jour (la) , opéra-comique de MM.
Scribe, Saint-Georges et A. Adam : Analyse
critique, par M. A. Specht, 62.
Résignation, poésies, par M. Antony Des-
cbanips : Critique, par M. J. Chaudes-Ai-
guës, 288.
Revue dramatique :
— Bajazet, tragédie de Racine : Critique,
par M. G. Planche, 19.
— Candidature (une) sur quinze cents autres:
Réflexions critiques par M. H. Lucas, 298.
— Composition du Répertoire, par M. G.
Planche , 202.
— Coriolan : Critique, par M. G. Planche.
219.
— De la Direction littéraire du Théàtre-
F rancais : Critique, par M. G. Planche.
249.
— Ecole des Femmes : Critique , par M. G.
Planche , 68.
— ïxole des Vieillards (V) : Critique, par
M. G Planche, 41.
— Festin de Pierre (le) : Critique, par M. G.
Planche, 134.
— Fourberies de Scapin (les) : Critique, par
M. G. Planche, 41.
— Lucile Grahn. — Carter. — Clémence. —
Le Coffre-Fort. — Premières armes de Ri-
chelieu. — Thomas l'Egyptien : par M. II.
Lucas, 246.
— Marion Delormc : Critique, par M. G.
Planche, 191.
— MM. Duponclicl, Mario et Viardot : Ré-
flexions critiques, par M. A. Specht, 143.
— Rentrée à Paris des Auteurs et des Ar-
tistes : Pièces sur le point d'être jouées :
M. Casimir Delavigne et sa nouvelle tra-
gédie. — Mlle Falcon. — Mlle Dozc , 227-
228-229-230.
— Vendetta (la) , opéra : Critique , par M. A.
Specht , 47.
— Zaïre : Critique, par M. G. Planche, 283.
Revue littéraire :
— Chroniques chevaleresques d'Espagne et
de Portugal , par M. Ferdinand Denis : Cri-
tique , par M. H. Lucas , 223.
— Lélia, roman de George Sand : Critique,
par M. J. Chaudes-Aiguës, 204.
— Musée du Chasseur: Critique, par M. J.
Chaudes-Aiguës, 288.
— Résignation, poésies, par Antony Des-
champs : Critique, par M. J. Chaudes-
Aiguës , 288.
— Roland furieux , nouvelle traduction par
Mazuy : Critique, par M. H. Lucas, 221.
— Voyages d'un Chasseur : Critique , par M.
J. Chaudes-Aiguës, 288.
Revue musicale :
— Eva, opéra-comique : Critique, par M. A.
Specht, 261.
— Matinée offerte aux Souscripteurs de la
Gazette Musicale : Compte-rendu, par M.
A. Specht, 206.
— Nouvelle symphonie de Berlioz : Critique,
par M. A. Specht, 269.
— Romances de M. Frédéric Bérat, 16.
— Shérif, opéra-comiq. : Critique , par M. A.
Specht, 21.
— Vendetta (la) , opéra : Critique , par M. A.
Specht, 47.
Shérif (le) , opéra-comique, par MM. Scribe
et F. Halévy : Analyse critique par M. A.
Specht, 21.
Sculpture (sujets divers) :
— Buste de Vaucanson, par M. Sappey (Exp.
de Grenoble) , 153.
— Buste d'homme, par M. Benczech (Expos.
de Montpellier) , 252.
304
— Bustes en marbre, par M. Jéliotlc (Exp.
de Bruxelles) , 102.
— Esquisse «le Itiquct. par M. Benczccli (Exp.
de Montpellier), 252.
— ligures de la Fontaine <lc la place Lou-
vois, par M. Magmann, 232
— Groupes de (leurs en lerre cuite, par
M. Lapret (Expos, de Montpellier), 252.
— Innocence (1'), statue, par M. Simonie
(Expos, de Bruxelles) , 102.
— Mercure endormant Argus, bas-relief,
par M. Bonnassiquv ( Env. de Borne) , 83.
— Oresle h l'autel de Pallas, statue, par
M. Simart (Env. de Borne) , 84-.
— Pâtre des premiers temps du Christia-
nisme , statue, par M. Guillaume Geefs
(Expos, de Bruxelles), 102.
— Bevc (le) , 6tude de Femme couchée, par
M. Bcnezech (Expos, de Montpellier), 252.
— Scène du Déluge, groupe, par M. Gcerts,
de Louvain (Expos, de Bruxelles) , 102.
— Sculptures, par M. Geefs (Exposit. de
Bruxelles), 102.
— Statue de Zenon, par M.Cliambart (Env.
de Borne), 83.
— Statue en pied du général Fabert, par
M. Etex, 16-174.
— Statues élevées aux hommes célèbres,
137-138-139.
— Statuettes en bronze, par M. Barre (Exp.
de Moulins), I ï.
ParM. Desbœufs (Exp. de Moulins), 14.
ParM. Fauginet (Exp. de Moulins), 14.
Par M. Gechtcr (Exp. de Moulins), 14.
— Thésée terrassant Procuste , bas relief ,
par M. Ottin (Env. de Borne), 84.
Sorbonnc (la) en 1839, par M. ,1. Janin, 233.
T.
Tableaux apocryphes (des) , par M. G. La-
viron, 131.
Théâtre antique d'Orange (déblaiement et
isolement du), 16.
Théâtres : Compte-rendu et critique des
pièces :
— Académie Royale de Musique : — Débuts
de Mlle Bieux : Compte-rendu par M. A.
Specht, 112.
Début de Mlle Lucie Grahn : Compte-
rendu, par A. Specht, 176.
Idem, par M. II. Lucas, 246.
Vendetta (la), opéra, paroles da
MM. Léon et Adolphe , musique de M. de
Buolz: Analyse critique, par M. A. Specht,
47.
Xacarilla, paroles de M. Scribe, mu-
sique de M. Marliani : Compte-rendu et
critique, par M. A. Specht, 157.
— Ambigu-Comique : — Château de Saint-
Germain , drame, par MM. F. Cornu et
llalevy, 264.
Christophe le Suédois , drame , par
M. Bouchardy, 159.
Filles de l'Enfer (les), féerie, par
MM. Dupeuty et Desnoyers : Critique, par
M. H. Lucas, 63.
— Cirque Olympique : — Carter et ses ani-
maux, 2W>.
— Comédie- Française : — Ami de la Maison
(1'), comédie, par M. J. Cordier: Critique,
par M. IL Lucas, 200.
Baiazet, Mlle Bachel : Critique, par
M. H. Lucas, 299.
Bnjnzet, tragédie de Bacine: Critique,
par M. G. Planche, 19.
Belle Fermière (la), 179.
Coriolan : Critique de G. Planche. 219.
Dehors Trompeurs (les), comédie en
vers, par M. Boissy : Analyse critique,
par M. IL Lucas, 198.
TABLE
Démission de Ligier, 299.
- — Deux Frères (les), 231.
Ecole des Femmes (!'), 68.
Ecole des Maris (I'), «le Molière : Cri-
tique, par M. H. Lucas, 214.
Ecole des Vieillards (I'), 41.
Epreuve nouvelle (l'),dc Marivaux,
MlleDoze : Critique, par M. H. Lucas, 215.
Femmes Savantes (les), MlleDoze, 231.
Fourberies de Scapin (les), 41.
Laurent de Médicis, tragédie, par
M. Léon Bertrand, 14.
Marion Delormc , 191 .
Bentréc de Mlle Mathilde Payre, 2i8.
Bentréc de Mlle Bachel, 262.
Tartufe, Mlle Mars cl Mlle Doze, 178.
lin Cas de Conscience, comédie, par
M. Ch.Lafont : Critique, par M. IL Lucas,
Mlle Doze, 263.
Une Candidature sur quinze cenls au-
tres (réflexions critiques), par M. II. Lu-
cas, 298.
- Gaieté : — Chevaux du Carrousel (les) ,
ou le Dernier Jourde Venise, par MM. Paul
Foucher et Alboisc : Critique par M. II.
Lucas, 64.
Massacre (le) des Innocents , drame ,
par feu Fontan et M. Maillan : Critique, par
M. IL Lucas, 216.
- Gymnase Dramatique. — Clémence, par
Mme Ancelot : Critique, par M. II. Lucas,
247.
Paradis de Mahomet, par Laurencin :
Critique, par H. Lucas, 280.
- Opéra-Comique : — Eva , musique de
MM. Coppola et Girard : Compte-rendu ,
par M. A. Specht, 261.
Bcine d'un Jour (la), paroles de
MM. Scribe et Saint-Georges, musique de
M. Ad. Adam : Analyse critique, par
M. A. Specht, 62.
Shérif, poëme de M. Scribe, musique
de M. F. Ilalévy : Critique, par M. A.
Specht, 21.
Symphonie (la), parolesdeM.de Saint-
Georges, musique de M. Clapisson, début
de Marié : Compte-rendu et critique, par
M. A. Specht, 126.
- Opéra-Italien : — Ccnerentola ( la ) ,
Mlle Pauline Garcia : Critique, par M. A.
Specht, 158.
Elessire d'Amore (F) , Mario aux Ita-
liens : Observations, par M. Specht, 143.
Il Barbiera de Siviglia, Mlle Pauline
Garcia, début de Campagnoli : Compte-
rendu et critique, par M. A. Specht, 197.
Inès de Castro, musique de Persiani :
Compte-rendu et critique, par M. IL Lu-
cas, 297.
Otello, débuts de Mlle Pauline Garcia,
111.
Ouverture, Lucia di Lammermoor :
Compte-rendu et critique , par M. A.
Specht, 95.
Béouverlure, composition de la trou-
pe, 78.
Sonnanbula (la) : Critique, par M. A.
Specht, 177.
- Palais-Royal : — Avoués ( les ) en Va-
cances, 216.
Manon Ciroux, 32.
Premières Armes de Kirhc-lieu. par
MM. Dumanoir et Bayard : Critique, par
M. H. Lucas, 248.
Thomas l'Egyptien, par les frères Co-
gniard : Critique, par M. H. Lucas, 2i8.
Toréador (le), 144.
- Porlc-Sainl-Martin : — Van Amburg et
ses animaux, 216.
— Renaissance : — Ange I' dans le monde
et le Diable à la maison, comédie, par
MM. Dupeuly et de Courcy, 14.
Chasse Royale, opéra, paroles de
M. Saiut-llilairc, musique de M. Godefroi :
Critique, par M. A. Specht, 158.
— El Sargenla Fanfaron, intermède bur-
lesque, danseurs espagnols. 14.
Jacquerie (la), drame historique avec
chœurs : Critique , par M. A. Specht, 112-
127.
Proscrit (le), drame, par M. Frédéric
Soulié , Mme Dorval, 180.
— Variétés. — Amour (F), comédie mêlée de
chants, par Bosier, critique par M. II. Lu-
cas , 80.
Chevalier de Canolies : Critique, par
M. H. Lucas, 300.
Fragolctta, 216.
Maquignons (les) : Critique, par M. H.
Lucas, 280.
Mignonne : Critique, par M. IL Lucas,
300.
— Vaudeville : — Article (F) 960. 31.
Belisario, par MM. Carmouche et La-
loue. 128.
Cheval (le) de Créquy, 180.
CoflYc-r'ort (le), par M. Gustave Vaez :
Critique, par M. II. Lucas, 248.
Denise, 31
Grisetle (la) et l'Héritière. 200.
Première Bide (la), par MM. Arnouhl
et Lockroy : Critique, par M. H. Lucas.
300.
Bose jaune, 32.
Théâtres : On plan de drame (le Tisserand
de Ségovie), par M. IL Lucas, 277.
Travaux et Embellissements dans Paris .
75.
U.
Un Peu de Tout : 75-106-136-170-227-252.
par J. Janin.
— Airs favoris de Louis-Philippe, 175.
— Albigeois (les), Iragédie nouvelle de
M. Baoùr-Lormian, 109.
— Amiens (la ville d') et sa dernière expo-
sition de tableaux, 110.
— Anecdote relative au roi et à la reine. t40.
— Arrivée à Paris du corps «le Lafon, 78.
— Avis aux abonnés de Y Artiste, 141.
— Avis aux peintres , Sujet de Tableau, 255.
— Ayescha (la belle), femme de l'ex-bey de
Constantine, Achmel, 174.
— Cabat, ermite ; George Sand, trappiste ,
139.
— Calcul sur la vie movenne des membres
de l'Institut, 109.
— Cathédrale de Chartres et M. le garde
des sceaux , 230.
— Cave (Maurice), nommé directeur des
beaux-arts, 230.
— Cérémonie sur la tombe d'Achille Allier,
à Bourbon-l'Archambault, 108.
— Collège royal, à Saint-Etienne, 110.
— Concerts à Saint-Cloud, MM. Schopin,
Moschelès et Grisard, 175.
— Concurrents pour la place de M. Michau«l
à l'Académie, 107.
— Conservatoire de musique, à Dresde. 17J .
— Coupole de l'église Saint-Denis, du Sainl-
Sacrement, par M. AbeldePujol, 110.
— Cours de M. Edgard Quinct, a Lyon, 110.
— Découvertes de M. Texier, dans son tra-
jet de Smyme à Constantinople, 79.
— Décrets du Boi de Naples, pour la con-
servation des objets d'art, 172.
— De la candidature de M. Berryer, pour
remplacer M. Michaud a l'Académie, 140.
- Derniers moments de Foritan , lettre au
roi, 176.
-Desmares (notice nécrologique sur Eu-
gène), fondateur du journal le Vcrt-Vcrt,
230.
- Drame de Mme George Sand, 80.
- I lupin et les poésies de maître Adam, 77.
- Eclairage par le gaz de l'Hôtel des Postes
et des Champs-Elysées, 110.
- Ecole des Journalistes ( 1' ) , comédie de
Mme Emile de Girardin, 140.
- Ecole des Journalistes (1') , comédie de
Mme Emile de Girardin , rejetée par M. le
ministre de l'intérieur, 231.
-Embellissements et travauxdans Paris, 75.
- Emprunt à l'étranger des noms de nos
auteurs français, 174.
- Envoi de deux arlistesen Perse, 78.
- Ernst à Hambourg , 175.
- Exposition de dessins des élèves de
Dupuis , 110.
- Exposition de Berlin, 174.
de Madrid. 174.
- Exposition prochaine au Louvre (de 1'),
tableaux et sculptures qui doivent être
exposés , 252-253-254-255-256.
- Fabre (petite notice nécrologique sur les
frères), 141.
- Fontaine de la place Louvois, 79.
- Fourier (Charles), ses obsèques, notice
nécrologique, 108.
- Godefroy (notice nécrologique sur Jean),
graveur, 170.
- Gravure de l'image produite par le Da-
guerréotype, procédé du doclr Donné, 78
- HeiuefTter (Mlles) , cantatrices, à Paris,
111.
DES MATIÈRES.
- Histoire de Napoléon, par Déranger, 77.
- Honneurs publics (des) rendus aux hom-
mes célèbres, 136-137-138-139,
- Incendie de la caserne de Nantes, 79.
- Inscription pourla Colonne de Juillet, 76.
- Inscription pour un canal eu province ,
107.
- Larrey et l'archevêque de Paris, 139.
- Lettre du comte de Saint-Leu au Cour-
rier-Français, 174.
- Machine pour la reproduction des ta-
bleaux, 107.
- Messe en musique à Saint-Eustache, par
Charles Gounot, 174.
- Monument de Çhampionnet, 174.
- Monument de Molière, 79.
- Mouvement perpétuel, 107.
- Moyen original employé pour augmenter
le Musée de Munich , 110.
- Musique (la) et les rois de France, 175.
- Nom des monuments, places et rues et
(du changement de), 140.
- Nouvelles de plusieurs tableaux de l'ex-
posilion dernière, 77.
-Opéra Italien (Rubini). 78.
- Orgue de la Madeleine, 174.
- Ovations à une cantatrice allemande, 78.
- Pension aux enfants de Nourrit, 175.
- Pleyel (Mme) à Leipsik, 175.
- Polonceau (projets de replacement des
aigles sur le pont d'Iéna), 79.
- Réflexions sur l'emplacement occupé par
l'Obélisque, 79.
- Restauration du château de Dampierre ,
172.
- Revue des Théâtres; rentrée à Paris des
artistes; pièces sur le point d'être jouées;
30")
M. Casimir Delavigne et sa nouvelle tra-
gédie: Mlle Falcon; MlleDoze; 227-228-
229-230.
— Roméo et Juliette, nouvelle symphonie de
Berlioz, dédiée à Paganini, 111.
— Statue du Général Fabert, à Metz, 174.
— Stratonice, tableau de M. Ingres. 1 M .
— Talleyrand-Périgord (le prince) et l'ar-
chevêque de Paris, 140.
— Théâtre-Français (le) et son ilirecteur.
109.
— Travaux publics, 171.
— Tunnel sous la Charente, près île Roche-
fort , 77.
— Typoface, 106.
— Van Amburg et sa blessure, 109.
— Voleur volé, 171.
Variétés : Albums : Rérat ; de la Tour; Trou
penas ; 296.
— Conseil municipal de Paris (le
— Editions illustrées, 296.
— Keepsakes, Challamel, 296.
— Lettre devienne; Mme Pleyel
— Roi de Danemark (le nouveau)
Vendetta (la), opéra de M. Ruolz : Analyse
critique, par M. A. Specht, 47.
276.
Litz;297.
276.
Yariko, histoire ou nouvelle, par Pétrus
Borel,7t.
FIN DE LA TABLE DES MATIERES.
TABLE
□Doasa
\jt* ^_tf £sà \jêT 5-^1 £2 «
Aciiard : Vue du Caire (Kxpos. de Grenoble),
153.
Adam (Adolphe) : Musique de l.i Heine d'un
jour , opéra-comique : Critique , par M. A.
Specht, 62.
Adolphe : Paroles de la Vendetta, opéra, 47.
Ai.cv (Georges d') : Correspondance (Lettres
de Home), 193-291.
André (Jules) : Paysage (Exp. de Bruxelles) ,
101.
Arienti : Déluge , tableau ( Exposition de
Bruxelles) , 69.
Armand : Mélodies nouvelles ( Fleurs de
Bruyères) : Critique, par M. H. Lucas, 280.
B.
Baltar : Projet d'un conservatoire de musi-
que, architecture (linv. de Rome), 85.
Barre : Statuettes en bronze (Expos, de Mou-
lins), 14.
Batissier : Archéologie : Bourbon l'Archam-
bault, 163-195.
— Lettre sur la province (Exp. de Moulins),
12.
I;im/i:iii: Sculpture (Exp. de Montpellier),
252.
I!i.ii\v.rn : Histoire de Napoléon, 77.
Bérat (Frédéric) : Bomances, 16.
Bergounioux (K.) : L'Ennemi du Prince,
nouvelle, 242-256.
Berlioz : Concert : Roméo et Juliette , sym-
phonie dramatique : Compte-rendu , par
M. A. Specht, 178-217.
Berthocd (H.) : Dernier Ami du Berger, gra-
vure de Y Artiste, d'après Landseer, 261.
— Famille de Pécheurs , grav. de V Artiste ,
d'après Regny, 232.
— Florence, gravure de V Artiste, d'après
Chapuy, 248.
— Seul Ami du Pauvre , grav. de Y Artiste ,
d'après Landseer, 264.
Bertrand (Léon) : Laurent de Médicis. tra-
gédie : Critique, par M. H. Lucas, 14.
Beveren ( van ) : Portrait d'homme ( Expos,
de Bruxelles) , 71.
Biard : Salon de Curlius (Exp. de Moulins) ,
13.
Blanchard : Hercule, peinture (Envoi de
Home) , 82.
Boii.lt : Pâtre disant la bonne aventure
(Expos, de Montpellier) , 251.
— Tableau parlant (Expos, de Montpellier) ,
— ■Il ■
Roissy : Les Dehors trompeurs , comédie :
Critique, par M. H. Lucas , 198.
Bonnassieux : Mercure endormant Argus ,
bas-relief (Env. de Rome), 83.
Rouciiardy : Christophe le Suédois, drame :
Critique , 159.
Boulanger : Restauration de la maison du
Faune, architecture (Env. de Rome) , 85.
Bouquet ( Michel ) : Vue prise aux environs
de Loricnt (Expos, de Moulins) , 13.
Bour (Ch.) : Le Contrebandier, dessin de
Y Artiste, 96.
Bhakei.eeh : Comte de Mi-Caréme (le) (Exp.
de Bruxelles), 100.
— Jubilé de cinquante ans de mariage (Exp.
de Bruxelles), 100.
Brias : Chien aimé (le) (Exp. de Bruxelles).
100.
— Femme abandonnée (la) (Exposition de
Bruxelles), 100.
Bridoex : Vision d'Ezéchicl, peinture (Env.
de Home) , 82.
Brinxk Mine ( llaiie) : La Coquette, nouvelle.
122.
— En Artiste au dix-neuvième siècle, pro-
verbe, 165.
Bi itéra : Paysage (Env. de Home), 81.
C.
Calamatta : Masque de Napoléon, gravure
(Expos, de Bruxelles) , 101-102.
— Portraits de George Sand , gravures (Exp.
de Bruxelles) . 101-102.
de.MM.Guizot, Ingres, Paganini. gra-
vures (Expos, de Bruxelles), 101-102.
— Vœu de Louis XIII, gravure (Expos, de
Bruxelles) , 101-102.
Cassien : Lithographies (Exposition de Gre-
noble) , 153.
Ciiallamel : Une Barque bretonne, lithog.
de Y Artiste, d'après M. Th. Midy, 64.
Chambart': Statue de Zenon (Expos, des
envois de Home), 83.
CnAMPMARTiN : La Charité. — Saint Jean, ta-
bleaux, 77.
Chapuy : Florence, dessin de Y Artiste, 248.
— Le Canipo Vaccino à Rome , dessin de
Y Artiste, 'tS.
Charlet : Le Repos d'un Conscrit, dessin
de Y Artiste, 128.
— Maîtresse femme (Expos, de Moulins), 13.
Chaudes-Aiguës : Critique de Lélia , roman
de George Sand , 204.
de Résignation , poésies d'Antony Des-
champs, 288.
du Musée et des Voyages d'un Chas-
seur, 288.
— Mlle Doze à la Comédie-Française , 149.
Ciiazal (M.) : Fleurs (Expos, de Bruxelles),
101.
Chevin : Dessins pour l'Histoire de France
de MM. Burette et David , 160.
Chollet : Petit Vacher (Expos, de Moulins),
14.
Clapisson : Musique de la Symphonie, op.-
comique : Critique , par M. A. Specht, 126.
Clerget : Frontispice, dessin de Y Artiste, 1 .
Clerget : Sujets divers d'architecture (Exp.
des envois de Rome) , 85.
Coene (de) : Grappe de Raisin (Expos, de
Bruxelles) , 100.
— La Lecture des 24 articles (Exposition de
Bruxelles) , 100.
— Le Curé (Expos, de Bruxelles), 100.
Collette : Gravures au trait des dix-huit
monuments d'Anvers (Exp. de Bruxelles),
102.
Collin : Tableaux de genre (Expos, de Mou-
lins) , 14.
Coohans : Déluge, tableau 'Exposition de
Bruxelles . 89.
Coppola : Musique d'Eva. opéi a-comique :
Critique, par M. A. Specht. 261.
Cordier (Jules): L'ami de la maison, co-
médie : Analyse critique, par M. H. Lu-
cas, 200.
Coutel : Christ en croix, tableau. 16.
Couturier : Paysage (Expos, de Grenoble
152.
Couvaley : Marines (Expos, de Moulins . l'i
D.
DniAY : Episode de 1793 (Exp. de Bruxelles .
99.
Decaisne : La Belgique couronnant ses plus
illustres enfants ( Expos, de Bruxellc» .
57-69-70.
Deoreux ( Alfred ) : Nègre à cheval attaqué
par un lion (Expos, de Moulins .11.
Dedrelx-Dorcy : Tête de jeune fille 'Expos.
de Moulins) , 14.
— Tète, de jeune page (Expos.de Moulins!.
14.
Dhautefeuille : Waller Scott , gravure de
l'Artiste , 80.
Delacroix (Eug.) : Halle de Muletiers arabes
(Expos, de Moulins) , 13.
Delarociie (Paul) : Tête de Polonais (Expos.
de Moulins) , li.
Delaunay (II.) : A nos abonnés, avis, clô-
ture du volume, 300.
Denis (A.) : Papeterie de Barjols (Var), dessin.
gravé pour l'Arhste par M. Lepetit, 200.
— Saint-Antoine (Var) , dessin , gravé pour
l'Artiste par M. Lepetit, 2:i2.
Denis ( Ferdinand) : Chroniques chevaleres-
ques d'Espagne et de Portugal : Critique .
par M. H.Lucas, 223.
Deroy : Saint-Jean-de-Lalrau , dessin sur
acier de Y Artiste, 180.
Desboeufs : Statuettes en bronze (Expos, de
Moulins), 14.
Desciiamps (Antony) : Résignation, poésies :
Critique, par M. J. Chaudcs-Aigues, 288.
Desm.adières ( Mlle ): Paysages (Expos, de
Moulins), 14.
Desmadryi. : George Sand , gravure de l'Ar-
tiste, 1*3.
— L'Arrivée, gravure de l'Artiste, d'après
M. Eug. Lami , 180.
— Mahmoud, gravure de Y Artiste, 216.
Dinaux ( Prosper) : Le Fils d'un Tailleur en
vieux . nouvelle , 2i.
Donné ( le docteur ) : Procédé de gravure de
l'image produite parle daguerréotype, 78.
Dubuisson : Chevaux à l'abreuvoir ( Expos.
de Grenoble) , 152.
— Taureau et Vache (Expos, de Grenoble) ,
152.
Dupré (Jules) : Vue prise à Alençon , dessin
de l'Artiste, 112.
Dipressoir : Le Pic de la Fare-eu-Oisans .
dessin de l'Artiste, 64.
Durand (Hippolyle) : Monographie de Notre-
Dame de l'Epine (Expos, de Moulins), 14.
Di val-Lec amis : Visite à la Nourrice ^Exp.
de Moulins) , 14.
Duwez : Christ au Tombeau (Exposition de
Bruxelles) , 57-69.
E.
Erinn Coor : Monuments d'Anvers, grav. au
trait (Expos, de Bruxelles) , 102.
F.
Famin : Restauration du temple d'Auguste ,
architecture (Env. de Rome) , 85.
Fauginet : Statuettes en bronze (Expos, de
Moulins) , 14.
I'érogio : le Récit du Garde, dessin de Y Ar-
tiste, 48.
Fontainieu : Cérémonies religieuses dans les
Catacombes de l'abbaye de Saint-Victor
(Expos, de Montpellier) , 252.
Fort (Siméon) : Aquarelles à l'Exposition de
Bruxelles, 101.
Fouquet : Jugement de Polichinelle (Expos.
de Moulins) , 14.
Fradei. (Eug. de) : Deux Portraits (Expos,
de Moulins), 14.
Francia : Plage (Expos, de Moulins) , 14.
Francis : Intérieur d'écurie (Expos, de Mou-
lins) , 14.
I'réjiinville : Etude d'arbre et de nature
morte (Expos, de Moulins) , 14.
G.
Gaillard : Ruines d'un vieux château (Exp.
de Grenoble) , 153.
Gallait : Le Turc à turban , le Maître des
pauvres (Expos, de Bruxelles), 70.
Garneray : Port d'Antibes, marine (Expos.
de Grenoble, 153.
!.. ivakm : Le Philtre, dess. de Y Artiste, 200.
— Une Légende espagnole , dessin de l'^r-
lisle, 112.
Gechter: Statuettes en bronze (Expos, de
Moulins) , 14.
Geefs : Sculptures (Exp. de Bruxelles), 102.
Geerts , de Louvain : Scène du Déluge ,
groupe (Expos, de Bruxelles) , 102.
Genisson: Intérieur de l'église Saint-Paul,
d'Anvers (Expos, de Bruxelles) , 101.
Gigodx (J.) : Scène du Majorai (Expos, de
Moulins), 13.
Girard : Musique d'Eva , opéra-comique :
Critique, par M. A. Specht, 261.
Gibardet (Paul) : La Salute (Venise), grav.
de Y Artiste, d'après M. Karl Girardet,
280.
Girodx ( André ) : Route de traverse , aqua-
relle (Expos, de Grenoble), 153.
Glaize (Auguste) : Tableaux (Expos, de Mont-
pellier) , 251.
Godefroy (Jean) : Gravures , 170.
— Bataille de Marengo , tableau , 171 .
Godefroy (Jules): Musique de la Chasse
royale, opéra : Critique, par M. A. Specht,
158.
Gbangier de la Marinière : Les Eaux de
Bade (Lettre à M. Roger de Beauvoir), 43.
Gudin: Marines (Expos, de Bruxelles), 101.
Glénepin : Architecture (Env. de Rome), 85.
Gcenot-Lecointe : Un Caprice de Comtesse,
211-224.
Guet : Confession de Violetla (Exp. de Mou-
lins), 14.
H.
Halévy (Fromental) : Musique du Shérif,
opéra-comique, 21.
Hanche : Frontispice de l'album Bérat , li-
thographie de r Artiste , 264.
Hébert (Ernest) : Le Tasse visité dans sa
prison (Expos, de Grenoble), 151.
DES AUTEURS.
Holstein : Lac de Némi (Exp. de Bruxelles),
101.
HoissAYE (Arsène) : Les Aventures senti-
mentales d'une Grisette et d'un Clerc de
notaire, nouvelle, 92-105-124.
Hinin : Bénédiction nuptiale (Exposition de
Bruxelles), 100.
— Instruction paternelle (Exp. de Bruxelles),
100.
I.
Ingres : Slratonice, tableau, 141.
Jacob (le Bibliophile) : A quoi servent les
bibliothèques de Paris, 207.
Jacops : Bataille d'Ileylligerlé ( Expos, de
Bruxelles) , 99.
Jacquand: Bénédiction des Fruits (Expos, de
Bruxelles^, 99.
— Gaston, dit l'Ange de Foix (Exposition de
Bruxelles) , 99.
— Vert- Vert (Expos, de Moulins), 14.
.Tanin (Jules) : Ecole (F) des Journalistes:
Lettre à Mme Girardin, 181.
— Examen critique de l'Exposition d'Horti-
culture, 35.
— l'Héritier de laBastille et de laColonnede
Juillet, 3.
— Lesage, notice biographique, 270.
— Nécrologie de Michaud , de l'Académie-
Française. 85.
— Notice nécrologique sur Keenson, peintre,
129.
— Nuit de Noël (la), 281.
— Sorbonne (la) en 1839. 233.
— Un peu de tout : 75-106-136-170-227-252.
Jeannest : Dessin du Frontispice de l'album
Bérat pour 1840 (Lithograp. de V Artiste),
264.
Jéiiotte : Bustes en marbre (Exposition de
Bruxelles), 102.
Jéiiotte (A.) : L'Amour et Psyché, gravure
de F Artiste , d'après Gérard , 300.
Johannot (T.) : Marguerite (Expos, de Mou-
lins), 13.
Jolivard : Environs du Mans (Exposition de
Moulins) , 14.
Jonches : Environs de Tournay ( Expos, de
Bruxelles) , 101 .
Jourdy : Christ , lableau (Env. de Rome), 82.
K.
Keyser : Bataille de VA'oeringen ( Expos, de
Bruxelles), 57-69.
Klagmann : Fontaine de la place Louvois,
79-232.
Koekkoek : Bords du Rhin, marine (Expos.
de Bruxelles), 101.
— Effet de neige ( Expos, de Bruxelles) , 57.
Kohler : Etudes do jeunes Ejlles (Expos, de
Bruxelles), 99.
Kiiinen : Chapelle au bord de l'eau (Expos.
de Bruxelles), 101.
— Déclin du jour (Expos, de Bruxelles), 101.
L.
Labor : Soir d'Automne ( Expos, de Mont-
pellier), 251.
LABORDE(Léonde) : La plus ancienne gravure
du Cabinet des Estampes de la Bibliothè-
que Royale est-elle ancienne? Recher-
ches historiques, 113.
Lafon (Charles) : Un Cas de conscience, co-
médie : Compte-rendu et critique , par
M. H. Lucas, 264.
Landseer : Dernier Ami du Berger. — Seul
Ami du Pauvre ; dessins de {'Artiste, 264.
LiPiTO : Vue du Viviers (Expos, de Moulins),
14.
307
Lapret : Groupes de fleurs en lerre cuite
(Expos, de Montpellier), 252.
Latolr : Contrebandier (Expos, de Mont-
pellier), 252.
— Coup de vent (Exp. de Montpellier), 253.
Lairent i Aquarelles et Sépia ( Expos, d.
Montpellier), 252.
— Château de Béviaires (Expos, de Mont-
pellier) , 252.
— Cloître de Saint-Trophime à Arles ( Exp.
de Montpellier), 252.
Laviron (G.): Des Tableaux apocryphes.
131. Concours pour les prix de Rome. 17.
33, 49, 65.
Le Clerc ( A. ) : Lettre sur l'Exposition de
Grenoble , 150.
Lefèvre : Héloïse et Abeilard ( Expos, de
Moulins), 14.
Lejeine : Portrait (Expos, de Bruxelles), 70.
Lemud (A. de) : Jeune fille brodant une
éebarpe, dessin de l'Artiste, 32.
— Prisonnier ( le ) , dessin de l'Artiste , 128.
Léon : Paroles de la Vendetta, opéra, 47.
Lepetit (A.) : La Tour de Londres, gravure
de l'Artiste, 96
— Papeterie de Barjols (Var) , gravure de
l'Artiste, 200.
— Saint-Antoine (Var) , eravure de l'Artiste.
d'après M. A. Denis, député, 232.
— Worcester, gravure de l'Artiste , 16.
Lepoittevin (E.) : Garde-Côtes, gravure de
l'Artiste, 160.
— Marée basse (Expos, de Moulins) , 14.
— Marines (Expos, de Bruxelles), 101.
Leullier : Chrétiens livrés aux bêtes (Exp.
de Moulins), 14.
Leys : Noce au dix-septième siècle ( Expos,
de Bruxelles), 100.
Linniq : Gravures au trait des dix-huit mo-
numentsd'Anvers (Exp. de Bruxelles), 102.
Liszt : Gènes et Florence, 153.
Long : Ugolin , tableau , 77.
Lccas (ïlippolyte) : Critique dramatique:
Ami de la maison ( 1' ) , par M. J. Cordier
(Comédie-Française) , 200.
Ange dans le monde et le Diable à la
maison, comédie, 14.
Bajazet (Mlle Rachel) , 299.
Carter, Van Amburgh et leurs ani-
maux , 247.
Cas de conscience, comédie (Théàtrc-
Francais), 264.
Château de Saint - Germain . drame
(Ambigu) , 264.
Chevalier de Canolles , vaudeville (Va-
riétés), 300.
Chevaux du Carrousel (les), drame
(Gaielé), 6-4.
Clémence (Gymnase) , 247.
Coffre-Fort (le) (Vaudeville), 248.
Dehors trompeurs ( les ) , comédie de
Boissi, 198.
Démission de Ligier, 299.
Ecole [Y) des Maris , de Molière , 214.
El Sergente Fanfaron, ballet intermède
burlesque, 14.
Epreuve nouvelle (Y ), de Marivaux :
Mlle lioze, 215.
Filles de l'Enfer, féerie (Ambigu) , 63.
Inès de Castro, opéra italien, musique
de M. Persiani,297.
L'Amour, vaudeville, par M. Rosier
(Variétés), 80.
Laurent de Médicis, tragédie, par M. I.
Bertrand , 14.
Maquignons (les) , vaudev. (Variétés^.
280.
Massacre des Innocents, drame (Gaie-
té), 216.
Mignonne, vaudev .'(Variétés), 300.
308
Paradis de Mahomet, par M. Laureu-
cin (Gymnase). 280.
première Hide (la) , par MM. Lockroy
cl Arnould , 299.
Premières Armes de Richelieu (Palais-
Royal), 2'»8.
Tliomas l'Egyptien ( Palais- Royal ) ,
■2W.
Une Candidature entre quinze cents
autres , 298.
— Critique littéraire : Chroniques chevale-
resques d'Espagne et de Portugal , par
M. K. Denis, 223.
Roland Furieux, nouvelle traduction
de M. Mazuy, 221.
Un Plan de drame (le Tyran de Ségo-
vie) , 277.
Lue Conversation à propos de M. de
Ralzac, 5*.
M.
Madou : Aquarelles (Exp. de Bruxelles), 101.
Marii.iiat : Eliézer et Rébccca (Expos.de
Moulins), 13.
— Vue d'un palais au Caire (Expos, de Mou-
lins), 13.
Mandley (Mme) : Comment les Femmes ont
des Amants, nouvelle, 57.
Marke (van) : Fleurs (Expos, de Bruxelles),
101.
Marliani : Musique de la Xacarilla, opéra-
comique, par M. A. Specht, 157.
Marquet : Saint Luc écrivant son Evangile,
tableau , 77.
Martinn (John) : Couronnement de la reine
Victoria, tableau (Londres), 77.
Matet : Portraits (Exp. de Montpellier), 251.
Matthieu : Education et Assomption de la
Vierge (Expos, de Bruxelles), 69.
Mazuy : Traduction nouvelle de Roland fu-
rieux : Critique, par 11. 11. Lucas, 221 .
Menut (Alophe) : Fin d'une triste journée
(Expos, de Moulins), 14.
— Portrait de Mignard , dessin de V Artiste,
248.
— Vierge du Voyage (la), lithographie de
V Artiste , 16.
Mercey : Château d'Ecosse (Expos, de Mou-
lins), 14.
Mercuri : Aquarelles et gravures à l'Expo-
sition de Bruxelles , 101-102.
Montbellair : Fabrique de Thiers ('Expos.
de Moulins), 14.
Montfort : Pirates de l'Archipel grec (Exp.
de Bruxelles), 99.
Mirât : Tobie, tableau (Env. de Rome), 82.
Murzone (Jules) : Portrait d'homme (Expos.
de Grenoble), 152.
— Tentation de saint Antoine ( Exposit. de
Grenoble), 152.
N.
Nobelc : Portrait de M. Eug. Wcrbocckovcn
(Expos, de Bruxelles), 70.
iNoei. : L'Allée et le Retour , lithog. d'après
M. Giraud, 255.
0.
Ouvrié (Jules) : Vues (Exp. de Moulins), 14.
Ouvrié (Justin) : Aquarelles à l'Exposition
de Rruxellcs, 101.
Ottin : Thésée terrassant Procusle, bas-
relief (Env. de Rome), 84.
Paluère: Marie-Thérèse montrant sou fils
aux Hongrois (Expos.de Monlpellier). 251.
Papety : Figure d'étude , tableau ( Env. de
Rome), 82.
TABLE DES AUTEURS.
l'i \\ u tier (le vicomte de) : Pont de Sassc-
nage, dessin de V Artiste, 160.
— ton venir de Grenoble, dessin de Y Artiste,
216.
I'ihiiot : Vues (Expos, de Moulins), 14.
Pehsiam: Musique d'Inès de Castro, opéra
italien : Critique, par M. IL Lucas, 297.
l'irmis Borei. : Yariko, nouvelle, 71.
Piual : Bain de pieds (Exp. de Moulins). 13.
Plaetsen : Philippe d'Arleveld, tabl. (Exp.
de Bruxelles), 99.
Planche [Gustave) : Critique dramatique:
Bajazct, tragédie de Itacine, 19.
Composition du Répertoire, 202.
Coriolan, tragédie de Laharpe, 219.
Ecole des Femmes [Y), G*.
Ecole des Vieillards (('), 41.
Festin de Pierre (le), 13i.
Fourberies de Scapin (les), 41
Marion de Lorine, 191.
Zaïre, 283.
— De la Direction du Théâtre-Français, 249.
— L' Académie-Française et M. Victor Hugo,
161.
— M. Ingres et l'Académie royale des Beaux-
Arls, 145.
Pollet : Vue prise au-dessus de Domènc
(Expos, de Grenoble), 153.
— Vues d'Allevard (Exp. de Grenoble), 153.
Provost (A.): Les Duellistes sous Louis XIII,
dessin de Y Artiste, 32.
U.
Ranc : Portraits (Exp. de Montpellier) , 251.
Ravanat : Vue prise sur les bords de l'Aisne
(Expos, de Grenoble), 152.
Réaburn ( II. ): Portrait de Waller Scott,
gravure de Y Artiste, 80.
Uegny : Famille de Pécheurs, dessin ou ta-
bleau, gravé pour Y Artiste par M. H. Ber-
thoud , 232.
Reine, régente d'Espagne : Copies rlê Ra-
phaël, Sasso Ferrato et Théniers (Expos.
de Madrid) , 174.
Roger : Prédication de saint Jean, tableau
(Env. de Rome), 82.
Bogei: de Beauvoir : Lettre à M. Graugier
de la Marinière , sur les Bains de Dieppe,
102.
Rolland : Portraits (Exp. de Grenoble), 152.
Rothwel: Elude de jeune fille. — Groupe
de deux Mendiants (Expos, de Bruxelles),
71.
Ruolz : Musique de la Vendetta, opéra, 47.
S.
Saint-Georges : Poëme de la Reine d'un
jour , opéra-comique : Critique par M. A.
Specht, 62.
de la Symphonie, opéra-comique : Cri-
tique, 126.
Saint-Hilaire-: Poëme de la Chasse royale,
opéra (Renaissance) : Critique , par M. A.
Specht, 158.
Sappey : Buste de Vaucanson (Exp. de Gre-
noble), 153.
— Monument à la mémoire du général Cham-
pionnet (Expos, de Grenoble), 153-174.
Sciielsinger : Portrait du sultan Mahmoud,
— Sultan Mahmoud, dessin de YAslisle, 216.
Sciielfout, de La Haye : Paysage d'hiver
(Expos, de Bruxelles) , 101.
Schopin : Tableaux divers ( Expos, de Mou-
lins), 14.
Scribe : Poëme de la Xacarilla, opéra : Cri-
tique, par M. A. Specht, 157.
de la Reine d'un jour, opéra : Critique,
par M. A. Specht, 62.
du Shérif, opéra-comique: Critique,
par M. A. Specht, 21.
Sbbbom : Intérieur de Sainle-Maiie d'Audi
Expos, de Bruxelles), 101.
Si iw.im-Maiu iu : lléclamalion à propos de
rétablissement du Musée National (Lettre
au Directeur de Y Artiste, 24.
Simaiit : Oresle à l'autel de l'allas, statue
[Env. de Rome), 84.
Si.MOMs : L'Innocence, slaluc (Expos, .le
Bruxelles], 102.
Soi lié (Frédéric): Le Proscrit, drame:
Analyse critique, 180.
Specht (A.) Archéologie : Lettre au Dircc
leur de Y Artiste , 285.
— Critique musicale : Cciiercntola. — Mlle
Pauline Garcia (italiens). 158.
Chasse royale, op. (Renaissance), 158.
Concert de Berlioz : Roméo et Ju-
lielte, symphonie dramatique, 178-217.
Débuts de Mlle Lucile Cralm à l'Aca-
démie Royale de Musique. 176.
Idem de Mlle l'auiine Garcia aux lia-
liens. III.
/</<?« deMIIeRieux à l'Académie Royale
de Musique, 1 12.
Eva, opéra-comique , 262.
Il Barbierc de Siviglia ( Italiens) , 197.
La Jacquerie, drame historique avec
chœurs (Renaissance), 112-127.
Lucia di Lammcrmoor ( Italiens ) , 95.
Matinée offcrle aux Souscripteurs de
la Gazette Musicale , 206.
MM. Duponchel, Mario et Viardot. 1 i:i.
Nouvelle Symphonie de M. Berlioz.
269.
Reine d'un jour (Opéra-Comique), 62.
Shérif (Opéra-Comique) , 21.
Sonnanbula (la) (Italiens), 177.
Symphonie (la), opéra-comique: Début
de Marié, 126.
Vendetta fia), opéra, 47.
Xacarilla (la . opéra .Académie Royale
de Musique) , 157.
Spontini : Deux Mélodies inédites, 16.
T.
Tudot : Aquarelles (Expos, de Moulins . I i
Tourneux : Letlre sur l'Exp. de Bruxelles.
56-69-99
V.
Verboeckhoven : Animaux , peinture (Exp.
de Bruxelles) , 57.
— Troupeau de moulons batlus par une
averse (Expos, de Bruxell^) , 101.
Verswyvel : Gravures au (rail des dix-huit
Monuments d'Anvers (Exp. de Bruxelles .
102.
Vervloet : Fleurs (Exp. de Bruxelles), 101.
Visconti : Fontaine de la place l.ouvois, 79.
W.
Waldorp: Marines (Expos, de Bruxelles) ,
101.
Wauters : Episode de l'histoire de Marie de
Bourgogne (Expos, de Bruxelles) , 70.
Wild : Vue d'une place à Calais (Expos, de
Moulins), 13.
Wnnz : Le Corps de Patroclc disputé par
les Grecs et par les Troyens | Lxpos. de
Bruxelles) , 57-70.
Y.
Vsendick (van) : La Charité ( Exposition de
Bruxelles) , 69.
FIN DU TOME QUATRIEME.
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L'Artiste; revue de l'art
contemporaine
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