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L'ART MODERNE
A L'EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1878
PUBLICATION DE LA GAZETTE DES BEAUX-ARTS
LART MODERNE
L'EXPOSITION DE 1878
MM. TH. BIAIS, ERNEST CHESNEAU
DURANTY, L. FALIZE FILS, LOUIS GONSE, HENRY HAVARD
PAUL LEFORT, ALFRED DE LOSTALOT, PAUL MANTZ, ANATOLE DE MONTAIGLON
A.-R. DE LIESVILLE, PAUL SÉDILLE ET MARIUS VACHON
Sous la direction de i\I. LOUIS GONSE
Rédacteur en chef de la Gazelle des Beam-Aris
PARIS
A. QUANTIN. IMPRIMEUR-ÉDITEUR
7, RUE SAINT-BENOIT
M DCCC LXXIX
\10u
C'i
INTRODUCTION'
Nous pourrions nous dispenser de présen-
ter au public ces deux volumes, publiés par la
Ga{ette des Beaux-Arts sur les arts du dessin et
du décor à rE.\position universelle de 1878. Ils
se recommandent d'eux-mêmes, et par le sujet et
par les noms des écrivains qui leur ont apporté
leur concours, et aussi — il nous sera pardonné
de récrire — par le nom de la Revue qui les
édite; ils s'expliquent par leur titre. Nous ne vou-
lons donc rien écrire qui ressemble à une préface,
I. Nous croyons devoir maintenir cette introduction telle
qu'elle a paru en tête de la première édition de cet ouvrage, don":
le succès a été si vif qu'il n'a pu en être mis dans le commerce
qu'un petit nombre d'exemplaires aussitôt épuisés.
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> -ï
V, INTRODUCTION.
mais nous tenons à marquer en quelques mots le but vers lequel nous
avons tendu, en même temps que les difficultés que nous avons ren-
contrées pour donner une forme un peu équilibrée à une matière d'une
richesse et d'une variété immenses; nous tenons surtout à rendre un
chaleureux hommage au dévouement de tous nos collaborateurs. Chacun
d'eux a droit à notre vive gratitude. Si nous n'avions pu compter sur
leurs efft)rts individuels, sur leur aide amicale, il nous eût été interdit
de tenter une si rude besogne, n'ayant devant nous qu'un espace de six
mois. Nous devons également remercier les propriétaires de la Galette
pour la confiance qu'ils nous ont accordée et pour la libéralité avec
laquelle ils nous ont en quelque sorte donné carte blanche. Dès qu'il
leur a été permis d'apprécier l'importance artistique que devait prendre
l'Exposition de 1878, ils n'ont pas hésité à associer la Galette des Beaux-
Arts à ce grand concours du génie humain. L'Exposition de 1867 avait été
magnifique; celle de 1878 devait l'être bien davantage, particulièrement en
ce qui concerne les manifestations infinies de la production artistique, qui
semble maintenant avoir enfiévré tous les peuples civilisés. SouS ce rap-
port, notre Exposhion a été d'un prodigieux enseignement. On a pu senfir
dès le début qu'un ensemble aussi gigantesque serait impossible à recon-
stituer de longtemps, et que le dernier mot des expositions universelles
allait être dit. La Galette des Beaux-Arts, dont l'autorité s'appuie aujour-
d'hui sur vingt années d'existence, se devait de ne point reculer devant la
tâche qui s'offrait à elle. Elle avait publié, lors des fêtes du Centenaire,
en 1876, VŒupre et la Vie de Michel- Ange ; elle a voulu célébrer les
Beaux-Arts et les Arts décoratifs à l'Exposition universelle de 1878, en
leur consacrant une étude sérieuse, étendue, en rapport avec l'importance
exceptionnelle qu'ils y avaient prise.
Notre but a été, en éliminant et en condensant, d'embrasser les faces
principales de l'Exposition, au double point de vue de l'art ancien et de
l'art moderne. Nous avons divisé l'Exposition en sections, d'après le
mode de classement adopté, confiant chacune de ces sections à un colla-
borateur spécial. Nous en avons réduit quelques-unes, volontairement
négligé quelques autres, et cherché dans leur juxtaposition le plus d'har-
monie qu'il nous a été possible. Pour la production moderne, c'est l'im-
portance relative des dillérents arts qui nous a guidé. Pour l'art ancien,
nous avons ajouté à cet ordre dominant un ordre non moins néces-
saire, et qui, défait, avait été fort méconnu, l'ordre chronologique. Nous
avons donné le pas à Tart moderne, cela se conçoit : il était la raison
INTRODUCTION. vu
d'être et le fond même de l'Exposition. Si Fart rétrospectif a pris dans
nos volumes un développement égal, c'est que l'accessoire est devenu
presque le principal, en raison de la merveilleuse perfection des objets
exposés, de leur beauté artistique et des enseignements qui en résultaient.
Dans la Gaiette, où tous ces différents articles ont paru d'abord,
c'est le hasard de la mise en œuvre et de l'achèvement qui nous a dominé;
nous n'avons pas suivi de méthode particulière. Ici, au contraire, après
avoir été revus par leurs auteurs et remaniés par nous, puis enrichis d'un
grand nombre d'illustrations nouvelles, ils ont été coordonnés d'après le
plan que nous nous étions tracé au début et dont nous venons d'indiquer
l'esprit.
Pour l'art moderne, disons-nous, c'est l'importance relative des diffé-
rents groupes qui nous a guidé, et par là nous entendons leur impor-
tance, à rExposition même, leur richesse et leurs éléments de succès sur
la grande masse du public. Par suite, les arts plastiques ont eu une part
prédominante. Il est certain qu'ils ont été l'honneur du Champ de Mars.
Et dans les arts plastiques, c'est la peinture qui a occupé le premier rang.
Nous avons donc été entraîné à donner une place considérable aux diffé-
rentes écoles de peinture, surtout à l'Angleterre, à l'Allemagne et à la
France, en commençant ' par cette dernière. Pour les mêmes raisons,
nous avons fait suivre la peinture par la sculpture, puis par l'architec-
ture; ce qui est le renversement de l'ordre naturel. Nous avons donné
ensuite assez d'étendue à l'étude sur la gravure, qui a été toujours l'un
des domaines préférés de la Gaiette et l'un de ses moyens d'action. Nous
n'avons pas pu oublier que la Gaiette a vu éclore chez elle les talents les
plus appréciés de l'école moderne, et, pour ne citer que les principaux,
M. Jacquemart, qui a obtenu une grande médaille d'honneur, MM. Gail-
lard, Flameng et tant d'autres que nous pourrions nommer. Aussi avons-
nous ajouté à ces volumes quelques-unes de leurs planches les plus
remarquables parmi celles qui étaient exposées. De M. Gaillard, notam-
ment, nous donnons trois chefs-d'œuvre qui resteront parmi les plus
fortes et les plus originales productions de l'art français : l'Œdipe,
l'Homme à l'œillet et le Gattamelata. Parmi les arts décoratifs, c'est l'or-
fèvrerie qui a été le plus amplement étudiée; la variété, le charme et le
caractère tout artistique de ses produits lui assignaient le premier rang.
Après elle, après la céramique, les bronzes, les meubles et les tissus, puis
les livres d'art, qui eussent, sans doute, mérité plus que nous ne leur
avons donné, nous avons cru pouvoir restreindre un sujet dont l'étude se
VIII INTRODUCTION.
présente sans cesse à nous et négliger quelques productions secondaires
ou disséminées de l'art décoratif.
Pour les sections rétrospectives, qui sont étudiées dans notre second
volume, la besogne a été plus délicate et plus longue, en raison de l'ab-
sence si unanimement déplorée et si inexcusable de catalogues officiels,
en raison aussi des difficultés que nous avons rencontrées pour obtenir
les autorisations nécessaires aux photographes et aux dessinateurs. Par-
tout où cela s'est trouvé possible, .sans allaiblir l'enchaînement harmo-
nique de nos travaux, nous avons suivi l'ordre chronologique en com-
mençant par l'Egypte antique. Si nous avons fait passer les études sur la
plastique avant les études sur les arts mineurs du moyen âge et de la
Renaissance, c'est une raison de préséance de sujet. On nous pardonnera
d'avoir été à l'essentiel et d'avoir fait de nécessité vertu, en laissant de
côté trois ou quatre sections, desquelles il y aurait eu trop ou trop peu à
dire, — comme les monnaies, les instruments de inusique, les livres et
les reliures, les travaux de la commission des monuments historiques, —
et en effleurant à la hàtc certains sujets, pour donner plus d'ampleur à
ceux qui étaient plus nouveaux ou d'un intérêt artistique plus général.
Nous avons la modestie de penser que notre œuvre n'est ni irrépro-
chable, ni même satisfaisante, à plus forte raison complète. Mais nous
avons la conscience de navoir point épargné nos efforts et la certitude de
ne redouter aucune comparaison avec ce qui a pu être fait ailleurs.
COUP D^ŒIL A VOL DOISEAU
L'EXPOSITION UNIVERSELLE
sceptiques, les méfiants,
Onze ans après une Exposition dont la
splendeur et les succès semblaient ne pas
pouvoir être dépassés, au lendemain d'une
des guerres les plus malheureuses qui aient
frappé un peuple, sous le coup de tous les
désastres et de toutes les ruines causés par
la plus terrible des invasions étrangères, im-
médiatement suivie d'une guerre civile sans
précédent, en proie aux déchirements de sa
poUtique intérieure, avec la menace toujours
présente d'une conflagration européenne, la
France, dans un effort de redressement su-
perbe, a osé convier l'univers, c'est-à-dire
tout ce qui sur cette terre travaille et pro-
duit, à un rendez-vous plus solennel, plus
grandiose, plus largement international que
celui de 1867; elle a pensé qu'on pouvait
faire encore plus grand et plus beau, et que,
même après 1867, les Expositions univer-
selles n'avaient pas dit leur dernier mot. Les
voire les hostiles, n'ont pas manqué à cette
2 LWRT MODERNE A L'EXPOSITION.
reuvrc d'une hardiesse presque inquiétante. La France cependant a osé;
son appel a été entendu et écouté, le monde entier, à part quelques
abstentions prévues, est venu à elle, et la troisième Exposition univer-
selle de Paris, en dépit de tous les retards, de tous les obstacles et,
disons-le. de toutes les mauvaises volontés, a été ouverte à la date
fixée, le i" mai 1878. Paris a fait une nouvelle fois honneur à sa
vieille devise. Le vaisseau de son Exposition, après bien des tempêtes, se
dresse, calme, imposant, magnifique, et le frémissement de ses mille ori-
flammes jette la gaieté sur Thorizon de la grande ville. La colossale entre-
prise a réussi, et doublement, en raison de son importance et des diffi-
cultés qu'elle a dû surmonter; son succès sera immense, — immense,
entendez bien; il Test déjà. Le i" mai 1878 restera une des dates glorieuses
de l'histoire de Paris et aussi de la France. Tous ceux qui ont assisté à
l'élan spontané de ces deux millions d'âmes ne l'oublieront jamais. Paris
n'avait pas connu la joie depuis bientôt dix ans, et sa joie était bien légi-
time, car la victoire remportée était celle de la paix, du travail et de la
solidarité entre les peuples; celle-là, du moins, n'appellera ni haines ni
représailles. La France en sortira plus unie et plus sympathique. Grou-
pons-nous donc sans arrière-pensée autour de cette œuvre nationale; joi-
gnons nos communs efforts pour augmenter s'il est possible son intérêt et,
par suite, son succès ; oublions pour six mois nos querelles et nos ressen-
timents, et surtout nos petites rancunes; pensons enfin que l'Exposition
doit être pour tous une trêve féconde.
Le plan adopté est superbe, personne ne saurait le nier. S'il n'a pas
le piquant des lignes courbes de celui de 1867, il a plus d'assiette; il est
plus noble et plus vaste. Les lignes droites et les intersections rectangu-
laires sont peut-être plus monotones, mais elles ont mille avantages qui
les rendent préférables, en outre de l'ampleur et de la majesté des perspec-
tives. Tout d'abord la surface disponible s'est trouvée doublée, sans
compter le supplément d'espace qui a été fourni par l'adjonction des jar-
dins et du nouveau palais du Trocadéro. Quant à la transformation des
pentes du Trocadéro et à leur entrée architecturale dans le plan d'en-
semble de l'Exposition, c'est l'inspiration maîtresse de l'œuvre. Cet agran-
dissement subit du cadre, qui a permis de faire entrer en scène, ou pour
mieux dire d'ajouter au spectacle, une haute et large terrasse, un pont, un
grand fleux'e et tout le panorama d'une ville immense, est une idée de
génie, quel que soit, du reste, le mérite des constructions qui font décor.
COUP D'ŒIL A VOL D'OISEAU. 3
■On a voulu faire grand, on a fait en même temps pittoresque, et d'une
façon qui ne nuit point au souvenir si vif laissé par 1867 ; on a fait autre.
Cette division en deux membres bien distincts et cependant intimement
liés pour l'œil, puisque le fleuve seul les sépare, entraîne partout une di-
vision logique et excellente : dans la plaine, le provisoire, Téphémére, la
vie, l'activité civilisatrice, c'est-à-dire l'industrie et Fart modernes; sur la
hauteur, le définitif, ce qui doit survivre à cette fête de six mois, c'est-à-
dire le calme, le repos, l'art ancien et ses manifestations infinies, des jar-
dins verdoyants, un palais gigantesque. Pour un tel plan, cinquante mil-
lions de francs ont été nécessaires, le double de ce qu'un régime qui ne
passait pas pour économe avait dépensé en 1867. La France, comme on
voit... nous allions dire la République, a bien fait les choses.
Le palais du Trocadéro a la forme d'un fer à cheval très ouvert, dont
les deux bras avancent vers le Champ de Mars ; il occupe toute la largeur
de la terrasse. Au centre et faisant saillie à l'intérieur du fer à cheval,
comme une abside d'église, se trouve la grande salle des concerts, flan-
quée de deux tours qui n'ont pas moins de quatre-vingt-deux mètres de
haut. Tout l'ensemble de la construction, qui est l'œuvre de MiVL Davioud
et Bourdais, est d'un style gréco-byzantin un pieu hybride, mais qui du
moins, pour les détails de la décoration, est emprunté à notre belle archi-
tecture romane du Midi. Les tours, qui sont d'une grande fermeté de
silhouette, rapipellent un peu la tour du Palais-Vieux, à Florence. Les
deux ailes sont des galeries, à colonnades extérieures, assez basses, se
découpant en blanc sur un fond de muraille d'un beau rouge piompéien.
L'appareillage du monument est tout entier en pierres roses et blanches
alternées, comme les églises de l'Auvergne, et en matériaux de choix.
Quelques dorures sur les combles, quelques motifs d'incrustations en
mosaïque, grecques et fleurons, complètent la polychromie de l'édifice.
Nous n'avons point à juger aujourd'hui une œuvre aussi vaste ; nous
nous permettrons seulement de faire deux remarques : l'une, qui sera un
éloge, c'est que l'idée mère du plan, nous voulons dire la forme en fer à
cheval, est excellente; l'autre, qui sera une critique, c'est qu'il est bien
difficile de considérer autrement que comme un contre-sens architectural
la rotondité centrale, ou plutôt ventrale, comme le disait avec à p)rop>os
notre ami Duranty, qui vient couper en deux la belle ligne des colonnades.
Nous savons que certaines nécessités ont commandé à MAL Davioud et
Bourdais de mettre ainsi la charrue devant les bœufs, mais ce n'est pas
une excuse suffisante à nos yeux. Quoi qu'il en soit, l'œuvre reste, mal-
4 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
gré tout, grandiose, et, à ne considérer que la bâtisse, le palais du Tro-
cadéro, construit en l'espace de dix-huit mois, ainsi que le Champ de
Mars, est en ce genre le plus grand tour de force qui se soit produit.
C'est la preuve la plus extraordinaire de ses ressources qu'ait encore
donnée l'industrie parisienne. Cela suppose un outillage matériel et
intellectuel prodigieux. Il convient de dire en même temps que les
architectes ont été remarquablement secondés par deux hommes des plus
capables, M. Raulin, inspecteur des travaux, et M. Masselin, entrepre-
neur.
La façade extérieure, qui regarde l'avenue du Roi-de-Rome, produit
tout d'abord, par sa simplicité robuste, une rare et forte impression. Au
point de vue de la vraie grandeur, le revers est peut-être plus beau que la
face. Cette première impression ne se dément pas lorsque l'on pénètre
dans les grands vestibules à colonnes trapues, en marbre du Jura, qui
traversent le monurnent et conduisent immédiatement le visiteur à l'un
des plus beaux panoramas du monde. Ces vestibules ouverts ont vrai-
ment un caractère superbe. Les colonnes à chapiteau roman, à base écra-
sée, sont d'un galbe tout à fait résistant. Si le reste du palais était à ce
diapason, MAL Davioud et Bourdais eussent fait un chef-d'œuvre. Nous
rencontrons en passant le fameux groupe en bronze de AL Gérôme, les
Gladiateurs. Au-dessus sont les salles de conférences qui serviront en
même temps, paraît-il, à l'exposition des Portraits historiques, exposition
qui sera du plus haut intérêt, malgré qu'elle ait subi de fâcheuses aven-
tures. On sait, en effet, qu'elle devait occuper les premières salles des
pavillons des Beaux-Art;:, au Champ de Mars ; or on n'avait pas pensé
que la sculpture, notre gloire artistique la plus incontestée, n'avait pas
d'emplacement digne d'elle, digne de nous, et que sur le tard elle se re-
gimberait. Dans le vestibule de gauche s'ouvre, ou mieux s'ouvrira au
futur, l'aile du palais consacrée au rétrospectif français; dans celui de
droite, l'aile consacrée au rétrospectif de l'étranger. On voit que la logique
du plan d'ensemble n'a été perdue de vue dans aucun détail. Quant à la
salle des concerts, qui est la plus grande salle de la France et la plus
grande du monde avec l'Albert Hall de Londres, on peut dès maintenant
préjuger qu'elle sera des plus magnifiques tant par l'ampleur monumen-
tale de ses proportions que par la bonne tenue de sa décoration, ors sur
fond rouge. Elle pourra contenir de six à sept mille spectateurs; sa cou-
pole colossale mesure cinq mètres de diamètre de plus que celle de Saint-
Pierre à Rome. L'archivolte de la scène est ornée d'une peinture murale
COUP D'ŒIL A VOL D'OISEAU. 5
de M. Lameire. Au sommet des combles, la Rcnomince de M. Mercié
déploie sur le ciel ses ailes d'or.
Du milieu du palais du Trocadéro s'échappe une grande cascade,
BOEUf, PAR M. CAIN.
(Dessin dt- l'aitiste.)
imitée du château d'eau de Saint-Cloud ; on a reproché à cette cascade,
d'abord de ne pas être assez monumentale, ensuite de se relier médiocre-
ment à l'architecture. Le premier reproche nous semble peu fondé; le se-
cond est plus juste. Il était, en effet, fort ditiîcile de faire sortir une cascade
6 LART MODERNE A L'EXPOSITION.
d'une abside sans avoir Tair de livrer passage à une gigantesque fuite
d'eau. Ceci pjsé, convenons que les détails décoratifs de cette cascade
sont des plus heureux, et qu'elle s'épanouit fort bien. Le bassin final n'a
pas moins de soixante-dix mètres de large. Le marbre s'y mêle très agréa-
blement à la pi^jrre blanche et à la fonte dorée. La terrasse à bossage qui
la couronne et qui sert de grotte est animée, dans le bas, par deux figures
allégoriques en pierre de roche, Y Air et ÏEaii, par MM. Thomas et
Cavelié ; au sommet, par six figures assises, de grandes dimensions, repré-
sentant les six parties du monde : V Amérique du Nord, par M. HioUe,
V Amérique du Sud, par AL Millet, V Afrique, par M. Delaplanche, VOcéa-
nie, par M. Mathurin Moreau, VAsie, en Japonaise, par M. Falguière,
et V Europe, cuitlee d'un casque grec, par M. Schœnewerck. Entre ces six
représentantes de notre globe, nous nous permettons de préférer celles qui
sont dues au ciseau de MM. Delaplanche et Falguière. Quant à la cascade
elle-même, elle est cantonnée dans ses angles inférieurs par quatre pièces
également en fonte dorée. Tous ceux qui ont mis le pied à l'Exposition
ont, sans aucun doute, été frappés du rôle excellent que jouent ces quatre
grandes figures d'animaux dans l'aspect du Trocadéro. Leur fonction dé-
corative est capitale. Nous exprimerons seulement le regret qu'elles n'aient
pas été confiées au même artiste, ou aux deux qui avaient déjà donné des
preuves indiscutables de leur sentiment architectural. 11 fallait faire grand,
robuste et simple à la façon de notre immortel Barye ou, comme les tail-
leurs de pierre de l'antique Egypte, il fallait procéder par masses accusées
et penser avant tout à la silhouette. C'est ce qu'ont fait MM. Alfred Jacque-
mart et Caïn. Nous reproduisons ici ces deux magnifiques morceaux
d'après les dessins des artistes eux-mêmes. Nos lecteurs pourront mieux
apprécier ainsi leur fière beauté. Le Bœuf de M. Caïn est bien l'animal
solide du labour, l'animal dont les profils puissants s'accordent si bien
avec les plus hautes poésies de la nature champêtre. 11 redresse la tête et
gonfle son large cou délivré du joug, comme le ferait un taureau de
combat. Le mouvement est superbe. De son côté, le Rhinocéros de
AL Jiicquemart n'est pas moins beau. A vrai dire, c'est un chef-d'œuvre
d'une rare vigueur, et d'autant plus surprenant que l'étrange colosse n'a-
vait point enc.ire été traité en sculpture et que l'on ne pouvait supposer,
comme l'a très justement remarqué AL Charles Blanc, dans le journal Le
Temps, qu'il y eût quelque chose d'artistique à tirer de cette bête « énorme,
massive, trapue, dont le nez est une corne, dont la peau est une cuirasse,
dont la queue rudimentaire et courte est le contraire d'une élégance »,
COUP D'ŒIL A VOL D'OISEAU. 7
Le Rhinocéros de M, Jacquemart est une des meilleures surprises de
TExposition universelle de 1878. Il n'en est point de même, hélas! du
Cheval de M. Rouillard et de VÉléphant, contourné, rapetissé et bizarre,
de M. Frémiet, dont le talent, ordinairement si personnel, a fait cette fois
lE RHINOCtROS, PAR M. A. J A C 13.U E M A R T,
(Dessin de l'artiste.)
fausse route. Il y avait cependant ample matière dans le caractère sculp-
tural de Fèléphant, en le prenant par le côté grand. M. Frémiet n'avait qu'à
penser à certain revers d'une des médailles de Pisanello ou au Désert indien
de Decamps, où l'on voit des éléphants d'une si monumentale tournure.
8 L-ART MODERNE A L'EXPOSITION.
De la terrasse qui domine la cascade, le regard embrasse tout le pa-
norama de rExposition, et, en y joignant Paris, un panorama sans égal.
Avant de descendre vers le pont dléna pour gagner le Champ de Mars,
jetons un coup d œil à vol d oiseau. Au loin, dans une ceinture de collines
verdoyantes, se déroule la capitale, avec tous ses monuments : le nouvel
Opéra, le Louvre, la Sainte-Chapelle, Notre-Dame, Saint-Sulpice, Sainte-
Clotilde, le Panthéon, le Val-de-Gràce et les Invalides, dont le dôme en-
tièrement doré illumine le ciel; au second plan se développent les longues
lignes du palais de fer et de verre du Champ de Mars, terminées par
rÉcole militaire, les hautes cheminées de brique et toutes les annexes qui
entourent l'Exposition; au premier plan, les jardins du Trocadéro avec
ses mille constructions pittoresques semées dans la verdure. Ici nous
ouvrirons une parenthèse pour remarquer que, dans ce tableau, d'un co-
loris si doux et si brillant, les longs hangars à couverture de tuiles rouges
construits au bord de la Seine jettent une note beaucoup trop crue.
Voici d'abord, à droite, au-dessous du restaurant espagnol, — du
diable si nous eussions jamais pensé à placer l'art de Vatel sous une égide
aussi anticulinaire! — le grand pavillon de l'Egypte, restitution d'une
maison égyptienne de style ancien retrouvée par Mariette bey, à Abydos.
Remarquons à ce propos que notre illustre compatriote ne p)Ouvant, faute
d'un crédit suffisant, en raison de l'état difficile des iinances égyptiennes,
renouveler les prodiges de 1867, a du moins fait en sorte, habitué qu'il est
à opérer des miracles, que cette seconde exposition fût autre et presque
aussi intéressante pour les artistes et les savants que la première. 11 serait
injuste de ne point remercier le khédive de cet acte de haute sympathie
personnelle à notre égard. Les retards qui ont été apportés à la mise en
œuvre de ce pavillon s'expliquent, du reste, par les difficultés qui ont dû
être vaincues. Un peu plus bas se trouvent quatre des annexes les plus
curieuses des jardins du Trocadéro : celles du Jap»on, de la Suède, de la
Norvège et de la Chine. Celles de la Chine et du Japon, par le contraste
frappant, qu'elles font toucher du doigt, de deux peuples, de deux civi-
lisations, de deux mondes voisins et cependant si dissemblables, sont d'un
enseignement supérieur. La petite métairie japonaise, avec sa portp, ses
clôtures, ses plates-bandes minuscules, ses plantes grêles, sa maisonnette
en bambous, et tout l'imprévu d'un art exquis, discret, raffiné, original
et toujours varié, est une des merveilles de l'Exposition. A un point de
vue exclusivement artistique, elle méritera les honneurs d'une description
complète; de même le pavillon de la Chine, si dillérenî de celui-ci. Au-
COUP D'ŒIL A VOL D'OISEAU. 9
dessous encore, voici les menus plaisirs de l'Orient, les bazars et cafés
marocains, tunisiens et autres, c'est-à-dire l'association en commandite
de tous les marchands de pastilles du sérail du boulevard des Italiens et
de la rue de Rivoli, — tout cela très amusant et très pittoresque, — et
enrîn le pavillon vert-pomme de la Perse et celui du roi de Siam, sans
compter le fretin intermédiaire.
.'^ I.
l'afriq^ue, par m. delatlanche.
(Croquis de l'artiste.)
A gauche, un peu en arrière du restaurant français, qui fait pen-
dant à la fonda espagnole, et au-dessous d'un aquarium souterrain, le
regard est captivé par le péle-méle le plus charmant, que dominent, d'une
part, le magnifique pavillon en bois ouvragé, type d'élégance et d'appro-
priation spéciales, de l'administration des forêts de l'État; de l'autre,
,o L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
l'exposition algérienne, si originale, avec ses boutiques semées sur les
accidents de la pente, ses petits kiosques pimpants et délicieusement mau-
resques, et enfin sa grande mosquée arabe, crénelée et crépie à la chaux,
dont le blanc minaret fait le plus étonnant repoussoir au rideau de fond
des Champs-Elysées et des Tuileries. Au point de vue de l'art, ce minaret,
copié sur l'antique minaret de Mansourah, près de Tlemcen, est une des
choses les plus pures qui se puissent imaginer. Du reste, tous les détails
de cette intéressante construction ont été empruntés aux admirables monu-
ments arabes de Tlemcen. La porte, qui est un chef-d'œuvre de goût et
d'élégance, est copiée sur celle de la mosquée de Bou-Médine, qui, même
à côté des trésors de l'Espagne, reste un spécimen unique du génie arabe.
Laissons maintenant tout ce qui, dans ces parages, est purement
industriel, et traversons le pont d'Iéna. De ce point, la façade du Champ
de Mars, en fer et en verre, présente des lignes architecturales d'une très
belle ampleur. Deux grands pavillons d'angle, sortes de dômes ajourés, et
un grand pavillon central les dominent majestueusement. Des écussons,
— ceux des différentes nations exposantes, — des armoiries, un ton gris
bleu d'une harmonie extrême, quelques rehauts de rouge et d'or complè-
tent l'effet. Toute cette façade est à la louange de l'architecte, M. Hardy.
La proportion des vides et des pleins est excellente ; les profils ont de la
force et de la grâce; le style est neuf, sans réminiscences du Sydenham-
Palace de Londres, et bien approprié à l'emploi de la fonte. Nous n'y
reprendrons que deux choses : la lourdeur inutile des massifs d'angle,
ainsi que la vilaine teinte jaunâtre qui les habille et qui détonne sur le
beau ton bleuté de la fonte, puis la nullité navrante des grandes figures
internationales en plâtre, qui décorent toute la largeur du péristyle. On
n'est pas en vérité plus médiocre. 11 n'y a guère à retenir dans toutes ces
viragos que la Japonaise de M. Aizelin, qui est charmante.
Dans les jardins qui précèdent la façade, il y a un nombre considé-
rable de constructions annexes. Nous n'en citerons que trois, qui sont
remarquables à des titres divers ; le pavillon de la Manufacture des tabacs
et celui du Ministère des Travaux publics, où nous rencontrons un em-
ploi très judicieux de la céramique comme élément de décoration exté-
rieure, enfin le grand bâtiment du Creuzot, qui est dû au beau talent de
notre collaborateur, AL Paul Sédille.
Avant d'entrer dans les galeries du Champ de Mars, retoirrnons-
nous vers le Trocadéro ; le coup d'ccil en vaut la peine. Une chose
nous frappe surtout, c'est le rapetissement du palais du Trocadéro; il
COUP D'ŒIL A VOL D'OISEAU. ii
paraît toujours grand, parce qu'il est en réalité gigantesque, mais il ne le
paraît pas autant qu'on le voudrait. C'est un grave défaut, qu'il faudra
faire intervenir dans le jugement à porter sur l'œuvre de MM. Davioud
et Bourdais. Cela vient beaucoup de ce que les points d'appui sont trop
minces et trop rapprochés, par conséquent, de l'exiguïté des pleins et des
JAPONAISE, PAR M. AIZELIN,
(Croquis Je l'arliste.)
vides, des ombres et des lumières, des blancs et des noirs. Les tours
restent belles, quoique un peu grêles ; la longue courbe des deux ailes est
toujours très majestueuse; la cascade est un peu plate; les animaux dorés
font un effet superbe ; la rotondité de la salle des concerts s'exagère ; la
polychromie générale est fine et claire ; mais il y a trop de drapeaux, qui
semblent épingles sur les combles comme les petits drapeaux que l'on
12 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
pique sur les cartes « du théâtre de la guerre ». Il faudra les enlever
après la fête. Quant au mouvement des pentes gazonnées, il est parfait. En
somme, bel ensemble, auquel les applaudissements ne manqueront pas.
Le Champ de Mars est un parallélogramme en fer dont les grands
côtés, deux hautes et énormes galeries, d'aspect léger et grandiose, sont
réservés aux machines. A gauche, la France; adroite, l'étranger. Tout
le palais, pour l'industrie, est partagé par le même dualisme. A gauche,
dans le sens de la longueur, les travées de chaque classe : les tissus, l'or-
fèvrerie, le mobilier, la céramique, l'enseignement du dessin, etc., c'est-
à-dire tous les produits similaires de la France; à droite, tous -ceux des
différentes nations étrangères, dans le même ordre. Dans le sens de la
largeur, les travées contiennent la série successive des produits diffé-
rents pour chaque nation. Par ce plan très simple, il est facile de se
reconnaître dans le gigantesque bazar. Aux deux extrémités sont deux
immenses galeries, dont les voûtes, d'un jet, sont garnies de caissons
peints et dorés, qui, d'assez mauvais goût dans le détail, donnent cepen-
dant à l'ensemble une opulence magnifique. Tout ce qui, dans l'œuvre de
M. Hardy, a visé à la grandeur est vraiment grand, vraiment en rapport
avec les conditions voulues de la construction en fer, sans rien perdre des
qualités essentielles de l'architecture : la simplicité, l'équilibre, la netteté,
la pondération, la logique. Nous entrons à pleines voiles dans l'âge de la
fonte ; notre architecture, bien dirigée, peut y rencontrer des ressources
d'art tout à fait nouvelles, tout à fait imprévues.
Dans l'espace réservé au centre de la construction, on a élevé, pour
les Beaux-Arts, une série de pavillons bas en maçonnerie qui se relient
directement aux galeries des extrémités. Cette suite de salles est inter-
rompue en son milieu par deux vastes loggias qui se regardent. Entre ces
deux loggias se trouve le grand pavillon de la ville de Paris, dû à
M. Bouvard, très remarquable construction en fonte peinte, en terre
cuite, en brique et en carreaux de faïence. Cet édifice, d'un caractère si
neuf et si intéressant, est destiné à devenir un gymnase municipal. Il
accentue l'un des côtés les plus curieux et peut-être les plus féconds de
l'Exposition de 1878 : l'emploi de la céramique alliée à la fonte comme
organe de décoration. L'intérieur est d'une étonnante légèreté.
Sous les deux loggias des Beaux- Arts se trouvent deux portes monu-
mentales : l'une de M. Jaëger, pour l'architecture, qui est, du reste, beau-
coup trop lourde, et de M. Deck, pour l'ornementation céramique, qui est
remarquable ; l'autre, dont nous r-jproiuisons des fragments d'après les
COUP D'ŒIL A VOL D'OISEAU. i3
dessins mêmes de Fauteur, de notre excellent collaborateur M. Paul Sé-
dille, qui est, comme on sait, un des champions les plus actifs de la renais-
sance de Fart antique au point de vue de l'emploi de la polychromie exté-
rieure. La porte de M. Sédille, faite de terres cuites peintes par endroits et
rehaussées d'or, et de faïences émaillées, est une belle application de ces
PORTE DES DEAUX-ARTS, PAR M. T A l' L SEDILLE.
(Dessin de l'artiste.)
principes. Le parti pris décoratif en est puissant et vraiment ingénieux;
le style homogène et noble. Tout au plus pourrait-on lui reprocher, dans
les proportions, une certaine pesanteur voulue.
C'est sur l'un des espaces à ciel ouvert ménagés le long des pavillons
des Beaux-Arts, que se trouve, à droite, la fameuse avenue des façades
étrangères. Nous ji'avons qu'à enregistrer ici son immense et légitime
succès. C'est la grande nouveauté de l'Exposition de 1878. Entre ce défilé
,^ L-ART MODERNE A L'EXPOSITION,
pittoresque de façades multicolores, dont la perspective en enfilade est
dominée au loin par l'une des tours du Trocadéro, retenons comme les
mieux réussies celles de la Norvège, de la Russie, de l'Espagne, de la
Hollande, de l'Angleterre, de la Suisse et surtout celle de la Belgique, qui
est un pur chef-d'œuvre dans le style renaissance et bien flamand de l'hôtel
de ville d'Anvers; et comme la plus mauvaise, hélas ! celle de l'Italie. Celle
de l'Autriche, qui a visé à être solennelle, n'est que triste, avec ses graffiti
à fond noir. Fort amusantes sont celles du Luxembourg, de Monaco, d'An-
nam, de la Perse, du Maroc, de Siam et de la Tunisie, qui se grimpent
àl'envi les unes sur les autres. Fort curieuse est celle du Portugal, copiée
sur le gothique ultra-péninsulaire et flamboyant de l'abbaye de Belem.
La grande galerie terminale, celle qui regarde l'École militaire, est
occupée par l'exposition du travail manuel; celle de la façade d'Iéna, par
laquelle on accède, est occupée : à gauche, par l'exposition monumentale
de Sèvres et des Gobelins; au milieu, par les diamants de la Couronne
devant lesquels se trouve l'entrée principale des Beaux-Arts, qui commen-
cent par les salles de la sculpture française, primitivement destinées aux
Portraits historiques; à droite par l'exposition des Indes, faite aux frais,
parles soins et avec les collections particulières du prince de Galles. A ce
propos, nous ne saurions répéter assez à quel point le concours chaleu-
reux, actif, incessant et dévoué de l'auguste héritier de la couronne d'An-
gleterre, secondé par celui de M. Cunlifle Owen, a contribué au succès
de notre Exposition, à un moment où elle rencontrait tant d'incrédules.
C'est à lui, à lui seul, que nous devons cette magnifique exposition des
Indes; c'est à lui, c'est à son intervention personnelle et directe auprès des
possesseurs de tableaux, que nous devons les salles de la peinture anglaise,
si riches, si complètes, qu'on peut dire qu'à part deux ou trois abstentions
regrettables, comme celles de M. Hook et Faed, de la Royal Academy,
toute l'école anglaise contemporaine est là dans sa quintessence suprême.
N'oublions jamais ces éminents services, conservons-en une inaltérable
gratitude.
Dans les pavillons du centre sont donc les Beaux-Arts, peinture, archi-
tecture et gravure, de la France et de l'étranger. Nous n'en parlerons que
pour mentionner, avec la plus amère tristesse, la façon vraiment inouïe,
honteuse, avec laquelle les salles françaises ont été aménagées, ou plutôt
n'ont pas été aménagées du tout, à côté des salles étrangères, qui sont des
modèles de convenance, d'élégance et de confortable aussi bien pour
l'esprit que pour le corps. En France, c'est le désert sans repos, sans oasis
COUP D^ŒIL A VOL D^OISEAU. ,5
d'aucune sorte, c'est rhorrible nudité, c'est le désordre, l'invraisemblable
de la mise en scène et de la distribution des œuvres ; c'est une sorte de
défi jeté à la conscience publique, à la dignité de notre art national ; c'est
le souiîlet donné en plein visage et qui nous laisse au front une rougeur
indélébile. Pas un siège pour s'asseoir, pas une natte pour étoufler le bruit
des pas et amortir la poussière, des loques de toile peinte aux portes en
guise de tentures, un jour cru avec des traînées de soleil sur les cadres,
voilà le bilan ! Ce que l'on a fait dans ces derniers jours est vraiment trop
peu de chose pour que nous nous croyions en droit d'adoucir les mots.
Ici, dans cette mer immense de choses, de produits, d'œuvres du génie,
de l'industrie et de la patience de l'homme dans le travail, sous toutes ses
formes, sous tous ses aspects, il faut nous arrêter. Un volume ne suffi-
rait pas pour y jeter un simple coup d'œil. C'est, en vérité, trop de richesses
accumulées, trop de merveilles offertes à la fois, un festin trop splendide.
Les comparaisons deviennent difficiles, sinon impossibles ; l'étude métho-
dique, presque impraticable. Un si colossal effort est unique; il est
effrayant. M. Owen, l'honorable et sympathique président de la section
anglaise, a eu raison de dire que l'Exposition de 1878 serait la dernière
des Expositions universelles, en ce sens qu'elle ne saurait être dépassée ni
même peut-être égalée.
LOUIS GONSE.
Si'ptcmbi-e 1878.
P. S. — Ces lignes ont été écrites dans le feu de la première impres-
sion, alors que rien n'était achevé ; nous leur donnerions sans doute un
autre développement. Malgré cela, nous tenons à n'y rien changer. Le
sentiment que nous éprouvions le i5 mai s'est complété, mais il ne s'est
pas modifié. Notre admiration pour l'incomparable ensemble de richesses
et de documents instructifs que présentent le Champ de Mars et le Troca-
déro n'a fait que s'accroitre chaque jour. Aujourd'hui l'Exposition est à
son point de perfection, et elle dépasse en intérêt tout ce que les plus osés
pouvaient attendre; son unité majestueuse frappe d'une invincible émotion
tous les esprits qui ne sont pas aveuglés par les passions politiques. Pour
nous, comme pour la majorité, elle nous semble belle en dehors de toute
étiquette; nous nous réjouissons sans arrière-pensée qu'elle fasse tant
d'h(jnneur à notre pays.
j(- L'ART MODERNE A L'EXPOSITION..
C'est aujourd'hui qu'il convient de la juger. Combien de choses sont
venues peu à peu et presque sans ellort apparent y prendre place ! Depuis
trois mois, son importance a plus que doublé. Partout Tordre et Thar-
monie se sont établis. Le Trocadéro surtout, qui n'était qu'une maison
sans meubles, est maintenant un prodigieux musée. Les merveilles de
l'art ancien s'y sont accumulées : à gauche les collections françaises des
Rothschild, des Davillicr, des Didot, des André, des Basilewski, des Piot,
des Gréau, des Spitzer, des Seilliére, des Dreyfus, des Fillon, des Odiot,
des Maillet du Boulay, des Stein, etc., etc.; adroite, quelques collections
étranf'ères, comme les salles du musée de Boulacq et de l'Espagne, puis
une accumulation sans précédent de trésors artistiques de l'Extrême-
Orient laques, bronzes, porcelaines, etc.; au premier étage, une merveil-
leuse exposition d'art musulman ancien. Ajoutons-y, quoi qu'ils soient
misérablement installés dans la salle des conférences et dans celle de la
musique de chambre, les portraits historiques français.
LA PEINTURE FRAN'CAISE
voxs-NOus fait tout notre devoir? Appelés à
montrer à la France et au monde les meil-
leures des œuvres exécutées par nos peintres
depuis l'Exposition universelle de 1867, in-
formés longtemps à l'avance que la plupart
des écoles étrangères se présenteraient au con-
cours honorablement armées, avons-nous pris
la peine de réunir toutes nos richesses? avons-
nous su choisir? Non; le vent de l'ingratitude
a soufflé sur nos âmes : nous avons oublié,
écarté peut-être, quelques-uns de nos grands morts. L'exclusion n"a sans
doute pas été systématique et absolue. On s'est souvenu du jeune peintre,
du jeune soldat, que tant de raisons défendent d'oublier, Henri Regnault;
on a pensé à plusieurs paysagistes, à Corot d'abord, et aussi à Daubigny,
à Paul Huet, à Chintreuil, à Courbet. On s'est rappelé Belly, et Ton est
même allé jusqu'à songer à Charles de Tournemine. Pour la peinture
romanesque ou historique, on n'a pas eu la mémoire moins complaisante :
on a voulu se souvenir de Claudius Jacquand, car, c'est un fait reconnu
depuis un demi-siècle, où Jacquand n'est pas, il n'y a point de fête
complète. Malheureusement, à l'heure où l'on dressait ainsi la singulière
liste des élus, on éliminait doucement quelques-uns des maîtres qui onl
i8 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
été rhonneur de l'école et dont chacun de nous a le nom sur les lèvres.
11 est évident qu'on a eu tort.
Où sont les œuvres du grand rustique, François Millet? Certes, celui-
là a représenté un art robuste , il a possédé un profond sentiment des
réalités champêtres. 11 a eu, en même temps, un souffle puissamment
humain, et, dans son dessin simplifié, dans sa recherche du caractère,
il a connu cet heureux don de Tagrandissement qui est une des formes
du style et que les réalistes modernes ignorent si bien. François Millet
a été oublié.
Un autre maître est absent, et les étrangers s'étonnent de ne pas le
voir au Champ de Mars : c'est Diaz. Son œuvre était curieuse à montrer:
elle a un charme significatif. Diaz s'était brouillé avec les galons annuels.
A la suite de l'E.xposition de iSSg, où il n'obtint peut-être pas tout le
succès rêvé, il se réfugia dans l'abstention. Mais il ne voulut jamais
croire à la paresse, et, pendant les dernières années de sa vie, il resta
le travailleur infatigable dont les amateurs se disputaient les œuvres.
On peut discuter les fantaisies de dessin , les à peu près , les ignorances
dont Diaz a fait l'aveu dans le sérail de ses odalisques et de ses sultanes.
En un temps où la critique est devenue plus clairvoyante, elle doit recon-
naître chez lui une singulière insuffisance de la forme; mais, dans ses
jardins enchantés, il a égrené bien des rubis et bien des topazes, il a
donné à ses Amours et à ses baigneuses des carnations finement am-
brées, et, comme coloriste, il n'a point été remplacé. Si une certaine pau-
vreté de goût restreint la valeur d'art de ses chasseresses nues, Diaz
demeure un paysagiste spécial , le peintre des dessous de bois, des ciels
enchantés et aussi des soirs d'orage. 11 n'eût pas été impossible de se pro-
curer quatre ou cinq de ces derniers tableaux , de ceux qui , ayant passé
directement de l'atelier de l'artiste dans la galerie des amateurs privilégiés,
sont demeurés inconnus à la foule. Ces peintures, où revit avec un accent
particulier le souvenir du grand Théodore Rousseau, auraient ajouté à
l'exposition l'attrait d'une curiosité inédite.
Nous aurions voulu revoir aussi quelques pages d'un portraitiste
personnel et inquiet, Gustave Ricard. 11 était bien dans la tradition, celui-
là ! 11 a connu les maîtres, il les a copiés avec une intelligence admirable,
il les a aimés jusqu'à en souffrir. Sans doute Ricard a parfois apporté
dans sa recherche quelque chose de maladif. 11 pensait que le peintre de
portraits doit modifier sans cesse son idéal et même sa manœuvre en
présence des types toujours différents qui posent devant lui. Dans sa sin-
LA PEINTURE FRANÇAISE. 19
cérité, qui a pu parfois côtoyer la méprise, il se demandait, le pinceau
à la main, quel mode il devait employer pour exprimer le caractère du
modèle. Il a pensé à Léonard, à Reynolds, à Van Dyck, à Rembrandt, à
Lawrence; il s'est aventuré dans l'ombre rousse des vieux Hollandais ;
il a cherché les clartés lumineuses, à l'heure où personne n'osait encore
songer au ton clair. Il y eut chez Ricard un peu d'alchimie, mais il a
souvent trouvé de l'or. Ce vaillant artiste, d'une distinction si haute,
méritait d'autant plus un souvenir que les invités delà France, les étran-
gers, connaissent mal sa valeur et que, si nous n'y prenions garde, un
silence venu trop tôt pourrait se faire autour de son nom.
L'idée d'écarter Fromentin semble plus étrange encore. Il avait cer-
tainement, dans sa finesse de juge, les opinions ironiques et les dédains
qu'on doit avoir à l'endroit des faiseurs; mais le culte qu'il professait
pour les vrais maîtres ne l'avait jamais conduit à dire brutalement sa
pensée à propos de ceux de ses camarades qui lui paraissaient s'être
égarés sur une fausse piste. On a admiré avec quelle réserve exquise,
en quels termes voilés, il a fait allusion, dans les Maîtres d'autrefois, au
talent de quelques-uns de ses contemporains. Fromentin savait les choses
de la peinture beaucoup mieux que les hommes du métier ne sont
accoutumés de les connaître, et ceux qui ont siégé avec lui au jury, ceux
qui l'ont rencontré au Louvre ou ailleurs, se rappellent quelle était la
délicatesse de son jugement. Cette délicatesse, qui était le fond de son
esprit, il l'avait aussi au bout du pinceau. La grande force, l'éclat
triomphant ont pu lui manquer, mais il a toujours compris les lois de la
lumière , il a toujours su « faire le tableau » , c'est-à-dire un ensenible,
un spectacle complet dans son unité. Que Fromentin ait, en outre,
trouvé, pour ses figures orientales, pour ses chevaux, pour ses lévriers
d'Afrique , des formes fines , des silhouettes élégantes , des colorations
distinguées , c'est un point que tous reconnaissent. Mais sa valeur véri-
table n'est pas dans le bonheur et dans le goût du détail; elle est, je le
répète, dans l'application constante de cette doctrine, si violemment
méconnue aujourd'hui par les successeurs de Fortuny, que l'œuvre de
peinture est une œuvre de sacrifice, une synthèse « une et indivisible » .
Les visiteurs du Champ de Mars auraient revu avec plaisir et avec profit
quelques-unes des chasses ou des fantasias de Fromentin , et aussi ces
beaux tableaux qui ne furent point compris à l'origine et où il a dit la
vérité sur Venise. Cette joie leur est refusée. On n'a voulu penser ni à
Fromentin, ni à Ricard, ni à Millet, ni à Diaz. Leurs peintures se
20 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
seraient comportées dignement devant les critiques des deux mondes.
Il est vrai — et c'est là sans doute leur seul crime — qu'elles auraient
restreint la place que réclamaient certaines médiocrités vaniteuses.
D'autres noms, des noms considérables, manquent aussi au cata-
logue. Ce sont ceux des absents volontaires. Nous n'avons point à en dres-
ser la liste; mais on s'aperçoit bien vite qu'une revue des forces de l'école
contemporaine présente une étrange lacune lorsqu'on ne voit figurer à
leur rang ni M. Puvis de Chavannes, ni M. Baudry. De pareils maîtres
ne se laissent pas aisément oublier.
Les grandes décorations de M. Puvis de Chavannes sont aujourd'hui
fixées aux murailles des musées d'Amiens et de Marseille ; les dernières
et les plus belles sont au Panthéon. Nous espérons que les étrangers
venus à Paris pour s'enquérir de l'exacte situation de l'art moderne
n'auront point manqué d'aller voir , sur la colline du pays latin , cette
histoire de sainte Geneviève où , dans une gamme faite de colorations
adoucies, M. Puvis de Chavannes a groupé ses personnages avec une
simplicité qui ressemble à de la grandeur. Le peintre n'a pas voulu
s'égarer dans les curiosités de l'archaïsme; il a su néanmoins donner à la
légende de la bergère parisienne le recul et les lointains de l'histoire.
Griice à un système de composition dont toute rhétorique est bannie, il
a trouvé l'accent à la fois calme et nouveau, la sérénité sévère et douce
qui conviennent à des motifs si étrangers aux préocupations modernes. Le
procédé d'exécution et le parti pris de la couleur ajoutent, d'ailleurs, un
grand charme aux peintures de ^L Puvis de Chavannes. Elles enrichis-
sent les murailles de l'édifice d'une décoration qui a la somptuosité
tranquille d'une tapisserie un peu passée.
Avec des qualités bien différentes, avec des dons singulièrement
plus variés, M. Baudry est encore un maître dont la personnalité tient
une grande place dans l'école. Nous ne faisons aucune difficulté de recon-
naître que sa fantaisie a été parfois inquiète et inégale, que son pinceau
a pu le trahir. Mais M. Baudry est un portraitiste exceptionnel. Il exprime
admirablement le caractère particulier d'une physionomie; il a, du reste,
toutes les distinctions d'un coloriste qui, sous le rayon clair, cherche
le ton rare. Son imagination a de la richesse, avec la vertu du renou-
vellement. On l'a bien vu dans la décoration du foyer de l'Opéra , qui
est, quant à présent, l'œuvre maîtresse de l'artiste. Si M. Baudry avait
aujourd'hui à refaire ses plafonds, il tiendrait compte de la hauteur ver-
tigineuse à laquelle ils ont été placés; il donnerait plus de force à ses
^1 ;:;ySi¥^\f^(^
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111
-V-i-j/A ' frai «ïfflpa^ï '^iiUi.a
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:havannes. (Dessin de l'artiste.)
22 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
colorations; mais il ne pourrait donner plus d'ingéniosité à ses combi-
naisons mythologiques, plus d'élégance à ses déesses et à ses muses. Il
est fâcheux qu'on n'ait pas obtenu pour la grande fête du Champ de Mars
quelques-uns des vivants portraits de M. Baudry, quelques-unes de ses
charmantes figures, visions poétiques où l'on peut étudier la forme en
mouvement et la grâce agissante.
L'exposition est donc incomplète. 11 semble prouvé que nous n'avons
pas mis dans notre jeu toutes les bonnes cartes; mais les récriminations
.seraient aujourd'hui stériles. 11 faut prendre cette collection d'œuvres
modernes telle qu'elle a été constituée. Si elle ne représente qu'imparfai-
tement l'etlort des dix dernières années, elle dit certainement beaucoup,
elle garde un intérêt bien évident. Cest, après tout, un choix des peintures
qui, depuis 1867, ont été exposées aux Champs-Elysées. On y voit claire-
ment la gravité de la tentative moderne, et l'on y voit aussi quelque chose
qui, aux Salons annuels, n'apparaissait pas avec autant d'éloquence, je
veux dire la trace d'une certaine tristesse et comme la recherche, un peu
pénible et tendue, d'un art où le cœur ne s'épanouit pas librement.
Peut-être l'éclairage des salles de l'Exposition est-il imparfait ; peut-
être a-t-on abusé du vélum qui fut réclamé au mois de mai, et qui, aux
jours diminués de septembre, protège trop les tableaux contre la plus
aimable des visiteuses, la lumière. 11 est possible aussi que le contraste
soit trop vif lorsqu'on sort des salons où les Espagnols, les Italiens, les
Anglais arborent si joyeusement l'étendard des couleurs tendres. En entrant
dans l'exposition française, on éprouve une impression singulière, on se
croit en présence d'une école à laquelle manqueraient la gaieté, l'élan vic-
torieux, la jeunesse ardente et folle. Comme nous sommes devenus rai-
sonnables, grands dieux ! et comme nous peignons noir ! 11 semble que
nous insistions lourdement sur la toile avec un pinceau chargé d'ombre,
que nous voulions à toute force paraître sérieux et convaincus, et que
nous nous plaisions à souligner nos moindres paroles. Considérée dans
l'ensemble, l'école moderne a l'air de croire que le passant n'a pas lintel-
ligence prompte, qu'on ne serait pas entendu si Ton parlait à demi-mot
et qu'il faut appuyer pour être compris. De là un peu de lourdeur géné-
rale, une atmosphère épaissie, une sorte de jour d'atelier strictement
fermé aux rayons trop vifs, aux belles clartés qui tombent d'en haut. De là
surtout une véritable tristesse dans l'effort, une recherche plus ou moins
pénible et comme une gène dans l'émission de la voix. Où en sommes-
nous ? N'y a-t-il plus d'oiseaux qui chantent librement sous le ciel bleu ?
LA PEINTURE FRANÇAISE. 23
Il y en avait un. Notre école a possédé un peintre qui faisait de Tart
avec la joie sereine et Tinfatigable entrain des intelligences heureuses.
C'était Corot. On sait de quelle jeunesse éternelle fut douée cette âme
charmante. Ancien au point de vue des dates et seulement par les fatalités
(D'apris un carton de M. Paul Baudry, pour l'Opéra. — Dans la peinture, la sainte et les anges sont vêtus.)
de la chronologie, Corot avait gardé pour les spectacles de la nature les
beaux enthousiasmes, les ardeurs d'un amoureux. Et, en même temps, il
avait la longue expérience du traître qui, sachant Tart infini, retourne
tous les matins à l'école. Il comprenait bien la diversité des tons et des
formes, il avait une juste notion des diflerences; mais son pinceau prenait
sur la palette moins de couleur que de lumière, et il enveloppait les bois,
2^ L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
les lacs, les prairies dans le voile transparent de l'unité. Son paysage était
tantôt blond, tantôt gris, tantôt d'un vert printanier; il était toujours har-
monieux toujours baigné d'une atmosphère respirable. Corot peignait la
saison de Tannée, et l'heure du jour, et le moment. Nous avons à l'Exposi-
tion du Champ de Mars une dizaine de ses tableaux, simples études d'a-
près nature, comme le Beffroi de Douai, ou compositions poétiques,
comme la Biblis et les Plaisirs du soir, qui parurent au Salon de iSyS et
qui sont ses dernières oeuvres. Le Lac de Garde, le Saint Sébastien, une
vue de Ville d'Avray disent bien que Corot n'eut pas la monotonie qu'on
lui a quelquefois reprochée. 11 y a, dans les peintures qu'on a heureuse-
ment réunies sur le même panneau, des fraîcheurs matinales, des herbes
mouillées, des gazons dorés par le rayon oblique du soleil couchant, des
ciels où l'aurore entr'ouvre ses violettes, tout un monde enchanté, qui est
vrai par la lumière, qui est émouvant ou du moins charmant parce qu'il
est pénétré de poésie. Corot était, en effet, de ceux dont le puissant caprice
échappe, avec des légèretés de sylphe, au terre à terre des vulgarités quo-
tidiennes. Dans un temps où les petites vérités de la prose sont si pré-
cieusement recherchées, il a été le dernier poète.
Daubigny, dont la mort est presque d'hier, n'était pas de la famille de
Corot, et cependant il appartenait aussi à cette génération enthousiaste
que la Muse avait touchée de son aile. On prétendait en ces dernières
années qu'il en prenait trop à son aise avec l'exactitude du détail et qu'il
ne tenait pas en ordre la comptabilité des brins d'herbe. Il est certain
qu'il y pensait peu. La perfection graphique n'avait jamais été son souci.
Il voyait les ensembles, les grandes masses; il devinait et faisait com-
prendre la puissance latente des végétations vigoureuses, il disait l'inten-
sité productrice des sèves cachées. Daubigny a été un coloriste énergique,
soit qu'il ait peint la robuste verdure des prairies au mois de juin, soit
qu'il ait fait courir dans les forets jaunissantes le premier frisson de l'au-
tomne. Le talent de Daubigny n'est pas complètement représenté à l'Ex-
position : on peut y étudier néanmoins la largeur de sa dernière manière,
car la série des paysages qu'on a réunis s'étend de 1868 à 1876. Nous y
retrouvons un de ses Printemps, avec la rangée des pommiers en fleur,
et le fameux tableau des Coquelicots, page à la fois éclatante et intime où
l'été radieux a mis tous ses sourires. Ici le motif est pris à la réalité pure;
mais Daubigny a su prêter à cette modeste campagne des environs de
Paris une sorte de grandeur simplifiée, et, en peignant le portrait d'un
champ pareil à ceux qu'on peut voir tous les jours, il est presque parvenu
LA PEINTURE FRANÇAISE. 25
à nous donner l'impression d'un spectacle exceptionnel. Dans les paysages
de Daubigny, il faut admirer la forte notion des vitalités de la nature avec
la simplicité qui résulte de l'élimination volontaire du détail et qui im-
plique une sorte de vue synthétique. On ne respire pas dans ses tableaux
ID, T.\BLEAU DE M. DELAUN;
(Croquis de l'arlislc).
l'air subtil, l'éther élyséen qui inonde les solitudes de Corot; mais, pour
être moins virgilienne, son atmosphère n'est pas moins salubre et vivi-
fiante. Si différents qu'ils soient, ces deux peintres ont ceci de commun
qu'ils ne sont pas les esclaves de la nature, qu'ils savent tirer de l'accident
particulier la loi générale, qu'ils expriment largement ce qu'on sent par le
cœur autant que ce que Ton voit avec les yeux, c'est-à-dire l'essence
26 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
même des choses. C'est par là qu'ils font songera leurs ancêtres glorieux,
aux vieux maîtres.
Nous ne croyons pas ici être le jouet d'une passion rétrospective, la
victime de l'amour profond que nous inspirent les peintres du passé.
Notre idéal n'est pas cloîtré dans les lointains de l'histoire. Nous savons
le prix de l'effort moderne ; nous savons surtout à quel point il est légi-
time, car les temps changés autorisent, dans l'art, l'essai d'un nouveau
mode d'expression. Mais lorsqu'on a étudié un peu la peinture, on se per-
suade qu'au-dessus et pour ainsi dire au travers des caprices du goût,
incessamment transformé, il y a quelque chose qui demeure et qui conti-
nue; on croit à une succession d'artistes qui, en des temps diflférents, ne
portent pas le même costume, ne parlent pas le même langage, et font
cependant le même rêve. Si l'art vivant est humain, il est de la même
famille que l'art du passé, et il en rappelle l'ineffaçable souvenir, comme
la chanson nouvelle qui, sans le savoir, répète quelques-unes des notes
de la musique que les aïeux ont chantée. On retrouve parfois dans la mo-
dernité qu'on croit la plus neuve la saveur persistante d'un parfum connu.
C'est même là une caractéristique de bon augure, et il est certain que nous
avons éprouvé cette impression subtile devant les œuvres de Delacroix, de
Rousseau, de tous ceux que nous avons aimés.
Si l'on essayait d'appliquer aujourd'hui ce système de la ressem-
blance morale, cette loi de l'hérédité intellectuelle, on trouverait peut-être
qu'ils ne sont pas très nombreux dans les galeries de l'école française, ceux
qui, de près ou de loin, accusent une certaine parenté avec les anciens
maîtres. Nous n'essayerons pas de les compter ; l'addition serait trop vite
finie. Il nous semble cependant que, parmi les peintres dont l'accent est
le plus moderne, il en est un qui se rattache aux écoles du passé : c'est
M. Henner. Nous voyons bien ce qui lui manque; nous nous rendons à
peu près compte des défauts dont quelques critiques se sont montrés si
effarouchés et qui ont autorisé les divergences d'appréciation. On reproche
à M. Henner l'incertitude de ses contours et le caractère flottant de ses
silhouettes. On voudrait que l'artiste délimitât ses figures au moyen d'un
trait plus précis. Nous comprenons l'objection. Si les questions person-
nelles n'étaient pas les plus misérables questions du monde, nous rappel-
lerions que nous n'avons pas été conquis dès les premiers jours par les
séductions du talent de M. Henner. Peut-être trouverait-t-on dans la
Gaiette des Beaux-Arts la trace de nos hésitations et même de nos résis-
tances. Il nous semblait voir de la mollesse dans la Biblis, qui est de 1867,
EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1878
HERODIADE
des Bea.ax-Arts
LA PEINTURE FRANÇAISE. 27
dans la Femme au divan noir, exposée au Salon de i86g. Et, en effet, ces
deux figures ne sont pas parfaites, quoique le sentiment de la chair y soit
déjà très remarquable. Mais, sans déserter son système, l'artiste a depuis
lors fait bien des progrès. Au point de vue du clair-obscur, M. Henner
peut s'apercevoir aujourd'hui qu'on ne saurait trop exagérer la légèreté des
demi-teintes; en moins de' dix ans, elles noircissent. La clarté dans les
ombres, c'est le premier mot de la sagesse. M. Henner Ta reconnu; il a
en outre appris un grand art, dont, au temps de ses débuts, il soupçon-
nait à peine les ressources, le portrait.
Nous voyons bien ici que les œuvres des vrais maîtres abondent en
leçons précieuses. M. Henner doit beaucoup à leurs conseils posthumes.
Tous les portraits qu'il expose sont intéressants, mais il en est un — celui
de M""' Karakéhia — qui mieux que les autres frappe les yeux par l'élo-
quence attirante d'une personnalité intense. M. Henner n'écrit pas la
forme à la façon de Holbein; il laisse certains contours dans le vague, et
cependant ses tètes ont un relief extraordinaire et l'accent même de la vie.
Dans ce portrait de M""= Karakéhia, comme dans tous ceux qu'il a réunis
au Champ de Mars, on trouve, avec les qualités habituelles du maître, une
chose rare, l'individualité du regard. C'est une vertu qu'on ne peut admi-
rer que chez les observateurs de premier ordre. Le grand peintre dont
nous venons d'écrire le nom, Holbein, Ta possédée au degré suprême;
mais elle a manqué à plus d'un portraitiste glorieux.
Parmi les tableaux de figures que nous montre M. Henner, il en est
un, les Naïades, qui n'avait pas été exposé encore. C'est une réunion de
baigneuses dans un paysage un peu chimérique et où l'indécision du
détail laisse à l'esprit le droit de flotter dans le rêve. Sur ces fonds estom-
pés, les formes, alors même qu'elles ne sont pas strictement circonscrites,
prennent des reliefs tournants et des rondeurs exquises : on voit se mou-
voir dans la pénombre les corps savoureux des nymphes, à qui la nudité
fait la plus charmante des parures. Les baigneuses de M. Henner sont
doucement ambrées, dans une tonalité fine et chaude. Ces colorations
délicates n'ont guère été bien connues que par les peintres heureux qui,
au début du xvi" siècle, ont mis sur la grâce lombarde le rayon doré des
Vénitiens. A ce point de vue, les Naïades ne sont pas tout à fait les sœurs
de la petite rêveuse nue qui illumine de sa clarté triomphante le Soir, du
Salon de 1876. Ici, c'est la note blanche s'enlevant, immaculée comme
les pétales du lis, sur les énergies d'un crépuscule qui tout à l'heure sera
la nuit. L'effet est strident, hardi, magistral. Ce tableau, que quelques-uns
28 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
ont jugé étrange, nous a toujours été cher. 11 résume toutes les aspira-
tions de Fartiste. Et lorsque nous revoyons, séparées ou réunies, les bai-
gneuses, les nymphes, les naïades du peintre alsacien, nous n'avons pas
à entrer en dispute avec nous-même, nous cédons au charme vainqueur;
nous respirons comme un parfum venu de Fltalie devant Fœuvre d'un
maître qui a sans doute ses insuffisances, mais qui, dans Fécole moderne,
est le seul qui évoque le souvenir de Corrège et de sa magie.
En dehors des classifications adoptées, cherchons, sans souci des
sujets ou des genres, les artistes qui ont une force individuelle, un accent
particulier. A la suite de la bataille romantique, si oubliée aujourd'hui,
un grand principe a été reconnu, la liberté du peintre. Mais il faut
savoir se servir de Findépendance proclamée, et nous voyons qu'ils sont
assez rares, ceux qui utilisent le bénéfice de la conquête. On les a affranchis,
ces braves ouvriers de la palette et du pinceau, et, séduits par les rou-
tines anciennes, ils reviennent aux méthodes que nous avions crues abro-
gées. Quelques-uns restent obstinément soumis aux règles de cette
convention théâtrale qui, d'après ce qu'on leur répète encore, représente le
style, c'est-à-dire la forme épurée, le choix des lignes, Fembellissement
légitime. Certes, rien ne serait plus respectable qu'un large coup d'aile
dans l'azur; rien ne serait plus désiré. Les grandes visées ne sont en
aucune façon interdites à notre époque. Mais le style, ou ce qu'on appelle
de ce nom, ne saurait être la récitation banale et plus ou moins convain-
cue d'une leçon péniblement apprise ; si le style n'est pas une sincérité, il
n'est qu'une rhétorique, et rien n'est moins digne de notre intérêt.
Les élèves de Fécole, les anciens comme les nouveaux sectateurs de
la tradition, sont évidemment fort troublés. Ils se sentent en présence de
formes qui n'expriment plus la pensée moderne, ils hésitent, ils assistent
à des écroulements dans l'édifice de leurs certitudes, ils vont un peu à
l'aventure. Il y a chez les mieux doués des lendemains hasardeux. Le
jour où M. Machard a vu naître sous son pinceau cette charmante figure
de la Séléné, arabesque blonde qui monte dans le ciel nocturne, il a obéi
à une véritable impression d'artiste, il a trouvé une courbe heureuse.
Mais M. Machard a, depuis lors, cessé de faire des trouvailles : il semble
incapable de récidive. Quel sera le sort de M. Joseph Blanc, qui l'a
suivi à Fécole de Rome? 11 faut, pour le juger, attendre l'achèvement des
grandes peintures qu'il exécute au Panthéon. Nous n'avons ici que son
tableau du Salon de 1876, la Dclirrauce, qui est l'histoire du paladin
de FArioste protégeant Angélique contre les atteintes du monstre fabu-
LA PEINTURE FRANÇAISE.
29
leux. M. Blanc groupe volontiers ses personnages à la façon des anciens
décorateurs; il est fort préoccupé de la Renaissance ou, pour être plus
exact, des faiseurs de cartons de la seconde moitié du xvi" siècle, et son
maniérisme n'est pas sans élégance. Quant au coloris, il l'ignore. Son
' -niiciit
(Croquis de l'artiste pour la ligure d'Hercule.)
Angélique est exsangue et blafarde, et Roger est monté sur un cheval
aussi pâle que celui de la Mort.
M. Lehoux, qui a obtenu le prix du Salon en 1874 et qui a été — on
ne sait pourquoi — considéré comme une espérance, ne s'est jamais inté-
ressé à la tradition que par ses côtés suspects. Le Saint Etienne, où les
anges prennent des attitudes si dégingandées, est un tableau violent, le
3o L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
modèle du tableau à paraphes. M. Maillard possède quelques dons heu-
reux. Ses colorations faiblissent souvent; mais il semble que, dans son
allégorie, le Héros, la figure principale a une certaine tournure décora-
tive. Quant à M. Monchablon, il a étonné, par Tinégalité de ses efforts,
ceux qui font profession de suivre le mouvement des Salons annuels. 11 a
eu, dans ses mythologies démodées, de surprenants accès de fadeur; il a
été faiblement inspiré par l'histoire, et il s'est compromis un jour avec une
Jeanne Davc qu'Alexandre Fragonard lui-même eût hésité à applaudir.
M. Monchablon ne nous montre pas ses erreurs : il a bien choisi son expo-
sition. Dans sa Mort de Aloïse, qui fut son dernier envoi de Rome, dans
ses Épangélistes, qui appartiennent aujourd'hui au séminaire d'Angers,
on retrouve, avec un accent trop adouci, le sentiment de l'équilibre et le
goût des compositions bien rythmées.
Mais, parmi ces peintres qui se rattachent d'une manière plus ou
moins directe aux enseignements de l'école, on ne voit point de créateurs
personnels. Ils se souviennent : ils n'inventent pas. Ils parlent, et souvent
avec quelque ditficulté, un langage connu. Le visiteur s'arrêtera avec
plus de complaisance, et aussi avec plus d'inquiétude, devant l'œuvre de
M. Élie Delaunay. Ici on sent une force. Il y a même chez le peintre un
peu d'àpreté, car il a parfois trouvé le moyen d'être métallique dans la
grâce. Nous avons à l'Exposition ses trois tableaux du Luxembourg : la
Peste de Rome, la Mort de Nessiis, la Diane, et une vigoureuse étude de
nu, VIxion. Le plus ancien de ces tableaux, la Peste, demeure le meilleur.
C'est presque une création. Dans la rage fiévreuse du mauvais ange qui
va marquer les maisons où le mal doit sévir, dans les colorations sinis-
tres du ciel, dans les cadavres abandonnés au long des rues désertes, il y
a le sentiment, un peu perdu aujourd'hui, des choses tragiques. Ce
tableau, inspiré par une sorte de romantisme qui, au lieu de lâcher les
formes, les souligne comme avec un outil de fer, est une œuvre caracté-
ristique qu'on n'oubliera pas. La Diane de M. Delaunay ne nous a jamais
compté parmi ses adorateurs. Des femmes aussi farouches ne sont véri-
tablement pas encourageantes. La dureté semble ici s'élever à la hauteur
d'un système. Nous avons toujours protesté contre cette théorie. Où est
le charme de l'épiderme, où est la vitalité dans ces carnations solidifiées
qui, sous le baiser de l'amoureux, résonneraient comme du bois sec?
Aux moindres œuvres de M. Delaunay, on devine la volonté intrai-
table d'un ennemi intime de Corrège. Appliquée au portrait, cette énergie
devait nécessairement amener d'étranges résultats. Devant les images
LA PEINTURE FRANÇAISE. 3,
féminines, on est d'abord dépaysé par l'austérité de l'allure. M. Delaunay
est comme un homme qui dirait durement des choses tendres. Ses mo-
dèles ont évidemment un charmant sourire : ce sourire s'est figé sur des
lèvres de bronze. En outre, l'atmosphère étant éliminée, les figures sont
strictement plaquées sur les fonds. Ce sont là de bien graves défauts, et
cependant nous retrouvons intacte devant le portrait de M"^ L..., appuyée
au treillage vert d'un jardin, l'impression que nous avons éprouvée
lorsque cette étrange peinture fut exposée au Salon de 1872. La grâce
n'est pas là; l'accent est bien dur, mais le caractère est poussé au maxi-
mum. Qui dira jamais les complications de l'art? Voici une œuvre qui
devrait déplaire et qui s'incruste dans la mémoire.
Cette fermeté de pinceau est naturellement mieux à sa place dans
les portraits d'hommes. Les contemporains de M. Delaunay sont des lut-
teurs sur le visage desquels les combats de la vie et la fatigue des tra-
vaux intellectuels ont laissé une trace; leur teint n'a pas, comme celui des
femmes, les douces fraîcheurs de la rose du Bengale. M. Delaunay peut
les traiter cavalièrement. Ses portraits masculins sont superbes. Je n'en
veux distinguer aucun, quoique celui de M. Legouvé soit justement cé-
lèbre, car ils ont tous des qualités pareilles; ils ont la ressemblance
sévèrement écrite, la phvsionomie morale, la fermeté de la médaille.
M. Delaunay a pu quelquefois s'égarer dans des tentatives hasardeuses ,
mais des tableaux comme la Peste de Rome et la plupart de ses portraits
obligent la critique à s'incliner devant une œuvre où se reconnaît toujours
l'eflFort résolu d'un pinceau viril.
M. Gustave Moreau est aussi une personnalité intéressante. Si jamais
un artiste moderne a songé aux maîtres anciens, c'est bien l'auteur de la
Salomé et de ï Hercule devant l'Hydre. M. Moreau a étudié les peintres
primitifs et surtout ceux du xv" siècle finissant; mais il les a trouvés beau-
coup trop simples , et il a combiné ses velléités archaïques avec les curio-
sités d'un orientalisme chargé d'émaux , de pâtes rapportées , de paillons
et de verroteries. A la suite d'efforts qu'il ne dissimule pas, il arrive à des
résultats non classés. La Salomé, déjà discutée lors du Salon de 1876,
conserve son caractère énigmatique. UHercule est plus clair. Il y a vrai-
ment une création intellectuelle dans l'audace silencieuse du jeune dieu,
qui, délicat comme une femme, va se mesurer avec le monstre polycé-
phale. La juxtaposition a ici la valeur d'une antithèse. On sent très bien
que la solitude fangeuse où l'hydre se repaît de cadavres va être témoin
d'une formidable bataille, et que l'intelligence triomphera du reptile, incar-
32 LWRT MODERNE A L'EX POS ITION.
nation symbolique des forces aveugles de la nature, au temps où la ma-
tière en désordre n'était qu'un chaos continué. M. Moreau est un inven-
teur : le monstre épouvantable qui se dresse sur sa queue et agite ses têtes
sifflantes fait le plus grand honneur à son imagination. Nous croyons,
d'ailleurs, avoir déjà parlé de ce beau tableau, et nous ne voudrions pas
nous répéter.
Au surplus, M. Moreau demande à être jugé sur des œuvres nou-
velles : on ne connaissait ni le Jacob ^ ni le David , ni le Moïse exposé sur
le Nil, ni le Sphinx deviné. Les trois premiers de ces tableaux pourraient
provoquer bien des objections : je les supprime. Tout le monde a noté
chez M. Moreau la surabondance des détails, qui étouffent le sujet
principal sous une avalanche de bijouteries ; tout le monde a vu ou cru
voir dans sa conception et dans sa manœuvre une sorte de passion mala-
dive pour la singularité. Chercher midi à quatorze heures, c'est demander
aux horloges les plus complaisantes un renseignement qu'elles ne peuvent
pas donner. Il y a pourtant bien des rencontres heureuses dans ces pein-
tures où les accessoires tiennent tant de place. Le Moïse exposé sur le
Nil a pour toile de fond une perspective de monuments égyptiens,
caprice architectural que n'aurait pas désavoué John Martin, et qui a de
la puissance et de la grandeur. Mais parmi les œuvres nouvelles de
M. Moreau il en est une qui a beaucoup de caractère : c'est le Sphinx
deviné. Œdipe a trouvé le mot de l'énigme. Le monstre, vaincu, se préci-
pite dans l'abîme; porté par les ailes qui ralentissent sa chute, il descend,
il tombe dans le gouffre entre des rochers d'une invention farouche et
superbe. Le héros victorieux assiste à ce suicide. La préciosité de l'exécu-
tion amuse peut-être un peu trop le regard; mais , on le sait, M. Gustave
Moreau ne consentira jamais à être simple. Le Sphinx deviné n'en est
pas moins un tableau de l'originalité la plus frappante. Étrange talent!
étrange système! On proteste, on se révolte, et l'on est pris par la
curiosité même.
M. Moreau a, d'ailleurs, quelques-unes des qualités du coloriste;
mais il ne comprend le ton que dans les joailleries du détail ; il n'a pas
la notion des grands contrastes équilibrés; en outre, et bien qu'il ait
traité souvent des sujets tragiques , il ne sait pas mettre sa couleur
d'accord avec sa pensée. 11 porte le deuil avec des saphirs, des escar-
boucles et des ors. Ces défauts, — le coloriage scintillant du morceau,
l'absence d'harmonie dans l'ensemble , la méconnaissance des lois qui font
du spectacle optique un drame douloureux ou une chanson égayée, —
s A R P E D O X .
(Tableau de M. Henri Lévy, dessin de M. A. Gilbert.)
34 LWRT MODERNE A L'EXPOSITION.
ces défauts se retrouvent chez la plupart des modernes, car, il faut bien
l'avouer, depuis la mort de Delacroix, nous cherchons vainement des
coloristes complets : nous n'en trouvons aucun.
Ce n'est point à dire qu'il n'y ait pas çà et là des intentions excel-
lentes, des velléités qui, dans d'autres temps et dans d'autres pays, se
seraient élevées à la hauteur d'un procédé rationnel. Nous avons même,
car il ne serait pas juste de faire sonner trop haut notre pauvreté, des
peintres d'une rare délicatesse. Nous regrettons que M. Ferdinand Hum-
bert n'ait exposé qu'un tableau. Nous aurions pris un plaisir extrême à
revoir, disposées en bel ordre, les peintures qu'il a signées depuis dix
ans et qui, pour avoir provoqué certaines critiques au point de vue du
sentiment ou des types, n'en restent pas moins des tentatives d'une dis-
tinction quelquefois exquise. Nous n'avons au Champ de Mars que la
Vierge du musée du Luxembourg, un groupe dont la disposition est
empruntée à Cima da Conegliano et aux Vénitiens de i5io. La coloration
s'y montre éclatante; mais l'œuvre n'est pas suffisamment personnelle.
M. Humbert, qui a un si beau culte pour le ton rare, n'a pas dit son der-
nier mot: l'année prochaine, sans doute, nous le retrouverons au Pan-
théon.
xM. Henri-Léopold Lévy se présente à l'Exposition dans des condi-
tions meilleures. Il nous fait revoir son Hérodiade de 1872, son Sarpé-
doii de 1874, et il nous raconte, dans le pavillon de la ville de Paris, les
aventures de saint Denis, peintures importantes qui doivent être placées
à l'église Saint-Merry et qui y feront bonne figure. M. Lévy compose
avec dextérité; il a du mouvement, et, bien que ses colorations soient
parfois trop agréables, trop émiettées, elles sont toujours harmonieuses.
Parmi les peintres de la génération nouvelle , l'auteur de ï Hérodiade est
certainement un de ceux qu'un accent particulier permet le mieux de
reconnaître de loin.
La revue que nous poursuivons aujourd'hui a nécessairement de
nombreux défauts; il en est un surtout dont elle doit s'accuser : con-
damnée à être rapide, obligée de passer vite devant les artistes et devant
les œuvres, elle doit supprimer toute analyse et abréger la discussion.
Nous regrettons cette exigence du moment. Comment parler en deux
lignes de la Mort de Rai'ana , de M. Cormon, qui, lui aussi, cherche la
couleur, et qui, malgré l'inégalité de ses tentatives, a des qualités si
sérieuses et quelquefois si charmantes? L'énorme tableau de M. Benjamin
Constant, Y Entrée de Mahomet II à Coiistanliiiople, exigerait une disser-
36 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
tation en règle. Nous l'avons essayée lors du Salon de 1876, et nous
n'avons pas à la reproduire. Contentons-nous de dire que le défaut des
coloristes de l'heure présente est bien marqué dans cette grande page.
D'étonnants bonheurs de détail , point d'ensemble, et des vides atîligeants,
de véritables hiatus dans la répartition des tons. Beaucoup trop de gaieté,
d'ailleurs, dans la représentation d'un fait historique où les cadavres
jouèrent le premier rôle. Vis-à-vis le Mahomet II , on a placé une autre
tragédie, la Rcspha , de M. Becker. Il semble que ce tableau n'a pas
perdu; sans doute la mère qui, son bâton à la main, épouvante les
oiseaux de proie, reste bien mélodramatique; mais la série des jeunes
gens cruciliés est assez patibulaire, et l'invention n'est pas commune.
Quant à V Inondation^ de M. Roll , c'est une composition pleine de
vigueur : la note dominante incline trop vers les noirs. L'artiste, d'ail-
leurs, n'a pas suffisamment économisé les trivialités. Lorsque le gou-
vernement acheta le tableau de M. Roll et l'envoya au musée de Tou-
louse , les gens du pays ne furent point mécontents ; mais ils firent
observer avec douceur que le peintre parisien leur avait prêté gratuite-
ment des laideurs qu'ils n'ont pas.
Pendant ces dix dernières années, on a vu grandir un artiste, M. Jean-
Paul Laurens, qui, alors même qu'il n'eût pas été doué de remarquables
qualités techniques, aurait intéressé la foule par le choix de ses sujets. La
nécessité d'un peintre sentimental et funéraire a toujours été reconnue en
France. S'il n'existait pas, on l'inventerait. Nos pères s'étaient prodigieu-
sement passionnés pour les suppliciés de Paul Delaroche. Il peignait mal;
mais il avait tant de colère contre les bourreaux, tant de pitié pour les
victimes! Une certaine aptitude à trouver des motifs émouvants fit tout le
succès de Delaroche. M. Laurens l'emporte à tous les points de vue sur le
sensible auteur de la Jane Gray. Il a découvert dans l'histoire de très
belles horreurs. L'idée d'exhumer le pape Formose, de le revêtir de ses
habits sacerdotaux et de l'asseoir sur le trône pontifical pour s'entendre
diredeschosesdures, est une trouvaillcpittoresque qui, au temps des effer-
vescences romantiques, aurait provoqué l'enthousiasme et le délire. Les
cadavres qui, dans Vlnterdit, se décomposent silencieusement devant la
porte de l'église condamnée, viennent aussi d'une imagination qui ne
manque pas de ragoût. M. Laurens raconte bien ce qui est horrible :
l'épouvantable a trouvé en lui un historiographe plein de zèle. Ce galant
homme vit dans les cimetières. Il nous fait assister aux funérailles de Guil-
laume le Conquérant; il entr'ouvre le cercueil d'Isabelle la Catholique; il
LA DÉLIVRANCE, PAR M. JÛSETH Bl
(Croquis de l'artiste.)
38 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
étend sur un lit vulgaire le cadavre de Marceau. Et toutes ces choses sont
dites avec le plus grand soin, d'un pinceau ferme et sûr, et sur le ton
grave qui convient. D'autres fois, M. Laurens se contente du motif solen-
nellement intime, comme dans le Saint Bruno refusant les présents du
comte de Calabre. Ce tableau, qu'on revoit avec plaisir dans rexposition
organisée par la ville de Paris, est une des meilleures compositions de l'au-
teur. Il est plein d'austérité et de tenue : il réunit en outre une série de
personnages dont les tètes sont peintes excellemment. Lorsque M. Laurens
se place résolument vis-à-vis d'un modèle, il l'interroge avec une intelli-
gente persistance, et il finit par lui arracher son secret. Nous en trouvons
la preuve dans le portrait que l'artiste a fait d'après lui-même pour la col-
lection du Musée des Offices. Cette tète, accentuée et vivante, est modelée
avec un soin rigoureux, et elle paraît d'autant mieux dessinée qu'elle a
été maintenue dans la gamme claire, sous l'honnête rayon qui ne cache
rien.
En général, les peintures de AL Laurens, alors surtout qu'elles repa-
raissent réunies comme au Champ de Mars, sont un peu assoupies sous
un voile de tristesse. Les ombres ne sont pas d'une transparence suffi-
samment vénitienne. L'artiste, si consciencieux d'ailleurs et si robuste,
aurait intérêt à faire çà et là quelques excursions dans le clair.
La manière de M. Jean-Paul Laurens, on l'a déjà remarqué, est bien
d'accord avec une des préoccupations de l'heure actuelle. Elle est raison-
nable et modérée. Elle se déclare la fidèle servante des réalités ; elle prend
ses informations, et elle les discute avant de les produire dans une œuvre
publique. C'est une tendance absolument contraire à celle des enthou-
siastes d'autrefois. Le lyrisme était moins raisonneur. Le nous'eau système,
qui tient un si grand compte de la vérité, pourrait nous faire faire beau-
coup de chemin, et il serait prudent d'en prévoir les conséquences. Quant
à présent, il a donné des résultats d'un intérêt bien réel. Comment, lors-
qu'on cherche à caractériser les inquiétudes de l'école moderne, ne pas
prendre au sérieux des peintures telles que celles de M. Ronot? Son meil-
leur tableau, la Colère des Pharisiens, exprime à merveille la préoccupa-
tion nouvelle. Les types, les attitudes, les expressions, tout est emprunté
à la nature. Ce qui, en certaines périodes de notre histoire, a été si pas-
sionnément recherché, je veux dire la beauté des lignes et des visages,
l'idéal enfin, est déclaré comme non avenu, par une sorte de positivisme
dédaigneux. C'est l'élimination de la fiction et de l'absolu. Toutes les tètes
sont des portraits. Dans les Pharisiens de M. Ronot, il n'y a d'imaginaire
EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1873
MES ENFANTS
f Salon de 1876 )
■te des Beaux -Arts
Imp, A. Ouaiîim.-Edite
LA PEINTURE FRANÇAISE. Sg
que le nom qui leur est donné. La réalité, et rien que la réalité, tel est le
mot d'ordre. M. Ronota, d'ailleurs, un talent bien authentique. Mais n'est-
il pas curieux, après toutes nos aventures et tous nos rêves, de nous voir
revenir à une doctrine qui eut, au xvii' siècle, son importance et sa raison
d'être ? Comme autrefois les Lenain, nous faisons poser le personnage
depuis son bonnet jusqu'à sa chaussure, et notre conscience est satisfaite
quand nous n'avons pas triché dans la copie.
Ici nous constatons des tendances, nous enregistrons des résultats
sans en apprécier la légitimité. Mais nous sommes bien forcé de dire que
ce culte pour la vérité, même pour la vérité en haillons, n'est nullement
un fait imprévu. De même qu'en i85i, les petitesses archéologiques de
ceux qu'on appelait les néo-grecs suscitèrent les protestations du maître
peintre d'Ornans, de même les fadeurs d'un idéalisme en cire, en savon,
en porcelaine, doivent provoquer nécessairement un retour vers les réali-
tés vivantes. En présence de tableaux pareils à la réunion de nymphes de
M. Bouguereau, où l'on voit des femmes nues, polies et émaillées comme
des assiettes, et fades comme les poupées qui pivotent aux vitrines des
coiffeurs, on n'a qu'un désir, la fuite; on a qu'un rêve, l'évasion. On
regarde autour de soi, on cherche une fenêtre ouverte du côté de la vérité,
on se réfugie même dans la laideur, on donnerait son royaume pour une
caricature. L'abus de l'artificiel provoque de légitimes révoltes. On se
tourne vers la Femme du Pollet, de M. Vollon, et l'on trouve quelque élé-
gance à cette commère, parce qu'elle n'est pas chimérique et qu'elle est
bien peinte, et l'on s'attablerait volontiers dans le Cabaret, de M. Ribot,
s'il n'était pas tombé dans les verres un peu de suie.
Nous venons de citer deux peintres excellents, deux maîtres. AL Vol-
Ion a des ressources très variées. On ne lui rend pas pleine justice quand
on veut le cloîtrer dans la nature morte. Il triomphe sans doute dans les
batteries de cuisine, dans les chaudrons de cuivre reluisants, dans les belles
armures damasquinées ; il peint les poissons comme Van Beyeren, mais
il se souvient d'avoir été paysagiste, et, pour nous, nous faisons grand cas
de sa Route de Rocquencourt, où les tons sont si francs et si lumineux.
Comme peintre de figures, M. N'ollon a encore des progrès à faire. On voit
dans cette Femme du Pollet dont nous parlions tout à l'heure, on a vu au
Salon dernier, dans V Étudiant espagnol, que le vaillant artiste ne possède
point tout à fait l'art d'animer les carnations; il leur donne un aspect lui-
sant qui sent la manière. Il serait digne de lui de s'imposer la fatigue d'un
effort pour arriver à peindre les personnes comme il peint les choses.
_^„ L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
Quant à M. Ribot, il a des qualités de praticien qui sont véritablement admi-
rables. 11 a beaucoup aimé le noir, et cette passion ne lui sera pas pardon-
née. Je ne sais si, comme on le disait autrefois, la nature a horreur du vide;
mais elle a certainement horreur du cirage, et elle met toujours du clair
dans l'obscur. M. Ribot, d'ailleurs, ne refuse pas de s'amender. Les trois
tableaux qu'il expose au Champ de Mars ont été exécutés de 1870 à iSyS,
et ils n'expriment pas d'une façon complète les préoccupations actuelles de
son talent. On a vu au Salon du printemps dernier, dans la Comptabiliti
et dans le portrait de la Mère Morieii, que son idéal s'est fort éclairci. On
a vu aussi que, pour le maniement du pinceau, M. Ribot est un des pre-
miers ouvriers de l'école contemporaine.
L'amour de la vérité vraie inspire également quelques-uns de nos por-
traitistes. Plusieurs d'entre eux protestent, au nom de la sincérité, au nom
des grands maîtres de l'époque glorieuse, contre les élégances banales,
contre les concessions que l'art devrait s'interdire. Combien les mots ont
été détournés de leur sens! On est allé jusqu'à traiter M. Bastien-Lepage
de révolutionnaire. M. Bastien-Lepage est absolument dans la tradition,
et dans la meilleure. Quand le portrait du Granà-Père fut exposé en 1874,
on crut avoir affaire à un artiste épris de la singularité. Nous sommes tel-
lement habitués aux ombres opaques des successeurs de l'école bolonaise
que, lorsqu'un peintre place son modèle en plein air et l'éclairé du rayon
loyal qui supprime tous les noirs, on crie à l'insurrection. J'aime à croire
que le Grand-Père^ de M. Bastien-Lepage, n'effrayera plus personne au-
jourd'hui. C'est une étude d'une sincérité étonnante : l'effet de lumière
est la justesse même, et nous devrions tous nous estimer heureux si les
maîtres à la mode consentaient à dessiner avec une exactitude aussi précise.
La Communiante n'est étrange que pour les juges attardés qui n'ont pas
encore étudié les peintres du commencement du xvi'' siècle. Quant au por-
trait de y\. Hayem, c'est une de ces effigies qui disent tout. La vérité de
l'attitude, le ton des chairs, le mouvement particulier de la lèvre révèlent
chez M. Bastien-Lepage l'habileté passionnée de l'observateur le plus
incisif.
On sait combien le portrait s'est relevé depuis quelques années. Chaque
printemps, on voit au Salon des Champs-Elysées s'accentuer le progrès
et se préciser la conquête. Le genre n'est pas, d'ailleurs, soumis à une seule
méthode, et le libéralisme de la critique doit admettre ici la diversité des
idéals. Un de nos premiers portraitistes est aujourd'hui M. Paul Dubois. A
l'origine, et pour un instant, il a paru se préoccuper de la manière de
42 L'ART MODERNE A L^EXPOSITION.
M. Henner : depuis deux ou trois ans, son langage est devenu plus person-
nel. Il y a pour les sculpteurs des grâces d'état. Habitués à étudier la
forme dans ses saillies et dans ses dépressions, savants à mesurer de Tceil
l'importance relative des reliefs, absolument convaincus qu'une tète hu-
maine n'est pas une abstraction, mais un solide, ils ne peuvent pas, ils ne
veulent pas trahir. Tous les statuaires qui font de la peinture devraient
modeler comme Léonard de Vinci. Les portraits de M. Paul Dubois sem-
blent justifier ce raisonnement. Lorsque, par un dessin rigoureusement
exact, il a établi et préparé ses dessous, il modèle avec une patience admi-
rable, avec un zèle qui ne se lasse pas. « Encore un peu plus outre », dit-
il comme le personnage de Corneille. Quelquefois la recherche de l'extrême
finesse refroidit un peu le travail : c'est ce qui est arrivé pour le portrait
de M"" la princesse de B..., dont l'aspect général peut faire supposer une
succession d'eflbrts ; mais la plupart des autres peintures de \l. Dubois
ont, dans l'achevé de leur perfection, des apparences simples et presque
faciles. Les portraits des enfants du sculpteur, celui d'une petite fille,
M"° P. AI .., celui de M. P. F..., qui n'avait pas encore été exposé, ont,
avec un modelé impeccable, la grâce attendrie de la jeunesse ou le ferme
accent de la vie active et sévère.
Si nous voulions grouper les peintres en raison de leurs affinités,
nous devrions citer un élève à côté d'un maître. M. Wencker, qui a ob-
tenu le prix de Rome en 1876, manquerait au plus élémentaire de ses de-
voirs, s'il n'était pas jeune. Et, en elîet, il est encore à l'Académie ; mais il
a déjà un talent très raffiné. Son portrait de Ai'" G..., en robe de velours
gris, retrouve à l'Exposition universelle le succès qui l'accueillit au Salon
de l'année dernière. Élève de AI. Gérome, AI. Wencker a corrigé les
leçons de son professeur; il a étudié la manière de AI. Paul Dubois, et
son modelé est d'une souplesse charmante. Al. Philippe Parrot est encore
un peintre dont le pinceau a de la tendresse. Il n'est pas sans quelque
lointaine parenté avec A-I. Henner. Son portrait de Al'"'' de S..., en proie à
une rêverie attristée, est une peinture délicate et subtile. Nous croyons
voir aussi dans la Galatée de M. Parrot un sentiment amoureux des carna-
tions féminines, une morbidesse qu'on chercherait en vain chez M. Delau-
nay, qui, malgré tout son talent, fait des chasseresses en bois, et chez
M. Bouguereau. qui fait des nymphes en faïence.
Et comment ne pas se préoccuper de l'e.xécutiGn, lorsqu'il est démon-
tré, par l'exemple de Al. Bonnat, que la lourdeur d'un instrument empê-
ché compromet les intentions les meilleures et que des sabots de plomb ne
EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1878
LA PEINTURE FRANÇAISE. 43
rendent pas la démarche légère? M. Bonnat n'est un bon peintre que
lorsqu'il consent à charger à peine son pinceau et à modérer les accents,
qui, dans les écoles de décadence, ont été considérés comme des signes de
vigueur. L'artiste, qui a d'ailleurs des qualités bien réelles, a reconnu la
nécessité de se contenir quand il a eu à peindre le portrait de M. Thiers.
Il n'a pas voulu s'arrêter aux surfaces, il a cherché le caractère dans l'atti-
tude et l'expression, et il a eu des légèretés d'outil qui précisent la. forme
avec une netteté décisive. Ce portrait est, à tous les points de vue, le chef-
d'œuvre de M. Bonnat. Pour en apprécier les mérites, il faut le comparer
aux autres œuvres du peintre, à celles surtout qu'il a maçonnées avec sa
truelle ordinaire. Il y a dans les galeries de l'Exposition un certain por-
trait de dame en robe bleue, dont les bras imitent, avec une attristante
perfection, le crépi des murailles. Des rugosités sur les chairs des femmes !
Pourquoi pas des verrues sur les pétales du camélia ? Une autre objec-
tion peut être adressée à M. Bonnat : il n'a aucune distinction dans ses fonds,
et ses modèles sont évidemment gênés par les choses compliquées qui sont
derrière eux. Après avoir mis M""' Pasca en pénitence dans une cave,
M. Bonnat a adopté depuis deux ans des fonds lie de vin de l'aspect le
plus arbitrairement désagréable. L'élégance des modèles appellerait une
atmosphère moins suspecte.
Nous ne pouvons, on le conçoit, nous arrêter devant tous les por-
traitistes. Plus d'un mériterait une étude spéciale, soit en raison du
résultat obtenu, soit à cause de la question de doctrine. Nous avons
des maîtres souriants, des arrangeurs; nous avons aussi des implacables.
M. Gaillard, l'admirable graveur dont on sait les mérites à la Gâiette
et partout , a choisi dans son œuvre de peintre un portrait de femme
dans lequel la sûreté du dessin , la précision du détail , la vérité locale
du ton sont poussées jusqu'aux limites extrêmes. Cette patiente méthode,
qui n'oublie ni une ride de la peau ni une flétrissure de l'épiderme, est
empruntée aux plus grands maîtres des temps sincères. Les femmes doi-
vent la trouver effrayante. Ce système a d'ailleurs été suivi, mais au point
de vue de la prose, dans la Grand' Mère de M. Renard, dont les connais-
seurs furent si touchés en 1876 et qui est aujourd'hui au Luxembourg.
Faut-il citer d'autres noms? Les portraits exposés par xM"' Jacquemart
sont ceux de M. Duruy (iSôg), du maréchal Canrobert (iSyo^i, de M. Du-
faure (iSyS). C'est dire qu'ils sont du meilleur temps de l'artiste, car,
depuis lors. M"' Jacquemart a malheureusement amolli sa manière.
M. Tony Robert-Fleury réussit surtout dans les portraits de petite dimen-
44 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
sion. M. Jules Lefebvre a aussi sa personnalité et son importance. 11
arrive à la physionomie par la sévérité du dessin et le rendu des détails.
Son portrait de M. Léonce Raynaud est une œuvre savante et forte.
L'habileté de M. Lefebvre se révèle, d'ailleurs, dans plus d'un genre :
il a eu quelquefois un faire un peu sec; mais comme les réalités de
la vie sont bien écrites dans la Femme couchée, dont l'exécution est
généreuse, dans la Madeleine, où la forme nue s'enveloppe d'une
caresse!
Les critiques de l'avenir auront beaucoup à dire sur M. Carolus
Duran. Aux écrivains qui entreprendront l'étude d'ensemble que mérite
ce grand producteur, je me permets de donner un conseil. Je leur recom-
mande de tenir compte de la chronologie. Ne l'oublions jamais : M. Caro-
lus Duran est parti du noir; il a sacrifié aussi aux contrastes violents,
et aujourd'hui encore il ne serait pas éloigné de soutenir que des respects
infinis sont dus à la vérité du ton local. Cette doctrine a déjà été discutée :
elle ne s'affirme pas, d'ailleurs, d'une façon trop intempérante dans les
portraits c[ue M. Carolus Duran a réunis au Champ de Mars. Mais il reste
dans la Dame au gant et dans le portrait de M"" Feydeau , qui sont de
1869 et de 1870, quelque chose des anciennes préoccupations de l'artiste :
si ces peintures ont noirci, c'est que, pendant cette période, l'auteur
admettait dans ses colorations des éléments noirs. Nous croyons qu'il a
aujourd'hui d'autres visées. Il modèle dans le clair , il ne fatigue pas ses
dessous, et il arrive à peindre des carnations lumineuses. Je ne parle
point de ses autres qualités. Le portrait de M™ la comtesse de P... est
de l'arrangement le plus heureux, elles mains surtout, dont le caractère
individuel a été si fidèlement respecté, sont d'une tonalité tout à fait
fine. Il n'y a plus à faire l'éloge ni de l'ancien portrait de « Jacques « ,
qui, chassant sur les terres de Gainsborough, s'appelle aujourd'hui
iEnfant bleu, ni du portrait de la jeune fille de l'artiste, où le pinceau
facile se joue au milieu de colorations si harmonieuses , ni de la figure
équestre de l'amazone, qui a arrêté son cheval au bord de la mer, et qui
sourit, fleur d'élégance mondaine, sur les sables blonds du rivage. Les
gens austères et les pédants pourront déblatérer à leur aise contre cet art
qui est tout en dehors et qui glorifie le rayon en fête, le froufrou des
étoiles et les gaietés de la palette. Pour nous, nous croyons que ces
belles façons de représenter la vie sont légitimes, que l'obligation d'être
sépulcral n'a été imposée à aucun peintre, et que, par leur bel arrange-
ment décoratif, les portraits de M. Carolus Duran — ceux-là du moins
^ô L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
OÙ il n'a pas fait parler trop haut le ton local — ne sont pas sans rappe-
ler les maîtres luxueux qu'on admire dans les musées.
Les pages qu'on vient de lire et les noms dont elles ne présentent
qu'une nomenclature abrégée suffiraient à montrer combien les aptitudes
de l'école sont diverses et combien, même dans un seul genre, elle
trouve des modes différents pour exprimer sa pensée. Les uns voudraient
avoir l'éloquente discrétion , la puissance concentrée d'Antonello de
Messine ou de Holbein; les autres visent au caprice fastueux de Van
Dyck ou de Largillière. Ici le silence, là le bruit, et partout la liberté,
car chacun est maître de choisir son langage, et l'art moderne a précisé-
ment ce caractère qu'il réédite la tour de Babel.
Dans cette mêlée confuse, l'avenir aura à faire son choix. Ses préfé-
rences restent, quant à présent, mystérieuses; mais il est vraisemblable
qu'il s'intéressera à toutes les sincérités; on peut même prévoir qu'il
saura faire état des œuvres de M. Jules Bretijn. Sans doute cette forme
de la paysannerie n'est pas celle qu'avait rêvée Courbet; mais le peintre
d'Ornans n'a peut-être été qu'un chimérique , il n'a compris qu'un des
aspects de la vie, car, dans la représentation des travailleurs des champs
ou de la mer, il n'admettait pas qu'un élément de beauté, ou tout au
moins de caractère, pût se mêler aux humbles figures rustiques. On
voit bien dans la Fontaine et dans la Glaneuse, dans les Pêcheurs de la
Méditerranée et dans les Raccoinniudeuses de Jilets , que M. Jules Breton
est d'un tout autre sentiment. Il emprunte ses motifs à la réalité, mais
il les revêt d'idéal. La pente, je le sais, est dangereuse. Au point de vue
de la question de système, M. Breton peut faire penser à Léopold
Robert, dont les Italiens, idéalisés à contresens, manquent complètement
d'authenticité. Le peintre de Courrières a bien vu le péril. Il reste dans
la mesure; il modilie très peu les tètes; ce qu'il arrange, c'est l'attitude.
Il est certain qu'une paysanne qui porte une cruche peut la tenir gauche-
ment et qu'elle peut aussi donner au mouvement de son corps et de ses
bras quelque chose qui ressemble à de l'élégance. Le rhvthme fonctionne
pour tout le monde, et, sous un pinceau savant, la ligne est si complai-
sante qu'elle peut travailler même au bénéfice des pauvres. Je crois donc
que M. Breton ne dépasse pas la limite de son droit lorsqu'il cherche
dans la nature vivante rélément de beauté relative, qui pour beaucoup
d'autres que lui y demeurerait caché. C'est là, du reste, une question
qu'il faudra reprendre un jour : je me borne à l'indiquer, parce que l'au-
teur de la Fontaine est un talent qui fait le plus grand honneur à l'école ,
LA PEINTURE FRANÇAISE. 47
et qu'on a déjà commencé à le traiter comme un romanesque, ce qui est,
on le sait, une grave injure.
Il est certain que la peinture de genre, la représentation des scènes
)E GIRAaOi.N, PAR M. CAROLUS DUR."
(Dessin de Farlisle.)
quotidiennes ou de la vie familière s'achemine aujourd'hui vers une
sorte de positivisme qui pourrait avoir ses dangers. Si Adrien van Ostade
avait exposé au Champ de Mars, il n'aurait peut-être pas obtenu un
succès sans mélange. Son procès-verbal eût été taxé d'inexactitude. On
lui aurait reproché de charger et d'exalter un peu le caractère de ses
48 L-ART MODERNE A L'EXPOSITION,
paysans. Et, en effet, \an Ostade a un idéal. S'il croit à la vérité, il ne
s'agenouille pas devant la platitude. De plus il a de l'esprit, et du meilleur;
j'entends l'esprit pittoresque, qui n'a rien de commun avec la plaisanterie
littéraire et les concetti de vaudeville.
Il y a aujourd'hui, parmi les peintres de genre, un groupe, d'ailleurs
fort habile, qui sacrifie beaucoup à l'épigramme, à la littérature, on n'ose
dire à la pensée, car le mot serait bien grand pour ces petits maîtres.
M. Gérome est de ceux-là. II n'y a pas autre chose qu'une idée de
comédie dans VÉniiuence grise. Ce que, dans le langage vulgaire, nous
appelons la peinture manque ici totalement. L'échantillonnage hasardeux
des tons plaqués sur les costumes des gentilshommes compose un ensemble
aigre et déplaisant, l'effet de la lumière sur les marches de l'escalier est
une invention mesquine, et la touche est, comme toujours, inexpressive.
L'intention est spirituelle, mais le mot ne vient pas. Un petit frisson de
volupté animerait peut-être les orientales des Femmes au bain et du Bain
turc, si ces dames n'étaient pas en ivoire : elles sont tout juste aussi émou-
vantes que des boules de billard. M. Gérome retrouve sa vraie force dans
les récits de voyage. Le Santon à la porte d'une mosquée a du caractère,
et l'on devra se souvenir aussi du Retour de chasse, où l'on voit deux
beaux lévriers jaunes boire à une fontaine. Ce sont là des chiens bien des-
sinés et charmants. Malheureusement , au-dessus de la vasque où s'abreu-
vent ces nobles bétes, il y a des feuillages, des feuillages taillés dans du
fer-blanc et enluminés d'un vert cru. Ces violences de détail, qui sup-
priment le tableau, auraient fait pousser des cris de désespoir aux maîtres
de l'école hollandaise.
Comment ne pas chercher l'unité dans ces peintures de petite dimen-
sion dont l'œil embrasse si aisément l'ensemble et dont les proportions
sont si bien mesurées aux possibilités de la vision humaine I Quelques-
uns cependant protestent contre la nécessité du sacrifice. M. Firmin Gi-
rard, dont le pinceau est si spirituel, n'élimine pas assez le détail agaçant.
M. Worms, M. Eugène Leroux, M. Lucien Gros sont beaucoup plus
sages : ils respectent les yeux des faibles mortels.
Le maître considérable en ces spectacles diminués parfois jusqu'à la
miniature, c'est M. Meissonier. Son Exposition est fort belle et mériterait
de longues écritures, car il y a dans la moindre de ses compositions un
amour de l'art, un culte pour la perfection, qui sont véritablement admi-
rables. Nous ne pouvons étudier l'une après l'autre ces peintures si pré-
cieusement élaborées. Notre sentiment personnel pourrait, d'ailleurs^ en
LA PEINTURE FRANÇAISE.
49
quelques points, n être pas tout à fait d'accord avec les préférences que le
public a manifestées. Et pourquoi ne pas le dire ? nous avons été surtout
intéressés par un petit portrait de femme qui, dans sa belle exécution, a
PORTRAIT Dt MADAME ***j pAR M. F. GAILLARD.
(Dessin de l'artiste.)
les libertés hautaines et le charme de l'inachevé. Mais M. .Meissonier est
un finisseur acharné, et, même dans ses plus étonnants tableaux, il dit
trop de choses. Il voit, au deuxième plan, au troisième plan, dans les pro-
fondeurs du lointain, des détails que nous ne voyons pas. Cette question
de la perspective dans les colorations et dans la lumière n'est pas de celles
4
5o L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
sur lesquelles il soit possible de faire des concessions. M. Charles Blanc
lui-même, parlant l'autre jour dans le Temps de l'exposition de M. Meis-
sonier, a dû, sur ce point, formuler des réserves. Pour nous, pour tous
ceux qui veulent rester amoureux de l'unité, la protestation doit être con-
stamment renouvelée. Une figure qui, placée à un kilomètre du specta-
teur, se permet de parler aussi haut que les personnages du premier plan,
est absolument une intrigante. 11 est véritablement fâcheux que M. Meis-
sonier ne consente pas à discipliner les acteurs qu'il met en scène : prises
isolément, ses figurines sont charmantes, et, dans certains morceaux, l'ar-
tiste est bien près de la perfecti(_)n.
L'Exposition des paysagistes ne nous montre que des œuvres connues.
Elle est belle, sans avoir l'accent souverain, la note émouvante qu'on
entendait résonner chez Corot, chez Daubigny. Le respect pour les réalités
a mis en échec l'ancien enthousiasme poétique, et, en ces dix dernières
années, il ne s'est point formé de maîtres qui puissent remplacer nos morts
glorieux. 11 en est quelques-uns cependant à qui les vérités banales ne suf-
fisent pas. M. Emile Breton, dont le pinceau a de belles audaces, ajoute
volontiers un sentiment à la représentation de ses solitudes et il peint dans
une gamme désolée les mélancolies de l'hiver. M. Ségé, qui est un des
vétérans du paysage, a eu l'heureuse fortune de résumer un jour ses études
et son talent en un tableau définitif, les Chaumes. Dans cette grande vue
d'une plaine de la Beauce après la moisson, il y a la poésie muette de
l'horizontalité et ce silence des couleurs et des lignes que nous aimons
tant chez les maîtres. M. Auguste Pointelin, qui est presque un nouveau
venu, est aussi un peintre délicat des vallées solitaires, un observateur qui,
dans l'eflet lumineux, cherche avant tout l'unité et la transparence. A ces
noms, qu'il faut retenir si on les connaît, qu'il faut apprendre si on les
ignore, s'ajoutent ceux de paysagistes diversement remarquables, comme
M. Bernier, si robuste dans son i?;;/i- de Quimerc'h; M. Pelouse, dont la
manière est variée, mais qui excelle surtout à silhouetter sur les pourpres
du soleil couchant les fines ramures des arbres, AL Hanoteau, qui a de la
largeur et de l'énergie, et, un peintre dont nous prisons très haut le talent;
M. Guillemet, l'auteur de Villcrvillc et de Bercy en décembre. Il est bien
entendu que nous n'avons aucun dédain pour M. Karl Daubigny, dont la
Vallée de Portville a une véritable grandeur; pour les belles marines de
M"" La Villette, pour les rivages de M. Lansyer et pour les paysages
panoramiques de M. Herpin, dans lesquels on voit le topographe se dou-
bler d'un coloriste plein de sève. Et comment, dans cette rapide revue
CAROLUS DURAN PINX
PORTRAIT DE MADAME'-
LA PEINTURE FRANÇAISE. 5i
de nos richesses, oublier les beaux animaux de M. \an Marcke et surtout
ceux de M. de \'uillefroy, un vrai peintre à qui le succès semble hésiter à
rendre justice? Navons-nous pas enfin le petit groupe des successeurs
de Chardin, M. Bergeret, dont les Crevettes sont célèbres ; M. Philippe
Rousseau, qui peint des fleurs, des fruits, des salades, des confitures, des
flacons pleins de liqueurs vermeilles, et qui reste le premier de tous en ce
genre familier, parce que, lorsqu'il sert à boire et à manger, il ajoute tou-
jours à son dessert l'appoint de l'esprit ?
Deux chagrins nous ont fidèlement accompagnés dans cette longue
étude des oeuvres de Técole française à l'Exposition universelle. Le pre-
mier est un souci qui tient à notre situation particulière : nous avons été,
en ces dernières années, un « salonnier » exact à remplir notre office, et il
se trouve que nous avons déjà eu Toccasion de faire beaucoup de phrases
sur presque tous les tableaux réunis au Champ de Mars. On serait trop
puni si Ton était obligé de se rappeler tout ce qu'on a écrit; malheureuse-
ment l'oubliable n'est pas toujours oublié, et devant le tableau revu,
même après dix ans, on sent s'agiter dans la mémoire des lambeaux de
souvenirs, tout à fait gênants pour l'écrivain qui aimerait à ne pas se répé-
ter. Nous avons dû nous livrer à quelques efforts pour ne point com-
mettre cette impertinence. .Mais nous avons eu aussi un ennui, il faudrait
dire un regret, bien autrement grave. En présence de tant de travaux qui
appellent souvent la discussion, mais où l'intention sérieuse et l'honnête
désir sont si lisibles, il aurait fallu, d'une part, ne point négliger quelques
œuvres intéressantes, d'autre part, examiner de plus près celles devant
lesquelles nous nous sommes arrêté et les étudier de nouveau avec le
loisir patient et l'investigation raisonnée dont elles sont dignes. Le critique
n'est pas un bourreau : c'est un juge, et il ne doit point condamner sans
enquête. 11 faut du temps pour bien juger, et, quand la sentence est pro-
noncée, il faut du papier pour la transcrire. Ces comptes rendus de nos
Expositions annuelles ou décennales sont nécessairement incomplets : il
n'est guère possible d'y voir autre chose que des notes sommaires, des
appréciations essentiellement provisoires qui pourront être plus tard déve-
loppées et revisées. D'une forêt profonde et touftue on n'aperçoit pas tous
les arbres. L'important est de savoir où poussent les grands chênes, en
quelle partie du sol sont les sèves fécondes.
Nous avons essayé, dans cette promenade à l'Exposition, de dési-
gner les personnalités qui dominent la foule et d'indiquer les départements
de l'art où se produisent les résultats généreux. Cette géographie du
52 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
terrain actuellement exploité par nos maîtres ne laisse à l'idéal qu'une
très faible part, si du moins on veut donner à ce grand mot une signifi-
cation étroite et n'y voir que la formule rigoureuse d'une tradition limitée.
11 est bien vrai que le culte des réalités quotidiennes tient beaucoup de
place dans les préoccupations de nos artistes, et que le souci de la beauté
pure parait étranger au rêve de la plupart d'entre eux; mais ce n'est
r)oint ainsi que la question doit être posée : il faut tenir compte des lois
de l'histoire, se souvenir des transformations successives de l'idéal et
reconnaître que la majesté sereine de l'art antique n'est plus de ce monde,
ou du moins qu'elle a cessé d'être la religion de l'heure présente. Notre
temps est troublé par des complications de toutes sortes, et il ajoute à
son inquiétude un élément qui est à la fois une force et un danger, l'esprit
raisonneur, la clairvoyance de la recherche positive. De là moins d'enthou-
siasme et plus de sagesse, plus d'exactitude graphique et moins de beauté.
Dans les batailles de la peinture moderne, le dieu a souU'ert. Que reste-
t-il: 11 reste l'homme et la nature. C'est assez. Les grandes fêtes de l'art ne
sont pas finies.
P.\UL MANTZ.
LA SCULPTURE
'ÉCOLE française, il y a une vingtaine d années, était,
en peinture, incontestablement la première; mais elle a
beaucoup appris aux autres, et les originalités nationales
se sont développées. Un peu plus, il faudra se défendre;
on le voit à TExposition universelle. Nos meilleurs
peintres ont ailleurs leurs siniilaires, et l'étranger en a
quelques-uns que nous n'avons pas. Il n'en est pas de même en sculpture.
On a remarqué depuis bien des Salons combien la moyenne de notre
sculpture était plus régulière et plus élevée que celle de la peinture, et
aussi que les pertes s'y réparaient plus régulièrement. Cette année, où la
réunion des œuvres d'une certaine période permet mieux de porter un
jugement d'ensemble, la conclusion est incontestable, et l'opinion le recon-
naît. La sculpture française est plus forte que la peinture ; elle est de
même au-dessus des autres écoles de sculpture, et sa primauté n'est pas
en danger.
Il n'y a là rien d'étonnant, car la sculpture est un art éminemment
français, qui a toujours été dans notre pays à une grande hauteur et qui
n'a pas eu d'éclipsés. La peinture n'y a procédé que par saccades, tantôt
par imitations, tantôt par des personnalités. Poussin, Watteau, Boucher,
David, l'école moderne^ sont la négation, presque la destruction les uns
des autres. Il y a eu d'admirables peintres et en grand nombre, mais à
54 LART MODERNE A L'EXPOSITION.
Tétat d'individus. Rien de semblable en sculpture; elle est ancienne, assise,
constante et durable. A tous les moments elle a eu des maîtres et de
vraies œuvres; jamais elle n'a eu ni lacunes ni chutes; elle se suit et
s'enchaîne, elle se modifie aussi dans le sens de sa tradition. Les ima-
giers du moyen âge, les artistes de Louis XIV et ceux de notre temps ne
se ressemblent pas; mais la filiation n"a jamais été rompue, et les fils
tiennent de leurs pères. Quand les grands arbres de la foret disparaissent,
il y en a pour les remplacer, et il y en a de jeunes qui grandissent pour
faire honneur, à leur tour, à leurs maîtres et à leur pays. L'école gallo-
romaine a existé surtout à l'état décoratif, et elle a été dans l'architecture
d'une richesse et d'une variété qu'on commence à bien connaître ; après
le trouble universel des barbares, ce sont les souvenirs de l'antiquité et
sa préoccupation — bien plus longue et plus vi\-ace qu'on ne le croit —
qui ont d'abord inspiré l'architecture romane, puis la sculpture, qui s'est
élevée régulièrement de l'ornement à la figure. Une fois celle-ci dans les
usages, le progrès marche avec une rapidité étonnante pour arriver à
l'admirable efïlorescence du xir et du xin" siècle, aux statues de Chartres
et de Reims, qui seraient de la belle sculpture dans tous les temps et chez
tous les peuples. A la même époque aucun pays n'avait rien de sem-
blable, et le nôtre ne l'avait appris de personne. L'Italie même, qui nous a
ensuite dépassés, a eu besoin d'une renaissance; mais notre belle sculp-
ture gothique est antérieure aux Pisans. C'est avec elle que la grande
sculpture funéraire a développé ses types, et les tombes royales de Saint-
Denis n'ont fait que suivre l'exemple de celles faites pour des princes,
même pour des particuliers, qui ont été leurs modèles et leur point de
départ. Nos vieilles sculptures sont anonymes, mais leurs auteurs n'en
sont pas moins grands, et dès Michel Colomb, qui meurt chargé d'années
à l'extrême commencement du xvT siècle, les noms illustres et les œuvres
exceptionnelles sont si nombreux que l'énumération en serait un livre. Je
n'ai pas même la place d'en esquisser le cadre; mais je tenais à rappeler
la ligne générale pour montrer que la supériorité, dont certains s'étonnent
ou qu'ils sont disposés à considérer comme une découverte, est, au con-
traire, une chose naturelle, ancienne et traditionnelle. Comme elle est cette
fois reconnue, il nous est permis de nous réjouir de la voir sortir du
monde de ceux qui réfléchissent et qui connaissent pour entrer dans le
courant de l'opinion. Nos sculpteurs, souvent négligés pour la peinture
plus amusante, y trouveront à la fois une récompense et un encourage-
ment.
LA SCULPTURE.
55
Si aucune des écoles étrangères dans son ensemble n'est aujourd'hui
aussi nombreuse, aussi serrée, aussi haute, en quelque sorte aussi sûre
que la nôtre, il n'en est pas moins vrai qu'on rencontre dans deux ou trois
: UN SERPENT PVTHON, V ."
(Dessin de l'artiste.)
d'entre elles des hommes du plus vrai mérite. L'Exp>osition universelle
en donne la preuve. Elle nous montre les ouvrages de quelques artistes
dont nous n'apprenons pas les noms, mais dont nous sommes heureux de
connaître les œuvres maîtresses. Aussi, puisqu'ils ont eu la bonne grâce
56 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
de venir chez nous, nous commencerons par eux pour leur souhaiter la
bienvenue.
Sculpture ÉTRANGt:RE. — L'Angleterre est loin d'avoir en sculpture
une valeur particulière. En peinture quelques-uns de ses artistes ont une
originalité, une saveur insulaire, un accent étrange, mais pénétrant, une
(Dessin de l'artislc.)
personnalité et un individualisme qui arrêtent et avec lesquels il faut
compter. Dans la statuaire elle n'a pas encore, et elle n'a jamais eu rien
d'analogue. Après avoir, dans l'antiquité, reçu et suivi comme nous tous
l'art romain, elle n'a à son compte, dans le moyen âge, que les modifica-
tions qu'elle a fait subir à l'architecture gothique. Ce n'est guère que
dans les tombeaux, surtout dans les figures habillées de leurs armures,
plus fermes et plus variées que celles vêtues de robes ecclésiastiques ou
féminines, que la sculpture anglaise peut compter, et, même en pierre ou
LA SCULPTURE.
en marbre, plutôt avec le sentiment rigide et la précision du bronze. Ce
n'est ni au xiif siècle ni au xv" qu'en est la plus grande valeur, mais au
xiv^ siècle. La Renaissance n y a p^as la souplesse et la variété qu'elle a
IDOLPHE MENZEL, PAR .M.
(Dessin de M. Gilbert.)
eues en France. Quand il s'agit de faire le tombeau de Henri VII, qui est
une merveille, où le plus bel art a mis toute sa science et sa pureté au ser-
vice de données et de formes antérieures, c'est à l'Italien Torrigiano qu'on
s'adresse. Plus tard c'est le Français Hubert Lesueur qui modèle et qui
fond sous Charles II la statue équestre de Charles I-" de Charing-Cross, et,
58 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
lorsque la dictature du génie fastueux de Lebrun, exaspérée par les exagé-
rations de l'école de Bernin, eut égaré la sculpture française dans la re-
cherche des nouveautés pittoresques, ce fut le Lyonnais Roubiliac, un
homme médiocre, chez lequel ne se trouvent que de l'aplomb et de la faci-
lité outrecuidante, qui, développant jusqu'à l'extravagance un principe
déplorable, fit régner sans partage en Angleterre, pendant tout le xvni° siè-
cle, un mauvais goiàt dont elle a été bien longtemps à se débarrasser.
En réalité, la nouvelle phase de la sculpture anglaise date de Flax-
man. Avec ses deux médaillons de la Nuit et de la Journée, qui sont d'une
ligne charmante, la simplicité de ses compositions dessinées au trait a
exercé dans son pays, bien qu'à un moindre degré, une influence analogue
à celle de David en France. Après lui, l'artiste qui a eu sur l'école une
influence prépondérante et qui dure encore, c'est Canova. La sculpture
iconique, fréquente en Angleterre, et dont Westminster de Londres est
véritablement le Panthéon, aurait pu d'elle-même apporter un élément
d'originalité autonome. l\ n'en est malheureusement rien. Assises ou
debout, costumées à l'antique ou habillées de vêtements modernes, la
physionomie générale des figures est immobile, monotone et sans accent.
Dans la sculpture féminine et dans le nu mythologique, c'est la fadeur
italienne du commencement de ce siècle qui continue de dominer. Ce n'est
pas impunément que la plupart des sculpteurs anglais passent par
Rome, où bon nombre ont vécu et travaillé longtemps, et le grand goût
de l'antique ne leur a rien donné de sa flamme et de sa maîtrise. La
pratique, le convenu et le poncif y restent le caractère général. Les poses
sont simples, mais pauvres; les formes sont rondes et molles, et, en face
de ces statues, dont beaucoup sont agréables, il serait souvent dilîîcile de
faire une distinction, de reconnaître qu'elles ne sont pas toutes du même
auteur et d'y signaler de véritables différences. Il semble que la nature
n'y soit pas étudiée directement, mais sur un type accepté à l'état de canon
et incessamment reproduit. Aussi arrive-t-il trop souvent que dans les
travaux divers et souvent habiles d'un même artiste on ne peut dégager
aucune tendance, et la valeur en est parfois d'une inégalité singulière. Ce
parti pris d'imitation affaiblie, ce manque d'unité, de fermeté surtout,
sont des signes que dans le pays du caut, où le nu ne se peut faire accep-
ter qu'en vivant le moins possible, la sculpture est un art plus transplanté
que naturel, puisqu'on s'y élève si rarement au-dessus de la correction
pratique sans aller jusqu'à la création véritable. La science de l'art s'y
trouve, mais le génie, que rien ne supplée, pas même la science aidée du
LA SCULPTURE.
59
travail, y fait encore défaut, et parmi tant d'œuvres il n'y en a pas assez
dont la ligne et la forme soient assez fortes et assez neuves pour s'im-
; M E N T DE
> SABISES, GROUPE PAR M. REINHOLD Dl
(Dessin de M. Paul Laurent.)
poser et vivre dans la mémoire avec l'intensité personnelle d'un nom
suffisant à lui seul à rappeler la statue.
Aussi ne citerais-je en Angleterre que les deux œuvres maîtresses.
6o L-ART MODERNE A L'EXPOSITION.
L'une est le grand bronze qui appartient à la Royal Academy, œuvre de
M. Leighton, un des correspondants étrangers de notre Académie des
beaux-arts et peintre habile, dont on remarque notamment dans les salles
de peinture un beau portrait du capitaine Burton. Son jeune Athlète nu,
auquel ses jambes écartées donnent une forte assiette sur le sol, lutte avec
un serpent dont les replis n'entourent qu'une de ses cuisses. D'un bras en
arrière il préserve son corps du danger de la formidable étreinte, pendant
qu'en avant de lui il écarte et tient à distance la terrible tête, dont sa forte
main tient le cou. Le jet de la ligne générale est d'un grand air, et c'est
une belle étude classique, comme on peut le voir dans le dessin même de
l'artiste.
En quelque sorte en opposition et dans le sens tout moderne, il faut
mettre le Thomas Cari vie en bronze de ^L Bœhm. Les larges plis de son
long vêtement, sans Tatlubler à la romaine, sauvent des détails modernes
trop précis. En donnant de la simplicité à l'ensemble, ils mettent en pleine
valeur le ferme appui des mains sur les bras du fauteuil et la prédomi-
nance ardente et vigoureuse de la tête. La force un peu farouche qui s'en
dégage ne résulte pas de l'abondance caractéristique des cheveux, du col-
lier de barbe et des sourcils, mais de la puissance de la construction du
masque, dont les traits heurtés sont d'une rare énergie. On comprend
mieux l'homme devant son image, et pourquoi l'incontestable originalité
de sa pensée n'allait pas sans une exagération voulue de bizarrerie. Dans
cette tête écossaise il y a une sorte de rusticité et comme une marque
d'origine, voisine de la rudesse paysanne, qui aime à se vanter de taire
fi de la tradition et de la mesure, et qui se plaît à frapper sans cesse et
trop fort pour bien faire voir qu'il faut compter avec la pesanteur des
coups sans qu'on doive y attendre de fatigue. Ce n'est pas seulement la
tête d'un rude jouteur, mais d'un lutteur qui aime la bataille pour elle-
même et qui ne déteste pas de s'y jeter à tout propos pour s'entretenir la
main.
Pour l'Allemagne, au moyen âge, elle ne lutte pas plus avec la France
en statuaire qu'en architecture; la sculpture de ses églises est alors sur-
tout décorative et architecturale, et nulle part elle ne s'est élevée à la
beauté des portails de Reims et de Chartres. C'est au xv*" siècle qu'à la
suite de la Bourgogne et des Flandres, elle arrive par l'école de Nurem-
berg, aussi fantaisiste dans l'ornement que réaliste dans les formes et dans
les types, à avoir une valeur propre, dont les caprices enchevêtrés et touf-
fus se servent surtout du bois et du bronze. Au Tixu' siècle et au xvni%
DWARD JENNEB. CROUPE DE M. MONTE VER Dï
(Dessin de M. Bocourt; gravure de M. Chapon.)
62 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
c'est la France qu'elle imite, en poussant à outrance les défauts, sans rien
prendre des qualités, et Ton sait les contournements affolés qu'ont pris sous
ses mains la rocaille et le rococo. Heureusement un grand homme est
venu lui donner une sculpture vraiment nationale, un peu rude et som-
maire, mais énergique et monumentale. Quoique Thorwaldsen soit Da-
nois, c'est lui qui l'a régénérée ; c'est son grand exemple qu'elle a suivi et
qui l'a menée dans ses voies. Après lui Rauch et Schwanthaler sont aussi
de vrais maîtres, l'un dans le sens de la force, l'autre dans celui de l'élé-
gance; l'un plus profond, l'autre plus ingénieux et vraiment supérieur
dans la composition des bas-reliefs qui se déroulent sur les longues frises.
Rauch est plus profondément Allemand ; Schwanthaler y ajoute quelque
chose de la Grèce.
Aujourd'hui il serait difficile, avec le peu de morceaux envoyés au
dernier moment, de porter un jugement d'ensemble sur la nouvelle école
contemporaine et d'en marquer tous les caractères. Il n'est que juste de
reconnaître la valeur de ce que nous avons sous les yeux.
Malgré sa pomme, VAdani nu et debout de M. Hildebrand, qui
appartient au Musée de Leipzig, pourrait aussi bien être un Paris en face
des trois Déesses, tant sa pose et son type sont un souvenir de la belle
sculpture romaine. Le chèvre-pied assis, de M. Hartzer, dont un Amour
railleur saisit la barbe en même temps qu'il tient un miroir devant sa
figure, gagnerait beaucoup à ce que l'exécution du marbre tut plus ferm j
et moins savonneuse, car l'agencement du groupe est vif et d'une heu-
reuse nouveauté. Quant aux deux grands groupes de M. Renaud Bégas,
ils sont tout à fait importants. Celui de bronze a repris sans défaillance
le motif de Jean de Bologne. Dans l'œuvre élégante qu'on admire depuis
le xvi*" siècle sous une des arcades de la loggia des Lanzi, c'est la femme
qui est au sommet; ici c'est le casque du robuste soldat, emportant en
travers devant lui le beau corps de la jeune femme affolée, qui crie, et
dont la main impuissante essaye de s'attaquer au visage du ravisseur. Le
jet est superbe et plein de furie; les deux acteurs sont bien en scène et
n'ont rien de contourné ni de théâtral, l'écueil ordinaire de ces sujets vio-
lents. M. Bégas cherche évidemment la vie en action, et le mouvement lui
est naturel. C'est aussi la qualité de son second groupe de marbre, VEii-
lèi'einent de Psyché, qui appartient à la Galerie nationale de Berlin. La
femme, qui tient une des mains de Mercure, et qui pose son autre main
sur l'épaule du divin messager, touche encore la terre de la pointe de ses
pieds dressés. Quant au Dieu, il se détache du rocher contre lequel il
LA SCULPTURE.
63
s'appuyait tout à l'heure, et l'une de ses jambes repliée va, sans violence,
lui donner l'élan dont il a besoin. S'il y avait une critique à faire, ce serait
(Dessin de M. Bocourt; gravure de M. Chipon.)
peut-être de trouver trop grande la différence entre la force trop accusée
du Dieu et la petitesse relative de la femme. On pourrait, je le sais, ré-
64 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
pondre par d'illustres exemples, par le groupe de Naples qu'on appelle
communément le Taureau Farnèse, et surtout par l'Andromède et Persée
de notre Puget. Ce qu'il y a de certain dans l'œuvre de M. Begas, c'est
que ses deux figures partent et quittent la terre ; on le sent, on le voit.
Dans quelques instants elles s'élèveront dans l'éther pour monter d'un trait
dans rOlvmpe, où l'heureuse Ps}'ché se réunira à celui qu'elle n'a perdu
que pour l'avoir trop aime.
M. Charles Wagmueller ne cherche pas la force comme M. Renaud
Begas; mais, devant ce qu'il a envoyé, on regrette de ne pas connaître
l'ensemble de son œuvre, où doivent dominer la tendresse, la grâce et la
mélancolie, si l'on s'en rapporte à ce que nous avons sous les yeux. La
jeune fille, les jambes nues, qui porte sur ses épaules, en riant de ce beau
rire frais et ailé de la jeunesse, un bébé nu, fort peu rassuré, dont les
petits bras se rattachent désespérément à son cou, est un agréable mor-
ceau, très gracieusement joli. 11 y a plus dans son modèle du tombeau
d'une morte regrettée. Cette année, la sculpture funéraire est particuliè-
rement supérieure. En Italie, l'une des choses les meilleures est le groupe
d'un sarcophage ; en France, le tombeau monumental de M. Paul DubtVis
est l'honneur de notre Exposition. Dans sa donnée plus simple, l'œuvre
de M. ^^'agmueller conquiert d'un seul coup à son nom la vie et la noto-
riété. Sur le milieu d'un long sarcophage en batière, décoré aux angles de
sphinx ailés, est assise de côté une belle jeune femme, le calme génie du
regret et du souvenir ; elle tient de la main gauche une tablette éloquente,
sur laquelle on lit le nom Michaela-G.^briel.a. Wagmueller mdccclxxvi.
Le groupe se complète par un tout petit enfant nu et assis, témoin incon-
scient de la jeunesse disparue de la femme et de la mère, qui ne revit
plus que dans cette frêle promesse ; il joint ses petites mains en regar-
dant la palme déposée sur le pied du tombeau par la piété de la jeune
femme. A terre, sur l'emmanchement, deux couronnes jetées à terre pon-
dèrent à droite le corps de la grande figure assise sur la gauche. De tous
les côtés les lignes sont heureuses ; l'effet est triste, sans la violence des
révoltes et des terreurs, et dans un senfiment très noble et très pur. La
douleur a été là une vraie muse; elle a inspiré l'harmonie silencieuse et
comme l'apaisement et l'espérance qui se dégagent de cette belle compo-
sition. Tous ses éléments sont connus ; mais, dans sa simplicité, elle a
pourtant une nouveauté personnelle, noblement précise, qui la fixe dans
le souvenir et la rend impossible à oublier.
C'est, au contraire, la vie, dans sa réalité la plus particulière, qui
1-Es q^uathe parties du monde, GnourE de carpeai
(Dessin de M. P. Adict.)
66 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
éclate dans un buste de marbre de M. Renaud Bégas. Il ne vise pas à la
beauté; son parti même a quelque chose de bizarre, et il s'impose par
son sentiment de naturalisme autochtone. Dans la Galerie de Berlin,
qui possède ce buste, son modèle, le peintre Menzel, restera vivant.
11 est chauve, d'un caractère qui ne doit pas être souvent aimable, et
son nez n'a rien de commun avec les lignes de la beauté grecque; mais
rintelligence et la volonté respirent dans ce visage à la bouche serrée et
aux yeux clairs, singulièrement nets et perçants. La façon bizarre d<»nt
c'est un morceau de statue sciée au-dessous du bras replié, sans socle ni
piédouche , n'est pas sans rappeler les habitudes allemandes de certains
petits bustes du xvi'' siècle. Mais c'est la vie même, comme on peut le
voir dans le dessin que nous sommes heureux d'avoir à montrer à nos
lecteurs, et M. Bégas, qui sait trouver et créer, est en même temps un
portraitiste bien sincère et bien naturel.
Si peu que l'on voie ici de sculpture autrichienne , il est facile de
reconnaître ses différences avec la sculpture allemande. Ce qui s'en rap-
procherait le plus, ce sont quelques statues de grands hommes : un
Michel-Auge debout, de M. Wagner ; un Diirer, aussi debout et en grand
manteau à manches. Ces deux marbres, surtout le second, par M. Schmid-
gruber, ont la juste qualité du calme architectural et feront fort bien à
Vienne dans les niches de la façade de l'hôtel de l'association des artistes,
auquel elles sont destinées. Le Beethoven en bronze, de M. Zumbusch,
paraît ici un peu gros parce qu'il est trop près de l'œil ; il est certaine-
ment fait pour un piédestal plus haut et pour être vu dans un grand espace.
Ce qu'on y remarque, c'est l'intensité grave et puissante de l'expression
générale. Le maître, assis et immobile, est tout à la pensée intérieure
qu'il écoute, et cette intensité d'attention se marque, aussi bien que dans
la tète, par le geste naturel de la jambe repliée en arrière et par celui des
deux mains jointes et appuyées sur l'autre cuisse.
Mais, dans les bustes, les Autrichiens paraissent avoir un caractère
tout à fait à part, plus souple, plus aisé, plus brillant, plus chaud et plus
spirituel qu'en Allemagne. C'est une autre vie, une autre intelligence et un
autre soleil. Devant ces types divers, heureux et animés, on a atiaire à d'au-
tres sentiments et à d'autres idées. Il faudrait insister en détail sur la char-
mante vieille dame de M. Johann Silbernagel, sur la finesse de la tète d'un
jeune peintre, M. Libermann, par M. Béer, surtout sur les bustes de
M. Tilgner, aussi heureux avec le marbre qu'avec le bronze, qui a ainsi le
don du modelage et de l'exécution, et dont les tètes ont la chaleur de la vie.
LA SCULPTURE. 6j
Ajoutons que tous ceux que je viens de citer sont jeunes; la jeunesse
a devant elle l'avenir.
Le Danemark et la Suède n'ont rien qui puisse nous arrêter, et
CROUPE d'uGOLIN. par CARPEAUX.
(Croquis de l'anisie.)
Thorwaldsen ne semble pas y avoir eu d'héritiers. Sauf im buste de juif
par M. Laveretzki et une jolie tête de faune rieur par A. von Bock, la
Russie n"a que des statues correctement froides et conventionnellement
antiques , qui ne s'élèvent pas assez au-dessus de la pratique courante
68 L/ART MODERNE A L^EXPOSITION.
de Carrare. Il faudrait savoir ce que vaut sa sculpture monumentale.
Avec l'Italie nous revenons dans un pays où Fart est naturel, où il a
été si admirable qu'il est inutile, entre les Pisans et Michel-Ange, de rap-
peler même des noms, et où il pourrait être admirable encore; mais, sauf
quelques morceaux, la sculpture italienne paraît dans une bien mauvaise
voie, inférieure même à celle des innombrables imitateurs de Canova,
qui dans leurs mollesses rondes et convenues gardaient au moins les tra-
ditions de l'élégance de la ligne. Nous n'avons rien ici de Dupré ni de
Vêla, l'un plus pur et plus élevé, l'autre plus mouvementé et plus vigou-
reux. Ils avaient relevé l'école ; mais , dans le présent et aux applaudisse-
ments de la foule, qui se prend facilement au plus mauvais, il y a deux
courants bien sensibles et bien déplorables. L'un s'introduit : c'est la
sculpture pittoresque et comique jusqu'à la charge, caricaturale et réaliste
jusqu'au ruisseau. Qu'est-ce que ce petit pêcheur à la ligne, accroupi de
la façon la plus laide, si ce n'est le roi des grenouilles, qui n'en vou-
draient peut-être pas; que cet ignoble pitre, au maillot trop large et aux
souliers avachis, qui marche sur un ballon; que ces galopins en haillons
débraillés qui se battent contre un mur ou qui rient à se fendre la mâ-
choire; que ce cadavre de paysanne couchée sur de la vraie mousse teinte
en beau vert; que ces parasites infects tombés endormis l'un sur l'autre,
et qui, malgré toutes leurs recherches archéologiques, ne sont que d'im-
mondes ivrog-nes? Et tout cela n'est pas une ébauche de terre ou de
bronze, le jeu et la gageure d'un instant; ce sont de grandes figures, qui
se prennent au sérieux et visent à l'admiration. Il n'est question ni du
cœur ni de l'esprit; mais qu'est-ce que les yeux mêmes ont à gagner? et
comment croire qu'ils puissent se plaire à ces puérilités ou à ces préten-
tions ordurières? Ce goût-là, si l'on peut appliquer le mot, est récent;
c'est une maladie qui tuera ses adeptes s'ils continuent à boire cette mal-
saine absinthe. Elle passera d'elle-même ; il vaut même mieux insister
et ne pas lui donner une importance qu'elle n'a pas. La surprise de cette
vilaine mode est seulement d'autant plus grande qu'elle nous vient de la
patrie de Donatello et de Michel-Ange.
L'autre danger est plus grave parce qu'il dure depuis longtemps,
qu'il est établi, admiré, et qu'il s'étend de plus en plus : c'est la recherche
de l'habileté et du trompe-l'œil; c'est le tri(_)mphe du praticien sur le
sculpteur, du métier sur l'art, de l'exécution puérile sur la forme et sur
l'idée. La variété des travaux et l'adresse sont des qualités quand elles
sont à leur place et quand elles ne prétendent pas remplacer et l'invention ,^
^.,.r.^ l ^.^ .
tE eftOlTE DE I.\ DiïiiE, PAR CARI-EAUX,
(Dessin Je M. T. de Mare.)
-o L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
et la ligne, et rcxpression. Malheureusement, dans ce pays des beaux
marbres où les praticiens abondent, on arrive à prendre cette habileté
pour du talent et pour de l'art. Ce qu'on cherche, c'est la difficulté, le
nu et le détail des traits du visage visibles sous un voile, les mailles d'un
filet enveloppant une statue. 11 s'agit bien de plis; ce qui importe, c'est
l'étoffe, la moire, la tarlatane, le satin, la gaze lamée, la laine; c'est
l'étotlc qui est neuve, celle qui est chaude, celle qui est usée, celle qui
est transparente, celle qui est ajourée. Les bouillons, les dentelles, les
chaînes d'orfèvrerie, les boucles d'oreilles, voilà l'important. Le pauvre
marbre fait tout ce qu'on veut. Il est poli comme du métal, ciré et encaus-
tiqué comme un parquet, mou comme du savon; ici il est grenu, là gravé,
ailleurs onde, strié, quadrillé, ailleurs tuyauté, ruche, crêpé, froncé,
bouillonné. On voit la trame et la chaîne; on compterait les fils de la bro-
derie au petit point ou au passé; on trouverait les épaisseurs de celle au
plumetis. Un large chapeau de paille de-Florence, une ombrelle ouverte
a\ec ses franges, les branches repercées d'un éventail ouvert , une colle-
rette de dentelle, une bordure de cygne sur laquelle on soufflerait : voilà
ce qui est intéressant et ce qui fait pâmer d'aise. Rien n'est trop fin, trop
mince, trop minutieux. Celui-ci a la spécialité des chardons, un autre
celle des petits oiseaux et des plumes, un autre celle du bois mort.
C'est de la sculpture pour les Chinois ou pour les marchandes de
modes. Les boules d'ivoire séparées qui roulent les unes dans les autres et
les mannequins habillés des galeries du vêtement seraient alors le dernier
mot de l'art. Un peu plus, nous verrons rendre en sculpture les taches
et les différences des feuillages panachés , un bouquet d'orties, un mou-
choir de dentelles, non pas un buisson d'écrevisses , ce serait trop
simple , mais un ra^■ier de cre^■ettes , dont la scie sera aussi dentelée , aussi
aiguë, aussi coupante que la véritable, et dont les tentacules auront autant
d'anneaux que dans la nature. 11 ne manquerait plus que de les faire
cuire; ce serait alors l'idéal.
Si ce n'était que des morceaux d'ouvriers, il n'y aurait pas à s'en
préoccuper; mais les yeux et la mode vont dans ce sens. Ce que la plu-
part des gens admirent dans le beau Xapolcun de \'ela , c'est le velu de la
couverture de laine, et cette année, dans le Jciuicr, c'est la rayure et le
pointillagc des bas. De vrais artistes, ceux-là le sont, cèdent à la tentation
pour se faire plus regarder, et l'on en citerait trop d'exemples dans nos
derniers Salons. 11 est donc bon de crier gare , dùt-on prêcher dans
le désert.
EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1878
ALEXANDRE DUMAS.
LA SCULPTURE. 7'
On a plus de plaisir à parler d'œuvres sérieuses, et parmi elles je
citerai de Biellazzi le Petit Pâtre endormi sur la terre dans une pose
simple et naturelle, le beau buste en habit moderne du vieux marquis de
Brignole-Sale , par M. Rota, et le Cromivell assis dont M. Borghi nous
montre le plâtre. 11 est un peu traité en ébauche, et le bronze lui convien-
dra mieux que le marbre; mais il a de la force et du caractère. Dans cette
exposition, le sculpteur italien qui est à la tète et de beaucoup, c'est,
M. Giulio Monteverde. Son tombeau du comte Massari a de grands mé-
rites. Le sarcophage, qui pyramide en gorge diagonale, est couvert de
beaux rinceaux de feuillages qui se souviennent heureusement de Verro-
chio ; le cadavre, quoique sans bandelettes, est peut-être un peu trop
serré dans son linceul à la façon du Lazare giottesql;e ; mais la femme
ailée, qui est debout à sa tète, et qui se penche vers lui en encadrant de
ses bras Toreiller sur lequel il repose, est d'une belle silhouette générale.
Quant au Jeiiner, dont la Gaiette a déjà donné le dessin, il est encore
supérieur. La ligne du groupe du médecin inoculant le vaccin sur son fils,
qu'il tient sur ses genoux, est tout à fait trouvée; elle est pittoresque,
personnelle et remarquablement appropriée au sujet. On ne saurait mieux
rendre la bonté et le soin ferme et délicat avec lequel le père tient l'enfant
qui voudrait se défendre. 11 y a là une idée, et elle est rendue; cela est
autre chose que les tours de force d'exécution.
La classification du livret force à dire ici quelques mots de la Bel-
gique, bien c^u'en réalité sa sculpture ne se sépare pas de celle de la
France. Elle a été atteinte de même par la réforme de David, plus tard
par le mouvement romantique, et tous, en particulier Geefs et Simonis ,
ont souvent exposé chez nous. Aujourd'hui les deux sculpteurs dont on
parlé le plus' sont M. Ducaju et M. Pescher, et la renommée les a peut-
être mis un peu trop haut. Ce que j'ai vu en Belgique de M. Ducaju est
ardent et plein de verve, mais surtout avec la liberté de l'ébauche, et les
éloges que j'ai lus du buste de Rubens par M. Pescher me faisaient
attendre tout autre chose. Il me paraît lourd et gros plutôt que d'une
grande tournure , et, en s'inspirant de plus près du goût architectural du
maître, le piédestal pourrait avoir plus de caractère et d'accent. En même
temps qu'eux l'on verra avec plaisir le buste d'enfant par M. de Groot,
un beau buste d'homme ofliciel par AL Paul de Vigne, la tête en bronze
de M. Victor Lagye par M. Pescher, qui, je l'avoue, me touche plus que
son Rubens , et , dans les statues : la Clytie debout, sculptée à Rome en
1872 par M. Paul de Vigne, où l'amoureuse, en tendant vers le soleil
-2 LWRT MODERNE A L" EXPOSITION,
une fleur, préserve avec son bras gauche ses yeux éblouis par les ardeurs
rayonnantes de son amant; ï Enfant au Ic'iard, par AI. Bouré, dont
le corps nu, étendu sur le sol, est d'un modelé fin et charmant; le
groupe bien agencé de Daphnis assis et de sa chèvre par M. Cattier, et
de xM. Vanderlinden le bronze de Calixta, hésitant entre la statuette du
Jupiter de ses ancêtres et la croix du nouveau Dieu, sujet bien com-
pliqué, qui se résume de lui-même en une bonne figure de jeune femme
assise et plongée dans ses pensées, ce qui suffît et au delà à la sculpture.
Je citerai encore de M. Samain une Jeune Paysanne romaine fort belle
LIONNE, PAR BARYE.
(Dessin de M. Bocourt ; gravure de M. Sotain.)
portant sur son épaule et sur sa tète un enfant et un bassin de cuivre,
et le musicien Johaiiiics Tincloris, ou plus simplement le Teinturier,
petit bronze de genre où il est en longue robe et en bonnet conique, à
la façon de Leys ou plutôt des tableaux et des miniatures du xv' siècle ;
mais, malgré la frontière, nous sommes déjà en France, bien que je
n'aie encore rien dit de cette véritable pléiade de sculpteurs qui bril-
lent de concert dans le ciel lumineux de son art et auxquels j'ai hâte
d'arriver.
Pourtant, avant d'entrer dans leur temple, il convient de s'arrêter un
peu dans les dehors pour dire quelques mots de la sculpture ornementale
des jardins et des bâtiments, et de la porte triomphale que M. Sédille a
dressée pour en décorer l'entrée.
LA SCULPTURE. 7^
Sculpture française. — Je n'ai pas à entrer ici dans le détail de la
partie sculpturale du Trocadéro ; cependant, quoique M. Gonse en ait déjà
dit quelques mots, il y a lieu d'en parler encore. La Renommée de
M. Mercié, qui s'élance les ailes éployées, les bras ouverts et les vête-
THÉSÉE COMBATTANT LE CENTAURE BIENOR.
(Bronze de Barye.)
ments emportes par le vent, semble remarquable; mais elle est si haute
qu'elle parait plutôt petite. On n'eût pas, je crois, pu la faire plus grande,
car elle est posée sur le laite d'un lanternon à jour, qui ne serait pas,
mais qui, à cause de sa transparence, paraîtrait trop faible pour être le
piédestal d'une figure assez grande pour être d'en bas bien visible. C'est
déjà beaucoup de pouvoir en dire que la silhouette du mouvement est
bonne ; mais on peut regretter de n'en pas avoir dans les jardins, sur une
colonne, une réduction qui permettrait, eu continuant de la voir encore de
bas en haut, de se rendre compte du mérite réel de la ligure.
-4 L-ART MODERNE A L-EXPOSITION.
Quant aux figures allégoriques qui se dressent sur les terrasses de la
galerie demi-circulaire et s'imposent moins, elles sont aussi trop loin de l'œil
pour faire autre chose que se découper sur le ciel. Dans cette grande
foire des yeux et de l'esprit, on n'a pas encore eu le temps d'en distinguer
les différences et les valeurs, mais les sculptures de la descente ont déjà
toute leur importance. Dans les six groupes assis sur la terrasse d"où
tombe la cascade, le plus remarqué, avec VAsie de M. Falguière, est
Y Afrique de M. Delaplanche, dont nous donnons le dessin. Comme de
raison, c'est ce qui nous est le plus étranger qui, par sa difficulté même,
a été le plus heureux, et la même chose s'est produite dans la suite des
Nations qui décorent la façade extérieure du grand vestibule du Champ
de Mars. Dans ces travaux d'ensemble, surtout quand ils sont hâtifs, la
valeur du thème rencontre rarement toute la conscience qui serait néces-
saire pour les bien traiter, et ici trop de figures sont absolument des pon-
cifs. On y a vraiment abusé de la figure couronnée et convenue, qui sert
à tout et n'exprime rien. Il y aurait eu mieux à faire en se préoccupant
davantage du type national, qui eût été bien autrement caractéristique. Les
seules qu'on remarque sont V Indienne de M. Cugnot, chargée de colliers
et de bijoux comme les statues des déesses indoues; la Chinoise de
M. Captier, et surtout la Japonaise de M. Aizelin, tout à fait jeune et élé-
gante, avec un arrangement de costume des plus heureux, ainsi qu'on le
peut voir dans le croquis même de l'artiste. Le Japon, du reste, a du
bonheur au Champ de Mars, car VAsie de x^L Falguière est née au Japon,
et, si nous ne nous défendions de penser à ses bronzes, ils nous détour-
neraient de tous nos devoirs.
On a déjà parlé ici même des groupes d'animaux qui cantonnent le
bassin inférieur de la cascade. Le cheval est peut-être un peu dégingandé,
et ï Éléphant de M. Frémiet ne se masse pas de tous les côtés d'une façon
heureuse. C'est de près seulement qu'il a toute sa valeur quand on l'isole
pour le regarder en lui-même ; il aurait mieux valu lui donner dans l'ar-
chitecture une place unique et prépondérante que de le mettre en pendant
avec des animaux d'une autre taille. Cela a mené forcément à le réduire
relativement, et, sans que beaucoup de gens s'en rendent compte, c'est
ce changement d'échelle qui en diminue les mérites et l'effet. Il ne paraît
pas beaucoup plus grand que les autres, et Ton est choqué de cette iné-
galité. L'article de M. Gonse a donné le dessin du Bœuf de M. Caïn, et
l'on n'oubliera pas la belle ligne de l'animal dressant la tète et regardant
au loin ; on y a vu également, d'après un pittoresque dessin de 1 artiste, le
LA SCULPTURE. 73
Rhinocéros de M. A. Jacquemart, peut-être le plus remarquable et à coup
sûr le plus difficile de tous à réussir. Avec ses formes lourdes, avec ses
plaques d'armures qui restent immobiles, rien ne paraît moins sculptural.
L'artiste s'en est tiré, et il est impossible de ne pas être frappé par le
sentiment de cette force pesante, lente à éveiller, mais qui, une fois ex-
citée, sera furieuse et irrésistible. C'est vraiment un tour de force, et il ne
faudrait pas défier l'artiste de faire une belle chose avec un hippopotame;
lA STATUE COtOSSAtE DE LÀ LlBERl
(Dessin de M. A. Gilbert.)
On le sait, tous les groupes de la cascade sont en fonte dorée. J'avoue
pour ma part que je les aimerais mieux en bronze. La richesse toute
matérielle en fait d'art m'est rarement sympathique et me paraît moins
souvent une beauté qu'une exagération ou, dans un autre sens, une dimi-
nution. Certainement pour la Renommée du faîte, comme pour le Génie
de la colonne de la Bastille, la dorure est une nécessité pour éclairer la
forme à cette distance et devenir un point lumineux ; mais l'éclat est bien
facilement trop fort, et la dorure du dôma des Invalides l'alourdit plutôt
et lui ôte de son élégance. Par un temps sombre, évidemment, la dorure
éckiircit ; mais au soleil elle écrase, et l'on ne distingue pkis le mauvais
~C) LWRT MODERNE A L'EXPOSITION.
du bon. Ce n'est pas un avis général; de bons esprits approuvent com-
plètement la dorure, et il faut se souvenir à quel degré les anciens rappli-
quaient aux statues de leurs temples et de leurs rues. Il peut aussi y avoir
là pour nous un manque d'habitude, et l'œil est déjà fait à la dorure des
groupes de l'Opéra, à propos desquels il faut cependant remarquer qu'ils
restent dans la condition de l'éloignement, que la gamme de la façade de
l'Opéra, bien plus franchement polychrome que l'aspect du Trocadéro,
demandait cette note indispensable, et aussi que leur éclat est déjà très
adouci. Quand ceux du Trocadéro se seront un peu éteints, quand la blan-
cheur de la pierre ne sera plus aussi crue, il se produira sans doute une
harmonie qui ne peut exister au premier jour.
On a vu dans le premier article un croquis du char d'Apollon par
M. AUard, qui couronne l'entablement de la porte monumentale de
M. Sédille; il faut l'ajouter par la pensée à celui que nous donnons éga-
lement de la porte elle-même. On parle, et ce serait peut-être désirable,
de conserver le grand quadrilatère des galeries extérieures du Champ de
Mars. Les bâtiments des Beaux-Arts, construits dans la longueur de l'axe,
disparaîtraient ; mais l'œuvre majestueuse de M. Sédille trouverait facile-
ment sa place pour revêtir l'intérieur de l'une des grandes entrées. Elle y
gagnerait même, parce qu'il serait alors facile de lui donner plus d'impor-
tance. La largeur était commandée ; toutefois sa hauteur n'est pas aujour-
d'hui dans la proportion qu'elle demande. Il lui faut un tiers en sus de
montant latéral, et l'on n'aura pas de peine à ajouter de chaque côté trois
grands noms de plus ; il faut à ses pieds-droits une base moulurée plus
haute et plus ressentie. Encadrée et serrée comme elle est, on ne s'en
aperçoit pas d'abord. Ce qu'on y voit, et à juste titre, c'est le grand air et
l'élégance du dessin, c'est l'éclat franc et vraiment décoratif des colora-
tions émaillées. M. Lœbnitz, auquel on doit l'exécution de la partie du
potier, y a montré un véritable sentiment de la franchise nécessaire à la
coloration architecturale. Comme invention et comme exécution, la porte
de M. Sédille est sans conteste au Champ de Mars le morceau le plus
heureux de céramique monumentale.
La richesse du présent, les promesses de l'avenir ne doivent pas nous
faire oublier de compter encore dans les rangs des sculpteurs français ceux
qui viennent de disparaître, en laissant de côté Rude et David d'Angers,
morts depuis assez d'années pour appartenir au passé et relever désor-
mais de la postérité.
LA SCULPTURE.
Perraud n'avait pas, comme eux, rinvention et la fécondité; mais
c'était un sculpteur consciencieux, amoureux de l'élévation de la forme,
plus masculin que féminin, et chez lequel le morceau contribuait à Faccent
MONSEIGNEUR DARBOY.
(Buste en marbre par M. Guillaume.)
et à la tournure. Son ancien groupe du Satyre portant sur son épaule
Bacchus enfant est dans son œuvre ce qui a le plus de mouvement et de
personnalité. Quant à son bas-relief des Adieux, dont la disposition ne fait
que reprendre en le grandissant le thème antique des stèles funéraires de
-8 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
la Grèce, il donne bien au Champ de Mars la mesure et la hauteur de ce
talent sérieux et un peu étroit. L'inspiration n'en est que traditionnelle;
mais la personnalité s'y marque partout par Tétude serrée de la forme,
par Fhabileté du ciseau, qui arrive à la gravité et à la grandeur, et surtout
par le calme d'un aspect vraiment monumental. Il sera beau dans un
musée, il serait plus à sa place dans un édifice avec la reculée et le cadre
de l'architecture ; c'est là une qualité rare qui en montre bien la valeur.
M. Louis Rochet — qui réunissait en lui deux hommes bien différents,
l'artiste et le lettré, car il a été un orientaliste et un sinologue distingué, —
était d'une tout autre nature. Ce qui dominait chez lui, c'était le sentiment
de l'effet et le mouvement pittoresque de la silhouette. S'il a été quelque-
fois exagéré, comme dans sa statue équestre de Guillaume le Conquérant,
dont le cheval se cabre et se dresse vraiment trop, jamais il n'a été banal,
et il avait le don de la vie. Son groupe de Charlemagne, dont deux Francs
à pied tiennent le cheval, en est au Champ de Mars un bel exemple. 11 y
est assez peu à son avantage, perché qu'il est sur le faîte d'un édicule qui
n'est pas fait pour le porter. Il y est trop haut et dans des conditions trop
invraisemblables ; mais on se rend facilement compte de ce qu'il serait sur
un vrai piédestal, au milieu d'un grand espace et avec un fond de grands
arbres. M. Rochet n'était pas l'homme du détail ; le bronze lui convenait
mieux que le marbre et le groupe plus que la statue ; mais il sentait vive-
ment, et il composait d'une façon grande.
Carpeaux a probablement donné tout ce qu'il pouvait. Son dernier
groupe des Quatre Parties du monde pour la fontaine du Luxembourg
accuse les défauts qui étaient en germe dans le groupe de l'Opéra, l'exagé-
ration du mouvement et comme la flétrissure de la chair. Dans son Ugo-
liiij dont il y a un grand marbre au Trocadéro, à l'Exposition des carrières
françaises de Saint-Béat, les corps nus des enfants sont certainement
meilleurs que le père, théâtral, presque grimacier, et plus voisin de la
boursouflure pittoresque de Fuessli que de la terreur de Michel-Ange.
Carpeaux avait un tempérament qui l'a emporté souvent au delà du goût,
mais il avait la verve, la vie, la chaleur ; il échauffait la terre et le marbre,
et l'on sent couler le sang sous leur épiderme ; il était doué, il avait la
facilité ingénieuse et l'improvisation créatrice. Jamais il n'est sorti de ses
doigts quelque chose de froid ni de raide; sa ligne ondulait d'elle-même,
et son relief coloré s'enlevait toujours sur le soutien et sur le piquant d'une
ombre voisine. Il y a des sculpteurs qui dessinent surtout et dont les œuvres
s'éclairent également ; Carpeaux modèle à la façon d'un coloriste ; son con-
LA SCULPTURE. 79
tour échappe et s'efface comme dans la nature ; sa forme ne se masse et
ne se détaille que par ropposition des noirs et des clairs. 11 y a là un don
et une grâce de nature ; ce n'est pas cherché parce que c'est trouvé, et
l'aisance sauve du maniérisme. 11 est inutile de rappeler les qualités un peu
troublantes de l'étonnant groupe de la Danse; au lieu de la beauté, c'est
plutôt l'ivresse bruyante du plaisir ; mais où trouver ailleurs cette sou-
plesse, ce mouvement et cet éclat? Une œuvre plus ancienne et plus
simple est peut-être encore plus heureuse ; la Flore avec deux Amours
du pavillon des Tuileries, où tant d'autres n'auraient fait que de la sculp-
I.E JEUNE MARTYR TARCISIUS, MARBRE DE M. FALGUIÈRE,
(Dessin de M. Rajon; gravure de M. Boetz»l.)
ture de commande, est une œuvre charmante et parfaite dans son genre.
Elle décore et elle subsiste par elle-même ; elle a le mouvement, la fleur
de la jeunesse fraîche et de la gaieté ; le soleil, en tournant devant elle, se
charge d'en varier les expressions, et jamais Carpeaux n'a eu la main plus
heureuse; il n'a là que ses meilleures qualités. On oubliera Ugolin, on
n'oubliera pas la Danse, mais on mettra au-dessus la Flore. Elle a eu un
nom dés le premier jour, et c'est elle qui laissera de Carpeaux le plus
vi^•ant souvenir.
C'était un sculpteur de race. Barye est à d'autres hauteurs ; c'est un
grand homme. Il n'y avait plus rien de nouveau à attendre de lui ; il avait
atteint la limite de l'activité humaine, mais la perte est si grande qu'elle
est irréparable.
3o L'ART MODERNE A L-EXPOSITIOX.
Sur la fin de sa vie, il lui a été donné de montrer ce qu'il était capable
de faire avec la figure humaine. Les quatre groupes allégoriques en pierre
des pavillons du Carrousel sont d'admirables œuvres, et il conviendrait
certainement de les reproduire en bronze pour décorer une place ou un
jardin et les mettre assez près de Fœil pour qu'on puisse vraiment en jouir.
-Mais sa caractéristique et sa gloire, c'est d'avoir en quelque sorte à lui
seul fait rentrer les animaux dans Tart. Je dis rentrer, car il ne faut pas
croire que notre temps ait l'honneur d'avoir créé ce genre, et ce ne serait
pas une étude sans intérêt et sans portée qu'une histoire des animaux dans
la sculpture.
Il V faudrait faire figurer le vieil Orient ; si le petit lion de Khorsabad
qu'on admire au Louvre, et qui n'était qu'un objet de décoration puis-
qu'il servait par son anneau à assurer la fixité du bas d'une portière, avait
été trouvé plus tôt, on pourrait croire que Barye, qui ne l'a heureusement
connu que fort tard, en est directement sorti. Quant à la sculpture antique,
elle est pleine d'animaux. La lionne élevée à Athènes à l'héroïque Lœena,
la vache de Myron, les chevaux de Lysippe, les animaux de tous genres,
lions, loups, taureaux, qu'on voyait à Delphes, l'âne consacré par Auguste
à Nauplie, à Rome et dans tout le monde romain, le peuple de coursiers
épiques qui se pressaient sur les places et devant les temples en l'honneur
des empereurs et des proconsuls, les chevaux, éléphants, panthères, lions
attelés aux quadriges et aux séjuges du faîte des arcs de triomphe, les cent
animaux de marbre dont, un jour de fête, Ptolémée Philadelphe fit décorer
une tente, toutes ces bêtes diverses, sangliers, chiens, chèvres, aigles, que
l'antiquité s'est plu à représenter, et dont les Musées du Vatican et de
Naples, si riches qu'ils soient, ne nous ont conservé qu'une très faible
partie, seraient un thème intéressant à traiter à la fois par l'érudition des
textes et par la critique des monuments.
On y verrait plus d'une singularité, par exemple l'habitude orientale,
qui nous est connue dès Hérodote, qui fut suivie par les empereurs romains,
et que nous retrouvons encore en France au xiv'^ siècle, de jeter en fonte,
pour les convertir en grands animaux massifs, des quantités énormes
d'or, évidemment dans l'intention de les conserver intactes et d'empêcher
qu'on ne pût en rien distraire sans les détruire en totalité.
Après l'antiquité, la représentation des animaux n'est plus que fantas-
tique ou conventionnelle. Dans l'église, à moins que ce ne soit le cheval sur
lequel on met le Christ ou un certain nombre de saints, l'animal devient
un monstre. Quant à la Renaissance, elle imite les rondeurs et la conven-
LE SECRET DEN HAUT, TAR M. H MOULl
(Dessin de M. A. Duvivier.)
g2 L'ART MODERNE A L-EXPOSITION.
tion froide de ceux des sarcophages romains des bas temps, la seule anti-
quité que Fart moderne ait eue d'abord sous les yeux. Raphaël,. en les
reproduisant dans ses compositions, prolongea par Tautorité de son
exemple ces formes de convention, et, si ce grand homme eût envoyé
plus tôt que sur la fm de sa vie quelques-uns de ses élèves lui rapporter
les dessins des sculptures athéniennes du Parthénon, ce dont on a la preuve
dans des dessins de sa main, il est certain que ce côté de Fart eût été
ramené par lui dans les voies de la vérité. Il en resta longtemps éloigné,
et ce fut par la peinture, quand les Hollandais donnèrent une personnalité
au paysage, qu'il finit par y rentrer. Chez nous, Géricault, tout en
restant naturel, en fit voir et comprendre le style et la beauté élevée, et
l'on peut dire que le mouvement décisif fut donné par lui. Barye le
suivit en maître, et avec lui cette branche de l'art, dont il demeura le roi,
reprit non seulement sa place, mais une place plus importante que jamais.
Quelle belle chose que les deux lions des Tuileries : l'un, celui qui se
défend contre un serpent, d'une vérité particulière si saisissante et si
passionnée ; l'autre, assis et calme, d'un caractère plus monumental et
dans le style de la sculpture antique la plus élevée! Il y a là bien plus
que du naturalisme, car Barye résume et synthétise. Il masse les poils
pour ne les faire sentir qu'à Fétat sommaire; ce qu'il présente, c'est la
forme maîtresse. Il en modèle les lignes d'une façon souveraine; il accen-
tue par de grands méplats les mouvements de leurs muscles formidables.
Plus il est simple, plus il est terrible et plus ses grands fauves sont ressem-
blants. Sans dénaturer son modèle, sa puissance magistrale le transforme
parce qu'il le voit et le sent avec des yeux et une âme de poète; il l'idéa-
lise parce qu'il le domine toujours. G'est le plus grand des animaliers, mais
il est plus encore, et, quand il présente à la fois l'homme et l'animal,
dans Thésée et le Mi)iotaiiye, par exemple, dans son autre groupe de
Thésée et le Centaure Biénor ou dans cette charmante statue équestre de
Gaston de Foix, dont on n'a vu que la maquette, c'est l'homme qui l'em-
porte. Aussi bien que la forme, il a le sens monumental par sa façon de
dégager le sujet.
Ce n'est pas lui, à coup sûr, qui aurait compris comme ils Font été
les quatre groupes équestres du pont d'Iéna, auxquels l'Exposition
donne un regain de regards. On a pensé à y symboliser les quatre âges
différents de Féquitation. L'idée est bonne, mais le programme imposé
aux artistes est volontairement malheureux. Comme thèmes et comme
époques, on a désigné un Grec, un H(_)main, un Gaulois et un Arabe. Les
LA SCULPTURE. 83
trois premiers sont bien voisins les uns des autres, et tous les quatre sont
nus ou à peu près, ce qui les rapproche encore, au lieu de les différencier.
De plus, cette façon de mettre le cavalier à pied est ce qu'on pouvait
imaginer de plus malencontreux. Dans cette donnée, le cheval seul est le
personnage, et l'homme s'efface devant lui. Que ce soit Alexandre, Charle-
ï>»iv
SrARTACUS, CKOUrE Pj
(Dessin de M. A. Duvivier.)
magne, Colleone ou un jockey, l'homme à pied qui tient un cheval par
la bride ne peut jamais être pour l'art autre chose qu'un palefrenier.
Devant l'École militaire il n'y avait que deux thèmes. A l'état moderne
il fallait mettre à cheval quatre soldats de différentes armes, par exemple,
un cuirassier, un dragon, un chasseur et un artilleur. Pascal a parlé
quelque part, avec l'énergie violente qui de sa pensée passait dans
son style, de l'homme-machine qui se plie à ce qu'il veut fermement et
qui se façonne au gré de ce qui l'entoure. La discipline, l'uniforme, le
84 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
but de Farme font dans Tarmée quelque chose de semblable. Le corps y
prend des habitudes, les traits une physionomie qui restent ineffaçables.
C'est ce caractère, difTérent dans toutes les armes, et cette individualité
générique qui eussent donné un sujet nouveau, intéressant, approprié et
très varié de motifs. M. Frémiet a traité dans ce sens, et avec beaucoup
de bonheur quant à la vérité du type, un carabinier, un guide, un
artilleur et un gendarme. Il n'en a fait que des figurines, mais elles valent
des statues.
En s'en tenant au sujet donné, les âges de l'équitation, il fallait pré-
cisément prendre le contre- pied de ce qui a été fait. Au lieu d'aller
dans le sens de la monotonie et d'effacer les différences, il fallait, au con-
traire, les accuser; il fallait, par exemple, prendre un Grec, un che-
valier, un Arabe et un écuyer. Par là on aurait eu l'antiquité, le moyen
âge, la civilisation orientale et l'Europe moderne. L'enseignement et la
vérité historiques se seraient rencontrés avec d'excellentes oppositions
. pittoresques : il n'eût pas été sans intérêt et sans poésie de voir,
à côté du costume simple du Grec ou du Romain, la pompe asiatique
de rOriental avec sa selle constellée de coraux et toute chargée de bro-
deries, ses larges étriers, ses armes ciselées en bosse, les glands et les
houppes de son cheval et les grands plis de son burnous ; de voir, auprès
de la rudesse du guerrier tout bardé de fer, la politesse et les belles façons
de M. de Pluvinel avec son feutre à plumes et ses canons de dentelles ou
de M. de La Guérinière en habit français. Les bétes n'eussent pas été
moins différentes que les hommes; on pouvait opposer entre elles les
formes aristocratiques du cheval plié aux finesses du manège, la robus-
tesse massive du gros cheval capable de courir avec le poids de l'ar-
mure, l'élégance sèche et nerveuse de l'arabe, la tète basse, la crinière
éparse et piaflfant d'impatience, et la rondeur un peu courte des chevaux
de la frise athénienne avec la crinière coupée comme celle d'un casque.
11 y avait là moyen de représenter des civilisations, des races de chevaux,
des manières de monter toutes différentes, et un bien beau thème pour un
artiste. Barye en était digne, et on l'avait; seulement il eût fallu que les
groupes fussent en bronze ou en marbre et non en pierre.
Revenons du pont d'Iéna au vestibule du Trocadéro, où se trouve
le groupe en bronze des Gladiateurs de M. Gérôme, dont on a beaucoup
parlé d'avance. C'est le seciitor qui l'emporte cette fois sur le rétiaire. Le
filet et le trident brisé du vaincu sont à terre, et le secutor, le pied sur le
corps nu de son adversaire, triomphe avec ses jambières, sa cuirasse, ses
ÉDDCATION MATERNELLE, CROOPE P
AR M. DELAPLASCHE.
86 L\\RT MODERNE A L'EXPOSITION.
brassards, son grand casque à visières percées, et dans la main sa courte
et terrible épée. Il n'est pas besoin de dire avec quelle exactitude savante
l'artiste a traité le détail sculpté de toutes ces armes d'après les plus beaux
et les plus rares exemplaires. Ce qui vaut mieux, c'est la pose droite et
vaniteuse du victorieux, qui n'attend que l'acclamation sanguinaire des
Vestales et des spectateurs pour égorger son rival ; mais la pose de celui-
ci n'est sculpturale que d'un côté, et l'effet dominant est trop archéolo-
gique. On a vu de M. Gérôme des statuettes de bronze beaucoup plus
heureuses; dans leur dimension moindre, elles gardaient la liberté spi-
rituelle de l'esquisse. Ici le petit modèle en terre ou en cire valait proba-
blement mieux que le grandissement, dont les parties nues sont parfois
creuses. Peu de peintres feraient d'aussi bonne sculpture, mais il n'est
pas étonnant que le peintre ne soit pas encore complètement un sculp-
teur.
A l'Exposition universelle, la sculpture est partout : au pavillon de la
Ville de Paris aussi bien que dans les salles des Beaux-Arts; c'est dans
le bâtiment d'anthropologie que sont les bustes et les statues ethnogra-
phiques de M. Cordier, qui sont entrés dans la décoration de nos appar-
tements et de nos maisons; Barye est chez Barbedienne; M. Rochet et
bien d'autres, chez M. Thiébault; les fondeurs, les bronziers, les fabri-
cants de fonte de fer, les fabricants de terres cuites, les céramistes, les
orfèvres ajoutent à l'exposition spéciale de notre sculpture. Les passages,
les galeries, les pièces d'eau, les allées l'éparpillent dans tous les sens.
Ainsi l'une des œuvres les plus nouvelles de cette année vient d'être
posée, il y a quelques jours, auprès du pont d'Iéna. On connaissait par
une réduction la Liberté que M. Bartholdi, né dans l'Alsace française,
doit dresser sur l'ile qui s'élève à l'entrée du port de New-York. D'autres
œuvres du même artiste donnaient presque la certitude qu'il ne fléchirait
pas sous les difficultés de celle-ci. Un buste colossal de Washington, qui
remonte à quelques années , au palais des Champs-Elysées , et le modèle
au tiers et déjà énorme du magnifique lion de Belfort, plus monumental
et moins convenu que le fameux lion de Thorwaldsen , montrent d'une
façon sûre combien il s'entend, en simplifiant les plans, à ne pas perdre
leur effet et à conserver les lignes et les accents. Ce n'est pas une affaire
de grandissement mathématique , et peu de figures supporteraient d'être
augmentées ; elles seraient hors de mesure , absolument vides et comme
soufflées. La taille est une des parties de l'inspiration et ne se modifie pas
LA SCULPTURE. 87
après coup. Une figurine m devient pas une statue; une statue ne se réduit
pas impunément et sans perdre quelque chose. Ce qui doit être colossal a
besoin d'être conçu de sa taille et sort des conditions ordinaires. Il y faut
plus de simplicité, plus de jet, plus de tenue; la ligne extérieure de la
masse totale emporte tout; elle doit être claire et harmonieuse, ne pas
LE GENIE DES ARl
(Croquis de l'artiste.)
avoir d'angles, de trous, de déchirures, de contournements , de compli-
cations, et ne rien demander aux détails accessoires. En plein air et dans
le cadre du paysage , une figure unique sera plus belle qu'un groupe , dont
la distance perd et embrouille l'agencement; une figure debout vaudra
mieux qu'une statue assise, qui ne se verrait bien que de côté ; les longs
vêtements à plis amples et tombant jusqu'à terre pour élargir et former la
base valent mieux que les vêtements justes et étroits, et la difficulté des
88 LWRT MODERNE A L'EXPOSITION,
figures d'homme colossales est ramincissement et la séparation des jambes
qui s'effilent à distance. La Liberté de M. Bartholdi est toute droite et
pyramide légèrement. Le bras gauche ne se sépare pas du corps; Tautre
monte le long de la tète pour élever la torche lumineuse. Le mouvement
est net, énergique, mais ne peut tenir, et on le regarde sans fatigue. Le
parti est donc bien trouvé, dans le vrai sens. 11 n'est plus douteux, main-
tenant , que l'exécution ne soit à la hauteur de l'idée. La tète supporte
d'être vue de prés ; elle n'est pas vide ; mais , à distance, ses plans s'accu-
sent en s'éclairant, et elle prend une véritable majesté. Le Néron colos-
sal n'a été commandé pour Rome à Zénodore que parce qu'il avait com-
mencé par faire en Auvergne son grand Mercure sur la cime du Puy-de-
Dôme. Nous devons être reconnaissants à M. Bartholdi de donner à son
pays l'honneur , après tant de siècles , d'envoyer à l'étranger une œuvre
de même nature. Elle aura sans doute une meilleure fortune, car elle n'est
pas exposée à être renversée et brisée aussi vite que le colosse impérial
et le dieu païen.
On voit la richesse du Champ de Mars dans tous les genres ; des
mois d'étude et des volumes n'y suffiraient pas. Ainsi, pour ce qui nous
incombe, il y aurait lieu de s'occuper des statues de bronze, des fon-
taines, thème merveilleux aux variations infinies, et aussi de la sculpture
iconique.
Depuis que, malheureusement pour l'art, l'usage des tombeaux
sculptés dans les églises est tombé en désuétude, les statues publiques
des grands hommes sont venues, bien qu'avec une moins grande variété
de motifs et surtout de développements, les remplacer dans une certaine
mesure, et il serait heureux de voir se généraliser cet emploi de la grande
sculpture. 11 est seulement regrettable que ce soit un peu une affaire de
hasard et que cela ne puisse guère venir que de l'initiative des conseils
municipaux. C'est quand ils n'ont guère de grands hommes qu'ils pensent
surtout à se faire honneur de celui qu'ils ont. Ils prennent alors ce qu'ils
peuvent, si bien que c'est dans les grandes villes, là où il ne serait que
juste d'avoir beaucoup de statues honorifiques, qu'on n'y pense guère et
qu'on en fait le moins. En somme, les avantages l'emportent sur les incon-
vénients, et il n'y aurait aucun mal à ce que les villes en élevassent à
toutes leurs illustrations. Quand bien même l'hommage serait parfois
exagéré, le sentiment pieux et honnête qui l'inspire est toujours d'un bon
exemple. En préoccupant les yeux de l'enfance et de la jeunesse, il fait
sentir et comprendre que chacun doit faire tout ce qu'il peut pour laisser
CLORIA VICTIS, » CROUPE l'AR
(Dessin de M. A. Duvivier.;
90 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
de soi un bon souvenir, et Thommage qu'on voit rendre à ceux qui ont
mérité un pareil honneur est de nature à mener quelques-uns à s'en
rendre dignes à leur tour.
Après David d'Angers, dont la vie s'est consacrée à ces grands hom-
mages, les statues qu'on a faites se sont réparties entre plus de mains,
et ce serait une longue énumération que de signaler seulement celles qui
ont passé au Salon depuis dix ans, en laissant de côté celles qui n'y ont
pas figuré. Cette année, au Champ de Mars, c'est M. Guillaume, bien
que, par un oubli inexplicable, il ne figure pas au livret, et M. Crauk qui
ont le plus d'œuvres de ce genre, ce dernier n'en ayant pas moins de cinq,
trois maréchaux de France, Pélissier, Xiel et Mac-Mahon , l'intendant de
Languedoc d'Étigny, et Claude Boiirgelat, le fondateur de l'hippiatrique
en France. On parle à Tours d'en élever bientôt à Rabelais une, qui
aboutira cette fois; pour que ce soit un chef-d'œuvre, il suffira qu'elle ne
soit pas indigne du modèle. Du reste, il serait curieux et juste de savoir
exactement ce qu'il existe de statues honorifiques ; cela ferait penser à de
nouvelles, celles précisément dont on remarquerait l'absence. L'inventaire
des richesses d'art de la France les rencontrera forcément un peu partout,
et une à une. Il serait meilleur de les grouper, au contraire, et d'en pré-
senter en une seule série, classée par régions et par départements, le bilan
complet. Elles seraient en plus grand nombre, et il v en aurait parmi elles
beaucoup plus de remarquables qu'on ne le croit. Après un premier dé-
pouillement des livrets du Salon et des guides, il suffirait d'une circulaire
pour arriver à ne pas en omettre, et l'ensemble, en même temps que ce
serait un acte de justice, formerait un tableau bien intéressant.
Les bustes, qui se rattachent au même ordre d'idées lorsqu'ils se
rapportent à des hommes publics, et qui, lors même que cette notoriété
du modèle leur échappe, ont toujours pour eux l'intérêt humain de
l'étude de la nature vivante et contemporaine, sont souvent plus remar-
quables, plus souples, plus variés que ces grandes figures, parfois trop
officielles et convenues, et je regrette de n'avoir pas la place d'entrer
dans le dctail. Il est cependant impossible de n'en pas rappeler au moins
quelques-uns, et d'abord ceux de M. Iselin et de M. Oliva, dont l'un
a plus de sobriété et de fermeté, dont l'autre a plus de mouvement et de
couleur.
Du reste, de même que les plus beaux portraits sont toujours l'œuvre
des plus grands peintres qui n'en font que par exception, les plus beaux
bustes sont l'œuvre des sculpteurs, parce que celui qui se cantonne dans
LA SCULPTURE. 91
ce seul genre s'y réduit et s'y inimobilise presque forcément pour ne pas
assez se renouveler et pour ne pas se retremper à la source féconde de l'in-
vention et de la composition générale. Le buste de \' Archevêque de Paris,
(Croquis de l'artiste
de M. Guillaume, garde la maîtrise de son élévation émue; l'on ne peut
être plus noble et plus touchant à la fois. Mais nous n'avons pas à revenir
sur ce chef-d'œuvre, auquel se joignent le Bal tard et le Biilo^. Celui de
M. Vitet^ par M. Chapu, est, dans un autre sens, bien remarquable avec
ses grands traits longs, qui étaient un peu mous et blafards dans la nature.
92 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
à cause de la blancheur particulière de la peau ; sans cesser d'être vrai, le
marbre augmente nécessairement leur style en affirmant la charpente
osseuse, qui était aussi large qu'intelligente. Citons aussi les bronzes des
têtes de Henri Regnault, par Al. Barrias, du docteur Parrot, et des peintres
Heiincr et Baudry, par M. Paul Dubois; le dernier est une merveille de
vie et de feu.
Je le répète, il faudrait y insister ; il faudrait aussi, à propos de l'en-
semble nombreux des bustes exposés, parler de tendances qui s'y révèlent
et ne sont pas sans danger. D'un côté, certains bustes de femme sont
beaucoup trop développés ; ce qui est ronflant et trop chargé diminue
l'eflet plus qu'il ne l'augmente. 11 y a trop de nu ou trop de vêtements,
trop de plis, trop de draperies, trop d'accessoires. Rien n'est aussi plus
malheureux que de descendre un buste jusqu'à la taille et d'y faire inter-
venir les bras. C'est alors une sensation pénible que ce corps mutilé, que
cette immobilité précieusement tourmentée, et ce n'est pas même une par-
tie de statue. Comme le passage du corps au piédouche demande malgré
tout un arrangement, il faut appuyer, élargir la base, étouffer et dissimu-
ler la coupure; la composition se manière, s'alourdit, se fausse complète-
ment, et ce n'est le plus souvent qu'un fragment impossible, car on ne
pourrait compléter la statue en la continuant. L'exagération et le tapage ne
vont pas au silence de la statuaire.
L'autre danger, c'est l'affirmation de l'cbauche. Elle est le commen-
cement, mais non la fin. Le marbre s'y refuse, mais la terre la plus heurtée
se peut cuire et se peut reproduire en bronze. Or, cette année, surtout au
Salon, trop de terres et de bronzes ne sont que des maquettes; elles ne
vont pas au delà de l'impression volontairement hâtive et se lancent par
trop dans le hasard de tous les ragoûts. Ce n'est pas du modelage, ce sont
des boulettes de terre aplaties et collées ensemble. La chair est martelée,
meurtrie, presque malsaine à voir. Tantôt les vêtements sont exécutés
dans la manière sommaire qui est à la mode, même pour les chairs des
statues de plâtre, et la monotonie de ce travail grenu, laineux et comme
tamponné alîâdlt, amollit les plans et détruit les lignes aussi bien que les
accents et les lumières; tantôt les draperies ne sont plus vraiment que des
loques et des guenilles. Ce n'est ni de la force, ni de la hardiesse; c'est de
1 aplomb, presque de l'impertinence, d'ailleurs bien plus facile. Mais après
le premier bruit on n'y revient pas, et, à prendre l'habitude de cette
improvisation incomplète, on arriverait bien vite à se rendre incapable
d'aller plus loin.
îERRVERj PAR M. CHATU.
(Croquis de l'artiste.)
94 LWRT MODERNE A L'EXPOSITION.
Quant aux statues, il est également impossible d'en parler en détail.
Le caractère de l'Exposition du Champ de Mars est précisément de faire
revoir les principales de celles exposées depuis dix ans, et à leur date il a
été question de toutes ici même; on en a parlé, on les a gravées. Y revenir
d'une façon étendue nous condamnerait à copier les autres et à nous
répéter nous-même. Pour en faire revivre la forme et la valeur aux yeux
de nos lecteurs, il suffit de rappeler le nom de quelques-unes; ils n'ont
pas besoin qu'on les fasse se souvenir de la Sirène de M. Aube, du Corv-
bante de ■SI. Cugnot, de la Jeunesse d'Aristote de M. Degeorge, de la
Musc de l'histoire de M. Janson, du Tercisius de M. Falguière, du
Secret d^en haut de M. Moulin, du Narcisse et de YArion de M. HioUe,
de la Cassandre de M. Aimé Millet, du Sommeil de M. Mathurin Mo-
reau, de la Néréide sur un buccin de M. Moreau-Vauthier, du Rétiaire
de M. NoL'l et, pour M. Schœnewerk, de la Jeune I-llle à la fontaine
et de Myrto, la belle Tarentine
Dont le corps a roulé sous la vague marine.
Qu'en dire qui n'ait été exprimé et répété dans la Ga-ette, si ce n'est cette
louange nouvelle que, mieux elles sont connues et plus on les revoit, plus
elles gagnent de valeur. Leur succès n'a pas été éphémère, et leur mérite,
au lieu de s'eflacer, a plutôt grandi.
J'insisterai povu-tant, non pas sur les œuvres, mais sur le caractère
général et en quelque sorte sur l'avenir de quelques artistes dont il me
semble que l'on doive beaucoup attendre pour l'honneur de notre sculp-
ture, à la couronne de laquelle ils viennent et ils promettent d'ajouter de
beaux fleurons. L'un, M. Guillaume, est arrivé à être le maître le plus
autorisé de l'école; l'autre, M. Paul Dubois, n'est pas loin de le rejoindre,
et derrière eux, avec les distances de leur âge et de leurs débuts, viennent,
comme en un groupe plus jeune, MM. Delaplanche, Mercié, Chapu et
Barrias.
On revoit ici de ce dernier le groupe presque colossal du Serment du
jeune Spartacus, qui retournera dans le jardin des Tuileries. L'effort et la
recherche en restent d'un grand jet, malgré ce qu'il a d'emphase théâtrale,
et la pose tourmentée du supplicié ne se souvient de Michel-Ange qu'au
travers des rondeurs amollies de la pierre nuire de Daniel de Volterre. Ce
qui reste tout à fait beau, c'est l'enfant, dans l'immobilité muette et
farouche de sa douleur et de sa colère, dans la force grandissante de son
if
^
iv. ,V. y <vVÎV^-v^-vS^^.->^j»--^;a~>
LA SCULPTURE. gS
jeune corps vigoureux. C'était plus qu'une promesse d'expression et de
ciseau; le groupe nouveau de TExposition des Champs-Elysées Ta tenue
et au delà. Il a plus de calme et de rythme avec une simplicité plus har-
monieuse. L'Adam, portant sur ses bras le corps abandonné d'Abel, est
bien composé; mais il se complète par TÈve, qui marche à ses côtés, et
qui se repaît douloureusement de la dernière vue de l'enfant bien-aimé. 11
y a là une tendresse féminine bien comprise, et c'est un beau groupe. 11 a eu
l'une des médailles d'honneur du Salon. C'est justice, et, quand nous
parlions en commençant de la svipériorité actuelle de notre sculpture, nous
ne pensions pas que les décisions du jury nous donneraient aussi com-
plètement raison. Les trois plus hautes récompenses ont été pour la pre-
mière fois décernées à la seule sculpture. Ce qu'on appelle le prix du Salon,
c'est-à-dire l'envoi en Italie, a été donné à M. Hector Lemaire, élève de
MM. Falguière et Dumont, pour un groupe de Samson trahi par Dalila,
et l'autre médaille d'honneur a été attribuée à M. Delaplanche.
On voit de lui cette année trois œuvres bien différentes. U Education
maternelle du .square Sainte-Clotilde, qui serait mieux à sa place dans un
quartier populaire, et à laquelle le bronze aurait peut-être mieux convenu
que le marbre à cause de l'absence de nu et de la simplicité voulue des
vêtements, représente une paysanne assise apprenant à lire à une jeune
fille; avec un dessin plus ferme, que commandait la matière, ce groupe
simple et touchant n'est pas sans trahir l'influence indirecte du sentiment
du peintre Millet. La Muse de la Musique, enivrée des sons qu'elle tire de
son violon, et à laquelle le marbre des Champs-Elysées, qui en apaise le
mouvement, est plus favorable que le métal argenté du Champ de Mars,
est comprise avec poésie, mais dans un sens libre et mouvementé. Quant à
la Vierge au lis, malgré son sentiment moderne, elle se sent de l'imitation
de la sculpture à l'italienne du xvn" siècle français. La draperie ronde a
quelque chose des Anguier; la pose douloureuse et l'efliet viennent incon-
sciemment de Jouvenet et de Girardon. Ce sont trois œuvres très remar-
quables, mais sans lien entre elles; elles n'indiquent pas la voie de leur
auteur ni sa qualité dominante. Il cherche encore; il essaye des routes
diverses entre lesquelles il n'a pas encore fait de choix. Il ira plus loin
quand il se sera fixé et qu'il ne reviendra point en quelque sorte sur ses pas
-pour repartir à nouveau.
La personnalité de M. Mercié est plus accusée et plus ardente; c'est
un méridional de Toulouse, par là plus Espagnol qu'Italien, et ce qui le
touche le plus, c'est le mouvement passionné et pittoresque. Dans son
96 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
David tirant du fourreau Tépée libératrice, il s'était trop préoccupé de
reproduire les dessins et le repoussé commun des fourreaux d'argent
algériens; mais le groupe épique du Gloria victis est d'une ligne générale
hardie et très harmonieuse , au-dessous de laquelle ne descendent pas la
belle envergure et le grand air de la Renommée du faîte du Trocadéro;
on la juge mieux depuis qu'on l'a vue gravée et qu'à cause de cela on
peut la mieux lire malgré la distance. Au dernier Salon il fallait attendre
que le Gtmie des Arts fût en place pour le juger définitivement. La Muse
qui conduit le cheval pouvait s'etîacer; le Génie assis sur l'aile de Pégase
pouvait ne pas tenir. Depuis qu'il est à sa place , en haut du pavillon
Lesdiguières , ou plus exactement au-dessus du passage du quai du Car-
rousel, il a pris toute sa valeur. Ce grand espace autrefois vide est bien
rempli maintenant. Peut-être eût-il mieux valu que l'architecte eût modifié
ses pieds-droits latéraux, qui n'ont pas plus de hauteur que le rayon de
l'arcade, ce qui les fait paraître petits et comme écrasés, et qu'il eût in-
scrit le nouveau bas-relief dans un cercle ; mais ce défaut peu important
ne vient pas du sculpteur. Il a aussi bien compris les nécessités de Téloi-
gnement en détachant sa composition sur un fond d'or et en donnant à
son bronze une patine fauve claire, au lieu d'une patine brune, qui en
eût éteint les plans. Avec les rayons obliques du matin et de l'après-midi,
son œuvre se précise à merveille et ajoute à la beauté de la façade de cette
admirable galerie. Il y a montré un tempérament pittoresque, vraiment
décorateur et architectural, qui sait concevoir et traiter ce qui est nécessaire
pour une place et pour une hauteur données ; c'est un mérite d'invention
et d'appropriation bien plus rare qu'on ne le pense.
M. Chapu est d'une autre race. 11 est plus fin. plus délicat et plus
féminin. Depuis les deux cariatides de l'entrée de la nef des machines à
l'Exposition universelle de 1867, il a créé bien des figures dont on se
souvient. La jeune fille du tombeau de Regnault , la Pensée du bas-relief
funéraire de M"'" d'Agoult, sont entrées dans la mémoire de tous et ne
s'oublieront pas. Cette année , on revoit la belle statue de Berryer debout,
où la robe de l'avocat , posée sur les épaules , ajoute la largeur de la dra-
perie à la ressemblance typique de l'habit boutonné jusqu'au cou, et l'on
voit pour la première fois les deux élégantes figures assises de la Fidélité
et de VEloquence; elles doivent en accompagner le piédestal et faire pyra-
mider le monument, qui sera l'honneur de la salle des Pas-Perdus. Ce
qui est là, comme ailleurs, le caractère propre et le don de M. Chapu,
outre l'élégance de la pose et sa façon légère de draper et de suivre les plis,
LA SCULPTURE. f)7
c'est une poésie tendre, rêveuse et émue. Le type de ses femmes est mo-
derne ; leurs cheveux fins et droits sont des cheveux blonds ; leurs yeux
SOURCE DE POÉSIE, PAR M. E. GUILLAUME.
(Dessin de M. A, Gilbert.)
sont bleus et très clairs ; leur teint est blanc , leur front pur ; leur chair a
la légèreté soyeuse et brillante des dernières années de la jeune fille encore
naïve. L'une des plias heureuses figures de M. Chapu s'appelle \a Jeii-
7
r)8 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
nesse; c'est bien la jeunesse qui est sa muse , et qui l'inspire de sa grâce
et de sa fraîcheur.
11 me reste à parler de M. Guillaume et de M. Dubois. Ce sont deux
maîtres qui mériteraient tous deux d'être étudiés à part et complètement;
mais, comme tous ceux qui parlent ici de l'Exposition universelle, il faut
forcément se restreindre. Cela est plus facile avec eux qu'avec d'autres,
parce qu'on est sûr de les retrouver ; ils n'ont pas seulement le talent , ils
ont la fécondité.
M. Guillaume, qui est Bourguignon comme Rude et Jouflfroy, est
sorti de l'atelier de Pradier , qu'on ne lui donnerait pas pour maître. 11 a
l'élégance plus haute et plus fière ; il est sain, profondément consciencieux,
souvent grave, toujours élevé. Le caractère principal de la vieille école
des sculpteurs des ducs de Bourgogne est la vigueur robuste. M. Guil-
laume est de leur race; il a une solidité foncière qui met le mûrissement
du travail au service de son inspiration. Il pense , il sent fortement; il éta-
blit ses figures du premier jet d'une volonté tellement formelle qu'elle
s'impose et qu'on ne les voit pas comprises d'une autre façon, mais elles
n'en sont pas moins étudiées et comme revues avec le soin le plus sévère,
et ce qu'on appelle le morceau, qu'on ne voit pas du premier coup parce
qu'il se perd dans la grandeur de l'effet général , est aussi fait et aussi
poussé que s'il devait être le mérite principal. Chez d'autres le morceau
est tout; chez M. Guillaume il est, comme il doit l'être, au service de
l'ensemble et de l'impression.
C'est en i852 que M. Guillaume a exposé pour la première fois, après
avoir eu le grand prix en 1845; il manque donc ici une grande partie de
son œuvre, entre autres YAnacrcon, le Faucheur, le Tombeau des Grac-
ques, le 'Colbert de Reims, mais son exposition est nombreuse. Outre les
bustes, où le caractère individuel est toujours saisi avec l'expression intel-
lectuelle la plus haute , il y a le groupe des deux mariés antiques assis et
se tenant la main, qui est d'une gravité et d'une solennité juridique toute
romaine; \q Bonaparte, lieutenant d' artillerie, qu'on a vu en plâtre en 1870,
et qui est aujourd'hui en bronze argenté; le Ingres à demi-corps de l'École
des beaux-arts, dont la tête vaut les portraits que le maître a faits de lui-
même; les deux termes d'homme et de femme des Salons de 1875 et 1877,
qui sont destinés au nouvel hôtel de ville. Je regrette de n'y pas voir le mo-
dèle du Gluck , de l'Opéra, le bronze du Rameau de Dijon, surtout la
figure de la Source de Poésie, assise sur un rocher, qu'on n'a vue qu'au
Salon de 1873. La femme est rare dans l'œuvre particulièrement virile
LA SCULPTURE. 99
de M. Guillaume, et la noblesse de cette belle figure eût fait ressortir
la souplesse et la variété que le talent de l'artiste joint à la hauteur
DUB015.
NARCISSE, PAR M. PAt
(Dessin Je M. Bocourt; gravure de M Chapon.)
de la forte unité de son œuvre. Dans le modèle du Saiut Louis assis
au palais de justice, dans les Anges et les bas-reliefs de la vie de Sainte
loo L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
Vûlère et de Sainte Clotilde, exposés dans le pavillon de la ville de Paris,
il s'est souvenu, sans pastiche puéril, de la simplicité des poses des
imagiers du moyen âge. Dans les Gracques et le Mariage, il a été
Romain avec une autorité bien pénétrante. Dans la Poésie, en par-
tant du souvenir de ces adorables terres cuites qui sont un monde de
statues, il a touché à la beauté grecque, mais partout il a mis sa marque
et un caractère fortement personnel, qui n'a rien de Fimitation et de la
copie.
h' Orphée , qu'on voit cette année pour la première fois, apporte une
note nouvelle. L'élégance nerveuse de l'art italien du xv" siècle a dû pas-
ser dans l'esprit du sculpteur, et cependant c'est de toutes ses œuvres
celle cjui a le sentiment le plus moderne et le plus passionné. Orphée,
nu, debout, et dont un petit fauve lèche les pieds, élève le bras droit,
comme s'il obéissait à un sentiment de triomphe inconscient, et tient de la
main gauche sa longue lyre, qu'il faisait résonner tout à l'heure, et dont
l'ébranlement vibre encore dans sa poitrine et dans son visage. La tète ,
où respirent l'ardeur muette et le bouillonnement de l'enthousiasme inté-
rieur, est encadrée de longs cheveux féminins ondes, qui sont entre-
mêlés de feuillage, et cette large coifllire, librement épaisse, plonge dans
l'ombre le front et les yeux. Ce n'est encore que le plâtre, mais on voit
d'avance l'effet supérieur du marbre, dont la lumineuse blancheur, mon-
tant des pieds à la tète sur la surface unie de ce beau corps droit, sera
rompue au milieu du visage par cette couronne de pénombre, qui donnera
toute leur intensité à l'intelligence du front et à la passion étrange et
profonde du regard. Par là, ce n'est plus une ligure d'homme, mais celle
du l'a tes.
AL Paul Dubois est aussi d'un pays de sculpteurs. Il est Champenois,
et il ne contredit pas aux caractères de l'aiicienne école, à laquelle il vient
ajouter sa valeur. Simart, qui est de la même province, a été modilié par
l'influence d'Ingres; mais ce qui caractérise l'école troyenne, au \\i' siècle
du temps de François Gentil, au xvn' avec Girardon, c'est une certaine
douceur aimable et aisée, la recherche des formes rondes et coulantes, par-
dessus tout, en particulier à la Renaissance , l'amour de la jeunesse fraîche
et pleine, ce qui vient du type du pays où les femmes, qui gardent une
expression agréable d'intelligence et de bonté, deviennent assez ordinaires
comme traits, après avoir commencé par une floraison charmante quand
elles sont encore jeunes filles. Avec en plus un sentiment impressionné par
les effluves contemporains, dont la date sera dans l'avenir plus visible
LA SCULPTURE. ,o,
qu'aujourd'hui, M. Dubois a parmi ses dons la jeunesse et la grâce, natu-
relles à ses origines.
C'est en i863 qu'il a débuté par un petit Saint Jean-Baptiste échevelé ,
un peu plus tapageur qu'ardent, mais pétillant de vie, et par une bien
ENSEMBLE DU TOMBEAU DE LA MORICIÈRE, TAR M. PAUL DUBOIS.
(D'après un dessin de M. Boiiie.)
belle statue de Xarcisse, fruit de l'étude de la grande sculpture antique.
La légende de Narcisse en fait vraiment un bellâtre presque malhonnê-
tement ridicule; puisqu'il était si beau, il aurait mieux fait d'aimer une
belle fille et d'avoir de beaux enfants. Le moderne sculpteur lui a donné
un caractère masculin et sérieux ; c'est un baigneur debout qui ôte sa chla-
102 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
myde avant de descendre dans le fleuve qui coule à ses pieds; au lieu de
s'y mirer sottement, il semble plutôt penser et rêver au milieu d'un mou-
vement indifférent dont il ne se préoccupe pas. Avec la simplicité de ses
lignes, ce beau Narcisse, qui a reparu en marbre au Salon de 1874, reste
l'œuvre classique du jeune maître.
Elle fut suivie en i865 du fameux CluDitviir florentin , qui fut acclamé ,
même un peu au-dessus de sa valeur. C'était une aimable figurine que ce
jeune garçon en bonnet conique, au pourpoint serré et aux chausses col-
lantes, comme on en voit sur les murs des églises de Florence, dans les
fresques de Lippi ou de Ghirlandajo; mais le succès auprès de tout le
public avait quelque chose d'inquiétant. L'artiste, qui ne l'a pas mise au
Champ de Mars, pouvait, entraîné par cet engouement, continuer dans
le même sens et verser dans le genre et dans l'anecdote. Heureusement
VEve naissante du Salon de 1873, qui méritait plus de succès et qui
en eut moins, vint calmer ce qu'on aurait pu concevoir de craintes. Elle
est charmante dans l'innocent rayonnement de sa nudité naïve et in-
quiète. M. Dubois a bien fait de la montrer de nouveau; on est heu-
reux de la revoir, et le seul regret qu'elle inspire c'est de ne la pas voir
en marbre.
Depuis', le sculpteur s'est consacré à une œuvre importante, le Tom-
beau du général La Moriciére, dont il ne s'est distrait que pour peindre
quelques portraits et modeler quelques bustes. Ce grand tombeau est
l'honneur de l'Exposition de la sculpture française au Champ de Mars,
mais il faut convenir qu'il y est exposé de la façon la plus déplorable,
dans un appentis étroit, bas et sombre, où il semble comme relégué. Sa
place naturelle, car il la méritait, était le centre du grand vestibule d'en-
trée en tète de l'Exposition des Beaux-Arts. Il est destiné à figurer dans la
cathédrale de Nantes, et la nef du vestibule l'aurait mis dans les condi-
tions où il se trouvera dans l'église ; elle lui aurait donné les reculées
nécessaires et l'aurait encadré comme il convenait par la largeur de la
galerie et la hauteur de la voûte. C'est une injustice et une sottise de
lavoir confiné dans un coin, mais l'œuvre est d'un ordre assez élevé et
assez frappant pour pouvoir être appréciée et admirée comme elle est
digne de l'être.
L'architecture, œuvre de AL Boitte, est heureuse, sans rien avoir de
très original. Les colonnes de marbre noir, dont le contraste s'atténuera
dans un grand espace, viennent des tombeaux français de la fin du
xv'' siècle, à la suite de celui de Henri II ; la disposition générale sort de
LA SCULPTURE. io3
celui de Louis XII, et le parti des élégants bas-reliefs méplats s'inspire des
bas-reliefs décoratifs de l'art italien duxv' siècle. Quand le monument sera
dans la cathédrale, peut-être trouvera-t-on sèche la ligne supérieure du
plafond; dans tous les grands édicules funéraires de ce genre, à la suite
desquels il se met, il y a toujours un couronnement pyramidal formé par
une ou plusieurs figures agenouillées. Un défaut plus réel, c'est que les
figures des angles ne sortent pas assez de l'architecture, et ne lui sont pas
absolument indispensables. Elles ont si peu de place pour s'y asseoir que
le monument pourrait exister sans elles, alors qu'elles en sont la partie
vraiment principale et la raison d'être. Ce sont elles qui lui donnent son
sens, son enseignement et son éloquence.
Ce sont, on le sait, deux hommes et deux femmes. Le Courage mili-
taire et la Charité, qu'on a vus en plâtre au Salon de 1876, sont ici en
bronze ; grâce aux gravures et aux réductions , ils sont maintenant popu-
laires, si le mot est possible à propos de ce bel art, dont les masses com-
prennent si peu la langue. Les deux nouvelles figures sont la Foi et la
Méditation. Elles ne sont encore qu'en plâtre, et pour la foule on aurait
peut-être bien fait de les noircir pour avoir, en pendant des deux bronzes,
l'équilibre delà note de couleur. La Foi est une jeune fille à longue robe
collante et sans plis , les bras et la tête élevés au ciel dans un mouvement
sincère et passionné ; on sent et l'on voit sa pensée et sa prière monter au
ciel. La Méditation, qui, grâce à la tablette sur laquelle s'appuie le per-
sonnage, pourrait aussi bien s'appeler l'Histoire, est un vieillard amaigri
par l'âge et absorbé dans des réflexions sévères. Il a autant de calme que
Va. Foi d'ardeur, et ces deux statues sont dignes des premières, dont on ne
les séparera plus désormais. Elles ont conquis la même place dans le sou-
venir, et il est inutile d'insister.
Après ce grand travail, M. Dubois doit en faire un autre tout ditfé-
rent et d'une importance presque aussi grande. Le duc d'Aumale lui a
demandé pour Chantilly la statue équestre d'Anne de Montmorency , et
elle doit être élevée sur le plus bel emplacement et dans le plus noble
cadre, au-dessus de la montée des terrasses, dans Taxe de l'allée gigan-
tesque qui perce la forêt et dont elle marquera l'entrée. On a, dans l'His-
toire de la maison de Montmorency, d'André Duchesne, une gravure de la
statue élevée en 16 10, à Henri de Montmorency, et détruite à la Révolu-
tion. Il est naturel aujourd'hui de remplacer la statue du fils par celle du
père plus considérable; mais comme l'ancienne statue était en armure, il
est probable que M. Dubois ne changera pas ce parti dans la nouvelle.
104
L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
Après le tombeau de Nantes, c'est aussi un beau sujet que le vieux coa-
nétable sur son cheval de guerre; M. Dubois y trouvera certainement
Toccasion d'ajouter encore à une réputation qui n'est plus à faire et de
donner un digne pendant à l'œuvre dont nous venons de parler.
ANATOLE DE MONTAIGLON.
LES
ÉCOLES ÉTRANGÈRES DE PEINTURE
ALLEMAGNE
On me permettra de répéter d'abord
en quelques lignes ce qui, dans la Gaiette
et ailleurs, a été souvent dit à propos du
m(3uvement artistique allemand qu'on a
vu surgir au début de ce siècle.
L'art des rénovateurs de 1810, en
Allemagne, s'est appelé art national. On
connaît ses visées ; il tenta de reproduire
toutes les idées de la philosophie histo-
rique, de la poésie, de l'archéologie, de
la mythologie et de la philologie compa-
rées. La place et le rôle de l'Allemagne
dans le monde, à partir de ses origines
mdiennes jusqu'à nos jours, voilà ce que
l'art allemand devait montrer et célébrer.
La Bible, les contes de fées, les légendes
du Rhin, les Niebelungen, le Christ, Lu-
ther et les Grecs, considérés comme les
oncles des Allemands, formèrent le ba-
gage et le personnel de ce qui fut l'art
néo-chrétien, puis devint le romantisme.
Le moyen âge, quelque peu défiguré, fut le grand magasin de décors et
de costumes où s'approvisionnèrent les rénovateurs de 1810. On sait leurs
noms : Cornélius, Overbeck, qui inventa le préraphaélisme avant les An-
glais, Veit, Schadow, Kaulbach, Bcndemann, Schnorr et bien d'autres à
io6 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
leur suite, Begas,Schwind,Steinle, qu'influença ensuite Gallait, Hess, Koch,
Fuhrich, jusqu'au professeur Wislicenus, dont le tableau i Imagination
portée par les Réi'es pourrait passer pour l'enseigne de tout le mouvement.
II y eut aussi quelques tendances coloristes à travers les écoles de la
pensée pure. Begas fut élève de Gros, et les œuvres jaunes, noires et rou-
geàtres de Paul Delaroche, de Léon Cogniet, de Robert Fleury, de Heim,
de Monvoisin, puis de Devéria, issus en partie, eux aussi, de la peinture
de Gros, infiltrèrent quelques-unes de leurs colorations dans les ateliers
d'outre-Rhin, où, en revanche, notre Ary Schetî'cr et notre Flandrin pui-
sèrent des inspirations trop sévères, trop spiritualistes. Le pavillon de la
ville de Paris nous montre justement quelques-unes de ces toiles, aujour-
d'hui si vieilles et si curieuses, des Cogniet, des Robert Fleury, des Heim,
des Delaroche, et ïon peut reconnaître qu'il en reste quelque réminiscence
dans l'ensemble de l'art allemand. AL Makart, le Viennois, par exemple,
s'en ressent très nettement, quand même il n'en aurait subi l'action que
par l'intermédiaire de son maître, AL Piloty, ou du Belge Gallait. Corné-
lius, Overbeck, Veit, furent de véritables apôtres; ils en eurent le langage,
qu'ils empruntèrent à la Bible. Dès i83o, leurs disciples, leurs catéchu-
mènes constatèrent avec douleur et horreur qu'une réaction de la pein-
ture contre la pensée pure s'accentuait en Allernagne. Non seulement
hérésie coloriste au sein même du romantisme de 1810, mais culte nou-
veau et scepticisme menaçaient l'église artistique.
La célèbre galerie du baron de Schack, à Munich, contient principa-
lement des spécimens fort intéressants du talent de tout le groupe roman-
tique. A la galerie de Schack on peut opposer la galerie de AL Ravené, à
Berlin, qui révèle tout un autre courant d'idées et d'art, le courant fami-
lier. En ert'et, à côté du mouvement retentissant des romantiques et de
leurs ambitieuses compositions, une pensée non moins nationale créait un
autre mouvement, modeste d'abord, mais qui devait dominer l'autre et lui
survivre.
D'abord, à Berlin, une légende historique beaucoup plus rapprochée
de nous que celle des Niebelungen, légende presque toute fraîche, encore
palpitante, celle de Frédéric le Grand, en un mot, engendra à l'Allemagne
deux artistes supérieurs, le sculpteur Rauch et le peintre Menzel.
Le monde des soldats, qui est un monde populaire, la personnalité
de Frédéric 11^ familière et bizarre comme celle d'un bourgeois de Holf-
mann, ramenaient d'une pente naturelle les artistes vers la vie réelle, vers
les sujets de la vie contemporaine.
F A Kaulbach pini.rt éd.
Gazette des Bcaui-Arts
JEUNE FEMME AVEC SON FILS
EXPOSITIOW UKIYERSELLE
Itnp A- Qaantin
LA PEINTURE EN ALLEMAGNE. 107
A Dusseldorf, avec Bendemann, qui jeta sur le moyen âge un regard
pieux, mais un peu froid, il y eut un des deux Schadow qui, à travers son
spiritualisme, pensa davantage à la peinture. Des centaines de jeunes gens
ne se pressèrent pas impunément au pied du vieux château sur les bords
FIGURE DE LA « FONDERlt » DE M. MEN2EL,
(Dessin de l'artiste.)
du Rhin. Il y en eut qu'anima le sentiment de la vie et de ses saveurs. Le
paysage archéologique et noble des Rottmann et des Preller, de Munich,
ne suffisait plus. On s'enrôla, en attendant, sous la bannière de Lessing
et de Schirmer, gens sages, sérieux, idéalistes, admis seulement par la
nature à ses paysages de cérémonie et non dans son intimité.
io8 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
L'art dur, efforcé, compliqué des rénovateurs de 1810, malgré cer-
taines grandes lueurs d'énergie, de pensée et de poésie qui jaillirent de ses
flancs, et surtout des flancs de Cornélius, menaçait d'être à son tour un
dogme académique.
En peignant sur les murs de la Pinacothèque, à Munich, le cerbère
académique aux trois têtes de professeurs emperruqués, que Cornélius et
ses amis mettent à mal, le célèbre Kaulbach figurait, sans s'en douter, une
image éternelle qui pouvait un jour se retourner contre les siens.
Mais Kaulbach lui-même passa à l'ennemi. Il encouragea les colo-
ristes et les familiers; il fut des leurs. Il tint à avoir pour successeur, à
l'Académie, son élève et ami, M. Cari Piloty, que les fidèles de Cornélius
flétrissaient en l'appelant le Réaliste, parce que l'auteur de la Mort de
Wallenstein et du Néron incendiant Rome avait fait reluire un diamant,
jusqu'à l'illusion du trompe-l'œil, .au doigt du fameux général de la guerre
de Trente ans. Kaulbach confia expressément son neveu Auguste à
M. Cari Piloty pour que celui-ci en fit un coloriste, et celui-ci en a fait
un charmant coloriste.
Des centaines de jeunes gens, à Munich comme à Dusseldorf, vou-
lurent échapper aux théories piétisto-philosophiques de M. de Bunsen et
aux synthèses de Frédéric Schlegel, pour jouir enfin à leur aise de la pein-
ture et de la nature, si faire se pouvait.
On alla à Venise, on alla à Anvers, on regarda les Français et les
Belges. Les Expositions universelles de i855 et de 1867 secondèrent les
échanges et les progrès artistiques. Celle de Munich, en 1869, fut plus
décisive encore. Les Allemands y admirèrent Courbet et s'émerveillèrent
de nos paysagistes et de nos animaliers.
Dans les collections public^ues ou privées de l'Allemagne on ren-
contre un petit nombre de noms français : Robert Fleury, Couture, Dela-
roche, Horace Vernet, Jacquand, Lcopold Robert, Biard, Rosa Bonheur,
Eug. Lepoitevin, Troyon, Gudin, Cabanel, Charles Muller, Fromentin,
Meissonier, Gérome. On peut retrouver à l'Exposition actuelle des traces
qui prouvent que les peintres allemands, y compris M. Edouard Charle-
mont, qui a envoyé le Gardien du sérail à notre Salon, ont fait plus d'une
station devant les toiles de ces Français. Edouard Hildebrandt était un
élève d'Isabey, et il y a aussi des souvenirs d'Isabey dans quelques
tableaux de TAlIemagne.
Le Belge Gallait a été pendant longtemps un dieu dans certains ate-
liers d'outre-Rhin, et il s'y est transfusé en plus d'un pinceau. Beaucoup
1,0 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
des œuvres germaniques ressemblent maintenant à celles qui sont Tex-
pression courante et moyenne de la peinture française ou belge.
D'autres influences ont agi sur les artistes allemands. Des splendides
Rubens de Munich rien n'a transpiré en eux. La note allemande est conte-
nue et les débordements de lumière du grand Flamand ne l'accommodent
pas. M. Lenbach, pourtant, a copié les Rubens de ^Munich. Mais c'est
Rembrandt, ce sont les Hollandais, avec leurs tranquilles et fortes enve-
loppes, qui semblent avoir frappé les peintres d'outre-Rhin et qu'ils ont
transposés, le plus souvent, dans une gamme moins vive, sans leurs har-
monies si grasses, si chaudes, si intenses.
Aujourd'hui enfin, quand les organisateurs de l'Exposition ont voulu
montrer Vart national, ce n'est plus au romantisme qu'ils se sont adressés;
c'est au genre familier, sentimental ou gai, au portrait, au paysage, à
quelques scènes modernes qu'ils ont demandé l'expression de cet art
national. On voit quel changement s'est fait.
L'exposition allemande ne montre cependant pas toutes les tentatives
de l'art actuel. On n'y a point admis ceux que nous nommerions des
réalistes ou peut-être des intransigeants Les partisans de l'école roman-
tique de leur côté, ni les peintres d'histoire n'ont eu toute la place qu'ils
désiraient. On a beaucoup réclamé, et des plaintes ont été portées jusque
dans le giron du prince de Bismarck. Les peintres militaires n'ont pu se
montrer. En résumé, il y a en Allemagne, de même que chez nous, trois
ou quatre cents noms de peintres; un tiers à peine a trouvé place à l'Expo-
sition. Mais aussi, sauf bien peu d'exceptions, les oeuvres exposées pro-
viennent des collections publiques ou privées. Elles sont triées sur le
volet. Parmi les cent seize peintres à qui on les doit, on ne compte pas
moins de trente et un professeurs des Académies, et tous sont connus et
estimés dans leur pays.
Il est certain que nous sommes ici en face de gens qui gardent le res-
pect et la loyauté de l'art. Ils ne cherchent pas à forcer l'œil, ils ne font
aucun tapage. La note générale est contenue, sobre, discrète. Elle repose
d'ordinaire sur une tonalité brune mêlée d'un peu de roux. L'exécution
dans la plupart des toiles est bonne ou convenable, souvent nette, pous-
sée, tout au moins soutenue. L'esprit des artistes paraît calme, sérieux,
recueilli, à demi mélancolique, sauf quelques accès de gaieté çà et là, et
enfin très clair. L'Allemand nuageux de nos traditions a disparu, ou bien
il a été mis à la porte de la salle qu'a si bien ornée et disposée M. Gédon,
un sculpteur qui est devenu un remarquable décorateur en architecture.
LA PEINTURE EN ALLEMAGNE. m
Qu'on prenne les œuvres dont le sujet est le plus romantique : \a Danse
macabre de M. Spangenberg, et la Poursuite de la Fortune par M. Hen-
neberg, Fidée y reste parfaitement claire. Dans ce dernier tableau, par
exemple, la Fortune voltige sur une bulle de savon ; par là on explique
combien elle est illusoire et peu durable ; un cavalier avide court après elle ;
il a lâché la bride du cheval , et il s'élance sur une planche étroite, au-dessus
d'un précipice. Nul ne saurait méconnaître l'imprudence et l'aveuglement
de ce cavalier. 11 a perdu toute notion d'humanité, puisqu'il a renversé
une femme en passant. Pour que le spectateur ne garde aucun doute sur
les périls qui entourent et la fin qui attend ce misérable chevaucheur, la
Mort est derrière lui, mais il ne voit rien : ni la mort, ni le précipice, ni
la femme renversée... L'intention entasse ici tant d'éclaircissements qu'elle
en devient un peu ridicule.
Volontiers l'on blâmerait ces peintres d'être trop clairs. Ce n'est pas,
en effet, l'obscurité qu'on peut reprocher aux rénovateurs de 1810. Ils ont,
au contraire, toujours /^e^yé sur l'idée, et c'est la surcharge d'incidents des-
tinés à commenter cette idée et à n'y rien laisser de sous-entendu qui
trouble et embrouille le spectateur, alourdit et rend inanimées leurs com-
positions.
Sur la table des albums, les résultats de la lutte entre le vieil esprit
et le nouveau se montrent bien frappants, bien curieux à noter. Là se
trouvent, entre autres, le conte de Cendrillon et le conte des Sept cor-
beaux et de la Sœur fidèle illustrés par Schwind, à côté du poème comique
de Henri de Kleist , la Cruche cassée (Der zerbrochene Krug), illustré par
Menzel. L'entrain, l'observation, l'imprévu, la lumière, l'esprit, la vie,
celui-ci a tout. Schwind imaginait, au contraire, de complexes com.posi-
tions qui se meuvent péniblement à travers des arceaux gothiques, sans
air, sans liberté, solennelles, guindées jusque dans les essais de comique,
et, si l'affirmation pesante du sujet en exclut du moins la fadeur, si les
qualités de conception se laissent apercevoir à l'homme qui regarde avec
patience, la différence entre ces images et celle de la Cruche cassée n'en
reste pas moins la même qu'entre des figures de cire et des êtres
vivants.
Depuis 1867 et surtout depuis i855, le personnel de l'art allemand
s'est beaucoup renouvelé, et nombre de célébrités, autrefois consacrées,
ont disparu ou se sont abstenues. Quelques-unes, telles que MM. Preller :
(qui est mort), André et Oswald Achenbach, Lessing, Leu, Gude, paysa-
gistes, Grasb avec ses intérieurs d'église, Jordan, Schlœsser, amis des:
112 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
scènes paysannes, font encore ce qu'on appelle une très honorable figure,
mais enfin le terrible arrêt : place aux jeunes, a été prononcé en Alle-
magne comme ailleurs. Quelques grandes ou charmantes individualités,
en revanche, n'ont point perdu de terrain.
De la peinture monumentale, de ces fresques qui couvrent les murs
des monuments publics, des habitations particulières, des grands cafés
et des concerts, nous ne pouvons juger à Paris. La pluie, le vent, l'air
aigre ont beau effacer ces fresques, les Allemands ont fait de celles-ci
leur chose, et, quand elles s'effacent, on les repeint. L'art de 1810 est par
là condamné à périr en grande partie. 11 est vrai qu'en Allemagne comme
en Angleterre, depuis quelques années, on s'inquiète de procédés conser-
vateurs de la fresque. M. Maclise à Westminster a essayé d'une espèce
de détrempe particulière, et M. Piloty préconise, dans les ateliers de
Munich, pour la décoration murale, une sorte de peinture à l'eau, d'aqua-
relle en grand, dont on est jusqu'à présent fort satisfait.
Ces explications données , je commencerai par parler de deux hommes
remarquables qui ne furent point remarqués à l'Exposition de 1867,
MM. Lenbach et Bœcklin.
Un charpentier de Schrobenhausen, village de Bavière, employait,
il y a quarante ans environ, son fils, encore enfant, à barbouiller les so-
lives et les pans de bois des maisons de paysans qu'il construisait.
Une des plus ardentes vocations de peintre , qu'on ait vues en ce
temps-ci brûlait chez l'enfant. Avec les grosses couleurs du charpentier,
il se mit à peindre les gens et les bètes qu'il voyait autour de lui. On lui
parla du Musée de Munich et de ses merveilles. 11 voulut y aller voir, et
partit un jour, nu-pieds , avec quelques sous dans sa poche, pour la capi-
tale bavaroise. Il contempla les tableaux, et, de retour au village,
obséda son père jusqu'à ce qu'il en obtînt la permission de vivre à
Munich. Le charpentier faisait à son fils une pension de quinze sous
par jour.
Le jeune homme se présenta chez M. Piloty, qui s'intéressa à lui et
le fit admettre parmi les élèves de l'Académie , où l'on eut quelque peine
à le garder, parce que le disciple eut lui-même beaucoup de peine à se
plier à la méthode de l'enseignement.
M. Lenbach commencera maintenant, je le pense, à paraître inté-
ressant.
11 retourna dans son pays, après ses études faites, et y peignit, avec
une sorte d'ivresse, des figures de paysans comme au temps de son en-
LA PEINTURE EN ALLEMAGNE.
ii3
fance. Un berger endormi , qui appartient au baron de Schack , date de cette
époque. M. Piloty, homme d'un caractère généreux, d'un esprit supérieur,
véritable protecteur des jeunes talents, emmena, à ses frais, M. Lenbach à
lviM\w^,
àOLITODE, PAR M. FREDERIC DE 5CHE^
(Dessin de l'artiste.)
Rome. C'est d'après des études peintes au pied de l'arc de Titus que
celui-ci, revenu à Munich, exécuta un tableau qui fit sa réputation et que
possède le comte Palfy, de Pesth. Le succès lui valut d'être nommé
professeur à l'Académie de Weimar, où il se lia avec M. Reinhold Begas,
sculpteur, et M. Bœcklin, peintre, tous deux professeurs aussi. Les trois
amis ne tardèrent pas à donner leur démission. Le professorat leur faisait
i,^ L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
perdre un temps précieux que l'art seul leur paraissait réclamer. M. Bœc-
klin, homme tourmenté de recherches singulières, intluença un moment
M. Lenbach et faillit rentrainer dans sa propre voie.
M. Lenbach revint à Munich, où il copia quelques-uns des Rubens
de la Galerie royale. Ces copies étaient belles ; on lui en demanda d'autres ,
et il partit une seconde fois pour Tltalie, où il en exécuta de nouvelles,
entre autres d'après Titien. Il se rendit ensuite en Espagne^ tantôt copiant
Velasquez et Murillo, tantôt peignant de beaux portraits. Il se lia avec
Ricard durant cette période de sa vie.
En 1867, il eut une troisième médaille à FExposition universelle, où
le grand prix fut décerné à M. Knaus, où M. Menzel obtint la croix et
une seconde médaille, M. Piloty une première médaille, M. Gude une
seconde médaille, MAI. André Achcnbach et Fagerlin des troisièmes
médailles.
En 1S69, à propos de l'Exposition de Munich, M. Mùntz a signalé
pour la première fois M. Lenbach dans la Gaiette. Le portraitiste alle-
mand est aujourd'hui très célèbre ; il est devenu le peintre des princes et
des souverains. Son portrait de l'empereur d'Autriche a figuré à l'Exposi-
tion de Vienne. Un dernier trait peindra M. Lenbach à son tour. Si une
tète lui plaît, qu'elle soit illustre ou non, il se refuse à recevoir de l'argent
pour le portrait. Enlin il est le peintre du monde wagnérien. On a de lui
uti Wagner de profil et la figure de M"'" de Bulow. Pourtant, selon la
chronique , il n'aimerait pas la musique de Bayreuth.
Au Champ de Mars, on discute beaucoup M. Lenbach. Il est difficile
d'être plus personnel, en conservant la marque de la peinture qu'on a
copiée et des artistes qu'on a fréquentés.
Ce qui me frappe dans le portrait du chanoine DoUinger, le chef,
comme on sait, du parti vieux-catlioliqiie , et surtout dans celui du baron
de Liphart, c'est une singulière attache avec l'homme rouge de M. Mil-
lais et avec la tète de femme de M. Ferdinand Gaillard. Voilà trois
artistes, un Allemand, un Anglais, un Français, que la physionomie
humaine émeut profondément et qui , la sentant chacun à sa façon , n'en
arrivent pas moins à un commun rendez-vous de peinture, d'exécution,
de vision. Curieuse loi organique qui gouverne les esprits et en fait une
même famille, malgré les races et les distances !
M. Lenbach exprime à un haut degré le mordant d'une figure, la
vivacité, la profondeur humide des yeux, le caractère, l'accent de la
bouche et de l'oreille, se complaisant librement à appuyer sur tel ou tel
\;.i..V
ii6 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
trait qui le séduit davantage. Son exécution est singulière, peu soucieuse
de faire tourner correctement un plan, de laisser de la transparence dans
les ombres. Tantôt elle est fluide ou boueuse, tantôt épaissie et saccadée.
Mais il a pleine et profonde impression de Thomme et de ce qui domine
dans son visage, dans sa tournure. Ses portraits de femme ont un grand
sentiment de grâce et de charme qu'il faut cependant aller chercher sous
un mélange assez alourdi de souvenirs de Rembrandt et de Jordaens, et
sous une lumière un peu blafarde; mais aigu, individuel, neuf dans l'assi-
milation de ce qu'il a pu voir, peinture ou nature, est l'artiste.
Pelure d'oignon, disent les uns ; grande aquarelle vernie du système
Piloty, disent les autres; peinture beurrée, persillée, à la maître d'hôtel,
ajouterais-je! Tout ce qu'on voudra. L'artiste qui s'appelle Lenbach est
une personnalité, un homme hors rang.
M. Bœcklin, né à Bàle, se voue aux mythologies et aux ermites. Il
comprend les mythologies d'une façon particulière ; c'est un romantique
coloriste ou plutôt un bœckliniste. Il vit à part, il invente des couleurs,
il est dur pour ses confrères, il est excentrique, et il fait de belles choses
que le baron de Schack enferme dans sa galerie. Il a beaucoup cherché,
quelquefois trébuché. A la fin, ce que nous voyons de M. Bœcklin cette
année, V Idylle marine, est très étonnant. A une fantaisie il a donné l'éner-
gie et la plénitude de la réalité, cas vraiment extraordinaire.
Ici les personnages sont si vigoureux de forme et de couleur, et cette
mer est si puissante avec sa houle écumeuse, ses flots que bleuit, en s'y
plongeant, la main de la nymphe, flots violets qui battent lents et lourds
sous un souftle d'orage, dont le fouet rassemble des nuées basses, sombres,
percées de lueurs blanches; œuvre d'un aspect étrange, désolé, menaçant
et formidable, d'où s'exhalent l'odeur et l'air salin de l'océan du Nord.
Les reproches porteraient sur de certaines lourdeurs qui se retrouvent
chez les peintres dont l'éducation s'est faite avant 1867 ou 1869, et même
chez presque tous les peintres allemands.
La hardiesse, la puissance et la violence de la facture sous une enve-
loppe générale, calme et pleine d'unité, m'arrêtent devant V Usine de
M. Menzel.
C'est une peinture ciirsii'e et presque dédaigneuse dans sa certitude ,
qui enveloppe rapidement les formes, ne cherchant que leur accent et
voulant étreindre d'un coup rimpression générale; une peinture dérou-
tante dans son allure bousculée en apparence, mais d'une sûreté absolue
et d'une grande sincérité dans les libertés qu'elle prend.
LA PEINTURE EN ALLEMAGNE. 117
M. Menzel, artiste de premier ordre, a voulu faire Tépopée de la fon-
derie.
Les feux orangés des fourneaux et le jour pâle du dehors, voilé par
une buée de vapeur, se combattent dans Fantre sombre et confus où
des bras, des têtes, des corps, des roues, des tringles, des charpentes.
FRAGMENT DU TABLEAU (( DEVANT l'ECLISE 1), PAR M. DE BOCHMANN.
(Croquis de rariistc.)
entremêlent leurs silhouettes, leurs détails à travers les lueurs et les
ombres.
Évoqué par les différentes clartés des foyers, car M. Menzel a
une véritable passion pour le feu et ses colorations variées, un peuple
d'ouvriers, la pipe à la bouche, les reins cambrés, les bras levés ou
te dos courbé, se raidit pour frapper, soulever, traîner. Des hommes
mangent dans le coin le plus noir; d'autres, demi-nus, se lavent et s'es-
suient.
Les gestes, les mouvements me rappellent Daumier. M. Menzel est
un profond obser^-ateur ; les forgerons qui se tiennent près des foyers ont
8 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
rLil très dilate et très brillant; je ne voudrais que ce trait pour me dire
que cet artiste connaît, saisit le côté caractéristique d'un milieu, dune
"'"Tès't très simple, très fort et très beau, en dépit des tons lourds et
salissants qui écrasent certains coins de cette toile.
Le Bal officiel du même peintre, tout petit tableau merveilleux de
poses, d'attitudes, de vérité, d individualité, et ses aquarelles dY-glise sont
fort remarquables.
M Menzel avait exposé, à notre Salon de 1868, son Couronnement du
roi Guillaume à Kœnigsberg, si important par le sens physionomiste des
innombrables figures qui remplissent la toile, et par cette sincérité d ac-
cent et d'art qui repousse toute fausse séduction, tout charlatanisme, tout
artihce. ,
De là pour certaines personnes de la dilîiculté à comprendre ce grand
talent. . f -tr^
M. Menzel est célèbre aussi pour ses illustrations, et il est peut-être
le premier illustrateur du temps.
A côté des œuvres de M. Menzel se trouve son buste sculpte par
M Reinhold Begas. Ce buste nous momre un petit homme, engonce dans
uncach,-n.zc,enhouppelandé dans un large paletot; un type allemand
par excellence, au grand front bombé, aux yeux enfoncés, a la bouche
tourmentée, volontaire, rechigné, bizarre, tout en intelligence et en origi-
nalité. C'est un sculpteur de bien du talent que M. Begas, et )e vois chez
lui de curieux rapports avec M. Lenbach, comme il me semble qu il y en
a entre M. Menzel et le sculpteur llauch. Le buste de M. Menzel et celui
de M- Hopfen, femme d'un littérateur distingué, ont à mes yeux le sen-
timent des peintures de M. Lenbach traduites en sculpture Et certes,
lorsqu'à Weimars-associèrent ces trois artistes, M. Lenbach, M. Bœckhn
et M. Begas, ils se connaissaient en hommes de valeur, et ils se sentirent
de même bord.
Destiné à une grande réputation, à moins qu'il ne soit discute avec
acharnement, est M. Leibl, plus jeune que les précédents. Il avait expose
au Salon de .869 un portrait de femme à la Rembrandt que remarqua plus
d'un artiste. L'année dernière, j'ai parlé de son portrait d homme. Ce por-
trait reparaît au Champ de Mars, accompagné d'un tableau qui représente
des paysans lisant le journal. De tous les peintres allemands, M. Leibl est
le facturier le plus étonnant. 11 manie le pinceau comme il veut. Il y a en
lui une de ces organisations vouées spécialement ù la fonction de peintre.
LA PEINTURE EN ALLEMAGNE. 119
comme celle de Courbet, et qui s'en vont tirant de la peinture les choses
les plus surprenantes. 11 faut voir au Salon deux tètes de M. Leibl, mode-
lées en pleine lumière , vrais chefs-d'œuvre de maître peintre de corpo-
ration, le donnant à faire en cent aux confrères.
Un portrait par M. Kolitz a aussi beaucoup de cette force et de cette
intensité des tons justes, francs et beaux qui rappellent le talent de Cour-
bet. La jeune critique allemande qualifie de génial M. Kolitz et lui recon-
naît une énergie très personnelle. Le peintre n'en est pas moins très attaqué
en Allemagne par certaines écoles.
Une nature morte de M. Hertel se rattache à cette catégorie des
robustes peintures.
La plus grande situation artistique en Allemagne paraît être celle de
M. Piloty, directeur de l'Académie de Munich depuis 1874.
Le talent du peintre, nous ne pouvons guère l'apprécier d'après son
Wallenstein en litière; page bien composée, dirait un esprit académique,
soigneusement dessinée, mais de tonalité fade. Peu d'années avant 1870,
on a vu à Paris, sur le boulevard des Italiens, le Néron de M. Piloty, qui
ne nous a pas laissé un souvenir bien émouvant.
L'Académie de Munich est la plus fréquentée de l'Allemagne; plus de
mille artistes se réunissent sinon dans son sein, du moins autour de ses
flancs. M. Piloty aura joué un grand rôle dans l'art contemporain alle-
mand. Coloriste secondaire personnellement, c'est lui qui pousse les jeunes
gens vers la couleur, c'est lui qui a encouragé et secondé les meilleurs pein-
tres ou plusieurs des meilleurs peintres du mouvement moderne. Il aura
présidé aux destinées artistiques de MM. Makart, Auguste Kaulbach, Gabl,
le plus fort des peintres de paysanneries, Kurzbauer, Defregger, qu'entoure
dans le Tyrol toute une colonie de peintres, Liezen Mayer, illustrateur de
Faust, Gabriel Max, Wagner et bien d'autres, y compris son frère, Ferdi-
nand Piloty, illustrateur de Roméo et Juliette, M. Lenbach et M. Leibl.
Il y a longtemps déjà qu'à travers les idéalistes de Dusseldorf surgit
M. Knaus, qui donna une vive impulsion aux tentatives coloristes.
M. Knaus, s'il ne réussit pas tout à fait du côté de la couleur et du côté
des morceaux de bravoure, garda un charmant esprit de grâce, de naïveté
et de gaieté jusqu'où personne encore parmi ses compatriotes ne paraît
avoir su atteindre.
Toutefois l'histoire de l'art dans l'Allemagne du Sud, depuis vingt
ans, n'est autre que l'histoire de l'école de Piloty, disait, dans un livre
récent, un critique allemand distingué, M. de Leixner.
L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
"° Donc après avoir parlé de M. PUoty, on doit s'occuper de ces colo-
ristes du Sud qui sont ses .élèves ou qui ont vécu dans Fatmosphere qu il
a créée à Munich, et au nombre desquels i^nvais oubhé de n.ettre
M. Bœcklin et M. Matejko. , • 4;^
M Auguste Kanlbach procède des Hollandais; il a des tons très dis-
tingués, la facture habile, solide et légère. Il aime à habiller ses person-
nages Je costuiBes anciens; c est ainsi qu'il a fait de M- Gedon et de son
2 une reine et un jeune prince qui semblent avoir soulfert de quelque
malheur. Son très joli tableau intitulé Rêveries représente une jeune femme
de Terburg jouant du luth. Le peintre a un sentiment d élégance, de
charme et beaucoup de goût. Il se plaît à représenter les femmes. Je serais
curieux de savoir quel etîet produirait sur son gracieux talent 1 essai
les habiller de leurs bourgeoises robes modernes, et s\\ se tirerait alois
aussi bien du /twn;/;K . ,
M Zugel est un homme de beaucoup de talent, a la peintnre très
vive, très fine, très spirituelle, de lumières un peu égales et dispersées
cependant, mais à notes chantantes, joyeuses, tendrement fraîches et
vibrantes, un tempérament non sans analogie avec celui de quelques
aquarellistes anglais, et imbibé d'on ne sait quoi dlsabey. Il y a un peintre
dans ces petites toiles de bergers et d'animaux. _
Les Enchères de M. Hugo Kautîmann, plus amorties, sont aussi d un
homme spirituel, fin, mais qui aurait besoin de réveiller par une vivacité
de tons plus mordante les petits personnages qu'il a si bien mis dans leur
mouvement.
De beaux verts foncés, une singularité d'aspect intéressante, un res-
souvenir peut-être archaïque distinguent le paysage de M. de Schennis,
un jeune peintre qui me paraît très hardi et qui ne ressemblera pas a tout
le monde.
Les Routiers de M. le professeur Guillaume Dietz sont de vigou-
reuse tonalité brune, soutenue de noir, de touche saillante, spirituelle,
d'enveloppe fine. Les petits personnages du fond, dans Son Excel-
lence en voyage, sont fort jolis. Ses tableaux pourraient être signes
par un Belge ou un Français. M. Brandt, qui, l'année dernière, au
Salon, nous rappelait Pettenkotfen, se rattache à Fromentin par ses
Cosaques de r Ukraine chevauchant dans la steppe verte, dont le ton
prend aussi la qualité ferme, mate, appuyée, qui indique des fréquen-
tations avec la peinture de Belgique. On n'y trouve pas les sonorités
mélodieuses qu'a eues Fromentin, et les valeurs de lumière s y dis-
LA PEINTURE EN ALLEMAGNE. 121
persent de façon trop égale; mais M. Braiidt possède un sens de peintre,
lui aussi.
Il est curieux de voir comment chez beaucoup de ces artistes l'ana-
logie se fait avec les nôtres et avec ceux de Bruxelles. Le Soin>enir de
M. Kelier rentre dans la même série, et tout le fond de son appartement
est d'une pâte bien maniée, d'une tonalité forte. La figure de femme qui
FRAGMENT I) E LA « CENE », PAR M. G E B H A R D.
(Croquis de l'artiste.)
occupe cet intérieur est un peu hésitante. Il a été l'élève de M. Ramberg,
dont on peut voir, non loin du sien, un tableau qui, à son tour, est un
souvenir de Fart hollandais, mais un souvenir un peu refroidi, bien que
dans une harmonie grise et délicate.
Les Allemands n'ont pas comme nous un seul grand foyer d'art,
un seul monde artistique; ils ont des centres divisés et amoindris :
Munich, Berlin, Dusseldorf, Weimar et Carlsruhe ; mais c'est surtout
dans les trois premières villes qu'un esprit de rivalité porte les artistes
122 L\\RT MODERNE A L'EXPOSITION
à chercher des routes différentes ou à se répliquer sur le même terrain.
La réponse coloriste de Berlin à Munich, nous la trouverons dans
rintérieur que M. Gussow intitule avec raison Xatiire morte, un tableau
fort coloré et fort bien coloré, d'une belle harmonie chaude et vigoureuse,
largement traité dans sa petitesse, et avec le sentiment de la justesse et de
l'intensité du ton. Les mêmes qualités se retrouvent sur sa toile Dans
l'atelier. Son portrait de Daine, en revanche, est ce que nous appelons en
France de la peinture vulgaire.
M. Conrad Becker représente aussi certaines tendances coloristes de
Berlin, mais déjà considérées là-bas comme arriérées et fausses, tandis
que M. Gussow est à la tête du groupe de Tavenir. Chez M. Becker
s'aperçoit un mélange de Couture et de Cabanel, curieux au point de vue
des influences étrangères, mais sans intérêt, en effet, comme expression
personnelle.
La réponse de Dusseldorf à Munich sera donnée par AL de Boch-
mann, avec son Village esthonien et sa toile intitulée Devant l'église, où
s'étend une remarquable note brune et grise, d'un grand charme, calme,
plein d'ensemble, portant avec elle une forte impression, une vraie note
de peintre. Par certains côtés, M. de Bochmann rappelle Pettenkoffen,
mais de façon plus grasse, plus sûre, plus forte. C'est un homme qui fera
parler de lui. De Dusseldorf également vient le Baptême de l'enfant pos-
thume de M. Cari Hoff", toile très agréable où l'on croirait voir les colora-
tions de M. Knaus manœuvrées d'une brosse plus large, portées à plus
d'accent, et restant sous l'abri d'un goût gracieux et joli. M. Hoff a beau-
coup de réputation et exerce une certaine action parmi le jeune Dussel-
dorf.
A la même ville appartient cet artiste grandement intéressant à qui
Ton doit le Crucifiement et la Cène : M. Gebhard. Par ces deux tableaux,
il semble jeter un pont entre l'ancienne école moyen âge des Veit et des
Bendemann et la nouvelle école tout imbibée de l'art hollandais. M. Geb-
hard est peut-être le plus Allemand de tous les peintres que nous voyons
au Champ de Mars. Il est cependant né en Russie, dans la province fron-
tière de Livonie, je crois, comme AL de Bochmann, parmi cette popula-
tion semi-germaine, semi-slave, où les tempéraments artistiques ne sem-
blent pas rares. AL Gebhard est élève de Cari Sohn, à qui reviendra
l'honneur d'avoir imprimé un mouvement particulier à travers les varia-
tions de l'école de Dusseldorf.
Je laisse de côté le Crucifiement, oeuvre froide, pour ne m'intéres-
LA PEINTURE EN ALLEMAGNE. i23
ser qu'à la Cène. Nous sommes ici en face d'un sentiment caractéris-
tique, d'un élan protestant, car le lieu où se passe le festin chrétien
est un temple protestant, son revêtement en boiseries ne laisse point
de doute. Un esprit tout nouveau pour nous rayonne dans cette toile
extrêmement remarquable.
Sous sa douce enveloppe de rousseur amortie, elle sent le Rem-
brandt assoupi, où le peintre verse avec précaution une dose légère
de vénitien.
LA BARAQ_VE DE FOIRE, PAR M.
(Dessin de l'arliste.)
lEYERHEIM.
Tranquillement assis, presque sans gestes, douloureusement et
passionnément attentifs aux paroles du jeune maître à la face pâle et
lumineuse qui fait un cours, se tiennent des professeurs et des étu-
diants allemands à têtes intelligentes. Judas, en vêtement véronésien,
s'en va sans bruit. Sa figure exprime bien une sinistre méchanceté.
J'ai rarement vu un artiste trouver des poses aussi naïves, aussi sim-
ples, et rarement senti une pareille saveur d'harmonie, de sentiment,
une pareille exhalaison intellectuelle s'élever d'un tableau. Cette im-
pression me rappelle celle qui naît des belles œuvres de Rethel, un
Dusseldorfien, lui aussi. Des choses mortes pour nous depuis long-
124 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
temps sont revivifiées par ce nouvel esprit chrétien descendu dans la
peinture.
Des qualités de même genre se retrouvent avec moins d'ampleur, et
dans le sens pittoresque pur plus encore que dans le sens intime, chez
M. de Hagn, qui a peint des prêtres travaillant à la Bibliothèque du
Vatican. M. de Hagn est pourtant de l'école de Munich.
Le docteur allemand reparaît encore dans la Fille de Jairus de
M. Gabriel iVlax et s'assoit, triste, simple d'attitude, au chevet de Ten-
fant qui nest plus. Ce tableau est de couleur fade et désagréable,
d'exécution plate; mais on y retrouve de ce même sentiment recueilli
qui émeut avec douceur. La mouche sur le bras de l'enfant, qu'on
a tant reprochée à M. Max, ne me déplaît pas. Il y a là une sorte
d'intention énigmatique sur la vie ou la mort, et un trait de réalité
mesquine, mais poignante, qui, si on Tôtait, selon le vœu des cri-
tiques qui raisonnent trop sagement, refroidirait le sujet. La critique
allemande aurait voulu qu'on envoyât au Champ de Mars une autre
œuvre de M. Max plutôt que celle-là. Je ne suis pas de cet avis,
et je trouve que son tableau ne le déshonore point. Je le préfère à
celui qu'il a dans la salle de l'Autriche, et où la peinture malheureuse-
ment n'égale pas l'idée, qui est bien délicate et attendrissante.
J'ai cité des portraitistes. Il en est de fort connus encore: M. Schra-
der, M. Gustave Richter, élève de Cogniet, et M. Grccf, qui lui res-
semble. M. Richter s'est donné le plaisir de se peindre avec un de
ses enfants sur une toile, et de peindre sur une seconde toile sa femme,
qui est une fille de Meyerbeer, et qui tient un autre enfant dans ses
bras. Les figures de M. Richter ont de la douceur, assez d'ampleur, et
cependant un caractère ordinaire et peu d'accent. Ces peintres ne sont
pas uniquement portraitistes, mais l'Exposition ne montre, de leur main,
que des portraits.
Comme l'exposition germanique a été organisée par une commis-
sion qui s'est guidée, d'une part, sur l'espace dont elle pouvait dis-
poser et, de l'autre, sur le goût moyen du public, et qui a pris dans
les diverses collections les œuvres qu'elle jugeait représenter ce goût
moyen et fournir un exemple du talent des principales célébrités ou
notoriétés artistiques, le Champ de Mars, ai-je déjà dit, ne voit pas
les diverses branches ou écoles de l'art allemand dans leurs propor-
tions relatives.
L'on pourrait croire, par exemple, que la peinture d'histoire, dont
LA PEINTURE EN ALLEMAGNE. i25
les générations précédentes furent excédées, chaque artiste s'étant mis
dans la robe d'un docteur en philosophie et en droit comparé, déserte
Fart allemand et se confine, indignée mais inerte, au fond de quel-
ques ateliers renfrognés.
lOUPE DE LA FETE D ENFANTS, PAR M. LOUIS KNAU5,
(Croquis de l'artiste.)
Le nu semblerait aussi devenu fort rare, en dehors de la pein-
ture monumentale. Si Ion s'en rapporte à l'histoire de M. Cornizelius,
il arriverait même aux peintres de se raviser et de rhabiller leurs figures
nues. Lorsque M. Cornizelius peignit sainte Elisabeth flagellée par son
confesseur, elle était nue jusqu'à la ceinture; le confesseur frappait
126 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION
à tour de bras. Des scrupules de convenance religieuse furent invo-
qués. Le confesseur frappe toujours à tour de bras, mais la sainte
ne montre plus que le haut de ses épaules.
Une Callisto, assez douce, un peu molle, de M. Schauss, et les
Disciples de Platon, sur fond d'or, de M. Knille, forment l'apport du
nu allemand. Le Luther de M. Thumann et le Saint Paul de M. Baur
complètent le lot de la peinture historique. M. Thumann, M. Schauss,
M. Cornizelius, appartiennent au vieux jeu; M. Knille et M. Baur
entrent dans le concert international de Fart. Les Disciples de Platon,
bien dessinés, savamment composés, pourraient venir d'un pinceau
sérieux de notre École des beaux-arts. Ils forment une importante com-
position destinée à orner la bibliothèque de l'Université à Berlin. Nous
en publions le dessin en fac-similé hors texte. Quant au Saint Paul,
on pourrait le mettre dans la barque qui porte M. Laurens et son
heureuse fortune. Les assimilations seraient nombreuses, en effet, si
on voulait les suivre une à une.
Les scènes d'Orient de MM. Gentz et Seel semblent sortir des
ateliers de M. Bonnat ou de M. Guillaumet. La Banque populaire
en faillite de M. Bokelmann touche d'assez près au Saint Philippe
du Roule de M. Béraud. La chasse de M. Gierymski fait penser aux
cavaliers de M. Goubie. Dans un Incendie au village de M. Niku-
towski, telle figurinette porte une estampille pareille à celle de M. Vibert.
M. Riefstahl, avec ses confréries à Rome, ne s'écarte pas de M. Sautai
ou de M. Edmond Lebel. M. de Werner se rapproche beaucoup de
M. Firmin Girard. Nous retrouverions chez nous ou en Belgique la
Femme au chat de M. Wiinnenberg, la Femme à l'enfant de M. Am-
berg, l'Intérieur de M. Keller, et jusqu'à vingt autres.
De même que chez nous, on a là-bas du succès en peignant des
tableaux comiques contre les moines, ainsi que font MM. Meisel, Grïitz-
ner, Michaél. D'autres, tels que M. Loefttz ou M. Hagn, voient, au
contraire, les cléricaux d'un œil bienveillant.
Les moutons de M. Brendel depuis longtemps fraternisent avec
ceux de M. Jacque. Les chevaux et les chiens de M. Stetîeck, ani-
malier célèbre à Berlin, se rapprocheraient, au contraire, de ceux de
M. Landseer.
Les Allemands ont le paysage un peu ennuyé, triste, menu, avec des
notes serrées mais contraintes. Le grand souffle ou le charme tendre
de la nature ne circulent point facilement dans leurs tableaux. Mais
LA PEINTURE EN ALLEMAGNE. 127
on s'aperçoit qu'elle commence à les ébranler, et qu'avec leurs facultés
de sérieuse contemplation ils finiront par se sentir à leur aise auprès
d'elle et la traiteront avec cette familiarité caressante, enivrée, avec cet
amour attentif à toutes ses parures, à tous ses aspects, à tous ses carac-
tères, qui a valu à la France sa belle école de paysagistes.
M. Krœner, qui a commencé par être teinturier dans sa jeunesse,
sera certainement un des Christophe Colomb du paysage en Allemagne.
Ses sangliers dans la neige, ses cerfs dans les bois ou sur les montagnes
témoignent d'un art libre, d'une sensation vive, d'une coloration animée.
La place qui m'est mesurée au cordeau ne me permet que de
citer des noms : M. Lier et son élève M. Baïsch, qui ont le sens des
clartés du ciel; M. Schleich, qui est mort et qui était très fin ;
M. Dûcker, M. Oeder, délicats ; M. Mûnthe, M. Bracht, M. Gleichen-
Russmann, AL Irmer, qui tous sont en marche vers un sentiment juste,
vrai, mais à qui il faudrait plus d'élan, de hardiesse, d'émotion person-
nelle. Dans le vieux style romantique, MM. Achenbach et M. Neubert
luttent encore énergiquement, et comme les idées sont différentes entre
nous et la critique allemande, on les appelle là-bas des réalistes, c'est-
à-dire qu'ils ont représenté une étape de vérité relativement au paysage
dit idéaliste.
Les paysagistes de l'empire d'Allemagne feront bien de regarder
attentivement ce qui se passe au fond de l'atelier autrichien de M. Albert
Zimmermann. Là, de même qu'à Munich sous l'impulsion de M. Piloty,
paraissent s'enfanter des coloristes, des hommes d'accent individuel,
hardi, tels que MM. Jettel, Schlinder, Ribarz, trop tourmentés peut-être
de recherches et de désirs nouveaux.
Comme une clôture d'enceinte qui envelopperait le cercle de l'art
allemand, vient enfin la fameuse série nationale des peintres de la vie
paysanne, de la petite vie.
Ici je crois remarquer qu'un sens très intime, qu'une impression
bien pénétrante de l'intérieur tient les artistes; et je veux parler surtout
de la nature morte, des meubles, de la physionomie de la chambre,
du lit, du poêle, des carreaux ou du plancher, de la table, de la fenêtre,
de la porte. Les peintres d'outre-Rhin ont le daheim, Yat home, très
prononcé, ce me semble. Aussi tous les fonds de ces tableaux de
MM. Hildebrand, Schlœsser, Jordan, Defregger, Fageriin, Gunther, etc.,
sont-ils plus séduisants que leurs personnages, en général d'exécution
un peu commune dans son agrément ou sa sentimentalité.
128 L^ART MODERNE A L'EXPOSITION.
L'enfant joue un grand rôle dans la sensibilité allemande. Le veuf
ou la veuve restés avec un enfant nouveau-né, les parents au chevet de
Tenfant malade, le contraste de la naissance et de la mort, de Tenfance
et de la vieillesse, les fêtes des enfants, leurs exercices, leurs jeux, leurs
prières révèlent ce cœur paternel qui bat dans la poitrine germanique,
de même que l'image répétée de la veuve et du veuf révèle TafTection
dans le mariage. L'effet vulgairement pittoresque qui se tire des cos-
tumes et des mobiliers de paysans prend sa part dans l'ensemble.
11 faut remarquer ici que les peintres tyroliens, ou qui aiment le
Tyrol, ont un bien meilleur sens de la peinture que les autres. Ils sont,
il est vrai, de l'école Piloty, et c'est dans la salle autrichienne qu'on les
voit. Là se distinguent MAL Gabl, Kurzbauer et M. Defregger, dont les
toiles en Autriche me paraissent préférables à ses toiles en Allemagne.
De M. Meyerheim, dont on se rappelle entre autres le joli tableau
intitulé : le Bouquiniste qui parut à notre Salon de 1870, on a exposé une
Baraque de foire très amusante, très colorée et très observée.
La Leçon de gymnastique de M. Piltz, inspirée évidemment des
œuvres de M. Knaus, ne manque point d'esprit et de naturel, quoique
les enfants soient trop pareils et aient tous le défaut de loucher.
La figure d'artiste qui doit enfin couronner tout ce groupe est celle
de M. Knaus. Il a été un des favoris du public français. Il a donné, ou à
peu près, à Dusseldorf, depuis trente ans au moins, le signal de l'affran-
chissement à la peinture qui voulait être coloriste et qui voulait se rafraî-
chir à la source naturelle de la réalité.
Les Funérailles, qu'il a envoyées au Champ de Mars, sont un char-
mant tableau, un des meilleurs qu'il ait jamais faits. Cette bande d'enfants
qui chantent les psaumes sous la direction d'un vieux maître, à demi
insouciants et battant des pieds sur le sol pour se réchauffer par un
temps glacial; le cercueil que les porteurs, en costume noir spécial,
amènent par le petit escalier ; l'étroite cour de la maison, le drap noir
sur le brancard, le tout petit enfant ébahi, la neige sur les toits, tout
vient d'une nature d'artiste rare où la simplicité, la naïveté, l'esprit,
l'observation, la tendresse s'unissent doucement et gracieusement. La Fête
d'enfants de M . Knaus est pleine d'épisodes charmants. Son Conseil de
paysans montre plus de peinture qu'il ne s'inquiète d'en avoir ordinai-
rement , et les physionomies y prennent un caractère plus affermi et plus
développé que partout ailleurs. Ses jeunes et ses vieux juifs sont d'allure
extrêmement gaie et railleuse. Cette exposition nous donne et l'ancien
! des BeaiucArts
UNE BONNE AFFAIRE
I Exposition nniTrerselIc de 1878 I
LA PEINTURE EN ALLEMAGNE. 12^
Knaus et un nouveau Knaus qui veut pousser le modelé, appuyer davan-
tage sur les détails. Je préfère l'ancien, parce que la naïveté de l'exé-
cution, son abandon s'accordent mieux avec la grâce naïve ou la vi\acité
aimable et spirituelle des sujets, si souvent incomparables chez lui.
Le dessin du maître, que nous publions avec cet article, représente
son tableau Une Bonne Affaire, où l'un de ces petits juifs rit de tout son
cœur. Ce dessin est fort joli. Je ferai remarquer à ce propos que le public
lA FETE DE JEANNE, PAR M
(Croquis de l'artiste.)
allemand a une passion très vive pour les figures rieuses. Je profite aussi
de l'occasion pour dire que le dessin de M. Leibl appartient à M. Adolphe
Ackermann, à Munich, et que son tableau les Paysans po/iliqi/ant appar-
tient à M. Stewart, le célèbre amateur.
En résumé, quelques artistes supérieurs, nombre d'hommes de talent,
voilà ce que nous voyons en Allemagne. Quelques attaches avec les écoles
d'il y a trente ans, un mouvement encore hésitant dans le paysage, des
tendances marquées à entrer dans le courant commun d'art et de goût
qui enveloppe toute l'Europe, de même que s'y étend un égal niveau de
,3o L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
civilisation, de môme que les vêtements, les chemins de fer, les industries,
les institutions, les idées y tendent à une commune allure; une école,
enfin, plus calme que la nôtre, et qui, si nous la voyions tout entière,
correspondrait en beaucoup de points à la nôtre, voilà ce que nous
montre l'art allemand. La leçon qu'on en tire est que les grands
peuples modernes ne peuvent guère plus prétendre à se surpasser l'un
l'autre dans le Kultiirkampf.
SUEDE. — NORVEGE. — DANEMARK. — RUSSIE.
Dans ces régions du Nord, nous nous trouvons en face des phéno-
mènes de la nature. La peinture y est tant soit peu météorologique. Des
montagnes rouges, des cascades vertes, des rochers bleus, des soleils
noirs, en un mot, toutes sortes de dérangements, de renversements et de
bouleversements des choses y constituent un genre antipictiiral, anti-
harmonieux, qui trouble beaucoup les yeux et l'esprit, quoiqu'il puisse
enrichir de faits curieux un traité d'optique. Les phénomènes physiques
et géologiques ne sont pas propices à l'art, et, au lieu de vouloir étonner
et humilier les peintres des pays méridionaux par l'étalage de ces phé-
nomènes dont nous sommes heureusement privés, il vaudrait mieux
faire comme certains bons peintres suédois et norvégiens : venir en
France ou en Allemagne, et y étudier une lumière moins tourmentée
dont les accents pleins et larges sont faits pour le pinceau. Au moins,
les peintres danois prouvent-ils qu'ils sont une race sage, par leur goût
pour les douceurs du printemps et leur plaisir à chanter sa jeune ver-
dure ou les épais et calmes feuillages de l'été.
11 est vraiment curieux de contempler l'art dans ces petits pays : le
Danemark, la Suède, la Norvège, la Suisse. Dans les grandes nations,
les puissantes ressources d'une nombreuse et riche population, l'excitation
et le frottement prodigieux des esprits lancent la civilisation à grandes
enjambées; elle y distance de plus en plus la marche des petits pays.
Littérature et art ont, en ceux-ci, ce que nous appelons un air de pro-
rince ; les petits peuples sont forcés de graviter autour des grands, de
s'appuyer sur eux, de se fondre avec eux, intellectuellement du moins,
s'ils veulent se maintenir à leur niveau. Il y a soixante ou quatre-vingts
ans, les petits pays soutenaient mieux leur rang dans l'ensemble de
l'Europe. Le Danemark, entre autres, au début du siècle, par le peintre
LA PEINTURE EN SUEDE ET EN DANE>L\RK. i3i
Carstens et le sculpteur Thorwaldsen, galvanisait rAUemagne, alors mor-
celée et émiettée en petits groupes. Aujourd"hui, malgré de grands efforts,
le Danemark reste en arrière. Une excellente notice historique accompagne
le catalogue de ce pays et en explique avec modestie le rôle artistique,
mais oublie de dire que la guerre avec TAllemagne a nui aux destinées de
l'art en Danemark. Par patriotisme, les Danois ne vont pas dans les écoles-
allemandes. Par question d'argent ou de tempérament, notre train de
LES PAUVRES DE LA PLAGE, PAR M. ISRAELS.
(Croquis de l'artiste.)
vie les éloigne de Paris. Ils vont à Rome, ou bien ils restent chez eux.
La Suède et la Norvège, au contraire, remplissent de leurs élèves les
ateliers de Paris et ceux d'Allemagne. Un certain dualisme entre les deux
contrées fait que les Suédois préfèrent en général la France et les Norvé-
giens l'Allemagne.
La peinture danoise est consciencieuse, détaillée, froide et sèche.
D'excellents sentiments intimes n'y demanderaient qu'à rencontrer le sen-
timent de l'art pour produire des oeuvres très intéressantes. Les Danois
auraient besoin de ^■oir, de sui^■re davantage les agitations, les recherches,
les procédés qui fermentent dans les grands pays.
,32 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
Le vaste tableau de M. Bloch, le Roi prisonnier, est certes une œuvre
très estimable. Le prince est affaissé et alangui dans son infortune. Le
vieux soldat, son compagnon, est plein d'un respect compatissant. La table,
les murs, les accessoires sont bien exécutés. L'œuvre est au-dessus de la
moyenne générale de l'Exposition universelle ; mais aucun tempérament
particulier d'artiste ne s'y révèle. C'est de la bonne peinture d'homme
instruit, intelligent, sensible même et distingué, qui reste sur la lisière de
l'art et n'ouvre pas de sentier dans la forêt.
Les paysages de feu Skovgaard ont le même genre de qualités sérieuses
un peu négatives, d'effort auquel manque l'étincelle. Dans le tableau de
M. Bâche, Après la chasse au sanglier, il y a par moments plus d'énergie,
payée bientôt par des faiblesses. Des intérieurs de paysans ou des salles
de château, avec leurs fenêtres par où l'on voit les vertes branches des
arbres, sont fréquents. Toujours la lumière y est aigre, le ton sans finesse,
sans délicatesse ou sans vivacité. Je citerai comme les meilleurs ceux de
MM. Exner, Dalsgaard, Helsteld, Jerndorf, puis la Forge de M. Kroeyer,
où il y a de bonnes parties de dessin et un efïet de foyer assez bon.
Dans les paysages, les peintres du. Danemark aiment les eaux coulant
ou dormant sous les jeunes bois, dont les feuillages criblés de soleil
deviennent une voûte d'or verdàtre que refîète la rivière ou l'étang. Quel-
ques marines s'entremêlent avec ces dessous de bois. Les ciels et la lumière
y sont faibles, opaques ou métalliques. Parmi ces marines on peut noter
le Coucher de soleil en hirer de M. Kyhn et les Pêcheurs non'égiens de
M. Sorensen. Enfin un peintre qui habite Rome, M. Lund, a peint les
loisirs de la Garde suisse au Vatican, avec une certaine observation spiri-
tuelle.
Un esprit très sain, de l'application, de la simplicité dans le sentiment
ne suffisent donc pas à donner à l'art danois un intérêt fort marqué; mais
je crois qu'il est bien près d'engendrer quelque création brillante, et que
le moindre frottement avec l'art anglais, allemand ou français amènerait
la flamme. On ne fait point de nu en Danemark ; on n'en fait pas en Hol-
lande. Ce sont des exceptions caractéristiques.
La Suède possède une école de paysagistes qui s'est formée en
France, et qui peint la terre française autant et plus que la terre suédoise.
M.'Wahlberg est le plus connu parmi nous, et ses œuvres à nos Salons lui
ont valu une foule de récompenses. Il a la réputation d'un coloriste. Par
un certain ragoût de tons souvent faux et aigres, il a le don de plaire à
beaucoup de gens. 11 choisit des motifs qui font de l'efîet, et qu'il exécute
LA PEINTURE EN SUÈDE ET EN DANEMARK. r33
de cette façon qu'on appelle appuyée. En général, les peintres suédois se
délectent à opposer des troncs blancs et rouges, des taches jaunes et des
taches rousses, qui dansent et tressautent tout le long de la toile, en lui
LA lEÇOS DE TRICOT, PAR M. HESKES
(Dessin de l'artisle.)
donnant un faux air de coloration hardie et originale. Cependant, en ce
genre, iM. Lindstrom est arrivé à plus de justesse que d'autres, et M. Bergh
me paraît aussi plus vrai dans ses tonalités que M. Wahlherg.
M. Torna a abandonné ces systèmes, et il a envoyé un Paysage d'été
qui vaut beaucoup mieux. Cette peinture a de la simplicité vraie, de l'unité,
de la largeur; on v voit la compréhension des aspects plantureux de la
,34 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
saison qu'elle représente. Mais les premiers plans s'y confondent avec ceux
qui leur succèdent, et c'est dommage. M. Gegerfeld a deux paysages,
dont l'un rappelle un peu M. Clays le Belge, et l'autre Daubigny. C'est
un talent déjà très fait , mais qui a besoin de dégager davantage sa
personnalité. Un paysage à la note sincère, claire, grise ravivée d'un
vert fin, a été exposé par Al. Lindmann, qui a dû, je le soupçonne,
regarder plus d'une fois comment s'y prend M. Damoye, un de nos paysa-
gistes.
L'œuvre qui domine l'exposition suédoise est la Paysanne de Picardie
que M. Salmson a peinte de tons très fermes, très francs. Cet artiste étudie
et travaille en France. Nous le connaissions déjà, et d'année en année il
avance à grands pas. Si les officiers qui rapportent le corps de Charles XII
le long d'un sentier à travers des rochers couverts de neige étaient d'une
exécution moins lourde, ce tableau de M. Cederstrom, où ne manque point
un côté dramatique, aurait pu tenir la tète des envois suédois. M. Ceder-
strom travaille à Munich, comme M. Hellquist, dont la Marguerite
blafarde ne manque point non plus de sentiment. Mais M. Hellquist
s'est appliqué surtout dans ce tableau à nous donner un échantillon de
. tous les bois du Nord, ce qui l'a entraîné à faire aussi de son héroïne une
sorte de planche.
En Norvège, quelques paysagistes se rattachent à l'école suédoise;
quelques autres sont plus directenient français; d'autres encore suivent
M. Gude, qui se montre bien éteint dans la salle norvégienne, ou bien
M. André Achenbach. La tendance générale de la peinture est allemande;
les peintres sont presque tous élèves de Munich ou de Dusseldorf, et
plusieurs ont aussi des tableaux dans la galerie de l'Allemagne. L'œuvre
principale est VAdam et Ère de M. Heyerdahl, qui appartient à l'école de
Munich. Ce sont deux figures nues d'après nature, marchant à travers un
fond de vapeurs ou d'obscurités brumeuses. Le modelé en est très suivi,
dans les colorations de l'école Piloty, d'un gris jaune relevé de reflets ver-
dàtres ; la peinture est assez personnelle, et l'aspect général a quelque
chose de sauvage, conçu dans un sentiment de réalité brutal, qui contraste
avec le mystère du fond sinistre, menaçant et incertain où s'éloignent les
deux exilés. Il y a de la force là dedans.
Un remarquable paysage de neige, de M. Miinthe, où le ciel est parti-
culièrement bien traité, ce qui est rare dans les écoles du Nord, un portrait
de femme de M. Rusten, doux, lumineux, expressif dans son vêtement
noir, et les joyeusetés antimonacales de M. Lerche sont la fleur de cette
LA PEINTURE EN SUÈDE ET EN DANEMARK. i35
école. Certaines notes curieuses jaillissent çà et là dans le paysage, sans
être soutenues par l'exécution. La grande Forêt de sapins de M. Mûller
témoigne d'un travail acharné, mais avec tout son développement ne
UNE VOCATIONj PAR M. A. CLUYSENAER.
(Croquis Je l'artiste.)
vaut pas une petite touche fraîche et fine dans une esquisse leste. En
somme, hormis les tendances météorologiques, et sauf dans l'attache spé-
ciale qu'ont les Danois pour les scènes d'intérieur de leur pays, point de
peinture danoise, point de peinture suédoise ni norvégienne. Les artistes
forts comme MM. Salmson, Heyerdahl, et les bons paysagistes sont des
artistes que la France ou l'Allemagne peuvent naturaliser.
,36 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
En Russie, il y a une exubérance de défauts, mais une agitation sous-
pittoresque fort curieuse. Les peintres, comme les papillons qui courent à
la chandelle, se leurrent plus volontiers encore aux essais de météorologie
et de catoptrique prismatique. Un reste de mysticisme se joint à cette
peinture aux flambeaux. Le monde slave est tantôt apathique, tantôt tour-
menté par une nervosité excessive. La peinture reflète ces deux nuances
du caractère national : ici terne, engourdie; là tout agitée de crispations.
Les Rembrandt de l'Ermitage sont la source où s'abreuvent les jeunes gens
et qu'ils troublent par les coups d'un pinceau pesant ou saccadé. Les
artistes les plus forts, là aussi, MM. Siemiradsky, Harlamof, de Boch-
mann sortent des ateliers allemands ou français.
On peut dire qu'il n'y avait pas de peinture russe au commencement
du siècle. Notre mouvement romantique entraîna enfin le peintre BrûUof,
et, quoiqu'il se ressentît de l'imitation de Delaroche, les Russes le consi-
dèrent comme le fondateur de leur art national. Brullof est mort en i852.
Sa famille était d'origine française. Il a peint entre autres un tableau inti-
tulé les Derniers Jours de Pompéi, qui fut exposé à notre Salon de i834,
et qui a été gravé dans les Annales de Landon. Il a décoré de ses pein-
tures une partie de l'église de Saint-Isaac, à Saint-Pétersbourg. Il n'y
a plus de disciples de Brullof, en Russie; le dernier est M. Bronnikof,
dont on peut voir au Champ de Mars quelques tableaux conçus dans
un sentiment mystique, avec une exécution creuse.
L'artiste qui a eu le plus d'influence sur le mouvement de la jeune
peinture russe est Fédotof, peintre de genre, d'abord officier dans la
garde impériale, et que Brullof guida de ses conseils. Le nouveau
paysage lit ses premiers pas avec Chederine et surtout avec Vorobiof,
qui fut le maître de M. Aïvazowsky. Presque tous les paysagistes actuels
sont des élèves de ces deux derniers artistes. Nombre de peintres russes
ont étudié aussi à Dusseldorf et à Munich. La plupart ont fréquenté
l'atelier de M. Achenbach. M. Siemiradsky est élève de M. Piloty et
de M. Makarl.
Moscou, Saint-Pétersbourg et Varsovie sont les trois foyers d'études
et entretiennent des écoles que couronne l'Académie installée dans la
capitale. Une certaine rivalité règne entre les groupes sortis de ces écoles.
LA PEINTURE EN RUSSIE. iS;
Moscou passe pour un centre de dessin. La couleur réside dans les deux
autres villes. Les Finlandais se tiennent à part et vont étudier en Suède
et en Allemagne. Depuis quelques années, un groupe indépendant s'est
LX CAMPINE, COUCHER DU SOLEIL, PAR M. J. COOSEM/
(Dessin Je l'artiste.)
formé en dehors de l'Académie et organise des Expositions de ville en
ville. Un riche négociant de Moscou, M. Paul Tretiakof, encourage ce
groupe, en achète les tableaux et a formé une galerie qu il léguera à sa
ville natale et qu'il laisse libéralement visiter par le public.
C'est parmi ces peintres, que pour un moment j'appellerai Técole
i38 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
Trctiakof, peintres des mœurs et des paysages nationaux, que se formera
certainement un art russe distingué et important.
Le monde artistique se recrute de tous les côtés. La noblesse lui a
donné MAL Klodt, Bogolioubof, Jacoby. M. Kramskoï est le fils d'un
Cosaque; AL Chichkine le fils d'un paysan, ALM. Aïvazowsky et Kouïndji
sont des Arméniens nestoriens, de cette race qui domine en Crimée.
On connaît bien, à Paris, le premier de ces deux artistes. Nous l'avons
décoré. Ses tableaux ressemblent à ceux de AL Gudin. C'est dans son
atelier que beaucoup de ses compatriotes ont appris à employer ces tons
agatisés à transparences vitreuses et irisées que, dans les autres pays,
on bannit maintenant avec soin de la peinture.
AL Kouïndji est, sans contredit, le plus curieux, le p)lus intéressant
des jeunes peintres de Russie. L'originalité nationale se sent chez lui
plus que chez tous les autres, et, s'il est lourdement étrange dans cer-
taines toiles, il est plus heureux ailleurs; son Steppe brûlé par le soleil,
cette habile et expressive modulation de tons jaunes, fins et nets, est d'un
peintre, et son Paysage finlandais, bien que d'une coloration opaque, a
des harmonies inattendues qui ne sont point vulgaires. Le Lointain boisé
du baron Klodt révèle un sentiment délicat et une observation person-
nelle. Il y a de la vigueur dans la Forêt neigeuse, ensanglantée par le
soleil couchant, de M. Klever, dont se rapproche la forêt rouge de
M. Wolkof. Les Blés, de Al'"' Junge, sont un fort gentil paysage, et le
Pâturage finlandais de AL Linsholm y répond par sa note calme et juste.
AL Chichkine n'est pas très sensible aux tons fins et distingués, mais il
y a une impression du silence et de la tristesse des forêts dans ses toiles,
où le terrain se développe nettement. Son ami, AL Kramskoï, qui a
peiiit son portrait, a exprimé avec une coloration sourde, mais avec un
accent assez ferme, le type slave dans le Portrait du comte Tolstoï, écri-
vain connu. AL Pérof se rattache à ces deux artistes; son Oiseleur et son
Pêcheur à la ligne, où les détails sont fort poussés, tirent leur valeur,
non du charme pittoresque, mais de leur dessin attentif.
Vn peintre mort tout jeune, Janson, élève de Benjamin \'autier, de
Dûsseldorf, aurait fait la transition entre ces dessinateurs assez froids et
des coloristes un peu forcés. II y a de la vivacité et des tons justes dans
ses Joueurs de cartes.
AL Alaximof, avec son Devin, qui arrive dans une noce de village,
et AL R^'pine, avec ses Haleurs de barque, cherchent le ton chaud et
croient trop au rouge, devenu si banal; mais il y a une certaine accentua-
1^0 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
tiou soit dans le type, soit dans le mouvement de leurs figures. M. Becker
est plus rassis et plus assis dans son Intérieur finlandais, qui se res-
sent aussi de l'école allemande. Dans un grand tableau, représentant
Copernic entouré des hommes de son temps, M. Gerson, qui est Polo-
nais, imite un peu Mateij'ko et rappelle très directement M. Cari Becker,
de Berlin. M. Bogolioubof, qui réussit plus ou moins ses effets lumineux,
a donné un aspect assez individuel à sa Vue de Nijni-Nojvgorod. J'ai
parlé de M. de Bochmann, à propos de l'Allemagne. Il a aussi, dans les
salles russes, un très beau tableau. iM. Harlamof est devenu Français:
il manie largement de beaux tons, et ses figures s'étalent carrément, d'un
relief gras et fort; ce n'est pas en vain qu'il a copié jadis la Leçon d'ana-
tomic de Rembrandt à la Haye.
Maintenant s'élève devant nous l'immense tableau de M. Siemi-
radsky, les Torches ripantes. D'abord pensionnaire de l'Académie de
Saint-Pétersbourg à Rome, l'artiste s'est fixé ensuite dans cette ville.
On peut lire distinctement dans sa toile les influences qu'il a subies. On
y retrouve les tonalités cuivrées de M. Makart, ses ombres souvent
boueuses et sans consistance, les brillants et les blancs de M. Piloty. Le
sujet même est une suite au Néron incendiant Rome de celui-ci ; un
excellent sujet, et qui pouvait être traité avec autrement de pathétique,
d'énergie, d'ensemble. M. Siemiradsky a regardé certainement ce que fai-
saient à Rome nos grands prix, et il amalgame quelques-uns des leurs
procédés avec les procédés de Munich. Il a consulté les dernières
révélations de l'archéologie. L'effort énorme que lui a demandé cette
œuvre est indiqué par les traces les plus visibles de fatigue, surtout vers
la partie droite de son tableau, celle où les chrétiens, dans leurs paniers,
au haut de poteaux trop minces, sont peut-être plus ridicules que tou-
chants. Des groupes remarquables et fort réussis sillonnent le tableau, si
on les cherche, et l'idée de cette population blasée, indifférente, où quel-
ques visages de femmes trahissent seuls de la stupeur mêlée de pitié, était
d'un esprit qui conçoit avec profondeur. Malheureusement Tintérêt se dis-
perse dans la multiplicité des personnages et dans la valeur égale des tons.
Les Torches vivantes ont failli être un des monuments de l'Exposition;
mais après avoir été surpris par leur dimension, on a été étonné de n'en
pas retirer une impression proportionnée à tant d'étendue. Ce n'est pas
aux visages rasés des vieux Romains que les peintres russes peuvent
attacher leur avenir, mais aux barbes touffues de leurs moujicks, et je
crois à l'avenir pittoresque de la Russie.
LA PEINTURE EN HOLLANDE.
HOLLANDE.
L'héritage de Gérard Dow et de Mieris, héritage mal
141
ge mal entretenu, c'est-
i'aube, par m. ch. hermans.
(Croquis de l'artiste, d'après un groupe de son tableau.)
a-dire l'exagération de la minutie, une facture pauvre dominèrent la pein-
ture hollandaise à la fin du xvni^' siècle. Elle se traina ensuite dans 1 niaita-
i_^2 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
tion lourde et molle de notre école de TEmpire, puis fut à peine touchée du
bout de l'aile par notre romantisme; et, durant de longues années, elle
chercha péniblement à reconquérir le vieil esprit. Le contact des Belges,
qui reprenaient hardiment possession de Fart, lui fut enfin précieux. De
bonnes intentions, d'honnêtes tentatives l'agitèrent d'un peu de frémisse-
ment. Le paysage, les scènes intimes dégagèrent un coin de ce sentiment
d'art engourdi, non éteint, qui couvait dans le tempérament national. On
s'est beaucoup moqué chez nous de Koeckkoeck et de Van Schendcl ;
cependant peu à peu devait se réveiller dans certains ateliers la chaleur
assoupie. M. Blés pensa auxTeniers, mais se rapprocha plutôt de Wilkie.
Pieneman, le peintre d'histoire, peignait en élève de Gros, et quelques-uns
de ses portraits, quelques-unes de ses figures ne sont pas restés sans
mérite. Nuijen, mort jeune, essaya delà couleur à la française. M. Weis-
senbruch a tenté aussi quelques notes colorées. Schelfhout, Bosboom,
Taurel, Waldorp, Kuytenbrouwer se donnèrent bien du mal; mais tous,
quoique chevaliers du Lion néerlandais et de la Couronne de chêne, ne
seront jamais bien recherchés dans les galeries et les musées. Ils ont pré-
paré toutefois le terrain qu'occupe une nouvelle génération, fort supérieure
en talents.
C'est par les exemples de l'école belge, c'est en allant aux Expositions
françaises et anglaises, et en cherchant presque tout seuls le secret de Fart,
au bord de la mer, le long des digues et dans les canaux des vieilles cités,
que les Hollandais se sont retrouvés. La Haye et Bruxelles sont les deux
villes où se forment les peintres néerlandais, et attribuer à M. Israëls une
action sur les artistes de son pays n'est point se tromper.
11 n'y avait pas de peintres en Hollande, il y a trente ans. Aujourd'hui
c'est de nouveau un pays de peinture, où l'on est moins fort manœuvrier
qu'en Belgique, mais où des hommes, en étendant quelques couleurs sur
une toile, sans peine apparente, savent exprimer de profonds sentiments,
de fortes impressions, de vives et délicates observations.
Le paysage, tour à tour avec son large sens mélancolique ou avec sa
grasse et riche tranquillité, verse ses symphonies dans l'esprit des artistes.
Le hurlement de la mer dévorante de barques, son vent âpre qui gémit
longuement, ou son calme pareil à celui d'un ptîturage; les pâturages, de
leur côté, ondulés et frissonnant lentement comme une mer qui se berce;
les vastes ciels nuageux qui nous entourent d'étendue, de silence et de
lumière voilée, impriment à l'art quelque chose d'ému, qui le suit jusqu'au
fond des intérieurs et jusque dans les rues. Mais, lorsqu'un rayon de
LA PEINTURE EN HOLLANDE. 143
soleil vient rire dans la chambre, réveiller les herbages ou danser sur
l'écume des vagues, la peinture s'illumine et se fait joyeuse, pleine d'en-
train. Ici, quand on pose une touche, on pose une sensation. Chez ceux en
qui le sens du peintre est le mieux affiné, le gris joue dans toutes ses
variations moelleuses, douces ou aiguës, qu'échauffent de beaux bleus
discrets ou des verts bleuissants, et nulle part l'ensemble de la tonalité
n'est mené avec plus d'harmonie simple et juste.
Tout l'art hollandais, évidemment, n'en est pas là, et il ne suffit pas
d'être natif de Hollande et de peindre pour avoir ces vertus; mais je parle
d'une dizaine et peut-être d'une quinzaine d'artistes.
Voici, par exemple, M. Israëls, dont on ne semble pas soupçonner
chez nous toute la valeur; son tableau Seule au monde est admirable de
sentiment et d'enveloppe. C'est une pauvre chambre obscure, les ombres
de la mort l'ont envahie, et tout y flotte vague, sombre comme les pen-
sées de la malheureuse femme restée seule, qui pleure auprès du lit où
repose le compagnon, le soutien brisé de sa vie. Le jour est clair aux
carreaux de la fenêtre, mais les ténèbres du chagrin et du désespoir en-
tourent cette àme en détresse. Sur un tabouret vient d'être abandonnée
ia Bible ouverte, mais que pouvait la Bible?. . . Ce tableau est peint
d'ombre et de douleur. Et les beaux tons tranquilles, et la large manœuvre
et le concert parfait qu'il y a dans la Fête de Jeanne, où les enfants re^-ar-
dent si dévotement la mère à l'air heureux et doux qui leur fait des
crêpes! Et comme plane un jour gris, une nature attristée, sur les humbles
Pauvres du village qui vont quêter assistance au bateau ?
M. Israëls fait école dans son pays. On retrouve son influence dans
le Sois sage, de .M. Mélis, aimable peinture qui n'a pas encore la force,
la souple justesse de celle du maître, mais où la vieille femme endormie
est une figure bien heureusement réussie. De plus loin, M. ^'er^veer suit
aussi AI. Israëls. Les œuvres de ce dernier sont très recherchées en
Angleterre, et elles correspondent, en effet, à quelques-unes des ten-
dances de la jeune école anglaise, dont j'aurai à parler quand viendra le
tour de la Grande-Bretagne. Lorsque, au sortir de l'atelier Pieneman,
M. Israëls peignait des tableaux d'histoire, il était difficile de prévoir
qu'il changerait de route, qu'il délaisserait les princes, les grands pour
ne plus s'occuper que des petits et de leur histoire intime, et qu'il acquer-
rait cette force et cette délicatesse de sentiment qui font de lui le chef et
l'initiateur de la nouvelle génération artistique dans les Pays-Bas.
Nous voyons régulièrement venir à nos Salons M. Mauve et .M. .Ma-
,_^ L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
ris dont j'ai expliqué lannée dernière la sensibilité, la simplicité ravis-
santes ; M. Mesdag, qui de jour en jour devient un puissant artiste;
M. Henkes, si naïf, si fin; M. Oyens, si vif et de verve coloriste si
franche et si naturelle. M. Mesdag a envoyé au Salon une magnifique
marine, et M. Henkes y montre un bien joli Coin de ville. J"aurais voulu
parler plus longuement de chacun d'eux, mais ce que j'ai dit du senti-
ment général de l'art dans leur pays s'applique surtout à leurs œuvres.
Le Champ de Mars nous révèle, en outre, un homme très original,
M. Klinkenberg, qui possède une coloration toute spéciale, et dont il faut
regarder les vues de Delft et de Sneek. Les vrais et larges paysages de
M. Roelofs, ceux de MM. Backhuysen, Metzelaar, Gabriel, Poggenbeck,
de M'" Van Bosse,| de M. Apol, de M. Van Heemskerke, Van Best, les
figures des deux MM. Ten Kate, les chats de M'"*" Ronner, les fleurs de
M"° Rosenboom, le doux tableau d'intérieur de M'"' Bisschop-Swift, les
scènes populaires vénitiennes, fermes, nettes, spirituelles, de M. Van
Haanen, qu'on a toujours remarquées à nos Salons, forment une expo-
sition vraiment intéressante. Avec ses trois millions d'habitants, la Hol-
lande n'est plus, en art, une simple province, mais elle semble être un
rameau détaché d'un grand pays et qui porte en lui un résumé de la sève,
de la vitalité et le feuillu de l'arbre tout entier. Après une longue éclipse
de plus d'un siècle, le ciel de l'art s'est éclairci de nouveau dans cette
contrée, et c'est une merveille de voir comme ses peintres ont su créer
des expressions bien indépendantes, ne se laissant pas opprimer par le
pastiche de leurs vieux maîtres, et se montrant plus libres peut-être que
leurs voisins de la Belgique. Et, comme je n"ai pas assez de place à mon
gré pour parler de cette galerie de la Hollande, je veux, en finissant, le
répéter : il y a là dix tableaux qui témoignent d'un tempérament et de
talents aussi individuels, aussi tranchés, et, sous bien des rapports, aussi
remarquables que quoi que ce soit e^u'on puisse admirer ou signaler dans
les plus grands ensembles artistiques de l'Exposition. La floraison seule-
ment n'y est pas aussi abondante et plantureuse; simple affaire de lieues
carrées.
LA PEINTURE EN BELGIQUE.
143
BELGIQUE.
« Ici il y a des peintres, » pourrait-on
inscrire sur la porte de l'exposition belge. Ces
peintres ont été presque tous mêlés aux nôtres ;
presque tous leurs tableaux ont paru à nos
Salons. Nulle part en Europe, proportionnelle-
ment à la population, il n'y a autant et de si
bons peintres que chez ce peuple. C'est celui
qui a le plus sûr, le plus gras maniement de la
peinture. Il en joue à pleines mains, et c'est à
croire cette fois que tout Belge naît peintre, a le
sens inné des belles tonalités et remue la pâte
avec une pleine certitude.
La base des colorations en Belgique est
un gris noir transpercé de reflets, avec lequel
on appuie sur les ombres, on rend le relief
d'une manière solide et énergique. En général,
on y étend largement le ton, qu'on fait intense
et riche, en le contenant avec une sobriété
qu'on peut appeler cossue.
L'étalement aisé et plantureux de la cou-
leur manégée dans une contexture délicate et
vigoureuse à la fois est le caractère de cette peinture, où le clair léger se
dégage de l'enveloppe laineuse, étoffée, moelleuse des gris foncés.
L'histoire de cette peinture est notre histoire : c'est le tressaillement
historique de i83o porté à nos frontières; c'est le passage de Courbet
laissant de longues traces dans les ateliers de Belgique; c'est on ne sait
quelle prospérité et quelle santé dans la petite nation qui se sont repro-
duites dans son art. Mais une grande partie des toiles qu'exposent les
Belges, nous les avons vues ou nous en avons vu de pareilles, et l'on en
a parlé sans cesse dans la Ga{ette. On n'a plus rien à dire de M. Wau-
ters, sinon qu'on reconnaît encore une fois son beau talent large, expressif
en dessin, tranquille et ferme en tonalités. La paix, le bon et bel accord
des couleurs est en effet le trait magistral de la peinture de son pays. On
14^
L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
n'a plus rien à dire de M. Alfred Stevens, sinon ce qui n'en a pas été dit :
c"est que la marque de son talent est maintenant dans la science et Tamour
des reflets, qu'il pousse jusqu'à l'extrême. Et je noterai, à ce propos, une
curieuse ressemblance de facture entre la Galerie de peinture de M. Aima
FIGURES DO
ÏLEAU DE M. WAUTERS : « LA FOLIE DE HUGO VAN DER COES
(Croquis de l'artisle.)
Tadema, à l'exposition anglaise, et quelques-unes des toiles de M. Stevens.
Chez M. Aima Tadema, l'analogie parait peut-être encore plus visible. Il
y a eu là dans l'éducation un même point de départ. Il reste pour-
tant un petit compte à régler avec M. Stevens. En homme de beau-
coup d'esprit, il s'est aperçu qu'il y avait profit à « mettre l'art à la
portée des bourgeois » , et que cette portée ne s'élevait pas au-dessus des
LA PEINTURE EN BELGIQUE. 147
sujets et des titres de romances. Depuis longtemps les peintres font, par
exemple, une statue de nègre qui rit aux éclats, tandis qu'une femme de
chambre la contemple, ou bien un buste de faune qui se meurt de rire
pendant qu'une marquise l'examine. Il fallait rendre de la fraîcheur à une
vingtième édition de cette chansonnette comique; un masque japonais a
suffi à M. Stevens pour raviver la ritournelle ressassée. Mais quelle con-
naissance de Paris il avait pour s'être senti sûr d'avance que les Parisiens
ne souriraient pas de titres comme : Le Sphinx parisien. Une Horrible
LE GEOGRAPHE
'AR M. DE BRACKELAÏ
(Croquis de l'artiste.)
Certitude, Un Chant passionné. Désespérée, Le Besoin de rêver, etc. Si
Ton ne faisait honneur à l'esprit moqueur de M. Stevens du choix d'un
tel bouquet, si l'on devait, au contraire, l'attribuer à sa sincérité, nous
serions tous bien désillusionnés, M. Willems aime le même genre de
titres ; il faut donc qu'il ait aussi beaucoup d'esprit , car toute autre
explication serait cruelle. Ceci n'était qu'une parenthèse; je reviens à la
peinture.
Les animaux de M. Joseph Stevens ont été maintes fois célébrés, et
,_jS L\-\RT MODERNE A L'EXPOSITION.
les voilà qui reparaissent tous à TExposition, dans leurs allures amusantes,
traités avec esprit et vigueur.
M. Henri de Brackelaer, fils d'un homme qui a pris part à la rénova-
LE VERCERj PAR Irt"*^^ MARIE COLLART.
(Croquis de l'arliste.)
tien de Tart belge, au moins par ses élèves, au nombre desquels était Leys,
a envoyé au Champ de Mars de remarquables tableaux, très lumineux,
tout allumés de fines notes rouges et de clartés pleines de vivacités, où se
sent le souvenir de Pieter de Hooghe, mais où le sens particulier de la
LA PEINTURE EN BELGIQUE. 149
nature a une belle part, et qui ne sont point sans rapport avec l'art anglais
moderne. Une impression d'archaïsme, introduite à travers la nature
moderne, plaît à ces artistes. On la retrouve dans les beaux paysages de
M. Lamorinière, imprégnés d'un doux et noble sentiment, d'une haute
et grave harmonie dans leur simplicité verte et grise. D'un peintre mort
trop jeune, Boulenger, nous voyons des œuvres extrêmement remar-
quables aussi. Sa Vue de Dînant, entre autres, est une toile de maître,
de grande ampleur, de tonalité magnifique.
Le charme des ombres onctueuses, des lumières rasantes que M'"'Col-
ÉTALÛNj FRAGMENT DU TABLEAU DE M,
(Croquis de l'artiste.)
lard étend sur ses prés d"un vert bleui, où montent des arbres à la déli-
cate écorce violette; Famalgame de ses modulations variées, pressées; ses
détails fins, précis, mais rapides, qui font penser à de vieilles gravures,
nous sont bien connus.
Les beaux animaux de M. Verwée, aux formes robustes, et ses her-
bages tranquillement lumineux, peints d'une brosse hardie, aisée, qui va
saisir tuus les tons dans leur richesse ou leur fraîcheur, les discipline et
les assouplit en accords si justes, nous sont bien connus aussi.
En revanche, nous apprenons cette fois à connaître MM. Ter Linden
et Verhaeren, deux artistes qui savent toute la vigueur et tout le charme
qu'on peut mettre dans les tonalités en les assouplissant et en les ramenant
i5o L-ART MODERNE A L'EXPOSITION.
à un accord neutre, plein d'unité et de sonorité profonde. M. Ter Linden
a aussi des clartés d'une grande linesse. Courbet avait passé chez tous
deux.
Nous avions apprécié les délicates variations de M. Artant; MM. Bou-
vier et Baron en font d'analogues, différentes dans le thème choisi et dans
la facture, mais indiquant des nerfs que met en vibration la moindre
finesse des nuances dans la coloration. Nous remarquerons aussi le senti-
ment si fin du bleu dans la Baie de Naples, de M. Smits. Nous serons
séduits par une petite chose de M. Hannon, un coin de rue tout attendri
de légers reflets; les maisons de M. Moer, qui se montre rarement en
France, et qui a le sentiment de la lumière; et, puis, tout ce que nous
sommes habitués à voir est là : les arbres énergiques de M. Coosemans;
les vaporeux, larges et moelleux paysages de M. de KnyfF, de M. Clays,
de M. Tscharner et ceux de M. Mois; les remarquables portraits de
M. de Winne, si fermes dans une gamme si délicate; M. Van den
Bosch et son chat, comme Wittington; les enfants de M. Verhas, les
tableaux de MM. Willems, Verlat, Cluysenaar, de Vriendt, etc. Ajou-
tons-y les enfants de M. Agneessens, les petits personnages de M. deGroux
et de M. Verhaert, les peintures de M. Dubois, qui, lui aussi, a gardé
une brosse de Courbet, puis MM. Madou, Portaels, jadis les chefs du
mouvement, alors qu'il était encore timide, et cette énumération trop
courte prouvera combien j'avais raison de dire, en commençant, que la
Belgique est par excellence le pays de la peinture, le pays où Ton a le
sens de ses agissements sûrs, calmes, étoffés et puissants. Que l'on se
figure ce sens répandu chez un peuple de trente ou quarante millions
d'habitants : le résultat serait écrasant. Et je mexcuserai personnelle-
ment envers les artistes belges de ramasser leur art en si peu de lignes.
L'espace qui m'est compté me contraint à cet abrégé, où l'on ne saurait
se rendre compte de l'étonnant épanouissement que les vingt-cinq der-
nières années ont donné à fart en Belgique. Cette exposition est la plus
forte au point de vue de la manœuvre de la brosse et même du cou-
teau, et de la traduction pittoresque des choses par les coiiventions du
pinceau.
Là-dessus, nous passons la Manche, et nous arrivons enfin à cette
Exposition anglaise qui, à son tour, est la plus intih-essante parle caractère
national, par l'esprit tranché et par l'aspect tout particulier de ses œuvres,
bien c]ue Fart insulaire anglais ait avec le continent des attaches que l'on
peut voir aisément.
LA PEINTURE EN ANGLETERRE.
ANGLETERRE.
LE CAPITAINE BVRTOX, PAR M. LEICHTON.
L'Exposition anglaise fit grand bruit en
i855, mais en 1867 elle n'en fit point du
tout. En i855, trente-quatre peintres de
la Grande-Bretagne obtinrent des récom-
penses; en 1867, quatre seulement furent
récompensés. En i855, Tart anglais fut pour
nous une révélation. La nature intime, spi-
rituelle et semi-philosophique des sujets,
indiquant la descendance de Hogarth et de
Wilkie, la bizarrerie poétique de certaines
compositions, la raideur des peintres d'his-
toire, la singularité acide des colorations, la
fraîcheur, inaccoutumée à nos yeux, de
certaines harmonies dissonantes, la har-
diesse et l'importance des aquarelles, genre qui nous parut tout nou-
veau,.enfin les préraphaélites avec leurs affectations de minutie naïve ou
de simplicité barbare, tout nous apporta la surprise. En 1867 l'école
anglaise, au contraire, était en pleine indécision. Les préraphaélites
s'arrêtaient, et un autre rameau, encore renfermé dans le secret du bour-
geon, se préparait à s'élancer du tronc. L'orientalisme et le japonisme
commençaient à tourmenter l'art industriel, et le trouble de cette invasion
se répercutait jusque dans les tableaux. L'art français préoccupait à son
tour un certain nombre d'artistes. Une brume planait au-dessus de l'art
anglais, cachant de prochaines transformations, celles que nous voyons
aujourd'hui.
D'origine, cet art est flamand et hollandais, et par le tempérament du
peuple et par les données intimes de la peinture. Ce rapport avec la Hol-
lande est de parenté plus que d'imitation. Les mêmes maisons, le même
ciel, les mêmes mœurs, la même vie maritime, une même tendance reli-
gieuse, se retrouvent en Angleterre et dans les Pays-Bas. Des artistes comme
Reynolds, Lawrence, Gainsborough, Turner, Constable, Crùme, etc.,
se rattachent directement aux Hollandais, et pourtant sont Anglais.
Turner, dans ses étrangetés; Constable, en voulant peindre des ciels, des
écluses, des rivières, des cathédrales d'Angleterre; Wilkie, avec ses scènes
,52 LART MODERNE A L'EXPOSITION,
de fermiers et de villageois, sont restés imprégnés de peinture hollandaise.
Néanmoins leurs essais de coloration hardis ou excentriques troublèrent
le monde de l'art autour d'eux, et les générations suivantes se laissèrent
duper à des tonalités crues, aigres, heurtées, qui donnèrent à penser en
i855 que, las de Thuile et entraînés par le goût des pickles, les Anglais
voulaient dorénavant peindre au vinaigre. En art, en littérature, par génie
national, les Anglais sont portés au détail, qu'ils sentent très fortement;
ils se plurent donc à détailler la coloration, à en débiter une à une les
oppositions. Il y avait cependant, à cette Exposition de i855, une masse
moyenne, que nous appellerions bourgeoise, et qui affadissait ces crudi-
tés de manière à les rendre acceptables aux palais les moins audacieux.
Le sentiment harmonique, calme, s'était perdu ou n'était pas né
encore dans l'art anglais, où abondaient les anecdotes spirituelles, et où
un agaçant pétillement de tons faisait grincer des dents.
Les confrontations plus fréquentes avec les Italiens et les Français
eurent enfin leur contre-coup sur les Anglais. M. Ruskin, l'esthéticien,
conçut en Italie d'assez singulières idées, mais des idées curieuses, et il
parvint à en animer pendant quelque temps un certain nombre d'artistes,
d'autant plus facilement qu'elles étaient dans l'esprit de la nation. "Vers
i85o se forma donc l'école préraphaélite, dont le but semblait être de
retrouver la naïveté et la grandeur de l'expression par une rigoureuse
et dévote minutie dans les détails. MM. Millais, Rosetti, Holman Hunt,
Martineau, qui est mort, Madox Brown, etc., en furent les initiateurs et
les principaux soutiens, mais continuèrent à marcher dans le sentier des
colorations tourmentées et multiples. M. Millais, par la puissance seule
de ses intuitions artistiques, sut arriver peu à peu à l'enveloppe, au
calme, à l'équilibre de la tonalité. Les seconds venus parmi le préra-
phaélitisme, MM. Burne Jones, Crâne, Richmond, Spencer Stanhope, et
en flanc M. Watts, qui est plutôt un postraphaélite, se sont rangés dans
cette voie, où l'on aperçoit le désir d'employer l'art des Florentins à
exprimer une poésie un peu bizarre, mais d'accent très net. Mason,
mort en 1872, et Walker, mort en 1875, allaient à leur tour engendrer
un nouveau mouvement. Mason fut éclairé, lui aussi, par la peinture des
Florentins, et revint d'Italie avec des idées fécondes. La simplicité de
facture, 1 unité de coloration lui paraissaient, comme aux anciens maîtres,
le plus puissant moyen d'exprimer un sentiment. Walker puisa une sem-
blable inspiration dans les tableaux de Millet.
Les peintures de Leys et de M. Jules Breton, l'un par le sentiment
LA PEINTURE EN ANGLETERRE. i53
recueilli et grave qu'il avait trouvé dans Tarchaïsme, l'autre par son élé-
gance poétique exagérée, qui réveille l'impression d'un nocturne musical,
émurent les jeunes gens. M. iMillais, de son côté, exprimait de la façon
la plus haute des idées analogues avec ses paysages, entre autres le
Froid Octobre, a^•ec sa Veille de la Saint-Agnès, avec sa Femme du
joueur et d'autres tableaux.
Mais l'enveloppe blonde et mélancolique, le sentiment tranquille,
délicat et, sous cette tranquillité, plein d'une sorte de mystique et souffrante
exaltation, que montrèrent Alason et Walker, ne furent pas compris. Une
lutte s'engagea entre eux et quelques-uns de leurs partisans contre le
reste de la peinture. MM. Birket Poster et North, aquarellistes de
beaucoup de talent, soutinrent vivement Walker et Mason, et eurent
plus d'une fois à relever leur esprit découragé.
Les choses se faisaient très complexes dans l'art anglais. L'illustra-
tion y devint bientôt, plus que jamais, une source de talents originaux.
Walker débuta en illustrant des magasines, et le célèbre écrivain Thac-
keray, qui se plaisait à faire lui-même les dessins destinés à orner ses
romans, ne tarda pas à trouver que Walker s'y prenait mieux que lui-
même. Ce furent d'autres jeunes artistes, dessinateurs pour les jour-
naux et- les livres, Pinwell et Houghton, qui se rallièrent les premiers
autour de Walker et prirent avec lui la tête du mouvement. Mason était
plus âgé et marchait parallèlement, plus fort peintre et artiste moins
naïf que Walker. Les écoles de Kensington, fondées par le gouvernement,
engageaient à cette époque la lutte contre les écoles de l'Académie, et,
fait singulier, c'était dans l'établissement officiel que se nourrissait l'art
indépendant et novateur, tandis que l'institution libre de l'Académie
endormait ses élèves dans les traditions froides. Il serait injuste pour-
tant de considérer l'Académie à ce seul point de vue, car M. Leighton
et M. Poynter, en cherchant à y créer le sens de la peinture classique,
l'étude de la forme antique, étaient, eux aussi, des novateurs fort décidés;
ils se reliaient, par leurs désirs de rigueur et de sévérité dans le dessin,
aux nouveaux préraphaélites ; et le jeune monde de Walker et de Mason
voulait, de son côté, poser dans les décors modernes des personnages
de dessin antique. Par là-dessus agissait le journal le Graphie, curieuse
école de vivantes études sur la vérité, où venaient travailler les élèves
de Kensington, comme MM. Herkomer et Gregory, et où se distinguait
AL Small. Les fondateurs de la jeune école anglaise, Mason, Walker,
Pinwell et Houghton, par un sort fatal, sont morts tous les quatre.
,54 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
Les trois derniers ont fini jeunes, peut-être à la peine, peut-être à
cause d"un tempérament nerveux et frêle, que la lutte, le travail, la
sensibilité excessive, ruinèrent rapidement.
Aujourd'hui le mouvement qu'ils ont imprimé entraine un grand
nombre d'artistes de talent : MAI. Herkomer, Gregory, Boughton, qui
s'était préparé en France, puis chez M. Edouard Frère, qu'on estime
beavicoup en Angleterre, Small, Morris, Robert Macbeth, Green, Mor-
gan, Bayes, Aumônier, etc.
D'autres courants encore circulent dans l'art anglais. Comme je
l'ai dit, M. Leighton a voulu y
réinstaller un art sévère, voué à
l'étude de l'antique. Ses élèves,
M. Poynter et M. Prinsep, le
suivent avec beaucoup de réso-
lution. Néanmoins ils semblent
secs à côté des précédents, mal-
„, , ,,.,„ x^,. ^
1^ " ji.-y/»^- py(. le sérieux de leur talent. Il
■■/ ■ ' J \ ^
|4à|j^'l\. -:-. ;' > . '-■.^;:^-.:.-^-^-J y a du caractère dans les Blan-
^ chisseuscs de M. Prinsep, et de
l'invention dans la manière dont
il déroule leur théorie sur cette
pente de terrain qu'il a coupée avec brusquerie et originalité. La Catapulte
de AL Poynter est d'une conception remarquable, d'un travail très
sérieux. La Leçon de musique de AL Leighton est très aimable, et son
Élie au désert a de l'allure. Alais le charme, la vie et la vivacité man-
quent à ces artistes. AL Leighton devrait porter toutes ses forces sur la
sculpture, où il se ferait une renommée, et sur le portrait, qui demande
des maniements presque plastiques ; de lui-même le portrait fournit à
l'artiste la rie, que celui-ci n'évoque pas toujours aisément quand il faut
la faire naître dans des sujets qui ne touchent que la science et les sou-
venirs littéraires. AL Armstrong se rapproche de ce groupe, mais il garde
un charme de douce simplicité à travers la sévérité, et son tableau intitulé
Musique a une remarquable impression de calme et de grave rêverie.
Autour de AL Calderon, qui ne comprend pas bien la couleur, quoi-
qu'il la cherche de tous côtés, mais qui a parfois d'heureuses rencontres,
comme le prouvent les figures spirituelles de sa Dernière Touche,
marche un groupe que ses dehors froids, sinon ses visées, rattachent au
précédent; on l'appelle l'école de Saint-John's Wood, d'après le quartier
lUSiq,tE, l'AR M. .\RMSTRONG.
(Croquis dt TartislQ.)
LA PEINTURE EN ANGLETERRE. i55
de Londres où Ton se réunit au début. .M. Storey, beau-frère de M. Cal-
deron, MM. Yeaiîies, Marks, Hodgson, Watson, en sont les coryphées.
On ne saurait oublier de signaler la vigoureuse école écossaise,
l'école des marines et des pêcheurs, dont M. Hook a été le porte-fanion,
où se distinguent MM. Heray, qui fut élève de Leys, Colin Hunter, Mac
Calluni, Mac Whirter, et à laquelle peut être rattaché M. John Brett,
le paysagiste de Cornouailles. J'aime les fermes accents de cette école, ses
belles eaux brillantes, ses terrains couverts d'herbes sombres, ses rud=s
pêcheurs qui travaillent, ses maisons de bois, ses barques, ses ciels. Son
pinceau n'a pas de tendresse, son âme n'est pas hantée par la rêverie,
mais ses adeptes s'appuient fortement sur la terre , ils prennent corps à
corps, sainement, virilement, la réalité. Parmi les artistes que je viens de
nommer, M. Mac Whirter a un sentiment très pénétrant. Son Village de
pêcheurs éveille une sensation forte et intime.
Les riches provinces manufacturières et commerciales de l'Ouest ont
toujours soutenu une école de peinture ou plutôt un groupe d'artistes. Il
y a trente ans. c'était l'école de Bristol, dont faisait partie Danby, l'auteur
du Coup de canon de i855. Aujourd'hui c'est l'école de Manchester; elle
est éprise de Corot, et elle recherche les œuvres de M. Fantin-Latour.
Celles-ci y produiront quelque jour un certain ébranlement. Cette école
n'est pas représentée à l'Exposition.
Les tentatives de -\L Whistler, les œuvres de M. Legros ont laissé
aussi leur impression chez quelques artistes. Quant à l'Académie, son
rôle réside dans une hésitation et une incertitude que marque fort bien le
système d'enseignement adopté dans ses ateliers. Chaque mois, un nouvel
artiste est chargé de corriger et d'inspirer les élèves; de sorte qu'au bout
de trente jours AL Pettie succède à 'SI. Aima Tadema, puis à M. Pettie
succède M. Marks, et ainsi de suite, au grand dam du scholar, qu'on
embrouille et qu'on désespère par ces diversités. Çà et là, de certains
artistes ne se relient plus aux principaux groupes et participent surtout de
la tradition générale et moyenne représentée par les héros de l'Exposition
de i855. Ceux-ci, ceux du moins qui ont survécu, forment à présent, à
peu d'exceptions près, un ensemble bonhomme, bourgeois et éteint. Ils
sont vieux, et leur peinture a vieilli. MAL Frith, Grant, Elmore, Armi-
tage, qui travailla avec Paul Delaroche, Goodal, Cope, Ward, Mac Née,
Paton, Redgrave, voilà les principaux conducteurs de cet autre chœur,
où domine le talent de feu Landseer, qui éclate si bien dans la
merveilleuse scène du Singe malade. Tous les artistes de cet ancien groupe
i56
L\A.RT MODERNE A L'EXPOSITION.
ne sont pas annihilés; le portrait de M"" Wiseman, par M. Mac Née, est
d'un joli sentiment, léger, vivant, rappelant quelques figures de i835,
comme on en voyait dans les lithographies de Gigoux ou de Devéria.
Chez M. Grant il y a encore quelque chose, une netteté sobre, de la jus-
tesse, de Tobservation, et chez M. Redgrave il y a une vive expression de
Tété, de sa chaleur, de sa lumière, de son plantureux aspect, et aussi l'in-
time expression de la terre civilisée, de la terre qui entoure le cottage.
Mais, en 1878, à travers toutes les ditterences d'écoles, de tendances,
comme en 1867, à travers les indécisions, comme en i855, à travers les
acidités, comme en 1820, avec Constable et Turner, comme à la fin du
wïif siècle, l'œil anglais est resté le même.
Une tonalité jaune et rousse, légèrement aigre, qu'avive du rouge,
que du gris atténue, et qu'irisent des
nuances vineuses et violacées : tel est le
thème principal des colorations an-
glaises. On le retrouvera chez Rey-
nolds, chez les Crème, partout. Ce
thème est venu de la peinture hollan-
daise; il est aussi dans le goût national
et dans le pays même. Les construc-
tions en briques, les boiseries protes-
tantes, les grandes nuées brumeuses
et fumeuses transpercées de soleil, les
prairies, les eaux limoneuses, le don-
nent tout préparé. Nous pouvons le
poursuivre de tableau en tableau, mal-
gré les factures et les sentiments les
plus divers : dans YAiitoj)2iic doré de M. Cole, dans la Neige au prin-
temps de M. Boughton, dans le Chant du soir de Mason ou la Vieille
Grille de Walker, dans le Garde royal et les Montagnes d'Ecosse de
M. Millais, dans les portraits de M. Orchardson et ceux de M. Ouless.
11 nous apparaîtra dans les paysages écossais ou gallois, dans la Dernière
Touche de M. Calderon, dans les figures de M. Watts, chez M. Herko-
mer et chez M. Gregory. M. Pettie, M. Holl, M. Goodall, M. Hodgson,
feu Landseer, nous le montreront, et M. Aima Tadema lui-même n'y
échappera point. Il s'épanouira aussi avec les aquarelles de M. Aumô-
nier, de M. North, de M. Small, de M. Green, de Pinwel, de Houghton
et de tant d'autres.
^EIGE: AU ^RI^
(Croquis de l'arliélc
-âsette des Beaux-Ar
-.PREMIÈRE POSTE
Exposition L'nivèr&elie j
LA PEINTURE EN ANGLETERRE. iS;
Si nous entrons dans la maison décorée par MM. Collinson et Lock,
nous le retrouverons en voyant que le parloir y est rouge vineux, avec
des rideaux à fleurs rousses empruntées à la Turquie, et avec une tenture
jaune persano-japonaise. Ailleurs le mobilier composé par M. Whistler
sera jaune et roux; les meubles de la jolie chambre exposée par
M"" Garrett seront recouverts en étofte jaunâtre.
A ces tonalités se joignent parfois des nuances neutres prises aux
Florentins, mais plus encore aux Japonais. MM. Richmond, Watts,
Burne-Jones se servent d'un olive bronzé et d'un violacé grisâtre qui
viennent des bords de TArno, de Lombardie ou de Kioto. Le tableau
égyptien de M. Aima Tadema renouvelle les tons des papiers-cuirs de
Nagasaki ou de Yeddo.
Comme une grande délicatesse et une grande subtilité guident bien
des peintres anglais, c'est avec une certaine subtilité aussi qu'il faut
rechercher l'origine de ce thème jaune et roux. Assurément une impres-
sion du soir, une impression de fin du jour et de fin de saison, l'amour
du crépuscule et de l'automne, du ciel pâli et doré, des feuilles mortes,
des herbes brûlées par le soleil, est gravé dans l'âme anglaise. Les heures
qui terminent le travail commencent le repos et ramènent les gens vers leur
intérieur, la saison qui, rallumant le foyer, en rend les jouissances si
vives, sont les plus douces pour ce peuple plein de tendresse sous sa rude
énergie. Le repos jusqu'à l'accablement, et sa volupté poussée jusqu'à
l'aigu de la souffrance, voilà même ce que parfois exprime Fart anglais.
Combien voyons-nous, à cette exposition, de tableaux où les gens
reviennent le soir après le travail ! C'est avec une avide aspiration que
les Anglais en appellent à la campagne, et à celle qui est proche des
habitations, avant tout. Les parcs, les jardins publics plaisent à ces
peintres. Ce pays de l'industrie ne nous envoie pas un seul tableau où
soit peint le travail industriel, et si le chemin de fer apparaît dans la
peinture, ce n'est que pour servir de cadre au voyageur. Mistress Gas-
keli, dons son roman Xord et Sud, a bien exprimé ce désir ardent
d'échapper à la fumée et à la boue des cités industrieuses pour aller res-
pirer l'air et voir le soleil se coucher dans les districts agricoles parfumés
de l'odeur des herbes et des feuillages.
Sous ce climat pluvieux, la pluie cependant a son attrait et ses
charmes pittoresques. Les peintres d'Angleterre aiment à fêter l'appari-
tion de l'arc-en-ciel, et les idées protestantes, sans doute, ont leur part à
cet intérêt qu'inspire le signe d'alliance chanté par la Bible.
i58 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
Autrement le protestantisme n'apporte guère d'œuvres directes.
Nous ne le retrouverions que dans les Invalides de \[. Herkomer et dans
un tableau de M. Holl. Ces invalides de Chelsea, avec leur beau parc,
occupent beaucoup la peinture; on les représente souvent. La mer, le
peuple, les pauvres, sont réunis là sous une seule espèce, celle du pauvre
heureux, soigné, choyé, car le pauvre, en pleine misère, est écarté des
voies où passe le peintre. Il a fallu un imitateur de Gustave Doré,
M. Fieldes, pour songer aux guenilles. Les filles des champs, les blanchis-
seuses, les laboureurs, le peintre anglais les préfère et les fait agréables,
presque élégants. Cette campagne, avec ses jolis chemins sablés, ses haies,
ses gazons, entraîne un peuple riant. Le bateau apparaît souvent; la mer
est territoire anglais. Le cheval est plus rare; il semble qu'il y a tendance
à s'écarter des sports. Le livre de Wilkie Collins, Mari et Femme, où les
sports étaient attaqués si fortement, correspondait sans doute aux idées
du monde artiste^ plus nerveux qu'athlétique. Et puis, le marin est plus
poétique que l'homme d'écurie, et la mer est un plus noble champ de
courses que la piste d'Ascot. La musique est entrée dans la vie anglaise,
et j'aperçois plus de musique à l'Exposition de la Grande-Bretagne qu'à
celle de l'Allemagne, où j'en aurais attendu davantage.
Les jeunes filles, les femmes et les enfants remplissent les toiles de
l'Angleterre, surtout les jeunes filles, dans leur fraîche et pure magie.
Mais parmi ce monde je vois briller les grandes dents qui soulèvent la
lèvre, et j'entends craquer la grande mtîchoire qui mange sans relâche :
trait caractéristique chez les ladies aussi bien que chez les mistresses.
Et puis, ce qui semble sourdre à travers les sensations tendres, sou-
riantes, ou se révéler sous l'éclat et le brillant d'un monde heureux, c'est
comme dans l'aquarelle de Pinwell, intitulée le Parc de Saint-James, et
dans le Départ de M. Holl, l'accablement de ceux que broie le laminoir
de cette vie d'activité, de concurrence. On sent la stupeur, l'effroi secret
des âmes étreintes dans l'engrenage ; on surprend le son étoutïé du sanglot
intérieur de ceux qui succombent à la peine et qui ne peuvent plus lutter,
tandis que les autres s'en reviennent en chantant le long des haies en
fleur, que les guinées tintent, que la locomotive jette ses hurlements.
Si nous quittons ce monde moderne, le champ se rétrécit soudain.
La peinture monumentale n'a point d'espace à demander aux murailles
protestantes, et les murs des édifices laïques ne se prêtent pas volontiers
à ses décors. II en résulte que la peinture d'histoire et le nu sont relati-
vement rares. Les sujets de l'histoire du pays se résolvent en tableaux
LA PEINTURE EN ANGLETERRE. i5q
d'appartements. L'archaïsme de rantiquité ou de la fin du moyen â^e a
néanmoins des adeptes, les uns poursuivant un réalisme de restitution
qui rajeunit les sujets ou en trouve d'inattendus, les autres doués d'une
vision particulière qui renouvelle les formes et les aspects. Quelques
artistes se consacrent à l'Orient, quelques-uns aussi aux sujets français de
l'époque révolutionnaire ou napoléonienne.
Comme on l'a toujours dit, l'art anglais est bien anglais. Dans la
peinture allemande, il n'y a que fort peu de physionomies allemandes.
J'entends par là des figures aussi particulières que peuvent l'être celle
de M. -Menzel, ou celle du prince de Bismarck, ou celles des disciples
du Christ, peints par Gebhard. Mais, dans la peinture anglaise, le type
national fortement accusé se voit de tous les côtés.
V^oilà pourquoi la Première Poste de M. Sant, peintre ordinaire de
la reine, est si intéressante, en dehors de son exécution, où l'on pourrait
retrouver une tendance à s'inspirer des étoffes blanches de M. Millais.
La bouche en bec-de-lièvre, qui laisse voir les dents et qui donne un
caractère sauvage aux figures féminines les plus civilisées, est là, cruelle
et terrible. Dans le portrait de lady Cavendish par M. Richmond, on la
retrouve, et, sous cette peinture à la fois légère, délicate et rigoureuse,
on croirait voir une reine de la Polynésie qui a pris l'habitude de percer
ses lèvres d'un coquillage.
Singulièrement dur et sinistre est le type à l'œil froid, aux grandes
bouches serrées, des jeunes filles qui jouent le Whist à trois de M. Mil-
lais, avec leurs grandes toilettes à flots et à replis bouillonnants. Ils ne
sont pas doux ni tendres les animaux que la nature a pourvus de fortes
mâchoires, et toute la volonté, l'impassible détermination et le sans quartier
de la race sont écrits chez ces femmes. Je me hâte de dire que la civilisa-
tion a tourné en simple énergie dans la vie et en grand appétit de sandwi-
ches et de roastbeefs les instincts primitifs si fortement taillés sur ces tètes.
Le type maigre aux grands yeux caves que AL Burne-Jones et
M. Richmond ont donné à la Viviane du moyen âge et à l'Ariadne antique
est encore un type anglais, le type des âmes poétiques par excellence, mais
toujours avec la mâchoire accusée et amie des viandes saignantes, et tou-
jours avec un arrière-sentiment dur et farouche, sensible, quoique lointain.
M. Watts, du côté des hommes, a rendu ces mêmes caractères avec
une vigueur, une ampleur à établir les masses tout à fait remarquables.
Qu'on voie son duc de Cleveland, et l'on ne sentira pas précisément la
douceur et la bonté dans ce visage.
i6o L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
Le Portrait du capitaine Biir ton, si énergiquement peint par M. Leigh-
ton, est très effrayant. Je me rappelle que ce célèbre voyageur terrifia
plusieurs membres de notre Société de géographie, qui fêtèrent son pas-
sage à Paris en l'invitant à dîner. Il ne parlait que de sabres de son
invention avec lesquels il découpait un homme, comme une volaille, en
aiguillettes. Nos géographes, bons bourgeois fort doux, ainsi que vous et
moi, sentirent leurs cheveux se dresser sur la tête en Técoutant. Il est
certain que Fétat normal de cette figure, à en juger par la peinture de
M. Leighton, est une expression de fureur.
Mais, si j'ai insisté sur un certain trait presque cruel ou farouche de
la physionomie anglaise, c'est qu'elle a un correctif dans la beauté et
l'élévation du front, la noblesse du nez et la fermeté pénétrante du regard.
Cette race puissante, qui du fond de son île a soumis et rempli une partie
de la terre, a le double privilège de la violence des penchants et de la
supériorité intellectuelle, qui les discipline et les emploie à de grandes et
bonnes choses.
Justement M. Millais célèbre d'une façon émouvante une de ces
grandes choses modernes qui font tressaillir l'Angleterre jusqu'au fond
du cœur.
(c Le passage du pôle existe, et c'est l'Angleterre qui le trouvera,
qui doit le trouver. » Telles sont les paroles, ou à peu près, que prononce
le capitaine Trelawney, l'ancien ami et compagnon de Byron en Italie
et en Grèce. Et sur sa main crispée, qui voudrait déjà étreindre l'avenir,
se pose calmante la main de la jeune femme assise à ses pieds et lisant
le récit des tentatives faites pour la découverte du Passage du Nord-
Ouest.
La chambre, ornée de pavillons, de cartes, d'atlas, est pleine de jour,
et par la fenêtre ouverte on voit le ciel et la mer, clairs et attirants. Peut-
être le capitaine a-t-il la figure trop contractée Mais comment exprimer
d'autre façon l'impatient appel dont son cœur est gonflé? La jeune femme
est merveilleuse d'attitude vraie et de britannisme. Un grog très fort est à
côté du marin : autre trait britannique.
Certes, ce tableau m'émeut beaucoup. Voilà bien le drame et l'idée
modernes, concentrés, rendus avec toutes les ressources de la réalité la
plus simple et partant la plus puissante.
Si je parcours ensuite l'œuvre exposée par le grand peintre, j'admire-
rai ce chef-d'œuvre de gracieuse et délicate coloration, de douce et intense
expression, de grâce infinie, qui s'appelle la Femme du joueur; j'admire-
LA PEINTURE EN ANGLETERRE. i6i
rai cet étonnant vieillard, le Garde royal rouge, magnifique d'éclat, de
liberté, de hardiesse, de sonorité; je m'arrêterai devant le paj'sage du
Froid Octobre, si personnel, si juste, si vrai, avec ses eaux d'acier, avec
ses grandes herbes et ses arbres, que couche le vent aigu, et avec ce
souffle d'air et cette lum.ière grise qui l'animent ou Téclairent. Le portrait
du duc de 'Westminster me paraîtra très harmonisé et me montrera le
parent d'un des grands seigneurs de Reynolds; et le portrait de M""^ Bis-
chofsheim me semblera réalisé avec une mâle élégance, une rare fermeté
et un sens profond de l'individualité. Les Trois Sœurs, si naïves, si libre-
ment peintes dans leur gamme diaprée, si enfantines, m'éblouiront par une
rare splendeur de tonalités claires et de vie richement illuminée. ^L Mil-
lais est un des hommes de la peinture du
XIX' siècle; et je ne pense pas être obligé
d'ajouter : Tant pis pour qui ne saurait s'en
apercevoir !
La variété de son œuvre est splendide,
depuis l'exactitude absolue et décisive jusqu'à
la puissance des plus grands éclats et jusqu'à
la magie du charme le plus rêveur et le plus
pensif. .
Le préraphaélitisme minutieux a disparu,
ou à peu près, dans tout ceci ; mais la main
hardie et vigoureuse, l'œil pénétrant et sen-
sible, l'esprit aux sentiments intenses qui W
étaient dans le préraphaélite de i855 et J.
1867, àansï Ordre d'élargissement ei dans !
Veille de la Saint- Agnès, sont plus hardis li
vigoureux, plus pénétrants et plus sensibles,
et jouent parmi des sentiments plus intenses.
M. Millais a un élève nommé M. Ouless,
et qui fait de beaux portraits, où l'on retrouve,
néanmoins avec de la pesanteur et surtout
avec de la dureté dans les ombres, les traces de la facture du maître. Le
chimiste Pochin, ennuyé de poser, se décida à ne point interrompre ses
expériences pendant que M. Ouless le peignait; de là nous est venu ce
portrait si curieux et si contemporain où nous voyons le savant occupé à
ses cornues. L'honorable recorder (juge) de la cité de Londres, ^LRussel
Gurney, nous apparaît de même dans ses fonctions et dans son costume.
ET LA MORT, PAR M.
(Croquis de Tarliste.)
i62 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
La vie est rendue d'un ton éclatant et solide dans ces figures de M. Ouless
fortement empâtées.
Bronzino, Jules Romain, Michel- Ange ont inspiré à M. Watts ces
puissantes constructions de visages et de corps humains, parfois un peu
lourdes, qui donnent un si lier aspect à son exposition. 11 y a du sculp-
teur autant que du peintre dans ces formes remuées par masses et mou-
vementées. Son buste sculpté de Clytie est identique à sa peinture. Une
carrure, une décision fort remarquables, ressortcnt dans toute sonœuvre.
Le dessin n'y est pas pur et juste, mais il y est ample et fort. Ce n'est
pas un coloriste non plus, mais c'est un artiste qui a le sens de l'imposant,
du large et de l'accent, avec une tendance à Tcnflure. Il brasse littérale-
ment la chair, l'ombre, l'étoffe, l'idée, l'expression et le mouvement. Tous
ses portraits ont de l'allure, mais presque tous ont d'énormes joues. Celui
du violoniste Joachim s'enveloppe d'une apparence mystérieuse très belle,
et celui du duc de Cleveland est le plus naturel, le plus original et le meil-
leur de tous. M'™ Percy Windham ressemble à une sibylle, et le Jugement
de Paris rappelle par ses formes allongées la Nymphe de Benvenuto
Cellini.
Dans l'Amour et la Mort de M. Watts, je note cette tendance con-
tournée qui domine chez les nouveaux préraphaélites, MM. Burne-Jones,
Richmond, Stanhope, sorte de manière sans vulgarité, et qui témoigne
d'un effort sensible pour infuser un jeune esprit dans de vieilles données.
L'Amour et la Mort se tordent, comme se tordent Viviane et Merlin,
comme se tord Ariadne. C'est une recherche d'animation, mais la même
recherche chez divers artistes. M. Crâne, cependant, en s'attachant plus
étroitement aux nobles formes de Botticelli, dans sa J'en us renascens,
oppose le vertical à ces inclinaisons et à ces ondulations. M. Burne-Jones
prend les cadres d'Albert Durer, formés de guirlandes, d'arceaux en ruine,
de feuillages mystiques et précieux, d'idées latentes, et il y insère le type
poétique de la femme anglaise, singulier, un peu effaré, anguleux, mince,
dont M. Stanhope fait presque un jeune garçon, créant ce maniérisme
qui du moins, avec sa délicatesse aiguë, sa coloration neutre et distinguée,
son élégance agitée et son impression nette et un peu sèche, reste maître
de soi-même dans le domaine pur de l'allégorie poétique et se forme un
monde homogène d'êtres et de décors spéciaux. M. Sandys, par sa Alédée.
relie ceux-ci à l'école d'exécution très appuyée de M. Leighton. Ceux-ci
s'agitent dans un monde irréel où ils veulent apporter une extrême pré-
cision ; Mason et Walker, au contraire, ont voulu chasser cette précision
LA PEINTURE EN ANGLETERRE.
i63
du monde réel et y introduire une subtilité raffinée qui finit quelquefois
par le défigurer.
Ils font, pour ainsi dire, évaporer le paysan et la paysanne sur la toile
pour ne laisser à sa place qu'une ombre, une âme, toute frissonnante,
dont les cordes fines, impalpables, vibrent en accords mourants, en
pâmoisons nerveuses. Millet, j'entends celui de la fin, Leys, M. Breton,
."ENUS REXASCENS, 1) PAR M. CRANE
(Croquis de l'artiste.)
leurs inspirateurs, ont eu bien des affectations, et, à force de vouloir
rendre les personnages simples plus graves, plus élégants ou plus inspirés
et émus qu'ils ne sauraient jamais l'être, ils se sont plus d'une fois trom-
pés, et beaucoup.
Le Chant du soir de Ma.son exhale une indéfinissable impression; c'est
un tableau qui se pâme, le mot m'est encore une fois nécessaire. Voilà
sans doute des religieuses, des martyres, des créatures enfin qu'emporte
un élan passionné et languissant à la fois, des natures mystiques, délicates
comme le cristal, d'exceptionnelles sensitives qu'une éducation, des habi-
tudes spécialement spirituelles ont affinées jusqu'à l'excès maladif. Sous
,54 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
la mélancolie des ombres qui suivent le soleil couchant, elles jettent toute
leur âme, toute la svelte et fine beauté de leur tempérament aiguisé,
nerveux, subtil, dans Thymne qu'elles chantent . . . Mais non, ce sont des
filles de ferme, médiocres musiciennes, qui ont, ce soir, le caprice de
chanter des psaumes, et qui étonnent les jeunes cultivateurs, leurs amou-
reux de demain ou de la veille, lorsqu'ils les croisent en chemin. C'est la
nature qui chantait l'hymne dans l'àme ultra-poétique de Mason et il mettait
la source de poésie là où elle n'était pas : dans les personnages. Peintre vigou-
reux et intense dans ses Mareinmes, simple jusqu'au négatif, quoique excel-
lent de couleur, dans ses Enfants à la pêche, parfait de sentiment harmo-
nieux dans son Fer perdu, Mason est un être surprenant, presque toujours
outré, suraigu et portant sur les nerfs comme un harmonica; mais il vous
enveloppe d'une mélodie où, à travers ce vague, ce suraigu, passent des
notes exquises. J'en appellerai néanmoins ici à M. Israëls, qui se rattache
par le sentiment à ce monde anglais. 11 a le dessin moins fin, moins dis-
tingué, le sens moins raftiné que Mason ; mais il est plus vrai, et la
profondeur, la justesse de la plainte dans ce tableau que j'ai cité de lui :
Seule au monde, me touchent plus droit, plus net que le Chant du soir.
Walker me semble préférable à Mason, et quelques-unes de ses aqua-
relles sont ravissantes, surtout celles où il laisse le personnage à lui-même
et ne ^'eut pas le rendre exquis. Son tableau la Vieille Grille est d'une
harmonie délicieuse. C'est le soir, et la paix de la campagne, au moment
où le jour va tomber, est adorable dans ce paysage blond, doux, où les
nuances se fondent, veloutées, un peu fluides. Une dame et sa servante
sortent par la grille, qu'elles referment ; des enfants jouent sur les
marches qui mènent à cette grille, et deux ouvriers passent dans le
chemin. Voilà tout, pas d'autre sujet que la paix de la vie, la rencontre
des passants, la diversité de l'âge et du rang social, un spectacle qu'on
voit chaque jour et que l'artiste chante avec une douceur et une simpli-
cité complètes. Complètes? Point tout à fait : les ouvriers sont élégants,
ils se cambrent comme des Apollons, ils sont même angéliques. Et puis,
dans ce charme de douceur, dans cette délicatesse de tonalité, il y a de
l'homme qui s'évanouit et dont la syncope passe dans sa peinture.
C'est comme un symbole, cette vieille grille! C'est Walker et Mason
qui l'ont ouverte pour donner accès à l'art anglais sur ce domaine nou-
veau, tout de sentiment musical et presque extatique, où l'on reste
abîmé dans les plus mystiques délices de la sensitivité, à la vue d'un
troupeau d'oies chassé par une petite lille, devant un laboureur qui
LA PEINTURE EN ANGLETERRE. i65
ramène lattelage de sa charrue, ou devant un enfant qui laisse tomber
des cailloux au fond d'un seau d'eau. M. \Vhistler avait imaginé jadis des
symphonies en blanc et en bleu. Ceux-ci ont pris la chose au sérieux.
Mais il y aura toujours un combat autour de ces deux hommes si curieux.
Les gens que Yespril touche plus que la matérialité de l'art, plus que les
recherches mécaniques de l'exécution ou du coloris, aimeront toujours
beaucoup ces deux peintres, et leur sauront gré d'avoir créé cette exécution
qui effleure et fait évanouir
les choses, qui donne au ta-
bleau l'aspect du pastel ou de
l'aquarelle, et lui enlève les
pesées épaisses de l'huile char-
gée de couleur. Les autres leur
reprocheront de sacrifier la
peinture et ses qualités propres
à une sorte de rêverie ou de
souffle teinté. Encore faut- il
rappeler la grande vigueur et
la sonorité de Mason lorsqu'il
veut aller à toutes voiles.
Leurs successeurs se tien-
nent plus près de l'accent et du sens simples des choses ; M. Boughton est un
des plus fins, des plus gracieux et des plus sensibles entre eux, AL Morris
en est un des plus vifs et des plus francs. Je n'ai malheureusement pas
le temps de m'arrèter à leurs œuvres, qui sont fort intéressantes, ni à
l'énergique Naufrage de W. Small, ni aux paisibles Voisins de M. Green,
ni au riant Retour des champs de M. Morgan, non plus qu'aux tableaux
de large sentiment et de tons fermes et beaux qu'a exposés AL Robert
Macbeth, mais où le dessin vise aussi à trop d'élégance. Tous semblent
vouloir observer et tirer de l'observation tout le suc qu'elle peut donner,
sans chercher à surélever la note. Ils ont la tendance plus juste que ceux
qui ont ouvert la vieille grille. Ils paraissent se mieux porter et conservent
l'équilibre ; ils savent, les autres ayant subi le risque de l'expérience, mieux
sauvegarder la peinture des envahissements de la musique et de la poésie ;
ils vivent plus activement, à toute heure, et non à celles du soir seule-
ment, et, néanmoins, les impressions qu'ils rendent continuent à être déli-
cates et distinguées. 11 faut réunir à ce groupe AL Briton-Rivière, qui par
sa toile intitulée Charité, s'y rallie au moins pour un moment.
LE GRILLE, PAR M. WALKEF
(Croquis de l'artiste.)
i6G L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
A cote d'eux travaillent des paysagistes, chercheurs et fort curieux,
tels que M. Henri Moore, dont la mer grise et la mer bleue attestent Tceil
fin, Tesprit attentif, le tempérament pictural ; James Macbeth, avec ses
colorations fortes, sombres, à l'opposition un peu dure, mais qui résument
si bien les grands aspects de la nature ; Inchbold, associant d'une main
si légère le vert clair des herbes sur les falaises au bleu clair de la mer,
dans un ensemble plein de finesse lumineuse ; Smart et son Champ de blé;
Knight et son Effet de neige.
La jeune école n'admet pas dans ses rangs M. Vicat-Cole. Ici il a
copié directement Constable, et là il se
noie dans une tonalité jaune bien fade.
Mais son Automne doré est un heureux
et noble paysage, où sourit un refîet des
soleils de Claude Lorrain.
L'œil et l'esprit anglais ont beau
chercher des voies pour se différencier,
ils sont gouvernés par une loi commune.
J'associerai donc M. Leslie avec les pré-
cédents. Sa peinture large, douce et pâlie,
trouve l'harmonie dans une décoloration
délicate. Il est le peintre des jeunes filles,
iwQC cette grâce un peu voulue, mais si
aimable, si distinguée, que les artistes
de l'Angleterre ont conservée depuis la
fin du xv!!!' siècle. Il est vraiment char-
mant celui de ses tableaux où, dans un parc, les jeunes filles s'amusent
à laisser aller des fleurs au cours d'un ruisseau, en y attachant la pensée
de leur destinée.
Parmi tous ceux-là, c'est M. Herkomer que le plus grand succès ait
accompagné. Sa Dernière assemblée à Chelsea est en effet un beau tableau.
Toutes ces têtes de vieux marins ont une haute expression, quoiqu'ils
soient un peu trop lords en général. Un sentiment gra\-e, noble, profond et
juste circule dans cette réunion de vieillards, et, après tout, cette noblesse
qu'ils ont, elle leur vient de l'âge qui accentue l'homme et le marque au
sceau du détachement et du désintéressement des choses. M. Herkomer
est né en Bavière, mais c'est un pur Anglais. On remarquera dans sa
toile et plus encore dans ses beaux dessins du Graphie l'influence de
M. Leirros.
LES VOISINS, PAR M.
(Croquis Je larlislc
LA PEINTURE EN ANGLETERRE.
167
A Tune des assemblées de Chelsea, qui sont simplement la réunion
des invalides pour la prière, un de ces vieillards mourut assis à son banc.
C'est celui qu'on voit en avant, au centré du tableau, et qu'un de ses cama-
rades, le cro3'ant endormi, secoue légèrement pour le réveiller. M. Her-
komer s'est placé, lisant les psaumes, sur le banc appuyé au mur; à sa
droite est son beau-père et à droite de celui-ci est M°" Herkomer. Malgré
le beau caractère de l'œuvre, le tableau de M. Herkomer n'est pas d'une
peinture miraculeuse, les fonds restent médiocres, les tons sont secs et
sourds, l'exécution manque d'agrément; \e peintre n'y ressort pas visible-
ment. Mais ces critiques importent peu; voilà un des beaux tableaux que
notre monde ait inspirés; •voilà comment, en restant simple, on peut faire
ré.sonner une note profonde et trouver de la grandeur là où il y en a, c'est-
l'aPPEL AV TRAVAII,, par m. ROBERT MACBETH.
(Croquis de l'artislc )
à- dire chez de vieux guerriers qui prient sur la fin de leurs jours, après
avoir accompli de durs travaux, de pénibles devoirs, et risqué maintes fois
cette \ie dont le dernier souffle les quitte doucement au banc de la prière.
On pense aune page du Génie du christianisme de Chateaubriand, traduite
par un protestant : c'est la seconde fois que je prends le protestantisme en
flagrant délit de haute impression, de sentiment puissant et pénétrant. Un
autre artiste, M. Gregory, sera, je crois, fort remarqué dans son pays. Les
anciennes tentatives de M. Whistler, je les retrouve dans ï Aurore de
M. Gregory. Il y a une grande habileté en celui-ci, et peut-être le senti-
ment simple et juste sombrera-t-il au milieu de cette habileté ; mais, comme
d'un autre côté, l'artiste a, dans son aquarelle de Sir Galaliad, montré la
délicatesse mystique inaugurée par l'école Walker et Mason, et dans son
portrait d'homme mis beaucoup de force et de largeur, et que l'Aurore
est d'un caractère très personnel, indique un sens de la lumière tout à fait
,r,S L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
neuf et hardi, un esprit des personnages très vif, un accord de la netteté
ferme avec la délicatesse des transitions et des impressions, je maintiens
e|ue M. Gregory 'sera important dans le jeune art anglais.
Auprès du groupe que conduisent MM. Leighton et Poynter, il fau-
drait mettre, mais pour faire contraste, M. Albert Moore et M. Aima
Tadema, pour qui Tantiquité est devenue une famille. M. Moore semble
avoir voulu donner une nouvelle vie aux Tanagras. Il les jette et les pelo-
tonne sur des lits de repos, d'un dessin aigu et très gracieux, et les enve-
loppe de fines draperies teintées de gris et de bleu, les roulant et les
manœuvrant entre ses doigts avec une légèreté exquise, comme de petites
choses fragiles et précieuses que, seul, il a le secret de manier.
M. Aima ladema est célèbre, et il mérite de Fétre. Ce Hollandais
spirituel, trempé dès sa jeunesse dans les pâtes onctueuses et souples deS
ateliers belges, a rendu à la vie antique la couleur, Fanimation, ïètre. 11
les lui a rendus par Fanachronisme, par la réalité et la familiarité. Des
gamins de Paris, des cockneys de Londres, sous son pinceau, sautent et
gambadent dans les vestibules, entre les colonnes, au fond des jardins de
Rome ou d'Athènes. Mais la magie d'un peintre qui est le premier de
Londres pour les exercices de la palette évoque avec une singulière force
d'intuition, autour des personnages, toutes les choses, tout le décor,
tout le milieu où ils vécurent. A l'exposition anglaise, on ne trouverait
nulle part une figure plus solide de relief et plus ferme de ton que sa belle
danseuse épuisée de fatigue; une lumière aussi vive, aussi gaie, aussi
fraîche que dans son jardin romain; un accord aussi distingué, aussi
sonore et aussi neuf que dans ses Plaies d'Egypte; une verve de coloris
aussi légère et aussi harmonieuse que dans le fond du palais d'Agrippa, ni
une invention aussi amusante et aussi inattendue que celle de la Danse
pyrrhiqiie. 11 y a dans son œuvre ce problème curieusement résolu : c'est
que le sentiment intense de la réalité moderne peut donner et l'originalité
la plus imprévue et le sens du monde à nous le moins accessible, l'antique.
Dans le tableau intitulé Galerie de peinture, le jeune homme assis repré-
sente le portrait de M. Deschamps, délégué des Beaux-Arts à l'exposition
anglaise, derrière qui se tient son oncle, M. Gambart, le célèbre marchand
de tableaux. Est-ce une scène antique? est-ce une scène moderne? Que
répondre au juste? Elle est réelle, elle est vraie, elle nous donne le trait
d'union entre ces anciennes gens et nous. Ils étaient comme nous, nous en
sommes sûrs maintenant, le peintre nous le prouve.
M. Orchardson se tient à part à tra\ers tous les groupes, non pas
LA PEINTURE EX ANGLETERRE. 169
qu'il ne descende de Reynolds comme quelques autres, mais il a sa pein-
ture à lui, amoureusement poursuivie dans l'union lumineuse du gris et
du jaune également clairs, jouant dans de fines rousseurs : une peinture
vive, facile, spirituelle, toute d'entrain, un peu chiffonnée dans les petits
sujets, mais qui se raffermit dans ses grands portraits jusqu'à l'intensité
de la physionomie et la force du ton. Beaucoup d'esprit, beaucoup d'indi-
vidualité, beaucoup de pénétration : telles sont les qualités de cet artiste,
un des plus remarquables de son pays.
Un paysagiste, M. Mark Fisher, se rattache à la peinture française
îa-j-*.à/e«-/-/%j
FERLES, PAR M. ALBERT MOORE.
(Dessin de M. F. Laurent.)
par ses colorat'ions, tout en restant en plein sentiment anglais, celui du
calme, du repos et de la rêverie au milieu du brouhaha des affaires, du
tintement des guinées et du râle des machines à vapeur. Mistress Joplins
a aussi l'art franchement continental, et encore M. Crofts, qui a peint le
Matin de Waterloo en homme qui vient de contempler Charlet et Horace
Vernet. Avec une acuité froide et un esprit d'ironie flegmatique, M. Crowe
a représenté les Savants français en Egypte, en souvenir de ce mot
fameux des otîiciers, lors des batailles : « Messieurs les savants et les
ânes, entrez dans le carré. «
Les orientalistes anglais, les nôtres nous conduisant à ceux-ci, sont
variés, sans être séduisants. Feu Lewis, dont on parla beaucoup jadis, a
,-o L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
compris la vie orientale par le côté gai, mais criard, ce qui était faire un
accord, après tout. Houghton y mettait le mysticisme religieux. En
somme, ils y ont vu à leur façon, c'est-à-dire avec originalité.
Les coloristes, si nous entendons un moment par là les peintres qui
poussent le ton et le chautïent, ont à leur tête MM. Pettie et Gilbert. Ce
dernier a l'ampleur et l'aisance de la composition outre la vigueur colorante.
LA DANSE TYRRHIQ^UE, PAR M.
(Dessin de l'artiste
Mais M. Pettie se sert d'un jeu de colorations bien plus complexe, où la
dissonance est habilement employée^ et où le caractère aigu des tons prend
une importance vraiment intéressante sans briser le lien qui les rattache
aux basses foncées. Énergique, personnel, hardi et très riche en modula-
tions se montre cet artiste, dont les figures sont expressives et animées.
Voilà le cercle de l'art anglais parcouru; mais, avant de résumer l'im-
pression générale qu'il nous donne, je veux, d'un coup d'œil rapide,
embrasser le chemin que j'ai fait jusqu'ici.
Venir de Moscou à Manchester, c'est un long voyage, et il faut résu-
mer aussi les premières impressions qu'on y a éprouvées. Notre ami,
LA PEINTURE EN ANGLETERRE. 171
M. Paul Lefort, de son côté, aura suivi la route méridionale, depuis
Athènes jusqu'à ^Madrid, en longeant le Danube. J'ai traversé les mêmes
régions que lui, sans être chargé de les décrire; cependant j'en dirai deux
mots, au milieu de Téblouissement que me causent tant de pérégrinations.
Mais comment exprimer d'une façon brève le caractère, l'aspect de cha-
cun de ces arts presque enfouis dans les sillons de la germination il y a
dix ans, et aujourd'hui éclatant en une floraison extraordinaire?
PAYSAGE, PAR M. MARK FISHEK.
(Croquis de l'artiste.)
La peinture allemande est sobre, contenue, réfléchie, grave, parfois
profonde, parfois souriante; mais elle semble porter le poids d'un ciel
gris et refléter le souci de la vie pénible sur un sol dur et ingrat. La pein-
ture russe a la saveur bizarre et locale, le jet incomplet des mélodies des
paysans, des Cosaques ou des Bohémiens errant dans la steppe. La pein-
ture du Danemark a l'honnêteté et l'étroitesse provinciales. La peinture
suédoise est française, la peinture norvégienne est allemande ; c'est encore
la province, mais envoyant ses enfants dans les capitales. L'art hollan-
dais est très sensitif, rapproché de l'anglais, mais sans la distinction et le
haut dandysme spirituel de celui-ci. L'art belge est crâne, matériel sou-
vent, mais celui de tous, peut-être, qui associe le mieux la peinture aux
,-2 L\\RT MODERNE A L'EXPOSITION.
. expressions dont elle ait charge. L'Allemagne du Sud s'épanche tout à
coup dans une explosion coloriste, qui a le ton et le son du cuivre, une
fanfare un peu bruyante, sonnée pour attirer l'attention, 'sans qu'elle soit la
nécessité d'une vocation nationale, et qui assoupira peu à peu son fracas
en de discrets murmures. En Suisse, en Grèce, comme dans les petits
pays du Nord, l'art s'appuie soit sur la France, soit sur l'Allemagne. En
Italie, la cuve fermente, à petits bouillons si l'on veut; mais de l'agita-
tion, de la confusion est près de sortir un renouveau de liqueur limpide
et savoureuse. II y a là une sorte de mise en commun avec l'Espagne;
dans les deux pays, un élan méridional vers les notes pimpantes, un con-
cert de mandoline, de castagnettes et de tambourins, un art saltarellant ;
des bouffées d'un sentiment doux, caressant, langoureux, imprégné d'amour,
passent parfois à travers ces tonalités d'une gaieté un peu vulgaire et
criarde; mais surtout c'est on ne sait quoi de trivial et de hardi, comme
parti d'une source toute populaire et citadine, qui se trémousse dans cette
peinture d'Espagne et d'Italie; elle sera charmante le jour où la simplicité
et la distinction s'y implanteront.
Par-dessus tout culmine l'art anglais, si original, si délicat, si intime
et si audacieux dans la vérité, toujours expressif et significatif, plein d'un
haut dandysme intellectuel, plein d'une sensitivité raffinée, d'une grâce et
d'une tendresse aiguës, tendant souvent la corde à l'excès, enfin pénétré
d'un sentiment historique qui lui fait relier les choses modernes aux
accents élevés, aux allures fortes du passé, chercher l'alliance du naïf et
du noble sur un banc des jardins de Chelsea aussi bien que dans les phi-
losophies sur l'amour et les ruines; un art de pénétration, d'élégance, de
poésie, absolument noué à l'ombilic de la nation; un art où la mélancolie
se joint à l'éclat, et la singularité à la réalité précise, et qui, sans faire de
pastiches, a su transfuser la gravité ou la candeur du xv" et du xvi"" siècle
dans ses duchesses , ses bourgeois , ses marins , ses clergymen et ses
babies.
Et maintenant, en regardant, comme nous venons de le faire, par
toute l'Europe, nous serons effrayés ou réjouis. Par toute l'Europe, la
tendance est décisive : c'est le monde moderne, le monde actuel qu'on
veut peindre. On marche le dos tourné aux nvmphes et aux faunes, avec
ce mouvement puissant qui entraine l'esprit de nos jours vers la précision,
l'observation, l'information, la science, vers l'étude de la nature, de la vie
active et réelle, et qui fait qu'enfin ce monde moderne se juge digne de se
célébrer lui-même et veut transmettre à la postérité son image exacte et
LA PEINTURE EN ANGLETERRE 173
complète. Que les desservants de la tradition se mettent en deuil et se rai-
dissent, qu'ils aient des regrets légitimes en bien des points, il n'en faut
pas moins qu'ils se résignent. Le mouvement n'est plus avec eux, et, si la
France tentait avec eux une résistance exagérée, il pourrait lui advenir
que, s'endormant trop confiante dans sa supériorité, elle se réveillât, un
de ces jours, surprise de se trouver attardée et affaiblie.
DURANTY.
LES
ÉCOLES ÉTRANGÈRES DE PEINTURE
II
L' AUTRICHE-HONGRIE.
I les envois de rAutriche-Hongrie à TExposition
universelle de 187S ne commandent pas abso-
lument une admiration sans réserves, ils n'en
auront pas moins suscité, pour la critique, plus
d'une curieuse observation et soulevé plus d'un
intéressant problème.
Dès qu'on a parcouru, au Champ de Mars,
les salles où, par les soins des commissaires
autrichiens, sont présentés en si bel ordre les
ou^■rages de peinture, non pas très nombreux
mais du moins triés, choisis, ainsi que quelques rares et bons morceaux
de sculpture, partout disposés avec un goût parfait, on demeure tout
d'abord frappé de l'importance et de la rapidité des progrès obtenus, dans
le domaine de l'art pur, par l'Autriche-Hongrie, depuis l'Exposition uni-
verselle de 1S67.
On note aussi que 'Vienne, Prague, Ruda-Pesth, Lemberg, Cracovie,
Innspruck, que chacune des capitales, que chacun des foyers d'activité
intellectuelle et d'enseignement de la vaste fédération impériale-royale
aura tenu à concourir à cette manifestation d'une renaissance artistique
qui, aux yeux du plus grand nombre, se révèle et se manifeste véritable-
ment avec toute la spontanéité et la saveur de l'inattendu.
Aux lecteurs de la Galette, si attentifs à suivre ces questions, l'aven-
ture, pour être une surprise moindre, n'aura pas laissé de paraître piquante.
Notre revue n'a-t-ellc pas, en ellet, soigneusement énuméré quels intelli-
Gazette des Beaux-Ar
ENTRER DE CHARLES-QUINT A ANVERS, TABLEi»
(Fac-similr exécuté par M
MAKART, A L'EXPOSITION UMVFRSEILE DE 187?
lés un carton de l'artiste.)
A. Quantin, imprimeur.
LA PEINTURE EX AUTRICHE-HONGRIE. 175
gents et énergiques efforts étaient tentés depuis dix ans par le gouverne-
ment autrichien, dans le but de multiplier et les moyens d'enseignement
et les encouragements aux arts plastiques ? Et la Galette n'a-t-elle pas
prévu que, de cette féconde semence, TAutriche ne pouvait manquer de
recueillir, à bref délai, les plus heureux fruits? Mais, si les légitimes succès
de cette sympathique nation nous agréent et nous enchantent, ce n est pas
pour cela seulement qu'ils réalisent de faciles prévisions. Par cela encore
qu'il y a dans la saisissante rapidité des progrès accomplis par TAutriche-
Hongrie de sérieuses causes de réflexion et d'émulation aussi bien pour
notre propre gouvernement que pour notre école tout entière, nous sa-
luons avec joie l'aurore naissante de cette rivalité.
Donc on travaille, on s'efforce autour de nous, et les résultats conquis
par rAutriche-Hongrie, en un laps de temps aussi court, sont là pour en
témoigner; ne l'oublions pas, si nous voulons réussir à conserver notre
rang à la tête du mouvement de l'art européen.
En poursuivant son enquête, la critique n'éprouve aucune difficulté
à déterminer quelles complexes influences marquent à cette heure dans
la récente évolution de l'art austro-hongrois et à pressentir ce que cette
même évolution représente, au fond, de valeur exacte et de promesses
possibles.
A la seule exception près de la peinture de genre, qui, avec MM. De-
fregger, Kurzbauer, Gabl, Max, Weiss et quelques autres, conserve encore
d'étroits rapports avec Munich et Dusseldorf, TAutriche-Hongrie n'obéit
déjà plus exclusivement au courant germanique. Il est même permis de
douter que ceux des peintres sortis de cette école, et qui survivent, voient
se multiplier et se renouveler autour d'eux les élèves et les imitateurs. Le
goût des colorations montées et pimpantes gagne à Vienne le teriain que
perd l'Allemagne, et MM. Charlemont, par exemple, avouent déjà des
préoccupations qui les rapprochent plus de Henri Regnault et de Fortuny
que de MM. Karl Piloty et Knaus.
Tandis que M. Makart, le plus brillant des peintres viennois, aban-
donnant lui-même ses inspirateurs d'autrefois, Cornélius et Kaulbach,
demande, depuis quelques années, un nouvel idéal aux glorieux décora-
teurs vénitiens; que M. Munkacsy, un Hongrois établi à Paris et qui
écoute volontiers les conseils de l'école française, cherche dans la voie d'un
naturalisme expressif, même dramatique, un caractère de plus en plus
accusé et personnel; que M. Matejko enseigne, à Cracovie, les leçons d'un
art élevé et y crée ce qui sera peut-être un jour l'école polonaisej école
j-6 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
OÙ les traditions de composition de nos peintres d'histoire, recueillies ou
apprises de seconde main, se mêleront, sans trop de disparate, à cet
amour des colorations contrastées et puissantes qui est naturel à FOrient,
la Belgique, la Hollande et nos propres paysagistes — Troyon et Rousseau
plus particulièrement — comptent déjà nombre d'élèves et d'adeptes
convaincus, nés de l'un ou de l'autre côté de la Leitha ou du Danube.
Nul doute que l'Exposition universelle de 1878, en amenant de nouveaux
contacts, ne fasse naître bientôt de plus ardentes conversions dans le
sens de notre propre mouvement naturaliste, et que l'art autrichien n'en
soit, dans un temps rapproché, profondément remué et renouvelé.
Mais c'est assez généraliser; au surplus, nous avons hâte de pénétrer
plus avant dans l'étude et dans l'analyse des ouvrages exposés et dont
quelques-uns ont été, à leur honneur, l'objet de discussions ou de cri-
tiques non exemptes de passion.
Plus particulièrement qu'aucune autre peinture étrangère exposée au
Champ de Mors, le tableau de M. Makart aura eu cette fortune d'être
accueilli comme un é\énement et d'avoir sérieusement occupé l'opinion.
L'Entrée de Charles-Quint à Anvers a, comme disent nos voisins d'outre-
Manche, fait sensation. Mais, à cette heure que la plus haute récompense,
une médaille d'honneur, a été accordée à l'artiste, nous pouvons juger
son ouvrage sans crainte qu'on nous accuse de nous faire l'écho irréfléchi
ou d'engouements inconscients ou de partialités jalouses.
VEntrée de Charles-Quint est, d'ailleurs, comme décoration, une
page d'importance. Si les erreurs y balancent les qualités, celles-ci, comme
celles-là, ne sont pas du moins d'ordre vulgaire. Le sujet de la composi-
tion parle de lui-même. M. Makart l'a emprunté, paraît-il, à un passage
d'une lettre d'Albert Durer où celui-ci le décrit à son ami Melanchthon, non
pas de visu, puisque le peintre avoue naïvement qu'il fut empêché par la
jalousie de sa femme d'assister à ces pompes, mais d'après des témoins,
maris sans doute moins timorés ou moins scrupuleux.
M. Makart a peint Charles-Quint couvert d'une armure d'argent,
précédé d'arquebusiers, d'hommes d'armes et d'un chevalier portant son
pennon et faisant son entrée solennelle dans Anvers, tout pavoisé et fleuri,
au milieu de femmes nues ou presque nues, qui lui font un radieux cor-
tège et lui présentent des bouquets et des guirlandes. Rien donc qui prête
davantage au pittoresque et à l'animation que cette donnée attrayante et
si bien faite pour appeler les magnificences de la couleur. Pour fond, un
décor splendide; toute une ville en fête avec des échafauds, des balcons
LA PEINTURE EN AUTRICHE-HONGRIE. i;;
chargés de spectateurs dans leurs costumes de gala; partout des femmes
galamment parées, et les plus belles sans voiles ou n'en portant d'autres
que des tissus d'une indiscrète transparence. Au milieu, Charles-Quint
chevauchant lier, imposant, et qu'acclame tout un peuple se pressant sur
le passage du jeune empereur-roi. ^'oilà bien la scène, et telle est bien
l'ordonnance du tableau de M. Makart. Celle-ci, toutefois, ne se présente
pas sans confusion. Il y a de l'entassement et de la cohue : on y étouflfe.-
Les proportions des figures, au surplus, y offrent à l'œil inquiété
d'étranges anomalies. Regardez plutôt ces personnages du premier plan,
ces arquebusiers qui forment la tête du cortège, cette femme qui se
penche au bord du cadre, des géants 1 Et tout de suite, sans que l'éloigne-
ment soit suffisamment justifié par le dessin ou par l'apaisement de la
couleur, le surplus des personnages en scène reprend des proportions
naturelles ou du moins plus optiquement plausibles. Évidemment c'est
l'enveloppe qui manque à l'entour de ce tumultueux défilé : l'air y réta-
blirait la logique des distances et montrerait, en la rendant claire, la dispo-
sition successive et relative des groupes.
Est-il besoin de dire que M. Makart, qui semble avoir quelque chose
de l'adresse d'Horace Vernet, dessine et peint de pratique, et que, vir-
tuose prestigieux, il a peut-être brossé en moins de deux mois cette su-
perbe machine ? Or ces vastes décorations offrent cet écueil que les néces-
sités de l'effet et de l'unité de l'ensemble entraînent forcément l'artiste à
leur subordonner, même à leur sacrifier l'exactitude du morceau, de
même que toute vérité trop formelle. L'idéal du décorateur n'est pas,
nous le savons bien, l'observation sincère et positive du réel : avant tout,
il faut qu'il vise à charmer, à tromper l'œil; aussi ne construit-il guère
qu'à fleur de peau; il ne veut créer qu'une apparence, qu'une fiction de
peinture savamment reliée dans ses larges parties et qui doit fournir une
résultante harmonique, puissante et chantante, pour autant, bien en-
tendu, que le peintre sache manier les richesses de la couleur et contraster
ses masses de clair et d'obscur. Mais, le modèle n'ayant point été serré
d'assez près, le relief, l'accent de la vie y feront nécessairement défaut;
cela, comme on dit, n'aura pas de corps. Vêronèse, Velasquez, Rubens
et Delacroix ont seuls connu et gardent encore le secret de ces lumineuses
créations où les groupes baignent, agissent et se meuvent véritablement
dans l'air, rendu lui-même presque palpable à force de vérité. Cette lu-
mière vivifiante, cet air ambiant, choses géniales, ce ne sont pas les à-peu-
près de la routine et les habiletés de la main qui les peuvent suppléer. A
,_8 L'ART .MODERNE A L'EXPOSITION.
vouloir imiter les maîtres, M. Makart s'en est trop tenu à la surface :
son observation s'est constamment arrêtée à Tépiderme.
En tant que manœuvre du pinceau, .M. Makart est donc pour les
méthodes expéditives. 11 brosse plutôt qu'il ne peint, et cela sur des des-
sous à peine construits. Aussi son modelé est-il plat, d'aucuns même
diraient veule. Sans vouloir méconnaître les qualités véritablement sail-
lantes chez .M. -Makart, l'élégance, le Lvio, la chaleur, il est encore permis
de relever, et sans injustice, le manque de caractère de son style et le peu
de variété qu'il imprime à ses types. Certes, sa tonalité est harmonieuse,
et il faut bien reconnaître qu'il a su la soutenir avec franchise et fermeté
dans toute l'étendue de sa vaste composition; mais au pri.x de quelles
concessions, de quelle monotonie et, pour nous servir de la langue des
ateliers, au prix de quelle cuisine l'a-t-il obtenue? Des sauces jaunes, des
tons roux dans les nus, dans les clairs, et des rouges pourpre dans les
draperies, dans les accessoires, unis, reliés par des apaisements de tons
bruns, fournissent toujours de faciles accords; mais le résultat n'est rien
moins que frais et surtout que vibrant. Aussi l'impression laissée par le
tableau de M. Makart rappelle-t-elle un peu trop celle que donne l'aspect
d'un de ces panneaux de cuir de Cordoue où les vieux ors, roussis et
patines par le temps, se marient si heureusement avec le beau ton du
rouge tanné des fonds. Cela est apaisé, discret, un peu mort même, et
cela ne chante pas.
Ce qui n'empêche que M. Makart ne soit un vrai peintre, un artiste
de race et d'élan et d'une verve aussi peu commune que l'est, elle-même,
sa prodigieuse habileté. Certes nous nous garderions de l'offrir en exemple,
mais, il faut aussi le dire, le talent de M. Makart peut marcher de pair
avec celui des artistes réputés que tentent les splendeurs et les belles
ordonnances de la grande décoration. En tout cas, nous ne lui connais-
sons pas beaucoup de rivaux à l'Exposition du Champ de Mars.
On en pourra juger par le fac-similé en gravures hors texte du car-
ton de ï Entrée de Charles-Quint, avec quelques variantes, aussi remar-
quables que le tableau lui-même.
M. Makart a encore envoyé deux élégants portraits. Ce sont de gra-
cieuses femmes, d'aristocratique tournure, qui ont posé les modèles. L'ar-
rangement des costumes, le piquant des toilettes, l'assortiment des tons
offrent cette saveur d'école ancienne qui fait penser d'abord à Van Dyck
et, plus justement ensuite, à ses délicieux continuateurs anglais, les Gains-
borough et les Revnolds. Ici encore, M. Makart ne se montre donc ni très
i8o L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
personnel ni très original, tout en restant un très séduisant portraitiste. Il
aura eu ce mérite, en tout cas, sinon de rafraîchir le genre, de le présenter
du moins avec plus de pittoresque, et je ne serais point trop surpris si
ces beaux portraits, héroïques dans leur maniérisme distingué, faisaient
bientôt école à leur tour.
L'exposition autrichienne est, du reste, riche en excellents portraits.
M. L'Allemand, élève de Frédéric L'Allemand, a envoyé un Portrait du
général Laiidon qui est une œuvre du plus sérieux mérite. Le général est
représenté à cheval, suivant attentivement les péripéties d'un combat. Sur
les plans éloignés, on aperçoit ses officiers d'escorte et un corps de cava-
lerie au repos; près du général, le cadavre d'un soldat est étendu dans
l'herbe. Ce portrait équestre est dans son ensemble d'une solidité mer-
veilleuse; tout y est correct, clair, bien assis, juste de mouvement et
d'expression : c'est là une œuvre de style, sobre et virile, et dont l'ana-
logue ne se trouverait peut-être qu'en remontant jusqu'à Gros dans notre
école française.
MM. d'Angeli et Canon sont, eux aussi, des peintres consciencieux
de la personnalité humaine. Leur mérite réciproque n'est point de ceux
qu'il soit permis de traiter à la légère. M. d'Angeli n'expose pas moins de
treize portraits, le sien compris. La plupart sont des portraits d'apparat
d'un très beau caractère et d'un grand goût d'arrangement. J'ai particuliè-
rement noté celui d'une dame — n" 3 du catalogue spécial de la section
autrichienne — presque en pied, vêtue de noir, s'enlevant harmonieuse-
ment sur une tenture rouge et or éteints. C'est là une œuvre d'une dis-
tinction parfaite et qui donne toute la mesure du talent très éle-\'é de
M. d'Angeli. J'y joindrai encore un charmant portrait de femme, en buste,
la tête tournée de trois quarts à gauche, costume bleu, qui est traité avec
un soin extrême. Il porte le n" ii, et le catalogue nous apprend qu'il
représente M"" la princesse Hélène de Schleswig. Les n"' 6, 8 et 12, por-
traits d'hommes, rappellent dans leur coloration et dans leur tournure
générale la manière de Gallait; quant au n° 13, le portrait de l'artiste, il
est certainement un ressouvenir voulu de Van Dyck.
Les portraits de M. Canon sont, pour nous, une révélation : jusqu'ici
nous ne connaissions de cet artiste que des compositions un peu ambi-
tieuses, dans la manière de Kaulbach et dePiloty, des tableaux tels que celui
qui figurait à l'Exposition de \'ienne en 1873 : la Loge de saint Jean,
peint dans des partis pris de coloration recherchant l'aspect des vieilles
toiles. M. Canon est, en tout cas, un excellent portraitiste qui, malheureu-
LA PEINTURE EN AUTRICH E- HONGRI E. i8i
sèment, conserve dans ce genre encore le goût des colorations passées et
sentant le pastiche. Toutefois je n'hésite pas à préférer le portrait de
M"" la comtesse de Schùnborn, avec sa gracieuse désinvolture à la Van
Dyck, à son portrait d'homme, que je trouve parfaitement correct, mais
froid.
De M. Griepenkerl, élève de Rahl, je signalerai à nos lecteurs un por-
trait remarquable, et comme fermeté et comme coloration, soutenue dans
des tons gris du plus lumineux etTet : il porte le n" 5o et représente le
peintre R. Alt, probablement Texcellent aquarelliste dont l'exposition nous
montre une dizaine de morceaux du plus brillant et du plus consciencieux
caractère. De M. Horovitz, un Hongrois, je note son portrait de femme,
portant le n" i6 du catalogue de la section, une peinture à la fois élégante
et sérieuse dans sa noble tournure.
Mais venons-en aux compositions qui, avec MM. Benczur, Matejko
et le regretté Cermak, mort cette année à Paris, sont des représentations
historiques, dramatiques ou pittoresques, et, avec M. Munkacsy, des
scènes d'intérieur, des tableaux de genre.
Le Baptême de saint Etienne, premier roi de Hongrie, par M. Benc-
zur, est une œuvre plus énergique que savante dans sa coloration presque
farouche et, surtout, dans sa construction plastique. Tout le haut du corps
nu,' le bas enveloppé d'une draperie de velours rouge éclatant, Etienne est
agenouillé aux pieds du pape Sylvestre, qui répand Teau du baptême sur la
tête courbée du monarque. En arrière se tiennent debout quelques prêtres;
un autre se montre seulement en partie à droite, tenant la croix. Etablie en
hauteur, cette composition n'est pas des plus heureuses. Elle manque de
pondération, et le pape Sylvestre prend autant le regard que le catéchu-
mène lui-même, qui, vu comme il l'est de dos, manquerait peut-être tota-
lement d'intérêt pour le spectateur, n'était son éclatante draperie écarlate.
Mais partout, dans les étoffes comme dans les accessoires, se manifestent
déjà l'instinct inné et le gotàt des tons opulents. L'Orient n'est pas loin.
Avec AL Matejko, ce goût des colorations fortes, éblouissantes, mais
souvent violentes et heurtées, se révèle avec plus de franchise encore. Cet
artiste, qui envoie assez régulièrement à nos Salons annuels et dont nos
lecteurs connaissent déjà le Baptême de la cloche, à Cracoi'ie, — véritable
feu d'artifice de tons rutilants, d'un dessin un peu rond, et qui rappelle le
crayon de Gustave Doré, avec ses boucles, ses petites vrilles, ses accents
appuyés et sa trop grande liberté, — expose, au Champs de Mars, deux
ouvrages nouveaux pour nous. L'un d'eux est le Portrait du comte
i82 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
Wilczek, traite à la manière héroïque et décorative de \'éronèse, et du
plus robuste caractère; l'autre est une grande composition intitulée Union
conclue à Lublin, en i56g entre la Lit/manie et la Pologne. C'est là, jusqu'à
présent du moins, l'œuvre maîtresse de M. Matejko, qui doit, nous a-t-on
dit, envoyer prochainement à Paris une nouvelle et importante composi-
tion historique : la Bataille de Griuivalden.
Dans son tableau de l'Union entre la Lithuanie et la Pologne,
M. Matejko se livre tout entier. Son sujet est exprimé avec clarté, et la
pose et l'expression des représentants des deux nations, prêts à signer le
pacte d'union, disent bien l'émotion élevée qui les anime. Gros, dans son
François I" et Charles-Quint visitant les tombeaux de Saint-Denis, Heim
et Delaroche, avec sa Mort d'Elisabeth, peuvent revendiquer la meilleure
part dans la méthode de présenter un sujet historique que suit M. Ma-
tejko. Sans doute, il n'est pas l'élève de ces maîtres, mais il est, croyons-
nous, l'élève du peintre belge Gallait, qui les a toujours étroitement cher-
chés. Sans rappeler les fulgurances de coloration du Baptême de la cloche,
la grande page historique de M. Matejko ne laisse pas de reproduire
quelque chose de ses défauts habituels. L'eflfet général n'atteint pas une
puissance suffisante, ou du moins en parfait rapport de valeur et de rela-
tion avec le ton très monté de certaines parties. Le foyer, le centre de la
composition n'est pas présenté avec toute la logique, toute la force dési-
rables. Il y a de l'éparpillement dans la distribution des clairs et de sen-
sibles défaillances dans les plans secondaires; quelques personnages acces-
soires attirent trop le regard par le choix irréfléchi de telle ou telle couleur
dissonante, et l'ensemble en paraît un peu disloqué et compromis.
Cermak, sur le compte de qui nous n'avons pas à nous étendre, car ses
ouvrages ont toujours été analysés et appréciés avec trop de soin dans la
Ga{ette pour qu'il soit nécessaire d'y revenir, Cermak avait, comme
M. Matejko, l'amour de la couleur; mais il avait aussi à un plus haut
degré le sentiment juste de l'eflet et, surtout, de l'emploi, avec moins
d'arbitraire, des tons contrastés. Toutefois, hâtons-nous de le dire, nous
préférons encore les exubérances et les excès de M. Matejko à de certaines
indigences françaises, et nous ne sommes pas éloigné de penser que, si
l'artiste polonais consultait les chefs-d'œuvre des maîtres de l'école espa-
gnole au xvn° siècle, — qui répondraient sûremsnt mieux que d'autres à
son tempérament, il en arriverait vite à reconnaître ce que nos critiques à
Tendroit de son coloris ont de légitime et de fondé.
Nos lecteurs savent, au surplus, que M. Matejko, comme M. Makart,
LA PEINTURE EN AUTRICHE-HONGRIE. i83
a obtenu du jury de rExposition universelle une médailh d'honneur.
Tout le Paris amateur connaissait déjà le tableau de M. Munkacsy,
intitulé r Atelier de l'artiste, où le peintre s'est représenté lui-même, vêtu
de velours gris clair, appuyé sur le haut d'une chaise, et montrant un
tableau posé sur un chevalet à une jeune femme dont la toilette de velours
bleu s'enlève sur les fonds trop obscurcis de Tatelier. C'est à peine, en
etfet, si Ton distingue dans ces ombres épaissies à dessein tout le bric-à-
brac obligé d'un attirail de peintre : les bahuts sculptés, les tentures de
tapisserie passées de ton, les riches étoffes et les poteries curieuses par
leur forme ou leur couleur. M. Munkacsy en arrive trop aisément, avec
cette méthode, à donner à ses compositions un caractère d'unité, qui serait
louable s'il n'était par trop conventionnel et artificiel. Aussi préférons-nous
à ce tableau, trop noir dans son parti général, le Mi!to)i aveugle dictant
le Paradis perdu à ses filles, entrepris et mené dans une gamme de tons
tout aussi chaude et profonde que dans l'Atelier, sans que, fort heureu-
sement, l'artiste ait eu cette fois recours à son lourd enveloppement habi-
tuel. Ici il y a grand progrès. L'air n'y est pas encore tout à fait, mais les
quatre figures qui concourent à l'action ne sont pas moins modelées dans
ces tons bruns et enfumés, une des tristes nécessités de l'école du noir. La
scène représentée est émouvante dans son intimité bien observée. Assis
dans un grand fauteuil à dossier élevé, le poète paraît absorbé dans ses
pensées, tandis que celle de ses filles qui est assise au premier plan et écrit
sur une table recouverte d'un tapis d'Orient semble à la fois écouter et
admirer encore les beaux vers que le poète vient de dicter, et prêter toute
son attention aux nouvelles paroles qu'il va sans doute laisser échapper.
Des deux autres jeunes filles, l'une est debout et contemple Milton
avec une inquiète tendresse, et nous retrouvons cette même expression,
mêlée de mélancolie, dans les traits de la seconde, qui a suspendu un
instant son travail de broderie pour se tourner vers le visage du père
chéri.
Comme exécution, comme couleur, ce tableau de M. Munkacsy est,
nous le répétons, une œuvre remarquable, où les noirs du costume du
poète, les gris Aariés des robes des jeunes filles, reliés par les tons plus
gais ou plus francs de quelques accessoires, comme le tapis de la table,
par exemple, forment un très harmonieux effet dans leur accord à la fois
grave et puissant. ^L Munkacsy a obtenu là son plus vif succès; aussi le
Milton lui a-t-il mérité une médaille d'honneur.
Nous passons rapidement sur son troisième en^"oi au Champ de
i84 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
Mars, les Recrues hongroises, une scène de genre, mais du genre à la
mode à Munich, avec ses expressions peut-être un peu trop puérilement
contrastées et ses intentions d'esprit qui confinent parfois à la charge.
Disons, toutefois, que ce tableau est d'une bonne couleur générale et que
l'exécution est loin d'en être déplaisante.
Au surplus, nous voulons être sobre de développement avec les sujets
de genre exposés par l'Autriche-Hongrie, à cette fin de ne point répéter
ce que notre collaborateur Duranty a déjà dit dans son article sur l'ex-
position allemande, à propos des traditions ou des procédés en honneur
à Munich ou à Dusseldorf.
Les Fugitifs de M. Edouard Kurzbauer, un élève de M. Piloty, ont
figuré à notre Salon de 1876; mais la Maison mortuaire, du même
artiste, ne nous était pas connue. Cela est peint sagement, proprement et
dans toutes les convenances; cela est plein de sentiment et de bonnes
intentions, mais cela nous laisse calme. Décidément il manque à ces
scènes d'intimité le piquant de l'expression, le ragoût de la couleur et la
vivacité du mouvement, qui nous semblent indispensables pour que des
sujets de cet ordre arrêtent et retiennent l'attention.
Nous goûtons davantage, bien que ce soit sans beaucoup d'enthou-
siasme, le Joueur de cithare de M. Frantz Defregger, qui expose en même
temps le Jeu du pouce dans le Tyrol , ainsi que deux autres tableaux,
le Bénédicité et la Visite, compris dans l'exposition allemande. Excellents
de pantomime et d'expression, très spirituels et pittoresques d'arran-
gement et d'ajustements, ces ouvrages de M. Defregger, que nous trou-
vons cependant un peu monotones et froids, n'en sont pas moins très
louables et parachevés d'ailleurs avec une véritable conscience, Sans
patrie, de M. Schmidt, et le Curé arbitre, de M. Gabl, dont la Gaiette
publiera un dessin original du faire le plus délicat, participent des mêmes
qualités. M. Fax, lui, peint noir; ses deux envois, la Cour de Léopold I"
et le Sacrifice de pigeons, sont pris dans des partis trop intenses; mais
avec M. Fux il y a de la ressource : c'est un excessif.
Nous noterons de M. Eugène de Blaas le Balcon, une toile impor-
tante où l'artiste prouve qu'il aime à regarder du côté de Venise et de
l'Orient plutôt que du côté de Munich, ce dont nous le louerons, et qu'il
paraît y avoir en lui l'étoffe d'un décorateur et d'un peintre d'histoire.
Mentionnons aussi MM. Pascutti et Probst, dont les jolis tableaux, clairs,
coquets, sont peut-être un peu trop écrits dans leur facture proprette et
soignée; M. Weiss, un Hongrois qui montre beaucoup de talent, même
LA PEINTURE EN AUTRICHE-HONGRIE. i85
beaucoup d'esprit, dans la Fiancée slave, dont la scène se passe en
Moravie; M. Paczka, un élève de Zichy, qui peint largement de petits
sujets; M. Schrodl, dont nous aurions dû parler à la suite des peintres
de plus large envergure, car il a envoyé, en même temps qu'un portrait,
une toile d'école, le Rapt, qui est une tentative honorable.
Pour en finir avec les peintres de genre, nous citerons encore les
tableaux de M. Bruck-Lajos, un élève de M. Munkacsy, qui fait preuve
de largeur et de goût; ceux de M. Koller, qui a des visées d'anecdotier
historique, entre autres dans son sujet de V Empereur Charles-Quint che^
Anton Fugger à Augsbourg, et enfin la Gare de chemin de fer de
M. Karger, une composition mouvementée et qui, comme exécution, ne
manque pas de mérite.
En passant, et pour ne rien omettre, je signale les tableaux de
nature morte, si grassement et si spirituellement traités, de M. Hugo
Charlemont, un élève de son frère Edouard, qui a envoyé cette année au
Salon ce joli morceau de peinture à la Fortuny, croisé de Henri Regnault,
catalogué : le Gardien du sérail. "
J'arrive aux paysagistes qui nous intéressent tout particulièrement,
soit par leurs tendances, soit par leurs affinités avouées avec notre propre
école. Mais concurremment avec les nôtres, les traditions des écoles hol-
laridaise et belge exercent une influence manifeste sur quelques artistes
dont les ouvrages se trouvent exposés dans l'un ou l'autre département
autrichien ou hongrois. Ainsi de M'° Tina Blau, qui montre quelque chose
de M. Jongkindt dans la touche grasse de son solide Paysage hollandais;
ainsi de M. Ribarz, dont les quatre motifs, tous pris en Hollande, plaisent
par leur naïve sincérité et évoquent tout de suite le souvenir de Van der
Meer de Delft avec ses pâtés de maisons aux toits dardoises ou de tuiles
d'un si beau rouge. Dans sa vue de Helgoland, .M. Robert Russ se rat-
tache encore visiblement aux maîtres de la Hollande, aussi bien que son
homonyme, M. Franz Russ, qui a exposé un bon Paysage hollandais et
une Nature morte.
Si l'Exposition universelle de 1878 atteste quelle puissante attraction
notre école paysagiste contemporaine exerce sur les artistes étrangers, elle
montre aussi qu'à Vienne, comme ailleurs, on regarde beaucoup du côté
de la France. Rousseau, Troyon et tant d'autres de nos illusires maîtres
d'hier ont conquis partout de profondes svmpathies et préoccupent à
cette heure plus d'un artiste en quête de l'idéal nouveau.
Un jeune peintre, M. Jettel, élève 'du professeur Zimmermann, s'est
jgç; L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
franchement épris de Th. Rousseau, et ses envois, tant au Champ de Mars
qu'au Salon des Champs-Elysées, témoignent assez que son enthousiasme
pour les pratiques et le sentiment du maître est réfléchi et sincère.
M. Ladislas Paal est aussi un amoureux de Rousseau, et sa Forât de
Fontainebleau, avec son mystérieux effet de lune, emprunte au peintre
du Givre quelque chose de sa pénétrante poésie.
11 y a longtemps déjà que M. Otto von Thoren est un habitué de nos
Salons annuels : il y a conquis des récompenses, notamment en i865.
Nos lecteurs le connaissent donc, et nous ne leur apprendrons rien en
leur disant que les préférences de M. von Thoren sont acquises à Troyon,
dont il a réussi, plus d'une fois, à s'assimiler les fortes et saines colo-
rations.
Il nous a semblé retrouver quelque chose du caractère encore un
peu flottant et inquiet de nos orientalistes de la première heure dans
les paysages de MM. Feszty (Arpad) et Meszoly. Marilhat lui-même a eu
de ces hésitations lors de ses premières tentatives, et ces hésitations nous
les retrouvons dans la vue de Balaton de M. Meszoly. Nous aimons, du
reste, beaucoup le Repos de midi qu'expose M. Feszty, avec son robuste
bouquet d'arbres au bord des eaux, ses délicats horizons et sa lumière
éblouissante.
Un grand paysage, le Brouillard d'automne, de M. Schindler, encore
un élève de M. Zimmermann, qui, lui-même, a exposé ïlncendie d'une
forêt, nous a paru d'une exécution particulièrement remarquable.
Tout le premier plan d'un barrage, avec sa chute, sa vanne, ses rives
plantées d'arbres et de broussailles, ses herbes et ses touffes de plantes
aquatiques, est peint par l'artiste avec un soin extrême, mais pourtant
sans trop de minutie; puis, tout de suite, en arrière de ce premier plan,
commence l'enveloppement de toutes choses. L'effet de ce spectacle, où
la lumière calme apparaît combattue par la brume grise et à peine trans-
parente, est excellemment observé et rendu.
Cette étude des envois de l'Autriche-Hongrie ne serait pas complète
si nous ne disions un mot des brillantes et spirituelles aquarelles de
M. Passini ; c'est Venise qui l'inspire, et elle l'inspire bien. Regardez
plutôt la Procession et le Pont à Venise. Nous avons déjà dit un mot des
remarquables aquarelles de M. Rudolf Alt, des vues de monument pour
la plupart. Il ne nous reste donc plus, pour clore cet inventaire, qu'à
mentionner les cartons de Steinle et les dessins de Fuhrich, mort en 1876,
qui sont là pour nous montrer quelle évolution profonde A'ient de s'ac-
LA PEINTURE EN ITALIE. 187
complir à Vienne, et combien, à Theure présente, Tant s'y éloigne da
ridéal des Overbeck, des Cornélius et des Kaulbach, que suivaient, au
contraire, si étroitement les peintres des générations précédentes.
Très épris de singularités et de raffinements; curieux par delà l'ou-
trance des virtuosités de l'exécution ; doué au surplus des plus délicates
aptitudes aux habiletés et aux prestesses de loutil, et porté, par consé-
quent, à s'en exagérer le mérite dans le rendu de la forme ou dans l'ex-
pression de la couleur, l'art italien, dont le réveil date encore d'hier,
traverse visiblement une période d'hésitation, d'incertitude et de trouble.
Mais, tandis que cet art tâtonne, s'interroge et cherche, comme à
l'aventure, à débrouiller son avenir, il y aurait, ce semble, plus que de la
témérité à vouloir, d'après ses envois au Champ de Mars, formuler des
augures, encore moins des arrêts, que l'œuvre de demain pourrait si
aisément contredire.
N'est-ce donc pas déjà, en soi, quelque chose d'étonnant que l'Italie,
.sollicitée et comme opprimée par tant d'imposantes traditions, ait su en
éviter le dangereux écueil et rester franchement de son temps? Plus judi-
cieuse et moins empressée à fulminer ses plus sévères pronostics, la cri-
tique eût dû lui en tenir meilleur compte et ne pas tant se hâter de crier
à la perdition et à l'anarchie.
Comparer l'Italie vivante à l'Italie du passé, écraser le présent et le
condamner à l'impuissance, à l'avortement, à l'immobilité, en lui oppo-
sant sans cesse les gloires et les génies d'autrefois, ce sont là des procédés de
discussion dont la banalité n'exclut pas l'injustice. Il faut bien reconnaître,
au surplus que la critique n'éprouve pas toujours pour l'emploi du lieu
commun tout le discret éloignement dont elle devrait faire état dans la
rédaction de ses sentences. Et comme il est heureux dès lors que celles-ci
ne demeurent que rarement sans appel ! Avec ce recours, toujours libérale-
ment ouvert, l'art italien peut s'abandonner librement à ses piquantes et
originales recherches en dehors de tout parti pris d'imitation rétrospective.
L'Italie politique s'est reconquise ; l'Italie artiste saura bien se reconstituer
à son tour. Qu'elle ose donc ! L'avenir est aux audacieux.
Il ne nous parait pas, du reste, qu'elle soit si fort à morigéner, encore
,88 L-ART MODERNE A L'EXPOSITION,
moins tant à plaindre, la nation qui en statuaire, a conçu le Jenner. Une
telle œuvre — non, bien entendu, par son côté technique, quelque pré-
cieusement traité qu'il soit, mais par la p»ortée, l'élévation et la modernité
de ridée qu'elle incarne et glorifie — est assurément appelée à marquer
une date entre l'art de ja tradition, l'art du passé et Tart de demain. Dans
quelle sculpture trouverait-on, au Champ de Mars, plus de sentiment,
plus de sincérité et de pénétrante expression, alliés à un caractère aussi
fortement naturaliste, aussi franchement moderne et vivant? L'art évolue
et cherche encore sa voie que, déjà, une des premières, l'Italie l'a entrevue
et pressentie. C'est bien quelque chose. Et en peinture, elle ne nous paraît
pas absolument menacée de stérilité l'école qui, dans ses rangs encore in-
disciplinés, compte tant d'artistes de tempérament, singuliers, personnels,
impressionnistes cxjaponistcs.fortiinistcs Qiparoxystes, étranges, bizarres,
parfois même extravagants ceux-ci ; ceux-là tout à fait insoumis, véritables
enfants perdus du groupe, des révoltés enfin. Pourquoi plaindrions-nous
l'Italie de cet éparpillement? N'est-ce pas une des conditions de la vitalité
de l'art qu'il s'efforce, s'ingénie, et ne soit pas partout identique à lui-
même? Or, s'il subsiste encore, par delà les Alpes, une certaine communauté
de tendances parmi la jeune école, on n'y saurait en tout cas découvrir la
marque d'une direction ou d'un enseignement dogmatiques, absorbants
ou exclusifs. C'est, du reste, ce que prouvent clairement les envois de
l'Italie à l'Exposition universelle.
J'imagine que, lorsqu'il s'est agi, dans le jury des récompenses, d'at-
tribuer une médaille d'honneur à l'Italie, l'embarras de la donner au plus
digne a dû être grand. Entre MM. de Pasini et de Nittis le choix était en
effet assez difficile. Tous les deux, dans un mode bien différent, sont des
peintres de race, des hommes de mérite. Établir ou discuter la supériorité
de celui-ci sur celui-là n'entre point dans nos visées; nous préférons ne
pas nous mêler à ces questions de récompenses, toujours un peu person-
nelles et délicates, et chercher plutôt à communiquer à nos lecteurs quelque
chose de l'estime que nous professons pour l'un et pour l'autre de ces
aimables et brillants talents.
M. Pasini, que la critique n'a peut-être pas eu jusqu'ici l'occasion
d'étudier devant un ensemble d'ouvrages aussi intéressant, est un des
fidèles de nos Salons annuels. Depuis iSSg, il y a obtenu successivement
les plus hautes distinctions. A vrai dire, c'est un des nôtres, et si l'Italie
l'a réclamé à l'Exposition universelle comme un de ses fils, la France, en
cas de litige, aurait pu, à meilleur titre encore, invoquer le précédent du
LA PEINTURE EN ITALIE. 189
fameux jugement de Salomon et faire valoir les indiscutables droits de la
maternité spirituelle.
C'est en Orient, en Perse, en Syrie, au Liban, à Constantinople, que
M. Pasini va chercher ses inspirations, et il y a trouvé une note toute
personnelle et d'une saveur bien particulière. Si, comme chez Fromentin,
qu'on lui a souvent opposé, son coloris est tendre, frais, distingué, lumi-
FIGURES DU TABLEAU DE M. DE N'ITTIS
(Croquis de l'artiste.)
WESTMINSTER
neux, s'il s'est souvent épris des demi-teintes, des délicates transparences
de l'ombre et de ses chaudes harmonies, son accent est généralement plus
ferme, plus robuste, plus intense, et l'ensemble de son œuvre en acquiert
une valeur de certitude, de sincérité et de caractère qui a son éloquence
propre. 11 suffit, du reste, de rapprocher la Chasse au faucon, de M. Pa-
sini, de tel sujet analogue ou non, pris en Algérie, et traité par Fromentin,
pour qu'on saisisse, à première vue, les différences de tempérament et de
,(,0 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
sentiment qui séparent ces deux maîtres, rivaux cependant sur le terrain
commun de la recherche de la couleur locale, de la rareté du ton et de la
coquetterie de Texpression.
L'œuvre de M. Pasini est déjà considérable. Les lecteurs de la Gaieite
en sont trop bien informés pour que nous ayons à remettre sous leurs
yeux l'analyse détaillée des onze tableaux qu'il a présentés au Champ de
Mars. La plupart ont été décrits dans nos colonnes à l'occasion des Salons
annuels, et nous voulons éviter les redites. Ce ne sera point, toutefois,
excéder notre droit que de dire un mot de nos préférences et de rappeler
quelques morceaux particulièrement remarquables. C'est à ce titre que
nous mentionnerons le Alarché sur la place de la mosquée de Jeni-Djiami
(daté de iSyS), la vue de la Porte nord de cette même mosquée (1874) et
YL'iitrej'ue des deux chefs Metualis (1875), une scène grandiose, à laquelle
l'artiste a donné pour cadre une pittoresque vallée du Liban, gorge toute
verdoyante, aux pentes tantôt surplombées de rochers gris, tantôt om-
bragées de majestueux bouquets de palmiers. Je dois citer encore ce Fau-
bourg de Constantinople, exposé l'an dernier, une merveille de fourmille-
ment de vie, de lumière et de richesse de coloration, et cette Cour d'un
vieux conak, tout enveloppée de silence et d'ombre, avec son puits aux
ferrements curieusement ouvragés, et ses envolées de tourterelles grises,
demi-sauvages et demi-familières, accourant à l'appel du gardien, peut-
être le seul hôte de ce mystérieux palais.
Nous ne nous souvenons pas que la Gû{ette ait jamais parlé de la
Promenade dans le jardin du harem, qui fait aujourd'hui partie de la
riche et intéressante galerie formée à Lisbonne par M. le vicomte Daupias.
Rien de plus finement observé dans sa gravité familière et dans sa
pompe un peu bouflfonne que cette amusante turquerie, empruntée aux
mœurs intimes du harem. C'est l'heure de la promenade journalière.
Avec la passivité, la régularité ennuyée et une lourdeur d'allures qui sont
autant de traits d'observation spirituellement rendus par l'artiste, la
Khanoun, avec sa suite, accomplit sa sortie habituelle sous l'œil vigilant
de l'eunuque. L'enclos, le jardin, n'est pas grand, enserré qu'il est, comme
le préau d'une prison, par les murailles mêmes du harem, avec ses hautes
fenêtres grillées, aux archivoltes décorées de faïences de Perse, d'un bleu
de turquoise, relevées d'élégantes arabesques s'enlevant en clair. Un gros
oranger, près d'une fontaine, quelques lauriers-roses, un palmier, végétant
assez tristement dans des pots, et une treille où grimpe un grêle jasmin,
en composent toute la parure.
LA PEINTURE EN ITALIE. igi
En tête du groupe marche gravement une négresse, vêtue d'une robe
rose de Chine, et portant une guitare; puis vient la Khanoun, la dame,
en robe de soie jaune clair, s'abritant sous un parasol aux reflets irisés
que tient une suivante vêtue de rouge ponceau. Sur ses talons se pressent
trois autres esclaves aux costumes chatoyants et nuancés de bleu intense,
de rouge profond et de jaune; Tune est chargée du narghilé, l'autre des
accessoires du café, une troisième a pittoresquement drapé un bout de
tapis d'Orient sur un coin de son épaule.
Voilà la scène, et elle est charmante. Nous en aimons le dessin
délicat, le mouvement toujours très juste et jusqu'à l'expression de lourd
ennui des vivantes petites figures. Quant à la couleur, toute fraîche et
fleurie, nous souhaitons qu'elle soit beaucoup étudiée par les fortunistes
et \&?,paroxystes. Ils y apprendraient l'art exquis — et si rare — d'associer
les tons les plus montés dans une savante relation et d'en faire valoir
toute la vivacité et l'éclat sans disparate et sans cri.
Un des caractères les plus frappants du talent de M. Pasini, c'est le
goût parfait avec lequel il mêle ou fait prédominer dans ses compositions,
selon les convenances de son sujet, l'architecture, le paysage ou la figure.
A notre avis, on ne saurait trop le louer de la variété et de la mesure
qu'il apporte à se servir de ces complexes éléments. Il convient, au sur-
plus, d'ajouter que M. Pasini excelle également à les traduire. Progres-
sant chaque jour, et chaque jour plus maître de ses pratiques, M. Pasini
est, à cette heure, le premier de nos orientalistes : il est encore et surtout
un beau peintre.
Avec M. de Nittis, la Gaiette n'est point en reste. Dès 1872, alors
qu'il envoyait au Salon ce joyau de peinture tout ensoleillé : la Route de
Briiidis!\ qui réapparaît au Champ de Mars, plus affiné, plus vibrant
encore dans ses lumineuses intensités sous l'émaillure et la blonde patine
du temps, notre collaborateur Paul Mantz traçait ici même ces lignes si
heureusement et sûrement intuitives : « Ce nom de M. Nittis, que la
Galette écrit pour la première fois, devra être retenu. « Si l'artiste ne rece-
vait encore ce jour-là que le baptême de la notoriété, il est aujourd'hui
compté parmi les plus aimés et les plus populaires. M. de Nittis a, d'ail-
leurs fait mieux que de tenir les promesses de ses débuts : il y a beau
temps qu'il les a singulièrement élargies.
C'est un chercheur, un audacieux que M. de Nittis. Nature nerveuse
et délicate, toute voie déjà battue lui paraît vulgaire. Il lui faut les sentiers
ignorés, à peine foulés par d'autres : c'est un curieux que l'inconnu, le
,^2 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
nouveau sollicitent de préférence et attirent. Nul, plus que lui, n'a dans
l'école le sens des élégances féminines et le goût de la modernité.
Dès ses premières productions, on l'avait jitstement rapproché de
Meissonier : brusquement M. de Nittis a laissé là cette première manière
précise, aiguë et si habile dans ses ténuités à exprimer le relief des formes,
Téloignement ou la diversité des choses. V impressionnisme venait de tenter
M. de Nittis, et il s'y est livré avec l'entraînement que ce tempérament
si essentiellement artiste sait apporter à la poursuite de son rêve. Tout de
suite il a mis au service de son nouvel idéal — traduire la vie, l'agitation,
le fourmillement des grandes cités — les qualités d'observation, de distinc-
tion et d'esprit qu'il possède à un haut degré.
Ce n'est pas sans plaisir que nous retrouvons, au Champ de Mars,
des morceaux aussi significatifs au point de vue du caractère que la Place
des Pyramides, et Paris J'u du Pont-Royal, des Salons de iSyS et de 1876,
avec la transparence un peu voilée de leur grise atmosphère, sur laquelle
d'élégantes petites figures, surprises dans leur mobilité, détachent leurs
fines silhouettes, non pas crûment, mais dans la mesure parfaite qu'exige
la tonalité de leur plan. Car, outre que l'impression chez M. de Nittis —
sans jamais rester trop sommaire et trop abrégée — est toujours juste et
délicate, il sait éviter l'écueil des vigueurs brutales, si faciles à qui pose des
noirs sur des fonds neutres ou gris.
Ce n'est pas seulement Paris, c'est encore Londres, avec ses brumes
épaisses, mélange de brouillard jaune et de fumées grises, qui a trouvé
dans M. de Nittis un peintre d'une étonnante sincérité. National Gallery,
Trafalgar square, Bank of England, Piccadilly, sont autant d'épreuves,
ditférentes d'une même et solide impression, sentie, vécue et traduite avec
un rare bonheur. Westminster et Canon ^r/rf^e fournissent, dans cette même
donnée, une note à part. Ce ne sont pas là — il faut en convenir — des
morceaux gais; mais le pinceau de l'artiste, ému et comme oppressé par
les fuligineuses vapeurs qui, à certains jours, sur les rives de la noire
Tamise, enveloppent et obscurcissent toutes choses, n'a fait après tout que
rendre la sensation loyalement éprouvée. Pour poignant, pour dramatique
qu'il puisse paraître, l'eifet dans ces deux pages spleenétiques et presque
sinistres est la réalité même.
Sans qu'il y ait de notre faute, nous voilà bien loin de l'Italie, de la
peinture italienne et de ses gaietés. Il est grandement temps que nous en
venions aux ouvrages, moins importants sans doute, mais aussi moins
familiers à nos lecteurs, des peintres restés fidèles aux choses du terroir.
LA PEINTURE EN ITALIE. iqS
S'il fallait en juger par ce qui est exposé au Champ de Mars, Thistoire
et la grande peinture, religieuse ou allégorique, seraient fort délaissées en
Italie. Mais en est-il réellement ainsi? ATexceptioud'une ou deux compo-
sitions : Jésus écoutant la lecture du jugement qui le condamne, da
M. Altamura, qui interprète l'Évangile à la manière de Bida; d'une Mater
amabilis, de M. Fontana; d'un Alarcus Bru tus après la bataille de Phi-
lippes, de M. Simoni, seuls tableaux où se lise une préoccupation d'école',
et encore de la grande toile où M. D. Induno représente Victor-Emma-
nuel posant la première pierre de la galerie de Milan, manière de pein-
ture officielle, non pas mal agencée, ni malhabile, mais un peu monotone
et triste d'aspect, nous ne voyons rien de transcendant à signaler. Les por-
traits aussi sont rares. Les meilleurs sont signés de M. Mose Blanchi, de
M. Spiridon, qui a peint M. Gambetta, et de M. Bompiani, dont le por-
trait de M""" Bompiani se tiendrait très bien dans le voisinage des élégances
féminines du plus mondain de nos portraitistes.
Une Etude d'une jeune fille, de M. Cammarano, est un beau morceau
de peintre, d'une facture singulière et bien personnelle. M. Cammarano,
en impressionniste intelligent, se garde de peindre plat, et il sait tenir
compte des jeux de la lumière et de ses reflets autour d'un relief. Sa cou-
leur a beaucoup de solidité et de vie.
L'anecdote historique et les sujets de demi-caractère sont très en
vogue dans les ateliers transalpins. Je ne puis que mentionner — ne pou-
vant tout dire — les envois de M. Mussini : une Heure d'été ; de M. Vannu-
telli : la Monferrina; de M. Battaglia : Carminé Giordano faisant répéter la
pastorale aux dominicains ; de M. Castiglione : le Château de Haldon
Hall au moment où il est envahi par les soldats de Cromwell, ainsi qu'une
seconde toile du même artiste, intitulée Une Visite chei l'oncle cardinal.
En somme, ce sont là autant de tableaux estimables et brillants, mais que
ne recommande à notre étude aucune qualité tout à fait saillante. Il nous
a paru que le sujet traité à la fois par MM. Pagliano et Didioni n'avait
point manqué son effet sur la foule : il s'agit de la scène du divorce entre
Napoléon et Joséphine. L'une se joue à trois personnages, l'autre seule-
ment à deux. Ces compositions sont d'aimables morceaux de facture, où
le mobilier, les étoffes, le rendu des accessoires, l'emportent sur le senti-
ment et l'expression. Or nous ne saurions être ému là où il n'y a que de
la mise en scène. Le drame intime n'y est pas.
La Rixe, de M. Detti; une Fête sur le canal Grande, de M. Delleani,
qui voudrait mêler Fortuny à \'éronèse ; le Retour du baptême, de
i3
if,^ L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
M. Jaco\'cicci ; un autre Daptcinc dans la ville ifischia, de M. Jorris; la
Vie orientale^ de M. Massarini ; le Retour de lafête de la Vierge de l'Arco,
de M. F. Mancini; un Mariage en Lombardie^ de M. Mantegazza, sont
des compositions mouvementées, très ingénieuses d'arrangement et, pour
le surplus, d'une vivacité de coloration qui est caractéristique à cette heure
dans toute l'ccole. C'est encore par la couleur, plutôt que par la solidité
du dessin, que se recommandent une foule de sujets empruntés, comme
quelques-uns des précédents, à la vie au grand air, aux coutumes locales,
aux fêtes nationales, et parmi ceux-là je note comme des morceaux tout de
/'/•/(; ; Italie, i6'6S, de M. J. Induno; le Retour de la fête de Montevergine,
de M"'" Sindici Stuart; le Matin de la fête, de M. Nono, et un Baptême
de gala, de M. Pastoris. Un Coucher de soleil (rivière de Gènes), de
M. Giulano, se distingue de la moyenne des autres ouvrages par la largeur
et le charme de sa facture. Nous notons surtout dans ce tableau, où de
belles jeunes filles passent, au bord de la mer azurée, en chantant et en se
tenant par la main, une poésie d'arrangement et d'expression qui évoque,
sans plus de rapprochement d'ailleurs, le souvenir du Choral de Charles
Marchai. Avant le tournoi, de M. Marchetti, dont la Galette donne un
spirituel croquis, est également à ranger parmi les plus pétillantes toiles
de l'exposition italienne. Bien agencée dans sa disposition générale et dans
ses parties de détail, cette vive et charmante page fait le plus grand honneur
à M. Marchetti.
On est frappé, en parcourant l'Exposition italienne, du grand nombre
de sujets intimes, spirituellement composés, très écrits, trop écrits même
parfois dans leur exécution appliquée, mais qui rachètent ce travers —
endémique dans l'école — par la gaieté, la finesse de l'expression, en
même temps que par l'éclat et par le choix presque toujours heureux des
tonalités. La plupart de ces petites toiles sont un heureux compromis entre
les pratiques de Fortuny et la manière de nos propres peintres de genre.
L'Amateur d'antiquités, de M. J. Induno; V Avare, de M. Piccinni;
un Prêtre, de M. Volpe; la Lecture, de M. Quadrone'; ï Essai du corset,
de M. Spiridon, appartiennent à cette école composite où le soin de la mise
en scène et le rendu excessif du détail sont des préoccupations dominantes.
Sans viser à tant de recherches, la Revue de l'héritage, de M. E. Pagliano,
le Retour du baptême et la Gondole, de M. F. Jacovacci, se présentent
comme d'excellents et amusants tableaux où les caresses de la brosse
n'exagèrent point trop l'intention et se gardent de détruire, au profit des
accessoires, l'harmonieux ellet de l'ensemble.
LA PEINTURE EN ITALIE. ign
Une bonne peinture encore, c'est la Dernière Messe, de M. de Nigris,
d'une bien jolie couleur et d'une facture qui ne manque ni d'imprévu ni
d'originalité. Nous notons aussi un petit Bacchits et quelques autres études
de M. A Mancini, traitées avec liberté et dans un piquant sentiment de
couleur.
Le japonisme a ses adeptes par delà les monts, tout comme à Paris.
M. Favretto s'en montre épris dans son Atelier de tailleur, tout plein
de jolies taches, très habilement contrastées du reste, et M. E. Gignous,
un sectateur décidé dans l'éblouissant morceau qu'il a appelé les Fleurs du
couvent, un coin de nature inculte où fleurissent en tout abandon, sur
leurs hautes et élégantes tiges, des roses trémières, rose clair, rouge de
sang et rouge pourpre, dont les notes aiguës ou graves se détachent sur les
verts intenses et variés des herbes folles et des feuillages.
Il y a plus que des traces de. paroxysme dans le Viatique de M. Gioli,
qui, par ses outrances de coloration, se rattache au maître du genre,
M. Michetti.
A quel besoin de singularité ou de fantaisie effrénée a donc obéi celui-
ci lorsqu'il a peint cet étrange rébus que le catalogue intitule Printemps et
Amours? Quelle folie ou plutôt quelle chinoiserie est cela? Que viennent
faire sur ce promontoire, que baigne la mer bleue, ce vol d'Amours de
terre cuite — puisque Amours il y a de par le catalogue ■ — jouant, sau-
tant, se culbutant, grimpant aux branches d'un amandier en fleur, et plus
turbulents dans leurs jeux qu'une bande d'écoliers en vacances? Pourquoi
ces étoffes japonaises, ces draperies archaïques, ces attifements bizarres?
et pourquoi encore ces marbrures de bleu indigo qui zèbrent, comme des
hachures jetées au hasard, cette composition extravagante? Qui nous don-
nera le mot de cette énigme, que ne révèle point l'examen de cette peinture
paradoxale, ahurissante, hallucinée, sans doute la vision, le songe creux
de quelque cerveau en délire?
Le Baiser, un autre tableau de M. Michetti, n'affiche, du moins^
d'autre prétention que de nous montrer jusqu'à quelles sonorités peuvent
atteindre certaines valeurs de rouge, de bleu et de vert, habilement con-
trastées. En ce sens, la pratique de M. Michetti tient véritablement du
prodige.
L'école italienne contemporaine ne manque pas d'artistes attentifs à
interroger les aspects généraux ou les particularités du milieu natal et à
en rendre les côtés pittoresques, la poésie, la grandeur. S'il a fait sur la
terre d'Egypte une excursion heureuse qu'attestent deux bonnes toiles
,^5 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
exposées au Champ de Mars : les Pyramides et le Sphinx, M. Vertunni
prouve dans son étude de ruines de Pœstitm et dans son paysage, les
Marais Pontins, qu'il ressent vivement les impressions de terroir et qu'il
en rend fortement le caractère. Ainsi encore de M. Ciardi, un peintre
véridique du ciel vénitien, et de M. Pittara, qui nous montre dans la
campagne romaine, au milieu des broussailles, un marais où se vautrent
des buffles, tout illuminé des rayons d'un soleil couchant aux chaudes
et puissantes transparences. M. Simonetti, un élève de Fortuny, a peint
dans sa manière précise, agatisce, accusant chaque détail, chaque relief,
la Via Giiiseppe Mancinelli, à Palanolo. MM. Pagano et Bartesago par-
ticipent de cette même méthode et l'exagèrent.
Deux paysagistes de talent, MM. Tivoli et Rossano, sont devenus des
nôtres. L'un expose une grande toile : les Bords de la Seine, un peu flot-
tante et molle dans ses lignes, mais lumineuse et fraîche; l'autre, plusieurs
Unes études : l'Inondation de la Seine, les Faucheurs et les Environs de
Montretout.
On sait avec quelle habileté les artistes italiens traitent l'aquarelle.
L'Exposition du Champ de Mars en renferme de superbes spécimens :
scènes de mœurs, paysages, études diverses; un de nos collaborateurs
s'occupe, dans un article spécial, de ces aimables et brillantes {produc-
tions.
LA GRECE
La terre classique du beau idéal, comme des plus nobles, des plus
hautes, des plus parfaites manifestations de l'art, a vu se tarir, depuis des
siècles, ses forces créatrices. Si l'art grec survit dans la mémoire des
peuples, ce n'est plus que par ses augustes monuments et ses impérissables
souvenirs. Pourquoi évoquerions-nous vainement ce passé en face du pré-
sent?
L'Exposition de la Grèce occupe une bien petite place au Champ de
Mars. Nous n'avons point charge d'en étudier la statuaire. Reste la pein-
ture. Elle n'est ni sans intérêt ni sans mérite, et témoigne que les artistes
grecs ont le goût inné et le culte de la couleur.
M. N. Lytras, un nom qui ne nous est pas familier, a signé plusieurs
jolies t(Mles dont les sujets sont empruntés aux moeurs nationales. La
Jeune Fille enlevée, V Orpheline, le Baiser, la Veille de la nouvelle année.
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iqS L'ART MODERNE A L^EXPOSITION
sont autant de charmantes compositions, d'un coloris délicat, lumi-
neux, présentant des blancs hardiment enlevés sur des fonds clairs et qui
ne manquent ni d'accent ni de saveur.
Dans ses Fiançailles en Grèce, M. N. Gyzis s'inspire aussi des cou-
tumes traditionnelles; son tableau, bien composé et peint avec beaucoup
de finesse, dans une tonalité blonde, laisse le plus agréable souvenir.
M. Gyzis a exposé en même temps une Tétc d'Arabe, étude d'un superbe
caractère et d'une facture énergique.
M. Th. Ralli, un des élèves les plus distingués de l'atelier de
M. Gérome, expose couramment à nos Salons annuels. Une Soiibrctle
Louis XIV Nasli jouant de la guitare, Nurniahal la danseuse et Après
l'enterrement forment son lot au Champ de Mars, et ce lot est des plus
frais et des plus coquets.
Nous notons un très bon Portrait de femme, par M. Rizo, élève de
de M. Cabanel, ainsi qu'un Portrait d'homme, par M. Xydias, d'une
véritable valeur pour la fermeté du modelé et la puissance de la couleur.
M. Pantazis, qui habite la Belgique et expose quelquefois à Paris, suit
les traditions chères à nos impressionnistes . Ses envois sont nombreux et
variés. M. Pantazis peint des figures, des paysages, des effets de neige,
des marines.
La plus importante de ses toiles est intitulée Cruelle Nécessité. Il
s'agit là d'un artiste déchu, jouant du violon dans la rue; un reste de
fierté se lit sur son visage et perce à travers l'humilité de la pose. Cette
étude réaliste est d'une expression saisissante et d'une solide couleur.
Sans être nombreux, puisqu'ils ne comprennent guère qu'une cen-
taine d'ouvrages de sculpture et de peinture; sans même que leur valeur
tranche sur la moyenne des autres expositions par l'originalité de l'inven-
tion, de la pratique ou du caractère, les envois de la Suisse, à l'Exposition
universelle, n'en présentent pas moins à la critique des éléments de dis-
cussion et d'étude d'un sérieux intérêt.
A ne prendre seulement que la question de mesure dans laquelle l'ac-
tion de l'Etat s'exerce, chez nos voisins, à l'endroit des beaux-arts, ou
celle de rutillté même de ces rapports, et cette autre, encore si obscure,
LA PEINTURE EN SUISSE. 199
des conditions nouvelles que semblent devoir indiquer aux arts plastiques
les mœurs, les goûts, les tendances des sociétés républicaines, l'Exposition
de la Suisse soulèverait déjà, on le voit, plus d'un curieux problème.
Mais, strictement limité à la constatation de l'état présent de Tart chez
les diverses nationalités représentées au Champ de Mars, notre cadre
nous interdit de toucher à ces questions autranent que pour en indiquer
sommairement la nature et la portée.
Aussi nous bornerons -nous à faire observer à nos lecteurs que la
Suisse, pays d'application des libertés radicales, abandonnant à l'initiative
individuelle, aux collectivités particulières, une action dirigeante qu'elle se
refuse d'assumer, répond simplertient aux partisans de la centralisation
gouvernementale, à ceux-là qui pensent que l'État, fût-il démocratique, est
tenu, de toute nécessité, de protéger, de diriger et d'avoir les Beaux-Arts
en étroite tutelle, en montrant dans les diverses branches de la production
artistique — entièrement laissée à elle-même — une activité, des efforts
et une expansion dans tous les sens qui sont loin de témoigner contre
l'excellence de son libre principe.
En face des frappants résultats obtenus de cette pratique du self-
actiiig, si absolument en opposition avec nos traditions administratives,
et sans vouloir prématurément conclure d'une expérience qui, historique-
ment, n'est d'ailleurs ni nouvelle ni unique, nous nous en tiendrons à cette
remarque, qu'en tin de compte il n'appartiendra pas à l'école autoritaire
de tirer de l'Exposition de la Suisse de nouveaux et bien victorieux argu-
ments.
Obéissant à d'irrésistibles affinités de langage et de race, la Suisse se
trouve entraînée dans le mouvement intellectuel et artistique des grandes
nationalités qui l'enveloppent. Aussi n'est-elle point parvenue et ne par-
viendra-t-elle sans doute jamais à se créer une expression d'art propre,
vuie école. De même donc que la Confédération helvétique est composé,
de cantons de langues allemande, française et italienne, de même on voit
clairement au Champ de Mars l'Allemagne, la France et l'Italie exercer
sur ses artistes une influence plus ou moins directe et prépondérante. A
l'heure présente, c'est la France qui parait y avoir la plus large part.
Dans leurs honorables efforts pour aborder fart élevé, MM. Léon-
Paul Robert et Zuber-Buhler se réclament tout particulièrement de notre
enseignement académique. On sait que le tableau de M. L.-P. Robert,
les Zéphyrs d'un beau soir, exposé au Salon de l'année dernière, lui a
valu une médaille. Sa composition, agencée avec goût, est d'un dessin
200 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
assez remarquable, mais d'une coloration bien peu juvénile et trop as-
sagie. La Naissance de Vénus, de M. Zuber-Buhler, vise au style. L'arran-
gement en est gracieux et la couleur suffisamment décorative, quoique
un peu conventionnelle et mince. AL Zuber-Bûhler est un élève de
Picot.
Nous noterons rapidement quelques portraits d'une réelle valeur, tels,
par exemple, que le portrait de femme, en toilette de satin blanc, s'en-
Icvant sur une draperie rouge sombre, qu'a signé M. A. Berthoud ; le por-
trait très vivant de M. Cérésole, ancien président de la Confédération
suisse, par le même artiste; la Famille F..., de M. E. Stûckelberg, qui s'y
montre un peintre robuste, contenu et très expressif, de même que dans
ses autres portraits de M. N. B... et de M'"' St... On retrouve dans ce
dernier quelque chose du sentiment délicat de Flandrin, et cette poétique
affinité vaut qu'on la relève.
Les sujets pittoresques occupent dans l'Exposition de la Suisse une
place assez importante. Tandis que M. Castres avec sa Caravane, que
MM. Eugène et Jules Girardet avec leurs diverses études prises au
Maroc, s'appliquent à suivre les traditions de nos peintres de l'Orient,
M. Conrad Grob s'inspire de l'histoire de sa patrie et reproduit, avec
ses curieux détails de costumes et d'armes, la Bataille de Sempach.
Les sujets de genre sont plus nombreux encore. Quelques-uns sont
des morceaux très étudiés, très peints et veulent une étude attentive. Le
Dîner de circonstance, de M. Vautier, — né à Lausanne, mais qui tra-
vaille à Dusseldorf, — placerait partout son auteur au premier rang dans
la peinture de mœurs. C'est là, en effet, une remarquable et fort amusante
composition, aussi variée de types que de p»hysionomies et toute pleine
sous son apparente bonhomie de la plus spirituelle causticité d'observation,
mise au service d'une pratique consommée et de la plus parfaite entente
de la construction du tableau. 11 y à là, assis à table, promenant son
regard de supériorité accueillante sur l'assistance de paysans, tout embar-
rassés de leur personne et gênés encore par leurs habits des dimanches,
un certain personnage officiel, sans doute quelque préfet en tournée,
décoré, cravaté de blanc, gourmé, important, qui est une figure excellente.
l'n autre excellent type, c'est le militaire retraité, vu de dos, avec un
grand col noir qui lui sangle la nuque. Le pasteur, son interlocuteur,
ainsi que l'homme assis entre eux possèdent des tètes comiques d'une
\crité d'observation saisissante, de ces tètes dont on dit qu'on les a cer-
tainement vues quelque part. Debout, près du préfet, une belle lille, les
LA PEINTURE EN SUISSE 201
mains croisées, le regarde, l'étudié pour mieux dire, du coin de Tœil, et
son expression mi-admirative, mi-railleuse, est de la plus piquante finesse.
A droite, une vieille servante apporte glorieusement le potage, et, tandis
que les paysans font encore mille façons pour prendre leur place au bas
bout de la table, on voit se presser au dehors, contre les vitres de la
porte, de curieuses têtes d'enfants. Le Dîner de circonstance, seul tableau
qu'expose M. ^"autier, date déjà de 1871. S'il nous révèle qu'à cette
époque l'artiste inclinait visiblement à suivre dans ses colorations, à des-
sein apaisées et un peu trop tranquilles, les méthodes de M. Knaus, il
ne nous renseigne pas sur les modifications qui auront pu s'introduire
depuis lors dans ce curieux talent. Profondément doué autrefois du senti-
ment de la grâce rustique et des gaietés naïves, il est à regretter, dans
l'intérêt de notre enquête, que M. \'autier n'ait pas joint à son envoi
c^uelque autre sujet, d'allures plus simples et franches, moins chargé aussi
d'intentions : M. Vautier est, parmi les peintres, du petit nombre de ceux
dont on voudrait tout connaître.
Nous revoyons avec plaisir l'amusant tableau intitulé le Mariage à
la mairie, que M. Simon Durand avait envoyé au Salon de iSyS ; on se
souvient du franc succès de gaieté qu'il y obtint avec les mines inquiètes,
troublées, impatientes, des invités de cette risible noce, attendant son
marié problématique. M. Simon Durand nous montre encore deux autres
toiles d'une facture plus libre et plus nouvelle. L'une, désignée au cata-
logue sous le titre de Un bout de conduite, représente une troupe de
bohémiens précédés de leur chariot, menant leurs ours en laisse et
s'avançant, chargés de leur attirail, par un chemin tout blanc de neige,
sous l'étroite surveillance de deux bons gendarmes. L'autre toile, Un
marché, est un véritable feu d'artifice de tons éclatants et heurtés. 11 y
a là une exubérance et un appétit de couleur qui se disciplineront certaine-
ment quelque jour; AL Simon Durand en est encore à chercher sa voie,
mais il nous semble de taille à se faire une personnalité.
Deux tableaux de genre : les Bohémiens au bord de la Birs et la
Diseuse de bonne aventure, par M. Stûckelberg, sont des morceaux solide-
ment peints et très expressifs, mais un peu appuyés et éparpillés d'arran-
gement et d'etfet. La Politique au courent, de M. Bosshardt, se réclame
de l'école de Munich pour la propreté et les procédés lisses et un peu
ténus de l'exécution. Il pleut, par M. Ravel, de Genève, est une jolie
peinture, finement observée, et la Fournée au pillage, de M. Burnand,
composition trop serrée et manquant d'air dans les plans de gauche, n'en
202 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
dénonce pas moins, chez son auteur, un certain sentiment des choses de
la vie champêtre. Nous n'aurons garde d'omettre le Marché de Tractto,
de M. Bourcart, scène fourmillante d'agitation et de vie, traitée dans la
couleur en vogue à cette heure à Naples, c'est-à-dire gaie, légère et tout
à fait pimpante d'aspect.
Si Caiame et Diday ont encore en Suisse des continuateurs de leur
manière détaillée, mesquine et froide, de rendre la nature alpestre, nous
l'ignorons et nous ne voulons pas le savoir. Ce petit art-là, qui a pourtant
eu ses enthousiastes et son école, est mort, bien mort, et l'influence de
notre école naturaliste l'a, depuis longtemps, relégué dans ces espaces
limbiques où errent sans doute aussi, ombres creuses et chimériques,
les paysages historiques de Michalon, de Bidauld, de Watelet et de
Valenciennes.
Les paysagistes helvétiques ont donc désappris les pauvretés de ces
méthodes d'antan et écouté les éloquentes leçons de Th. Rousseau, de
Troyon, de Courbet et de Daubigny. Aussi l'Exposition de la Suisse ren-
ferme-t-elle plus d'une bonne peinture due à l'étude attentive de ces
maîtres ou puisée, à leur exemple, à des inspirations formelles et vécues.
M. Bodmer, dont les lecteurs de la Gaiette ont été souvent mis à même
d'apprécier le talent, est un des vétérans parmi ces bons ouvriers et ces
convaincus de la première heure : ses envois au Champ de Mars,
des paysages, des études en forêt, de gracieux motifs de décoration,
olfrent tous de l'intérêt. M. Baudit, qui appartient à cette même géné-
ration d'artistes consciencieux, a deux paysages : la Lande de Begaar
et ï Étang de Lacanan. Sans marquer une évolution dans sa manœuvre,
ils montrent que le peintre progresse sans cesse et peut progresser
encore. M. Castan, dans ses deux toiles intitulées Sous bois dans le Berry
et les Bords de la Creuse à Gargilesse, si magistralement décrits par
la plume de George Sand, fait preuve d'une fermeté de dessin dans
l'assiette de ses terrains et dans la plantation de ses arbres, qui demande-
rait peut-être d'être soutenue par plus de vigueur et d'accent dans le
coloris.
En bon élève d'Appian et de Courbet, M. Pata a peint grassement et
largement un Village de Normandie par un temps de neige, ainsi qu'une
excellente étude de la côte normande.
Nous citerons encore les deux paysages — des vues d'Étangs en Ca-
margue — d'une couleur robuste et superbe, de M. Potter ; un très beau
site de montagnes avec quelques animaux, de M. Lugardon; Unspunnen,
LA PEINTURE EN SUISSE. 2o3
environs d'Interlaken, par M. Auguste Berthoud, étude d'une grande
sincérité et de Teftet le plus pittoresque ; les Bords du lac Léman et les
Laveuses de San-Remo, de M. Bocion, en progrès marqué dans ses colora-
tions plus largement comprises, et ne manquant ni de transparence ni
d'harmonie, et encore ces paysages, pris en Hollande, par AI. Stengelin,
dont les ciels dramatiques et les terrains robustes et gras sont évidemment
inspirés de l'étude des lumineux chefs-d'œuvre de Salomon Ruysdael et
de Van Goyen.
Nous devons, sous peine de déni de justice, une mention toute spé-
ciale aux paysages de M. E. David, un nom encore inconnu hier et que
l'Exposition du Champ de Mars révèle avec quelque éclat. Sa Campagne
de Rome est une page superbe, d'une solidité et d'une beauté de lignes
qui atteignent véritablement à la grandeur. Les terrains bruns se dérou-
lant en profils sévères ou s'exhaussant en collines majestueuses, bleuis-
sent et s'eftacent doucement dans les profondeurs d'un horizon d'un ton
doux et clair où se perdent également les silhouettes des grands édifices
de Rome : le Vatican, Saint-Pierre. Le ciel haut, aérien, avec ses légers
nuages finement teintés de violet, est d'une extrême transparence. L'en-
semble de ce beau paysage présente une séduisante et discrète harmonie ;
si la facture en était un peu moins délicate et subtile, surtout dans les
premiers plans, l'ouvrage de M. E. David pourrait facilement être consi-
déré comme supérieur. Mais son autre toile, le Bosphore, est bien cette
fois l'œuvre d'un coloriste déjà plus habile et surtout plus affermi.
Bordée à gauche par un bois de cyprès qui couvre de ses ombres mysté-
rieuses les tombes d'un cimetière turc, la mer bleue, couverte de navires
et de barques aux voiles grises, fuit à l'horizon, estompé d'une légère
brume et que surmonte un ciel fin, profond, où courent quelques nuées
blanches et roses. A droite s'étend la côte d'Europe avec Constantinople,
qu'on entrevoit dans Téloignement, derrière une forêt de mâts. Ce
paysage maritime est de la plus admirable justesse de ton et d'effet. En
vérité, c'est bien là l'Orient, interprété par un artiste sincèrement épris
de la magie de sa lumière et qui a su la comprendre et la traduire dans
cet éclat voilé qui est comme sa grâce attendrie et sa plus pénétrante
poésie.
Notre inventaire demeurerait incomplet si nous ne pariions, ne fût-ce
que pour le nommer, de M. A. Deschamps, un peintre de nature morte
qui sait faire reluire les cuivres d'une batterie de cuisine comme le pourrait
un des maîtres du trenrc.
204 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
L'ESPAGNE ET LE PORTUGAL.
L'histoire des variations de la peinture espagnole au xix"^ siècle vient
de s'enrichir dune nouvelle et curieuse évolution. Sans y être préparé,
car c'est à peine si, des œuvres de Fortuny et de ses élèves, il lui avait
été donné d'entrevoir autre chose que des ébauches et deux ou trois
tableaux terminés, le public se trouve au Champ de Mars devant une
véritable floraison dont la soudaineté, la vigueur, l'éclat, ne laissent pas
de lui causer quelque surprise.
De ce qui se préparait dans l'école, rien, en effet, de significatif ne
transpirait encore au moment de TExposition universelle de 1867. L'Es-
pagne n'y était guère représentée que par quelques sujets d'histoire aussi
sagement composés que sagement peints : on se souvient que Eduardo
Rosalès y obtint une première médaille avec son tableau d'Isabelle la
Catholique dictant son testament, ouvrage honorable sans doute, mais
dont la valeur comme coloration ne diffère pas sensiblement de celle du
dernier tableau de l'artiste, mort il y a quatre ans, tableau que nous
retrouverons tout à l'heure au Champ de Mars. Quant à la jeune école, elle
en était à peu près absente, et pour cause : Zamacois, Rico, Los Rios et
beaucoup d'autres n'y avaient point été conviés, et les seuls coloristes
qu'on y remarquait étaient M]\L Palmaroli, avec le Sermon à la chapelle
Sixtine, et Ruiperez, avec un délicieux Joueur de guitare.
Dans ce même temps, Fortuny, encore inconnu à Paris, peignait la
Fantasia arabe : il en était donc à sa première manière. Depuis lors,
l'école espagnole a fait bien du chemin : on en jugera en étudiant le
caractère de son exposition au Champ de Mars.
L Espagne, comme l'Italie, dont elle partage au surplus les inquiètes
et fiévreuses aspirations, se montre grandement préoccupée de renou-
veau. Ici et là, même fermentation, mêmes entraînements, même gaspil-
lage des énergies créatrices au profit de recherches, d'inventions, de
dextérités, de subtilités de pratique, s'accusant, se faisant jour dans la
technique de l'art avec les mêmes excessifs caractères : prédominance du
procédé sur l'idée, soin extrême et exubérance du détail, outrance du
rendu, ivresse de la couleur, tumulte des tons, affolement de la lumière
crue, diffuse, du plein air, du vrai soleil.
îXPOSITIOW UNIVERSELLE DE 1878
LA PEINTURE EN ESPAGNE ET EN PORTUGAL. 2o5
Sûrement on pourrait constater chez quelques artistes des deux pays
quelque chose comme une plus grande tension, comme une surexcitation
de la sensibilité optique : la physionomie des choses est par eux mieux
observée, plus scrupuleusement fouillée, plus nerveusement traduite;
il y a, dans leur dessin, tentatives, efforts visibles pour poursuivre une
expression plus serrée, plus intense et aussi plus multiple d'aspects et
plus expansive des phénomènes extérieurs de la vie. Dans sa dernière
manière, celle du Choix du modèle et du Jardin des Arcadiens, devenue
aujourd'hui comme l'évangile des peintres dans les deux péninsules,
Fortuny analyse le rayon, en scrute, en détaille à l'infini les infinies nuan-
ces, et les rend par des ruptures de ton d'une ténuité, d'une délicatesse à
peine saisissables à l'œil humain. C'est le dernier mot de la pratique.
En ce sens il y a certains progrès acquis, et désormais toute école
qui se piquera de dilettantisme d'exécution devra en tenir compte. Mais
s'il est constant que cette peinture abonde en choses exquises et rares,
qu'elle est toute pleine de qualités subtiles ; si elle a enrichi la palette de
contrastes piquants, inattendus, ou de savoureuses consonances de tons ;
si elle est faite des plus surprenantes agilités du pinceau; si elle est enfin
— à ne la prendre que dans le détail — comme une caresse et un régal
pour les yeux, elle est, en revanche, bien éloignée d'atteindre au même
degré de satisfaction et de séduction du côté des exigences de l'esprit. La
virtuosité, en art, ne saurait tenir lieu d'une poétique, et là est le péril et
recueil pour l'avenir des triomphantes pratiques de Fortuny. Certes, il
est et restera personnellement un merveilleux peintre; mais qu'en sera-
t-il de ses imitateurs?
Un tableau, pour être un tableau au sens esthétique du mot, exige
une composition d'abord, puis l'effet clair, synthétique, circonscrit et s'af-
iirmant bien au regard, soit à l'aide du jeu des lumières et des ombres
et de l'apaisement savamment ménagé de teintes, soit à l'aide des appels
de la couleur, s'imposant par ses valeurs, ses sonorités, ses vibrations,
s'exaltant par des contrastes ou se fondant dans une harmonieuse unité.
De ces deux systèmes, auquel des deux répond l'école de Fortuny?
Écoute-t-elle donc les conseils des Vénitiens, qui, tout en demandant à la
palette ses ressources les plus variées et toutes ses opulences, n'ont garde
d'éparpiller leurs richesses et d'émietter leur spectacle ?
Obéit-elle plutôt aux enseignements des Hollandais, ces maîtres
parfaits dans l'art exquis d'exprimer et d'inscrire une claire pensée dans
une claire peinture?
2o6 LWRT MODERNE A L'EXPOSITION.
Prendre un sujet comme au hasard dans le domaine du monde phy-
sique, transporter un coin de nature sur une toile à la manière de lob-
jectif, mécaniquement, sans artifice, sans élimination, sans subordination
aucune de l'accessoire au principal; ne sacrifier aucun détail, éclairer et
colorer d'une égale force toutes les parties d'un tableau, cela ne constitue
point un art et constitue même le contraire de l'art. Or c'est à cette
négation qu'aboutirait finalement l'école de Fortuny si, poursuivant dans
VUE PRISE \ GRENADE, P XK RICO,
{Croquis de l'artiste.)
la voie où elle est entrée, elle systématisait absolument les dangereuses
méthodes de sa dernière manière.
Hâtons-nous, du reste, de reconnaître que dans le nombre des émules
ou des disciples de Fortuny il se manifeste déjà plus d'un dissident, et
que, d'autre part, — l'Exposition espagnole l'atteste, — • les traditions de
vigoureux réalisme et le gotât des représentations tragiques, si chères à
l'ancienne école, ont encore cours dans les Castilles.
C'est précisément de ces traditions que se réclame le tableau de
M. Francisco Pradilla : Jeanne la Folle, qui a obtenu du jury la médaille
d'honneur. L'œuvre est importante : elle appartient par sa composition
LA PEINTURE EN" ESPAGNE ET EN PORTUGAL. 207
au genre anecdotique et permettrait peut-être quelques curieux rappro-
chements avec les sujets habituellement traités par M. J.-P. Laurens.
Philippe le Beau est mort; on ramène son corps dans un cercueil
galonné d'or et décoré des armoiries royales; le funèbre cortège a fait
halte en pleine campagne; on attend le jour, qui déjà montre sa pâle
lueur à l'horizon, pour reprendre la marche. Debout, les cheveux au
vent et les yeux fiévreusement fixés sur le cercueil qui renferme les restes
du volage époux si éperdument aimé, Jeanne, vêtue de deuil, pleure et
prie. Autour d'elle, des prêtres, des femmes sont agenouillés et contem-
plent la pauvre folle avec commisération et tristesse. A droite, le long d'un
tertre sur lequel s'élève une petite chapelle, sont groupés les seigneurs et
les dames de la suite; à gauche et à distance se presse la foule des hommes
d'armes, des serviteurs et des paysans accourus à ce lugubre spectacle.
Quatre cierges brûlent autour de la bière et jettent leur fïamme jaune
dans l'atmosphère froide et grise du matin : on a aussi allumé un feu de
sarments, dont la fumée tourbillonne et monte en spirales épaisses ; une
des suivantes de la reine y réchauffe ses doigts engourdis. Tout cet
ensemble, paysage et figures, est traité avec un sentiment remarquable
aussi bien du drame historique que de l'expression physionomique et de
l'effet pittoresque; la couleur en est harmonieuse et forte; l'ordonnance,
d'Lin"dessin élégant et toujours clair. Cette œuvre place très haut M. Pra-
dilla, actuellement pensionnaire du gouvernement espagnol à Rome, et
marque bien heureusement ses débuts dans la grande peinture.
Dans la Mort de Lucrèce, la dernière oeuvre d'Eduardo Rosalès, une
pointe de réalisme vient réchauffer à propos ce que ce sujet a de froid
et de banal. Malheureusement l'exécution en est molle et manque de
caractère : en somme, Rosalès, tout en restant un remarquable coloriste,
avait plutôt reculé que progressé depuis l'Exposition de 1867.
Parmi les autres tentatives de grand art que nous montre l'Espagne,
nous devons mentionner la Mort de Francisco Pi'-ârre, de M. Ramirez,
une composition tragique et d'un effet suffisamment farouche ; l'Origine
de la république romaine, où M. Plasencia, autre pensionnaire de l'Es-
pagne à Rome, a peint en style déclamatoire la scène qui suivit la mort
de Lucrèce ; ï Enterrement de saint Sébastien, de M. Ferrant, peinture
énergique; et enfin, parmi les ouvrages plus particulièremeni pittores-
ques : Giiillen de Vinatea devant Alphonse IV, de M. Sala, tableau
assez mouvementé et traité avec une remarquable chaleur de colons, et
l'Éducation du prince don Juan, de AI. Martinez Cubells, une scène fort
2o8 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
pittoresque qui a permis à Fartiste de mettre en jeu toutes les richesses
de sa palette en nous racontant par le menu les costumes et les belles
parures des seigneurs et des nobles dames de la cour de Castille.
Donnons maintenant un souvenir aux spirituelles, quoique moins
ambitieuses toiles de Zamacois, qui, malheureusement, n'est représenté
au Champ de Mars que par quelques morceaux très peu importants : le
Jeu d'échecs et le Favori du roi, et, sans re^-enir sur ce que la Galette a
déjà publié au sujet de Fortuny, disons un mot de quelques-uns de ses
tableaux.
Le Mariage à Li Vicaria ne figure point au Champ de Mars, et
l'absence en est d'autant plus regrettable que ce tableau marque une
évolution décisive dans le talent de l'artiste, en même temps qu'on s'ac-
corde à le considérer comme son plus parfait ouvrage. On sait par les
journau.x quel prodigieux succès il obtint lors de son exposition à Paris
en 1870 : c'est véritablement de là que datent Fortuny, sa célébrité et sa
fortune; c'est aussi de ce même moment qu'il commença d'exercer sur
toute une génération de jeunes peintres cette puissante influence dont
nous nous préoccupons, influence qui s'est étendue jusqu'à prendre les
proportions d'une école.
L'Exposition ne nous montre pas non plus cette Plage de Portici,
qui figurait dans la vente de Fortuny et qu'il terminait un mois à peine
avant sa mort. Dans la pensée de l'artiste, cette peinture exécutée « en
plein soleil et sans en escamoter un seul rayon » — ainsi que lui-même
la décrivait — allait être, dans son talent, le point de départ d'une nou-
velle transformation; Fortuny projetait, en effet, de ne plus peindre que
des sujets empruntés à la vie vivante et traités dans un absolu sentiment
de modernité; il s'avouait lassé de la friperie du xvni'^ siècle.
Nous retrouvons là, en revanche, beaucoup d'ouvrages de cette pre-
mière manière, dont la Fantasia arabe est comme le type : manière dure,
appuyée, aux colorations contrastées, rompues et parfois aigres à force
d'oppositions violentes, mais où l'artiste ménage et cherche encore la
concentration et l'unité de l'effet, dont il allah poursuivre systématique-
ment la ditTusion dans ses dernières œuvres.
Le Choix du modèle et le Jardin des Arcadiens, terminés en 1874,
sont peints dans cette nouvelle donnée de l'éclairement par la lumière
crue et diffuse. C'est le triomphe du morceau, détaillé, fouillé, scruté,
ciselé avec une adresse, une patience et une pénétration qui tiennent du
prodige : nous le répétons, ce sont ces deux tableaux qui forment aujour-
Sflimundp Madraso.pini.et del.
Gazette des Beaoï-ArtE
PIERRETTE.
Ejjioaitioii Universelle.
A Ouantin, Imp E'3it
k
LA PEINTURE EN ESPAGNE ET EN PORTUGAL. 209
d'hui comme le corps de doctrine de cette secte, affolée de lumière et de
rutilances, qui ne tend à rien de moins qu'à bouleverser les principes les
plus élémentaires de la construction d'une peinture et à exiger de notre
rétine des possibilités qui l'excèdent. Heureusement toute l'école espa-
gnole n'en est pas là.
M. Martin Rico, dont l'exposition nous montre seize tableaux, pour
la plupart de petite dimension, reste un des plus brillants émules de
Fortuny. Mais, quoique fanatique de la pleine lumière, des tons rares et
montés jusqu'à se rapprocher de l'aspect des pierres précieuses, il n'a
garde, du moins, d'outrepasser les limites étroitement circonscrites de la
vision humaine. M. Rico sauve d'ailleurs, par les fines enveloppes d'air
où baignent ses petites figures et ses paysages, ce que sa touche a de pé-
tillant et de frappé, et jamais il n'arrive à la sécheresse, malgré la déci-
sion et la netteté de son spectacle. Le Canal à Venise, le Quai des Escla-
vons, des vues prises à Rome, à Tolède, à l'Escurial, à Grenade, sont
autant de morceaux exquis et par l'esprit de l'arrangement et par le soin
extrême de la facture. Nous aimons beaucoup la Marine près de Fonta-
rabie, où, dans de très petites dimensions, Fartiste sait nous donner la
sensation de l'immensité du ciel et de cette autre immensité, la mer, et,
aussi, dans un sentiment tout pittoresque, cette autre petite merveille, le
Marché de l avenue Joséphine, avec son gai fourmillement de passants,
de marchandes, de petites bonnes et de chalands, saisis, attrapés sur le
vif, d'une si jolie tonalité grise, piquetée de mille notes scintillantes, et
d'une observation à la fois si juste et si piquante.
Comme Fortuny encore, M. Raimundo de Madrazo cherche l'éclat
de la couleur et le triomphe du rayon, mais dans des données bien par-
ticulières et individuelles. M. de Madrazo n'expose pas moins de qua-
torze tableaux, parmi lesquels nous comptons cinq portraits, de petits
paysages traités à la manière de Fortuny et de M. Rico, un sujet de genre
très important : la Sortie d'un bal costumé, quelques études de types
espagnols, et enfin une peinture décorative : la Pierrette, dont l'artiste a
exécuté pour la Galette im frais et spirituel dessin.
Nous ne saurions, en conscience, nous arrêter sur chacune de ces
peintures, si variées de recherches, si intéressantes de facture et qui visent
toutes à des harmonies claires et chantantes. Bornons-nous à citer les
plus typiques, par exemple, ce gracieux portrait de fillette en robe de
satin rose, assise dans un fauteuil de satin cramoisi, ayant près d'elle un
vase de Chine rempli de pétunias, d'œillets et de géraniums avec un tapis
2,0 LWRT MODERNE A L'EXPOSITION.
rouge pour premier plan. Tout ce rouge et ce rose enveloppant les roses
carnations de Tentant sont d'une audace extraordinaire et de TefiFet à la
fois le plus paradoxal et le plus fantaisiste; mais il faut bien avouer que ce
tour de force symphonique est parfaitement réussi, et le succès excuse tout.
Le Portrait de Coqiielin, dans le rôle d'Annibal, de V Aventurière,
avec son feutre sur loreille, son œil fin et impudent, sa lèvre narquoise,
son nez retroussé, est d'une largeur de touche et d'une crânerie de cou-
leur qui en font une œuvre singulièrement vivante et spirituelle.
C'est aussi une peinture bien vivante et joliment enlevée dans sa note
pimentée que la Sortie d'un bal costumé. Le thème prêtait à la chose, et
l'artiste en a tiré tout ce qu'il pouvait rendre comme sonorité, comme
éclat et comme contraste de tons. La scène est d'ailleurs fort bien exposée
et forme d'amusants et gais épisodes : ici, une pierrette relève son pierrot
étalé sur le gazon; là-bas, un polichinelle entraîne à son bras une Japo-
naise, tout en échangeant quelque goguenardise avec une marquise Pom-
padour; un arlequin se trémousse sur le siège d'une voiture, et un Scapin,
sentant l'air trop vif du matin^ se hâte d'endosser un paletot brun; enfin,
du haut du j^erron tout encombré, dévalent, dans un pittoresque désor-
dre, des masques aux costumes les plus bigarrés et les plus pimpants de
couleur, tandis que, à gauche, des cochers causent, fument, lisent ou
dorment debout en attendant leurs maîtres. Tout ce monde s'agite, vit et
baigne dans cette atmosphère grise des matinées d'hiver, peut-être un peu
bien claire pour l'heure et la saison, car le gaz municipal brûle encore dans
ses lanternes, et, sauf erreur, la scène doit se passer en temps de carnaval.
La Pierrette est aussi un frais et appétissant morceau de coloriste.
Adossée à un panneau gris clair, elle se tient debout, son loup de velours
noir à la main. Son costume est fait d'une jupe rose, à corsage d'un ton
plus pâle, décoré de gros macarons assortis, qu'elle a retroussée sur son
jupon gris-blanc plissé, très court, si court qu'il montre sa fine jambe re-
couverte d'un bas rose-chair. Sur ses épaules elle a jeté négligemment sa
pelisse de satin rose, toute bordée de cygne et doublée de soie bleu pâle.
Comme cela se doit, elle est gantée de blanc et chaussée de souliers de sa-
tin blanc que relèvent de coquettes bouffettes roses. Telle est cette aimable
Pierrette, brossée avec quelque désinvolture, et qui, dans sa claire har-
monie de rose et de blanc, a toute la grâce d'un jeune sourire.
11 faut, au surplus, admettre devant toutes ces débauches de blanc et
de rose que, dans leurs mutuels rapports, quelque chose de la pétulante
gaieté italienne se sera communiqué à la grave et austère Espagne : de
LA PEINTURE AUX ÉTATS-UNIS. 211
là, sans doute, cette foule de jolis tableaux, à sujets pétillants d'esprit et
de verve comique, qui abondent dans Texposition espagnole. Nous note-
rons parmi ces œuvres particulièrement charmantes, toutes colorées et
fleuries : Zaïda, de M. Casade; X Atelier d un peintre, de M. Casanova;
le Concert .de famille, de AI. Egusquiza; Après l'averse, de M. Ferriz;
V Atelier de modiste, de M. Garcia Hispaleto; El santero, de M. Gimenez;
le Philippe II à Hamptoncoiirt et le Perroquet effronté, de M. Escosura;
Y Exorcisme, de M. Martinez; une Aventure de Don Quichotte, de
M. Moreno; le Trouble-Fête, de M. Alélida; Pleurant sa maîtresse, de
M. Santa Cruz, et encore les trois amusants tableaux de M. Ribera : le
Café ambulant, le Café chantant et la Marchande de volailles.
Après le baptême et les Cadeaux de noce, de M. Gonzalez, ont été
exposés à Paris et sans doute appréciés de nos lecteurs comme des mor-
ceaux de coloriste tout à fait remarquables. Nous n'avons donc plus, pour
achever notre consciencieuse enquête, sur l'exposition espagnole, qu'à
mentionner les excellents paysages de AI. Carlos Haes et de son élève
AI. Alorera : les Poissons, de Al. Cessa; divers intérieurs de cathédrale,
de AI. Gonzalvo, notamment ï Intérieur de Saint-Marc, à Venise, qui
est une œuvre d'importance.
Le Portugal paraît n'avoir point été touché encore par le souffle de
renouveau qui vient de transformer et de rajeunir la peinture espagnole.
Ses envois au Champ de Aiars sont bien peu nombreux. Comme en 1867,
M. Lupi, professeur à l'académie de Lisbonne, expose quelques bons
portraits, dont l'un, le portrait d'un Aveugle, d'une expression à la fois
douloureuse et résignée, est assurément l'œuvre d'un artiste de grand
talent. AI. Lupi, qui peint également le paysage et le genre, nous montre
une toile très pittoresque, les Lavandières, d'une tonalité vigoureuse et
chaude. En citant maintenant un Paysage et la Danseuse, de AI. Loureiro,
la Cruche cassée, de AI. Porto, et la Fête du village, de AI. Leonet, nous
aurons fait tout ce que nous commande le désir de ne rien omettre d'in-
téressant.
ÉTATS-UNIS.
Les municipalités, les sociétés libres, le département de l'instruction
publique, rivalisent actuellement d'efforts aux États-Unis pour encourager
et développer dans les écoles l'enseignement, la connaissance et la pra-
2,2 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
tique des arts du dessin. Des musées se fondent, et, chaque jour, des
dons, des acquisitions viennent les compléter, les enrichir. Des progrès
incessants et marqués sont Tindiscutable témoignage du succès de tant
de louables efforts. Rien que par nos seules expositions, il serait déjà fa-
cile de constater combien depuis Tannée i855 se sont étendus et le goût
et le culte des arts plastiques sur le nouveau continent. C'est à peine si à
cette date on voyait figurer à notre première Exposition universelle une
dizaine de peintres américains. En 1867, on en comptait une quarantaine,
et, aujourd'hui, le catalogue 0/ american art ne mentionne pas moins
de 87 noms d'artistes, peintres, aquarellistes et graveurs, ayant envoyé le
total respectable de i65 ouvrages, comprenant entre autres 127 tableaux
et 23 aquarelles ou dessins. Ces chiffres ont bien leur éloquence.
Née d'hier, sans histoire, sans passé, il n'y a donc rien d'étonnant à
ce que l'Amérique ne soit pas encore en possession d'un art national, où
se traduisent et s'affirment nettement le tempérament, V humour et le
caractère de la race. Mais les temps ne sont peut-être pas bien éloignés
où, du mélange actuel et encore confus d'originalité native et de traditions
empruntées aux anciennes et aux modernes écoles de la vieille Europe,
pourra jaillir un art singulier, imprégné de saveur locale ou de goût de
terroir. L'active sève américaine monte et s'épand à cette heure dans
toutes les directions, et il y a au Champ de Mars plus et autre chose que
de vagues promesses : on y pressent comme l'annonce et l'apparence
d'une fîoraison vigoureuse et prochaine.
Parmi les peintures exposées nous retrouN'ons bon nombre de toiles
ayant figuré à nos récents Salons, entre autres les Funérailles d'une momie,
de M. Bridgman, un élève de Gérome, qui affectionne l'antique et mysté-
rieuse Egypte, et qui applique à la restituer dans ses cérémonies et ses rites
sa double science d'archéologue et de coloriste. Une seconde peinture du
même artiste, yl//^/2.'^//a/z/ représente deux musulmans priant dans une
mosquée de style moresque du plus excellent caractère architectural.
Toute une laborieuse colonie de peintres américains s'est fixée dans
un coin de notre rude Bretagne et s'efforce d'en rendre les sites austères
ou d'en traduire les mœurs intimes et patriarcales. Robert Wylie, l'auteur
de la Sorcière bretonne exposée en 1872, y est mort l'an passé. Il s'était
voué aux sujets bretons. Le Conteur de légendes, son dernier ouvrage, a
fait partie du Salon de 1878, et nous rencontrons, dans la section améri-
caine, la Mort d'un clic/ vendéen, encore un de ses tableaux importants,
d'une tonalité forte, mais un peu assourdie par l'abus des noirs. AL Ho-
\
LA PEINTURE AUX ÉTATS-UNIS. 2i3
vcnden envoie de Pontaven, dans le Finistère, un Intérieur breton, scène
de chouannerie, plus pittoresque qu'émouvante, et à laquelle nous pré-
férons cet autre Intérieur breton qu'a signé AI. Alden Weir : la femme
file, et là-bas, dans Fombre, l'homme allume gravement sa pif>e. Cela est
d'un arrangement simple, naïf même, mais bien observé et bien peint.
Dans le Sabotier, de AI. Edgar Ward, qui expose aussi une Citerne à
Venise, la couleur est claire, mais précieuse, appuyée et non sans quelque
sécheresse d'aspect.
S'il y a quelque chose de Millet et de Jules Breton dans les Mois-
sonneurs au repos de AI. Wyatt Eaton, dont une autre toile, intitulée
Rêverie, un portrait sans doute, est d'une facture assez sommaire, il y a
beaucoup de l'école de Dusseldorf dans la Tonte des moutons en Bapière,
de M. VValter Shirlaw. Si Cerise, de Al. Hamilton, rappelle Courbet, et ce
n'est pas là un médiocre rapprochement, la Vue de Venise, de AI. Gedney
Bunce, peut avec honneur se réclamer des meilleurs enseignements de
Ziem. Un Page, de Al. Shade, est une jolie toile italienne ou espagnole,
comme la Marguerite, du même peintre dont il faut absolument noter un
petit portrait : Mon visiteur de tous les jours, de la facture la plus dis-
tinguée et la plus spirituelle.
Il y a encore bien d'autres toiles, portraits, paysages ou compositions
qui seraient à rattacher à telle ou telle école contemporaine ou à telle
personnalité connue : par exemple, les Chênes de Crecdmoor, de Al. Aliller,
et la Vallée du Paradis, de AI. Lafarge, qui ont tous les deux d'étroites
affinités de pratique et de sentiment avec l'école anglaise ; le Terre! terre!
de AI. Henry Bacon, élève de AIAI. Cabanel et E. Frère; le Portrait, de
miss Cassatt, qui participe de notre école impressionniste; un Paysage,
de M. Gay, où il semble chercher les tons puissants et contrastés de
M. Alichetti; une vue de Saint-Pierre de Rome, dt Al. Inness, mi-impres-
sionniste, mi-italien; la Sibylle de Cumes et le Jeune Marsyas, de
Al. \'edder, qui reprend pour son compte la tradition anglaise des préra-
phaélites, et, enfin, un Paysage de la Nouvelle Angleterre par AI. ^^'yant,
qui mêle à des études d'après les vieux maîtres anglais un peu du sen-
timent de Théodore Rousseau.
Mais un groupe d'artistes américains fait déjà preuve de plus d'origi-
nalité et d'indépendance, soit dans le choix et l'arrangement des sujets,
soit dans le caractère et le sentiment du dessin et de la coloration. Tel
est M. Winslow Homer. Ses Scènes noires : la Visite à la vieille mai-
tresse et le Dimanche matin en Virginie, sont de petits tableaux un peu
:'4
L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
tristes et fermés d'aspect, mais expressifs, naïfs et d'une véritable saveur.
Des paysages d'une sincérité absolue d'observation se recommandent
aussi à notre attention. Nous notons donc à ce titre : les Cèdres, de
M. Swain Giflbrd; Mount-Renier, de M. Sandford Gifford; la Forêt Qi le
Printemps, de M. Richards; les Chariots d'émigrants traversant un
torrent, de M. Colman; la Maison d'école sur la colline, de M. Thompson.
Un coin de la Rue de la Douane, à New- York, de M. Tiffany, avec ses
échoppes adossées à des maisons basses, couleur de chocolat, ses ensei-
gnes et leurs bariolages, est d'une impression et d'une justesse parfaites.
M. Quartley a peint un Effet du matin dans le port de New- York, d'une
finesse et d'une transparence exquises, et enfin M. Dana, qui a exposé
également une très belle étude de la Plage de Dinan, s'élève dans cette
page grandiose, qu'il a intitulée Solitude, à une remarquable hauteur de
sentiment et de poésie. Rien de plus saisissant, de plus sinistre et de plus
terrible que cette mer, noire, démontée, dont un rayon de lune éclaire les
vagues profondes, qui montent et s'écroulent les unes sur les autres, en
entr'ouvrant à l'œil épouvanté leurs mystérieux abîmes.
PAUL LEFORT.
EXPOSITION UNIVERSELLE
L'ARCHITECTURE AU CHAMP DE MARS
ET AU TROCADÉRO
Les splendeurs qui semblaient
devoir conserver ineffaçable le sou-
venir de TExposition universelle de
1867, à Paris, sont dépassées par la
grandiose mise en scène de l'Expo-
sition de 1878.
' C'est qu'aussi, cette année, l'ar-
chitecture a pris dans cette œuvre
^ magnifique une place plus considé-
rable. En etîet, malgré les construc-
tions pittoresques qui l'entouraient,
i^^^ j'' malgré quelques restitutions archéo-
. ■ logiques intéressantes , malgré le
grand aspect de la vaste nef, qui, de l'entrée, pénétrait jusqu'au cœur du
colossal abri offert aux produits du monde entier, l'Exposition de 1867
2i6 LWRT MODERNE A L'EXPOSITION,
forçait pkis rétonnement par Fétrangeté annulaire de Fcdifice central,
qu'elle ne méritait l'admiration par l'ordonnance architecturale de ses
différentes parties. Si ingénieuse que fût cette disposition elliptic[ue, qui,
par rayonnements , facilitait l'étude et la comparaison immédiate des
mêmes produits de tous les pays, il faut reconnaître que les dispositions
rectangulaires du palais de 1878 ont prêté davantage aux développements
de l'architecture et, par suite, présentent un caractère de grandeur monu-
mentale très supérieur.
Mais le palais du Champ de Mars, avec ses nombreuses annexes,
les constructions multiples qui lui forment cortège , les jardins qui
l'égayent et l'encadrent, ce palais n'est encore lui-même qu'une partie
de cet immense ensemble qui s'appelle l'Exposition universelle de 1878.
Celle de 1867 était limitée par la Seine. Celle de 1878 franchit le fîeuve
sur un pont élargi, gravit les rampes du Trocadéro et le couronne d'un
monument grandiose enveloppant la colline dans la courbe harmonieuse
de ses ailes, la dominant et la signalant au loin par deux tours gigan-
tesques. De gaies constructions s'étagent au-dessous sur les pentes laté-
rales ; dans l'axe du nouveau palais, les cascades, de bassin en bassin,
descendent jusqu'à la rivière au milieu des pelouses fleuries.
Jamais fête de l'Art, de l'Industrie humaine, de la Paix, n'avait
offert aux peuples assemblés un pareil spectacle sur une aussi vaste scène.
Mais s'il est vrai que l'architecture y joue un rôle important, c'est
une occasion particulière qui nous est offerte d'étudier dans des mani-
festations variées notre art architectural contemporain et de surprendre,
s'il se peut, ses tendances réelles dans l'épanchement de son improvi-
sation. C'est que, dans la htîte imposée des grands travaux de ce genre,
l'artiste se sent souvent plus libre et plus disposé aux hardiesses de
1 invention. La durée forcement limitée de si grands spectacles l'invite à
des audaces pour lesquelles il ne redoute pas les jugements réfléchis de
l'avenir, et l'engage en des tentatives dans lesquelles il n'oserait compro-
mettre des œuvres destinées à vivre. Si l'art semble y perdre quelquefois
en noblesse convenue et en pureté traditionnelle, il y gagne certainement
en sève et en vitalité, et il n'est pas rare qu'il sorte de ces épreuves renou-
velé pour ainsi dire, plein d'ardeurs généreuses que le temps saura
assagir et féconder.
Il est également utile de pnifiter du rapprochement, dans ce grand
concours universel, des nombreux travaux de Fart étranger, comme aussi
de la reproduction de certains types anciens d'architecture propre à diffé-
L-ARCHITECTURE AU CHAMP DE MARS. 217
rentes nations, pour y chercher à la fois le stimulant des idées nouvelles
et Tappui des vieilles traditions. Une pareille étude demanderait certes de
longs développements, et, si nous voulions y procéder par le détail, nous
serions entraîné à sortir des limites que la Gaiette s'impose. Nous nous
bornerons donc à visiter les palais du Champ de Mars et du Trocadéro,
ainsi que les constructions principales qui, autour d'eux, sollicitent l'at-
tention par un caractère certain de nouveauté et d'invention. De cet
examen nous nous efforcerons de dégager une dominante parmi les ten-
dances de l'art architectural contemporain.
L ARCHITECTURE FRANÇAISE AU CHAMP DE MARS.
Bien que M. Hardy soit l'architecte reconnu du palais du Champ
de Mars et qu'il en ait par suite, vis-à-vis du public, assumé toute la
responsabilité comme recueilli toute la gloire, il faut faire à chacun la
part qui lui revient dans cette grande œuvre nationale. Rappelons donc
que le plan du palais du Champ de Mars est l'œuvre de la Commission
supérieure, et particulièrement celle du Commissaire général, M. Krantz,
et que M. Duval, directeur général des travaux, que M. de Dion, ingé-
nieur en chef des constructions métaUiques, ont été pour beaucoup dans
l'étude et la réalisation de cette vaste agglomération de bâtiments et d'an-
nexés qui ne couvrent pas moins de 280,000 mètres superficiels.
Nous disions plus haut que les dispositions rectangulaires du plan de
1878 nous semblaient préférables aux dispositions elliptiques du plan de
1867 : cela au point de vue du résultat architectural. Nous les croyons
également préférables au point de vue pratique. En effet, si les dispositions
elliptiques facilitaient, par une classification en secteurs rayonnants, les
études comparatives des jurys et de certaines personnes intéressées spé-
cialement dans ces études, il faut dire que, pour la masse du public, cette
série de courbes concentriques, n'accusaient pour l'œil ni une direction
certaine ni un plan défini. Supprimant les perspectives, sûres directrices,
et dérobant aux regards le but cherché, ces courbes étaient un véritable
embarras, et jetaient souvent le visiteur dans un pénible dédale.
Le plan du palais de 1878 est, au contraire, du premier coup d'œil
2,8 LWRT MODERNE A L'EXPOSITION
facilement saisissablc. Formant les cotés extrêmes du vaste parallélo-
gramme que ce plan embrasse, deux grandioses vestibules donnent accès
dans les colossales galeries qui forment les longs pans du rectangle et
dans toutes les galeries secondaires qui, à Tintérieur du palais, s'étendent
parallèlement.
Au centre de cette longue juxtaposition de galeries se succèdent les
salles destinées aux beaux-arts. Ces salles, isolées des constructions voi-
sines par deux avenues à ciel ouvert qui les protègent contre les risques
d'incendie, délimitent l'exposition française et l'exposition étrangère, dont
les caractères bien distincts ne semblent s'oublier et se confondre que
dans ces salles, sur le sol sacré et libre de l'art.
Au centre du plan général, un vaste espace rectangulaire en plein
air, agrémenté de jardins, sert de débouché à deux grandes voies de com-
munication transversales comme aussi de point de réunion et de lieu de
repos pour les visiteurs venant admirer les produits amoncelés de toutes
les parties du monde.
La classification des produits de même nature s'est faite aisément et
logiquement dans le sens longitudinal du palais, suivant les difl'érentes
galeries qui par leurs extrémités débouchent et s'annoncent sur les deux
grands vestibules. C'est, au contraire, par une série de divisions trans-
versales que, du côté étranger, les produits différents, mais de môme
origine étrangère, se trouvent attribués clairement à chacun des pays
auxquels ils appartiennent.
Ce plan est donc essentiellement simple; je crois, par suite, que son
exécution a été relativement économique et qu'en tout cas l'adoption de
ce plan devra plus tard donner des résultats avantageux ; car la répétition
d'un même système de points d'appui et de fermes semblables dans des
plans droits permettra aisément soit la conservation et l'utilisation entière
ou partielle du monument, soit l'exploitation en détail d'éléments de con-
struction trouvant facilement ailleurs leur appropriation.
Mais nous voulons espérer que certaines combinaisons, dès aujour-
d'hui étudiées, permettront de conserver sur le Champ de Mars, désor-
mais transformé, tout au moins le vaste pourtour de ses galeries en-
veloppantes et les belles décorations de la cour intérieure du palais. En
notre temps de paix désirée et dans un avenir de développement in-
dustriel et commercial constant et très nécessairement encouragé, il n'est
pas douteux que ces vastes bâtiments conservés ne puissent rendre des
services précieux.
L'ARCHITECTURE AU CHAMP DE MARS. 219
C'est sur ce plan arrêté par la Commission supérieure que Tarciii-
tecte, M. Hardy, a dû élever un palais.
Les galeries des machines, les galeries intermédiaires et celles des
beaux-arts étant déterminées à l'avance, comme hauteur et largeur, en
raison des nécessités reconnues, il fallut subordonner aux proportions de
ces galeries les proportions mêmes des vestibules et des façades.
Voulant bien indiquer les plus grandes dimensions de ce palais, qui
représente un rectangle de plus de
700 mètres de longueur sur 3oo mètres
de largeur, M. Hardy Fa jalonné aux
angles par quatre pavillons énormes sur-
montés de dômes métalliques. Ces pavil-
lons forment les points extrêmes des
deux façades nord et sud. Une large gale-
rie, formant vestibule et coupée dans son
milieu par un pavillon d'entrée princi-
pale, les réunit entre eux.
Les dômes métalliques, formés de
quatre plans courbes convergents, sont
tranchés à leur base par des plans verti-
caux qui, ouvrant sur l'intérieur du pa-
villon d'immenses arceaux^, y jettent la
lumière à profusion. Ainsi découpés et
ajourés, ces dômes s'élèvent comme
d'immenses vélums retenus seulement
aux quatre angles, soulevés et gonflés
par le vent. Couronnés de lauriers, ils
expriment au loin la récompense pro-
mise aux elforts constants. Mais la légè-
reté si apparente de ces dômes, suspen-
dus en quelque sorte dans l'espace, ne
semble pas nécessiter les quatre énormes pylônes en maçonnerie, surmon-
tés de lanternons en métal, qui flanquent les angles des pavillons. Nous
les croyons inutiles pour l'aspect comme pour la résistance. Cette base en
maçonnerie coupe en deux la hauteur totale de la construction, et cette
division s'accentue davantage par une coloration différente. Nous com-
prenons peu que dans cet immense palais, où le système métallique
domine si franchement, la maçonnerie vienne jouer un rôle en quelque
ÉCUSSON SURMONTANT LES TILIERS
DE LA FAÇADE.
(Palais du Champ de Mars.)
220 L-ART MODERNE A L'EXPOSITION,
sorte accidentellement décoratif, et que dans ces pavillons d'angle, comme
dans le pavillon central, elle apparaisse par parties insuffisamment moti-
vées. Si M. Hardv avait besoin de contre-buter les arceaux de ses dômes
DÉ 1 AILS d'architecture DV PAVIUON DE LA VILLE DE PARIS
(Palais du Champ de Mars.)
supérieurs ou de les supporter autrement que par les points d'appui
directs en fonte qui se font voir à l'intérieur des pavillons, que n"a-t-il
employé franchement des soutiens ou des éperons métalliques, ou mieux
L'ARCHITECTURE AU CHAMP DE MARS. 221
encore le système si bien imaginé par lui des piliers en fer en forme
de fermes jumellées avec remplissages en terres émaillées? Ce système
permet d'obtenir des piliers qui comptent pour lœil et présentent un
aspect très décoratif. Nous aurions vu ainsi de la base jusqu'au faîte
des grands pavillons s'élever de magnifiques pilastres brillants d'émaux,
se raccordant bien avec les grands cintres des coupoles eux-mêmes décorés
de tùles émaillées. Entre les supports en fer, la brique eût pu concourir
à remplir les vides, à former des surfaces pleines, à donner aux points
e.xtrémes des façades les masses angulaires nécessaires.
L'architecte pourra nous répondre que les entrepreneurs ont si tar-
divement livré les charpentes en fer de ces pavillons, que si ceux-ci
avaient dû être construits entièrement en fer, on n'eût pu être prêt en
temps utile, et que la maçonnerie de construction courante a permis d'aller
vite. Ce sont peut-être de bonnes raisons pratiques, mais il ne m'est pas
permis d'en tenir compte ici. Je ne dois que juger de l'effet produit. Il est
certain que l'architecte s'est trouvé en grand embarras au dernier moment
par suite de retards successifs qu'il n'a pas été en son pouvoir d'éviter •
témoin les piorches élevés en avant des pavillons d'extrémité, pour bien
marquer l'entrée des grandes galeries de 600 mètres de longueur desti-
nées aux machines. Les demi-coupoles de ces porches devaient porter
les trophées des produits exposés ; le temps a manqué pour exécuter ces
bas-reliefs.
Le pavillon central de la façade qui fait face au Trocadéro annonce
bien l'entrée d'honneur de l'Exposition par sa vaste arcade, béante, en-
veloppée en quelque sorte d'une auréole d'écussons armoriés. Au milieu
de cette représentation héraldique de toutes les nations et au sommet de
l'arc se détache l'écusson de France porté par deux génies ailés modelés
par M. Maniglier.
Un large balcon en saillie, auquel conduisent deux escaliers latéraux
en spirale accusée, coupe par le milieu la vaste arcade et donne de l'é-
chelle à l'ensemble en les mouvementant. Ces escaliers en spirale accom-
pagnent et soutiennent bien de leurs formes cette entrée monumentale;
mais là, nous le répétons, on doit regretter l'introduction d'une maçon-
nerie de plâtre qui enlève à la construction en métal son unité et en
diminue la hauteur apparente piar une division de matériaux différents.
Au-dessus de cette entrée s'arrondit harmonieusement une coupole
qui se relie aux combles latéraux du grand vestibule d'entrée à l'aide de
deux demi-coupoles. Le plan elliptique de ces demi-coupoles a donné
L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
tout naturellement lieu, pour la simplicité même de la construction, aune
décoration en coquille ou en éventail, toutes les fermes étant ainsi sem-
blables. Ce système de construction sert de décoration à la fois à l'intérieur
et à l'extérieur, de telle sorte que les formes intérieures sont Fcnvers des
formes extérieures, et vice versa. D'ailleurs, ce qu'il y a d'excellent dans
le parti pris de M. Hardy, c'est que partout son architecture reste simple-
ment la construction ornée. Les grands vestibules sont d'un effet imposant.
Et ils doivent cet effet, non seulement à leurs dimensions peu ordinaires,
mais aussi à une charpente en fer bien apparente dans ses dispositions,
bien équilibrée dans ses formes et dans ses moyens, que des panneaux en
staf viennent seulement enrichir et compléter en s'interposant comme
caissons rectangulaires ou coupoles rayonnantes entre les nervures des
fermes en arc surbaissé.
Des fonds bronzés, des rehauts d'or, des réchampis de rouges et de
bleus mettent en valeur ces coupoles et ces plafonds, que des jours laté-
raux abondants viennent éclairer de chauds reflets. Les façades extérieures
de ces grands vestibules accusent non moins fermement leur construction
en fer. C'est là qu'apparaît bien .le système des fermes jumelles ornées
d'émaux, de M. Hardy. C'est là aussi que les tendances esthétiques de
l'artiste sont le plus sensibles. Il est de ceux dont la grande préoccupa-
tion est de donner un peu de poésie à la construction. Et il a dû au Champ
de Mars attacher d'autant plus d'importance à cette idée, que la sécheresse
du fer poussait à l'art froid et utilitaire. Pensant donc qu'il ne ferait pas
œuvre d'architecte si la poésie n'intervenait pas, soit par un souvenir, soit
par une personnification, si enfin la décoration, tout en respectant la
construction, n'avait pas un radical en dehors de la construction même,
AL Hardy, attribuant à juste titre la possibilité et le succès de notre Exposi-
tion au concours empressé de toutes les nations amies, a supposé par suite
que ces nations en étaient en quelque sorte les points d'appui, les véri-
tables piliers. Et c'est ainsi que chacun des vingt-deux piliers de la façade
symbolise une nation représentée à la fois à la base par une figure allégo-
rique, et au sommet par son écusson armorié et son drapeau. L'idée est
belle et bien traduite. Mais un besoin trop absolu d'idéaliser toute chose
en architecture a aussi ses périls. Désireux de faire parler les formes, on
est entraîné à les torturer. AL Hardy, fertile en inventions et par horreur
du convenu et du banal, s'efforce de renouveler les formes traditionnelles.
Ses ornements sont sommaires ou synthétiques, par suite, souvent trop
grands d'échelle ; un rien s'exalte ; une simple fleur, une courbe, prennent
L'ARCHITECTURE AU CHAMP DE MARS. 223
des proportions ou des conséquences considérables. Pour ne pas être ordi-
naire, un détail devient quelquefois bizarre. C'est là le danger de négliger
certaines règles de simplicité et de bonhomie qui nous sont enseignées
sagement par la tradition ou les convenances. Mais, sans donner aux
idées plus de valeur qu'elles ne doivent en avoir en architecture, comme
sans épiloguer sur de petites questions de sentiment, il faut reconnaître en
somme que cette vaste façade, solidement assise sur une large terrasse
découpée de perrons mouvementés, est d'un effet véritablement beau et
festoyant. Bien que décorée de terres et de tôles émaillées, de bronzes et
d'ors, d'écussons aux colorations multiples, cette façade n'en reste pas
moins dans une tonalité un peu trop éteinte, le gris des fers dominant. Il
y a toutefois dans le palais de M. Hardy un essai intéressant de poly-
chromie, et nous devrons y revenir.
Nous ne nous étendrons pas longuement sur les dispositions et l'as-
pect des galeries intérieures. Là, l'utile a imposé ses lois absolues sans
cependant nuire à la grandeur des efïets. Ainsi constatons l'imposante
perspective de deux grandes galeries des machines, et celle non moins
heureuse des petites avenues qui, traversant le palais dans toute sa lon-
gueur donnent sur leur parcours accès dans les galeries latérales de
l'Exposition.
Si nous voulons continuer à étudier les œuvres de l'architecture
française à l'Exposition, c'est au centre du palais qu'il nous faut
revenir.
Nous avons dit que l'architecte y avait ménagé un vaste espace libre.
Aux deux extrémités de cette sorte (ïarea^ deux loges s'ouvrent par trois
grandes arcades sous lesquelles des portes, richement décorées de terres
cuites et d'émaux' , donnent entrée dans les salles des Beaux-Arts.
Ces deux loges devaient former la décoration extrême d'un vaste
jardin central au-dessus duquel un immense vélum, tendu à 20 mètres
de "hauteur, offrirait l'ombre aux promeneurs et leur permettrait un repos
agréable.
L'architecte avait proposé, l'administration disposa. Ce vaste empla-
cement fut attribué à l'Exposition de la ville de Paris chassée, par l'af-
fîuence des demandes venus du dehors, de l'intérieur du palais, où elle
devait occuper une importante surface à l'extrémité des galeries étrangères,
près du vestibule de l'Ecole militaire. Nous y avons perdu une disposition
I. Voir la Guiette des Beaux-Jrcs, 11°' de juin et de juillet.
224 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
licurcusc, une oasis pleine d'ombre et de fraîcheur au milieu des parcours
interminables de l'immense palais. Le pavillon municipal est venu s'im-
planter au milieu de l'espace laissé libre, ménageant encore, il est vrai,
quelque apparence de parterres et de gazons, mais supprimant le vaste
cube d'air libre, voilant les perspectives, enlevant tout recul pour bien
voir les constructions variées qui bordent la rue des Nations, une des
grandes curiosités pittoresques de l'Exposition de 1878. Par contre, nous
y avons gagné une construction très particulière, par M. Bouvard, archi-
tecte attaché au service de la ville de Paris.
(]c n'est qu'à la fin de juillet 1877 que, le Conseil municipal se pro-
nonçant pour le système des constructions métalliques, M. Bouvard put
se mettre à l'œuvre et préparer les projets d'un pavillon qui couvre
aujourd'hui 3,5oo mètres de surface et a coûté, en chiffres ronds,
600,000 francs.
Adoptant le parti déjà pris par M. Hardy, mais l'adoptant avec
toutes ses conséquences, M. Bouvard, à l'exclusion de toutes maçon-
neries apparentes de pierres ou de moellons, a élevé un pavillon tout en
fer dans lequel les terres cuites ornées, les terres émaillées et les briques
viennent former remplissage entre les fers accouplés. Le fer, qui
compose l'ossature générale du bâtiment, est employé sans parties pleines,
mais avec toutes les combinaisons de treillis, de croisillons et d'as-
semblages capables de diminuer le poids total et, par suite, le prix
de revient. La fonte a été employée seulement pour certaines parties
pleines d'un caractère tout à fait ornemental. Ce pavillon se compose
d'une nef rectangulaire de 75 mètres de longueur, enveloppé à ses
extrémités de trois avant-corps formant la croix et raccordés entre eux
par des motifs circulaires. Sur les longs côtés du rectangle régnent des
portiques, ouverts sur le dehors, qui relient entre eux les avant-corps
extrêmes d'une même face longitudinale.
AL Bouvard a su donner à ce pavillon, dans lequel le fer ne semble
jouer qu'un rôle utile, un aspect cependant architectural. Cet aspect
nécessaire, mais difficile à réaliser par le fer seul, s'afîirme peu à peu
cependant dans les constructions métalliques confiées au talent de nos
architectes. Il est certain que l'on ne peut et que l'on ne doit pas re-
trouver dans les constructions en métal les formes consacrées de telle ou
telle architecture en pierre ou en matériaux autres, mais on y doit re-
trouver ce principe essentiel et traditionnel de tout ce que l'architecture a
produit d'éternellement admirable : le Beau par le \ra\, c'est-à-dire la
226 L\\RT iMODERNE A L'EXPOSITION,
logique des formes et de la décoration. C'est en s'appuyant sur ce prin-
cipe que iM. liouvard a fait œuvre darcliitecte. Les six grandes portes,
enveloppées de cadres en fer ou en fonte garnis de terres ornées et
d'émaux, sont largement dessinées et offrent, comme les portiques laté-
raux, très élégants, des détails ingénieux d'ornementation. Cependant
nous trouvons que cette ornementation manque un peu d'unité et
pèche par excès de recherche et de finesse. De plus, elle ne nous paraît
pas toujours bien distribuée. Ainsi nous voyons autour des grandes por-
tes une enveloppe de lourds motifs circulaires en terre cuite, tandis que
les pilastres d'angles des avant-corps d'extrémité, qui devraient offrir
à l'œil une certaine puissance apparente, sont décorés de rinceaux
d'une ténuité et d'un détail relativement excessifs. Les émaux qui sertis-
sent les portes sont, par contre, d'un dessin un peu brutal et sommaire,
et la coloration en est dure. Mais, ces réserves faites, nous reconnaissons
avec plaisir la grande somme de talent dépensée, en si peu de temps,
dans cette construction, qui, elle aussi, essaye avec bonheur de la po-
lychromie. Les fers apparents, peints en gris, réchampis de bleu, de
vert, de jaune, donnent au tout une coloration gris-bleu sur laquelle se
détache en douceur la note rousse et pâle des terres cuites. Les émaux et
les ors sont les accents nécessaires de cet ensemble harmonieux. Nous
parlerons p:u de l'intérieur de ce pavillon, dont les bonnes dispositions
sont surtout en harmonie a\ec sa future destination. En effet, après avoir
abrité l'Exposition de la ville de Paris, ce pavillon sera démonté et trans-
formé en Gymnase municipal des écoles.
J'ai hâte de dire quelques mots de certaines autres constructions
qui, aux alentours du palais, relèvent de l'art français.
11 ne nous appartient pas de piarler du grand p>avillon que Je Creusot
a fait édifier pour présenter dans une imposante ordonnance les masses
de la matière rebelle assouplies et transformées par le puissant outil-
lage de ses vastes usines. Mais qu'on veuille bien seulement nous per-
mettre de constater, dans l'emploi simultané et la juxtaposition des
bronzes, des marbres et des émaux qui décorent les façades, encore une
tentative de polychn)mie monumentale.*
C'est aussi une construction colorée que M. deDartein a élevée pour
servir d'Exposition au Ministère des Travaux publics. Mais ce pavil-
lon, également en fer et briques et décoré de terres émaillées, a si bien un
caractère oriental qu'on a peine à y soupçonner les Travaux publics fran-
çais. Son phare coquet ressemble de loin à un minaret arabe et les
L'ARCHITFXTURE AU CHAMP DE MARS. 227
revètements émaillés de la façade du porche annoncent l'entrée de quel-
que mosquée. Toutefois nous trouvons agréable la gamme lumineuse de
ces émaux dans lesquels le blanc, le bleu turquoise et le brun noir domi-
nent. Certains détails d'ornementation sont traités avec charme et distinc-
tion ; mais nous trouvons qu'il n'était pas nécessaire de réchampir et de
subdiviser les fers déjà grêles par des rouges, des verts, des bleus, qui,
trop voisins des émaux, ne peuvent en soutenir le voisinage et enlè-
vent du calme à l'ensemble. Il y a aussi dans la composition de ce pavil-
lon en fer et briques quelque hésitation entre l'emploi des formes utili-
taires consacrées par l'usage et la recherche voulue d'aspects nouveaux.
Cependant, malgré l'incertitude des résultats, le pavillon du Ministère
des Travaux publics n'en reste pas moins une des constructions les plus
pittoresques et les plus appréciées du parc du Champ de Mars.
Nous pourrions encore signaler dans la section française, dans les
annexes et dans les parcs du Champ de Mars, de nombreuses construc-
tions de toutes sortes, de styles et de matériaux bien ditTérents ; concep-
tions sérieuses témoignant de tentatives intelligentes très honorables, con-
ceptions fantaisistes révélant chez nos architectes et nos constructeurs
une rare habileté d'exécution et une grande abondance d'imagination.
Mais c'est assez nous occuper des œuvres de nos confrères français, nous
ne saurions convenablement faire attendre plus longtemps les hôtes nos
amis. 11 nous faut parler des pays étrangers, de leur architecture et de
leurs constructions au Champ de Mars et au Trocadéro. Nous y trouve-
rons, pour nos conclusions ultérieures, des comparaisons utiles, des ren-
seignements précieux.
II
L'ARCHITECTURE ETRANGERE AU CHAMP DE MARS.
C'est au directeur des sections étrangères, M. Georges Berger, que
sont dues l'idée première et la réalisation difficile de « la rue des Na-
tions », qui est au Champ de Mars l'un des spectacles les plus curieux et
les plus fréquentés par la foule.
Ne se bornant pas à provoquer et à favoriser, aux abords des palais
du Champ de Mars et du Tjocadéro, la construction de nombreux paA'il-
lons, dont l'agglomération fantaisiste et les silhouettes variées devaient
228 I/ART MODERNE A L'EXPOSITION,
meubler et étïarer !a perspective des parcs, on songea à tirer un effet dé-
coratif tout nouveau de la disposition même des sections étrangères dans
le palais du Champ de Mars.
Il avait été décidé que la partie de ce palais réservée aux produits étran-
o-ers serait subdivisée transversalement par zones de dimensions inégales,
en accord a\ec le plus ou le moins d'importance de l'exposition particu-
lière de chacun des pays. Ces zones devant toutes aboutir perpendiculaire-
ment sur Tune des grandes avenues qui, d'un bout à l'autre du palais,
isolent au centre les salles des beaux-arts, on voulut que chacune de ces
zones, que chacune de ces expositions partielles fût accentuée par une fa-
çade particulière offrant un spécimen de l'architecture propre à chacune
des nations exposantes.
C'était un beau programme. Mais, pour le réaliser, il fallait que les
gouvernements ou les exposants étrangers voulussent bien s'imposer de
nouveaux et importants sacrifices. L'habile directeur des sections étran-
gères sut persuader les uns et les autres, et la « rue des Nations » nous
offre aujourd'hui, dans une étrange juxtaposition, les échantillons les plus
variés de l'art de construire. Le pavillon des États-Unis avoisine les con-
structions en bois de la Suède et de la Norwège; la rustique entrée japo-
naise s'accole à la loggia monumentale de l'Italie; les bizarreries chinoises
coudoient les splendeurs éclatantes du palais hispano-arabe, lui-même
voisin des portiques classiques de l'Autriche-Hongrie. La Russie et la
Suisse opposent leurs capricieuses silhouettes l'une à l'autre-, la petite
habitation polychrome de la Grèce est dominée par les amoncellements
robustes des marbres et des granits belges; le Portugal élève son porche
mi-gothique, mi-renaissance, entre la maison de ville des Pays-Bas et les
petites façades du Luxembourg et de Monaco. Les échantillons bariolés
de la Perse et du Maroc, le minaret de la régence de Tunis, la pagode
siamoise, se groupent à côté des constructions jésuitiques des républiques
de l'Amérique du Sud mitoyennes avec les ordres superposés en pyra-
mide du Danemark. 11 s'ensuit un spectacle vraiment curieux et séduisant
par le mouvement des lignes et l'imprévu des colorations.
Nous devons regretter, toutefois, que la pensée du commissariat
n'ait pas été entièrement c<jmprisc ou suivie en ce qu'elle avait de
■sérieux et d'instructif. Et, en ettet, si, selon le désir c[u"il avait exprimé,
chaque nation s'était sincèrement efforcée de faire revivre, par une repro-
duction iidéle, quc'lque type certain de son art national au temps passé,
nous eussions trouvé dans la rue des Nations non seulement la satisfac-
POSITION Universelle de is.a
LWRCHITECTURE AU CHAxMP DE MARS. 229
tion des yeux, mais aussi une occasion unique d'étudier l'arctiitecture cliez
les différents peuples, à un point de vue immédiatement comparatif. Mais,
si quelques-unes de ces constructions revêtent un caractère d'art national
réellement intéressant, beaucoup d'autres ont été conçues d'une façon
seulement décorative, sans souci de la reproduction vraie des types dont
ils s'inspiraient et sans viser par suite à un enseignement possible. La
plupart des architectes chargés de ces travaux se sont donné trop libre
carrière pour que nous puissions à cet égard avoir confiance absolue dans
leur œuvre. On est obligé d'y démêler la fantaisie de la copie, le vrai du
faux. Aussi ne saurions-nous étudier cette suite pittoresque à un point de
vue sérieusement rétrospectif. Nous devrons plutôt considérer la plupart de
ces petits édifices comme d'habiles variations sur certains thèmes donnés.
La rue des Nations. — Si, partant du grand vestibule d'honneur,
on suit la rue des Nations en se dirigeant vers l'École militaire, on ren-
contre d'abord sur la droite les petites maisons anglaises. Nous devons
nous étonner que l'Angleterre, qui, au Champ de Mars, a la plus impor-
tante exposition parmi les nations étrangères, et qui, par suite, disposait
sur la rue des Nations d'une vaste façade, n"ait pas tenu à honneur de
l'occuper complètement et d'une façon vraiment digne. Elle pouvait là
nous offrir quelque bon modèle de son architecture moyen âge, où elle
puise aujourd'hui non pas seulement des formes, mais , ce qui vaut mieux,
des principes de logique et de vérité dans la construction et la décoration.
Sinon, nous eussions encore été heureux de retrouver au Champ de Mars,
en un large développement, les solides aspects des constructions nouvelles
qui s'élèvent dans les grandes villes d'Angleterre. Bien que d'apparence
quelque peu moyen âge, ces constructions n'en sont pas moins très mo-
dernes par une certaine allure rationaliste qui affirme des tendances tout à
l'honneur des architectes anglais. Mais, chez nos voisins d'outre-Manche, le
gouvernement a si bien l'habitude de compter sur l'initiative privée, que
la commission anglaise n'a pas songé sans doute à autre chose qu'à faire
appel au dévouement intéressé de certains exposants pour occuper et orner
la longue façade correspondant à son importante exposition. Son appel aura
été mal entendu. Il s'ensuit que, dans la rue des Nations les construc-
tions anglaises sont modestes d'aspect et un peu clairsemées ; cela parce
qu'elles sont l'œuvre d'entrepreneurs plus désireux de témoigner de leur
savoir-faire en des spécimens de leur industrie personnelle que jaloux
d'élever à leurs frais un ensemble monumental à la gloire de leur pays.
23o L\\RT iMODERNE A L'EXPOSITION.
L'amour du chcz-soi, du « home », est si puissant en Angleterre, que
ce sont des types de maisons de styles divers, avec prix à l'appui, que les
industriels anglais, très pratiques, otirent aux désirs des promeneurs sur la
rue des Nations.
La première qui s'oflfre sur notre route semble vouloir reproduire
certaine architecture dite, en Angleterre, de la reine Anne, et qui corres-
pond à peu près à notre style de la fin de Louis XIV.
Ce qu'il y a de particulier dans beaucoup d'édifices de cette époque ,
c'est que, tout en satisfaisant au gjût du pompeux régnant alors, ces édi-
fices ont dû être construits entièrement en briques, matériaux de construc-
tion courante, autrefois, comme encore aujourd'hui en Angleterre. Aussi
les nobles ordonnances de pilastres, les corniches puissantes, les cours de
riches rinceaux étaient-ils en briques et en terres cuites, mode de con-
struction et de décoration dont nous avons des modèles exquis, en Italie
principalement. Personnellement nous le prisons fort, mais, pour être
employé logiquement avec toutes ses ressources, il a besoin de concourir
à une architecture plus souple et moins ambitieuse que celle du commen-
cement du xvni" siècle, qui s'efforçait, en Angleterre comme en France,
de ressusciter les aspects extérieurs de l'art monumental romain.
Ce n'est, il est vrai, que la façade d'une petite maison de cette époque
que nous avons ici sous les yeux. Toutefois elle nous offre sur un rez-de-
chaussée bas un premier étage divisé en trois travées inégales par un ordre
ionique de p>ilastres (trop renflés) portant une frise de motifs à enroule-
ments et au-dessus un étage d'attique couronné d'une lourde corniche
saillante à modillons. Au rez-de-chaussée, une petite window s'abrite sous
le balcon en bois du premier étage. On comprend peu un balcon saillant
en bois appliqué sur une façade en briques de caractère monumental. Les
intempéries en auraient, ce nous semble, bien vite raison. Mais, quoi
qu'il en pourrait être, ce balcon et ses balustres tournés peints en gris
blanc, la window à pans coupés, les bâtis et les bois des fenêtres peints
de même, mais de plus rehaussés ^e filets d'or, égayent l'ensemble et en
réveillent la tonalité rougeâtre un peu lourde. Cette petite façade, des-
sinée par M. Norman Schaw, architecte anglais, nous semble, en résumé,
surtout recommandable par un désir accusé de reproduire fidèlement
une maison de ville au temps de la reine Anne.
La façade qui suit semble quelque peu inspirée par l'architecture des
Tudors, ou Elisabethan, comme on dit de l'autre côté du détroit. J'y vois
bien en effet une association de briques et de pierres imitées et une série
L'ARCHITECTURE AU CHAMP DE MARS. 23i
de petits pignons ornés de treillis et de combinaisons de briques. Les
fenêtres y sont carrées et à meneaux. Mais tout cela est petit de détails,
pauvre de saillies, très médiocrement exécuté surtout, en somme trop
misérable pour mériter son appellation « le pavillon du prince de Galles ».
Il y a bien à Fintérieur une entrée assez spacieuse donnant sur une salle à
manger de somptueuse apparence, dans laquelle un riche couvert con-
stamment dressé semble attendre des hôtes princiers. Mais n'allons pas
au delà; dans les chambres et boudoirs voisins nous ne trouverions qu'un
mobilier plus luxueux que de bon goût. L'importante maison anglaise
Doulton and C°, dont les solides poteries et les grès céramiques sont con-
nus et justement appréciés, élève aussi sur la rue des Nations une petite
construction carrée à deux étages d'arcs en ogives superposés. Colonnettes,
frises, claveaux, appuis, corniches, chapiteaux, tout est construit en pièces
de terre cuite de deux tons, formant masse avec la construction en
briques. Nous ne saunons avoir grand goût pour le détail ornemental de
cette composition d'un gothique trop excessif à notre avis. Pour exprimer
les ressources de la terre on Ta fouillée et mouvementée outre mesure.
Mais certaines pièces émaillées d'un beau bleu -gris foncé s'interposant
dans le décor sous forme de plaques, de cordons ou d'encadrements, ou
bien s'isolant en saillie sur le fond des tympans contre d'énormes cabo-
chons de pierres précieuses, font très bon effet dans la coloration générale,
qu'elles avivent sans en rompre l'harmonie.
Cet essai de construction par les terres cuites, ne formant pas seule-
ment parement décoratif, mais participant à la structure même de l'édifice
et faisant corps par leurs formes avec lui, est d'une étude intéressante et
nous devons féliciter la maison Doulton de son essai. Nous aurions d'ail-
leurs grand bien à dire de l'industrie de cette maison, si nous avions le
temps de visiter son exposition particulière, où nous voyons ses grès
bleutés enrichis de délicates pâtes rapportées et de dessins ingénieuse-
ment cherchés dans la terre. Ces procédés variant à l'infini les formes et
les dessins protestent enfin et réagissent heureusement contre ces pro-
duits céramiques décorés par impression dont le commerce anglais a véri-
tablement empoisonné le monde entier.
Mais nous ne devons pas nous écarter de la rue des Nations. Conti-
nuons notre route. Nous y voyons une charmante petite maison pitto-
resque à trois corps et à trois pignons abrités de toits légèrement sail-
lants. Ce cottage est tout construit en bois de « pitch-pine ». La charpente
apparente se transforme en colonnettes torses, en frises ornées, en cor-
232 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
niches dentelées, en balustres à facettes. Dans les intervalles, des bois
découpés, enchâssés dans les fonds de plâtre, relient par leurs combinai-
sons multiples les lignes de la grosse charpente. Ce genre de construction,
dit « à mi-charpente », fut très en usage en Angleterre du xv' jusqu'au
xvn' siècle. Le principe décoratif restait le même alors que les formes seules
changeaient suivant les temps. C'est au talent de M. Gilbert Redgrave,
archhecte de la commission anglaise, que nous devons cette heureuse et
coquette restitution. La Gaiette en offre ci-contre une fidèle image pré-
férable à toute description et à tout éloge que nous pourrions en faire.
Au delà s'élève un autre petit cottage non moins séduisant. Ce n'est
pas que l'extérieur en soit décoré de façon bien recherchée ou bien riche.
Tout l'effet se trouve dans une structure apparente vraiment originale.
Construite en charpente de bois avec remplissage de plâtre moucheté et
couvert de jeux de fonds gravés à la main, cette petite maison, toute
peinte de blanc, est couverte de tuiles rouges et préseiite, sur un porche
formé par quatre poteaux tournés en balustres-colonnes, un surplomb
de poutraisons supportant une « bay window » de disposition vraiment
hardie et pittoresque. C'est une sorte de maison de campagne de la ihi du
xvii' siècle, du temps de Guillaume III d'Angleterre. L'extérieur invite à
franchir le seuil ;'car nous ne sommes pas ici seulement devant une
façade destinée à former simple décoration; c'est bien Thospitalité d'une
petite maison entière que MM. Collinson et Locke, de Londres, offrent
au public, d'ailleurs très empressé à en profiter.
Au delà du porche, à rez-de-chaussée, nous nous trouvons dans une
vaste antichambre garnie de boiseries de deux mètres de hauteur environ,
peintes en rouge foncé indien ; à gauche est la salle à manger avec des
boiseries et une cheminée en chêne clair. Le plafond en plâtre moulé est
curieux comme procédé d'exécution. A droite de l'antichambre, l'escalier
à repos garni d'une rampe et de boiseries peintes en rouge nous mène
dans la pièce centrale du premier étage. C'est le grand salon, au profit
duquel à été établi tout l'encorbellement au-dessus du porche et dans
lequel la grande « bay window », accompagnée de petites Windows laté-
rales, laisse la grande lumière pénétrer en toute liberté. 11 est certain
qu'à la campagne, ces larges ouvertures permettent d'embrasser dans
toutes les directions une vaste étendue de paysage et donnent grande
gaieté à l'habitation d'une pièce centrale ainsi disposée. Mais, l'hiver ou
par les temps pluvieux, comment se défendre du froid et de l'humidité
dans cette cage ouverte à tous les vents coulis? Il est curieux de voir ce
234 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
goût des appartements largement troués sur le plein air persister surtout
dans les pays assez peu habitués aux douceurs d'un climat égal. A côté
du salon se trouve une pièce actuellement meublée comme chambre à
coucher, mais qui deviendrait certainement un boudoir ou un fumoir si
la maison était double en profondeur, comme il serait en cas d'exécution
définitive. I! faut ajouter que cette petite maison est garnie d'un mobilier
discrètement élégant et confortable, composé et distribué avec beaucoup
de goût et d'entente de la vie intérieure. Rien n'y manque : ni les bibelots
de la curiosité, ni les porcelaines anciennes de la Chine et du Japon meu-
blant les tables et les dressoirs et amusant les yeux, ni même certaines
peintures de valeur, à l'huile et à l'eau, ornant la nudité des murs tendus
d'étoffes ou de cuirs gaufrés et intéressant l'esprit. — Aussi cette maison-
nette, sans prétention accusée, trouve-t-elle le pittoresque extérieur et le
charme intérieur par l'accentuation simple, mais intelligente des conditions
souhaitées de la vie intime et de famille. Elle représente à beaucoup le
« home » rêvé; elle invite, on"y voudrait vivre; c'est en somme sa véri-
table et sa grande qualité.
Quel contraste avec le pavillon des Etats-Unis! — Qu'est-il? Un
bâtiment de gare, un établissement de bains, un poste de police? Cela est
difficile à dire. D'ailleurs cette construction, encore en bois, ne prétend
pas aux formes solides et durables du monument. Elle semble plutôt offrir
un échantillon de ces carcasses de bois faciles à démonter et à transporter,
destinées à la création instantanée de quelque ville nouvelle sur les bords
d'un lac encore inconnu. Ce n'est même pas de la charpente, c'est plutôt
une boîte en menuiserie n'exprimant qu'un seul désir : faire vite et éco-
nomiquement. 11 n'est pas jusqu'à la frise supérieure d'écussons qui, par
une répétition correspondant aux nombreux États-Unis, ne sente quelque
peu la fabrication en gros.
Les constructions en bois juxtaposées de la Suède et de la Norwège
s'affirment au contraire avec une puissance massive assurément très ar-
chitecturale. Solidement assises sur une double base de troncs énormes
enfoncés dans le sol, elles assemblent des arbres entiers dans un entre-
croisement inébranlable. Ajourées seulement de quelques étroites arcatures
serrées en faisceau, ramassées sous l'abri d'un toit saillant, elles sem-
blent faites pour résister aux soudaines rafales des vents et supporter la
neige des longs hivers. Ce sont en efïet des constructions rustiques du
vieux temps que nous avons sous les yeux : à droite, la demeure patriar-
cale; à gauche, un vieux clocher, reliés ensemble au premier étage par
L'ARCHITECTURE AU CHAMP DE MARS. 235
une galerie couverte. En dessous de cette galerie, une entrée abritée par un
auvent porté sur deux poteaux tournés. Les champs à rinceaux sculptés,
qui forment cadre aux arcatures et accentuent les divisions des étages, accu-
sent bien, ainsi que les colonnettes trapues qui supportent les arcatures, la
date romane de ces constructions en bois. Cette sérieuse restitution fait
honneur à l'architecte, M. Thrap-Meyer, de Christiania, qui Ta conçue
et l'a fait exécuter sous sa direction par des ouvriers du pays.
Ici la rue des Nations débouche sur le grand jardin central de l'Expo-
sition et se prolonge en face du pavillon de la ville de Paris par les faça-
des de ritalie, du Japon, de la Chine, de l'Espagne et de l'Autriche-
Hongrie.
Nous voudrions dire grand bien de la loggia monumentale élevée par
l'Italie. Nous avons trop l'amour de ce beau pays et le culte de ses merveil-
leux trésors d'art pour que ce seul nom d'Italie n'éveille pas en nous
mille souvenirs et ne nous donne pas le droit d'espérer beaucoup. Mais
il nous coûte de le dire, nous subissons une désillusion. Cette loggia est
subdivisée en cinq grandes arcades, dont celle du milieu, la plus large
et la plus haute, interrompt la corniche supérieure et la déborde de toute
l'ampleur de son demi-plein cintre arrondi en forme de coupole cylin-
drique. Mais dans ces arcades sont inscrites d'autres arcades plus
petites, isolées des premières par un vide et ne s'y reliant que par des cubes
qui apparaissent comme la saillie de quelques claveaux dépassant l'extra-
dos de l'arc. Ces arcs inscrits reposent directement sur des colonnes en
faux cipolin, portant elles-mêmes un entablement intermédiaire, formant
linteau à la naissance des arcs.
Toutes ces combinaisons compliquées, faites seulement pour l'aspect
décoratif, enlèvent à la composition la franchise nécessaire. L'ensemble
est grand de dimensions, mais non d'aspect; de plus, le détail est banal.
Tout en prétendant aux délicatesses de la Renaissance, cette loggia ne
nous offre que les ressouvenirs amollis. La coloration elle-même, tentée par
des terres cuites et des marbres d'imitation, par des écoinçons en sgrafitti et
par de mesquines mosa'iques qui morcèlent les entablements des petits
arcs, cette coloration est fade'et sans parti pris.
L'Italie n'aurait eu que l'embarras du choix si elle avait franchement
résolu de réédifier au Champ de Mars quelqu'une de ces gracieuses fa-
çades de la Renaissance qui marquent si bien dans le souvenir de l'artiste et
du voyageur. Mais elle a préféré nous donner un échantillon de son archi-
tecture contemporaine. Or, si féconde qu'ait été la source à laquelle l'Italie
236 L-ART MODERNE A L' EX POS IT I ON.
et tant d'autres pays ont puise successivement, il laut recc)nnaitre que la
Renaissance italienne est incapable aujourd'hui de servir de base à l'art
moderne. L'art de la Renaissance italienne, fait de charme et d'élégance,
mais satisfaisant plus aux apparences qu'aux principes, n'est pas propre à
rajeunir l'invention, à inspirer des formes nouvelles. Incapable de four-
nir des principes, il ne révèle pas le secret de sa grâce et de sa séduction.
Aussi, pour renouveler son génie épuisé par une production incompa-
rable de chefs-d'œuvre, Fltalie doit-elle remonter plus loin vers les origines
de l'art et y chercher, avec des principes éternels de logique et de vérité,
une force d'inspiration et une vitalité nouvelles.
Combien nous sommes plus sensibles à l'art naïf et sain des Japo-
nais ! Ils font une façade à leur Exposition : ils mettent en avant de
l'entrée, couverte d'un auvent à deux pentes légèrement courbes, une
pjrte massive à entre-croisements de poutres en bois naturel, dont les
extrémités sont protégées par des capsules de bronze vert.
A droite et à gauche, sur la muraille, dans un cadre de bois naturel
décoré de peintures de ton doux, vert, jaune et bleu éteint, s'étendent la
carte du Japon et le plan de Tokio, la capitale. De chaque côté de la
porte, deux gracieuses fontaines en terre émaillée, protégées par une clô-
ture en bambous, complètent l'ensemble. Enroulées à la souche d'un
arbre, de belles fleurs blanches laissent tomber l'eau de leurs pétales épa-
nouis dans la vasque improvisée d'une large feuille. De minces filets s'en
échappent, reçus au ras du sol par de petits bassins entourés de galets.
Tout cela forme un ensemble des plus coquets, aimable et familier,
qui dit bien des choses en peu de mots. Il nous rappelle l'habileté des Japo-
nais à travailler les bois; il nous montre des échantillons très réussis de
leurs belles faïences ; il nous fait connaître la géographie de ce pays loin-
tain et le plan de sa capitale. La façade japonaise est un des succès de la
rue des Nations.
A côté du Japon, la Chine se montre bizarre. Au-dessus de murailles
Couvertes d'un treillis de carreaux gris-noir encadrés de champs vert d'eau,
elle développe un étrange couronnement. C'est une double frise de motifs
découpés par panneaux sur fond noir au-dessous d'une corniche de
petites glaces en plan incliné qui miroitent sous la saillie du toit. Cette toiture
se mouvementé et se relève en une seconde toiture avec angles retroussés
qui forme motif milieu en raccord a\ec la porte d'entrée de la façade.
Seule, cette porte, peinte du vermillon le plus vif, hérissée d'énormes che-
villes rouges à tètes dorées, jette une note éclatante sur ce fond sombre.
L HOMME A L ŒILLET.
! GALERJE DE M?- SUERJWONDT.l
^AILTJ^JÎD SCULP
LWRCHITFXTURE AU CHAMP DE iMARS. 23;
Le double bâti qui l'encadre est peint de rouge et d'azur. Au-dessus de
la porte s'incline Técusson impérial porté et défendu par d'horribles dragons
grimaçants. A droite et à gauche, des groupes de petits guerriers accro-
chés à la muraille battent l'air de leurs bras armés de sabres et de lances.
L'Espagne catholique n'a pas d'architecture qui lui soit véritablement
propre. Aussi, après avoir beaucoup emprunté à la renaissance italienne,
puis à l'architecture des Pays-Bas, elle retourne souvent en arriére puiser
ses inspirations au milieu des magnifiques ruines que la domination des
Maures a laissées sur son sol. Nous ne saurions nous plaindre qu'elle ait
songé à nous les faire connaître. C'est en effet la façade de quelque puissant
Alcazar qui s'élève au milieu de la rue des Nations. Composée d'un pavillon
milieu relié par des galeries latérales à deux pavillons d'extrémité, elle se
présente de façon vraiment somptueuse. C'est que là sont accumulées toutes
les richesses et toutes les variétés de décor fournies par les antiques mo-
numents de Cordoue, de Séville, de Grenade. Le pavillon milieu nous
otïre par le bas une loge du « patio de los leones » dans le palais d'Al-
Hamar à Grenade, tandis que, dans le haut, nous retrouvons les corni-
ches de l'Alcazar de Séville. L'art plus sobre et sévère de la mosquée de
Cordoue apparaît dans les 'pavillons d'extrémité, et de nombreux détails,
empruntés à différents monuments du même style, enrichissent les parties
intermédiaires de guipures sculptées, de frises d'émaux et d'arcatures di-
verses qui nous montrent toutes les variétés de l'art arabe.
II en résulte plutôt une juxtaposition d'éléments riches de décoration
qu'un ensemble parfaitement homogène et harmonieux dans le détail. De
plus, si bien que les terres émaillées ou azulejos jouent un rôle réel et déjà
important sur cette façade, en beaucoup d'endroits ces produits cérami-
ques faisant défaut, on a dià les remplacer par des imitations peintes, forcé-
ment impuissantes à rendre la valeur et l'éclat de l'émail. De là, manque
d'équilibre en certaines parties.
Ce qui nuit encore à cette très somptueuse décoration, c'est l'absence
des grandes surfaces nues qui, dans l'architecture arabe, mettent si bien
en valeur les étonnantes richesses de certaines parties. Aussi est-il dilficile
de voir dans le palais espagnol rutilant d'émaux, d'ors et de colorations
vives, une tentative sincère de restaurer cet art toujours mesuré et calme
dans l'excès même de sa richesse et qui réservait d'habitude tous les
étonnements pour l'intérieur de ses sanctuaires ou pour les salles de ses
harems. Ces réserves faites, nous devons constater le grand et très hono-
rable effort fait par l'Espagne moderne pour occuper d'une façon digne
238 LWRT MODERNE A L'EXPOSITION.
de son "-lorieux passé la belle place qui lui était réservée au centre du
palais du Champ de Mars.
A côté de TEspagne, TAutriche-Hongrie allonge, entre deux petits
avant-corps, un long portique d'arcades reposant sur un ordre dorique à
colonnes accouplées. Dans les frises, dans les tympans, dans les pan-
neaux, des sgrafitti sur fond noir dessinent une suite de guirlandes abon-
dantes, des cartouches ennoblis de noms illustres, des génies ailés portant
des palmes et des couronnes. Autant nous avons goût pour ce genre de dé-
coration renouvelé des traditions italiennes et qui, d'une pointe libre et
hardie, burine le nu des murailles et les meubles de compositions orne-
mentales ou héroïques, autant nous croyons qu'on ne doit pas chercher
par ce procédé des effets d'illusion et prétendre, comme ici dans les soubas-
sements des avant-corps, représenter par quelques hachures des assises
s(.)lides en bossages à pointes de diamant. Je sais bien qu'on peut s'y croire
autorisé par certains exemples pris en Italie, mais on ne saurait admettre
que tout y soit bon à imiter, et, au cas particulier, nous croyons qu'il y aurait
lieu de s'abstenir. D'ailleurs ces portiques couronnés de statues nous rap-
pellent bien plus les compositions classiques de Palladio et certains monu-
ments de Vicence, qu'ils ne nous révèlent la vieille Autriche des maisons
de Habsbourg et de Lorraine. Aussi la façade autrichienne manque-t-elle
absolument de la qualité essentielle de toute œuvre architecturale, c'est-à-
dire de caractère; elle apparaît comme une décoration sans style accusé,
disposée surtout pour abriter sous ses portiques une partie de l'exposition
sculpturale de l'Autriche-Hongric.
La Russie a mis en façade sur la rue des Nations des constructions
en bois très puissantes et très mouvementées. Ce sont trois gros pavillons
à toitures pittoresques et élancées, reliés entre eux d'un côté par des
galeries couvertes et de l'autre par un escalier extérieur dont les lignes
rampantes et les frontons accolades coupent heureusement la rectitude
des formes voisines. Les architectes, MM. Ropett, de Saint-Pétersbourg,
et Paul Bénard, de Paris, se sont inspirés ici de vieux édifices et de
vieilles maisons russes, et principalement du palais de Kolomna, près de
Moscou, où est né le tzar Pierre le Grand. Les deux artistes ont d'ailleurs
enrichi leurs modèles, qui ne leur ollVaient que des types d'une simpli-
cité un peu rude, d'une ornementation très abondante dans le style russe
primitif, ornementation puisée aux bonnes sources, c'est-à-dire dans les
édifices et dans les manuscrits. Ce décor procède plus encore des tradi-
tions asiatiques que des traditions byzantines. L'ornement participe peu
L'ARCHITECTURE AU CHAMP DE MARS. 239
de la structure de Fédifice, il afïecte plutôt Fimitation des étoffes suspendues,
des broderies appliquées. Les frises, les corniches, les appuis de fenêtre
et leurs couronnements sont découpés, festonnés, pointillés de mille façons.
Des réchampis de brun-rouge et de vert sourd animent les tonalités
chaudes des sapins du Nord. Sous les porches, dans l'ombre des galeries
abritées, des tentures bleu et rouge vif jettent leur éclat franc. Tout cela
FAÇADES DE L'AMERlc^nE CENTRALE ET MÉRIDIONALE, DAXS LA RUE DES ^■ATIO^
(Dessin de l'architecte, M- A. Vaudûver.)
est certes un peu barbare, mais d'une saveur étrange pleine de charme.
Si nous voulions rechercher de près les combinaisons fantaisistes de ces
constructions tourmentées, décrire leurs toitures compliquées et coloriées
de deux tons, le rouge et le vert, étudier leurs détails multiples, il nous
faudrait des pages. Nous n'avons pas ce loisir et nous faisons appel au
souvenir du lecteur pour compléter et revoir par la pensée la belle façade
russe, Fœuvre si intéressante de M.M. Ropett et Paul Bénard.
L'architecte de la section suisse, M. F. Jaëger, n'a pas eu le temps de
recueillir le fruit de ses beaux travaux au Champ de Mars. Une courte
240 L'ART MODERNE A L-EXPOSITION.
maladie vient de l'enlever, il y a quelques jours à peine, au moment où
de hautes récompenses allaient certainement consacrer son légitime succès
d'artiste. Tout le monde a vu la belle décoration qu'il avait imaginée
sous une des grandes loges au centre du Palais, à Tentrée des salles des
heaux-arts. Au delà de percées figurées par des portiques en applique, il
improvisait de magnifiques paysages qui ont été victorieusement inter-
prétés par les émaux toujours si admirés de M. Deck et par ceux de
M. Boulenger. De superbes figures allégoriques dessinées par F. Ehrmann,
émaillées sur fond d'or, s'enchâssent dans les niches des portiques et
complètent cet ensemble festoyant par des pièces céramiques qui sont des
chefs-d'œuvre. 11 était juste que la Suisse confiât à un de ses enfants, si
Parisien qu'il fût par ses études, par ses amitiés et par les nouveaux liens
qui le retenaient au milieu de nous, le soin de présenter dans un cadre
digne l'exposition des cantons confédérés. M. F. Jaéger avait une pre-
mière fois, en 1867, organisé l'exposition des beaux-arts de son pays dans
un pavillon moitié monument par son ordonnance, moitié chalet par
l'emploi de toitures saillantes et de bois apparents. Ce pavillon, par une
originalité de bon goût et une polychromie très réussie, avait de suite
fixé l'attention du public. C'était pour la Suisse reconnaître un premier
service si bien rendu que de confier au même artiste le soin d'ériger sur
la rue des Nations la façade de la République et d'y inscrire la vieille
devise nationale : « Tous pour un, un pour tous. »
M. Jaëger a simulé quelque porte de ville donnant accès dans les
salles de FE.xposition. Appuyée sur d'épais contreforts, elle est surmontée
d'une vaste voussure de charpentes en forme d'auvent, dans le genre de
celles qui abritent les façades des maisons importantes dans le canton
de Berne et dans la haute Argovie. Au-dessus se dresse un petit clocher
aigu. Le plafond de la voussure, bordée d'un cours de rinceaux peints,
est constellé d'étoiles blanches sur fond bleu pâle. Un large zodiaque le
traverse obliquement de son ruban bleu ptlus foncé, portant les signes
connus dessinés en blanc. C'est un souvenir des toits saillants de la vieille
Suisse, dont nous retrouvons le voligeage appelé le ciel du toit encore
peint de bleu et décoré d'étoiles, d'une lune, d'un soleil et même aussi de
quelques-uns des signes du zodiaque. Sous le grand arc à jour, deux
jaquemarts revêtus d'armures bourguignonnes, souvenirs historiques de
la victoire de Morat prêtés par le Musée de Zurich, frappent les heures
et arrêtent les badauds comme ils les arrêtent à Berne devant la fameuse
horloge de l'Ogre. Toute la charpente est peinte de blanc avec cordons,
LWRCHITECTURE AU CHAMP DE MARS. 241
bordures, consoles, liens réchampis de rouge. Ce sont les couleurs de la
Confédération, couleurs reproduites également à droite et à gauche de la
porte dans d'énormes écussons à croix rouge sur fond blanc soutenus par
des lions grimaçants. Ces lions ne sont là que pure fantaisie héraldique.
Nous leur eussions certes préféré les bons ours de Berne, dont la tache
noire serait plus heureuse sur cette façade que le ton de ces fauves. Les
écussons cantonaux s'alignent en frises sous le toit des parties latérales de
la façade. Nous regrettons que les grands cartouches de l'entrée et que
ces petits écussons cantonaux ne soient pas en relief au lieu d'être seule-
ment peints sur le fond du mur. Les soubassements de la façade, peints
de gris pour imiter le ton du grès de Berne, manquent de solidité; on y
sent trop l'économie du plâtre, et quelques saillies eussent été nécessaires
pour soutenir les masses supérieures.
M. Jaëger ne s'était pas contenté de bien décorer la façade suisse;
les salles qui y correspondent ont été disposées et ornées par lui avec un
talent tout à fait original. De robustes plafonds à caissons lumineux,
formés de grosses poutres entre-croisées et peintes de dessins rouges et
blancs avec rehauts noirs, s'étendent au-dessus des vastes salles. Leurs
parois sont couvertes de cuirs gaufrés à fonds d'or et d'argent, sur lesquels
les écussons des cantons se détachent éclatants de colorations. Pourquoi
faut-il- que notre regretté confrère ait été si prématurément enlevé aux
récompenses méritées, à l'art dont il était épris, à l'atîection de nombreux
amis, aux tendresses d'une jeune famille ?
La façade belge est certainement la construction la plus imposante
et la plus admirée de toutes dans la rue des Nations. C'est qu'aussi ce
n'est pas seulement un simulacre de façade, c'est un véritable monument
qui, par un appareil bien accentué, met en montre les plus belles pierres
et les plus beaux marbres de la Belgique. Tant il est vrai que la con-
struction vraie joue' un rôle esthétique considérable en architecture et que
la puissance et la noblesse des matériaux concourent sensiblement à l'ex-
pression des formes ! Supposez que la façade belge soit un simple décor
de plâtre, de fausse brique et de faux marbre ; le parti architectural
restant le même, l'effet sera cependant tout différent. La masse du public
passerait indifférente devant la conception architecturale, bien que sa valeur
intrinsèque restât toujours égale; car cette conception ne serait pas alors
motivée ou expliquée par la nature et l'emploi de matériaux vrais. C'est
qu'en architecture la forme doit si bien se soumettre aux exigences de la
matière qu'elle doit quand même en dégager et sa logique et sa beauté.
16
2^3 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
Aussi Tœuvre de M. Janlet, architecte à Bruxelles, captive-t-elle l'attention
o^énérale par ses formes robustes, franches et simples, en harmonie parfaite
avec les pierres dures et les marbres polis qu'il a mis en œuvre.
Le style adopté par .M. Janlet est celui qui florissait dans les Pays-
Bas pendant les dernières années du xvi^ siècle. Il n'en reste pas aujour-
d'hui, sauf peut-être l'hôtel de ville d'Anvers, de spécimen absolument
complet, les guerres de l'époque espagnole, si néfastes pour le pays,
ayant laissé peu de monuments intacts. Cette belle façade n'est donc pas
la reproduction, comme on pourrait le croire, de monuments existants.
Elle a été composée, cela est sensible, surtout en vue de présenter sous
leurs différents aspects, et d'une façon aussi avantageuse que possible, les
différents matériaux de construction, produits du sol belge. \"ingt-deux
carrières diflerentcs de pierres et de marbres de toute espèce ont coopéré
à cette œuvre considérable. 11 faut louer M. Janlet d'avoir si bien su
réunir tant d'éléments divers en un tout harmonieux.
C'est une haute porte de ville qui forme le milieu de l'imposante
façade belge. Au-dessus, suivant la mode flamande, s'élève un riche
pignon à superpositions pyramidales. De chaque côté de la porte, deux
étroits avant-corps de soutien dressent, sur un ordre de cariatides en
gaine, des pignons de même style qui forment accompagnement au grand
motif central. Sur les claveaux du grand arc rayonnent les écussons
armoriés des neuf provinces, tandis qu'au sommet de la façade, contre le
pyramidion supérieur, les lions belges soutiennent le cartouche royal. Des
chapiteaux et des ornements d'applique en bronze doré mêlent leur éclat
à la puissance des marbres variés, aux colorations chaudes des briques.
A droite et à gauche, en aile, au-dessus d'une ordonnance superbe
de colonnes monolithes, des galeries ouvertes laissent voiries poutraisons
de leurs plafonds en bois. Aux extrémités de la façade, d'un côté, c'est le
salon royal orné d'un balcon couvert en bois; de l'autre, c'est un beffroi
étageant les formes arrondies de sa toiture capricieuse et se terminant
par un lanternon octogonal à girouette élancée. 11 y a, dans cette compo-
sition importante, à la fois certaine rectitude classique et beaucoup de
liberté et d'imprévu.
Nous avons trop bien loué de grand cœur la façade russe de M. Paul
Bénard pour ne pas lui dire aisément que nous croyons peu à la petite
façade grecque qu'il nous offre comme une maison du temps de Périclès.
Nous n'admettons pas, particulièrement, que les Grecs, si respectueux de
l'art et des dieux, aient pu construire en encorbellement une loggia ayant
L'ARCHITECTURE AU CHAMP DE MARS.
243
Tapparence d'un petit temple tctrast3ie, porté seulement par la saillie de
deux consoles. De telle sorte que les deux colonnes ioniques du milieu
portent dans le vide. 11 n'y a aussi que notre construction moderne qui
puisse se prêter à ces tours de force et les faire accepter. D'ailleurs l'ha-
bitation grecque, qui n'était aux premiers temps qu'un simple abri en
pisé, ne devint grande, belle et richement ornée qu'après les guerres
médiques, lors du grand mouve-
ment commercial et de la puissance
politique d'Athènes. Telle la maison
de Caillas, que nous décrit Platon,
telles ces maisons dont notre orateur
déplore la magnificence. C'est sans
doute le type de ces maisons que
nous décrit Vitru^e et qui servit
de modèle aux constructions des
grands seigneurs romains.
Or nous savons, par les textes
comme par les peintures antiques,
que la façade de ces maisons don-
nant sur la rue n'était qu'un mur
percé d'une porte, puis, à une cer-
taine hauteur, de lucarnes pour don-
ner du jour, s'il était nécessaire. Ces
ouvertures n'admettaient pas la vue
du passant et ne pouvaient servir
d'observatoire aux gens de la mai-
son. Tout l'air et le jour, comme la
sortie et l'entrée des diflerentes pièces de l'habitation, étaient sur la cour
intérieure. Mais, sans nous étendre davantage sur l'habitation des anciens,
concluons en disant que, chez les Grecs, les façades et les décorations
étaient sur l'atrium et non sur la rue, et présentaient comme abri des
portiques et non des balcons saillants couverts. Nous nous étonnons aussi
de voir un buste de Minerve sur piédouche devant la maison grecque de
l'Exposition. Ce sont les Romains qui ont inventé le buste. Nous com-
prendrions une statue de Minerve et un autel en avant, mais nous ne
comprenons pas un buste sur un autel. Quoi qu'il en soit, si M. Bénard a
voulu avant tout faire une décoration, il a réussi et son invention habi-
tuelle ne lui a pas fait défaut.
^-
OUCHE DANS LE PAVILLON BELGE.
(Dessin de rarchitecte M. Janlet.)
2^^ L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
Le Danemark est modeste, comme il convient. Cependant sa petite
façade avec ordres superposés et pignon à la flamande est bien étudiée.
Mais est-ce bien là de Tarchitecture danoise ?
La façade nationale des États de l'Amérique centrale et méridionale
nous montre l'architecture importée dans ces pays, au xvi" siècle, par la
conquête espagnole, mais architecture transformée par le climat et les
mœurs, comme aussi par Tinfluence jésuitique. C'est un art désordonné,
exubérant, à vrai dire de mauvais goût, mais dont M. Alfred Vaudoyer
a tiré un excellent parti décoratif. Recherchant ses côtés typiques, l'archi-
tecte a voulu nous montrer les terrasses qui couronnent les habitations,
les miradores ou belvédères qui les dominent, les balcons saillants et
couverts, en forme de vérandas, qui ont pour but de protéger Tintèrieur
du logis contre les fortes chaleurs. S'inspirant d'un palais bien connu à
Lima sous le nom de « Casa marques de Torre Tagle », M. Vaudoyer
en a reproduit fidèlement le miradore élancé, ainsi que le balcon coquet,
à riches compartiments de menuiserie, qui s'allonge au-dessus d'un por-
tique trapu, sur la façade de ce palais. Toutefois la décoration supérieure
de ce balcon a été modifiée par l'introduction, en forme de frise, des
écussons de chacune des républiques américaines, qui ont tenu à atfirmer
ainsi leur union. Disons c^ue les miradores sont très en faveur dans ces
pays lointains, principalement dans l'État de l'Uruguay, où beaucoup sont
fermés de verres de couleur. Le soir, du haut des terrasses où Ton vient
chercher la fraîcheur, les habitants jouissent d'un coup d'œil féerique,
ces miradores devenant alors autant de phares qui illuminent l'obscurité
des nuits et signalent, par leurs feux variés, l'habitation de chacun.
11 y a lieu de remarquer que cette façade, frontispice de l'exposition
américaine du Sud, précède une série de salles où chacun des États du
Sud a tenu à se signaler par une décoration particulière. La république
Argentine est représentée par un portique à arcades, inspiré d'une con-
struction récemment élevée à Buenos-Ayres. Le Pérou reproduit dans sa
façade un monument du haut Pérou, le portique de Huanuco-Viejo. La
frise intérieure est celle du temple de Paramonga. La construction
légère, en bois, de l'Uruguay est conforrne à celles qu'on exécute jour-
nellement à Montevideo. Le Guatemala otïre un exemple de polychromie
indienne. Enfin la hutte en bambous ou rancho du Nicaragua termine
cette avenue de constructions aux aspects divers, en harmonie avec les
civilisations qui se sont succédé dans ce pays d'une fertilité et d'une
richesse incomparables.
L'ARCHiTECTURE AU CHAMP DE MARS. 245
Nous ne saurions prendre au sérieux les minuscules échantillons
d'architecture que présentent le royaume d'Annam, la Perse, le royaume
de Siam, le Maroc, la régence de Tunis. Cependant groupés habilement,
ils font bon effet sur la rue des Nations et, par leurs silhouettes bizarres,
LES GAtERlES PORTUGAISES A l' E X PO SI TIO S ; REPRODnCTIOX DU CLOITRE DE BELEM PRÈS LISBONNE.
, (Dessin de l'architecte, M. Pascal.)
par leurs colorations vives, varient d'une façon impré^ale la suite des
constructions.
Au delà, ce sont plusieurs petits États, les plus petits de l'Europe,
qui s'associent pour présenter une façade respectable : le grand-duché de
Luxembourg, la principauté de Monaco, les républiques de Saint-Marin
246 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
et du val d'Andorre se sont adressés à M. Vaudoyer, qui a su encore
faire un tout aimable des modestes éléments de décoration dont il dispo-
sait. Le grand-duché de Luxembourg est représente par un fragment réduit
de l'ancien hôtel de ville de Luxembourg, servant actuellement de rési-
dence au prince-lieutenant. La porte à arcades, sur la droite, est celle du
prince de Monaco, surmontée des armes de la principauté. Elle est réduite
à moitié de sa grandeur réelle. Les deux petites républiques ne sont
signalées que par leurs écussons surmontant la fenêtre du premier étage.
M. Pascal a restitué, pour la gloire de TExposition portugaise, le
porche de l'église du fameux monastère des Hiéronymites de Belem près
Lisbonne. Cette architecture, gothique dans sa masse, Renaissance dans
ses détails, un peu surchargée comme l'art espagnol qu'elle avoisine,
mais gardant encore quelque parfum de l'art arabe si longtemps domina-
teur dans le pays, cette architecture, malgré tant d'influences diverses,
reste très particulièrement accentuée par certaines dispositions décora-
tives qui lui sont véritablement propres. Cette restitution est si parfaite
de style et de caractère, non seulement dans l'ensemble, mais encore
dans les moindres parties, qu'on pourrait la croire moulée sur nature. —
11 n'en est rien cependant. — AL Pascal a dû tout reconstituer au moyen
de croquis pris par lui sur les lieux et de photographies. De plus,
M. Pascal a dû changer l'échelle du monument pour rester dans des propor-
tions ici possibles, et par la même raison tronquer la partie supérieure de
la façade. Il lui a fallu aussi remplacer les figures de saints des niches
par les statues des grands hommes dont le Portugal e^t fier. — M. Pascal
a si bien réussi cependant à nous donner l'illusion complète du monument
ancien, que nous devons vraiment considérer ce fac-similé comme un tour
de force de sentiment juste et d'assimilation. Le charmant dessin de
M. Pascal, que nous reproduisons ci-contre, représente une travée du
cloître de Belem qui sert de façade à l'Exposition portugaise sur les
galeries latérales. Ce sont les Pays-Bas qui terminent la rue des
Nations par une importante façade d'hôtel de ville, flanqué d'un haut
beffroi carré à lanternons octogonaux superposés. La pierre et la brique
alternées et mélangées jouent un grand rôle dans cette architecture très
imitée du curieux Stadhuis de Leyde.
Et maintenant que le promeneur est arrivé au bout de la longue
avenue, qu'il se retourne : c'est de cette extrémité que la rue des Nations
apparaît le mieux dans tout son effet pittoresque. Ses toits de hauteur et de
formes variées, ses tours, ses clochers, ses miradores, ses loges, ses pinacles,
PORTE DE LA MOSQ^UÉE DE BOU-MÉDINE, A TLEMCEN.
(Expoéiiioii algérienne du Trocadéro, — Dessin de l'arclnUclej M, WabU.)
248 L'ARCHITECTURE AU CHAMP DE MARS,
ses portiques, son alignement incertain, les drapeaux de toutes couleurs
flottant au haut des mâts, et, dans le fond de cette perspective, mouve-
mentée et confuse, une haute tour du Trocadéro surgissant au-dessus
de l'horizon, tout concourt à faire de cette longue suite de façades multi-
colores un des plus étonnants spectacles de la grande Exposition. Aussi,
malgré les regrets que nous avons cru devoir formuler, malgré certaines
critiques inévitables de détails, il nous plaît de reconnaître que, grâce au
zèle amical des commissaires étrangers, grâce au talent, à l'activité et à
la bonne volonté des nombreux artistes, entrepreneurs et ouvriers
français ou étrangers qui ont collaboré à cette œuvre multiple, la pensée
du directeur des sections étrangères, M. Berger, a été réalisée au delà
de tout ce qu'on pouvait espérer. La rue des Nations restera certaine-
ment dans la mémoire de tous comme un symbole d'union et de con-
corde au milieu de cette grande fête du travail et de la paix olfertc par la
France au monde entier.
Nous pourrions encore glaner, le long du palais et dans les parcs du
Champ de Mars, maintes observations touchant l'architecture étrangère.
Nous verrions particulièrement les pavillons des colonies portugaises et
espagnoles, celui de Monaco, puis les cottages anglais. Nous renonçons éga-
lement avec regret à visiter cette très intelligente réduction du palais indien
élevée par M. C. Purdon Clarke, architecte dans le grand vestibule du
palais pour réunir les expositions si intéressantes de l'empire des Indes, des
maharajahs de Kashmir et de Patiala, et des rajahs de Jind et de Nabha.
Mais, forcément négligent, nous avons hâte de franchir le pont d'Iéna
pour aller au delà admirer de près le palais du Trocadéro.
111.
L'ARCHITECTURE DANS LE PARC DU TROCADERO.
Nous Voici de l'autre coté du pont. Mais, si bien que le palais du
Trocadéro nous sollicite par ses masses puissantes et harmonieuses, nous
ne pouvons, pour aller jusqu'à lui, passer indifférents devant les nom-
breuses constructions de toutes sortes qui s'étagent sur les pentes gazon-
nées de ses jardins. D'ailleurs, beaucoup de ces constructions offrent un
véritable intérêt d'art ou d'archéologie.
L'ARCHITECTURE AU TROCADÉRO. 249
Si nous nous dirigeons d'abord vers la droite, nous voyons Tagglo-
mération des constructions françaises, au milieu desquelles un haut minaret
de 3o mètres signale l'exposition importante de notre colonie algérienne.
Cette exposition a été réunie dans une sorte de palais ou de caravansérail
arabe, construction rectangulaire de 35 mètres de largeur sur 55 mètres
de profondeur, dont les différents éléments décoratifs ont été empruntés aux
vieux monuments du xtii' et du xiv° siècle, qui subsistent à Tlemcen et aux
environs. Ce sont plusieurs mosquées qui témoignent encore aujourd'hui
de l'importance de Tlemcen, pendant trois siècles capitale d'un royaume
florissant sous la dynastie berbère des Beni-Zeiyan. Aussi Tornementation
des quatre faces du minaret est-elle empruntée aux intéressants motifs
qui décorent la haute tour de la mosquée en ruine d'El-Mansourah, tour
supérieure, en son temps, à la trop fameuse Giralda de Séville. D'autre
part, la porte principale du palais est la reproduction exacte de l'entrée
de la célèbre mosquée de Sidi-Bou-Médine. M. Danjoy nous avait déjà
fait connaître cette porte par des relevés très appréciés au Salon de 1873,
que nous retrouvons au palais du Trocadéro, au milieu de l'exposition
des monuments historiques. M. Charles Wabie, l'architecte du Palais
algérien, la restitue et la présente cette année en un fac-similé nature qui
nous détaille toutes les richesses de son encadrement de fines arabesques
et de faïences lumineuses. Au delà de cette porte élevée sur un haut sou-
bassement de marches, on pénètre sous un porche flanqué de deux annexes
en forme de marabouts. Ce porche donne accès daas un grand vestibule
desservant les galeries d'exposition et les portiques mauresques qui en-
tourent le jardin central. Celte grande pièce d'entrée est recouverte d'une
coupole à jour, à douze pans avec retombées alvéolées, imitée de celle
de la grande mosquée à Tlemcen. A l'extrémité du jardin central, dans
l'axe du palais, se trouve un marabout ou koubba servant de salon de
réception et de repos. Deux portes ouvertes sur le dehors, au milieu des
galeries longitudinales, sont encore inspirées par celle du marabout de
Sidi-Daoudi à Tlemcen. En somme, le Palais algérien du Trocadéro, très
particulier d'aspect et très bien disposé pour mettre en relief la riche
exposition de notre colonie, a de plus pour nous le mérite de faire entre-
voir quelque peu les curiosités artistiques d'un pays où nous ne voyageons
pas assez, malgré tous les restes de l'art antique et de l'art arabe qu'on y
voit encore et qui méritent les plus sérieuses études.
Autour du Palais algérien de M. Wable se groupent de nombreux
petits pavillons de vente plus ou moins arabes ou trop fantaisistes, dont
25o L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
je n'ai rien à dire ici. Je laisserai également de côté les constructions in-
dustrielles qui occupent ce côté du parc ; mais il faut visiter une construc-
tion d'un caractère et d"un intérêt très particuliers : c'est le chalet de l'ad-
ministration des Eaux et Forêts. Construit tout en bois, sans cependant
prétendre reproduire l'aspect solide et massif des chalets de l'Oberland
bernois ou des maisons norwégiennes et moscovites, il nous fait ^■oir les
ressources multiples de la charpenterie et de la menuiserie modernes
en des combinaisons savantes et délicates. Elevé sur un haut soubas-
sement de rochers, enveloppé de portiques treillages et de massifs de
fleurs et de verdure, ce pavillon pittoresque accuse quand même une
silhouette architecturale très définie, et fait honneur au talent de l'archi-
tecte, M. Etienne.
Dirigeons-nous maintenant sur le versant gauche du Trocadéro, du
côté des constructions des Nations étrangères. J'y veux chercher au milieu
de ce campement international plein de confusion et d'imprévu pittoresque,
au tra^■ers des bazars orientaux envahis par la foule et des cafés tunisiens
ou marocains pleins de résonnances étranges et continues, au travers des
maisons et des beffrois en bois de la Suède et de la Norwège, des pavil-
lons du schah de Perse et du roi de Siam, j'y veux chercher la ferme
japonaise et la pagode chinoise. Ce n'est pas que j'aie le temps ici de
m'arrêter aux échantillons exotiques de végétaux et de volatiles que les
Japonais nous montrent en ce minuscule jardin d'acclimatation ; mais j'ai le
droit de m'intéresser à ces clôtures légères en bambous, à cette ravissante
petite porte en bois sculpté qui ferme l'enclos, aux constructions légères et
rustiques qui sous un abri ingénieux de bambous offrent aux promeneurs
les vases, les bronzes, les étoffes et tous ces mille riens, capricieuses in-
utilités ou jouets d'enfants, dont les Japonais savent faire des merveilles
d'esprit et de goût.
La grande construction chinoise est également remarquable à bien des
titres. Elle attecte les dispositions ordinaires d'une pagode bouddhique, en
un quadrilatère ouvert sur l'une de ses faces et enveloppé de constructions
sur les trois autres côtés.
Au fond devrait se trouver le grand autel de Bouddha, ici remplacé
par un riche salon. Sur les côtés seraient les autels de second ordre et les
habitations des bonzes. Ce sont des comptoirs de vente très achalandés
qui les remplacent. Cependant la disposition générale est exacte et l'aspect
d ensemble est juste. La porte d'entrée seule présente des modifications
sérieuses apportées au type ordinaire ; elle devrait se trouver à l'intérieur
r'AVlLLON DES FORÊTS, DANS LES JARDINS DU TROCADERO.
(Dessin de l'architeclc, M. Elicnne.)
^5, L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
et masquée par un mur. On nVmtre jamais directement dans Tenceinte
consacrée d'un temple chinois.
Le style de cette pagode remonte à Tépoque de la dynastie Min (vers
1450 environ), et toutes les grandes pagodes qui sont aux environs de
l^ékin, notamment les tombeaux célèbres des empereurs de cette dynastie,
sont du même style. C'est la belle époque de Tarchitecture en Chine. Au
reste ce style n'a jamais, depuis, subi de transformations sensibles ; il est
encore en usage aujourd'hui dans le Céleste Empire. Un seul essai fut tenté
par l'empereur Kien-lon, sous l'inspiration des fameux jésuites établis à
cette époque à la cour du Fils du Ciel. Cet essai a produit le palais du
Yen-Min-Huen, construit sur le modèle de notre palais de Trianon, mais
avec de très curieuses modifications, par suite de l'encastrement dans la
pierre de motifs émaillés de grande dimension, reproduisant avec des
guirlandes de fruits et de corbeilles de fleurs, toutes les formes aventu-
reuses de notre rococo européen. C'est ce palais qui fut incendié lors de
l'expédition anglo-française; et si Ton doit regretter la destruction d'une
grande partie du mobilier sans pareil qui l'ornait, l'art peut aisément
se consoler de la ruine du palais lui-même. Pour en revenir à notre pa-
gode du Trocadéro, nous avouons être fort séduit par certains côtés de
cette architecture très sûre d'elle-même dans ses apparentes bizarreries.
Bien coiffée de toitures mouvementées, elle semble, par un sentiment de
coquetterie savante, retrousser les saillies angulaires de ses toits pour
laisser voir la richesse prodiguée dans ses corniches. La multiplicité de
leurs détails sculptés disparaît dans une chaude coloration d'or et de ver-
millon, rayée par les dessous bleus ou verts du chevronnage recourbé.
D'ailleurs, ces tons incidents disparaissent dans la masse dominante du
rouge et de l'or, et n'en troublent pas la calme et riche harmonie. Toute
la pagode apparaît à la fois sombre et étincelante : sombre par l'ensemble
de ses toitures et de ses murailles peintes en gris noir; étincelante par
une ornementation sobreiTient distribuée, mais extrêmement abondante
dans le détail, et qui, toujours colorée de rouge et d'or, réveille la sévérité
même des toitures superposées, en y jetant, comme au hasard, des dragons,
des chimères, des groupes de petits guerriers, des crêtes déchiquetées,
qui, sur les faîtages, les arêtiers, les angles accusés, allument des étin-
celles.
Toutes les pièces importantes et ornementales de ce pavillon ont été
préparées et sculptées à Ningpo, ville considérable du sud de la Chine,
qui a, parait-il, une spécialité de sculpture et de découpage des bois et
V
L'ARCHITECTURE AU TROCADÉRO. 253
OÙ, d'ailleurs, on a le goût de rarchitecture plus libre et plus ornementée
que dans le nord, du côté de Pékin, où se conservent les traditions
sévères de la vieille et grande architecture. Pour en finir avec cette très
intéressante construction, n'oublions pas le kiosque octogonal à deux
étages de toitures, dans l'ombre desquelles flamboient les spirales rayon-
nantes dorées et vermillonnées d'une étonnante coupole. Ce kiosque, qui
occupe le centre de la cour intérieure, sutRt à lui seul pour caractériser
l'art chinois.
La Gaiette a déjà entretenu ses lecteurs de l'antique maison égyptienne
restituée sous la direction de notre savant égyptologue M. Mariette-Bey,
d'après les ruines séculaires découvertes par lui à Abydos, dans la haute
Egypte. Nous passerons rapidement aussi devant la reproduction habile
et fidèle d'une maison du Caire, par l'architecte M. Paul Bénard, et, nous
dégageant enfin de ce labyrinthe cosmopolite, nous nous trouverons en
présence du palais du Trocadéro.
IV
LE PALAIS DU TROCADEnO.
Du point où nous nous plaçons, ce palais nous apparaît dans toute
sa majesté. Nous sommes assez loin pour en embrasser l'harmonieux
ensemble, assez près pour sentir ses dimensions géantes et apprécier
l'élégance de ses formes architecturales. Nous n'avons pas besoin àz
décrire ce magnifique palais, qui, après avoir été la grande attraction de
l'Exposition de 1878, en perpétuera glorieusement le souvenir. Le palais
de MM. Davioud et Bourdais est aujourd'hui connu, non pas seulement
des provinciaux et des étrangers qui ont visité Paris cette année, il est
connu du monde entier. Tous les moyens possibles de copie, de répéti-
tion, de reproduction, ont concouru à l'envi pour en répandre au loin
l'image. Qui n'a maintenant présent à la mémoire ce vaste ensemble?
Au centre, une rotonde énorme, enveloppée de deux étages de portiques
à jour, accuse nettement la grande salle des fêtes et des concerts. En
arrière, deux tours gigantesques élèvent leurs plates-formes et leurs som-
mets dorés, à des hauteurs inconnues des flèches, des dômes, des tours,
qui portent haut la renommée des monuments du Paris ancien ou moderne.
254 L\\RT MODERNE A L'EXPOSITION.
A droite et à gauche, deux pavillons en contre-bas s'accolent aux flancs
de la salle. Ces pavillons servent au premier étage de salles de conférences
et au rez-de-chaussée de vastes vestibules. Ces vestibules donnent accès
à la fois sur les dégagements de la salle des fêtes et sur les longues gale-
ries latérales d'Exposition, de forme courbe concave, qui, subdivisées en
trois tronçons par des pavillons d'entrée intermédiaires et arrêtées à leurs
extrémités par de solides pavillons de tête, embrassent tout le sommet de
la colline. Les galeries latérales d'Exposition sont doublées, du côté du
Champ de Mars, de portiques à colonnes, qui, reliés par la galerie qui
pourtourne la salle des fêtes, s'associent pour offrir au promeneur un
plain-pied de plus d'un demi-kilomètre, du haut duquel on embrasse le
panorama grandiose de Paris.
Cette disposition générale, si simple et par suite si imposante, con-
stitue, il faut bien le dire, un monument d'un caractère tout nouveau et
d'un effet par suite saisissant.
On a bien vite dit que notre temps ne possède pas d'architecture qui
lui soit propre; on accorde bien, tout au plus, qu'un renouveau d'études
porte nos architectes vers réclectisme ; mais les gens du métier, les archi-
tectes presque seuls savent quelle transformation latente, mais profonde,
subit en ce moment notre art architectural contemporain. Depuis bientôt
cinquante ans, les tendances nouvelles se sont essayées en nombre
d'œuvres, sinon également réussies, assurément très modernes, aussi bien
dans l'architecture monumentale que dans l'architecture privée. C'est
qu'en effet, pour que l'art de l'architecte apparaisse en un épanouissement
nouveau, il faut que les programmes qui lui sont donnés soient renou-
velés comme les besoins dont ils doivent être l'expression. On comprend
que des monuments religieux imposent une architecture en quelque sorte
hiératique, que des monuments dont l'expression morale doit être la
dominante, ou que des monuments dont la fonction utile est invariable,
ne puissent ni inspirer ni permettre une transformation accusée des formes
consacrées; mais qu'un monument soit réclamé par certains besoins nou-
veaux de notre état social modifié, de nos goûts et de nos penchants
modernes, aussitôt l'art monumental s'affirme en des créafions pleines
d'une saveur inconnue.
Il nous serait aisé de citer les monuments de ce xix"" siècle qui
revêtent un caractère d'art particulier, malgré la similitude à peu près
constante des programmes imposés; toutefois, c'est surtout dans un certain
ordre de monuments voulus par des nécessités toutes modernes, c'est par
LWRCHITECTURE AU TROCADÉRO. 253
Tapplication sincère de procédés et d'éléments de construction incessam-
ment multipliés par la science, que notre art architectural trouve l'occa-
sion et le moyen de revivilîer son inspi-
ration. Il dépouille ainsi peu à peu sa
parure, plus conventionnelle que rai-
sonnée, pour rajeunir sa beauté par la
vérité des formes accusées et la logique
de la décoration.
C'est par cette constante recherche
de Tutile et du vrai, c'est par le carac-
tère qui en découle, c'est par l'expres-
sion, qui est la vraie beauté en tant
qu'architecture, que le monument de
MM. Davioud et Bourdais affirme à la
fois sa raison d'être et la beauté mo-
derne monumentale.
L'e palais du Trocadéro, en effet,
n'a pas été seulement imaginé pour ser-
vir de toile de fond à l'Exposition du
Champ de Mars et pour masquer par
un développement superbe d'architec-
ture les bâtisses des hauteurs de Chail-
lot. Un besoin d'ordre supérieur a été
son origine, a assuré son avenir et mar-
qué sa place parmi les créations d'utilité
publique.
Une des gloires de ce siècle aura été
d'avoir consacré ce principe : que l'art
ne doit pas seulement servir aux jouis-
sances esthétiques de quelques-uns, mais
que, dans nos sociétés modernes trans-
formées, ildoit être un élément de prospé-
rité et de moralisation pour les peuples.
Étant donné que l'art multiplie la valeur
de la matière, il était nécessaire que le
moindre artisan pût profiter de ses en-
seignements et de l'étude de son passé pour concourir par un labeur intel-
ligent à la richesse commune. En conséquence, la nécessité s'est imposée
(Dessin Je l'architecte, M. Davioud.)
256 L'ART MODERNE A L^EXPOSITION.
de créer des musées, non plus seulement destinés à abriter de hautes et
idéales conceptions, mais surtout propres à recueillir comme des précieux
modèles tous les débris des industries au temps passé et disposés, par des
classements méthodiques, pour reconstituer l'histoire générale de Tart
dans tous les temps et chez tous les peuples.
FRAGMENT DE LA FRISE PEINTE PAR M. I. A M E I R E DAr
(Croquis de l'arUste.)
SALLE DESFE
D autre part, on n'a pas voulu que les travaux de l'industrie, que
ceux des arts de la forme et de la couleur eussent seuls le droit et la pos-
sibilité de se produire dans le grand concours offert à toutes les nations.
On a voulu que l'art, dans toutes ses manifestations, que la pensée, même
dégagée des interprétations de la matière, que la pensée, sous toutes ses
formes, put apparaître librement.
L-ARCHITECTURE AU TROCADÉRO. aSj
C'était avec juste raison donner une place importante à la musique
dans notre grande Exposition; c'était inviter la parole à se faire entendre
au milieu de congrès et de conférences, et provoquer, dans l'ordre de l'in-
telligence et de la science, les constatations, les comparaisons, les lumi-
neuses controverses. De là, la nécessité de salles pour la réunion de cou-
frise PEINTE PAR M. LAMEIRE DAÎ
SALLE DES FETES.
(Croquis de l'artiste.)
grès et de conférences; de là enfin la création reconnue indispensable
d'une vaste salle destinée à produire non plus seulement devant un public
restreint, mais devant de nombreuses assemblées, les grandes œuvres
symphoniques des compositeurs français et étrangers. C'était convier un
peuple immense à prendre sa part des joies sereines et bienfaisantes de
la musique. Le palais du Trocadéro est la résultante de ce beau pro-
gramme et MM. Davioud et Bourdais n'ont pas failli à la lourde tache
qui leur était confiée.
Si nous considérons leur œuvre dans son ensemble au point de vue
pratique, nous la voyons bien répondre au but proposé. Une vaste salle
'7
258 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION
s'élève au milieu du palais comme le temple de FHarmonie. Immense,
bien ajourée, elle offre au public plus de 4,5oo places bien disposées pour
voir et entendre, dégagées par des escaliers nombreux et des issues multi-
pliées qui donnent sur les galeries extérieures ou intérieures.
La partie réservée à l'orchestre est disposée pour recevoir 35o musi-
ciens ou choristes, auxquels un orgue de 4,070 tuyaux, monument de
M. Cavaillé-Coll, peut venir prêter l'appui de sa voix formidable ou le
charme de ses accents célestes.
On a dit que la salle de .\LM. Davioud et Bourdais était trop sonore
et que quelques détails d'orchestration se confondaient dans une certaine
répercussion des sons. Mais l'excès est-il ici un défaut? et que serait-il
arrivé si, au lieu d'une sonorité excessive, obtenue en quelque sorte
volontairement par une étude patiente et réfléchie, la salle eût été sourde,
si les sons y eussent été étouffés ? Le défaut serait irrémédiable à tout ja-
mais: tandis que si, aujourd'hui, il y a réellement excès dans la sonorité,
quelques tentures disposées au pourtour de la salle en auront bien vite
raison. Mais je veux chercher ailleurs la cause de cette opinion émise un
peu rapidement par quelques-uns. Étant admis qu'une salle de musique
doit être en quelque sorte un instrument résonnant, il convient encore
de rechercher quel genre de musique cet instrument peut rendre le
plus heureusement. On choisit donc ou l'on crée l'œuvre musicale en
vue d'une salle plus ou moins grande, plus ou moins particulièrement
disposée.
Or l'expérience était à faire pour la salle du Trocadéro; et peut-être
a-t-on voulu y présenter toutes œuvres musicales , sans assez tenir
compte de la nature de l'œuvre par rapport aux dimensions de la salle. On
a reconnu, en effet, que les rythmes trop torturés, que les harmonies trop
juxtaposées ou trop comf)liquées, si chères à l'école contemporaine, y appa-
raissent quelquefois de façon confuse et peu saisissable ; tandis qu'au
contraire, tout rythme franc, toute harmonie simple y gagnait en puis-
sance et en grandeur. Aussi voulons-nous ici répéter l'opinion d'un grand
maître de l'art français, nous disant à l'une des premières auditions :
« Cette salle sera un bienfait pour l'avenir de notre musique. Il ne suf-
fira plus ici de faire de la science, il sera nécessaire de montrer des idées.
Dans cette salle, il faut de la musique à fresque; la pensée doit y dominer
par la forme et le dessin ! » Notre grand maître faisait ainsi de la salle du
Trocadéro le plus bel éloge qu'on en pût faire, et l'expérience lui a donné
raison. Car c'est sans conteste la Gallia, de Gounod, cette œuvre simple
LWRCHITECTURE AU TROCADÉRO.
S.S9
et héroïque, qui a produit dans la nouvelle salle le plus puissant effet.
Je n'ai pas besoin de dire que les salles des conférences ont utilement
réuni de nombreux congrès et prêté leur chaire à de nombreux orateurs.
Je ne crois pas davantage devoir rappeler que les galeries du palais ont
EIXTE PAR M. LAMEIRE DANS LA
(Croquis de l'artiste.)
abrité, dans une ordonnance magnifique, des collections merveilleuses, qui
ont été à la fois un spectacle sans pareil et un enseignement des plus
précieux.
Quant au caractère décoratif du palais du Trocadéro, il ressort
de la fonction bien apparente des différentes parties de l'édifice. Rien
d'inutile dans ce magnilique déploiement d'architecture qui, du côté du
2(3o L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
Champ de .Mars comme du côté de la place du Trocadéro, accentue ses
salles, ses vestibules, ses galeries, ses portiques, ses escaliers, en un
mot tout son organisme, avec une fière simplicité. Aussi quelques-uns
ont-ils accusé la nudité du grand pignon à redans qui, sur la face du nord,
reçoit l'adossement de la conque de l'orchestre. On comprendra par suite
aisément que ce vaste pignon ne pouvait se décorer et se trouer de
baies non motivées. Mais que les impatients prennent patience. Ce
pignon, divisé en neuf travées verticales, ne sera complet que lorsque des
statues viendront couronner et silhouetter cette grande muraille, et que de
grandes ligures, les neuf Muses, exécutées en mosaïque sur fond d'or, vien-
dront illuminer les arcatures supérieures. Ainsi du moins ont proposé
les architectes, et nous voulons espérer qu'il sera ainsi donné un magni-
fique frontispice à leur monument.
Nous aimerions nous y promener longuement, à loisir, pour étudier
en détail le décor de toutes les parties. Entrant par la place du Troca-
déro et traversant les vestibules, dont les poutraisons en fer du plafond
sont portées par de puissantes colonnes monolithes en marbre du Jura,
nous irions tout d'abord sous la colonnade extérieure, invités par le
magniliquc panorama qui, depuis le dôme de Saint-Augustin et les som-
mets de la butte Montmartre, s'étend jusqu'aux coteaux verdoyants de
Meudon, de Sèvres et de Saint-Cloud. Puis, avides de mieux voir et de
tout voir, nous nous confierions à l'un des ascenseurs qui desservent les
tours et qui en sont en quelque sorte la raison d'être. Transportés sans
fatigue au sommet, d'une hauteur vertigineuse de plus de 80 mètres,
nous saisirions, véritablement à vol d'oiseau, le plan général du vaste
monument, l'ensemble de ses couvertures et de ses coupoles, et le vaste
comble à pans pyramidal, couronné par la belle Renommée en cuivre
repoussé de Mercié. Nous pourrions, de ces sommets, redescendre
sur la galerie extérieure découverte, qui forme terrasse au-dessus du
portique à deux étages enveloppant la salle. Nous aurions ici sous l'œil les
trente statues qui décorent le sommet de ce portique, nous pourrions
étudier de près l'appareil bien réglé de la construction en moellons, avec
bandes interposées de marbre sampans, dont la couleur rose violacé
s'harmonise bien avec les tons rouges, bleus, verts, jaunes et or des
mosaïques vénitiennes qui s'incrustent dans les frises et les tympans.
Au-dessus de cette terrasse, la muraille de la salle s'élève circulaire-
mcnt sur une hauteur de i5 mètres. Elle est percée de neuf baies plein
cintre garnies de meneaux en pierre. Entre elles sont ajustées huit
L'ARCHITECTURE AU TROCADÉRO. 261
tourelles carrées, qui épaulent le mur courbe, et dans lesquelles de petits
escaliers à vis permettent d'arriver aux tribunes de la salle ménagées au
niveau de la terrasse, et qui ont pour profondeur la saillie même des
tourelles. Nous pourrions alors pénétrer dans la salle. De ces gradins
supérieurs cette salle paraît encore plus solennelle et imposante. C'est en
quelque sorte la sensation que Ton ressent au sommet du Colisée. En
face se déploie la superbe frise que M. Lameire a peinte au-dessus du
grand arc qui surmonte la conque acoustique de l'orchestre . AI. Lameire
y montre la France sous les traits de l'Harmonie, assise sur un troue
d'ivoire, la lyre à la main ; elle adresse l'hymne de bienvenue aux nations
réunies autour d'elle. A ses pieds, les peuples barbares s'accroupissent
en paix comme des bétes fauves charmées. Il faudrait longuement décrire
cette vaste composition, qui atîîrme de plus en plus le grand talent du
jeune maître. iMais nous n'avons que le temps de donner un coup d'œil
à la décoration générale, au magnifique plafond à structure accusée et
à zones concentriques, qui semble suspendre un large vélum au-dessus
de la salle. Au centre rayonne un magnitique réseau de palmes et de
lauriers. Nous voudrions louer la noblesse des deux loges d'avant-scène,
ornées de statues allégoriques par M. Blanchard; nous voudrions du-e
l'ampleur du vaste cadre qui enveloppe l'orchestre. Mais les quelques
pages dont nous disposons sont impuissantes devant l'immensité de ce
monument, auquel il faudrait consacrer un volume tout entier. Quittons
donc la salle. Il nous faut, du dehors, donner un dernier coup d'œil à ce
magnifique ensemble. Aussi bien nous n'avons encore rien dit de la cas-
cade, de ses pentes si bien ménagées, de ses eaux si bien distribuées et uti-
lisées pour l'effet. Cependant un regret nous prend : nous avons peine à
comprendre comment le château d'eau, qui sert de point de départ à
la cascade, se relie à la base du monument. Il y semble seulement accolé
et n'en fait pas partie essentielle et intégrante, si bien que la nappe d'eau
qui tombe de la partie supérieure semble s'échapper des galeries enve-
loppant la grande salle. Nous croyons bien savoir qu'un grand motif de
décoration central donnait, dans le projet primitif des architectes, une
origine en quelque sorte vraisemblable à cette cascade et que la seule
raison d'économie en a empêché l'exécution. S'il en est temps encore,
nous souhaitons vivement qu'on donne aux architectes les moyens néces-
saires pour compléter cette cascade, qui semble aujourd'hui un beau
corps sans tète.
Mais, me dira-t-on ; « Vous uj nous avez pas encore parlé du style
I
202 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
du monument. Les uns le prétendent byzantin, les autres arabe, ceux-ci
roman, ceux-là grec, et encore d'autres florentin. Quel est son style en
somme?» C'est qu'en etlet, la première chose que désire savoir le public
sur une œuvre d'architecture, c'est à quel style il appartient. Une fois
classé dans un style bien connu, il est définitivement jugé. Je dirai du
palais du 'l'rocadéro qu'il est à la fois grec, roman, byzantin, arabe, flo-
rentin si l'on veut, et qu'en même temps il n'est rien de tout cela. Il
appartient à la famille des monuments essentiellement modernes, dont
je parlais plus haut, qui procèdent des monuments du passé non par
une imitation de formes, mais par une application de principes. Et c'est
en vertu de ces principes immuables de vérité et de logique que nous
voyons le palais du Trocadéro accuser si franchement au dehors ses
formes intérieures, et séparer, dans toutes ses parties, de sa construction
même sincèrement mise en honneur. Quant au décor ornemental pro-
prement dit, nous ne saurions trop en louer l'élégance digne et l'invention
toujours mesurée. M. Davioud nous a, de longue date et dès ses pre-
mières œuvres, donné la mesure de ce goût si sûr et si délicat, qui depuis
a marqué d'une empreinte constante et très personnelle ses nombreux
travaux. Mais nous ne voulons pas séparer aujourd'hui les noms de
MM. Davioud et Bourdais. Unis dans un même labeur, qui a enfanté
en dix-huit mois un palais sans rival, il faut les unir dans une même
gloire bien méritée.
Nous ne pouvons terminer cette trop longue étude sur l'Architecture
moderne et rétrospective au Champ de Mars et au Trocadéro sans cher-
cher à en dégager un enseignement dominant. Ainsi portons nos regards
vers l'architecture du passé; nous la voyons nous proposer, dans ses
dispositions et dans ses formes, des modèles de convenance et de sin-
cérité. Constatons que notre art contemporain revient à ces principes de
sagesse. Fortifié par la science moderne, il renouvelle les tradifions du
passé en satisfaisant des besoins nouveaux. Nous voyons aussi la cou-
leur, sensation nécessaire aux peuples comme aux individus, servir de
complément à la forme dans toutes les manifestations architecturales de
l'art aux temps passés. Or il faut le reconnaître, la couleur est de nou-
veau aujourd'hui le grand objectif de tous les arts et de toutes les indus-
tries servies par les découvertes de la science. Une telle somme d'eflbrts,
efforts si manifestes au Champ de Mars et au Trocadéro, entraîne
certainement notre architecture vers une renaissance de la polychromie
monumentale, sans laquelle notre art, répudiant les traditions du passé,
L'ARCHITECTURE AU TROCADERO. 203
renonce à l'un de ses plus puissants moyens de séduction. Comme nous
le disions dernièrement dans une conférence au Trocadéro, il faut, cou-
rageusement, hardiment, reprendre les traditions anciennes de poly-
chromie; mais les reprendre pour les transformer, pour les harmoniser
avec nos goûts et nos mœurs, et, surtout, pour les mettre d'accord avec
les éléments si multiples de notre construction moderne. La polychromie,
ainsi renouvelée, ne se réduira plus seulement, comme à certaines époques
du passé, aux superficielles colorations qui rehaussaient de leur éclat
passager les formes monumentales. Les colorations nouvelles empruntées
aux terres cuites et émaillées, aux mosaïques, aux marbres, aux pierres
variées de tons, aux métaux et aux bois apparents, feront désormais corps
avec Tédifice et s'éterniseront ou périront avec lui. Notre polychromie
moderne sera le rayonnement du Vrai.
PAUL SEDILLE.
AQ.UARELLES, DESSINS ET GRAVURES
I les Anglais, qui ont grandement fait les choses dans
leur participation à notre Exposition universelle,
n'avaient rempli toute une salle de leurs aquarelles, il
eût été superflu de consacrer un article spécial aux
peintures à Fcau; les autres nations, sans en excepter la
France, sont à peine représentées dans cette spécialité.
Et encore les artistes de FiVngletcrre ont-ils une manière
jW de traiter les jratevcoloiirs cjui ne se distingue pas sensiblement
s 1 I -de la pratique qu'ils ont adoptée dans la peinture à l'huile : on
* passe des salles où sont exposées les toiles dans celle des aqua-
relles sans que l'œil soit averti du changement par la nouveauté de l'as-
pect. Ce sont les mêmes colorations douceâtres, estompées, la même'
facture timide et attentive qui semble redouter par-dessus tout qu'un
éclat trop vif, une note indiscrète, -vienne troubler l'harmonie générale.
Les peintres anglais, et plus jvarticalièrement les aquarellistes, ne se
soucient guère de ce que l'on est convenu d'appeler le morceau ; pour
eux, l'idée du tableau devant aller droit à l'âme par le chemin le plus
court, il importe que les yeux ne rencontrent pas trop de distractions sur
la route. Toute autre est la préoccupation de nos artistes, qui volontiers
peignent pour peindre, estimant le sens de la vue assez précieux en lui-
même pour qu'on le serve à part et de son mieux.
AQUARELLES, DESSINS ET GRAVURES. 205
A défaut des séductions de la palette, nos voisins ont d'autres mérites
non moins estimables, même sans sortir du métier : ils savent mettre
une peinture d'ensemble, et, quoique leurs harmonies soient obtenues à
grand renfort de sourdines, ce n'en sont pas moins des harmonies. On
peut donc avancer hardiment que si nous avons quelque chose à leur
apprendre, ils pourraient facilement nous rendre le même service; et leur
fonds a cela de particulier qu'il leur appartient bien en propre, tandis que
le nôtre est le patrimoine commun de tous les peintres de l'Europe.
Depuis l'Exposition de 1867, l'aquarelle anglaise a beaucoup perdu
de sa liberté , déjà fort compromise à cette époque ; elle est devenue un
art grave qui marche de pair avec la peinture à l'huile. Dans les condi-
tions nouvelles qui lui sont faites , il est permis de se demander si elle
ne méconnaît pas un peu ses origines ; on pourrait même lui contester
sa raison d'être. Certes il importe peu dans une œuvre d'art qu'on voie
de prime abord si elle repose sur une toile ou sur du papier, et c'est une
satisfaction secondaire d'être fixé au moment même sur la nature de la
couleur employée; mais les différences dans la pratique sont importantes
à maintenir, parce que la similitude des procédés aurait pour résultat de
nous priver d'une des variétés de la peinture, sans profit pour personne.
Il était à peu près admis que l'aquarelle comportait une légèreté d'allures,
un sans-façon interdits à la peinture ; c'était comme une jeune sœur de
celle-ci à qui on pardonnait volontiers toutes sortes d'espiègleries en
raison de sa grâce et de sa fraîcheur. Les Anglais ne l'entendent pas
ainsi; guindés, cérémonieux et corrects dans la tenue, ils font l'aquarelle
à leur ressemblance. Et vraiment on aurait tort de le leur reprocher ;
mais, encore une fois, la critique a le droit de regretter que, dans la
patrie de l'aquarelle, dans le pays qui a vu naître Turner, Bonington et
CattermoU, les procédés particuliers à cet art soient méconnus à un point
tel qu'il y ait presque perdu sa physionomie caractéristique.
Ces remarques ne s'adressent pas, il est vrai, à tous les artistes
anglais : il en est encore quelques-uns qui recherchent dans l'aquarelle
ses qualités propres , et la traitent en conséquence ; mais ce ne sont pas
les plus regardés à l'Exposition , parce que le camp opposé renferme les
plus habiles. Je vais rapidement passer en revue les uns et les autres.
En tête je placerai F. Walker et Pinwell; la mort les a pris tous deux,
en 1875, et il est vraiment cruel, en commençant l'éloge d'artistes de cette
valeur, d'avoir à dire qu'ils ne sont plus. Je parlerai d'eux comme s'ils
étaient là pour jouir de leur succès.
266 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
Walker a tout pour lui : coloriste délicat et dessinateur des plus
fins, il compose avec un naturel exquis, et il n'est pas dans l'école anglaise
d'observateur plus attentif; toutes ces qualités sont relevées encore d'un
mérite qui n'appartient qu'à lui : l'esprit dans l'exécution. Ses aquarelles
et ses dessins justifient pleinement la faveur énorme dont l'artiste jouit
en Angleterre, et ses ouvrages ont cela de particulier que, s'ils sont bien
anglais par la facture et le sentiment, ils restent des œuvres d'art de
premier ordre sous toutes les latitudes. M. Walker a plusieurs manières:
une légère, vive, spirituellement concise, qu'il applique aux illustrations
de livres; l'autre, plus de peintre, où tout est achevé, caressé dans les
moindres détails, et qui lui sert merveilleusement à composer ces tableaux
intimes dont raffolent ses compatriotes.
De la première manière, ces petites aquarelles, fraîches, lestement
troussées, à la façon de Johannot, dont je ne retiendrai que la plus pré-
cieuse, un modèle d'illustration pour un livre de la fille de Tackeray.
Dans cette image grande comme une feuille de papier à lettres, il y a tout
un drame de famille d'une émotion douce et concentrée, et d'une vérité
topique qui vous pénètre ; en même temps les yeux sont charmés par la
manière libre et spirituelle du peintre. A côté de cette aquarelle, dont voici
la légende : Buvons à la santé des absents, je placerai un dessin sur bois
intitulé Un bouquet. L'éditeur a eu le bon esprit de ne pas livrer au burin
du graveur le morceau de buis sur lequel est dessinée cette scène ravis-
sante. C'est un simple épisode de la vie quotidienne du petit bourgeois
dans son cottage, mais le talent de l'artiste fait voir bien au delà ; quelques
coups de crayon lui suffisent pour affirmer le caractère moral de ses per-
sonnages, leur position dans le monde et les sentiments qui les agitent.
"Walker excelle à peindre les enfants, il a cela de commun avec la
plupart des peintres de son pays, mais il le fait avec un esprit et une liberté
de main qu'aucun autre n'atteint, si ce n'est peut-être M. C. Green et
seulement dans les dessins sur bois, car cet intéressant artiste est un
peintre moins vaillant. Dans presque toutes les aquarelles de Walker qui
sont exposées, l'enfance tient une grande place; les types et les attitudes
de ses petits personnages sont variés comme la nature elle-même et si
heureusement rendus qu'on ne se lasse pas de les étudier.
C'est un enfant qui trône au beau milieu du Champ de ri')lettcs, une
œuvre de peintre, celle-ci, et aussi parfaite que peuvent l'être les illus-
trations dont je viens de parler; il tient gravement dans ses mains le
panier où viennent s'entasser les violettes qu'une bonne femme cueille en
268 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
plein champ, courbée vers le sol dans une attitude qui fait songer à notre
Millet. Ce nom est presque le seul nom français qui vienne à la pensée
quand on parcourt la section de peinture anglaise , mais il faut reconnaître
que l'occasion se présente souvent. Dans Taquarelle de Walker, cette
préoccupation d\m maître qui eût rehaussé la gloire de notre école si,
par une négligence inconcevable, il n"avait été à peu près exclus de rE.\-
position, cette influence se révèle doublement : par le geste du person-
nage principal et, plus encore, par le métier du peintre dans l'ensemble
de son ouvrage. Ce sont les mêmes touches brèves de tons juxtaposés
d'abord, puis doucement écrasés et fondus, qui donnent l'impression
d'un travail au pastel, bien plus que d'une aquarelle.
La plupart des aquarellistes anglais, disons-le en passant, emploient
les couleurs en tubes ou des gouaches improvisées sur la palette qui per-
mettent de revenir à volonté sur le travail sans que la fatigue apparaisse.
L'aquarelle simple n'a pas de ces complaisances. Nous l'avons dit, tous
les moyens sont bons à qui atteint le but et ce n'est pas un reproche à
leur faire, mais il est permis de constater que les colorations résultant de
ces mélanges s'éloignent absolument des colorations de la nature et que
les harmonies qui en résultent, si tendres qu'elles soient, reposent sur
une fiction et coûtent moins cher. Delacroix avait l'ambition plus haute :
il voulait tout conquérir de haute lutte et avec éclat ; on ne saurait l'en
blâmer. Les Anglais se méfient de la couleur ; ils craignent qu'elle n'em-
pêche devoir leurs peintures en portant préjudice au sentiment exprimé.
Ce n'est pas sans raison qu'ils bordent leurs aquarelles comme les pein-
tures sur toile, au ras du travail; les reflets dorés du cadre élèvent
doucement la température ambiante ; c'est autant de gagné encore et
l'harmonie générale ne s'en trouve pas plus mal. Et puis on évite ainsi les
indiscrétions de notre marge blanche, cette pierre de touche où se mesu-
rent la vérité locale des tons et leur fraîcheur.
Cette digression m'a entraîné loin du Champ de violettes, mais j'ai
peu de chose à ajouter au sujet de cet ouvrage exquis : j'ai parle des
personnages, le milieu où ils s'agitent est un ravissant paysage dans lequel
le sentiment du plein air est exprimé avec une puissance extraordinaire ;
ce n'est pas, bien entendu, du réalisme, mais une sorte d'impressionisme
transliguré : ce n est pas une vue de pays, mais une vision.
Je regrette de ne pouvoir m'étendre comme il conviendrait sur les
autres aquarelles de Walker; mais je dois ménager l'espace qui m'est
attribué, sans quoi bien des artistes de mérite ne pourraient y trouver
AQUARELLES, DESSINS ET GRAVURES. 269
place. Pour mémoire seulement je mentionnerai encore le Dernier Asile,
qui a fait grand bruit en Angleterre. Ce groupe de deux femmes, Tune
soutenant les pas chancelants de l'autre dans le jardin d'un hospice, est
d'une vérité poigaante. La mise en scène est admirablement conçue pour
faire valoir le drame, et la peinture a des vigueurs d'exécution qui mon-
trent le talent de Walker sous une face nouvelle ; cet éminent artiste était
toujours à la hauteur de son sujet et sa main ne refusait jamais de le
suivre ; quand il voulait traduire des impressions d'un ordre plus élevé, il
trouvait des accents dignes de la grande peinture.
L'art anglais a fait , dans cette même année iSyS , une perte non moins
sensible par la mort de Pinwell. L'auteur du Parc de Saint-James est à
la fois plus précis et plus libre que ne l'est Walker ; à la minutie du pinceau
il oppose l'exécution sommaire dans les parties volontairement sacrifiées.
Dans ses compositions, l'idée préconçue est nettement écrite et les entraî-
nements de la mise en œuvre ne l'en font jamais dévier. On perdrait son
temps à vouloir concilier ses façons diverses de peindre avec les règles de
la perspective aérienne ; il ne tient compte de la subordination des plans
que dans une mesure restreinte et tout arbitraire. Quand il a bien dit ce
qu'il voulait dire, il s'arrête net et s'en tient pour le reste à des indications
succinctes. Si j'avais un choix à faire entre ce qui est nettement exprimé et
ce qui est sous-entendu, toutes mes préférences, au point de vue seulement
de l'exécution, iraient aux parties discrètement traitées, car c'est là que se
. révèle dans toute sa valeur le talent du peintre ; ce talent est fait de sou-
plesse, de légèreté et de science aimable ; qualités rares en Angleterre, car
le métier y est le plus souvent empêché, lourd et naïf.
Pinwell est un peintre philosophe et poète en même temps ; il mène
de front les deux genres sur lesquels s'exercent de nos jours les artistes
anglais. Tantôt il aborde les abstractions comme dans la légende : le
Joueur de Jlageolet de Hanielin ; tantôt il prend la vie comme elle est et
la raconte en narrateur sincère ; mais il est plus généralisateur que la
plupart de ses compatriotes, et, au bout de son récit, il aime à placer
une morale sévère.
Le Parc de Saint-James lui a servi de théâtre pour un tableau du
Londres moderne. Dans ce grouj^ement d'épisodes de la vie journalière
d'une grande cité, il faut évidemment voir au delà de ce que le peintre a
retracé ; c'est plus qu'un tableau de mœurs : l'intention finale, allégorique ,
est indiscutable si l'on veut bien étudier la disposition générale. La scène se
passe sur un banc du parc ; au centre un personnage aux allures sinistres.
2;o L-ART MODERNE A L'EXPOSITION
la .Misère en redingote noire : joueur décavé ou inventeur incompris, il porte
sur ses traits altérés tous les signes de la défaite, et dans la fixité de son regard
on lit que l'heure des résolutions suprêmes va sonner. Qu'y a-t-il au bout
de sa route : le crime ou le suicide? Les traits de l'inconnu sont honnêtes;
Tune de ses mains est gantée : c'est sans doute la Tamise qui verra le
dénoûment. — A gauche, une femme vêtue de sombre et un jeune garçon,
tous deux chanteurs de rue ; la mère compte la recette; ici on ne saurait se
méprendre sur le caractère des personnages; ce sont deux victimes dequelque
navrante aventure. L'enfant est à l'âge où l'on se souvient; la façon dont
il regarde devant lui témoigne qu'il a connu des jours meilleurs. — A droite,
une jeune bonne timide et rougissant aux propos que lui tient un sémillant
hnrseguard assis à ses côtés. Devant eux, une fillette vêtue de velours et
traînant un baby dans une voiture d'enfant ; son regard compatissant va ren-
contrer le groupe des musiceins ; vaguement elle se dit que le petit violoniste
est de son rang; ce sont les deux personnifications enfantines de l'image con-
nue : Grandeur et Décadence. — Le banc où se joue cette tragi-comédie est
accosté, suivant le terme d'architecture, à droite et en arrière, d'une fem.me
debout, mégère famélique en qui l'on est libre de voir un ^'ice moderne ; à
gauche, d'un monsieur confortablement vêtu, et qui de sa main gantée porte
deux perdreaux morts, suspendus à un fil. Le contraste est trop frappant
pour que nous hésitions à y voir la figuration du Travail heureux, — « au-
dessus de ses petites affaires », aurait dit Gavarni. Enfin la figure grave, aus-
tère, d'un policeman dont la silhouette estompée dans le lointain couronne
cette curieuse composition, peut passer pour l'image de la Loi.
Je ne jurerais pas que Pinwell avait, en composant cet ouvrage,
toutes les intentions subjectives que je viens d'exposer; mais, inconscient
ou non, il faut admettre que son esprit a une singulière faculté de gran-
dissement des choses les plus banales. Analyste ralîiné comme la plupart
des peintres anglais, sa supériorité éclate dans les conclusions : elles sont
dans ses œuvres d'une rare élévation.
Je ne parlerai delà troisième aquarelle de ce remarquable artiste,
la Grande Dame, étude rétrospective de mœurs et de costumes anglais,
que pour en vanter l'éclat et la puissante harmonie de coloration; les
bleus et les rouges se mélangent en teintes vineuses un peu troublantes
pour nos yeux français, mais d'un charme exquis dès qu'on a pris le temps
de s'acclimater dans les salles anglaises, où c'est la teinte dominante. Cer-
tains morceaux, les moins faits, comme je l'ai déjà dit plus haut, sont
d'une exécution superbe.
v^~
à
:-s A siEtmE
AQUARELLES, DESSINS ET GRAVURES. 271
M. Herkomer est également un peintre de beaucoup de talent, mais
il manque d'originalité. Dans ses aquarelles, sauf celle des Bûcherons ,
l'influence de Pinwel se fait tellement sentir que parfois on est tenté de
crier au plagiat ; il y a cependant plus de fougue dans le faire, moins de
discipline dans la coloration, et ce sont, en somme, de fort intéressants
ouvrages. Si nous prenons d'autre part ses dessins du Graphie et ses eaux-
fortes, il nous est impossible de ne pas y voir la marque de M. Legros ;
une bonne marque, je le dis avec d'autant plus de plaisir que c'est une
marque française, mais il est bon que chacun, en art, ait la sienne.
Le même esprit d'imitation est à signaler chez plusieurs autres aqua-
rellistes distingués de l'Angleterre. M. James Macbeth, par exemple,
procède également de Pinwell. Moins fin que lui et dessinateur moins
châtié, il a des qualités de coloriste qui lui sont propres, et c'est avec juste
raison que l'on admire l'œuvre unique qu'il expose, en dehors de ses pein-
tures à YhwWo:: Le dimanche soir dans les jardins de l'hospice de Chelsea.
Les Anglais, M. Duranty en a déjà fait la remarque, entourent leurs
invalides militaires d'une touchante sollicitude. C'est encore à Chelsea
que Mrs. Allingham a trouvé sa meilleure inspiration. Dans son aquarelle
et dans celle de M. Macbeth, les mérites d'intention et de composition sont
égaux ; mais la main d'une femme se trahit dans l'ouvrage de Mrs. Allin-
gham par certaines recherches enfantines et par la timidité des accents.
On oublie tout cela, pourtant, devant la grâce pénétrante de sa minuscule
composition intitulée les Petits Clients. Deux petites filles, des enfants de
deux ans vêtues de rose, sont gravement assises sur de hauts tabourets
devant le comptoir d'une modeste boutique de jouets ; la marchande con-
temple avec un sourire de mère ce groupe charmant, qui accapare toute la
lumière. On dirait deux perruches roses sur leur perchoir; c'est une note
de peintre bien trouvée et qui relève singulièrement le mérite du tableau.
Mrs. Allingham n'a donc pas seulement un sens familial d'une intensité
et d'une justesse remarquables, même en Angleterre, elle est peintre à ses
heures.
M. Dalziel appartient à une école qui, par des procédés analogues à
ceux de Walker, s'eftbrce à la naïveté des temps préraphaélesques ; je
prise médiocrement son travail à l'emporte-pièce et où la matière semble
de coton, mais je suis quand même poursuivi par le charme qui se dé-
gage de sa peinture. Il faut décidément prendre un parti énergique avant
de pénétrer dans les salles anglaises; si on ne laisse pas à la porte tout le
bagage du naturisme moderne, on risque fort de n'éprouver que des dé-
2-2 LWRT MODERNE A L'EXPOSITION.
convenues et, par suite, de se montrer sévère et injuste. Je ne vois guère
dans notre école que M. Puvis de Chavannes dont Testhétique pourrait
utilement être étudiée comme exercice d'initiation. Cet artiste, si éminent
d'ailleurs, a notamment une façon de comprendre les animaux dans le
paysage qui pourrait préparer le visiteur à goûter les moutons de M. Dal-
ziel et ceux que M. Macbeth fait paître dans les jardins de Chelsea. Le
caractère inoffensif de ces excellentes bêtes est à peu près tout ce qui
se dégage des naïves silhouettes au moyen desquelles elles sont figurées.
Est-ce suffisant? Je me le demande.
C'est un fait acquis, les aquarellistes anglais racontent de spiri-
tuelles et touchantes histoires, mais la forme vaut presque toujours
moins que le fond : l'inverse se passe chez nous.
Revenons à M. C. Green, dont il a déjà été question plus haut. On .
ne saurait voir de scènes mieux observées et mieux conduites que son
Cirque de campagne et son Derby . Nous écririons un volume s'il fallait
les décrire par le menu, analyser les épisodes, les physionomies des assis-
tants et leurs attitudes si vraies et si variées. Quels beaux thèmes à gra-
vure ! M. Frith lui-même, l'historiographe fidèle, mais un peu lourd, des
grandes scènes de la vie anglaise, est distancé; il y a loin de ses compositions
celles à de M. Green; celui-ci joint aux mêmes qualités de chroniqueur
bien inf jrmé le mérite de raconter avec espril ; enfin il connaît parfaite-
ment sa langue : le dessin. Comme peintre, saufdans les fonds, où les mul-
titudes sont délicatement traitées, M. Green n'a pas un sens coloriste bien
ratîiné : ses ouvrages sont, du reste, destinés surtout à être gravés.
Pour trouver encore des peintres délicats dans la section anglaise, il
nous faut regarder les paysagistes. M. North vient en tète avec sa
Maison blanche et le Pays d'Argyll, deux fines peintures, cette fois, et
franchement exécutées avec les seules ressources de l'aquarelle pure :
n'était le ton roux dominant qui trahit la nationalité de l'œuvre, on pour-
rait se croire en dehors de l'Angleterre, tant le faire est aisé et rapide.
Quant à MM. Aumônier, Knight et Marsh, nous ne serions pas étonné
de les voir figurer dans l'école française côte à côte avec notre Millet
dont ils procèdent, ce qui n'ôte rien à leurs remarquables qualités, au
contraire. M. Small nous appartient également par la hardiesse de
son pinceau et le choix de ses colorations ; quant à son rare sentiment de
l'harmonie, il lui est bien propre; notre jeune école de peinture ne tient
malheureusement pas cet article. M. Collier, enfin, entend à merveille
les aspects panoramiques de la nature, et chez lui le pinceau s'élargit
AQUARELLES. DESSINS ET GRAVURES. 2/3
avec le cadre de la peinture. Le Parc d'Arundel est un beau paysage qui
ferait honneur à n'importe que! peintre.
Les marines sont généralement bonnes en Angleterre ; il n'y a pas
lieu de s'en étonner. M. Hayes les traite avec puissance; M"' Clara Alon-
talba y apporte une désinvolture charmante ; certaines recherches de ton
et de transparence accusent l'influence de M. Clavs. On n'oubliera pas
non plus les limpides dessins sur bois de AL Hopkins, un mariniste
LE PARC D ARUNDEL, A Q^U A R E L L E DE M. E. COLLIEI
(Croquis de l'artiste.)
qui abandonne volontiers le rivage et se fait remorquer en pleine mer, à
la recherche d'aspects inédits.
AL Boyce expose de délicates architectures d'un fini précieux et
cependant conduites à l'effet avec un art véritable de peintre : c'est un
descendant des Hollandais. Quant à AL Skill, sa Vue sur le Tibre et son
intérieur de Siiii-LoreiiyO, à Gênes, sont des Bonington apaisés : ils ont le
charme et l'abandon des œuvres du maître.
L'Orient est brillamment représenté, trop brillamment peut-être, dans
les aquarelles de Lewis, mort lui aussi dans cette année 1875, qui a été
si dure aux artistes anglais. Par l'éclat de ses tons employés presque purs,
Lewis semble protester contre la peinture étiolée de ses compatriotes. Ses
2-^ L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
aquarelles ont l'aspect de vues de kaléidoscope; elles sont du reste d'une
admirable correction et d'une tenue distinguée.
Avouons que ce genre a vieilli. Il n'est pas le seul : les aquarelles
romantiques de sir John Gilbert ont bien aussi quelques rides, et l'in-
tensité de la coloration ne fait que les accuser davantage. Chez M. Linton,
la vigueur est au moins égale sous des dehors plus jeunes. Son Cardinal-
Ministre est une bonne scène d'histoire, à la Delaroche, et la peinture y
est savante et digne comme le comportait le sujet. M. Gregory, aquarel-
liste fougueux et libre, moins cependant qu'il ne voudrait le paraître, ex-
pose deux ouvrages remarquables : Sir Galahad, un cavalier légendaire
qui se laisse voir à peine dans les ténèbres de la nuit; le mystère
complaisant qui l'environne n'est pas sans ajouter à l'impression produite;
quant au Saint Georges, c'est un buste d'homme, de grandeur presque
naturelle, largement traité à l'aquarelle, sur papier-torchon, avec rehauts
de coups de grattoir savamment distribués. Le type du saint est un peu
commun, mais les mains sont fort bellesetaccusent un dessinateur instruit.
Cette aquarelle paraît d'autant plus tapageuse que l'ensemble de l'exposi-
tion anglaise est discret et timide; elle éclate comme une fanfare au
milieu d'un concert de romances.
Je ne m'arrêterai pas aux ouvrages rétrospectifs de MM. Burne Jones
et W. Crâne ; ni par le genre ni par la facture, ils ne se distinguent de
leurs tableaux, dont l'examen a été fait par M. Duranty. C'est cepen-
dant un curieux travail que V Amour dans les ruines de M. Burne Jones,
mais nous cherchons vainement à comprendre pourquoi le peintre a
confié au papier plutôt qu'à la toile un sujet de cette taille, car c'était ac-
cumuler à plaisir les difficultés. Quant à la valeur artistique, elle est in-
contestable; c'est le droit du peintre de fermer les yeux à tout ce qui
a été fait depuis l'an i5oo; je vois même dans ce fait l'indice d'un
esprit délicat et original. Les primitifs avaient, entre autres mérites, celui
de la naïveté; mais c'est une qualité terrible en ce sens qu'elle ne se laisse
pas facilement imiter. Les préraphaélites anglais nous le prouvent bien
par l'inanité de leurs efforts ; néanmoins, ils ont le privilège de nous inté-
resser à leurs ouvrages. Comment passer indifférent, par exemple, devant
la Fin de iannée de M. W. Crâne ? Imaginez l'enterrement d'une année.
Le cadavre est porté dans une bière, un prêtre chrétien marche à la tête
du cortège, les assistants défilent, comme dans les théories, jusqu'au tom-
beau qui s'ouvre sous un portique à la Giotto !
Dans un charmant petit paysage qui complète son exposition. Aman-
DIANE DE rOlTlERS.
Carton de M. Faivre-Duifer peur une peinture décorative au château d'Anct.
(Gravure de M. Vallette.)
2-6 LWRT MODERNE A L'EXPOSITION.
diers sur le monte Piiicio, M. W. Crâne, en Acine de naïveté, ne s'en est
pas tenu aux primitifs italiens : il a fait appel au japonisme, et la combi-
naison lui a pleinement réussi. Je laisse à d'autres le soin de démon-
trer qu'en agissant ainsi l'artiste ne sacrifiait rien de l'unité esthétique, et
que, s'il s'est abreuvé à deux ruisseaux ditférents, l'un et l'autre provien-
nent de la même source.
11 est temps de quitter la section anglaise. Je ne le ferai pas cepen-
dant sans dire une dernière fois que l'originalité, le charme naïf, l'hu-
mour et l'honnêteté des ouvrages qui y sont exposés justifient pleinement
leur succès. Ce ne sont peut-être pas des qualités éminemment plas-
tiques, mais on ne peut pas tout avoir. Notre part est assez belle pour
que nous n'hésitions pas à applaudir chez les autres des qualités dont,
il faut le reconnaître, nous sommes un peu dépourvus.
L'Allemagne n'expose que quatre aquarelles, mais elles sont d'un des
artistes les mieux trempés de notre époque, de M. Menzel. Le livret fait
une distinction qui me paraît un peu subtile, aujourd'hui que le papier
complaisant accepte tout ce que le peintre veut lui faire supporter : gouache,
coups de grattoir, retouches à l'huile, etc., sans que la peinture y perde
son nom d'aquarelle; il range parmi les gouaches Y Intérieur d'église et
le Maitrc-Autel de l'église paroissiale d'Inspruck, et dénomme aquarelles
le Repas interrompu et les Moines dans la sacristie. La nuance paraîtra
d'autant moins saisissable qu'il s'agit d"un p..'intre gras, étolfé, qui aime à
faire sentir des épaisseurs de pâte dans toutes ses œuvres, qu'elles soient
peintes sur papier ou sur toile; comme d'autre part il ne pratique guère
les tons frais et limpides de l'aquarelle, il serait malaisé, devant ses œu-
vres, de faire une distinction dans les procédés.
Quoi qu'il en soit, gouache ou aquarelle, le Maitre-autel est peut-
être l'œuvre maîtresse de l'exposition qui m'occupe : l'exécution du moins
en est magistrale; tout est su, arrivé au degré expressif que comporte
l'art de peindre tel que les maîtres l'ont fixé; c'est à la fois libre et précis,
et d'une étonnante justesse. Le maître-autel, de style ronflant et fleuri,
comme il y en a tant en Allemagne, reçoit du dehors, par une baie large-
ment ouverte, une lumière blanche qui vient se réchauffer au voisinage
des cierges allumés; dans cette atmosphère attiédie, les ors jouent sans
tapage et aucun éclat ne distrait le regard de la cérémonie qui s'accomplit
à l'autel. Tout est calme et recueilli dans cet embrasement : les colonnes
torses de marbre jaspé, d'une étonnante puissance de rendu, assoient
vigoureusement l'équilibre. Quant aux groupes, ils sont traités avec cet
AQUARELLES, DESSINS ET GRAVURES. 277
esprit d'observation qui caractérise Fécole allemande aussi bien que l'école
anglaise. Ai. Menzel a en plus de beaucoup de ses confrères les qualités
de l'homme vraiment fort, c'est-à-dire une pratique plus libre et un
mépris souverain de la difficulté. Il aborde hardiment les attitudes irré-
1.E TRIOMPHE DE DIANE, PAR M. F AI V R E- D U F F E R.
(Gravure de M. Vallelte J'apris k carton de l'artiste.)
gulières : la gaucherie de la nature ne le tente jamais, mais elle ne l'ef-
fraye pas non plus.
Dans le Repas interrompu, l'artiste berlinois établit, par un nouvel
exemple, ce que ses deux peintures, V Usine et Entre deux danses, avaient
victorieusement démontré, à savoir qu'il est permis à un peintre d'avoir
plusieurs manières et de les conduire de front sans perdre en route ses
plus précieuses qualités. Le Repas est une fantaisie de coloriste à la façon
278 LWRT MODERNE A L'EXPOSITION,
de la seconde de ses toiles. Haut montée en couleur, elle offre aux yeux un
régal épicé de tous les condiments de la peinture. Le héros de la scène n'est
lui-même qu'un accessoire parmi ces accessoires si brillamment exécutés :
riche vaisselle d'argent, verrerie, tapis, étoffes somptueuses. Pour ne pas
détourner l'attention de cet éblouissant spectacle, M. Menzell'a condamné
à enfouir sa tète chevelue dans une de ses mains pendant que l'autre se
referme crispée sur l'écrit fatal qui est venu interrompre le repas. — Peut-
être aussi l'excellent peintre a-t-il compris que le type un peu commun de
son infortuné convive ne ferait pas bonne figure au milieu de toutes les
richesses accumulées devant lui. Toujours est-il qu'on ne se demande
nullement ce qu'il peut y avoir dans «ce papier redoutable», pour parler
le langage de Scribe; on admire dans une quiétude parfaite le décor, sans
se soucier autrement du drame. Je recommande en passant à nos jeunes
impressionnistes la perspective plongeante et oblique de l'aquarelle de
M. Menzel : il y a là de quoi faire rêver M. CaiUebotte, l'auteur fantas-
que, mais non sans mérite, des étranges parqueteurs et des bizarres
pianistes que l'on a vus aux expositions de la rue Le Peleticr.
La Belgique, si bien représentée en peinture, n'a pas fait grands frais
pour nous montrer ses aquarellistes; mais ce qu'elle nous en donne n'est
pas sans intérêt. M. Stacquct, par exemple, est bien un aquarelliste pur
sang; il a toutes les grâces du métier : la fraîcheur et la transparence du
coloris, la touche facile et juste. C'est en outre un peintre bien voyant et
un hamiioniste d'une délicatesse exquise. Les paysages des Environs de
Bruxelles sont enlevés avec une prestesse étonnante et se composent avec
goût. A tort ou à raison, nous n'en demandons pas davantage. Autres
sont les qualités de M. Mellery; il peine à la tâche et fatigue ses ouvrages;
c est dans les salles de peinture qu'il faut aller pour juger de son mérite.
Plus intéressante est l'exposition des Pays-Bas. En tête vient M. Mélis,
disciple d'Israéls, ce peintre de genre qui a entrepris de raconter les in-
lortunes des petites gens dans un langage vaporeux et délicatement coloré
dont la manière rappelle Corot. M. Mélis nous donne une répétition à
l'aquarelle de son tableau (.i Sois sage! y> Personne n'hésitera à choisir
1 aquarelle; c'est un des ouvrages les plus remarquables en ce genre qui
nous soient venus de l'étranger. La scène se passe dans une chaumière;
une famille de paysans est groupée autour de la table; le père fait la lec-
ture; la ^•ieillL■ mère écoute, à demi endormie dans son grand fauteuil;
EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1878
_A l^AMrr AU PARASOL
AQUARELLES, DESSINS ET GRAVURES. 279
au premier plan, une jeune femme se retourne vers son enfant pour lui
recommander un peu plus de discrétion dans ses jeux. Toutes ces figures
sont baignées dans une lumière d'une délicatesse exquise; de Téclat le
plus vif à sa source, près de Tunique fenêtre qui lui livre passage, le jour
s'en va mourir doucement dans tous les coins de la salle après avoir
éparpillé ses rayons sur les êtres et les choses qui lui barraient la route.
Ce tableau est d'une intimité délicieuse : s'il n'y avait de côté et d'autre
quelques lourdeurs dans l'exécution, à côté, du reste, de très beaux
morceaux de peinture, ce serait une œuvre accomplie comme en faisaient
autrefois les maîtres du pays de M. Mélis.
Les marines de M. Mesdag sont appréciées depuis longtemps; ce
n'est pas à lui que nous ferons le reproche de trop s'abandonner aux
caresses du pinceau; il outre plutôt la rudesse dans le sens d'une liberté
effrénée. Il est bon, ce me semble, que le grain de papier joue son rôle
dans une aquarelle, et qu'il prenne rang avec sa propre valeur dans la
gamme des colorations, mais c'est une question de mesure. De trop grands
espaces découverts refroidissent l'effet.
M. Roelofs me paraît être plus au fait des procédés justes et rationnels
que comporte l'aquarelle; ses beaux paysages sont d'excellents spécimens
de peinture à l'eau qui ne trompe pas son monde, comme on le fait en
Angleterre par une recherche excessive du détail, et cependant ne se pré-
sente pas en négligé. Il connaît parfaitement les mérites du papier-torchon
et les met à contribution, sans oublier toutefois les exigences du ton local.
Quant aux autres aquarellistes des Pays-Bas, MM. Tenkate, Rochussen,
Bischop et Vogel, il n'est pas nécessaire de les signaler à l'attention d'une
façon particulière : les deux premiers sont cependant fort habiles, mais
d'une habileté d'illustrateur qui rappelle Philippoteaux. M. Bischop pro-
cède par grandes taches de couleur à peine modelées et soigneusement as-
semblées : c'est clair et précis comme la lithochromie et froid comme elle.
A ce propos, je signalerai dans la section russe d'excellents modèles
d'armes et de bijoux, destinés à être reproduits par le procédé litho-
graphique, et dont je regrette de ne pouvoir nommer l'auteur : il ne figure
pas au livret. C'est un artiste d'un rare mérite dans un genre où il faut
être à la fois explicite et concis. Sans quitter la Russie, et revenant aux
aquarelles, je mentionnerai le Ligueur de M. Huhn, travail estimable,
quoique un peu lourd, et une pimpante vue de V Abbaye de Villers, par
M. Wyiie. Ce n'est pas en dire du mal que d'ajouter : peinture d'architecte;
en France, en Angleterre et ailleurs, il y a d'excellents aquarellistes parmi
28o L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
les architectes; peut-être est-ce parmi eux que se trouve conservée la vraie
tradition de la peinture à l'eau.
De la Russie aux États-Unis il n'y a qu'un pas ; je n'y ferai qu'une
courte station devant une sévère aquarelle de M. Abbey, intitulée Bureau
des diligences. Sujet et peinture évoquent les noms de Hogarth et de
Rovlandson ; c'est dans les deux personnages du tableau la même vérité
typique, accusée à grands traits ; les silhouettes s'enlèvent vigoureusement
dans une harmonie grise qui n'est pas sans charme dans son austérité.
Par l'Autriche nous allons arriver bientôt aux pays chauds de l'aqua-
relle : l'Italie et l'Espagne ; mais d'abord arrêtons-nous quelques instants
dans les régions du Danube : leur exposition est intéressante à tous égards.
On a vu, par l'étude faite sur les peintres de l' Autriche-Hongrie, que
l'art y est tenu avec une grande dignité, dans une tournure un peu an-
cienne. Sans en excepter Makart, très conservateur sous des apparences
révolutionnaires, les artistes de ces pays sont en général d'une nature
timorée et méfiante : il faut qu'un chemin soit bien frayé pour qu'ils s'y
aventurent. Ce ne sont pas de forcenés laudatores temporis acti, mais ils
n'acceptent les innovations que sous bénéfice d'inventaire ; ils me font
l'effet de certains personnages de nos provinces reculées qui, envisageant
les chemins de fer d'un mauvais œil , préfèrent encore prendre la diligence.
Mais si les artistes austro-hongrois pratiquent l'art d'après des errements
surannés, ils savent au moins éviter l'écueil de la prudhomie. \o\c\ par
exemple, dans la section qui m'incombe, une suite de dessins à la mine
de plomb, composés parle chevalier de Fiihrichpour ï Histoire de l'Enfant
prodigue. A la façon ronde et boursouflée des draperies, on voit que les
personnages sont encore habillés à la Schnorr ; mais si la facture est an-
cienne, l'esprit de la composition est d'un sentiment tout moderne. Ce sont
de purs chefs-d'œuvre, surtout si on les met en regard des analogues de
Signol que l'on voit dans la section française de peinture.
Supérieurs encore à ces dessins] affligeants d'un peintre qui a eu son
heure, me paraissent les aquarelles et cartons de fresques de M. Steinl,
quoiqu'ils datent terriblement et que l'ironie un peu lourde de Kaulback
s'y montre encore épaissie. L'on n'aura au contraire que des éloges à faire
des énergiques fusains de M. de Pausinger, qui sait à la fois le paysage et
les animaux. Dans les Braconniers il y a plus que des qualités d'exécu-
tion : il y a un tableau de drame bien conçu et supérieurement mis en scène.
L'exposition autrichienne nous montre enfin deux aquarellistes de
AQUARELLES, DESSINS ET GRAVURES. 281
premier ordre, MM. Rudolf Alt et Passini.Ou premier, qui jouit en Au-
triche d'une grande faveur, nous avons une série de dix aquarelles d'un
mérite sérieux et soutenu. Ce sont des vues prises à Rome, à Vienne, à
Prague et dans le Tyrol ; en général , l'architecture y est mieux traitée que
le paysage et les figures ; pour ces dernières , l'exécution est plus hésitante ,
on le voit aux reprises. Malgré ces légères imperfections, on se sent en
présence d'un artiste de race et d'un peintre.
M. Passini a envoyé trois aquarelles : deux se ressemblent, la troi-
sième est tellement dissemblable qu'on la croirait d'un autre peintre. Dans
la Procession à Venise et le Lecteur public à Chioggia, je vois un artiste
soigneux et maître de sa main, à la façon de Bida, c'est-à-dire correct et
un peu froid. Les personnages, très nombreux, sont groupés avec art,
et leurs physionomies étudiées avec un soin minutieux ; la peinture , très
montée de ton, reste calme et d'ensemble. Ces deux ouvrages sont inté-
ressants à un haut degré, mais ils n'émeuvent pas; la curiosité seule est
éveillée; c'est une page à ajouter à nos connaissances ethnographiques,
une page bien écrite et riche d'enseignements. Dans le Pont à Venise, il
y a tout cela et autre chose. Le récit est fait , cette fois, par un peintre bien
doué ; l'œuvre séduit au premier coup d'œil , avant qu'on ait cherché à
démêler sa signification littéraire. C'est qu'elle donne une impression
vive dé nature ; les personnages respirent dans ce cadre et on respire avec
eux; M. de Nittis, si fin, si délicat dans ses vues de Paris et de Londres,
n'a jamais fait mieux.
L'Espagne et l'Italie ne sont pas représentées dignement à l'Exposi-
tion universelle, dans la section des aquarelles. M. Tapiro, à lui seul,
ne peut pas donner une idée, avec son Mariage de la fille d'un shérif, de
l'adresse merveilleuse avec laquelle les Espagnols se servent des couleurs
à l'eau. M. Rico aurait pu fournir la plus haute expression du genre,
avec Fortuny, s'il eût jugé à propos de se montrer en dehors des salles
de peinture; mais il a pensé, peut-être avec raison, qu'il avait assez fait
pour sa gloire en envoyant une douzaine de petites toiles du mérite le plus
rare. Pour mémoire seulement, je signalerai de M. Ruiz : un tableau en
pains à cacheter, représentant des fleurs et un oiseau.
En Italie, nous ne voyons ni M. de Nittis ni M. Pasini, et M. Jons,
qui a un si joli talent d'aquarelliste, n'expose qu'une Sortie pour le bap-
tême, où ses brillantes qualités ne sont qu'incomplètement montrées.
M. Rotta, dans ses Mœurs de Venise, révèle un peintre très précieux,
curieux du détail et ne s'y perdant jamais ; sa peinture est harmonieuse
282 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
sans que le ton local ait à abdiquer ; on retrouve dans ses modèles les
types déjà bien connus de M. van Haanen. M. Cabianca est assez sensible
aux recherches de la coloration, mais la forme laisse beaucoup à désirer
dans ses compositions. Quant à M. Gandi, c'est également un artiste bien
intentionné, mais les grandes figures de son groupe de fidèles en prière
Pendant le Carême demanderaient un pinceau plus hardi et plus généreux
que le sien. En art, l'intention n'est jamais réputée pour le fait.
Une chose digne de remarque, c'est que, si les Anglais appliquent à
l'aquarelle les procédés de la peinture à l'huile en s'efïorçant d'imiter cette
dernière, la plupart des peintres espagnols et italiens font de l'aquarelle
sur toile. Depuis que Fortuny a mis à la mode, avec l'aide du japonisme,
le culte du ton pour le ton , c'est-à-dire l'art purement sensuel des couleurs ,
tous ses adeptes s'évertuent à échantillonner leurs ouvrages de toutes les
nuances vives de la palette : c'est l'art du mosaïste et du tapissier appliqué à
la peinture. Sans se montrer trop sévère , on peut affirmer que ce n'est pas
là un progrès bien recommandable ; passe encore pour les maîtres du
genre, mais qu'advient-il du système entre les mains des lourdauds?
Quelque chose de commun, de grossièrement tapageur, quelque chose
enfin qui nous ferait regretter le poncif tant décrié de l'ancienne mode.
J'ai réservé la place d'honneur aux aquarellistes de l'étranger; les
peintres français ne m'en voudront pas de parler d'eux en dernier, et d'en
parler brièvement. Constatons d'abord que leur exposition n'a pas toute
l'importance qu'on pouvait attendre; quelques-uns parmi les meilleurs,
MM. Détaille et de Neuville, par exemple, se sont abstenus; et puis leur
talent a été si souvent analysé que nous craindrions de plaider une cause
entendue. Que dire de nouveau de MM. Eug. Lami et Isabey, ces doyens
de l'aquarelle française ? Nous les retrouvons avec leurs qualités un peu
surannées, si l'on en croit la nouvelle école, mais que nous persistons à
trouver charmantes dans leur caractère sérieux. Les anciens errements
avaient du bon. Les beaux paysages de MM. Français et Harpignies sont
là encore pour l'affirmer. Je pense même que jamais aquarelliste n'a plus
magistralement interprété les grands aspects de la nature que ne le fait
M, Harpignies. Cet excellent artiste a trouvé dans le pinceau à lavis l'outil
qui sied le mieux à sa manière ; ses peintures sur toile ont parfois une
sécheresse de lignes et un relief excessifs ; dans ses aquarelles les plans se
réconcilient plus volontiers et l'on peut admirer sans restriction la noblesse
de l'arrangement et la belle distribution de la lumière. Paul Huet a des
284 L\\RT MODERNE A L'EXPOSITION.
qualhcs analogues ; cependant on sent trop que ce consciencieux artiste
n'est plus de notre temps : il est mort d'hier, mais son art avait succombé
avant lui. Les aquarelles, lavis et dessins à la plume qu'on voit de lui à
l'Exposition tranchent par leur caractère rétrospectif avec tout ce qui les
entoure.
Le nombre est grand des aquarellistes habiles que nous pourrions
signaler encore dans la section française : M. O. de Penne, le peintre des
chiens : non content de bien connaître ses modèles, il sait les encadrer dans
des paysages charmants et vigoureusement enlevés;. M. Eug. Lambert,
nn)ins audacieux, mais tout aussi bien informé des mœurs et coutumes
de la gent féline; MM. Didier et Saunier, l'un sévère dessinateur, l'autre
coloriste recherché; M. Léman, fin et distingué dans ses aquarelles,
comme il se montre énergique et affirmatif dans son beau portrait de
Daniel Ramée, à la peinture; MM. Luminais, John Lewis Brown, dont la
manière facile et brillante est si bien servie par les couleurs à l'eau;
M™ Lemaire, enfin, avec ses fleurs éclatantes et si hardiment brossées.
On n'a pas oublié ï Apparition de M. G. Moreau, qui eut un si grand
succès au Salon de 1876; le Phacton, de cette année, est généralement
moins goûté. Si cette aquarelle renferme encore de rares délicatesses de
coloris, la composition en est bien tourmentée. Cependant, ici comme
dans tous les ouvrages de AL Moreau, on se sent pris par je ne sais
quel charme mystérieux qui se dégage de son art étrange et inquiétant.
Les visions de MM. Matout et Ehrmann ne doivent pas troubler le
sommeil de ces excellents artistes : ce sont les rêves classiques, discipli-
nés, dont la grammaire est enseignée dans toutes les écoles des beaux-
arts. Les dessins de M. Matout pour le plafond de la salle du Louvre
dite « des Empereurs » n'en sont pas moins des œuvres très honorables,
qui n'ont rien à redouter de la comparaison avec leurs similaires de
l'étranger; dans \a Bacchante il y a même certaines trouvailles de forme
et d'attitude qui méritent d'eux- traitées avec tous les égards dus à
l'invention. Quant à M. Ehrmann, dans ses aquarelles à'Ariadne et de
Persêe, il se montre tel que nous le connaissons déjà : dessinateur gra-
cieux et décorateur rempli de gotàt, On n'oubliera pas non plus les élé-
gantes compositions dans le style de la Renaissance, de M. Faivre-DufTer
pour le château d'Anel ; nous en donnons deux gravures.
Je passe rapidement sur les fusains de MM. Appian, Bellel et Allongé,
— M. Maxime Lalanne manque à la fête. Le genre est un peu triste et
monotone, même entre les mains de ces maîtres, et il s'assombrit encore
LA FONTAINE DE JOUVENCE.
(Gravure de M. Chapon, d'après le tableau de M. Ehrmann. )
,86 LWRT MODERNE A L'EXPOSITION.
au voisinage des aquarelles. Seules, peut-être, les compositions si bien
observées de M. Lhermitte peuvent compenser les inconvénients du pro-
cédé. Mais dans les salles où nous sommes, l'œil demande avant tout à
être é^ayé : aussi s arréte-t-il avec complaisance sur la pimpante toilette
des aquarelles de xM'"" la baronne N. de Rothschild : toutes ces vues de
France ou d'Italie, qui se mirent coquettement dans des eaux transpa-
rentes, sont d'un éclat qui subjugue la critique et la rend muette.
M. Berchcre tient certainement la tête des Orientalistes à l'Expo-
sition; ses aquarelles, richement colorées et modelées avec hardiesse,
n'ont d'égales dans aucun autre pays. Ce sont en même temps de sages
ouvrages qui ne sentent en rien l'improvisation hâtive : la main ne s'y
affranchit jamais des lisières de la pensée; tout est voulu d'avance.
Quant à Regnault, si restreinte que soit l'exposition de ses oeuvres,
elle le range parmi nos aquarellistes à une place qui est la première. On
n"a pas oublié son merveilleux Intérieur de harem : c'est la pièce capi-
tale de notre Exposition. Il est à peine besoin d'en rappeler la disposition
générale : au centre de la composition un prince arabe presque nu, à
demi couché sur un divan au pied duquel une jeune esclave, vêtue de
noir, chante en s'accompagnant sur la guitare. La gauche du tableau est
occupée par une profusion de tapis et de tentures aux colorations bril-
lantes. Ce qu'il est impossible de rendre, c'est l'éclat extraordinaire de
cette aquarelle, la hardiesse de l'exécution et cette liberté souveraine du
pinceau qui, du premier coup, met tout à sa place et, sans reprises, sans
sacrifices, donne à chaque chose sa valeur propre. Tout est ordonné
dans ce désordre apparent : toutes les notes parlent et cependant l'ensemble
reste harmonieux, l'idée suit son cours et se concentre sur le groupe des
deux personnages.
Regnault, qui s'inspira de Fortuny, a lui-même fait école. Nous
regrettons de ne pas voir à l'Exposition ses deux meilleurs élèves,
MM. Clairin et Benjamin Constant. A défaut, nous avons M. L. Leloir,
mais cet artiste ne lui appartient pas en propre : l'art japonais peut le
revendiquer également à son profit. M. Leloir a des qualités de premier
ordre : son coloris est d'une intensité et d'une fraîcheur sans pareilles;
il compose avec goût et son dessin a une certaine aisance gracieuse.
Mais l'intention décorative est trop exclusive dans ses œuvres : il est
regrettable qu'un artiste aussi bien doué mette toute son ambition à
flatter les yeux par le moyen un peu trivial de la tache, et ne s'attache
pas davantage au sujet. Les figures qu'il imagine ne comptent guère que
AQUARELLES, DESSINS ET GRAVURES. 287
par le costume, et le procédé mesquin de leur exécution contraste péni-
blement avec la hardiesse et la franchise du pinceau dans les accessoires.
M. Worms, moins séduisant au premier abord, a des qualités de
peintre plus recommandables ; s'il n'attristait pas ses aquarelles par un
certain abus du noir, surtout dans les chairs, ce seraient des œuvres char-
mantes, car elles sont généralement bien comprises et elles portent en
elles l'intérêt de choses observées sur la nature. Les scènes d'Espagne,
qu'il raconte si bien, ne mentent pas à leur étiquette : personnages, cos-
tumes et accessoires appartiennent incontestablement au milieu choisi
par le peintre. C'est là un mérite particulier à M. Worms dans la petite
école dont je parle en ce moment.
Restent MM. Berne-Bellecour et Vibert : je regrette de ne pas par-
tager l'engouement du public pour leurs œuvres. Je ne conteste pas que
M. Berne-Bellecour ne se soit montré bon peintre en diverses circon-
stances, et pas plus tard que cette année encore, dans son tableau du
Salon : je vois en M. Vibert le dessinateur correct et spirituel qui trouve
généralement l'attitude vraie et sait en tirer profit dans le tableau, mais
je leur reproche comme tendance générale de trop sacrifier à des fan-
taisies qui ne méritent pas les honneurs de la peinture. Il n'est pas dé-
fendu aux artistes d'avoir de l'esprit, mais ils doivent bien se garder
d'en faire montre dans leurs ouvrages. On ne peut pas rire tous les jours
d'une situation plaisante, d'une charge si réussie qu'elle soit; à quoi bon
alors nous l'imposer sous cette forme de la peinture qui est précisément
faite pour éterniser les impressions? Que les peintres veuillent bien mettre
beaucoup d'esprit dans leur exécution, personne ne s'en plaindra, mais
nous les adjurons de laisser le vaudeville au théâtre, et la chansonnette
comique au café-concert.
II
En 1867, l'article que M. Philippe Burty écrivait dans la Galette, à
propos des gravures exposées, commençait ainsi : « Rien ne démontre
mieux la fin prochaine et irréparable de l'art de la gravure qu'une
visite dans les galeries des Beaux-Arts à l'Exposition universelle. Lors-
qu'on aura interrogé toutes les sections, parcouru toutes les rues, voyagé
tout autour de ces compartiments qui fragmentent l'espace comme les
288 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
alvéoles divisent un gâteau de miel, il restera acquis que le monde se
désintéresse de la gravure sur métal, que Teau-forte succè de au burin,
que la lithographie agonise, que le bois est en péril, que le « procédé »
tend à supprimer le burin, Feau-forte, la lithographie et le bois, et que
l'agent provocateur de ces menées révolutionnaires, c'est, directement ou
indirectement, la photographie. »
Ces paroles chagrines sont de mise aujourd'hui comme elles l'étaient
il y a onze ans, et cependant convenons que le mal signalé par notre
confrère, si compétent en ces matières, n'a pas empiré sensiblement
depuis cette époque; au contraire, il semble que la gravure ait repris
quelques forces : l'intéressante malade ne veut pas mourir. Je serais mal
venu à m'écrier : « Les gens que vous tuez se portent bien» , mais j'ai le
devoir de constater que le fâcheux pronostic de M. Burty ne s'est point
encore réalisé : personne plus que lui ne doit s'en réjouir, j'en suis certain.
La gra\aire au burin, la plus compromise de toutes, se défend avec une
énergie particulière; il est vrai qu'elle a trouvé dans l'État, dans ia ville
d- Paris, dans les sociétés d'amateurs et les revues spéciales, comme la
nôtre, une tutelle sérieuse. Privée de commandes officielles et de l'appui
des sociétés, elle n'eût probablement légué que son souvenir à l'Exposi-
tion de 1878. A tort ou à raison, le public lui refuse ses faveurs : on lui
trouve l'air froid et guindé ; sa vieille réputation d'exactitude est forte-
ment ébranlée depuis qu'elle est soumise au terrible contrôle de la photo-
graphie; comme donnée esthétique, elle n'est plus dans le mouvement,
car ce qu'elle poursuit, c'est la forme, et le goût du jour est à la couleur;
enfin, à une époque où l'on est si pressé de jouir et où les grands succès
de la peinture, ceux précisément dont elle pourrait prendre sa part, passent
comme les roses, on lui reproche d'arriver toujours trop tard, comme
certains carabiniers fameux. Voilà bien des griefs, et je n'ai pas encore
relevé le principal : le prix élevé de ses épreuves.
Malgré toutes ces imperfections inhérentes à sa nature, nous per-
sistons à croire que la gravure au burin n'est pas en danger de mort ; ce
qui lui manque le plus, en réalité ce sont les bons graveurs. Jamais
le goût des estampes n'a été plus répandu ; si les amateurs se tournent
de préférence vers l'eau-forte, ce n'est pas par économie, — les belles
épreuves se vendent à des prix très élevés, — c'est qu'il y a aujourd'hui
des aquafortistes du plus rare mérite ; parmi les graveurs en taille-douce,
au contraire, le talent ne dépasse pas une bonne moyenne. Ce n'est pas
assez pour aflfriander le public : on ne saurait lui demander de faire
2f,o L\\RT MODERNE A L'EXPOSITION.
entrer en ligne de compte les difficultés du métier ; il en ignore ; le résultat
est tout pour lui, et personne n'a le droit de lui donner tort à ce propos.
Autre est le devoir de la critique ; aussi ne parlerai-je qu'avec res-
pect des artistes qui représentent, à TExposition universelle, le grand art
classique de la gravure. Tels qu'ils sont, ce sont encore les nôtres, les
Français, qui marchent à la tête de cette respectable phalange. Leur
chef incontesté, un des derniers maîtres du burin, M. Henriquel Dupont,
a depuis longtemps renoncé aux expositions ; elles n'ajouteraient rien à sa
renommée. Mais on regrette de ne pas voir au Champ de Mars l'œuvre
d'un artiste mort d'hier, qui nous etât fait le plus grand honneur: je veux
parler de Rousseaux. Des mains pieuses ont recueilli et exposé les ou-
vrages de Martinet : cet hommage était dû à sa mémoire; mais com-
ment n'a-t-on pas pensé aux figures de la Poésie, la Renommée et la
Vérité gravées par Rousseaux, d'après la gouache du Corrège qui est
au Louvre, et surtout à son délicieux portrait de M"" de Sépigné d'après
le pastel de Nanteuil ? Si intéressante que soit l'exposition de MM. Berti-
not, Levasseur, Danguin, Salmon, qui représentent avec dignité la grande
tradition du burin, si précieuses que soient les planches de M. Didier,
surtout le portrait d'Anne de Clèves d'après Holbein, et celles de
MM. Varin, Deblois, Ch.-V. Bellay, Blanchard, l'excellent graveur
d'Alma Tadéma, et celles de MM. Morse, Jacquet et Dubouchet, que
leur collaboration à la Galette nous impose le devoir de ne pas trop
e.xalter, il faut convenir que la gravure française ne pouvait que gagner
dans l'estime des étrangers à recueillir l'œuvre de l'un de ses praticiens
les plus distingués.
Tous les artistes que je viens de citer — j'en passe et qui les
valent peut-être — représentent à des degrés divers et chacun avec son
mérite propre une école de gravure qui, en somme, n'a pas de rivale
en Europe. Si l'on en juge par les derniers venus, il est également permis
d'affirmer que cette école n'a pas périclité depuis l'Exposition de 1867,
malgré les vides que la mort a produits dans ses rangs, et qu'il n'y a rien
à craindre pour elle dans l'av'enir. Comment ne pas être émerveillé, pour
ne citer qu'un exemple, par la prodigieuse manœuvre de M. Huot? Y
eut-il jamais burin plus souple et plus fin à la fois que celui qui a
modelé la Cigale de M. J. Lefebvre? La science de la gravure en taille-
douce n'est donc pas en danger de se perdre chez nous ; ce qu'il importe
de relever, si l'on veut ressusciter du même coup l'art et le commerce des
estampes, c'est l'éducation purement artistique du graveur. L'Exposition
AQUARELLES, DESSINS ET GRAVURES. 291
annuelle des épreuves du concours de Rome témoigne en effet chez les
concurrents d'une connaissance du dessin beaucoup trop superficielle.
Dans les sections étrangères, je ne vois pas une seule planche
vraiment remarquable et qui mérite qu'on s'y arrête longtemps. Les
hommes de talent ne manquent pas^ mais ils n'ont rien qui les distingue des
nôtres, et, le plus souvent, ils leur sont inférieurs. J'excepterai cepen-
dant les deux graveurs autrichiens, MM. Sonnenleitner et Klaus ; ils
apportent dans la traduction des œuvres de genre une incontestable
supériorité : leur burin facile et précis dit bien tout ce qu'il faut dire en
pareil cas. MM. Klaus et Defregger ont trouvé en eux d'excellents
interprètes. Les Anglais ont le burin consciencieux, froid et mou.
Peut-être, cependant, MAL G. -T. Doo, T.-O. Barlow et Stacpoole
sont-ils les graveurs qui conviennent le mieux à la peinture de leur pays.
Quant à MAL Girardet (Suisse), Danse (Belgique) et Ballin (Dane-
mark), ce sont, à tous autres points de vue que celui de la nationalité,
des graveurs français; ils travaillent chez nous et avec une aisance sou-
vent spirituelle, qu'ils ont certainement apprise dans les ateliers français.
C'est parmi les transfuges de la gravure classique que nous trouverons
la personnalité la plus originale et la plus puissante que le burin moderne
ait enfantée. Parler de M. F. Gaillard aux lecteurs de la Galette est sans
doute superflu : les œuvres les plus étonnantes de cet éminent artiste ont
été publiées dans notre revue. Faut-il rappeler VHomme à l'œillet, de
Van Eyck^ VŒdipe, d'Ingres, le Gattamelata, de Donatello, le Crépuscule
de Michel-Ange et, la plus récente, Dom Guéranger? Le talent de le
M. Gaillard est le produit d'une science profonde et d'un art consommé.
Ses copies sont des créations, et l'on ne sait ce qu'il faut le plus admirer
de la perfection du travail ou de l'idée générale, artistique, que sa volonté
impose et qui domine l'œuvre. Il est un des rares graveurs de notre
époque qui resteront, ou, pour parler plus exactement, un des rares
artistes, car, je le répète, son mérite est celui d'un créateur.
C'est un maître encore que nous trouverons à la tête de l'école fran-
çaise, si du burin nous passons à l'eau-forte. M. Jules Jacquemart, dont
l'œuvre considérable a été si bien étudiée par notre rédacteur en chef,
est depuis longtemps classé au rang le plus élevé parmi les amateurs
d'estampes du monde entier. Certaines de ses planches sont de purs chefs-
d'œuvre sans analogues dans l'art de la gravure : on n'avait jamais fait
et l'on ne refera probablement jamais les prodiges de lumière qu'il a su
accomplir dans ses Gemmes et Joyaux de la couronne et tant d'autres
292 LWRT MODERNE A L^EXPOSITION.
séries célèbres; sous sa pointe merveilleuse, les objets prennent une inten-
sité de ressemblance que, jusqu'à lui, la peinture seule pouvait atteindre.
Ce n'est pas tout dire de son talent, mais il est impossible d'exprimer par
le langage le charme qui se dégage de ces œuvres exquises. Dans ses
planches, la réalité de l'image n'a rien du réalisme; elle résulte bien plus
de l'interprétation de l'artiste que de l'exactitude figurative donnée aux
sujets. M. Jacquemart ne grave pas l'objet lui-même, il nous montre
comment cet objet se comporte dans la lumière, et cela suffit pour que
nous ayons la notion de ses propriétés physiques : la forme, la couleur,
le poids et la densité. Aujourd'hui que la guerre est déclarée aux modèles
graphiques dans renseignement du dessin, nous conseillerions cependant
d'en emprunter quelques-uns à l'œuvre de cet artiste ; bien que sous une
forme graphique, ils ne donneraient à l'élève que des leçons utiles, des
leçons de choses. Je n'entrerai pas dans l'analyse des gravures qui com-
posent l'exposition de M. Jules Jacquemart : qu'il me suffise de signaler
ses derniers ouvrages, ou plutôt de les rappeler, car ils ont été publiés
dans la Galette. Ce sont les belles planches qui ont accompagné l'étude
de M. Charles Blanc sur la galerie de San-Donato. Il y a là matière à un
nouveau chapitre pour le catalogue de son œuvre; nous espérons que
bien d'autres viendront encore grossir l'ouvrage que M. Louis Gonse lui
a consacré.
Si la gravure en taille-douce semble végéter et s'éteindre doucement
dans le marasme, l'eau-forte n'a jamais été plus vigoureuse : c'est une
fîoraison perpétuelle, un débordement de sève qui rend très laborieux le
métier de collectionneur. Je ne répéterai pas ici ce qui a été dit tant de
fois au sujet de cet art charmant; il a pour lui maintenant la consécration
du succès, ce qui vaut mieux que des phrases. Les revues artistiques se
multiplient; toute édition riche ou curieuse veut être accompagnée d'eaux-
fortes; on fait même des publications où le texte n'est que le commen-
taire des eaux-fortes.
Ce n'est pas à la Gaiette, qui, depuis vingt ans, chante les louanges
de la gravure sur cuivre et lui doit une bonne part de son succès, qu'il
appartiendrait de récriminer contre une mode créée par elle; nous devons
cependant formuler quelques réserves. Les éditeurs et les artistes eux-
mêmes, grisés par le succès, se laissent trop facilement aller à croire que
toute image sera bienvenue qui porte l'enseigne de l'eau-forte; aussi les
uns et les autres ont-ils une tendance fâcheuse à se contenter de peu de
chose. Une morsure bien comprise donne-t-elle quelques colorations flat-
AQUARELLES, DESSINS ET GRAVURES. 293
teuses pour l'œil, on s'inquiète peu de savoir si elles sont à leur place et
si la forme qu'elles revêtent est bien étudiée. C'est le triomphe de l'école
lES VEXDAXGEi A ROME, rAR M. AIMA TADÉ.MA. (fRACMEXT DU TABLEAU )
Gravure de M. JonnarJ.)
de la tache, et tel de ses adeptes qui ignore les principes élémentaires du
dessin, et serait incapable d'établir une illustration quelconque sous toute
2<,4 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
autre forme moins complaisante, tend à supplanter les artistes vraiment
instruits et consciencieux.
L'art est indivis : on ne fait de bonne gravure qu'à la condition d'être
exactement informé de son principe essentiel, le dessin. D'où vient la
supériorité de MM. Gaillard et Jacquemart, dont je parlais tout à l'heure,
et d'autres encore, que je pourrais citer, MM. L. Flameng, Boilvin,
Laguillcrmie, par exemple? c'est qu'ils sont peintres avant d'être gra-
veurs. On connaît les peintures de M. Gaillard; les aquarelles de M. Jac-
quemart sont étincclantes de lumière et spirituellement touchées, comme
ses eaux-fortes; — à ce propos, il est très regrettable que notre exposition
spéciale n'en ait pas montré quelques-unes, elle y aurait gagné en impor-
tance.
Quant à M. Flameng. je connais de lui d'excellentes études sur
toile; mais la gravure ne lui laisse plus le loisir de peindre : il est depuis
longtemps rivé à l'eau-forte par le succès. Son exposition ne comporte pas
moins de vingt et une planches, toutes remarquables, toutes des œuvres
d'artiste, dans les genres les plus dissemblables, de la Stratonice d'Ingres,
un burin savant et d'une rare délicatesse, au Portrait de M""" F..., de
Carolus Duran, un modèle d'interprétation à l'eau-forte que nos jeunes
aquafortistes devraient étudier. Nul mieux que M. L. Flameng ne connaît
les ressources du métier. Rembrandt lui-même hésiterait entre l'original
de la Pièce aux cent florins et la merveilleuse copie qui a vulgarisé cette
œuvre de génie. Nous n'avons pas à insister : l'accueil fait par les abonnés
de la Galette à cette estampe nous dispense d'en faire un plus long éloge.
Le respect dû à la vérité me force d'exposer les mérites d'artistes qui
presque tous sont nos collaborateurs. Ce n'est pas sans me gêner un peu,
mais qu'y faire? Je ne puis méconnaître que les noms que je viens de
prononcer soient les plus recommandables, et je serai d'accord avec tous
les amateurs de belles gravures en citant à leur suite ceux de MM. Waltner,
Rajon, Le Rat, Gilbert, G. Greux, Chauvel, Buhot et Mongin. Je n'ai
qu'un regret, celui de ne pouvoir consacrer à leurs ouvrages toute l'atten-
tion qu'ils méritent.
MM. Hédouin, Laguillermie, Boilvin et Lalauze ont droit à un para-
graphe spécial : ce ne sont pas seulement des graveurs émérites, ce sont
des créateurs d'images, des vignettistes; par leur talent gracieux et léger,
ils nous reportent aux plus beaux jours de la librairie illustrée, au
xviii" siècle. M. L. Flameng fait également partie de ce groupe précieux
de dessinateurs-graveurs qui ajoutent un nouveau charme aux chefs-
AQUARELLES, DESSINS ET GRAVURES. 295
d'œuvre de notre littérature. M. Hédouin, dessinateur serré et fin, se tient
tout à fait dans les traditions du xviii' siècle; les autres, plus coloristes,
apportent dans leurs compositions un sentiment tout moderne. On ne se
méprendra jamais sur la date des estampes de M. Boilvin pour une
édition de Rabelais, ni de celles de M. Laguillermie pour les Contes de
Voltaire : elles sont bien de notre époque, où Ton sacrifie surtout à la
sensualité, à la gourmandise de Fœil.
L'eau-forte française compte encore un certain nombre d'artistes
dont le nom ne saurait être passé sous silence : les excellentes et précises
gravures de MM. Gaucherel, Brunet-Debaisne, O. de Rochebrune et
Queyroy conserveront le souvenir de monuments disparus, et feront mieux
apprécier l'intérêt qu'il y a à sauvegarder ceux qui nous restent des
injures du temps et des hommes. Il me reste enfin à rappeler à nos lec-
teurs, dans le cas où ils l'auraient oublié, que nous pouvons revendiquer
quelques aquafortistes dont les œuvres, peu connues chez nous, sont
classées avec honneur dans les portefeuilles de l'étranger : ceci dit pour
mémoire seulement, car MM. Legros, Tissot et Desboutin ne se sont pas
fait représenter à l'Exposition; on y regrettait également l'absence de
Charles Jacque et de Daubigny, deux maîtres.
En Angleterre, on le sait, l'eau-forte est tenue en grande estime : la
Galette a déjà eu maintes fois l'occasion de se prononcer sur le talent de
MM. Seymour-Haden, Edwin-Edwards et Evershed; je puis me borner
à signaler rapidement leurs ouvrages exposés au Champ de Mars. Du
premier de ces artistes, une puissante Jetée de Calais, d'après Turner et
tout à fait dans le sentiment du maître, et une eau-forte originale repré-
sentant la Àlise en morceaux de l'Agamemnon. en i8jo, chef-d'œuvre de
justesse et de précision dans le faire le plus large; — de M. Edwin-Edwards,
une Vue de Londres, de dimensions considérables, avec cette devise :
Funium et opes, strepitumque, qui en est le meilleur commentaire. Ce bel
ouvrage ne perdrait rien à ce que le parti pris de lumière y fût moins
brutalement accusé : les premiers plans s'éteignent dans le noir avec la
tristesse d'une épreuve photographique. Par contraste, sans doute, le Pont
de Blackfriars est traité dans une manière pâle et blonde un peu exces-
sive : ce travail, d'une ténuité extrême, est sans doute de l'harmonie la
plus délicate, mais il ferait presque penser à un ouvrage en cheveux. —
M. Evershed, enfin, a exposé une série d'eaux-fortes et de pointes sèches
d'après des vues de la Tamise : nos lecteurs peuvent, du reste, en appré-
cier tout le mérite, car nous publions l'une d'elles.
296 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
M. Herkomer est un aquafortiste inspiré par M. Legros, nous Tavons
dit. Cette remarque nous gâte le plaisir devant les têtes de femme, si
largement traitées d'ailleurs, quïl a exposées. Avant de quitter l'Angle-
terre, un souvenir encore à deux habiles graveurs à Teau-forte :
M. Hesseltine et surtout M. Richeton, plus coloriste et moins sec que le
premier.
Je ne goûte pas beaucoup le talent de M. Redlich (Russie), tout en
rendant justice à son mérite. Les largesses du jury à son égard sembleront
excessives si Ton ne fait pas la part de certaines exigences de politesse
internationale. Le Sermon de Skarga, d'après M. Matejko, a plutôt perdu
que gagné à passer par le burin de ce graveur consciencieux, correct, mais
monochrome et attristant. Nouveau Acnu à nos Expositions, M. Redlich
s'étonnera peut-être de rencontrer la critique sur cette terre française où
il n'a récolté que des lauriers; mais une médaille d'honneur à l'Exposition
universelle, venant s'ajouter à la première médaille que cette même gra-
vure lui valut au Salon de l'an dernier, lui semblera, je l'espère, une
compensation suffisante.
Les autres pays ont une exposition de gravure des plus restreintes,
mais le peu qu'on en voit témoigne que le talent et la science du métier
sont partout. L'Autriche nous montre M. W. Unger, le brillant illustra-
teur des Musées du Nord; — la Russie, MM. Massalolf et Bobrolï, qui
gravent avec un sentiment de peintre très marqué; — l'Italie, M. Turletti:
sa Mort du pape Boniface VIII est une des plus fines eaux-fortes de
l'Exposition; — la Belgique, qui pourrait être si grandement représentée,
n'a que les envois, fort honorables du reste, de MM. de Biseau, G. Biot,
Michiels et Danse. Le plus vaillant de tous, M. F. Rops, manque à la
fête. — Les États-Unis ont M. J.-A. xMitchell : sa Fin de l'acte est une
scène de théâtre, vue en artiste et traitée de même. — L'Espagne, qui
semble honteuse de ses aquarellistes et de ses graveurs, à en juger par le
soin qu'elle met à les cacher, a des aquafortistes de premier ordre. J'ai
déniché quelque part, au milieu de produits commerciaux, un excellent
portrait de Goya, gravé par AL Galvan dans la manière soyeuse et pim-
pante de M. Rajon. Pour ne rien perdre du fruit de mes recherches,
j'ajouterai tout de suite que les dessinateurs sur bois de ce pays sont
excellents, et que le correspondant de la Ilitstracion pendant la dernière
guerre d'Orient, M. Pellicer, a mis au service de ce journal le crayon le
plus alerte et le plus spirituel. — Les Pays-Bas, qui se trouvent au bout
de cette revue rapide, de même qu'ils occupent au Champ de Mars l'ex-
^
EXPOSlTIOr; universelle de 1878
«^-
liJBENS PÎMX
rite des Beaux- Al-:
■ PORTRAIT DU BARON DE VICQ
Ambassadeur des Pa)'s-Bas, a la Cour de Franc
Musée du Louvre )
A OuaTitin, Imp Edir
.J^
AQUARELLES, DESSINS ET GRAVURES. 297
trème bout de la rue des Nations, montrent avec orgueil la belle série des
eaux-fortes de M. Storm van S'Gravesande sur la Hollande. Cet artiste
est un illustrateur-paysagiste hors de pair; le moindre de ses mérites est
de connaître à fond le métier qu'il emploie; c'est l'œuvre elle-même qui
captive par l'intensité du charme pittoresque et les qualités plastiques de
l'exécution.
La gravure sur bois, la plus menacée de toutes les gravures, celle
qui doit succomber la première sous les coups de la photographie, a déjà
subi de rudes atteintes depuis 1867; sur ce point, les funestes prédictions
de M. Philippe Burty semblent près de se réaliser.
Sans vouloir anticiper sur un événement que certaines exigences de
librairie retarderont encore longtemps, on peut dire que les amateurs d'art
porteront assez facilement le deuil de la défunte, d'autant plus que la
gravure héliographique réalise déjà les espérances qu'on avait fondées sur
elle. En effet, depuis que la photographie fournit des renseignements
d'une précision presque absolue, on n'a pas été sans s'apercevoir que le
bois cachait sous les dehors séduisants de ses colorations veloutées un
vice radical, le manque de sincérité : il alourdit et dénature les images
qu'on lui confie, et c'est peine à voir comme il tient peu compte des dé-
licatesses de la forme, et surtout de la plus délicate de toutes, la forme
humaine.
Les éditeurs les mieux placés pour être bien informés estiment que
le dessin le plus favorisé perd 33 pour 100 de sa valeur en passant par
les mains du graveur sur bois. Notez que celui-ci peut être un artiste
de beaucoup de talent; ce n'est pas lui que nous incriminons, c'est son
outil. En dehors des à-peu-près, des trompe-l'œil, dont peut se contenter
l'illustration des romans, des journaux d'actualité ou de voyages, la gra-
vure sur bois, pour mener à bien une œuvre d'exactitude dans le détail,
de précision dans la forme, demande autant de temps et d'argent
qu'une bonne eau-forte, voire même un burin léger; et si par malheur
l'ouvrage pèche par quelque point, le mal est irréparable. A -quoi bon
alors recourir à elle, si l'on n'y est pas forcé, comme le sont ou croient
l'être les éditeurs, par des nécessités basées sur les habitudes du
public?
Les graveurs sur bois que nous voyons à l'Exposition n'ont ni plus
ni moins de talent que leurs devanciers, et nous trouvons des hommes
de mérite dans tous les pays où la librairie et les journaux illustrés sont
2g8 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
en honneur. Les Anglais, et parliculièrement IVLM. Swain et Dalziel,
gravent supérieurement les images d'une forme et d'un sentiment élevés
que des artistes de grande valeur consentent à dessiner pour le public.
Walker et Pinwel, MM. Herkomer, Gregory, G. Green, Gilbert, North
et tant d'autres, par leur concours à Tillustration, donnent un singulier
relief à ce genre de gravure. Il en est de même en Allemagne; des artistes
comme Menzel, — sa Cruche cassée est ce que Ton peut voir à l'Exposi-
tion de plus original et de plus étonnant dans la librairie illustrée, —
Vautier, Liezen-Mayer, Kurzbauer, Gab. Max, Kaulbach, etc., etc., ne
croient pas déroger en collaborant à des œuvres de littérature. Chez nous,
il est rare qu'un peintre estimé consente à se faire l'auxiliaire de la librairie.
Sauf M. de Neuville, le peintre célèbre des épisodes de la guerre, l'exemple
deMeissonier et de Gigoux n'a entraîné personne : les concessions de nos
artisfes en renom ne s'étendent pas au delà de l'eau-forte. A leur défaut,
nous avons, parmi les spécialistes du bois, des dessinateurs d'un talent
très apprécié du public et à juste raison : MM. Vierge, Bayard, A. Gilbert,
Tofani, A. Marie, Riou, etc. Ils ont un mérite qui se fait plus rare de
jour en jour, celui décomposer avec goût et de savoir distribuer la lumière
suivant les règles spéciales à l'illustration. C'est là un art à part et qui ne
s'apprend pas dans les écoles; M. André Gill, le spirituel caricaturiste,
possède à un degré très marqué cette faculté de la bonne mise en pages :
ses compositions sont toujours bien à l'œil, bien équilibrées; delà vient
qu'elles captivent tout le monde : les artistes et les gens les plus étrangers
aux choses de l'art.
Nous l'avons dit plus haut, ce ne sont pas les bons graveurs sur bois
qui nous manquent, et nos peintres ne sauraient arguer de ce prétexte
pour expliquer leur abstention. L'habileté de M. Pannemaker fils ne peut
pas être dépassée. MM. Bœtzel et Yon ne demandent qu'à faire oublier
leur outil de graveur, en dissimulant le moyen d'exécution : ce sont les
plus fidèles traducteurs des œuvres de la peinture. MM. Froment, Joliet,
Bellenger, Thiriat, Valette, Huyot, Robert, Léveillé, Smeeton-Tilly,
Chapon, Jonnard, Midderigh, etc., font rendre au bois tout ce qu'il peut
donner; leur talent aura contribué, pour une bonne part, à retarder
la catastrophe finale qui menace cette industrie, et que je crois inévi-
table.
Encore une fois, nous ne sommes pas les ennemis des graveurs sur
bois, mais à leur art de convention et de fantaisie nous préférons la vérité.
AQUARELLES, DESSINS ET GRAVURES. 299
Le procédé héliographique a cela de bon qu'il supprime un interprète sur
deux ; nous n'avons plus à compter qu'avec un seul traducteur, celui qui
dessine. C'est moitié moins de chances d'erreur, sans compter que la
forme sera toujours plus délicatement indiquée. Ce n'est pas tout : comme
la photographie , qui grave le dessin , peut être obtenue dans le format que
riAPOND d'un SAIOS PE RECEPTION, PEINTURE DE .M. B A « 0 R Y.
{Gravure de M. Chapon.)
l'on veut, on n'a plus à se préoccuper de déterminer à l'avance les pro-
portions du dessin ; il peut être quatre et cinq fois plus grand que la gra-
vure dont on doit se servir. De là une plus grande liberté dans l'exécution
et la possibilité d'indiquer avec précision des détails que la main se relu-
serait à tracer, s'il fallait s'en tenir aux proportions du livre ou du journal
où la publication doit avoir lieu.
3oo L'ART MODERNE A LKX POSITION.
Disons-le en passant, notre revue plaide un peu en ce moment pro
doino : nous avons été des premiers à nous servir du procédé héliographi-
que; les grands éditeurs n'ont, du reste, pas tardé à nous suivre dans
cette voie. Les raisons qui nous ont fait agir sont multiples : d'abord nous
voulions assurer à nos images toute l'exactitude désirable, et leur laisser
le plus possible la marque du dessinateur, qui est pour une revue comme
la nôtre la marque vraiment artistique ; puis nous désirions multiplier
l'illustration et satisfaire aux exigences de l'actualité, dans une certaine
mesure, — toutes choses impossibles avec la gravure sur bois, qui est
d'une lenteur désespérante quand on lui demande de respecter le dessin,
et coûte fort cher. Aujourd'hui nous avons pour nous le nombre, sans
avoir perdu la qualité, s'il est vrai que nous devions, pour nos lecteurs,
rechercher les documents précis et non les images de convention. Enfin la
collaboration de la photographie nous a permis de rendre compte de l'E.x-
position avant qu'elle ne fût fermée, et dans une mesure inusitée; on muis
permettra donc de lui rendre grâces dans la personne de ses intelligents
manipulateurs, MM. Gillot et Yves-Barret, nos héliograveurs habituels.
Désormais, on peut l'affirmer, la gravure en fac-similé n'emploiera
plus d'autre ouvrier que le soleil. Nous venons d'exposer les raisons qui
militent en faveur des clichés typographiques obtenus au moyen de la
photographie; les résultats sont plus remarquables encore si l'on exa-
mine les planches en creux qu'elle donne aujourd'hui. Qu'on veuille bien
se reporter aux dessins de MM. R. de Madrazo et F. -A. Kaulbach, la
Pierrette et le Portrait de femme arec son enfant, publiés ici même; il
est impossible de mieux conserver et la forme et l'esprit du dessinateur
que ne l'a fait M. Dujardin dans ces deux planches. Je rappellerai
aussi les belles copies d'estampes anciennes faites par M. A. Durand, et
les héliogravures de M. Baldus. Le procédé Woodbury, qui permet
de graver en creux et d'imprimer aux encres indélébiles les épreuves pho-
tographiques, de quelque nature qu'elles soient, et avec une perfection
que les caprices du soleil ne permettaient pas d'atteindre quand il était
lui-même reproducteur de ses œuvres, — ce procédé merveilleux a été
porté à sa dernière perfection par M. Rousselon, de la maison Goupil.
Par d'ingénieuses combinaisons chimiques, dont il est l'inventeur, M.
Rousselon est parvenu à donner aux clichés Woodbury le grain qui leur
manquait pour qu'ils pussent être tirés par les presses ordinaires de
l'imprimeur en taille-douce. C'est un progrès important au double
point de vue de l'art et du commerce, car le tirage par le moyen des
AQUARELLES, DESSINS ET GRAVURES. 3or
encres gélatineuses exige un outillage spécial, et la main-d'œuvre en
est longue et coûteuse.
Quant aux essais qui ont été faits pour tirer en lithographie, aux
encres grasses, les épreuves photographiques reportées sur pierre, sur
verre ou sur métal, ils n'ont pas encore donné de résultats satisfaisants.
Je n'en excepterai pas l'invention de M. Vidal. Elle est dénommée photo-
chromie d'une façon un peu arbitraire, puisque la photographie n'entre
pour rien dans la coloration des images. Il s'agit simplement d'une
épreuve de l'objet, obtenue en noir par les moyens ordinaires, reportée
et imprimée en lithographie aux encres de couleur; c'est, en un mot, de
la photolithochromie, et je ne saisis pas en quoi elle l'emporte sur la
chromolithographie ordinaire, qui donne des images plus nettes, plus
claires et moins prétentieuses.
De tous les arts de reproduction, c'est peut-être la lithographie
qui est aujourd'hui la plus éprouvée ; elle a le défaut capital de fournir
un nombre trop restreint de bonnes épreuves ; elle s'empâte facilement
au tirage, et les demi-teintes perdent leur fraîcheur ou disparaissent.
L'État, qui décidément est animé des meilleures intentions à l'égard de
tous les soulfreteux, a voulu faire quelque chose pour elle; puissent ses
commandes retarder le dénouement fatal! Et qui sait? la gravure au burin
était bien malade; peut-être aurons-nous deux résurrections au lieu d'une.
D'excellents lithographes, nous n'en manquons pas; il suffit de voir à
l'Exposition la savante et harmonieuse Femme couchée, de M. A. Gilbert,
d'après J. Lefebvre, sa copie de la Séléné de M. Machard, et les magni-
fiques paysages de M. Chauvel. L'un et l'autre sont en même temps des
aquafortistes du plus grand mérite, tous deux passés maîtres dans leur
genre : M. Gilbert, dessinateur précis et libre à la façon des peintres,
excelle dans le portrait; M. Chauvel est un coloriste puissant; son exé-
cution fougueuse et brillante convient à merveille à la traduction des
œuvres de nos grands paysagistes modernes. Il est le seul, avec
M. Vernier, qui ait réussi à fixer sur la pierre, comme sur le métal, les
plus exquises délicatesses du pinceau de Corot. Je n'oublierai pas non
plus M. Sirouy, qui a lithographie pour nous, d'un crayon si léger, le
gracieux portrait de M"' Meyer, par Prud'hon, et M. Bour, interprète
fidèle des minutieuses peintures de Brascassat.
J'ignore si la lithographie fleurit dans les pays étrangers ; l'Exposi-
tion ne révèle rien à ce sujet ; les rares échantillons que l'on en voit en
3^3 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
Espa'^ne, en Belgique, aux Pays-Bas et dans les républiques de la Plata
ne feraient qu'accroître les inquiétudes qu'elle nous inspire. En Autriche,
Ton a remarqué une excellente lithochromie de M. Marastoni, d'après les
Trois Grâces de Bitterlich.
Avant de terminer, je dois signaler à l'attention un groupe d'artistes
éminents dont les œuvres passent malheureusement inaperçues du
public. Quel art plus noble pourtant et plus digne d'encouragement que
celui de la gravure en médailles? Il n'en est pas dont il faille plus vive-
ment désirer que la tradition se conserve, telle que l'ont fixée les maîtres
de l'antiquité, ceux de la Renaissance italienne, et nos maîtres à nous,
Varin, Dupré et David d'Angers. Pensez que ces précieux artistes sont, à
proprement parler, les plus grands vulgarisateurs d'images, puisqu'ils
disposent des pièces de monnaie : les effigies qu'ils y gravent ne sont
rien moins que des estampes à cours forcé ! Veillons à ce que leurs ensei-
gnements soient toujours puisés aux sources les plus pures. Quant à
leurs autres ouvrages, médailles commémoratives de nos grands faits et
de nos grands hommes, pierres gravées, ils échappent le plus souvent à
la foule : ce sont autant de petits monuments qui, aussitôt édifiés, vont
s'enfouir dans les collections des amateurs. Ici l'on peut dire que les
graveurs travaillent pour une gloire à longue échéance, car c'est le plus
souvent la postérité qui se charge de leur rendre justice.
M. Oudiné est célèbre moins certainement par son propre mérite
que par le jeu de mots tout fait qui a rendu populaire son nom inscrit
sous une effigie de la République : le meilleur de son œuvre, à coup sûr,
nous l'avons dans ses deux élèves, MM. Ponscarne et Chapelain. On
doit au premier une admirable série de portraits que n'auraient pas reniés
les Padouans. Le second a gravé, notamment, la médaille d'honneur des
Salons ; c'est un artiste très soucieux du style et de l'élégance. Le nom de
M. Soldi nous vient à la suite. Nous avons aussi M. A. Dubois, qui
contribuera à immortaliser les grands travaux de l'astronomie moderne;
MM. Tasset, Merley et M. A. Borrel, élève de ce dernier, dessinateurs
hardis et souvent heureux. Parmi les graveurs en pierres fines, MM. Gal-
brunner, François, Heller et Vaudet ont exposé des œuvres d'un fini
accompli et généralement inspirées par un goût sévère.
A l'étranger, nous devons retenir d'intéressants travaux de M. Adams
(Angleterre), de M""" Ahlborn (Suède), de MM. Capannini et Gori (Italie),
Esleban-Lozano et Sanchez (Espagne), Landry (Suisse), Geerts et Baetes
AQUARELLES, DESSINS ET GRAVURES. 3o3
(Belgique), Molarinho (Portugal). L'Allemagne s'est tenue sur la réserve :
elle ne nous montre aucun de ses graveurs en médailles. La Russie a deux
hommes de talent dans cette spécialité : ^L^L Steinmann et Ale.xeïefF.
L'Autriche, enfin, dont l'exposition est si correcte, si bien tenue dans
tous les genres, peut revendiquer avec orgueil M. Tautenhayn, médail-
liste de l'Empereur. — Ce que Ton admire le plus de cet artiste, à l'Ex-
position, c'est un magnifique bouclier en argent, représentant le Combat
des Lapithes et des Centaures aux noces de Pirithoiis et d Hippodaniie .
Je ne devrais peut-être pas en parler, puisque c'est une pièce d'orfèvrerie,
de la sculpture et non de la glyptique, mais il serait injuste de ne pas
signaler une œuvre de cette importance : ALNL de Montaiglon et Falize
ne m'en voudront pas d'empiéter sur leur terrain. ^L Tautenhayn, par
une exécution ferme, un dessin ressenti et toujours exact, a rajeuni ce
sujet, tant de fois traité par les maîtres : il y a dans son oeuvre des
audaces de mouvement et des vigueurs de modelé qui font songer aux
belles ciselures de la Renaissance.
ALFRED DE LOSTALOT.
L'ORFÈVRERIE ET LA BIJOUTERIE. 3o5
engagée entre TEurope et nous, et les Expositions y sont des temps d'ar-
rêt où les joueurs s'assemblent pour compter les points. Jusqu'ici nous
avons gardé l'avance; mais quand nous mesurons les progrés de nos con-
currents, nos succès nous donnent à penser.
Si dans quelques spécialités d'art et d'industrie la lutte devient
sérieuse et passionnée, il en est d'autres où nous ne sommes pas me-
nacés encore, et, parmi celles-là, l'industrie des métaux précieux et des
bronzes est peut-être celle où la France garde une supériorité mieux
marquée.
Ce n'est pas à dire que tout y soit bien, et je me hâte de modifier ce
que pourrait avoir d'excessif et de dangereux un trop réel contentement
de nous-mêmes; nous sommes les premiers, oui, mais parce que, à
quelques exceptions près, la production étrangère est médiocre. Si les
Anglais faisaient dans cet art les efforts qui ont été constatés dans la fabri-
cation de leurs meubles, si l'Américain Titïany poussait plus loin ses pro-
grès, si l'Italie avait beaucoup de Castellani, notre supériorité serait en
danger.
Orfèvres ou bronziers, nous allons à l'aventure, suivant notre fan-
taisie personnelle, manquant d'école, n'ayant ni conseils ni direction supé-
rieure. Nous n'avons pour nous soutenir que le goût du luxe chez le
client, que la passion du gain chez le producteur; aucun artiste ne s'est
encore pris d'amour pour cet art du métal qui garde, à qui le saura com-
prendre, des jouissances égales à celles que donnent au sculpteur la molle
complaisance de la glaise et l'àpre résistance de la pierre, au peintre la
magie de sa palette.
Si d'un bloc de marbre on peut tirer le dieu, la table ou la cuvette,
l'or, l'argent et le bronze sont bien d'autres Protées, dont les transfor-
mations atteignent à l'infini; ces métaux appartiennent au peintre par
l'émail, par les patines variées de leurs alliages et par le mariage des
pierres; ils tentent l'architecte par la netteté de leurs arêtes, l'éclat
et la fermeté de leurs détails; ils conservent d'une façon ineffaçable le
dessin du graveur, et, pour le sculpteur, ils sont la plus impérissable
matière où la pensée puisse épouser la forme.
Il faut que nos artistes d'aujourd'hui ignorent absolument ces vertus
si diverses, qu'ils n'aient jamais étudié les ressources de la fonte, de la
ciselure, de la gravure et de l'émail, pour qu'à l'exemple des grands
maîtres de l'art ancien ils ne soient pas venus d'eux-mêmes à l'orfèvrerie,
non plus en manœuvres de rencontre qui cèdent à contre-cœur, mais en
3uô LWRT MODERNE A L'EXPOSITIOX.
maîtres véritables, qui rendraient à cet art un rang digne de lui et à eux-
mêmes une gloire nouvelle.
Ils ont été sollicités pourtant : après qu"Auguste, Thomire, Odiot père
et Biennais eurent avec les grands jours de Tempire ressuscité l'orfèvrerie,
on vit les Cahier, les Fauconnier, les Wagner recourir à nos architectes
et à nos sculpteurs. C'est sur l'avis de Chenavard que Fauconnier tenta
les premiers essais de style Renaissance, et ce fut pour lui que Barye com-
posa ses premières maquettes, les fondit et les cisela'. Liènard, Ganneron,
Plantard et Geoffroy de Chaumes travaillaient pour Wagner; Vechte fut
alors un des maîtres de la ciselure : le Musée du Luxembourg a deux de
ses vases, mais ses plus belles œuvres sont en Angleterre; Justin et
Nevilé dessinaient pour Duponchel; Rude et Simart modelaient pour le
duc de Luynes le Louis XIII d'argent et la Minerve d'ivoire, dor et
d'argent, imitée de Phidias, mais ils bornaient à ces deux essais leur
concours; Morel employait Klagmann et, comme le dit Th. Gautier en
ses notices, « Pradier, David, Feuchères, Cavelier, Préault, Schœn-
Averk, Pascal, Rouillaud, ont été traduits en or, en argent et en fer oxydé
par Fromcnt-Meurice «.
Mais tous ces artistes comprenaient mal ^orfè^■rerie ; ce n'était pour
eux qu'un gagne-pain, un moyen de payer le marbre ou la toile, et, la
maquette achevée, ils retournaient rêveurs à un art qu'ils jugeaient et
plus digne et plus grand. Ceux-là mêmes qui étaient nés en quelque sorte
dans l'atelier du ciseleur, Carrier-Belleuse et Gilbert, croyaient se sentir
palpiter des ailes; ils ont jeté la lime et le marteau, mais ils reviennent
parfois encore au métier de leurs premiers jours. De tous ces enfants de
l'orfèvrerie, il n'en est que deux qui lui soient restés fidèles, qui l'aient
aimée de passion , qui lui aient consacré leur vie, les deux frères, les
Fannière, et c'est par eux que nous commençons cette rapide revue : cet
honneur leur est du.
Travailleurs modestes et acharnés, aimés de qui les connaît, res-
pectés de tous, ils vivent retirés dans leur quartier tranquille, loin des
concurrences tapageuses, rêvant et créant, faisant tout par eux-mêmes.
Leur œuvre déjà considérable retîète bien leurs natures, natures un peu
grises et sérieuses, sans grand élan, mais sans faiblesses. Tout ce qui vient
I. Qu'est devenu le surtout de table commandé par le duc d'Orléans sur les dessins de
ChcvciiarJ, et dont Barye avait exécuté le? maquettes eu neut groupes de chasses où, dans
un péle-mcle pittoresque, se mêlaient les hommes, les lions, les tigres, les chevaux, les éléphants
et les chiens.'
BELLÉROPHON COMBATTANT LA CHIMIiRE.
(Groupe en argent^ composé et cxccuté par MM. Fannicrc frires.
3oS L-ART MODERNE A L^EXPOSITION.
d'eux est marqué au coin de rhonncteté, de la bonne foi; leurs œuvres
sont pures comme le métal qu'ils emploient. Peut-être ont-ils gardé de
leur jeunesse cette façon indéfinissable qui paraît vieillotte aux jeunes
d'aujourd'hui, mais qui n'est pas sans charmes : ils ont dans leurs com-
positions un ressouvenir des maîtres que j'ai nommés : Feuchère
et Liénard, Pradier, Klagmann et Névilé, mais cela vaut mieux que
d'avoir de certains les faciles élégances, les mièvreries néo-grecques et
les coquetteries toutes de chic, dont la mode elle-même commence à se
lasser.
Us achèvent actuellement un bouclier, commencé depuis vingt ans
(c'est dire leur persévérance), où sont repoussés, sur tôle d'acier, les per-
sonnages héroïques de l' « Orlando furioso » ; ces figures équestres, déta-
chées en relief sur un fond doux et orné, ont des vigueurs à la Vechte;
une délicieuse coupe, toute moelleuse de toucher, raconte les amours
et la mort d'Adonis; la belle pendule, qui appartient à M"" Blanc, est
faite de lapis et d'argent, elle occupe dans la vitrine des Fannière la place
d'honneur; les grandes figures assises aux deux côtés sont belles, large-
ment modelées et caressées d'un ciselet aimable et spirituel. J'aime cette
épée, en forme de claymore, offerte au général Charette, et qui, ds la
pointe au pommeau, est faîte d'un acier pur et fidèle, comme le héros
de Patay; la poignée en est ingénieusement composée avec les attributs
et la légende de la vieille Bretagne; enfin, si entre maintes pièces d'art
et c|uantité de bijoux, nous choisissons pour le donner ici le dessin
du prix de course offert en iSyS au comte de Lagrange, c'est que cette
ingénieuse composition de « Bellérophon combattant la Chimère »
nous paraît un exemple de grâce noble, et que l'exécution, bien que
souple et minutieuse, n'enlève rien à la sculpture de son accent et de sa
verve.
Mais les Fannière échappent à la définition étroite qu'on donne de
l'orfèvre : artistes industriels, mais poètes de la forme, ils restent indé-
pendants et pratiquent peu le métier par ses côtés commerciaux, ils tra-
fiquent rarement de cette vaisselle d'argent qui convient à nos usages
domestiques, tandis que c'est par ces articles d'utilité que les Christofie
s'imposent tout d'abord.
Ils ont débuté en introduisant en France les procédés de galvano-
plastie, de dorure et d'argenture électro-chimiques. Il semblait que ces
moyens artificiels de production allaient amener la ruine de l'industrie
rivale, en rendant la concurrence impossible.
L'ORFEVRERIE ET LA BIJOUTERIE.
3o9
Une importante usine est créée, elle va se développant rapidement.
M. Christofle père vulgarise Tusage des pièces d'argenterie courante,
BROC EX ARGENT CISELE.
(Composé et exécuté par MM. Fannière frères.)
mais peu à peu il relève aussi le goût de sa fabrication. Ce sont d'abord
des surtouts de table comme ceux que présentent encore aujourd'hui les
3io L'ART MODERNE A L-EXPOSITION.
maisons Caylar-Bayar et Boulanger, surtouts étincelants, dont la voyante
ornementation et la riche structure conviennent aux tables des hôtels et
aux dîners d'apparat de quelques parvenus. Puis, la vie de chaque jour
ctant assurée, la prospérité de la maison garantie par la production
mécanique des couverts argentés et de grosserie courante, M. Christofle
tente un premier essai d'orfè\rerie d'art : — c'est, en i855, le service
de table de l'empereur. Tous les sculpteurs d'aujourd'hui se souviennent
d'avoir travaillé avec une fiévreuse ardeur à cet important ouvrage, sous
la direction de Gilbert; mais rien n'est resté de cette œuvre de leur jeu-
nesse, non plus que du sourtout de la ville de Paris qu'exposaient en 1867
M. Christofle fils et M. Bouilhet. L'un a disparu dans les ruines des
Tuileries, l'autre dans l'incendie de l'Hôtel de \'ille; les orfèvreries et les
bijoux ont de funestes destinées : cpand un Louis XIV ne les envoie pas à
la Monnaie pour racheter la victoire, c'est quelque imbécile révolte qui
les détruit avec elle sur son bûcher d'ignominie.
Au contraire de ces deux beaux ouvrages, qui étaient de bronze ar-
genté, le grand service qu'exposent cette année MM. Christofle et Bouilhet
est bien réellement d'argent, il est destiné à ce duc de Santonia, dont
le faste s'étalait aux noces du roi Alphonse et de la pauvre reine Mercedes.
Ici, du moins, nos artistes ont puissamment contribué à l'invention
des modèles; pas de banalités, c'est à des sculpteurs tels que Mercié,
Mathurin-Moreau, Hiolle, Lafrance et Gautherin qu'a été confiée l'exé-
cution des figures.
L'idée générale en est simple : au centre le triomphe d'Amphitriie, —
l'élégante silhouette de la fille de Nereus, se découpe svelte et fiére, la
ligne en est heureuse, et, toute mignonne qu'elle est, cette jolie figurine
de Mercié est noble et ne perdrait pas à être agrandie à des proportions
naturelles. Au-dessous d'elle sont assises en de belles attitudes la Pèche
fluviale et la Pèche maritime; des tritons et des néréides occupent les
bouts de table; les saisons, modelées par Gautherin, prêtent aux flambeaux
de gracieux motifs, et les deux jardinières servent d'appui aux ligures cou-
chées de l'Europe, de l'Asie, de l'Afrique et de l'Amérique. — Lafrance,
dans ces quatre sujets, a eu l'inspirafion la plus aimable : il a rajeuni le
thème classique en prêtant aux figures une grâce plus lascive; les quatre
contrées sont ce qu'elles doivent être dans un festin, engageantes, prises de
celte i\resse des sens qui vient de leur climat, de leurs fruits, de leurs
vins, de leur soleil ; elles semblent oflrir au convive tout ce que les richesses
du sol et les beautés de la nature peuvent accorder à l'homme le plusgour-
^
,v.. V
rRIOMPHE D'.VMrKItRlTE, PIÈCE DE MILIEU DU SURTOUT DE TABtE EN ARGENT
EXÉCUTÉ PAR LA MAISON CHRISTOFLE POUR LE DUC DE SANTOMA.
(Composition de M. Rciber, sculptures Je MM. Mercié et Maihuriu-Moreau.)
3,2 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
met et le plus sensuel. C'est un délicieux poème de la table que concevront
et goûteront les gens doués de
quelque entendement.
En dépit de ces figures char-
mantes et des délicates colorations
de Targent, dont l'éclat blanc est
adouci par des frottis d'or aux
douceurs estompées, l'aspect du
surtout est solennel. Un autre plus
modeste en ses visées est dû à la
verve facile de Carrier-Belleuse;
des groupes de bacchantes , d'en-
fants et de silènes lui prêtent leur
vivante animation, les sujets en
sont aimables, les cristaux font
avec l'ornementation Louis XVI un
contraste étincelant, ce petit monde
Ait, il est d'une amusante compa-
gnie à table. Du même style et du
même sculpteur sont les trois jolies
pièces d'un service à café que voici
représentées : mais si le dessin en
dit la forme élégante, il ne peut ra-
conter les scènes qui se déroulent
en bas-relief tout autour des vases :
c'est une cohue de bambins, jolis
comme les Amours du dernier
siècle, remuant, grouillant, agissant,
A ivant de la vie des arts; les uns
chantent, les autres déclament; il y
a des guerriers, des peintres, des
mimes; c'est tout un petit poèm^
plein d'esprit enlevé à la pointe de
lébauchoir dans la cire dure et qui
m'a ravi d'aise quand l'artiste m'a
montré son esquisse. \'oilà bien le
Carrier qu'on aime, le sculpteur très français, le petit neveu de Germain
Pilon, de Coustou et de Clodion surtout; s'il s'était souvenu de ses com-
lORCHEHE MODELEE PAR
CUI LLEMIX.
L'ORFÈVRERIE ET LA BIJOUTERIE. 3i3
mencements, s'il avait repris le ciselet pour modeler lui-même Targent,
comme il avait modelé la cire, ces trois bijoux charmants vaudraient
plus que leur pesant d'or.
BOUT DE TABLE DU SURTOUT EST. CUTE PAR LA MAISON CHF
roUR LE DUC DE SANTONIA.
(Composition de M. Reibsr; sculpture Je M. Hiolle.)
Il faudrait, dans cet ordre d'idées, citer deux surtouts du même
fécond artiste, un de xMathurin-Moreau, les faunes de Piat, et certain
déjeuner, dessiné par M. Rossigneux, où la peau du lion de Némée joue
un rôle unique et pourtant point monotone.
3,4 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
C'est à Ch. Rossigneux encore qu'est due la composition du meuble
à bijoux qui fit sensation à l'Exposition de Vienne. Dans ce meuble, ainsi
que dans la Bibliothèque du Vatican, où commence et où finit le rôle de
l'orfèvre? — L'architecte en est l'inventeur et le maître; mais s'il consent
à construire moins en bois qu'en métal ces deux importants spécimens
d"un art tout moderne, c'est donc qu'avec les bronzes et l'argent, les
pierres et l'émail, on peut doter le mobilier civil d'une richesse nouvelle
et donner à l'orfèvrerie un rôle plus intéressant que celui d'orner les tables
et les dressoirs.
La Bibliothèque du Vatican est destinée à contenir toutes les curieuses
traductions de la Bulle ineffabilis ; l'abbé Sire, du diocèse de Paris, avait
entrepris, il y à dix-huit ans, cette tâche gigantesque. Sous son action
constante, le dogme de l'Immaculée Conception a été transcrit dans toutes
les langues du monde, et, du fond de l'Asie, des îles océaniennes, dans
les idiomes les plus ignorés des peuplades lointaines, comme dans les
langues d'Europe et les patois de nos provinces, cette proclamation du
pape Pie IX, répétée avec empressement, avait été naïvement ou artiste-
ment calligraphiée et enrichie de précieuses miniatures. A ces manuscrits
il fallait de dignes reliures, elles furent faites et plusieurs sont très remar-
quables; à ces livres il fallait un meuble, l'amour des fidèles en couvrit
les frais et l'humble prêtre de Saint-Sulpice fit un double miracle : à l'in-
verse de ce qui se passait dans l'antique Babel, il accorda les langues les
plus diverses en un même cantique d'amour, et lui, pauvre, ignoré, timide,
il parvint à créer le meuble le plus somptueux qui soit en ce concours des
arts et de l'industrie.
C'est un immense cabinet long de six mètres et que soutiennent
Ircnlc-six pieds, aux chapiteaux de bronze ciselé, que relient entre eux
des entretoises du même métal, et que surmonte unj statue d'ivoire et
d'argent de la Vierge de Lourdes.
Des vitrines en glace, inclinées en manière de pujMtre, protègent les
manuscrits; une longue ceinture d'émail cloisonné, aux guirlandes d'é-
glantine, enserre la table, tandis que la frise supérieure porte une magni-
fique composition, dessinée et peinte sur cuivre par Ch. Lameire, et
représentant les Nations du monde apportant, en une marche triomphale,
au chef de l'Église, les titres écrits de la gloire de Marie.
Dire ici la profusion des ciselures, les détails de fine sculpture, la
douceur et le charme des émaux de Fr. de Courcy, serait empiéter sur
la place qui m'est accordée; cependant, tout en rendant hommage à
L'ORFÈVRERIE ET LA BIJOUTERIE. 3i5
M. Reiber, Tarchitecte qui dessina le meuble, je risquerai quelques cri-
tiques. — J'en trouve le profil anguleux et la forme ^massive, en raison
IÈCE5 d'v.n ^ÊRViCË A t-'-t. t..» Ani^r^i, iaICUTE PAR LÀ
(D'aprcs des modelés de M. Carricr-Belleuse.)
50X CHKlsTOFLE.
des supports; certains détails sont délicieux, et certains autres, comme les
médaillons votifs de la frise inférieure, sont d'une facture trop précieuse
et trop sèche. Mais il est ditiicile de juger d'un tel ensemble autre part
3,6 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
que Jiins son milieu, et c'est au Vatican seulement, dans la salle qui lui
est réservée, que le meuble pourra être justement apprécié ou critiqué.
Ici, pour continuer à parler de la maison Christofle, il conviendrait
d'ouvrir une longue parenthèse et de remonter jusqu'à l'introduction dans
nos mœurs de ce goût japonais, qui, depuis quelque dix ans, a si pro-
fondément modifié nos idées décoratives. — C'est une étude qui vaut
qu'on s'y arrête et que j'entends faire autre part ; m.ais encore que cette
influence soit bonne ou mauvaise, profitable ou dangereuse, il faut dire
que MM. Christofle et Bouilhet s'y sont livrés des premiers, et que c'est
chez eux qu'il faut chercher le grand prêtre du japonisme, en la personne
de Reiber, que nous avons déjà nommé.
Bien d'autres artistes se sont convertis à sa doctrine, cette mode a
envahi la céramique, les cristaux, les meubles, les étoffes, les papiers
peints; elle a même, chose surprenante, atteint des sculpteurs, témoin les
deux gracieuses torchères en bronze patiné, modelées par Guillemin,
mais il faut toujours en revenir à Reiber pour trouver la note juste, il
garde le milieu entre cet art encore mystérieux, dont il faut user avec
réserve, et celte traduction courante qui est bien nôtre, comme étaient,
au goût français du dernier siècle, les chinoiseries de Boucher.
C'est Reiber qui, chez Deck, a donné le diapason à la céramique
japonaise; c'est lui qui, chez Christofle, a prêté à l'émail et aux métaux
les tons justes pour s'accorder. — Décrirons-nous les vases émaillés par
Tard d'après ses dessins? Expliquerons-nous le travail du cloisonné dont
la curieuse et patiente réussite égale à présent les plus beaux ouvrages
de la Chine? Parlerons-nous des coupes, des lampes, des coffrets, des jar-
dinières, des pendules, qui, soit par les couleurs de l'émail, soit par les
patines variées des bronzes incrustés d'or et d'argent acquièrent une
décoration si intense et si variée? — C'est là le propre de cet art nouveau
qui nous vient de l'extrême Orient, et, puisque nous avons nommé Tard
l'émailleur, il nous faut citer parmi les plus précieux collaborateurs
de Christofle, Guignard, l'auteur de ces patines métalliques, dont les
deux meubles d'encoignures sont, comme dessin et comme exécution,
les deux plus merveilleux exemples que nous connaissions. Nous signa-
lons encore le grand vase de Chéret, dédié aux arts décoratifs et qui, par
son importance et les tonalités du métal, rappelle le beau vase d'Anacréon,
publié en 1S74 par la Galette; mais si, dans cet article, nous donnions à
la maison Christofle une part proportionnée à celle qu'elle tient dans la
classe 24, la part des autres en serait singulièrement amoindrie.
/>/J-J« ^'^aniT fVO:
SES ET MEUBLES EN ÉMAUX CLOISONNES ET EN BRONZES PATINE» ET NIELLES
DE STYLE JAPONAIS.
(Maison Christofle et C'".)
3,8 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
Pourtant il convient de rendre aux cliefs de cette importante usine
un éloge bien dû; plus que d'autres ils répondent à ce désir que nous
manifestions en commençant : ils appellent Fartiste, l'aident, lui appren-
^
VASE DE STYLE JAPONAIS EN BKONZE INCRUSTE AVEC ORNEME^
(Maison Cluistolle et C'^)
EN RELIEF.
nent à aimer Tart du métal, font avec lui des échanges d'idées, et, artistes
eux-mêmes, ils contribuent à cette conversion des maîtres et du public,
non seulement par leurs travaux, mais encore par le concours qu'ils don-
nent aux sociétés d'art et d'industrie.
L'ORFÈVRERIE ET LA BIJOUTERIE. 319
Un autre orfèvre hieii et justement remarqué, c'est xM. Tiflfany, de
New- York. Lui aussi prend au Japon son inspiration, mais il avait profité
déjà des essais tentés par Cliristofle. Ayant eu la bonne fortune d'étudier
à Philadelpliie, deux ans avant nous, les procédés des Japonais, comme
il nous est donné de le faire aujourd'hui dans leur intéressante exposition,
il a mis à profit cette avance. Il délaisse l'émail, il ne s'applique pas à
copier les fines et capricieuses ciselures de Kanasawa et de Takaota; ce
qu"il emprunte au Japon, c'est son décor le plus
franc : des plantes aux larges feuilles, des oiseaux,
des poissons; ce qu'il a surtout pénétré, c'est le
secret de ses alliages. Il a merveilleusement bien
imité le mokoumé, ou mélange de lames d'or, d'ar-
gent, de cuivre pur ou allié, brasées, repliées, for-
gées et laminées ensemble de façon à imiter, comme
l'exprime le mot indigène, les veines du bois; le
chakoiido ', alliage de bronze et d'or aux reflets
sombres ; — le siboidti, autre alliage aux tons gris. ^\
Le nielle des Russes et les dépôts incrustés de ''
cuivre fin complètent, avec l'or et l'argent, cette TA
nouvelle palette de l'orfèvre, et c'est avec cette
palette que l'Américain, dédaignant les réactifs
chimiques, parvient à des effets variés, dont la so-
lidité de tons ne redoute pas l'usure. C'est là un
progrès, mais ce n'est pas le seul.
Tiffany s'est appliqué à répandre ces décors
sur les formes les plus pratiques, les plus logiques, les plus simples : il a
revêtu d'un martelage doux et régulier la surface de l'argent, feignant,
par un ingénieux artifice, d'avoir obtenu les rondeurs, non plus avec le
tour, mais avec le marteau à retreindre. L'effet en est harmonieux à l'œil,
l'argent n'a plus cet aspect sec et froid, dont le brunissage augmentait
encore la fade apparence; on ne craint plus de poser les doigts sur des
surfaces polies, elles ont les fines craquelures de la peau, les nervures
de la feuille, les mailles et le tissu de certains fruits, et de suite les gens
de goût se sont pris à aimer cette charmante nouveauté, qui n'est qu'un
renouveau des procédés primitifs.
Titfany nous étonne encore par l'habileté de ses ciselures. Certain
I. Nous suivons ici les indications données par !e catalogue officiel japonais.
320 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
service à thé de forme indienne, tout couvert de fleurs repoussics sur
ar-^ent est un pur chef-d'œuvre, et son grand vase dédié à Rryant, le
poète-journaliste, a de sérieux mérites; les pièces du surtout, aux ligures
de Sioux et de Delawares, se peuvent comparer à celles qu'a jadis mode-
lées, pour le comteKoucheleff, Emile Carlier, et dont Caylar-Bayar expose
une reproduction satisfaisante, inférieure cependant en ciselure aux pièces
américaines. — Enfin rien n'est plus parfoit que la gravure des couverts
TLATEAU DE CUIVHE A INCRUSTATIONS CALVAKOrLAST]Q_Ui
(Maison Cliristolle et 0'\)
de table présentés par la maison de New-York; je recommande en pre-
mière ligne le service oriental et le service si varié, si fin, où sont repré-
sentés tous les dieux de FOlympe; je doute que nous ayons en France un
graveur capable de faire des matrices aussi parfaites, depuis qu'Heller est
passé aux Etats-Unis.
Je ne m'arrête pas longtemps à la maison Elkington, bien qu'elle ait
en Angleterre une importance comparable à celle de la maison Christofle
en France. Ses émaux cloisonnés ne sont qu'une répétition timide des
émaux de celle-ci, et, malgré de sérieuses qualités, ses ouvrages ont le
L'ORFÈVRERIE ET LA BLTOUTERIE. 32i
grave défaut de n'avoir pas un caractère qui leur soit propre. Puisque
c'est seulement par ses côtés artistiques que Torfèvrerie trouve entrée
dans ce recueil, nous ne voyons à signaler chez Elkington que les beaux
travaux de Morel-Ladeuil, un artiste français, qui dirige avec M. Willms,
un autre Français, les fabriques de Londres et de Birmingham. Ce sont
des noms connus des amateurs, et déjà en 1876 nous avions admiré
au Salon le beau vase de THélicon. J'aime moins le nouveau bouclier,
dont le sujet est emprunté au poème mystique de Bunyan, The Pilgriin's
progress, et qui est une pâle copie de l'autre bouclier. Le Paradis
perdu, qu'avait composé Morel-Ladeuil et que possède le Musée de
Kensington.
AL Poussielgue-Rusand et AL Armand-Calliat représentent presque
COFFAET EN BRONZE PATINÉ INCRUSTE d'OR ET d'aRGE>
(Maison ChristoHe et C"".)
à eux seuls l'orfèvrerie d'église, mais ce sont deux tempéraments opposés.
Le premier traite en bronzier son travail, le second le soigne en bijoutier
amoureux du détail ; l'un cherche Tetfet, l'autre le joli, en sorte qu'entre
ces deux hommes également habiles, les préférences se partagent. —
L'orfèvre de Paris convient aux architectes, ils lui confient volontiers
l'exécution des grandes ornementations de bronze doré, dont les lignes
doivent s'inscrire dans les cadres de pierre des églises, des ornements
d'autel, des croix, des lampes suspendues, des châsses et des tabernacles,
dont la mignonne architecture n'exclut pas une facture large et ferme. Il
construit en bronze ou en argent, comme on construit en pierre, et ses
orfèvreries n'ont besoin pour retrouver leur charme sévère que d être
corrigées par le temps, — témoin cette châsse du xiv' siècle dont nous
322 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
donnons la copie et qui est imitée de celle que conserve le musée de
Cluny; son éclat trop neuf oflfense les yeux, nous ne sommes pas accou-
tumés à cette gamme éclatante d'ors et d'émaux ; s'imagine-t-on l'une des
merveilles d'orfèvrerie religieuse de la collection Bazilewski rémaillée
et redorée à neuf? cela serait du plus déplorable effet... Les meilleurs
morceaux de M. Poussielgue-Rusand
gagneraient à vieillir d'un siècle ou deux.
Parmi les pièces à noter, citons en
première ligne l'autel en bronze doré,
exécuté pour la cathédrale d'Auch, dans
le style du xv'' siècle, et dont les frises
et les clochetons, déjà si légers, pren-
dront en place, lorsque la dorure en
sera ternie, de tout autres délicatesses.
L'autel de la Vierge pour l'église d'Yve-
tot, conçu et dessiné, dans le style
Louis XII, par AL Roguet et modelé par
Chedeville, est exécuté en bronze et en
marbre; l'ordonnance m'en plait moins,
la répétition des motifs donne à cet édi-
fice une monotonie fâcheuse, et je blâme
surtout l'éclat cru des ors et du marbre
blanc. — Parmi les petits objets il faut
mentionner un ostensoir Renaissance,
dessiné par M. Corroyer et dont les
justes proportions conviennent à l'usage :
ce n'est plus une masse pesante que
porte avec angoisse l'officiant, la béné-
diction sera donnée sans effort, et l'élé-
gante proportion de l'objet ajoute encore
à sa légèreté'. Enfin j'insiste sur le fini
de trois pièces d'autel : le calice, le ciboire et les burettes d'un précieux
travail d'émail cloisonné, le premier essai, je crois, de restitution de ces
émaux à l'orfèvrerie d'église ; ceci vaut d'être encouragé, car la mauvaise
OSTENSOIR DU SACRE-COEUR.
(Exposé par M. Poussiclgue-Rusatid.)
I. L'ostensoir que nous reproduisons n'est pas celui de M. Corroyer dont il est ques-
tion plus loiji, mais un autre de plus grande dimension, dont la composition est due à M. Bossan,
architecte lyonnais.
lE PARADIS TERDl-, BOUCLIER COMTOSÉ PAR M. MO R E L -L A D E U I L ET EXECUTE
(Kensington Muséum.)
PAR M. ELKIXCTO>
324 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
économie du clergé oblige d'ordinaire à remplacer ce travail par des dé-
foncés à Teau-forte ; l'effet en est, en ce cas, moins heureux et la solidité
moins grande.
Sans nous arrêter aux crosses, aux chapelles, aux châsses, aux sta-
tuettes qui remplissent les vitrines de Poussielgue-Rusand et suffiraient
à constituer le trésor de deux ou trois évéchés, disons qu'il convient
d'associer le nom de cet orfèvre à ceux de nos grands architectes religieux.
âSs>
CHASSE DANS LE STYLE DU XI V^ SIÈCLE.
(ExposOe par M. Poussielgue-Riisand.)
car il est leur coopérateur dans le mobilier de toutes nos églises de France.
M. Armand-(>alliat, au contraire, se résume en lui-même; deux
aides lui suffisent : M. P. Bossan, l'architecte, et M. Dufraine, le sta-
tuaire; à eux trois, ils produisent une fabrication précieuse et nouvelle,
dont la caractérisque s'écarte des vieilles formes traditionnelles.
Si l'orfèvrerie de Poussielgue est décorative, celle d'Armand-Calliat
est attachante : la première meuble l'église, et, dans de vastes nefs, elle
garde toute sa valeur aux yeux des fidèles éloignés de l'autel ; — l'autre
s'accommode des petites chapelles, des oratoires, des vitrines de la sa-
L'ORFÈVRERIE ET LA BIJOUTERIE. 325
cristie : il lui faut les écrins de velours de révèque; c'est une bijouterie
précieuse aux délicates ciselures, aux filigranes ténus, aux émaux fins. Il
y a dans la première un parfum de l'église gallicane, un reflet de nos
vieilles et inébranlables croyances, elle tient à nos édifices romans et,
gothiques ; la seconde est d'un piétisme plus raffiné, d'une foi plus
A^
ROSACE EN ÉMAIL CHAMPLEVÉ DE l'OSTENSOIR DE N.-D. DE LOURDES.
(Exposée par M. Armand-Calliat.)
moderne, d'une religiosité plus mondaine et plus féminine. Ce n'est plus
l'orfèvrerie des grandes cathédrales de Paris, d'Amiens ou de Reims, c'est
l'ornement des chapelles de Lourdes et de la Salette, c'est la religion à la
mode ; et ce n'est pas une critique que j'en veux faire : j'admire ces formes
châtiées, ces délicatesses d'outil; c'est un travail amoureusement achevé
.et qui fait à son auteur le plus grand honneur. L'ostensoir de Notre-Dame
de Lourdes est une pure merveille, et je regrette que nous n'ayons pu en
donner ici le dessin ; la seule faute que j'y aie trouvée gît dans l'emploi des
fonds d'émail bleu, qui s'inscrivent entre les ailes des anges et font au
326 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
nimbe de l'hostie un effet dur de faïence peinte. Le socle, le nœud com-
posé de l'image de la Vierge, les rayons sont d'une composition com-
pliquée, dont la description e.xigerait plusieurs pages, car c'est tout un
poème religieux et mystique.
Nous ne donnons que deux copies
des œuvres de M. Armand-Calliat, celle
d'une rosace en émail champlevé de
l'ostensoir de Notre-Dame de Lourdes
et celle de la crosse de S. Ém. le car-
dinal Pitra. Là encore, le dessin esttout
plein de détails : outre les armes, les
attributs , les emblèmes et les orne-
ments, il y a trois sujets, trois légendes
religieuses : saint Pierre dans sa prison,
— saint Benoît se précipitant sur un buisson d'épines, —
et saint Jean-Baptiste pressant entre ses bras l'Agneau sans
tache.
Entre les richesses que contient l'exposition d'orfè-
vrerie lyonnaise, signalons le calice de M'^'' de Fréjus, le
reliquaire de la sainte Épine et le reliquaire du saint Mors
de Carpentras ; mais il convient de donner une mention
toute spéciale au magnifique retable du maître-autel de
Notre-Dame de Bourg-en-Bresse. M. Jarrin a fait de l'en-
semble de l'édicule une savante et remarquable descrip-
tion ; mais ce qu'il faut surtout louer, c'est la composition
des deux bas-reliefs par Dufraine, — une Nativité et une
Piété, — dont les figures sont d'un sentiment exquis, ado-
cRossE rablement modelées et ciselées, et se détachent en bronze
du ca.-Jin.ii Piir.-i. doré sur le marbre, dont la blancheur crue est tempérée
par des rinceaux émaillés et incrustés à fleur des surfaces.
L'effet en est joli, plein d'harmonie, et cette polychromie, douce et dis-
crète, prête à l'ensemble un charme infini.
Pour revenir des ornements religieux à l'orfèvrerie civile, je n'ai pas
de transition meilleure que de parler d'abord de M. Froment-Meurice.
Outre une jolie statuette de la Vierge, dont les chairs sculptées sur calcé-
doine rose, c'est-à-dire en matière transparente, ont le défaut de man-
quer de solidité à l'œil, par leur contraste avec les vêtements d'argent
?E EN CRISTAL DE ROC»E
UTÉE PAR M. FROMEKT-MEURICE POUR S.M.LE ROI D ESPAG
dcE Beaux-Arts
L'ORFÈVRERIE ET LA BIJOUTERIE. 327
émaillé, nous trouvons un remarquable ostensoir dessiné par Cameré.
Cette pièce, offerte à Téglise Notre-Dame du Sacré-Cœur d"Issoudun par
la comtesse de Bardi, est entièrement revêtue d'émaux champlevés et
flinqués, dont la gamme harmonieuse s'enroule en longues feuilles byzan-
tines sur des formes grasses et souples ; une couronne de lis, sertie en
diamants et gracieusement mouvementée, entoure le cabochon de cristal
qui protégera l'hostie. Cet ostensoir n'a pas la recherche archaïque des
ouvrages de Poussielgue ni les raffinements des orfèvreries lyonnaises;
mais il doit être offert comme un excellent spécimen d'ornementation
religieuse.
« Froment-iNleurice n'a pas beaucoup exécuté par lui-même, quoi-
COFFRET ES CRISTAL, AVEC ORNEMENTS DÉMAIL TRASStUClDE.
(Exposé par M. E- Froment-Meurice.)
qu'il maniât avec beaucoup d'adresse fébauchoir, le ciselet et le mar-
teau. Il inventait, ii cherchait, il dessinait, il trouvait des combinaisons
heureuses; il excellait à diriger un atelier, à souffler son esprit aux
ouvriers. Son idée, sinon sa main, a mis un cachet sur toutes ses œuvres.
Comme un chef d'orchestre, il inspirait et conduisait tout un monde de
sculpteurs, de dessinateurs, d'ornemanistes, de graveurs, d'émailleurs et
de joailliers, car l'orfèvre d'aujourd'hui n'a plus le temps de ceindre le
tablier et de tourmenter lui-même le métal pour le forcer à prendre des
formes diverses. » Ainsi parlait de Froment-Meurice le père Théophile
Gautier; on en pourrait dire autant du fils, et, s'il n'a pas reçu du chef de
sa maison cette éducation de l'outil qui, malheureusement, devient rare
chez les maîtres orfèvres, s'il n'est pas un exécutant, il est toujours ce chef
328 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
d'orchestre dont parle Gautier, et dans les symphonies finement ciselées
qu'il conduit on sent une délicatesse, une distinction, une pureté d'idée,
une suavité d'exécution, qui lui sont bien personnelles. M. Emile Froment-
Meurice se rattache par son père à nos grandes époques, il a dans le sang
ces qualités de race qui ne frayent pas avec les grossièretés de certaines
boutiques; ses bijoux n'ont pas besoin de l'appât des grosses pierres pour
être précieux, ses orfèvreries gardent de la Renaissance les fines élégances:
c'est une production de haut goût, une richesse raffinée qui convient à son
aristocratique clientèle.
Les contrastes de formes et d'ornementation qui frappent à première
vue dans cette exposition témoignent d'une riche variété de conception.
Nous citerons, entre autres, les pièces d'un service Louis XV, commandé
par la princesse Alentschikoff et composé par Joindy, d'après les types de
Roettiers, — un joli thé persan, — une garniture de toilette Louis X\l
et, dans le même style, un bassin d'argent, dont le modelé gras et spiri-
tuel accuse chez le ciseleur et chez Carrier-Belleuse, qui l'a modelé, un
sentiment exquis de l'époque : cette jolie pièce appartient à la baronne
douairière de Rothschild; — puis, outre un vase à bière dans le genre
allemand, de ravissantes salières portées par des enfants qu'on croirait
empruntés à Clodion, de nombreuses pièces de table, la reproduction de
la lampe d'argent du saint sépulcre, l'ingénieux prix de course modelé
par Emile Carlier et si habilement exécuté au coquille : le Centaure et la
\ ictoire. — Il nous faut encore mentionner la pendule et les candélabres
exécutés en argent et en ivoire, pour le château de Chantilly, sous la
direction de M. Daumet. C'est bien une garniture princière, mais je blâme
les proportions ramassées de l'horloge. — On trouvera plus loin le dessin
d'un des candélabres; l'ivoire est d'une facture agréable, mais, comme il
advient souvent de cette matière, le modelé a pris des sécheresses que
n'avait certes pas le plâtre de Lafrance. Les bras de bougies fondus en
argent sont un peu lourds d'aspect. — Déjà, en 1867, M. Froment-
Meurice avait e.xposé une délicieuse buire de cristal de roche, tout
incrustée d'or et d'émail; il a, cette fois, sur le même thème, varié ses
eflets. La gravure exprime mieux que je ne saurais le faire la forme et
l'ornementation de ce vase, qu'a acheté le roi d'Espagne. Quant au colfret,
nous le gravons aussi, et c'est une gracieuse chose en sa simplicité. Les
entrelacs d'argent émaillé, inscrits dans des cadres de vermeil, se marient
d'une façon harmonieuse avec les gemmes transparentes et rendent des
etlels de couleur que notre dessin blanc et noir est inhabile à exprimer.
L'ORFÈVRERIE ET LA BIJOUTERIE. 329
Enfin, entre cent bijoux qu'il faudrait tous dessiner ou décrire : —
des pendants de col du seizième, aux pierres gravées, une coupe d'agate,
une autre de girasol, une huître perlière ingénieusement montée, des
boules ajourées pour la coiffure, — ne citons plus que l'anneau pastoral
CANDELABR
ARGENT ET EN I^'OIRE, MODELt PAR M. LAFRANCE,
(Exécuté par M, E. Fromcnl-Meurice pour Mf le duc d'Aumalc.)
qu'offrit à Pie IX, l'an dernier, le diocèse de Genève. C'est une large
bague qui porte en son chaton le profil de saint Pierre, émail bien réussi
d'Alfred Meyer. L'Écu des Mastaï, la tiare et les clefs de l'Église four-
nissent les motifs très simples, mais très décoratifs de ce bijoux qui est des
mieux compris. Nous en donnons une reproduction.
Nous avons, dans les premières pages de notre revue, cité le nom
d'Odiot le père, nous aurions pu remonter au delà de deux ou trois
&ACVB DE riE
33o L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
générations pour retrouver le premier orfèvre du nom. C'est toute une
généalogie, et Théritage intact en est encore dans les mains d'un Odiot que
tout Paris connaît, et qui serait l'argentier du roi, s'il y avait encore des
rois et des argentiers. — C'est une noblesse qu'une telle tradition dans une
famille. Le large espace occupé par les surtouts d'argent de la maison
Odiot prouve que le luxe de la table n'est pas tout à fait perdu en France,
et qu'à l'exemple de la haute société anglaise, quelques familles y ont
gardé le goût de cette coûteuse, mais solide vaisselle
plate. Nous ne nous arrêterons pas chez M. Odiot sans
risquer un timide avertissement, qu'il acceptera, croyons-
nous, avec sa bonne grâce habituelle ; nous n'avons pas
qualité cependant pour jouer ce rôle d"ami sévère, mais
nous savons qu'il en est des plus solides maisons comme
de certains artistes, qui s'endorment sur des succès ré-
(M. Froment -Kejrice.) pétés et pour qui uu tel somuieil peut devenir un danger.
11 serait temps, dans cette vieille fabrique, d'infuser un
sang jeune; quelque habile que soit le ciseletde Diomède, quelque facilité
qu'aient à modeler ou à dessiner Gilbert et Récipion, il faut que par un
vigoureux etïort quelqu'un donne un élan nouveau.
Le surtout de Flore et Zéphire, dont nous reproduisons un des can-
délabres, n"a pas la fraîcheur d'une œuvre née d'hier, et nous lui préfé-
rons la jolie garniture de bureau bien franchement copiée d'après Meis-
sonier et à laquelle nous empruntons le cadre de notre première page ; —
de même, entre tous les prix de courses qu'a exécutés AL Odiot pour le
Jockey-Club, nous mettons en première ligne celui de Gladiateur, qu'on
croirait dessiné par Cauvet lui-même.
J'aime en ce genre sérieux et un peu solennel la fabrication de
M. Aucoc, qui, lui aussi, peut prétendre à fournir à l'aristocratique clien-
tèle, parce que son orfèvrerie garde les formes traditionnelles et n'a rien
des modernes fantaisies. Je voudrais avoir la place de louer après lui
M. Fray, qui expose deux services à thé d'un bon style, MM. Mérite,
Cosson-Corby, Turquet, ^'eyrat et Mégemont, Mégemont surtout, qui
nous a charmé par le bon goût de ses modèles et la parfaite exécution de
sa vaisselle plate. — Force nous est d'abréger.
L'usage a établi certaines classifications gênantes entre les orfèvres
et les bijoutiers, et, à part de ceux-ci, a mis encore les joailliers. Où ran-
gerons-nous alors ceux qui, comme Duron et Philippe, composent et
fabriquent ces pièces d'art, charmants objets de vitrine, qui n'ont pas
^f Prix "^J, ^'^
VASE ES ARÛENl MODELÉ !• A R M. K É C I P I 0 S POIJK LE JÔCKEY-CL
(Exposé par M. OJiot.)
333
L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
remploi déterminé des services à thé, des plats et des couverts d'argent,
et qui cependant ne font pas partie de la parure? Nous commencerons par
eux. J'ai nommé Philippe, celui-là est un chercheur, un travailleur
r'tABnr, DU SURTOUT DE FLOUE ET ZtPHlRE, MODELE PAR M. CILB
(Exposé par M. Odiol.)
patient, que rien ne rebute, qui est bien vraiment le père de ses œuvres
et qui a gagné pied à pied le rang qu'il occupe. Ses ouvrages sont estimés,
ils révèlent une étude constante et gardent une indéniable personnalité;
ils ne dépassent pas cependant une certaine limite, parce que l'orfèvre
L'ORFÈVRERIE ET LA BLIOUTERIE. 333
n'ose pas s'élever seul, parce que jamais personne n'est venu lui donner
la main, lui inspirer courage et lui dire d'oser. On verra pourtant chez
lui, entre autres jolies choses, un surtout indien d'une forme très neuve,
des pièces d'argenterie d-^stinées au château d'Anet, des cristaux de roche
IGUIÈRE E:i CRISTAL DE ROCHE, AVEC MONTURE EN OR 1
(Reproduction de la coupe du Louvre, par MM. Duron.)
habilement montés et toute une suite d'objets et de bijoux égyptiens dont
la savante restauration accommode les antiques formes et les attributs
hiératiques aux exigences actuelles de la parure des femmes.
Les fils Duron nous font pieusement revoir les ouvrages de leur père.
C'est nous rappeler un confrère aimé, dont les amateurs estimaient les
œuvres; il y avait quelque hardiesse chez ces jeunes gens à montrer leurs
essais à côté des ouvrages paternels, lesquels eux-mêmes étaient inspirés
des pures merveilles de nos collections.
334 L'ART MODERNE A L-EXPOSITION.
C'est ainsi qu'nu-dessous du grand vase en lapis, acheté par le baron
Seiliière, de la copie, en or émaillé, du plat et de la buire dY-tain de Briot,
%
>E "JE SlVLE RENAISSANCE EN CRISTAL DE ROCHE, OR, ARGENT ET EMAUX,
(Composé et exécute par M. Hubert.)
et de la coupe en cristal gravé, reproduite ici, dont la monture est imitée
de celle du Louvre, ils ont mis une jolie coquille d'agate, gracieusement
L'ORFÈVRERIE ET LA BIJOUTERIE.
335
supportée par deux sirènes d'or repoussé et émaillé, qu'ils viennent
d'achever. Nous leur adressons nos sincères félicitations. Ceux-là encore
tmiim:sss)mw\
lE EN ACIER CIsELL ET DAMAS «.U INI
(Exposée pAr M. Bouclieron.)
sont fils d'un artiste, et déjà, par les noms qui précèdent, on voit que le
métier d'orfèvre se transmet dignement dans les familles parisiennes.
336 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
.M. Hubert fut pendant de longues années un collaborateur dévoué
de Froment-Meurice. Il conduisit dans l'atelier Texécution des ouvrages
les plus importants et les plus précieux. Libre aujourd'hui et travaillant
sous sa seule inspiration, il a conçu et exécuté un vase de cristal qui,
par la ditîiculté vaincue, peut être comparé à celui de son ancien patron,
reproduit plus haut. — C'est une urne élégante, du
style italien de la Renaissance, ornée de deux larges
anses et enceinte d'un bandeau qui porte deux mé-
daillons et où s'attachent les anses par deux mas-
ques de satyres. La panse et le pied sont de cristal,
et les ornements qui y sont incrustés sont d'émail
translucide. Ce morceau est joli, il serait mieux si
l'épaisseur nue et exagérée des anses était habillée
de ciselure ou d'émail, et si les médaillons d'argent,
aux fortes saillies, étaient remplacés par des camées d'une ma-
tière transparente.
11 nous faut abréger, la place "nous est comptée, et nous
n'avons rien dit encore des bijoux. Le nombre, d'ailleurs, en est
peu considérable, et les bijoutiers paraissent abandonner ce tra-
vail charmant pour la joaillerie aux grosses pierres. Cependant
nous remarquons chez Vaubourzeix un joli pendant imité de
Stéphanus, chez Fontenay de délicieux bijoux filigranes et des
émaux très fins aux fonds rutilants, chez Mollard des plaques à
la façon limousine, signées de Grandhomme, et chez Sandoz,
avec une jolie pendule émaillée par Meyer, des fantaisies ingé-
nieuses. Il y a là un double sujet que je me réserve de traiter
un jour, si la Galette m'ouvre encore ses pages. Je voudrais dire
de la ciselure et de l'émail tout ce que j'en pense, et c'est aussi
la raison du silence que j'ai gardé sur les Popelin, les Courcy,
les Meyer, les Grandhomme et autres, et sur des ciseleurs tels
qu'Honoré, Diomède, Giraudon, Brateau et Michaud, qui pou-
vaient s'attendre à être expliqués ou discutés, et dont les deux derniers
n'ont pas seulement collaboré aux plus précieux ouvrages, mais ont
exposé en leurs noms.
Fcrai-je l'éloge de Boucheron? Il semble être aujourd'hui en faveur,
comme l'ont été en leur temps les Froment-Meurice, les Janisset et les
Baugrand;son succès vaut toutes les explications, c'est une consécration
FLEUR
DE NAHCIS5E
(M. Massiii.)
L'ORFÈVRERIE ET LA BIJOUTERIE.
337
publique. 11 occupe dans la salle des bijoux la place d'entrée, la plus large
et la plus magnifique; sa vitrine est un éblouissement pour les yeux, mais
EPINGLE DE COIFFURE EN BRILLANTS ET PERLE.
(Exposée par M. Massin.)
ce n'est pas de ses merveilleux saphirs, comparables à ceux de Bapst et
de Rouvenat, ni de son grand diamant, ni de son saphir jaune, que j'ai à
ORNEMENT DE COL A MASQUE DE HIBOU.
(Exposé par M. Massin.)
parler : ces trésors échappent à la critique de la Galette, qui prise plus
un anneau d'or ciselé que les deux perles de i5o,ooo francs vendues par
Bapst au baron Alphonse de Rothschild, ou que les diamants rachetés
338 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
par le comte Branicki à la vente de la reine Isabelle. Boucheron a d'autres
mérites : il est le bijoutier de son temps, il a su comprendre le goût de son
époque, qu'il Fait créé ou qu'il Tait suivi, peu importe. J'aime entre ses
bijoux un gracieux pendant de col Renaissance, aux formes ventrues, qui,
dans des entrelacs d'une ciselure grasse et souple, porte un saphir en son
milieu; un médaillon de cristal incrusté, d'un adorable travail; une croix
byzantine aux svmboles des quatre évangélistes, sans doute destinée à
(Exposé prr M. Fouquet.)
quelque évêque, et des bijoux d'acier damasquiné et ciselé dont la déli-
cate ornementation fait honneur à M. Tissot. Nous applaudirons à chaque
essai d'appropriation au bijou de cet art du fer et de l'acier, qu'exploite
exclusivement Tarquebuserie; ses finesses s'accommodent cependant des
plus précieux et des plus mignons objets, et la jolie montre que voici est
un des plus excellents exemples du bon emploi qu'on en peut faire.
Nous avons déjà vanté les émaux à jour dont M. Boucheron a le
monopole, et dont peu d'objets anciens nous ont gardé le type. Nous en
retrouvons des échantillons dans un grand et somptueux service à bière,
rapprochement bien osé, ce nous semble, entre le précieux du travail et
l'usage quelque peu grossier des chopes et de la canette. Je n'insiste pas
sur de malheureux essais de style japonais et chinois, dont la minutieuse
L'ORFÈVRERIE ET LA BIJOUTERIE. 330
recherche touche au jouet et à Tarticle viennois plus qu à l'orfèvrerie. II
eût fallu d'abord mieux étudier les principes décoratifs des Japonais
comme Font fait Christofle et Tifiany, ou suivre dans leurs ornementations
compliquées les Indiens et les Persans. Mais, en regard de ces objets mal
conçus et manques, il convient de louer le
joli etfet d'un service oriental aux champs
nus, coupés de motifs ajourés, certain vase
d'or aux anses décorées d'émaux à jour, un
bougeoir d'or et de cristal, un miroir et cer-
taine jardinière dont les panneaux d'émail,
couchés sur paillons, empruntent aux bos-
suages des ornements un effet imprévu.
M. Fontenay a mis bien tard en sa vi-
trine le joli brûle-parfums d'or ciselé, décoré
de filigrane et d'émail qu'il promettait à
l'admiration des connaisseurs. Cette pièce
emprunte au seul art du bijoutier tous ses
détails d'ornementation, et la plus sévère cri-
tique n'y trouve à reprendre que l'emploi
trop répété des motifs de support. C'est une
. des curiosités de la classe XXXIX. Quand
nous aurons cité une élégante statuette exé-
cutée par MM. Rouvenat et Lourdel, et dont
le modèle, dû à Carrier-Belleuse, représente
une charmeuse indienne, nous croirons en
avoir fini avec l'orfèvrerie et les bijoux.
Nous allons essayer de dire ce qu'est
la joaillerie, et peut-être vaudrait-il mieux, pour l'expliquer, renvoyer
l'amateur aux vitrines des Bapst, ces doyens de leur industrie, à l'égal
de ce que sont les Odiot chez les orfèvres, aux vitrines des Mellerio, des
Vever, des Caillot, des Marret, des Lemoine, des Soufflot, des Dumoret,
des Robin et à la taillerie de diamants de Roulina.
La joaillerie n'a jamais été bien définie, c'est un art qui n'a pas d'his-
toire. Participant des caprices de la mode, elle varie de forme tous les
dix ans, et l'un des seuls types anciens qu'en aient gardés nos musées, la
couronne du sacre de Louis XV qui est dans la galerie d'Apollon,
n'a échappé à la destruction que parce que ses chatons sont garnis de
pierres fausses
CHATELAINE EN OR ET EMAUX.
(Exposée par M. Fouquet.)
340 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION
En tout temps d'ailleurs, les joailliers n'ont eu à faire valoir que la
beauté des pierres et l'éclat des diamants; leurs montures ne visaient pas
à mieux; et si l'habileté du sertisseur était quelquefois prodigieuse, le des-
sinateur ne s'ingéniait pas à varier ses motifs; longtemps les étoiles, les
croissants, les chatons emmaillés et suspendus, et les fleurs les plus banales
ont suffi à satisfaire la coquetterie des femmes; et si quelques-uns ont,
dans la recherche d"une expression plus artistique et plus spirituelle,
devancé Massin, personne autant que lui n'a atteint à la perfection des
joyaux. Si cet art est entré enfin dans une voie plus typique et plus inté-
ressante, c'est lui sans conteste qui l'y a fait entrer.
Comme ouvrier, Massin a fait cette année mieux que les Viennois,
mieux que les Russes, ces joailliers réputés; comme inventeur, il a créé
une école nouvelle. Il ne s'est pas borné à copier la fleur vivante avec
l'esprit et la fidélité de la meilleure fleuriste, mais, prêtant aux pétales et
aux feuilles tout l'éclat du diamant, il a inventé des fleurs nouvelles ; il
a mêlé aux pierres des filigranes d'argent, qui gardent à la plante une
légèreté de tissu, une transparence de peau indéfinissable, et permettent
de réaliser de sensibles économies dans l'achat de ces coûteuses fantai-
sies. Le narcisse reproduit ici en est une démonstration, et toutes les
fleurs se pourraient interpréter de la sorte, exprimant, comme le sélam
des Orientaux, un langage auquel leur prix donnerait une signification
et une éloquence irrésistibles.
Massin a tissé des dentelles de diamants, dont le canevas est souple
et léger comme une trame de fil; dès lors redeviennent possibles les
somptuosités de vêtements des reines des xv" et xvi' siècles, sans que
les perles et les bijoux fassent à la beauté des femmes une pesante
armure. Il a, comme Rouvenat, imité de la Renaissance les guipures et
le point coupé, mais par d'autres procédés, en sorte que leurs ouvrages,
nés d'une pensée commune, sont arrivés à des résultats très différents.
Parmi ses fantaisies d'un autre ordre, nous reproduisons une épingle
de coiffure serpent en diamants et perle, et une attache de collier, où
le masque fantastique d'un hibou, capricieusement composé de cercles de
brillants, produit, avec les yeux en pierres de lune, un magnétique effet.
Outre les richesses en diamants de grande taille et les pierres histo-
riques, on peut voir dans sa vitrine une large ceinture d'or et de bril-
lants à l'élégant dessin dont l'exécution est un chef-d'œuvre d'atelier,
et qui, par son ordonnance et sa valeur considérable, pourrait, avec le
L'ORFÈVRERIE ET LA BIJOUTERIE.
341
sabre en diamants de Fontenay, convenir à quelque sultan ou à quelque
rajah de Tlnde.
Immédiatement après Massin, il faut nommer parmi nos joailliers
MM. Boucheron, Vever, Fouquet, Rouvenat et Téterger.
CHATELAINE EN DIAMANTS ET OR A%EC MONTRE EMAILLEE
(Exposée par M. Têlerger.)
De Boucheron nous avons tout dit, et chez \'ever il faut constater
surtout le goût très pur et la sobre et tranquille harmonie des formes.
Fouquet est un dessinateur élégant et fin, qui ne manie pas encore le dia-
mant avec Taudace et le bonheur de son maître, mais qui le plie à son
dessin et rinscrit adroitement dans la silhouette un peu sèche de ses orne-
3^3 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
ments.ll y a des inventions très osées, et si j'admire parmi des bijoux pleins
de goût et de fantaisie le noble et gracieux diadème que voici, j'éprouve
quelque embarras à m'expliquer la collerette Médicis et le collier égyptien,
qui sont les pièces capitales de cette vitrine. Je ne me rends pas un compte
BRACELET EN JOAILLERIE AVEC MASQ_UES.
(Exposé par M. Téterger.)
bien exact de l'effet que produiront, sur des épaules nues, ces sphinx ac-
croupis, dont les ailes diamantées se dressent raides et menaçantes. C'est
original, mais sera-ce joli? L'exécution en est parfaite, comme celle des
bijoux d'or et, entre ceux-ci, nous avons choisi, pour la graver, la belle
«OEUD DE BRILLANTS,
(Exposé par M. Téterger.)
châtelaine Renaissance si bien ciselée où s'encadre le portrait émaillé de
Bianca Capello.
MM. Rouvenat et Lourdel, dont les succès aux précédentes E.\po-
sitions sont connus, tiennent une place distinguée parmi les meilleurs
L'ORFÈVRERIE ET LA BIJOUTERIE. 3^3
fabricants, et nous regrettons de n'avoir pu recevoir à temps les photo-
graphies nécessaires pour faire des dessins. M. Téterger enfin est un habile
entre les habiles pour l'exécution de ce bijou de mode éternelle qu'on nomme
une bague ; nul mieux que lui ne s'entend à concevoir ce bijou des fian-
çailles, à en varier la forme, à choisir avec un soin jaloux la perle, le rubis,
le saphir ou l'émeraude, à Tenchàsser dans des griffes invisibles, à l'en-
tourer de diamants, à décorer l'anneau de gracieuses arabesques. Mais
là ne se borne pas son goût ; il apporte la même étude patiente à tout ce
qu'il touche, et si entre ses parures, ses bracelets, sa garniture de livre et
ses pendants de col nous avons choisi la châtelaine et la montre, c'est
parce que son habileté de joaillier s'allie bien avec la sculpture précieuse
de Brateau, que l'or y alterne joliment avec la pierre, et que, si les sphinx
de l'attache y étaient corrigés, ce serait presque un bijou parfait. Nous
joignons à cette châtelaine un bracelet en joaillerie et un nœud de brillants
d'une remarquable exécution.
Avant d'aborder l'étude des bronzes, cette orfèvrerie meublante où le
métal n'a plus de précieux que ce que l'art lui donne, résumons-nous
rapidement.
Bijoux, joyaux, orfèvreries sont en progrès et dénotent dans l'indus-
trie française le goût le plus raffiné, l'entente du métier la plus complète,
la possession des éléments les plus multiples, mais aussi la plus grande
diffusion d'idées. En somme, l'Exposition actuelle est un succès, et l'un
des plus grands qu'ait eus notre fabrication parisienne.
On fait bien, mais on ferait mieux si demain surgissait un homme,
un artiste capable d'enrégimenter ces ciseleurs, ces émailleurs, ces ouvriers
si différents, de les jeter dans une voie unique, de leur donner un style,
de leur imposer un thème. Alors notre art grandirait d'un coup; ce ne
serait pas seulement un public futile et curieux qui nous viendrait, mais
de vrais et de savants amateurs. Cet artiste n'est pas né, et les curieux
oublient près de leurs bibelots anciens qu'il y a encore des orfèvres en
France.
L. FALIZE fils.
POST-SCRIPTUM.
ONDRE dans une unité harmonieuse les en-
seignements que donne Tétude du passe avec
les libres essais d'une imagination nouvelle,
telle est la tendance dont notre collaborateur,
M. Falize, vient de se faire l'avocat très au-
torisé; tel est le but que doit poursuivre par-
tout l'art décoratif. Il sera sans doute impos-
sible maintenant de créer de toutes pièces un
style neuf et individuel ; il est permis d'es-
sayer de rajeunir les styles des époques de
naïveté et d'invention, en les appropriant à
nos usages, à nos goûts et à nos besoins. La
voie salutaire est dans ce sens; elle n'est ni dans l'imitation servile ni dans
les fantaisies affranchies de tout guide. Les nations de souche européenne
ont une tendance évidente à perdre le sentiment du décor ; elles n'en gar-
deront quelque chose, au milieu de l'universel nivellement scientifique,
qu'en se maintenant en contact permanent avec les œuvres types des
belles époques ou en s'imprégnant des exemples que nous fournit encore
un peuple qui a conservé intact le génie du décor, le Japon. Ces quelques
mots, qui résument le problème le plus grave de l'industrie moderne, pro-
blème qui préoccupe tous les esprits, nous sont inspirés par les réflexions
pleines de tact et de modération que nos lecteurs ont pu suivre dans les
pages précédentes. Nous nous associons sans réserve aux jugements que
M. Falize avait pleine compétence pour émettre dans un art qui est sien
et où il a conquis l'un des premiers rangs. Nous regrettons seulement
qu'un sentiment de modestie, peut-être exagéré, l'ait empêché de parler
de lui-même et de ses efforts. Un compte rendu de l'orfèvrerie à l'Expo-
sition universelle, qui garderait le silence sur l'un de ceux qui ont le plus
fait pour cet art, serait notoirement incomplet.
C'est une lacune qu'il est de notre devoir de combler. M. Falize ne
nous en voudra pas de dire ce que pensent tous ses confrères.
L'ORFÈVRERIE ET LA BLTOUTERIE.
345
Cette noble ambition de rapprocher le plus possible le métier de l'art
et de confondre Fouvrier avec l'artiste, que M. Falize signalait si juste-
^^sag^^^^^j^^^^^^^ga^^^^g^gà;^;^^^
1 p!_rii^i._^"^'^^^Rl
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^^^^-*«?
J
1
MARGUERITE DE FOIX ET ANNE DE BRETAGNE.
IS-RELIEP ES ARGENT CISELÉ ET OH REPOOSSÉ, MODELE PAR M. CHÉDE
(Exposé par M. L. Falize fils )
ment comme étant réalisée chez les frères Fannière, nous la trouvons
chez lui jeune, ardente, convaincue. Ce qu'il demande aux autres, il
346 LWRT MODERNE A L'EXPOSITION.
Texige d'abord de lui-même. Sa façon de s'exprimer sur le travail d'au-
trui nous fait voir ce qu'il poursuit. Ayant toujours présent ce qui peut
lui manquer, il travaille, étudie et cherche sans cesse, profitant avec bonne
foi de ses propres erreurs. En cela il continue dignement l'œuvre com-
mencée par son père. L'orfèvrerie reste une de nos gloires incontestables ;
mais quelques symptômes nous indiquent qu'elle pourrait un jour déchoir.
Nous n'avons rien à craindre si nos orfèvres et nos bijoutiers, plus sou-
vent marchands qu'artistes, se mettent à suivre l'exemple donné par les
Christofle, lesFroment-Meurice, les Falize.
Que font-ils, en effet, ceux-ci? Ils intéres-
sent à leur œuvre des individualités d'une vraie
valeur, ils les attachent à un programme, à une
idée, qu'ils se réservent de défendre et de con-
duire. Ils utilsent le concours du statuaire, du
peintre ou du dessinateur dans son expression la
plus haute, mais ils n'abdiquent pas devant lui ;
ils restent maîtres orfèvres ou maîtres bijoutiers.
Que fait M. Falize? Il s'adjoint des collabora-
teurs comme Millet, Delaplanche, Frèmiet, Car-
rier-Belleuse, Claudius Popelin et Joindy; mais
cette collaboration si précieuse, si artistique, il
la limite et la dirige constamment. Voilà le rôle
vraiment digne ; à moins, ceci vaudrait encore
mieux, que comme au bon •\'ieux temps on ne
soit ensemble l'artiste et le fabricant.
L'exposition de M. Falize est très remarquable; elle témoigne d'un
généreux effort. Si nous avions plus d'espace, nous prendrions un vif
plaisir à l'étudier en détail. Nous ne pouvons que passer en revue les
principales pièces.
La plus importante comme valeur et comme travail est l'horloge
d'Uranie, dans le style du xvi' siècle. En voici la description. Le socle de
lapis-lazuli, orné de gaudrons et de feuillages d'or émaillé, porte sur ses
faces quatre cadres, où sont inscrits des repoussés d'or fin représentant
les Quatre Saisons. Deux cartouches contiennent les guichets des heures
et des remontoirs. Six Sphinx en or, revêtus d'émaux translucides, sou-
tiennent des écussons où sont inscrits les signes des planètes ; au bas sont
gravés les noms des astronomes grecs. Thaïes, Anaximandre, Callique et
Hipparque. Au-dessus du socle s'élève un groupe en ivoire représentant
HORLOC E EN
STYLE DU XIll
w' O I R E
SIÈCLE.
(Exposée par M. Falize fils.)
L'ORFÈVRERIE ET LA BIJOUTERIE. 847
Uranie et deux enfants soutenant en lair une sphère de cristal de roche
creuse, dans laquelle évoluent les figurines en or de Diane, de Mars, de
Mercure, de Jupiter, de Vénus, de Saturne et d'Apollon, les dieux des
jours, tandis qu les dieux à qui sont consacrés les mois alternent avec les
signes du zodiaque, et enveloppent, avec les armilles d"or, la sphère de
cristal. Les figures ont été modelées par Carrier-Belleuse. Cette pièce, dont
Texécution est de tous points soignée, nest pas toute fois celle qui nous
séduit le plus comme réussite absolue de lignes et de composition. L ivoire
associé aux métaux est d'un emploi très périlleux
et d'un aspect facilement lourd.
Nous préférons la série si intéressante de bas-
reliefs et de tableaux votifs exposés par M. Fa-
lize. Ce sont quatre panneaux consacrés à des
portraits historiques, sortes de sujets commémo-
ratifs pour les descendants et de souvenirs à mettre
sur l'autel pieux de la famille. Ils nous intéres-
sent non seulement par leur mérite intrinsèque qui
s'affirme dans une heureuse variété, mais aussi
par la nouveauté du thème qui peut fournir une
veine féconde.
-Dans celui de Gaston IV de Béarn, dont la
statuette équestre est de AL Fiémiet, l'or, l'argent,
le bronze, le fer damasquiné, l'ivoire et l'émail ont
été simultanément employés ; ceux de Marguerite
de Foix et de Marguerite de Navarre sont d'or
fin repoussé et d'argent fondu et ciselé; celui de
Gaston de Foix est en émail enchâssé dans un cadre d'argent. Ce der-
nier est dû au talent de M. Claudius Popelin. Celui que nous repro-
duisons appartient à ce style charmant et délicat de dessin, abondant et
gras de travail, du plus heureux moment de la Renaissance française, vers
la fin du règne de Louis XII, alors que Michel Colomb se met au tombeau
du duc François de Bretagne. Le bas-relief, en or repoussé, représente
Marguerite de Foix instruisant sa fille, la future reine Anne de Bretagne ;
il a été modelé par M. Chédeville. L'encadrement est en argent. Les armes
du fond sont celles de Bretagne, de Foix et de Béarn.
Citons encore les deux pièces dont nous donnons un dessin : une
charmante petite horloge d'ivoire, montée en or et en argent, dans le style
du xni^ siècle, et le beau pendant de col inspiré des jolies compositions
PENDANT DE COt.
(Exposé par M. Falize fils.)
348
L-ART MODERNE A L'EXPOSITION.
d'Adrien Collaert. Ce bijou, qui a figuré Tannée dernière à l'exposition
d'Amsterdam et dont nous avons dit quelques mots dans la Chronique,
est l'un des mieux réussis que nous ayons admirés depuis longtemps.
Nous devons ajouter enfin à ces pièces de style un second pendant de
col en or ciselé, qui est la reproduction exacte d'un dessin de Durer, que
la Galette a publié il y a quelque temps.
Toutes ces œuvres sont marquées au coin d'un goût élevé, et toutes
elles sont empreintes d'un caractère vraiment artistique. Elles accusent
en même temps, et nous ne saurions nous en plaindre, la passion de
M. Falize pour les admirables ressources de l'émail, émail cloisonné à la
façon des Chinois, émail de basse-taille des artistes du moyen âge, émail
peint des Limousins.
LES
INDUSTRIES D'ART AU CHAMP DE MARS
II
LES BRONZES
A propos de la très remarquable
exposition des bronzes français que
nous admirons au Champ de Mars,
nous nallons certes pas remonter à
six cents ans au delà de notre ère
pour raconter, d'après Pausanias,
comment BJiœcus, de Samos, décou-
vrit le moyen d'allier le cuivre et de
le couler dans un moule, non plus
que les perfectionnements qu'apporta
depuis, dans cet art, Lysippe, l'au-
teur présumé du Laocoon; mais on
nous permettra de rectifier, au profit
de l'industrie française, une erreur
trop accréditée, par laquelle on prête
au roi François I" l'introduction chez
nous de Fart du bronze.
Nos fondeurs n'avaient plus à
apprendre de l'étranger les procédés
d'un métier très perfectionné déjà; ils
pratiquaient dès le xn' siècle cet art
^ difficile, qui leur était venu de By-
zance par les ouvriers grecs, lesquels
avaient apporté à Cologne et de là à Verdun, à Toul, à Reims et à
Limoges les meilleurs enseignements de l'ortèvre.
35o LWRT MODERNE A L'EXPOSITION.
Nous renvoyons à M. J. Labarte et à M. Viollet-le-Duc ceux qui sont
curieux de s'instruire en ces matières, et nous leur recommandons de lire
le très intéressant chapitre du lampicr, où le maître architecte les conduira
dans Tatelier d'Alain le Grand et les fera assister à la coulée d'un bronze
à cire perdue ' .
En chargeant le Primatice d'aller à Rome mouler le Laocoon, la Cléo-
pâtre, la Vénus, le Commode, la Zingana et l'Apollon, François !"■ obéis-
sait à la renaissance du goût pour les chefs-d'œuvre antiques, et c'était
avec juste raison qu'il avait décidé de les couler en bronze, estimant
qu'aucun moyen mieux que celui-là ne lui garantirait l'exacte et fidèle
reproduction des originaux. Ce n'était donc pas de cet art du métal qu'il
se montrait curieux, car il eût alors recherché à titre égal les ouvrages
de Donatello, de Lorenzo di Pietro ou du Verrochio; il se fût attaché d'une
façon plus sérieuse Cellini, qui avait coulé sous ses yeux la Nymphe de
Fontainebleau ; ce qu'il voulait, c'était de créer en France cet art de re-
production qui jouissait déjà d'une grande faveur en Italie et qui est à la
Statuaire ce qu'est à la Peinture l'art du graveur, une monnaie courante
des œuvres du génie, une réédition des plus beaux ouvrages des maîtres.
En ce faisant, le roi était le précurseur de M. Barbedienne, ou mieux
celui-ci est devenu, de par le procédé Collas, le successeur et l'héritier
direct du plus grand des Valois.
Or c'est là que j'en veux venir, et, quelque admiration que je professe
pour les œuvres du maître bronzier ( on le verra bien tout à l'heure),
quelque plaisir que j'aie à posséder, réduites aux proportions de mon logis
ces admirables reproductions de la sculpture antique et moderne, je
n'admets pas que cette seule branche du métier ait, avec la faveur du
gros public, confisqué la qualification de bronze d'art. Je réclame pour
toutes les productions de la fonte ce droit au goût et à la forme comme
au moyen âge, comme aux xvn' et xvni" siècles, je demande pour ce qu'à
tort on nomme le bronze d'ameublement une part aussi large, une faveur
aussi marquée, un respect non moins grand.
Qu'on jette en bronze le Moïse et Michel-Ange, mais que Ghiberti
moule lui- même les portes du baptistère de Florence, qu'Andréa Riccio
fonde le candélabre de Padoue, qu'à l'exemple des Pisans tout un monde
d'artistes se donne à cet art charmant des portraits-médaillons, que Jean
de Bologne lègue à ses élèves, Antonio Susini et Pietro Tacca, le secret
I. Dictionnaire du mobilier^ tome I, page 394.
352 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
d'animer le métal, que Benvenuto dompte la fièvre pour sauver son
Persée, que RegnaultDamet fonde et cisèle à Paris des bustes en bronze de
grandeur naturelle (1546), que Dupré précède les Keller, qu'avec ceux-ci
s'ouvre à l'arsenal la grande fonderie royale et qu'en même temps Lebrun
dirige aux Gobelins les ouvrages de bronze destinés au Louvre, à Ver-
sailles, à Marly ; que les Caffieri enfin fournissent trois générations d'ar-
tistes et qu'avec Pierre Gouthière nous parvienne cette suprême élégance
des bronzes ciselés, qui donna tant de charme aux meubles du dernier
siècle !
C'est aussi par les meubles que je veux commencer, non que je pré-
tende apprécier les mérites de Tébénisterie, mais parce qu'à côté de Four-
dinois nous avons Grohé, Guéret, Beurdeley et Dasson, et que dans les
beaux ouvrages qu'ils nous montrent, le rôle dn métal le dispute de près
au rôle du bois.
Grohé fait courir sur ses panneaux des ornements empruntés à Salem-
bier. Beurdeley s'identifie avec De La Fosse, et dessine le meuble et le
secrétaire à têtes de bélier; il sait, dans sa jolie commode Louis XVI,
corriger les arêtes aiguës, arrondir les angles, que, par un retour exagéré
aux principes d'architecture, Tébéniste d'alors ne songeait pas à éviter-
les carquois de bronze à cannelures torses qui servent à porter la tablette
et les deux arcs dorés qui, par un parallélisme heureux, se raccordent
et s'inscrivent dans le panneau central, sont d'un tour élégant et contri-
buent à faire de cette commode une œuvre supérieure aux meilleurs mor-
ceaux du temps. J'aime surtout les deux torchères en marbres blancs et
bleu turquin et en bronze doré, dont la sculpture est due à Rougelet : ces
deux figures, qui représentent le Printemps et l'Automne, sont agrémentées
de pampres, de fleurs et de divers attributs dont la ciselure précieuse et
point sèche s'allie aux transparences du marbre.
M. Beurdeley fils est un artiste qui joint aux qualités de goût et aux
connaissances de son père le talent rare chez un chef de maison de com-
poser, de dessiner et de savoir conduire ceux qu'il occupe ; mais la Galette
reviendra sur ses travaux à propos des meubles. Nous avons hâte d'arriver
à M. Dasson, dont l'exposition, par sa valeur propre aussi bien que par sa
tenue et son grand air, est Tune des meilleures de la Section française.
Celui-ci est un revenant du xviii' siècle, c'est quelque habile artiste
d'alors dont Tàme et le gotit, par un avatar mystérieux, se sont introduits
dans une enveloppe nouvelle. Il a le secret de ces exquises élégances, la
tradition de l'école, les finesses de l'outil, l'harmonie des couleurs, le secret
354 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
des dorures, — son châtiment sera, dans cent ans, d'être discuté par les
curieux, — on le placera dans les catalogues de musée entre les années
1720 et 1780, à moins que, par une autre faveur, il ne se transmue en
quelque artiste nouveau, destiné pour le plus grand régal des âges à per-
pétuer les grâces françaises du dernier siècle.
Cette théorie seule peut expliquer la perfection des ouvrages qu'il
nous montre. Qu'il les copie d'après les maîtres ou qu'il les crée de toutes
pièces, ses meubles et ses bronzes ne trahissent par aucun point leur
fabrication récente. Jaloux comme il convient à un conservateur de
musée, M. Barbet de Jouy l'avait autorisé à dessiner l'incomparable
bureau de Louis XV, — le plus beau meuble du monde, — qui est au
Louvre dans la galerie des dessins français, mais il n'avait pas voulu lui
permettre d'en prendre aucun estampage; une seule fois il avait ouvert
devant lui le cylindre articulé qui recouvre les tiroirs et n'avait pas même
fait jouer les ressorts de ceux-ci, non plus que la bascule du pupitre.
Cependant M. Dasson a tout vu, tout noté, tout compris ou tout deviné;
il a refait de toutes pièces le chef-d'œuvre de Riesener, il a guidé l'ébau-
choir d'Aubert et de Dallier, ses sculpteurs ordinaires, et les figures de
Cafïieri, si fières, si gracieuses et si adorablement mêlées à l'ornement,
ont été rééditées en bronze, lia corrigé le groupe du couronnement, mor-
ceau apocryphe qui dans l'original a remplacé le groupe primitif; il a fait
enfin cette merveille, que sont venus voir tous nos collectionneurs, tous
nos curieux, tous nos amateurs et que n'a pas payée trop cher lady
Ashburton. L'Angleterre aura désormais un Sosie du bureau de Louis XV,
et, s'il est exposé à Bethnal-Green, près des merveilles de sir Richard
"Wallace, on ne saura dire en les comparant quels sont les véritables
ouvrages de bronze de Philippe Catfieri et les plus fines marqueteries de
Riesener ' .
S'il sait copier avec une prodigieuse habileté, M. Dasson apporte en
ses compositions, je l'ai dit, une perfection non moins grande; sa mignonne
table Louis XVI est un poème de grâce et d'esprit.
La plaque de jaspe fleuri, curieux ouvrage de lapidairerie qu'enca-
drent des bandes de jaspe rouge, est supportée par quatre pieds en torme
de cariatides qui représentent les Saisons, et sur les quatre faces, à travers
des frises ajourées, transparaissent des plaquettes de lapis. Tout ce fin tra-
I. Voir à ce sujet les notes de M. J. GuifTrey sur le meuble du Louvre. — Les Cdffiirl.
Paris, 1877, page 135.
356 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
vail de bronze est ciselé d'un outil précieux qui a des rondeurs char-
mantes- — c'est encore un bijou pour l'Angleterre : lord Dudley l'a acheté.
La cheminée n'est pas moins belle. Deux frileux enfants de marbre
blanc se tiennent aux côtés de l'àtre et s'enlèvent en blanche transparence
sur la nuance tranquille du marbre bleu turquin dont est faite l'archi-
tecture générale. Cette douce harmonie est complétée par les bronzes
ciselés et dorés qui bordent les lignes et encadrent un bas-relief de marbre
blanc.
Comme la cheminée, c'est dans le goût Louis XVI qu'est exécuté le
bureau à cylindre dont les beaux laques du Japon, habilement courbés,
sont montés dans des cuivres du plus fin travail. C'est encore du même
style qu'est la pendule et, si dans son ordonnance elle rappelle la belle
pièce de la collection Léopold Double, nous préférons celle de M. Dasson.
Les trois figures de femmes, que n'aurait pas désavouées Clodion, ne
sont pas groupées comme celles du maître en des attitudes symétriques;
elles portent par un mouvement naturel la sphère sur laquelle deux enfants
se penchent et indiquent les heures inscrites sur des cercles tournants.
On le voit par ces ouvrages, le bronzier se transforme, il marie les
cuivres au bois, aux marbres, aux laques; il devient orfèvre quand il
cisèle d'adorables chandeliers d'argent et, par un retour aux travaux
d'architecture, il taille dans une superbe borne de granit rose rapportée
d'Italie, quatre colonnes qu'il coitïe de chapiteaux en bronze doré et dont
il forme un splendide portique autour de ses merveilles. M. Dasson est
donc un artiste du meilleur titre.
Si la place ne nous était mesurée, nous pourrions nous étendre bien
longuement sur ces productions d'un goût si charmant. Nous renvoyons
notre lecteur aux reproductions, qu'a fait exécuter la Gaicttc, du bureau
de Louis XV, du bureau avec laque, de la cheminée et de la petite table
L(Hiis XVI avec bronzes dorés. Bien que ne suivant pas les mêmes sen-
tiers que M. Dasson, quoique sacrifiant au décor cette précieuse recherche
du joli, la maison Denière peut être citée parmi celles qui se préoccupent
le plus des qualités meublantes des bronzes. Riche en matériaux, dispo-
sant de nombreux modèles, d'éléments accumulés depuis longtemps, elle
entreprend en France, en Angleterre, en Espagne, l'installation des plus
riches hôtels. Son luxe un peu voyant convient aux vestibules de palais,
aux grands salons d'apparat. C'est de la petite monnaie de Versailles, mais
ces richesses à la Louis XIV n'ont pas les fines élégances dont nous par-
lions plus haut, les ornements ne se marient pas au meuble et n'épousent
LES BRONZES AU CHAMP DE MARS.
357
pas les formes chantournées des bois avec la scrupuleuse exactitude des
cuivres de Beurdeley et de Dasson. C'est un décor franc, un peu brutal,
mais bien coupé de tons, solidement doré, avec des oppositions de marbre,
d'ivoire, de bronze noir et de bronze patiné. Un homme jeune, Victor
Ducro, consacre à la vieille maison ses crayons et ses ébauchoirs; c'est de
lui que sont les torchères Louis Xl\\ la très belle rampe en fer forgé et
bronze doré, qui mérite une mention toute spéciale, de lui encore la con-
sole chinoise qui dénote une liberté et une franchise d'invention très parti-
culières, de lui enfin les deux cheminées Louis XIV et Louis XVI, qui
sont de bons morceaux.
Quiconque voudrait aujourd'hui meubler son hôtel trouverait dans la
classe 25 un large choix de cheminées de marbre et de bronze ; il y en a
dans chaque alvéole de cette longue galerie et, sans nous arrêter mainte-
. nant à décrire celles que nous allons revoir chez Barbedienne ou chez
Servant, nous notons au passage, après les cheminées de Dasson et de
Denière, celle de Lerolle, celle de Martinet, qui est d'un bon style; la jolie
•' cheminée de marbre blanc dessinée par Ringel et exposée par ALM. Dagrin
358 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
et Casse; dans ses logettes s'inscrivent deux élégantes figurines du Sanso-
vino ; les lignes d'architecture en sont pures et rappellent la belle époque
de la Renaissance italienne; malheureusement Tare du centre trop fermé
donne au foyer l'aspect d'une porte, et l'ensemble de l'édicule tient plus de
la façade d'un palais que d'une cheminée. Une autre, dont la large ou^■er-
ture ne prête pas à de telles méprises, est celle que nous présente la Com-
pagnie anonyme des bronzes, de Bruxelles; l'architecture en est belle et
la construction de marbres rouge et noir est revêtue de bronzes fins aux
patines mordorées. Je signale ce morceau aux amateurs, bien que je n'en
sois pas arrivé encore à parler des produits étrangers, parce que je crois
qu'il y aurait bénéfice à sortir des redites des styles Louis X\\, Louis XV
et Louis XVI, pour emprunter à l'art fîamand, et à ce goût d'un charme
étrange qu'y avait introduit l'occupation espagnole, des éléments nou-
veaux. Bruges et Anvers possèdent des chefs-d'œuvre du genre qui prê-
teraient au tra^•ail de la pierre, du bois et du métal, des modèles de
premier ordre.
La maison Cornu et C'% à laquelle nous allons revenir, e.xpose égale-
ment une cheminée monumentale, un des meilleurs types en ce genre et
nous en trouvons d'autres chez Lévy, chez Lemaire, chez J. Graux, etc.
La fabrique de bronzes qui, sous l'Empire et la Restauration, commença
ses premiers essais par des pendules et des flambeaux, s'est emparée, on
le voit, de la cheminée tout entière; elle la construit en marbre et en
cuivre, elle la meuble aussi et il est des spécialistes qui font des landiers,
des chenets et des garde-feux une étude spéciale et ont, à cet accessoire du
mobilier, dépensé autant de talent qu'en mettaient les artistes du xvr siècle
à modeler les grands chenets de la collection Soltykoff ou ceux que pos-
sède M. Louis Fould.
M. Bion Favier et M. Bouhon ont de charmants modèles en ce genre,
et nous signalons dans les expositions de M. Bodart et de M. Morisot de
grands landiers en fer forgé, qui, s'ils ne sont imités de ceux du Musée,
occuperaient dignement leur place sous les hautes cheminées de l'hôtel
de Cluny.
Le métal qui conserve et retient les bûches du foyer porte aussi la
lumière; c'est de bronze ou de fer qu'on fabrique les lustres, les lanternes
ornées, les torchères et les lampes suspendues, et la maison Gagneau
et C'% dont c'est la spécialité, a fait pour la création de certains modèles
de remarquables efforts.
C'est de Piat et de Robert que sont ces créations nouvelles, et ces
EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1878
,ù^.^
Gazette des Beaux Arts
A Quantm. Imp Edu.
TREPIED CISELE PAR GOUTHIERE,
I Copie exposée par M Dasson i
LES BRONZES AU CHAMP DE MARS. SSg
artistes, dont nous allons trouver partout les noms, ont apporté dans la
composition des divers accessoires de l'éclairage une logique de formes,
TABLE DE STYLE L 0 t I S XVl, EN M A R B R 6 ET EN BROSÉE OORE, COMPOSEE ET EXECUTEE
PAR M. DA950N.
(Exposé par M. Dasson. — Dessin de M, Boilvin.)
une ampleur de lignes, une grâce de détails qui, alors surtout que les
pièces sont exécutées avec le précieux des échantillons exposés, classent
parmi les meilleurs types du mobilier français ces lampes et ces lustres.
Lacarrière et Delatour visent à de tout autres proportions et ces fournis.
36o L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
seurs ordinaires des travaux de la ville savent exécuter les appareils
d'éclairage les plus considérables, ils l'ont prouvé en fabriquant Ténorme
lustre de TOpéra, d'après les dessins de Garnier : leur exposition témoigne
pourtant d'une certaine habileté et d'un goût très pur dans les bronzes
d'éclairage destinés à l'habitation privée.
Ces monuments suspendus d'où tombe la lumière exigent, s'ils ne
sont agrémentés de cristaux taillés en larmes et en prismes, des rondeurs
et des facettes de métal poli pour refléter les feux. Le papillotement s'éteint
dans les dorures et les patines, il s'éveille au contraire par les reliefs
avivés du cuivre jaune, et nous louons les frères Lerolle d'avoir conservé
cet alliage de la fonte dont leur père avait ramené la mode. Certains se
plaindront des empâtements du détail, des imperfections de la monture,
des inégalités des ajours; j'imagine que M. Emile Lerolle, qui dessine et
conduit ses ouvriers et ses sculpteurs, connaît aussi ces défauts et que, s'il
les sacrifie au décor, c'est une des conditions voulues de son ensemble. —
11 s'est cantonné dans le style Louis XIII, il en a imité les lourdeurs, les
ornements feuillus, les masses épaisses, rompues par de gras repercés. Un
oiselet précieux qui borderait ces ornements-là, une lime patiente qui régu-
lariserait ces mailles, leur feraient perdre le moelleux qui en est le charme.
Ce n'est pas dans une pleine lumière qu'il faut juger ces cuivres, non plus
que dans l'entassement d'un étalage où ils se nuisent entre eux; ces bronzes
d'ameublement ne prennent de valeur qu'en place et, qu'il s'agisse d'un
lustre Louis XIII, d'un cartel Louis XI'V, d'une lampe orientale, d'une
grille ou d'un grand vase, c'est drns la pénombre discrète de l'apparte-
ment, parmi les teptures, les bahuts, les cuirs gaufrés, les épais tapis,
qu'il les faut voir. — Je viens de nommer au hasard quelques-uns des
plus jolis objets exposés par Lerolle et je me les représente piquant de
points d'or le fond sombre d'un intérieur hollandais, comme fait, dans le
tableau de Gérard Dov, le lustre de cuivre pendu au-dessus de la Femme
hydropiqiie.
La petite fabrication a grandement abusé de ces cuivres polis, il est
vrai, et les procédés peu coûteux d'une telle exécution, joints au bon
marché de la matière, ont tenté les bronziers de bas étage. — Ces cuivres
ne conserveront la faveur des gens de goût que par la beauté des formes
et l'entente de l'ornement, de même que dans les plats estampés dont la
manufacture d'Anvers inonde les boutiques, quelques-uns seulement
seront prisés, dont les bons-creux dénotent la façon d'un artiste.
On pourrait, choisissant chez M. J. Graux son grand lustre, chez
LES BRONZES AU CHAMP DE MARS. 36i
Marnhyac ses torchères, chez Barbedienne ses cadres de miroir, ses
tables, sa colossale horloge ou ses bronzes les plus mignons, chez Seve-
nier ses jolies imitations Louis XVI, chez Servant ses lampadaires, chez
Perrot le guéridon de Piat ou la toilette, on pour-
rait, dis-je, pousser plus loin la démonstration que
je tentais au début de cet article et prouver que le
bronzier sait atteindre à Fart sans rien emprunter à
la statuaire, qu'il peut garder un rôle intéressant, tout
en se renfermant dans les données du mobilier, que
nos mœurs enfin, nos petits appartements et notre
amour du confortable offrent à Tart du métal des
motifs aussi souples, aussi variés, aussi charmants
que les grands salons de \'ersailles et les boudoirs
de Louveciennes.
Mais il est mieux de poursuivre notre promenade
chez les bronziers et, ne pouvant donner une mention
à chacun des i5o ou i6o fabricants français qui figu-
rent au Champ de Mars, de trier les plus habiles
ou ceux qui nous fourniront quelque sujet de compa-
raison.
Peut-on mieux faire que de visiter dabord
M. Barbedienne? — En entrant on s'incline. Nous
sommes chez l'un des princes de l'industrie, le roi du
bronze, le vulgarisateur de l'art ; sa maison est un
temple où les dieux de l'Institut consentent à habiter ;
dans son bureau où trône la Vénus de Milo, ce bronze
premier-né de la maison, qui en est devenue la pa-
tronne, dans son bureau, les maîtres du ciseau s'hu-
manisent et acceptent, en échange d'une part de bé-
néfice, de livrer à l'industrie leurs oeuvres les plus
aimées.
Barbedienne est aujourd'hui une des gloires fran-
LOUIS XVI
caises, il occupe au sommet de cet art industriel dont
> ' r DE M. DASSON.
on a fait un mot nouveau, sinon une chose nouvelle,
une place universellement enviée. — Il n'est dans aucune profession,
dans aucun pays un homme qui par les mêmes chemins ait acquis une
telle renommée; il jouit de son vivant de cette gloire pure qu'ont eue
seulement après leur mort quelques privilégiés parmi les maîtres de l'outil.
lATIDE DeU
362 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
Aussi, pauvre critique, dois-je trembler de parler haut. Admirer,
admirer encore, le dire et le répéter, c'est affaire à la foule : il me faut
chercher les fautes ou expliquer les beautés ; je vais essayer.
Au centre du salon, élevé sur des dalles de marbre, protégé par
un dais de velours habilement éclairé par une lumière frisante, se dresse
un monument aux tons dorés, aux reflets d'émail, dont la silhouette dé-
coupée s'affile par le sommet et se termine en de légers clochetons. ■ —
Quand je vis pour la première fois cet édirice de bronze, plus fin qu'une
dentelle, plus précieux qu'un bijou, moi orfèvre je restai étonné, ravi,
suivant de l'œil les pures arêtes, appréciant en ouvrier les montures,
goûtant en connaisseur les émaux et les ciselures et subissant sans m'en
défendre la magie de ce merveilleux ouvrage. Une bonne femme de la
campagne qui passait près de moi rompit le charme : « La belle église! »
dit-elle; elle se signa, je crois, comme devant une châsse et, par sa naï-
veté, elle me fit comprendre la faute originelle de ce monument qui est en
réalité une horloge, mais où rien n'indique au vulgaire la destination. —
11 y a bien un cadran, mais si petit, si perdu dans l'ornement, et le pen-
dule qui oscille dans la baie du premier étage est si menu, comparé à
l'ensemble, que je cherche en vain l'utilité des autres parties de l'édifice.
Quoi ! c'est pour loger un mouvement de ce calibre qu'on a fait un si
grand ouvrage, c'est pour une pièce d'horlogerie banale qu'on a dépensé
3oo, 000 francs de recherches, d'invention, de travail et de goût, et on n'a
pas songé à s'enquérir d'un horloger pour créer une grande âme à ce
grand corps et pour raconter dans un perpétuel mouvement, non plus
l'heure qui passe en sonnant, mais tout ce que dit un régulateur de
six pieds carrés, le jour, le mois, l'année, la révolution des astres, le
chant du coq et la tombée du jour. Strasbourg avait, en iSyS, un
Conrad Dasypodius pour exécuter son horloge et Paris n'a pas, trois
cents ans après, trouvé un horloger digne d'une œuvre qui porte son
blason.
L'horloge serait un splendide tabernacle, méritant, par sa richesse et
par le travail de l'orfèvre, de surmonter l'autel d'une cathédrale; —le
cylindre du mouvement ferait place au manchon de cristal où l'on enferme
les reliques d'un saint ; — Diane et Apollon seraient remplacés par deux
figurines non moins belles, non moins sveltes, non moins élégantes : une
Vierge et un saint Jean ; — les génies assis deviendraient des anges ; —
les émaux limousins ne raconteraient plus l'histoire des dieux du jour et de
la nuit, mais quelque sainte légende, et Serres, l'habile émailleur, corri-
LES BRONZES AU CHAMP DE iMARS.
363
gérait la faute légère qu'il a commise d'encadrer des émaux du xvii' siècle
dans une architecture Louis XII ; — enfin, sous l'arche qui porte toute
'^^^m^^^^m
ïm^m
FRISES EN BRONZE DORE DE LA TABLE 10U15 SVl EXPOSÉE PAR .M. DAiSO>
(Dessin d« M. Boilvin.)
la construction, sous ce pendentif qui coupe la ligne sans occuper le grand
vide, on coucherait l'image sculptée en bronze ou en ivoire du saint, à
364 LWRT MODERNE A L'EXPOSITION
moins que TÉglise au temps de Jules II et de Léon X n'ait pas eu un bien-
heureux digne d'être logé dans un si beau temple.
J'ai voulu, tout en commençant, critiquer la seule chose où je trouvais
à reprendre, et il se trouve que c'est à la maîtresse pièce que j'ai dû m'atta-
quer, non pour son exécution, elle est parfaite, non pour les détails, ils
sont bien trouvés et bien traités, mais pour la conception première et pour
l'architecture, qui, grandie aux proportions d'une église de pierre, man-
querait de solidité. 11 ne faut pas forcer son talent, et Constant Sévin, qui
est le premier ministre de Barbedienne, le maître dessinateur de la maison,
a dû le premier sentir la dilhculté d'une telle entreprise. — Nous le trou-
verons irréprochable dans les œuvres de moindre dimension.
La bibliothèque Renaissance, de bronze doré et d'ébène, que nous
connaissions déjà, nous a encore charmé, et les deux cheminées de marbre
et de bronze ont, grâce aux émaux de Serres, un ragoiit de couleur que
n'ont pas celles que nous avons vues précédemment. Nous aimons les
beaux vases composés par M. Levillain dans le goût de l'antique : voilà
de l'art sérieux, noble et gracieux tout ensemble. C'est une des plus heu-
reuses innovations du bronze, car ce retour aux saines traditions, à la règle,
marque une renaissance dans l'industrie que nous étudions.
Deux pièces très osées encore sont les grands cadres de bronze des
miroirs. Empruntés à cet art français dont Etienne de Laulne fut l'un des
maîtres les mieux inspirés, ils sont de purs types de la Renaissance au
temps de Charles IX, mais ils étonnent en ce que ces délicatesses de cise-
lure étaient restées le propre du bijou plus que des cuivres. Jamais le
bronze n'avait atteint à de telles finesses; les figures s'y mêlent aux
ornements et aux cuirs : c'est le cadre d'un camée dix fois agrandi, c'est
une hardiesse que je crois heureuse et c'est une nouveauté, bien que l'idée
en soit prise à un maître ancien.
Le goût particuUeràM. Barbedienne et à Constant les pousse d'ailleurs
dans la voie de l'orfèvrerie, et si nous avons trouvé Christofle et Poussiel-
gue-Rusand travaillant autant en bronziers qu'en orfèvres, nous affirmons
qu'ici le cuivre est fondu, moulé et ciselé avec le même amour que l'argent.
L'horloge et les cadres sont de la pure orfèvrerie par le fini du travail, et
voici des vases qui sont de l'orfèvrerie tout à fait : — c'est une coupe
d'argent repoussé avec des branches de mûrier, — ce sont des flambeaux
Louis X\ 1 et tout un délicieux service à boire, dont les vases sont enguir-
landés de branches fleuries ; n'est-ce point là une réminiscence heureuse du
vase d'Alesia que conserve le Musée de Saint-Germain et dont je vois
(Exposée par M. Barbedienne.)
366 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
chez Rarbedienne une exacte copie? — Des végétations attachées par un
simple lien sur un pot de terre, voilà le modèle; combien d'autres inspi-
rations charmantes trouverait Torfèvrerie par un tel retour à la simplicité !
Ces ouvrages d'argent étaient l'œuvre de Désiré Attarge, l'habile
ciseleur que nous avons récemment perdu. — D'autres, plus que lui, ont
eu le don décomposer les motifs de leurs travaux; quelques-uns que j'ai
nommés savent mieux interpréter la figure humaine ; mais il n'est pas
d'outil qui ait caressé comme le sien le grain du métal, aucun ciselet n'a
donné à l'argent une peau plus soyeuse, un chaire plus délicat. — J'en
parle avec autorité, moi qui l'ai connu dans la force de son talent, alors
qu'il ciselait les compositions de mon père et que M. Barhedienne n'avait
point encore songé à se l'attacher. Le nom d' Attarge mérite d'être inscrit
entre ceux de 'Vechte et de Fannière.
C'est à Cauchois à présent qu'appartient le soin de conduire l'atelier
de ciselure de la rue de Lancry, non pas pour les fins travaux qui sont du
domaine de l'orfèvrerie, mais, au contraire, pour les larges retouches du
grand bronze.
A ce propos, nous avons remarqué, nous tous qui cherchons dans un
bronze l'expression de la vie et la main de l'artiste créateur, nous avons
remarqué, dis-je, l'immense progrès réalisé depuis quelques années par
Barbedienne d'abord, par quelques-uns de ses émules ensuite. Les sta-
tuettes n'ont plus ces surfaces polies, poncées, usées par d'ignorants
ouvriers, qui, sous le rifloir et le papier d'émeri, effaçaient le modelé des
chairs ou ratissaient les draperies. Un moulage p»lus fidèle, une fonte mieux
surveillée et des patines plus transparentes ont, avec les progrès de la cise-
lure, réalisé cet important résultat'.
M. Barbedienne n'a exposé que peu de figures, mais les qualités que
je signale y sont frappantes : — la grande statue d'Auguste du Vatican et
la Vénus de Milo pour l'art antique ; — et pour l'art moderne : le Louis XIII,
de Rude; — \o. Jeanne d' Arc et la Jeunesse, de Chapu; — le buste de
M«' Darboy, de Guillaume ; — le Chanteur florentin, le Saint Jean-Baptiste,
la Charité et le Courage militaire, de Dubois; — l'Éducation maternelle,
la Vierge au lis et la Musique, de Delaplanche; — les deux David et le
Gloria victis, de Mercié : — voilà tout. — C'est un choix heureux, il est
vrai, et le Gloria victis, que je nomme en dernier, est entre toutes ces
I. On appréciera ces qualités dans l'exposition spéciale des bronzes de Barye, ouverte par
M. Barbedienne dans une annexe, et dont nous avons négligé de parler.
CHANTEUR FLORENTIN. PAR M.
'AUt DUBOIS.
(Exposé par M. Birbedienne.)
368 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
œuvres celle où se révèle le mieux le rôle du bronze; on comprend, en la
comparant aux autres statues, que celle-ci a été conçue pour ce métal et
les autres pour la pierre; que Tairain seul permet ces délicatesses, ces mem-
bres débarrassés des draperies, ces fines chevilles; — qu'il est solide et
nerveux enfin sans empâtement. — Mais ce qu'on trouve partout, et notam-
ment dans les figures du tombeau de Lamoricière et dans le Louis XIII,
c'est la marque du doigt sur la terre, c'est ce pétrissage de la matière que
n'a pas etîacé le rifloir : une heureuse couleur chaude, transparente et
mate tout ensemble, comme si la peau du métal mordorée par la four-
naise avait conservé les moiteurs de la transpiration.
Une autre patine que je signale parce que je l'ai vue aujourd'hui pour
la première fois, c'est la teinte de porphyre dont on a revêtu quelques
objets de petites dimensions; — cette oxydafion, obtenue sans doute par
le séjour de la pièce dans un moufle, ressemble aux patines de Christofle
et prendra dans les bronzes d'art un rôle avantageux si elle résiste à l'air.
Avec les patines, il serait à propos de parler ici des fontes obtenues sur
nature par Garnier, l'habile mouleur qui a si bien réussi les crustacés, les
plantes et les insectes fondus sans retouche; — nous y reviendrons plus
loin en parlant du Japon.
J'arrive à l'émail, non que je puisse traiter à fond un tel sujet, mais
comme MM. Christofle et Bouilhet l'ont tenté dans l'orfèvrerie, M. Bar-
bedienne a recherché pour le décor du bronze les procédés du cloison-
nage; — Tard a aidé les premiers et Thesmar a fait pour le second quel-
ques beaux ouvrages.
M. Barbedienne avait conçu ce projet en maniant les vieux cloison-
nés de la Chine, mais il ne pouvait se faire le copiste esclave des artistes
du Céleste Empire, il ne voulait pas demander non plus comme Reiber
aux Japonais leurs dessins; il rêva d'employer à un décor français les
procédés d'émail à cloisons rapportées.
Thesmar mit en œuvre les moyens qu'il lui donna, et tout Paris a vu
les grands plateaux où il a dessiné avec des fils d'or et peint avec des
verres colorés le faisan doré et les canards. — Nous donnons le dessin
d'un de ces plats. — La qualité des émaux est excellente et nous ne pro-
noncerons pas entre l'orfèvre et le bronzier ; mais si parfois Christofle
copie de trop près les albums de Kioto', Barbedienne a de nos papiers
I. C'est d Kioto, dans la province de Musashi, que bs Japonais publient les estampes dites
de Nishiki-E.
(Exposé par M. Barbedienne.)
3-0 LWRT MODERNE A L'EXPOSITION.
peints le procédé décoratif, et la glaçure du feu, le chatoiement de Fémail
ne suffisent pas à détruire cette ressemblance.
Thesmar, qui s'est affranchi de toute direction, qui travaille seul et
expose en son nom, a exagéré ce défaut. — Il a cru atteindre à de meil-
leurs effets en nuançant ses pâtes, en les fondant par des demi-tons : il a
simplitié le tracé des lignes, mais le résultat est mauvais. La fine maille
d'or ou de cuivre qui dessinait les alvéoles de son réseau brillant conser-
vait une richesse qu'on regrette, et l'émail, en dépit de la difficulté vaincue,
n'a guère plus d'attrait qu'une faïence peinte ou qu'une plaque de porce-
laine habilement traitée.
Un artiste d'un grand mérite, c'est M. Serres; je l'ai déjà nommé plus
haut. C'était un enfant de la bijouterie; son goût pour le dessin attira sur
lui l'attention du patron; un riche négociant devina ses aptitudes, lui
donna des maîtres; il apprit l'émail, s'adonna avec passion à l'étude et
fit d'abord de petites plaques dans la manière de Boucher, qui furent
montées en bijoux et eurent un certain succès. Barbedienne vit ses tra-
vaux, l'employa, et, séduit par ce talent naissant, se l'attacha exclusive-
ment. Depuis, Serres travaille sans relâche; c'est un passionné dans son
art : il est le rival de Claudius Popelin, de Aleyer et de Courcy. Il ne
procède pas ainsi qu'eux. Minutieux comme le dernier, il n'a pas de
Claudius la grâce italienne, non plus que les hardiesses et les croustil-
lantes lumières du second. Meyer et Popelin modèlent leurs blancs à la
spatule, ils pratiquent l'émail à la façon des vieux Limousins ; Serres, au
contraire, ménage son blanc et donne à ses camaïeux une peau plus lisse,
des effets plus adoucis; il emploie peu ou point les paillons, et cependant
il obtient, quand il le veut, de puissants effets de couleur, comme dans la
Sainte Famille, remarquable tableau d'émail auquel Barbedienne a fait un
digne cadre. Une très petite partie de l'œuvre de Serres est exposée au
Champ de Mars, et l'on jugera, par la qualité et par la quantité des pièces,
du mérite de l'artiste et de l'opiniâtreté du travailleur.
Nous n'en disons pas plus sur les œuvres exposées par Barbedienne,
et n'y ajoutons pas un éloge qu'il appartient à un autre jury de lui
décerner publiquement; mais, puisque nous avons parlé des émaux
appliqués aux bronzes, nous nommerons M. E. Cornu. Celui-là a plus
qu'aucun cherché la coloration, non seulement en copiant par un pro-
cédé de fonte les champlevés et les cloisonnés byzantins, mais surtout
par l'emploi des marbres onyx d'Algérie. C'est lui qui habillait de
marbres bigarrés et veinés les négresses et les Arabes de Cordier; il a fait
LES BRONZES AU CHAMP DE MARS,
3/-!
ainsi quelques heureux essais à Fimitation des sculptures polychromes
des anciens, mais il a peut-être abusé de cette lapidairerie dans la mon-
TREPIED E>
(Exposition de M. Barbedienne.)
ture des bronzes. Il y avait obligation pour lui, puisqu'il gérait une
maison dont ces marbres sont la raison sociale et Télément d'affaires;
mais nos yeux se lassent à revoir dans la boutique du boulevard cette
note point variée et quelque peu confuse. Cornu est un sculpteur, il des-
9_, L'\RT MODERNE A L'EXPOSITION,
sine ses modèles, i! conduit ses ateliers, et s'il obéit aux exigences com-
merciales de sa maison, ce n'est pas qu'il n'aspire à de plus attrayantes
créations.
MM. Jules Graux, Levy, Raingo frères, Boyer, Aug. Lemaire, Ruffier,
un débutant, Graux-Marly et Dagrin et Casse doivent être cités après
parmi les fabricants les plus habiles.
Dans mon précédent article, je déplorais l'indifférence que montrent
pour Forfèvrerie nos artistes; il n'en est pas ainsi du bronze. Paris a sur
les pentes de Ménilmontant toute une colonie de sculpteurs, qui, s'ils
n'ont pas suivi les classiques enseignements de l'école, n'en sont pas
moins pleins de verve et d'invention, et doués d'une facilité, d'un brio
d'exécution qu'il faut reconnaître. Tous n'ont pas forcé les portes du
Salon annuel des Beaux-Arts, mais tous sont enrégimentés dans cet art
du bronze dont ils vivent et vers lequel toute leur intelligence est tendue.
Le boulevard sépare les ateliers du Marais, c'est-à-dire du centre de la
fabrication et de la vente, et c'est la digue qui seule les retient et les
empêche d'envahir le commerce et de commander en maîtres.
Il est, en effet, difficile de jeter dans un moule spécial les esprits créa-
teurs qui fournissent à trente bronziers et de les obliger à prendre pour
chacun de ceux-ci une expression différente. Les bronzes portent la
marque du fabricant, mais il n'est pas besoin de chercher la signature
de l'artiste pour reconnaître Piat, Carrier-Belleuse, les Robert ou les
Moreau. Leur œuvre devient gigantesque; ils alimentent les bronzes fran-
çais, fournissent à la fonte de fer et au zinc; on vient de Londres leur
demander des modèles; on les entraîne parfois, et ils s'en vont un an, deux
ans, se mettre sous le pressoir anglais, qui en extrait de quoi nourrir
sa céramique et ses meubles. Carrier a engendré plus d'amours et de
nymphes que n'a d'habitants un gros chef-lieu de canton; et si Piat gra-
vait son œuvre, il égalerait, ou mieux il surpasserait en nombre l'œuvre
du plus fécond artiste du dernier siècle. E. Robert, malgré sa précieuse
recherche et l'esprit qu'il distille en ses délicats ouvrages, a construit plus
de vases, de statuettes et de pièces d'ameublement que n'en conserve un
musée, et Mathurin Moreau, s'il regarde en arrière, doit voir une longue
suite de blanches figures marquant les étapes de sa vie.
Il est malaisé de conduire ces artistes, qui, quoi qu'en disent quel-
ques-uns, sont des maîtres, et qui marchent, parallèlement à l'art officiel,
par des sentiers plus gais; le fabricant, fùt-il habile comme Servant, ou
connût-il son métier aussi bien que Perrot, le fabricant ne peut commander
VASE ES BRONZE.
(Exposé par M. Baibedienn
3;4 L-ART MODERNE A L'EXPOSITION,
à ces natures primesautières; il a tout à gagner à leur ouvrir les voies,
et son rôle se borne à recueillir l'idée, à la couver, à l'élever, à la polir
dans sa forme.
Nul plus que M. Servant n'y pourrait réussir, et l'habile bronzier,
qui cette année est aussi le rapporteur du jury, saura mieux que moi
dire les mérites de l'invention et les labeurs de l'atelier. 11 est parmi ses
confrères le plus amoureux du métier; il donne à ses œuvres un caractère
tout personnel, et sa griffe s"imprime à côté de la gritïe du modeleur.
On reconnaît à première vue un bronze de Piat fondu par Ser\"ant, comme
on reconnaît le crayon de Mouilleron ou la pointe de Gaucherel dans la
copie d'un maître. Dans le salon qu'il occupe au Champ de Mars, nous
avons remarqué le grand vase de VAge d'or, modelé par M. Robert, et
que nous publions ici. La forme en est élégante, et sur les deux faces
s'inscrivent en bas-reliefs deux scènes pastorales, tandis que le lierre et
le houblon s'accrochent aux flancs et garnissent les anses. Notre unique
critique porte sur le modelé des figures, qui manque de fermeté et de
méplats.
Le même sculpteur a fourni deux grandes torchères de bronze doré,
en style Louis XVI, une fort belle garniture Henri II, dont Fagencement
compliqué est d'une grande ingéniosité, et puis une autre pendule et ses
candélabres; Hébert, le sculpteur : un Bellérophon en bronze antique
ayant des vigueurs à la Barye, une Vénus armée toute pleine de séduc-
tions, et surtout une Sémiramis dont on peut voir ici une fine et exacte
reproduction.
M. Servant expose encore quantité de bronzes aux belles patines ou
aux nuageux frottis d'or, que goûteront les délicats, et entre autres une
nouvelle garniture de Piat, de style Louis XIII.
C'est de l'infatigable Piat qu'est aussi la grande horloge à glaces, où
les bronzes s'allient à la marqueterie; de lui, une table en cuivre poli, de
lui une garniture de bureau rocaille.
Ces trois pièces ont été exécutées par \L\I. H. Perrot et fils, et c'est
par eux aussi qu'a été faite la charmante toilette renaissance, aux ors vieillis,
aux bronzes éteints, où le bois, l'ivoire et l'étain se marient harmonieuse-
ment ; c'est là encore une composition de Robert, à laquelle nous repro-
chons uniquement la construction étroite et trop tourmentée du miroir.
M. Perrot est, de l'aveu de ses confrères, un des plus adroits bronziers,
et il eût été dommage, quelque jolis qu'ils soient en sortant de ses mains,
qu'il bornât sa fabrication aux petits bronzes.
LES BRONZES AU CHAMP DE MARS. 3,-5
M. Houdebine tient une place honorable dans cette école des jeunes,
je dis jeunes par le goût et par le renouveau d'un style qui s'atïirme et fait
peu d'emprunts au passé. Les frères Robert ont modelé pour lui deux
beaux vases, et Grégoire s'est inspiré de Greuze pour sculpter un naïf et
joli visage, qui rappelle la Cruche cassée. Nous empruntons à M. Houde-
bine, pour la Gaiette, un des candélabres de marbre et de bronze doré dont
Aug. Moreau a fait les figures et Joindy rornement.
^■T DE STYLE LOUIS
FLAMBEAUX EN AI
(Exposés par M. B.irbedieniK-.)
Le nom de Joindy s'attache à plusieurs des meilleures pièces du
bronze, et notamment au grand vase de course qu'a ciselé et qu'expose
M. Point. Le profil en est très élégant; il rappelle par ses proportions, par
la finesse des moulures et la souplesse des courbes, le magnifique modèle
que le Louvre conserve dans la salle des bronzes antiques. Les anses à
corps de pégases se découpent bien, et, par un parti pris très osé, l'artiste
a noué sur la panse une grande palme qui coupe en son milieu le bas-relief
imité du Parthénon. Je crois que l'éditeur de ce vase en aura un facile
3-6 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
débit auprès de toutes les sociétés hippiques; aucun modèle mieux que
celui-là ne s'accorde avec leurs préférences.
Il n'est point aisé de découvrir Marnhyac; son exposition est reléguée
dans un coin sombre, et, s'il a accepté d'être mis en cette place désavanta-
geuse, c'est peut-être qu'absorbé par les travaux qu'il exécutait au Conti-
nental-Hôtel, il redoutait de ne pas tenir à l'Exposition le rang qu'il ambi-
tionnait ; c'était une crainte mal fondée, car, avec des pièces capitales
comme le baromètre de marbre et de bronze qui appartient à M. Emile de
Girardin, et les deux grandes torchères de Piat, on peut prétendre aux
meilleures places. En effet, ces deux ouvrages sont des plus parfaits dans
son œuvre : l'un de style Louis XIV, entièrement exécuté en bronze mat
et doré, porte sur ses quatre faces, en de robustes ornements, les figures
des quatre éléments et leurs attributs ; l'autre est bien connu des artistes :
debout sur une triple vasque de marbre rouge se dresse fière et belle en sa
nudité une jeune Indienne; son corps souple est admirablement sculpté
dans un bloc de marbre noir et ses hanches sont à peine voilées sous une
fragile ceinture de plumes en bronze doré; — ses deux bras relevés sou-
tiennent les lumières qu'elle porte sur sa tête. — C'est de la grande déco-
ration, et c'est de tradition dans une fabrique qui a commencé sa fortune
avec les œuvres de Clésinger.
J'aime pour ma part le mélange du bronze et du marbre, mais non
pas quand on réduit le marbre à de trop mignonnes proportions; c'est une
mode qui nous vient d'Italie et qui, malheureusement, tend à se propager.
Elle veut des statuettes de marbre blanc pour nos cheminées, nos consoles
et nos étagères, mais la fabrication de ces figurines exigerait la main d'un
artiste, et souvent elle est abandonnée à des praticiens qui ont plus souci
du détail que de la vérité anatomique. C'est p)Our cela que le Pierrot
voleur et le Galant arlequin de Carlier sont mieux réussis que la Source de
Falguières : ces deux gracieux personnages à la Watteau ont de spirituels
détails bien plus faciles à rendre pour le praticien que les nus de la femme.
Il ne faut pas non plus qu'un art emprunte à un art voisin, et M. Fal-
guière, avant de modeler la Source d'Ingres, avait fait la même faute en
copiant la Phryné de Gérôme.
Emile Carlier, que j'ai nommé, est à Marnhyac ce qu'est à Barbe-
dienne (Constant Sévin. Élevé par Feuchères, il a grandi dans l'atelier, il
possède son art, il sait le métier, et c'est à lui qu'est due la belle pendule
des Femmes implorant l'Amour et le grand surtout de l'hôtel Continental
auquel est emprunté le Triomphe de Neptune, qui ligure à l'Exposition.
LES BRONZES AU CHAMP DE MARS. 377
Tous les sculpteurs n'abandonnent pas aux mains du fabricant l'éxe-
cution de leurs modèles. Mène et Caïn éditent eux-mêmes. Fremiet sur-
veille chez More l'achèvement de ses bronzes; il veut que le coup de pouce
et la dent de l'ébauchoir transparaissent sous le cuivre, qu"on abatte la
couture du moule, rien de plus. Nous revoyons avec plaisir ses nom-
breuses créations : le Centaure et l'Ours, les Chevaux de halage, le Chef
gaulois, le Cocher romain, la belle réduction du Duc d'Orléans de Pierre-
fonds, la Jeanne d'Arc à genoux, la Jeanne d'Arc à cheval, et son dernier
modèle, un Saint Michel très mouvementé, mais qui tient plus d'un fou-
gueux homme d'armes que d'un archange.
L'ASE ANTKiUE ES ARGENT, DU MUSEE DE SAINT
(Reproduction exposée par M. Barbedienne.)
Après Fremiet, qui est un animalier d'une grande valeur, il faut citer
Isidore Bonheur. M. Peyrol est son éditeur.
Nommons encore Pautrot, Vallon et Meissner. Ce dernier est l'au-
teur et l'éditeur tout ensemble d'une série de fantaisies ingénieuses, bien
supérieures aux inventions viennoises. Un grand seigneur artiste Ta choisi
cette année pour fondre et ciseler ses œuvres. C'est lui qui édite le Vieux
Soldat de Waterloo et la Marie-Antoinette, dont l'original est dans la galerie
anglaise. On sait que ces deux statues sont de lord Ronald Gower, le frère
du duc de Sutherland.
Si nous en avions la place, nous pourrions, remontant de ces bronzes
d'étagère à la colossale statue de Charlemagne, étudier chez Thiébault
378 LWRT MODERNE A L'EXPOSITION.
l'art do la fonte et visiter en même temps Durenne et le val d'Osne, les
Keller de notre temps, et d'autres non moins habiles, mais plus modestes
en leurs visées, Auxenfants, Gonon et Gruet.
11 y aurait injustice à ne rien dire du zinc. Ce n'est plus un art de
contrebande, c'est désormais un élément sérieux du décor en métal, qui
tient le milieu entre la galvanoplastie et la fonte de fer. La grande jardi-
nière avec figure servant de torchère, qu'a modelée pour Ranvier M. Piat,
ferait dans un vestibule le même'efFet qu'un bronze. Le zinc choisit mieux
sjs modèles et l'exécution en est parvenue à une perfection inespérée.
Drouart, ce pauvre et regretté Drouart, qui vient de mourir en pleine
force et en pleine activité, Drouart a aidé à ce progrès avec Blot, son beau-
frère, et parmi toute leur exposition je signale aux amateurs la jolie sta-
tuette de Bianca Capello par Chedeville : elle a toutes les finesses d'un
joli bronze.
Je voudrais, avant de clore ces pages, faire une course rapide dans
les galeries étrangères, non pas pour la facile satisfaction de constater
l'excellence de notre fabrique française : nos bronzes ont moins que notre
orfèvrerie même à craindre une concurrence extérieure, mais pour
signaler quelques tendances et prendre un exemple ou deux.
La Prusse, qui seule eût montré quelque supériorité dans cette
branche des arts, n'a pas paru. L'Autriche, au contraire, fait montre de
ses nombreuses fabriques, mais, quelque importantes qu'elles soient, nous
n'y trouvons à admirer qu'une ingénieuse fantaisie. Les bronziers viennois
dépensent en petite monnaie beaucoup de goût et d'habileté; mais si
parmi les grandes figures exposées dans les jardins et aux Beaux- Arts,
nuus en avons admiré quelques-unes fondues en bronze, la transition est
brusque de là à ces bibelots d'étagères qui vivent ce que dure une mode.
Encore faudrait-il mettre plus de discrétion à s'emparer de nos créations
et ne pas exposer en France des modèles français à peine démarqués. Où
M. F. Bergmann a-t-il pris idée de sa lampe à jeu, sinon à Vienne, où
Mellerio de Paris avait exposé en 1878 une jolie lampe de même cons-
truction, dont les motifs, sculptés par Philippe May, ont été peu changés ?
Et qui a permis à M. Dziedzinsky et Hanusch, de Vienne, d'estropier en
les imitant les quatre superbes -nègres qu'avait sculptés Arnaud? Est-ce
parce que Baugrand est mort, lui qui en était l'éditeur, que ces messieurs
se croient en droit de mettre ces figures à toutes sortes d'emplois? Je pré-
fère de beaucoup à tous ces petits bronzes les grilles et les candélabres en
fer forgé de Milde, qui va de pair avec nos meilleurs serruriers artistes.
LES BRONZES AU CHAMP DE MARS.
3/9
Enfin je ne quitte pas rAutriche sans réparer une omission faite dans mon
chapitre de l'orfèvrerie : je n'y ai pas nommé M. Klinkosch, qui tient dans
son art la première place à Vienne.
Dans l'exposition russe, près de Sasikofï et de Khlebnikoff, les
orfèvres, il y a M. Chopin, l'habile bronzier. Il n'était pas possible de
LAT EN tMAlL CLOISON NI
(Exposé par M. Barbedienne.)
transporter de Saint-Pétersbourg ou de iMoscou les gigantesques travaux
de bronze que fait pour les palais ou les églises cet habile fabricant, un
Français du reste, mais nous avons retrouvé dans son salon les jolies
scènes russes de Lanceray. Lanceray est un artiste de race; il tenait bien
son rang aux Champs-Elysées en 1877, à côté de Mène, dont il a la science
et la délicate élégance, avec un charme étrange en plus. Les épisodes qu'il
choisit sont dramatiques ou touchants; il a vécu chez les Tcherkesses,
3go L-ART MODERNE A L" EXPOSITION,
et c'est avec la cire qu'il nous raconte leurs chasses, leurs combats et leurs
amours. Ces groupes ont conquis la faveur du public, et il en est qui
sont vendus par avance à quarante exemplaires. Deux autres sculpteurs
lASE DE » l'ace D OR », EN BRONZF.
(Exposé par M. ScrvaiU.)
russes, Tchijoff et Lavertsky, ont chez M. Chopin d'importantes figures,
et nous avons été surpris de l'habileté des fondeurs et des ciseleurs de
leur pays.
Placido Zuloaga a été placé par le j ury international dans la classe XXV ;
LES BRONZES AU CHAMP DE MARS.
38i
nous en sommes bien aise, ce nous est un prétexte pour parler de Thabilc
et sympathique artiste espagnol en même temps que d'un artiste français,
SCULPTURE DE M. HE
(Butte en bronze exposé pji- M. Scivanl,)
M. Dufresne, que nous réclamons comme nôtre, bien qu'il soit plus étran-
gement classé encore.
Zuloaga est actuellement le maître de tous les damasquineurs fran-
çais, italiens, belges ou espagnols. Doué d'une étonnante fécondité, il
exécute ou fait exécuter, tant à Eibar qu'à Saint-Jean de Luz, une innom-
382 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
brable quantité d'objets : bijoux, coffrets, poignards, vases et plateaux
dont les dessins toujours variés couvrent d'or les surfaces sombres du fer.
Quelque belles que soient les pièces qu'il expose, il ne faut pas juger par
celles-là du talent de l'homme; c'est à Londres, chez un amateur pas-
sionné de cet art, que sont réunis les plus beaux ouvrages de Zuloaga. Il
doit rester dans ses veines quelques gouttes du sang more, et c'est la
raison de la perfection qu'il a su donner à de grands vases hispano-arabes
qu'il a brodés d'une dentelle d'or fin, plus riche, plus variée, plus fine que
les dessins de l'Alhambra. Si ces vases, et le grand plateau qui fut ter-
miné Tan dernier par l'artiste, avaient pu figurer à l'Exposition, ils eussent
été classés au premier rang. C'est par Zuloaga qu'a été exécuté en fer forgé,
ciselé, damasquiné et incrusté, le tombeau du général Prim.
M. Dufresne, de Paris, n'est pas damasquineur à la façon de notre
Espagnol; il a des procédés à lui, procédés d'épargne ou de placage que
nous n'essayerons pas d'expliquer maintenant, mais qui sont employés à
produire de charmants dessins. Les armes, les boucliers, les casques, les
buires et les plateaux damasquinés que contient sa grande vitrine de
l'avenue Rapp en sont de tous points les plus parfaits morceaux. M. Du-
fresne, qui n'est pas un marchand, mais un artiste amateur qui modèle et
cisèle avec passion, se livre à la statuaire, à l'orfèvrerie, aux bronzes et aux
bijoux tout ensemble. Son groupe d'Hercule et d'Hésione est d'un mouve-
ment puissant, et la grande Coupe du plaisir, coupe bien peu profonde
pour satisfaire à tous ceux qui en ont soif, est d'un beau décor. La Coupe
du plaisir et les visées philosophiques de l'inventeur nous pourraient
inciter à décrire aussi le colossal Vase des ivresses de G. Doré, qui est à
quelques pas plus loin. Nous y renvoyons le curieux, qui sera dédom-
magé de la recherche de ce rébus par le plaisir d'y admirer quelques bien
jolis morceaux perdus dans la masse.
La Chine a des émaux cloisonnés, des plats, des écrans, des bols, des
brûle-parfums, des animaux, des vases, les uns nuancés et fondus, les
autres criards et mal équilibrés de tons; pas n'était besoin d'indiquer en un
catalogue quels sont les émaux anciens et quels sont les modernes. C'est
une lourde faute à ces rusés marchands, d'avoir en leur bazar de vente
fait un tel mélange, et, bien que parmi leurs bronzes il y ait quelques
beaux spécimens dignes d'être classés chez AL Cernuschi, leur fabrication
actuelle accuse une décadence qui est d'autant plus frappante que les
bronzes japonais sont rangés à côté.
A ceux-ci le grand succès de l'année ; artistes et gens du monde ont
LES BRONZES AU CHAMP DE MARS.
383
la même passion pour les habiles ouvriers de Kanasawa et de Takaoka.
C'est dans ces deux villes du Japon que sont les meilleurs artisans du
LABRE LOUIS XVIj EN BRO^
(Exposé par M. Houdebine.)
bronze, et, toute réserve faite de mœurs, d'usages, de goût et d'idéal,
avouons que nous n'égalons pas, dans Fart de fondre et de ciseler, ces
inimitables et féconds artistes.
Je fais cette différence de nos mœurs et de notre idéal, parce que je
384 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
vois avec peine que Tadmiration qu'on professe pour les produits du Japon
nous porte peu à peu à copier ses types et que ce serait un grand dom-
mage. Notre imitation se doit borner au décor, à certains grands partis de
couleur, à certaines lois nouvelles de symétrie, à certains alliages et à cer-
taines patines, mais pas au delà.
De tous nos arts, avouons que celui du bronze a été le plus sage. Il
ne s'est pas jeté follement, comme le meuble, la céramique, l'orfèvrerie et
les papiers peints dans la copie servile des dessins japonais. C'est seulement
à la monture des faïences, à Tornementation des lampes et de quelques
pièces du mobilier qu'on a mis cette sauce japonaise qui coule à flots
dans nos autres industries. La raison de cette froideur est dans l'édu-
cation du sculpteur. L'idéal pour lui est cette beauté grecque, cette per-
fection du tvpe humain que jamais il n'atteint, mais vers laquelle il tend
sans cesse et qui, à travers les modes, les styles, les caprices les plus
bizarres et les ornementations les plus feuillues, reparaît comme un rayon
de soleil à travers les nuages. L'art japonais est l'antipode de cette beauté;
il cherche dans la nature, dans la plante, dans l'insecte qui rampe, dans
les inliniment petits, les éléments de ses dessins. Il poursuit l'oiseau dans
l'air, il copie les vastes horizons que coupent ses montagnes coniques. Il
aime les dessins lavés de gris, de bleu, de rose tendre ; ses formes sont
estompées, ses croquis inachevés, le trait toujours est interrompu comme
un rêve coupé par le réveil. C'est par ces côtés-là qu'il charme et captive
le peintre; mais le sculpteur, lui, est invulnérable à cette séduction, qui
menace de devenir une maladie. On n'a pas eu raison de lui en faisant
défiler dans son atelier des chevaux ramassés et poilus, des chiens
ronds, des tortues à nageoires, des dragons à trois gritîes, à la tête
flasque, aux dards aigus. Les tigres menaçants, noyés dans des vagues
crochues, n'ont pas constitué pour nos sculpteurs ornemanistes un style
digne d'étude.
Ils ont eu raison; mais, s'ils doivent fuir l'imitation des formes
exotiques, c'est à eux qu'il appartient de dérober le secret des fontes à cire
perdue, des alliages de cuivre, des placages d'or, des laques sur métal,
des ciselures grasses et fermes, des transparences d'argent', des niellures,
des émaux. Cette perfection de l'outil, cette science du métier, c'est à eux
de l'allier au goût de l'artiste, à la poésie d'une forme idéale. Chez Barbe-
I. \oir ,c plat d'argent de .Minoda,où certain poisson transparaît dans la vague (classe XXIV.
- n- 2).
LES BRONZES AU CHAMP DE MARS. 385
dienne, il est un fondeur déjà, M. Garnier, qui égale par ses moulages sur
nature les plus beaux échantillons japonais. Ses homards, ses insectes et ses
feuilles sont aussi remarquables dans leur petitesse que dans son ampleur
le brûle-parfums japonais qu'accompagnent hs grands paons et les pigeons.
Les deux fondeurs ont eu mêmes malices, et leurs bronzes sans retouches
ont été coulés dans des moules, où par avance étaient fixées les parties les
plus délicates et déjà fondues de l'objet ; pattes, ailes, antennes faites à
part se soudaient ainsi dans la masse. Ce qu'a trouvé Garnier, le fondeur,
le chimiste, l'émailleur, le ciseleur le trouveront chacun en sa voie : c'est
à cette étude que doivent tendre de toute leur énergie nos fabricants
français.
L. F ALIZE tlls,
LES
INDUSTRIES D'ART AU CHAMP DE MARS
III
LES MEUBLES.
'est avancer aujourd'hui une vérité devenue
banale, tant elle est indiscutable pour la science
et démontrée par les faits, d'écrire que le mo-
bilier d'un peuple peut être considéré comme
l'expression sincère et tangible de son tempé-
rament et de son génie particuliers. Chaque
époque de son existence se trouve nettement
caractérisée par la physionomie originale des
objets qu'il a créés pour la satisfaction de ses
besoins, de ses goûts, de ses fantaisies et de ses
caprices. Le sentiment de l'harmonie est inné dans l'homme, quel que soit
l'état de sa civilisation. Il aime à trouver partout un reflet de sa person-
nalité, et sa préoccupation constante, autant en vertu de ce sentiment que
par instinct de domination, est de l'imprimer profondément sur toutes
choses.
L'examen attentif de l'art industriel et surtout du mobilier d'un
peuple est donc, pour arriver à le connaître et à le juger sérieusement,
tm moyen aussi sûr et aussi rapide que l'étude de son histoire; et c'est,
bien souvent, moins dans la conception de telle théorie sociale et poli-
tique, dans l'application de tel système religieux que dans les productions
artistiques, dans la manière de se vêtir ou de se loger, que Ton trouve
des renseignements précis sur son caractère et son génie.
Pour les périodes de création, du moyen âge à la Restauration, les
analogies entre le mobilier et le caractère national sont évidentes, et il
LES MEUBLES AU CHAMP DE MARS. 387
serait facile d'écrire des pages entières de parallèles piquants et curieux
sur les chayères des barons farouches du moyen âge, les pourpoints
tailladés des gentilshommes galants de la suite de Henri II, de Henri III,
et les gracieuses productions de la Renaissance, sur les excentricités
galantes de la Régence et la fantaisie mondaine des créations de ses artistes
industriels. A partir de la Restauration, on ne crée plus rien, on réédite;
du moyen âge on passe au xyin' siècle, amalgamant tous les styles en
vertu d'une méthode éclectique qui n'a produit que très rarement des
résultats sérieux.
Nous en sommes pour l'heure au Louis XV et au Louis XVI. Par-
courez avec attention la longue galerie du mobilier dans la section fran-
çaise, vous n'y trouverez guère que des reproductions et des imitations
des oeuvres de ces deux éfioques. Le xv* siècle, qui a été si fort à la mode
autrefois au temps du romantisme, n'a conservé que de très rares fidèles.
Peu ou presque plus de ces lourdes crédences en chêne brut, de ces
immenses lits encourtinés, de ces buffets massifs et disgracieux, où le tra-
vail est secondaire, véritables anachronismes artistiques dont le moindre
défaut était de jurer effroyablement avec le caractère de nos habitations
modernes. S'agit-il d'une reconstitution du mobilier d'un vieux castel à
mâchicoulis, nous ne contestons point qu'il n'y ait quelque mérite à faire
unt reproduction réussie; mais en telle circonstance, ce n'est pour ainsi
dire plus de l'art, mais de l'archéologie. Il ne suffit point d'entasser
sculpture sur sculpture pour faire de la Renaissance ou du moyen âge,
de surcharger d'incrustations, de bronzes ciselés, des meubles en chêne
ou en bois de rose, pour créer une œuvre du xviu'' siècle. L'intuition du
sentiment intime de ces époques et la restitution de quelques-unes des
qualités particulières qui forment le caractère et le charme de leurs pro-
ductions sont indispensables. Ce n'est qu'à ces conditions que l'on fait
œuvre d'artiste. Laissons donc les huches bardées de fer et les chayères
au Musée de Cluny. Elles ne conviennent point à notre siècle d'élégance.
La Renaissance est encore fort cultivée dans le grand mobilier, en
dehors des fantaisies de luxe, cabinets, meubles à bibelots qui appartien-
nent généralement à ce style. Mais la plupart de ceux qui s'y adonnent
semblent vouloir transiger avec le goût du jour, en s'inspirant des modèles
de l'école italienne, aux formes plus sveltes et plus gracieuses que dans les
œuvres de la renaissance flamande ou française.
Pour corriger la sévérité du ton uniforme du chêne, du noyer ou de
l'ébène, ils jettent çà et là sur les corniches, sur les panneaux et les pi-
388 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
lastres, la note gaie et lumineuse d'un médaillon en émail, d'une applique
de marbre ou de métal. Mais la dominante est le xvni' siècle : les com-
modes à marqueterie de bois de couleur, les chiffonniers, les bureaux aux
bronzes finement ciselés et dorés, les armoires -étagères aux vantaux
décorés de porcelaines galantes, les tables à la ceinture de bronze ajourée,
aux pieds sveltes avec des cariatides de Clodion formant gaine. L'emploi
du bronze dans le meuble a pris une extension si considérable et si carac-
téristique, qu'à voir certaines exhibitions on se croirait volontiers con-
temporain de M""= de Pompadour ou de Marie-Antoinette.
Une évolution aussi nettement accusée ne saurait être le résultat
imprévu d'une fantaisie du hasard ou d'un caprice inconstant de la mode.
Elle doit correspondre à une évolution qui s'est produite dans le goût du
public. Entre chaque branche de Tart il existe toujours une corrélation
très intime; il serait facile d'en multiplier les exemples. Pour encadrer les
portraits de ^"an Loo, de Nattier, de Coypel, de Tocqué et de de Troy,
les fêtes galantes et les conversations de Watteau, les fantaisies mytho-
logiques, les bergeries de Boucher, les baigneuses de Falconnet, les
bacchantes de Clodion, il fallait les décorations de Boffrand, de Robert
de Cotte, d'Oppenord, de Slodtz, de Meissonier, les meubles à végéta-
tions de bronze luxuriantes, ciselées par les Caffieri et les Crcscent, les
cuivres dorés se déroulant en guirlandes capricieuses, et s'accrochant à
des volutes d'une fantaisie audacieuse : tout y forme une harmonie par-
faite. Aux compositions calmes et sévères de David, convenait le mobilier
rigide de Percier et de Fontaine.
Aujourd'hui l'art français est entré dans une période de transition.
L'originalité puissante, l'esprit de novation audacieuse font défaut. Il n'y
a plus ni classiques purs, ni révolutionnaires irréconciliables ; l'oppor-
tunisme a envahi l'art comme il Ta fait de la politique, mais avec moins
de succès. Les uns et les autres se font des concessions. Or si dans le
commerce de la vie les concessions produisent l'harmonie, en art elles
sont fatales. Pour faire de la bonne peinture, disait un maître, il faut
avoir surtout l'esprit de parti. A cette peinture de période de transition
nous parait convenir heureusement un art industriel gracieux, aimable,
lumineux, plein de goût et d'esprit, sans exagération de formes, sans
prétention à la grandeur et à la majesté, l'art du xvni= siècle qui, s'har-
monisant si agréablement avec les Greuze, les Joseph 'Vernet, le Lagre-
née, les Fragonard, les Restout, etc., ne saurait être disparate avec nos
tableaux de genre actuels, nos portraits intimes et nos paysages. La tona-
BUFFET DE SALLE A MANGER.
(Exposé par MM. Collinson et Lock.)
3qo L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
lité joyeuse des ors finement ciselés, des appliques de marbre, des faïences,
est la complémentaire harmonique du coloris généralement un peu sourd
des œuvres de Técole actuelle ; et Télégance des formes, la recherche des
lignes droites finement détachées nous paraissent correspondre assez
exactement à la manière qui domine présentement parmi nos artistes.
L'absence d'une école bien caractérisée avec des tendances uniformes
ne nous permet guère, il est vrai, de définir d'une façon précise, en ce
qui concerne la France, cette corrélation entre les productions de l'art
industriel et de l'art pur. Les unes et les autres se ressentent incontesta-
blement de cet état indécis de transition, d'attente et de recherches où ils
se trouvent tous les deux. Mais, si nous passons de la section française à
la section anglaise, cette corrélation devient si évidente qu'elle frappe les
visiteurs les moins préoccupés d'y apporter leur attention. Dans ces loges
du groupe du mobilier, si habilement arrangées par les exposants britan-
niques et qui donnent, comme un décor de théâtre, une vue en perspective
d'intérieurs complètement décorés, avec leurs dressoirs encombrés de
poteries et de bibelots, leurs fauteuils, leurs tables à ouvrage, leurs jardi-
nières, leurs tentures et leurs tapis; dans le pavillon luxueux du prince de
Galles, dans les cottages de l'avenue des Nations, décorés par MM. Col-
linson et Lock, Jackson et Graham, partout enfin nous retrouverons ces
tonalités particulières, qui ne permettent pas d'hésiter un seul instant sur
la provenance d'un tableau de l'école anglaise moderne, et ce caractère
d'intimité et de simplicité dans le détail, qui donnent un si grand charme
et un caractère d'originalité si personnel aux œuvres de Millais, de Leslie,
de 'V\^alker, de Boughton, de Morris, etc.
Dans leur mobilier comme dans leur peinture, les artistes anglais
apportent le même tempérament de coloristes délicats et le même senti-
ment. Mais cette manière nouvelle, que nous pourrions appeler une révo-
lution artistique, a-t-elle eu en industrie des conséquences aussi heureuses
et aussi importantes qu'en art pur?
Sans être très complexe, la question doit être examinée à deux points
de vue. Il est incontestable que la décoration intérieure, la partie de l'ameu-
blement qui incombe plus particulièrement au tapissier, a fait des progrès
sérieux et a obtenu beaucoup de succès dans ces installations d'intérieurs.
Les tentures de tonalités sobres, de nuances paisibles, reposent agréable-
ment le regard. Les tons plus lumineux des rideaux, des étoffes de siège,
avivent ces nuances, et sur cette gamme de couleurs doucement modulée,
ITE EN BOIS SCULPTÉj POUR UNE SALLE DE BiaLlOTHÈ(iUE,
(Exposée par M, Fourdinois.)
3g3 L-ART MODERNE A L'EXPOSITION,
se détachent comme des variations légères les notes les plus accentuées des
crédences en noyer verni, des cabinets-vitrines en acajou, en érable ou en
citronnier, des étagères décorées de faïences de Rouen, de porcelaines de
Chine et de bronzes. Une aquarelle, un tableau, un émail, un plat persan
ou hispano-arabe, disséminés çà et là dans un désordre pittoresque, rom-
pent l'uniformité tonique de la tapisserie et le tout forme une symphonie
charmante, pleine d'une saveur originale; mais..., car il y a fâcheusement
un mais, cela ressemble trop souvent à du mobilier de théâtre. Si le tapis-
sier a réussi dans l'ordonnance de cette installation, l'ébéniste fait souvent
défaut. Tous ces meubles grêles, sans ornementation, sans le travail de
l'artiste qui centuple par son talent la valeur de la matière, ressemblent à
des bâtis d'accessoires. On craindrait de poser sur les crédences, les butiets
ou les étagères quelque chose d'un peu lourd, de peijr de les voir s'affaisser.
Une miss éthérée et diaphane semble, seule, pouvoir loger sûrement dans
un intérieur de ce genre.
Le goût du bibelot, qui a piris en Angleterre une extension plus con-
sidérable peut-être encore qu'en France, paraît exercer actuellement une
très grande influence sur l'industrie du mobilier. Le salon, le boudoir, la
chambre à coucher sont devenus des cabinets d'antiquaires et d'amateurs.
On ne voit partout que crédences, armoires-vitrines, étagères, buffets à
vantaux vitrés, consoles, dressoirs à trois ou quatre étages, avec réduits
et étagères en accotement.
On a exhumé le style anglais ancien, dit de la Reine Anne, qui favo-
rise par ses dispositions architectoniques, dont le dressoir est la base, cette
manie d'exhibition. Ce style depuis deux ans est devenu fort à la mode et
a pris par delà la Manche les proportions de l'épidémie de moyen âge
qui s'était produite chez nous après i83o. On ne rêve que de Reine
Anne, et chacun, baronnet, marchand de la cité ou simple cockney, veut
avoir un salon en « style ancien ». Quelques-unes de ces restitutions sont
intéressantes et faites avec assez de goût. Ainsi MM. Brown frères ont ex-
posé un meuble de ce genre, en ébène, décoré de filets dor, auxptanneaux
garnis de glaces en losange, qui ne manque pioint d'un certain caractère ;
MM. Shoolbred, James et C'% un buffet de salle à manger d'une heureuse
physionomie; M. J. Lamb, de Manchester, une vaste crédence en chêne
brut avec ferrures de cuivre, pleine de caractère; MM. Jackson et Graham,
un chambranle de cheminée en chêne, avec garniture de cuir de Cordoue
et plaques de faïence décorée entourant le foyer, d'une exécution remar-
quable. Mais, comme il arrive presque toujours, le plus grand nombre est
;ULÊ DE STYLE RENAISSANCE
(Exposé par M. Fourdinois.)
3ç)4 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
déplorable. Pour accentuer le caractère local et chronologique, les artistes
sont allés chercher les modèles les plus archaïques et les plus compliqués
de fantaisies étranges et de détails singuliers. Les uns, comme MiM. Col-
linson et Lock, ont couvert les panneaux de leurs buffets de peintures
imitant les tapisseries historiées, ou comme MxM. Ebbut de Croydon et
Thomas Hall d'Edimbourg, ont placé sur les fonds des galeries, sur les
pilastres et les panneaux de leurs buffets, de véritables compositions
extraites des chroniques nationales, qui donnent à ces meubles la physio-
nomie de retables du xiv" siècle. D'autres, renchérissant encore sur leurs
confrères d'autrefois, multiplient les réduits, les galeries, superposent les
étagères et installent volontiers sur le tout, sans prendre souci de l'équi-
libre et des proportions, des vitrines à croisillons qui produisent un effet
vraiment stupéfiant. On sait où les Anglais peuvent en arriver lorsqu'il
leur prend fantaisie, ce qui n'est point rare, de faire du mavivais goût.
Grâce à leur entente du coloris, à leur habileté incontestable à disposer
harmoniquement leurs bibelots, ils atténuent parfois les conséquences de
ces aberrations artistiques et parviennent à donner à leurs intérieurs une
physionomie intéressante; néanmoins ce mobilier archaïque, aux formes
grêles, sans ornements d'or, de bronze et de marbre, où le ciseau du sculp-
teur n'a rien jeté qui attire vivement le regard et frap; ; l'esprit, cette
absence dans les tentures, sur les parois, de tons éclatants qui font vibrer
la lumière, et la nuancent pour la plus grande jouissance de nos yeux,
leur enlèvent ce caractère d'opulence élégante et de gaieté robuste et
joyeuse que présentent généralement les intérieurs français. On y respire
une atmosphère de puritanisme mélangée de naïveté morbide et enfantine
qui ne conviendrait point à notre tempérament exubérant, amoureux des
contrastes de la lumière et des couleurs.
Cette renaissance du vieux style anglais ne peut être qu'un accident.
L'amour du confort, d'ailleurs, à défaut d'autres considérations, ne tar-
dera certainement pas à le faire délaisser. Ce n'est point impunément et
pour longtemps que la mode peut ainsi s'attaquer à un besoin matériel et
à une réputation qui est devenue pour un peuple une question d'amour-
propre et une légende.
En dehors de ces productions spéciales et bien indigènes, l'exposi-
tion du mobilier anglais contient d'autres oeuvres d'un caractère moins
national, qui doivent cependant être signalées pour leur mérite d'exécution :
ce sont un bulTet de Louis XV à garnitures de bronze, avec panneaux de
milieu en marqueterie représentant un sujet héro'ique, et deux cabinets
rORTE DE GALERIE, PAR M. PAUL SEDILLE.
(Exposée par M. Fourdinois. — Dessin de M. Sèdille.J
396 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
de boule, de ALM. Mellier et C'", travail purement français, remarquable
d'ailleurs; dans la loge de MM. Johnstone, Jeanes et C", de Londres, un
cabinet en bois de citronnier avec marqueterie, dit style Adams, dont fart
français pourrait, croyons-nous, revendiquer loyalement la propriété; un
mobilier de chambre à coucher dans le même style avec tentures satin
bleu clair, de MM. Holland et fils, qui plaît fort par la finesse et la grâce
de sa décoration. Cette chambre à coucher a été achetée tout entière par
sir Richard Wallace. Ce choix est un excellent certificat de bon goût.
Mais l'attraction de la section britannique est incontestablement la très
curieuse collection de MM. Jackson et Graham. Elle se compose d'un
cabinet en buis avec incrustations en bois et ivoire, d'un chambranle de
cheminée avec miroir, pendule et candélabre, exécutés en un travail ana-
logue, d'un cabinet tn ébène et ivoire, d'un autre en bois de sandal
avec incrustations d'ivoire et de bois variés, et de divers autres petits
meubles analogues. Leur auteur, AL Graham, est parvenu à produire da
véritables chefs-d'œuvre qui peuvent soutenir la comparaison avec ce que
les plus célèbres intarsiatori italiens, les maîtres du genre, ont laissé de
remarquable. On ne sait ce que l'on doit le plus admirer de la patience
invraisemblable de l'artiste, de son habileté prodigieuse ou de son goût
exquis. Ces meubles sont de véritables merveilles, non seulement comme
travail spécial alla ccrtosa, mais au point de vue architectonique et déco-
ratif. M. Graham, dont le lot est assez brillant, il est vrai, pour suffire à
satisfaire un amour-propre, ne fait loyalement point mystère que l'hon-
neur de leur composition rc*-vient tout entier à un artiste français. Ils sont
conçus dans un style néo-grec que nous appellerons flamboyant, avec
décoration empruntée à la flore de l'art indou. La description détaillée de
chaque meuble serait trop longue pour que nous puissions songer à l'en-
treprendre. Le travail de marqueterie est arrivé à une telle perfection,
que l'on en peut examiner attentivement à la loupe chaque partie, sans
parvenir à surprendre le moindre interstice, le défaut le plus impercep-
tible. La miniature ne donnerait point de lignes plus précises et plus déli-
catement ténues. Ce n'est plus de Fébénisterie, mais de la joaillerie. La
gradation des couleurs, qui n'est obtenue que par la juxtaposition des
nuances de bois divers, est irréprochable. Qu'il s'agisse d'une colonne,
d'un pilastre à cannelures, d'une volute, d'une anse d'amphore ou d'une
branche de flambeaux, rien n'est à cet artiste prodigieux obstacle insur-
montable. 11 conserve à chaque partie de l'architecture sa sveltesse, sa
légèreté et sa forme gracieusement capricieuse.
LES MEUBLES AU CHAMP DE MARS.
307
11 y a loin des meubles en marqueterie exposés par MM. Jackson et
Graham, aux produits du même genre exposés par les intarsiaton de la
section italienne. Si le travail, dans les cabinets de M. Brambilla, pré-
sente quelque mérite, le mauvais goût du style, Tabsence d'harmonie
dans les tons leur enlève toute valeur artistique. Les meubles avec
incrustations d'ivoire ne sont guère mieux réussis, sauf quelques œuvres
de M. Battista Galti, de Rome, d'une décoration sobre et élégante.
COFFRE A BIJOUX.
(Exposé par M Fourdinois.)
Quant à la marqueterie de Florence, il est convenable de n en point
parler. Ce qui autrefois avait le caractère d'un art n'est plus aujourd'hui
que du métier banal. Lorsque l'on en est arrivé à ne plus trouver
d'autres éléments de décoration que la reproduction en trompe -l'œil
d'objets d'une vulgarité complète, tels que jeu de cartes, dominos ou
pipes, etc., ce n'est même plus de la décadence; on doit passer rapide-
ment. Hélas! c'est pour tomber de Charybde en Scylla. L'autre côté de
la galerie italienne affectée au mobilier nous offre des guéridons et des
canapés formés de cornes de bœuf romain, qui font sourire plus d'un
SqS L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
visiteur, des torchères d'un rococo exhilarant, des cabinets Renaissance
où la fantaisie la plus impertinente a entassé des extravagances vérita-
blement ridicules. Nous fuyons : la courtoisie et notre rôle d'hôtes, qui
nous ont engagé à ne point parler de nos artistes avant de nous être
occupé spécialement de ceux de l'étranger, commandent d'être indul-
gents. Notre tâche, nous le regrettons, est légère dans ces parages. En
dehors de l'Angleterre et de l'Italie, le contingent du mobilier d'art
étranger est bien restreint. Nous n'avons guère à signaler dans les
autres sections, comme intéressant par le mérite de leur exécution et
par leur originalité particulière, qu'un bahut de salle à manger de style
russe du xvi° siècle exposé par M. Lewite, de Moscou; un buffet dans
le style de la Renaissance flamande en ébène, par M. Snyers-Ranc (Bel-
gique), et un buffet du xvi' siècle d'une pittoresque physionomie, par
M. Briot, du même pays. L'Espagne, le Portugal, les États-Unis, le
Danemark et la Hollande n'ont rien envoyé qui puisse attirer l'attention
des amateurs.
Par contre, les quelques meubles exposés par les Chinois piquent
vivement la curiosité des amateurs. Il ne faut point demander aux artistes
de ce pays de l'élégance dans les formes et de la proportion dans les dis-
positions architectoniques de leur mobilier. Ces artistes n'entendent point
l'art à notre façon ; ils ont une esthétique toute particulière. Le luxe des
détails, l'amoncellement pittoresque des fantaisies, où leur imagination
capricieuse peut se donner libre carrière, les préoccupent presque exclu-
sivement. Sans avoir souci des lois de la statique et des nécessités de
la vraisemblance, ils évideront à jour une colonne supportant un fronton
écrasant, pour avoir le plaisir d'y loger tout un monde fantastique. Ils
imagineront des lits en forme de jonque, recouverts de voûtes en lamelles
de bois ihiement découpées et incrustées d'ivoire et de laque, sous les-
quelles on ne pourra pénétrer qu'en se courbant péniblement. La question
du confort, de l'utilité pratique leur importe peu. Ils auront entassé
sculptures sur sculptures, exécuté mille tours de force surprenants, opéré
de véritables miracles de patience et d'équilibre, et leur œuvre étrange
leur paraîtra excellente. Nous n'y contredirons point, en nous inspirant de
leur point de vue. Il est évident que ces sculptures sont vraiment mer-
veilleuses d'audace, de caprice et de fantaisie. Il y là une débauche de
talent, d'imagination, qui touche presque au génie. Mais il serait impru-
dent pour nos artistes de s'en inspirer et de chercher à y puiser pour leurs
œuvres un élément d'originalité. Dans ces conditions particulières, l'art est
LES MEUBLES AU CHAMP DE MARS. 399
comme une plante exotique : il perd, à être transporté hors du climat où
il est né, tout son parfum et toute sa saveur. Il ne se rattache, d'ailleurs,
au nôtre par aucun principe qui puisse leur servir de point de relation.
Que le succès justifié qu'ont obtenu chez nous les adaptations d'une autre
branche de l'art industriel de l'extrême Orient, laquelle convient mieux
au caractère de notre art similaire, ne tente point nos artistes. Leur œuvre
est supérieure : ils ne doivent point aspirer à descendre.
Sans avoir suivi la progression considérable de certaines industries
françaises, notre industrie du mobilier d'art se maintient à un niveau
satisfaisant, et son exposition au palais du Champ de Mars n'est point
sensiblement inférieure à celle du grand concours international de 1867,
où elle fit si profondément sensation. Nos grands fabricants, qui depuis
si longtemps soutiennent avec tant d'éclat la renommée universelle de la
corporation parisienne, ont exposé des œuvres remarquables. Des concur-
rents ont surgi, apportant dans la lutte, avec un esprit nouveau, un nouvel
élément d'émulation, qui a produit déjà d'excellents résultats.
L'exposition de AL Fourdinois est Tune des plus complètes et des
plus variées de la section française. Elle comprend deux vastes portes de
"bibliothèque à deux vantaux. L'une, de style grec, en bois de couleurs
variées, chêne, acajou, ébène, etc., est ornée sur les panneaux, à hauteur
d'homme, de médaillons en buis, représentant une Minerve et un Apollon,
la tête couronnée de branches d'olivier et de laurier. Dans le fronton, une
figure couchée, sculptée en haut-relief, personnifie l'Étude. Cette porte,
que nous reproduisons, est conçue dans un excellent sentiment décoratif.
L'autre porte, dont le dessin a été fourni à M. Fourdinois par M. Paul
Sédille, est en noyer poli, avec chambranle en chêne, frise* en marqueterie
et moulures en marbre rouge antique. Sur les panneaux sont des bas-
reliefs en bronze, modelés par AL Allar et symbolisant les arts : au-
dessus, deux médaillons en émail, superbes, de dimensions peu com-
munes, exécutés par AL Hippolyte Rousselle, un de nos plus habiles
artistes en ce genre, représentent Minerve et Apollon. De chaque côté de
l'entablement se dressent deux chimères, se terminant en volutes ornées.
Au milieu de la frise est un cartouche. Cette porte est d'un caractère
très monumental. L'ornementation, pleine de couleur, corrige ce que
l'architecture peut avoir de trop sévère et d'un peu lourd. L'éclat
vigoureux des émaux de AL Rousselle, les tons chauds et lumineux des
bas-reliefs de bronze, se mariant très harmonieusement avec ceux du
^33 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
marbre rouge, jettent sur ce fond sombre de chêne et de noyer une note
de gaieté du plus superbe effet et donnent à Fensemble une physionomie
particuHère d'opulence et de grandeur. Dans cette création, M. Sédille a
fait une œuvre originale et très personnelle. A côté de cette porte se
trouve une fort belle bibliothèque moderne en chêne, à trois portes, avec
incrustations de cuivre et d'étain et encadrements en acier et cuivre polis.
Des émaux délicatement exécutés décorent d'une manière très pittoresque
le corps du bas, à panneaux pleins. Des colonnes en chêne, cannelées et
incrustées de cuivre, avec chapiteaux, sculptées très finement, accom-
pagnent le corps du haut, à glaces. L'intérieur est garni de velours de
soie grenat.
Une table Renaissance en chêne de teinte paie, aux marqueteries de
bois, supportée par quatre cariatides reposant sur une entre-jambe à
galerie transversale, avec colonnes tournées et sculptées; une console
Louis XVI en bois sculpté doré, à huit pieds accouplés et reliés par des
guirlandes de fleurs, et dont le dessus est en marbre statuaire, sont très
goûtées des amateurs. Tout en admirant fort un petit meuble-coffre for-
mant bureau, en bois de satiné, pour la richesse de sa décoration, qui
comprend des ornements en argent ciselé et incrusté, des colonnes en
bronze, en lapis-lazuli, supportant des statuettes en ivoire, des incrusta-
tions de même matière, des émaux- miniatures, nous faisons quelques
réserves sur le mérite artistique de sa composition. Les tons variés des
nombreuses matières employées ne s'harmonisent point toujours assez, et
la disposition architectonique n'a point dans tous ses détails l'élégance
qu'impose la nature d'un meuble de ce genre. Néanmoins nous devons
reconnaître qu'il y a là un effort d'imagination et une recherche de la per-
fection dans le travail, qui donnent à ce coffre à bijoux un grand intérêt et
une rare valeur. M. Fourdinois a exposé, en outre, un meuble-cabinet
Renaissance qui a déjà figuré à l'Exposition de 1867, un meuble Louis XVI
et une petite table même style qui sont des copies d'œuvres anciennes, à
quelques détails près. Nous n'avons donc pas à nous en occuper. Une
magnifique gaine-lampadaire Louis XVI, en marbre bleu turquin et bronze
doré, surmontée d'un buste de femme ailée en marbre blanc statuaire,
sur la tête de laquelle repose une lampe en bronze ciselé et doré, œuvre
de grand style et d'un très beau travail; une torchère Renaissance en
bois sculpté blanc et noir, formée de trois chimères réunies par des orne-
ments et surmontant un fût de colonne, et sur le chapiteau de laquelle
est monté un bouquet de lumière; une torchère Louis XVI, également
>^
-i^"
COSSOtE ET BCFFLT, EXPOSES PAR M. 8 E U B D E L E ï.
(Dessin de M. Henri Pille )
^02 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
en bois sculpté doré et blanc, formant presque pendant, complètent la-
série des meubles importants qui garnissent la loge remarquable de
M. Fourdinois.
Tout près de M. Fourdinois se trouve Télégante exposition de
M. Sauvresy, dont nous reproduisons ici Tune des meilleures oeuvres,
et, en face, M. Grohé a exposé une série de ces meubles de haut goût et
d'exécution admirable qui ont établi sur des bases si solides sa réputa-
tion artistique. Le plus remarquable est un buffet à deux corps, décoré
de bronzes ciselés dont le travail rappelle la belle époque du xvui" siècle.
La décoration est conçue dans la manière de Cauvet. Sur la pièce de face,
un arc de flèche distendu, enguirlandé de fleurs, et dont le centre forme
poignée ; latéralement, des branches de pampre ; sur le panneau du corps
supérieur, un masque de nymphe sur mascaron, d'où se déploient des
draperies qui vont s'accrocher aux angles; sur le panneau du corps
inférieur, deux nymphes vues de dos, se terminant en volutes qui décri-
vent des arabesques très gracieuses et viennent s'enrouler au-dessus de
leurs tètes dans les supports et les anses d'un brûle-parfums formant le
centre de la composition ; sur l'entablement, un carquois et des flèches
enguirlandés; aux angles du meuble à pans coupés, des amphores sur
une branche terminée en feuilles d'acanthe recouvrant des pieds-griffes.
La composition est charmante; mais elle gagnerait à être moins touffue.
« Mon ami, disait un jour Gros à un de ses élèves, prends garde à ne pas.
mettre trop de détails, parce que si tu en mets trop, il n'y en aura plus,
assez. » Nous soumettons cette pensée aussi juste qu'originale aux médi-
tations de i\L Grohé. Nous pourrions lui chercher querelle à propos des.
gaines trop grêles des cariatides et de la combinaison de la décoration
des angles; mais ces erreurs légères disparaissent devant la perfection
du travail, qui atteint ce' degré où la ciselure devient véritablement du
grand art. Comme nous l'avons déjà dit, la caractéristique de l'exposition
actuelle est la généralisation de l'emploi du bronze dans le mobilier. Notre
collaborateur M. Falize fils a traité de cette importante question du
bronze d'ameublement, spécialement et avec beaucoup plus de compé-
tence que nous ne le pourrions faire nous-mème. Nos industriels tirent le
plus heureux parti de l'habileté vraiment extraordinaire de nos artistes
ciseleurs, et leur exposition nous présente des pièces que l'on peut, sans
exagération , comparer aux plus intéressantes productions des grands
artistes du xviir siècle. La table Louis XVI, des Quatre Saisons, tout en
bronze doré mat et au feu, de M. Henry Dasson, n'est-elle point un pur
LES MEUBLES AU CHAMP DE MARS. 4o3
chef-d'œuvre de ciselure ? La reproduction du grand bureau Louis XV
du Louvre n'égale-t-elle point l'original pour la délicatesse et le fini du
travail? L'exposition de x\L Grohé contient encore un bureau Louis XV,
de très beau style, une armoire en marqueterie, une petite commode
Louis XV en marqueterie de bois de couleur, représentant des attributs
idylliques, avec des bronzes fort beaux.
M. Henry Dasson n'a envoyé qu'un nombre restreint de pièces au
Champ de Mars; mais sa loge étroite ne contient que des œuvres hors
ligne. En outre du bureau Louis XY, vendu à lady Ashburton, et de la
petite table des Quatre Saisons, acquise par lord Dudley et dont M. Fa-'
lize fils a parlé dans le dernier numéro de la Galette, nous signalerons entre
autres pièces un petit bureau Louis XVI à cylindre, garni d'une plaque
de laque du Japon très ancienne, de la plus rare beauté ; une pendule
Louis XVI, composée de trois figures de femmes supportant une boule
sphérique à cercles tournants, sur socle en vieille brèche, et une magni-
fique cheminée Louis X\'I en marbre bleu turquin, avec cariatides en
marbre blanc et bas-relief de la même matière, représentant des Amours
accroupis devant un feu ou se livrant à des jeux pour se réchauffer.
La frise est ornée de cuivres, ciselés, dorés au feu, figurant des attributs
de la saison d'hiver, et de vases avec décors d'Amours dansant. Nouveau
venu dans la carrière industrielle, AI. Henry Dasson s'est rapidement
créé, par la perfection de ses œuvres, une très haute situation à laquelle
nous applaudissons chaleureusement.
Si la ciselure sur métaux a fait de grands progrès, la sculpture sur
bois n'est point restée en arrière. Nous trouvons dans l'exposition de
M. Beurdeley des œuvres qui ne le cèdent en rien, par le fini du travail,
la délicatesse de l'exécution, aux plus belles choses que nous présentent
MM. Grohé, Fourdinois, Sauvrezy, Henry Dasson, etc. La table en buis
style Louis XVI peut être placée à côté de la table des Quatre Saisons; elle
ne soutiVira point de la comparaison. L'une et l'autre sont de véritables
bijoux. La décoration de la ceinture de la table de M. Beurdeley, com-
plètement ajourée, représente au centre deux Amours, dont l'un joue de
la lyre, pendant que son compagnon l'écoute attentivement. Ces Amours
se terminent en volutes dont les rinceaux courent sur le panneau, au
milieu de fleurs d'églantier, de marguerites et de roses, qui forment les
points solides, et d'une guirlande de lierre. L'entre-jambe à galerie
transversale est formé fort originalement de branches de lyres accou-
plées, dont le tympan, une carapace de tortue, est surmonté d'Amours
^Q^ L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
jouant. Tout cela est si léger, si délicat, qu'une vitrine pour Tabriter ne
serait pas inutile. M. Jules Jacquemart grave ce meuble pour la Galette;
c'est dire en quelle estime on peut le tenir.
Cette table est accompagnée d'un panneau pour baromètre- thermo-
mètre, composé dans le même style et exécuté avec la même perfection.
« Ayant, nous écrit M. Beurdeley, à placer sur le même plan deux
instruments destinés à indiquer l'état de l'atmosphère au point de vue de
la pression de l'air et de la température, j'ai essayé de symboliser les
phénomènes qui produisent ou accompagnent toute variation atmosphé-
rique à ce double point de vue. Le baromètre, marquant la pression de
l'atmosphère, a été placé au milieu des nuages. Les influences qui
agissent sur la température sont symbolisées par un Amour soufflant sur
le thermomètre. Une tète de soleil, un Amour portant le flambeau de la
nuit, des guirlandes de fleurs et des cornes d'abondance, chargées. Tune
de fruits, l'autre de pommes de pin enflammées, encadrent le sujet prin-
cipal et expriment le jour, la nuit, les saisons, tandis qu'à la base deux
colombes se becquetant donnent la raison d'èlre de toute chose, la vie.
L'exécution de ce travail n'a pas demandé moins d'une année entière.
Trois artistes ont travaillé pendant plus de deux mois à la maquette
seule. Cinq sculpteurs l'ont traduit en bois après huit mois d'un travail
continu. »
La composition, tout en s'inspirant des dessins laissés par les artistes
décorateurs du xvni" siècle, reste originale et convient heureusement à la
destination du panneau qu'elle décore. Il y avait là une difficulté sérieuse
à mélanger de la fantaisie avec des instruments de précision, sans tomber
dans le poncif et dans le précieux. Elle a été vaincue fort habilement. Un
meuble a trois corps en noyer dans le style de la Renaissance dijonnaise
complète la série des ouvrages en bois sculpté exposés par M. Beurdeley.
L'exécution de ce meuble le rend digne de figurer à côté des deux œuvres
admirables dont nous venons de parler. En s'inspirant de ce genre ancien
si intéressant, M. Beurdeley a réussi à en restituer avec beaucoup de goût
les qualités qui en font le charme particulier : la fantaisie et le pittoresque.
Nous signalerons encore parmi les principaux meubles de divers genres
sortis des ateliers de cet artiste : une garniture de cheminée de grand style,
un meuble en hauteur en bois d'amarante, à panneaux de marqueterie de
bols, enrichis de bronzes dorés genre Delafosse, un cabinet en ébène enri-
chi de bronzes dorés au mat, avec cariatides portant sur la tête des
paniers remplis de fleurs, dont la ciselure est très fine, et deux grandes
LES MEUBLES AU CHAMP DE MARS.
403
torchères avec figures de marbre blanc représentant Tune le Printemps et
l'autre V Automne, montées sur gaine de marbre bleu turquin que suppor-
CREDEXCE DE
STYLE RENAISSAXCE EN BOIS SCULPTE.
(Exposée par M. Sauvresy.)
tent trois consoles fixées sur plateau de marbre de même couleur. Le
bouquet de lumière est formé d'un thyrse enlacé de rubans ; et autour de
la gaine s'enroulent, en s'échappant des plis de la robe, des guirlandes de
fleurs et des pampres. Ces figures, dont le masque rieur et gracieux rap-
^o6 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
pelle les créations charmantes de Clodion, sont superbes. L'eau-forte déli-
cate et colorée de M. Lalauze, qui accompagne ces lignes, reproduit Tune
de ces torchères.
M. Beurdeley maintient la haute renommée de la maison tondée par
son père. 11 a su lui donner un nouvel éclat par son esprit d'initiative,
son goût éclairé et en s'entourant de collaborateurs habiles dont les noms
doivent être associés au sien dans ce témoignage sincère d'admiration :
MM. Besse, Rougelet et Bochot.
Parmi les industriels qui s'adonnent particulièrement au mobilier
dans lequel le bronze ciselé forme l'élément principal de la décoration,
nous devons mentionner encore MM. Guéret jeune et C^", qui ont exposé
entre autres choses un lit Louis XVI, très remarquable par le bon goût et
la richesse de ses ornements; AL Sormani, dont les œuvres exécutées
avec beaucoup d'habileté laissent malheureusement à désirer un peu au
point de vue de l'élégance; M. Raulin fils^ qui sait tirer un parti excel-
lent de l'emploi de laques qu'il fabrique très habilement lui-même; et
.^L^L Pelcot et Louveau, dont les bureaux Louis XM en bois noir avec
appliques de porcelaines galantes et bronzes dorés sont fort jolis. Le grand
cabinet Renaissance en ébène, décoré de sculptures, marqueterie et émaux
de Mayer, exposé par eux, est une tentative intéressante, mais qui est loin
de donner les résultais que pouvait leur faire espérer le travail considé-
rable dépensé dans ce meuble. Il manque de proportions et d'harmonie
dans les tons. MM. Hunsinger et Wagner ont droit à être mentionnés
comme intarsiatori ; leur grand cabinet d'ébène incrusté d'ivoire, avec
panneaux représentant des scènes de l'histoire de France, est supérieur à
tout ce qui est exposé en ce genre dans la section italienne.
Les meubles appartenant au style de la Renaissance ont toujours de
fidèles et habiles imitateurs et copistes dans MAL Drouard et Lapierre;
mais combien nous préférons à leurs produits les créations de AL Blanqui,
de Alarseille. Tout en leur conservant avec un soin religieux les caractères
particuliers du style de la meilleure période de cette grande époque artis-
tique, la pureté de lignes, la sobriété de détails et la sveltesse des propor-
tions, AL Blanqui a su leur apporter, par des dispositions nouvelles, par
l'emploi d'une décoration spéciale pleine de cachet moderne, un élément
nouveau d'intérêt. Son petit meuble à deux corps est un chef-d'œuvre de
bon goût et d'élégance. Des plaques de marbre veiné noir et blanc et des
incrustations d'ébène forment sur le bois mat du noyer des oppositions de
tons très heureuses, qui éclairent et font ressortir les fins bas-reliefs de
;^il'>.\
Cazelte des Beaux Arts
TORCHERE
Exposée parJW.Beurdel
LES MEUBLES AU CHAMP DE MARS. 407
bois sculpté, — Diane et Endymion, — dont les panneaux sont décorés. Un
buffet droit à un vantail n'est pas moins réussi; mais la pièce capitale de
Texposition de cet artiste est un grand buffet à deux corps en chêne, style
Renaissance. La délicatesse du travail, rhahilelé de l'exécution égalent
l'opulence de la forme et la simplicité grandiose de la conception architec-
tonique. C'est imposant sans être sévère, gracieux et élégant, de bon ton,
précieux par la valeur artistique et pratique, par la solidité de la construc-
tion et l'aménagement intelligent de toutes les parties. Le meuble entier
réunit donc ainsi toutes les conditions que l'on doit exiger d'une œuvre
sérieuse et complète.
M. Lippmann s'est créé une spécialité intéressante et fort lucrative,
paraît-il. Il fait du vieux-neuf avec succès. Nul mieux que lui n'excelle à
restituer un meuble Louis XV, avec des peintures galantes de Boucher,
de Natoire, de Lancret, etc., au choix de l'amateur, enfumées et jaunies
•à point; à recouvrir un petit bonheur-du-jour de cet adorable vernis de
Martin, si peu commun aujourd'hui. La Renaissance, le style byzantin, le
genre persan, lui sont aussi familiers que le xvni'" siècle, et tout, indiffé-
remment, lui est matière facile à des imitations qu'il amène souvent à un
haut degré de perfection. Que cette industrie ait son mérite et ses avan-
tages, cela ne saurait être en question pour les amateurs-collectionneurs,
qui doivent la considérer souvent comme une précieuse ressource ; mais,
sans toutefois partager le dédain qu'affichent à son endroit quelques per-
sonnes, nous croyons qu'il convient de faire certaines réserves sur son rôle
et sur son importance. Copier n'est point s'inspirer, et, bien qu'employé
sur une vaste échelle, le vernis Martin ne suffit point à faire d'un meuble
une œuvre d'art.
En résumé, l'industrie française des meubles d'art a tenu encore le
premier rang à l'Exposition universelle de 1878. Nos artistes ont toujours
sur leurs concurrents étrangers la supériorité du goût, de l'élégance et de
l'habileté. Mais il ne faut point se faire illusion, il n'y a point de progrès
sensible accompli depuis 1867. Nous sommes restés stationnaires. Or les
Anglais marchent. « Le talent est fait de patience et de travail. » Ils ne
l'ignorent point. Travaillons donc et étudions beaucoup. Créons partout
des écoles de dessin et des musées d'art industriel : c'est aujourd'hui le
seul moyen de n'avoir rien à redouter de l'avenir.
MARIUS VACHON.
LES
INDUSTRIES D'ART AU CHAMP DE MARS
IV
LA CERAMIQUE MODERNE.
Depuis la fin du xvip siècle, la céramique
européenne est restée sous le joug asiatique. Les
manufactures de Delft, de Rouen, celles de
Meissen et celles de Sèvres, dès qu'elles s'ou-
vrirent, ont payé un large tribut à l'art orien-
tal. Notre époque aura vu le goût japonais se
substituer tout à fait au goût chinois, et le per-
sano-arabe occuper uniquement des fabriques
entières. Voilà les deux grands courants qui
dominent la décoration dans la céramique ac-
tuelle.
L'imitation du style Louis XV et Louis XM des Saxe, des Sèvres,
des Vienne, continue à tenir une grande place, mais elle est reléguée au
second plan.
Un groupe de potiers est resté fidèle à l'imitation des terres de Pa-
lissy. Enfin, dans la concurrence acharnée qui fait que chacun cherche
une spécialité, quelques imitations apparaissent çà et là, comme celles
des terres d'Arezzo, et certains genres rustiques. Les majoliques, les
émaux de Limoges, fournissent également un contingent aux imita-
teurs.
Quelques essais purement modernes ont pris aussi une grande im-
portance; par exemple, les grands bustes décoratifs peints dans des
plats, les paysages peints sur plaques, et surtout ce décor de feuillage et
d'oiseaux fondus et enlevés en même temps sur des fonds gris bruns, où
rYMPAN EN TERRE E>
(Exposé par MM. Vircbent frères, de Toulouse.)
4ro LWRT MODERNE A L'EXPOSITION,
il semble que les fleurs et la pâte du fond ont coulé Tun dans l'autre,
décor particulièrement associé au procédé de peinture émaillée qui est
sorti depuis dix ans environ de Fatelier Laurin et que les autres céramistes
s'efforcent de varier et de perfectionner.
Si nous poursuivons l'examen de cet ensemble luisant, doux et écla-
tant de la céramique, nous y verrons que la recherche de la difficulté y
marche parallèlement à la recherche du décor et que Ton s'efforce de
déguiser l'aspect de la matière de toutes façons. Ici la faïence imite la
porcelaine, et là-bas celle-ci lui rend la pareille. \'oilà du bronze, du
jade, des pierres dures, des pierres précieuses, de l'ivoire, du verre, de
la laque, du cuivre émaillé, de la corne, du bois, du métal damasquiné,
des tissus ! \'ous le jugeriez du moins à trois pas. Point du tout, c'est de la
faïence, de la porcelaine dure ou tendre, du grès... Ailleurs, en revanche,
on simulera la faïence avec du bois peint ou du verre.
Peu d'industries font autant de recherches que l'industrie céramique;
il est vrai qu'elle est stimulée par une vogue extraordinaire.
L'emploi très varié de la faïence dans la décoration architecturale,
son apparition en vastes compositions de paysages et de figures, son rôle
dans les chambranles, les linteaux, les archivoltes ou les frises, dateront
de l'Exposition de 1878. Il y a là un élan, un grand effort, tâtonné durant
les années précédentes et qui aboutit enfin à de très beaux résultats.
Quelques procédés nouveaux se montrent aussi en France et en An-
gleterre. Celui qui a le plus d'importance au point de vue décoratif et qui
est la préoccupation des céramistes, — il suffit, pour s'en convaincre, de
voir que c'est à peu près la seule chose qui ait intéressé à l'Exposition la
maison Minton et la fabrique de Worcester, — appartient à M. Deck et
consiste dans la création de fonds d'or sous glaçure, cuits avec l'émail,
qui produisent un effet superbe.
Les AYedgwood ont imaginé d'appliquer à l'émail la gravure du verre
à l'acide fluorhydrique, et M. Goods, associé aux .Minton, a gravé directe-
ment des eaux-fortes sur porcelaine.
A côté de ces procédés nouveaux, il en est d'anciens qui de jour en
jour acquièrent plus de vogue. Le procédé des pâtes sur pâtes transpa-
rentes en manière de camée, les ajours rebouchés à l'émail, les terres
incrustées, les cloisons que les céramistes prétendent assimiler aux cloi-
sons des émaux de cuivre, mais qui, en réalité, ne sont qu'une manière
de cerner, avec une pâte de couleur différente, les contours d'un orne-
ment, le procédé Laurin et les pâtes rapportées que préconise la fabrique
LA CÉRAMIQUE AU CHAMP DE MARS. 411
Roulenger de Choisy-le-Roi, les jaspures et les craquelés obtenus par de
nombreux recuits : tels sont les principaux moyens industriels de décora-
tion que les potiers aiment à mettre en œuvre.
Sèvres a joué un grand rôle dans la diffusion des procédés, et, comme
le rappelle le catalogue de nos manufactures nationales, c'est à celle-là
qu'on doit les prîtes colorées au moyen d'oxydes métalliques supportant le
grand feu, les applications de pâte blanche en transparence sur fond
coloré, les émaux translucides sur porcelaine tendre, les ors modelés, etc.
La pâte blanche, transparente sur le fond, fut remarquée par Riocreux
sur une pièce chinoise ou japonaise; il l'indiqua à Ebelmen, qui en trouva
la formule et l'application. M. Solon la transmit aux Anglais. Enfin,
M. Robert, le directeur actuel de Sèvres, a donné une nouvelle impulsion
à ce système de décor. M. Regnault antérieurement répandit l'application
des teintes céladon changeantes.
En France, nous pouvons rapidement indiquer les quelques hommes
qui, en outre, ont introduit dans notre céramique soit un goût particulier,
soit un genre technique de fabrication. C'est M. Avisseau père qui, le
premier, à côté de Sèvres, par ses imitations de Palissy, a stimulé la tor-
peur de la céramique. Ensuite M. Adalbert de Beaumont, au retour d'un
voyage en Orient, et M. Collinot, ouvrirent la série des fabrications
persano-arabes. Un peu plus tard, M. Deck révolutionna l'art de la
faïence, et c'est de sa fabrique qu'est sorti en grande partie le goût
japonais. Michel Bouquet s'adonna à la peinture des paysages sur
plaques, en y déployant toutes les ressources de la peinture. Le procédé
des feuillages Laurin se relie en partie à celui de Bouquet, tous deux
peignant sur cru et cherchant à simuler la peinture à l'huile. Tout
récemment, enfin, la fabrication des carreaux à reliefs pour emploi
architectural s'est développée entre les mains de MM. Parvillée et Mûller,
de M. Hippolyte Boulenger, de M. Lœbnitz et de M. Deck. Nous ne
parlons pas d'une foule de procédés ayant pour but la décoration à bon
marché, tels que les applications de chromolithographie, de photo-
graphie, etc.
Aujourd'hui l'Exposition mêle ensemble tous les décors, tous les
genres, tous les procédés, sans qu'on puisse y reconnaître le dépôt suc-
cessif des sédiments qui depuis quarante ans ont transformé la céra-
mique et l'ont portée en Europe à un développement dont on ne peut
prévoir l'arrêt.
La décoration architecturale en faïence est le grand événement pitto-
_^,2 L'ART MODERNE A L-EXPOSITION.
resque de la céramique en 187S, comme les fonds d'or de M. Deck en
sont le grand événement technique.
La porte des Beaux-Arts de M. Sédille tire à nos yeux le parti le
plus heureux des plaques ou carreaux de M. Lœbnitz, dont la coloration
fine et vibrante est pleine de goût.
Ces fleurs de genre persan, blanches, brunes, gris vert, en saillie,
cernées très correctement par le fond de terre et traversées de lettres dorées,
ont de la fermeté et de la douceur dans leur accord, ce qui est fort rare
en poterie. Malheureusement .M. Lœbnitz a déshonoré ces beaux carreaux
en les dorant d'une manière anticéramique, c'est-à-dire par l'application
de simples feuilles à peine fixées, sans vernis ou glaçure, d'une manière
presque barbare et enfantine.
Les figures à la Luca délia Robbia, dont MAL Virebent, de Toulouse,
ont orné le portique latéral, feraient surtout un excellent effet si Ton s'était
ingénié à les détacher sur un fond plus agréable. Mais on peut en tirer de
beaux aspects, graves, simples, sculpturaux, qui décoreraient à merveille
une église, le tympan d'une muraille dans une salle sévère. Leur colora-
tion peu accentuée, d'un blanc gris et verdàtre, est mieux faite pour l'in-
térieur que pour l'e-xtérieur, où elle s'évanouit dans la lumière ambiante.
Nous donnons des fragments de cette œuvre intéressante.
Le grand effort de la décoration céramique réside surtout dans les
portails exécutés par M. H. Boulenger et par M. Deck, sous la direction
de M. Jaéger, architecte, et avec la collaboration de nombreux artistes.
Le triomphe de M. Deck est incontestable. La beauté, la variété des colo-
rations, l'aisance des feuillages, la netteté des plans du paysage et du des-
sin en général ; les fameux fonds d'or qui entourent si bien les deux figures
de la Peinture et de la Gravure ; les bordures à cloisons de l'archivolte,
les carreaux à reliefs du soubassement, tout, malgré les quelques accrocs,
les quelques plaques manquées çà et là, est d'un éclat, d'une richesse et,
au besoin, d'une légèreté bien remarquables.
AL Boulenger avait tenté, de son côté, une chose fort audacieuse: la
cuisson au grand feu de tout cet immense assemblage, afin de lui assurer
une espèce d'indestructibilité et d'en faire un motif de fabrication indus-
trielle. Alais l'émail brun prend une place trop considérable dans ses cou-
leurs et son ciel est manqué. Néanmoins il a des détails réussis; dans les
parties d'encadrement qui imitent les émaux de Limoges, en grisaille sur
fond noir, et qu'il a exécutées en relief au moyen des pâtes rapportées sous
couverte transparente, ses noirs sont plus francs que ceux de AL Deck.
LA CÉRAMIQUE AU CHAMP DE MARS. 4i3
Ce dernier les laisse trop verdir, ainsi que ses grisailles. Au surplus, le
noir est une des difficultés de l'émail de poterie. M. Boulenger, qui
rapproche le mieux, le fait bleu; nous avons vu que M. Deck le faisait
FRAGMENT DU TYMPAN, EN TERRE CUITE EMA
(Exposé par MM. Virebent frcres, Je Toulouse.)
vert; d'autres céramistes, M. Vieillard, de Bordeaux, par exemple, le
font violet.
L'emploi des reliefs et certaines plaques plus grandes que celles de
son heureux rival peuvent donner à M. Boulenger une consolation au point
de vue de la fabrication.
Mais les côtés d art, de décoration, la délicatesse relative de la main-
^,^ L-ART MODERNE A L'EXPOSITION.
d'œuvre et l'invention des fonds d'or, qui vont révolutionner encore une
fois la faïence, laissent M. Deck hors de comparaison.
Une exposition extrêmement remarquable est celle de M. Collinot.
Tout ce pavillon orné de colonnes, avec son entablement à cellules, ses
arabesques en terre s'enlevant en relief sur fond d'émail, et les belles
pièces qu il renferme, entre autres les grands panneaux japonais à fleurs
et oiseaux en saillie, si larges, si vigoureux, ses beaux vases, sa fontaine,
ses carrelages, forment un magnifique ensemble et assurément le plus
bel arrangement d'exposition qu'il y ait dans la céramique. Mais, en se
cantonnant dans la spécialité qui fait sa réputation, l'imitation asiatique,
M. Collinot s'interdit de participer en grand à la décoration de nos
monuments publics, qui ne peuvent devenir persans ou japonais ; cepen-
dant ses colonnes torses revêtues d'émail vert seraient un très bel élément
architectural, qu'on pourrait introduire dans des édifices de style européen.
M. Haviland a tenté d'un essai de grande fresque en faïence ; mais,
quoique les tons doux et pâlis soient à la fois une beauté et une difii-
culté en céramique, il a trop décoloré, effacé les teintes de ses person-
nages ; or la faïence est faite pour donner des aspects fermes, intenses,
brillants, et non pour apparaître avec cette espèce de débilité et de
pauvreté.
La grande tapisserie en carreaux émaillés, avec épaisseurs de pâtes
déposées au pinceau, qu'a exposée la fabrique de Creil-Montereau, est
confuse dans les plans du paysage, dure dans les personnages et n'a pas
plus pour l'œil qu'elle ne l'aura en durée cette solidité qui est la beauté de
la décoration en faïence.
Dans l'ordre architectural se classent les carrelages plats ou à reliefs
d'un seul ton d'émail, ou par dessins de terres incrustées ou peintes, qui
servent soit à former des poêles, des cheminées, soit à carreler des plan-
chers ou à revêtir des panneaux de murailles. Les imitateurs de l'Asie l'em-
portent ici, tels que M. "Vieillard, que M. Parvillée, qui semble aussi avoir
essayé des ors sous glaçure, et avec succès lorsqu'il s'en sert pour relever
les plumages d'oiseaux; leurs grandes plaques, composées de carreaux
assemblés, ont une belle apparence, riche, vive et harmonieuse, et les
détails en sont très soignés.
Les carreaux à reliefs et à couleurs vives, qu'on a employés au pavil-
lon de la Ville de Paris et dans les montants de fonte des verrières du
Champ de Mars, ont un caractère de fabrication commune, inhérent néces-
sairement à leur emploi usuel et courant ; mais ils constituent un élément
LA CÉRAMIQUE AU CHAMP DE MARS. 415
nouveau et bien conçu, qui égayé, anime de ses gros boutons floraux, de
ses oiseaux élémentaires, les longues lignes verticales, et coupe heureuse-
ment les moulures de la pierre et de la terre cuite.
On doit ce décor, pour le dessin, à M. Mûller, et pour l"émail à
M. Parvillée. Les carreaux employés pour le Pavillon de la Ville de Paris
sont d"un aspect plus vif et plus franc que ceux qui ornent le grand bâti-
ment du Champ de iMars ; ces derniers ont été conçus dans une tonalité
trop pâle pour se soutenir à Téclat de la lumière extérieure. C'est pourquoi
on ne saurait chercher trop d'intensité, trop de profondeur vitreuse dans
les tons d'émail dont on les couvre ; cette profondeur vitreuse est, en
revanche, un des bons résultats obtenus par M. Boulenger.
Nous sommes revenus maintenant à la céramique à intérieur. Sèvres
tient toujours le premier rang parmi toutes les fabriques publiques ou pri-
vées de l'Europe.
Ce qui frappe avant tout dans son exposition, c'est la grandeur des
pièces et de leurs formes, la richesse et l'importance des moyens employés
pour leurs décorations, le rôle considérable des montures, la vivacité et
la délicatesse des colorations, la beauté des pâtes, mais, il faut le dire
aussi, l'hésitation et un caractère pénible dans le décor. Le désir de faire
nouveau et de surpasser tout rival entraîne à surcharger les pièces et à y
entasser des éléments hétérogènes. Ce qui reste le meilleur, ce qui con-
serve un caractère défini, c'est ce qui est imité des oeuvres du siècle der-
nier. Le reste manque de simplicité, de netteté et d'équilibre. Sèvres intro-
duit le piersan et le japonais dans ses décors, et au besoin y ajoute du
biscuit en relief, des guirlandes, des moulures en spirales, mêlés par-
dessus le marché de rosaces et d'ombelles assyriennes, le tout surmonté
de bronze ciselé. Autant le détail, pris en lui-même, est délicat, soigné ;
autant une garniture d'Amours ou de mascarons en pâte couverte ou en
biscuit sera bien modelée et d'une glaçure ou d'un grain fins; autant un
fond d'émail céladon, gris, bronze, rosé, sera soyeux et délicat ; autant
une pâte transparente se fondra habilement dans les plis d'une draperie
pour laisser percer la couleur du dessous ; autant sera joliment composé
un sujet en camaïeu, ou peinte une scène colorée, et autant l'assemblage
des forts reliefs, des peintures, des bronzes dorés ou des bronzes nus, des
pâtes transparentes, sera lourd ou maigre. Le vase Chéret, le vase d'Her-
cule, sont très pénibles. Le vase de Nîmes a une monture qui rappelle
celle des becs de gaz dans un café. O Gouthière! Les vases Berfin à
têtes d'éléphant, le vase dit d Entrecolles, n° 53, dont le décor principal
^,5 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
simule un treillage ; les vases Paris, dits des Peintres et Sculpteurs, con-
sidérés à la manufacture comme une tentative dans une voie nouvelle,
mais si chargés d'ornements raides, hérissés, qui étouffent les arabesques
peintes et les pauvres guirlandeltes en pâte ; le vase n° i83, avec ses bran-
chages filamenteux en pâtes, trop maigres et si contournés ; le vase n° 249,
avec Tenfant peint dans une fleur de soleil, entouré de papillons symé-
triques et jouant au symbolisme égyptien ou hindou, sont des oeuvres
malheureuses. Bien que le vase Chéret ait eu le prix au concours de 1876,
le vase Mayeux, qui a eu le prix en 1875, paraît bien préférable pour
l'unité et la simplicité. Nous reproduisons les deux vases du foyer de
rOpéra par M. Chéret (concours de 1876), dont nous louerons néanmoins
la belle composition. Le grand vase bleu gris, avec deux enfants assis à
la base de son col, serait d'aspect excellent si les figures n'étaient trop
grosses pour la dimension de la pièce, et ne semblaient près de tomber.
Les fonds vermiculés inspirent assez heureusement les décorateurs de
Sèvres, comme en témoignent les vases n" 11, avec branchages légers en
pâte grise, sur lesquels passent des branchages bleus peints, et les vases
Paris, n"' 147, 148 et i5i, qui ont des allures persanes.
La manufacture a abandonné le décor à cartels peints en imitation de
tableaux^ et elle tend parfois vers les décors élargis, simplifiés, intenses
de ton, dont la faïence a pris l'initiative, sous l'influence des modèles
asiatiques. Les vases n°' 12 bis et 48, par exemple, avec leurs grands
feuillages bleus, sont très japonais; le vase n° 47, peint par M"" Escalier;
les vases n° 52, de AL Gély; le vase n° 33 et certains vases cylindriques
ressemblent à des faïences. Parmi les vases à difficultés, on peut citer ceux
dits d'Entrecolles, n° 114, gravés en réserve en pleine pâte par feu Lam-
bert, qui a été un des décorateurs heureux de la manufacture, et les jattes
persanes à ajours rebouchés à l'émail. Parmi les décorations les plus
réussies, au moins partiellement sinon en totalité, on doit noter celles de
M. Dammousse et celles de M. Renard. Les vases dits Boizot n° 61 et la
coupe Ducerceau n° 16 sont fort bien décorés par M. Dammousse; la
coupe ovale n° 8 a été très bien menée par M. Renard. Les coupes à tor-
sades n° 9, les bouteilles aux lézards n° 11 5, les vases carafes étrusques
n° 7, de feu Lambert, et n" 49, de M. Richard, le vase n° 1 12 aux ors chi-
nois, les petits vases dits Clodion n° i58, les vases dits Duplessis n° 14, les
vases n° 179 et 188, fins de tons et de pâtes sur pâtes; le vase-œuf n° 94,
à très beaux médaillons, de Schilt, et le vase n" 99, agréablement peint par
M'"" Apoil, sont des pièces qui réjouissent l'œil par l'harmonie et l'équi-
LA CÉRAMIQUE AU CHAMP DE MARS. 417
libre. Parmi ces pièces, ce sont les imitations orientales et celles du xvm'
siècle qui donnent les résultats les plus parfaits au point de vue décoratif,
et les grands vases bleu-lapis sans peintures, avec guirlandes de bronzes
dorés, dominent tout.
Quant aux biscuits, ceux de M. Carrier-Belleuse sont remarquables,
et parmi les pièces de service il y a des choses ravissantes : les cabarets en
imitation d'orfèvreries turques ou en imitation Watteau; le cabaret n" 210,
si fin et si recherché de travail et de coloration; les tasses à la reine; les
tasses ajourées et rebouchées à Témail, où l'on peut admirer soit l'incom-
parable pâte blanche, soit la belle palette de la manufacture. Nous signa-
lerons aussi un essai de carreau fort beau, et qui surpasse tout ce que la
faïence a tenté en fait de plaques à la japonaise. En résumé. Sèvres est
sans rival à cause des ressources dont il dispose ; il a une production inimi-
table dans le détail isolément considéré, soit de la main-d'œuvre, soit de
l'art, mais un manque de parti pris, de sobriété, de vigueur et d'harmonie
dans les systèmes généraux de la décoration, dès qu'il s'agit de sortir de la
tradition du xvni"^ siècle. Sous ce rapport de la sobriété, de la vigueur de
la décoration, de l'ampleur et de la fermeté des formes, certaines pièces
de M. Deck ou de M. Pillivuyt l'emportent comme résultat décisif sur les
tâtonnements modernes de Sèvres, dont l'exposition n'en est pas moins la
première de toutes.
Autour de Sèvres, on doit grouper les fabricants de Limoges avec
leurs pâtes blanches, qui sont les meilleures après les siennes, et avec
leurs pâtes transparentes sur fond coloré, devenues naturellement une
application propre à intéresser ceux qui faisaient des blancs sur blancs,
et nous y joindrons les décorateurs qui imitent le vieux Sèvres.
A Limoges, les maisons Pouyat et Redon se distinguent spécialement :
la première, par ses blancs pleins à reliefs, par ses ajours simples ou
rebouchés à l'émail, par l'emploi de l'émail stannifère sur la porcelaine,
par ses grandes plaques et ses plats à reliefs gris et verts cernés d'or, des-
sinés à la persane par M. Renard, et dans le goût dont M. Dammousse
s'est fait le grand propagateur; et la seconde, par ses pâtes transparentes
sur fond coloré, dont le même artiste s'occupe beaucoup, par ses bleus et
ses noirs, par ses figurines en biscuit et par ses jolies garnitures en reliefs
vivement modelés. Quant aux imitateurs" de vieux Sèvres, on peut citer
MM. Mansart, Klotz, Thomas, Clauss, Germain et Barreau.
La maison Hache et Pepin-Lehalleur rivalise avec Sèvres par ses
tasses charmantes et légères, striées, réticulées, perlées, ajourées et rebou-
4,8 L'ART A40DERNE A L'EXPOSITION,
chées à rémail, treillagées à fond gris, ou blanches à décor bleu avec
relief blanc sur fond blanc, qui sont d'un goût et d'une finesse tout à fait
hors ligne dans l'industrie privée. Ces fabricants sont du Centre, et certes
Limoges ne fait pas mieux.
M. Diflfloth, pour ses pâtes sur pâtes et ses jolis craquelés, peut être
placé sur la lisière de ce groupe.
A propos de Limoges, nous ne saurions passer sous silence l'école des
beaux -arts créée dans cette ville sous l'inspiration et la direction de
M. Dubouché, le très savant directeur du xMusée céramique. Les résultats
déjà obtenus dans cette école promettent beaucoup pour l'avenir.
Notre examen portant plus sur la décoration que sur la fabrication,
nous réunissons les fabricants et les décorateurs dans les mêmes catégories.
Nous avons déjà signalé quelques fabriques spécialement asiatiques. Celles
de i\l. Vieillard à Bordeaux et de M. d'Huard à Longwy exposent de
beaux spécimens et obtiennent des rouges violets, de décor mixte et oriental
d'un bel effet. Certains plats bleus, chez M. Vieillard, avec figures peintes,
ont beaucoup d'éclat et surtout de force; ses tabourets, sa fontaine, sont
des œuvres importantes. La variété de ses bleus est remarquable. Quant
à la fabrique de Longwy, elle paraît avoir popularisé tous ces menus
objets au décor bleu clair à fleurs blanches, jaunes, bleu foncé, en relief
léger, maintenant très en vogue, et qui est demi-chinois, demi-persan.
AL Pull est toujours le premier des Palissystes, M. Barbizet en est le
second et M. Sergent le troisième, avec de grands progrès. MM. Rigal et
Sanejouand ont ressuscité les émaux verts ombrants de la défunte fabrique
de Rubelles. La fabrique de Saint-Clément, qui n'a cessé de fonctionner
depuis 1758, a repris les faïences de Nancy et tire de nouveaux exem-
plaires des anciens moules de Cytïlée, qui fit ces petites statuettes popu-
laires du Savetier, des Jardiniers, des Marchands, etc. M. Majorelle, de
Nancy, poursuit les mêmes imitations ; il y a joint de très grands et beaux
vases simulant les laques rouge et verte du Japon. Chacun prend ainsi sa
spécialité imitative. M. Samson tient pour le Saxe et le Japon, Quimpcr
pour le Rouen, M. Tortat et M. Montagnon pour le Nevers, M. Lévy
pour la porcelaine tendre de Saint-Amand. Les uns réussissent bien les
applications d'or, comme MM. Demartial et Talandier, et aussi MM. Jac-
quet et Blot; les autres, les pierres dures, comme MM. Peyrusson, Aubry;
ceux-là les métaux, comme MM. Cellière, Beziat : le premier imite à
merveille les bronzes damasquinés. Tel a ses fonds d'argent, comme
M. Baratte ou M. Bender. M. Constant a trou\'é un canton dans la terre
LA CÉRAMIQUE AU CHAMP DE MARS. 41.9
rouge à reliefs imprimés gallo-romaine ou dite d'Arezzo. M. Leclère a
pris une sorte de genre rustique consistant en reliefs de feuillages verts sur
terre brun rouge. Chez M'"* veuve Souchet, on modèle en terre de même
sorte de petites figures qu'on teinte en tons de fresque. Les reflets ont fait
la réputation de M. Ulysse; M. Brianchon a inventé ces porcelaines
nacrées et opalisées qu'on imite chez M. Sazerat à Limoges; dans ses
émaux verts, M. Gaidan obtient, peut-être par suite d'accidents de cuisson
VAiE A DtCOR JAPONAIS
(Exposition de M. Collinol.)
qu'on utilise, des irisations assez curieuses. Le même M. Gaidan donne
à la faïence les aspects de la porcelaine ; ses tons doux, fins, s'harmoni-
sent dans le blanc, le gris, le rose, ont eu beaucoup de succès. Les jas-
pures ont suscité des recherches et de curieuses trouvailles. M. Ernie en
a composé une qui est semée d'or, et qui, grise, truitée et vaporeuse, flotte
comme un manteau d'aurore boréale qui s'éteint dans un fond noirâtre ;
elle est très japonaise. M. Milet, frère du savant chef des pâtes de Sèvres,
se distingue par toutes sortes de tentatives dans l'ordre des jaspures et des
semis, et sur les pièces que lui fournit la fabrique de Vallauris il étend des
émaux tachetés et mouchetés, de la coloration la plus vive ou la plus déli-
420 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
cate, de même qu'il fait des émaux ombrants, qu'il grave sur engobe. Il y
a en lui un des céramistes les plus fins de l'époque.
M. Dammousse fils a son exposition particulière, formée de pièces de
choix très soignées, très artistiques, où brillent les pâtes transparentes et
les reliefs cernés d'or. Tout près de sa remarquable vitrine se trouve
celle de M. Avisseau fils, où deux bustes en terre cuite, aux cheveux et
vêtements émaillés, sont d'un grand sentiment. Nous citerons encore
M. James, qui s'amuse à imiter les faïences avec ses grès.
Le groupe qui s'est formé autour du procédé Laurin est assez nom-
breux. On peut y indiquer M. Schopin, MM. Thierry, Bourgeois, Lefront,
Houry, Huvelin, M. Artigue, qui obtient des effets fondus d'une grande
douceur, et M. Laurin, chez qui l'on remarque par contre des essais diffé-
rents, parmi lesquels un plat avec une tête de femme d'un ton clair, léger,
sur fond blanc réticulé à relief, est une fort jolie chose.
L'analogie d'aspect nous conduit à citer ici, quoiqu'il s'agisse de
peinture sur lave et non de céramique, MM. Lefort et Jouve, qui exé-
cutent des paysages très bien abrégés et de grandes figures excellentes de
ton et de bel et chaud effet décoratif.
La grande maison Haviland emploie beaucoup le procédé Laurin ; elle
y adjoint l'application de figurines en terre cuite qui s'y détachent d'une
façon très heureuse; elle entoure aussi ses vases de grands feuillages en
reliefs très hardis. Avec M. Haviland nous voici arrivés chez les grands
faïenciers. Ce qu'on peut noter de plus beau dans son exposition, ce sont
les imitations d'émaux sur cuivre relevés de traits d'or.
M. Deck a toujours ses plats et ses plaques à figures ou à composi-
tions; il y applique à présent ses fonds d'or. Ses vases fermes à forme de
bronzes, ses émaux bleus, verts^ ses belles assiettes rhodiennes, le vase
au sphinx, enfin sa statue de Palissy aux tons pâles et satinés, ainsi que
ses émaux translucides et ombrants sur cloisons, continuent à affirmer sa
supériorité. Nous reproduisons l'un de ses plus beaux plats à figures.
La maison Pillivuyt est forte à la fois dans la faïence et dans la por-
celaine. Dans la faïence, ses grands vases verts ceinturés de reliefs gris
foncés, ses assiettes à bordures et fonds différents de couleurs avec
reliefs, son aiguière et son plateau à fond noir et reliefs grisaille d'une
grande netteté; dans la porcelaine, ses services gris ou à bordures d'or
sur bleu lui assignent une place importante à l'Exposition.
Les essais de M. Boulenger, de Choisy-le-Roi, sont fort intéressants.
Il exécute des bleus avec ors, très puissants, ainsi que des pâtes rappor-
LA CÉRAMIQUE AU CHAMP DE MARS. 421
tées, divisées par des cloisons. Nous donnons ici un groupement de ses
meilleures pièces. C'est une maison qui apparaît dans la voie des ten-
tatives artistiques et qui déjà se classe parmi les plus distinguées.
M. Champion, sur une plus petite échelle que les précédents, expose de
belles pièces à émail intense et à reliefs énergiques. M. Rousseau expose
son service dessiné et peint par M. Bracquemond, dans le goût japonais,
et qui fut, il y a douze ou treize ans, une grande innovation dans le décor
VASE A FOND BLEU.
(Exposition de M. Collinot. )
de la faïence usuelle. Le plat avec Amours de petit relief entrelacés est
une fort jolie pièce, et, ainsi que les vases ornés de poissons, témoigne
que cette maison se tient au niveau du mouvement.
MM. Barlioz et fils ont envoyé un grand vase dont la panse repré-
sente une carapace de tortue, et qui est décoré de grandes plantes retom-
bant autour du col, et de trophées de poissons, œuvre assez forte de
coloration, mais lourde d'aspect. Enfin les puissantes fabriques de Gien
et de Creil abordent maintenant tous les genres d'imitation et d'exécu-
tion, et Creil se distingue par des recherches assez fines.
En résumé, une céramique très brillante, très variée, mais surtout
^22 LWRT MODERNE A L'EXPOSITION,
imitative, voilà la céramique française. Le Japon, la Perse et l'art musul-
man lui donnent ses plus beaux accents. Dans le détail des couvertes,
nous sommes arrivés à n'avoir presque plus rien à envier à l'Asie. Mais,
comme décors, nous n'avons rien trouvé de français, d'européen, de
décisif depuis le xvni' siècle.
La formule d'un décor européen correspondant à nos besoins, à nos
habitudes, aux objets usuels de notre existence, reste encore à découvrir.
La décoration monumentale nous la donnera-t-elle? Peut-être.
Les qualités d'exécution d'un décor, la fermeté et la finesse des tons,
du dessin et de la composition, nous pouvons toujours y rappeler les
artistes, et ils savent entre eux ces choses-là aussi bien que nous ; mais
l'esprit, le sentiment d'un décor, voilà ce qu'on ne peut se flatter de leur
imposer et ce que tous nos etforts doivent tendre à faire renaître.
Nous sommes savants, et nous aimons que les choses qui nous entou-
rent nous parlent de l'extrême Orient, de Rome, de la Renaissance, etc.,
et pendant longtemps encore, jusqu'à ce que nous en soyons saturés, les
imitations de tous les pays et de tous les temps feront les beaux jours
de l'art industriel français.
La même chose se passe plus visiblement encore en Angleterre. La
céramique y est dominée par le Japon ; ensuite elle passe à la Renaissance,
au moyen âge et à l'antiquité. La fabrique de Worcester, qui a repris le
biscuit appelé parîan, à cause de sa soi-disant ressemblance avec le
marbre, biscuit qui avait fait le succès de la maison Copeland en i855,
sous son apparence d'ivoire, obtenue par les phosphates, est presque tout
entière vouée au japonisme. Cette fabrique a un goût très fin dans ses
imitations; elle applique magistralement les ors aux décors; elle obtient
des ajours extrêmement subtils, et elle les retouche à l'émail coloré, comme
on fait à Sèvres. Mais c'est une maison délicate, et qui ne tente pas de grandes
pièces, se contentant de ses pâtes fines et de ses beaux émaux; maison
très redoutable pour l'avenir toutefois.
La maison Wedgwood est venue avec sa gravure à l'acide fluorhy-
drique sur émail, qui enlève le dessin en décoloré et en dépoli sur la cou-
verte brillante, et donne une grande acuité au contour des ornements ou
des figures ainsi gravées sur un bleu ou vert noir à transparence très
profonde; elle a apporté ses traditionnelles pâtes blanches, toujours fort
gracieuses, et quelques formes de vases à décor bleu sur blanc et à reliefs,
tels que les vases aux cygnes. La fabrication de Wedgwood paraît un
LA CÉRAMIQUE AU CHAMP DE MARS. 423
peu froide maintenant, et sa sévérité austère ou élégante lutte mal contre
la fantaisie japonaise. Sans ses terres crémeuses, modelées en figurines,
elle sentirait presque le protestantisme.
La maison Minton est toujours la plus puissante, celle qui a les plus
(Composition de M. Ciu-ret; concours de 1876.)
grandes pièces, la production la plus variée, et assurément elle fabrique
de belles choses et des choses difficiles à fabriquer. Elle a tenté de repro-
duire la faïence d'Oiron avec ses incrustations, et certaines petites pièces
de cette imitation sont réussies. Les Minton font du vieux Sèvres, ils font
beaucoup de japonais, ils ont des bleus et des rouges bruns superbes, ils
exécutent des dessins très délicats, des ors incrustés et appliqués, de
I
424 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
grands vases à grands feuillages peints très décoratifs, des plats à reflets
rouge et or, des jaspures jaunes et violettes très vigoureuses, des imita-
tions d'émaux cloisonnés, des dentelles trempées, des pâtes transparentes
sur fonds noirs, tandis que nous ne réussissons pas ces fonds noirs et que
nous n'essayons pas d'y placer des pâtes transparentes; ils ne inoiitent
pas leurs vases, mais en imitent les montures en céramique ; ils ont des
plats peints d'après les portraits de Reynolds, d'un ton jaune et rouge
extrêmement chaud, gras et nourri, qui rend contestable le système de
tonalités claires et presque plates que nous avons adopté pour nos tètes
peintes dans des plats; la figure intitulée Liina dans un de leurs plats a ce
ton gras et nourri, qui semble préférable au nôtre. En un mot, la maison
Minton est pour l'ensemble de la fabrication, la beauté générale et la
variété des produits, l'une des premières de l'Europe. Ce n'est que par
certaines pièces opposées à d'autres que nos premiers céramistes l'em-
portent sur elle.
Quant aux carrelages, où elle a été ramenée au goût moyen âge
et Renaissance par le mouvement architectural jacobitc, reine Anne, et
des temps antérieurs, l'Angleterre nous surpasse par la variété, la beauté
des jaunes sur brun, la recherche des dessins. Cette supériorité est toute
naturelle, si l'on pense à l'emploi bien plus fréquent qu'on fait depuis
longtemps de ce moyen de décoration dans ce pays, où la mode est reve-
nue de revêtir les cheminées, et elles sont grandes, de carrelages peints
ou incrustés. MM. Dunnill et Craven, surtout xMM. Mow et C'% et Min-
ton, etc., ont de très belles e.xpositions de cette espèce. Toutefois on n'a
pas en Angleterre de ces carreaux à relief tels que ceux de nos bâtiments
de l'Exposition, qui sont une création bien française et dont nous avons
parlé plus haut.
La maison Doulton s'est fait une spécialité des grès émaillés, envases,
en revêtements, en balustrades, en fontaines ; ses balustrades surtout sont
extrêmement curieuses et peuvent jouer à leur tour un beau rôle dans la
décoration architecturale.
Après l'Angleterre se distinguent l'Italie et l'Autriche. La fabrique
Ginori avec ses majoliques, ses plats à reflets, ses porcelaines de Capo di
Monte à reliefs et peintes au pointillé, avec ses coussins si bien imités
mais assez puérils, tient la tête en Italie et est une des belles fabriques
imitatives de l'Europe. Quelques autres céramistes italiens suivent les
traces du marquis Ginori, et d'autres en sont arrivés à imiter d'une façon
presque dangereuse les vases antiques ; mais s'ils veulent être plus
LA CÉRAMIQUE AU CHAMP DE MARS. 425
dangereux encore, nous leur conseillerons de mieux étudier les masca-
rons en terre non couverte, qui ornent les anses des vases apuliens et
campaniens.
L'Autriche a de beaux grès et s'applique à des imitations de Tancien
Vienne couvert de dorures ou à des imitations de Saxe et de Perse.
Les poêles de la Suède et de la Suisse se ressemblent et sont d'un
E PE SÈVRES, POUR LE FOYER DE L OTERA
(Composition de M. ClK-ret; concours de 1876.)
goût médiocre avec leurs glaces. La fabrique Rorstrand a conservé les
formes rocailles de la faïence suédoise du xviii" siècle. 'On estime assez
ses imitations métalliques.
Une fabrique du grand-duché de Luxembourg fait des grès très durs. La
Suisse a ses poteries originales à fonds noirs bruns et à décors du genre
des anciens grès foncés. La Belgique imite le Japon et le Delft bleus, et,
pour le reste, ce qui se fait en France et en Angleterre. La Hollande n'a
envoyé qu'une pauvre imitation des Delft.
L'Espagne et le Portugal sont intéressants par le caractère populaire
426 L"ART MODERNE A L'EXPOSITION,
et moresque de leur poterie à taches jaunes et vertes, poterie dont l'in-
fluence a embrassé l'Italie et la France méridionale. Les guirlandes flo-
rales empruntées aux bordures de tapisseries inspirent souvent les faïen-
ciers de ces deux pays. Le Portugal s'adonne aussi aux imitations de
Palissy.
En Danemark on suit encore quelques traditions de l'ancienne fabrique
royale, dont on y voit un service à décor scientifique botanique, qui dut
être imité lui-même d'un décor célèbre de la fabrique de Tournai au
xvni" siècle ; on imite aussi dans ce pays les boîtes à fleurs de Spa, en se
VASE EN FAI F. \ CE.
(Exposilioii Je M. Deck.)
contentant de peindre le décor sur une couverte noire, sans le cuire. En
Russie, nous ne voyons que deux grands poêles sans intérêt céramique et
les essais personnels d'un peintre, M. Égoroff, qui exécute des espèces de
sujets byzantins et des figures populaires sur des plats et des assiettes, non
sans talent d'ailleurs. Le petit pays de Monaco a sa fabrique de poterie,
imitant surtout des paniers et des bouteilles en osier entourées de fleurs,
d'un genre rustique assez joli.
Nous avons laissé de côté jusqu'ici, mais pour la réunir en un seul
groupe, la céramique amusante, humoristique ou populaire. L'Espagne,
par exemple, peint sur ses carrelages des scènes de tauromachie, et elle
fabrique des formes pour corsets, en grosse terre vernissée, qui sont d'un
aspect aussi divertissant que nos grandes poupées en carton pour les mo-
distes. On connaît ces livres à images coloriées pour les enfants, représen-
LA CÉRAMIQUE AU CHAMP DE MARS. 427
lant d'étonnantes aventures d'animaux, où les Anglais ont toujours excellé.
Ils ont transporté ce genre d'images dans la céramique et décorent les
assiettes, les pièces d'un service avec des scènes fort spirituelles de la vie
du poulet et de celle du lapin. Vhumour en est un peu japonisée, et la
PXAT EN FAÏENCE.
(Exposition de M. Deck )
fantaisie comique n'y perd pas. On est entré en France dans la même
voie, et Creil e.xpose un service en terre de pipe ou cailloutage à fond
crémeux et ornements bruns, où d'une manière piquante et légère les per-
sonnages européens sont plantés et teintés à la japonaise au milieu d'inci-
dents de notre vie. La maison Pillivuyt a aussi un service amusant avec
l'histoire du rat, et un service avec les allégories de la table et de la nour-
riture, de même ordre que celui qu'on voit à l'e-xposition de la maison
Wedgwood. En Suède, on peint des silhouettes et des costumes popu-
42b
L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
laires dans les assiettes. Chez nous, la maison Haviland a varié l'ancienne
botanique de Tournai et de Copenhague en jetant sur un service des
plantes marines, fines de détails et de tonalités. Enfin Monaco a mis le
portrait, des vers et la signature de Monselet dans des assiettes.
Depuis les Grecs avec leurs statuettes de Tanagra et d'Éphèse, la terre
PIÈCES DE FAÏENCE DE STYLE RENAISSANCE.
(Exposition de M. Boulenger, Je Choisy-lc-Roi )
cuite nue ou colorée s'est transformée en innombrables figurines naïves,
savantes ou prétentieuses ; le grès, le biscuit, l'argile, se sont prêtés en tous
lieux à la création de ce petit peuple de groupes et de statuettes. Les
plus intéressantes sont les moins sérieuses, celles qui sont simples, spi-
rituelles et un peu populaires. Dès que Ton reproduit les œuvres clas-
siques et supérieures de la statuaire, un caractère de liberté, de gaieté, de
naïveté ou de gentillesse siti geiieris a disparu, qui plaisait dans ce monde
LA CÉRAMIQUE AU CHAMP DE MARS. 429
de petits êtres pimpants, drolatiques ou pleins de naturel. A TExposition,
la supériorité reste toujours à ces figures de métiers coloriées ou habillées
d'étoffes que de longue tradition on fabrique à Naples, en Espagne et au
Mexique. Elles ont plus d'expression et moins d'afféterie que les autres.
Quelques petits biscuits de notre fabrication représentant de jeunes dames
en costume actuel ne manquent pas de grâce ni de piquant. Mais en gé-
néral on ne sait pas colorer ces pièces chez nous, et les notes de la couleur
gâtent presque toujours le résultat obtenu avec la terre nue. M. Ladreyt
s'est créé un genre avec ces statuettes, et parmi leur foule il en a plus d'une
qui est fort amusante. M. Blot, de Boulogne, a quelque naïveté dans ses
pêcheurs, et les maisons Peullier et Laroche exposent certaines pièces
délicates. Les petits personnages de la fontaine en grès émaillé de Doul-
ton, exécutés par M. Timworth, doivent compter parmi les meilleurs de
cette série. Il faut espérer que les figurines d'Italie et d'Espagne, les Saxe
et les Sèvres, et aussi les petits personnages de Cyfflée, mais surtout les
Tanagras, inspireront aux artistes voués à ce joli petit art des idées de
vivacité, de grâce, de naturel charmant qui leur manquent encore ; la
raideur lisse et la prétention maniérée ont besoin d'être chassées de là.
Si d'un coup d'œil général nous embrassons maintenant l'ensemble
de la céramique moderne, nous verrons la décoration architecturale
assurer, pour le moment la prééminence à la France. Nous reconnaîtrons
la tendance de l'Angleterre à un goût souvent plus délicat que le nôtre
et porté à transcrire le décor asiatique plutôt qu'à l'imiter aussi directe-
ment que nous le faisons. Mais nous trouverons dans notre pays un mou-
vement plus vif, une sonorité de tons plus grande et beaucoup plus de
sentiers interrogés. Dans les autres pays, même en Italie et en Autriche,
nous ne saurions constater de mouvement céramique, bien que de grands
efforts particuliers soient tentés par les Ginori, les Fischer, les Szolnay.
43o
L"ART MODERNE A L'EXPOSITION.
VERRERIE.
Depuis 1867, la verrerie a fait de grands
progrès, et plus d'un problème alors posé a été
résolu dans ces di.\ dernières années.
Les verriers font du verre ce qu'ils veulent
et lui donnent toutes les apparences : porcelaine,
laque, bronze, cuivre. Nous avons déjà vu, à la
Céramique, qu'une des grandes préoccupations
du fabricant est de simuler avec une matière
donnée toutes les autres matières, s'il est pos-
sible. Le verre n'a pas échappé à cette manie.
Les irisations, les colorations les plus va-
riées, l'aventurine, l'or chiné et craquelé, l'or
dans la pâte, les verres à deux et trois couches,
les jaspures les plus compliquées, les émaux les
plus fms et les plus épais, l'emploi simultané de
la roue, de la pointe et de l'acide pour la gravure, le perfectionnement
du coulage et du rapportagc, enfin la multiplicité des moyens et des res-
sources dont dispose la fabrication du verre devient presque un sujet de
stupéfaction, lorsque, après avoir jeté les yeux sur ces étalages, pareils
soit à une nappe de neige toute frissonnante, soit à des émincés de
pierres précieuses, on se met à regarder les objets un à un.
Comme tendances décoratives, en Italie, le verre antique et les verres
de Venise; en France, l'émaillerie arabe et l'imitation des formes céra-
miques ou métalliques japonaises; en Angleterre, sous l'influence du
vase Portland, la fabrication du verre à deux et trois couches, la taille
et la gravure extrêmement soignées ; en Autriche, l'arabesque émaillée
sur fonds bleus, rouges, transparents ou opaques, les grandes bordures
d'or, l'imitation des vases en porcelaine et la tradition de la gravure;
puis partout les irisations et le retour à l'horrible taille à facettes et aux
fleurs rapportées : voilà les principaux mouvements généraux qu'on peut
signaler.
Au point de vue de la délicatesse, de la recherche, de la coloration
variée, c'est peut-être la Compagnie de Murano qu'il faut mettre en tête
de toute la verrerie, en donnant à M. Brocard une place presque égale.
I.MPE A SIX PANS EN CRISTAL OTALISE,
MONTURE EN BRONZE.
IMITATION DE CRISTAL DE ROCHE, GRAVURE POLIE.
(Exposition des cristalleries de Baccarat.;
^32 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
A Murano on recommence l'ancienne fabrication vénitienne, si compli-
quée et si hardie. M. Brocard fait revivre les verres émaillés arabes qui
inspirèrent celle-ci. Si Ton prend les ensembles, la France témoigne d'une
<^rande supériorité par la nouveauté, la recherc'h aes formes, les essais
divers, la beauté croissante de la matière, le goût qui se maintient. Pour
les grandes pièces, la fabrication du verre blanc transparent, l'Angleterre
lui tient tête, tandis que l'Autriche, représentée surtout par la grande
maison Lobmeyer, remporte le succès pour la décoration de la verrerie
usuelle colorée. Mais nulle nation, si elle a ses supériorités ou ses nou-
veautés sur tel ou tel coin de terrain, n'embrasse à rExposition un
champ aussi vaste que la France, et ne peut lui être comparée.
Une des raisons, peut-être, qui font nos succès en céramique et en
verrerie, c'est qu'à l'exemple des Chinois et des Japonais nous avons une
foule de petits ateliers où l'on invente maints procédés, où l'on soigne une
spécialité; les grandes maisons ont une incomparable force d'impvilsion,
mais c'est d'ordinaire au fond de ces petits ateliers qu'ont lieu les recher-
ches délicates, artistiques.
La finesse, la plénitude, la diversité de l'émail, la richesse du décor,
la beauté des ors, sont le triomphe de M. Brocard, dont nous ne révélons
le mérite à personne. M. Pfulb se rapproche de M. Brocard et a des réus-
sites dans ses pièces vert clair, sa bonbonnière, son verre à rinceaux
bleus et blancs. M. Jean, fils du céramiste, est heureux dans ses irisa-
tions prismatiques; ses nuances changeantes ornées de fleurettes en émail
et de dessins gravés. Il a obtenu d'étonnantes imitations des irisations
métalliques qu'on remarque sur les verres antiques. Voilà un de ces petits
ateliers féconds en trouvailles et que dirige un goût distingué. On doit aussi
à M. Jean fils des faïences à reflets fort intéressantes.
MM. Ducan et Duponthieu à Créteil, M. Ernie, dont nous avons cité
les faïences jaspées, ont aussi des verres émaillés d'imitation arabe qui
sont jolis. Chez M. Galli, de Nancy, on peut indiquer le retour à un décor
de fins branchages ou de petites figures en noir, mêlées à l'émail et aux
filets d'or, qui est plein de goût. M. Galli obtient de beau verre noir et le
grave en creux en cernant çà et là le contour d'un peu d'or, comme
dans son petit vase aux chats. M. Rousseau déploie non moins de goût
dans ses verreries à formes et décors japonais en partie teintés et émail-
lés, à fond enfumé, et dans ses imitations de vieilles pièces.
La cristallerie de Sèvres expose beaucoup de verreries à facettes.
Curieuses au point de vue de la fabrication, les facettes multiplient les
LA VERRERIE AU CHAMP DE MARS. 433
points lumineux, alourdissent les formes et ont un aspect commun. Trop
de gravure a le même défaut d'aspect commun. Le charme du verre est
dans sa transparence et sa légèreté; il ne faut pas trop le dépolir ni trop
le charger. Mais un verre d'un joli galbe, avec une simple gorge gravée,
un chiffre d'or ou d'émail, tout au plus quelques fleurettes et des bran-
chages linéaires : voilà le vrai décor en verrerie, croyons-nous. La cris-
tallerie de Sèvres a de ces pièces légèrement ornées et fines de matière.
La fabrique de Saint-Ouen se distingue par des services à bière
émailiés blanc et or sur bleu, des verres taillés en spirale, un verre à
intérieur doré recouvert de fleurs en émail de relief, et nombre de pièces
'RET DE CRISTAL MONTE EN ARGE
( Exposé par les cristalleries de Baccarat.)
usuelles gravées et légères d'ornementation. — La fabrique de Portieux
expose de grands vases peints imitant la porcelaine, d'autres imitant la
laque, l'agate, un service à larges fleurs gravé en creux, des verres colo-
rés d'un ton agréable, des pièces simulant les incrustations d'argent. — La
fabrique d'Aubervilliers a envoyé de très beaux vases simulant la laque
noire à dessins d"or, dont les applications d'or sont fort belles; elle imite
parfaitement les nacres incrustées, aile feint très bien la faïence de Rouen,
le tout sans préjudice des facettes et verres habituels à gravures.
MM. Monot et Strumpf, à Pantin, présentent aux yeux du visiteur
un grand et bel ensemble parsemé d'essais nouveaux. Leur aventurine
est brillante, chaude et fine. Leurs chinés or et leurs chinés or craquelé
sont une création, une de ces inventions tant à la mode qui déguisent
absolument la matière employée. Ils ont de jolis verres émailiés; ils repro-
^34 L^ART MODERNE A L'EXPOSITION,
duisent les formes vénitiennes et le verre opalin. Ils font de tout : des
verreries à facettes et des services délicats ou larges de galbe à chif-
fres et fleurettes émaillées ou gravées avec de légères bordures d'or.
La cristallerie de Clichy soutient sa réputation; les services à chiffre
pleins de légèreté, les coupes à fleurettes émaillées, les pièces gravées dont
cette fabrique a été le grand propagateur en France, les verres à facettes,
rimitation des pierres dures, les ors tulle avec fleurs et chiflTres, les pièces
à semis gravé, les verres simulant une sorte de nacre, enfin des vases
mixtes entre Taventurine et l'or chiné, et en général des formes élégantes :
tel est le dessus de son panier.
Ces deux dernières fabriques tiennent le premier rang après Baccarat,
dont les innombrables produits, groupés autour de son grand kiosque de
cristal dominent toute la verrerie de France et d'Europe. Les lustres, les
tables la fabrication colossale, se développent ici, en même temps que
l'étude des pièces fines est poussée à sa dernière limite, ainsi que la
beauté du verre. L'usuel et l'extraordinaire se côtoient dans cet incom-
parable étalage. Nous y citerons le service gravé aux armoiries anglaises,
le surtout monté en bronze doré, les services à chillres ou armoiries avec
bordures d'or, les verres gravés à formes japonaises, le beau seau imité
d'une pièce de cuivrerie, les verres arabes, les imitations de porcelaine
peinte, les lampes et vases blancs et noirs à décor doré, l'échiquier en
blanc et noir mats, les lampes à fond noir décorées de fleurs en émail de
relief, les boîtes en pâte grise, la foison de services et grandes pièces à
facettes, les reproductions de Sèvres lapis et de verreries de Bohème, les
éléphants-cave à liqueurs, et bien d'autres objets. La tendance de Baccarat
est pratique. On s'y inquiète peu du vénitien qui est antimaniablc ; la
pièce de Baccarat est presque toujours commode à la main, au contraire.
Le goût décoratif y est léger, sobre, bien approprié à la substance; de là
vient cette merveilleuse apparence de neige que prennent les groupes de
sa production.
L'Italie ne songe nullement que le verre puisse servir à boire, à con-
tenir. Recopier tout ce que Venise fit jadis, toute cette verrerie d'étagère,
d'amusement, de difficulté, reconstituer les jaspures du verre antique,
recommencer les ors sablés ou étalés en dessins entre deux couches de
verre : voilà ce que fait l'Italie, c'est-à-dire Venise, car elle seule expose.
C'est à M. Salviati qu'on doit cette renaissance. Il a fondé, il y a dix ans
environ, la compagnie de Murano, puis il l'a quittée et a établi une fabrique
rivale sous son nom personnel .
LA VERRERIE AU CHAMP DE MARS.
45.1
Parmi les productions de Murano, il faut citer les verres chrétiens à
dessins d'or entre deux couches, les verres à sujets peints en émail, les
murrhins ou simplement verres jaspés antiques, la reproduction agrandie
du verre de Strasbourg, monté sur pied, avec Tinscription en bleu et son
réseau en rouge brun. On se rappelle que ce verre célèbre fut trouvé en
1825, que rinscription donnait le nom de l'empereur Maximien, et qu'on
le croit fabriqué en Gaule. M. Salviati suit de très près les traces de son
ancienne fabrique. On peut mentionner aussi M. Candiani, dont certaines,
pâtes sablées d'or et d'argent sont très intéressantes. Venise avec ses fla-
' w
;inE ARABE ET VASES JAPONAIS EK CHISTAL
( Exposés par les cristalleries de Baccarat. )
cons, ses perles de couleur, a d'ailleurs toujours conservé une partie de
ses vieilles traditions verrières, et il ne fallait que souffler un peu sur la
cendre pour raviver le feu. Ces brimborions de la petite fabrication véni-
tienne sont du reste bien supérieurs en goût, en colorations à tout ce qui
se fait ailleurs en bimbeloterie de verre. Celle de la Bohême, par exemple,
paraît à côté bien vulgaire.
C'en est fait, ce semble, de cette verrerie de Bohême avec ses colora-
tions jaune et rouge si communes, sa gravure bourgeoise. Aussi les fabri-
cants de Bohème commencent-ils à chercher autre chose, comme M. Moser,
qui imite en émail et or l'orfèvrerie arabe, et tente des fleurs japonaises
sur verre entièrement doré. A Vienne, M.Brunfond se livre consciencieu-
sement à la confection des étoffes en verre filé, brillantes et un peu raides,
^36 LWRT MODERNE A L'EXPOSITION.
La maison Lobmeyer maintient et développe à Tétat artistique les tradi-
tions de Bohême. Son exposition est très variée. Les verres teintés rouges,
bleus, verts, à bordures d'or, à sujets en camaïeu rose, à arabesques en
émail blanc, les anciens verres allemands vert foncé à armoiries, figures,
feuillages en émail de ton vif et cru, les imitations de porcelaine, celles de
la verrerie arabe : voilà ses grandes opérations. Puis viennent ses blancs
neigeux craquelés, les irisations opalines et prismatiques, les réticules, les
petits pots à deux couches avec ovales transparents, l'argent et Tor
sablés dans la pâte. Enfin, comme objets de premier ordre, de très beaux
spécimens de gravure fine soutiennent hautement la vieille réputation de
la Bohème.
Comme nous l'avons dit, le fameux vase Portland ou Barberini
exerce une grande action sur la verrerie artistique anglaise. Chaque fabri-
cant tient à honneur de montrer des reproductions de ce vase ou des essais
analogues. Dans la vitrine Hodgetts Richardson, on voit le vase avec ses
deux couches blanche et bleue non encore travaillées, à côté du vase où
il ne reste plus que le sujet taillé et gravé en blanc sur le bleu.
Ces essais se vendent des prix fous, et cependant ils commencent à
devenir nombreux. 11 est permis de croire que la gravure à l'acide en
facilite le travail préparatoire.
La grande exposition anglaise est celle de MM. C. Osiez, qui ont
envoyé tout un ameublement gigantesque en verre. Ils produisent des
lustres immenses en longs enroulements, du jet le plus hardi.
MM. Webb et C'° ont aussi une belle exposition. Us ont imaginé le
verre à trois couches, où l'ornement gravé prend des tons très doux par
la transparence des couches l'une sur l'autre. On leur doit un cristal-
bronze à irisations, des verres à la vénitienne, quelques lustres-appliques
à branches striées assez jolis, de très beaux spécimens de gravure, des
pièces très fines, les facettes obligées, des applications malheureuses de
boutons, coquilles, fleurs, aigus et pointus, enfin des teintes bleuâtres et
verdâtres dans la pâte très réussies. Ils rivalisent avec nos grands fabri-
cants, mais sans montrer autant de variété. Les tentatives japonaises en
verrerie et l'émaillerie sont peu développées en Angleterre, où, par contre,
on obtient une grande légèreté de pâte, et on grave avec beaucoup d'ap-
plication.
A la suite de ces visites dans les sections de la fabrication d'art indus-
triel moderne, l'impression définitive est celle d'un progrès constant, d'une
amélioration continuelle de l'aspect général, puisque l'art antique, Fart
LA VERRERIE AU CHAMP DE MARS,
4-^7
oriental, celui de la Renaissance, sont copiés et recopiés sans cesse et
constituent un fond élégant, capricieux, ferme, où se perdent les défauts
des essais plus ou moins indépendants et nouveaux. Mais ne serons-nous
donc que Fàge des copistes?
A. R. DE LIESVILLE.
LES
INDUSTRIES D'ART AU CHAMP DE MARS
LES TISSUS ET LES BRODERIES.
ES études que nous avons déjà publiées
dans la Gaiette des Beaux-Arts sur d'an-
ciennes broderies, nous conduisent à par-
ler aujourd'hui des travaux contemporains
qui viennent d'être exposés dans les vi-
trines du Champ de Mars.
A part l'ornement d'église, qui con-
tinue à être l'objet de sérieuses études,
nous ne nous occuperons du costume qu'à
de très rares exceptions.
Notre but est de visiter les exposi-
tions des diverses nations et de recher-
cher les produits qui intéressent l'art déco-
ratif, en commençant par les tissus et les broderies d'ameublement.
Les Pays-Bas, par lesquels nous commençons notre visite, nous
montrent quelques tapis de Delft et d'Amersfort aux dessins orientaux et
aux couleurs sombres.
En entrant dans la section belge, nous sommes arrêté par les tapis-
series de la fabrique royale de Malines, dirigée par M. Braquenié. Ces
tentures sont destinées à rornementation de l'hôtel de ville de Bruxelles.
LES TISSUS ET LES BRODERIES. 439
L'une représente le Serment des escrimeurs; l'autre, le Serment des arque-
busiers. Ces tableaux, formés chacun de groupes de deux personnages,
sont la reproduction des maquettes de Willem Goets. Deux autres tableaux,
composés chacun d'un personnage, représentent les orfèvres et les tapis-
siers, et sont à l'état de projet, figuré par une maquette réduite.
La fabrique d'higelmuster a certainement beaucoup à faire pour
adoucir ses teintes et modérer l'exagération de ses dessins ; mais l'exécu-
tion est bonne, et quelques efforts permettront à cette maison de prendre
un rang très honorable dans la fabrication des tapisseries.
La peinture décorative de M. Lanneau est
un excellent modèle de tapisserie. Une figure de
femme, dans le style flamand du xiv° siècle, est
vêtue de gris et se détache sur un fond d'or. La
bordure, très sobre, est en camaïeu sur fond bleu.
Rien n'est séduisant comme cette belle étude de
grandeur naturelle, à laquelle il ne manque qu'un
peu de solidité de l'exécution par le métier.
Nous attendions de l'exposition autrichienne
une exposition plus importante. MM. Giani,
Ivinger, Kronig, Fix, etc., soutiennent avec
honneur la réputation de leur pays, mais nous
leur préférons de beaucoup les produits de
M. Drachsler.
Cet exposant nous montre non seulement la
passementerie, mais encore les tissus qu'il fa-
brique. Ces tissus sont composés de bandes ver-
ticales ou horizontales pour ameublement. L'exé-
cution est généralement velours sur satin ou sur reps; les dessins sont
d'un art élégant et exécutés avec une correction qui indique une fabrica-
tion très avancée et très surveillée. Notre dessin ne peut rendre le char-
mant effet de couleurs velours et satin, à deux et trois tons, d'une har-
monie, d'une vigueur que l'on ne trouve, hélas! que rarement dans les
produits de cette nature.
L'Angleterre ne se lasse pas de faire de grandes et sérieuses études ;
témoins en sont les popelines et les reps de MM. Pim frères. — MM. Willis,
Mitchels, Tomkinson et C exposent de très beaux tapis dans le style
oriental. Le dessin est sagement combiné et le coloris un peu sombre,
mais harmonieux et bien équilibré avec les grandes lignes du dessin.
(Exposée par M. Drachslt*
de \'ienne.)
440 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
Ces qualités font ressortir la médiocrité des tapis à fleurs et à personnages.
Ne quittons pas cette partie de la section anglaise sans reporter notre
souvenir sur les brillantes expositions des grands tapissiers Howard,
CoUinson et C''.
11 y a dans ces travaux une grande étude des choses de Tart, une
profonde connaissance des ressources professionnelles et une heureuse
application aux mœurs anglaises. Si tout n'y est pas entièrement réussi,
l'homme de goi!it y trouve, du moins, d'heureux résultats dans de bons
et nombreux produits, et de très sérieux efforts, même dans les créations
les plus médiocres.
Traversant les galeries des Beaux-Arts pour rentrer en France, nous
arrivons à l'exposition lyonnaise. Les Lyonnais ont de tout temps exposé
collectivement, et si leur intérêt en profite, c'est au détriment de la per-
sonnalité et de l'originalité de leur exposition. Grâce à cette triste organi-
sation, non seulement on trouve difficilement l'exposition que l'on cherche,
mais une fois qu'on l'a trouvée, il est difficile de savoir où elle commence
et où elle finit. Les étoffes pour ameublement sont peu nombreuses, mais
n'en sont pas pour cela moins remarquables. MM. Tassinari et Chatel, à
part quelques excentricités d'un goût douteux, ont de bons produits, surtout
de grands tissus dans les styles chinois et japonais; d'autres étoffes, lampas,
velours, n'apportent pas des éléments bien nouveaux, mais complètent
un heureux ensemble. AL\L Mathevon et Bouvard ont une exposition très
variée de tissus. Les velours y tiennent surtout une large place. Nous
donnons le dessin d'un velours marron sur satin. Il est d'un très bon
style et d'une très bonne exécution.
Ces velours se font remarquer par l'heureuse échelle à laquelle ils
sont dessinés. Cette qualité est plus rare qu'on ne pense; nous la trouvons
à un haut degré dans les produits de ALM. Lamy et Giraud. La col-
lection de lampas, de velours, est très belle et très variée. En épurant les
dessins classiques du dernier siècle, les fabricants sont en même temps
dans une voie de progrès réel, et c'est un excellent exemple donné à la
fabrication lyonnaise, trop souvent tentée de s'endormir entre la mode et
la routine. La maison Pin et Clunet est plus en progrès encore et expose
des produits d'un art avancé. Nous ne pouvons qu'engager ces fabricants
à persévérer dans cette voie, en se méfiant des tonalités sombres et indé-
cises. 11 est toujours plus facile d'être harmonieux dans ces conditions,
mais les dessins de MM. Pin et Clunet sont assez solidement construits
pour supporter le poids d'une coloration vigoureuse.
LES TISSUS ET LES BRODERIES. 441
Quittant les tissus de soie pour les tissus de laine, nous sommes fort
embarrassés par le grand nombre de bons produits qui sont exposés.
M. Bournaret montre un très joli meuble paysage d'une exécution de tons
très fins; près de là, M. Wallet se livre entièrement à la restauration et à la
LAMPAS POUR AMEUBLEMENT.
(Exposé par MM. Mathevoii et Bouvard, de Lyon.)
reproduction d'anciennes tapisseries; rien nest plus parfait que sa goutière
Henri II en carrés de verdures. Il y a un but et un point de départ très pra-
tiques dans la spécialité de ce dernier exposant.
M. Cleis imite les tapisseries par la peinture. Ses grandes figures sur
reps sont les plus beaux spécimens que nous ayons vus parmi les innom-
brables restaurations de tous les procédés soi-disant authentiques.
442 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
MM. Mourceau et Leduc ont exposé de très bons velours dans le style
Louis XIII et Louis XIV. Les dessins sont non seulement d'un excellent
style, mais de très bonnes proportions, largement et finement coloriés. Il
est à regretter que des montures sans aucune valeur accompagnent ces
excellents produits.
Les tissus de MM. Dupont et Hervé, pour être plus modestes, n'en
sont pas moins en tous points admirablement réussis. Ce sont des reps, des
lampas, des damas, tous d'un excellent dessin, d'une franchise et d'une
finesse de teinture que nous avons rarement rencontrées.
Les tapisseries imitées mécaniquement par M. Tresca conservent leur
supériorité sur les produits similaires; l'imitation est non seulement par-
faite, mais les dessins sont bien choisis, et tout peut faire espérer que, dans
les mains du jeune fabricant, ces travaux ne sont que le point de départ
d'une industrie nouvelle.
MM. Chocquel, au milieu de tapisseries de tons clairs et souvent durs,
ont d'excellents sièges.
Nous donnons un spécimen de dossier de chaise dans le style alle-
mand du xv"" siècle. Le fond est noir: les figures, coloriées au naturel dans
des tons fermes, sont dans d'excellentes proportions.
Les villes de Tourcoing et de Roubaix tiennent une excellente place,
et leurs produits se signalent par de grandes qualités artistiques et indus-
trielles. Les velours sont surtout heureusement traités.
Au milieu des meilleurs fabricants, M. Catteau résume dans ses pro-
duits les qualités de l'importante et intelligente fabrication de Roubaix et
de Tourcoing.
Les tapis exposés par les fabricants de Nîmes sont dans une voie
généralement mauvaise : imitations de dessins de Louis XV et des époques
postérieures; rinceaux, figures, grandes fleurs sans caractère, dessin ni
proportions, et enfin tout le répertoire du mauvais classique. Il est
malheureusement probable que ces produits se vendent. Espérons qu'il
en est de même des produits de M. Boulla, de Nîmes, qui font une heu-
reuse exception. Il y a un grand eflbrt dans les compositions modernes
et de sérieuses recherches dans les restaurations et les imitations des
anciens travaux. Nous ne doutons pas que M. Boulla ne persévère, et
nous espérons que son bon exemple décidera les confrères nîmois à le
suivre dans la seule bonne voie, la production contemporaine sérieuse et
raisonnée, basée sur l'étude des bonnes époques anciennes.
M. Bonnat imprime des tissus qui imitent le velours. La sûreté de la
LES TISSUS ET LES BRODERIES. 443
gra-s-ure et le choix du dessin nous ont frappé. Que M. Bonnat perfectionne
sa fabrication et la valeur de sa teinture, et il peut être sûr du succès.
D'autres classes nous ont otïert de n jmbreux spécimens d'impressions
REPS POUR AMEUBLEMENT.
(Exposé par MM. Chocquel, de Paris.)
qui toutes imitent quelque chose : un procédé imite la moire, l'autre le
velours, beaucoup la tapisserie. Il serait à désirer que l'impression eût
un but autre qu'un éternel pastiche qui tourne plus à la caricature qu'à
l'imitation. Que les industriels qui en sont capables dirigent leurs artistes
444 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
dans une voie de création nouvelle et vraie. Qu'ils se rappellent TEx-
position de Mulhouse en 1867, et ils sauront quelle route ils doivent
suivre.
La broderie d'ameublement a pris, au point de vue de Tart, une très
grande importance dans tous les pays du monde; elle s'est développée
dans de telles conditions qu'elle occupe partout une place importante et
qu'elle est le reflet d'un art élevé.
Les colonies portugaises de Goa nous offrent de très curieuses brode-
(Exposié par M. Dantlioinc, de Paris.)
ries exécutées sur des dessins français du xvn" siècle. La main-d'œuvre
en est très perfectionnée et offre ce caractère bizarre que les matériaux
employés sont de provenance chinoise et que l'exécution a le caractère
essentiellement chinois.
Dans la section suisse, l'exposition de M. Steiger résume toute sa
fabrication nationale, soit à la machine, soit à la main. Les procédés sont
employés tantôt isolément, tantôt simultanément; la broderie, destinée à
des stores ou à des rideaux, est souvent mélangée de couleurs. Les moyens
sont variés, l'exécution intelligente; les dessins sont peut-être un peu
froids, mais corrects et bien choisis.
LES TISSUS ET LES BRODERIES.
443
L'exposition suédoise consistait principalement dans les travaux d'une
société intitulée l'Œuvre du travail manuel. Cette œuvre, fondée et diri-
gée par M"" la baronne d'Adlespare, forme une quantité d'excellentes
ouvrières et poursuit, en l'atteignant, un but moralisateur de l'ordre le
plus élevé. Les travaux étaient non seulement variés dans leur but, dans
leurs matériaux et dans leur exécution, mais ils avaient encore le charme
d'un caractère national tout particulier. Nous donnons ici le détail d'une
bordure de tapis brodée en soie de couleur vive sur un fond de drap noir
gros vert. Le sentiment décoratif est très prononcé.
L'Angleterre n'offre de produits vraiment intéressants, dans cet ordre
d'objets, que les broderies exposées dans le petit salon du pavillon du
(Exposées par M. Maincent, de Paris.)
prince de Galles. A la hauteur des portes régnait une large frise dont le
style était, il est vrai, japonais, mais d'une exécution européenne, pour
ne pas dire française. Les brodeurs français ont exposé de bons produits,
à commencer par AL Danthoine, dont nous reproduisons un coffret brodé
sur fond de drap bronze. La pièce principale de son exposition était une
belle cheminée en chêne sculpté dont les pleins étaient garnis de velours
vert brodé en or dans le style de la Renaissance française. M. Trouvé
pousse à ses dernières limites la perfection dans l'imitation des anciennes
broderies; les procédés et dessins sont également heureux. Cependant
l'œil se fatigue à la longue de ce vieux neuf.
Le blason des princes d'Orléans était exécuté avec une finesse de
dessin et une fraîcheur de ton qui rompait très heureusement sur l'en-
semble un peu vieillot de cette exposition. M. Maincent, dessinateur ha-
bile, a exposé une très bonne portière Henri II, dont nous donnons le
dessin. L'exécution est en soie de couleur lisérée sur fond de drap vert.
^(5 L'ART MODERNE A L'EX POSITI ON.
Le Jeune bro- ^^MW^^^^ÊÊ^KU
deur avait de
bonnes études
peintes appli-
quées sur soie.
Il V a là, dans ces divers procédés, des points d
départ très neufs; nous aimons moins les excep
tions, les broderies en relief d'un modelé faux
et exagéré et les travaux à Taiguille qui reproduisent à s'y
méprendre les tissus du métier Jacquart. M. Duval avait
exposé tout un ameublement et même une cheminée garnie de
velours grenat brodée d'armoiries aux couleurs naturelles
et de nielles blanches bleues lisérées d'or. Cet important
travail était d'une exécution très habile et aussi d'une très
grande finesse et justesse de ton. Ces qualités faisaient passer
sur la multiplicité et la surabondance des détails.
Tout en rendant justice aux qualités de coloriste que
M. Penon a déployées dans son salon d'angle, nous arrivons
avec plaisir devant les trois grands panneaux brodés qui
représentent, l'un une ligure, l'autre ime fête champêtre, le
troisième un paysage. Ces trois remarquables travaux renfer-
ment les procédés les plus importants de la broderie et trouveraient leur
digne place dans un musée spécial aux travaux de l'aiguille.
Nous n'avons malheureusement que fort peu de chose à dire de la
broderie en tapisserie. M. Blazy a exposé un tissu intéressant, composé de
bandes de canevas et de satin fabriqués ensemble. La brodeuse voit l'effet
de son travail à mesure quil s'avance. Les broderies exécutées sur ce
tissu ne sont ni neuves par le procédé ni intéressantes par la composition.
M. Helbronner a seul montré quelques bonnes pièces de tapisseries à la
main en deux grandes portières de style Louis XIIL
Sous le titre de broderies diverses, nous comprenons certains tra-
vaux peu importants, peut-être, par leur nombre et leur valeur commer-
ciale, mais qui sont le plus souvent ou un souvenir du temps passé ou
une innovation encore peu expérimentée. Ces travaux sont tous intéres-
LES TISSUS ET LES BRODERIES. 447
sants, car aux points de vue rétrospectifs ou modernes, ils peuvent créer
des points de départ entièrement nouveaux. Sans nous arrêter aux quel-
ques broderies que la Suisse mélange de pailles de diverses nuances sur
velours rouge, nous trouvons dans Texposition de Saint-Marin, repré-
sentée par M™' Belluzi, un joli tableau brodé au trait de soie noire sur
satin blanc. Ce genre de travail était souvent exécuté en Espagne et en
Italie aux deux derniers siècles.
Ces deux pays sont avec la Belgique les seuls qui aient représenté ce
travail à l'Exposition de 1878. L'exposition des travaux de ce genre était
à Vienne beaucoup plus nombreuse, et ces travaux venaient presque tous
de l'Italie septentrionale. M. Rectem, de Bruxelles, a compris ce même
travail dans un sens tout opposé, en brodant en fil d'or un portrait du
roi des Belges sur velours noir. Le dessin est admirablement conservé et
le modèle très heureusement obtenu par les mélanges de soies vieil or.
Lorsque ce brodeur cherchera dans ses compositions des éléments com-
plètement décoratifs et qu'il apportera à la préparation de ses dessins une
plus précise correction, il peut s'attendre à de réels succès.
M. Richter, de Vienne, nous montre une variété de menus objets brodés
dans un goût tout européen. Ces objets sont des sièges, des coffrets, etc.
Nous regrettons seulement que l'échelle de ces dessins soit généralement
réduite. Une dimension plus grande et une e.xécution plus large eussent mis
à son vrai jour la valeur réelle de ces beaux travaux si finement exécutés.
Dans la section espagnole, M'"" Savouré a exposé divers tableaux
brodés en laine et soie ; les deux meilleurs sont la Alater dolorosa et une
figure d'homme, étude moderne. Ces deux travaux sont très remarquables
non seulement par la perfection du dessin, la justesse du coloris, mais
encore par la nouveauté et l'imprévu de l'exécution. Nous trouverons cer-
tainement plus tard, dans l'exposition des Gifbelins et de Beauvais, des
broderies plus régulièrement parfaites, mais nous n'en verrons pas une
seule d'une exécution aussi originalement intelligente.
Dans la section française nous trouvons de très intelligents spécimens
de produits exécutés par diverses variétés de machines à coudre. Il y a
certes beaucoup à espérer, mais rien de plus pour le moment. D'un côté,
les dessins sont peu appropriés à l'exécution, d'un autre côté, la machine
n'est pas assez parfaite en elle-même ou parfaitement dirigée pour repro-
duire dans de bonnes conditions les dessins qu'on lui confie. Nous devrons
donc attendre des résultats meilleurs et laisser pour le moment la machine
à coudre à un emploi purement industriel.
^^8 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
La machine à broder, si utilisée en Suisse, principalement pour les
broderies blanches, donne en France de très bons résultats. M. Marlière
brode de grands ameublements d'une excellente exécution ; il devra cher-
cher cependant plus de variété dans ses dessins et plus de correction dans
leur style. M. Lemaire dirige ses efforts sur la mode et obtient d'excel-
lents résultats. Dans l'exposition de M. Amand Leblanc nous trouvons de
très bons spécimens d'ameublement et de modes ; les types en sont variés
et l'exécution simple. En un mot, ce brodeur n'a pas cherché à faire
donner à la machine im résultat au-dessus de ses forces. C'est donc un
bon résultat pour le présent et un bon espoir pour l'avenir. Tous ces tra-
vaux montrent les efforts d'un excellent augure ; mais ne quittons pas ce
^OD E DAT
genre de travail sans parler des travaux exposés par M. Meunier. De tous,
nous préférons la Magicienne, dessinée par M. Mazerolle. Non seule-
ment la composition en est excellente, mais le coloris juste et d'une
exécution aussi facile qu'économique. Voilà, certes, encore un genre de tra-
vail auquel les manufactures nationales pourraient demander un auxi-
liaire puissant.
Les dentelles vraies ou imitées et les broderies blanches n'apportent
pas à l'art décoratif des éléments bien importants ; cependant, quoique la
mode accapare presque entièrement les travaux de ce genre et les détourne
de l'art, il n'est pas sans intérêt de faire une revue rapide des spécimens
qui peuvent nous offrir quelque intérêt.
Le goût des dentelles, tout spécialement, nous semble dans une voie
LES TISSUS ET LES BRODERIES. 449
regrettable. La recherche des détails dans le dessin, la finesse d'exécution
souvent inutile et exagérée, le manque de mélange des procédés de fabri-
cation, voilà, croyons-nous, les trois obstacles qui s'opposent à un perfec-
tionnement vraiment artistique.
Le Portugal montre dans l'Exposition de Mana quelques types d'an-
ciennes dentelles nationales. La Russie va plus loin, et l'école de dentelles
de Moscou attire les regards par ses dentelles dans le genre vénitien pour
l'exécution, mais sur des dessins russes. Cette fabrication comprend des
types très variés sous tous les rapports; elle est très intelligemment con-
( Exposé par MM. Lefébure, de Paris.)
duite, et il est facile de lui prévoir un prompt et important développement.
L'Autriche est également dans une voie d'excellents progrès ; elle a com-
pris dans la dentelle le côté décoratif, l'exécution habile et le mélange des
procédés.
M. Stramitzer, comme ses concurrents, appelle à son aide les premiers
artistes de l'Autriche; ses dentelles dans le genre vénitien sont remar-
quables sous tous les rapports. Les produits de M. Metzner sont d'un
caractère plus large, et le Comité de Bjhème nous montre une suite de
dentelles d'un bon style et d'une exécution très large.
Les recherches faites par M™ Boch, directrice de l'école de ^'ienne,
ont produit d'heureux résultats, et ces dentelles mélangées de métal et de
29
^5o L'ART MODERNE A L'EXPOSITION
couleur sont hardies, neuves et d'un bon effet. Peu de chose à dire de
TKspagne, représentée par des mantilles d'imitation.
L'Italie, par les dentelles vénitiennes de M. Jesurum, offre un élément
nouveau; elles sont d'un dessin très fin, mélangées de couleurs, d'un
modelé très habile et d"un sentiment décoratif très déterminé.
11 se peut que cette appréciation fasse sourire quelques gens spéciaux,
mais nous profiterons de ce moment de bonne humeur pour les engager
à suivre, au point de vue de l'art de la dentelle, les travaux des fabrica-
tions de Vienne, de Prague, de Moscou et de Venise.
Dans les produits anglais, les dentelles de M. Howel .Tames ou les
imitations de M"" Cospestake Adam, Malle et C*' se recommandent prin-
cipalement par une fabrication soignée et régulière. Mais l'exposition
de Nottingham, surtout, fait regretter le manque d'efforts du côté de
l'art.
Tous les autres travaux d'aiguille ont en Angleterre un caractère
propre. Les époques du xiv'' au xv!!*" siècle ont été étudiées avec talent.
Seules les industries de la dentelle et du tulle n'ont pas pris part à ce
mouvement.
L'exposition de la Belgique est très importante, et la mode en fait
to'.is les frais. Une grande quantité des objets exposés manquent de
caractère déterminé et n'ont d'autre valeur que celui de la finesse du
travail.
Il faut cependant tenir compte des difficultés que certains fabricants
rencontrent et qu'ils ont surmontées avec le plus réel succès ; ainsi
MM. Normand et Chandon font des applications blanches sur dentelles
noires de véritables merveilles qui ne sont qu'une partie de leur exposi-
tion. La Compagnie des Indes résume dans son immense vitrine tous les
travaux de dentelle de la mode. Ces deux maisons ont à nos yeux le rare
mérite du mélange des procédés.
M. Robyn-Stocquart se fait une spécialité des dentelles noires et en a
tiré un excellent parti, même dans les produits d'une richesse moyenne.
Les dessins belges sont certainement en grands progrès ; il y a à espérer
beaucoup de cet heureux symptôme.
Les produits français ont, à notre sens, un avantage marqué : c'est la
variété dans leur emploi. M. Lefébure, tout en exposant le point Colbert,
si large et si fin, dont nous donnons ici les spécimens, a traité la broderie
de l'ameublement avec une grande supériorité sous le rapport du dessin
et de l'exécution.
LES TISSUS ET LES BRODERIES. 45i
La même remarque s'applique aux travaux de M. Warrée, auquel
nous conseillons cependant une plus grande variété dans les dessins.
M. Pagny, au milieu d'une riche exposition de modes, nous montre
une dentelle normande dont nous reproduisons le dessin.
Ce petit travail est peu important peut-être; mais, comme il est neuf
et original, il a droit à l'attention et à l'encouragement.
Les broderies d'imitation et les tulles étaient exposés en grand
POINT N O F
( Exposée par M. Pagny, de Paris.)
nombre, mais il y avait pour l'artiste peu de chose à remarquer. Deux
maisons cependant se détachaient de leurs concurrents; les tulles pour
rideaux de M. Babey offraient des spécimens très neufs et très pratiques;
nous en dirons autant des dentelles brodées à la machine par M. Bon-
nechaux.
D'autres maisons plus ou moins importantes paraissent s'occuper
uniquement de leurs intérêts et attendent patiemment les découvertes et
les progrès faits par les hardis éclaireurs que nous venons de nommer.
^52 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
Les étoffes et la broderie pour ornements d'église étaient, dit-on, peu
représentés à l'Exposition de 1878. Mais nous n'en trouverons pas moins
des spécimens intéressants chez tous les peuples, qui, sauf fltalie et l'Es-
i>aene ont envoyé d'excellents produits. Les étoffes de M. Saponikoff, de
Moscou, sont spécialement tissées pour les costumes de popes; les étoffes
en pièce ont, comme les précédents tissus, le caractère national. Le fabri-
cant juge peut-être inutile de pousser plus avant la finesse de ses pro-
duits; mais il sait obtenir, dans des dessins originaux et bien construits,
des effets d'un coloris énergique et harmonieux.
La forme des ornements russes lui a permis aussi de donner à
ces tissus une belle largeur moyenne, très favorable à l'exécution des
dessins.
M. Aldan Heaton expose, dans la section anglaise, un devant d'autel
en velours rouge orné d'armoiries et de paons brodés au naturel en soie
et en or. L'exécution en est malheureusement un peu lourde, mais le
dessin, très archaïque, est bien construit, d'un bon style, et le coloris,
chose rare dans les produits anglais, est à la fois éclatant et harmonieux.
Le devant d'autel exposé par M.Jones Willis est orné de grandes figures et
d'ornements dans le style du moyen âge anglais. Les figures sont tracées
avec une grande finesse et très purement dessinées. L'effet général est
malheureusement attristé par le coloris sombre et l'exécution lourde de
l'ornementation. S'il avait été possible de fondre les c[ualités de ces deux
travaux, on fût arrivé à de merveilleux résultats.
L'Autriche, quoique très dignement représentée, n'a pas envoyé
l'équivalent des produits exposés à 'Vienne en iSyS. Cependant il faut
rendre justice aux trois excellentes expositions que comprend la section
autrichienne. Le couvent du Saint-Enfant-Jésus renferme d'excellentes
brodeuses, ce dont témoigne une suite de chasubles brodées en soie et en
or dans le plus pur style du moyen âge. Des difficultés de tout genre
sont heureusement amenées et habilement résolues; nous regrettons seu-
lement que, dans ces travaux, les parties brodées reposent sur des fonds
tissés; il en résulte une inégalité d'effet qui est souvent fâcheuse pour la
broderie, lui cause de grands embarras sans lui donner jamais aucun
avantage. M. Ufîenheimer a pour pièce principale un riche devant d'autel
LES TISSUS ET LES BRODERIES. 453
en drap d'or, avec ornements et figures brodés en soie et en or. Le dessin
est du style de la Renaissance, très bien colorié et d'une exécution large
et fine; les parties d"or brodées ou appliquées sont moins heureusement
traitées. Un riche et très complet costume de pope est la pièce impor-
tante de l'exposition de MM. Krickl et Sweiger. Ce costume est en lamé
d'argent; les parties les plus importantes sont ornées de riches armoiries
(Exposée par M.M. Biais aîné fils et Rondelet.)
et d'excellentes figures brodées au trait. Les autres tissus ou broderies
sont d'une bonne fabrication régulière, et rien de plus. L'Espagne, qui
était si richement représentée dans la section rétrospective, n'a rien dans
la section contemporaine. L'Italie n'est pas plus riche. Nous espérons que
ces deux nations prendront bientôt une éclatante revanche. Les exposants
belges sont peu nombreux. M. Grosse, de Bruges, avait une très riche
bannière, consacrée au Sacré-Cœur. Le seul défaut de cette pièce est
d'être surchargée d'architecture, d'ornementations, d'emblèmes, de
454 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
figures, de légendes, etc., dans de telles proportions qu'il est difiicile
de >oir le fond de rétotre et de discerner clairement les principaux
sujets. (]ette réserve faite, on ne peut que louer l'exécution habile de ce
travail.
Les produits exposés par M. Leynen Hougaertz sont moins finement
exécutés. Les dorures ne sont pas toujours employées avec justesse; rnais
les dessins sont largement compris et ne manquent pas de qualités.
La ville de Lyon est représentée par M. Henry. Exposition très
importante en passementerie, en tissus et en broderie. Il y a souvent un
fâcheux mélange de tissus brochés et de la broderie ; dans cette dernière,
une recherche excessive du détail et souvent une surcharge qui dénature
les lignes premières.
Nous avons remarqué dans cette grande vitrine plusieurs objets qui,
bien commencés, ont été mal terminés et ont perdu par cela même leurs
qualités artistiques. Ces qualités n'ont pu toujours être rachetées par la
patience et la finesse de l'exécution. Dans l'exposition de Paris, M. Kreich-
gauer nous montre un grand ornement en drap d'or brodé or et couleurs,
avec figures d'un dessin trop géométrique peut-être, mais rempli de char-
mants détails et d'une exécution remarquable. Ce brodeur attectionne les
compositions de ce genre et varie peu ses productions. Nous avons revu
avec plaisir de remarquables mitres à figures, et nous aurions désiré
revoir une paire de mules exposées à Vienne en 1873. Ces derniers tra-
vaux resteront parmi les meilleurs de M. Kreichgauer. L'ornement de
velours rouge brodé en or de M. Dubus faisait un très brillant eff'et,
grâce à la sagesse du dessin et à sa bonne exécution. La broderie"' de
tapisserie pour ornements d'église n'oftrait malheureusement rien de
digne d'être signalé. Il nous semble que l'ornement d'église peut, dans
de justes limites, profiter de l'expérience acquise par d'autres industries
dart. Dans les travaux que nous avons étudiés, nous avons été frappé
de ce qu'ils étaient plus des reproductions de travaux flamands, anglais,
allemands ou français du moyen âge ou de la Renaissance, que des tra-
vaux originaux. Le dessinateur, sans prendre une époque pour en faire le
pastiche, ne doit-il pas étudier les diverses époques comme un point de
départ nouveau qui lui donnera des inspirations nouvelles? Le lecteur
voudra bien compléter notre pensée et comprendre la réserve qui est
imposée à l'écrivain par le sujet même qu'il traite.
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SELENE, PAR M, MACHARD. TAPISSERIE EXECUTEE ET EXPOSÉE
PAR LA MANUFACTURE DES GOBELINS.
(Dessin de M. Maillart^ pour la figure^ et de M. Duraod, pour rencadremetu.)
456 L-ART MODERNE A L-EXPOSITIOX.
Nous avons dû classer dans un chapitre spécial la broderie orientale,
bien qu'elle puisse trouver sa place dans une ou plusieurs des espèces
que nous avons énumérées. Mais les produits orientaux sont composés
au point de vue de Tart comme à celui de l'exécution d'éléments locaux;
TEurope n'a et ne doit avoir sur leur fabrication qu'une très légère
influence. Nous ne croyons pas qu'il soit possible de réunir les merveilles
de l'aiguille en aussi grand nombre qu'il vient de l'être fait. Du Japon
au Maroc et de la Perse à la Chine, nous ne trouvons que d'admirables
spécimens qui représentent l'art de la broderie dans les divers pays.
' Nous sommes heureux de voir entrer dans la consommation européenne
la plupart de ces produits, qui nous sont apportes par nos grands négo-
ciants.
Ces travaux, toujours si originaux, si neufs et si bien conçus, doivent
être pour tous un perpétuel enseignement.
Les Japonais sont toujours les maîtres dans le mélange des procédés.
Tissus unis ou brodés, impression, peinture, application, broderies de
tous genres, ils utilisent tout avec un égal succès. Leurs dessins, lorsqu'ils
sont de grandes dimensions, ont l'air plus agrandis que grands, et leurs
petites pièces sont, sous le rapport de la composition, préférables aux
grandes. Les tissus brodés sont le plus souvent minces et carteux, mais
on y trouve une franchise et une fraîcheur de ton toute spéciale à la fabri-
cation japonaise.
L'exposition présentée par Ko-Scho-Kuaisha résumait l'exposition
de broderies dans deux spécimens très différents : un petit panneau de
soie bronze représentait de grandes branches de lauriers-roses en fleur.
La bnxierie était faite en soie floche rattachée en couchure par des soies
tellement minces qu'un verre grossissant était nécessaire pour distinguer
le procédé. L'art ne le cédait en rien à l'exécution : c'était la branche de
l'arbre posée sur la soie, La seconde pièce était un grand rideau de fleurs
naturelles brodées en application sur fond brodé lui-même en couchure
de cordon d'or. 11 faut avoir les conditions spéciales de main-d'œuvre de
l'Orient pour pouvoir exécuter de pareils travaux dans de telles condi-
tions, mais ces travaux n'en sont pas moins intéressants pour les Euro-
LES TISSUS ET LES BRODERIES. 457
péens, qui auront à chercher la reproduction et rinterprctation de ces
objets par les procédés qui nous sont propres.
Les broderies chinoises étaient aussi importantes par leur nombre que
par leur valeur artistique, les paravents et les écrans en grand nombre
généralement brodés sur satin. Ces travaux étaient brillants et bien exé-
cutés: nous leur préférons cependant de beaucoup les broderies de cos-
tumes exécutées en soie sur satin et sur crêpe. Les compositions, très
ingénieuses, faisaient ressortir une merveilleuse exécution et une colora-
tion vive, harmonieuse et originale. Les expositions de .\L\L Carlowitz,
Foo-Long et Schu-Pao présentaient les plus beaux produits de la broderie
chinoise.
Les autres parties des sections de la broderie orientale offrent des
caractères ditîérents pour le dessin et pour Femploi des matériaux.
La Grèce a envoyé deux sortes de produits très opposés : l'un, des
costumes d'homme et de femme brodés au crochet et ornés de cordonnets
d'or; l'autre, des ceintures et diverses autres parties de costume brodées
en soie floche sur lin et mélangées d'or.
Ces seconds travaux sont bien plus intéressants que les premiers, car
on y sent non seulement la conservation du style national, mais encore une
très grande liberté et une très heureuse naïveté d'exécution.
Le gouvernement d'Annam avait une suite très curieuse de broderies
d'ameublement exécutées en plusieurs tons de bleu et de blanc sur fond
rouge vif. Les dessins et les matériaux étaient chinois, mais traités avec
une largeur d'exécution beaucoup plus accentuée que ne le sont généra-
lement les produits de Chine.
L'exposition du Maroc est la seule qui, résumant les procédés
employés en Orient pour les broderies en soie, mêle à ses produits les
divers procédés de l'application, et emploie les matières d'or avec une
réelle supériorité. Ses travaux ne le cèdent en rien à ceux des Indiens, et
ont une supériorité artistique incontestable. Les Marocains ont abordé
non seulement tous les genres de broderies, mais ils les utilisent avec une
grande intelligence. Vêtements de diverses sortes, housses de chevaux,
détails de costumes, sont traités avec richesse et talent.
C'est dans ces remarquables travaux que nous avons trouvé au plus
haut point le mélange intelligent des procédés de l'art oriental.
458 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
Nous avons gardé, pour finir, l'étude des Manufactures nationales,
non que leurs travaux soient parfaits, mais parce qu'ils sont, à nos yeux,
un curieux mélange de médiocrité et de beauté, et c]u'il est facile de tirer
de cette dernière étude une conclusion logique et surtout pratique. Les
Gobelins auraient peut-être dû ne pas exposer les tapis destinés au palais
de Fontainebleau; ils avaient à faire admirer des travaux très remar-
quables,comme : la Séléné, deM.AIachard, à laquelle l'artiste a ajouté un
élégant encadrement de style Renaissance, ainsi qu'on peut le voir dans
l'intéressante reproduction que nous donnons de cette charmante tapis-
serie; la Pénélope, de M. Maillart, et le Vainqueur, de M. Ehrmann. Les
artistes ont depuis longtemps fait l'éloge des tableaux, éloge qui rejaillit
sur les tapisseries. Ces œuvres sont essentiellement décoratives, par la
proportion, par la composition, par le dessin et par le coloris. La riche
exposition des Gobelins renferme d'autres pièces très importantes, mais
qui, à notre sens, font trop tableau et pas assez décor. Ce même défaut
se fait sentir dans les travaux de la manufacture de Beauvais, travaux
toujours éternellement p»arfaits, et aussi dans quelques cadres qui entou-
rent les compositions modernes. La perfection de l'exécution ne sauve pas
le manque de parti pris dans la composition de ces ornements. Nous nous
empressons de faire une exception en faveur du cadre dessiné par M. La-
meire, etqui entoure la Msitation, de Ghirlandajo, ainsi que pour celui de
Machard dont nous venons de parler.
Ce reproche serait peut-être peu important s'il s'agissait d'une exposi-
tion ordinaire; mais les produits exposés par les manufactures de l'État ne
doivent rien laisser à désirer, ni sous le rapport de l'art, ni sous celui de la
perfection du travail. Si les conditions onéreuses dans lesquelles est établie
leur fabrication ne leur permettent pas d'avoir une influence très pratique
sur la production ordinaire, il n'en est pas de même des lumières artis-
tiques que ces établissements nationaux doivent conserver et répandre.
11 serait facile aux Gobelins de revenir aux vraies traditions déco-
ratives, et les précieux éléments que contient cet établissement lui per-
mettraient d'étendre son influence bien au delà de ses travaux ordinaires.
11 serait utile de voir réunis dans un petit musée les divers spécimens
LES TISSUS ET LES BRODERIES. 45o
des travaux de Faiguille : tapisserie sur canevas, broderie de différents
genres, dentelles, etc. On pourrait alors analyser les anciens procédés et
^1 '- — .—
PFNELOPE, PAR M. MAILLART,
ÎRIE EXÉCUTÉE ET EXPOSÉE PAR LA MANUFACTURE DES GOI
(Dessin de l'arllsle
les reconstituer en les comprenant toujours et en les modifiant quelque-
fois. Nous sommes certain d'avance des éminents services que rendrait
cette modeste innovation. La réalisation en serait économique et prompte.
Nous avons donc tout lieu d'espérer que nous verrons dans un prochain
^ôo L'ART MODERNE A L'EXPOSITION
avenir cette branche de nos industries d'art prendre un nouvel essor et un
fructueux développement.
TH. BIAIS.
P. S. — Nous devons remplir pour M. Biais le même devoir que nous
avons précédemment rempli pour M. Falize et pour les mêmes raisons de
stricte justice. Cette étude sur la broderie à TExposition de 1878 serait
incomplète et il y manquerait un enseignement essentiel, si nous négli-
gions de signaler les œuvres remarquables que la maison Biais aîné fils et
Rondelet a mises sous les regards du public dans les classes XVIII et
XXXVI. Personne n'ignore la part personnelle que notre collaborateur
M. Th. Biais a prise dans le grand et légitime succès qu'elles ont obtenu.
La haute récompense qui lui a été accordée à cette occasion n'a été que
le prix mérité de ses efforts persévérants; elle a été aussi la consécration
d'une compétence en ces matières délicates que nos lecteurs ont pu appré-
cier de longue date.
La vitrine de .M.M. Biais et Rondelet, dans la classe XXXVI, renfermait
les types les plus excellents de tous les styles applicables aux objets d'usage
courant ou aux ornements religieux. Nous mettons sous les yeux de nos
lecteurs la mitre, très remarquable, qui reproduit en broderie l'Annoncia-
tion de la sainte \'ierge. On remarquera la grâce et l'élégance du dessin, le
choix heureux des motifs d'ornementation. .Malheureusement notre
dessin ne peut rendre la perfection du point d'aiguille. C'est là une véritable
œuvre d'art, moins faite pour être portée que pour figurer au trésor des
chapitres à l'égal des orfèvreries les plus précieuses. A côté des autels et des
statues qui figuraient dans la classe XVIII, la maison Biais et Rondelet avait
placé sous les yeux des visiteurs le spécimen d'un trône pontifical. Les armoi-
ries qui y figurent sont des types très corrects de ce genre d'ornementation.
Nous ne pouvons nous empêcher de remarquer dans cette importante
maison l'alliance intéressante d'un certain esprit de nouveauté avec l'obser-
vation sévère des traditions liturgiques. Ce serait une erreur de penser qu'en
dehors du moyen âge et de la Renaissance il n'y ait pas d'autres époques
qui puissent fournir des modèles à la confection des vêtements sacerdotaux.
Le style Louis X\\ et même quelques aspects du style Louis XV peuvent
être utilement consultés et communiquer aux œuvres nouvelles une cer-
tame grâce fleurie et une certaine légèreté d'aspect. La maison Biais aura
contribué pour une large part au rajeunissement des formes consacrées.
LE JAPON A PARIS
I
Il n'est pas de jour depuis dix ans
que nous ne rencontrions dans nos
grands quartiers, sur les boulevards,
au théâtre, de jeunes hommes dont
l'aspect à première vue nous surprend
toujours. Ils portent avec aisance le
chapeau de haute forme ou le petit cha-
peau de feutre rond (qui affecte plus de
désinvolture) coiffé sur des cheveux
noirs, fins et lustrés, à longue raie dor-
sale, la redingote de drap correcte-
ment boutonnée, le pantalon gris clair, la chaussure fine et la cravate de
couleur foncée flottant sur le Hnge soigné. Si le bijou en forme de pas-
sant coulant qui fixe cette cravate n'était trop voyant, le pantalon trop
évasé sur le cou-de-pied, la bottine trop luisante, la canne trop légère,
— ces nuances trahissent l'homme qui subit le goût de ses fournisseurs
au lieu de leur imposer le sien, — à la tenue, à l'allure facile on les
prendrait pour des Parisiens. Vous vous croisez sur l'asphalte, vous les
regardez : le teint est légèrement bronzé, la barbe rare ; quelques-uns 'ont
adopté la moustache et la mouche transparentes comme un lavis d'encre
de Chine, d'autres les favoris à la cuirassière, arrêtés au ras de l'oreille;
la bouche est large, conformée pour s'ouvrir carrément, à la façon des
masques de la comédie grecque ; les pommettes s'arrondissent et font
saillie sur l'ovale du visage; l'angle externe des yeux petits, bridés, mais
462 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
noirs et vifs, au regard aigu, se relève vers les tempes. Ce sont des
Japonais.
Depuis l'Exposition universelle de 1867 et plus encore depuis 1871,
ces jeunes gens, dont le nombre va croissant chaque année, circulent ainsi
familièrement dans Paris, se soumettant à nos coutumes, à nos mœurs,
à notre langue, ànoschitïres arabes, avec une souplesse faite pour étonner.
En 1867, tant ce besoin d'assimilation était pressant, on en voyait déjà
qui, abandonnant le savon bleu noir et la petite calotte hémisphérique,
avaient revêtu de bizarres « confections » parisiennes ; ils conservaient les
cheveux retroussés et la petite natte tordue au sommet de la tète, ras-
semblée sous la coilllire ; ils continuaient, selon leur usage national, à
se moucher dans de petits carrés de papier ; en fait de langues euro-
péennes, ils ne disaient que quelques mots d'anglais; ils n'écrivaient et ne
calculaient qu'au pinceau en caractères japonais. Aujourd'hui l'assimila-
tion est à peu près achevée. Elle s'est accomplie rapidement en vertu des
aptitudes générales de la race et des spéciales facilités de la jeunesse. 11
est à noter, en effet, que tous les Japonais de Paris sont jeunes. Après
être resté si longtemps fermé aux étrangers — de 1587 à iSSq et même
1859, — maintenant qu'il nous a entr' ouvert ses portes, le Japon, peuple
d'initiative et d'action, curieux, en quête de progrès, envahit l'Occident.
Il nous envoie d'intelligentes générations qui étudient nos sciences, notre
industrie, et les appliquent ; on annonçait récemment l'arrivée à Marseille
du premier navire de guerre à vapeur construit par des ingénieurs japonais.
Ce n'est qu'un échange, quoique le fait puisse paraître singulier de la part
d'une nation comme la France, habituée à la flatterie des discours offi-
ciels. Le Japon nous emprunte nos arts mécaniques, notre art militaire,
nos sciences, nous lui prenons ses arts décoratifs.
Si le moins du monde on se piquait de pédantisme, on pourrait
écrire un mémoire solennel sous ce titre : De l'influence des arts du Japon
sur l'art et l'industrie de la France. Cette influence qui est considérable,
manifeste, avouée et même proclamée avec une certaine ostentation dans
nos industries du bronze, du papier peint, de la céramique, pour ne citer
que' les principales, s'est exercée d'une façon latente, plus voilée, mais
non moins effective, sur le talent de certains peintres en possession de la
laveur publique. C'est par nos peintres en réalité que le goût de l'art
japonais a pris racine à Paris, s'est communiqué aux amateurs, aux gens
du monde et par suite imposé aux industries d'art. C'est un peintre qui,
llànant chez un marchand de ces curiosités venues de l'extrême Orient,
LE JAPON A PARIS. 463
— que l'on confondait alors indistinctement sous le nom commun de chinoi-
series, — découvrit dans un récent arrivage du Havre des feuilles peintes
et des feuilles imprimées en couleur, des albums de croquis au trait
rehaussés de teintes plates dont le caractère esthétique — et par la colo-
ration et par le dessin — tranchait nettement avec le caractère des objets
chinois. Cela se passait en 1862. Est-ce M. Alfred Stevens, le peintre des
élégances parisiennes, ou M. Whistler, cet autre peintre de la vie moderne
dont le tableau, la Femme en blanc, repoussé par le jury de l'Exposition, •
en i863, et exposé au Salon des Refusés, fut à juste titre si remarqué;
serait-ce notre Diaz, ou l'Espagnol Fortuny, ou bien Alphonse Legros
devenu Anglais, qui eut ce premier bonheur de main, cette pénétration du
regard de découvrir dans les confusions de la Chine morte les clartés du
Japon vivant? Si ce n'est celui-ci, c'est tel autre des artistes que je viens
de nommer.
L'enthousiasme gagna tous les ateliers avec la rapidité d'une fîamme
courant sur une piste de poudre. On ne pouvait se lasser d'admirer l'im-
prévu des compositions, la science de la forme, la richesse du ton, l'ori-
ginalité de l'efïet pittoresque, en même temps que la simplicité des moyens
employés pour obtenir de tels résultats. On enleva toute la collection à
des prix relativement élevés. Ces feuilles en couleur, qui se débitent
aujourd'hui par miliers dans tous les grands bazars du chitfon au prix de
dix centimes, coûtaient alors de deux à quatre et cinq francs. On se tint
au courant des arrivages nouveaux. Ivoires anciens, émaux cloisonnés
faïences et porcelaines, bronzes, laques, bois sculptés, étoffes brochées,
satins brodés, albums, livres à gravures, joujoux ne firent plus que tra-
verser la boutique du marchand pour entrer aussitôt dans les ateliers
d'artistes et dans les cabinets des gens de lettres. Il s'est formé ainsi depuis
cette date déjà lointaine jusqu'au moment présent de belles et rapides col-
lections entre les mains de M. Villot, l'ancien conservateur des peintures
au Louvre, des peintres Manet, James Tissot, Fantin-la-Tour, Alphonse
Hirsch, Degas, Carolus Duran, Monet, des graveurs Bracquemond et
Jules Jacquemart, de AL Solon de la manufacture de Sèvres, des écri-
vains Edmond et Jules de Concourt, Champfîeury, Philippe Burty, Zola
de l'éditeur Charpentier, des industriels Barbedienne, Christofîe, Bouilhet
Falize ; des voyageurs Cernuschi, Duret, Emile Guimet, F. Regamey. Le
mouvement étant donné, la foule des amateurs suit.
En 1867, l'Exposition universelle acheva de mettre le Japon à la
mode. Peu de temps après, un petit groupe d'artistes et de critiques fou-
^64 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
dait à Sèvres le dîner mensuel de la Société japonaise du Jinglar. L'on
n'y mangeait pas avec des bâtonnets et l'on n'y buvait d'autre boisson que
le saki national, comme en témoigne le titre même de la société, le Jinglar
étant le nom familier donné à un petit vin de pays que Zacharie Astruc
célébra en un sonnet accompagné de charmantes illustrations à l'aquarelle :
« Salut, vin des mystérieux ! » Chacun des membres reçut un spirituel
brevet gravé à l'eau-forte et enluminé par M. Solon, l'élégant décorateur
qui signe Miles des porcelaines recherchées par tous les amateurs de céra-
mique moderne. M. Bracquemond, vers le même temps, composait pour
un fabricant, homme de goût, tout un service de table en faïence émaillée
et peinte dans le genre rustique. Il va de soi que le service, le brevet et
les illustrations du sonnet affectaient le style japonais. Mais ces premiers
japonisants l'avaient très intelligemment adapté sans le copier aux éléments
de la flore et de la faune françaises. Ce dernier point est important à
noter tout de suite, nous aurons besoin d'y revenir. L'auteur du sonnet
du Jinglar, M. Zacharie Astruc, tour à tour poète, peintre, sculpteur,
ouvrait le feu dans la presse par une série d'articles sur VEmpirc du Soleil
levant, publiés par ï Étendard, en 1866. II avait déjà dans son portefeuille,
d'où elle n'est sortie que pour être lue et admirée par de nombreux amis,
une féerie japonaise, l'Ile de la demoiselle, qui n'est jamais arrivée au
théâtre. Telle est la fortune des précurseurs. Nous-mème, au Constitu-
tionnel, nous suivions, et peu après nous parlions de V Art japonais devant
le public d'artistes qui assistait aux conférences de l'Union centrale des
beaux-arts appliqués à l'industrie. La librairie Hachette éditait successi-
vement plusieurs relations de voyages au Japon, et en dernier le magni-
fique ouvrage de M. A. Humbert. Depuis, c'est M. Regamey qui multiplie
aquarelles, dessins et croquis à toutes les pages des Promenades japo-
naises de M. Guimet; c'est un fm humoriste, M. Ernest d'Hervilly, qui
donne au théâtre sa jolie fantaisie japonaise, la Belle Salnara, que M. Le-
merre devrait faire imprimer dans la mode des livres orientaux, paginer de
droite à gauche sous une couverture jaune dessinée par Bracquemond,
Solon ou Régamey. Pour le prochain hiver on annonce à l'Opéra un ballet
japonais. Pendant quelques saisons, la toilette des femmes s'est inspirée
de celle des Japonaises, elle en conserve encore quelques façons. Nous
avons vu en très peu de jours tous les envois de la section japonaise au
Champ de Mars enlevés par nos collectionneurs à des prix d'une cherté
fabuleuse. Ce n'est plus une mode, c'est de l'engouement, c'est de la
folie.
LE JAPON A PARIS. 4G5
Cette folie est en grande partie justifiée par la magnificence décorative
des objets exposés. Parcourons-la donc, cette exposition.
II
Sur la pente occidentale du Trocadéro, — auprès de cette misérable
foire où toute la turquerie de contrebande bruit et glapit à qui mieux
mieux, multipliant, sous les yeux de la badauderie des deux mondes, les
mystifications de la petite fabrique parisienne : confiseries nauséabondes,
parfumeries de mauvais lieu, bijoux de pacotille, dont ne voudrait pas
aujourd'hui un chef de tribu nègre, cuivres estampés et peints sans mys-
tère par des mains françaises dans la galerie du travail à l'École militaire
pour être vendus de l'autre côté du pont d'Iéna par des mains orientalisées
au jus de réglisse, étoffes rayées de couleurs hurlantes achetées rue du
Sentier, porte-monnaie soutachés à la mécanique par des Batignollaises,
souvenirs de Jérusalem venus de la rue Notre-Dame-de-Nazareth, croix
et chapelets présentés sous les auspices du croissant et sculptés en cèdre
qui se réclame du Liban quand il n'est que de banlieue, — à deux pas du
charivari des gens coilTés du fez, une clôture de bambous ferme l'enceinte
réservée à l'une des trois expositions de l'empire du Soleil levant. Celle
où nous entrons, c'est la ferme, une miniature de ferme japonaise.
La tourbe n'y séjourne pas, les abords en sont discrets, simplement
hospitaliers, sans bruit de place publique, sans ronflement de peau d'àne,
sans vibration de cordes grattées, sans éclats de cris gutturaux. On y
pénètre par une barrière que supportent des pilastres en bois plein où
s'épanouissent des pivoines et des tiges d'iris sculptées ; sur les vantaux
de la barrière courent deux frises de fleurs ciselées à jour comme une
pièce d'orfèvrerie et couronnées en guise de fronton par un adorable petit
coq et sa poule, qui sont un chef-d'œuvre de sculpture en bois. Silen-
cieux, attentifs sans en faire montre, souriants à leur pensée intérieure,
qui leur montre de hautes piles de grandes pièces d'or monnayé dans
une belle forme oblongue, l'œil mi-clos, l'esprit ouvert, les maîtres du
lieu ne sollicitent pas le visiteur. A son intention, ils ont disposé çà et là
de petits pliants, des sièges de bambou et de larges parasols en papier
peint où l'ombre et le repos s'offrent d'eux-mêmes; l'ombre et le repos
sont d'heureuse rencontre sur les déclivités du Trocadéro, en ces chemins
^66 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
montants, sablonneux, malaisés, comme celui de la fable, et de tous les
côtés au soleil exposés.
11 n'y a point d'œuvres d'art à voir ici, rien de plus, en tout cas, que
ces menus objets amenés à profusion par les plus récents exportateurs
sur le marché de Paris; mais nous avons à y prendre sur le fait et sur le
vif les éléments de l'œuvre d'art décorative, je veux dire le caractère des
formes naturelles et le goût de la race. Eh bien, les artistes japonais sont
beaucoup moins fantaisistes qu'on ne serait porté à le croire si on les
jugeait seulement d'après l'apparence capricieuse de leur dessin. Ces
fusées de trait, ces longues courbes, ces saillies subites brusquement sui-
vies de subites retraites du pinceau, ces contournements qui semblent de
pure invention ou tout au moins affectés, ces grossissements de tel ou tel
organe ou ses rapetissements dans l'animal et dans la plante, il est clair
désormais, d'après les quelques spécimens réunis à la ferme, que c'est la
nature en réalité qui leur en fournit les modèles. Cela est précieux à con-
stater. Quant au goût de la race, il se confirme en dehors de l'art, tel que
l'art nous l'avait révélé; pratique avant tout, allant droit à l'utile, mais
aux formes de l'utile ajoutant spontanément, comme d'intuition, la parure
d'une imagination ingénieuse, enjouée, riche en surprises et de belle
humeur. Le joli et doux jardin! on s'y promène à petits pas, retrouvant
en toutes choses, dans la disposition des pieds d'orge en culture, des
rizières, des oasis de bambous verdoyants, dans l'architecture d'un han-
gar, d'une fontaine, d'une cage à poules, dans un jouet d'enfant, la même
recherche des ajustages simples et rares, précis et curieux, le même génie
industrieux et charmant, le même soin, la même patience, le même souci
de perfection. Évidemment le temps ne coûte pas à ce peuple, il n'envi-
sage que le résultat et le veut excellent; je doute qu'il se rencontre dans ses
dictionnaires l'équivalent de notre mot bdck>r, s'il se familiarisait jamais
avec nos langues classiques; il pourrait, car il y a tous les titres, s'appro-
prier la belle devise latine : Age qiiod agis ! Bien faire ce que l'on fait.
11 serait tout à fait injuste de dénier à l'Occident l'amour des choses
parlaites. Mais il s'y exerce de préférence dans les arts qui reposent sur
les sciences mathématiques. Au moins est-ce là que les applications
aujourd'hui nous frappent le plus vivement, dans ses audaces de con-
struction des ponts et chaussées, et surtout dans les admirables combi-
naisons des moyens mécaniques par lesquels l'homme s'est asservi les
forces naturelles et a domestiqué les éléments comme l'eau, l'air et le
feu. A ce point de vue, le Japon en est encore à balbutier le rudiment, il
LE JAPON A PARIS. 4^7
s'est mis à notre école. Nous pouvons nous mettre à la sienne pour tout
ce qui touche aux arts décoratifs. Et déjà nous y sommes, je lai dit,
mais nous nous y prenons mal, nous ne comprenons pas l'enseignement
qu'il nous donne et qui pourtant est si clair. Je ne veux nommer per-
lE TIREE DUN ALBUM JA?0^
(Collection de M. Ph. Burty.)
sonne ici, mais quand nous parcourons dans la section française les expo-
sitions de nos fabricants les plus renommés, nous ne pouvons nous
défendre d'un certain découragement et même de quelque humiliation
en vû^'ant qu'on nous présente comme des témoignages de progressant
et de si pauvres pastiches de l'art japonais. Lorsque, il y a dix ans, nous
^(38 LWRT MODERNE A L'EXPOSITION.
recommandions aux artistes industriels français d'étudier le Japon, nous
ne voulions pas croire que seulement ils trébucheraient aux ornières de
Pimitation plate. Nous ne les leur signalions que par acquit de conscience.
Ils s'y sont enfoncés. Comment alors se serait-on méfié? Le premier
exemple donné, le service de M. Bracquemond, était un modèle parfait
de ce qui peut être obtenu par Tintelligente interprétation d'un style
déterminé. Ce vaillant artiste avait tout simplement choisi parmi nos
plantes potagères et nos animaux de basse-cour les éléments de sa déco-
ration. Tout ce qu'il avait emprunté aux artistes japonais, c'est une
liberté de disposition des motifs plus grande que de coutume dans le
décor français, c'est-à-dire le déplacement arbitraire des centres, la rup-
ture de l'équilibre et de la pondération des masses, l'usage absolu de
ce que j"ai nommé la dyssymétrie, la façon intelligente de jeter en un
point quelconque du cercle, puisqu'il s'agit d'assiettes, et en dehors des
divisions géométriques, un ornement isolé, le pétale d'une fîeur, un
insecte, une grande tache pittoresque même, une botte de légumes, un
canard, un dindon, un crapaud. Il leur empruntait aussi leur façon de
modelé sommaire, en teintes plates, qui donne l'idée de l'objet sans viser
au trompe-l'œil ; puis leur mode d'accentuation dans le dessin qui consiste
à fortement accuser, même au prix d'une exagération, le caractère essen-
tiel de la forme. Tout cela était légitime, logique, intelligent, d'un art
piquant, par un vif attrait d'originalité de bon aloi. La personnalité de
l'artiste n'avait pas abdiqué au profit des paresses empiriques de l'imita-
tion. On avait rencontré au Japon un nou^"eau principe d'art décoratif, on
l'appliquait librement en l'étendant et l'appropriant à nos coutumes, à nos
usages, à notre milieu de nature. L'exemple était précieux, les dessina-
teurs de fabrique se sont bien gardés de le suivre. Ils ont tout pris à l'art
japonais : compositions, dessins, couleur; ils ont fouillé ses albums de
croquis pour les décalquer et en reporter les motifs sur leurs bronzes et
leurs faïences; ils ont copié servilement jusqu'aux figures, copié les types,
copié les costumes, copié les attitudes, copié les tons de palette, copié
même les réseaux de fond des émaux. Et toutes ces copies se prennent
sur des modèles usés depuis longtemps au pays d'origine et dès lors renou-
velés.
Notre progrès se réduit donc à nous mettre à la remorque d'une
formule étrangère. C'est piteux. Si encore, en ce champ étroit de la
reproduction littérale, nos fabricants luttaient de richesse, de goût et de
perfection avec les Japonais, pour médiocre que soit la consolation, nous
LE JAPON A PARIS. 469
en tiendrions compte. Mais nous ne pouvons même pas dire qu'il en soit
ainsi. Comparons les bronzes par exemple. Ici les prétentieux et indi-
gents pastiches sont à la fois plus réguliers et plus maladroits : plus régu-
liers, comme dans ces réseaux de cloisonnés que je citais tout à Fheure.
LE TIREE DUN ALBUM JAPO^
(Collection de M. Ph Burty.)
qui sont tracés avec une correction géométrique infaillible trahissant
rinsensibilité de la machine; — plus maladroits dans le travail de l'in-
crustation des métaux sur métaux, qui est opérée sans netteté, et conserve
aux contours des traces de bavochure; — indigent et prétentieux par
l'aspect ciré, luisant, verni, battant neuf des alliages composés à un titre
unique et au plus pauvre. Rencontrerons-nous dans nos bronzes rien de
^-o L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
comparable au shakoudô et au sibouïtsi du Japon, ces admirables métaux
formés par l'alliage du bronze, ici avec Targent, là avec for ? Nullement.
Sur ce terrain même de la somptuosité des matières, Paris est battu par
Kioto. Ferons-nous donc toujours du châle Ternaux en croyant faire du
châle de l'Inde"!
Je n'insiste pas davantage sur la qualité de la matière employée,
question qui a bien son importance pourtant, et plus grande que nos fabri-
cants ne paraissent le croire quand il s'agit de l'œuvre d'art, car aucun
élément ne saurait être impunément négligé si Ton veut le conduire à la
beauté parfaite. Mais comment songerait-on à de tels achèvements, lors-
qu'on est encore engagé dans les servitudes de l'imitation? On nous dirait
en vain que l'intérêt commercial a dû primer Tintérèt esthétique, que l'on
a cédé à l'engouement du public pour le style japonais, que les fabricants
subissent plutôt qu'ils ne dirigent les courants de l'opinion. Si cela était,
ils en seraient les mauvais marchands II est dilficile de supposer, en effet,
qu'après l'Exposition, où Ton aura vu l'art original, les amateurs conti-
nuent à se pourvoir de copies inférieures, étant donné surtout le caractère
essentiellement commerçant des Japonais, qui ne sont pas gens à perdre le
bénéfice de leurs succès.
III
Ni dans le passé ni dans le temps présent, les leçons n'ont fait défaut
à nos fabricants. Pour n'être point directes, elles n'en étaient pas moins
éloquentes. Seulement il eût fallu les voir où elles étaient et les com-
prendre. Je voudrais tenter de leur en indiquer les sources et d'éveiller
leur vigilance à l'avenir.
Dans tous les arts, l'imitation est l'infaillible entremetteuse de la
mort. C'est l'imitation qui tue les écoles. Parmi les artistes, ceux-là
seulement demeurent et prennent rang auprès de la postérité qui ont
vivifié leurs œuvres à la chaleur et à l'émotion de leur propre indivi-
dualité. Les témoignages abondent. Que subsiste-t-il des peintures de la
basse Flandre, qui, sous le nom d'école de Cologne, prolongea les pro-
cédés primitifs de Memling de Bruges, sans avoir hérité de son génie ?
Rien. — Que subsiste-t-il de l'école bolonaise des Carrache qui, pendant
I. La comparaison pèche en un point capital : dans l'industrie du cluile, le Ternaux coûte
dix tois moins que le cachemire authentique; dans l'industrie du bronze, le Ternaux coûte aussi
cher que le Japon.
LE JAPON A PARIS. 471
plus d'un siècle, imposa sa médiocrité éclectique à l'égal des chefs-
d'œuvre de la Renaissance? Rien. On en conserve les restes dans les
musées qui sont des dépôts d'archives. Mais pas un amateur sensible ne
s'y arrête. — De l'école française à la suite de David, rien non plus n'a
subsisté, et certes ce n'était pas la science qui lui manquait. Le fétichisme
•de l'imitation a stérilisé la poésie en France, pendant près de deux
siècles, ce qui prouve que le même phénomène se renouvelle dans les
ordres de productions les plus différents. De tous les copistes et pla-
giaires, de tous les traînards de l'armée de l'intelligence, le temps finit
toujours par faire justice en étendant sur eux le drap lourd de l'oubli.
Encore pour la peinture, qui occupe les avenues officielles, qui est pro-
tégée, honorée par les gouvernements, y faut-il souvent une succession
d'années, parfois des espaces séculaires. Pour les arts d'ornement, qui
relèvent du public, le dégoût du pastiche est beaucoup plus prompt à se
manifester. Même à ne se placer qu'au point de vue étroit de la spécu-
lation, de l'argent, l'imitation devient rapidement une mauvaise affaire.
Toute œuvre dont la conception ne repose pas sur un principe absolu
d'originalité peut tromper et plaire un moment, par surprise; mais
accueillis comme une mode, de tels succès ont aussi de la mode son
éphémère durée.
Seuls pendant des siècles à occuper l'étroit goulot par où, de Naga-
saki à Décima, le Japon communiquait avec le reste du monde, les Hol-
landais, peuple artiste, ne tombèrent pas dans l'erreur de l'imitation. Rece-
vant la première révélation des merveilles décoratives d'un peuple connu
d'eux seuls, inconnu de l'Occident, quelles facilités pour s'approprier,
piller et plagier cet art, ne leur offrait pas une situation à ce point excep-
tionnelle! Ils ne le firent point. 11 y eut probité réelle à s'abstenir et non
dédain, comme on pourrait le supposer, si nous ne savions quelle fut, au
contraire, la passion des anciens collectionneurs d'Amsterdam et de la
Haye pour les objets de l'extrême Orient. Loin d'en méconnaître la valeur
esthétique, ils la comprirent si bien qu'ils s'en inspirèrent très ouverte-
ment, nous le voyons aujourd'hui, dans la décoration de leur prop>re
poterie. La faïence de Delft, qui a le don de passionner encore les amateurs
■de céramique, n'est sensiblement qu'un dérivé de la faïence japonaise, une
conversion de l'ornement japonais au goût général du peuj^le hollandais.
Aussi, dans leur sincérité, l'ont-ils singulièrement alourdi. Ils poussèrent
les choses à l'extrême en faisant fabriquer au Japon des services sans
nombre, d'après des motifs de décor fournis par eux-mêmes, créant ainsi
,-, L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
+/ -
une céramique bâtarde comparable à ces tissus de Tlnde, dont avec une
admirable fatuité nos industriels expédient de Paris dans la vallée de
Kachemyr les modèles dessinés et peints ici sous leurs yeux. C'est une
présomptueuse naïveté qui doit exciter d'ironiques et silencieux sourires
dans les métiers à tisser de l'Orient. L'adaptation spontanée, comme dans
la faïence de Delft, était, au contraire, tout à fait légitime. L'ornement
qui, au pays du Soleil levant, affectait la brillante légèreté d'une flamme
de bois sec, prit aux Pays-Bas, il est vrai, l'épaisseur d'un feu de tourbe ;
mais qu'importe! Le fait essentiel, c'est que, sous cette forme même
dont l'origine lui est étrangère, l'art hollandais est encore l'e.xpression
fidèle de la race batave et la caractérise ; il reste national. Nous ne deman-
dons pas autre chose à l'art décoratif de notre pays, lorsqu'il s'abandonne
aux séductions des arts orientaux.
11 n'est pas un des peintres que j'ai nommés plus haut et qui se pas-
sionnèrent pour le Japon, qui n'ait, pendant un temps au moins, subi son
influence non seulement comme amateurs, je dis aussi comme peintres.
Leur étonnement, leur admiration, leur enchantement, avaient été trop
vifs et trop profondément ressentis pour qu'ils pussent s'y soustraire. Ils
ne tentèrent même pas d'y résister. Avec intelligence ils surent diriger
l'action qu'elle devait infailliblement exercer sur leur talent. Chacun d'eux
s'assimila de l'art japonais les qualités qui recelaient les affinités les plus
voisines avec ses propres dons : M. Alfred Stevens, certaines rares déli-
catesses de ton; M. James Tissot, des hardiesses et même des étran-
getés de composition comme en ses belles Promenades sur la Tamise ;
M. Whistler, ses exquises finesses de coloration; M. Manet, ses fran-
chises de taches et l'esprit de la forme curieuse comme en ses eaux-fortes
pour l'illustration du Corbeau d'Edgar Poe ; M. Monet, la sommaire
suppression du détail au profit de l'impression d'ensemble ; M. Astruc en
ses aquarelles, le caprice ingénieux de ses premiers plans; M. Degas, la
fantaisie réaliste de ses groupes, l'effet piquant de ses dispositions de
lumières en ses étonnantes scènes de cafés-concerts; M. Michetti, le
silhouettage élégant de ses figurines sur des fonds monochromes ; tous
plus de lumière. Et tous y trouvèrent une confirmation plutôt qu'une
inspiration à leurs façons personnelles de voir, de senUr, de comprendre
et d'interpréter la nature. De là un redoublement d'originalité individuelle
au lieu d'une lâche soumission à l'art japonais. Voilà des exemples que
je me plais à citer, parce qu'ils témoignent heureusement du parti qu'avec
le moindre effort d'intelligence nos artistes décorateurs et nos fabricants
LE JAPON A PARIS. 4,-3
pourraient tirer des révélations des arts étrangers et de nos propres arts
dans le passé.
N'est-il pas déplorable notamment, pour citer un fait entre cent autres,
d'avoir à constater l'immuable routine à laquelle se condamnent nos
peintres verriers décorateurs d'églises ? Sans en excepter un, ils s'im-
mobilisent dans la constante reproduction des styles anciens du xui'
au XVI' siècle, sans risquer la plus humble tentative pour en sortir. Je
consulte l'un d'eux, praticien de premier ordre, qui a mis des verrières
dans les cinq parties du monde, M. Lorin, de Chartres, et lui demande
les raisons de cette apathie générale de la verrerie française : il en fait
remonter la responsabilité aux architectes diocésains, qui imposent le style
des vitraux. Si encore les architectes ne faisaient que tenir rigoureusement
la main à la conformité du style entre l'édifice et les vitraux dans les monu-
ments anciens, il n'y aurait pas lieu de protester, quoique la rigueur ici
soit excessive, l'unité de style étant au monde ce qu'il y a de plus rare
dans ces vieilles cathédrales que nos pères mirent souvent plusieurs siècles
à construire et où chaque siècle a laissé l'empreinte accusée de son art.
Mais c'est pour des églises toutes neuves, construites d'hier, achevées
d'aujourd'hui, que l'architecte commande des vitraux moyen âge, aux
figures informes, émaciées, aux tètes en poire, aux pieds en pointe, aux
gestes raides et gauches. Je suis loin de nier le grand caractère de ces
figures dans l'œuvre na'i've de nos anciens verriers, mais je considère aussi
que dans l'œuvre des architectes contemporains de telles exigences ne
sont que de prétentieuses niaiseries, condamnables autant que baroques.
Au même titre, nos peintres de sujets religieux devraient décorer les cha-
pelles qu'on leur confie dans le style de Cimabue, Giotto plus humain
n'étant lui-même qu'un décadent. C'est absurde. Aussi est-il arrivé cette
chose singulière qui confond nos verriers, c'est que la faveur publique, dès le
premier jour à l'Exposition, s'est attachée aux vitraux anglais. La fabrication
anglaise n'est pas comparable à la nôtre, elle ne peut parvenir à composer
de grandes pages qui exigent une puissance de ton, une intensité de colo-
ration que ses procédés lui interdisent ; elle s'en tient à une sorte de mono-
chromie rehaussée de tons rabattus qui laissent jouer toutes les facettes
d'un verre habilement fabriqué à cette intention, et qui perdrait ses qua-
lités brillantes, chatoyantes, s'il devait subir les cuissons successives néces-
saires à la réussite des tons primitifs et francs. Mais on a été séduit par
l'harmonie facilement obtenue de ces vitraux et plus encore par l'affran-
chissement des étroites subordinations aux styles anciens qui enchaînent
^-.^. L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
nos verriers français. Les Anglais, bien moins forts que nous dans la
fabrication des vitraux, ont paru plus artistes. — C'est une nouvelle leçon
donnée à l'industrie décorative de notre pays, où je ne vois guère que nos
grands céramistes qui aient su s'affranchir sans réserve de Timitation tout
en s'inspirant ouvertement du Japon.
IV
Est-ce à dire que les artistes japonais eux-mêmes se soient absolu-
ment libérés de leur passé? Bien loin de là. Nul peuple, au contraire, ne
témoigne d'une fidélité plus constante aux enseignements de ses maîtres
antérieurs. 11 ne vient à l'idée de personne de le regretter. Nous devons
nous féliciter, au contraire, de rencontrer ici un tel respect de la tradition,
parce que chez ce peuple, qui en ce point comme en bien d'autres montre
tant d'allinités avec le peuple grec, cette tradition fut de premier élan
fondée sur un principe excellent, d'une justesse parfaite et dès lors
immuable. Nous Talions voir en comparant les œuvres des plus anciennes
époques du Japon aux œuvres de ses artistes contemporains.
A la vérité, la comparaison n'est pas facile. Autant la disposition
elliptique à secteurs rayonnants, adoptée pour l'Exposition de 18G7, se
prêtait à l'étude comparative des produits similaires dans toutes les nations,
autant cette étude est malaisée pour ne pas dire impossible en 1878, avec
le système d'isolement qui a prévalu pour chaque nation et de dispersion
pour chaque nature de produits. Les membres des jurys de toute classe
savent à quelles marches et contre-marches forcées, à quelles fatigues et
à quelles lacunes d'examen cette dispersion les a condamnés. Si l'on veut
borner son observation aux œuvres d'un même pays, la fatigue, pour être
moindre, est cependant excessive encore, puisqu'il faut se transporter des
cimes du Trocadéro jusqu'à l'École militaire, et la difficulté de comparer
reste la même. Elle s'augmente au Japon de l'étroite parcimonie avec
laquelle le génie civil lui a mesuré l'espace dans les galeries du Trocadéro.
MM. les ingénieurs, qui ne se piquent pas, je suppose, d'être artistes, ont
disposé de beaucoup de place pour toute sorte de tableaux vivants empaillés
et de ridicules mannequins qui de leurs yeux blancs poursuivent le visiteur
à tous les détours ; mais ils ont rigoureusement mesuré l'étendue aux tré-
sors de l'art japonais des divers âges. C'est une faute, car le grand et légi-
time succès qui était réservé à l'exposition moderne organisée par les
soins de MM. Matsugata et Maéda se fût accru de beaucoup si la part
LE JAPON A PARIS. 4,-5
faite aux envois officiels de Tart rétrospectif eût été plus importante. Ceux-
là seulement, en effet, avec les envois de M. Wakaï, ofl'rent au travailleur
l'intérêt de renseignements authentiques. A coup sûr, les collections de
MM. Bing, Burty, de la Xarde, de Camondo, E. Guimet, sont curieuses
à bien des titres; mais à l'exception de celle de M. Guimet. qui a un
caractère exclusivement religieux, le pêle-mêle des autres et le défaut de
classification raisonnée, tout en leur laissant une haute valeur de dilettan-
tisme, leur retirent toute valeur d'étude.
La plus ancienne peinture connue et conservée au Japon remonte au
ry
ï¥'
CHASSE AC FACCC-N.
(Gravure extraite d'un album delà collectioa de M. Burty.)
commencement du vu' siècle après Jésus-Christ ; mais seulement à dater
du ix^ l'art y prit un développement tel que le gouvernement le soumit
au régime d'une administration spéciale. On sait que le principe de ce
gouvernement était une véritable féodalité qui n'a été définitivement suppri-
mée que par le souverain actuel, S. M. Mutsù-Hito, cent vingt et unième
empereur du Japon. Cette école primitive s'attacha tout naturellement à
476 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
peindre, après les dieux, les princes, gouverneurs de provinces, dans
leurs costumes de cour fastueux et barbares, chargés à profusion d'orne-
ments magnifiques et du goût le plus rafîiné. Le chef de cette école puis-
sante nommé Tsunetaka, portait, comme directeur de Tadministration des
beaux-arts, le titre officiel de Tosagon-no-Kami. Ses descendants adop-
tèrent pour nom de famille les deux premières syllabes de ce titre : Tosa,
et l'École qui se perpétue encore aujourd'hui dans la même descendance
prit le nom de Tosae. C'est à VEcole Tosae qu'il faut attribuer le tvpe
de ces farouches « Daïmios combattant )) que l'imagerie japonaise nous a
rendus- si familiers.
Au xvf siècle, la peinture étendit davantage son champ d'action;
elle commença de s'intéresser aux classes plus modestes, aux mœurs
générales, aux arts, aux métiers, aux scènes de la vie publique et de la
vie domestique. Le chef du mouvement fut hvasa Matabe en iSyo. Son
Ecole, fortifiée par le succès de Hishigawa-Moronoba, prit, un siècle plus
tard (1690), le nom à' École d'Utagawa, dont le mérite précieux consiste
dans la scrupuleuse exactitude des scènes représentées dans la vérité du
détail et du ton, c'est-à-dire de la forme et de la couleur.
Plus tard le paysage et les animaux apparaissent dans la peinture
japonaise comme des motifs d'art suffisants par eux-mêmes sans qu'il
soit besoin d'y faire intervenir l'image de l'homme. On y trouve une
sincérité plus ardente encore que par le passé dans le dessin et dans la
coloration, une recherche plus savante du caractère essentiel, spécifique
des réalités naturelles, un goût de composition plus charmant et plus fin.
Mais, par un singulier phénomène de l'esprit chez les peintres de paysage,
— et je crois y reconnaître une sorte de passion pour le type absolu des
formes, lignes d'horizon, montagnes, roches, arbres fleuris, feuillages, —
l'artiste dès ce moment supprime complètement le modelé, ne procède
plus que par teintes plates et ne détermine l'aspect des choses que par le
trait ou contour, le ton et la perspective linéaire. Cette façon synthétique
d'exprimer la nature répondait sans doute au génie de la race, car dès lors
le modelé disparaît aussitôt des peintures de l'École Tosae (peinture d'his.
toire) et de l'Ecole d'Utagawa (peinture de genre). Il n est pas exact, en
ellet, quoique ce soit l'opinion commune, il n'est pas juste, dis-je, de
refuser à l'Ecole Tosae non plus qu'à l'École d'Utagawa la connaissance
de la perspective et du modelé. Nous signalons à la bonne foi des visi-
teurs mipartiaux cette erreur capitale et trop répandue; elle tient sans
doute à la longue confusion qui s'est tàite entre le décor chinois et le décor
LE JAPON A PARIS. 477
japonais, confusion qui persiste encore dans Tesprit des foules inatten-
tives. Aussi ma surprise a-t-elle été grande de voir confirmé par un très
récent document officiel de source japonaise le préjugé relatif à Tigno-
rance des artistes qui nous occupent en matière de perspective et de
modelé. 11 serait difficile de rencontrer dans une publication plus auto-
risée une assertion plus contraire à Fexactitude des faits. Je parle des
deux premières parties d'un précieux ouvrage : le Japon à l Exposition
universelle de iSjS, rédigé et imprimé sous la direction de la commis-,
sion impériale japonaise. Ce livre est le premier qui nous apporte des
révélations authentiques sur la géographie, l'histoire, l'art, l'éducation et
l'enseignement, l'industrie et l'agriculture du Japon. 11 est bien succinct
encore, il y manque des cartes, il n'y est pas question de la religion, cha-
pitre important; ces lacunes, nous l'espérons, seront comblées. Tel quel
pourtant, nous en avons dégagé des indications intéressantes, quoique som-
maires, sur la succession et le caractère des diverses Écoles de peinture.
Mais assurément MM. Matsugata et Maëda, les rédacteurs de ce travail,
ont été trahis par l'expression quand ils ont affirmé que leurs compa-
triotes n'appliquaient point les lois de la perspective. Qu'ils le fissent
avec des habitudes différentes des nôtres, en plaçant pour la plupart le
point de vue très haut, cela peut contrarier nos conventions sans être
contraire aux principes mathématiques de l'échelonnement des divers
plans. En outre, il ne faut pas oublier que le Japon est un pays très acci-
denté de montagnes et de collines, que ses habitants ont tous le vif amour
de la nature, des beaux sites, des horizons étendus; leurs peintres sont
donc justifiés de se conformer dans leurs œuvres au goût général et de
préférer les motifs pittoresques pris de points de vue très élevés. Ce mode
de composition, cette façon particulière de « mettre en toile », comme
nous disons ici, n'a rien de commun avec le mode chinois, qui consiste
à juxtaposer de petits motifs sèchement découpés et rapprochés sans
aucun souci de cette décroissance optique des dimensions que l'éloigne-
ment fait subir aux divers plans. La vérité est qu'en fait de perspective,
les artistes japonais n'ont rien à nous envier. 11 faut être affecté de cécité
volontaire pour mettre en doute leur extrême habileté à cet égard. Quant
au modelé, on ne perdra pas de vue que nous n'avons à juger que des
ornemanistes, des décorateurs obéissant avec une sagacité rare et qui
nous a souvent fait défaut à la loi esthétique, qui condamne l'emploi du
clair obscur dans la décoration des surfaces tournantes ou mobiles. Il
suffit de voir à l'exposition rétrospective les cinq grandes peintures sous
4j8 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
verre qui proviennent d'une chapelle dépendant du temple de Shiba à
Yedo ' pour constater que, dès le xi' siècle, Chinois et Japonais connais-
saient les plus délicates pratiques du dessin et du relief par l'ombre et
la lumière; et comment supposer que le Japon, si intelligent, si artiste,
élève de la Chine en ces temps reculés, soit resté réfractai re en ce
point seulement à l'enseignement de ses maîtres? On peut donc être
convaincu que les anciennes Écoles de l'empire du Soleil levant mode-
laient les tableaux fixes, qu'on accrochait aux murs des temples et des
palais.
V
Outre les trois grandes divisions que nous avons nommées dans la
peinture japonaise et que je dois rappeler après une si longue, mais bien
nécessaire digression, outre ÏÉcole Tosae, qui représente ce que nous
désignons sous le nom de peinture d'histoire, — Y École d' Utagawa, qui
comprend les peintres de genre, — ÏÉcole du paysage, qui reste innom-
mée, il existe une quatrième École fort intéressante, merveilleusement
adroite, qui n'emploie que les procédés de Black and White, ou du
noir et blanc, chers à nos voisins d'outre-Manche; c'est V École Siimie.
L'École Sumie peint exclusivement à l'encre de Chine, en traits hardis,
rapides, sommaires, précis, caractéristiques, jetés avec une sûreté de
main incomparable, une science du dessin merveilleuse, une verve, une
légèreté, un esprit et une grâce qui, dans l'œuvre de son grand maître,
Oksaï, atteignent au génie. C'est à l'admirable École Sumie, ou École du
croquis, que s'alimente l'art industriel japonais tout entier; c'est là qu'il
puise, comme à une intarissable source, ces cent mille motifs de déco-
ration qui se multiplient sur la panse des vases, dans la concavité des
grands bols, sur le satin des écrans, sur le bronze, sur la terre émaillée,
sur le bois et le papier, sur le vernis des laques.
La marche de l'humanité dans les arts est donc partout la même.
Aux dieux et aux héros sont vouées les premières images (École Tosae),
puis aux hommes (École d'Utagawa), enfin à la nature, à l'animal et au
paysage , École décorative , soutenue dans son abondante variété par
l'École Sumie, qui est formée des croquistes les plus savants du monde
entier.
I. On trouvera la description de ces curieuses peintures dans la Notice explicative sur les
objets exposés, par M Emile Guimet. Ernest Leroux, éditeur.
LE JAPON A PARIS. 479
Si l'amour de la nature — à nous en rapporter aux documents offi-
L>iels — ne se révèle que fort tard dans l'art japonais, sous la forme du
paysage proprement dit, on l'y retrouve aux époques les plus reculées
dans la décoration des objets d'usage familier, tels que ces laques âgés
de onze siècles, ces gardes de sabre en fer incrusté d'or et d'argent fabri-
quées il y a seize cents ans. Il se perpétue, toujours aussi vivace à travers
les temps, toujours aussi ingénieux, objet dans ses manifestations d'une
telle reconnaissance de la part du peuple que l'histoire, comme elle garde
PAYSAGE JAPONAIS,
(Gravure extraite d'un album de la collection de M. Burty
le nom du plus illustre chef d'École, conserve le nom d'une femme
artiste, Renguetzu, parce qu'elle a modelé une adorable petite théière qui
mesure cinq centimètres de hauteur. Cet amour de la nature se recon-
naît, en dehors même de l'art, à la passion de l'horticulture qui domine
tout le Japon. Chaque habitation, même au centre des villes, y a son
jardin dessiné avec recherche, réunissant les accidents de terrain les plus
variés, de belles fleurs, des arbres d'essences diverses, les eaux cou-
rantes, les sentiers en lacets compliqués. Au xv' siècle déjà, l'art des
jardins avait atteint son apogée. Près de Kioto existe encore le parc de
Ginkakuji, magnifique exemple resté intact de la science et du g-oût des
dessinateurs de jardins en l'an 1470. « L'art de faire des jardins d'agré-
_^go L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
ment parsemés d'arbres, Je lacs, de rochers, nous dit M. Matsugata,
paraît remonter à la plus haute antiquité. » Il n'est donc pas étonnant que
dès la plus haute antiquité les artistes japonais aient emprunté les éléments
du décor aux forêts, aux fleurs, aux eaux et aux roches, comme aux ani-
maux qui s y meuvent ; et ce principe est encore aujourd'hui, avec des
renouvellements de goût incessants, celui qui anime et vivifie tout l'art du
Japon contemporain.
Dans la rue des Nations, au Champ de Mars, quand on a dépassé les
architectures britanniques avides de lumière, ajourées comme des lan-
ternes, — la construction américaine banale et sans caractère, malgré
l'enluminure de ses écussons d'Etats bariolés, — les maisons de bois
suédoise et norwégienne, aux étroites fenêtres et aux pignons aigus, —
le prétentieux portique italien, où se heurtent d'une façon si étrange
toutes les matières et tous les styles, une bouffée de fraîcheur vous
frappe au visage, un bruit cristallin d'eau retombante vous arrive à
l'oreille. Ce frais murmure de source s'échappe de deux petits parterres
fleuris, où se dressent de jolies fontaines de faïence ; elles ont elles-
mêmes la forme de grandes fleurs, de nénuphars au large cœur épanoui,
jetant par l'orifice de leurs pistils allongés de grêles filets d'argent liquide
en de belles conques étagées. La vasque supérieure tient en réserve pour
le passant de petits gobelets de bambous emmanchés d'une tige fine et
longue. Dans celle qui s'arrondit au ras de terre dans une ceinture de
galets historiés, dorment et rampent quelques crustacés et batraciens en
terre cuite émaillée. De l'eau, des fleurs, un décor étrange, une attention
hospitalière : c'est le Japon !
Avant de franchir la barrière aux lourds madriers équarris et garnis
d'armatures de cuivre, que le pinceau a recouvertes d'une patine factice
de vert antique, on remarquera que l'aspect général de la façade a été
maintenu dans la tonalité neutre des bruns, des verts et des bleus
rabattus. Pour tout décor, on y voit une frise de chrysanthèmes bordant
à droite une carte des îles de l'empire, à gauche un plan de la capitale.
Tout cet ensemble affecte une grande sobriété de coloration. Cela sur-
prend au premier abord. On serait tenté de croire que ce peuple colo-
riste déploie dans la décoration un grand étalage de tons vifs. Ce serait
confondre deux mots qui au sens esthétique se contredisent formelle-
ment : la couleur et le coloriage. La sobriété dans l'emploi des tons écla-
tants est si générale au Japon, que les maisons y sont peintes en noir et
les tuiles en couleur ardoise. A l'époque où les Japonais portaient ici leur
LE JAPON A PARIS. 481
costume national, nous avons pu constater que toutes leurs étoffes étaient
teintes dans la gamme gris foncé qui varie du noir au bleu indigo. Mais,
dans le vêtement comme dans Tarchitecture, ils posent toujours, avec un
goût charmant, une petite note de réveil, une touche rouge, bleue ou
même violette, qui paraît d'autant plus éclatante qu'elle occupe une sur-
face moins étendue. Il y a là un phénomène optique parfaitement connu
de tous ceux qui ont apporté quelque attention aux lois du contraste et
de l'harmonie des couleurs. « Un centimètre carré de bleu turquoise sur
PAYSAGE JAPONAIS.
(Gravure extraite d'un aibum de la collection de M. Burty.)
une large surface brun mordoré acquerra une valeur et une finesse telles,
qu'à dix pas cette touche paraîtra bleue et transparente. Quintuplez
cette surface, non seulement elle semblera terne et louche, mais elle fera
paraître lourd et froid le ton brun chaud qui fentoure. » J'emprunte cet
exemple au Dictionnaire d'architecture de M. Viollet-le-Duc. Il nous
serait facile de citer bien des preuves à l'appui de cette théorie. Nous
pourrions rappeler notamment aux habitués de nos Salons de peinture
les portraits de femmes de M. Bonnat. Il est rare qu'il n'y introduise pas
une bague ou un bijou orné d'une turquoise précisément, qui doit tout
son éclat au contraste des tonalités rousses de sa palette. Mais, sans sortir
de l'extrême Orient, il suffit de comparer aux envois du Japon à l'Expo-
31
_jg2 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
sition universelle ceux de la Chine, qui leur sont contigus. Ici les ama-
teurs de tons francs peuvent s'en rassasier à cœur-joie. Le charivari des
rouges écarlates, des bleus aigus, des jaunes serin, des verts pomme y
fait cligner les paupières européennes le moins du monde sensibles au
désaccord des couleurs. Pour accepter un tel éréthisme de tons faux, les
Chinois doivent être doués de nerfs optiques plus résistants que les nôtres
à l'action des vibrations lumineuses. C'est au moins ce qu'il nous faudrait
supposer si de nombreux témoignages du passé ne subsistaient pour
démontrer que l'ancienne Chine n'était pas atteinte de cette paralysie de
l'organe visuel, que ses artistes n'ont pas toujours eu cette rétine d'ai-
rain. Dans les sections japonaises, au contraire, tout est doux au regard,
apaisé, de couleur calme et pourtant joyeux. Sans doute, en vertu d'un
organisme particulièrement délicat, d'aptitudes spéciales, d'habitudes tra-
ditionnelles, d'intuitions et d'instincts qui révèlent spontanément au peintre
les effets simultanés des couleurs, il est rare d'y trouver une note fausse
ou même une erreur d'harmonie.
Toutes les œuvres exposées sous l'étendard du Soleil levant ne sont
pas également parfaites. On y rencontre des lots de camelote, des porce-
laines surtout à décor rouge et or, d'un aspect banal et d'une forme
commune, qui rappellent les formes et l'aspect de nos porcelaines bour-
geoises de la rue Paradis-Poissonnière. A tant faire que d'imiter, le choix
n'est pas heureux. Ce n'est pas le seul fait que nous pourrions citer où se
révèle quelque tendance à l'imitation des fabriques européennes. De
bons esprits, sincères admirateurs de l'art japonais et amis de ce peuple
charmant, s'en sont émus; on a crié le caveant d'avertissement'. Il est
incontestable que des facultés d'assimilation si rapide, comme le sont celles
de la race japonaise, constitueraient un péril pour une vertu d'originalité
qui n'aurait jamais été mise à l'épreuve. Mais nous ne devons pas oublier
que le Japon a reçu de la Chine et de la Corée l'enseignement de l'art, et
qu'il s'est bien aisément dégagé de ce que l'influence de ses maîtres aurait
pu avoir d'excessif. Par les Hollandais nos propres arts lui étaient connus,
et certes jusqu'à ce jour il n'avait ni abusé, ni même usé de leurs leçons.
Je ne suis donc pas très inquiet. Il me semble que ces velléités d'imitation
ne se produisent que dans les régions inférieures de l'industrie japonaise
et trahissent un calcul commercial — un faux calcul, à coup sûr — plutôt
I. Voir notamment les articles pleiis de verve, de bon sens et de bon goût publiés par
M. Paul Dalloz dans h Moniteur universel du 31 juillet au y août, sous la rubrique Le TOUR DU
MONDE AU Champ de .Mars : Au Jjpon... et. chemin fuis^im . un peu partout.
LE JAPON A PARIS. 483
qu'une ambition esthétique nouvelle. Je ne m'alarme pas davantage de
voir les jeunes gens de Tokio adopter à Paris les usages parisiens. Ne
savons-nous pas que, rentrés chez eux, tous les étrangers, tous ces Turcs,
ces Égyptiens, ces Persans, ces Chiliens, qui ont vécu pendant des années
de la vie du boulevard en « boulevardiers » consommés, déposent aussi-
tôt, avec la poussière du chemin, au seuil de leur patrie, les mœurs
faciles de l'Occident pour rentrer dans les mœurs de leur race. L'em-
preinte du sceau originel est indélébile, l'Orient indestructible. Chaque
peuple obéit fatalement aux transmissions de sa genèse, aux pulsations
plus ou moins rapides du sang plus ou moins chaud dans ses veines, à la
(Gravure extraite J'un album de la collection de M. Burty.)
conformation de ses organes construits pour la force ou pour l'adresse,
aux sensations de sa substance cérébrale plus sensible à telles formes
intellectuelles qu'à telles autres, aux spéculations les plus hautes de l'es-
prit, aux conceptions de l'art idéaliste ou, comme ici, au Japon, aux plus
exquises combinaisons de l'art décoratif.
Deux exposants japonais occupent chacun dans leurs sections un rang
exceptionnel : c'est M. Minoda Chojiro pour le travail des métaux, et
M. Kousan Miyagava pour la céramique. Il n'est pas un visiteur qui n'ait
admiré dans les vitrines du premier la grande garniture de salon en façon
de paravent à quatre feuilles où, sur un fond de laque noire, se déta-
chent quatre compositions d'un style merveilleux, — des buissons de
fleurs, de longs branchages, des roseaux courbés. Ces tableaux incom-
^8^ L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
parables sont exécutés au moyen de juxtapositions et incrustations de
nacre et de métaux précieux : le bronze, l'argent et l'or diversement
patines. La perfection absolue de la main-d'œuvre, qui n'abandonne rien
au hasard et ne souffre aucune négligence s'appliquant à ces matières
somptueuses, d'où procèdent des effets de coloration imprévus et magni-
fiques, constitue ici l'élément fondamental du chef-d'œuvre. Les compo-
sitions, en effet, si charmantes qu'elles soient et malgré la pureté du
dessin, ne nous révèlent rien de nouveau sur le sentiment esthétique du
Japon. Il n'est pas indifférent desouligner le fait. Je ne dirai point de l'ar-
tiste et de son œuvre que, ne pouvant la faire belle, il l'a faite riche, mais
que la richesse de l'exécution ajoute une saveur de rare nou^■eauté, un
vif rehaut d'inconnu à une forme de beauté qui nous était familière. Les
Barbedienne et les Christofle du Japon font un emploi constant et très
habile de ce moyen de rajeunissement pour les formes plastiques et pit-
toresques éprouvées. Nous le recommandons à l'attentive sollicitude de
nos grands industriels et à l'insistance des artistes qui leur abandonnent
l'exécution en bronze de leurs ouvrages. 11 est tels modèles, et en grand
nombre dans nos expositions, qui laissent le public des amateurs à peu
près indifférent, — je parle de la sculpture, — alors que son attention et
même sa passion s'y porteraient si la richesse des métaux et le souci de
la perfection dans le travail de fonte, de ciselure et de patine y ajoutaient
leur beauté propre et en faisaient des morceaux d'exception. Les premiers
sacrifices de l'éditeur devenant ainsi un véritable collaborateur trouve-
raient de magnifiques compensations dans la gloire fructueuse qui s'atta-
cherait à son nom. C'est ce qu'a- parfaitement compris M. Minoda Cho-
jiro, que guidait sans doute un sincère amour des belles choses, mais
aussi une parfaite entente de son intérêt commercial.
Le trait est curieux à noter, en effet : les Japonais, cette race si
artiste, ont témoigné ici d'une singulière avidité en matière de pécune. Il
paraît, d'après les récits de M. Emile Guimet, que dans leurs iles ils sont,
ainsi que les Européens d'ailleurs, effrontément exploités par les Chinois,
qui se sont habilement imposés comme intermédiaires de toutes les opé-
rations du commerce avec les étrangers. A Paris, les sujets du mikado
n ont pas eu besoin d'intermédiaires et ont fait leurs affaires eux-mêmes
avec une spontanéité remarquable, exploitant ouvertement, non sans
quelque verve railleuse, l'engouement général qui s'est attaché à leurs
produits.^ Je sais tel objet, charmant d'ailleurs, dont le prix indiqué dans
les premiers jours de l'Exposition était de trois cents francs et qui en
LE JAPON A PARIS. 485
quelques semaines a été coté, puis vendu douze cents. Personne n'a
reculé devant les chiffres les plus élevés, répartis comme au hasard dans
leur exposition, sans qu'il fût possible d'apprécier en bonne logique les
écarts arbitraires que nous remarquons entre des objets semblables, de
rnême composition, de même dimension, de même mérite. On peut en
conclure que les Chinois ne seront pas indéfiniment les rois de l'argent au
Japon, mais que leur disparition ne profitera guère aux intérêts euro-
péens. Pour secondaire qu'il soit au point de vue de l'art, c'est un fait
économique dont il est ufile de garder bonne note.
Au même rang que M. Minoda Chorijo, qui expose dans diverses
autres classes, — celles des laques et des porcelaines notamment, — mais
dont la supériorité se manifeste surtout dans le travail artistique des
métaux précieux, il faut nommer M. Kusan Miyagava, qui, lui, est exclu-
sivement céramiste. Jamais l'imagination ne s'est ouvert plus libre car-
rière; jamais le caprice des formes céramiques, la fantaisie des colorations
décoratives, l'ingéniosité, l'abondance des combinaisons, l'esprit du des-
sin, n'ont avec une telle fécondité d'invention, ni de telles audaces pétri,
modelé, tourné, retourné, contourné, détourné, défoncé, torturé la terre
du faïencier, jeté sur terre avec plus d'art et d'imprévu de grandes cou-
lées d'émaux clairs ou simplement d'étroites taches de lumière luisante
sur le fond sombre et mat de l'argile brute. Notre mémoire ne perdra
pas le souvenir de ces extraordinaires conceptions dont le vase, ce vul-
gaire ustensile, cylindrique, ovoïde ou sphérique, n'est que le prétexte et
l'occasion.
Jamais nous n'oublierons les Décorateurs d'idoles, ces pygmées
sceptiques qui, le rire aux dents, ornent avec magnificence les colosses
sacrés ; les Nids et leurs processions d'oiseaux costumés, travaillant, bâtis-
sant leurs architectures au fîanc troué des chênes; les petites Gabelles dans
la neige grelottant une patte en l'air ou cherchant l'herbe rare sous le
givre au pied des tori ou portes saintes ; les Pêcheurs de coquillages fouil-
lant le fond des eaux entre les branches courbées et formidables d'ancres
colossales ; les Crabes mordant de leurs pinces aiguës les roches arrondies
par le fîot ; les Rats rongeant les gibecières pleines d'aliments ; les Bam-
bous quadrillés et fleuris d'éventails ; les Bambous craquelés contenus
dans les mailles de légers filets; les Cataractes versant leurs grandes
nappes d'eau brisées et qui rejaillissent énormes, emportant dans leurs
volutes échevelées des spirales de poissons d'or ; les Perdrix trottant
menu par les nuits printanières sous le clair regard de la lune en son
486 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
plein ; les Cigognes au vol ouvert, les pattes pendantes, pointant du hec
dans Taube laiteuse des grands ciels. Ces mille et une fantaisies, toutes
ces poésies de la nature souriante, enjouée jusqu'en ses fureurs — qui
ne sont ici que des fureurs feintes, des gaietés violentes, un peu brutales,
comme les ébats et les ruades d'un jeune poulain qui s'amuse en liberté ;
— tous ces capricieux enchantements que le spectacle constamment
admiré des phénomènes extérieurs peut susciter en de fertiles imagi-
nations; tout cela, même en cette forme secondaire de la céramique, accuse
une telle intensité du sentiment naturaliste que, grisé à la longue par
cet art des yeux, l'esprit se surprend à éprouver les illusions d'un art
supérieur.
Dégageons-nous de cette ivresse.
VI
Pas plus que la Chine immobile depuis des siècles et comme para-
lysée de vieillesse, — pas plus que la Chine, dont il est le fils jeune, élé-
gant et charmant, le Japon n'a connu les grandes formes de l'art qui ont
à diverses reprises éclairé la civilisation occidentale. Son intelligence esthé-
tique, si raffinée, si complexe, singulier mélange de sarcasme et de son-
gerie, de parodie et de tendresse, de grotesque et d'idéalisme, jamais ne
s'est élevée aux divines sérénités de la statuaire grecque, jamais n'a conçu
les magnificences d'expression d'un Raphaël, les suavités d'un Corrège, les
intimités pénétrantes d'un Léonard, la puissance sublime d'un Michel-
Ange, n'a même jamais atteint les pompes d'un Véronèse, le faste d'un
Rubens, la profondeur d'un Rembrandt, l'aérien d'un Velasquez. L'art
japonais, ce railleur, se joue de l'homme. Il ne montre de déférence que
pour la nature. Ne pourrait-on pas, sans paradoxe, par quelque subtile
analyse, rattacher à cette double disposition d'humeur la révélation d'une
sensibilité poétique très délicate? Pour bien des âmes il se dégage des ciels,
des eaux, des montagnes, des forêts, de ces infinis en mouvement, élo-
quents quoique muets, et si mystérieux! des sensations voisines, des sen-
sations musicales, un peu vagues sans doute, non arrêtées, indécises, mais
qui par cela même leur ouvrent les portes d'or des longues rêveries et les
bercent de chères et flottantes imaginations. En ces âmes la mimique
humaine, dans la précision de ses formules, est moins suggestive. Le dur
combat de la vie émousse le plus souvent cette exquise sensibilité. Mais
LE JAPON A PARIS. 487
pendant trois siècles les institutions féodales de l'empire du Soleil levant
ménagèrent une telle prospérité, une paix si profonde dans tout le pays,
que son organisation sociale put désintéresser de tout souci Télite artiste
de la nation. M. Masana Maëda, le très intelligent commissaire général
du Japon à TExposition universelle, nous apprenait récemment' que les
artistes alors et leur descendance même étaient comblés de bienfaits par
les princes gouverneurs de provinces ou daïmios. On les appelait souvent
dans la capitale, où il ne leur était laissé aucune préoccupation de lucre.
« Entretenus par le gouvernement ou par les daïmios, qui payaient leurs
dépenses et leur faisaient des pensions, les artistes ne travaillaient que
pour Tamour de leur art et dans Tunique pensée d'enfanter des chefs-
d'œuvre. »
Le régime féodal a cessé d'être par un simple acte de la volonté du
mikado ; d'autre part, le Japon est entré en contact avec notre Europe :
quelles seront pour l'art et pour les artistes les conséquences de ces deux
événements mémorables ? On doit espérer que le tout-puissant souverain
perpétuera les traditions paternelles qui ont si puissamment contribué au
développement des arts dans son empire. Nous avons quelques raisons de
croire aussi que la connaissance de nos grandes Écoles de peinture ne
modifiera pas profondément le tempérament esthétique des Japonais. Ils
pourront se familiariser avec nos procédés techniques sans abdiquer leur
idéal personnel. D'ailleurs on ne leur en laisse pas le temps. Déjà, dit-on,
le gouvernement rappelle les missions qu'il subventionnait à grands frais
en Occident, il continue d'appeler dans le pays des professeurs de toute
sorte, anglais, américains et français de préférence. Or il n'y a pas là une
prise de possession intellectuelle assez complète pour que le génie de la
race en soit troublé. Ces communications, ces échanges, ce contact avec
nous suffiront; cependant, pour imprimer un nouvel élan, une plus
rapide impulsion aux forces vives d'un peuple actif, énergique, sage-
ment gouverné, bien défendu, respectueux du principe d'autorité, pro-
fessant aussi — cela se tient — le respect des ancêtres, respectant la
Chine, son ennemie aujourd'hui, jadis sa mère, aimant le maître actuel
sans ingratitude pour son passé le plus proche, peuple heureux qui re-
conquit l'âge d'or, après avoir traversé l'âge de fer, peuple confiant en
l'avenir, doux, affable, hospitalier, apte aux exercices du corps, habile
au maniement des armes, prompt à s'assimiler les sciences, en toutes
I. Voir la Revue scientifique au 10 août 1878.
488 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
choses épris de perfection, lettré, et, ce qui nous touche ici par-dessus
tout, artiste jusqu'à Tongle, au génie ailé, fait de johs caprices, réaUste
aussi, mais non trivial, et, dans ses expansions décoratives, grand créa-
teur de petits chefs-d'œuvre.
Que de Français, en ce siècle si fier de son état social et de sa civili-
sation, se fussent accommodés de la vie comme l'avaient comprise et orga-
nisée ces barbares de l'extrême Orient! Combien, s'il avait été connu,
eussent envié les actifs loisirs de ce Paradis terrestre de l'intelligence !
ERNEST CHESNEAU
LES LIVRES D'ART AU CHAMP DE MARS
ES diverses branches de l'art offrent un tel attrait et
sont empreintes d'un tel charnie, que toujours il s'est
trouvé des groupes dhommes érudits et distingués,
dont la plus chère occupation a été de les étudier et
d'en discuter les bases, les origines et les développe-
ments. Dans le monde ancien, ces préoccupations géné-
reuses apparaissent à chaque pas, et l'imprimerie ne
comptait pas un siècle d'existence que déjà en Italie,
en Allemagne et en France, deux architectes éminents, un peintre de
mérite et un dessinateur de génie, Palladio, Vasari, Diirer et Androuet du
Cerceau, pour ne citer que ceux-là, avaient doté la société de précieux
livres d'art qui, chacun dans leur spécialité, font encore autorité parmi
nous et seront toujours consultés avec fruit.
Depuis lors, Sandrart, Karel van Mander, le notaire de Bie, Mariette,
Houbraken, Algarotti, Diderot, Winckelman, Raphaël Mengs, Descamps
et vingt autres, par des ouvrages de valeur diverse et d'importance iné-
gale, attestent que le goût de ces recherches fécondes et de ces utiles
discussions n'a jamais langui dans l'Europe occidentale. Toutefois, malgré
490 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
ces publications nombreuses, on peut dire avec raison que c'est seule-
ment en notre siècle, et je dirai presque de nos jours, que le livre d'art
est parvenu à constituer un des rameaux importants du commerce de la
librairie.
Cette spécialité a même pris, depuis cinquante années, de telles pro-
portions que non seulement il s'est créé des recueils périodiques et spé-
ciaux, traitant exclusivement de questions d'art, mais encore qu'il s'est
fondé des librairies considérables, n'ayant pas d'autre objet que d'éditer,
avec tout le luxe qu'ils comportent, des ouvrages exclusivement réservés
à l'instruction des amateurs aussi bien que des artistes dans tous les
genres.
Nous ne parlerons point ici des journaux d'art ni des revues pério-
diques. La place serait mal choisie pour en faire l'éloge et pour nous
étendre sur les services qu'ils peuvent rendre. Le jury international, en
honorant d'une médaille d'argent la Galette des beaux-arts, le plus
ancien d'entre eux, a montré quel cas il faisait de ce genre de publica-
tion. Nous nous occuperons uniquement des livres d'art et des librairies
qui leur donnent le jour, regrettant que le cadre étroit dans lequel nous
devons novis mouvoir ne nous permette pas d'aller au delà d'une sèche
nomenclature; mais rappelant que, lors de leur apparition respective, il a
été déjà longuement parlé dans la Galette de la plupart des ouvrages que
nous allons revoir à l'Exposition.
Toutefois, avant de nous engager dans les travées du Champ de Mars,
nous demanderons la permission de donner un souvenir à une librairie
d'art, la maison Renouard, que nous regrettons de n'avoir pas rencon-
trée à l'Exposition. Depuis nombre d'années, elle occupe dans le domaine
des arts une place importante, légitimée par des œuvres de premier
ordre; et si l'on peut reprocher à M. Loones, le directeur actuel, d'avoir
cherché, dans ces dernières années, un peu trop au delà de notre fron-
tière de l'Est ce qu'il aurait pu si bien trouver chez nous, il ne nous est
pas permis d'oublier les ouvrages de longue haleine et les remarquables
travaux qui sont l'honneur de sa maison.
Parmi les éditeurs qui, en Europe, se sont voués exclusivement au
culte de l'art, ALM. Morel et C" tiennent assurément le premier rang.
Nous pouvons le constater avec fierté, jamais en aucun temps, jamais en
aucun pays, il ne s'est rencontré un éditeur dont les livres spéciaux
fussent comparables, tant par le nombre que par la richesse de l'édition,
à ceux de cette importante et féconde maison. Un simple coup d'œil
LES LIVRES D'ART AU CHAMP DE MARS. 491
jeté sur son catalogue suffit à nous prouver qu'il n est aucun sujet artis-
tique qu'elle n'ait abordé, et tous ont été chez elle traités avec la compé-
tence et le luxe désirables.
C'est par les publications spécialement réservées aux architectes que
M. Morel, le fondateur de la maison, débuta dans la librairie d'art. Le
-- .WW
SE ANTiaOE EN MARBRE BLANC (mUSëE DU LOUVRE).
(Desbia tiré de «l'Art pour tous ». )
succès qui accueillit ses ouvrages l'engagea à en étendre le cercle. Bientôt
l'archéologie, les beaux-arts, les arts industriels, furent à leur tour repré-
sentés sur ses rayons. Et aujourd'hui, à côté de livres techniques d'une
valeur inappréciable, il nous offre un nombre considérable d'œuvres
où les diverses branches de l'art et où l'architecture elle-même sont
traitées à un point de vue archéologique assez pittoresque pour que
492 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION
la lecture et l'étude en deviennent séduisantes, même pour les gens du
monde.
Tels sont les Palais, châteaux, hôtels et maisons de France, V Archi-
tecture romane dans le midi de la France; tels sont surtout les deux pré-
cieux ouvrages de M. Viollet-Ie-Leduc, son Dictionnaire d'architecture et
son Dictionnaire du mobilier français, livres devenus en quelques années
absolument classiques.
Le grand mérite de ces ouvrages, et je crois important de le rappeler
parce qu'il caractérise une évolution qui est propre à notre époque, c'est
que, tout en revêtant une forme littéraire et une allure pittoresque qui les
mettent à la portée d'un large public d'amateurs, leur rigoureuse exacti-
tude, la science profonde qui les a dictés, la conscience et le soin qui ont
présidé à leur illustration leur conservent une valeur documentaire qui
les rend précieux, même pour les gens du métier.
Mais c'est surtout dans ses publications relatives aux arts industriels
que la maison Morel et C'*" déploie une magnificence exceptionnelle. Là,
elle ne se contente plus de gravures au trait, fines, précises il est vrai, et
d'une netteté admirable, mais toujours un peu sèches. Elle appelle à son
secours la polychromie indispensable dans la reproduction de ces objets
artistiques, où la puissance décorative dépend souvent de Tharmonie des
couleurs et de la valeur des tons mis en contact.
A ce titre, VHistoire des arts industriels de M. Labarte, V Architec-
ture et la décoration turques, VHistoire de Fart de la verrerie dans l'an-
tiquité, ÏArt russe, la Collection Basile jpski de notre ami et collabora-
teur A. Darcel; et, dans une donnée plus modeste, l'Art pour tous, sorte
d'Encyclopédie de tout ce qui est plastique et beau, sont des monuments
justement populaires, précieux à tous les égards, qui font honneur à la
librairie contemporaine et justifient amplement Téminente récompense
qui vient d'être décernée à M. Desfossez, le sympathique directeur de la
maison Morel.
Marchant sur les traces de cette importante librairie, mais ne la sui-
vant encore que de loin, la maison Ducher et C" s'est fait également une
spécialité des livres d'art. C'est aussi par l'architecture qu'elle a débuté,
et la série constituant la Bibliothèque de l'architecte, volumes dont elle
est redevable à la plume autorisée de M. César Daly, se trouve entre les
mains de tous nos maîtres en l'art de bâtir. Les Châteaux historiques, —
Pierrefonds, Chambord, Fontainebleau, — recueil précieux de vastes
photographies, le Château d'Anet, album de gravures au trait, où tous
LES LIVRES DWRT AU CHAMP DE MARS. 493
les détails du chef-d'œuvre de Philibert de Lorme sont relevés avec un
soin exquis par M. Pfnor, le Noiipel Opéra, etc., constituent également
une réunion d'ouvrases de haut intérêt.
DE SUGER (Xll' SIÈCIF. ), MUSÉE DU LOOVRE.
(Dessin extrait de a l'Art pour tous ».)
Sortant de cette spécialité première, M. Ducher a, lui aussi, sacrifié
dans ces derniers temps aux arts industriels, et son Mobilier de la Cou-
ronne, succession intéressante de planches au burin, inventaire précieux
de richesses éminemment nationales, mais souvent inaccessibles, est un de
^,,^ L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
ces livres dont la place est marquée dans la bibliothèque de tout homme
de goût.
Parmi les libraires qui semblent vouloir, dans leur production, attri-
buer aux beaux-arts une place de plus en plus considérable, il nous faut
citer encore M. Baudry, dont le point de départ a été légèrement différent.
Tout d'abord M. Baudry s'est appliqué à venir en aide aux ingénieurs.
Puis, ensuite, il s'est adonné à l'architecture. VArt architectural en
France^ œuvre très remarquable due à la féconde collaboration de
MM. A. Darcel et E. Roger, V Architecture civile et religieuse du comte
de Vogué et maints autres ouvrages importants décèlent cette évolution.
Enfin voici la belle publication de M. Guichard, les Tapisseries décora-
tives du garde-meuble, qui nous révèlent une seconde transformation et
montrent que M. Baudry se laisse, à son tour, gagner par l'intérêt tou-
jours croissant que prennent chez nous les arts industriels.
Telle n'a pas été la marche adoptée par M. Lièvre. Du premier coup
cet habile artiste a deviné toutes les séductions dont les objets d'art
étaient capables, et dès la première heure, il leur a consacré et son temps
et ses soins. A bien prendre, M. Edouard Lièvre n'est pas un éditeur
dans la signification moderne et commerciale de ce mot, il l'est plutôt
à la façon ancienne. Malgré cela, il ne nous est pas permis de l'oublier
ici, car ses belles publications sur les Arts décoratifs, la Collection
Sauvageot, les Collections célèbres, ont rendu aux artistes et au grand
public d'inappréciables services. Sous sa direction artistique, la pointe
des Jacquemart, des Braquemont, des Courtry, des Greux et des Lher-
mitte a vulgarisé d'admirables chefs-d'œuvre. Ajoutons que l'exposition
de M. Lièvre est sobre, élégante, et tient une place heureuse dans la
classe IX.
Cette importance inattendue, prise depuis quelques années par les
arts industriels, n'a pas été sans toucher également un certain nombre de
librairies de tout premier ordre, qui, dans le principe, semblaient devoir
se tenir à l'écart de ce mouvement.
Les Didot, les Hachette, les Pion, en mettant à la portée de ces pro-
ductions d'un nouvel ordre les puissants moyens dont ils disposent et le
public considérable auprès duquel ils ont accès, ont rendu au livre d'art
un double service; car, en même temps qu'ils faisaient pénétrer l'étude
des matières artistiques dans des classes de lecteurs qui jusque-là leur
avaient été fermées, par l'abondance même de ces lecteurs nouveaux ils
arrivaient à produire leurs livres d'art dans des conditions inattendues de
LES LIVRES D'ART AU CHAMP DE MARS. 495
bon marché, tout en leur conservant une magnificence exceptionnelle.
La maison Didot est certainement celle qui dans ce genre a réalisé
CHANDEIIER EN COIVRE REPOUSSÉ, CISEtÉ ET DORÉ (\RT ITALIEN DU X.\' SIÊCI
(Dessin Je M. J. Jacquemart, extrait Je n l'Histoire du Mobilier ».)
les plus surprenants tours de force. Ses grandes traditions, sa puissance
d'action, son autorité, son goût, elle a tout apporté à la réalisation du
496 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
problème qu'elle s'était proposé de résoudre; et de là sont nés ces livres
sur le Moyen Age et la Renaissance et sur le xvni" siècle, fourmillant
d'enseignements précieux et dans lesquels la magnificence de l'exécution
se complète par un prix d'une modestie extrême.
Dans un ordre plus spécial, et s'adressant à un public moins super-
ficiel et par conséquent puis restreint, cette même librairie a mis au jour,
dans ces dernières années, des livres d'art d'une irréprochable exécution
et d'un haut mérite. U Ornement polychrome de M. Racinet est de ce
nombre. En cent planches imprimées en couleur, or et argent, ce bel
ouvrage passe en revue les richesses de l'art européen et asiatique à tous
ses âges, et constitue la source de renseignements la plus complète peut-
être où puissent aujourd'hui s'alimenter certains de nos arts industriels.
Le Costume historique du même auteur, avec ses cinq cents planches inté-
ressantes, est un livre également magnifique, mais moins précieux, selon
nous, à cause de son caractère trop interprétatif. Notre époque, en effet,
et ce sera là un de ses caractères typiques, n'a plus besoin qu'on lui mâche
la besogne. Elle exige des documents exacts, parce qu'elle est en état de
les comprendre, et il n'est plus nécessaire qu'un intermédiaire se charge
de les traduire pour les mettre à sa portée.
Le public de choix auquel ces livres s'adressent n'admet plus guère
l'interprétation que pour les œuvres d'un caractère si élevé que toute
pensée de reproduction fac-similaire doive être abandonnée. C'est ce qui
nous fait également ne louer qu'à demi la reproduction chromolithogra-
phique des grands peintres italiens, à laquelle AL Didot a cependant donné
des soins extrêmes. A quelque perfection qu'on l'ait poussée, la chromo-
lithographie n'est pas encore de taille à se mesurer avec les chefs-d'œuvre
de Raphaël, du Pérugin et de Léonard de Vinci.
Les livres d'art récemment édités par la maison Hachette et C'% tout
en demeurant précieux par le fond et charmants par les croquis dont ils
sont émaillés, n'affectent pas, à beaucoup près, l'opulence et la richesse
des éditions de MM. Didot. L'Histoire de la céramique et l'Histoire du
mobilier, illustrées avec une abondance et un goût irréprochables par
M. Jules Jacquemart, sont connues de tous nos lecteurs. Ce sont là des
livres excellents qui, s'ils ne présentent pas ce caractère brillant qu'af-
fectent certains autres ouvrages, sont du moins éminemment remarquables
par leur surprenante unité. 11 est impossible, en effet, de voir un texte se
mieux compléter par l'illustration qui l'explique, et une pointe plus déli-
cate et plus vibrante se jouer aussi facilement de toutes les difficultés.
LES LIVRES DART AU CHAMP DE MARS.
497
Certes, pour ses débuts dans un genre nouveau pour elle, la maison
Hachette ne pouvait faire un choix meilleur, et nous souhaitons qu'elle
persévère dans cette voie difficile si heureusement abordée.
Ce souhait peut s'adresser également à MM. E. Pion et C'% qui, eux
3U5TE d'homme En TERRE CUITE (aRI 1 t .\ L I E N DU X v" SIÈCLE
APP.^RTENANT A .M. C H. DAV1H.1ER.
(Dessin de M. J. Jacquemart, extrait de « l'Histoire du Mobilier ».)
aussi, paraissent vouloir accorder aux livres d'art une place de plus en
plus large dans leurs publications. Trois livres parus depuis deux ans,
les Amateurs d'autrefois, ÏHistoire de la faïence de Delft et le David
d'Angers semblent du moins l'indiquer. On comprendra que je glisse
rapidement sur ces productions et que je ne cherche point à en exalter
les mérites. L'une d'elles cependant exige qu'on s'y arrête, non à cause
4f,8 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
des qualités du texte, dont je n'ai que dire, mais à cause de la nature de
riUustration. Comme, dans les deux livres de M. Hachette, le genre de
gravure qu'on appelle le procédé, et qui consiste, comme chacun sait, à
transporter sur zinc Tépreuve photographique d'un dessin et à en opérer
ensuite chimiquement la gravure, y est employé avec un succès décisif.
Dans le premier cas, les croquis ravissants de M. J. Jacquemart, dans
l'autre, les dessins très remarquables de M. Goutzwiller ont été traduits
avec une telle exactitude et une telle finesse, que les moyens de gravure
les plus coûteux ne sauraient donner de meilleurs résultats.
C'est à M. Gillot et à M. Dujardin que MM. Pion et Hachette sont
redevables de ces belles illustrations, obtenues par des procédés avec les-
quels la Gaiette a, du reste, depuis longtemps familiarisé ses lecteurs.
Il est au Champ de Mars peu de vitrines qui soient plus intéressantes que
celles de ces deux artistes. On y voit comment chaque conquête scienti-
fique trouve son application dans le domaine des arts. L'héliogravure est
arrivée en leurs mains à une perfection telle, qu'il semble que pour elle
le mot impossible n'ait doréna\'ant plus de signification.
Dans un autre ordre voisin de celui-là, l'exposition de M. Danel pré-
sente, elle aussi, un sérieux intérêt. Nous y découvrons par quelle suite
d'impressions typographiques l'habile imprimeur de Lille est arrivé à
produire ces planches typochromiques du Voyage dans mon grenier, qui
ont si vivement séduit les amateurs, les bibliophiles et qui même ont
surpris les gens du métier.
AL Danel, et nous devons l'en remercier, ne s'est pas borné à nous
montrer la série d'épreuves successives par lesquelles doit passer chaque
planche avant d'arriver k -sa finition . 11 a, en outre, placé en regard la
série des clichés galvaniques qui lui servent à obtenir ces épreuves, et
la comparaison qui en résuhe forcément est assurément des plus instruc-
tives.
Puisque je viens de nommer un typographe, il m'est difficile de ne
pas consacrer quelques lignes à deux imprimeurs parisiens qui me sem-
blent avoir droit à t(jutes nos louanges pour les surprenants progrès qu'ils
ont fait réaliser dans ces derniers temps à la typographie.
Je veux parler de }\\. Jouaust et de M. Quantin, le digne successeur
de M. Claye.
Aussi bien, du reste, M. Quantin mérite-t-il doublement que nous
nous occupions de lui, car il parait ne plus vouloir se contenter d'être
imprimeur de talent et de goût, mais depuis quelque temps il se constitue
LES LIVRES DART AU CHAMP DE MARS.
499
éditeur de livres d'art. Ses élégantes plaquettes, parmi lesquelles je m'en
voudrais de ne pas citer les Azotes sur les cuirs de Cor doue, de M. le
BOUTEILLE EN EMAIL PEINT (\\ l'^ SIÈCLE), DU MUSEE DO LOUVRE.
(Dessin de M. ]. Jacquemart, extrait Je « l'Histoire du Mobilier n.)
baron Davillier, et, dans une forme plus étendue, VInventaire de la
duchesse de Valentinois et les Causeries de M. Bonnaffé, sont déjà dans
toutes les mains. Toutefois ces publications intéressantes ne sont,
5oo L'ART MODERNE A L'EXPOSITION,
paraît-il, qu'un prélude, et bientôt un merveilleux Holbeiu, signé par
M. Paul Mantz, donnera la mesure du goût et de la magnificence de
M. Quantin.
M. Jouaust, lui, ne s'est encore adonné qu'accidentellement à cette
féconde spécialité, mais elle est si bien dans ses cordes et dans ses
moyens, qu'il faut souhaiter qu'il lui consacre une partie de ses forces et
de son temps. Nul n'est plus apte que lui à éditer un livre d'art, car, l'un
des premiers en notre temps, il a su faire du livre un objet d'art.
Tout en ses ouvrages, en eftet, est charmant et bien équilibré. Le pa-
pier et le format sont appropriés au sujet, l'impression est irréprochable,
le caractère, qu'on dit elzévirien et qui est bien moderne, bien nouveau,
est une trouvaille appartenant à notre pays et à notre temps. Enfin il n'est
pas jusqu'aux fleurons, à la lettre ornée et au cul-de-lampe qui ne soient
devenus en ses mains des ornements véritables, complétant agréable-
ment le texte.
Après cette énumération déjà longue, il me faudrait encore mention-
ner les belles publications de la maison Goupil, cette maison unique au
monde; il me faudrait parler des livres à images de M. Rothschild, des
étonnantes reproductions chromophotographiques de M. Dalloz; dire un
mot des miniatures lithographiques dont M. Curmer émaille ses pieuses
publications, et consacrer une mention aux catalogues et aux réimpres-
sions de M. Rapilly, qui, par certaines de ses publications, VArt au
xvni" siècle de M. de Concourt, par exemple, aussi bien que ses Recueils
d'estampes anciennes, se rattache à notre spécialité. Mais le temps nous
presse, et il nous faut encore visiter les sections étrangères.
11 est vrai qu'à côté de cette librairie française d'art, si vivante, si
énergique, si entreprenante, si heureuse dans ses choix, si abondante
dans ses productions, si prodigue et si variée dans ses illustrations, si
pleine de goût en un mot, la librairie d'art étrangère fait à l'exposition
une assez triste figure.
Quelques livres français, riches en images, translatés en anglais, ne
sont point un bagage qui soit suffisant pour nous arrêter en Angleterre.
On y pourrait, il est vrai, ajouter les admirables gravures du Graphie,
mais le Graphie est, comme V Art-Journal et le Portfolio, un périodique
illustré. Etant données nos prémisses, il échappe donc à notre appré-
ciation.
L'Allemagne se dérobe volontairement à notre étude, et son abstention
ne nous permet pas même de dire ce que nous savons des livres d'art
FRONTISPICE DESSINÉ PAR M. J. lACQ^UEMART.
Pour les « Causeries sur l'Art et la Curiosité », de M. E. Bonnaffé, éditées par M. A. Quantin.
5o2 LART MODERNE A L'EXPOSITION,
édités depuis dix ans à Leipzig et à Berlin. En dehors de ces pays, il nous
reste l'Autriche et la Hollande. Cette dernière nation possède des éditeurs
de goût, remplis de bon vouloir, mais auxquels les moyens d'action font
défaut. Leur langue est rebelle aux discussions artistiques, et leur public
national n'est pas assez étendu. Il leur faut donc nous emprunter la langue
française, et c'est pour leurs typographes une première difficulté. Quant
à l'illustration, ils ne sont guère mieux partagés, et là encore nous les
voyons avoir recours à des artistes du dehors.
Depuis dix ans, M. D. A. Thieme et M. Martinus Nihoff de la Haye,
ainsi que M. Sythoff, de Leyde, ont produit, malgré ces obstacles, des
ouvrages d'un mérite réel. Un seul d'entre ces trois éditeurs est repré-
senté au Champ de Mars par des livres d'art : c'est M. Sythofï, de Leyde.
11 nous a envoyé son Frans Hais, publication in-folio qui mérite tous
nos éloges. Le texte est signé par M. Vosmaer; les eaux-fortes portent
la signature de M. W. Unger, deux noms qui sont bien connus de nos
lecteurs.
M. Unger, ou plutôt le professeur Unger, comme on dit prétentieu-
sement en Allemagne, ne travaille pas exclusivement pour la Hollande.
Nous le retrouvons dans son pays, à Vienne, prêtant son concours à
M. H. O. Miethke. Cet éditeur, qui a envoyé au Champ de Mars un
exemplaire de sa Kaiser l. konigl. gemàlde-galevie, est, avec M. Cari
Geroldsohn, le seul libraire autrichien qui ait exposé des livres d'art. Les
Archaeologische iintersiichungen auf Samothrake et les Geschite der kais.
kon. Akademie der bildenden kiinste de ce dernier éditeur sont certes des
ouvrages très recommandables, mais il est fâcheux que la librairie d'art
étrangère ne soit pas représentée par des spécimens plus magnifiques et
plus nombreux.
Comme on en peut juger par ce trop rapide aperçu, la France tient la
tête dans la spécialité qui nous occupe. Elle est même de beaucoup en
avant dans ce concours international, et ses qualités reconnues de goût,
l'avantage de sa langue adoptée par toute l'Europe artistique, le groupe
compact d'artistes et d'exécutants de talent qui apportent leur concours à
ce genre de publications, semblent devoir lui maintenir longtemps encore
une écrasante supériorité.
Il s'en faut de beaucoup cependant que cette grande et précieuse
industrie des livres d'art ait, même chez nous, dit son dernier mot.
Des industriels éminents, nous en avons eu la preuve, mettent en ce
moment même à sa disposition des procédés nouveaux, dont l'indiscutable
LES LIVRES D'ART AU CHAMP DE MARS. 5o3
supériorité enfantera sous peu de véritables prodiges. Des libraires puis-
sants, jusque-là retenus par d'autres soins, lui ouvrent des lois nouvelles
et s'eflbrcent de lui créer un public considérable. Jamais, semble-t-il,
aucune industrie prospère ne s'est trouvée dans une plus merveilleuse
situation. Tout concourt donc à lui présager des destinées superbes,
justifiées par une succession d'œuvres irréprochables qui marqueront
leur place dans l'histoire de Tart universel.
HENRY HAVARD.
IRMURE DU X\
SIECLE, AU MUSEE I
(Dessin extrait de n l'Art pour tous ».)
TABLE DES GRAVURES
GRAVURES HORS TEXTE
Piges
MelpOMÈNE, EuteRPE, Clio, héliogravure de MM. Goupil, d'après un carton de M. Paul
Baudry pour une des peintures de l'Opéra . 2
Femme COVCBÉE, gravure au burin de M. Morse, d'après M. Heimer 14
IxiON, eau-forte de M. Delaunay, d'après son tableau 18
HÉRODIADE, eau-forte de M. Boilvin, d'après le tableau de M. H. Lévy 26
Portrait de mes enfant;, héliogravure de M. A. Durand, d'après un dessin de M. Paul
Dubois ,8
Mme PasCA, eau-forte de M. L. Elameng, d'après le tableau de M Bonnat . . 42
Portrait de M"" F***, eau-forte de M. L. Flameng, d'après le tableau de M. Carolus Duran. yo
Sabotiers dans le bois de Quimerch, eau-forte de M. C. Bernier, d'après son tableau. . . J2
Alexandre Dumas fils, eau-forte de M. Mongin, d'après le tableau de M. Meissonier ... 70
QlTAl DE Bercy en décembre, eau-forte de M. E. Von , d'après le tableau de M. Guillemet. 94
Flore, héliogravure de M. Baldus, d'après la sculpture de Carpeaux au pavillon de Flore
(Louvre) ■% ,02
Jeune Femme avec son fils, par .M. F. -A. Kaulbach, héliogravure de M. Dujardin, d'après
un dessin de l'artiste ,06
Platon et ses disciples, par .M. Knillé, héliogravure de Dujardin, d'après un dessin du
peintre 1,8
Une bonne affaire, par M. Knaus, héliogravure de M. Dujardin, d'après un dessin du
peintre 128
La Première poste, par M. J. Sant, eau-forte de M. Champollion, d'après le tableau du
peintre ,-6
Entrée de Charles-Quint a Anvers, héliogravure typographique de .M. Gillot. d'après un
carton de M. Makart lyr
Le Curé arbitre, par .M. A. GabI, héliogravure de .M. Dujardin, d'après un dessin du
peintre ,84
Le Charmeur de serpents, eau-forte de M. Boilvin, d'après un tableau de Fortuny . . . 194
Le Favori du Roi, eau-forte de Zamaco'is, d'après son tableau 204
Pierrette, par .M. R. .Madrazo, héliogravure de .M. Dujardin, d'après un dessin du peintre. 208
5o6 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
P-'Ses.
Bords de la Tamise, eau-forte originale de M. Evershed 222
(Kdipe, gravure au burin de M. F. Gaillard, d'après le tableau d'Ingres 228
L'Homme A l'œillet, gravure au burin de M. F. Gaillard, d'après Van F.yck 236
Eve, gravure au burin de M. Ach. Jacquet, d'après Antonio Bazzi. 270
La Dame au parasol, eau-forte de M. Boilvin, d'après Lancret 278
Le baron de Vicq, eau-forte de M. Waltner, d'après Rubens 296
AiGLiÈRE, exécutée par AL Froment .Meiirite, eiu-forte de M. F. Buhot 326
Trépied de Gouthière, reproduit par .M. Dasson, eau-forte de M. Jules Jacquemart. . . . 358
Table de style Louis XVI, exécutée par M. Beurdeley, eau-forte de M. J. Jacquemart . . 400
Torchère, exécutée par .M. Beurdeley, eau-forte de M. l.alauze . . 406
GRAVURES DANS LE TEXTE
Ces gravures oni été exécutées par MM. Bœl^el. Horelin, C/i-ipori, ValUtte. Midderigh. Jonnurd, Yves-
Bunet et Gillot, d'après les dessins de MM. J. Jacquemart, h". Gaillard., A. Gilbert, P. L lurent,
Goutpviller. D. Maillart, Toussaint, Félix Buhot, Reib:r, P. I.e Rat, de Mare, Ch. Durand, Kreuti-
berger, C. GUI cri, Saint- Elme Gautier. Morand et Garnier.
INTRODUCTION
Cadre emprunté à un manuscrit italien du XV^ siècle
COUP DŒIL A \'0L D'OISEAU SUR L'EXPOSITION UNn'ERSELLE
Apollon, tête de page d'après une sculpture de M. André Alhr pour une porte des Beaux-
.Arts au Palais du Champ de Mars (dessin de M. A. .Allar); Montant de la même porte
construite par M. Paul Sédille; le Bœuf, par M. Ca'in; le Rhinocéros, par M. A. Jacque-
mart; l'Afrique, par M. Delaplanche; Japonaise, par M. Aizelin; Porte des Beaux-Arts,
par .M. Paul Sédille; Cul-de-lampe tiré de la même porte : dessins des artistes. Pages i .1 16
LA PEINTURE FRANÇAISE
Tête de page, composée et dessinée par M. Jules Jacquemart; Sainte Geneviève, par M. Puvis
de Cha vannes, dessin de l'artiste; le Songe de sainte Cécile, par M. Baudry, d'après un
carton du peintre; David, par M. Delaunay, croquis de l'artiste; Hercule et l'Hydre de
Lerne, par M. Gustave Moreau, croquis de l'artiste; Sarpédon, par M. Henry Lévy; Mort
de Ravana, par M. Cormon, croquis de l'artiste; la Délivrance, par M. Joseph Blanc, cro-
quis de l'artiste; l'Excommunication de Robert le Pieux, par M. J.-P. Laurens, dessin de
l'artiste; Saint Jérôme, étude au crayon par M. Gérome; Emile de Girardin, par M. Caro-
lus Duran, dessin de l'artiste; Portrait de Mme ***^ par .M. F. Gaillard, dessin de l'artiste. 17 à 52
TABLE DES GRAVURES.
LA SCULPTURE
Tête de page et lettre L orjiées ; Athlète luttant avec un serpent python, par M. Leighton,
dessin de l'artiste; Thomas Carlyle, par M. Bo;hm, dessin de l'artiste; Buste de M. Ad.
Menzel, par M. Reinhold Bégas; l'Enlèveraent dos Sabines; par le même; Edward Jenner,
par M. Monteverde; l'Enfance de Bacchus, par Perraud; les Quatre Parties du monde, par
Carpeaux; .Groupe d'Ugolin, par le même, dessin de l'artiste; la Danse, par le même;
Lionne, par Barye, Thésée et le Centaure, par le même; Fragme.it de la Liberté, par
M. Bartholdi; M?"' Darboy, par M. Guillaume; le Jeune martyr Tarcisius, par M. Fal-
guière; le Secret d'en haut, par M. H. Moulin; le Serment dé Spartacus, par M. Barrias;
l'Education maternelle, par M. Delaplanche; le Génie des Arts, par M. Mercié, croquis de
l'artiste; Gloria Victis, par le même; Fleurs de Mai, par le même, croquis de l'artiste;
Berryer, par M. Chapu, dessin de l'artiste; Source de Poésie, par M. Guillaume; Narcisse,
par M. Paul Dubois; Ensemble du Tombeau de La Moricière, par !e même; Tête du
Rhinocéros de M. .A. Jacquemart, dessin de l'artiste 53
LES ECOLES ETRANGERES DE PEINTURE
.Allemagne. — Figure du « Crucifiement », par M. Gebhardt; Figure de « La Fonderie »,
par M. Menzel; Paysans politiquant, par M. Leibl; Solitude, par M. F. de Schennis;
Devant l'église, par M. de Bochmann ; Fragment du même tableau ; Fragment de la « Cène »
par M. Gebhardt; la Baraque de Foire, par M. Meyerheim; Groupe de la « Fête d'en-
fants », par M. L. Knaus. — Dessins des artistes d'après leurs tableaux loj e\ 130
Suède, Norvège, Danemark, Russie, Hollande, Belgique. — La Fête de Jeanne, par
M. Israels; les Pauvres de la plage, par le même; la Leçon de tricot, par M. Henkes;
une Vocation, par M. .A. Cluysenaer; la Campine, par M Coosemans; La Mère des
Gracques, par M. Mellery; l'Aube, par M. Hermans; Figure du tableau « Marie de Bour-
gogne implorant les échevins » et Figure de la « Folie de Hugo van der Goes », par
M. Wauters; le Géographe, par M. de Brackelaer; le Verger, par Miie Marie Collart;
l'Etalon, par M. Verwêe. — Dessins des artistes , 130 à ijo
Angleterre. — Le Capitaine Burton, par sir F. Leighton; Musique, par M. Armstrong;
Neige au printemps, par M. Boughton; l'.Amour et la .Mort, par M. Watts; « Venus renas-
cens », par M. Crâne; la Vieille Grille, par Walker; les Voisins, par M. Green; l'Appel au
travail, par M Robert Macbeth ; Perles, par M. Albert Moore; la Danse Pyrrhique, par
M. .Alma-Tadema ; Paysage, par M. Mark Fi.sher; Figure de « La dernière assemblée »,
par M. Herkomer lyi à 173
.Autriche-Hongrie. — Milton aveugle dictant le « Paradis perdu » à ses filles, par .M. .Mun-
kaczy, croquis de l'artiste 179
Italie. — Figures de « Westminster », par M. Nittis; Avant le tournoi, par M. .Marchetti ;
croquis des artistes 189 à 197
Espagne. — Vue prise à Grenade, par M. Rico, croquis de l'artiste 206
Cul-de-lampe, d'après Brébiette 214
5o8 L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
1,'ARCHITECTURE
Écussoii de la France surmontant la Porte d'Honneur du Palais du Champ de Mars; Vue
prise dans le pavillon central (en lettre); autre Écusson de la façade du Palais, dessins de
M. Hardy; Détails d'architecture du pavillon de la ville de Paris, dessin de M. Bouvard;
le Pavillon du Creuzot, dessin de l'architecte, M. Paul Sédille ; Cottage anglais, construit
par M. G. Redgrave, dessin de l'artiste; Façades de l'Amérique centrale et méridionale,
dessin de l'architecte, M. A. Vaudoyer; Cartouche dans le Pavillon belge, dessin de l'ar-
chitecte, M. Janlet ; Reproduction du cloître de Belem, près Lisbonne, dessin de M. Pas-
cal, architecte des galeries portugaises ; Porte de la mosquée de Bou-Médinc, à Tlemcen,
dessin de l'architecte, M. Wable; Pavillon des Forêts, par M. Etienne, dessin de l'artiste;
Tour du Trocadéro, dessin de l'architecte, M. Davioud; Trois dessins de M. Lameire,
d'après sa frise peinte dans la Salle des Fêtes du Trocadéro; Mascaron, en cul-de-lampe,
tiré du Trocadéro . 21 J à 26}
AQUARELLES. DESSINS ET GRAVURES
Tête de page d'après un dessin de Prudhon; Lettre S composée et dessinée par M. Cate-
nacci ; « Buvons à la santé des absents », aquarelle et dessin de Walker; le Parc d'.\rundel,
par M. E. Collier, dessin de l'artiste; Gravure de M. Vallette d'après « Diane de Poitiers »
et le « Triomphe de Diane », cirtons de M. Faivre-Duffer pour le château d'Anet; Gra-
vure de M. Bœtzel d'après la « Jeune fille gardant les vaches » de M. Jules Breton ; Gravure
de M. Chapon d'après « la Fontaine de Jouvence », de M. Ehrmann; Gravure de M. Mid-
derigh, d'après la « Prise de Corinthe » de M. Tony Robert-Fleury ; Gravure de M. Jon-
nard, d'après 0 Les Vendanges à Rome « de M. Alma-Tadéma; Gravure de M. Chapon,
d'après un plafond peint par M. Baudry 264 à 305
L'ORFÈVRERIE ET LA BIJOUTERIE
Cadre en argent ciselé (exposition de M. Odiot). — Exposition de M. Fannière : Bellérophon
combattant la Chimère; Broc en argent ciselé. — Exposition de M. Christofle : Le
Triomphe d'Amphitrite, pièce de milieu d'un surtout de table; Néréide, bout de table du
même surtout; Pièces d'un service à café; Torchère, Vases et meubles de styh japonais;
Vase en bronze incrusté; Vase de style japonais: Plateau de cuivre; Coffret en bronze. —
Exposition de M. Poussielgue-Rusand : Ostensoir du Sacré-Cœur; Chasse dans le style du
xive siècle. — Le Paradis perdu, bouclier composé par M. Morel-Ladeuil et exécuté par
M. Elkington. — Exposition de M. Armand Calliat : Rosace de l'ostensoir de N.-D. de
Lourdes; Crosse du cardinal Pitra. — Exposition de M. E. Froment-Meurice : Coffret en
cristal ; Candélabre en argent et eji ivoire. Bague de Pie IX. — Exposition de M. Odiot :
Candélabre d'un surtout de table; Vase donné en prix par le Jockey-Club. — Exposition
de M. Duron : Aiguière en cristal de roche. — Exposition de M. Hubert : Vase en cristal
de roche. - Exposition de M. Boucheron : Montre en acier ciselé. — Exposition de
M. Massin : Fleur de Narcisse; Epingle de coiffure et Ornement de col. — Exposition de
M. Fouquct : Diadème en brillants; Châtelaine. — Exposition de M. Téterger : Chute-
TABLE DES GRAVURES. 509
laine en diamants; Bracelet; Nœud de brillants. — Cul-de-lampe tiré dune couverture
d'album exécutée par M. Odiot. — Lettre F, à la devise de M. Falize. — Exposition de
M. Falize : Bas-relief de Marguerite de Foix; Horloge en ivoire; Pendant de col. — Saint
Georges terrassant le dragon, pendant de col en or, exécuté par M. Falize d'après un
dessin d'.4. Durer 304 à 348
LES BRONZES
Buste de Henri Regnault, par M. Degearge, bronze exposé par M. Barbedienne.— Exposition
de M. Dasson : Bureau de Louis XV face et revers (copie du meuble du Musée du Louvre);
Cheminée en marbre et bronze; Bureau en bronze doré et laque; Table de style Louis XVI;
Cariatide et Frises de ce meuble. — Exposition de M. Barbedienne : Bronzes d'après la
Jeanne d'.Arc, de M. Chapu, le Chanteur florentin de M. Dubois, et le Louis XIII, de Rude;
Trépied en bronze; Vase en bronze; Flambeaux Louis XVI en argent; Vase antique en
argent (copie d'un vase du musée de Saint-Germain); Plat eu émail cloisonné. — Exposi-
tion de M. Servant : Vase de « l'Age d'or » en bronze ; Sémiramis, sculpture de
M. Hébert. — Exposition de M. Houdebine : Candélabre Louis XVI, en bronze doré 349
LES MEUBLES
Exposition de MM. Collinson et Lock : Buffet de salle à manger. — Exposition de M. Four-
dinois : Porte en bois sculpté; Meuble de style Renaissance : Porte de galerie, dessinée par
M. Paul Sédille; Coffre à bijoux. — Exposition de M. Beurdeley : Candélabre, console
et buffet. — Exposition de M. Sauvresy : Crédence en style Renaissance 386 à 407
CERAMIQUE
Décors à la corne et au carquois de la faïencerie rouennaise (en lettre et cul-de-lajiipe) ;
Deux dessins d'après un tympan en terre émaillée, exposé par MM. Virebent, de Tou-
louse; Vase à décor japonais et Vase à fond bleu, exposés par M. E. Collinot; deux Vases
de Sèvres, composés par M. Chéret pour le foyer de l'Opéra ; Vase et Plat en faïence, expo-
sés par M. Deck; Pièces de faïence de style Renaissance, exposées par M. H. Boulenger;
divers Vases en imitation en cristal de roche, Lampe et Coffret, exposés par la cristallerie
de Baccarat 408 à 437
LES TISSUS ET LES BRODERIES
Lettre L tirée de motifs de broderie suédoise; Dix dessins d'après les tissus et broderies
exposés par MM. Dracksler, .Mathevon et Bouvard, Chocquel, Danthoine, Mainceat,
Lefebvre, Pagny et Biais et Rondelet 438 à 457
5io L'ART MODERNE A L'EXPOSITION.
TAPISSERIES DES MANUFACTURES NATIONALES
Tapisseries des Gobelins, d'après la « Séléné » de M. Machard et la » Pénélope » de
M. Maillart 458 à 460
LE JAPON A PARIS
Tête de page dessinée par M. F. Régamey pour les « Proniejiades japonaises » de M. Gui-
met; Huit dessins japonais, paysages et figures, tirés d'albums de la collection de
M. Ph. Burty 461 à 488
LES LIVRES D'ART
Animaux conduits au sacrifice, bas-relief trouvé près de la colonne de Phocas, bois extrait
de « l'Histoire des Romains » (Hachette, éditeur) ; Lettre L tirée de « l'Histoire de la
faïence de Delft » ( Pion, éditeur); Vase antique en marbre blanc. Vase de Suger et Pièce
d'armure du xvi<> siècle, dessins extraits de « l'Art pour Tous « (Morel et Cio, éditeurs) ;
Chandelier en cuivre du xye siècle; Buste d'homme en terre cuite du xv^ siècle; Bouteille
en émail peint du xvi" siècle, dessins de M. J. Jacquemart extraits de « l'Histoire du mo-
bilier » ( Hachette, éditeur); Frontispice dessiné par M. J. Jacquemart pour les « Cause-
ries sur l'Art et la curiosité » (Quantiji, éditeur) 489^503
TABLE DES MATIÈRES
Pages.
Introduction v
Coup d'œil a \ol d'oiseau sur l'Exposition universelle, par M. Louis
Gonse i
La peinture française, par M. Paul Mantz 17
La sculpture, par M. Anatole de Montaiglon 53
Les ECOLES étrangères de peinture :
I. Q.illemagne. — Suède. — Norvège. — Danemark. — Russie. —
Hollande. — Belgique. — Qângleterre, par W. Duranty .... 105
IL Q/iutriche. — Hongrie. — Italie. — Grèce — Suisse. — Espagm.
— Portugal. — Etats-Unis, par M. Paul Let'ort 174
L'architecture au Champ de Mars et au Trocadero, par M. Paul Sédille. 215
Aquarelles, dessins et gravures, par M. Alfred de Lostalot 264
Les industries d'art au champ de mars :
I. Orfèvrerie et Bijouterie, par M. L. Falize rîls 304
II. Les Bronzes, par M. L. Falize tils 349
III. Les Meubles, par M. Marius Vachon 386
W . La Céramique, par M. A. R,. de Liesville 408
V. La Verrerie, par M. A. R. de Liesville 430
VI. Les Tissus, les Broderies et les Tapisseries, par M. Th. Biais . . . 438
Le Japon a Paris, par M. Ernest Chesneau 455
Les Livres d'art, par M. Henry Havard 489
Table des Gravures 505
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G7 de 1878
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