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Full text of "L'art moderne à l'Exposition de 1878"

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L'ART    MODERNE 


A    L'EXPOSITION    UNIVERSELLE    DE    1878 


PUBLICATION  DE  LA  GAZETTE  DES  BEAUX-ARTS 


LART  MODERNE 


L'EXPOSITION  DE  1878 


MM.    TH.    BIAIS,    ERNEST   CHESNEAU 

DURANTY,    L.    FALIZE    FILS,  LOUIS  GONSE,  HENRY  HAVARD 

PAUL     LEFORT,    ALFRED    DE    LOSTALOT,     PAUL    MANTZ,     ANATOLE    DE    MONTAIGLON 

A.-R.    DE    LIESVILLE,    PAUL    SÉDILLE    ET    MARIUS    VACHON 

Sous  la  direction  de   i\I.    LOUIS   GONSE 

Rédacteur  en  chef  de  la  Gazelle  des  Beam-Aris 


PARIS 

A.     QUANTIN.     IMPRIMEUR-ÉDITEUR 

7,     RUE     SAINT-BENOIT 
M   DCCC  LXXIX 


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INTRODUCTION' 


Nous  pourrions  nous  dispenser  de  présen- 
ter au  public  ces  deux  volumes,  publiés  par  la 
Ga{ette  des  Beaux-Arts  sur  les  arts  du  dessin  et 
du  décor  à  rE.\position  universelle  de  1878.  Ils 
se  recommandent  d'eux-mêmes,  et  par  le  sujet  et 
par  les  noms  des  écrivains  qui  leur  ont  apporté 
leur  concours,  et  aussi  —  il  nous  sera  pardonné 
de  récrire  —  par  le  nom  de  la  Revue  qui  les 
édite;  ils  s'expliquent  par  leur  titre.  Nous  ne  vou- 
lons donc  rien  écrire  qui  ressemble  à  une  préface, 

I.  Nous  croyons  devoir  maintenir  cette  introduction  telle 
qu'elle  a  paru  en  tête  de  la  première  édition  de  cet  ouvrage,  don": 
le  succès  a  été  si  vif  qu'il  n'a  pu  en  être  mis  dans  le  commerce 
qu'un  petit  nombre  d'exemplaires  aussitôt  épuisés. 


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V,  INTRODUCTION. 

mais  nous  tenons  à  marquer  en  quelques  mots  le  but  vers  lequel  nous 
avons  tendu,  en  même  temps  que  les  difficultés  que  nous  avons  ren- 
contrées pour  donner  une  forme  un  peu  équilibrée  à  une  matière  d'une 
richesse  et  d'une  variété  immenses;  nous  tenons  surtout  à  rendre  un 
chaleureux  hommage  au  dévouement  de  tous  nos  collaborateurs.  Chacun 
d'eux  a  droit  à  notre  vive  gratitude.  Si  nous  n'avions  pu  compter  sur 
leurs  efft)rts  individuels,  sur  leur  aide  amicale,  il  nous  eût  été  interdit 
de  tenter  une  si  rude  besogne,  n'ayant  devant  nous  qu'un  espace  de  six 
mois.  Nous  devons  également  remercier  les  propriétaires  de  la  Galette 
pour  la  confiance  qu'ils  nous  ont  accordée  et  pour  la  libéralité  avec 
laquelle  ils  nous  ont  en  quelque  sorte  donné  carte  blanche.  Dès  qu'il 
leur  a  été  permis  d'apprécier  l'importance  artistique  que  devait  prendre 
l'Exposition  de  1878,  ils  n'ont  pas  hésité  à  associer  la  Galette  des  Beaux- 
Arts  à  ce  grand  concours  du  génie  humain.  L'Exposition  de  1867  avait  été 
magnifique;  celle  de  1878  devait  l'être  bien  davantage,  particulièrement  en 
ce  qui  concerne  les  manifestations  infinies  de  la  production  artistique,  qui 
semble  maintenant  avoir  enfiévré  tous  les  peuples  civilisés.  SouS  ce  rap- 
port, notre  Exposhion  a  été  d'un  prodigieux  enseignement.  On  a  pu  senfir 
dès  le  début  qu'un  ensemble  aussi  gigantesque  serait  impossible  à  recon- 
stituer de  longtemps,  et  que  le  dernier  mot  des  expositions  universelles 
allait  être  dit.  La  Galette  des  Beaux-Arts,  dont  l'autorité  s'appuie  aujour- 
d'hui sur  vingt  années  d'existence,  se  devait  de  ne  point  reculer  devant  la 
tâche  qui  s'offrait  à  elle.  Elle  avait  publié,  lors  des  fêtes  du  Centenaire, 
en  1876,  VŒupre  et  la  Vie  de  Michel- Ange  ;  elle  a  voulu  célébrer  les 
Beaux-Arts  et  les  Arts  décoratifs  à  l'Exposition  universelle  de  1878,  en 
leur  consacrant  une  étude  sérieuse,  étendue,  en  rapport  avec  l'importance 
exceptionnelle  qu'ils  y  avaient  prise. 

Notre  but  a  été,  en  éliminant  et  en  condensant,  d'embrasser  les  faces 
principales  de  l'Exposition,  au  double  point  de  vue  de  l'art  ancien  et  de 
l'art  moderne.  Nous  avons  divisé  l'Exposition  en  sections,  d'après  le 
mode  de  classement  adopté,  confiant  chacune  de  ces  sections  à  un  colla- 
borateur spécial.  Nous  en  avons  réduit  quelques-unes,  volontairement 
négligé  quelques  autres,  et  cherché  dans  leur  juxtaposition  le  plus  d'har- 
monie qu'il  nous  a  été  possible.  Pour  la  production  moderne,  c'est  l'im- 
portance relative  des  dillérents  arts  qui  nous  a  guidé.  Pour  l'art  ancien, 
nous  avons  ajouté  à  cet  ordre  dominant  un  ordre  non  moins  néces- 
saire, et  qui,  défait,  avait  été  fort  méconnu,  l'ordre  chronologique.  Nous 
avons  donné  le  pas  à  Tart  moderne,  cela  se  conçoit  :  il  était  la  raison 


INTRODUCTION.  vu 

d'être  et  le  fond  même  de  l'Exposition.  Si  Fart  rétrospectif  a  pris  dans 
nos  volumes  un  développement  égal,  c'est  que  l'accessoire  est  devenu 
presque  le  principal,  en  raison  de  la  merveilleuse  perfection  des  objets 
exposés,  de  leur  beauté  artistique  et  des  enseignements  qui  en  résultaient. 

Dans  la  Gaiette,  où  tous  ces  différents  articles  ont  paru  d'abord, 
c'est  le  hasard  de  la  mise  en  œuvre  et  de  l'achèvement  qui  nous  a  dominé; 
nous  n'avons  pas  suivi  de  méthode  particulière.  Ici,  au  contraire,  après 
avoir  été  revus  par  leurs  auteurs  et  remaniés  par  nous,  puis  enrichis  d'un 
grand  nombre  d'illustrations  nouvelles,  ils  ont  été  coordonnés  d'après  le 
plan  que  nous  nous  étions  tracé  au  début  et  dont  nous  venons  d'indiquer 
l'esprit. 

Pour  l'art  moderne,  disons-nous,  c'est  l'importance  relative  des  diffé- 
rents groupes  qui  nous  a  guidé,  et  par  là  nous  entendons  leur  impor- 
tance, à  rExposition  même,  leur  richesse  et  leurs  éléments  de  succès  sur 
la  grande  masse  du  public.  Par  suite,  les  arts  plastiques  ont  eu  une  part 
prédominante.  Il  est  certain  qu'ils  ont  été  l'honneur  du  Champ  de  Mars. 
Et  dans  les  arts  plastiques,  c'est  la  peinture  qui  a  occupé  le  premier  rang. 
Nous  avons  donc  été  entraîné  à  donner  une  place  considérable  aux  diffé- 
rentes écoles  de  peinture,  surtout  à  l'Angleterre,  à  l'Allemagne  et  à  la 
France,  en  commençant '  par  cette  dernière.  Pour  les  mêmes  raisons, 
nous  avons  fait  suivre  la  peinture  par  la  sculpture,  puis  par  l'architec- 
ture; ce  qui  est  le  renversement  de  l'ordre  naturel.  Nous  avons  donné 
ensuite  assez  d'étendue  à  l'étude  sur  la  gravure,  qui  a  été  toujours  l'un 
des  domaines  préférés  de  la  Gaiette  et  l'un  de  ses  moyens  d'action.  Nous 
n'avons  pas  pu  oublier  que  la  Gaiette  a  vu  éclore  chez  elle  les  talents  les 
plus  appréciés  de  l'école  moderne,  et,  pour  ne  citer  que  les  principaux, 
M.  Jacquemart,  qui  a  obtenu  une  grande  médaille  d'honneur,  MM.  Gail- 
lard, Flameng  et  tant  d'autres  que  nous  pourrions  nommer.  Aussi  avons- 
nous  ajouté  à  ces  volumes  quelques-unes  de  leurs  planches  les  plus 
remarquables  parmi  celles  qui  étaient  exposées.  De  M.  Gaillard,  notam- 
ment, nous  donnons  trois  chefs-d'œuvre  qui  resteront  parmi  les  plus 
fortes  et  les  plus  originales  productions  de  l'art  français  :  l'Œdipe, 
l'Homme  à  l'œillet  et  le  Gattamelata.  Parmi  les  arts  décoratifs,  c'est  l'or- 
fèvrerie qui  a  été  le  plus  amplement  étudiée;  la  variété,  le  charme  et  le 
caractère  tout  artistique  de  ses  produits  lui  assignaient  le  premier  rang. 
Après  elle,  après  la  céramique,  les  bronzes,  les  meubles  et  les  tissus,  puis 
les  livres  d'art,  qui  eussent,  sans  doute,  mérité  plus  que  nous  ne  leur 
avons  donné,  nous  avons  cru  pouvoir  restreindre  un  sujet  dont  l'étude  se 


VIII  INTRODUCTION. 

présente  sans  cesse  à  nous  et  négliger  quelques  productions  secondaires 

ou  disséminées  de  l'art  décoratif. 

Pour  les  sections  rétrospectives,  qui  sont  étudiées  dans  notre  second 
volume,  la  besogne  a  été  plus  délicate  et  plus  longue,  en  raison  de  l'ab- 
sence si  unanimement  déplorée  et  si  inexcusable  de  catalogues  officiels, 
en  raison  aussi  des  difficultés  que  nous  avons  rencontrées  pour  obtenir 
les  autorisations  nécessaires  aux  photographes  et  aux  dessinateurs.  Par- 
tout où  cela  s'est  trouvé  possible,  .sans  allaiblir  l'enchaînement  harmo- 
nique de  nos  travaux,  nous  avons  suivi  l'ordre  chronologique  en  com- 
mençant par  l'Egypte  antique.  Si  nous  avons  fait  passer  les  études  sur  la 
plastique  avant  les  études  sur  les  arts  mineurs  du  moyen  âge  et  de  la 
Renaissance,  c'est  une  raison  de  préséance  de  sujet.  On  nous  pardonnera 
d'avoir  été  à  l'essentiel  et  d'avoir  fait  de  nécessité  vertu,  en  laissant  de 
côté  trois  ou  quatre  sections,  desquelles  il  y  aurait  eu  trop  ou  trop  peu  à 
dire,  —  comme  les  monnaies,  les  instruments  de  inusique,  les  livres  et 
les  reliures,  les  travaux  de  la  commission  des  monuments  historiques,  — 
et  en  effleurant  à  la  hàtc  certains  sujets,  pour  donner  plus  d'ampleur  à 
ceux  qui  étaient  plus  nouveaux  ou  d'un  intérêt  artistique  plus  général. 

Nous  avons  la  modestie  de  penser  que  notre  œuvre  n'est  ni  irrépro- 
chable, ni  même  satisfaisante,  à  plus  forte  raison  complète.  Mais  nous 
avons  la  conscience  de  navoir  point  épargné  nos  efforts  et  la  certitude  de 
ne  redouter  aucune  comparaison  avec  ce  qui  a  pu  être  fait  ailleurs. 


COUP   D^ŒIL   A   VOL   DOISEAU 


L'EXPOSITION     UNIVERSELLE 


sceptiques,   les   méfiants, 


Onze  ans  après  une  Exposition  dont  la 
splendeur  et  les  succès  semblaient  ne  pas 
pouvoir  être  dépassés,  au  lendemain  d'une 
des  guerres  les  plus  malheureuses  qui  aient 
frappé  un  peuple,  sous  le  coup  de  tous  les 
désastres  et  de  toutes  les  ruines  causés  par 
la  plus  terrible  des  invasions  étrangères,  im- 
médiatement suivie  d'une  guerre  civile  sans 
précédent,  en  proie  aux  déchirements  de  sa 
poUtique  intérieure,  avec  la  menace  toujours 
présente  d'une  conflagration  européenne,  la 
France,  dans  un  effort  de  redressement  su- 
perbe, a  osé  convier  l'univers,  c'est-à-dire 
tout  ce  qui  sur  cette  terre  travaille  et  pro- 
duit, à  un  rendez-vous  plus  solennel,  plus 
grandiose,  plus  largement  international  que 
celui  de  1867;  elle  a  pensé  qu'on  pouvait 
faire  encore  plus  grand  et  plus  beau,  et  que, 
même  après  1867,  les  Expositions  univer- 
selles n'avaient  pas  dit  leur  dernier  mot.  Les 
voire  les  hostiles,  n'ont  pas   manqué  à  cette 


2  LWRT    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

reuvrc  d'une  hardiesse  presque  inquiétante.  La  France  cependant  a  osé; 
son  appel  a  été  entendu  et  écouté,  le  monde  entier,  à  part  quelques 
abstentions  prévues,  est  venu  à  elle,  et  la  troisième  Exposition  univer- 
selle de  Paris,  en  dépit  de  tous  les  retards,  de  tous  les  obstacles  et, 
disons-le.  de  toutes  les  mauvaises  volontés,  a  été  ouverte  à  la  date 
fixée,  le  i"  mai  1878.  Paris  a  fait  une  nouvelle  fois  honneur  à  sa 
vieille  devise.  Le  vaisseau  de  son  Exposition,  après  bien  des  tempêtes,  se 
dresse,  calme,  imposant,  magnifique,  et  le  frémissement  de  ses  mille  ori- 
flammes jette  la  gaieté  sur  Thorizon  de  la  grande  ville.  La  colossale  entre- 
prise a  réussi,  et  doublement,  en  raison  de  son  importance  et  des  diffi- 
cultés qu'elle  a  dû  surmonter;  son  succès  sera  immense,  —  immense, 
entendez  bien;  il  Test  déjà.  Le  i"  mai  1878  restera  une  des  dates  glorieuses 
de  l'histoire  de  Paris  et  aussi  de  la  France.  Tous  ceux  qui  ont  assisté  à 
l'élan  spontané  de  ces  deux  millions  d'âmes  ne  l'oublieront  jamais.  Paris 
n'avait  pas  connu  la  joie  depuis  bientôt  dix  ans,  et  sa  joie  était  bien  légi- 
time, car  la  victoire  remportée  était  celle  de  la  paix,  du  travail  et  de  la 
solidarité  entre  les  peuples;  celle-là,  du  moins,  n'appellera  ni  haines  ni 
représailles.  La  France  en  sortira  plus  unie  et  plus  sympathique.  Grou- 
pons-nous donc  sans  arrière-pensée  autour  de  cette  œuvre  nationale;  joi- 
gnons nos  communs  efforts  pour  augmenter  s'il  est  possible  son  intérêt  et, 
par  suite,  son  succès  ;  oublions  pour  six  mois  nos  querelles  et  nos  ressen- 
timents, et  surtout  nos  petites  rancunes;  pensons  enfin  que  l'Exposition 
doit  être  pour  tous  une  trêve  féconde. 

Le  plan  adopté  est  superbe,  personne  ne  saurait  le  nier.  S'il  n'a  pas 
le  piquant  des  lignes  courbes  de  celui  de  1867,  il  a  plus  d'assiette;  il  est 
plus  noble  et  plus  vaste.  Les  lignes  droites  et  les  intersections  rectangu- 
laires sont  peut-être  plus  monotones,  mais  elles  ont  mille  avantages  qui 
les  rendent  préférables,  en  outre  de  l'ampleur  et  de  la  majesté  des  perspec- 
tives. Tout  d'abord  la  surface  disponible  s'est  trouvée  doublée,  sans 
compter  le  supplément  d'espace  qui  a  été  fourni  par  l'adjonction  des  jar- 
dins et  du  nouveau  palais  du  Trocadéro.  Quant  à  la  transformation  des 
pentes  du  Trocadéro  et  à  leur  entrée  architecturale  dans  le  plan  d'en- 
semble de  l'Exposition,  c'est  l'inspiration  maîtresse  de  l'œuvre.  Cet  agran- 
dissement subit  du  cadre,  qui  a  permis  de  faire  entrer  en  scène,  ou  pour 
mieux  dire  d'ajouter  au  spectacle,  une  haute  et  large  terrasse,  un  pont,  un 
grand  fleux'e  et  tout  le  panorama  d'une  ville  immense,  est  une  idée  de 
génie,  quel  que  soit,  du  reste,  le  mérite  des  constructions  qui  font  décor. 


COUP    D'ŒIL    A    VOL    D'OISEAU.  3 

■On  a  voulu  faire  grand,  on  a  fait  en  même  temps  pittoresque,  et  d'une 
façon  qui  ne  nuit  point  au  souvenir  si  vif  laissé  par  1867  ;  on  a  fait  autre. 
Cette  division  en  deux  membres  bien  distincts  et  cependant  intimement 
liés  pour  l'œil,  puisque  le  fleuve  seul  les  sépare,  entraîne  partout  une  di- 
vision logique  et  excellente  :  dans  la  plaine,  le  provisoire,  Téphémére,  la 
vie,  l'activité  civilisatrice,  c'est-à-dire  l'industrie  et  Fart  modernes;  sur  la 
hauteur,  le  définitif,  ce  qui  doit  survivre  à  cette  fête  de  six  mois,  c'est-à- 
dire  le  calme,  le  repos,  l'art  ancien  et  ses  manifestations  infinies,  des  jar- 
dins verdoyants,  un  palais  gigantesque.  Pour  un  tel  plan,  cinquante  mil- 
lions de  francs  ont  été  nécessaires,  le  double  de  ce  qu'un  régime  qui  ne 
passait  pas  pour  économe  avait  dépensé  en  1867.  La  France,  comme  on 
voit...  nous  allions  dire  la  République,  a  bien  fait  les  choses. 

Le  palais  du  Trocadéro  a  la  forme  d'un  fer  à  cheval  très  ouvert,  dont 
les  deux  bras  avancent  vers  le  Champ  de  Mars  ;  il  occupe  toute  la  largeur 
de  la  terrasse.  Au  centre  et  faisant  saillie  à  l'intérieur  du  fer  à  cheval, 
comme  une  abside  d'église,  se  trouve  la  grande  salle  des  concerts,  flan- 
quée de  deux  tours  qui  n'ont  pas  moins  de  quatre-vingt-deux  mètres  de 
haut.  Tout  l'ensemble  de  la  construction,  qui  est  l'œuvre  de  MiVL  Davioud 
et  Bourdais,  est  d'un  style  gréco-byzantin  un  pieu  hybride,  mais  qui  du 
moins,  pour  les  détails  de  la  décoration,  est  emprunté  à  notre  belle  archi- 
tecture romane  du  Midi.  Les  tours,  qui  sont  d'une  grande  fermeté  de 
silhouette,  rapipellent  un  peu  la  tour  du  Palais-Vieux,  à  Florence.  Les 
deux  ailes  sont  des  galeries,  à  colonnades  extérieures,  assez  basses,  se 
découpant  en  blanc  sur  un  fond  de  muraille  d'un  beau  rouge  piompéien. 
L'appareillage  du  monument  est  tout  entier  en  pierres  roses  et  blanches 
alternées,  comme  les  églises  de  l'Auvergne,  et  en  matériaux  de  choix. 
Quelques  dorures  sur  les  combles,  quelques  motifs  d'incrustations  en 
mosaïque,  grecques  et  fleurons,  complètent  la  polychromie  de  l'édifice. 

Nous  n'avons  point  à  juger  aujourd'hui  une  œuvre  aussi  vaste  ;  nous 
nous  permettrons  seulement  de  faire  deux  remarques  :  l'une,  qui  sera  un 
éloge,  c'est  que  l'idée  mère  du  plan,  nous  voulons  dire  la  forme  en  fer  à 
cheval,  est  excellente;  l'autre,  qui  sera  une  critique,  c'est  qu'il  est  bien 
difficile  de  considérer  autrement  que  comme  un  contre-sens  architectural 
la  rotondité  centrale,  ou  plutôt  ventrale,  comme  le  disait  avec  à  p)rop>os 
notre  ami  Duranty,  qui  vient  couper  en  deux  la  belle  ligne  des  colonnades. 
Nous  savons  que  certaines  nécessités  ont  commandé  à  MAL  Davioud  et 
Bourdais  de  mettre  ainsi  la  charrue  devant  les  bœufs,  mais  ce  n'est  pas 
une  excuse  suffisante  à  nos  yeux.  Quoi  qu'il  en  soit,  l'œuvre  reste,  mal- 


4  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

gré  tout,  grandiose,  et,  à  ne  considérer  que  la  bâtisse,  le  palais  du  Tro- 
cadéro,  construit  en  l'espace  de  dix-huit  mois,  ainsi  que  le  Champ  de 
Mars,  est  en  ce  genre  le  plus  grand  tour  de  force  qui  se  soit  produit. 
C'est  la  preuve  la  plus  extraordinaire  de  ses  ressources  qu'ait  encore 
donnée  l'industrie  parisienne.  Cela  suppose  un  outillage  matériel  et 
intellectuel  prodigieux.  Il  convient  de  dire  en  même  temps  que  les 
architectes  ont  été  remarquablement  secondés  par  deux  hommes  des  plus 
capables,  M.  Raulin,  inspecteur  des  travaux,  et  M.  Masselin,  entrepre- 
neur. 

La  façade  extérieure,  qui  regarde  l'avenue  du  Roi-de-Rome,  produit 
tout  d'abord,  par  sa  simplicité  robuste,  une  rare  et  forte  impression.  Au 
point  de  vue  de  la  vraie  grandeur,  le  revers  est  peut-être  plus  beau  que  la 
face.  Cette  première  impression  ne  se  dément  pas  lorsque  l'on  pénètre 
dans  les  grands  vestibules  à  colonnes  trapues,  en  marbre  du  Jura,  qui 
traversent  le  monurnent  et  conduisent  immédiatement  le  visiteur  à  l'un 
des  plus  beaux  panoramas  du  monde.  Ces  vestibules  ouverts  ont  vrai- 
ment un  caractère  superbe.  Les  colonnes  à  chapiteau  roman,  à  base  écra- 
sée, sont  d'un  galbe  tout  à  fait  résistant.  Si  le  reste  du  palais  était  à  ce 
diapason,  MAL  Davioud  et  Bourdais  eussent  fait  un  chef-d'œuvre.  Nous 
rencontrons  en  passant  le  fameux  groupe  en  bronze  de  AL  Gérôme,  les 
Gladiateurs.  Au-dessus  sont  les  salles  de  conférences  qui  serviront  en 
même  temps,  paraît-il,  à  l'exposition  des  Portraits  historiques,  exposition 
qui  sera  du  plus  haut  intérêt,  malgré  qu'elle  ait  subi  de  fâcheuses  aven- 
tures. On  sait,  en  effet,  qu'elle  devait  occuper  les  premières  salles  des 
pavillons  des  Beaux-Art;:,  au  Champ  de  Mars  ;  or  on  n'avait  pas  pensé 
que  la  sculpture,  notre  gloire  artistique  la  plus  incontestée,  n'avait  pas 
d'emplacement  digne  d'elle,  digne  de  nous,  et  que  sur  le  tard  elle  se  re- 
gimberait. Dans  le  vestibule  de  gauche  s'ouvre,  ou  mieux  s'ouvrira  au 
futur,  l'aile  du  palais  consacrée  au  rétrospectif  français;  dans  celui  de 
droite,  l'aile  consacrée  au  rétrospectif  de  l'étranger.  On  voit  que  la  logique 
du  plan  d'ensemble  n'a  été  perdue  de  vue  dans  aucun  détail.  Quant  à  la 
salle  des  concerts,  qui  est  la  plus  grande  salle  de  la  France  et  la  plus 
grande  du  monde  avec  l'Albert  Hall  de  Londres,  on  peut  dès  maintenant 
préjuger  qu'elle  sera  des  plus  magnifiques  tant  par  l'ampleur  monumen- 
tale de  ses  proportions  que  par  la  bonne  tenue  de  sa  décoration,  ors  sur 
fond  rouge.  Elle  pourra  contenir  de  six  à  sept  mille  spectateurs;  sa  cou- 
pole colossale  mesure  cinq  mètres  de  diamètre  de  plus  que  celle  de  Saint- 
Pierre  à  Rome.  L'archivolte  de  la  scène  est  ornée  d'une  peinture  murale 


COUP    D'ŒIL    A    VOL    D'OISEAU.  5 

de  M.  Lameire.  Au  sommet  des  combles,  la  Rcnomince  de  M.  Mercié 
déploie  sur  le  ciel  ses  ailes  d'or. 

Du  milieu  du  palais  du  Trocadéro  s'échappe  une  grande  cascade, 


BOEUf,     PAR     M.     CAIN. 

(Dessin  dt-  l'aitiste.) 


imitée  du  château  d'eau  de  Saint-Cloud  ;  on  a  reproché  à  cette  cascade, 
d'abord  de  ne  pas  être  assez  monumentale,  ensuite  de  se  relier  médiocre- 
ment à  l'architecture.  Le  premier  reproche  nous  semble  peu  fondé;  le  se- 
cond est  plus  juste.  Il  était,  en  effet,  fort  ditiîcile  de  faire  sortir  une  cascade 


6  LART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

d'une  abside  sans  avoir  Tair  de  livrer  passage  à  une  gigantesque  fuite 
d'eau.  Ceci  pjsé,  convenons  que  les  détails  décoratifs  de  cette  cascade 
sont  des  plus  heureux,  et  qu'elle  s'épanouit  fort  bien.  Le  bassin  final  n'a 
pas  moins  de  soixante-dix  mètres  de  large.  Le  marbre  s'y  mêle  très  agréa- 
blement à  la  pi^jrre  blanche  et  à  la  fonte  dorée.  La  terrasse  à  bossage  qui 
la  couronne  et  qui  sert  de  grotte  est  animée,  dans  le  bas,  par  deux  figures 
allégoriques  en  pierre  de  roche,  Y  Air  et  ÏEaii,  par  MM.  Thomas  et 
Cavelié  ;  au  sommet,  par  six  figures  assises,  de  grandes  dimensions,  repré- 
sentant les  six  parties  du  monde  :  V Amérique  du  Nord,  par  M.  HioUe, 
V Amérique  du  Sud,  par  AL  Millet,  V Afrique,  par  M.  Delaplanche,  VOcéa- 
nie,  par  M.  Mathurin  Moreau,  VAsie,  en  Japonaise,  par  M.  Falguière, 
et  V Europe,  cuitlee  d'un  casque  grec,  par  M.  Schœnewerck.  Entre  ces  six 
représentantes  de  notre  globe,  nous  nous  permettons  de  préférer  celles  qui 
sont  dues  au  ciseau  de  MM.  Delaplanche  et  Falguière.  Quant  à  la  cascade 
elle-même,  elle  est  cantonnée  dans  ses  angles  inférieurs  par  quatre  pièces 
également  en  fonte  dorée.  Tous  ceux  qui  ont  mis  le  pied  à  l'Exposition 
ont,  sans  aucun  doute,  été  frappés  du  rôle  excellent  que  jouent  ces  quatre 
grandes  figures  d'animaux  dans  l'aspect  du  Trocadéro.  Leur  fonction  dé- 
corative est  capitale.  Nous  exprimerons  seulement  le  regret  qu'elles  n'aient 
pas  été  confiées  au  même  artiste,  ou  aux  deux  qui  avaient  déjà  donné  des 
preuves  indiscutables  de  leur  sentiment  architectural.  11  fallait  faire  grand, 
robuste  et  simple  à  la  façon  de  notre  immortel  Barye  ou,  comme  les  tail- 
leurs de  pierre  de  l'antique  Egypte,  il  fallait  procéder  par  masses  accusées 
et  penser  avant  tout  à  la  silhouette.  C'est  ce  qu'ont  fait  MM.  Alfred  Jacque- 
mart et  Caïn.  Nous  reproduisons  ici  ces  deux  magnifiques  morceaux 
d'après  les  dessins  des  artistes  eux-mêmes.  Nos  lecteurs  pourront  mieux 
apprécier  ainsi  leur  fière  beauté.  Le  Bœuf  de  M.  Caïn  est  bien  l'animal 
solide  du  labour,  l'animal  dont  les  profils  puissants  s'accordent  si  bien 
avec  les  plus  hautes  poésies  de  la  nature  champêtre.  11  redresse  la  tête  et 
gonfle  son  large  cou  délivré  du  joug,  comme  le  ferait  un  taureau  de 
combat.  Le  mouvement  est  superbe.  De  son  côté,  le  Rhinocéros  de 
AL  Jiicquemart  n'est  pas  moins  beau.  A  vrai  dire,  c'est  un  chef-d'œuvre 
d'une  rare  vigueur,  et  d'autant  plus  surprenant  que  l'étrange  colosse  n'a- 
vait point  enc.ire  été  traité  en  sculpture  et  que  l'on  ne  pouvait  supposer, 
comme  l'a  très  justement  remarqué  AL  Charles  Blanc,  dans  le  journal  Le 
Temps,  qu'il  y  eût  quelque  chose  d'artistique  à  tirer  de  cette  bête  «  énorme, 
massive,  trapue,  dont  le  nez  est  une  corne,  dont  la  peau  est  une  cuirasse, 
dont  la  queue  rudimentaire  et  courte  est  le  contraire  d'une  élégance  », 


COUP    D'ŒIL    A    VOL    D'OISEAU.  7 

Le  Rhinocéros  de  M,  Jacquemart  est  une  des  meilleures  surprises  de 

TExposition  universelle  de  1878.  Il  n'en  est  point  de  même,   hélas!  du 

Cheval  de  M.  Rouillard  et  de  VÉléphant,  contourné,  rapetissé  et  bizarre, 

de  M.  Frémiet,  dont  le  talent,  ordinairement  si  personnel,  a  fait  cette  fois 


lE     RHINOCtROS,      PAR      M.      A.      J  A  C  13.U  E  M  A  R  T, 

(Dessin  de  l'artiste.) 


fausse  route.  Il  y  avait  cependant  ample  matière  dans  le  caractère  sculp- 
tural de  Fèléphant,  en  le  prenant  par  le  côté  grand.  M.  Frémiet  n'avait  qu'à 
penser  à  certain  revers  d'une  des  médailles  de  Pisanello  ou  au  Désert  indien 
de  Decamps,  où  l'on  voit  des  éléphants  d'une  si  monumentale  tournure. 


8  L-ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

De  la  terrasse  qui  domine  la  cascade,  le  regard  embrasse  tout  le  pa- 
norama de  rExposition,  et,  en  y  joignant  Paris,  un  panorama  sans  égal. 
Avant  de  descendre  vers  le  pont  dléna  pour  gagner  le  Champ  de  Mars, 
jetons  un  coup  d  œil  à  vol  d  oiseau.  Au  loin,  dans  une  ceinture  de  collines 
verdoyantes,  se  déroule  la  capitale,  avec  tous  ses  monuments  :  le  nouvel 
Opéra,  le  Louvre,  la  Sainte-Chapelle,  Notre-Dame,  Saint-Sulpice,  Sainte- 
Clotilde,  le  Panthéon,  le  Val-de-Gràce  et  les  Invalides,  dont  le  dôme  en- 
tièrement doré  illumine  le  ciel;  au  second  plan  se  développent  les  longues 
lignes  du  palais  de  fer  et  de  verre  du  Champ  de  Mars,  terminées  par 
rÉcole  militaire,  les  hautes  cheminées  de  brique  et  toutes  les  annexes  qui 
entourent  l'Exposition;  au  premier  plan,  les  jardins  du  Trocadéro  avec 
ses  mille  constructions  pittoresques  semées  dans  la  verdure.  Ici  nous 
ouvrirons  une  parenthèse  pour  remarquer  que,  dans  ce  tableau,  d'un  co- 
loris si  doux  et  si  brillant,  les  longs  hangars  à  couverture  de  tuiles  rouges 
construits  au  bord  de  la  Seine  jettent  une  note  beaucoup  trop  crue. 

Voici  d'abord,  à  droite,  au-dessous  du  restaurant  espagnol,  —  du 
diable  si  nous  eussions  jamais  pensé  à  placer  l'art  de  Vatel  sous  une  égide 
aussi  anticulinaire!  —  le  grand  pavillon  de  l'Egypte,  restitution  d'une 
maison  égyptienne  de  style  ancien  retrouvée  par  Mariette  bey,  à  Abydos. 
Remarquons  à  ce  propos  que  notre  illustre  compatriote  ne  p)Ouvant,  faute 
d'un  crédit  suffisant,  en  raison  de  l'état  difficile  des  iinances  égyptiennes, 
renouveler  les  prodiges  de  1867,  a  du  moins  fait  en  sorte,  habitué  qu'il  est 
à  opérer  des  miracles,  que  cette  seconde  exposition  fût  autre  et  presque 
aussi  intéressante  pour  les  artistes  et  les  savants  que  la  première.  11  serait 
injuste  de  ne  point  remercier  le  khédive  de  cet  acte  de  haute  sympathie 
personnelle  à  notre  égard.  Les  retards  qui  ont  été  apportés  à  la  mise  en 
œuvre  de  ce  pavillon  s'expliquent,  du  reste,  par  les  difficultés  qui  ont  dû 
être  vaincues.  Un  peu  plus  bas  se  trouvent  quatre  des  annexes  les  plus 
curieuses  des  jardins  du  Trocadéro  :  celles  du  Jap»on,  de  la  Suède,  de  la 
Norvège  et  de  la  Chine.  Celles  de  la  Chine  et  du  Japon,  par  le  contraste 
frappant,  qu'elles  font  toucher  du  doigt,  de  deux  peuples,  de  deux  civi- 
lisations, de  deux  mondes  voisins  et  cependant  si  dissemblables,  sont  d'un 
enseignement  supérieur.  La  petite  métairie  japonaise,  avec  sa  portp,  ses 
clôtures,  ses  plates-bandes  minuscules,  ses  plantes  grêles,  sa  maisonnette 
en  bambous,  et  tout  l'imprévu  d'un  art  exquis,  discret,  raffiné,  original 
et  toujours  varié,  est  une  des  merveilles  de  l'Exposition.  A  un  point  de 
vue  exclusivement  artistique,  elle  méritera  les  honneurs  d'une  description 
complète;  de  même  le  pavillon  de  la  Chine,  si  dillérenî  de  celui-ci.  Au- 


COUP    D'ŒIL    A    VOL    D'OISEAU.  9 

dessous  encore,  voici  les  menus  plaisirs  de  l'Orient,  les  bazars  et  cafés 
marocains,  tunisiens  et  autres,  c'est-à-dire  l'association  en  commandite 
de  tous  les  marchands  de  pastilles  du  sérail  du  boulevard  des  Italiens  et 
de  la  rue  de  Rivoli,  —  tout  cela  très  amusant  et  très  pittoresque,  —  et 
enrîn  le  pavillon  vert-pomme  de  la  Perse  et  celui  du  roi  de  Siam,  sans 
compter  le  fretin  intermédiaire. 


.'^  I. 


l'afriq^ue,    par    m.    delatlanche. 

(Croquis  de  l'artiste.) 


A  gauche,  un  peu  en  arrière  du  restaurant  français,  qui  fait  pen- 
dant à  la  fonda  espagnole,  et  au-dessous  d'un  aquarium  souterrain,  le 
regard  est  captivé  par  le  péle-méle  le  plus  charmant,  que  dominent,  d'une 
part,  le  magnifique  pavillon  en  bois  ouvragé,  type  d'élégance  et  d'appro- 
priation spéciales,  de  l'administration  des  forêts  de  l'État;  de  l'autre, 


,o  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

l'exposition  algérienne,  si  originale,  avec  ses  boutiques  semées  sur  les 
accidents  de  la  pente,  ses  petits  kiosques  pimpants  et  délicieusement  mau- 
resques, et  enfin  sa  grande  mosquée  arabe,  crénelée  et  crépie  à  la  chaux, 
dont  le  blanc  minaret  fait  le  plus  étonnant  repoussoir  au  rideau  de  fond 
des  Champs-Elysées  et  des  Tuileries.  Au  point  de  vue  de  l'art,  ce  minaret, 
copié  sur  l'antique  minaret  de  Mansourah,  près  de  Tlemcen,  est  une  des 
choses  les  plus  pures  qui  se  puissent  imaginer.  Du  reste,  tous  les  détails 
de  cette  intéressante  construction  ont  été  empruntés  aux  admirables  monu- 
ments arabes  de  Tlemcen.  La  porte,  qui  est  un  chef-d'œuvre  de  goût  et 
d'élégance,  est  copiée  sur  celle  de  la  mosquée  de  Bou-Médine,  qui,  même 
à  côté  des  trésors  de  l'Espagne,  reste  un  spécimen  unique  du  génie  arabe. 

Laissons  maintenant  tout  ce  qui,  dans  ces  parages,  est  purement 
industriel,  et  traversons  le  pont  d'Iéna.  De  ce  point,  la  façade  du  Champ 
de  Mars,  en  fer  et  en  verre,  présente  des  lignes  architecturales  d'une  très 
belle  ampleur.  Deux  grands  pavillons  d'angle,  sortes  de  dômes  ajourés,  et 
un  grand  pavillon  central  les  dominent  majestueusement.  Des  écussons, 
—  ceux  des  différentes  nations  exposantes,  —  des  armoiries,  un  ton  gris 
bleu  d'une  harmonie  extrême,  quelques  rehauts  de  rouge  et  d'or  complè- 
tent l'effet.  Toute  cette  façade  est  à  la  louange  de  l'architecte,  M.  Hardy. 
La  proportion  des  vides  et  des  pleins  est  excellente  ;  les  profils  ont  de  la 
force  et  de  la  grâce;  le  style  est  neuf,  sans  réminiscences  du  Sydenham- 
Palace  de  Londres,  et  bien  approprié  à  l'emploi  de  la  fonte.  Nous  n'y 
reprendrons  que  deux  choses  :  la  lourdeur  inutile  des  massifs  d'angle, 
ainsi  que  la  vilaine  teinte  jaunâtre  qui  les  habille  et  qui  détonne  sur  le 
beau  ton  bleuté  de  la  fonte,  puis  la  nullité  navrante  des  grandes  figures 
internationales  en  plâtre,  qui  décorent  toute  la  largeur  du  péristyle.  On 
n'est  pas  en  vérité  plus  médiocre.  11  n'y  a  guère  à  retenir  dans  toutes  ces 
viragos  que  la  Japonaise  de  M.  Aizelin,  qui  est  charmante. 

Dans  les  jardins  qui  précèdent  la  façade,  il  y  a  un  nombre  considé- 
rable de  constructions  annexes.  Nous  n'en  citerons  que  trois,  qui  sont 
remarquables  à  des  titres  divers  ;  le  pavillon  de  la  Manufacture  des  tabacs 
et  celui  du  Ministère  des  Travaux  publics,  où  nous  rencontrons  un  em- 
ploi très  judicieux  de  la  céramique  comme  élément  de  décoration  exté- 
rieure, enfin  le  grand  bâtiment  du  Creuzot,  qui  est  dû  au  beau  talent  de 
notre  collaborateur,  AL  Paul  Sédille. 

Avant  d'entrer  dans  les  galeries  du  Champ  de  Mars,  retoirrnons- 
nous  vers  le  Trocadéro  ;  le  coup  d'ccil  en  vaut  la  peine.  Une  chose 
nous  frappe  surtout,  c'est  le  rapetissement  du  palais  du  Trocadéro;  il 


COUP  D'ŒIL  A  VOL  D'OISEAU.  ii 

paraît  toujours  grand,  parce  qu'il  est  en  réalité  gigantesque,  mais  il  ne  le 
paraît  pas  autant  qu'on  le  voudrait.  C'est  un  grave  défaut,  qu'il  faudra 
faire  intervenir  dans  le  jugement  à  porter  sur  l'œuvre  de  MM.  Davioud 
et  Bourdais.  Cela  vient  beaucoup  de  ce  que  les  points  d'appui  sont  trop 
minces  et  trop  rapprochés,  par  conséquent,  de  l'exiguïté  des  pleins  et  des 


JAPONAISE,      PAR     M.      AIZELIN, 

(Croquis  Je  l'arliste.) 


vides,  des  ombres  et  des  lumières,  des  blancs  et  des  noirs.  Les  tours 
restent  belles,  quoique  un  peu  grêles  ;  la  longue  courbe  des  deux  ailes  est 
toujours  très  majestueuse;  la  cascade  est  un  peu  plate;  les  animaux  dorés 
font  un  effet  superbe  ;  la  rotondité  de  la  salle  des  concerts  s'exagère  ;  la 
polychromie  générale  est  fine  et  claire  ;  mais  il  y  a  trop  de  drapeaux,  qui 
semblent  épingles  sur  les  combles  comme  les  petits  drapeaux  que  l'on 


12  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

pique  sur  les  cartes  «  du  théâtre  de  la  guerre  ».  Il  faudra  les  enlever 
après  la  fête.  Quant  au  mouvement  des  pentes  gazonnées,  il  est  parfait.  En 
somme,  bel  ensemble,  auquel  les  applaudissements  ne  manqueront  pas. 
Le  Champ  de  Mars  est  un  parallélogramme  en  fer  dont  les  grands 
côtés,  deux  hautes  et  énormes  galeries,  d'aspect  léger  et  grandiose,  sont 
réservés  aux  machines.  A  gauche,  la  France;  adroite,  l'étranger.  Tout 
le  palais,  pour  l'industrie,  est  partagé  par  le  même  dualisme.  A  gauche, 
dans  le  sens  de  la  longueur,  les  travées  de  chaque  classe  :  les  tissus,  l'or- 
fèvrerie, le  mobilier,  la  céramique,  l'enseignement  du  dessin,  etc.,  c'est- 
à-dire  tous  les  produits  similaires  de  la  France;  à  droite,  tous -ceux  des 
différentes  nations  étrangères,  dans  le  même  ordre.  Dans  le  sens  de  la 
largeur,  les  travées  contiennent  la  série  successive  des  produits  diffé- 
rents pour  chaque  nation.  Par  ce  plan  très  simple,  il  est  facile  de  se 
reconnaître  dans  le  gigantesque  bazar.  Aux  deux  extrémités  sont  deux 
immenses  galeries,  dont  les  voûtes,  d'un  jet,  sont  garnies  de  caissons 
peints  et  dorés,  qui,  d'assez  mauvais  goût  dans  le  détail,  donnent  cepen- 
dant à  l'ensemble  une  opulence  magnifique.  Tout  ce  qui,  dans  l'œuvre  de 
M.  Hardy,  a  visé  à  la  grandeur  est  vraiment  grand,  vraiment  en  rapport 
avec  les  conditions  voulues  de  la  construction  en  fer,  sans  rien  perdre  des 
qualités  essentielles  de  l'architecture  :  la  simplicité,  l'équilibre,  la  netteté, 
la  pondération,  la  logique.  Nous  entrons  à  pleines  voiles  dans  l'âge  de  la 
fonte  ;  notre  architecture,  bien  dirigée,  peut  y  rencontrer  des  ressources 
d'art  tout  à  fait  nouvelles,  tout  à  fait  imprévues. 

Dans  l'espace  réservé  au  centre  de  la  construction,  on  a  élevé,  pour 
les  Beaux-Arts,  une  série  de  pavillons  bas  en  maçonnerie  qui  se  relient 
directement  aux  galeries  des  extrémités.  Cette  suite  de  salles  est  inter- 
rompue en  son  milieu  par  deux  vastes  loggias  qui  se  regardent.  Entre  ces 
deux  loggias  se  trouve  le  grand  pavillon  de  la  ville  de  Paris,  dû  à 
M.  Bouvard,  très  remarquable  construction  en  fonte  peinte,  en  terre 
cuite,  en  brique  et  en  carreaux  de  faïence.  Cet  édifice,  d'un  caractère  si 
neuf  et  si  intéressant,  est  destiné  à  devenir  un  gymnase  municipal.  Il 
accentue  l'un  des  côtés  les  plus  curieux  et  peut-être  les  plus  féconds  de 
l'Exposition  de  1878  :  l'emploi  de  la  céramique  alliée  à  la  fonte  comme 
organe  de  décoration.  L'intérieur  est  d'une  étonnante  légèreté. 

Sous  les  deux  loggias  des  Beaux- Arts  se  trouvent  deux  portes  monu- 
mentales :  l'une  de  M.  Jaëger,  pour  l'architecture,  qui  est,  du  reste,  beau- 
coup trop  lourde,  et  de  M.  Deck,  pour  l'ornementation  céramique,  qui  est 
remarquable  ;  l'autre,  dont  nous  r-jproiuisons  des  fragments  d'après  les 


COUP    D'ŒIL    A    VOL    D'OISEAU.  i3 

dessins  mêmes  de  Fauteur,  de  notre  excellent  collaborateur  M.  Paul  Sé- 
dille,  qui  est,  comme  on  sait,  un  des  champions  les  plus  actifs  de  la  renais- 
sance de  Fart  antique  au  point  de  vue  de  l'emploi  de  la  polychromie  exté- 
rieure.  La  porte  de  M.  Sédille,  faite  de  terres  cuites  peintes  par  endroits  et 
rehaussées  d'or,  et  de  faïences  émaillées,  est  une  belle  application  de  ces 


PORTE     DES      DEAUX-ARTS,      PAR      M.       T  A  l' L      SEDILLE. 

(Dessin  de  l'artiste.) 


principes.  Le  parti  pris  décoratif  en  est  puissant  et  vraiment  ingénieux; 
le  style  homogène  et  noble.  Tout  au  plus  pourrait-on  lui  reprocher,  dans 
les  proportions,  une  certaine  pesanteur  voulue. 

C'est  sur  l'un  des  espaces  à  ciel  ouvert  ménagés  le  long  des  pavillons 
des  Beaux-Arts,  que  se  trouve,  à  droite,  la  fameuse  avenue  des  façades 
étrangères.  Nous  ji'avons  qu'à  enregistrer  ici  son  immense  et  légitime 
succès.  C'est  la  grande  nouveauté  de  l'Exposition  de  1878.  Entre  ce  défilé 


,^  L-ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

pittoresque  de  façades  multicolores,  dont  la  perspective  en  enfilade  est 
dominée  au  loin  par  l'une  des  tours  du  Trocadéro,  retenons  comme  les 
mieux  réussies  celles  de  la  Norvège,  de  la  Russie,  de  l'Espagne,  de  la 
Hollande,  de  l'Angleterre,  de  la  Suisse  et  surtout  celle  de  la  Belgique,  qui 
est  un  pur  chef-d'œuvre  dans  le  style  renaissance  et  bien  flamand  de  l'hôtel 
de  ville  d'Anvers;  et  comme  la  plus  mauvaise,  hélas  !  celle  de  l'Italie.  Celle 
de  l'Autriche,  qui  a  visé  à  être  solennelle,  n'est  que  triste,  avec  ses  graffiti 
à  fond  noir.  Fort  amusantes  sont  celles  du  Luxembourg,  de  Monaco,  d'An- 
nam,  de  la  Perse,  du  Maroc,  de  Siam  et  de  la  Tunisie,  qui  se  grimpent 
àl'envi  les  unes  sur  les  autres.  Fort  curieuse  est  celle  du  Portugal,  copiée 
sur  le  gothique  ultra-péninsulaire  et  flamboyant  de  l'abbaye  de  Belem. 

La  grande  galerie  terminale,  celle  qui  regarde  l'École  militaire,  est 
occupée  par  l'exposition  du  travail  manuel;  celle  de  la  façade  d'Iéna,  par 
laquelle  on  accède,  est  occupée  :  à  gauche,  par  l'exposition  monumentale 
de  Sèvres  et  des  Gobelins;  au  milieu,  par  les  diamants  de  la  Couronne 
devant  lesquels  se  trouve  l'entrée  principale  des  Beaux-Arts,  qui  commen- 
cent par  les  salles  de  la  sculpture  française,  primitivement  destinées  aux 
Portraits  historiques;  à  droite  par  l'exposition  des  Indes,  faite  aux  frais, 
parles  soins  et  avec  les  collections  particulières  du  prince  de  Galles.  A  ce 
propos,  nous  ne  saurions  répéter  assez  à  quel  point  le  concours  chaleu- 
reux, actif,  incessant  et  dévoué  de  l'auguste  héritier  de  la  couronne  d'An- 
gleterre, secondé  par  celui  de  M.  Cunlifle  Owen,  a  contribué  au  succès 
de  notre  Exposition,  à  un  moment  où  elle  rencontrait  tant  d'incrédules. 
C'est  à  lui,  à  lui  seul,  que  nous  devons  cette  magnifique  exposition  des 
Indes;  c'est  à  lui,  c'est  à  son  intervention  personnelle  et  directe  auprès  des 
possesseurs  de  tableaux,  que  nous  devons  les  salles  de  la  peinture  anglaise, 
si  riches,  si  complètes,  qu'on  peut  dire  qu'à  part  deux  ou  trois  abstentions 
regrettables,  comme  celles  de  M.  Hook  et  Faed,  de  la  Royal  Academy, 
toute  l'école  anglaise  contemporaine  est  là  dans  sa  quintessence  suprême. 
N'oublions  jamais  ces  éminents  services,  conservons-en  une  inaltérable 
gratitude. 

Dans  les  pavillons  du  centre  sont  donc  les  Beaux-Arts,  peinture,  archi- 
tecture et  gravure,  de  la  France  et  de  l'étranger.  Nous  n'en  parlerons  que 
pour  mentionner,  avec  la  plus  amère  tristesse,  la  façon  vraiment  inouïe, 
honteuse,  avec  laquelle  les  salles  françaises  ont  été  aménagées,  ou  plutôt 
n'ont  pas  été  aménagées  du  tout,  à  côté  des  salles  étrangères,  qui  sont  des 
modèles  de  convenance,  d'élégance  et  de  confortable  aussi  bien  pour 
l'esprit  que  pour  le  corps.  En  France,  c'est  le  désert  sans  repos,  sans  oasis 


COUP    D^ŒIL    A    VOL    D^OISEAU.  ,5 

d'aucune  sorte,  c'est  rhorrible  nudité,  c'est  le  désordre,  l'invraisemblable 
de  la  mise  en  scène  et  de  la  distribution  des  œuvres  ;  c'est  une  sorte  de 
défi  jeté  à  la  conscience  publique,  à  la  dignité  de  notre  art  national  ;  c'est 
le  souiîlet  donné  en  plein  visage  et  qui  nous  laisse  au  front  une  rougeur 
indélébile.  Pas  un  siège  pour  s'asseoir,  pas  une  natte  pour  étoufler  le  bruit 
des  pas  et  amortir  la  poussière,  des  loques  de  toile  peinte  aux  portes  en 
guise  de  tentures,  un  jour  cru  avec  des  traînées  de  soleil  sur  les  cadres, 
voilà  le  bilan  !  Ce  que  l'on  a  fait  dans  ces  derniers  jours  est  vraiment  trop 
peu  de  chose  pour  que  nous  nous  croyions  en  droit  d'adoucir  les  mots. 

Ici,  dans  cette  mer  immense  de  choses,  de  produits,  d'œuvres  du  génie, 
de  l'industrie  et  de  la  patience  de  l'homme  dans  le  travail,  sous  toutes  ses 
formes,  sous  tous  ses  aspects,  il  faut  nous  arrêter.  Un  volume  ne  suffi- 
rait pas  pour  y  jeter  un  simple  coup  d'œil.  C'est,  en  vérité,  trop  de  richesses 
accumulées,  trop  de  merveilles  offertes  à  la  fois,  un  festin  trop  splendide. 
Les  comparaisons  deviennent  difficiles,  sinon  impossibles  ;  l'étude  métho- 
dique, presque  impraticable.  Un  si  colossal  effort  est  unique;  il  est 
effrayant.  M.  Owen,  l'honorable  et  sympathique  président  de  la  section 
anglaise,  a  eu  raison  de  dire  que  l'Exposition  de  1878  serait  la  dernière 
des  Expositions  universelles,  en  ce  sens  qu'elle  ne  saurait  être  dépassée  ni 
même  peut-être  égalée. 

LOUIS    GONSE. 


Si'ptcmbi-e  1878. 

P.  S.  —  Ces  lignes  ont  été  écrites  dans  le  feu  de  la  première  impres- 
sion, alors  que  rien  n'était  achevé  ;  nous  leur  donnerions  sans  doute  un 
autre  développement.  Malgré  cela,  nous  tenons  à  n'y  rien  changer.  Le 
sentiment  que  nous  éprouvions  le  i5  mai  s'est  complété,  mais  il  ne  s'est 
pas  modifié.  Notre  admiration  pour  l'incomparable  ensemble  de  richesses 
et  de  documents  instructifs  que  présentent  le  Champ  de  Mars  et  le  Troca- 
déro  n'a  fait  que  s'accroitre  chaque  jour.  Aujourd'hui  l'Exposition  est  à 
son  point  de  perfection,  et  elle  dépasse  en  intérêt  tout  ce  que  les  plus  osés 
pouvaient  attendre;  son  unité  majestueuse  frappe  d'une  invincible  émotion 
tous  les  esprits  qui  ne  sont  pas  aveuglés  par  les  passions  politiques.  Pour 
nous,  comme  pour  la  majorité,  elle  nous  semble  belle  en  dehors  de  toute 
étiquette;  nous  nous  réjouissons  sans  arrière-pensée  qu'elle  fasse  tant 
d'h(jnneur  à  notre  pays. 


j(-  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION.. 

C'est  aujourd'hui  qu'il  convient  de  la  juger.  Combien  de  choses  sont 
venues  peu  à  peu  et  presque  sans  ellort  apparent  y  prendre  place  !  Depuis 
trois  mois,  son  importance  a  plus  que  doublé.  Partout  Tordre  et  Thar- 
monie  se  sont  établis.  Le  Trocadéro  surtout,  qui  n'était  qu'une  maison 
sans  meubles,  est  maintenant  un  prodigieux  musée.  Les  merveilles  de 
l'art  ancien  s'y  sont  accumulées  :  à  gauche  les  collections  françaises  des 
Rothschild,  des  Davillicr,  des  Didot,  des  André,  des  Basilewski,  des  Piot, 
des  Gréau,  des  Spitzer,  des  Seilliére,  des  Dreyfus,  des  Fillon,  des  Odiot, 
des  Maillet  du  Boulay,  des  Stein,  etc.,  etc.;  adroite,  quelques  collections 
étranf'ères,  comme  les  salles  du  musée  de  Boulacq  et  de  l'Espagne,  puis 
une  accumulation  sans  précédent  de  trésors  artistiques  de  l'Extrême- 
Orient  laques,  bronzes,  porcelaines,  etc.;  au  premier  étage,  une  merveil- 
leuse exposition  d'art  musulman  ancien.  Ajoutons-y,  quoi  qu'ils  soient 
misérablement  installés  dans  la  salle  des  conférences  et  dans  celle  de  la 
musique  de  chambre,  les  portraits  historiques  français. 


LA    PEINTURE    FRAN'CAISE 


voxs-NOus  fait  tout  notre  devoir?  Appelés  à 
montrer  à  la  France  et  au  monde  les  meil- 
leures des  œuvres  exécutées  par  nos  peintres 
depuis  l'Exposition  universelle  de  1867,  in- 
formés longtemps  à  l'avance  que  la  plupart 
des  écoles  étrangères  se  présenteraient  au  con- 
cours honorablement  armées,  avons-nous  pris 
la  peine  de  réunir  toutes  nos  richesses?  avons- 
nous  su  choisir?  Non;  le  vent  de  l'ingratitude 
a  soufflé  sur  nos  âmes  :  nous  avons  oublié, 
écarté  peut-être,  quelques-uns  de  nos  grands  morts.  L'exclusion  n"a  sans 
doute  pas  été  systématique  et  absolue.  On  s'est  souvenu  du  jeune  peintre, 
du  jeune  soldat,  que  tant  de  raisons  défendent  d'oublier,  Henri  Regnault; 
on  a  pensé  à  plusieurs  paysagistes,  à  Corot  d'abord,  et  aussi  à  Daubigny, 
à  Paul  Huet,  à  Chintreuil,  à  Courbet.  On  s'est  rappelé  Belly,  et  Ton  est 
même  allé  jusqu'à  songer  à  Charles  de  Tournemine.  Pour  la  peinture 
romanesque  ou  historique,  on  n'a  pas  eu  la  mémoire  moins  complaisante  : 
on  a  voulu  se  souvenir  de  Claudius  Jacquand,  car,  c'est  un  fait  reconnu 
depuis  un  demi-siècle,  où  Jacquand  n'est  pas,  il  n'y  a  point  de  fête 
complète.  Malheureusement,  à  l'heure  où  l'on  dressait  ainsi  la  singulière 
liste  des  élus,  on  éliminait  doucement  quelques-uns  des  maîtres  qui  onl 


i8  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

été  rhonneur  de  l'école  et  dont  chacun  de  nous  a  le  nom  sur  les  lèvres. 

11  est  évident  qu'on  a  eu  tort. 

Où  sont  les  œuvres  du  grand  rustique,  François  Millet?  Certes,  celui- 
là  a  représenté  un  art  robuste ,  il  a  possédé  un  profond  sentiment  des 
réalités  champêtres.  11  a  eu,  en  même  temps,  un  souffle  puissamment 
humain,  et,  dans  son  dessin  simplifié,  dans  sa  recherche  du  caractère, 
il  a  connu  cet  heureux  don  de  Tagrandissement  qui  est  une  des  formes 
du  style  et  que  les  réalistes  modernes  ignorent  si  bien.  François  Millet 
a  été  oublié. 

Un  autre  maître  est  absent,  et  les  étrangers  s'étonnent  de  ne  pas  le 
voir  au  Champ  de  Mars  :  c'est  Diaz.  Son  œuvre  était  curieuse  à  montrer: 
elle  a  un  charme  significatif.  Diaz  s'était  brouillé  avec  les  galons  annuels. 
A  la  suite  de  l'E.xposition  de  iSSg,  où  il  n'obtint  peut-être  pas  tout  le 
succès  rêvé,  il  se  réfugia  dans  l'abstention.  Mais  il  ne  voulut  jamais 
croire  à  la  paresse,  et,  pendant  les  dernières  années  de  sa  vie,  il  resta 
le  travailleur  infatigable  dont  les  amateurs  se  disputaient  les  œuvres. 
On  peut  discuter  les  fantaisies  de  dessin ,  les  à  peu  près ,  les  ignorances 
dont  Diaz  a  fait  l'aveu  dans  le  sérail  de  ses  odalisques  et  de  ses  sultanes. 
En  un  temps  où  la  critique  est  devenue  plus  clairvoyante,  elle  doit  recon- 
naître chez  lui  une  singulière  insuffisance  de  la  forme;  mais,  dans  ses 
jardins  enchantés,  il  a  égrené  bien  des  rubis  et  bien  des  topazes,  il  a 
donné  à  ses  Amours  et  à  ses  baigneuses  des  carnations  finement  am- 
brées, et,  comme  coloriste,  il  n'a  point  été  remplacé.  Si  une  certaine  pau- 
vreté de  goût  restreint  la  valeur  d'art  de  ses  chasseresses  nues,  Diaz 
demeure  un  paysagiste  spécial ,  le  peintre  des  dessous  de  bois,  des  ciels 
enchantés  et  aussi  des  soirs  d'orage.  11  n'eût  pas  été  impossible  de  se  pro- 
curer quatre  ou  cinq  de  ces  derniers  tableaux ,  de  ceux  qui ,  ayant  passé 
directement  de  l'atelier  de  l'artiste  dans  la  galerie  des  amateurs  privilégiés, 
sont  demeurés  inconnus  à  la  foule.  Ces  peintures,  où  revit  avec  un  accent 
particulier  le  souvenir  du  grand  Théodore  Rousseau,  auraient  ajouté  à 
l'exposition  l'attrait  d'une  curiosité  inédite. 

Nous  aurions  voulu  revoir  aussi  quelques  pages  d'un  portraitiste 
personnel  et  inquiet,  Gustave  Ricard.  11  était  bien  dans  la  tradition,  celui- 
là  !  11  a  connu  les  maîtres,  il  les  a  copiés  avec  une  intelligence  admirable, 
il  les  a  aimés  jusqu'à  en  souffrir.  Sans  doute  Ricard  a  parfois  apporté 
dans  sa  recherche  quelque  chose  de  maladif.  11  pensait  que  le  peintre  de 
portraits  doit  modifier  sans  cesse  son  idéal  et  même  sa  manœuvre  en 
présence  des  types  toujours  différents  qui  posent  devant  lui.  Dans  sa  sin- 


LA     PEINTURE    FRANÇAISE.  19 

cérité,  qui  a  pu  parfois  côtoyer  la  méprise,  il  se  demandait,  le  pinceau 
à  la  main,  quel  mode  il  devait  employer  pour  exprimer  le  caractère  du 
modèle.  Il  a  pensé  à  Léonard,  à  Reynolds,  à  Van  Dyck,  à  Rembrandt,  à 
Lawrence;  il  s'est  aventuré  dans  l'ombre  rousse  des  vieux  Hollandais  ; 
il  a  cherché  les  clartés  lumineuses,  à  l'heure  où  personne  n'osait  encore 
songer  au  ton  clair.  Il  y  eut  chez  Ricard  un  peu  d'alchimie,  mais  il  a 
souvent  trouvé  de  l'or.  Ce  vaillant  artiste,  d'une  distinction  si  haute, 
méritait  d'autant  plus  un  souvenir  que  les  invités  delà  France,  les  étran- 
gers, connaissent  mal  sa  valeur  et  que,  si  nous  n'y  prenions  garde,  un 
silence  venu  trop  tôt  pourrait  se  faire  autour  de  son  nom. 

L'idée  d'écarter  Fromentin  semble  plus  étrange  encore.  Il  avait  cer- 
tainement, dans  sa  finesse  de  juge,  les  opinions  ironiques  et  les  dédains 
qu'on  doit  avoir  à  l'endroit  des  faiseurs;  mais  le  culte  qu'il  professait 
pour  les  vrais  maîtres  ne  l'avait  jamais  conduit  à  dire  brutalement  sa 
pensée  à  propos  de  ceux  de  ses  camarades  qui  lui  paraissaient  s'être 
égarés  sur  une  fausse  piste.  On  a  admiré  avec  quelle  réserve  exquise, 
en  quels  termes  voilés,  il  a  fait  allusion,  dans  les  Maîtres  d'autrefois,  au 
talent  de  quelques-uns  de  ses  contemporains.  Fromentin  savait  les  choses 
de  la  peinture  beaucoup  mieux  que  les  hommes  du  métier  ne  sont 
accoutumés  de  les  connaître,  et  ceux  qui  ont  siégé  avec  lui  au  jury,  ceux 
qui  l'ont  rencontré  au  Louvre  ou  ailleurs,  se  rappellent  quelle  était  la 
délicatesse  de  son  jugement.  Cette  délicatesse,  qui  était  le  fond  de  son 
esprit,  il  l'avait  aussi  au  bout  du  pinceau.  La  grande  force,  l'éclat 
triomphant  ont  pu  lui  manquer,  mais  il  a  toujours  compris  les  lois  de  la 
lumière ,  il  a  toujours  su  «  faire  le  tableau  » ,  c'est-à-dire  un  ensenible, 
un  spectacle  complet  dans  son  unité.  Que  Fromentin  ait,  en  outre, 
trouvé,  pour  ses  figures  orientales,  pour  ses  chevaux,  pour  ses  lévriers 
d'Afrique ,  des  formes  fines ,  des  silhouettes  élégantes ,  des  colorations 
distinguées ,  c'est  un  point  que  tous  reconnaissent.  Mais  sa  valeur  véri- 
table n'est  pas  dans  le  bonheur  et  dans  le  goût  du  détail;  elle  est,  je  le 
répète,  dans  l'application  constante  de  cette  doctrine,  si  violemment 
méconnue  aujourd'hui  par  les  successeurs  de  Fortuny,  que  l'œuvre  de 
peinture  est  une  œuvre  de  sacrifice,  une  synthèse  «  une  et  indivisible  »  . 
Les  visiteurs  du  Champ  de  Mars  auraient  revu  avec  plaisir  et  avec  profit 
quelques-unes  des  chasses  ou  des  fantasias  de  Fromentin ,  et  aussi  ces 
beaux  tableaux  qui  ne  furent  point  compris  à  l'origine  et  où  il  a  dit  la 
vérité  sur  Venise.  Cette  joie  leur  est  refusée.  On  n'a  voulu  penser  ni  à 
Fromentin,   ni  à  Ricard,   ni   à  Millet,  ni  à  Diaz.  Leurs  peintures    se 


20  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

seraient  comportées  dignement  devant  les  critiques  des  deux  mondes. 
Il  est  vrai  —  et  c'est  là  sans  doute  leur  seul  crime  —  qu'elles  auraient 
restreint  la  place  que  réclamaient  certaines  médiocrités  vaniteuses. 

D'autres  noms,  des  noms  considérables,  manquent  aussi  au  cata- 
logue. Ce  sont  ceux  des  absents  volontaires.  Nous  n'avons  point  à  en  dres- 
ser la  liste;  mais  on  s'aperçoit  bien  vite  qu'une  revue  des  forces  de  l'école 
contemporaine  présente  une  étrange  lacune  lorsqu'on  ne  voit  figurer  à 
leur  rang  ni  M.  Puvis  de  Chavannes,  ni  M.  Baudry.  De  pareils  maîtres 
ne  se  laissent  pas  aisément  oublier. 

Les  grandes  décorations  de  M.  Puvis  de  Chavannes  sont  aujourd'hui 
fixées  aux  murailles  des  musées  d'Amiens  et  de  Marseille  ;  les  dernières 
et  les  plus  belles  sont  au  Panthéon.  Nous  espérons  que  les  étrangers 
venus  à  Paris  pour  s'enquérir  de  l'exacte  situation  de  l'art  moderne 
n'auront  point  manqué  d'aller  voir ,  sur  la  colline  du  pays  latin ,  cette 
histoire  de  sainte  Geneviève  où ,  dans  une  gamme  faite  de  colorations 
adoucies,  M.  Puvis  de  Chavannes  a  groupé  ses  personnages  avec  une 
simplicité  qui  ressemble  à  de  la  grandeur.  Le  peintre  n'a  pas  voulu 
s'égarer  dans  les  curiosités  de  l'archaïsme;  il  a  su  néanmoins  donner  à  la 
légende  de  la  bergère  parisienne  le  recul  et  les  lointains  de  l'histoire. 
Griice  à  un  système  de  composition  dont  toute  rhétorique  est  bannie,  il 
a  trouvé  l'accent  à  la  fois  calme  et  nouveau,  la  sérénité  sévère  et  douce 
qui  conviennent  à  des  motifs  si  étrangers  aux  préocupations  modernes.  Le 
procédé  d'exécution  et  le  parti  pris  de  la  couleur  ajoutent,  d'ailleurs,  un 
grand  charme  aux  peintures  de  ^L  Puvis  de  Chavannes.  Elles  enrichis- 
sent les  murailles  de  l'édifice  d'une  décoration  qui  a  la  somptuosité 
tranquille  d'une  tapisserie  un  peu  passée. 

Avec  des  qualités  bien  différentes,  avec  des  dons  singulièrement 
plus  variés,  M.  Baudry  est  encore  un  maître  dont  la  personnalité  tient 
une  grande  place  dans  l'école.  Nous  ne  faisons  aucune  difficulté  de  recon- 
naître que  sa  fantaisie  a  été  parfois  inquiète  et  inégale,  que  son  pinceau 
a  pu  le  trahir.  Mais  M.  Baudry  est  un  portraitiste  exceptionnel.  Il  exprime 
admirablement  le  caractère  particulier  d'une  physionomie;  il  a,  du  reste, 
toutes  les  distinctions  d'un  coloriste  qui,  sous  le  rayon  clair,  cherche 
le  ton  rare.  Son  imagination  a  de  la  richesse,  avec  la  vertu  du  renou- 
vellement. On  l'a  bien  vu  dans  la  décoration  du  foyer  de  l'Opéra ,  qui 
est,  quant  à  présent,  l'œuvre  maîtresse  de  l'artiste.  Si  M.  Baudry  avait 
aujourd'hui  à  refaire  ses  plafonds,  il  tiendrait  compte  de  la  hauteur  ver- 
tigineuse à  laquelle  ils  ont   été  placés;  il  donnerait   plus  de  force  à  ses 


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:havannes.    (Dessin    de    l'artiste.) 


22  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

colorations;  mais  il  ne  pourrait  donner  plus  d'ingéniosité  à  ses  combi- 
naisons mythologiques,  plus  d'élégance  à  ses  déesses  et  à  ses  muses.  Il 
est  fâcheux  qu'on  n'ait  pas  obtenu  pour  la  grande  fête  du  Champ  de  Mars 
quelques-uns  des  vivants  portraits  de  M.  Baudry,  quelques-unes  de  ses 
charmantes  figures,  visions  poétiques  où  l'on  peut  étudier  la  forme  en 
mouvement  et  la  grâce  agissante. 

L'exposition  est  donc  incomplète.  11  semble  prouvé  que  nous  n'avons 
pas  mis  dans  notre  jeu  toutes  les  bonnes  cartes;  mais  les  récriminations 
.seraient  aujourd'hui  stériles.  11  faut  prendre  cette  collection  d'œuvres 
modernes  telle  qu'elle  a  été  constituée.  Si  elle  ne  représente  qu'imparfai- 
tement l'etlort  des  dix  dernières  années,  elle  dit  certainement  beaucoup, 
elle  garde  un  intérêt  bien  évident.  Cest,  après  tout,  un  choix  des  peintures 
qui,  depuis  1867,  ont  été  exposées  aux  Champs-Elysées.  On  y  voit  claire- 
ment la  gravité  de  la  tentative  moderne,  et  l'on  y  voit  aussi  quelque  chose 
qui,  aux  Salons  annuels,  n'apparaissait  pas  avec  autant  d'éloquence,  je 
veux  dire  la  trace  d'une  certaine  tristesse  et  comme  la  recherche,  un  peu 
pénible  et  tendue,  d'un  art  où  le  cœur  ne  s'épanouit  pas  librement. 

Peut-être  l'éclairage  des  salles  de  l'Exposition  est-il  imparfait  ;  peut- 
être  a-t-on  abusé  du  vélum  qui  fut  réclamé  au  mois  de  mai,  et  qui,  aux 
jours  diminués  de  septembre,  protège  trop  les  tableaux  contre  la  plus 
aimable  des  visiteuses,  la  lumière.  11  est  possible  aussi  que  le  contraste 
soit  trop  vif  lorsqu'on  sort  des  salons  où  les  Espagnols,  les  Italiens,  les 
Anglais  arborent  si  joyeusement  l'étendard  des  couleurs  tendres.  En  entrant 
dans  l'exposition  française,  on  éprouve  une  impression  singulière,  on  se 
croit  en  présence  d'une  école  à  laquelle  manqueraient  la  gaieté,  l'élan  vic- 
torieux, la  jeunesse  ardente  et  folle.  Comme  nous  sommes  devenus  rai- 
sonnables, grands  dieux  !  et  comme  nous  peignons  noir  !  11  semble  que 
nous  insistions  lourdement  sur  la  toile  avec  un  pinceau  chargé  d'ombre, 
que  nous  voulions  à  toute  force  paraître  sérieux  et  convaincus,  et  que 
nous  nous  plaisions  à  souligner  nos  moindres  paroles.  Considérée  dans 
l'ensemble,  l'école  moderne  a  l'air  de  croire  que  le  passant  n'a  pas  lintel- 
ligence  prompte,  qu'on  ne  serait  pas  entendu  si  Ton  parlait  à  demi-mot 
et  qu'il  faut  appuyer  pour  être  compris.  De  là  un  peu  de  lourdeur  géné- 
rale, une  atmosphère  épaissie,  une  sorte  de  jour  d'atelier  strictement 
fermé  aux  rayons  trop  vifs,  aux  belles  clartés  qui  tombent  d'en  haut.  De  là 
surtout  une  véritable  tristesse  dans  l'effort,  une  recherche  plus  ou  moins 
pénible  et  comme  une  gène  dans  l'émission  de  la  voix.  Où  en  sommes- 
nous  ?  N'y  a-t-il  plus  d'oiseaux  qui  chantent  librement  sous  le  ciel  bleu  ? 


LA    PEINTURE    FRANÇAISE.  23 

Il  y  en  avait  un.  Notre  école  a  possédé  un  peintre  qui  faisait  de  Tart 
avec  la  joie  sereine  et  Tinfatigable  entrain  des  intelligences  heureuses. 
C'était  Corot.  On  sait  de  quelle  jeunesse  éternelle  fut  douée  cette  âme 
charmante.  Ancien  au  point  de  vue  des  dates  et  seulement  par  les  fatalités 


(D'apris  un  carton  de  M.  Paul  Baudry,   pour  l'Opéra.  —  Dans  la  peinture,  la  sainte  et  les  anges  sont  vêtus.) 


de  la  chronologie,  Corot  avait  gardé  pour  les  spectacles  de  la  nature  les 
beaux  enthousiasmes,  les  ardeurs  d'un  amoureux.  Et,  en  même  temps,  il 
avait  la  longue  expérience  du  traître  qui,  sachant  Tart  infini,  retourne 
tous  les  matins  à  l'école.  Il  comprenait  bien  la  diversité  des  tons  et  des 
formes,  il  avait  une  juste  notion  des  diflerences;  mais  son  pinceau  prenait 
sur  la  palette  moins  de  couleur  que  de  lumière,  et  il  enveloppait  les  bois, 


2^  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

les  lacs,  les  prairies  dans  le  voile  transparent  de  l'unité.  Son  paysage  était 
tantôt  blond,  tantôt  gris,  tantôt  d'un  vert  printanier;  il  était  toujours  har- 
monieux toujours  baigné  d'une  atmosphère  respirable.  Corot  peignait  la 
saison  de  Tannée,  et  l'heure  du  jour,  et  le  moment.  Nous  avons  à  l'Exposi- 
tion du  Champ  de  Mars  une  dizaine  de  ses  tableaux,  simples  études  d'a- 
près nature,  comme  le  Beffroi  de  Douai,  ou  compositions  poétiques, 
comme  la  Biblis  et  les  Plaisirs  du  soir,  qui  parurent  au  Salon  de  iSyS  et 
qui  sont  ses  dernières  oeuvres.  Le  Lac  de  Garde,  le  Saint  Sébastien,  une 
vue  de  Ville  d'Avray  disent  bien  que  Corot  n'eut  pas  la  monotonie  qu'on 
lui  a  quelquefois  reprochée.  11  y  a,  dans  les  peintures  qu'on  a  heureuse- 
ment réunies  sur  le  même  panneau,  des  fraîcheurs  matinales,  des  herbes 
mouillées,  des  gazons  dorés  par  le  rayon  oblique  du  soleil  couchant,  des 
ciels  où  l'aurore  entr'ouvre  ses  violettes,  tout  un  monde  enchanté,  qui  est 
vrai  par  la  lumière,  qui  est  émouvant  ou  du  moins  charmant  parce  qu'il 
est  pénétré  de  poésie.  Corot  était,  en  effet,  de  ceux  dont  le  puissant  caprice 
échappe,  avec  des  légèretés  de  sylphe,  au  terre  à  terre  des  vulgarités  quo- 
tidiennes. Dans  un  temps  où  les  petites  vérités  de  la  prose  sont  si  pré- 
cieusement recherchées,  il  a  été  le  dernier  poète. 

Daubigny,  dont  la  mort  est  presque  d'hier,  n'était  pas  de  la  famille  de 
Corot,  et  cependant  il  appartenait  aussi  à  cette  génération  enthousiaste 
que  la  Muse  avait  touchée  de  son  aile.  On  prétendait  en  ces  dernières 
années  qu'il  en  prenait  trop  à  son  aise  avec  l'exactitude  du  détail  et  qu'il 
ne  tenait  pas  en  ordre  la  comptabilité  des  brins  d'herbe.  Il  est  certain 
qu'il  y  pensait  peu.  La  perfection  graphique  n'avait  jamais  été  son  souci. 
Il  voyait  les  ensembles,  les  grandes  masses;  il  devinait  et  faisait  com- 
prendre la  puissance  latente  des  végétations  vigoureuses,  il  disait  l'inten- 
sité productrice  des  sèves  cachées.  Daubigny  a  été  un  coloriste  énergique, 
soit  qu'il  ait  peint  la  robuste  verdure  des  prairies  au  mois  de  juin,  soit 
qu'il  ait  fait  courir  dans  les  forets  jaunissantes  le  premier  frisson  de  l'au- 
tomne. Le  talent  de  Daubigny  n'est  pas  complètement  représenté  à  l'Ex- 
position :  on  peut  y  étudier  néanmoins  la  largeur  de  sa  dernière  manière, 
car  la  série  des  paysages  qu'on  a  réunis  s'étend  de  1868  à  1876.  Nous  y 
retrouvons  un  de  ses  Printemps,  avec  la  rangée  des  pommiers  en  fleur, 
et  le  fameux  tableau  des  Coquelicots,  page  à  la  fois  éclatante  et  intime  où 
l'été  radieux  a  mis  tous  ses  sourires.  Ici  le  motif  est  pris  à  la  réalité  pure; 
mais  Daubigny  a  su  prêter  à  cette  modeste  campagne  des  environs  de 
Paris  une  sorte  de  grandeur  simplifiée,  et,  en  peignant  le  portrait  d'un 
champ  pareil  à  ceux  qu'on  peut  voir  tous  les  jours,  il  est  presque  parvenu 


LA    PEINTURE    FRANÇAISE.  25 

à  nous  donner  l'impression  d'un  spectacle  exceptionnel.  Dans  les  paysages 
de  Daubigny,  il  faut  admirer  la  forte  notion  des  vitalités  de  la  nature  avec 
la  simplicité  qui  résulte  de  l'élimination  volontaire  du  détail  et  qui  im- 
plique une  sorte  de  vue  synthétique.  On  ne  respire  pas  dans  ses  tableaux 


ID,      T.\BLEAU      DE      M.      DELAUN; 

(Croquis  de  l'arlislc). 


l'air  subtil,  l'éther  élyséen  qui  inonde  les  solitudes  de  Corot;  mais,  pour 
être  moins  virgilienne,  son  atmosphère  n'est  pas  moins  salubre  et  vivi- 
fiante. Si  différents  qu'ils  soient,  ces  deux  peintres  ont  ceci  de  commun 
qu'ils  ne  sont  pas  les  esclaves  de  la  nature,  qu'ils  savent  tirer  de  l'accident 
particulier  la  loi  générale,  qu'ils  expriment  largement  ce  qu'on  sent  par  le 
cœur  autant  que  ce  que  Ton  voit  avec  les  yeux,  c'est-à-dire  l'essence 


26  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

même  des  choses.  C'est  par  là  qu'ils  font  songera  leurs  ancêtres  glorieux, 

aux  vieux  maîtres. 

Nous  ne  croyons  pas  ici  être  le  jouet  d'une  passion  rétrospective,  la 
victime  de  l'amour  profond  que  nous  inspirent  les  peintres  du  passé. 
Notre  idéal  n'est  pas  cloîtré  dans  les  lointains  de  l'histoire.  Nous  savons 
le  prix  de  l'effort  moderne  ;  nous  savons  surtout  à  quel  point  il  est  légi- 
time, car  les  temps  changés  autorisent,  dans  l'art,  l'essai  d'un  nouveau 
mode  d'expression.  Mais  lorsqu'on  a  étudié  un  peu  la  peinture,  on  se  per- 
suade qu'au-dessus  et  pour  ainsi  dire  au  travers  des  caprices  du  goût, 
incessamment  transformé,  il  y  a  quelque  chose  qui  demeure  et  qui  conti- 
nue; on  croit  à  une  succession  d'artistes  qui,  en  des  temps  diflférents,  ne 
portent  pas  le  même  costume,  ne  parlent  pas  le  même  langage,  et  font 
cependant  le  même  rêve.  Si  l'art  vivant  est  humain,  il  est  de  la  même 
famille  que  l'art  du  passé,  et  il  en  rappelle  l'ineffaçable  souvenir,  comme 
la  chanson  nouvelle  qui,  sans  le  savoir,  répète  quelques-unes  des  notes 
de  la  musique  que  les  aïeux  ont  chantée.  On  retrouve  parfois  dans  la  mo- 
dernité qu'on  croit  la  plus  neuve  la  saveur  persistante  d'un  parfum  connu. 
C'est  même  là  une  caractéristique  de  bon  augure,  et  il  est  certain  que  nous 
avons  éprouvé  cette  impression  subtile  devant  les  œuvres  de  Delacroix,  de 
Rousseau,  de  tous  ceux  que  nous  avons  aimés. 

Si  l'on  essayait  d'appliquer  aujourd'hui  ce  système  de  la  ressem- 
blance morale,  cette  loi  de  l'hérédité  intellectuelle,  on  trouverait  peut-être 
qu'ils  ne  sont  pas  très  nombreux  dans  les  galeries  de  l'école  française,  ceux 
qui,  de  près  ou  de  loin,  accusent  une  certaine  parenté  avec  les  anciens 
maîtres.  Nous  n'essayerons  pas  de  les  compter  ;  l'addition  serait  trop  vite 
finie.  Il  nous  semble  cependant  que,  parmi  les  peintres  dont  l'accent  est 
le  plus  moderne,  il  en  est  un  qui  se  rattache  aux  écoles  du  passé  :  c'est 
M.  Henner.  Nous  voyons  bien  ce  qui  lui  manque;  nous  nous  rendons  à 
peu  près  compte  des  défauts  dont  quelques  critiques  se  sont  montrés  si 
effarouchés  et  qui  ont  autorisé  les  divergences  d'appréciation.  On  reproche 
à  M.  Henner  l'incertitude  de  ses  contours  et  le  caractère  flottant  de  ses 
silhouettes.  On  voudrait  que  l'artiste  délimitât  ses  figures  au  moyen  d'un 
trait  plus  précis.  Nous  comprenons  l'objection.  Si  les  questions  person- 
nelles n'étaient  pas  les  plus  misérables  questions  du  monde,  nous  rappel- 
lerions que  nous  n'avons  pas  été  conquis  dès  les  premiers  jours  par  les 
séductions  du  talent  de  M.  Henner.  Peut-être  trouverait-t-on  dans  la 
Gaiette  des  Beaux-Arts  la  trace  de  nos  hésitations  et  même  de  nos  résis- 
tances. Il  nous  semblait  voir  de  la  mollesse  dans  la  Biblis,  qui  est  de  1867, 


EXPOSITION   UNIVERSELLE  DE   1878 


HERODIADE 


des  Bea.ax-Arts 


LA     PEINTURE    FRANÇAISE.  27 

dans  la  Femme  au  divan  noir,  exposée  au  Salon  de  i86g.  Et,  en  effet,  ces 
deux  figures  ne  sont  pas  parfaites,  quoique  le  sentiment  de  la  chair  y  soit 
déjà  très  remarquable.  Mais,  sans  déserter  son  système,  l'artiste  a  depuis 
lors  fait  bien  des  progrès.  Au  point  de  vue  du  clair-obscur,  M.  Henner 
peut  s'apercevoir  aujourd'hui  qu'on  ne  saurait  trop  exagérer  la  légèreté  des 
demi-teintes;  en  moins  de' dix  ans,  elles  noircissent.  La  clarté  dans  les 
ombres,  c'est  le  premier  mot  de  la  sagesse.  M.  Henner  Ta  reconnu;  il  a 
en  outre  appris  un  grand  art,  dont,  au  temps  de  ses  débuts,  il  soupçon- 
nait à  peine  les  ressources,  le  portrait. 

Nous  voyons  bien  ici  que  les  œuvres  des  vrais  maîtres  abondent  en 
leçons  précieuses.  M.  Henner  doit  beaucoup  à  leurs  conseils  posthumes. 
Tous  les  portraits  qu'il  expose  sont  intéressants,  mais  il  en  est  un  —  celui 
de  M""'  Karakéhia  —  qui  mieux  que  les  autres  frappe  les  yeux  par  l'élo- 
quence attirante  d'une  personnalité  intense.  M.  Henner  n'écrit  pas  la 
forme  à  la  façon  de  Holbein;  il  laisse  certains  contours  dans  le  vague,  et 
cependant  ses  tètes  ont  un  relief  extraordinaire  et  l'accent  même  de  la  vie. 
Dans  ce  portrait  de  M""=  Karakéhia,  comme  dans  tous  ceux  qu'il  a  réunis 
au  Champ  de  Mars,  on  trouve,  avec  les  qualités  habituelles  du  maître,  une 
chose  rare,  l'individualité  du  regard.  C'est  une  vertu  qu'on  ne  peut  admi- 
rer que  chez  les  observateurs  de  premier  ordre.  Le  grand  peintre  dont 
nous  venons  d'écrire  le  nom,  Holbein,  Ta  possédée  au  degré  suprême; 
mais  elle  a  manqué  à  plus  d'un  portraitiste  glorieux. 

Parmi  les  tableaux  de  figures  que  nous  montre  M.  Henner,  il  en  est 
un,  les  Naïades,  qui  n'avait  pas  été  exposé  encore.  C'est  une  réunion  de 
baigneuses  dans  un  paysage  un  peu  chimérique  et  où  l'indécision  du 
détail  laisse  à  l'esprit  le  droit  de  flotter  dans  le  rêve.  Sur  ces  fonds  estom- 
pés, les  formes,  alors  même  qu'elles  ne  sont  pas  strictement  circonscrites, 
prennent  des  reliefs  tournants  et  des  rondeurs  exquises  :  on  voit  se  mou- 
voir dans  la  pénombre  les  corps  savoureux  des  nymphes,  à  qui  la  nudité 
fait  la  plus  charmante  des  parures.  Les  baigneuses  de  M.  Henner  sont 
doucement  ambrées,  dans  une  tonalité  fine  et  chaude.  Ces  colorations 
délicates  n'ont  guère  été  bien  connues  que  par  les  peintres  heureux  qui, 
au  début  du  xvi"  siècle,  ont  mis  sur  la  grâce  lombarde  le  rayon  doré  des 
Vénitiens.  A  ce  point  de  vue,  les  Naïades  ne  sont  pas  tout  à  fait  les  sœurs 
de  la  petite  rêveuse  nue  qui  illumine  de  sa  clarté  triomphante  le  Soir,  du 
Salon  de  1876.  Ici,  c'est  la  note  blanche  s'enlevant,  immaculée  comme 
les  pétales  du  lis,  sur  les  énergies  d'un  crépuscule  qui  tout  à  l'heure  sera 
la  nuit.  L'effet  est  strident,  hardi,  magistral.  Ce  tableau,  que  quelques-uns 


28  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

ont  jugé  étrange,  nous  a  toujours  été  cher.  11  résume  toutes  les  aspira- 
tions de  Fartiste.  Et  lorsque  nous  revoyons,  séparées  ou  réunies,  les  bai- 
gneuses, les  nymphes,  les  naïades  du  peintre  alsacien,  nous  n'avons  pas 
à  entrer  en  dispute  avec  nous-même,  nous  cédons  au  charme  vainqueur; 
nous  respirons  comme  un  parfum  venu  de  Fltalie  devant  Fœuvre  d'un 
maître  qui  a  sans  doute  ses  insuffisances,  mais  qui,  dans  Fécole  moderne, 
est  le  seul  qui  évoque  le  souvenir  de  Corrège  et  de  sa  magie. 

En  dehors  des  classifications  adoptées,  cherchons,  sans  souci  des 
sujets  ou  des  genres,  les  artistes  qui  ont  une  force  individuelle,  un  accent 
particulier.  A  la  suite  de  la  bataille  romantique,  si  oubliée  aujourd'hui, 
un  grand  principe  a  été  reconnu,  la  liberté  du  peintre.  Mais  il  faut 
savoir  se  servir  de  Findépendance  proclamée,  et  nous  voyons  qu'ils  sont 
assez  rares,  ceux  qui  utilisent  le  bénéfice  de  la  conquête.  On  les  a  affranchis, 
ces  braves  ouvriers  de  la  palette  et  du  pinceau,  et,  séduits  par  les  rou- 
tines anciennes,  ils  reviennent  aux  méthodes  que  nous  avions  crues  abro- 
gées. Quelques-uns  restent  obstinément  soumis  aux  règles  de  cette 
convention  théâtrale  qui,  d'après  ce  qu'on  leur  répète  encore,  représente  le 
style,  c'est-à-dire  la  forme  épurée,  le  choix  des  lignes,  Fembellissement 
légitime.  Certes,  rien  ne  serait  plus  respectable  qu'un  large  coup  d'aile 
dans  l'azur;  rien  ne  serait  plus  désiré.  Les  grandes  visées  ne  sont  en 
aucune  façon  interdites  à  notre  époque.  Mais  le  style,  ou  ce  qu'on  appelle 
de  ce  nom,  ne  saurait  être  la  récitation  banale  et  plus  ou  moins  convain- 
cue d'une  leçon  péniblement  apprise  ;  si  le  style  n'est  pas  une  sincérité,  il 
n'est  qu'une  rhétorique,  et  rien  n'est  moins  digne  de  notre  intérêt. 

Les  élèves  de  Fécole,  les  anciens  comme  les  nouveaux  sectateurs  de 
la  tradition,  sont  évidemment  fort  troublés.  Ils  se  sentent  en  présence  de 
formes  qui  n'expriment  plus  la  pensée  moderne,  ils  hésitent,  ils  assistent 
à  des  écroulements  dans  l'édifice  de  leurs  certitudes,  ils  vont  un  peu  à 
l'aventure.  Il  y  a  chez  les  mieux  doués  des  lendemains  hasardeux.  Le 
jour  où  M.  Machard  a  vu  naître  sous  son  pinceau  cette  charmante  figure 
de  la  Séléné,  arabesque  blonde  qui  monte  dans  le  ciel  nocturne,  il  a  obéi 
à  une  véritable  impression  d'artiste,  il  a  trouvé  une  courbe  heureuse. 
Mais  M.  Machard  a,  depuis  lors,  cessé  de  faire  des  trouvailles  :  il  semble 
incapable  de  récidive.  Quel  sera  le  sort  de  M.  Joseph  Blanc,  qui  l'a 
suivi  à  Fécole  de  Rome?  11  faut,  pour  le  juger,  attendre  l'achèvement  des 
grandes  peintures  qu'il  exécute  au  Panthéon.  Nous  n'avons  ici  que  son 
tableau  du  Salon  de  1876,  la  Dclirrauce,  qui  est  l'histoire  du  paladin 
de  FArioste  protégeant  Angélique  contre  les  atteintes  du  monstre  fabu- 


LA    PEINTURE    FRANÇAISE. 


29 


leux.  M.  Blanc  groupe  volontiers  ses  personnages  à  la  façon  des  anciens 
décorateurs;  il  est  fort  préoccupé  de  la  Renaissance  ou,  pour  être  plus 
exact,  des  faiseurs  de  cartons  de  la  seconde  moitié  du  xvi"  siècle,  et  son 
maniérisme  n'est  pas  sans  élégance.   Quant  au  coloris,  il  l'ignore.  Son 


'       -niiciit 


(Croquis  de  l'artiste  pour  la  ligure  d'Hercule.) 


Angélique  est  exsangue  et  blafarde,  et  Roger  est  monté  sur  un  cheval 
aussi  pâle  que  celui  de  la  Mort. 

M.  Lehoux,  qui  a  obtenu  le  prix  du  Salon  en  1874  et  qui  a  été  —  on 
ne  sait  pourquoi  —  considéré  comme  une  espérance,  ne  s'est  jamais  inté- 
ressé à  la  tradition  que  par  ses  côtés  suspects.  Le  Saint  Etienne,  où  les 
anges  prennent  des  attitudes  si  dégingandées,   est  un  tableau  violent,  le 


3o  L'ART    MODERNE    A  L'EXPOSITION, 

modèle  du  tableau  à  paraphes.  M.  Maillard  possède  quelques  dons  heu- 
reux. Ses  colorations  faiblissent  souvent;  mais  il  semble  que,  dans  son 
allégorie,  le  Héros,  la  figure  principale  a  une  certaine  tournure  décora- 
tive. Quant  à  M.  Monchablon,  il  a  étonné,  par  Tinégalité  de  ses  efforts, 
ceux  qui  font  profession  de  suivre  le  mouvement  des  Salons  annuels.  11  a 
eu,  dans  ses  mythologies  démodées,  de  surprenants  accès  de  fadeur;  il  a 
été  faiblement  inspiré  par  l'histoire,  et  il  s'est  compromis  un  jour  avec  une 
Jeanne  Davc  qu'Alexandre  Fragonard  lui-même  eût  hésité  à  applaudir. 
M.  Monchablon  ne  nous  montre  pas  ses  erreurs  :  il  a  bien  choisi  son  expo- 
sition. Dans  sa  Mort  de  Aloïse,  qui  fut  son  dernier  envoi  de  Rome,  dans 
ses  Épangélistes,  qui  appartiennent  aujourd'hui  au  séminaire  d'Angers, 
on  retrouve,  avec  un  accent  trop  adouci,  le  sentiment  de  l'équilibre  et  le 
goût  des  compositions  bien  rythmées. 

Mais,  parmi  ces  peintres  qui  se  rattachent  d'une  manière  plus  ou 
moins  directe  aux  enseignements  de  l'école,  on  ne  voit  point  de  créateurs 
personnels.  Ils  se  souviennent  :  ils  n'inventent  pas.  Ils  parlent,  et  souvent 
avec  quelque  ditficulté,  un  langage  connu.  Le  visiteur  s'arrêtera  avec 
plus  de  complaisance,  et  aussi  avec  plus  d'inquiétude,  devant  l'œuvre  de 
M.  Élie  Delaunay.  Ici  on  sent  une  force.  Il  y  a  même  chez  le  peintre  un 
peu  d'àpreté,  car  il  a  parfois  trouvé  le  moyen  d'être  métallique  dans  la 
grâce.  Nous  avons  à  l'Exposition  ses  trois  tableaux  du  Luxembourg  :  la 
Peste  de  Rome,  la  Mort  de  Nessiis,  la  Diane,  et  une  vigoureuse  étude  de 
nu,  VIxion.  Le  plus  ancien  de  ces  tableaux,  la  Peste,  demeure  le  meilleur. 
C'est  presque  une  création.  Dans  la  rage  fiévreuse  du  mauvais  ange  qui 
va  marquer  les  maisons  où  le  mal  doit  sévir,  dans  les  colorations  sinis- 
tres du  ciel,  dans  les  cadavres  abandonnés  au  long  des  rues  désertes,  il  y 
a  le  sentiment,  un  peu  perdu  aujourd'hui,  des  choses  tragiques.  Ce 
tableau,  inspiré  par  une  sorte  de  romantisme  qui,  au  lieu  de  lâcher  les 
formes,  les  souligne  comme  avec  un  outil  de  fer,  est  une  œuvre  caracté- 
ristique qu'on  n'oubliera  pas.  La  Diane  de  M.  Delaunay  ne  nous  a  jamais 
compté  parmi  ses  adorateurs.  Des  femmes  aussi  farouches  ne  sont  véri- 
tablement pas  encourageantes.  La  dureté  semble  ici  s'élever  à  la  hauteur 
d'un  système.  Nous  avons  toujours  protesté  contre  cette  théorie.  Où  est 
le  charme  de  l'épiderme,  où  est  la  vitalité  dans  ces  carnations  solidifiées 
qui,  sous  le  baiser  de  l'amoureux,  résonneraient  comme  du  bois  sec? 

Aux  moindres  œuvres  de  M.  Delaunay,  on  devine  la  volonté  intrai- 
table d'un  ennemi  intime  de  Corrège.  Appliquée  au  portrait,  cette  énergie 
devait   nécessairement  amener  d'étranges  résultats.   Devant  les  images 


LA    PEINTURE    FRANÇAISE.  3, 

féminines,  on  est  d'abord  dépaysé  par  l'austérité  de  l'allure.  M.  Delaunay 
est  comme  un  homme  qui  dirait  durement  des  choses  tendres.  Ses  mo- 
dèles ont  évidemment  un  charmant  sourire  :  ce  sourire  s'est  figé  sur  des 
lèvres  de  bronze.  En  outre,  l'atmosphère  étant  éliminée,  les  figures  sont 
strictement  plaquées  sur  les  fonds.  Ce  sont  là  de  bien  graves  défauts,  et 
cependant  nous  retrouvons  intacte  devant  le  portrait  de  M"^  L...,  appuyée 
au  treillage  vert  d'un  jardin,  l'impression  que  nous  avons  éprouvée 
lorsque  cette  étrange  peinture  fut  exposée  au  Salon  de  1872.  La  grâce 
n'est  pas  là;  l'accent  est  bien  dur,  mais  le  caractère  est  poussé  au  maxi- 
mum. Qui  dira  jamais  les  complications  de  l'art?  Voici  une  œuvre  qui 
devrait  déplaire  et  qui  s'incruste  dans  la  mémoire. 

Cette  fermeté  de  pinceau  est  naturellement  mieux  à  sa  place  dans 
les  portraits  d'hommes.  Les  contemporains  de  M.  Delaunay  sont  des  lut- 
teurs sur  le  visage  desquels  les  combats  de  la  vie  et  la  fatigue  des  tra- 
vaux intellectuels  ont  laissé  une  trace;  leur  teint  n'a  pas,  comme  celui  des 
femmes,  les  douces  fraîcheurs  de  la  rose  du  Bengale.  M.  Delaunay  peut 
les  traiter  cavalièrement.  Ses  portraits  masculins  sont  superbes.  Je  n'en 
veux  distinguer  aucun,  quoique  celui  de  M.  Legouvé  soit  justement  cé- 
lèbre, car  ils  ont  tous  des  qualités  pareilles;  ils  ont  la  ressemblance 
sévèrement  écrite,  la  phvsionomie  morale,  la  fermeté  de  la  médaille. 
M.  Delaunay  a  pu  quelquefois  s'égarer  dans  des  tentatives  hasardeuses , 
mais  des  tableaux  comme  la  Peste  de  Rome  et  la  plupart  de  ses  portraits 
obligent  la  critique  à  s'incliner  devant  une  œuvre  où  se  reconnaît  toujours 
l'eflFort  résolu  d'un  pinceau  viril. 

M.  Gustave  Moreau  est  aussi  une  personnalité  intéressante.  Si  jamais 
un  artiste  moderne  a  songé  aux  maîtres  anciens,  c'est  bien  l'auteur  de  la 
Salomé  et  de  ï Hercule  devant  l'Hydre.  M.  Moreau  a  étudié  les  peintres 
primitifs  et  surtout  ceux  du  xv"  siècle  finissant;  mais  il  les  a  trouvés  beau- 
coup trop  simples ,  et  il  a  combiné  ses  velléités  archaïques  avec  les  curio- 
sités d'un  orientalisme  chargé  d'émaux ,  de  pâtes  rapportées ,  de  paillons 
et  de  verroteries.  A  la  suite  d'efforts  qu'il  ne  dissimule  pas,  il  arrive  à  des 
résultats  non  classés.  La  Salomé,  déjà  discutée  lors  du  Salon  de  1876, 
conserve  son  caractère  énigmatique.  UHercule  est  plus  clair.  Il  y  a  vrai- 
ment une  création  intellectuelle  dans  l'audace  silencieuse  du  jeune  dieu, 
qui,  délicat  comme  une  femme,  va  se  mesurer  avec  le  monstre  polycé- 
phale.  La  juxtaposition  a  ici  la  valeur  d'une  antithèse.  On  sent  très  bien 
que  la  solitude  fangeuse  où  l'hydre  se  repaît  de  cadavres  va  être  témoin 
d'une  formidable  bataille,  et  que  l'intelligence  triomphera  du  reptile,  incar- 


32  LWRT    MODERNE    A    L'EX  POS ITION. 

nation  symbolique  des  forces  aveugles  de  la  nature,  au  temps  où  la  ma- 
tière en  désordre  n'était  qu'un  chaos  continué.  M.  Moreau  est  un  inven- 
teur :  le  monstre  épouvantable  qui  se  dresse  sur  sa  queue  et  agite  ses  têtes 
sifflantes  fait  le  plus  grand  honneur  à  son  imagination.  Nous  croyons, 
d'ailleurs,  avoir  déjà  parlé  de  ce  beau  tableau,  et  nous  ne  voudrions  pas 
nous  répéter. 

Au  surplus,  M.  Moreau  demande  à  être  jugé  sur  des  œuvres  nou- 
velles :  on  ne  connaissait  ni  le  Jacob  ^  ni  le  David ,  ni  le  Moïse  exposé  sur 
le  Nil,  ni  le  Sphinx  deviné.  Les  trois  premiers  de  ces  tableaux  pourraient 
provoquer  bien  des  objections  :  je  les  supprime.  Tout  le  monde  a  noté 
chez  M.  Moreau  la  surabondance  des  détails,  qui  étouffent  le  sujet 
principal  sous  une  avalanche  de  bijouteries  ;  tout  le  monde  a  vu  ou  cru 
voir  dans  sa  conception  et  dans  sa  manœuvre  une  sorte  de  passion  mala- 
dive pour  la  singularité.  Chercher  midi  à  quatorze  heures,  c'est  demander 
aux  horloges  les  plus  complaisantes  un  renseignement  qu'elles  ne  peuvent 
pas  donner.  Il  y  a  pourtant  bien  des  rencontres  heureuses  dans  ces  pein- 
tures où  les  accessoires  tiennent  tant  de  place.  Le  Moïse  exposé  sur  le 
Nil  a  pour  toile  de  fond  une  perspective  de  monuments  égyptiens, 
caprice  architectural  que  n'aurait  pas  désavoué  John  Martin,  et  qui  a  de 
la  puissance  et  de  la  grandeur.  Mais  parmi  les  œuvres  nouvelles  de 
M.  Moreau  il  en  est  une  qui  a  beaucoup  de  caractère  :  c'est  le  Sphinx 
deviné.  Œdipe  a  trouvé  le  mot  de  l'énigme.  Le  monstre,  vaincu,  se  préci- 
pite dans  l'abîme;  porté  par  les  ailes  qui  ralentissent  sa  chute,  il  descend, 
il  tombe  dans  le  gouffre  entre  des  rochers  d'une  invention  farouche  et 
superbe.  Le  héros  victorieux  assiste  à  ce  suicide.  La  préciosité  de  l'exécu- 
tion amuse  peut-être  un  peu  trop  le  regard;  mais ,  on  le  sait,  M.  Gustave 
Moreau  ne  consentira  jamais  à  être  simple.  Le  Sphinx  deviné  n'en  est 
pas  moins  un  tableau  de  l'originalité  la  plus  frappante.  Étrange  talent! 
étrange  système!  On  proteste,  on  se  révolte,  et  l'on  est  pris  par  la 
curiosité  même. 

M.  Moreau  a,  d'ailleurs,  quelques-unes  des  qualités  du  coloriste; 
mais  il  ne  comprend  le  ton  que  dans  les  joailleries  du  détail  ;  il  n'a  pas 
la  notion  des  grands  contrastes  équilibrés;  en  outre,  et  bien  qu'il  ait 
traité  souvent  des  sujets  tragiques ,  il  ne  sait  pas  mettre  sa  couleur 
d'accord  avec  sa  pensée.  11  porte  le  deuil  avec  des  saphirs,  des  escar- 
boucles  et  des  ors.  Ces  défauts,  —  le  coloriage  scintillant  du  morceau, 
l'absence  d'harmonie  dans  l'ensemble  ,  la  méconnaissance  des  lois  qui  font 
du  spectacle  optique  un  drame  douloureux  ou  une  chanson  égayée,  — 


s  A  R  P  E  D  O  X . 


(Tableau  de  M.  Henri  Lévy,  dessin  de  M.  A.  Gilbert.) 


34  LWRT    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

ces  défauts  se  retrouvent  chez  la  plupart  des  modernes,  car,  il  faut  bien 
l'avouer,  depuis  la  mort  de  Delacroix,  nous  cherchons  vainement  des 
coloristes  complets  :  nous  n'en  trouvons  aucun. 

Ce  n'est  point  à  dire  qu'il  n'y  ait  pas  çà  et  là  des  intentions  excel- 
lentes, des  velléités  qui,  dans  d'autres  temps  et  dans  d'autres  pays,  se 
seraient  élevées  à  la  hauteur  d'un  procédé  rationnel.  Nous  avons  même, 
car  il  ne  serait  pas  juste  de  faire  sonner  trop  haut  notre  pauvreté,  des 
peintres  d'une  rare  délicatesse.  Nous  regrettons  que  M.  Ferdinand  Hum- 
bert  n'ait  exposé  qu'un  tableau.  Nous  aurions  pris  un  plaisir  extrême  à 
revoir,  disposées  en  bel  ordre,  les  peintures  qu'il  a  signées  depuis  dix 
ans  et  qui,  pour  avoir  provoqué  certaines  critiques  au  point  de  vue  du 
sentiment  ou  des  types,  n'en  restent  pas  moins  des  tentatives  d'une  dis- 
tinction quelquefois  exquise.  Nous  n'avons  au  Champ  de  Mars  que  la 
Vierge  du  musée  du  Luxembourg,  un  groupe  dont  la  disposition  est 
empruntée  à  Cima  da  Conegliano  et  aux  Vénitiens  de  i5io.  La  coloration 
s'y  montre  éclatante;  mais  l'œuvre  n'est  pas  suffisamment  personnelle. 
M.  Humbert,  qui  a  un  si  beau  culte  pour  le  ton  rare,  n'a  pas  dit  son  der- 
nier mot:  l'année  prochaine,  sans  doute,  nous  le  retrouverons  au  Pan- 
théon. 

xM.  Henri-Léopold  Lévy  se  présente  à  l'Exposition  dans  des  condi- 
tions meilleures.  Il  nous  fait  revoir  son  Hérodiade  de  1872,  son  Sarpé- 
doii  de  1874,  et  il  nous  raconte,  dans  le  pavillon  de  la  ville  de  Paris,  les 
aventures  de  saint  Denis,  peintures  importantes  qui  doivent  être  placées 
à  l'église  Saint-Merry  et  qui  y  feront  bonne  figure.  M.  Lévy  compose 
avec  dextérité;  il  a  du  mouvement,  et,  bien  que  ses  colorations  soient 
parfois  trop  agréables,  trop  émiettées,  elles  sont  toujours  harmonieuses. 
Parmi  les  peintres  de  la  génération  nouvelle ,  l'auteur  de  ï Hérodiade  est 
certainement  un  de  ceux  qu'un  accent  particulier  permet  le  mieux  de 
reconnaître  de  loin. 

La  revue  que  nous  poursuivons  aujourd'hui  a  nécessairement  de 
nombreux  défauts;  il  en  est  un  surtout  dont  elle  doit  s'accuser  :  con- 
damnée à  être  rapide,  obligée  de  passer  vite  devant  les  artistes  et  devant 
les  œuvres,  elle  doit  supprimer  toute  analyse  et  abréger  la  discussion. 
Nous  regrettons  cette  exigence  du  moment.  Comment  parler  en  deux 
lignes  de  la  Mort  de  Rai'ana ,  de  M.  Cormon,  qui,  lui  aussi,  cherche  la 
couleur,  et  qui,  malgré  l'inégalité  de  ses  tentatives,  a  des  qualités  si 
sérieuses  et  quelquefois  si  charmantes?  L'énorme  tableau  de  M.  Benjamin 
Constant,  Y  Entrée  de  Mahomet  II  à  Coiistanliiiople,  exigerait  une  disser- 


36  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

tation  en  règle.  Nous  l'avons  essayée  lors  du  Salon  de  1876,  et  nous 
n'avons  pas  à  la  reproduire.  Contentons-nous  de  dire  que  le  défaut  des 
coloristes  de  l'heure  présente  est  bien  marqué  dans  cette  grande  page. 
D'étonnants  bonheurs  de  détail ,  point  d'ensemble,  et  des  vides  atîligeants, 
de  véritables  hiatus  dans  la  répartition  des  tons.  Beaucoup  trop  de  gaieté, 
d'ailleurs,  dans  la  représentation  d'un  fait  historique  où  les  cadavres 
jouèrent  le  premier  rôle.  Vis-à-vis  le  Mahomet  II ,  on  a  placé  une  autre 
tragédie,  la  Rcspha ,  de  M.  Becker.  Il  semble  que  ce  tableau  n'a  pas 
perdu;  sans  doute  la  mère  qui,  son  bâton  à  la  main,  épouvante  les 
oiseaux  de  proie,  reste  bien  mélodramatique;  mais  la  série  des  jeunes 
gens  cruciliés  est  assez  patibulaire,  et  l'invention  n'est  pas  commune. 
Quant  à  V Inondation^  de  M.  Roll ,  c'est  une  composition  pleine  de 
vigueur  :  la  note  dominante  incline  trop  vers  les  noirs.  L'artiste,  d'ail- 
leurs, n'a  pas  suffisamment  économisé  les  trivialités.  Lorsque  le  gou- 
vernement acheta  le  tableau  de  M.  Roll  et  l'envoya  au  musée  de  Tou- 
louse ,  les  gens  du  pays  ne  furent  point  mécontents  ;  mais  ils  firent 
observer  avec  douceur  que  le  peintre  parisien  leur  avait  prêté  gratuite- 
ment des  laideurs  qu'ils  n'ont  pas. 

Pendant  ces  dix  dernières  années,  on  a  vu  grandir  un  artiste,  M.  Jean- 
Paul  Laurens,  qui,  alors  même  qu'il  n'eût  pas  été  doué  de  remarquables 
qualités  techniques,  aurait  intéressé  la  foule  par  le  choix  de  ses  sujets.  La 
nécessité  d'un  peintre  sentimental  et  funéraire  a  toujours  été  reconnue  en 
France.  S'il  n'existait  pas,  on  l'inventerait.  Nos  pères  s'étaient  prodigieu- 
sement passionnés  pour  les  suppliciés  de  Paul  Delaroche.  Il  peignait  mal; 
mais  il  avait  tant  de  colère  contre  les  bourreaux,  tant  de  pitié  pour  les 
victimes!  Une  certaine  aptitude  à  trouver  des  motifs  émouvants  fit  tout  le 
succès  de  Delaroche.  M.  Laurens  l'emporte  à  tous  les  points  de  vue  sur  le 
sensible  auteur  de  la  Jane  Gray.  Il  a  découvert  dans  l'histoire  de  très 
belles  horreurs.  L'idée  d'exhumer  le  pape  Formose,  de  le  revêtir  de  ses 
habits  sacerdotaux  et  de  l'asseoir  sur  le  trône  pontifical  pour  s'entendre 
diredeschosesdures,  est  une  trouvaillcpittoresque  qui, au  temps  des  effer- 
vescences romantiques,  aurait  provoqué  l'enthousiasme  et  le  délire.  Les 
cadavres  qui,  dans  Vlnterdit,  se  décomposent  silencieusement  devant  la 
porte  de  l'église  condamnée,  viennent  aussi  d'une  imagination  qui  ne 
manque  pas  de  ragoût.  M.  Laurens  raconte  bien  ce  qui  est  horrible  : 
l'épouvantable  a  trouvé  en  lui  un  historiographe  plein  de  zèle.  Ce  galant 
homme  vit  dans  les  cimetières.  Il  nous  fait  assister  aux  funérailles  de  Guil- 
laume le  Conquérant;  il  entr'ouvre  le  cercueil  d'Isabelle  la  Catholique;  il 


LA    DÉLIVRANCE,    PAR    M.    JÛSETH     Bl 

(Croquis  de  l'artiste.) 


38  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

étend  sur  un  lit  vulgaire  le  cadavre  de  Marceau.  Et  toutes  ces  choses  sont 
dites  avec  le  plus  grand  soin,  d'un  pinceau  ferme  et  sûr,  et  sur  le  ton 
grave  qui  convient.  D'autres  fois,  M.  Laurens  se  contente  du  motif  solen- 
nellement intime,  comme  dans  le  Saint  Bruno  refusant  les  présents  du 
comte  de  Calabre.  Ce  tableau,  qu'on  revoit  avec  plaisir  dans  rexposition 
organisée  par  la  ville  de  Paris,  est  une  des  meilleures  compositions  de  l'au- 
teur. Il  est  plein  d'austérité  et  de  tenue  :  il  réunit  en  outre  une  série  de 
personnages  dont  les  tètes  sont  peintes  excellemment.  Lorsque  M.  Laurens 
se  place  résolument  vis-à-vis  d'un  modèle,  il  l'interroge  avec  une  intelli- 
gente persistance,  et  il  finit  par  lui  arracher  son  secret.  Nous  en  trouvons 
la  preuve  dans  le  portrait  que  l'artiste  a  fait  d'après  lui-même  pour  la  col- 
lection du  Musée  des  Offices.  Cette  tète,  accentuée  et  vivante,  est  modelée 
avec  un  soin  rigoureux,  et  elle  paraît  d'autant  mieux  dessinée  qu'elle  a 
été  maintenue  dans  la  gamme  claire,  sous  l'honnête  rayon  qui  ne  cache 
rien. 

En  général,  les  peintures  de  AL  Laurens,  alors  surtout  qu'elles  repa- 
raissent réunies  comme  au  Champ  de  Mars,  sont  un  peu  assoupies  sous 
un  voile  de  tristesse.  Les  ombres  ne  sont  pas  d'une  transparence  suffi- 
samment vénitienne.  L'artiste,  si  consciencieux  d'ailleurs  et  si  robuste, 
aurait  intérêt  à  faire  çà  et  là  quelques  excursions  dans  le  clair. 

La  manière  de  M.  Jean-Paul  Laurens,  on  l'a  déjà  remarqué,  est  bien 
d'accord  avec  une  des  préoccupations  de  l'heure  actuelle.  Elle  est  raison- 
nable et  modérée.  Elle  se  déclare  la  fidèle  servante  des  réalités  ;  elle  prend 
ses  informations,  et  elle  les  discute  avant  de  les  produire  dans  une  œuvre 
publique.  C'est  une  tendance  absolument  contraire  à  celle  des  enthou- 
siastes d'autrefois.  Le  lyrisme  était  moins  raisonneur.  Le  nous'eau  système, 
qui  tient  un  si  grand  compte  de  la  vérité,  pourrait  nous  faire  faire  beau- 
coup de  chemin,  et  il  serait  prudent  d'en  prévoir  les  conséquences.  Quant 
à  présent,  il  a  donné  des  résultats  d'un  intérêt  bien  réel.  Comment,  lors- 
qu'on cherche  à  caractériser  les  inquiétudes  de  l'école  moderne,  ne  pas 
prendre  au  sérieux  des  peintures  telles  que  celles  de  M.  Ronot?  Son  meil- 
leur tableau,  la  Colère  des  Pharisiens,  exprime  à  merveille  la  préoccupa- 
tion nouvelle.  Les  types,  les  attitudes,  les  expressions,  tout  est  emprunté 
à  la  nature.  Ce  qui,  en  certaines  périodes  de  notre  histoire,  a  été  si  pas- 
sionnément recherché,  je  veux  dire  la  beauté  des  lignes  et  des  visages, 
l'idéal  enfin,  est  déclaré  comme  non  avenu,  par  une  sorte  de  positivisme 
dédaigneux.  C'est  l'élimination  de  la  fiction  et  de  l'absolu.  Toutes  les  tètes 
sont  des  portraits.  Dans  les  Pharisiens  de  M.  Ronot,  il  n'y  a  d'imaginaire 


EXPOSITION    UNIVERSELLE  DE   1873 


MES    ENFANTS 
f  Salon  de  1876  ) 


■te  des  Beaux -Arts 


Imp,  A.  Ouaiîim.-Edite 


LA    PEINTURE    FRANÇAISE.  Sg 

que  le  nom  qui  leur  est  donné.  La  réalité,  et  rien  que  la  réalité,  tel  est  le 
mot  d'ordre.  M.  Ronota,  d'ailleurs,  un  talent  bien  authentique.  Mais  n'est- 
il  pas  curieux,  après  toutes  nos  aventures  et  tous  nos  rêves,  de  nous  voir 
revenir  à  une  doctrine  qui  eut,  au  xvii' siècle,  son  importance  et  sa  raison 
d'être  ?  Comme  autrefois  les  Lenain,  nous  faisons  poser  le  personnage 
depuis  son  bonnet  jusqu'à  sa  chaussure,  et  notre  conscience  est  satisfaite 
quand  nous  n'avons  pas  triché  dans  la  copie. 

Ici  nous  constatons  des  tendances,  nous  enregistrons  des  résultats 
sans  en  apprécier  la  légitimité.  Mais  nous  sommes  bien  forcé  de  dire  que 
ce  culte  pour  la  vérité,  même  pour  la  vérité  en  haillons,  n'est  nullement 
un  fait  imprévu.  De  même  qu'en  i85i,  les  petitesses  archéologiques  de 
ceux  qu'on  appelait  les  néo-grecs  suscitèrent  les  protestations  du  maître 
peintre  d'Ornans,  de  même  les  fadeurs  d'un  idéalisme  en  cire,  en  savon, 
en  porcelaine,  doivent  provoquer  nécessairement  un  retour  vers  les  réali- 
tés vivantes.  En  présence  de  tableaux  pareils  à  la  réunion  de  nymphes  de 
M.  Bouguereau,  où  l'on  voit  des  femmes  nues,  polies  et  émaillées  comme 
des  assiettes,  et  fades  comme  les  poupées  qui  pivotent  aux  vitrines  des 
coiffeurs,  on  n'a  qu'un  désir,  la  fuite;  on  a  qu'un  rêve,  l'évasion.  On 
regarde  autour  de  soi,  on  cherche  une  fenêtre  ouverte  du  côté  de  la  vérité, 
on  se  réfugie  même  dans  la  laideur,  on  donnerait  son  royaume  pour  une 
caricature.  L'abus  de  l'artificiel  provoque  de  légitimes  révoltes.  On  se 
tourne  vers  la  Femme  du  Pollet,  de  M.  Vollon,  et  l'on  trouve  quelque  élé- 
gance à  cette  commère,  parce  qu'elle  n'est  pas  chimérique  et  qu'elle  est 
bien  peinte,  et  l'on  s'attablerait  volontiers  dans  le  Cabaret,  de  M.  Ribot, 
s'il  n'était  pas  tombé  dans  les  verres  un  peu  de  suie. 

Nous  venons  de  citer  deux  peintres  excellents,  deux  maîtres.  AL  Vol- 
Ion  a  des  ressources  très  variées.  On  ne  lui  rend  pas  pleine  justice  quand 
on  veut  le  cloîtrer  dans  la  nature  morte.  Il  triomphe  sans  doute  dans  les 
batteries  de  cuisine,  dans  les  chaudrons  de  cuivre  reluisants,  dans  les  belles 
armures  damasquinées  ;  il  peint  les  poissons  comme  Van  Beyeren,  mais 
il  se  souvient  d'avoir  été  paysagiste,  et,  pour  nous,  nous  faisons  grand  cas 
de  sa  Route  de  Rocquencourt,  où  les  tons  sont  si  francs  et  si  lumineux. 
Comme  peintre  de  figures,  M.  N'ollon  a  encore  des  progrès  à  faire.  On  voit 
dans  cette  Femme  du  Pollet  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure,  on  a  vu  au 
Salon  dernier,  dans  V Étudiant  espagnol,  que  le  vaillant  artiste  ne  possède 
point  tout  à  fait  l'art  d'animer  les  carnations;  il  leur  donne  un  aspect  lui- 
sant qui  sent  la  manière.  Il  serait  digne  de  lui  de  s'imposer  la  fatigue  d'un 
effort  pour  arriver  à  peindre   les  personnes  comme  il  peint  les  choses. 


_^„  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

Quant  à  M.  Ribot,  il  a  des  qualités  de  praticien  qui  sont  véritablement  admi- 
rables. 11  a  beaucoup  aimé  le  noir,  et  cette  passion  ne  lui  sera  pas  pardon- 
née.  Je  ne  sais  si,  comme  on  le  disait  autrefois,  la  nature  a  horreur  du  vide; 
mais  elle  a  certainement  horreur  du  cirage,  et  elle  met  toujours  du  clair 
dans  l'obscur.  M.  Ribot,  d'ailleurs,  ne  refuse  pas  de  s'amender.  Les  trois 
tableaux  qu'il  expose  au  Champ  de  Mars  ont  été  exécutés  de  1870  à  iSyS, 
et  ils  n'expriment  pas  d'une  façon  complète  les  préoccupations  actuelles  de 
son  talent.  On  a  vu  au  Salon  du  printemps  dernier,  dans  la  Comptabiliti 
et  dans  le  portrait  de  la  Mère  Morieii,  que  son  idéal  s'est  fort  éclairci.  On 
a  vu  aussi  que,  pour  le  maniement  du  pinceau,  M.  Ribot  est  un  des  pre- 
miers ouvriers  de  l'école  contemporaine. 

L'amour  de  la  vérité  vraie  inspire  également  quelques-uns  de  nos  por- 
traitistes. Plusieurs  d'entre  eux  protestent,  au  nom  de  la  sincérité,  au  nom 
des  grands  maîtres  de  l'époque  glorieuse,  contre  les  élégances  banales, 
contre  les  concessions  que  l'art  devrait  s'interdire.  Combien  les  mots  ont 
été  détournés  de  leur  sens!  On  est  allé  jusqu'à  traiter  M.  Bastien-Lepage 
de  révolutionnaire.  M.  Bastien-Lepage  est  absolument  dans  la  tradition, 
et  dans  la  meilleure.  Quand  le  portrait  du  Granà-Père  fut  exposé  en  1874, 
on  crut  avoir  affaire  à  un  artiste  épris  de  la  singularité.  Nous  sommes  tel- 
lement habitués  aux  ombres  opaques  des  successeurs  de  l'école  bolonaise 
que,  lorsqu'un  peintre  place  son  modèle  en  plein  air  et  l'éclairé  du  rayon 
loyal  qui  supprime  tous  les  noirs,  on  crie  à  l'insurrection.  J'aime  à  croire 
que  le  Grand-Père^  de  M.  Bastien-Lepage,  n'effrayera  plus  personne  au- 
jourd'hui. C'est  une  étude  d'une  sincérité  étonnante  :  l'effet  de  lumière 
est  la  justesse  même,  et  nous  devrions  tous  nous  estimer  heureux  si  les 
maîtres  à  la  mode  consentaient  à  dessiner  avec  une  exactitude  aussi  précise. 
La  Communiante  n'est  étrange  que  pour  les  juges  attardés  qui  n'ont  pas 
encore  étudié  les  peintres  du  commencement  du  xvi''  siècle.  Quant  au  por- 
trait de  y\.  Hayem,  c'est  une  de  ces  effigies  qui  disent  tout.  La  vérité  de 
l'attitude,  le  ton  des  chairs,  le  mouvement  particulier  de  la  lèvre  révèlent 
chez  M.  Bastien-Lepage  l'habileté  passionnée  de  l'observateur  le  plus 
incisif. 

On  sait  combien  le  portrait  s'est  relevé  depuis  quelques  années.  Chaque 
printemps,  on  voit  au  Salon  des  Champs-Elysées  s'accentuer  le  progrès 
et  se  préciser  la  conquête.  Le  genre  n'est  pas,  d'ailleurs,  soumis  à  une  seule 
méthode,  et  le  libéralisme  de  la  critique  doit  admettre  ici  la  diversité  des 
idéals.  Un  de  nos  premiers  portraitistes  est  aujourd'hui  M.  Paul  Dubois.  A 
l'origine,  et  pour  un  instant,  il  a  paru    se  préoccuper  de  la  manière  de 


42  L'ART    MODERNE    A    L^EXPOSITION. 

M.  Henner  :  depuis  deux  ou  trois  ans,  son  langage  est  devenu  plus  person- 
nel. Il  y  a  pour  les  sculpteurs  des  grâces  d'état.  Habitués  à  étudier  la 
forme  dans  ses  saillies  et  dans  ses  dépressions,  savants  à  mesurer  de  Tceil 
l'importance  relative  des  reliefs,  absolument  convaincus  qu'une  tète  hu- 
maine n'est  pas  une  abstraction,  mais  un  solide,  ils  ne  peuvent  pas,  ils  ne 
veulent  pas  trahir.  Tous  les  statuaires  qui  font  de  la  peinture  devraient 
modeler  comme  Léonard  de  Vinci.  Les  portraits  de  M.  Paul  Dubois  sem- 
blent justifier  ce  raisonnement.  Lorsque,  par  un  dessin  rigoureusement 
exact,  il  a  établi  et  préparé  ses  dessous,  il  modèle  avec  une  patience  admi- 
rable, avec  un  zèle  qui  ne  se  lasse  pas.  «  Encore  un  peu  plus  outre  »,  dit- 
il  comme  le  personnage  de  Corneille.  Quelquefois  la  recherche  de  l'extrême 
finesse  refroidit  un  peu  le  travail  :  c'est  ce  qui  est  arrivé  pour  le  portrait 
de  M""  la  princesse  de  B...,  dont  l'aspect  général  peut  faire  supposer  une 
succession  d'eflbrts  ;  mais  la  plupart  des  autres  peintures  de  \l.  Dubois 
ont,  dans  l'achevé  de  leur  perfection,  des  apparences  simples  et  presque 
faciles.  Les  portraits  des  enfants  du  sculpteur,  celui  d'une  petite  fille, 
M"°  P.  AI  ..,  celui  de  M.  P.  F...,  qui  n'avait  pas  encore  été  exposé,  ont, 
avec  un  modelé  impeccable,  la  grâce  attendrie  de  la  jeunesse  ou  le  ferme 
accent  de  la  vie  active  et  sévère. 

Si  nous  voulions  grouper  les  peintres  en  raison  de  leurs  affinités, 
nous  devrions  citer  un  élève  à  côté  d'un  maître.  M.  Wencker,  qui  a  ob- 
tenu le  prix  de  Rome  en  1876,  manquerait  au  plus  élémentaire  de  ses  de- 
voirs, s'il  n'était  pas  jeune.  Et,  en  elîet,  il  est  encore  à  l'Académie  ;  mais  il 
a  déjà  un  talent  très  raffiné.  Son  portrait  de  Ai'" G...,  en  robe  de  velours 
gris,  retrouve  à  l'Exposition  universelle  le  succès  qui  l'accueillit  au  Salon 
de  l'année  dernière.  Élève  de  AI.  Gérome,  AI.  Wencker  a  corrigé  les 
leçons  de  son  professeur;  il  a  étudié  la  manière  de  AI.  Paul  Dubois,  et 
son  modelé  est  d'une  souplesse  charmante.  Al.  Philippe  Parrot  est  encore 
un  peintre  dont  le  pinceau  a  de  la  tendresse.  Il  n'est  pas  sans  quelque 
lointaine  parenté  avec  A-I.  Henner.  Son  portrait  de  Al'"''  de  S...,  en  proie  à 
une  rêverie  attristée,  est  une  peinture  délicate  et  subtile.  Nous  croyons 
voir  aussi  dans  la  Galatée  de  M.  Parrot  un  sentiment  amoureux  des  carna- 
tions féminines,  une  morbidesse  qu'on  chercherait  en  vain  chez  M.  Delau- 
nay,  qui,  malgré  tout  son  talent,  fait  des  chasseresses  en  bois,  et  chez 
M.  Bouguereau.  qui  fait  des  nymphes  en  faïence. 

Et  comment  ne  pas  se  préoccuper  de  l'e.xécutiGn,  lorsqu'il  est  démon- 
tré, par  l'exemple  de  Al.  Bonnat,  que  la  lourdeur  d'un  instrument  empê- 
ché compromet  les  intentions  les  meilleures  et  que  des  sabots  de  plomb  ne 


EXPOSITION   UNIVERSELLE  DE  1878 


LA    PEINTURE    FRANÇAISE.  43 

rendent  pas  la  démarche  légère?  M.  Bonnat  n'est  un  bon  peintre  que 
lorsqu'il  consent  à  charger  à  peine  son  pinceau  et  à  modérer  les  accents, 
qui,  dans  les  écoles  de  décadence,  ont  été  considérés  comme  des  signes  de 
vigueur.  L'artiste,  qui  a  d'ailleurs  des  qualités  bien  réelles,  a  reconnu  la 
nécessité  de  se  contenir  quand  il  a  eu  à  peindre  le  portrait  de  M.  Thiers. 
Il  n'a  pas  voulu  s'arrêter  aux  surfaces,  il  a  cherché  le  caractère  dans  l'atti- 
tude et  l'expression,  et  il  a  eu  des  légèretés  d'outil  qui  précisent  la.  forme 
avec  une  netteté  décisive.  Ce  portrait  est,  à  tous  les  points  de  vue,  le  chef- 
d'œuvre  de  M.  Bonnat.  Pour  en  apprécier  les  mérites,  il  faut  le  comparer 
aux  autres  œuvres  du  peintre,  à  celles  surtout  qu'il  a  maçonnées  avec  sa 
truelle  ordinaire.  Il  y  a  dans  les  galeries  de  l'Exposition  un  certain  por- 
trait de  dame  en  robe  bleue,  dont  les  bras  imitent,  avec  une  attristante 
perfection,  le  crépi  des  murailles.  Des  rugosités  sur  les  chairs  des  femmes  ! 
Pourquoi  pas  des  verrues  sur  les  pétales  du  camélia  ?  Une  autre  objec- 
tion peut  être  adressée  à  M.  Bonnat  :  il  n'a  aucune  distinction  dans  ses  fonds, 
et  ses  modèles  sont  évidemment  gênés  par  les  choses  compliquées  qui  sont 
derrière  eux.  Après  avoir  mis  M""'  Pasca  en  pénitence  dans  une  cave, 
M.  Bonnat  a  adopté  depuis  deux  ans  des  fonds  lie  de  vin  de  l'aspect  le 
plus  arbitrairement  désagréable.  L'élégance  des  modèles  appellerait  une 
atmosphère  moins  suspecte. 

Nous  ne  pouvons,  on  le  conçoit,  nous  arrêter  devant  tous  les  por- 
traitistes. Plus  d'un  mériterait  une  étude  spéciale,  soit  en  raison  du 
résultat  obtenu,  soit  à  cause  de  la  question  de  doctrine.  Nous  avons 
des  maîtres  souriants,  des  arrangeurs;  nous  avons  aussi  des  implacables. 
M.  Gaillard,  l'admirable  graveur  dont  on  sait  les  mérites  à  la  Gâiette 
et  partout ,  a  choisi  dans  son  œuvre  de  peintre  un  portrait  de  femme 
dans  lequel  la  sûreté  du  dessin ,  la  précision  du  détail ,  la  vérité  locale 
du  ton  sont  poussées  jusqu'aux  limites  extrêmes.  Cette  patiente  méthode, 
qui  n'oublie  ni  une  ride  de  la  peau  ni  une  flétrissure  de  l'épiderme,  est 
empruntée  aux  plus  grands  maîtres  des  temps  sincères.  Les  femmes  doi- 
vent la  trouver  effrayante.  Ce  système  a  d'ailleurs  été  suivi,  mais  au  point 
de  vue  de  la  prose,  dans  la  Grand' Mère  de  M.  Renard,  dont  les  connais- 
seurs furent  si  touchés  en  1876  et  qui  est  aujourd'hui  au  Luxembourg. 

Faut-il  citer  d'autres  noms?  Les  portraits  exposés  par  xM"'  Jacquemart 
sont  ceux  de  M.  Duruy  (iSôg),  du  maréchal  Canrobert  (iSyo^i,  de  M.  Du- 
faure  (iSyS).  C'est  dire  qu'ils  sont  du  meilleur  temps  de  l'artiste,  car, 
depuis  lors.  M"'  Jacquemart  a  malheureusement  amolli  sa  manière. 
M.  Tony  Robert-Fleury  réussit  surtout  dans  les  portraits  de  petite  dimen- 


44  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

sion.  M.  Jules  Lefebvre  a  aussi  sa  personnalité  et  son  importance.  11 
arrive  à  la  physionomie  par  la  sévérité  du  dessin  et  le  rendu  des  détails. 
Son  portrait  de  M.  Léonce  Raynaud  est  une  œuvre  savante  et  forte. 
L'habileté  de  M.  Lefebvre  se  révèle,  d'ailleurs,  dans  plus  d'un  genre  : 
il  a  eu  quelquefois  un  faire  un  peu  sec;  mais  comme  les  réalités  de 
la  vie  sont  bien  écrites  dans  la  Femme  couchée,  dont  l'exécution  est 
généreuse,  dans  la  Madeleine,  où  la  forme  nue  s'enveloppe  d'une 
caresse! 

Les  critiques  de  l'avenir  auront  beaucoup  à  dire  sur  M.  Carolus 
Duran.  Aux  écrivains  qui  entreprendront  l'étude  d'ensemble  que  mérite 
ce  grand  producteur,  je  me  permets  de  donner  un  conseil.  Je  leur  recom- 
mande de  tenir  compte  de  la  chronologie.  Ne  l'oublions  jamais  :  M.  Caro- 
lus Duran  est  parti  du  noir;  il  a  sacrifié  aussi  aux  contrastes  violents, 
et  aujourd'hui  encore  il  ne  serait  pas  éloigné  de  soutenir  que  des  respects 
infinis  sont  dus  à  la  vérité  du  ton  local.  Cette  doctrine  a  déjà  été  discutée  : 
elle  ne  s'affirme  pas,  d'ailleurs,  d'une  façon  trop  intempérante  dans  les 
portraits  c[ue  M.  Carolus  Duran  a  réunis  au  Champ  de  Mars.  Mais  il  reste 
dans  la  Dame  au  gant  et  dans  le  portrait  de  M""  Feydeau ,  qui  sont  de 
1869  et  de  1870,  quelque  chose  des  anciennes  préoccupations  de  l'artiste  : 
si  ces  peintures  ont  noirci,  c'est  que,  pendant  cette  période,  l'auteur 
admettait  dans  ses  colorations  des  éléments  noirs.  Nous  croyons  qu'il  a 
aujourd'hui  d'autres  visées.  Il  modèle  dans  le  clair ,  il  ne  fatigue  pas  ses 
dessous,  et  il  arrive  à  peindre  des  carnations  lumineuses.  Je  ne  parle 
point  de  ses  autres  qualités.  Le  portrait  de  M™  la  comtesse  de  P...  est 
de  l'arrangement  le  plus  heureux,  elles  mains  surtout,  dont  le  caractère 
individuel  a  été  si  fidèlement  respecté,  sont  d'une  tonalité  tout  à  fait 
fine.  Il  n'y  a  plus  à  faire  l'éloge  ni  de  l'ancien  portrait  de  «  Jacques  « , 
qui,  chassant  sur  les  terres  de  Gainsborough,  s'appelle  aujourd'hui 
iEnfant  bleu,  ni  du  portrait  de  la  jeune  fille  de  l'artiste,  où  le  pinceau 
facile  se  joue  au  milieu  de  colorations  si  harmonieuses ,  ni  de  la  figure 
équestre  de  l'amazone,  qui  a  arrêté  son  cheval  au  bord  de  la  mer,  et  qui 
sourit,  fleur  d'élégance  mondaine,  sur  les  sables  blonds  du  rivage.  Les 
gens  austères  et  les  pédants  pourront  déblatérer  à  leur  aise  contre  cet  art 
qui  est  tout  en  dehors  et  qui  glorifie  le  rayon  en  fête,  le  froufrou  des 
étoiles  et  les  gaietés  de  la  palette.  Pour  nous,  nous  croyons  que  ces 
belles  façons  de  représenter  la  vie  sont  légitimes,  que  l'obligation  d'être 
sépulcral  n'a  été  imposée  à  aucun  peintre,  et  que,  par  leur  bel  arrange- 
ment décoratif,  les  portraits  de  M.  Carolus  Duran  — ceux-là  du  moins 


^ô  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

OÙ  il  n'a  pas  fait  parler  trop  haut  le  ton  local  —  ne  sont  pas  sans  rappe- 
ler les  maîtres  luxueux  qu'on  admire  dans  les  musées. 

Les  pages  qu'on  vient  de  lire  et  les  noms  dont  elles  ne  présentent 
qu'une  nomenclature  abrégée  suffiraient  à  montrer  combien  les  aptitudes 
de  l'école  sont  diverses  et  combien,  même  dans  un  seul  genre,  elle 
trouve  des  modes  différents  pour  exprimer  sa  pensée.  Les  uns  voudraient 
avoir  l'éloquente  discrétion ,  la  puissance  concentrée  d'Antonello  de 
Messine  ou  de  Holbein;  les  autres  visent  au  caprice  fastueux  de  Van 
Dyck  ou  de  Largillière.  Ici  le  silence,  là  le  bruit,  et  partout  la  liberté, 
car  chacun  est  maître  de  choisir  son  langage,  et  l'art  moderne  a  précisé- 
ment ce  caractère  qu'il  réédite  la  tour  de  Babel. 

Dans  cette  mêlée  confuse,  l'avenir  aura  à  faire  son  choix.  Ses  préfé- 
rences restent,  quant  à  présent,  mystérieuses;  mais  il  est  vraisemblable 
qu'il  s'intéressera  à  toutes  les  sincérités;  on  peut  même  prévoir  qu'il 
saura  faire  état  des  œuvres  de  M.  Jules  Bretijn.  Sans  doute  cette  forme 
de  la  paysannerie  n'est  pas  celle  qu'avait  rêvée  Courbet;  mais  le  peintre 
d'Ornans  n'a  peut-être  été  qu'un  chimérique ,  il  n'a  compris  qu'un  des 
aspects  de  la  vie,  car,  dans  la  représentation  des  travailleurs  des  champs 
ou  de  la  mer,  il  n'admettait  pas  qu'un  élément  de  beauté,  ou  tout  au 
moins  de  caractère,  pût  se  mêler  aux  humbles  figures  rustiques.  On 
voit  bien  dans  la  Fontaine  et  dans  la  Glaneuse,  dans  les  Pêcheurs  de  la 
Méditerranée  et  dans  les  Raccoinniudeuses  de  Jilets ,  que  M.  Jules  Breton 
est  d'un  tout  autre  sentiment.  Il  emprunte  ses  motifs  à  la  réalité,  mais 
il  les  revêt  d'idéal.  La  pente,  je  le  sais,  est  dangereuse.  Au  point  de  vue 
de  la  question  de  système,  M.  Breton  peut  faire  penser  à  Léopold 
Robert,  dont  les  Italiens,  idéalisés  à  contresens,  manquent  complètement 
d'authenticité.  Le  peintre  de  Courrières  a  bien  vu  le  péril.  Il  reste  dans 
la  mesure;  il  modilie  très  peu  les  tètes;  ce  qu'il  arrange,  c'est  l'attitude. 
Il  est  certain  qu'une  paysanne  qui  porte  une  cruche  peut  la  tenir  gauche- 
ment et  qu'elle  peut  aussi  donner  au  mouvement  de  son  corps  et  de  ses 
bras  quelque  chose  qui  ressemble  à  de  l'élégance.  Le  rhvthme  fonctionne 
pour  tout  le  monde,  et,  sous  un  pinceau  savant,  la  ligne  est  si  complai- 
sante qu'elle  peut  travailler  même  au  bénéfice  des  pauvres.  Je  crois  donc 
que  M.  Breton  ne  dépasse  pas  la  limite  de  son  droit  lorsqu'il  cherche 
dans  la  nature  vivante  rélément  de  beauté  relative,  qui  pour  beaucoup 
d'autres  que  lui  y  demeurerait  caché.  C'est  là,  du  reste,  une  question 
qu'il  faudra  reprendre  un  jour  :  je  me  borne  à  l'indiquer,  parce  que  l'au- 
teur de  la  Fontaine  est  un  talent  qui  fait  le  plus  grand  honneur  à  l'école , 


LA    PEINTURE    FRANÇAISE.  47 

et  qu'on  a  déjà  commencé  à  le  traiter  comme  un  romanesque,  ce  qui  est, 
on  le  sait,  une  grave  injure. 

Il  est  certain  que  la  peinture  de  genre,  la  représentation  des  scènes 


)E       GIRAaOi.N,       PAR       M.       CAROLUS       DUR." 

(Dessin  de  Farlisle.) 


quotidiennes  ou  de  la  vie  familière  s'achemine  aujourd'hui  vers  une 
sorte  de  positivisme  qui  pourrait  avoir  ses  dangers.  Si  Adrien  van  Ostade 
avait  exposé  au  Champ  de  Mars,  il  n'aurait  peut-être  pas  obtenu  un 
succès  sans  mélange.  Son  procès-verbal  eût  été  taxé  d'inexactitude.  On 
lui  aurait  reproché  de  charger  et  d'exalter  un   peu    le   caractère  de  ses 


48  L-ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

paysans.  Et,  en  effet,  \an  Ostade  a  un  idéal.  S'il  croit  à  la  vérité,  il  ne 
s'agenouille  pas  devant  la  platitude.  De  plus  il  a  de  l'esprit,  et  du  meilleur; 
j'entends  l'esprit  pittoresque,  qui  n'a  rien  de  commun  avec  la  plaisanterie 
littéraire  et  les  concetti  de  vaudeville. 

Il  y  a  aujourd'hui,  parmi  les  peintres  de  genre,  un  groupe,  d'ailleurs 
fort  habile,  qui  sacrifie  beaucoup  à  l'épigramme,  à  la  littérature,  on  n'ose 
dire  à  la  pensée,  car  le  mot  serait  bien  grand  pour  ces  petits  maîtres. 
M.  Gérome  est  de  ceux-là.  II  n'y  a  pas  autre  chose  qu'une  idée  de 
comédie  dans  VÉniiuence  grise.  Ce  que,  dans  le  langage  vulgaire,  nous 
appelons  la  peinture  manque  ici  totalement.  L'échantillonnage  hasardeux 
des  tons  plaqués  sur  les  costumes  des  gentilshommes  compose  un  ensemble 
aigre  et  déplaisant,  l'effet  de  la  lumière  sur  les  marches  de  l'escalier  est 
une  invention  mesquine,  et  la  touche  est,  comme  toujours,  inexpressive. 
L'intention  est  spirituelle,  mais  le  mot  ne  vient  pas.  Un  petit  frisson  de 
volupté  animerait  peut-être  les  orientales  des  Femmes  au  bain  et  du  Bain 
turc,  si  ces  dames  n'étaient  pas  en  ivoire  :  elles  sont  tout  juste  aussi  émou- 
vantes que  des  boules  de  billard.  M.  Gérome  retrouve  sa  vraie  force  dans 
les  récits  de  voyage.  Le  Santon  à  la  porte  d'une  mosquée  a  du  caractère, 
et  l'on  devra  se  souvenir  aussi  du  Retour  de  chasse,  où  l'on  voit  deux 
beaux  lévriers  jaunes  boire  à  une  fontaine.  Ce  sont  là  des  chiens  bien  des- 
sinés et  charmants.  Malheureusement ,  au-dessus  de  la  vasque  où  s'abreu- 
vent ces  nobles  bétes,  il  y  a  des  feuillages,  des  feuillages  taillés  dans  du 
fer-blanc  et  enluminés  d'un  vert  cru.  Ces  violences  de  détail,  qui  sup- 
priment le  tableau,  auraient  fait  pousser  des  cris  de  désespoir  aux  maîtres 
de  l'école  hollandaise. 

Comment  ne  pas  chercher  l'unité  dans  ces  peintures  de  petite  dimen- 
sion dont  l'œil  embrasse  si  aisément  l'ensemble  et  dont  les  proportions 
sont  si  bien  mesurées  aux  possibilités  de  la  vision  humaine  I  Quelques- 
uns  cependant  protestent  contre  la  nécessité  du  sacrifice.  M.  Firmin  Gi- 
rard, dont  le  pinceau  est  si  spirituel,  n'élimine  pas  assez  le  détail  agaçant. 
M.  Worms,  M.  Eugène  Leroux,  M.  Lucien  Gros  sont  beaucoup  plus 
sages  :  ils  respectent  les  yeux  des  faibles  mortels. 

Le  maître  considérable  en  ces  spectacles  diminués  parfois  jusqu'à  la 
miniature,  c'est  M.  Meissonier.  Son  Exposition  est  fort  belle  et  mériterait 
de  longues  écritures,  car  il  y  a  dans  la  moindre  de  ses  compositions  un 
amour  de  l'art,  un  culte  pour  la  perfection,  qui  sont  véritablement  admi- 
rables. Nous  ne  pouvons  étudier  l'une  après  l'autre  ces  peintures  si  pré- 
cieusement élaborées.  Notre  sentiment  personnel  pourrait,  d'ailleurs^  en 


LA    PEINTURE    FRANÇAISE. 


49 


quelques  points,  n  être  pas  tout  à  fait  d'accord  avec  les  préférences  que  le 
public  a  manifestées.  Et  pourquoi  ne  pas  le  dire  ?  nous  avons  été  surtout 
intéressés  par  un  petit  portrait  de  femme  qui,  dans  sa  belle  exécution,  a 


PORTRAIT     Dt     MADAME     ***j     pAR     M.     F.    GAILLARD. 

(Dessin  de  l'artiste.) 


les  libertés  hautaines  et  le  charme  de  l'inachevé.  Mais  M.  .Meissonier  est 
un  finisseur  acharné,  et,  même  dans  ses  plus  étonnants  tableaux,  il  dit 
trop  de  choses.  Il  voit,  au  deuxième  plan,  au  troisième  plan,  dans  les  pro- 
fondeurs du  lointain,  des  détails  que  nous  ne  voyons  pas.  Cette  question 
de  la  perspective  dans  les  colorations  et  dans  la  lumière  n'est  pas  de  celles 

4 


5o  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

sur  lesquelles  il  soit  possible  de  faire  des  concessions.  M.  Charles  Blanc 
lui-même,  parlant  l'autre  jour  dans  le  Temps  de  l'exposition  de  M.  Meis- 
sonier,  a  dû,  sur  ce  point,  formuler  des  réserves.  Pour  nous,  pour  tous 
ceux  qui  veulent  rester  amoureux  de  l'unité,  la  protestation  doit  être  con- 
stamment renouvelée.  Une  figure  qui,  placée  à  un  kilomètre  du  specta- 
teur, se  permet  de  parler  aussi  haut  que  les  personnages  du  premier  plan, 
est  absolument  une  intrigante.  11  est  véritablement  fâcheux  que  M.  Meis- 
sonier  ne  consente  pas  à  discipliner  les  acteurs  qu'il  met  en  scène  :  prises 
isolément,  ses  figurines  sont  charmantes,  et,  dans  certains  morceaux,  l'ar- 
tiste est  bien  près  de  la  perfecti(_)n. 

L'Exposition  des  paysagistes  ne  nous  montre  que  des  œuvres  connues. 
Elle  est  belle,  sans  avoir  l'accent  souverain,  la  note  émouvante  qu'on 
entendait  résonner  chez  Corot,  chez  Daubigny.  Le  respect  pour  les  réalités 
a  mis  en  échec  l'ancien  enthousiasme  poétique,  et,  en  ces  dix  dernières 
années,  il  ne  s'est  point  formé  de  maîtres  qui  puissent  remplacer  nos  morts 
glorieux.  11  en  est  quelques-uns  cependant  à  qui  les  vérités  banales  ne  suf- 
fisent pas.  M.  Emile  Breton,  dont  le  pinceau  a  de  belles  audaces,  ajoute 
volontiers  un  sentiment  à  la  représentation  de  ses  solitudes  et  il  peint  dans 
une  gamme  désolée  les  mélancolies  de  l'hiver.  M.  Ségé,  qui  est  un  des 
vétérans  du  paysage,  a  eu  l'heureuse  fortune  de  résumer  un  jour  ses  études 
et  son  talent  en  un  tableau  définitif,  les  Chaumes.  Dans  cette  grande  vue 
d'une  plaine  de  la  Beauce  après  la  moisson,  il  y  a  la  poésie  muette  de 
l'horizontalité  et  ce  silence  des  couleurs  et  des  lignes  que  nous  aimons 
tant  chez  les  maîtres.  M.  Auguste  Pointelin,  qui  est  presque  un  nouveau 
venu,  est  aussi  un  peintre  délicat  des  vallées  solitaires,  un  observateur  qui, 
dans  l'eflet  lumineux,  cherche  avant  tout  l'unité  et  la  transparence.  A  ces 
noms,  qu'il  faut  retenir  si  on  les  connaît,  qu'il  faut  apprendre  si  on  les 
ignore,  s'ajoutent  ceux  de  paysagistes  diversement  remarquables,  comme 
M.  Bernier,  si  robuste  dans  son  i?;;/i-  de  Quimerc'h;  M.  Pelouse,  dont  la 
manière  est  variée,  mais  qui  excelle  surtout  à  silhouetter  sur  les  pourpres 
du  soleil  couchant  les  fines  ramures  des  arbres,  AL  Hanoteau,  qui  a  de  la 
largeur  et  de  l'énergie,  et,  un  peintre  dont  nous  prisons  très  haut  le  talent; 
M.  Guillemet,  l'auteur  de  Villcrvillc  et  de  Bercy  en  décembre.  Il  est  bien 
entendu  que  nous  n'avons  aucun  dédain  pour  M.  Karl  Daubigny,  dont  la 
Vallée  de  Portville  a  une  véritable  grandeur;  pour  les  belles  marines  de 
M""  La  Villette,  pour  les  rivages  de  M.  Lansyer  et  pour  les  paysages 
panoramiques  de  M.  Herpin,  dans  lesquels  on  voit  le  topographe  se  dou- 
bler d'un  coloriste  plein  de  sève.  Et  comment,  dans  cette  rapide  revue 


CAROLUS  DURAN  PINX 


PORTRAIT  DE  MADAME'- 


LA    PEINTURE    FRANÇAISE.  5i 

de  nos  richesses,  oublier  les  beaux  animaux  de  M.  \an  Marcke  et  surtout 
ceux  de  M.  de  \'uillefroy,  un  vrai  peintre  à  qui  le  succès  semble  hésiter  à 
rendre  justice?  Navons-nous  pas  enfin  le  petit  groupe  des  successeurs 
de  Chardin,  M.  Bergeret,  dont  les  Crevettes  sont  célèbres  ;  M.  Philippe 
Rousseau,  qui  peint  des  fleurs,  des  fruits,  des  salades,  des  confitures,  des 
flacons  pleins  de  liqueurs  vermeilles,  et  qui  reste  le  premier  de  tous  en  ce 
genre  familier,  parce  que,  lorsqu'il  sert  à  boire  et  à  manger,  il  ajoute  tou- 
jours à  son  dessert  l'appoint  de  l'esprit  ? 

Deux  chagrins  nous  ont  fidèlement  accompagnés  dans  cette  longue 
étude  des  oeuvres  de  Técole  française  à  l'Exposition  universelle.  Le  pre- 
mier est  un  souci  qui  tient  à  notre  situation  particulière  :  nous  avons  été, 
en  ces  dernières  années,  un  «  salonnier  »  exact  à  remplir  notre  office,  et  il 
se  trouve  que  nous  avons  déjà  eu  Toccasion  de  faire  beaucoup  de  phrases 
sur  presque  tous  les  tableaux  réunis  au  Champ  de  Mars.  On  serait  trop 
puni  si  Ton  était  obligé  de  se  rappeler  tout  ce  qu'on  a  écrit;  malheureuse- 
ment l'oubliable  n'est  pas  toujours  oublié,  et  devant  le  tableau  revu, 
même  après  dix  ans,  on  sent  s'agiter  dans  la  mémoire  des  lambeaux  de 
souvenirs,  tout  à  fait  gênants  pour  l'écrivain  qui  aimerait  à  ne  pas  se  répé- 
ter. Nous  avons  dû  nous  livrer  à  quelques  efforts  pour  ne  point  com- 
mettre cette  impertinence.  .Mais  nous  avons  eu  aussi  un  ennui,  il  faudrait 
dire  un  regret,  bien  autrement  grave.  En  présence  de  tant  de  travaux  qui 
appellent  souvent  la  discussion,  mais  où  l'intention  sérieuse  et  l'honnête 
désir  sont  si  lisibles,  il  aurait  fallu,  d'une  part,  ne  point  négliger  quelques 
œuvres  intéressantes,  d'autre  part,  examiner  de  plus  près  celles  devant 
lesquelles  nous  nous  sommes  arrêté  et  les  étudier  de  nouveau  avec  le 
loisir  patient  et  l'investigation  raisonnée  dont  elles  sont  dignes.  Le  critique 
n'est  pas  un  bourreau  :  c'est  un  juge,  et  il  ne  doit  point  condamner  sans 
enquête.  11  faut  du  temps  pour  bien  juger,  et,  quand  la  sentence  est  pro- 
noncée, il  faut  du  papier  pour  la  transcrire.  Ces  comptes  rendus  de  nos 
Expositions  annuelles  ou  décennales  sont  nécessairement  incomplets  :  il 
n'est  guère  possible  d'y  voir  autre  chose  que  des  notes  sommaires,  des 
appréciations  essentiellement  provisoires  qui  pourront  être  plus  tard  déve- 
loppées et  revisées.  D'une  forêt  profonde  et  touftue  on  n'aperçoit  pas  tous 
les  arbres.  L'important  est  de  savoir  où  poussent  les  grands  chênes,  en 
quelle  partie  du  sol  sont  les  sèves  fécondes. 

Nous  avons  essayé,  dans  cette  promenade  à  l'Exposition,  de  dési- 
gner les  personnalités  qui  dominent  la  foule  et  d'indiquer  les  départements 
de  l'art   où   se   produisent   les    résultats   généreux.   Cette  géographie  du 


52  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

terrain  actuellement  exploité  par  nos  maîtres  ne  laisse  à  l'idéal  qu'une 
très  faible  part,  si  du  moins  on  veut  donner  à  ce  grand  mot  une  signifi- 
cation étroite  et  n'y  voir  que  la  formule  rigoureuse  d'une  tradition  limitée. 
11  est  bien  vrai  que  le  culte  des  réalités  quotidiennes  tient  beaucoup  de 
place  dans  les  préoccupations  de  nos  artistes,  et  que  le  souci  de  la  beauté 
pure  parait  étranger  au  rêve  de  la  plupart  d'entre  eux;  mais  ce  n'est 
r)oint  ainsi  que  la  question  doit  être  posée  :  il  faut  tenir  compte  des  lois 
de  l'histoire,  se  souvenir  des  transformations  successives  de  l'idéal  et 
reconnaître  que  la  majesté  sereine  de  l'art  antique  n'est  plus  de  ce  monde, 
ou  du  moins  qu'elle  a  cessé  d'être  la  religion  de  l'heure  présente.  Notre 
temps  est  troublé  par  des  complications  de  toutes  sortes,  et  il  ajoute  à 
son  inquiétude  un  élément  qui  est  à  la  fois  une  force  et  un  danger,  l'esprit 
raisonneur,  la  clairvoyance  de  la  recherche  positive.  De  là  moins  d'enthou- 
siasme et  plus  de  sagesse,  plus  d'exactitude  graphique  et  moins  de  beauté. 
Dans  les  batailles  de  la  peinture  moderne,  le  dieu  a  souU'ert.  Que  reste- 
t-il:  11  reste  l'homme  et  la  nature.  C'est  assez.  Les  grandes  fêtes  de  l'art  ne 
sont  pas  finies. 


P.\UL     MANTZ. 


LA     SCULPTURE 


'ÉCOLE  française,  il  y  a  une  vingtaine  d  années,  était, 
en  peinture,  incontestablement  la  première;  mais  elle  a 
beaucoup  appris  aux  autres,  et  les  originalités  nationales 
se  sont  développées.  Un  peu  plus,  il  faudra  se  défendre; 
on  le  voit  à  TExposition  universelle.  Nos  meilleurs 
peintres  ont  ailleurs  leurs  siniilaires,  et  l'étranger  en  a 
quelques-uns  que  nous  n'avons  pas.  Il  n'en  est  pas  de  même  en  sculpture. 
On  a  remarqué  depuis  bien  des  Salons  combien  la  moyenne  de  notre 
sculpture  était  plus  régulière  et  plus  élevée  que  celle  de  la  peinture,  et 
aussi  que  les  pertes  s'y  réparaient  plus  régulièrement.  Cette  année,  où  la 
réunion  des  œuvres  d'une  certaine  période  permet  mieux  de  porter  un 
jugement  d'ensemble,  la  conclusion  est  incontestable,  et  l'opinion  le  recon- 
naît. La  sculpture  française  est  plus  forte  que  la  peinture  ;  elle  est  de 
même  au-dessus  des  autres  écoles  de  sculpture,  et  sa  primauté  n'est  pas 
en  danger. 

Il  n'y  a  là  rien  d'étonnant,  car  la  sculpture  est  un  art  éminemment 
français,  qui  a  toujours  été  dans  notre  pays  à  une  grande  hauteur  et  qui 
n'a  pas  eu  d'éclipsés.  La  peinture  n'y  a  procédé  que  par  saccades,  tantôt 
par  imitations,  tantôt  par  des  personnalités.  Poussin,  Watteau,  Boucher, 
David,  l'école  moderne^  sont  la  négation,  presque  la  destruction  les  uns 
des  autres.  Il  y  a  eu  d'admirables  peintres  et  en  grand  nombre,  mais  à 


54  LART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

Tétat  d'individus.  Rien  de  semblable  en  sculpture;  elle  est  ancienne,  assise, 
constante  et  durable.  A  tous  les  moments  elle  a  eu  des  maîtres  et  de 
vraies  œuvres;  jamais  elle  n'a  eu  ni  lacunes  ni  chutes;  elle  se  suit  et 
s'enchaîne,  elle  se  modifie  aussi  dans  le  sens  de  sa  tradition.  Les  ima- 
giers du  moyen  âge,  les  artistes  de  Louis  XIV  et  ceux  de  notre  temps  ne 
se  ressemblent  pas;  mais  la  filiation  n"a  jamais  été  rompue,  et  les  fils 
tiennent  de  leurs  pères.  Quand  les  grands  arbres  de  la  foret  disparaissent, 
il  y  en  a  pour  les  remplacer,  et  il  y  en  a  de  jeunes  qui  grandissent  pour 
faire  honneur,  à  leur  tour,  à  leurs  maîtres  et  à  leur  pays.  L'école  gallo- 
romaine  a  existé  surtout  à  l'état  décoratif,  et  elle  a  été  dans  l'architecture 
d'une  richesse  et  d'une  variété  qu'on  commence  à  bien  connaître  ;  après 
le  trouble  universel  des  barbares,  ce  sont  les  souvenirs  de  l'antiquité  et 
sa  préoccupation  —  bien  plus  longue  et  plus  vi\-ace  qu'on  ne  le  croit  — 
qui  ont  d'abord  inspiré  l'architecture  romane,  puis  la  sculpture,  qui  s'est 
élevée  régulièrement  de  l'ornement  à  la  figure.  Une  fois  celle-ci  dans  les 
usages,  le  progrès  marche  avec  une  rapidité  étonnante  pour  arriver  à 
l'admirable  efïlorescence  du  xir  et  du  xin"  siècle,  aux  statues  de  Chartres 
et  de  Reims,  qui  seraient  de  la  belle  sculpture  dans  tous  les  temps  et  chez 
tous  les  peuples.  A  la  même  époque  aucun  pays  n'avait  rien  de  sem- 
blable, et  le  nôtre  ne  l'avait  appris  de  personne.  L'Italie  même,  qui  nous  a 
ensuite  dépassés,  a  eu  besoin  d'une  renaissance;  mais  notre  belle  sculp- 
ture gothique  est  antérieure  aux  Pisans.  C'est  avec  elle  que  la  grande 
sculpture  funéraire  a  développé  ses  types,  et  les  tombes  royales  de  Saint- 
Denis  n'ont  fait  que  suivre  l'exemple  de  celles  faites  pour  des  princes, 
même  pour  des  particuliers,  qui  ont  été  leurs  modèles  et  leur  point  de 
départ.  Nos  vieilles  sculptures  sont  anonymes,  mais  leurs  auteurs  n'en 
sont  pas  moins  grands,  et  dès  Michel  Colomb,  qui  meurt  chargé  d'années 
à  l'extrême  commencement  du  xvT  siècle,  les  noms  illustres  et  les  œuvres 
exceptionnelles  sont  si  nombreux  que  l'énumération  en  serait  un  livre.  Je 
n'ai  pas  même  la  place  d'en  esquisser  le  cadre;  mais  je  tenais  à  rappeler 
la  ligne  générale  pour  montrer  que  la  supériorité,  dont  certains  s'étonnent 
ou  qu'ils  sont  disposés  à  considérer  comme  une  découverte,  est,  au  con- 
traire, une  chose  naturelle,  ancienne  et  traditionnelle.  Comme  elle  est  cette 
fois  reconnue,  il  nous  est  permis  de  nous  réjouir  de  la  voir  sortir  du 
monde  de  ceux  qui  réfléchissent  et  qui  connaissent  pour  entrer  dans  le 
courant  de  l'opinion.  Nos  sculpteurs,  souvent  négligés  pour  la  peinture 
plus  amusante,  y  trouveront  à  la  fois  une  récompense  et  un  encourage- 
ment. 


LA    SCULPTURE. 


55 


Si  aucune  des  écoles  étrangères  dans  son  ensemble  n'est  aujourd'hui 
aussi  nombreuse,  aussi  serrée,  aussi  haute,  en  quelque  sorte  aussi  sûre 
que  la  nôtre,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'on  rencontre  dans  deux  ou  trois 


:     UN      SERPENT     PVTHON,     V ." 

(Dessin  de  l'artiste.) 


d'entre  elles  des  hommes  du  plus  vrai  mérite.  L'Exp>osition  universelle 
en  donne  la  preuve.  Elle  nous  montre  les  ouvrages  de  quelques  artistes 
dont  nous  n'apprenons  pas  les  noms,  mais  dont  nous  sommes  heureux  de 
connaître  les  œuvres  maîtresses.  Aussi,  puisqu'ils  ont  eu  la  bonne  grâce 


56  L'ART    MODERNE    A     L'EXPOSITION. 

de  venir  chez  nous,  nous  commencerons  par  eux  pour  leur  souhaiter  la 

bienvenue. 

Sculpture  ÉTRANGt:RE.  —  L'Angleterre  est  loin  d'avoir  en  sculpture 
une  valeur  particulière.  En  peinture  quelques-uns  de  ses  artistes  ont  une 
originalité,  une  saveur  insulaire,  un  accent  étrange,  mais  pénétrant,  une 


(Dessin  de  l'artislc.) 


personnalité  et  un  individualisme  qui  arrêtent  et  avec  lesquels  il  faut 
compter.  Dans  la  statuaire  elle  n'a  pas  encore,  et  elle  n'a  jamais  eu  rien 
d'analogue.  Après  avoir,  dans  l'antiquité,  reçu  et  suivi  comme  nous  tous 
l'art  romain,  elle  n'a  à  son  compte,  dans  le  moyen  âge,  que  les  modifica- 
tions qu'elle  a  fait  subir  à  l'architecture  gothique.  Ce  n'est  guère  que 
dans  les  tombeaux,  surtout  dans  les  figures  habillées  de  leurs  armures, 
plus  fermes  et  plus  variées  que  celles  vêtues  de  robes  ecclésiastiques  ou 
féminines,  que  la   sculpture  anglaise  peut  compter,  et,  même  en  pierre  ou 


LA    SCULPTURE. 


en  marbre,  plutôt  avec  le  sentiment  rigide  et  la  précision  du  bronze.  Ce 
n'est  ni  au  xiif  siècle  ni  au  xv"  qu'en  est  la  plus  grande  valeur,  mais  au 
xiv^  siècle.  La  Renaissance  n  y  a  p^as  la  souplesse  et  la  variété  qu'elle  a 


IDOLPHE     MENZEL,      PAR     .M. 

(Dessin  de  M.  Gilbert.) 


eues  en  France.  Quand  il  s'agit  de  faire  le  tombeau  de  Henri  VII,  qui  est 
une  merveille,  où  le  plus  bel  art  a  mis  toute  sa  science  et  sa  pureté  au  ser- 
vice de  données  et  de  formes  antérieures,  c'est  à  l'Italien  Torrigiano  qu'on 
s'adresse.  Plus  tard  c'est  le  Français  Hubert  Lesueur  qui  modèle  et  qui 
fond  sous  Charles  II  la  statue  équestre  de  Charles  I-"  de  Charing-Cross,  et, 


58  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

lorsque  la  dictature  du  génie  fastueux  de  Lebrun,  exaspérée  par  les  exagé- 
rations de  l'école  de  Bernin,  eut  égaré  la  sculpture  française  dans  la  re- 
cherche des  nouveautés  pittoresques,  ce  fut  le  Lyonnais  Roubiliac,  un 
homme  médiocre,  chez  lequel  ne  se  trouvent  que  de  l'aplomb  et  de  la  faci- 
lité outrecuidante,  qui,  développant  jusqu'à  l'extravagance  un  principe 
déplorable,  fit  régner  sans  partage  en  Angleterre,  pendant  tout  le  xvni°  siè- 
cle, un  mauvais  goiàt  dont  elle  a  été  bien  longtemps  à  se  débarrasser. 

En  réalité,  la  nouvelle  phase  de  la  sculpture  anglaise  date  de  Flax- 
man.  Avec  ses  deux  médaillons  de  la  Nuit  et  de  la  Journée,  qui  sont  d'une 
ligne  charmante,  la  simplicité  de  ses  compositions  dessinées  au  trait  a 
exercé  dans  son  pays,  bien  qu'à  un  moindre  degré,  une  influence  analogue 
à  celle  de  David  en  France.  Après  lui,  l'artiste  qui  a  eu  sur  l'école  une 
influence  prépondérante  et  qui  dure  encore,  c'est  Canova.  La  sculpture 
iconique,  fréquente  en  Angleterre,  et  dont  Westminster  de  Londres  est 
véritablement  le  Panthéon,  aurait  pu  d'elle-même  apporter  un  élément 
d'originalité  autonome.  l\  n'en  est  malheureusement  rien.  Assises  ou 
debout,  costumées  à  l'antique  ou  habillées  de  vêtements  modernes,  la 
physionomie  générale  des  figures  est  immobile,  monotone  et  sans  accent. 
Dans  la  sculpture  féminine  et  dans  le  nu  mythologique,  c'est  la  fadeur 
italienne  du  commencement  de  ce  siècle  qui  continue  de  dominer.  Ce  n'est 
pas  impunément  que  la  plupart  des  sculpteurs  anglais  passent  par 
Rome,  où  bon  nombre  ont  vécu  et  travaillé  longtemps,  et  le  grand  goût 
de  l'antique  ne  leur  a  rien  donné  de  sa  flamme  et  de  sa  maîtrise.  La 
pratique,  le  convenu  et  le  poncif  y  restent  le  caractère  général.  Les  poses 
sont  simples,  mais  pauvres;  les  formes  sont  rondes  et  molles,  et,  en  face 
de  ces  statues,  dont  beaucoup  sont  agréables,  il  serait  souvent  dilîîcile  de 
faire  une  distinction,  de  reconnaître  qu'elles  ne  sont  pas  toutes  du  même 
auteur  et  d'y  signaler  de  véritables  différences.  Il  semble  que  la  nature 
n'y  soit  pas  étudiée  directement,  mais  sur  un  type  accepté  à  l'état  de  canon 
et  incessamment  reproduit.  Aussi  arrive-t-il  trop  souvent  que  dans  les 
travaux  divers  et  souvent  habiles  d'un  même  artiste  on  ne  peut  dégager 
aucune  tendance,  et  la  valeur  en  est  parfois  d'une  inégalité  singulière.  Ce 
parti  pris  d'imitation  affaiblie,  ce  manque  d'unité,  de  fermeté  surtout, 
sont  des  signes  que  dans  le  pays  du  caut,  où  le  nu  ne  se  peut  faire  accep- 
ter qu'en  vivant  le  moins  possible,  la  sculpture  est  un  art  plus  transplanté 
que  naturel,  puisqu'on  s'y  élève  si  rarement  au-dessus  de  la  correction 
pratique  sans  aller  jusqu'à  la  création  véritable.  La  science  de  l'art  s'y 
trouve,  mais  le  génie,  que  rien  ne  supplée,  pas  même  la  science  aidée  du 


LA    SCULPTURE. 


59 


travail,  y  fait  encore  défaut,  et  parmi  tant  d'œuvres  il  n'y  en  a  pas  assez 
dont  la  ligne  et  la  forme  soient  assez  fortes  et  assez   neuves  pour  s'im- 


;  M  E  N  T     DE 


>    SABISES,     GROUPE     PAR     M.    REINHOLD     Dl 

(Dessin  de  M.    Paul  Laurent.) 


poser  et  vivre  dans   la  mémoire   avec  l'intensité  personnelle  d'un  nom 
suffisant  à  lui  seul  à  rappeler  la  statue. 

Aussi  ne  citerais-je  en  Angleterre  que  les  deux  œuvres  maîtresses. 


6o  L-ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

L'une  est  le  grand  bronze  qui  appartient  à  la  Royal  Academy,  œuvre  de 
M.  Leighton,  un  des  correspondants  étrangers  de  notre  Académie  des 
beaux-arts  et  peintre  habile,  dont  on  remarque  notamment  dans  les  salles 
de  peinture  un  beau  portrait  du  capitaine  Burton.  Son  jeune  Athlète  nu, 
auquel  ses  jambes  écartées  donnent  une  forte  assiette  sur  le  sol,  lutte  avec 
un  serpent  dont  les  replis  n'entourent  qu'une  de  ses  cuisses.  D'un  bras  en 
arrière  il  préserve  son  corps  du  danger  de  la  formidable  étreinte,  pendant 
qu'en  avant  de  lui  il  écarte  et  tient  à  distance  la  terrible  tête,  dont  sa  forte 
main  tient  le  cou.  Le  jet  de  la  ligne  générale  est  d'un  grand  air,  et  c'est 
une  belle  étude  classique,  comme  on  peut  le  voir  dans  le  dessin  même  de 
l'artiste. 

En  quelque  sorte  en  opposition  et  dans  le  sens  tout  moderne,  il  faut 
mettre  le  Thomas  Cari  vie  en  bronze  de  ^L  Bœhm.  Les  larges  plis  de  son 
long  vêtement,  sans  Tatlubler  à  la  romaine,  sauvent  des  détails  modernes 
trop  précis.  En  donnant  de  la  simplicité  à  l'ensemble,  ils  mettent  en  pleine 
valeur  le  ferme  appui  des  mains  sur  les  bras  du  fauteuil  et  la  prédomi- 
nance ardente  et  vigoureuse  de  la  tête.  La  force  un  peu  farouche  qui  s'en 
dégage  ne  résulte  pas  de  l'abondance  caractéristique  des  cheveux,  du  col- 
lier de  barbe  et  des  sourcils,  mais  de  la  puissance  de  la  construction  du 
masque,  dont  les  traits  heurtés  sont  d'une  rare  énergie.  On  comprend 
mieux  l'homme  devant  son  image,  et  pourquoi  l'incontestable  originalité 
de  sa  pensée  n'allait  pas  sans  une  exagération  voulue  de  bizarrerie.  Dans 
cette  tête  écossaise  il  y  a  une  sorte  de  rusticité  et  comme  une  marque 
d'origine,  voisine  de  la  rudesse  paysanne,  qui  aime  à  se  vanter  de  taire 
fi  de  la  tradition  et  de  la  mesure,  et  qui  se  plaît  à  frapper  sans  cesse  et 
trop  fort  pour  bien  faire  voir  qu'il  faut  compter  avec  la  pesanteur  des 
coups  sans  qu'on  doive  y  attendre  de  fatigue.  Ce  n'est  pas  seulement  la 
tête  d'un  rude  jouteur,  mais  d'un  lutteur  qui  aime  la  bataille  pour  elle- 
même  et  qui  ne  déteste  pas  de  s'y  jeter  à  tout  propos  pour  s'entretenir  la 
main. 

Pour  l'Allemagne,  au  moyen  âge,  elle  ne  lutte  pas  plus  avec  la  France 
en  statuaire  qu'en  architecture;  la  sculpture  de  ses  églises  est  alors  sur- 
tout décorative  et  architecturale,  et  nulle  part  elle  ne  s'est  élevée  à  la 
beauté  des  portails  de  Reims  et  de  Chartres.  C'est  au  xv*"  siècle  qu'à  la 
suite  de  la  Bourgogne  et  des  Flandres,  elle  arrive  par  l'école  de  Nurem- 
berg, aussi  fantaisiste  dans  l'ornement  que  réaliste  dans  les  formes  et  dans 
les  types,  à  avoir  une  valeur  propre,  dont  les  caprices  enchevêtrés  et  touf- 
fus se  servent  surtout  du  bois  et  du  bronze.  Au  Tixu'  siècle  et  au  xvni% 


DWARD     JENNEB.     CROUPE     DE     M.     MONTE  VER  Dï 

(Dessin   de   M.   Bocourt;   gravure  de  M.  Chapon.) 


62  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

c'est  la  France  qu'elle  imite,  en  poussant  à  outrance  les  défauts,  sans  rien 
prendre  des  qualités,  et  Ton  sait  les  contournements  affolés  qu'ont  pris  sous 
ses  mains  la  rocaille  et  le  rococo.  Heureusement  un  grand  homme  est 
venu  lui  donner  une  sculpture  vraiment  nationale,  un  peu  rude  et  som- 
maire, mais  énergique  et  monumentale.  Quoique  Thorwaldsen  soit  Da- 
nois, c'est  lui  qui  l'a  régénérée  ;  c'est  son  grand  exemple  qu'elle  a  suivi  et 
qui  l'a  menée  dans  ses  voies.  Après  lui  Rauch  et  Schwanthaler  sont  aussi 
de  vrais  maîtres,  l'un  dans  le  sens  de  la  force,  l'autre  dans  celui  de  l'élé- 
gance; l'un  plus  profond,  l'autre  plus  ingénieux  et  vraiment  supérieur 
dans  la  composition  des  bas-reliefs  qui  se  déroulent  sur  les  longues  frises. 
Rauch  est  plus  profondément  Allemand  ;  Schwanthaler  y  ajoute  quelque 
chose  de  la  Grèce. 

Aujourd'hui  il  serait  difficile,  avec  le  peu  de  morceaux  envoyés  au 
dernier  moment,  de  porter  un  jugement  d'ensemble  sur  la  nouvelle  école 
contemporaine  et  d'en  marquer  tous  les  caractères.  Il  n'est  que  juste  de 
reconnaître  la  valeur  de  ce  que  nous  avons  sous  les  yeux. 

Malgré  sa  pomme,  VAdani  nu  et  debout  de  M.  Hildebrand,  qui 
appartient  au  Musée  de  Leipzig,  pourrait  aussi  bien  être  un  Paris  en  face 
des  trois  Déesses,  tant  sa  pose  et  son  type  sont  un  souvenir  de  la  belle 
sculpture  romaine.  Le  chèvre-pied  assis,  de  M.  Hartzer,  dont  un  Amour 
railleur  saisit  la  barbe  en  même  temps  qu'il  tient  un  miroir  devant  sa 
figure,  gagnerait  beaucoup  à  ce  que  l'exécution  du  marbre  tut  plus  ferm  j 
et  moins  savonneuse,  car  l'agencement  du  groupe  est  vif  et  d'une  heu- 
reuse nouveauté.  Quant  aux  deux  grands  groupes  de  M.  Renaud  Bégas, 
ils  sont  tout  à  fait  importants.  Celui  de  bronze  a  repris  sans  défaillance 
le  motif  de  Jean  de  Bologne.  Dans  l'œuvre  élégante  qu'on  admire  depuis 
le  xvi*"  siècle  sous  une  des  arcades  de  la  loggia  des  Lanzi,  c'est  la  femme 
qui  est  au  sommet;  ici  c'est  le  casque  du  robuste  soldat,  emportant  en 
travers  devant  lui  le  beau  corps  de  la  jeune  femme  affolée,  qui  crie,  et 
dont  la  main  impuissante  essaye  de  s'attaquer  au  visage  du  ravisseur.  Le 
jet  est  superbe  et  plein  de  furie;  les  deux  acteurs  sont  bien  en  scène  et 
n'ont  rien  de  contourné  ni  de  théâtral,  l'écueil  ordinaire  de  ces  sujets  vio- 
lents. M.  Bégas  cherche  évidemment  la  vie  en  action,  et  le  mouvement  lui 
est  naturel.  C'est  aussi  la  qualité  de  son  second  groupe  de  marbre,  VEii- 
lèi'einent  de  Psyché,  qui  appartient  à  la  Galerie  nationale  de  Berlin.  La 
femme,  qui  tient  une  des  mains  de  Mercure,  et  qui  pose  son  autre  main 
sur  l'épaule  du  divin  messager,  touche  encore  la  terre  de  la  pointe  de  ses 
pieds  dressés.  Quant  au  Dieu,   il  se  détache  du  rocher  contre  lequel   il 


LA    SCULPTURE. 


63 


s'appuyait  tout  à  l'heure,  et  l'une  de  ses  jambes  repliée  va,  sans  violence, 
lui  donner  l'élan  dont  il  a  besoin.  S'il  y  avait  une  critique  à  faire,  ce  serait 


(Dessin  de  M.  Bocourt;  gravure  de  M.  Chipon.) 


peut-être  de  trouver  trop  grande  la  différence  entre  la  force  trop  accusée 
du  Dieu  et  la  petitesse  relative  de  la  femme.  On  pourrait,  je  le  sais,  ré- 


64  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

pondre  par  d'illustres  exemples,  par  le  groupe  de  Naples  qu'on  appelle 
communément  le  Taureau  Farnèse,  et  surtout  par  l'Andromède  et  Persée 
de  notre  Puget.  Ce  qu'il  y  a  de  certain  dans  l'œuvre  de  M.  Begas,  c'est 
que  ses  deux  figures  partent  et  quittent  la  terre  ;  on  le  sent,  on  le  voit. 
Dans  quelques  instants  elles  s'élèveront  dans  l'éther  pour  monter  d'un  trait 
dans  rOlvmpe,  où  l'heureuse  Ps}'ché  se  réunira  à  celui  qu'elle  n'a  perdu 
que  pour  l'avoir  trop  aime. 

M.  Charles  Wagmueller  ne  cherche  pas  la  force  comme  M.  Renaud 
Begas;  mais,  devant  ce  qu'il  a  envoyé,  on  regrette  de  ne  pas  connaître 
l'ensemble  de  son  œuvre,  où  doivent  dominer  la  tendresse,  la  grâce  et  la 
mélancolie,  si  l'on  s'en  rapporte  à  ce  que  nous  avons  sous  les  yeux.  La 
jeune  fille,  les  jambes  nues,  qui  porte  sur  ses  épaules,  en  riant  de  ce  beau 
rire  frais  et  ailé  de  la  jeunesse,  un  bébé  nu,  fort  peu  rassuré,  dont  les 
petits  bras  se  rattachent  désespérément  à  son  cou,  est  un  agréable  mor- 
ceau, très  gracieusement  joli.  11  y  a  plus  dans  son  modèle  du  tombeau 
d'une  morte  regrettée.  Cette  année,  la  sculpture  funéraire  est  particuliè- 
rement supérieure.  En  Italie,  l'une  des  choses  les  meilleures  est  le  groupe 
d'un  sarcophage  ;  en  France,  le  tombeau  monumental  de  M.  Paul  DubtVis 
est  l'honneur  de  notre  Exposition.  Dans  sa  donnée  plus  simple,  l'œuvre 
de  M.  ^^'agmueller  conquiert  d'un  seul  coup  à  son  nom  la  vie  et  la  noto- 
riété. Sur  le  milieu  d'un  long  sarcophage  en  batière,  décoré  aux  angles  de 
sphinx  ailés,  est  assise  de  côté  une  belle  jeune  femme,  le  calme  génie  du 
regret  et  du  souvenir  ;  elle  tient  de  la  main  gauche  une  tablette  éloquente, 
sur  laquelle  on  lit  le  nom  Michaela-G.^briel.a.  Wagmueller  mdccclxxvi. 
Le  groupe  se  complète  par  un  tout  petit  enfant  nu  et  assis,  témoin  incon- 
scient de  la  jeunesse  disparue  de  la  femme  et  de  la  mère,  qui  ne  revit 
plus  que  dans  cette  frêle  promesse  ;  il  joint  ses  petites  mains  en  regar- 
dant la  palme  déposée  sur  le  pied  du  tombeau  par  la  piété  de  la  jeune 
femme.  A  terre,  sur  l'emmanchement,  deux  couronnes  jetées  à  terre  pon- 
dèrent à  droite  le  corps  de  la  grande  figure  assise  sur  la  gauche.  De  tous 
les  côtés  les  lignes  sont  heureuses  ;  l'effet  est  triste,  sans  la  violence  des 
révoltes  et  des  terreurs,  et  dans  un  senfiment  très  noble  et  très  pur.  La 
douleur  a  été  là  une  vraie  muse;  elle  a  inspiré  l'harmonie  silencieuse  et 
comme  l'apaisement  et  l'espérance  qui  se  dégagent  de  cette  belle  compo- 
sition. Tous  ses  éléments  sont  connus  ;  mais,  dans  sa  simplicité,  elle  a 
pourtant  une  nouveauté  personnelle,  noblement  précise,  qui  la  fixe  dans 
le  souvenir  et  la  rend  impossible  à  oublier. 

C'est,  au  contraire,  la  vie,  dans  sa  réalité  la  plus  particulière,  qui 


1-Es     q^uathe     parties     du     monde,     GnourE     de     carpeai 
(Dessin   de  M.   P.  Adict.) 


66  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

éclate  dans  un  buste  de  marbre  de  M.  Renaud  Bégas.  Il  ne  vise  pas  à  la 
beauté;  son  parti  même  a  quelque  chose  de  bizarre,  et  il  s'impose  par 
son  sentiment  de  naturalisme  autochtone.  Dans  la  Galerie  de  Berlin, 
qui  possède  ce  buste,  son  modèle,  le  peintre  Menzel,  restera  vivant. 
11  est  chauve,  d'un  caractère  qui  ne  doit  pas  être  souvent  aimable,  et 
son  nez  n'a  rien  de  commun  avec  les  lignes  de  la  beauté  grecque;  mais 
rintelligence  et  la  volonté  respirent  dans  ce  visage  à  la  bouche  serrée  et 
aux  yeux  clairs,  singulièrement  nets  et  perçants.  La  façon  bizarre  d<»nt 
c'est  un  morceau  de  statue  sciée  au-dessous  du  bras  replié,  sans  socle  ni 
piédouche ,  n'est  pas  sans  rappeler  les  habitudes  allemandes  de  certains 
petits  bustes  du  xvi''  siècle.  Mais  c'est  la  vie  même,  comme  on  peut  le 
voir  dans  le  dessin  que  nous  sommes  heureux  d'avoir  à  montrer  à  nos 
lecteurs,  et  M.  Bégas,  qui  sait  trouver  et  créer,  est  en  même  temps  un 
portraitiste  bien  sincère  et  bien  naturel. 

Si  peu  que  l'on  voie  ici  de  sculpture  autrichienne ,  il  est  facile  de 
reconnaître  ses  différences  avec  la  sculpture  allemande.  Ce  qui  s'en  rap- 
procherait le  plus,  ce  sont  quelques  statues  de  grands  hommes  :  un 
Michel-Auge  debout,  de  M.  Wagner  ;  un  Diirer,  aussi  debout  et  en  grand 
manteau  à  manches.  Ces  deux  marbres,  surtout  le  second,  par  M.  Schmid- 
gruber,  ont  la  juste  qualité  du  calme  architectural  et  feront  fort  bien  à 
Vienne  dans  les  niches  de  la  façade  de  l'hôtel  de  l'association  des  artistes, 
auquel  elles  sont  destinées.  Le  Beethoven  en  bronze,  de  M.  Zumbusch, 
paraît  ici  un  peu  gros  parce  qu'il  est  trop  près  de  l'œil  ;  il  est  certaine- 
ment fait  pour  un  piédestal  plus  haut  et  pour  être  vu  dans  un  grand  espace. 
Ce  qu'on  y  remarque,  c'est  l'intensité  grave  et  puissante  de  l'expression 
générale.  Le  maître,  assis  et  immobile,  est  tout  à  la  pensée  intérieure 
qu'il  écoute,  et  cette  intensité  d'attention  se  marque,  aussi  bien  que  dans 
la  tète,  par  le  geste  naturel  de  la  jambe  repliée  en  arrière  et  par  celui  des 
deux  mains  jointes  et  appuyées  sur  l'autre  cuisse. 

Mais,  dans  les  bustes,  les  Autrichiens  paraissent  avoir  un  caractère 
tout  à  fait  à  part,  plus  souple,  plus  aisé,  plus  brillant,  plus  chaud  et  plus 
spirituel  qu'en  Allemagne.  C'est  une  autre  vie,  une  autre  intelligence  et  un 
autre  soleil.  Devant  ces  types  divers,  heureux  et  animés,  on  a  atiaire  à  d'au- 
tres sentiments  et  à  d'autres  idées.  Il  faudrait  insister  en  détail  sur  la  char- 
mante vieille  dame  de  M.  Johann  Silbernagel,  sur  la  finesse  de  la  tète  d'un 
jeune  peintre,  M.  Libermann,  par  M.  Béer,  surtout  sur  les  bustes  de 
M.  Tilgner,  aussi  heureux  avec  le  marbre  qu'avec  le  bronze,  qui  a  ainsi  le 
don  du  modelage  et  de  l'exécution,  et  dont  les  tètes  ont  la  chaleur  de  la  vie. 


LA    SCULPTURE.  6j 

Ajoutons  que  tous  ceux  que  je  viens  de  citer  sont  jeunes;  la  jeunesse 
a  devant  elle  l'avenir. 

Le   Danemark   et  la   Suède   n'ont   rien  qui  puisse  nous  arrêter,  et 


CROUPE      d'uGOLIN.      par      CARPEAUX. 


(Croquis  de  l'anisie.) 


Thorwaldsen  ne  semble  pas  y  avoir  eu  d'héritiers.  Sauf  im  buste  de  juif 
par  M.  Laveretzki  et  une  jolie  tête  de  faune  rieur  par  A.  von  Bock,  la 
Russie  n"a  que  des  statues  correctement  froides  et  conventionnellement 
antiques ,    qui  ne  s'élèvent  pas  assez  au-dessus  de  la  pratique  courante 


68  L/ART    MODERNE    A    L^EXPOSITION. 

de  Carrare.    Il  faudrait  savoir  ce  que  vaut  sa  sculpture  monumentale. 

Avec  l'Italie  nous  revenons  dans  un  pays  où  Fart  est  naturel,  où  il  a 
été  si  admirable  qu'il  est  inutile,  entre  les  Pisans  et  Michel-Ange,  de  rap- 
peler même  des  noms,  et  où  il  pourrait  être  admirable  encore;  mais,  sauf 
quelques  morceaux,  la  sculpture  italienne  paraît  dans  une  bien  mauvaise 
voie,  inférieure  même  à  celle  des  innombrables  imitateurs  de  Canova, 
qui  dans  leurs  mollesses  rondes  et  convenues  gardaient  au  moins  les  tra- 
ditions de  l'élégance  de  la  ligne.  Nous  n'avons  rien  ici  de  Dupré  ni  de 
Vêla,  l'un  plus  pur  et  plus  élevé,  l'autre  plus  mouvementé  et  plus  vigou- 
reux. Ils  avaient  relevé  l'école  ;  mais ,  dans  le  présent  et  aux  applaudisse- 
ments de  la  foule,  qui  se  prend  facilement  au  plus  mauvais,  il  y  a  deux 
courants  bien  sensibles  et  bien  déplorables.  L'un  s'introduit  :  c'est  la 
sculpture  pittoresque  et  comique  jusqu'à  la  charge,  caricaturale  et  réaliste 
jusqu'au  ruisseau.  Qu'est-ce  que  ce  petit  pêcheur  à  la  ligne,  accroupi  de 
la  façon  la  plus  laide,  si  ce  n'est  le  roi  des  grenouilles,  qui  n'en  vou- 
draient peut-être  pas;  que  cet  ignoble  pitre,  au  maillot  trop  large  et  aux 
souliers  avachis,  qui  marche  sur  un  ballon;  que  ces  galopins  en  haillons 
débraillés  qui  se  battent  contre  un  mur  ou  qui  rient  à  se  fendre  la  mâ- 
choire; que  ce  cadavre  de  paysanne  couchée  sur  de  la  vraie  mousse  teinte 
en  beau  vert;  que  ces  parasites  infects  tombés  endormis  l'un  sur  l'autre, 
et  qui,  malgré  toutes  leurs  recherches  archéologiques,  ne  sont  que  d'im- 
mondes ivrog-nes?  Et  tout  cela  n'est  pas  une  ébauche  de  terre  ou  de 
bronze,  le  jeu  et  la  gageure  d'un  instant;  ce  sont  de  grandes  figures,  qui 
se  prennent  au  sérieux  et  visent  à  l'admiration.  Il  n'est  question  ni  du 
cœur  ni  de  l'esprit;  mais  qu'est-ce  que  les  yeux  mêmes  ont  à  gagner?  et 
comment  croire  qu'ils  puissent  se  plaire  à  ces  puérilités  ou  à  ces  préten- 
tions ordurières?  Ce  goût-là,  si  l'on  peut  appliquer  le  mot,  est  récent; 
c'est  une  maladie  qui  tuera  ses  adeptes  s'ils  continuent  à  boire  cette  mal- 
saine absinthe.  Elle  passera  d'elle-même  ;  il  vaut  même  mieux  insister 
et  ne  pas  lui  donner  une  importance  qu'elle  n'a  pas.  La  surprise  de  cette 
vilaine  mode  est  seulement  d'autant  plus  grande  qu'elle  nous  vient  de  la 
patrie  de  Donatello  et  de  Michel-Ange. 

L'autre  danger  est  plus  grave  parce  qu'il  dure  depuis  longtemps, 
qu'il  est  établi,  admiré,  et  qu'il  s'étend  de  plus  en  plus  :  c'est  la  recherche 
de  l'habileté  et  du  trompe-l'œil;  c'est  le  tri(_)mphe  du  praticien  sur  le 
sculpteur,  du  métier  sur  l'art,  de  l'exécution  puérile  sur  la  forme  et  sur 
l'idée.  La  variété  des  travaux  et  l'adresse  sont  des  qualités  quand  elles 
sont  à  leur  place  et  quand  elles  ne  prétendent  pas  remplacer  et  l'invention  ,^ 


^.,.r.^  l  ^.^    . 


tE      eftOlTE      DE      I.\      DiïiiE,      PAR      CARI-EAUX, 

(Dessin  Je  M.  T.  de  Mare.) 


-o  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

et  la  ligne,  et  rcxpression.  Malheureusement,  dans  ce  pays  des  beaux 
marbres  où  les  praticiens  abondent,  on  arrive  à  prendre  cette  habileté 
pour  du  talent  et  pour  de  l'art.  Ce  qu'on  cherche,  c'est  la  difficulté,  le 
nu  et  le  détail  des  traits  du  visage  visibles  sous  un  voile,  les  mailles  d'un 
filet  enveloppant  une  statue.  11  s'agit  bien  de  plis;  ce  qui  importe,  c'est 
l'étoffe,  la  moire,  la  tarlatane,  le  satin,  la  gaze  lamée,  la  laine;  c'est 
l'étotlc  qui  est  neuve,  celle  qui  est  chaude,  celle  qui  est  usée,  celle  qui 
est  transparente,  celle  qui  est  ajourée.  Les  bouillons,  les  dentelles,  les 
chaînes  d'orfèvrerie,  les  boucles  d'oreilles,  voilà  l'important.  Le  pauvre 
marbre  fait  tout  ce  qu'on  veut.  Il  est  poli  comme  du  métal,  ciré  et  encaus- 
tiqué comme  un  parquet,  mou  comme  du  savon;  ici  il  est  grenu,  là  gravé, 
ailleurs  onde,  strié,  quadrillé,  ailleurs  tuyauté,  ruche,  crêpé,  froncé, 
bouillonné.  On  voit  la  trame  et  la  chaîne;  on  compterait  les  fils  de  la  bro- 
derie au  petit  point  ou  au  passé;  on  trouverait  les  épaisseurs  de  celle  au 
plumetis.  Un  large  chapeau  de  paille  de-Florence,  une  ombrelle  ouverte 
a\ec  ses  franges,  les  branches  repercées  d'un  éventail  ouvert ,  une  colle- 
rette de  dentelle,  une  bordure  de  cygne  sur  laquelle  on  soufflerait  :  voilà 
ce  qui  est  intéressant  et  ce  qui  fait  pâmer  d'aise.  Rien  n'est  trop  fin,  trop 
mince,  trop  minutieux.  Celui-ci  a  la  spécialité  des  chardons,  un  autre 
celle  des  petits  oiseaux  et  des  plumes,  un  autre  celle  du  bois  mort. 

C'est  de  la  sculpture  pour  les  Chinois  ou  pour  les  marchandes  de 
modes.  Les  boules  d'ivoire  séparées  qui  roulent  les  unes  dans  les  autres  et 
les  mannequins  habillés  des  galeries  du  vêtement  seraient  alors  le  dernier 
mot  de  l'art.  Un  peu  plus,  nous  verrons  rendre  en  sculpture  les  taches 
et  les  différences  des  feuillages  panachés ,  un  bouquet  d'orties,  un  mou- 
choir de  dentelles,  non  pas  un  buisson  d'écrevisses ,  ce  serait  trop 
simple ,  mais  un  ra^■ier  de  cre^■ettes ,  dont  la  scie  sera  aussi  dentelée ,  aussi 
aiguë,  aussi  coupante  que  la  véritable,  et  dont  les  tentacules  auront  autant 
d'anneaux  que  dans  la  nature.  11  ne  manquerait  plus  que  de  les  faire 
cuire;  ce  serait  alors  l'idéal. 

Si  ce  n'était  que  des  morceaux  d'ouvriers,  il  n'y  aurait  pas  à  s'en 
préoccuper;  mais  les  yeux  et  la  mode  vont  dans  ce  sens.  Ce  que  la  plu- 
part des  gens  admirent  dans  le  beau  Xapolcun  de  \'ela ,  c'est  le  velu  de  la 
couverture  de  laine,  et  cette  année,  dans  le  Jciuicr,  c'est  la  rayure  et  le 
pointillagc  des  bas.  De  vrais  artistes,  ceux-là  le  sont,  cèdent  à  la  tentation 
pour  se  faire  plus  regarder,  et  l'on  en  citerait  trop  d'exemples  dans  nos 
derniers  Salons.  11  est  donc  bon  de  crier  gare ,  dùt-on  prêcher  dans 
le  désert. 


EXPOSITION   UNIVERSELLE  DE   1878 


ALEXANDRE  DUMAS. 


LA    SCULPTURE.  7' 

On  a  plus  de  plaisir  à  parler  d'œuvres  sérieuses,  et  parmi  elles  je 
citerai  de  Biellazzi  le  Petit  Pâtre  endormi  sur  la  terre  dans  une  pose 
simple  et  naturelle,  le  beau  buste  en  habit  moderne  du  vieux  marquis  de 
Brignole-Sale ,  par  M.  Rota,  et  le  Cromivell  assis  dont  M.  Borghi  nous 
montre  le  plâtre.  11  est  un  peu  traité  en  ébauche,  et  le  bronze  lui  convien- 
dra mieux  que  le  marbre;  mais  il  a  de  la  force  et  du  caractère.  Dans  cette 
exposition,  le  sculpteur  italien  qui  est  à  la  tète  et  de  beaucoup,  c'est, 
M.  Giulio  Monteverde.  Son  tombeau  du  comte  Massari  a  de  grands  mé- 
rites. Le  sarcophage,  qui  pyramide  en  gorge  diagonale,  est  couvert  de 
beaux  rinceaux  de  feuillages  qui  se  souviennent  heureusement  de  Verro- 
chio  ;  le  cadavre,  quoique  sans  bandelettes,  est  peut-être  un  peu  trop 
serré  dans  son  linceul  à  la  façon  du  Lazare  giottesql;e  ;  mais  la  femme 
ailée,  qui  est  debout  à  sa  tète,  et  qui  se  penche  vers  lui  en  encadrant  de 
ses  bras  Toreiller  sur  lequel  il  repose,  est  d'une  belle  silhouette  générale. 
Quant  au  Jeiiner,  dont  la  Gaiette  a  déjà  donné  le  dessin,  il  est  encore 
supérieur.  La  ligne  du  groupe  du  médecin  inoculant  le  vaccin  sur  son  fils, 
qu'il  tient  sur  ses  genoux,  est  tout  à  fait  trouvée;  elle  est  pittoresque, 
personnelle  et  remarquablement  appropriée  au  sujet.  On  ne  saurait  mieux 
rendre  la  bonté  et  le  soin  ferme  et  délicat  avec  lequel  le  père  tient  l'enfant 
qui  voudrait  se  défendre.  11  y  a  là  une  idée,  et  elle  est  rendue;  cela  est 
autre  chose  que  les  tours  de  force  d'exécution. 

La  classification  du  livret  force  à  dire  ici  quelques  mots  de  la  Bel- 
gique, bien  c^u'en  réalité  sa  sculpture  ne  se  sépare  pas  de  celle  de  la 
France.  Elle  a  été  atteinte  de  même  par  la  réforme  de  David,  plus  tard 
par  le  mouvement  romantique,  et  tous,  en  particulier  Geefs  et  Simonis , 
ont  souvent  exposé  chez  nous.  Aujourd'hui  les  deux  sculpteurs  dont  on 
parlé  le  plus'  sont  M.  Ducaju  et  M.  Pescher,  et  la  renommée  les  a  peut- 
être  mis  un  peu  trop  haut.  Ce  que  j'ai  vu  en  Belgique  de  M.  Ducaju  est 
ardent  et  plein  de  verve,  mais  surtout  avec  la  liberté  de  l'ébauche,  et  les 
éloges  que  j'ai  lus  du  buste  de  Rubens  par  M.  Pescher  me  faisaient 
attendre  tout  autre  chose.  Il  me  paraît  lourd  et  gros  plutôt  que  d'une 
grande  tournure ,  et,  en  s'inspirant  de  plus  près  du  goût  architectural  du 
maître,  le  piédestal  pourrait  avoir  plus  de  caractère  et  d'accent.  En  même 
temps  qu'eux  l'on  verra  avec  plaisir  le  buste  d'enfant  par  M.  de  Groot, 
un  beau  buste  d'homme  ofliciel  par  AL  Paul  de  Vigne,  la  tête  en  bronze 
de  M.  Victor  Lagye  par  M.  Pescher,  qui,  je  l'avoue,  me  touche  plus  que 
son  Rubens ,  et ,  dans  les  statues  :  la  Clytie  debout,  sculptée  à  Rome  en 
1872  par  M.  Paul  de  Vigne,  où  l'amoureuse,  en  tendant  vers  le  soleil 


-2  LWRT    MODERNE    A    L"  EXPOSITION, 

une  fleur,  préserve  avec  son  bras  gauche  ses  yeux  éblouis  par  les  ardeurs 
rayonnantes  de  son  amant;  ï Enfant  au  Ic'iard,  par  AI.  Bouré,  dont 
le  corps  nu,  étendu  sur  le  sol,  est  d'un  modelé  fin  et  charmant;  le 
groupe  bien  agencé  de  Daphnis  assis  et  de  sa  chèvre  par  M.  Cattier,  et 
de  xM.  Vanderlinden  le  bronze  de  Calixta,  hésitant  entre  la  statuette  du 
Jupiter  de  ses  ancêtres  et  la  croix  du  nouveau  Dieu,  sujet  bien  com- 
pliqué, qui  se  résume  de  lui-même  en  une  bonne  figure  de  jeune  femme 
assise  et  plongée  dans  ses  pensées,  ce  qui  suffît  et  au  delà  à  la  sculpture. 
Je  citerai  encore  de  M.  Samain  une  Jeune  Paysanne  romaine  fort  belle 


LIONNE,      PAR     BARYE. 

(Dessin  de  M.  Bocourt  ;  gravure  de  M.  Sotain.) 


portant  sur  son  épaule  et  sur  sa  tète  un  enfant  et  un  bassin  de  cuivre, 
et  le  musicien  Johaiiiics  Tincloris,  ou  plus  simplement  le  Teinturier, 
petit  bronze  de  genre  où  il  est  en  longue  robe  et  en  bonnet  conique,  à 
la  façon  de  Leys  ou  plutôt  des  tableaux  et  des  miniatures  du  xv'  siècle  ; 
mais,  malgré  la  frontière,  nous  sommes  déjà  en  France,  bien  que  je 
n'aie  encore  rien  dit  de  cette  véritable  pléiade  de  sculpteurs  qui  bril- 
lent de  concert  dans  le  ciel  lumineux  de  son  art  et  auxquels  j'ai  hâte 
d'arriver. 

Pourtant,  avant  d'entrer  dans  leur  temple,  il  convient  de  s'arrêter  un 
peu  dans  les  dehors  pour  dire  quelques  mots  de  la  sculpture  ornementale 
des  jardins  et  des  bâtiments,  et  de  la  porte  triomphale  que  M.  Sédille  a 
dressée  pour  en  décorer  l'entrée. 


LA    SCULPTURE.  7^ 

Sculpture  française.  —  Je  n'ai  pas  à  entrer  ici  dans  le  détail  de  la 

partie  sculpturale  du  Trocadéro  ;  cependant,  quoique  M.  Gonse  en  ait  déjà 

dit  quelques  mots,   il  y   a  lieu  d'en  parler  encore.   La  Renommée  de 

M.  Mercié,  qui  s'élance  les  ailes  éployées,  les  bras  ouverts  et  les  vête- 


THÉSÉE   COMBATTANT   LE   CENTAURE   BIENOR. 

(Bronze  de  Barye.) 


ments  emportes  par  le  vent,  semble  remarquable;  mais  elle  est  si  haute 
qu'elle  parait  plutôt  petite.  On  n'eût  pas,  je  crois,  pu  la  faire  plus  grande, 
car  elle  est  posée  sur  le  laite  d'un  lanternon  à  jour,  qui  ne  serait  pas, 
mais  qui,  à  cause  de  sa  transparence,  paraîtrait  trop  faible  pour  être  le 
piédestal  d'une  figure  assez  grande  pour  être  d'en  bas  bien  visible.  C'est 
déjà  beaucoup  de  pouvoir  en  dire  que  la  silhouette  du  mouvement  est 
bonne  ;  mais  on  peut  regretter  de  n'en  pas  avoir  dans  les  jardins,  sur  une 
colonne,  une  réduction  qui  permettrait,  eu  continuant  de  la  voir  encore  de 
bas  en  haut,  de  se  rendre  compte  du  mérite  réel  de  la  ligure. 


-4  L-ART    MODERNE    A    L-EXPOSITION. 

Quant  aux  figures  allégoriques  qui  se  dressent  sur  les  terrasses  de  la 
galerie  demi-circulaire  et  s'imposent  moins,  elles  sont  aussi  trop  loin  de  l'œil 
pour  faire  autre  chose  que  se  découper  sur  le  ciel.  Dans  cette  grande 
foire  des  yeux  et  de  l'esprit,  on  n'a  pas  encore  eu  le  temps  d'en  distinguer 
les  différences  et  les  valeurs,  mais  les  sculptures  de  la  descente  ont  déjà 
toute  leur  importance.  Dans  les  six  groupes  assis  sur  la  terrasse  d"où 
tombe  la  cascade,  le  plus  remarqué,  avec  VAsie  de  M.  Falguière,  est 
Y  Afrique  de  M.  Delaplanche,  dont  nous  donnons  le  dessin.  Comme  de 
raison,  c'est  ce  qui  nous  est  le  plus  étranger  qui,  par  sa  difficulté  même, 
a  été  le  plus  heureux,  et  la  même  chose  s'est  produite  dans  la  suite  des 
Nations  qui  décorent  la  façade  extérieure  du  grand  vestibule  du  Champ 
de  Mars.  Dans  ces  travaux  d'ensemble,  surtout  quand  ils  sont  hâtifs,  la 
valeur  du  thème  rencontre  rarement  toute  la  conscience  qui  serait  néces- 
saire pour  les  bien  traiter,  et  ici  trop  de  figures  sont  absolument  des  pon- 
cifs. On  y  a  vraiment  abusé  de  la  figure  couronnée  et  convenue,  qui  sert 
à  tout  et  n'exprime  rien.  Il  y  aurait  eu  mieux  à  faire  en  se  préoccupant 
davantage  du  type  national,  qui  eût  été  bien  autrement  caractéristique.  Les 
seules  qu'on  remarque  sont  V Indienne  de  M.  Cugnot,  chargée  de  colliers 
et  de  bijoux  comme  les  statues  des  déesses  indoues;  la  Chinoise  de 
M.  Captier,  et  surtout  la  Japonaise  de  M.  Aizelin,  tout  à  fait  jeune  et  élé- 
gante, avec  un  arrangement  de  costume  des  plus  heureux,  ainsi  qu'on  le 
peut  voir  dans  le  croquis  même  de  l'artiste.  Le  Japon,  du  reste,  a  du 
bonheur  au  Champ  de  Mars,  car  VAsie  de  x^L  Falguière  est  née  au  Japon, 
et,  si  nous  ne  nous  défendions  de  penser  à  ses  bronzes,  ils  nous  détour- 
neraient de  tous  nos  devoirs. 

On  a  déjà  parlé  ici  même  des  groupes  d'animaux  qui  cantonnent  le 
bassin  inférieur  de  la  cascade.  Le  cheval  est  peut-être  un  peu  dégingandé, 
et  ï Éléphant  de  M.  Frémiet  ne  se  masse  pas  de  tous  les  côtés  d'une  façon 
heureuse.  C'est  de  près  seulement  qu'il  a  toute  sa  valeur  quand  on  l'isole 
pour  le  regarder  en  lui-même  ;  il  aurait  mieux  valu  lui  donner  dans  l'ar- 
chitecture une  place  unique  et  prépondérante  que  de  le  mettre  en  pendant 
avec  des  animaux  d'une  autre  taille.  Cela  a  mené  forcément  à  le  réduire 
relativement,  et,  sans  que  beaucoup  de  gens  s'en  rendent  compte,  c'est 
ce  changement  d'échelle  qui  en  diminue  les  mérites  et  l'effet.  Il  ne  paraît 
pas  beaucoup  plus  grand  que  les  autres,  et  Ton  est  choqué  de  cette  iné- 
galité. L'article  de  M.  Gonse  a  donné  le  dessin  du  Bœuf  de  M.  Caïn,  et 
l'on  n'oubliera  pas  la  belle  ligne  de  l'animal  dressant  la  tète  et  regardant 
au  loin  ;  on  y  a  vu  également,  d'après  un  pittoresque  dessin  de  1  artiste,  le 


LA    SCULPTURE.  73 

Rhinocéros  de  M.  A.  Jacquemart,  peut-être  le  plus  remarquable  et  à  coup 
sûr  le  plus  difficile  de  tous  à  réussir.  Avec  ses  formes  lourdes,  avec  ses 
plaques  d'armures  qui  restent  immobiles,  rien  ne  paraît  moins  sculptural. 
L'artiste  s'en  est  tiré,  et  il  est  impossible  de  ne  pas  être  frappé  par  le 
sentiment  de  cette  force  pesante,  lente  à  éveiller,  mais  qui,  une  fois  ex- 
citée, sera  furieuse  et  irrésistible.  C'est  vraiment  un  tour  de  force,  et  il  ne 
faudrait  pas  défier  l'artiste  de  faire  une  belle  chose  avec  un  hippopotame; 


lA      STATUE      COtOSSAtE      DE      LÀ     LlBERl 

(Dessin  de  M.  A.  Gilbert.) 


On  le  sait,  tous  les  groupes  de  la  cascade  sont  en  fonte  dorée.  J'avoue 
pour  ma  part  que  je  les  aimerais  mieux  en  bronze.  La  richesse  toute 
matérielle  en  fait  d'art  m'est  rarement  sympathique  et  me  paraît  moins 
souvent  une  beauté  qu'une  exagération  ou,  dans  un  autre  sens,  une  dimi- 
nution. Certainement  pour  la  Renommée  du  faîte,  comme  pour  le  Génie 
de  la  colonne  de  la  Bastille,  la  dorure  est  une  nécessité  pour  éclairer  la 
forme  à  cette  distance  et  devenir  un  point  lumineux  ;  mais  l'éclat  est  bien 
facilement  trop  fort,  et  la  dorure  du  dôma  des  Invalides  l'alourdit  plutôt 
et  lui  ôte  de  son  élégance.  Par  un  temps  sombre,  évidemment,  la  dorure 
éckiircit  ;  mais  au  soleil  elle  écrase,  et  l'on  ne  distingue  pkis  le  mauvais 


~C)  LWRT    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

du  bon.  Ce  n'est  pas  un  avis  général;  de  bons  esprits  approuvent  com- 
plètement la  dorure,  et  il  faut  se  souvenir  à  quel  degré  les  anciens  rappli- 
quaient aux  statues  de  leurs  temples  et  de  leurs  rues.  Il  peut  aussi  y  avoir 
là  pour  nous  un  manque  d'habitude,  et  l'œil  est  déjà  fait  à  la  dorure  des 
groupes  de  l'Opéra,  à  propos  desquels  il  faut  cependant  remarquer  qu'ils 
restent  dans  la  condition  de  l'éloignement,  que  la  gamme  de  la  façade  de 
l'Opéra,  bien  plus  franchement  polychrome  que  l'aspect  du  Trocadéro, 
demandait  cette  note  indispensable,  et  aussi  que  leur  éclat  est  déjà  très 
adouci.  Quand  ceux  du  Trocadéro  se  seront  un  peu  éteints,  quand  la  blan- 
cheur de  la  pierre  ne  sera  plus  aussi  crue,  il  se  produira  sans  doute  une 
harmonie  qui  ne  peut  exister  au  premier  jour. 

On  a  vu  dans  le  premier  article  un  croquis  du  char  d'Apollon  par 
M.  AUard,  qui  couronne  l'entablement  de  la  porte  monumentale  de 
M.  Sédille;  il  faut  l'ajouter  par  la  pensée  à  celui  que  nous  donnons  éga- 
lement de  la  porte  elle-même.  On  parle,  et  ce  serait  peut-être  désirable, 
de  conserver  le  grand  quadrilatère  des  galeries  extérieures  du  Champ  de 
Mars.  Les  bâtiments  des  Beaux-Arts,  construits  dans  la  longueur  de  l'axe, 
disparaîtraient  ;  mais  l'œuvre  majestueuse  de  M.  Sédille  trouverait  facile- 
ment sa  place  pour  revêtir  l'intérieur  de  l'une  des  grandes  entrées.  Elle  y 
gagnerait  même,  parce  qu'il  serait  alors  facile  de  lui  donner  plus  d'impor- 
tance. La  largeur  était  commandée  ;  toutefois  sa  hauteur  n'est  pas  aujour- 
d'hui dans  la  proportion  qu'elle  demande.  Il  lui  faut  un  tiers  en  sus  de 
montant  latéral,  et  l'on  n'aura  pas  de  peine  à  ajouter  de  chaque  côté  trois 
grands  noms  de  plus  ;  il  faut  à  ses  pieds-droits  une  base  moulurée  plus 
haute  et  plus  ressentie.  Encadrée  et  serrée  comme  elle  est,  on  ne  s'en 
aperçoit  pas  d'abord.  Ce  qu'on  y  voit,  et  à  juste  titre,  c'est  le  grand  air  et 
l'élégance  du  dessin,  c'est  l'éclat  franc  et  vraiment  décoratif  des  colora- 
tions émaillées.  M.  Lœbnitz,  auquel  on  doit  l'exécution  de  la  partie  du 
potier,  y  a  montré  un  véritable  sentiment  de  la  franchise  nécessaire  à  la 
coloration  architecturale.  Comme  invention  et  comme  exécution,  la  porte 
de  M.  Sédille  est  sans  conteste  au  Champ  de  Mars  le  morceau  le  plus 
heureux  de  céramique  monumentale. 

La  richesse  du  présent,  les  promesses  de  l'avenir  ne  doivent  pas  nous 
faire  oublier  de  compter  encore  dans  les  rangs  des  sculpteurs  français  ceux 
qui  viennent  de  disparaître,  en  laissant  de  côté  Rude  et  David  d'Angers, 
morts  depuis  assez  d'années  pour  appartenir  au  passé  et  relever  désor- 
mais de  la  postérité. 


LA    SCULPTURE. 


Perraud  n'avait  pas,  comme  eux,  rinvention  et  la  fécondité;  mais 
c'était  un  sculpteur  consciencieux,  amoureux  de  l'élévation  de  la  forme, 
plus  masculin  que  féminin,  et  chez  lequel  le  morceau  contribuait  à  Faccent 


MONSEIGNEUR      DARBOY. 

(Buste  en  marbre  par  M.  Guillaume.) 


et  à  la  tournure.  Son  ancien  groupe  du  Satyre  portant  sur  son  épaule 
Bacchus  enfant  est  dans  son  œuvre  ce  qui  a  le  plus  de  mouvement  et  de 
personnalité.  Quant  à  son  bas-relief  des  Adieux,  dont  la  disposition  ne  fait 
que  reprendre  en  le  grandissant  le  thème  antique  des  stèles  funéraires  de 


-8  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

la  Grèce,  il  donne  bien  au  Champ  de  Mars  la  mesure  et  la  hauteur  de  ce 
talent  sérieux  et  un  peu  étroit.  L'inspiration  n'en  est  que  traditionnelle; 
mais  la  personnalité  s'y  marque  partout  par  Tétude  serrée  de  la  forme, 
par  Fhabileté  du  ciseau,  qui  arrive  à  la  gravité  et  à  la  grandeur,  et  surtout 
par  le  calme  d'un  aspect  vraiment  monumental.  Il  sera  beau  dans  un 
musée,  il  serait  plus  à  sa  place  dans  un  édifice  avec  la  reculée  et  le  cadre 
de  l'architecture  ;  c'est  là  une  qualité  rare  qui  en  montre  bien  la  valeur. 

M.  Louis  Rochet  —  qui  réunissait  en  lui  deux  hommes  bien  différents, 
l'artiste  et  le  lettré,  car  il  a  été  un  orientaliste  et  un  sinologue  distingué,  — 
était  d'une  tout  autre  nature.  Ce  qui  dominait  chez  lui,  c'était  le  sentiment 
de  l'effet  et  le  mouvement  pittoresque  de  la  silhouette.  S'il  a  été  quelque- 
fois exagéré,  comme  dans  sa  statue  équestre  de  Guillaume  le  Conquérant, 
dont  le  cheval  se  cabre  et  se  dresse  vraiment  trop,  jamais  il  n'a  été  banal, 
et  il  avait  le  don  de  la  vie.  Son  groupe  de  Charlemagne,  dont  deux  Francs 
à  pied  tiennent  le  cheval,  en  est  au  Champ  de  Mars  un  bel  exemple.  11  y 
est  assez  peu  à  son  avantage,  perché  qu'il  est  sur  le  faîte  d'un  édicule  qui 
n'est  pas  fait  pour  le  porter.  Il  y  est  trop  haut  et  dans  des  conditions  trop 
invraisemblables  ;  mais  on  se  rend  facilement  compte  de  ce  qu'il  serait  sur 
un  vrai  piédestal,  au  milieu  d'un  grand  espace  et  avec  un  fond  de  grands 
arbres.  M.  Rochet  n'était  pas  l'homme  du  détail  ;  le  bronze  lui  convenait 
mieux  que  le  marbre  et  le  groupe  plus  que  la  statue  ;  mais  il  sentait  vive- 
ment, et  il  composait  d'une  façon  grande. 

Carpeaux  a  probablement  donné  tout  ce  qu'il  pouvait.  Son  dernier 
groupe  des  Quatre  Parties  du  monde  pour  la  fontaine  du  Luxembourg 
accuse  les  défauts  qui  étaient  en  germe  dans  le  groupe  de  l'Opéra,  l'exagé- 
ration du  mouvement  et  comme  la  flétrissure  de  la  chair.  Dans  son  Ugo- 
liiij  dont  il  y  a  un  grand  marbre  au  Trocadéro,  à  l'Exposition  des  carrières 
françaises  de  Saint-Béat,  les  corps  nus  des  enfants  sont  certainement 
meilleurs  que  le  père,  théâtral,  presque  grimacier,  et  plus  voisin  de  la 
boursouflure  pittoresque  de  Fuessli  que  de  la  terreur  de  Michel-Ange. 
Carpeaux  avait  un  tempérament  qui  l'a  emporté  souvent  au  delà  du  goût, 
mais  il  avait  la  verve,  la  vie,  la  chaleur  ;  il  échauffait  la  terre  et  le  marbre, 
et  l'on  sent  couler  le  sang  sous  leur  épiderme  ;  il  était  doué,  il  avait  la 
facilité  ingénieuse  et  l'improvisation  créatrice.  Jamais  il  n'est  sorti  de  ses 
doigts  quelque  chose  de  froid  ni  de  raide;  sa  ligne  ondulait  d'elle-même, 
et  son  relief  coloré  s'enlevait  toujours  sur  le  soutien  et  sur  le  piquant  d'une 
ombre  voisine.  Il  y  a  des  sculpteurs  qui  dessinent  surtout  et  dont  les  œuvres 
s'éclairent  également  ;  Carpeaux  modèle  à  la  façon  d'un  coloriste  ;  son  con- 


LA   SCULPTURE.  79 

tour  échappe  et  s'efface  comme  dans  la  nature  ;  sa  forme  ne  se  masse  et 
ne  se  détaille  que  par  ropposition  des  noirs  et  des  clairs.  11  y  a  là  un  don 
et  une  grâce  de  nature  ;  ce  n'est  pas  cherché  parce  que  c'est  trouvé,  et 
l'aisance  sauve  du  maniérisme.  11  est  inutile  de  rappeler  les  qualités  un  peu 
troublantes  de  l'étonnant  groupe  de  la  Danse;  au  lieu  de  la  beauté,  c'est 
plutôt  l'ivresse  bruyante  du  plaisir  ;  mais  où  trouver  ailleurs  cette  sou- 
plesse, ce  mouvement  et  cet  éclat?  Une  œuvre  plus  ancienne  et  plus 
simple  est  peut-être  encore  plus  heureuse  ;  la  Flore  avec  deux  Amours 
du  pavillon  des  Tuileries,  où  tant  d'autres  n'auraient  fait  que  de  la  sculp- 


I.E     JEUNE     MARTYR     TARCISIUS,     MARBRE     DE      M.     FALGUIÈRE, 

(Dessin  de  M.  Rajon;  gravure  de  M.  Boetz»l.) 

ture  de  commande,  est  une  œuvre  charmante  et  parfaite  dans  son  genre. 
Elle  décore  et  elle  subsiste  par  elle-même  ;  elle  a  le  mouvement,  la  fleur 
de  la  jeunesse  fraîche  et  de  la  gaieté  ;  le  soleil,  en  tournant  devant  elle,  se 
charge  d'en  varier  les  expressions,  et  jamais  Carpeaux  n'a  eu  la  main  plus 
heureuse;  il  n'a  là  que  ses  meilleures  qualités.  On  oubliera  Ugolin,  on 
n'oubliera  pas  la  Danse,  mais  on  mettra  au-dessus  la  Flore.  Elle  a  eu  un 
nom  dés  le  premier  jour,  et  c'est  elle  qui  laissera  de  Carpeaux  le  plus 
vi^•ant  souvenir. 

C'était  un  sculpteur  de  race.  Barye  est  à  d'autres  hauteurs  ;  c'est  un 
grand  homme.  Il  n'y  avait  plus  rien  de  nouveau  à  attendre  de  lui  ;  il  avait 
atteint  la  limite  de  l'activité  humaine,  mais  la  perte  est  si  grande  qu'elle 
est  irréparable. 


3o  L'ART    MODERNE    A    L-EXPOSITIOX. 

Sur  la  fin  de  sa  vie,  il  lui  a  été  donné  de  montrer  ce  qu'il  était  capable 
de  faire  avec  la  figure  humaine.  Les  quatre  groupes  allégoriques  en  pierre 
des  pavillons  du  Carrousel  sont  d'admirables  œuvres,  et  il  conviendrait 
certainement  de  les  reproduire  en  bronze  pour  décorer  une  place  ou  un 
jardin  et  les  mettre  assez  près  de  Fœil  pour  qu'on  puisse  vraiment  en  jouir. 
-Mais  sa  caractéristique  et  sa  gloire,  c'est  d'avoir  en  quelque  sorte  à  lui 
seul  fait  rentrer  les  animaux  dans  Tart.  Je  dis  rentrer,  car  il  ne  faut  pas 
croire  que  notre  temps  ait  l'honneur  d'avoir  créé  ce  genre,  et  ce  ne  serait 
pas  une  étude  sans  intérêt  et  sans  portée  qu'une  histoire  des  animaux  dans 
la  sculpture. 

Il  V  faudrait  faire  figurer  le  vieil  Orient  ;  si  le  petit  lion  de  Khorsabad 
qu'on  admire  au  Louvre,  et  qui  n'était  qu'un  objet  de  décoration  puis- 
qu'il servait  par  son  anneau  à  assurer  la  fixité  du  bas  d'une  portière,  avait 
été  trouvé  plus  tôt,  on  pourrait  croire  que  Barye,  qui  ne  l'a  heureusement 
connu  que  fort  tard,  en  est  directement  sorti.  Quant  à  la  sculpture  antique, 
elle  est  pleine  d'animaux.  La  lionne  élevée  à  Athènes  à  l'héroïque  Lœena, 
la  vache  de  Myron,  les  chevaux  de  Lysippe,  les  animaux  de  tous  genres, 
lions,  loups,  taureaux,  qu'on  voyait  à  Delphes,  l'âne  consacré  par  Auguste 
à  Nauplie,  à  Rome  et  dans  tout  le  monde  romain,  le  peuple  de  coursiers 
épiques  qui  se  pressaient  sur  les  places  et  devant  les  temples  en  l'honneur 
des  empereurs  et  des  proconsuls,  les  chevaux,  éléphants,  panthères,  lions 
attelés  aux  quadriges  et  aux  séjuges  du  faîte  des  arcs  de  triomphe,  les  cent 
animaux  de  marbre  dont,  un  jour  de  fête,  Ptolémée  Philadelphe  fit  décorer 
une  tente,  toutes  ces  bêtes  diverses,  sangliers,  chiens,  chèvres,  aigles,  que 
l'antiquité  s'est  plu  à  représenter,  et  dont  les  Musées  du  Vatican  et  de 
Naples,  si  riches  qu'ils  soient,  ne  nous  ont  conservé  qu'une  très  faible 
partie,  seraient  un  thème  intéressant  à  traiter  à  la  fois  par  l'érudition  des 
textes  et  par  la  critique  des  monuments. 

On  y  verrait  plus  d'une  singularité,  par  exemple  l'habitude  orientale, 
qui  nous  est  connue  dès  Hérodote,  qui  fut  suivie  par  les  empereurs  romains, 
et  que  nous  retrouvons  encore  en  France  au  xiv'^  siècle,  de  jeter  en  fonte, 
pour  les  convertir  en  grands  animaux  massifs,  des  quantités  énormes 
d'or,  évidemment  dans  l'intention  de  les  conserver  intactes  et  d'empêcher 
qu'on  ne  pût  en  rien  distraire  sans  les  détruire  en  totalité. 

Après  l'antiquité,  la  représentation  des  animaux  n'est  plus  que  fantas- 
tique ou  conventionnelle.  Dans  l'église,  à  moins  que  ce  ne  soit  le  cheval  sur 
lequel  on  met  le  Christ  ou  un  certain  nombre  de  saints,  l'animal  devient 
un  monstre.  Quant  à  la  Renaissance,  elle  imite  les  rondeurs  et  la  conven- 


LE      SECRET      DEN       HAUT,       TAR       M.       H        MOULl 

(Dessin  de  M.  A.  Duvivier.) 


g2  L'ART    MODERNE    A    L-EXPOSITION. 

tion  froide  de  ceux  des  sarcophages  romains  des  bas  temps,  la  seule  anti- 
quité que  Fart  moderne  ait  eue  d'abord  sous  les  yeux.  Raphaël,. en  les 
reproduisant  dans  ses  compositions,  prolongea  par  Tautorité  de  son 
exemple  ces  formes  de  convention,  et,  si  ce  grand  homme  eût  envoyé 
plus  tôt  que  sur  la  fm  de  sa  vie  quelques-uns  de  ses  élèves  lui  rapporter 
les  dessins  des  sculptures  athéniennes  du  Parthénon,  ce  dont  on  a  la  preuve 
dans  des  dessins  de  sa  main,  il  est  certain  que  ce  côté  de  Fart  eût  été 
ramené  par  lui  dans  les  voies  de  la  vérité.  Il  en  resta  longtemps  éloigné, 
et  ce  fut  par  la  peinture,  quand  les  Hollandais  donnèrent  une  personnalité 
au  paysage,  qu'il  finit  par  y  rentrer.  Chez  nous,  Géricault,  tout  en 
restant  naturel,  en  fit  voir  et  comprendre  le  style  et  la  beauté  élevée,  et 
l'on  peut  dire  que  le  mouvement  décisif  fut  donné  par  lui.  Barye  le 
suivit  en  maître,  et  avec  lui  cette  branche  de  l'art,  dont  il  demeura  le  roi, 
reprit  non  seulement  sa  place,  mais  une  place  plus  importante  que  jamais. 

Quelle  belle  chose  que  les  deux  lions  des  Tuileries  :  l'un,  celui  qui  se 
défend  contre  un  serpent,  d'une  vérité  particulière  si  saisissante  et  si 
passionnée  ;  l'autre,  assis  et  calme,  d'un  caractère  plus  monumental  et 
dans  le  style  de  la  sculpture  antique  la  plus  élevée!  Il  y  a  là  bien  plus 
que  du  naturalisme,  car  Barye  résume  et  synthétise.  Il  masse  les  poils 
pour  ne  les  faire  sentir  qu'à  Fétat  sommaire;  ce  qu'il  présente,  c'est  la 
forme  maîtresse.  Il  en  modèle  les  lignes  d'une  façon  souveraine;  il  accen- 
tue par  de  grands  méplats  les  mouvements  de  leurs  muscles  formidables. 
Plus  il  est  simple,  plus  il  est  terrible  et  plus  ses  grands  fauves  sont  ressem- 
blants. Sans  dénaturer  son  modèle,  sa  puissance  magistrale  le  transforme 
parce  qu'il  le  voit  et  le  sent  avec  des  yeux  et  une  âme  de  poète;  il  l'idéa- 
lise parce  qu'il  le  domine  toujours.  G'est  le  plus  grand  des  animaliers,  mais 
il  est  plus  encore,  et,  quand  il  présente  à  la  fois  l'homme  et  l'animal, 
dans  Thésée  et  le  Mi)iotaiiye,  par  exemple,  dans  son  autre  groupe  de 
Thésée  et  le  Centaure  Biénor  ou  dans  cette  charmante  statue  équestre  de 
Gaston  de  Foix,  dont  on  n'a  vu  que  la  maquette,  c'est  l'homme  qui  l'em- 
porte. Aussi  bien  que  la  forme,  il  a  le  sens  monumental  par  sa  façon  de 
dégager  le  sujet. 

Ce  n'est  pas  lui,  à  coup  sûr,  qui  aurait  compris  comme  ils  Font  été 
les  quatre  groupes  équestres  du  pont  d'Iéna,  auxquels  l'Exposition 
donne  un  regain  de  regards.  On  a  pensé  à  y  symboliser  les  quatre  âges 
différents  de  Féquitation.  L'idée  est  bonne,  mais  le  programme  imposé 
aux  artistes  est  volontairement  malheureux.  Comme  thèmes  et  comme 
époques,  on  a  désigné  un  Grec,  un  H(_)main,  un  Gaulois  et  un  Arabe.  Les 


LA    SCULPTURE.  83 

trois  premiers  sont  bien  voisins  les  uns  des  autres,  et  tous  les  quatre  sont 
nus  ou  à  peu  près,  ce  qui  les  rapproche  encore,  au  lieu  de  les  différencier. 
De  plus,  cette  façon  de  mettre  le  cavalier  à  pied  est  ce  qu'on  pouvait 
imaginer  de  plus  malencontreux.  Dans  cette  donnée,  le  cheval  seul  est  le 
personnage,  et  l'homme  s'efface  devant  lui.  Que  ce  soit  Alexandre,  Charle- 


ï>»iv 


SrARTACUS,      CKOUrE      Pj 

(Dessin  de  M.  A.  Duvivier.) 


magne,  Colleone  ou  un  jockey,  l'homme  à  pied  qui  tient  un  cheval  par 
la  bride  ne  peut  jamais  être  pour  l'art  autre  chose  qu'un  palefrenier. 

Devant  l'École  militaire  il  n'y  avait  que  deux  thèmes.  A  l'état  moderne 
il  fallait  mettre  à  cheval  quatre  soldats  de  différentes  armes,  par  exemple, 
un  cuirassier,  un  dragon,  un  chasseur  et  un  artilleur.  Pascal  a  parlé 
quelque  part,  avec  l'énergie  violente  qui  de  sa  pensée  passait  dans 
son  style,  de  l'homme-machine  qui  se  plie  à  ce  qu'il  veut  fermement  et 
qui  se  façonne  au  gré  de  ce  qui  l'entoure.  La  discipline,  l'uniforme,  le 


84  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

but  de  Farme  font  dans  Tarmée  quelque  chose  de  semblable.  Le  corps  y 
prend  des  habitudes,  les  traits  une  physionomie  qui  restent  ineffaçables. 
C'est  ce  caractère,  difTérent  dans  toutes  les  armes,  et  cette  individualité 
générique  qui  eussent  donné  un  sujet  nouveau,  intéressant,  approprié  et 
très  varié  de  motifs.  M.  Frémiet  a  traité  dans  ce  sens,  et  avec  beaucoup 
de  bonheur  quant  à  la  vérité  du  type,  un  carabinier,  un  guide,  un 
artilleur  et  un  gendarme.  Il  n'en  a  fait  que  des  figurines,  mais  elles  valent 
des  statues. 

En  s'en  tenant  au  sujet  donné,  les  âges  de  l'équitation,  il  fallait  pré- 
cisément prendre  le  contre- pied  de  ce  qui  a  été  fait.  Au  lieu  d'aller 
dans  le  sens  de  la  monotonie  et  d'effacer  les  différences,  il  fallait,  au  con- 
traire, les  accuser;  il  fallait,  par  exemple,  prendre  un  Grec,  un  che- 
valier, un  Arabe  et  un  écuyer.  Par  là  on  aurait  eu  l'antiquité,  le  moyen 
âge,  la  civilisation  orientale  et  l'Europe  moderne.  L'enseignement  et  la 
vérité  historiques  se  seraient  rencontrés  avec  d'excellentes  oppositions 
.  pittoresques  :  il  n'eût  pas  été  sans  intérêt  et  sans  poésie  de  voir, 
à  côté  du  costume  simple  du  Grec  ou  du  Romain,  la  pompe  asiatique 
de  rOriental  avec  sa  selle  constellée  de  coraux  et  toute  chargée  de  bro- 
deries, ses  larges  étriers,  ses  armes  ciselées  en  bosse,  les  glands  et  les 
houppes  de  son  cheval  et  les  grands  plis  de  son  burnous  ;  de  voir,  auprès 
de  la  rudesse  du  guerrier  tout  bardé  de  fer,  la  politesse  et  les  belles  façons 
de  M.  de  Pluvinel  avec  son  feutre  à  plumes  et  ses  canons  de  dentelles  ou 
de  M.  de  La  Guérinière  en  habit  français.  Les  bétes  n'eussent  pas  été 
moins  différentes  que  les  hommes;  on  pouvait  opposer  entre  elles  les 
formes  aristocratiques  du  cheval  plié  aux  finesses  du  manège,  la  robus- 
tesse massive  du  gros  cheval  capable  de  courir  avec  le  poids  de  l'ar- 
mure, l'élégance  sèche  et  nerveuse  de  l'arabe,  la  tète  basse,  la  crinière 
éparse  et  piaflfant  d'impatience,  et  la  rondeur  un  peu  courte  des  chevaux 
de  la  frise  athénienne  avec  la  crinière  coupée  comme  celle  d'un  casque. 
11  y  avait  là  moyen  de  représenter  des  civilisations,  des  races  de  chevaux, 
des  manières  de  monter  toutes  différentes,  et  un  bien  beau  thème  pour  un 
artiste.  Barye  en  était  digne,  et  on  l'avait;  seulement  il  eût  fallu  que  les 
groupes  fussent  en  bronze  ou  en  marbre  et  non  en  pierre. 

Revenons  du  pont  d'Iéna  au  vestibule  du  Trocadéro,  où  se  trouve 
le  groupe  en  bronze  des  Gladiateurs  de  M.  Gérôme,  dont  on  a  beaucoup 
parlé  d'avance.  C'est  le  seciitor  qui  l'emporte  cette  fois  sur  le  rétiaire.  Le 
filet  et  le  trident  brisé  du  vaincu  sont  à  terre,  et  le  secutor,  le  pied  sur  le 
corps  nu  de  son  adversaire,  triomphe  avec  ses  jambières,  sa  cuirasse,  ses 


ÉDDCATION     MATERNELLE,     CROOPE     P 


AR     M.      DELAPLASCHE. 


86  L\\RT    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

brassards,  son  grand  casque  à  visières  percées,  et  dans  la  main  sa  courte 
et  terrible  épée.  Il  n'est  pas  besoin  de  dire  avec  quelle  exactitude  savante 
l'artiste  a  traité  le  détail  sculpté  de  toutes  ces  armes  d'après  les  plus  beaux 
et  les  plus  rares  exemplaires.  Ce  qui  vaut  mieux,  c'est  la  pose  droite  et 
vaniteuse  du  victorieux,  qui  n'attend  que  l'acclamation  sanguinaire  des 
Vestales  et  des  spectateurs  pour  égorger  son  rival  ;  mais  la  pose  de  celui- 
ci  n'est  sculpturale  que  d'un  côté,  et  l'effet  dominant  est  trop  archéolo- 
gique. On  a  vu  de  M.  Gérôme  des  statuettes  de  bronze  beaucoup  plus 
heureuses;  dans  leur  dimension  moindre,  elles  gardaient  la  liberté  spi- 
rituelle de  l'esquisse.  Ici  le  petit  modèle  en  terre  ou  en  cire  valait  proba- 
blement mieux  que  le  grandissement,  dont  les  parties  nues  sont  parfois 
creuses.  Peu  de  peintres  feraient  d'aussi  bonne  sculpture,  mais  il  n'est 
pas  étonnant  que  le  peintre  ne  soit  pas  encore  complètement  un  sculp- 
teur. 

A  l'Exposition  universelle,  la  sculpture  est  partout  :  au  pavillon  de  la 
Ville  de  Paris  aussi  bien  que  dans  les  salles  des  Beaux-Arts;  c'est  dans 
le  bâtiment  d'anthropologie  que  sont  les  bustes  et  les  statues  ethnogra- 
phiques de  M.  Cordier,  qui  sont  entrés  dans  la  décoration  de  nos  appar- 
tements et  de  nos  maisons;  Barye  est  chez  Barbedienne;  M.  Rochet  et 
bien  d'autres,  chez  M.  Thiébault;  les  fondeurs,  les  bronziers,  les  fabri- 
cants de  fonte  de  fer,  les  fabricants  de  terres  cuites,  les  céramistes,  les 
orfèvres  ajoutent  à  l'exposition  spéciale  de  notre  sculpture.  Les  passages, 
les  galeries,  les  pièces   d'eau,  les  allées  l'éparpillent  dans  tous  les  sens. 

Ainsi  l'une  des  œuvres  les  plus  nouvelles  de  cette  année  vient  d'être 
posée,  il  y  a  quelques  jours,  auprès  du  pont  d'Iéna.  On  connaissait  par 
une  réduction  la  Liberté  que  M.  Bartholdi,  né  dans  l'Alsace  française, 
doit  dresser  sur  l'ile  qui  s'élève  à  l'entrée  du  port  de  New-York.  D'autres 
œuvres  du  même  artiste  donnaient  presque  la  certitude  qu'il  ne  fléchirait 
pas  sous  les  difficultés  de  celle-ci.  Un  buste  colossal  de  Washington,  qui 
remonte  à  quelques  années ,  au  palais  des  Champs-Elysées ,  et  le  modèle 
au  tiers  et  déjà  énorme  du  magnifique  lion  de  Belfort,  plus  monumental 
et  moins  convenu  que  le  fameux  lion  de  Thorwaldsen ,  montrent  d'une 
façon  sûre  combien  il  s'entend,  en  simplifiant  les  plans,  à  ne  pas  perdre 
leur  effet  et  à  conserver  les  lignes  et  les  accents.  Ce  n'est  pas  une  affaire 
de  grandissement  mathématique ,  et  peu  de  figures  supporteraient  d'être 
augmentées  ;  elles  seraient  hors  de  mesure ,  absolument  vides  et  comme 
soufflées.  La  taille  est  une  des  parties  de  l'inspiration  et  ne  se  modifie  pas 


LA    SCULPTURE.  87 

après  coup.  Une  figurine  m  devient  pas  une  statue;  une  statue  ne  se  réduit 
pas  impunément  et  sans  perdre  quelque  chose.  Ce  qui  doit  être  colossal  a 
besoin  d'être  conçu  de  sa  taille  et  sort  des  conditions  ordinaires.  Il  y  faut 
plus  de  simplicité,  plus  de  jet,  plus  de  tenue;  la  ligne  extérieure  de  la 
masse  totale  emporte  tout;   elle  doit  être  claire  et  harmonieuse,  ne  pas 


LE     GENIE     DES     ARl 


(Croquis  de  l'artiste.) 


avoir  d'angles,  de  trous,  de  déchirures,  de  contournements ,  de  compli- 
cations, et  ne  rien  demander  aux  détails  accessoires.  En  plein  air  et  dans 
le  cadre  du  paysage  ,  une  figure  unique  sera  plus  belle  qu'un  groupe ,  dont 
la  distance  perd  et  embrouille  l'agencement;  une  figure  debout  vaudra 
mieux  qu'une  statue  assise,  qui  ne  se  verrait  bien  que  de  côté  ;  les  longs 
vêtements  à  plis  amples  et  tombant  jusqu'à  terre  pour  élargir  et  former  la 
base  valent  mieux  que  les  vêtements  justes  et  étroits,  et  la  difficulté  des 


88  LWRT    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

figures  d'homme  colossales  est  ramincissement  et  la  séparation  des  jambes 
qui  s'effilent  à  distance.  La  Liberté  de  M.  Bartholdi  est  toute  droite  et 
pyramide  légèrement.  Le  bras  gauche  ne  se  sépare  pas  du  corps;  Tautre 
monte  le  long  de  la  tète  pour  élever  la  torche  lumineuse.  Le  mouvement 
est  net,  énergique,  mais  ne  peut  tenir,  et  on  le  regarde  sans  fatigue.  Le 
parti  est  donc  bien  trouvé,  dans  le  vrai  sens.  11  n'est  plus  douteux,  main- 
tenant ,  que  l'exécution  ne  soit  à  la  hauteur  de  l'idée.  La  tète  supporte 
d'être  vue  de  prés  ;  elle  n'est  pas  vide  ;  mais ,  à  distance,  ses  plans  s'accu- 
sent en  s'éclairant,  et  elle  prend  une  véritable  majesté.  Le  Néron  colos- 
sal n'a  été  commandé  pour  Rome  à  Zénodore  que  parce  qu'il  avait  com- 
mencé par  faire  en  Auvergne  son  grand  Mercure  sur  la  cime  du  Puy-de- 
Dôme.  Nous  devons  être  reconnaissants  à  M.  Bartholdi  de  donner  à  son 
pays  l'honneur ,  après  tant  de  siècles ,  d'envoyer  à  l'étranger  une  œuvre 
de  même  nature.  Elle  aura  sans  doute  une  meilleure  fortune,  car  elle  n'est 
pas  exposée  à  être  renversée  et  brisée  aussi  vite  que  le  colosse  impérial 
et  le  dieu  païen. 

On  voit  la  richesse  du  Champ  de  Mars  dans  tous  les  genres  ;  des 
mois  d'étude  et  des  volumes  n'y  suffiraient  pas.  Ainsi,  pour  ce  qui  nous 
incombe,  il  y  aurait  lieu  de  s'occuper  des  statues  de  bronze,  des  fon- 
taines, thème  merveilleux  aux  variations  infinies,  et  aussi  de  la  sculpture 
iconique. 

Depuis  que,  malheureusement  pour  l'art,  l'usage  des  tombeaux 
sculptés  dans  les  églises  est  tombé  en  désuétude,  les  statues  publiques 
des  grands  hommes  sont  venues,  bien  qu'avec  une  moins  grande  variété 
de  motifs  et  surtout  de  développements,  les  remplacer  dans  une  certaine 
mesure,  et  il  serait  heureux  de  voir  se  généraliser  cet  emploi  de  la  grande 
sculpture.  11  est  seulement  regrettable  que  ce  soit  un  peu  une  affaire  de 
hasard  et  que  cela  ne  puisse  guère  venir  que  de  l'initiative  des  conseils 
municipaux.  C'est  quand  ils  n'ont  guère  de  grands  hommes  qu'ils  pensent 
surtout  à  se  faire  honneur  de  celui  qu'ils  ont.  Ils  prennent  alors  ce  qu'ils 
peuvent,  si  bien  que  c'est  dans  les  grandes  villes,  là  où  il  ne  serait  que 
juste  d'avoir  beaucoup  de  statues  honorifiques,  qu'on  n'y  pense  guère  et 
qu'on  en  fait  le  moins.  En  somme,  les  avantages  l'emportent  sur  les  incon- 
vénients, et  il  n'y  aurait  aucun  mal  à  ce  que  les  villes  en  élevassent  à 
toutes  leurs  illustrations.  Quand  bien  même  l'hommage  serait  parfois 
exagéré,  le  sentiment  pieux  et  honnête  qui  l'inspire  est  toujours  d'un  bon 
exemple.  En  préoccupant  les  yeux  de  l'enfance  et  de  la  jeunesse,  il  fait 
sentir  et  comprendre  que  chacun  doit  faire  tout  ce  qu'il  peut  pour  laisser 


CLORIA      VICTIS,    »      CROUPE      l'AR 

(Dessin  de  M.  A.  Duvivier.; 


90  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

de  soi  un  bon  souvenir,  et  Thommage  qu'on  voit  rendre  à  ceux  qui  ont 
mérité  un  pareil  honneur  est  de  nature  à  mener  quelques-uns  à  s'en 
rendre  dignes  à  leur  tour. 

Après  David  d'Angers,  dont  la  vie  s'est  consacrée  à  ces  grands  hom- 
mages, les  statues  qu'on  a  faites  se  sont  réparties  entre  plus  de  mains, 
et  ce  serait  une  longue  énumération  que  de  signaler  seulement  celles  qui 
ont  passé  au  Salon  depuis  dix  ans,  en  laissant  de  côté  celles  qui  n'y  ont 
pas  figuré.  Cette  année,  au  Champ  de  Mars,  c'est  M.  Guillaume,  bien 
que,  par  un  oubli  inexplicable,  il  ne  figure  pas  au  livret,  et  M.  Crauk  qui 
ont  le  plus  d'œuvres  de  ce  genre,  ce  dernier  n'en  ayant  pas  moins  de  cinq, 
trois  maréchaux  de  France,  Pélissier,  Xiel  et  Mac-Mahon ,  l'intendant  de 
Languedoc  d'Étigny,  et  Claude  Boiirgelat,  le  fondateur  de  l'hippiatrique 
en  France.  On  parle  à  Tours  d'en  élever  bientôt  à  Rabelais  une,  qui 
aboutira  cette  fois;  pour  que  ce  soit  un  chef-d'œuvre,  il  suffira  qu'elle  ne 
soit  pas  indigne  du  modèle.  Du  reste,  il  serait  curieux  et  juste  de  savoir 
exactement  ce  qu'il  existe  de  statues  honorifiques  ;  cela  ferait  penser  à  de 
nouvelles,  celles  précisément  dont  on  remarquerait  l'absence.  L'inventaire 
des  richesses  d'art  de  la  France  les  rencontrera  forcément  un  peu  partout, 
et  une  à  une.  Il  serait  meilleur  de  les  grouper,  au  contraire,  et  d'en  pré- 
senter en  une  seule  série,  classée  par  régions  et  par  départements,  le  bilan 
complet.  Elles  seraient  en  plus  grand  nombre,  et  il  v  en  aurait  parmi  elles 
beaucoup  plus  de  remarquables  qu'on  ne  le  croit.  Après  un  premier  dé- 
pouillement des  livrets  du  Salon  et  des  guides,  il  suffirait  d'une  circulaire 
pour  arriver  à  ne  pas  en  omettre,  et  l'ensemble,  en  même  temps  que  ce 
serait  un  acte  de  justice,  formerait  un  tableau  bien  intéressant. 

Les  bustes,  qui  se  rattachent  au  même  ordre  d'idées  lorsqu'ils  se 
rapportent  à  des  hommes  publics,  et  qui,  lors  même  que  cette  notoriété 
du  modèle  leur  échappe,  ont  toujours  pour  eux  l'intérêt  humain  de 
l'étude  de  la  nature  vivante  et  contemporaine,  sont  souvent  plus  remar- 
quables, plus  souples,  plus  variés  que  ces  grandes  figures,  parfois  trop 
officielles  et  convenues,  et  je  regrette  de  n'avoir  pas  la  place  d'entrer 
dans  le  dctail.  Il  est  cependant  impossible  de  n'en  pas  rappeler  au  moins 
quelques-uns,  et  d'abord  ceux  de  M.  Iselin  et  de  M.  Oliva,  dont  l'un 
a  plus  de  sobriété  et  de  fermeté,  dont  l'autre  a  plus  de  mouvement  et  de 
couleur. 

Du  reste,  de  même  que  les  plus  beaux  portraits  sont  toujours  l'œuvre 
des  plus  grands  peintres  qui  n'en  font  que  par  exception,  les  plus  beaux 
bustes  sont  l'œuvre  des  sculpteurs,  parce  que  celui  qui  se  cantonne  dans 


LA    SCULPTURE.  91 

ce  seul  genre  s'y  réduit  et  s'y  inimobilise  presque  forcément  pour  ne  pas 
assez  se  renouveler  et  pour  ne  pas  se  retremper  à  la  source  féconde  de  l'in- 
vention et  de  la  composition  générale.  Le  buste  de  \' Archevêque  de  Paris, 


(Croquis  de  l'artiste 


de  M.  Guillaume,  garde  la  maîtrise  de  son  élévation  émue;  l'on  ne  peut 
être  plus  noble  et  plus  touchant  à  la  fois.  Mais  nous  n'avons  pas  à  revenir 
sur  ce  chef-d'œuvre,  auquel  se  joignent  le  Bal  tard  et  le  Biilo^.  Celui  de 
M.  Vitet^  par  M.  Chapu,  est,  dans  un  autre  sens,  bien  remarquable  avec 
ses  grands  traits  longs,  qui  étaient  un  peu  mous  et  blafards  dans  la  nature. 


92  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

à  cause  de  la  blancheur  particulière  de  la  peau  ;  sans  cesser  d'être  vrai,  le 
marbre  augmente  nécessairement  leur  style  en  affirmant  la  charpente 
osseuse,  qui  était  aussi  large  qu'intelligente.  Citons  aussi  les  bronzes  des 
têtes  de  Henri  Regnault,  par  Al.  Barrias,  du  docteur  Parrot,  et  des  peintres 
Heiincr  et  Baudry,  par  M.  Paul  Dubois;  le  dernier  est  une  merveille  de 
vie  et  de  feu. 

Je  le  répète,  il  faudrait  y  insister  ;  il  faudrait  aussi,  à  propos  de  l'en- 
semble nombreux  des  bustes  exposés,  parler  de  tendances  qui  s'y  révèlent 
et  ne  sont  pas  sans  danger.  D'un  côté,  certains  bustes  de  femme  sont 
beaucoup  trop  développés  ;  ce  qui  est  ronflant  et  trop  chargé  diminue 
l'eflet  plus  qu'il  ne  l'augmente.  11  y  a  trop  de  nu  ou  trop  de  vêtements, 
trop  de  plis,  trop  de  draperies,  trop  d'accessoires.  Rien  n'est  aussi  plus 
malheureux  que  de  descendre  un  buste  jusqu'à  la  taille  et  d'y  faire  inter- 
venir les  bras.  C'est  alors  une  sensation  pénible  que  ce  corps  mutilé,  que 
cette  immobilité  précieusement  tourmentée,  et  ce  n'est  pas  même  une  par- 
tie de  statue.  Comme  le  passage  du  corps  au  piédouche  demande  malgré 
tout  un  arrangement,  il  faut  appuyer,  élargir  la  base,  étouffer  et  dissimu- 
ler la  coupure;  la  composition  se  manière,  s'alourdit,  se  fausse  complète- 
ment, et  ce  n'est  le  plus  souvent  qu'un  fragment  impossible,  car  on  ne 
pourrait  compléter  la  statue  en  la  continuant.  L'exagération  et  le  tapage  ne 
vont  pas  au  silence  de  la  statuaire. 

L'autre  danger,  c'est  l'affirmation  de  l'cbauche.  Elle  est  le  commen- 
cement, mais  non  la  fin.  Le  marbre  s'y  refuse,  mais  la  terre  la  plus  heurtée 
se  peut  cuire  et  se  peut  reproduire  en  bronze.  Or,  cette  année,  surtout  au 
Salon,  trop  de  terres  et  de  bronzes  ne  sont  que  des  maquettes;  elles  ne 
vont  pas  au  delà  de  l'impression  volontairement  hâtive  et  se  lancent  par 
trop  dans  le  hasard  de  tous  les  ragoûts.  Ce  n'est  pas  du  modelage,  ce  sont 
des  boulettes  de  terre  aplaties  et  collées  ensemble.  La  chair  est  martelée, 
meurtrie,  presque  malsaine  à  voir.  Tantôt  les  vêtements  sont  exécutés 
dans  la  manière  sommaire  qui  est  à  la  mode,  même  pour  les  chairs  des 
statues  de  plâtre,  et  la  monotonie  de  ce  travail  grenu,  laineux  et  comme 
tamponné  alîâdlt,  amollit  les  plans  et  détruit  les  lignes  aussi  bien  que  les 
accents  et  les  lumières;  tantôt  les  draperies  ne  sont  plus  vraiment  que  des 
loques  et  des  guenilles.  Ce  n'est  ni  de  la  force,  ni  de  la  hardiesse;  c'est  de 
1  aplomb,  presque  de  l'impertinence,  d'ailleurs  bien  plus  facile.  Mais  après 
le  premier  bruit  on  n'y  revient  pas,  et,  à  prendre  l'habitude  de  cette 
improvisation  incomplète,  on  arriverait  bien  vite  à  se  rendre  incapable 
d'aller  plus  loin. 


îERRVERj       PAR       M.       CHATU. 

(Croquis  de  l'artiste.) 


94  LWRT    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

Quant  aux  statues,  il  est  également  impossible  d'en  parler  en  détail. 
Le  caractère  de  l'Exposition  du  Champ  de  Mars  est  précisément  de  faire 
revoir  les  principales  de  celles  exposées  depuis  dix  ans,  et  à  leur  date  il  a 
été  question  de  toutes  ici  même;  on  en  a  parlé,  on  les  a  gravées.  Y  revenir 
d'une  façon  étendue  nous  condamnerait  à  copier  les  autres  et  à  nous 
répéter  nous-même.  Pour  en  faire  revivre  la  forme  et  la  valeur  aux  yeux 
de  nos  lecteurs,  il  suffit  de  rappeler  le  nom  de  quelques-unes;  ils  n'ont 
pas  besoin  qu'on  les  fasse  se  souvenir  de  la  Sirène  de  M.  Aube,  du  Corv- 
bante  de  ■SI.  Cugnot,  de  la  Jeunesse  d'Aristote  de  M.  Degeorge,  de  la 
Musc  de  l'histoire  de  M.  Janson,  du  Tercisius  de  M.  Falguière,  du 
Secret  d^en  haut  de  M.  Moulin,  du  Narcisse  et  de  YArion  de  M.  HioUe, 
de  la  Cassandre  de  M.  Aimé  Millet,  du  Sommeil  de  M.  Mathurin  Mo- 
reau,  de  la  Néréide  sur  un  buccin  de  M.  Moreau-Vauthier,  du  Rétiaire 
de  M.  NoL'l  et,  pour  M.  Schœnewerk,  de  la  Jeune  I-llle  à  la  fontaine 
et  de  Myrto,  la  belle  Tarentine 

Dont  le  corps  a  roulé  sous  la  vague  marine. 

Qu'en  dire  qui  n'ait  été  exprimé  et  répété  dans  la  Ga-ette,  si  ce  n'est  cette 
louange  nouvelle  que,  mieux  elles  sont  connues  et  plus  on  les  revoit,  plus 
elles  gagnent  de  valeur.  Leur  succès  n'a  pas  été  éphémère,  et  leur  mérite, 
au  lieu  de  s'eflacer,  a  plutôt  grandi. 

J'insisterai  povu-tant,  non  pas  sur  les  œuvres,  mais  sur  le  caractère 
général  et  en  quelque  sorte  sur  l'avenir  de  quelques  artistes  dont  il  me 
semble  que  l'on  doive  beaucoup  attendre  pour  l'honneur  de  notre  sculp- 
ture, à  la  couronne  de  laquelle  ils  viennent  et  ils  promettent  d'ajouter  de 
beaux  fleurons.  L'un,  M.  Guillaume,  est  arrivé  à  être  le  maître  le  plus 
autorisé  de  l'école;  l'autre,  M.  Paul  Dubois,  n'est  pas  loin  de  le  rejoindre, 
et  derrière  eux,  avec  les  distances  de  leur  âge  et  de  leurs  débuts,  viennent, 
comme  en  un  groupe  plus  jeune,  MM.  Delaplanche,  Mercié,  Chapu  et 
Barrias. 

On  revoit  ici  de  ce  dernier  le  groupe  presque  colossal  du  Serment  du 
jeune  Spartacus,  qui  retournera  dans  le  jardin  des  Tuileries.  L'effort  et  la 
recherche  en  restent  d'un  grand  jet,  malgré  ce  qu'il  a  d'emphase  théâtrale, 
et  la  pose  tourmentée  du  supplicié  ne  se  souvient  de  Michel-Ange  qu'au 
travers  des  rondeurs  amollies  de  la  pierre  nuire  de  Daniel  de  Volterre.  Ce 
qui  reste  tout  à  fait  beau,  c'est  l'enfant,  dans  l'immobilité  muette  et 
farouche  de  sa  douleur  et  de  sa  colère,  dans  la  force  grandissante  de  son 


if 


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iv.  ,V.  y  <vVÎV^-v^-vS^^.->^j»--^;a~> 


LA    SCULPTURE.  gS 

jeune  corps  vigoureux.  C'était  plus  qu'une  promesse  d'expression  et  de 
ciseau;  le  groupe  nouveau  de  TExposition  des  Champs-Elysées  Ta  tenue 
et  au  delà.  Il  a  plus  de  calme  et  de  rythme  avec  une  simplicité  plus  har- 
monieuse. L'Adam,  portant  sur  ses  bras  le  corps  abandonné  d'Abel,  est 
bien  composé;  mais  il  se  complète  par  TÈve,  qui  marche  à  ses  côtés,  et 
qui  se  repaît  douloureusement  de  la  dernière  vue  de  l'enfant  bien-aimé.  11 
y  a  là  une  tendresse  féminine  bien  comprise,  et  c'est  un  beau  groupe.  11  a  eu 
l'une  des  médailles  d'honneur  du  Salon.  C'est  justice,  et,  quand  nous 
parlions  en  commençant  de  la  svipériorité  actuelle  de  notre  sculpture,  nous 
ne  pensions  pas  que  les  décisions  du  jury  nous  donneraient  aussi  com- 
plètement raison.  Les  trois  plus  hautes  récompenses  ont  été  pour  la  pre- 
mière fois  décernées  à  la  seule  sculpture.  Ce  qu'on  appelle  le  prix  du  Salon, 
c'est-à-dire  l'envoi  en  Italie,  a  été  donné  à  M.  Hector  Lemaire,  élève  de 
MM.  Falguière  et  Dumont,  pour  un  groupe  de  Samson  trahi  par  Dalila, 
et  l'autre  médaille  d'honneur  a  été  attribuée  à  M.  Delaplanche. 

On  voit  de  lui  cette  année  trois  œuvres  bien  différentes.  U Education 
maternelle  du  .square  Sainte-Clotilde,  qui  serait  mieux  à  sa  place  dans  un 
quartier  populaire,  et  à  laquelle  le  bronze  aurait  peut-être  mieux  convenu 
que  le  marbre  à  cause  de  l'absence  de  nu  et  de  la  simplicité  voulue  des 
vêtements,  représente  une  paysanne  assise  apprenant  à  lire  à  une  jeune 
fille;  avec  un  dessin  plus  ferme,  que  commandait  la  matière,  ce  groupe 
simple  et  touchant  n'est  pas  sans  trahir  l'influence  indirecte  du  sentiment 
du  peintre  Millet.  La  Muse  de  la  Musique,  enivrée  des  sons  qu'elle  tire  de 
son  violon,  et  à  laquelle  le  marbre  des  Champs-Elysées,  qui  en  apaise  le 
mouvement,  est  plus  favorable  que  le  métal  argenté  du  Champ  de  Mars, 
est  comprise  avec  poésie,  mais  dans  un  sens  libre  et  mouvementé.  Quant  à 
la  Vierge  au  lis,  malgré  son  sentiment  moderne,  elle  se  sent  de  l'imitation 
de  la  sculpture  à  l'italienne  du  xvn"  siècle  français.  La  draperie  ronde  a 
quelque  chose  des  Anguier;  la  pose  douloureuse  et  l'efliet  viennent  incon- 
sciemment de  Jouvenet  et  de  Girardon.  Ce  sont  trois  œuvres  très  remar- 
quables, mais  sans  lien  entre  elles;  elles  n'indiquent  pas  la  voie  de  leur 
auteur  ni  sa  qualité  dominante.  Il  cherche  encore;  il  essaye  des  routes 
diverses  entre  lesquelles  il  n'a  pas  encore  fait  de  choix.  Il  ira  plus  loin 
quand  il  se  sera  fixé  et  qu'il  ne  reviendra  point  en  quelque  sorte  sur  ses  pas 
-pour  repartir  à  nouveau. 

La  personnalité  de  M.  Mercié  est  plus  accusée  et  plus  ardente;  c'est 
un  méridional  de  Toulouse,  par  là  plus  Espagnol  qu'Italien,  et  ce  qui  le 
touche  le  plus,  c'est  le  mouvement  passionné  et  pittoresque.  Dans  son 


96  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

David  tirant  du  fourreau  Tépée  libératrice,  il  s'était  trop  préoccupé  de 
reproduire  les  dessins  et  le  repoussé  commun  des  fourreaux  d'argent 
algériens;  mais  le  groupe  épique  du  Gloria  victis  est  d'une  ligne  générale 
hardie  et  très  harmonieuse ,  au-dessous  de  laquelle  ne  descendent  pas  la 
belle  envergure  et  le  grand  air  de  la  Renommée  du  faîte  du  Trocadéro; 
on  la  juge  mieux  depuis  qu'on  l'a  vue  gravée  et  qu'à  cause  de  cela  on 
peut  la  mieux  lire  malgré  la  distance.  Au  dernier  Salon  il  fallait  attendre 
que  le  Gtmie  des  Arts  fût  en  place  pour  le  juger  définitivement.  La  Muse 
qui  conduit  le  cheval  pouvait  s'etîacer;  le  Génie  assis  sur  l'aile  de  Pégase 
pouvait  ne  pas  tenir.  Depuis  qu'il  est  à  sa  place ,  en  haut  du  pavillon 
Lesdiguières ,  ou  plus  exactement  au-dessus  du  passage  du  quai  du  Car- 
rousel, il  a  pris  toute  sa  valeur.  Ce  grand  espace  autrefois  vide  est  bien 
rempli  maintenant.  Peut-être  eût-il  mieux  valu  que  l'architecte  eût  modifié 
ses  pieds-droits  latéraux,  qui  n'ont  pas  plus  de  hauteur  que  le  rayon  de 
l'arcade,  ce  qui  les  fait  paraître  petits  et  comme  écrasés,  et  qu'il  eût  in- 
scrit le  nouveau  bas-relief  dans  un  cercle  ;  mais  ce  défaut  peu  important 
ne  vient  pas  du  sculpteur.  Il  a  aussi  bien  compris  les  nécessités  de  Téloi- 
gnement  en  détachant  sa  composition  sur  un  fond  d'or  et  en  donnant  à 
son  bronze  une  patine  fauve  claire,  au  lieu  d'une  patine  brune,  qui  en 
eût  éteint  les  plans.  Avec  les  rayons  obliques  du  matin  et  de  l'après-midi, 
son  œuvre  se  précise  à  merveille  et  ajoute  à  la  beauté  de  la  façade  de  cette 
admirable  galerie.  Il  y  a  montré  un  tempérament  pittoresque,  vraiment 
décorateur  et  architectural,  qui  sait  concevoir  et  traiter  ce  qui  est  nécessaire 
pour  une  place  et  pour  une  hauteur  données  ;  c'est  un  mérite  d'invention 
et  d'appropriation  bien  plus  rare  qu'on  ne  le  pense. 

M.  Chapu  est  d'une  autre  race.  11  est  plus  fin.  plus  délicat  et  plus 
féminin.  Depuis  les  deux  cariatides  de  l'entrée  de  la  nef  des  machines  à 
l'Exposition  universelle  de  1867,  il  a  créé  bien  des  figures  dont  on  se 
souvient.  La  jeune  fille  du  tombeau  de  Regnault ,  la  Pensée  du  bas-relief 
funéraire  de  M"'"  d'Agoult,  sont  entrées  dans  la  mémoire  de  tous  et  ne 
s'oublieront  pas.  Cette  année  ,  on  revoit  la  belle  statue  de  Berryer  debout, 
où  la  robe  de  l'avocat ,  posée  sur  les  épaules  ,  ajoute  la  largeur  de  la  dra- 
perie à  la  ressemblance  typique  de  l'habit  boutonné  jusqu'au  cou,  et  l'on 
voit  pour  la  première  fois  les  deux  élégantes  figures  assises  de  la  Fidélité 
et  de  VEloquence;  elles  doivent  en  accompagner  le  piédestal  et  faire  pyra- 
mider  le  monument,  qui  sera  l'honneur  de  la  salle  des  Pas-Perdus.  Ce 
qui  est  là,  comme  ailleurs,  le  caractère  propre  et  le  don  de  M.  Chapu, 
outre  l'élégance  de  la  pose  et  sa  façon  légère  de  draper  et  de  suivre  les  plis, 


LA   SCULPTURE.  f)7 

c'est  une  poésie  tendre,  rêveuse  et  émue.  Le  type  de  ses  femmes  est  mo- 
derne ;  leurs  cheveux  fins  et  droits  sont  des  cheveux  blonds  ;  leurs  yeux 


SOURCE      DE      POÉSIE,     PAR     M.      E.     GUILLAUME. 

(Dessin  de  M.  A,  Gilbert.) 


sont  bleus  et  très  clairs  ;  leur  teint  est  blanc ,  leur  front  pur  ;  leur  chair  a 
la  légèreté  soyeuse  et  brillante  des  dernières  années  de  la  jeune  fille  encore 
naïve.   L'une  des  plias  heureuses  figures  de  M.  Chapu  s'appelle  \a  Jeii- 

7 


r)8  L'ART    MODERNE   A    L'EXPOSITION. 

nesse;  c'est  bien  la  jeunesse  qui  est  sa  muse ,  et  qui  l'inspire  de  sa  grâce 

et  de  sa  fraîcheur. 

11  me  reste  à  parler  de  M.  Guillaume  et  de  M.  Dubois.  Ce  sont  deux 
maîtres  qui  mériteraient  tous  deux  d'être  étudiés  à  part  et  complètement; 
mais,  comme  tous  ceux  qui  parlent  ici  de  l'Exposition  universelle,  il  faut 
forcément  se  restreindre.  Cela  est  plus  facile  avec  eux  qu'avec  d'autres, 
parce  qu'on  est  sûr  de  les  retrouver  ;  ils  n'ont  pas  seulement  le  talent ,  ils 
ont  la  fécondité. 

M.  Guillaume,  qui  est  Bourguignon  comme  Rude  et  Jouflfroy,  est 
sorti  de  l'atelier  de  Pradier ,  qu'on  ne  lui  donnerait  pas  pour  maître.  11  a 
l'élégance  plus  haute  et  plus  fière  ;  il  est  sain,  profondément  consciencieux, 
souvent  grave,  toujours  élevé.  Le  caractère  principal  de  la  vieille  école 
des  sculpteurs  des  ducs  de  Bourgogne  est  la  vigueur  robuste.  M.  Guil- 
laume est  de  leur  race;  il  a  une  solidité  foncière  qui  met  le  mûrissement 
du  travail  au  service  de  son  inspiration.  Il  pense ,  il  sent  fortement;  il  éta- 
blit ses  figures  du  premier  jet  d'une  volonté  tellement  formelle  qu'elle 
s'impose  et  qu'on  ne  les  voit  pas  comprises  d'une  autre  façon,  mais  elles 
n'en  sont  pas  moins  étudiées  et  comme  revues  avec  le  soin  le  plus  sévère, 
et  ce  qu'on  appelle  le  morceau,  qu'on  ne  voit  pas  du  premier  coup  parce 
qu'il  se  perd  dans  la  grandeur  de  l'effet  général ,  est  aussi  fait  et  aussi 
poussé  que  s'il  devait  être  le  mérite  principal.  Chez  d'autres  le  morceau 
est  tout;  chez  M.  Guillaume  il  est,  comme  il  doit  l'être,  au  service  de 
l'ensemble  et  de  l'impression. 

C'est  en  i852  que  M.  Guillaume  a  exposé  pour  la  première  fois,  après 
avoir  eu  le  grand  prix  en  1845;  il  manque  donc  ici  une  grande  partie  de 
son  œuvre,  entre  autres  YAnacrcon,  le  Faucheur,  le  Tombeau  des  Grac- 
ques,  le  'Colbert  de  Reims,  mais  son  exposition  est  nombreuse.  Outre  les 
bustes,  où  le  caractère  individuel  est  toujours  saisi  avec  l'expression  intel- 
lectuelle la  plus  haute ,  il  y  a  le  groupe  des  deux  mariés  antiques  assis  et 
se  tenant  la  main,  qui  est  d'une  gravité  et  d'une  solennité  juridique  toute 
romaine;  \q Bonaparte,  lieutenant d' artillerie,  qu'on  a  vu  en  plâtre  en  1870, 
et  qui  est  aujourd'hui  en  bronze  argenté;  le  Ingres  à  demi-corps  de  l'École 
des  beaux-arts,  dont  la  tête  vaut  les  portraits  que  le  maître  a  faits  de  lui- 
même;  les  deux  termes  d'homme  et  de  femme  des  Salons  de  1875  et  1877, 
qui  sont  destinés  au  nouvel  hôtel  de  ville.  Je  regrette  de  n'y  pas  voir  le  mo- 
dèle du  Gluck ,  de  l'Opéra,  le  bronze  du  Rameau  de  Dijon,  surtout  la 
figure  de  la  Source  de  Poésie,  assise  sur  un  rocher,  qu'on  n'a  vue  qu'au 
Salon  de  1873.  La  femme  est  rare  dans  l'œuvre  particulièrement  virile 


LA   SCULPTURE.  99 

de  M.  Guillaume,  et  la  noblesse  de  cette  belle  figure  eût  fait  ressortir 
la  souplesse  et  la  variété  que  le  talent  de  l'artiste  joint  à  la  hauteur 


DUB015. 


NARCISSE,      PAR     M.     PAt 

(Dessin  Je  M.  Bocourt;  gravure  de  M    Chapon.) 


de  la  forte  unité  de  son  œuvre.  Dans  le  modèle  du   Saiut  Louis  assis 
au  palais  de  justice,  dans  les  Anges  et  les  bas-reliefs  de  la  vie  de  Sainte 


loo  L'ART    MODERNE   A    L'EXPOSITION. 

Vûlère  et  de  Sainte  Clotilde,  exposés  dans  le  pavillon  de  la  ville  de  Paris, 
il  s'est  souvenu,  sans  pastiche  puéril,  de  la  simplicité  des  poses  des 
imagiers  du  moyen  âge.  Dans  les  Gracques  et  le  Mariage,  il  a  été 
Romain  avec  une  autorité  bien  pénétrante.  Dans  la  Poésie,  en  par- 
tant du  souvenir  de  ces  adorables  terres  cuites  qui  sont  un  monde  de 
statues,  il  a  touché  à  la  beauté  grecque,  mais  partout  il  a  mis  sa  marque 
et  un  caractère  fortement  personnel,  qui  n'a  rien  de  Fimitation  et  de  la 
copie. 

h' Orphée ,  qu'on  voit  cette  année  pour  la  première  fois,  apporte  une 
note  nouvelle.  L'élégance  nerveuse  de  l'art  italien  du  xv"  siècle  a  dû  pas- 
ser dans  l'esprit  du  sculpteur,  et  cependant  c'est  de  toutes  ses  œuvres 
celle  cjui  a  le  sentiment  le  plus  moderne  et  le  plus  passionné.  Orphée, 
nu,  debout,  et  dont  un  petit  fauve  lèche  les  pieds,  élève  le  bras  droit, 
comme  s'il  obéissait  à  un  sentiment  de  triomphe  inconscient,  et  tient  de  la 
main  gauche  sa  longue  lyre,  qu'il  faisait  résonner  tout  à  l'heure,  et  dont 
l'ébranlement  vibre  encore  dans  sa  poitrine  et  dans  son  visage.  La  tète , 
où  respirent  l'ardeur  muette  et  le  bouillonnement  de  l'enthousiasme  inté- 
rieur, est  encadrée  de  longs  cheveux  féminins  ondes,  qui  sont  entre- 
mêlés de  feuillage,  et  cette  large  coifllire,  librement  épaisse,  plonge  dans 
l'ombre  le  front  et  les  yeux.  Ce  n'est  encore  que  le  plâtre,  mais  on  voit 
d'avance  l'effet  supérieur  du  marbre,  dont  la  lumineuse  blancheur,  mon- 
tant des  pieds  à  la  tète  sur  la  surface  unie  de  ce  beau  corps  droit,  sera 
rompue  au  milieu  du  visage  par  cette  couronne  de  pénombre,  qui  donnera 
toute  leur  intensité  à  l'intelligence  du  front  et  à  la  passion  étrange  et 
profonde  du  regard.  Par  là,  ce  n'est  plus  une  ligure  d'homme,  mais  celle 
du  l'a  tes. 

AL  Paul  Dubois  est  aussi  d'un  pays  de  sculpteurs.  Il  est  Champenois, 
et  il  ne  contredit  pas  aux  caractères  de  l'aiicienne  école,  à  laquelle  il  vient 
ajouter  sa  valeur.  Simart,  qui  est  de  la  même  province,  a  été  modilié  par 
l'influence  d'Ingres;  mais  ce  qui  caractérise  l'école  troyenne,  au  \\i'  siècle 
du  temps  de  François  Gentil,  au  xvn'  avec  Girardon,  c'est  une  certaine 
douceur  aimable  et  aisée,  la  recherche  des  formes  rondes  et  coulantes,  par- 
dessus tout,  en  particulier  à  la  Renaissance ,  l'amour  de  la  jeunesse  fraîche 
et  pleine,  ce  qui  vient  du  type  du  pays  où  les  femmes,  qui  gardent  une 
expression  agréable  d'intelligence  et  de  bonté,  deviennent  assez  ordinaires 
comme  traits,  après  avoir  commencé  par  une  floraison  charmante  quand 
elles  sont  encore  jeunes  filles.  Avec  en  plus  un  sentiment  impressionné  par 
les  effluves  contemporains,  dont  la  date  sera  dans  l'avenir  plus  visible 


LA  SCULPTURE.  ,o, 

qu'aujourd'hui,  M.  Dubois  a  parmi  ses  dons  la  jeunesse  et  la  grâce,  natu- 
relles à  ses  origines. 

C'est  en  i863  qu'il  a  débuté  par  un  petit  Saint  Jean-Baptiste  échevelé  , 
un  peu  plus  tapageur  qu'ardent,  mais  pétillant  de  vie,  et  par  une  bien 


ENSEMBLE      DU      TOMBEAU      DE     LA      MORICIÈRE,      TAR     M.      PAUL      DUBOIS. 

(D'après  un  dessin  de  M.  Boiiie.) 


belle  statue  de  Xarcisse,  fruit  de  l'étude  de  la  grande  sculpture  antique. 
La  légende  de  Narcisse  en  fait  vraiment  un  bellâtre  presque  malhonnê- 
tement ridicule;  puisqu'il  était  si  beau,  il  aurait  mieux  fait  d'aimer  une 
belle  fille  et  d'avoir  de  beaux  enfants.  Le  moderne  sculpteur  lui  a  donné 
un  caractère  masculin  et  sérieux  ;  c'est  un  baigneur  debout  qui  ôte  sa  chla- 


102  L'ART    MODERNE   A    L'EXPOSITION, 

myde  avant  de  descendre  dans  le  fleuve  qui  coule  à  ses  pieds;  au  lieu  de 
s'y  mirer  sottement,  il  semble  plutôt  penser  et  rêver  au  milieu  d'un  mou- 
vement indifférent  dont  il  ne  se  préoccupe  pas.  Avec  la  simplicité  de  ses 
lignes,  ce  beau  Narcisse,  qui  a  reparu  en  marbre  au  Salon  de  1874,  reste 
l'œuvre  classique  du  jeune  maître. 

Elle  fut  suivie  en  i865  du  fameux  CluDitviir florentin ,  qui  fut  acclamé  , 
même  un  peu  au-dessus  de  sa  valeur.  C'était  une  aimable  figurine  que  ce 
jeune  garçon  en  bonnet  conique,  au  pourpoint  serré  et  aux  chausses  col- 
lantes, comme  on  en  voit  sur  les  murs  des  églises  de  Florence,  dans  les 
fresques  de  Lippi  ou  de  Ghirlandajo;  mais  le  succès  auprès  de  tout  le 
public  avait  quelque  chose  d'inquiétant.  L'artiste,  qui  ne  l'a  pas  mise  au 
Champ  de  Mars,  pouvait,  entraîné  par  cet  engouement,  continuer  dans 
le  même  sens  et  verser  dans  le  genre  et  dans  l'anecdote.  Heureusement 
VEve  naissante  du  Salon  de  1873,  qui  méritait  plus  de  succès  et  qui 
en  eut  moins,  vint  calmer  ce  qu'on  aurait  pu  concevoir  de  craintes.  Elle 
est  charmante  dans  l'innocent  rayonnement  de  sa  nudité  naïve  et  in- 
quiète. M.  Dubois  a  bien  fait  de  la  montrer  de  nouveau;  on  est  heu- 
reux de  la  revoir,  et  le  seul  regret  qu'elle  inspire  c'est  de  ne  la  pas  voir 
en  marbre. 

Depuis',  le  sculpteur  s'est  consacré  à  une  œuvre  importante,  le  Tom- 
beau du  général  La  Moriciére,  dont  il  ne  s'est  distrait  que  pour  peindre 
quelques  portraits  et  modeler  quelques  bustes.  Ce  grand  tombeau  est 
l'honneur  de  l'Exposition  de  la  sculpture  française  au  Champ  de  Mars, 
mais  il  faut  convenir  qu'il  y  est  exposé  de  la  façon  la  plus  déplorable, 
dans  un  appentis  étroit,  bas  et  sombre,  où  il  semble  comme  relégué.  Sa 
place  naturelle,  car  il  la  méritait,  était  le  centre  du  grand  vestibule  d'en- 
trée en  tète  de  l'Exposition  des  Beaux-Arts.  Il  est  destiné  à  figurer  dans  la 
cathédrale  de  Nantes,  et  la  nef  du  vestibule  l'aurait  mis  dans  les  condi- 
tions où  il  se  trouvera  dans  l'église  ;  elle  lui  aurait  donné  les  reculées 
nécessaires  et  l'aurait  encadré  comme  il  convenait  par  la  largeur  de  la 
galerie  et  la  hauteur  de  la  voûte.  C'est  une  injustice  et  une  sottise  de 
lavoir  confiné  dans  un  coin,  mais  l'œuvre  est  d'un  ordre  assez  élevé  et 
assez  frappant  pour  pouvoir  être  appréciée  et  admirée  comme  elle  est 
digne  de  l'être. 

L'architecture,  œuvre  de  AL  Boitte,  est  heureuse,  sans  rien  avoir  de 
très  original.  Les  colonnes  de  marbre  noir,  dont  le  contraste  s'atténuera 
dans  un  grand  espace,  viennent  des  tombeaux  français  de  la  fin  du 
xv''  siècle,  à  la  suite  de  celui  de  Henri  II  ;  la  disposition  générale  sort  de 


LA   SCULPTURE.  io3 

celui  de  Louis  XII,  et  le  parti  des  élégants  bas-reliefs  méplats  s'inspire  des 
bas-reliefs  décoratifs  de  l'art  italien  duxv'  siècle.  Quand  le  monument  sera 
dans  la  cathédrale,  peut-être  trouvera-t-on  sèche  la  ligne  supérieure  du 
plafond;  dans  tous  les  grands  édicules  funéraires  de  ce  genre,  à  la  suite 
desquels  il  se  met,  il  y  a  toujours  un  couronnement  pyramidal  formé  par 
une  ou  plusieurs  figures  agenouillées.  Un  défaut  plus  réel,  c'est  que  les 
figures  des  angles  ne  sortent  pas  assez  de  l'architecture,  et  ne  lui  sont  pas 
absolument  indispensables.  Elles  ont  si  peu  de  place  pour  s'y  asseoir  que 
le  monument  pourrait  exister  sans  elles,  alors  qu'elles  en  sont  la  partie 
vraiment  principale  et  la  raison  d'être.  Ce  sont  elles  qui  lui  donnent  son 
sens,  son  enseignement  et  son  éloquence. 

Ce  sont,  on  le  sait,  deux  hommes  et  deux  femmes.  Le  Courage  mili- 
taire et  la  Charité,  qu'on  a  vus  en  plâtre  au  Salon  de  1876,  sont  ici  en 
bronze  ;  grâce  aux  gravures  et  aux  réductions ,  ils  sont  maintenant  popu- 
laires, si  le  mot  est  possible  à  propos  de  ce  bel  art,  dont  les  masses  com- 
prennent si  peu  la  langue.  Les  deux  nouvelles  figures  sont  la  Foi  et  la 
Méditation.  Elles  ne  sont  encore  qu'en  plâtre,  et  pour  la  foule  on  aurait 
peut-être  bien  fait  de  les  noircir  pour  avoir,  en  pendant  des  deux  bronzes, 
l'équilibre  delà  note  de  couleur.  La  Foi  est  une  jeune  fille  à  longue  robe 
collante  et  sans  plis ,  les  bras  et  la  tête  élevés  au  ciel  dans  un  mouvement 
sincère  et  passionné  ;  on  sent  et  l'on  voit  sa  pensée  et  sa  prière  monter  au 
ciel.  La  Méditation,  qui,  grâce  à  la  tablette  sur  laquelle  s'appuie  le  per- 
sonnage, pourrait  aussi  bien  s'appeler  l'Histoire,  est  un  vieillard  amaigri 
par  l'âge  et  absorbé  dans  des  réflexions  sévères.  Il  a  autant  de  calme  que 
Va.  Foi  d'ardeur,  et  ces  deux  statues  sont  dignes  des  premières,  dont  on  ne 
les  séparera  plus  désormais.  Elles  ont  conquis  la  même  place  dans  le  sou- 
venir, et  il  est  inutile  d'insister. 

Après  ce  grand  travail,  M.  Dubois  doit  en  faire  un  autre  tout  ditfé- 
rent  et  d'une  importance  presque  aussi  grande.  Le  duc  d'Aumale  lui  a 
demandé  pour  Chantilly  la  statue  équestre  d'Anne  de  Montmorency ,  et 
elle  doit  être  élevée  sur  le  plus  bel  emplacement  et  dans  le  plus  noble 
cadre,  au-dessus  de  la  montée  des  terrasses,  dans  Taxe  de  l'allée  gigan- 
tesque qui  perce  la  forêt  et  dont  elle  marquera  l'entrée.  On  a,  dans  l'His- 
toire de  la  maison  de  Montmorency,  d'André  Duchesne,  une  gravure  de  la 
statue  élevée  en  16 10,  à  Henri  de  Montmorency,  et  détruite  à  la  Révolu- 
tion. Il  est  naturel  aujourd'hui  de  remplacer  la  statue  du  fils  par  celle  du 
père  plus  considérable;  mais  comme  l'ancienne  statue  était  en  armure,  il 
est  probable  que  M.  Dubois  ne  changera  pas  ce  parti  dans  la  nouvelle. 


104 


L'ART   MODERNE    A    L'EXPOSITION. 


Après  le  tombeau  de  Nantes,  c'est  aussi  un  beau  sujet  que  le  vieux  coa- 
nétable  sur  son  cheval  de  guerre;  M.  Dubois  y  trouvera  certainement 
Toccasion  d'ajouter  encore  à  une  réputation  qui  n'est  plus  à  faire  et  de 
donner  un  digne  pendant  à  l'œuvre  dont  nous  venons  de  parler. 


ANATOLE    DE    MONTAIGLON. 


LES 


ÉCOLES    ÉTRANGÈRES    DE    PEINTURE 


ALLEMAGNE 

On  me  permettra  de  répéter  d'abord 
en  quelques  lignes  ce  qui,  dans  la  Gaiette 
et  ailleurs,  a  été  souvent  dit  à  propos  du 
m(3uvement  artistique  allemand  qu'on  a 
vu  surgir  au  début  de  ce  siècle. 

L'art  des  rénovateurs  de    1810,   en 
Allemagne,  s'est  appelé  art  national.  On 
connaît  ses  visées  ;  il  tenta  de  reproduire 
toutes  les  idées  de  la  philosophie  histo- 
rique, de  la  poésie,  de  l'archéologie,  de 
la  mythologie  et  de  la  philologie  compa- 
rées. La  place  et  le  rôle  de  l'Allemagne 
dans  le  monde,  à  partir  de  ses  origines 
mdiennes  jusqu'à  nos  jours,  voilà  ce  que 
l'art  allemand  devait  montrer  et  célébrer. 
La  Bible,  les  contes  de  fées,  les  légendes 
du  Rhin,  les  Niebelungen,  le  Christ,  Lu- 
ther et  les  Grecs,  considérés  comme  les 
oncles  des  Allemands,  formèrent  le  ba- 
gage et  le  personnel  de  ce  qui  fut  l'art 
néo-chrétien,  puis  devint  le  romantisme. 
Le  moyen  âge,  quelque  peu  défiguré,  fut  le  grand  magasin  de  décors  et 
de  costumes  où  s'approvisionnèrent  les  rénovateurs  de  1810.  On  sait  leurs 
noms  :  Cornélius,  Overbeck,  qui  inventa  le  préraphaélisme  avant  les  An- 
glais, Veit,  Schadow,  Kaulbach,  Bcndemann,  Schnorr  et  bien  d'autres  à 


io6  L'ART   MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

leur  suite,  Begas,Schwind,Steinle,  qu'influença  ensuite  Gallait,  Hess,  Koch, 
Fuhrich,  jusqu'au  professeur  Wislicenus,  dont  le  tableau  i Imagination 
portée  par  les  Réi'es  pourrait  passer  pour  l'enseigne  de  tout  le  mouvement. 

II  y  eut  aussi  quelques  tendances  coloristes  à  travers  les  écoles  de  la 
pensée  pure.  Begas  fut  élève  de  Gros,  et  les  œuvres  jaunes,  noires  et  rou- 
geàtres  de  Paul  Delaroche,  de  Léon  Cogniet,  de  Robert  Fleury,  de  Heim, 
de  Monvoisin,  puis  de  Devéria,  issus  en  partie,  eux  aussi,  de  la  peinture 
de  Gros,  infiltrèrent  quelques-unes  de  leurs  colorations  dans  les  ateliers 
d'outre-Rhin,  où,  en  revanche,  notre  Ary  Schetî'cr  et  notre  Flandrin  pui- 
sèrent des  inspirations  trop  sévères,  trop  spiritualistes.  Le  pavillon  de  la 
ville  de  Paris  nous  montre  justement  quelques-unes  de  ces  toiles,  aujour- 
d'hui si  vieilles  et  si  curieuses,  des  Cogniet,  des  Robert  Fleury,  des  Heim, 
des  Delaroche,  et  ïon  peut  reconnaître  qu'il  en  reste  quelque  réminiscence 
dans  l'ensemble  de  l'art  allemand.  AL  Makart,  le  Viennois,  par  exemple, 
s'en  ressent  très  nettement,  quand  même  il  n'en  aurait  subi  l'action  que 
par  l'intermédiaire  de  son  maître,  AL  Piloty,  ou  du  Belge  Gallait.  Corné- 
lius, Overbeck,  Veit,  furent  de  véritables  apôtres;  ils  en  eurent  le  langage, 
qu'ils  empruntèrent  à  la  Bible.  Dès  i83o,  leurs  disciples,  leurs  catéchu- 
mènes constatèrent  avec  douleur  et  horreur  qu'une  réaction  de  la  pein- 
ture contre  la  pensée  pure  s'accentuait  en  Allernagne.  Non  seulement 
hérésie  coloriste  au  sein  même  du  romantisme  de  1810,  mais  culte  nou- 
veau et  scepticisme  menaçaient  l'église  artistique. 

La  célèbre  galerie  du  baron  de  Schack,  à  Munich,  contient  principa- 
lement des  spécimens  fort  intéressants  du  talent  de  tout  le  groupe  roman- 
tique. A  la  galerie  de  Schack  on  peut  opposer  la  galerie  de  AL  Ravené,  à 
Berlin,  qui  révèle  tout  un  autre  courant  d'idées  et  d'art,  le  courant  fami- 
lier. En  ert'et,  à  côté  du  mouvement  retentissant  des  romantiques  et  de 
leurs  ambitieuses  compositions,  une  pensée  non  moins  nationale  créait  un 
autre  mouvement,  modeste  d'abord,  mais  qui  devait  dominer  l'autre  et  lui 
survivre. 

D'abord,  à  Berlin,  une  légende  historique  beaucoup  plus  rapprochée 
de  nous  que  celle  des  Niebelungen,  légende  presque  toute  fraîche,  encore 
palpitante,  celle  de  Frédéric  le  Grand,  en  un  mot,  engendra  à  l'Allemagne 
deux  artistes  supérieurs,  le  sculpteur  Rauch  et  le  peintre  Menzel. 

Le  monde  des  soldats,  qui  est  un  monde  populaire,  la  personnalité 
de  Frédéric  11^  familière  et  bizarre  comme  celle  d'un  bourgeois  de  Holf- 
mann,  ramenaient  d'une  pente  naturelle  les  artistes  vers  la  vie  réelle,  vers 
les  sujets  de  la  vie  contemporaine. 


F  A  Kaulbach  pini.rt  éd. 
Gazette  des  Bcaui-Arts 


JEUNE    FEMME   AVEC    SON     FILS 
EXPOSITIOW      UKIYERSELLE 


Itnp  A-  Qaantin 


LA    PEINTURE   EN    ALLEMAGNE.  107 

A  Dusseldorf,  avec  Bendemann,  qui  jeta  sur  le  moyen  âge  un  regard 

pieux,  mais  un  peu  froid,  il  y  eut  un  des  deux  Schadow  qui,  à  travers  son 

spiritualisme,  pensa  davantage  à  la  peinture.  Des  centaines  de  jeunes  gens 

ne  se  pressèrent  pas  impunément  au  pied  du  vieux  château  sur  les  bords 


FIGURE     DE     LA      «    FONDERlt    »      DE     M.     MEN2EL, 

(Dessin  de  l'artiste.) 


du  Rhin.  Il  y  en  eut  qu'anima  le  sentiment  de  la  vie  et  de  ses  saveurs.  Le 
paysage  archéologique  et  noble  des  Rottmann  et  des  Preller,  de  Munich, 
ne  suffisait  plus.  On  s'enrôla,  en  attendant,  sous  la  bannière  de  Lessing 
et  de  Schirmer,  gens  sages,  sérieux,  idéalistes,  admis  seulement  par  la 
nature  à  ses  paysages  de  cérémonie  et  non  dans  son  intimité. 


io8  L'ART  MODERNE  A    L'EXPOSITION. 

L'art  dur,  efforcé,  compliqué  des  rénovateurs  de  1810,  malgré  cer- 
taines grandes  lueurs  d'énergie,  de  pensée  et  de  poésie  qui  jaillirent  de  ses 
flancs,  et  surtout  des  flancs  de  Cornélius,  menaçait  d'être  à  son  tour  un 
dogme  académique. 

En  peignant  sur  les  murs  de  la  Pinacothèque,  à  Munich,  le  cerbère 
académique  aux  trois  têtes  de  professeurs  emperruqués,  que  Cornélius  et 
ses  amis  mettent  à  mal,  le  célèbre  Kaulbach  figurait,  sans  s'en  douter,  une 
image  éternelle  qui  pouvait  un  jour  se  retourner  contre  les  siens. 

Mais  Kaulbach  lui-même  passa  à  l'ennemi.  Il  encouragea  les  colo- 
ristes et  les  familiers;  il  fut  des  leurs.  Il  tint  à  avoir  pour  successeur,  à 
l'Académie,  son  élève  et  ami,  M.  Cari  Piloty,  que  les  fidèles  de  Cornélius 
flétrissaient  en  l'appelant  le  Réaliste,  parce  que  l'auteur  de  la  Mort  de 
Wallenstein  et  du  Néron  incendiant  Rome  avait  fait  reluire  un  diamant, 
jusqu'à  l'illusion  du  trompe-l'œil,  .au  doigt  du  fameux  général  de  la  guerre 
de  Trente  ans.  Kaulbach  confia  expressément  son  neveu  Auguste  à 
M.  Cari  Piloty  pour  que  celui-ci  en  fit  un  coloriste,  et  celui-ci  en  a  fait 
un  charmant  coloriste. 

Des  centaines  de  jeunes  gens,  à  Munich  comme  à  Dusseldorf,  vou- 
lurent échapper  aux  théories  piétisto-philosophiques  de  M.  de  Bunsen  et 
aux  synthèses  de  Frédéric  Schlegel,  pour  jouir  enfin  à  leur  aise  de  la  pein- 
ture et  de  la  nature,  si  faire  se  pouvait. 

On  alla  à  Venise,  on  alla  à  Anvers,  on  regarda  les  Français  et  les 
Belges.  Les  Expositions  universelles  de  i855  et  de  1867  secondèrent  les 
échanges  et  les  progrès  artistiques.  Celle  de  Munich,  en  1869,  fut  plus 
décisive  encore.  Les  Allemands  y  admirèrent  Courbet  et  s'émerveillèrent 
de  nos  paysagistes  et  de  nos  animaliers. 

Dans  les  collections  public^ues  ou  privées  de  l'Allemagne  on  ren- 
contre un  petit  nombre  de  noms  français  :  Robert  Fleury,  Couture,  Dela- 
roche,  Horace  Vernet,  Jacquand,  Lcopold  Robert,  Biard,  Rosa  Bonheur, 
Eug.  Lepoitevin,  Troyon,  Gudin,  Cabanel,  Charles  Muller,  Fromentin, 
Meissonier,  Gérome.  On  peut  retrouver  à  l'Exposition  actuelle  des  traces 
qui  prouvent  que  les  peintres  allemands,  y  compris  M.  Edouard  Charle- 
mont,  qui  a  envoyé  le  Gardien  du  sérail  à  notre  Salon,  ont  fait  plus  d'une 
station  devant  les  toiles  de  ces  Français.  Edouard  Hildebrandt  était  un 
élève  d'Isabey,  et  il  y  a  aussi  des  souvenirs  d'Isabey  dans  quelques 
tableaux  de  TAlIemagne. 

Le  Belge  Gallait  a  été  pendant  longtemps  un  dieu  dans  certains  ate- 
liers d'outre-Rhin,  et  il  s'y  est  transfusé  en  plus  d'un  pinceau.  Beaucoup 


1,0  L'ART   MODERNE   A    L'EXPOSITION. 

des  œuvres  germaniques  ressemblent  maintenant  à  celles  qui  sont  Tex- 

pression  courante  et  moyenne  de  la  peinture  française  ou  belge. 

D'autres  influences  ont  agi  sur  les  artistes  allemands.  Des  splendides 
Rubens  de  Munich  rien  n'a  transpiré  en  eux.  La  note  allemande  est  conte- 
nue et  les  débordements  de  lumière  du  grand  Flamand  ne  l'accommodent 
pas.  M.  Lenbach,  pourtant,  a  copié  les  Rubens  de  ^Munich.  Mais  c'est 
Rembrandt,  ce  sont  les  Hollandais,  avec  leurs  tranquilles  et  fortes  enve- 
loppes, qui  semblent  avoir  frappé  les  peintres  d'outre-Rhin  et  qu'ils  ont 
transposés,  le  plus  souvent,  dans  une  gamme  moins  vive,  sans  leurs  har- 
monies si  grasses,  si  chaudes,  si  intenses. 

Aujourd'hui  enfin,  quand  les  organisateurs  de  l'Exposition  ont  voulu 
montrer  Vart  national,  ce  n'est  plus  au  romantisme  qu'ils  se  sont  adressés; 
c'est  au  genre  familier,  sentimental  ou  gai,  au  portrait,  au  paysage,  à 
quelques  scènes  modernes  qu'ils  ont  demandé  l'expression  de  cet  art 
national.  On  voit  quel  changement  s'est  fait. 

L'exposition  allemande  ne  montre  cependant  pas  toutes  les  tentatives 
de  l'art  actuel.  On  n'y  a  point  admis  ceux  que  nous  nommerions  des 
réalistes  ou  peut-être  des  intransigeants  Les  partisans  de  l'école  roman- 
tique de  leur  côté,  ni  les  peintres  d'histoire  n'ont  eu  toute  la  place  qu'ils 
désiraient.  On  a  beaucoup  réclamé,  et  des  plaintes  ont  été  portées  jusque 
dans  le  giron  du  prince  de  Bismarck.  Les  peintres  militaires  n'ont  pu  se 
montrer.  En  résumé,  il  y  a  en  Allemagne,  de  même  que  chez  nous,  trois 
ou  quatre  cents  noms  de  peintres;  un  tiers  à  peine  a  trouvé  place  à  l'Expo- 
sition. Mais  aussi,  sauf  bien  peu  d'exceptions,  les  oeuvres  exposées  pro- 
viennent des  collections  publiques  ou  privées.  Elles  sont  triées  sur  le 
volet.  Parmi  les  cent  seize  peintres  à  qui  on  les  doit,  on  ne  compte  pas 
moins  de  trente  et  un  professeurs  des  Académies,  et  tous  sont  connus  et 
estimés  dans  leur  pays. 

Il  est  certain  que  nous  sommes  ici  en  face  de  gens  qui  gardent  le  res- 
pect et  la  loyauté  de  l'art.  Ils  ne  cherchent  pas  à  forcer  l'œil,  ils  ne  font 
aucun  tapage.  La  note  générale  est  contenue,  sobre,  discrète.  Elle  repose 
d'ordinaire  sur  une  tonalité  brune  mêlée  d'un  peu  de  roux.  L'exécution 
dans  la  plupart  des  toiles  est  bonne  ou  convenable,  souvent  nette,  pous- 
sée, tout  au  moins  soutenue.  L'esprit  des  artistes  paraît  calme,  sérieux, 
recueilli,  à  demi  mélancolique,  sauf  quelques  accès  de  gaieté  çà  et  là,  et 
enfin  très  clair.  L'Allemand  nuageux  de  nos  traditions  a  disparu,  ou  bien 
il  a  été  mis  à  la  porte  de  la  salle  qu'a  si  bien  ornée  et  disposée  M.  Gédon, 
un  sculpteur  qui  est  devenu  un  remarquable  décorateur  en  architecture. 


LA    PEINTURE   EN  ALLEMAGNE.  m 

Qu'on  prenne  les  œuvres  dont  le  sujet  est  le  plus  romantique  :  \a  Danse 
macabre  de  M.  Spangenberg,  et  la  Poursuite  de  la  Fortune  par  M.  Hen- 
neberg,  Fidée  y  reste  parfaitement  claire.  Dans  ce  dernier  tableau,  par 
exemple,  la  Fortune  voltige  sur  une  bulle  de  savon  ;  par  là  on  explique 
combien  elle  est  illusoire  et  peu  durable  ;  un  cavalier  avide  court  après  elle  ; 
il  a  lâché  la  bride  du  cheval ,  et  il  s'élance  sur  une  planche  étroite,  au-dessus 
d'un  précipice.  Nul  ne  saurait  méconnaître  l'imprudence  et  l'aveuglement 
de  ce  cavalier.  11  a  perdu  toute  notion  d'humanité,  puisqu'il  a  renversé 
une  femme  en  passant.  Pour  que  le  spectateur  ne  garde  aucun  doute  sur 
les  périls  qui  entourent  et  la  fin  qui  attend  ce  misérable  chevaucheur,  la 
Mort  est  derrière  lui,  mais  il  ne  voit  rien  :  ni  la  mort,  ni  le  précipice,  ni 
la  femme  renversée...  L'intention  entasse  ici  tant  d'éclaircissements  qu'elle 
en  devient  un  peu  ridicule. 

Volontiers  l'on  blâmerait  ces  peintres  d'être  trop  clairs.  Ce  n'est  pas, 
en  effet,  l'obscurité  qu'on  peut  reprocher  aux  rénovateurs  de  1810.  Ils  ont, 
au  contraire,  toujours /^e^yé  sur  l'idée,  et  c'est  la  surcharge  d'incidents  des- 
tinés à  commenter  cette  idée  et  à  n'y  rien  laisser  de  sous-entendu  qui 
trouble  et  embrouille  le  spectateur,  alourdit  et  rend  inanimées  leurs  com- 
positions. 

Sur  la  table  des  albums,  les  résultats  de  la  lutte  entre  le  vieil  esprit 
et  le  nouveau  se  montrent  bien  frappants,  bien  curieux  à  noter.  Là  se 
trouvent,  entre  autres,  le  conte  de  Cendrillon  et  le  conte  des  Sept  cor- 
beaux et  de  la  Sœur  fidèle  illustrés  par  Schwind,  à  côté  du  poème  comique 
de  Henri  de  Kleist  ,  la  Cruche  cassée  (Der  zerbrochene  Krug),  illustré  par 
Menzel.  L'entrain,  l'observation,  l'imprévu,  la  lumière,  l'esprit,  la  vie, 
celui-ci  a  tout.  Schwind  imaginait,  au  contraire,  de  complexes  com.posi- 
tions  qui  se  meuvent  péniblement  à  travers  des  arceaux  gothiques,  sans 
air,  sans  liberté,  solennelles,  guindées  jusque  dans  les  essais  de  comique, 
et,  si  l'affirmation  pesante  du  sujet  en  exclut  du  moins  la  fadeur,  si  les 
qualités  de  conception  se  laissent  apercevoir  à  l'homme  qui  regarde  avec 
patience,  la  différence  entre  ces  images  et  celle  de  la  Cruche  cassée  n'en 
reste  pas  moins  la  même  qu'entre  des  figures  de  cire  et  des  êtres 
vivants. 

Depuis  1867  et  surtout  depuis  i855,  le  personnel  de  l'art  allemand 
s'est  beaucoup  renouvelé,  et  nombre  de  célébrités,  autrefois  consacrées, 
ont  disparu  ou  se  sont  abstenues.  Quelques-unes,  telles  que  MM.  Preller  : 
(qui  est  mort),  André  et  Oswald  Achenbach,  Lessing,  Leu,  Gude,  paysa- 
gistes, Grasb  avec  ses  intérieurs  d'église,  Jordan,  Schlœsser,  amis  des: 


112  L'ART  MODERNE   A    L'EXPOSITION. 

scènes  paysannes,  font  encore  ce  qu'on  appelle  une  très  honorable  figure, 
mais  enfin  le  terrible  arrêt  :  place  aux  jeunes,  a  été  prononcé  en  Alle- 
magne comme  ailleurs.  Quelques  grandes  ou  charmantes  individualités, 
en  revanche,  n'ont  point  perdu  de  terrain. 

De  la  peinture  monumentale,  de  ces  fresques  qui  couvrent  les  murs 
des  monuments  publics,  des  habitations  particulières,  des  grands  cafés 
et  des  concerts,  nous  ne  pouvons  juger  à  Paris.  La  pluie,  le  vent,  l'air 
aigre  ont  beau  effacer  ces  fresques,  les  Allemands  ont  fait  de  celles-ci 
leur  chose,  et,  quand  elles  s'effacent,  on  les  repeint.  L'art  de  1810  est  par 
là  condamné  à  périr  en  grande  partie.  11  est  vrai  qu'en  Allemagne  comme 
en  Angleterre,  depuis  quelques  années,  on  s'inquiète  de  procédés  conser- 
vateurs de  la  fresque.  M.  Maclise  à  Westminster  a  essayé  d'une  espèce 
de  détrempe  particulière,  et  M.  Piloty  préconise,  dans  les  ateliers  de 
Munich,  pour  la  décoration  murale,  une  sorte  de  peinture  à  l'eau,  d'aqua- 
relle en  grand,  dont  on  est  jusqu'à  présent  fort  satisfait. 

Ces  explications  données ,  je  commencerai  par  parler  de  deux  hommes 
remarquables  qui  ne  furent  point  remarqués  à  l'Exposition  de  1867, 
MM.  Lenbach  et  Bœcklin. 

Un  charpentier  de  Schrobenhausen,  village  de  Bavière,  employait, 
il  y  a  quarante  ans  environ,  son  fils,  encore  enfant,  à  barbouiller  les  so- 
lives et  les  pans  de  bois  des  maisons  de  paysans  qu'il  construisait. 

Une  des  plus  ardentes  vocations  de  peintre ,  qu'on  ait  vues  en  ce 
temps-ci  brûlait  chez  l'enfant.  Avec  les  grosses  couleurs  du  charpentier, 
il  se  mit  à  peindre  les  gens  et  les  bètes  qu'il  voyait  autour  de  lui.  On  lui 
parla  du  Musée  de  Munich  et  de  ses  merveilles.  11  voulut  y  aller  voir,  et 
partit  un  jour,  nu-pieds ,  avec  quelques  sous  dans  sa  poche,  pour  la  capi- 
tale bavaroise.  Il  contempla  les  tableaux,  et,  de  retour  au  village, 
obséda  son  père  jusqu'à  ce  qu'il  en  obtînt  la  permission  de  vivre  à 
Munich.  Le  charpentier  faisait  à  son  fils  une  pension  de  quinze  sous 
par  jour. 

Le  jeune  homme  se  présenta  chez  M.  Piloty,  qui  s'intéressa  à  lui  et 
le  fit  admettre  parmi  les  élèves  de  l'Académie ,  où  l'on  eut  quelque  peine 
à  le  garder,  parce  que  le  disciple  eut  lui-même  beaucoup  de  peine  à  se 
plier  à  la  méthode  de  l'enseignement. 

M.  Lenbach  commencera  maintenant,  je  le  pense,  à  paraître  inté- 
ressant. 

11  retourna  dans  son  pays,  après  ses  études  faites,  et  y  peignit,  avec 
une  sorte  d'ivresse,  des  figures  de  paysans  comme  au  temps  de  son  en- 


LA    PEINTURE    EN   ALLEMAGNE. 


ii3 


fance.  Un  berger  endormi ,  qui  appartient  au  baron  de  Schack  ,  date  de  cette 
époque.  M.  Piloty,  homme  d'un  caractère  généreux,  d'un  esprit  supérieur, 
véritable  protecteur  des  jeunes  talents,  emmena,  à  ses  frais,  M.  Lenbach  à 


lviM\w^, 


àOLITODE,     PAR      M.      FREDERIC     DE     5CHE^ 

(Dessin  de  l'artiste.) 


Rome.  C'est  d'après  des  études  peintes  au  pied  de  l'arc  de  Titus  que 
celui-ci,  revenu  à  Munich,  exécuta  un  tableau  qui  fit  sa  réputation  et  que 
possède  le  comte  Palfy,  de  Pesth.  Le  succès  lui  valut  d'être  nommé 
professeur  à  l'Académie  de  Weimar,  où  il  se  lia  avec  M.  Reinhold  Begas, 
sculpteur,  et  M.  Bœcklin,  peintre,  tous  deux  professeurs  aussi.  Les  trois 
amis  ne  tardèrent  pas  à  donner  leur  démission.  Le  professorat  leur  faisait 


i,^  L'ART   MODERNE   A    L'EXPOSITION, 

perdre  un  temps  précieux  que  l'art  seul  leur  paraissait  réclamer.  M.  Bœc- 
klin,  homme  tourmenté  de  recherches  singulières,  intluença  un  moment 
M.   Lenbach  et  faillit  rentrainer  dans  sa  propre  voie. 

M.  Lenbach  revint  à  Munich,  où  il  copia  quelques-uns  des  Rubens 
de  la  Galerie  royale.  Ces  copies  étaient  belles  ;  on  lui  en  demanda  d'autres , 
et  il  partit  une  seconde  fois  pour  Tltalie,  où  il  en  exécuta  de  nouvelles, 
entre  autres  d'après  Titien.  Il  se  rendit  ensuite  en  Espagne^  tantôt  copiant 
Velasquez  et  Murillo,  tantôt  peignant  de  beaux  portraits.  Il  se  lia  avec 
Ricard  durant  cette  période  de  sa  vie. 

En  1867,  il  eut  une  troisième  médaille  à  FExposition  universelle,  où 
le  grand  prix  fut  décerné  à  M.  Knaus,  où  M.  Menzel  obtint  la  croix  et 
une  seconde  médaille,  M.  Piloty  une  première  médaille,  M.  Gude  une 
seconde  médaille,  MAI.  André  Achcnbach  et  Fagerlin  des  troisièmes 
médailles. 

En  1S69,  à  propos  de  l'Exposition  de  Munich,  M.  Mùntz  a  signalé 
pour  la  première  fois  M.  Lenbach  dans  la  Gaiette.  Le  portraitiste  alle- 
mand est  aujourd'hui  très  célèbre  ;  il  est  devenu  le  peintre  des  princes  et 
des  souverains.  Son  portrait  de  l'empereur  d'Autriche  a  figuré  à  l'Exposi- 
tion de  Vienne.  Un  dernier  trait  peindra  M.  Lenbach  à  son  tour.  Si  une 
tète  lui  plaît,  qu'elle  soit  illustre  ou  non,  il  se  refuse  à  recevoir  de  l'argent 
pour  le  portrait.  Enlin  il  est  le  peintre  du  monde  wagnérien.  On  a  de  lui 
uti  Wagner  de  profil  et  la  figure  de  M"'"  de  Bulow.  Pourtant,  selon  la 
chronique  ,  il  n'aimerait  pas  la  musique  de  Bayreuth. 

Au  Champ  de  Mars,  on  discute  beaucoup  M.  Lenbach.  Il  est  difficile 
d'être  plus  personnel,  en  conservant  la  marque  de  la  peinture  qu'on  a 
copiée  et  des  artistes  qu'on  a  fréquentés. 

Ce  qui  me  frappe  dans  le  portrait  du  chanoine  DoUinger,  le  chef, 
comme  on  sait,  du  parti  vieux-catlioliqiie ,  et  surtout  dans  celui  du  baron 
de  Liphart,  c'est  une  singulière  attache  avec  l'homme  rouge  de  M.  Mil- 
lais  et  avec  la  tète  de  femme  de  M.  Ferdinand  Gaillard.  Voilà  trois 
artistes,  un  Allemand,  un  Anglais,  un  Français,  que  la  physionomie 
humaine  émeut  profondément  et  qui ,  la  sentant  chacun  à  sa  façon ,  n'en 
arrivent  pas  moins  à  un  commun  rendez-vous  de  peinture,  d'exécution, 
de  vision.  Curieuse  loi  organique  qui  gouverne  les  esprits  et  en  fait  une 
même  famille,  malgré  les  races  et  les  distances  ! 

M.  Lenbach  exprime  à  un  haut  degré  le  mordant  d'une  figure,  la 
vivacité,  la  profondeur  humide  des  yeux,  le  caractère,  l'accent  de  la 
bouche  et  de  l'oreille,  se  complaisant  librement  à  appuyer  sur  tel  ou  tel 


\;.i..V 


ii6  L'ART   MODERNE   A    L'EXPOSITION, 

trait  qui  le  séduit  davantage.  Son  exécution  est  singulière,  peu  soucieuse 
de  faire  tourner  correctement  un  plan,  de  laisser  de  la  transparence  dans 
les  ombres.  Tantôt  elle  est  fluide  ou  boueuse,  tantôt  épaissie  et  saccadée. 
Mais  il  a  pleine  et  profonde  impression  de  Thomme  et  de  ce  qui  domine 
dans  son  visage,  dans  sa  tournure.  Ses  portraits  de  femme  ont  un  grand 
sentiment  de  grâce  et  de  charme  qu'il  faut  cependant  aller  chercher  sous 
un  mélange  assez  alourdi  de  souvenirs  de  Rembrandt  et  de  Jordaens,  et 
sous  une  lumière  un  peu  blafarde;  mais  aigu,  individuel,  neuf  dans  l'assi- 
milation de  ce  qu'il  a  pu  voir,  peinture  ou  nature,  est  l'artiste. 

Pelure  d'oignon,  disent  les  uns  ;  grande  aquarelle  vernie  du  système 
Piloty,  disent  les  autres;  peinture  beurrée,  persillée,  à  la  maître  d'hôtel, 
ajouterais-je!  Tout  ce  qu'on  voudra.  L'artiste  qui  s'appelle  Lenbach  est 
une  personnalité,  un  homme  hors  rang. 

M.  Bœcklin,  né  à  Bàle,  se  voue  aux  mythologies  et  aux  ermites.  Il 
comprend  les  mythologies  d'une  façon  particulière  ;  c'est  un  romantique 
coloriste  ou  plutôt  un  bœckliniste.  Il  vit  à  part,  il  invente  des  couleurs, 
il  est  dur  pour  ses  confrères,  il  est  excentrique,  et  il  fait  de  belles  choses 
que  le  baron  de  Schack  enferme  dans  sa  galerie.  Il  a  beaucoup  cherché, 
quelquefois  trébuché.  A  la  fin,  ce  que  nous  voyons  de  M.  Bœcklin  cette 
année,  V Idylle  marine,  est  très  étonnant.  A  une  fantaisie  il  a  donné  l'éner- 
gie et  la  plénitude  de  la  réalité,  cas  vraiment  extraordinaire. 

Ici  les  personnages  sont  si  vigoureux  de  forme  et  de  couleur,  et  cette 
mer  est  si  puissante  avec  sa  houle  écumeuse,  ses  flots  que  bleuit,  en  s'y 
plongeant,  la  main  de  la  nymphe,  flots  violets  qui  battent  lents  et  lourds 
sous  un  souftle  d'orage,  dont  le  fouet  rassemble  des  nuées  basses,  sombres, 
percées  de  lueurs  blanches;  œuvre  d'un  aspect  étrange,  désolé,  menaçant 
et  formidable,  d'où  s'exhalent  l'odeur  et  l'air  salin  de  l'océan  du  Nord. 

Les  reproches  porteraient  sur  de  certaines  lourdeurs  qui  se  retrouvent 
chez  les  peintres  dont  l'éducation  s'est  faite  avant  1867  ou  1869,  et  même 
chez  presque  tous  les  peintres  allemands. 

La  hardiesse,  la  puissance  et  la  violence  de  la  facture  sous  une  enve- 
loppe générale,  calme  et  pleine  d'unité,  m'arrêtent  devant  V  Usine  de 
M.  Menzel. 

C'est  une  peinture  ciirsii'e  et  presque  dédaigneuse  dans  sa  certitude , 
qui  enveloppe  rapidement  les  formes,  ne  cherchant  que  leur  accent  et 
voulant  étreindre  d'un  coup  rimpression  générale;  une  peinture  dérou- 
tante dans  son  allure  bousculée  en  apparence,  mais  d'une  sûreté  absolue 
et  d'une  grande  sincérité  dans  les  libertés  qu'elle  prend. 


LA    PEINTURE    EN    ALLEMAGNE.  117 

M.  Menzel,  artiste  de  premier  ordre,  a  voulu  faire  Tépopée  de  la  fon- 
derie. 

Les  feux  orangés  des  fourneaux  et  le  jour  pâle  du  dehors,  voilé  par 
une  buée  de  vapeur,  se  combattent  dans  Fantre  sombre  et  confus  où 
des  bras,  des  têtes,  des  corps,  des  roues,   des  tringles,  des  charpentes. 


FRAGMENT       DU      TABLEAU       ((    DEVANT      l'ECLISE    1),      PAR      M.     DE     BOCHMANN. 

(Croquis  de  rariistc.) 


entremêlent  leurs  silhouettes,  leurs  détails  à  travers  les  lueurs  et  les 
ombres. 

Évoqué  par  les  différentes  clartés  des  foyers,  car  M.  Menzel  a 
une  véritable  passion  pour  le  feu  et  ses  colorations  variées,  un  peuple 
d'ouvriers,  la  pipe  à  la  bouche,  les  reins  cambrés,  les  bras  levés  ou 
te  dos  courbé,  se  raidit  pour  frapper,  soulever,  traîner.  Des  hommes 
mangent  dans  le  coin  le  plus  noir;  d'autres,  demi-nus,  se  lavent  et  s'es- 
suient. 

Les  gestes,  les  mouvements  me  rappellent  Daumier.  M.  Menzel  est 
un  profond  obser^-ateur  ;  les  forgerons  qui  se  tiennent  près  des  foyers  ont 


8  L'ART    MODERNE    A     L'EXPOSITION. 

rLil  très  dilate  et  très  brillant;  je  ne  voudrais  que  ce  trait  pour  me  dire 
que  cet  artiste  connaît,  saisit   le  côté  caractéristique  d'un  milieu,   dune 

"'"Tès't  très  simple,  très  fort  et  très  beau,  en  dépit  des  tons  lourds  et 
salissants  qui  écrasent  certains  coins  de  cette  toile. 

Le  Bal  officiel  du  même  peintre,  tout  petit  tableau  merveilleux  de 
poses,  d'attitudes,  de  vérité,  d  individualité,  et  ses  aquarelles  dY-glise  sont 
fort  remarquables. 

M  Menzel  avait  exposé,  à  notre  Salon  de  1868,  son  Couronnement  du 
roi  Guillaume  à  Kœnigsberg,  si  important  par  le  sens  physionomiste  des 
innombrables  figures  qui  remplissent  la  toile,  et  par  cette  sincérité  d  ac- 
cent et  d'art  qui  repousse  toute  fausse  séduction,  tout  charlatanisme,  tout 

artihce.  , 

De  là  pour  certaines  personnes  de  la  dilîiculté  à  comprendre  ce  grand 

talent.  .  f  -tr^ 

M.  Menzel  est  célèbre  aussi  pour  ses  illustrations,  et  il  est  peut-être 

le  premier  illustrateur  du  temps. 

A  côté  des  œuvres  de  M.  Menzel  se  trouve  son  buste  sculpte  par 
M  Reinhold  Begas.  Ce  buste  nous  momre  un  petit  homme,  engonce  dans 
uncach,-n.zc,enhouppelandé  dans  un  large  paletot;  un  type  allemand 
par  excellence,  au  grand  front  bombé,  aux  yeux  enfoncés,  a  la  bouche 
tourmentée,  volontaire,  rechigné,  bizarre,  tout  en  intelligence  et  en  origi- 
nalité. C'est  un  sculpteur  de  bien  du  talent  que  M.  Begas,  et  )e  vois  chez 
lui  de  curieux  rapports  avec  M.  Lenbach,  comme  il  me  semble  qu  il  y  en 
a  entre  M.  Menzel  et  le  sculpteur  llauch.  Le  buste  de  M.  Menzel  et  celui 
de  M-  Hopfen,  femme  d'un  littérateur  distingué,  ont  à  mes  yeux  le  sen- 
timent des  peintures  de  M.  Lenbach  traduites  en  sculpture  Et  certes, 
lorsqu'à  Weimars-associèrent  ces  trois  artistes,  M.  Lenbach,  M.  Bœckhn 
et  M.  Begas,  ils  se  connaissaient  en  hommes  de  valeur,  et  ils  se  sentirent 

de  même  bord. 

Destiné  à  une  grande  réputation,  à  moins  qu'il  ne  soit  discute  avec 
acharnement,  est  M.  Leibl,  plus  jeune  que  les  précédents.  Il  avait  expose 
au  Salon  de  .869  un  portrait  de  femme  à  la  Rembrandt  que  remarqua  plus 
d'un  artiste.  L'année  dernière,  j'ai  parlé  de  son  portrait  d  homme.  Ce  por- 
trait reparaît  au  Champ  de  Mars,  accompagné  d'un  tableau  qui  représente 
des  paysans  lisant  le  journal.  De  tous  les  peintres  allemands,  M.  Leibl  est 
le  facturier  le  plus  étonnant.  11  manie  le  pinceau  comme  il  veut.  Il  y  a  en 
lui  une  de  ces  organisations  vouées  spécialement  ù  la  fonction  de  peintre. 


LA   PEINTURE    EN    ALLEMAGNE.  119 

comme  celle  de  Courbet,  et  qui  s'en  vont  tirant  de  la  peinture  les  choses 
les  plus  surprenantes.  11  faut  voir  au  Salon  deux  tètes  de  M.  Leibl,  mode- 
lées en  pleine  lumière ,  vrais  chefs-d'œuvre  de  maître  peintre  de  corpo- 
ration, le  donnant  à  faire  en  cent  aux  confrères. 

Un  portrait  par  M.  Kolitz  a  aussi  beaucoup  de  cette  force  et  de  cette 
intensité  des  tons  justes,  francs  et  beaux  qui  rappellent  le  talent  de  Cour- 
bet. La  jeune  critique  allemande  qualifie  de  génial  M.  Kolitz  et  lui  recon- 
naît une  énergie  très  personnelle.  Le  peintre  n'en  est  pas  moins  très  attaqué 
en  Allemagne  par  certaines  écoles. 

Une  nature  morte  de  M.  Hertel  se  rattache  à  cette  catégorie  des 
robustes  peintures. 

La  plus  grande  situation  artistique  en  Allemagne  paraît  être  celle  de 
M.  Piloty,  directeur  de  l'Académie  de  Munich  depuis  1874. 

Le  talent  du  peintre,  nous  ne  pouvons  guère  l'apprécier  d'après  son 
Wallenstein  en  litière;  page  bien  composée,  dirait  un  esprit  académique, 
soigneusement  dessinée,  mais  de  tonalité  fade.  Peu  d'années  avant  1870, 
on  a  vu  à  Paris,  sur  le  boulevard  des  Italiens,  le  Néron  de  M.  Piloty,  qui 
ne  nous  a  pas  laissé  un  souvenir  bien  émouvant. 

L'Académie  de  Munich  est  la  plus  fréquentée  de  l'Allemagne;  plus  de 
mille  artistes  se  réunissent  sinon  dans  son  sein,  du  moins  autour  de  ses 
flancs.  M.  Piloty  aura  joué  un  grand  rôle  dans  l'art  contemporain  alle- 
mand. Coloriste  secondaire  personnellement,  c'est  lui  qui  pousse  les  jeunes 
gens  vers  la  couleur,  c'est  lui  qui  a  encouragé  et  secondé  les  meilleurs  pein- 
tres ou  plusieurs  des  meilleurs  peintres  du  mouvement  moderne.  Il  aura 
présidé  aux  destinées  artistiques  de  MM.  Makart,  Auguste  Kaulbach,  Gabl, 
le  plus  fort  des  peintres  de  paysanneries,  Kurzbauer,  Defregger,  qu'entoure 
dans  le  Tyrol  toute  une  colonie  de  peintres,  Liezen  Mayer,  illustrateur  de 
Faust,  Gabriel  Max,  Wagner  et  bien  d'autres,  y  compris  son  frère,  Ferdi- 
nand Piloty,  illustrateur  de  Roméo  et  Juliette,  M.  Lenbach  et  M.  Leibl. 

Il  y  a  longtemps  déjà  qu'à  travers  les  idéalistes  de  Dusseldorf  surgit 
M.  Knaus,  qui  donna  une  vive  impulsion  aux  tentatives  coloristes. 
M.  Knaus,  s'il  ne  réussit  pas  tout  à  fait  du  côté  de  la  couleur  et  du  côté 
des  morceaux  de  bravoure,  garda  un  charmant  esprit  de  grâce,  de  naïveté 
et  de  gaieté  jusqu'où  personne  encore  parmi  ses  compatriotes  ne  paraît 
avoir  su  atteindre. 

Toutefois  l'histoire  de  l'art  dans  l'Allemagne  du  Sud,  depuis  vingt 
ans,  n'est  autre  que  l'histoire  de  l'école  de  Piloty,  disait,  dans  un  livre 
récent,  un  critique  allemand  distingué,  M.  de  Leixner. 


L'ART    MODERNE    A   L'EXPOSITION. 
"°   Donc   après  avoir  parlé  de  M.  PUoty,  on  doit  s'occuper  de  ces  colo- 
ristes  du  Sud  qui  sont  ses  .élèves  ou  qui  ont  vécu  dans  Fatmosphere  qu  il 
a   créée   à   Munich,   et   au   nombre  desquels   i^nvais  oubhé  de   n.ettre 

M.  Bœcklin  et  M.  Matejko.  ,  •     4;^ 

M  Auguste  Kanlbach  procède  des  Hollandais;  il  a  des  tons  très  dis- 
tingués,  la  facture  habile,  solide  et  légère.  Il  aime  à  habiller  ses  person- 
nages Je  costuiBes  anciens;  c  est  ainsi  qu'il  a  fait  de  M-  Gedon  et  de  son 
2  une  reine  et  un  jeune  prince  qui  semblent  avoir  soulfert  de  quelque 
malheur.  Son  très  joli  tableau  intitulé  Rêveries  représente  une  jeune  femme 
de  Terburg  jouant  du  luth.  Le  peintre  a  un  sentiment  d  élégance,  de 
charme  et  beaucoup  de  goût.  Il  se  plaît  à  représenter  les  femmes.  Je  serais 
curieux  de  savoir  quel  etîet  produirait  sur  son  gracieux  talent  1  essai 
les  habiller  de  leurs  bourgeoises  robes  modernes,  et  s\\  se  tirerait  alois 

aussi  bien  du /twn;/;K  .  , 

M  Zugel  est  un  homme  de  beaucoup  de  talent,  a  la  peintnre  très 
vive,  très  fine,  très  spirituelle,  de  lumières  un  peu  égales  et  dispersées 
cependant,  mais  à  notes  chantantes,  joyeuses,  tendrement  fraîches  et 
vibrantes,  un  tempérament  non  sans  analogie  avec  celui  de  quelques 
aquarellistes  anglais,  et  imbibé  d'on  ne  sait  quoi  dlsabey.  Il  y  a  un  peintre 
dans  ces  petites  toiles  de  bergers  et  d'animaux.  _ 

Les  Enchères  de  M.  Hugo  Kautîmann,  plus  amorties,  sont  aussi  d  un 
homme  spirituel,  fin,  mais  qui  aurait  besoin  de  réveiller  par  une  vivacité 
de  tons  plus  mordante  les  petits  personnages  qu'il  a  si  bien  mis  dans  leur 

mouvement. 

De  beaux  verts  foncés,  une  singularité  d'aspect  intéressante,  un  res- 
souvenir peut-être  archaïque  distinguent  le  paysage  de  M.  de  Schennis, 
un  jeune  peintre  qui  me  paraît  très  hardi  et  qui  ne  ressemblera  pas  a  tout 

le  monde. 

Les  Routiers  de  M.  le  professeur  Guillaume  Dietz  sont  de  vigou- 
reuse tonalité  brune,  soutenue  de  noir,  de  touche  saillante,  spirituelle, 
d'enveloppe  fine.  Les  petits  personnages  du  fond,  dans  Son  Excel- 
lence en  voyage,  sont  fort  jolis.  Ses  tableaux  pourraient  être  signes 
par  un  Belge  ou  un  Français.  M.  Brandt,  qui,  l'année  dernière,  au 
Salon,  nous  rappelait  Pettenkotfen,  se  rattache  à  Fromentin  par  ses 
Cosaques  de  r  Ukraine  chevauchant  dans  la  steppe  verte,  dont  le  ton 
prend  aussi  la  qualité  ferme,  mate,  appuyée,  qui  indique  des  fréquen- 
tations avec  la  peinture  de  Belgique.  On  n'y  trouve  pas  les  sonorités 
mélodieuses  qu'a   eues  Fromentin,   et   les  valeurs  de  lumière  s  y  dis- 


LA    PEINTURE   EN    ALLEMAGNE.  121 

persent  de  façon  trop  égale;  mais  M.  Braiidt  possède  un  sens  de  peintre, 
lui  aussi. 

Il  est  curieux  de  voir  comment  chez  beaucoup  de  ces  artistes  l'ana- 
logie se  fait  avec  les  nôtres  et  avec  ceux  de  Bruxelles.  Le  Soin>enir  de 
M.  Kelier  rentre  dans  la  même  série,  et  tout  le  fond  de  son  appartement 
est  d'une  pâte  bien  maniée,  d'une  tonalité  forte.  La  figure  de  femme  qui 


FRAGMENT      I)  E      LA      «      CENE      »,      PAR     M.      G  E  B  H  A  R  D. 

(Croquis  de  l'artiste.) 


occupe  cet  intérieur  est  un  peu  hésitante.  Il  a  été  l'élève  de  M.  Ramberg, 
dont  on  peut  voir,  non  loin  du  sien,  un  tableau  qui,  à  son  tour,  est  un 
souvenir  de  Fart  hollandais,  mais  un  souvenir  un  peu  refroidi,  bien  que 
dans  une  harmonie  grise  et  délicate. 

Les  Allemands  n'ont  pas  comme  nous  un  seul  grand  foyer  d'art, 
un  seul  monde  artistique;  ils  ont  des  centres  divisés  et  amoindris  : 
Munich,  Berlin,  Dusseldorf,  Weimar  et  Carlsruhe  ;  mais  c'est  surtout 
dans  les  trois  premières  villes  qu'un  esprit  de  rivalité  porte  les  artistes 


122  L\\RT    MODERNE   A    L'EXPOSITION 

à  chercher  des  routes  différentes  ou  à  se  répliquer  sur  le  même  terrain. 

La  réponse  coloriste  de  Berlin  à  Munich,  nous  la  trouverons  dans 
rintérieur  que  M.  Gussow  intitule  avec  raison  Xatiire  morte,  un  tableau 
fort  coloré  et  fort  bien  coloré,  d'une  belle  harmonie  chaude  et  vigoureuse, 
largement  traité  dans  sa  petitesse,  et  avec  le  sentiment  de  la  justesse  et  de 
l'intensité  du  ton.  Les  mêmes  qualités  se  retrouvent  sur  sa  toile  Dans 
l'atelier.  Son  portrait  de  Daine,  en  revanche,  est  ce  que  nous  appelons  en 
France  de  la  peinture  vulgaire. 

M.  Conrad  Becker  représente  aussi  certaines  tendances  coloristes  de 
Berlin,  mais  déjà  considérées  là-bas  comme  arriérées  et  fausses,  tandis 
que  M.  Gussow  est  à  la  tête  du  groupe  de  Tavenir.  Chez  M.  Becker 
s'aperçoit  un  mélange  de  Couture  et  de  Cabanel,  curieux  au  point  de  vue 
des  influences  étrangères,  mais  sans  intérêt,  en  effet,  comme  expression 
personnelle. 

La  réponse  de  Dusseldorf  à  Munich  sera  donnée  par  AL  de  Boch- 
mann,  avec  son  Village  esthonien  et  sa  toile  intitulée  Devant  l'église,  où 
s'étend  une  remarquable  note  brune  et  grise,  d'un  grand  charme,  calme, 
plein  d'ensemble,  portant  avec  elle  une  forte  impression,  une  vraie  note 
de  peintre.  Par  certains  côtés,  M.  de  Bochmann  rappelle  Pettenkoffen, 
mais  de  façon  plus  grasse,  plus  sûre,  plus  forte.  C'est  un  homme  qui  fera 
parler  de  lui.  De  Dusseldorf  également  vient  le  Baptême  de  l'enfant  pos- 
thume de  M.  Cari  Hoff",  toile  très  agréable  où  l'on  croirait  voir  les  colora- 
tions de  M.  Knaus  manœuvrées  d'une  brosse  plus  large,  portées  à  plus 
d'accent,  et  restant  sous  l'abri  d'un  goût  gracieux  et  joli.  M.  Hoff  a  beau- 
coup de  réputation  et  exerce  une  certaine  action  parmi  le  jeune  Dussel- 
dorf. 

A  la  même  ville  appartient  cet  artiste  grandement  intéressant  à  qui 
Ton  doit  le  Crucifiement  et  la  Cène  :  M.  Gebhard.  Par  ces  deux  tableaux, 
il  semble  jeter  un  pont  entre  l'ancienne  école  moyen  âge  des  Veit  et  des 
Bendemann  et  la  nouvelle  école  tout  imbibée  de  l'art  hollandais.  M.  Geb- 
hard est  peut-être  le  plus  Allemand  de  tous  les  peintres  que  nous  voyons 
au  Champ  de  Mars.  Il  est  cependant  né  en  Russie,  dans  la  province  fron- 
tière de  Livonie,  je  crois,  comme  AL  de  Bochmann,  parmi  cette  popula- 
tion semi-germaine,  semi-slave,  où  les  tempéraments  artistiques  ne  sem- 
blent pas  rares.  AL  Gebhard  est  élève  de  Cari  Sohn,  à  qui  reviendra 
l'honneur  d'avoir  imprimé  un  mouvement  particulier  à  travers  les  varia- 
tions de  l'école  de  Dusseldorf. 

Je  laisse  de  côté  le  Crucifiement,  oeuvre  froide,  pour  ne  m'intéres- 


LA    PEINTURE    EN    ALLEMAGNE.  i23 

ser  qu'à  la  Cène.  Nous  sommes  ici  en  face  d'un  sentiment  caractéris- 
tique, d'un  élan  protestant,  car  le  lieu  où  se  passe  le  festin  chrétien 
est  un  temple  protestant,  son  revêtement  en  boiseries  ne  laisse  point 
de  doute.  Un  esprit  tout  nouveau  pour  nous  rayonne  dans  cette  toile 
extrêmement  remarquable. 

Sous  sa  douce  enveloppe  de  rousseur  amortie,  elle  sent  le  Rem- 
brandt assoupi,  où  le  peintre  verse  avec  précaution  une  dose  légère 
de   vénitien. 


LA      BARAQ_VE     DE     FOIRE,     PAR      M. 

(Dessin  de  l'arliste.) 


lEYERHEIM. 


Tranquillement  assis,  presque  sans  gestes,  douloureusement  et 
passionnément  attentifs  aux  paroles  du  jeune  maître  à  la  face  pâle  et 
lumineuse  qui  fait  un  cours,  se  tiennent  des  professeurs  et  des  étu- 
diants allemands  à  têtes  intelligentes.  Judas,  en  vêtement  véronésien, 
s'en  va  sans  bruit.  Sa  figure  exprime  bien  une  sinistre  méchanceté. 
J'ai  rarement  vu  un  artiste  trouver  des  poses  aussi  naïves,  aussi  sim- 
ples, et  rarement  senti  une  pareille  saveur  d'harmonie,  de  sentiment, 
une  pareille  exhalaison  intellectuelle  s'élever  d'un  tableau.  Cette  im- 
pression me  rappelle  celle  qui  naît  des  belles  œuvres  de  Rethel,  un 
Dusseldorfien,  lui   aussi.    Des    choses    mortes   pour   nous  depuis  long- 


124  L'ART    MODERNE   A   L'EXPOSITION. 

temps  sont  revivifiées  par  ce   nouvel  esprit  chrétien  descendu  dans    la 

peinture. 

Des  qualités  de  même  genre  se  retrouvent  avec  moins  d'ampleur,  et 
dans  le  sens  pittoresque  pur  plus  encore  que  dans  le  sens  intime,  chez 
M.  de  Hagn,  qui  a  peint  des  prêtres  travaillant  à  la  Bibliothèque  du 
Vatican.  M.  de  Hagn  est  pourtant  de  l'école  de  Munich. 

Le  docteur  allemand  reparaît  encore  dans  la  Fille  de  Jairus  de 
M.  Gabriel  iVlax  et  s'assoit,  triste,  simple  d'attitude,  au  chevet  de  Ten- 
fant  qui  nest  plus.  Ce  tableau  est  de  couleur  fade  et  désagréable, 
d'exécution  plate;  mais  on  y  retrouve  de  ce  même  sentiment  recueilli 
qui  émeut  avec  douceur.  La  mouche  sur  le  bras  de  l'enfant,  qu'on 
a  tant  reprochée  à  M.  Max,  ne  me  déplaît  pas.  Il  y  a  là  une  sorte 
d'intention  énigmatique  sur  la  vie  ou  la  mort,  et  un  trait  de  réalité 
mesquine,  mais  poignante,  qui,  si  on  Tôtait,  selon  le  vœu  des  cri- 
tiques qui  raisonnent  trop  sagement,  refroidirait  le  sujet.  La  critique 
allemande  aurait  voulu  qu'on  envoyât  au  Champ  de  Mars  une  autre 
œuvre  de  M.  Max  plutôt  que  celle-là.  Je  ne  suis  pas  de  cet  avis, 
et  je  trouve  que  son  tableau  ne  le  déshonore  point.  Je  le  préfère  à 
celui  qu'il  a  dans  la  salle  de  l'Autriche,  et  où  la  peinture  malheureuse- 
ment n'égale  pas  l'idée,  qui  est  bien  délicate  et  attendrissante. 

J'ai  cité  des  portraitistes.  Il  en  est  de  fort  connus  encore:  M.  Schra- 
der,  M.  Gustave  Richter,  élève  de  Cogniet,  et  M.  Grccf,  qui  lui  res- 
semble. M.  Richter  s'est  donné  le  plaisir  de  se  peindre  avec  un  de 
ses  enfants  sur  une  toile,  et  de  peindre  sur  une  seconde  toile  sa  femme, 
qui  est  une  fille  de  Meyerbeer,  et  qui  tient  un  autre  enfant  dans  ses 
bras.  Les  figures  de  M.  Richter  ont  de  la  douceur,  assez  d'ampleur,  et 
cependant  un  caractère  ordinaire  et  peu  d'accent.  Ces  peintres  ne  sont 
pas  uniquement  portraitistes,  mais  l'Exposition  ne  montre,  de  leur  main, 
que  des  portraits. 

Comme  l'exposition  germanique  a  été  organisée  par  une  commis- 
sion qui  s'est  guidée,  d'une  part,  sur  l'espace  dont  elle  pouvait  dis- 
poser et,  de  l'autre,  sur  le  goût  moyen  du  public,  et  qui  a  pris  dans 
les  diverses  collections  les  œuvres  qu'elle  jugeait  représenter  ce  goût 
moyen  et  fournir  un  exemple  du  talent  des  principales  célébrités  ou 
notoriétés  artistiques,  le  Champ  de  Mars,  ai-je  déjà  dit,  ne  voit  pas 
les  diverses  branches  ou  écoles  de  l'art  allemand  dans  leurs  propor- 
tions relatives. 

L'on  pourrait  croire,  par  exemple,  que  la  peinture  d'histoire,  dont 


LA    PEINTURE    EN    ALLEMAGNE.  i25 

les  générations  précédentes  furent  excédées,  chaque  artiste  s'étant  mis 
dans  la  robe  d'un  docteur  en  philosophie  et  en  droit  comparé,  déserte 
Fart  allemand  et  se  confine,  indignée  mais  inerte,  au  fond  de  quel- 
ques  ateliers  renfrognés. 


lOUPE   DE   LA   FETE  D  ENFANTS,   PAR  M.  LOUIS  KNAU5, 

(Croquis  de  l'artiste.) 


Le  nu  semblerait  aussi  devenu  fort  rare,  en  dehors  de  la  pein- 
ture monumentale.  Si  Ion  s'en  rapporte  à  l'histoire  de  M.  Cornizelius, 
il  arriverait  même  aux  peintres  de  se  raviser  et  de  rhabiller  leurs  figures 
nues.  Lorsque  M.  Cornizelius  peignit  sainte  Elisabeth  flagellée  par  son 
confesseur,  elle  était   nue   jusqu'à    la   ceinture;    le   confesseur   frappait 


126  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION 

à  tour  de  bras.  Des  scrupules  de  convenance  religieuse  furent  invo- 
qués. Le  confesseur  frappe  toujours  à  tour  de  bras,  mais  la  sainte 
ne  montre  plus  que  le   haut  de  ses  épaules. 

Une  Callisto,  assez  douce,  un  peu  molle,  de  M.  Schauss,  et  les 
Disciples  de  Platon,  sur  fond  d'or,  de  M.  Knille,  forment  l'apport  du 
nu  allemand.  Le  Luther  de  M.  Thumann  et  le  Saint  Paul  de  M.  Baur 
complètent  le  lot  de  la  peinture  historique.  M.  Thumann,  M.  Schauss, 
M.  Cornizelius,  appartiennent  au  vieux  jeu;  M.  Knille  et  M.  Baur 
entrent  dans  le  concert  international  de  Fart.  Les  Disciples  de  Platon, 
bien  dessinés,  savamment  composés,  pourraient  venir  d'un  pinceau 
sérieux  de  notre  École  des  beaux-arts.  Ils  forment  une  importante  com- 
position destinée  à  orner  la  bibliothèque  de  l'Université  à  Berlin.  Nous 
en  publions  le  dessin  en  fac-similé  hors  texte.  Quant  au  Saint  Paul, 
on  pourrait  le  mettre  dans  la  barque  qui  porte  M.  Laurens  et  son 
heureuse  fortune.  Les  assimilations  seraient  nombreuses,  en  effet,  si 
on  voulait  les  suivre  une  à  une. 

Les  scènes  d'Orient  de  MM.  Gentz  et  Seel  semblent  sortir  des 
ateliers  de  M.  Bonnat  ou  de  M.  Guillaumet.  La  Banque  populaire 
en  faillite  de  M.  Bokelmann  touche  d'assez  près  au  Saint  Philippe 
du  Roule  de  M.  Béraud.  La  chasse  de  M.  Gierymski  fait  penser  aux 
cavaliers  de  M.  Goubie.  Dans  un  Incendie  au  village  de  M.  Niku- 
towski,  telle  figurinette  porte  une  estampille  pareille  à  celle  de  M.  Vibert. 
M.  Riefstahl,  avec  ses  confréries  à  Rome,  ne  s'écarte  pas  de  M.  Sautai 
ou  de  M.  Edmond  Lebel.  M.  de  Werner  se  rapproche  beaucoup  de 
M.  Firmin  Girard.  Nous  retrouverions  chez  nous  ou  en  Belgique  la 
Femme  au  chat  de  M.  Wiinnenberg,  la  Femme  à  l'enfant  de  M.  Am- 
berg,  l'Intérieur  de  M.    Keller,   et  jusqu'à   vingt  autres. 

De  même  que  chez  nous,  on  a  là-bas  du  succès  en  peignant  des 
tableaux  comiques  contre  les  moines,  ainsi  que  font  MM.  Meisel,  Grïitz- 
ner,  Michaél.  D'autres,  tels  que  M.  Loefttz  ou  M.  Hagn,  voient,  au 
contraire,  les  cléricaux   d'un  œil  bienveillant. 

Les  moutons  de  M.  Brendel  depuis  longtemps  fraternisent  avec 
ceux  de  M.  Jacque.  Les  chevaux  et  les  chiens  de  M.  Stetîeck,  ani- 
malier célèbre  à  Berlin,  se  rapprocheraient,  au  contraire,  de  ceux  de 
M.  Landseer. 

Les  Allemands  ont  le  paysage  un  peu  ennuyé,  triste,  menu,  avec  des 
notes  serrées  mais  contraintes.  Le  grand  souffle  ou  le  charme  tendre 
de  la  nature  ne  circulent  point  facilement  dans  leurs  tableaux.   Mais 


LA    PEINTURE    EN    ALLEMAGNE.  127 

on  s'aperçoit  qu'elle  commence  à  les  ébranler,  et  qu'avec  leurs  facultés 
de  sérieuse  contemplation  ils  finiront  par  se  sentir  à  leur  aise  auprès 
d'elle  et  la  traiteront  avec  cette  familiarité  caressante,  enivrée,  avec  cet 
amour  attentif  à  toutes  ses  parures,  à  tous  ses  aspects,  à  tous  ses  carac- 
tères, qui  a  valu  à  la  France  sa  belle  école  de  paysagistes. 

M.  Krœner,  qui  a  commencé  par  être  teinturier  dans  sa  jeunesse, 
sera  certainement  un  des  Christophe  Colomb  du  paysage  en  Allemagne. 
Ses  sangliers  dans  la  neige,  ses  cerfs  dans  les  bois  ou  sur  les  montagnes 
témoignent  d'un  art  libre,  d'une  sensation  vive,  d'une  coloration  animée. 
La  place  qui  m'est  mesurée  au  cordeau  ne  me  permet  que  de 
citer  des  noms  :  M.  Lier  et  son  élève  M.  Baïsch,  qui  ont  le  sens  des 
clartés  du  ciel;  M.  Schleich,  qui  est  mort  et  qui  était  très  fin  ; 
M.  Dûcker,  M.  Oeder,  délicats  ;  M.  Mûnthe,  M.  Bracht,  M.  Gleichen- 
Russmann,  AL  Irmer,  qui  tous  sont  en  marche  vers  un  sentiment  juste, 
vrai,  mais  à  qui  il  faudrait  plus  d'élan,  de  hardiesse,  d'émotion  person- 
nelle. Dans  le  vieux  style  romantique,  MM.  Achenbach  et  M.  Neubert 
luttent  encore  énergiquement,  et  comme  les  idées  sont  différentes  entre 
nous  et  la  critique  allemande,  on  les  appelle  là-bas  des  réalistes,  c'est- 
à-dire  qu'ils  ont  représenté  une  étape  de  vérité  relativement  au  paysage 
dit  idéaliste. 

Les  paysagistes  de  l'empire  d'Allemagne  feront  bien  de  regarder 
attentivement  ce  qui  se  passe  au  fond  de  l'atelier  autrichien  de  M.  Albert 
Zimmermann.  Là,  de  même  qu'à  Munich  sous  l'impulsion  de  M.  Piloty, 
paraissent  s'enfanter  des  coloristes,  des  hommes  d'accent  individuel, 
hardi,  tels  que  MM.  Jettel,  Schlinder,  Ribarz,  trop  tourmentés  peut-être 
de  recherches  et  de  désirs  nouveaux. 

Comme  une  clôture  d'enceinte  qui  envelopperait  le  cercle  de  l'art 
allemand,  vient  enfin  la  fameuse  série  nationale  des  peintres  de  la  vie 
paysanne,  de  la  petite  vie. 

Ici  je  crois  remarquer  qu'un  sens  très  intime,  qu'une  impression 
bien  pénétrante  de  l'intérieur  tient  les  artistes;  et  je  veux  parler  surtout 
de  la  nature  morte,  des  meubles,  de  la  physionomie  de  la  chambre, 
du  lit,  du  poêle,  des  carreaux  ou  du  plancher,  de  la  table,  de  la  fenêtre, 
de  la  porte.  Les  peintres  d'outre-Rhin  ont  le  daheim,  Yat  home,  très 
prononcé,  ce  me  semble.  Aussi  tous  les  fonds  de  ces  tableaux  de 
MM.  Hildebrand,  Schlœsser,  Jordan,  Defregger,  Fageriin,  Gunther,  etc., 
sont-ils  plus  séduisants  que  leurs  personnages,  en  général  d'exécution 
un  peu  commune  dans  son  agrément  ou  sa  sentimentalité. 


128  L^ART    MODERNE   A   L'EXPOSITION. 

L'enfant  joue  un  grand  rôle  dans  la  sensibilité  allemande.  Le  veuf 
ou  la  veuve  restés  avec  un  enfant  nouveau-né,  les  parents  au  chevet  de 
Tenfant  malade,  le  contraste  de  la  naissance  et  de  la  mort,  de  Tenfance 
et  de  la  vieillesse,  les  fêtes  des  enfants,  leurs  exercices,  leurs  jeux,  leurs 
prières  révèlent  ce  cœur  paternel  qui  bat  dans  la  poitrine  germanique, 
de  même  que  l'image  répétée  de  la  veuve  et  du  veuf  révèle  TafTection 
dans  le  mariage.  L'effet  vulgairement  pittoresque  qui  se  tire  des  cos- 
tumes et  des  mobiliers  de  paysans  prend  sa  part  dans  l'ensemble. 

11  faut  remarquer  ici  que  les  peintres  tyroliens,  ou  qui  aiment  le 
Tyrol,  ont  un  bien  meilleur  sens  de  la  peinture  que  les  autres.  Ils  sont, 
il  est  vrai,  de  l'école  Piloty,  et  c'est  dans  la  salle  autrichienne  qu'on  les 
voit.  Là  se  distinguent  MAL  Gabl,  Kurzbauer  et  M.  Defregger,  dont  les 
toiles  en  Autriche  me  paraissent  préférables  à  ses  toiles  en  Allemagne. 

De  M.  Meyerheim,  dont  on  se  rappelle  entre  autres  le  joli  tableau 
intitulé  :  le  Bouquiniste  qui  parut  à  notre  Salon  de  1870,  on  a  exposé  une 
Baraque  de  foire  très  amusante,  très  colorée  et  très  observée. 

La  Leçon  de  gymnastique  de  M.  Piltz,  inspirée  évidemment  des 
œuvres  de  M.  Knaus,  ne  manque  point  d'esprit  et  de  naturel,  quoique 
les  enfants  soient  trop  pareils  et  aient  tous  le  défaut  de  loucher. 

La  figure  d'artiste  qui  doit  enfin  couronner  tout  ce  groupe  est  celle 
de  M.  Knaus.  Il  a  été  un  des  favoris  du  public  français.  Il  a  donné,  ou  à 
peu  près,  à  Dusseldorf,  depuis  trente  ans  au  moins,  le  signal  de  l'affran- 
chissement à  la  peinture  qui  voulait  être  coloriste  et  qui  voulait  se  rafraî- 
chir à  la  source  naturelle  de  la  réalité. 

Les  Funérailles,  qu'il  a  envoyées  au  Champ  de  Mars,  sont  un  char- 
mant tableau,  un  des  meilleurs  qu'il  ait  jamais  faits.  Cette  bande  d'enfants 
qui  chantent  les  psaumes  sous  la  direction  d'un  vieux  maître,  à  demi 
insouciants  et  battant  des  pieds  sur  le  sol  pour  se  réchauffer  par  un 
temps  glacial;  le  cercueil  que  les  porteurs,  en  costume  noir  spécial, 
amènent  par  le  petit  escalier  ;  l'étroite  cour  de  la  maison,  le  drap  noir 
sur  le  brancard,  le  tout  petit  enfant  ébahi,  la  neige  sur  les  toits,  tout 
vient  d'une  nature  d'artiste  rare  où  la  simplicité,  la  naïveté,  l'esprit, 
l'observation,  la  tendresse  s'unissent  doucement  et  gracieusement.  La  Fête 
d'enfants  de  M .  Knaus  est  pleine  d'épisodes  charmants.  Son  Conseil  de 
paysans  montre  plus  de  peinture  qu'il  ne  s'inquiète  d'en  avoir  ordinai- 
rement ,  et  les  physionomies  y  prennent  un  caractère  plus  affermi  et  plus 
développé  que  partout  ailleurs.  Ses  jeunes  et  ses  vieux  juifs  sont  d'allure 
extrêmement  gaie  et   railleuse.  Cette  exposition  nous  donne  et  l'ancien 


!  des  BeaiucArts 


UNE  BONNE  AFFAIRE 

I  Exposition  nniTrerselIc  de  1878  I 


LA    PEINTURE    EN   ALLEMAGNE.  12^ 

Knaus  et  un  nouveau  Knaus  qui  veut  pousser  le  modelé,  appuyer  davan- 
tage sur  les  détails.  Je  préfère  l'ancien,  parce  que  la  naïveté  de  l'exé- 
cution,  son  abandon  s'accordent  mieux  avec  la  grâce  naïve  ou  la  vi\acité 
aimable  et  spirituelle  des  sujets,  si  souvent  incomparables  chez  lui. 

Le  dessin  du  maître,  que  nous  publions  avec  cet  article,  représente 
son  tableau  Une  Bonne  Affaire,  où  l'un  de  ces  petits  juifs  rit  de  tout  son 
cœur.  Ce  dessin  est  fort  joli.  Je  ferai  remarquer  à  ce  propos  que  le  public 


lA      FETE      DE      JEANNE,      PAR      M 

(Croquis  de  l'artiste.) 


allemand  a  une  passion  très  vive  pour  les  figures  rieuses.  Je  profite  aussi 
de  l'occasion  pour  dire  que  le  dessin  de  M.  Leibl  appartient  à  M.  Adolphe 
Ackermann,  à  Munich,  et  que  son  tableau  les  Paysans po/iliqi/ant  appar- 
tient à  M.  Stewart,  le  célèbre  amateur. 

En  résumé,  quelques  artistes  supérieurs,  nombre  d'hommes  de  talent, 
voilà  ce  que  nous  voyons  en  Allemagne.  Quelques  attaches  avec  les  écoles 
d'il  y  a  trente  ans,  un  mouvement  encore  hésitant  dans  le  paysage,  des 
tendances  marquées  à  entrer  dans  le  courant  commun  d'art  et  de  goût 
qui  enveloppe  toute  l'Europe,  de  même  que  s'y  étend  un   égal  niveau  de 


,3o  L'ART  MODERNE    A  L'EXPOSITION. 

civilisation,  de  môme  que  les  vêtements,  les  chemins  de  fer,  les  industries, 
les  institutions,  les  idées  y  tendent  à  une  commune  allure;  une  école, 
enfin,  plus  calme  que  la  nôtre,  et  qui,  si  nous  la  voyions  tout  entière, 
correspondrait  en  beaucoup  de  points  à  la  nôtre,  voilà  ce  que  nous 
montre  l'art  allemand.  La  leçon  qu'on  en  tire  est  que  les  grands 
peuples  modernes  ne  peuvent  guère  plus  prétendre  à  se  surpasser  l'un 
l'autre  dans  le  Kultiirkampf. 


SUEDE.  —   NORVEGE.  —   DANEMARK.  —  RUSSIE. 

Dans  ces  régions  du  Nord,  nous  nous  trouvons  en  face  des  phéno- 
mènes de  la  nature.  La  peinture  y  est  tant  soit  peu  météorologique.  Des 
montagnes  rouges,  des  cascades  vertes,  des  rochers  bleus,  des  soleils 
noirs,  en  un  mot,  toutes  sortes  de  dérangements,  de  renversements  et  de 
bouleversements  des  choses  y  constituent  un  genre  antipictiiral,  anti- 
harmonieux, qui  trouble  beaucoup  les  yeux  et  l'esprit,  quoiqu'il  puisse 
enrichir  de  faits  curieux  un  traité  d'optique.  Les  phénomènes  physiques 
et  géologiques  ne  sont  pas  propices  à  l'art,  et,  au  lieu  de  vouloir  étonner 
et  humilier  les  peintres  des  pays  méridionaux  par  l'étalage  de  ces  phé- 
nomènes dont  nous  sommes  heureusement  privés,  il  vaudrait  mieux 
faire  comme  certains  bons  peintres  suédois  et  norvégiens  :  venir  en 
France  ou  en  Allemagne,  et  y  étudier  une  lumière  moins  tourmentée 
dont  les  accents  pleins  et  larges  sont  faits  pour  le  pinceau.  Au  moins, 
les  peintres  danois  prouvent-ils  qu'ils  sont  une  race  sage,  par  leur  goût 
pour  les  douceurs  du  printemps  et  leur  plaisir  à  chanter  sa  jeune  ver- 
dure ou  les  épais  et  calmes  feuillages  de  l'été. 

11  est  vraiment  curieux  de  contempler  l'art  dans  ces  petits  pays  :  le 
Danemark,  la  Suède,  la  Norvège,  la  Suisse.  Dans  les  grandes  nations, 
les  puissantes  ressources  d'une  nombreuse  et  riche  population,  l'excitation 
et  le  frottement  prodigieux  des  esprits  lancent  la  civilisation  à  grandes 
enjambées;  elle  y  distance  de  plus  en  plus  la  marche  des  petits  pays. 
Littérature  et  art  ont,  en  ceux-ci,  ce  que  nous  appelons  un  air  de  pro- 
rince ;  les  petits  peuples  sont  forcés  de  graviter  autour  des  grands,  de 
s'appuyer  sur  eux,  de  se  fondre  avec  eux,  intellectuellement  du  moins, 
s'ils  veulent  se  maintenir  à  leur  niveau.  Il  y  a  soixante  ou  quatre-vingts 
ans,  les  petits  pays  soutenaient  mieux  leur  rang  dans  l'ensemble  de 
l'Europe.  Le  Danemark,  entre  autres,  au  début  du  siècle,  par  le  peintre 


LA    PEINTURE    EN   SUEDE    ET    EN    DANE>L\RK.  i3i 

Carstens  et  le  sculpteur  Thorwaldsen,  galvanisait  rAUemagne,  alors  mor- 
celée et  émiettée  en  petits  groupes.  Aujourd"hui,  malgré  de  grands  efforts, 
le  Danemark  reste  en  arrière.  Une  excellente  notice  historique  accompagne 
le  catalogue  de  ce  pays  et  en  explique  avec  modestie  le  rôle  artistique, 
mais  oublie  de  dire  que  la  guerre  avec  TAllemagne  a  nui  aux  destinées  de 
l'art  en  Danemark.  Par  patriotisme,  les  Danois  ne  vont  pas  dans  les  écoles- 
allemandes.    Par  question  d'argent  ou  de  tempérament,  notre  train  de 


LES     PAUVRES     DE     LA      PLAGE,      PAR      M.      ISRAELS. 

(Croquis  de  l'artiste.) 


vie  les  éloigne  de  Paris.  Ils  vont  à  Rome,  ou  bien  ils  restent  chez  eux. 

La  Suède  et  la  Norvège,  au  contraire,  remplissent  de  leurs  élèves  les 
ateliers  de  Paris  et  ceux  d'Allemagne.  Un  certain  dualisme  entre  les  deux 
contrées  fait  que  les  Suédois  préfèrent  en  général  la  France  et  les  Norvé- 
giens l'Allemagne. 

La  peinture  danoise  est  consciencieuse,  détaillée,  froide  et  sèche. 
D'excellents  sentiments  intimes  n'y  demanderaient  qu'à  rencontrer  le  sen- 
timent de  l'art  pour  produire  des  oeuvres  très  intéressantes.  Les  Danois 
auraient  besoin  de  ^■oir,  de  sui^■re  davantage  les  agitations,  les  recherches, 
les  procédés  qui  fermentent  dans  les  grands  pays. 


,32  L'ART   MODERNE   A    L'EXPOSITION. 

Le  vaste  tableau  de  M.  Bloch,  le  Roi  prisonnier,  est  certes  une  œuvre 
très  estimable.  Le  prince  est  affaissé  et  alangui  dans  son  infortune.  Le 
vieux  soldat,  son  compagnon,  est  plein  d'un  respect  compatissant.  La  table, 
les  murs,  les  accessoires  sont  bien  exécutés.  L'œuvre  est  au-dessus  de  la 
moyenne  générale  de  l'Exposition  universelle  ;  mais  aucun  tempérament 
particulier  d'artiste  ne  s'y  révèle.  C'est  de  la  bonne  peinture  d'homme 
instruit,  intelligent,  sensible  même  et  distingué,  qui  reste  sur  la  lisière  de 
l'art  et  n'ouvre  pas  de  sentier  dans  la  forêt. 

Les  paysages  de  feu  Skovgaard  ont  le  même  genre  de  qualités  sérieuses 
un  peu  négatives,  d'effort  auquel  manque  l'étincelle.  Dans  le  tableau  de 
M.  Bâche,  Après  la  chasse  au  sanglier,  il  y  a  par  moments  plus  d'énergie, 
payée  bientôt  par  des  faiblesses.  Des  intérieurs  de  paysans  ou  des  salles 
de  château,  avec  leurs  fenêtres  par  où  l'on  voit  les  vertes  branches  des 
arbres,  sont  fréquents.  Toujours  la  lumière  y  est  aigre,  le  ton  sans  finesse, 
sans  délicatesse  ou  sans  vivacité.  Je  citerai  comme  les  meilleurs  ceux  de 
MM.  Exner,  Dalsgaard,  Helsteld,  Jerndorf,  puis  la  Forge  de  M.  Kroeyer, 
où  il  y  a  de  bonnes  parties  de  dessin  et  un  efïet  de  foyer  assez  bon. 

Dans  les  paysages,  les  peintres  du. Danemark  aiment  les  eaux  coulant 
ou  dormant  sous  les  jeunes  bois,  dont  les  feuillages  criblés  de  soleil 
deviennent  une  voûte  d'or  verdàtre  que  refîète  la  rivière  ou  l'étang.  Quel- 
ques marines  s'entremêlent  avec  ces  dessous  de  bois.  Les  ciels  et  la  lumière 
y  sont  faibles,  opaques  ou  métalliques.  Parmi  ces  marines  on  peut  noter 
le  Coucher  de  soleil  en  hirer  de  M.  Kyhn  et  les  Pêcheurs  non'égiens  de 
M.  Sorensen.  Enfin  un  peintre  qui  habite  Rome,  M.  Lund,  a  peint  les 
loisirs  de  la  Garde  suisse  au  Vatican,  avec  une  certaine  observation  spiri- 
tuelle. 

Un  esprit  très  sain,  de  l'application,  de  la  simplicité  dans  le  sentiment 
ne  suffisent  donc  pas  à  donner  à  l'art  danois  un  intérêt  fort  marqué;  mais 
je  crois  qu'il  est  bien  près  d'engendrer  quelque  création  brillante,  et  que 
le  moindre  frottement  avec  l'art  anglais,  allemand  ou  français  amènerait 
la  flamme.  On  ne  fait  point  de  nu  en  Danemark  ;  on  n'en  fait  pas  en  Hol- 
lande. Ce  sont  des  exceptions  caractéristiques. 

La  Suède  possède  une  école  de  paysagistes  qui  s'est  formée  en 
France,  et  qui  peint  la  terre  française  autant  et  plus  que  la  terre  suédoise. 
M.'Wahlberg  est  le  plus  connu  parmi  nous,  et  ses  œuvres  à  nos  Salons  lui 
ont  valu  une  foule  de  récompenses.  Il  a  la  réputation  d'un  coloriste.  Par 
un  certain  ragoût  de  tons  souvent  faux  et  aigres,  il  a  le  don  de  plaire  à 
beaucoup  de  gens.  11  choisit  des  motifs  qui  font  de  l'efîet,  et  qu'il  exécute 


LA    PEINTURE    EN    SUÈDE    ET    EN    DANEMARK.  r33 

de  cette  façon  qu'on  appelle  appuyée.  En  général,  les  peintres  suédois  se 
délectent  à  opposer  des  troncs  blancs  et  rouges,  des  taches  jaunes  et  des 
taches  rousses,  qui  dansent  et  tressautent  tout  le  long  de  la  toile,  en  lui 


LA     lEÇOS      DE      TRICOT,     PAR      M.     HESKES 

(Dessin  de  l'artisle.) 


donnant  un  faux  air  de  coloration  hardie  et  originale.  Cependant,  en  ce 
genre,  iM.  Lindstrom  est  arrivé  à  plus  de  justesse  que  d'autres,  et  M.  Bergh 
me  paraît  aussi  plus  vrai  dans  ses  tonalités  que  M.  Wahlherg. 

M.  Torna  a  abandonné  ces  systèmes,  et  il  a  envoyé  un  Paysage  d'été 
qui  vaut  beaucoup  mieux.  Cette  peinture  a  de  la  simplicité  vraie,  de  l'unité, 
de  la  largeur;  on  v  voit  la  compréhension  des  aspects  plantureux  de  la 


,34  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

saison  qu'elle  représente.  Mais  les  premiers  plans  s'y  confondent  avec  ceux 
qui  leur  succèdent,  et  c'est  dommage.  M.  Gegerfeld  a  deux  paysages, 
dont  l'un  rappelle  un  peu  M.  Clays  le  Belge,  et  l'autre  Daubigny.  C'est 
un  talent  déjà  très  fait ,  mais  qui  a  besoin  de  dégager  davantage  sa 
personnalité.  Un  paysage  à  la  note  sincère,  claire,  grise  ravivée  d'un 
vert  fin,  a  été  exposé  par  Al.  Lindmann,  qui  a  dû,  je  le  soupçonne, 
regarder  plus  d'une  fois  comment  s'y  prend  M.  Damoye,  un  de  nos  paysa- 
gistes. 

L'œuvre  qui  domine  l'exposition  suédoise  est  la  Paysanne  de  Picardie 
que  M.  Salmson  a  peinte  de  tons  très  fermes,  très  francs.  Cet  artiste  étudie 
et  travaille  en  France.  Nous  le  connaissions  déjà,  et  d'année  en  année  il 
avance  à  grands  pas.  Si  les  officiers  qui  rapportent  le  corps  de  Charles  XII 
le  long  d'un  sentier  à  travers  des  rochers  couverts  de  neige  étaient  d'une 
exécution  moins  lourde,  ce  tableau  de  M.  Cederstrom,  où  ne  manque  point 
un  côté  dramatique,  aurait  pu  tenir  la  tète  des  envois  suédois.  M.  Ceder- 
strom travaille  à  Munich,  comme  M.  Hellquist,  dont  la  Marguerite 
blafarde  ne  manque  point  non  plus  de  sentiment.  Mais  M.  Hellquist 
s'est  appliqué  surtout  dans  ce  tableau  à  nous  donner  un  échantillon  de 
.  tous  les  bois  du  Nord,  ce  qui  l'a  entraîné  à  faire  aussi  de  son  héroïne  une 
sorte  de  planche. 

En  Norvège,  quelques  paysagistes  se  rattachent  à  l'école  suédoise; 
quelques  autres  sont  plus  directenient  français;  d'autres  encore  suivent 
M.  Gude,  qui  se  montre  bien  éteint  dans  la  salle  norvégienne,  ou  bien 
M.  André  Achenbach.  La  tendance  générale  de  la  peinture  est  allemande; 
les  peintres  sont  presque  tous  élèves  de  Munich  ou  de  Dusseldorf,  et 
plusieurs  ont  aussi  des  tableaux  dans  la  galerie  de  l'Allemagne.  L'œuvre 
principale  est  VAdam  et  Ère  de  M.  Heyerdahl,  qui  appartient  à  l'école  de 
Munich.  Ce  sont  deux  figures  nues  d'après  nature,  marchant  à  travers  un 
fond  de  vapeurs  ou  d'obscurités  brumeuses.  Le  modelé  en  est  très  suivi, 
dans  les  colorations  de  l'école  Piloty,  d'un  gris  jaune  relevé  de  reflets  ver- 
dàtres  ;  la  peinture  est  assez  personnelle,  et  l'aspect  général  a  quelque 
chose  de  sauvage,  conçu  dans  un  sentiment  de  réalité  brutal,  qui  contraste 
avec  le  mystère  du  fond  sinistre,  menaçant  et  incertain  où  s'éloignent  les 
deux  exilés.  Il  y  a  de  la  force  là  dedans. 

Un  remarquable  paysage  de  neige,  de  M.  Miinthe,  où  le  ciel  est  parti- 
culièrement bien  traité,  ce  qui  est  rare  dans  les  écoles  du  Nord,  un  portrait 
de  femme  de  M.  Rusten,  doux,  lumineux,  expressif  dans  son  vêtement 
noir,  et  les  joyeusetés  antimonacales  de  M.  Lerche  sont  la  fleur  de  cette 


LA    PEINTURE    EN    SUÈDE    ET    EN    DANEMARK.  i35 

école.  Certaines  notes  curieuses  jaillissent  çà  et  là  dans  le  paysage,  sans 
être  soutenues  par  l'exécution.  La  grande  Forêt  de  sapins  de  M.  Mûller 
témoigne  d'un  travail   acharné,  mais  avec  tout  son  développement   ne 


UNE  VOCATIONj   PAR  M.   A.   CLUYSENAER. 

(Croquis  Je  l'artiste.) 


vaut  pas  une  petite  touche  fraîche  et  fine  dans  une  esquisse  leste.  En 
somme,  hormis  les  tendances  météorologiques,  et  sauf  dans  l'attache  spé- 
ciale qu'ont  les  Danois  pour  les  scènes  d'intérieur  de  leur  pays,  point  de 
peinture  danoise,  point  de  peinture  suédoise  ni  norvégienne.  Les  artistes 
forts  comme  MM.  Salmson,  Heyerdahl,  et  les  bons  paysagistes  sont  des 
artistes  que  la  France  ou  l'Allemagne  peuvent  naturaliser. 


,36  L'ART   MODERNE   A    L'EXPOSITION. 


En  Russie,  il  y  a  une  exubérance  de  défauts,  mais  une  agitation  sous- 
pittoresque  fort  curieuse.  Les  peintres,  comme  les  papillons  qui  courent  à 
la  chandelle,  se  leurrent  plus  volontiers  encore  aux  essais  de  météorologie 
et  de  catoptrique  prismatique.  Un  reste  de  mysticisme  se  joint  à  cette 
peinture  aux  flambeaux.  Le  monde  slave  est  tantôt  apathique,  tantôt  tour- 
menté par  une  nervosité  excessive.  La  peinture  reflète  ces  deux  nuances 
du  caractère  national  :  ici  terne,  engourdie;  là  tout  agitée  de  crispations. 
Les  Rembrandt  de  l'Ermitage  sont  la  source  où  s'abreuvent  les  jeunes  gens 
et  qu'ils  troublent  par  les  coups  d'un  pinceau  pesant  ou  saccadé.  Les 
artistes  les  plus  forts,  là  aussi,  MM.  Siemiradsky,  Harlamof,  de  Boch- 
mann  sortent  des  ateliers  allemands  ou  français. 

On  peut  dire  qu'il  n'y  avait  pas  de  peinture  russe  au  commencement 
du  siècle.  Notre  mouvement  romantique  entraîna  enfin  le  peintre  BrûUof, 
et,  quoiqu'il  se  ressentît  de  l'imitation  de  Delaroche,  les  Russes  le  consi- 
dèrent comme  le  fondateur  de  leur  art  national.  Brullof  est  mort  en  i852. 
Sa  famille  était  d'origine  française.  Il  a  peint  entre  autres  un  tableau  inti- 
tulé les  Derniers  Jours  de  Pompéi,  qui  fut  exposé  à  notre  Salon  de  i834, 
et  qui  a  été  gravé  dans  les  Annales  de  Landon.  Il  a  décoré  de  ses  pein- 
tures une  partie  de  l'église  de  Saint-Isaac,  à  Saint-Pétersbourg.  Il  n'y 
a  plus  de  disciples  de  Brullof,  en  Russie;  le  dernier  est  M.  Bronnikof, 
dont  on  peut  voir  au  Champ  de  Mars  quelques  tableaux  conçus  dans 
un  sentiment  mystique,  avec  une  exécution  creuse. 

L'artiste  qui  a  eu  le  plus  d'influence  sur  le  mouvement  de  la  jeune 
peinture  russe  est  Fédotof,  peintre  de  genre,  d'abord  officier  dans  la 
garde  impériale,  et  que  Brullof  guida  de  ses  conseils.  Le  nouveau 
paysage  lit  ses  premiers  pas  avec  Chederine  et  surtout  avec  Vorobiof, 
qui  fut  le  maître  de  M.  Aïvazowsky.  Presque  tous  les  paysagistes  actuels 
sont  des  élèves  de  ces  deux  derniers  artistes.  Nombre  de  peintres  russes 
ont  étudié  aussi  à  Dusseldorf  et  à  Munich.  La  plupart  ont  fréquenté 
l'atelier  de  M.  Achenbach.  M.  Siemiradsky  est  élève  de  M.  Piloty  et 
de  M.  Makarl. 

Moscou,  Saint-Pétersbourg  et  Varsovie  sont  les  trois  foyers  d'études 
et  entretiennent  des  écoles  que  couronne  l'Académie  installée  dans  la 
capitale.  Une  certaine  rivalité  règne  entre  les  groupes  sortis  de  ces  écoles. 


LA    PEINTURE    EN    RUSSIE.  iS; 

Moscou  passe  pour  un  centre  de  dessin.  La  couleur  réside  dans  les  deux 
autres  villes.  Les  Finlandais  se  tiennent  à  part  et  vont  étudier  en  Suède 
et  en  Allemagne.  Depuis  quelques  années,  un  groupe  indépendant  s'est 


LX     CAMPINE,     COUCHER      DU     SOLEIL,      PAR     M.     J.     COOSEM/ 

(Dessin    Je    l'artiste.) 


formé  en  dehors  de  l'Académie  et  organise  des  Expositions  de  ville  en 
ville.  Un  riche  négociant  de  Moscou,  M.  Paul  Tretiakof,  encourage  ce 
groupe,  en  achète  les  tableaux  et  a  formé  une  galerie  qu  il  léguera  à  sa 
ville  natale  et  qu'il  laisse  libéralement  visiter  par  le  public. 

C'est  parmi  ces    peintres,  que  pour  un  moment   j'appellerai   Técole 


i38  L'ART   MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

Trctiakof,  peintres  des  mœurs  et  des  paysages  nationaux,  que  se  formera 

certainement  un  art  russe  distingué  et   important. 

Le  monde  artistique  se  recrute  de  tous  les  côtés.  La  noblesse  lui  a 
donné  MAL  Klodt,  Bogolioubof,  Jacoby.  M.  Kramskoï  est  le  fils  d'un 
Cosaque;  AL  Chichkine  le  fils  d'un  paysan,  ALM.  Aïvazowsky  et  Kouïndji 
sont  des  Arméniens  nestoriens,  de  cette  race  qui  domine  en  Crimée. 

On  connaît  bien,  à  Paris,  le  premier  de  ces  deux  artistes.  Nous  l'avons 
décoré.  Ses  tableaux  ressemblent  à  ceux  de  AL  Gudin.  C'est  dans  son 
atelier  que  beaucoup  de  ses  compatriotes  ont  appris  à  employer  ces  tons 
agatisés  à  transparences  vitreuses  et  irisées  que,  dans  les  autres  pays, 
on  bannit  maintenant  avec  soin  de  la  peinture. 

AL  Kouïndji  est,  sans  contredit,  le  plus  curieux,  le  p)lus  intéressant 
des  jeunes  peintres  de  Russie.  L'originalité  nationale  se  sent  chez  lui 
plus  que  chez  tous  les  autres,  et,  s'il  est  lourdement  étrange  dans  cer- 
taines toiles,  il  est  plus  heureux  ailleurs;  son  Steppe  brûlé  par  le  soleil, 
cette  habile  et  expressive  modulation  de  tons  jaunes,  fins  et  nets,  est  d'un 
peintre,  et  son  Paysage  finlandais,  bien  que  d'une  coloration  opaque,  a 
des  harmonies  inattendues  qui  ne  sont  point  vulgaires.  Le  Lointain  boisé 
du  baron  Klodt  révèle  un  sentiment  délicat  et  une  observation  person- 
nelle. Il  y  a  de  la  vigueur  dans  la  Forêt  neigeuse,  ensanglantée  par  le 
soleil  couchant,  de  M.  Klever,  dont  se  rapproche  la  forêt  rouge  de 
M.  Wolkof.  Les  Blés,  de  Al'"'  Junge,  sont  un  fort  gentil  paysage,  et  le 
Pâturage  finlandais  de  AL  Linsholm  y  répond  par  sa  note  calme  et  juste. 
AL  Chichkine  n'est  pas  très  sensible  aux  tons  fins  et  distingués,  mais  il 
y  a  une  impression  du  silence  et  de  la  tristesse  des  forêts  dans  ses  toiles, 
où  le  terrain  se  développe  nettement.  Son  ami,  AL  Kramskoï,  qui  a 
peiiit  son  portrait,  a  exprimé  avec  une  coloration  sourde,  mais  avec  un 
accent  assez  ferme,  le  type  slave  dans  le  Portrait  du  comte  Tolstoï,  écri- 
vain connu.  AL  Pérof  se  rattache  à  ces  deux  artistes;  son  Oiseleur  et  son 
Pêcheur  à  la  ligne,  où  les  détails  sont  fort  poussés,  tirent  leur  valeur, 
non  du  charme  pittoresque,  mais  de  leur  dessin  attentif. 

Vn  peintre  mort  tout  jeune,  Janson,  élève  de  Benjamin  \'autier,  de 
Dûsseldorf,  aurait  fait  la  transition  entre  ces  dessinateurs  assez  froids  et 
des  coloristes  un  peu  forcés.  II  y  a  de  la  vivacité  et  des  tons  justes  dans 
ses  Joueurs   de  cartes. 

AL  Alaximof,  avec  son  Devin,  qui  arrive  dans  une  noce  de  village, 
et  AL  R^'pine,  avec  ses  Haleurs  de  barque,  cherchent  le  ton  chaud  et 
croient  trop  au  rouge,  devenu  si  banal;  mais  il  y  a  une  certaine  accentua- 


1^0  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

tiou  soit  dans  le  type,  soit  dans  le  mouvement  de  leurs  figures.  M.  Becker 
est  plus  rassis  et  plus  assis  dans  son  Intérieur  finlandais,  qui  se  res- 
sent aussi  de  l'école  allemande.  Dans  un  grand  tableau,  représentant 
Copernic  entouré  des  hommes  de  son  temps,  M.  Gerson,  qui  est  Polo- 
nais, imite  un  peu  Mateij'ko  et  rappelle  très  directement  M.  Cari  Becker, 
de  Berlin.  M.  Bogolioubof,  qui  réussit  plus  ou  moins  ses  effets  lumineux, 
a  donné  un  aspect  assez  individuel  à  sa  Vue  de  Nijni-Nojvgorod.  J'ai 
parlé  de  M.  de  Bochmann,  à  propos  de  l'Allemagne.  Il  a  aussi,  dans  les 
salles  russes,  un  très  beau  tableau.  iM.  Harlamof  est  devenu  Français: 
il  manie  largement  de  beaux  tons,  et  ses  figures  s'étalent  carrément,  d'un 
relief  gras  et  fort;  ce  n'est  pas  en  vain  qu'il  a  copié  jadis  la  Leçon  d'ana- 
tomic  de  Rembrandt  à  la  Haye. 

Maintenant  s'élève  devant  nous  l'immense  tableau  de  M.  Siemi- 
radsky,  les  Torches  ripantes.  D'abord  pensionnaire  de  l'Académie  de 
Saint-Pétersbourg  à  Rome,  l'artiste  s'est  fixé  ensuite  dans  cette  ville. 
On  peut  lire  distinctement  dans  sa  toile  les  influences  qu'il  a  subies.  On 
y  retrouve  les  tonalités  cuivrées  de  M.  Makart,  ses  ombres  souvent 
boueuses  et  sans  consistance,  les  brillants  et  les  blancs  de  M.  Piloty.  Le 
sujet  même  est  une  suite  au  Néron  incendiant  Rome  de  celui-ci  ;  un 
excellent  sujet,  et  qui  pouvait  être  traité  avec  autrement  de  pathétique, 
d'énergie,  d'ensemble.  M.  Siemiradsky  a  regardé  certainement  ce  que  fai- 
saient à  Rome  nos  grands  prix,  et  il  amalgame  quelques-uns  des  leurs 
procédés  avec  les  procédés  de  Munich.  Il  a  consulté  les  dernières 
révélations  de  l'archéologie.  L'effort  énorme  que  lui  a  demandé  cette 
œuvre  est  indiqué  par  les  traces  les  plus  visibles  de  fatigue,  surtout  vers 
la  partie  droite  de  son  tableau,  celle  où  les  chrétiens,  dans  leurs  paniers, 
au  haut  de  poteaux  trop  minces,  sont  peut-être  plus  ridicules  que  tou- 
chants. Des  groupes  remarquables  et  fort  réussis  sillonnent  le  tableau,  si 
on  les  cherche,  et  l'idée  de  cette  population  blasée,  indifférente,  où  quel- 
ques visages  de  femmes  trahissent  seuls  de  la  stupeur  mêlée  de  pitié,  était 
d'un  esprit  qui  conçoit  avec  profondeur.  Malheureusement  Tintérêt  se  dis- 
perse dans  la  multiplicité  des  personnages  et  dans  la  valeur  égale  des  tons. 
Les  Torches  vivantes  ont  failli  être  un  des  monuments  de  l'Exposition; 
mais  après  avoir  été  surpris  par  leur  dimension,  on  a  été  étonné  de  n'en 
pas  retirer  une  impression  proportionnée  à  tant  d'étendue.  Ce  n'est  pas 
aux  visages  rasés  des  vieux  Romains  que  les  peintres  russes  peuvent 
attacher  leur  avenir,  mais  aux  barbes  touffues  de  leurs  moujicks,  et  je 
crois  à  l'avenir  pittoresque  de  la  Russie. 


LA    PEINTURE    EN    HOLLANDE. 

HOLLANDE. 

L'héritage  de  Gérard  Dow  et  de  Mieris,  héritage  mal 


141 


ge  mal  entretenu,  c'est- 


i'aube,     par    m.    ch.     hermans. 
(Croquis  de  l'artiste,  d'après  un  groupe  de  son  tableau.) 


a-dire  l'exagération  de  la  minutie,  une  facture  pauvre  dominèrent  la  pein- 
ture hollandaise  à  la  fin  du  xvni^'  siècle.  Elle  se  traina  ensuite  dans  1  niaita- 


i_^2  L'ART    MODERNE   A    L'EXPOSITION, 

tion  lourde  et  molle  de  notre  école  de  TEmpire,  puis  fut  à  peine  touchée  du 
bout  de  l'aile  par  notre  romantisme;  et,  durant  de  longues  années,  elle 
chercha  péniblement  à  reconquérir  le  vieil  esprit.  Le  contact  des  Belges, 
qui  reprenaient  hardiment  possession  de  Fart,  lui  fut  enfin  précieux.  De 
bonnes  intentions,  d'honnêtes  tentatives  l'agitèrent  d'un  peu  de  frémisse- 
ment. Le  paysage,  les  scènes  intimes  dégagèrent  un  coin  de  ce  sentiment 
d'art  engourdi,  non  éteint,  qui  couvait  dans  le  tempérament  national.  On 
s'est  beaucoup  moqué  chez  nous  de  Koeckkoeck  et  de  Van  Schendcl  ; 
cependant  peu  à  peu  devait  se  réveiller  dans  certains  ateliers  la  chaleur 
assoupie.  M.  Blés  pensa  auxTeniers,  mais  se  rapprocha  plutôt  de  Wilkie. 
Pieneman,  le  peintre  d'histoire,  peignait  en  élève  de  Gros,  et  quelques-uns 
de  ses  portraits,  quelques-unes  de  ses  figures  ne  sont  pas  restés  sans 
mérite.  Nuijen,  mort  jeune,  essaya  delà  couleur  à  la  française.  M.  Weis- 
senbruch  a  tenté  aussi  quelques  notes  colorées.  Schelfhout,  Bosboom, 
Taurel,  Waldorp,  Kuytenbrouwer  se  donnèrent  bien  du  mal;  mais  tous, 
quoique  chevaliers  du  Lion  néerlandais  et  de  la  Couronne  de  chêne,  ne 
seront  jamais  bien  recherchés  dans  les  galeries  et  les  musées.  Ils  ont  pré- 
paré toutefois  le  terrain  qu'occupe  une  nouvelle  génération,  fort  supérieure 
en  talents. 

C'est  par  les  exemples  de  l'école  belge,  c'est  en  allant  aux  Expositions 
françaises  et  anglaises,  et  en  cherchant  presque  tout  seuls  le  secret  de  Fart, 
au  bord  de  la  mer,  le  long  des  digues  et  dans  les  canaux  des  vieilles  cités, 
que  les  Hollandais  se  sont  retrouvés.  La  Haye  et  Bruxelles  sont  les  deux 
villes  où  se  forment  les  peintres  néerlandais,  et  attribuer  à  M.  Israëls  une 
action  sur  les  artistes  de  son  pays  n'est  point  se  tromper. 

11  n'y  avait  pas  de  peintres  en  Hollande,  il  y  a  trente  ans.  Aujourd'hui 
c'est  de  nouveau  un  pays  de  peinture,  où  l'on  est  moins  fort  manœuvrier 
qu'en  Belgique,  mais  où  des  hommes,  en  étendant  quelques  couleurs  sur 
une  toile,  sans  peine  apparente,  savent  exprimer  de  profonds  sentiments, 
de  fortes  impressions,  de  vives  et  délicates  observations. 

Le  paysage,  tour  à  tour  avec  son  large  sens  mélancolique  ou  avec  sa 
grasse  et  riche  tranquillité,  verse  ses  symphonies  dans  l'esprit  des  artistes. 
Le  hurlement  de  la  mer  dévorante  de  barques,  son  vent  âpre  qui  gémit 
longuement,  ou  son  calme  pareil  à  celui  d'un  ptîturage;  les  pâturages,  de 
leur  côté,  ondulés  et  frissonnant  lentement  comme  une  mer  qui  se  berce; 
les  vastes  ciels  nuageux  qui  nous  entourent  d'étendue,  de  silence  et  de 
lumière  voilée,  impriment  à  l'art  quelque  chose  d'ému,  qui  le  suit  jusqu'au 
fond  des  intérieurs  et  jusque  dans  les  rues.  Mais,  lorsqu'un  rayon  de 


LA    PEINTURE   EN    HOLLANDE.  143 

soleil  vient  rire  dans  la  chambre,  réveiller  les  herbages  ou  danser  sur 
l'écume  des  vagues,  la  peinture  s'illumine  et  se  fait  joyeuse,  pleine  d'en- 
train. Ici,  quand  on  pose  une  touche,  on  pose  une  sensation.  Chez  ceux  en 
qui  le  sens  du  peintre  est  le  mieux  affiné,  le  gris  joue  dans  toutes  ses 
variations  moelleuses,  douces  ou  aiguës,  qu'échauffent  de  beaux  bleus 
discrets  ou  des  verts  bleuissants,  et  nulle  part  l'ensemble  de  la  tonalité 
n'est  mené  avec  plus  d'harmonie  simple  et  juste. 

Tout  l'art  hollandais,  évidemment,  n'en  est  pas  là,  et  il  ne  suffit  pas 
d'être  natif  de  Hollande  et  de  peindre  pour  avoir  ces  vertus;  mais  je  parle 
d'une  dizaine  et  peut-être  d'une  quinzaine  d'artistes. 

Voici,  par  exemple,  M.  Israëls,  dont  on  ne  semble  pas  soupçonner 
chez  nous  toute  la  valeur;  son  tableau  Seule  au  monde  est  admirable  de 
sentiment  et  d'enveloppe.  C'est  une  pauvre  chambre  obscure,  les  ombres 
de  la  mort  l'ont  envahie,  et  tout  y  flotte  vague,  sombre  comme  les  pen- 
sées de  la  malheureuse  femme  restée  seule,  qui  pleure  auprès  du  lit  où 
repose  le  compagnon,  le  soutien  brisé  de  sa  vie.  Le  jour  est  clair  aux 
carreaux  de  la  fenêtre,  mais  les  ténèbres  du  chagrin  et  du  désespoir  en- 
tourent cette  àme  en  détresse.  Sur  un  tabouret  vient  d'être  abandonnée 
ia  Bible  ouverte,  mais  que  pouvait  la  Bible?.  .  .  Ce  tableau  est  peint 
d'ombre  et  de  douleur.  Et  les  beaux  tons  tranquilles,  et  la  large  manœuvre 
et  le  concert  parfait  qu'il  y  a  dans  la  Fête  de  Jeanne,  où  les  enfants  re^-ar- 
dent  si  dévotement  la  mère  à  l'air  heureux  et  doux  qui  leur  fait  des 
crêpes!  Et  comme  plane  un  jour  gris,  une  nature  attristée,  sur  les  humbles 
Pauvres  du  village  qui  vont  quêter  assistance  au  bateau  ? 

M.  Israëls  fait  école  dans  son  pays.  On  retrouve  son  influence  dans 
le  Sois  sage,  de  .M.  Mélis,  aimable  peinture  qui  n'a  pas  encore  la  force, 
la  souple  justesse  de  celle  du  maître,  mais  où  la  vieille  femme  endormie 
est  une  figure  bien  heureusement  réussie.  De  plus  loin,  M.  ^'er^veer  suit 
aussi  AI.  Israëls.  Les  œuvres  de  ce  dernier  sont  très  recherchées  en 
Angleterre,  et  elles  correspondent,  en  effet,  à  quelques-unes  des  ten- 
dances de  la  jeune  école  anglaise,  dont  j'aurai  à  parler  quand  viendra  le 
tour  de  la  Grande-Bretagne.  Lorsque,  au  sortir  de  l'atelier  Pieneman, 
M.  Israëls  peignait  des  tableaux  d'histoire,  il  était  difficile  de  prévoir 
qu'il  changerait  de  route,  qu'il  délaisserait  les  princes,  les  grands  pour 
ne  plus  s'occuper  que  des  petits  et  de  leur  histoire  intime,  et  qu'il  acquer- 
rait cette  force  et  cette  délicatesse  de  sentiment  qui  font  de  lui  le  chef  et 
l'initiateur  de  la  nouvelle  génération  artistique  dans  les  Pays-Bas. 

Nous  voyons  régulièrement  venir  à  nos  Salons  M.  Mauve  et  .M.  .Ma- 


,_^  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

ris  dont  j'ai  expliqué  lannée  dernière  la  sensibilité,  la  simplicité  ravis- 
santes ;  M.  Mesdag,  qui  de  jour  en  jour  devient  un  puissant  artiste; 
M.  Henkes,  si  naïf,  si  fin;  M.  Oyens,  si  vif  et  de  verve  coloriste  si 
franche  et  si  naturelle.  M.  Mesdag  a  envoyé  au  Salon  une  magnifique 
marine,  et  M.  Henkes  y  montre  un  bien  joli  Coin  de  ville.  J"aurais  voulu 
parler  plus  longuement  de  chacun  d'eux,  mais  ce  que  j'ai  dit  du  senti- 
ment général  de  l'art  dans  leur  pays  s'applique  surtout  à  leurs  œuvres. 
Le  Champ  de  Mars  nous  révèle,  en  outre,  un  homme  très  original, 
M.  Klinkenberg,  qui  possède  une  coloration  toute  spéciale,  et  dont  il  faut 
regarder  les  vues  de  Delft  et  de  Sneek.  Les  vrais  et  larges  paysages  de 
M.  Roelofs,  ceux  de  MM.  Backhuysen,  Metzelaar,  Gabriel,  Poggenbeck, 
de  M'"  Van  Bosse,|  de  M.  Apol,  de  M.  Van  Heemskerke,  Van  Best,  les 
figures  des  deux  MM.  Ten  Kate,  les  chats  de  M'"*"  Ronner,  les  fleurs  de 
M"°  Rosenboom,  le  doux  tableau  d'intérieur  de  M'"'  Bisschop-Swift,  les 
scènes  populaires  vénitiennes,  fermes,  nettes,  spirituelles,  de  M.  Van 
Haanen,  qu'on  a  toujours  remarquées  à  nos  Salons,  forment  une  expo- 
sition vraiment  intéressante.  Avec  ses  trois  millions  d'habitants,  la  Hol- 
lande n'est  plus,  en  art,  une  simple  province,  mais  elle  semble  être  un 
rameau  détaché  d'un  grand  pays  et  qui  porte  en  lui  un  résumé  de  la  sève, 
de  la  vitalité  et  le  feuillu  de  l'arbre  tout  entier.  Après  une  longue  éclipse 
de  plus  d'un  siècle,  le  ciel  de  l'art  s'est  éclairci  de  nouveau  dans  cette 
contrée,  et  c'est  une  merveille  de  voir  comme  ses  peintres  ont  su  créer 
des  expressions  bien  indépendantes,  ne  se  laissant  pas  opprimer  par  le 
pastiche  de  leurs  vieux  maîtres,  et  se  montrant  plus  libres  peut-être  que 
leurs  voisins  de  la  Belgique.  Et,  comme  je  n"ai  pas  assez  de  place  à  mon 
gré  pour  parler  de  cette  galerie  de  la  Hollande,  je  veux,  en  finissant,  le 
répéter  :  il  y  a  là  dix  tableaux  qui  témoignent  d'un  tempérament  et  de 
talents  aussi  individuels,  aussi  tranchés,  et,  sous  bien  des  rapports,  aussi 
remarquables  que  quoi  que  ce  soit  e^u'on  puisse  admirer  ou  signaler  dans 
les  plus  grands  ensembles  artistiques  de  l'Exposition.  La  floraison  seule- 
ment n'y  est  pas  aussi  abondante  et  plantureuse;  simple  affaire  de  lieues 
carrées. 


LA    PEINTURE   EN   BELGIQUE. 


143 


BELGIQUE. 


«  Ici  il  y  a  des  peintres,  »  pourrait-on 
inscrire  sur  la  porte  de  l'exposition  belge.  Ces 
peintres  ont  été  presque  tous  mêlés  aux  nôtres  ; 
presque  tous  leurs  tableaux  ont  paru  à  nos 
Salons.  Nulle  part  en  Europe,  proportionnelle- 
ment à  la  population,  il  n'y  a  autant  et  de  si 
bons  peintres  que  chez  ce  peuple.  C'est  celui 
qui  a  le  plus  sûr,  le  plus  gras  maniement  de  la 
peinture.  Il  en  joue  à  pleines  mains,  et  c'est  à 
croire  cette  fois  que  tout  Belge  naît  peintre,  a  le 
sens  inné  des  belles  tonalités  et  remue  la  pâte 
avec  une  pleine  certitude. 

La  base  des  colorations  en  Belgique  est 
un  gris  noir  transpercé  de  reflets,  avec  lequel 
on  appuie  sur  les  ombres,  on  rend  le  relief 
d'une  manière  solide  et  énergique.  En  général, 
on  y  étend  largement  le  ton,  qu'on  fait  intense 
et  riche,  en  le  contenant  avec  une  sobriété 
qu'on  peut  appeler  cossue. 

L'étalement  aisé  et  plantureux  de  la  cou- 
leur manégée  dans  une  contexture  délicate  et 
vigoureuse  à  la  fois  est  le  caractère  de  cette  peinture,  où  le  clair  léger  se 
dégage  de  l'enveloppe  laineuse,  étoffée,  moelleuse  des  gris  foncés. 

L'histoire  de  cette  peinture  est  notre  histoire  :  c'est  le  tressaillement 
historique  de  i83o  porté  à  nos  frontières;  c'est  le  passage  de  Courbet 
laissant  de  longues  traces  dans  les  ateliers  de  Belgique;  c'est  on  ne  sait 
quelle  prospérité  et  quelle  santé  dans  la  petite  nation  qui  se  sont  repro- 
duites dans  son  art.  Mais  une  grande  partie  des  toiles  qu'exposent  les 
Belges,  nous  les  avons  vues  ou  nous  en  avons  vu  de  pareilles,  et  l'on  en 
a  parlé  sans  cesse  dans  la  Ga{ette.  On  n'a  plus  rien  à  dire  de  M.  Wau- 
ters,  sinon  qu'on  reconnaît  encore  une  fois  son  beau  talent  large,  expressif 
en  dessin,  tranquille  et  ferme  en  tonalités.  La  paix,  le  bon  et  bel  accord 
des  couleurs  est  en  effet  le  trait  magistral  de  la  peinture  de  son  pays.  On 


14^ 


L'ART   MODERNE    A    L'EXPOSITION. 


n'a  plus  rien  à  dire  de  M.  Alfred  Stevens,  sinon  ce  qui  n'en  a  pas  été  dit  : 
c"est  que  la  marque  de  son  talent  est  maintenant  dans  la  science  et  Tamour 
des  reflets,  qu'il  pousse  jusqu'à  l'extrême.  Et  je  noterai,  à  ce  propos,  une 
curieuse  ressemblance  de  facture  entre  la  Galerie  de  peinture  de  M.  Aima 


FIGURES    DO 


ÏLEAU    DE    M.    WAUTERS    :    «    LA   FOLIE    DE    HUGO    VAN    DER    COES 

(Croquis  de  l'artisle.) 


Tadema,  à  l'exposition  anglaise,  et  quelques-unes  des  toiles  de  M.  Stevens. 
Chez  M.  Aima  Tadema,  l'analogie  parait  peut-être  encore  plus  visible.  Il 
y  a  eu  là  dans  l'éducation  un  même  point  de  départ.  Il  reste  pour- 
tant un  petit  compte  à  régler  avec  M.  Stevens.  En  homme  de  beau- 
coup d'esprit,  il  s'est  aperçu  qu'il  y  avait  profit  à  «  mettre  l'art  à  la 
portée  des  bourgeois  » ,  et  que  cette  portée  ne  s'élevait  pas  au-dessus  des 


LA    PEINTURE    EN    BELGIQUE.  147 

sujets  et  des  titres  de  romances.  Depuis  longtemps  les  peintres  font,  par 
exemple,  une  statue  de  nègre  qui  rit  aux  éclats,  tandis  qu'une  femme  de 
chambre  la  contemple,  ou  bien  un  buste  de  faune  qui  se  meurt  de  rire 
pendant  qu'une  marquise  l'examine.  Il  fallait  rendre  de  la  fraîcheur  à  une 
vingtième  édition  de  cette  chansonnette  comique;  un  masque  japonais  a 
suffi  à  M.  Stevens  pour  raviver  la  ritournelle  ressassée.  Mais  quelle  con- 
naissance de  Paris  il  avait  pour  s'être  senti  sûr  d'avance  que  les  Parisiens 
ne  souriraient  pas  de  titres  comme  :  Le  Sphinx  parisien.  Une  Horrible 


LE  GEOGRAPHE 


'AR  M.  DE  BRACKELAÏ 


(Croquis  de  l'artiste.) 


Certitude,  Un  Chant  passionné.  Désespérée,  Le  Besoin  de  rêver,  etc.  Si 
Ton  ne  faisait  honneur  à  l'esprit  moqueur  de  M.  Stevens  du  choix  d'un 
tel  bouquet,  si  l'on  devait,  au  contraire,  l'attribuer  à  sa  sincérité,  nous 
serions  tous  bien  désillusionnés,  M.  Willems  aime  le  même  genre  de 
titres  ;  il  faut  donc  qu'il  ait  aussi  beaucoup  d'esprit ,  car  toute  autre 
explication  serait  cruelle.  Ceci  n'était  qu'une  parenthèse;  je  reviens  à  la 
peinture. 

Les  animaux  de  M.  Joseph  Stevens  ont  été  maintes  fois  célébrés,  et 


,_jS  L\-\RT    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

les  voilà  qui  reparaissent  tous  à  TExposition,  dans  leurs  allures  amusantes, 

traités  avec  esprit  et  vigueur. 

M.  Henri  de  Brackelaer,  fils  d'un  homme  qui  a  pris  part  à  la  rénova- 


LE    VERCERj    PAR    Irt"*^^    MARIE   COLLART. 

(Croquis  de  l'arliste.) 


tien  de  Tart  belge,  au  moins  par  ses  élèves,  au  nombre  desquels  était  Leys, 
a  envoyé  au  Champ  de  Mars  de  remarquables  tableaux,  très  lumineux, 
tout  allumés  de  fines  notes  rouges  et  de  clartés  pleines  de  vivacités,  où  se 
sent  le  souvenir  de  Pieter  de  Hooghe,  mais  où  le  sens  particulier  de  la 


LA    PEINTURE    EN    BELGIQUE.  149 

nature  a  une  belle  part,  et  qui  ne  sont  point  sans  rapport  avec  l'art  anglais 
moderne.  Une  impression  d'archaïsme,  introduite  à  travers  la  nature 
moderne,  plaît  à  ces  artistes.  On  la  retrouve  dans  les  beaux  paysages  de 
M.  Lamorinière,  imprégnés  d'un  doux  et  noble  sentiment,  d'une  haute 
et  grave  harmonie  dans  leur  simplicité  verte  et  grise.  D'un  peintre  mort 
trop  jeune,  Boulenger,  nous  voyons  des  œuvres  extrêmement  remar- 
quables aussi.  Sa  Vue  de  Dînant,  entre  autres,  est  une  toile  de  maître, 
de  grande  ampleur,  de  tonalité  magnifique. 

Le  charme  des  ombres  onctueuses, des  lumières  rasantes  que  M'"'Col- 


ÉTALÛNj  FRAGMENT  DU  TABLEAU  DE  M, 

(Croquis  de  l'artiste.) 


lard  étend  sur  ses  prés  d"un  vert  bleui,  où  montent  des  arbres  à  la  déli- 
cate écorce  violette;  Famalgame  de  ses  modulations  variées,  pressées;  ses 
détails  fins,  précis,  mais  rapides,  qui  font  penser  à  de  vieilles  gravures, 
nous  sont  bien  connus. 

Les  beaux  animaux  de  M.  Verwée,  aux  formes  robustes,  et  ses  her- 
bages tranquillement  lumineux,  peints  d'une  brosse  hardie,  aisée,  qui  va 
saisir  tuus  les  tons  dans  leur  richesse  ou  leur  fraîcheur,  les  discipline  et 
les  assouplit  en  accords  si  justes,  nous  sont  bien  connus  aussi. 

En  revanche,  nous  apprenons  cette  fois  à  connaître  MM.  Ter  Linden 
et  Verhaeren,  deux  artistes  qui  savent  toute  la  vigueur  et  tout  le  charme 
qu'on  peut  mettre  dans  les  tonalités  en  les  assouplissant  et  en  les  ramenant 


i5o  L-ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

à  un  accord  neutre,  plein  d'unité  et  de  sonorité  profonde.  M.  Ter  Linden 

a  aussi  des   clartés  d'une  grande  linesse.  Courbet  avait  passé  chez  tous 

deux. 

Nous  avions  apprécié  les  délicates  variations  de  M.  Artant;  MM.  Bou- 
vier et  Baron  en  font  d'analogues,  différentes  dans  le  thème  choisi  et  dans 
la  facture,  mais  indiquant  des  nerfs  que  met  en  vibration  la  moindre 
finesse  des  nuances  dans  la  coloration.  Nous  remarquerons  aussi  le  senti- 
ment si  fin  du  bleu  dans  la  Baie  de  Naples,  de  M.  Smits.  Nous  serons 
séduits  par  une  petite  chose  de  M.  Hannon,  un  coin  de  rue  tout  attendri 
de  légers  reflets;  les  maisons  de  M.  Moer,  qui  se  montre  rarement  en 
France,  et  qui  a  le  sentiment  de  la  lumière;  et,  puis,  tout  ce  que  nous 
sommes  habitués  à  voir  est  là  :  les  arbres  énergiques  de  M.  Coosemans; 
les  vaporeux,  larges  et  moelleux  paysages  de  M.  de  KnyfF,  de  M.  Clays, 
de  M.  Tscharner  et  ceux  de  M.  Mois;  les  remarquables  portraits  de 
M.  de  Winne,  si  fermes  dans  une  gamme  si  délicate;  M.  Van  den 
Bosch  et  son  chat,  comme  Wittington;  les  enfants  de  M.  Verhas,  les 
tableaux  de  MM.  Willems,  Verlat,  Cluysenaar,  de  Vriendt,  etc.  Ajou- 
tons-y les  enfants  de  M.  Agneessens,  les  petits  personnages  de  M.  deGroux 
et  de  M.  Verhaert,  les  peintures  de  M.  Dubois,  qui,  lui  aussi,  a  gardé 
une  brosse  de  Courbet,  puis  MM.  Madou,  Portaels,  jadis  les  chefs  du 
mouvement,  alors  qu'il  était  encore  timide,  et  cette  énumération  trop 
courte  prouvera  combien  j'avais  raison  de  dire,  en  commençant,  que  la 
Belgique  est  par  excellence  le  pays  de  la  peinture,  le  pays  où  Ton  a  le 
sens  de  ses  agissements  sûrs,  calmes,  étoffés  et  puissants.  Que  l'on  se 
figure  ce  sens  répandu  chez  un  peuple  de  trente  ou  quarante  millions 
d'habitants  :  le  résultat  serait  écrasant.  Et  je  mexcuserai  personnelle- 
ment envers  les  artistes  belges  de  ramasser  leur  art  en  si  peu  de  lignes. 
L'espace  qui  m'est  compté  me  contraint  à  cet  abrégé,  où  l'on  ne  saurait 
se  rendre  compte  de  l'étonnant  épanouissement  que  les  vingt-cinq  der- 
nières années  ont  donné  à  fart  en  Belgique.  Cette  exposition  est  la  plus 
forte  au  point  de  vue  de  la  manœuvre  de  la  brosse  et  même  du  cou- 
teau, et  de  la  traduction  pittoresque  des  choses  par  les  coiiventions  du 
pinceau. 

Là-dessus,  nous  passons  la  Manche,  et  nous  arrivons  enfin  à  cette 
Exposition  anglaise  qui,  à  son  tour,  est  la  plus  intih-essante  parle  caractère 
national,  par  l'esprit  tranché  et  par  l'aspect  tout  particulier  de  ses  œuvres, 
bien  c]ue  Fart  insulaire  anglais  ait  avec  le  continent  des  attaches  que  l'on 
peut  voir  aisément. 


LA    PEINTURE    EN    ANGLETERRE. 


ANGLETERRE. 


LE    CAPITAINE    BVRTOX,    PAR    M.   LEICHTON. 


L'Exposition  anglaise  fit  grand  bruit  en 
i855,  mais  en  1867  elle  n'en  fit  point  du 
tout.  En  i855,  trente-quatre  peintres  de 
la  Grande-Bretagne  obtinrent  des  récom- 
penses; en  1867,  quatre  seulement  furent 
récompensés.  En  i855,  Tart  anglais  fut  pour 
nous  une  révélation.  La  nature  intime,  spi- 
rituelle et  semi-philosophique  des  sujets, 
indiquant  la  descendance  de  Hogarth  et  de 
Wilkie,  la  bizarrerie  poétique  de  certaines 
compositions,  la  raideur  des  peintres  d'his- 
toire, la  singularité  acide  des  colorations,  la 
fraîcheur,  inaccoutumée  à  nos  yeux,  de 
certaines  harmonies  dissonantes,  la  har- 
diesse et  l'importance  des  aquarelles,  genre  qui  nous  parut  tout  nou- 
veau,.enfin  les  préraphaélites  avec  leurs  affectations  de  minutie  naïve  ou 
de  simplicité  barbare,  tout  nous  apporta  la  surprise.  En  1867  l'école 
anglaise,  au  contraire,  était  en  pleine  indécision.  Les  préraphaélites 
s'arrêtaient,  et  un  autre  rameau,  encore  renfermé  dans  le  secret  du  bour- 
geon, se  préparait  à  s'élancer  du  tronc.  L'orientalisme  et  le  japonisme 
commençaient  à  tourmenter  l'art  industriel,  et  le  trouble  de  cette  invasion 
se  répercutait  jusque  dans  les  tableaux.  L'art  français  préoccupait  à  son 
tour  un  certain  nombre  d'artistes.  Une  brume  planait  au-dessus  de  l'art 
anglais,  cachant  de  prochaines  transformations,  celles  que  nous  voyons 
aujourd'hui. 

D'origine,  cet  art  est  flamand  et  hollandais,  et  par  le  tempérament  du 
peuple  et  par  les  données  intimes  de  la  peinture.  Ce  rapport  avec  la  Hol- 
lande est  de  parenté  plus  que  d'imitation.  Les  mêmes  maisons,  le  même 
ciel,  les  mêmes  mœurs,  la  même  vie  maritime,  une  même  tendance  reli- 
gieuse, se  retrouvent  en  Angleterre  et  dans  les  Pays-Bas.  Des  artistes  comme 
Reynolds,  Lawrence,  Gainsborough,  Turner,  Constable,  Crùme,  etc., 
se  rattachent  directement  aux  Hollandais,  et  pourtant  sont  Anglais. 
Turner,  dans  ses  étrangetés;  Constable,  en  voulant  peindre  des  ciels,  des 
écluses,  des  rivières,  des  cathédrales  d'Angleterre;  Wilkie,  avec  ses  scènes 


,52  LART    MODERNE   A    L'EXPOSITION, 

de  fermiers  et  de  villageois,  sont  restés  imprégnés  de  peinture  hollandaise. 
Néanmoins  leurs  essais  de  coloration  hardis  ou  excentriques  troublèrent 
le  monde  de  l'art  autour  d'eux,  et  les  générations  suivantes  se  laissèrent 
duper  à  des  tonalités  crues,  aigres,  heurtées,  qui  donnèrent  à  penser  en 
i855  que,  las  de  Thuile  et  entraînés  par  le  goût  des  pickles,  les  Anglais 
voulaient  dorénavant  peindre  au  vinaigre.  En  art,  en  littérature,  par  génie 
national,  les  Anglais  sont  portés  au  détail,  qu'ils  sentent  très  fortement; 
ils  se  plurent  donc  à  détailler  la  coloration,  à  en  débiter  une  à  une  les 
oppositions.  Il  y  avait  cependant,  à  cette  Exposition  de  i855,  une  masse 
moyenne,  que  nous  appellerions  bourgeoise,  et  qui  affadissait  ces  crudi- 
tés de  manière  à  les  rendre  acceptables  aux  palais  les  moins  audacieux. 

Le  sentiment  harmonique,  calme,  s'était  perdu  ou  n'était  pas  né 
encore  dans  l'art  anglais,  où  abondaient  les  anecdotes  spirituelles,  et  où 
un  agaçant  pétillement  de  tons  faisait  grincer  des  dents. 

Les  confrontations  plus  fréquentes  avec  les  Italiens  et  les  Français 
eurent  enfin  leur  contre-coup  sur  les  Anglais.  M.  Ruskin,  l'esthéticien, 
conçut  en  Italie  d'assez  singulières  idées,  mais  des  idées  curieuses,  et  il 
parvint  à  en  animer  pendant  quelque  temps  un  certain  nombre  d'artistes, 
d'autant  plus  facilement  qu'elles  étaient  dans  l'esprit  de  la  nation.  "Vers 
i85o  se  forma  donc  l'école  préraphaélite,  dont  le  but  semblait  être  de 
retrouver  la  naïveté  et  la  grandeur  de  l'expression  par  une  rigoureuse 
et  dévote  minutie  dans  les  détails.  MM.  Millais,  Rosetti,  Holman  Hunt, 
Martineau,  qui  est  mort,  Madox  Brown,  etc.,  en  furent  les  initiateurs  et 
les  principaux  soutiens,  mais  continuèrent  à  marcher  dans  le  sentier  des 
colorations  tourmentées  et  multiples.  M.  Millais,  par  la  puissance  seule 
de  ses  intuitions  artistiques,  sut  arriver  peu  à  peu  à  l'enveloppe,  au 
calme,  à  l'équilibre  de  la  tonalité.  Les  seconds  venus  parmi  le  préra- 
phaélitisme,  MM.  Burne  Jones,  Crâne,  Richmond,  Spencer  Stanhope,  et 
en  flanc  M.  Watts,  qui  est  plutôt  un  postraphaélite,  se  sont  rangés  dans 
cette  voie,  où  l'on  aperçoit  le  désir  d'employer  l'art  des  Florentins  à 
exprimer  une  poésie  un  peu  bizarre,  mais  d'accent  très  net.  Mason, 
mort  en  1872,  et  Walker,  mort  en  1875,  allaient  à  leur  tour  engendrer 
un  nouveau  mouvement.  Mason  fut  éclairé,  lui  aussi,  par  la  peinture  des 
Florentins,  et  revint  d'Italie  avec  des  idées  fécondes.  La  simplicité  de 
facture,  1  unité  de  coloration  lui  paraissaient,  comme  aux  anciens  maîtres, 
le  plus  puissant  moyen  d'exprimer  un  sentiment.  Walker  puisa  une  sem- 
blable inspiration  dans  les  tableaux  de  Millet. 

Les  peintures  de  Leys  et  de  M.  Jules  Breton,  l'un  par  le  sentiment 


LA    PEINTURE    EN   ANGLETERRE.  i53 

recueilli  et  grave  qu'il  avait  trouvé  dans  Tarchaïsme,  l'autre  par  son  élé- 
gance poétique  exagérée,  qui  réveille  l'impression  d'un  nocturne  musical, 
émurent  les  jeunes  gens.  M.  iMillais,  de  son  côté,  exprimait  de  la  façon 
la  plus  haute  des  idées  analogues  avec  ses  paysages,  entre  autres  le 
Froid  Octobre,  a^•ec  sa  Veille  de  la  Saint-Agnès,  avec  sa  Femme  du 
joueur  et  d'autres  tableaux. 

Mais  l'enveloppe  blonde  et  mélancolique,  le  sentiment  tranquille, 
délicat  et,  sous  cette  tranquillité,  plein  d'une  sorte  de  mystique  et  souffrante 
exaltation,  que  montrèrent  Alason  et  Walker,  ne  furent  pas  compris.  Une 
lutte  s'engagea  entre  eux  et  quelques-uns  de  leurs  partisans  contre  le 
reste  de  la  peinture.  MM.  Birket  Poster  et  North,  aquarellistes  de 
beaucoup  de  talent,  soutinrent  vivement  Walker  et  Mason,  et  eurent 
plus  d'une  fois  à  relever  leur  esprit  découragé. 

Les  choses  se  faisaient  très  complexes  dans  l'art  anglais.  L'illustra- 
tion y  devint  bientôt,  plus  que  jamais,  une  source  de  talents  originaux. 
Walker  débuta  en  illustrant  des  magasines,  et  le  célèbre  écrivain  Thac- 
keray,  qui  se  plaisait  à  faire  lui-même  les  dessins  destinés  à  orner  ses 
romans,  ne  tarda  pas  à  trouver  que  Walker  s'y  prenait  mieux  que  lui- 
même.  Ce  furent  d'autres  jeunes  artistes,  dessinateurs  pour  les  jour- 
naux et-  les  livres,  Pinwell  et  Houghton,  qui  se  rallièrent  les  premiers 
autour  de  Walker  et  prirent  avec  lui  la  tête  du  mouvement.  Mason  était 
plus  âgé  et  marchait  parallèlement,  plus  fort  peintre  et  artiste  moins 
naïf  que  Walker.  Les  écoles  de  Kensington,  fondées  par  le  gouvernement, 
engageaient  à  cette  époque  la  lutte  contre  les  écoles  de  l'Académie,  et, 
fait  singulier,  c'était  dans  l'établissement  officiel  que  se  nourrissait  l'art 
indépendant  et  novateur,  tandis  que  l'institution  libre  de  l'Académie 
endormait  ses  élèves  dans  les  traditions  froides.  Il  serait  injuste  pour- 
tant de  considérer  l'Académie  à  ce  seul  point  de  vue,  car  M.  Leighton 
et  M.  Poynter,  en  cherchant  à  y  créer  le  sens  de  la  peinture  classique, 
l'étude  de  la  forme  antique,  étaient,  eux  aussi,  des  novateurs  fort  décidés; 
ils  se  reliaient,  par  leurs  désirs  de  rigueur  et  de  sévérité  dans  le  dessin, 
aux  nouveaux  préraphaélites  ;  et  le  jeune  monde  de  Walker  et  de  Mason 
voulait,  de  son  côté,  poser  dans  les  décors  modernes  des  personnages 
de  dessin  antique.  Par  là-dessus  agissait  le  journal  le  Graphie,  curieuse 
école  de  vivantes  études  sur  la  vérité,  où  venaient  travailler  les  élèves 
de  Kensington,  comme  MM.  Herkomer  et  Gregory,  et  où  se  distinguait 
AL  Small.  Les  fondateurs  de  la  jeune  école  anglaise,  Mason,  Walker, 
Pinwell  et  Houghton,   par   un  sort  fatal,    sont  morts   tous  les  quatre. 


,54  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

Les  trois  derniers  ont  fini  jeunes,  peut-être  à  la  peine,  peut-être  à 
cause  d"un  tempérament  nerveux  et  frêle,  que  la  lutte,  le  travail,  la 
sensibilité  excessive,  ruinèrent   rapidement. 

Aujourd'hui  le  mouvement  qu'ils  ont  imprimé  entraine  un  grand 
nombre  d'artistes  de  talent  :  MAI.  Herkomer,  Gregory,  Boughton,  qui 
s'était  préparé  en  France,  puis  chez  M.  Edouard  Frère,  qu'on  estime 
beavicoup  en  Angleterre,  Small,  Morris,  Robert  Macbeth,  Green,  Mor- 
gan, Bayes,  Aumônier,  etc. 

D'autres   courants   encore  circulent  dans  l'art  anglais.  Comme   je 

l'ai  dit,  M.  Leighton  a  voulu  y 
réinstaller  un  art  sévère,  voué  à 
l'étude  de  l'antique.  Ses  élèves, 
M.  Poynter  et  M.  Prinsep,  le 
suivent  avec  beaucoup  de  réso- 
lution.   Néanmoins   ils   semblent 

secs  à  côté   des  précédents,  mal- 

„, ,  ,,.,„  x^,.  ^ 

1^  "  ji.-y/»^-  py(.  le   sérieux  de  leur  talent.  Il 

■■/  ■  '   J  \  ^ 

|4à|j^'l\.  -:-.     ;'  >  .  '-■.^;:^-.:.-^-^-J    y  a  du  caractère  dans  les  Blan- 

^  chisseuscs  de  M.  Prinsep,  et  de 
l'invention  dans  la  manière  dont 
il  déroule  leur  théorie  sur  cette 
pente  de  terrain  qu'il  a  coupée  avec  brusquerie  et  originalité.  La  Catapulte 
de  AL  Poynter  est  d'une  conception  remarquable,  d'un  travail  très 
sérieux.  La  Leçon  de  musique  de  AL  Leighton  est  très  aimable,  et  son 
Élie  au  désert  a  de  l'allure.  Alais  le  charme,  la  vie  et  la  vivacité  man- 
quent à  ces  artistes.  AL  Leighton  devrait  porter  toutes  ses  forces  sur  la 
sculpture,  où  il  se  ferait  une  renommée,  et  sur  le  portrait,  qui  demande 
des  maniements  presque  plastiques  ;  de  lui-même  le  portrait  fournit  à 
l'artiste  la  rie,  que  celui-ci  n'évoque  pas  toujours  aisément  quand  il  faut 
la  faire  naître  dans  des  sujets  qui  ne  touchent  que  la  science  et  les  sou- 
venirs littéraires.  AL  Armstrong  se  rapproche  de  ce  groupe,  mais  il  garde 
un  charme  de  douce  simplicité  à  travers  la  sévérité,  et  son  tableau  intitulé 
Musique  a  une  remarquable  impression  de  calme  et  de  grave  rêverie. 

Autour  de  AL  Calderon,  qui  ne  comprend  pas  bien  la  couleur,  quoi- 
qu'il la  cherche  de  tous  côtés,  mais  qui  a  parfois  d'heureuses  rencontres, 
comme  le  prouvent  les  figures  spirituelles  de  sa  Dernière  Touche, 
marche  un  groupe  que  ses  dehors  froids,  sinon  ses  visées,  rattachent  au 
précédent;  on  l'appelle  l'école  de  Saint-John's  Wood,  d'après  le  quartier 


lUSiq,tE,     l'AR     M.     .\RMSTRONG. 

(Croquis  dt  TartislQ.) 


LA    PEINTURE    EN    ANGLETERRE.  i55 

de  Londres  où  Ton  se  réunit  au  début.  .M.  Storey,  beau-frère  de  M.  Cal- 
deron,  MM.  Yeaiîies,  Marks,  Hodgson,  Watson,  en  sont  les  coryphées. 

On  ne  saurait  oublier  de  signaler  la  vigoureuse  école  écossaise, 
l'école  des  marines  et  des  pêcheurs,  dont  M.  Hook  a  été  le  porte-fanion, 
où  se  distinguent  MM.  Heray,  qui  fut  élève  de  Leys,  Colin  Hunter,  Mac 
Calluni,  Mac  Whirter,  et  à  laquelle  peut  être  rattaché  M.  John  Brett, 
le  paysagiste  de  Cornouailles.  J'aime  les  fermes  accents  de  cette  école,  ses 
belles  eaux  brillantes,  ses  terrains  couverts  d'herbes  sombres,  ses  rud=s 
pêcheurs  qui  travaillent,  ses  maisons  de  bois,  ses  barques,  ses  ciels.  Son 
pinceau  n'a  pas  de  tendresse,  son  âme  n'est  pas  hantée  par  la  rêverie, 
mais  ses  adeptes  s'appuient  fortement  sur  la  terre ,  ils  prennent  corps  à 
corps,  sainement,  virilement,  la  réalité.  Parmi  les  artistes  que  je  viens  de 
nommer,  M.  Mac  Whirter  a  un  sentiment  très  pénétrant.  Son  Village  de 
pêcheurs  éveille  une  sensation  forte  et  intime. 

Les  riches  provinces  manufacturières  et  commerciales  de  l'Ouest  ont 
toujours  soutenu  une  école  de  peinture  ou  plutôt  un  groupe  d'artistes.  Il 
y  a  trente  ans.  c'était  l'école  de  Bristol,  dont  faisait  partie  Danby,  l'auteur 
du  Coup  de  canon  de  i855.  Aujourd'hui  c'est  l'école  de  Manchester;  elle 
est  éprise  de  Corot,  et  elle  recherche  les  œuvres  de  M.  Fantin-Latour. 
Celles-ci  y  produiront  quelque  jour  un  certain  ébranlement.  Cette  école 
n'est  pas  représentée  à  l'Exposition. 

Les  tentatives  de  -\L  Whistler,  les  œuvres  de  M.  Legros  ont  laissé 
aussi  leur  impression  chez  quelques  artistes.  Quant  à  l'Académie,  son 
rôle  réside  dans  une  hésitation  et  une  incertitude  que  marque  fort  bien  le 
système  d'enseignement  adopté  dans  ses  ateliers.  Chaque  mois,  un  nouvel 
artiste  est  chargé  de  corriger  et  d'inspirer  les  élèves;  de  sorte  qu'au  bout 
de  trente  jours  AL  Pettie  succède  à  'SI.  Aima  Tadema,  puis  à  M.  Pettie 
succède  M.  Marks,  et  ainsi  de  suite,  au  grand  dam  du  scholar,  qu'on 
embrouille  et  qu'on  désespère  par  ces  diversités.  Çà  et  là,  de  certains 
artistes  ne  se  relient  plus  aux  principaux  groupes  et  participent  surtout  de 
la  tradition  générale  et  moyenne  représentée  par  les  héros  de  l'Exposition 
de  i855.  Ceux-ci,  ceux  du  moins  qui  ont  survécu,  forment  à  présent,  à 
peu  d'exceptions  près,  un  ensemble  bonhomme,  bourgeois  et  éteint.  Ils 
sont  vieux,  et  leur  peinture  a  vieilli.  MAL  Frith,  Grant,  Elmore,  Armi- 
tage,  qui  travailla  avec  Paul  Delaroche,  Goodal,  Cope,  Ward,  Mac  Née, 
Paton,  Redgrave,  voilà  les  principaux  conducteurs  de  cet  autre  chœur, 
où  domine  le  talent  de  feu  Landseer,  qui  éclate  si  bien  dans  la 
merveilleuse  scène  du  Singe  malade.  Tous  les  artistes  de  cet  ancien  groupe 


i56 


L\A.RT    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 


ne  sont  pas  annihilés;  le  portrait  de  M""  Wiseman,  par  M.  Mac  Née,  est 
d'un  joli  sentiment,  léger,  vivant,  rappelant  quelques  figures  de  i835, 
comme  on  en  voyait  dans  les  lithographies  de  Gigoux  ou  de  Devéria. 
Chez  M.  Grant  il  y  a  encore  quelque  chose,  une  netteté  sobre,  de  la  jus- 
tesse, de  Tobservation,  et  chez  M.  Redgrave  il  y  a  une  vive  expression  de 
Tété,  de  sa  chaleur,  de  sa  lumière,  de  son  plantureux  aspect,  et  aussi  l'in- 
time expression  de  la  terre  civilisée,  de  la  terre  qui  entoure  le  cottage. 

Mais,  en  1878,  à  travers  toutes  les  ditterences  d'écoles,  de  tendances, 
comme  en  1867,  à  travers  les  indécisions,  comme  en  i855,  à  travers  les 
acidités,  comme  en  1820,  avec  Constable  et  Turner,  comme  à  la  fin  du 
wïif  siècle,  l'œil  anglais  est  resté  le  même. 

Une  tonalité  jaune  et  rousse,  légèrement  aigre,  qu'avive  du  rouge, 

que  du  gris  atténue,  et  qu'irisent  des 
nuances  vineuses  et  violacées  :  tel  est  le 
thème  principal  des  colorations  an- 
glaises. On  le  retrouvera  chez  Rey- 
nolds, chez  les  Crème,  partout.  Ce 
thème  est  venu  de  la  peinture  hollan- 
daise; il  est  aussi  dans  le  goût  national 
et  dans  le  pays  même.  Les  construc- 
tions en  briques,  les  boiseries  protes- 
tantes, les  grandes  nuées  brumeuses 
et  fumeuses  transpercées  de  soleil,  les 
prairies,  les  eaux  limoneuses,  le  don- 
nent tout  préparé.  Nous  pouvons  le 
poursuivre  de  tableau  en  tableau,  mal- 
gré les  factures  et  les  sentiments  les 
plus  divers  :  dans  YAiitoj)2iic  doré  de  M.  Cole,  dans  la  Neige  au  prin- 
temps de  M.  Boughton,  dans  le  Chant  du  soir  de  Mason  ou  la  Vieille 
Grille  de  Walker,  dans  le  Garde  royal  et  les  Montagnes  d'Ecosse  de 
M.  Millais,  dans  les  portraits  de  M.  Orchardson  et  ceux  de  M.  Ouless. 
11  nous  apparaîtra  dans  les  paysages  écossais  ou  gallois,  dans  la  Dernière 
Touche  de  M.  Calderon,  dans  les  figures  de  M.  Watts,  chez  M.  Herko- 
mer  et  chez  M.  Gregory.  M.  Pettie,  M.  Holl,  M.  Goodall,  M.  Hodgson, 
feu  Landseer,  nous  le  montreront,  et  M.  Aima  Tadema  lui-même  n'y 
échappera  point.  Il  s'épanouira  aussi  avec  les  aquarelles  de  M.  Aumô- 
nier, de  M.  North,  de  M.  Small,  de  M.  Green,  de  Pinwel,  de  Houghton 
et  de  tant  d'autres. 


^EIGE:   AU    ^RI^ 


(Croquis  de  l'arliélc 


-âsette  des  Beaux-Ar 


-.PREMIÈRE    POSTE 
Exposition      L'nivèr&elie  j 


LA    PEINTURE    EN    ANGLETERRE.  iS; 

Si  nous  entrons  dans  la  maison  décorée  par  MM.  Collinson  et  Lock, 
nous  le  retrouverons  en  voyant  que  le  parloir  y  est  rouge  vineux,  avec 
des  rideaux  à  fleurs  rousses  empruntées  à  la  Turquie,  et  avec  une  tenture 
jaune  persano-japonaise.  Ailleurs  le  mobilier  composé  par  M.  Whistler 
sera  jaune  et  roux;  les  meubles  de  la  jolie  chambre  exposée  par 
M""  Garrett  seront  recouverts  en  étofte  jaunâtre. 

A  ces  tonalités  se  joignent  parfois  des  nuances  neutres  prises  aux 
Florentins,  mais  plus  encore  aux  Japonais.  MM.  Richmond,  Watts, 
Burne-Jones  se  servent  d'un  olive  bronzé  et  d'un  violacé  grisâtre  qui 
viennent  des  bords  de  TArno,  de  Lombardie  ou  de  Kioto.  Le  tableau 
égyptien  de  M.  Aima  Tadema  renouvelle  les  tons  des  papiers-cuirs  de 
Nagasaki  ou  de  Yeddo. 

Comme  une  grande  délicatesse  et  une  grande  subtilité  guident  bien 
des  peintres  anglais,  c'est  avec  une  certaine  subtilité  aussi  qu'il  faut 
rechercher  l'origine  de  ce  thème  jaune  et  roux.  Assurément  une  impres- 
sion du  soir,  une  impression  de  fin  du  jour  et  de  fin  de  saison,  l'amour 
du  crépuscule  et  de  l'automne,  du  ciel  pâli  et  doré,  des  feuilles  mortes, 
des  herbes  brûlées  par  le  soleil,  est  gravé  dans  l'âme  anglaise.  Les  heures 
qui  terminent  le  travail  commencent  le  repos  et  ramènent  les  gens  vers  leur 
intérieur,  la  saison  qui,  rallumant  le  foyer,  en  rend  les  jouissances  si 
vives,  sont  les  plus  douces  pour  ce  peuple  plein  de  tendresse  sous  sa  rude 
énergie.  Le  repos  jusqu'à  l'accablement,  et  sa  volupté  poussée  jusqu'à 
l'aigu  de  la  souffrance,  voilà  même  ce  que  parfois  exprime  Fart  anglais. 

Combien  voyons-nous,  à  cette  exposition,  de  tableaux  où  les  gens 
reviennent  le  soir  après  le  travail  !  C'est  avec  une  avide  aspiration  que 
les  Anglais  en  appellent  à  la  campagne,  et  à  celle  qui  est  proche  des 
habitations,  avant  tout.  Les  parcs,  les  jardins  publics  plaisent  à  ces 
peintres.  Ce  pays  de  l'industrie  ne  nous  envoie  pas  un  seul  tableau  où 
soit  peint  le  travail  industriel,  et  si  le  chemin  de  fer  apparaît  dans  la 
peinture,  ce  n'est  que  pour  servir  de  cadre  au  voyageur.  Mistress  Gas- 
keli,  dons  son  roman  Xord  et  Sud,  a  bien  exprimé  ce  désir  ardent 
d'échapper  à  la  fumée  et  à  la  boue  des  cités  industrieuses  pour  aller  res- 
pirer l'air  et  voir  le  soleil  se  coucher  dans  les  districts  agricoles  parfumés 
de  l'odeur  des  herbes  et  des  feuillages. 

Sous  ce  climat  pluvieux,  la  pluie  cependant  a  son  attrait  et  ses 
charmes  pittoresques.  Les  peintres  d'Angleterre  aiment  à  fêter  l'appari- 
tion de  l'arc-en-ciel,  et  les  idées  protestantes,  sans  doute,  ont  leur  part  à 
cet  intérêt  qu'inspire  le  signe  d'alliance  chanté  par  la  Bible. 


i58  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

Autrement  le    protestantisme  n'apporte   guère    d'œuvres    directes. 
Nous  ne  le  retrouverions  que  dans  les  Invalides  de  \[.  Herkomer  et  dans 
un  tableau  de  M.  Holl.  Ces  invalides  de  Chelsea,  avec  leur  beau  parc, 
occupent  beaucoup  la  peinture;  on   les  représente  souvent.  La  mer,  le 
peuple,  les  pauvres,  sont  réunis  là  sous  une  seule  espèce,  celle  du  pauvre 
heureux,  soigné,  choyé,   car  le  pauvre,  en  pleine  misère,  est  écarté  des 
voies  où  passe  le    peintre.   Il  a  fallu   un  imitateur  de   Gustave  Doré, 
M.  Fieldes,  pour  songer  aux  guenilles.  Les  filles  des  champs,  les  blanchis- 
seuses, les  laboureurs,  le  peintre  anglais  les  préfère  et  les  fait  agréables, 
presque  élégants.  Cette  campagne,  avec  ses  jolis  chemins  sablés,  ses  haies, 
ses  gazons,  entraîne  un  peuple  riant.  Le  bateau  apparaît  souvent;  la  mer 
est  territoire  anglais.  Le  cheval  est  plus  rare;  il  semble  qu'il  y  a  tendance 
à  s'écarter  des  sports.  Le  livre  de  Wilkie  Collins,  Mari  et  Femme,  où  les 
sports  étaient  attaqués  si  fortement,  correspondait  sans  doute  aux  idées 
du  monde  artiste^  plus  nerveux  qu'athlétique.    Et  puis,  le  marin  est  plus 
poétique  que  l'homme  d'écurie,  et  la  mer  est  un  plus  noble  champ  de 
courses  que  la  piste  d'Ascot.  La  musique  est  entrée  dans  la  vie  anglaise, 
et  j'aperçois  plus  de  musique  à  l'Exposition  de  la  Grande-Bretagne  qu'à 
celle  de  l'Allemagne,  où  j'en  aurais  attendu  davantage. 

Les  jeunes  filles,  les  femmes  et  les  enfants  remplissent  les  toiles  de 
l'Angleterre,  surtout  les  jeunes  filles,  dans  leur  fraîche  et  pure  magie. 
Mais  parmi  ce  monde  je  vois  briller  les  grandes  dents  qui  soulèvent  la 
lèvre,  et  j'entends  craquer  la  grande  mtîchoire  qui  mange  sans  relâche  : 
trait  caractéristique  chez  les  ladies  aussi  bien  que  chez  les  mistresses. 

Et  puis,  ce  qui  semble  sourdre  à  travers  les  sensations  tendres,  sou- 
riantes, ou  se  révéler  sous  l'éclat  et  le  brillant  d'un  monde  heureux,  c'est 
comme  dans  l'aquarelle  de  Pinwell,  intitulée  le  Parc  de  Saint-James,  et 
dans  le  Départ  de  M.  Holl,  l'accablement  de  ceux  que  broie  le  laminoir 
de  cette  vie  d'activité,  de  concurrence.  On  sent  la  stupeur,  l'effroi  secret 
des  âmes  étreintes  dans  l'engrenage  ;  on  surprend  le  son  étoutïé  du  sanglot 
intérieur  de  ceux  qui  succombent  à  la  peine  et  qui  ne  peuvent  plus  lutter, 
tandis  que  les  autres  s'en  reviennent  en  chantant  le  long  des  haies  en 
fleur,  que  les  guinées  tintent,  que  la  locomotive  jette  ses  hurlements. 

Si  nous  quittons  ce  monde  moderne,  le  champ  se  rétrécit  soudain. 
La  peinture  monumentale  n'a  point  d'espace  à  demander  aux  murailles 
protestantes,  et  les  murs  des  édifices  laïques  ne  se  prêtent  pas  volontiers 
à  ses  décors.  II  en  résulte  que  la  peinture  d'histoire  et  le  nu  sont  relati- 
vement rares.   Les  sujets  de  l'histoire  du  pays  se  résolvent  en  tableaux 


LA    PEINTURE    EN    ANGLETERRE.  i5q 

d'appartements.  L'archaïsme  de  rantiquité  ou  de  la  fin  du  moyen  â^e  a 
néanmoins  des  adeptes,  les  uns  poursuivant  un  réalisme  de  restitution 
qui  rajeunit  les  sujets  ou  en  trouve  d'inattendus,  les  autres  doués  d'une 
vision  particulière  qui  renouvelle  les  formes  et  les  aspects.  Quelques 
artistes  se  consacrent  à  l'Orient,  quelques-uns  aussi  aux  sujets  français  de 
l'époque  révolutionnaire  ou  napoléonienne. 

Comme  on  l'a  toujours  dit,  l'art  anglais  est  bien  anglais.  Dans  la 
peinture  allemande,  il  n'y  a  que  fort  peu  de  physionomies  allemandes. 
J'entends  par  là  des  figures  aussi  particulières  que  peuvent  l'être  celle 
de  M.  -Menzel,  ou  celle  du  prince  de  Bismarck,  ou  celles  des  disciples 
du  Christ,  peints  par  Gebhard.  Mais,  dans  la  peinture  anglaise,  le  type 
national  fortement  accusé  se  voit  de  tous  les  côtés. 

V^oilà  pourquoi  la  Première  Poste  de  M.  Sant,  peintre  ordinaire  de 
la  reine,  est  si  intéressante,  en  dehors  de  son  exécution,  où  l'on  pourrait 
retrouver  une  tendance  à  s'inspirer  des  étoffes  blanches  de  M.  Millais. 
La  bouche  en  bec-de-lièvre,  qui  laisse  voir  les  dents  et  qui  donne  un 
caractère  sauvage  aux  figures  féminines  les  plus  civilisées,  est  là,  cruelle 
et  terrible.  Dans  le  portrait  de  lady  Cavendish  par  M.  Richmond,  on  la 
retrouve,  et,  sous  cette  peinture  à  la  fois  légère,  délicate  et  rigoureuse, 
on  croirait  voir  une  reine  de  la  Polynésie  qui  a  pris  l'habitude  de  percer 
ses  lèvres  d'un  coquillage. 

Singulièrement  dur  et  sinistre  est  le  type  à  l'œil  froid,  aux  grandes 
bouches  serrées,  des  jeunes  filles  qui  jouent  le  Whist  à  trois  de  M.  Mil- 
lais, avec  leurs  grandes  toilettes  à  flots  et  à  replis  bouillonnants.  Ils  ne 
sont  pas  doux  ni  tendres  les  animaux  que  la  nature  a  pourvus  de  fortes 
mâchoires,  et  toute  la  volonté,  l'impassible  détermination  et  le  sans  quartier 
de  la  race  sont  écrits  chez  ces  femmes.  Je  me  hâte  de  dire  que  la  civilisa- 
tion a  tourné  en  simple  énergie  dans  la  vie  et  en  grand  appétit  de  sandwi- 
ches  et  de  roastbeefs  les  instincts  primitifs  si  fortement  taillés  sur  ces  tètes. 

Le  type  maigre  aux  grands  yeux  caves  que  AL  Burne-Jones  et 
M.  Richmond  ont  donné  à  la  Viviane  du  moyen  âge  et  à  l'Ariadne  antique 
est  encore  un  type  anglais,  le  type  des  âmes  poétiques  par  excellence,  mais 
toujours  avec  la  mâchoire  accusée  et  amie  des  viandes  saignantes,  et  tou- 
jours avec  un  arrière-sentiment  dur  et  farouche,  sensible,  quoique  lointain. 
M.  Watts,  du  côté  des  hommes,  a  rendu  ces  mêmes  caractères  avec 
une  vigueur,  une  ampleur  à  établir  les  masses  tout  à  fait  remarquables. 
Qu'on  voie  son  duc  de  Cleveland,  et  l'on  ne  sentira  pas  précisément  la 
douceur  et  la  bonté  dans  ce  visage. 


i6o  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

Le  Portrait  du  capitaine  Biir ton,  si  énergiquement  peint  par  M.  Leigh- 
ton,  est  très  effrayant.  Je  me  rappelle  que  ce  célèbre  voyageur  terrifia 
plusieurs  membres  de  notre  Société  de  géographie,  qui  fêtèrent  son  pas- 
sage à  Paris  en  l'invitant  à  dîner.  Il  ne  parlait  que  de  sabres  de  son 
invention  avec  lesquels  il  découpait  un  homme,  comme  une  volaille,  en 
aiguillettes.  Nos  géographes,  bons  bourgeois  fort  doux,  ainsi  que  vous  et 
moi,  sentirent  leurs  cheveux  se  dresser  sur  la  tête  en  Técoutant.  Il  est 
certain  que  Fétat  normal  de  cette  figure,  à  en  juger  par  la  peinture  de 
M.  Leighton,  est  une  expression  de  fureur. 

Mais,  si  j'ai  insisté  sur  un  certain  trait  presque  cruel  ou  farouche  de 
la  physionomie  anglaise,  c'est  qu'elle  a  un  correctif  dans  la  beauté  et 
l'élévation  du  front,  la  noblesse  du  nez  et  la  fermeté  pénétrante  du  regard. 
Cette  race  puissante,  qui  du  fond  de  son  île  a  soumis  et  rempli  une  partie 
de  la  terre,  a  le  double  privilège  de  la  violence  des  penchants  et  de  la 
supériorité  intellectuelle,  qui  les  discipline  et  les  emploie  à  de  grandes  et 
bonnes  choses. 

Justement  M.  Millais  célèbre  d'une  façon  émouvante  une  de  ces 
grandes  choses  modernes  qui  font  tressaillir  l'Angleterre  jusqu'au  fond 
du  cœur. 

(c  Le  passage  du  pôle  existe,  et  c'est  l'Angleterre  qui  le  trouvera, 
qui  doit  le  trouver.  »  Telles  sont  les  paroles,  ou  à  peu  près,  que  prononce 
le  capitaine  Trelawney,  l'ancien  ami  et  compagnon  de  Byron  en  Italie 
et  en  Grèce.  Et  sur  sa  main  crispée,  qui  voudrait  déjà  étreindre  l'avenir, 
se  pose  calmante  la  main  de  la  jeune  femme  assise  à  ses  pieds  et  lisant 
le  récit  des  tentatives  faites  pour  la  découverte  du  Passage  du  Nord- 
Ouest. 

La  chambre,  ornée  de  pavillons,  de  cartes,  d'atlas,  est  pleine  de  jour, 
et  par  la  fenêtre  ouverte  on  voit  le  ciel  et  la  mer,  clairs  et  attirants.  Peut- 
être  le  capitaine  a-t-il  la  figure  trop  contractée  Mais  comment  exprimer 
d'autre  façon  l'impatient  appel  dont  son  cœur  est  gonflé?  La  jeune  femme 
est  merveilleuse  d'attitude  vraie  et  de  britannisme.  Un  grog  très  fort  est  à 
côté  du  marin  :  autre  trait  britannique. 

Certes,  ce  tableau  m'émeut  beaucoup.  Voilà  bien  le  drame  et  l'idée 
modernes,  concentrés,  rendus  avec  toutes  les  ressources  de  la  réalité  la 
plus  simple  et  partant  la  plus  puissante. 

Si  je  parcours  ensuite  l'œuvre  exposée  par  le  grand  peintre,  j'admire- 
rai ce  chef-d'œuvre  de  gracieuse  et  délicate  coloration,  de  douce  et  intense 
expression,  de  grâce  infinie,  qui  s'appelle  la  Femme  du  joueur;  j'admire- 


LA     PEINTURE    EN    ANGLETERRE.  i6i 

rai  cet  étonnant  vieillard,  le  Garde  royal  rouge,  magnifique  d'éclat,  de 
liberté,  de  hardiesse,  de  sonorité;  je  m'arrêterai  devant  le  paj'sage  du 
Froid  Octobre,  si  personnel,  si  juste,  si  vrai,  avec  ses  eaux  d'acier,  avec 
ses  grandes  herbes  et  ses  arbres,  que  couche  le  vent  aigu,  et  avec  ce 
souffle  d'air  et  cette  lum.ière  grise  qui  l'animent  ou  Téclairent.  Le  portrait 
du  duc  de  'Westminster  me  paraîtra  très  harmonisé  et  me  montrera  le 
parent  d'un  des  grands  seigneurs  de  Reynolds;  et  le  portrait  de  M""^  Bis- 
chofsheim  me  semblera  réalisé  avec  une  mâle  élégance,  une  rare  fermeté 
et  un  sens  profond  de  l'individualité.  Les  Trois  Sœurs,  si  naïves,  si  libre- 
ment peintes  dans  leur  gamme  diaprée,  si  enfantines,  m'éblouiront  par  une 
rare  splendeur  de  tonalités  claires  et  de  vie  richement  illuminée.  ^L  Mil- 
lais  est  un  des  hommes  de  la  peinture  du 
XIX'  siècle;  et  je  ne  pense  pas  être  obligé 
d'ajouter  :  Tant  pis  pour  qui  ne  saurait  s'en 
apercevoir  ! 

La  variété  de  son  œuvre  est  splendide, 
depuis  l'exactitude  absolue  et  décisive  jusqu'à 
la  puissance  des  plus  grands  éclats  et  jusqu'à 
la  magie  du  charme  le  plus  rêveur  et  le  plus 
pensif. . 

Le  préraphaélitisme  minutieux  a  disparu, 
ou  à  peu  près,  dans  tout  ceci  ;  mais  la  main 
hardie  et  vigoureuse,  l'œil  pénétrant  et  sen- 
sible, l'esprit  aux  sentiments  intenses  qui  W 
étaient  dans  le  préraphaélite  de  i855  et  J. 
1867,  àansï Ordre  d'élargissement  ei  dans  ! 
Veille  de  la  Saint- Agnès,  sont  plus  hardis  li 
vigoureux,  plus  pénétrants  et  plus  sensibles, 
et  jouent  parmi  des  sentiments  plus  intenses. 

M.  Millais  a  un  élève  nommé  M.  Ouless, 
et  qui  fait  de  beaux  portraits,  où  l'on  retrouve, 
néanmoins  avec  de  la  pesanteur  et  surtout 

avec  de  la  dureté  dans  les  ombres,  les  traces  de  la  facture  du  maître.  Le 
chimiste  Pochin,  ennuyé  de  poser,  se  décida  à  ne  point  interrompre  ses 
expériences  pendant  que  M.  Ouless  le  peignait;  de  là  nous  est  venu  ce 
portrait  si  curieux  et  si  contemporain  où  nous  voyons  le  savant  occupé  à 
ses  cornues.  L'honorable  recorder  (juge)  de  la  cité  de  Londres,  ^LRussel 
Gurney,  nous  apparaît  de  même  dans  ses  fonctions  et  dans  son  costume. 


ET    LA    MORT,     PAR    M. 

(Croquis  de  Tarliste.) 


i62  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

La  vie  est  rendue  d'un  ton  éclatant  et  solide  dans  ces  figures  de  M.  Ouless 

fortement  empâtées. 

Bronzino,  Jules  Romain,  Michel- Ange  ont  inspiré  à  M.  Watts  ces 
puissantes  constructions  de  visages  et  de  corps  humains,  parfois  un  peu 
lourdes,  qui  donnent  un  si  lier  aspect  à  son  exposition.  11  y  a  du  sculp- 
teur autant  que  du  peintre  dans  ces  formes  remuées  par  masses  et  mou- 
vementées. Son  buste  sculpté  de  Clytie  est  identique  à  sa  peinture.  Une 
carrure,  une  décision  fort  remarquables,  ressortcnt  dans  toute  sonœuvre. 
Le  dessin  n'y  est  pas  pur  et  juste,  mais  il  y  est  ample  et  fort.  Ce  n'est 
pas  un  coloriste  non  plus,  mais  c'est  un  artiste  qui  a  le  sens  de  l'imposant, 
du  large  et  de  l'accent,  avec  une  tendance  à  Tcnflure.  Il  brasse  littérale- 
ment la  chair,  l'ombre,  l'étoffe,  l'idée,  l'expression  et  le  mouvement.  Tous 
ses  portraits  ont  de  l'allure,  mais  presque  tous  ont  d'énormes  joues.  Celui 
du  violoniste  Joachim  s'enveloppe  d'une  apparence  mystérieuse  très  belle, 
et  celui  du  duc  de  Cleveland  est  le  plus  naturel,  le  plus  original  et  le  meil- 
leur de  tous.  M'™  Percy  Windham  ressemble  à  une  sibylle,  et  le  Jugement 
de  Paris  rappelle  par  ses  formes  allongées  la  Nymphe  de  Benvenuto 
Cellini. 

Dans  l'Amour  et  la  Mort  de  M.  Watts,  je  note  cette  tendance  con- 
tournée qui  domine  chez  les  nouveaux  préraphaélites,  MM.  Burne-Jones, 
Richmond,  Stanhope,  sorte  de  manière  sans  vulgarité,  et  qui  témoigne 
d'un  effort  sensible  pour  infuser  un  jeune  esprit  dans  de  vieilles  données. 
L'Amour  et  la  Mort  se  tordent,  comme  se  tordent  Viviane  et  Merlin, 
comme  se  tord  Ariadne.  C'est  une  recherche  d'animation,  mais  la  même 
recherche  chez  divers  artistes.  M.  Crâne,  cependant,  en  s'attachant  plus 
étroitement  aux  nobles  formes  de  Botticelli,  dans  sa  J'en  us  renascens, 
oppose  le  vertical  à  ces  inclinaisons  et  à  ces  ondulations.  M.  Burne-Jones 
prend  les  cadres  d'Albert  Durer,  formés  de  guirlandes,  d'arceaux  en  ruine, 
de  feuillages  mystiques  et  précieux,  d'idées  latentes,  et  il  y  insère  le  type 
poétique  de  la  femme  anglaise,  singulier,  un  peu  effaré,  anguleux,  mince, 
dont  M.  Stanhope  fait  presque  un  jeune  garçon,  créant  ce  maniérisme 
qui  du  moins,  avec  sa  délicatesse  aiguë,  sa  coloration  neutre  et  distinguée, 
son  élégance  agitée  et  son  impression  nette  et  un  peu  sèche,  reste  maître 
de  soi-même  dans  le  domaine  pur  de  l'allégorie  poétique  et  se  forme  un 
monde  homogène  d'êtres  et  de  décors  spéciaux.  M.  Sandys,  par  sa  Alédée. 
relie  ceux-ci  à  l'école  d'exécution  très  appuyée  de  M.  Leighton.  Ceux-ci 
s'agitent  dans  un  monde  irréel  où  ils  veulent  apporter  une  extrême  pré- 
cision ;  Mason  et  Walker,  au  contraire,  ont  voulu  chasser  cette  précision 


LA    PEINTURE    EN    ANGLETERRE. 


i63 


du  monde  réel  et  y  introduire  une  subtilité  raffinée  qui  finit  quelquefois 
par  le  défigurer. 

Ils  font,  pour  ainsi  dire,  évaporer  le  paysan  et  la  paysanne  sur  la  toile 
pour  ne  laisser  à  sa  place  qu'une  ombre,  une  âme,  toute  frissonnante, 
dont  les  cordes  fines,  impalpables,  vibrent  en  accords  mourants,  en 
pâmoisons  nerveuses.  Millet,  j'entends  celui  de  la  fin,  Leys,  M.  Breton, 


."ENUS     REXASCENS,     1)     PAR     M.     CRANE 

(Croquis  de  l'artiste.) 


leurs  inspirateurs,  ont  eu  bien  des  affectations,  et,  à  force  de  vouloir 
rendre  les  personnages  simples  plus  graves,  plus  élégants  ou  plus  inspirés 
et  émus  qu'ils  ne  sauraient  jamais  l'être,  ils  se  sont  plus  d'une  fois  trom- 
pés, et  beaucoup. 

Le  Chant  du  soir  de  Ma.son  exhale  une  indéfinissable  impression;  c'est 
un  tableau  qui  se  pâme,  le  mot  m'est  encore  une  fois  nécessaire.  Voilà 
sans  doute  des  religieuses,  des  martyres,  des  créatures  enfin  qu'emporte 
un  élan  passionné  et  languissant  à  la  fois,  des  natures  mystiques,  délicates 
comme  le  cristal,  d'exceptionnelles  sensitives  qu'une  éducation,  des  habi- 
tudes spécialement  spirituelles  ont  affinées  jusqu'à  l'excès  maladif.   Sous 


,54  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

la  mélancolie  des  ombres  qui  suivent  le  soleil  couchant,  elles  jettent  toute 
leur  âme,  toute  la  svelte  et  fine  beauté  de  leur  tempérament  aiguisé, 
nerveux,  subtil,  dans  Thymne  qu'elles  chantent .  . .  Mais  non,  ce  sont  des 
filles  de  ferme,  médiocres  musiciennes,  qui  ont,  ce  soir,  le  caprice  de 
chanter  des  psaumes,  et  qui  étonnent  les  jeunes  cultivateurs,  leurs  amou- 
reux de  demain  ou  de  la  veille,  lorsqu'ils  les  croisent  en  chemin.  C'est  la 
nature  qui  chantait  l'hymne  dans  l'àme  ultra-poétique  de  Mason  et  il  mettait 
la  source  de  poésie  là  où  elle  n'était  pas  :  dans  les  personnages.  Peintre  vigou- 
reux et  intense  dans  ses  Mareinmes,  simple  jusqu'au  négatif,  quoique  excel- 
lent de  couleur,  dans  ses  Enfants  à  la  pêche,  parfait  de  sentiment  harmo- 
nieux dans  son  Fer  perdu,  Mason  est  un  être  surprenant,  presque  toujours 
outré,  suraigu  et  portant  sur  les  nerfs  comme  un  harmonica;  mais  il  vous 
enveloppe  d'une  mélodie  où,  à  travers  ce  vague,  ce  suraigu,  passent  des 
notes  exquises.  J'en  appellerai  néanmoins  ici  à  M.  Israëls,  qui  se  rattache 
par  le  sentiment  à  ce  monde  anglais.  11  a  le  dessin  moins  fin,  moins  dis- 
tingué, le  sens  moins  raftiné  que  Mason  ;  mais  il  est  plus  vrai,  et  la 
profondeur,  la  justesse  de  la  plainte  dans  ce  tableau  que  j'ai  cité  de  lui  : 
Seule  au  monde,  me  touchent  plus  droit,  plus  net  que  le  Chant  du  soir. 

Walker  me  semble  préférable  à  Mason,  et  quelques-unes  de  ses  aqua- 
relles sont  ravissantes,  surtout  celles  où  il  laisse  le  personnage  à  lui-même 
et  ne  ^'eut  pas  le  rendre  exquis.  Son  tableau  la  Vieille  Grille  est  d'une 
harmonie  délicieuse.  C'est  le  soir,  et  la  paix  de  la  campagne,  au  moment 
où  le  jour  va  tomber,  est  adorable  dans  ce  paysage  blond,  doux,  où  les 
nuances  se  fondent,  veloutées,  un  peu  fluides.  Une  dame  et  sa  servante 
sortent  par  la  grille,  qu'elles  referment  ;  des  enfants  jouent  sur  les 
marches  qui  mènent  à  cette  grille,  et  deux  ouvriers  passent  dans  le 
chemin.  Voilà  tout,  pas  d'autre  sujet  que  la  paix  de  la  vie,  la  rencontre 
des  passants,  la  diversité  de  l'âge  et  du  rang  social,  un  spectacle  qu'on 
voit  chaque  jour  et  que  l'artiste  chante  avec  une  douceur  et  une  simpli- 
cité complètes.  Complètes?  Point  tout  à  fait  :  les  ouvriers  sont  élégants, 
ils  se  cambrent  comme  des  Apollons,  ils  sont  même  angéliques.  Et  puis, 
dans  ce  charme  de  douceur,  dans  cette  délicatesse  de  tonalité,  il  y  a  de 
l'homme  qui  s'évanouit  et  dont  la  syncope  passe  dans  sa  peinture. 

C'est  comme  un  symbole,  cette  vieille  grille!  C'est  Walker  et  Mason 
qui  l'ont  ouverte  pour  donner  accès  à  l'art  anglais  sur  ce  domaine  nou- 
veau, tout  de  sentiment  musical  et  presque  extatique,  où  l'on  reste 
abîmé  dans  les  plus  mystiques  délices  de  la  sensitivité,  à  la  vue  d'un 
troupeau   d'oies   chassé  par  une   petite  lille,   devant    un    laboureur  qui 


LA    PEINTURE    EN   ANGLETERRE.  i65 

ramène  lattelage  de  sa  charrue,  ou  devant  un  enfant  qui  laisse  tomber 
des  cailloux  au  fond  d'un  seau  d'eau.  M.  \Vhistler  avait  imaginé  jadis  des 
symphonies  en  blanc  et  en  bleu.  Ceux-ci  ont  pris  la  chose  au  sérieux. 
Mais  il  y  aura  toujours  un  combat  autour  de  ces  deux  hommes  si  curieux. 
Les  gens  que  Yespril  touche  plus  que  la  matérialité  de  l'art,  plus  que  les 
recherches  mécaniques  de  l'exécution  ou  du  coloris,  aimeront  toujours 
beaucoup  ces  deux  peintres,  et  leur  sauront  gré  d'avoir  créé  cette  exécution 
qui  effleure  et  fait  évanouir 
les  choses,  qui  donne  au  ta- 
bleau l'aspect  du  pastel  ou  de 
l'aquarelle,  et  lui  enlève  les 
pesées  épaisses  de  l'huile  char- 
gée de  couleur.  Les  autres  leur 
reprocheront  de  sacrifier  la 
peinture  et  ses  qualités  propres 
à  une  sorte  de  rêverie  ou  de 
souffle  teinté.  Encore  faut- il 
rappeler  la  grande  vigueur  et 
la  sonorité  de  Mason  lorsqu'il 
veut  aller  à  toutes  voiles. 

Leurs  successeurs  se  tien- 
nent plus  près  de  l'accent  et  du  sens  simples  des  choses  ;  M.  Boughton  est  un 
des  plus  fins,  des  plus  gracieux  et  des  plus  sensibles  entre  eux,  AL  Morris 
en  est  un  des  plus  vifs  et  des  plus  francs.  Je  n'ai  malheureusement  pas 
le  temps  de  m'arrèter  à  leurs  œuvres,  qui  sont  fort  intéressantes,  ni  à 
l'énergique  Naufrage  de  W.  Small,  ni  aux  paisibles  Voisins  de  M.  Green, 
ni  au  riant  Retour  des  champs  de  M.  Morgan,  non  plus  qu'aux  tableaux 
de  large  sentiment  et  de  tons  fermes  et  beaux  qu'a  exposés  AL  Robert 
Macbeth,  mais  où  le  dessin  vise  aussi  à  trop  d'élégance.  Tous  semblent 
vouloir  observer  et  tirer  de  l'observation  tout  le  suc  qu'elle  peut  donner, 
sans  chercher  à  surélever  la  note.  Ils  ont  la  tendance  plus  juste  que  ceux 
qui  ont  ouvert  la  vieille  grille.  Ils  paraissent  se  mieux  porter  et  conservent 
l'équilibre  ;  ils  savent,  les  autres  ayant  subi  le  risque  de  l'expérience,  mieux 
sauvegarder  la  peinture  des  envahissements  de  la  musique  et  de  la  poésie  ; 
ils  vivent  plus  activement,  à  toute  heure,  et  non  à  celles  du  soir  seule- 
ment, et,  néanmoins,  les  impressions  qu'ils  rendent  continuent  à  être  déli- 
cates et  distinguées.  11  faut  réunir  à  ce  groupe  AL  Briton-Rivière,  qui  par 
sa  toile  intitulée  Charité,  s'y  rallie  au  moins  pour  un  moment. 


LE    GRILLE,     PAR     M.     WALKEF 

(Croquis  de  l'artiste.) 


i6G  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

A  cote  d'eux  travaillent  des  paysagistes,  chercheurs  et  fort  curieux, 
tels  que  M.  Henri  Moore,  dont  la  mer  grise  et  la  mer  bleue  attestent  Tceil 
fin,  Tesprit  attentif,  le  tempérament  pictural  ;  James  Macbeth,  avec  ses 
colorations  fortes,  sombres,  à  l'opposition  un  peu  dure,  mais  qui  résument 
si  bien  les  grands  aspects  de  la  nature  ;  Inchbold,  associant  d'une  main 
si  légère  le  vert  clair  des  herbes  sur  les  falaises  au  bleu  clair  de  la  mer, 
dans  un  ensemble  plein  de  finesse  lumineuse  ;  Smart  et  son  Champ  de  blé; 
Knight  et  son  Effet  de  neige. 

La  jeune  école  n'admet  pas  dans  ses  rangs  M.  Vicat-Cole.  Ici  il  a 
copié  directement  Constable,  et  là  il  se 
noie  dans  une  tonalité  jaune  bien  fade. 
Mais  son  Automne  doré  est  un  heureux 
et  noble  paysage,  où  sourit  un  refîet  des 
soleils  de  Claude  Lorrain. 

L'œil  et  l'esprit  anglais  ont  beau 
chercher  des  voies  pour  se  différencier, 
ils  sont  gouvernés  par  une  loi  commune. 
J'associerai  donc  M.  Leslie  avec  les  pré- 
cédents. Sa  peinture  large,  douce  et  pâlie, 
trouve  l'harmonie  dans  une  décoloration 
délicate.  Il  est  le  peintre  des  jeunes  filles, 
iwQC  cette  grâce  un  peu  voulue,  mais  si 
aimable,  si  distinguée,  que  les  artistes 
de  l'Angleterre  ont  conservée  depuis  la 
fin  du  xv!!!'  siècle.  Il  est  vraiment  char- 
mant celui  de  ses  tableaux  où,  dans  un  parc,  les  jeunes  filles  s'amusent 
à  laisser  aller  des  fleurs  au  cours  d'un  ruisseau,  en  y  attachant  la  pensée 
de  leur  destinée. 

Parmi  tous  ceux-là,  c'est  M.  Herkomer  que  le  plus  grand  succès  ait 
accompagné.  Sa  Dernière  assemblée  à  Chelsea  est  en  effet  un  beau  tableau. 
Toutes  ces  têtes  de  vieux  marins  ont  une  haute  expression,  quoiqu'ils 
soient  un  peu  trop  lords  en  général.  Un  sentiment  gra\-e,  noble,  profond  et 
juste  circule  dans  cette  réunion  de  vieillards,  et,  après  tout,  cette  noblesse 
qu'ils  ont,  elle  leur  vient  de  l'âge  qui  accentue  l'homme  et  le  marque  au 
sceau  du  détachement  et  du  désintéressement  des  choses.  M.  Herkomer 
est  né  en  Bavière,  mais  c'est  un  pur  Anglais.  On  remarquera  dans  sa 
toile  et  plus  encore  dans  ses  beaux  dessins  du  Graphie  l'influence  de 
M.  Leirros. 


LES     VOISINS,       PAR      M. 

(Croquis  Je  larlislc 


LA    PEINTURE    EN    ANGLETERRE. 


167 


A  Tune  des  assemblées  de  Chelsea,  qui  sont  simplement  la  réunion 
des  invalides  pour  la  prière,  un  de  ces  vieillards  mourut  assis  à  son  banc. 
C'est  celui  qu'on  voit  en  avant,  au  centré  du  tableau,  et  qu'un  de  ses  cama- 
rades, le  cro3'ant  endormi,  secoue  légèrement  pour  le  réveiller.  M.  Her- 
komer  s'est  placé,  lisant  les  psaumes,  sur  le  banc  appuyé  au  mur;  à  sa 
droite  est  son  beau-père  et  à  droite  de  celui-ci  est  M°"  Herkomer.  Malgré 
le  beau  caractère  de  l'œuvre,  le  tableau  de  M.  Herkomer  n'est  pas  d'une 
peinture  miraculeuse,  les  fonds  restent  médiocres,  les  tons  sont  secs  et 
sourds,  l'exécution  manque  d'agrément;  \e peintre  n'y  ressort  pas  visible- 
ment. Mais  ces  critiques  importent  peu;  voilà  un  des  beaux  tableaux  que 
notre  monde  ait  inspirés;  •voilà  comment,  en  restant  simple,  on  peut  faire 
ré.sonner  une  note  profonde  et  trouver  de  la  grandeur  là  où  il  y  en  a,  c'est- 


l'aPPEL     AV     TRAVAII,,     par     m.     ROBERT    MACBETH. 

(Croquis  de  l'artislc  ) 


à-  dire  chez  de  vieux  guerriers  qui  prient  sur  la  fin  de  leurs  jours,  après 
avoir  accompli  de  durs  travaux,  de  pénibles  devoirs,  et  risqué  maintes  fois 
cette  \ie  dont  le  dernier  souffle  les  quitte  doucement  au  banc  de  la  prière. 
On  pense  aune  page  du  Génie  du  christianisme  de  Chateaubriand,  traduite 
par  un  protestant  :  c'est  la  seconde  fois  que  je  prends  le  protestantisme  en 
flagrant  délit  de  haute  impression,  de  sentiment  puissant  et  pénétrant.  Un 
autre  artiste,  M.  Gregory,  sera,  je  crois,  fort  remarqué  dans  son  pays.  Les 
anciennes  tentatives  de  M.  Whistler,  je  les  retrouve  dans  ï Aurore  de 
M.  Gregory.  Il  y  a  une  grande  habileté  en  celui-ci,  et  peut-être  le  senti- 
ment simple  et  juste  sombrera-t-il  au  milieu  de  cette  habileté  ;  mais,  comme 
d'un  autre  côté,  l'artiste  a,  dans  son  aquarelle  de  Sir  Galaliad,  montré  la 
délicatesse  mystique  inaugurée  par  l'école  Walker  et  Mason,  et  dans  son 
portrait  d'homme  mis  beaucoup  de  force  et  de  largeur,  et  que  l'Aurore 
est  d'un  caractère  très  personnel,  indique  un  sens  de  la  lumière  tout  à  fait 


,r,S  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

neuf  et  hardi,  un  esprit  des  personnages  très  vif,  un  accord  de  la  netteté 
ferme  avec  la  délicatesse  des  transitions  et  des  impressions,  je  maintiens 
e|ue  M.  Gregory  'sera  important  dans  le  jeune  art  anglais. 

Auprès  du  groupe  que  conduisent  MM.  Leighton  et  Poynter,  il  fau- 
drait mettre,  mais  pour  faire  contraste,  M.  Albert  Moore  et  M.  Aima 
Tadema,  pour  qui  Tantiquité  est  devenue  une  famille.  M.  Moore  semble 
avoir  voulu  donner  une  nouvelle  vie  aux  Tanagras.  Il  les  jette  et  les  pelo- 
tonne sur  des  lits  de  repos,  d'un  dessin  aigu  et  très  gracieux,  et  les  enve- 
loppe de  fines  draperies  teintées  de  gris  et  de  bleu,  les  roulant  et  les 
manœuvrant  entre  ses  doigts  avec  une  légèreté  exquise,  comme  de  petites 
choses  fragiles  et  précieuses  que,  seul,  il  a  le  secret  de  manier. 

M.  Aima  ladema  est  célèbre,  et  il  mérite  de  Fétre.  Ce  Hollandais 
spirituel,  trempé  dès  sa  jeunesse  dans  les  pâtes  onctueuses  et  souples  deS 
ateliers  belges,  a  rendu  à  la  vie  antique  la  couleur,  Fanimation,  ïètre.  11 
les  lui  a  rendus  par  Fanachronisme,  par  la  réalité  et  la  familiarité.  Des 
gamins  de  Paris,  des  cockneys  de  Londres,  sous  son  pinceau,  sautent  et 
gambadent  dans  les  vestibules,  entre  les  colonnes,  au  fond  des  jardins  de 
Rome  ou  d'Athènes.  Mais  la  magie  d'un  peintre  qui  est  le  premier  de 
Londres  pour  les  exercices  de  la  palette  évoque  avec  une  singulière  force 
d'intuition,  autour  des  personnages,  toutes  les  choses,  tout  le  décor, 
tout  le  milieu  où  ils  vécurent.  A  l'exposition  anglaise,  on  ne  trouverait 
nulle  part  une  figure  plus  solide  de  relief  et  plus  ferme  de  ton  que  sa  belle 
danseuse  épuisée  de  fatigue;  une  lumière  aussi  vive,  aussi  gaie,  aussi 
fraîche  que  dans  son  jardin  romain;  un  accord  aussi  distingué,  aussi 
sonore  et  aussi  neuf  que  dans  ses  Plaies  d'Egypte;  une  verve  de  coloris 
aussi  légère  et  aussi  harmonieuse  que  dans  le  fond  du  palais  d'Agrippa,  ni 
une  invention  aussi  amusante  et  aussi  inattendue  que  celle  de  la  Danse 
pyrrhiqiie.  11  y  a  dans  son  œuvre  ce  problème  curieusement  résolu  :  c'est 
que  le  sentiment  intense  de  la  réalité  moderne  peut  donner  et  l'originalité 
la  plus  imprévue  et  le  sens  du  monde  à  nous  le  moins  accessible,  l'antique. 
Dans  le  tableau  intitulé  Galerie  de  peinture,  le  jeune  homme  assis  repré- 
sente le  portrait  de  M.  Deschamps,  délégué  des  Beaux-Arts  à  l'exposition 
anglaise,  derrière  qui  se  tient  son  oncle,  M.  Gambart,  le  célèbre  marchand 
de  tableaux.  Est-ce  une  scène  antique?  est-ce  une  scène  moderne?  Que 
répondre  au  juste?  Elle  est  réelle,  elle  est  vraie,  elle  nous  donne  le  trait 
d'union  entre  ces  anciennes  gens  et  nous.  Ils  étaient  comme  nous,  nous  en 
sommes  sûrs  maintenant,  le  peintre  nous  le  prouve. 

M.  Orchardson  se  tient  à  part  à  tra\ers  tous  les  groupes,  non  pas 


LA    PEINTURE    EX    ANGLETERRE.  169 

qu'il  ne  descende  de  Reynolds  comme  quelques  autres,  mais  il  a  sa  pein- 
ture à  lui,  amoureusement  poursuivie  dans  l'union  lumineuse  du  gris  et 
du  jaune  également  clairs,  jouant  dans  de  fines  rousseurs  :  une  peinture 
vive,  facile,  spirituelle,  toute  d'entrain,  un  peu  chiffonnée  dans  les  petits 
sujets,  mais  qui  se  raffermit  dans  ses  grands  portraits  jusqu'à  l'intensité 
de  la  physionomie  et  la  force  du  ton.  Beaucoup  d'esprit,  beaucoup  d'indi- 
vidualité, beaucoup  de  pénétration  :  telles  sont  les  qualités  de  cet  artiste, 
un  des  plus  remarquables  de  son  pays. 

Un  paysagiste,  M.  Mark  Fisher,  se  rattache  à  la  peinture  française 


îa-j-*.à/e«-/-/%j 


FERLES,     PAR    M.    ALBERT    MOORE. 

(Dessin  de  M.   F.  Laurent.) 


par  ses  colorat'ions,  tout  en  restant  en  plein  sentiment  anglais,  celui  du 
calme,  du  repos  et  de  la  rêverie  au  milieu  du  brouhaha  des  affaires,  du 
tintement  des  guinées  et  du  râle  des  machines  à  vapeur.  Mistress  Joplins 
a  aussi  l'art  franchement  continental,  et  encore  M.  Crofts,  qui  a  peint  le 
Matin  de  Waterloo  en  homme  qui  vient  de  contempler  Charlet  et  Horace 
Vernet.  Avec  une  acuité  froide  et  un  esprit  d'ironie  flegmatique,  M.  Crowe 
a  représenté  les  Savants  français  en  Egypte,  en  souvenir  de  ce  mot 
fameux  des  otîiciers,  lors  des  batailles  :  «  Messieurs  les  savants  et  les 
ânes,  entrez  dans  le  carré.  « 

Les  orientalistes  anglais,  les  nôtres  nous  conduisant  à  ceux-ci,  sont 
variés,  sans  être  séduisants.  Feu  Lewis,  dont  on  parla  beaucoup  jadis,  a 


,-o  L'ART    MODERNE    A     L'EXPOSITION, 

compris  la  vie  orientale  par  le  côté  gai,  mais  criard,  ce  qui  était  faire  un 
accord,  après  tout.  Houghton  y  mettait  le  mysticisme  religieux.  En 
somme,  ils  y  ont  vu  à  leur  façon,  c'est-à-dire  avec  originalité. 

Les  coloristes,  si  nous  entendons  un  moment  par  là  les  peintres  qui 
poussent  le  ton  et  le  chautïent,  ont  à  leur  tête  MM.  Pettie  et  Gilbert.  Ce 
dernier  a  l'ampleur  et  l'aisance  de  la  composition  outre  la  vigueur  colorante. 


LA     DANSE     TYRRHIQ^UE,     PAR     M. 

(Dessin  de  l'artiste 


Mais  M.  Pettie  se  sert  d'un  jeu  de  colorations  bien  plus  complexe,  où  la 
dissonance  est  habilement  employée^  et  où  le  caractère  aigu  des  tons  prend 
une  importance  vraiment  intéressante  sans  briser  le  lien  qui  les  rattache 
aux  basses  foncées.  Énergique,  personnel,  hardi  et  très  riche  en  modula- 
tions se  montre  cet  artiste,  dont  les  figures  sont  expressives  et  animées. 

Voilà  le  cercle  de  l'art  anglais  parcouru;  mais,  avant  de  résumer  l'im- 
pression générale  qu'il  nous  donne,  je  veux,  d'un  coup  d'œil  rapide, 
embrasser  le  chemin  que  j'ai  fait  jusqu'ici. 

Venir  de  Moscou  à  Manchester,  c'est  un  long  voyage,  et  il  faut  résu- 
mer aussi  les   premières  impressions  qu'on  y  a  éprouvées.  Notre  ami, 


LA    PEINTURE    EN    ANGLETERRE.  171 

M.  Paul  Lefort,  de  son  côté,  aura  suivi  la  route  méridionale,  depuis 
Athènes  jusqu'à  ^Madrid,  en  longeant  le  Danube.  J'ai  traversé  les  mêmes 
régions  que  lui,  sans  être  chargé  de  les  décrire;  cependant  j'en  dirai  deux 
mots,  au  milieu  de  Téblouissement  que  me  causent  tant  de  pérégrinations. 
Mais  comment  exprimer  d'une  façon  brève  le  caractère,  l'aspect  de  cha- 
cun de  ces  arts  presque  enfouis  dans  les  sillons  de  la  germination  il  y  a 
dix  ans,  et  aujourd'hui  éclatant  en  une  floraison  extraordinaire? 


PAYSAGE,     PAR    M.     MARK    FISHEK. 

(Croquis  de  l'artiste.) 


La  peinture  allemande  est  sobre,  contenue,  réfléchie,  grave,  parfois 
profonde,  parfois  souriante;  mais  elle  semble  porter  le  poids  d'un  ciel 
gris  et  refléter  le  souci  de  la  vie  pénible  sur  un  sol  dur  et  ingrat.  La  pein- 
ture russe  a  la  saveur  bizarre  et  locale,  le  jet  incomplet  des  mélodies  des 
paysans,  des  Cosaques  ou  des  Bohémiens  errant  dans  la  steppe.  La  pein- 
ture du  Danemark  a  l'honnêteté  et  l'étroitesse  provinciales.  La  peinture 
suédoise  est  française,  la  peinture  norvégienne  est  allemande  ;  c'est  encore 
la  province,  mais  envoyant  ses  enfants  dans  les  capitales.  L'art  hollan- 
dais est  très  sensitif,  rapproché  de  l'anglais,  mais  sans  la  distinction  et  le 
haut  dandysme  spirituel  de  celui-ci.  L'art  belge  est  crâne,  matériel  sou- 
vent, mais  celui  de  tous,  peut-être,  qui  associe  le  mieux  la  peinture  aux 


,-2  L\\RT    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

.  expressions  dont  elle  ait  charge.  L'Allemagne  du  Sud  s'épanche  tout  à 
coup  dans  une  explosion  coloriste,  qui  a  le  ton  et  le  son  du  cuivre,  une 
fanfare  un  peu  bruyante,  sonnée  pour  attirer  l'attention,  'sans  qu'elle  soit  la 
nécessité  d'une  vocation  nationale,  et  qui  assoupira  peu  à  peu  son  fracas 
en  de  discrets  murmures.  En  Suisse,  en  Grèce,  comme  dans  les  petits 
pays  du  Nord,  l'art  s'appuie  soit  sur  la  France,  soit  sur  l'Allemagne.  En 
Italie,  la  cuve  fermente,  à  petits  bouillons  si  l'on  veut;  mais  de  l'agita- 
tion, de  la  confusion  est  près  de  sortir  un  renouveau  de  liqueur  limpide 
et  savoureuse.  II  y  a  là  une  sorte  de  mise  en  commun  avec  l'Espagne; 
dans  les  deux  pays,  un  élan  méridional  vers  les  notes  pimpantes,  un  con- 
cert de  mandoline,  de  castagnettes  et  de  tambourins,  un  art  saltarellant ; 
des  bouffées  d'un  sentiment  doux,  caressant,  langoureux,  imprégné  d'amour, 
passent  parfois  à  travers  ces  tonalités  d'une  gaieté  un  peu  vulgaire  et 
criarde;  mais  surtout  c'est  on  ne  sait  quoi  de  trivial  et  de  hardi,  comme 
parti  d'une  source  toute  populaire  et  citadine,  qui  se  trémousse  dans  cette 
peinture  d'Espagne  et  d'Italie;  elle  sera  charmante  le  jour  où  la  simplicité 
et  la  distinction  s'y  implanteront. 

Par-dessus  tout  culmine  l'art  anglais,  si  original,  si  délicat,  si  intime 
et  si  audacieux  dans  la  vérité,  toujours  expressif  et  significatif,  plein  d'un 
haut  dandysme  intellectuel,  plein  d'une  sensitivité  raffinée,  d'une  grâce  et 
d'une  tendresse  aiguës,  tendant  souvent  la  corde  à  l'excès,  enfin  pénétré 
d'un  sentiment  historique  qui  lui  fait  relier  les  choses  modernes  aux 
accents  élevés,  aux  allures  fortes  du  passé,  chercher  l'alliance  du  naïf  et 
du  noble  sur  un  banc  des  jardins  de  Chelsea  aussi  bien  que  dans  les  phi- 
losophies  sur  l'amour  et  les  ruines;  un  art  de  pénétration,  d'élégance,  de 
poésie,  absolument  noué  à  l'ombilic  de  la  nation;  un  art  où  la  mélancolie 
se  joint  à  l'éclat,  et  la  singularité  à  la  réalité  précise,  et  qui,  sans  faire  de 
pastiches,  a  su  transfuser  la  gravité  ou  la  candeur  du  xv"  et  du  xvi""  siècle 
dans  ses  duchesses ,  ses  bourgeois ,  ses  marins ,  ses  clergymen  et  ses 
babies. 

Et  maintenant,  en  regardant,  comme  nous  venons  de  le  faire,  par 
toute  l'Europe,  nous  serons  effrayés  ou  réjouis.  Par  toute  l'Europe,  la 
tendance  est  décisive  :  c'est  le  monde  moderne,  le  monde  actuel  qu'on 
veut  peindre.  On  marche  le  dos  tourné  aux  nvmphes  et  aux  faunes,  avec 
ce  mouvement  puissant  qui  entraine  l'esprit  de  nos  jours  vers  la  précision, 
l'observation,  l'information,  la  science,  vers  l'étude  de  la  nature,  de  la  vie 
active  et  réelle,  et  qui  fait  qu'enfin  ce  monde  moderne  se  juge  digne  de  se 
célébrer  lui-même  et  veut  transmettre  à  la  postérité  son  image  exacte  et 


LA  PEINTURE  EN  ANGLETERRE  173 

complète.  Que  les  desservants  de  la  tradition  se  mettent  en  deuil  et  se  rai- 
dissent, qu'ils  aient  des  regrets  légitimes  en  bien  des  points,  il  n'en  faut 
pas  moins  qu'ils  se  résignent.  Le  mouvement  n'est  plus  avec  eux,  et,  si  la 
France  tentait  avec  eux  une  résistance  exagérée,  il  pourrait  lui  advenir 
que,  s'endormant  trop  confiante  dans  sa  supériorité,  elle  se  réveillât,  un 
de  ces  jours,  surprise  de  se  trouver  attardée  et  affaiblie. 


DURANTY. 


LES 


ÉCOLES    ÉTRANGÈRES    DE    PEINTURE 


II 


L' AUTRICHE-HONGRIE. 


I  les  envois  de  rAutriche-Hongrie  à  TExposition 
universelle  de  187S  ne  commandent  pas  abso- 
lument une  admiration  sans  réserves,  ils  n'en 
auront  pas  moins  suscité,  pour  la  critique,  plus 
d'une  curieuse  observation  et  soulevé  plus  d'un 
intéressant  problème. 

Dès  qu'on  a  parcouru,  au  Champ  de  Mars, 
les  salles  où,  par  les  soins  des  commissaires 
autrichiens,  sont  présentés  en  si  bel  ordre  les 
ou^■rages  de  peinture,  non  pas  très  nombreux 
mais  du  moins  triés,  choisis,  ainsi  que  quelques  rares  et  bons  morceaux 
de  sculpture,  partout  disposés  avec  un  goût  parfait,  on  demeure  tout 
d'abord  frappé  de  l'importance  et  de  la  rapidité  des  progrès  obtenus,  dans 
le  domaine  de  l'art  pur,  par  l'Autriche-Hongrie,  depuis  l'Exposition  uni- 
verselle de  1S67. 

On  note  aussi  que  'Vienne,  Prague,  Ruda-Pesth,  Lemberg,  Cracovie, 
Innspruck,  que  chacune  des  capitales,  que  chacun  des  foyers  d'activité 
intellectuelle  et  d'enseignement  de  la  vaste  fédération  impériale-royale 
aura  tenu  à  concourir  à  cette  manifestation  d'une  renaissance  artistique 
qui,  aux  yeux  du  plus  grand  nombre,  se  révèle  et  se  manifeste  véritable- 
ment avec  toute  la  spontanéité  et  la  saveur  de  l'inattendu. 

Aux  lecteurs  de  la  Galette,  si  attentifs  à  suivre  ces  questions,  l'aven- 
ture, pour  être  une  surprise  moindre,  n'aura  pas  laissé  de  paraître  piquante. 
Notre  revue  n'a-t-ellc  pas,  en  ellet,  soigneusement  énuméré  quels  intelli- 


Gazette  des  Beaux-Ar 


ENTRER     DE     CHARLES-QUINT     A     ANVERS,     TABLEi» 

(Fac-similr  exécuté  par  M 


MAKART,    A     L'EXPOSITION     UMVFRSEILE     DE     187? 
lés  un  carton  de  l'artiste.) 


A.     Quantin,  imprimeur. 


LA    PEINTURE    EX    AUTRICHE-HONGRIE.  175 

gents  et  énergiques  efforts  étaient  tentés  depuis  dix  ans  par  le  gouverne- 
ment autrichien,  dans  le  but  de  multiplier  et  les  moyens  d'enseignement 
et  les  encouragements  aux  arts  plastiques  ?  Et  la  Galette  n'a-t-elle  pas 
prévu  que,  de  cette  féconde  semence,  TAutriche  ne  pouvait  manquer  de 
recueillir,  à  bref  délai,  les  plus  heureux  fruits?  Mais,  si  les  légitimes  succès 
de  cette  sympathique  nation  nous  agréent  et  nous  enchantent,  ce  n  est  pas 
pour  cela  seulement  qu'ils  réalisent  de  faciles  prévisions.  Par  cela  encore 
qu'il  y  a  dans  la  saisissante  rapidité  des  progrès  accomplis  par  TAutriche- 
Hongrie  de  sérieuses  causes  de  réflexion  et  d'émulation  aussi  bien  pour 
notre  propre  gouvernement  que  pour  notre  école  tout  entière,  nous  sa- 
luons avec  joie  l'aurore  naissante  de  cette  rivalité. 

Donc  on  travaille,  on  s'efforce  autour  de  nous,  et  les  résultats  conquis 
par  rAutriche-Hongrie,  en  un  laps  de  temps  aussi  court,  sont  là  pour  en 
témoigner;  ne  l'oublions  pas,  si  nous  voulons  réussir  à  conserver  notre 
rang  à  la  tête  du  mouvement  de  l'art  européen. 

En  poursuivant  son  enquête,  la  critique  n'éprouve  aucune  difficulté 
à  déterminer  quelles  complexes  influences  marquent  à  cette  heure  dans 
la  récente  évolution  de  l'art  austro-hongrois  et  à  pressentir  ce  que  cette 
même  évolution  représente,  au  fond,  de  valeur  exacte  et  de  promesses 
possibles. 

A  la  seule  exception  près  de  la  peinture  de  genre,  qui,  avec  MM.  De- 
fregger,  Kurzbauer,  Gabl,  Max,  Weiss  et  quelques  autres,  conserve  encore 
d'étroits  rapports  avec  Munich  et  Dusseldorf,  TAutriche-Hongrie  n'obéit 
déjà  plus  exclusivement  au  courant  germanique.  Il  est  même  permis  de 
douter  que  ceux  des  peintres  sortis  de  cette  école,  et  qui  survivent,  voient 
se  multiplier  et  se  renouveler  autour  d'eux  les  élèves  et  les  imitateurs.  Le 
goût  des  colorations  montées  et  pimpantes  gagne  à  Vienne  le  teriain  que 
perd  l'Allemagne,  et  MM.  Charlemont,  par  exemple,  avouent  déjà  des 
préoccupations  qui  les  rapprochent  plus  de  Henri  Regnault  et  de  Fortuny 
que  de  MM.  Karl  Piloty  et  Knaus. 

Tandis  que  M.  Makart,  le  plus  brillant  des  peintres  viennois,  aban- 
donnant lui-même  ses  inspirateurs  d'autrefois,  Cornélius  et  Kaulbach, 
demande,  depuis  quelques  années,  un  nouvel  idéal  aux  glorieux  décora- 
teurs vénitiens;  que  M.  Munkacsy,  un  Hongrois  établi  à  Paris  et  qui 
écoute  volontiers  les  conseils  de  l'école  française,  cherche  dans  la  voie  d'un 
naturalisme  expressif,  même  dramatique,  un  caractère  de  plus  en  plus 
accusé  et  personnel;  que  M.  Matejko  enseigne,  à  Cracovie,  les  leçons  d'un 
art  élevé  et  y  crée  ce  qui  sera  peut-être  un  jour  l'école  polonaisej  école 


j-6  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

OÙ  les  traditions  de  composition  de  nos  peintres  d'histoire,  recueillies  ou 
apprises  de  seconde  main,  se  mêleront,  sans  trop  de  disparate,  à  cet 
amour  des  colorations  contrastées  et  puissantes  qui  est  naturel  à  FOrient, 
la  Belgique,  la  Hollande  et  nos  propres  paysagistes  —  Troyon  et  Rousseau 
plus  particulièrement  —  comptent  déjà  nombre  d'élèves  et  d'adeptes 
convaincus,  nés  de  l'un  ou  de  l'autre  côté  de  la  Leitha  ou  du  Danube. 
Nul  doute  que  l'Exposition  universelle  de  1878,  en  amenant  de  nouveaux 
contacts,  ne  fasse  naître  bientôt  de  plus  ardentes  conversions  dans  le 
sens  de  notre  propre  mouvement  naturaliste,  et  que  l'art  autrichien  n'en 
soit,  dans  un  temps  rapproché,  profondément  remué  et  renouvelé. 

Mais  c'est  assez  généraliser;  au  surplus,  nous  avons  hâte  de  pénétrer 
plus  avant  dans  l'étude  et  dans  l'analyse  des  ouvrages  exposés  et  dont 
quelques-uns  ont  été,  à  leur  honneur,  l'objet  de  discussions  ou  de  cri- 
tiques non  exemptes  de  passion. 

Plus  particulièrement  qu'aucune  autre  peinture  étrangère  exposée  au 
Champ  de  Mors,  le  tableau  de  M.  Makart  aura  eu  cette  fortune  d'être 
accueilli  comme  un  é\énement  et  d'avoir  sérieusement  occupé  l'opinion. 
L'Entrée  de  Charles-Quint  à  Anvers  a,  comme  disent  nos  voisins  d'outre- 
Manche,  fait  sensation.  Mais,  à  cette  heure  que  la  plus  haute  récompense, 
une  médaille  d'honneur,  a  été  accordée  à  l'artiste,  nous  pouvons  juger 
son  ouvrage  sans  crainte  qu'on  nous  accuse  de  nous  faire  l'écho  irréfléchi 
ou  d'engouements  inconscients  ou  de  partialités  jalouses. 

VEntrée  de  Charles-Quint  est,  d'ailleurs,  comme  décoration,  une 
page  d'importance.  Si  les  erreurs  y  balancent  les  qualités,  celles-ci,  comme 
celles-là,  ne  sont  pas  du  moins  d'ordre  vulgaire.  Le  sujet  de  la  composi- 
tion parle  de  lui-même.  M.  Makart  l'a  emprunté,  paraît-il,  à  un  passage 
d'une  lettre  d'Albert  Durer  où  celui-ci  le  décrit  à  son  ami  Melanchthon,  non 
pas  de  visu,  puisque  le  peintre  avoue  naïvement  qu'il  fut  empêché  par  la 
jalousie  de  sa  femme  d'assister  à  ces  pompes,  mais  d'après  des  témoins, 
maris  sans  doute  moins  timorés  ou  moins  scrupuleux. 

M.  Makart  a  peint  Charles-Quint  couvert  d'une  armure  d'argent, 
précédé  d'arquebusiers,  d'hommes  d'armes  et  d'un  chevalier  portant  son 
pennon  et  faisant  son  entrée  solennelle  dans  Anvers,  tout  pavoisé  et  fleuri, 
au  milieu  de  femmes  nues  ou  presque  nues,  qui  lui  font  un  radieux  cor- 
tège et  lui  présentent  des  bouquets  et  des  guirlandes.  Rien  donc  qui  prête 
davantage  au  pittoresque  et  à  l'animation  que  cette  donnée  attrayante  et 
si  bien  faite  pour  appeler  les  magnificences  de  la  couleur.  Pour  fond,  un 
décor  splendide;  toute  une  ville  en  fête  avec  des  échafauds,  des  balcons 


LA    PEINTURE    EN    AUTRICHE-HONGRIE.  i;; 

chargés  de  spectateurs  dans  leurs  costumes  de  gala;  partout  des  femmes 
galamment  parées,  et  les  plus  belles  sans  voiles  ou  n'en  portant  d'autres 
que  des  tissus  d'une  indiscrète  transparence.  Au  milieu,  Charles-Quint 
chevauchant  lier,  imposant,  et  qu'acclame  tout  un  peuple  se  pressant  sur 
le  passage  du  jeune  empereur-roi.  ^'oilà  bien  la  scène,  et  telle  est  bien 
l'ordonnance  du  tableau  de  M.  Makart.  Celle-ci,  toutefois,  ne  se  présente 
pas  sans  confusion.  Il  y  a  de  l'entassement  et  de  la  cohue  :  on  y  étouflfe.- 
Les  proportions  des  figures,  au  surplus,  y  offrent  à  l'œil  inquiété 
d'étranges  anomalies.  Regardez  plutôt  ces  personnages  du  premier  plan, 
ces  arquebusiers  qui  forment  la  tête  du  cortège,  cette  femme  qui  se 
penche  au  bord  du  cadre,  des  géants  1  Et  tout  de  suite,  sans  que  l'éloigne- 
ment  soit  suffisamment  justifié  par  le  dessin  ou  par  l'apaisement  de  la 
couleur,  le  surplus  des  personnages  en  scène  reprend  des  proportions 
naturelles  ou  du  moins  plus  optiquement  plausibles.  Évidemment  c'est 
l'enveloppe  qui  manque  à  l'entour  de  ce  tumultueux  défilé  :  l'air  y  réta- 
blirait la  logique  des  distances  et  montrerait,  en  la  rendant  claire,  la  dispo- 
sition successive  et  relative  des  groupes. 

Est-il  besoin  de  dire  que  M.  Makart,  qui  semble  avoir  quelque  chose 
de  l'adresse  d'Horace  Vernet,  dessine  et  peint  de  pratique,  et  que,  vir- 
tuose prestigieux,  il  a  peut-être  brossé  en  moins  de  deux  mois  cette  su- 
perbe machine  ?  Or  ces  vastes  décorations  offrent  cet  écueil  que  les  néces- 
sités de  l'effet  et  de  l'unité  de  l'ensemble  entraînent  forcément  l'artiste  à 
leur  subordonner,  même  à  leur  sacrifier  l'exactitude  du  morceau,  de 
même  que  toute  vérité  trop  formelle.  L'idéal  du  décorateur  n'est  pas, 
nous  le  savons  bien,  l'observation  sincère  et  positive  du  réel  :  avant  tout, 
il  faut  qu'il  vise  à  charmer,  à  tromper  l'œil;  aussi  ne  construit-il  guère 
qu'à  fleur  de  peau;  il  ne  veut  créer  qu'une  apparence,  qu'une  fiction  de 
peinture  savamment  reliée  dans  ses  larges  parties  et  qui  doit  fournir  une 
résultante  harmonique,  puissante  et  chantante,  pour  autant,  bien  en- 
tendu, que  le  peintre  sache  manier  les  richesses  de  la  couleur  et  contraster 
ses  masses  de  clair  et  d'obscur.  Mais,  le  modèle  n'ayant  point  été  serré 
d'assez  près,  le  relief,  l'accent  de  la  vie  y  feront  nécessairement  défaut; 
cela,  comme  on  dit,  n'aura  pas  de  corps.  Vêronèse,  Velasquez,  Rubens 
et  Delacroix  ont  seuls  connu  et  gardent  encore  le  secret  de  ces  lumineuses 
créations  où  les  groupes  baignent,  agissent  et  se  meuvent  véritablement 
dans  l'air,  rendu  lui-même  presque  palpable  à  force  de  vérité.  Cette  lu- 
mière vivifiante,  cet  air  ambiant,  choses  géniales,  ce  ne  sont  pas  les  à-peu- 
près  de  la  routine  et  les  habiletés  de  la  main  qui  les  peuvent  suppléer.  A 


,_8  L'ART    .MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

vouloir  imiter  les  maîtres,  M.  Makart  s'en  est  trop  tenu  à  la  surface  : 
son  observation  s'est  constamment  arrêtée  à  Tépiderme. 

En  tant  que  manœuvre  du  pinceau,  .M.  Makart  est  donc  pour  les 
méthodes  expéditives.  11  brosse  plutôt  qu'il  ne  peint,  et  cela  sur  des  des- 
sous à  peine  construits.  Aussi  son  modelé  est-il  plat,  d'aucuns  même 
diraient  veule.  Sans  vouloir  méconnaître  les  qualités  véritablement  sail- 
lantes chez  .M.  -Makart,  l'élégance,  le  Lvio,  la  chaleur,  il  est  encore  permis 
de  relever,  et  sans  injustice,  le  manque  de  caractère  de  son  style  et  le  peu 
de  variété  qu'il  imprime  à  ses  types.  Certes,  sa  tonalité  est  harmonieuse, 
et  il  faut  bien  reconnaître  qu'il  a  su  la  soutenir  avec  franchise  et  fermeté 
dans  toute  l'étendue  de  sa  vaste  composition;  mais  au  pri.x  de  quelles 
concessions,  de  quelle  monotonie  et,  pour  nous  servir  de  la  langue  des 
ateliers,  au  prix  de  quelle  cuisine  l'a-t-il  obtenue?  Des  sauces  jaunes,  des 
tons  roux  dans  les  nus,  dans  les  clairs,  et  des  rouges  pourpre  dans  les 
draperies,  dans  les  accessoires,  unis,  reliés  par  des  apaisements  de  tons 
bruns,  fournissent  toujours  de  faciles  accords;  mais  le  résultat  n'est  rien 
moins  que  frais  et  surtout  que  vibrant.  Aussi  l'impression  laissée  par  le 
tableau  de  M.  Makart  rappelle-t-elle  un  peu  trop  celle  que  donne  l'aspect 
d'un  de  ces  panneaux  de  cuir  de  Cordoue  où  les  vieux  ors,  roussis  et 
patines  par  le  temps,  se  marient  si  heureusement  avec  le  beau  ton  du 
rouge  tanné  des  fonds.  Cela  est  apaisé,  discret,  un  peu  mort  même,  et 
cela  ne  chante  pas. 

Ce  qui  n'empêche  que  M.  Makart  ne  soit  un  vrai  peintre,  un  artiste 
de  race  et  d'élan  et  d'une  verve  aussi  peu  commune  que  l'est,  elle-même, 
sa  prodigieuse  habileté.  Certes  nous  nous  garderions  de  l'offrir  en  exemple, 
mais,  il  faut  aussi  le  dire,  le  talent  de  M.  Makart  peut  marcher  de  pair 
avec  celui  des  artistes  réputés  que  tentent  les  splendeurs  et  les  belles 
ordonnances  de  la  grande  décoration.  En  tout  cas,  nous  ne  lui  connais- 
sons pas  beaucoup  de  rivaux  à  l'Exposition  du  Champ  de  Mars. 

On  en  pourra  juger  par  le  fac-similé  en  gravures  hors  texte  du  car- 
ton de  ï Entrée  de  Charles-Quint,  avec  quelques  variantes,  aussi  remar- 
quables que  le  tableau  lui-même. 

M.  Makart  a  encore  envoyé  deux  élégants  portraits.  Ce  sont  de  gra- 
cieuses femmes,  d'aristocratique  tournure,  qui  ont  posé  les  modèles.  L'ar- 
rangement des  costumes,  le  piquant  des  toilettes,  l'assortiment  des  tons 
offrent  cette  saveur  d'école  ancienne  qui  fait  penser  d'abord  à  Van  Dyck 
et,  plus  justement  ensuite,  à  ses  délicieux  continuateurs  anglais,  les  Gains- 
borough  et  les  Revnolds.  Ici  encore,  M.  Makart  ne  se  montre  donc  ni  très 


i8o  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

personnel  ni  très  original,  tout  en  restant  un  très  séduisant  portraitiste.  Il 
aura  eu  ce  mérite,  en  tout  cas,  sinon  de  rafraîchir  le  genre,  de  le  présenter 
du  moins  avec  plus  de  pittoresque,  et  je  ne  serais  point  trop  surpris  si 
ces  beaux  portraits,  héroïques  dans  leur  maniérisme  distingué,  faisaient 
bientôt  école  à  leur  tour. 

L'exposition  autrichienne  est,  du  reste,  riche  en  excellents  portraits. 
M.  L'Allemand,  élève  de  Frédéric  L'Allemand,  a  envoyé  un  Portrait  du 
général  Laiidon  qui  est  une  œuvre  du  plus  sérieux  mérite.  Le  général  est 
représenté  à  cheval,  suivant  attentivement  les  péripéties  d'un  combat.  Sur 
les  plans  éloignés,  on  aperçoit  ses  officiers  d'escorte  et  un  corps  de  cava- 
lerie au  repos;  près  du  général,  le  cadavre  d'un  soldat  est  étendu  dans 
l'herbe.  Ce  portrait  équestre  est  dans  son  ensemble  d'une  solidité  mer- 
veilleuse; tout  y  est  correct,  clair,  bien  assis,  juste  de  mouvement  et 
d'expression  :  c'est  là  une  œuvre  de  style,  sobre  et  virile,  et  dont  l'ana- 
logue ne  se  trouverait  peut-être  qu'en  remontant  jusqu'à  Gros  dans  notre 
école  française. 

MM.  d'Angeli  et  Canon  sont,  eux  aussi,  des  peintres  consciencieux 
de  la  personnalité  humaine.  Leur  mérite  réciproque  n'est  point  de  ceux 
qu'il  soit  permis  de  traiter  à  la  légère.  M.  d'Angeli  n'expose  pas  moins  de 
treize  portraits,  le  sien  compris.  La  plupart  sont  des  portraits  d'apparat 
d'un  très  beau  caractère  et  d'un  grand  goût  d'arrangement.  J'ai  particuliè- 
rement noté  celui  d'une  dame  —  n"  3  du  catalogue  spécial  de  la  section 
autrichienne  —  presque  en  pied,  vêtue  de  noir,  s'enlevant  harmonieuse- 
ment sur  une  tenture  rouge  et  or  éteints.  C'est  là  une  œuvre  d'une  dis- 
tinction parfaite  et  qui  donne  toute  la  mesure  du  talent  très  éle-\'é  de 
M.  d'Angeli.  J'y  joindrai  encore  un  charmant  portrait  de  femme,  en  buste, 
la  tête  tournée  de  trois  quarts  à  gauche,  costume  bleu,  qui  est  traité  avec 
un  soin  extrême.  Il  porte  le  n"  ii,  et  le  catalogue  nous  apprend  qu'il 
représente  M""  la  princesse  Hélène  de  Schleswig.  Les  n"'  6,  8  et  12,  por- 
traits d'hommes,  rappellent  dans  leur  coloration  et  dans  leur  tournure 
générale  la  manière  de  Gallait;  quant  au  n°  13,  le  portrait  de  l'artiste,  il 
est  certainement  un  ressouvenir  voulu  de  Van  Dyck. 

Les  portraits  de  M.  Canon  sont,  pour  nous,  une  révélation  :  jusqu'ici 
nous  ne  connaissions  de  cet  artiste  que  des  compositions  un  peu  ambi- 
tieuses, dans  la  manière  de  Kaulbach  et  dePiloty,  des  tableaux  tels  que  celui 
qui  figurait  à  l'Exposition  de  \'ienne  en  1873  :  la  Loge  de  saint  Jean, 
peint  dans  des  partis  pris  de  coloration  recherchant  l'aspect  des  vieilles 
toiles.  M.  Canon  est,  en  tout  cas,  un  excellent  portraitiste  qui,  malheureu- 


LA    PEINTURE    EN   AUTRICH  E- HONGRI  E.  i8i 

sèment,  conserve  dans  ce  genre  encore  le  goût  des  colorations  passées  et 
sentant  le  pastiche.  Toutefois  je  n'hésite  pas  à  préférer  le  portrait  de 
M""  la  comtesse  de  Schùnborn,  avec  sa  gracieuse  désinvolture  à  la  Van 
Dyck,  à  son  portrait  d'homme,  que  je  trouve  parfaitement  correct,  mais 
froid. 

De  M.  Griepenkerl,  élève  de  Rahl,  je  signalerai  à  nos  lecteurs  un  por- 
trait remarquable,  et  comme  fermeté  et  comme  coloration,  soutenue  dans 
des  tons  gris  du  plus  lumineux  etTet  :  il  porte  le  n"  5o  et  représente  le 
peintre  R.  Alt,  probablement  Texcellent  aquarelliste  dont  l'exposition  nous 
montre  une  dizaine  de  morceaux  du  plus  brillant  et  du  plus  consciencieux 
caractère.  De  M.  Horovitz,  un  Hongrois,  je  note  son  portrait  de  femme, 
portant  le  n"  i6  du  catalogue  de  la  section,  une  peinture  à  la  fois  élégante 
et  sérieuse  dans  sa  noble  tournure. 

Mais  venons-en  aux  compositions  qui,  avec  MM.  Benczur,  Matejko 
et  le  regretté  Cermak,  mort  cette  année  à  Paris,  sont  des  représentations 
historiques,  dramatiques  ou  pittoresques,  et,  avec  M.  Munkacsy,  des 
scènes  d'intérieur,  des  tableaux  de  genre. 

Le  Baptême  de  saint  Etienne,  premier  roi  de  Hongrie,  par  M.  Benc- 
zur, est  une  œuvre  plus  énergique  que  savante  dans  sa  coloration  presque 
farouche  et,  surtout,  dans  sa  construction  plastique.  Tout  le  haut  du  corps 
nu,'  le  bas  enveloppé  d'une  draperie  de  velours  rouge  éclatant,  Etienne  est 
agenouillé  aux  pieds  du  pape  Sylvestre,  qui  répand  Teau  du  baptême  sur  la 
tête  courbée  du  monarque.  En  arrière  se  tiennent  debout  quelques  prêtres; 
un  autre  se  montre  seulement  en  partie  à  droite,  tenant  la  croix.  Etablie  en 
hauteur,  cette  composition  n'est  pas  des  plus  heureuses.  Elle  manque  de 
pondération,  et  le  pape  Sylvestre  prend  autant  le  regard  que  le  catéchu- 
mène lui-même,  qui,  vu  comme  il  l'est  de  dos,  manquerait  peut-être  tota- 
lement d'intérêt  pour  le  spectateur,  n'était  son  éclatante  draperie  écarlate. 
Mais  partout,  dans  les  étoffes  comme  dans  les  accessoires,  se  manifestent 
déjà  l'instinct  inné  et  le  gotàt  des  tons  opulents.  L'Orient  n'est  pas  loin. 

Avec  AL  Matejko,  ce  goût  des  colorations  fortes,  éblouissantes,  mais 
souvent  violentes  et  heurtées,  se  révèle  avec  plus  de  franchise  encore.  Cet 
artiste,  qui  envoie  assez  régulièrement  à  nos  Salons  annuels  et  dont  nos 
lecteurs  connaissent  déjà  le  Baptême  de  la  cloche,  à  Cracoi'ie,  —  véritable 
feu  d'artifice  de  tons  rutilants,  d'un  dessin  un  peu  rond,  et  qui  rappelle  le 
crayon  de  Gustave  Doré,  avec  ses  boucles,  ses  petites  vrilles,  ses  accents 
appuyés  et  sa  trop  grande  liberté,  —  expose,  au  Champs  de  Mars,  deux 
ouvrages  nouveaux   pour  nous.    L'un  d'eux  est  le  Portrait  du  comte 


i82  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

Wilczek,  traite  à  la  manière  héroïque  et  décorative  de  \'éronèse,  et  du 
plus  robuste  caractère;  l'autre  est  une  grande  composition  intitulée  Union 
conclue  à  Lublin,  en  i56g  entre  la  Lit/manie  et  la  Pologne.  C'est  là,  jusqu'à 
présent  du  moins,  l'œuvre  maîtresse  de  M.  Matejko,  qui  doit,  nous  a-t-on 
dit,  envoyer  prochainement  à  Paris  une  nouvelle  et  importante  composi- 
tion historique  :  la  Bataille  de  Griuivalden. 

Dans   son   tableau    de   l'Union    entre   la   Lithuanie  et   la    Pologne, 
M.  Matejko  se  livre  tout  entier.  Son  sujet  est  exprimé  avec  clarté,  et  la 
pose  et  l'expression  des  représentants  des  deux  nations,  prêts  à  signer  le 
pacte  d'union,  disent  bien  l'émotion  élevée  qui  les  anime.  Gros,  dans  son 
François  I"  et  Charles-Quint  visitant  les  tombeaux  de  Saint-Denis,  Heim 
et  Delaroche,  avec  sa  Mort  d'Elisabeth,  peuvent  revendiquer  la  meilleure 
part  dans  la  méthode  de  présenter  un  sujet  historique  que  suit  M.  Ma- 
tejko. Sans  doute,  il  n'est  pas  l'élève  de  ces  maîtres,  mais  il  est,  croyons- 
nous,  l'élève  du  peintre  belge  Gallait,  qui  les  a  toujours  étroitement  cher- 
chés. Sans  rappeler  les  fulgurances  de  coloration  du  Baptême  de  la  cloche, 
la  grande  page  historique  de  M.  Matejko  ne  laisse  pas  de   reproduire 
quelque  chose  de  ses  défauts  habituels.  L'eflfet  général  n'atteint  pas  une 
puissance  suffisante,  ou  du  moins  en  parfait  rapport  de  valeur  et  de  rela- 
tion avec  le  ton  très  monté  de  certaines  parties.  Le  foyer,  le  centre  de  la 
composition  n'est  pas  présenté  avec  toute  la  logique,  toute  la  force  dési- 
rables. Il  y  a  de  l'éparpillement  dans  la  distribution  des  clairs  et  de  sen- 
sibles défaillances  dans  les  plans  secondaires;  quelques  personnages  acces- 
soires attirent  trop  le  regard  par  le  choix  irréfléchi  de  telle  ou  telle  couleur 
dissonante,    et    l'ensemble    en    paraît    un  peu   disloqué   et   compromis. 
Cermak,  sur  le  compte  de  qui  nous  n'avons  pas  à  nous  étendre,  car  ses 
ouvrages  ont  toujours  été  analysés  et  appréciés  avec  trop  de  soin  dans  la 
Ga{ette   pour  qu'il  soit   nécessaire  d'y  revenir,  Cermak    avait,    comme 
M.   Matejko,  l'amour  de  la  couleur;  mais  il  avait  aussi  à  un  plus  haut 
degré  le  sentiment  juste  de  l'eflet  et,   surtout,  de   l'emploi,  avec  moins 
d'arbitraire,  des  tons  contrastés.  Toutefois,  hâtons-nous  de  le  dire,  nous 
préférons  encore  les  exubérances  et  les  excès  de  M.  Matejko  à  de  certaines 
indigences  françaises,  et  nous  ne  sommes  pas  éloigné  de  penser  que,  si 
l'artiste  polonais  consultait  les  chefs-d'œuvre  des  maîtres  de  l'école  espa- 
gnole au  xvn°  siècle,  —  qui  répondraient  sûremsnt  mieux  que  d'autres  à 
son  tempérament,  il  en  arriverait  vite  à  reconnaître  ce  que  nos  critiques  à 
Tendroit  de  son  coloris  ont  de  légitime  et  de  fondé. 

Nos  lecteurs  savent,  au  surplus,  que  M.  Matejko,  comme  M.  Makart, 


LA    PEINTURE    EN    AUTRICHE-HONGRIE.  i83 

a  obtenu  du  jury  de  rExposition  universelle  une  médailh  d'honneur. 

Tout  le  Paris  amateur  connaissait  déjà  le  tableau  de  M.  Munkacsy, 
intitulé  r Atelier  de  l'artiste,  où  le  peintre  s'est  représenté  lui-même,  vêtu 
de  velours  gris  clair,  appuyé  sur  le  haut  d'une  chaise,  et  montrant  un 
tableau  posé  sur  un  chevalet  à  une  jeune  femme  dont  la  toilette  de  velours 
bleu  s'enlève  sur  les  fonds  trop  obscurcis  de  Tatelier.  C'est  à  peine,  en 
etfet,  si  Ton  distingue  dans  ces  ombres  épaissies  à  dessein  tout  le  bric-à- 
brac  obligé  d'un  attirail  de  peintre  :  les  bahuts  sculptés,  les  tentures  de 
tapisserie  passées  de  ton,  les  riches  étoffes  et  les  poteries  curieuses  par 
leur  forme  ou  leur  couleur.  M.  Munkacsy  en  arrive  trop  aisément,  avec 
cette  méthode,  à  donner  à  ses  compositions  un  caractère  d'unité,  qui  serait 
louable  s'il  n'était  par  trop  conventionnel  et  artificiel.  Aussi  préférons-nous 
à  ce  tableau,  trop  noir  dans  son  parti  général,  le  Mi!to)i  aveugle  dictant 
le  Paradis  perdu  à  ses  filles,  entrepris  et  mené  dans  une  gamme  de  tons 
tout  aussi  chaude  et  profonde  que  dans  l'Atelier,  sans  que,  fort  heureu- 
sement, l'artiste  ait  eu  cette  fois  recours  à  son  lourd  enveloppement  habi- 
tuel. Ici  il  y  a  grand  progrès.  L'air  n'y  est  pas  encore  tout  à  fait,  mais  les 
quatre  figures  qui  concourent  à  l'action  ne  sont  pas  moins  modelées  dans 
ces  tons  bruns  et  enfumés,  une  des  tristes  nécessités  de  l'école  du  noir.  La 
scène  représentée  est  émouvante  dans  son  intimité  bien  observée.  Assis 
dans  un  grand  fauteuil  à  dossier  élevé,  le  poète  paraît  absorbé  dans  ses 
pensées,  tandis  que  celle  de  ses  filles  qui  est  assise  au  premier  plan  et  écrit 
sur  une  table  recouverte  d'un  tapis  d'Orient  semble  à  la  fois  écouter  et 
admirer  encore  les  beaux  vers  que  le  poète  vient  de  dicter,  et  prêter  toute 
son  attention  aux  nouvelles  paroles  qu'il  va  sans  doute  laisser  échapper. 

Des  deux  autres  jeunes  filles,  l'une  est  debout  et  contemple  Milton 
avec  une  inquiète  tendresse,  et  nous  retrouvons  cette  même  expression, 
mêlée  de  mélancolie,  dans  les  traits  de  la  seconde,  qui  a  suspendu  un 
instant  son  travail  de  broderie  pour  se  tourner  vers  le  visage  du  père 
chéri. 

Comme  exécution,  comme  couleur,  ce  tableau  de  M.  Munkacsy  est, 
nous  le  répétons,  une  œuvre  remarquable,  où  les  noirs  du  costume  du 
poète,  les  gris  Aariés  des  robes  des  jeunes  filles,  reliés  par  les  tons  plus 
gais  ou  plus  francs  de  quelques  accessoires,  comme  le  tapis  de  la  table, 
par  exemple,  forment  un  très  harmonieux  effet  dans  leur  accord  à  la  fois 
grave  et  puissant.  ^L  Munkacsy  a  obtenu  là  son  plus  vif  succès;  aussi  le 
Milton  lui  a-t-il  mérité  une  médaille  d'honneur. 

Nous  passons   rapidement  sur  son  troisième   en^"oi  au  Champ  de 


i84  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

Mars,  les  Recrues  hongroises,  une  scène  de  genre,  mais  du  genre  à  la 
mode  à  Munich,  avec  ses  expressions  peut-être  un  peu  trop  puérilement 
contrastées  et  ses  intentions  d'esprit  qui  confinent  parfois  à  la  charge. 
Disons,  toutefois,  que  ce  tableau  est  d'une  bonne  couleur  générale  et  que 
l'exécution  est  loin  d'en  être  déplaisante. 

Au  surplus,  nous  voulons  être  sobre  de  développement  avec  les  sujets 
de  genre  exposés  par  l'Autriche-Hongrie,  à  cette  fin  de  ne  point  répéter 
ce  que  notre  collaborateur  Duranty  a  déjà  dit  dans  son  article  sur  l'ex- 
position allemande,  à  propos  des  traditions  ou  des  procédés  en  honneur 
à  Munich  ou  à  Dusseldorf. 

Les  Fugitifs  de  M.  Edouard  Kurzbauer,  un  élève  de  M.  Piloty,  ont 
figuré  à  notre  Salon  de  1876;  mais  la  Maison  mortuaire,  du  même 
artiste,  ne  nous  était  pas  connue.  Cela  est  peint  sagement,  proprement  et 
dans  toutes  les  convenances;  cela  est  plein  de  sentiment  et  de  bonnes 
intentions,  mais  cela  nous  laisse  calme.  Décidément  il  manque  à  ces 
scènes  d'intimité  le  piquant  de  l'expression,  le  ragoût  de  la  couleur  et  la 
vivacité  du  mouvement,  qui  nous  semblent  indispensables  pour  que  des 
sujets  de  cet  ordre  arrêtent  et  retiennent  l'attention. 

Nous  goûtons  davantage,  bien  que  ce  soit  sans  beaucoup  d'enthou- 
siasme, le  Joueur  de  cithare  de  M.  Frantz  Defregger,  qui  expose  en  même 
temps  le  Jeu  du  pouce  dans  le  Tyrol ,  ainsi  que  deux  autres  tableaux, 
le  Bénédicité  et  la  Visite,  compris  dans  l'exposition  allemande.  Excellents 
de  pantomime  et  d'expression,  très  spirituels  et  pittoresques  d'arran- 
gement et  d'ajustements,  ces  ouvrages  de  M.  Defregger,  que  nous  trou- 
vons cependant  un  peu  monotones  et  froids,  n'en  sont  pas  moins  très 
louables  et  parachevés  d'ailleurs  avec  une  véritable  conscience,  Sans 
patrie,  de  M.  Schmidt,  et  le  Curé  arbitre,  de  M.  Gabl,  dont  la  Gaiette 
publiera  un  dessin  original  du  faire  le  plus  délicat,  participent  des  mêmes 
qualités.  M.  Fax,  lui,  peint  noir;  ses  deux  envois,  la  Cour  de  Léopold  I" 
et  le  Sacrifice  de  pigeons,  sont  pris  dans  des  partis  trop  intenses;  mais 
avec  M.  Fux  il  y  a  de  la  ressource  :  c'est  un  excessif. 

Nous  noterons  de  M.  Eugène  de  Blaas  le  Balcon,  une  toile  impor- 
tante où  l'artiste  prouve  qu'il  aime  à  regarder  du  côté  de  Venise  et  de 
l'Orient  plutôt  que  du  côté  de  Munich,  ce  dont  nous  le  louerons,  et  qu'il 
paraît  y  avoir  en  lui  l'étoffe  d'un  décorateur  et  d'un  peintre  d'histoire. 
Mentionnons  aussi  MM.  Pascutti  et  Probst,  dont  les  jolis  tableaux,  clairs, 
coquets,  sont  peut-être  un  peu  trop  écrits  dans  leur  facture  proprette  et 
soignée;  M.  Weiss,  un  Hongrois  qui  montre  beaucoup  de  talent,  même 


LA   PEINTURE   EN  AUTRICHE-HONGRIE.  i85 

beaucoup  d'esprit,  dans  la  Fiancée  slave,  dont  la  scène  se  passe  en 
Moravie;  M.  Paczka,  un  élève  de  Zichy,  qui  peint  largement  de  petits 
sujets;  M.  Schrodl,  dont  nous  aurions  dû  parler  à  la  suite  des  peintres 
de  plus  large  envergure,  car  il  a  envoyé,  en  même  temps  qu'un  portrait, 
une  toile  d'école,  le  Rapt,  qui  est  une  tentative  honorable. 

Pour  en  finir  avec  les  peintres  de  genre,  nous  citerons  encore  les 
tableaux  de  M.  Bruck-Lajos,  un  élève  de  M.  Munkacsy,  qui  fait  preuve 
de  largeur  et  de  goût;  ceux  de  M.  Koller,  qui  a  des  visées  d'anecdotier 
historique,  entre  autres  dans  son  sujet  de  V Empereur  Charles-Quint  che^ 
Anton  Fugger  à  Augsbourg,  et  enfin  la  Gare  de  chemin  de  fer  de 
M.  Karger,  une  composition  mouvementée  et  qui,  comme  exécution,  ne 
manque  pas  de  mérite. 

En  passant,  et  pour  ne  rien  omettre,  je  signale  les  tableaux  de 
nature  morte,  si  grassement  et  si  spirituellement  traités,  de  M.  Hugo 
Charlemont,  un  élève  de  son  frère  Edouard,  qui  a  envoyé  cette  année  au 
Salon  ce  joli  morceau  de  peinture  à  la  Fortuny,  croisé  de  Henri  Regnault, 
catalogué  :  le  Gardien  du  sérail.  " 

J'arrive  aux  paysagistes  qui  nous  intéressent  tout  particulièrement, 
soit  par  leurs  tendances,  soit  par  leurs  affinités  avouées  avec  notre  propre 
école.  Mais  concurremment  avec  les  nôtres,  les  traditions  des  écoles  hol- 
laridaise  et  belge  exercent  une  influence  manifeste  sur  quelques  artistes 
dont  les  ouvrages  se  trouvent  exposés  dans  l'un  ou  l'autre  département 
autrichien  ou  hongrois.  Ainsi  de  M'°  Tina  Blau,  qui  montre  quelque  chose 
de  M.  Jongkindt  dans  la  touche  grasse  de  son  solide  Paysage  hollandais; 
ainsi  de  M.  Ribarz,  dont  les  quatre  motifs,  tous  pris  en  Hollande,  plaisent 
par  leur  naïve  sincérité  et  évoquent  tout  de  suite  le  souvenir  de  Van  der 
Meer  de  Delft  avec  ses  pâtés  de  maisons  aux  toits  dardoises  ou  de  tuiles 
d'un  si  beau  rouge.  Dans  sa  vue  de  Helgoland,  .M.  Robert  Russ  se  rat- 
tache encore  visiblement  aux  maîtres  de  la  Hollande,  aussi  bien  que  son 
homonyme,  M.  Franz  Russ,  qui  a  exposé  un  bon  Paysage  hollandais  et 
une  Nature  morte. 

Si  l'Exposition  universelle  de  1878  atteste  quelle  puissante  attraction 
notre  école  paysagiste  contemporaine  exerce  sur  les  artistes  étrangers,  elle 
montre  aussi  qu'à  Vienne,  comme  ailleurs,  on  regarde  beaucoup  du  côté 
de  la  France.  Rousseau,  Troyon  et  tant  d'autres  de  nos  illusires  maîtres 
d'hier  ont  conquis  partout  de  profondes  svmpathies  et  préoccupent  à 
cette  heure  plus  d'un  artiste  en  quête  de  l'idéal  nouveau. 

Un  jeune  peintre,  M.  Jettel,  élève 'du  professeur  Zimmermann,  s'est 


jgç;  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

franchement  épris  de  Th.  Rousseau,  et  ses  envois,  tant  au  Champ  de  Mars 
qu'au  Salon  des  Champs-Elysées,  témoignent  assez  que  son  enthousiasme 
pour  les  pratiques  et  le  sentiment  du  maître  est  réfléchi  et  sincère. 

M.  Ladislas  Paal  est  aussi  un  amoureux  de  Rousseau,  et  sa  Forât  de 
Fontainebleau,  avec  son  mystérieux  effet  de  lune,  emprunte  au  peintre 
du  Givre  quelque  chose  de  sa  pénétrante  poésie. 

11  y  a  longtemps  déjà  que  M.  Otto  von  Thoren  est  un  habitué  de  nos 
Salons  annuels  :  il  y  a  conquis  des  récompenses,  notamment  en  i865. 
Nos  lecteurs  le  connaissent  donc,  et  nous  ne  leur  apprendrons  rien  en 
leur  disant  que  les  préférences  de  M.  von  Thoren  sont  acquises  à  Troyon, 
dont  il  a  réussi,  plus  d'une  fois,  à  s'assimiler  les  fortes  et  saines  colo- 
rations. 

Il  nous  a  semblé  retrouver  quelque  chose  du  caractère  encore  un 
peu  flottant  et  inquiet  de  nos  orientalistes  de  la  première  heure  dans 
les  paysages  de  MM.  Feszty  (Arpad)  et  Meszoly.  Marilhat  lui-même  a  eu 
de  ces  hésitations  lors  de  ses  premières  tentatives,  et  ces  hésitations  nous 
les  retrouvons  dans  la  vue  de  Balaton  de  M.  Meszoly.  Nous  aimons,  du 
reste,  beaucoup  le  Repos  de  midi  qu'expose  M.  Feszty,  avec  son  robuste 
bouquet  d'arbres  au  bord  des  eaux,  ses  délicats  horizons  et  sa  lumière 
éblouissante. 

Un  grand  paysage,  le  Brouillard  d'automne,  de  M.  Schindler,  encore 
un  élève  de  M.  Zimmermann,  qui,  lui-même,  a  exposé  ïlncendie  d'une 
forêt,  nous  a  paru  d'une  exécution  particulièrement  remarquable. 

Tout  le  premier  plan  d'un  barrage,  avec  sa  chute,  sa  vanne,  ses  rives 
plantées  d'arbres  et  de  broussailles,  ses  herbes  et  ses  touffes  de  plantes 
aquatiques,  est  peint  par  l'artiste  avec  un  soin  extrême,  mais  pourtant 
sans  trop  de  minutie;  puis,  tout  de  suite,  en  arrière  de  ce  premier  plan, 
commence  l'enveloppement  de  toutes  choses.  L'effet  de  ce  spectacle,  où 
la  lumière  calme  apparaît  combattue  par  la  brume  grise  et  à  peine  trans- 
parente, est  excellemment  observé  et  rendu. 

Cette  étude  des  envois  de  l'Autriche-Hongrie  ne  serait  pas  complète 
si  nous  ne  disions  un  mot  des  brillantes  et  spirituelles  aquarelles  de 
M.  Passini  ;  c'est  Venise  qui  l'inspire,  et  elle  l'inspire  bien.  Regardez 
plutôt  la  Procession  et  le  Pont  à  Venise.  Nous  avons  déjà  dit  un  mot  des 
remarquables  aquarelles  de  M.  Rudolf  Alt,  des  vues  de  monument  pour 
la  plupart.  Il  ne  nous  reste  donc  plus,  pour  clore  cet  inventaire,  qu'à 
mentionner  les  cartons  de  Steinle  et  les  dessins  de  Fuhrich,  mort  en  1876, 
qui  sont  là  pour  nous  montrer  quelle  évolution  profonde  A'ient  de  s'ac- 


LA    PEINTURE    EN    ITALIE.  187 

complir  à  Vienne,  et  combien,  à  Theure  présente,  Tant  s'y  éloigne  da 
ridéal  des  Overbeck,  des  Cornélius  et  des  Kaulbach,  que  suivaient,  au 
contraire,  si  étroitement  les  peintres  des  générations  précédentes. 


Très  épris  de  singularités  et  de  raffinements;  curieux  par  delà  l'ou- 
trance des  virtuosités  de  l'exécution  ;  doué  au  surplus  des  plus  délicates 
aptitudes  aux  habiletés  et  aux  prestesses  de  loutil,  et  porté,  par  consé- 
quent, à  s'en  exagérer  le  mérite  dans  le  rendu  de  la  forme  ou  dans  l'ex- 
pression de  la  couleur,  l'art  italien,  dont  le  réveil  date  encore  d'hier, 
traverse  visiblement  une  période  d'hésitation,  d'incertitude  et  de  trouble. 
Mais,  tandis  que  cet  art  tâtonne,  s'interroge  et  cherche,  comme  à 
l'aventure,  à  débrouiller  son  avenir,  il  y  aurait,  ce  semble,  plus  que  de  la 
témérité  à  vouloir,  d'après  ses  envois  au  Champ  de  Mars,  formuler  des 
augures,  encore  moins  des  arrêts,  que  l'œuvre  de  demain  pourrait  si 
aisément  contredire. 

N'est-ce  donc  pas  déjà,  en  soi,  quelque  chose  d'étonnant  que  l'Italie, 
.sollicitée  et  comme  opprimée  par  tant  d'imposantes  traditions,  ait  su  en 
éviter  le  dangereux  écueil  et  rester  franchement  de  son  temps?  Plus  judi- 
cieuse et  moins  empressée  à  fulminer  ses  plus  sévères  pronostics,  la  cri- 
tique eût  dû  lui  en  tenir  meilleur  compte  et  ne  pas  tant  se  hâter  de  crier 
à  la  perdition  et  à  l'anarchie. 

Comparer  l'Italie  vivante  à  l'Italie  du  passé,  écraser  le  présent  et  le 
condamner  à  l'impuissance,  à  l'avortement,  à  l'immobilité,  en  lui  oppo- 
sant sans  cesse  les  gloires  et  les  génies  d'autrefois,  ce  sont  là  des  procédés  de 
discussion  dont  la  banalité  n'exclut  pas  l'injustice.  Il  faut  bien  reconnaître, 
au  surplus  que  la  critique  n'éprouve  pas  toujours  pour  l'emploi  du  lieu 
commun  tout  le  discret  éloignement  dont  elle  devrait  faire  état  dans  la 
rédaction  de  ses  sentences.  Et  comme  il  est  heureux  dès  lors  que  celles-ci 
ne  demeurent  que  rarement  sans  appel  !  Avec  ce  recours,  toujours  libérale- 
ment ouvert,  l'art  italien  peut  s'abandonner  librement  à  ses  piquantes  et 
originales  recherches  en  dehors  de  tout  parti  pris  d'imitation  rétrospective. 
L'Italie  politique  s'est  reconquise  ;  l'Italie  artiste  saura  bien  se  reconstituer 
à  son  tour.  Qu'elle  ose  donc  !  L'avenir  est  aux  audacieux. 

Il  ne  nous  parait  pas,  du  reste,  qu'elle  soit  si  fort  à  morigéner,  encore 


,88  L-ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

moins  tant  à  plaindre,  la  nation  qui  en  statuaire,  a  conçu  le  Jenner.  Une 
telle  œuvre  —  non,  bien  entendu,  par  son  côté  technique,  quelque  pré- 
cieusement traité  qu'il  soit,  mais  par  la  p»ortée,  l'élévation  et  la  modernité 
de  ridée  qu'elle  incarne  et  glorifie  —  est  assurément  appelée  à  marquer 
une  date  entre  l'art  de  ja  tradition,  l'art  du  passé  et  Tart  de  demain.  Dans 
quelle  sculpture  trouverait-on,  au  Champ  de  Mars,  plus  de  sentiment, 
plus  de  sincérité  et  de  pénétrante  expression,  alliés  à  un  caractère  aussi 
fortement  naturaliste,  aussi  franchement  moderne  et  vivant?  L'art  évolue 
et  cherche  encore  sa  voie  que,  déjà,  une  des  premières,  l'Italie  l'a  entrevue 
et  pressentie.  C'est  bien  quelque  chose.  Et  en  peinture,  elle  ne  nous  paraît 
pas  absolument  menacée  de  stérilité  l'école  qui,  dans  ses  rangs  encore  in- 
disciplinés, compte  tant  d'artistes  de  tempérament,  singuliers,  personnels, 
impressionnistes  cxjaponistcs.fortiinistcs  Qiparoxystes,  étranges,  bizarres, 
parfois  même  extravagants  ceux-ci  ;  ceux-là  tout  à  fait  insoumis,  véritables 
enfants  perdus  du  groupe,  des  révoltés  enfin.  Pourquoi  plaindrions-nous 
l'Italie  de  cet  éparpillement?  N'est-ce  pas  une  des  conditions  de  la  vitalité 
de  l'art  qu'il  s'efforce,  s'ingénie,  et  ne  soit  pas  partout  identique  à  lui- 
même?  Or,  s'il  subsiste  encore,  par  delà  les  Alpes,  une  certaine  communauté 
de  tendances  parmi  la  jeune  école,  on  n'y  saurait  en  tout  cas  découvrir  la 
marque  d'une  direction  ou  d'un  enseignement  dogmatiques,  absorbants 
ou  exclusifs.  C'est,  du  reste,  ce  que  prouvent  clairement  les  envois  de 
l'Italie  à  l'Exposition  universelle. 

J'imagine  que,  lorsqu'il  s'est  agi,  dans  le  jury  des  récompenses,  d'at- 
tribuer une  médaille  d'honneur  à  l'Italie,  l'embarras  de  la  donner  au  plus 
digne  a  dû  être  grand.  Entre  MM.  de  Pasini  et  de  Nittis  le  choix  était  en 
effet  assez  difficile.  Tous  les  deux,  dans  un  mode  bien  différent,  sont  des 
peintres  de  race,  des  hommes  de  mérite.  Établir  ou  discuter  la  supériorité 
de  celui-ci  sur  celui-là  n'entre  point  dans  nos  visées;  nous  préférons  ne 
pas  nous  mêler  à  ces  questions  de  récompenses,  toujours  un  peu  person- 
nelles et  délicates,  et  chercher  plutôt  à  communiquer  à  nos  lecteurs  quelque 
chose  de  l'estime  que  nous  professons  pour  l'un  et  pour  l'autre  de  ces 
aimables  et  brillants  talents. 

M.  Pasini,  que  la  critique  n'a  peut-être  pas  eu  jusqu'ici  l'occasion 
d'étudier  devant  un  ensemble  d'ouvrages  aussi  intéressant,  est  un  des 
fidèles  de  nos  Salons  annuels.  Depuis  iSSg,  il  y  a  obtenu  successivement 
les  plus  hautes  distinctions.  A  vrai  dire,  c'est  un  des  nôtres,  et  si  l'Italie 
l'a  réclamé  à  l'Exposition  universelle  comme  un  de  ses  fils,  la  France,  en 
cas  de  litige,  aurait  pu,  à  meilleur  titre  encore,  invoquer  le  précédent  du 


LA    PEINTURE    EN    ITALIE.  189 

fameux  jugement  de  Salomon  et  faire  valoir  les  indiscutables  droits  de  la 
maternité  spirituelle. 

C'est  en  Orient,  en  Perse,  en  Syrie,  au  Liban,  à  Constantinople,  que 
M.  Pasini  va  chercher  ses  inspirations,  et  il  y  a  trouvé  une  note  toute 
personnelle  et  d'une  saveur  bien  particulière.  Si,  comme  chez  Fromentin, 
qu'on  lui  a  souvent  opposé,  son  coloris  est  tendre,  frais,  distingué,  lumi- 


FIGURES     DU     TABLEAU     DE     M.     DE     N'ITTIS 

(Croquis  de  l'artiste.) 


WESTMINSTER 


neux,  s'il  s'est  souvent  épris  des  demi-teintes,  des  délicates  transparences 
de  l'ombre  et  de  ses  chaudes  harmonies,  son  accent  est  généralement  plus 
ferme,  plus  robuste,  plus  intense,  et  l'ensemble  de  son  œuvre  en  acquiert 
une  valeur  de  certitude,  de  sincérité  et  de  caractère  qui  a  son  éloquence 
propre.  11  suffit,  du  reste,  de  rapprocher  la  Chasse  au  faucon,  de  M.  Pa- 
sini, de  tel  sujet  analogue  ou  non,  pris  en  Algérie,  et  traité  par  Fromentin, 
pour  qu'on  saisisse,  à  première  vue,  les  différences  de  tempérament  et  de 


,(,0  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

sentiment  qui  séparent  ces  deux  maîtres,  rivaux  cependant  sur  le  terrain 
commun  de  la  recherche  de  la  couleur  locale,  de  la  rareté  du  ton  et  de  la 
coquetterie  de  Texpression. 

L'œuvre  de  M.  Pasini  est  déjà  considérable.  Les  lecteurs  de  la  Gaieite 
en  sont  trop  bien  informés  pour  que  nous  ayons  à  remettre  sous  leurs 
yeux  l'analyse  détaillée  des  onze  tableaux  qu'il  a  présentés  au  Champ  de 
Mars.  La  plupart  ont  été  décrits  dans  nos  colonnes  à  l'occasion  des  Salons 
annuels,  et  nous  voulons  éviter  les  redites.  Ce  ne  sera  point,  toutefois, 
excéder  notre  droit  que  de  dire  un  mot  de  nos  préférences  et  de  rappeler 
quelques  morceaux  particulièrement  remarquables.  C'est  à  ce  titre  que 
nous  mentionnerons  le  Alarché  sur  la  place  de  la  mosquée  de  Jeni-Djiami 
(daté  de  iSyS),  la  vue  de  la  Porte  nord  de  cette  même  mosquée  (1874)  et 
YL'iitrej'ue  des  deux  chefs  Metualis  (1875),  une  scène  grandiose,  à  laquelle 
l'artiste  a  donné  pour  cadre  une  pittoresque  vallée  du  Liban,  gorge  toute 
verdoyante,  aux  pentes  tantôt  surplombées  de  rochers  gris,  tantôt  om- 
bragées de  majestueux  bouquets  de  palmiers.  Je  dois  citer  encore  ce  Fau- 
bourg de  Constantinople,  exposé  l'an  dernier,  une  merveille  de  fourmille- 
ment de  vie,  de  lumière  et  de  richesse  de  coloration,  et  cette  Cour  d'un 
vieux  conak,  tout  enveloppée  de  silence  et  d'ombre,  avec  son  puits  aux 
ferrements  curieusement  ouvragés,  et  ses  envolées  de  tourterelles  grises, 
demi-sauvages  et  demi-familières,  accourant  à  l'appel  du  gardien,  peut- 
être  le  seul  hôte  de  ce  mystérieux  palais. 

Nous  ne  nous  souvenons  pas  que  la  Gû{ette  ait  jamais  parlé  de  la 
Promenade  dans  le  jardin  du  harem,  qui  fait  aujourd'hui  partie  de  la 
riche  et  intéressante  galerie  formée  à  Lisbonne  par  M.  le  vicomte  Daupias. 

Rien  de  plus  finement  observé  dans  sa  gravité  familière  et  dans  sa 
pompe  un  peu  bouflfonne  que  cette  amusante  turquerie,  empruntée  aux 
mœurs  intimes  du  harem.  C'est  l'heure  de  la  promenade  journalière. 
Avec  la  passivité,  la  régularité  ennuyée  et  une  lourdeur  d'allures  qui  sont 
autant  de  traits  d'observation  spirituellement  rendus  par  l'artiste,  la 
Khanoun,  avec  sa  suite,  accomplit  sa  sortie  habituelle  sous  l'œil  vigilant 
de  l'eunuque.  L'enclos,  le  jardin,  n'est  pas  grand,  enserré  qu'il  est,  comme 
le  préau  d'une  prison,  par  les  murailles  mêmes  du  harem,  avec  ses  hautes 
fenêtres  grillées,  aux  archivoltes  décorées  de  faïences  de  Perse,  d'un  bleu 
de  turquoise,  relevées  d'élégantes  arabesques  s'enlevant  en  clair.  Un  gros 
oranger,  près  d'une  fontaine,  quelques  lauriers-roses,  un  palmier,  végétant 
assez  tristement  dans  des  pots,  et  une  treille  où  grimpe  un  grêle  jasmin, 
en  composent  toute  la  parure. 


LA    PEINTURE    EN   ITALIE.  igi 

En  tête  du  groupe  marche  gravement  une  négresse,  vêtue  d'une  robe 
rose  de  Chine,  et  portant  une  guitare;  puis  vient  la  Khanoun,  la  dame, 
en  robe  de  soie  jaune  clair,  s'abritant  sous  un  parasol  aux  reflets  irisés 
que  tient  une  suivante  vêtue  de  rouge  ponceau.  Sur  ses  talons  se  pressent 
trois  autres  esclaves  aux  costumes  chatoyants  et  nuancés  de  bleu  intense, 
de  rouge  profond  et  de  jaune;  Tune  est  chargée  du  narghilé,  l'autre  des 
accessoires  du  café,  une  troisième  a  pittoresquement  drapé  un  bout  de 
tapis  d'Orient  sur  un  coin  de  son  épaule. 

Voilà  la  scène,  et  elle  est  charmante.  Nous  en  aimons  le  dessin 
délicat,  le  mouvement  toujours  très  juste  et  jusqu'à  l'expression  de  lourd 
ennui  des  vivantes  petites  figures.  Quant  à  la  couleur,  toute  fraîche  et 
fleurie,  nous  souhaitons  qu'elle  soit  beaucoup  étudiée  par  les  fortunistes 
et  \&?,paroxystes.  Ils  y  apprendraient  l'art  exquis  —  et  si  rare  —  d'associer 
les  tons  les  plus  montés  dans  une  savante  relation  et  d'en  faire  valoir 
toute  la  vivacité  et  l'éclat  sans  disparate  et  sans  cri. 

Un  des  caractères  les  plus  frappants  du  talent  de  M.  Pasini,  c'est  le 
goût  parfait  avec  lequel  il  mêle  ou  fait  prédominer  dans  ses  compositions, 
selon  les  convenances  de  son  sujet,  l'architecture,  le  paysage  ou  la  figure. 
A  notre  avis,  on  ne  saurait  trop  le  louer  de  la  variété  et  de  la  mesure 
qu'il  apporte  à  se  servir  de  ces  complexes  éléments.  Il  convient,  au  sur- 
plus, d'ajouter  que  M.  Pasini  excelle  également  à  les  traduire.  Progres- 
sant chaque  jour,  et  chaque  jour  plus  maître  de  ses  pratiques,  M.  Pasini 
est,  à  cette  heure,  le  premier  de  nos  orientalistes  :  il  est  encore  et  surtout 
un  beau  peintre. 

Avec  M.  de  Nittis,  la  Gaiette  n'est  point  en  reste.  Dès  1872,  alors 
qu'il  envoyait  au  Salon  ce  joyau  de  peinture  tout  ensoleillé  :  la  Route  de 
Briiidis!\  qui  réapparaît  au  Champ  de  Mars,  plus  affiné,  plus  vibrant 
encore  dans  ses  lumineuses  intensités  sous  l'émaillure  et  la  blonde  patine 
du  temps,  notre  collaborateur  Paul  Mantz  traçait  ici  même  ces  lignes  si 
heureusement  et  sûrement  intuitives  :  «  Ce  nom  de  M.  Nittis,  que  la 
Galette  écrit  pour  la  première  fois,  devra  être  retenu.  «  Si  l'artiste  ne  rece- 
vait encore  ce  jour-là  que  le  baptême  de  la  notoriété,  il  est  aujourd'hui 
compté  parmi  les  plus  aimés  et  les  plus  populaires.  M.  de  Nittis  a,  d'ail- 
leurs fait  mieux  que  de  tenir  les  promesses  de  ses  débuts  :  il  y  a  beau 
temps  qu'il  les  a  singulièrement  élargies. 

C'est  un  chercheur,  un  audacieux  que  M.  de  Nittis.  Nature  nerveuse 
et  délicate,  toute  voie  déjà  battue  lui  paraît  vulgaire.  Il  lui  faut  les  sentiers 
ignorés,  à  peine  foulés  par  d'autres  :  c'est  un  curieux  que  l'inconnu,  le 


,^2  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

nouveau    sollicitent  de  préférence  et  attirent.  Nul,  plus  que  lui,  n'a  dans 

l'école  le  sens  des  élégances  féminines  et  le  goût  de  la  modernité. 

Dès  ses  premières  productions,  on  l'avait  jitstement  rapproché  de 
Meissonier  :  brusquement  M.  de  Nittis  a  laissé  là  cette  première  manière 
précise,  aiguë  et  si  habile  dans  ses  ténuités  à  exprimer  le  relief  des  formes, 
Téloignement  ou  la  diversité  des  choses.  V impressionnisme  venait  de  tenter 
M.  de  Nittis,  et  il  s'y  est  livré  avec  l'entraînement  que  ce  tempérament 
si  essentiellement  artiste  sait  apporter  à  la  poursuite  de  son  rêve.  Tout  de 
suite  il  a  mis  au  service  de  son  nouvel  idéal  —  traduire  la  vie,  l'agitation, 
le  fourmillement  des  grandes  cités —  les  qualités  d'observation,  de  distinc- 
tion et  d'esprit  qu'il  possède  à  un  haut  degré. 

Ce  n'est  pas  sans  plaisir  que  nous  retrouvons,  au  Champ  de  Mars, 
des  morceaux  aussi  significatifs  au  point  de  vue  du  caractère  que  la  Place 
des  Pyramides,  et  Paris  J'u  du  Pont-Royal,  des  Salons  de  iSyS  et  de  1876, 
avec  la  transparence  un  peu  voilée  de  leur  grise  atmosphère,  sur  laquelle 
d'élégantes  petites  figures,  surprises  dans  leur  mobilité,  détachent  leurs 
fines  silhouettes,  non  pas  crûment,  mais  dans  la  mesure  parfaite  qu'exige 
la  tonalité  de  leur  plan.  Car,  outre  que  l'impression  chez  M.  de  Nittis  — 
sans  jamais  rester  trop  sommaire  et  trop  abrégée  —  est  toujours  juste  et 
délicate,  il  sait  éviter  l'écueil  des  vigueurs  brutales,  si  faciles  à  qui  pose  des 
noirs  sur  des  fonds  neutres  ou  gris. 

Ce  n'est  pas  seulement  Paris,  c'est  encore  Londres,  avec  ses  brumes 
épaisses,  mélange  de  brouillard  jaune  et  de  fumées  grises,  qui  a  trouvé 
dans  M.  de  Nittis  un  peintre  d'une  étonnante  sincérité.  National  Gallery, 
Trafalgar  square,  Bank  of  England,  Piccadilly,  sont  autant  d'épreuves, 
ditférentes  d'une  même  et  solide  impression,  sentie,  vécue  et  traduite  avec 
un  rare  bonheur.  Westminster  et  Canon  ^r/rf^e  fournissent,  dans  cette  même 
donnée,  une  note  à  part.  Ce  ne  sont  pas  là  —  il  faut  en  convenir  —  des 
morceaux  gais;  mais  le  pinceau  de  l'artiste,  ému  et  comme  oppressé  par 
les  fuligineuses  vapeurs  qui,  à  certains  jours,  sur  les  rives  de  la  noire 
Tamise,  enveloppent  et  obscurcissent  toutes  choses,  n'a  fait  après  tout  que 
rendre  la  sensation  loyalement  éprouvée.  Pour  poignant,  pour  dramatique 
qu'il  puisse  paraître,  l'eifet  dans  ces  deux  pages  spleenétiques  et  presque 
sinistres  est  la  réalité  même. 

Sans  qu'il  y  ait  de  notre  faute,  nous  voilà  bien  loin  de  l'Italie,  de  la 
peinture  italienne  et  de  ses  gaietés.  Il  est  grandement  temps  que  nous  en 
venions  aux  ouvrages,  moins  importants  sans  doute,  mais  aussi  moins 
familiers  à  nos  lecteurs,  des  peintres  restés  fidèles  aux  choses  du  terroir. 


LA    PEINTURE    EN    ITALIE.  iqS 

S'il  fallait  en  juger  par  ce  qui  est  exposé  au  Champ  de  Mars,  Thistoire 
et  la  grande  peinture,  religieuse  ou  allégorique,  seraient  fort  délaissées  en 
Italie.  Mais  en  est-il  réellement  ainsi?  ATexceptioud'une  ou  deux  compo- 
sitions :  Jésus  écoutant  la  lecture  du  jugement  qui  le  condamne,  da 
M.  Altamura,  qui  interprète  l'Évangile  à  la  manière  de  Bida;  d'une  Mater 
amabilis,  de  M.  Fontana;  d'un  Alarcus  Bru  tus  après  la  bataille  de  Phi- 
lippes,  de  M.  Simoni,  seuls  tableaux  où  se  lise  une  préoccupation  d'école', 
et  encore  de  la  grande  toile  où  M.  D.  Induno  représente  Victor-Emma- 
nuel posant  la  première  pierre  de  la  galerie  de  Milan,  manière  de  pein- 
ture officielle,  non  pas  mal  agencée,  ni  malhabile,  mais  un  peu  monotone 
et  triste  d'aspect,  nous  ne  voyons  rien  de  transcendant  à  signaler.  Les  por- 
traits aussi  sont  rares.  Les  meilleurs  sont  signés  de  M.  Mose  Blanchi,  de 
M.  Spiridon,  qui  a  peint  M.  Gambetta,  et  de  M.  Bompiani,  dont  le  por- 
trait de  M"""  Bompiani  se  tiendrait  très  bien  dans  le  voisinage  des  élégances 
féminines  du  plus  mondain  de  nos  portraitistes. 

Une  Etude  d'une  jeune  fille,  de  M.  Cammarano,  est  un  beau  morceau 
de  peintre,  d'une  facture  singulière  et  bien  personnelle.  M.  Cammarano, 
en  impressionniste  intelligent,  se  garde  de  peindre  plat,  et  il  sait  tenir 
compte  des  jeux  de  la  lumière  et  de  ses  reflets  autour  d'un  relief.  Sa  cou- 
leur a  beaucoup  de  solidité  et  de  vie. 

L'anecdote  historique  et  les  sujets  de  demi-caractère  sont  très  en 
vogue  dans  les  ateliers  transalpins.  Je  ne  puis  que  mentionner  —  ne  pou- 
vant tout  dire  —  les  envois  de  M.  Mussini  :  une  Heure  d'été  ;  de  M.  Vannu- 
telli  :  la  Monferrina;  de  M.  Battaglia  :  Carminé  Giordano  faisant  répéter  la 
pastorale  aux  dominicains  ;  de  M.  Castiglione  :  le  Château  de  Haldon 
Hall  au  moment  où  il  est  envahi  par  les  soldats  de  Cromwell,  ainsi  qu'une 
seconde  toile  du  même  artiste,  intitulée  Une  Visite  chei  l'oncle  cardinal. 
En  somme,  ce  sont  là  autant  de  tableaux  estimables  et  brillants,  mais  que 
ne  recommande  à  notre  étude  aucune  qualité  tout  à  fait  saillante.  Il  nous 
a  paru  que  le  sujet  traité  à  la  fois  par  MM.  Pagliano  et  Didioni  n'avait 
point  manqué  son  effet  sur  la  foule  :  il  s'agit  de  la  scène  du  divorce  entre 
Napoléon  et  Joséphine.  L'une  se  joue  à  trois  personnages,  l'autre  seule- 
ment à  deux.  Ces  compositions  sont  d'aimables  morceaux  de  facture,  où 
le  mobilier,  les  étoffes,  le  rendu  des  accessoires,  l'emportent  sur  le  senti- 
ment et  l'expression.  Or  nous  ne  saurions  être  ému  là  où  il  n'y  a  que  de 
la  mise  en  scène.  Le  drame  intime  n'y  est  pas. 

La  Rixe,  de  M.  Detti;  une  Fête  sur  le  canal  Grande,  de  M.  Delleani, 
qui  voudrait    mêler  Fortuny   à    \'éronèse  ;   le  Retour   du    baptême,    de 

i3 


if,^  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

M.  Jaco\'cicci ;  un  autre  Daptcinc  dans  la  ville  ifischia,  de  M.  Jorris;  la 
Vie  orientale^  de  M.  Massarini  ;  le  Retour  de  lafête  de  la  Vierge  de  l'Arco, 
de  M.  F.  Mancini;  un  Mariage  en  Lombardie^  de  M.  Mantegazza,  sont 
des  compositions  mouvementées,  très  ingénieuses  d'arrangement  et,  pour 
le  surplus,  d'une  vivacité  de  coloration  qui  est  caractéristique  à  cette  heure 
dans  toute  l'ccole.  C'est  encore  par  la  couleur,  plutôt  que  par  la  solidité 
du  dessin,  que  se  recommandent  une  foule  de  sujets  empruntés,  comme 
quelques-uns  des  précédents,  à  la  vie  au  grand  air,  aux  coutumes  locales, 
aux  fêtes  nationales,  et  parmi  ceux-là  je  note  comme  des  morceaux  tout  de 
/'/•/(;  ;  Italie,  i6'6S,  de  M.  J.  Induno;  le  Retour  de  la  fête  de  Montevergine, 
de  M"'"  Sindici  Stuart;  le  Matin  de  la  fête,  de  M.  Nono,  et  un  Baptême 
de  gala,  de  M.  Pastoris.  Un  Coucher  de  soleil  (rivière  de  Gènes),  de 
M.  Giulano,  se  distingue  de  la  moyenne  des  autres  ouvrages  par  la  largeur 
et  le  charme  de  sa  facture.  Nous  notons  surtout  dans  ce  tableau,  où  de 
belles  jeunes  filles  passent,  au  bord  de  la  mer  azurée,  en  chantant  et  en  se 
tenant  par  la  main,  une  poésie  d'arrangement  et  d'expression  qui  évoque, 
sans  plus  de  rapprochement  d'ailleurs,  le  souvenir  du  Choral  de  Charles 
Marchai.  Avant  le  tournoi,  de  M.  Marchetti,  dont  la  Galette  donne  un 
spirituel  croquis,  est  également  à  ranger  parmi  les  plus  pétillantes  toiles 
de  l'exposition  italienne.  Bien  agencée  dans  sa  disposition  générale  et  dans 
ses  parties  de  détail,  cette  vive  et  charmante  page  fait  le  plus  grand  honneur 
à  M.  Marchetti. 

On  est  frappé,  en  parcourant  l'Exposition  italienne,  du  grand  nombre 
de  sujets  intimes,  spirituellement  composés,  très  écrits,  trop  écrits  même 
parfois  dans  leur  exécution  appliquée,  mais  qui  rachètent  ce  travers  — 
endémique  dans  l'école  —  par  la  gaieté,  la  finesse  de  l'expression,  en 
même  temps  que  par  l'éclat  et  par  le  choix  presque  toujours  heureux  des 
tonalités.  La  plupart  de  ces  petites  toiles  sont  un  heureux  compromis  entre 
les  pratiques  de  Fortuny  et  la  manière  de  nos  propres  peintres  de  genre. 

L'Amateur  d'antiquités,  de  M.  J.  Induno;  V Avare,  de  M.  Piccinni; 
un  Prêtre,  de  M.  Volpe;  la  Lecture,  de  M.  Quadrone';  ï Essai  du  corset, 
de  M.  Spiridon,  appartiennent  à  cette  école  composite  où  le  soin  de  la  mise 
en  scène  et  le  rendu  excessif  du  détail  sont  des  préoccupations  dominantes. 
Sans  viser  à  tant  de  recherches,  la  Revue  de  l'héritage,  de  M.  E.  Pagliano, 
le  Retour  du  baptême  et  la  Gondole,  de  M.  F.  Jacovacci,  se  présentent 
comme  d'excellents  et  amusants  tableaux  où  les  caresses  de  la  brosse 
n'exagèrent  point  trop  l'intention  et  se  gardent  de  détruire,  au  profit  des 
accessoires,  l'harmonieux  ellet  de  l'ensemble. 


LA   PEINTURE    EN    ITALIE.  ign 

Une  bonne  peinture  encore,  c'est  la  Dernière  Messe,  de  M.  de  Nigris, 
d'une  bien  jolie  couleur  et  d'une  facture  qui  ne  manque  ni  d'imprévu  ni 
d'originalité.  Nous  notons  aussi  un  petit  Bacchits  et  quelques  autres  études 
de  M.  A  Mancini,  traitées  avec  liberté  et  dans  un  piquant  sentiment  de 
couleur. 

Le  japonisme  a  ses  adeptes  par  delà  les  monts,  tout  comme  à  Paris. 
M.  Favretto  s'en  montre  épris  dans  son  Atelier  de  tailleur,  tout  plein 
de  jolies  taches,  très  habilement  contrastées  du  reste,  et  M.  E.  Gignous, 
un  sectateur  décidé  dans  l'éblouissant  morceau  qu'il  a  appelé  les  Fleurs  du 
couvent,  un  coin  de  nature  inculte  où  fleurissent  en  tout  abandon,  sur 
leurs  hautes  et  élégantes  tiges,  des  roses  trémières,  rose  clair,  rouge  de 
sang  et  rouge  pourpre,  dont  les  notes  aiguës  ou  graves  se  détachent  sur  les 
verts  intenses  et  variés  des  herbes  folles  et  des  feuillages. 

Il  y  a  plus  que  des  traces  de.  paroxysme  dans  le  Viatique  de  M.  Gioli, 
qui,  par  ses  outrances  de  coloration,  se  rattache  au  maître  du  genre, 
M.  Michetti. 

A  quel  besoin  de  singularité  ou  de  fantaisie  effrénée  a  donc  obéi  celui- 
ci  lorsqu'il  a  peint  cet  étrange  rébus  que  le  catalogue  intitule  Printemps  et 
Amours?  Quelle  folie  ou  plutôt  quelle  chinoiserie  est  cela?  Que  viennent 
faire  sur  ce  promontoire,  que  baigne  la  mer  bleue,  ce  vol  d'Amours  de 
terre  cuite  —  puisque  Amours  il  y  a  de  par  le  catalogue  ■ —  jouant,  sau- 
tant, se  culbutant,  grimpant  aux  branches  d'un  amandier  en  fleur,  et  plus 
turbulents  dans  leurs  jeux  qu'une  bande  d'écoliers  en  vacances?  Pourquoi 
ces  étoffes  japonaises,  ces  draperies  archaïques,  ces  attifements  bizarres? 
et  pourquoi  encore  ces  marbrures  de  bleu  indigo  qui  zèbrent,  comme  des 
hachures  jetées  au  hasard,  cette  composition  extravagante?  Qui  nous  don- 
nera le  mot  de  cette  énigme,  que  ne  révèle  point  l'examen  de  cette  peinture 
paradoxale,  ahurissante,  hallucinée,  sans  doute  la  vision,  le  songe  creux 
de  quelque  cerveau  en  délire? 

Le  Baiser,  un  autre  tableau  de  M.  Michetti,  n'affiche,  du  moins^ 
d'autre  prétention  que  de  nous  montrer  jusqu'à  quelles  sonorités  peuvent 
atteindre  certaines  valeurs  de  rouge,  de  bleu  et  de  vert,  habilement  con- 
trastées. En  ce  sens,  la  pratique  de  M.  Michetti  tient  véritablement  du 
prodige. 

L'école  italienne  contemporaine  ne  manque  pas  d'artistes  attentifs  à 
interroger  les  aspects  généraux  ou  les  particularités  du  milieu  natal  et  à 
en  rendre  les  côtés  pittoresques,  la  poésie,  la  grandeur.  S'il  a  fait  sur  la 
terre  d'Egypte  une  excursion  heureuse  qu'attestent  deux  bonnes  toiles 


,^5  L'ART  MODERNE  A   L'EXPOSITION, 

exposées  au  Champ  de  Mars  :  les  Pyramides  et  le  Sphinx,  M.  Vertunni 
prouve  dans  son  étude  de  ruines  de  Pœstitm  et  dans  son  paysage,  les 
Marais  Pontins,  qu'il  ressent  vivement  les  impressions  de  terroir  et  qu'il 
en  rend  fortement  le  caractère.  Ainsi  encore  de  M.  Ciardi,  un  peintre 
véridique  du  ciel  vénitien,  et  de  M.  Pittara,  qui  nous  montre  dans  la 
campagne  romaine,  au  milieu  des  broussailles,  un  marais  où  se  vautrent 
des  buffles,  tout  illuminé  des  rayons  d'un  soleil  couchant  aux  chaudes 
et  puissantes  transparences.  M.  Simonetti,  un  élève  de  Fortuny,  a  peint 
dans  sa  manière  précise,  agatisce,  accusant  chaque  détail,  chaque  relief, 
la  Via  Giiiseppe  Mancinelli,  à  Palanolo.  MM.  Pagano  et  Bartesago  par- 
ticipent de  cette  même  méthode  et  l'exagèrent. 

Deux  paysagistes  de  talent,  MM.  Tivoli  et  Rossano,  sont  devenus  des 
nôtres.  L'un  expose  une  grande  toile  :  les  Bords  de  la  Seine,  un  peu  flot- 
tante et  molle  dans  ses  lignes,  mais  lumineuse  et  fraîche;  l'autre,  plusieurs 
Unes  études  :  l'Inondation  de  la  Seine,  les  Faucheurs  et  les  Environs  de 
Montretout. 

On  sait  avec  quelle  habileté  les  artistes  italiens  traitent  l'aquarelle. 
L'Exposition  du  Champ  de  Mars  en  renferme  de  superbes  spécimens  : 
scènes  de  mœurs,  paysages,  études  diverses;  un  de  nos  collaborateurs 
s'occupe,  dans  un  article  spécial,  de  ces  aimables  et  brillantes  {produc- 
tions. 


LA    GRECE 


La  terre  classique  du  beau  idéal,  comme  des  plus  nobles,  des  plus 
hautes,  des  plus  parfaites  manifestations  de  l'art,  a  vu  se  tarir,  depuis  des 
siècles,  ses  forces  créatrices.  Si  l'art  grec  survit  dans  la  mémoire  des 
peuples,  ce  n'est  plus  que  par  ses  augustes  monuments  et  ses  impérissables 
souvenirs.  Pourquoi  évoquerions-nous  vainement  ce  passé  en  face  du  pré- 
sent? 

L'Exposition  de  la  Grèce  occupe  une  bien  petite  place  au  Champ  de 
Mars.  Nous  n'avons  point  charge  d'en  étudier  la  statuaire.  Reste  la  pein- 
ture. Elle  n'est  ni  sans  intérêt  ni  sans  mérite,  et  témoigne  que  les  artistes 
grecs  ont  le  goût  inné  et  le  culte  de  la  couleur. 

M.  N.  Lytras,  un  nom  qui  ne  nous  est  pas  familier,  a  signé  plusieurs 
jolies  t(Mles  dont  les  sujets  sont  empruntés  aux  moeurs  nationales.  La 
Jeune  Fille  enlevée,  V  Orpheline,  le  Baiser,  la  Veille  de  la  nouvelle  année. 


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iqS  L'ART   MODERNE    A    L^EXPOSITION 

sont  autant  de  charmantes  compositions,  d'un  coloris  délicat,  lumi- 
neux, présentant  des  blancs  hardiment  enlevés  sur  des  fonds  clairs  et  qui 
ne  manquent  ni  d'accent  ni  de  saveur. 

Dans  ses  Fiançailles  en  Grèce,  M.  N.  Gyzis  s'inspire  aussi  des  cou- 
tumes traditionnelles;  son  tableau,  bien  composé  et  peint  avec  beaucoup 
de  finesse,  dans  une  tonalité  blonde,  laisse  le  plus  agréable  souvenir. 
M.  Gyzis  a  exposé  en  même  temps  une  Tétc  d'Arabe,  étude  d'un  superbe 
caractère  et  d'une  facture  énergique. 

M.  Th.  Ralli,  un  des  élèves  les  plus  distingués  de  l'atelier  de 
M.  Gérome,  expose  couramment  à  nos  Salons  annuels.  Une  Soiibrctle 
Louis  XIV  Nasli  jouant  de  la  guitare,  Nurniahal  la  danseuse  et  Après 
l'enterrement  forment  son  lot  au  Champ  de  Mars,  et  ce  lot  est  des  plus 
frais  et  des  plus  coquets. 

Nous  notons  un  très  bon  Portrait  de  femme,  par  M.  Rizo,  élève  de 
de  M.  Cabanel,  ainsi  qu'un  Portrait  d'homme,  par  M.  Xydias,  d'une 
véritable  valeur  pour  la  fermeté  du  modelé  et  la  puissance  de  la  couleur. 

M.  Pantazis,  qui  habite  la  Belgique  et  expose  quelquefois  à  Paris,  suit 
les  traditions  chères  à  nos  impressionnistes .  Ses  envois  sont  nombreux  et 
variés.  M.  Pantazis  peint  des  figures,  des  paysages,  des  effets  de  neige, 
des  marines. 

La  plus  importante  de  ses  toiles  est  intitulée  Cruelle  Nécessité.  Il 
s'agit  là  d'un  artiste  déchu,  jouant  du  violon  dans  la  rue;  un  reste  de 
fierté  se  lit  sur  son  visage  et  perce  à  travers  l'humilité  de  la  pose.  Cette 
étude  réaliste  est  d'une  expression  saisissante  et  d'une  solide  couleur. 


Sans  être  nombreux,  puisqu'ils  ne  comprennent  guère  qu'une  cen- 
taine d'ouvrages  de  sculpture  et  de  peinture;  sans  même  que  leur  valeur 
tranche  sur  la  moyenne  des  autres  expositions  par  l'originalité  de  l'inven- 
tion, de  la  pratique  ou  du  caractère,  les  envois  de  la  Suisse,  à  l'Exposition 
universelle,  n'en  présentent  pas  moins  à  la  critique  des  éléments  de  dis- 
cussion et  d'étude  d'un  sérieux  intérêt. 

A  ne  prendre  seulement  que  la  question  de  mesure  dans  laquelle  l'ac- 
tion de  l'Etat  s'exerce,  chez  nos  voisins,  à  l'endroit  des  beaux-arts,  ou 
celle  de  rutillté  même  de  ces  rapports,  et  cette  autre,  encore  si  obscure, 


LA    PEINTURE   EN    SUISSE.  199 

des  conditions  nouvelles  que  semblent  devoir  indiquer  aux  arts  plastiques 
les  mœurs,  les  goûts,  les  tendances  des  sociétés  républicaines,  l'Exposition 
de  la  Suisse  soulèverait  déjà,  on  le  voit,  plus  d'un  curieux  problème. 

Mais,  strictement  limité  à  la  constatation  de  l'état  présent  de  Tart  chez 
les  diverses  nationalités  représentées  au  Champ  de  Mars,  notre  cadre 
nous  interdit  de  toucher  à  ces  questions  autranent  que  pour  en  indiquer 
sommairement  la  nature  et  la  portée. 

Aussi  nous  bornerons -nous  à  faire  observer  à  nos  lecteurs  que  la 
Suisse,  pays  d'application  des  libertés  radicales,  abandonnant  à  l'initiative 
individuelle,  aux  collectivités  particulières,  une  action  dirigeante  qu'elle  se 
refuse  d'assumer,  répond  simplertient  aux  partisans  de  la  centralisation 
gouvernementale,  à  ceux-là  qui  pensent  que  l'État,  fût-il  démocratique,  est 
tenu,  de  toute  nécessité,  de  protéger,  de  diriger  et  d'avoir  les  Beaux-Arts 
en  étroite  tutelle,  en  montrant  dans  les  diverses  branches  de  la  production 
artistique  —  entièrement  laissée  à  elle-même  —  une  activité,  des  efforts 
et  une  expansion  dans  tous  les  sens  qui  sont  loin  de  témoigner  contre 
l'excellence  de  son  libre  principe. 

En  face  des  frappants  résultats  obtenus  de  cette  pratique  du  self- 
actiiig,  si  absolument  en  opposition  avec  nos  traditions  administratives, 
et  sans  vouloir  prématurément  conclure  d'une  expérience  qui,  historique- 
ment, n'est  d'ailleurs  ni  nouvelle  ni  unique,  nous  nous  en  tiendrons  à  cette 
remarque,  qu'en  tin  de  compte  il  n'appartiendra  pas  à  l'école  autoritaire 
de  tirer  de  l'Exposition  de  la  Suisse  de  nouveaux  et  bien  victorieux  argu- 
ments. 

Obéissant  à  d'irrésistibles  affinités  de  langage  et  de  race,  la  Suisse  se 
trouve  entraînée  dans  le  mouvement  intellectuel  et  artistique  des  grandes 
nationalités  qui  l'enveloppent.  Aussi  n'est-elle  point  parvenue  et  ne  par- 
viendra-t-elle  sans  doute  jamais  à  se  créer  une  expression  d'art  propre, 
vuie  école.  De  même  donc  que  la  Confédération  helvétique  est  composé, 
de  cantons  de  langues  allemande,  française  et  italienne,  de  même  on  voit 
clairement  au  Champ  de  Mars  l'Allemagne,  la  France  et  l'Italie  exercer 
sur  ses  artistes  une  influence  plus  ou  moins  directe  et  prépondérante.  A 
l'heure  présente,  c'est  la  France  qui  parait  y  avoir  la  plus  large  part. 

Dans  leurs  honorables  efforts  pour  aborder  fart  élevé,  MM.  Léon- 
Paul  Robert  et  Zuber-Buhler  se  réclament  tout  particulièrement  de  notre 
enseignement  académique.  On  sait  que  le  tableau  de  M.  L.-P.  Robert, 
les  Zéphyrs  d'un  beau  soir,  exposé  au  Salon  de  l'année  dernière,  lui  a 
valu  une  médaille.  Sa  composition,   agencée  avec  goût,  est  d'un  dessin 


200  L'ART   MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

assez  remarquable,  mais  d'une  coloration  bien  peu  juvénile  et  trop  as- 
sagie. La  Naissance  de  Vénus,  de  M.  Zuber-Buhler,  vise  au  style.  L'arran- 
gement en  est  gracieux  et  la  couleur  suffisamment  décorative,  quoique 
un  peu  conventionnelle  et  mince.  AL  Zuber-Bûhler  est  un  élève  de 
Picot. 

Nous  noterons  rapidement  quelques  portraits  d'une  réelle  valeur,  tels, 
par  exemple,  que  le  portrait  de  femme,  en  toilette  de  satin  blanc,  s'en- 
Icvant  sur  une  draperie  rouge  sombre,  qu'a  signé  M.  A.  Berthoud  ;  le  por- 
trait très  vivant  de  M.  Cérésole,  ancien  président  de  la  Confédération 
suisse,  par  le  même  artiste;  la  Famille  F...,  de  M.  E.  Stûckelberg,  qui  s'y 
montre  un  peintre  robuste,  contenu  et  très  expressif,  de  même  que  dans 
ses  autres  portraits  de  M.  N.  B...  et  de  M'"'  St...  On  retrouve  dans  ce 
dernier  quelque  chose  du  sentiment  délicat  de  Flandrin,  et  cette  poétique 
affinité  vaut  qu'on  la  relève. 

Les  sujets  pittoresques  occupent  dans  l'Exposition  de  la  Suisse  une 
place  assez  importante.  Tandis  que  M.  Castres  avec  sa  Caravane,  que 
MM.  Eugène  et  Jules  Girardet  avec  leurs  diverses  études  prises  au 
Maroc,  s'appliquent  à  suivre  les  traditions  de  nos  peintres  de  l'Orient, 
M.  Conrad  Grob  s'inspire  de  l'histoire  de  sa  patrie  et  reproduit,  avec 
ses  curieux  détails  de  costumes  et  d'armes,  la  Bataille  de  Sempach. 

Les  sujets  de  genre  sont  plus  nombreux  encore.  Quelques-uns  sont 
des  morceaux  très  étudiés,  très  peints  et  veulent  une  étude  attentive.  Le 
Dîner  de  circonstance,  de  M.  Vautier,  —  né  à  Lausanne,  mais  qui  tra- 
vaille à  Dusseldorf,  —  placerait  partout  son  auteur  au  premier  rang  dans 
la  peinture  de  mœurs.  C'est  là,  en  effet,  une  remarquable  et  fort  amusante 
composition,  aussi  variée  de  types  que  de  p»hysionomies  et  toute  pleine 
sous  son  apparente  bonhomie  de  la  plus  spirituelle  causticité  d'observation, 
mise  au  service  d'une  pratique  consommée  et  de  la  plus  parfaite  entente 
de  la  construction  du  tableau.  11  y  à  là,  assis  à  table,  promenant  son 
regard  de  supériorité  accueillante  sur  l'assistance  de  paysans,  tout  embar- 
rassés de  leur  personne  et  gênés  encore  par  leurs  habits  des  dimanches, 
un  certain  personnage  officiel,  sans  doute  quelque  préfet  en  tournée, 
décoré,  cravaté  de  blanc,  gourmé,  important,  qui  est  une  figure  excellente. 
l'n  autre  excellent  type,  c'est  le  militaire  retraité,  vu  de  dos,  avec  un 
grand  col  noir  qui  lui  sangle  la  nuque.  Le  pasteur,  son  interlocuteur, 
ainsi  que  l'homme  assis  entre  eux  possèdent  des  tètes  comiques  d'une 
\crité  d'observation  saisissante,  de  ces  tètes  dont  on  dit  qu'on  les  a  cer- 
tainement vues  quelque  part.  Debout,  près  du  préfet,  une  belle  lille,  les 


LA    PEINTURE    EN    SUISSE  201 

mains  croisées,  le  regarde,  l'étudié  pour  mieux  dire,  du  coin  de  Tœil,  et 
son  expression  mi-admirative,  mi-railleuse,  est  de  la  plus  piquante  finesse. 
A  droite,  une  vieille  servante  apporte  glorieusement  le  potage,  et,  tandis 
que  les  paysans  font  encore  mille  façons  pour  prendre  leur  place  au  bas 
bout  de  la  table,  on  voit  se  presser  au  dehors,  contre  les  vitres  de  la 
porte,  de  curieuses  têtes  d'enfants.  Le  Dîner  de  circonstance,  seul  tableau 
qu'expose  M.  ^"autier,  date  déjà  de  1871.  S'il  nous  révèle  qu'à  cette 
époque  l'artiste  inclinait  visiblement  à  suivre  dans  ses  colorations,  à  des- 
sein apaisées  et  un  peu  trop  tranquilles,  les  méthodes  de  M.  Knaus,  il 
ne  nous  renseigne  pas  sur  les  modifications  qui  auront  pu  s'introduire 
depuis  lors  dans  ce  curieux  talent.  Profondément  doué  autrefois  du  senti- 
ment de  la  grâce  rustique  et  des  gaietés  naïves,  il  est  à  regretter,  dans 
l'intérêt  de  notre  enquête,  que  M.  \'autier  n'ait  pas  joint  à  son  envoi 
c^uelque  autre  sujet,  d'allures  plus  simples  et  franches,  moins  chargé  aussi 
d'intentions  :  M.  Vautier  est,  parmi  les  peintres,  du  petit  nombre  de  ceux 
dont  on  voudrait  tout  connaître. 

Nous  revoyons  avec  plaisir  l'amusant  tableau  intitulé  le  Mariage  à 
la  mairie,  que  M.  Simon  Durand  avait  envoyé  au  Salon  de  iSyS  ;  on  se 
souvient  du  franc  succès  de  gaieté  qu'il  y  obtint  avec  les  mines  inquiètes, 
troublées,  impatientes,  des  invités  de  cette  risible  noce,  attendant  son 
marié  problématique.  M.  Simon  Durand  nous  montre  encore  deux  autres 
toiles  d'une  facture  plus  libre  et  plus  nouvelle.  L'une,  désignée  au  cata- 
logue sous  le  titre  de  Un  bout  de  conduite,  représente  une  troupe  de 
bohémiens  précédés  de  leur  chariot,  menant  leurs  ours  en  laisse  et 
s'avançant,  chargés  de  leur  attirail,  par  un  chemin  tout  blanc  de  neige, 
sous  l'étroite  surveillance  de  deux  bons  gendarmes.  L'autre  toile,  Un 
marché,  est  un  véritable  feu  d'artifice  de  tons  éclatants  et  heurtés.  11  y 
a  là  une  exubérance  et  un  appétit  de  couleur  qui  se  disciplineront  certaine- 
ment quelque  jour;  AL  Simon  Durand  en  est  encore  à  chercher  sa  voie, 
mais  il  nous  semble  de  taille  à  se  faire  une  personnalité. 

Deux  tableaux  de  genre  :  les  Bohémiens  au  bord  de  la  Birs  et  la 
Diseuse  de  bonne  aventure,  par  M.  Stûckelberg,  sont  des  morceaux  solide- 
ment peints  et  très  expressifs,  mais  un  peu  appuyés  et  éparpillés  d'arran- 
gement et  d'etfet.  La  Politique  au  courent,  de  M.  Bosshardt,  se  réclame 
de  l'école  de  Munich  pour  la  propreté  et  les  procédés  lisses  et  un  peu 
ténus  de  l'exécution.  Il  pleut,  par  M.  Ravel,  de  Genève,  est  une  jolie 
peinture,  finement  observée,  et  la  Fournée  au  pillage,  de  M.  Burnand, 
composition  trop  serrée  et  manquant  d'air  dans  les  plans  de  gauche,  n'en 


202  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

dénonce  pas  moins,  chez  son  auteur,  un  certain  sentiment  des  choses  de 
la  vie  champêtre.  Nous  n'aurons  garde  d'omettre  le  Marché  de  Tractto, 
de  M.  Bourcart,  scène  fourmillante  d'agitation  et  de  vie,  traitée  dans  la 
couleur  en  vogue  à  cette  heure  à  Naples,  c'est-à-dire  gaie,  légère  et  tout 
à  fait  pimpante  d'aspect. 

Si  Caiame  et  Diday  ont  encore  en  Suisse  des  continuateurs  de  leur 
manière  détaillée,  mesquine  et  froide,  de  rendre  la  nature  alpestre,  nous 
l'ignorons  et  nous  ne  voulons  pas  le  savoir.  Ce  petit  art-là,  qui  a  pourtant 
eu  ses  enthousiastes  et  son  école,  est  mort,  bien  mort,  et  l'influence  de 
notre  école  naturaliste  l'a,  depuis  longtemps,  relégué  dans  ces  espaces 
limbiques  où  errent  sans  doute  aussi,  ombres  creuses  et  chimériques, 
les  paysages  historiques  de  Michalon,  de  Bidauld,  de  Watelet  et  de 
Valenciennes. 

Les  paysagistes  helvétiques  ont  donc  désappris  les  pauvretés  de  ces 
méthodes  d'antan  et  écouté  les  éloquentes  leçons  de  Th.  Rousseau,  de 
Troyon,  de  Courbet  et  de  Daubigny.  Aussi  l'Exposition  de  la  Suisse  ren- 
ferme-t-elle  plus  d'une  bonne  peinture  due  à  l'étude  attentive  de  ces 
maîtres  ou  puisée,  à  leur  exemple,  à  des  inspirations  formelles  et  vécues. 
M.  Bodmer,  dont  les  lecteurs  de  la  Gaiette  ont  été  souvent  mis  à  même 
d'apprécier  le  talent,  est  un  des  vétérans  parmi  ces  bons  ouvriers  et  ces 
convaincus  de  la  première  heure  :  ses  envois  au  Champ  de  Mars, 
des  paysages,  des  études  en  forêt,  de  gracieux  motifs  de  décoration, 
olfrent  tous  de  l'intérêt.  M.  Baudit,  qui  appartient  à  cette  même  géné- 
ration d'artistes  consciencieux,  a  deux  paysages  :  la  Lande  de  Begaar 
et  ï Étang  de  Lacanan.  Sans  marquer  une  évolution  dans  sa  manœuvre, 
ils  montrent  que  le  peintre  progresse  sans  cesse  et  peut  progresser 
encore.  M.  Castan,  dans  ses  deux  toiles  intitulées  Sous  bois  dans  le  Berry 
et  les  Bords  de  la  Creuse  à  Gargilesse,  si  magistralement  décrits  par 
la  plume  de  George  Sand,  fait  preuve  d'une  fermeté  de  dessin  dans 
l'assiette  de  ses  terrains  et  dans  la  plantation  de  ses  arbres,  qui  demande- 
rait peut-être  d'être  soutenue  par  plus  de  vigueur  et  d'accent  dans  le 
coloris. 

En  bon  élève  d'Appian  et  de  Courbet,  M.  Pata  a  peint  grassement  et 
largement  un  Village  de  Normandie  par  un  temps  de  neige,  ainsi  qu'une 
excellente  étude  de  la  côte  normande. 

Nous  citerons  encore  les  deux  paysages  —  des  vues  d'Étangs  en  Ca- 
margue —  d'une  couleur  robuste  et  superbe,  de  M.  Potter  ;  un  très  beau 
site  de  montagnes  avec  quelques  animaux,  de  M.  Lugardon;  Unspunnen, 


LA   PEINTURE    EN    SUISSE.  2o3 

environs  d'Interlaken,  par  M.  Auguste  Berthoud,  étude  d'une  grande 
sincérité  et  de  Teftet  le  plus  pittoresque  ;  les  Bords  du  lac  Léman  et  les 
Laveuses  de  San-Remo,  de  M.  Bocion,  en  progrès  marqué  dans  ses  colora- 
tions plus  largement  comprises,  et  ne  manquant  ni  de  transparence  ni 
d'harmonie,  et  encore  ces  paysages,  pris  en  Hollande,  par  AI.  Stengelin, 
dont  les  ciels  dramatiques  et  les  terrains  robustes  et  gras  sont  évidemment 
inspirés  de  l'étude  des  lumineux  chefs-d'œuvre  de  Salomon  Ruysdael  et 
de  Van  Goyen. 

Nous  devons,  sous  peine  de  déni  de  justice,  une  mention  toute  spé- 
ciale aux  paysages  de  M.  E.  David,  un  nom  encore  inconnu  hier  et  que 
l'Exposition  du  Champ  de  Mars  révèle  avec  quelque  éclat.  Sa  Campagne 
de  Rome  est  une  page  superbe,  d'une  solidité  et  d'une  beauté  de  lignes 
qui  atteignent  véritablement  à  la  grandeur.  Les  terrains  bruns  se  dérou- 
lant en  profils  sévères  ou  s'exhaussant  en  collines  majestueuses,  bleuis- 
sent et  s'eftacent  doucement  dans  les  profondeurs  d'un  horizon  d'un  ton 
doux  et  clair  où  se  perdent  également  les  silhouettes  des  grands  édifices 
de  Rome  :  le  Vatican,  Saint-Pierre.  Le  ciel  haut,  aérien,  avec  ses  légers 
nuages  finement  teintés  de  violet,  est  d'une  extrême  transparence.  L'en- 
semble de  ce  beau  paysage  présente  une  séduisante  et  discrète  harmonie  ; 
si  la  facture  en  était  un  peu  moins  délicate  et  subtile,  surtout  dans  les 
premiers  plans,  l'ouvrage  de  M.  E.  David  pourrait  facilement  être  consi- 
déré comme  supérieur.  Mais  son  autre  toile,  le  Bosphore,  est  bien  cette 
fois  l'œuvre  d'un  coloriste  déjà  plus  habile  et  surtout  plus  affermi. 
Bordée  à  gauche  par  un  bois  de  cyprès  qui  couvre  de  ses  ombres  mysté- 
rieuses les  tombes  d'un  cimetière  turc,  la  mer  bleue,  couverte  de  navires 
et  de  barques  aux  voiles  grises,  fuit  à  l'horizon,  estompé  d'une  légère 
brume  et  que  surmonte  un  ciel  fin,  profond,  où  courent  quelques  nuées 
blanches  et  roses.  A  droite  s'étend  la  côte  d'Europe  avec  Constantinople, 
qu'on  entrevoit  dans  Téloignement,  derrière  une  forêt  de  mâts.  Ce 
paysage  maritime  est  de  la  plus  admirable  justesse  de  ton  et  d'effet.  En 
vérité,  c'est  bien  là  l'Orient,  interprété  par  un  artiste  sincèrement  épris 
de  la  magie  de  sa  lumière  et  qui  a  su  la  comprendre  et  la  traduire  dans 
cet  éclat  voilé  qui  est  comme  sa  grâce  attendrie  et  sa  plus  pénétrante 
poésie. 

Notre  inventaire  demeurerait  incomplet  si  nous  ne  pariions,  ne  fût-ce 
que  pour  le  nommer,  de  M.  A.  Deschamps,  un  peintre  de  nature  morte 
qui  sait  faire  reluire  les  cuivres  d'une  batterie  de  cuisine  comme  le  pourrait 
un  des  maîtres  du  trenrc. 


204  L'ART   MODERNE   A    L'EXPOSITION. 


L'ESPAGNE    ET    LE    PORTUGAL. 


L'histoire  des  variations  de  la  peinture  espagnole  au  xix"^  siècle  vient 
de  s'enrichir  dune  nouvelle  et  curieuse  évolution.  Sans  y  être  préparé, 
car  c'est  à  peine  si,  des  œuvres  de  Fortuny  et  de  ses  élèves,  il  lui  avait 
été  donné  d'entrevoir  autre  chose  que  des  ébauches  et  deux  ou  trois 
tableaux  terminés,  le  public  se  trouve  au  Champ  de  Mars  devant  une 
véritable  floraison  dont  la  soudaineté,  la  vigueur,  l'éclat,  ne  laissent  pas 
de  lui  causer  quelque  surprise. 

De  ce  qui  se  préparait  dans  l'école,  rien,  en  effet,  de  significatif  ne 
transpirait  encore  au  moment  de  TExposition  universelle  de  1867.  L'Es- 
pagne n'y  était  guère  représentée  que  par  quelques  sujets  d'histoire  aussi 
sagement  composés  que  sagement  peints  :  on  se  souvient  que  Eduardo 
Rosalès  y  obtint  une  première  médaille  avec  son  tableau  d'Isabelle  la 
Catholique  dictant  son  testament,  ouvrage  honorable  sans  doute,  mais 
dont  la  valeur  comme  coloration  ne  diffère  pas  sensiblement  de  celle  du 
dernier  tableau  de  l'artiste,  mort  il  y  a  quatre  ans,  tableau  que  nous 
retrouverons  tout  à  l'heure  au  Champ  de  Mars.  Quant  à  la  jeune  école,  elle 
en  était  à  peu  près  absente,  et  pour  cause  :  Zamacois,  Rico,  Los  Rios  et 
beaucoup  d'autres  n'y  avaient  point  été  conviés,  et  les  seuls  coloristes 
qu'on  y  remarquait  étaient  M]\L  Palmaroli,  avec  le  Sermon  à  la  chapelle 
Sixtine,  et  Ruiperez,  avec  un  délicieux  Joueur  de  guitare. 

Dans  ce  même  temps,  Fortuny,  encore  inconnu  à  Paris,  peignait  la 
Fantasia  arabe  :  il  en  était  donc  à  sa  première  manière.  Depuis  lors, 
l'école  espagnole  a  fait  bien  du  chemin  :  on  en  jugera  en  étudiant  le 
caractère  de  son  exposition  au  Champ  de  Mars. 

L  Espagne,  comme  l'Italie,  dont  elle  partage  au  surplus  les  inquiètes 
et  fiévreuses  aspirations,  se  montre  grandement  préoccupée  de  renou- 
veau. Ici  et  là,  même  fermentation,  mêmes  entraînements,  même  gaspil- 
lage des  énergies  créatrices  au  profit  de  recherches,  d'inventions,  de 
dextérités,  de  subtilités  de  pratique,  s'accusant,  se  faisant  jour  dans  la 
technique  de  l'art  avec  les  mêmes  excessifs  caractères  :  prédominance  du 
procédé  sur  l'idée,  soin  extrême  et  exubérance  du  détail,  outrance  du 
rendu,  ivresse  de  la  couleur,  tumulte  des  tons,  affolement  de  la  lumière 
crue,  diffuse,  du  plein  air,  du  vrai  soleil. 


îXPOSITIOW  UNIVERSELLE  DE  1878 


LA    PEINTURE    EN    ESPAGNE    ET    EN    PORTUGAL.  2o5 

Sûrement  on  pourrait  constater  chez  quelques  artistes  des  deux  pays 
quelque  chose  comme  une  plus  grande  tension,  comme  une  surexcitation 
de  la  sensibilité  optique  :  la  physionomie  des  choses  est  par  eux  mieux 
observée,  plus  scrupuleusement  fouillée,  plus  nerveusement  traduite; 
il  y  a,  dans  leur  dessin,  tentatives,  efforts  visibles  pour  poursuivre  une 
expression  plus  serrée,  plus  intense  et  aussi  plus  multiple  d'aspects  et 
plus  expansive  des  phénomènes  extérieurs  de  la  vie.  Dans  sa  dernière 
manière,  celle  du  Choix  du  modèle  et  du  Jardin  des  Arcadiens,  devenue 
aujourd'hui  comme  l'évangile  des  peintres  dans  les  deux  péninsules, 
Fortuny  analyse  le  rayon,  en  scrute,  en  détaille  à  l'infini  les  infinies  nuan- 
ces, et  les  rend  par  des  ruptures  de  ton  d'une  ténuité,  d'une  délicatesse  à 
peine  saisissables  à  l'œil  humain.  C'est  le  dernier  mot  de  la  pratique. 

En  ce  sens  il  y  a  certains  progrès  acquis,  et  désormais  toute  école 
qui  se  piquera  de  dilettantisme  d'exécution  devra  en  tenir  compte.  Mais 
s'il  est  constant  que  cette  peinture  abonde  en  choses  exquises  et  rares, 
qu'elle  est  toute  pleine  de  qualités  subtiles  ;  si  elle  a  enrichi  la  palette  de 
contrastes  piquants,  inattendus,  ou  de  savoureuses  consonances  de  tons  ; 
si  elle  est  faite  des  plus  surprenantes  agilités  du  pinceau;  si  elle  est  enfin 
—  à  ne  la  prendre  que  dans  le  détail  —  comme  une  caresse  et  un  régal 
pour  les  yeux,  elle  est,  en  revanche,  bien  éloignée  d'atteindre  au  même 
degré  de  satisfaction  et  de  séduction  du  côté  des  exigences  de  l'esprit.  La 
virtuosité,  en  art,  ne  saurait  tenir  lieu  d'une  poétique,  et  là  est  le  péril  et 
recueil  pour  l'avenir  des  triomphantes  pratiques  de  Fortuny.  Certes,  il 
est  et  restera  personnellement  un  merveilleux  peintre;  mais  qu'en  sera- 
t-il  de  ses  imitateurs? 

Un  tableau,  pour  être  un  tableau  au  sens  esthétique  du  mot,  exige 
une  composition  d'abord,  puis  l'effet  clair,  synthétique,  circonscrit  et  s'af- 
iirmant  bien  au  regard,  soit  à  l'aide  du  jeu  des  lumières  et  des  ombres 
et  de  l'apaisement  savamment  ménagé  de  teintes,  soit  à  l'aide  des  appels 
de  la  couleur,  s'imposant  par  ses  valeurs,  ses  sonorités,  ses  vibrations, 
s'exaltant  par  des  contrastes  ou  se  fondant  dans  une  harmonieuse  unité. 

De  ces  deux  systèmes,  auquel  des  deux  répond  l'école  de  Fortuny? 
Écoute-t-elle  donc  les  conseils  des  Vénitiens,  qui,  tout  en  demandant  à  la 
palette  ses  ressources  les  plus  variées  et  toutes  ses  opulences,  n'ont  garde 
d'éparpiller  leurs  richesses  et  d'émietter  leur  spectacle  ? 

Obéit-elle  plutôt  aux  enseignements  des  Hollandais,  ces  maîtres 
parfaits  dans  l'art  exquis  d'exprimer  et  d'inscrire  une  claire  pensée  dans 
une  claire  peinture? 


2o6  LWRT    MODERNE    A  L'EXPOSITION. 

Prendre  un  sujet  comme  au  hasard  dans  le  domaine  du  monde  phy- 
sique, transporter  un  coin  de  nature  sur  une  toile  à  la  manière  de  lob- 
jectif,  mécaniquement,  sans  artifice,  sans  élimination,  sans  subordination 
aucune  de  l'accessoire  au  principal;  ne  sacrifier  aucun  détail,  éclairer  et 
colorer  d'une  égale  force  toutes  les  parties  d'un  tableau,  cela  ne  constitue 
point  un  art  et  constitue  même  le  contraire  de  l'art.  Or  c'est  à  cette 
négation  qu'aboutirait  finalement  l'école  de  Fortuny  si,  poursuivant  dans 


VUE    PRISE    \    GRENADE,    P  XK    RICO, 


{Croquis  de  l'artiste.) 


la  voie  où  elle  est  entrée,  elle  systématisait  absolument  les  dangereuses 
méthodes  de  sa  dernière  manière. 

Hâtons-nous,  du  reste,  de  reconnaître  que  dans  le  nombre  des  émules 
ou  des  disciples  de  Fortuny  il  se  manifeste  déjà  plus  d'un  dissident,  et 
que,  d'autre  part,  —  l'Exposition  espagnole  l'atteste,  — •  les  traditions  de 
vigoureux  réalisme  et  le  gotât  des  représentations  tragiques,  si  chères  à 
l'ancienne  école,  ont  encore  cours  dans  les  Castilles. 

C'est  précisément  de  ces  traditions  que  se  réclame  le  tableau  de 
M.  Francisco  Pradilla  :  Jeanne  la  Folle,  qui  a  obtenu  du  jury  la  médaille 
d'honneur.  L'œuvre  est  importante  :  elle  appartient  par  sa  composition 


LA   PEINTURE   EN"   ESPAGNE   ET   EN   PORTUGAL.  207 

au  genre  anecdotique  et  permettrait  peut-être  quelques  curieux  rappro- 
chements avec  les  sujets  habituellement  traités  par  M.  J.-P.  Laurens. 

Philippe  le  Beau  est  mort;  on  ramène  son  corps  dans  un  cercueil 
galonné  d'or  et  décoré  des  armoiries  royales;  le  funèbre  cortège  a  fait 
halte  en  pleine  campagne;  on  attend  le  jour,  qui  déjà  montre  sa  pâle 
lueur  à  l'horizon,  pour  reprendre  la  marche.  Debout,  les  cheveux  au 
vent  et  les  yeux  fiévreusement  fixés  sur  le  cercueil  qui  renferme  les  restes 
du  volage  époux  si  éperdument  aimé,  Jeanne,  vêtue  de  deuil,  pleure  et 
prie.  Autour  d'elle,  des  prêtres,  des  femmes  sont  agenouillés  et  contem- 
plent la  pauvre  folle  avec  commisération  et  tristesse.  A  droite,  le  long  d'un 
tertre  sur  lequel  s'élève  une  petite  chapelle,  sont  groupés  les  seigneurs  et 
les  dames  de  la  suite;  à  gauche  et  à  distance  se  presse  la  foule  des  hommes 
d'armes,  des  serviteurs  et  des  paysans  accourus  à  ce  lugubre  spectacle. 
Quatre  cierges  brûlent  autour  de  la  bière  et  jettent  leur  fïamme  jaune 
dans  l'atmosphère  froide  et  grise  du  matin  :  on  a  aussi  allumé  un  feu  de 
sarments,  dont  la  fumée  tourbillonne  et  monte  en  spirales  épaisses  ;  une 
des  suivantes  de  la  reine  y  réchauffe  ses  doigts  engourdis.  Tout  cet 
ensemble,  paysage  et  figures,  est  traité  avec  un  sentiment  remarquable 
aussi  bien  du  drame  historique  que  de  l'expression  physionomique  et  de 
l'effet  pittoresque;  la  couleur  en  est  harmonieuse  et  forte;  l'ordonnance, 
d'Lin"dessin  élégant  et  toujours  clair.  Cette  œuvre  place  très  haut  M.  Pra- 
dilla,  actuellement  pensionnaire  du  gouvernement  espagnol  à  Rome,  et 
marque  bien  heureusement  ses  débuts  dans  la  grande  peinture. 

Dans  la  Mort  de  Lucrèce,  la  dernière  oeuvre  d'Eduardo  Rosalès,  une 
pointe  de  réalisme  vient  réchauffer  à  propos  ce  que  ce  sujet  a  de  froid 
et  de  banal.  Malheureusement  l'exécution  en  est  molle  et  manque  de 
caractère  :  en  somme,  Rosalès,  tout  en  restant  un  remarquable  coloriste, 
avait  plutôt  reculé  que  progressé  depuis  l'Exposition  de  1867. 

Parmi  les  autres  tentatives  de  grand  art  que  nous  montre  l'Espagne, 
nous  devons  mentionner  la  Mort  de  Francisco  Pi'-ârre,  de  M.  Ramirez, 
une  composition  tragique  et  d'un  effet  suffisamment  farouche  ;  l'Origine 
de  la  république  romaine,  où  M.  Plasencia,  autre  pensionnaire  de  l'Es- 
pagne à  Rome,  a  peint  en  style  déclamatoire  la  scène  qui  suivit  la  mort 
de  Lucrèce  ;  ï Enterrement  de  saint  Sébastien,  de  M.  Ferrant,  peinture 
énergique;  et  enfin,  parmi  les  ouvrages  plus  particulièremeni  pittores- 
ques :  Giiillen  de  Vinatea  devant  Alphonse  IV,  de  M.  Sala,  tableau 
assez  mouvementé  et  traité  avec  une  remarquable  chaleur  de  colons,  et 
l'Éducation  du  prince  don  Juan,  de  AI.  Martinez  Cubells,  une  scène  fort 


2o8  L'ART    MODERNE   A    L'EXPOSITION, 

pittoresque  qui  a  permis  à  Fartiste  de  mettre  en  jeu  toutes  les  richesses 
de  sa  palette  en  nous  racontant  par  le  menu  les  costumes  et  les  belles 
parures  des  seigneurs  et  des  nobles  dames  de  la  cour  de  Castille. 

Donnons  maintenant  un  souvenir  aux  spirituelles,  quoique  moins 
ambitieuses  toiles  de  Zamacois,  qui,  malheureusement,  n'est  représenté 
au  Champ  de  Mars  que  par  quelques  morceaux  très  peu  importants  :  le 
Jeu  d'échecs  et  le  Favori  du  roi,  et,  sans  re^-enir  sur  ce  que  la  Galette  a 
déjà  publié  au  sujet  de  Fortuny,  disons  un  mot  de  quelques-uns  de  ses 
tableaux. 

Le  Mariage  à  Li  Vicaria  ne  figure  point  au  Champ  de  Mars,  et 
l'absence  en  est  d'autant  plus  regrettable  que  ce  tableau  marque  une 
évolution  décisive  dans  le  talent  de  l'artiste,  en  même  temps  qu'on  s'ac- 
corde à  le  considérer  comme  son  plus  parfait  ouvrage.  On  sait  par  les 
journau.x  quel  prodigieux  succès  il  obtint  lors  de  son  exposition  à  Paris 
en  1870  :  c'est  véritablement  de  là  que  datent  Fortuny,  sa  célébrité  et  sa 
fortune;  c'est  aussi  de  ce  même  moment  qu'il  commença  d'exercer  sur 
toute  une  génération  de  jeunes  peintres  cette  puissante  influence  dont 
nous  nous  préoccupons,  influence  qui  s'est  étendue  jusqu'à  prendre  les 
proportions  d'une  école. 

L'Exposition  ne  nous  montre  pas  non  plus  cette  Plage  de  Portici, 
qui  figurait  dans  la  vente  de  Fortuny  et  qu'il  terminait  un  mois  à  peine 
avant  sa  mort.  Dans  la  pensée  de  l'artiste,  cette  peinture  exécutée  «  en 
plein  soleil  et  sans  en  escamoter  un  seul  rayon  »  —  ainsi  que  lui-même 
la  décrivait  —  allait  être,  dans  son  talent,  le  point  de  départ  d'une  nou- 
velle transformation;  Fortuny  projetait,  en  effet,  de  ne  plus  peindre  que 
des  sujets  empruntés  à  la  vie  vivante  et  traités  dans  un  absolu  sentiment 
de  modernité;  il  s'avouait  lassé  de  la  friperie  du  xvni'^  siècle. 

Nous  retrouvons  là,  en  revanche,  beaucoup  d'ouvrages  de  cette  pre- 
mière manière,  dont  la  Fantasia  arabe  est  comme  le  type  :  manière  dure, 
appuyée,  aux  colorations  contrastées,  rompues  et  parfois  aigres  à  force 
d'oppositions  violentes,  mais  où  l'artiste  ménage  et  cherche  encore  la 
concentration  et  l'unité  de  l'effet,  dont  il  allah  poursuivre  systématique- 
ment la  ditTusion  dans  ses  dernières  œuvres. 

Le  Choix  du  modèle  et  le  Jardin  des  Arcadiens,  terminés  en  1874, 
sont  peints  dans  cette  nouvelle  donnée  de  l'éclairement  par  la  lumière 
crue  et  diffuse.  C'est  le  triomphe  du  morceau,  détaillé,  fouillé,  scruté, 
ciselé  avec  une  adresse,  une  patience  et  une  pénétration  qui  tiennent  du 
prodige  :  nous  le  répétons,  ce  sont  ces  deux  tableaux  qui  forment  aujour- 


Sflimundp  Madraso.pini.et  del. 


Gazette  des  Beaoï-ArtE 


PIERRETTE. 


Ejjioaitioii  Universelle. 
A   Ouantin,  Imp    E'3it 


k 


LA    PEINTURE    EN    ESPAGNE    ET   EN    PORTUGAL.  209 

d'hui  comme  le  corps  de  doctrine  de  cette  secte,  affolée  de  lumière  et  de 
rutilances,  qui  ne  tend  à  rien  de  moins  qu'à  bouleverser  les  principes  les 
plus  élémentaires  de  la  construction  d'une  peinture  et  à  exiger  de  notre 
rétine  des  possibilités  qui  l'excèdent.  Heureusement  toute  l'école  espa- 
gnole n'en  est  pas  là. 

M.  Martin  Rico,  dont  l'exposition  nous  montre  seize  tableaux,  pour 
la  plupart  de  petite  dimension,  reste  un  des  plus  brillants  émules  de 
Fortuny.  Mais,  quoique  fanatique  de  la  pleine  lumière,  des  tons  rares  et 
montés  jusqu'à  se  rapprocher  de  l'aspect  des  pierres  précieuses,  il  n'a 
garde,  du  moins,  d'outrepasser  les  limites  étroitement  circonscrites  de  la 
vision  humaine.  M.  Rico  sauve  d'ailleurs,  par  les  fines  enveloppes  d'air 
où  baignent  ses  petites  figures  et  ses  paysages,  ce  que  sa  touche  a  de  pé- 
tillant et  de  frappé,  et  jamais  il  n'arrive  à  la  sécheresse,  malgré  la  déci- 
sion et  la  netteté  de  son  spectacle.  Le  Canal  à  Venise,  le  Quai  des  Escla- 
vons,  des  vues  prises  à  Rome,  à  Tolède,  à  l'Escurial,  à  Grenade,  sont 
autant  de  morceaux  exquis  et  par  l'esprit  de  l'arrangement  et  par  le  soin 
extrême  de  la  facture.  Nous  aimons  beaucoup  la  Marine  près  de  Fonta- 
rabie,  où,  dans  de  très  petites  dimensions,  Fartiste  sait  nous  donner  la 
sensation  de  l'immensité  du  ciel  et  de  cette  autre  immensité,  la  mer,  et, 
aussi,  dans  un  sentiment  tout  pittoresque,  cette  autre  petite  merveille,  le 
Marché  de  l avenue  Joséphine,  avec  son  gai  fourmillement  de  passants, 
de  marchandes,  de  petites  bonnes  et  de  chalands,  saisis,  attrapés  sur  le 
vif,  d'une  si  jolie  tonalité  grise,  piquetée  de  mille  notes  scintillantes,  et 
d'une  observation  à  la  fois  si  juste  et  si  piquante. 

Comme  Fortuny  encore,  M.  Raimundo  de  Madrazo  cherche  l'éclat 
de  la  couleur  et  le  triomphe  du  rayon,  mais  dans  des  données  bien  par- 
ticulières et  individuelles.  M.  de  Madrazo  n'expose  pas  moins  de  qua- 
torze tableaux,  parmi  lesquels  nous  comptons  cinq  portraits,  de  petits 
paysages  traités  à  la  manière  de  Fortuny  et  de  M.  Rico,  un  sujet  de  genre 
très  important  :  la  Sortie  d'un  bal  costumé,  quelques  études  de  types 
espagnols,  et  enfin  une  peinture  décorative  :  la  Pierrette,  dont  l'artiste  a 
exécuté  pour  la  Galette  im  frais  et  spirituel  dessin. 

Nous  ne  saurions,  en  conscience,  nous  arrêter  sur  chacune  de  ces 
peintures,  si  variées  de  recherches,  si  intéressantes  de  facture  et  qui  visent 
toutes  à  des  harmonies  claires  et  chantantes.  Bornons-nous  à  citer  les 
plus  typiques,  par  exemple,  ce  gracieux  portrait  de  fillette  en  robe  de 
satin  rose,  assise  dans  un  fauteuil  de  satin  cramoisi,  ayant  près  d'elle  un 
vase  de  Chine  rempli  de  pétunias,  d'œillets  et  de  géraniums  avec  un  tapis 


2,0  LWRT   MODERNE   A    L'EXPOSITION. 

rouge  pour  premier  plan.  Tout  ce  rouge  et  ce  rose  enveloppant  les  roses 
carnations  de  Tentant  sont  d'une  audace  extraordinaire  et  de  TefiFet  à  la 
fois  le  plus  paradoxal  et  le  plus  fantaisiste;  mais  il  faut  bien  avouer  que  ce 
tour  de  force  symphonique  est  parfaitement  réussi,  et  le  succès  excuse  tout. 

Le  Portrait  de  Coqiielin,  dans  le  rôle  d'Annibal,  de  V Aventurière, 
avec  son  feutre  sur  loreille,  son  œil  fin  et  impudent,  sa  lèvre  narquoise, 
son  nez  retroussé,  est  d'une  largeur  de  touche  et  d'une  crânerie  de  cou- 
leur qui  en  font  une  œuvre  singulièrement  vivante  et  spirituelle. 

C'est  aussi  une  peinture  bien  vivante  et  joliment  enlevée  dans  sa  note 
pimentée  que  la  Sortie  d'un  bal  costumé.  Le  thème  prêtait  à  la  chose,  et 
l'artiste  en  a  tiré  tout  ce  qu'il  pouvait  rendre  comme  sonorité,  comme 
éclat  et  comme  contraste  de  tons.  La  scène  est  d'ailleurs  fort  bien  exposée 
et  forme  d'amusants  et  gais  épisodes  :  ici,  une  pierrette  relève  son  pierrot 
étalé  sur  le  gazon;  là-bas,  un  polichinelle  entraîne  à  son  bras  une  Japo- 
naise, tout  en  échangeant  quelque  goguenardise  avec  une  marquise  Pom- 
padour;  un  arlequin  se  trémousse  sur  le  siège  d'une  voiture,  et  un  Scapin, 
sentant  l'air  trop  vif  du  matin^  se  hâte  d'endosser  un  paletot  brun;  enfin, 
du  haut  du  j^erron  tout  encombré,  dévalent,  dans  un  pittoresque  désor- 
dre, des  masques  aux  costumes  les  plus  bigarrés  et  les  plus  pimpants  de 
couleur,  tandis  que,  à  gauche,  des  cochers  causent,  fument,  lisent  ou 
dorment  debout  en  attendant  leurs  maîtres.  Tout  ce  monde  s'agite,  vit  et 
baigne  dans  cette  atmosphère  grise  des  matinées  d'hiver,  peut-être  un  peu 
bien  claire  pour  l'heure  et  la  saison,  car  le  gaz  municipal  brûle  encore  dans 
ses  lanternes,  et,  sauf  erreur,  la  scène  doit  se  passer  en  temps  de  carnaval. 

La  Pierrette  est  aussi  un  frais  et  appétissant  morceau  de  coloriste. 
Adossée  à  un  panneau  gris  clair,  elle  se  tient  debout,  son  loup  de  velours 
noir  à  la  main.  Son  costume  est  fait  d'une  jupe  rose,  à  corsage  d'un  ton 
plus  pâle,  décoré  de  gros  macarons  assortis,  qu'elle  a  retroussée  sur  son 
jupon  gris-blanc  plissé,  très  court,  si  court  qu'il  montre  sa  fine  jambe  re- 
couverte d'un  bas  rose-chair.  Sur  ses  épaules  elle  a  jeté  négligemment  sa 
pelisse  de  satin  rose,  toute  bordée  de  cygne  et  doublée  de  soie  bleu  pâle. 
Comme  cela  se  doit,  elle  est  gantée  de  blanc  et  chaussée  de  souliers  de  sa- 
tin blanc  que  relèvent  de  coquettes  bouffettes  roses.  Telle  est  cette  aimable 
Pierrette,  brossée  avec  quelque  désinvolture,  et  qui,  dans  sa  claire  har- 
monie de  rose  et  de  blanc,  a  toute  la  grâce  d'un  jeune  sourire. 

11  faut,  au  surplus,  admettre  devant  toutes  ces  débauches  de  blanc  et 
de  rose  que,  dans  leurs  mutuels  rapports,  quelque  chose  de  la  pétulante 
gaieté  italienne  se  sera  communiqué  à  la  grave  et  austère  Espagne  :  de 


LA   PEINTURE  AUX  ÉTATS-UNIS.  211 

là,  sans  doute,  cette  foule  de  jolis  tableaux,  à  sujets  pétillants  d'esprit  et 
de  verve  comique,  qui  abondent  dans  Texposition  espagnole.  Nous  note- 
rons parmi  ces  œuvres  particulièrement  charmantes,  toutes  colorées  et 
fleuries  :  Zaïda,  de  M.  Casade;  X Atelier  d un  peintre,  de  M.  Casanova; 
le  Concert  .de  famille,  de  AI.  Egusquiza;  Après  l'averse,  de  M.  Ferriz; 
V Atelier  de  modiste,  de  M.  Garcia  Hispaleto;  El  santero,  de  M.  Gimenez; 
le  Philippe  II à  Hamptoncoiirt  et  le  Perroquet  effronté,  de  M.  Escosura; 
Y  Exorcisme,  de  M.  Martinez;  une  Aventure  de  Don  Quichotte,  de 
M.  Moreno;  le  Trouble-Fête,  de  M.  Alélida;  Pleurant  sa  maîtresse,  de 
M.  Santa  Cruz,  et  encore  les  trois  amusants  tableaux  de  M.  Ribera  :  le 
Café  ambulant,  le  Café  chantant  et  la  Marchande  de  volailles. 

Après  le  baptême  et  les  Cadeaux  de  noce,  de  M.  Gonzalez,  ont  été 
exposés  à  Paris  et  sans  doute  appréciés  de  nos  lecteurs  comme  des  mor- 
ceaux de  coloriste  tout  à  fait  remarquables.  Nous  n'avons  donc  plus,  pour 
achever  notre  consciencieuse  enquête,  sur  l'exposition  espagnole,  qu'à 
mentionner  les  excellents  paysages  de  AI.  Carlos  Haes  et  de  son  élève 
AI.  Alorera  :  les  Poissons,  de  Al.  Cessa;  divers  intérieurs  de  cathédrale, 
de  AI.  Gonzalvo,  notamment  ï Intérieur  de  Saint-Marc,  à  Venise,  qui 
est  une  œuvre  d'importance. 

Le  Portugal  paraît  n'avoir  point  été  touché  encore  par  le  souffle  de 
renouveau  qui  vient  de  transformer  et  de  rajeunir  la  peinture  espagnole. 
Ses  envois  au  Champ  de  Aiars  sont  bien  peu  nombreux.  Comme  en  1867, 
M.  Lupi,  professeur  à  l'académie  de  Lisbonne,  expose  quelques  bons 
portraits,  dont  l'un,  le  portrait  d'un  Aveugle,  d'une  expression  à  la  fois 
douloureuse  et  résignée,  est  assurément  l'œuvre  d'un  artiste  de  grand 
talent.  AI.  Lupi,  qui  peint  également  le  paysage  et  le  genre,  nous  montre 
une  toile  très  pittoresque,  les  Lavandières,  d'une  tonalité  vigoureuse  et 
chaude.  En  citant  maintenant  un  Paysage  et  la  Danseuse,  de  AI.  Loureiro, 
la  Cruche  cassée,  de  AI.  Porto,  et  la  Fête  du  village,  de  AI.  Leonet,  nous 
aurons  fait  tout  ce  que  nous  commande  le  désir  de  ne  rien  omettre  d'in- 
téressant. 


ÉTATS-UNIS. 

Les  municipalités,  les  sociétés  libres,  le  département  de  l'instruction 
publique,  rivalisent  actuellement  d'efforts  aux  États-Unis  pour  encourager 
et  développer  dans  les  écoles  l'enseignement,  la  connaissance  et  la  pra- 


2,2  L'ART  MODERNE    A  L'EXPOSITION, 

tique  des  arts  du  dessin.  Des  musées  se  fondent,  et,  chaque  jour,  des 
dons,  des  acquisitions  viennent  les  compléter,  les  enrichir.  Des  progrès 
incessants  et  marqués  sont  Tindiscutable  témoignage  du  succès  de  tant 
de  louables  efforts.  Rien  que  par  nos  seules  expositions,  il  serait  déjà  fa- 
cile de  constater  combien  depuis  Tannée  i855  se  sont  étendus  et  le  goût 
et  le  culte  des  arts  plastiques  sur  le  nouveau  continent.  C'est  à  peine  si  à 
cette  date  on  voyait  figurer  à  notre  première  Exposition  universelle  une 
dizaine  de  peintres  américains.  En  1867,  on  en  comptait  une  quarantaine, 
et,  aujourd'hui,  le  catalogue  0/ american  art  ne  mentionne  pas  moins 
de  87  noms  d'artistes,  peintres,  aquarellistes  et  graveurs,  ayant  envoyé  le 
total  respectable  de  i65  ouvrages,  comprenant  entre  autres  127  tableaux 
et  23  aquarelles  ou  dessins.  Ces  chiffres  ont  bien  leur  éloquence. 

Née  d'hier,  sans  histoire,  sans  passé,  il  n'y  a  donc  rien  d'étonnant  à 
ce  que  l'Amérique  ne  soit  pas  encore  en  possession  d'un  art  national,  où 
se  traduisent  et  s'affirment  nettement  le  tempérament,  V humour  et  le 
caractère  de  la  race.  Mais  les  temps  ne  sont  peut-être  pas  bien  éloignés 
où,  du  mélange  actuel  et  encore  confus  d'originalité  native  et  de  traditions 
empruntées  aux  anciennes  et  aux  modernes  écoles  de  la  vieille  Europe, 
pourra  jaillir  un  art  singulier,  imprégné  de  saveur  locale  ou  de  goût  de 
terroir.  L'active  sève  américaine  monte  et  s'épand  à  cette  heure  dans 
toutes  les  directions,  et  il  y  a  au  Champ  de  Mars  plus  et  autre  chose  que 
de  vagues  promesses  :  on  y  pressent  comme  l'annonce  et  l'apparence 
d'une  fîoraison  vigoureuse  et  prochaine. 

Parmi  les  peintures  exposées  nous  retrouN'ons  bon  nombre  de  toiles 
ayant  figuré  à  nos  récents  Salons,  entre  autres  les  Funérailles  d'une  momie, 
de  M.  Bridgman,  un  élève  de  Gérome,  qui  affectionne  l'antique  et  mysté- 
rieuse Egypte,  et  qui  applique  à  la  restituer  dans  ses  cérémonies  et  ses  rites 
sa  double  science  d'archéologue  et  de  coloriste.  Une  seconde  peinture  du 
même  artiste,  yl//^/2.'^//a/z/ représente  deux  musulmans  priant  dans  une 
mosquée  de  style  moresque  du  plus  excellent  caractère  architectural. 

Toute  une  laborieuse  colonie  de  peintres  américains  s'est  fixée  dans 
un  coin  de  notre  rude  Bretagne  et  s'efforce  d'en  rendre  les  sites  austères 
ou  d'en  traduire  les  mœurs  intimes  et  patriarcales.  Robert  Wylie,  l'auteur 
de  la  Sorcière  bretonne  exposée  en  1872,  y  est  mort  l'an  passé.  Il  s'était 
voué  aux  sujets  bretons.  Le  Conteur  de  légendes,  son  dernier  ouvrage,  a 
fait  partie  du  Salon  de  1878,  et  nous  rencontrons,  dans  la  section  améri- 
caine, la  Mort  d'un  clic/ vendéen,  encore  un  de  ses  tableaux  importants, 
d'une  tonalité  forte,  mais  un  peu  assourdie  par  l'abus  des  noirs.  AL  Ho- 


\ 


LA   PEINTURE  AUX  ÉTATS-UNIS.  2i3 

vcnden  envoie  de  Pontaven,  dans  le  Finistère,  un  Intérieur  breton,  scène 
de  chouannerie,  plus  pittoresque  qu'émouvante,  et  à  laquelle  nous  pré- 
férons cet  autre  Intérieur  breton  qu'a  signé  AI.  Alden  Weir  :  la  femme 
file,  et  là-bas,  dans  Fombre,  l'homme  allume  gravement  sa  pif>e.  Cela  est 
d'un  arrangement  simple,  naïf  même,  mais  bien  observé  et  bien  peint. 
Dans  le  Sabotier,  de  AI.  Edgar  Ward,  qui  expose  aussi  une  Citerne  à 
Venise,  la  couleur  est  claire,  mais  précieuse,  appuyée  et  non  sans  quelque 
sécheresse  d'aspect. 

S'il  y  a  quelque  chose  de  Millet  et  de  Jules  Breton  dans  les  Mois- 
sonneurs au  repos  de  AI.  Wyatt  Eaton,  dont  une  autre  toile,  intitulée 
Rêverie,  un  portrait  sans  doute,  est  d'une  facture  assez  sommaire,  il  y  a 
beaucoup  de  l'école  de  Dusseldorf  dans  la  Tonte  des  moutons  en  Bapière, 
de  M.  VValter  Shirlaw.  Si  Cerise,  de  Al.  Hamilton,  rappelle  Courbet,  et  ce 
n'est  pas  là  un  médiocre  rapprochement,  la  Vue  de  Venise,  de  AI.  Gedney 
Bunce,  peut  avec  honneur  se  réclamer  des  meilleurs  enseignements  de 
Ziem.  Un  Page,  de  Al.  Shade,  est  une  jolie  toile  italienne  ou  espagnole, 
comme  la  Marguerite,  du  même  peintre  dont  il  faut  absolument  noter  un 
petit  portrait  :  Mon  visiteur  de  tous  les  jours,  de  la  facture  la  plus  dis- 
tinguée et  la  plus  spirituelle. 

Il  y  a  encore  bien  d'autres  toiles,  portraits,  paysages  ou  compositions 
qui  seraient  à  rattacher  à  telle  ou  telle  école  contemporaine  ou  à  telle 
personnalité  connue  :  par  exemple,  les  Chênes  de  Crecdmoor,  de  Al.  Aliller, 
et  la  Vallée  du  Paradis,  de  AI.  Lafarge,  qui  ont  tous  les  deux  d'étroites 
affinités  de  pratique  et  de  sentiment  avec  l'école  anglaise  ;  le  Terre!  terre! 
de  AI.  Henry  Bacon,  élève  de  AIAI.  Cabanel  et  E.  Frère;  le  Portrait,  de 
miss  Cassatt,  qui  participe  de  notre  école  impressionniste;  un  Paysage, 
de  M.  Gay,  où  il  semble  chercher  les  tons  puissants  et  contrastés  de 
M.  Alichetti;  une  vue  de  Saint-Pierre  de  Rome,  dt  Al.  Inness,  mi-impres- 
sionniste, mi-italien;  la  Sibylle  de  Cumes  et  le  Jeune  Marsyas,  de 
Al.  \'edder,  qui  reprend  pour  son  compte  la  tradition  anglaise  des  préra- 
phaélites, et,  enfin,  un  Paysage  de  la  Nouvelle  Angleterre  par  AI.  ^^'yant, 
qui  mêle  à  des  études  d'après  les  vieux  maîtres  anglais  un  peu  du  sen- 
timent de  Théodore  Rousseau. 

Mais  un  groupe  d'artistes  américains  fait  déjà  preuve  de  plus  d'origi- 
nalité et  d'indépendance,  soit  dans  le  choix  et  l'arrangement  des  sujets, 
soit  dans  le  caractère  et  le  sentiment  du  dessin  et  de  la  coloration.  Tel 
est  M.  Winslow  Homer.  Ses  Scènes  noires  :  la  Visite  à  la  vieille  mai- 
tresse  et  le  Dimanche  matin  en  Virginie,  sont  de  petits  tableaux  un  peu 


:'4 


L'ART   MODERNE    A    L'EXPOSITION. 


tristes  et  fermés  d'aspect,  mais  expressifs,  naïfs  et  d'une  véritable  saveur. 
Des  paysages  d'une  sincérité  absolue  d'observation  se  recommandent 
aussi  à  notre  attention.  Nous  notons  donc  à  ce  titre  :  les  Cèdres,  de 
M.  Swain  Giflbrd;  Mount-Renier,  de  M.  Sandford  Gifford;  la  Forêt  Qi  le 
Printemps,  de  M.  Richards;  les  Chariots  d'émigrants  traversant  un 
torrent,  de  M.  Colman;  la  Maison  d'école  sur  la  colline,  de  M.  Thompson. 
Un  coin  de  la  Rue  de  la  Douane,  à  New- York,  de  M.  Tiffany,  avec  ses 
échoppes  adossées  à  des  maisons  basses,  couleur  de  chocolat,  ses  ensei- 
gnes et  leurs  bariolages,  est  d'une  impression  et  d'une  justesse  parfaites. 
M.  Quartley  a  peint  un  Effet  du  matin  dans  le  port  de  New- York,  d'une 
finesse  et  d'une  transparence  exquises,  et  enfin  M.  Dana,  qui  a  exposé 
également  une  très  belle  étude  de  la  Plage  de  Dinan,  s'élève  dans  cette 
page  grandiose,  qu'il  a  intitulée  Solitude,  à  une  remarquable  hauteur  de 
sentiment  et  de  poésie.  Rien  de  plus  saisissant,  de  plus  sinistre  et  de  plus 
terrible  que  cette  mer,  noire,  démontée,  dont  un  rayon  de  lune  éclaire  les 
vagues  profondes,  qui  montent  et  s'écroulent  les  unes  sur  les  autres,  en 
entr'ouvrant  à  l'œil  épouvanté  leurs  mystérieux  abîmes. 


PAUL     LEFORT. 


EXPOSITION   UNIVERSELLE 

L'ARCHITECTURE  AU   CHAMP   DE  MARS 

ET    AU    TROCADÉRO 


Les  splendeurs  qui  semblaient 
devoir  conserver  ineffaçable  le  sou- 
venir de  TExposition  universelle  de 
1867,  à  Paris,  sont  dépassées  par  la 
grandiose  mise  en  scène  de  l'Expo- 
sition de  1878. 
'  C'est  qu'aussi,  cette  année,  l'ar- 

chitecture a  pris  dans  cette  œuvre 
^  magnifique  une  place  plus  considé- 
rable. En  etîet,  malgré  les  construc- 
tions pittoresques  qui  l'entouraient, 
i^^^  j''  malgré  quelques  restitutions  archéo- 
.  ■  logiques  intéressantes ,  malgré  le 
grand  aspect  de  la  vaste  nef,  qui,  de  l'entrée,  pénétrait  jusqu'au  cœur  du 
colossal  abri  offert  aux  produits  du  monde  entier,  l'Exposition  de  1867 


2i6  LWRT    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

forçait  pkis  rétonnement  par  Fétrangeté  annulaire  de  Fcdifice  central, 
qu'elle  ne  méritait  l'admiration  par  l'ordonnance  architecturale  de  ses 
différentes  parties.  Si  ingénieuse  que  fût  cette  disposition  elliptic[ue,  qui, 
par  rayonnements ,  facilitait  l'étude  et  la  comparaison  immédiate  des 
mêmes  produits  de  tous  les  pays,  il  faut  reconnaître  que  les  dispositions 
rectangulaires  du  palais  de  1878  ont  prêté  davantage  aux  développements 
de  l'architecture  et,  par  suite,  présentent  un  caractère  de  grandeur  monu- 
mentale très  supérieur. 

Mais  le  palais  du  Champ  de  Mars,  avec  ses  nombreuses  annexes, 
les  constructions  multiples  qui  lui  forment  cortège ,  les  jardins  qui 
l'égayent  et  l'encadrent,  ce  palais  n'est  encore  lui-même  qu'une  partie 
de  cet  immense  ensemble  qui  s'appelle  l'Exposition  universelle  de  1878. 
Celle  de  1867  était  limitée  par  la  Seine.  Celle  de  1878  franchit  le  fîeuve 
sur  un  pont  élargi,  gravit  les  rampes  du  Trocadéro  et  le  couronne  d'un 
monument  grandiose  enveloppant  la  colline  dans  la  courbe  harmonieuse 
de  ses  ailes,  la  dominant  et  la  signalant  au  loin  par  deux  tours  gigan- 
tesques. De  gaies  constructions  s'étagent  au-dessous  sur  les  pentes  laté- 
rales ;  dans  l'axe  du  nouveau  palais,  les  cascades,  de  bassin  en  bassin, 
descendent  jusqu'à  la  rivière  au  milieu  des  pelouses  fleuries. 

Jamais  fête  de  l'Art,  de  l'Industrie  humaine,  de  la  Paix,  n'avait 
offert  aux  peuples  assemblés  un  pareil  spectacle  sur  une  aussi  vaste  scène. 

Mais  s'il  est  vrai  que  l'architecture  y  joue  un  rôle  important,  c'est 
une  occasion  particulière  qui  nous  est  offerte  d'étudier  dans  des  mani- 
festations variées  notre  art  architectural  contemporain  et  de  surprendre, 
s'il  se  peut,  ses  tendances  réelles  dans  l'épanchement  de  son  improvi- 
sation. C'est  que,  dans  la  htîte  imposée  des  grands  travaux  de  ce  genre, 
l'artiste  se  sent  souvent  plus  libre  et  plus  disposé  aux  hardiesses  de 
1  invention.  La  durée  forcement  limitée  de  si  grands  spectacles  l'invite  à 
des  audaces  pour  lesquelles  il  ne  redoute  pas  les  jugements  réfléchis  de 
l'avenir,  et  l'engage  en  des  tentatives  dans  lesquelles  il  n'oserait  compro- 
mettre des  œuvres  destinées  à  vivre.  Si  l'art  semble  y  perdre  quelquefois 
en  noblesse  convenue  et  en  pureté  traditionnelle,  il  y  gagne  certainement 
en  sève  et  en  vitalité,  et  il  n'est  pas  rare  qu'il  sorte  de  ces  épreuves  renou- 
velé pour  ainsi  dire,  plein  d'ardeurs  généreuses  que  le  temps  saura 
assagir  et  féconder. 

Il  est  également  utile  de  pnifiter  du  rapprochement,  dans  ce  grand 
concours  universel,  des  nombreux  travaux  de  Fart  étranger,  comme  aussi 
de  la  reproduction  de  certains  types  anciens  d'architecture  propre  à  diffé- 


L-ARCHITECTURE    AU    CHAMP    DE   MARS.  217 

rentes  nations,  pour  y  chercher  à  la  fois  le  stimulant  des  idées  nouvelles 
et  Tappui  des  vieilles  traditions.  Une  pareille  étude  demanderait  certes  de 
longs  développements,  et,  si  nous  voulions  y  procéder  par  le  détail,  nous 
serions  entraîné  à  sortir  des  limites  que  la  Gaiette  s'impose.  Nous  nous 
bornerons  donc  à  visiter  les  palais  du  Champ  de  Mars  et  du  Trocadéro, 
ainsi  que  les  constructions  principales  qui,  autour  d'eux,  sollicitent  l'at- 
tention par  un  caractère  certain  de  nouveauté  et  d'invention.  De  cet 
examen  nous  nous  efforcerons  de  dégager  une  dominante  parmi  les  ten- 
dances de  l'art  architectural  contemporain. 


L  ARCHITECTURE    FRANÇAISE   AU    CHAMP   DE  MARS. 

Bien  que  M.  Hardy  soit  l'architecte  reconnu  du  palais  du  Champ 
de  Mars  et  qu'il  en  ait  par  suite,  vis-à-vis  du  public,  assumé  toute  la 
responsabilité  comme  recueilli  toute  la  gloire,  il  faut  faire  à  chacun  la 
part  qui  lui  revient  dans  cette  grande  œuvre  nationale.  Rappelons  donc 
que  le  plan  du  palais  du  Champ  de  Mars  est  l'œuvre  de  la  Commission 
supérieure,  et  particulièrement  celle  du  Commissaire  général,  M.  Krantz, 
et  que  M.  Duval,  directeur  général  des  travaux,  que  M.  de  Dion,  ingé- 
nieur en  chef  des  constructions  métaUiques,  ont  été  pour  beaucoup  dans 
l'étude  et  la  réalisation  de  cette  vaste  agglomération  de  bâtiments  et  d'an- 
nexés qui  ne  couvrent  pas  moins  de  280,000  mètres  superficiels. 

Nous  disions  plus  haut  que  les  dispositions  rectangulaires  du  plan  de 
1878  nous  semblaient  préférables  aux  dispositions  elliptiques  du  plan  de 
1867  :  cela  au  point  de  vue  du  résultat  architectural.  Nous  les  croyons 
également  préférables  au  point  de  vue  pratique.  En  effet,  si  les  dispositions 
elliptiques  facilitaient,  par  une  classification  en  secteurs  rayonnants,  les 
études  comparatives  des  jurys  et  de  certaines  personnes  intéressées  spé- 
cialement dans  ces  études,  il  faut  dire  que,  pour  la  masse  du  public,  cette 
série  de  courbes  concentriques,  n'accusaient  pour  l'œil  ni  une  direction 
certaine  ni  un  plan  défini.  Supprimant  les  perspectives,  sûres  directrices, 
et  dérobant  aux  regards  le  but  cherché,  ces  courbes  étaient  un  véritable 
embarras,  et  jetaient  souvent  le  visiteur  dans  un  pénible  dédale. 

Le  plan  du  palais  de   1878  est,  au  contraire,  du  premier  coup  d'œil 


2,8  LWRT    MODERNE    A    L'EXPOSITION 

facilement  saisissablc.  Formant  les  cotés  extrêmes  du  vaste  parallélo- 
gramme que  ce  plan  embrasse,  deux  grandioses  vestibules  donnent  accès 
dans  les  colossales  galeries  qui  forment  les  longs  pans  du  rectangle  et 
dans  toutes  les  galeries  secondaires  qui,  à  Tintérieur  du  palais,  s'étendent 
parallèlement. 

Au  centre  de  cette  longue  juxtaposition  de  galeries  se  succèdent  les 
salles  destinées  aux  beaux-arts.  Ces  salles,  isolées  des  constructions  voi- 
sines par  deux  avenues  à  ciel  ouvert  qui  les  protègent  contre  les  risques 
d'incendie,  délimitent  l'exposition  française  et  l'exposition  étrangère,  dont 
les  caractères  bien  distincts  ne  semblent  s'oublier  et  se  confondre  que 
dans  ces  salles,  sur  le  sol  sacré  et  libre  de  l'art. 

Au  centre  du  plan  général,  un  vaste  espace  rectangulaire  en  plein 
air,  agrémenté  de  jardins,  sert  de  débouché  à  deux  grandes  voies  de  com- 
munication transversales  comme  aussi  de  point  de  réunion  et  de  lieu  de 
repos  pour  les  visiteurs  venant  admirer  les  produits  amoncelés  de  toutes 
les  parties  du  monde. 

La  classification  des  produits  de  même  nature  s'est  faite  aisément  et 
logiquement  dans  le  sens  longitudinal  du  palais,  suivant  les  difl'érentes 
galeries  qui  par  leurs  extrémités  débouchent  et  s'annoncent  sur  les  deux 
grands  vestibules.  C'est,  au  contraire,  par  une  série  de  divisions  trans- 
versales que,  du  côté  étranger,  les  produits  différents,  mais  de  môme 
origine  étrangère,  se  trouvent  attribués  clairement  à  chacun  des  pays 
auxquels  ils  appartiennent. 

Ce  plan  est  donc  essentiellement  simple;  je  crois,  par  suite,  que  son 
exécution  a  été  relativement  économique  et  qu'en  tout  cas  l'adoption  de 
ce  plan  devra  plus  tard  donner  des  résultats  avantageux  ;  car  la  répétition 
d'un  même  système  de  points  d'appui  et  de  fermes  semblables  dans  des 
plans  droits  permettra  aisément  soit  la  conservation  et  l'utilisation  entière 
ou  partielle  du  monument,  soit  l'exploitation  en  détail  d'éléments  de  con- 
struction trouvant  facilement  ailleurs  leur  appropriation. 

Mais  nous  voulons  espérer  que  certaines  combinaisons,  dès  aujour- 
d'hui étudiées,  permettront  de  conserver  sur  le  Champ  de  Mars,  désor- 
mais transformé,  tout  au  moins  le  vaste  pourtour  de  ses  galeries  en- 
veloppantes et  les  belles  décorations  de  la  cour  intérieure  du  palais.  En 
notre  temps  de  paix  désirée  et  dans  un  avenir  de  développement  in- 
dustriel et  commercial  constant  et  très  nécessairement  encouragé,  il  n'est 
pas  douteux  que  ces  vastes  bâtiments  conservés  ne  puissent  rendre  des 
services  précieux. 


L'ARCHITECTURE  AU   CHAMP  DE  MARS.  219 

C'est  sur  ce  plan  arrêté  par  la  Commission  supérieure  que  Tarciii- 
tecte,  M.  Hardy,  a  dû  élever  un  palais. 

Les  galeries  des  machines,  les  galeries  intermédiaires  et  celles  des 
beaux-arts  étant  déterminées  à  l'avance,  comme  hauteur  et  largeur,  en 
raison  des  nécessités  reconnues,  il  fallut  subordonner  aux  proportions  de 
ces  galeries  les  proportions  mêmes  des  vestibules  et  des  façades. 

Voulant  bien  indiquer  les  plus  grandes  dimensions  de  ce  palais,  qui 
représente  un  rectangle  de  plus  de 
700  mètres  de  longueur  sur  3oo  mètres 
de  largeur,  M.  Hardy  Fa  jalonné  aux 
angles  par  quatre  pavillons  énormes  sur- 
montés de  dômes  métalliques.  Ces  pavil- 
lons forment  les  points  extrêmes  des 
deux  façades  nord  et  sud.  Une  large  gale- 
rie, formant  vestibule  et  coupée  dans  son 
milieu  par  un  pavillon  d'entrée  princi- 
pale, les  réunit  entre  eux. 

Les  dômes  métalliques,  formés  de 
quatre  plans  courbes  convergents,  sont 
tranchés  à  leur  base  par  des  plans  verti- 
caux qui,  ouvrant  sur  l'intérieur  du  pa- 
villon d'immenses  arceaux^,  y  jettent  la 
lumière  à  profusion.  Ainsi  découpés  et 
ajourés,  ces  dômes  s'élèvent  comme 
d'immenses  vélums  retenus  seulement 
aux  quatre  angles,  soulevés  et  gonflés 
par  le  vent.  Couronnés  de  lauriers,  ils 
expriment  au  loin  la  récompense  pro- 
mise aux  elforts  constants.  Mais  la  légè- 
reté si  apparente  de  ces  dômes,  suspen- 
dus en  quelque  sorte  dans  l'espace,  ne 
semble  pas  nécessiter  les  quatre  énormes  pylônes  en  maçonnerie,  surmon- 
tés de  lanternons  en  métal,  qui  flanquent  les  angles  des  pavillons.  Nous 
les  croyons  inutiles  pour  l'aspect  comme  pour  la  résistance.  Cette  base  en 
maçonnerie  coupe  en  deux  la  hauteur  totale  de  la  construction,  et  cette 
division  s'accentue  davantage  par  une  coloration  différente.  Nous  com- 
prenons peu  que  dans  cet  immense  palais,  où  le  système  métallique 
domine  si  franchement,  la  maçonnerie  vienne  jouer  un  rôle  en  quelque 


ÉCUSSON     SURMONTANT     LES     TILIERS 
DE    LA    FAÇADE. 

(Palais  du  Champ  de  Mars.) 


220  L-ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

sorte  accidentellement  décoratif,  et  que  dans  ces  pavillons  d'angle,  comme 
dans  le  pavillon  central,  elle  apparaisse  par  parties  insuffisamment  moti- 
vées. Si  M.  Hardv  avait  besoin  de  contre-buter  les  arceaux  de  ses  dômes 


DÉ  1  AILS     d'architecture     DV      PAVIUON      DE     LA     VILLE     DE     PARIS 

(Palais  du  Champ  de  Mars.) 


supérieurs  ou  de  les  supporter  autrement  que  par  les  points  d'appui 
directs  en  fonte  qui  se  font  voir  à  l'intérieur  des  pavillons,  que  n"a-t-il 
employé  franchement  des  soutiens  ou  des  éperons  métalliques,  ou  mieux 


L'ARCHITECTURE   AU    CHAMP    DE    MARS.  221 

encore  le  système  si  bien  imaginé  par  lui  des  piliers  en  fer  en  forme 
de  fermes  jumellées  avec  remplissages  en  terres  émaillées?  Ce  système 
permet  d'obtenir  des  piliers  qui  comptent  pour  lœil  et  présentent  un 
aspect  très  décoratif.  Nous  aurions  vu  ainsi  de  la  base  jusqu'au  faîte 
des  grands  pavillons  s'élever  de  magnifiques  pilastres  brillants  d'émaux, 
se  raccordant  bien  avec  les  grands  cintres  des  coupoles  eux-mêmes  décorés 
de  tùles  émaillées.  Entre  les  supports  en  fer,  la  brique  eût  pu  concourir 
à  remplir  les  vides,  à  former  des  surfaces  pleines,  à  donner  aux  points 
e.xtrémes  des  façades  les  masses  angulaires  nécessaires. 

L'architecte  pourra  nous  répondre  que  les  entrepreneurs  ont  si  tar- 
divement livré  les  charpentes  en  fer  de  ces  pavillons,  que  si  ceux-ci 
avaient  dû  être  construits  entièrement  en  fer,  on  n'eût  pu  être  prêt  en 
temps  utile,  et  que  la  maçonnerie  de  construction  courante  a  permis  d'aller 
vite.  Ce  sont  peut-être  de  bonnes  raisons  pratiques,  mais  il  ne  m'est  pas 
permis  d'en  tenir  compte  ici.  Je  ne  dois  que  juger  de  l'effet  produit.  Il  est 
certain  que  l'architecte  s'est  trouvé  en  grand  embarras  au  dernier  moment 
par  suite  de  retards  successifs  qu'il  n'a  pas  été  en  son  pouvoir  d'éviter  • 
témoin  les  piorches  élevés  en  avant  des  pavillons  d'extrémité,  pour  bien 
marquer  l'entrée  des  grandes  galeries  de  600  mètres  de  longueur  desti- 
nées aux  machines.  Les  demi-coupoles  de  ces  porches  devaient  porter 
les  trophées  des  produits  exposés  ;  le  temps  a  manqué  pour  exécuter  ces 
bas-reliefs. 

Le  pavillon  central  de  la  façade  qui  fait  face  au  Trocadéro  annonce 
bien  l'entrée  d'honneur  de  l'Exposition  par  sa  vaste  arcade,  béante,  en- 
veloppée en  quelque  sorte  d'une  auréole  d'écussons  armoriés.  Au  milieu 
de  cette  représentation  héraldique  de  toutes  les  nations  et  au  sommet  de 
l'arc  se  détache  l'écusson  de  France  porté  par  deux  génies  ailés  modelés 
par  M.  Maniglier. 

Un  large  balcon  en  saillie,  auquel  conduisent  deux  escaliers  latéraux 
en  spirale  accusée,  coupe  par  le  milieu  la  vaste  arcade  et  donne  de  l'é- 
chelle  à  l'ensemble  en  les  mouvementant.  Ces  escaliers  en  spirale  accom- 
pagnent et  soutiennent  bien  de  leurs  formes  cette  entrée  monumentale; 
mais  là,  nous  le  répétons,  on  doit  regretter  l'introduction  d'une  maçon- 
nerie de  plâtre  qui  enlève  à  la  construction  en  métal  son  unité  et  en 
diminue  la  hauteur  apparente  piar  une  division  de  matériaux  différents. 

Au-dessus  de  cette  entrée  s'arrondit  harmonieusement  une  coupole 
qui  se  relie  aux  combles  latéraux  du  grand  vestibule  d'entrée  à  l'aide  de 
deux   demi-coupoles.   Le  plan  elliptique  de  ces  demi-coupoles  a  donné 


L'ART  MODERNE  A  L'EXPOSITION, 
tout  naturellement  lieu,  pour  la  simplicité  même  de  la  construction,  aune 
décoration  en  coquille  ou  en  éventail,  toutes  les  fermes  étant  ainsi  sem- 
blables. Ce  système  de  construction  sert  de  décoration  à  la  fois  à  l'intérieur 
et  à  l'extérieur,  de  telle  sorte  que  les  formes  intérieures  sont  Fcnvers  des 
formes  extérieures,  et  vice  versa.  D'ailleurs,  ce  qu'il  y  a  d'excellent  dans 
le  parti  pris  de  M.  Hardy,  c'est  que  partout  son  architecture  reste  simple- 
ment la  construction  ornée.  Les  grands  vestibules  sont  d'un  effet  imposant. 
Et  ils  doivent  cet  effet,  non  seulement  à  leurs  dimensions  peu  ordinaires, 
mais  aussi  à  une  charpente  en  fer  bien  apparente  dans  ses  dispositions, 
bien  équilibrée  dans  ses  formes  et  dans  ses  moyens,  que  des  panneaux  en 
staf  viennent  seulement  enrichir  et  compléter  en  s'interposant  comme 
caissons  rectangulaires  ou  coupoles  rayonnantes  entre  les  nervures  des 
fermes  en  arc  surbaissé. 

Des  fonds  bronzés,  des  rehauts  d'or,  des  réchampis  de  rouges  et  de 
bleus  mettent  en  valeur  ces  coupoles  et  ces  plafonds,  que  des  jours  laté- 
raux abondants  viennent  éclairer  de  chauds  reflets.  Les  façades  extérieures 
de  ces  grands  vestibules  accusent  non  moins  fermement  leur  construction 
en  fer.  C'est  là  qu'apparaît  bien  .le  système  des  fermes  jumelles  ornées 
d'émaux,  de  M.  Hardy.  C'est  là  aussi  que  les  tendances  esthétiques  de 
l'artiste  sont  le  plus  sensibles.  Il  est  de  ceux  dont  la  grande  préoccupa- 
tion est  de  donner  un  peu  de  poésie  à  la  construction.  Et  il  a  dû  au  Champ 
de  Mars  attacher  d'autant  plus  d'importance  à  cette  idée,  que  la  sécheresse 
du  fer  poussait  à  l'art  froid  et  utilitaire.  Pensant  donc  qu'il  ne  ferait  pas 
œuvre  d'architecte  si  la  poésie  n'intervenait  pas,  soit  par  un  souvenir,  soit 
par  une  personnification,  si  enfin  la  décoration,  tout  en  respectant  la 
construction,  n'avait  pas  un  radical  en  dehors  de  la  construction  même, 
AL  Hardy,  attribuant  à  juste  titre  la  possibilité  et  le  succès  de  notre  Exposi- 
tion au  concours  empressé  de  toutes  les  nations  amies,  a  supposé  par  suite 
que  ces  nations  en  étaient  en  quelque  sorte  les  points  d'appui,  les  véri- 
tables piliers.  Et  c'est  ainsi  que  chacun  des  vingt-deux  piliers  de  la  façade 
symbolise  une  nation  représentée  à  la  fois  à  la  base  par  une  figure  allégo- 
rique, et  au  sommet  par  son  écusson  armorié  et  son  drapeau.  L'idée  est 
belle  et  bien  traduite.  Mais  un  besoin  trop  absolu  d'idéaliser  toute  chose 
en  architecture  a  aussi  ses  périls.  Désireux  de  faire  parler  les  formes,  on 
est  entraîné  à  les  torturer.  AL  Hardy,  fertile  en  inventions  et  par  horreur 
du  convenu  et  du  banal,  s'efforce  de  renouveler  les  formes  traditionnelles. 
Ses  ornements  sont  sommaires  ou  synthétiques,  par  suite,  souvent  trop 
grands  d'échelle  ;  un  rien  s'exalte  ;  une  simple  fleur,  une  courbe,  prennent 


L'ARCHITECTURE   AU  CHAMP   DE   MARS.  223 

des  proportions  ou  des  conséquences  considérables.  Pour  ne  pas  être  ordi- 
naire, un  détail  devient  quelquefois  bizarre.  C'est  là  le  danger  de  négliger 
certaines  règles  de  simplicité  et  de  bonhomie  qui  nous  sont  enseignées 
sagement  par  la  tradition  ou  les  convenances.  Mais,  sans  donner  aux 
idées  plus  de  valeur  qu'elles  ne  doivent  en  avoir  en  architecture,  comme 
sans  épiloguer  sur  de  petites  questions  de  sentiment,  il  faut  reconnaître  en 
somme  que  cette  vaste  façade,  solidement  assise  sur  une  large  terrasse 
découpée  de  perrons  mouvementés,  est  d'un  effet  véritablement  beau  et 
festoyant.  Bien  que  décorée  de  terres  et  de  tôles  émaillées,  de  bronzes  et 
d'ors,  d'écussons  aux  colorations  multiples,  cette  façade  n'en  reste  pas 
moins  dans  une  tonalité  un  peu  trop  éteinte,  le  gris  des  fers  dominant.  Il 
y  a  toutefois  dans  le  palais  de  M.  Hardy  un  essai  intéressant  de  poly- 
chromie, et  nous  devrons  y  revenir. 

Nous  ne  nous  étendrons  pas  longuement  sur  les  dispositions  et  l'as- 
pect des  galeries  intérieures.  Là,  l'utile  a  imposé  ses  lois  absolues  sans 
cependant  nuire  à  la  grandeur  des  efïets.  Ainsi  constatons  l'imposante 
perspective  de  deux  grandes  galeries  des  machines,  et  celle  non  moins 
heureuse  des  petites  avenues  qui,  traversant  le  palais  dans  toute  sa  lon- 
gueur donnent  sur  leur  parcours  accès  dans  les  galeries  latérales  de 
l'Exposition. 

Si  nous  voulons  continuer  à  étudier  les  œuvres  de  l'architecture 
française  à  l'Exposition,  c'est  au  centre  du  palais  qu'il  nous  faut 
revenir. 

Nous  avons  dit  que  l'architecte  y  avait  ménagé  un  vaste  espace  libre. 
Aux  deux  extrémités  de  cette  sorte  (ïarea^  deux  loges  s'ouvrent  par  trois 
grandes  arcades  sous  lesquelles  des  portes,  richement  décorées  de  terres 
cuites  et  d'émaux' ,  donnent  entrée  dans  les  salles  des  Beaux-Arts. 

Ces  deux  loges  devaient  former  la  décoration  extrême  d'un  vaste 
jardin  central  au-dessus  duquel  un  immense  vélum,  tendu  à  20  mètres 
de  "hauteur,  offrirait  l'ombre  aux  promeneurs  et  leur  permettrait  un  repos 
agréable. 

L'architecte  avait  proposé,  l'administration  disposa.  Ce  vaste  empla- 
cement fut  attribué  à  l'Exposition  de  la  ville  de  Paris  chassée,  par  l'af- 
fîuence  des  demandes  venus  du  dehors,  de  l'intérieur  du  palais,  où  elle 
devait  occuper  une  importante  surface  à  l'extrémité  des  galeries  étrangères, 
près  du  vestibule  de  l'Ecole  militaire.  Nous  y  avons  perdu  une  disposition 

I.  Voir  la  Guiette  des  Beaux-Jrcs,  11°'  de  juin  et  de  juillet. 


224  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

licurcusc,  une  oasis  pleine  d'ombre  et  de  fraîcheur  au  milieu  des  parcours 
interminables  de  l'immense  palais.  Le  pavillon  municipal  est  venu  s'im- 
planter au  milieu  de  l'espace  laissé  libre,  ménageant  encore,  il  est  vrai, 
quelque  apparence  de  parterres  et  de  gazons,  mais  supprimant  le  vaste 
cube  d'air  libre,  voilant  les  perspectives,  enlevant  tout  recul  pour  bien 
voir  les  constructions  variées  qui  bordent  la  rue  des  Nations,  une  des 
grandes  curiosités  pittoresques  de  l'Exposition  de  1878.  Par  contre,  nous 
y  avons  gagné  une  construction  très  particulière,  par  M.  Bouvard,  archi- 
tecte attaché  au  service  de  la  ville  de  Paris. 

(]c  n'est  qu'à  la  fin  de  juillet  1877  que,  le  Conseil  municipal  se  pro- 
nonçant pour  le  système  des  constructions  métalliques,  M.  Bouvard  put 
se  mettre  à  l'œuvre  et  préparer  les  projets  d'un  pavillon  qui  couvre 
aujourd'hui  3,5oo  mètres  de  surface  et  a  coûté,  en  chiffres  ronds, 
600,000  francs. 

Adoptant  le  parti  déjà  pris  par  M.  Hardy,  mais  l'adoptant  avec 
toutes  ses  conséquences,  M.  Bouvard,  à  l'exclusion  de  toutes  maçon- 
neries apparentes  de  pierres  ou  de  moellons,  a  élevé  un  pavillon  tout  en 
fer  dans  lequel  les  terres  cuites  ornées,  les  terres  émaillées  et  les  briques 
viennent  former  remplissage  entre  les  fers  accouplés.  Le  fer,  qui 
compose  l'ossature  générale  du  bâtiment,  est  employé  sans  parties  pleines, 
mais  avec  toutes  les  combinaisons  de  treillis,  de  croisillons  et  d'as- 
semblages capables  de  diminuer  le  poids  total  et,  par  suite,  le  prix 
de  revient.  La  fonte  a  été  employée  seulement  pour  certaines  parties 
pleines  d'un  caractère  tout  à  fait  ornemental.  Ce  pavillon  se  compose 
d'une  nef  rectangulaire  de  75  mètres  de  longueur,  enveloppé  à  ses 
extrémités  de  trois  avant-corps  formant  la  croix  et  raccordés  entre  eux 
par  des  motifs  circulaires.  Sur  les  longs  côtés  du  rectangle  régnent  des 
portiques,  ouverts  sur  le  dehors,  qui  relient  entre  eux  les  avant-corps 
extrêmes  d'une  même  face  longitudinale. 

AL  Bouvard  a  su  donner  à  ce  pavillon,  dans  lequel  le  fer  ne  semble 
jouer  qu'un  rôle  utile,  un  aspect  cependant  architectural.  Cet  aspect 
nécessaire,  mais  difficile  à  réaliser  par  le  fer  seul,  s'afîirme  peu  à  peu 
cependant  dans  les  constructions  métalliques  confiées  au  talent  de  nos 
architectes.  Il  est  certain  que  l'on  ne  peut  et  que  l'on  ne  doit  pas  re- 
trouver dans  les  constructions  en  métal  les  formes  consacrées  de  telle  ou 
telle  architecture  en  pierre  ou  en  matériaux  autres,  mais  on  y  doit  re- 
trouver ce  principe  essentiel  et  traditionnel  de  tout  ce  que  l'architecture  a 
produit  d'éternellement  admirable  :  le  Beau  par  le  \ra\,  c'est-à-dire  la 


226  L\\RT    iMODERNE    A    L'EXPOSITION, 

logique  des  formes  et  de  la  décoration.  C'est  en  s'appuyant  sur  ce  prin- 
cipe que  iM.  liouvard  a  fait  œuvre  darcliitecte.  Les  six  grandes  portes, 
enveloppées  de  cadres  en  fer  ou  en  fonte  garnis  de  terres  ornées  et 
d'émaux,  sont  largement  dessinées  et  offrent,  comme  les  portiques  laté- 
raux, très  élégants,  des  détails  ingénieux  d'ornementation.  Cependant 
nous  trouvons  que  cette  ornementation  manque  un  peu  d'unité  et 
pèche  par  excès  de  recherche  et  de  finesse.  De  plus,  elle  ne  nous  paraît 
pas  toujours  bien  distribuée.  Ainsi  nous  voyons  autour  des  grandes  por- 
tes une  enveloppe  de  lourds  motifs  circulaires  en  terre  cuite,  tandis  que 
les  pilastres  d'angles  des  avant-corps  d'extrémité,  qui  devraient  offrir 
à  l'œil  une  certaine  puissance  apparente,  sont  décorés  de  rinceaux 
d'une  ténuité  et  d'un  détail  relativement  excessifs.  Les  émaux  qui  sertis- 
sent les  portes  sont,  par  contre,  d'un  dessin  un  peu  brutal  et  sommaire, 
et  la  coloration  en  est  dure.  Mais,  ces  réserves  faites,  nous  reconnaissons 
avec  plaisir  la  grande  somme  de  talent  dépensée,  en  si  peu  de  temps, 
dans  cette  construction,  qui,  elle  aussi,  essaye  avec  bonheur  de  la  po- 
lychromie. Les  fers  apparents,  peints  en  gris,  réchampis  de  bleu,  de 
vert,  de  jaune,  donnent  au  tout  une  coloration  gris-bleu  sur  laquelle  se 
détache  en  douceur  la  note  rousse  et  pâle  des  terres  cuites.  Les  émaux  et 
les  ors  sont  les  accents  nécessaires  de  cet  ensemble  harmonieux.  Nous 
parlerons  p:u  de  l'intérieur  de  ce  pavillon,  dont  les  bonnes  dispositions 
sont  surtout  en  harmonie  a\ec  sa  future  destination.  En  effet,  après  avoir 
abrité  l'Exposition  de  la  ville  de  Paris,  ce  pavillon  sera  démonté  et  trans- 
formé en  Gymnase  municipal  des  écoles. 

J'ai  hâte  de  dire  quelques  mots  de  certaines  autres  constructions 
qui,  aux  alentours  du  palais,  relèvent  de  l'art  français. 

11  ne  nous  appartient  pas  de  piarler  du  grand  p>avillon  que  Je  Creusot 
a  fait  édifier  pour  présenter  dans  une  imposante  ordonnance  les  masses 
de  la  matière  rebelle  assouplies  et  transformées  par  le  puissant  outil- 
lage de  ses  vastes  usines.  Mais  qu'on  veuille  bien  seulement  nous  per- 
mettre de  constater,  dans  l'emploi  simultané  et  la  juxtaposition  des 
bronzes,  des  marbres  et  des  émaux  qui  décorent  les  façades,  encore  une 
tentative  de  polychn)mie  monumentale.* 

C'est  aussi  une  construction  colorée  que  M.  deDartein  a  élevée  pour 
servir  d'Exposition  au  Ministère  des  Travaux  publics.  Mais  ce  pavil- 
lon, également  en  fer  et  briques  et  décoré  de  terres  émaillées,  a  si  bien  un 
caractère  oriental  qu'on  a  peine  à  y  soupçonner  les  Travaux  publics  fran- 
çais. Son  phare  coquet  ressemble   de   loin   à  un  minaret  arabe   et  les 


L'ARCHITFXTURE    AU    CHAMP   DE   MARS.  227 

revètements  émaillés  de  la  façade  du  porche  annoncent  l'entrée  de  quel- 
que mosquée.  Toutefois  nous  trouvons  agréable  la  gamme  lumineuse  de 
ces  émaux  dans  lesquels  le  blanc,  le  bleu  turquoise  et  le  brun  noir  domi- 
nent. Certains  détails  d'ornementation  sont  traités  avec  charme  et  distinc- 
tion ;  mais  nous  trouvons  qu'il  n'était  pas  nécessaire  de  réchampir  et  de 
subdiviser  les  fers  déjà  grêles  par  des  rouges,  des  verts,  des  bleus,  qui, 
trop  voisins  des  émaux,  ne  peuvent  en  soutenir  le  voisinage  et  enlè- 
vent du  calme  à  l'ensemble.  Il  y  a  aussi  dans  la  composition  de  ce  pavil- 
lon en  fer  et  briques  quelque  hésitation  entre  l'emploi  des  formes  utili- 
taires consacrées  par  l'usage  et  la  recherche  voulue  d'aspects  nouveaux. 
Cependant,  malgré  l'incertitude  des  résultats,  le  pavillon  du  Ministère 
des  Travaux  publics  n'en  reste  pas  moins  une  des  constructions  les  plus 
pittoresques  et  les  plus  appréciées  du  parc  du  Champ  de  Mars. 

Nous  pourrions  encore  signaler  dans  la  section  française,  dans  les 
annexes  et  dans  les  parcs  du  Champ  de  Mars,  de  nombreuses  construc- 
tions de  toutes  sortes,  de  styles  et  de  matériaux  bien  ditTérents  ;  concep- 
tions sérieuses  témoignant  de  tentatives  intelligentes  très  honorables,  con- 
ceptions fantaisistes  révélant  chez  nos  architectes  et  nos  constructeurs 
une  rare  habileté  d'exécution  et  une  grande  abondance  d'imagination. 
Mais  c'est  assez  nous  occuper  des  œuvres  de  nos  confrères  français,  nous 
ne  saurions  convenablement  faire  attendre  plus  longtemps  les  hôtes  nos 
amis.  11  nous  faut  parler  des  pays  étrangers,  de  leur  architecture  et  de 
leurs  constructions  au  Champ  de  Mars  et  au  Trocadéro.  Nous  y  trouve- 
rons, pour  nos  conclusions  ultérieures,  des  comparaisons  utiles,  des  ren- 
seignements précieux. 


II 


L'ARCHITECTURE    ETRANGERE    AU   CHAMP    DE   MARS. 

C'est  au  directeur  des  sections  étrangères,  M.  Georges  Berger,  que 
sont  dues  l'idée  première  et  la  réalisation  difficile  de  «  la  rue  des  Na- 
tions »,  qui  est  au  Champ  de  Mars  l'un  des  spectacles  les  plus  curieux  et 
les  plus  fréquentés  par  la  foule. 

Ne  se  bornant  pas  à  provoquer  et  à  favoriser,  aux  abords  des  palais 
du  Champ  de  Mars  et  du  Tjocadéro,  la  construction  de  nombreux  paA'il- 
lons,  dont  l'agglomération  fantaisiste  et  les  silhouettes  variées  devaient 


228  I/ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

meubler  et  étïarer  !a  perspective  des  parcs,  on  songea  à  tirer  un  effet  dé- 
coratif tout  nouveau  de  la  disposition  même  des  sections  étrangères  dans 
le  palais  du  Champ  de  Mars. 

Il  avait  été  décidé  que  la  partie  de  ce  palais  réservée  aux  produits  étran- 
o-ers  serait  subdivisée  transversalement  par  zones  de  dimensions  inégales, 
en  accord  a\ec  le  plus  ou  le  moins  d'importance  de  l'exposition  particu- 
lière de  chacun  des  pays.  Ces  zones  devant  toutes  aboutir  perpendiculaire- 
ment sur  Tune  des  grandes  avenues  qui,  d'un  bout  à  l'autre  du  palais, 
isolent  au  centre  les  salles  des  beaux-arts,  on  voulut  que  chacune  de  ces 
zones,  que  chacune  de  ces  expositions  partielles  fût  accentuée  par  une  fa- 
çade particulière  offrant  un  spécimen  de  l'architecture  propre  à  chacune 
des  nations  exposantes. 

C'était  un  beau  programme.  Mais,  pour  le  réaliser,  il  fallait  que  les 
gouvernements  ou  les  exposants  étrangers  voulussent  bien  s'imposer  de 
nouveaux  et  importants  sacrifices.  L'habile  directeur  des  sections  étran- 
gères sut  persuader  les  uns  et  les  autres,  et  la  «  rue  des  Nations  »  nous 
offre  aujourd'hui,  dans  une  étrange  juxtaposition,  les  échantillons  les  plus 
variés  de  l'art  de  construire.  Le  pavillon  des  États-Unis  avoisine  les  con- 
structions en  bois  de  la  Suède  et  de  la  Norwège;  la  rustique  entrée  japo- 
naise s'accole  à  la  loggia  monumentale  de  l'Italie;  les  bizarreries  chinoises 
coudoient  les  splendeurs  éclatantes  du  palais  hispano-arabe,  lui-même 
voisin  des  portiques  classiques  de  l'Autriche-Hongrie.  La  Russie  et  la 
Suisse  opposent  leurs  capricieuses  silhouettes  l'une  à  l'autre-,  la  petite 
habitation  polychrome  de  la  Grèce  est  dominée  par  les  amoncellements 
robustes  des  marbres  et  des  granits  belges;  le  Portugal  élève  son  porche 
mi-gothique,  mi-renaissance,  entre  la  maison  de  ville  des  Pays-Bas  et  les 
petites  façades  du  Luxembourg  et  de  Monaco.  Les  échantillons  bariolés 
de  la  Perse  et  du  Maroc,  le  minaret  de  la  régence  de  Tunis,  la  pagode 
siamoise,  se  groupent  à  côté  des  constructions  jésuitiques  des  républiques 
de  l'Amérique  du  Sud  mitoyennes  avec  les  ordres  superposés  en  pyra- 
mide du  Danemark.  11  s'ensuit  un  spectacle  vraiment  curieux  et  séduisant 
par  le  mouvement  des  lignes  et  l'imprévu  des  colorations. 

Nous  devons  regretter,  toutefois,  que  la  pensée  du  commissariat 
n'ait  pas  été  entièrement  c<jmprisc  ou  suivie  en  ce  qu'elle  avait  de 
■sérieux  et  d'instructif.  Et,  en  ettet,  si,  selon  le  désir  c[u"il  avait  exprimé, 
chaque  nation  s'était  sincèrement  efforcée  de  faire  revivre,  par  une  repro- 
duction iidéle,  quc'lque  type  certain  de  son  art  national  au  temps  passé, 
nous  eussions  trouvé  dans  la  rue  des  Nations  non  seulement  la  satisfac- 


POSITION  Universelle  de  is.a 


LWRCHITECTURE   AU    CHAxMP    DE   MARS.  229 

tion  des  yeux,  mais  aussi  une  occasion  unique  d'étudier  l'arctiitecture  cliez 
les  différents  peuples,  à  un  point  de  vue  immédiatement  comparatif.  Mais, 
si  quelques-unes  de  ces  constructions  revêtent  un  caractère  d'art  national 
réellement  intéressant,  beaucoup  d'autres  ont  été  conçues  d'une  façon 
seulement  décorative,  sans  souci  de  la  reproduction  vraie  des  types  dont 
ils  s'inspiraient  et  sans  viser  par  suite  à  un  enseignement  possible.  La 
plupart  des  architectes  chargés  de  ces  travaux  se  sont  donné  trop  libre 
carrière  pour  que  nous  puissions  à  cet  égard  avoir  confiance  absolue  dans 
leur  œuvre.  On  est  obligé  d'y  démêler  la  fantaisie  de  la  copie,  le  vrai  du 
faux.  Aussi  ne  saurions-nous  étudier  cette  suite  pittoresque  à  un  point  de 
vue  sérieusement  rétrospectif.  Nous  devrons  plutôt  considérer  la  plupart  de 
ces  petits  édifices  comme  d'habiles  variations  sur  certains  thèmes  donnés. 

La  rue  des  Nations.  —  Si,  partant  du  grand  vestibule  d'honneur, 
on  suit  la  rue  des  Nations  en  se  dirigeant  vers  l'École  militaire,  on  ren- 
contre d'abord  sur  la  droite  les  petites  maisons  anglaises.  Nous  devons 
nous  étonner  que  l'Angleterre,  qui,  au  Champ  de  Mars,  a  la  plus  impor- 
tante exposition  parmi  les  nations  étrangères,  et  qui,  par  suite,  disposait 
sur  la  rue  des  Nations  d'une  vaste  façade,  n"ait  pas  tenu  à  honneur  de 
l'occuper  complètement  et  d'une  façon  vraiment  digne.  Elle  pouvait  là 
nous  offrir  quelque  bon  modèle  de  son  architecture  moyen  âge,  où  elle 
puise  aujourd'hui  non  pas  seulement  des  formes,  mais  ,  ce  qui  vaut  mieux, 
des  principes  de  logique  et  de  vérité  dans  la  construction  et  la  décoration. 
Sinon,  nous  eussions  encore  été  heureux  de  retrouver  au  Champ  de  Mars, 
en  un  large  développement,  les  solides  aspects  des  constructions  nouvelles 
qui  s'élèvent  dans  les  grandes  villes  d'Angleterre.  Bien  que  d'apparence 
quelque  peu  moyen  âge,  ces  constructions  n'en  sont  pas  moins  très  mo- 
dernes par  une  certaine  allure  rationaliste  qui  affirme  des  tendances  tout  à 
l'honneur  des  architectes  anglais.  Mais,  chez  nos  voisins  d'outre-Manche,  le 
gouvernement  a  si  bien  l'habitude  de  compter  sur  l'initiative  privée,  que 
la  commission  anglaise  n'a  pas  songé  sans  doute  à  autre  chose  qu'à  faire 
appel  au  dévouement  intéressé  de  certains  exposants  pour  occuper  et  orner 
la  longue  façade  correspondant  à  son  importante  exposition.  Son  appel  aura 
été  mal  entendu.  Il  s'ensuit  que,  dans  la  rue  des  Nations  les  construc- 
tions anglaises  sont  modestes  d'aspect  et  un  peu  clairsemées  ;  cela  parce 
qu'elles  sont  l'œuvre  d'entrepreneurs  plus  désireux  de  témoigner  de  leur 
savoir-faire  en  des  spécimens  de  leur  industrie  personnelle  que  jaloux 
d'élever  à  leurs  frais  un  ensemble  monumental  à  la  gloire  de  leur  pays. 


23o  L\\RT    iMODERNE    A    L'EXPOSITION. 

L'amour  du  chcz-soi,  du  «  home  »,  est  si  puissant  en  Angleterre,  que 
ce  sont  des  types  de  maisons  de  styles  divers,  avec  prix  à  l'appui,  que  les 
industriels  anglais,  très  pratiques,  otirent  aux  désirs  des  promeneurs  sur  la 
rue  des  Nations. 

La  première  qui  s'oflfre  sur  notre  route  semble  vouloir  reproduire 
certaine  architecture  dite,  en  Angleterre,  de  la  reine  Anne,  et  qui  corres- 
pond à  peu  près  à  notre  style  de  la  fin  de  Louis  XIV. 

Ce  qu'il  y  a  de  particulier  dans  beaucoup  d'édifices  de  cette  époque , 
c'est  que,  tout  en  satisfaisant  au  gjût  du  pompeux  régnant  alors,  ces  édi- 
fices ont  dû  être  construits  entièrement  en  briques,  matériaux  de  construc- 
tion courante,  autrefois,  comme  encore  aujourd'hui  en  Angleterre.  Aussi 
les  nobles  ordonnances  de  pilastres,  les  corniches  puissantes,  les  cours  de 
riches  rinceaux  étaient-ils  en  briques  et  en  terres  cuites,  mode  de  con- 
struction et  de  décoration  dont  nous  avons  des  modèles  exquis,  en  Italie 
principalement.  Personnellement  nous  le  prisons  fort,  mais,  pour  être 
employé  logiquement  avec  toutes  ses  ressources,  il  a  besoin  de  concourir 
à  une  architecture  plus  souple  et  moins  ambitieuse  que  celle  du  commen- 
cement du  xvni"  siècle,  qui  s'efforçait,  en  Angleterre  comme  en  France, 
de  ressusciter  les  aspects  extérieurs  de  l'art  monumental  romain. 

Ce  n'est,  il  est  vrai,  que  la  façade  d'une  petite  maison  de  cette  époque 
que  nous  avons  ici  sous  les  yeux.  Toutefois  elle  nous  offre  sur  un  rez-de- 
chaussée  bas  un  premier  étage  divisé  en  trois  travées  inégales  par  un  ordre 
ionique  de  p>ilastres  (trop  renflés)  portant  une  frise  de  motifs  à  enroule- 
ments et  au-dessus  un  étage  d'attique  couronné  d'une  lourde  corniche 
saillante  à  modillons.  Au  rez-de-chaussée,  une  petite  window  s'abrite  sous 
le  balcon  en  bois  du  premier  étage.  On  comprend  peu  un  balcon  saillant 
en  bois  appliqué  sur  une  façade  en  briques  de  caractère  monumental.  Les 
intempéries  en  auraient,  ce  nous  semble,  bien  vite  raison.  Mais,  quoi 
qu'il  en  pourrait  être,  ce  balcon  et  ses  balustres  tournés  peints  en  gris 
blanc,  la  window  à  pans  coupés,  les  bâtis  et  les  bois  des  fenêtres  peints 
de  même,  mais  de  plus  rehaussés  ^e  filets  d'or,  égayent  l'ensemble  et  en 
réveillent  la  tonalité  rougeâtre  un  peu  lourde.  Cette  petite  façade,  des- 
sinée par  M.  Norman  Schaw,  architecte  anglais,  nous  semble,  en  résumé, 
surtout  recommandable  par  un  désir  accusé  de  reproduire  fidèlement 
une  maison  de  ville  au  temps  de  la  reine  Anne. 

La  façade  qui  suit  semble  quelque  peu  inspirée  par  l'architecture  des 
Tudors,  ou  Elisabethan,  comme  on  dit  de  l'autre  côté  du  détroit.  J'y  vois 
bien  en  effet  une  association  de  briques  et  de  pierres  imitées  et  une  série 


L'ARCHITECTURE   AU    CHAMP   DE   MARS.  23i 

de  petits  pignons  ornés  de  treillis  et  de  combinaisons  de  briques.  Les 
fenêtres  y  sont  carrées  et  à  meneaux.  Mais  tout  cela  est  petit  de  détails, 
pauvre  de  saillies,  très  médiocrement  exécuté  surtout,  en  somme  trop 
misérable  pour  mériter  son  appellation  «  le  pavillon  du  prince  de  Galles  ». 
Il  y  a  bien  à  Fintérieur  une  entrée  assez  spacieuse  donnant  sur  une  salle  à 
manger  de  somptueuse  apparence,  dans  laquelle  un  riche  couvert  con- 
stamment dressé  semble  attendre  des  hôtes  princiers.  Mais  n'allons  pas 
au  delà;  dans  les  chambres  et  boudoirs  voisins  nous  ne  trouverions  qu'un 
mobilier  plus  luxueux  que  de  bon  goût.  L'importante  maison  anglaise 
Doulton  and  C°,  dont  les  solides  poteries  et  les  grès  céramiques  sont  con- 
nus et  justement  appréciés,  élève  aussi  sur  la  rue  des  Nations  une  petite 
construction  carrée  à  deux  étages  d'arcs  en  ogives  superposés.  Colonnettes, 
frises,  claveaux,  appuis,  corniches,  chapiteaux,  tout  est  construit  en  pièces 
de  terre  cuite  de  deux  tons,  formant  masse  avec  la  construction  en 
briques.  Nous  ne  saunons  avoir  grand  goût  pour  le  détail  ornemental  de 
cette  composition  d'un  gothique  trop  excessif  à  notre  avis.  Pour  exprimer 
les  ressources  de  la  terre  on  Ta  fouillée  et  mouvementée  outre  mesure. 
Mais  certaines  pièces  émaillées  d'un  beau  bleu -gris  foncé  s'interposant 
dans  le  décor  sous  forme  de  plaques,  de  cordons  ou  d'encadrements,  ou 
bien  s'isolant  en  saillie  sur  le  fond  des  tympans  contre  d'énormes  cabo- 
chons de  pierres  précieuses,  font  très  bon  effet  dans  la  coloration  générale, 
qu'elles  avivent  sans  en  rompre  l'harmonie. 

Cet  essai  de  construction  par  les  terres  cuites,  ne  formant  pas  seule- 
ment parement  décoratif,  mais  participant  à  la  structure  même  de  l'édifice 
et  faisant  corps  par  leurs  formes  avec  lui,  est  d'une  étude  intéressante  et 
nous  devons  féliciter  la  maison  Doulton  de  son  essai.  Nous  aurions  d'ail- 
leurs  grand  bien  à  dire  de  l'industrie  de  cette  maison,  si  nous  avions  le 
temps  de  visiter  son  exposition  particulière,  où  nous  voyons  ses  grès 
bleutés  enrichis  de  délicates  pâtes  rapportées  et  de  dessins  ingénieuse- 
ment cherchés  dans  la  terre.  Ces  procédés  variant  à  l'infini  les  formes  et 
les  dessins  protestent  enfin  et  réagissent  heureusement  contre  ces  pro- 
duits céramiques  décorés  par  impression  dont  le  commerce  anglais  a  véri- 
tablement empoisonné  le  monde  entier. 

Mais  nous  ne  devons  pas  nous  écarter  de  la  rue  des  Nations.  Conti- 
nuons notre  route.  Nous  y  voyons  une  charmante  petite  maison  pitto- 
resque à  trois  corps  et  à  trois  pignons  abrités  de  toits  légèrement  sail- 
lants. Ce  cottage  est  tout  construit  en  bois  de  «  pitch-pine  ».  La  charpente 
apparente  se  transforme  en  colonnettes  torses,  en  frises  ornées,  en  cor- 


232  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

niches  dentelées,  en  balustres  à  facettes.  Dans  les  intervalles,  des  bois 
découpés,  enchâssés  dans  les  fonds  de  plâtre,  relient  par  leurs  combinai- 
sons multiples  les  lignes  de  la  grosse  charpente.  Ce  genre  de  construction, 
dit  «  à  mi-charpente  »,  fut  très  en  usage  en  Angleterre  du  xv'  jusqu'au 
xvn'  siècle.  Le  principe  décoratif  restait  le  même  alors  que  les  formes  seules 
changeaient  suivant  les  temps.  C'est  au  talent  de  M.  Gilbert  Redgrave, 
archhecte  de  la  commission  anglaise,  que  nous  devons  cette  heureuse  et 
coquette  restitution.  La  Gaiette  en  offre  ci-contre  une  fidèle  image  pré- 
férable à  toute  description  et  à  tout  éloge  que  nous  pourrions  en  faire. 

Au  delà  s'élève  un  autre  petit  cottage  non  moins  séduisant.  Ce  n'est 
pas  que  l'extérieur  en  soit  décoré  de  façon  bien  recherchée  ou  bien  riche. 
Tout  l'effet  se  trouve  dans  une  structure  apparente  vraiment  originale. 
Construite  en  charpente  de  bois  avec  remplissage  de  plâtre  moucheté  et 
couvert  de  jeux  de  fonds  gravés  à  la  main,  cette  petite  maison,  toute 
peinte  de  blanc,  est  couverte  de  tuiles  rouges  et  préseiite,  sur  un  porche 
formé  par  quatre  poteaux  tournés  en  balustres-colonnes,  un  surplomb 
de  poutraisons  supportant  une  «  bay  window  »  de  disposition  vraiment 
hardie  et  pittoresque.  C'est  une  sorte  de  maison  de  campagne  de  la  ihi  du 
xvii'  siècle,  du  temps  de  Guillaume  III  d'Angleterre.  L'extérieur  invite  à 
franchir  le  seuil  ;'car  nous  ne  sommes  pas  ici  seulement  devant  une 
façade  destinée  à  former  simple  décoration;  c'est  bien  Thospitalité  d'une 
petite  maison  entière  que  MM.  Collinson  et  Locke,  de  Londres,  offrent 
au  public,  d'ailleurs  très  empressé  à  en  profiter. 

Au  delà  du  porche,  à  rez-de-chaussée,  nous  nous  trouvons  dans  une 
vaste  antichambre  garnie  de  boiseries  de  deux  mètres  de  hauteur  environ, 
peintes  en  rouge  foncé  indien  ;  à  gauche  est  la  salle  à  manger  avec  des 
boiseries  et  une  cheminée  en  chêne  clair.  Le  plafond  en  plâtre  moulé  est 
curieux  comme  procédé  d'exécution.  A  droite  de  l'antichambre,  l'escalier 
à  repos  garni  d'une  rampe  et  de  boiseries  peintes  en  rouge  nous  mène 
dans  la  pièce  centrale  du  premier  étage.  C'est  le  grand  salon,  au  profit 
duquel  à  été  établi  tout  l'encorbellement  au-dessus  du  porche  et  dans 
lequel  la  grande  «  bay  window  »,  accompagnée  de  petites  Windows  laté- 
rales, laisse  la  grande  lumière  pénétrer  en  toute  liberté.  11  est  certain 
qu'à  la  campagne,  ces  larges  ouvertures  permettent  d'embrasser  dans 
toutes  les  directions  une  vaste  étendue  de  paysage  et  donnent  grande 
gaieté  à  l'habitation  d'une  pièce  centrale  ainsi  disposée.  Mais,  l'hiver  ou 
par  les  temps  pluvieux,  comment  se  défendre  du  froid  et  de  l'humidité 
dans  cette  cage  ouverte  à  tous  les  vents  coulis?  Il  est  curieux  de  voir  ce 


234  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

goût  des  appartements  largement  troués  sur  le  plein  air  persister  surtout 
dans  les  pays  assez  peu  habitués  aux  douceurs  d'un  climat  égal.  A  côté 
du  salon  se  trouve  une  pièce  actuellement  meublée  comme  chambre  à 
coucher,  mais  qui  deviendrait  certainement  un  boudoir  ou  un  fumoir  si 
la  maison  était  double  en  profondeur,  comme  il  serait  en  cas  d'exécution 
définitive.  I!  faut  ajouter  que  cette  petite  maison  est  garnie  d'un  mobilier 
discrètement  élégant  et  confortable,  composé  et  distribué  avec  beaucoup 
de  goût  et  d'entente  de  la  vie  intérieure.  Rien  n'y  manque  :  ni  les  bibelots 
de  la  curiosité,  ni  les  porcelaines  anciennes  de  la  Chine  et  du  Japon  meu- 
blant les  tables  et  les  dressoirs  et  amusant  les  yeux,  ni  même  certaines 
peintures  de  valeur,  à  l'huile  et  à  l'eau,  ornant  la  nudité  des  murs  tendus 
d'étoffes  ou  de  cuirs  gaufrés  et  intéressant  l'esprit.  —  Aussi  cette  maison- 
nette, sans  prétention  accusée,  trouve-t-elle  le  pittoresque  extérieur  et  le 
charme  intérieur  par  l'accentuation  simple,  mais  intelligente  des  conditions 
souhaitées  de  la  vie  intime  et  de  famille.  Elle  représente  à  beaucoup  le 
«  home  »  rêvé;  elle  invite,  on"y  voudrait  vivre;  c'est  en  somme  sa  véri- 
table et  sa  grande  qualité. 

Quel  contraste  avec  le  pavillon  des  Etats-Unis!  —  Qu'est-il?  Un 
bâtiment  de  gare,  un  établissement  de  bains,  un  poste  de  police?  Cela  est 
difficile  à  dire.  D'ailleurs  cette  construction,  encore  en  bois,  ne  prétend 
pas  aux  formes  solides  et  durables  du  monument.  Elle  semble  plutôt  offrir 
un  échantillon  de  ces  carcasses  de  bois  faciles  à  démonter  et  à  transporter, 
destinées  à  la  création  instantanée  de  quelque  ville  nouvelle  sur  les  bords 
d'un  lac  encore  inconnu.  Ce  n'est  même  pas  de  la  charpente,  c'est  plutôt 
une  boîte  en  menuiserie  n'exprimant  qu'un  seul  désir  :  faire  vite  et  éco- 
nomiquement. 11  n'est  pas  jusqu'à  la  frise  supérieure  d'écussons  qui,  par 
une  répétition  correspondant  aux  nombreux  États-Unis,  ne  sente  quelque 
peu  la  fabrication  en  gros. 

Les  constructions  en  bois  juxtaposées  de  la  Suède  et  de  la  Norwège 
s'affirment  au  contraire  avec  une  puissance  massive  assurément  très  ar- 
chitecturale. Solidement  assises  sur  une  double  base  de  troncs  énormes 
enfoncés  dans  le  sol,  elles  assemblent  des  arbres  entiers  dans  un  entre- 
croisement inébranlable.  Ajourées  seulement  de  quelques  étroites  arcatures 
serrées  en  faisceau,  ramassées  sous  l'abri  d'un  toit  saillant,  elles  sem- 
blent faites  pour  résister  aux  soudaines  rafales  des  vents  et  supporter  la 
neige  des  longs  hivers.  Ce  sont  en  efïet  des  constructions  rustiques  du 
vieux  temps  que  nous  avons  sous  les  yeux  :  à  droite,  la  demeure  patriar- 
cale; à  gauche,  un  vieux  clocher,  reliés  ensemble  au  premier  étage  par 


L'ARCHITECTURE  AU    CHAMP   DE    MARS.  235 

une  galerie  couverte.  En  dessous  de  cette  galerie,  une  entrée  abritée  par  un 
auvent  porté  sur  deux  poteaux  tournés.  Les  champs  à  rinceaux  sculptés, 
qui  forment  cadre  aux  arcatures  et  accentuent  les  divisions  des  étages,  accu- 
sent bien,  ainsi  que  les  colonnettes  trapues  qui  supportent  les  arcatures,  la 
date  romane  de  ces  constructions  en  bois.  Cette  sérieuse  restitution  fait 
honneur  à  l'architecte,  M.  Thrap-Meyer,  de  Christiania,  qui  Ta  conçue 
et  l'a  fait  exécuter  sous  sa  direction  par  des  ouvriers  du  pays. 

Ici  la  rue  des  Nations  débouche  sur  le  grand  jardin  central  de  l'Expo- 
sition et  se  prolonge  en  face  du  pavillon  de  la  ville  de  Paris  par  les  faça- 
des de  ritalie,  du  Japon,  de  la  Chine,  de  l'Espagne  et  de  l'Autriche- 
Hongrie. 

Nous  voudrions  dire  grand  bien  de  la  loggia  monumentale  élevée  par 
l'Italie.  Nous  avons  trop  l'amour  de  ce  beau  pays  et  le  culte  de  ses  merveil- 
leux trésors  d'art  pour  que  ce  seul  nom  d'Italie  n'éveille  pas  en  nous 
mille  souvenirs  et  ne  nous  donne  pas  le  droit  d'espérer  beaucoup.  Mais 
il  nous  coûte  de  le  dire,  nous  subissons  une  désillusion.  Cette  loggia  est 
subdivisée  en  cinq  grandes  arcades,  dont  celle  du  milieu,  la  plus  large 
et  la  plus  haute,  interrompt  la  corniche  supérieure  et  la  déborde  de  toute 
l'ampleur  de  son  demi-plein  cintre  arrondi  en  forme  de  coupole  cylin- 
drique. Mais  dans  ces  arcades  sont  inscrites  d'autres  arcades  plus 
petites,  isolées  des  premières  par  un  vide  et  ne  s'y  reliant  que  par  des  cubes 
qui  apparaissent  comme  la  saillie  de  quelques  claveaux  dépassant  l'extra- 
dos de  l'arc.  Ces  arcs  inscrits  reposent  directement  sur  des  colonnes  en 
faux  cipolin,  portant  elles-mêmes  un  entablement  intermédiaire,  formant 
linteau  à  la  naissance  des  arcs. 

Toutes  ces  combinaisons  compliquées,  faites  seulement  pour  l'aspect 
décoratif,  enlèvent  à  la  composition  la  franchise  nécessaire.  L'ensemble 
est  grand  de  dimensions,  mais  non  d'aspect;  de  plus,  le  détail  est  banal. 
Tout  en  prétendant  aux  délicatesses  de  la  Renaissance,  cette  loggia  ne 
nous  offre  que  les  ressouvenirs amollis.  La  coloration  elle-même,  tentée  par 
des  terres  cuites  et  des  marbres  d'imitation,  par  des  écoinçons  en  sgrafitti  et 
par  de  mesquines  mosa'iques  qui  morcèlent  les  entablements  des  petits 
arcs,  cette  coloration  est  fade'et  sans  parti  pris. 

L'Italie  n'aurait  eu  que  l'embarras  du  choix  si  elle  avait  franchement 
résolu  de  réédifier  au  Champ  de  Mars  quelqu'une  de  ces  gracieuses  fa- 
çades de  la  Renaissance  qui  marquent  si  bien  dans  le  souvenir  de  l'artiste  et 
du  voyageur.  Mais  elle  a  préféré  nous  donner  un  échantillon  de  son  archi- 
tecture contemporaine.  Or,  si  féconde  qu'ait  été  la  source  à  laquelle  l'Italie 


236  L-ART    MODERNE    A     L' EX  POS  IT  I  ON. 

et  tant  d'autres  pays  ont  puise  successivement,  il  laut  recc)nnaitre  que  la 
Renaissance  italienne  est  incapable  aujourd'hui  de  servir  de  base  à  l'art 
moderne.  L'art  de  la  Renaissance  italienne,  fait  de  charme  et  d'élégance, 
mais  satisfaisant  plus  aux  apparences  qu'aux  principes,  n'est  pas  propre  à 
rajeunir  l'invention,  à  inspirer  des  formes  nouvelles.  Incapable  de  four- 
nir des  principes,  il  ne  révèle  pas  le  secret  de  sa  grâce  et  de  sa  séduction. 
Aussi,  pour  renouveler  son  génie  épuisé  par  une  production  incompa- 
rable de  chefs-d'œuvre,  Fltalie  doit-elle  remonter  plus  loin  vers  les  origines 
de  l'art  et  y  chercher,  avec  des  principes  éternels  de  logique  et  de  vérité, 
une  force  d'inspiration  et  une  vitalité  nouvelles. 

Combien  nous  sommes  plus  sensibles  à  l'art  naïf  et  sain  des  Japo- 
nais !  Ils  font  une  façade  à  leur  Exposition  :  ils  mettent  en  avant  de 
l'entrée,  couverte  d'un  auvent  à  deux  pentes  légèrement  courbes,  une 
pjrte  massive  à  entre-croisements  de  poutres  en  bois  naturel,  dont  les 
extrémités  sont  protégées  par  des  capsules  de  bronze  vert. 

A  droite  et  à  gauche,  sur  la  muraille,  dans  un  cadre  de  bois  naturel 
décoré  de  peintures  de  ton  doux,  vert,  jaune  et  bleu  éteint,  s'étendent  la 
carte  du  Japon  et  le  plan  de  Tokio,  la  capitale.  De  chaque  côté  de  la 
porte,  deux  gracieuses  fontaines  en  terre  émaillée,  protégées  par  une  clô- 
ture en  bambous,  complètent  l'ensemble.  Enroulées  à  la  souche  d'un 
arbre,  de  belles  fleurs  blanches  laissent  tomber  l'eau  de  leurs  pétales  épa- 
nouis dans  la  vasque  improvisée  d'une  large  feuille.  De  minces  filets  s'en 
échappent,  reçus  au  ras  du  sol  par  de  petits  bassins  entourés  de  galets. 

Tout  cela  forme  un  ensemble  des  plus  coquets,  aimable  et  familier, 
qui  dit  bien  des  choses  en  peu  de  mots.  Il  nous  rappelle  l'habileté  des  Japo- 
nais à  travailler  les  bois;  il  nous  montre  des  échantillons  très  réussis  de 
leurs  belles  faïences  ;  il  nous  fait  connaître  la  géographie  de  ce  pays  loin- 
tain et  le  plan  de  sa  capitale.  La  façade  japonaise  est  un  des  succès  de  la 
rue  des  Nations. 

A  côté  du  Japon,  la  Chine  se  montre  bizarre.  Au-dessus  de  murailles 
Couvertes  d'un  treillis  de  carreaux  gris-noir  encadrés  de  champs  vert  d'eau, 
elle  développe  un  étrange  couronnement.  C'est  une  double  frise  de  motifs 
découpés  par  panneaux  sur  fond  noir  au-dessous  d'une  corniche  de 
petites  glaces  en  plan  incliné  qui  miroitent  sous  la  saillie  du  toit.  Cette  toiture 
se  mouvementé  et  se  relève  en  une  seconde  toiture  avec  angles  retroussés 
qui  forme  motif  milieu  en  raccord  a\ec  la  porte  d'entrée  de  la  façade. 
Seule,  cette  porte,  peinte  du  vermillon  le  plus  vif,  hérissée  d'énormes  che- 
villes rouges  à  tètes  dorées,  jette  une  note  éclatante  sur  ce  fond  sombre. 


L  HOMME  A  L  ŒILLET. 

!  GALERJE  DE  M?-  SUERJWONDT.l 


^AILTJ^JÎD     SCULP 


LWRCHITFXTURE  AU  CHAMP  DE  iMARS.  23; 

Le  double  bâti  qui  l'encadre  est  peint  de  rouge  et  d'azur.  Au-dessus  de 
la  porte  s'incline  Técusson  impérial  porté  et  défendu  par  d'horribles  dragons 
grimaçants.  A  droite  et  à  gauche,  des  groupes  de  petits  guerriers  accro- 
chés à  la  muraille  battent  l'air  de  leurs  bras  armés  de  sabres  et  de  lances. 

L'Espagne  catholique  n'a  pas  d'architecture  qui  lui  soit  véritablement 
propre.  Aussi,  après  avoir  beaucoup  emprunté  à  la  renaissance  italienne, 
puis  à  l'architecture  des  Pays-Bas,  elle  retourne  souvent  en  arriére  puiser 
ses  inspirations  au  milieu  des  magnifiques  ruines  que  la  domination  des 
Maures  a  laissées  sur  son  sol.  Nous  ne  saurions  nous  plaindre  qu'elle  ait 
songé  à  nous  les  faire  connaître.  C'est  en  effet  la  façade  de  quelque  puissant 
Alcazar  qui  s'élève  au  milieu  de  la  rue  des  Nations.  Composée  d'un  pavillon 
milieu  relié  par  des  galeries  latérales  à  deux  pavillons  d'extrémité,  elle  se 
présente  de  façon  vraiment  somptueuse.  C'est  que  là  sont  accumulées  toutes 
les  richesses  et  toutes  les  variétés  de  décor  fournies  par  les  antiques  mo- 
numents de  Cordoue,  de  Séville,  de  Grenade.  Le  pavillon  milieu  nous 
otïre  par  le  bas  une  loge  du  «  patio  de  los  leones  »  dans  le  palais  d'Al- 
Hamar  à  Grenade,  tandis  que,  dans  le  haut,  nous  retrouvons  les  corni- 
ches de  l'Alcazar  de  Séville.  L'art  plus  sobre  et  sévère  de  la  mosquée  de 
Cordoue  apparaît  dans  les  'pavillons  d'extrémité,  et  de  nombreux  détails, 
empruntés  à  différents  monuments  du  même  style,  enrichissent  les  parties 
intermédiaires  de  guipures  sculptées,  de  frises  d'émaux  et  d'arcatures  di- 
verses qui  nous  montrent  toutes  les  variétés  de  l'art  arabe. 

II  en  résulte  plutôt  une  juxtaposition  d'éléments  riches  de  décoration 
qu'un  ensemble  parfaitement  homogène  et  harmonieux  dans  le  détail.  De 
plus,  si  bien  que  les  terres  émaillées  ou  azulejos  jouent  un  rôle  réel  et  déjà 
important  sur  cette  façade,  en  beaucoup  d'endroits  ces  produits  cérami- 
ques faisant  défaut,  on  a  dià  les  remplacer  par  des  imitations  peintes,  forcé- 
ment impuissantes  à  rendre  la  valeur  et  l'éclat  de  l'émail.  De  là,  manque 
d'équilibre  en  certaines  parties. 

Ce  qui  nuit  encore  à  cette  très  somptueuse  décoration,  c'est  l'absence 
des  grandes  surfaces  nues  qui,  dans  l'architecture  arabe,  mettent  si  bien 
en  valeur  les  étonnantes  richesses  de  certaines  parties.  Aussi  est-il  dilficile 
de  voir  dans  le  palais  espagnol  rutilant  d'émaux,  d'ors  et  de  colorations 
vives,  une  tentative  sincère  de  restaurer  cet  art  toujours  mesuré  et  calme 
dans  l'excès  même  de  sa  richesse  et  qui  réservait  d'habitude  tous  les 
étonnements  pour  l'intérieur  de  ses  sanctuaires  ou  pour  les  salles  de  ses 
harems.  Ces  réserves  faites,  nous  devons  constater  le  grand  et  très  hono- 
rable effort  fait  par  l'Espagne  moderne  pour  occuper  d'une  façon  digne 


238  LWRT  MODERNE  A  L'EXPOSITION. 

de  son  "-lorieux  passé  la  belle  place  qui  lui  était  réservée  au  centre  du 

palais  du  Champ  de  Mars. 

A  côté  de  TEspagne,  TAutriche-Hongrie  allonge,  entre  deux  petits 
avant-corps,  un  long  portique  d'arcades  reposant  sur  un  ordre  dorique  à 
colonnes  accouplées.  Dans  les  frises,  dans  les  tympans,  dans  les  pan- 
neaux, des  sgrafitti  sur  fond  noir  dessinent  une  suite  de  guirlandes  abon- 
dantes, des  cartouches  ennoblis  de  noms  illustres,  des  génies  ailés  portant 
des  palmes  et  des  couronnes.  Autant  nous  avons  goût  pour  ce  genre  de  dé- 
coration renouvelé  des  traditions  italiennes  et  qui,  d'une  pointe  libre  et 
hardie,  burine  le  nu  des  murailles  et  les  meubles  de  compositions  orne- 
mentales ou  héroïques,  autant  nous  croyons  qu'on  ne  doit  pas  chercher 
par  ce  procédé  des  effets  d'illusion  et  prétendre,  comme  ici  dans  les  soubas- 
sements des  avant-corps,  représenter  par  quelques  hachures  des  assises 
s(.)lides  en  bossages  à  pointes  de  diamant.  Je  sais  bien  qu'on  peut  s'y  croire 
autorisé  par  certains  exemples  pris  en  Italie,  mais  on  ne  saurait  admettre 
que  tout  y  soit  bon  à  imiter,  et,  au  cas  particulier,  nous  croyons  qu'il  y  aurait 
lieu  de  s'abstenir.  D'ailleurs  ces  portiques  couronnés  de  statues  nous  rap- 
pellent bien  plus  les  compositions  classiques  de  Palladio  et  certains  monu- 
ments de  Vicence,  qu'ils  ne  nous  révèlent  la  vieille  Autriche  des  maisons 
de  Habsbourg  et  de  Lorraine.  Aussi  la  façade  autrichienne  manque-t-elle 
absolument  de  la  qualité  essentielle  de  toute  œuvre  architecturale,  c'est-à- 
dire  de  caractère;  elle  apparaît  comme  une  décoration  sans  style  accusé, 
disposée  surtout  pour  abriter  sous  ses  portiques  une  partie  de  l'exposition 
sculpturale  de  l'Autriche-Hongric. 

La  Russie  a  mis  en  façade  sur  la  rue  des  Nations  des  constructions 
en  bois  très  puissantes  et  très  mouvementées.  Ce  sont  trois  gros  pavillons 
à  toitures  pittoresques  et  élancées,  reliés  entre  eux  d'un  côté  par  des 
galeries  couvertes  et  de  l'autre  par  un  escalier  extérieur  dont  les  lignes 
rampantes  et  les  frontons  accolades  coupent  heureusement  la  rectitude 
des  formes  voisines.  Les  architectes,  MM.  Ropett,  de  Saint-Pétersbourg, 
et  Paul  Bénard,  de  Paris,  se  sont  inspirés  ici  de  vieux  édifices  et  de 
vieilles  maisons  russes,  et  principalement  du  palais  de  Kolomna,  près  de 
Moscou,  où  est  né  le  tzar  Pierre  le  Grand.  Les  deux  artistes  ont  d'ailleurs 
enrichi  leurs  modèles,  qui  ne  leur  ollVaient  que  des  types  d'une  simpli- 
cité un  peu  rude,  d'une  ornementation  très  abondante  dans  le  style  russe 
primitif,  ornementation  puisée  aux  bonnes  sources,  c'est-à-dire  dans  les 
édifices  et  dans  les  manuscrits.  Ce  décor  procède  plus  encore  des  tradi- 
tions asiatiques  que  des  traditions  byzantines.  L'ornement  participe  peu 


L'ARCHITECTURE    AU    CHAMP  DE    MARS.  239 

de  la  structure  de  Fédifice,  il  afïecte  plutôt  Fimitation  des  étoffes  suspendues, 
des  broderies  appliquées.  Les  frises,  les  corniches,  les  appuis  de  fenêtre 
et  leurs  couronnements  sont  découpés,  festonnés,  pointillés  de  mille  façons. 
Des  réchampis  de  brun-rouge  et  de  vert  sourd  animent  les  tonalités 
chaudes  des  sapins  du  Nord.  Sous  les  porches,  dans  l'ombre  des  galeries 
abritées,  des  tentures  bleu  et  rouge  vif  jettent  leur  éclat  franc.  Tout  cela 


FAÇADES     DE     L'AMERlc^nE     CENTRALE     ET     MÉRIDIONALE,     DAXS     LA     RUE     DES     ^■ATIO^ 

(Dessin  de  l'architecte,  M-  A.  Vaudûver.) 


est  certes  un  peu  barbare,  mais  d'une  saveur  étrange  pleine  de  charme. 
Si  nous  voulions  rechercher  de  près  les  combinaisons  fantaisistes  de  ces 
constructions  tourmentées,  décrire  leurs  toitures  compliquées  et  coloriées 
de  deux  tons,  le  rouge  et  le  vert,  étudier  leurs  détails  multiples,  il  nous 
faudrait  des  pages.  Nous  n'avons  pas  ce  loisir  et  nous  faisons  appel  au 
souvenir  du  lecteur  pour  compléter  et  revoir  par  la  pensée  la  belle  façade 
russe,  Fœuvre  si  intéressante  de  M.M.  Ropett  et  Paul  Bénard. 

L'architecte  de  la  section  suisse,  M.  F.  Jaëger,  n'a  pas  eu  le  temps  de 
recueillir  le  fruit  de  ses  beaux  travaux  au  Champ  de  Mars.  Une  courte 


240  L'ART  MODERNE  A  L-EXPOSITION. 

maladie  vient  de  l'enlever,  il  y  a  quelques  jours  à  peine,  au  moment  où 
de  hautes  récompenses  allaient  certainement  consacrer  son  légitime  succès 
d'artiste.  Tout  le  monde  a  vu  la  belle  décoration  qu'il  avait  imaginée 
sous  une  des  grandes  loges  au  centre  du  Palais,  à  Tentrée  des  salles  des 
heaux-arts.  Au  delà  de  percées  figurées  par  des  portiques  en  applique,  il 
improvisait  de  magnifiques  paysages  qui  ont  été  victorieusement  inter- 
prétés par  les  émaux  toujours  si  admirés  de  M.  Deck  et  par  ceux  de 
M.  Boulenger.  De  superbes  figures  allégoriques  dessinées  par  F.  Ehrmann, 
émaillées  sur  fond  d'or,  s'enchâssent  dans  les  niches  des  portiques  et 
complètent  cet  ensemble  festoyant  par  des  pièces  céramiques  qui  sont  des 
chefs-d'œuvre.  11  était  juste  que  la  Suisse  confiât  à  un  de  ses  enfants,  si 
Parisien  qu'il  fût  par  ses  études,  par  ses  amitiés  et  par  les  nouveaux  liens 
qui  le  retenaient  au  milieu  de  nous,  le  soin  de  présenter  dans  un  cadre 
digne  l'exposition  des  cantons  confédérés.  M.  F.  Jaéger  avait  une  pre- 
mière fois,  en  1867,  organisé  l'exposition  des  beaux-arts  de  son  pays  dans 
un  pavillon  moitié  monument  par  son  ordonnance,  moitié  chalet  par 
l'emploi  de  toitures  saillantes  et  de  bois  apparents.  Ce  pavillon,  par  une 
originalité  de  bon  goût  et  une  polychromie  très  réussie,  avait  de  suite 
fixé  l'attention  du  public.  C'était  pour  la  Suisse  reconnaître  un  premier 
service  si  bien  rendu  que  de  confier  au  même  artiste  le  soin  d'ériger  sur 
la  rue  des  Nations  la  façade  de  la  République  et  d'y  inscrire  la  vieille 
devise  nationale  :  «  Tous  pour  un,  un  pour  tous.  » 

M.  Jaëger  a  simulé  quelque  porte  de  ville  donnant  accès  dans  les 
salles  de  FE.xposition.  Appuyée  sur  d'épais  contreforts,  elle  est  surmontée 
d'une  vaste  voussure  de  charpentes  en  forme  d'auvent,  dans  le  genre  de 
celles  qui  abritent  les  façades  des  maisons  importantes  dans  le  canton 
de  Berne  et  dans  la  haute  Argovie.  Au-dessus  se  dresse  un  petit  clocher 
aigu.  Le  plafond  de  la  voussure,  bordée  d'un  cours  de  rinceaux  peints, 
est  constellé  d'étoiles  blanches  sur  fond  bleu  pâle.  Un  large  zodiaque  le 
traverse  obliquement  de  son  ruban  bleu  ptlus  foncé,  portant  les  signes 
connus  dessinés  en  blanc.  C'est  un  souvenir  des  toits  saillants  de  la  vieille 
Suisse,  dont  nous  retrouvons  le  voligeage  appelé  le  ciel  du  toit  encore 
peint  de  bleu  et  décoré  d'étoiles,  d'une  lune,  d'un  soleil  et  même  aussi  de 
quelques-uns  des  signes  du  zodiaque.  Sous  le  grand  arc  à  jour,  deux 
jaquemarts  revêtus  d'armures  bourguignonnes,  souvenirs  historiques  de 
la  victoire  de  Morat  prêtés  par  le  Musée  de  Zurich,  frappent  les  heures 
et  arrêtent  les  badauds  comme  ils  les  arrêtent  à  Berne  devant  la  fameuse 
horloge  de  l'Ogre.  Toute  la  charpente  est  peinte  de  blanc  avec  cordons, 


LWRCHITECTURE   AU    CHAMP    DE   MARS.  241 

bordures,  consoles,  liens  réchampis  de  rouge.  Ce  sont  les  couleurs  de  la 
Confédération,  couleurs  reproduites  également  à  droite  et  à  gauche  de  la 
porte  dans  d'énormes  écussons  à  croix  rouge  sur  fond  blanc  soutenus  par 
des  lions  grimaçants.  Ces  lions  ne  sont  là  que  pure  fantaisie  héraldique. 
Nous  leur  eussions  certes  préféré  les  bons  ours  de  Berne,  dont  la  tache 
noire  serait  plus  heureuse  sur  cette  façade  que  le  ton  de  ces  fauves.  Les 
écussons  cantonaux  s'alignent  en  frises  sous  le  toit  des  parties  latérales  de 
la  façade.  Nous  regrettons  que  les  grands  cartouches  de  l'entrée  et  que 
ces  petits  écussons  cantonaux  ne  soient  pas  en  relief  au  lieu  d'être  seule- 
ment peints  sur  le  fond  du  mur.  Les  soubassements  de  la  façade,  peints 
de  gris  pour  imiter  le  ton  du  grès  de  Berne,  manquent  de  solidité;  on  y 
sent  trop  l'économie  du  plâtre,  et  quelques  saillies  eussent  été  nécessaires 
pour  soutenir  les  masses  supérieures. 

M.  Jaëger  ne  s'était  pas  contenté  de  bien  décorer  la  façade  suisse; 
les  salles  qui  y  correspondent  ont  été  disposées  et  ornées  par  lui  avec  un 
talent  tout  à  fait  original.  De  robustes  plafonds  à  caissons  lumineux, 
formés  de  grosses  poutres  entre-croisées  et  peintes  de  dessins  rouges  et 
blancs  avec  rehauts  noirs,  s'étendent  au-dessus  des  vastes  salles.  Leurs 
parois  sont  couvertes  de  cuirs  gaufrés  à  fonds  d'or  et  d'argent,  sur  lesquels 
les  écussons  des  cantons  se  détachent  éclatants  de  colorations.  Pourquoi 
faut-il-  que  notre  regretté  confrère  ait  été  si  prématurément  enlevé  aux 
récompenses  méritées,  à  l'art  dont  il  était  épris,  à  l'atîection  de  nombreux 
amis,  aux  tendresses  d'une  jeune  famille  ? 

La  façade  belge  est  certainement  la  construction  la  plus  imposante 
et  la  plus  admirée  de  toutes  dans  la  rue  des  Nations.  C'est  qu'aussi  ce 
n'est  pas  seulement  un  simulacre  de  façade,  c'est  un  véritable  monument 
qui,  par  un  appareil  bien  accentué,  met  en  montre  les  plus  belles  pierres 
et  les  plus  beaux  marbres  de  la  Belgique.  Tant  il  est  vrai  que  la  con- 
struction vraie  joue' un  rôle  esthétique  considérable  en  architecture  et  que 
la  puissance  et  la  noblesse  des  matériaux  concourent  sensiblement  à  l'ex- 
pression des  formes  !  Supposez  que  la  façade  belge  soit  un  simple  décor 
de  plâtre,  de  fausse  brique  et  de  faux  marbre  ;  le  parti  architectural 
restant  le  même,  l'effet  sera  cependant  tout  différent.  La  masse  du  public 
passerait  indifférente  devant  la  conception  architecturale,  bien  que  sa  valeur 
intrinsèque  restât  toujours  égale;  car  cette  conception  ne  serait  pas  alors 
motivée  ou  expliquée  par  la  nature  et  l'emploi  de  matériaux  vrais.  C'est 
qu'en  architecture  la  forme  doit  si  bien  se  soumettre  aux  exigences  de  la 
matière  qu'elle  doit  quand  même  en  dégager  et  sa  logique  et  sa  beauté. 

16 


2^3  L'ART  MODERNE  A  L'EXPOSITION. 

Aussi  Tœuvre  de  M.  Janlet,  architecte  à  Bruxelles,  captive-t-elle  l'attention 
o^énérale  par  ses  formes  robustes,  franches  et  simples,  en  harmonie  parfaite 
avec  les  pierres  dures  et  les  marbres  polis  qu'il  a  mis  en  œuvre. 

Le  style  adopté  par  .M.  Janlet  est  celui  qui  florissait  dans  les  Pays- 
Bas  pendant  les  dernières  années  du  xvi^  siècle.  Il  n'en  reste  pas  aujour- 
d'hui, sauf  peut-être  l'hôtel  de  ville  d'Anvers,  de  spécimen  absolument 
complet,  les  guerres  de  l'époque  espagnole,  si  néfastes  pour  le  pays, 
ayant  laissé  peu  de  monuments  intacts.  Cette  belle  façade  n'est  donc  pas 
la  reproduction,  comme  on  pourrait  le  croire,  de  monuments  existants. 
Elle  a  été  composée,  cela  est  sensible,  surtout  en  vue  de  présenter  sous 
leurs  différents  aspects,  et  d'une  façon  aussi  avantageuse  que  possible,  les 
différents  matériaux  de  construction,  produits  du  sol  belge.  \"ingt-deux 
carrières  diflerentcs  de  pierres  et  de  marbres  de  toute  espèce  ont  coopéré 
à  cette  œuvre  considérable.  11  faut  louer  M.  Janlet  d'avoir  si  bien  su 
réunir  tant  d'éléments  divers  en  un  tout  harmonieux. 

C'est  une  haute  porte  de  ville  qui  forme  le  milieu  de  l'imposante 
façade  belge.  Au-dessus,  suivant  la  mode  flamande,  s'élève  un  riche 
pignon  à  superpositions  pyramidales.  De  chaque  côté  de  la  porte,  deux 
étroits  avant-corps  de  soutien  dressent,  sur  un  ordre  de  cariatides  en 
gaine,  des  pignons  de  même  style  qui  forment  accompagnement  au  grand 
motif  central.  Sur  les  claveaux  du  grand  arc  rayonnent  les  écussons 
armoriés  des  neuf  provinces,  tandis  qu'au  sommet  de  la  façade,  contre  le 
pyramidion  supérieur,  les  lions  belges  soutiennent  le  cartouche  royal.  Des 
chapiteaux  et  des  ornements  d'applique  en  bronze  doré  mêlent  leur  éclat 
à  la  puissance  des  marbres  variés,  aux  colorations  chaudes  des  briques. 

A  droite  et  à  gauche,  en  aile,  au-dessus  d'une  ordonnance  superbe 
de  colonnes  monolithes,  des  galeries  ouvertes  laissent  voiries  poutraisons 
de  leurs  plafonds  en  bois.  Aux  extrémités  de  la  façade,  d'un  côté,  c'est  le 
salon  royal  orné  d'un  balcon  couvert  en  bois;  de  l'autre,  c'est  un  beffroi 
étageant  les  formes  arrondies  de  sa  toiture  capricieuse  et  se  terminant 
par  un  lanternon  octogonal  à  girouette  élancée.  11  y  a,  dans  cette  compo- 
sition importante,  à  la  fois  certaine  rectitude  classique  et  beaucoup  de 
liberté  et  d'imprévu. 

Nous  avons  trop  bien  loué  de  grand  cœur  la  façade  russe  de  M.  Paul 
Bénard  pour  ne  pas  lui  dire  aisément  que  nous  croyons  peu  à  la  petite 
façade  grecque  qu'il  nous  offre  comme  une  maison  du  temps  de  Périclès. 
Nous  n'admettons  pas,  particulièrement,  que  les  Grecs,  si  respectueux  de 
l'art  et  des  dieux,  aient  pu  construire  en  encorbellement  une  loggia  ayant 


L'ARCHITECTURE   AU    CHAMP   DE    MARS. 


243 


Tapparence  d'un  petit  temple  tctrast3ie,  porté  seulement  par  la  saillie  de 
deux  consoles.  De  telle  sorte  que  les  deux  colonnes  ioniques  du  milieu 
portent  dans  le  vide.  11  n'y  a  aussi  que  notre  construction  moderne  qui 
puisse  se  prêter  à  ces  tours  de  force  et  les  faire  accepter.  D'ailleurs  l'ha- 
bitation grecque,  qui  n'était  aux  premiers  temps  qu'un  simple  abri  en 
pisé,  ne  devint  grande,  belle  et  richement  ornée  qu'après  les  guerres 
médiques,  lors  du  grand  mouve- 
ment commercial  et  de  la  puissance 
politique  d'Athènes.  Telle  la  maison 
de  Caillas,  que  nous  décrit  Platon, 
telles  ces  maisons  dont  notre  orateur 
déplore  la  magnificence.  C'est  sans 
doute  le  type  de  ces  maisons  que 
nous  décrit  Vitru^e  et  qui  servit 
de  modèle  aux  constructions  des 
grands  seigneurs  romains. 

Or  nous  savons,  par  les  textes 
comme  par  les  peintures  antiques, 
que  la  façade  de  ces  maisons  don- 
nant sur  la  rue  n'était  qu'un  mur 
percé  d'une  porte,  puis,  à  une  cer- 
taine hauteur,  de  lucarnes  pour  don- 
ner du  jour,  s'il  était  nécessaire.  Ces 
ouvertures  n'admettaient  pas  la  vue 
du  passant  et  ne  pouvaient  servir 
d'observatoire  aux  gens  de  la  mai- 
son. Tout  l'air  et  le  jour,  comme  la 

sortie  et  l'entrée  des  diflerentes  pièces  de  l'habitation,  étaient  sur  la  cour 
intérieure.  Mais,  sans  nous  étendre  davantage  sur  l'habitation  des  anciens, 
concluons  en  disant  que,  chez  les  Grecs,  les  façades  et  les  décorations 
étaient  sur  l'atrium  et  non  sur  la  rue,  et  présentaient  comme  abri  des 
portiques  et  non  des  balcons  saillants  couverts.  Nous  nous  étonnons  aussi 
de  voir  un  buste  de  Minerve  sur  piédouche  devant  la  maison  grecque  de 
l'Exposition.  Ce  sont  les  Romains  qui  ont  inventé  le  buste.  Nous  com- 
prendrions une  statue  de  Minerve  et  un  autel  en  avant,  mais  nous  ne 
comprenons  pas  un  buste  sur  un  autel.  Quoi  qu'il  en  soit,  si  M.  Bénard  a 
voulu  avant  tout  faire  une  décoration,  il  a  réussi  et  son  invention  habi- 
tuelle ne  lui  a  pas  fait  défaut. 


^- 


OUCHE   DANS   LE   PAVILLON   BELGE. 

(Dessin  de  rarchitecte  M.  Janlet.) 


2^^  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

Le  Danemark  est  modeste,  comme  il  convient.  Cependant  sa  petite 
façade  avec  ordres  superposés  et  pignon  à  la  flamande  est  bien  étudiée. 
Mais  est-ce  bien  là  de  Tarchitecture  danoise  ? 

La  façade  nationale  des  États  de  l'Amérique  centrale  et  méridionale 
nous  montre  l'architecture  importée  dans  ces  pays,  au  xvi"  siècle,  par  la 
conquête  espagnole,  mais  architecture  transformée  par  le  climat  et  les 
mœurs,  comme  aussi  par  Tinfluence  jésuitique.  C'est  un  art  désordonné, 
exubérant,  à  vrai  dire  de  mauvais  goût,  mais  dont  M.  Alfred  Vaudoyer 
a  tiré  un  excellent  parti  décoratif.  Recherchant  ses  côtés  typiques,  l'archi- 
tecte a  voulu  nous  montrer  les  terrasses  qui  couronnent  les  habitations, 
les  miradores  ou  belvédères  qui  les  dominent,  les  balcons  saillants  et 
couverts,  en  forme  de  vérandas,  qui  ont  pour  but  de  protéger  Tintèrieur 
du  logis  contre  les  fortes  chaleurs.  S'inspirant  d'un  palais  bien  connu  à 
Lima  sous  le  nom  de  «  Casa  marques  de  Torre  Tagle  »,  M.  Vaudoyer 
en  a  reproduit  fidèlement  le  miradore  élancé,  ainsi  que  le  balcon  coquet, 
à  riches  compartiments  de  menuiserie,  qui  s'allonge  au-dessus  d'un  por- 
tique trapu,  sur  la  façade  de  ce  palais.  Toutefois  la  décoration  supérieure 
de  ce  balcon  a  été  modifiée  par  l'introduction,  en  forme  de  frise,  des 
écussons  de  chacune  des  républiques  américaines,  qui  ont  tenu  à  atfirmer 
ainsi  leur  union.  Disons  c^ue  les  miradores  sont  très  en  faveur  dans  ces 
pays  lointains,  principalement  dans  l'État  de  l'Uruguay,  où  beaucoup  sont 
fermés  de  verres  de  couleur.  Le  soir,  du  haut  des  terrasses  où  Ton  vient 
chercher  la  fraîcheur,  les  habitants  jouissent  d'un  coup  d'œil  féerique, 
ces  miradores  devenant  alors  autant  de  phares  qui  illuminent  l'obscurité 
des  nuits  et  signalent,  par  leurs  feux  variés,  l'habitation  de  chacun. 

11  y  a  lieu  de  remarquer  que  cette  façade,  frontispice  de  l'exposition 
américaine  du  Sud,  précède  une  série  de  salles  où  chacun  des  États  du 
Sud  a  tenu  à  se  signaler  par  une  décoration  particulière.  La  république 
Argentine  est  représentée  par  un  portique  à  arcades,  inspiré  d'une  con- 
struction récemment  élevée  à  Buenos-Ayres.  Le  Pérou  reproduit  dans  sa 
façade  un  monument  du  haut  Pérou,  le  portique  de  Huanuco-Viejo.  La 
frise  intérieure  est  celle  du  temple  de  Paramonga.  La  construction 
légère,  en  bois,  de  l'Uruguay  est  conforrne  à  celles  qu'on  exécute  jour- 
nellement à  Montevideo.  Le  Guatemala  otïre  un  exemple  de  polychromie 
indienne.  Enfin  la  hutte  en  bambous  ou  rancho  du  Nicaragua  termine 
cette  avenue  de  constructions  aux  aspects  divers,  en  harmonie  avec  les 
civilisations  qui  se  sont  succédé  dans  ce  pays  d'une  fertilité  et  d'une 
richesse  incomparables. 


L'ARCHiTECTURE   AU    CHAMP    DE    MARS.  245 

Nous  ne  saurions  prendre  au  sérieux  les  minuscules  échantillons 
d'architecture  que  présentent  le  royaume  d'Annam,  la  Perse,  le  royaume 
de  Siam,  le  Maroc,  la  régence  de  Tunis.  Cependant  groupés  habilement, 
ils  font  bon  effet  sur  la  rue  des  Nations  et,  par  leurs  silhouettes  bizarres, 


LES     GAtERlES     PORTUGAISES     A    l' E  X  PO  SI  TIO  S  ;     REPRODnCTIOX     DU     CLOITRE    DE     BELEM     PRÈS     LISBONNE. 

,  (Dessin  de  l'architecte,  M.  Pascal.) 


par  leurs  colorations  vives,  varient  d'une  façon  impré^ale  la  suite  des 
constructions. 

Au  delà,  ce  sont  plusieurs  petits  États,  les  plus  petits  de  l'Europe, 
qui  s'associent  pour  présenter  une  façade  respectable  :  le  grand-duché  de 
Luxembourg,  la  principauté  de  Monaco,  les  républiques  de  Saint-Marin 


246  L'ART    MODERNE   A    L'EXPOSITION. 

et  du  val  d'Andorre  se  sont  adressés  à  M.  Vaudoyer,  qui  a  su  encore 
faire  un  tout  aimable  des  modestes  éléments  de  décoration  dont  il  dispo- 
sait. Le  grand-duché  de  Luxembourg  est  représente  par  un  fragment  réduit 
de  l'ancien  hôtel  de  ville  de  Luxembourg,  servant  actuellement  de  rési- 
dence au  prince-lieutenant.  La  porte  à  arcades,  sur  la  droite,  est  celle  du 
prince  de  Monaco,  surmontée  des  armes  de  la  principauté.  Elle  est  réduite 
à  moitié  de  sa  grandeur  réelle.  Les  deux  petites  républiques  ne  sont 
signalées  que  par  leurs  écussons  surmontant  la  fenêtre  du  premier  étage. 
M.  Pascal  a  restitué,  pour  la  gloire  de  TExposition  portugaise,  le 
porche  de  l'église  du  fameux  monastère  des  Hiéronymites  de  Belem  près 
Lisbonne.  Cette  architecture,  gothique  dans  sa  masse,  Renaissance  dans 
ses  détails,  un  peu  surchargée  comme  l'art  espagnol  qu'elle  avoisine, 
mais  gardant  encore  quelque  parfum  de  l'art  arabe  si  longtemps  domina- 
teur dans  le  pays,  cette  architecture,  malgré  tant  d'influences  diverses, 
reste  très  particulièrement  accentuée  par  certaines  dispositions  décora- 
tives qui  lui  sont  véritablement  propres.  Cette  restitution  est  si  parfaite 
de  style  et  de  caractère,  non  seulement  dans  l'ensemble,  mais  encore 
dans  les  moindres  parties,  qu'on  pourrait  la  croire  moulée  sur  nature. — 
11  n'en  est  rien  cependant.  —  AL  Pascal  a  dû  tout  reconstituer  au  moyen 
de  croquis  pris  par  lui  sur  les  lieux  et  de  photographies.  De  plus, 
M.  Pascal  a  dû  changer  l'échelle  du  monument  pour  rester  dans  des  propor- 
tions ici  possibles,  et  par  la  même  raison  tronquer  la  partie  supérieure  de 
la  façade.  Il  lui  a  fallu  aussi  remplacer  les  figures  de  saints  des  niches 
par  les  statues  des  grands  hommes  dont  le  Portugal  e^t  fier.  —  M.  Pascal 
a  si  bien  réussi  cependant  à  nous  donner  l'illusion  complète  du  monument 
ancien,  que  nous  devons  vraiment  considérer  ce  fac-similé  comme  un  tour 
de  force  de  sentiment  juste  et  d'assimilation.  Le  charmant  dessin  de 
M.  Pascal,  que  nous  reproduisons  ci-contre,  représente  une  travée  du 
cloître  de  Belem  qui  sert  de  façade  à  l'Exposition  portugaise  sur  les 
galeries  latérales.  Ce  sont  les  Pays-Bas  qui  terminent  la  rue  des 
Nations  par  une  importante  façade  d'hôtel  de  ville,  flanqué  d'un  haut 
beffroi  carré  à  lanternons  octogonaux  superposés.  La  pierre  et  la  brique 
alternées  et  mélangées  jouent  un  grand  rôle  dans  cette  architecture  très 
imitée  du  curieux  Stadhuis  de  Leyde. 

Et  maintenant  que  le  promeneur  est  arrivé  au  bout  de  la  longue 
avenue,  qu'il  se  retourne  :  c'est  de  cette  extrémité  que  la  rue  des  Nations 
apparaît  le  mieux  dans  tout  son  effet  pittoresque.  Ses  toits  de  hauteur  et  de 
formes  variées,  ses  tours,  ses  clochers,  ses  miradores,  ses  loges,  ses  pinacles, 


PORTE     DE     LA     MOSQ^UÉE     DE    BOU-MÉDINE,    A    TLEMCEN. 

(Expoéiiioii  algérienne  du  Trocadéro,  —  Dessin  de  l'arclnUclej  M,  WabU.) 


248  L'ARCHITECTURE    AU    CHAMP    DE    MARS, 

ses  portiques,  son  alignement  incertain,  les  drapeaux  de  toutes  couleurs 
flottant  au  haut  des  mâts,  et,  dans  le  fond  de  cette  perspective,  mouve- 
mentée et  confuse,  une  haute  tour  du  Trocadéro  surgissant  au-dessus 
de  l'horizon,  tout  concourt  à  faire  de  cette  longue  suite  de  façades  multi- 
colores un  des  plus  étonnants  spectacles  de  la  grande  Exposition.  Aussi, 
malgré  les  regrets  que  nous  avons  cru  devoir  formuler,  malgré  certaines 
critiques  inévitables  de  détails,  il  nous  plaît  de  reconnaître  que,  grâce  au 
zèle  amical  des  commissaires  étrangers,  grâce  au  talent,  à  l'activité  et  à 
la  bonne  volonté  des  nombreux  artistes,  entrepreneurs  et  ouvriers 
français  ou  étrangers  qui  ont  collaboré  à  cette  œuvre  multiple,  la  pensée 
du  directeur  des  sections  étrangères,  M.  Berger,  a  été  réalisée  au  delà 
de  tout  ce  qu'on  pouvait  espérer.  La  rue  des  Nations  restera  certaine- 
ment dans  la  mémoire  de  tous  comme  un  symbole  d'union  et  de  con- 
corde au  milieu  de  cette  grande  fête  du  travail  et  de  la  paix  olfertc  par  la 
France  au  monde  entier. 

Nous  pourrions  encore  glaner,  le  long  du  palais  et  dans  les  parcs  du 
Champ  de  Mars,  maintes  observations  touchant  l'architecture  étrangère. 
Nous  verrions  particulièrement  les  pavillons  des  colonies  portugaises  et 
espagnoles,  celui  de  Monaco,  puis  les  cottages  anglais.  Nous  renonçons  éga- 
lement avec  regret  à  visiter  cette  très  intelligente  réduction  du  palais  indien 
élevée  par  M.  C.  Purdon  Clarke,  architecte  dans  le  grand  vestibule  du 
palais  pour  réunir  les  expositions  si  intéressantes  de  l'empire  des  Indes,  des 
maharajahs  de  Kashmir  et  de  Patiala,  et  des  rajahs  de  Jind  et  de  Nabha. 

Mais,  forcément  négligent,  nous  avons  hâte  de  franchir  le  pont  d'Iéna 
pour  aller  au  delà  admirer  de  près  le  palais  du  Trocadéro. 


111. 


L'ARCHITECTURE     DANS     LE     PARC     DU     TROCADERO. 

Nous  Voici  de  l'autre  coté  du  pont.  Mais,  si  bien  que  le  palais  du 
Trocadéro  nous  sollicite  par  ses  masses  puissantes  et  harmonieuses,  nous 
ne  pouvons,  pour  aller  jusqu'à  lui,  passer  indifférents  devant  les  nom- 
breuses constructions  de  toutes  sortes  qui  s'étagent  sur  les  pentes  gazon- 
nées  de  ses  jardins.  D'ailleurs,  beaucoup  de  ces  constructions  offrent  un 
véritable  intérêt  d'art  ou  d'archéologie. 


L'ARCHITECTURE   AU    TROCADÉRO.  249 

Si  nous  nous  dirigeons  d'abord  vers  la  droite,  nous  voyons  Tagglo- 
mération  des  constructions  françaises,  au  milieu  desquelles  un  haut  minaret 
de  3o  mètres  signale  l'exposition  importante  de  notre  colonie  algérienne. 
Cette  exposition  a  été  réunie  dans  une  sorte  de  palais  ou  de  caravansérail 
arabe,  construction  rectangulaire  de  35  mètres  de  largeur  sur  55  mètres 
de  profondeur,  dont  les  différents  éléments  décoratifs  ont  été  empruntés  aux 
vieux  monuments  du  xtii'  et  du  xiv°  siècle,  qui  subsistent  à  Tlemcen  et  aux 
environs.  Ce  sont  plusieurs  mosquées  qui  témoignent  encore  aujourd'hui 
de  l'importance  de  Tlemcen,  pendant  trois  siècles  capitale  d'un  royaume 
florissant  sous  la  dynastie  berbère  des  Beni-Zeiyan.  Aussi  Tornementation 
des  quatre  faces  du  minaret  est-elle  empruntée  aux  intéressants  motifs 
qui  décorent  la  haute  tour  de  la  mosquée  en  ruine  d'El-Mansourah,  tour 
supérieure,  en  son  temps,  à  la  trop  fameuse  Giralda  de  Séville.  D'autre 
part,  la  porte  principale  du  palais  est  la  reproduction  exacte  de  l'entrée 
de  la  célèbre  mosquée  de  Sidi-Bou-Médine.  M.  Danjoy  nous  avait  déjà 
fait  connaître  cette  porte  par  des  relevés  très  appréciés  au  Salon  de  1873, 
que  nous  retrouvons  au  palais  du  Trocadéro,  au  milieu  de  l'exposition 
des  monuments  historiques.    M.  Charles  Wabie,  l'architecte   du   Palais 
algérien,  la  restitue  et  la  présente  cette  année  en  un  fac-similé  nature  qui 
nous  détaille  toutes  les  richesses  de  son  encadrement  de  fines  arabesques 
et  de  faïences  lumineuses.  Au  delà  de  cette  porte  élevée  sur  un  haut  sou- 
bassement de  marches,  on  pénètre  sous  un  porche  flanqué  de  deux  annexes 
en  forme  de  marabouts.   Ce  porche  donne  accès  daas  un  grand  vestibule 
desservant  les  galeries  d'exposition  et  les  portiques  mauresques  qui  en- 
tourent le  jardin  central.  Celte  grande  pièce  d'entrée  est  recouverte  d'une 
coupole  à  jour,  à  douze  pans  avec  retombées  alvéolées,  imitée  de  celle 
de  la  grande  mosquée  à  Tlemcen.  A  l'extrémité  du  jardin  central,  dans 
l'axe  du  palais,  se  trouve  un  marabout  ou  koubba  servant  de  salon  de 
réception  et  de  repos.  Deux  portes  ouvertes  sur  le  dehors,  au  milieu  des 
galeries  longitudinales,  sont  encore  inspirées  par  celle  du   marabout  de 
Sidi-Daoudi  à  Tlemcen.  En  somme,  le  Palais  algérien  du  Trocadéro,  très 
particulier  d'aspect  et  très  bien  disposé  pour  mettre  en  relief  la  riche 
exposition  de  notre  colonie,  a  de  plus  pour  nous  le  mérite  de  faire  entre- 
voir quelque  peu  les  curiosités  artistiques  d'un  pays  où  nous  ne  voyageons 
pas  assez,  malgré  tous  les  restes  de  l'art  antique  et  de  l'art  arabe  qu'on  y 
voit  encore  et  qui  méritent  les  plus  sérieuses  études. 

Autour  du  Palais  algérien  de  M.  Wable  se  groupent  de  nombreux 
petits  pavillons  de  vente  plus  ou  moins  arabes  ou  trop  fantaisistes,  dont 


25o  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

je  n'ai  rien  à  dire  ici.  Je  laisserai  également  de  côté  les  constructions  in- 
dustrielles qui  occupent  ce  côté  du  parc  ;  mais  il  faut  visiter  une  construc- 
tion d'un  caractère  et  d"un  intérêt  très  particuliers  :  c'est  le  chalet  de  l'ad- 
ministration des  Eaux  et  Forêts.  Construit  tout  en  bois,  sans  cependant 
prétendre  reproduire  l'aspect  solide  et  massif  des  chalets  de  l'Oberland 
bernois  ou  des  maisons  norwégiennes  et  moscovites,  il  nous  fait  ^■oir  les 
ressources  multiples  de  la  charpenterie  et  de  la  menuiserie  modernes 
en  des  combinaisons  savantes  et  délicates.  Elevé  sur  un  haut  soubas- 
sement de  rochers,  enveloppé  de  portiques  treillages  et  de  massifs  de 
fleurs  et  de  verdure,  ce  pavillon  pittoresque  accuse  quand  même  une 
silhouette  architecturale  très  définie,  et  fait  honneur  au  talent  de  l'archi- 
tecte, M.  Etienne. 

Dirigeons-nous  maintenant  sur  le  versant  gauche  du  Trocadéro,  du 
côté  des  constructions  des  Nations  étrangères.  J'y  veux  chercher  au  milieu 
de  ce  campement  international  plein  de  confusion  et  d'imprévu  pittoresque, 
au  tra^■ers  des  bazars  orientaux  envahis  par  la  foule  et  des  cafés  tunisiens 
ou  marocains  pleins  de  résonnances  étranges  et  continues,  au  travers  des 
maisons  et  des  beffrois  en  bois  de  la  Suède  et  de  la  Norwège,  des  pavil- 
lons du  schah  de  Perse  et  du  roi  de  Siam,  j'y  veux  chercher  la  ferme 
japonaise  et  la  pagode  chinoise.  Ce  n'est  pas  que  j'aie  le  temps  ici  de 
m'arrêter  aux  échantillons  exotiques  de  végétaux  et  de  volatiles  que  les 
Japonais  nous  montrent  en  ce  minuscule  jardin  d'acclimatation  ;  mais  j'ai  le 
droit  de  m'intéresser  à  ces  clôtures  légères  en  bambous,  à  cette  ravissante 
petite  porte  en  bois  sculpté  qui  ferme  l'enclos,  aux  constructions  légères  et 
rustiques  qui  sous  un  abri  ingénieux  de  bambous  offrent  aux  promeneurs 
les  vases,  les  bronzes,  les  étoffes  et  tous  ces  mille  riens,  capricieuses  in- 
utilités ou  jouets  d'enfants,  dont  les  Japonais  savent  faire  des  merveilles 
d'esprit  et  de  goût. 

La  grande  construction  chinoise  est  également  remarquable  à  bien  des 
titres.  Elle  attecte  les  dispositions  ordinaires  d'une  pagode  bouddhique,  en 
un  quadrilatère  ouvert  sur  l'une  de  ses  faces  et  enveloppé  de  constructions 
sur  les  trois  autres  côtés. 

Au  fond  devrait  se  trouver  le  grand  autel  de  Bouddha,  ici  remplacé 
par  un  riche  salon.  Sur  les  côtés  seraient  les  autels  de  second  ordre  et  les 
habitations  des  bonzes.  Ce  sont  des  comptoirs  de  vente  très  achalandés 
qui  les  remplacent.  Cependant  la  disposition  générale  est  exacte  et  l'aspect 
d  ensemble  est  juste.  La  porte  d'entrée  seule  présente  des  modifications 
sérieuses  apportées  au  type  ordinaire  ;  elle  devrait  se  trouver  à  l'intérieur 


r'AVlLLON     DES    FORÊTS,    DANS   LES     JARDINS    DU     TROCADERO. 

(Dessin  de  l'architeclc,  M.  Elicnne.) 


^5,  L'ART   MODERNE   A    L'EXPOSITION. 

et  masquée  par  un  mur.    On  nVmtre  jamais  directement  dans  Tenceinte 

consacrée  d'un  temple  chinois. 

Le  style  de  cette  pagode  remonte  à  Tépoque  de  la  dynastie  Min  (vers 
1450  environ),  et  toutes  les  grandes  pagodes  qui  sont  aux  environs  de 
l^ékin,  notamment  les  tombeaux  célèbres  des  empereurs  de  cette  dynastie, 
sont  du  même  style.  C'est  la  belle  époque  de  Tarchitecture  en  Chine.  Au 
reste  ce  style  n'a  jamais,  depuis,  subi  de  transformations  sensibles  ;  il  est 
encore  en  usage  aujourd'hui  dans  le  Céleste  Empire.  Un  seul  essai  fut  tenté 
par  l'empereur  Kien-lon,  sous  l'inspiration  des  fameux  jésuites  établis  à 
cette  époque  à  la  cour  du  Fils  du  Ciel.  Cet  essai  a  produit  le  palais  du 
Yen-Min-Huen,  construit  sur  le  modèle  de  notre  palais  de  Trianon,  mais 
avec  de  très  curieuses  modifications,  par  suite  de  l'encastrement  dans  la 
pierre  de  motifs  émaillés  de  grande  dimension,  reproduisant  avec  des 
guirlandes  de  fruits  et  de  corbeilles  de  fleurs,  toutes  les  formes  aventu- 
reuses de  notre  rococo  européen.  C'est  ce  palais  qui  fut  incendié  lors  de 
l'expédition  anglo-française;  et  si  Ton  doit  regretter  la  destruction  d'une 
grande  partie  du  mobilier  sans  pareil  qui  l'ornait,  l'art  peut  aisément 
se  consoler  de  la  ruine  du  palais  lui-même.  Pour  en  revenir  à  notre  pa- 
gode du  Trocadéro,  nous  avouons  être  fort  séduit  par  certains  côtés  de 
cette  architecture  très  sûre  d'elle-même  dans  ses  apparentes  bizarreries. 
Bien  coiffée  de  toitures  mouvementées,  elle  semble,  par  un  sentiment  de 
coquetterie  savante,  retrousser  les  saillies  angulaires  de  ses  toits  pour 
laisser  voir  la  richesse  prodiguée  dans  ses  corniches.  La  multiplicité  de 
leurs  détails  sculptés  disparaît  dans  une  chaude  coloration  d'or  et  de  ver- 
millon, rayée  par  les  dessous  bleus  ou  verts  du  chevronnage  recourbé. 
D'ailleurs,  ces  tons  incidents  disparaissent  dans  la  masse  dominante  du 
rouge  et  de  l'or,  et  n'en  troublent  pas  la  calme  et  riche  harmonie.  Toute 
la  pagode  apparaît  à  la  fois  sombre  et  étincelante  :  sombre  par  l'ensemble 
de  ses  toitures  et  de  ses  murailles  peintes  en  gris  noir;  étincelante  par 
une  ornementation  sobreiTient  distribuée,  mais  extrêmement  abondante 
dans  le  détail,  et  qui,  toujours  colorée  de  rouge  et  d'or,  réveille  la  sévérité 
même  des  toitures  superposées,  en  y  jetant,  comme  au  hasard,  des  dragons, 
des  chimères,  des  groupes  de  petits  guerriers,  des  crêtes  déchiquetées, 
qui,  sur  les  faîtages,  les  arêtiers,  les  angles  accusés,  allument  des  étin- 
celles. 

Toutes  les  pièces  importantes  et  ornementales  de  ce  pavillon  ont  été 
préparées  et  sculptées  à  Ningpo,  ville  considérable  du  sud  de  la  Chine, 
qui  a,  parait-il,  une  spécialité  de  sculpture  et  de  découpage  des  bois  et 


V 


L'ARCHITECTURE    AU    TROCADÉRO.  253 

OÙ,  d'ailleurs,  on  a  le  goût  de  rarchitecture  plus  libre  et  plus  ornementée 
que  dans  le  nord,  du  côté  de  Pékin,  où  se  conservent  les  traditions 
sévères  de  la  vieille  et  grande  architecture.  Pour  en  finir  avec  cette  très 
intéressante  construction,  n'oublions  pas  le  kiosque  octogonal  à  deux 
étages  de  toitures,  dans  l'ombre  desquelles  flamboient  les  spirales  rayon- 
nantes dorées  et  vermillonnées  d'une  étonnante  coupole.  Ce  kiosque,  qui 
occupe  le  centre  de  la  cour  intérieure,  sutRt  à  lui  seul  pour  caractériser 
l'art  chinois. 

La  Gaiette  a  déjà  entretenu  ses  lecteurs  de  l'antique  maison  égyptienne 
restituée  sous  la  direction  de  notre  savant  égyptologue  M.  Mariette-Bey, 
d'après  les  ruines  séculaires  découvertes  par  lui  à  Abydos,  dans  la  haute 
Egypte.  Nous  passerons  rapidement  aussi  devant  la  reproduction  habile 
et  fidèle  d'une  maison  du  Caire,  par  l'architecte  M.  Paul  Bénard,  et,  nous 
dégageant  enfin  de  ce  labyrinthe  cosmopolite,  nous  nous  trouverons  en 
présence  du  palais  du  Trocadéro. 


IV 


LE    PALAIS    DU    TROCADEnO. 


Du  point  où  nous  nous  plaçons,  ce  palais  nous  apparaît  dans  toute 
sa  majesté.  Nous  sommes  assez  loin  pour  en  embrasser  l'harmonieux 
ensemble,  assez  près  pour  sentir  ses  dimensions  géantes  et  apprécier 
l'élégance  de  ses  formes  architecturales.  Nous  n'avons  pas  besoin  àz 
décrire  ce  magnifique  palais,  qui,  après  avoir  été  la  grande  attraction  de 
l'Exposition  de  1878,  en  perpétuera  glorieusement  le  souvenir.  Le  palais 
de  MM.  Davioud  et  Bourdais  est  aujourd'hui  connu,  non  pas  seulement 
des  provinciaux  et  des  étrangers  qui  ont  visité  Paris  cette  année,  il  est 
connu  du  monde  entier.  Tous  les  moyens  possibles  de  copie,  de  répéti- 
tion, de  reproduction,  ont  concouru  à  l'envi  pour  en  répandre  au  loin 
l'image.  Qui  n'a  maintenant  présent  à  la  mémoire  ce  vaste  ensemble? 
Au  centre,  une  rotonde  énorme,  enveloppée  de  deux  étages  de  portiques 
à  jour,  accuse  nettement  la  grande  salle  des  fêtes  et  des  concerts.  En 
arrière,  deux  tours  gigantesques  élèvent  leurs  plates-formes  et  leurs  som- 
mets dorés,  à  des  hauteurs  inconnues  des  flèches,  des  dômes,  des  tours, 
qui  portent  haut  la  renommée  des  monuments  du  Paris  ancien  ou  moderne. 


254  L\\RT    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

A  droite  et  à  gauche,  deux  pavillons  en  contre-bas  s'accolent  aux  flancs 
de  la  salle.  Ces  pavillons  servent  au  premier  étage  de  salles  de  conférences 
et  au  rez-de-chaussée  de  vastes  vestibules.  Ces  vestibules  donnent  accès 
à  la  fois  sur  les  dégagements  de  la  salle  des  fêtes  et  sur  les  longues  gale- 
ries latérales  d'Exposition,  de  forme  courbe  concave,  qui,  subdivisées  en 
trois  tronçons  par  des  pavillons  d'entrée  intermédiaires  et  arrêtées  à  leurs 
extrémités  par  de  solides  pavillons  de  tête,  embrassent  tout  le  sommet  de 
la  colline.  Les  galeries  latérales  d'Exposition  sont  doublées,  du  côté  du 
Champ  de  Mars,  de  portiques  à  colonnes,  qui,  reliés  par  la  galerie  qui 
pourtourne  la  salle  des  fêtes,  s'associent  pour  offrir  au  promeneur  un 
plain-pied  de  plus  d'un  demi-kilomètre,  du  haut  duquel  on  embrasse  le 
panorama  grandiose  de  Paris. 

Cette  disposition  générale,  si  simple  et  par  suite  si  imposante,  con- 
stitue, il  faut  bien  le  dire,  un  monument  d'un  caractère  tout  nouveau  et 
d'un  effet  par  suite  saisissant. 

On  a  bien  vite  dit  que  notre  temps  ne  possède  pas  d'architecture  qui 
lui  soit  propre;  on  accorde  bien,  tout  au  plus,  qu'un  renouveau  d'études 
porte  nos  architectes  vers  réclectisme  ;  mais  les  gens  du  métier,  les  archi- 
tectes presque  seuls  savent  quelle  transformation  latente,  mais  profonde, 
subit  en  ce  moment  notre  art  architectural  contemporain.  Depuis  bientôt 
cinquante  ans,  les  tendances  nouvelles  se  sont  essayées  en  nombre 
d'œuvres,  sinon  également  réussies,  assurément  très  modernes,  aussi  bien 
dans  l'architecture  monumentale  que  dans  l'architecture  privée.  C'est 
qu'en  effet,  pour  que  l'art  de  l'architecte  apparaisse  en  un  épanouissement 
nouveau,  il  faut  que  les  programmes  qui  lui  sont  donnés  soient  renou- 
velés comme  les  besoins  dont  ils  doivent  être  l'expression.  On  comprend 
que  des  monuments  religieux  imposent  une  architecture  en  quelque  sorte 
hiératique,  que  des  monuments  dont  l'expression  morale  doit  être  la 
dominante,  ou  que  des  monuments  dont  la  fonction  utile  est  invariable, 
ne  puissent  ni  inspirer  ni  permettre  une  transformation  accusée  des  formes 
consacrées;  mais  qu'un  monument  soit  réclamé  par  certains  besoins  nou- 
veaux de  notre  état  social  modifié,  de  nos  goûts  et  de  nos  penchants 
modernes,  aussitôt  l'art  monumental  s'affirme  en  des  créafions  pleines 
d'une  saveur  inconnue. 

Il  nous  serait  aisé  de  citer  les  monuments  de  ce  xix""  siècle  qui 
revêtent  un  caractère  d'art  particulier,  malgré  la  similitude  à  peu  près 
constante  des  programmes  imposés;  toutefois,  c'est  surtout  dans  un  certain 
ordre  de  monuments  voulus  par  des  nécessités  toutes  modernes,  c'est  par 


LWRCHITECTURE   AU    TROCADÉRO.  253 

Tapplication  sincère  de  procédés  et  d'éléments  de  construction  incessam- 
ment multipliés  par  la  science,  que  notre  art  architectural  trouve  l'occa- 
sion et  le  moyen  de  revivilîer  son  inspi- 
ration. Il  dépouille  ainsi  peu  à  peu  sa 
parure,  plus  conventionnelle  que  rai- 
sonnée,  pour  rajeunir  sa  beauté  par  la 
vérité  des  formes  accusées  et  la  logique 
de  la  décoration. 

C'est  par  cette  constante  recherche 
de  Tutile  et  du  vrai,  c'est  par  le  carac- 
tère qui  en  découle,  c'est  par  l'expres- 
sion, qui  est  la  vraie  beauté  en  tant 
qu'architecture,  que  le  monument  de 
MM.  Davioud  et  Bourdais  affirme  à  la 
fois  sa  raison  d'être  et  la  beauté  mo- 
derne monumentale. 

L'e  palais  du  Trocadéro,  en  effet, 
n'a  pas  été  seulement  imaginé  pour  ser- 
vir de  toile  de  fond  à  l'Exposition  du 
Champ  de  Mars  et  pour  masquer  par 
un  développement  superbe  d'architec- 
ture les  bâtisses  des  hauteurs  de  Chail- 
lot.  Un  besoin  d'ordre  supérieur  a  été 
son  origine,  a  assuré  son  avenir  et  mar- 
qué sa  place  parmi  les  créations  d'utilité 
publique. 

Une  des  gloires  de  ce  siècle  aura  été 
d'avoir  consacré  ce  principe  :  que  l'art 
ne  doit  pas  seulement  servir  aux  jouis- 
sances esthétiques  de  quelques-uns,  mais 
que,  dans  nos  sociétés  modernes  trans- 
formées, ildoit  être  un  élément  de  prospé- 
rité et  de  moralisation  pour  les  peuples. 
Étant  donné  que  l'art  multiplie  la  valeur 
de  la  matière,  il  était  nécessaire  que  le 
moindre  artisan  pût  profiter  de  ses  en- 
seignements et  de  l'étude  de  son  passé  pour  concourir  par  un  labeur  intel- 
ligent à  la  richesse  commune.  En  conséquence,  la  nécessité  s'est  imposée 


(Dessin  Je  l'architecte,  M.  Davioud.) 


256  L'ART   MODERNE    A    L^EXPOSITION. 

de  créer  des  musées,  non  plus  seulement  destinés  à  abriter  de  hautes  et 
idéales  conceptions,  mais  surtout  propres  à  recueillir  comme  des  précieux 
modèles  tous  les  débris  des  industries  au  temps  passé  et  disposés,  par  des 
classements  méthodiques,  pour  reconstituer  l'histoire  générale  de  Tart 
dans  tous  les  temps  et  chez  tous  les  peuples. 


FRAGMENT     DE     LA     FRISE      PEINTE     PAR     M.     I.  A  M  E I  R  E     DAr 

(Croquis  de  l'arUste.) 


SALLE     DESFE 


D  autre  part,  on  n'a  pas  voulu  que  les  travaux  de  l'industrie,  que 
ceux  des  arts  de  la  forme  et  de  la  couleur  eussent  seuls  le  droit  et  la  pos- 
sibilité de  se  produire  dans  le  grand  concours  offert  à  toutes  les  nations. 
On  a  voulu  que  l'art,  dans  toutes  ses  manifestations,  que  la  pensée,  même 
dégagée  des  interprétations  de  la  matière,  que  la  pensée,  sous  toutes  ses 
formes,  put  apparaître  librement. 


L-ARCHITECTURE   AU    TROCADÉRO.  aSj 

C'était  avec  juste  raison  donner  une  place  importante  à  la  musique 
dans  notre  grande  Exposition;  c'était  inviter  la  parole  à  se  faire  entendre 
au  milieu  de  congrès  et  de  conférences,  et  provoquer,  dans  l'ordre  de  l'in- 
telligence et  de  la  science,  les  constatations,  les  comparaisons,  les  lumi- 
neuses controverses.  De  là,  la  nécessité  de  salles  pour  la  réunion  de  cou- 


frise    PEINTE    PAR    M.    LAMEIRE    DAÎ 


SALLE     DES      FETES. 


(Croquis  de  l'artiste.) 


grès  et  de  conférences;  de  là  enfin  la  création  reconnue  indispensable 
d'une  vaste  salle  destinée  à  produire  non  plus  seulement  devant  un  public 
restreint,  mais  devant  de  nombreuses  assemblées,  les  grandes  œuvres 
symphoniques  des  compositeurs  français  et  étrangers.  C'était  convier  un 
peuple  immense  à  prendre  sa  part  des  joies  sereines  et  bienfaisantes  de 
la  musique.  Le  palais  du  Trocadéro  est  la  résultante  de  ce  beau  pro- 
gramme et  MM.  Davioud  et  Bourdais  n'ont  pas  failli  à  la  lourde  tache 
qui  leur  était  confiée. 

Si  nous  considérons  leur  œuvre  dans  son  ensemble  au  point  de  vue 
pratique,  nous  la  voyons  bien  répondre  au  but  proposé.  Une  vaste  salle 

'7 


258  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION 

s'élève  au  milieu  du  palais  comme  le  temple  de  FHarmonie.  Immense, 
bien  ajourée,  elle  offre  au  public  plus  de  4,5oo  places  bien  disposées  pour 
voir  et  entendre,  dégagées  par  des  escaliers  nombreux  et  des  issues  multi- 
pliées qui  donnent  sur  les  galeries  extérieures  ou  intérieures. 

La  partie  réservée  à  l'orchestre  est  disposée  pour  recevoir  35o  musi- 
ciens ou  choristes,  auxquels  un  orgue  de  4,070  tuyaux,  monument  de 
M.  Cavaillé-Coll,  peut  venir  prêter  l'appui  de  sa  voix  formidable  ou  le 
charme  de  ses  accents  célestes. 

On  a  dit  que  la  salle  de  .\LM.  Davioud  et  Bourdais  était  trop  sonore 
et  que  quelques  détails  d'orchestration  se  confondaient  dans  une  certaine 
répercussion  des  sons.  Mais  l'excès  est-il  ici  un  défaut?  et  que  serait-il 
arrivé  si,  au  lieu  d'une  sonorité  excessive,  obtenue  en  quelque  sorte 
volontairement  par  une  étude  patiente  et  réfléchie,  la  salle  eût  été  sourde, 
si  les  sons  y  eussent  été  étouffés  ?  Le  défaut  serait  irrémédiable  à  tout  ja- 
mais: tandis  que  si,  aujourd'hui,  il  y  a  réellement  excès  dans  la  sonorité, 
quelques  tentures  disposées  au  pourtour  de  la  salle  en  auront  bien  vite 
raison.  Mais  je  veux  chercher  ailleurs  la  cause  de  cette  opinion  émise  un 
peu  rapidement  par  quelques-uns.  Étant  admis  qu'une  salle  de  musique 
doit  être  en  quelque  sorte  un  instrument  résonnant,  il  convient  encore 
de  rechercher  quel  genre  de  musique  cet  instrument  peut  rendre  le 
plus  heureusement.  On  choisit  donc  ou  l'on  crée  l'œuvre  musicale  en 
vue  d'une  salle  plus  ou  moins  grande,  plus  ou  moins  particulièrement 
disposée. 

Or  l'expérience  était  à  faire  pour  la  salle  du  Trocadéro;  et  peut-être 
a-t-on  voulu  y  présenter  toutes  œuvres  musicales ,  sans  assez  tenir 
compte  de  la  nature  de  l'œuvre  par  rapport  aux  dimensions  de  la  salle.  On 
a  reconnu,  en  effet,  que  les  rythmes  trop  torturés,  que  les  harmonies  trop 
juxtaposées  ou  trop  comf)liquées,  si  chères  à  l'école  contemporaine,  y  appa- 
raissent quelquefois  de  façon  confuse  et  peu  saisissable  ;  tandis  qu'au 
contraire,  tout  rythme  franc,  toute  harmonie  simple  y  gagnait  en  puis- 
sance et  en  grandeur.  Aussi  voulons-nous  ici  répéter  l'opinion  d'un  grand 
maître  de  l'art  français,  nous  disant  à  l'une  des  premières  auditions  : 
«  Cette  salle  sera  un  bienfait  pour  l'avenir  de  notre  musique.  Il  ne  suf- 
fira plus  ici  de  faire  de  la  science,  il  sera  nécessaire  de  montrer  des  idées. 
Dans  cette  salle,  il  faut  de  la  musique  à  fresque;  la  pensée  doit  y  dominer 
par  la  forme  et  le  dessin  !  »  Notre  grand  maître  faisait  ainsi  de  la  salle  du 
Trocadéro  le  plus  bel  éloge  qu'on  en  pût  faire,  et  l'expérience  lui  a  donné 
raison.  Car  c'est  sans  conteste  la  Gallia,  de  Gounod,  cette  œuvre  simple 


LWRCHITECTURE   AU    TROCADÉRO. 


S.S9 


et  héroïque,  qui  a  produit  dans  la  nouvelle  salle  le  plus  puissant   effet. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  que  les  salles  des  conférences  ont  utilement 

réuni  de  nombreux  congrès  et  prêté  leur  chaire  à  de  nombreux  orateurs. 

Je  ne  crois  pas  davantage  devoir  rappeler  que  les  galeries  du  palais  ont 


EIXTE     PAR     M.      LAMEIRE     DANS     LA 

(Croquis  de  l'artiste.) 


abrité,  dans  une  ordonnance  magnifique,  des  collections  merveilleuses, qui 
ont  été  à  la  fois  un  spectacle  sans  pareil  et  un  enseignement  des  plus 
précieux. 

Quant  au  caractère  décoratif  du  palais  du  Trocadéro,  il  ressort 
de  la  fonction  bien  apparente  des  différentes  parties  de  l'édifice.  Rien 
d'inutile  dans  ce  magnilique  déploiement  d'architecture  qui,  du  côté  du 


2(3o  L'ART   MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

Champ  de  .Mars  comme  du  côté  de  la  place  du  Trocadéro,  accentue  ses 
salles,  ses  vestibules,  ses  galeries,  ses  portiques,  ses  escaliers,  en  un 
mot  tout  son  organisme,  avec  une  fière  simplicité.  Aussi  quelques-uns 
ont-ils  accusé  la  nudité  du  grand  pignon  à  redans  qui,  sur  la  face  du  nord, 
reçoit  l'adossement  de  la  conque  de  l'orchestre.  On  comprendra  par  suite 
aisément  que  ce  vaste  pignon  ne  pouvait  se  décorer  et  se  trouer  de 
baies  non  motivées.  Mais  que  les  impatients  prennent  patience.  Ce 
pignon,  divisé  en  neuf  travées  verticales,  ne  sera  complet  que  lorsque  des 
statues  viendront  couronner  et  silhouetter  cette  grande  muraille,  et  que  de 
grandes  ligures,  les  neuf  Muses,  exécutées  en  mosaïque  sur  fond  d'or,  vien- 
dront illuminer  les  arcatures  supérieures.  Ainsi  du  moins  ont  proposé 
les  architectes,  et  nous  voulons  espérer  qu'il  sera  ainsi  donné  un  magni- 
fique frontispice  à  leur  monument. 

Nous  aimerions  nous  y  promener  longuement,  à  loisir,  pour  étudier 
en  détail  le  décor  de  toutes  les  parties.  Entrant  par  la  place  du  Troca- 
déro et  traversant  les  vestibules,  dont  les  poutraisons  en  fer  du  plafond 
sont  portées  par  de  puissantes  colonnes  monolithes  en  marbre  du  Jura, 
nous  irions  tout  d'abord  sous  la  colonnade  extérieure,  invités  par  le 
magniliquc  panorama  qui,  depuis  le  dôme  de  Saint-Augustin  et  les  som- 
mets de  la  butte  Montmartre,  s'étend  jusqu'aux  coteaux  verdoyants  de 
Meudon,  de  Sèvres  et  de  Saint-Cloud.  Puis,  avides  de  mieux  voir  et  de 
tout  voir,  nous  nous  confierions  à  l'un  des  ascenseurs  qui  desservent  les 
tours  et  qui  en  sont  en  quelque  sorte  la  raison  d'être.  Transportés  sans 
fatigue  au  sommet,  d'une  hauteur  vertigineuse  de  plus  de  80  mètres, 
nous  saisirions,  véritablement  à  vol  d'oiseau,  le  plan  général  du  vaste 
monument,  l'ensemble  de  ses  couvertures  et  de  ses  coupoles,  et  le  vaste 
comble  à  pans  pyramidal,  couronné  par  la  belle  Renommée  en  cuivre 
repoussé  de  Mercié.  Nous  pourrions,  de  ces  sommets,  redescendre 
sur  la  galerie  extérieure  découverte,  qui  forme  terrasse  au-dessus  du 
portique  à  deux  étages  enveloppant  la  salle.  Nous  aurions  ici  sous  l'œil  les 
trente  statues  qui  décorent  le  sommet  de  ce  portique,  nous  pourrions 
étudier  de  près  l'appareil  bien  réglé  de  la  construction  en  moellons,  avec 
bandes  interposées  de  marbre  sampans,  dont  la  couleur  rose  violacé 
s'harmonise  bien  avec  les  tons  rouges,  bleus,  verts,  jaunes  et  or  des 
mosaïques  vénitiennes  qui  s'incrustent  dans  les  frises  et  les  tympans. 

Au-dessus  de  cette  terrasse,  la  muraille  de  la  salle  s'élève  circulaire- 
mcnt  sur  une  hauteur  de  i5  mètres.  Elle  est  percée  de  neuf  baies  plein 
cintre    garnies    de  meneaux    en    pierre.    Entre    elles   sont  ajustées    huit 


L'ARCHITECTURE   AU    TROCADÉRO.  261 

tourelles  carrées,  qui  épaulent  le  mur  courbe,  et  dans  lesquelles  de  petits 
escaliers  à  vis  permettent  d'arriver  aux  tribunes  de  la  salle  ménagées  au 
niveau  de  la  terrasse,  et  qui  ont  pour  profondeur  la  saillie  même  des 
tourelles.  Nous  pourrions  alors  pénétrer  dans  la  salle.  De  ces  gradins 
supérieurs  cette  salle  paraît  encore  plus  solennelle  et  imposante.  C'est  en 
quelque  sorte  la  sensation  que  Ton  ressent  au  sommet  du  Colisée.  En 
face  se  déploie  la  superbe  frise  que  M.  Lameire  a  peinte  au-dessus  du 
grand  arc  qui  surmonte  la  conque  acoustique  de  l'orchestre .  AI.  Lameire 
y  montre  la  France  sous  les  traits  de  l'Harmonie,  assise  sur  un  troue 
d'ivoire,  la  lyre  à  la  main  ;  elle  adresse  l'hymne  de  bienvenue  aux  nations 
réunies  autour  d'elle.  A  ses  pieds,  les  peuples  barbares  s'accroupissent 
en  paix  comme  des  bétes  fauves  charmées.  Il  faudrait  longuement  décrire 
cette  vaste  composition,  qui  atîîrme  de  plus  en  plus  le  grand  talent  du 
jeune  maître.  iMais  nous  n'avons  que  le  temps  de  donner  un  coup  d'œil 
à  la  décoration  générale,  au  magnifique  plafond  à  structure  accusée  et 
à  zones  concentriques,  qui  semble  suspendre  un  large  vélum  au-dessus 
de  la  salle.  Au  centre  rayonne  un  magnitique  réseau  de  palmes  et  de 
lauriers.  Nous  voudrions  louer  la  noblesse  des  deux  loges  d'avant-scène, 
ornées  de  statues  allégoriques  par  M.  Blanchard;  nous  voudrions  du-e 
l'ampleur  du  vaste  cadre  qui  enveloppe  l'orchestre.  Mais  les  quelques 
pages  dont  nous  disposons  sont  impuissantes  devant  l'immensité  de  ce 
monument,  auquel  il  faudrait  consacrer  un  volume  tout  entier.  Quittons 
donc  la  salle.  Il  nous  faut,  du  dehors,  donner  un  dernier  coup  d'œil  à  ce 
magnifique  ensemble.  Aussi  bien  nous  n'avons  encore  rien  dit  de  la  cas- 
cade, de  ses  pentes  si  bien  ménagées,  de  ses  eaux  si  bien  distribuées  et  uti- 
lisées pour  l'effet.  Cependant  un  regret  nous  prend  :  nous  avons  peine  à 
comprendre  comment  le  château  d'eau,  qui  sert  de  point  de  départ  à 
la  cascade,  se  relie  à  la  base  du  monument.  Il  y  semble  seulement  accolé 
et  n'en  fait  pas  partie  essentielle  et  intégrante,  si  bien  que  la  nappe  d'eau 
qui  tombe  de  la  partie  supérieure  semble  s'échapper  des  galeries  enve- 
loppant la  grande  salle.  Nous  croyons  bien  savoir  qu'un  grand  motif  de 
décoration  central  donnait,  dans  le  projet  primitif  des  architectes,  une 
origine  en  quelque  sorte  vraisemblable  à  cette  cascade  et  que  la  seule 
raison  d'économie  en  a  empêché  l'exécution.  S'il  en  est  temps  encore, 
nous  souhaitons  vivement  qu'on  donne  aux  architectes  les  moyens  néces- 
saires pour  compléter  cette  cascade,  qui  semble  aujourd'hui  un  beau 
corps  sans  tète. 

Mais,  me  dira-t-on  ;  «  Vous  uj  nous  avez  pas  encore  parlé  du  style 


I 


202  L'ART    MODERNE   A    L'EXPOSITION. 

du  monument.  Les  uns  le  prétendent  byzantin,  les  autres  arabe,  ceux-ci 
roman,  ceux-là  grec,  et  encore  d'autres  florentin.  Quel  est  son  style  en 
somme?»  C'est  qu'en  etlet,  la  première  chose  que  désire  savoir  le  public 
sur  une  œuvre  d'architecture,  c'est  à  quel  style  il  appartient.  Une  fois 
classé  dans  un  style  bien  connu,  il  est  définitivement  jugé.  Je  dirai  du 
palais  du  'l'rocadéro  qu'il  est  à  la  fois  grec,  roman,  byzantin,  arabe,  flo- 
rentin si  l'on  veut,  et  qu'en  même  temps  il  n'est  rien  de  tout  cela.  Il 
appartient  à  la  famille  des  monuments  essentiellement  modernes,  dont 
je  parlais  plus  haut,  qui  procèdent  des  monuments  du  passé  non  par 
une  imitation  de  formes,  mais  par  une  application  de  principes.  Et  c'est 
en  vertu  de  ces  principes  immuables  de  vérité  et  de  logique  que  nous 
voyons  le  palais  du  Trocadéro  accuser  si  franchement  au  dehors  ses 
formes  intérieures,  et  séparer,  dans  toutes  ses  parties,  de  sa  construction 
même  sincèrement  mise  en  honneur.  Quant  au  décor  ornemental  pro- 
prement dit,  nous  ne  saurions  trop  en  louer  l'élégance  digne  et  l'invention 
toujours  mesurée.  M.  Davioud  nous  a,  de  longue  date  et  dès  ses  pre- 
mières œuvres,  donné  la  mesure  de  ce  goût  si  sûr  et  si  délicat,  qui  depuis 
a  marqué  d'une  empreinte  constante  et  très  personnelle  ses  nombreux 
travaux.  Mais  nous  ne  voulons  pas  séparer  aujourd'hui  les  noms  de 
MM.  Davioud  et  Bourdais.  Unis  dans  un  même  labeur,  qui  a  enfanté 
en  dix-huit  mois  un  palais  sans  rival,  il  faut  les  unir  dans  une  même 
gloire  bien  méritée. 

Nous  ne  pouvons  terminer  cette  trop  longue  étude  sur  l'Architecture 
moderne  et  rétrospective  au  Champ  de  Mars  et  au  Trocadéro  sans  cher- 
cher à  en  dégager  un  enseignement  dominant.  Ainsi  portons  nos  regards 
vers  l'architecture  du  passé;  nous  la  voyons  nous  proposer,  dans  ses 
dispositions  et  dans  ses  formes,  des  modèles  de  convenance  et  de  sin- 
cérité. Constatons  que  notre  art  contemporain  revient  à  ces  principes  de 
sagesse.  Fortifié  par  la  science  moderne,  il  renouvelle  les  tradifions  du 
passé  en  satisfaisant  des  besoins  nouveaux.  Nous  voyons  aussi  la  cou- 
leur, sensation  nécessaire  aux  peuples  comme  aux  individus,  servir  de 
complément  à  la  forme  dans  toutes  les  manifestations  architecturales  de 
l'art  aux  temps  passés.  Or  il  faut  le  reconnaître,  la  couleur  est  de  nou- 
veau aujourd'hui  le  grand  objectif  de  tous  les  arts  et  de  toutes  les  indus- 
tries servies  par  les  découvertes  de  la  science.  Une  telle  somme  d'eflbrts, 
efforts  si  manifestes  au  Champ  de  Mars  et  au  Trocadéro,  entraîne 
certainement  notre  architecture  vers  une  renaissance  de  la  polychromie 
monumentale,  sans  laquelle  notre  art,  répudiant  les  traditions  du  passé, 


L'ARCHITECTURE    AU    TROCADERO.  203 

renonce  à  l'un  de  ses  plus  puissants  moyens  de  séduction.  Comme  nous 
le  disions  dernièrement  dans  une  conférence  au  Trocadéro,  il  faut,  cou- 
rageusement, hardiment,  reprendre  les  traditions  anciennes  de  poly- 
chromie; mais  les  reprendre  pour  les  transformer,  pour  les  harmoniser 
avec  nos  goûts  et  nos  mœurs,  et,  surtout,  pour  les  mettre  d'accord  avec 
les  éléments  si  multiples  de  notre  construction  moderne.  La  polychromie, 
ainsi  renouvelée,  ne  se  réduira  plus  seulement,  comme  à  certaines  époques 
du  passé,  aux  superficielles  colorations  qui  rehaussaient  de  leur  éclat 
passager  les  formes  monumentales.  Les  colorations  nouvelles  empruntées 
aux  terres  cuites  et  émaillées,  aux  mosaïques,  aux  marbres,  aux  pierres 
variées  de  tons,  aux  métaux  et  aux  bois  apparents,  feront  désormais  corps 
avec  Tédifice  et  s'éterniseront  ou  périront  avec  lui.  Notre  polychromie 
moderne  sera  le  rayonnement  du  Vrai. 


PAUL     SEDILLE. 


AQ.UARELLES,     DESSINS     ET     GRAVURES 


I  les  Anglais,  qui  ont  grandement  fait  les  choses  dans 
leur    participation    à    notre    Exposition    universelle, 
n'avaient  rempli  toute  une  salle  de  leurs  aquarelles,  il 
eût   été  superflu  de  consacrer  un  article  spécial  aux 
peintures  à  Fcau;  les  autres  nations,  sans  en  excepter  la 
France,  sont  à  peine  représentées  dans  cette  spécialité. 
Et  encore  les  artistes  de  FiVngletcrre  ont-ils  une  manière 
jW      de  traiter   les  jratevcoloiirs  cjui  ne  se  distingue  pas  sensiblement 
s  1  I   -de  la  pratique  qu'ils  ont  adoptée  dans  la  peinture  à  l'huile  :  on 
*      passe  des  salles  où  sont  exposées  les  toiles  dans  celle  des  aqua- 
relles sans  que  l'œil  soit  averti  du  changement  par  la  nouveauté  de  l'as- 
pect. Ce  sont  les  mêmes  colorations  douceâtres,   estompées,    la   même' 
facture  timide  et  attentive    qui    semble    redouter   par-dessus  tout  qu'un 
éclat  trop  vif,  une  note  indiscrète,  -vienne  troubler  l'harmonie  générale. 
Les  peintres  anglais,  et  plus    jvarticalièrement  les    aquarellistes,  ne  se 
soucient  guère  de  ce  que  l'on  est  convenu   d'appeler  le  morceau  ;  pour 
eux,  l'idée  du  tableau  devant  aller  droit  à  l'âme   par    le    chemin  le  plus 
court,  il  importe  que  les  yeux  ne  rencontrent  pas  trop  de  distractions  sur 
la  route.  Toute  autre  est  la  préoccupation  de   nos  artistes,  qui  volontiers 
peignent  pour  peindre,  estimant  le  sens  de  la  vue  assez  précieux  en  lui- 
même  pour  qu'on  le  serve  à  part  et  de  son  mieux. 


AQUARELLES,    DESSINS    ET    GRAVURES.  205 

A  défaut  des  séductions  de  la  palette,  nos  voisins  ont  d'autres  mérites 
non  moins  estimables,  même  sans  sortir  du  métier  :  ils  savent  mettre 
une  peinture  d'ensemble,  et,  quoique  leurs  harmonies  soient  obtenues  à 
grand  renfort  de  sourdines,  ce  n'en  sont  pas  moins  des  harmonies.  On 
peut  donc  avancer  hardiment  que  si  nous  avons  quelque  chose  à  leur 
apprendre,  ils  pourraient  facilement  nous  rendre  le  même  service;  et  leur 
fonds  a  cela  de  particulier  qu'il  leur  appartient  bien  en  propre,  tandis  que 
le  nôtre  est  le  patrimoine  commun  de  tous  les  peintres  de  l'Europe. 

Depuis  l'Exposition  de  1867,  l'aquarelle  anglaise  a  beaucoup  perdu 
de  sa  liberté ,  déjà  fort  compromise  à  cette  époque  ;  elle  est  devenue  un 
art  grave  qui  marche  de  pair  avec  la  peinture  à  l'huile.  Dans  les  condi- 
tions nouvelles  qui  lui  sont  faites ,  il  est  permis  de  se  demander  si  elle 
ne  méconnaît  pas  un  peu  ses  origines  ;  on  pourrait  même  lui  contester 
sa  raison  d'être.  Certes  il  importe  peu  dans  une  œuvre  d'art  qu'on  voie 
de  prime  abord  si  elle  repose  sur  une  toile  ou  sur  du  papier,  et  c'est  une 
satisfaction  secondaire  d'être  fixé  au  moment  même  sur  la  nature  de  la 
couleur  employée;  mais  les  différences  dans  la  pratique  sont  importantes 
à  maintenir,  parce  que  la  similitude  des  procédés  aurait  pour  résultat  de 
nous  priver  d'une  des  variétés  de  la  peinture,  sans  profit  pour  personne. 
Il  était  à  peu  près  admis  que  l'aquarelle  comportait  une  légèreté  d'allures, 
un  sans-façon  interdits  à  la  peinture  ;  c'était  comme  une  jeune  sœur  de 
celle-ci  à  qui  on  pardonnait  volontiers  toutes  sortes  d'espiègleries  en 
raison  de  sa  grâce  et  de  sa  fraîcheur.  Les  Anglais  ne  l'entendent  pas 
ainsi;  guindés,  cérémonieux  et  corrects  dans  la  tenue,  ils  font  l'aquarelle 
à  leur  ressemblance.  Et  vraiment  on  aurait  tort  de  le  leur  reprocher  ; 
mais,  encore  une  fois,  la  critique  a  le  droit  de  regretter  que,  dans  la 
patrie  de  l'aquarelle,  dans  le  pays  qui  a  vu  naître  Turner,  Bonington  et 
CattermoU,  les  procédés  particuliers  à  cet  art  soient  méconnus  à  un  point 
tel  qu'il  y  ait  presque  perdu  sa  physionomie  caractéristique. 

Ces  remarques  ne  s'adressent  pas,  il  est  vrai,  à  tous  les  artistes 
anglais  :  il  en  est  encore  quelques-uns  qui  recherchent  dans  l'aquarelle 
ses  qualités  propres ,  et  la  traitent  en  conséquence  ;  mais  ce  ne  sont  pas 
les  plus  regardés  à  l'Exposition ,  parce  que  le  camp  opposé  renferme  les 
plus  habiles.  Je  vais  rapidement  passer  en  revue  les  uns  et  les  autres. 

En  tête  je  placerai  F.  Walker  et  Pinwell;  la  mort  les  a  pris  tous  deux, 
en  1875,  et  il  est  vraiment  cruel,  en  commençant  l'éloge  d'artistes  de  cette 
valeur,  d'avoir  à  dire  qu'ils  ne  sont  plus.  Je  parlerai  d'eux  comme  s'ils 
étaient  là  pour  jouir  de  leur  succès. 


266  L'ART    MODERNE   A    L'EXPOSITION. 

Walker  a  tout  pour  lui  :  coloriste  délicat  et  dessinateur  des  plus 
fins,  il  compose  avec  un  naturel  exquis,  et  il  n'est  pas  dans  l'école  anglaise 
d'observateur  plus  attentif;  toutes  ces  qualités  sont  relevées  encore  d'un 
mérite  qui  n'appartient  qu'à  lui  :  l'esprit  dans  l'exécution.  Ses  aquarelles 
et  ses  dessins  justifient  pleinement  la  faveur  énorme  dont  l'artiste  jouit 
en  Angleterre,  et  ses  ouvrages  ont  cela  de  particulier  que,  s'ils  sont  bien 
anglais  par  la  facture  et  le  sentiment,  ils  restent  des  œuvres  d'art  de 
premier  ordre  sous  toutes  les  latitudes.  M.  Walker  a  plusieurs  manières: 
une  légère,  vive,  spirituellement  concise,  qu'il  applique  aux  illustrations 
de  livres;  l'autre,  plus  de  peintre,  où  tout  est  achevé,  caressé  dans  les 
moindres  détails,  et  qui  lui  sert  merveilleusement  à  composer  ces  tableaux 
intimes  dont  raffolent  ses  compatriotes. 

De  la  première  manière,  ces  petites  aquarelles,  fraîches,  lestement 
troussées,  à  la  façon  de  Johannot,  dont  je  ne  retiendrai  que  la  plus  pré- 
cieuse, un  modèle  d'illustration  pour  un  livre  de  la  fille  de  Tackeray. 
Dans  cette  image  grande  comme  une  feuille  de  papier  à  lettres,  il  y  a  tout 
un  drame  de  famille  d'une  émotion  douce  et  concentrée,  et  d'une  vérité 
topique  qui  vous  pénètre  ;  en  même  temps  les  yeux  sont  charmés  par  la 
manière  libre  et  spirituelle  du  peintre.  A  côté  de  cette  aquarelle,  dont  voici 
la  légende  :  Buvons  à  la  santé  des  absents,  je  placerai  un  dessin  sur  bois 
intitulé  Un  bouquet.  L'éditeur  a  eu  le  bon  esprit  de  ne  pas  livrer  au  burin 
du  graveur  le  morceau  de  buis  sur  lequel  est  dessinée  cette  scène  ravis- 
sante. C'est  un  simple  épisode  de  la  vie  quotidienne  du  petit  bourgeois 
dans  son  cottage,  mais  le  talent  de  l'artiste  fait  voir  bien  au  delà  ;  quelques 
coups  de  crayon  lui  suffisent  pour  affirmer  le  caractère  moral  de  ses  per- 
sonnages, leur  position  dans  le  monde  et  les  sentiments  qui  les  agitent. 

"Walker  excelle  à  peindre  les  enfants,  il  a  cela  de  commun  avec  la 
plupart  des  peintres  de  son  pays,  mais  il  le  fait  avec  un  esprit  et  une  liberté 
de  main  qu'aucun  autre  n'atteint,  si  ce  n'est  peut-être  M.  C.  Green  et 
seulement  dans  les  dessins  sur  bois,  car  cet  intéressant  artiste  est  un 
peintre  moins  vaillant.  Dans  presque  toutes  les  aquarelles  de  Walker  qui 
sont  exposées,  l'enfance  tient  une  grande  place;  les  types  et  les  attitudes 
de  ses  petits  personnages  sont  variés  comme  la  nature  elle-même  et  si 
heureusement  rendus  qu'on  ne  se  lasse  pas  de  les  étudier. 

C'est  un  enfant  qui  trône  au  beau  milieu  du  Champ  de  ri')lettcs,  une 
œuvre  de  peintre,  celle-ci,  et  aussi  parfaite  que  peuvent  l'être  les  illus- 
trations dont  je  viens  de  parler;  il  tient  gravement  dans  ses  mains  le 
panier  où  viennent  s'entasser  les  violettes  qu'une  bonne  femme  cueille  en 


268  L'ART   MODERNE   A    L'EXPOSITION, 

plein  champ,  courbée  vers  le  sol  dans  une  attitude  qui  fait  songer  à  notre 
Millet.  Ce  nom  est  presque  le  seul  nom  français  qui  vienne  à  la  pensée 
quand  on  parcourt  la  section  de  peinture  anglaise ,  mais  il  faut  reconnaître 
que  l'occasion  se  présente  souvent.  Dans  Taquarelle  de  Walker,  cette 
préoccupation  d\m  maître  qui  eût  rehaussé  la  gloire  de  notre  école  si, 
par  une  négligence  inconcevable,  il  n"avait  été  à  peu  près  exclus  de  rE.\- 
position,  cette  influence  se  révèle  doublement  :  par  le  geste  du  person- 
nage principal  et,  plus  encore,  par  le  métier  du  peintre  dans  l'ensemble 
de  son  ouvrage.  Ce  sont  les  mêmes  touches  brèves  de  tons  juxtaposés 
d'abord,  puis  doucement  écrasés  et  fondus,  qui  donnent  l'impression 
d'un  travail  au  pastel,  bien  plus  que  d'une  aquarelle. 

La  plupart  des  aquarellistes  anglais,  disons-le  en  passant,  emploient 
les  couleurs  en  tubes  ou  des  gouaches  improvisées  sur  la  palette  qui  per- 
mettent de  revenir  à  volonté  sur  le  travail  sans  que  la  fatigue  apparaisse. 
L'aquarelle  simple  n'a  pas  de  ces  complaisances.  Nous  l'avons  dit,  tous 
les  moyens  sont  bons  à  qui  atteint  le  but  et  ce  n'est  pas  un  reproche  à 
leur  faire,  mais  il  est  permis  de  constater  que  les  colorations  résultant  de 
ces  mélanges  s'éloignent  absolument  des  colorations  de  la  nature  et  que 
les  harmonies  qui  en  résultent,  si  tendres  qu'elles  soient,  reposent  sur 
une  fiction  et  coûtent  moins  cher.  Delacroix  avait  l'ambition  plus  haute  : 
il  voulait  tout  conquérir  de  haute  lutte  et  avec  éclat  ;  on  ne  saurait  l'en 
blâmer.  Les  Anglais  se  méfient  de  la  couleur  ;  ils  craignent  qu'elle  n'em- 
pêche devoir  leurs  peintures  en  portant  préjudice  au  sentiment  exprimé. 
Ce  n'est  pas  sans  raison  qu'ils  bordent  leurs  aquarelles  comme  les  pein- 
tures sur  toile,  au  ras  du  travail;  les  reflets  dorés  du  cadre  élèvent 
doucement  la  température  ambiante  ;  c'est  autant  de  gagné  encore  et 
l'harmonie  générale  ne  s'en  trouve  pas  plus  mal.  Et  puis  on  évite  ainsi  les 
indiscrétions  de  notre  marge  blanche,  cette  pierre  de  touche  où  se  mesu- 
rent la  vérité  locale  des  tons  et  leur  fraîcheur. 

Cette  digression  m'a  entraîné  loin  du  Champ  de  violettes,  mais  j'ai 
peu  de  chose  à  ajouter  au  sujet  de  cet  ouvrage  exquis  :  j'ai  parle  des 
personnages,  le  milieu  où  ils  s'agitent  est  un  ravissant  paysage  dans  lequel 
le  sentiment  du  plein  air  est  exprimé  avec  une  puissance  extraordinaire  ; 
ce  n'est  pas,  bien  entendu,  du  réalisme,  mais  une  sorte  d'impressionisme 
transliguré  :  ce  n  est  pas  une  vue  de  pays,  mais  une  vision. 

Je  regrette  de  ne  pouvoir  m'étendre  comme  il  conviendrait  sur  les 
autres  aquarelles  de  Walker;  mais  je  dois  ménager  l'espace  qui  m'est 
attribué,  sans  quoi  bien  des  artistes  de  mérite  ne  pourraient  y  trouver 


AQUARELLES,    DESSINS    ET    GRAVURES.  269 

place.  Pour  mémoire  seulement  je  mentionnerai  encore  le  Dernier  Asile, 
qui  a  fait  grand  bruit  en  Angleterre.  Ce  groupe  de  deux  femmes,  Tune 
soutenant  les  pas  chancelants  de  l'autre  dans  le  jardin  d'un  hospice,  est 
d'une  vérité  poigaante.  La  mise  en  scène  est  admirablement  conçue  pour 
faire  valoir  le  drame,  et  la  peinture  a  des  vigueurs  d'exécution  qui  mon- 
trent le  talent  de  Walker  sous  une  face  nouvelle  ;  cet  éminent  artiste  était 
toujours  à  la  hauteur  de  son  sujet  et  sa  main  ne  refusait  jamais  de  le 
suivre  ;  quand  il  voulait  traduire  des  impressions  d'un  ordre  plus  élevé,  il 
trouvait  des  accents  dignes  de  la  grande  peinture. 

L'art  anglais  a  fait ,  dans  cette  même  année  iSyS ,  une  perte  non  moins 
sensible  par  la  mort  de  Pinwell.  L'auteur  du  Parc  de  Saint-James  est  à 
la  fois  plus  précis  et  plus  libre  que  ne  l'est  Walker  ;  à  la  minutie  du  pinceau 
il  oppose  l'exécution  sommaire  dans  les  parties  volontairement  sacrifiées. 
Dans  ses  compositions,  l'idée  préconçue  est  nettement  écrite  et  les  entraî- 
nements de  la  mise  en  œuvre  ne  l'en  font  jamais  dévier.  On  perdrait  son 
temps  à  vouloir  concilier  ses  façons  diverses  de  peindre  avec  les  règles  de 
la  perspective  aérienne  ;  il  ne  tient  compte  de  la  subordination  des  plans 
que  dans  une  mesure  restreinte  et  tout  arbitraire.  Quand  il  a  bien  dit  ce 
qu'il  voulait  dire,  il  s'arrête  net  et  s'en  tient  pour  le  reste  à  des  indications 
succinctes.  Si  j'avais  un  choix  à  faire  entre  ce  qui  est  nettement  exprimé  et 
ce  qui  est  sous-entendu,  toutes  mes  préférences,  au  point  de  vue  seulement 
de  l'exécution,  iraient  aux  parties  discrètement  traitées,  car  c'est  là  que  se 
.  révèle  dans  toute  sa  valeur  le  talent  du  peintre  ;  ce  talent  est  fait  de  sou- 
plesse, de  légèreté  et  de  science  aimable  ;  qualités  rares  en  Angleterre,  car 
le  métier  y  est  le  plus  souvent  empêché,  lourd  et  naïf. 

Pinwell  est  un  peintre  philosophe  et  poète  en  même  temps  ;  il  mène 
de  front  les  deux  genres  sur  lesquels  s'exercent  de  nos  jours  les  artistes 
anglais.  Tantôt  il  aborde  les  abstractions  comme  dans  la  légende  :  le 
Joueur  de  Jlageolet  de  Hanielin  ;  tantôt  il  prend  la  vie  comme  elle  est  et 
la  raconte  en  narrateur  sincère  ;  mais  il  est  plus  généralisateur  que  la 
plupart  de  ses  compatriotes,  et,  au  bout  de  son  récit,  il  aime  à  placer 
une  morale  sévère. 

Le  Parc  de  Saint-James  lui  a  servi  de  théâtre  pour  un  tableau  du 
Londres  moderne.  Dans  ce  grouj^ement  d'épisodes  de  la  vie  journalière 
d'une  grande  cité,  il  faut  évidemment  voir  au  delà  de  ce  que  le  peintre  a 
retracé  ;  c'est  plus  qu'un  tableau  de  mœurs  :  l'intention  finale,  allégorique , 
est  indiscutable  si  l'on  veut  bien  étudier  la  disposition  générale.  La  scène  se 
passe  sur  un  banc  du  parc  ;  au  centre  un  personnage  aux  allures  sinistres. 


2;o  L-ART    MODERNE   A    L'EXPOSITION 

la  .Misère  en  redingote  noire  :  joueur  décavé  ou  inventeur  incompris,  il  porte 
sur  ses  traits  altérés  tous  les  signes  de  la  défaite,  et  dans  la  fixité  de  son  regard 
on  lit  que  l'heure  des  résolutions  suprêmes  va  sonner.  Qu'y  a-t-il  au  bout 
de  sa  route  :  le  crime  ou  le  suicide?  Les  traits  de  l'inconnu  sont  honnêtes; 
Tune  de  ses  mains  est  gantée  :  c'est  sans  doute  la  Tamise  qui  verra  le 
dénoûment.  —  A  gauche,  une  femme  vêtue  de  sombre  et  un  jeune  garçon, 
tous  deux  chanteurs  de  rue  ;  la  mère  compte  la  recette;  ici  on  ne  saurait  se 
méprendre  sur  le  caractère  des  personnages;  ce  sont  deux  victimes  dequelque 
navrante  aventure.  L'enfant  est  à  l'âge  où  l'on  se  souvient;  la  façon  dont 
il  regarde  devant  lui  témoigne  qu'il  a  connu  des  jours  meilleurs.  — A  droite, 
une  jeune  bonne  timide  et  rougissant  aux  propos  que  lui  tient  un  sémillant 
hnrseguard  assis  à  ses  côtés.  Devant  eux,  une  fillette  vêtue  de  velours  et 
traînant  un  baby  dans  une  voiture  d'enfant  ;  son  regard  compatissant  va  ren- 
contrer le  groupe  des  musiceins  ;  vaguement  elle  se  dit  que  le  petit  violoniste 
est  de  son  rang;  ce  sont  les  deux  personnifications  enfantines  de  l'image  con- 
nue :  Grandeur  et  Décadence.  —  Le  banc  où  se  joue  cette  tragi-comédie  est 
accosté,  suivant  le  terme  d'architecture,  à  droite  et  en  arrière,  d'une  fem.me 
debout,  mégère  famélique  en  qui  l'on  est  libre  de  voir  un  ^'ice  moderne  ;  à 
gauche,  d'un  monsieur  confortablement  vêtu,  et  qui  de  sa  main  gantée  porte 
deux  perdreaux  morts,  suspendus  à  un  fil.  Le  contraste  est  trop  frappant 
pour  que  nous  hésitions  à  y  voir  la  figuration  du  Travail  heureux,  —  «  au- 
dessus  de  ses  petites  affaires  »,  aurait  dit  Gavarni. Enfin  la  figure  grave,  aus- 
tère, d'un  policeman  dont  la  silhouette  estompée  dans  le  lointain  couronne 
cette  curieuse  composition,  peut  passer  pour  l'image  de  la  Loi. 

Je  ne  jurerais  pas  que  Pinwell  avait,  en  composant  cet  ouvrage, 
toutes  les  intentions  subjectives  que  je  viens  d'exposer;  mais,  inconscient 
ou  non,  il  faut  admettre  que  son  esprit  a  une  singulière  faculté  de  gran- 
dissement  des  choses  les  plus  banales.  Analyste  ralîiné  comme  la  plupart 
des  peintres  anglais,  sa  supériorité  éclate  dans  les  conclusions  :  elles  sont 
dans  ses  œuvres  d'une  rare  élévation. 

Je  ne  parlerai  delà  troisième  aquarelle  de  ce  remarquable  artiste, 
la  Grande  Dame,  étude  rétrospective  de  mœurs  et  de  costumes  anglais, 
que  pour  en  vanter  l'éclat  et  la  puissante  harmonie  de  coloration;  les 
bleus  et  les  rouges  se  mélangent  en  teintes  vineuses  un  peu  troublantes 
pour  nos  yeux  français,  mais  d'un  charme  exquis  dès  qu'on  a  pris  le  temps 
de  s'acclimater  dans  les  salles  anglaises,  où  c'est  la  teinte  dominante.  Cer- 
tains morceaux,  les  moins  faits,  comme  je  l'ai  déjà  dit  plus  haut,  sont 
d'une  exécution  superbe. 


v^~ 


à 


:-s  A  siEtmE 


AQUARELLES,    DESSINS    ET    GRAVURES.  271 

M.  Herkomer  est  également  un  peintre  de  beaucoup  de  talent,  mais 
il  manque  d'originalité.  Dans  ses  aquarelles,  sauf  celle  des  Bûcherons , 
l'influence  de  Pinwel  se  fait  tellement  sentir  que  parfois  on  est  tenté  de 
crier  au  plagiat  ;  il  y  a  cependant  plus  de  fougue  dans  le  faire,  moins  de 
discipline  dans  la  coloration,  et  ce  sont,  en  somme,  de  fort  intéressants 
ouvrages.  Si  nous  prenons  d'autre  part  ses  dessins  du  Graphie  et  ses  eaux- 
fortes,  il  nous  est  impossible  de  ne  pas  y  voir  la  marque  de  M.  Legros  ; 
une  bonne  marque,  je  le  dis  avec  d'autant  plus  de  plaisir  que  c'est  une 
marque  française,  mais  il  est  bon  que  chacun,  en  art,  ait  la  sienne. 

Le  même  esprit  d'imitation  est  à  signaler  chez  plusieurs  autres  aqua- 
rellistes distingués  de  l'Angleterre.  M.  James  Macbeth,  par  exemple, 
procède  également  de  Pinwell.  Moins  fin  que  lui  et  dessinateur  moins 
châtié,  il  a  des  qualités  de  coloriste  qui  lui  sont  propres,  et  c'est  avec  juste 
raison  que  l'on  admire  l'œuvre  unique  qu'il  expose,  en  dehors  de  ses  pein- 
tures à  YhwWo::  Le  dimanche  soir  dans  les  jardins  de  l'hospice  de  Chelsea. 
Les  Anglais,  M.  Duranty  en  a  déjà  fait  la  remarque,  entourent  leurs 
invalides  militaires  d'une  touchante  sollicitude.  C'est  encore  à  Chelsea 
que  Mrs.  Allingham  a  trouvé  sa  meilleure  inspiration.  Dans  son  aquarelle 
et  dans  celle  de  M.  Macbeth,  les  mérites  d'intention  et  de  composition  sont 
égaux  ;  mais  la  main  d'une  femme  se  trahit  dans  l'ouvrage  de  Mrs.  Allin- 
gham par  certaines  recherches  enfantines  et  par  la  timidité  des  accents. 
On  oublie  tout  cela,  pourtant,  devant  la  grâce  pénétrante  de  sa  minuscule 
composition  intitulée  les  Petits  Clients.  Deux  petites  filles,  des  enfants  de 
deux  ans  vêtues  de  rose,  sont  gravement  assises  sur  de  hauts  tabourets 
devant  le  comptoir  d'une  modeste  boutique  de  jouets  ;  la  marchande  con- 
temple avec  un  sourire  de  mère  ce  groupe  charmant,  qui  accapare  toute  la 
lumière.  On  dirait  deux  perruches  roses  sur  leur  perchoir;  c'est  une  note 
de  peintre  bien  trouvée  et  qui  relève  singulièrement  le  mérite  du  tableau. 
Mrs.  Allingham  n'a  donc  pas  seulement  un  sens  familial  d'une  intensité 
et  d'une  justesse  remarquables,  même  en  Angleterre,  elle  est  peintre  à  ses 
heures. 

M.  Dalziel  appartient  à  une  école  qui,  par  des  procédés  analogues  à 
ceux  de  Walker,  s'eftbrce  à  la  naïveté  des  temps  préraphaélesques  ;  je 
prise  médiocrement  son  travail  à  l'emporte-pièce  et  où  la  matière  semble 
de  coton,  mais  je  suis  quand  même  poursuivi  par  le  charme  qui  se  dé- 
gage de  sa  peinture.  Il  faut  décidément  prendre  un  parti  énergique  avant 
de  pénétrer  dans  les  salles  anglaises;  si  on  ne  laisse  pas  à  la  porte  tout  le 
bagage  du  naturisme  moderne,  on  risque  fort  de  n'éprouver  que  des  dé- 


2-2  LWRT    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

convenues  et,  par  suite,  de  se  montrer  sévère  et  injuste.  Je  ne  vois  guère 
dans  notre  école  que  M.  Puvis  de  Chavannes  dont  Testhétique  pourrait 
utilement  être  étudiée  comme  exercice  d'initiation.  Cet  artiste,  si  éminent 
d'ailleurs,  a  notamment  une  façon  de  comprendre  les  animaux  dans  le 
paysage  qui  pourrait  préparer  le  visiteur  à  goûter  les  moutons  de  M.  Dal- 
ziel  et  ceux  que  M.  Macbeth  fait  paître  dans  les  jardins  de  Chelsea.  Le 
caractère  inoffensif  de  ces  excellentes  bêtes  est  à  peu  près  tout  ce  qui 
se  dégage  des  naïves  silhouettes  au  moyen  desquelles  elles  sont  figurées. 
Est-ce  suffisant?  Je  me  le  demande. 

C'est  un  fait  acquis,  les  aquarellistes  anglais  racontent  de  spiri- 
tuelles et  touchantes  histoires,  mais  la  forme  vaut  presque  toujours 
moins  que  le  fond  :  l'inverse  se  passe  chez  nous. 

Revenons  à  M.  C.  Green,  dont  il  a  déjà  été  question  plus  haut.  On  . 
ne  saurait  voir  de  scènes  mieux  observées  et  mieux  conduites  que  son 
Cirque  de  campagne  et  son  Derby .  Nous  écririons  un  volume  s'il  fallait 
les  décrire  par  le  menu,  analyser  les  épisodes,  les  physionomies  des  assis- 
tants et  leurs  attitudes  si  vraies  et  si  variées.  Quels  beaux  thèmes  à  gra- 
vure !  M.  Frith  lui-même,  l'historiographe  fidèle,  mais  un  peu  lourd,  des 
grandes  scènes  de  la  vie  anglaise,  est  distancé;  il  y  a  loin  de  ses  compositions 
celles  à  de  M.  Green;  celui-ci  joint  aux  mêmes  qualités  de  chroniqueur 
bien  inf  jrmé  le  mérite  de  raconter  avec  espril  ;  enfin  il  connaît  parfaite- 
ment sa  langue  :  le  dessin.  Comme  peintre,  saufdans  les  fonds,  où  les  mul- 
titudes sont  délicatement  traitées,  M.  Green  n'a  pas  un  sens  coloriste  bien 
ratîiné  :  ses  ouvrages   sont,  du   reste,  destinés  surtout  à  être  gravés. 

Pour  trouver  encore  des  peintres  délicats  dans  la  section  anglaise,  il 
nous  faut  regarder  les  paysagistes.  M.  North  vient  en  tète  avec  sa 
Maison  blanche  et  le  Pays  d'Argyll,  deux  fines  peintures,  cette  fois,  et 
franchement  exécutées  avec  les  seules  ressources  de  l'aquarelle  pure  : 
n'était  le  ton  roux  dominant  qui  trahit  la  nationalité  de  l'œuvre,  on  pour- 
rait se  croire  en  dehors  de  l'Angleterre,  tant  le  faire  est  aisé  et  rapide. 
Quant  à  MM.  Aumônier,  Knight  et  Marsh,  nous  ne  serions  pas  étonné 
de  les  voir  figurer  dans  l'école  française  côte  à  côte  avec  notre  Millet 
dont  ils  procèdent,  ce  qui  n'ôte  rien  à  leurs  remarquables  qualités,  au 
contraire.  M.  Small  nous  appartient  également  par  la  hardiesse  de 
son  pinceau  et  le  choix  de  ses  colorations  ;  quant  à  son  rare  sentiment  de 
l'harmonie,  il  lui  est  bien  propre;  notre  jeune  école  de  peinture  ne  tient 
malheureusement  pas  cet  article.  M.  Collier,  enfin,  entend  à  merveille 
les  aspects  panoramiques  de  la  nature,  et  chez  lui   le  pinceau  s'élargit 


AQUARELLES.    DESSINS    ET    GRAVURES.  2/3 

avec  le  cadre  de  la  peinture.  Le  Parc  d'Arundel  est  un  beau  paysage  qui 
ferait  honneur  à  n'importe  que!  peintre. 

Les  marines  sont  généralement  bonnes  en  Angleterre  ;  il  n'y  a  pas 
lieu  de  s'en  étonner.  M.  Hayes  les  traite  avec  puissance;  M"'  Clara  Alon- 
talba  y  apporte  une  désinvolture  charmante  ;  certaines  recherches  de  ton 
et  de  transparence  accusent  l'influence  de  M.  Clavs.  On  n'oubliera  pas 
non  plus  les  limpides  dessins  sur  bois   de   AL    Hopkins,   un   mariniste 


LE      PARC      D    ARUNDEL,      A  Q^U  A  R  E  L  L  E     DE      M.      E.     COLLIEI 

(Croquis  de  l'artiste.) 


qui  abandonne  volontiers  le  rivage  et  se  fait  remorquer  en  pleine  mer,  à 
la  recherche  d'aspects  inédits. 

AL  Boyce  expose  de  délicates  architectures  d'un  fini  précieux  et 
cependant  conduites  à  l'effet  avec  un  art  véritable  de  peintre  :  c'est  un 
descendant  des  Hollandais.  Quant  à  AL  Skill,  sa  Vue  sur  le  Tibre  et  son 
intérieur  de  Siiii-LoreiiyO,  à  Gênes,  sont  des  Bonington  apaisés  :  ils  ont  le 
charme  et  l'abandon  des  œuvres  du  maître. 

L'Orient  est  brillamment  représenté,  trop  brillamment  peut-être,  dans 
les  aquarelles  de  Lewis,  mort  lui  aussi  dans  cette  année  1875,  qui  a  été 
si  dure  aux  artistes  anglais.  Par  l'éclat  de  ses  tons  employés  presque  purs, 
Lewis  semble  protester  contre  la  peinture  étiolée  de  ses  compatriotes.  Ses 


2-^  L'ART   MODERNE    A   L'EXPOSITION. 

aquarelles  ont  l'aspect  de  vues  de  kaléidoscope;  elles  sont  du  reste  d'une 

admirable  correction  et  d'une  tenue  distinguée. 

Avouons  que  ce  genre  a  vieilli.  Il  n'est  pas  le  seul  :  les  aquarelles 
romantiques  de  sir  John  Gilbert  ont  bien  aussi  quelques  rides,  et  l'in- 
tensité de  la  coloration  ne  fait  que  les  accuser  davantage.  Chez  M.  Linton, 
la  vigueur  est  au  moins  égale  sous  des  dehors  plus  jeunes.  Son  Cardinal- 
Ministre  est  une  bonne  scène  d'histoire,  à  la  Delaroche,  et  la  peinture  y 
est  savante  et  digne  comme  le  comportait  le  sujet.  M.  Gregory,  aquarel- 
liste fougueux  et  libre,  moins  cependant  qu'il  ne  voudrait  le  paraître,  ex- 
pose deux  ouvrages  remarquables  :  Sir  Galahad,  un  cavalier  légendaire 
qui  se  laisse  voir  à  peine  dans  les  ténèbres  de  la  nuit;  le  mystère 
complaisant  qui  l'environne  n'est  pas  sans  ajouter  à  l'impression  produite; 
quant  au  Saint  Georges,  c'est  un  buste  d'homme,  de  grandeur  presque 
naturelle,  largement  traité  à  l'aquarelle,  sur  papier-torchon,  avec  rehauts 
de  coups  de  grattoir  savamment  distribués.  Le  type  du  saint  est  un  peu 
commun,  mais  les  mains  sont  fort  bellesetaccusent  un  dessinateur  instruit. 
Cette  aquarelle  paraît  d'autant  plus  tapageuse  que  l'ensemble  de  l'exposi- 
tion anglaise  est  discret  et  timide;  elle  éclate  comme  une  fanfare  au 
milieu  d'un  concert  de  romances. 

Je  ne  m'arrêterai  pas  aux  ouvrages  rétrospectifs  de  MM.  Burne  Jones 
et  W.  Crâne  ;  ni  par  le  genre  ni  par  la  facture,  ils  ne  se  distinguent  de 
leurs  tableaux,  dont  l'examen  a  été  fait  par  M.  Duranty.  C'est  cepen- 
dant un  curieux  travail  que  V Amour  dans  les  ruines  de  M.  Burne  Jones, 
mais  nous  cherchons  vainement  à  comprendre  pourquoi  le  peintre  a 
confié  au  papier  plutôt  qu'à  la  toile  un  sujet  de  cette  taille,  car  c'était  ac- 
cumuler à  plaisir  les  difficultés.  Quant  à  la  valeur  artistique,  elle  est  in- 
contestable; c'est  le  droit  du  peintre  de  fermer  les  yeux  à  tout  ce  qui 
a  été  fait  depuis  l'an  i5oo;  je  vois  même  dans  ce  fait  l'indice  d'un 
esprit  délicat  et  original.  Les  primitifs  avaient,  entre  autres  mérites,  celui 
de  la  naïveté;  mais  c'est  une  qualité  terrible  en  ce  sens  qu'elle  ne  se  laisse 
pas  facilement  imiter.  Les  préraphaélites  anglais  nous  le  prouvent  bien 
par  l'inanité  de  leurs  efforts  ;  néanmoins,  ils  ont  le  privilège  de  nous  inté- 
resser à  leurs  ouvrages.  Comment  passer  indifférent,  par  exemple,  devant 
la  Fin  de  iannée  de  M.  W.  Crâne  ?  Imaginez  l'enterrement  d'une  année. 
Le  cadavre  est  porté  dans  une  bière,  un  prêtre  chrétien  marche  à  la  tête 
du  cortège,  les  assistants  défilent,  comme  dans  les  théories,  jusqu'au  tom- 
beau qui  s'ouvre  sous  un  portique  à  la  Giotto  ! 

Dans  un  charmant  petit  paysage  qui  complète  son  exposition.  Aman- 


DIANE      DE      rOlTlERS. 

Carton  de  M.  Faivre-Duifer  peur  une  peinture  décorative  au  château  d'Anct. 
(Gravure  de  M.  Vallette.) 


2-6  LWRT   MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

diers  sur  le  monte  Piiicio,  M.  W.  Crâne,  en  Acine  de  naïveté,  ne  s'en  est 
pas  tenu  aux  primitifs  italiens  :  il  a  fait  appel  au  japonisme,  et  la  combi- 
naison lui  a  pleinement  réussi.  Je  laisse  à  d'autres  le  soin  de  démon- 
trer qu'en  agissant  ainsi  l'artiste  ne  sacrifiait  rien  de  l'unité  esthétique,  et 
que,  s'il  s'est  abreuvé  à  deux  ruisseaux  ditférents,  l'un  et  l'autre  provien- 
nent de  la  même  source. 

11  est  temps  de  quitter  la  section  anglaise.  Je  ne  le  ferai  pas  cepen- 
dant sans  dire  une  dernière  fois  que  l'originalité,  le  charme  naïf,  l'hu- 
mour et  l'honnêteté  des  ouvrages  qui  y  sont  exposés  justifient  pleinement 
leur  succès.  Ce  ne  sont  peut-être  pas  des  qualités  éminemment  plas- 
tiques, mais  on  ne  peut  pas  tout  avoir.  Notre  part  est  assez  belle  pour 
que  nous  n'hésitions  pas  à  applaudir  chez  les  autres  des  qualités  dont, 
il  faut  le  reconnaître,  nous  sommes  un  peu  dépourvus. 

L'Allemagne  n'expose  que  quatre  aquarelles,  mais  elles  sont  d'un  des 
artistes  les  mieux  trempés  de  notre  époque,  de  M.  Menzel.  Le  livret  fait 
une  distinction  qui  me  paraît  un  peu  subtile,  aujourd'hui  que  le  papier 
complaisant  accepte  tout  ce  que  le  peintre  veut  lui  faire  supporter  :  gouache, 
coups  de  grattoir,  retouches  à  l'huile,  etc.,  sans  que  la  peinture  y  perde 
son  nom  d'aquarelle;  il  range  parmi  les  gouaches  Y  Intérieur  d'église  et 
le  Maitrc-Autel  de  l'église  paroissiale  d'Inspruck,  et  dénomme  aquarelles 
le  Repas  interrompu  et  les  Moines  dans  la  sacristie.  La  nuance  paraîtra 
d'autant  moins  saisissable  qu'il  s'agit  d"un  p..'intre  gras,  étolfé,  qui  aime  à 
faire  sentir  des  épaisseurs  de  pâte  dans  toutes  ses  œuvres,  qu'elles  soient 
peintes  sur  papier  ou  sur  toile;  comme  d'autre  part  il  ne  pratique  guère 
les  tons  frais  et  limpides  de  l'aquarelle,  il  serait  malaisé,  devant  ses  œu- 
vres, de  faire  une  distinction  dans  les  procédés. 

Quoi  qu'il  en  soit,  gouache  ou  aquarelle,  le  Maitre-autel  est  peut- 
être  l'œuvre  maîtresse  de  l'exposition  qui  m'occupe  :  l'exécution  du  moins 
en  est  magistrale;  tout  est  su,  arrivé  au  degré  expressif  que  comporte 
l'art  de  peindre  tel  que  les  maîtres  l'ont  fixé;  c'est  à  la  fois  libre  et  précis, 
et  d'une  étonnante  justesse.  Le  maître-autel,  de  style  ronflant  et  fleuri, 
comme  il  y  en  a  tant  en  Allemagne,  reçoit  du  dehors,  par  une  baie  large- 
ment ouverte,  une  lumière  blanche  qui  vient  se  réchauffer  au  voisinage 
des  cierges  allumés;  dans  cette  atmosphère  attiédie,  les  ors  jouent  sans 
tapage  et  aucun  éclat  ne  distrait  le  regard  de  la  cérémonie  qui  s'accomplit 
à  l'autel.  Tout  est  calme  et  recueilli  dans  cet  embrasement  :  les  colonnes 
torses  de  marbre  jaspé,  d'une  étonnante  puissance  de  rendu,  assoient 
vigoureusement  l'équilibre.  Quant  aux  groupes,  ils  sont  traités  avec  cet 


AQUARELLES,    DESSINS    ET    GRAVURES.  277 

esprit  d'observation  qui  caractérise  Fécole  allemande  aussi  bien  que  l'école 
anglaise.  Ai.  Menzel  a  en  plus  de  beaucoup  de  ses  confrères  les  qualités 
de  l'homme  vraiment  fort,  c'est-à-dire  une  pratique  plus  libre  et  un 
mépris  souverain  de  la  difficulté.  Il  aborde  hardiment  les  attitudes  irré- 


1.E     TRIOMPHE     DE      DIANE,      PAR     M.     F  AI  V  R  E- D  U  F  F  E  R. 

(Gravure  de  M.  Vallelte  J'apris  k  carton  de  l'artiste.) 


gulières  :  la  gaucherie  de  la  nature  ne  le  tente  jamais,  mais  elle  ne  l'ef- 
fraye pas  non  plus. 

Dans  le  Repas  interrompu,  l'artiste  berlinois  établit,  par  un  nouvel 
exemple,  ce  que  ses  deux  peintures,  V  Usine  et  Entre  deux  danses,  avaient 
victorieusement  démontré,  à  savoir  qu'il  est  permis  à  un  peintre  d'avoir 
plusieurs  manières  et  de  les  conduire  de  front  sans  perdre  en  route  ses 
plus  précieuses  qualités.  Le  Repas  est  une  fantaisie  de  coloriste  à  la  façon 


278  LWRT   MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

de  la  seconde  de  ses  toiles.  Haut  montée  en  couleur,  elle  offre  aux  yeux  un 
régal  épicé  de  tous  les  condiments  de  la  peinture.  Le  héros  de  la  scène  n'est 
lui-même  qu'un  accessoire  parmi  ces  accessoires  si  brillamment  exécutés  : 
riche  vaisselle  d'argent,  verrerie,  tapis,  étoffes  somptueuses.  Pour  ne  pas 
détourner  l'attention  de  cet  éblouissant  spectacle,  M.  Menzell'a  condamné 
à  enfouir  sa  tète  chevelue  dans  une  de  ses  mains  pendant  que  l'autre  se 
referme  crispée  sur  l'écrit  fatal  qui  est  venu  interrompre  le  repas.  —  Peut- 
être  aussi  l'excellent  peintre  a-t-il  compris  que  le  type  un  peu  commun  de 
son  infortuné  convive  ne  ferait  pas  bonne  figure  au  milieu  de  toutes  les 
richesses  accumulées  devant  lui.  Toujours  est-il  qu'on  ne  se  demande 
nullement  ce  qu'il  peut  y  avoir  dans  «ce  papier  redoutable»,  pour  parler 
le  langage  de  Scribe;  on  admire  dans  une  quiétude  parfaite  le  décor,  sans 
se  soucier  autrement  du  drame.  Je  recommande  en  passant  à  nos  jeunes 
impressionnistes  la  perspective  plongeante  et  oblique  de  l'aquarelle  de 
M.  Menzel  :  il  y  a  là  de  quoi  faire  rêver  M.  CaiUebotte,  l'auteur  fantas- 
que, mais  non  sans  mérite,  des  étranges  parqueteurs  et  des  bizarres 
pianistes  que  l'on  a  vus  aux  expositions  de  la  rue  Le  Peleticr. 

La  Belgique,  si  bien  représentée  en  peinture,  n'a  pas  fait  grands  frais 
pour  nous  montrer  ses  aquarellistes;  mais  ce  qu'elle  nous  en  donne  n'est 
pas  sans  intérêt.  M.  Stacquct,  par  exemple,  est  bien  un  aquarelliste  pur 
sang;  il  a  toutes  les  grâces  du  métier  :  la  fraîcheur  et  la  transparence  du 
coloris,  la  touche  facile  et  juste.  C'est  en  outre  un  peintre  bien  voyant  et 
un  hamiioniste  d'une  délicatesse  exquise.  Les  paysages  des  Environs  de 
Bruxelles  sont  enlevés  avec  une  prestesse  étonnante  et  se  composent  avec 
goût.  A  tort  ou  à  raison,  nous  n'en  demandons  pas  davantage.  Autres 
sont  les  qualités  de  M.  Mellery;  il  peine  à  la  tâche  et  fatigue  ses  ouvrages; 
c  est  dans  les  salles  de  peinture  qu'il  faut  aller  pour  juger  de  son  mérite. 

Plus  intéressante  est  l'exposition  des  Pays-Bas.  En  tête  vient  M.  Mélis, 
disciple  d'Israéls,  ce  peintre  de  genre  qui  a  entrepris  de  raconter  les  in- 
lortunes  des  petites  gens  dans  un  langage  vaporeux  et  délicatement  coloré 
dont  la  manière  rappelle  Corot.  M.  Mélis  nous  donne  une  répétition  à 
l'aquarelle  de  son  tableau  (.i  Sois  sage!  y>  Personne  n'hésitera  à  choisir 
1  aquarelle;  c'est  un  des  ouvrages  les  plus  remarquables  en  ce  genre  qui 
nous  soient  venus  de  l'étranger.  La  scène  se  passe  dans  une  chaumière; 
une  famille  de  paysans  est  groupée  autour  de  la  table;  le  père  fait  la  lec- 
ture; la  ^•ieillL■  mère  écoute,  à  demi  endormie  dans  son  grand  fauteuil; 


EXPOSITION   UNIVERSELLE  DE   1878 


_A    l^AMrr     AU    PARASOL 


AQUARELLES,    DESSINS    ET    GRAVURES.  279 

au  premier  plan,  une  jeune  femme  se  retourne  vers  son  enfant  pour  lui 
recommander  un  peu  plus  de  discrétion  dans  ses  jeux.  Toutes  ces  figures 
sont  baignées  dans  une  lumière  d'une  délicatesse  exquise;  de  Téclat  le 
plus  vif  à  sa  source,  près  de  Tunique  fenêtre  qui  lui  livre  passage,  le  jour 
s'en  va  mourir  doucement  dans  tous  les  coins  de  la  salle  après  avoir 
éparpillé  ses  rayons  sur  les  êtres  et  les  choses  qui  lui  barraient  la  route. 
Ce  tableau  est  d'une  intimité  délicieuse  :  s'il  n'y  avait  de  côté  et  d'autre 
quelques  lourdeurs  dans  l'exécution,  à  côté,  du  reste,  de  très  beaux 
morceaux  de  peinture,  ce  serait  une  œuvre  accomplie  comme  en  faisaient 
autrefois  les  maîtres  du  pays  de  M.  Mélis. 

Les  marines  de  M.  Mesdag  sont  appréciées  depuis  longtemps;  ce 
n'est  pas  à  lui  que  nous  ferons  le  reproche  de  trop  s'abandonner  aux 
caresses  du  pinceau;  il  outre  plutôt  la  rudesse  dans  le  sens  d'une  liberté 
effrénée.  Il  est  bon,  ce  me  semble,  que  le  grain  de  papier  joue  son  rôle 
dans  une  aquarelle,  et  qu'il  prenne  rang  avec  sa  propre  valeur  dans  la 
gamme  des  colorations,  mais  c'est  une  question  de  mesure.  De  trop  grands 
espaces  découverts  refroidissent  l'effet. 

M.  Roelofs  me  paraît  être  plus  au  fait  des  procédés  justes  et  rationnels 
que  comporte  l'aquarelle;  ses  beaux  paysages  sont  d'excellents  spécimens 
de  peinture  à  l'eau  qui  ne  trompe  pas  son  monde,  comme  on  le  fait  en 
Angleterre  par  une  recherche  excessive  du  détail,  et  cependant  ne  se  pré- 
sente pas  en  négligé.  Il  connaît  parfaitement  les  mérites  du  papier-torchon 
et  les  met  à  contribution,  sans  oublier  toutefois  les  exigences  du  ton  local. 
Quant  aux  autres  aquarellistes  des  Pays-Bas,  MM.  Tenkate,  Rochussen, 
Bischop  et  Vogel,  il  n'est  pas  nécessaire  de  les  signaler  à  l'attention  d'une 
façon  particulière  :  les  deux  premiers  sont  cependant  fort  habiles,  mais 
d'une  habileté  d'illustrateur  qui  rappelle  Philippoteaux.  M.  Bischop  pro- 
cède par  grandes  taches  de  couleur  à  peine  modelées  et  soigneusement  as- 
semblées :  c'est  clair  et  précis  comme  la  lithochromie  et  froid  comme  elle. 

A  ce  propos,  je  signalerai  dans  la  section  russe  d'excellents  modèles 
d'armes  et  de  bijoux,  destinés  à  être  reproduits  par  le  procédé  litho- 
graphique, et  dont  je  regrette  de  ne  pouvoir  nommer  l'auteur  :  il  ne  figure 
pas  au  livret.  C'est  un  artiste  d'un  rare  mérite  dans  un  genre  où  il  faut 
être  à  la  fois  explicite  et  concis.  Sans  quitter  la  Russie,  et  revenant  aux 
aquarelles,  je  mentionnerai  le  Ligueur  de  M.  Huhn,  travail  estimable, 
quoique  un  peu  lourd,  et  une  pimpante  vue  de  V Abbaye  de  Villers,  par 
M.  Wyiie.  Ce  n'est  pas  en  dire  du  mal  que  d'ajouter  :  peinture  d'architecte; 
en  France,  en  Angleterre  et  ailleurs,  il  y  a  d'excellents  aquarellistes  parmi 


28o  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

les  architectes;  peut-être  est-ce  parmi  eux  que  se  trouve  conservée  la  vraie 

tradition  de  la  peinture  à  l'eau. 

De  la  Russie  aux  États-Unis  il  n'y  a  qu'un  pas  ;  je  n'y  ferai  qu'une 
courte  station  devant  une  sévère  aquarelle  de  M.  Abbey,  intitulée  Bureau 
des  diligences.  Sujet  et  peinture  évoquent  les  noms  de  Hogarth  et  de 
Rovlandson  ;  c'est  dans  les  deux  personnages  du  tableau  la  même  vérité 
typique,  accusée  à  grands  traits  ;  les  silhouettes  s'enlèvent  vigoureusement 
dans  une  harmonie  grise  qui  n'est  pas  sans  charme  dans  son  austérité. 

Par  l'Autriche  nous  allons  arriver  bientôt  aux  pays  chauds  de  l'aqua- 
relle :  l'Italie  et  l'Espagne  ;  mais  d'abord  arrêtons-nous  quelques  instants 
dans  les  régions  du  Danube  :  leur  exposition  est  intéressante  à  tous  égards. 
On  a  vu,  par  l'étude  faite  sur  les  peintres  de  l' Autriche-Hongrie,  que 
l'art  y  est  tenu  avec  une  grande  dignité,  dans  une  tournure  un  peu  an- 
cienne. Sans  en  excepter  Makart,  très  conservateur  sous  des  apparences 
révolutionnaires,  les  artistes  de  ces  pays  sont  en  général  d'une  nature 
timorée  et  méfiante  :  il  faut  qu'un  chemin  soit  bien  frayé  pour  qu'ils  s'y 
aventurent.  Ce  ne  sont  pas  de  forcenés  laudatores  temporis  acti,  mais  ils 
n'acceptent  les  innovations  que  sous  bénéfice  d'inventaire  ;  ils  me  font 
l'effet  de  certains  personnages  de  nos  provinces  reculées  qui,  envisageant 
les  chemins  de  fer  d'un  mauvais  œil ,  préfèrent  encore  prendre  la  diligence. 
Mais  si  les  artistes  austro-hongrois  pratiquent  l'art  d'après  des  errements 
surannés,  ils  savent  au  moins  éviter  l'écueil  de  la  prudhomie.  \o\c\  par 
exemple,  dans  la  section  qui  m'incombe,  une  suite  de  dessins  à  la  mine 
de  plomb,  composés  parle  chevalier  de  Fiihrichpour  ï  Histoire  de  l'Enfant 
prodigue.  A  la  façon  ronde  et  boursouflée  des  draperies,  on  voit  que  les 
personnages  sont  encore  habillés  à  la  Schnorr  ;  mais  si  la  facture  est  an- 
cienne, l'esprit  de  la  composition  est  d'un  sentiment  tout  moderne.  Ce  sont 
de  purs  chefs-d'œuvre,  surtout  si  on  les  met  en  regard  des  analogues  de 
Signol  que  l'on  voit  dans  la  section  française  de  peinture. 

Supérieurs  encore  à  ces  dessins]  affligeants  d'un  peintre  qui  a  eu  son 
heure,  me  paraissent  les  aquarelles  et  cartons  de  fresques  de  M.  Steinl, 
quoiqu'ils  datent  terriblement  et  que  l'ironie  un  peu  lourde  de  Kaulback 
s'y  montre  encore  épaissie.  L'on  n'aura  au  contraire  que  des  éloges  à  faire 
des  énergiques  fusains  de  M.  de  Pausinger,  qui  sait  à  la  fois  le  paysage  et 
les  animaux.  Dans  les  Braconniers  il  y  a  plus  que  des  qualités  d'exécu- 
tion :  il  y  a  un  tableau  de  drame  bien  conçu  et  supérieurement  mis  en  scène. 

L'exposition   autrichienne  nous  montre  enfin  deux  aquarellistes  de 


AQUARELLES,    DESSINS    ET    GRAVURES.  281 

premier  ordre,  MM.  Rudolf  Alt  et  Passini.Ou  premier,  qui  jouit  en  Au- 
triche d'une  grande  faveur,  nous  avons  une  série  de  dix  aquarelles  d'un 
mérite  sérieux  et  soutenu.  Ce  sont  des  vues  prises  à  Rome,  à  Vienne,  à 
Prague  et  dans  le  Tyrol  ;  en  général ,  l'architecture  y  est  mieux  traitée  que 
le  paysage  et  les  figures  ;  pour  ces  dernières ,  l'exécution  est  plus  hésitante , 
on  le  voit  aux  reprises.  Malgré  ces  légères  imperfections,  on  se  sent  en 
présence  d'un  artiste  de  race  et  d'un  peintre. 

M.  Passini  a  envoyé  trois  aquarelles  :  deux  se  ressemblent,  la  troi- 
sième est  tellement  dissemblable  qu'on  la  croirait  d'un  autre  peintre.  Dans 
la  Procession  à  Venise  et  le  Lecteur  public  à  Chioggia,  je  vois  un  artiste 
soigneux  et  maître  de  sa  main,  à  la  façon  de  Bida,  c'est-à-dire  correct  et 
un  peu  froid.  Les  personnages,  très  nombreux,  sont  groupés  avec  art, 
et  leurs  physionomies  étudiées  avec  un  soin  minutieux  ;  la  peinture ,  très 
montée  de  ton,  reste  calme  et  d'ensemble.  Ces  deux  ouvrages  sont  inté- 
ressants à  un  haut  degré,  mais  ils  n'émeuvent  pas;  la  curiosité  seule  est 
éveillée;  c'est  une  page  à  ajouter  à  nos  connaissances  ethnographiques, 
une  page  bien  écrite  et  riche  d'enseignements.  Dans  le  Pont  à  Venise,  il 
y  a  tout  cela  et  autre  chose.  Le  récit  est  fait ,  cette  fois,  par  un  peintre  bien 
doué  ;  l'œuvre  séduit  au  premier  coup  d'œil ,  avant  qu'on  ait  cherché  à 
démêler  sa  signification  littéraire.  C'est  qu'elle  donne  une  impression 
vive  dé  nature  ;  les  personnages  respirent  dans  ce  cadre  et  on  respire  avec 
eux;  M.  de  Nittis,  si  fin,  si  délicat  dans  ses  vues  de  Paris  et  de  Londres, 
n'a  jamais  fait  mieux. 

L'Espagne  et  l'Italie  ne  sont  pas  représentées  dignement  à  l'Exposi- 
tion universelle,  dans  la  section  des  aquarelles.  M.  Tapiro,  à  lui  seul, 
ne  peut  pas  donner  une  idée,  avec  son  Mariage  de  la  fille  d'un  shérif,  de 
l'adresse  merveilleuse  avec  laquelle  les  Espagnols  se  servent  des  couleurs 
à  l'eau.  M.  Rico  aurait  pu  fournir  la  plus  haute  expression  du  genre, 
avec  Fortuny,  s'il  eût  jugé  à  propos  de  se  montrer  en  dehors  des  salles 
de  peinture;  mais  il  a  pensé,  peut-être  avec  raison,  qu'il  avait  assez  fait 
pour  sa  gloire  en  envoyant  une  douzaine  de  petites  toiles  du  mérite  le  plus 
rare.  Pour  mémoire  seulement,  je  signalerai  de  M.  Ruiz  :  un  tableau  en 
pains  à  cacheter,  représentant  des  fleurs  et  un  oiseau. 

En  Italie,  nous  ne  voyons  ni  M.  de  Nittis  ni  M.  Pasini,  et  M.  Jons, 
qui  a  un  si  joli  talent  d'aquarelliste,  n'expose  qu'une  Sortie  pour  le  bap- 
tême, où  ses  brillantes  qualités  ne  sont  qu'incomplètement  montrées. 
M.  Rotta,  dans  ses  Mœurs  de  Venise,  révèle  un  peintre  très  précieux, 
curieux  du  détail  et  ne  s'y  perdant  jamais  ;  sa  peinture  est  harmonieuse 


282  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

sans  que  le  ton  local  ait  à  abdiquer  ;  on  retrouve  dans  ses  modèles  les 
types  déjà  bien  connus  de  M.  van  Haanen.  M.  Cabianca  est  assez  sensible 
aux  recherches  de  la  coloration,  mais  la  forme  laisse  beaucoup  à  désirer 
dans  ses  compositions.  Quant  à  M.  Gandi,  c'est  également  un  artiste  bien 
intentionné,  mais  les  grandes  figures  de  son  groupe  de  fidèles  en  prière 
Pendant  le  Carême  demanderaient  un  pinceau  plus  hardi  et  plus  généreux 
que  le  sien.  En  art,  l'intention  n'est  jamais  réputée  pour  le  fait. 

Une  chose  digne  de  remarque,  c'est  que,  si  les  Anglais  appliquent  à 
l'aquarelle  les  procédés  de  la  peinture  à  l'huile  en  s'efïorçant  d'imiter  cette 
dernière,  la  plupart  des  peintres  espagnols  et  italiens  font  de  l'aquarelle 
sur  toile.  Depuis  que  Fortuny  a  mis  à  la  mode,  avec  l'aide  du  japonisme, 
le  culte  du  ton  pour  le  ton ,  c'est-à-dire  l'art  purement  sensuel  des  couleurs , 
tous  ses  adeptes  s'évertuent  à  échantillonner  leurs  ouvrages  de  toutes  les 
nuances  vives  de  la  palette  :  c'est  l'art  du  mosaïste  et  du  tapissier  appliqué  à 
la  peinture.  Sans  se  montrer  trop  sévère ,  on  peut  affirmer  que  ce  n'est  pas 
là  un  progrès  bien  recommandable  ;  passe  encore  pour  les  maîtres  du 
genre,  mais  qu'advient-il  du  système  entre  les  mains  des  lourdauds? 
Quelque  chose  de  commun,  de  grossièrement  tapageur,  quelque  chose 
enfin  qui  nous  ferait  regretter  le  poncif  tant  décrié  de  l'ancienne  mode. 

J'ai  réservé  la  place  d'honneur  aux  aquarellistes  de  l'étranger;  les 
peintres  français  ne  m'en  voudront  pas  de  parler  d'eux  en  dernier,  et  d'en 
parler  brièvement.  Constatons  d'abord  que  leur  exposition  n'a  pas  toute 
l'importance  qu'on  pouvait  attendre;  quelques-uns  parmi  les  meilleurs, 
MM.  Détaille  et  de  Neuville,  par  exemple,  se  sont  abstenus;  et  puis  leur 
talent  a  été  si  souvent  analysé  que  nous  craindrions  de  plaider  une  cause 
entendue.  Que  dire  de  nouveau  de  MM.  Eug.  Lami  et  Isabey,  ces  doyens 
de  l'aquarelle  française  ?  Nous  les  retrouvons  avec  leurs  qualités  un  peu 
surannées,  si  l'on  en  croit  la  nouvelle  école,  mais  que  nous  persistons  à 
trouver  charmantes  dans  leur  caractère  sérieux.  Les  anciens  errements 
avaient  du  bon.  Les  beaux  paysages  de  MM.  Français  et  Harpignies  sont 
là  encore  pour  l'affirmer.  Je  pense  même  que  jamais  aquarelliste  n'a  plus 
magistralement  interprété  les  grands  aspects  de  la  nature  que  ne  le  fait 
M,  Harpignies.  Cet  excellent  artiste  a  trouvé  dans  le  pinceau  à  lavis  l'outil 
qui  sied  le  mieux  à  sa  manière  ;  ses  peintures  sur  toile  ont  parfois  une 
sécheresse  de  lignes  et  un  relief  excessifs  ;  dans  ses  aquarelles  les  plans  se 
réconcilient  plus  volontiers  et  l'on  peut  admirer  sans  restriction  la  noblesse 
de  l'arrangement  et  la  belle  distribution  de  la  lumière.  Paul  Huet  a  des 


284  L\\RT    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

qualhcs  analogues  ;  cependant  on  sent  trop  que  ce  consciencieux  artiste 
n'est  plus  de  notre  temps  :  il  est  mort  d'hier,  mais  son  art  avait  succombé 
avant  lui.  Les  aquarelles,  lavis  et  dessins  à  la  plume  qu'on  voit  de  lui  à 
l'Exposition  tranchent  par  leur  caractère  rétrospectif  avec  tout  ce  qui  les 
entoure. 

Le  nombre  est  grand  des  aquarellistes  habiles  que  nous  pourrions 
signaler  encore  dans  la  section  française  :  M.  O.  de  Penne,  le  peintre  des 
chiens  :  non  content  de  bien  connaître  ses  modèles,  il  sait  les  encadrer  dans 
des  paysages  charmants  et  vigoureusement  enlevés;. M.  Eug.  Lambert, 
nn)ins  audacieux,  mais  tout  aussi  bien  informé  des  mœurs  et  coutumes 
de  la  gent  féline;  MM.  Didier  et  Saunier,  l'un  sévère  dessinateur,  l'autre 
coloriste  recherché;  M.  Léman,  fin  et  distingué  dans  ses  aquarelles, 
comme  il  se  montre  énergique  et  affirmatif  dans  son  beau  portrait  de 
Daniel  Ramée,  à  la  peinture;  MM.  Luminais,  John  Lewis  Brown,  dont  la 
manière  facile  et  brillante  est  si  bien  servie  par  les  couleurs  à  l'eau; 
M™  Lemaire,  enfin,  avec  ses  fleurs  éclatantes  et  si  hardiment  brossées. 

On  n'a  pas  oublié  ï Apparition  de  M.  G.  Moreau,  qui  eut  un  si  grand 
succès  au  Salon  de  1876;  le  Phacton,  de  cette  année,  est  généralement 
moins  goûté.  Si  cette  aquarelle  renferme  encore  de  rares  délicatesses  de 
coloris,  la  composition  en  est  bien  tourmentée.  Cependant,  ici  comme 
dans  tous  les  ouvrages  de  AL  Moreau,  on  se  sent  pris  par  je  ne  sais 
quel  charme  mystérieux  qui   se  dégage  de  son  art  étrange  et  inquiétant. 

Les  visions  de  MM.  Matout  et  Ehrmann  ne  doivent  pas  troubler  le 
sommeil  de  ces  excellents  artistes  :  ce  sont  les  rêves  classiques,  discipli- 
nés, dont  la  grammaire  est  enseignée  dans  toutes  les  écoles  des  beaux- 
arts.  Les  dessins  de  M.  Matout  pour  le  plafond  de  la  salle  du  Louvre 
dite  «  des  Empereurs  »  n'en  sont  pas  moins  des  œuvres  très  honorables, 
qui  n'ont  rien  à  redouter  de  la  comparaison  avec  leurs  similaires  de 
l'étranger;  dans  \a  Bacchante  il  y  a  même  certaines  trouvailles  de  forme 
et  d'attitude  qui  méritent  d'eux-  traitées  avec  tous  les  égards  dus  à 
l'invention.  Quant  à  M.  Ehrmann,  dans  ses  aquarelles  à'Ariadne  et  de 
Persêe,  il  se  montre  tel  que  nous  le  connaissons  déjà  :  dessinateur  gra- 
cieux et  décorateur  rempli  de  gotàt,  On  n'oubliera  pas  non  plus  les  élé- 
gantes compositions  dans  le  style  de  la  Renaissance,  de  M.  Faivre-DufTer 
pour  le  château  d'Anel  ;  nous  en  donnons  deux  gravures. 

Je  passe  rapidement  sur  les  fusains  de  MM.  Appian,  Bellel  et  Allongé, 
—  M.  Maxime  Lalanne  manque  à  la  fête.  Le  genre  est  un  peu  triste  et 
monotone,  même  entre  les  mains  de  ces  maîtres,  et  il  s'assombrit  encore 


LA      FONTAINE      DE      JOUVENCE. 

(Gravure  de  M.  Chapon,  d'après  le  tableau  de  M.   Ehrmann.  ) 


,86  LWRT    MODERNE   A    L'EXPOSITION. 

au  voisinage  des  aquarelles.  Seules,  peut-être,  les  compositions  si  bien 
observées  de  M.  Lhermitte  peuvent  compenser  les  inconvénients  du  pro- 
cédé. Mais  dans  les  salles  où  nous  sommes,  l'œil  demande  avant  tout  à 
être  é^ayé  :  aussi  s  arréte-t-il  avec  complaisance  sur  la  pimpante  toilette 
des  aquarelles  de  xM'""  la  baronne  N.  de  Rothschild  :  toutes  ces  vues  de 
France  ou  d'Italie,  qui  se  mirent  coquettement  dans  des  eaux  transpa- 
rentes, sont  d'un  éclat  qui  subjugue  la  critique  et  la  rend  muette. 

M.  Berchcre  tient  certainement  la  tête  des  Orientalistes  à  l'Expo- 
sition; ses  aquarelles,  richement  colorées  et  modelées  avec  hardiesse, 
n'ont  d'égales  dans  aucun  autre  pays.  Ce  sont  en  même  temps  de  sages 
ouvrages  qui  ne  sentent  en  rien  l'improvisation  hâtive  :  la  main  ne  s'y 
affranchit  jamais  des  lisières  de  la  pensée;  tout  est  voulu  d'avance. 

Quant  à  Regnault,  si  restreinte  que  soit  l'exposition  de  ses  oeuvres, 
elle  le  range  parmi  nos  aquarellistes  à  une  place  qui  est  la  première.  On 
n"a  pas  oublié  son  merveilleux  Intérieur  de  harem  :  c'est  la  pièce  capi- 
tale de  notre  Exposition.  Il  est  à  peine  besoin  d'en  rappeler  la  disposition 
générale  :  au  centre  de  la  composition  un  prince  arabe  presque  nu,  à 
demi  couché  sur  un  divan  au  pied  duquel  une  jeune  esclave,  vêtue  de 
noir,  chante  en  s'accompagnant  sur  la  guitare.  La  gauche  du  tableau  est 
occupée  par  une  profusion  de  tapis  et  de  tentures  aux  colorations  bril- 
lantes. Ce  qu'il  est  impossible  de  rendre,  c'est  l'éclat  extraordinaire  de 
cette  aquarelle,  la  hardiesse  de  l'exécution  et  cette  liberté  souveraine  du 
pinceau  qui,  du  premier  coup,  met  tout  à  sa  place  et,  sans  reprises,  sans 
sacrifices,  donne  à  chaque  chose  sa  valeur  propre.  Tout  est  ordonné 
dans  ce  désordre  apparent  :  toutes  les  notes  parlent  et  cependant  l'ensemble 
reste  harmonieux,  l'idée  suit  son  cours  et  se  concentre  sur  le  groupe  des 
deux  personnages. 

Regnault,  qui  s'inspira  de  Fortuny,  a  lui-même  fait  école.  Nous 
regrettons  de  ne  pas  voir  à  l'Exposition  ses  deux  meilleurs  élèves, 
MM.  Clairin  et  Benjamin  Constant.  A  défaut,  nous  avons  M.  L.  Leloir, 
mais  cet  artiste  ne  lui  appartient  pas  en  propre  :  l'art  japonais  peut  le 
revendiquer  également  à  son  profit.  M.  Leloir  a  des  qualités  de  premier 
ordre  :  son  coloris  est  d'une  intensité  et  d'une  fraîcheur  sans  pareilles; 
il  compose  avec  goût  et  son  dessin  a  une  certaine  aisance  gracieuse. 
Mais  l'intention  décorative  est  trop  exclusive  dans  ses  œuvres  :  il  est 
regrettable  qu'un  artiste  aussi  bien  doué  mette  toute  son  ambition  à 
flatter  les  yeux  par  le  moyen  un  peu  trivial  de  la  tache,  et  ne  s'attache 
pas  davantage  au  sujet.  Les  figures  qu'il  imagine  ne  comptent  guère  que 


AQUARELLES,    DESSINS    ET    GRAVURES.  287 

par  le  costume,  et  le  procédé  mesquin  de  leur  exécution  contraste  péni- 
blement avec  la  hardiesse  et  la  franchise  du  pinceau  dans  les  accessoires. 

M.  Worms,  moins  séduisant  au  premier  abord,  a  des  qualités  de 
peintre  plus  recommandables  ;  s'il  n'attristait  pas  ses  aquarelles  par  un 
certain  abus  du  noir,  surtout  dans  les  chairs,  ce  seraient  des  œuvres  char- 
mantes, car  elles  sont  généralement  bien  comprises  et  elles  portent  en 
elles  l'intérêt  de  choses  observées  sur  la  nature.  Les  scènes  d'Espagne, 
qu'il  raconte  si  bien,  ne  mentent  pas  à  leur  étiquette  :  personnages,  cos- 
tumes et  accessoires  appartiennent  incontestablement  au  milieu  choisi 
par  le  peintre.  C'est  là  un  mérite  particulier  à  M.  Worms  dans  la  petite 
école  dont  je  parle  en  ce  moment. 

Restent  MM.  Berne-Bellecour  et  Vibert  :  je  regrette  de  ne  pas  par- 
tager l'engouement  du  public  pour  leurs  œuvres.  Je  ne  conteste  pas  que 
M.  Berne-Bellecour  ne  se  soit  montré  bon  peintre  en  diverses  circon- 
stances, et  pas  plus  tard  que  cette  année  encore,  dans  son  tableau  du 
Salon  :  je  vois  en  M.  Vibert  le  dessinateur  correct  et  spirituel  qui  trouve 
généralement  l'attitude  vraie  et  sait  en  tirer  profit  dans  le  tableau,  mais 
je  leur  reproche  comme  tendance  générale  de  trop  sacrifier  à  des  fan- 
taisies qui  ne  méritent  pas  les  honneurs  de  la  peinture.  Il  n'est  pas  dé- 
fendu aux  artistes  d'avoir  de  l'esprit,  mais  ils  doivent  bien  se  garder 
d'en  faire  montre  dans  leurs  ouvrages.  On  ne  peut  pas  rire  tous  les  jours 
d'une  situation  plaisante,  d'une  charge  si  réussie  qu'elle  soit;  à  quoi  bon 
alors  nous  l'imposer  sous  cette  forme  de  la  peinture  qui  est  précisément 
faite  pour  éterniser  les  impressions?  Que  les  peintres  veuillent  bien  mettre 
beaucoup  d'esprit  dans  leur  exécution,  personne  ne  s'en  plaindra,  mais 
nous  les  adjurons  de  laisser  le  vaudeville  au  théâtre,  et  la  chansonnette 
comique  au  café-concert. 


II 


En  1867,  l'article  que  M.  Philippe  Burty  écrivait  dans  la  Galette,  à 
propos  des  gravures  exposées,  commençait  ainsi  :  «  Rien  ne  démontre 
mieux  la  fin  prochaine  et  irréparable  de  l'art  de  la  gravure  qu'une 
visite  dans  les  galeries  des  Beaux-Arts  à  l'Exposition  universelle.  Lors- 
qu'on aura  interrogé  toutes  les  sections,  parcouru  toutes  les  rues,  voyagé 
tout  autour  de  ces  compartiments   qui  fragmentent  l'espace  comme  les 


288  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

alvéoles  divisent  un  gâteau  de  miel,  il  restera  acquis  que  le  monde  se 
désintéresse  de  la  gravure  sur  métal,  que  Teau-forte  succè  de  au  burin, 
que  la  lithographie  agonise,  que  le  bois  est  en  péril,  que  le  «  procédé  » 
tend  à  supprimer  le  burin,  Feau-forte,  la  lithographie  et  le  bois,  et  que 
l'agent  provocateur  de  ces  menées  révolutionnaires,  c'est,  directement  ou 
indirectement,  la  photographie.  » 

Ces  paroles  chagrines  sont  de  mise  aujourd'hui  comme  elles  l'étaient 
il  y  a  onze  ans,  et  cependant  convenons  que  le  mal  signalé  par  notre 
confrère,  si  compétent  en  ces  matières,  n'a  pas  empiré  sensiblement 
depuis  cette  époque;  au  contraire,  il  semble  que  la  gravure  ait  repris 
quelques  forces  :  l'intéressante  malade  ne  veut  pas  mourir.  Je  serais  mal 
venu  à  m'écrier  :  «  Les  gens  que  vous  tuez  se  portent  bien» ,  mais  j'ai  le 
devoir  de  constater  que  le  fâcheux  pronostic  de  M.  Burty  ne  s'est  point 
encore  réalisé  :  personne  plus  que  lui  ne  doit  s'en  réjouir,  j'en  suis  certain. 

La  gra\aire  au  burin,  la  plus  compromise  de  toutes,  se  défend  avec  une 
énergie  particulière;  il  est  vrai  qu'elle  a  trouvé  dans  l'État,  dans  ia  ville 
d-  Paris,  dans  les  sociétés  d'amateurs  et  les  revues  spéciales,  comme  la 
nôtre,  une  tutelle  sérieuse.  Privée  de  commandes  officielles  et  de  l'appui 
des  sociétés,  elle  n'eût  probablement  légué  que  son  souvenir  à  l'Exposi- 
tion de  1878.  A  tort  ou  à  raison,  le  public  lui  refuse  ses  faveurs  :  on  lui 
trouve  l'air  froid  et  guindé  ;  sa  vieille  réputation  d'exactitude  est  forte- 
ment ébranlée  depuis  qu'elle  est  soumise  au  terrible  contrôle  de  la  photo- 
graphie; comme  donnée  esthétique,  elle  n'est  plus  dans  le  mouvement, 
car  ce  qu'elle  poursuit,  c'est  la  forme,  et  le  goût  du  jour  est  à  la  couleur; 
enfin,  à  une  époque  où  l'on  est  si  pressé  de  jouir  et  où  les  grands  succès 
de  la  peinture,  ceux  précisément  dont  elle  pourrait  prendre  sa  part,  passent 
comme  les  roses,  on  lui  reproche  d'arriver  toujours  trop  tard,  comme 
certains  carabiniers  fameux.  Voilà  bien  des  griefs,  et  je  n'ai  pas  encore 
relevé  le  principal  :  le  prix  élevé  de  ses  épreuves. 

Malgré  toutes  ces  imperfections  inhérentes  à  sa  nature,  nous  per- 
sistons à  croire  que  la  gravure  au  burin  n'est  pas  en  danger  de  mort  ;  ce 
qui  lui  manque  le  plus,  en  réalité  ce  sont  les  bons  graveurs.  Jamais 
le  goût  des  estampes  n'a  été  plus  répandu  ;  si  les  amateurs  se  tournent 
de  préférence  vers  l'eau-forte,  ce  n'est  pas  par  économie,  —  les  belles 
épreuves  se  vendent  à  des  prix  très  élevés,  —  c'est  qu'il  y  a  aujourd'hui 
des  aquafortistes  du  plus  rare  mérite  ;  parmi  les  graveurs  en  taille-douce, 
au  contraire,  le  talent  ne  dépasse  pas  une  bonne  moyenne.  Ce  n'est  pas 
assez  pour  aflfriander  le  public  :  on  ne  saurait  lui   demander   de   faire 


2f,o  L\\RT    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

entrer  en  ligne  de  compte  les  difficultés  du  métier  ;  il  en  ignore  ;  le  résultat 

est  tout  pour  lui,  et  personne  n'a  le  droit  de  lui  donner  tort  à  ce  propos. 

Autre  est  le  devoir  de  la  critique  ;  aussi  ne  parlerai-je  qu'avec  res- 
pect des  artistes  qui  représentent,  à  TExposition  universelle,  le  grand  art 
classique  de  la  gravure.  Tels  qu'ils  sont,  ce  sont  encore  les  nôtres,  les 
Français,  qui  marchent  à  la  tête  de  cette  respectable  phalange.  Leur 
chef  incontesté,  un  des  derniers  maîtres  du  burin,  M.  Henriquel  Dupont, 
a  depuis  longtemps  renoncé  aux  expositions  ;  elles  n'ajouteraient  rien  à  sa 
renommée.  Mais  on  regrette  de  ne  pas  voir  au  Champ  de  Mars  l'œuvre 
d'un  artiste  mort  d'hier,  qui  nous  etât  fait  le  plus  grand  honneur:  je  veux 
parler  de  Rousseaux.  Des  mains  pieuses  ont  recueilli  et  exposé  les  ou- 
vrages de  Martinet  :  cet  hommage  était  dû  à  sa  mémoire;  mais  com- 
ment n'a-t-on  pas  pensé  aux  figures  de  la  Poésie,  la  Renommée  et  la 
Vérité  gravées  par  Rousseaux,  d'après  la  gouache  du  Corrège  qui  est 
au  Louvre,  et  surtout  à  son  délicieux  portrait  de  M""  de  Sépigné  d'après 
le  pastel  de  Nanteuil  ?  Si  intéressante  que  soit  l'exposition  de  MM.  Berti- 
not,  Levasseur,  Danguin,  Salmon,  qui  représentent  avec  dignité  la  grande 
tradition  du  burin,  si  précieuses  que  soient  les  planches  de  M.  Didier, 
surtout  le  portrait  d'Anne  de  Clèves  d'après  Holbein,  et  celles  de 
MM.  Varin,  Deblois,  Ch.-V.  Bellay,  Blanchard,  l'excellent  graveur 
d'Alma  Tadéma,  et  celles  de  MM.  Morse,  Jacquet  et  Dubouchet,  que 
leur  collaboration  à  la  Galette  nous  impose  le  devoir  de  ne  pas  trop 
e.xalter,  il  faut  convenir  que  la  gravure  française  ne  pouvait  que  gagner 
dans  l'estime  des  étrangers  à  recueillir  l'œuvre  de  l'un  de  ses  praticiens 
les  plus  distingués. 

Tous  les  artistes  que  je  viens  de  citer  —  j'en  passe  et  qui  les 
valent  peut-être  —  représentent  à  des  degrés  divers  et  chacun  avec  son 
mérite  propre  une  école  de  gravure  qui,  en  somme,  n'a  pas  de  rivale 
en  Europe.  Si  l'on  en  juge  par  les  derniers  venus,  il  est  également  permis 
d'affirmer  que  cette  école  n'a  pas  périclité  depuis  l'Exposition  de  1867, 
malgré  les  vides  que  la  mort  a  produits  dans  ses  rangs,  et  qu'il  n'y  a  rien 
à  craindre  pour  elle  dans  l'av'enir.  Comment  ne  pas  être  émerveillé,  pour 
ne  citer  qu'un  exemple,  par  la  prodigieuse  manœuvre  de  M.  Huot?  Y 
eut-il  jamais  burin  plus  souple  et  plus  fin  à  la  fois  que  celui  qui  a 
modelé  la  Cigale  de  M.  J.  Lefebvre?  La  science  de  la  gravure  en  taille- 
douce  n'est  donc  pas  en  danger  de  se  perdre  chez  nous  ;  ce  qu'il  importe 
de  relever,  si  l'on  veut  ressusciter  du  même  coup  l'art  et  le  commerce  des 
estampes,  c'est  l'éducation  purement  artistique  du  graveur.  L'Exposition 


AQUARELLES,    DESSINS    ET    GRAVURES.  291 

annuelle  des  épreuves  du  concours  de  Rome  témoigne  en  effet  chez  les 
concurrents   d'une  connaissance  du  dessin  beaucoup  trop  superficielle. 

Dans  les  sections  étrangères,  je  ne  vois  pas  une  seule  planche 
vraiment  remarquable  et  qui  mérite  qu'on  s'y  arrête  longtemps.  Les 
hommes  de  talent  ne  manquent  pas^  mais  ils  n'ont  rien  qui  les  distingue  des 
nôtres,  et,  le  plus  souvent,  ils  leur  sont  inférieurs.  J'excepterai  cepen- 
dant les  deux  graveurs  autrichiens,  MM.  Sonnenleitner  et  Klaus  ;  ils 
apportent  dans  la  traduction  des  œuvres  de  genre  une  incontestable 
supériorité  :  leur  burin  facile  et  précis  dit  bien  tout  ce  qu'il  faut  dire  en 
pareil  cas.  MM.  Klaus  et  Defregger  ont  trouvé  en  eux  d'excellents 
interprètes.  Les  Anglais  ont  le  burin  consciencieux,  froid  et  mou. 
Peut-être,  cependant,  MAL  G. -T.  Doo,  T.-O.  Barlow  et  Stacpoole 
sont-ils  les  graveurs  qui  conviennent  le  mieux  à  la  peinture  de  leur  pays. 

Quant  à  MAL  Girardet  (Suisse),  Danse  (Belgique)  et  Ballin  (Dane- 
mark), ce  sont,  à  tous  autres  points  de  vue  que  celui  de  la  nationalité, 
des  graveurs  français;  ils  travaillent  chez  nous  et  avec  une  aisance  sou- 
vent spirituelle,  qu'ils  ont  certainement  apprise  dans  les  ateliers  français. 

C'est  parmi  les  transfuges  de  la  gravure  classique  que  nous  trouverons 
la  personnalité  la  plus  originale  et  la  plus  puissante  que  le  burin  moderne 
ait  enfantée.  Parler  de  M.  F.  Gaillard  aux  lecteurs  de  la  Galette  est  sans 
doute  superflu  :  les  œuvres  les  plus  étonnantes  de  cet  éminent  artiste  ont 
été  publiées  dans  notre  revue.  Faut-il  rappeler  VHomme  à  l'œillet,  de 
Van  Eyck^  VŒdipe,  d'Ingres,  le  Gattamelata,  de  Donatello,  le  Crépuscule 
de  Michel-Ange  et,  la  plus  récente,  Dom  Guéranger?  Le  talent  de  le 
M.  Gaillard  est  le  produit  d'une  science  profonde  et  d'un  art  consommé. 
Ses  copies  sont  des  créations,  et  l'on  ne  sait  ce  qu'il  faut  le  plus  admirer 
de  la  perfection  du  travail  ou  de  l'idée  générale,  artistique,  que  sa  volonté 
impose  et  qui  domine  l'œuvre.  Il  est  un  des  rares  graveurs  de  notre 
époque  qui  resteront,  ou,  pour  parler  plus  exactement,  un  des  rares 
artistes,  car,  je  le  répète,  son  mérite  est  celui  d'un  créateur. 

C'est  un  maître  encore  que  nous  trouverons  à  la  tête  de  l'école  fran- 
çaise, si  du  burin  nous  passons  à  l'eau-forte.  M.  Jules  Jacquemart,  dont 
l'œuvre  considérable  a  été  si  bien  étudiée  par  notre  rédacteur  en  chef, 
est  depuis  longtemps  classé  au  rang  le  plus  élevé  parmi  les  amateurs 
d'estampes  du  monde  entier.  Certaines  de  ses  planches  sont  de  purs  chefs- 
d'œuvre  sans  analogues  dans  l'art  de  la  gravure  :  on  n'avait  jamais  fait 
et  l'on  ne  refera  probablement  jamais  les  prodiges  de  lumière  qu'il  a  su 
accomplir  dans  ses  Gemmes  et  Joyaux  de  la  couronne  et  tant  d'autres 


292  LWRT    MODERNE    A    L^EXPOSITION. 

séries  célèbres;  sous  sa  pointe  merveilleuse,  les  objets  prennent  une  inten- 
sité de  ressemblance  que,  jusqu'à  lui,  la  peinture  seule  pouvait  atteindre. 
Ce  n'est  pas  tout  dire  de  son  talent,  mais  il  est  impossible  d'exprimer  par 
le  langage  le  charme  qui  se  dégage  de  ces  œuvres  exquises.  Dans  ses 
planches,  la  réalité  de  l'image  n'a  rien  du  réalisme;  elle  résulte  bien  plus 
de  l'interprétation  de  l'artiste  que  de  l'exactitude  figurative  donnée  aux 
sujets.  M.  Jacquemart  ne  grave  pas  l'objet  lui-même,  il  nous  montre 
comment  cet  objet  se  comporte  dans  la  lumière,  et  cela  suffit  pour  que 
nous  ayons  la  notion  de  ses  propriétés  physiques  :  la  forme,  la  couleur, 
le  poids  et  la  densité.  Aujourd'hui  que  la  guerre  est  déclarée  aux  modèles 
graphiques  dans  renseignement  du  dessin,  nous  conseillerions  cependant 
d'en  emprunter  quelques-uns  à  l'œuvre  de  cet  artiste  ;  bien  que  sous  une 
forme  graphique,  ils  ne  donneraient  à  l'élève  que  des  leçons  utiles,  des 
leçons  de  choses.  Je  n'entrerai  pas  dans  l'analyse  des  gravures  qui  com- 
posent l'exposition  de  M.  Jules  Jacquemart  :  qu'il  me  suffise  de  signaler 
ses  derniers  ouvrages,  ou  plutôt  de  les  rappeler,  car  ils  ont  été  publiés 
dans  la  Galette.  Ce  sont  les  belles  planches  qui  ont  accompagné  l'étude 
de  M.  Charles  Blanc  sur  la  galerie  de  San-Donato.  Il  y  a  là  matière  à  un 
nouveau  chapitre  pour  le  catalogue  de  son  œuvre;  nous  espérons  que 
bien  d'autres  viendront  encore  grossir  l'ouvrage  que  M.  Louis  Gonse  lui 
a  consacré. 

Si  la  gravure  en  taille-douce  semble  végéter  et  s'éteindre  doucement 
dans  le  marasme,  l'eau-forte  n'a  jamais  été  plus  vigoureuse  :  c'est  une 
fîoraison  perpétuelle,  un  débordement  de  sève  qui  rend  très  laborieux  le 
métier  de  collectionneur.  Je  ne  répéterai  pas  ici  ce  qui  a  été  dit  tant  de 
fois  au  sujet  de  cet  art  charmant;  il  a  pour  lui  maintenant  la  consécration 
du  succès,  ce  qui  vaut  mieux  que  des  phrases.  Les  revues  artistiques  se 
multiplient;  toute  édition  riche  ou  curieuse  veut  être  accompagnée  d'eaux- 
fortes;  on  fait  même  des  publications  où  le  texte  n'est  que  le  commen- 
taire des  eaux-fortes. 

Ce  n'est  pas  à  la  Gaiette,  qui,  depuis  vingt  ans,  chante  les  louanges 
de  la  gravure  sur  cuivre  et  lui  doit  une  bonne  part  de  son  succès,  qu'il 
appartiendrait  de  récriminer  contre  une  mode  créée  par  elle;  nous  devons 
cependant  formuler  quelques  réserves.  Les  éditeurs  et  les  artistes  eux- 
mêmes,  grisés  par  le  succès,  se  laissent  trop  facilement  aller  à  croire  que 
toute  image  sera  bienvenue  qui  porte  l'enseigne  de  l'eau-forte;  aussi  les 
uns  et  les  autres  ont-ils  une  tendance  fâcheuse  à  se  contenter  de  peu  de 
chose.  Une  morsure  bien  comprise  donne-t-elle  quelques  colorations  flat- 


AQUARELLES,    DESSINS    ET    GRAVURES.  293 

teuses  pour  l'œil,  on  s'inquiète  peu  de  savoir  si  elles  sont  à  leur  place  et 
si  la  forme  qu'elles  revêtent  est  bien  étudiée.  C'est  le  triomphe  de  l'école 


lES     VEXDAXGEi      A      ROME,      rAR      M.      AIMA     TADÉ.MA.     (fRACMEXT     DU      TABLEAU    ) 

Gravure  de  M.  JonnarJ.) 


de  la  tache,  et  tel  de  ses  adeptes  qui  ignore  les  principes  élémentaires  du 
dessin,  et  serait  incapable  d'établir  une  illustration  quelconque  sous  toute 


2<,4  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

autre  forme  moins  complaisante,  tend  à  supplanter  les  artistes  vraiment 

instruits  et  consciencieux. 

L'art  est  indivis  :  on  ne  fait  de  bonne  gravure  qu'à  la  condition  d'être 
exactement  informé  de  son  principe  essentiel,  le  dessin.  D'où  vient  la 
supériorité  de  MM.  Gaillard  et  Jacquemart,  dont  je  parlais  tout  à  l'heure, 
et  d'autres  encore,  que  je  pourrais  citer,  MM.  L.  Flameng,  Boilvin, 
Laguillcrmie,  par  exemple?  c'est  qu'ils  sont  peintres  avant  d'être  gra- 
veurs. On  connaît  les  peintures  de  M.  Gaillard;  les  aquarelles  de  M.  Jac- 
quemart sont  étincclantes  de  lumière  et  spirituellement  touchées,  comme 
ses  eaux-fortes;  —  à  ce  propos,  il  est  très  regrettable  que  notre  exposition 
spéciale  n'en  ait  pas  montré  quelques-unes,  elle  y  aurait  gagné  en  impor- 
tance. 

Quant  à  M.  Flameng.  je  connais  de  lui  d'excellentes  études  sur 
toile;  mais  la  gravure  ne  lui  laisse  plus  le  loisir  de  peindre  :  il  est  depuis 
longtemps  rivé  à  l'eau-forte  par  le  succès.  Son  exposition  ne  comporte  pas 
moins  de  vingt  et  une  planches,  toutes  remarquables,  toutes  des  œuvres 
d'artiste,  dans  les  genres  les  plus  dissemblables,  de  la  Stratonice  d'Ingres, 
un  burin  savant  et  d'une  rare  délicatesse,  au  Portrait  de  M"""  F...,  de 
Carolus  Duran,  un  modèle  d'interprétation  à  l'eau-forte  que  nos  jeunes 
aquafortistes  devraient  étudier.  Nul  mieux  que  M.  L.  Flameng  ne  connaît 
les  ressources  du  métier.  Rembrandt  lui-même  hésiterait  entre  l'original 
de  la  Pièce  aux  cent  florins  et  la  merveilleuse  copie  qui  a  vulgarisé  cette 
œuvre  de  génie.  Nous  n'avons  pas  à  insister  :  l'accueil  fait  par  les  abonnés 
de  la  Galette  à  cette  estampe  nous  dispense  d'en  faire  un  plus  long  éloge. 

Le  respect  dû  à  la  vérité  me  force  d'exposer  les  mérites  d'artistes  qui 
presque  tous  sont  nos  collaborateurs.  Ce  n'est  pas  sans  me  gêner  un  peu, 
mais  qu'y  faire?  Je  ne  puis  méconnaître  que  les  noms  que  je  viens  de 
prononcer  soient  les  plus  recommandables,  et  je  serai  d'accord  avec  tous 
les  amateurs  de  belles  gravures  en  citant  à  leur  suite  ceux  de  MM.  Waltner, 
Rajon,  Le  Rat,  Gilbert,  G.  Greux,  Chauvel,  Buhot  et  Mongin.  Je  n'ai 
qu'un  regret,  celui  de  ne  pouvoir  consacrer  à  leurs  ouvrages  toute  l'atten- 
tion qu'ils  méritent. 

MM.  Hédouin,  Laguillermie,  Boilvin  et  Lalauze  ont  droit  à  un  para- 
graphe spécial  :  ce  ne  sont  pas  seulement  des  graveurs  émérites,  ce  sont 
des  créateurs  d'images,  des  vignettistes;  par  leur  talent  gracieux  et  léger, 
ils  nous  reportent  aux  plus  beaux  jours  de  la  librairie  illustrée,  au 
xviii"  siècle.  M.  L.  Flameng  fait  également  partie  de  ce  groupe  précieux 
de  dessinateurs-graveurs  qui  ajoutent  un  nouveau  charme  aux  chefs- 


AQUARELLES,   DESSINS    ET   GRAVURES.  295 

d'œuvre  de  notre  littérature.  M.  Hédouin,  dessinateur  serré  et  fin,  se  tient 
tout  à  fait  dans  les  traditions  du  xviii'  siècle;  les  autres,  plus  coloristes, 
apportent  dans  leurs  compositions  un  sentiment  tout  moderne.  On  ne  se 
méprendra  jamais  sur  la  date  des  estampes  de  M.  Boilvin  pour  une 
édition  de  Rabelais,  ni  de  celles  de  M.  Laguillermie  pour  les  Contes  de 
Voltaire  :  elles  sont  bien  de  notre  époque,  où  Ton  sacrifie  surtout  à  la 
sensualité,  à  la  gourmandise  de  Fœil. 

L'eau-forte  française  compte  encore  un  certain  nombre  d'artistes 
dont  le  nom  ne  saurait  être  passé  sous  silence  :  les  excellentes  et  précises 
gravures  de  MM.  Gaucherel,  Brunet-Debaisne,  O.  de  Rochebrune  et 
Queyroy  conserveront  le  souvenir  de  monuments  disparus,  et  feront  mieux 
apprécier  l'intérêt  qu'il  y  a  à  sauvegarder  ceux  qui  nous  restent  des 
injures  du  temps  et  des  hommes.  Il  me  reste  enfin  à  rappeler  à  nos  lec- 
teurs, dans  le  cas  où  ils  l'auraient  oublié,  que  nous  pouvons  revendiquer 
quelques  aquafortistes  dont  les  œuvres,  peu  connues  chez  nous,  sont 
classées  avec  honneur  dans  les  portefeuilles  de  l'étranger  :  ceci  dit  pour 
mémoire  seulement,  car  MM.  Legros,  Tissot  et  Desboutin  ne  se  sont  pas 
fait  représenter  à  l'Exposition;  on  y  regrettait  également  l'absence  de 
Charles  Jacque  et  de  Daubigny,  deux  maîtres. 

En  Angleterre,  on  le  sait,  l'eau-forte  est  tenue  en  grande  estime  :  la 
Galette  a  déjà  eu  maintes  fois  l'occasion  de  se  prononcer  sur  le  talent  de 
MM.  Seymour-Haden,  Edwin-Edwards  et  Evershed;  je  puis  me  borner 
à  signaler  rapidement  leurs  ouvrages  exposés  au  Champ  de  Mars.  Du 
premier  de  ces  artistes,  une  puissante  Jetée  de  Calais,  d'après  Turner  et 
tout  à  fait  dans  le  sentiment  du  maître,  et  une  eau-forte  originale  repré- 
sentant la  Àlise  en  morceaux  de  l'Agamemnon.  en  i8jo,  chef-d'œuvre  de 
justesse  et  de  précision  dans  le  faire  le  plus  large;  —  de  M.  Edwin-Edwards, 
une  Vue  de  Londres,  de  dimensions  considérables,  avec  cette  devise  : 
Funium  et  opes,  strepitumque,  qui  en  est  le  meilleur  commentaire.  Ce  bel 
ouvrage  ne  perdrait  rien  à  ce  que  le  parti  pris  de  lumière  y  fût  moins 
brutalement  accusé  :  les  premiers  plans  s'éteignent  dans  le  noir  avec  la 
tristesse  d'une  épreuve  photographique.  Par  contraste,  sans  doute,  le  Pont 
de  Blackfriars  est  traité  dans  une  manière  pâle  et  blonde  un  peu  exces- 
sive :  ce  travail,  d'une  ténuité  extrême,  est  sans  doute  de  l'harmonie  la 
plus  délicate,  mais  il  ferait  presque  penser  à  un  ouvrage  en  cheveux.  — 
M.  Evershed,  enfin,  a  exposé  une  série  d'eaux-fortes  et  de  pointes  sèches 
d'après  des  vues  de  la  Tamise  :  nos  lecteurs  peuvent,  du  reste,  en  appré- 
cier tout  le  mérite,  car  nous  publions  l'une  d'elles. 


296  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

M.  Herkomer  est  un  aquafortiste  inspiré  par  M.  Legros,  nous  Tavons 
dit.  Cette  remarque  nous  gâte  le  plaisir  devant  les  têtes  de  femme,  si 
largement  traitées  d'ailleurs,  quïl  a  exposées.  Avant  de  quitter  l'Angle- 
terre, un  souvenir  encore  à  deux  habiles  graveurs  à  Teau-forte  : 
M.  Hesseltine  et  surtout  M.  Richeton,  plus  coloriste  et  moins  sec  que  le 
premier. 

Je  ne  goûte  pas  beaucoup  le  talent  de  M.  Redlich  (Russie),  tout  en 
rendant  justice  à  son  mérite.  Les  largesses  du  jury  à  son  égard  sembleront 
excessives  si  Ton  ne  fait  pas  la  part  de  certaines  exigences  de  politesse 
internationale.  Le  Sermon  de  Skarga,  d'après  M.  Matejko,  a  plutôt  perdu 
que  gagné  à  passer  par  le  burin  de  ce  graveur  consciencieux,  correct,  mais 
monochrome  et  attristant.  Nouveau  Acnu  à  nos  Expositions,  M.  Redlich 
s'étonnera  peut-être  de  rencontrer  la  critique  sur  cette  terre  française  où 
il  n'a  récolté  que  des  lauriers;  mais  une  médaille  d'honneur  à  l'Exposition 
universelle,  venant  s'ajouter  à  la  première  médaille  que  cette  même  gra- 
vure lui  valut  au  Salon  de  l'an  dernier,  lui  semblera,  je  l'espère,  une 
compensation  suffisante. 

Les  autres  pays  ont  une  exposition  de  gravure  des  plus  restreintes, 
mais  le  peu  qu'on  en  voit  témoigne  que  le  talent  et  la  science  du  métier 
sont  partout.  L'Autriche  nous  montre  M.  W.  Unger,  le  brillant  illustra- 
teur des  Musées  du  Nord;  —  la  Russie,  MM.  Massalolf  et  Bobrolï,  qui 
gravent  avec  un  sentiment  de  peintre  très  marqué;  —  l'Italie,  M.  Turletti: 
sa  Mort  du  pape  Boniface  VIII  est  une  des  plus  fines  eaux-fortes  de 
l'Exposition; —  la  Belgique,  qui  pourrait  être  si  grandement  représentée, 
n'a  que  les  envois,  fort  honorables  du  reste,  de  MM.  de  Biseau,  G.  Biot, 
Michiels  et  Danse.  Le  plus  vaillant  de  tous,  M.  F.  Rops,  manque  à  la 
fête.  —  Les  États-Unis  ont  M.  J.-A.  xMitchell  :  sa  Fin  de  l'acte  est  une 
scène  de  théâtre,  vue  en  artiste  et  traitée  de  même.  —  L'Espagne,  qui 
semble  honteuse  de  ses  aquarellistes  et  de  ses  graveurs,  à  en  juger  par  le 
soin  qu'elle  met  à  les  cacher,  a  des  aquafortistes  de  premier  ordre.  J'ai 
déniché  quelque  part,  au  milieu  de  produits  commerciaux,  un  excellent 
portrait  de  Goya,  gravé  par  AL  Galvan  dans  la  manière  soyeuse  et  pim- 
pante de  M.  Rajon.  Pour  ne  rien  perdre  du  fruit  de  mes  recherches, 
j'ajouterai  tout  de  suite  que  les  dessinateurs  sur  bois  de  ce  pays  sont 
excellents,  et  que  le  correspondant  de  la  Ilitstracion  pendant  la  dernière 
guerre  d'Orient,  M.  Pellicer,  a  mis  au  service  de  ce  journal  le  crayon  le 
plus  alerte  et  le  plus  spirituel.  —  Les  Pays-Bas,  qui  se  trouvent  au  bout 
de  cette  revue  rapide,  de  même  qu'ils  occupent  au  Champ  de  Mars  l'ex- 


^ 


EXPOSlTIOr;    universelle    de    1878 


«^- 


liJBENS     PÎMX 


rite  des  Beaux- Al-: 


■      PORTRAIT    DU    BARON    DE  VICQ 
Ambassadeur    des     Pa)'s-Bas,  a  la   Cour  de  Franc 
Musée   du    Louvre  ) 


A    OuaTitin,  Imp    Edir 


.J^ 


AQUARELLES,    DESSINS    ET   GRAVURES.  297 

trème  bout  de  la  rue  des  Nations,  montrent  avec  orgueil  la  belle  série  des 
eaux-fortes  de  M.  Storm  van  S'Gravesande  sur  la  Hollande.  Cet  artiste 
est  un  illustrateur-paysagiste  hors  de  pair;  le  moindre  de  ses  mérites  est 
de  connaître  à  fond  le  métier  qu'il  emploie;  c'est  l'œuvre  elle-même  qui 
captive  par  l'intensité  du  charme  pittoresque  et  les  qualités  plastiques  de 
l'exécution. 

La  gravure  sur  bois,  la  plus  menacée  de  toutes  les  gravures,  celle 
qui  doit  succomber  la  première  sous  les  coups  de  la  photographie,  a  déjà 
subi  de  rudes  atteintes  depuis  1867;  sur  ce  point,  les  funestes  prédictions 
de  M.  Philippe  Burty  semblent  près  de  se  réaliser. 

Sans  vouloir  anticiper  sur  un  événement  que  certaines  exigences  de 
librairie  retarderont  encore  longtemps,  on  peut  dire  que  les  amateurs  d'art 
porteront  assez  facilement  le  deuil  de  la  défunte,  d'autant  plus  que  la 
gravure  héliographique  réalise  déjà  les  espérances  qu'on  avait  fondées  sur 
elle.  En  effet,  depuis  que  la  photographie  fournit  des  renseignements 
d'une  précision  presque  absolue,  on  n'a  pas  été  sans  s'apercevoir  que  le 
bois  cachait  sous  les  dehors  séduisants  de  ses  colorations  veloutées  un 
vice  radical,  le  manque  de  sincérité  :  il  alourdit  et  dénature  les  images 
qu'on  lui  confie,  et  c'est  peine  à  voir  comme  il  tient  peu  compte  des  dé- 
licatesses de  la  forme,  et  surtout  de  la  plus  délicate  de  toutes,  la  forme 
humaine. 

Les  éditeurs  les  mieux  placés  pour  être  bien  informés  estiment  que 
le  dessin  le  plus  favorisé  perd  33  pour  100  de  sa  valeur  en  passant  par 
les  mains  du  graveur  sur  bois.  Notez  que  celui-ci  peut  être  un  artiste 
de  beaucoup  de  talent;  ce  n'est  pas  lui  que  nous  incriminons,  c'est  son 
outil.  En  dehors  des  à-peu-près,  des  trompe-l'œil,  dont  peut  se  contenter 
l'illustration  des  romans,  des  journaux  d'actualité  ou  de  voyages,  la  gra- 
vure sur  bois,  pour  mener  à  bien  une  œuvre  d'exactitude  dans  le  détail, 
de  précision  dans  la  forme,  demande  autant  de  temps  et  d'argent 
qu'une  bonne  eau-forte,  voire  même  un  burin  léger;  et  si  par  malheur 
l'ouvrage  pèche  par  quelque  point,  le  mal  est  irréparable.  A  -quoi  bon 
alors  recourir  à  elle,  si  l'on  n'y  est  pas  forcé,  comme  le  sont  ou  croient 
l'être  les  éditeurs,  par  des  nécessités  basées  sur  les  habitudes  du 
public? 

Les  graveurs  sur  bois  que  nous  voyons  à  l'Exposition  n'ont  ni  plus 
ni  moins  de  talent  que  leurs  devanciers,  et  nous  trouvons  des  hommes 
de  mérite  dans  tous  les  pays  où  la  librairie  et  les  journaux  illustrés  sont 


2g8  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

en  honneur.    Les  Anglais,   et  parliculièrement  IVLM.   Swain   et  Dalziel, 
gravent  supérieurement  les  images  d'une  forme  et  d'un  sentiment  élevés 
que  des  artistes  de  grande  valeur  consentent  à  dessiner  pour  le  public. 
Walker  et  Pinwel,  MM.  Herkomer,  Gregory,  G.  Green,  Gilbert,  North 
et  tant  d'autres,  par  leur  concours  à  Tillustration,  donnent  un  singulier 
relief  à  ce  genre  de  gravure.  Il  en  est  de  même  en  Allemagne;  des  artistes 
comme  Menzel,  —  sa  Cruche  cassée  est  ce  que  Ton  peut  voir  à  l'Exposi- 
tion de  plus  original  et  de  plus  étonnant  dans  la  librairie  illustrée,   — 
Vautier,  Liezen-Mayer,  Kurzbauer,  Gab.  Max,  Kaulbach,  etc.,  etc.,  ne 
croient  pas  déroger  en  collaborant  à  des  œuvres  de  littérature.  Chez  nous, 
il  est  rare  qu'un  peintre  estimé  consente  à  se  faire  l'auxiliaire  de  la  librairie. 
Sauf  M.  de  Neuville,  le  peintre  célèbre  des  épisodes  de  la  guerre,  l'exemple 
deMeissonier  et  de  Gigoux  n'a  entraîné  personne  :  les  concessions  de  nos 
artisfes  en  renom  ne  s'étendent  pas  au  delà  de  l'eau-forte.  A  leur  défaut, 
nous  avons,   parmi  les  spécialistes  du  bois,  des  dessinateurs  d'un  talent 
très  apprécié  du  public  et  à  juste  raison  :  MM.  Vierge,  Bayard,  A.  Gilbert, 
Tofani,  A.  Marie,  Riou,  etc.    Ils  ont  un  mérite  qui  se  fait  plus  rare  de 
jour  en  jour,  celui  décomposer  avec  goût  et  de  savoir  distribuer  la  lumière 
suivant  les  règles  spéciales  à  l'illustration.  C'est  là  un  art  à  part  et  qui  ne 
s'apprend  pas  dans  les  écoles;  M.  André  Gill,  le  spirituel  caricaturiste, 
possède  à  un  degré  très  marqué  cette  faculté  de  la  bonne  mise  en  pages  : 
ses  compositions  sont  toujours  bien  à  l'œil,  bien  équilibrées;  delà  vient 
qu'elles  captivent  tout  le  monde  :  les  artistes  et  les  gens  les  plus  étrangers 
aux  choses  de  l'art. 

Nous  l'avons  dit  plus  haut,  ce  ne  sont  pas  les  bons  graveurs  sur  bois 
qui  nous  manquent,  et  nos  peintres  ne  sauraient  arguer  de  ce  prétexte 
pour  expliquer  leur  abstention.  L'habileté  de  M.  Pannemaker  fils  ne  peut 
pas  être  dépassée.  MM.  Bœtzel  et  Yon  ne  demandent  qu'à  faire  oublier 
leur  outil  de  graveur,  en  dissimulant  le  moyen  d'exécution  :  ce  sont  les 
plus  fidèles  traducteurs  des  œuvres  de  la  peinture.  MM.  Froment,  Joliet, 
Bellenger,  Thiriat,  Valette,  Huyot,  Robert,  Léveillé,  Smeeton-Tilly, 
Chapon,  Jonnard,  Midderigh,  etc.,  font  rendre  au  bois  tout  ce  qu'il  peut 
donner;  leur  talent  aura  contribué,  pour  une  bonne  part,  à  retarder 
la  catastrophe  finale  qui  menace  cette  industrie,  et  que  je  crois  inévi- 
table. 

Encore  une  fois,  nous  ne  sommes  pas  les  ennemis  des  graveurs  sur 
bois,  mais  à  leur  art  de  convention  et  de  fantaisie  nous  préférons  la  vérité. 


AQUARELLES,    DESSINS    ET   GRAVURES.  299 

Le  procédé  héliographique  a  cela  de  bon  qu'il  supprime  un  interprète  sur 
deux  ;  nous  n'avons  plus  à  compter  qu'avec  un  seul  traducteur,  celui  qui 
dessine.  C'est  moitié  moins  de  chances  d'erreur,  sans  compter  que  la 
forme  sera  toujours  plus  délicatement  indiquée.  Ce  n'est  pas  tout  :  comme 
la  photographie ,  qui  grave  le  dessin ,  peut  être  obtenue  dans  le  format  que 


riAPOND   d'un   SAIOS   PE  RECEPTION,  PEINTURE   DE  .M.   B  A  «  0  R  Y. 

{Gravure  de  M.  Chapon.) 


l'on  veut,  on  n'a  plus  à  se  préoccuper  de  déterminer  à  l'avance  les  pro- 
portions du  dessin  ;  il  peut  être  quatre  et  cinq  fois  plus  grand  que  la  gra- 
vure dont  on  doit  se  servir.  De  là  une  plus  grande  liberté  dans  l'exécution 
et  la  possibilité  d'indiquer  avec  précision  des  détails  que  la  main  se  relu- 
serait  à  tracer,  s'il  fallait  s'en  tenir  aux  proportions  du  livre  ou  du  journal 
où  la  publication  doit  avoir  lieu. 


3oo  L'ART    MODERNE    A    LKX  POSITION. 

Disons-le  en  passant,  notre  revue  plaide  un  peu  en  ce  moment  pro 
doino  :  nous  avons  été  des  premiers  à  nous  servir  du  procédé  héliographi- 
que; les  grands  éditeurs  n'ont,  du  reste,  pas  tardé  à  nous  suivre  dans 
cette  voie.  Les  raisons  qui  nous  ont  fait  agir  sont  multiples  :  d'abord  nous 
voulions  assurer  à  nos  images  toute  l'exactitude  désirable,  et  leur  laisser 
le  plus  possible  la  marque  du  dessinateur,  qui  est  pour  une  revue  comme 
la  nôtre  la  marque  vraiment  artistique  ;  puis  nous  désirions  multiplier 
l'illustration  et  satisfaire  aux  exigences  de  l'actualité,  dans  une  certaine 
mesure,  —  toutes  choses  impossibles  avec  la  gravure  sur  bois,  qui  est 
d'une  lenteur  désespérante  quand  on  lui  demande  de  respecter  le   dessin, 
et  coûte  fort  cher.  Aujourd'hui  nous  avons  pour  nous  le  nombre,  sans 
avoir  perdu  la  qualité,  s'il  est  vrai  que  nous  devions,  pour  nos  lecteurs, 
rechercher  les  documents  précis  et  non  les  images  de  convention.  Enfin  la 
collaboration  de  la  photographie  nous  a  permis  de  rendre  compte  de  l'E.x- 
position  avant  qu'elle  ne  fût  fermée,  et  dans  une  mesure  inusitée;  on  muis 
permettra  donc  de  lui  rendre  grâces  dans  la  personne  de  ses  intelligents 
manipulateurs,  MM.  Gillot  et  Yves-Barret,  nos  héliograveurs  habituels. 
Désormais,  on  peut  l'affirmer,  la  gravure  en  fac-similé  n'emploiera 
plus  d'autre  ouvrier  que  le  soleil.  Nous  venons  d'exposer  les  raisons  qui 
militent  en  faveur  des  clichés  typographiques  obtenus  au  moyen  de  la 
photographie;   les  résultats  sont  plus  remarquables  encore  si  l'on  exa- 
mine les  planches  en  creux  qu'elle  donne  aujourd'hui.  Qu'on  veuille  bien 
se  reporter  aux  dessins  de  MM.  R.  de  Madrazo  et  F. -A.  Kaulbach,  la 
Pierrette  et  le  Portrait  de  femme  arec  son  enfant,  publiés  ici  même;  il 
est  impossible  de  mieux  conserver  et  la  forme  et  l'esprit  du  dessinateur 
que  ne  l'a  fait   M.    Dujardin  dans   ces    deux    planches.   Je  rappellerai 
aussi  les  belles  copies  d'estampes  anciennes  faites  par  M.  A.  Durand,  et 
les  héliogravures  de  M.    Baldus.   Le  procédé   Woodbury,  qui  permet 
de  graver  en  creux  et  d'imprimer  aux  encres  indélébiles  les  épreuves  pho- 
tographiques, de  quelque  nature  qu'elles  soient,  et  avec  une  perfection 
que  les  caprices  du  soleil  ne  permettaient  pas  d'atteindre  quand  il  était 
lui-même  reproducteur  de  ses  œuvres,  —  ce  procédé  merveilleux  a  été 
porté  à  sa  dernière  perfection  par  M.   Rousselon,  de  la  maison  Goupil. 
Par  d'ingénieuses  combinaisons  chimiques,  dont  il  est  l'inventeur,  M. 
Rousselon  est  parvenu  à  donner  aux  clichés  Woodbury  le  grain  qui  leur 
manquait   pour  qu'ils   pussent   être  tirés   par  les  presses  ordinaires  de 
l'imprimeur    en    taille-douce.    C'est   un  progrès    important    au    double 
point  de  vue  de  l'art  et  du  commerce,  car  le  tirage  par  le  moyen  des 


AQUARELLES,    DESSINS   ET   GRAVURES.  3or 

encres  gélatineuses  exige  un  outillage   spécial,   et   la   main-d'œuvre  en 
est  longue  et  coûteuse. 

Quant  aux  essais  qui  ont  été  faits  pour  tirer  en  lithographie,  aux 
encres  grasses,  les  épreuves  photographiques  reportées  sur  pierre,  sur 
verre  ou  sur  métal,  ils  n'ont  pas  encore  donné  de  résultats  satisfaisants. 
Je  n'en  excepterai  pas  l'invention  de  M.  Vidal.  Elle  est  dénommée  photo- 
chromie  d'une  façon  un  peu  arbitraire,  puisque  la  photographie  n'entre 
pour  rien  dans  la  coloration  des  images.  Il  s'agit  simplement  d'une 
épreuve  de  l'objet,  obtenue  en  noir  par  les  moyens  ordinaires,  reportée 
et  imprimée  en  lithographie  aux  encres  de  couleur;  c'est,  en  un  mot,  de 
la  photolithochromie,  et  je  ne  saisis  pas  en  quoi  elle  l'emporte  sur  la 
chromolithographie  ordinaire,  qui  donne  des  images  plus  nettes,  plus 
claires  et  moins  prétentieuses. 

De  tous  les  arts  de  reproduction,  c'est  peut-être  la  lithographie 
qui  est  aujourd'hui  la  plus  éprouvée  ;  elle  a  le  défaut  capital  de  fournir 
un  nombre  trop  restreint  de  bonnes  épreuves  ;  elle  s'empâte  facilement 
au  tirage,  et  les  demi-teintes  perdent  leur  fraîcheur  ou  disparaissent. 
L'État,  qui  décidément  est  animé  des  meilleures  intentions  à  l'égard  de 
tous  les  soulfreteux,  a  voulu  faire  quelque  chose  pour  elle;  puissent  ses 
commandes  retarder  le  dénouement  fatal!  Et  qui  sait?  la  gravure  au  burin 
était  bien  malade;  peut-être  aurons-nous  deux  résurrections  au  lieu  d'une. 
D'excellents  lithographes,  nous  n'en  manquons  pas;  il  suffit  de  voir  à 
l'Exposition  la  savante  et  harmonieuse  Femme  couchée,  de  M.  A.  Gilbert, 
d'après  J.  Lefebvre,  sa  copie  de  la  Séléné  de  M.  Machard,  et  les  magni- 
fiques paysages  de  M.  Chauvel.  L'un  et  l'autre  sont  en  même  temps  des 
aquafortistes  du  plus  grand  mérite,  tous  deux  passés  maîtres  dans  leur 
genre  :  M.  Gilbert,  dessinateur  précis  et  libre  à  la  façon  des  peintres, 
excelle  dans  le  portrait;  M.  Chauvel  est  un  coloriste  puissant;  son  exé- 
cution fougueuse  et  brillante  convient  à  merveille  à  la  traduction  des 
œuvres  de  nos  grands  paysagistes  modernes.  Il  est  le  seul,  avec 
M.  Vernier,  qui  ait  réussi  à  fixer  sur  la  pierre,  comme  sur  le  métal,  les 
plus  exquises  délicatesses  du  pinceau  de  Corot.  Je  n'oublierai  pas  non 
plus  M.  Sirouy,  qui  a  lithographie  pour  nous,  d'un  crayon  si  léger,  le 
gracieux  portrait  de  M"'  Meyer,  par  Prud'hon,  et  M.  Bour,  interprète 
fidèle  des  minutieuses  peintures  de  Brascassat. 

J'ignore  si  la  lithographie  fleurit  dans  les  pays  étrangers  ;  l'Exposi- 
tion ne  révèle  rien  à  ce  sujet  ;  les  rares  échantillons  que  l'on  en  voit  en 


3^3  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

Espa'^ne,  en  Belgique,  aux  Pays-Bas  et  dans  les  républiques  de  la  Plata 
ne  feraient  qu'accroître  les  inquiétudes  qu'elle  nous  inspire.  En  Autriche, 
Ton  a  remarqué  une  excellente  lithochromie  de  M.  Marastoni,  d'après  les 
Trois  Grâces  de  Bitterlich. 

Avant  de  terminer,  je  dois  signaler  à  l'attention  un  groupe  d'artistes 
éminents  dont  les  œuvres  passent  malheureusement  inaperçues  du 
public.  Quel  art  plus  noble  pourtant  et  plus  digne  d'encouragement  que 
celui  de  la  gravure  en  médailles?  Il  n'en  est  pas  dont  il  faille  plus  vive- 
ment désirer  que  la  tradition  se  conserve,  telle  que  l'ont  fixée  les  maîtres 
de  l'antiquité,  ceux  de  la  Renaissance  italienne,  et  nos  maîtres  à  nous, 
Varin,  Dupré  et  David  d'Angers.  Pensez  que  ces  précieux  artistes  sont,  à 
proprement  parler,  les  plus  grands  vulgarisateurs  d'images,  puisqu'ils 
disposent  des  pièces  de  monnaie  :  les  effigies  qu'ils  y  gravent  ne  sont 
rien  moins  que  des  estampes  à  cours  forcé  !  Veillons  à  ce  que  leurs  ensei- 
gnements soient  toujours  puisés  aux  sources  les  plus  pures.  Quant  à 
leurs  autres  ouvrages,  médailles  commémoratives  de  nos  grands  faits  et 
de  nos  grands  hommes,  pierres  gravées,  ils  échappent  le  plus  souvent  à 
la  foule  :  ce  sont  autant  de  petits  monuments  qui,  aussitôt  édifiés,  vont 
s'enfouir  dans  les  collections  des  amateurs.  Ici  l'on  peut  dire  que  les 
graveurs  travaillent  pour  une  gloire  à  longue  échéance,  car  c'est  le  plus 
souvent  la  postérité  qui  se  charge  de  leur  rendre  justice. 

M.  Oudiné  est  célèbre  moins  certainement  par  son  propre  mérite 
que  par  le  jeu  de  mots  tout  fait  qui  a  rendu  populaire  son  nom  inscrit 
sous  une  effigie  de  la  République  :  le  meilleur  de  son  œuvre,  à  coup  sûr, 
nous  l'avons  dans  ses  deux  élèves,  MM.  Ponscarne  et  Chapelain.  On 
doit  au  premier  une  admirable  série  de  portraits  que  n'auraient  pas  reniés 
les  Padouans.  Le  second  a  gravé,  notamment,  la  médaille  d'honneur  des 
Salons  ;  c'est  un  artiste  très  soucieux  du  style  et  de  l'élégance.  Le  nom  de 
M.  Soldi  nous  vient  à  la  suite.  Nous  avons  aussi  M.  A.  Dubois,  qui 
contribuera  à  immortaliser  les  grands  travaux  de  l'astronomie  moderne; 
MM.  Tasset,  Merley  et  M.  A.  Borrel,  élève  de  ce  dernier,  dessinateurs 
hardis  et  souvent  heureux.  Parmi  les  graveurs  en  pierres  fines,  MM.  Gal- 
brunner,  François,  Heller  et  Vaudet  ont  exposé  des  œuvres  d'un  fini 
accompli  et  généralement  inspirées  par  un  goût  sévère. 

A  l'étranger,  nous  devons  retenir  d'intéressants  travaux  de  M.  Adams 
(Angleterre),  de  M"""  Ahlborn  (Suède),  de  MM.  Capannini  et  Gori  (Italie), 
Esleban-Lozano  et  Sanchez  (Espagne),  Landry  (Suisse),  Geerts  et  Baetes 


AQUARELLES,    DESSINS    ET   GRAVURES.  3o3 

(Belgique),  Molarinho  (Portugal).  L'Allemagne  s'est  tenue  sur  la  réserve  : 
elle  ne  nous  montre  aucun  de  ses  graveurs  en  médailles.  La  Russie  a  deux 
hommes  de  talent  dans  cette  spécialité  :  ^L^L  Steinmann  et  Ale.xeïefF. 
L'Autriche,  enfin,  dont  l'exposition  est  si  correcte,  si  bien  tenue  dans 
tous  les  genres,  peut  revendiquer  avec  orgueil  M.  Tautenhayn,  médail- 
liste  de  l'Empereur.  —  Ce  que  Ton  admire  le  plus  de  cet  artiste,  à  l'Ex- 
position, c'est  un  magnifique  bouclier  en  argent,  représentant  le  Combat 
des  Lapithes  et  des  Centaures  aux  noces  de  Pirithoiis  et  d Hippodaniie . 
Je  ne  devrais  peut-être  pas  en  parler,  puisque  c'est  une  pièce  d'orfèvrerie, 
de  la  sculpture  et  non  de  la  glyptique,  mais  il  serait  injuste  de  ne  pas 
signaler  une  œuvre  de  cette  importance  :  ALNL  de  Montaiglon  et  Falize 
ne  m'en  voudront  pas  d'empiéter  sur  leur  terrain.  ^L  Tautenhayn,  par 
une  exécution  ferme,  un  dessin  ressenti  et  toujours  exact,  a  rajeuni  ce 
sujet,  tant  de  fois  traité  par  les  maîtres  :  il  y  a  dans  son  oeuvre  des 
audaces  de  mouvement  et  des  vigueurs  de  modelé  qui  font  songer  aux 
belles  ciselures  de  la  Renaissance. 


ALFRED     DE     LOSTALOT. 


L'ORFÈVRERIE    ET    LA    BIJOUTERIE.  3o5 

engagée  entre  TEurope  et  nous,  et  les  Expositions  y  sont  des  temps  d'ar- 
rêt où  les  joueurs  s'assemblent  pour  compter  les  points.  Jusqu'ici  nous 
avons  gardé  l'avance;  mais  quand  nous  mesurons  les  progrés  de  nos  con- 
currents, nos  succès  nous  donnent  à  penser. 

Si  dans  quelques  spécialités  d'art  et  d'industrie  la  lutte  devient 
sérieuse  et  passionnée,  il  en  est  d'autres  où  nous  ne  sommes  pas  me- 
nacés encore,  et,  parmi  celles-là,  l'industrie  des  métaux  précieux  et  des 
bronzes  est  peut-être  celle  où  la  France  garde  une  supériorité  mieux 
marquée. 

Ce  n'est  pas  à  dire  que  tout  y  soit  bien,  et  je  me  hâte  de  modifier  ce 
que  pourrait  avoir  d'excessif  et  de  dangereux  un  trop  réel  contentement 
de  nous-mêmes;  nous  sommes  les  premiers,  oui,  mais  parce  que,  à 
quelques  exceptions  près,  la  production  étrangère  est  médiocre.  Si  les 
Anglais  faisaient  dans  cet  art  les  efforts  qui  ont  été  constatés  dans  la  fabri- 
cation de  leurs  meubles,  si  l'Américain  Titïany  poussait  plus  loin  ses  pro- 
grès, si  l'Italie  avait  beaucoup  de  Castellani,  notre  supériorité  serait  en 
danger. 

Orfèvres  ou  bronziers,  nous  allons  à  l'aventure,  suivant  notre  fan- 
taisie personnelle,  manquant  d'école,  n'ayant  ni  conseils  ni  direction  supé- 
rieure. Nous  n'avons  pour  nous  soutenir  que  le  goût  du  luxe  chez  le 
client,  que  la  passion  du  gain  chez  le  producteur;  aucun  artiste  ne  s'est 
encore  pris  d'amour  pour  cet  art  du  métal  qui  garde,  à  qui  le  saura  com- 
prendre, des  jouissances  égales  à  celles  que  donnent  au  sculpteur  la  molle 
complaisance  de  la  glaise  et  l'àpre  résistance  de  la  pierre,  au  peintre  la 
magie  de  sa  palette. 

Si  d'un  bloc  de  marbre  on  peut  tirer  le  dieu,  la  table  ou  la  cuvette, 
l'or,  l'argent  et  le  bronze  sont  bien  d'autres  Protées,  dont  les  transfor- 
mations atteignent  à  l'infini;  ces  métaux  appartiennent  au  peintre  par 
l'émail,  par  les  patines  variées  de  leurs  alliages  et  par  le  mariage  des 
pierres;  ils  tentent  l'architecte  par  la  netteté  de  leurs  arêtes,  l'éclat 
et  la  fermeté  de  leurs  détails;  ils  conservent  d'une  façon  ineffaçable  le 
dessin  du  graveur,  et,  pour  le  sculpteur,  ils  sont  la  plus  impérissable 
matière  où  la  pensée  puisse  épouser  la  forme. 

Il  faut  que  nos  artistes  d'aujourd'hui  ignorent  absolument  ces  vertus 
si  diverses,  qu'ils  n'aient  jamais  étudié  les  ressources  de  la  fonte,  de  la 
ciselure,  de  la  gravure  et  de  l'émail,  pour  qu'à  l'exemple  des  grands 
maîtres  de  l'art  ancien  ils  ne  soient  pas  venus  d'eux-mêmes  à  l'orfèvrerie, 
non  plus  en  manœuvres  de  rencontre  qui  cèdent  à  contre-cœur,  mais  en 


3uô  LWRT    MODERNE    A    L'EXPOSITIOX. 

maîtres  véritables,  qui  rendraient  à  cet  art  un  rang  digne  de  lui  et  à  eux- 
mêmes  une  gloire  nouvelle. 

Ils  ont  été  sollicités  pourtant  :  après  qu"Auguste,  Thomire,  Odiot  père 
et  Biennais  eurent  avec  les  grands  jours  de  Tempire  ressuscité  l'orfèvrerie, 
on  vit  les  Cahier,  les  Fauconnier,  les  Wagner  recourir  à  nos  architectes 
et  à  nos  sculpteurs.  C'est  sur  l'avis  de  Chenavard  que  Fauconnier  tenta 
les  premiers  essais  de  style  Renaissance,  et  ce  fut  pour  lui  que  Barye  com- 
posa ses  premières  maquettes,  les  fondit  et  les  cisela'.  Liènard,  Ganneron, 
Plantard  et  Geoffroy  de  Chaumes  travaillaient  pour  Wagner;  Vechte  fut 
alors  un  des  maîtres  de  la  ciselure  :  le  Musée  du  Luxembourg  a  deux  de 
ses  vases,  mais  ses  plus  belles  œuvres  sont  en  Angleterre;  Justin  et 
Nevilé  dessinaient  pour  Duponchel;  Rude  et  Simart  modelaient  pour  le 
duc  de  Luynes  le  Louis  XIII  d'argent  et  la  Minerve  d'ivoire,  dor  et 
d'argent,  imitée  de  Phidias,  mais  ils  bornaient  à  ces  deux  essais  leur 
concours;  Morel  employait  Klagmann  et,  comme  le  dit  Th.  Gautier  en 
ses  notices,  «  Pradier,  David,  Feuchères,  Cavelier,  Préault,  Schœn- 
Averk,  Pascal,  Rouillaud,  ont  été  traduits  en  or,  en  argent  et  en  fer  oxydé 
par  Fromcnt-Meurice  «. 

Mais  tous  ces  artistes  comprenaient  mal  ^orfè^■rerie  ;  ce  n'était  pour 
eux  qu'un  gagne-pain,  un  moyen  de  payer  le  marbre  ou  la  toile,  et,  la 
maquette  achevée,  ils  retournaient  rêveurs  à  un  art  qu'ils  jugeaient  et 
plus  digne  et  plus  grand.  Ceux-là  mêmes  qui  étaient  nés  en  quelque  sorte 
dans  l'atelier  du  ciseleur,  Carrier-Belleuse  et  Gilbert,  croyaient  se  sentir 
palpiter  des  ailes;  ils  ont  jeté  la  lime  et  le  marteau,  mais  ils  reviennent 
parfois  encore  au  métier  de  leurs  premiers  jours.  De  tous  ces  enfants  de 
l'orfèvrerie,  il  n'en  est  que  deux  qui  lui  soient  restés  fidèles,  qui  l'aient 
aimée  de  passion ,  qui  lui  aient  consacré  leur  vie,  les  deux  frères,  les 
Fannière,  et  c'est  par  eux  que  nous  commençons  cette  rapide  revue  :  cet 
honneur  leur  est  du. 

Travailleurs  modestes  et  acharnés,  aimés  de  qui  les  connaît,  res- 
pectés de  tous,  ils  vivent  retirés  dans  leur  quartier  tranquille,  loin  des 
concurrences  tapageuses,  rêvant  et  créant,  faisant  tout  par  eux-mêmes. 
Leur  œuvre  déjà  considérable  retîète  bien  leurs  natures,  natures  un  peu 
grises  et  sérieuses,  sans  grand  élan,  mais  sans  faiblesses.  Tout  ce  qui  vient 

I.  Qu'est  devenu  le  surtout  de  table  commandé  par  le  duc  d'Orléans  sur  les  dessins  de 
ChcvciiarJ,  et  dont  Barye  avait  exécuté  le?  maquettes  eu  neut  groupes  de  chasses  où,  dans 
un  péle-mcle  pittoresque,  se  mêlaient  les  hommes,  les  lions,  les  tigres,  les  chevaux,  les  éléphants 
et  les  chiens.' 


BELLÉROPHON      COMBATTANT      LA      CHIMIiRE. 

(Groupe  en  argent^  composé  et   cxccuté  par  MM.   Fannicrc  frires. 


3oS  L-ART    MODERNE    A    L^EXPOSITION. 

d'eux  est  marqué  au  coin  de  rhonncteté,  de  la  bonne  foi;  leurs  œuvres 
sont  pures  comme  le  métal  qu'ils  emploient.  Peut-être  ont-ils  gardé  de 
leur  jeunesse  cette  façon  indéfinissable  qui  paraît  vieillotte  aux  jeunes 
d'aujourd'hui,  mais  qui  n'est  pas  sans  charmes  :  ils  ont  dans  leurs  com- 
positions un  ressouvenir  des  maîtres  que  j'ai  nommés  :  Feuchère 
et  Liénard,  Pradier,  Klagmann  et  Névilé,  mais  cela  vaut  mieux  que 
d'avoir  de  certains  les  faciles  élégances,  les  mièvreries  néo-grecques  et 
les  coquetteries  toutes  de  chic,  dont  la  mode  elle-même  commence  à  se 

lasser. 

Us  achèvent  actuellement  un  bouclier,  commencé  depuis  vingt  ans 
(c'est  dire  leur  persévérance),  où  sont  repoussés,  sur  tôle  d'acier,  les  per- 
sonnages héroïques  de  l'  «  Orlando  furioso  »  ;  ces  figures  équestres,  déta- 
chées en  relief  sur  un  fond  doux  et  orné,  ont  des  vigueurs  à  la  Vechte; 

une  délicieuse  coupe,  toute  moelleuse  de  toucher,  raconte  les  amours 

et  la  mort  d'Adonis;  la  belle  pendule,  qui  appartient  à  M""  Blanc,  est 
faite  de  lapis  et  d'argent,  elle  occupe  dans  la  vitrine  des  Fannière  la  place 
d'honneur;  les  grandes  figures  assises  aux  deux  côtés  sont  belles,  large- 
ment modelées  et  caressées  d'un  ciselet  aimable  et  spirituel.  J'aime  cette 
épée,  en  forme  de  claymore,  offerte  au  général  Charette,  et  qui,  ds  la 
pointe  au  pommeau,  est  faîte  d'un  acier  pur  et  fidèle,  comme  le  héros 
de  Patay;  la  poignée  en  est  ingénieusement  composée  avec  les  attributs 
et  la  légende  de  la  vieille  Bretagne;  enfin,  si  entre  maintes  pièces  d'art 
et  c|uantité  de  bijoux,  nous  choisissons  pour  le  donner  ici  le  dessin 
du  prix  de  course  offert  en  iSyS  au  comte  de  Lagrange,  c'est  que  cette 
ingénieuse  composition  de  «  Bellérophon  combattant  la  Chimère  » 
nous  paraît  un  exemple  de  grâce  noble,  et  que  l'exécution,  bien  que 
souple  et  minutieuse,  n'enlève  rien  à  la  sculpture  de  son  accent  et  de  sa 
verve. 

Mais  les  Fannière  échappent  à  la  définition  étroite  qu'on  donne  de 
l'orfèvre  :  artistes  industriels,  mais  poètes  de  la  forme,  ils  restent  indé- 
pendants et  pratiquent  peu  le  métier  par  ses  côtés  commerciaux,  ils  tra- 
fiquent rarement  de  cette  vaisselle  d'argent  qui  convient  à  nos  usages 
domestiques,  tandis  que  c'est  par  ces  articles  d'utilité  que  les  Christofie 
s'imposent  tout  d'abord. 

Ils  ont  débuté  en  introduisant  en  France  les  procédés  de  galvano- 
plastie, de  dorure  et  d'argenture  électro-chimiques.  Il  semblait  que  ces 
moyens  artificiels  de  production  allaient  amener  la  ruine  de  l'industrie 
rivale,  en  rendant  la  concurrence  impossible. 


L'ORFEVRERIE    ET    LA    BIJOUTERIE. 


3o9 


Une  importante  usine  est  créée,  elle  va  se  développant  rapidement. 
M.   Christofle  père  vulgarise  Tusage  des  pièces  d'argenterie   courante, 


BROC      EX     ARGENT     CISELE. 

(Composé  et  exécuté  par  MM.  Fannière  frères.) 


mais  peu  à  peu  il  relève  aussi  le  goût  de  sa  fabrication.  Ce  sont  d'abord 
des  surtouts  de  table  comme  ceux  que  présentent  encore  aujourd'hui  les 


3io  L'ART    MODERNE    A    L-EXPOSITION. 

maisons  Caylar-Bayar  et  Boulanger,  surtouts  étincelants,  dont  la  voyante 
ornementation  et  la  riche  structure  conviennent  aux  tables  des  hôtels  et 
aux  dîners  d'apparat  de  quelques  parvenus.  Puis,  la  vie  de  chaque  jour 
ctant  assurée,  la  prospérité  de  la  maison  garantie  par  la  production 
mécanique  des  couverts  argentés  et  de  grosserie  courante,  M.  Christofle 
tente  un  premier  essai  d'orfè\rerie  d'art  :  —  c'est,  en  i855,  le  service 
de  table  de  l'empereur.  Tous  les  sculpteurs  d'aujourd'hui  se  souviennent 
d'avoir  travaillé  avec  une  fiévreuse  ardeur  à  cet  important  ouvrage,  sous 
la  direction  de  Gilbert;  mais  rien  n'est  resté  de  cette  œuvre  de  leur  jeu- 
nesse, non  plus  que  du  sourtout  de  la  ville  de  Paris  qu'exposaient  en  1867 
M.  Christofle  fils  et  M.  Bouilhet.  L'un  a  disparu  dans  les  ruines  des 
Tuileries,  l'autre  dans  l'incendie  de  l'Hôtel  de  \'ille;  les  orfèvreries  et  les 
bijoux  ont  de  funestes  destinées  :  cpand  un  Louis  XIV  ne  les  envoie  pas  à 
la  Monnaie  pour  racheter  la  victoire,  c'est  quelque  imbécile  révolte  qui 
les  détruit  avec  elle  sur  son  bûcher  d'ignominie. 

Au  contraire  de  ces  deux  beaux  ouvrages,  qui  étaient  de  bronze  ar- 
genté, le  grand  service  qu'exposent  cette  année  MM.  Christofle  et  Bouilhet 
est  bien  réellement  d'argent,  il  est  destiné  à  ce  duc  de  Santonia,  dont 
le  faste  s'étalait  aux  noces  du  roi  Alphonse  et  de  la  pauvre  reine  Mercedes. 

Ici,  du  moins,  nos  artistes  ont  puissamment  contribué  à  l'invention 
des  modèles;  pas  de  banalités,  c'est  à  des  sculpteurs  tels  que  Mercié, 
Mathurin-Moreau,  Hiolle,  Lafrance  et  Gautherin  qu'a  été  confiée  l'exé- 
cution des  figures. 

L'idée  générale  en  est  simple  :  au  centre  le  triomphe  d'Amphitriie,  — 
l'élégante  silhouette  de  la  fille  de  Nereus,  se  découpe  svelte  et  fiére,  la 
ligne  en  est  heureuse,  et,  toute  mignonne  qu'elle  est,  cette  jolie  figurine 
de  Mercié  est  noble  et  ne  perdrait  pas  à  être  agrandie  à  des  proportions 
naturelles.  Au-dessous  d'elle  sont  assises  en  de  belles  attitudes  la  Pèche 
fluviale  et  la  Pèche  maritime;  des  tritons  et  des  néréides  occupent  les 
bouts  de  table;  les  saisons,  modelées  par  Gautherin,  prêtent  aux  flambeaux 
de  gracieux  motifs,  et  les  deux  jardinières  servent  d'appui  aux  ligures  cou- 
chées de  l'Europe,  de  l'Asie,  de  l'Afrique  et  de  l'Amérique.  —  Lafrance, 
dans  ces  quatre  sujets,  a  eu  l'inspirafion  la  plus  aimable  :  il  a  rajeuni  le 
thème  classique  en  prêtant  aux  figures  une  grâce  plus  lascive;  les  quatre 
contrées  sont  ce  qu'elles  doivent  être  dans  un  festin,  engageantes,  prises  de 
celte  i\resse  des  sens  qui  vient  de  leur  climat,  de  leurs  fruits,  de  leurs 
vins,  de  leur  soleil  ;  elles  semblent  oflrir  au  convive  tout  ce  que  les  richesses 
du  sol  et  les  beautés  de  la  nature  peuvent  accorder  à  l'homme  le  plusgour- 


^ 


,v..  V 


rRIOMPHE     D'.VMrKItRlTE,      PIÈCE     DE     MILIEU      DU      SURTOUT     DE     TABtE      EN      ARGENT 
EXÉCUTÉ     PAR     LA     MAISON     CHRISTOFLE     POUR    LE    DUC     DE     SANTOMA. 

(Composition    de    M.     Rciber,    sculptures    Je   MM.    Mercié    et    Maihuriu-Moreau.) 


3,2  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

met  et  le  plus  sensuel.  C'est  un  délicieux  poème  de  la  table  que  concevront 

et   goûteront    les    gens    doués    de 
quelque  entendement. 

En  dépit  de  ces  figures  char- 
mantes et  des  délicates  colorations 
de  Targent,  dont  l'éclat  blanc  est 
adouci  par  des  frottis  d'or  aux 
douceurs  estompées,  l'aspect  du 
surtout  est  solennel.  Un  autre  plus 
modeste  en  ses  visées  est  dû  à  la 
verve  facile  de  Carrier-Belleuse; 
des  groupes  de  bacchantes ,  d'en- 
fants et  de  silènes  lui  prêtent  leur 
vivante  animation,  les  sujets  en 
sont  aimables,  les  cristaux  font 
avec  l'ornementation  Louis  XVI  un 
contraste  étincelant,  ce  petit  monde 
Ait,  il  est  d'une  amusante  compa- 
gnie à  table.  Du  même  style  et  du 
même  sculpteur  sont  les  trois  jolies 
pièces  d'un  service  à  café  que  voici 
représentées  :  mais  si  le  dessin  en 
dit  la  forme  élégante,  il  ne  peut  ra- 
conter les  scènes  qui  se  déroulent 
en  bas-relief  tout  autour  des  vases  : 
c'est  une  cohue  de  bambins,  jolis 
comme  les  Amours  du  dernier 
siècle,  remuant,  grouillant,  agissant, 
A  ivant  de  la  vie  des  arts;  les  uns 
chantent,  les  autres  déclament;  il  y 
a  des  guerriers,  des  peintres,  des 
mimes;  c'est  tout  un  petit  poèm^ 
plein  d'esprit  enlevé  à  la  pointe  de 
lébauchoir  dans  la  cire  dure  et  qui 
m'a  ravi  d'aise  quand  l'artiste  m'a 
montré  son  esquisse.  \'oilà  bien  le 

Carrier  qu'on  aime,  le  sculpteur  très  français,  le  petit  neveu  de  Germain 
Pilon,  de  Coustou  et  de  Clodion  surtout;  s'il  s'était  souvenu  de  ses  com- 


lORCHEHE      MODELEE      PAR 


CUI  LLEMIX. 


L'ORFÈVRERIE    ET    LA    BIJOUTERIE.  3i3 

mencements,  s'il  avait  repris  le  ciselet  pour  modeler  lui-même  Targent, 
comme  il  avait  modelé  la  cire,  ces  trois  bijoux  charmants  vaudraient 
plus  que  leur  pesant  d'or. 


BOUT  DE  TABLE   DU   SURTOUT   EST.  CUTE   PAR   LA   MAISON   CHF 
roUR   LE   DUC   DE  SANTONIA. 

(Composition  de  M.  Reibsr;  sculpture  Je  M.  Hiolle.) 


Il  faudrait,  dans  cet  ordre  d'idées,  citer  deux  surtouts  du  même 
fécond  artiste,  un  de  xMathurin-Moreau,  les  faunes  de  Piat,  et  certain 
déjeuner,  dessiné  par  M.  Rossigneux,  où  la  peau  du  lion  de  Némée  joue 
un  rôle  unique  et  pourtant  point  monotone. 


3,4  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

C'est  à  Ch.  Rossigneux  encore  qu'est  due  la  composition  du  meuble 
à  bijoux  qui  fit  sensation  à  l'Exposition  de  Vienne.  Dans  ce  meuble,  ainsi 
que  dans  la  Bibliothèque  du  Vatican,  où  commence  et  où  finit  le  rôle  de 
l'orfèvre?  —  L'architecte  en  est  l'inventeur  et  le  maître;  mais  s'il  consent 
à  construire  moins  en  bois  qu'en  métal  ces  deux  importants  spécimens 
d"un  art  tout  moderne,  c'est  donc  qu'avec  les  bronzes  et  l'argent,  les 
pierres  et  l'émail,  on  peut  doter  le  mobilier  civil  d'une  richesse  nouvelle 
et  donner  à  l'orfèvrerie  un  rôle  plus  intéressant  que  celui  d'orner  les  tables 
et  les  dressoirs. 

La  Bibliothèque  du  Vatican  est  destinée  à  contenir  toutes  les  curieuses 
traductions  de  la  Bulle  ineffabilis ;  l'abbé  Sire,  du  diocèse  de  Paris,  avait 
entrepris,  il  y  à  dix-huit  ans,  cette  tâche  gigantesque.  Sous  son  action 
constante,  le  dogme  de  l'Immaculée  Conception  a  été  transcrit  dans  toutes 
les  langues  du  monde,  et,  du  fond  de  l'Asie,  des  îles  océaniennes,  dans 
les  idiomes  les  plus  ignorés  des  peuplades  lointaines,  comme  dans  les 
langues  d'Europe  et  les  patois  de  nos  provinces,  cette  proclamation  du 
pape  Pie  IX,  répétée  avec  empressement,  avait  été  naïvement  ou  artiste- 
ment  calligraphiée  et  enrichie  de  précieuses  miniatures.  A  ces  manuscrits 
il  fallait  de  dignes  reliures,  elles  furent  faites  et  plusieurs  sont  très  remar- 
quables; à  ces  livres  il  fallait  un  meuble,  l'amour  des  fidèles  en  couvrit 
les  frais  et  l'humble  prêtre  de  Saint-Sulpice  fit  un  double  miracle  :  à  l'in- 
verse de  ce  qui  se  passait  dans  l'antique  Babel,  il  accorda  les  langues  les 
plus  diverses  en  un  même  cantique  d'amour,  et  lui,  pauvre,  ignoré,  timide, 
il  parvint  à  créer  le  meuble  le  plus  somptueux  qui  soit  en  ce  concours  des 
arts  et  de  l'industrie. 

C'est  un  immense  cabinet  long  de  six  mètres  et  que  soutiennent 
Ircnlc-six  pieds,  aux  chapiteaux  de  bronze  ciselé,  que  relient  entre  eux 
des  entretoises  du  même  métal,  et  que  surmonte  unj  statue  d'ivoire  et 
d'argent  de  la  Vierge  de  Lourdes. 

Des  vitrines  en  glace,  inclinées  en  manière  de  pujMtre,  protègent  les 
manuscrits;  une  longue  ceinture  d'émail  cloisonné,  aux  guirlandes  d'é- 
glantine,  enserre  la  table,  tandis  que  la  frise  supérieure  porte  une  magni- 
fique composition,  dessinée  et  peinte  sur  cuivre  par  Ch.  Lameire,  et 
représentant  les  Nations  du  monde  apportant,  en  une  marche  triomphale, 
au  chef  de  l'Église,  les  titres  écrits  de  la  gloire  de  Marie. 

Dire  ici  la  profusion  des  ciselures,  les  détails  de  fine  sculpture,  la 
douceur  et  le  charme  des  émaux  de  Fr.  de  Courcy,  serait  empiéter  sur 
la  place  qui   m'est  accordée;   cependant,   tout  en  rendant  hommage   à 


L'ORFÈVRERIE    ET   LA   BIJOUTERIE.  3i5 

M.  Reiber,  Tarchitecte  qui  dessina  le  meuble,  je  risquerai  quelques  cri- 
tiques. —  J'en  trouve  le  profil  anguleux  et  la  forme  ^massive,  en  raison 


IÈCE5     d'v.n      ^ÊRViCË     A     t-'-t.       t..»      Ani^r^i,      iaICUTE     PAR     LÀ 

(D'aprcs  des  modelés  de  M.  Carricr-Belleuse.) 


50X     CHKlsTOFLE. 


des  supports;  certains  détails  sont  délicieux,  et  certains  autres,  comme  les 
médaillons  votifs  de  la  frise  inférieure,  sont  d'une  facture  trop  précieuse 
et  trop  sèche.  Mais  il  est  ditiicile  de  juger  d'un  tel  ensemble  autre  part 


3,6  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

que  Jiins  son  milieu,  et  c'est  au  Vatican  seulement,  dans  la  salle  qui  lui 

est  réservée,  que  le  meuble  pourra  être  justement  apprécié  ou  critiqué. 

Ici,  pour  continuer  à  parler  de  la  maison  Christofle,  il  conviendrait 
d'ouvrir  une  longue  parenthèse  et  de  remonter  jusqu'à  l'introduction  dans 
nos  mœurs  de  ce  goût  japonais,  qui,  depuis  quelque  dix  ans,  a  si  pro- 
fondément modifié  nos  idées  décoratives.  —  C'est  une  étude  qui  vaut 
qu'on  s'y  arrête  et  que  j'entends  faire  autre  part  ;  m.ais  encore  que  cette 
influence  soit  bonne  ou  mauvaise,  profitable  ou  dangereuse,  il  faut  dire 
que  MM.  Christofle  et  Bouilhet  s'y  sont  livrés  des  premiers,  et  que  c'est 
chez  eux  qu'il  faut  chercher  le  grand  prêtre  du  japonisme,  en  la  personne 
de  Reiber,  que  nous  avons  déjà  nommé. 

Bien  d'autres  artistes  se  sont  convertis  à  sa  doctrine,  cette  mode  a 
envahi  la  céramique,  les  cristaux,  les  meubles,  les  étoffes,  les  papiers 
peints;  elle  a  même,  chose  surprenante,  atteint  des  sculpteurs,  témoin  les 
deux  gracieuses  torchères  en  bronze  patiné,  modelées  par  Guillemin, 
mais  il  faut  toujours  en  revenir  à  Reiber  pour  trouver  la  note  juste,  il 
garde  le  milieu  entre  cet  art  encore  mystérieux,  dont  il  faut  user  avec 
réserve,  et  celte  traduction  courante  qui  est  bien  nôtre,  comme  étaient, 
au  goût  français  du  dernier  siècle,  les  chinoiseries  de  Boucher. 

C'est  Reiber  qui,  chez  Deck,  a  donné  le  diapason  à  la  céramique 
japonaise;  c'est  lui  qui,  chez  Christofle,  a  prêté  à  l'émail  et  aux  métaux 
les  tons  justes  pour  s'accorder.  —  Décrirons-nous  les  vases  émaillés  par 
Tard  d'après  ses  dessins?  Expliquerons-nous  le  travail  du  cloisonné  dont 
la  curieuse  et  patiente  réussite  égale  à  présent  les  plus  beaux  ouvrages 
de  la  Chine?  Parlerons-nous  des  coupes,  des  lampes,  des  coffrets,  des  jar- 
dinières, des  pendules,  qui,  soit  par  les  couleurs  de  l'émail,  soit  par  les 
patines  variées  des  bronzes  incrustés  d'or  et  d'argent  acquièrent  une 
décoration  si  intense  et  si  variée?  —  C'est  là  le  propre  de  cet  art  nouveau 
qui  nous  vient  de  l'extrême  Orient,  et,  puisque  nous  avons  nommé  Tard 
l'émailleur,  il  nous  faut  citer  parmi  les  plus  précieux  collaborateurs 
de  Christofle,  Guignard,  l'auteur  de  ces  patines  métalliques,  dont  les 
deux  meubles  d'encoignures  sont,  comme  dessin  et  comme  exécution, 
les  deux  plus  merveilleux  exemples  que  nous  connaissions.  Nous  signa- 
lons encore  le  grand  vase  de  Chéret,  dédié  aux  arts  décoratifs  et  qui,  par 
son  importance  et  les  tonalités  du  métal,  rappelle  le  beau  vase  d'Anacréon, 
publié  en  1S74  par  la  Galette;  mais  si,  dans  cet  article,  nous  donnions  à 
la  maison  Christofle  une  part  proportionnée  à  celle  qu'elle  tient  dans  la 
classe  24,  la  part  des  autres  en  serait  singulièrement  amoindrie. 


/>/J-J«  ^'^aniT  fVO: 


SES     ET     MEUBLES      EN      ÉMAUX     CLOISONNES      ET      EN     BRONZES      PATINE»     ET      NIELLES 
DE     STYLE     JAPONAIS. 


(Maison    Christofle    et    C'".) 


3,8  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

Pourtant  il  convient  de  rendre  aux  cliefs  de  cette  importante  usine 
un  éloge  bien  dû;  plus  que  d'autres  ils  répondent  à  ce  désir  que  nous 
manifestions  en  commençant  :  ils  appellent  Fartiste,  l'aident,  lui  appren- 


^ 


VASE     DE     STYLE     JAPONAIS     EN     BKONZE     INCRUSTE     AVEC     ORNEME^ 

(Maison  Cluistolle  et  C'^) 


EN     RELIEF. 


nent  à  aimer  Tart  du  métal,  font  avec  lui  des  échanges  d'idées,  et,  artistes 
eux-mêmes,  ils  contribuent  à  cette  conversion  des  maîtres  et  du  public, 
non  seulement  par  leurs  travaux,  mais  encore  par  le  concours  qu'ils  don- 
nent aux  sociétés  d'art  et  d'industrie. 


L'ORFÈVRERIE    ET    LA    BIJOUTERIE.  319 

Un  autre  orfèvre  hieii  et  justement  remarqué,  c'est  xM.  Tiflfany,  de 
New- York.  Lui  aussi  prend  au  Japon  son  inspiration,  mais  il  avait  profité 
déjà  des  essais  tentés  par  Cliristofle.  Ayant  eu  la  bonne  fortune  d'étudier 
à  Philadelpliie,  deux  ans  avant  nous,  les  procédés  des  Japonais,  comme 
il  nous  est  donné  de  le  faire  aujourd'hui  dans  leur  intéressante  exposition, 
il  a  mis  à  profit  cette  avance.  Il  délaisse  l'émail,  il  ne  s'applique  pas  à 
copier  les  fines  et  capricieuses  ciselures  de  Kanasawa  et  de  Takaota;  ce 
qu"il  emprunte  au  Japon,  c'est  son  décor  le  plus 
franc  :  des  plantes  aux  larges  feuilles,  des  oiseaux, 
des  poissons;  ce  qu'il  a  surtout  pénétré,  c'est  le 
secret  de  ses  alliages.  Il  a  merveilleusement  bien 
imité  le  mokoumé,  ou  mélange  de  lames  d'or,  d'ar- 
gent, de  cuivre  pur  ou  allié,  brasées,  repliées,  for- 
gées et  laminées  ensemble  de  façon  à  imiter,  comme 
l'exprime  le  mot  indigène,  les  veines  du  bois;  le 
chakoiido  ',  alliage  de  bronze  et  d'or  aux  reflets 
sombres  ;  —  le  siboidti,  autre  alliage  aux  tons  gris.  ^\ 
Le  nielle  des  Russes  et  les  dépôts  incrustés  de  '' 
cuivre  fin  complètent,  avec  l'or  et  l'argent,  cette  TA 
nouvelle  palette  de  l'orfèvre,  et  c'est  avec  cette 
palette  que  l'Américain,  dédaignant  les  réactifs 
chimiques,  parvient  à  des  effets  variés,  dont  la  so- 
lidité de  tons  ne  redoute  pas  l'usure.  C'est  là  un 
progrès,  mais  ce  n'est  pas  le  seul. 

Tiffany  s'est  appliqué  à  répandre  ces  décors 
sur  les  formes  les  plus  pratiques,  les  plus  logiques,  les  plus  simples  :  il  a 
revêtu  d'un  martelage  doux  et  régulier  la  surface  de  l'argent,  feignant, 
par  un  ingénieux  artifice,  d'avoir  obtenu  les  rondeurs,  non  plus  avec  le 
tour,  mais  avec  le  marteau  à  retreindre.  L'effet  en  est  harmonieux  à  l'œil, 
l'argent  n'a  plus  cet  aspect  sec  et  froid,  dont  le  brunissage  augmentait 
encore  la  fade  apparence;  on  ne  craint  plus  de  poser  les  doigts  sur  des 
surfaces  polies,  elles  ont  les  fines  craquelures  de  la  peau,  les  nervures 
de  la  feuille,  les  mailles  et  le  tissu  de  certains  fruits,  et  de  suite  les  gens 
de  goût  se  sont  pris  à  aimer  cette  charmante  nouveauté,  qui  n'est  qu'un 
renouveau  des  procédés  primitifs. 

Titfany  nous  étonne  encore  par  l'habileté  de  ses  ciselures.    Certain 


I.  Nous  suivons  ici  les  indications  données  par  !e  catalogue  officiel  japonais. 


320  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

service  à  thé  de  forme  indienne,  tout  couvert  de  fleurs  repoussics  sur 
ar-^ent  est  un  pur  chef-d'œuvre,  et  son  grand  vase  dédié  à  Rryant,  le 
poète-journaliste,  a  de  sérieux  mérites;  les  pièces  du  surtout,  aux  ligures 
de  Sioux  et  de  Delawares,  se  peuvent  comparer  à  celles  qu'a  jadis  mode- 
lées, pour  le  comteKoucheleff,  Emile  Carlier,  et  dont  Caylar-Bayar  expose 
une  reproduction  satisfaisante,  inférieure  cependant  en  ciselure  aux  pièces 
américaines.  —  Enfin  rien  n'est  plus  parfoit  que  la  gravure  des  couverts 


TLATEAU      DE     CUIVHE      A     INCRUSTATIONS      CALVAKOrLAST]Q_Ui 

(Maison  Cliristolle  et  0'\) 


de  table  présentés  par  la  maison  de  New-York;  je  recommande  en  pre- 
mière ligne  le  service  oriental  et  le  service  si  varié,  si  fin,  où  sont  repré- 
sentés tous  les  dieux  de  FOlympe;  je  doute  que  nous  ayons  en  France  un 
graveur  capable  de  faire  des  matrices  aussi  parfaites,  depuis  qu'Heller  est 
passé  aux  Etats-Unis. 

Je  ne  m'arrête  pas  longtemps  à  la  maison  Elkington,  bien  qu'elle  ait 
en  Angleterre  une  importance  comparable  à  celle  de  la  maison  Christofle 
en  France.  Ses  émaux  cloisonnés  ne  sont  qu'une  répétition  timide  des 
émaux  de  celle-ci,  et,  malgré  de  sérieuses  qualités,  ses  ouvrages  ont  le 


L'ORFÈVRERIE    ET    LA    BLTOUTERIE.  32i 

grave  défaut  de  n'avoir  pas  un  caractère  qui  leur  soit  propre.  Puisque 
c'est  seulement  par  ses  côtés  artistiques  que  Torfèvrerie  trouve  entrée 
dans  ce  recueil,  nous  ne  voyons  à  signaler  chez  Elkington  que  les  beaux 
travaux  de  Morel-Ladeuil,  un  artiste  français,  qui  dirige  avec  M.  Willms, 
un  autre  Français,  les  fabriques  de  Londres  et  de  Birmingham.  Ce  sont 
des  noms  connus  des  amateurs,  et  déjà  en  1876  nous  avions  admiré 
au  Salon  le  beau  vase  de  THélicon.  J'aime  moins  le  nouveau  bouclier, 
dont  le  sujet  est  emprunté  au  poème  mystique  de  Bunyan,  The  Pilgriin's 
progress,  et  qui  est  une  pâle  copie  de  l'autre  bouclier.  Le  Paradis 
perdu,  qu'avait  composé  Morel-Ladeuil  et  que  possède  le  Musée  de 
Kensington. 

AL  Poussielgue-Rusand  et  AL  Armand-Calliat  représentent  presque 


COFFAET      EN      BRONZE     PATINÉ     INCRUSTE      d'OR      ET     d'aRGE> 

(Maison  ChristoHe  et  C"".) 


à  eux  seuls  l'orfèvrerie  d'église,  mais  ce  sont  deux  tempéraments  opposés. 
Le  premier  traite  en  bronzier  son  travail,  le  second  le  soigne  en  bijoutier 
amoureux  du  détail  ;  l'un  cherche  Tetfet,  l'autre  le  joli,  en  sorte  qu'entre 
ces  deux  hommes  également  habiles,  les  préférences  se  partagent.  — 
L'orfèvre  de  Paris  convient  aux  architectes,  ils  lui  confient  volontiers 
l'exécution  des  grandes  ornementations  de  bronze  doré,  dont  les  lignes 
doivent  s'inscrire  dans  les  cadres  de  pierre  des  églises,  des  ornements 
d'autel,  des  croix,  des  lampes  suspendues,  des  châsses  et  des  tabernacles, 
dont  la  mignonne  architecture  n'exclut  pas  une  facture  large  et  ferme.  Il 
construit  en  bronze  ou  en  argent,  comme  on  construit  en  pierre,  et  ses 
orfèvreries  n'ont  besoin  pour  retrouver  leur  charme  sévère  que  d  être 
corrigées  par  le  temps,  —  témoin  cette  châsse  du  xiv'  siècle  dont  nous 


322  L'ART    MODERNE    A     L'EXPOSITION, 

donnons  la  copie  et  qui  est  imitée  de  celle  que  conserve  le  musée  de 
Cluny;  son  éclat  trop  neuf  oflfense  les  yeux,  nous  ne  sommes  pas  accou- 
tumés à  cette  gamme  éclatante  d'ors  et  d'émaux  ;  s'imagine-t-on  l'une  des 
merveilles  d'orfèvrerie  religieuse  de  la  collection  Bazilewski  rémaillée 
et  redorée  à  neuf?   cela  serait  du  plus  déplorable  effet...  Les  meilleurs 

morceaux  de  M.  Poussielgue-Rusand 
gagneraient  à  vieillir  d'un  siècle  ou  deux. 
Parmi  les  pièces  à  noter,  citons  en 
première  ligne  l'autel  en  bronze  doré, 
exécuté  pour  la  cathédrale  d'Auch,  dans 
le  style  du  xv''  siècle,  et  dont  les  frises 
et  les  clochetons,  déjà  si  légers,  pren- 
dront en  place,  lorsque  la  dorure  en 
sera  ternie,  de  tout  autres  délicatesses. 
L'autel  de  la  Vierge  pour  l'église  d'Yve- 
tot,  conçu  et  dessiné,  dans  le  style 
Louis  XII,  par  AL  Roguet  et  modelé  par 
Chedeville,  est  exécuté  en  bronze  et  en 
marbre;  l'ordonnance  m'en  plait  moins, 
la  répétition  des  motifs  donne  à  cet  édi- 
fice une  monotonie  fâcheuse,  et  je  blâme 
surtout  l'éclat  cru  des  ors  et  du  marbre 
blanc.  —  Parmi  les  petits  objets  il  faut 
mentionner  un  ostensoir  Renaissance, 
dessiné  par  M.  Corroyer  et  dont  les 
justes  proportions  conviennent  à  l'usage  : 
ce  n'est  plus  une  masse  pesante  que 
porte  avec  angoisse  l'officiant,  la  béné- 
diction sera  donnée  sans  effort,  et  l'élé- 
gante proportion  de  l'objet  ajoute  encore 
à  sa  légèreté'.  Enfin  j'insiste  sur  le  fini 
de  trois  pièces  d'autel  :  le  calice,  le  ciboire  et  les  burettes  d'un  précieux 
travail  d'émail  cloisonné,  le  premier  essai,  je  crois,  de  restitution  de  ces 
émaux  à  l'orfèvrerie  d'église  ;  ceci  vaut  d'être  encouragé,  car  la  mauvaise 


OSTENSOIR      DU      SACRE-COEUR. 

(Exposé   par  M.   Poussiclgue-Rusatid.) 


I.  L'ostensoir  que  nous  reproduisons  n'est  pas  celui  de  M.  Corroyer  dont  il  est  ques- 
tion plus  loiji,  mais  un  autre  de  plus  grande  dimension,  dont  la  composition  est  due  à  M.  Bossan, 
architecte  lyonnais. 


lE      PARADIS     TERDl-,     BOUCLIER      COMTOSÉ     PAR      M.     MO  R  E  L -L  A  D  E  U I L     ET     EXECUTE 

(Kensington  Muséum.) 


PAR     M.      ELKIXCTO> 


324  L'ART    MODERNE    A  L'EXPOSITION, 

économie  du  clergé  oblige  d'ordinaire  à  remplacer  ce  travail  par  des  dé- 
foncés à  Teau-forte  ;  l'effet  en  est,  en  ce  cas,  moins  heureux  et  la  solidité 
moins  grande. 

Sans  nous  arrêter  aux  crosses,  aux  chapelles,  aux  châsses,  aux  sta- 
tuettes qui  remplissent  les  vitrines  de  Poussielgue-Rusand  et  suffiraient 
à  constituer  le  trésor  de  deux  ou  trois  évéchés,  disons  qu'il  convient 
d'associer  le  nom  de  cet  orfèvre  à  ceux  de  nos  grands  architectes  religieux. 


âSs> 


CHASSE      DANS     LE      STYLE     DU     XI  V^     SIÈCLE. 

(ExposOe  par  M.  Poussielgue-Riisand.) 


car  il  est  leur  coopérateur  dans  le  mobilier  de  toutes  nos  églises  de  France. 

M.  Armand-(>alliat,  au  contraire,  se  résume  en  lui-même;  deux 
aides  lui  suffisent  :  M.  P.  Bossan,  l'architecte,  et  M.  Dufraine,  le  sta- 
tuaire; à  eux  trois,  ils  produisent  une  fabrication  précieuse  et  nouvelle, 
dont  la  caractérisque  s'écarte  des  vieilles  formes  traditionnelles. 

Si  l'orfèvrerie  de  Poussielgue  est  décorative,  celle  d'Armand-Calliat 
est  attachante  :  la  première  meuble  l'église,  et,  dans  de  vastes  nefs,  elle 
garde  toute  sa  valeur  aux  yeux  des  fidèles  éloignés  de  l'autel  ;  —  l'autre 
s'accommode  des  petites  chapelles,  des  oratoires,  des  vitrines  de  la  sa- 


L'ORFÈVRERIE    ET    LA   BIJOUTERIE.  325 

cristie  :  il  lui  faut  les  écrins  de  velours  de  révèque;  c'est  une  bijouterie 
précieuse  aux  délicates  ciselures,  aux  filigranes  ténus,  aux  émaux  fins.  Il 
y   a  dans   la  première  un  parfum  de  l'église  gallicane,  un  reflet  de  nos 
vieilles  et  inébranlables  croyances,   elle  tient  à  nos    édifices  romans  et, 
gothiques  ;   la    seconde   est  d'un  piétisme    plus  raffiné,   d'une   foi  plus 


A^ 


ROSACE     EN      ÉMAIL     CHAMPLEVÉ     DE     l'OSTENSOIR     DE      N.-D.      DE     LOURDES. 

(Exposée  par  M.  Armand-Calliat.) 

moderne,  d'une  religiosité  plus  mondaine  et  plus  féminine.  Ce  n'est  plus 
l'orfèvrerie  des  grandes  cathédrales  de  Paris,  d'Amiens  ou  de  Reims,  c'est 
l'ornement  des  chapelles  de  Lourdes  et  de  la  Salette,  c'est  la  religion  à  la 
mode  ;  et  ce  n'est  pas  une  critique  que  j'en  veux  faire  :  j'admire  ces  formes 
châtiées,  ces  délicatesses  d'outil;  c'est  un  travail  amoureusement  achevé 
.et  qui  fait  à  son  auteur  le  plus  grand  honneur.  L'ostensoir  de  Notre-Dame 
de  Lourdes  est  une  pure  merveille,  et  je  regrette  que  nous  n'ayons  pu  en 
donner  ici  le  dessin  ;  la  seule  faute  que  j'y  aie  trouvée  gît  dans  l'emploi  des 
fonds  d'émail  bleu,  qui  s'inscrivent  entre  les  ailes  des  anges  et  font  au 


326  L'ART    MODERNE   A    L'EXPOSITION, 

nimbe  de  l'hostie  un  effet  dur  de  faïence  peinte.  Le  socle,  le  nœud  com- 
posé de  l'image  de  la  Vierge,  les  rayons  sont  d'une  composition  com- 
pliquée, dont  la  description  e.xigerait  plusieurs  pages,  car  c'est  tout  un 
poème  religieux  et  mystique. 

Nous  ne  donnons  que  deux  copies 
des  œuvres  de  M.  Armand-Calliat,  celle 
d'une   rosace   en    émail    champlevé   de 
l'ostensoir  de  Notre-Dame  de  Lourdes 
et  celle  de  la  crosse  de  S.  Ém.  le  car- 
dinal Pitra.  Là  encore,  le  dessin  esttout 
plein  de  détails  :  outre   les   armes,    les 
attributs ,    les    emblèmes    et    les    orne- 
ments, il  y  a  trois  sujets,  trois  légendes 
religieuses  :  saint  Pierre  dans  sa  prison, 
—  saint  Benoît  se  précipitant  sur  un  buisson  d'épines,  — 
et  saint  Jean-Baptiste  pressant  entre  ses  bras  l'Agneau  sans 
tache. 

Entre  les  richesses  que  contient  l'exposition  d'orfè- 
vrerie lyonnaise,  signalons  le  calice  de  M'^''  de  Fréjus,  le 
reliquaire  de  la  sainte  Épine  et  le  reliquaire  du  saint  Mors 
de  Carpentras  ;  mais  il  convient  de  donner  une  mention 
toute  spéciale  au  magnifique  retable  du  maître-autel  de 
Notre-Dame  de  Bourg-en-Bresse.  M.  Jarrin  a  fait  de  l'en- 
semble de  l'édicule  une  savante  et  remarquable  descrip- 
tion ;  mais  ce  qu'il  faut  surtout  louer,  c'est  la  composition 
des  deux  bas-reliefs  par  Dufraine,  —  une  Nativité  et  une 
Piété,  —  dont  les  figures  sont  d'un  sentiment  exquis,  ado- 
cRossE  rablement  modelées  et  ciselées,  et  se  détachent  en  bronze 

du  ca.-Jin.ii  Piir.-i.     doré  sur  le  marbre,  dont  la  blancheur  crue  est  tempérée 
par  des  rinceaux  émaillés  et  incrustés  à  fleur  des  surfaces. 
L'effet  en  est  joli,  plein  d'harmonie,  et  cette  polychromie,  douce  et  dis- 
crète, prête  à  l'ensemble  un  charme  infini. 


Pour  revenir  des  ornements  religieux  à  l'orfèvrerie  civile,  je  n'ai  pas 
de  transition  meilleure  que  de  parler  d'abord  de  M.  Froment-Meurice. 
Outre  une  jolie  statuette  de  la  Vierge,  dont  les  chairs  sculptées  sur  calcé- 
doine rose,  c'est-à-dire  en  matière  transparente,  ont  le  défaut  de  man- 
quer de  solidité  à  l'œil,  par  leur  contraste  avec  les  vêtements  d'argent 


?E    EN     CRISTAL    DE    ROC»E 


UTÉE  PAR  M.  FROMEKT-MEURICE  POUR  S.M.LE  ROI   D   ESPAG 
dcE  Beaux-Arts 


L'ORFÈVRERIE    ET    LA   BIJOUTERIE.  327 

émaillé,  nous  trouvons  un  remarquable  ostensoir  dessiné  par  Cameré. 
Cette  pièce,  offerte  à  Téglise  Notre-Dame  du  Sacré-Cœur  d"Issoudun  par 
la  comtesse  de  Bardi,  est  entièrement  revêtue  d'émaux  champlevés  et 
flinqués,  dont  la  gamme  harmonieuse  s'enroule  en  longues  feuilles  byzan- 
tines sur  des  formes  grasses  et  souples  ;  une  couronne  de  lis,  sertie  en 
diamants  et  gracieusement  mouvementée,  entoure  le  cabochon  de  cristal 
qui  protégera  l'hostie.  Cet  ostensoir  n'a  pas  la  recherche  archaïque  des 
ouvrages  de  Poussielgue  ni  les  raffinements  des  orfèvreries  lyonnaises; 
mais  il  doit  être  offert  comme  un  excellent  spécimen  d'ornementation 
religieuse. 

«  Froment-iNleurice  n'a  pas  beaucoup  exécuté  par  lui-même,  quoi- 


COFFRET     ES     CRISTAL,     AVEC     ORNEMENTS     DÉMAIL     TRASStUClDE. 

(Exposé  par  M.  E-  Froment-Meurice.) 


qu'il  maniât  avec  beaucoup  d'adresse  fébauchoir,  le  ciselet  et  le  mar- 
teau. Il  inventait,  ii  cherchait,  il  dessinait,  il  trouvait  des  combinaisons 
heureuses;  il  excellait  à  diriger  un  atelier,  à  souffler  son  esprit  aux 
ouvriers.  Son  idée,  sinon  sa  main,  a  mis  un  cachet  sur  toutes  ses  œuvres. 
Comme  un  chef  d'orchestre,  il  inspirait  et  conduisait  tout  un  monde  de 
sculpteurs,  de  dessinateurs,  d'ornemanistes,  de  graveurs,  d'émailleurs  et 
de  joailliers,  car  l'orfèvre  d'aujourd'hui  n'a  plus  le  temps  de  ceindre  le 
tablier  et  de  tourmenter  lui-même  le  métal  pour  le  forcer  à  prendre  des 
formes  diverses.  »  Ainsi  parlait  de  Froment-Meurice  le  père  Théophile 
Gautier;  on  en  pourrait  dire  autant  du  fils,  et,  s'il  n'a  pas  reçu  du  chef  de 
sa  maison  cette  éducation  de  l'outil  qui,  malheureusement,  devient  rare 
chez  les  maîtres  orfèvres,  s'il  n'est  pas  un  exécutant,  il  est  toujours  ce  chef 


328  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

d'orchestre  dont  parle  Gautier,  et  dans  les  symphonies  finement  ciselées 
qu'il  conduit  on  sent  une  délicatesse,  une  distinction,  une  pureté  d'idée, 
une  suavité  d'exécution,  qui  lui  sont  bien  personnelles.  M.  Emile  Froment- 
Meurice  se  rattache  par  son  père  à  nos  grandes  époques,  il  a  dans  le  sang 
ces  qualités  de  race  qui  ne  frayent  pas  avec  les  grossièretés  de  certaines 
boutiques;  ses  bijoux  n'ont  pas  besoin  de  l'appât  des  grosses  pierres  pour 
être  précieux,  ses  orfèvreries  gardent  de  la  Renaissance  les  fines  élégances: 
c'est  une  production  de  haut  goût,  une  richesse  raffinée  qui  convient  à  son 
aristocratique  clientèle. 

Les  contrastes  de  formes  et  d'ornementation  qui  frappent  à  première 
vue  dans  cette  exposition  témoignent  d'une  riche  variété  de  conception. 
Nous  citerons,  entre  autres,  les  pièces  d'un  service  Louis  XV,  commandé 
par  la  princesse  Alentschikoff  et  composé  par  Joindy,  d'après  les  types  de 
Roettiers,  —  un  joli  thé  persan,  —  une  garniture  de  toilette  Louis  X\l 
et,  dans  le  même  style,  un  bassin  d'argent,  dont  le  modelé  gras  et  spiri- 
tuel accuse  chez  le  ciseleur  et  chez  Carrier-Belleuse,  qui  l'a  modelé,  un 
sentiment  exquis  de  l'époque  :  cette  jolie  pièce  appartient  à  la  baronne 
douairière  de  Rothschild;  — puis,  outre  un  vase  à  bière  dans  le  genre 
allemand,  de  ravissantes  salières  portées  par  des  enfants  qu'on  croirait 
empruntés  à  Clodion,  de  nombreuses  pièces  de  table,  la  reproduction  de 
la  lampe  d'argent  du  saint  sépulcre,  l'ingénieux  prix  de  course  modelé 
par  Emile  Carlier  et  si  habilement  exécuté  au  coquille  :  le  Centaure  et  la 
\  ictoire.  —  Il  nous  faut  encore  mentionner  la  pendule  et  les  candélabres 
exécutés  en  argent  et  en  ivoire,  pour  le  château  de  Chantilly,  sous  la 
direction  de  M.  Daumet.  C'est  bien  une  garniture  princière,  mais  je  blâme 
les  proportions  ramassées  de  l'horloge.  —  On  trouvera  plus  loin  le  dessin 
d'un  des  candélabres;  l'ivoire  est  d'une  facture  agréable,  mais,  comme  il 
advient  souvent  de  cette  matière,  le  modelé  a  pris  des  sécheresses  que 
n'avait  certes  pas  le  plâtre  de  Lafrance.  Les  bras  de  bougies  fondus  en 
argent  sont  un  peu  lourds  d'aspect.  —  Déjà,  en  1867,  M.  Froment- 
Meurice  avait  e.xposé  une  délicieuse  buire  de  cristal  de  roche,  tout 
incrustée  d'or  et  d'émail;  il  a,  cette  fois,  sur  le  même  thème,  varié  ses 
eflets.  La  gravure  exprime  mieux  que  je  ne  saurais  le  faire  la  forme  et 
l'ornementation  de  ce  vase,  qu'a  acheté  le  roi  d'Espagne.  Quant  au  colfret, 
nous  le  gravons  aussi,  et  c'est  une  gracieuse  chose  en  sa  simplicité.  Les 
entrelacs  d'argent  émaillé,  inscrits  dans  des  cadres  de  vermeil,  se  marient 
d'une  façon  harmonieuse  avec  les  gemmes  transparentes  et  rendent  des 
etlels  de  couleur  que  notre  dessin  blanc  et  noir  est  inhabile  à  exprimer. 


L'ORFÈVRERIE    ET    LA    BIJOUTERIE.  329 

Enfin,  entre  cent  bijoux  qu'il  faudrait  tous  dessiner  ou  décrire  :  — 

des  pendants  de  col  du  seizième,  aux  pierres  gravées,  une  coupe  d'agate, 

une  autre  de  girasol,  une  huître   perlière  ingénieusement  montée,  des 

boules  ajourées  pour  la  coiffure,  —  ne  citons  plus  que  l'anneau  pastoral 


CANDELABR 


ARGENT  ET   EN  I^'OIRE,   MODELt  PAR  M.  LAFRANCE, 

(Exécuté  par  M,   E.   Fromcnl-Meurice  pour  Mf  le  duc  d'Aumalc.) 


qu'offrit  à  Pie  IX,  l'an  dernier,  le  diocèse  de  Genève.  C'est  une  large 
bague  qui  porte  en  son  chaton  le  profil  de  saint  Pierre,  émail  bien  réussi 
d'Alfred  Meyer.  L'Écu  des  Mastaï,  la  tiare  et  les  clefs  de  l'Église  four- 
nissent les  motifs  très  simples,  mais  très  décoratifs  de  ce  bijoux  qui  est  des 
mieux  compris.  Nous  en  donnons  une  reproduction. 


Nous  avons,  dans  les  premières  pages  de  notre  revue,  cité  le  nom 
d'Odiot   le  père,  nous  aurions   pu  remonter  au  delà  de  deux  ou  trois 


&ACVB     DE      riE 


33o  L'ART  MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

générations  pour  retrouver  le  premier  orfèvre  du  nom.  C'est  toute  une 
généalogie,  et  Théritage  intact  en  est  encore  dans  les  mains  d'un  Odiot  que 
tout  Paris  connaît,  et  qui  serait  l'argentier  du  roi,  s'il  y  avait  encore  des 
rois  et  des  argentiers.  —  C'est  une  noblesse  qu'une  telle  tradition  dans  une 
famille.  Le  large  espace  occupé  par  les  surtouts  d'argent  de  la  maison 
Odiot  prouve  que  le  luxe  de  la  table  n'est  pas  tout  à  fait  perdu  en  France, 
et  qu'à  l'exemple  de  la  haute  société  anglaise,  quelques  familles  y  ont 
gardé  le  goût  de  cette  coûteuse,  mais  solide  vaisselle 
plate.  Nous  ne  nous  arrêterons  pas  chez  M.  Odiot  sans 
risquer  un  timide  avertissement,  qu'il  acceptera,  croyons- 
nous,  avec  sa  bonne  grâce  habituelle  ;  nous  n'avons  pas 
qualité  cependant  pour  jouer  ce  rôle  d"ami  sévère,  mais 
nous  savons  qu'il  en  est  des  plus  solides  maisons  comme 
de  certains  artistes,  qui  s'endorment  sur  des  succès  ré- 
(M.  Froment -Kejrice.)  pétés  et  pour  qui  uu  tel  somuieil  peut  devenir  un  danger. 
11  serait  temps,  dans  cette  vieille  fabrique,  d'infuser  un 
sang  jeune;  quelque  habile  que  soit  le  ciseletde  Diomède,  quelque  facilité 
qu'aient  à  modeler  ou  à  dessiner  Gilbert  et  Récipion,  il  faut  que  par  un 
vigoureux  etïort  quelqu'un  donne  un  élan  nouveau. 

Le  surtout  de  Flore  et  Zéphire,  dont  nous  reproduisons  un  des  can- 
délabres, n"a  pas  la  fraîcheur  d'une  œuvre  née  d'hier,  et  nous  lui  préfé- 
rons la  jolie  garniture  de  bureau  bien  franchement  copiée  d'après  Meis- 
sonier  et  à  laquelle  nous  empruntons  le  cadre  de  notre  première  page  ;  — 
de  même,  entre  tous  les  prix  de  courses  qu'a  exécutés  AL  Odiot  pour  le 
Jockey-Club,  nous  mettons  en  première  ligne  celui  de  Gladiateur,  qu'on 
croirait  dessiné  par  Cauvet  lui-même. 

J'aime  en  ce  genre  sérieux  et  un  peu  solennel  la  fabrication  de 
M.  Aucoc,  qui,  lui  aussi,  peut  prétendre  à  fournir  à  l'aristocratique  clien- 
tèle, parce  que  son  orfèvrerie  garde  les  formes  traditionnelles  et  n'a  rien 
des  modernes  fantaisies.  Je  voudrais  avoir  la  place  de  louer  après  lui 
M.  Fray,  qui  expose  deux  services  à  thé  d'un  bon  style,  MM.  Mérite, 
Cosson-Corby,  Turquet,  ^'eyrat  et  Mégemont,  Mégemont  surtout,  qui 
nous  a  charmé  par  le  bon  goût  de  ses  modèles  et  la  parfaite  exécution  de 
sa  vaisselle  plate.  —  Force  nous  est  d'abréger. 

L'usage  a  établi  certaines  classifications  gênantes  entre  les  orfèvres 
et  les  bijoutiers,  et,  à  part  de  ceux-ci,  a  mis  encore  les  joailliers.  Où  ran- 
gerons-nous alors  ceux  qui,  comme  Duron  et  Philippe,  composent  et 
fabriquent  ces  pièces  d'art,  charmants  objets  de  vitrine,  qui  n'ont  pas 


^f  Prix    "^J,       ^'^ 


VASE     ES      ARÛENl        MODELÉ     !•  A  R     M.      K  É  C I P I  0  S     POIJK     LE     JÔCKEY-CL 

(Exposé  par  M.  OJiot.) 


333 


L'ART    MODERNE   A    L'EXPOSITION. 


remploi  déterminé  des  services  à  thé,  des  plats  et  des  couverts  d'argent, 
et  qui  cependant  ne  font  pas  partie  de  la  parure?  Nous  commencerons  par 
eux.   J'ai    nommé    Philippe,  celui-là  est   un   chercheur,   un  travailleur 


r'tABnr,      DU      SURTOUT      DE      FLOUE      ET     ZtPHlRE,      MODELE      PAR      M.      CILB 

(Exposé  par  M.  Odiol.) 


patient,  que  rien  ne  rebute,  qui  est  bien  vraiment  le  père  de  ses  œuvres 
et  qui  a  gagné  pied  à  pied  le  rang  qu'il  occupe.  Ses  ouvrages  sont  estimés, 
ils  révèlent  une  étude  constante  et  gardent  une  indéniable  personnalité; 
ils  ne  dépassent  pas  cependant  une  certaine  limite,  parce  que  l'orfèvre 


L'ORFÈVRERIE    ET    LA    BLIOUTERIE.  333 

n'ose  pas  s'élever  seul,  parce  que  jamais  personne  n'est  venu  lui  donner 
la  main,  lui  inspirer  courage  et  lui  dire  d'oser.  On  verra  pourtant  chez 
lui,  entre  autres  jolies  choses,  un  surtout  indien  d'une  forme  très  neuve, 
des  pièces  d'argenterie  d-^stinées  au  château  d'Anet,  des  cristaux  de  roche 


IGUIÈRE     E:i     CRISTAL      DE     ROCHE,      AVEC     MONTURE      EN      OR     1 

(Reproduction  de  la  coupe  du  Louvre,  par  MM.  Duron.) 


habilement  montés  et  toute  une  suite  d'objets  et  de  bijoux  égyptiens  dont 
la  savante  restauration  accommode  les  antiques  formes  et  les  attributs 
hiératiques  aux  exigences  actuelles  de  la  parure  des  femmes. 

Les  fils  Duron  nous  font  pieusement  revoir  les  ouvrages  de  leur  père. 
C'est  nous  rappeler  un  confrère  aimé,  dont  les  amateurs  estimaient  les 
œuvres;  il  y  avait  quelque  hardiesse  chez  ces  jeunes  gens  à  montrer  leurs 
essais  à  côté  des  ouvrages  paternels,  lesquels  eux-mêmes  étaient  inspirés 
des  pures  merveilles  de  nos  collections. 


334  L'ART  MODERNE  A   L-EXPOSITION. 

C'est  ainsi  qu'nu-dessous  du  grand  vase  en  lapis,  acheté  par  le  baron 
Seiliière,  de  la  copie,  en  or  émaillé,  du  plat  et  de  la  buire  dY-tain  de  Briot, 


% 


>E      "JE      SlVLE      RENAISSANCE      EN      CRISTAL      DE      ROCHE,     OR,      ARGENT       ET      EMAUX, 

(Composé  et  exécute  par  M.  Hubert.) 


et  de  la  coupe  en  cristal  gravé,  reproduite  ici,  dont  la  monture  est  imitée 
de  celle  du  Louvre,  ils  ont  mis  une  jolie  coquille  d'agate,  gracieusement 


L'ORFÈVRERIE    ET    LA    BIJOUTERIE. 


335 


supportée  par  deux   sirènes  d'or    repoussé   et  émaillé,   qu'ils  viennent 
d'achever.  Nous  leur  adressons  nos  sincères  félicitations.  Ceux-là  encore 


tmiim:sss)mw\ 


lE      EN      ACIER      CIsELL      ET       DAMAS  «.U  INI 

(Exposée  pAr  M.  Bouclieron.) 


sont  fils  d'un  artiste,  et  déjà,  par  les  noms  qui  précèdent,  on  voit  que  le 
métier  d'orfèvre  se  transmet  dignement  dans  les  familles  parisiennes. 


336  L'ART    MODERNE   A    L'EXPOSITION. 

.M.  Hubert  fut  pendant  de  longues  années  un  collaborateur  dévoué 
de  Froment-Meurice.  Il  conduisit  dans  l'atelier  Texécution  des  ouvrages 
les  plus  importants  et  les  plus  précieux.  Libre  aujourd'hui  et  travaillant 
sous  sa  seule  inspiration,  il  a  conçu  et  exécuté  un  vase  de  cristal  qui, 
par  la  ditîiculté  vaincue,  peut  être  comparé  à  celui  de  son  ancien  patron, 
reproduit  plus  haut.  —  C'est  une  urne  élégante,  du 
style  italien  de  la  Renaissance,  ornée  de  deux  larges 
anses  et  enceinte  d'un  bandeau  qui  porte  deux  mé- 
daillons et  où  s'attachent  les  anses  par  deux  mas- 
ques de  satyres.  La  panse  et  le  pied  sont  de  cristal, 
et  les  ornements  qui  y  sont  incrustés  sont  d'émail 
translucide.  Ce  morceau  est  joli,  il  serait  mieux  si 
l'épaisseur  nue  et  exagérée  des  anses  était  habillée 
de  ciselure  ou  d'émail,  et  si  les  médaillons  d'argent, 
aux  fortes  saillies,  étaient  remplacés  par  des  camées  d'une  ma- 
tière transparente. 

11  nous  faut  abréger,  la  place  "nous  est  comptée,  et  nous 
n'avons  rien  dit  encore  des  bijoux.  Le  nombre,  d'ailleurs,  en  est 
peu  considérable,  et  les  bijoutiers  paraissent  abandonner  ce  tra- 
vail charmant  pour  la  joaillerie  aux  grosses  pierres.  Cependant 
nous  remarquons  chez  Vaubourzeix  un  joli  pendant  imité  de 
Stéphanus,  chez  Fontenay  de  délicieux  bijoux  filigranes  et  des 
émaux  très  fins  aux  fonds  rutilants,  chez  Mollard  des  plaques  à 
la  façon  limousine,  signées  de  Grandhomme,  et  chez  Sandoz, 
avec  une  jolie  pendule  émaillée  par  Meyer,  des  fantaisies  ingé- 
nieuses. Il  y  a  là  un  double  sujet  que  je  me  réserve  de  traiter 
un  jour,  si  la  Galette  m'ouvre  encore  ses  pages.  Je  voudrais  dire 
de  la  ciselure  et  de  l'émail  tout  ce  que  j'en  pense,  et  c'est  aussi 
la  raison  du  silence  que  j'ai  gardé  sur  les  Popelin,  les  Courcy, 
les  Meyer,  les  Grandhomme  et  autres,  et  sur  des  ciseleurs  tels 
qu'Honoré,  Diomède,  Giraudon,  Brateau  et  Michaud,  qui  pou- 
vaient s'attendre  à  être  expliqués  ou  discutés,  et  dont  les  deux  derniers 
n'ont  pas  seulement  collaboré  aux  plus  précieux  ouvrages,  mais  ont 
exposé  en  leurs  noms. 

Fcrai-je  l'éloge  de  Boucheron?  Il  semble  être  aujourd'hui  en  faveur, 
comme  l'ont  été  en  leur  temps  les  Froment-Meurice,  les  Janisset  et  les 
Baugrand;son  succès  vaut  toutes  les  explications,  c'est  une  consécration 


FLEUR 
DE    NAHCIS5E 

(M.  Massiii.) 


L'ORFÈVRERIE    ET    LA    BIJOUTERIE. 


337 


publique.  11  occupe  dans  la  salle  des  bijoux  la  place  d'entrée,  la  plus  large 
et  la  plus  magnifique;  sa  vitrine  est  un  éblouissement  pour  les  yeux,  mais 


EPINGLE      DE      COIFFURE      EN      BRILLANTS     ET     PERLE. 

(Exposée  par  M.  Massin.) 

ce  n'est  pas  de  ses  merveilleux  saphirs,  comparables  à  ceux  de  Bapst  et 
de  Rouvenat,  ni  de  son  grand  diamant,  ni  de  son  saphir  jaune,  que  j'ai  à 


ORNEMENT      DE     COL     A      MASQUE     DE     HIBOU. 

(Exposé  par  M.  Massin.) 


parler  :  ces  trésors  échappent  à  la  critique  de  la  Galette,  qui  prise  plus 
un  anneau  d'or  ciselé  que  les  deux  perles  de  i5o,ooo  francs  vendues  par 
Bapst  au  baron  Alphonse  de  Rothschild,  ou  que  les  diamants  rachetés 


338  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

par  le  comte  Branicki  à  la  vente  de  la  reine  Isabelle.  Boucheron  a  d'autres 
mérites  :  il  est  le  bijoutier  de  son  temps,  il  a  su  comprendre  le  goût  de  son 
époque,  qu'il  Fait  créé  ou  qu'il  Tait  suivi,  peu  importe.  J'aime  entre  ses 
bijoux  un  gracieux  pendant  de  col  Renaissance,  aux  formes  ventrues,  qui, 
dans  des  entrelacs  d'une  ciselure  grasse  et  souple,  porte  un  saphir  en  son 
milieu;  un  médaillon  de  cristal  incrusté,  d'un  adorable  travail;  une  croix 
byzantine  aux  svmboles  des  quatre  évangélistes,  sans  doute  destinée  à 


(Exposé  prr  M.   Fouquet.) 


quelque  évêque,  et  des  bijoux  d'acier  damasquiné  et  ciselé  dont  la  déli- 
cate ornementation  fait  honneur  à  M.  Tissot.  Nous  applaudirons  à  chaque 
essai  d'appropriation  au  bijou  de  cet  art  du  fer  et  de  l'acier,  qu'exploite 
exclusivement  Tarquebuserie;  ses  finesses  s'accommodent  cependant  des 
plus  précieux  et  des  plus  mignons  objets,  et  la  jolie  montre  que  voici  est 
un  des  plus  excellents  exemples  du  bon  emploi  qu'on  en  peut  faire. 

Nous  avons  déjà  vanté  les  émaux  à  jour  dont  M.  Boucheron  a  le 
monopole,  et  dont  peu  d'objets  anciens  nous  ont  gardé  le  type.  Nous  en 
retrouvons  des  échantillons  dans  un  grand  et  somptueux  service  à  bière, 
rapprochement  bien  osé,  ce  nous  semble,  entre  le  précieux  du  travail  et 
l'usage  quelque  peu  grossier  des  chopes  et  de  la  canette.  Je  n'insiste  pas 
sur  de  malheureux  essais  de  style  japonais  et  chinois,  dont  la  minutieuse 


L'ORFÈVRERIE    ET   LA    BIJOUTERIE.  330 

recherche  touche  au  jouet  et  à  Tarticle  viennois  plus  qu  à  l'orfèvrerie.  II 
eût  fallu  d'abord  mieux  étudier  les  principes  décoratifs  des  Japonais 
comme  Font  fait  Christofle  et  Tifiany,  ou  suivre  dans  leurs  ornementations 
compliquées  les  Indiens  et  les  Persans.  Mais,  en  regard  de  ces  objets  mal 
conçus  et  manques,  il  convient  de  louer  le 
joli  etfet  d'un  service  oriental  aux  champs 
nus,  coupés  de  motifs  ajourés,  certain  vase 
d'or  aux  anses  décorées  d'émaux  à  jour,  un 
bougeoir  d'or  et  de  cristal,  un  miroir  et  cer- 
taine jardinière  dont  les  panneaux  d'émail, 
couchés  sur  paillons,  empruntent  aux  bos- 
suages  des  ornements  un  effet  imprévu. 

M.  Fontenay  a  mis  bien  tard  en  sa  vi- 
trine le  joli  brûle-parfums  d'or  ciselé,  décoré 
de  filigrane  et  d'émail  qu'il  promettait  à 
l'admiration  des  connaisseurs.  Cette  pièce 
emprunte  au  seul  art  du  bijoutier  tous  ses 
détails  d'ornementation,  et  la  plus  sévère  cri- 
tique n'y  trouve  à  reprendre  que  l'emploi 
trop  répété  des  motifs  de  support.  C'est  une 
.  des  curiosités  de  la  classe  XXXIX.  Quand 
nous  aurons  cité  une  élégante  statuette  exé- 
cutée par  MM.  Rouvenat  et  Lourdel,  et  dont 
le  modèle,  dû  à  Carrier-Belleuse,  représente 
une  charmeuse  indienne,  nous  croirons  en 
avoir  fini  avec  l'orfèvrerie  et  les  bijoux. 

Nous  allons  essayer  de  dire  ce  qu'est 
la  joaillerie,  et  peut-être  vaudrait-il  mieux,  pour  l'expliquer,  renvoyer 
l'amateur  aux  vitrines  des  Bapst,  ces  doyens  de  leur  industrie,  à  l'égal 
de  ce  que  sont  les  Odiot  chez  les  orfèvres,  aux  vitrines  des  Mellerio,  des 
Vever,  des  Caillot,  des  Marret,  des  Lemoine,  des  Soufflot,  des  Dumoret, 
des  Robin  et  à  la  taillerie  de  diamants  de  Roulina. 

La  joaillerie  n'a  jamais  été  bien  définie,  c'est  un  art  qui  n'a  pas  d'his- 
toire. Participant  des  caprices  de  la  mode,  elle  varie  de  forme  tous  les 
dix  ans,  et  l'un  des  seuls  types  anciens  qu'en  aient  gardés  nos  musées,  la 
couronne  du  sacre  de  Louis  XV  qui  est  dans  la  galerie  d'Apollon, 
n'a  échappé  à  la  destruction  que  parce  que  ses  chatons  sont  garnis  de 
pierres  fausses 


CHATELAINE      EN      OR      ET     EMAUX. 

(Exposée  par  M.   Fouquet.) 


340  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION 

En  tout  temps  d'ailleurs,  les  joailliers  n'ont  eu  à  faire  valoir  que  la 
beauté  des  pierres  et  l'éclat  des  diamants;  leurs  montures  ne  visaient  pas 
à  mieux;  et  si  l'habileté  du  sertisseur  était  quelquefois  prodigieuse,  le  des- 
sinateur ne  s'ingéniait  pas  à  varier  ses  motifs;  longtemps  les  étoiles,  les 
croissants,  les  chatons  emmaillés  et  suspendus,  et  les  fleurs  les  plus  banales 
ont  suffi  à  satisfaire  la  coquetterie  des  femmes;  et  si  quelques-uns  ont, 
dans  la  recherche  d"une  expression  plus  artistique  et  plus  spirituelle, 
devancé  Massin,  personne  autant  que  lui  n'a  atteint  à  la  perfection  des 
joyaux.  Si  cet  art  est  entré  enfin  dans  une  voie  plus  typique  et  plus  inté- 
ressante, c'est  lui  sans  conteste  qui  l'y  a  fait  entrer. 

Comme  ouvrier,  Massin  a  fait  cette  année  mieux  que  les  Viennois, 
mieux  que  les  Russes,  ces  joailliers  réputés;  comme  inventeur,  il  a  créé 
une  école  nouvelle.  Il  ne  s'est  pas  borné  à  copier  la  fleur  vivante  avec 
l'esprit  et  la  fidélité  de  la  meilleure  fleuriste,  mais,  prêtant  aux  pétales  et 
aux  feuilles  tout  l'éclat  du  diamant,  il  a  inventé  des  fleurs  nouvelles  ;  il 
a  mêlé  aux  pierres  des  filigranes  d'argent,  qui  gardent  à  la  plante  une 
légèreté  de  tissu,  une  transparence  de  peau  indéfinissable,  et  permettent 
de  réaliser  de  sensibles  économies  dans  l'achat  de  ces  coûteuses  fantai- 
sies. Le  narcisse  reproduit  ici  en  est  une  démonstration,  et  toutes  les 
fleurs  se  pourraient  interpréter  de  la  sorte,  exprimant,  comme  le  sélam 
des  Orientaux,  un  langage  auquel  leur  prix  donnerait  une  signification 
et  une  éloquence  irrésistibles. 

Massin  a  tissé  des  dentelles  de  diamants,  dont  le  canevas  est  souple 
et  léger  comme  une  trame  de  fil;  dès  lors  redeviennent  possibles  les 
somptuosités  de  vêtements  des  reines  des  xv"  et  xvi'  siècles,  sans  que 
les  perles  et  les  bijoux  fassent  à  la  beauté  des  femmes  une  pesante 
armure.  Il  a,  comme  Rouvenat,  imité  de  la  Renaissance  les  guipures  et 
le  point  coupé,  mais  par  d'autres  procédés,  en  sorte  que  leurs  ouvrages, 
nés  d'une  pensée  commune,  sont  arrivés  à  des  résultats  très  différents. 
Parmi  ses  fantaisies  d'un  autre  ordre,  nous  reproduisons  une  épingle 
de  coiffure  serpent  en  diamants  et  perle,  et  une  attache  de  collier,  où 
le  masque  fantastique  d'un  hibou,  capricieusement  composé  de  cercles  de 
brillants,  produit,  avec  les  yeux  en  pierres  de  lune,  un  magnétique  effet. 

Outre  les  richesses  en  diamants  de  grande  taille  et  les  pierres  histo- 
riques, on  peut  voir  dans  sa  vitrine  une  large  ceinture  d'or  et  de  bril- 
lants à  l'élégant  dessin  dont  l'exécution  est  un  chef-d'œuvre  d'atelier, 
et  qui,  par  son  ordonnance  et  sa  valeur  considérable,  pourrait,  avec  le 


L'ORFÈVRERIE    ET    LA    BIJOUTERIE. 


341 


sabre  en  diamants  de  Fontenay,  convenir  à  quelque  sultan  ou  à  quelque 
rajah  de  Tlnde. 

Immédiatement  après  Massin,  il  faut  nommer  parmi  nos  joailliers 
MM.  Boucheron,  Vever,  Fouquet,  Rouvenat  et  Téterger. 


CHATELAINE      EN      DIAMANTS      ET     OR     A%EC      MONTRE      EMAILLEE 

(Exposée  par  M.  Têlerger.) 


De  Boucheron  nous  avons  tout  dit,  et  chez  \'ever  il  faut  constater 
surtout  le  goût  très  pur  et  la  sobre  et  tranquille  harmonie  des  formes. 
Fouquet  est  un  dessinateur  élégant  et  fin,  qui  ne  manie  pas  encore  le  dia- 
mant avec  Taudace  et  le  bonheur  de  son  maître,  mais  qui  le  plie  à  son 
dessin  et  rinscrit  adroitement  dans  la  silhouette  un  peu  sèche  de  ses  orne- 


3^3  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

ments.ll  y  a  des  inventions  très  osées,  et  si  j'admire  parmi  des  bijoux  pleins 
de  goût  et  de  fantaisie  le  noble  et  gracieux  diadème  que  voici,  j'éprouve 
quelque  embarras  à  m'expliquer  la  collerette  Médicis  et  le  collier  égyptien, 
qui  sont  les  pièces  capitales  de  cette  vitrine.  Je  ne  me  rends  pas  un  compte 


BRACELET      EN      JOAILLERIE     AVEC     MASQ_UES. 

(Exposé  par  M.  Téterger.) 


bien  exact  de  l'effet  que  produiront,  sur  des  épaules  nues,  ces  sphinx  ac- 
croupis, dont  les  ailes  diamantées  se  dressent  raides  et  menaçantes.  C'est 
original,  mais  sera-ce  joli?  L'exécution  en  est  parfaite,  comme  celle  des 
bijoux  d'or  et,  entre  ceux-ci,  nous  avons  choisi,  pour  la  graver,  la  belle 


«OEUD      DE      BRILLANTS, 


(Exposé    par    M.     Téterger.) 


châtelaine  Renaissance  si  bien  ciselée  où  s'encadre  le  portrait  émaillé  de 
Bianca  Capello. 

MM.  Rouvenat  et  Lourdel,  dont  les  succès  aux  précédentes  E.\po- 
sitions   sont  connus,  tiennent   une  place  distinguée  parmi  les  meilleurs 


L'ORFÈVRERIE    ET    LA   BIJOUTERIE.  3^3 

fabricants,  et  nous  regrettons  de  n'avoir  pu  recevoir  à  temps  les  photo- 
graphies nécessaires  pour  faire  des  dessins.  M.  Téterger  enfin  est  un  habile 
entre  les  habiles  pour  l'exécution  de  ce  bijou  de  mode  éternelle  qu'on  nomme 
une  bague  ;  nul  mieux  que  lui  ne  s'entend  à  concevoir  ce  bijou  des  fian- 
çailles, à  en  varier  la  forme,  à  choisir  avec  un  soin  jaloux  la  perle,  le  rubis, 
le  saphir  ou  l'émeraude,  à  Tenchàsser  dans  des  griffes  invisibles,  à  l'en- 
tourer de  diamants,  à  décorer  l'anneau  de  gracieuses  arabesques.  Mais 
là  ne  se  borne  pas  son  goût  ;  il  apporte  la  même  étude  patiente  à  tout  ce 
qu'il  touche,  et  si  entre  ses  parures,  ses  bracelets,  sa  garniture  de  livre  et 
ses  pendants  de  col  nous  avons  choisi  la  châtelaine  et  la  montre,  c'est 
parce  que  son  habileté  de  joaillier  s'allie  bien  avec  la  sculpture  précieuse 
de  Brateau,  que  l'or  y  alterne  joliment  avec  la  pierre,  et  que,  si  les  sphinx 
de  l'attache  y  étaient  corrigés,  ce  serait  presque  un  bijou  parfait.  Nous 
joignons  à  cette  châtelaine  un  bracelet  en  joaillerie  et  un  nœud  de  brillants 
d'une  remarquable  exécution. 

Avant  d'aborder  l'étude  des  bronzes,  cette  orfèvrerie  meublante  où  le 
métal  n'a  plus  de  précieux  que  ce  que  l'art  lui  donne,  résumons-nous 
rapidement. 

Bijoux,  joyaux,  orfèvreries  sont  en  progrès  et  dénotent  dans  l'indus- 
trie française  le  goût  le  plus  raffiné,  l'entente  du  métier  la  plus  complète, 
la  possession  des  éléments  les  plus  multiples,  mais  aussi  la  plus  grande 
diffusion  d'idées.  En  somme,  l'Exposition  actuelle  est  un  succès,  et  l'un 
des  plus  grands  qu'ait  eus  notre  fabrication  parisienne. 

On  fait  bien,  mais  on  ferait  mieux  si  demain  surgissait  un  homme, 
un  artiste  capable  d'enrégimenter  ces  ciseleurs,  ces  émailleurs,  ces  ouvriers 
si  différents,  de  les  jeter  dans  une  voie  unique,  de  leur  donner  un  style, 
de  leur  imposer  un  thème.  Alors  notre  art  grandirait  d'un  coup;  ce  ne 
serait  pas  seulement  un  public  futile  et  curieux  qui  nous  viendrait,  mais 
de  vrais  et  de  savants  amateurs.  Cet  artiste  n'est  pas  né,  et  les  curieux 
oublient  près  de  leurs  bibelots  anciens  qu'il  y  a  encore  des  orfèvres  en 
France. 


L.    FALIZE    fils. 


POST-SCRIPTUM. 


ONDRE  dans  une  unité  harmonieuse  les  en- 
seignements que  donne  Tétude  du  passe  avec 
les  libres  essais  d'une  imagination  nouvelle, 
telle  est  la  tendance  dont  notre  collaborateur, 
M.  Falize,  vient  de  se  faire  l'avocat  très  au- 
torisé; tel  est  le  but  que  doit  poursuivre  par- 
tout l'art  décoratif.  Il  sera  sans  doute  impos- 
sible maintenant  de  créer  de  toutes  pièces  un 
style  neuf  et  individuel  ;  il  est  permis  d'es- 
sayer de  rajeunir  les  styles  des  époques  de 
naïveté  et  d'invention,  en  les  appropriant  à 
nos  usages,  à  nos  goûts  et  à  nos  besoins.  La 
voie  salutaire  est  dans  ce  sens;  elle  n'est  ni  dans  l'imitation  servile  ni  dans 
les  fantaisies  affranchies  de  tout  guide.  Les  nations  de  souche  européenne 
ont  une  tendance  évidente  à  perdre  le  sentiment  du  décor  ;  elles  n'en  gar- 
deront quelque  chose,  au  milieu  de  l'universel  nivellement  scientifique, 
qu'en  se   maintenant  en  contact  permanent  avec  les  œuvres  types  des 
belles  époques  ou  en  s'imprégnant  des  exemples  que  nous  fournit  encore 
un  peuple  qui  a  conservé  intact  le  génie  du  décor,  le  Japon.  Ces  quelques 
mots,  qui  résument  le  problème  le  plus  grave  de  l'industrie  moderne,  pro- 
blème qui  préoccupe  tous  les  esprits,  nous  sont  inspirés  par  les  réflexions 
pleines  de  tact  et  de  modération  que  nos  lecteurs  ont  pu  suivre  dans  les 
pages  précédentes.  Nous  nous  associons  sans  réserve  aux  jugements  que 
M.  Falize  avait  pleine  compétence  pour  émettre  dans  un  art  qui  est  sien 
et  où  il  a  conquis  l'un  des  premiers  rangs.  Nous  regrettons  seulement 
qu'un  sentiment  de  modestie,  peut-être  exagéré,  l'ait  empêché  de  parler 
de  lui-même  et  de  ses  efforts.  Un  compte  rendu  de  l'orfèvrerie  à  l'Expo- 
sition universelle,  qui  garderait  le  silence  sur  l'un  de  ceux  qui  ont  le  plus 
fait  pour  cet  art,  serait  notoirement  incomplet. 

C'est  une  lacune  qu'il  est  de  notre  devoir  de  combler.  M.  Falize  ne 
nous  en  voudra  pas  de  dire  ce  que  pensent  tous  ses  confrères. 


L'ORFÈVRERIE    ET    LA    BLTOUTERIE. 


345 


Cette  noble  ambition  de  rapprocher  le  plus  possible  le  métier  de  l'art 
et  de  confondre  Fouvrier  avec  l'artiste,  que  M.  Falize  signalait  si  juste- 


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MARGUERITE     DE     FOIX      ET     ANNE      DE     BRETAGNE. 
IS-RELIEP      ES     ARGENT     CISELÉ      ET     OH     REPOOSSÉ,      MODELE     PAR     M.      CHÉDE 

(Exposé  par  M.  L.  Falize  fils  ) 


ment  comme  étant  réalisée  chez  les  frères  Fannière,  nous  la  trouvons 
chez  lui   jeune,  ardente,  convaincue.   Ce  qu'il  demande  aux  autres,   il 


346  LWRT    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

Texige  d'abord  de  lui-même.  Sa  façon  de  s'exprimer  sur  le  travail  d'au- 
trui  nous  fait  voir  ce  qu'il  poursuit.  Ayant  toujours  présent  ce  qui  peut 
lui  manquer,  il  travaille,  étudie  et  cherche  sans  cesse,  profitant  avec  bonne 
foi  de  ses  propres  erreurs.  En  cela  il  continue  dignement  l'œuvre  com- 
mencée par  son  père.  L'orfèvrerie  reste  une  de  nos  gloires  incontestables  ; 
mais  quelques  symptômes  nous  indiquent  qu'elle  pourrait  un  jour  déchoir. 
Nous  n'avons  rien  à  craindre  si  nos  orfèvres  et  nos  bijoutiers,  plus  sou- 
vent marchands  qu'artistes,  se  mettent  à  suivre  l'exemple  donné  par  les 
Christofle,  lesFroment-Meurice,  les  Falize. 

Que  font-ils,   en  effet,  ceux-ci?  Ils  intéres- 
sent à  leur  œuvre  des  individualités  d'une  vraie 
valeur,  ils  les  attachent  à  un  programme,  à  une 
idée,  qu'ils  se  réservent  de  défendre  et  de  con- 
duire. Ils  utilsent  le  concours  du  statuaire,  du 
peintre  ou  du  dessinateur  dans  son  expression  la 
plus  haute,  mais  ils  n'abdiquent  pas  devant  lui  ; 
ils  restent  maîtres  orfèvres  ou  maîtres  bijoutiers. 
Que  fait  M.  Falize?  Il  s'adjoint  des  collabora- 
teurs comme  Millet,  Delaplanche,  Frèmiet,  Car- 
rier-Belleuse,  Claudius  Popelin  et  Joindy;  mais 
cette  collaboration  si  précieuse,  si  artistique,  il 
la  limite  et  la  dirige  constamment.  Voilà  le  rôle 
vraiment  digne  ;  à  moins,  ceci  vaudrait  encore 
mieux,  que  comme  au  bon  •\'ieux  temps  on  ne 
soit  ensemble  l'artiste  et  le  fabricant. 
L'exposition  de  M.  Falize  est  très  remarquable;  elle  témoigne  d'un 
généreux  effort.  Si  nous  avions   plus  d'espace,  nous  prendrions  un  vif 
plaisir  à  l'étudier  en  détail.  Nous  ne  pouvons  que  passer  en  revue  les 
principales  pièces. 

La  plus  importante  comme  valeur  et  comme  travail  est  l'horloge 
d'Uranie,  dans  le  style  du  xvi'  siècle.  En  voici  la  description.  Le  socle  de 
lapis-lazuli,  orné  de  gaudrons  et  de  feuillages  d'or  émaillé,  porte  sur  ses 
faces  quatre  cadres,  où  sont  inscrits  des  repoussés  d'or  fin  représentant 
les  Quatre  Saisons.  Deux  cartouches  contiennent  les  guichets  des  heures 
et  des  remontoirs.  Six  Sphinx  en  or,  revêtus  d'émaux  translucides,  sou- 
tiennent des  écussons  où  sont  inscrits  les  signes  des  planètes  ;  au  bas  sont 
gravés  les  noms  des  astronomes  grecs.  Thaïes,  Anaximandre,  Callique  et 
Hipparque.  Au-dessus  du  socle  s'élève  un  groupe  en  ivoire  représentant 


HORLOC  E     EN 
STYLE      DU      XIll 


w'  O  I  R  E 
SIÈCLE. 


(Exposée  par  M.  Falize  fils.) 


L'ORFÈVRERIE  ET  LA  BIJOUTERIE.  847 

Uranie  et  deux  enfants  soutenant  en  lair  une  sphère  de  cristal  de  roche 
creuse,  dans  laquelle  évoluent  les  figurines  en  or  de  Diane,  de  Mars,  de 
Mercure,  de  Jupiter,  de  Vénus,  de  Saturne  et  d'Apollon,  les  dieux  des 
jours,  tandis  qu  les  dieux  à  qui  sont  consacrés  les  mois  alternent  avec  les 
signes  du  zodiaque,  et  enveloppent,  avec  les  armilles  d"or,  la  sphère  de 
cristal.  Les  figures  ont  été  modelées  par  Carrier-Belleuse.  Cette  pièce,  dont 
Texécution  est  de  tous  points  soignée,  nest  pas  toute  fois  celle  qui  nous 
séduit  le  plus  comme  réussite  absolue  de  lignes  et  de  composition.  L  ivoire 
associé  aux  métaux  est  d'un  emploi  très  périlleux 
et  d'un  aspect  facilement  lourd. 

Nous  préférons  la  série  si  intéressante  de  bas- 
reliefs  et  de  tableaux  votifs  exposés  par  M.  Fa- 
lize.  Ce  sont  quatre  panneaux  consacrés  à  des 
portraits  historiques,  sortes  de  sujets  commémo- 
ratifs  pour  les  descendants  et  de  souvenirs  à  mettre 
sur  l'autel  pieux  de  la  famille.  Ils  nous  intéres- 
sent non  seulement  par  leur  mérite  intrinsèque  qui 
s'affirme  dans  une  heureuse  variété,  mais  aussi 
par  la  nouveauté  du  thème  qui  peut  fournir  une 
veine  féconde. 

-Dans  celui  de  Gaston  IV  de  Béarn,  dont  la 
statuette  équestre  est  de  AL  Fiémiet,  l'or,  l'argent, 
le  bronze,  le  fer  damasquiné,  l'ivoire  et  l'émail  ont 
été  simultanément  employés  ;  ceux  de  Marguerite 
de  Foix  et  de  Marguerite  de  Navarre  sont  d'or 
fin  repoussé  et  d'argent  fondu  et  ciselé;  celui  de 
Gaston  de  Foix  est  en  émail  enchâssé  dans  un  cadre  d'argent.  Ce  der- 
nier est  dû  au  talent  de  M.  Claudius  Popelin.  Celui  que  nous  repro- 
duisons appartient  à  ce  style  charmant  et  délicat  de  dessin,  abondant  et 
gras  de  travail,  du  plus  heureux  moment  de  la  Renaissance  française,  vers 
la  fin  du  règne  de  Louis  XII,  alors  que  Michel  Colomb  se  met  au  tombeau 
du  duc  François  de  Bretagne.  Le  bas-relief,  en  or  repoussé,  représente 
Marguerite  de  Foix  instruisant  sa  fille,  la  future  reine  Anne  de  Bretagne  ; 
il  a  été  modelé  par  M.  Chédeville.  L'encadrement  est  en  argent.  Les  armes 
du  fond  sont  celles  de  Bretagne,  de  Foix  et  de  Béarn. 

Citons  encore  les  deux  pièces  dont  nous  donnons  un  dessin  :  une 
charmante  petite  horloge  d'ivoire,  montée  en  or  et  en  argent,  dans  le  style 
du  xni^  siècle,  et  le  beau  pendant  de   col   inspiré  des  jolies  compositions 


PENDANT     DE     COt. 

(Exposé  par  M.  Falize  fils.) 


348 


L-ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 


d'Adrien  Collaert.  Ce  bijou,  qui  a  figuré  Tannée  dernière  à  l'exposition 
d'Amsterdam  et  dont  nous  avons  dit  quelques  mots  dans  la  Chronique, 
est  l'un  des  mieux  réussis  que  nous  ayons  admirés  depuis  longtemps. 
Nous  devons  ajouter  enfin  à  ces  pièces  de  style  un  second  pendant  de 
col  en  or  ciselé,  qui  est  la  reproduction  exacte  d'un  dessin  de  Durer,  que 
la  Galette  a  publié  il  y  a  quelque  temps. 

Toutes  ces  œuvres  sont  marquées  au  coin  d'un  goût  élevé,  et  toutes 
elles  sont  empreintes  d'un  caractère  vraiment  artistique.  Elles  accusent 
en  même  temps,  et  nous  ne  saurions  nous  en  plaindre,  la  passion  de 
M.  Falize  pour  les  admirables  ressources  de  l'émail,  émail  cloisonné  à  la 
façon  des  Chinois,  émail  de  basse-taille  des  artistes  du  moyen  âge,  émail 
peint  des  Limousins. 


LES 


INDUSTRIES    D'ART    AU    CHAMP    DE    MARS 


II 


LES     BRONZES 


A  propos  de  la  très  remarquable 
exposition  des  bronzes  français  que 
nous  admirons  au  Champ  de  Mars, 
nous  nallons  certes  pas  remonter  à 
six  cents  ans  au  delà  de  notre  ère 
pour  raconter,  d'après  Pausanias, 
comment  BJiœcus,  de  Samos,  décou- 
vrit le  moyen  d'allier  le  cuivre  et  de 
le  couler  dans  un  moule,  non  plus 
que  les  perfectionnements  qu'apporta 
depuis,  dans  cet  art,  Lysippe,  l'au- 
teur présumé  du  Laocoon;  mais  on 
nous  permettra  de  rectifier,  au  profit 
de  l'industrie  française,  une  erreur 
trop  accréditée,  par  laquelle  on  prête 
au  roi  François  I"  l'introduction  chez 
nous  de  Fart  du  bronze. 

Nos  fondeurs  n'avaient  plus  à 
apprendre  de  l'étranger  les  procédés 
d'un  métier  très  perfectionné  déjà;  ils 
pratiquaient  dès  le  xn'  siècle  cet  art 
^  difficile,  qui  leur  était  venu  de  By- 
zance  par  les  ouvriers  grecs,  lesquels 

avaient  apporté  à  Cologne  et  de   là  à   Verdun,   à  Toul,   à    Reims    et    à 

Limoges  les  meilleurs  enseignements  de  l'ortèvre. 


35o  LWRT    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

Nous  renvoyons  à  M.  J.  Labarte  et  à  M.  Viollet-le-Duc  ceux  qui  sont 
curieux  de  s'instruire  en  ces  matières,  et  nous  leur  recommandons  de  lire 
le  très  intéressant  chapitre  du  lampicr,  où  le  maître  architecte  les  conduira 
dans  Tatelier  d'Alain  le  Grand  et  les  fera  assister  à  la  coulée  d'un  bronze 
à  cire  perdue  ' . 

En  chargeant  le  Primatice  d'aller  à  Rome  mouler  le  Laocoon,  la  Cléo- 
pâtre,  la  Vénus,  le  Commode,  la  Zingana  et  l'Apollon,  François  !"■  obéis- 
sait à  la  renaissance  du  goût  pour  les  chefs-d'œuvre  antiques,  et  c'était 
avec  juste  raison  qu'il  avait  décidé  de  les  couler  en  bronze,  estimant 
qu'aucun  moyen  mieux  que  celui-là  ne  lui  garantirait  l'exacte  et  fidèle 
reproduction  des  originaux.  Ce  n'était  donc  pas  de  cet  art  du  métal  qu'il 
se  montrait  curieux,  car  il  eût  alors  recherché  à  titre  égal  les  ouvrages 
de  Donatello,  de  Lorenzo  di  Pietro  ou  du  Verrochio;  il  se  fût  attaché  d'une 
façon  plus  sérieuse  Cellini,  qui  avait  coulé  sous  ses  yeux  la  Nymphe  de 
Fontainebleau  ;  ce  qu'il  voulait,  c'était  de  créer  en  France  cet  art  de  re- 
production qui  jouissait  déjà  d'une  grande  faveur  en  Italie  et  qui  est  à  la 
Statuaire  ce  qu'est  à  la  Peinture  l'art  du  graveur,  une  monnaie  courante 
des  œuvres  du  génie,  une  réédition  des  plus  beaux  ouvrages  des  maîtres. 
En  ce  faisant,  le  roi  était  le  précurseur  de  M.  Barbedienne,  ou  mieux 
celui-ci  est  devenu,  de  par  le  procédé  Collas,  le  successeur  et  l'héritier 
direct  du  plus  grand  des  Valois. 

Or  c'est  là  que  j'en  veux  venir,  et,  quelque  admiration  que  je  professe 
pour  les  œuvres  du  maître  bronzier  (  on  le  verra  bien  tout  à  l'heure), 
quelque  plaisir  que  j'aie  à  posséder,  réduites  aux  proportions  de  mon  logis 
ces  admirables  reproductions  de  la  sculpture  antique  et  moderne,  je 
n'admets  pas  que  cette  seule  branche  du  métier  ait,  avec  la  faveur  du 
gros  public,  confisqué  la  qualification  de  bronze  d'art.  Je  réclame  pour 
toutes  les  productions  de  la  fonte  ce  droit  au  goût  et  à  la  forme  comme 
au  moyen  âge,  comme  aux  xvn'  et  xvni"  siècles,  je  demande  pour  ce  qu'à 
tort  on  nomme  le  bronze  d'ameublement  une  part  aussi  large,  une  faveur 
aussi  marquée,  un  respect  non  moins  grand. 

Qu'on  jette  en  bronze  le  Moïse  et  Michel-Ange,  mais  que  Ghiberti 
moule  lui-  même  les  portes  du  baptistère  de  Florence,  qu'Andréa  Riccio 
fonde  le  candélabre  de  Padoue,  qu'à  l'exemple  des  Pisans  tout  un  monde 
d'artistes  se  donne  à  cet  art  charmant  des  portraits-médaillons,  que  Jean 
de  Bologne  lègue  à  ses  élèves,  Antonio  Susini  et  Pietro  Tacca,  le  secret 

I.  Dictionnaire  du  mobilier^  tome  I,  page  394. 


352  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

d'animer  le  métal,  que  Benvenuto  dompte  la  fièvre  pour  sauver  son 
Persée,  que  RegnaultDamet  fonde  et  cisèle  à  Paris  des  bustes  en  bronze  de 
grandeur  naturelle  (1546),  que  Dupré  précède  les  Keller,  qu'avec  ceux-ci 
s'ouvre  à  l'arsenal  la  grande  fonderie  royale  et  qu'en  même  temps  Lebrun 
dirige  aux  Gobelins  les  ouvrages  de  bronze  destinés  au  Louvre,  à  Ver- 
sailles, à  Marly  ;  que  les  Caffieri  enfin  fournissent  trois  générations  d'ar- 
tistes et  qu'avec  Pierre  Gouthière  nous  parvienne  cette  suprême  élégance 
des  bronzes  ciselés,  qui  donna  tant  de  charme  aux  meubles  du  dernier 
siècle  ! 

C'est  aussi  par  les  meubles  que  je  veux  commencer,  non  que  je  pré- 
tende apprécier  les  mérites  de  Tébénisterie,  mais  parce  qu'à  côté  de  Four- 
dinois  nous  avons  Grohé,  Guéret,  Beurdeley  et  Dasson,  et  que  dans  les 
beaux  ouvrages  qu'ils  nous  montrent,  le  rôle  dn  métal  le  dispute  de  près 
au  rôle  du  bois. 

Grohé  fait  courir  sur  ses  panneaux  des  ornements  empruntés  à  Salem- 
bier.  Beurdeley  s'identifie  avec  De  La  Fosse,  et  dessine  le  meuble  et  le 
secrétaire  à  têtes  de  bélier;  il  sait,  dans  sa  jolie  commode  Louis  XVI, 
corriger  les  arêtes  aiguës,  arrondir  les  angles,  que,  par  un  retour  exagéré 
aux  principes  d'architecture,  Tébéniste  d'alors  ne  songeait  pas  à  éviter- 
les  carquois  de  bronze  à  cannelures  torses  qui  servent  à  porter  la  tablette 
et  les  deux  arcs  dorés  qui,  par  un  parallélisme  heureux,  se  raccordent 
et  s'inscrivent  dans  le  panneau  central,  sont  d'un  tour  élégant  et  contri- 
buent à  faire  de  cette  commode  une  œuvre  supérieure  aux  meilleurs  mor- 
ceaux du  temps.  J'aime  surtout  les  deux  torchères  en  marbres  blancs  et 
bleu  turquin  et  en  bronze  doré,  dont  la  sculpture  est  due  à  Rougelet  :  ces 
deux  figures,  qui  représentent  le  Printemps  et  l'Automne,  sont  agrémentées 
de  pampres,  de  fleurs  et  de  divers  attributs  dont  la  ciselure  précieuse  et 
point  sèche  s'allie  aux  transparences  du  marbre. 

M.  Beurdeley  fils  est  un  artiste  qui  joint  aux  qualités  de  goût  et  aux 
connaissances  de  son  père  le  talent  rare  chez  un  chef  de  maison  de  com- 
poser, de  dessiner  et  de  savoir  conduire  ceux  qu'il  occupe  ;  mais  la  Galette 
reviendra  sur  ses  travaux  à  propos  des  meubles.  Nous  avons  hâte  d'arriver 
à  M.  Dasson,  dont  l'exposition,  par  sa  valeur  propre  aussi  bien  que  par  sa 
tenue  et  son  grand  air,  est  Tune  des  meilleures  de  la  Section  française. 

Celui-ci  est  un  revenant  du  xviii'  siècle,  c'est  quelque  habile  artiste 
d'alors  dont  Tàme  et  le  gotit,  par  un  avatar  mystérieux,  se  sont  introduits 
dans  une  enveloppe  nouvelle.  Il  a  le  secret  de  ces  exquises  élégances,  la 
tradition  de  l'école,  les  finesses  de  l'outil,  l'harmonie  des  couleurs,  le  secret 


354  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

des  dorures,  —  son  châtiment  sera,  dans  cent  ans,  d'être  discuté  par  les 
curieux,  —  on  le  placera  dans  les  catalogues  de  musée  entre  les  années 
1720  et  1780,  à  moins  que,  par  une  autre  faveur,  il  ne  se  transmue  en 
quelque  artiste  nouveau,  destiné  pour  le  plus  grand  régal  des  âges  à  per- 
pétuer les  grâces  françaises  du  dernier  siècle. 

Cette  théorie  seule  peut  expliquer  la  perfection  des  ouvrages  qu'il 
nous  montre.  Qu'il  les  copie  d'après  les  maîtres  ou  qu'il  les  crée  de  toutes 
pièces,  ses  meubles  et  ses  bronzes  ne  trahissent  par  aucun  point  leur 
fabrication  récente.  Jaloux  comme  il  convient  à  un  conservateur  de 
musée,  M.  Barbet  de  Jouy  l'avait  autorisé  à  dessiner  l'incomparable 
bureau  de  Louis  XV,  —  le  plus  beau  meuble  du  monde,  —  qui  est  au 
Louvre  dans  la  galerie  des  dessins  français,  mais  il  n'avait  pas  voulu  lui 
permettre  d'en  prendre  aucun  estampage;  une  seule  fois  il  avait  ouvert 
devant  lui  le  cylindre  articulé  qui  recouvre  les  tiroirs  et  n'avait  pas  même 
fait  jouer  les  ressorts  de  ceux-ci,  non  plus  que  la  bascule  du  pupitre. 
Cependant  M.  Dasson  a  tout  vu,  tout  noté,  tout  compris  ou  tout  deviné; 
il  a  refait  de  toutes  pièces  le  chef-d'œuvre  de  Riesener,  il  a  guidé  l'ébau- 
choir  d'Aubert  et  de  Dallier,  ses  sculpteurs  ordinaires,  et  les  figures  de 
Cafïieri,  si  fières,  si  gracieuses  et  si  adorablement  mêlées  à  l'ornement, 
ont  été  rééditées  en  bronze,  lia  corrigé  le  groupe  du  couronnement,  mor- 
ceau apocryphe  qui  dans  l'original  a  remplacé  le  groupe  primitif;  il  a  fait 
enfin  cette  merveille,  que  sont  venus  voir  tous  nos  collectionneurs,  tous 
nos  curieux,  tous  nos  amateurs  et  que  n'a  pas  payée  trop  cher  lady 
Ashburton.  L'Angleterre  aura  désormais  un  Sosie  du  bureau  de  Louis  XV, 
et,  s'il  est  exposé  à  Bethnal-Green,  près  des  merveilles  de  sir  Richard 
"Wallace,  on  ne  saura  dire  en  les  comparant  quels  sont  les  véritables 
ouvrages  de  bronze  de  Philippe  Catfieri  et  les  plus  fines  marqueteries  de 
Riesener  ' . 

S'il  sait  copier  avec  une  prodigieuse  habileté,  M.  Dasson  apporte  en 
ses  compositions,  je  l'ai  dit,  une  perfection  non  moins  grande;  sa  mignonne 
table  Louis  XVI  est  un  poème  de  grâce  et  d'esprit. 

La  plaque  de  jaspe  fleuri,  curieux  ouvrage  de  lapidairerie  qu'enca- 
drent des  bandes  de  jaspe  rouge,  est  supportée  par  quatre  pieds  en  torme 
de  cariatides  qui  représentent  les  Saisons,  et  sur  les  quatre  faces,  à  travers 
des  frises  ajourées,  transparaissent  des  plaquettes  de  lapis.  Tout  ce  fin  tra- 


I.  Voir  à  ce  sujet  les   notes   de   M.  J.   GuifTrey  sur  le  meuble   du  Louvre.  —   Les   Cdffiirl. 
Paris,  1877,  page  135. 


356  L'ART  MODERNE    A   L'EXPOSITION, 

vail  de  bronze  est  ciselé  d'un  outil  précieux  qui  a  des  rondeurs  char- 
mantes- —  c'est  encore  un  bijou  pour  l'Angleterre  :  lord  Dudley  l'a  acheté. 
La  cheminée  n'est  pas  moins  belle.  Deux  frileux  enfants  de  marbre 
blanc  se  tiennent  aux  côtés  de  l'àtre  et  s'enlèvent  en  blanche  transparence 
sur  la  nuance  tranquille  du  marbre  bleu  turquin  dont  est  faite  l'archi- 
tecture générale.  Cette  douce  harmonie  est  complétée  par  les  bronzes 
ciselés  et  dorés  qui  bordent  les  lignes  et  encadrent  un  bas-relief  de  marbre 
blanc. 

Comme  la  cheminée,  c'est  dans  le  goût  Louis  XVI  qu'est  exécuté  le 
bureau  à  cylindre  dont  les  beaux  laques  du  Japon,  habilement  courbés, 
sont  montés  dans  des  cuivres  du  plus  fin  travail.  C'est  encore  du  même 
style  qu'est  la  pendule  et,  si  dans  son  ordonnance  elle  rappelle  la  belle 
pièce  de  la  collection  Léopold  Double,  nous  préférons  celle  de  M.  Dasson. 
Les  trois  figures  de  femmes,  que  n'aurait  pas  désavouées  Clodion,  ne 
sont  pas  groupées  comme  celles  du  maître  en  des  attitudes  symétriques; 
elles  portent  par  un  mouvement  naturel  la  sphère  sur  laquelle  deux  enfants 
se  penchent  et  indiquent  les  heures  inscrites  sur  des  cercles  tournants. 
On  le  voit  par  ces  ouvrages,  le  bronzier  se  transforme,  il  marie  les 
cuivres  au  bois,  aux  marbres,  aux  laques;  il  devient  orfèvre  quand  il 
cisèle  d'adorables  chandeliers  d'argent  et,  par  un  retour  aux  travaux 
d'architecture,  il  taille  dans  une  superbe  borne  de  granit  rose  rapportée 
d'Italie,  quatre  colonnes  qu'il  coitïe  de  chapiteaux  en  bronze  doré  et  dont 
il  forme  un  splendide  portique  autour  de  ses  merveilles.  M.  Dasson  est 
donc  un  artiste  du  meilleur  titre. 

Si  la  place  ne  nous  était  mesurée,  nous  pourrions  nous  étendre  bien 
longuement  sur  ces  productions  d'un  goût  si  charmant.  Nous  renvoyons 
notre  lecteur  aux  reproductions,  qu'a  fait  exécuter  la  Gaicttc,  du  bureau 
de  Louis  XV,  du  bureau  avec  laque,  de  la  cheminée  et  de  la  petite  table 
L(Hiis  XVI  avec  bronzes  dorés.  Bien  que  ne  suivant  pas  les  mêmes  sen- 
tiers que  M.  Dasson,  quoique  sacrifiant  au  décor  cette  précieuse  recherche 
du  joli,  la  maison  Denière  peut  être  citée  parmi  celles  qui  se  préoccupent 
le  plus  des  qualités  meublantes  des  bronzes.  Riche  en  matériaux,  dispo- 
sant de  nombreux  modèles,  d'éléments  accumulés  depuis  longtemps,  elle 
entreprend  en  France,  en  Angleterre,  en  Espagne,  l'installation  des  plus 
riches  hôtels.  Son  luxe  un  peu  voyant  convient  aux  vestibules  de  palais, 
aux  grands  salons  d'apparat.  C'est  de  la  petite  monnaie  de  Versailles,  mais 
ces  richesses  à  la  Louis  XIV  n'ont  pas  les  fines  élégances  dont  nous  par- 
lions plus  haut,  les  ornements  ne  se  marient  pas  au  meuble  et  n'épousent 


LES   BRONZES    AU    CHAMP    DE   MARS. 


357 


pas  les  formes  chantournées  des  bois  avec  la  scrupuleuse  exactitude  des 
cuivres  de  Beurdeley  et  de  Dasson.  C'est  un  décor  franc,  un  peu  brutal, 
mais  bien  coupé  de  tons,  solidement  doré,  avec  des  oppositions  de  marbre, 
d'ivoire,  de  bronze  noir  et  de  bronze  patiné.  Un  homme  jeune,  Victor 
Ducro,  consacre  à  la  vieille  maison  ses  crayons  et  ses  ébauchoirs;  c'est  de 
lui  que  sont  les  torchères  Louis  Xl\\  la  très  belle  rampe  en  fer  forgé  et 
bronze  doré,  qui  mérite  une  mention  toute  spéciale,  de  lui  encore  la  con- 


sole chinoise  qui  dénote  une  liberté  et  une  franchise  d'invention  très  parti- 
culières, de  lui  enfin  les  deux  cheminées  Louis  XIV  et  Louis  XVI,  qui 
sont  de  bons  morceaux. 

Quiconque  voudrait  aujourd'hui  meubler  son  hôtel  trouverait  dans  la 
classe  25  un  large  choix  de  cheminées  de  marbre  et  de  bronze  ;  il  y  en  a 
dans  chaque  alvéole  de  cette  longue  galerie  et,  sans  nous  arrêter  mainte- 
.  nant  à  décrire  celles  que  nous  allons  revoir  chez  Barbedienne  ou  chez 
Servant,  nous  notons  au  passage,  après  les  cheminées  de  Dasson  et  de 
Denière,  celle  de  Lerolle,  celle  de  Martinet,  qui  est  d'un  bon  style;  la  jolie 
•'  cheminée  de  marbre  blanc  dessinée  par  Ringel  et  exposée  par  ALM.  Dagrin 


358  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

et  Casse;  dans  ses  logettes  s'inscrivent  deux  élégantes  figurines  du  Sanso- 
vino  ;  les  lignes  d'architecture  en  sont  pures  et  rappellent  la  belle  époque 
de  la  Renaissance  italienne;  malheureusement  Tare  du  centre  trop  fermé 
donne  au  foyer  l'aspect  d'une  porte,  et  l'ensemble  de  l'édicule  tient  plus  de 
la  façade  d'un  palais  que  d'une  cheminée.  Une  autre,  dont  la  large  ou^■er- 
ture  ne  prête  pas  à  de  telles  méprises,  est  celle  que  nous  présente  la  Com- 
pagnie anonyme  des  bronzes,  de  Bruxelles;  l'architecture  en  est  belle  et 
la  construction  de  marbres  rouge  et  noir  est  revêtue  de  bronzes  fins  aux 
patines  mordorées.  Je  signale  ce  morceau  aux  amateurs,  bien  que  je  n'en 
sois  pas  arrivé  encore  à  parler  des  produits  étrangers,  parce  que  je  crois 
qu'il  y  aurait  bénéfice  à  sortir  des  redites  des  styles  Louis  X\\,  Louis  XV 
et  Louis  XVI,  pour  emprunter  à  l'art  fîamand,  et  à  ce  goût  d'un  charme 
étrange  qu'y  avait  introduit  l'occupation  espagnole,  des  éléments  nou- 
veaux. Bruges  et  Anvers  possèdent  des  chefs-d'œuvre  du  genre  qui  prê- 
teraient au  tra^•ail  de  la  pierre,  du  bois  et  du  métal,  des  modèles  de 
premier  ordre. 

La  maison  Cornu  et  C'%  à  laquelle  nous  allons  revenir,  e.xpose  égale- 
ment une  cheminée  monumentale,  un  des  meilleurs  types  en  ce  genre  et 
nous  en  trouvons  d'autres  chez  Lévy,  chez  Lemaire,  chez  J.  Graux,  etc. 
La  fabrique  de  bronzes  qui,  sous  l'Empire  et  la  Restauration,  commença 
ses  premiers  essais  par  des  pendules  et  des  flambeaux,  s'est  emparée,  on 
le  voit,  de  la  cheminée  tout  entière;  elle  la  construit  en  marbre  et  en 
cuivre,  elle  la  meuble  aussi  et  il  est  des  spécialistes  qui  font  des  landiers, 
des  chenets  et  des  garde-feux  une  étude  spéciale  et  ont,  à  cet  accessoire  du 
mobilier,  dépensé  autant  de  talent  qu'en  mettaient  les  artistes  du  xvr  siècle 
à  modeler  les  grands  chenets  de  la  collection  Soltykoff  ou  ceux  que  pos- 
sède M.  Louis  Fould. 

M.  Bion  Favier  et  M.  Bouhon  ont  de  charmants  modèles  en  ce  genre, 
et  nous  signalons  dans  les  expositions  de  M.  Bodart  et  de  M.  Morisot  de 
grands  landiers  en  fer  forgé,  qui,  s'ils  ne  sont  imités  de  ceux  du  Musée, 
occuperaient  dignement  leur  place  sous  les  hautes  cheminées  de  l'hôtel 
de  Cluny. 

Le  métal  qui  conserve  et  retient  les  bûches  du  foyer  porte  aussi  la 
lumière;  c'est  de  bronze  ou  de  fer  qu'on  fabrique  les  lustres,  les  lanternes 
ornées,  les  torchères  et  les  lampes  suspendues,  et  la  maison  Gagneau 
et  C'%  dont  c'est  la  spécialité,  a  fait  pour  la  création  de  certains  modèles 
de  remarquables  efforts. 

C'est  de  Piat  et  de  Robert  que  sont  ces  créations  nouvelles,  et  ces 


EXPOSITION    UNIVERSELLE  DE   1878 


,ù^.^ 


Gazette  des  Beaux  Arts 


A   Quantm.  Imp    Edu. 


TREPIED   CISELE  PAR  GOUTHIERE, 

I  Copie  exposée  par  M  Dasson   i 


LES   BRONZES   AU   CHAMP    DE   MARS.  SSg 

artistes,  dont  nous  allons  trouver  partout  les  noms,  ont  apporté  dans  la 
composition  des  divers  accessoires  de  l'éclairage  une  logique  de  formes, 


TABLE     DE     STYLE     L  0  t  I  S     XVl,      EN      M  A  R  B  R  6     ET      EN     BROSÉE     OORE,     COMPOSEE      ET     EXECUTEE 

PAR     M.     DA950N. 

(Exposé  par  M.  Dasson.  —  Dessin  de  M,  Boilvin.) 


une  ampleur  de  lignes,  une  grâce  de  détails  qui,  alors  surtout  que  les 
pièces  sont  exécutées  avec  le  précieux  des  échantillons  exposés,  classent 
parmi  les  meilleurs  types  du  mobilier  français  ces  lampes  et  ces  lustres. 
Lacarrière  et  Delatour  visent  à  de  tout  autres  proportions  et  ces  fournis. 


36o  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

seurs  ordinaires  des  travaux  de  la  ville  savent  exécuter  les  appareils 
d'éclairage  les  plus  considérables,  ils  l'ont  prouvé  en  fabriquant  Ténorme 
lustre  de  TOpéra,  d'après  les  dessins  de  Garnier  :  leur  exposition  témoigne 
pourtant  d'une  certaine  habileté  et  d'un  goût  très  pur  dans  les  bronzes 
d'éclairage  destinés  à  l'habitation  privée. 

Ces  monuments  suspendus  d'où  tombe  la  lumière  exigent,  s'ils  ne 
sont  agrémentés  de  cristaux  taillés  en  larmes  et  en  prismes,  des  rondeurs 
et  des  facettes  de  métal  poli  pour  refléter  les  feux.  Le  papillotement  s'éteint 
dans  les  dorures  et  les  patines,  il  s'éveille  au  contraire  par  les  reliefs 
avivés  du  cuivre  jaune,  et  nous  louons  les  frères  Lerolle  d'avoir  conservé 
cet  alliage  de  la  fonte  dont  leur  père  avait  ramené  la  mode.  Certains  se 
plaindront  des  empâtements  du  détail,  des  imperfections  de  la  monture, 
des  inégalités  des  ajours;  j'imagine  que  M.  Emile  Lerolle,  qui  dessine  et 
conduit  ses  ouvriers  et  ses  sculpteurs,  connaît  aussi  ces  défauts  et  que,  s'il 
les  sacrifie  au  décor,  c'est  une  des  conditions  voulues  de  son  ensemble.  — 
11  s'est  cantonné  dans  le  style  Louis  XIII,  il  en  a  imité  les  lourdeurs,  les 
ornements  feuillus,  les  masses  épaisses,  rompues  par  de  gras  repercés.  Un 
oiselet  précieux  qui  borderait  ces  ornements-là,  une  lime  patiente  qui  régu- 
lariserait ces  mailles,  leur  feraient  perdre  le  moelleux  qui  en  est  le  charme. 
Ce  n'est  pas  dans  une  pleine  lumière  qu'il  faut  juger  ces  cuivres,  non  plus 
que  dans  l'entassement  d'un  étalage  où  ils  se  nuisent  entre  eux;  ces  bronzes 
d'ameublement  ne  prennent  de  valeur  qu'en  place  et,  qu'il  s'agisse  d'un 
lustre  Louis  XIII,  d'un  cartel  Louis  XI'V,  d'une  lampe  orientale,  d'une 
grille  ou  d'un  grand  vase,  c'est  drns  la  pénombre  discrète  de  l'apparte- 
ment, parmi  les  teptures,  les  bahuts,  les  cuirs  gaufrés,  les  épais  tapis, 
qu'il  les  faut  voir.  —  Je  viens  de  nommer  au  hasard  quelques-uns  des 
plus  jolis  objets  exposés  par  Lerolle  et  je  me  les  représente  piquant  de 
points  d'or  le  fond  sombre  d'un  intérieur  hollandais,  comme  fait,  dans  le 
tableau  de  Gérard  Dov,  le  lustre  de  cuivre  pendu  au-dessus  de  la  Femme 
hydropiqiie. 

La  petite  fabrication  a  grandement  abusé  de  ces  cuivres  polis,  il  est 
vrai,  et  les  procédés  peu  coûteux  d'une  telle  exécution,  joints  au  bon 
marché  de  la  matière,  ont  tenté  les  bronziers  de  bas  étage.  —  Ces  cuivres 
ne  conserveront  la  faveur  des  gens  de  goût  que  par  la  beauté  des  formes 
et  l'entente  de  l'ornement,  de  même  que  dans  les  plats  estampés  dont  la 
manufacture  d'Anvers  inonde  les  boutiques,  quelques-uns  seulement 
seront  prisés,  dont  les  bons-creux  dénotent  la  façon  d'un  artiste. 

On  pourrait,  choisissant  chez  M.  J.  Graux  son  grand  lustre,  chez 


LES    BRONZES   AU   CHAMP    DE   MARS.  36i 

Marnhyac  ses  torchères,  chez  Barbedienne  ses  cadres   de   miroir,   ses 
tables,  sa  colossale  horloge  ou  ses  bronzes  les  plus  mignons,  chez  Seve- 
nier  ses  jolies  imitations  Louis  XVI,  chez  Servant  ses  lampadaires,  chez 
Perrot  le  guéridon  de  Piat  ou  la  toilette,  on  pour- 
rait, dis-je,  pousser  plus  loin  la  démonstration  que 
je  tentais  au  début   de  cet  article  et  prouver  que  le 
bronzier  sait  atteindre  à  Fart  sans  rien  emprunter  à 
la  statuaire,  qu'il  peut  garder  un  rôle  intéressant,  tout 
en  se  renfermant  dans  les  données  du  mobilier,  que 
nos  mœurs  enfin,   nos  petits  appartements  et  notre 
amour  du  confortable   offrent  à  Tart  du   métal   des 
motifs  aussi  souples,  aussi   variés,  aussi  charmants 
que  les  grands  salons  de  \'ersailles   et  les   boudoirs 
de  Louveciennes. 

Mais  il  est  mieux  de  poursuivre  notre  promenade 
chez  les  bronziers  et,  ne  pouvant  donner  une  mention 
à  chacun  des  i5o  ou  i6o  fabricants  français  qui  figu- 
rent au  Champ  de  Mars,  de  trier  les  plus  habiles 
ou  ceux  qui  nous  fourniront  quelque  sujet  de  compa- 
raison. 

Peut-on  mieux  faire  que  de  visiter  dabord 
M.  Barbedienne?  —  En  entrant  on  s'incline.  Nous 
sommes  chez  l'un  des  princes  de  l'industrie,  le  roi  du 
bronze,  le  vulgarisateur  de  l'art  ;  sa  maison  est  un 
temple  où  les  dieux  de  l'Institut  consentent  à  habiter  ; 
dans  son  bureau  où  trône  la  Vénus  de  Milo,  ce  bronze 
premier-né  de  la  maison,  qui  en  est  devenue  la  pa- 
tronne, dans  son  bureau,  les  maîtres  du  ciseau  s'hu- 
manisent et  acceptent,  en  échange  d'une  part  de  bé- 
néfice, de  livrer  à  l'industrie  leurs  oeuvres  les  plus 
aimées. 

Barbedienne  est  aujourd'hui  une  des  gloires  fran- 

LOUIS     XVI 

caises,  il  occupe  au  sommet  de  cet  art  industriel  dont 

>  '  r  DE      M.      DASSON. 

on  a  fait  un  mot  nouveau,  sinon  une  chose  nouvelle, 
une  place  universellement  enviée.  —  Il  n'est  dans   aucune  profession, 
dans  aucun  pays  un  homme  qui  par  les  mêmes  chemins  ait  acquis  une 
telle  renommée;  il  jouit  de  son  vivant  de  cette  gloire  pure  qu'ont  eue 
seulement  après  leur  mort  quelques  privilégiés  parmi  les  maîtres  de  l'outil. 


lATIDE     DeU 


362  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

Aussi,  pauvre  critique,  dois-je  trembler  de  parler  haut.  Admirer, 
admirer  encore,  le  dire  et  le  répéter,  c'est  affaire  à  la  foule  :  il  me  faut 
chercher  les  fautes  ou  expliquer  les  beautés  ;  je  vais  essayer. 

Au  centre  du  salon,  élevé  sur  des  dalles  de  marbre,  protégé  par 
un  dais  de  velours  habilement  éclairé  par  une  lumière  frisante,  se  dresse 
un  monument  aux  tons  dorés,  aux  reflets  d'émail,  dont  la  silhouette  dé- 
coupée s'affile  par  le  sommet  et  se  termine  en  de  légers  clochetons.  ■ — 
Quand  je  vis  pour  la  première  fois  cet  édirice  de  bronze,  plus  fin  qu'une 
dentelle,  plus  précieux  qu'un  bijou,  moi  orfèvre  je  restai  étonné,  ravi, 
suivant  de  l'œil  les  pures  arêtes,  appréciant  en  ouvrier  les  montures, 
goûtant  en  connaisseur  les  émaux  et  les  ciselures  et  subissant  sans  m'en 
défendre  la  magie  de  ce  merveilleux  ouvrage.  Une  bonne  femme  de  la 
campagne  qui  passait  près  de  moi  rompit  le  charme  :  «  La  belle  église!  » 
dit-elle;  elle  se  signa,  je  crois,  comme  devant  une  châsse  et,  par  sa  naï- 
veté, elle  me  fit  comprendre  la  faute  originelle  de  ce  monument  qui  est  en 
réalité  une  horloge,  mais  où  rien  n'indique  au  vulgaire  la  destination.  — 
11  y  a  bien  un  cadran,  mais  si  petit,  si  perdu  dans  l'ornement,  et  le  pen- 
dule qui  oscille  dans  la  baie  du  premier  étage  est  si  menu,  comparé  à 
l'ensemble,  que  je  cherche  en  vain  l'utilité  des  autres  parties  de  l'édifice. 
Quoi  !  c'est  pour  loger  un  mouvement  de  ce  calibre  qu'on  a  fait  un  si 
grand  ouvrage,  c'est  pour  une  pièce  d'horlogerie  banale  qu'on  a  dépensé 
3oo, 000  francs  de  recherches,  d'invention,  de  travail  et  de  goût,  et  on  n'a 
pas  songé  à  s'enquérir  d'un  horloger  pour  créer  une  grande  âme  à  ce 
grand  corps  et  pour  raconter  dans  un  perpétuel  mouvement,  non  plus 
l'heure  qui  passe  en  sonnant,  mais  tout  ce  que  dit  un  régulateur  de 
six  pieds  carrés,  le  jour,  le  mois,  l'année,  la  révolution  des  astres,  le 
chant  du  coq  et  la  tombée  du  jour.  Strasbourg  avait,  en  iSyS,  un 
Conrad  Dasypodius  pour  exécuter  son  horloge  et  Paris  n'a  pas,  trois 
cents  ans  après,  trouvé  un  horloger  digne  d'une  œuvre  qui  porte  son 
blason. 

L'horloge  serait  un  splendide  tabernacle,  méritant,  par  sa  richesse  et 
par  le  travail  de  l'orfèvre,  de  surmonter  l'autel  d'une  cathédrale;  —le 
cylindre  du  mouvement  ferait  place  au  manchon  de  cristal  où  l'on  enferme 
les  reliques  d'un  saint  ;  —  Diane  et  Apollon  seraient  remplacés  par  deux 
figurines  non  moins  belles,  non  moins  sveltes,  non  moins  élégantes  :  une 
Vierge  et  un  saint  Jean  ;  —  les  génies  assis  deviendraient  des  anges  ;  — 
les  émaux  limousins  ne  raconteraient  plus  l'histoire  des  dieux  du  jour  et  de 
la  nuit,  mais  quelque  sainte  légende,   et  Serres,  l'habile  émailleur,  corri- 


LES    BRONZES   AU    CHAMP   DE   iMARS. 


363 


gérait  la  faute  légère  qu'il  a  commise  d'encadrer  des  émaux  du  xvii'  siècle 
dans  une  architecture  Louis  XII  ;  —  enfin,  sous  l'arche  qui  porte  toute 


'^^^m^^^^m 


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FRISES     EN      BRONZE      DORE      DE     LA     TABLE     10U15     SVl      EXPOSÉE      PAR     .M.      DAiSO> 

(Dessin  d«  M.  Boilvin.) 


la  construction,  sous  ce  pendentif  qui  coupe  la  ligne  sans  occuper  le  grand 
vide,  on  coucherait  l'image  sculptée  en  bronze  ou  en  ivoire  du  saint,  à 


364  LWRT    MODERNE    A    L'EXPOSITION 

moins  que  TÉglise  au  temps  de  Jules  II  et  de  Léon  X  n'ait  pas  eu  un  bien- 
heureux digne  d'être  logé  dans  un  si  beau  temple. 

J'ai  voulu,  tout  en  commençant,  critiquer  la  seule  chose  où  je  trouvais 
à  reprendre,  et  il  se  trouve  que  c'est  à  la  maîtresse  pièce  que  j'ai  dû  m'atta- 
quer,  non  pour  son  exécution,  elle  est  parfaite,  non  pour  les  détails,  ils 
sont  bien  trouvés  et  bien  traités,  mais  pour  la  conception  première  et  pour 
l'architecture,  qui,  grandie  aux  proportions  d'une  église  de  pierre,  man- 
querait de  solidité.  11  ne  faut  pas  forcer  son  talent,  et  Constant  Sévin,  qui 
est  le  premier  ministre  de  Barbedienne,  le  maître  dessinateur  de  la  maison, 
a  dû  le  premier  sentir  la  dilhculté  d'une  telle  entreprise.  —  Nous  le  trou- 
verons irréprochable  dans  les  œuvres  de  moindre  dimension. 

La  bibliothèque  Renaissance,  de  bronze  doré  et  d'ébène,  que  nous 
connaissions  déjà,  nous  a  encore  charmé,  et  les  deux  cheminées  de  marbre 
et  de  bronze  ont,  grâce  aux  émaux  de  Serres,  un  ragoiit  de  couleur  que 
n'ont  pas  celles  que  nous  avons  vues  précédemment.  Nous  aimons  les 
beaux  vases  composés  par  M.  Levillain  dans  le  goût  de  l'antique  :  voilà 
de  l'art  sérieux,  noble  et  gracieux  tout  ensemble.  C'est  une  des  plus  heu- 
reuses innovations  du  bronze,  car  ce  retour  aux  saines  traditions,  à  la  règle, 
marque  une  renaissance  dans  l'industrie  que  nous  étudions. 

Deux  pièces  très  osées  encore  sont  les  grands  cadres  de  bronze  des 
miroirs.  Empruntés  à  cet  art  français  dont  Etienne  de  Laulne  fut  l'un  des 
maîtres  les  mieux  inspirés,  ils  sont  de  purs  types  de  la  Renaissance  au 
temps  de  Charles  IX,  mais  ils  étonnent  en  ce  que  ces  délicatesses  de  cise- 
lure étaient  restées  le  propre  du  bijou  plus  que  des  cuivres.  Jamais  le 
bronze  n'avait  atteint  à  de  telles  finesses;  les  figures  s'y  mêlent  aux 
ornements  et  aux  cuirs  :  c'est  le  cadre  d'un  camée  dix  fois  agrandi,  c'est 
une  hardiesse  que  je  crois  heureuse  et  c'est  une  nouveauté,  bien  que  l'idée 
en  soit  prise  à  un  maître  ancien. 

Le  goût  particuUeràM.  Barbedienne  et  à  Constant  les  pousse  d'ailleurs 
dans  la  voie  de  l'orfèvrerie,  et  si  nous  avons  trouvé  Christofle  et  Poussiel- 
gue-Rusand  travaillant  autant  en  bronziers  qu'en  orfèvres,  nous  affirmons 
qu'ici  le  cuivre  est  fondu,  moulé  et  ciselé  avec  le  même  amour  que  l'argent. 
L'horloge  et  les  cadres  sont  de  la  pure  orfèvrerie  par  le  fini  du  travail,  et 
voici  des  vases  qui  sont  de  l'orfèvrerie  tout  à  fait  :  —  c'est  une  coupe 
d'argent  repoussé  avec  des  branches  de  mûrier,  —  ce  sont  des  flambeaux 
Louis  X\  1  et  tout  un  délicieux  service  à  boire,  dont  les  vases  sont  enguir- 
landés de  branches  fleuries  ;  n'est-ce  point  là  une  réminiscence  heureuse  du 
vase  d'Alesia  que  conserve  le  Musée  de  Saint-Germain  et  dont  je  vois 


(Exposée  par  M.  Barbedienne.) 


366  L'ART   MODERNE   A    L'EXPOSITION. 

chez  Rarbedienne  une  exacte  copie?  —  Des  végétations  attachées  par  un 
simple  lien  sur  un  pot  de  terre,  voilà  le  modèle;  combien  d'autres  inspi- 
rations charmantes  trouverait  Torfèvrerie  par  un  tel  retour  à  la  simplicité  ! 
Ces  ouvrages  d'argent  étaient  l'œuvre  de  Désiré  Attarge,  l'habile 
ciseleur  que  nous  avons  récemment  perdu.  —  D'autres,  plus  que  lui,  ont 
eu  le  don  décomposer  les  motifs  de  leurs  travaux;  quelques-uns  que  j'ai 
nommés  savent  mieux  interpréter  la  figure  humaine  ;  mais  il  n'est  pas 
d'outil  qui  ait  caressé  comme  le  sien  le  grain  du  métal,  aucun  ciselet  n'a 
donné  à  l'argent  une  peau  plus  soyeuse,  un  chaire  plus  délicat.  —  J'en 
parle  avec  autorité,  moi  qui  l'ai  connu  dans  la  force  de  son  talent,  alors 
qu'il  ciselait  les  compositions  de  mon  père  et  que  M.  Barhedienne  n'avait 
point  encore  songé  à  se  l'attacher.  Le  nom  d' Attarge  mérite  d'être  inscrit 
entre  ceux  de  'Vechte  et  de  Fannière. 

C'est  à  Cauchois  à  présent  qu'appartient  le  soin  de  conduire  l'atelier 
de  ciselure  de  la  rue  de  Lancry,  non  pas  pour  les  fins  travaux  qui  sont  du 
domaine  de  l'orfèvrerie,  mais,  au  contraire,  pour  les  larges  retouches  du 
grand  bronze. 

A  ce  propos,  nous  avons  remarqué,  nous  tous  qui  cherchons  dans  un 
bronze  l'expression  de  la  vie  et  la  main  de  l'artiste  créateur,  nous  avons 
remarqué,  dis-je,  l'immense  progrès  réalisé  depuis  quelques  années  par 
Barbedienne  d'abord,  par  quelques-uns  de  ses  émules  ensuite.  Les  sta- 
tuettes n'ont  plus  ces  surfaces  polies,  poncées,  usées  par  d'ignorants 
ouvriers,  qui,  sous  le  rifloir  et  le  papier  d'émeri,  effaçaient  le  modelé  des 
chairs  ou  ratissaient  les  draperies.  Un  moulage  p»lus  fidèle,  une  fonte  mieux 
surveillée  et  des  patines  plus  transparentes  ont,  avec  les  progrès  de  la  cise- 
lure, réalisé  cet  important  résultat'. 

M.  Barbedienne  n'a  exposé  que  peu  de  figures,  mais  les  qualités  que 
je  signale  y  sont  frappantes  :  —  la  grande  statue  d'Auguste  du  Vatican  et 
la  Vénus  de  Milo  pour  l'art  antique  ;  —  et  pour  l'art  moderne  :  le  Louis  XIII, 
de  Rude;  — \o.  Jeanne  d' Arc  et  la  Jeunesse,  de  Chapu;  —  le  buste  de 
M«'  Darboy,  de  Guillaume  ;  —  le  Chanteur  florentin,  le  Saint  Jean-Baptiste, 
la  Charité  et  le  Courage  militaire,  de  Dubois;  —  l'Éducation  maternelle, 
la  Vierge  au  lis  et  la  Musique,  de  Delaplanche;  —  les  deux  David  et  le 
Gloria  victis,  de  Mercié  :  —  voilà  tout.  —  C'est  un  choix  heureux,  il  est 
vrai,  et  le  Gloria  victis,  que  je  nomme  en  dernier,  est  entre  toutes  ces 

I.  On  appréciera  ces  qualités  dans  l'exposition  spéciale  des  bronzes  de  Barye,  ouverte  par 
M.  Barbedienne  dans  une  annexe,  et  dont  nous  avons  négligé  de  parler. 


CHANTEUR      FLORENTIN.      PAR      M. 


'AUt     DUBOIS. 


(Exposé  par  M.  Birbedienne.) 


368  L'ART   MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

œuvres  celle  où  se  révèle  le  mieux  le  rôle  du  bronze;  on  comprend,  en  la 
comparant  aux  autres  statues,  que  celle-ci  a  été  conçue  pour  ce  métal  et 
les  autres  pour  la  pierre;  que  Tairain  seul  permet  ces  délicatesses,  ces  mem- 
bres débarrassés  des  draperies,  ces  fines  chevilles;  —  qu'il  est  solide  et 
nerveux  enfin  sans  empâtement.  —  Mais  ce  qu'on  trouve  partout,  et  notam- 
ment dans  les  figures  du  tombeau  de  Lamoricière  et  dans  le  Louis  XIII, 
c'est  la  marque  du  doigt  sur  la  terre,  c'est  ce  pétrissage  de  la  matière  que 
n'a  pas  etîacé  le  rifloir  :  une  heureuse  couleur  chaude,  transparente  et 
mate  tout  ensemble,  comme  si  la  peau  du  métal  mordorée  par  la  four- 
naise avait  conservé  les  moiteurs  de  la  transpiration. 

Une  autre  patine  que  je  signale  parce  que  je  l'ai  vue  aujourd'hui  pour 
la  première  fois,  c'est  la  teinte  de  porphyre  dont  on  a  revêtu  quelques 
objets  de  petites  dimensions;  —  cette  oxydafion,  obtenue  sans  doute  par 
le  séjour  de  la  pièce  dans  un  moufle,  ressemble  aux  patines  de  Christofle 
et  prendra  dans  les  bronzes  d'art  un  rôle  avantageux  si  elle  résiste  à  l'air. 
Avec  les  patines,  il  serait  à  propos  de  parler  ici  des  fontes  obtenues  sur 
nature  par  Garnier,  l'habile  mouleur  qui  a  si  bien  réussi  les  crustacés,  les 
plantes  et  les  insectes  fondus  sans  retouche;  —  nous  y  reviendrons  plus 
loin  en  parlant  du  Japon. 

J'arrive  à  l'émail,  non  que  je  puisse  traiter  à  fond  un  tel  sujet,  mais 
comme  MM.  Christofle  et  Bouilhet  l'ont  tenté  dans  l'orfèvrerie,  M.  Bar- 
bedienne  a  recherché  pour  le  décor  du  bronze  les  procédés  du  cloison- 
nage; —  Tard  a  aidé  les  premiers  et  Thesmar  a  fait  pour  le  second  quel- 
ques beaux  ouvrages. 

M.  Barbedienne  avait  conçu  ce  projet  en  maniant  les  vieux  cloison- 
nés de  la  Chine,  mais  il  ne  pouvait  se  faire  le  copiste  esclave  des  artistes 
du  Céleste  Empire,  il  ne  voulait  pas  demander  non  plus  comme  Reiber 
aux  Japonais  leurs  dessins;  il  rêva  d'employer  à  un  décor  français  les 
procédés  d'émail  à  cloisons  rapportées. 

Thesmar  mit  en  œuvre  les  moyens  qu'il  lui  donna,  et  tout  Paris  a  vu 
les  grands  plateaux  où  il  a  dessiné  avec  des  fils  d'or  et  peint  avec  des 
verres  colorés  le  faisan  doré  et  les  canards. — Nous  donnons  le  dessin 
d'un  de  ces  plats.  —  La  qualité  des  émaux  est  excellente  et  nous  ne  pro- 
noncerons pas  entre  l'orfèvre  et  le  bronzier  ;  mais  si  parfois  Christofle 
copie  de  trop  près  les  albums  de  Kioto',   Barbedienne  a  de  nos  papiers 


I.  C'est  d  Kioto,  dans  la  province  de  Musashi,  que  bs  Japonais  publient  les  estampes  dites 
de  Nishiki-E. 


(Exposé    par    M.     Barbedienne.) 


3-0  LWRT  MODERNE  A  L'EXPOSITION. 

peints  le  procédé  décoratif,  et  la  glaçure  du  feu,  le  chatoiement  de  Fémail 

ne  suffisent  pas  à  détruire  cette  ressemblance. 

Thesmar,  qui  s'est  affranchi  de  toute  direction,  qui  travaille  seul  et 
expose  en  son  nom,  a  exagéré  ce  défaut.  —  Il  a  cru  atteindre  à  de  meil- 
leurs effets  en  nuançant  ses  pâtes,  en  les  fondant  par  des  demi-tons  :  il  a 
simplitié  le  tracé  des  lignes,  mais  le  résultat  est  mauvais.  La  fine  maille 
d'or  ou  de  cuivre  qui  dessinait  les  alvéoles  de  son  réseau  brillant  conser- 
vait une  richesse  qu'on  regrette,  et  l'émail,  en  dépit  de  la  difficulté  vaincue, 
n'a  guère  plus  d'attrait  qu'une  faïence  peinte  ou  qu'une  plaque  de  porce- 
laine habilement  traitée. 

Un  artiste  d'un  grand  mérite,  c'est  M.  Serres;  je  l'ai  déjà  nommé  plus 
haut.  C'était  un  enfant  de  la  bijouterie;  son  goût  pour  le  dessin  attira  sur 
lui  l'attention  du  patron;  un  riche  négociant  devina  ses  aptitudes,  lui 
donna  des  maîtres;  il  apprit  l'émail,  s'adonna  avec  passion  à  l'étude  et 
fit  d'abord  de  petites  plaques  dans  la  manière  de  Boucher,  qui  furent 
montées  en  bijoux  et  eurent  un  certain  succès.  Barbedienne  vit  ses  tra- 
vaux, l'employa,  et,  séduit  par  ce  talent  naissant,  se  l'attacha  exclusive- 
ment. Depuis,  Serres  travaille  sans  relâche;  c'est  un  passionné  dans  son 
art  :  il  est  le  rival  de  Claudius  Popelin,  de  Aleyer  et  de  Courcy.  Il  ne 
procède  pas  ainsi  qu'eux.  Minutieux  comme  le  dernier,  il  n'a  pas  de 
Claudius  la  grâce  italienne,  non  plus  que  les  hardiesses  et  les  croustil- 
lantes lumières  du  second.  Meyer  et  Popelin  modèlent  leurs  blancs  à  la 
spatule,  ils  pratiquent  l'émail  à  la  façon  des  vieux  Limousins  ;  Serres,  au 
contraire,  ménage  son  blanc  et  donne  à  ses  camaïeux  une  peau  plus  lisse, 
des  effets  plus  adoucis;  il  emploie  peu  ou  point  les  paillons,  et  cependant 
il  obtient,  quand  il  le  veut,  de  puissants  effets  de  couleur,  comme  dans  la 
Sainte  Famille,  remarquable  tableau  d'émail  auquel  Barbedienne  a  fait  un 
digne  cadre.  Une  très  petite  partie  de  l'œuvre  de  Serres  est  exposée  au 
Champ  de  Mars,  et  l'on  jugera,  par  la  qualité  et  par  la  quantité  des  pièces, 
du  mérite  de  l'artiste  et  de  l'opiniâtreté  du  travailleur. 

Nous  n'en  disons  pas  plus  sur  les  œuvres  exposées  par  Barbedienne, 
et  n'y  ajoutons  pas  un  éloge  qu'il  appartient  à  un  autre  jury  de  lui 
décerner  publiquement;  mais,  puisque  nous  avons  parlé  des  émaux 
appliqués  aux  bronzes,  nous  nommerons  M.  E.  Cornu.  Celui-là  a  plus 
qu'aucun  cherché  la  coloration,  non  seulement  en  copiant  par  un  pro- 
cédé de  fonte  les  champlevés  et  les  cloisonnés  byzantins,  mais  surtout 
par  l'emploi  des  marbres  onyx  d'Algérie.  C'est  lui  qui  habillait  de 
marbres  bigarrés  et  veinés  les  négresses  et  les  Arabes  de  Cordier;  il  a  fait 


LES  BRONZES  AU  CHAMP  DE  MARS, 


3/-! 


ainsi  quelques  heureux  essais  à  Fimitation  des   sculptures  polychromes 
des  anciens,  mais  il  a  peut-être  abusé  de  cette  lapidairerie  dans  la  mon- 


TREPIED     E> 


(Exposition  de  M.  Barbedienne.) 


ture  des  bronzes.  Il  y  avait  obligation  pour  lui,  puisqu'il  gérait  une 
maison  dont  ces  marbres  sont  la  raison  sociale  et  Télément  d'affaires; 
mais  nos  yeux  se  lassent  à  revoir  dans  la  boutique  du  boulevard  cette 
note  point  variée  et  quelque  peu  confuse.  Cornu  est  un  sculpteur,  il  des- 


9_,  L'\RT    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

sine  ses  modèles,  i!  conduit  ses  ateliers,  et  s'il  obéit  aux  exigences  com- 
merciales de  sa  maison,  ce  n'est  pas  qu'il  n'aspire  à  de  plus  attrayantes 

créations. 

MM.  Jules  Graux,  Levy,  Raingo  frères,  Boyer,  Aug.  Lemaire,  Ruffier, 
un  débutant,  Graux-Marly  et  Dagrin  et  Casse  doivent  être  cités  après 
parmi  les  fabricants  les  plus  habiles. 

Dans  mon  précédent  article,  je  déplorais  l'indifférence  que  montrent 
pour  Forfèvrerie  nos  artistes;  il  n'en  est  pas  ainsi  du  bronze.  Paris  a  sur 
les  pentes  de  Ménilmontant  toute  une  colonie  de  sculpteurs,  qui,  s'ils 
n'ont  pas  suivi  les  classiques  enseignements  de  l'école,  n'en  sont  pas 
moins  pleins  de  verve  et  d'invention,  et  doués  d'une  facilité,  d'un  brio 
d'exécution  qu'il  faut  reconnaître.  Tous  n'ont  pas  forcé  les  portes  du 
Salon  annuel  des  Beaux-Arts,  mais  tous  sont  enrégimentés  dans  cet  art 
du  bronze  dont  ils  vivent  et  vers  lequel  toute  leur  intelligence  est  tendue. 
Le  boulevard  sépare  les  ateliers  du  Marais,  c'est-à-dire  du  centre  de  la 
fabrication  et  de  la  vente,  et  c'est  la  digue  qui  seule  les  retient  et  les 
empêche  d'envahir  le  commerce  et  de  commander  en  maîtres. 

Il  est,  en  effet,  difficile  de  jeter  dans  un  moule  spécial  les  esprits  créa- 
teurs qui  fournissent  à  trente  bronziers  et  de  les  obliger  à  prendre  pour 
chacun  de  ceux-ci  une  expression  différente.  Les  bronzes  portent  la 
marque  du  fabricant,  mais  il  n'est  pas  besoin  de  chercher  la  signature 
de  l'artiste  pour  reconnaître  Piat,  Carrier-Belleuse,  les  Robert  ou  les 
Moreau.  Leur  œuvre  devient  gigantesque;  ils  alimentent  les  bronzes  fran- 
çais, fournissent  à  la  fonte  de  fer  et  au  zinc;  on  vient  de  Londres  leur 
demander  des  modèles;  on  les  entraîne  parfois,  et  ils  s'en  vont  un  an,  deux 
ans,  se  mettre  sous  le  pressoir  anglais,  qui  en  extrait  de  quoi  nourrir 
sa  céramique  et  ses  meubles.  Carrier  a  engendré  plus  d'amours  et  de 
nymphes  que  n'a  d'habitants  un  gros  chef-lieu  de  canton;  et  si  Piat  gra- 
vait son  œuvre,  il  égalerait,  ou  mieux  il  surpasserait  en  nombre  l'œuvre 
du  plus  fécond  artiste  du  dernier  siècle.  E.  Robert,  malgré  sa  précieuse 
recherche  et  l'esprit  qu'il  distille  en  ses  délicats  ouvrages,  a  construit  plus 
de  vases,  de  statuettes  et  de  pièces  d'ameublement  que  n'en  conserve  un 
musée,  et  Mathurin  Moreau,  s'il  regarde  en  arrière,  doit  voir  une  longue 
suite  de  blanches  figures  marquant  les  étapes  de  sa  vie. 

Il  est  malaisé  de  conduire  ces  artistes,  qui,  quoi  qu'en  disent  quel- 
ques-uns, sont  des  maîtres,  et  qui  marchent,  parallèlement  à  l'art  officiel, 
par  des  sentiers  plus  gais;  le  fabricant,  fùt-il  habile  comme  Servant,  ou 
connût-il  son  métier  aussi  bien  que  Perrot,  le  fabricant  ne  peut  commander 


VASE     ES     BRONZE. 

(Exposé  par  M.  Baibedienn 


3;4  L-ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

à  ces  natures  primesautières;  il  a  tout  à  gagner  à  leur  ouvrir  les  voies, 
et  son  rôle  se  borne  à  recueillir  l'idée,  à  la  couver,  à  l'élever,  à  la  polir 
dans  sa  forme. 

Nul  plus  que  M.  Servant  n'y  pourrait  réussir,  et  l'habile  bronzier, 
qui  cette  année  est  aussi  le  rapporteur  du  jury,  saura  mieux  que  moi 
dire  les  mérites  de  l'invention  et  les  labeurs  de  l'atelier.  11  est  parmi  ses 
confrères  le  plus  amoureux  du  métier;  il  donne  à  ses  œuvres  un  caractère 
tout  personnel,  et  sa  griffe  s"imprime  à  côté  de  la  gritïe  du  modeleur. 
On  reconnaît  à  première  vue  un  bronze  de  Piat  fondu  par  Ser\"ant,  comme 
on  reconnaît  le  crayon  de  Mouilleron  ou  la  pointe  de  Gaucherel  dans  la 
copie  d'un  maître.  Dans  le  salon  qu'il  occupe  au  Champ  de  Mars,  nous 
avons  remarqué  le  grand  vase  de  VAge  d'or,  modelé  par  M.  Robert,  et 
que  nous  publions  ici.  La  forme  en  est  élégante,  et  sur  les  deux  faces 
s'inscrivent  en  bas-reliefs  deux  scènes  pastorales,  tandis  que  le  lierre  et 
le  houblon  s'accrochent  aux  flancs  et  garnissent  les  anses.  Notre  unique 
critique  porte  sur  le  modelé  des  figures,  qui  manque  de  fermeté  et  de 
méplats. 

Le  même  sculpteur  a  fourni  deux  grandes  torchères  de  bronze  doré, 
en  style  Louis  XVI,  une  fort  belle  garniture  Henri  II,  dont  Fagencement 
compliqué  est  d'une  grande  ingéniosité,  et  puis  une  autre  pendule  et  ses 
candélabres;  Hébert,  le  sculpteur  :  un  Bellérophon  en  bronze  antique 
ayant  des  vigueurs  à  la  Barye,  une  Vénus  armée  toute  pleine  de  séduc- 
tions, et  surtout  une  Sémiramis  dont  on  peut  voir  ici  une  fine  et  exacte 
reproduction. 

M.  Servant  expose  encore  quantité  de  bronzes  aux  belles  patines  ou 
aux  nuageux  frottis  d'or,  que  goûteront  les  délicats,  et  entre  autres  une 
nouvelle  garniture  de  Piat,  de  style  Louis  XIII. 

C'est  de  l'infatigable  Piat  qu'est  aussi  la  grande  horloge  à  glaces,  où 
les  bronzes  s'allient  à  la  marqueterie;  de  lui,  une  table  en  cuivre  poli,  de 
lui  une  garniture  de  bureau  rocaille. 

Ces  trois  pièces  ont  été  exécutées  par  \L\I.  H.  Perrot  et  fils,  et  c'est 
par  eux  aussi  qu'a  été  faite  la  charmante  toilette  renaissance,  aux  ors  vieillis, 
aux  bronzes  éteints,  où  le  bois,  l'ivoire  et  l'étain  se  marient  harmonieuse- 
ment ;  c'est  là  encore  une  composition  de  Robert,  à  laquelle  nous  repro- 
chons uniquement  la  construction  étroite  et  trop  tourmentée  du  miroir. 
M.  Perrot  est,  de  l'aveu  de  ses  confrères,  un  des  plus  adroits  bronziers, 
et  il  eût  été  dommage,  quelque  jolis  qu'ils  soient  en  sortant  de  ses  mains, 
qu'il  bornât  sa  fabrication  aux  petits  bronzes. 


LES   BRONZES  AU    CHAMP   DE   MARS.  3,-5 

M.  Houdebine  tient  une  place  honorable  dans  cette  école  des  jeunes, 
je  dis  jeunes  par  le  goût  et  par  le  renouveau  d'un  style  qui  s'atïirme  et  fait 
peu  d'emprunts  au  passé.  Les  frères  Robert  ont  modelé  pour  lui  deux 
beaux  vases,  et  Grégoire  s'est  inspiré  de  Greuze  pour  sculpter  un  naïf  et 
joli  visage,  qui  rappelle  la  Cruche  cassée.  Nous  empruntons  à  M.  Houde- 
bine, pour  la  Gaiette,  un  des  candélabres  de  marbre  et  de  bronze  doré  dont 
Aug.  Moreau  a  fait  les  figures  et  Joindy  rornement. 


^■T     DE     STYLE     LOUIS 


FLAMBEAUX     EN      AI 

(Exposés  par  M.  B.irbedieniK-.) 


Le  nom  de  Joindy  s'attache  à  plusieurs  des  meilleures  pièces  du 
bronze,  et  notamment  au  grand  vase  de  course  qu'a  ciselé  et  qu'expose 
M.  Point.  Le  profil  en  est  très  élégant;  il  rappelle  par  ses  proportions,  par 
la  finesse  des  moulures  et  la  souplesse  des  courbes,  le  magnifique  modèle 
que  le  Louvre  conserve  dans  la  salle  des  bronzes  antiques.  Les  anses  à 
corps  de  pégases  se  découpent  bien,  et,  par  un  parti  pris  très  osé,  l'artiste 
a  noué  sur  la  panse  une  grande  palme  qui  coupe  en  son  milieu  le  bas-relief 
imité  du  Parthénon.  Je  crois  que  l'éditeur  de  ce  vase  en  aura  un  facile 


3-6  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

débit  auprès  de  toutes  les  sociétés  hippiques;  aucun  modèle  mieux  que 
celui-là  ne  s'accorde  avec  leurs  préférences. 

Il  n'est  point  aisé  de  découvrir  Marnhyac;  son  exposition  est  reléguée 
dans  un  coin  sombre,  et,  s'il  a  accepté  d'être  mis  en  cette  place  désavanta- 
geuse, c'est  peut-être  qu'absorbé  par  les  travaux  qu'il  exécutait  au  Conti- 
nental-Hôtel, il  redoutait  de  ne  pas  tenir  à  l'Exposition  le  rang  qu'il  ambi- 
tionnait ;  c'était  une  crainte  mal  fondée,  car,  avec  des  pièces  capitales 
comme  le  baromètre  de  marbre  et  de  bronze  qui  appartient  à  M.  Emile  de 
Girardin,  et  les  deux  grandes  torchères  de  Piat,  on  peut  prétendre  aux 
meilleures  places.  En  effet,  ces  deux  ouvrages  sont  des  plus  parfaits  dans 
son  œuvre  :  l'un  de  style  Louis  XIV,  entièrement  exécuté  en  bronze  mat 
et  doré,  porte  sur  ses  quatre  faces,  en  de  robustes  ornements,  les  figures 
des  quatre  éléments  et  leurs  attributs  ;  l'autre  est  bien  connu  des  artistes  : 
debout  sur  une  triple  vasque  de  marbre  rouge  se  dresse  fière  et  belle  en  sa 
nudité  une  jeune  Indienne;  son  corps  souple  est  admirablement  sculpté 
dans  un  bloc  de  marbre  noir  et  ses  hanches  sont  à  peine  voilées  sous  une 
fragile  ceinture  de  plumes  en  bronze  doré;  —  ses  deux  bras  relevés  sou- 
tiennent les  lumières  qu'elle  porte  sur  sa  tête.  —  C'est  de  la  grande  déco- 
ration, et  c'est  de  tradition  dans  une  fabrique  qui  a  commencé  sa  fortune 
avec  les  œuvres  de  Clésinger. 

J'aime  pour  ma  part  le  mélange  du  bronze  et  du  marbre,  mais  non 
pas  quand  on  réduit  le  marbre  à  de  trop  mignonnes  proportions;  c'est  une 
mode  qui  nous  vient  d'Italie  et  qui,  malheureusement,  tend  à  se  propager. 
Elle  veut  des  statuettes  de  marbre  blanc  pour  nos  cheminées,  nos  consoles 
et  nos  étagères,  mais  la  fabrication  de  ces  figurines  exigerait  la  main  d'un 
artiste,  et  souvent  elle  est  abandonnée  à  des  praticiens  qui  ont  plus  souci 
du  détail  que  de  la  vérité  anatomique.  C'est  p)Our  cela  que  le  Pierrot 
voleur  et  le  Galant  arlequin  de  Carlier  sont  mieux  réussis  que  la  Source  de 
Falguières  :  ces  deux  gracieux  personnages  à  la  Watteau  ont  de  spirituels 
détails  bien  plus  faciles  à  rendre  pour  le  praticien  que  les  nus  de  la  femme. 
Il  ne  faut  pas  non  plus  qu'un  art  emprunte  à  un  art  voisin,  et  M.  Fal- 
guière,  avant  de  modeler  la  Source  d'Ingres,  avait  fait  la  même  faute  en 
copiant  la  Phryné  de  Gérôme. 

Emile  Carlier,  que  j'ai  nommé,  est  à  Marnhyac  ce  qu'est  à  Barbe- 
dienne  (Constant  Sévin.  Élevé  par  Feuchères,  il  a  grandi  dans  l'atelier,  il 
possède  son  art,  il  sait  le  métier,  et  c'est  à  lui  qu'est  due  la  belle  pendule 
des  Femmes  implorant  l'Amour  et  le  grand  surtout  de  l'hôtel  Continental 
auquel  est  emprunté  le  Triomphe  de  Neptune,  qui  ligure  à  l'Exposition. 


LES    BRONZES  AU    CHAMP  DE   MARS.  377 

Tous  les  sculpteurs  n'abandonnent  pas  aux  mains  du  fabricant  l'éxe- 
cution de  leurs  modèles.  Mène  et  Caïn  éditent  eux-mêmes.  Fremiet  sur- 
veille chez  More  l'achèvement  de  ses  bronzes;  il  veut  que  le  coup  de  pouce 
et  la  dent  de  l'ébauchoir  transparaissent  sous  le  cuivre,  qu"on  abatte  la 
couture  du  moule,  rien  de  plus.  Nous  revoyons  avec  plaisir  ses  nom- 
breuses créations  :  le  Centaure  et  l'Ours,  les  Chevaux  de  halage,  le  Chef 
gaulois,  le  Cocher  romain,  la  belle  réduction  du  Duc  d'Orléans  de  Pierre- 
fonds,  la  Jeanne  d'Arc  à  genoux,  la  Jeanne  d'Arc  à  cheval,  et  son  dernier 
modèle,  un  Saint  Michel  très  mouvementé,  mais  qui  tient  plus  d'un  fou- 
gueux homme  d'armes  que  d'un  archange. 


L'ASE     ANTKiUE      ES     ARGENT,     DU      MUSEE      DE     SAINT 

(Reproduction  exposée  par  M.  Barbedienne.) 


Après  Fremiet,  qui  est  un  animalier  d'une  grande  valeur,  il  faut  citer 
Isidore  Bonheur.  M.  Peyrol  est  son  éditeur. 

Nommons  encore  Pautrot,  Vallon  et  Meissner.  Ce  dernier  est  l'au- 
teur et  l'éditeur  tout  ensemble  d'une  série  de  fantaisies  ingénieuses,  bien 
supérieures  aux  inventions  viennoises.  Un  grand  seigneur  artiste  Ta  choisi 
cette  année  pour  fondre  et  ciseler  ses  œuvres.  C'est  lui  qui  édite  le  Vieux 
Soldat  de  Waterloo  et  la  Marie-Antoinette,  dont  l'original  est  dans  la  galerie 
anglaise.  On  sait  que  ces  deux  statues  sont  de  lord  Ronald  Gower,  le  frère 
du  duc  de  Sutherland. 

Si  nous  en  avions  la  place,  nous  pourrions,  remontant  de  ces  bronzes 
d'étagère  à  la  colossale  statue  de  Charlemagne,  étudier  chez  Thiébault 


378  LWRT    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

l'art  do  la  fonte  et  visiter  en  même  temps  Durenne  et  le  val  d'Osne,  les 
Keller  de  notre  temps,  et  d'autres  non  moins  habiles,  mais  plus  modestes 
en  leurs  visées,  Auxenfants,  Gonon  et  Gruet. 

11  y  aurait  injustice  à  ne  rien  dire  du  zinc.  Ce  n'est  plus  un  art  de 
contrebande,  c'est  désormais  un  élément  sérieux  du  décor  en  métal,  qui 
tient  le  milieu  entre  la  galvanoplastie  et  la  fonte  de  fer.  La  grande  jardi- 
nière avec  figure  servant  de  torchère,  qu'a  modelée  pour  Ranvier  M.  Piat, 
ferait  dans  un  vestibule  le  même'efFet  qu'un  bronze.  Le  zinc  choisit  mieux 
sjs  modèles  et  l'exécution  en  est  parvenue  à  une  perfection  inespérée. 
Drouart,  ce  pauvre  et  regretté  Drouart,  qui  vient  de  mourir  en  pleine 
force  et  en  pleine  activité,  Drouart  a  aidé  à  ce  progrès  avec  Blot,  son  beau- 
frère,  et  parmi  toute  leur  exposition  je  signale  aux  amateurs  la  jolie  sta- 
tuette de  Bianca  Capello  par  Chedeville  :  elle  a  toutes  les  finesses  d'un 
joli  bronze. 

Je  voudrais,  avant  de  clore  ces  pages,  faire  une  course  rapide  dans 
les  galeries  étrangères,  non  pas  pour  la  facile  satisfaction  de  constater 
l'excellence  de  notre  fabrique  française  :  nos  bronzes  ont  moins  que  notre 
orfèvrerie  même  à  craindre  une  concurrence  extérieure,  mais  pour 
signaler  quelques  tendances  et  prendre  un  exemple  ou  deux. 

La  Prusse,  qui  seule  eût  montré  quelque  supériorité  dans  cette 
branche  des  arts,  n'a  pas  paru.  L'Autriche,  au  contraire,  fait  montre  de 
ses  nombreuses  fabriques,  mais,  quelque  importantes  qu'elles  soient,  nous 
n'y  trouvons  à  admirer  qu'une  ingénieuse  fantaisie.  Les  bronziers  viennois 
dépensent  en  petite  monnaie  beaucoup  de  goût  et  d'habileté;  mais  si 
parmi  les  grandes  figures  exposées  dans  les  jardins  et  aux  Beaux- Arts, 
nuus  en  avons  admiré  quelques-unes  fondues  en  bronze,  la  transition  est 
brusque  de  là  à  ces  bibelots  d'étagères  qui  vivent  ce  que  dure  une  mode. 
Encore  faudrait-il  mettre  plus  de  discrétion  à  s'emparer  de  nos  créations 
et  ne  pas  exposer  en  France  des  modèles  français  à  peine  démarqués.  Où 
M.  F.  Bergmann  a-t-il  pris  idée  de  sa  lampe  à  jeu,  sinon  à  Vienne,  où 
Mellerio  de  Paris  avait  exposé  en  1878  une  jolie  lampe  de  même  cons- 
truction, dont  les  motifs,  sculptés  par  Philippe  May,  ont  été  peu  changés  ? 
Et  qui  a  permis  à  M.  Dziedzinsky  et  Hanusch,  de  Vienne,  d'estropier  en 
les  imitant  les  quatre  superbes -nègres  qu'avait  sculptés  Arnaud?  Est-ce 
parce  que  Baugrand  est  mort,  lui  qui  en  était  l'éditeur,  que  ces  messieurs 
se  croient  en  droit  de  mettre  ces  figures  à  toutes  sortes  d'emplois?  Je  pré- 
fère de  beaucoup  à  tous  ces  petits  bronzes  les  grilles  et  les  candélabres  en 
fer  forgé  de  Milde,  qui  va  de  pair  avec  nos  meilleurs  serruriers  artistes. 


LES  BRONZES  AU  CHAMP  DE  MARS. 


3/9 


Enfin  je  ne  quitte  pas  rAutriche  sans  réparer  une  omission  faite  dans  mon 
chapitre  de  l'orfèvrerie  :  je  n'y  ai  pas  nommé  M.  Klinkosch,  qui  tient  dans 
son  art  la  première  place  à  Vienne. 

Dans  l'exposition  russe,    près   de   Sasikofï    et   de   Khlebnikoff,  les 
orfèvres,  il  y  a  M.  Chopin,  l'habile  bronzier.  Il  n'était  pas  possible  de 


LAT     EN      tMAlL     CLOISON  NI 

(Exposé  par  M.  Barbedienne.) 


transporter  de  Saint-Pétersbourg  ou  de  iMoscou  les  gigantesques  travaux 
de  bronze  que  fait  pour  les  palais  ou  les  églises  cet  habile  fabricant,  un 
Français  du  reste,  mais  nous  avons  retrouvé  dans  son  salon  les  jolies 
scènes  russes  de  Lanceray.  Lanceray  est  un  artiste  de  race;  il  tenait  bien 
son  rang  aux  Champs-Elysées  en  1877,  à  côté  de  Mène,  dont  il  a  la  science 
et  la  délicate  élégance,  avec  un  charme  étrange  en  plus.  Les  épisodes  qu'il 
choisit  sont  dramatiques  ou  touchants;  il  a  vécu  chez  les  Tcherkesses, 


3go  L-ART  MODERNE  A  L"  EXPOSITION, 

et  c'est  avec  la  cire  qu'il  nous  raconte  leurs  chasses,  leurs  combats  et  leurs 
amours.  Ces  groupes  ont  conquis  la  faveur  du  public,  et  il  en  est  qui 
sont  vendus  par  avance  à  quarante  exemplaires.  Deux  autres  sculpteurs 


lASE      DE      »    l'ace     D    OR    »,      EN      BRONZF. 

(Exposé  par  M.  ScrvaiU.) 


russes,  Tchijoff  et  Lavertsky,  ont  chez  M.  Chopin  d'importantes  figures, 
et  nous  avons  été  surpris  de  l'habileté  des  fondeurs  et  des  ciseleurs  de 
leur  pays. 

Placido  Zuloaga  a  été  placé  par  le  j ury  international  dans  la  classe  XXV  ; 


LES   BRONZES   AU    CHAMP   DE    MARS. 


38i 


nous  en  sommes  bien  aise,  ce  nous  est  un  prétexte  pour  parler  de  Thabilc 
et  sympathique  artiste  espagnol  en  même  temps  que  d'un  artiste  français, 


SCULPTURE     DE     M.      HE 


(Butte  en  bronze  exposé  pji-  M.  Scivanl,) 


M.  Dufresne,  que  nous  réclamons  comme  nôtre,  bien  qu'il  soit  plus  étran- 
gement classé  encore. 

Zuloaga  est  actuellement  le  maître  de  tous  les  damasquineurs  fran- 
çais, italiens,  belges  ou  espagnols.  Doué  d'une  étonnante  fécondité,  il 
exécute  ou  fait  exécuter,  tant  à  Eibar  qu'à  Saint-Jean  de  Luz,  une  innom- 


382  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

brable  quantité  d'objets  :  bijoux,  coffrets,  poignards,  vases  et  plateaux 
dont  les  dessins  toujours  variés  couvrent  d'or  les  surfaces  sombres  du  fer. 
Quelque  belles  que  soient  les  pièces  qu'il  expose,  il  ne  faut  pas  juger  par 
celles-là  du  talent  de  l'homme;  c'est  à  Londres,  chez  un  amateur  pas- 
sionné de  cet  art,  que  sont  réunis  les  plus  beaux  ouvrages  de  Zuloaga.  Il 
doit  rester  dans  ses  veines  quelques  gouttes  du  sang  more,  et  c'est  la 
raison  de  la  perfection  qu'il  a  su  donner  à  de  grands  vases  hispano-arabes 
qu'il  a  brodés  d'une  dentelle  d'or  fin,  plus  riche,  plus  variée,  plus  fine  que 
les  dessins  de  l'Alhambra.  Si  ces  vases,  et  le  grand  plateau  qui  fut  ter- 
miné Tan  dernier  par  l'artiste,  avaient  pu  figurer  à  l'Exposition,  ils  eussent 
été  classés  au  premier  rang.  C'est  par  Zuloaga  qu'a  été  exécuté  en  fer  forgé, 
ciselé,  damasquiné  et  incrusté,  le  tombeau  du  général  Prim. 

M.  Dufresne,  de  Paris,  n'est  pas  damasquineur  à  la  façon  de  notre 
Espagnol;  il  a  des  procédés  à  lui,  procédés  d'épargne  ou  de  placage  que 
nous  n'essayerons  pas  d'expliquer  maintenant,  mais  qui  sont  employés  à 
produire  de  charmants  dessins.  Les  armes,  les  boucliers,  les  casques,  les 
buires  et  les  plateaux  damasquinés  que  contient  sa  grande  vitrine  de 
l'avenue  Rapp  en  sont  de  tous  points  les  plus  parfaits  morceaux.  M.  Du- 
fresne, qui  n'est  pas  un  marchand,  mais  un  artiste  amateur  qui  modèle  et 
cisèle  avec  passion,  se  livre  à  la  statuaire,  à  l'orfèvrerie,  aux  bronzes  et  aux 
bijoux  tout  ensemble.  Son  groupe  d'Hercule  et  d'Hésione  est  d'un  mouve- 
ment puissant,  et  la  grande  Coupe  du  plaisir,  coupe  bien  peu  profonde 
pour  satisfaire  à  tous  ceux  qui  en  ont  soif,  est  d'un  beau  décor.  La  Coupe 
du  plaisir  et  les  visées  philosophiques  de  l'inventeur  nous  pourraient 
inciter  à  décrire  aussi  le  colossal  Vase  des  ivresses  de  G.  Doré,  qui  est  à 
quelques  pas  plus  loin.  Nous  y  renvoyons  le  curieux,  qui  sera  dédom- 
magé de  la  recherche  de  ce  rébus  par  le  plaisir  d'y  admirer  quelques  bien 
jolis  morceaux  perdus  dans  la  masse. 

La  Chine  a  des  émaux  cloisonnés,  des  plats,  des  écrans,  des  bols,  des 
brûle-parfums,  des  animaux,  des  vases,  les  uns  nuancés  et  fondus,  les 
autres  criards  et  mal  équilibrés  de  tons;  pas  n'était  besoin  d'indiquer  en  un 
catalogue  quels  sont  les  émaux  anciens  et  quels  sont  les  modernes.  C'est 
une  lourde  faute  à  ces  rusés  marchands,  d'avoir  en  leur  bazar  de  vente 
fait  un  tel  mélange,  et,  bien  que  parmi  leurs  bronzes  il  y  ait  quelques 
beaux  spécimens  dignes  d'être  classés  chez  AL  Cernuschi,  leur  fabrication 
actuelle  accuse  une  décadence  qui  est  d'autant  plus  frappante  que  les 
bronzes  japonais  sont  rangés  à  côté. 

A  ceux-ci  le  grand  succès  de  l'année  ;  artistes  et  gens  du  monde  ont 


LES    BRONZES   AU    CHAMP   DE    MARS. 


383 


la  même  passion  pour  les  habiles  ouvriers  de  Kanasawa  et  de  Takaoka. 
C'est  dans  ces  deux  villes  du  Japon  que  sont  les  meilleurs  artisans  du 


LABRE     LOUIS     XVIj      EN     BRO^ 

(Exposé  par  M.  Houdebine.) 


bronze,  et,  toute  réserve  faite  de  mœurs,  d'usages,  de  goût  et  d'idéal, 
avouons  que  nous  n'égalons  pas,  dans  Fart  de  fondre  et  de  ciseler,  ces 
inimitables  et  féconds  artistes. 

Je  fais  cette  différence  de  nos  mœurs  et  de  notre  idéal,  parce  que  je 


384  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

vois  avec  peine  que  Tadmiration  qu'on  professe  pour  les  produits  du  Japon 
nous  porte  peu  à  peu  à  copier  ses  types  et  que  ce  serait  un  grand  dom- 
mage. Notre  imitation  se  doit  borner  au  décor,  à  certains  grands  partis  de 
couleur,  à  certaines  lois  nouvelles  de  symétrie,  à  certains  alliages  et  à  cer- 
taines patines,  mais  pas  au  delà. 

De  tous  nos  arts,  avouons  que  celui  du  bronze  a  été  le  plus  sage.  Il 
ne  s'est  pas  jeté  follement,  comme  le  meuble,  la  céramique,  l'orfèvrerie  et 
les  papiers  peints  dans  la  copie  servile  des  dessins  japonais.  C'est  seulement 
à  la  monture  des  faïences,  à  Tornementation  des  lampes  et  de  quelques 
pièces  du  mobilier  qu'on  a  mis  cette  sauce  japonaise  qui  coule  à  flots 
dans  nos  autres  industries.  La  raison  de  cette  froideur  est  dans  l'édu- 
cation du  sculpteur.  L'idéal  pour  lui  est  cette  beauté  grecque,  cette  per- 
fection du  tvpe  humain  que  jamais  il  n'atteint,  mais  vers  laquelle  il  tend 
sans  cesse  et  qui,  à  travers  les  modes,  les  styles,  les  caprices  les  plus 
bizarres  et  les  ornementations  les  plus  feuillues,  reparaît  comme  un  rayon 
de  soleil  à  travers  les  nuages.  L'art  japonais  est  l'antipode  de  cette  beauté; 
il  cherche  dans  la  nature,  dans  la  plante,  dans  l'insecte  qui  rampe,  dans 
les  inliniment  petits,  les  éléments  de  ses  dessins.  Il  poursuit  l'oiseau  dans 
l'air,  il  copie  les  vastes  horizons  que  coupent  ses  montagnes  coniques.  Il 
aime  les  dessins  lavés  de  gris,  de  bleu,  de  rose  tendre  ;  ses  formes  sont 
estompées,  ses  croquis  inachevés,  le  trait  toujours  est  interrompu  comme 
un  rêve  coupé  par  le  réveil.  C'est  par  ces  côtés-là  qu'il  charme  et  captive 
le  peintre;  mais  le  sculpteur,  lui,  est  invulnérable  à  cette  séduction,  qui 
menace  de  devenir  une  maladie.  On  n'a  pas  eu  raison  de  lui  en  faisant 
défiler  dans  son  atelier  des  chevaux  ramassés  et  poilus,  des  chiens 
ronds,  des  tortues  à  nageoires,  des  dragons  à  trois  gritîes,  à  la  tête 
flasque,  aux  dards  aigus.  Les  tigres  menaçants,  noyés  dans  des  vagues 
crochues,  n'ont  pas  constitué  pour  nos  sculpteurs  ornemanistes  un  style 
digne  d'étude. 

Ils  ont  eu  raison;  mais,  s'ils  doivent  fuir  l'imitation  des  formes 
exotiques,  c'est  à  eux  qu'il  appartient  de  dérober  le  secret  des  fontes  à  cire 
perdue,  des  alliages  de  cuivre,  des  placages  d'or,  des  laques  sur  métal, 
des  ciselures  grasses  et  fermes,  des  transparences  d'argent',  des  niellures, 
des  émaux.  Cette  perfection  de  l'outil,  cette  science  du  métier,  c'est  à  eux 
de  l'allier  au  goût  de  l'artiste,  à  la  poésie  d'une  forme  idéale.  Chez  Barbe- 


I.  \oir  ,c  plat  d'argent  de  .Minoda,où  certain  poisson  transparaît  dans  la  vague  (classe  XXIV. 
-  n-  2). 


LES   BRONZES   AU    CHAMP  DE   MARS.  385 

dienne,  il  est  un  fondeur  déjà,  M.  Garnier,  qui  égale  par  ses  moulages  sur 
nature  les  plus  beaux  échantillons  japonais.  Ses  homards,  ses  insectes  et  ses 
feuilles  sont  aussi  remarquables  dans  leur  petitesse  que  dans  son  ampleur 
le  brûle-parfums  japonais  qu'accompagnent  hs  grands  paons  et  les  pigeons. 
Les  deux  fondeurs  ont  eu  mêmes  malices,  et  leurs  bronzes  sans  retouches 
ont  été  coulés  dans  des  moules,  où  par  avance  étaient  fixées  les  parties  les 
plus  délicates  et  déjà  fondues  de  l'objet  ;  pattes,  ailes,  antennes  faites  à 
part  se  soudaient  ainsi  dans  la  masse.  Ce  qu'a  trouvé  Garnier,  le  fondeur, 
le  chimiste,  l'émailleur,  le  ciseleur  le  trouveront  chacun  en  sa  voie  :  c'est 
à  cette  étude  que  doivent  tendre  de  toute  leur  énergie  nos  fabricants 
français. 

L.    F  ALIZE    tlls, 


LES 


INDUSTRIES    D'ART    AU    CHAMP    DE    MARS 


III 


LES    MEUBLES. 


'est  avancer  aujourd'hui  une  vérité  devenue 
banale,  tant  elle  est  indiscutable  pour  la  science 
et  démontrée  par  les  faits,  d'écrire  que  le  mo- 
bilier d'un  peuple  peut  être  considéré  comme 
l'expression  sincère  et  tangible  de  son  tempé- 
rament et  de  son  génie  particuliers.  Chaque 
époque  de  son  existence  se  trouve  nettement 
caractérisée  par  la  physionomie  originale  des 
objets  qu'il  a  créés  pour  la  satisfaction  de  ses 
besoins,  de  ses  goûts,  de  ses  fantaisies  et  de  ses 
caprices.  Le  sentiment  de  l'harmonie  est  inné  dans  l'homme,  quel  que  soit 
l'état  de  sa  civilisation.  Il  aime  à  trouver  partout  un  reflet  de  sa  person- 
nalité, et  sa  préoccupation  constante,  autant  en  vertu  de  ce  sentiment  que 
par  instinct  de  domination,  est  de  l'imprimer  profondément  sur  toutes 
choses. 

L'examen  attentif  de  l'art  industriel  et  surtout  du  mobilier  d'un 
peuple  est  donc,  pour  arriver  à  le  connaître  et  à  le  juger  sérieusement, 
tm  moyen  aussi  sûr  et  aussi  rapide  que  l'étude  de  son  histoire;  et  c'est, 
bien  souvent,  moins  dans  la  conception  de  telle  théorie  sociale  et  poli- 
tique, dans  l'application  de  tel  système  religieux  que  dans  les  productions 
artistiques,  dans  la  manière  de  se  vêtir  ou  de  se  loger,  que  Ton  trouve 
des  renseignements  précis  sur  son  caractère  et  son  génie. 

Pour  les  périodes  de  création,  du  moyen  âge  à  la  Restauration,  les 
analogies  entre  le  mobilier  et  le  caractère  national  sont  évidentes,  et  il 


LES    MEUBLES   AU    CHAMP   DE   MARS.  387 

serait  facile  d'écrire  des  pages  entières  de  parallèles  piquants  et  curieux 
sur  les  chayères  des  barons  farouches  du  moyen  âge,  les  pourpoints 
tailladés  des  gentilshommes  galants  de  la  suite  de  Henri  II,  de  Henri  III, 
et  les  gracieuses  productions  de  la  Renaissance,  sur  les  excentricités 
galantes  de  la  Régence  et  la  fantaisie  mondaine  des  créations  de  ses  artistes 
industriels.  A  partir  de  la  Restauration,  on  ne  crée  plus  rien,  on  réédite; 
du  moyen  âge  on  passe  au  xyin'  siècle,  amalgamant  tous  les  styles  en 
vertu  d'une  méthode  éclectique  qui  n'a  produit  que  très  rarement  des 
résultats  sérieux. 

Nous  en  sommes  pour  l'heure  au  Louis  XV  et  au  Louis  XVI.  Par- 
courez avec  attention  la  longue  galerie  du  mobilier  dans  la  section  fran- 
çaise, vous  n'y  trouverez  guère  que  des  reproductions  et  des  imitations 
des  oeuvres  de  ces  deux  éfioques.  Le  xv*  siècle,  qui  a  été  si  fort  à  la  mode 
autrefois  au  temps  du  romantisme,  n'a  conservé  que  de  très  rares  fidèles. 
Peu  ou  presque  plus  de  ces  lourdes  crédences  en  chêne  brut,  de  ces 
immenses  lits  encourtinés,  de  ces  buffets  massifs  et  disgracieux,  où  le  tra- 
vail est  secondaire,  véritables  anachronismes  artistiques  dont  le  moindre 
défaut  était  de  jurer  effroyablement  avec  le  caractère  de  nos  habitations 
modernes.  S'agit-il  d'une  reconstitution  du  mobilier  d'un  vieux  castel  à 
mâchicoulis,  nous  ne  contestons  point  qu'il  n'y  ait  quelque  mérite  à  faire 
unt  reproduction  réussie;  mais  en  telle  circonstance,  ce  n'est  pour  ainsi 
dire  plus  de  l'art,  mais  de  l'archéologie.  Il  ne  suffit  point  d'entasser 
sculpture  sur  sculpture  pour  faire  de  la  Renaissance  ou  du  moyen  âge, 
de  surcharger  d'incrustations,  de  bronzes  ciselés,  des  meubles  en  chêne 
ou  en  bois  de  rose,  pour  créer  une  œuvre  du  xviu''  siècle.  L'intuition  du 
sentiment  intime  de  ces  époques  et  la  restitution  de  quelques-unes  des 
qualités  particulières  qui  forment  le  caractère  et  le  charme  de  leurs  pro- 
ductions sont  indispensables.  Ce  n'est  qu'à  ces  conditions  que  l'on  fait 
œuvre  d'artiste.  Laissons  donc  les  huches  bardées  de  fer  et  les  chayères 
au  Musée  de  Cluny.  Elles  ne  conviennent  point  à  notre  siècle  d'élégance. 

La  Renaissance  est  encore  fort  cultivée  dans  le  grand  mobilier,  en 
dehors  des  fantaisies  de  luxe,  cabinets,  meubles  à  bibelots  qui  appartien- 
nent généralement  à  ce  style.  Mais  la  plupart  de  ceux  qui  s'y  adonnent 
semblent  vouloir  transiger  avec  le  goût  du  jour,  en  s'inspirant  des  modèles 
de  l'école  italienne,  aux  formes  plus  sveltes  et  plus  gracieuses  que  dans  les 
œuvres  de  la  renaissance  flamande  ou  française. 

Pour  corriger  la  sévérité  du  ton  uniforme  du  chêne,  du  noyer  ou  de 
l'ébène,  ils  jettent  çà  et  là  sur   les  corniches,  sur  les  panneaux  et  les  pi- 


388  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

lastres,  la  note  gaie  et  lumineuse  d'un  médaillon  en  émail,  d'une  applique 
de  marbre  ou  de  métal.  Mais  la  dominante  est  le  xvni'  siècle  :  les  com- 
modes à  marqueterie  de  bois  de  couleur,  les  chiffonniers,  les  bureaux  aux 
bronzes  finement  ciselés  et  dorés,  les  armoires -étagères  aux  vantaux 
décorés  de  porcelaines  galantes,  les  tables  à  la  ceinture  de  bronze  ajourée, 
aux  pieds  sveltes  avec  des  cariatides  de  Clodion  formant  gaine.  L'emploi 
du  bronze  dans  le  meuble  a  pris  une  extension  si  considérable  et  si  carac- 
téristique, qu'à  voir  certaines  exhibitions  on  se  croirait  volontiers  con- 
temporain de  M""=  de  Pompadour  ou  de  Marie-Antoinette. 

Une  évolution  aussi  nettement  accusée  ne  saurait  être  le  résultat 
imprévu  d'une  fantaisie  du  hasard  ou  d'un  caprice  inconstant  de  la  mode. 
Elle  doit  correspondre  à  une  évolution  qui  s'est  produite  dans  le  goût  du 
public.  Entre  chaque  branche  de  Tart  il  existe  toujours  une  corrélation 
très  intime;  il  serait  facile  d'en  multiplier  les  exemples.  Pour  encadrer  les 
portraits  de  ^"an  Loo,  de  Nattier,  de  Coypel,  de  Tocqué  et  de  de  Troy, 
les  fêtes  galantes  et  les  conversations  de  Watteau,  les  fantaisies  mytho- 
logiques, les  bergeries  de  Boucher,  les  baigneuses  de  Falconnet,  les 
bacchantes  de  Clodion,  il  fallait  les  décorations  de  Boffrand,  de  Robert 
de  Cotte,  d'Oppenord,  de  Slodtz,  de  Meissonier,  les  meubles  à  végéta- 
tions de  bronze  luxuriantes,  ciselées  par  les  Caffieri  et  les  Crcscent,  les 
cuivres  dorés  se  déroulant  en  guirlandes  capricieuses,  et  s'accrochant  à 
des  volutes  d'une  fantaisie  audacieuse  :  tout  y  forme  une  harmonie  par- 
faite. Aux  compositions  calmes  et  sévères  de  David,  convenait  le  mobilier 
rigide  de  Percier  et  de  Fontaine. 

Aujourd'hui  l'art  français  est  entré  dans  une  période  de  transition. 
L'originalité  puissante,  l'esprit  de  novation  audacieuse  font  défaut.  Il  n'y 
a  plus  ni  classiques  purs,  ni  révolutionnaires  irréconciliables  ;  l'oppor- 
tunisme a  envahi  l'art  comme  il  Ta  fait  de  la  politique,  mais  avec  moins 
de  succès.  Les  uns  et  les  autres  se  font  des  concessions.  Or  si  dans  le 
commerce  de  la  vie  les  concessions  produisent  l'harmonie,  en  art  elles 
sont  fatales.  Pour  faire  de  la  bonne  peinture,  disait  un  maître,  il  faut 
avoir  surtout  l'esprit  de  parti.  A  cette  peinture  de  période  de  transition 
nous  parait  convenir  heureusement  un  art  industriel  gracieux,  aimable, 
lumineux,  plein  de  goût  et  d'esprit,  sans  exagération  de  formes,  sans 
prétention  à  la  grandeur  et  à  la  majesté,  l'art  du  xvni=  siècle  qui,  s'har- 
monisant  si  agréablement  avec  les  Greuze,  les  Joseph  'Vernet,  le  Lagre- 
née,  les  Fragonard,  les  Restout,  etc.,  ne  saurait  être  disparate  avec  nos 
tableaux  de  genre  actuels,  nos  portraits  intimes  et  nos  paysages.  La  tona- 


BUFFET      DE      SALLE      A      MANGER. 

(Exposé    par    MM.    Collinson    et    Lock.) 


3qo  L'ART  MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

lité  joyeuse  des  ors  finement  ciselés,  des  appliques  de  marbre,  des  faïences, 
est  la  complémentaire  harmonique  du  coloris  généralement  un  peu  sourd 
des  œuvres  de  Técole  actuelle  ;  et  Télégance  des  formes,  la  recherche  des 
lignes  droites  finement  détachées  nous  paraissent  correspondre  assez 
exactement  à  la  manière  qui  domine  présentement  parmi  nos  artistes. 

L'absence  d'une  école  bien  caractérisée  avec  des  tendances  uniformes 
ne  nous  permet  guère,  il  est  vrai,  de  définir  d'une  façon  précise,  en  ce 
qui  concerne  la  France,  cette  corrélation  entre  les  productions  de  l'art 
industriel  et  de  l'art  pur.  Les  unes  et  les  autres  se  ressentent  incontesta- 
blement de  cet  état  indécis  de  transition,  d'attente  et  de  recherches  où  ils 
se  trouvent  tous  les  deux.  Mais,  si  nous  passons  de  la  section  française  à 
la  section  anglaise,  cette  corrélation  devient  si  évidente  qu'elle  frappe  les 
visiteurs  les  moins  préoccupés  d'y  apporter  leur  attention.  Dans  ces  loges 
du  groupe  du  mobilier,  si  habilement  arrangées  par  les  exposants  britan- 
niques et  qui  donnent,  comme  un  décor  de  théâtre,  une  vue  en  perspective 
d'intérieurs  complètement  décorés,  avec  leurs  dressoirs  encombrés  de 
poteries  et  de  bibelots,  leurs  fauteuils,  leurs  tables  à  ouvrage,  leurs  jardi- 
nières, leurs  tentures  et  leurs  tapis;  dans  le  pavillon  luxueux  du  prince  de 
Galles,  dans  les  cottages  de  l'avenue  des  Nations,  décorés  par  MM.  Col- 
linson  et  Lock,  Jackson  et  Graham,  partout  enfin  nous  retrouverons  ces 
tonalités  particulières,  qui  ne  permettent  pas  d'hésiter  un  seul  instant  sur 
la  provenance  d'un  tableau  de  l'école  anglaise  moderne,  et  ce  caractère 
d'intimité  et  de  simplicité  dans  le  détail,  qui  donnent  un  si  grand  charme 
et  un  caractère  d'originalité  si  personnel  aux  œuvres  de  Millais,  de  Leslie, 
de  'V\^alker,  de  Boughton,  de  Morris,  etc. 

Dans  leur  mobilier  comme  dans  leur  peinture,  les  artistes  anglais 
apportent  le  même  tempérament  de  coloristes  délicats  et  le  même  senti- 
ment. Mais  cette  manière  nouvelle,  que  nous  pourrions  appeler  une  révo- 
lution artistique,  a-t-elle  eu  en  industrie  des  conséquences  aussi  heureuses 
et  aussi  importantes  qu'en  art  pur? 

Sans  être  très  complexe,  la  question  doit  être  examinée  à  deux  points 
de  vue.  Il  est  incontestable  que  la  décoration  intérieure,  la  partie  de  l'ameu- 
blement qui  incombe  plus  particulièrement  au  tapissier,  a  fait  des  progrès 
sérieux  et  a  obtenu  beaucoup  de  succès  dans  ces  installations  d'intérieurs. 
Les  tentures  de  tonalités  sobres,  de  nuances  paisibles,  reposent  agréable- 
ment le  regard.  Les  tons  plus  lumineux  des  rideaux,  des  étoffes  de  siège, 
avivent  ces  nuances,  et  sur  cette  gamme  de  couleurs  doucement  modulée, 


ITE     EN      BOIS     SCULPTÉj      POUR     UNE     SALLE      DE     BiaLlOTHÈ(iUE, 

(Exposée  par  M,  Fourdinois.) 


3g3  L-ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

se  détachent  comme  des  variations  légères  les  notes  les  plus  accentuées  des 
crédences  en  noyer  verni,  des  cabinets-vitrines  en  acajou,  en  érable  ou  en 
citronnier,  des  étagères  décorées  de  faïences  de  Rouen,  de  porcelaines  de 
Chine  et  de  bronzes.  Une  aquarelle,  un  tableau,  un  émail,  un  plat  persan 
ou  hispano-arabe,  disséminés  çà  et  là  dans  un  désordre  pittoresque,  rom- 
pent l'uniformité  tonique  de  la  tapisserie  et  le  tout  forme  une  symphonie 
charmante,  pleine  d'une  saveur  originale;  mais...,  car  il  y  a  fâcheusement 
un  mais,  cela  ressemble  trop  souvent  à  du  mobilier  de  théâtre.  Si  le  tapis- 
sier a  réussi  dans  l'ordonnance  de  cette  installation,  l'ébéniste  fait  souvent 
défaut.  Tous  ces  meubles  grêles,  sans  ornementation,  sans  le  travail  de 
l'artiste  qui  centuple  par  son  talent  la  valeur  de  la  matière,  ressemblent  à 
des  bâtis  d'accessoires.  On  craindrait  de  poser  sur  les  crédences,  les  butiets 
ou  les  étagères  quelque  chose  d'un  peu  lourd,  de  peijr  de  les  voir  s'affaisser. 
Une  miss  éthérée  et  diaphane  semble,  seule,  pouvoir  loger  sûrement  dans 
un  intérieur  de  ce  genre. 

Le  goût  du  bibelot,  qui  a  piris  en  Angleterre  une  extension  plus  con- 
sidérable peut-être  encore  qu'en  France,  paraît  exercer  actuellement  une 
très  grande  influence  sur  l'industrie  du  mobilier.  Le  salon,  le  boudoir,  la 
chambre  à  coucher  sont  devenus  des  cabinets  d'antiquaires  et  d'amateurs. 
On  ne  voit  partout  que  crédences,  armoires-vitrines,  étagères,  buffets  à 
vantaux  vitrés,  consoles,  dressoirs  à  trois  ou  quatre  étages,  avec  réduits 
et  étagères  en  accotement. 

On  a  exhumé  le  style  anglais  ancien,  dit  de  la  Reine  Anne,  qui  favo- 
rise par  ses  dispositions  architectoniques,  dont  le  dressoir  est  la  base,  cette 
manie  d'exhibition.  Ce  style  depuis  deux  ans  est  devenu  fort  à  la  mode  et 
a  pris  par  delà  la  Manche  les  proportions  de  l'épidémie  de  moyen  âge 
qui  s'était  produite  chez  nous  après  i83o.  On  ne  rêve  que  de  Reine 
Anne,  et  chacun,  baronnet,  marchand  de  la  cité  ou  simple  cockney,  veut 
avoir  un  salon  en  «  style  ancien  ».  Quelques-unes  de  ces  restitutions  sont 
intéressantes  et  faites  avec  assez  de  goût.  Ainsi  MM.  Brown  frères  ont  ex- 
posé un  meuble  de  ce  genre,  en  ébène,  décoré  de  filets  dor,  auxptanneaux 
garnis  de  glaces  en  losange,  qui  ne  manque  pioint  d'un  certain  caractère  ; 
MM.  Shoolbred,  James  et  C'%  un  buffet  de  salle  à  manger  d'une  heureuse 
physionomie;  M.  J.  Lamb,  de  Manchester,  une  vaste  crédence  en  chêne 
brut  avec  ferrures  de  cuivre,  pleine  de  caractère;  MM.  Jackson  et  Graham, 
un  chambranle  de  cheminée  en  chêne,  avec  garniture  de  cuir  de  Cordoue 
et  plaques  de  faïence  décorée  entourant  le  foyer,  d'une  exécution  remar- 
quable. Mais,  comme  il  arrive  presque  toujours,  le  plus  grand  nombre  est 


;ULÊ      DE      STYLE      RENAISSANCE 

(Exposé  par  M.  Fourdinois.) 


3ç)4  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

déplorable.  Pour  accentuer  le  caractère  local  et  chronologique,  les  artistes 
sont  allés  chercher  les  modèles  les  plus  archaïques  et  les  plus  compliqués 
de  fantaisies  étranges  et  de  détails  singuliers.  Les  uns,  comme  MiM.  Col- 
linson  et  Lock,  ont  couvert  les  panneaux  de  leurs  buffets  de  peintures 
imitant  les  tapisseries  historiées,  ou  comme  MxM.  Ebbut  de  Croydon  et 
Thomas  Hall  d'Edimbourg,  ont  placé  sur  les  fonds  des  galeries,  sur  les 
pilastres  et  les  panneaux  de  leurs  buffets,  de  véritables  compositions 
extraites  des  chroniques  nationales,  qui  donnent  à  ces  meubles  la  physio- 
nomie de  retables  du  xiv"  siècle.  D'autres,  renchérissant  encore  sur  leurs 
confrères  d'autrefois,  multiplient  les  réduits,  les  galeries,  superposent  les 
étagères  et  installent  volontiers  sur  le  tout,  sans  prendre  souci  de  l'équi- 
libre et  des  proportions,  des  vitrines  à  croisillons  qui  produisent  un  effet 
vraiment  stupéfiant.  On  sait  où  les  Anglais  peuvent  en  arriver  lorsqu'il 
leur  prend  fantaisie,  ce  qui  n'est  point  rare,  de  faire  du  mavivais  goût. 
Grâce  à  leur  entente  du  coloris,  à  leur  habileté  incontestable  à  disposer 
harmoniquement  leurs  bibelots,  ils  atténuent  parfois  les  conséquences  de 
ces  aberrations  artistiques  et  parviennent  à  donner  à  leurs  intérieurs  une 
physionomie  intéressante;  néanmoins  ce  mobilier  archaïque,  aux  formes 
grêles,  sans  ornements  d'or,  de  bronze  et  de  marbre,  où  le  ciseau  du  sculp- 
teur n'a  rien  jeté  qui  attire  vivement  le  regard  et  frap;  ;  l'esprit,  cette 
absence  dans  les  tentures,  sur  les  parois,  de  tons  éclatants  qui  font  vibrer 
la  lumière,  et  la  nuancent  pour  la  plus  grande  jouissance  de  nos  yeux, 
leur  enlèvent  ce  caractère  d'opulence  élégante  et  de  gaieté  robuste  et 
joyeuse  que  présentent  généralement  les  intérieurs  français.  On  y  respire 
une  atmosphère  de  puritanisme  mélangée  de  naïveté  morbide  et  enfantine 
qui  ne  conviendrait  point  à  notre  tempérament  exubérant,  amoureux  des 
contrastes  de  la  lumière  et  des  couleurs. 

Cette  renaissance  du  vieux  style  anglais  ne  peut  être  qu'un  accident. 
L'amour  du  confort,  d'ailleurs,  à  défaut  d'autres  considérations,  ne  tar- 
dera certainement  pas  à  le  faire  délaisser.  Ce  n'est  point  impunément  et 
pour  longtemps  que  la  mode  peut  ainsi  s'attaquer  à  un  besoin  matériel  et 
à  une  réputation  qui  est  devenue  pour  un  peuple  une  question  d'amour- 
propre  et  une  légende. 

En  dehors  de  ces  productions  spéciales  et  bien  indigènes,  l'exposi- 
tion du  mobilier  anglais  contient  d'autres  oeuvres  d'un  caractère  moins 
national,  qui  doivent  cependant  être  signalées  pour  leur  mérite  d'exécution  : 
ce  sont  un  bulTet  de  Louis  XV  à  garnitures  de  bronze,  avec  panneaux  de 
milieu  en  marqueterie  représentant  un  sujet  héro'ique,  et  deux  cabinets 


rORTE     DE     GALERIE,      PAR     M.      PAUL     SEDILLE. 

(Exposée    par    M.    Fourdinois.     —    Dessin    de     M.     Sèdille.J 


396  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

de  boule,  de  ALM.  Mellier  et  C'",  travail  purement  français,  remarquable 
d'ailleurs;  dans  la  loge  de  MM.  Johnstone,  Jeanes  et  C",  de  Londres,  un 
cabinet  en  bois  de  citronnier  avec  marqueterie,  dit  style  Adams,  dont  fart 
français  pourrait,  croyons-nous,  revendiquer  loyalement  la  propriété;  un 
mobilier  de  chambre  à  coucher  dans  le  même  style  avec  tentures  satin 
bleu  clair,  de  MM.  Holland  et  fils,  qui  plaît  fort  par  la  finesse  et  la  grâce 
de  sa  décoration.  Cette  chambre  à  coucher  a  été  achetée  tout  entière  par 
sir  Richard  Wallace.  Ce  choix  est  un  excellent  certificat  de  bon  goût. 
Mais  l'attraction  de  la  section  britannique  est  incontestablement  la  très 
curieuse  collection  de  MM.  Jackson  et  Graham.  Elle  se  compose  d'un 
cabinet  en  buis  avec  incrustations  en  bois  et  ivoire,  d'un  chambranle  de 
cheminée  avec  miroir,  pendule  et  candélabre,  exécutés  en  un  travail  ana- 
logue, d'un  cabinet  tn  ébène  et  ivoire,  d'un  autre  en  bois  de  sandal 
avec  incrustations  d'ivoire  et  de  bois  variés,  et  de  divers  autres  petits 
meubles  analogues.  Leur  auteur,  AL  Graham,  est  parvenu  à  produire  da 
véritables  chefs-d'œuvre  qui  peuvent  soutenir  la  comparaison  avec  ce  que 
les  plus  célèbres  intarsiatori  italiens,  les  maîtres  du  genre,  ont  laissé  de 
remarquable.  On  ne  sait  ce  que  l'on  doit  le  plus  admirer  de  la  patience 
invraisemblable  de  l'artiste,  de  son  habileté  prodigieuse  ou  de  son  goût 
exquis.  Ces  meubles  sont  de  véritables  merveilles,  non  seulement  comme 
travail  spécial  alla  ccrtosa,  mais  au  point  de  vue  architectonique  et  déco- 
ratif. M.  Graham,  dont  le  lot  est  assez  brillant,  il  est  vrai,  pour  suffire  à 
satisfaire  un  amour-propre,  ne  fait  loyalement  point  mystère  que  l'hon- 
neur de  leur  composition  rc*-vient  tout  entier  à  un  artiste  français.  Ils  sont 
conçus  dans  un  style  néo-grec  que  nous  appellerons  flamboyant,  avec 
décoration  empruntée  à  la  flore  de  l'art  indou.  La  description  détaillée  de 
chaque  meuble  serait  trop  longue  pour  que  nous  puissions  songer  à  l'en- 
treprendre. Le  travail  de  marqueterie  est  arrivé  à  une  telle  perfection, 
que  l'on  en  peut  examiner  attentivement  à  la  loupe  chaque  partie,  sans 
parvenir  à  surprendre  le  moindre  interstice,  le  défaut  le  plus  impercep- 
tible. La  miniature  ne  donnerait  point  de  lignes  plus  précises  et  plus  déli- 
catement ténues.  Ce  n'est  plus  de  Fébénisterie,  mais  de  la  joaillerie.  La 
gradation  des  couleurs,  qui  n'est  obtenue  que  par  la  juxtaposition  des 
nuances  de  bois  divers,  est  irréprochable.  Qu'il  s'agisse  d'une  colonne, 
d'un  pilastre  à  cannelures,  d'une  volute,  d'une  anse  d'amphore  ou  d'une 
branche  de  flambeaux,  rien  n'est  à  cet  artiste  prodigieux  obstacle  insur- 
montable. 11  conserve  à  chaque  partie  de  l'architecture  sa  sveltesse,  sa 
légèreté  et  sa  forme  gracieusement  capricieuse. 


LES  MEUBLES  AU  CHAMP  DE  MARS. 


307 


11  y  a  loin  des  meubles  en  marqueterie  exposés  par  MM.  Jackson  et 
Graham,  aux  produits  du  même  genre  exposés  par  les  intarsiaton  de  la 
section  italienne.  Si  le  travail,  dans  les  cabinets  de  M.  Brambilla,  pré- 
sente quelque  mérite,  le  mauvais  goût  du  style,  Tabsence  d'harmonie 
dans  les  tons  leur  enlève  toute  valeur  artistique.  Les  meubles  avec 
incrustations  d'ivoire  ne  sont  guère  mieux  réussis,  sauf  quelques  œuvres 
de  M.  Battista  Galti,  de  Rome,  d'une  décoration  sobre  et  élégante. 


COFFRE     A      BIJOUX. 

(Exposé  par  M     Fourdinois.) 


Quant  à  la  marqueterie  de  Florence,  il  est  convenable  de  n  en  point 
parler.  Ce  qui  autrefois  avait  le  caractère  d'un  art  n'est  plus  aujourd'hui 
que  du  métier  banal.  Lorsque  l'on  en  est  arrivé  à  ne  plus  trouver 
d'autres  éléments  de  décoration  que  la  reproduction  en  trompe -l'œil 
d'objets  d'une  vulgarité  complète,  tels  que  jeu  de  cartes,  dominos  ou 
pipes,  etc.,  ce  n'est  même  plus  de  la  décadence;  on  doit  passer  rapide- 
ment. Hélas!  c'est  pour  tomber  de  Charybde  en  Scylla.  L'autre  côté  de 
la  galerie  italienne  affectée  au  mobilier  nous  offre  des  guéridons  et  des 
canapés  formés  de  cornes  de  bœuf  romain,  qui  font  sourire  plus  d'un 


SqS  L'ART   MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

visiteur,  des  torchères  d'un  rococo  exhilarant,  des  cabinets  Renaissance 
où  la  fantaisie  la  plus  impertinente  a  entassé  des  extravagances  vérita- 
blement ridicules.  Nous  fuyons  :  la  courtoisie  et  notre  rôle  d'hôtes,  qui 
nous  ont  engagé  à  ne  point  parler  de  nos  artistes  avant  de  nous  être 
occupé  spécialement  de  ceux  de  l'étranger,  commandent  d'être  indul- 
gents. Notre  tâche,  nous  le  regrettons,  est  légère  dans  ces  parages.  En 
dehors  de  l'Angleterre  et  de  l'Italie,  le  contingent  du  mobilier  d'art 
étranger  est  bien  restreint.  Nous  n'avons  guère  à  signaler  dans  les 
autres  sections,  comme  intéressant  par  le  mérite  de  leur  exécution  et 
par  leur  originalité  particulière,  qu'un  bahut  de  salle  à  manger  de  style 
russe  du  xvi°  siècle  exposé  par  M.  Lewite,  de  Moscou;  un  buffet  dans 
le  style  de  la  Renaissance  flamande  en  ébène,  par  M.  Snyers-Ranc  (Bel- 
gique), et  un  buffet  du  xvi'  siècle  d'une  pittoresque  physionomie,  par 
M.  Briot,  du  même  pays.  L'Espagne,  le  Portugal,  les  États-Unis,  le 
Danemark  et  la  Hollande  n'ont  rien  envoyé  qui  puisse  attirer  l'attention 
des  amateurs. 

Par  contre,  les  quelques  meubles  exposés  par  les  Chinois  piquent 
vivement  la  curiosité  des  amateurs.  Il  ne  faut  point  demander  aux  artistes 
de  ce  pays  de  l'élégance  dans  les  formes  et  de  la  proportion  dans  les  dis- 
positions architectoniques  de  leur  mobilier.  Ces  artistes  n'entendent  point 
l'art  à  notre  façon  ;  ils  ont  une  esthétique  toute  particulière.  Le  luxe  des 
détails,  l'amoncellement  pittoresque  des  fantaisies,  où  leur  imagination 
capricieuse  peut  se  donner  libre  carrière,  les  préoccupent  presque  exclu- 
sivement. Sans  avoir  souci  des  lois  de  la  statique  et  des  nécessités  de 
la  vraisemblance,  ils  évideront  à  jour  une  colonne  supportant  un  fronton 
écrasant,  pour  avoir  le  plaisir  d'y  loger  tout  un  monde  fantastique.  Ils 
imagineront  des  lits  en  forme  de  jonque,  recouverts  de  voûtes  en  lamelles 
de  bois  ihiement  découpées  et  incrustées  d'ivoire  et  de  laque,  sous  les- 
quelles on  ne  pourra  pénétrer  qu'en  se  courbant  péniblement.  La  question 
du  confort,  de  l'utilité  pratique  leur  importe  peu.  Ils  auront  entassé 
sculptures  sur  sculptures,  exécuté  mille  tours  de  force  surprenants,  opéré 
de  véritables  miracles  de  patience  et  d'équilibre,  et  leur  œuvre  étrange 
leur  paraîtra  excellente.  Nous  n'y  contredirons  point,  en  nous  inspirant  de 
leur  point  de  vue.  Il  est  évident  que  ces  sculptures  sont  vraiment  mer- 
veilleuses d'audace,  de  caprice  et  de  fantaisie.  Il  y  là  une  débauche  de 
talent,  d'imagination,  qui  touche  presque  au  génie.  Mais  il  serait  impru- 
dent pour  nos  artistes  de  s'en  inspirer  et  de  chercher  à  y  puiser  pour  leurs 
œuvres  un  élément  d'originalité.  Dans  ces  conditions  particulières,  l'art  est 


LES   MEUBLES   AU    CHAMP   DE   MARS.  399 

comme  une  plante  exotique  :  il  perd,  à  être  transporté  hors  du  climat  où 
il  est  né,  tout  son  parfum  et  toute  sa  saveur.  Il  ne  se  rattache,  d'ailleurs, 
au  nôtre  par  aucun  principe  qui  puisse  leur  servir  de  point  de  relation. 
Que  le  succès  justifié  qu'ont  obtenu  chez  nous  les  adaptations  d'une  autre 
branche  de  l'art  industriel  de  l'extrême  Orient,  laquelle  convient  mieux 
au  caractère  de  notre  art  similaire,  ne  tente  point  nos  artistes.  Leur  œuvre 
est  supérieure  :  ils  ne  doivent  point  aspirer  à  descendre. 

Sans  avoir  suivi  la  progression  considérable  de  certaines  industries 
françaises,  notre  industrie  du  mobilier  d'art  se  maintient  à  un  niveau 
satisfaisant,  et  son  exposition  au  palais  du  Champ  de  Mars  n'est  point 
sensiblement  inférieure  à  celle  du  grand  concours  international  de  1867, 
où  elle  fit  si  profondément  sensation.  Nos  grands  fabricants,  qui  depuis 
si  longtemps  soutiennent  avec  tant  d'éclat  la  renommée  universelle  de  la 
corporation  parisienne,  ont  exposé  des  œuvres  remarquables.  Des  concur- 
rents ont  surgi,  apportant  dans  la  lutte,  avec  un  esprit  nouveau,  un  nouvel 
élément  d'émulation,  qui  a  produit  déjà  d'excellents  résultats. 

L'exposition  de  AL  Fourdinois  est  Tune  des  plus  complètes  et  des 
plus  variées  de  la  section  française.  Elle  comprend  deux  vastes  portes  de 
"bibliothèque  à  deux  vantaux.  L'une,  de  style  grec,  en  bois  de  couleurs 
variées,  chêne,  acajou,  ébène,  etc.,  est  ornée  sur  les  panneaux,  à  hauteur 
d'homme,  de  médaillons  en  buis,  représentant  une  Minerve  et  un  Apollon, 
la  tête  couronnée  de  branches  d'olivier  et  de  laurier.  Dans  le  fronton,  une 
figure  couchée,  sculptée  en  haut-relief,  personnifie  l'Étude.  Cette  porte, 
que  nous  reproduisons,  est  conçue  dans  un  excellent  sentiment  décoratif. 
L'autre  porte,  dont  le  dessin  a  été  fourni  à  M.  Fourdinois  par  M.  Paul 
Sédille,  est  en  noyer  poli,  avec  chambranle  en  chêne,  frise*  en  marqueterie 
et  moulures  en  marbre  rouge  antique.  Sur  les  panneaux  sont  des  bas- 
reliefs  en  bronze,  modelés  par  AL  Allar  et  symbolisant  les  arts  :  au- 
dessus,  deux  médaillons  en  émail,  superbes,  de  dimensions  peu  com- 
munes, exécutés  par  AL  Hippolyte  Rousselle,  un  de  nos  plus  habiles 
artistes  en  ce  genre,  représentent  Minerve  et  Apollon.  De  chaque  côté  de 
l'entablement  se  dressent  deux  chimères,  se  terminant  en  volutes  ornées. 
Au  milieu  de  la  frise  est  un  cartouche.  Cette  porte  est  d'un  caractère 
très  monumental.  L'ornementation,  pleine  de  couleur,  corrige  ce  que 
l'architecture  peut  avoir  de  trop  sévère  et  d'un  peu  lourd.  L'éclat 
vigoureux  des  émaux  de  AL  Rousselle,  les  tons  chauds  et  lumineux  des 
bas-reliefs  de  bronze,  se   mariant  très  harmonieusement  avec  ceux  du 


^33  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

marbre  rouge,  jettent  sur  ce  fond  sombre  de  chêne  et  de  noyer  une  note 
de  gaieté  du  plus  superbe  effet  et  donnent  à  Fensemble  une  physionomie 
particuHère  d'opulence  et  de  grandeur.  Dans  cette  création,  M.  Sédille  a 
fait  une  œuvre  originale  et  très  personnelle.  A  côté  de  cette  porte  se 
trouve  une  fort  belle  bibliothèque  moderne  en  chêne,  à  trois  portes,  avec 
incrustations  de  cuivre  et  d'étain  et  encadrements  en  acier  et  cuivre  polis. 
Des  émaux  délicatement  exécutés  décorent  d'une  manière  très  pittoresque 
le  corps  du  bas,  à  panneaux  pleins.  Des  colonnes  en  chêne,  cannelées  et 
incrustées  de  cuivre,  avec  chapiteaux,  sculptées  très  finement,  accom- 
pagnent le  corps  du  haut,  à  glaces.  L'intérieur  est  garni  de  velours  de 
soie  grenat. 

Une  table  Renaissance  en  chêne  de  teinte  paie,  aux  marqueteries  de 
bois,  supportée  par  quatre  cariatides  reposant  sur  une  entre-jambe  à 
galerie  transversale,  avec  colonnes  tournées  et  sculptées;  une  console 
Louis  XVI  en  bois  sculpté  doré,  à  huit  pieds  accouplés  et  reliés  par  des 
guirlandes  de  fleurs,  et  dont  le  dessus  est  en  marbre  statuaire,  sont  très 
goûtées  des  amateurs.  Tout  en  admirant  fort  un  petit  meuble-coffre  for- 
mant bureau,  en  bois  de  satiné,  pour  la  richesse  de  sa  décoration,  qui 
comprend  des  ornements  en  argent  ciselé  et  incrusté,  des  colonnes  en 
bronze,  en  lapis-lazuli,  supportant  des  statuettes  en  ivoire,  des  incrusta- 
tions de  même  matière,  des  émaux- miniatures,  nous  faisons  quelques 
réserves  sur  le  mérite  artistique  de  sa  composition.  Les  tons  variés  des 
nombreuses  matières  employées  ne  s'harmonisent  point  toujours  assez,  et 
la  disposition  architectonique  n'a  point  dans  tous  ses  détails  l'élégance 
qu'impose  la  nature  d'un  meuble  de  ce  genre.  Néanmoins  nous  devons 
reconnaître  qu'il  y  a  là  un  effort  d'imagination  et  une  recherche  de  la  per- 
fection dans  le  travail,  qui  donnent  à  ce  coffre  à  bijoux  un  grand  intérêt  et 
une  rare  valeur.  M.  Fourdinois  a  exposé,  en  outre,  un  meuble-cabinet 
Renaissance  qui  a  déjà  figuré  à  l'Exposition  de  1867,  un  meuble  Louis  XVI 
et  une  petite  table  même  style  qui  sont  des  copies  d'œuvres  anciennes,  à 
quelques  détails  près.  Nous  n'avons  donc  pas  à  nous  en  occuper.  Une 
magnifique  gaine-lampadaire  Louis  XVI,  en  marbre  bleu  turquin  et  bronze 
doré,  surmontée  d'un  buste  de  femme  ailée  en  marbre  blanc  statuaire, 
sur  la  tête  de  laquelle  repose  une  lampe  en  bronze  ciselé  et  doré,  œuvre 
de  grand  style  et  d'un  très  beau  travail;  une  torchère  Renaissance  en 
bois  sculpté  blanc  et  noir,  formée  de  trois  chimères  réunies  par  des  orne- 
ments et  surmontant  un  fût  de  colonne,  et  sur  le  chapiteau  de  laquelle 
est  monté  un   bouquet  de  lumière;  une  torchère  Louis  XVI,  également 


>^ 


-i^" 


COSSOtE   ET  BCFFLT,  EXPOSES  PAR  M.  8  E  U  B  D  E  L  E  ï. 

(Dessin  de  M.   Henri  Pille  ) 


^02  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

en  bois  sculpté  doré  et  blanc,  formant  presque  pendant,  complètent  la- 
série  des  meubles  importants  qui  garnissent  la  loge  remarquable  de 
M.  Fourdinois. 

Tout  près   de    M.   Fourdinois    se  trouve   Télégante    exposition   de 
M.  Sauvresy,  dont  nous  reproduisons  ici  Tune  des  meilleures  oeuvres, 
et,  en  face,  M.  Grohé  a  exposé  une  série  de  ces  meubles  de  haut  goût  et 
d'exécution  admirable  qui  ont  établi  sur  des  bases  si  solides  sa  réputa- 
tion artistique.  Le  plus  remarquable  est  un  buffet  à  deux  corps,  décoré 
de  bronzes  ciselés  dont  le  travail  rappelle  la  belle  époque  du  xvui"  siècle. 
La  décoration  est  conçue  dans  la  manière  de  Cauvet.  Sur  la  pièce  de  face, 
un  arc  de  flèche  distendu,  enguirlandé  de  fleurs,  et  dont  le  centre  forme 
poignée  ;  latéralement,  des  branches  de  pampre  ;  sur  le  panneau  du  corps 
supérieur,  un  masque  de  nymphe  sur  mascaron,  d'où  se  déploient  des 
draperies  qui  vont   s'accrocher  aux   angles;   sur  le  panneau   du  corps 
inférieur,  deux  nymphes  vues  de  dos,  se  terminant  en  volutes  qui  décri- 
vent des  arabesques  très  gracieuses  et  viennent  s'enrouler  au-dessus  de 
leurs  tètes  dans  les  supports  et  les  anses  d'un  brûle-parfums  formant  le 
centre  de  la  composition  ;  sur  l'entablement,  un  carquois  et  des  flèches 
enguirlandés;  aux  angles  du  meuble  à  pans  coupés,  des  amphores  sur 
une  branche  terminée  en  feuilles  d'acanthe  recouvrant  des  pieds-griffes. 
La  composition  est  charmante;  mais  elle  gagnerait  à  être  moins  touffue. 
«  Mon  ami,  disait  un  jour  Gros  à  un  de  ses  élèves,  prends  garde  à  ne  pas. 
mettre  trop  de  détails,  parce  que  si  tu  en  mets  trop,  il  n'y  en  aura  plus, 
assez.  »  Nous  soumettons  cette  pensée  aussi  juste  qu'originale  aux  médi- 
tations de  i\L  Grohé.  Nous  pourrions  lui  chercher  querelle  à  propos  des. 
gaines  trop  grêles  des  cariatides  et  de  la  combinaison  de  la  décoration 
des  angles;  mais  ces  erreurs  légères  disparaissent  devant   la  perfection 
du  travail,  qui  atteint  ce' degré  où  la  ciselure  devient  véritablement  du 
grand  art.  Comme  nous  l'avons  déjà  dit,  la  caractéristique  de  l'exposition 
actuelle  est  la  généralisation  de  l'emploi  du  bronze  dans  le  mobilier.  Notre 
collaborateur  M.  Falize    fils  a  traité  de    cette  importante   question  du 
bronze  d'ameublement,  spécialement  et  avec  beaucoup  plus  de  compé- 
tence que  nous  ne  le  pourrions  faire  nous-mème.  Nos  industriels  tirent  le 
plus  heureux  parti  de  l'habileté  vraiment  extraordinaire  de  nos  artistes 
ciseleurs,  et  leur  exposition  nous  présente  des  pièces  que  l'on  peut,  sans 
exagération ,  comparer  aux    plus   intéressantes  productions   des    grands 
artistes  du  xviir  siècle.  La  table  Louis  XVI,  des  Quatre  Saisons,  tout  en 
bronze  doré  mat  et  au  feu,  de  M.  Henry  Dasson,  n'est-elle  point  un  pur 


LES    MEUBLES  AU    CHAMP    DE    MARS.  4o3 

chef-d'œuvre  de  ciselure  ?  La  reproduction  du  grand  bureau  Louis  XV 
du  Louvre  n'égale-t-elle  point  l'original  pour  la  délicatesse  et  le  fini  du 
travail?  L'exposition  de  x\L  Grohé  contient  encore  un  bureau  Louis  XV, 
de  très  beau  style,  une  armoire  en  marqueterie,  une  petite  commode 
Louis  XV  en  marqueterie  de  bois  de  couleur,  représentant  des  attributs 
idylliques,  avec  des  bronzes  fort  beaux. 

M.  Henry  Dasson  n'a  envoyé  qu'un  nombre  restreint  de  pièces  au 
Champ  de  Mars;  mais  sa  loge  étroite  ne  contient  que  des  œuvres  hors 
ligne.  En  outre  du  bureau  Louis  XY,  vendu  à  lady  Ashburton,  et  de  la 
petite  table  des  Quatre  Saisons,  acquise  par  lord  Dudley  et  dont  M.  Fa-' 
lize  fils  a  parlé  dans  le  dernier  numéro  de  la  Galette,  nous  signalerons  entre 
autres  pièces  un  petit  bureau  Louis  XVI  à  cylindre,  garni  d'une  plaque 
de  laque  du  Japon  très  ancienne,  de  la  plus  rare  beauté  ;  une  pendule 
Louis  XVI,  composée  de  trois  figures  de  femmes  supportant  une  boule 
sphérique  à  cercles  tournants,  sur  socle  en  vieille  brèche,  et  une  magni- 
fique cheminée  Louis  X\'I  en  marbre  bleu  turquin,  avec  cariatides  en 
marbre  blanc  et  bas-relief  de  la  même  matière,  représentant  des  Amours 
accroupis  devant  un  feu  ou  se  livrant  à  des  jeux  pour  se  réchauffer. 
La  frise  est  ornée  de  cuivres,  ciselés,  dorés  au  feu,  figurant  des  attributs 
de  la  saison  d'hiver,  et  de  vases  avec  décors  d'Amours  dansant.  Nouveau 
venu  dans  la  carrière  industrielle,  AI.  Henry  Dasson  s'est  rapidement 
créé,  par  la  perfection  de  ses  œuvres,  une  très  haute  situation  à  laquelle 
nous  applaudissons  chaleureusement. 

Si  la  ciselure  sur  métaux  a  fait  de  grands  progrès,  la  sculpture  sur 
bois  n'est  point  restée  en  arrière.  Nous  trouvons  dans  l'exposition  de 
M.  Beurdeley  des  œuvres  qui  ne  le  cèdent  en  rien,  par  le  fini  du  travail, 
la  délicatesse  de  l'exécution,  aux  plus  belles  choses  que  nous  présentent 
MM.  Grohé,  Fourdinois,  Sauvrezy,  Henry  Dasson,  etc.  La  table  en  buis 
style  Louis  XVI  peut  être  placée  à  côté  de  la  table  des  Quatre  Saisons;  elle 
ne  soutiVira  point  de  la  comparaison.  L'une  et  l'autre  sont  de  véritables 
bijoux.  La  décoration  de  la  ceinture  de  la  table  de  M.  Beurdeley,  com- 
plètement ajourée,  représente  au  centre  deux  Amours,  dont  l'un  joue  de 
la  lyre,  pendant  que  son  compagnon  l'écoute  attentivement.  Ces  Amours 
se  terminent  en  volutes  dont  les  rinceaux  courent  sur  le  panneau,  au 
milieu  de  fleurs  d'églantier,  de  marguerites  et  de  roses,  qui  forment  les 
points  solides,  et  d'une  guirlande  de  lierre.  L'entre-jambe  à  galerie 
transversale  est  formé  fort  originalement  de  branches  de  lyres  accou- 
plées, dont  le  tympan,  une  carapace  de  tortue,  est  surmonté  d'Amours 


^Q^  L'ART   MODERNE   A    L'EXPOSITION, 

jouant.  Tout  cela  est  si  léger,  si  délicat,  qu'une  vitrine  pour  Tabriter  ne 
serait  pas  inutile.  M.  Jules  Jacquemart  grave  ce  meuble  pour  la  Galette; 
c'est  dire  en  quelle  estime  on  peut  le  tenir. 

Cette  table  est  accompagnée  d'un  panneau  pour  baromètre- thermo- 
mètre, composé  dans  le  même  style  et  exécuté  avec  la  même  perfection. 

«  Ayant,  nous  écrit  M.  Beurdeley,  à  placer  sur  le  même  plan  deux 
instruments  destinés  à  indiquer  l'état  de  l'atmosphère  au  point  de  vue  de 
la  pression  de  l'air  et  de  la  température,  j'ai  essayé  de  symboliser  les 
phénomènes  qui  produisent  ou  accompagnent  toute  variation  atmosphé- 
rique à  ce  double  point  de  vue.  Le  baromètre,  marquant  la  pression  de 
l'atmosphère,  a  été  placé  au  milieu  des  nuages.  Les  influences  qui 
agissent  sur  la  température  sont  symbolisées  par  un  Amour  soufflant  sur 
le  thermomètre.  Une  tète  de  soleil,  un  Amour  portant  le  flambeau  de  la 
nuit,  des  guirlandes  de  fleurs  et  des  cornes  d'abondance,  chargées.  Tune 
de  fruits,  l'autre  de  pommes  de  pin  enflammées,  encadrent  le  sujet  prin- 
cipal et  expriment  le  jour,  la  nuit,  les  saisons,  tandis  qu'à  la  base  deux 
colombes  se  becquetant  donnent  la  raison  d'èlre  de  toute  chose,  la  vie. 
L'exécution  de  ce  travail  n'a  pas  demandé  moins  d'une  année  entière. 
Trois  artistes  ont  travaillé  pendant  plus  de  deux  mois  à  la  maquette 
seule.  Cinq  sculpteurs  l'ont  traduit  en  bois  après  huit  mois  d'un  travail 
continu.  » 

La  composition,  tout  en  s'inspirant  des  dessins  laissés  par  les  artistes 
décorateurs  du  xvni"  siècle,  reste  originale  et  convient  heureusement  à  la 
destination  du  panneau  qu'elle  décore.  Il  y  avait  là  une  difficulté  sérieuse 
à  mélanger  de  la  fantaisie  avec  des  instruments  de  précision,  sans  tomber 
dans  le  poncif  et  dans  le  précieux.  Elle  a  été  vaincue  fort  habilement.  Un 
meuble  a  trois  corps  en  noyer  dans  le  style  de  la  Renaissance  dijonnaise 
complète  la  série  des  ouvrages  en  bois  sculpté  exposés  par  M.  Beurdeley. 
L'exécution  de  ce  meuble  le  rend  digne  de  figurer  à  côté  des  deux  œuvres 
admirables  dont  nous  venons  de  parler.  En  s'inspirant  de  ce  genre  ancien 
si  intéressant,  M.  Beurdeley  a  réussi  à  en  restituer  avec  beaucoup  de  goût 
les  qualités  qui  en  font  le  charme  particulier  :  la  fantaisie  et  le  pittoresque. 
Nous  signalerons  encore  parmi  les  principaux  meubles  de  divers  genres 
sortis  des  ateliers  de  cet  artiste  :  une  garniture  de  cheminée  de  grand  style, 
un  meuble  en  hauteur  en  bois  d'amarante,  à  panneaux  de  marqueterie  de 
bols,  enrichis  de  bronzes  dorés  genre  Delafosse,  un  cabinet  en  ébène  enri- 
chi de  bronzes  dorés  au  mat,  avec  cariatides  portant  sur  la  tête  des 
paniers  remplis  de  fleurs,  dont  la  ciselure  est  très  fine,  et  deux  grandes 


LES    MEUBLES  AU    CHAMP   DE    MARS. 


403 


torchères  avec  figures  de  marbre  blanc  représentant  Tune  le  Printemps  et 
l'autre  V Automne,  montées  sur  gaine  de  marbre  bleu  turquin  que  suppor- 


CREDEXCE      DE 


STYLE     RENAISSAXCE     EN     BOIS     SCULPTE. 

(Exposée  par  M.  Sauvresy.) 


tent  trois  consoles  fixées  sur  plateau  de  marbre  de  même  couleur.  Le 
bouquet  de  lumière  est  formé  d'un  thyrse  enlacé  de  rubans  ;  et  autour  de 
la  gaine  s'enroulent,  en  s'échappant  des  plis  de  la  robe,  des  guirlandes  de 
fleurs  et  des  pampres.  Ces  figures,  dont  le  masque  rieur  et  gracieux  rap- 


^o6  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

pelle  les  créations  charmantes  de  Clodion,  sont  superbes.  L'eau-forte  déli- 
cate et  colorée  de  M.  Lalauze,  qui  accompagne  ces  lignes,  reproduit  Tune 
de  ces  torchères. 

M.  Beurdeley  maintient  la  haute  renommée  de  la  maison  tondée  par 
son  père.  11  a  su  lui  donner  un  nouvel  éclat  par  son  esprit  d'initiative, 
son  goût  éclairé  et  en  s'entourant  de  collaborateurs  habiles  dont  les  noms 
doivent  être  associés  au  sien  dans  ce  témoignage  sincère  d'admiration  : 
MM.  Besse,  Rougelet  et  Bochot. 

Parmi  les  industriels  qui  s'adonnent  particulièrement  au  mobilier 
dans  lequel  le  bronze  ciselé  forme  l'élément  principal  de  la  décoration, 
nous  devons  mentionner  encore  MM.  Guéret  jeune  et  C^",  qui  ont  exposé 
entre  autres  choses  un  lit  Louis  XVI,  très  remarquable  par  le  bon  goût  et 
la  richesse  de  ses  ornements;  AL  Sormani,  dont  les  œuvres  exécutées 
avec  beaucoup  d'habileté  laissent  malheureusement  à  désirer  un  peu  au 
point  de  vue  de  l'élégance;  M.  Raulin  fils^  qui  sait  tirer  un  parti  excel- 
lent de  l'emploi  de  laques  qu'il  fabrique  très  habilement  lui-même;  et 
.^L^L  Pelcot  et  Louveau,  dont  les  bureaux  Louis  XM  en  bois  noir  avec 
appliques  de  porcelaines  galantes  et  bronzes  dorés  sont  fort  jolis.  Le  grand 
cabinet  Renaissance  en  ébène,  décoré  de  sculptures,  marqueterie  et  émaux 
de  Mayer,  exposé  par  eux,  est  une  tentative  intéressante,  mais  qui  est  loin 
de  donner  les  résultais  que  pouvait  leur  faire  espérer  le  travail  considé- 
rable dépensé  dans  ce  meuble.  Il  manque  de  proportions  et  d'harmonie 
dans  les  tons.  MM.  Hunsinger  et  Wagner  ont  droit  à  être  mentionnés 
comme  intarsiatori ;  leur  grand  cabinet  d'ébène  incrusté  d'ivoire,  avec 
panneaux  représentant  des  scènes  de  l'histoire  de  France,  est  supérieur  à 
tout  ce  qui  est  exposé  en  ce  genre  dans  la  section  italienne. 

Les  meubles  appartenant  au  style  de  la  Renaissance  ont  toujours  de 
fidèles  et  habiles  imitateurs  et  copistes  dans  MAL  Drouard  et  Lapierre; 
mais  combien  nous  préférons  à  leurs  produits  les  créations  de  AL  Blanqui, 
de  Alarseille.  Tout  en  leur  conservant  avec  un  soin  religieux  les  caractères 
particuliers  du  style  de  la  meilleure  période  de  cette  grande  époque  artis- 
tique, la  pureté  de  lignes,  la  sobriété  de  détails  et  la  sveltesse  des  propor- 
tions, AL  Blanqui  a  su  leur  apporter,  par  des  dispositions  nouvelles,  par 
l'emploi  d'une  décoration  spéciale  pleine  de  cachet  moderne,  un  élément 
nouveau  d'intérêt.  Son  petit  meuble  à  deux  corps  est  un  chef-d'œuvre  de 
bon  goût  et  d'élégance.  Des  plaques  de  marbre  veiné  noir  et  blanc  et  des 
incrustations  d'ébène  forment  sur  le  bois  mat  du  noyer  des  oppositions  de 
tons  très  heureuses,  qui  éclairent  et  font  ressortir  les  fins  bas-reliefs  de 


;^il'>.\ 


Cazelte  des  Beaux  Arts 


TORCHERE 
Exposée  parJW.Beurdel 


LES   MEUBLES  AU    CHAMP    DE   MARS.  407 

bois  sculpté, — Diane  et  Endymion, — dont  les  panneaux  sont  décorés.  Un 
buffet  droit  à  un  vantail  n'est  pas  moins  réussi;  mais  la  pièce  capitale  de 
Texposition  de  cet  artiste  est  un  grand  buffet  à  deux  corps  en  chêne,  style 
Renaissance.  La  délicatesse  du  travail,  rhahilelé  de  l'exécution  égalent 
l'opulence  de  la  forme  et  la  simplicité  grandiose  de  la  conception  architec- 
tonique.  C'est  imposant  sans  être  sévère,  gracieux  et  élégant,  de  bon  ton, 
précieux  par  la  valeur  artistique  et  pratique,  par  la  solidité  de  la  construc- 
tion et  l'aménagement  intelligent  de  toutes  les  parties.  Le  meuble  entier 
réunit  donc  ainsi  toutes  les  conditions  que  l'on  doit  exiger  d'une  œuvre 
sérieuse  et  complète. 

M.  Lippmann  s'est  créé  une  spécialité  intéressante  et  fort  lucrative, 
paraît-il.  Il  fait  du  vieux-neuf  avec  succès.  Nul  mieux  que  lui  n'excelle  à 
restituer  un  meuble  Louis  XV,  avec  des  peintures  galantes  de  Boucher, 
de  Natoire,  de  Lancret,  etc.,  au  choix  de  l'amateur,  enfumées  et  jaunies 
•à  point;  à  recouvrir  un  petit  bonheur-du-jour  de  cet  adorable  vernis  de 
Martin,  si  peu  commun  aujourd'hui.  La  Renaissance,  le  style  byzantin,  le 
genre  persan,  lui  sont  aussi  familiers  que  le  xvni'"  siècle,  et  tout,  indiffé- 
remment, lui  est  matière  facile  à  des  imitations  qu'il  amène  souvent  à  un 
haut  degré  de  perfection.  Que  cette  industrie  ait  son  mérite  et  ses  avan- 
tages, cela  ne  saurait  être  en  question  pour  les  amateurs-collectionneurs, 
qui  doivent  la  considérer  souvent  comme  une  précieuse  ressource  ;  mais, 
sans  toutefois  partager  le  dédain  qu'affichent  à  son  endroit  quelques  per- 
sonnes, nous  croyons  qu'il  convient  de  faire  certaines  réserves  sur  son  rôle 
et  sur  son  importance.  Copier  n'est  point  s'inspirer,  et,  bien  qu'employé 
sur  une  vaste  échelle,  le  vernis  Martin  ne  suffit  point  à  faire  d'un  meuble 
une  œuvre  d'art. 

En  résumé,  l'industrie  française  des  meubles  d'art  a  tenu  encore  le 
premier  rang  à  l'Exposition  universelle  de  1878.  Nos  artistes  ont  toujours 
sur  leurs  concurrents  étrangers  la  supériorité  du  goût,  de  l'élégance  et  de 
l'habileté.  Mais  il  ne  faut  point  se  faire  illusion,  il  n'y  a  point  de  progrès 
sensible  accompli  depuis  1867.  Nous  sommes  restés  stationnaires.  Or  les 
Anglais  marchent.  «  Le  talent  est  fait  de  patience  et  de  travail.  »  Ils  ne 
l'ignorent  point.  Travaillons  donc  et  étudions  beaucoup.  Créons  partout 
des  écoles  de  dessin  et  des  musées  d'art  industriel  :  c'est  aujourd'hui  le 
seul  moyen  de  n'avoir  rien  à  redouter  de  l'avenir. 

MARIUS    VACHON. 


LES 


INDUSTRIES    D'ART    AU    CHAMP    DE    MARS 


IV 


LA    CERAMIQUE    MODERNE. 


Depuis  la  fin  du  xvip  siècle,  la  céramique 
européenne  est  restée  sous  le  joug  asiatique.  Les 
manufactures  de  Delft,  de  Rouen,  celles  de 
Meissen  et  celles  de  Sèvres,  dès  qu'elles  s'ou- 
vrirent, ont  payé  un  large  tribut  à  l'art  orien- 
tal. Notre  époque  aura  vu  le  goût  japonais  se 
substituer  tout  à  fait  au  goût  chinois,  et  le  per- 
sano-arabe  occuper  uniquement  des  fabriques 
entières.  Voilà  les  deux  grands  courants  qui 
dominent  la  décoration  dans  la  céramique  ac- 
tuelle. 

L'imitation  du  style  Louis  XV  et  Louis  XM  des  Saxe,  des  Sèvres, 
des  Vienne,  continue  à  tenir  une  grande  place,  mais  elle  est  reléguée  au 
second  plan. 

Un  groupe  de  potiers  est  resté  fidèle  à  l'imitation  des  terres  de  Pa- 
lissy.  Enfin,  dans  la  concurrence  acharnée  qui  fait  que  chacun  cherche 
une  spécialité,  quelques  imitations  apparaissent  çà  et  là,  comme  celles 
des  terres  d'Arezzo,  et  certains  genres  rustiques.  Les  majoliques,  les 
émaux  de  Limoges,  fournissent  également  un  contingent  aux  imita- 
teurs. 

Quelques  essais  purement  modernes  ont  pris  aussi  une  grande  im- 
portance; par  exemple,  les  grands  bustes  décoratifs  peints  dans  des 
plats,  les  paysages  peints  sur  plaques,  et  surtout  ce  décor  de  feuillage  et 
d'oiseaux  fondus  et  enlevés  en  même  temps  sur  des  fonds  gris  bruns,  où 


rYMPAN      EN      TERRE      E> 


(Exposé  par  MM.  Vircbent  frères,  de  Toulouse.) 


4ro  LWRT    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

il  semble  que  les  fleurs  et  la  pâte  du  fond  ont  coulé  Tun  dans  l'autre, 
décor  particulièrement  associé  au  procédé  de  peinture  émaillée  qui  est 
sorti  depuis  dix  ans  environ  de  Fatelier  Laurin  et  que  les  autres  céramistes 
s'efforcent  de  varier  et  de  perfectionner. 

Si  nous  poursuivons  l'examen  de  cet  ensemble  luisant,  doux  et  écla- 
tant de  la  céramique,  nous  y  verrons  que  la  recherche  de  la  difficulté  y 
marche  parallèlement  à  la  recherche  du  décor  et  que  Ton  s'efforce  de 
déguiser  l'aspect  de  la  matière  de  toutes  façons.  Ici  la  faïence  imite  la 
porcelaine,  et  là-bas  celle-ci  lui  rend  la  pareille.  \'oilà  du  bronze,  du 
jade,  des  pierres  dures,  des  pierres  précieuses,  de  l'ivoire,  du  verre,  de 
la  laque,  du  cuivre  émaillé,  de  la  corne,  du  bois,  du  métal  damasquiné, 
des  tissus  !  \'ous  le  jugeriez  du  moins  à  trois  pas.  Point  du  tout,  c'est  de  la 
faïence,  de  la  porcelaine  dure  ou  tendre,  du  grès...  Ailleurs,  en  revanche, 
on  simulera  la  faïence  avec  du  bois  peint  ou  du  verre. 

Peu  d'industries  font  autant  de  recherches  que  l'industrie  céramique; 
il  est  vrai  qu'elle  est  stimulée  par  une  vogue  extraordinaire. 

L'emploi  très  varié  de  la  faïence  dans  la  décoration  architecturale, 
son  apparition  en  vastes  compositions  de  paysages  et  de  figures,  son  rôle 
dans  les  chambranles,  les  linteaux,  les  archivoltes  ou  les  frises,  dateront 
de  l'Exposition  de  1878.  Il  y  a  là  un  élan,  un  grand  effort,  tâtonné  durant 
les  années  précédentes  et  qui  aboutit  enfin  à  de  très  beaux  résultats. 

Quelques  procédés  nouveaux  se  montrent  aussi  en  France  et  en  An- 
gleterre. Celui  qui  a  le  plus  d'importance  au  point  de  vue  décoratif  et  qui 
est  la  préoccupation  des  céramistes,  —  il  suffit,  pour  s'en  convaincre,  de 
voir  que  c'est  à  peu  près  la  seule  chose  qui  ait  intéressé  à  l'Exposition  la 
maison  Minton  et  la  fabrique  de  Worcester,  —  appartient  à  M.  Deck  et 
consiste  dans  la  création  de  fonds  d'or  sous  glaçure,  cuits  avec  l'émail, 
qui  produisent  un  effet  superbe. 

Les  AYedgwood  ont  imaginé  d'appliquer  à  l'émail  la  gravure  du  verre 
à  l'acide  fluorhydrique,  et  M.  Goods,  associé  aux  .Minton,  a  gravé  directe- 
ment des  eaux-fortes  sur  porcelaine. 

A  côté  de  ces  procédés  nouveaux,  il  en  est  d'anciens  qui  de  jour  en 
jour  acquièrent  plus  de  vogue.  Le  procédé  des  pâtes  sur  pâtes  transpa- 
rentes en  manière  de  camée,  les  ajours  rebouchés  à  l'émail,  les  terres 
incrustées,  les  cloisons  que  les  céramistes  prétendent  assimiler  aux  cloi- 
sons des  émaux  de  cuivre,  mais  qui,  en  réalité,  ne  sont  qu'une  manière 
de  cerner,  avec  une  pâte  de  couleur  différente,  les  contours  d'un  orne- 
ment, le  procédé  Laurin  et  les  pâtes  rapportées  que  préconise  la  fabrique 


LA    CÉRAMIQUE    AU    CHAMP    DE    MARS.  411 

Roulenger  de  Choisy-le-Roi,  les  jaspures  et  les  craquelés  obtenus  par  de 
nombreux  recuits  :  tels  sont  les  principaux  moyens  industriels  de  décora- 
tion que  les  potiers  aiment  à  mettre  en  œuvre. 

Sèvres  a  joué  un  grand  rôle  dans  la  diffusion  des  procédés,  et,  comme 
le  rappelle  le  catalogue  de  nos  manufactures  nationales,  c'est  à  celle-là 
qu'on  doit  les  prîtes  colorées  au  moyen  d'oxydes  métalliques  supportant  le 
grand  feu,  les  applications  de  pâte  blanche  en  transparence  sur  fond 
coloré,  les  émaux  translucides  sur  porcelaine  tendre,  les  ors  modelés,  etc. 
La  pâte  blanche,  transparente  sur  le  fond,  fut  remarquée  par  Riocreux 
sur  une  pièce  chinoise  ou  japonaise;  il  l'indiqua  à  Ebelmen,  qui  en  trouva 
la  formule  et  l'application.  M.  Solon  la  transmit  aux  Anglais.  Enfin, 
M.  Robert,  le  directeur  actuel  de  Sèvres,  a  donné  une  nouvelle  impulsion 
à  ce  système  de  décor.  M.  Regnault  antérieurement  répandit  l'application 
des  teintes  céladon  changeantes. 

En  France,  nous  pouvons  rapidement  indiquer  les  quelques  hommes 
qui,  en  outre,  ont  introduit  dans  notre  céramique  soit  un  goût  particulier, 
soit  un  genre  technique  de  fabrication.  C'est  M.  Avisseau  père  qui,  le 
premier,  à  côté  de  Sèvres,  par  ses  imitations  de  Palissy,  a  stimulé  la  tor- 
peur de  la  céramique.  Ensuite  M.  Adalbert  de  Beaumont,  au  retour  d'un 
voyage  en  Orient,  et  M.  Collinot,  ouvrirent  la  série  des  fabrications 
persano-arabes.  Un  peu  plus  tard,  M.  Deck  révolutionna  l'art  de  la 
faïence,  et  c'est  de  sa  fabrique  qu'est  sorti  en  grande  partie  le  goût 
japonais.  Michel  Bouquet  s'adonna  à  la  peinture  des  paysages  sur 
plaques,  en  y  déployant  toutes  les  ressources  de  la  peinture.  Le  procédé 
des  feuillages  Laurin  se  relie  en  partie  à  celui  de  Bouquet,  tous  deux 
peignant  sur  cru  et  cherchant  à  simuler  la  peinture  à  l'huile.  Tout 
récemment,  enfin,  la  fabrication  des  carreaux  à  reliefs  pour  emploi 
architectural  s'est  développée  entre  les  mains  de  MM.  Parvillée  et  Mûller, 
de  M.  Hippolyte  Boulenger,  de  M.  Lœbnitz  et  de  M.  Deck.  Nous  ne 
parlons  pas  d'une  foule  de  procédés  ayant  pour  but  la  décoration  à  bon 
marché,  tels  que  les  applications  de  chromolithographie,  de  photo- 
graphie, etc. 

Aujourd'hui  l'Exposition  mêle  ensemble  tous  les  décors,  tous  les 
genres,  tous  les  procédés,  sans  qu'on  puisse  y  reconnaître  le  dépôt  suc- 
cessif des  sédiments  qui  depuis  quarante  ans  ont  transformé  la  céra- 
mique et  l'ont  portée  en  Europe  à  un  développement  dont  on  ne  peut 
prévoir  l'arrêt. 

La  décoration  architecturale  en  faïence  est  le  grand  événement  pitto- 


_^,2  L'ART    MODERNE    A    L-EXPOSITION. 

resque  de  la  céramique  en  187S,  comme  les  fonds  d'or  de  M.  Deck  en 

sont  le  grand  événement  technique. 

La  porte  des  Beaux-Arts  de  M.   Sédille  tire  à  nos  yeux  le  parti  le 

plus  heureux  des  plaques  ou  carreaux  de  M.  Lœbnitz,  dont  la  coloration 
fine  et  vibrante  est  pleine  de  goût. 

Ces  fleurs  de  genre  persan,  blanches,  brunes,  gris  vert,  en  saillie, 
cernées  très  correctement  par  le  fond  de  terre  et  traversées  de  lettres  dorées, 
ont  de  la  fermeté  et  de  la  douceur  dans  leur  accord,  ce  qui  est  fort  rare 
en  poterie.  Malheureusement  .M.  Lœbnitz  a  déshonoré  ces  beaux  carreaux 
en  les  dorant  d'une  manière  anticéramique,  c'est-à-dire  par  l'application 
de  simples  feuilles  à  peine  fixées,  sans  vernis  ou  glaçure,  d'une  manière 
presque  barbare  et  enfantine. 

Les  figures  à  la  Luca  délia  Robbia,  dont  MAL  Virebent,  de  Toulouse, 
ont  orné  le  portique  latéral,  feraient  surtout  un  excellent  effet  si  Ton  s'était 
ingénié  à  les  détacher  sur  un  fond  plus  agréable.  Mais  on  peut  en  tirer  de 
beaux  aspects,  graves,  simples,  sculpturaux,  qui  décoreraient  à  merveille 
une  église,  le  tympan  d'une  muraille  dans  une  salle  sévère.  Leur  colora- 
tion peu  accentuée,  d'un  blanc  gris  et  verdàtre,  est  mieux  faite  pour  l'in- 
térieur que  pour  l'e-xtérieur,  où  elle  s'évanouit  dans  la  lumière  ambiante. 
Nous  donnons  des  fragments  de  cette  œuvre  intéressante. 

Le  grand  effort  de  la  décoration  céramique  réside  surtout  dans  les 
portails  exécutés  par  M.  H.  Boulenger  et  par  M.  Deck,  sous  la  direction 
de  M.  Jaéger,  architecte,  et  avec  la  collaboration  de  nombreux  artistes. 
Le  triomphe  de  M.  Deck  est  incontestable.  La  beauté,  la  variété  des  colo- 
rations, l'aisance  des  feuillages,  la  netteté  des  plans  du  paysage  et  du  des- 
sin en  général  ;  les  fameux  fonds  d'or  qui  entourent  si  bien  les  deux  figures 
de  la  Peinture  et  de  la  Gravure  ;  les  bordures  à  cloisons  de  l'archivolte, 
les  carreaux  à  reliefs  du  soubassement,  tout,  malgré  les  quelques  accrocs, 
les  quelques  plaques  manquées  çà  et  là,  est  d'un  éclat,  d'une  richesse  et, 
au  besoin,  d'une  légèreté  bien  remarquables. 

AL  Boulenger  avait  tenté,  de  son  côté,  une  chose  fort  audacieuse:  la 
cuisson  au  grand  feu  de  tout  cet  immense  assemblage,  afin  de  lui  assurer 
une  espèce  d'indestructibilité  et  d'en  faire  un  motif  de  fabrication  indus- 
trielle. Alais  l'émail  brun  prend  une  place  trop  considérable  dans  ses  cou- 
leurs et  son  ciel  est  manqué.  Néanmoins  il  a  des  détails  réussis;  dans  les 
parties  d'encadrement  qui  imitent  les  émaux  de  Limoges,  en  grisaille  sur 
fond  noir,  et  qu'il  a  exécutées  en  relief  au  moyen  des  pâtes  rapportées  sous 
couverte  transparente,  ses  noirs  sont  plus  francs  que  ceux  de  AL  Deck. 


LA   CÉRAMIQUE   AU    CHAMP    DE   MARS.  4i3 

Ce  dernier  les  laisse  trop  verdir,  ainsi  que  ses  grisailles.  Au  surplus,  le 
noir  est  une  des  difficultés  de  l'émail  de  poterie.  M.  Boulenger,  qui 
rapproche  le  mieux,  le  fait  bleu;  nous  avons  vu  que  M.  Deck  le  faisait 


FRAGMENT      DU      TYMPAN,       EN      TERRE      CUITE      EMA 

(Exposé  par  MM.  Virebent  frcres,  Je  Toulouse.) 


vert;  d'autres  céramistes,  M.  Vieillard,  de  Bordeaux,  par  exemple,  le 
font  violet. 

L'emploi  des  reliefs  et  certaines  plaques  plus  grandes  que  celles  de 
son  heureux  rival  peuvent  donner  à  M.  Boulenger  une  consolation  au  point 
de  vue  de  la  fabrication. 

Mais  les  côtés  d  art,  de  décoration,  la  délicatesse  relative  de  la  main- 


^,^  L-ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

d'œuvre  et  l'invention  des  fonds  d'or,  qui  vont  révolutionner  encore  une 

fois  la  faïence,  laissent  M.  Deck  hors  de  comparaison. 

Une  exposition  extrêmement  remarquable  est  celle  de  M.  Collinot. 
Tout  ce  pavillon  orné  de  colonnes,  avec  son  entablement  à  cellules,  ses 
arabesques  en  terre  s'enlevant  en  relief  sur  fond  d'émail,  et  les  belles 
pièces  qu  il  renferme,  entre  autres  les  grands  panneaux  japonais  à  fleurs 
et  oiseaux  en  saillie,  si  larges,  si  vigoureux,  ses  beaux  vases,  sa  fontaine, 
ses  carrelages,  forment  un  magnifique  ensemble  et  assurément  le  plus 
bel  arrangement  d'exposition  qu'il  y  ait  dans  la  céramique.  Mais,  en  se 
cantonnant  dans  la  spécialité  qui  fait  sa  réputation,  l'imitation  asiatique, 
M.  Collinot  s'interdit  de  participer  en  grand  à  la  décoration  de  nos 
monuments  publics,  qui  ne  peuvent  devenir  persans  ou  japonais  ;  cepen- 
dant ses  colonnes  torses  revêtues  d'émail  vert  seraient  un  très  bel  élément 
architectural,  qu'on  pourrait  introduire  dans  des  édifices  de  style  européen. 
M.  Haviland  a  tenté  d'un  essai  de  grande  fresque  en  faïence  ;  mais, 
quoique  les  tons  doux  et  pâlis  soient  à  la  fois  une  beauté  et  une  difii- 
culté  en  céramique,  il  a  trop  décoloré,  effacé  les  teintes  de  ses  person- 
nages ;  or  la  faïence  est  faite  pour  donner  des  aspects  fermes,  intenses, 
brillants,  et  non  pour  apparaître  avec  cette  espèce  de  débilité  et  de 
pauvreté. 

La  grande  tapisserie  en  carreaux  émaillés,  avec  épaisseurs  de  pâtes 
déposées  au  pinceau,  qu'a  exposée  la  fabrique  de  Creil-Montereau,  est 
confuse  dans  les  plans  du  paysage,  dure  dans  les  personnages  et  n'a  pas 
plus  pour  l'œil  qu'elle  ne  l'aura  en  durée  cette  solidité  qui  est  la  beauté  de 
la  décoration  en  faïence. 

Dans  l'ordre  architectural  se  classent  les  carrelages  plats  ou  à  reliefs 
d'un  seul  ton  d'émail,  ou  par  dessins  de  terres  incrustées  ou  peintes,  qui 
servent  soit  à  former  des  poêles,  des  cheminées,  soit  à  carreler  des  plan- 
chers ou  à  revêtir  des  panneaux  de  murailles.  Les  imitateurs  de  l'Asie  l'em- 
portent ici,  tels  que  M.  "Vieillard,  que  M.  Parvillée,  qui  semble  aussi  avoir 
essayé  des  ors  sous  glaçure,  et  avec  succès  lorsqu'il  s'en  sert  pour  relever 
les  plumages  d'oiseaux;  leurs  grandes  plaques,  composées  de  carreaux 
assemblés,  ont  une  belle  apparence,  riche,  vive  et  harmonieuse,  et  les 
détails  en  sont  très  soignés. 

Les  carreaux  à  reliefs  et  à  couleurs  vives,  qu'on  a  employés  au  pavil- 
lon de  la  Ville  de  Paris  et  dans  les  montants  de  fonte  des  verrières  du 
Champ  de  Mars,  ont  un  caractère  de  fabrication  commune,  inhérent  néces- 
sairement à  leur  emploi  usuel  et  courant  ;  mais  ils  constituent  un  élément 


LA   CÉRAMIQUE   AU    CHAMP    DE    MARS.  415 

nouveau  et  bien  conçu,  qui  égayé,  anime  de  ses  gros  boutons  floraux,  de 
ses  oiseaux  élémentaires,  les  longues  lignes  verticales,  et  coupe  heureuse- 
ment les  moulures  de  la  pierre  et  de  la  terre  cuite. 

On  doit  ce  décor,  pour  le  dessin,  à  M.  Mûller,  et  pour  l"émail  à 
M.  Parvillée.  Les  carreaux  employés  pour  le  Pavillon  de  la  Ville  de  Paris 
sont  d"un  aspect  plus  vif  et  plus  franc  que  ceux  qui  ornent  le  grand  bâti- 
ment du  Champ  de  iMars  ;  ces  derniers  ont  été  conçus  dans  une  tonalité 
trop  pâle  pour  se  soutenir  à  Téclat  de  la  lumière  extérieure.  C'est  pourquoi 
on  ne  saurait  chercher  trop  d'intensité,  trop  de  profondeur  vitreuse  dans 
les  tons  d'émail  dont  on  les  couvre  ;  cette  profondeur  vitreuse  est,  en 
revanche,  un  des  bons  résultats  obtenus  par  M.  Boulenger. 

Nous  sommes  revenus  maintenant  à  la  céramique  à  intérieur.  Sèvres 
tient  toujours  le  premier  rang  parmi  toutes  les  fabriques  publiques  ou  pri- 
vées de  l'Europe. 

Ce  qui  frappe  avant  tout  dans  son  exposition,  c'est  la  grandeur  des 
pièces  et  de  leurs  formes,  la  richesse  et  l'importance  des  moyens  employés 
pour  leurs  décorations,  le  rôle  considérable  des  montures,  la  vivacité  et 
la  délicatesse  des  colorations,  la  beauté  des  pâtes,  mais,  il  faut  le  dire 
aussi,  l'hésitation  et  un  caractère  pénible  dans  le  décor.  Le  désir  de  faire 
nouveau  et  de  surpasser  tout  rival  entraîne  à  surcharger  les  pièces  et  à  y 
entasser  des  éléments  hétérogènes.  Ce  qui  reste  le  meilleur,  ce  qui  con- 
serve un  caractère  défini,  c'est  ce  qui  est  imité  des  oeuvres  du  siècle  der- 
nier. Le  reste  manque  de  simplicité,  de  netteté  et  d'équilibre.  Sèvres  intro- 
duit le  piersan  et  le  japonais  dans  ses  décors,  et  au  besoin  y  ajoute  du 
biscuit  en  relief,  des  guirlandes,  des  moulures  en  spirales,  mêlés  par- 
dessus le  marché  de  rosaces  et  d'ombelles  assyriennes,  le  tout  surmonté 
de  bronze  ciselé.  Autant  le  détail,  pris  en  lui-même,  est  délicat,  soigné  ; 
autant  une  garniture  d'Amours  ou  de  mascarons  en  pâte  couverte  ou  en 
biscuit  sera  bien  modelée  et  d'une  glaçure  ou  d'un  grain  fins;  autant  un 
fond  d'émail  céladon,  gris,  bronze,  rosé,  sera  soyeux  et  délicat  ;  autant 
une  pâte  transparente  se  fondra  habilement  dans  les  plis  d'une  draperie 
pour  laisser  percer  la  couleur  du  dessous  ;  autant  sera  joliment  composé 
un  sujet  en  camaïeu,  ou  peinte  une  scène  colorée,  et  autant  l'assemblage 
des  forts  reliefs,  des  peintures,  des  bronzes  dorés  ou  des  bronzes  nus,  des 
pâtes  transparentes,  sera  lourd  ou  maigre.  Le  vase  Chéret,  le  vase  d'Her- 
cule, sont  très  pénibles.  Le  vase  de  Nîmes  a  une  monture  qui  rappelle 
celle  des  becs  de  gaz  dans  un  café.  O  Gouthière!  Les  vases  Berfin  à 
têtes  d'éléphant,  le  vase  dit  d  Entrecolles,  n°  53,  dont  le  décor  principal 


^,5  L'ART    MODERNE  A    L'EXPOSITION, 

simule  un  treillage  ;  les  vases  Paris,  dits  des  Peintres  et  Sculpteurs,  con- 
sidérés à  la  manufacture  comme  une  tentative  dans  une  voie  nouvelle, 
mais  si  chargés  d'ornements  raides,  hérissés,  qui  étouffent  les  arabesques 
peintes  et  les  pauvres  guirlandeltes  en  pâte  ;  le  vase  n°  i83,  avec  ses  bran- 
chages filamenteux  en  pâtes,  trop  maigres  et  si  contournés  ;  le  vase  n°  249, 
avec  Tenfant  peint  dans  une  fleur  de  soleil,  entouré  de  papillons  symé- 
triques et  jouant  au  symbolisme  égyptien  ou  hindou,  sont  des  oeuvres 
malheureuses.  Bien  que  le  vase  Chéret  ait  eu  le  prix  au  concours  de  1876, 
le  vase  Mayeux,  qui  a  eu  le  prix  en  1875,  paraît  bien  préférable  pour 
l'unité  et  la  simplicité.  Nous  reproduisons  les  deux  vases  du  foyer  de 
rOpéra  par  M.  Chéret  (concours  de  1876),  dont  nous  louerons  néanmoins 
la  belle  composition.  Le  grand  vase  bleu  gris,  avec  deux  enfants  assis  à 
la  base  de  son  col,  serait  d'aspect  excellent  si  les  figures  n'étaient  trop 
grosses  pour  la  dimension  de  la  pièce,  et  ne  semblaient  près  de  tomber. 
Les  fonds  vermiculés  inspirent  assez  heureusement  les  décorateurs  de 
Sèvres,  comme  en  témoignent  les  vases  n"  11,  avec  branchages  légers  en 
pâte  grise,  sur  lesquels  passent  des  branchages  bleus  peints,  et  les  vases 
Paris,  n"'  147,  148  et  i5i,  qui  ont  des  allures  persanes. 

La  manufacture  a  abandonné  le  décor  à  cartels  peints  en  imitation  de 
tableaux^  et  elle  tend  parfois  vers  les  décors  élargis,  simplifiés,  intenses 
de  ton,  dont  la  faïence  a  pris  l'initiative,  sous  l'influence  des  modèles 
asiatiques.  Les  vases  n°'  12  bis  et  48,  par  exemple,  avec  leurs  grands 
feuillages  bleus,  sont  très  japonais;  le  vase  n°  47,  peint  par  M""  Escalier; 
les  vases  n°  52,  de  AL  Gély;  le  vase  n°  33  et  certains  vases  cylindriques 
ressemblent  à  des  faïences.  Parmi  les  vases  à  difficultés,  on  peut  citer  ceux 
dits  d'Entrecolles,  n°  114,  gravés  en  réserve  en  pleine  pâte  par  feu  Lam- 
bert, qui  a  été  un  des  décorateurs  heureux  de  la  manufacture,  et  les  jattes 
persanes  à  ajours  rebouchés  à  l'émail.  Parmi  les  décorations  les  plus 
réussies,  au  moins  partiellement  sinon  en  totalité,  on  doit  noter  celles  de 
M.  Dammousse  et  celles  de  M.  Renard.  Les  vases  dits  Boizot  n°  61  et  la 
coupe  Ducerceau  n°  16  sont  fort  bien  décorés  par  M.  Dammousse;  la 
coupe  ovale  n°  8  a  été  très  bien  menée  par  M.  Renard.  Les  coupes  à  tor- 
sades n°  9,  les  bouteilles  aux  lézards  n°  11 5,  les  vases  carafes  étrusques 
n°  7,  de  feu  Lambert,  et  n"  49,  de  M.  Richard,  le  vase  n°  1 12  aux  ors  chi- 
nois, les  petits  vases  dits  Clodion  n°  i58,  les  vases  dits  Duplessis  n°  14,  les 
vases  n°  179  et  188,  fins  de  tons  et  de  pâtes  sur  pâtes;  le  vase-œuf  n°  94, 
à  très  beaux  médaillons,  de  Schilt,  et  le  vase  n"  99,  agréablement  peint  par 
M'""  Apoil,  sont  des  pièces  qui  réjouissent  l'œil  par  l'harmonie  et  l'équi- 


LA   CÉRAMIQUE   AU    CHAMP   DE    MARS.  417 

libre.  Parmi  ces  pièces,  ce  sont  les  imitations  orientales  et  celles  du  xvm' 
siècle  qui  donnent  les  résultats  les  plus  parfaits  au  point  de  vue  décoratif, 
et  les  grands  vases  bleu-lapis  sans  peintures,  avec  guirlandes  de  bronzes 
dorés,  dominent  tout. 

Quant  aux  biscuits,  ceux  de  M.  Carrier-Belleuse  sont  remarquables, 
et  parmi  les  pièces  de  service  il  y  a  des  choses  ravissantes  :  les  cabarets  en 
imitation  d'orfèvreries  turques  ou  en  imitation  Watteau;  le  cabaret  n"  210, 
si  fin  et  si  recherché  de  travail  et  de  coloration;  les  tasses  à  la  reine;  les 
tasses  ajourées  et  rebouchées  à  Témail,  où  l'on  peut  admirer  soit  l'incom- 
parable pâte  blanche,  soit  la  belle  palette  de  la  manufacture.  Nous  signa- 
lerons aussi  un  essai  de  carreau  fort  beau,  et  qui  surpasse  tout  ce  que  la 
faïence  a  tenté  en  fait  de  plaques  à  la  japonaise.  En  résumé.  Sèvres  est 
sans  rival  à  cause  des  ressources  dont  il  dispose  ;  il  a  une  production  inimi- 
table dans  le  détail  isolément  considéré,  soit  de  la  main-d'œuvre,  soit  de 
l'art,  mais  un  manque  de  parti  pris,  de  sobriété,  de  vigueur  et  d'harmonie 
dans  les  systèmes  généraux  de  la  décoration,  dès  qu'il  s'agit  de  sortir  de  la 
tradition  du  xvni"^  siècle.  Sous  ce  rapport  de  la  sobriété,  de  la  vigueur  de 
la  décoration,  de  l'ampleur  et  de  la  fermeté  des  formes,  certaines  pièces 
de  M.  Deck  ou  de  M.  Pillivuyt  l'emportent  comme  résultat  décisif  sur  les 
tâtonnements  modernes  de  Sèvres,  dont  l'exposition  n'en  est  pas  moins  la 
première  de  toutes. 

Autour  de  Sèvres,  on  doit  grouper  les  fabricants  de  Limoges  avec 
leurs  pâtes  blanches,  qui  sont  les  meilleures  après  les  siennes,  et  avec 
leurs  pâtes  transparentes  sur  fond  coloré,  devenues  naturellement  une 
application  propre  à  intéresser  ceux  qui  faisaient  des  blancs  sur  blancs, 
et  nous  y  joindrons  les  décorateurs  qui  imitent  le  vieux  Sèvres. 

A  Limoges,  les  maisons  Pouyat  et  Redon  se  distinguent  spécialement  : 
la  première,  par  ses  blancs  pleins  à  reliefs,  par  ses  ajours  simples  ou 
rebouchés  à  l'émail,  par  l'emploi  de  l'émail  stannifère  sur  la  porcelaine, 
par  ses  grandes  plaques  et  ses  plats  à  reliefs  gris  et  verts  cernés  d'or,  des- 
sinés à  la  persane  par  M.  Renard,  et  dans  le  goût  dont  M.  Dammousse 
s'est  fait  le  grand  propagateur;  et  la  seconde,  par  ses  pâtes  transparentes 
sur  fond  coloré,  dont  le  même  artiste  s'occupe  beaucoup,  par  ses  bleus  et 
ses  noirs,  par  ses  figurines  en  biscuit  et  par  ses  jolies  garnitures  en  reliefs 
vivement  modelés.  Quant  aux  imitateurs"  de  vieux  Sèvres,  on  peut  citer 
MM.  Mansart,  Klotz,  Thomas,  Clauss,  Germain  et  Barreau. 

La  maison  Hache  et  Pepin-Lehalleur  rivalise  avec  Sèvres  par  ses 
tasses  charmantes  et  légères,  striées,  réticulées,  perlées,  ajourées  et  rebou- 


4,8  L'ART    A40DERNE    A    L'EXPOSITION, 

chées  à  rémail,  treillagées  à  fond  gris,  ou  blanches  à  décor  bleu  avec 
relief  blanc  sur  fond  blanc,  qui  sont  d'un  goût  et  d'une  finesse  tout  à  fait 
hors  ligne  dans  l'industrie  privée.  Ces  fabricants  sont  du  Centre,  et  certes 
Limoges  ne  fait  pas  mieux. 

M.  Diflfloth,  pour  ses  pâtes  sur  pâtes  et  ses  jolis  craquelés,  peut  être 
placé  sur  la  lisière  de  ce  groupe. 

A  propos  de  Limoges,  nous  ne  saurions  passer  sous  silence  l'école  des 
beaux -arts  créée  dans  cette  ville  sous  l'inspiration  et  la  direction  de 
M.  Dubouché,  le  très  savant  directeur  du  xMusée  céramique.  Les  résultats 
déjà  obtenus  dans  cette  école  promettent  beaucoup  pour  l'avenir. 

Notre  examen  portant  plus  sur  la  décoration  que  sur  la  fabrication, 
nous  réunissons  les  fabricants  et  les  décorateurs  dans  les  mêmes  catégories. 
Nous  avons  déjà  signalé  quelques  fabriques  spécialement  asiatiques.  Celles 
de  i\l.  Vieillard  à  Bordeaux  et  de  M.  d'Huard  à  Longwy  exposent  de 
beaux  spécimens  et  obtiennent  des  rouges  violets,  de  décor  mixte  et  oriental 
d'un  bel  effet.  Certains  plats  bleus,  chez  M.  Vieillard,  avec  figures  peintes, 
ont  beaucoup  d'éclat  et  surtout  de  force;  ses  tabourets,  sa  fontaine,  sont 
des  œuvres  importantes.  La  variété  de  ses  bleus  est  remarquable.  Quant 
à  la  fabrique  de  Longwy,  elle  paraît  avoir  popularisé  tous  ces  menus 
objets  au  décor  bleu  clair  à  fleurs  blanches,  jaunes,  bleu  foncé,  en  relief 
léger,  maintenant  très  en  vogue,  et  qui  est  demi-chinois,  demi-persan. 

AL  Pull  est  toujours  le  premier  des  Palissystes,  M.  Barbizet  en  est  le 
second  et  M.  Sergent  le  troisième,  avec  de  grands  progrès.  MM.  Rigal  et 
Sanejouand  ont  ressuscité  les  émaux  verts  ombrants  de  la  défunte  fabrique 
de  Rubelles.  La  fabrique  de  Saint-Clément,  qui  n'a  cessé  de  fonctionner 
depuis  1758,  a  repris  les  faïences  de  Nancy  et  tire  de  nouveaux  exem- 
plaires des  anciens  moules  de  Cytïlée,  qui  fit  ces  petites  statuettes  popu- 
laires du  Savetier,  des  Jardiniers,  des  Marchands,  etc.  M.  Majorelle,  de 
Nancy,  poursuit  les  mêmes  imitations  ;  il  y  a  joint  de  très  grands  et  beaux 
vases  simulant  les  laques  rouge  et  verte  du  Japon.  Chacun  prend  ainsi  sa 
spécialité  imitative.  M.  Samson  tient  pour  le  Saxe  et  le  Japon,  Quimpcr 
pour  le  Rouen,  M.  Tortat  et  M.  Montagnon  pour  le  Nevers,  M.  Lévy 
pour  la  porcelaine  tendre  de  Saint-Amand.  Les  uns  réussissent  bien  les 
applications  d'or,  comme  MM.  Demartial  et  Talandier,  et  aussi  MM.  Jac- 
quet et  Blot;  les  autres,  les  pierres  dures,  comme  MM.  Peyrusson,  Aubry; 
ceux-là  les  métaux,  comme  MM.  Cellière,  Beziat  :  le  premier  imite  à 
merveille  les  bronzes  damasquinés.  Tel  a  ses  fonds  d'argent,  comme 
M.  Baratte  ou  M.  Bender.  M.  Constant  a  trou\'é  un  canton  dans  la  terre 


LA  CÉRAMIQUE  AU  CHAMP  DE  MARS.         41.9 

rouge  à  reliefs  imprimés  gallo-romaine  ou  dite  d'Arezzo.  M.  Leclère  a 
pris  une  sorte  de  genre  rustique  consistant  en  reliefs  de  feuillages  verts  sur 
terre  brun  rouge.  Chez  M'"*  veuve  Souchet,  on  modèle  en  terre  de  même 
sorte  de  petites  figures  qu'on  teinte  en  tons  de  fresque.  Les  reflets  ont  fait 
la  réputation  de  M.  Ulysse;  M.  Brianchon  a  inventé  ces  porcelaines 
nacrées  et  opalisées  qu'on  imite  chez  M.  Sazerat  à  Limoges;  dans  ses 
émaux  verts,  M.  Gaidan  obtient,  peut-être  par  suite  d'accidents  de  cuisson 


VAiE     A     DtCOR     JAPONAIS 

(Exposition  de  M.  Collinol.) 


qu'on  utilise,  des  irisations  assez  curieuses.  Le  même  M.  Gaidan  donne 
à  la  faïence  les  aspects  de  la  porcelaine  ;  ses  tons  doux,  fins,  s'harmoni- 
sent dans  le  blanc,  le  gris,  le  rose,  ont  eu  beaucoup  de  succès.  Les  jas- 
pures ont  suscité  des  recherches  et  de  curieuses  trouvailles.  M.  Ernie  en 
a  composé  une  qui  est  semée  d'or,  et  qui,  grise,  truitée  et  vaporeuse,  flotte 
comme  un  manteau  d'aurore  boréale  qui  s'éteint  dans  un  fond  noirâtre  ; 
elle  est  très  japonaise.  M.  Milet,  frère  du  savant  chef  des  pâtes  de  Sèvres, 
se  distingue  par  toutes  sortes  de  tentatives  dans  l'ordre  des  jaspures  et  des 
semis,  et  sur  les  pièces  que  lui  fournit  la  fabrique  de  Vallauris  il  étend  des 
émaux  tachetés  et  mouchetés,  de  la  coloration  la  plus  vive  ou  la  plus  déli- 


420  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

cate,  de  même  qu'il  fait  des  émaux  ombrants,  qu'il  grave  sur  engobe.  Il  y 

a  en  lui  un  des  céramistes  les  plus  fins  de  l'époque. 

M.  Dammousse  fils  a  son  exposition  particulière,  formée  de  pièces  de 
choix  très  soignées,  très  artistiques,  où  brillent  les  pâtes  transparentes  et 
les  reliefs  cernés  d'or.  Tout  près  de  sa  remarquable  vitrine  se  trouve 
celle  de  M.  Avisseau  fils,  où  deux  bustes  en  terre  cuite,  aux  cheveux  et 
vêtements  émaillés,  sont  d'un  grand  sentiment.  Nous  citerons  encore 
M.  James,  qui  s'amuse  à  imiter  les  faïences  avec  ses  grès. 

Le  groupe  qui  s'est  formé  autour  du  procédé  Laurin  est  assez  nom- 
breux. On  peut  y  indiquer  M.  Schopin,  MM.  Thierry,  Bourgeois,  Lefront, 
Houry,  Huvelin,  M.  Artigue,  qui  obtient  des  effets  fondus  d'une  grande 
douceur,  et  M.  Laurin,  chez  qui  l'on  remarque  par  contre  des  essais  diffé- 
rents, parmi  lesquels  un  plat  avec  une  tête  de  femme  d'un  ton  clair,  léger, 
sur  fond  blanc  réticulé  à  relief,  est  une  fort  jolie  chose. 

L'analogie  d'aspect  nous  conduit  à  citer  ici,  quoiqu'il  s'agisse  de 
peinture  sur  lave  et  non  de  céramique,  MM.  Lefort  et  Jouve,  qui  exé- 
cutent des  paysages  très  bien  abrégés  et  de  grandes  figures  excellentes  de 
ton  et  de  bel  et  chaud  effet  décoratif. 

La  grande  maison  Haviland  emploie  beaucoup  le  procédé  Laurin  ;  elle 
y  adjoint  l'application  de  figurines  en  terre  cuite  qui  s'y  détachent  d'une 
façon  très  heureuse;  elle  entoure  aussi  ses  vases  de  grands  feuillages  en 
reliefs  très  hardis.  Avec  M.  Haviland  nous  voici  arrivés  chez  les  grands 
faïenciers.  Ce  qu'on  peut  noter  de  plus  beau  dans  son  exposition,  ce  sont 
les  imitations  d'émaux  sur  cuivre  relevés  de  traits  d'or. 

M.  Deck  a  toujours  ses  plats  et  ses  plaques  à  figures  ou  à  composi- 
tions; il  y  applique  à  présent  ses  fonds  d'or.  Ses  vases  fermes  à  forme  de 
bronzes,  ses  émaux  bleus,  verts^  ses  belles  assiettes  rhodiennes,  le  vase 
au  sphinx,  enfin  sa  statue  de  Palissy  aux  tons  pâles  et  satinés,  ainsi  que 
ses  émaux  translucides  et  ombrants  sur  cloisons,  continuent  à  affirmer  sa 
supériorité.  Nous  reproduisons  l'un  de  ses  plus  beaux  plats  à  figures. 

La  maison  Pillivuyt  est  forte  à  la  fois  dans  la  faïence  et  dans  la  por- 
celaine. Dans  la  faïence,  ses  grands  vases  verts  ceinturés  de  reliefs  gris 
foncés,  ses  assiettes  à  bordures  et  fonds  différents  de  couleurs  avec 
reliefs,  son  aiguière  et  son  plateau  à  fond  noir  et  reliefs  grisaille  d'une 
grande  netteté;  dans  la  porcelaine,  ses  services  gris  ou  à  bordures  d'or 
sur  bleu  lui  assignent  une  place  importante  à  l'Exposition. 

Les  essais  de  M.  Boulenger,  de  Choisy-le-Roi,  sont  fort  intéressants. 
Il  exécute  des  bleus  avec  ors,  très  puissants,  ainsi  que  des  pâtes  rappor- 


LA   CÉRAMIQUE    AU    CHAMP    DE   MARS.  421 

tées,  divisées  par  des  cloisons.  Nous  donnons  ici  un  groupement  de  ses 
meilleures  pièces.  C'est  une  maison  qui  apparaît  dans  la  voie  des  ten- 
tatives artistiques  et  qui  déjà  se  classe  parmi  les  plus  distinguées. 
M.  Champion,  sur  une  plus  petite  échelle  que  les  précédents,  expose  de 
belles  pièces  à  émail  intense  et  à  reliefs  énergiques.  M.  Rousseau  expose 
son  service  dessiné  et  peint  par  M.  Bracquemond,  dans  le  goût  japonais, 
et  qui  fut,  il  y  a  douze  ou  treize  ans,  une  grande  innovation  dans  le  décor 


VASE      A      FOND      BLEU. 

(Exposition    de    M.    Collinot. ) 


de  la  faïence  usuelle.  Le  plat  avec  Amours  de  petit  relief  entrelacés  est 
une  fort  jolie  pièce,  et,  ainsi  que  les  vases  ornés  de  poissons,  témoigne 
que  cette  maison  se  tient  au  niveau  du  mouvement. 

MM.  Barlioz  et  fils  ont  envoyé  un  grand  vase  dont  la  panse  repré- 
sente une  carapace  de  tortue,  et  qui  est  décoré  de  grandes  plantes  retom- 
bant autour  du  col,  et  de  trophées  de  poissons,  œuvre  assez  forte  de 
coloration,  mais  lourde  d'aspect.  Enfin  les  puissantes  fabriques  de  Gien 
et  de  Creil  abordent  maintenant  tous  les  genres  d'imitation  et  d'exécu- 
tion, et  Creil  se  distingue  par  des  recherches  assez  fines. 

En  résumé,  une  céramique  très  brillante,  très  variée,  mais  surtout 


^22  LWRT    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

imitative,  voilà  la  céramique  française.  Le  Japon,  la  Perse  et  l'art  musul- 
man lui  donnent  ses  plus  beaux  accents.  Dans  le  détail  des  couvertes, 
nous  sommes  arrivés  à  n'avoir  presque  plus  rien  à  envier  à  l'Asie.  Mais, 
comme  décors,  nous  n'avons  rien  trouvé  de  français,  d'européen,  de 
décisif  depuis  le  xvni'  siècle. 

La  formule  d'un  décor  européen  correspondant  à  nos  besoins,  à  nos 
habitudes,  aux  objets  usuels  de  notre  existence,  reste  encore  à  découvrir. 
La  décoration  monumentale  nous  la  donnera-t-elle?  Peut-être. 

Les  qualités  d'exécution  d'un  décor,  la  fermeté  et  la  finesse  des  tons, 
du  dessin  et  de  la  composition,  nous  pouvons  toujours  y  rappeler  les 
artistes,  et  ils  savent  entre  eux  ces  choses-là  aussi  bien  que  nous  ;  mais 
l'esprit,  le  sentiment  d'un  décor,  voilà  ce  qu'on  ne  peut  se  flatter  de  leur 
imposer  et  ce  que  tous  nos  etforts  doivent  tendre  à  faire  renaître. 

Nous  sommes  savants,  et  nous  aimons  que  les  choses  qui  nous  entou- 
rent nous  parlent  de  l'extrême  Orient,  de  Rome,  de  la  Renaissance,  etc., 
et  pendant  longtemps  encore,  jusqu'à  ce  que  nous  en  soyons  saturés,  les 
imitations  de  tous  les  pays  et  de  tous  les  temps  feront  les  beaux  jours 
de  l'art  industriel  français. 

La  même  chose  se  passe  plus  visiblement  encore  en  Angleterre.  La 
céramique  y  est  dominée  par  le  Japon  ;  ensuite  elle  passe  à  la  Renaissance, 
au  moyen  âge  et  à  l'antiquité.  La  fabrique  de  Worcester,  qui  a  repris  le 
biscuit  appelé  parîan,  à  cause  de  sa  soi-disant  ressemblance  avec  le 
marbre,  biscuit  qui  avait  fait  le  succès  de  la  maison  Copeland  en  i855, 
sous  son  apparence  d'ivoire,  obtenue  par  les  phosphates,  est  presque  tout 
entière  vouée  au  japonisme.  Cette  fabrique  a  un  goût  très  fin  dans  ses 
imitations;  elle  applique  magistralement  les  ors  aux  décors;  elle  obtient 
des  ajours  extrêmement  subtils,  et  elle  les  retouche  à  l'émail  coloré,  comme 
on  fait  à  Sèvres.  Mais  c'est  une  maison  délicate,  et  qui  ne  tente  pas  de  grandes 
pièces,  se  contentant  de  ses  pâtes  fines  et  de  ses  beaux  émaux;  maison 
très  redoutable  pour  l'avenir  toutefois. 

La  maison  Wedgwood  est  venue  avec  sa  gravure  à  l'acide  fluorhy- 
drique  sur  émail,  qui  enlève  le  dessin  en  décoloré  et  en  dépoli  sur  la  cou- 
verte brillante,  et  donne  une  grande  acuité  au  contour  des  ornements  ou 
des  figures  ainsi  gravées  sur  un  bleu  ou  vert  noir  à  transparence  très 
profonde;  elle  a  apporté  ses  traditionnelles  pâtes  blanches,  toujours  fort 
gracieuses,  et  quelques  formes  de  vases  à  décor  bleu  sur  blanc  et  à  reliefs, 
tels  que  les  vases  aux  cygnes.   La  fabrication  de  Wedgwood  paraît  un 


LA    CÉRAMIQUE    AU    CHAMP    DE   MARS.  423 

peu  froide  maintenant,  et  sa  sévérité  austère  ou  élégante  lutte  mal  contre 
la  fantaisie  japonaise.  Sans  ses  terres  crémeuses,  modelées  en  figurines, 
elle  sentirait  presque  le  protestantisme. 

La  maison  Minton  est  toujours  la  plus  puissante,  celle  qui  a  les  plus 


(Composition  de  M.  Ciu-ret;  concours  de  1876.) 


grandes  pièces,  la  production  la  plus  variée,  et  assurément  elle  fabrique 
de  belles  choses  et  des  choses  difficiles  à  fabriquer.  Elle  a  tenté  de  repro- 
duire la  faïence  d'Oiron  avec  ses  incrustations,  et  certaines  petites  pièces 
de  cette  imitation  sont  réussies.  Les  Minton  font  du  vieux  Sèvres,  ils  font 
beaucoup  de  japonais,  ils  ont  des  bleus  et  des  rouges  bruns  superbes,  ils 
exécutent  des  dessins  très   délicats,  des   ors   incrustés  et  appliqués,  de 


I 


424  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

grands  vases  à  grands  feuillages  peints  très  décoratifs,  des  plats  à  reflets 
rouge  et  or,  des  jaspures  jaunes  et  violettes  très  vigoureuses,  des  imita- 
tions d'émaux  cloisonnés,  des  dentelles  trempées,  des  pâtes  transparentes 
sur  fonds  noirs,  tandis  que  nous  ne  réussissons  pas  ces  fonds  noirs  et  que 
nous  n'essayons  pas  d'y  placer  des  pâtes  transparentes;  ils  ne  inoiitent 
pas  leurs  vases,  mais  en  imitent  les  montures  en  céramique  ;  ils  ont  des 
plats  peints  d'après  les  portraits  de  Reynolds,  d'un  ton  jaune  et  rouge 
extrêmement  chaud,  gras  et  nourri,  qui  rend  contestable  le  système  de 
tonalités  claires  et  presque  plates  que  nous  avons  adopté  pour  nos  tètes 
peintes  dans  des  plats;  la  figure  intitulée  Liina  dans  un  de  leurs  plats  a  ce 
ton  gras  et  nourri,  qui  semble  préférable  au  nôtre.  En  un  mot,  la  maison 
Minton  est  pour  l'ensemble  de  la  fabrication,  la  beauté  générale  et  la 
variété  des  produits,  l'une  des  premières  de  l'Europe.  Ce  n'est  que  par 
certaines  pièces  opposées  à  d'autres  que  nos  premiers  céramistes  l'em- 
portent sur  elle. 

Quant  aux  carrelages,  où  elle  a  été  ramenée  au  goût  moyen  âge 
et  Renaissance  par  le  mouvement  architectural  jacobitc,  reine  Anne,  et 
des  temps  antérieurs,  l'Angleterre  nous  surpasse  par  la  variété,  la  beauté 
des  jaunes  sur  brun,  la  recherche  des  dessins.  Cette  supériorité  est  toute 
naturelle,  si  l'on  pense  à  l'emploi  bien  plus  fréquent  qu'on  fait  depuis 
longtemps  de  ce  moyen  de  décoration  dans  ce  pays,  où  la  mode  est  reve- 
nue de  revêtir  les  cheminées,  et  elles  sont  grandes,  de  carrelages  peints 
ou  incrustés.  MM.  Dunnill  et  Craven,  surtout  xMM.  Mow  et  C'%  et  Min- 
ton, etc.,  ont  de  très  belles  e.xpositions  de  cette  espèce.  Toutefois  on  n'a 
pas  en  Angleterre  de  ces  carreaux  à  relief  tels  que  ceux  de  nos  bâtiments 
de  l'Exposition,  qui  sont  une  création  bien  française  et  dont  nous  avons 
parlé  plus  haut. 

La  maison  Doulton  s'est  fait  une  spécialité  des  grès  émaillés,  envases, 
en  revêtements,  en  balustrades,  en  fontaines  ;  ses  balustrades  surtout  sont 
extrêmement  curieuses  et  peuvent  jouer  à  leur  tour  un  beau  rôle  dans  la 
décoration  architecturale. 

Après  l'Angleterre  se  distinguent  l'Italie  et  l'Autriche.  La  fabrique 
Ginori  avec  ses  majoliques,  ses  plats  à  reflets,  ses  porcelaines  de  Capo  di 
Monte  à  reliefs  et  peintes  au  pointillé,  avec  ses  coussins  si  bien  imités 
mais  assez  puérils,  tient  la  tête  en  Italie  et  est  une  des  belles  fabriques 
imitatives  de  l'Europe.  Quelques  autres  céramistes  italiens  suivent  les 
traces  du  marquis  Ginori,  et  d'autres  en  sont  arrivés  à  imiter  d'une  façon 
presque   dangereuse  les   vases    antiques  ;    mais   s'ils   veulent   être   plus 


LA  CÉRAMIQUE  AU    CHAMP   DE   MARS.  425 

dangereux  encore,  nous  leur  conseillerons  de  mieux  étudier  les  masca- 
rons  en  terre  non  couverte,  qui  ornent  les  anses  des  vases  apuliens  et 
campaniens. 

L'Autriche  a  de  beaux  grès  et  s'applique  à  des  imitations  de  Tancien 
Vienne  couvert  de  dorures  ou  à  des  imitations  de  Saxe  et  de  Perse. 

Les  poêles  de  la  Suède  et  de  la  Suisse  se  ressemblent  et  sont  d'un 


E  PE  SÈVRES,  POUR  LE  FOYER  DE  L  OTERA 

(Composition  de  M.  ClK-ret;  concours  de  1876.) 


goût  médiocre  avec  leurs  glaces.  La  fabrique  Rorstrand  a  conservé  les 
formes  rocailles  de  la  faïence  suédoise  du  xviii"  siècle. 'On  estime  assez 
ses  imitations  métalliques. 

Une  fabrique  du  grand-duché  de  Luxembourg  fait  des  grès  très  durs.  La 
Suisse  a  ses  poteries  originales  à  fonds  noirs  bruns  et  à  décors  du  genre 
des  anciens  grès  foncés.  La  Belgique  imite  le  Japon  et  le  Delft  bleus,  et, 
pour  le  reste,  ce  qui  se  fait  en  France  et  en  Angleterre.  La  Hollande  n'a 
envoyé  qu'une  pauvre  imitation  des  Delft. 

L'Espagne  et  le  Portugal  sont  intéressants  par  le  caractère  populaire 


426  L"ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

et  moresque  de  leur  poterie  à  taches  jaunes  et  vertes,  poterie  dont  l'in- 
fluence a  embrassé  l'Italie  et  la  France  méridionale.  Les  guirlandes  flo- 
rales empruntées  aux  bordures  de  tapisseries  inspirent  souvent  les  faïen- 
ciers de  ces  deux  pays.  Le  Portugal  s'adonne  aussi  aux  imitations  de 
Palissy. 

En  Danemark  on  suit  encore  quelques  traditions  de  l'ancienne  fabrique 
royale,  dont  on  y  voit  un  service  à  décor  scientifique  botanique,  qui  dut 
être  imité  lui-même  d'un  décor  célèbre  de  la  fabrique  de  Tournai  au 
xvni"  siècle  ;  on  imite  aussi  dans  ce  pays  les  boîtes  à  fleurs  de  Spa,  en  se 


VASE      EN     FAI  F.  \  CE. 

(Exposilioii    Je    M.    Deck.) 


contentant  de  peindre  le  décor  sur  une  couverte  noire,  sans  le  cuire.  En 
Russie,  nous  ne  voyons  que  deux  grands  poêles  sans  intérêt  céramique  et 
les  essais  personnels  d'un  peintre,  M.  Égoroff,  qui  exécute  des  espèces  de 
sujets  byzantins  et  des  figures  populaires  sur  des  plats  et  des  assiettes,  non 
sans  talent  d'ailleurs.  Le  petit  pays  de  Monaco  a  sa  fabrique  de  poterie, 
imitant  surtout  des  paniers  et  des  bouteilles  en  osier  entourées  de  fleurs, 
d'un  genre  rustique  assez  joli. 

Nous  avons  laissé  de  côté  jusqu'ici,  mais  pour  la  réunir  en  un  seul 
groupe,  la  céramique  amusante,  humoristique  ou  populaire.  L'Espagne, 
par  exemple,  peint  sur  ses  carrelages  des  scènes  de  tauromachie,  et  elle 
fabrique  des  formes  pour  corsets,  en  grosse  terre  vernissée,  qui  sont  d'un 
aspect  aussi  divertissant  que  nos  grandes  poupées  en  carton  pour  les  mo- 
distes. On  connaît  ces  livres  à  images  coloriées  pour  les  enfants,  représen- 


LA   CÉRAMIQUE   AU    CHAMP    DE    MARS.  427 

lant  d'étonnantes  aventures  d'animaux,  où  les  Anglais  ont  toujours  excellé. 
Ils  ont  transporté  ce  genre  d'images  dans  la  céramique  et  décorent  les 
assiettes,  les  pièces  d'un  service  avec  des  scènes  fort  spirituelles  de  la  vie 
du  poulet  et  de  celle  du  lapin.  Vhumour  en  est  un  peu  japonisée,  et  la 


PXAT     EN      FAÏENCE. 

(Exposition      de    M.    Deck  ) 


fantaisie  comique  n'y  perd  pas.  On  est  entré  en  France  dans  la  même 
voie,  et  Creil  e.xpose  un  service  en  terre  de  pipe  ou  cailloutage  à  fond 
crémeux  et  ornements  bruns,  où  d'une  manière  piquante  et  légère  les  per- 
sonnages européens  sont  plantés  et  teintés  à  la  japonaise  au  milieu  d'inci- 
dents de  notre  vie.  La  maison  Pillivuyt  a  aussi  un  service  amusant  avec 
l'histoire  du  rat,  et  un  service  avec  les  allégories  de  la  table  et  de  la  nour- 
riture, de  même  ordre  que  celui  qu'on  voit  à  l'e-xposition  de  la  maison 
Wedgwood.  En  Suède,  on  peint  des  silhouettes  et  des  costumes  popu- 


42b 


L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 


laires  dans  les  assiettes.  Chez  nous,  la  maison  Haviland  a  varié  l'ancienne 
botanique  de  Tournai  et  de  Copenhague  en  jetant  sur  un  service  des 
plantes  marines,  fines  de  détails  et  de  tonalités.  Enfin  Monaco  a  mis  le 
portrait,  des  vers  et  la  signature  de  Monselet  dans  des  assiettes. 

Depuis  les  Grecs  avec  leurs  statuettes  de  Tanagra  et  d'Éphèse,  la  terre 


PIÈCES     DE     FAÏENCE     DE     STYLE     RENAISSANCE. 

(Exposition  de  M.  Boulenger,  Je  Choisy-lc-Roi  ) 


cuite  nue  ou  colorée  s'est  transformée  en  innombrables  figurines  naïves, 
savantes  ou  prétentieuses  ;  le  grès,  le  biscuit,  l'argile,  se  sont  prêtés  en  tous 
lieux  à  la  création  de  ce  petit  peuple  de  groupes  et  de  statuettes.  Les 
plus  intéressantes  sont  les  moins  sérieuses,  celles  qui  sont  simples,  spi- 
rituelles et  un  peu  populaires.  Dès  que  Ton  reproduit  les  œuvres  clas- 
siques et  supérieures  de  la  statuaire,  un  caractère  de  liberté,  de  gaieté,  de 
naïveté  ou  de  gentillesse  siti  geiieris  a  disparu,  qui  plaisait  dans  ce  monde 


LA  CÉRAMIQUE   AU   CHAMP   DE    MARS.  429 

de  petits  êtres  pimpants,  drolatiques  ou  pleins  de  naturel.  A  TExposition, 
la  supériorité  reste  toujours  à  ces  figures  de  métiers  coloriées  ou  habillées 
d'étoffes  que  de  longue  tradition  on  fabrique  à  Naples,  en  Espagne  et  au 
Mexique.  Elles  ont  plus  d'expression  et  moins  d'afféterie  que  les  autres. 
Quelques  petits  biscuits  de  notre  fabrication  représentant  de  jeunes  dames 
en  costume  actuel  ne  manquent  pas  de  grâce  ni  de  piquant.  Mais  en  gé- 
néral on  ne  sait  pas  colorer  ces  pièces  chez  nous,  et  les  notes  de  la  couleur 
gâtent  presque  toujours  le  résultat  obtenu  avec  la  terre  nue.  M.  Ladreyt 
s'est  créé  un  genre  avec  ces  statuettes,  et  parmi  leur  foule  il  en  a  plus  d'une 
qui  est  fort  amusante.  M.  Blot,  de  Boulogne,  a  quelque  naïveté  dans  ses 
pêcheurs,  et  les  maisons  Peullier  et  Laroche  exposent  certaines  pièces 
délicates.  Les  petits  personnages  de  la  fontaine  en  grès  émaillé  de  Doul- 
ton,  exécutés  par  M.  Timworth,  doivent  compter  parmi  les  meilleurs  de 
cette  série.  Il  faut  espérer  que  les  figurines  d'Italie  et  d'Espagne,  les  Saxe 
et  les  Sèvres,  et  aussi  les  petits  personnages  de  Cyfflée,  mais  surtout  les 
Tanagras,  inspireront  aux  artistes  voués  à  ce  joli  petit  art  des  idées  de 
vivacité,  de  grâce,  de  naturel  charmant  qui  leur  manquent  encore  ;  la 
raideur  lisse  et  la  prétention  maniérée  ont  besoin  d'être  chassées  de  là. 

Si  d'un  coup  d'œil  général  nous  embrassons  maintenant  l'ensemble 
de  la  céramique  moderne,  nous  verrons  la  décoration  architecturale 
assurer,  pour  le  moment  la  prééminence  à  la  France.  Nous  reconnaîtrons 
la  tendance  de  l'Angleterre  à  un  goût  souvent  plus  délicat  que  le  nôtre 
et  porté  à  transcrire  le  décor  asiatique  plutôt  qu'à  l'imiter  aussi  directe- 
ment que  nous  le  faisons.  Mais  nous  trouverons  dans  notre  pays  un  mou- 
vement plus  vif,  une  sonorité  de  tons  plus  grande  et  beaucoup  plus  de 
sentiers  interrogés.  Dans  les  autres  pays,  même  en  Italie  et  en  Autriche, 
nous  ne  saurions  constater  de  mouvement  céramique,  bien  que  de  grands 
efforts  particuliers  soient  tentés  par  les  Ginori,  les  Fischer,  les  Szolnay. 


43o 


L"ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 


VERRERIE. 


Depuis  1867,  la  verrerie  a  fait  de  grands 
progrès,  et  plus  d'un  problème  alors  posé  a  été 
résolu  dans  ces  di.\  dernières  années. 

Les  verriers  font  du  verre  ce  qu'ils  veulent 
et  lui  donnent  toutes  les  apparences  :  porcelaine, 
laque,  bronze,  cuivre.  Nous  avons  déjà  vu,  à  la 
Céramique,  qu'une  des  grandes  préoccupations 
du  fabricant  est  de  simuler  avec  une  matière 
donnée  toutes  les  autres  matières,  s'il  est  pos- 
sible. Le  verre  n'a  pas  échappé  à  cette  manie. 

Les  irisations,  les  colorations  les  plus  va- 
riées, l'aventurine,  l'or  chiné  et  craquelé,  l'or 
dans  la  pâte,  les  verres  à  deux  et  trois  couches, 
les  jaspures  les  plus  compliquées,  les  émaux  les 
plus  fms  et  les  plus  épais,  l'emploi  simultané  de 
la  roue,  de  la  pointe  et  de  l'acide  pour  la  gravure,  le  perfectionnement 
du  coulage  et  du  rapportagc,  enfin  la  multiplicité  des  moyens  et  des  res- 
sources dont  dispose  la  fabrication  du  verre  devient  presque  un  sujet  de 
stupéfaction,  lorsque,  après  avoir  jeté  les  yeux  sur  ces  étalages,  pareils 
soit  à  une  nappe  de  neige  toute  frissonnante,  soit  à  des  émincés  de 
pierres  précieuses,  on  se  met  à  regarder  les  objets  un  à  un. 

Comme  tendances  décoratives,  en  Italie,  le  verre  antique  et  les  verres 
de  Venise;  en  France,  l'émaillerie  arabe  et  l'imitation  des  formes  céra- 
miques ou  métalliques  japonaises;  en  Angleterre,  sous  l'influence  du 
vase  Portland,  la  fabrication  du  verre  à  deux  et  trois  couches,  la  taille 
et  la  gravure  extrêmement  soignées  ;  en  Autriche,  l'arabesque  émaillée 
sur  fonds  bleus,  rouges,  transparents  ou  opaques,  les  grandes  bordures 
d'or,  l'imitation  des  vases  en  porcelaine  et  la  tradition  de  la  gravure; 
puis  partout  les  irisations  et  le  retour  à  l'horrible  taille  à  facettes  et  aux 
fleurs  rapportées  :  voilà  les  principaux  mouvements  généraux  qu'on  peut 
signaler. 

Au  point  de  vue  de  la  délicatesse,  de  la  recherche,  de  la  coloration 
variée,  c'est  peut-être  la  Compagnie  de  Murano  qu'il  faut  mettre  en  tête 
de  toute  la  verrerie,  en  donnant  à  M.  Brocard  une  place  presque  égale. 


I.MPE      A      SIX      PANS      EN      CRISTAL      OTALISE, 
MONTURE      EN       BRONZE. 


IMITATION      DE     CRISTAL      DE      ROCHE,      GRAVURE      POLIE. 

(Exposition  des  cristalleries  de  Baccarat.; 


^32  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

A  Murano  on  recommence  l'ancienne  fabrication  vénitienne,  si  compli- 
quée et  si  hardie.  M.  Brocard  fait  revivre  les  verres  émaillés  arabes  qui 
inspirèrent  celle-ci.  Si  Ton  prend  les  ensembles,  la  France  témoigne  d'une 
<^rande  supériorité  par  la  nouveauté,  la  recherc'h  aes  formes,  les  essais 
divers,  la  beauté  croissante  de  la  matière,  le  goût  qui  se  maintient.  Pour 
les  grandes  pièces,  la  fabrication  du  verre  blanc  transparent,  l'Angleterre 
lui  tient  tête,  tandis  que  l'Autriche,  représentée  surtout  par  la  grande 
maison  Lobmeyer,  remporte  le  succès  pour  la  décoration  de  la  verrerie 
usuelle  colorée.  Mais  nulle  nation,  si  elle  a  ses  supériorités  ou  ses  nou- 
veautés sur  tel  ou  tel  coin  de  terrain,  n'embrasse  à  rExposition  un 
champ  aussi  vaste  que  la  France,  et  ne  peut  lui  être  comparée. 

Une  des  raisons,  peut-être,  qui  font  nos  succès  en  céramique  et  en 
verrerie,  c'est  qu'à  l'exemple  des  Chinois  et  des  Japonais  nous  avons  une 
foule  de  petits  ateliers  où  l'on  invente  maints  procédés,  où  l'on  soigne  une 
spécialité;  les  grandes  maisons  ont  une  incomparable  force  d'impvilsion, 
mais  c'est  d'ordinaire  au  fond  de  ces  petits  ateliers  qu'ont  lieu  les  recher- 
ches délicates,  artistiques. 

La  finesse,  la  plénitude,  la  diversité  de  l'émail,  la  richesse  du  décor, 
la  beauté  des  ors,  sont  le  triomphe  de  M.  Brocard,  dont  nous  ne  révélons 
le  mérite  à  personne.  M.  Pfulb  se  rapproche  de  M.  Brocard  et  a  des  réus- 
sites dans  ses  pièces  vert  clair,  sa  bonbonnière,  son  verre  à  rinceaux 
bleus  et  blancs.  M.  Jean,  fils  du  céramiste,  est  heureux  dans  ses  irisa- 
tions prismatiques;  ses  nuances  changeantes  ornées  de  fleurettes  en  émail 
et  de  dessins  gravés.  Il  a  obtenu  d'étonnantes  imitations  des  irisations 
métalliques  qu'on  remarque  sur  les  verres  antiques.  Voilà  un  de  ces  petits 
ateliers  féconds  en  trouvailles  et  que  dirige  un  goût  distingué.  On  doit  aussi 
à  M.  Jean  fils  des  faïences  à  reflets  fort  intéressantes. 

MM.  Ducan  et  Duponthieu  à  Créteil,  M.  Ernie,  dont  nous  avons  cité 
les  faïences  jaspées,  ont  aussi  des  verres  émaillés  d'imitation  arabe  qui 
sont  jolis.  Chez  M.  Galli,  de  Nancy,  on  peut  indiquer  le  retour  à  un  décor 
de  fins  branchages  ou  de  petites  figures  en  noir,  mêlées  à  l'émail  et  aux 
filets  d'or,  qui  est  plein  de  goût.  M.  Galli  obtient  de  beau  verre  noir  et  le 
grave  en  creux  en  cernant  çà  et  là  le  contour  d'un  peu  d'or,  comme 
dans  son  petit  vase  aux  chats.  M.  Rousseau  déploie  non  moins  de  goût 
dans  ses  verreries  à  formes  et  décors  japonais  en  partie  teintés  et  émail- 
lés, à  fond  enfumé,  et  dans  ses  imitations  de  vieilles  pièces. 

La  cristallerie  de  Sèvres  expose  beaucoup  de  verreries  à  facettes. 
Curieuses  au  point  de  vue  de  la  fabrication,  les  facettes  multiplient  les 


LA   VERRERIE   AU    CHAMP   DE    MARS.  433 

points  lumineux,  alourdissent  les  formes  et  ont  un  aspect  commun.  Trop 
de  gravure  a  le  même  défaut  d'aspect  commun.  Le  charme  du  verre  est 
dans  sa  transparence  et  sa  légèreté;  il  ne  faut  pas  trop  le  dépolir  ni  trop 
le  charger.  Mais  un  verre  d'un  joli  galbe,  avec  une  simple  gorge  gravée, 
un  chiffre  d'or  ou  d'émail,  tout  au  plus  quelques  fleurettes  et  des  bran- 
chages linéaires  :  voilà  le  vrai  décor  en  verrerie,  croyons-nous.  La  cris- 
tallerie de  Sèvres  a  de  ces  pièces  légèrement  ornées  et  fines  de  matière. 

La  fabrique  de  Saint-Ouen  se  distingue  par  des  services  à  bière 
émailiés  blanc  et  or  sur  bleu,  des  verres  taillés  en  spirale,  un  verre  à 
intérieur  doré  recouvert  de  fleurs  en  émail  de  relief,  et  nombre  de  pièces 


'RET     DE     CRISTAL     MONTE      EN     ARGE 

(  Exposé  par  les  cristalleries  de  Baccarat.) 


usuelles  gravées  et  légères  d'ornementation.  —  La  fabrique  de  Portieux 
expose  de  grands  vases  peints  imitant  la  porcelaine,  d'autres  imitant  la 
laque,  l'agate,  un  service  à  larges  fleurs  gravé  en  creux,  des  verres  colo- 
rés d'un  ton  agréable,  des  pièces  simulant  les  incrustations  d'argent.  —  La 
fabrique  d'Aubervilliers  a  envoyé  de  très  beaux  vases  simulant  la  laque 
noire  à  dessins  d"or,  dont  les  applications  d'or  sont  fort  belles;  elle  imite 
parfaitement  les  nacres  incrustées,  aile  feint  très  bien  la  faïence  de  Rouen, 
le  tout  sans  préjudice  des  facettes  et  verres  habituels  à  gravures. 

MM.  Monot  et  Strumpf,  à  Pantin,  présentent  aux  yeux  du  visiteur 
un  grand  et  bel  ensemble  parsemé  d'essais  nouveaux.  Leur  aventurine 
est  brillante,  chaude  et  fine.  Leurs  chinés  or  et  leurs  chinés  or  craquelé 
sont  une  création,  une  de  ces  inventions  tant  à  la  mode  qui  déguisent 
absolument  la  matière  employée.  Ils  ont  de  jolis  verres  émailiés;  ils  repro- 


^34  L^ART   MODERNE   A    L'EXPOSITION, 

duisent  les  formes  vénitiennes  et  le  verre  opalin.  Ils  font  de  tout  :  des 
verreries  à  facettes  et  des  services  délicats  ou  larges  de  galbe  à  chif- 
fres et  fleurettes  émaillées  ou  gravées  avec  de  légères  bordures  d'or. 

La  cristallerie  de  Clichy  soutient  sa  réputation;  les  services  à  chiffre 
pleins  de  légèreté,  les  coupes  à  fleurettes  émaillées,  les  pièces  gravées  dont 
cette  fabrique  a  été  le  grand  propagateur  en  France,  les  verres  à  facettes, 
rimitation  des  pierres  dures,  les  ors  tulle  avec  fleurs  et  chiflTres,  les  pièces 
à  semis  gravé,  les  verres  simulant  une  sorte  de  nacre,  enfin  des  vases 
mixtes  entre  Taventurine  et  l'or  chiné,  et  en  général  des  formes  élégantes  : 
tel  est  le  dessus  de  son  panier. 

Ces  deux  dernières  fabriques  tiennent  le  premier  rang  après  Baccarat, 
dont  les  innombrables  produits,  groupés  autour  de  son  grand  kiosque  de 
cristal  dominent  toute  la  verrerie  de  France  et  d'Europe.  Les  lustres,  les 
tables  la  fabrication  colossale,  se  développent  ici,  en  même  temps  que 
l'étude  des  pièces  fines  est  poussée  à  sa  dernière  limite,  ainsi  que  la 
beauté  du  verre.  L'usuel  et  l'extraordinaire  se  côtoient  dans  cet  incom- 
parable étalage.  Nous  y  citerons  le  service  gravé  aux  armoiries  anglaises, 
le  surtout  monté  en  bronze  doré,  les  services  à  chillres  ou  armoiries  avec 
bordures  d'or,  les  verres  gravés  à  formes  japonaises,  le  beau  seau  imité 
d'une  pièce  de  cuivrerie,  les  verres  arabes,  les  imitations  de  porcelaine 
peinte,  les  lampes  et  vases  blancs  et  noirs  à  décor  doré,  l'échiquier  en 
blanc  et  noir  mats,  les  lampes  à  fond  noir  décorées  de  fleurs  en  émail  de 
relief,  les  boîtes  en  pâte  grise,  la  foison  de  services  et  grandes  pièces  à 
facettes,  les  reproductions  de  Sèvres  lapis  et  de  verreries  de  Bohème,  les 
éléphants-cave  à  liqueurs,  et  bien  d'autres  objets.  La  tendance  de  Baccarat 
est  pratique.  On  s'y  inquiète  peu  du  vénitien  qui  est  antimaniablc ;  la 
pièce  de  Baccarat  est  presque  toujours  commode  à  la  main,  au  contraire. 
Le  goût  décoratif  y  est  léger,  sobre,  bien  approprié  à  la  substance;  de  là 
vient  cette  merveilleuse  apparence  de  neige  que  prennent  les  groupes  de 
sa  production. 

L'Italie  ne  songe  nullement  que  le  verre  puisse  servir  à  boire,  à  con- 
tenir. Recopier  tout  ce  que  Venise  fit  jadis,  toute  cette  verrerie  d'étagère, 
d'amusement,  de  difficulté,  reconstituer  les  jaspures  du  verre  antique, 
recommencer  les  ors  sablés  ou  étalés  en  dessins  entre  deux  couches  de 
verre  :  voilà  ce  que  fait  l'Italie,  c'est-à-dire  Venise,  car  elle  seule  expose. 
C'est  à  M.  Salviati  qu'on  doit  cette  renaissance.  Il  a  fondé,  il  y  a  dix  ans 
environ,  la  compagnie  de  Murano,  puis  il  l'a  quittée  et  a  établi  une  fabrique 
rivale  sous  son  nom  personnel . 


LA  VERRERIE  AU  CHAMP  DE  MARS. 


45.1 


Parmi  les  productions  de  Murano,  il  faut  citer  les  verres  chrétiens  à 
dessins  d'or  entre  deux  couches,  les  verres  à  sujets  peints  en  émail,  les 
murrhins  ou  simplement  verres  jaspés  antiques,  la  reproduction  agrandie 
du  verre  de  Strasbourg,  monté  sur  pied,  avec  Tinscription  en  bleu  et  son 
réseau  en  rouge  brun.  On  se  rappelle  que  ce  verre  célèbre  fut  trouvé  en 
1825,  que  rinscription  donnait  le  nom  de  l'empereur  Maximien,  et  qu'on 
le  croit  fabriqué  en  Gaule.  M.  Salviati  suit  de  très  près  les  traces  de  son 
ancienne  fabrique.  On  peut  mentionner  aussi  M.  Candiani,  dont  certaines, 
pâtes  sablées  d'or  et  d'argent  sont  très  intéressantes.  Venise  avec  ses  fla- 


'   w 


;inE     ARABE     ET     VASES     JAPONAIS     EK     CHISTAL 

(  Exposés  par  les  cristalleries   de  Baccarat.  ) 


cons,  ses  perles  de  couleur,  a  d'ailleurs  toujours  conservé  une  partie  de 
ses  vieilles  traditions  verrières,  et  il  ne  fallait  que  souffler  un  peu  sur  la 
cendre  pour  raviver  le  feu.  Ces  brimborions  de  la  petite  fabrication  véni- 
tienne sont  du  reste  bien  supérieurs  en  goût,  en  colorations  à  tout  ce  qui 
se  fait  ailleurs  en  bimbeloterie  de  verre.  Celle  de  la  Bohême,  par  exemple, 
paraît  à  côté  bien  vulgaire. 

C'en  est  fait,  ce  semble,  de  cette  verrerie  de  Bohême  avec  ses  colora- 
tions jaune  et  rouge  si  communes,  sa  gravure  bourgeoise.  Aussi  les  fabri- 
cants de  Bohème  commencent-ils  à  chercher  autre  chose,  comme  M.  Moser, 
qui  imite  en  émail  et  or  l'orfèvrerie  arabe,  et  tente  des  fleurs  japonaises 
sur  verre  entièrement  doré.  A  Vienne,  M.Brunfond  se  livre  consciencieu- 
sement à  la  confection  des  étoffes  en  verre  filé,  brillantes  et  un  peu  raides, 


^36  LWRT    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

La  maison  Lobmeyer  maintient  et  développe  à  Tétat  artistique  les  tradi- 
tions de  Bohême.  Son  exposition  est  très  variée.  Les  verres  teintés  rouges, 
bleus,  verts,  à  bordures  d'or,  à  sujets  en  camaïeu  rose,  à  arabesques  en 
émail  blanc,  les  anciens  verres  allemands  vert  foncé  à  armoiries,  figures, 
feuillages  en  émail  de  ton  vif  et  cru,  les  imitations  de  porcelaine,  celles  de 
la  verrerie  arabe  :  voilà  ses  grandes  opérations.  Puis  viennent  ses  blancs 
neigeux  craquelés,  les  irisations  opalines  et  prismatiques,  les  réticules,  les 
petits  pots  à  deux  couches  avec  ovales  transparents,  l'argent  et  Tor 
sablés  dans  la  pâte.  Enfin,  comme  objets  de  premier  ordre,  de  très  beaux 
spécimens  de  gravure  fine  soutiennent  hautement  la  vieille  réputation  de 
la  Bohème. 

Comme  nous  l'avons  dit,  le  fameux  vase  Portland  ou  Barberini 
exerce  une  grande  action  sur  la  verrerie  artistique  anglaise.  Chaque  fabri- 
cant tient  à  honneur  de  montrer  des  reproductions  de  ce  vase  ou  des  essais 
analogues.  Dans  la  vitrine  Hodgetts  Richardson,  on  voit  le  vase  avec  ses 
deux  couches  blanche  et  bleue  non  encore  travaillées,  à  côté  du  vase  où 
il  ne  reste  plus  que  le  sujet  taillé  et  gravé  en  blanc  sur  le  bleu. 

Ces  essais  se  vendent  des  prix  fous,  et  cependant  ils  commencent  à 
devenir  nombreux.  11  est  permis  de  croire  que  la  gravure  à  l'acide  en 
facilite  le  travail  préparatoire. 

La  grande  exposition  anglaise  est  celle  de  MM.  C.  Osiez,  qui  ont 
envoyé  tout  un  ameublement  gigantesque  en  verre.  Ils  produisent  des 
lustres  immenses  en  longs  enroulements,  du  jet  le  plus  hardi. 

MM.  Webb  et  C'°  ont  aussi  une  belle  exposition.  Us  ont  imaginé  le 
verre  à  trois  couches,  où  l'ornement  gravé  prend  des  tons  très  doux  par 
la  transparence  des  couches  l'une  sur  l'autre.  On  leur  doit  un  cristal- 
bronze  à  irisations,  des  verres  à  la  vénitienne,  quelques  lustres-appliques 
à  branches  striées  assez  jolis,  de  très  beaux  spécimens  de  gravure,  des 
pièces  très  fines,  les  facettes  obligées,  des  applications  malheureuses  de 
boutons,  coquilles,  fleurs,  aigus  et  pointus,  enfin  des  teintes  bleuâtres  et 
verdâtres  dans  la  pâte  très  réussies.  Ils  rivalisent  avec  nos  grands  fabri- 
cants, mais  sans  montrer  autant  de  variété.  Les  tentatives  japonaises  en 
verrerie  et  l'émaillerie  sont  peu  développées  en  Angleterre,  où,  par  contre, 
on  obtient  une  grande  légèreté  de  pâte,  et  on  grave  avec  beaucoup  d'ap- 
plication. 

A  la  suite  de  ces  visites  dans  les  sections  de  la  fabrication  d'art  indus- 
triel moderne,  l'impression  définitive  est  celle  d'un  progrès  constant,  d'une 
amélioration  continuelle  de  l'aspect  général,  puisque  l'art  antique,  Fart 


LA  VERRERIE  AU  CHAMP  DE  MARS, 


4-^7 


oriental,  celui  de  la  Renaissance,  sont  copiés  et  recopiés  sans  cesse  et 
constituent  un  fond  élégant,  capricieux,  ferme,  où  se  perdent  les  défauts 
des  essais  plus  ou  moins  indépendants  et  nouveaux.  Mais  ne  serons-nous 
donc  que  Fàge  des  copistes? 


A.    R.    DE    LIESVILLE. 


LES 


INDUSTRIES    D'ART    AU    CHAMP    DE    MARS 


LES     TISSUS     ET     LES     BRODERIES. 


ES  études  que  nous  avons  déjà  publiées 
dans  la  Gaiette  des  Beaux-Arts  sur  d'an- 
ciennes broderies,  nous  conduisent  à  par- 
ler aujourd'hui  des  travaux  contemporains 
qui  viennent  d'être  exposés  dans  les  vi- 
trines du  Champ  de  Mars. 

A  part  l'ornement  d'église,  qui  con- 
tinue à  être  l'objet  de  sérieuses  études, 
nous  ne  nous  occuperons  du  costume  qu'à 
de  très  rares  exceptions. 

Notre  but  est  de  visiter  les  exposi- 
tions des  diverses  nations  et  de  recher- 
cher les  produits  qui  intéressent  l'art  déco- 


ratif, en  commençant  par  les  tissus  et  les  broderies  d'ameublement. 


Les  Pays-Bas,  par  lesquels  nous  commençons  notre  visite,  nous 
montrent  quelques  tapis  de  Delft  et  d'Amersfort  aux  dessins  orientaux  et 
aux  couleurs  sombres. 

En  entrant  dans  la  section  belge,  nous  sommes  arrêté  par  les  tapis- 
series de  la  fabrique  royale  de  Malines,  dirigée  par  M.  Braquenié.  Ces 
tentures  sont  destinées  à  rornementation  de  l'hôtel  de  ville  de  Bruxelles. 


LES   TISSUS    ET    LES   BRODERIES.  439 

L'une  représente  le  Serment  des  escrimeurs;  l'autre,  le  Serment  des  arque- 
busiers. Ces  tableaux,  formés  chacun  de  groupes  de  deux  personnages, 
sont  la  reproduction  des  maquettes  de  Willem  Goets.  Deux  autres  tableaux, 
composés  chacun  d'un  personnage,  représentent  les  orfèvres  et  les  tapis- 
siers, et  sont  à  l'état  de  projet,  figuré  par  une  maquette  réduite. 

La  fabrique  d'higelmuster  a  certainement  beaucoup  à  faire  pour 
adoucir  ses  teintes  et  modérer  l'exagération  de  ses  dessins  ;  mais  l'exécu- 
tion est  bonne,  et  quelques  efforts  permettront  à  cette  maison  de  prendre 
un  rang  très  honorable  dans  la  fabrication  des  tapisseries. 

La  peinture  décorative  de  M.  Lanneau  est 
un  excellent  modèle  de  tapisserie.  Une  figure  de 
femme,  dans  le  style  flamand  du  xiv°  siècle,  est 
vêtue  de  gris  et  se  détache  sur  un  fond  d'or.  La 
bordure,  très  sobre,  est  en  camaïeu  sur  fond  bleu. 
Rien  n'est  séduisant  comme  cette  belle  étude  de 
grandeur  naturelle,  à  laquelle  il  ne  manque  qu'un 
peu  de  solidité  de  l'exécution  par  le  métier. 

Nous  attendions  de  l'exposition  autrichienne 
une  exposition  plus  importante.  MM.  Giani, 
Ivinger,  Kronig,  Fix,  etc.,  soutiennent  avec 
honneur  la  réputation  de  leur  pays,  mais  nous 
leur  préférons  de  beaucoup  les  produits  de 
M.  Drachsler. 

Cet  exposant  nous  montre  non  seulement  la 
passementerie,  mais  encore  les  tissus  qu'il  fa- 
brique. Ces  tissus  sont  composés  de  bandes  ver- 
ticales ou  horizontales  pour  ameublement.  L'exé- 
cution est  généralement  velours  sur  satin  ou  sur  reps;  les  dessins  sont 
d'un  art  élégant  et  exécutés  avec  une  correction  qui  indique  une  fabrica- 
tion très  avancée  et  très  surveillée.  Notre  dessin  ne  peut  rendre  le  char- 
mant effet  de  couleurs  velours  et  satin,  à  deux  et  trois  tons,  d'une  har- 
monie, d'une  vigueur  que  l'on  ne  trouve,  hélas!  que  rarement  dans  les 
produits  de  cette  nature. 

L'Angleterre  ne  se  lasse  pas  de  faire  de  grandes  et  sérieuses  études  ; 
témoins  en  sont  les  popelines  et  les  reps  de  MM.  Pim  frères.  —  MM.  Willis, 
Mitchels,  Tomkinson  et  C  exposent  de  très  beaux  tapis  dans  le  style 
oriental.  Le  dessin  est  sagement  combiné  et  le  coloris  un  peu  sombre, 
mais  harmonieux  et  bien  équilibré  avec  les  grandes  lignes  du  dessin. 


(Exposée  par  M.  Drachslt* 
de  \'ienne.) 


440  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

Ces  qualités  font  ressortir  la  médiocrité  des  tapis  à  fleurs  et  à  personnages. 
Ne  quittons  pas  cette  partie  de  la  section  anglaise  sans  reporter  notre 
souvenir  sur  les  brillantes   expositions  des   grands   tapissiers  Howard, 
CoUinson  et  C''. 

11  y  a  dans  ces  travaux  une  grande  étude  des  choses  de  Tart,  une 
profonde  connaissance  des  ressources  professionnelles  et  une  heureuse 
application  aux  mœurs  anglaises.  Si  tout  n'y  est  pas  entièrement  réussi, 
l'homme  de  goi!it  y  trouve,  du  moins,  d'heureux  résultats  dans  de  bons 
et  nombreux  produits,  et  de  très  sérieux  efforts,  même  dans  les  créations 
les  plus  médiocres. 

Traversant  les  galeries  des  Beaux-Arts  pour  rentrer  en  France,  nous 
arrivons  à  l'exposition  lyonnaise.  Les  Lyonnais  ont  de  tout  temps  exposé 
collectivement,  et  si  leur  intérêt  en  profite,  c'est  au  détriment  de  la  per- 
sonnalité et  de  l'originalité  de  leur  exposition.  Grâce  à  cette  triste  organi- 
sation, non  seulement  on  trouve  difficilement  l'exposition  que  l'on  cherche, 
mais  une  fois  qu'on  l'a  trouvée,  il  est  difficile  de  savoir  où  elle  commence 
et  où  elle  finit.  Les  étoffes  pour  ameublement  sont  peu  nombreuses,  mais 
n'en  sont  pas  pour  cela  moins  remarquables.  MM.  Tassinari  et  Chatel,  à 
part  quelques  excentricités  d'un  goût  douteux,  ont  de  bons  produits,  surtout 
de  grands  tissus  dans  les  styles  chinois  et  japonais;  d'autres  étoffes,  lampas, 
velours,  n'apportent  pas  des  éléments  bien  nouveaux,  mais  complètent 
un  heureux  ensemble.  AL\L  Mathevon  et  Bouvard  ont  une  exposition  très 
variée  de  tissus.  Les  velours  y  tiennent  surtout  une  large  place.  Nous 
donnons  le  dessin  d'un  velours  marron  sur  satin.  Il  est  d'un  très  bon 
style  et  d'une  très  bonne  exécution. 

Ces  velours  se  font  remarquer  par  l'heureuse  échelle  à  laquelle  ils 
sont  dessinés.  Cette  qualité  est  plus  rare  qu'on  ne  pense;  nous  la  trouvons 
à  un  haut  degré  dans  les  produits  de  ALM.  Lamy  et  Giraud.  La  col- 
lection de  lampas,  de  velours,  est  très  belle  et  très  variée.  En  épurant  les 
dessins  classiques  du  dernier  siècle,  les  fabricants  sont  en  même  temps 
dans  une  voie  de  progrès  réel,  et  c'est  un  excellent  exemple  donné  à  la 
fabrication  lyonnaise,  trop  souvent  tentée  de  s'endormir  entre  la  mode  et 
la  routine.  La  maison  Pin  et  Clunet  est  plus  en  progrès  encore  et  expose 
des  produits  d'un  art  avancé.  Nous  ne  pouvons  qu'engager  ces  fabricants 
à  persévérer  dans  cette  voie,  en  se  méfiant  des  tonalités  sombres  et  indé- 
cises. 11  est  toujours  plus  facile  d'être  harmonieux  dans  ces  conditions, 
mais  les  dessins  de  MM.  Pin  et  Clunet  sont  assez  solidement  construits 
pour  supporter  le  poids  d'une  coloration  vigoureuse. 


LES   TISSUS    ET    LES   BRODERIES.  441 

Quittant  les  tissus  de  soie  pour  les  tissus  de  laine,  nous  sommes  fort 

embarrassés  par  le  grand  nombre  de  bons  produits  qui  sont  exposés. 

M.  Bournaret  montre  un  très  joli  meuble  paysage  d'une  exécution  de  tons 

très  fins;  près  de  là,  M.  Wallet  se  livre  entièrement  à  la  restauration  et  à  la 


LAMPAS      POUR     AMEUBLEMENT. 

(Exposé  par  MM.  Mathevoii  et  Bouvard,  de  Lyon.) 


reproduction  d'anciennes  tapisseries;  rien  nest  plus  parfait  que  sa  goutière 
Henri  II  en  carrés  de  verdures.  Il  y  a  un  but  et  un  point  de  départ  très  pra- 
tiques dans  la  spécialité  de  ce  dernier  exposant. 

M.  Cleis  imite  les  tapisseries  par  la  peinture.  Ses  grandes  figures  sur 
reps  sont  les  plus  beaux  spécimens  que  nous  ayons  vus  parmi  les  innom- 
brables restaurations  de  tous  les  procédés  soi-disant  authentiques. 


442  L'ART   MODERNE    A   L'EXPOSITION. 

MM.  Mourceau  et  Leduc  ont  exposé  de  très  bons  velours  dans  le  style 
Louis  XIII  et  Louis  XIV.  Les  dessins  sont  non  seulement  d'un  excellent 
style,  mais  de  très  bonnes  proportions,  largement  et  finement  coloriés.  Il 
est  à  regretter  que  des  montures  sans  aucune  valeur  accompagnent  ces 
excellents  produits. 

Les  tissus  de  MM.  Dupont  et  Hervé,  pour  être  plus  modestes,  n'en 
sont  pas  moins  en  tous  points  admirablement  réussis.  Ce  sont  des  reps,  des 
lampas,  des  damas,  tous  d'un  excellent  dessin,  d'une  franchise  et  d'une 
finesse  de  teinture  que  nous  avons  rarement  rencontrées. 

Les  tapisseries  imitées  mécaniquement  par  M.  Tresca  conservent  leur 
supériorité  sur  les  produits  similaires;  l'imitation  est  non  seulement  par- 
faite, mais  les  dessins  sont  bien  choisis,  et  tout  peut  faire  espérer  que,  dans 
les  mains  du  jeune  fabricant,  ces  travaux  ne  sont  que  le  point  de  départ 
d'une  industrie  nouvelle. 

MM.  Chocquel,  au  milieu  de  tapisseries  de  tons  clairs  et  souvent  durs, 
ont  d'excellents  sièges. 

Nous  donnons  un  spécimen  de  dossier  de  chaise  dans  le  style  alle- 
mand du  xv""  siècle.  Le  fond  est  noir:  les  figures,  coloriées  au  naturel  dans 
des  tons  fermes,  sont  dans  d'excellentes  proportions. 

Les  villes  de  Tourcoing  et  de  Roubaix  tiennent  une  excellente  place, 
et  leurs  produits  se  signalent  par  de  grandes  qualités  artistiques  et  indus- 
trielles. Les  velours  sont  surtout  heureusement  traités. 

Au  milieu  des  meilleurs  fabricants,  M.  Catteau  résume  dans  ses  pro- 
duits les  qualités  de  l'importante  et  intelligente  fabrication  de  Roubaix  et 
de  Tourcoing. 

Les  tapis  exposés  par  les  fabricants  de  Nîmes  sont  dans  une  voie 
généralement  mauvaise  :  imitations  de  dessins  de  Louis  XV  et  des  époques 
postérieures;  rinceaux,  figures,  grandes  fleurs  sans  caractère,  dessin  ni 
proportions,  et  enfin  tout  le  répertoire  du  mauvais  classique.  Il  est 
malheureusement  probable  que  ces  produits  se  vendent.  Espérons  qu'il 
en  est  de  même  des  produits  de  M.  Boulla,  de  Nîmes,  qui  font  une  heu- 
reuse exception.  Il  y  a  un  grand  eflbrt  dans  les  compositions  modernes 
et  de  sérieuses  recherches  dans  les  restaurations  et  les  imitations  des 
anciens  travaux.  Nous  ne  doutons  pas  que  M.  Boulla  ne  persévère,  et 
nous  espérons  que  son  bon  exemple  décidera  les  confrères  nîmois  à  le 
suivre  dans  la  seule  bonne  voie,  la  production  contemporaine  sérieuse  et 
raisonnée,  basée  sur  l'étude  des  bonnes  époques  anciennes. 

M.  Bonnat  imprime  des  tissus  qui  imitent  le  velours.  La  sûreté  de  la 


LES   TISSUS   ET    LES    BRODERIES.  443 

gra-s-ure  et  le  choix  du  dessin  nous  ont  frappé.  Que  M.  Bonnat  perfectionne 

sa  fabrication  et  la  valeur  de  sa  teinture,  et  il  peut  être  sûr  du  succès. 

D'autres  classes  nous  ont  otïert  de  n  jmbreux  spécimens  d'impressions 


REPS      POUR      AMEUBLEMENT. 

(Exposé  par  MM.  Chocquel,  de  Paris.) 


qui  toutes  imitent  quelque  chose  :  un  procédé  imite  la  moire,  l'autre  le 
velours,  beaucoup  la  tapisserie.  Il  serait  à  désirer  que  l'impression  eût 
un  but  autre  qu'un  éternel  pastiche  qui  tourne  plus  à  la  caricature  qu'à 
l'imitation.  Que  les  industriels  qui  en  sont  capables  dirigent  leurs  artistes 


444  L'ART   MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

dans  une  voie  de  création  nouvelle  et  vraie.   Qu'ils  se  rappellent  TEx- 

position  de  Mulhouse  en   1867,  et   ils   sauront   quelle   route  ils   doivent 

suivre. 


La  broderie  d'ameublement  a  pris,  au  point  de  vue  de  Tart,  une  très 
grande  importance  dans  tous  les  pays  du  monde;  elle  s'est  développée 
dans  de  telles  conditions  qu'elle  occupe  partout  une  place  importante  et 
qu'elle  est  le  reflet  d'un  art  élevé. 

Les  colonies  portugaises  de  Goa  nous  offrent  de  très  curieuses  brode- 


(Exposié  par  M.   Dantlioinc,  de  Paris.) 


ries  exécutées  sur  des  dessins  français  du  xvn"  siècle.  La  main-d'œuvre 
en  est  très  perfectionnée  et  offre  ce  caractère  bizarre  que  les  matériaux 
employés  sont  de  provenance  chinoise  et  que  l'exécution  a  le  caractère 
essentiellement  chinois. 

Dans  la  section  suisse,  l'exposition  de  M.  Steiger  résume  toute  sa 
fabrication  nationale,  soit  à  la  machine,  soit  à  la  main.  Les  procédés  sont 
employés  tantôt  isolément,  tantôt  simultanément;  la  broderie,  destinée  à 
des  stores  ou  à  des  rideaux,  est  souvent  mélangée  de  couleurs.  Les  moyens 
sont  variés,  l'exécution  intelligente;  les  dessins  sont  peut-être  un  peu 
froids,  mais  corrects  et  bien  choisis. 


LES  TISSUS    ET    LES   BRODERIES. 


443 


L'exposition  suédoise  consistait  principalement  dans  les  travaux  d'une 
société  intitulée  l'Œuvre  du  travail  manuel.  Cette  œuvre,  fondée  et  diri- 
gée par  M""  la  baronne  d'Adlespare,  forme  une  quantité  d'excellentes 
ouvrières  et  poursuit,  en  l'atteignant,  un  but  moralisateur  de  l'ordre  le 
plus  élevé.  Les  travaux  étaient  non  seulement  variés  dans  leur  but,  dans 
leurs  matériaux  et  dans  leur  exécution,  mais  ils  avaient  encore  le  charme 
d'un  caractère  national  tout  particulier.  Nous  donnons  ici  le  détail  d'une 
bordure  de  tapis  brodée  en  soie  de  couleur  vive  sur  un  fond  de  drap  noir 
gros  vert.  Le  sentiment  décoratif  est  très  prononcé. 

L'Angleterre  n'offre  de  produits  vraiment  intéressants,  dans  cet  ordre 
d'objets,  que  les   broderies  exposées  dans   le  petit  salon  du  pavillon  du 


(Exposées  par  M.  Maincent,  de  Paris.) 


prince  de  Galles.  A  la  hauteur  des  portes  régnait  une  large  frise  dont  le 
style  était,  il  est  vrai,  japonais,  mais  d'une  exécution  européenne,  pour 
ne  pas  dire  française.  Les  brodeurs  français  ont  exposé  de  bons  produits, 
à  commencer  par  AL  Danthoine,  dont  nous  reproduisons  un  coffret  brodé 
sur  fond  de  drap  bronze.  La  pièce  principale  de  son  exposition  était  une 
belle  cheminée  en  chêne  sculpté  dont  les  pleins  étaient  garnis  de  velours 
vert  brodé  en  or  dans  le  style  de  la  Renaissance  française.  M.  Trouvé 
pousse  à  ses  dernières  limites  la  perfection  dans  l'imitation  des  anciennes 
broderies;  les  procédés  et  dessins  sont  également  heureux.  Cependant 
l'œil  se  fatigue  à  la  longue  de  ce  vieux  neuf. 

Le  blason  des  princes  d'Orléans  était  exécuté  avec  une  finesse  de 
dessin  et  une  fraîcheur  de  ton  qui  rompait  très  heureusement  sur  l'en- 
semble un  peu  vieillot  de  cette  exposition.  M.  Maincent,  dessinateur  ha- 
bile, a  exposé  une  très  bonne  portière  Henri  II,  dont  nous  donnons  le 
dessin.  L'exécution  est  en  soie  de  couleur  lisérée  sur  fond  de  drap  vert. 


^(5  L'ART    MODERNE    A    L'EX  POSITI  ON. 

Le  Jeune  bro-  ^^MW^^^^ÊÊ^KU 
deur  avait  de 
bonnes  études 
peintes  appli- 
quées sur  soie. 

Il  V  a  là,  dans  ces  divers  procédés,  des  points  d 
départ  très  neufs;  nous  aimons  moins  les  excep 
tions,    les   broderies   en   relief  d'un   modelé    faux 
et  exagéré  et  les  travaux  à  Taiguille   qui  reproduisent  à  s'y 
méprendre  les  tissus  du  métier   Jacquart.    M.    Duval  avait 
exposé  tout  un  ameublement  et  même  une  cheminée  garnie  de 
velours   grenat    brodée   d'armoiries   aux  couleurs  naturelles 
et    de  nielles   blanches    bleues  lisérées  d'or.    Cet  important 
travail   était    d'une   exécution  très    habile   et  aussi  d'une  très 
grande  finesse  et  justesse  de  ton.  Ces  qualités  faisaient  passer 
sur  la  multiplicité  et  la  surabondance  des  détails. 

Tout  en  rendant  justice  aux  qualités  de  coloriste  que 
M.  Penon  a  déployées  dans  son  salon  d'angle,  nous  arrivons 
avec  plaisir  devant  les  trois  grands  panneaux  brodés  qui 
représentent,  l'un  une  ligure,  l'autre  ime  fête  champêtre,  le 
troisième  un  paysage.  Ces  trois  remarquables  travaux  renfer- 
ment les  procédés  les  plus  importants  de  la  broderie  et  trouveraient  leur 
digne  place  dans  un  musée  spécial  aux  travaux  de  l'aiguille. 

Nous  n'avons  malheureusement  que  fort  peu  de  chose  à  dire  de  la 
broderie  en  tapisserie.  M.  Blazy  a  exposé  un  tissu  intéressant,  composé  de 
bandes  de  canevas  et  de  satin  fabriqués  ensemble.  La  brodeuse  voit  l'effet 
de  son  travail  à  mesure  quil  s'avance.  Les  broderies  exécutées  sur  ce 
tissu  ne  sont  ni  neuves  par  le  procédé  ni  intéressantes  par  la  composition. 
M.  Helbronner  a  seul  montré  quelques  bonnes  pièces  de  tapisseries  à  la 
main  en  deux  grandes  portières  de  style  Louis  XIIL 


Sous  le  titre  de  broderies  diverses,  nous  comprenons  certains  tra- 
vaux peu  importants,  peut-être,  par  leur  nombre  et  leur  valeur  commer- 
ciale, mais  qui  sont  le  plus  souvent  ou  un  souvenir  du  temps  passé  ou 
une  innovation  encore  peu  expérimentée.  Ces  travaux  sont  tous  intéres- 


LES   TISSUS    ET    LES   BRODERIES.  447 

sants,  car  aux  points  de  vue  rétrospectifs  ou  modernes,  ils  peuvent  créer 
des  points  de  départ  entièrement  nouveaux.  Sans  nous  arrêter  aux  quel- 
ques broderies  que  la  Suisse  mélange  de  pailles  de  diverses  nuances  sur 
velours  rouge,  nous  trouvons  dans  Texposition  de  Saint-Marin,  repré- 
sentée par  M™'  Belluzi,  un  joli  tableau  brodé  au  trait  de  soie  noire  sur 
satin  blanc.  Ce  genre  de  travail  était  souvent  exécuté  en  Espagne  et  en 
Italie  aux  deux  derniers  siècles. 

Ces  deux  pays  sont  avec  la  Belgique  les  seuls  qui  aient  représenté  ce 
travail  à  l'Exposition  de  1878.  L'exposition  des  travaux  de  ce  genre  était 
à  Vienne  beaucoup  plus  nombreuse,  et  ces  travaux  venaient  presque  tous 
de  l'Italie  septentrionale.  M.  Rectem,  de  Bruxelles,  a  compris  ce  même 
travail  dans  un  sens  tout  opposé,  en  brodant  en  fil  d'or  un  portrait  du 
roi  des  Belges  sur  velours  noir.  Le  dessin  est  admirablement  conservé  et 
le  modèle  très  heureusement  obtenu  par  les  mélanges  de  soies  vieil  or. 
Lorsque  ce  brodeur  cherchera  dans  ses  compositions  des  éléments  com- 
plètement décoratifs  et  qu'il  apportera  à  la  préparation  de  ses  dessins  une 
plus  précise  correction,  il  peut  s'attendre  à  de  réels  succès. 

M.  Richter,  de  Vienne,  nous  montre  une  variété  de  menus  objets  brodés 
dans  un  goût  tout  européen.  Ces  objets  sont  des  sièges,  des  coffrets,  etc. 
Nous  regrettons  seulement  que  l'échelle  de  ces  dessins  soit  généralement 
réduite.  Une  dimension  plus  grande  et  une  e.xécution  plus  large  eussent  mis 
à  son  vrai  jour  la  valeur  réelle  de  ces  beaux  travaux  si  finement  exécutés. 

Dans  la  section  espagnole,  M'""  Savouré  a  exposé  divers  tableaux 
brodés  en  laine  et  soie  ;  les  deux  meilleurs  sont  la  Alater  dolorosa  et  une 
figure  d'homme,  étude  moderne.  Ces  deux  travaux  sont  très  remarquables 
non  seulement  par  la  perfection  du  dessin,  la  justesse  du  coloris,  mais 
encore  par  la  nouveauté  et  l'imprévu  de  l'exécution.  Nous  trouverons  cer- 
tainement plus  tard,  dans  l'exposition  des  Gifbelins  et  de  Beauvais,  des 
broderies  plus  régulièrement  parfaites,  mais  nous  n'en  verrons  pas  une 
seule  d'une  exécution  aussi  originalement  intelligente. 

Dans  la  section  française  nous  trouvons  de  très  intelligents  spécimens 
de  produits  exécutés  par  diverses  variétés  de  machines  à  coudre.  Il  y  a 
certes  beaucoup  à  espérer,  mais  rien  de  plus  pour  le  moment.  D'un  côté, 
les  dessins  sont  peu  appropriés  à  l'exécution,  d'un  autre  côté,  la  machine 
n'est  pas  assez  parfaite  en  elle-même  ou  parfaitement  dirigée  pour  repro- 
duire dans  de  bonnes  conditions  les  dessins  qu'on  lui  confie.  Nous  devrons 
donc  attendre  des  résultats  meilleurs  et  laisser  pour  le  moment  la  machine 
à  coudre  à  un  emploi  purement  industriel. 


^^8  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

La  machine  à  broder,  si  utilisée  en  Suisse,  principalement  pour  les 
broderies  blanches,  donne  en  France  de  très  bons  résultats.  M.  Marlière 
brode  de  grands  ameublements  d'une  excellente  exécution  ;  il  devra  cher- 
cher cependant  plus  de  variété  dans  ses  dessins  et  plus  de  correction  dans 
leur  style.  M.  Lemaire  dirige  ses  efforts  sur  la  mode  et  obtient  d'excel- 
lents résultats.  Dans  l'exposition  de  M.  Amand  Leblanc  nous  trouvons  de 
très  bons  spécimens  d'ameublement  et  de  modes  ;  les  types  en  sont  variés 
et  l'exécution  simple.  En  un  mot,  ce  brodeur  n'a  pas  cherché  à  faire 
donner  à  la  machine  im  résultat  au-dessus  de  ses  forces.  C'est  donc  un 
bon  résultat  pour  le  présent  et  un  bon  espoir  pour  l'avenir.  Tous  ces  tra- 
vaux montrent  les  efforts  d'un  excellent  augure  ;  mais  ne  quittons  pas  ce 


^OD  E      DAT 


genre  de  travail  sans  parler  des  travaux  exposés  par  M.  Meunier.  De  tous, 
nous  préférons  la  Magicienne,  dessinée  par  M.  Mazerolle.  Non  seule- 
ment la  composition  en  est  excellente,  mais  le  coloris  juste  et  d'une 
exécution  aussi  facile  qu'économique.  Voilà,  certes,  encore  un  genre  de  tra- 
vail auquel  les  manufactures  nationales  pourraient  demander  un  auxi- 
liaire puissant. 


Les  dentelles  vraies  ou  imitées  et  les  broderies  blanches  n'apportent 
pas  à  l'art  décoratif  des  éléments  bien  importants  ;  cependant,  quoique  la 
mode  accapare  presque  entièrement  les  travaux  de  ce  genre  et  les  détourne 
de  l'art,  il  n'est  pas  sans  intérêt  de  faire  une  revue  rapide  des  spécimens 
qui  peuvent  nous  offrir  quelque  intérêt. 

Le  goût  des  dentelles,  tout  spécialement,  nous  semble  dans  une  voie 


LES   TISSUS    ET    LES    BRODERIES.  449 

regrettable.  La  recherche  des  détails  dans  le  dessin,  la  finesse  d'exécution 
souvent  inutile  et  exagérée,  le  manque  de  mélange  des  procédés  de  fabri- 
cation, voilà,  croyons-nous,  les  trois  obstacles  qui  s'opposent  à  un  perfec- 
tionnement vraiment  artistique. 

Le  Portugal  montre  dans  l'Exposition  de  Mana  quelques  types  d'an- 
ciennes dentelles  nationales.  La  Russie  va  plus  loin,  et  l'école  de  dentelles 
de  Moscou  attire  les  regards  par  ses  dentelles  dans  le  genre  vénitien  pour 
l'exécution,  mais  sur  des  dessins  russes.  Cette  fabrication  comprend  des 
types  très  variés  sous  tous  les  rapports;  elle  est  très  intelligemment  con- 


(  Exposé    par  MM.  Lefébure,  de   Paris.) 


duite,  et  il  est  facile  de  lui  prévoir  un  prompt  et  important  développement. 
L'Autriche  est  également  dans  une  voie  d'excellents  progrès  ;  elle  a  com- 
pris dans  la  dentelle  le  côté  décoratif,  l'exécution  habile  et  le  mélange  des 
procédés. 

M.  Stramitzer,  comme  ses  concurrents,  appelle  à  son  aide  les  premiers 
artistes  de  l'Autriche;  ses  dentelles  dans  le  genre  vénitien  sont  remar- 
quables sous  tous  les  rapports.  Les  produits  de  M.  Metzner  sont  d'un 
caractère  plus  large,  et  le  Comité  de  Bjhème  nous  montre  une  suite  de 
dentelles  d'un  bon  style  et  d'une  exécution  très  large. 

Les  recherches  faites  par  M™  Boch,  directrice  de  l'école  de  ^'ienne, 
ont  produit  d'heureux  résultats,  et  ces  dentelles  mélangées  de  métal  et  de 

29 


^5o  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION 

couleur  sont  hardies,  neuves  et  d'un  bon  effet.   Peu  de  chose  à  dire  de 

TKspagne,  représentée  par  des  mantilles  d'imitation. 

L'Italie,  par  les  dentelles  vénitiennes  de  M.  Jesurum,  offre  un  élément 
nouveau;  elles  sont  d'un  dessin  très  fin,  mélangées  de  couleurs,  d'un 
modelé  très  habile  et  d"un  sentiment  décoratif  très  déterminé. 

11  se  peut  que  cette  appréciation  fasse  sourire  quelques  gens  spéciaux, 
mais  nous  profiterons  de  ce  moment  de  bonne  humeur  pour  les  engager 
à  suivre,  au  point  de  vue  de  l'art  de  la  dentelle,  les  travaux  des  fabrica- 
tions de  Vienne,  de  Prague,  de  Moscou  et  de  Venise. 

Dans  les  produits  anglais,  les  dentelles  de  M.  Howel  .Tames  ou  les 
imitations  de  M""  Cospestake  Adam,  Malle  et  C*'  se  recommandent  prin- 
cipalement par  une  fabrication  soignée  et  régulière.  Mais  l'exposition 
de  Nottingham,  surtout,  fait  regretter  le  manque  d'efforts  du  côté  de 
l'art. 

Tous  les  autres  travaux  d'aiguille  ont  en  Angleterre  un  caractère 
propre.  Les  époques  du  xiv''  au  xv!!*"  siècle  ont  été  étudiées  avec  talent. 
Seules  les  industries  de  la  dentelle  et  du  tulle  n'ont  pas  pris  part  à  ce 
mouvement. 

L'exposition  de  la  Belgique  est  très  importante,  et  la  mode  en  fait 
to'.is  les  frais.  Une  grande  quantité  des  objets  exposés  manquent  de 
caractère  déterminé  et  n'ont  d'autre  valeur  que  celui  de  la  finesse  du 
travail. 

Il  faut  cependant  tenir  compte  des  difficultés  que  certains  fabricants 
rencontrent  et  qu'ils  ont  surmontées  avec  le  plus  réel  succès  ;  ainsi 
MM.  Normand  et  Chandon  font  des  applications  blanches  sur  dentelles 
noires  de  véritables  merveilles  qui  ne  sont  qu'une  partie  de  leur  exposi- 
tion. La  Compagnie  des  Indes  résume  dans  son  immense  vitrine  tous  les 
travaux  de  dentelle  de  la  mode.  Ces  deux  maisons  ont  à  nos  yeux  le  rare 
mérite  du  mélange  des  procédés. 

M.  Robyn-Stocquart  se  fait  une  spécialité  des  dentelles  noires  et  en  a 
tiré  un  excellent  parti,  même  dans  les  produits  d'une  richesse  moyenne. 

Les  dessins  belges  sont  certainement  en  grands  progrès  ;  il  y  a  à  espérer 
beaucoup  de  cet  heureux  symptôme. 

Les  produits  français  ont,  à  notre  sens,  un  avantage  marqué  :  c'est  la 
variété  dans  leur  emploi.  M.  Lefébure,  tout  en  exposant  le  point  Colbert, 
si  large  et  si  fin,  dont  nous  donnons  ici  les  spécimens,  a  traité  la  broderie 
de  l'ameublement  avec  une  grande  supériorité  sous  le  rapport  du  dessin 
et  de  l'exécution. 


LES    TISSUS    ET    LES    BRODERIES.  45i 

La  même  remarque  s'applique  aux  travaux  de  M.  Warrée,  auquel 
nous  conseillons  cependant  une  plus  grande  variété  dans  les  dessins. 

M.  Pagny,  au  milieu  d'une  riche  exposition  de  modes,  nous  montre 
une  dentelle  normande  dont  nous  reproduisons  le  dessin. 

Ce  petit  travail  est  peu  important  peut-être;  mais,  comme  il  est  neuf 
et  original,  il  a  droit  à  l'attention  et  à  l'encouragement. 

Les   broderies   d'imitation   et   les    tulles   étaient   exposés   en   grand 


POINT      N  O  F 


(  Exposée  par  M.  Pagny,  de  Paris.) 


nombre,  mais  il  y  avait  pour  l'artiste  peu  de  chose  à  remarquer.  Deux 
maisons  cependant  se  détachaient  de  leurs  concurrents;  les  tulles  pour 
rideaux  de  M.  Babey  offraient  des  spécimens  très  neufs  et  très  pratiques; 
nous  en  dirons  autant  des  dentelles  brodées  à  la  machine  par  M.  Bon- 
nechaux. 

D'autres  maisons  plus  ou  moins  importantes  paraissent  s'occuper 
uniquement  de  leurs  intérêts  et  attendent  patiemment  les  découvertes  et 
les  progrès  faits  par  les  hardis  éclaireurs  que  nous  venons  de  nommer. 


^52  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 


Les  étoffes  et  la  broderie  pour  ornements  d'église  étaient,  dit-on,  peu 
représentés  à  l'Exposition  de  1878.  Mais  nous  n'en  trouverons  pas  moins 
des  spécimens  intéressants  chez  tous  les  peuples,  qui,  sauf  fltalie  et  l'Es- 
i>aene  ont  envoyé  d'excellents  produits.  Les  étoffes  de  M.  Saponikoff,  de 
Moscou,  sont  spécialement  tissées  pour  les  costumes  de  popes;  les  étoffes 
en  pièce  ont,  comme  les  précédents  tissus,  le  caractère  national.  Le  fabri- 
cant juge  peut-être  inutile  de  pousser  plus  avant  la  finesse  de  ses  pro- 
duits; mais  il  sait  obtenir,  dans  des  dessins  originaux  et  bien  construits, 
des  effets  d'un  coloris  énergique  et  harmonieux. 

La  forme  des  ornements  russes  lui  a  permis  aussi  de  donner  à 
ces  tissus  une  belle  largeur  moyenne,  très  favorable  à  l'exécution  des 
dessins. 

M.  Aldan  Heaton  expose,  dans  la  section  anglaise,  un  devant  d'autel 
en  velours  rouge  orné  d'armoiries  et  de  paons  brodés  au  naturel  en  soie 
et  en  or.  L'exécution  en  est  malheureusement  un  peu  lourde,  mais  le 
dessin,  très  archaïque,  est  bien  construit,  d'un  bon  style,  et  le  coloris, 
chose  rare  dans  les  produits  anglais,  est  à  la  fois  éclatant  et  harmonieux. 
Le  devant  d'autel  exposé  par  M.Jones  Willis  est  orné  de  grandes  figures  et 
d'ornements  dans  le  style  du  moyen  âge  anglais.  Les  figures  sont  tracées 
avec  une  grande  finesse  et  très  purement  dessinées.  L'effet  général  est 
malheureusement  attristé  par  le  coloris  sombre  et  l'exécution  lourde  de 
l'ornementation.  S'il  avait  été  possible  de  fondre  les  c[ualités  de  ces  deux 
travaux,  on  fût  arrivé  à  de  merveilleux  résultats. 

L'Autriche,  quoique  très  dignement  représentée,  n'a  pas  envoyé 
l'équivalent  des  produits  exposés  à  'Vienne  en  iSyS.  Cependant  il  faut 
rendre  justice  aux  trois  excellentes  expositions  que  comprend  la  section 
autrichienne.  Le  couvent  du  Saint-Enfant-Jésus  renferme  d'excellentes 
brodeuses,  ce  dont  témoigne  une  suite  de  chasubles  brodées  en  soie  et  en 
or  dans  le  plus  pur  style  du  moyen  âge.  Des  difficultés  de  tout  genre 
sont  heureusement  amenées  et  habilement  résolues;  nous  regrettons  seu- 
lement que,  dans  ces  travaux,  les  parties  brodées  reposent  sur  des  fonds 
tissés;  il  en  résulte  une  inégalité  d'effet  qui  est  souvent  fâcheuse  pour  la 
broderie,  lui  cause  de  grands  embarras  sans  lui  donner  jamais  aucun 
avantage.  M.  Ufîenheimer  a  pour  pièce  principale  un  riche  devant  d'autel 


LES   TISSUS    ET    LES   BRODERIES.  453 

en  drap  d'or,  avec  ornements  et  figures  brodés  en  soie  et  en  or.  Le  dessin 
est  du  style  de  la  Renaissance,  très  bien  colorié  et  d'une  exécution  large 
et  fine;  les  parties  d"or  brodées  ou  appliquées  sont  moins  heureusement 
traitées.  Un  riche  et  très  complet  costume  de  pope  est  la  pièce  impor- 
tante de  l'exposition  de  MM.  Krickl  et  Sweiger.  Ce  costume  est  en  lamé 
d'argent;  les  parties  les  plus  importantes  sont  ornées  de  riches  armoiries 


(Exposée  par  M.M.   Biais  aîné  fils  et  Rondelet.) 


et  d'excellentes  figures  brodées  au  trait.  Les  autres  tissus  ou  broderies 
sont  d'une  bonne  fabrication  régulière,  et  rien  de  plus.  L'Espagne,  qui 
était  si  richement  représentée  dans  la  section  rétrospective,  n'a  rien  dans 
la  section  contemporaine.  L'Italie  n'est  pas  plus  riche.  Nous  espérons  que 
ces  deux  nations  prendront  bientôt  une  éclatante  revanche.  Les  exposants 
belges  sont  peu  nombreux.  M.  Grosse,  de  Bruges,  avait  une  très  riche 
bannière,  consacrée  au  Sacré-Cœur.  Le  seul  défaut  de  cette  pièce  est 
d'être    surchargée    d'architecture,    d'ornementations,    d'emblèmes,    de 


454  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

figures,    de   légendes,  etc.,  dans  de   telles   proportions  qu'il  est  difiicile 

de   >oir   le    fond  de  rétotre   et  de    discerner  clairement   les   principaux 

sujets.  (]ette  réserve  faite,  on  ne  peut  que  louer  l'exécution  habile  de  ce 

travail. 

Les  produits  exposés  par  M.  Leynen  Hougaertz  sont  moins  finement 
exécutés.  Les  dorures  ne  sont  pas  toujours  employées  avec  justesse;  rnais 
les  dessins  sont  largement  compris  et  ne  manquent  pas  de  qualités. 

La  ville  de  Lyon  est  représentée  par  M.  Henry.  Exposition  très 
importante  en  passementerie,  en  tissus  et  en  broderie.  Il  y  a  souvent  un 
fâcheux  mélange  de  tissus  brochés  et  de  la  broderie  ;  dans  cette  dernière, 
une  recherche  excessive  du  détail  et  souvent  une  surcharge  qui  dénature 
les  lignes  premières. 

Nous  avons  remarqué  dans  cette  grande  vitrine  plusieurs  objets  qui, 
bien  commencés,  ont  été  mal  terminés  et  ont  perdu  par  cela  même  leurs 
qualités  artistiques.  Ces  qualités  n'ont  pu  toujours  être  rachetées  par  la 
patience  et  la  finesse  de  l'exécution.  Dans  l'exposition  de  Paris,  M.  Kreich- 
gauer  nous  montre  un  grand  ornement  en  drap  d'or  brodé  or  et  couleurs, 
avec  figures  d'un  dessin  trop  géométrique  peut-être,  mais  rempli  de  char- 
mants détails  et  d'une  exécution  remarquable.  Ce  brodeur  attectionne  les 
compositions  de  ce  genre  et  varie  peu  ses  productions.  Nous  avons  revu 
avec  plaisir  de  remarquables  mitres  à  figures,  et  nous  aurions  désiré 
revoir  une  paire  de  mules  exposées  à  Vienne  en  1873.  Ces  derniers  tra- 
vaux resteront  parmi  les  meilleurs  de  M.  Kreichgauer.  L'ornement  de 
velours  rouge  brodé  en  or  de  M.  Dubus  faisait  un  très  brillant  eff'et, 
grâce  à  la  sagesse  du  dessin  et  à  sa  bonne  exécution.  La  broderie"' de 
tapisserie  pour  ornements  d'église  n'oftrait  malheureusement  rien  de 
digne  d'être  signalé.  Il  nous  semble  que  l'ornement  d'église  peut,  dans 
de  justes  limites,  profiter  de  l'expérience  acquise  par  d'autres  industries 
dart.  Dans  les  travaux  que  nous  avons  étudiés,  nous  avons  été  frappé 
de  ce  qu'ils  étaient  plus  des  reproductions  de  travaux  flamands,  anglais, 
allemands  ou  français  du  moyen  âge  ou  de  la  Renaissance,  que  des  tra- 
vaux originaux.  Le  dessinateur,  sans  prendre  une  époque  pour  en  faire  le 
pastiche,  ne  doit-il  pas  étudier  les  diverses  époques  comme  un  point  de 
départ  nouveau  qui  lui  donnera  des  inspirations  nouvelles?  Le  lecteur 
voudra  bien  compléter  notre  pensée  et  comprendre  la  réserve  qui  est 
imposée  à  l'écrivain  par  le  sujet  même  qu'il  traite. 


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SELENE,       PAR       M,       MACHARD.      TAPISSERIE      EXECUTEE      ET      EXPOSÉE 
PAR      LA      MANUFACTURE      DES      GOBELINS. 

(Dessin    de    M.    Maillart^    pour    la    figure^    et    de   M.    Duraod,    pour   rencadremetu.) 


456  L-ART    MODERNE    A    L-EXPOSITIOX. 


Nous  avons  dû  classer  dans  un  chapitre  spécial  la  broderie  orientale, 
bien  qu'elle  puisse  trouver  sa  place  dans  une  ou  plusieurs  des  espèces 
que  nous  avons  énumérées.  Mais  les  produits  orientaux  sont  composés 
au  point  de  vue  de  Tart  comme  à  celui  de  l'exécution  d'éléments  locaux; 
TEurope  n'a  et  ne  doit  avoir  sur  leur  fabrication  qu'une  très  légère 
influence.  Nous  ne  croyons  pas  qu'il  soit  possible  de  réunir  les  merveilles 
de  l'aiguille  en  aussi  grand  nombre  qu'il  vient  de  l'être  fait.  Du  Japon 
au  Maroc  et  de  la  Perse  à  la  Chine,  nous  ne  trouvons  que  d'admirables 
spécimens  qui  représentent  l'art  de  la  broderie  dans  les  divers  pays. 
'  Nous  sommes  heureux  de  voir  entrer  dans  la  consommation  européenne 
la  plupart  de  ces  produits,  qui  nous  sont  apportes  par  nos  grands  négo- 
ciants. 

Ces  travaux,  toujours  si  originaux,  si  neufs  et  si  bien  conçus,  doivent 
être  pour  tous  un  perpétuel  enseignement. 

Les  Japonais  sont  toujours  les  maîtres  dans  le  mélange  des  procédés. 
Tissus  unis  ou  brodés,  impression,  peinture,  application,  broderies  de 
tous  genres,  ils  utilisent  tout  avec  un  égal  succès.  Leurs  dessins,  lorsqu'ils 
sont  de  grandes  dimensions,  ont  l'air  plus  agrandis  que  grands,  et  leurs 
petites  pièces  sont,  sous  le  rapport  de  la  composition,  préférables  aux 
grandes.  Les  tissus  brodés  sont  le  plus  souvent  minces  et  carteux,  mais 
on  y  trouve  une  franchise  et  une  fraîcheur  de  ton  toute  spéciale  à  la  fabri- 
cation japonaise. 

L'exposition  présentée  par  Ko-Scho-Kuaisha  résumait  l'exposition 
de  broderies  dans  deux  spécimens  très  différents  :  un  petit  panneau  de 
soie  bronze  représentait  de  grandes  branches  de  lauriers-roses  en  fleur. 
La  bnxierie  était  faite  en  soie  floche  rattachée  en  couchure  par  des  soies 
tellement  minces  qu'un  verre  grossissant  était  nécessaire  pour  distinguer 
le  procédé.  L'art  ne  le  cédait  en  rien  à  l'exécution  :  c'était  la  branche  de 
l'arbre  posée  sur  la  soie,  La  seconde  pièce  était  un  grand  rideau  de  fleurs 
naturelles  brodées  en  application  sur  fond  brodé  lui-même  en  couchure 
de  cordon  d'or.  11  faut  avoir  les  conditions  spéciales  de  main-d'œuvre  de 
l'Orient  pour  pouvoir  exécuter  de  pareils  travaux  dans  de  telles  condi- 
tions, mais  ces  travaux  n'en  sont  pas  moins  intéressants  pour  les  Euro- 


LES   TISSUS    ET    LES    BRODERIES.  457 

péens,  qui  auront  à  chercher  la  reproduction  et  rinterprctation  de  ces 
objets  par  les  procédés  qui  nous  sont  propres. 

Les  broderies  chinoises  étaient  aussi  importantes  par  leur  nombre  que 
par  leur  valeur  artistique,  les  paravents  et  les  écrans  en  grand  nombre 
généralement  brodés  sur  satin.  Ces  travaux  étaient  brillants  et  bien  exé- 
cutés: nous  leur  préférons  cependant  de  beaucoup  les  broderies  de  cos- 
tumes exécutées  en  soie  sur  satin  et  sur  crêpe.  Les  compositions,  très 
ingénieuses,  faisaient  ressortir  une  merveilleuse  exécution  et  une  colora- 
tion vive,  harmonieuse  et  originale.  Les  expositions  de  .\L\L  Carlowitz, 
Foo-Long  et  Schu-Pao  présentaient  les  plus  beaux  produits  de  la  broderie 
chinoise. 

Les  autres  parties  des  sections  de  la  broderie  orientale  offrent  des 
caractères  ditîérents  pour  le  dessin  et  pour  Femploi  des  matériaux. 

La  Grèce  a  envoyé  deux  sortes  de  produits  très  opposés  :  l'un,  des 
costumes  d'homme  et  de  femme  brodés  au  crochet  et  ornés  de  cordonnets 
d'or;  l'autre,  des  ceintures  et  diverses  autres  parties  de  costume  brodées 
en  soie  floche  sur  lin  et  mélangées  d'or. 

Ces  seconds  travaux  sont  bien  plus  intéressants  que  les  premiers,  car 
on  y  sent  non  seulement  la  conservation  du  style  national,  mais  encore  une 
très  grande  liberté  et  une  très  heureuse  naïveté  d'exécution. 

Le  gouvernement  d'Annam  avait  une  suite  très  curieuse  de  broderies 
d'ameublement  exécutées  en  plusieurs  tons  de  bleu  et  de  blanc  sur  fond 
rouge  vif.  Les  dessins  et  les  matériaux  étaient  chinois,  mais  traités  avec 
une  largeur  d'exécution  beaucoup  plus  accentuée  que  ne  le  sont  généra- 
lement les  produits  de  Chine. 

L'exposition  du  Maroc  est  la  seule  qui,  résumant  les  procédés 
employés  en  Orient  pour  les  broderies  en  soie,  mêle  à  ses  produits  les 
divers  procédés  de  l'application,  et  emploie  les  matières  d'or  avec  une 
réelle  supériorité.  Ses  travaux  ne  le  cèdent  en  rien  à  ceux  des  Indiens,  et 
ont  une  supériorité  artistique  incontestable.  Les  Marocains  ont  abordé 
non  seulement  tous  les  genres  de  broderies,  mais  ils  les  utilisent  avec  une 
grande  intelligence.  Vêtements  de  diverses  sortes,  housses  de  chevaux, 
détails  de  costumes,  sont  traités  avec  richesse  et  talent. 

C'est  dans  ces  remarquables  travaux  que  nous  avons  trouvé  au  plus 
haut  point  le  mélange  intelligent  des  procédés  de  l'art  oriental. 


458  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 


Nous  avons  gardé,  pour  finir,  l'étude  des  Manufactures  nationales, 
non  que  leurs  travaux  soient  parfaits,  mais  parce  qu'ils  sont,  à  nos  yeux, 
un  curieux  mélange  de  médiocrité  et  de  beauté,  et  c]u'il  est  facile  de  tirer 
de  cette  dernière  étude  une  conclusion  logique  et  surtout  pratique.  Les 
Gobelins  auraient  peut-être  dû  ne  pas  exposer  les  tapis  destinés  au  palais 
de  Fontainebleau;  ils  avaient  à  faire  admirer  des  travaux  très  remar- 
quables,comme  :  la  Séléné,  deM.AIachard,  à  laquelle  l'artiste  a  ajouté  un 
élégant  encadrement  de  style  Renaissance,  ainsi  qu'on  peut  le  voir  dans 
l'intéressante  reproduction  que  nous  donnons  de  cette  charmante  tapis- 
serie; la  Pénélope,  de  M.  Maillart,  et  le  Vainqueur,  de  M.  Ehrmann.  Les 
artistes  ont  depuis  longtemps  fait  l'éloge  des  tableaux,  éloge  qui  rejaillit 
sur  les  tapisseries.  Ces  œuvres  sont  essentiellement  décoratives,  par  la 
proportion,  par  la  composition,  par  le  dessin  et  par  le  coloris.  La  riche 
exposition  des  Gobelins  renferme  d'autres  pièces  très  importantes,  mais 
qui,  à  notre  sens,  font  trop  tableau  et  pas  assez  décor.  Ce  même  défaut 
se  fait  sentir  dans  les  travaux  de  la  manufacture  de  Beauvais,  travaux 
toujours  éternellement  p»arfaits,  et  aussi  dans  quelques  cadres  qui  entou- 
rent les  compositions  modernes.  La  perfection  de  l'exécution  ne  sauve  pas 
le  manque  de  parti  pris  dans  la  composition  de  ces  ornements.  Nous  nous 
empressons  de  faire  une  exception  en  faveur  du  cadre  dessiné  par  M.  La- 
meire,  etqui  entoure  la  Msitation,  de  Ghirlandajo,  ainsi  que  pour  celui  de 
Machard  dont  nous  venons  de  parler. 

Ce  reproche  serait  peut-être  peu  important  s'il  s'agissait  d'une  exposi- 
tion ordinaire;  mais  les  produits  exposés  par  les  manufactures  de  l'État  ne 
doivent  rien  laisser  à  désirer,  ni  sous  le  rapport  de  l'art,  ni  sous  celui  de  la 
perfection  du  travail.  Si  les  conditions  onéreuses  dans  lesquelles  est  établie 
leur  fabrication  ne  leur  permettent  pas  d'avoir  une  influence  très  pratique 
sur  la  production  ordinaire,  il  n'en  est  pas  de  même  des  lumières  artis- 
tiques que  ces  établissements  nationaux  doivent  conserver  et  répandre. 

11  serait  facile  aux  Gobelins  de  revenir  aux  vraies  traditions  déco- 
ratives, et  les  précieux  éléments  que  contient  cet  établissement  lui  per- 
mettraient d'étendre  son  influence  bien  au  delà  de  ses  travaux  ordinaires. 
11  serait  utile  de  voir  réunis  dans  un  petit  musée  les  divers  spécimens 


LES   TISSUS    ET    LES    BRODERIES.  45o 

des  travaux  de  Faiguille  :  tapisserie  sur  canevas,  broderie  de  différents 
genres,  dentelles,  etc.  On  pourrait  alors  analyser  les  anciens  procédés  et 


^1  '-  — .— 


PFNELOPE,      PAR     M.      MAILLART, 
ÎRIE     EXÉCUTÉE     ET      EXPOSÉE     PAR     LA      MANUFACTURE     DES     GOI 


(Dessin  de  l'arllsle 


les  reconstituer  en  les  comprenant  toujours  et  en  les  modifiant  quelque- 
fois. Nous  sommes  certain  d'avance  des  éminents  services  que  rendrait 
cette  modeste  innovation.  La  réalisation  en  serait  économique  et  prompte. 
Nous  avons  donc  tout  lieu  d'espérer  que  nous  verrons  dans  un  prochain 


^ôo  L'ART   MODERNE    A    L'EXPOSITION 

avenir  cette  branche  de  nos  industries  d'art  prendre  un  nouvel  essor  et  un 

fructueux  développement. 


TH.   BIAIS. 


P.  S.  —  Nous  devons  remplir  pour  M.  Biais  le  même  devoir  que  nous 
avons  précédemment  rempli  pour  M.  Falize  et  pour  les  mêmes  raisons  de 
stricte  justice.  Cette  étude  sur  la  broderie  à  TExposition  de  1878  serait 
incomplète  et  il  y  manquerait  un  enseignement  essentiel,  si  nous  négli- 
gions de  signaler  les  œuvres  remarquables  que  la  maison  Biais  aîné  fils  et 
Rondelet  a  mises  sous  les  regards  du  public  dans  les  classes  XVIII  et 
XXXVI.  Personne  n'ignore  la  part  personnelle  que  notre  collaborateur 
M.  Th.  Biais  a  prise  dans  le  grand  et  légitime  succès  qu'elles  ont  obtenu. 
La  haute  récompense  qui  lui  a  été  accordée  à  cette  occasion  n'a  été  que 
le  prix  mérité  de  ses  efforts  persévérants;  elle  a  été  aussi  la  consécration 
d'une  compétence  en  ces  matières  délicates  que  nos  lecteurs  ont  pu  appré- 
cier de  longue  date. 

La  vitrine  de  .M.M.  Biais  et  Rondelet,  dans  la  classe  XXXVI,  renfermait 
les  types  les  plus  excellents  de  tous  les  styles  applicables  aux  objets  d'usage 
courant  ou  aux  ornements  religieux.  Nous  mettons  sous  les  yeux  de  nos 
lecteurs  la  mitre,  très  remarquable,  qui  reproduit  en  broderie  l'Annoncia- 
tion de  la  sainte  \'ierge.  On  remarquera  la  grâce  et  l'élégance  du  dessin,  le 
choix  heureux  des  motifs  d'ornementation.  .Malheureusement  notre 
dessin  ne  peut  rendre  la  perfection  du  point  d'aiguille.  C'est  là  une  véritable 
œuvre  d'art,  moins  faite  pour  être  portée  que  pour  figurer  au  trésor  des 
chapitres  à  l'égal  des  orfèvreries  les  plus  précieuses.  A  côté  des  autels  et  des 
statues  qui  figuraient  dans  la  classe  XVIII,  la  maison  Biais  et  Rondelet  avait 
placé  sous  les  yeux  des  visiteurs  le  spécimen  d'un  trône  pontifical.  Les  armoi- 
ries qui  y  figurent  sont  des  types  très  corrects  de  ce  genre  d'ornementation. 

Nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  remarquer  dans  cette  importante 
maison  l'alliance  intéressante  d'un  certain  esprit  de  nouveauté  avec  l'obser- 
vation sévère  des  traditions  liturgiques.  Ce  serait  une  erreur  de  penser  qu'en 
dehors  du  moyen  âge  et  de  la  Renaissance  il  n'y  ait  pas  d'autres  époques 
qui  puissent  fournir  des  modèles  à  la  confection  des  vêtements  sacerdotaux. 
Le  style  Louis  X\\  et  même  quelques  aspects  du  style  Louis  XV  peuvent 
être  utilement  consultés  et  communiquer  aux  œuvres  nouvelles  une  cer- 
tame  grâce  fleurie  et  une  certaine  légèreté  d'aspect.  La  maison  Biais  aura 
contribué  pour  une  large  part  au  rajeunissement  des  formes  consacrées. 


LE   JAPON   A    PARIS 


I 


Il  n'est  pas  de  jour  depuis  dix  ans 
que  nous  ne  rencontrions  dans  nos 
grands  quartiers,  sur  les  boulevards, 
au  théâtre,  de  jeunes  hommes  dont 
l'aspect  à  première  vue  nous  surprend 
toujours.  Ils  portent  avec  aisance  le 
chapeau  de  haute  forme  ou  le  petit  cha- 
peau de  feutre  rond  (qui  affecte  plus  de 
désinvolture)  coiffé  sur  des  cheveux 
noirs,  fins  et  lustrés,  à  longue  raie  dor- 
sale, la  redingote  de  drap  correcte- 
ment boutonnée,  le  pantalon  gris  clair,  la  chaussure  fine  et  la  cravate  de 
couleur  foncée  flottant  sur  le  Hnge  soigné.  Si  le  bijou  en  forme  de  pas- 
sant coulant  qui  fixe  cette  cravate  n'était  trop  voyant,  le  pantalon  trop 
évasé  sur  le  cou-de-pied,  la  bottine  trop  luisante,  la  canne  trop  légère, 
—  ces  nuances  trahissent  l'homme  qui  subit  le  goût  de  ses  fournisseurs 
au  lieu  de  leur  imposer  le  sien,  —  à  la  tenue,  à  l'allure  facile  on  les 
prendrait  pour  des  Parisiens.  Vous  vous  croisez  sur  l'asphalte,  vous  les 
regardez  :  le  teint  est  légèrement  bronzé,  la  barbe  rare  ;  quelques-uns  'ont 
adopté  la  moustache  et  la  mouche  transparentes  comme  un  lavis  d'encre 
de  Chine,  d'autres  les  favoris  à  la  cuirassière,  arrêtés  au  ras  de  l'oreille; 
la  bouche  est  large,  conformée  pour  s'ouvrir  carrément,  à  la  façon  des 
masques  de  la  comédie  grecque  ;  les  pommettes  s'arrondissent  et  font 
saillie  sur  l'ovale  du  visage;  l'angle  externe  des  yeux  petits,  bridés,  mais 


462  L'ART   MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

noirs  et  vifs,  au   regard  aigu,  se  relève  vers  les  tempes.    Ce   sont  des 

Japonais. 

Depuis  l'Exposition  universelle  de  1867  et  plus  encore  depuis  1871, 
ces  jeunes  gens,  dont  le  nombre  va  croissant  chaque  année,  circulent  ainsi 
familièrement  dans  Paris,  se  soumettant  à  nos  coutumes,  à  nos  mœurs, 
à  notre  langue,  ànoschitïres  arabes,  avec  une  souplesse  faite  pour  étonner. 
En  1867,  tant  ce  besoin  d'assimilation  était  pressant,  on  en  voyait  déjà 
qui,  abandonnant  le  savon  bleu  noir  et  la  petite  calotte  hémisphérique, 
avaient  revêtu  de  bizarres  «  confections  »  parisiennes  ;  ils  conservaient  les 
cheveux  retroussés  et  la  petite  natte  tordue  au   sommet  de  la  tète,  ras- 
semblée sous  la  coilllire  ;  ils  continuaient,  selon    leur  usage    national,    à 
se  moucher  dans  de  petits  carrés  de  papier  ;  en    fait    de    langues   euro- 
péennes, ils  ne  disaient  que  quelques  mots  d'anglais;  ils  n'écrivaient  et  ne 
calculaient  qu'au  pinceau  en  caractères  japonais.  Aujourd'hui  l'assimila- 
tion est  à  peu  près  achevée.  Elle  s'est  accomplie  rapidement  en  vertu  des 
aptitudes  générales  de  la  race  et  des  spéciales  facilités  de  la  jeunesse.  11 
est  à  noter,  en  effet,  que  tous  les  Japonais  de  Paris  sont  jeunes.  Après 
être  resté  si  longtemps  fermé  aux  étrangers  —  de  1587  à  iSSq  et  même 
1859,  —  maintenant  qu'il  nous  a  entr' ouvert  ses  portes,  le  Japon,  peuple 
d'initiative  et  d'action,  curieux,  en  quête  de  progrès,  envahit  l'Occident. 
Il  nous  envoie  d'intelligentes  générations  qui  étudient  nos  sciences,  notre 
industrie,  et  les  appliquent  ;  on  annonçait  récemment  l'arrivée  à  Marseille 
du  premier  navire  de  guerre  à  vapeur  construit  par  des  ingénieurs  japonais. 
Ce  n'est  qu'un  échange,  quoique  le  fait  puisse  paraître  singulier  de  la  part 
d'une  nation  comme  la  France,  habituée  à  la  flatterie  des  discours  offi- 
ciels. Le  Japon  nous  emprunte  nos  arts  mécaniques,  notre  art  militaire, 
nos  sciences,  nous  lui  prenons  ses  arts  décoratifs. 

Si  le  moins  du  monde  on  se  piquait  de  pédantisme,  on  pourrait 
écrire  un  mémoire  solennel  sous  ce  titre  :  De  l'influence  des  arts  du  Japon 
sur  l'art  et  l'industrie  de  la  France.  Cette  influence  qui  est  considérable, 
manifeste,  avouée  et  même  proclamée  avec  une  certaine  ostentation  dans 
nos  industries  du  bronze,  du  papier  peint,  de  la  céramique,  pour  ne  citer 
que' les  principales,  s'est  exercée  d'une  façon  latente,  plus  voilée,  mais 
non  moins  effective,  sur  le  talent  de  certains  peintres  en  possession  de  la 
laveur  publique.  C'est  par  nos  peintres  en  réalité  que  le  goût  de  l'art 
japonais  a  pris  racine  à  Paris,  s'est  communiqué  aux  amateurs,  aux  gens 
du  monde  et  par  suite  imposé  aux  industries  d'art.  C'est  un  peintre  qui, 
llànant  chez  un  marchand  de  ces  curiosités  venues  de  l'extrême  Orient, 


LE    JAPON    A    PARIS.  463 

—  que  l'on  confondait  alors  indistinctement  sous  le  nom  commun  de  chinoi- 
series, —  découvrit  dans  un  récent  arrivage  du  Havre  des  feuilles  peintes 
et  des  feuilles  imprimées  en  couleur,  des  albums  de  croquis  au  trait 
rehaussés  de  teintes  plates  dont  le  caractère  esthétique  —  et  par  la  colo- 
ration et  par  le  dessin  —  tranchait  nettement  avec  le  caractère  des  objets 
chinois.  Cela  se  passait  en  1862.  Est-ce  M.  Alfred  Stevens,  le  peintre  des 
élégances  parisiennes,  ou  M.  Whistler,  cet  autre  peintre  de  la  vie  moderne 
dont  le  tableau,  la  Femme  en  blanc,  repoussé  par  le  jury  de  l'Exposition,  • 
en  i863,  et  exposé  au  Salon  des  Refusés,  fut  à  juste  titre  si  remarqué; 
serait-ce  notre  Diaz,  ou  l'Espagnol  Fortuny,  ou  bien  Alphonse  Legros 
devenu  Anglais,  qui  eut  ce  premier  bonheur  de  main,  cette  pénétration  du 
regard  de  découvrir  dans  les  confusions  de  la  Chine  morte  les  clartés  du 
Japon  vivant?  Si  ce  n'est  celui-ci,  c'est  tel  autre  des  artistes  que  je  viens 
de  nommer. 

L'enthousiasme  gagna  tous  les  ateliers  avec  la  rapidité  d'une  fîamme 
courant  sur  une  piste  de  poudre.  On  ne  pouvait  se  lasser  d'admirer  l'im- 
prévu des  compositions,  la  science  de  la  forme,  la  richesse  du  ton,  l'ori- 
ginalité de  l'efïet  pittoresque,  en  même  temps  que  la  simplicité  des  moyens 
employés  pour  obtenir  de  tels  résultats.  On  enleva  toute  la  collection  à 
des  prix  relativement  élevés.  Ces  feuilles  en  couleur,  qui  se  débitent 
aujourd'hui  par  miliers  dans  tous  les  grands  bazars  du  chitfon  au  prix  de 
dix  centimes,  coûtaient  alors  de  deux  à  quatre  et  cinq  francs.  On  se  tint 
au  courant  des  arrivages  nouveaux.  Ivoires  anciens,  émaux  cloisonnés 
faïences  et  porcelaines,  bronzes,  laques,  bois  sculptés,  étoffes  brochées, 
satins  brodés,  albums,  livres  à  gravures,  joujoux  ne  firent  plus  que  tra- 
verser la  boutique  du  marchand  pour  entrer  aussitôt  dans  les  ateliers 
d'artistes  et  dans  les  cabinets  des  gens  de  lettres.  Il  s'est  formé  ainsi  depuis 
cette  date  déjà  lointaine  jusqu'au  moment  présent  de  belles  et  rapides  col- 
lections entre  les  mains  de  M.  Villot,  l'ancien  conservateur  des  peintures 
au  Louvre,  des  peintres  Manet,  James  Tissot,  Fantin-la-Tour,  Alphonse 
Hirsch,  Degas,  Carolus  Duran,  Monet,  des  graveurs  Bracquemond  et 
Jules  Jacquemart,  de  AL  Solon  de  la  manufacture  de  Sèvres,  des  écri- 
vains Edmond  et  Jules  de  Concourt,  Champfîeury,  Philippe  Burty,  Zola 
de  l'éditeur  Charpentier,  des  industriels  Barbedienne,  Christofîe,  Bouilhet 
Falize  ;  des  voyageurs  Cernuschi,  Duret,  Emile  Guimet,  F.  Regamey.  Le 
mouvement  étant  donné,  la  foule  des  amateurs  suit. 

En   1867,  l'Exposition   universelle  acheva  de  mettre  le  Japon  à  la 
mode.  Peu  de  temps  après,  un  petit  groupe  d'artistes  et  de  critiques  fou- 


^64  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

dait  à  Sèvres  le  dîner  mensuel  de  la  Société  japonaise  du  Jinglar.  L'on 
n'y  mangeait  pas  avec  des  bâtonnets  et  l'on  n'y  buvait  d'autre  boisson  que 
le  saki  national,  comme  en  témoigne  le  titre  même  de  la  société,  le  Jinglar 
étant  le  nom  familier  donné  à  un  petit  vin  de  pays  que  Zacharie  Astruc 
célébra  en  un  sonnet  accompagné  de  charmantes  illustrations  à  l'aquarelle  : 
«  Salut,  vin  des  mystérieux  !  »  Chacun  des  membres  reçut  un  spirituel 
brevet  gravé  à  l'eau-forte  et  enluminé  par  M.  Solon,  l'élégant  décorateur 
qui  signe  Miles  des  porcelaines  recherchées  par  tous  les  amateurs  de  céra- 
mique moderne.  M.  Bracquemond,  vers  le  même  temps,  composait  pour 
un  fabricant,  homme  de  goût,  tout  un  service  de  table  en  faïence  émaillée 
et  peinte  dans  le  genre  rustique.  Il  va  de  soi  que  le  service,  le  brevet  et 
les  illustrations  du  sonnet  affectaient  le  style  japonais.  Mais  ces  premiers 
japonisants  l'avaient  très  intelligemment  adapté  sans  le  copier  aux  éléments 
de  la  flore  et  de  la  faune  françaises.  Ce  dernier  point  est  important  à 
noter  tout  de  suite,  nous  aurons  besoin  d'y  revenir.  L'auteur  du  sonnet 
du  Jinglar,  M.  Zacharie  Astruc,  tour  à  tour  poète,  peintre,  sculpteur, 
ouvrait  le  feu  dans  la  presse  par  une  série  d'articles  sur  VEmpirc  du  Soleil 
levant,  publiés  par  ï Étendard,  en  1866.  II  avait  déjà  dans  son  portefeuille, 
d'où  elle  n'est  sortie  que  pour  être  lue  et  admirée  par  de  nombreux  amis, 
une  féerie  japonaise,  l'Ile  de  la  demoiselle,  qui  n'est  jamais  arrivée  au 
théâtre.  Telle  est  la  fortune  des  précurseurs.  Nous-mème,  au  Constitu- 
tionnel, nous  suivions,  et  peu  après  nous  parlions  de  V  Art  japonais  devant 
le  public  d'artistes  qui  assistait  aux  conférences  de  l'Union  centrale  des 
beaux-arts  appliqués  à  l'industrie.  La  librairie  Hachette  éditait  successi- 
vement plusieurs  relations  de  voyages  au  Japon,  et  en  dernier  le  magni- 
fique ouvrage  de  M.  A.  Humbert.  Depuis,  c'est  M.  Regamey  qui  multiplie 
aquarelles,  dessins  et  croquis  à  toutes  les  pages  des  Promenades  japo- 
naises de  M.  Guimet;  c'est  un  fm  humoriste,  M.  Ernest  d'Hervilly,  qui 
donne  au  théâtre  sa  jolie  fantaisie  japonaise,  la  Belle  Salnara,  que  M.  Le- 
merre  devrait  faire  imprimer  dans  la  mode  des  livres  orientaux,  paginer  de 
droite  à  gauche  sous  une  couverture  jaune  dessinée  par  Bracquemond, 
Solon  ou  Régamey.  Pour  le  prochain  hiver  on  annonce  à  l'Opéra  un  ballet 
japonais.  Pendant  quelques  saisons,  la  toilette  des  femmes  s'est  inspirée 
de  celle  des  Japonaises,  elle  en  conserve  encore  quelques  façons.  Nous 
avons  vu  en  très  peu  de  jours  tous  les  envois  de  la  section  japonaise  au 
Champ  de  Mars  enlevés  par  nos  collectionneurs  à  des  prix  d'une  cherté 
fabuleuse.  Ce  n'est  plus  une  mode,  c'est  de  l'engouement,  c'est  de  la 
folie. 


LE   JAPON    A    PARIS.  4G5 

Cette  folie  est  en  grande  partie  justifiée  par  la  magnificence  décorative 
des  objets  exposés.  Parcourons-la  donc,  cette  exposition. 


II 


Sur  la  pente  occidentale  du  Trocadéro,  —  auprès  de  cette  misérable 
foire  où  toute  la  turquerie  de  contrebande  bruit  et  glapit  à  qui  mieux 
mieux,  multipliant,  sous  les  yeux  de  la  badauderie  des  deux  mondes,  les 
mystifications  de  la  petite  fabrique  parisienne  :  confiseries  nauséabondes, 
parfumeries  de  mauvais  lieu,  bijoux  de  pacotille,  dont  ne  voudrait  pas 
aujourd'hui  un  chef  de  tribu  nègre,  cuivres  estampés  et  peints  sans  mys- 
tère par  des  mains  françaises  dans  la  galerie  du  travail  à  l'École  militaire 
pour  être  vendus  de  l'autre  côté  du  pont  d'Iéna  par  des  mains  orientalisées 
au  jus  de  réglisse,  étoffes  rayées  de  couleurs  hurlantes  achetées  rue  du 
Sentier,  porte-monnaie  soutachés  à  la  mécanique  par  des  Batignollaises, 
souvenirs  de  Jérusalem  venus  de  la  rue  Notre-Dame-de-Nazareth,  croix 
et  chapelets  présentés  sous  les  auspices  du  croissant  et  sculptés  en  cèdre 
qui  se  réclame  du  Liban  quand  il  n'est  que  de  banlieue,  —  à  deux  pas  du 
charivari  des  gens  coilTés  du  fez,  une  clôture  de  bambous  ferme  l'enceinte 
réservée  à  l'une  des  trois  expositions  de  l'empire  du  Soleil  levant.  Celle 
où  nous  entrons,  c'est  la  ferme,  une  miniature  de  ferme  japonaise. 

La  tourbe  n'y  séjourne  pas,  les  abords  en  sont  discrets,  simplement 
hospitaliers,  sans  bruit  de  place  publique,  sans  ronflement  de  peau  d'àne, 
sans  vibration  de  cordes  grattées,  sans  éclats  de  cris  gutturaux.  On  y 
pénètre  par  une  barrière  que  supportent  des  pilastres  en  bois  plein  où 
s'épanouissent  des  pivoines  et  des  tiges  d'iris  sculptées  ;  sur  les  vantaux 
de  la  barrière  courent  deux  frises  de  fleurs  ciselées  à  jour  comme  une 
pièce  d'orfèvrerie  et  couronnées  en  guise  de  fronton  par  un  adorable  petit 
coq  et  sa  poule,  qui  sont  un  chef-d'œuvre  de  sculpture  en  bois.  Silen- 
cieux, attentifs  sans  en  faire  montre,  souriants  à  leur  pensée  intérieure, 
qui  leur  montre  de  hautes  piles  de  grandes  pièces  d'or  monnayé  dans 
une  belle  forme  oblongue,  l'œil  mi-clos,  l'esprit  ouvert,  les  maîtres  du 
lieu  ne  sollicitent  pas  le  visiteur.  A  son  intention,  ils  ont  disposé  çà  et  là 
de  petits  pliants,  des  sièges  de  bambou  et  de  larges  parasols  en  papier 
peint  où  l'ombre  et  le  repos  s'offrent  d'eux-mêmes;  l'ombre  et  le  repos 
sont  d'heureuse  rencontre  sur  les  déclivités  du  Trocadéro,  en  ces  chemins 


^66  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

montants,  sablonneux,  malaisés,  comme  celui  de  la  fable,  et  de  tous  les 

côtés  au  soleil  exposés. 

11  n'y  a  point  d'œuvres  d'art  à  voir  ici,  rien  de  plus,  en  tout  cas,  que 
ces  menus  objets  amenés  à  profusion  par  les  plus  récents  exportateurs 
sur  le  marché  de  Paris;  mais  nous  avons  à  y  prendre  sur  le  fait  et  sur  le 
vif  les  éléments  de  l'œuvre  d'art  décorative,  je  veux  dire  le  caractère  des 
formes  naturelles  et  le  goût  de  la  race.  Eh  bien,  les  artistes  japonais  sont 
beaucoup  moins  fantaisistes  qu'on  ne  serait  porté  à  le  croire  si  on  les 
jugeait  seulement  d'après  l'apparence  capricieuse  de  leur  dessin.  Ces 
fusées  de  trait,  ces  longues  courbes,  ces  saillies  subites  brusquement  sui- 
vies de  subites  retraites  du  pinceau,  ces  contournements  qui  semblent  de 
pure  invention  ou  tout  au  moins  affectés,  ces  grossissements  de  tel  ou  tel 
organe  ou  ses  rapetissements  dans  l'animal  et  dans  la  plante,  il  est  clair 
désormais,  d'après  les  quelques  spécimens  réunis  à  la  ferme,  que  c'est  la 
nature  en  réalité  qui  leur  en  fournit  les  modèles.  Cela  est  précieux  à  con- 
stater. Quant  au  goût  de  la  race,  il  se  confirme  en  dehors  de  l'art,  tel  que 
l'art  nous  l'avait  révélé;  pratique  avant  tout,  allant  droit  à  l'utile,  mais 
aux  formes  de  l'utile  ajoutant  spontanément,  comme  d'intuition,  la  parure 
d'une  imagination  ingénieuse,  enjouée,  riche  en  surprises  et  de  belle 
humeur.  Le  joli  et  doux  jardin!  on  s'y  promène  à  petits  pas,  retrouvant 
en  toutes  choses,  dans  la  disposition  des  pieds  d'orge  en  culture,  des 
rizières,  des  oasis  de  bambous  verdoyants,  dans  l'architecture  d'un  han- 
gar, d'une  fontaine,  d'une  cage  à  poules,  dans  un  jouet  d'enfant,  la  même 
recherche  des  ajustages  simples  et  rares,  précis  et  curieux,  le  même  génie 
industrieux  et  charmant,  le  même  soin,  la  même  patience,  le  même  souci 
de  perfection.  Évidemment  le  temps  ne  coûte  pas  à  ce  peuple,  il  n'envi- 
sage que  le  résultat  et  le  veut  excellent;  je  doute  qu'il  se  rencontre  dans  ses 
dictionnaires  l'équivalent  de  notre  mot  bdck>r,  s'il  se  familiarisait  jamais 
avec  nos  langues  classiques;  il  pourrait,  car  il  y  a  tous  les  titres,  s'appro- 
prier la  belle  devise  latine  :  Age  qiiod  agis  !  Bien  faire  ce  que  l'on  fait. 

11  serait  tout  à  fait  injuste  de  dénier  à  l'Occident  l'amour  des  choses 
parlaites.  Mais  il  s'y  exerce  de  préférence  dans  les  arts  qui  reposent  sur 
les  sciences  mathématiques.  Au  moins  est-ce  là  que  les  applications 
aujourd'hui  nous  frappent  le  plus  vivement,  dans  ses  audaces  de  con- 
struction des  ponts  et  chaussées,  et  surtout  dans  les  admirables  combi- 
naisons des  moyens  mécaniques  par  lesquels  l'homme  s'est  asservi  les 
forces  naturelles  et  a  domestiqué  les  éléments  comme  l'eau,  l'air  et  le 
feu.  A  ce  point  de  vue,  le  Japon  en  est  encore  à  balbutier  le  rudiment,  il 


LE    JAPON   A    PARIS.  4^7 

s'est  mis  à  notre  école.  Nous  pouvons  nous  mettre  à  la  sienne  pour  tout 
ce  qui  touche  aux  arts  décoratifs.  Et  déjà  nous  y  sommes,  je  lai  dit, 
mais  nous  nous  y  prenons  mal,  nous  ne  comprenons  pas  l'enseignement 
qu'il  nous  donne  et  qui  pourtant  est  si  clair.  Je  ne  veux  nommer  per- 


lE      TIREE      DUN      ALBUM     JA?0^ 

(Collection  de  M.  Ph.  Burty.) 


sonne  ici,  mais  quand  nous  parcourons  dans  la  section  française  les  expo- 
sitions de  nos  fabricants  les  plus  renommés,  nous  ne  pouvons  nous 
défendre  d'un  certain  découragement  et  même  de  quelque  humiliation 
en  vû^'ant  qu'on  nous  présente  comme  des  témoignages  de  progressant 
et  de  si  pauvres  pastiches  de  l'art  japonais.  Lorsque,  il  y  a  dix  ans,  nous 


^(38  LWRT    MODERNE   A    L'EXPOSITION. 

recommandions  aux  artistes  industriels  français  d'étudier  le  Japon,  nous 
ne  voulions  pas  croire  que  seulement  ils  trébucheraient  aux  ornières  de 
Pimitation  plate.  Nous  ne  les  leur  signalions  que  par  acquit  de  conscience. 
Ils  s'y  sont  enfoncés.  Comment  alors  se  serait-on  méfié?  Le  premier 
exemple  donné,  le  service  de  M.  Bracquemond,  était  un  modèle  parfait 
de  ce  qui  peut  être  obtenu  par  Tintelligente  interprétation  d'un  style 
déterminé.  Ce  vaillant  artiste  avait  tout  simplement  choisi  parmi  nos 
plantes  potagères  et  nos  animaux  de  basse-cour  les  éléments  de  sa  déco- 
ration. Tout  ce  qu'il  avait  emprunté  aux  artistes  japonais,  c'est  une 
liberté  de  disposition  des  motifs  plus  grande  que  de  coutume  dans  le 
décor  français,  c'est-à-dire  le  déplacement  arbitraire  des  centres,  la  rup- 
ture de  l'équilibre  et  de  la  pondération  des  masses,  l'usage  absolu  de 
ce  que  j"ai  nommé  la  dyssymétrie,  la  façon  intelligente  de  jeter  en  un 
point  quelconque  du  cercle,  puisqu'il  s'agit  d'assiettes,  et  en  dehors  des 
divisions  géométriques,  un  ornement  isolé,  le  pétale  d'une  fîeur,  un 
insecte,  une  grande  tache  pittoresque  même,  une  botte  de  légumes,  un 
canard,  un  dindon,  un  crapaud.  Il  leur  empruntait  aussi  leur  façon  de 
modelé  sommaire,  en  teintes  plates,  qui  donne  l'idée  de  l'objet  sans  viser 
au  trompe-l'œil  ;  puis  leur  mode  d'accentuation  dans  le  dessin  qui  consiste 
à  fortement  accuser,  même  au  prix  d'une  exagération,  le  caractère  essen- 
tiel de  la  forme.  Tout  cela  était  légitime,  logique,  intelligent,  d'un  art 
piquant,  par  un  vif  attrait  d'originalité  de  bon  aloi.  La  personnalité  de 
l'artiste  n'avait  pas  abdiqué  au  profit  des  paresses  empiriques  de  l'imita- 
tion. On  avait  rencontré  au  Japon  un  nou^"eau  principe  d'art  décoratif,  on 
l'appliquait  librement  en  l'étendant  et  l'appropriant  à  nos  coutumes,  à  nos 
usages,  à  notre  milieu  de  nature.  L'exemple  était  précieux,  les  dessina- 
teurs de  fabrique  se  sont  bien  gardés  de  le  suivre.  Ils  ont  tout  pris  à  l'art 
japonais  :  compositions,  dessins,  couleur;  ils  ont  fouillé  ses  albums  de 
croquis  pour  les  décalquer  et  en  reporter  les  motifs  sur  leurs  bronzes  et 
leurs  faïences;  ils  ont  copié  servilement  jusqu'aux  figures,  copié  les  types, 
copié  les  costumes,  copié  les  attitudes,  copié  les  tons  de  palette,  copié 
même  les  réseaux  de  fond  des  émaux.  Et  toutes  ces  copies  se  prennent 
sur  des  modèles  usés  depuis  longtemps  au  pays  d'origine  et  dès  lors  renou- 
velés. 

Notre  progrès  se  réduit  donc  à  nous  mettre  à  la  remorque  d'une 
formule  étrangère.  C'est  piteux.  Si  encore,  en  ce  champ  étroit  de  la 
reproduction  littérale,  nos  fabricants  luttaient  de  richesse,  de  goût  et  de 
perfection  avec  les  Japonais,  pour  médiocre  que  soit  la  consolation,  nous 


LE    JAPON    A    PARIS.  469 

en  tiendrions  compte.  Mais  nous  ne  pouvons  même  pas  dire  qu'il  en  soit 
ainsi.  Comparons  les  bronzes  par  exemple.  Ici  les  prétentieux  et  indi- 
gents pastiches  sont  à  la  fois  plus  réguliers  et  plus  maladroits  :  plus  régu- 
liers, comme  dans  ces  réseaux  de  cloisonnés  que  je  citais  tout  à  Fheure. 


LE      TIREE      DUN      ALBUM      JAPO^ 

(Collection  de  M.  Ph    Burty.) 


qui  sont  tracés  avec  une  correction  géométrique  infaillible  trahissant 
rinsensibilité  de  la  machine;  —  plus  maladroits  dans  le  travail  de  l'in- 
crustation des  métaux  sur  métaux,  qui  est  opérée  sans  netteté,  et  conserve 
aux  contours  des  traces  de  bavochure;  —  indigent  et  prétentieux  par 
l'aspect  ciré,  luisant,  verni,  battant  neuf  des  alliages  composés  à  un  titre 
unique  et  au  plus  pauvre.  Rencontrerons-nous  dans  nos  bronzes  rien  de 


^-o  L'ART   MODERNE   A    L'EXPOSITION. 

comparable  au  shakoudô  et  au  sibouïtsi  du  Japon,  ces  admirables  métaux 
formés  par  l'alliage  du  bronze,  ici  avec  Targent,  là  avec  for  ?  Nullement. 
Sur  ce  terrain  même  de  la  somptuosité  des  matières,  Paris  est  battu  par 
Kioto.  Ferons-nous  donc  toujours  du  châle  Ternaux  en  croyant  faire  du 
châle  de  l'Inde"! 

Je  n'insiste  pas  davantage  sur  la  qualité  de  la  matière  employée, 
question  qui  a  bien  son  importance  pourtant,  et  plus  grande  que  nos  fabri- 
cants ne  paraissent  le  croire  quand  il  s'agit  de  l'œuvre  d'art,  car  aucun 
élément  ne  saurait  être  impunément  négligé  si  Ton  veut  le  conduire  à  la 
beauté  parfaite.  Mais  comment  songerait-on  à  de  tels  achèvements,  lors- 
qu'on est  encore  engagé  dans  les  servitudes  de  l'imitation?  On  nous  dirait 
en  vain  que  l'intérêt  commercial  a  dû  primer  Tintérèt  esthétique,  que  l'on 
a  cédé  à  l'engouement  du  public  pour  le  style  japonais,  que  les  fabricants 
subissent  plutôt  qu'ils  ne  dirigent  les  courants  de  l'opinion.  Si  cela  était, 
ils  en  seraient  les  mauvais  marchands  II  est  dilficile  de  supposer,  en  effet, 
qu'après  l'Exposition,  où  Ton  aura  vu  l'art  original,  les  amateurs  conti- 
nuent à  se  pourvoir  de  copies  inférieures,  étant  donné  surtout  le  caractère 
essentiellement  commerçant  des  Japonais,  qui  ne  sont  pas  gens  à  perdre  le 
bénéfice  de  leurs  succès. 

III 

Ni  dans  le  passé  ni  dans  le  temps  présent,  les  leçons  n'ont  fait  défaut 
à  nos  fabricants.  Pour  n'être  point  directes,  elles  n'en  étaient  pas  moins 
éloquentes.  Seulement  il  eût  fallu  les  voir  où  elles  étaient  et  les  com- 
prendre. Je  voudrais  tenter  de  leur  en  indiquer  les  sources  et  d'éveiller 
leur  vigilance  à  l'avenir. 

Dans  tous  les  arts,  l'imitation  est  l'infaillible  entremetteuse  de  la 
mort.  C'est  l'imitation  qui  tue  les  écoles.  Parmi  les  artistes,  ceux-là 
seulement  demeurent  et  prennent  rang  auprès  de  la  postérité  qui  ont 
vivifié  leurs  œuvres  à  la  chaleur  et  à  l'émotion  de  leur  propre  indivi- 
dualité. Les  témoignages  abondent.  Que  subsiste-t-il  des  peintures  de  la 
basse  Flandre,  qui,  sous  le  nom  d'école  de  Cologne,  prolongea  les  pro- 
cédés primitifs  de  Memling  de  Bruges,  sans  avoir  hérité  de  son  génie  ? 
Rien.  —  Que  subsiste-t-il  de  l'école  bolonaise  des  Carrache  qui,  pendant 

I.  La  comparaison  pèche  en  un  point  capital  :  dans  l'industrie  du  cluile,  le  Ternaux  coûte 
dix  tois  moins  que  le  cachemire  authentique;  dans  l'industrie  du  bronze,  le  Ternaux  coûte  aussi 
cher  que  le  Japon. 


LE    JAPON    A    PARIS.  471 

plus  d'un  siècle,  imposa  sa  médiocrité  éclectique  à  l'égal  des  chefs- 
d'œuvre  de  la  Renaissance?  Rien.  On  en  conserve  les  restes  dans  les 
musées  qui  sont  des  dépôts  d'archives.  Mais  pas  un  amateur  sensible  ne 
s'y  arrête.  —  De  l'école  française  à  la  suite  de  David,  rien  non  plus  n'a 
subsisté,  et  certes  ce  n'était  pas  la  science  qui  lui  manquait.  Le  fétichisme 
•de  l'imitation  a  stérilisé  la  poésie  en  France,  pendant  près  de  deux 
siècles,  ce  qui  prouve  que  le  même  phénomène  se  renouvelle  dans  les 
ordres  de  productions  les  plus  différents.  De  tous  les  copistes  et  pla- 
giaires, de  tous  les  traînards  de  l'armée  de  l'intelligence,  le  temps  finit 
toujours  par  faire  justice  en  étendant  sur  eux  le  drap  lourd  de  l'oubli. 
Encore  pour  la  peinture,  qui  occupe  les  avenues  officielles,  qui  est  pro- 
tégée, honorée  par  les  gouvernements,  y  faut-il  souvent  une  succession 
d'années,  parfois  des  espaces  séculaires.  Pour  les  arts  d'ornement,  qui 
relèvent  du  public,  le  dégoût  du  pastiche  est  beaucoup  plus  prompt  à  se 
manifester.  Même  à  ne  se  placer  qu'au  point  de  vue  étroit  de  la  spécu- 
lation, de  l'argent,  l'imitation  devient  rapidement  une  mauvaise  affaire. 
Toute  œuvre  dont  la  conception  ne  repose  pas  sur  un  principe  absolu 
d'originalité  peut  tromper  et  plaire  un  moment,  par  surprise;  mais 
accueillis  comme  une  mode,  de  tels  succès  ont  aussi  de  la  mode  son 
éphémère  durée. 

Seuls  pendant  des  siècles  à  occuper  l'étroit  goulot  par  où,  de  Naga- 
saki à  Décima,  le  Japon  communiquait  avec  le  reste  du  monde,  les  Hol- 
landais, peuple  artiste,  ne  tombèrent  pas  dans  l'erreur  de  l'imitation.  Rece- 
vant la  première  révélation  des  merveilles  décoratives  d'un  peuple  connu 
d'eux  seuls,  inconnu  de  l'Occident,  quelles  facilités  pour  s'approprier, 
piller  et  plagier  cet  art,  ne  leur  offrait  pas  une  situation  à  ce  point  excep- 
tionnelle! Ils  ne  le  firent  point.  11  y  eut  probité  réelle  à  s'abstenir  et  non 
dédain,  comme  on  pourrait  le  supposer,  si  nous  ne  savions  quelle  fut,  au 
contraire,  la  passion  des  anciens  collectionneurs  d'Amsterdam  et  de  la 
Haye  pour  les  objets  de  l'extrême  Orient.  Loin  d'en  méconnaître  la  valeur 
esthétique,  ils  la  comprirent  si  bien  qu'ils  s'en  inspirèrent  très  ouverte- 
ment, nous  le  voyons  aujourd'hui,  dans  la  décoration  de  leur  prop>re 
poterie.  La  faïence  de  Delft,  qui  a  le  don  de  passionner  encore  les  amateurs 
■de  céramique,  n'est  sensiblement  qu'un  dérivé  de  la  faïence  japonaise,  une 
conversion  de  l'ornement  japonais  au  goût  général  du  peuj^le  hollandais. 
Aussi,  dans  leur  sincérité,  l'ont-ils  singulièrement  alourdi.  Ils  poussèrent 
les  choses  à  l'extrême  en  faisant  fabriquer  au  Japon  des  services  sans 
nombre,  d'après  des  motifs  de  décor  fournis  par  eux-mêmes,  créant  ainsi 


,-,  L'ART  MODERNE  A  L'EXPOSITION. 

+/  - 

une  céramique  bâtarde  comparable  à  ces  tissus  de  Tlnde,  dont  avec  une 
admirable  fatuité  nos  industriels  expédient  de  Paris  dans  la  vallée  de 
Kachemyr  les  modèles  dessinés  et  peints  ici  sous  leurs  yeux.  C'est  une 
présomptueuse  naïveté  qui  doit  exciter  d'ironiques  et  silencieux  sourires 
dans  les  métiers  à  tisser  de  l'Orient.  L'adaptation  spontanée,  comme  dans 
la  faïence  de  Delft,  était,  au  contraire,  tout  à  fait  légitime.  L'ornement 
qui,  au  pays  du  Soleil  levant,  affectait  la  brillante  légèreté  d'une  flamme 
de  bois  sec,  prit  aux  Pays-Bas,  il  est  vrai,  l'épaisseur  d'un  feu  de  tourbe  ; 

mais  qu'importe!  Le  fait  essentiel,  c'est  que,  sous  cette  forme  même 

dont  l'origine  lui  est  étrangère,  l'art  hollandais  est  encore  l'e.xpression 
fidèle  de  la  race  batave  et  la  caractérise  ;  il  reste  national.  Nous  ne  deman- 
dons pas  autre  chose  à  l'art  décoratif  de  notre  pays,  lorsqu'il  s'abandonne 
aux  séductions  des  arts  orientaux. 

11  n'est  pas  un  des  peintres  que  j'ai  nommés  plus  haut  et  qui  se  pas- 
sionnèrent pour  le  Japon,  qui  n'ait,  pendant  un  temps  au  moins,  subi  son 
influence  non  seulement  comme  amateurs,  je  dis  aussi  comme  peintres. 
Leur  étonnement,  leur  admiration,  leur  enchantement,  avaient  été  trop 
vifs  et  trop  profondément  ressentis  pour  qu'ils  pussent  s'y  soustraire.  Ils 
ne  tentèrent  même  pas  d'y  résister.  Avec  intelligence  ils  surent  diriger 
l'action  qu'elle  devait  infailliblement  exercer  sur  leur  talent.  Chacun  d'eux 
s'assimila  de  l'art  japonais  les  qualités  qui  recelaient  les  affinités  les  plus 
voisines  avec  ses  propres  dons  :  M.  Alfred  Stevens,  certaines  rares  déli- 
catesses de  ton;  M.  James  Tissot,  des  hardiesses  et  même  des  étran- 
getés  de  composition  comme  en  ses  belles  Promenades  sur  la  Tamise  ; 
M.  Whistler,  ses  exquises  finesses  de  coloration;  M.  Manet,  ses  fran- 
chises de  taches  et  l'esprit  de  la  forme  curieuse  comme  en  ses  eaux-fortes 
pour  l'illustration  du  Corbeau  d'Edgar  Poe  ;  M.  Monet,  la  sommaire 
suppression  du  détail  au  profit  de  l'impression  d'ensemble  ;  M.  Astruc  en 
ses  aquarelles,  le  caprice  ingénieux  de  ses  premiers  plans;  M.  Degas,  la 
fantaisie  réaliste  de  ses  groupes,  l'effet  piquant  de  ses  dispositions  de 
lumières  en  ses  étonnantes  scènes  de  cafés-concerts;  M.  Michetti,  le 
silhouettage  élégant  de  ses  figurines  sur  des  fonds  monochromes  ;  tous 
plus  de  lumière.  Et  tous  y  trouvèrent  une  confirmation  plutôt  qu'une 
inspiration  à  leurs  façons  personnelles  de  voir,  de  senUr,  de  comprendre 
et  d'interpréter  la  nature.  De  là  un  redoublement  d'originalité  individuelle 
au  lieu  d'une  lâche  soumission  à  l'art  japonais.  Voilà  des  exemples  que 
je  me  plais  à  citer,  parce  qu'ils  témoignent  heureusement  du  parti  qu'avec 
le  moindre  effort  d'intelligence  nos  artistes  décorateurs  et  nos  fabricants 


LE   JAPON   A    PARIS.  4,-3 

pourraient  tirer  des  révélations  des  arts  étrangers  et  de  nos  propres  arts 
dans  le  passé. 

N'est-il  pas  déplorable  notamment,  pour  citer  un  fait  entre  cent  autres, 
d'avoir  à  constater  l'immuable  routine  à  laquelle  se  condamnent  nos 
peintres  verriers  décorateurs  d'églises  ?  Sans  en  excepter  un,  ils  s'im- 
mobilisent dans  la  constante  reproduction  des  styles  anciens  du  xui' 
au  XVI'  siècle,  sans  risquer  la  plus  humble  tentative  pour  en  sortir.  Je 
consulte  l'un  d'eux,  praticien  de  premier  ordre,  qui  a  mis  des  verrières 
dans  les  cinq  parties  du  monde,  M.  Lorin,  de  Chartres,  et  lui  demande 
les  raisons  de  cette  apathie  générale  de  la  verrerie  française  :  il  en  fait 
remonter  la  responsabilité  aux  architectes  diocésains,  qui  imposent  le  style 
des  vitraux.  Si  encore  les  architectes  ne  faisaient  que  tenir  rigoureusement 
la  main  à  la  conformité  du  style  entre  l'édifice  et  les  vitraux  dans  les  monu- 
ments anciens,  il  n'y  aurait  pas  lieu  de  protester,  quoique  la  rigueur  ici 
soit  excessive,  l'unité  de  style  étant  au  monde  ce  qu'il  y  a  de  plus  rare 
dans  ces  vieilles  cathédrales  que  nos  pères  mirent  souvent  plusieurs  siècles 
à  construire  et  où  chaque  siècle  a  laissé  l'empreinte  accusée  de  son  art. 
Mais  c'est  pour  des  églises  toutes  neuves,  construites  d'hier,  achevées 
d'aujourd'hui,  que  l'architecte  commande  des  vitraux  moyen  âge,  aux 
figures  informes,  émaciées,  aux  tètes  en  poire,  aux  pieds  en  pointe,  aux 
gestes  raides  et  gauches.  Je  suis  loin  de  nier  le  grand  caractère  de  ces 
figures  dans  l'œuvre  na'i've  de  nos  anciens  verriers,  mais  je  considère  aussi 
que  dans  l'œuvre  des  architectes  contemporains  de  telles  exigences  ne 
sont  que  de  prétentieuses  niaiseries,  condamnables  autant  que  baroques. 
Au  même  titre,  nos  peintres  de  sujets  religieux  devraient  décorer  les  cha- 
pelles qu'on  leur  confie  dans  le  style  de  Cimabue,  Giotto  plus  humain 
n'étant  lui-même  qu'un  décadent.  C'est  absurde.  Aussi  est-il  arrivé  cette 
chose  singulière  qui  confond  nos  verriers,  c'est  que  la  faveur  publique,  dès  le 
premier  jour  à  l'Exposition,  s'est  attachée  aux  vitraux  anglais.  La  fabrication 
anglaise  n'est  pas  comparable  à  la  nôtre,  elle  ne  peut  parvenir  à  composer 
de  grandes  pages  qui  exigent  une  puissance  de  ton,  une  intensité  de  colo- 
ration que  ses  procédés  lui  interdisent  ;  elle  s'en  tient  à  une  sorte  de  mono- 
chromie  rehaussée  de  tons  rabattus  qui  laissent  jouer  toutes  les  facettes 
d'un  verre  habilement  fabriqué  à  cette  intention,  et  qui  perdrait  ses  qua- 
lités brillantes,  chatoyantes,  s'il  devait  subir  les  cuissons  successives  néces- 
saires à  la  réussite  des  tons  primitifs  et  francs.  Mais  on  a  été  séduit  par 
l'harmonie  facilement  obtenue  de  ces  vitraux  et  plus  encore  par  l'affran- 
chissement des  étroites  subordinations  aux  styles  anciens  qui  enchaînent 


^-.^.  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

nos  verriers  français.  Les  Anglais,  bien  moins  forts  que  nous  dans  la 
fabrication  des  vitraux,  ont  paru  plus  artistes.  —  C'est  une  nouvelle  leçon 
donnée  à  l'industrie  décorative  de  notre  pays,  où  je  ne  vois  guère  que  nos 
grands  céramistes  qui  aient  su  s'affranchir  sans  réserve  de  Timitation  tout 
en  s'inspirant  ouvertement  du  Japon. 

IV 

Est-ce  à  dire  que  les  artistes  japonais  eux-mêmes  se  soient  absolu- 
ment libérés  de  leur  passé?  Bien  loin  de  là.  Nul  peuple,  au  contraire,  ne 
témoigne  d'une  fidélité  plus  constante  aux  enseignements  de  ses  maîtres 
antérieurs.  11  ne  vient  à  l'idée  de  personne  de  le  regretter.  Nous  devons 
nous  féliciter,  au  contraire,  de  rencontrer  ici  un  tel  respect  de  la  tradition, 
parce  que  chez  ce  peuple,  qui  en  ce  point  comme  en  bien  d'autres  montre 
tant  d'allinités  avec  le  peuple  grec,  cette  tradition  fut  de  premier  élan 
fondée  sur  un  principe  excellent,  d'une  justesse  parfaite  et  dès  lors 
immuable.  Nous  Talions  voir  en  comparant  les  œuvres  des  plus  anciennes 
époques  du  Japon  aux  œuvres  de  ses  artistes  contemporains. 

A  la  vérité,  la  comparaison  n'est  pas  facile.  Autant  la  disposition 
elliptique  à  secteurs  rayonnants,  adoptée  pour  l'Exposition  de  18G7,  se 
prêtait  à  l'étude  comparative  des  produits  similaires  dans  toutes  les  nations, 
autant  cette  étude  est  malaisée  pour  ne  pas  dire  impossible  en  1878,  avec 
le  système  d'isolement  qui  a  prévalu  pour  chaque  nation  et  de  dispersion 
pour  chaque  nature  de  produits.  Les  membres  des  jurys  de  toute  classe 
savent  à  quelles  marches  et  contre-marches  forcées,  à  quelles  fatigues  et 
à  quelles  lacunes  d'examen  cette  dispersion  les  a  condamnés.  Si  l'on  veut 
borner  son  observation  aux  œuvres  d'un  même  pays,  la  fatigue,  pour  être 
moindre,  est  cependant  excessive  encore,  puisqu'il  faut  se  transporter  des 
cimes  du  Trocadéro  jusqu'à  l'École  militaire,  et  la  difficulté  de  comparer 
reste  la  même.  Elle  s'augmente  au  Japon  de  l'étroite  parcimonie  avec 
laquelle  le  génie  civil  lui  a  mesuré  l'espace  dans  les  galeries  du  Trocadéro. 
MM.  les  ingénieurs,  qui  ne  se  piquent  pas,  je  suppose,  d'être  artistes,  ont 
disposé  de  beaucoup  de  place  pour  toute  sorte  de  tableaux  vivants  empaillés 
et  de  ridicules  mannequins  qui  de  leurs  yeux  blancs  poursuivent  le  visiteur 
à  tous  les  détours  ;  mais  ils  ont  rigoureusement  mesuré  l'étendue  aux  tré- 
sors de  l'art  japonais  des  divers  âges.  C'est  une  faute,  car  le  grand  et  légi- 
time succès  qui  était  réservé  à  l'exposition  moderne  organisée  par  les 
soins  de  MM.  Matsugata  et  Maéda  se  fût  accru  de  beaucoup  si  la  part 


LE   JAPON   A    PARIS.  4,-5 

faite  aux  envois  officiels  de  Tart  rétrospectif  eût  été  plus  importante.  Ceux- 
là  seulement,  en  effet,  avec  les  envois  de  M.  Wakaï,  ofl'rent  au  travailleur 
l'intérêt  de  renseignements  authentiques.  A  coup  sûr,  les  collections  de 
MM.  Bing,  Burty,  de  la  Xarde,  de  Camondo,  E.  Guimet,  sont  curieuses 
à  bien  des  titres;  mais  à  l'exception  de  celle  de  M.  Guimet.  qui  a  un 
caractère  exclusivement  religieux,  le  pêle-mêle  des  autres  et  le  défaut  de 
classification  raisonnée,  tout  en  leur  laissant  une  haute  valeur  de  dilettan- 
tisme, leur  retirent  toute  valeur  d'étude. 

La  plus  ancienne  peinture  connue  et  conservée  au  Japon  remonte  au 


ry 


ï¥' 


CHASSE      AC     FACCC-N. 

(Gravure  extraite  d'un  album  delà  collectioa  de  M.  Burty.) 


commencement  du  vu'  siècle  après  Jésus-Christ  ;  mais  seulement  à  dater 
du  ix^  l'art  y  prit  un  développement  tel  que  le  gouvernement  le  soumit 
au  régime  d'une  administration  spéciale.  On  sait  que  le  principe  de  ce 
gouvernement  était  une  véritable  féodalité  qui  n'a  été  définitivement  suppri- 
mée que  par  le  souverain  actuel,  S.  M.  Mutsù-Hito,  cent  vingt  et  unième 
empereur  du  Japon.  Cette  école  primitive  s'attacha  tout  naturellement  à 


476  L'ART    MODERNE    A   L'EXPOSITION, 

peindre,  après  les  dieux,  les  princes,  gouverneurs  de  provinces,  dans 
leurs  costumes  de  cour  fastueux  et  barbares,  chargés  à  profusion  d'orne- 
ments magnifiques  et  du  goût  le  plus  rafîiné.  Le  chef  de  cette  école  puis- 
sante nommé  Tsunetaka,  portait,  comme  directeur  de  Tadministration  des 
beaux-arts,  le  titre  officiel  de  Tosagon-no-Kami.  Ses  descendants  adop- 
tèrent pour  nom  de  famille  les  deux  premières  syllabes  de  ce  titre  :  Tosa, 
et  l'École  qui  se  perpétue  encore  aujourd'hui  dans  la  même  descendance 
prit  le  nom  de  Tosae.  C'est  à  VEcole  Tosae  qu'il  faut  attribuer  le  tvpe 
de  ces  farouches  «  Daïmios  combattant  ))  que  l'imagerie  japonaise  nous  a 
rendus- si  familiers. 

Au  xvf  siècle,  la  peinture  étendit  davantage  son  champ  d'action; 
elle  commença  de  s'intéresser  aux  classes  plus  modestes,  aux  mœurs 
générales,  aux  arts,  aux  métiers,  aux  scènes  de  la  vie  publique  et  de  la 
vie  domestique.  Le  chef  du  mouvement  fut  hvasa  Matabe  en  iSyo.  Son 
Ecole,  fortifiée  par  le  succès  de  Hishigawa-Moronoba,  prit,  un  siècle  plus 
tard  (1690),  le  nom  à' École  d'Utagawa,  dont  le  mérite  précieux  consiste 
dans  la  scrupuleuse  exactitude  des  scènes  représentées  dans  la  vérité  du 
détail  et  du  ton,  c'est-à-dire  de  la  forme  et  de  la  couleur. 

Plus  tard  le  paysage  et  les  animaux  apparaissent  dans  la  peinture 
japonaise  comme  des  motifs  d'art  suffisants  par  eux-mêmes  sans  qu'il 
soit  besoin  d'y  faire  intervenir  l'image  de  l'homme.  On  y  trouve  une 
sincérité  plus  ardente  encore  que  par  le  passé  dans  le  dessin  et  dans  la 
coloration,  une  recherche  plus  savante  du  caractère  essentiel,  spécifique 
des  réalités  naturelles,  un  goût  de  composition  plus  charmant  et  plus  fin. 
Mais,  par  un  singulier  phénomène  de  l'esprit  chez  les  peintres  de  paysage, 
—  et  je  crois  y  reconnaître  une  sorte  de  passion  pour  le  type  absolu  des 
formes,  lignes  d'horizon,  montagnes,  roches,  arbres  fleuris,  feuillages,  — 
l'artiste  dès  ce  moment  supprime  complètement  le  modelé,  ne  procède 
plus  que  par  teintes  plates  et  ne  détermine  l'aspect  des  choses  que  par  le 
trait  ou  contour,  le  ton  et  la  perspective  linéaire.  Cette  façon  synthétique 
d'exprimer  la  nature  répondait  sans  doute  au  génie  de  la  race,  car  dès  lors 
le  modelé  disparaît  aussitôt  des  peintures  de  l'École  Tosae  (peinture  d'his. 
toire)  et  de  l'Ecole  d'Utagawa  (peinture  de  genre).  Il  n  est  pas  exact,  en 
ellet,  quoique  ce  soit  l'opinion  commune,  il  n'est  pas  juste,  dis-je,  de 
refuser  à  l'Ecole  Tosae  non  plus  qu'à  l'École  d'Utagawa  la  connaissance 
de  la  perspective  et  du  modelé.  Nous  signalons  à  la  bonne  foi  des  visi- 
teurs mipartiaux  cette  erreur  capitale  et  trop  répandue;  elle  tient  sans 
doute  à  la  longue  confusion  qui  s'est  tàite  entre  le  décor  chinois  et  le  décor 


LE   JAPON    A    PARIS.  477 

japonais,  confusion  qui  persiste  encore  dans  Tesprit  des  foules  inatten- 
tives. Aussi  ma  surprise  a-t-elle  été  grande  de  voir  confirmé  par  un  très 
récent  document  officiel  de  source  japonaise  le  préjugé  relatif  à  Tigno- 
rance  des  artistes  qui  nous  occupent  en  matière  de  perspective  et  de 
modelé.  11  serait  difficile  de  rencontrer  dans  une  publication  plus  auto- 
risée une  assertion  plus  contraire  à  Fexactitude  des  faits.  Je  parle  des 
deux  premières  parties  d'un  précieux  ouvrage  :  le  Japon  à  l Exposition 
universelle  de  iSjS,  rédigé  et  imprimé  sous  la  direction  de  la  commis-, 
sion  impériale  japonaise.  Ce  livre  est  le  premier  qui  nous  apporte  des 
révélations  authentiques  sur  la  géographie,  l'histoire,  l'art,  l'éducation  et 
l'enseignement,  l'industrie  et  l'agriculture  du  Japon.  11  est  bien  succinct 
encore,  il  y  manque  des  cartes,  il  n'y  est  pas  question  de  la  religion,  cha- 
pitre important;  ces  lacunes,  nous  l'espérons,  seront  comblées.  Tel  quel 
pourtant,  nous  en  avons  dégagé  des  indications  intéressantes,  quoique  som- 
maires, sur  la  succession  et  le  caractère  des  diverses  Écoles  de  peinture. 
Mais  assurément  MM.  Matsugata  et  Maëda,  les  rédacteurs  de  ce  travail, 
ont  été  trahis  par  l'expression  quand  ils  ont  affirmé  que  leurs  compa- 
triotes n'appliquaient  point  les  lois  de  la  perspective.  Qu'ils  le  fissent 
avec  des  habitudes  différentes  des  nôtres,  en  plaçant  pour  la  plupart  le 
point  de  vue  très  haut,  cela  peut  contrarier  nos  conventions  sans  être 
contraire  aux  principes  mathématiques  de  l'échelonnement  des  divers 
plans.  En  outre,  il  ne  faut  pas  oublier  que  le  Japon  est  un  pays  très  acci- 
denté de  montagnes  et  de  collines,  que  ses  habitants  ont  tous  le  vif  amour 
de  la  nature,  des  beaux  sites,  des  horizons  étendus;  leurs  peintres  sont 
donc  justifiés  de  se  conformer  dans  leurs  œuvres  au  goût  général  et  de 
préférer  les  motifs  pittoresques  pris  de  points  de  vue  très  élevés.  Ce  mode 
de  composition,  cette  façon  particulière  de  «  mettre  en  toile  »,  comme 
nous  disons  ici,  n'a  rien  de  commun  avec  le  mode  chinois,  qui  consiste 
à  juxtaposer  de  petits  motifs  sèchement  découpés  et  rapprochés  sans 
aucun  souci  de  cette  décroissance  optique  des  dimensions  que  l'éloigne- 
ment  fait  subir  aux  divers  plans.  La  vérité  est  qu'en  fait  de  perspective, 
les  artistes  japonais  n'ont  rien  à  nous  envier.  11  faut  être  affecté  de  cécité 
volontaire  pour  mettre  en  doute  leur  extrême  habileté  à  cet  égard.  Quant 
au  modelé,  on  ne  perdra  pas  de  vue  que  nous  n'avons  à  juger  que  des 
ornemanistes,  des  décorateurs  obéissant  avec  une  sagacité  rare  et  qui 
nous  a  souvent  fait  défaut  à  la  loi  esthétique,  qui  condamne  l'emploi  du 
clair  obscur  dans  la  décoration  des  surfaces  tournantes  ou  mobiles.  Il 
suffit  de  voir  à  l'exposition  rétrospective  les  cinq  grandes  peintures  sous 


4j8  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

verre  qui  proviennent  d'une  chapelle  dépendant  du  temple  de  Shiba  à 
Yedo  '  pour  constater  que,  dès  le  xi'  siècle,  Chinois  et  Japonais  connais- 
saient les  plus  délicates  pratiques  du  dessin  et  du  relief  par  l'ombre  et 
la  lumière;  et  comment  supposer  que  le  Japon,  si  intelligent,  si  artiste, 
élève  de  la  Chine  en  ces  temps  reculés,  soit  resté  réfractai re  en  ce 
point  seulement  à  l'enseignement  de  ses  maîtres?  On  peut  donc  être 
convaincu  que  les  anciennes  Écoles  de  l'empire  du  Soleil  levant  mode- 
laient les  tableaux  fixes,  qu'on  accrochait  aux  murs  des  temples  et  des 
palais. 

V 

Outre  les  trois  grandes  divisions  que  nous  avons  nommées  dans  la 
peinture  japonaise  et  que  je  dois  rappeler  après  une  si  longue,  mais  bien 
nécessaire  digression,  outre  ÏÉcole  Tosae,  qui  représente  ce  que  nous 
désignons  sous  le  nom  de  peinture  d'histoire,  —  Y  École  d' Utagawa,  qui 
comprend  les  peintres  de  genre,  —  ÏÉcole  du  paysage,  qui  reste  innom- 
mée, il  existe  une  quatrième  École  fort  intéressante,  merveilleusement 
adroite,  qui  n'emploie  que  les  procédés  de  Black  and  White,  ou  du 
noir  et  blanc,  chers  à  nos  voisins  d'outre-Manche;  c'est  V École  Siimie. 
L'École  Sumie  peint  exclusivement  à  l'encre  de  Chine,  en  traits  hardis, 
rapides,  sommaires,  précis,  caractéristiques,  jetés  avec  une  sûreté  de 
main  incomparable,  une  science  du  dessin  merveilleuse,  une  verve,  une 
légèreté,  un  esprit  et  une  grâce  qui,  dans  l'œuvre  de  son  grand  maître, 
Oksaï,  atteignent  au  génie.  C'est  à  l'admirable  École  Sumie,  ou  École  du 
croquis,  que  s'alimente  l'art  industriel  japonais  tout  entier;  c'est  là  qu'il 
puise,  comme  à  une  intarissable  source,  ces  cent  mille  motifs  de  déco- 
ration qui  se  multiplient  sur  la  panse  des  vases,  dans  la  concavité  des 
grands  bols,  sur  le  satin  des  écrans,  sur  le  bronze,  sur  la  terre  émaillée, 
sur  le  bois  et  le  papier,  sur  le  vernis  des  laques. 

La  marche  de  l'humanité  dans  les  arts  est  donc  partout  la  même. 
Aux  dieux  et  aux  héros  sont  vouées  les  premières  images  (École  Tosae), 
puis  aux  hommes  (École  d'Utagawa),  enfin  à  la  nature,  à  l'animal  et  au 
paysage ,  École  décorative ,  soutenue  dans  son  abondante  variété  par 
l'École  Sumie,  qui  est  formée  des  croquistes  les  plus  savants  du  monde 
entier. 

I.  On  trouvera  la  description  de  ces  curieuses  peintures  dans  la  Notice  explicative  sur  les 
objets  exposés,  par  M  Emile  Guimet.  Ernest  Leroux,  éditeur. 


LE   JAPON    A    PARIS.  479 

Si  l'amour  de  la  nature  —  à  nous  en  rapporter  aux  documents  offi- 
L>iels  —  ne  se  révèle  que  fort  tard  dans  l'art  japonais,  sous  la  forme  du 
paysage  proprement  dit,  on  l'y  retrouve  aux  époques  les  plus  reculées 
dans  la  décoration  des  objets  d'usage  familier,  tels  que  ces  laques  âgés 
de  onze  siècles,  ces  gardes  de  sabre  en  fer  incrusté  d'or  et  d'argent  fabri- 
quées il  y  a  seize  cents  ans.  Il  se  perpétue,  toujours  aussi  vivace  à  travers 
les  temps,  toujours  aussi  ingénieux,  objet  dans  ses  manifestations  d'une 
telle  reconnaissance  de  la  part  du  peuple  que  l'histoire,  comme  elle  garde 


PAYSAGE     JAPONAIS, 

(Gravure  extraite  d'un  album  de  la  collection  de  M.   Burty 


le  nom  du  plus  illustre  chef  d'École,  conserve  le  nom  d'une  femme 
artiste,  Renguetzu,  parce  qu'elle  a  modelé  une  adorable  petite  théière  qui 
mesure  cinq  centimètres  de  hauteur.  Cet  amour  de  la  nature  se  recon- 
naît, en  dehors  même  de  l'art,  à  la  passion  de  l'horticulture  qui  domine 
tout  le  Japon.  Chaque  habitation,  même  au  centre  des  villes,  y  a  son 
jardin  dessiné  avec  recherche,  réunissant  les  accidents  de  terrain  les  plus 
variés,  de  belles  fleurs,  des  arbres  d'essences  diverses,  les  eaux  cou- 
rantes, les  sentiers  en  lacets  compliqués.  Au  xv'  siècle  déjà,  l'art  des 
jardins  avait  atteint  son  apogée.  Près  de  Kioto  existe  encore  le  parc  de 
Ginkakuji,  magnifique  exemple  resté  intact  de  la  science  et  du  g-oût  des 
dessinateurs  de  jardins  en  l'an  1470.  «  L'art  de  faire  des  jardins  d'agré- 


_^go  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

ment  parsemés  d'arbres,  Je  lacs,  de  rochers,  nous  dit  M.  Matsugata, 
paraît  remonter  à  la  plus  haute  antiquité.  »  Il  n'est  donc  pas  étonnant  que 
dès  la  plus  haute  antiquité  les  artistes  japonais  aient  emprunté  les  éléments 
du  décor  aux  forêts,  aux  fleurs,  aux  eaux  et  aux  roches,  comme  aux  ani- 
maux qui  s  y  meuvent  ;  et  ce  principe  est  encore  aujourd'hui,  avec  des 
renouvellements  de  goût  incessants,  celui  qui  anime  et  vivifie  tout  l'art  du 
Japon  contemporain. 

Dans  la  rue  des  Nations,  au  Champ  de  Mars,  quand  on  a  dépassé  les 
architectures  britanniques  avides  de  lumière,  ajourées  comme  des  lan- 
ternes, —  la  construction  américaine  banale  et  sans  caractère,  malgré 
l'enluminure  de  ses  écussons  d'Etats  bariolés,  —  les  maisons  de  bois 
suédoise  et  norwégienne,  aux  étroites  fenêtres  et  aux  pignons  aigus,  — 
le  prétentieux  portique  italien,  où  se  heurtent  d'une  façon  si  étrange 
toutes  les  matières  et  tous  les  styles,  une  bouffée  de  fraîcheur  vous 
frappe  au  visage,  un  bruit  cristallin  d'eau  retombante  vous  arrive  à 
l'oreille.  Ce  frais  murmure  de  source  s'échappe  de  deux  petits  parterres 
fleuris,  où  se  dressent  de  jolies  fontaines  de  faïence  ;  elles  ont  elles- 
mêmes  la  forme  de  grandes  fleurs,  de  nénuphars  au  large  cœur  épanoui, 
jetant  par  l'orifice  de  leurs  pistils  allongés  de  grêles  filets  d'argent  liquide 
en  de  belles  conques  étagées.  La  vasque  supérieure  tient  en  réserve  pour 
le  passant  de  petits  gobelets  de  bambous  emmanchés  d'une  tige  fine  et 
longue.  Dans  celle  qui  s'arrondit  au  ras  de  terre  dans  une  ceinture  de 
galets  historiés,  dorment  et  rampent  quelques  crustacés  et  batraciens  en 
terre  cuite  émaillée.  De  l'eau,  des  fleurs,  un  décor  étrange,  une  attention 
hospitalière  :  c'est  le  Japon  ! 

Avant  de  franchir  la  barrière  aux  lourds  madriers  équarris  et  garnis 
d'armatures  de  cuivre,  que  le  pinceau  a  recouvertes  d'une  patine  factice 
de  vert  antique,  on  remarquera  que  l'aspect  général  de  la  façade  a  été 
maintenu  dans  la  tonalité  neutre  des  bruns,  des  verts  et  des  bleus 
rabattus.  Pour  tout  décor,  on  y  voit  une  frise  de  chrysanthèmes  bordant 
à  droite  une  carte  des  îles  de  l'empire,  à  gauche  un  plan  de  la  capitale. 
Tout  cet  ensemble  affecte  une  grande  sobriété  de  coloration.  Cela  sur- 
prend au  premier  abord.  On  serait  tenté  de  croire  que  ce  peuple  colo- 
riste déploie  dans  la  décoration  un  grand  étalage  de  tons  vifs.  Ce  serait 
confondre  deux  mots  qui  au  sens  esthétique  se  contredisent  formelle- 
ment :  la  couleur  et  le  coloriage.  La  sobriété  dans  l'emploi  des  tons  écla- 
tants est  si  générale  au  Japon,  que  les  maisons  y  sont  peintes  en  noir  et 
les  tuiles  en  couleur  ardoise.  A  l'époque  où  les  Japonais  portaient  ici  leur 


LE   JAPON   A    PARIS.  481 

costume  national,  nous  avons  pu  constater  que  toutes  leurs  étoffes  étaient 
teintes  dans  la  gamme  gris  foncé  qui  varie  du  noir  au  bleu  indigo.  Mais, 
dans  le  vêtement  comme  dans  Tarchitecture,  ils  posent  toujours,  avec  un 
goût  charmant,  une  petite  note  de  réveil,  une  touche  rouge,  bleue  ou 
même  violette,  qui  paraît  d'autant  plus  éclatante  qu'elle  occupe  une  sur- 
face moins  étendue.  Il  y  a  là  un  phénomène  optique  parfaitement  connu 
de  tous  ceux  qui  ont  apporté  quelque  attention  aux  lois  du  contraste  et 
de  l'harmonie  des  couleurs.  «  Un  centimètre  carré  de  bleu  turquoise  sur 


PAYSAGE     JAPONAIS. 

(Gravure  extraite  d'un  aibum  de  la  collection  de  M.  Burty.) 


une  large  surface  brun  mordoré  acquerra  une  valeur  et  une  finesse  telles, 
qu'à  dix  pas  cette  touche  paraîtra  bleue  et  transparente.  Quintuplez 
cette  surface,  non  seulement  elle  semblera  terne  et  louche,  mais  elle  fera 
paraître  lourd  et  froid  le  ton  brun  chaud  qui  fentoure.  »  J'emprunte  cet 
exemple  au  Dictionnaire  d'architecture  de  M.  Viollet-le-Duc.  Il  nous 
serait  facile  de  citer  bien  des  preuves  à  l'appui  de  cette  théorie.  Nous 
pourrions  rappeler  notamment  aux  habitués  de  nos  Salons  de  peinture 
les  portraits  de  femmes  de  M.  Bonnat.  Il  est  rare  qu'il  n'y  introduise  pas 
une  bague  ou  un  bijou  orné  d'une  turquoise  précisément,  qui  doit  tout 
son  éclat  au  contraste  des  tonalités  rousses  de  sa  palette.  Mais,  sans  sortir 
de  l'extrême  Orient,  il  suffit  de  comparer  aux  envois  du  Japon  à  l'Expo- 

31 


_jg2  L'ART   MODERNE    A   L'EXPOSITION, 

sition  universelle  ceux  de  la  Chine,  qui  leur  sont  contigus.  Ici  les  ama- 
teurs de  tons  francs  peuvent  s'en  rassasier  à  cœur-joie.  Le  charivari  des 
rouges  écarlates,  des  bleus  aigus,  des  jaunes  serin,  des  verts  pomme  y 
fait  cligner  les  paupières  européennes  le  moins  du  monde  sensibles  au 
désaccord  des  couleurs.  Pour  accepter  un  tel  éréthisme  de  tons  faux,  les 
Chinois  doivent  être  doués  de  nerfs  optiques  plus  résistants  que  les  nôtres 
à  l'action  des  vibrations  lumineuses.  C'est  au  moins  ce  qu'il  nous  faudrait 
supposer  si  de  nombreux  témoignages  du  passé  ne  subsistaient  pour 
démontrer  que  l'ancienne  Chine  n'était  pas  atteinte  de  cette  paralysie  de 
l'organe  visuel,  que  ses  artistes  n'ont  pas  toujours  eu  cette  rétine  d'ai- 
rain. Dans  les  sections  japonaises,  au  contraire,  tout  est  doux  au  regard, 
apaisé,  de  couleur  calme  et  pourtant  joyeux.  Sans  doute,  en  vertu  d'un 
organisme  particulièrement  délicat,  d'aptitudes  spéciales,  d'habitudes  tra- 
ditionnelles, d'intuitions  et  d'instincts  qui  révèlent  spontanément  au  peintre 
les  effets  simultanés  des  couleurs,  il  est  rare  d'y  trouver  une  note  fausse 
ou  même  une  erreur  d'harmonie. 

Toutes  les  œuvres  exposées  sous  l'étendard  du  Soleil  levant  ne  sont 
pas  également  parfaites.  On  y  rencontre  des  lots  de  camelote,  des  porce- 
laines surtout  à  décor  rouge  et  or,  d'un  aspect  banal  et  d'une  forme 
commune,  qui  rappellent  les  formes  et  l'aspect  de  nos  porcelaines  bour- 
geoises de  la  rue  Paradis-Poissonnière.  A  tant  faire  que  d'imiter,  le  choix 
n'est  pas  heureux.  Ce  n'est  pas  le  seul  fait  que  nous  pourrions  citer  où  se 
révèle  quelque  tendance  à  l'imitation  des  fabriques  européennes.  De 
bons  esprits,  sincères  admirateurs  de  l'art  japonais  et  amis  de  ce  peuple 
charmant,  s'en  sont  émus;  on  a  crié  le  caveant  d'avertissement'.  Il  est 
incontestable  que  des  facultés  d'assimilation  si  rapide,  comme  le  sont  celles 
de  la  race  japonaise,  constitueraient  un  péril  pour  une  vertu  d'originalité 
qui  n'aurait  jamais  été  mise  à  l'épreuve.  Mais  nous  ne  devons  pas  oublier 
que  le  Japon  a  reçu  de  la  Chine  et  de  la  Corée  l'enseignement  de  l'art,  et 
qu'il  s'est  bien  aisément  dégagé  de  ce  que  l'influence  de  ses  maîtres  aurait 
pu  avoir  d'excessif.  Par  les  Hollandais  nos  propres  arts  lui  étaient  connus, 
et  certes  jusqu'à  ce  jour  il  n'avait  ni  abusé,  ni  même  usé  de  leurs  leçons. 
Je  ne  suis  donc  pas  très  inquiet.  Il  me  semble  que  ces  velléités  d'imitation 
ne  se  produisent  que  dans  les  régions  inférieures  de  l'industrie  japonaise 
et  trahissent  un  calcul  commercial  —  un  faux  calcul,  à  coup  sûr  —  plutôt 

I.  Voir  notamment  les  articles  pleiis  de  verve,  de  bon  sens  et  de  bon  goût  publiés  par 
M.  Paul  Dalloz  dans  h  Moniteur  universel  du  31  juillet  au  y  août,  sous  la  rubrique  Le  TOUR  DU 
MONDE  AU  Champ  de  .Mars  :  Au  Jjpon...  et.  chemin  fuis^im .  un  peu  partout. 


LE   JAPON   A    PARIS.  483 

qu'une  ambition  esthétique  nouvelle.  Je  ne  m'alarme  pas  davantage  de 
voir  les  jeunes  gens  de  Tokio  adopter  à  Paris  les  usages  parisiens.  Ne 
savons-nous  pas  que,  rentrés  chez  eux,  tous  les  étrangers,  tous  ces  Turcs, 
ces  Égyptiens,  ces  Persans,  ces  Chiliens,  qui  ont  vécu  pendant  des  années 
de  la  vie  du  boulevard  en  «  boulevardiers  »  consommés,  déposent  aussi- 
tôt, avec  la  poussière  du  chemin,  au  seuil  de  leur  patrie,  les  mœurs 
faciles  de  l'Occident  pour  rentrer  dans  les  mœurs  de  leur  race.  L'em- 
preinte du  sceau  originel  est  indélébile,  l'Orient  indestructible.  Chaque 
peuple  obéit  fatalement  aux  transmissions  de  sa  genèse,  aux  pulsations 
plus  ou  moins  rapides  du  sang  plus  ou  moins  chaud  dans  ses  veines,  à  la 


(Gravure  extraite  J'un  album  de  la  collection  de  M.  Burty.) 


conformation  de  ses  organes  construits  pour  la  force  ou  pour  l'adresse, 
aux  sensations  de  sa  substance  cérébrale  plus  sensible  à  telles  formes 
intellectuelles  qu'à  telles  autres,  aux  spéculations  les  plus  hautes  de  l'es- 
prit, aux  conceptions  de  l'art  idéaliste  ou,  comme  ici,  au  Japon,  aux  plus 
exquises  combinaisons  de  l'art  décoratif. 

Deux  exposants  japonais  occupent  chacun  dans  leurs  sections  un  rang 
exceptionnel  :  c'est  M.  Minoda  Chojiro  pour  le  travail  des  métaux,  et 
M.  Kousan  Miyagava  pour  la  céramique.  Il  n'est  pas  un  visiteur  qui  n'ait 
admiré  dans  les  vitrines  du  premier  la  grande  garniture  de  salon  en  façon 
de  paravent  à  quatre  feuilles  où,  sur  un  fond  de  laque  noire,  se  déta- 
chent quatre  compositions  d'un  style  merveilleux,  —  des  buissons  de 
fleurs,  de  longs  branchages,  des  roseaux  courbés.  Ces  tableaux  incom- 


^8^  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

parables  sont  exécutés  au  moyen  de  juxtapositions  et  incrustations  de 
nacre  et  de  métaux  précieux  :  le  bronze,  l'argent  et  l'or  diversement 
patines.  La  perfection  absolue  de  la  main-d'œuvre,  qui  n'abandonne  rien 
au  hasard  et  ne  souffre  aucune  négligence  s'appliquant  à  ces  matières 
somptueuses,  d'où  procèdent  des  effets  de  coloration  imprévus  et  magni- 
fiques, constitue  ici  l'élément  fondamental  du  chef-d'œuvre.  Les  compo- 
sitions, en  effet,  si  charmantes  qu'elles  soient  et  malgré  la  pureté  du 
dessin,  ne  nous  révèlent  rien  de  nouveau  sur  le  sentiment  esthétique  du 
Japon.  Il  n'est  pas  indifférent  desouligner  le  fait.  Je  ne  dirai  point  de  l'ar- 
tiste et  de  son  œuvre  que,  ne  pouvant  la  faire  belle,  il  l'a  faite  riche,  mais 
que  la  richesse  de  l'exécution  ajoute  une  saveur  de  rare  nou^■eauté,  un 
vif  rehaut  d'inconnu  à  une  forme  de  beauté  qui  nous  était  familière.  Les 
Barbedienne  et  les  Christofle  du  Japon  font  un  emploi  constant  et  très 
habile  de  ce  moyen  de  rajeunissement  pour  les  formes  plastiques  et  pit- 
toresques éprouvées.  Nous  le  recommandons  à  l'attentive  sollicitude  de 
nos  grands  industriels  et  à  l'insistance  des  artistes  qui  leur  abandonnent 
l'exécution  en  bronze  de  leurs  ouvrages.  11  est  tels  modèles,  et  en  grand 
nombre  dans  nos  expositions,  qui  laissent  le  public  des  amateurs  à  peu 
près  indifférent,  —  je  parle  de  la  sculpture,  —  alors  que  son  attention  et 
même  sa  passion  s'y  porteraient  si  la  richesse  des  métaux  et  le  souci  de 
la  perfection  dans  le  travail  de  fonte,  de  ciselure  et  de  patine  y  ajoutaient 
leur  beauté  propre  et  en  faisaient  des  morceaux  d'exception.  Les  premiers 
sacrifices  de  l'éditeur  devenant  ainsi  un  véritable  collaborateur  trouve- 
raient de  magnifiques  compensations  dans  la  gloire  fructueuse  qui  s'atta- 
cherait à  son  nom.  C'est  ce  qu'a- parfaitement  compris  M.  Minoda  Cho- 
jiro,  que  guidait  sans  doute  un  sincère  amour  des  belles  choses,  mais 
aussi  une  parfaite  entente  de  son  intérêt  commercial. 

Le  trait  est  curieux  à  noter,  en  effet  :  les  Japonais,  cette  race  si 
artiste,  ont  témoigné  ici  d'une  singulière  avidité  en  matière  de  pécune.  Il 
paraît,  d'après  les  récits  de  M.  Emile  Guimet,  que  dans  leurs  iles  ils  sont, 
ainsi  que  les  Européens  d'ailleurs,  effrontément  exploités  par  les  Chinois, 
qui  se  sont  habilement  imposés  comme  intermédiaires  de  toutes  les  opé- 
rations du  commerce  avec  les  étrangers.  A  Paris,  les  sujets  du  mikado 
n  ont  pas  eu  besoin  d'intermédiaires  et  ont  fait  leurs  affaires  eux-mêmes 
avec  une  spontanéité  remarquable,  exploitant  ouvertement,  non  sans 
quelque  verve  railleuse,  l'engouement  général  qui  s'est  attaché  à  leurs 
produits.^  Je  sais  tel  objet,  charmant  d'ailleurs,  dont  le  prix  indiqué  dans 
les  premiers  jours  de  l'Exposition  était  de  trois  cents  francs  et  qui  en 


LE    JAPON    A    PARIS.  485 

quelques  semaines  a  été  coté,  puis  vendu  douze  cents.  Personne  n'a 
reculé  devant  les  chiffres  les  plus  élevés,  répartis  comme  au  hasard  dans 
leur  exposition,  sans  qu'il  fût  possible  d'apprécier  en  bonne  logique  les 
écarts  arbitraires  que  nous  remarquons  entre  des  objets  semblables,  de 
rnême  composition,  de  même  dimension,  de  même  mérite.  On  peut  en 
conclure  que  les  Chinois  ne  seront  pas  indéfiniment  les  rois  de  l'argent  au 
Japon,  mais  que  leur  disparition  ne  profitera  guère  aux  intérêts  euro- 
péens. Pour  secondaire  qu'il  soit  au  point  de  vue  de  l'art,  c'est  un  fait 
économique  dont  il  est  ufile  de  garder  bonne  note. 

Au  même  rang  que  M.  Minoda  Chorijo,  qui  expose  dans  diverses 
autres  classes,  —  celles  des  laques  et  des  porcelaines  notamment,  —  mais 
dont  la  supériorité  se  manifeste  surtout  dans  le  travail  artistique  des 
métaux  précieux,  il  faut  nommer  M.  Kusan  Miyagava,  qui,  lui,  est  exclu- 
sivement céramiste.  Jamais  l'imagination  ne  s'est  ouvert  plus  libre  car- 
rière; jamais  le  caprice  des  formes  céramiques,  la  fantaisie  des  colorations 
décoratives,  l'ingéniosité,  l'abondance  des  combinaisons,  l'esprit  du  des- 
sin, n'ont  avec  une  telle  fécondité  d'invention,  ni  de  telles  audaces  pétri, 
modelé,  tourné,  retourné,  contourné,  détourné,  défoncé,  torturé  la  terre 
du  faïencier,  jeté  sur  terre  avec  plus  d'art  et  d'imprévu  de  grandes  cou- 
lées d'émaux  clairs  ou  simplement  d'étroites  taches  de  lumière  luisante 
sur  le  fond  sombre  et  mat  de  l'argile  brute.  Notre  mémoire  ne  perdra 
pas  le  souvenir  de  ces  extraordinaires  conceptions  dont  le  vase,  ce  vul- 
gaire ustensile,  cylindrique,  ovoïde  ou  sphérique,  n'est  que  le  prétexte  et 
l'occasion. 

Jamais  nous  n'oublierons  les  Décorateurs  d'idoles,  ces  pygmées 
sceptiques  qui,  le  rire  aux  dents,  ornent  avec  magnificence  les  colosses 
sacrés  ;  les  Nids  et  leurs  processions  d'oiseaux  costumés,  travaillant,  bâtis- 
sant leurs  architectures  au  fîanc  troué  des  chênes;  les  petites  Gabelles  dans 
la  neige  grelottant  une  patte  en  l'air  ou  cherchant  l'herbe  rare  sous  le 
givre  au  pied  des  tori  ou  portes  saintes  ;  les  Pêcheurs  de  coquillages  fouil- 
lant le  fond  des  eaux  entre  les  branches  courbées  et  formidables  d'ancres 
colossales  ;  les  Crabes  mordant  de  leurs  pinces  aiguës  les  roches  arrondies 
par  le  fîot  ;  les  Rats  rongeant  les  gibecières  pleines  d'aliments  ;  les  Bam- 
bous quadrillés  et  fleuris  d'éventails  ;  les  Bambous  craquelés  contenus 
dans  les  mailles  de  légers  filets;  les  Cataractes  versant  leurs  grandes 
nappes  d'eau  brisées  et  qui  rejaillissent  énormes,  emportant  dans  leurs 
volutes  échevelées  des  spirales  de  poissons  d'or  ;  les  Perdrix  trottant 
menu  par  les  nuits  printanières  sous  le  clair  regard  de  la  lune  en  son 


486  L'ART   MODERNE   A    L'EXPOSITION, 

plein  ;  les  Cigognes  au  vol  ouvert,  les  pattes  pendantes,  pointant  du  hec 
dans  Taube  laiteuse  des  grands  ciels.  Ces  mille  et  une  fantaisies,  toutes 
ces  poésies  de  la  nature  souriante,  enjouée  jusqu'en  ses  fureurs  —  qui 
ne  sont  ici  que  des  fureurs  feintes,  des  gaietés  violentes,  un  peu  brutales, 
comme  les  ébats  et  les  ruades  d'un  jeune  poulain  qui  s'amuse  en  liberté  ; 
—  tous  ces  capricieux  enchantements  que  le  spectacle  constamment 
admiré  des  phénomènes  extérieurs  peut  susciter  en  de  fertiles  imagi- 
nations; tout  cela,  même  en  cette  forme  secondaire  de  la  céramique,  accuse 
une  telle  intensité  du  sentiment  naturaliste  que,  grisé  à  la  longue  par 
cet  art  des  yeux,  l'esprit  se  surprend  à  éprouver  les  illusions  d'un  art 
supérieur. 

Dégageons-nous  de  cette  ivresse. 


VI 


Pas  plus  que  la  Chine  immobile  depuis  des  siècles  et  comme  para- 
lysée de  vieillesse,  —  pas  plus  que  la  Chine,  dont  il  est  le  fils  jeune,  élé- 
gant et  charmant,  le  Japon  n'a  connu  les  grandes  formes  de  l'art  qui  ont 
à  diverses  reprises  éclairé  la  civilisation  occidentale.  Son  intelligence  esthé- 
tique, si  raffinée,  si  complexe,  singulier  mélange  de  sarcasme  et  de  son- 
gerie, de  parodie  et  de  tendresse,  de  grotesque  et  d'idéalisme,  jamais  ne 
s'est  élevée  aux  divines  sérénités  de  la  statuaire  grecque,  jamais  n'a  conçu 
les  magnificences  d'expression  d'un  Raphaël,  les  suavités  d'un  Corrège,  les 
intimités  pénétrantes  d'un  Léonard,  la  puissance  sublime  d'un  Michel- 
Ange,  n'a  même  jamais  atteint  les  pompes  d'un  Véronèse,  le  faste  d'un 
Rubens,  la  profondeur  d'un  Rembrandt,  l'aérien  d'un  Velasquez.  L'art 
japonais,  ce  railleur,  se  joue  de  l'homme.  Il  ne  montre  de  déférence  que 
pour  la  nature.  Ne  pourrait-on  pas,  sans  paradoxe,  par  quelque  subtile 
analyse,  rattacher  à  cette  double  disposition  d'humeur  la  révélation  d'une 
sensibilité  poétique  très  délicate?  Pour  bien  des  âmes  il  se  dégage  des  ciels, 
des  eaux,  des  montagnes,  des  forêts,  de  ces  infinis  en  mouvement,  élo- 
quents quoique  muets,  et  si  mystérieux!  des  sensations  voisines,  des  sen- 
sations musicales,  un  peu  vagues  sans  doute,  non  arrêtées,  indécises,  mais 
qui  par  cela  même  leur  ouvrent  les  portes  d'or  des  longues  rêveries  et  les 
bercent  de  chères  et  flottantes  imaginations.  En  ces  âmes  la  mimique 
humaine,  dans  la  précision  de  ses  formules,  est  moins  suggestive.  Le  dur 
combat  de  la  vie  émousse  le  plus  souvent  cette  exquise  sensibilité.  Mais 


LE    JAPON   A    PARIS.  487 

pendant  trois  siècles  les  institutions  féodales  de  l'empire  du  Soleil  levant 
ménagèrent  une  telle  prospérité,  une  paix  si  profonde  dans  tout  le  pays, 
que  son  organisation  sociale  put  désintéresser  de  tout  souci  Télite  artiste 
de  la  nation.  M.  Masana  Maëda,  le  très  intelligent  commissaire  général 
du  Japon  à  TExposition  universelle,  nous  apprenait  récemment'  que  les 
artistes  alors  et  leur  descendance  même  étaient  comblés  de  bienfaits  par 
les  princes  gouverneurs  de  provinces  ou  daïmios.  On  les  appelait  souvent 
dans  la  capitale,  où  il  ne  leur  était  laissé  aucune  préoccupation  de  lucre. 
«  Entretenus  par  le  gouvernement  ou  par  les  daïmios,  qui  payaient  leurs 
dépenses  et  leur  faisaient  des  pensions,  les  artistes  ne  travaillaient  que 
pour  Tamour  de  leur  art  et  dans  Tunique  pensée  d'enfanter  des  chefs- 
d'œuvre.  » 

Le  régime  féodal  a  cessé  d'être  par  un  simple  acte  de  la  volonté  du 
mikado  ;  d'autre  part,  le  Japon  est  entré  en  contact  avec  notre  Europe  : 
quelles  seront  pour  l'art  et  pour  les  artistes  les  conséquences  de  ces  deux 
événements  mémorables  ?  On  doit  espérer  que  le  tout-puissant  souverain 
perpétuera  les  traditions  paternelles  qui  ont  si  puissamment  contribué  au 
développement  des  arts  dans  son  empire.  Nous  avons  quelques  raisons  de 
croire  aussi  que  la  connaissance  de  nos  grandes  Écoles  de  peinture  ne 
modifiera  pas  profondément  le  tempérament  esthétique  des  Japonais.  Ils 
pourront  se  familiariser  avec  nos  procédés  techniques  sans  abdiquer  leur 
idéal  personnel.  D'ailleurs  on  ne  leur  en  laisse  pas  le  temps.  Déjà,  dit-on, 
le  gouvernement  rappelle  les  missions  qu'il  subventionnait  à  grands  frais 
en  Occident,  il  continue  d'appeler  dans  le  pays  des  professeurs  de  toute 
sorte,  anglais,  américains  et  français  de  préférence.  Or  il  n'y  a  pas  là  une 
prise  de  possession  intellectuelle  assez  complète  pour  que  le  génie  de  la 
race  en  soit  troublé.  Ces  communications,  ces  échanges,  ce  contact  avec 
nous  suffiront;  cependant,  pour  imprimer  un  nouvel  élan,  une  plus 
rapide  impulsion  aux  forces  vives  d'un  peuple  actif,  énergique,  sage- 
ment gouverné,  bien  défendu,  respectueux  du  principe  d'autorité,  pro- 
fessant aussi  —  cela  se  tient  —  le  respect  des  ancêtres,  respectant  la 
Chine,  son  ennemie  aujourd'hui,  jadis  sa  mère,  aimant  le  maître  actuel 
sans  ingratitude  pour  son  passé  le  plus  proche,  peuple  heureux  qui  re- 
conquit l'âge  d'or,  après  avoir  traversé  l'âge  de  fer,  peuple  confiant  en 
l'avenir,  doux,  affable,  hospitalier,  apte  aux  exercices  du  corps,  habile 
au  maniement  des  armes,  prompt  à   s'assimiler  les  sciences,  en  toutes 

I.  Voir  la  Revue  scientifique  au  10  août  1878. 


488  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

choses  épris  de  perfection,  lettré,  et,  ce  qui  nous  touche  ici  par-dessus 
tout,  artiste  jusqu'à  Tongle,  au  génie  ailé,  fait  de  johs  caprices,  réaUste 
aussi,  mais  non  trivial,  et,  dans  ses  expansions  décoratives,  grand  créa- 
teur de  petits  chefs-d'œuvre. 

Que  de  Français,  en  ce  siècle  si  fier  de  son  état  social  et  de  sa  civili- 
sation, se  fussent  accommodés  de  la  vie  comme  l'avaient  comprise  et  orga- 
nisée ces  barbares  de  l'extrême  Orient!  Combien,  s'il  avait  été  connu, 
eussent  envié  les  actifs  loisirs  de  ce  Paradis  terrestre  de  l'intelligence  ! 


ERNEST    CHESNEAU 


LES    LIVRES    D'ART    AU    CHAMP    DE    MARS 


ES  diverses  branches  de  l'art  offrent  un  tel  attrait  et 
sont  empreintes  d'un  tel  charnie,  que  toujours  il  s'est 
trouvé  des  groupes  dhommes  érudits  et  distingués, 
dont  la  plus  chère  occupation  a  été  de  les  étudier  et 
d'en  discuter  les  bases,  les  origines  et  les  développe- 
ments. Dans  le  monde  ancien,  ces  préoccupations  géné- 
reuses apparaissent  à  chaque  pas,  et  l'imprimerie  ne 
comptait  pas  un  siècle  d'existence  que  déjà  en  Italie, 
en  Allemagne  et  en  France,  deux  architectes  éminents,  un  peintre  de 
mérite  et  un  dessinateur  de  génie,  Palladio,  Vasari,  Diirer  et  Androuet  du 
Cerceau,  pour  ne  citer  que  ceux-là,  avaient  doté  la  société  de  précieux 
livres  d'art  qui,  chacun  dans  leur  spécialité,  font  encore  autorité  parmi 
nous  et  seront  toujours  consultés  avec  fruit. 

Depuis  lors,  Sandrart,  Karel  van  Mander,  le  notaire  de  Bie,  Mariette, 
Houbraken,  Algarotti,  Diderot,  Winckelman,  Raphaël  Mengs,  Descamps 
et  vingt  autres,  par  des  ouvrages  de  valeur  diverse  et  d'importance  iné- 
gale, attestent  que  le  goût  de  ces  recherches  fécondes  et  de  ces  utiles 
discussions  n'a  jamais  langui  dans  l'Europe  occidentale.  Toutefois,  malgré 


490  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

ces  publications  nombreuses,  on  peut  dire  avec  raison  que  c'est  seule- 
ment en  notre  siècle,  et  je  dirai  presque  de  nos  jours,  que  le  livre  d'art 
est  parvenu  à  constituer  un  des  rameaux  importants  du  commerce  de  la 
librairie. 

Cette  spécialité  a  même  pris,  depuis  cinquante  années,  de  telles  pro- 
portions que  non  seulement  il  s'est  créé  des  recueils  périodiques  et  spé- 
ciaux, traitant  exclusivement  de  questions  d'art,  mais  encore  qu'il  s'est 
fondé  des  librairies  considérables,  n'ayant  pas  d'autre  objet  que  d'éditer, 
avec  tout  le  luxe  qu'ils  comportent,  des  ouvrages  exclusivement  réservés 
à  l'instruction  des  amateurs  aussi  bien  que  des  artistes  dans  tous  les 
genres. 

Nous  ne  parlerons  point  ici  des  journaux  d'art  ni  des  revues  pério- 
diques. La  place  serait  mal  choisie  pour  en  faire  l'éloge  et  pour  nous 
étendre  sur  les  services  qu'ils  peuvent  rendre.  Le  jury  international,  en 
honorant  d'une  médaille  d'argent  la  Galette  des  beaux-arts,  le  plus 
ancien  d'entre  eux,  a  montré  quel  cas  il  faisait  de  ce  genre  de  publica- 
tion. Nous  nous  occuperons  uniquement  des  livres  d'art  et  des  librairies 
qui  leur  donnent  le  jour,  regrettant  que  le  cadre  étroit  dans  lequel  nous 
devons  novis  mouvoir  ne  nous  permette  pas  d'aller  au  delà  d'une  sèche 
nomenclature;  mais  rappelant  que,  lors  de  leur  apparition  respective,  il  a 
été  déjà  longuement  parlé  dans  la  Galette  de  la  plupart  des  ouvrages  que 
nous  allons  revoir  à  l'Exposition. 

Toutefois,  avant  de  nous  engager  dans  les  travées  du  Champ  de  Mars, 
nous  demanderons  la  permission  de  donner  un  souvenir  à  une  librairie 
d'art,  la  maison  Renouard,  que  nous  regrettons  de  n'avoir  pas  rencon- 
trée à  l'Exposition.  Depuis  nombre  d'années,  elle  occupe  dans  le  domaine 
des  arts  une  place  importante,  légitimée  par  des  œuvres  de  premier 
ordre;  et  si  l'on  peut  reprocher  à  M.  Loones,  le  directeur  actuel,  d'avoir 
cherché,  dans  ces  dernières  années,  un  peu  trop  au  delà  de  notre  fron- 
tière de  l'Est  ce  qu'il  aurait  pu  si  bien  trouver  chez  nous,  il  ne  nous  est 
pas  permis  d'oublier  les  ouvrages  de  longue  haleine  et  les  remarquables 
travaux  qui  sont  l'honneur  de  sa  maison. 

Parmi  les  éditeurs  qui,  en  Europe,  se  sont  voués  exclusivement  au 
culte  de  l'art,  ALM.  Morel  et  C"  tiennent  assurément  le  premier  rang. 
Nous  pouvons  le  constater  avec  fierté,  jamais  en  aucun  temps,  jamais  en 
aucun  pays,  il  ne  s'est  rencontré  un  éditeur  dont  les  livres  spéciaux 
fussent  comparables,  tant  par  le  nombre  que  par  la  richesse  de  l'édition, 
à  ceux  de  cette  importante  et  féconde  maison.  Un  simple   coup  d'œil 


LES   LIVRES   D'ART   AU    CHAMP   DE    MARS.  491 

jeté  sur  son  catalogue  suffit  à  nous  prouver  qu'il  n  est  aucun  sujet  artis- 
tique qu'elle  n'ait  abordé,  et  tous  ont  été  chez  elle  traités  avec  la  compé- 
tence et  le  luxe  désirables. 

C'est  par  les  publications  spécialement  réservées  aux  architectes  que 
M.  Morel,  le  fondateur  de  la  maison,  débuta  dans  la  librairie  d'art.  Le 


-- .WW 


SE      ANTiaOE      EN       MARBRE      BLANC     (mUSëE      DU      LOUVRE). 

(Desbia  tiré  de  «l'Art  pour  tous  ».  ) 


succès  qui  accueillit  ses  ouvrages  l'engagea  à  en  étendre  le  cercle.  Bientôt 
l'archéologie,  les  beaux-arts,  les  arts  industriels,  furent  à  leur  tour  repré- 
sentés sur  ses  rayons.  Et  aujourd'hui,  à  côté  de  livres  techniques  d'une 
valeur  inappréciable,  il  nous  offre  un  nombre  considérable  d'œuvres 
où  les  diverses  branches  de  l'art  et  où  l'architecture  elle-même  sont 
traitées  à  un   point  de  vue  archéologique   assez   pittoresque   pour  que 


492  L'ART    MODERNE   A    L'EXPOSITION 

la  lecture  et  l'étude  en  deviennent  séduisantes,  même  pour  les  gens  du 

monde. 

Tels  sont  les  Palais,  châteaux,  hôtels  et  maisons  de  France,  V Archi- 
tecture romane  dans  le  midi  de  la  France;  tels  sont  surtout  les  deux  pré- 
cieux ouvrages  de  M.  Viollet-Ie-Leduc,  son  Dictionnaire  d'architecture  et 
son  Dictionnaire  du  mobilier  français,  livres  devenus  en  quelques  années 
absolument  classiques. 

Le  grand  mérite  de  ces  ouvrages,  et  je  crois  important  de  le  rappeler 
parce  qu'il  caractérise  une  évolution  qui  est  propre  à  notre  époque,  c'est 
que,  tout  en  revêtant  une  forme  littéraire  et  une  allure  pittoresque  qui  les 
mettent  à  la  portée  d'un  large  public  d'amateurs,  leur  rigoureuse  exacti- 
tude, la  science  profonde  qui  les  a  dictés,  la  conscience  et  le  soin  qui  ont 
présidé  à  leur  illustration  leur  conservent  une  valeur  documentaire  qui 
les  rend  précieux,  même  pour  les  gens  du  métier. 

Mais  c'est  surtout  dans  ses  publications  relatives  aux  arts  industriels 
que  la  maison  Morel  et  C'*"  déploie  une  magnificence  exceptionnelle.  Là, 
elle  ne  se  contente  plus  de  gravures  au  trait,  fines,  précises  il  est  vrai,  et 
d'une  netteté  admirable,  mais  toujours  un  peu  sèches.  Elle  appelle  à  son 
secours  la  polychromie  indispensable  dans  la  reproduction  de  ces  objets 
artistiques,  où  la  puissance  décorative  dépend  souvent  de  Tharmonie  des 
couleurs  et  de  la  valeur  des  tons  mis  en  contact. 

A  ce  titre,  VHistoire  des  arts  industriels  de  M.  Labarte,  V Architec- 
ture et  la  décoration  turques,  VHistoire  de  Fart  de  la  verrerie  dans  l'an- 
tiquité, ÏArt  russe,  la  Collection  Basile jpski  de  notre  ami  et  collabora- 
teur A.  Darcel;  et,  dans  une  donnée  plus  modeste,  l'Art  pour  tous,  sorte 
d'Encyclopédie  de  tout  ce  qui  est  plastique  et  beau,  sont  des  monuments 
justement  populaires,  précieux  à  tous  les  égards,  qui  font  honneur  à  la 
librairie  contemporaine  et  justifient  amplement  Téminente  récompense 
qui  vient  d'être  décernée  à  M.  Desfossez,  le  sympathique  directeur  de  la 
maison  Morel. 

Marchant  sur  les  traces  de  cette  importante  librairie,  mais  ne  la  sui- 
vant encore  que  de  loin,  la  maison  Ducher  et  C"  s'est  fait  également  une 
spécialité  des  livres  d'art.  C'est  aussi  par  l'architecture  qu'elle  a  débuté, 
et  la  série  constituant  la  Bibliothèque  de  l'architecte,  volumes  dont  elle 
est  redevable  à  la  plume  autorisée  de  M.  César  Daly,  se  trouve  entre  les 
mains  de  tous  nos  maîtres  en  l'art  de  bâtir.  Les  Châteaux  historiques,  — 
Pierrefonds,  Chambord,  Fontainebleau,  —  recueil  précieux  de  vastes 
photographies,  le  Château  d'Anet,  album  de  gravures  au  trait,  où  tous 


LES   LIVRES    DWRT   AU    CHAMP   DE    MARS.  493 

les  détails  du  chef-d'œuvre  de  Philibert  de  Lorme  sont  relevés  avec  un 
soin  exquis  par  M.  Pfnor,  le  Noiipel  Opéra,  etc.,  constituent  également 
une  réunion  d'ouvrases  de  haut  intérêt. 


DE     SUGER      (Xll'     SIÈCIF.  ),      MUSÉE     DU      LOOVRE. 

(Dessin  extrait  de  a  l'Art  pour  tous  ».) 


Sortant  de  cette  spécialité  première,  M.  Ducher  a,  lui  aussi,  sacrifié 
dans  ces  derniers  temps  aux  arts  industriels,  et  son  Mobilier  de  la  Cou- 
ronne, succession  intéressante  de  planches  au  burin,  inventaire  précieux 
de  richesses  éminemment  nationales,  mais  souvent  inaccessibles,  est  un  de 


^,,^  L'ART  MODERNE  A  L'EXPOSITION. 

ces  livres  dont  la  place  est  marquée  dans  la  bibliothèque  de  tout  homme 

de  goût. 

Parmi  les  libraires  qui  semblent  vouloir,  dans  leur  production,  attri- 
buer aux  beaux-arts  une  place  de  plus  en  plus  considérable,  il  nous  faut 
citer  encore  M.  Baudry,  dont  le  point  de  départ  a  été  légèrement  différent. 
Tout  d'abord  M.  Baudry  s'est  appliqué  à  venir  en  aide  aux  ingénieurs. 
Puis,  ensuite,  il  s'est  adonné  à  l'architecture.  VArt  architectural  en 
France^  œuvre  très  remarquable  due  à  la  féconde  collaboration  de 
MM.  A.  Darcel  et  E.  Roger,  V Architecture  civile  et  religieuse  du  comte 
de  Vogué  et  maints  autres  ouvrages  importants  décèlent  cette  évolution. 
Enfin  voici  la  belle  publication  de  M.  Guichard,  les  Tapisseries  décora- 
tives du  garde-meuble,  qui  nous  révèlent  une  seconde  transformation  et 
montrent  que  M.  Baudry  se  laisse,  à  son  tour,  gagner  par  l'intérêt  tou- 
jours croissant  que  prennent  chez  nous  les  arts  industriels. 

Telle  n'a  pas  été  la  marche  adoptée  par  M.  Lièvre.  Du  premier  coup 
cet  habile  artiste  a  deviné  toutes  les  séductions  dont  les  objets  d'art 
étaient  capables,  et  dès  la  première  heure,  il  leur  a  consacré  et  son  temps 
et  ses  soins.  A  bien  prendre,  M.  Edouard  Lièvre  n'est  pas  un  éditeur 
dans  la  signification  moderne  et  commerciale  de  ce  mot,  il  l'est  plutôt 
à  la  façon  ancienne.  Malgré  cela,  il  ne  nous  est  pas  permis  de  l'oublier 
ici,  car  ses  belles  publications  sur  les  Arts  décoratifs,  la  Collection 
Sauvageot,  les  Collections  célèbres,  ont  rendu  aux  artistes  et  au  grand 
public  d'inappréciables  services.  Sous  sa  direction  artistique,  la  pointe 
des  Jacquemart,  des  Braquemont,  des  Courtry,  des  Greux  et  des  Lher- 
mitte  a  vulgarisé  d'admirables  chefs-d'œuvre.  Ajoutons  que  l'exposition 
de  M.  Lièvre  est  sobre,  élégante,  et  tient  une  place  heureuse  dans  la 
classe  IX. 

Cette  importance  inattendue,  prise  depuis  quelques  années  par  les 
arts  industriels,  n'a  pas  été  sans  toucher  également  un  certain  nombre  de 
librairies  de  tout  premier  ordre,  qui,  dans  le  principe,  semblaient  devoir 
se  tenir  à  l'écart  de  ce  mouvement. 

Les  Didot,  les  Hachette,  les  Pion,  en  mettant  à  la  portée  de  ces  pro- 
ductions d'un  nouvel  ordre  les  puissants  moyens  dont  ils  disposent  et  le 
public  considérable  auprès  duquel  ils  ont  accès,  ont  rendu  au  livre  d'art 
un  double  service;  car,  en  même  temps  qu'ils  faisaient  pénétrer  l'étude 
des  matières  artistiques  dans  des  classes  de  lecteurs  qui  jusque-là  leur 
avaient  été  fermées,  par  l'abondance  même  de  ces  lecteurs  nouveaux  ils 
arrivaient  à  produire  leurs  livres  d'art  dans  des  conditions  inattendues  de 


LES    LIVRES  D'ART   AU    CHAMP   DE    MARS.  495 

bon  marché,  tout  en  leur  conservant   une   magnificence  exceptionnelle. 
La  maison  Didot  est  certainement  celle  qui  dans  ce  genre  a  réalisé 


CHANDEIIER      EN      COIVRE      REPOUSSÉ,      CISEtÉ     ET     DORÉ      (\RT      ITALIEN      DU      X.\'     SIÊCI 

(Dessin  Je  M.  J.  Jacquemart,  extrait  Je  n  l'Histoire  du  Mobilier  ».) 


les  plus  surprenants  tours  de  force.  Ses  grandes  traditions,  sa  puissance 
d'action,  son  autorité,  son  goût,  elle  a  tout  apporté  à  la  réalisation  du 


496  L'ART  MODERNE   A    L'EXPOSITION, 

problème  qu'elle  s'était  proposé  de  résoudre;  et  de  là  sont  nés  ces  livres 
sur  le  Moyen  Age  et  la  Renaissance  et  sur  le  xvni"  siècle,  fourmillant 
d'enseignements  précieux  et  dans  lesquels  la  magnificence  de  l'exécution 
se  complète  par  un  prix  d'une  modestie  extrême. 

Dans  un  ordre  plus  spécial,  et  s'adressant  à  un  public  moins  super- 
ficiel et  par  conséquent  puis  restreint,  cette  même  librairie  a  mis  au  jour, 
dans  ces  dernières  années,  des  livres  d'art  d'une  irréprochable  exécution 
et  d'un  haut  mérite.  U Ornement  polychrome  de  M.  Racinet  est  de  ce 
nombre.  En  cent  planches  imprimées  en  couleur,  or  et  argent,  ce  bel 
ouvrage  passe  en  revue  les  richesses  de  l'art  européen  et  asiatique  à  tous 
ses  âges,  et  constitue  la  source  de  renseignements  la  plus  complète  peut- 
être  où  puissent  aujourd'hui  s'alimenter  certains  de  nos  arts  industriels. 
Le  Costume  historique  du  même  auteur,  avec  ses  cinq  cents  planches  inté- 
ressantes, est  un  livre  également  magnifique,  mais  moins  précieux,  selon 
nous,  à  cause  de  son  caractère  trop  interprétatif.  Notre  époque,  en  effet, 
et  ce  sera  là  un  de  ses  caractères  typiques,  n'a  plus  besoin  qu'on  lui  mâche 
la  besogne.  Elle  exige  des  documents  exacts,  parce  qu'elle  est  en  état  de 
les  comprendre,  et  il  n'est  plus  nécessaire  qu'un  intermédiaire  se  charge 
de  les  traduire  pour  les  mettre  à  sa  portée. 

Le  public  de  choix  auquel  ces  livres  s'adressent  n'admet  plus  guère 
l'interprétation  que  pour  les  œuvres  d'un  caractère  si  élevé  que  toute 
pensée  de  reproduction  fac-similaire  doive  être  abandonnée.  C'est  ce  qui 
nous  fait  également  ne  louer  qu'à  demi  la  reproduction  chromolithogra- 
phique des  grands  peintres  italiens,  à  laquelle  AL  Didot  a  cependant  donné 
des  soins  extrêmes.  A  quelque  perfection  qu'on  l'ait  poussée,  la  chromo- 
lithographie n'est  pas  encore  de  taille  à  se  mesurer  avec  les  chefs-d'œuvre 
de  Raphaël,  du  Pérugin  et  de  Léonard  de  Vinci. 

Les  livres  d'art  récemment  édités  par  la  maison  Hachette  et  C'%  tout 
en  demeurant  précieux  par  le  fond  et  charmants  par  les  croquis  dont  ils 
sont  émaillés,  n'affectent  pas,  à  beaucoup  près,  l'opulence  et  la  richesse 
des  éditions  de  MM.  Didot.  L'Histoire  de  la  céramique  et  l'Histoire  du 
mobilier,  illustrées  avec  une  abondance  et  un  goût  irréprochables  par 
M.  Jules  Jacquemart,  sont  connues  de  tous  nos  lecteurs.  Ce  sont  là  des 
livres  excellents  qui,  s'ils  ne  présentent  pas  ce  caractère  brillant  qu'af- 
fectent certains  autres  ouvrages,  sont  du  moins  éminemment  remarquables 
par  leur  surprenante  unité.  11  est  impossible,  en  effet,  de  voir  un  texte  se 
mieux  compléter  par  l'illustration  qui  l'explique,  et  une  pointe  plus  déli- 
cate et  plus  vibrante  se  jouer  aussi  facilement  de  toutes  les  difficultés. 


LES    LIVRES    DART    AU    CHAMP    DE    MARS. 


497 


Certes,  pour  ses  débuts  dans  un  genre  nouveau  pour  elle,  la  maison 
Hachette  ne  pouvait  faire  un  choix  meilleur,  et  nous  souhaitons  qu'elle 
persévère  dans  cette  voie  difficile  si  heureusement  abordée. 

Ce  souhait  peut  s'adresser  également  à  MM.  E.  Pion  et  C'%  qui,  eux 


3U5TE      d'homme      En      TERRE     CUITE     (aRI     1  t  .\  L  I  E  N      DU     X  v"    SIÈCLE 
APP.^RTENANT     A     .M.      C  H.      DAV1H.1ER. 

(Dessin  de  M.  J.  Jacquemart,  extrait  de  «  l'Histoire  du  Mobilier  ».) 


aussi,  paraissent  vouloir  accorder  aux  livres  d'art  une  place  de  plus  en 
plus  large  dans  leurs  publications.  Trois  livres  parus  depuis  deux  ans, 
les  Amateurs  d'autrefois,  ÏHistoire  de  la  faïence  de  Delft  et  le  David 
d'Angers  semblent  du  moins  l'indiquer.  On  comprendra  que  je  glisse 
rapidement  sur  ces  productions  et  que  je  ne  cherche  point  à  en  exalter 
les  mérites.  L'une  d'elles  cependant  exige  qu'on  s'y  arrête,  non  à  cause 


4f,8  L'ART    MODERNE   A    L'EXPOSITION. 

des  qualités  du  texte,  dont  je  n'ai  que  dire,  mais  à  cause  de  la  nature  de 
riUustration.  Comme,  dans  les  deux  livres  de  M.  Hachette,  le  genre  de 
gravure  qu'on  appelle  le  procédé,  et  qui  consiste,  comme  chacun  sait,  à 
transporter  sur  zinc  Tépreuve  photographique  d'un  dessin  et  à  en  opérer 
ensuite  chimiquement  la  gravure,  y  est  employé  avec  un  succès  décisif. 
Dans  le  premier  cas,  les  croquis  ravissants  de  M.  J.  Jacquemart,  dans 
l'autre,  les  dessins  très  remarquables  de  M.  Goutzwiller  ont  été  traduits 
avec  une  telle  exactitude  et  une  telle  finesse,  que  les  moyens  de  gravure 
les  plus  coûteux  ne  sauraient  donner  de  meilleurs  résultats. 

C'est  à  M.  Gillot  et  à  M.  Dujardin  que  MM.  Pion  et  Hachette  sont 
redevables  de  ces  belles  illustrations,  obtenues  par  des  procédés  avec  les- 
quels la  Gaiette  a,  du  reste,  depuis  longtemps  familiarisé  ses  lecteurs. 
Il  est  au  Champ  de  Mars  peu  de  vitrines  qui  soient  plus  intéressantes  que 
celles  de  ces  deux  artistes.  On  y  voit  comment  chaque  conquête  scienti- 
fique trouve  son  application  dans  le  domaine  des  arts.  L'héliogravure  est 
arrivée  en  leurs  mains  à  une  perfection  telle,  qu'il  semble  que  pour  elle 
le  mot  impossible  n'ait  doréna\'ant  plus  de  signification. 

Dans  un  autre  ordre  voisin  de  celui-là,  l'exposition  de  M.  Danel  pré- 
sente, elle  aussi,  un  sérieux  intérêt.  Nous  y  découvrons  par  quelle  suite 
d'impressions  typographiques  l'habile  imprimeur  de  Lille  est  arrivé  à 
produire  ces  planches  typochromiques  du  Voyage  dans  mon  grenier,  qui 
ont  si  vivement  séduit  les  amateurs,  les  bibliophiles  et  qui  même  ont 
surpris  les  gens  du  métier. 

AL  Danel,  et  nous  devons  l'en  remercier,  ne  s'est  pas  borné  à  nous 
montrer  la  série  d'épreuves  successives  par  lesquelles  doit  passer  chaque 
planche  avant  d'arriver  k -sa  finition .  11  a,  en  outre,  placé  en  regard  la 
série  des  clichés  galvaniques  qui  lui  servent  à  obtenir  ces  épreuves,  et 
la  comparaison  qui  en  résuhe  forcément  est  assurément  des  plus  instruc- 
tives. 

Puisque  je  viens  de  nommer  un  typographe,  il  m'est  difficile  de  ne 
pas  consacrer  quelques  lignes  à  deux  imprimeurs  parisiens  qui  me  sem- 
blent avoir  droit  à  t(jutes  nos  louanges  pour  les  surprenants  progrès  qu'ils 
ont  fait  réaliser  dans  ces  derniers  temps  à  la  typographie. 

Je  veux  parler  de  }\\.  Jouaust  et  de  M.  Quantin,  le  digne  successeur 
de  M.  Claye. 

Aussi  bien,  du  reste,  M.  Quantin  mérite-t-il  doublement  que  nous 
nous  occupions  de  lui,  car  il  parait  ne  plus  vouloir  se  contenter  d'être 
imprimeur  de  talent  et  de  goût,  mais  depuis  quelque  temps  il  se  constitue 


LES    LIVRES    DART    AU    CHAMP    DE    MARS. 


499 


éditeur  de  livres  d'art.  Ses  élégantes  plaquettes,  parmi  lesquelles  je  m'en 
voudrais  de  ne  pas  citer  les  Azotes  sur  les  cuirs  de  Cor  doue,  de  M.  le 


BOUTEILLE      EN      EMAIL     PEINT      (\\  l'^     SIÈCLE),      DU     MUSEE     DO     LOUVRE. 

(Dessin  de  M.  ].  Jacquemart,  extrait  Je   «  l'Histoire  du  Mobilier  n.) 


baron  Davillier,  et,  dans  une  forme  plus  étendue,  VInventaire  de  la 
duchesse  de  Valentinois  et  les  Causeries  de  M.  Bonnaffé,  sont  déjà  dans 
toutes   les    mains.    Toutefois    ces    publications    intéressantes   ne    sont, 


5oo  L'ART  MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

paraît-il,  qu'un  prélude,  et  bientôt  un  merveilleux  Holbeiu,  signé  par 
M.  Paul  Mantz,  donnera  la  mesure  du  goût  et  de  la  magnificence  de 
M.  Quantin. 

M.  Jouaust,  lui,  ne  s'est  encore  adonné  qu'accidentellement  à  cette 
féconde  spécialité,  mais  elle  est  si  bien  dans  ses  cordes  et  dans  ses 
moyens,  qu'il  faut  souhaiter  qu'il  lui  consacre  une  partie  de  ses  forces  et 
de  son  temps.  Nul  n'est  plus  apte  que  lui  à  éditer  un  livre  d'art,  car,  l'un 
des  premiers  en  notre  temps,  il  a  su  faire  du  livre  un  objet  d'art. 

Tout  en  ses  ouvrages,  en  eftet,  est  charmant  et  bien  équilibré.  Le  pa- 
pier et  le  format  sont  appropriés  au  sujet,  l'impression  est  irréprochable, 
le  caractère,  qu'on  dit  elzévirien  et  qui  est  bien  moderne,  bien  nouveau, 
est  une  trouvaille  appartenant  à  notre  pays  et  à  notre  temps.  Enfin  il  n'est 
pas  jusqu'aux  fleurons,  à  la  lettre  ornée  et  au  cul-de-lampe  qui  ne  soient 
devenus  en  ses  mains  des  ornements  véritables,  complétant  agréable- 
ment le  texte. 

Après  cette  énumération  déjà  longue,  il  me  faudrait  encore  mention- 
ner les  belles  publications  de  la  maison  Goupil,  cette  maison  unique  au 
monde;  il  me  faudrait  parler  des  livres  à  images  de  M.  Rothschild,  des 
étonnantes  reproductions  chromophotographiques  de  M.  Dalloz;  dire  un 
mot  des  miniatures  lithographiques  dont  M.  Curmer  émaille  ses  pieuses 
publications,  et  consacrer  une  mention  aux  catalogues  et  aux  réimpres- 
sions de  M.  Rapilly,  qui,  par  certaines  de  ses  publications,  VArt  au 
xvni"  siècle  de  M.  de  Concourt,  par  exemple,  aussi  bien  que  ses  Recueils 
d'estampes  anciennes,  se  rattache  à  notre  spécialité.  Mais  le  temps  nous 
presse,  et  il  nous  faut  encore  visiter  les  sections  étrangères. 

11  est  vrai  qu'à  côté  de  cette  librairie  française  d'art,  si  vivante,  si 
énergique,  si  entreprenante,  si  heureuse  dans  ses  choix,  si  abondante 
dans  ses  productions,  si  prodigue  et  si  variée  dans  ses  illustrations,  si 
pleine  de  goût  en  un  mot,  la  librairie  d'art  étrangère  fait  à  l'exposition 
une  assez  triste  figure. 

Quelques  livres  français,  riches  en  images,  translatés  en  anglais,  ne 
sont  point  un  bagage  qui  soit  suffisant  pour  nous  arrêter  en  Angleterre. 
On  y  pourrait,  il  est  vrai,  ajouter  les  admirables  gravures  du  Graphie, 
mais  le  Graphie  est,  comme  V Art-Journal  et  le  Portfolio,  un  périodique 
illustré.  Etant  données  nos  prémisses,  il  échappe  donc  à  notre  appré- 
ciation. 

L'Allemagne  se  dérobe  volontairement  à  notre  étude,  et  son  abstention 
ne  nous  permet  pas  même  de  dire  ce  que  nous  savons  des  livres  d'art 


FRONTISPICE      DESSINÉ      PAR      M.     J.      lACQ^UEMART. 

Pour  les  «  Causeries  sur  l'Art  et  la  Curiosité  »,  de  M.   E.  Bonnaffé,  éditées  par  M.  A.  Quantin. 


5o2  LART    MODERNE    A    L'EXPOSITION, 

édités  depuis  dix  ans  à  Leipzig  et  à  Berlin.  En  dehors  de  ces  pays,  il  nous 
reste  l'Autriche  et  la  Hollande.  Cette  dernière  nation  possède  des  éditeurs 
de  goût,  remplis  de  bon  vouloir,  mais  auxquels  les  moyens  d'action  font 
défaut.  Leur  langue  est  rebelle  aux  discussions  artistiques,  et  leur  public 
national  n'est  pas  assez  étendu.  Il  leur  faut  donc  nous  emprunter  la  langue 
française,  et  c'est  pour  leurs  typographes  une  première  difficulté.  Quant 
à  l'illustration,  ils  ne  sont  guère  mieux  partagés,  et  là  encore  nous  les 
voyons  avoir  recours  à  des  artistes  du  dehors. 

Depuis  dix  ans,  M.  D.  A.  Thieme  et  M.  Martinus  Nihoff  de  la  Haye, 
ainsi  que  M.  Sythoff,  de  Leyde,  ont  produit,  malgré  ces  obstacles,  des 
ouvrages  d'un  mérite  réel.  Un  seul  d'entre  ces  trois  éditeurs  est  repré- 
senté au  Champ  de  Mars  par  des  livres  d'art  :  c'est  M.  Sythofï,  de  Leyde. 

11  nous  a  envoyé  son  Frans  Hais,  publication  in-folio  qui  mérite  tous 
nos  éloges.  Le  texte  est  signé  par  M.  Vosmaer;  les  eaux-fortes  portent 
la  signature  de  M.  W.  Unger,  deux  noms  qui  sont  bien  connus  de  nos 
lecteurs. 

M.  Unger,  ou  plutôt  le  professeur  Unger,  comme  on  dit  prétentieu- 
sement en  Allemagne,  ne  travaille  pas  exclusivement  pour  la  Hollande. 
Nous  le  retrouvons  dans  son  pays,  à  Vienne,  prêtant  son  concours  à 
M.  H.  O.  Miethke.  Cet  éditeur,  qui  a  envoyé  au  Champ  de  Mars  un 
exemplaire  de  sa  Kaiser l.  konigl.  gemàlde-galevie,  est,  avec  M.  Cari 
Geroldsohn,  le  seul  libraire  autrichien  qui  ait  exposé  des  livres  d'art.  Les 
Archaeologische  iintersiichungen  auf  Samothrake  et  les  Geschite  der  kais. 
kon.  Akademie  der  bildenden  kiinste  de  ce  dernier  éditeur  sont  certes  des 
ouvrages  très  recommandables,  mais  il  est  fâcheux  que  la  librairie  d'art 
étrangère  ne  soit  pas  représentée  par  des  spécimens  plus  magnifiques  et 
plus  nombreux. 

Comme  on  en  peut  juger  par  ce  trop  rapide  aperçu,  la  France  tient  la 
tête  dans  la  spécialité  qui  nous  occupe.  Elle  est  même  de  beaucoup  en 
avant  dans  ce  concours  international,  et  ses  qualités  reconnues  de  goût, 
l'avantage  de  sa  langue  adoptée  par  toute  l'Europe  artistique,  le  groupe 
compact  d'artistes  et  d'exécutants  de  talent  qui  apportent  leur  concours  à 
ce  genre  de  publications,  semblent  devoir  lui  maintenir  longtemps  encore 
une  écrasante  supériorité. 

Il  s'en  faut  de  beaucoup  cependant  que  cette  grande  et  précieuse 
industrie  des  livres  d'art  ait,  même  chez  nous,  dit  son  dernier  mot. 

Des  industriels  éminents,  nous  en  avons  eu  la  preuve,  mettent  en  ce 
moment  même  à  sa  disposition  des  procédés  nouveaux,  dont  l'indiscutable 


LES    LIVRES    D'ART   AU    CHAMP    DE    MARS.  5o3 

supériorité  enfantera  sous  peu  de  véritables  prodiges.  Des  libraires  puis- 
sants, jusque-là  retenus  par  d'autres  soins,  lui  ouvrent  des  lois  nouvelles 
et  s'eflbrcent  de  lui  créer  un  public  considérable.  Jamais,  semble-t-il, 
aucune  industrie  prospère  ne  s'est  trouvée  dans  une  plus  merveilleuse 
situation.  Tout  concourt  donc  à  lui  présager  des  destinées  superbes, 
justifiées  par  une  succession  d'œuvres  irréprochables  qui  marqueront 
leur  place  dans  l'histoire  de  Tart  universel. 


HENRY    HAVARD. 


IRMURE      DU     X\ 


SIECLE,      AU      MUSEE     I 

(Dessin  extrait  de  n  l'Art  pour  tous  ».) 


TABLE    DES   GRAVURES 


GRAVURES   HORS   TEXTE 

Piges 
MelpOMÈNE,  EuteRPE,  Clio,  héliogravure   de  MM.  Goupil,  d'après  un   carton  de  M.    Paul 

Baudry  pour  une  des  peintures  de  l'Opéra .  2 

Femme  COVCBÉE,  gravure  au  burin  de  M.  Morse,  d'après  M.  Heimer 14 

IxiON,  eau-forte  de  M.  Delaunay,  d'après  son    tableau 18 

HÉRODIADE,  eau-forte  de  M.  Boilvin,  d'après  le  tableau  de  M.  H.  Lévy 26 

Portrait  de  mes  enfant;,  héliogravure  de  M.  A.  Durand,  d'après  un  dessin  de  M.   Paul 

Dubois ,8 

Mme  PasCA,  eau-forte  de  M.  L.  Elameng,  d'après  le   tableau  de  M     Bonnat .       .  42 

Portrait  de  M""  F***,  eau-forte  de  M.  L.  Flameng,  d'après  le  tableau  de  M.  Carolus  Duran.  yo 

Sabotiers  dans  le  bois  de  Quimerch,  eau-forte  de  M.  C.  Bernier,  d'après  son  tableau.   .   .  J2 

Alexandre  Dumas  fils,  eau-forte  de  M.  Mongin,  d'après  le  tableau  de  M.  Meissonier  ...  70 

QlTAl  DE  Bercy  en  décembre,  eau-forte  de  M.  E.  Von ,  d'après  le  tableau  de  M.  Guillemet.  94 
Flore,  héliogravure  de  M.  Baldus,  d'après  la  sculpture  de  Carpeaux  au  pavillon  de  Flore 

(Louvre) ■% ,02 

Jeune  Femme  avec  son  fils,  par  .M.  F. -A.  Kaulbach,  héliogravure  de  M.  Dujardin,  d'après 

un  dessin  de  l'artiste ,06 

Platon  et   ses   disciples,  par  .M.  Knillé,    héliogravure  de  Dujardin,  d'après  un  dessin  du 

peintre 1,8 

Une    bonne  affaire,   par   M.  Knaus,  héliogravure  de  M.   Dujardin,  d'après  un    dessin   du 

peintre 128 

La  Première  poste,  par   M.  J.  Sant,  eau-forte  de  M.  Champollion,  d'après   le  tableau  du 

peintre ,-6 

Entrée  de  Charles-Quint  a  Anvers,  héliogravure  typographique  de  .M.  Gillot.  d'après  un 

carton  de  M.  Makart lyr 

Le  Curé    arbitre,    par    .M.   A.   GabI,  héliogravure  de  .M.  Dujardin,  d'après  un  dessin   du 

peintre ,84 

Le  Charmeur  de  serpents,  eau-forte  de  M.  Boilvin,  d'après  un  tableau  de  Fortuny    .    .   .  194 

Le  Favori  du  Roi,  eau-forte  de  Zamaco'is,  d'après  son  tableau 204 

Pierrette,  par  .M.  R.  .Madrazo,   héliogravure  de  .M.  Dujardin,  d'après  un  dessin  du  peintre.  208 


5o6  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 

P-'Ses. 

Bords  de  la  Tamise,  eau-forte  originale  de  M.  Evershed 222 

(Kdipe,  gravure  au  burin  de  M.  F.  Gaillard,  d'après  le  tableau  d'Ingres 228 

L'Homme  A  l'œillet,  gravure  au  burin  de  M.  F.  Gaillard,  d'après  Van  F.yck 236 

Eve,  gravure  au  burin  de  M.  Ach.  Jacquet,  d'après  Antonio  Bazzi. 270 

La  Dame  au  parasol,  eau-forte  de  M.  Boilvin,  d'après  Lancret 278 

Le  baron  de  Vicq,  eau-forte  de  M.  Waltner,  d'après  Rubens 296 

AiGLiÈRE,  exécutée  par  AL  Froment  .Meiirite,  eiu-forte  de  M.  F.  Buhot 326 

Trépied  de  Gouthière,  reproduit  par  .M.  Dasson,  eau-forte  de  M.  Jules  Jacquemart.   .   .   .  358 

Table  de  style  Louis  XVI,  exécutée  par  M.  Beurdeley,  eau-forte  de  M.  J.  Jacquemart  .   .  400 

Torchère,  exécutée  par  .M.  Beurdeley,  eau-forte  de  M.  l.alauze .   .  406 


GRAVURES    DANS    LE   TEXTE 

Ces  gravures  oni  été  exécutées  par  MM.  Bœl^el.  Horelin,  C/i-ipori,  ValUtte.  Midderigh.  Jonnurd,  Yves- 
Bunet  et  Gillot,  d'après  les  dessins  de  MM.  J.  Jacquemart,  h".  Gaillard.,  A.  Gilbert,  P.  L lurent, 
Goutpviller.  D.  Maillart,  Toussaint,  Félix  Buhot,  Reib:r,  P.  I.e  Rat,  de  Mare,  Ch.  Durand,  Kreuti- 

berger,  C.   GUI  cri,  Saint- Elme  Gautier.  Morand  et  Garnier. 

INTRODUCTION 


Cadre  emprunté  à  un  manuscrit  italien  du  XV^  siècle 


COUP    DŒIL   A    \'0L    D'OISEAU    SUR    L'EXPOSITION   UNn'ERSELLE 

Apollon,  tête  de  page  d'après  une  sculpture  de  M.  André  Alhr  pour  une  porte  des  Beaux- 
.Arts  au  Palais  du  Champ  de  Mars  (dessin  de  M.  A.  .Allar);  Montant  de  la  même  porte 
construite  par  M.  Paul  Sédille;  le  Bœuf,  par  M.  Ca'in;  le  Rhinocéros,  par  M.  A.  Jacque- 
mart; l'Afrique,  par  M.  Delaplanche;  Japonaise,  par  M.  Aizelin;  Porte  des  Beaux-Arts, 
par  .M.  Paul  Sédille;  Cul-de-lampe  tiré  de  la  même  porte  :  dessins  des  artistes.       Pages  i      .1  16 

LA     PEINTURE    FRANÇAISE 

Tête  de  page,  composée  et  dessinée  par  M.  Jules  Jacquemart;  Sainte  Geneviève,  par  M.  Puvis 
de  Cha vannes,  dessin  de  l'artiste;  le  Songe  de  sainte  Cécile,  par  M.  Baudry,  d'après  un 
carton  du  peintre;  David,  par  M.  Delaunay,  croquis  de  l'artiste;  Hercule  et  l'Hydre  de 
Lerne,  par  M.  Gustave  Moreau,  croquis  de  l'artiste;  Sarpédon,  par  M.  Henry  Lévy;  Mort 
de  Ravana,  par  M.  Cormon,  croquis  de  l'artiste;  la  Délivrance,  par  M.  Joseph  Blanc,  cro- 
quis de  l'artiste;  l'Excommunication  de  Robert  le  Pieux,  par  M.  J.-P.  Laurens,  dessin  de 
l'artiste;  Saint  Jérôme,  étude  au  crayon  par  M.  Gérome;  Emile  de  Girardin,  par  M.  Caro- 
lus  Duran,  dessin  de  l'artiste;  Portrait  de  Mme  ***^  par  .M.  F.  Gaillard,  dessin  de  l'artiste.    17      à  52 


TABLE    DES    GRAVURES. 


LA    SCULPTURE 


Tête  de  page  et  lettre  L  orjiées  ;  Athlète  luttant  avec  un  serpent  python,  par  M.  Leighton, 
dessin  de  l'artiste;  Thomas  Carlyle,  par  M.  Bo;hm,  dessin  de  l'artiste;  Buste  de  M.  Ad. 
Menzel,  par  M.  Reinhold  Bégas;  l'Enlèveraent  dos  Sabines;  par  le  même;  Edward  Jenner, 
par  M.  Monteverde;  l'Enfance  de  Bacchus,  par  Perraud;  les  Quatre  Parties  du  monde,  par 
Carpeaux;  .Groupe  d'Ugolin,  par  le  même,  dessin  de  l'artiste;  la  Danse,  par  le  même; 
Lionne,  par  Barye,  Thésée  et  le  Centaure,  par  le  même;  Fragme.it  de  la  Liberté,  par 
M.  Bartholdi;  M?"'  Darboy,  par  M.  Guillaume;  le  Jeune  martyr  Tarcisius,  par  M.  Fal- 
guière;  le  Secret  d'en  haut,  par  M.  H.  Moulin;  le  Serment  dé  Spartacus,  par  M.  Barrias; 
l'Education  maternelle,  par  M.  Delaplanche;  le  Génie  des  Arts,  par  M.  Mercié,  croquis  de 
l'artiste;  Gloria  Victis,  par  le  même;  Fleurs  de  Mai,  par  le  même,  croquis  de  l'artiste; 
Berryer,  par  M.  Chapu,  dessin  de  l'artiste;  Source  de  Poésie,  par  M.  Guillaume;  Narcisse, 
par  M.  Paul  Dubois;  Ensemble  du  Tombeau  de  La  Moricière,  par  !e  même;  Tête  du 
Rhinocéros  de  M.  .A.  Jacquemart,  dessin  de  l'artiste 53 


LES    ECOLES    ETRANGERES    DE    PEINTURE 

.Allemagne.  —  Figure  du  «  Crucifiement  »,  par  M.  Gebhardt;  Figure  de  «  La  Fonderie  », 
par  M.  Menzel;  Paysans  politiquant,  par  M.  Leibl;  Solitude,  par  M.  F.  de  Schennis; 
Devant  l'église,  par  M.  de  Bochmann  ;  Fragment  du  même  tableau  ;  Fragment  de  la  «  Cène  » 
par  M.  Gebhardt;  la  Baraque  de  Foire,  par  M.  Meyerheim;  Groupe  de  la  «  Fête  d'en- 
fants »,  par  M.  L.  Knaus. —  Dessins  des  artistes  d'après  leurs  tableaux loj  e\  130 

Suède,  Norvège,  Danemark,  Russie,  Hollande,  Belgique.  —  La  Fête  de  Jeanne,  par 
M.  Israels;  les  Pauvres  de  la  plage,  par  le  même;  la  Leçon  de  tricot,  par  M.  Henkes; 
une  Vocation,  par  M.  .A.  Cluysenaer;  la  Campine,  par  M  Coosemans;  La  Mère  des 
Gracques,  par  M.  Mellery;  l'Aube,  par  M.  Hermans;  Figure  du  tableau  «  Marie  de  Bour- 
gogne implorant  les  échevins  »  et  Figure  de  la  «  Folie  de  Hugo  van  der  Goes  »,  par 
M.  Wauters;  le  Géographe,  par  M.  de  Brackelaer;  le  Verger,  par  Miie  Marie  Collart; 
l'Etalon,  par  M.  Verwêe.  —  Dessins  des  artistes , 130  à   ijo 

Angleterre.  — Le  Capitaine  Burton,  par  sir  F.  Leighton;  Musique,  par  M.  Armstrong; 
Neige  au  printemps,  par  M.  Boughton;  l'.Amour  et  la  .Mort,  par  M.  Watts;  «  Venus  renas- 
cens  »,  par  M.  Crâne;  la  Vieille  Grille,  par  Walker;  les  Voisins,  par  M.  Green;  l'Appel  au 
travail,  par  M  Robert  Macbeth  ;  Perles,  par  M.  Albert  Moore;  la  Danse  Pyrrhique,  par 
M.  .Alma-Tadema  ;  Paysage,  par  M.  Mark  Fi.sher;  Figure  de  «  La  dernière  assemblée  », 
par  M.  Herkomer lyi  à    173 

.Autriche-Hongrie.  —  Milton  aveugle  dictant  le  «  Paradis  perdu  »  à  ses  filles,  par  .M.  .Mun- 

kaczy,  croquis   de  l'artiste 179 

Italie.  —  Figures  de  «  Westminster  »,  par  M.  Nittis;  Avant  le  tournoi,  par  M.  .Marchetti  ; 

croquis  des  artistes 189  à   197 

Espagne.  —  Vue  prise  à  Grenade,  par  M.  Rico,  croquis  de  l'artiste 206 

Cul-de-lampe,  d'après  Brébiette 214 


5o8  L'ART    MODERNE    A    L'EXPOSITION. 


1,'ARCHITECTURE 

Écussoii  de  la  France  surmontant  la  Porte  d'Honneur  du  Palais  du  Champ  de  Mars;  Vue 
prise  dans  le  pavillon  central  (en  lettre);  autre  Écusson  de  la  façade  du  Palais,  dessins  de 
M.  Hardy;  Détails  d'architecture  du  pavillon  de  la  ville  de  Paris,  dessin  de  M.  Bouvard; 
le  Pavillon  du  Creuzot,  dessin  de  l'architecte,  M.  Paul  Sédille  ;  Cottage  anglais,  construit 
par  M.  G.  Redgrave,  dessin  de  l'artiste;  Façades  de  l'Amérique  centrale  et  méridionale, 
dessin  de  l'architecte,  M.  A.  Vaudoyer;  Cartouche  dans  le  Pavillon  belge,  dessin  de  l'ar- 
chitecte, M.  Janlet  ;  Reproduction  du  cloître  de  Belem,  près  Lisbonne,  dessin  de  M.  Pas- 
cal, architecte  des  galeries  portugaises  ;  Porte  de  la  mosquée  de  Bou-Médinc,  à  Tlemcen, 
dessin  de  l'architecte,  M.  Wable;  Pavillon  des  Forêts,  par  M.  Etienne,  dessin  de  l'artiste; 
Tour  du  Trocadéro,  dessin  de  l'architecte,  M.  Davioud;  Trois  dessins  de  M.  Lameire, 
d'après  sa  frise  peinte  dans  la  Salle  des  Fêtes  du  Trocadéro;  Mascaron,  en  cul-de-lampe, 
tiré  du  Trocadéro .     21 J  à  26} 

AQUARELLES.    DESSINS    ET    GRAVURES 

Tête  de  page  d'après  un  dessin  de  Prudhon;  Lettre  S  composée  et  dessinée  par  M.  Cate- 
nacci  ;  «  Buvons  à  la  santé  des  absents  »,  aquarelle  et  dessin  de  Walker;  le  Parc  d'.\rundel, 
par  M.  E.  Collier,  dessin  de  l'artiste;  Gravure  de  M.  Vallette  d'après  «  Diane  de  Poitiers  » 
et  le  «  Triomphe  de  Diane  »,  cirtons  de  M.  Faivre-Duffer  pour  le  château  d'Anet;  Gra- 
vure de  M.  Bœtzel  d'après  la  «  Jeune  fille  gardant  les  vaches  »  de  M.  Jules  Breton  ;  Gravure 
de  M.  Chapon  d'après  «  la  Fontaine  de  Jouvence  »,  de  M.  Ehrmann;  Gravure  de  M.  Mid- 
derigh,  d'après  la  «  Prise  de  Corinthe  »  de  M.  Tony  Robert-Fleury  ;  Gravure  de  M.  Jon- 
nard,  d'après  0  Les  Vendanges  à  Rome  «  de  M.  Alma-Tadéma;  Gravure  de  M.  Chapon, 
d'après  un  plafond  peint  par  M.  Baudry 264  à   305 

L'ORFÈVRERIE    ET    LA    BIJOUTERIE 

Cadre  en  argent  ciselé  (exposition  de  M.  Odiot).  —  Exposition  de  M.  Fannière  :  Bellérophon 
combattant  la  Chimère;  Broc  en  argent  ciselé.  —  Exposition  de  M.  Christofle  :  Le 
Triomphe  d'Amphitrite,  pièce  de  milieu  d'un  surtout  de  table;  Néréide,  bout  de  table  du 
même  surtout;  Pièces  d'un  service  à  café;  Torchère,  Vases  et  meubles  de  styh  japonais; 
Vase  en  bronze  incrusté;  Vase  de  style  japonais:  Plateau  de  cuivre;  Coffret  en  bronze.  — 
Exposition  de  M.  Poussielgue-Rusand  :  Ostensoir  du  Sacré-Cœur;  Chasse  dans  le  style  du 
xive  siècle.  —  Le  Paradis  perdu,  bouclier  composé  par  M.  Morel-Ladeuil  et  exécuté  par 
M.  Elkington.  —  Exposition  de  M.  Armand  Calliat  :  Rosace  de  l'ostensoir  de  N.-D.  de 
Lourdes;  Crosse  du  cardinal  Pitra.  —  Exposition  de  M.  E.  Froment-Meurice  :  Coffret  en 
cristal  ;  Candélabre  en  argent  et  eji  ivoire.  Bague  de  Pie  IX.  —  Exposition  de  M.  Odiot  : 
Candélabre  d'un  surtout  de  table;  Vase  donné  en  prix  par  le  Jockey-Club.  —  Exposition 
de  M.  Duron  :  Aiguière  en  cristal  de  roche.  —  Exposition  de  M.  Hubert  :  Vase  en  cristal 
de  roche.  -  Exposition  de  M.  Boucheron  :  Montre  en  acier  ciselé.  —  Exposition  de 
M.  Massin  :  Fleur  de  Narcisse;  Epingle  de  coiffure  et  Ornement  de  col.  —  Exposition  de 
M.  Fouquct  :   Diadème  en  brillants;  Châtelaine.  —  Exposition  de  M.   Téterger   :   Chute- 


TABLE   DES  GRAVURES.  509 

laine  en  diamants;  Bracelet;  Nœud  de  brillants.  —  Cul-de-lampe  tiré  dune  couverture 
d'album  exécutée  par  M.  Odiot.  —  Lettre  F,  à  la  devise  de  M.  Falize.  —  Exposition  de 
M.  Falize  :  Bas-relief  de  Marguerite  de  Foix;  Horloge  en  ivoire;  Pendant  de  col.  —  Saint 
Georges  terrassant  le  dragon,  pendant  de  col  en  or,  exécuté  par  M.  Falize  d'après  un 
dessin  d'.4.   Durer 304  à  348 


LES    BRONZES 

Buste  de  Henri  Regnault,  par  M.  Degearge,  bronze  exposé  par  M.  Barbedienne.— Exposition 
de  M.  Dasson  :  Bureau  de  Louis  XV  face  et  revers  (copie  du  meuble  du  Musée  du  Louvre); 
Cheminée  en  marbre  et  bronze;  Bureau  en  bronze  doré  et  laque;  Table  de  style  Louis  XVI; 
Cariatide  et  Frises  de  ce  meuble.  —  Exposition  de  M.  Barbedienne  :  Bronzes  d'après  la 
Jeanne  d'.Arc,  de  M.  Chapu,  le  Chanteur  florentin  de  M.  Dubois,  et  le  Louis  XIII,  de  Rude; 
Trépied  en  bronze;  Vase  en  bronze;  Flambeaux  Louis  XVI  en  argent;  Vase  antique  en 
argent  (copie  d'un  vase  du  musée  de  Saint-Germain);  Plat  eu  émail  cloisonné.  —  Exposi- 
tion de  M.  Servant  :  Vase  de  «  l'Age  d'or  »  en  bronze  ;  Sémiramis,  sculpture  de 
M.  Hébert.  —  Exposition  de  M.  Houdebine  :  Candélabre  Louis  XVI,  en  bronze  doré     349 


LES   MEUBLES 

Exposition  de  MM.  Collinson  et  Lock  :  Buffet  de  salle  à  manger.  —  Exposition  de  M.  Four- 
dinois  :  Porte  en  bois  sculpté;  Meuble  de  style  Renaissance  :  Porte  de  galerie,  dessinée  par 
M.  Paul  Sédille;  Coffre  à  bijoux.  —  Exposition  de  M.  Beurdeley  :  Candélabre,  console 
et  buffet.  —  Exposition  de  M.  Sauvresy  :  Crédence  en  style  Renaissance 386  à  407 


CERAMIQUE 

Décors  à  la  corne  et  au  carquois  de  la  faïencerie  rouennaise  (en  lettre  et  cul-de-lajiipe)  ; 
Deux  dessins  d'après  un  tympan  en  terre  émaillée,  exposé  par  MM.  Virebent,  de  Tou- 
louse; Vase  à  décor  japonais  et  Vase  à  fond  bleu,  exposés  par  M.  E.  Collinot;  deux  Vases 
de  Sèvres,  composés  par  M.  Chéret  pour  le  foyer  de  l'Opéra  ;  Vase  et  Plat  en  faïence,  expo- 
sés par  M.  Deck;  Pièces  de  faïence  de  style  Renaissance,  exposées  par  M.  H.  Boulenger; 
divers  Vases  en  imitation  en  cristal  de  roche,  Lampe  et  Coffret,  exposés  par  la  cristallerie 
de  Baccarat 408  à  437 


LES    TISSUS    ET    LES    BRODERIES 

Lettre  L  tirée  de  motifs  de  broderie  suédoise;  Dix  dessins  d'après  les  tissus  et  broderies 
exposés  par  MM.  Dracksler,  .Mathevon  et  Bouvard,  Chocquel,  Danthoine,  Mainceat, 
Lefebvre,  Pagny  et  Biais  et  Rondelet 438  à  457 


5io  L'ART   MODERNE   A    L'EXPOSITION. 


TAPISSERIES    DES    MANUFACTURES    NATIONALES 

Tapisseries  des  Gobelins,  d'après  la  «  Séléné  »  de  M.  Machard  et  la  »  Pénélope  »  de 
M.  Maillart 458  à  460 

LE    JAPON    A    PARIS 

Tête  de  page  dessinée  par  M.  F.  Régamey  pour  les  «  Proniejiades  japonaises  »  de  M.  Gui- 
met;  Huit  dessins  japonais,  paysages  et  figures,  tirés  d'albums  de  la  collection  de 
M.    Ph.    Burty 461   à   488 

LES    LIVRES    D'ART 

Animaux  conduits  au  sacrifice,  bas-relief  trouvé  près  de  la  colonne  de  Phocas,  bois  extrait 
de  «  l'Histoire  des  Romains  »  (Hachette,  éditeur)  ;  Lettre  L  tirée  de  «  l'Histoire  de  la 
faïence  de  Delft  »  (  Pion,  éditeur);  Vase  antique  en  marbre  blanc.  Vase  de  Suger  et  Pièce 
d'armure  du  xvi<>  siècle,  dessins  extraits  de  «  l'Art  pour  Tous  «  (Morel  et  Cio,  éditeurs)  ; 
Chandelier  en  cuivre  du  xye  siècle;  Buste  d'homme  en  terre  cuite  du  xv^  siècle;  Bouteille 
en  émail  peint  du  xvi"  siècle,  dessins  de  M.  J.  Jacquemart  extraits  de  «  l'Histoire  du  mo- 
bilier »  (  Hachette,  éditeur);  Frontispice  dessiné  par  M.  J.  Jacquemart  pour  les  «  Cause- 
ries sur  l'Art  et  la  curiosité  »  (Quantiji,  éditeur) 489^503 


TABLE    DES    MATIÈRES 


Pages. 

Introduction v 

Coup  d'œil  a  \ol  d'oiseau  sur  l'Exposition  universelle,  par  M.   Louis 

Gonse i 

La  peinture  française,  par  M.  Paul  Mantz 17 

La  sculpture,  par  M.  Anatole  de  Montaiglon 53 

Les   ECOLES  étrangères   de   peinture  : 

I.     Q.illemagne.  —  Suède.  —  Norvège.  —   Danemark.  —  Russie.  — 

Hollande.   —  Belgique.  — Qângleterre,  par  W.  Duranty    ....  105 

IL  Q/iutriche.  —  Hongrie.  —  Italie.  —  Grèce  —  Suisse.  —  Espagm. 

—  Portugal.  —  Etats-Unis,   par  M.   Paul  Let'ort 174 

L'architecture  au  Champ  de  Mars  et  au  Trocadero,  par  M.  Paul  Sédille.  215 

Aquarelles,  dessins  et  gravures,   par  M.  Alfred  de  Lostalot 264 

Les  industries  d'art   au  champ  de  mars  : 

I.  Orfèvrerie  et  Bijouterie,  par  M.  L.  Falize  rîls 304 

II.  Les  Bronzes,  par  M.  L.    Falize  tils 349 

III.  Les  Meubles,  par  M.  Marius  Vachon 386 

W .  La  Céramique,  par  M.  A.  R,.  de  Liesville 408 

V.  La  Verrerie,  par  M.  A.  R.  de  Liesville 430 

VI.  Les  Tissus,  les  Broderies  et  les  Tapisseries,  par  M.  Th.  Biais  .  .    .  438 

Le  Japon  a  Paris,  par  M.  Ernest  Chesneau 455 

Les  Livres  d'art,  par  M.  Henry  Havard 489 

Table  des  Gravures 505 


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N  Gonse,   Louis 

USQ2  L'art  moderne  à  l«E3q)ositior 

G7  de  1878 


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