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Full text of "L'art religieux de la fin du moyen âge en France; étude sur l'iconographie du moyen âge et sur ses sources d'inspiration;"

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L'ART  RELIGIEUX 

DE    LA    FIN    DU    MOYEN    AGE 

EN   FRANCE 


DU    MEME   AUTEUR 


L'Art  Religieux  du  XIIP  Siècle  en  France.  Étude  sur  l'Iconographie  du  Moyen  Age 
et  sur  ses  sources  d'inspiration,  par  M.  Emile  Mâle.  Nouvelle  édition  publiée  en  un  format 
agrandi   et  illustrée   de    i2y    gravures.  Un    volume    in-4°    carré   (28°X23'=)  de   468  pages 

broché  (Librairie  Armand  Colin) 20  fr. 

Relié  demi-chagrin,  tête  dorée.    .   .   .     27  fr. 
Ouvrage   couronné    par    l'Académie  des  Inscriptions   et   Belles-Lettres    (prix    Fould). 

Le  même  ouvrage  :  traduction  allemande  de  M.  L.  Zuckermandel  (Librairie  H.  Ed.  Heitz, 
Strasbourg,  1907). 


IN 


M-  EMILE   -MÂLE 

>     il  ^y\  Chargé  de  cours  à  la  Faculté  des  lettres  de  l'Université  de  Paris. 


L'ART   RELIGIEUX 

DE    LA    FIN    DU    MOYEN   AGE 

EN  FRANCE 

ÉTUDE   SUR   L'ICONOGRAPHIE   DU   MOYEN   AGE 

ET    SUR    SES    SOURCES    D'INSPIRATION 


250     GRAVURES 


PARIS 
LIBRAIRIE    ARMAND    COLIN 

5,     RUE      DE     MÉZIÈRES,    5 

1908 

Droits  de  reproduction  et  de  traduction  réservés  pour  tous  pays. 


Published  december  5""  nineteen  hundred  and  eight. 
Privilège  of  copyright  in  the  United  States  reserved, 
UQder  the  Act  approved  March   3.  1905, 
by  Max  Leclerc  and  H.  Bourrelier,  proprietors  of  Librairie  Armand  Colin. 


PRÉFACE 


Ce  volume,  comme  le  précédent,  est  consacré  à  l'iconographie.  Qu'on  n'y  cherche 
donc  pas  l'histoire  de  nos  écoles  d'art,  de  leurs  luttes,  de  leurs  conquêtes,  de  leurs 
métamorphoses.  Je  reconnais  sans  difficulté  que  l'étude  des  formes  offrirait  presque 
autant  d'intérêt  que  l'étude  des  idées  directrices.  Au  fond  la  moindre  ligne  est  d'essence 
spirituelle  :  le  jet  d'une  draperie,  le  contour  qui  cerne  une  figure,  le  jeu  des  lumières 
et  des  ombres  peuvent  nous  révéler  la  sensibilité  d'une  époque  tout  aussi  clairement 
que  le  sujet  d'un  tableau.  Quelque  problème  que  l'historien  de  l'art  essaie  de  résoudre, 
il  rencontre  toujours  l'esprit.  Mais  ce  grand  sujet  voudrait  un  autre  livre. 

L'histoire  de  l'iconographie  que  nous  avons  choisie  est  l'histoire  des  rapports  de 
l'art  avec  la  pensée  chrétienne.  C'est  la  pensée  chrétienne,  en  effet,  qui  reste  au 
xv"  siècle,  comme  au  xm°,  l'inspiratrice  unique  de  notre  art.  L'art  du  moyen  âge  semble 
tout  à  fait  étranger  aux  vicissitudes  de  la  politique,  indiffèrent  aux  défaites  comme  aux 
victoires  :  il  ne  connaît  d'autres  événements  que  les  spéculations  des  théologiens  et  les 
rêves  des  mystiques.  Il  est  merveilleux  de  voir  avec  quelle  fidélité  l'art  reflète  les 
aspects  successifs  du  christianisme.  C'est  une  mer  qui  n'a  pas  d'autre  couleur  que  celle 
du  ciel,  tour  à  tour  lumineuse  et  sombre.  C'est  ainsi  que  l'art  serein  du  xin"  siècle  est 
suivi  de  l'art  passionné,  douloureux,  du  xiv'^etdu  xv".  Aux  théologiens  d'autrefois,  en 
effet,  à  ces  hommes  graves,  nourris  de  doctrine,  ont  succédé  des  ignorants  qui  ont  le 
don  des  larmes,  des  inspirés  tout-puissants  sur  le  cœur,  les  disciples  de  saint  François 
d'Assise.  Les  artistes  lisaient-ils  leurs  livres,  assistaient-ils  à  leurs  sermons  .^*  Il  est  pos- 
sible ;  mais,  dès  le  xiv°  siècle,  le  christianisme  franciscain  se  présenta  à  eux  sous  un 
aspect  plus  propre  encore  à  les  frapper.  Le  théâtre  religieux,  qui  doit  tant  aux  médita- 
tions des  disciples  de  saint  François,  qui  participe  de  leur  exaltation,  vint  mettre  sous 
les  yeux  des  peintres  et  des  sculpteurs  les  scènes  les  plus  tragiques,  la  souffrance,  la 
douleur  et  la  mort.  C'est  le  théâtre  chrétien,  cette  image  fidèle  du  christianisme  delà  fin 


vm  PREFACE 

du  moyen  âge,  qui  a  contribué  plus  que  toute  autre  cause  à  transformer  l'art  ;  par  lui, 
tout  devint  non  seulement  plus  émouvant,  mais  encore  plus  réel. 

Voilà  une  des  idées  qui  reviendront  le  plus  souvent  dans  ce  livre.  C'est  une  de 
celles  qui  en  feront,  je  l'espère,  la  nouveauté.  On  verra  que  le  théâtre  religieux  donna 
naissance  à  une  nouvelle  iconographie  qui  eut,  comme  l'ancienne,  ses  traditions  et  ses 
lois. 

Un  coup  d'œil  superficiel  jeté  sur  l'art  du  xv"  siècle  m'avait  fait  croire  jadis  que  la 
fin  du  moyen  âge  était  une  époque  de  dissolution.  Il  n'en  est  rien.  L'iconographie  du 
XV''  siècle  diffère  à  beaucoup  d'égards  de  celle  du  xin",  mais  elle  obéit  à  des  règles  pres- 
que aussi  sévères.  On  peut  dire  que  ces  règles  furent  connues  de  toute  l'Europe; 
l'Italie,  toutefois,  oii  la  personnalité  de  l'artiste  fut  de  bonne  heure  très  forte,  s'y  mon- 
tra moins  docile  que  les  autres  pays.  L'iconographie  que  nous  étudions  ici  est  donc 
surtout  celle  de  la  France,  de  la  Flandre  et  de  l'Allemagne  ;  dans  ces  pays,  le  théâtre 
religieux,  partout  identique,  a  unifié  l'art. 

La  France  reste  d'ailleurs,  comme  dans  le  précédent  volume,  le  principal  objet  de 
notre  étude.  Au  xv'^  et  au  xvi"*  siècle,  la  France  n'est  plus,  il  est  vrai,  comme  au  xiii'^, 
le  centre  d'oii  rayonne  toute  idée  :  elle  reçoit  à  son  tour.  Nous  ne  dissimulerons  pas  ce 
qu'elle  doit  à  l'Italie,  à  l'Allemagne.  Mais  nous  montrerons  aussi  qu'aux  derniers  siècles 
du  moyen  âge,  la  France,  toujours  féconde,  n'a  pas  cessé  de  créer.  Nous  sommes  con- 
vaincu que  la  nouvelle  iconographie,  cette  iconographie  qui  est  née  du  théâtre,  n'a  pu  se 
former  que  chez  nous  ;  car  c'est  en  France  que  le  théâtre  du  moyen  âge  s'organise  d'abord 
et  on  sait  que  tout  le  théâtre  européen  porte  alors  la  marque  de  l'influence  française. 

Le  théâtre,  toutefois,  n'explique  pas  tout.  Plus  d'une  idée  que  le  théâtre  n'aurait  pu 
incarner  trouva  pourtant  sa  forme  dans  l'art.  Les  artistes  se  montrent  ici,  comme 
d'ordinaire,  les  fidèles  disciples  de  nos  écrivains  religieux.  Au  xv^  siècle,  commeau  xni", 
il  n'est  pas  une  œuvre  artistique  qui  ne  s'explique  par  un  livre.  Les  artistes  n'inventent 
rien:  ils  traduisent  dans  leur  langue  les  idées  des  autres.  Pour  expliquer  une  œuvre 
d'art  du  xv"  siècle,  les  fines  remarques  de  l'amateur,  ses  vues  les  plus  ingénieuses  ne 
sauraient  être  d'aucun  secours.  Il  ne  sert  à  rien  d'essayer  de  deviner,  il  faut  savoir.  Il 
faut  trouver  le  livre  que  l'artiste  a  eu  sous  les  yeux,  ou,  tout  au  moins,  si  l'on  ne  peut 
nommer  un  livre,  il  faut  faire  comprendre  de  quel  grand  travail  de  la  pensée  religieuse 
son  œuvre  est  sortie.  La  lecture  des  théologiens,  des  mystiques,  des  hagiographes,  des 
sermonnaires  du  xiv'^  au  xvi'^  siècle  était  donc  une  des  parties  essentielles  de  notre 
tâche.  Cette  méthode,  quand  il  s'agit  de  l'art  du  moyen  âge,  est  la  seule  qui  puisse  être 
féconde  :  on  atteint  ainsi  jusqu'aux  sources  profondes  de  la  vie  morale  du  temps. 


PRÉFACE 


Ce  livre  commence  au  xiv'^  siècle.  Il  est  certain,  toutefois,  que  jusqu'au  temps  du 
duc  de  Berry  on  ne  remarque  pas,  dans  l'iconographie,  de  changements  très  profonds  ; 
les  anciennes  traditions  semhlent  se  perpétuer  fidèlement.  Une  observation  attentive 
révèle  cependant  plus  d'une  nuance  nouvelle.  Mais,  vers  i38o,  on  voit  la  vieille  icono- 
graphie se  transformer  profondément.  Le  règne  de  Charles  VI  est  le  moment  où  s'accomplit 
cette  étonnante  métamorphose  :  un  nouveau  moyen  âge  commence,  infiniment  moins 
noble  que  l'autre,  mais  plus  passionné.  L'art  a  alors  une  pointe  aiguë  qui  pénètre  plus 
avant. 

C'est  cette  iconographie,  si  difiTérente  de  l'ancienne,  qu'il  importait  surtout  de  faire 
connaître  :  l'étude  du  xv'=  siècle  devait  donc  former  comme  le  centre  de  notre 
livre. 

Mais  était-il  possible  de  s'arrêter  aux  premières  années  du  xvi''  siècle  ?  —  Pour  qui 
ne  s'intéresse  qu'aux  formes,  le  règne  de  François  P'  peut  marquer  une  nouvelle  époque 
de  l'histoire  de  l'art  ;  mais  pour  qui  s'attache  de  préférence  aux  grands  thèmes  de  l'art 
chrétien,  le  règne  de  François  I"'  ne  termine  rien.  Les  anciennes  traditions  s'y  conti- 
nuent: il  n'y  a  pas  alors  d'autre  iconographie  quecelle  du  xv'^  siècle.  Une  faut  se  laisser 
abuser  ni  par  les  fonds  d'architecture  à  l'antique,  ni  parla  symétrie  des  groupes,  ni  par 
la  correction  classique  des  visages:  les  sujets  restent  les  mêmes.  Mêmes  légendes 
naïves,  mêmes  traditions  apocryphes,  mêmes  règles  iconographiques,  mêmes  détails 
minutieux  empruntés  à  la  mise  en  scène  des  Mystères.  A  la  mort  de  François  I"',  malgré 
la  Renaissance  et  malgré  la  Réforme,  l'iconographie  du  moyen  âge  est  toujours  vivante. 
Quand  finit-il  donc  ce  moyen  âge  qui  semble  immortel.»^  Le  moyen  âge  finit  le  jour 
où  l'Eglise  elle-même  le  condamna.  En  i563,  dans  leur  dernière  séance,  les  théologiens 
du  Concile  de  Trente  prononcèrent  des  paroles  menaçantes.  Ils  laissèrent  entendre  que 
l'art  chrétien  n'était  pas  toujours  digne  de  sa  haute  mission,  et  ils  jugèrent  que  l'Eglise 
ne  devait  plus  permettre  qu'un  artiste  scandalisât  les  fidèles  par  sa  naïveté  ou  son 
ignorance. 

Voilà  l'arrêt  de  mort  de  l'art  du  moyen  âge.  Demander  ses  titres  à  notre  vieille  icono- 
graphie, c'était  la  condamner  presque  tout  entière.  Et,  en  effet,  peu  d'années  après  le 
Concile,  toutes  nos  traditions  commencèrent  à  disparaître  les  unes  après  les  autres. 
On  vit  le  grand  arbre  qui  avait  donné  tant  de  fleurs,  languir,  se  dessécher,  et  mourir. 
La  fin  du  Concile  de  Trente  (i563)  marquait  donc  le  terme  naturel  de  noire 
étude. 


PREFACE 


Le  plan  que  nous  avions  suivi  dans  notre  premier  volume  ne  pouvait  être  conservé 
dans  celui-ci.  Il  est  bien  vrai  que  jusque  vers  la  fin  du  xv"  siècle,  l'antique  concep- 
tion du  monde  se  modifia  fort  peu.  L'édifice  construit  par  Vincent  de  Beauvais  paraissait 
encore  inébranlable;  son  plan,  qui  semblait  le  plan  même  de  Dieu,  s'imposait  encore 
à  toute  pensée  réfléchie.  Mais  maintenir  les  grandes  divisions  du  Spéculum  majus, 
c'était  faire  croire  que  l'art  gardait  à  la  fin  du  moyen  âge  le  caractère  encyclopédique 
qu'il  avait  eu  au  xni®  siècle.  Au  xv''  siècle,  le  temps  est  passé  de  ces  œuvres  colossales 
qui  par  leurs  mille  figures  expliquent  le  monde  ;  on  ne  bâtit  plus  de  cathédrale  de 
Chartres.  Si  donc  nous  eussions  maintenu  les  catégories  de  Vincent  de  Beauvais,  et  con- 
servé les  quatre  chapitres  de  son  «  Miroir  » ,  ces  quatre  grands  porches  eussent  prêté  à 
l'art  que  nous  étudions  une  majesté  qu'il  n'eut  pas. 

Quand  on  a  passé  en  revue  les  œuvres  innombrables  et  presque  toujours  isolées, 
dispersées,  sans  cohésion,  que  l'art  de  la  fin  du  moyen  âge  nous  présente,  on  s'aperçoit 
que  cet  art,  qui  semble  si  complexe,   n'a  en  réalité  su  dire  que  deux  choses. 

11  a  d'abord  raconté  l'histoire  du  christianisme,  l'histoire  des  saints,  l'histoire  des 
martyrs,  l'histoire  de  la  Vierge,  et  surtout  l'histoire  de  Jésus-Christ,  avec  une  richesse 
narrative  et  une  émotion  dont  l'art  du  xni"  siècle  ne  nous  offre  pas  d'exemple.  Au 
xni"  siècle,  le  symbole  domine  l'histoire,  au  xv"  siècle,  le  symbolisme,  sans  disparaître 
complètement,  s'efface  devant  la  réalité  et  devant  l'histoire. 

En  second  lieu,  l'art  a  enseigné  à  l'homme  son  devoir.  C'était  là,  pensait-on,  une  de 
ses  fonctions  essentielles.  Dans  aucun  siècle  du  moyen  âge  les  artistes  n'ont  rougi 
d'être  utiles  ;  l'art  ne  fut  jamais  un  vain  jeu.  Au  xv"^  siècle,  il  exprime  tout  ce  qui  se 
rapporte  à  la  destinée  humaine,  à  la  vie,  à  la  mort,  aux  peines  et  aux  récompenses  avec 
une  force  et  une  originalité  nouvelles. 

Tels  sont  les  deux  aspects  sous  lesquels  se  présente  l'art  religieux  à  la  fin  du  moyen 
âge.  De  là  les  deux  grandes  divisions  de  ce  livre:  art  historique,  art  didactique. 


Depuis  le  jour  où  je  terminai  le  premier  volume  de  cette  histoire  de  l'art  religieux, 
dix  années  se  sont  écoulées.  Nos  vieux  érudits  dans  leurs  préfaces  s'excusent  souvent 
de  ces  longs  retards  :  ils  supposent  avec  candeur  que  le  lecteur  attend  impatiemment 
la  suite  de  leur  livre.  Je  n'ai  point  cette  naïveté.  On  me  permettra,  pourtant,  de  dire  que 


PREFACE  XI 

ces  dix  années  m'étaient  fort  nécessaires.  L'iconographie  du  xiif  siècle  pouvait  s'étudier 
parfaitement  dans  une  dizaine  de  grandes  cathédrales,  mais  où  fallait-il  aller  pour  étudier 
celle  du  xv"  ?  Il  fallait  aller  par  toute  la  France.  Oii  ne  peut-on  espérer  rencontrer  une 
belle  Pitié,  une  touchante  Mise  au  tombeau,  une  statue  de  saint  pleine  de  caractère,  un 
vitrail  légendaire  inconnu  ?  Mais  combien  d'années  fallait-il  pour  entrevoir  toutes  ces 
richesses  ? 

Je  recommençai  donc  à  parcourir  nos  provinces.  Ce  sont  là  les  joies  profondes  de 
l'historien  de  l'art.  Partout,  dans  les  villes,  dans  les  villages,  la  vieille  France  m'accueil- 
lait avec  ce  qu'elle  eut  de  meilleur.  Souvent  je  songeai  à  la  belle  inscription  de  la  porte 
de  Sienne  :  «  Cor  magis  tihi  Sena  pandit  » ,  «  Sienne  t'ouvre  son  coeur  plus  grand  que 
ses  portes.  »  Ce  salut  au  voyageur  pourrait  être  écrit  au  front  de  toutes  nos  vieilles 
églises.  Ici  nous  attendent  tant  d'œuvres,  tant  de  pensées  antiques  qui  veulent  encore 
nous  émouvoir  ! 

Car  c'est  à  leur  place  qu'il  faut  voiries  œuvres  du  moyen  âge  et  non  dans  les  musées. 
Nos  musées  nous  offrent  mille  faits  curieux,  mais  ils  ne  donnent  pas  l'élan.  Il  faut  que 
l'œuvre  d'art  soit  associée  aux  horizons  d'une  province,  à  ses  bois,  à  ses  eaux,  à 
l'odeur  de  ses  fougères  et  de  ses  prés.  Il  faut  aller  la  chercher  très  loin,  en  suivant  la 
grande  route,  et,  quand  on  l'a  vue,  il  faut  au  retour  la  couver  pendant  des  heures.  Elle 
met  ainsi  en  mouvement  toutes  nos  puissances  intérieures  ;  c'est  à  ce  prix  qu'elle  nous 
révèle  quelques-uns  de  ses  secrets. 

* 
*   * 

Durant  ces  dix  années  j'ai  beaucoup  vu,  mais  je  n'ai  pas  tout  vu.  Ce  que  je  n'ai  pu 
voir,  il  m'a  été  possible  de  l'étudier  à  Paris.  La  belle  collection  de  photographies 
((  d'objets  mobiliers  »  réunie  rue  de  Valois,  et  qui  va  tous  les  jours  s'enrichissant,  m'a 
été  très  utile  '.  Je  n'avais  là,  il  est  ATai,  qu'une  ombre  des  originaux,  mais  quel  prix 
n'ont  pas  pour  l'histoire  de  l'iconographie  tant  de  précieux  documents  I 

Les  statues  et  les  vitraux  de  nos  églises  ne  nous  disent  pas  tout  :  souvent,  der- 
rière ces  œuvres,  je  croyais  en  deviner  d'autres  qui  les  avaient  inspirées.  Je  fus  donc  amené 
bien  vite  à  étudier,  d'une  part  les  miniatures  des  manuscrits,  et  d'autre  part  les  gravures 
sur  bois  et  sur  cuivre  du  xv"  et  du  xvi"  siècle.  Nos  bibliothèques  de  Paris,  mais  surtout 
notre  Cabinet  des  Manuscrits  et  notre  Cabinet  des  Estampes,  sontd'une  richesse  presque 

*  Elle  m'a  été  ouverte,  aussi  bien  que  la  Bibliothèque,  par  MM.  Marcou  et  Perrault-Dabot  avec  une  obligeance 
dont  je  leur  suis  très  reconnaissant.  Qu'ils  reçoivent  ici  mes  remerciements. 


xii  PREFACE 

inépuisable.  Je  ne  dirai  pas  que  j'ai  tout  vu  :  une  pareille  prétention  ferait  sourire  ceux 
qui  savent  ;  j'ai  pu  cependant,  en  plusieurs  années  de  recherches  quotidiennes,  connaître 
l'essentiel.  C'est  là  que  j'ai  compris,  mieux  encore  que  dans  nos  églises,  qu'au  xv''  siècle, 
comme  au  xm",  l'iconographie  avait  ses  lois  ;  c'est  là  aussi  que  j'eus  parfois  le  plaisir  de 
découvrir  les  modèles  dont  les  peintres,  les  tapissiers  ou  les  verriers  s'étaient  inspirés. 
Un  livre  qui  embrasse  plus  de  deux  siècles  d'art,  qui  passe  en  revue  tant  d'œuvres 
et  qui  touche  à  tant  de  problèmes  doit  contenir  plus  d'une  erreur.  Je  m'en  excuse 
d'avance.  Quand  j'étudiais  l'iconographie  du  xiii'=  siècle,  j'avais  des  maîtres  :  les  Didron, 
les  Cahier  ne  m'avaient  pas  laissé  beaucoup  à  deviner.  Cette  fois,  il  fallait  marcher 
sans  guide.  Il  y  a  sans  doute  une  vive  joie  à  entrer  seul  dans  «  la  forêt  obscure  »,  mais, 
on  risque  aussi  de  s'y  égarer. 


PREMIÈRE   PARTIE 


L'ART    HISTORIQUE 


MALE.     —    T.     II. 


L'ART    RELIGIEUX 

DE   LA   FIN  DU    MOYEN  AGE    EN    FRANCE 


CHAPITRE    PREMIER 

NAISSANCE  D'UNE    ICONOGRAPHIE    NOUVELLE 
L'ART  ET  LE  THÉÂTRE  RELIGIEUX 


I.  Pers[Sta>'ce  de  l'ancienne  iconographie.  Apparition  d'une  iconographie  nouvelle  vers 
LA  FIN  DU  xiv'^  SIÈCLE.  —  II.  Ce  PHÉNOMÈNE  EST  DU  AUX  Mjslères.  Lcs  Méditations  sur  la  vie 
de  Jésas-Chrisl.  Leur  influence  sur  le  théâtre.  —  III.  Les  innovations  iconographiques 
DE  l'auteur  DES  Méditations  entrent  dans  l'art  par  l'intermédiaire  des  Mystères.  —  IV.  La 
mise   en    scène  des  Mystères    transforme    l'iconographie.     Aspect    nouveau   des    principales 

SCÈNES    de     la     vie    DE    J.-C.      La      NaTIVITÉ.      L' ADORATION      DES     BERGERS.     La     AIE      PUBLIQUE.      La 

Cène.  La  Passion.  La  vieille  femme  forgeant  les  clous.  Le  portement  de  croix.  La 
Véronique.  La  scène  du  Calvaire.  La  Descente  de  croix.  La  Résurrection.  L'Ascension. 
—  V.  Les  costumes  transformés  par  les  habitudes  de  la  mise  en  scène.  Les  anges.  Dieu 
LE  Père.  La  tunique  violette  et  le  manteau  rouge  de  J.-C.  Le  costume  de  la  Vierge.  Les 
prophètes.  L'armure  de  saint  Michel.  Nicodème  et  Joseph  d'Arimathie.  ■ —  VI.  Décors  et 
accessoires  i\troduits  dans  l'art  par  le  théâtre.  La  chambre  de  l'Annonciation.  La  chan- 
delle de  saint  Joseph.  La  lanterne  de  Malchus,  etc.  —  VII.  Les  Mystères  donnent  a  l'art 

DE      LA      FIN      DU       MOYEN     AGE       SON      CARACTÈRE      RÉALISTE.     LeS      MySTÈRES     UNIFIENT     l'aRT.      

VIII.  Comment  se  propagent  les  formules  nouvelles  que  le   théâtre  a  créées.    Docilité  des 

ARTISTES   A  IMITER. 

Le  xiv"  siècle  conserva  pendant  près  de  cniquanle  ans,  sans  presque  y  rien 
changer,  la  savante  iconographie  que  le  xiii"  siècle  lui  avait  transmise.  En  France, 
jusqu'au  delà  de  i35o,  la  disposition  des  scènes  religieuses  resta  à  peu  près 
immuable. 


4  L'ART    RELIGIEUX 

La  Nativité,  pour  ne  prendre  qu'un  exemple,  garda  longtemps  son  caractère 
symbolique.  Les  artistes,  fidèles  à  l'esprit  des  anciens  Docteurs,  continuent  à 
représenter  une  scène  toute  mystique.  L'Enfant  est  couché,  non  pas  dans  une 
crèche,  mais  sur  un  autel,  comme  une  Adctime  expiatoire,  tandis  que  la  Vierge, 
étendue  sur  un  lit,  semble  se  perdre  dans  de  graves  pensées.  Un  manuscrit 
de  la  Bibliothèque  Nationale,  qui  porte  la  date  de  18/17,  ^^ous  montre  une 
Nativité  conforme  à  cette  formule,  et  telle  qu'on  l'eût  dessinée  cent  ans  plus 
tôt\  'En  iSyS,  l'antique  ordonnance  se  maintient  encore'.  Mais  c'est  bien 
là  l'extrême  limite  de  l'art  symbolique  né  de  la  théologie. 

Avant  môme  le  milieu  du  xiv"  siècle,  certains  miniaturistes  se  montrent 
impatients  d'une  tradition  qu'ils  ne  comprennent  plus.  Un  livre  exquis,  le  Bré- 
viaire de  BeUeviUe,  enluminé  aux  environs  de  i3lio,  a  retenu  tout  le  parfum  de  l'art  du 
temps  de  Saint  Louis ^  C'est  la  plus  charmante  Heur  du  xni^  siècle  éclose  au  xiv°. 
Et  pourtant,  l'artiste  ne  reste  pas  scrupuleusement  fidèle  à  toutes  les  anciennes  for- 
mules. Il  conserve,  il  est  vrai,  à  la  scène  de  la  Nativité  son  aspect  accoutumé  :  la 
Vierge  est  couchée  sur  un  lit  et  1  Enfant  étendu  sur  un  autel; — mais  la  mère  ne 
détourne  plus  les  yeux  pour  méditer  sur  les  desseins  de  Dieu,  elle  ne  peut  s  empêcher 
de  regarder  son  Fils  et  d'étendre  la  main  pour  lui  caresser  doucement  la  tête*. 
Il  est  évident  que  l'artiste  n'entrait  déjà  plus  dans  ce  monde  de  hautes  pensées 
qui  avaient  guidé  la  mam  des  anciens  maîtres.  Mais,  en  revanche,  nous  com- 
mençons à  sentir  ici  le  frémissement  de  la  vie  et  la  chaleur  du  sang.  La  tendresse 
humaine  s'insinue  peu  à  peu  dans  un  art  dogmatique  qui  participait  de  la  séré- 
nité des  pures  idées.  A  partir  de  ce  moment,  et  jusqu'aux  premières  années  du 
xv°  siècle,  c  est  l'amour  maternel  qui  donne  à  la  scène  de  la  Nativité  son 
caractère  nouveau  :  la  Vierge  tend  les  bras  vers  son  fils,  l'attire  sur  son  cœur, 
ou  bien,  comme  une  simple  femme,  se  découvre  la  poitrine  et  lui  tend  la  mamelle'. 

'  B.  N. ,  ms.  franc.  i52.  Bible  historiaas,  traduite  par  Giijart  Desmoulins,  f°375. 

2  B.  N.  ms.  franc.  3i6,  Miroir  historial  de  Vincent  de  Beauvais,  traduit  par  Jean  de  Vignay,  f"  3o2  v°.  La 
date  de  iS-S  qui  était  à  la  fin  du  volume  a  été  effacée,  mais  elle  se  laisse  encore  deviner. 

^  B.  N.,  ms.  latin  lo  483,  lo  484-  Les  premières  pages  sont  consacrées  aune  explication  symbolique  des  minia- 
tures, tout  à  fait  dans  le  goût  du  xin'  siècle. 

*  B.  N.,  ms.  latin  lo  483,  f'^  242  v°.  En  y  regardant  de  près,  on  pourrait  voir  naître  cet  ordre  de  sentiments 
dès  le  xiii'  siècle  (la  Nalioilé  de  l'ancien  jubé  de  Ghaitres);  mais  les  exemples  sont  tout  à  fait  isolés. 

^  Voici  quelques  exemples  empruntés  seulement  à  des  manuscrits  datés  :  B.  N.,  ms.  iat.  io52,  Bréviaire  de 
Charles  V  (entre  i364  et  i38o),  f"  28  v"  :  la  Vierge  couchée  sur  son  lit  allaile  l'Enfant  ;  —  ms.  franc.  823, 
Pèlerinage  de  l'âme  (1893),  f°  182  :  la  Vierge  couchée  allaite  l'Enfant;  —  ms.  franc.  3i2,  Miroir  historial,  copié 
pour  Louis  d'Orléans  en  iSgô,  f°  271  :  la  Viergecouchée  allaite  l'Enfant;  —  Mazarine,  n°  4i6,  missel  de  Saint-Mar- 
tin-des-Champs  (i4o8),  f°  i4  :  la  Vierge  étendue  sur  un  lit  caresse  l'Enfant. 


L'ART    ET    LE   THÉÂTRE    RELTCIEUX' 


L'antique  ordonnance,  cependant,  demeure  en  partie  respectée,  car,  si  l'Enfant 
n'est  plus  sur  un  autel,  la  \ierge  reste  toujours  assise  ou  étendue  sur  son  lit. 

Voilà  comment,  sans  changer  beaucoup  l'aspect  de  leurs  œuvres,  les 
artistes  en  modifièrent  l'esprit. 
C'est  une  évolution  régulière, 
qu'il  est  très  facile  de  suivre 
jusqu'aux  premières  années  du 
xv"  siècle. 

Mais,  alors,  il  se  produit  tout 
d'un  coup  un  singulier  phéno- 
mène. On  voit  naître  ce  qu'on 
peut  appeler  une  iconographie 
nouvelle.  Non  seulement  1  ordon- 
nance des  scènes  traditionnelles 
se  modifie  profondément,  mais 
des  motifs,  inconnus  jusque-là, 
apparaissent.  La  Nativité,  par 
exemple,  ne  doit  plus  rien  au 
passé.  La  scène  se  passe  dans 
une  pauvre  chaumière,  dont  le 
toit  percé  laisse  filtrer  les  rayons 
de  létoile.  L'Enfant,  tout  nu, 
est  couché  sur  la  terre,  parfois 
sur  un  peu  de  foin  ou  sur  un 
pan  du  manteau  maternel.  La 
Vierge,  à  genoux,  adore  son  fils 
enjoignant  les  mains.  Saint  Jo- 
seph,  une  chandelle  à  la  main, 

s  incline,  pendant  que  de  petits  anges,  respectueusement  agenouillés,  contem- 
plent leur  Dieu.  —  Rien,  dans  une  pareille  scène,  qui  rappelle  les  types  anté- 
rieurs. Le  lit  lui-même,  ce  vieux  legs  de  la  tradition  byzantine,  religieusement 
conservé  jusqu'au  début  du  xv''  siècle,  a  disparu'. 


Phot.    Giraudon. 

Fig.  I.  —  Lu  Nativité. 
Miniature  des  Très  Riches  Heures  du  duc  de  Berry  (Clianlilly). 


'  On  pourrait,  toutefois,    signaler   quelques    œuvres  de  transition  où  le  lit  se  maintient  dans  le  fond  de  la  com- 
position. 


6  L'A-RT    RELIGIEUX 

Ce  que  nous  disons  de  la  Nativité  pourrait  se  dire  également  de  la  Passion. 
Nulle  part,  comme  nous  le  verrons,  les  changements  ne  furent  plus  profonds. 
Les  épisodes  nouveaux  surgissent.  On  voit  apparaître,  par  exemple,  dès  les 
premières  années  du  xv"  siècle,  un  groupement  pathétique  que  l'art  antérieur 
n'a  pas  connu.  Entre  la  Descente  de  croix  et  la  Mise  au  tombeau,  la  tragédie 
reste  un  instant  suspendue.  L'action  s'arrête,  et  il  se  fait,  comme  dit  l'Apoca- 
lypse, «un  silence  d'une  demi-heure  ».  Assise  au  pied  du  gibet,  la  mère  a  reçu 
le  cadavre  sur  ses  genoux,  elle  le  contemple  une  dernière  fois,  et  lave  de  ses 
larmes  la  face  de  son  Fils.  C'est  ce  qu'on  appelle  la  Vierge  de  pitié. 


Phot.  Alinari. 


Fig.  2.  —  La  Nativité,  par  Gentile  da  Fabriano. 
(Galerie  antique  et  moderne,   Florence.) 

Ce  rajeunissement  presque  soudain  des  thèmes  religieux  est  un  des  épisodes 
les  plus  curieux  de  l'histoire  artistique  du  moyen  âge.  Et  le  phénomène  est  d'au- 
tant plus  intéressant  qu'il  est  européen.  Presque  à  la  môme  heure,  la  France, 
l'Italie,  les  Flandres  s'ouvrent  aux  idées  nouvelle^. 

La  Nativité  nous  servira  encore  d'exemple.  En  France,  c  est  dans  un  ma- 
nuscrit qui  me  paraît  contemporain  de  ceux  du  duc  de  Berry'  que  je  trouve 
pour  la  première  fois  1  arrangement  nouveau  si  différent  de  l'ancien.  Dans  ce 
manuscrit,  conservé  à  la  Bibliothèque  de  l'ArsenaP,  la  Nativité  est  représentée 


'  Mort  en  i4i6. 

-  N°  C47.   1°  4i.   Ce  livre,  quoique    modeste,    es-t  très  certainement    du  mcnic  artibte  qu'un    admirable    livre 
d'Heures  de  la  B.  JN.   (ms.  latin  g  471)  et  qu'un    autre,  beaucoup  moins    riche,   de     la  même  bibliothèque  (manu- 


L'ART    ET    LE    THEATRE    RELIGIEUX 


jusqu'à  quatre  fois,  et  chaque  fols  la  Vierge  s'agenouille  devant  son  Enfant,  qui 
repose  tout  nu  sur  la  terre.  Saint  Joseph  et  les  anges  adorent,  eux  aussi,  le 
nouveau-né.  D'ailleurs  un  des  manuscrits  du  duc  clc  Bcrrj  nous  offre  aussi 
une  Nativité,  conçue  de  la  même  façon  :  elle  se  rencontre  dans  l'admirable  livre 
d  Heures  conservé  à  Chantilly  (fig.  i).  Fouquet,  dans  les  Heures  d'Etienne 
Chevalier,   ne   fait  que    se  conformer  à   un   usage  désormais   bien,  établi. 

En  Italie,  c'est  à  peu  près  à 
la  même  époque  que  Gentile 
da  Fabriano,  rompant  avec  la 
tradition  giottesque,  peignait 
une  Vierge  agenouillée  devant 
le  nouveau-né  (fig.  2)  '  ;  formule 
nouvelle  que  nous  voyons  adoptée 
presque  immédiatement  par  les 
Ombriens  et  les  Florentins.  Vers 
i/lSo,  Fra  FilippoLippin  imagine 
pas  qu  on  puisse  représenter 
autrement    la    Nativité    (iig.   3). 

En  Flandre^  le  thème  nou- 
veau a  du  apparaître  aussi  dans 
les  trente  premières  années  du 
xv"  siècle.  Des  manuscrits,  qui 
ont  tous  les  caractères  de  l'art 
de  cette  période,  nous  le  montrent 
déjà".  Vers  le  milieu  du  siècle,  il  fut 

adopté  par  les  grands  peintres  flamands.  La  fameuse  Nativité  que  Rogier  van 
der  Weyden  peignit  pour  Pierre  Bladelin  (aujourd'hui  au  musée  de  Berlin) 
nous  en  offre  peut-être  le  plus  ancien  exemple  (fig.   [\)'\ 

scrit  latin  i3  262).  Quelques  costumes  typiques,  qui  se  rencontrent  dans  le  manuscrit  latin  9  k'i,  démontrent  que 
l'artiste  vivait  au  commencement  du  xv'^  siècle.  Tous  ces  manuscrits  sont  français,  comme  le  prouve  le  calendrier, 
où  figurent  des  saints  de  la  région  parisienne. 

*  Florence,  Galerie  antique  et  moderne.  A  Santa  Maria  Novella  se  voit  une  fresque  attribuée  à  Lorenzo  di  Bicci 
qui  pourrait  être  de  la  fin  du  xiv°  siècle  :  la  Vierge  est  déjà  à  genoux  devantl'Enfant  couché  tout  nu  sur  la  terre. 

-  Notamment  B.  N.,ms.  latin  10  548.  f°  70.  Des  maisons  à  pignons  (f°  38  v°),  pareilles  à  celles  de  Gand  ou  de 
Bruges,  prouvent  que  le  manuscrit  est  bien  flamand.  Voir  aussi  B.  N.,  ms.  latin  i3  264,  f°  67  V.  Le  calendrier 
indique  que  le  manuscrit  est  flamand  ou  artésien . 

^  Antérieure  à  i46o,  date  de  consécration  de  l'église  de  Middelbourg,  à  laquelle  elle  était  destinée. 


Phot.  AndTSon. 

Fig.  3.  —  La  Nativité,  par  Filippo  Lippi. 
(Galerie  antique  et  moderne,  Florence). 


8  L'ART    RELIGIEUX 

Une  fois  reçue  par  les  artistes,  la  formule  nouvelle  de  la  Nativité  régna  en 
maîtresse  jusqu'à  la  fin  du  xvi°  siècle. 

Comment  l'iconographie  chrétienne,  qui  s  était  développée  jusque-Ia  avec 
autant  de  lenteur  que  le  dogme,  a-t-elle  pu  se  transformer  si  brusquement  ? 
J'ai  cru  longtemps  que  ce  changement  était  l'œuvre  d'un  artiste  créateur,  et 
j'ai  cherché,  en  classant  les  exemples  par  ordre  chronologique,  à  deviner  s'il 
était  Français,  Italien  ou  Flamand.  Mais  j'ai  reconnu  enfin  que  je  faisais  fausse 
route.  Ces  modifications  profondes  de  l'art  religieux  ne  sont  pas  l'œuvre  d'un 
artiste,  si  grand  qu'il  soit.  Un  homme  de  génie  n  eût  pu  créer  de  toutes 
pièces  une  iconographie  nouvelle  et  l'imposer  au  monde  chrétien.  Un  chan- 
gement européen  doit  avoir  des  causes  générales.  Et,  en  effet,  nous  allons  voir 
que  ce  changement  s'explique  par  l'épanouissement  du  théâtre  religieux  dans 
la  chrétienté  tout  entière  au  commencement  du  xv"  siècle. 


II 


Il  est  certain  que  les  Mystères  remontent  au  xiv"  siècle  et  se  relient,  sans 
solution  de  continuité,  au  dranrie  religieux  du  xii*"  et  du  xiii°  siècle.  Mais,  avant 
i/ioo,  les  œuvres  conservées  sont  très  rares,  et  c'est  à  peine  si,  ça  et  là,  on 
trouve  la  mention  de  quelques  représentations  dramatiques*.  Au  xv°  siècle, 
au  contraire,  non  seulement  les  œuvres  abondent,  mais  d  innombrables  repré- 
sentations sont  signalées  dans  toutes  les  grandes  villes  de  l'Europe.  Il  est 
donc  permis  d  en  conclure  que  c'est  le  xv"  siècle  qui  est  le  grand  siècle  des 
Mystères.  C'est  alors  que  le  goût  du  théâtre  gagne  de  proche  en  proche  et  que 
les  pièces,  un  peu  sèches  à  l'origine,  se  chargent  d'incidents  et  commencent 
à  s  étendre  sans  mesure. 

Jusqu  à  la  fin  du  xiv"  siècle,  les  auteurs  dramatiques,  quand  ils  mettaient 
en  scène  la  vie  de  Jésus-Christ,  ne  demandaient  leurs  inspirations  qu'aux 
Evangiles,  canoniques  ou  apocryphes,  et  à  la  Légende  dorée'.  Mais  ils  eurent 
alors  l'idée  de    recourir  à    un  livre   merveilleux,    qui  était    demeuré  jusque-là, 

'  Voir.  Bédier,  dans  Roinania,  iSgS,  p.  7G,  h.  Thomas,  Romania,  t.  XXI,  p.  Oog,  Greizenacli,  Geschiclile  des 
neueren  Dramas,  1898,  t.  I,  et  Emile  Roy,  Le  mystère  de  la  Passion  en  France  dans  la  Revue  Bourguignonne 
de  l'enseignement  supérieur,  t.  XIII  et  XIV. 

^  Voir  notamment  les  Mystères  publics  par  Jubinal  d'après  le  manuscrit  de  la  Bibliothèque  Sainte-Geneviève. 
Ils  sont  des  environs  de  i^oo. 


P3       55 


15 


!o  L'ART    RELIGIEUX 

sinon  inconnu,  au  moins  sans  effet,  bien  qu'il  datât  déjà  de  plus  de  cent  ans. 
Ce  livre,  les  Méditations  sur  la  vie  de  Jésus-Christ,  attribué  à  saint  Bonaventure  S 
a  eu  sur  l'art  dramatique  et  sur  les  arts  plastiques  une  influence  profonde. 
C'est  lui  qui  a  le  plus  contribué  à  enrichir  les  Mystères  et,  par  l'intermédiaire 
des  Mystères,  à  transformer  l'ancienne  iconographie ^ 

Les  Méditations  sur  la  vie  de  Jésus-Christ  diffèrent  profondément  de  tout 
ce  que  l'Evangile  avait  inspiré  jusque-là.  Les  autres  livres  s'adressaient  à  l'in- 
telligence ;  celui-là  parle  au  cœur.  Nous  y  trouvons  encore,  assurément,  plus 
de  scolastique  que  nous  n'en  voudrions  :  n'oublions  pas,  toutefois,  que  les  plus 
longues  digressions  ascétiques  ont  été  ajoutées  après  coup,  au  xiv"  et  auxv'  siècle. 
L'auteur  écrit  pour  une  femme,  une  religieuse  de  Sainte-Claire,  et  il  sait  bien 
qu'elle  ne  lui  demande  pas  autre  chose  que  d'être  émue.  Il  lui  présente  donc 
une  suite  de  tableaux  colorés  de  la  vie  de  Jésus-Christ,  oii  l'imagination  com- 
plète à  chaque  instant  l'histoire.  Souvent  on  croirait  lire  un  nouvel  évangile 
apocryphe.  L'auteur  des  Méditations  sait  des  choses  que  tout  le  monde  ignore. 
Il  sait,  par  exemple,  que  le  petit  saint  Jean-Baptiste  aimait  tellement  la  Vierge 
qu'il  ne  voulait  pas  quitter  ses  bras.  Il  sait  que  le  jour  où  Jésus  et  ses  parents 
partirent  d'Egypte  pour  revenir  à  Nazareth,  les  prud'hommes  du  pays  leur 
firent  la  conduite  jusqu'au  delà  des  portes  de  la  ville,  «  et  l'un  d'eux  qui  était 
riche  appela  l'Enfant  pour  lui  donner  quelques  deniers,  et  l'Enfant,  par  amour 
de  la  pauvreté,  tendit  la  main  et  remercia  ». 

Il  recherche  les  petits  détails  minutieux  qui  peuvent  intéresser  une  femme  ; 
il  parle  des  choses  du  ménage;  il  descend  jusqu'à  la  puérilité.  Il  se  demande 
quel  sorte  de  repas  les  anges  purent  bien  servir  à  Jésus-Christ  après  les  qua- 
rante jours  de  jeûne  dans  le  désert,  et  voici  ce  qu'il  imagine  :  «  Les  anges,  dit- 
il,  se  rendirent  chez  la  Vierge  et  reçurent  d'elle  un  petit  ragoût  qu'elle  avait 
préparé  pour  Joseph  et  pour  elle.  Elle  leur  donna  aussi  du  pain,  une  nappe  et 
tout  ce  qui  était  nécessaire.  Il  est  probable  qu'elle  lui  envoya  encore  quelque 
poisson   si  elle   put  en  trouver.    Revenus  près   du    Seigneur,    les  anges  dispo- 

*  Les  Franciscains  de  Quaracchi,  dans  le  tome  X  de  leur  grande  édition  de  saint  Bonaventure,  p.  25  (1902)' 
rangent  \cs  Méditalions  au  nombre  des  ouvrages  qui  sont  attribués  à  saint  Bonaventure,  mais  qui  ne  lui  appartiennent 
pas.  Ces  Méditations  sont  l'œuvre  d'un  franciscain  italien  du  xni'=  siècle  que  quelques  manuscrits  appellent  Joannes 
de  Gaulibus.  Il  convient  donc  déparier  non  de  Bonaventure  mais  de  pseudo-Bonaventure. 

2  M.  Franz  Thodc  dans  son  Franz  von  Assisi  a  bien  vu  l'importance  qu'avaient  ces  Méditations  pour  l'historien 
de  l'art;  mais  ce  qu'il  n'a  pas  vu,  c'est  que  ces  Méditations  avaient  surtout  agi  sur  les  artistes  par  l'intermédiaire  du 
théâtre. 


L'ART    ET    LE    THÉÂTRE    RELIGIEUX  ii 

sèrent  toutes  ces  choses  à  terre,  et  firent  solennellement  la  bénédiction  de  la 
table.  ))  — -  Tout  n'est  pas  de  ce  ton.  Il  y  a  dans  les  scènes  de  la  Passion,  notam- 
ment, des  traits  pathétiques  qui  sont  d'un  grand  artiste.  L'auteur,  qui  est  un 
Italien,  est  de  la  famille  de  ces  peintres  siennois  qui  allaient  commencer  à  couvrir 
de  leurs  fresques  les  murs  des  églises  de  la  Toscane.  Saint  François  d'Assise 
était  un  poète,  l'auteur  des  Méditations  est  un  peintre  :  profondément  artistes 
tous  les  deux  et  vrais  fils  de  l'Italie.  On  songe  en  lisant  les  Méditations  aux 
belles  peintures  qui  devaient  décorer  les  cloîtres  lumineux  de  ces  couvents 
qu'il  nomme  en  passant  et  où  il  a  sans  doute  vécu  :  Colle,  Pozzo-Bonicchi. 
Italien,  l'auteur  des  Méditations  l'est  encore  parle  goût  du  dialogue  et  du  geste; 
ou  plutôt,  il  se  révèle  disciple  accompli  de  saint  François,  qui  mimait  ses 
sermons  et  jouait  la  scène  de  Noël.  Comme  son  maître,  il  faut  qu'il  nous 
miontre  ses  personnages  en  action  et  qu'il  les  fasse  parler.  Il  a  imaginé  une  foule 
de  dialogues  entre  Joseph  et  Marie,  entre  Jésus  et  ses  disciples,  entre  Jésus  et 
sa  mère.  Tout  parle  dans  son  livre  :  Dieu,  les  anges,  les  vertus,  les  âmes. 

Les  Méditations  sont  donc  à  la  fois  pittoresques  et  dranmatiques ,  et  c'est 
pour  ces  deux  raisons  qu'elles  ont  tant  séduit  les  auteurs  de  Mystères.  Ils  y 
trouvaient,  en  même  temps,  la  mise  en  scène  et  le  dialogue.  Ils  y  trouvaient 
surtout  de  l'imagination,  de  la  poésie,  de  l'émotion,  tout  ce  qui  donne  l'élan 
au  drame. 

C'est  dans  les  dernières  années  du  xiv"  siècle  que  nos  auteurs  de  Mystères 
connurent  les  Méditations  \  Je  ne  vois  pas  pourtant  que  les  poètes  anonymes  qui 
écrivirent  aux  environs  de  1 4oo  les  Mystères  de  la  Bibliothèque  Sainte-Geneviève 
s'en  soient  inspirés.  Mais,  vers  i/ii5,  Mercadé,  l'auteur  du  Mystère  d'Arras,  leur 
fait  déjà  de  fréquents  emprunts.  Il  est  probable  que  les  premiers  drames  oîi 
se  marquait  l'influence  des  Méditations  ont  disparu.  A  partir  de  Mercadé,  tous 
nos  écrivains  dramatiques  relèvent  plus  ou  moins  des  Méditations  :  Gréban,  Jean 
Michel,  et  l'auteur  du  Mystère  de  la  Nativité  ^oué  à  Rouen  les  connaissent  par- 
faitement". A  l'étranger,  il  en  est  de  même.  Les  Italiens,  les  Anglais,  les 
Espagnols  leur  doivent  quelque  chose. 

*  Certains  détails  prouvent  bien  que  les  Méditations  ont  été  utilisées  dès  le  xiv"  siècle':  on  le  verra  plus  loin. 

^  Ce  n'est  pas  à  dire  qu'ils  ne  s'inspirent  que  des  Méditations.  M.  Emile  Roy  (loc.  cit.)  a  montré  que  Gréban 
connaissait  les  Postilles  de  Nicolas  de  Lira  et  les  suivait  de  très  près.  Il  a  montré  également  que  les  auteurs  drama- 
tiques avaient  lu  presque  tous  les  Méditations,  non  dans  le  texte  latin,  mais  dans  des  traductions  ou  imitations  fran- 
çaises. 


12  L'ART    RELIGIEUX 

Les  Méditations  s'ouvrent  par  une  scène  pleine  de  grandeur.  Il  y  a  déjà 
plus  de  cinq  mille  ans  que  l'humanité  s'est  séparée  de  Dieu  par  le  péché.  Le 
monde  est  sombre  :  les  fils  d'Adam  vivent  et  meurent  sans  espoir.  Dieu,  en- 
fermé dans  son  éternité,  semble  indifférent  au  sort  de  sa  créature.  Mais  le  Ciel 
s'émeut.  Deux:  figures  célestes,  la  Miséricorde  et  la  Paix,  qui  sont  des  pensées 
de  Dieu,  des  «  filles  de  Dieu  '  »,  paraissent  en  supppliantes  devant  le  trône  du 
Père.  «  N'aura-t-il  pas  enfin  pitié  des  hommes?  Ne  les  arrachera-t-il  pas  à  la 
mort  'è  Devait-il  les  tirer  du  néant  pour  les  laisser  retomber  au  néant  ?»  — 
Mais  voici  que  se  lèvent  deux  figures  sévères  :  la  Justice  et  la  Vérité.  Elles 
aussi  sont  filles  de  Dieu,  mais  elles  sont  inexorables  comme  la  Loi.  «  Dieu  ne 
saurait  se  contredire,  disent-elles  ;  il  a  condamné  Adam  et  sa  race  à  la  mort, 
sa  parole  doit  s'accomplir.  »  —  «  S'il  ne  pardonne  pas,  c'en  est  fait  de  moi», 
s'écrie  la  Miséricorde.  —  «  C'en  est  fait  de  moi,  s'il  pardonne  »,  dit  la  Vérité. 

Longue  est  la  lutte  entre  les  nobles  avocats.  Mais,  à  la  fin,  Dieu  prononce 
la  sentence  :  <(  Je  donnerai  raison  aux  deux  partis,  dit-il,  les  fils  d'Adam 
mourront,  mais  la  mort  cessera  d'être  un  mal.  »  —  A  cette  parole  de  la 
Sagesse,  le  Ciel  s'étonne.  —  <(  Pour  vaincre  la  mort,  reprend  le  Père,  il  faut 
qu'un  juste  consente  à  mourir  pour  les  hommes.  Ainsi,  il  ouvrira  une  brèche 
dans  la  mort,  et  par  cette  brèche,  l'humanité  passera.   » 

Sans  tarder,  la  Justice  et  la  Miséricorde  descendent  en  ce  monde  à  la  re- 
cherche d'un  homme  juste,  mais  elles  reviennent  sans  en  avoir  trouvé.  Alors  Dieu 
s'adressant  à  Gabriel  :  «  Va,  et  dis  à  la  fille  de  Sion  :  Voilà  ton  roi  qui  vient.  » 
Et  il  envoya  son  Fils  dans  le  sein  d'une  vierge.  C'est  alors  que  s'accomplit  la 
parole  du  Psalmiste  :  «  La  Miséricorde  et  la  Vérité  se  sont  rencontrées,  la 
Justice  et  la  Paix  se  sont  embrassées.    » 

Cette  façon  hardie  d'accuser  tour  à  tour  et  de  justifier  Dieu,  cette  mise  en 
scène  dramatique  du  dogme  fondamental  du  chi^istianisme,  n'appartient  pas  en 
propre  à  l'auteur  des  Méditations .  Il  nous  avertit  lui-même  qu'il  se  contente  de 
copier  saint  Bernard  en  l'abrégeant.  C'est  donc  à  l'imagination  lyrique  de 
saint  Bernard  et  non,  comme  on  l'a  dit,  à  Guillaume  Herman",  qu'il  faut  faire 
honneur  du  fameux  «  Procès  de  Paradis  ».  C'est  à  lui  que  pseudo-Bonaventure, 
que  Ludolphe,  que  tant  d'autres  l'empruntèrent ^ 

*  Gerson. 

2  Petit  de  Julleville,  Les  Mystères,  t.  II. 

^  Ludolphe,  De  vita  Christi,  ch.  ii,  le  dit  expressément,  comme  pseudo-Bonaventure. 


L'ART    ET    LE    THEATRE    RELIGIEUX  i3 

On  sait  quelle  place  la  dispute  des  quatre  Vertus  tient  dans  la  première 
journée  de  nos  grands  Mystères.  Elle  forme  la  conclusion  du  Prologue.  Entre 
la  Chute  et  l'Incarnation  elle  fait  transition  naturelle.  Mercadé,  Arnoul  Gréban, 
l'auteur  du  Mystère  de  la  Nativité,  ne  manquent  pas  d'introduire  devant  le  trône 
de  Dieu  Justice  et  Miséricorde,  Paix  et  Vérité.  Ces  grandes  figures  planent  au- 
dessus  de  la  tragédie  et  lui  donnent  son  sens.  C'est  la  justice  en  lutte  avec 
l'amour.  Il  est  impossible  de  mieux  faire  comprendre  que  la  Rédemption  est  un 
drame  dans  le  sein  de  Die  a.  Nos  poètes  avaient  bien  senti  ce  qu'une  pareille 
scène  communiquait  au  drame  de  grandeur  surnaturelle.  Rien  de  plus  beau 
que  de  voir,  dans  la  Passion  d'Arras,  quand  Jésus,  vainqueur  de  la  mort,  vient 
enfin  s'asseoir  à  la  droite  de  son  Père,  Justice  embrasser  Miséricorde.  L'âme 
divine  se  réconcilie  avec  l'homme  et  avec  elle-même,  puis  rentre  dans  son  repos. 
Mais ,  hélas  !  comme  ils  ont  pauvrement  exprimé  ce  qu'ils  sentaient  si  bien  ! 
Quelle  prolixité  et  quel  pédantisme!  Gomme  on  oublie  que  l'on  est  devant  le 
trône  de  Dieu,  et  comme  on  se  croirait  plutôt  dans  quelque  salle  d'argumen- 
tation de  la  vieille  Sorbonne! 

On  peut  se  demander  si  c'est  réellement  à  pseudo-Bonaventure,  et  non  à 
saint  Bernard  lui-même,  que  les  auteurs  de  Mystères  doivent  l'idée  du  «  procès 
de  Paradis  » .  Les  emprunts  que  nous  allons  bientôt  signaler  pourraient  suffire 
à  démontrer  que  nos  poètes  dramatiques  avaient  sous  les  yeux  les  Méditations. 
Mais  il  existe  une  preuve  formelle.  L'auteur  anonyme  du  Mystère  de  la  Nativité 
a  eu  l'heureuse  idée  d'indiquer  ses  sources  dans  les  marges  de  son  livre.  Il  n'y 
a  pas  d'autre  exemple  d  une  pareille  modestie.  Or,  lorsque  commence  le  dia- 
logue entre  Justice  et  Miséricorde,  une  note  nous  avertit  que  tout  le  passage 
est  imité  du  premier  chapitre  des  Méditations . 

On  n'en  saurait  donc  douter  :  c'est  par  pseudo-Bonaventure  que  cette  scène 
capitale  entra  dans  les  Mystères.  Telle  fut  la  vogue  des  Méditations,  que  le 
((  procès  de  Paradis  »  se  trouve  dans  les  Mystères  anglais',  espagnols', 
italiens  ^ 

Le  drame  commence  alors.  L'Annonciation,  la  Nativité,  doivent,  nous  le 
verrons,  quelques  traits  pittoresques  à  pseudo-Bonaventure.  Mais  voici  une 
scène  entière  qui  lui  est  empruntée.  A  son  retour  d'Egypte,  la  Sainte  Famille, 

*  Creizenach,   t.I,  p.  294. 

^  Creizenach,  t.  I,  p.   348. 

3   D'Ancona,  Sacre    rappresentazioni,  t.  I.  p.   182.  Voir  aussi  le  Mystère  de  Reoello. 


i4  L'ART    RELIGIEUX 

en  approchant  du  Jourdain,  traversa  un  désert.  Or,  c  était  là,  dit  l'auteur  des 
Méditations ,  que  saint  Jean-Baptiste,  encore  tout  enfant,  venait  de  se  retirer.  Il 
avait  résolu  de  faire  pénitence,  bien  qu'il  n'eût  commis  aucun  péché.  Il  ac- 
cueillit avec  joie  les  saints  voyageurs  et  leur  offrit  des  fruits  sauvages.  Puis  la 
Sainte  Famille  traversa  le  Jourdain  et  arriva  enfin  à  la  maison  d'Elisabeth. 
—  Ce  curieux  épisode  a  été  inventé  par  pseudo-Bonaventure  ' ,  et  on  le  cher- 
cherait vainement  dans  les  livres  antérieurs  ^  Les  auteurs  de  Mystères  ne  tar- 
dèrent pas  à  le  remarquer.  Un  poète  florentin,  qui  est  probablement  Feo  Bel- 
cari,  en  fit  la  matière  d  un  drame  sacré  intitulé  San  Giovanni  nel  deserto. 
L'unique  sujet  de  la  pièce,  naturellement  fort  courte,  est  la  rencontre  des 
deux  enfants  dans  le  désert.  Ils  parlent  avec  gravité  des  jours  d'épreuve  qui 
vont  venir,  et,  en  partant,  la  Vierge  Marie  embrasse  le  petit  saint  Jean  ^  Il 
est  clair  que  le  sujet  n'est  pas,  comme  le  pense  Creizenach*,  une  invention  du 
poète  :  il  le  doit  aux  Méditations.  En  France,  nos  auteurs  dramatiques,  sans 
mettre  sur  la  scène  la  rencontre  des  deux  enfants,  ne  laissent  pas,  à  ce 
moment,  de  faire  quelques  emprunts  à  pseudo-Bonaventure.  Mercadé,  par 
exemple,  conduit  les  voyageurs  chez  Elisabeth,  et,  comme  ils  lui  demandent 
où  est  saint  Jean-Baptiste,  elle  leur  apprend  qu'il  s'est  retiré  dans  le  désert 
voisina 

Mais  c'est  dans  les  scènes  de  la  Passion  que  les  emprunts  faits  aux  Méditations 
se  multiplient.  Le  théâtre  du  moyen  âge  leur  doit  d'abord  un  très  bel  épisode  : 

1  II  le  laisse  entendre  assez  clairement,  quand  il  dit,  ch.  xui  :  «  Unde  possibile  est  quod  puer  Jésus  inde 
transiens  in  redita  suo  invenit  eum  (Joannem)  ibidem.  » 

-  Au  xn'  siècle,  Pierre  Comestor,  à  qui  viennent  aboutir  toutes  les  anciennes  traditions,  ne  connaît  pas  l'his- 
toire de  la  rencontre  de  Jésus  et  de  saint  Jean  :  {HisLor.  scholast.  cap.  xxiii,  in  Evang.).  Au  xin'^  siècle,  Vincent  de 
Beauvais,  dans  son  Miroir  historique,  n'en  dit  pas  un  mot. 

^  Le  Mystère  a  été  publié  par  d'Ancona  [Sacre  rappreseniazioni)  d'après  un  incunable  du  xv"^  siècle. 

*  Tome  I,  p.  'ÔSQ. 

^  SI  A  m  E 

Vous,  Elisabeth,  ma  cousine. 
Dites  moy  oià  est  votre  enfant. 

ELISABETH 

Certe,  Dame,  il  est  maintenant, 
Non  de  maintenant,  mais  pieça, 
Ou  grant  désert,  où  il  a  ja 
Fait  mainte   grande  abstinence. 


{Le  Mystère  d'Arrus,  publié  par  J  .-M.  Richard,  Arras,  1893.) 


L'ART    ET    LE    THEATRE    RELIGIEUX  i5 

les  adieux  de  Jésus  à  sa  mère  avant  son  départ  pour  Jérusalem.  «  On  peut 
introduire  ici,  dit  pseudo-Bonaventure,  une  belle  méditation,  dont  l'Ecriture,  il 
est  vrai,  ne  parle  pas  \  » 

Le  mercredi  de  la  dernière  semaine,  Jésus  soupait  avec  ses  disciples  chez 
Marthe  et  Marie.  Le  souper  fini,  il  s'approcha  de  sa  nnère  et  s'entretint  avec 
elle.  ((  Mon  fils,  lui  disait  la  Vierge,  ne  partez  pas  pour  Jérusalem,  oi^i  vous  savez 
que  vos  ennemis  veulent  vous  prendre,  mais  demeurez  ici  et  faites  la  Pâque  avec 
nous.  ))  —  ((  Chère  mère,  répondit  Jésus,  la  volonté  de  mon  Père  est  que  je 
fasse  la  Pàque  à  Jérusalem.  Le  teixips  de  la  Rédemption  est  venu.  Il  faut  que  ce 
qui  a  été  écrit  de  moi  s'accomplisse.  Ils  feront  de  moi  ce  qu'ils  voudront.  »  La 
Vierge  supplie.  Elle  n'est  qu'une  pauvre  femme,  une  mère.  Sa  pensée  n'entre 
pas  dans  les  conseils  de  la  Sagesse.  Elle  s'imagine  que  Dieu  pourra  changer 
l'ordre  éternel  des  choses  et  sauver  le  genre  humain  sans  faire  mourir  son  Fils. 
Près  d'elle  Madeleine  sanglote,  «  ivre  de  son  maître  ».  Mais  Jésus,  plein  de 
douceur,  leur  rappelle  qu'il  est  venu  en  ce  monde  pour  servir.  Sans  doute,  il 
doit  mourir,  mais  il  reparaîtra  à  leurs  yeux  transfiguré  par  la  mort. 

Pseudo-Bonaventure  ne  donne  pas  cet  épisode  pour  de  l'histoire,  pas  même 
pour  une  légende.  Ce  n'est  qu'une  méditation,  un  rêve  pieux,  qu'il  a  fait  dans  sa 
cellule,  rêve  né  de  l'amour  de  la  Vierge.  Car,  désormais,  les  mystiques  n'auront 
pas  de  plus  chère  étude  que  de  reproduire  en  eux  les  pensées  de  la  Mère  pen- 
dant la  Passion  de  son  Fils. 

Cette  page  des  Méditations  acquit,  grâce  aux  Mystères,  une  immense  célé- 
brité. Nos  auteurs  dramatiques  n'oublient  jamais  cette  dernière  entrevue  de  Jésus 
et  de  sa  mère^  Combien  l'on  regrette,  en  lisant  ces  vers  diffus,  la  sobriété, 
l'émotion  contenue  du  modèle.  Mais  l'idée  est  si  humaine  qu'elle  ne  -laisse  pas 
d'émouvoir.  La  scène  dut  toucher  profondément  les  spectateurs  du  xv®  siècle, 
qui  la  tenaient  sans  aucun  doute  pour  historique. 

Pendant  toute  la  durée  de  la  Passion,  l'auteur  des  Méditations  a  sans  cesse 
les  yeux  fixés  sur  la  Vierge.  Au  moment  où  Jésus,  après  avoir  comparu  devant 
Anne  et  Caïphe,  est  abandonné  aux  outrages  des  valets,  saint  Jean,  qui  a  tout 
vu,  court  instruire  Marie  de  ce  qui  se  passe.  Car  la  Vierge  s'était  décidée  à 
venir  à  Jérusalem,  pour  ne  pas  abandonner  son  Fils,  et  elle   demeurait   dans  la 

<  Ch.  iix. 

2  Même  chose  en  Italie,  par  exemple  dans  la  Passion  de  Messer  Gastellano   Castellani.  Voir    d'Ancona,  Sacre 
rappresenlazioni,  p.   809.  Voir  aussi  Torraca,  Il  teatro  italiano  dei  secoU  xiii,  xiv,  xv.  Firenze,  i885,  p.  4". 


i6  L'ART    RELIGIEUX 

maison  de  Madeleine.  Jean,  au  milieu  des  sanglots,  raconte  la  trahison  du 
jardin  des  Oliviers,  le  jugement  dérisoire  du  prince  des  prêtres,  les  injures  de 
la  foule.  La  Vierge,  alors,  le  visage  tourné  vers  le  mur,  s'agenouille  et  prie. 
Encore  une  fois,  elle  conjure  Dieu  de  sauver  les  hommes  par  une  autre  voie  et 
de  lui  conserver  son  Fils. 

Elle  passa  ainsi  la  nuit  en  prière.  Le  lendemain  elle  se  trouva  sur  le  chemin 
qui  conduisait  au  Calvaire.  De  loin,  elle  aperçut  Jésus  courbé  sous  le  poids  de 
la  croix,  mais  la  foule  l'empêcha  d  arriver  jusqu'à  lui.  Suivie  des  saintes  Femmes, 
elle  prit  un  chemin  de  traverse,  et  vint  attendre  le  cortège  à  un  carrefour.  Enfin, 
elle  put  voir  son  Fils,  mais  elle  n  eut  pas  la  force  de  lui  parler.  Elle  échangea 
avec  lui  un  regard  et  tomba  à  demi  morte.  Quand  elle  revint  à  elle,  on  com- 
mençait les  apprêts  du  supplice.  Jésus,  dépouillé  de  sa  robe,  était  nu  au  milieu 
de  ses  bourreaux.  Elle  ne  put  souffrir  ce  suprême  outrage  :  arrachant  le  voile 
de  sa  tête,  elle  s'élança  vers  lui  et  couvrit  sa  nudité'. 

Tous  ces  traits  pathétiques  forment  une  sorte  de  Passion  de  la  Vierge, 
parallèle  à  celle  de  son  Fils.  On  pense  involontairement  k  la  fameuse  Descente  de 
croix  de  Rogier  A'an  der  Weyden^  où  la  Vierge  a  dans  l'évanouissement  la 
même  attitude  que  son  Fils  dans  la  mort. 

Rien  de  pareil  avant  les  Méditations^.  On  sent  tout  le  parti  que  des  auteurs 
dramatiques  pouvaient  tirer  de  semblables  scènes.  Ils  ne  négligèrent,  en  effet, 
aucun  des  détails  que  leur  fournissait  leur  modèle.  On  les  retrouve  tous  (pour 
ne  citer  qu  un  exemple)  dans  \r  Passion  d'Arnoul  Gréban.  L'entrevue  de  saint 
Jean  et  de  la  Vierge,  sa  prière  à  Dieu\  le  détour  qu'elle  fait  pour  rencontrer 
le  cortège%  sa  pâmoison  °,  son  brusque  élan  pour  couvrir  la  nudité  de  son 
Fils',   tout  a  été  transporté  sur  la  scène. 

Mais  voici  1  épisode  principal  de  cette  sorte  de  Passion  de  la  Vierge  suivant 
les  Méditations.  Quand  Joseph  d'Arimathie  et  Nicodème  ont  décloué  le  corps  de 


'  Médilalions,  ch.  lxii,  lxiv,  lxv. 

2  A  Madrid. 

3  II  n'y    a  aucune  raison  de  croire  que  le  dialogue  entre  saint  Anselme  et  la  Vierge  (Patrol,  tome  CLIX,  col.  271 
et  suiv.)  où  se  retrouvent  tous  ces  traits  soit  antérieur  aux  Méditations. 

'►Vers  21  182  à  21  273. 
"  Vers  24162324220. 
i*  Vers  24  286. 
">  Vers  24  65o  à  24683. 


L'ART    ET    LE    THEATRE    RELIGIEUX  17 

Jésus,  ils  le  déposent  un  instant  à  terre.  «  Mais  bientôt  Notre-Dame  le  reçoit 
dans  son  giron;  elle  a  sur  elle  sa  tête  et  ses  épaules,  tandis  que  Madeleine  se 
tient  près  des  pieds,  où  elle  avait  reçu  jadis  une  telle  grâce.  Les  autres  sont 
debout  k  l'entour  et  versent  des  larmes \  »  Longtemps  ils  eussent  contemplé  le 
corps  en  pleurant,  si  Joseph  d'Arimathie,  voyant  tomber  la  nuit,  n'eût  demandé 
a  la  Vierge  de  permettre  qu'on  ensevelit  son  Fils.  Elle  n'y  consentit  qu'à 
grand'peine,  et  après  avoir  fait  de  touchants  adieux  au  cadavre". 

A  partir  du  xv'' siècle,  cette  scène,  imaginée  par  l'auteur  des  Méditations,  obtuit 
autant  de  crédit  que  les  récits  évangéliques  eux-mêmes.  Aucun  de  nos  poètes 
dramatiques  ne  l'a  omise.  Dans  tous  les  Mystères  de  la  Passion,  la  Vierge, 
assise  au  pied  de  la  croix,  porte  son  Fils  dans  son  giron  «  comme  au  temps 
de  sa  tendre  jeunesse^  ». 

La  Résurrection  de  Jésus-Christ  et  les  scènes  qui  la  suivent  ne  portent  pas, 
dans  les  Méditations,  la  marque  de  1  imagination  de  pseudo-Bonaventure.  Il  suit 
la  tradition,  et,  jusqu'à  l'Ascension,  son  récit  ne  diffère  pas  sensiblement  de 
celui  de  la  Légende  dorée. 

Mais,  après  l'Ascension,  le  voici  qui  nous  introduit  de  nouveau  dans  le 
ciel.  Jésus,  suivi  des  patriarches,  ouvre  la  porte  du  Paradis  et  vient  s'agenouiller 
devant  son  Père.  «  Mon  Père,  dit-il,  je  vous  rends  grâce  puisque  vous  m'avez 
donné  la  victoire.  »  Et  son  Père,  le  relevant,  le  fit  asseoir  à  sa  droite.  Et 
alors  tout  le  Paradis  chanta.  Jamais,  depuis  l'origine  du  monde,  il  n  y  eut 
pareille  joie  dans  le  ciel.  Saint  Jean,  à  Pathmos,  entendit  quarante-quatre 
mille    joueurs    de    harpe  :    ce   n'était    qu'un    écho    lointain    de   cette    ineffable 


musique*. 


Cette  scène  triomphale  ne  pouvait  manquer  de  séduire  nos  poètes.  On  la 
retrouve  chez  tous.  Chez  Gréban,  Jésus  présente  à  son  Père  les  patriarches 
qu'il  a  arrachés  à  la  mort.  «  Mon  Père,  dit-il  en  substance,  me  voici;  j'ai 
terminé  le  voyage  que  vous  m'aviez  ordonné  jadis  d'entreprendre.  »  Et  le 
Père,  plein  d'une  joie  grave,  prononce  ce  vers  cornélien: 

Il  suffit,  le  devoir  est  fait^ 

*  Méditations,  ch.  lxix. 
-  Ibid.,  ch.  LXIX. 
■*  Gréban,  vers  27  087. 

^  Méditations,   ch.  lxxxiv.  Le  célèbre  poème   de  Guillaume  c!e    Deguillcville,    Le  Pèlerinage  de   Jésus-Clirist 
(xiv'^  siècle),  n'est  souvent  que  la  paraphrase  des  Méditations. 
'  Gréban,  vers  33.275. 


i8  L'ART   RELIGIEUX 

Raphaël,  Michel,  Gabriel,  Uriel,  chantent  d'abord  l'un  après  l'autre,  puis 
tous  les  anges  célèbrent  en  chœur  la  victoire  de  Dieu. 

On  voit  de  combien  d'épisodes  les  auteurs  de  Mystères  sont  redevables  à 
pseudo-Bonaventure . 

Mais  ils  lui  ont  emprunté  autre  chose  encore.  Plusieurs  détails  de  mise  en 
scène  viennent  également  des  Méditations. 

Au  moment  de  l'Annonciation,  par  exemple,  lange  doit  fléchir  le  genou 
devant  la  Vierge  et  la  Vierge  s'agenouiller  devant  l'ange.  L'auteur  du  Mystère 
de  la  Nativité,  qui  donne  ses  références,  ne  manque  pas  de  citer  le  passage  des 
Méditations  où  l'attitude  de  la  Vierge  et  de  l'ange  est  expressément  indiquée  \ 

La  Nativité  se  présentait  également  aux  spectateurs  sous  l'aspect  qu'elle 
revêt  dans  les  Méditations .  Plusieurs  détails  sont  à  noter  dans  la  description  que 
l'auteur  en  fait.  L'Enfant,  au  moment  de  sa  naissance,  apparaît  couché  sur  la 
terre,  et  protégé  seulement  par  une  poignée  de  foin.  La  Vierge  et  saint  Joseph 
s'agenouillent  devant  lui  pour  l'adorer.  Enfin  des  anges  descendent  du  ciel  et 
viennent  aussi  s  incliner  devant  leur  Dieu". 

Aucun  de  ces  traits  n'a  été  négligé  par  les  poètes  des  Mystères.  Mercadé, 
par  exemple,  qui  donne  de  temps  en  temps  des  indications  scéniques,  dit,  à  cet 
endroit,  que  saint  Joseph  voit  «  Marie  à  genoux  devant  son  enfant  qui  est  nez 
et  est  accompaigniez  de  plusieurs  angèles  qui  rendent  grande  clarité  et  font  grant 
mélodie  ». 

Gréban  met  dans  la  bouche  de  saint  Joseph  des  vers  assez  précis  pour  le 
dispenser  de  toute  autre  indication  : 

J'aperçois  un  enfant  qui  pleure 
Tout  nu  sur  le  ferre  (le  foin)  gisant 
Et  la  mère  à  genoulx  devant 
L'adorant  par  grand  révérence. 


Et  il  ajoute 


...Qu'ay  je  à  faire 
Sinon  à  moi  ruer  à  terre 
Et  adorer  le  nouveau  né  ^  ? 


Les  anges  ne  sont  pas  oubliés,  et,  à  la  fin  de  la  scène,   une  note  nous  fait 

'  Avant  pseudo-Bonaventure,  aucun  auteur,  à  ma  connaissance,  ne  dit  que  l'ange  s'agenouilla  devant  la  Vierge 
et  la  Vierge  devant  l'ange.  La  Légende  dorée,  elle-même,  est  muette  sur  ce  point. 
^  Méditations,  ch.  vu. 
■*  Vers  5  o5o  et  suiv. 


L'ART    ET    LE    THEATRE    RELIGIEUX  19 

savoir  que  «  icy  s'en  retournent  les  anges  en  Paradis,  et  en  doit  tousjours 
demourer  ung  avecques  Nostre  Dame  » . 

Dans  les  épisodes  de  la  Passion,  quelques  détails  démise  en  scène  viennent 
encore  des  Méditations. 

Gomment  Jésus  fut-il  crucifié?  Fut-il  attaché  sur  la  croix  déjà  dressée,  ou 
fut-il  cloué  sur  la  croix  couchée  à  terre?  —  La  question  ne  pouvait  laisser 
indifférent  un  mystique  qui  voulait  revivre  toutes  les  minutes  de  la  Passion. 
Pseudo-Bonaventure  décrit  1  un  et  l'autre  mode  de  crucifixion,  et  sa  forte  ima- 
gination, toujours  prête  à  s'émouvoir,  lui  fournit  plus  d  un  trait  pathétique.  La 
seconde  manière  lui  paraît  avoir  de  nombreux  partisans.  Aussi  veut-il  que  sa 
chère  fille  imagine  «  ces  ribauds  »  couchant  Jésus  sur  la  croix,  et  tirant  de 
toute  leur  force  ses  bras  et  ses  jambes,  pour  amener  les  mains  et  les  pieds  à 
l'endroit  où  ils  doivent  être  cloués'.  C'est  précisément  de  cette  façon  cjue  l'on 
crucifiait  Jésus  dans  nos  Mystères.  La  croix  était  étendue  sur  la  scène  et  le 
patient  couché  sur  la  croix.  Le  détail  atroce  des  membres  que  Ion  tire  et  disloque 
avec  des  cordes  pour  les  allonger  et  amener  les  mains  et  les  pieds  jusqu  aux 
trous  n'a  pas  été  omis.  Chez  Gréban,  un  soudard  commande  la  manœuvre  en 
ces  termes  : 

Prenez  moi  ces  deux  gros  cordons 

Que  j'ay  à  son  poignet  serrés, 

Et  tirez  tant  que  vous  pourrez 

Vous  quatre  —  jusqu'aux  nerfz  desjoindre, 

Tant  que  vous  faciez  la  main  joindre, 

Au  pertuis  qui  est  fait  pour  elle-. 

Mercadé,  Gréban,  Jean  Michel,  développent  longuement,  et  avec  une  verve 
ignoble,  ce  que  les  Méditations  indiquent  d'un  mot. 

Enfin,  un  autre  détail  de  mise  en  scène  se  rencontre  dans  tous  les  Mystères 
de  l'Europe.  Après  la  descente  de  croix,  la  Vierge,  assise  au  pied  du  gibet 
encore  debout,  serre  contre  sa  poitrine  le  corps  inanimé  de  son  Fils  :  touchante 
attitude,  imaginée,   comme  on  l'a  vu,  par  l'auteur  des  Méditations. 

On   peut  mesurer   maintenant  tout   ce  que  le  théâtre    doit  aux  Méditations. 

'  Ch.  Lxv.  Dans  le  Lignum  vUœ,  saint  Bonaventure   suppose  aussi  que  Jésus  a  été  crucifié  couché  sur  la  croix. 
C'est  l'idée  qui  prévalut. 
2  Vers  24  738  et  suiv. 


30  L'ART    RELIGIEUX 

Si  elles  n'existaient  pas,  il  manquerait  aux  Mystères  quelques-unes  de  leurs  meil- 
leures pages.  Chose  étonnante,  et  à  laquelle  on  ne  songe  guère,  c'est  l'esprit 
fransciscain  qui  a  Advifié  le  drame  du  moyen  âge.  Saint  François  a  tout  renou- 
velé autour  de  lui.  «  Semblable  au  soleil  qui  se  lève  derrière  les  montagnes 
d'Assise*  »,  il  a  fait  fleurir  la  poésie  et  l'art  italien.  Un  de  ses  rayons  a  touché 
les  Mystères. 

III 

L'art  du  xv'  siècle  doit  autant  que  le  théâtre  aux  Méditations.  Non  que  les 
artistes  en  aient  fait  leur  bréviaire  :  fort  peu  sans  doute  les  avaient  lues.  Mais  ils 
n'avaient  qu'à  assister  au  drame  sacré  pour  avoir  sous  les  yeux  les  rêves  de 
pseudo-Bonaventure.  Des  groupes  vivants  les  touchaient  tout  autrement  que  des 
descriptions.  Ils  allaient  au  théâtre  avec  tout  le  monde.  Et  non  seulement  ils  assis- 
taient aux  Mystères,  mais  encore  ils  y  collaboraient.  Au  xv°  siècle,  Jean  Hortart, 
peintre  et  verrier  de  Lyon,  faisait  des  «  pourtraicts  »,  c'est-à-dire  des  décors 
pour  les  Mystères  ".  Au  xvf  siècle,  le  peintre  Hubert  Caillaux  avait  été  le  met- 
teur en  scène  du  Mystère  de  la  Passion,  joué  à  Valenciennes  ^  On  prend  sur  le 
fait  ici  les  relations  qui  unissaient  les  deux  arts  ''.  Rentrés  chez  eux,  quand  nos 
artistes  se  remettaient  à  peindre  les  scènes  de  l'Evangile,  il  leur  était  sans  doute 
difficile  de  se  soustraire  à  leurs  souvenirs.  Il  devait  leur  sembler  qu'ils  avaient 
vécu  pendant  quelques  heures  avec  leur  Dieu,  qu'ils  avaient  réellement  assisté 
à  sa  Passion  et  à  sa  Résurrection.  Ils  peignaient  donc  ce  qu'ils  avaient  vu. 

On  peut  dire  de  toutes  les  scènes  nouvelles,  qui  entrent  alors  dans  l'art  plas- 
tisque,  qu'elles  ont  été  jouées  avant  d'être  peintes. 

Nous  allons  retrouver  dans  les  miniatures,  les  vitraux,  les  bas-reliefs,  pres- 
que tous  les  épisodes  et  tous  les  détails  de  mise  en  scène  que  nous  venons  de 
passer  en  revue. 

Le  plaidoyer  des  quatre  Vertus  au  pied  du  trône  de  Dieu,  —  cette 
grande  lutte  entre  Justice  et  Miséricorde,  Paix  et  Vérité,  qui  prépare  et  exphque 
l'Annonciation,  —  n'a  pas  tardé  à  entrer  dans  l'art  du  xv"  siècle.  Les  miniatu- 

'  Dante,  Paradis,  chant  XI. 

-  N.  Rondot,  Réunion  des  Sociétés  des  Beaux-Arts  des  départements,  1887,  p.  43i. 

3  Nous  avons  le  manuscrit  (B.  N.,  ms.  franc.  12  536)  qui  nous  donne  les  décors  de  la  pièce. 

*  11  serait  facile  de  multiplier  ces  exemples.  Voir  notamment  Archives  de  l'Art  français,  tome  I,  p.  187, 


L'ART    ET    LE    THEATRE    RELIGIEUX 


ristes  furent  clés  premiers  à  représenter  cette   scène  nouvelle'.    Un   manuscrit 
de  la  Bibliothèque  Nationale,    qui    fut   enluminé    dans    la    seconde   moitié   du 


Fig.  5.  —  Justice  et  Miséricorde,  Paix  et  Vérité.  Miniature  du  xv''  siècle. 
(Bibl.  Nat.,  ms.  fr.  24/1)- 

xv"  siècle,  nous  introduit  tout  d'abord  dans  le  Paradis^;  Dieu  est  assis  entre 
la  Justice,  qui  porte  une  épée,  et  la  Miséricorde,  qui  porte  un  lis.  Devant  le 
trône,    les  anges   se  présentent  en  suppliants  et   semblent  intercéder  pour    le 


1  II  est  difficile  d'établir  une  chronologie.  Tout  ce  qu'on  peut  dire,  c'est  que  la  scène  n'apparaît  guère  avant 
la  première  partie  du  xv^  siècle.  J'en  vois  comme  une  ébauche,  vers  i43o,  dans  le  Bréviaire  du  duc  de  Bedford 
(ms.  lat.,  1739/4,  f°  4^10).  On  voit  Gabriel  s'inclinant  devant  Dieu  le  Père,  avant  l'Annonciation.  Dans  le  ms.  latin 
18026  f°  1 13  on  voit  Paix  et  Justice,  Vérité  et  Miséricorde  s'embrassant  près  de  la  croix  de  Jésus-Christ.  Le  manus- 
crit semble  être  des  environs  de  i4oo,  mais,  chose  curieuse,  la  miniature  en  question  semble  postérieure  aux  autres; 
elle  pourrait  être  de  i420  ou  i43o. 

2  Ms.  franc.,  992. 


23  L'ART    RELIGIEUX 

salut  de  l'humanité'.  A  la  page  suivante,  Dieu  a  décidé  l'Incarnation.  On  le 
voit  au  second  plan  ;  il  semble  lointain  et  comme  reculé  dans  les  profondeurs 
du  ciel.  A  ses  côtés,  on  aperçoit  toujours  la  Justice  et  la  Miséricorde,  mais  les 
deux  sœurs  sont  réconciliées,  car  déjà  l'ange  Gabriel  s'incline  pour  recevoir 
le  message.  Au  premier  plan,  l'ange  reparaît.  Il  est  maintenant  sur  la  terre, 
dans  la  chambre  de  la  Vierge,  et  il  s  agenouille  devant  elle  pour  lui  annoncer 
q a  elle  enfantera  un  Dieu. 

On  rencontre  des  pages  analogues  dans  plusieurs  manuscrits  de  la  même 
époque".  La  scène  se  présente  parfois  avec  plus  de  détails  encore.  Dans  un 
beau  manuscrit  de  la  Légende  dorée^,  on  voit  non  seulement  Gabriel  et  les 
quatre  Vertus  devant  la  Trinité,  mais  on  voit  encore,  au  moment  où  a  lieu 
l'Annonciation,  la  Justice  embrasser  la  Paix  (fig.  5)*. 

Une  particularité  prouve  que  nos  artistes  s'inspiraient,  non  du  texte  des 
MédHalions,  mais  des  Mystères.  Plusieurs  manuscrits,  notamment  le  fameux 
bréviaire  de  René  de  Lorraine,  conservé  à  l'Arsenal  \  nous  montrent,  à  côté 
des  quatre  Vertus,  le  chœur  des  prophètes  et  des  patriarches  suppliant  Dieu 
d'envoyer  celui  qui  doit  venir.  «  Domine,  dit  l'un  deux,  obsecro,  mitle  qnem 
missurus  es!  '  »  Or,  précisément,  dans  les  Mystères,  avant  d'entendre  les  Ver- 
tus plaider  leur  cause,  on  voit  les  patriarches  et  les  prophètes  tendre  les  bras 
vers  Dieu  du  fond  des  limbes  et  lui  demander  le  Sauveur  qu  il  a  promis  '. 
Dans  le  manuscrit  de  la  Bibliothèque  Nationale,  la  scène  atteint  à  une  véri- 
table grandeur,  car  ce  ne  sont  pas  seulement  les  patriarches  et  les  prophètes, 
c'est  l'humanité  tout  entière  qui  fait  monter  sa  plainte  vers  Dieu^ 

Des  manuscrits  le  thème  du  «  Procès  de  Paradis  »  passa  dans  les  livres 
imprimés.    On    le   rencontre    non    seulement    dans   les   éditions    illustrées  des 

'   F»   2. 

2  Notamment  B.  N.,  vas.  franc.  5o,  i'°  197  {Miroir  hislorial  de  Vincent  de  Beauvais),  et  ms.  latin  i32g4,  f°  2 
(livre  d'Heures). 

^  B.  N.,  ms.  franc.  244  (fin  du  xv''  siècle). 

^'  F°  107.  C'est  la  miniature  dont  nous  reproduisons  une  partie. 

°  Bibliothèque  de  l'Arsenal,  n°  601. 

6  F»  58  vo. 

''  Voir  la  Passion  de  Gréban,  et  le  Mystère  de  la  Nativité  de  Rouen.  La  scène  se  rencontre,  il  est  vrai,  dans  les 
Méditations  (Médit.,  ch.  IV),  mais  elle  est  à  peine  indiquée.  Dans  les  Mystères,  au  contraire,  elle  est  longuement 
développée.  On  entend  tour  à  tour  les  patriarches  et  les  prophètes,  ceux-là  mêmes  que  reproduisent  les  miniatu- 
ristes. 

*  B,  IN.,  ms.   franc.  244,  f°  4-  Même  chose  dans  un  manuscrit  de  la  Mazarine,  n°  4i2,f°i. 


L'ART    ET    LE    THEATRE  .  RELIGIEUX  a3 

Mystères',   mais  encore  dans   les   livres   d'Heures,  où  il  accompagne  l'Annon- 
ciation ^ 

Les  arts  décoratifs  s'en  emparèrent.  Justice  et  Miséricorde  figurent  souvent 
dans  les  tapisseries  de  haute  lisse  du  xv"  et  du  xvf  siècle.  Dans  une  tapisserie 
flamande  conservée  à  Rome,  Justice  et  Miséricorde  apparaissent  aux  origines 
mômes  des  choses.  Elles  assistent  à  la  création,  et  se  tiennent  auprès  du  trône 
où  siègent  les  trois  personnes  de  la  Trinité  ^  Dans  une  tapisserie  de  Madrid, 
elles  sont  debout  au  pied  de  la  croix.  Miséricorde  recueille  le  sang  du  Sau- 
veur, et  Justice,  enfin  satisfaite,  remet  son  épée  au  fourreau^.  Au  musée  de 
Cluny,  dans  la  série  consacrée  à  David,  elles  planent  au-dessus  du  roi  repen- 
tant. Enfin,  au  Louvre,  dans  la  belle  tapisserie  du  Jugement  dernier,  Miséri- 
corde avec  son  lis  accueille  les  élus,  et  Justice,  l'épée  à  la  main,  repousse  les 
réprouvés.  Elles  apparaissent  donc  toujours  aux  moments  décisifs  de  l'histoire 
du  monde. 

Les  verriers  connurent  aussi  le  thème  des  quatre  Vertus.  Un  vitrail  de 
Saint-Patrice,  à  Rouen,  nous  montre  la  Justice  embrassant  la  Paix,  sous  les 
yeux  de  la  Miséricorde  et  de  la  Vérité.  Au-dessus,  Jésus  en  croix  vient  d'ac- 
complir son  sacrifice  '.  C'est  une  des  rares  verrières  de  ce  genre  qui  subsis- 
tent encore  aujourd'hui  \  mais  les  vitraux  sont  fragiles  et  plusieurs  œuvres  ana- 
logues ont  pu  être  détruites. 

Les  sculpteurs  eux-mêmes,  toujours  un  peu  plus  rebelles  aux  nouveautés, 
finirent  par  accepter  un  motif  désormais  consacré.  L'église  de  Fontaine-sur- 
Somme  (Somme)  nous  présente  l'allégorie  aA^ec  tout  son  développement.  Elle 
est^sculptée  aux  pendentifs  qui  ornent  la  chapelle  de  la  Vierge.  Des  inscrip- 
tions ne  laissent  aucun  doute  sur  le  sens  des  sujets  '.  C'est  d'abord  Dieu 
reprochant  leur  faute  à  Adam  et  Eve.  Puis  les  quatre  Vertus  apparaissent, 
Miséricorde  et  Vérité,  Paix  et  Justice.  Pendant  qu  elles  plaident  leur  cause 
devant  Dieu,  les  anges   ot  les  prophètes  unissent  leurs  supplications  :  <(   Fais 

1  Voir  l'édition  illustrée  du  Mystère  de  la  Passion  de  Jean  jMichel. 

-  Bois  de  Vérard  et  d'Etienne  Johannot  reproduit  par  Claudin,  Histoire  de  l'imprimerie  en  France,  t.  II,  p.  2li5. 

^  Reproduction  dans  les  Annales  archéologiques,  t.  XV,  p.  a35. 

■''  Photographie  à  la  Bibliothèque  de  l'Union  centrale  des  Arts  décoratifs. 

°  Le  vitrail,  d'ailleurs  médiocre,  est  de  la  seconde  partie  du  xvi'"  siècle  ;  on  y  sent  l'influence  de  l'école  de  Fon- 
tainebleau. 

''  Il  y  en  a  un  autre  à  Rumilly-les-Vaudes  (Aube). 

'  Ces  clel's  pendantes  doivent  être  du  commencement  du  xvi'  siècle.  La  date  de  i56i  a  dû  être  ajoutée  après 
coup. 


34  L'ART    RELIGIEUX 

voir  ta  puissance  et  viens'  »,    disent  les  anges,   et  trois  patriarches,  coiffés  du 
turban  oriental,  s'écrient  :   «  Incline  tes  cieux  et  descends  ~.  »    Plus   loin,    des 

prophètes  montrent  sur  des 
banderoles  des  paroles  d'espé- 
rance. Tant  de  foi  trouve  enfin 
sa  récompense.  Sur  l'un  des 
derniers  pendentifs ,  Gabriel 
annonce  à  la  Vierge  que  d'elle 
naîtra  le  Messie  qu'appellent  les 
anges  et  les  hommes.  Le  drame 
est  complet.  C'est,  traduit  par 
le  ciseau,  le  prologue  d'un  de 
nos  Mystères. 

Venons  maintenant  à  l'An- 
nonciation. L'iconographie  de 
ce  sujet  capital  demeura  long- 
temps immuable.  Au xni"  siècle, 
et  pendant  une  partie  du  xiv°, 
la  Vierge  et  lanoe  se  tiennent 
debout  l'un  devant  l'autre 
dans  une  attitude  pleine  de 
gravité.  A  partir  du  milieu  du 
xiv'  siècle  ^  l'ange  s'agenouille 
devant  la  Vierge  (fig.   6)  *. 

Q  uand  on  sait  avec  quelle  len- 
teur les  sujets  religieux  se  trans- 
forment, on  ne  peut  manquer  d'être  surpris  d'une  pareille  innovation.  Je  ne  puis 
l'expliquer  que  par  l'influence  des  drames  sacrés.  Au  xiv°  siècle,  l'acteur  qui  jouait 
le  rôle  de  l'ange  devait  déjà  s'agenouiller  devant  la  Vierge,  comme  c'était  la  tra- 

1  <(  Excila  polentiam  et  veni.  » 

-  «  Inclina  cœlos  et  descende,  n 

^  Et  même  avant.  Exemple  :  Bréviaire  de  Saint-Louis  de  Poissy  (A.rsenal,  n°  107,  f"  368).  Le  manuscrit  pour- 
rait être  de  i33o  ou  i34o,  peut-être  même  est-il  encore  plus  ancien.  L'Italie  a  peut-être  connu  ce  thème  avant 
nous.  A  l'Arcna  de  Padoue,  Giotto  nous  montre  l'ange  agenouillé  devant  la  Vierge. 

''  Quant  à  la  Vierge,  elle  reste  debout  presque  jusqu'à  la  fin  du  xiv'  siècle.  Au  xv"  et  au  xvi'^  siècle  (à  part  quel- 
ques exceptions)  elle  est  à  genoux.  Les  exemples  sont  trop  nombreux  pour  que  nous  puissions  les  citer.  Il  suffit 
d'ouvrir  n'importe  quel  livre  d'Heures. 


Phot.  Giiraudon. 


Fig.  G.  —  L'Annonciation. 
Minialuro  des  Très  Riches  Heures  du  duc  de  Berry  (Chantilly). 


L'ART    ET    LE    THEATRE    RELIGIEUX  aS 

dition  au  xv'  siècle*.  Nous  avons  vu  que  pseudo-Bonaventure  est  le  premier  qui 
indique  cette  attitude  de  l'ange.  11  est  donc  probajjle  que,  dès  le  xiv"  siècle,  les 
auteurs  dramatiques  commençaient  à  chercher  dans  la  Méditation  des  détails 
pittoresques  et  des  jeux  de  scène  ". 

Après  tout  ce  que  nous  avons  dit  du  brusque  changement  survenu  dans  la 
nianière  de  représenter  la  Nativité,  il  paraîtra  sans  doute  évident  que  les  artistes 
du  xv"  siècle  se  sont  insjiirés  de  la  mise  en  scène  des  Mystères,  c'est-à-dire, 
pour  aller  au  fond  des  choses,  des  Méditations.  Désormais  tableaux,  vitraux  et 
bas-reliefs  nous  montreront  la  Vierge  à  genoux  devant  son  Fils  couché  tout  nu 
sur  la  terre  ou  sur  une  poignée  de  foin.  Saint  Joseph  s'approche  en  marquant 
son  admiration.  Le  plus  souvent  il  est  agenouillé,  lui  aussi,  devant  l'Enfant. 
Les  anges  ne  se  voient  pas  toujours,  surtout  dans  les  livres  d'Heures  de  fabri- 
cation courante,  où  le  désir  de  simplifier  est  très  sensible,  mais  on  pourrait  citer 
des  centaines  d'œuvres  oii  ils  figurent. 

De  petits  détails  caractéristiques  sont  encore  à  noter.  L'auteur  des  Méditations 
nous  apprend  que  le  pauvre  abri,  ouvert  à  tous  les  vents,  oii  la  Vierge  devait 
enfanter,  avait  été  rendu  un  peu  habitable  par  saint  Joseph.  «  Joseph,  dit-il, 
qui  était  maître  charpentier,  fit  sans  doute  une  espèce  de  clôture  ^.  »  C'est 
ce  que  l'auteur  du  Mystère  de  Rouen  met  sous  nos  yeux  dans  une  scène  fami- 
lière qui  n'est  pas  sans  charme.  Il  n  y  a  dans  la  hutte  qu'un  peu  de  foin  et 
des  branches  de  genêt.  Saint  Joseph,  qui  redoute  le  vent  pour  la  nuit, 
prend  les  genêts  et  les  entrelace.  La  Vierge  l'aide  dans  son  travail  et,  au  fur 
et  à  mesure,  lui  tend  les  branches.  On  ne  peut  douter  que  cette  sorte  de 
clayonnage,  qui  ferme  tant  bien  que  mal  la  crèche,  n'ait  été  un  des  décors 
ordinaires  de  la  Nativité.  La  preuve,  c'est  qu'au  xv"  siècle  (et  dès  la  fin 
du  xiv")  les  miniaturistes  ne  l'oublient  guère.  Pour  ne  donner  qu'un  exemple, 
mais  illustre,  je  citerai  la  scène  de  la  Nativité  dans  le  Bréviaire  du  duc 
de  Bedford*.   On  y  verra  une  clôture  basse,  faite  de  branches   entrelacées,  qui 


Voir  plus  haut,  p.   18. 
^  Dans  le  Mystère  de   la  Nativité,  publié  par  Jnbinal,  qu'il  faut  placer  vers   i^oo,   on  voit   l'ange  s'agenouiller 
devant  la  Vierge  au  moment  de  l'Annonciation  (tome  II,  p.  à8),  c'était  là  sans  doute  un  jeu  de  scène  consacré. 
^  Ibidem  Joseph,  qui  erat  magisier  Jiqnarius,  forte  aliqualiter  se  clausit.  (Médit.,  cli.  vu.) 

*  B.  N.,  ms,  latin.  17291^,  f°  56.  Les  livres  qui  ont  appartenu  au  duc  de  Berry  en  fournissent  plus  d'un 
exemple,  par  ex.  B.  N.,  ms.  latin  8886,  f°  i3o  v°,  et  ms.  latin  i8oi/i,  f°  38.  Citoiis  encore  B.  N.,  ms.  latin  i383, 
f°52  v°;  ms.  lat.  ii58,  f°8o  ;  Arsenal,  ms.  6/17,  f°  4i-  Il  J  ad'ailleurs  un  exemple  plus  typique  que  tous  ceux  que  nous 
venons  de  donner.  Au  Musée  d'Augsbourg,  un  tableau  anonyme  dvi  milieu  du  xv**  siècle  représente  la  Nativité.  Or, 


26  L'ART    RELIGIEUX 

reproduit     fort    exactement    celle    que     le     Mystère    de     Rouen    nous    décrit. 

Une  autre  particularité  mérite  encore,  je  crois,  d'être  signalée.  Les  Médita- 
tions nous  donnent  sur  la  Nativité  un  détail  fort  singulier.  «  Quand  vint  pour 
la  Vierge  le  moment  d'enfanter,  dit  l'auteur,  à  l'heure  de  minuit,  elle  s'appuya 
contre  une  colonne  qui  se  trouvait  là'.  »  Il  nous  prévient  d'ailleurs  qu'ici  il 
n'invente  rien,  mais  qu'il  rapporte  les  paroles  d'un  frère  de  l'ordre,  favorisé 
de  révélations,  et  fort  digne  de  créance.  —  Cette  circonstance  a-t-elle  attiré 
l'attention  des  auteurs  de  Mystères  ?  Je  le  croirais  volontiers,  bien  que  je  ne 
puisse  en  donner  aucune  preuve  directe.  Mais  il  est  très  remarquable  c|ue  les 
grands  peintres  flamands,  quand  ils  représentent  la  Nativité,  n'omettent  pas, 
d'ordinaire,  cette  colonne.  Dans  la  Nativité  de  Rogier  van  der  Weyden^,  elle 
soutient  un  pauvre  toit  qui  raisonnablement  n'eût  mérité  qu'une  poutre  (fig.  /i). 
Dans  la  Nativité  d'Hugo  van  der  Goes\  c'est  une  magnifique  colonne  gothique 
à  double  rang  de  feuillage.  Autre  colonne  chez  Meinling,  dans  la  Nativité  de 
Bruges  et  dans  celle  de  Madrid.  Même  particularité  chez  certains  maîtres  alle- 
mands, comme  Frédéric  Herlin\  Il  n'est  pas  impossible,  assurément,  que  ce 
soit  là  une  pratique  d'atelier  propre  aux  maîtres  flamands  et  à  leurs  élèves 
d'Allemagne.  Toutefois,  une  telle  unanimité  est  surprenante.  Pour  moi,  je  suis 
tout  disposé  à  croire  que  dans  les  plus  vieux  Mystères  français  ou  flamands  le 
toit  de  l'étable  était  soutenu  par  une  colonne,  conformément  au  texte  des 
Méditations'. 

En  continuant  à  passer  en  revue  les  scènes  de  la  vie  de  Jésus-Christ  que 
les  Mystères  ont  empruntées  aux  Méditations,  nous  rencontrons  l'épisode  de  la 
première  entrevue  de  saint  Jean-Baptiste  et  de  Jésus,  encore  enfants  tous  les 
deux,  dans  le  désert. 

Je  ne  vois  pas  que  nos  artistes  aient  été  très  séduits  par  ce  thème.  Je  n'ai 
réussi  à  trouver  qu'un  petit  panneau  de  vitrail  qui  se  rapporte  (d'un  peu  loin) 
à  cette  histoire    apocryphe.    Il    occupe  la   partie  haute   de   la   belle  verrière   de 


on  y  voit  justement  saint  Joseph  occupé  à  tresser  la  clôture.  On  prend  ici  sur  le  fait  l'iniluence  des  Mystères  dans 
cette  scène. 

1  Ch.  vu. 
\       ^  Au  musée  de  Berlin . 

^  A  Florence. 

*  A  Nordlingen. 

■'  Aucune  indication  précise  dans  les  Mystères  de  i4oo  publiés  par  Jubinal.  Quant  aux  Mystères  flamands,  les 
plus  anciens  ont  disparu  (Greizenach,  tome  I,  p.  SSg). 


L'ART    ET    LE    THEATRE   RELIGIEUX  27 

saint  Jean-Baptiste  à  Saint-Vincent  de  Rouen.  On  aperçoit  le  Précurseur, 
encore  enfant,  qui  prend  congé  de  son  père  et  de  sa  mère  et  s'apprête  à  par- 
tir pour  le  désert.  Ce  n'est,  on  le  voit,  qu'une  allusion  à  l'épisode  raconté  par 
les  Méditations^ 

Nos  artistes  ont  imité  la  discrétion  de  nos  auteurs  dramatiques,  qui  n'en 
disent  pas  davantage  ^  Il  n'en  fut  pas  tout  à  fait  de  même  en  Italie.  Jacopo 
del  Sellaio,  dans  un  tableau  du  Musée  de  Berlin,  a  représenté  la  rencontre  des 
deux  enfants  au  désert.  Fra  Filippo  Lippi,  dans  une  fresque  de  Prato,  nous 
montre  le  jeune  saint  Jean-Baptiste  faisant  ses  adieux  à  son  père  et  à  sa  mère 
avant  de  s'enfoncer  dans  la  solitude.  On  sait  d  ailleurs  que,  dans  l'art  italien 
du  xv''  siècle,  le  type  de  saint  Jean  encore  enfant,  mais  déjà  visité  par  l'esprit, 
n'est  pas  rare.  Il  a  inspiré  quelques  belles  œuvres  aux  sculpteurs  florentins. 
C'était  une  entreprise  hardie  de  marquer  du  sceau  de  Dieu  un  front  naïf  et 
une  bouche  candide.  Qui  ne  connaît  le  jeune  visage  fiévreux  du  Saint  Jean  de 
Donatello  ?  Unir  l'innocence  à  la  science  suprême,  un  tel  problème  a  ravi 
Léonard,  sorte  de  philosophe  hégélien,  qui  réconcilie  les  contraires  dans  une 
harmonie  supérieure.  Son  Saint  Jean-Baptiste  du  Louvre,  qui  sourit  sur  un 
fond  de  ténèbres,  est  l'œuvre  la  plus  étonnante  qu'ait  inspirée  l'enfance  du 
Précurseur. 

Il  me  paraît  certain  que  c'est  par  des  drames  comme  le  Saint  Jean-Baptiste 
au  désert,  joué  à  Florence,  que  les  artistes  ont  appris  à  connaître  cette  figure 
si  originale  d'enfant-prophète. 

D'autres  fois  aussi,  les  peintres  italiens  représentent  les  deux  enfants  jouant 
aux  côtés  de  la  Vierge.  Est-ce  la  rencontre  de  saint  Jean  et  de  Jésus  dans  le 
désert?  Souvent  on  ne  saurait  le  dire,  et  il  est  probable  que  les  artistes  ne  le 
savaient  pas  toujours  eux-mêmes.  Je  crois  cependant  que,  dans  la  plupart  des 
cas,  il  ne  s'agit  nullement  de  l'entrevue  au  désert.  Les  artistes  ont  suivi  une 
autre  tradition,  qui  se  montre  aussi  pour  la  première  fois  dans  les  Méditations. 
En  revenant  de  Bethléem,  après  l'adoration  des  Mages,  la  Sainte  Famille 
s'arrêta  quelques  jours  chez  Elisabeth.  «  Les  deux  enfants  jouaient  ensemble, 
et  le  petit  saint  Jean,  comme   s  il  eût  déjà  compris,    se  montrait  respectueux 

'  Il  est  vrai  que  l'on  voit  à  côté  un  vieillard  el  une  femme  conduisant  un  enfant  par  la  main.  Serait-ce  la 
Sainte  Famille  revenant  d'Egypte  } 

-  Je  puis  cependant  citer,  dans  les  Heures  du  duc  de  Berry  (ms.  latin  i8oi4.  f°  28),  un  Saint  Jean  enfant  dans 
le  désert.  Il  est  entouré  d'animaux  aussi  vrais  que  ceux  de  Pisanello. 


28  L'ART    RELIGIEUX 

pour  Jésus'.  ))  Voilà  le  texte  qui  explique  et  justifie  des  compositions  comme 
la  Belle  Jardinière,  la  Sainte-Famille  de  François  /",  la  Vierge  au  diadème  blea 
et  cent  autres.  G  était,  assurément,    une  pensée  touchante  de  montrer  dans  la 

joie  de  1  innocence  les  deux  enfants  qu'attendaient 
une  mission  surhumaine  et  une  mort  tragique. 
Nul  n'a  mieux  senti  cela  que  Raphaël.  Les  deux 
heaux  enfants  nus,  au  mdieu  des  fleurs,  sous  un 
ciel  limpide,  semblent  vivre  dans  1  Eden.  C'est  une 
paix,  une  candeur  divines.  La  encore,  on  surprend 
l'influence  de  ce  livre  extraordinaire  des  Méditations, 
qui  a  orienté  l'art  européen  jusqu'au  xvf  siècle  ^ 
Si  nous  entrons  maintenant  dans  le  cycle 
de  la  Passion,  l'influence  des  Méditations  sur  l'art 
se  révélera  tout  d  abord.  Les  adieux  de  Jésus 
à  sa  mère  qui,  dans  les  Méditations,  ouvrent  la 
Semaine  Sainte,  fournirent  aux  artistes  un  thème 
fameux.  Ce  motif  nouveau  apparaît  dans  1  art 
français  dans  la  seconde  partie  du  xv'  siècle, 
c'est-à-dire  en  un  temps  où  les  Mystères  l'avaient 
consacré.  Je  le  vois  pour  la  première  fois  dans 
un  vitrail  de  Verneuil,  qui  doit  dater  des  envi- 
rons de  i/|8o  (fig.  7)".  L'Allemagne  ne  Fa  connu 
que  plus  tard.  Tout  le  monde  a  vu  la  belle  gra- 
vure d'Albert  Durer  qui  représente  la  dernière 
entrevue  du  Fils  et  de  la  Mère.  La  Vierge  semble 
accablée.  Jésus  fait  un  geste  plein  de  douceur, 
mais  conserve  la  sérénité  d'un  Dieu.  Au  xvf  siècle,  ce  thème  se  rencontre  fré- 
quemment dans  toute  l'Europe.  Quil  me  suffise  de  citer,  pour  la  France,  le 
vitrail  de  Couches*  et  celui  de  Saint- Vincent  de  Rouen. 


Fig.  7.  —  Les  adieux  de  Jésus-Christ 
à  sa  Mère  (•s.\''  siècle). 

Vitrail  de  la  Madeleine  de  Verneuil  (Eure). 


1    Méditai.,  chap.  xi. 

'^  La  scène  des  deux  enfants  jouant  aux  côtés  de  la  Vierge  est  plus  rare  dans  l'art  français.  Un  groupe  de  Sou- 
vigny  (Allier)  la  représente  ;  on  voit  la  Vierge  et  les  deux  enfants  jouant  avec  un  agneau. 

^  Verneuil  (Eure),  église  de  la  Madeleine,  vitrail  de  la  vie  de  Jésus-Christ,  bas-côté  nord.  Citons  aussi  le  ma- 
nuscrit français  gga,  f°  83  v°,  à  la  B.  N.  Il  est  de  la  seconde  partie  du  xv'  siècle. 

■^  L'artiste  qui  a  dessiné  le  vitrail  de  Couches  (Eure)  (vitrail  du  chœur)  avait  sous  les  yeux  la  gravure  d'Albert 
Durer. 


L'ART    ET    LE    THEATRE-  RELIGIEUX 


29 


Arrivons  k  la  Passion  elle-même.  Dans  l'art,  deux  scènes  portent  fortement 
la  marque  de  pseudo-Bonaventure. 

Avant  le  xv°  siècle,  on  n'avait  guère  eu  l'idée  de  représenter  le^moment  où 
Jésus  est  attaché  à  la  croix.  C'est  qu'on  ne  peigaait  pas  encore  la  Passion  pour 
elle-même.  Conformément  a  la  tra- 


dition du  xm'  siècle,  1  art  ne  retenait 
de  la  vie  de  Jésus-Christ  que  les 
faits  qui  étaient  des  dogmes.  On  ne 
montrait  pas  Jésus  dépouillé  de  sa 
tunique,  ou  cloué  k  la  croix  ;  on 
montrait  Jésus  mourant  sur  la 
croix  pour  le  salut  des  hommes. 
Mais  le  jour  où  on  joua  la  Passion 
sur  un  théâtre,  il  fîdlut  représenter 
les  faits  dans  leur  continuité.  C'est 
ainsi  que  les  artistes  eurent  sous 
les  yeux  un  tableau  auquel  ils 
n'avaient  guère  songé,  et  qu  ils 
n  avaient  même  jamais  représenté  : 
la  mise  en  croix.  Ils  virent  Jésus 
cloué  sur  la  croix  couchée  k  terre, 
comme  le  veulent  les  Méditations. 
Ils  le  représentèrent  donc  ainsi 
désormais. 

La  scène  se  rencontre  pour  la  première  fois  vers  i/|00,  dans  le  temps  où  le 
duc  de  Berry  faisait  enluminer  ses  merveilleux  manuscrits.  C'est  précisément 
le  moment  où,  k  Paris,  les  représentations  de  la  Passion  deviennent  régulières. 
Dans  les  Grandes  Heures  du  duc,  qu'on  attribue  k  Jacquemart  de  Hesdin  \  la 
scène  est  k  peu  près  telle  qu'elle  devait  se  présenter  au  théâtre  (fig.  8).  Les 
bourreaux  attachent  Jésus  sur  la  croix  couchée  k  terre,  et  l'un  d'eux  tire  de  toutes 
ses  forces  sur  une  corde  pour  distendre  les  membres.  Il  serait  long  de  citer 
toutes  les  pages  analogues  qu'on  rencontre  dans  les  manuscrits  k  partir  de  cette 
époque".  —  C'est  la  gravure  sur  bois  qui,  en  s'emparant  de  ce  thème,   a  sur- 


Fig.  8.  —  La  Mise  en  croix. 
Miniature  des  Grandes  Heures  du  duc  de  Berry  (Bibl.   Nat. 


'  B.  N.,  ms.  latin  919,  f  74. 

■2  Mentionnons  seulement  ;  B.  N.,  ms.  latin  18026,  1°  9*  ^Heures  du  commencement  du  xv'  s.);  ms,  franc.  992, 


3o  L'ART    RELIGIEUX 

tout  contribué  à  le  rendre  populaire.  On  le  rencontre  dans  le  Spéculum  humanae. 
Salvalionis,  un  des  livres  les  plus  célèbres  du  xv"  siècle.  De  là,  il  passa  dans  nos 
livres  d'Heures,  dont  les  gravures  ne  sont  parfois  que  des  copies  de  celles  du 
Spéculum.  A  force  de  le  voir,  les  sculpteurs  eux-mêmes  finirent  par  l'adopter, 
quoiqu'il  n'offrît  rien  de  très  plastique.  Dans  les  voussures  du  portail  de  la  char- 
mante église  de  Rue  (Somme),  l'artiste  a  sculpté,  comme  il  a  pu,  cette  croix 
couchée  sur  laquelle  les  bourreaux  sont  en  train  de  clouer  Jésus. 

Mais,  dans  le  cycle  de  la  Passion,  la  scène  la  plus  célèbre  que  l'art  doive  aux 
Méditations  est  celle  qui  suit  immédiatement  la  descente  de  croix.  La  Vierge 
vient  de  recevoir  sur  ses  genoux  le  corps  de  son  Fils  et  elle  le  contemple  en 
silence.  Derrière  sa  tête,  la  croix  se  dresse  toute  noire  sur  le  ciel  du  couchant. 
Il  est  impossible  d'imaginer  des  lignes  plus  tragiques.  Cette  silhouette  si  émou- 
vante est  une  des  belles  conquêtes  de  l'art  chétien.  Pendant  plusieurs  siècles  elle 
gardera  toute  sa  vertu. 

Quand  se  montre-t-elle  pour  la  première  fois  ?  Il  est  difficile  de  le  dire  avec 
précision.  On  peut  affirmer  pourtant  qu'elle  n'apparaît  pas  aA^ant  les  dernières 
années  du  xiv"  siècle.  C'est  encore  dans  les  livres  du  duc  de  Berry  que 
nous  trouvons  la  Vierge  de  Pitié  (tel  est  le  nom  qu'on  lui  donne)  pour  la  pre- 
mière fois.  On  ne  saurait  trop  étudier  l'admirable  collection  de  manuscrits 
réunis  par  cet  amateur  raffiné.  Enluminés  à  la  fin  du  xiv"  siècle,  au  raioment 
même  où  naissaient  un  art  nouveau  et  une  iconographie  nouvelle,  ils  portent 
en  eux  presque  tous  les  secrets  de  l'avenir.  Les  peintres  à  qui  le  duc  de  Berry 
les  demanda  étaient  les  premiers  de  leur  temps,  de  vrais  novateurs,  souvent 
des  hommes  de  génie.  Aussi  n  y  aurait-il  pas  lieu  de  s'étonner  s'il  était  prouvé 
que  certains  thèmes  de  l'art  du  xv"  siècle  apparaissent  là  tout  d'abord.  Parmi 
les  livres  de  cette  époque  où  la  Vierge  de  Pitié  se  rencontre,  je  n'en  connais 
guère  qu'un  seul  qui  puisse,  à  la  rigueur,  passer  pour  plus  ancien  que  ceux  du 
duc  de  Berry.  C'est  un  psautier  '  qui,  d'après  une  note  manuscrite,  aurait 
appartenu  à  Isabeau  de  Bavière,  et  qui  a  pu  être  enluminé  dans  les  premières 
années  du  règne  de  Charles  VI,  si  l'on  s'en  rapporte  à  certains  archaïsmes 
d'exécution  et  de  composition.  Il  est  possible  que  les  Heures  du  duc  de  Berry, 


1°   Il6  (Vie de  J.-C,  fin  du  xv'  s.);  ms.  franc.  !jO,  f  281  (Miroir  historial,   fin  du  xv^  s.);    ms.   latin   18289,    f°  81 
(Heures,  fin  du  xv'  siècle). 

*  B.  N.,   ms.  latin  i/,o3,  f6i. 


L'ART    ET    LE    THEATRE  .RELIGIEUX 


3i 


OÙ  se  Yoit  la  Vierge  de  Pitié,  soient  un  peu  postérieures'.  Mais  ce  ne  sont  pas 
là  des  certitudes. 

Ce  qu'il  importe  de  faire  remarquer  encore  une  fois,  c'est  que  le  motif  de 
la  \ierge  de  Pitié  portant  son  Fils  apparaît  dans  l'art  précisénnent  au  moment 
où  des  représentations  de  la  Passion  commencent  à  être  signalées  en  France, 
et  particulièrement  à  Paris  ^  Il  y  a 
là  autre  chose  qu'une  coïncidence. 
A  partir  du  xv°  siècle,  la  Vierge  de 
Pitié  se  rencontre  partout  :  verriers 
et  miniaturistes  français,  peintres 
flamands  ou  allemands,  grands  maî- 
tres italiens ,  en  multiplient  les  images . 

Une  particularité  assez  curieuse 
mérite  encore  de  retenir  notre  atten- 
tion. Dans  un  des  livres  d'Heures 
du  duc  de  Berry,  on  peut  voir  une 
Pitié  dont  la  laideur  est  presque  re- 
poussante \  La  Vierge  tient  sur  ses 
genoux  un  cadavre  hideux,  une 
sorte  de  momie  sans  barbe  et  pres- 
que sans  cheveux  (fig.  9).  Bien 
qu'isolée,  une  pareille  représenta- 
tion n'est  pas  née  de  la  fantaisie 
de  l'artiste.  Pseudo-Bonaventure 
l'autorise  :  il  nous  apprend  en 
effet     que    Jésus-Christ      avait    été 

outrageusement  défiguré  par  ses  bourreaux.  Pendant  qu'elle  tenait  son 
Fils  sur  ses  genoux,  la  Vierge  regardait  son  visage,  et  elle  ne  pouvait 
se  lasser  de  pleurer  en  voyant  qu'on  lui  avait  coupé  les  cheveux  et  arraché 
la   barbe  \   Il  me  paraît  évident  que  le  peintre  du  duc  de  Berry  a  eu   connais- 

1  B.  N.,  ms.  latin  i8oi4,  f°  286.  Le  duc  de  Berry  est  représenté  plusieurs  fois  dans  ce  livre,  avec  la  barbe 
déjàblancbe.  Il  devait  donc  avoir  une  cinquantaine  d'années  quand  il  a  été  enluminé,  c'est-à-dire  que  le  manuscrit 
serait  des  environs  de  1890. 

2  Creizenach,  p.  247-   La  plus  ancienne  représentation  connue  d'une  Passion  dialoguée  est  de   i3So. 
a  B.  N.,  ms.  latin  919,  f°  7^. 

'*  Médit.,  cliap.  Lxix. 


Fig.   9.  —  La  Vierge  tenant  le  cadavre  de  son  Fils 
sur  ses  genoux. 

Miniature  des  Grandes  Heures  du  duc  de  Berry  (Bibl.  Nat.) 


32  L'ART    RELIGIEUX 

sancc  de  cette  tradition.  Ce  qui  prouverait  qu'on  avait  parfois,  dans  les  Mys- 
tères, poussé  le  réalisme  jusqu'à  représenter  le  cadavre  de  Jésus  tel  que  pseudo- 
Bonaventure  nous  le  décrit. 

Il  reste  à  signaler  une  dernière  scène  oij  se  retrouve  l'inspiration  des  Médi- 
tations. Je  veux  parler  du  retour  triomphal  de  Jésus-Christ  dans  le  Paradis. 
Nous  lavons  vu,  dans  nos  Mystères,  conformément  au  récit  des  Méditations, 
entrer  dans  le  ciel,  jusque-là  fermé  au  genre  humain,  avec  toute  la 
troupe  des  patriarches.  L'art  a  essayé,  au  moins  une  fois,  de  rendre  cette 
grande  victoire  de  Jésus  sur  la  mort.  Il  y  a,  dans  le  chœur  de  Saint-Taurin 
d'Evreux,  un  vitrail  du  xvf  siècle  qui  représente  l'Ascension  sous  un  aspect 
tout  à  fait  insolite.  Jésus  s'élève  au-dessus  de  la  terre,  oi^i  sa  mère  et  ses 
apôtres  sont  restés;  mais,  en  même  temps  que  lui,  montent  les  saints  de  l'An- 
cienne Loi.  On  les  voit  qui  sortent  des  Limbes  comme  attirés  par  une  force 
irrésistible.  Dans  la  foule,  on  reconnaît  Adam,  Eve,  saint  Jean-Baptiste.  Ainsi, 
prophètes  et  patriarches  participent  au  triomphe  de  Jésus-Christ,  et  vont  entrer 
avec  lui  dans  le  ciel. 

Le  maître  verrier  d  Evreux  s'inspirait  d  un  Mystère  qu'il  venait  de  voir 
représenter.  On  en  trouve  dans  la  Résurrection  de  Jean  Michel  la  preuve  for- 
melle. Il  y  a,  en  effet,  dans  ce  drame,  au  moment  où  Jésus  monte  au  ciel,  une 
indication  de  mise  en  scène.  Il  est  dit  que  les  saints  de  l'Ancienne  Loi  doivent 
être  figurés  par  «  des  statures  de  papier  ou  de  parchemin  bien  contrefaites, 
attachées  à  la  robe  de  Jésus  et  tirées  amont  en  même  temps  que  Jésus  ».  Est- 
il  rien  de  plus  convaincant? 

Une  pareille  œuvre  est,  je  crois,  unique'.  Les  artistes  choisissent  d'ordi- 
naire un  autre  moment.  Ils  nous  montrent  de  préférence  Jésus  s'approchant  du 
trône  de  Dieu  pour  lui  rendre  compte  de  sa  mission.  Il  n'est  pas  rare  de  ren- 
contrer dans  nos  incunables  français  une  gravure  qui  représente  le  Fils  devant 
le  Père.  Il  a  la  poitrine  nue  pour  que  soient  bien  visibles  les  marques  de  son 
passage    sur  la  terre  :  ses  plaies  cicatrisées". 

Mais  il  y  a  ici  quelque  chose  de  beaucoup  plus  intéressant  à  faire  remar- 
quer. Dans  nos  Mystères,  une  fois  que  Dieu  avait  accueilli  son  Fils,  il  le  faisait 

1  Un  évangéliaire  des  Célestins  d'Amiens  (Arsenal,  n°  626,  f°  4?  y°)  etune  tapisserie  de  l'Hôtel-Dicu  de  Reims 
nous  montrent  Jésus,  après  sa  résurrection,  apparaissant  à  sa  mère,  suivi  de  tous  les  patriarches  qu'il  a  arrachés 
aux  limbes.   Le  manuscrit   est  du  commencement  du  xvi'^  siècle.  La  tapisserie  est  également  du  xvi''  siècle. 

2  On  voit    cette  gravure  à  la  fin  de  la  Passion  d'Olivier  Maillart,  imprimée  par  Jean  Lambert,  à  Paris,  en   i493. 


LAHT    KT   LE   Tllh^.VTRK    RELKilEUX  33 

asseoir  sur  son  trône,  dans  le  costume  où  il  s'était  présenté  devant  lui,  c'est-à- 
dire  avec  le  manteau  de  pourpre  de  la  Résurrection,  ouvert  sur  sa  poitrine  nue\ 
C'est  sous  cet  aspect  qak  la  fin  du  drame  le  Paradis  s'offrait  aux  spectateurs. 
Les  artistes,  c^ui  eurent  souvent  ce  tableau  sous  les  yeux,  se  crurent,  dès  lors, 
autorisés  à  modifier  l'antique  disposition  des  trois  personnes  de  la  Trinité. 

Au  xiv'  siècle,  en  effet,  la  figure  de  la  Trinité  ne  varie  guère.  Le  Père,  assis 
sur  un  trône,  soutient  le  Fils,  attaché  à  la  croix.  Le  Saint-Esprit,  symbolisé 
par  une  colombe,  plane  entre  le  Père  et  le  Fils,  et  semble  aller  de  l'un  à 
l'autre  (fig.  ôy).  Cette  sorte  d'hiéroglyphe  mystique  ne  disparut  pas,  d'ailleurs, 
avec  le  xiv"  siècle,  et  on  le  retrouve  jusqu'au  commencement  du  xvi"  siècle". 

Mais,  dès  la  fin  du  xiv"  siècle,  on  voit  naître  une  façon  nouvelle  de  repré- 
senter la  Trinité.  Le  Père  et  le  Fils  sont  assis  à  côté  l'un  de  l'autre  (comme 
ils  devaient  l'être  au  théâtre  sur  les  gradins  qui  figuraient  le  Paradis),  et  la 
colombe  ouvre  ses  ailes  au-dessus  de  leur  tète.  Parfois  le  Père  et  le  Fils  portent 
le  même  costume,  et  se  ressemblent  trait  pour  trait  \  Ils  devaient  apparaître 
ainsi  dans  le  prologue  des  Mystères,  qui  nous  reporte  aux  origines  des  choses, 
au  temps  oii  le  Fils  ne  s'était  pas  encore  distingué  du  Père  par  son  incarnation. 

Mais  bientôt  le  Fils  ne  se  confond  plus  avec  le  Père.  Il  se  présente  avec  les 
marques  de  son  humanité.  On  voit  la  cicatrice  de  sa  poitrine  nue  ;  parfois 
il  a  encore  la  couronne  d'épines  et  il  porte  la  croix.  C'est  sous  cet  aspect  nou- 
veau que  se  montre  la  Trinité  dans  un  manuscrit  du  Pèlerinage  de  Deguille- 
ville,  qui  date  des  premières  années  du  xv''  siècle  \  Bientôt  les  exemples  se 
multiplient.  —  Seul,  lépilogue  de  nos  Mystères  peut  expliquer  ce  change- 
ment. Jésus  s'assied  au  côté  de  son  Père,  tel  qu'il  s'est  présenté  à  lui  au  retour 
de  son  pèlerinage  parmi  les  hommes.  Désormais,  il  n'est  plus  seulement  une 
des  personnes  de  la  Trinité,  il  est  celui  qui  a  traversé  la  mort.  C'est  sur  la  vision 
de   cette   Trinité   nouvelle   que   se    terminent  les  Mystères.  Or,  nous  avons  vu 


'  Dans  la  Passion  d'Arras,  Dieu  dit  à  son  Fils  qui  vient  de  lui  montrer  ses  plaies  : 

Ça  beau  fils  venez  vous  asseoir 
Séez-vous  à  ma  dexlre  droit-cj. 

Et  une  note  ajoute  :  «  Cy  est  Jésus  assis  à  la  dextre  de  Dieu  le  père...  » 

^  Sculpté  à  la  façade  de  l'église  de  Saint-Riquier  et  à  celle  de  Saint-Vulfran  d'A.bbeville.  Même  chose  à  l'étran- 
ger :  par  exemple,  le  tableau  de  Tous  les  Saiiils  d'Albert  Diirer,  au  Musée  impérial  de  Vienne. 

■*  Dans  les  Heures  du  duc  de  Berrj,    ms.  lalin  i8oi/i,  1°  70  ;  et  ms.  latin  919,  P  90. 
*  B.  N.,  ms.  franc.  876,  P  228. 


34  L'ART    RELIGIEUX 

que  1  idée  preinière  de  cette  figure  du  Fils,  qui  introduit,  si  Ion  peut  dire,  la 
notion  du  temps  dans  linfinité  de  Dieu,  remonte  aux  Méditations. 

Après  cette  longue  démonstration,  il  paraîtra  bien  avéré  que  l'auteur  des 
Méditations  a  profondément  agi  sur  le  théâtre,  et,  par  l'intermédiaire  du  théâtre, 
sur  les  arts  plastiques.  Grâce  à  lui,  des  motifs  inconnus  auparavant  entrent 
dans  l'iconographie  chrétienne,  et  des  scènes  jusque-là  immuables,  comme 
l'Annonciation,  la  Nativité,  la  Passion,  s'offrent  sous  des  aspects  nouveaux. 
Rien  de  plus  intéressant  qu'un  pareil  phénomène.  Il  prouve  que  c'est  le  génie 
du  xin"  siècle  qui  a  vivifié  la  littérature  et  l'art  du  xv^  C'est  une  raison  de  plus 
d  admirer  ce  grand  xin"  siècle,  d'oi^i  toute  la  pensée  du  moyen  âge  rayonne 
comme  d'un  centre. 

IV 

Toutefois,  si  l'art  du  xv°  siècle  doit  beaucoup  aux  Méditations,  il  ne  leur 
doit  pas  tout.  Nous  allons  étudier  maintenant  des  scènes  et  des  agencements 
que  les  Méditations  ne  peuvent  plus  expliquer,  et  dont  il  faut  faire  honneur  à 
linvention  des  auteurs  de  Mystères.  Car  les  poètes  dramatiques  inventent  quel- 
quefois, ou,  s'ils  n'inventent  pas,  ils  remettent  en  honneur  des  traditions  apo- 
cryphes que  pseudo-Bonaventure  a  dédaignées. 

Passons  donc  de  nouveau  en  revue  les  événements  de  la  A'ie  de  Jésus- 
Christ,  en  faisant  ressortir  tout  ce  que  l'art  doit  à  l'influence  directe  des  Mys- 
tères. 

Quand  on  étudie  les  représentations  de  la  Nativité  que  nous  a  laissées 
le  xiv°  siècle  finissant,  on  est  tout  étonné  de  voir  reparaître  le  vieux  motif  des 
sages-femmes.  L'antique  légende,  dont  l'art  chrétien  primitif  s'est  si  souvent 
inspiré,  disparaît,  on  le  sait,  au  xnf  siècle'.  On  n'en  trouve  plus  trace  avant 
les  dernières  années  du  xiv\  Mais,  à  partir  de  i38o  environ,  les  miniatures 
nous  montrent  souvent  une  ou  deux  femmes  assistant  la  Vierge,  recevant  l'en- 
fant, ou  versant  de  l'eau  dans  un  cuvier". 

'  Qu'on  me  permette,  sur  ce  point,  de  renvoyer  à  mon  livre  :  L'Art  reliç/icux  du  XIII'^  siècle  en  France,  liv.  IV, 
ch.  m.  Ce  que-  nous  disons  des  sages-femmes  ne  s'applique  qu'à  l'art  français  ;  l'art  italien,  fidèle  à  la  tradition 
byzantine,  conserve  les  sages-femmes  au  xiii'  et  au  xiv*=  siècle. 

2  Tous  les  exemples  que  nous  avons  recueillis  peuvent  aller  de  i38o  à  i/i3o.  En  voici  quelques-uns  :  B.  N., 
ms.  latin  92/i,  f°8o^vers  i38oj  ;  —  nis.  latin  ii58,  f  80  (vers  i/ioo);  —  ms.  latin  8886,  f  i3ov''(vers  i38o);  —  ms. 
latin    io54i,  f"  52  (comm.  du  xv<=   siècle);  —  ms.  latin  18026,  f  55  (comm.   du  sv'^  siècle);  —  ms.   latin  io538, 


L'ART    ET    LE    THEATRE    RELIGIEUX  35 

Gomment  le  vieux  thème,  qu'on  croyait  aboli,  a-t-il  pu  reparaître  tout  d'un 


Phot.  Giraudon. 

Fig.  ro.  —  La  Nativité  et  les  sages-femmes,  par  le  Maître  de  Flemalle  (Musée  de  Dijon). 

coup,  pendant  une  cinquantaine  d'années?  Uniquement  parce  que  la  légende, 
déjà  tombée  dans  l'oubli,  a  été  ressuscitée  par  les  Mystères.  Dans  le  Mystère  de 

i'°  63  (comm.  du  xv'  siècle)  ;  —  Arsenal,  6i6,  f°  3o  v°  (comm.  du  x\'=  siècle);  —  Arsenal,  636,  î"  o3  v°  (vers  i43o). 
Les  Flamands,  chez  qui  le  thème  apparaît  plus  tard,  y  restent  plus  longtemps  fidèles  :  v.  le  tableau  du  musée  de 
Dijon  attribué  au  «  maître  de  Flémaile  »  ;  nous  le  reproduisons  ici  (fig.  lo).  Nous  reproduisons  également  un  cu- 
rieux bas-relief  du  commencement  du  w'^  siècle  où  se  voit  une  sage-femme  (fig.  ii). 


36  L'ART    RELIGIEUX 

la  Nativité  de  la  Bibliothèque  Sainte-Geneviève,  qui  se  place  aux  environs  de 
i/ioo,  le  poète  a  introduit  une  sage-femme  dans  l'étable  pour  certifier  la  virgi- 
nité de  Marie.  L'épisode  est  évidemment  ennprunté  à  la  Légende  dorée.  C'est 
que  Jacques  de  Voragine  est,  lui  aussi,  une  des  sources  vives  de  la  poésie  dra- 
iTiatique  du  xv"  siècle.  La  même  scène  reparaît  quelques  années  après  dans  la 
Passion  d'Arras  de  Mercadé.  Mais,  dans  la  seconde  partie  du  siècle,  les  poètes 
renoncèrent  généralement  à  cette  fable  peu  délicate.  Elle  ne  se  rencontre  ni 
chez  Gréban,  ni  chez  Jean  Michel.  C'est  pourquoi  le  thème  des  sages-femmes 
devint  rare  et  finit  par  disparaître  dans  la  deuxième  moitié  du  xv"  siècle. 

Plusieurs  détails  pittoresques  se  groupent  autour  de  la  Nativité. 

Après  avoir  adoré  l'Enfant  qui  vient  de  naître,  saint  Joseph  ne  perd  pas  de 

temps.  Il  allume  du  feu,  fait  chauffer  de  l'eau,  puis  s'empresse  d'aller  chercher 

ce  qu'il  y  a  de  plus  indispensable.  Il  revient  avec  des  langes,  «  des  drapeaux  », 

comme  on   dit  encore  au  fond  de  nos  vieilles  provinces  ;   —   puis  il  dit  avec 

bonhomie  : 

J'ai  apporté  du  lait  aussi 
Que  je  vais  bouillir  sans  targer 
Pour  lui  faire  ung  peu  à  manger  * . 

Ces  humbles  choses,  le  petit  feu,  les  langes,  la  marmite,  eurent  leur  place 
dans  l'art.  De  i38o  à  i/j/io  environ,  dans  cette  période  où  la  représentation  de 
la  Nativité  comportait  un  peu  plus  de  liberté  qu'elle  n'en  admit  plus  tard,  les 
manuscrits  nous  montrent  souvent  saint  Joseph  empressé  à  se  rendre  utile  : 
pendant  que  la  mère  à  genoux  se  perd  dans  la  contemplation  de  son  enfant,  il 
va,  il  vient,  il  apporte  du  bois,  il  fait  chaufferies  langes   ou  bouillir  la  marmite'' 

(fig.    12). 

Tandis  que  ces  choses  se  passent  dans  l'étable,  les  anges  ont  annoncé  la 
bonne  nouvelle  aux  bergers.  On  sait  que  le  théâtre  du  moyen  âge  est  synop- 
tique. Il  semble  que  le  monde  tout  entier  soit  ramassé  sous  l'œil  de  Dieu.  On 
se  tait  donc  dans  la  crèche,  et  sur  la  montagne  voisine  les  bergers  prennent  la 
parole.  Quel  présent  vont-ils  faire  à  l'Enfant?  Certes,  ils  donneraient  volontiers 
leur  houlette,  s'il  le  fallait,  bien  qu'ils  ne  puissent  guère  s'en  passer.  Mais  ils 

*  Gréban,  v.  5i53  et  suiv.  Mènnes  détails  dans  le  Mystère  de  la  Nativité,  publié  par  Jubinal. 

^  B.  N.,  ms.  latin  i8oi4  (Heures  du  duc  de  Berry),  f°  i43;  ms.  latin  1729/1  (Bréviaire  du  duc  de  Bedford), 
f°  56;  —  Arsenal,  621,  f°  11  (livre  enluminé  de  1427  à  i/i38)  ;  —  Arsenal,  660,  f°  I69  v°  (livre  enluminé  de  1384 
à  1409);  —  Bibliothèque  de  Rouen,  collect.  Leber,  137,  f°  4o  v°  (comm.  du  xve  s.);  —  Bibl.  de  Rouen,  collect. 
Martinville,  192  (commenc.  du  xv'^  s.). 


L'ART    ET    LE    THEATRE    RELIGIEUX 


37 


ont  des  choses  plus  rares.  L'un  olTrira  son  flageolet,  un  flageolet  tout  neuf 
acheté  à  la  foire  de  Bethléem.  L'autre  lui  fera  présent  d'un  calendrier  de  bois  : 
on  y  voit  les  fêtes  et  le  carême,  et  chaque  saint  est  représenté  par  un  attribut 
gfravé  au  couteau.  Un  autre  médite  de  lui  donner  une  clochette'.  Ainsi  devi- 
sant,  ils  se  mettent  en  route  et  arrivent  à  l'étable.  Dès  qu'ils  aperçoivent 
l'Enfant,  ils  s  agenouillent  et  l'adorent  de  loin,  sans  oser  approcher.  Il  faut  que 
la  Vierge  les  invite  a  s'enhardir,  et  présente  l'Enfant  à  leurs  hommages,  pour 
qu'ils  se  décident  enfin  k  faire  leurs  présents.  —  ^  J  ^  dans  cette  façon  de 
comprendre  l'Adoration  des 
bergers  à  la  fois  de  la  naïveté 
et  du  tact.  Ces  bons  rustres, 
timides  et  familiers  avec  Dieu, 
sont  bien  ce  qu'ils  doivent  être. 
On  sent  que  le  public  les  aime, 
et  le  poète  ne  se  fait  pas  faute 
d'allonger  leur  rôle.  On  les  en- 
tend chez  Gréban.  comme  dans 
la  première  scène  du  Mystère 
de  Rouen,  célébrer  leur   inétier 

en  petits  vers  alertes,  et  chanter  les  joyeux  ébats  de  la  vie  rustique,  les  danses 
au  son  du  chalumeau". 

Rien  de  tout  cela  n'a  été  perdu  pour  l'art.  Remarquons  d'abord  que  l'Ado- 
ration des  bergers  est  un  motif  que  l'iconographie  du  xni'et  du  xiv*"  siècle  ignore. 
On  ne  représente  alors  que  l'annonce  de  l'ange  aux  bergers.  Il  faut  arriver 
au  xv"  siècle  ^  pour  voir  les  trois  pâtres  "^  regardant  timidement  par  la  porte  de 
l'étable,  ou  agenouillés,    le  chapeau  k   la   main,  devant  l'Enfant.   Dès    lors,    la 


II.  —  La  Nativité,  avec  une  sage-femme. 
Bas-relief  de  l'église  de  Cliappes  (Allier). 


1  Gréban,  v.  5476  et  suiv.  En  Italie,  les  bergers  font  aussi  des  présents  (d'Ancona,  Sacre  rappresentazioni, 
t.  L  p.  194)- 

"  Gréban,  v.  4702  ci  suiv.: 

Bergier  qui  ha  pannetière 
Bien  cloant,  ferme  et  entière- 
C'est  un  petit  roy, 
Berger  qui  ha  pannetière...  etc. 

•'  Ou  au  moins  aus  dernières  années  du  xn<=  siècle.  L'exemple  le  plus  ancien  que  je  connaisse  de  l'adoration 
des  bergers  (encore  les  bergers  sont-ils  tout  à  fait  au  second  plan)  se  trouve  dansle  livre  d'Heures  du  duc  de  Berry, 
à  Chantilly. 

*  Généralement  trois,  quelquefois  cependant  quatre  ou  cinq. 


38 


L'ART    RELIGIEUX 


scène  devient   iréquente.    Fouquet,    Hugo   van   der   Goes,   Ghirlandajo  ont  fait 
des  Adorations  des  bergers  que  tout  le  monde  connaît. 

Ce  qui  prouve  bien  que    ce   sont  les   Mystères  qui  ont  mis    ce  thème  k   la 
mode,  c'est  que  les  bergers  sont  parfois  représentés  offrant  leurs  naïfs  cadeaux. 

Dans  un  manuscrit  de  l'Arse- 
nal', l'un  deux,  comme  chez 
Gréban,  donne  à  l'Enfant  son 
flageolet.  Les  joies  rustiques 
qu'ils  chantent  dans  les  Mys- 
tères n'ont  pas  été  oubliées 
non  plus.  Dans  nos  livres 
d'Heures  ^  quand  l'ange  appa- 
raît aux  bergers,  ils  sont  gé- 
néralement occupés  à  jouer  de 
la  musette.  L'un  apprend  à 
son  chien  à  se  tenir  debout 
sur  ses  pattes  de  derrière  ^ 
un  autre  boit  à  sa  gourde', 
un  autre  reçoit  des  mains  de 
sa  bergère  une  couronne  de 
fleurs  ".  Souvent,  bergers  et 
bergères  se  prennent  par  la 
main  et  dansent  un  branle 
rustique".  La  bonhomie  du 
peintre  égale  celle  du  poète.  Il 
y  a  d'ailleurs  une  preuve  tout 
à  fait  convaincante.  Une  gravure,  qui  se  rencontre  assez  fréquemment 
dans  les  Heures  de  Simon  Vostre,  nous  montre,  autour  de  la  Vierge  et  de 
l'Enfant,    non    seulement    des  bergers,    mais  encore    deux    bergères.    Une    de 


Fig.  13.  —  La  Nativité,  avec  saint  Joseph  apportant  de  l'eau  et  du  bois 
Miniature  du  ms.  fr.  ^44  (Bibl.  Nat.). 


'  Arsenal,  646  (Heures  de  la  seconde  partie  du  xv'^  siècle).  Même  particularité  dans  les  livres  imprimés  ;  voir 
Claudin,  Histoire  de  l'imprimerie,  t.  II,  p.  66. 

2  Manuscrits  ou  imprimés. 

3  B.  N.,  ms.  latin  io548,  f°  74  v°- 
*  B.  N.,  ms.  latin  io54o,  f°  76  v". 
^  Arsenal,  n°  1189. 

^  Bibl.  de  Rouen,  collect.  Leber,  8028,  f.  il\2.  C'est  un  admirable  manuscrit  flamand  de  la  fin  du  xv*  siècle. 


L'ART    ET    LE    THEATRE-  RELIGIEUX 


^9 


ces  bergères  s'appelle  Mahault  et  offre  un  agneau,  l'autre  s'appelle  Alison  et 
offre  un  fruit  (fig.  i3).  Or,  si  l'on  se  reporte  au  Mystère  de  la  Nativité  conscr\é 
k  Chantilly,  on  voit  que  deux 
bergères  accompagnent  les 
bergers     à   la     crèche.    L'une 


s'appelle  Mahon  et  apporte 
un  agneau,  l'autre  s  appelle 
Eylison  et  apporte  des  noix  et 
des  prunes.  La  coïncidence 
est  si  parfaite  qu'elle  ne  peut 
laisser  subsister  aucun  doute 
dans  l'esprit'. 

L'iconographie  nouvelle  de 
la  Nativité  s'explique  donc 
dans  tous  ses  détails  par  les 
Mystères. 

Si,  de  l'Enfance,  nous  pas- 
sons à  la  \ie  publique  de  Jésus- 
Christ,  nous  serons  frappés 
par  un  singulier  phénomène. 
On  sait  qu'au  xnf  siècle  nos 
artistes  n'ont  pas  représenté 
toute  la  vie  de  Jésus-Christ. 
Ils  ont  choisi  seulement  les  j|i 
événements  qui  correspondent 
aux  grandes  fêtes  de  l'année. 


Fig.    l3.  —  L'adoration  des  bergers. 
Heures  de  Simon  Vostre  à  l'usage  d'Angers. 


Un  petit  nombre  de  faits,  tou- 
jours les  mêmes,  qui  forment, 
par  leur  succession,  une  sorte 
de  calendrier  hturgique,  —  voilà   uniquement   ce   que  nous   offrent  nos  plus 
riches   cathédrales  \ 

Au  xv'  siècle,  il  n'en  est  plus  ainsi.  Plusieurs  épisodes,  qu'on  ne  rencontre 

1  C'est  M.  Cahen  qui  a  eu  le  mérite  de  mettre  cet   exemple   en  lumière  dans  son  llisloire  de   la  mise  en   scène 
dans  le  théâtre  relirjieux français  du  moyen  âge,  Paris  1906,  p.  117. 

Voir  L'Art  religieux  du  xm"  siècle  en  France,  L.  iV,  cli.  u  :  Les  Évangiles. 


4o  L'ART   RELIGIEUX 

jamais  à  l'âge  précédent,  commencent  à  prendre  place  dans  l'art.  La  \ie  publique 
de  Jésus-Christ,  qui  jusque-là  disparaissait  presque  entre  les  scènes  de  l'Enfance 
et  celles  de  la  Passion,  se  déroule  désormais  avec  une  certaine  abondance  de 
détails.  Au  xv"  siècle,  il  y  eut,  chose  surprenante,  des  vitraux  entiers  consacrés 
à  la  Vie  publique'.  A  la  cathédrale  d  Evreux,  dans  cette  belle  chapelle  de  la 
Vierge  qui  rappelle  invinciblement  à  l'esprit  le  souvenir  de  Louis  XI,  une  série 
de  verrières,  du  plus  vif  intérêt  archéologique,  raconte  la  vie  de  Jésus-Christ. 
Or,  on  voit,  à  côté  de  scènes  traditionnelles,  des  sujets  tout  nouveaux.  On  déchiffre 
successivement  les  Noces  de  Cana,  la  Rencontre  avec  la  Samaritaine,  la  Tenta- 
tion, la  Femme  adultère,  la  Multiplication  des  pains,  la  Transfiguration,  le  Repas 
chez  Simon,  les  Vendeurs  chassés  du  Temple,  la  Résurrection  de  Lazare,  l'En- 
trée à  Jérusalem".  R  y  a  là  des  épisodes,  comme  la  Femme  adultère,  la  Sama- 
ritaine, la  Multiplication  des  pains,  que  notre  art  français  n'avait  encore  jamais 
représentés ^   D'où  leur  vient  cette  faveur  soudaine? 

Je  crois  qu'on  peut  répondre,  sans  risquer  de  se  tromper,  qu'elle  leur  vient 
des  Mystères.  Qu'on  lise,  en  effet,  n'importe  quelle  grande  Passion  du  xv'  siècle, 
celle  de  Gréban  ou  celle  de  Mercadé,  on  verra  que  les  faits  de  la  Vie  publique 
de  Jésus-Christ  choisis  par  le  poète  sont  précisément  ceux  qu'a  représentés 
l'artiste.  A  part  deux  ou  trois  miracles  de  Jésus-Christ,  qui  ne  se  trouvent  pas 
dans  nos  verrières,  l'analogie  est  parfaite.  Cette  coïncidence  devient  inexplicable, 
si  on  méconnaît  le  rôle  directeur  du  théâtre  du  xv"  siècle  sur  l'art  plastique*. 
Je  tiens  pour  certain  que  les  Mystères  ont  mis  sous  les  yeux  des  artistes  des 
scènes  de  la  vie  de  Jésus-Christ  auxquelles  ils  n'avaient  jamais  pensé,  et  leur  ont 
donné  1  idée  de  les  représenter.  La  vogue  de  certains  sujets,  comme  la  Femme 
adultère  et  la  Samaritaine,  que  les  vitraux  nous  montrent  jusqu'à  la  fin 
du   xvf   siècle-,    s'explique  par  la   place    qu  ils    tiennent  dans   les  Mystères   ^ 

'  Vitrail  de  la  chapelle  de  la  Vierge  à  la  cathédrale  d'Évreux;  vitrail  de  la  Madeleine  àVerneull,  bas-côté  nord. 

-  Toutes  ces  scènes  occupent  le  premier  vitrail  (à  gauche)  et  une  partie  du  second.  Certains  panneaux  ne  sont 
pas  à  leur  place. 

■*  Le  vitrail  de  la  iMadeleine  de  Verneuil,  contemporain  de  celui  d'Evreux,  montre  les  mêmes  sujets. 

*  Il  y  a  encore  une  preuve  à  donner.  Dans  le  vitrail  d'Evreux,  on  voit,  au  moment  de  l'arrestation  de  Jésus  au 
Jardin  des  Oliviers,  les  soldats  renversés  par  la  force  du  Sauveur.  Jamais  les  artistes  du  xiii'^  et  du  xiv'^  siècle  n'ont 
représenté  cette  scène  de  l'Évangile.  Elle  entra  dans  l'art  parce  qu'on  la  jouait  sur  le  théâtre  (voir  Gréban,  Michel). 
Même  détail  des  soldats  renversés  dans  les  Très  riches  Heures  de  Chantilly  et  dans  un  vitrail  de  l'église  Saint-Jean,  à 
Elbcuf  (lin   du  xv'^  siècle). 

^  Vitrail  de  La  Femme  adultère  à  Saint-Patrice  de  Rouen  (xvi"^  siècle).  Un  beau  vitrail  de  Caudebec-en-Caux 
contient  à  la  lois  La  SaiiiarUaiiie  et  La  Femme  aduUère  (xvi^'  siècle). 

''  Ajoutons  à  ces  sujets  nouveaux  l'apparition  de  Jésus-Christ  à  sa  mère  au  moment  de  sa  résurrection.  Cette 


L'ART    ET    LE    THEATRE    RELIGIEUX  lu 

Non  seulement  des  épisodes  entrent  dans  l'art  sous  l'influence  des  Mystères, 
mais  les  faits  les  plus  connus  de  la  Aie  de  Jésus-Christ  se  présentent  sous  des 
aspects  nouveaux. 

Jusqu'au  xv'  siècle,  l'ordonnance  de  la  Cène  n'a  guère  varié.  Jésus  et  ses 
apôtres  sont  rangés  d  un  côté  de  la  table,  et  Judas,  à  qui  le  Maître  présente  le 
pain,  est  seul  de  l'autre.  Au  théâtre,  les  choses  ne  se  passaient  pas  de  la  sorte. 
Les  convives  n'étaient  pas  alignés  le  long  d'un  étroit  tréteau,  mais  assis  autour 
d'une  vraie  table.  Jean  Michel  nous  donne  les  indications  les  plus  précises.  Il  a 
introduit  dans  son  drame  un  petit  schéma  qui  fait  connaître  la  place  de  chaque 
apôtre.  La  table  est  rectangulaire.  Jésus,  qui  est  assis  au  milieu  d'un  des 
grands  côtés,  doit  avoir  deux  apôtres  à  sa  droite  et  deux  à  sa  gauche.  Chacun 
des  deux  petits  côtés  reçoit  trois  apôtres.  Enfin,  en  face  de  Jésus,  deux  con- 
vives seulement,  Judas  et  saint  Phihj^pe,  occupent  l'autre  grand  côté  de  la 
table.  Une  semblable  disposition  était  traditionnelle  au  théâtre  et  Jean  Michel 
ne  l'a  pas  inventée'.  La  belle  Cène  peinte  par  Thierry  Bouts  en  i/i68"  (plus 
de  vingt  ans  avant  le  drame  de  Jean  Michel)  est  conforme  de  tout  point  aux 
indications  du  Mystère  (ûg.ili).  L'analogie  est  complète,  et  serait  miraculeuse  si 
elle  n'était  si  simple  à  expliquer.  Dautres  détails  achèvent  de  démontrer  que 
Thierry  Bouts  peignait  d'après  les  souvenirs  dune  représentation  récente.  Près 
de  la  table,  deux  hommes,  qui  ne  sont  j^as  des  apôtres,  se  tiennent  debout. 
Quels  sont  ces  personnages  ?  Jean  Michel  les  nommes  Zachée  et  Tubal,  tandis 
que  Gréban  les  appelle  Urion  et  Piragmon.  Ce  sont  les  hôtes  qui  reçoivent  Jésus 
et  ses  disciples,  et  qui,  à  l'occasion,  s'empressent  de  les  servir.  Dans  le  tableau 
de  Thierry  Bouts,  un  de  ces  bons  serviteurs  est,  croit-on,  l'artiste  lui-même. 
Naïf  témoignage  de  piété.  Il  voulait  dire  qu'il  eût  bien,  lui  aussi,  reçu  son  Sau- 
veur, s'il  en  eût  été  digne,  et  qu'il  lui  eût  donné  de  bon  cœur  tout  ce  qu'il 
aAait  dans  sa  maison.  —  Un  dernier  trait  décèle  limitation.  Jésus  a  devant  lui 
un  calice,  et,  de  la  main  gauche,  il  tient  une  hostie  qu'il  bénit  de  la  droite.  Or, 
Jean  Michel  nous  apprend  qu'une  fois  l'agneau  mangé,   on  mettait  sur  la  table 

scène  entre  dans  l'art  vers  le  milieu  du  xv"  siècle  parce  qu'elle  entre  alors  dans  la  trame  des  Mystères.  Mercadé 
l'ignore,  mais  on  la  trouve  chez  Gréban  et  J.  Michel.  Dans  un  vitrail  de  Louviers  (xvi'  s.),  on  voit  près  de  la  Vierge 
deux  anges.  Or,  dans  la  Passion  de  Gréban,  .lésus-Christ  est  précédé  do  l'Archange  Gabriel  qui  annonce  à  la  mère 
la  venue  de  son  fils. 

'  Il  est  dit  dans  les  Méditations  que  la  table  de  la  Cène  était  carrée.  L'auteur  affirme  l'avoir  vue  à  Saint-Jean  de 
Latran.  Ce  détail  a  pu  passer  des  Méditations  dans  les  Mystères. 

2  A  Saint-Pierre  de  LouvaiiK 


6[2  L'ART   RELIGIEUX 

un  calice  et  des  hosties.  Et  il  ajoute  :  «  Icy  Jésus  prend  hostie  et  la  tient  de  la 
main  gauche.  »  Cette  scène,  qu'on  trouve  dans  tous  les  Mystères,  explique  aussi 
le  tableau  de  Juste  de  Gand',  où  on  voit  Jésus  faisant  communier  les  Apôtres 
de  sa  main. 

Mais  c'est  sur  le  cycle  artistique  de  la  Passion  que  se  marque  bien  l'influence 
du  théâtre.  Nous  allons  donner  quelques  exemples  qui  ne  laisseront,  je  l'espère, 
subsister  aucun  doute. 

11  y  a,  dans  la  Passion  de  Jean  Michel,  un  personnage  extraordinaire.  C'est 
une  vieille  femme,  nommée  Hédroit,  qui  est  bien  la  plus  hideuse  mégère  que 
jamais  l'art  ait  imaginée.  Ses  propos  ne  sont  pas  moins  ignobles  que  sa 
personne.  Elle  est  célèbre  parmi  les  soudards  et  la  canaille  de  Jérusalem,  et  les 
pires  garnements  redoutent  sa  verve  cynique.  Elle  a  voué  à  Jésus  une  haine 
mortelle.  Aussi,  quand  Malchus,  qui  a  rassemblé  quelques  drôles  de  son  espèce, 
vient  la  prévenir  qu'il  va  au  Jardin  des  Oliviers  s'emparer  de  Ihomme  qu'elle 
hait,  accepte-t-ellc  avec  empressement  d'être  de  l'expédition  : 

Si  je  veux  être  dépouillée 
Toute  nue,  si  je  ne  frappe 
Plus  fièrement  qu'un  vieil  Satrappe, 

dit-elle.  Et  elle  prend  la  tête  du  cortège  avec  sa  lanterne.  —  Plus  tard,  quand 
Jésus  a  été  condamné  à  mort,  on  dépêche  chez  le  charpentier  pour  qu'il  pré- 
pare la  croix,  et  chez  le  forgeron  pour  qu'il  fasse  les  clous.  Mais  le  forgeron 
est  absent,  et  le  messager  serait  dans  un  grand  embarras,  si  la  vieille  Hédroit  ne 
se  trouvait  là  par  hasard.  Puisque  le  «  fèvre  »  n'est  pas  dans  sa  boutique,  qu  à 
cela  ne  tienne,  c'est  elle  qui  forgera  les  clous.  Pour  faire  souffrir  celui  qu'elle 
déteste,  que  ne  ferait-elle  pas?  Elle  met  donc  le  fer  au  feu,  saisit  le  marteau  et 
les  tenailles  et,  d  un  bras  robuste,  frappe  sur  l'enclume. 

Cette  vivante  incarnation  du  mal,  ce  personnage  antithétique  à  la  manière 
d'un  héros  de  Victor  Hugo,  semble  appartenir  en  propre  à  Jean  Michel.  Il  en 
a  pourtant  trouvé  lidée  première  chez  ses  prédécesseurs.  Chez  Mercadé,  par 
exemple,  la  femme  du  forgeron  fait  les  clous  elle-même,  parce  que  son  mari  a 
refusé  de. les  forger^  Il  est  certain  qu'avant    Jean    Michel  des    Mystères  aujour- 

'  A  Urbin. 

2  Le  (<  fèvre  »    et  la  «  févresse  »  figurent  aussi  dans  le  Mystère  de  la  Bibliothèque  Sainte-Geneviève. 


Fig.  ï!i.  —  La  Cène,  par  Thierry  Bouts. 

Eglise  Saint-Pierre,  Louvain. 


44  L'ART   RELIGIEUX 

d'hui  perdus  mettaient  en  scène  la  vieille  liédroit.  Nous  en  trouverons  la 
preuve  dans  les  œuvres  d  art.  En  elTet,  si  nous  étudions  avec  soin  les  minia- 
tures que  Jean  Fouquet  peignit  pour  Etienne  Chevalier,  nous  y  rencontrerons 
deux  fois  notre  héroïne.  Au  moment  de  l'arrestation  de  Jésus  au  Jardin  des 
Oliviers,  c  est  elle  qui  éclaire  de  sa  lanterne  le  visage  du  Maître,  afin  que 
Judas  ne  puisse  prendre  pour  lui  un  de  ses  discqoles  (fig.  22).  —  Une  autre 
miniature  nous  montre,  au-dessous  du  Portement  de  croix,  un  atelier  de  forge- 
ron, où  une  femme  est  en  train  de  forger  un  clou  sur  l'enclume  (fig.  i5).  Aucun 
interprète  n'avait  su  expliquer  cette  scène,  qui  paraîtra  maintenant  fort 
claire. 

Gomme  les  Heures  d'Etienne  Chevalier  sont  très  antérieures  à  la  Passion 
de  Jean  Michel,  il  devient  évident  que  déjà  du  temps  de  Fouquet  on  jouait 
à  Tours  un  Mystère  où  figurait  la  vieille.  Mais  nous  pouvons  remonter  plus 
haut  encore.  Dans  une  miniature  du  Pèlerinage  de  Jésus-Christ,  manuscrit  enlu- 
miné en  iSgS,  la  vieille  femme  éclaire  de  sa  lanterne  la  scène  du  Jardin  des 
Oliviers  \  Donc,  le  personnage  d'Hédroit  figurait  déjà  dans  des  Passions  de  la 
fin  du  xiv"  siècle. 

D'autre  part,  la  vieille  femme  se  montre  encore  en  plein  xvf  siècle,  comme  le 
prouve  un  émail  de  Limoges,  de  Jean  III  Pénicaud,  au  musée  de  Cluny  ".  C'est 
que  le  rôle  de  la  mégère  demeurait  toujours  populaire.  En  I^^Ç),  on  fit  une 
procession    à  Béthune,    où    l'on  voyait  «  Ysaulde  forgeant  les  clous     Dieu"  ». 

Il  serait  facile  de  signaler  d  autres  particularités  non  moins  typiques.  Chez 
Fouquet,  par  exemple,  comme  dans  nos  Mystères,  on  voit  des  charpentiers 
préparer  la  croix*.  Les  mêmes  charpentiers  se  retrouvent  dans  le  fameux  tableau 
que  Memling  a  consacré  à  la  Passion'. 

Dans  la  scène  de  la  Flagellation  il  était  de  tradition,  au  théâtre,  de  repré- 
senter un  personnage  liant  des  paquets  de  verges.  Car  les  bourreaux  ne  tar- 
daient pas  à  en  manquer.  «  Ça,  des  verges!  »  crie  Orillart.  «  Combien?  » 
demande  Broyefort.  «  Deux  paires;   les  miennes  ne   valent  plus  rien\   »  Dans 

'  B.  N.,  ms.  franc.  828,  f«  226. 

-  N"  4589  :  Le  Baiser  de  Judas. 

'■^  Annales  archéolofjiques,  t.  Mil,  p.  270. 

■*■  Heures  de  Chantilly,  au-dessous  du  Jugement  de  Pilule. 

^  A  Turin. 

^  Gréban,  v.  2281(3  et  suiv. 


Phot.  Giraudon. 


Fig.   i5.  —  Le  Portement  de  croix,  et  la  vieille  femme  forgeant  les  clous. 
Miniature  de  Jean  Fouquel  (Chantilly). 


46  L'ART    RELIGIEUX 

la  Passion  de  Jean  Michel,  c'est  Malchus  lui-même  qui  attache  les  gaules  en 
bottes.  Si  l'on  regarde  attentivement  les  Flagellations  des  artistes  contemporains 
on  verra  assez  souvent,  assis  ou  agenouillé  au  premier  plan,  l'homme  qui  pré- 
pare les  verges.  Je  le  rencontre,  chez  nous,  dans  le  vitrail  de  la  Passion  à 
Saint- Vincent  de  Rouen.  Je  le  vois  aussi  plusieurs  fois  dans  les  gravures  ou 
dessins  d'Albert  Durer. 

Mais,  sans  insister  davantage  sur  des  détails,  disons  un  mot  de  trois 
scènes  capitales  de  la  Passion  :  le  Portement  de  croix,  la  Crucifixion  et  la  Des- 
cente de  Croix. 

Dans  l'art  du  xni"  siècle,  le  Portement  de  croix  est  réduit  à  sa  plus  simple 
expression,  c'est-à-dire  à  quatre  personnages  :  Jésus,  Simon  le  Cyrénéen,  et 
deux  femmes,  qui  sont  les  filles  de  Jérusalem'. 

Au  xv"  siècle,  au  contraire,  rien  de  plus  pittoresque  que  la  foule  qui  fait 
cortège  à  Jésus-Christ  :  cavaliers,  trompettes,  bourreaux,  larrons,  spectateurs. 
Or,  rien  de  plus  facile  que  de  prouver  que  telle  était,  en  efï'et,  la  mise  en  scène 
des  Mystères.  Dans  Gréban,  au  moment  du  départ,  Pilate  ordonne  à  un  soldat 
de  sonner  de  la  trompette,  pour  qu'à  ce  signal  les  cavaliers  montent  à  cheval". 
Un  peu  plus  loin,  des  spectateurs  nous  signalent  la  présence  des  deux  larrons ^ 
Dans  Mercadé,  le  cortège  est  décrit  avec  toute  la  précision  désirable  : 

Or  donc  sonnez  de  la  trompelle 
Car  il  est  grand  temps  de  partir. 


Archers,  issez  premièrement 
Et  vous  qui  portez  ces  bâtons, 
Menez  après  ces  trois  larrons, 
Nous  irons  après  tout  le  pas 
Et  si  nous  suivra  Cayphas 
Avec  les  princes  de  la  loi. 


D'autre  part,  dans  les  tableaux  ou  les  miniatures  du  xv"  siècle  consacrés  à 
la  montée  au  Calvaire,  il  est  rare  qu'au  premier  plan  un  épisode  ne  retienne 
l'attention.  Une  des  filles  de  Jérusalem,  sainte  Véronique,  vient  de  s'agenouil- 
ler devant  Jésus-Christ,  courbé  sous  le  poids  de  sa  croix,  et  a  essuyé  la    sueur 

'  La  vieille  formule  se  retrouve  encore  fort  peu  moclific-e,  à  la  fin  du  xivi^  siècle,   clans    les  Heures    du   duc  de 
Berry,  B.  N.,  ms.  latin  i8oi4.  f°  86  \°. 

2  Même  détail  chez  Mercadé  et  chez  Jean  Michel. 

3  Vers  23o8i. 


L'ART   ET    LE    THÉÂTRE    RELIGIEUX  /i7 

de  son  visage.  Or,  la  face  du  Sauveur  s'imprime  sur  le  suaire,  et  Véronique, 
))leine  d'admiration,  reste  à  genoux  et  contemple  la  merveille.  Telle  est  la  scène 
que  nous  montre  Fouquet  (fig.  i5)^;  telle  est  aussi,  pour  prendre  un  exemple  à 
l'étranger,  celle  que  nous  présente  le  triptyque  d'Oultremont  au  musée  de 
Bruxelles. 

.  La  légende  de  la  Véronique  est  fort  ancienne,  mais  il  est  curieux  de  remar- 
quer qu'elle  n'apparaît  dans  l'art  qu'au  xv"  siècle.  La  raison  en  est  toute  simple. 
L'antique  tradition  n'est  devenue  célèbre  que  du  jour  où  elle  est  entrée  dans  la 
trame  des  Mystères.  On  la  trouvera  dans  toutes  nos  grandes  Passions,  chezMer- 
cadé,  Gréban,  Jean  Michel  :  elle  forme  le  principal  épisode  de  la  montée  au 
Calvaire.  C'est  pourquoi  on  voit  la  légende,  longtemps  stérile,  s'épanouir  dans 
l'art  à  la  fin  du  moyen  âge. 

La  Crucifixion  revêt,  dans  le  même  temps,  un  caractère  tout  nouveau.  On 
sait  avec  quelle  simplicité  le  xni*  siècle  a  figuré  la  mort  de  Jésus  sur  la  croix. 
Les  artistes  d'alors  ne  se  demandèrent  jamais  comment  la  scène  avait  dû  se  pas- 
ser dans  la  réalité.  Et,  en  effet,  ce  n'est  pas  un  événement  historique  qu'ils 
avaient  à  représenter,  mais  un  dogme.  Il  leur  suffit  de  montrer,  de  chaque 
côté  de  Jésus  crucifié,  l'I^glise  et  la  Synagogue,  la  Vierge  et  saint  Jean,  accom- 
pagnés parfois  du  porte-lance  et  du  porte-éponge,  —  personnages  dont  la 
présence  est  destinée  à  rappeler  que  Jésus,  en  mourant,  a  substitué  k  la  Loi 
ancienne  la  Loi  nouvelle'. 

Dans  le  courant  du  xiv"  siècle,  ces  hautes  idées  semblent  devenir  de  moins 
en  moins  intelligibles  aux  artistes,  et  on  voit  alors  une  Crucifixion  pittoresque 
remplacer  la  vieille  Crucifixion  symbolique. 

Vers  i36o,la  foule  comiTience  à  envahir  le  Calvaire.  Juifs  au  bonnet  pointu, 
Romains  coiffés  de  l'armet  de  fer.  Des  piques  et  des  étendards,  naïvement  ornés 
de  l'aigle  à  deux  têtes  du  Saint-Empire,  se  dressent  sur  le  ciel.  Aux  côtés  de 
Jésus,  les  deux  larrons  se  tordent  sur  le  gibet.  L'instant  qui  a  été  choisi  est 
celui  qui  suit  le  coup  de  lance  de  Longin.  La  Vierge  s'évanouit,  soutenue  par  les 
saintes  Femmes,  et  un  centurion,  le  bras  levé,  certifie  que  celui  qui  vient  de 
mourir  était  vraiment  le  Fils  de  Dieu  :  une  banderole  qui  s'envole  de  sa  main 
porte  ces  mots  :    Vere  filius  Dei  erat  isle. 

C'est  sous  cet  aspect  que  se  présente  la  Crucifixion  sur  le  parement  d'autel 

'  Heures  d'Etienne  Chevalier. 

-  Voir  L'Art  rel'ujieux   du  xni'=  siècle  en  France,  1.  IV,  ch.  ii. 


48  L'ART    RELIGIEUX 

offert  par  Charles  V  a  la  cathédrale  de  Narbonne'.  Telle  est  la  formule 
nouvelle  qu'adoptèrent  les  miniaturistes  et  les  peintres-verriers,  et  qui  se  con- 
serva fidèlement  jusqu'au  xvi"  siècle  ^  Il  n'y  a  plus  ici  la  moindre  trace  de  sym- 
bolisme^; nous  sommes  en  présence  de  la  réalité.  Or,  ce  désir  de  représenter 
un  fait  dans  sa  vérité  historique  n'a  pas  dû  venir  d'abord  aux  artistes.  Cette 
vérité,  au  contraire,  s'imposait  comme  une  nécessité  aux  organisateurs  de  repré- 
sentations théâtrales.  Ce  sont  eux  qui,  les  premiers,  durent  dresser  les  croix 
des  larrons  à  côté  de  celle  de  Jésus-Christ.  Ce  sont  eux  qui  durent  faire  paraître 
pour  la  première  fois,  sur  le  Calvaire,  les  Juifs,  les  Romains,  les  saintes 
Femmes.  Je  serais  même  tout  disposé  à  croire  que  la  nouvelle  formule  artistique 
de  la  Crucifixion  est  antérieure  aux  Passions  dialoguées.  Il  me  semble  qu'elle  a  dû 
naître  de  ces  tableaux  vivants  que  nous  voyons  à  la  mode  dès  le  commencement 
du  xiv°  siècle.  Il  n'est  pas  sûr,  en  effet,  qu'on  ait  joué  la  Passion  en  prose  ou 
en  vers  avant  Charles  V,  mais  il  est  certain  qu'on  l'a  mimée *^.  Or,  la  Crucifixion 
du  parement  d'autel  de  Narbonne  se  présente  justement  comme  un  tableau  vivant. 
On  y  voit  réunis  pour  l'effet  des  événements  qui  ne  furent  pas  tout  à  fait  simul- 
tanés. Les  personnages  semblent  prolonger  leur  action  pour  donner  aux  spec- 
tateurs le  temps  de  les  contempler'. 

Vers  la  lin  du  xiv"  siècle,  c'est-à-dire  au  temps  des  Passions  dialoguées,  la 
Crucifixion  s  enrichit  de  détails  nouveaux.  On  voit  parfois,  au  premier  plan,  des 
soldats  jouant  aux  dés  la  tunique  de  Jésus-Christ".  Or,  on  sait  quelle  place  tient 
cette  scène  pittoresque,  où  le  diable  fait  sa  partie,  dans  les  Mystères  qui  nous 
restent.  Il  est  vraisemblable  qu'elle  avait  déjà  tenté  la  verve  des  auteurs  drama- 
tiques du  xiv°  siècle . 

Ainsi  naquirent  les  grandes  Crucifixions  surchargées  de  personnages  qu'af- 
fectionne l'art  du  xv"  siècle.  Dans  les  retables  sculptés,  les  acteurs  du  drame, 
serrés,  superposés,  ont  toutes  les  peines  du  monde  à  ne  pas  déborder  du  cadre. 

*  Au  musée  du  Louvre.  La  femme  de  Charles  V,  qui  mourut  en  1377,  J  ^^^  représentée.  Il  est  donc  proba- 
blement antérieur  à  cette  date. 

^  Par  exemple  :  vitrail  de  La  Crucifixion  à  Dreux  (xvii^  siècle). 

•^  Dans  le  parement  d'autel  de  Charles  V  on  aperçoit  encore  dans  deux  compartiments  l'Eglise  et  la  Synagogue, 
c'est  le  dernier  reste  de  l'ancienne  tradition. 

*  La  Passion  fut  mimée  à  Paris,  en  i3i3,  devant  Philippe  le  Bel  et  le  roi  d'Angleterre. 

•' Ces  tableaux  vivants  ont  modifié  l'iconographie  de  la  Passion  dès  les  premières  années  du  xn"  siècle.  A 
Rouen,  au  tympan  du  portail  de  la  Calende,  on  remarque  déjà  une  Crucifixion  où  les  personnages  commencent  à 
abonder.  Il  en  fut  de  même  en  Italie,  comme  le  prouvent  les  tableaux  de  l'école  siennoise. 

^  B.  N.,  ms.  latin  83i  (missel  parisien  de  la  fin  du  xiv'  siècle),  f°  i33  y°. 


L'ART   ET   LE   THEATRE   RELIGIEUX 


^9 


Après  la  Crucifixion,  la  Descente  de  Croix,  telle  que  la  conçoivent  les  grands 
artistes  du  XA'"  siècle,  est  une  des  scènes  qui  doivent  le  plus  aux  Mystères. 

Jusqu'à  la  fin  du  xiv"  siècle,  la  formule  de  la  Descente  de  croix  resta  très 
simple.  Quatre  personnages  seulement  assistent  à 
la  scène  :  la  Vierge,  saint  Jean,  Nicodème  et 
Joseph  d'Arimathie.  La  croix,  contrairement  à 
toute  vraisemblance,  est  si  basse,  que  les  deux 
disciples  peuvent  détacher  le  corps  sans  avoir 
besoin  d'une  échelle.  Les  bras  ont  déjà  été  décloués, 
et,  pendant  que  l'un  des  deux  disciples  arrache  le 
clou  des  pieds,  l'autre  soutient  le  corps  qui  s'in- 
cline et  tombe  sur  son  éjjaule  (fig.  i6). 

Au  xv"  siècle,  ces  vieilles  Descentes  de  croix,  si 
sobres  et  si  émouvantes  dans  leur  simplicité,  sont 
remplacées  par  des  Descentes  de  croix  chargées 
de  personnages  où  nous  retrouvons  toute  la  mise  en 
scène  des  Mystères. 

Si  on  étudie,  en  effet,  avec  attention  le  Mystère 
(lArras,  on  remarque  d'abord  que  la  croix  est  si 
élevée  que  les  disciples  sont  obligés  d'y  appliquer 
une  échelle \  Il  semble  même  qu'il  y  en  ait  deux". 
D'autre  part  les  assistants  sont  beaucoup  plus  nom- 
breux :  il  y  a  près  de  la  Vierge  «  d'autres  femmes  » . 
Enfin  ces  assistants  ne  restent  pas  inactifs  :  ils  ne  se 
contentent  pas  de  contempler  en  pleurant  le  corps 
qui   descend  de  la    croix   :    ils  aident  à  le  soutenir. 

Toutes  ces  particularités  se  retrouvent  dans  la  Descente  de  croix  des  Heures 


FiG.   i6. 


Phot.  Giraudon. 

Descente  de  croix. 


Fragment  d'un  triptyque  d'ivoire 

provenant  de  Saint-Sulpice  du  Tarn. 

Commencement  du  xiV  siècle. 

(Musée  de  Cluny.) 


'  Chez  nos  miniaturistes  du  xv''  siècle  (Fouquet,  Bourdichon),  la   croix  est  toujours   extrêmement  haute.   C'est 
la  croix  qui  était  en  usage  dans  les  Mystères. 
2  On  lit  (V.  i8  399  et  suiv.)  : 

Nicodemus 
"  Joseph,  montez,  n'aiez  pas  peur 

Ve  la  l'eschielle  et  un  g  martel 

Joseph 
Nicodème,  elle  est  bien  et  bel 
Or  mettez  le  vostre  de  la. 

Le  vostre  ne  peut  guère    se  rapporter  à  martel,  il  faut  lire  probablement  la  vostre.  D'ailleurs  dans    le   Mystère 
de  la  Passion  de  Jean  Michel,  il  est  parlé  de  deux  échelles.  Voici  le  passage  : 


5o 


L'ART    RELIGIEUX 


d'Etienne  Chevalier  à  Chantilly  (lig.  17).  On  reconnaît  au  premier  coup  d'œil 
la  mise  en  scène  des  Mystères.  Il  n'y  a  plus  rien  qui  rappelle  la  tradition  hié- 
ratique du  xiif  et  du  xiv°  siècle. 
La  croix  est  extrêmement  élevée 
et  il  est  nécessaire  d'y  appliquer 
des  échelles.  Joseph  d'Arimathie 
monte  pour  recevoir  le  corps, 
mais  il  faut  qu'on  l'aide.  Au 
pied  de  la  croix  sont  groupés 
les  personnages  du  Mystère,  la 
Vierge,  saint  Jean,  les  saintes 
Femmes.  Nous  avons  là,  repro- 
duite par  un  grand  artiste,  une 
scène  de  la  Passion  telle  qu'elle 
se  jouait  k  Tours  au  temps  de 
Fouquet. 

La  Passion,  sous  l'influence 
du  théâtre,  prit  donc,  on  le  voit, 
un  aspect  entièrement  nouveau. 
On  peut  en  dire  autant  de  la  Ré- 
surrection . 

On  a  vu  ailleurs  que,  jusqu'à 
la  fin  du  xii'  siècle,  les  artistes 
ne  représentent  pas  à  proprement 
parler  la  Résurrection'.  Ils  nous 
montrent  les  saintes  Femmes 
accueillies     au    tombeau  par  l'ange,    mais    ils    ne    nous    montrent   pas    Jésus 

Joseph 
«  Yccy  eschelles  toutes  prestes 
Ciseaux,  tenailles  et  marteaux, 

Nicodesme 
Les  bras  de  Jésus  sont  si  haut 
Qu'à  peine  y  pourrions  nous  atteindre. 

»  Icy  monte  Nicodesme  par  devant  la  croix  ci  Joseph  par  derrière,  et  porte  Joseph  les  tenailles  et  le  marteau  et 
Nicodesme  porte  le  suaire.  >,  Ce  passage  rend  raison  des  deux  échelles  qui  figurent  presque  toujours  dans  les  œuvres 
d'art  du  xv'  siècle. 

'  L'art  religieux  du  xui"  s.  en  Fraive.  p.  22g. 


Pbot.  Giraudon, 

Fig.  17.  —  Descente  de  croix. 
Miniature  de  Jean  Fouquet  (Chantilly). 


L'ART    ET    LE    THEATRE    RELIGIEUX  5i 

sortant  du  tombeau.  Au  xiii°  siècle,  au  contraire,  il  est  de  règle  de  représenter 
Jésus-Christ  se  dressant  dans  le  sarcophage  ouvert,  ou  même  en  enjambant  le 
rebord. 

Gomment  expliquer  cette  audace  des  artistes?  D'oii  vient  c[u"ils  osent  nous 


Fig.   i8.  —  La  Résurrection. 
Tapisserie  d'Angers  (Fragment). 

mettre  sous  les  yeux  cette  mystérieuse  sortie  du  tombeau  que  l'Evangile  ne 
décrit  pas  ?  Où  trouvèrent-ils  l'exemple  de  ce  réalisme  presque  choquant  à  force 
d'exactitude  ? 

Ils  le  trouvèrent  dans  le  Drame  Liturgique'.   C'était,  dès  le  xu°  siècle,  une 

'  C'est  ce  qu'a  parfaitement  établi  M.  Meyer  de  Spire  dans  Naclirtclitcn  von  dcr  K.  Gesell,  der  Wiss.  :ii  Gôttinijen 
Philolog.  histor,  Klasse,  igoS,  p.  236  et  suiv.j. 


52  L'ART    RELIGIEUX 

habitude  de  jouer,  le  matin  de  Pâques,  dans  l'église,  la  scène  de  la  Résurrection. 
On  montrait  au  peuple  Jésus  sortant  du  sarcophage  où  il  était  enseveli.  Un  clerc 
qui  jouait  le  rôle  de  l'ange  venait  enlever  le  couvercle,  et  un  autre  clerc  qui 
jouait  le  rôle  du  Christ,  rejetant  son  linceul,  enjambait  le  rebord  du  tombeau. 

Voilà  le  tableau  vivant  que,  dès  la  fin  du  xiii"  siècle,  les  artistes  ont  repré- 
senté. 

Tel  est  le  point  de  départ  ' .  Mais  à  mesure  que  l'on  avance  dans  le  moyen 
âge,  l'influence  du  théâtre  sur  cette  scène  de  la  Résurrection  devient  plus  ma- 
nifeste. 

Au  xni"  et  au  xiv"  siècle,  les  gardes  du  tombeau  sont  représentés  profon- 
dément endormis.  C'est  pendant  leur  sommeil  que  Jésus-Christ  ressuscite.  Au 
xv"  siècle,  on  voit  les  soldats,  au  moment  de  la  Résurrection,  non  plus  endor- 
mis, mais  renA'ersés  par  une  force  surnaturelle.  Ils  tombent  en  faisant  des 
gestes  d'épouvante  (fig.  i8).  C'est  en  effet  de  la  sorte  que  les  choses  se  passaient 
au  théâtre.  On  lit  cette  rubrique  dans  le  Mystère  dArras  :  «  Cy  est  comment 
les  chevaliers  tombèrent  comme  morts  quand  ils  sentirent  la  terre  trembler  et 
qu'ils  virent  grand  lumière  et  plusieurs  autres  merveilles...  »  Dans  le  Mystère 
de  la  Résurrection  attribué  à  Jean  Michel,  on  voit  plus  clairement  encore  que  les 
soldats  ne  dorment  pas.  Quand  le  tremblement  de  terre  les  renverse,  ils  ne 
perdent  pas  conscience  et,  non  seulement  ils  voient  Jésus-Christ,  mais  ils 
entendent  les  paroles  qu'il  prononce  à  ce  inoment.  C'est  ce  qu'ils  racontent 
plus  tard  aux  Juifs  pendant  que  deux  scribes  enregistrent  leur  déposition. 

Une  autre  particularité  prouve  clairement  que  les  artistes  s'inspiraient  des 
Mystères.  Nos  œuvres  d'art  du  xv"  siècle  nous  montrent  Jésus,  qui  vient  de 
ressusciter,  s  avançant  dans  la  prairie  (fig.  i8).  Il  ne  flotte  pas  au-dessus  de 
la  terre,  il  marche.  Jamais,  en  effet,  avant  le  xvi"  siècle,  nos  artistes  ne 
représentent  Jésus  planant  dans  l'air  au-dessus  du  tombeau.  On  sait  que 
telle  est  au  contraire  la  formule  italienne.  Chez  le  Pérugin,  par  exemple, 
le  Christ  entouré  d'une  vaste  auréole  est  suspendu  entre  ciel  et  terre.  La 
Résurrection  italienne  a  un  caractère  surnaturel;  on  sent  que  Jésus-Christ  est 
devenu  un  corps  glorieux,  qu'il  échappe  aux  lois  de  la  pesanteur.  Chez  nous 
la  scène  est  plus  réelle,  plus  pesante.  Cet    aspect   un    peu  prosaïque    de    nos 


^  Le  drame  liturgique  a  eu  sur  l'art,  dès  le  xn''  siècle,  une  profonde  influence.  C'est  ce  que  j'ai  essayé  de  mon- 
trer dans  la  Revue  de  l'art  ancien  et  moderne,  1907. 


L'ART    ET    LE    THEATRE    RELIGIEUX 


53 


Résurrections  s'explique  :  c'est  avec  cette  simplicité  que  Jésus-Christ  ressuscitait 
au  théâtre. 

C'est  le  théâtre  encore  qui  a  fait  perdre  a  la  scène  de  l'Ascension  son 
antique  noblesse.  Jadis  Jésus-Christ,  en  présence  de  la  Vierge  et  des  apôtres, 
s'élevait  majestueusement  au  ciel  debout  dans  une  auréole.  Des  anges  l'entou- 
raient'. A  partir  du  xiv"  siècle,  les  artistes,  au  lieu  de  nous  montrer  le  Christ 
tout  entier,  ne  nous  laissent  voir  que  ses  pieds  et 
le  bas  de  sa  robe.  Le  reste  du  corps  est  censé  se 
perdre  dans  le  ciel.  Les  ivoires  et  les  miniatures 
nous  offrent  sans  cesse  l'Ascension  sous  cet  aspect 
nouveau  (fig.  19). 

Cette  bizarre  image  n'est  que  la  traduction 
plastique  d'un  jeu  de  scène.  Nous  lisons  en 
effet  dans  le  manuscrit  du  Mystère  de  la  Résurrec- 
tion ^  qu'au  moment  de  l'Ascension  un  engin  doit 
saisir  Jésus  à  la  taille,  puis  l'enlever  au  moyen 
de  cordes  qui  doivent  être  cachées  par  des  toiles, 
((  en  m.anière  de  nue».  Et  la  rubrique  ajoute  cette 
phrase  si  intéressante  pour  nous  :  «  Et  le  doit-on  voir 
les  jambes  par-dessous  l'engin.  »  Ainsi,  Jésus,  soulevé  par  l'engin,  disparaissait 
dans  la  partie  haute  du  théâtre,  et,  pendant  quelques  instants,  la  Vierge  et  les 
apôtres  ne  voyaient  que  le  bas  de  sa  robe  et  ses  pieds.  Telles  sont  exactement 
les  Ascensions  peintes  ou  sculptées  de  la  fin  du  moyen  âge.  C'est  donc  presque 
toujours  le  théâtre  qu'il  faut  accuser  de  ce  réalisme  un  peu  terre  à  terre  qui 
nous  choque  parfois  dans  l'iconographie  du  xv"  siècle  ^ . 


Fig.  19.  —  Ascension. 

Bréviaire  de  Belleville 
(B.  N.  latin  io/|83  f°   2o3). 


'  Vitrail  du  chevet  de  la  cathédrale  de  Poitiers. 

-  B.  N.  franc.  972.  Cette  rubrique  a  été  signalée  par  M.  Cahen,  loc.  cit.  p.  i5!\. 

^  L'influence  du  théâtre  est  manifeste  encore  dans  la  scène  de  la  Descente  du  Saint-Esprit.  A  partir  du  xv"  siècle, 
en  effet,  au  lieu  de  voir,  comme  autrefois,  de  longs  fils  qui  vont  du  bec  de  la  colombe  à  la  tête  des  apôtres,  on 
voit  tomber  dans  le  cénacle  une  pluie  de  flammes  (vitrail  de  Saint-Saens  (Seine-Inférieure),  Heures  de  Pigouchet). 
Or  si  nous  consultons  le  Mystère  de  la  Résurrection  attribué  à  Jean  Michel,  nous  y  lisons,  au  moment  de  la  Des- 
cente du  Saint-Esprit,  la  rubrique  suivante  :  «  Icy  doit  descendre  grant  brandon  de  feu  artificiellement  fait  par  eau- 
de-vie  et  doit  visiblement  descendre  sur  Nostre  dame  et  sur  les  femmes  et  apostres  qui  alors  doivent  être  assis... 
sur  chacun  d'eux,  doit  cheoir  une  langue  de  feu  ardant  du  dit  brandon  et  seront  vingt  et  un  en  nombre.  »  Ces 
brandons  de  feu  sont  donc  des  morceaux  d'étoupe  imbibés  d'eau-de-vie  qui  tombent  du  haut  du  théâtre.  Tel  est 
l'aspect  des  langues  de  feu  dans  les  œuvres  d'art  de  la  fin  du  moyen  âge.  On  remarquera  que  la  rubrique  du  Mys- 
tère nous  signale,  outre  la  Vierge  et  les  apôtres,  <(  des  femmes  »,  qui  sont  les  saintes  Femmes.  Elles  ne  figuraient 


54  L'ART   RELIGIEUX 


V 


Mais  il  faut  aller  encore  plus  avant.  Les  artistes  ne  doivent  pas  seulement 
aux  Mystères  des  agencements  nouveaux  qui  renouvellent  de  fond  en  comble  la 
vieille  iconographie,  — ils  leur  empruntent  jusqu'au  costume  de  leurs  person- 
nages . 

Quand  on  étudie  les  miniatures  du  xw'  siècle,  on  est  tout  étonné  de  voir, 
vers  i38o,  le  costume  des  anges  se  modifier  soudain.  Ils  ne  portent  plus  la 
longue  robe  blanche  du  xin"  siècle,  cette  belle  tunique  décente,  qui  n'est  d'au- 
cun pays,  d  aucun  temps,  mais  qui  semble  le  vêtement  même  de  la  vie  éter- 
nelle. Ils  disparaissent  maintenant  sous  de  lourdes  chapes  aux  couleurs  écla- 
tantes, que  ferme  une  agrafe  d'orfèvrerie.  Un  mince  cercle  d'or  serre  parfois 
leurs  cheveux  blonds.  On  dirait  de  jeunes  acolytes  servant  une  messe  sans  fin. 
Qui  ne  connaît  les  anges  musiciens  de  van  Eyck,  ces  clercs  adolescents  qui 
donnent  uq  concert  dans  le  ciel  '?  Tels  apparaissent  déjà  les  anges,  cinquante  ans 
avant  le  retable  de  Gand,  dans  les  manuscrits  du  duc  de  Berry".  C'est  que  tels 
ils  apparaissent  dans  les  Mystères  dès  le  xiv"  siècle.  —  J'en  puis  donner 
une  preuve,  sinon  pour  le  xiv"  siècle^  au  moins  pour  le  xx".  Dans  les  Heures 
d'Etienne  Chevalier,  Fouquet  a  eu,  on  le  sait,  l'heureuse  idée  de  représenter 
un  théâtre ^  Le  martyre  de  sainte  Apolline,  tel  qu  il  l'a  conçu,  est  un  Mystère 
qui  se  joue  devant  nous.  On  se  croirait  à  Tours,  un  jour  de  fête.  Les  écha- 
fauds  sont  dressés  et  portent  le  ciel,  la  terre  et  l'enfer.  Spectateurs,  musiciens 
diables,  tyran,  bouffon,  chacun  est  à  son  poste.  Pendant  que  les  bourreaux 
torturent  sainte  Apolline,  les  anges,  assis  dans  le  paradis,  regardent  de  loin. 
Ces  anges  sont,  il  est  vrai,  fort  petits,  mais  il  en  est  un  que  l'on  distingue  par- 
faitement. Or,  il  a  justement  un  costume  d'enfant  de  chœur. 

jamais  autrefois  dans  cette  scène.  Elles  s'y  introduisent  sous  l'influence  des  Mystères  :  on  les  verra  dans  la  gravure 
des  Heures  de  Pigouchet.  Ce  n'est  pas  tout.  Les  auteurs  des  Mystères  font  assister  à  la  scène  de  la  Descente  du  Saint- 
Esprit,  non  seujennent  les  apôtres,  la  Vierge  et  les  saintes  Femmes,  mais  encore  des  disciples.  Il  y  a  si  person- 
nages dans  le  Mystère  de  la  Résurrection,  il  y  en  a  25  ou  26  dans  la  Passion  de  Greban  ;  or  25  personnages  entou- 
rent la  Vierge  dans  les  Heures  d'Anne  de  Bretagne,  à  la  page  où  Bourdichon  a  représenté  la  Pentecôte. 

*  Volets  du  retable  de  Saint-Bavon,  aujourd'hui  au  musée  de  Berlin. 

2  B.  N.,  ms.  latin  8886  (vers  i38o  peut-être),  f°  408. 

'  C'est  là,  pour  le  dire  en  passant,  une  preuve  nouvelle  de  la  place  que  tenait  le  théâtre  dans  l'imagination  des 
artistes  du  xv'  siècle. 


L'ART    ET    LE    THEATRE   RELIGIEUX  b5 

On  peut  donc  tenir  pour  certain  que  tel  était,  au  xv°  siècle,  le  costume  des 
anges  dans  les  Mystères.  Ce  qui  est  vrai  du  xv°  siècle  doit  l'être,  k  plus  forte 
raison,  du  xiv\  Car  ce  vêtement  ecclésiastique  doit  dater  d'un  temps  oi^i  les 
représentations  dramatiques  restaient  encore  un  peu  l'affaire  du  clergé.  L'évêque, 
les  chanoines,  pour  donner  plus  de  magnificence  k  la  fête,  prêtaient  volontiers 
quelques  beaux  ornements  du  trésor,  une  chape,  un  fermoir  orné  de  pierreries ' . 
C'est  ainsi  qu'a  dû  naître  l'idée  naïve  de  costumer  les  anges  en  acolytes. 

Rien  ne  devait  sembler  assez  beau  quand  il  s'agissait  de  Dieu  lui-même. 
Comment  un  pauvre  acteur  donnerait-il  l'idée  de  la  puissance  infinie  ?  Il  n'y 
avait  qu'un  moyen  de  lui  prêter  quelque  majesté,  c'était  d'accumuler  sur  sa 
tête  les  emblèmes  de  la  souveraineté  humaine  :  couronnes  k  un,  k  deux,  k  trois 
étages.  Il  apparaissait  donc  assis  sur  les  tréteaux  du  Paradis,  tantôt  avec  la  cou- 
ronne fermée  des  empereurs,  tantôt  avec  la  tiare  des  papes.  La  tiare  devait  être 
encore  plus  fréquente  que  la  couronne,  car,  dès  la  fin  du  règne  de  Charles  Y, 
nous  voyons  les  artistes  représenter  Dieu  de  préférence  sous  la  figure  d'un  pape^ 
Jusque-lk,  limage  de  Dieu  gardait  la  simplicité  du  xnr  siècle.  Assis  sur  un  siège 
sans  dossier,  tête  nue,  vêtu  d'une  simple  tunique,  il  bénissait  de  la  main 
droite ^  On  se  sentait  en  présence  d  un  type  idéal  qui  ne  devait  rien  k  la  réalité. 
—  Tout  change  vers  la  fin  du  xiv"  siècle,  quand  les  peintres  se  mettent  k 
rendre  ce  qu'ils  ont  sous  les  yeux.  Ainsi  est  né  le  Dieu-pape  ou  le  Dieu-empereur 
du  xv"  siècle,  grave  figure  dont  van  Eyck  a  donné  le  plus  parfait  modèle.  Son 
Dieu,  éblouissant  d'orfèvrerie,  porte  k  la  fois  la  tiare  k  bandelettes  des  papes, 
et  le  sceptre  de  cristal  et  d'or  des  empereurs  \ 

D'autres  particularités  de  costume  s'expliquent  également  par  les  usages 
du  théâtre. 

Rien  n'est  plus  surprenant,  pour  qui  étudie  les  vitraux  de  la  fin  du  xv"  siècle 
et  ceux  du  xvi'',  que  de  voir  Jésus-Christ,  pendant  sa  vie  terrestre,  toujours  vêtu 

'  En  1/176,  quand  on  joua  à  Rouen  le  Mystère  de  saint  Romain,  le  chapiireprclapour  la  représentation  une  crosse 
épiscopale,  des  ornements  d'église,  et  des  tuniques  pour  deux  enfants  qui  jouaient  des  rôles  d'anges  (Mystère  de 
l'Incarnation,  publié  par  Le  Verdier,  Rouen,  1886,  p.  LU).  En  lôig,  le  chapitre  de  Saint-Junien,  à  Limoges,  prêta 
tous  les  ornements  qu'il  avait  pour  la  représentation  du  Mystère  de  la  Sainte  Hostie  (Bullel.  du  Comité  des  travaux 
histor.,  section  d'hist.  et  de  philologie,  1898).  C'était  évidemment  une  habitude,  et  une  habitude  qui  devait  remonter 
assez  haut. 

^  On  voit  Dieu  avec  la  triple  tiare  dans  une  Cite'  de  Dieu  enluminée  pour  Charles  V,  de  1871  à  1875  :  B  N., 
ms.  franc.  22918,  f°  4o8  v°  ;  c'est  l'exemple  le  plus  ancien  que  je  connaisse. 

^  Il  se  présente  ainsi  dans  tous  les  missels  (en  face  la  Crucifixion),  jusqu'aux  environs  de  i38o. 

*  Volet  du  retable  de  Saint-Bavon,  au  musée  de  Berlin. 


56  L'ART    RELIGIEUX 

d'une  tunique  violette  et,  après  sa  résurrection,  toujours  drapé  dans  un  manteau 
du  rouge  le  plus  éclatant.  Il  en  est  ainsi  d'un  bout  de  la  France  a  l'autre.  La 
surprise  augmente  quand,  en  feuilletant  les  manuscrits  illustrés,  on  surprend 
chez  les  miniaturistes  les  mêmes  habitudes.  Comment  expliquer  un  tel  accord? 
On  ne  peut  pas,  comme  en  plein  moyen  âge,  parler  de  formules  hiératiques 
imposées  par  un  clergé.  Il  reste  à  invoquer  les  traditions  des  Mystères,  qui  se 
jouaient  dans  toutes  les  villes  avec  mêmes  costumes  et  mêmes  décors.  Il  y  a, 
à  la  Bibliothèque  Nationale,  un  précieux  mianuscrit  qui  contient  le  texte  d'un 
Mystère  joué  au  xvi°  siècle  à  Valenciennes'.  Ce  manuscrit  a  été  illustré  par  le 
peintre  Hubert  Caillaux,  qui,  comme  nous  l'avons  dit  plus  haut,  avait  brossé 
les  décors  et  surveillé  la  mise  en  scène  du  drame.  Les  épisodes  de  la  vie  de 
Jésus-Christ  qui  décorent  le  livre  comportent  assurément  quelque  fantaisie  ;  ils 
doivent  cependant,  plus  d'une  fois,  donner  une  idée  assez  exacte  de  la  repré- 
sentation. Or  il  est  très  remarquable  que,  dans  les  miniatures  de  Caillaux,  Jésus 
porte  la  robe  violette  pendant  sa  vie  et  le  manteau  rouge  après  sa  résurrection. 

Dès  la  fin  du  xiv"  siècle,  une  particularité  curieuse  caractérise  la  Transfigu- 
ration. Jésus  est,  comme  le  veut  l'Evangile,  vêtu  de  blanc.  Mais,  pour  expri- 
mer que  son  corps  rayonne  d'une  lumière  surnaturelle,  nos  artistes  peignent 
le  visage  du  Christ  d'une  couleur  jaune  d'or.  Ce  détail  naïf  se  rencontre  assez 
fréquemment  dans  les  vitraux  du  xv°  et  du  xvi°  siècle".  H  y  a  encore  là  un 
souvenir  des  Mystères.  Au  théâtre,  en  effet,  pour  donner  cette  impression 
d'éblouissante  lumière,  l'acteur  qui  jouait  le  rôle  Jésus-Christ  dans  la  scène  de 
la  Transfiguration  avait  la  figure  peinte  en  jaune  d'or.  Certaines  indications 
précises  ne  permettent  pas  d  en  douter.  On  lit,  en  effet,  dans  la  Passion  de 
Greban  :  «  Icy  doivent  être  les  habits  de  Jésus  blancs  et  sa  face  resplendissante 
comme  d'or.  »  Texte  qui  peut  ne  pas  paraître  très  significatif,  mais  qu'éclaire 
cette  rubrique  de  la  Passion  de  Jean  Michel  :  «  Icy  entre  Jésus  dedans 
la  montagne  pour  soy  vestir  d'une  robe  la  plus  blanche  que  faire  se  pourra, 
et  une  face  et  les  mains  toutes  d'or  bruny...  » 

C'est  de  la  même  façon  que  j'explique  plusieurs  traditions  analogues  qui, 
autrement,  demeureraient  des  énigmes.  Il  n'est  personne  qui  n'ait  remarqué 
qu'à  partir  du  xv"  siècle  la  Vierge,  a  toujours  de  beaux  cheveux  blonds  étalés 

'  Ms.  franc.  i2536. 

■2  Qu'il  me  suffise  de  citer,  pour  le  xve  siècle,  le  vitrail  de  l'église  de  la  Madeleine  à  Verneuil,  et,  pour  le  xvi«,  le 
vitrail  de  Saint-Alpin  à  Ghâlons-sur-Marne. 


L'ART    ET   LE    THEATRE    RELIGIEUX  67 

sur  un  manteau  bleu.  Nos  miniatures,  nos  verrières,  en  offrent  mille  exemples. 
Le  bleu  limpide  du  costume  et  l'or  des  cheveux  font,  dans  les  vitraux,  une 
harmonie  charmante.  Ces  couleurs  célestes  conviennent  à  la  jeunesse  de  la 
Vierge.  Mais,  lorsqu'arrivent  les  années  et  les  épreuves,  son  costume  change. 
Le  bleu  de  son  manteau  semble  presque  noir.  Ses  cheveux  disparaissent  sous 
une  coiffe  de  béguine  qu'un  pan  du  manteau  recouvre.  Debout  au  pied  de  la 
croix,  elle  ressemble  à  une  veuve  ou  à  une  religieuse.  Un  pareil  costume  est 
un  chef-d'œuvre  de  convenance.  Il  a  été  trouvé  le  jour  où  il  fallut  montrer  la 
Vierge  vivante  et  agissante  devant  des  spectateurs. 

Beaucoup  de  petites  singularités  s'expliquent  de  même.  Les  costumes 
extraordinaires  dont  les  artistes  du  xv"  siècle  revêtent  les  Prophètes  sont  des 
costumes  de  théâtre.  Jérémie,  Ezéchiel,  qui,  au  xiv'  siècle,  ne  portent  encore 
qu'une  simple  tunique  et  le  petit  bonnet  des  Juifs',  sont  maintenant  coiffés  de 
hauts  chapeaux  aux  bords  retroussés  d'où  pendent  des  chaînes  de  perles.  Ils 
ont  de  riches  fourrures,  des  ceintures  d'orfèvrerie,  des  bourses  à  glands.  Un 
si  bizarre  accoutrement,  qui  échappe  en  partie  aux  lois  de  la  mode,  n'a  pu  être 
imaginé  que  pour  un  défilé  solennel,  pour  une  «  montre  ».  On  y  sent  le  désir 
d'étonner  l'imagination  et  de  la  dépayser.  Ces  vieillards  magnifiques  devaient 
éveiller  l'idée  d'une  mystérieuse  antiquité. 

C'est  sous  cet  aspect  que  les  Prophètes  apparaissent  dans  nos  manuscrits^ 
et,  bientôt,  au  Puits  de  Moïse,  à  Dijon^  Au  connmencement  du  xvi"  siècle,  ils  étalent 
aux  vitraux  d'Auch  une  magnificence  royale,  qui  faitpenserau  luxe  presque  fabuleux 
du  fameux  Mj^^ère  de  Bourges.   En  Italie,  les  Prophètes  se  présentaient  sous  le 

'  Fresque  d'une  des  coupoles  de  la  cathédrale  deCaliors  (xiv°  siècle). 

2  R.  N.,  ms.  franc.  lôSgi,  f°  3i2  y\  f   333,  f  4o4  >°  (fin  du  xiv''  siècle). 

3  II  me  paraît  presque  certain  que  le  Puits  de  Moïse  est,  comme  l'a  pensé  M.  Roy  (Rei>.  Bourguign. 
de  Venseign  sup..  Tome  XIV,  p.  436)  la  traduction  en  pierre  d'un  Mystère.  On  jouait  à  la  fin  du  moyen  âge  une 
pièce  singulière  qui  s'appelle  le  Jugement  de  Jésus.  On  y  voit,  entre  autres  choses,  la  Vierge  plaidant  la  cause  de  son 
fils  devant  les  juges  de  la  Loi  écrite  qui  sont  les  Prophètes.  Elle  espère  leur  arracher  une  sentence  favorable.  Mais 
les  juges  prononcent  à  tour  de  rôle  des  versets  inexorables  empruntés  à  leurs  livres.  Chacun  d'eux  répond  que,  pour 
sauver  les  hommes,  Jésus  doit  mourir.  Zacharie  dit:  Appenderunt  morcedem  meam  triginta  argenteos.  David  dit: 
Foderunt  manus  meas  et  pedes  meos,  numerarunt  ossa.  Moïse  dit  :  Immolabit  agnum  multitudo  filiorum  Israël  ad 
vesperam,  etc.  —  Or  il  se  trouve  que  ces  textes  sont  précisément  ceux  que  les  prophètes  de  Dijon  nous  présentent  sur 
leurs  phylactères.  Rien  que  la  concordance  ne  soit  pas  absolument  parfaite  (le  Salomon  du  Mystère  ne  figure  pas 
à  Dijon)  et  bien  que  plusieurs  des  textes  prophétiques  de  Dijon  fussent  consacrés  (on  en  retrouve  deux  dans 
la  Crucifixion  de  Fra  Angelico  au  cloître  de  Saint-Marc)  —  il  y  a  dans  ce  groupement  de  six  prophètes  qu'on  ne 
voit  réunis  que  dans  ce  Mystère,  et  dans  cette  concordance  des  six  textes,  une  vraisemblance  qui  approche  fort 
de  la  certitude.  Ce  résultat  est  très  important;  on  comprendra  mieux,  désormais,  la  physionomie  grave,  triste  ou 
implacable  de  ces  prophètes  qui  sont  des  juges  (voir  Kleinclausz,  Claus  Sluter). 


58 


L'ART    RELIGIEUX 


même  aspect,  comme  en  témoignent  les  fresques  du  Pérugin  au  Cambio  de  Pérouse 
et  les  gravures  attribuées  à  Baccio  Baldini.  Aussi  la  sublime  simplicité  des  dra- 
peries où  s'enveloppent  les  Prophètes  de  Michel-Ange  à  la  chapelle  Sixtine 
étonnait-elle  le  pape.    Il  y   eût   voulu    un  peu    d'or.    On  sait  que   Michel-Ange 

lui  répondit  :  «  Saint-Père,  c'étaient  des  hommes 
simples,  et  qui  faisaient  peu  de  cas  des  biens  de 
ce  monde.    » 

D'autres  costumes  ont  la  même  origine.  Au 
xv°  siècle,  dans  les  scènes  de  la  Passion,  les 
soldats  romains  portent  l'armure  de  la  fin  du 
moyen  âge.  L'art  suit  les  progrès  du  costume 
militaire,  et,  dans  les  retables  du  xvi"  siècle,  on 
voit,  au  pied  delà  croix,  des  soudards  empanachés, 
pareils  aux  Suisses  de  Marignan.  Les  Mystères 
donnaient  aux  artistes  l'exemple  de  ces  anachro- 
nismes.  Dans  le  Mystère  d'Arras,  le  Romain  Dia- 
gonus  annonce  qu'il  va  endosser  «  son  lacis  et 
prendre  sa  brigandine  ».  «  Il  ne  me  faut  que 
ma  hunette  (chapeau  de  fer)  »,  dit  un  autre.  — 
Mais  rien  n'est  plus  curieux  que  de  voir  saint 
Michel  lui-même  revêtir  l'armure  militaire  du 
temps.  L'archange,  qui,  au  xiv"  siècle,  dans  un 
vitrail  dEvreux',  s'appuie  sur  un  bouclier,  mais 
porte  encore  la  longue  robe  du  xni''  siècle,  se 
montre  tout  d'un  coup,  dans  un  missel  du  duc  de 
Berry  (vers  1 38o  ou  i  Sgo),  en  costume  de  chevalier  '  ;  au  xv"  siècle,  on  ne  représente 
guère  autrement  le  bon  champion  de  la  France  contre  l'Angleterre.  Il  dut  appa- 
raître à  Jeanne  d'Arc  avec  l'armure  de  plate  et  le  casque  à  visière  qui  se 
portaient  aux  environs  de  i/i3o.  L'archange  guerrier  est  désormais  vêtu  en  soldat 
(fig.  20).  Lui  aussi,  d'ailleurs,  suivra  la  mode,  et,  dans  les  Heures  d'Anne  de 
Bretagne,  il  portera  une  armure  d'or  damasquinée  assez  semblable  aux  armures 


Fig.  20.  —  Saint  Michel  en  chevalier. 
Rouilly-Sainl-Loup  (Aube). 


*  Vitrail  du  chœur. 

2  B.  N.,  ms.  latin  888(5,  f°  45i.  Cependant  pendant  plusieurs  années  encore  la  vieille  tradition  persiste;  ex.:  B. 
N.,  ms.  franc.  Ao4  {Légende  dorée  de  1/404),  f°3i6:  saint  Michel  combat  avec  une  robe  d'ange;  Arsenal,  622  (Missel  de 
Paris  de  1^26),  f°  297  v°  :  saint  Michel  a  encore  une  robe  d'ange,  mais  c'est  un  des  derniers  exemples;  à  partir  de 
i44o,  saint  Michel  est  presque  toujours  en  chevalier  :  Arsenal,  621  (Missel  enluminé  entre  i439  et  i447),  f°  436. 


L'ART   ET   LE    THÉÂTRE   RELIGIEUX 


59 


des  guerres  d'Italie'.  —  C'est  certainement  dans  les  Mystères  qu'on  vit  pour 
la  première  fois  l'archange  chevalier  revêtu  d'une  cuirasse.  Les  poètes  dra- 
matiques, en  efiPet,  qui  prennent  les  choses  de  haut,  commencent  souvent  le 
drame  de  la  Rédemption  par  la  lutte  des  bons  et  des  mauvais  anges.  Saint 
Michel  est,  dans  la  bataille,  le  champion  de  Dieu,  et  c'est  lui  qui  précipite  Satan 
en  enfer".  11  est  probable  que  l'archange,  pour  ce  duel,  fut  transformé  en  sol- 
dat (fig.  21).  Nous  avons,  d'ailleurs,  la 
preuve  que  saint  Michel  apparaissait  au 
théâtre  en  chevalier.  La  miniature  de  Fou- 
quet,  qui  représente  les  tréteaux  d'un 
Mystère,  nous  laisse  deviner,  sur  les  gra- 
dins du  Paradis,  un  ange  qui  porte  l'ar- 
mure et  qui  ne  peut  être  que  saint  Michel. 
Donnons  encore  un  exemple  curieux 
de  l'influence  du  théâtre.  On  voit,  dans 
les  scènes  qui  suivent  la  Passion,  deux 
personnages  dont  l'aspect  est  très  digne 
de  remarque  :  c'est  Nicodème  et  Joseph 
d'Arimathie.  Vêtus  tous  les  deux  de  belles 
et  bonnes  étoffes,  ils  sont  l'incarnation 
de  la  riche  bourgeoisie  du  xv°  siècle. 
Mais,  tandis  que  l'un  porte  une  longue 
barbe,  l'autre  est  soigneusement  rasé  ;  et 
il  n'est  pas  seulement  glabre,  il  est  presque 
toujours,  en  même  temps,  chauve.  Si  l'on 
veut  se  donner  la  peine  d'étudier  avec  atten- 
tion les  Descentes  de  croix  et  les  Mises  au  tombeau  des  vieux  maîtres  flamands  ou  alle- 
mands, on  aura  l'étonnement  d'y  observer  sans  cesse  cette  particularité.  On  la 
rencontrera  chez  Rogier  van  der  Weyden  au  commencement  du  xv''  siècle,  et  on 
l'observera  encore  chez  Heemskerke  et  van  Orley  au  milieu  du  xvi°\  Les  sculpteurs 


ig.  31.  —  Saint  Michel   en  chevalier  combattant 

contre  les  mauvais  anges. 
Heures  à  l'usage  de  Rome  de  Jean  du  Pré  {i/|88). 


*  L'armure  du  saint  Michel  deBourdichon  a  cependant  quelque  chose  d'irréel.  On  sentquec'est  une  armure  de  théâtre. 

2  Gréban. 

^  Voici  quelques  exemples  qu'il  serait  facile  de  multiplier  :  Rogier  van  der  Weyden,  Descente  de  Croix,  à 
Madrid;  «  maître  de  Flémalle  n.  Descente  de  Croix,  à  Liverpool;  Van  der  Meire,  Mise  au  tombeau,  à  Anvers  ; 
Petrus  Christus,  Déposition  de  Croix,  à  Bruxelles  ;  école  de  Rogier  van  der  Weyden,  Descente  de  Croix,  à  la  Haye  ; 
Mabuse,  Mise  au  tombeau,  dessin  de  l'Albertina  à  Vienne;  Quinten  Massys,  Mise  au  tombeau,  à  Anvers;  <.<  maître  do 


6o  L'ART    RELIGIEUX 

sont  aussi  fidèles  que  les  peintres  à  cette  pratique,  comme  le  prouvent  les 
retables  sculptés,  originaires  d'Anvers. 

Chose  curieuse  :  les  artistes  français,  qui  ont  connu  aussi  cette  tradition, 
la  respectent  peu.  Dans  nos  Saints  Sépulcres,  on  voit  presque  toujours  deux 
vieillards  à  longue  barbe.  Néanmoins,  il  y  a  des  exceptions  célèbres.  Le  Saint- 
Sépulcre  de  Solesmes  nous  montre,  comme  chacun  sait,  un  Nicodème  barbu, 
et  un  Joseph  d'Arimathie  rasé.  Il  en  est  de  même  dans  un  vitrail  d'Evreux  du 
xv°  siècle  consacré  à  la  Descente  de  Croix'.  Ici  l'un  des  deux  hommes  est  à  la 
fois  chauve  et  imberbe. 

Qu'en  conclure  ?  Sinon  qu'au  xV  siècle,  dans  les  Mystères,  les  acteurs 
chargés  de  représenter  Nicodème  et  Joseph  d  Arimathie  observaient  une  tradition. 
Cette  tradition  n'a  jamais  varié  en  Flandre  et  en  Allemagne.  En  France,  les 
acteurs  ont  dû  user  d'une  liberté  plus  grande,  qui  se  retrouve  dans  l'art. 

VI 

Ce  ne  sont  pas  seulement  des  costumes,  ce  sont  des  décors,  des  accessoires 
que  les  artistes  ont  empruntés  à  la  mise  en  scène  théâtrale. 

Dans  l'art  du  moyen  âge,  le  lieu  de  l'Annonciation  resta  longtemps  indéter- 
miné. Dès  la  fin  du  xiv°  siècle,  l'usage  s'introduisit  de  représenter  la  Vierge  en 
méditation  dans  une  sorte  de  petit  oratoire  domestique.  Agenouillée  devant  un 
pupitre,  elle  lit  dans  un  beau  livre  d'Heures  enluminé,  au  moment  où  l'ange 
paraît  devant  elle.  Or,  les  Mystères  nous  donnent  justement  sur  ce  point  les 
indications  les  plus  précises.  Dans  le  Mystère  de  Rouen,  il  est  dit  que  Marie 
((  entre  en  son  oratoire  pour  prier  Dieu  ».  Et  Gréban,  plus  explicite  encore,  fait 
dire  à  la  Vierge  avant  l'Annonciation  : 

Voicy  chambrette  belle  et  gente 
Pour  Dieu  mon  créateur  servir, 
Et  pour  sa  grâce  desservir. 
Je  voudray  lire  mon  psaultier, 
Psaume  après  autre  tout  entier^. 

la  Vie  de  Marie  »,  Déposition,  de  Croix,  au  musée  de  Cologne  ;  Schiihleln,  Mise  au  tombeau,  aile  du  retable  de 
Tiefenbronn  ;  école  de  Schongauer,  Mise  au  tombeau,  au  musée  de  Colmar;  Holbeln  le  vieux,  Mise  au  tombeau, 
à  Donaueschingen  ;  Adam  KralTt,  Mise  au  tombeau,  à  Nuremberg;  Israël  van  Meclieln,  Descente  de  Croix,  gravure  ; 
Ursus  Graf,  Mise  au  tombeau,  gravure;  Walter  von  Assen,  Mise  au  tombeau,  gravure. 

'  Vitrail  de  la  chapelle  de  la  Vierge,  xv°  siècle.  Citons  aussi  un  tableau  du  Louvre  (salle  des  Primitifs  français). 

2  Gréban,  v.  343i  et  suiv. 


L'ART  ET   LE    THÉÂTRE    RELIGIEUX 


Voilà  pourquoi  les  maîtres  du  xv°  siècle  placent  l'Annonciation  dans  le  décor 
d'une  petite  cellulle  de  béguine,  où  le  vieux  buffet  brille  doucement,  où  reluit 
le  lustre  de  cuivre.  Parfois  la  petite  chambre  se  transforme  en  chapelle.  Fou- 
quet,   convaincu  que  l'oratoire  de    la  Vierge  avait  dû  égaler  en  beauté  celui  de 


Phot.  Giraudon. 


Fig.   22. 


Arrestation  de  Jésus-Glirist  avi  Jardin  des  Oliviers. 
Miniature  de  Jean  Fouquet  (Chantilly). 


nos  rois,  donne  à  l'Annonciation  le  cadre  charmant  de  la  Sainte-Chapelle  du 
Palais  \ 

Dans  la  scène  de  la  Nativité,  nous  avons  déjà  signalé  la  clôture  tressée  qui 
protège  la  crèche.  Mais,  en  outre,  il  me  paraît  évident  que  le  toit  léger  porté 
par  quatre  poteaux,  qui,  dès  le  xiv°  siècle,  abrite  la  Sainte  Famille,  est  un  décor 
de  théâtre. 

'  Heures  d'Etienne  Chevalier.  La  Sainte-Chapelle  n'est  pas  reproduite  avec  une  exactitude  parfaite.  On  pourrait 
même  supposer  cju'il  s'agit  de  la  Sainte-Chapelle  de  Bourges.  —  La  Vierge  apparaît  assise  dans  une  chambre  et 
lisant  devant  un  pupitre  dès  i36o  ou  i365  dans  le  Bréviaire  de  Charles  V,  (°  352.  Au  commencement  du  xv'  siècle, 
on  la  voit  dans  une  église,  B.  N.,  ms.   lat.  9473,  f°   17  et  lat.   i3264-  f°  5o  v". 


62  L'ART   RELIGIEUX 

Un  autre  détail  mérite  encore  d'attirer  l'attention.  Dès  les  premières  années 
du  xv"  siècle,  il  est  rare  que  saint  Joseph,  au  moment  oii  il  s'agenouille 
devant  le  nouveau-né,  ne  tienne  à  la  main  une  chandelle.  Presque  toujours  il 
fait  le  geste  de  protéger  la  flamme  contre  le  vent,  à  moins  qu'il  n'ait  pris  la 
précaution  d'enfermer  la  chandelle  dans  une  lanterne.  Rien  n'est  plus  étonnant, 
une  fois  qu  on  a  remarqué  ce  détail,  de  le  rencontrer  toujours  le  miême,  dans 
un  vitrail  normand  de  Verneuil,  dans  un  triptyque  flamand  de  Rogier  van  der 
Wejden(flg.  /i),  dans  un  tableau  allemand  de  Berlin,  dans  mille  autres  œuvres 
dispersées  à  travers  toute  l'Europe.  Au  temps  où  je  n'avais  pas  encore  songé  à 
expliquer  1  iconographie  du  xv"  siècle  parles  Mystères,  j'étais  fort  surpris  d'une 
telle  unanimité,  dont  je  ne  savais  comment  rendre  raison.  Au  fond,  rien  n'est 
plus  simple.  Il  était  certainement  de  tradition,  au  théâtre,  de  représenter  saint 
Joseph  une  chandelle  à  la  main,  au  moment  de  la  Nativité  '.  C  était  une  façon  naïve 
de  faire  entendre  que  la  scène  se  passait  la  nuit.  La  ressemblance  des  œuvres 
d'art  prouve  que  ce  petit  détail  n'était  omis  nulle  part  et  que  la  mise  en  scène 
des  Mystères  était  partout  la  même. 

La  prière  de  Jésus  au  Jardin  des  Oliviers,  puis  son  arrestation,  off'rent  dans 
l'art  quelques  particularités  curieuses.  Les  artistes  ont  conçu  ce  jardin  comme  un 
verger  rustique  de  la  Touraine  ou  de  la  Normandie.  Il  est  clos  d'une  palissade 
et  s'ouvre  par  un  portail  surmonté  parfois  d'un  auvent.  Au  xv"  siècle,  et  jusqu'à 
une  époque  avancée  du  xvi%  j'ai  rarement  vu  ce  détail  omis  (fig.  22).  Bourdi- 
chon  y  est  aussi  fidèle  que  les  plus  humbles  miniaturistes.  Or,  Hubert  Cail- 
laux,  dans  le  dessin  qu'il  a  tracé  du  Jardin  des  Oliviers  pour  illustrer  le  Mystère 
de  Valenciennes ,  n'oublie  ni  la  palissade,  ni  le  portail.  On  en  peut  donc  conclure 
que  c'était  là  un  décor  traditionnel.  —  Près  de  Jésus  qui  prie,  les  artistes  repré- 
sentent trois  apôtres  endormis.  Ce  sont  saint  Pierre,  saint  Jacques  et  saint  Jean, 
que  le  Maître  voulut  avoir  près  de  lui.  Presque  toujours  saint  Pierre,  tout  en 
dormant,  serre  sur  sa  poitrine  une  épée.  On  remarquera  ce  détail  dans  les 
vitraux  de  Rouen,  dans  les  gravures  d'Albert  Durer ^  au  dossier  du  siège  épis- 
copal  de  Burgos.  Un  accord  si  remarquable  s  explique  comme  d'ordinaire.  Et 
en  effet,  dans  la  Passion  d'Arras,  on  voit  saint  Pierre,  avant  de  se  rendre  au 
Jardin  des  Oliviers,  entrer  chez  un  fourbisseur  pour  y  acheter  une  épée. 

'  Les  textes  que  nous  connaissons  sont  muets;  mais  les  textes  ne  disent  pas  tout. 

^  L'Allemagne  pourrait  nous  offrir  de  nombreux  exemples  de  cette  particularité,  car  l'agonie  de  Jésus  Christ  au 
Jardin  des  Oliviers  y  avait  pris  une  signification  funéraire.  Elle  était  sans  cesse  représentée  sur  les  pierres  tombales 
et  dans  les  cimetières. 


L'ART   ET   LE   THÉÂTRE   RELIGIEUX 


63 


Enfin,  quand  les  soldats  mettent  la  main  sur  Jésus-Christ  et  que  saint 
Pierre  coupe  l'oreille  de  Malchus,  les  artistes  n'oubhent  jamais  de  placer  près 
de  Malchus  renversé  une  lanterne.  On  ne  remarque  rien  de  tel  dans  la  première 
partie  du  xiv"  siècle,  mais  on  voit  déjà  la  lanterne  dans  le  Parement  d'autel  de 
Charles  V,  au  Louvre.  Dès  lors,  et  jusqu'au  milieu  du  xvf  siècle,  il  est  très 
rare  que  ce  petit  détail  fasse  dé- 
faut dans  la  Scène  du  Jardin  des 
Oliviers'.  On  peut  donc  tenir 
pour  certain  qu'au  théâtre  il  était 
de  tradition  de  donner  une  lan- 
terne à  Malchus.  Et  ce  qui  le 
prouve  bien,  c'est  que  c'est  juste- 
ment lui  qui  va  en  demander  une 
à  la  vieille  Hédroit  dans  la  Passion 
de  Jean  Michel. 

Au  xni"  siècle,  quand  Jésus 
apparaît  à  la  Madeleine,  après  sa 
résurrection,  il  porte  généralement 
la  croix  triomphale  où  flotte  l'ori- 
flamme. Au  xv"  siècle,  et  plus 
souvent  encore  au  xvi°,  il  s'appuie 
sur  une  bêche.  Le  plus  ancien 
Christ  à  la  bêche  que  l'on  puisse  citer  est  celui  de  Notre-Dame  de  Paris. 
Cette  figure,  d'une  noblesse  antique,  est  l'œuvre  de  maître  Jean  Le  Bou- 
teiller,  qui  termina  cette  partie  de  la  clôture  du  chœur  en  i35i  (fig.  23).  Les 
artistes  semblent  apprendre  alors  pour  la  première  fois  que  Jésus  apparut  à  la 
Madeleine  sous  la  figure  d'un  jardinier.  Ils  l'apprirent,  en  effet,  par  les  Mys- 
tères, oïl  ce  réalisme  était  de  tradition.  Gréban  donne,  en  effet,  cette  indication 
scénique  :  «  Icy  vient  Jésus  par  derrière  en  forme  d'un  jardinier.  »  Jean  Michel 
dit  pareillement  que  Jésus  doit  apparaître  à  Madeleine  «  en  estât  de  jardi- 
nier ».  C  est  dire  qu'il  devait  aA^oir  la  bêche  à  la  main;  peut-être  même  portait-il 
déjà  le  grand  chapeau  de  paille  que  les  artistes  du  xvi°  siècle  aiment  à  lui  donner  '\ 

'  On  le  voit  encore  chez  Le  Petit  Bernard,  graveur  du  milieu  du  xyi'^  siècle,  qui  subit  pourtant  l'influence 
italienne  de  Fontainebleau. 

-  Exemple  :  vitrail  de  Serquigny  (Eure),  xvi"^  s.;  en  Allemagne,  les  gravures  d'Albert  Durer. 


Phot.  Alinaii. 

Fig.  23.  —  Le  Christ  apparaissant  à  Madeleine. 
Clôture  du  chœur  de  Notre-Dame  de  Paris  (xive  siècle). 


64 


L'ART   RELIGIEUX 


Ce  n'est  pas  seulement  dans  les  scènes  de  la  vie  de  Jésus-Christ  que  des 
détails  de  ce  genre  se  remarquent  ;  c'est  aussi  dans  celles  qui  sont  consacrées  à 
saint  Jean-Baptiste  et  à  la  Vierge. 

Il  y  a  dans  la  prédication  de  saint  Jean-Baptiste,  telle  que  la  conçoivent 
les  artistes  du  xv''  et  du  xvf  siècle,  une  curieuse  petite  particularité.    Le  saint 

parle  aux  Juifs  du  haut  d'un 
tertre  de  gazon;  et,  devant  lui, 
une  branche  d'arbre  coupée, 
posée  horizontalement  sur  deux 
piquets,  figure  une  espèce  de 
chaire  rustique. 

Jamais  cette  sorte  de  tribune 
improvisée  ne  fait  défaut  dans 
les  œuvres  d'art  '.  Qu'il  me 
suffise  de  citer  le  beau  vitrail 
de  Saint-Vincent  de  Rouen,  œu- 
vre probable  d'un  des  Le  Prince. 
Saint  Jean-Baptiste  parle,  appuyé 
à  la  barre  de  bois,  et  la  nature 
entière  fait  silence  pour  l'écou- 
ter. Un  beau  cerf  est  au  premier 
rang  de  ses  auditeurs  ^  Des  ar- 
tistes qu  on  croit  affranchis  du 
passé,  comme  Germain  Pilon, 
demeurent  encore  fidèles  à  la  tradition  ^  —  Que  ce  soit  là  un  legs  des 
Mystères,  il  n'y  a  pas  à  en  douter.  Le  manuscrit  du  Mystère  de  Valenciennes, 
illustré  par  Hubert  Caillaux,  nous  en  donne  la  preuve.  La  miniature  consacrée 
à  la  prédication  de  saint  Jean-Baptiste  nous  le  montre,  en  effet,  séparé  de  ses 
auditeurs  par  la  barrière  de  bois  traditionnelle  \  Il  est  certain  que  l'artiste  a  repro- 
duit exactement  un  détail  de  mise  en  scène  qu'il  avait  eu  sous  les  yeux'. 

'  On  la  trouve  dès  le  xv°  siècle  :  B.  N.,  ms.  latin  1292,  f°  9. 

2  Le  vitrail  de  Rouen  a  été  copié,  au  xvi'  siècle,  à  Pont-Audemer,  mais  la  copie  ne  vaut  pas  l'original. 
^  Panneau  de  la  chaire  des  Grands-Augustins,  au  Louvre.  Nous  reproduisons  (fig.  24)  un  bas  relief  du  xvi"  siècle 
qui  orne  la  cheminée  d'une  maison  d'Orléans. 
'•  Franc.  12  536,  i"  77  v°. 
5  Dans  le  Mislbre  de  la  Conception  et  Nativité  de  la    Vierge,   imprimé  pour    Jean    Petit  par  Geoffroy    Marnef  et 


Fig.  24.  —  Prédication  de  saint  Jean-Baptiste. 
Bas  relief  décorant  une  cheminée  du  xvi"  siècle.  (Orléans) 


LART   ET    LE   THEATRE    RELIGIEUX.  65 

Je  serai  tout  aussi  af'iiriuatif  (quoique  la  preuve  ici  fasse  défaut),  s'il  s  agit 
tle  rendre  raison  des  accessoires  ([ui  se  remarquent  dans  les  tableaux,  vitraux, 
bas-reliefs,  consacrés  à  la  mort  de  la  Vierge.  11  y  a  à  Pont-Audemer  un  vitrail 
de  la  première  partie  du  xvi'  siècle,  où  ce  sujet  est  représenté  avec  une  noblesse 
de  dessin  et  une  magniticence  de  couleur  sans  égale.  La  Vierge  est  coucbée  dans 
un  grand  lit  qui  se  présente  de  face.  Autour  d  elle,  les  apôtres  assemblés 
récitent  les  prières  des  agonisants.  Saint  Pierre,  le  goupillon  k  la  main,  répand 
de  leau  bénite  sur  la  mourante,  et  saint  Jean  lui  met  dans  la  main  un  cierge 
allumé.  Un  apôtre  tient  une  croix  et  un  autre  souffle  sur  la  braise  d  un  encen- 
soir. Or,  vers  la  même  époque,  et  fort  loin  de  la  Normandie,  un  maître  hollan- 
dais, Jean  Joest,  peignait  pour  léglise  Saint-Nicolas,  à  Calcar,  la  même  scène 
avec  des  traits  identiques.  Là  aussi,  c  est  saint  Jean  qui  met  le  cierge  dans  la 
main  de  la  Vierge,  et  saint  Pierre  qui  tient  le  goupillon;  dans  un  coin  du 
tableau,  un  apôtre  souffle  sur  un  encensoir.  D'autre  part,  en  Allemagne,  un 
maître  anonyme,  qu'on  désigne  sous  le  nom  de  «  Maître  de  la  Morl  de  Marie  », 
peignait  a  Cologne,  aux  environs  de  i5i5,  un  retable  oi!i  la  mort  de  la  Vierge 
est  conçue  de  la  même  manière  '  :  cierge  allumé,  goupillon,  bénitier,  encensoir 
sur  lequel  on  souffle,  tout  s  y  trouve  "•  —  Les  sculpteurs  reproduisaient  a\ec 
fidélité  les  mêmes  formules.  L  artiste  qui  sculpta  la  mort  de  la  Vierge  à  la 
Trinité  de  Fécamp  n'a  oublié  ni  lapôtre  qui  souflle  sur  lencensoir,  ni  le  saint 
Pierre,  revêtu  de  la  chasuble,  qui  récite  les  prières,  le  goupillon  k  la  inain'. 

Aoilk  un  thème  singulièrement  réaliste,  qui  demeure  inconnu  k  lart 
jusqu  aux  dernières  années  du  xiv'  siècle.  Les  livres  d  Heures  du  duc  de  Berry. 
si  riches  en  idées  nouvelles,  ne  nous  l'offrent  pas.  Mais  je  le  vois  apparaître 
dans  un  dessin  célèbre  du  musée  du  Louvre  qui  est  certainement  contemporain 
du  duc  de  Berry   (hg.   2b f. 

Michel  Le  \oir,  cl  illublré  de  gravures  sur  bois,  ou  voit  sainl  Jeaii-Baplible  prècliant  ilu  haut  de  la  tribune  rustique 
(jue  nous  a\ons  décrite. 

'  Musée  de  Cologne.  Il  y  a  une  autre  Morl  de  lu  1  icrcjc  du  nièuic  artiste  à  la  Piuacotbèquc  de  Munich  ;  elle  est 
presque  identique. 

-  Beaucoup  d'autres  exemples  pourraient  être  cités:  un  tableau  de  l'école  de  Bourgogne  (vers  i48o)au  musée  de 
Lyon;  un  panneau  du  retable  de  Sanot-Wolfgang  (Haute-Autriche),  par  Michel  Pacher  (i48i)  ;  une  gravure  de 
Martin  Schongauer;  une  page  du  Bréviaire  Grimani,  et  une  foule  de  livres  d'Heures. 

■*  11  ne  manque  que  le  cierge  aux  mains  de  la  Vierge,  mais  la  sculpture  s'accommodait  mal  de  ce  détail. 

^  Les  miniaturistes,  d'ailleurs,  ne  tardèrent  pas  à  adopter  ce  thème.  Je  le  rencontre  dès  i433  dans  le  bréviaire 
du  duc  de  Bedibrd  fB.  N.,  ms.  latin  i-.aij'i  f"  .V|'i)  et  dans  ini  manuscrit  de  la  Mazarine  (n"  46cj,  f"  77  v°)  qui  est 
de  la  même  époque. 

JI A  L  E .      —     T .      I  I .  (^^ 


66  L'ART    RELIGIEUX 

D'où  peut  venir  cette  mise  en  scène  nouvelle,  si  universellement  acceptée, 
sinon  des  Mystères  ? 

Il  n'est  pas  jusqu'aux:  scènes  de  lAncien  Testament  où  ne  se  remarquent 
des  particularités  qu'expliquent  parfaitement  les  Mystères.  Dans  les  livres 
d  Heures,  on  voit  généralement,  en  tête  des  Psaumes  de  la  Pénitence,  une 
miniature  représentant  David  à  genoux  demandant  pardon  à  Dieu  de  ses  fautes. 
Vers  la  fin  du  xv"  siècle,  le  grand  enlumineur  Bourdichon  mit  k  cette  place, 
non  plus  la  pénitence  de  David,  mais  son  péché'.  Le  spectacle  est,  k  coup  sûr, 
moins  édifiant.  On  voit  donc  Bethsabée,  toute  nue,  plongée  jusqu'aux  hanches 
dans  une  fontaine  d'azur  qui  reflète  le  ciel.  Ses  cheveux  blonds,  où  il  y  a  des 
étincelles  d'or,  ruissellent  sur  ses  épaules.  Deux  suivantes  s'empressent  autour 
d'elle.  L'une  lui  présente  un  miroir,  l'autre  tient  un  peigne,  ou  porte  une 
corbeille  pleine  de  bijoux  et  de  fleurs.  Du  haut  d'un  balcon,  le  roi  David 
admire. 

Si  l'on  veut  se  reporter  au  Mistère  du  Viel  Testament,  on  trouvera  l'original 
de  ce  tableau.  Pendant  que  David  regarde  d'une  fenêtre  de  son  palais,  Beth- 
sabée se  baigne  dans  la  fontaine  ;  une  des  suivantes  lui  présente  un  miroir  en 

disant  : 

C'est  merveille 
De  vous  voir  :  onc  rose  vermeille 
N'eut  la  couleur  que  vous  avez. 

Une  autre  peigne  ses  beaux  cheveux.  Ses  fleurs,  ses  bijoux  sont  préparés; 

car  on  a 

Mis  à  part  ses  mirelifiques 

Senteurs,  bouquets,  bagues,  affiques. 

Le  Mystère  fut  sans  doute  joué  k  Tours,  et  Bourdichon,  dont  l'aimable 
imagination  était  si  facilement  émue  par  la  beauté,  a  été  charmé  du  spectacle. 

Une  étude  attentive  de  nos  miniatures  et  de  nos  vitraux  pourra  révéler 
d  autres  imitations.  Les  vies  des  saints  nous  offriront,  bientôt,  plus  d'un  exemple 
de  ces  emprunts. 

Mais,  ceux  que  nous  avons  donnés  peuvent  suffire  k  établir  notre  thèse. 

'  Je  trouve  ce  motif  dans  un  admirable  livre  d'Heures  enluminé  par  Bourdichon  (collection  du  baron  Gustave 
de  Rothschild),  puis  dans  une  série,  de  manuscrits  qui  ont  été  enluminés  par  ses  élèves.  Ce  modl  passa  de  là  dans 
les  livres  d'Heures  imprimés  k  Paris,  qui  ont  les  rapports  les  plus  étroits  avec  l'école  de  Tours.  —  Le  bain  de 
Bethsabée  avait  été  représenté  assez  longtemps  avant  Bourdichon,  mais  sans  grâce.  Voir  B.  N.  lat.  1 1")8  i"  102.  G  est 
un  livre  d'Heures  des  environs  de  i43o. 


Fig.  25.  —  La  Mort  de  la  Vierge. 
Dessin  sur  parchemin  (Musée  du  Louvre) 


08  L'ART    RELIGIEUX 


VI 


On  a  lîeaucoup  écrit  sur  les  Mystères.  On  a  longuement  disserté  sur  l'art 
des  poètes  dramatiques,  sur  leur  style,  sur  leur  versification,  —  toutes  choses 
de  peu  de  prix.  On  a  tout  dit  des  Mystères,  sauf  pourtant  l'essentiel.  Car, 
s  ils  méritent  1  attention,  ce  n'est  point  du  tout  à  cause  de  leurs  qualités  litté- 
raires :  ce  sont  de  pauvres  choses  que  nos  drames  religieux  du  xv'  siècle.  Mais 
comment  leur  être  sévère  quand  on  songe  qu  ils  ont  inspiré  les  maîtres  les 
plus  exquis?  N  est-ce  rien  d  avoir  renouvelé  des  sujets  que  trois  siècles  avaient 
consacrés,  d'avoir  (merveille  inouïe)  enfanté  un  nouvel  art  chrétien  qui  vivra 
deux  cents  ans  ?  N'est-ce  rien  d'avoir  enseigné  à  van  Eyck,  à  Fouquot,  à 
MemHng,  à  Dtïrer,  des  groupements,  des  attitudes,  de  leur  avoir  imposé  des 
costumes  et  jusqu'à  la  couleur  de  ces  costumes  ? 

Cela  revient  à  dire  que,  dans  le  théâtre  du  moyen  âge,  le  tableau  vivant 
a  seul  de  l'intérêt.  C'est  là,  en  effet,  que  réside  tout  l'art  de  nos  Mystères.  Et 
tel  firt  sans  doute  le  sentiment  du  public  du  xv"  siècle,  —  car  il  me  paraît 
difficile  que  les  développements  métapliysiques  de  Justice  et  de  Miséricorde  ou 
le  long  sermon  de  saint  Jean-Baptiste  aient  été  écoutés  avec  beaucoup  d'atten- 
tion. Mais  voir  Jésus  en  personne,  le  voir  devant  ses  yeux  vivre,  mourir, 
ressusciter,  voilà  ce  qui  touchait  la  foule,  et  jusqu'aux  larmes. 

Les  érudits  se  sont  posé  mille  questions  sur  la  mise  en  scène  des  Mystères, 
comme  si  c'était  là  un  problème  difficile  à  résoudre.  Il  suffit  de  regarder.  Les 
tableaux,  les  vitraux,  les  miniatures,  les  retables  nous  offrent  sans  cesse  l'image 
exacte  de  ce  cpi  on  voyait  au  théâtre.  Certames  œuvres  d  art  sont  des  copies 
plus  frappantes  encore,  car  l'action  y  est  simultanée,  comme  dans  les  Mystères. 
Les  tableaux  de  Memlin^ï  consacrés  à  la  Passion  et  à  la  vie  de  la  Vierge.  — 
oii  l'on  voit  dix  scènes  diflerentes  se  dérouler  sur  le  même  fond  de  paysage, 
où  les  acteurs  du  drame  se  transportent  naïvement  dune  mansion  à  une  autre, 
—  nous  donnent  1  idée  la  plus  exacte  d  une  représentation  dramatique. 

Si  l'on  avait  un  jour  la  fantaisie  de  remettre  à  la  scène  un  Mystère,  rien 
ne  serait  plus  facile  que  de  costumer  et  de  grouper  les  acteurs.  Et  ce  serait 
pour  l'artiste  un  plaisir  rare  de  voir  s'animer  les  Vierges  de  Memling.  ou  les 
personnages  des  Heures  d  Etienne  Chevalier. 


L'ART   ET   LE    THEATRE   RELICtIEUX  f,,, 

Mais  il  ne  suffit  pas  de  reconnaître  que  les  Mystères  ont  proposé  à  l'art  des 
agencements  nouveaux.  Ils  ont  fait  bien  plus  :  ils  ont  transformé  l'art  lui-même, 
en  ont  renouvelé  l'esprit.  Grâce  aux  Mystères,  l'art  du  xv°  siècle  s'est  attaché 
à  la  réalité  plus  qu'au  symbole.  C'en  est  fait  désormais  de  lart  profond  du 
xm"  siècle,  oi^i  toute  forme  était  le  vêtement  d'un  dogme.  Nous  voici  mainte- 
nant en  face  de  l'histoire  :  Jésus  vit  et  souffre  devant  nous.  L'art  des  grands 
siècles  du  raioyen  âge  n'avait  voulu  voir  dans  le  Christ  que  sa  diA'inité;  l'art 
du  xv"  siècle  semble  découvrir  son  humanité.  Chose  incroyalile,  et  qu'on  n  a 
point  encore  i^emarquée,  le  xv''  siècle  lui  enlève  jusqu'à  son  nimbe.  Jésus 
ressemble  maintenant  à  l'un  de  nous.  La  \ierge,  les  apôtres,  les  saints  n'ont 
plus  rien  qui  les  distingue  de  la  foule.  Les  saintes  Femmes  ne  se  recon- 
naissent plus  qu'à  leurs  yeux  rougis  et  à  leurs  larmes.  Où  les  artistes  ont-ils 
trouvé  lexemple  d'une  telle  audace?  Au  théâtre,  évidemment,  car  il  est  clair 
que  les  acteurs  ne  jouaient  pas  leur  rôle  la  tête  entourée  d  un  nimbe. 

On  s'est  émerveillé  souvent  de  voir,  au  commencement  du  xv"  siècle,  l'art 
religieux,  de  symbolique  qu'il  était,  devenir  soudain  réaliste.  On  a  voulu  faire 
honneur  de  cette  métamorphose  au  génie  flamand.  On  a  parlé  du  riche  terroir 
de  la  bonne  Flandre,  des  magnifiques  entrepôts  de  Bruges,  de  l'esprit  positif 
de  ces  marchands  qui  tenaient  entre  leurs  mains  le  commerce  du  monde.  Plu- 
sieurs critiques  se  sont  signalés  dans  ce  genre  d'explications  qui  n  expliquent 
rien. 

Car  ce  réalisme  dont  on  parle  n'est  pas  du  tout  propre  à  la  Flandre:  il  se 
montre  en  même  temps  dans  toute  l  Europe.  \an  Eyck  n'est  pas  le  seul  à  avoir 
habillé  Dieu  le  Père  en  pape.  Memling  n'est  pas  le  premier  qui  ait  eu  l'idée  de 
placer  l'Annonciation  dans  une  chambre  garnie  d'une  huche  et  d'un  dressoir: 
avant  Rogier  van  der  Weyden  on  avait  fait  pleurer  la  Vierge,  vêtue  en  religieuse, 
sur  le  corps  de  son  Fils. 

La  vérité  est  que  le  théâtre  amis,  pour  la  première  fois,  la  réalité  sous  les 
yeux  des  artistes.  Les  scènes  de  la  vie  de  Jésus-Christ  cessèrent  d'être  pour  eux 
des  hiéroglyphes  symboliques,  où  tout  est  fixé  depuis  des  siècles,  et  qui  ne 
parlent  qu  à  l'esprit.  Ils  virent  les  acteurs  du  drame  sacré  se  mouvoir  devant 
eux  dans  un  décor  familier.  Ils  comprirent  qu'ils  aA^aient  A^écu.  Ce  qu'ils  avaient 
entrevu  jusque-là  par  l'imagination,  ils  le  virent  de  leurs  yeux.  Pour  la  pre- 
mière fois  ils  eurent  des  modèles  et  ils  essayèrent  de  les  copier. 

Je    ne    dis    pas.   on  l'entend    bien,    qu'une    semblable  explication   suffise   à 


70  L'ART    RELIGIEUX 

rendre  raison  du  profond  génie  d'un  van  Eyck  et  de  son  amour  sans  bornes 
pour  la  nature  et  pour  la  vie;  mais  elle  fera  mieux  comprendre  l'orientation 
générale  de  l'art  du  xv°  siècle,  et,  quand  les  artistes  ne  seront  pas  supérieurs, 
elle  fera  reconnaître  leurs  originaux  et  ne  laissera  rien  subsister  de  très  mysté- 
rieux dans  leur  œuvre. 

En  même  temps  qu'il  renouvelait  l'art,  le  théâtre  l'unifiait.  Les  mêmes 
thèmes  et  les  mêmes  agencements  se  retrouvent  d  un  bout  à  1  autre  du  monde 
chrétien.  Je  vois,  dans  des  livres  consacrés  à  l'art  du  xv"  siècle,  que  l'on  parle 
d'une  iconographie  flamande,  d'une  iconographie  allemande.  On  croit  pouvoir 
affirmer  qu'une  œuvre  est  d'origine  flamande  parce  qu'elle  présente  telle  parti- 
cularité iconographique.  Rien  de  plus  imprudent.  Au  xv°  siècle  l'iconographie 
est  européenne.  L  Italie  elle-même  (qui  s'affranchit  si  vite  par  ses  grands 
hommes)  vit  plus  qu'on  ne  pense  sur  ce  fonds  commun.  Une  pareille  unité  de 
l'art  ne  peut  s'expliquer  que  par  l'uniformité  des  représentations  dramatiques. 
Creizenach,  qui,  le  premier,  a  étudié  le  développement  du  théâtre  au  moyen 
âge  chez  tous  les  peuples  de  l'Europe,  est  arrivé  à  cette  conclusion,  que  la 
mise  en  scène  était  partout  à  peu  près  la  même.  C'est  des  textes  qu'il  tire  ses 
arguments.  Mais  combien  ses  preuves  eussent  été  plus  fortes  s  il  eût  connu 
les  arts  plastiques  !  Il  explique  cette  uniformité  par  les  voyages  des  clercs  qui, 
d'Université  en  Université,  parcouraient  le  monde  chrétien.  Or,  les  clercs 
étaient  toujours  mêlés  aux  représentations  des  Mystères  :  ils  en  étaient  souvent 
les  acteurs,  parfois  même  les  auteurs. 

Mais  Creizenach  va  plus  loin.  Il  y  a,  suivant  lui,  une  influence  qu'on  ne 
peut  méconnaître  et  dont  tout  le  théâtre  européen  porte  la  marque  :  celle  de  la 
France'.  Ce  phénomène,  qu  il  ne  cherche  pas  à  expliquer,  semble  avoir  pour- 
tant des  causes  assez  faciles  à  découvrir.  Paris,  en  effet,  était,  depuis  i/|02,  la 
seule  ville  de  la  chrétienté  qui  eût  un  théâtre  permanent.  D'autre  part,  l'Uni- 
versité de  Paris  restait  ce  qu'elle  avait  toujours  été,  la  première  du  monde. 
C'était,  en  face  des  papes,  la  plus  haute  autorité  morale.  Les  étudiants  de 
tous  les  pays  y  affluaient.  N'est-il  pas  naturel  que  ces  clercs,  qui  assistaient 
évidemment  aux  représentations  des  Confrères  de  la  Passion,  aient  rapporté 
chez  eux  les  habitudes  du  théâtre  parisien  ? 

La  remarque  de   Creizenach  a  pour  nous  une   haute   portée.    S  il   est   vrai 

'  Ouvr.  cité,  t.  !'■'',  p.  .'^57  et  suiv. 


L'ART   ET   LE    THÉ/VTRE.  RELIGTEUX  71 

que  les  Mystères  de  tous  les  pays  portent  la  marque  de  l'influence  française, 
runiformité  de  la  mise  en  scène  s'explique  tout  naturellement.  On  a  imité 
partout  ce  qui  se  faisait  à  Paris.  S'il  en  est  ainsi,  c  est  à  la  France  que  revient, 
en  grande  partie,  l'honneur  d'avoir  créé,  par  l'intermédiaire  du  théâtre,  la 
nouvelle  iconographie  religieuse.  L'observation  attentive  des  œuvres  d'art 
confirme  cette  conclusion.  Car  on  trouve  dans  nos  manuscrits  français  du  temps 
de  Charles  V  et  de  Charles  VI  la  plupart  des  thèmes  sur  lesquels  s'exerceront, 
au  xv°  siècle,  les  maîtres  flamands,  allemands  et  même  parfois  les  maîtres  ita- 
liens. Nous  en  avons  donné,  chemin  faisant,   plus  d'un  exemple. 

Ainsi,  malgré  la  guerre  de  Cent  ans,  la  France,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  ne 
restait  pas  inactive.  Après  avoir  offert  à  l'Europe  un  grand  système  iconogra- 
phique au  xin''  siècle,  elle  lui  en  proposait  un  autre  au  commencement  du  xv'^'. 


Vlll 


On  ne  s'étonne  pas  de  voir  ces  formules  nouvelles  se  répandre  si  vite  et 
devenir  si  universelles,  quand  on  connaît  l'esprit  de  l'art  de  cette  époque.  Les 
artistes  du  xv"  siècle  imitent  avec  presque  autant  de  docilité  que  ceux  du 
xuf.  L'imitation  est  toujours  la  grande  loi  de  l'art.  Il  y  a  eu,  à  la  fin  du 
xiv"  siècle  et  dans  le  cours  du  xy\  un  petit  nombre  d'artistes  de  génie  qui  ont 
su  inventer.  Ce  sont  eux  que  les  Mystères  ont  émus.  Ce  sont  eux  qui  ont 
essayé  de  rendre  tous  les  aspects  nouveaux  de  l'Evangile  que  leur  offrait  le 
théâtre.  Les  autres  ont  suivi  docilement.  Que  l'on  étudie  par  exemple  les  minia- 
tures de  nos  livres  d'Heures,  on  sera  surpris  de  leur  uniformité.  Toutes  les 
scènes  sont  réduites  en  formules  où  rien  ne  varie.  A  Paris,  à  Tours,  à  Rouen, 
1  illustration  des  livres  de  Prières  tenait  autant  de  l'industrie  que  de  1  art.  Seul, 
le  chef  de  l'atelier  était  un  véritable  artiste",  seul,  il  se  permettait  d'innover  avec 
discrétion . 

Rien  de  plus  curieux  que  d'étudier  les  livres  sortis  de  l'atelier  de  Bourdichon  à 

1  Une  remarque  cependant  est  nécessaire.  L'iconographie  créée  par  les  Mystères  et  qui  est  en  grande  partie 
l'œuvre  de  la  France  est  surtout  l'iconographie  de  l'Europe  septentrionale.  L'Italie  a  eu  ses  traditions  qui  diffèrent 
sur  certains  points  des  nôtres,  comme  le  théâtre  italien  diffère  du  nôtre.  Il  serait  à  souhaiter  qu'un  érudit  entre- 
prît d'étudier  l'influence  du  théâtre  sur  l'art  italien. 

■^  Voir  à  ce  sujet  le  livre  de  M.  Henry  Martin,  Les  Minialuris tes  français,  Paris,  lyoO. 


L'ART    RELIGIEUX 


Tours'.  Le  maître  est  un  charmant  artiste  d'une  sensibilité  (lélicute,qui  tout  en  res- 
pectant les  grandes  lignes  de  la  tradition,  ne  craint  pas  d'introduire  dans  les  scènes 
consacrées  un  joli  détail.   Ses  inventions  deviennent  immédiatement  des  canons 

d'école.    Tous   ses    élèves     les 

copient  avec  une  docilité  exem- 
plaire, de  sorte  cju  on  n  a  au- 
cune peine  à  recomiaître  les 
livres  sortis  de  son  officine. 

Donnons  un  exemple  des 
petites  audaces  que  se  per- 
mettent les  maîtres.  Il  y  a  eu 
dans  1  atelier  d  enluminure  de 
Rouen,  si  lidèle  à  toutes  les 
lormules,  un  artiste  un  peu 
plus  hardi,  qui  a  osé  modiller 
1  iconographie  de  1  arbre  de 
Jessé.  Au  lieu  de  nous  mon- 
trer le  patriarche  couché  et 
voyant  en  rêve  un  grand  arbre 
sortir  de  son  ventre,  il  le  re- 
présente assis  sous  un  dais  en 
forme  de  tente.  A  ses  côtés 
quatre  j)rophètes ,  choisis  parmi 
ceux  qui  ont  prédit  la  naissance 
du  Sauveur,  sont  debout.  Enfin 
au-dessus  de  sa  tête  s'élève 
le  tronc  du  grand  arbre,  dont 
les  branches  portent  des  rois,  une  Vierge  et  un  enrant  en  guise  de  fleurs.  La 
scène  ainsi  conçue  est  moins  mystérieuse,  mais  elle  est  mieux  équilibrée  et  les 
lignes  en  sont  plus  belles.  Sur-le-champ,  les  miniaturistes  rouennais  s'empa- 
rèrent de  cette  nouveauté  \  Les  maîtres  verriers  suivirent  leur  exemple,  et  adop- 
tèrent une  disposition  qui  semblait  faite  pour  eux.  Presque  tous  les  vitraux  de 
l'arbre  de  Jessé  que  j'ai  vus  en  Normandie  reproduisent  exactement  la  disposition 

'  J'ai  éliidié  col  atelier  dans  la  Ga:i'lto  des  Beaux-Arts,  igoS. 

-  Arsenal   ii"  ^i^i  (Ijeaii  lixre  d'Heures  tie  l'Ecole  de  Rouenj.  Arsenal  n"  42i)  el  n'^  G35  (Ecole  de  Rouen). 


^.  Fi 


...V  .'£ 


^M^^dr^ 


Fig.  aO.  —  Arbre  de  Jessé. 
Vilrail  de  Caudebec-en-Cuux  (Seine-Inférieure],  xvi'  siècle. 


I/ART    ET   LE    THKVTIIE    RELIGIEUX  78 

des  miniatures  (fig.  26)'.  Je  n'en  connais  pas  où  la  scène  ait  plus  de  noblesse. 
Il  y  a  donc  au  xvi'"  siècle  une  formule  normande  de  l'arljre  de  Jessé.  On  voit 
comment  la  plus  modeste  invention  artistique  eut  immédiatement  ses  adeptes. 
La  dlllusion  de  la  gravure  sur  bois,  dans  le  cours  du  vv°  siècle,  donna  plus  de 
consistance  encore  aux  types  consacrés.  —  C'est  alors  que  les  agencements  ima- 
ginés par  les  grands  artistes  acquirent  force  de  loi.  L'image  de  piété  naquit. 
Aux  yeux  du  peuple,  le  principal  mérite  de  ces  naïves  gravures  était  d'être 
loujours  semblables  à  elles-mêmes.  Il  n'eût  pas  acheté  une  image  de  la  \iergc 
de  pitié  qui  lui  eût  montré  la  Madeleine  agenouillée  ailleurs  qu'aux  pieds  du 
Sauveur.  L'apparition  des  livres  xylographiques  à  gravures,  et  bientôt  des 
livres  illustrés,  donna  à  liconographie  du  xv"  siècle  plus  de  cohésion  encore. 
Les  artistes  qui  les  avaient  sans  cesse  sous  les  yeux  y  ont,  comme  nous  le 
verrons,  souvent  cherché  des  modèles.  Les  peintres,  les  verriers,  les  tapis- 
siers, les  émailleurs  copient  des  gravures.  Ce  sont  des  échanges  continuels,  une 
imitation  constante.  Quand  on  aura  pris  la  peine  d'établir  des  séries  ico- 
nographiques, on  verra  combien  les  artistes  créateurs  sont  rares.  On  verra 
aussi  combien  est  petite  la  part  d'invention  des  plus  grands  maîtres.  Si  l'on  étudie 
les  admirables  gravures  de  Martin  Schongauer,  on  s  apercevra  que,  malgré  sa 
haute  originalité,  ce  grand  artiste  a  reçu  presque  tous  ses  agencements  icono- 
graphiques do  la  tradition  franco-flamande.  Mais  Martin  Schongauer,  à  son  tour, 
a  été  copié  servilement  ou  imité  librement  par  une  foule  d'artistes  allemands. 
Dans  l'art  germanique  ou  flamand  du  xv'  et  du  xvf  siècle,  on  le  retrouve  sans 
cesse.  Il  est  partout.  ^\enceslas  d'Olmutz  copie  son  Annonciation  et  sa  Nativité, 
François  Bocholt  s'empare  de  sa  Tentation  de  saint  Antoine,  Israël  van  Mecheln 
de  sa  Montée  au  Calvaire,  de  sa  Mort  de  la  Vierge,  de  ses  Vierges  sages: 
Aldegrever  s'inspire  de  son  Annonciation,  Cranach  de  sa  Tentation,  un  ano- 
nyme illustre  un  livre  de  piété  d'une  Passion  de  J.-C.  qui  n  est  autre  que  celle 
de  Martin  Schongauer".  Albert  Diirer  l'étudié  sans  cesse.    Il  est  impossible  de 


*  Rouen:  Saint-Godard  (très  beau  vitrail  de  i5of)),  Saint-Vincent  (vitrail  très  apparenté  avec  les  miniatures), 
Saint-Maclou.  Elbeuf  :  église  Sainl-Etienne  (arbre  de  Jessé  de  i520,  le  meilleur  des  vitraux  de  Saint-Etiennej  ;  Bourg- 
Achard  ;  Caudebec-en-Gaux  ;  Evreux,  cathédrale  (Chapelle  de  la  Vierge);  Bernay,  église  de  la  Couture  (1499);  Pont- 
l'Rvèque;  Verneuil  (église  de  la  Madeleine);  le  type  en  s'cloignant  de  Rouen  se  déforme.  D'autre  part,  rinduencc 
de  Rouen  s'étend  jusque  dans  la  Somme  (vitrail  de  l'arbre  de  Jessé  de  l'église  de  Roye). 

2  GaislUche  Usslegung  des  Lebes  Jhesu  CIirislL  Les  Italiens  eux-mêmes  imitent  Martin  Schongauer.  Je  vois 
dans  l'œuvre  do  Nicolas  Rossex  de  Modène  une  a])parilion  de  Jésus-Christ  à  la  Madeleine  qui  est  évidemment 
inspirée  de  la  gravure  de  Schongauer. 


74  L'ARfl'    RELIGIEUX 

ne  pas  être  frappé  des  rapports  qu'il  y  a  entre  la  Passion  de  Martin  Schon- 
gauer  et  de  la  Passion  sur  cuivre  de  Durer  qui  porte  la  date  de  i5o8.  —  Mais 
Albert  Durer  est  copié  à  son  tour.  La  Passion  que  lui  avait  inspirée  Schongauer 
est  imitée  bientôt  par  Lucas  de  Leyde'.  Toutes  ces  gravures  célèbres,  où 
Durer  avait  su  concilier  l'originalité  et  le  respect  de  la  tradition,  seront  imitées 
cent  fois  en  Allemagne,  par  des  anonymes,  en  Italie  par  Zoan  Andréa,  Benedetto 
Montagna  ',  en  France  par  nos  maîtres  verriers^ 

On  s'explique,  maintenant,  comment  l'iconographie  nouvelle  que  le  théâtre 
a  créée  ait  pu  acquérir  une  telle  force  de  cohésion.  C'est  ainsi  que  se  sont  pro- 
pagées ces  formules,  tellement  immuables  qu'elles  donnent  l'illusion  d'un  canon 
religieux.  Car  l'art  du  xv"  siècle  est,  dans  ses  grandes  lignes,  presque  aussi  immo- 
bile que  l'art  du  xiii°. 

Tels  sont  les  cadres  nouveaux  que  l'art  dramatique  a  préparés  aux  artistes. 
Nous  allons  voir  maintenant  entrer  dans  cette  iconographie  nouvelle  des  sen- 
timents jusque  là  inconnus,  qui  vont  la  vivifier. 

*  En  iSai.  Lucas  dcLcydc  connaissait  aussi  Schongauer. 

-  Sans  parler  de  Marc-Anloine  et  de  Canipagnola. 

^  Les  imitations  de  Diirer  par  nos  maîtres  verriers  du  xvi"  siècle  sont  fréquentes.  On  voit  des  copies  presque 
littérales  de  ses  gravures  à  Brou,  à  Conches,  auxRicey  (Aube).  Il  y  en  a  beaucoup  d'autres.  Notre  chapitre  IX  est 
consacré  en  partie  à  l'influence  de  l'Apocalypse  de  Durer  sur  nos  artistes  et  en  particulier  sur  nos  maîtres  verriers. 


CHAPITRE  II 


L'ART   RELIGIEUX  TRADUIT   DES  SENTIMENTS  NOUVEAUX 

LE    PATHÉTIQUE 


I 

I.  Caractère  ïsouveau  du  CHRtsTiA?«iSME  a  partir  de  la  fin  du  xin"^  siècle.  —  II.  La  Passion 
DE  Jésus-Christ.  Place  qu'elle  tient  désormais  dans  la  pensée  chrétienne.  — III.  L'art  repré- 
sente A  SON  TOUR  LA  PaSSION  DE  JÉSUS-ChRIST.  Le  ChRIST  EN  CROIX.  Le  ChRIST  ASSIS  SUR  LE  CALVAIRE. 

—  IV.  Le  Christ  de  pitié.  Origine  de  cette  figure.  La  yision  de  saint  Grégoire.  Les  différents 

ASPECTS  DE  cette   VISION  DANS   l'aRT.    LeS    INSTRUMENTS   DE   LA   PaSSION.   V.    Le  SANG    DU   ClIRIST. 

La  Fontaine  de  vie.  Le  Pressoir  mystique.  —  VI.  La  Passion  de  la  Vierge.  Les  Sept  Douleurs. 
La  Vierge  de  pitié.  Les  Pitiés  sculptées.  — ■  VIL  Les  Saints-Sépulcres.  Leur  origine.  Leur 
iconographie.  —  VIII.  Dieu  le  Père  portant  son  Fils  mort.  Origine  de  cette  figure. 

Quand  on  a  passé  de  longues  années  à  contempler  les  figures  vraiment 
saintes  qui  ornent  nos  cathédrales  du  xin*"  siècle,  on  a  une  étrange  surprise 
en  entrant  soudain  dans  l'art  du  xv°.  On  est  presque  tenté  de  se  demandei^  si 
c'est  Lien  la  même  religion  que  les  artistes  interprètent.  Au  xiii"  siècle,  tous  les 
côtés  lumineux  du  christianisme  se  reflètent  dans  l'art  :  la  bonté,  la  douceur, 
l'amour.  Tous  les  visages  semblent  éclairés  par  le  rayonnement  du  Christ 
adossé  au  grand  portail.  Il  est  très  rare  que  l'art  consente  à  représenter  la 
douleur  et  la  mort  ;  ou  s'il  les  représente,  c'est  pour  les  revêtir  d'une  incompa- 
rable poésie.  A  Notre-Dame  de  Paris,  saint  Etienne,  mourant  sous  les  coups 
de  ses  bourreaux,  semble  une  figure  de  l'innocence  et  de  la  charité  ;  couchée 
sur  un  linceul  que  soutiennent  deux  anges,  la  Vierge  morte  semble  dormir  du 
plus  doux  sommeil.   La  Passion  de  Jésus-Christ,  elle-même,  n'éveille  aucun  sen- 


76  L'ART    RELIGIEUX 

tiineiit  douloureux.  Au  jubé  de  Bourges,  la  croix  qu'il  porte  sur  son  épaule,  en 
montant  au  Calvaire,  est  une  croix  triomphale  ornée  de  pierres  précieuses. 
Toute  cette  admirable  Passion  de  Bourges  égale  la  sérénité  de  l'art  grec.  On 
dirait  les  métopes  mutilées  d  un  temple. 

Jamais  l'art  n'a  mieux  exprimé  qu'au  xni'  siècle  1  essence  du  christianisme. 
Aucun  docteur  n'a  dit  plus  clairement  que  les  sculpteurs  de  Chartres,  de  Paris, 
d'Amiens,  de  Bourges,  de  Reims,  que  le  secret  de  lEvangile  et  son  dernier 
mot,  c  était  la  chanté,  l'amour. 

Au  xy"  siècle,  il  y  a  longtemps  que  ce  reflet  du  ciel  s'est  éteint.  La  plupart 
des  œuvres  qui  nous  restent  de  cette  époque  sont  sombres  et'  tragiques.  L'art 
ne  nous  offre  plus  que  1  image  de  la  douleur  et  de  la  mort.  Jésus  n'enseigne 
plus,  il  souffre  :  ou  plutôt  il  semble  nous  proposer  ses  plaies  et  son  sang 
comme  l'enseignement  suprême.  Ce  que  nous  allons  rencontrer  désormais, 
c'est  Jésus  nu,  sanglant,  couronné  d  épines,  ce  sont  les  instruments  de  sa 
Passion,  c'est  son  cadavre  étendu  sur  les  genoux  de  sa  mère;  ou  bien,  dans 
une  chapelle  obscure,  nous  apercevrons  deux  hommes  qui  le  mettent  au  tom- 
beau, pendant  que  des  femmes  s'efforcent  de  retenir  leurs  larmes. 

Il  semble  que  désormais  le  mot  mystérieux,  le  mot  qui  contient  le  secret 
du  christianisme,  ne  soit  plus  «  aimer  »,   mais  ((  souffrir  ». 

Le  sujet  favori  de  l'âge  où  nous  allons  entrer  est  donc  la  Passion.  Le  haut 
moyen  âge  n'a  guère  représenté  que  le  Christ  triomphant,  le  xin'"  siècle  a 
trouve  dans  le  type  du  Christ  enseignant  son  chef-d'œuvre  ',  le  xv'  siècle  n  a 
voulu  voir  en  son  Dieu  que  l'homme  de  douleur.  Le  christianisme  se  présente 
désormais  sous  son  aspect  pathétique.  Assurément  la  Passion  n'a  jamais  cessé 
d'en  être  le  centre  :  mais  auparavant  la  mort  de  Jésus-Christ  était  un  dogme  qui 
s'adressait  à  l'intelligence,  maintenant,  c'est  une  image  émouvante  qui  parle 
au  cœur. 

Il  est  certain  que  les  Mystères,  qui  mettaient  sans  cesse  sous  les  yeux  de 
la  foule  les  souffrances  et  la  mort  de  Jésus-Christ,  contribuèrent  à  familiariser 
les  artistes  avec  ces  images  de  tristesse  et  de  deuil.  Nous  avons  dit  au  cha- 
pitre précédent  tout  ce  que  l'iconographie  de  la  Passion  doit  au  théâtre.  Mais 
une  semblable  explication  serait  très  insuffisante.  Car,  ce  goût  des  Mystères, 
d  où  vient-il  lui-même?  Comment  se  fait-il  qu'au  xiv"  siècle,  les  chrétiens  aient 

'  Ce   Christ  enseignant,  si  grave,  est  encore,  par  un  certain  côté,  le  Christ  triomphant,  puisqu'il  foule  aux  pieds 
l'aspic  et  le  basilic.  Voir  iArl  religieux  du  A///''  siècle  en  France,  p.  62. 


LE    PATHÉTIQUE  77 

voulu  voir  souffrir  et  mourir  leur  Dieu?  Pourquoi,  au  cours  du  xv'  siècle,  le 
drame  de  la  Passion  s'allouge-t-il  sans  cesse,  devient-il  toujours  plus  terrible, 
toujours  plus  atroce  ?  L'art  et  le  théâtre  du  xv"  siècle  ont  évidemment  leur 
origine  dans  le  même  senliinenl. 

Or,  quand  on  étudie  avec  attention  la  littérature  religieuse  du  mo)en  Age, 
on  y  remarque,  dès  la  fin  du  xin'"  siècle,  d'étonnantes  nouveautés.  La  sensibilité, 
jusque  là  contenue,  s  y  exalte.  La  surprise  est  grande  pour  celui  qui  a  vécu  dans 
la  familiarité  des  sévères  docteurs  du  xi"  et  du  xn'  siècle,  qui  transposent  toutes 
les  réalités  en  symboles,  qui  se  meuvent  dans  le  pur  éther  de  la  pensée.  Seul, 
saint  Bernard,  dans  quelques  sermons,  pouvait  nous  laisser  pressentir  ces 
élans,  ces  sanglots,  ces  cris  de  la  sensibilité  blessée.  Désormais  les  penseurs  les 
plus  austères,  un  Gerson,  par  exemple,  sortiront  brusquement  de  1  abstraction, 
pour  peindre  Jésus  souffrant,  pour  pleurer  sur  ses  plaies,  pour  compter  les 
gouttes  de  son  sang.  Une  tendresse  inconnue  détend  les  âmes.  On  dirait  que 
la  chrétienté  tout  entière  reçoit  le  don  des  larmes. 

Qui  a  ouvert  cette  source  vive  ?  Qui  a  frappé  ainsi  l'Eglise  au  cœur  '}  Ce 
problème,  un  des  plus  intéressants  qu'offre  Ihistoire  du  christianisme,  n  a 
jamais  été  résolu;  disons  toute  la  vérité,  il  n'a  même  jamais  été  nettement 
posé.  11  semble  que  les  historiens  n'aient  pas  remarqué  ce  déborderaient  de  la 
sensibilité.  G  est,  assurément,  faute  d  avoir  étudié  la  pensée  chrétienne  dans 
1  art  chrétien  qui  en  exprime  si  finement  les  moindres  nuances. 

Je  crois  que,  si  l'on  veut  remonter  à  la  source  d  où  tant  de  pitié  a  coulé 
sur  le  monde,  il  faut  aller  tout  droit  à  Assise.  Saint  François  est  comme  le 
second  fondateur  du  christianisme.  Machiavel  n  avait  pas  tout  à  fait  tort  décrire: 
((  Le  christianisme  se  mourait,  saint  François  l'a  ressuscité.  »  Saint  François 
a  lair  de  découvrir  le  christianisme.  Ge  qui  pour  les  autres  est  une  foriTiule 
morte  est  pour  lui  la  vie  même.  En  présence  cl  un  Ghrist  peint  sur  une  croix, 
il  eut  la  révélation  de  la  Passion,  et,  dès  lors,  il  en  souffrit  si  profondément 
qu  il  finit  par  en  porter  les  marques.  Ge  miracle  de  1  amour  étonna  l'Europe  et 
fit  naître  des  formes  toutes  nouvelles  de  la  sensibilité.  Ses  moines  mendiants, 
qui  bientôt  couvrent  toute  la  chrétienté,  répandent  son  esprit.  Saint  François 
eut  des  imitateurs.  Il  y  a  quelque  chose  de  lui  chez  tous  les  grands  mystic|ues 
du  XI v'  et  du  xv°  siècle. 


L'ART    RELIGIEUX 


II 


Mais  sans  prétendre  apporter  en  un  sujet  si  délioat  une  solution  définitive, 
laissons  k  d'autres  la  recherche  des  causes,  et  contentons-nous  d'étudier  l'at- 
mosphère morale  où  nos  œuvres  d'art  sont  nées. 

Dès  le  commencement  du  xiv"  siècle,  la  Passion  devint  la  grande  préoccu- 
pation des  âm^es.  Sainte  Gertrude  écrit  qu'aucun  exercice  ne  peut  se  comparer 
à  la  méditation  de  la  Passion.  C'est  Jésus-Christ  lui-même  qui  le  lui  a  en- 
seigné*. Un  vendredi  saint  qu'elle  écoutait  en  pleurant  le  récit  des  souffrances 
du  Sauveur,  Jésus  lui  apparut  soudain  et  recueillit  ses  larmes  dans  une  coupe 
d'or  '. 

Suso  ne  se  contentait  pas  de  méditer  la  Passion  :  il  la  jouait  pour  lui  tout 
seul,  la  nuit,  dans  la  solitude  de  son  couvent.  Il  imaginait  que  tel  pilier  du 
cloître  était  le  Jardin  des  Oliviers,  tel  autre  le  prétoire,  tel  autre  la  maison  du 
grand-prêtre.  Il  allait  de  lun  à  l'autre  en  portant  une  lourde  croix,  uni  à 
Jésus-Christ  et  souffrant  avec  lui.  Sa  Passion  se  terminait  devant  le  crucifix  de 
la  chapelle.  En  revenant,  il  croyait  accompagner  la  Vierge,  et  il  la  voyait 
toute  couverte  du  sang  de  son  fils  ^  Il  est  probable  que  Suso  a  eu  le  premier 
l'idée  de  ce  qu'on  a  appelé  longtemps  après  «  le  chemin  de  la  croix  ». 

Les  livres  consacrés  à  la  Passion,  méditations,  poèmes,  dialogues,  com- 
mencent k  se  multiplier.  Au  xv°  siècle,  leur  nombre  croîtra  encore.  Pour  leur 
donner  plus  de  crédit,  on  les  attribue  k  saint  Bernard  ou  k  saint  Anselme. 
Mais  rien  dans  ces  livres,  qui  ne  parlent  qu'au  sang  et  k  la  chair,  ne  porte  la 
marque  de  ces  grands  docteurs \  La  plupart  de  ces   opuscules  sont  anonymes. 

Il  faudrait  se  garder  de  croire  que  cette  exaltation  de  la  sensibilité  soit  parT 
ticulière  aux  mystiques.  L'Eglise  tout  entière  entra  dans  ces  sentiments.  Que 
l'on  parcoure  les  recueils  liturgiques  de  Daniel,  de  Mone,  de  Dreves,  et  qu'on 

'    Vita,  lib.  m.  cap.  xlii. 

-  Ibid.,  lib.  IV,  cap.  xxvi. 

:'  Ibid.,  lib.  XV. 

*  Le  de  Planctu  Mariae  altribué  à  saint  Bernard  est  très  justenment  rejeté  par  les  auteurs  de  VHlst.  littér.  de  la 
France,  t.  Xill,  p.  224.  —  Quant  au  Dialocjae  de  la  Vierge  et  de  saint  Anselme  sur  la  Passion,  il  est  évidemment 
très  postérieur  à  saint  Anselme.  Saint  Anselme  lui-même  y  est  mis  en  scène,  et  il  y  apparaît  canonisé.  Il  y  est 
question  de  la  couronne  d'épines  de  la  Sainte-Chapelle.  Voir  Patrol.  t.  GLIX.    col.  271. 


LE    PATHÉTIQ.LE  79 

y  cherche  les  hymnes  du  xiv'  et  du  xy''  siècle,  on  sera  étonné  de  la  place  qu'y 
tient  la  Passion.  Ces  recueils  d  hymnes  sont  un  fleuve  de  poésie.  Pendant  deux 
siècles,  la  pitié  a  débordé  des  âmes.  En  France,  en  Allemagne,  des  poètes  qui 
ne  se  connaissent  pas,  qui  ne  s  imitent  pas,  chantent  avec  une  égale  ferveur 
la  lance,  les  clous,  les  épines  de  la  couronne,  le  bois  de  la  croix,  les  plaies, 
le  sang  du  Christ.  Le  même  sujet  est  repris  cent  fois  et  cent  fois  renouvelé. 
Ces  œuvres  tendres,  ingénieuses,  exquises,  sont  fouillées  avec  autant  d'amour 
qu'un  beau  retable  de  chêne  ou  d'ivoire.  Plusieurs  de  ces  courts  chefs-d'œuvre, 
que  la  Passion  a  inspirés,  méritent  d'être  comparés  aux  plus  touchantes 
((  pitiés  »,  aux  plus  tragiques  mises  en  croix,  que  la  peinture  et  la  sculpture 
aient  jjroduites.   C'est  de  la  sorte  qu'on  peut  mesurer  la  force  d'un  sentiment. 

Ceux  qui  vivent  dans  le  siècle  montrent  la  même  dévotion  aux  souflrances 
de  Jésus-Christ.  Philippe  de  Maizières,  le  bon  serviteur  de  Charles  V,  rêve, 
sur  ses  vieux  jours,  de  fonder  un  nouvel  ordre  de  chevalerie  en  Ihonneur  de 
la  Passion'.  Vers  le  même  temps,  Isabeau  de  Bavière  fait  écrire  pour  elle  des 
Méditations  sur  la  Passion  de  Jésus-Christ".  Le  peuple  se  contente  d'assister 
aux  Mystères,  mais,  quand  les  imprimeurs  commenceront  à  faire  des  livres  à 
son  usage,  il  achètera  volontiers  les  innombrables  petits  Traités,  Miroirs,  Orologes 
de  la  Passion  qui  paraîtront  dans  toutes  les   langues  de  l'Europe. 

Que  disent  tous  ces  livres?  Si  l'on  veut  en  sentir  toute  la  nouveauté,  il 
faut  les  comparer  à  ceux  des  anciens  docteurs. 

Un  curieux  phénomène,  et  qui  frappe  d  abord,  c'est  le  petit  nombre  de 
traités  ou  de  sermons  consacrés  à  la  Passion,  au  xf,  au  xif ,  au  xiif  siècle 
même.  Les  sermonnaires  entretiennent  plus  volontiers  les  fidèles  de  la  nais- 
sance et  de  la  résurrection  de  Jésus-Christ  que  de  sa  mort.  Ou  s'ils  en  parlent, 
ce^  n'est  pas  pour  les  attendrir,  mais  pour  les  instruire.  Le  sermon  d'Ives  de 
Chartres  sur  la  Passion  est  le  modèle  du  genre  ;  on  n'y  trouve  pas  autre  chose 
que  des  symboles  \  Le  souvenir  de  la  Passion  ne  fait  pas  verser  de  larmes  à 
saint  Anselme,  car,  au  moment  où  il  va  s'émouvoir,  il  songe  qu'il  devrait 
bien  plutôt  se  réjouir,  puisque  la  mort  de  son  Dieu  l'a  sauvée  L'imagination 
répugne  encore  à  se  rejDrésenter  le  détail  des   souffrances  de  Jésus-Christ.  Elle 

'  En  1890-95  :  les  statuts  en  sont  conservés  à  l'Arsenal,  ms.  n°  225i. 
^  Ce  livre  n'est  qu'une  adaptation  des  Méditations  de  pseiido-Bonaventure. 
3  Patrol.  t.  CLXII,  col.  56a. 
*  Patrol  t.  CLYIII,  col.  676. 


8()  L'ART    RELIGIEUX 

ne  veut  pas  le  voir  amaigri,  sanglant,  livide.  Voici  comment,  au  xii"  siècle,  on 
se  figure  Jésus  mourant  sur  la  croix  :  «  Il  incline  la  tête  parce  qu'il  veut  nous 
donner  un  baiser,  il  étend  les  bras  parce  qu'il  veut  nous  embrasser,  et  il 
semble  nous  dire:  «0  vous  qui  souffrez,  venez  à  moi.  »  S'il  a  voulu  qu'on  lui 
ouvrît  le  cœur,  c'est  pour  montrer  combien  il  nous  aime'.  »  —  Toute  la 
tlouceur  du  christianisme  primitif  respire  dans  ce  passage  des  Méditations  de 
saint  Anselme. 

Veut-on  voir  maintenant  ce  qu'imagine  le  xrv'  siècle  ?  Ouvrons  les  Révélations 
de  sainte  Brigitte,  un  de  ces  livres  ardents  qui  ont  laissé  une  trace  profonde. 
C'est  la  Vierge  elle-même  qui  parle  à  la  sainte,  et  qui  lui  raconte  tout  ce  qu  elle 
a  souffert.  Elle  a  vu  mettre  son  fils  en  croix,  et  elle  s'est  évanouie;  et  voici 
dans  quel  état  elle  l'a  revu,  quand  elle  est  revenue  à  elle  :  «  Il  était  cou- 
ronné d  épines,  ses  yeux,  ses  oreilles  et  sa  barbe  ruisselaient  de  sang...  Ses 
mâchoires  étaient  distendues,  sa  bouche  ouverte,  sa  langue  sanguinolente.  Le 
ventre,  ramené  en  arrière,  touchait  le  dos,  comme  s'il  n'avait  plus  d'intestins'.  » 

N'est-il  pas  vrai  de  dire  que  le  christianisme  du  xiv"  siècle  ne  ressemble  pas 
à  celui  du  \n? 

Une  imagination  insatiable  s'applique  à  toutes  les  circonstances  de  la 
Passion.  Comment  Jésus  fut-il  flagellé?  ïauler  y  a  pensé  si  souvent  qu'il  lui 
semble  qu'il  a  assisté  au  supplice.  Il  sait  qu  on  l'attacha  avec  tant  de  force  à  la 
colonne  que  le  sang  jaillit  de  l'extrémité  de  ses  ongles.  On  le  frappa  d'abord 
sur  le  dos,  puis  on  le  retourna.  Il  n'était  plus  qu'une  plaie  :  «  Son  sang  et  sa 
chair  s  écoulaient  \    » 

Olivier  Maillart  nous  affiimne  qu'il  reçut  cinq  mille  quatre  cent  soixante- 
quinze  coups  de  verges \  Jean  Quentin,  auteur  de  VOroIoge  de  dévotion,  ajoute 
que  «  les  verges  et  les  escourges  se  rompaient  sur  lui.  et  que  les  nœuds  res- 
taient fichés  dans  sa  chair  ».  Sainte  Brigitte  le  vit  emmener  après  la  flagellation,  et 
elle  remarqua  qu  il  laissait,  en  marchant,  des  traces  sanglantes  '. 

'  Pairnl.  t.  CLVIII,  coL  7C1. 

-  Sainte  Brigitte,  Révélatiom,  Rome,  1628,  2  vol.  in-foL  Tome  I'^,  p.  22.  Ce  passage  a  ctc  traduit  par  Olivier 
Maillart  et  introduit  dans  son  Histoire  de  la  Passion. 

3  Tauler,  Exercitatio  super  Vilaet  Passionc  Salvatoris  nostri,  cap.  xxini. 

''  Olivier  Maillart,  Hist.  de  la  Passion,  i493.  Ce  nombre  était  reçu  :  «  Si  l'on  disait  tous  les  jours,  peîidant  un 
an,  les  i5  paters  du  Rosaire,  on  aurait  le  nom])re  des  plaies  de  Jésus-Christ  (5  -'175).  »  Johannes  de  Langhe^m,  de 
Hosario,  Mogunliae,  i495. 

'  Ri'réliit.  Tome  I'''',  p,  22.  Même  détail  dans  Tauler,  op.  c/(.,  eap.  xxvi. 


LE    PATHETIQUE  8i 

A  force  d'avoir  été  méditée,  la  scène  du  Calvaire  acquit,  dès  le  commence- 
ment du  xv'  siècle,  une  épouvantable  précision.  —  On  répétait,  après  l'auteur 
des  Méditations,  qu'avant  de  le  crucifier,  on  lui  arracha  violemment  sa  robe  qui 
était  collée  à  ses  plaies.  D'un  seul  coup  toutes  ses  blessures  se  rouvrirent  \ 
Alors,  pour  la  troisième  fois,  suivant  Gerson,  on  lui  mit  la  couronne  d'épines. 
Or,  d  après  le  Spéculum  passionis,  la  couronne  avait  soixante-dix-sept  épines,  et 
chaque  épines  avait  trois  pointes  '.  Puis,  on  1  étendit  sur  la  croix  couchée  à  terre. 
Les  trous  étaient  faits  d'avance,  et  l'on  cloua  sans  peine  la  main  droite:  mais 
on  ne  pouvait  amener  la  main  gauche  jusqu'à  l'autre  trou  qui  était  trop  éloigné  : 
((  Alors,  dit  V Orologe  de  dévotion,  ils  vous  attachèrent  des  cordes  k  l'espaule  et 
soubj  l'ayselle.  Et  afm  qu'ils  purent  tyrer  plus  fort,  ils  appuyoient  leurs  pieds 
à  votre  croix,  et  puis  tous  ensemble  tyrèrent  si  terriblement  que  toutes  les  veines 
et  tous  les  nerfs  de  vos  bras  se  rompirent ^  »  Une  fois  les  clous  enfoncés,  les 
bourreaux  hissèrent  la  croix.  Soulevée  à  force  de  bras  et  tirée  par  des  cordes, 
elle  tomba  lourdement  dans  le  trou  profond  qui  avait  été  creusé  pour  la  recevoir. 
La  secousse  fut  terrible  pour  le  patient.  Car,  dit  Tauler,  les  clous  qui  avaient 
percé  ses  mains  et  ses  pieds  n'avaient  pas  d'abord  fait  couler  le  sang 
parce  que  la  peau  était  entrée  dans  la  blessure  et  l'avait  fermée.  Mais, 
quand  la  croix  s'enfonça  en  terre,  le  choc  fut  si  rude  que  les  plaies  s'ouvrirent 
et  que  le  sang  jaillit  \ 

La  descente  de  croix  offrait  d'autres  sujets  de  larmes.  Tout  sanglant,  le  ca- 
davre fut  déposé  sur  les  genoux  de  la  mère.  Elle  essaya,  dit  sainte  Brigitte,  de 
détendre  ce  pauvre  corps  contracté,  elle  voulut  croiser  les  mains  sur  la  poitrine, 
leur  donner  l'attitude  familière  de  la  mort,  mais  les  articulations  refusèrent  de 
fléchir  \  Alors  elle  se  jeta  sur  la  face  de  son  fils  et  le  couvrit  de  baisers.  Quand 
elle  releva  la  tête,  son  visage  était  plein  de  sang  ^  Longtemps  elle  le  tint  em- 
brassé sans  vouloir  se  séparer  de  lui.  Elle  suppliait  qu'on  l'ensevelît  avec  lui'. 
Elle  versait  tant  de  larmes  que  «  son  âme  et  sa  chair  semblaient  vouloir  se  volati- 
liser en  pleurs^  ». 

*  Méditât,  cap.  lxv.  Tauler,  op.  cit.,  cap.  xxxiu. 

^  Spéculum  passionis,  Udalrich  Pender,  Nuremberg,  1507. 

3  Même  détail  dans  Gerson,  Exposit.  in  Passion.  {Œuvres,  Anvers,  1706,  t.  llf,  p.  iigoj. 

'*  Tauler,  op.   cit.  cap.  xxxvr. 

=  Sainte  Brigitte,  t.  I"  p.  22. 

^  Specul.  passion. 

"^  Orologe  de  dévotion. 

*  De  planctu  beatx  Mariœ  (attribué  à  saint  Bernard). 


MALE.      — 


82  L'ART    RELIGIEUX 

Voilà  quel  était  le  sujet  ordinaire  des  méditations  du  fidèle  au  xv"  siècle. 
S'associer  à  la  Passion  devint  l'acte  principal  de  la  piété  chrétienne.  La  messe, 
que  l'on  interprétait  jadis  comme  un  raccourci  de  l'histoire  de  l'humanité,  n'est 
plus  envisagée  que  comme  une  commémoration  du  drame  du  Calvaire*.  La 
journée  elle-même,  avec  ses  divisions,  devient  comme  une  figure  mystique  de 
la  Passion  du  Sauveur.  Chaque  heure  qui  sonne  rappelle  au  chrétien  une  souf- 
france de  Jésus-Christ.  De  petits  traités  pieux  font  coïncider  les  épisodes  de  la 
Passion  avec  les  heures  du  jour  '. 


III 


Quelle  forme  ces  sentiments  nouveaux  ont-ils  revêtue  dans  l'art  ? 

On  est  frappé  d'abord,  quand  on  passe  en  revue  ce  qui  nous  reste  du  xiv°, 
du  xv°  et  du  xvi°  siècle,  de  la  quantité  prodigieuse  d'œuvres  d'art  consacrées  à 
la  Passion.  Les  vitraux  et  les  retables  sont  encore  si  nombreux  qu'on  ne  peut 
essayer  de  les  énumérer.  Les  pertes  ont  été  pourtant  incalculables. 

Ces  innombrables  images  ne  suffisaient  pas  à  rassasier  la  piété.  On  voulait 
avoir  la  Passion  à  son  chevet.  De  là  ces  diptyques  ou  triptyques  d'ivoire  qui 
abondent  dans  toutes  les  collections.  Ce  sont  de  véritables  retables  domestiques^ 

'  V.  0.  Maillart,  Hist.  de  la  Passion,  au  début. 

-  Méditations  sur  la  Passion  (chez  la  Veuve  J.  Trepperel,  sans  date,  incunable).  De  là  aussi  le  titre  d'Orologe 
donné  aux  méditations  sur  la  Passion.  Il  faut  voir  en  ce  genre  VHorologium  passionale  (publié  peut-être  par  les  Fran- 
ciscains d'Augsbourg)  :  24  images  de  la  Passion  correspondent  aux  24  heures  du  jour  et  de  la  nuit.  Un  autre  ou- 
vrage, les  Precationes  cotidianœ  (exemplaire  unique  à  la  bibliothèque  d'Heidelberg),  met  les  jours  de  la  semaine  en 
rapport  avec  les  instruments  de  la  Passion.  Le  dimanche  on  médite  sur  la  couronne  d'épines,  le  lundi  sur  le  suaire 
et  l'éponge,  le  mardi  sur  le  fouet,  etc. 

"'  Il  me  paraît  d'ailleurs  évident  que  les  grands  retables  en  bois  sculptés  en  Flandre,  au  xv"  et  au  xvi°  siècle, 
n'ont  été  à  l'origine  que  des  imitations  agrandies  de  nos  triptyques  d'ivoire.  Que  l'on  compare,  par  exemple,  au 
Musée  de  Gluny,  le  triptyque  d'ivoire  de  Saint-Sulpice  du  Tarn  au  grand  retable  flamand  de  Champdeuil,  on  sera 
frappé  des  ressemblances.  Ici  et  là,  on  verra  au  milieu,  et  dominant  toute  la  composition,  la  Crucifixion,  à  gauche 
le  Portement  de  Croix,  à  droite  laDescentcdeCroix.  en  dessous  quelques  scènes  de  l'Enfance  analogues  (l'Adoration 
des  mages  et  la  Présentation  dans  le  triptyque;  l'Adoration  des  mages  et  la  Nativité  dans  le  retable).  Architecture 
générale,  choix  et  disposition  des  épisodes,  tout  est  identique.  Seule  l'iconographie  diffère,  ce  qui  est  tout  naturel, 
car  l'ivoire  est  du  xiv^  siècle  et  le  retable  du  xv".  Les  retables  flamands  de  Meignelay  et  d'Anvers,  au  Musée  de 
Cluny,  nous  laissent  parfaitement  reconnaître  l'original  français.  Les  sculpteurs  flamands,  d'ailleurs,  ne  sont  pas 
toujours  restés  fidèles  à  ce  prototype.  Beaucoup  de  leurs  retables  (augmentés  de  volets  peints)  sont  uniquement  con- 
sacrés aux  scènes  de  la  Passion.  Ces  œuvres  pittoresques,  riches  en  petits  personnages  épisodiques,  soldats  sonnant 
du  cor,  enfants  chevauchant  des  bâtons,  cavaliers  aux  longs  panaches,  n'ont  rien  à  voir  avec  le  grand  art.  On  dirait 
des  boîtes  pleines  de  jouets.  Ils  n'en  furent  pas  moins  contemplés  avec  une  vive,  une  enfantine  sympathie.  Il  est 
possible  qu'ils  aient  agi  plus  profondément  sur  des  âmes  simples  que  de  vrais  chefs-d'œuvre. 


LE   PATHETIQUE  83 

Des  générations  ont    espéré     et    souffert    devant    ces    fragiles     bas-reliefs  qui 
amusent  aujourd'hui  les  curieux. 

On  sent  partout  le  désir  ardent  de  s'associer  à  la  Passion.  Dans  les  retables 
on  voit  souvent  des  donateurs  agenouillés  qui  semblent  vouloir  partager  les 
souffrances  de  Jésus-Christ'.  On  en  voit  dans  les  vitraux,  on  en  voit  dans  les 
tableaux.  Toujours  ils  semblent  pénétrés  de  reconnaissance  et    d'amour.     Leurs 


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rit-nînffa 


FiG.  27.  —  Les  chrétiens  aidant  Jésus-Clirist  à  porter  sa  croix. 
Fresque  de  Notre-Dame  de  Chauvigny  (Vienne),  fin  du  xv"  siècle. 

regards,  leurs  mains  jointes  disent  clairement  :  «  C'est  pour  moi  qu'il  a  souf- 
fert, c'est  pour  moi  qu'il  est  mort.  »  Il  en  est  qui  n'y  peuvent  tenir,  qui  se 
lèvent  et  qui  vont  aider  Jésus  à  porter  sa  croix'.  D'autres  fois,  comme  dans  la 
fresque  de  Chauvigny,  en  Poitou  (fig.  27),  c'est  l'ÉgHse  entière  qui  vient  au 
secours  de  Jésus  ;  papes,  cardinaux,  prêtres,  laïques,  tous  s'empressent,  tous 
veulent  mettre  la  main  à  la  lourde  croix.  L'art  se  rencontre  ici  avec  les  mys- 
tiques, et  particulièrement  avec  l'auteur  de  l'Imitation. 

Etudions  de  plus  près  quelques-unes  des  scènes  de  la  Passion,  et  voyons 
jusqu'à  quel  point  elles  expriment  tout  ce  monde  de   sentiments  nouveaux. 

Et  d'abord,  la  figure  du  Christ  en  croix  va  nous    révéler  quelques-unes   de 


'  Retaljle  de  Lawarde-AFauger  i^Somme),  Retable  de  Vignory  (^Haute-iMarne). 

■^  Dans  les  livres  d'Heures.  Le  possesseur  se  fait  peindre  quelquefois  de  la  sorte. 


84  L'ART    RELIGIEUX 

ces  nuances  nouvelles  de  la  sensibilité  chrétienne.  Dès  les  premières  années  du 
xv"  siècle,  rien  n'est  plus  émouvant  que  la  silhouette  du  Crucifié.  Les  bras  ne  sont 
plus  largement  ouverts  comme  autrefois,  et  presque  horizontaux,  ils  s'élèvent  au 
contraire  au-dessus  de  la  tête  et  tendent  à  la  verticale.  La  tête,  qui  était  aupa- 
ravant placée  sur  la  traverse   de  la  croix,   est  maintenant  au-dessous.    On  sent 

que  tout  le  poids  du  corps  porte  sur  les  deux  mains,  et, 
avant  toute  réflexion,  cet  hiéroglyphe  tragique,  cette  sorte 
d'Y,  donne  un  choc  douloureux\  La  croix  cesse  tout  d'un 
coup  d'être  un  symbole,  et  apparaît,  pour  la  première 
fois,  comme  un  gibet.  L'attitude  du  corps  renforce  encore 
cette  impression.  Il  est  allongé,  rigide,  immobile.  Pen- 
dant tout  le  xiv''  siècle,  les  jambes  étaient  à  moitié  pliées, 
et  le  supplicié,  arqué  violemment,  formait  un  S.  Pour- 
tant, cette  silhouette  tournnentée,  convulsive,  est  cent 
fois  moins  émouvante  que  cette  longue  figure  qui  pend. 
Elle  est  si  exténuée,  si  vidée  de  substance,  qu'elle 
n'est  pas  plus  large  que  la  croix.  Il  est  impossible,  de- 
vant cet  anéantissement  physique,  de  ne  pas  songer  à 
l'épouvantable  description  de  sainte  Brigitte  (fig.  28  et  29). 
Un  détail,  emprunté  aux  mystiques,  achève  la  phy- 
sionomie de  ce  Christ  du  xv°  siècle.  Il  a  été  crucifié,  non 
pas  la  tête  nue,  comme  autrefois,  mais  avec  la  couronne 
d'épines  :  c'est  pourquoi  sa  barbe  et  ses  cheveux  sont 
parfois  glacés  de  sang. 

C'est  sous  cet  aspect  que  se  présente  le  Christ 
en  croix,  durant  tout  le  xv°  siècle  et  une  partie 
du  xvi°.  Une  telle  image  correspondait  sans  doute  exac-. 
tement  au  sentiment  des  âmes,  car  nous  la  voyons  adoptée  dans  la  France 
entière.  La  Normandie  nous  la  montre  aux  vitraux  de  Louviers,  de  Verneuil, 
et  dans  le  tal)leau  du  Palais  de  justice  de  Rouen,  contemporain  de  Louis  XII; 
la  Champagne  aux  vitraux  de  Rosnay,  d'Auxon,  de  Creney,  de  Longpré;  la 
Franche-Comté  au  vitrail  de  Saint-Julien;  le  Bourbonnais  au  vitrail  de  Moulins. 
Les  exemples  pourraient  être  multipliés  à  l'infini. 


Fig.  28.  —  Le  Christ  en  croix. 

Fragment  d'un  vitrail  de  Louviers 

(Eure). 


'  La  tète  et  les  bras  du  Christ  sont  déjà  placés  de  cette  façon  au  xiv°  siècle.  Ce  qui  est  propre  au  xv'=  siècle,  c'est 
l'attitude  du  reste  du  corps. 


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FiG.  2g.  —  Le  Christ  en  croix. 
(Bibl.  Nat.,  latin  g^yi)  f°  27.  Commencement  du  xv"^  siècle. 


86  •  L'ART   RELIGIEUX 

Ce  type  du  Christ  en  croix  s'est  élaboré  dans  la  dernière  partie  du  xiv^  siècle. 
La  couronne  d'épines  ne  se  montre  guère  au  xnf  siècle*;  elle  apparaît  dans  les 
premières  années  du  xiv°  :  elle  affectait  alors  la  forme  d'une  torsade 
légère  et  ressemblait  à  un  gracieux  ornement.  C'est  dans  le  jDarement  d'autel 
de  Charles  V,  au  Musée  du  Louvre,  qu'elle  se  montre  (vers  1370),  sous  son 
aspect  véritable.    A  partir  de  ce  moment,  elle  ne  fera  plus  défaut. 

Quant  à  l'attitude  du  Christ,  avec  ses  bras  levés  au-dessus  de  sa  tête  et  ses 
jambes  rigides,  elle  était  déjà  trouvée  dans  les  premières  années  du  xv°  siècle, 
comme  le  prouve  la  fresque  de  Saint-Bonnet-le-Château,  dans  laLoire^ 

Au  xvf  siècle,  cette  touchante  figure  du  Crucifié,  la  plus  émouvante  que 
l'art  ait  imaginée,  sera  remplacée,  sur  la  croix,  par  une  sorte  de  demi-dieu 
antique,  un  Prométhée  aux  muscles  saillants,  qui  nous  viendra,  avec  tant 
d'autres  choses,  de  l'Italie. 

Mais  ce  n'est  pas  le  Christ  en  croix  qui  est  l'œuvre  la  plus  originale  de 
nos  artistes.  Ils  ont  su  créer  une  figure  nouvelle,  qui  n'appartient  qu'à  eux, 
et  qui  est  comme  le  résumé  douloureux  de  toute  la  Passion. 

Jésus,  nu,  épuisé,  est  assis  sur  un  tertre.  Ses  pieds  et  ses  mains  sont  liés 
avec  des  cordes.  La  couronne  d'épines  déchire  son  front,  et  ce  qui  lui  reste 
de  sang  coule  avec  lenteur.  Il  semble  attendre,  et  une  tristesse  profonde  em- 
plit ses  yeux  qui  ont  à  peine  la  force  de  s'ouvrir. 

Qui  n'a  rencontré,  en  parcourant  la  France,  cette  statue  tragique  ?  Mais  le 
sens  des  œuvres  du  passé  est  si  complètement  aboli  chez  nous,  que  je  n'ai 
jamais  vu  cette  figure  désignée  sous  son  véritable  nom.  En  tout  lieu,  on  l'ap- 
pelle un  Ecce  homo,  et  parfois  une  inscription  accrédite  cette  erreur.  Car 
l'erreur  est  manifeste.  Sans  être  très  fréquente,  la  scène  de  Y  Ecce  homo  se  ren- 
contre plus  d'une  fois  dans  l'art  de  la  fin  du  moyen  âge.  Or  le  Christ  y  est  conçu 
tout  autrement  :  il  s'offre  au  peuple  debout,  revêtu  de  la  pourpre  dérisoire, 
et  souvent  même  il  tient  à  la  main  le  sceptre  de  roseau  ^  Telle  n'est  pas  la  sta- 
tue dont  nous  parlons.  Elle  représente  le  Christ    assis,   dépouillé  de  son  man- 

*  M.  de  Mély  en  a  cependant  signalé  un  exemple.  Le  Christ  couronné  d'épines  se  voit  déjà  au  temps  de  saint 
Louis  sur  la  couverture  de  l'évangéliaire  de  la  Sainte-Chapelle  (à  la  Bibl.  Nation.)  Il  y  a,  dans  cet  exemple  isolé, 
une  influence  évidente  de  la  fameuse  relique  conservée  à  la  Sainte-Chapelle. 

2  Voir  Déchelette  et  Brassait,  Les  peintures  murales  du  moyen  âge  et  de  la  Renaissance  efi  Forez,  Montbrison, 
1900.  La  fresque  de  Saint-Bonnet  doit  être  des  environs  de  l^oo.  Ce  type  du  Christ  en  croix  est  fréquent  dans  les 
manuscrits  des  premières  années  du  xv'=  siècle.  Voir  B.  N.  ms.  lat.  9^71   f"  10,  f°  27,  f"  i65  v°  et  latin  924  f"  3o. 

^  Par  exemple  dans  le  bas-relief  de  Villeneuve-l' Archevêque. 


LE    PATHÉTIQUE  87 

teau,  les  mains  liées.  C'est  donc  un  autre  moment  de  la  Passion   que   l'artiste 
a  choisi,  mais  lequel? 

Une  particularité  m'a  averti  d'abord  que  la  scène  ne  saurait  se  passer  dans 
le  prétoire.  Aux  pieds  du  Christ  assis,  à 
Salives,  dans  la  Côte-d'Or,  à  Vénizy  dans 
l'Yonne  (fig.  3o),  à  Saint-Pourcain,  dans 
l'Allier,  on  remarque  une  tête  de  mort. 
Or,  la  tête  de  mort,  dans  la  langue  de  l'art 
religieux,  désigne  le  Calvaire.  Nous  pres- 
sentons déjà  que  l'artiste  n  a  pas  voulu 
nous  montrer  le  commencement,  mais  la 
fin  de  la  Passion.  Et,  en  effet,  un  bas- 
relief  de  Guerbigny,  dans  la  Somme,  nous 
prouve  que  c'est  bien  sur  le  roc  du  Calvaire 
que  Jésus  est  assis.  Car  derrière  lui  se 
dresse  la  croix  et,  près  de  lui,  se  voit  la 
robe  qu'on  vient  de  lui  arracher,  et,  sur 
la  robe,  les  dés.  Une  fois  prévenu,  on 
trouvera  facilement  d'autres  preuves.  Un 
bas-relief  de  Saint-Urbain  de  Troyes  re- 
présente les  épisodes  du  Calvaire'.  Or, 
avant  la  crucifixion,  on  aperçoit  Jésus, 
assis,  les  mains  liées,  couronné  d'épines, 
dépouillé  de  sa  robe.  Un  vitrail  de  Mai- 
zières  fAube)  nous  montre  entre  le  porte- 
ment de  croix  et  la  crucifixion  une  figure 
semblable.  Jean  Bellegambe,  dans  son  Fig.  3o 
fameux  triptyque  de  la  cathédrale  d'Arras, 
a  choisi  le  même  moment  de  la  Passion.  Jésus  est  assis  sur  un  tertre,  tel  que 
nous  l'avons  décrit,  et  il  attend  que  les  bourreaux  aient  achevé  de  percer  les 
trous  de  la  croix.  Un  vitrail  de  l'hôpital  de  Chàlons-sur-Marne  est  tout  aussi 
caractéristique  ". 

*  Ce  bas-relief  est  du  xv«  siècle. 

-  On  pourrait  citer  beaucoup  d'autres  exemples  tout  aussi  significatifs.  Dans  les  Heures  de  Pigoucliet,  les  dessins 
des  bordures  nous  montrent  assez  souvent  le  Christ  assis  attendant  que  les  bourreaux  aient  percé  la  croix.  Voir  aussi 
l'estampe  anonyme  du  xv«  s.,  que  nous  reproduisons  (fig.  3lj. 


Christ  assis  attendant  le  supplice. 
(Vénizy,  Yonne) 


L'ART    RELIGIEUX 


Ainsi,  aucun  doute  n'est  possible.  La  statue  du  Christ  assis,  imaginée  par 
les  artistes  du  xv"  siècle,  ne  représente  pas  un  Christ  bafoué  dans  le  prétoire, 
mais  un  Christ  attendant  la  mort  sur  le  Calvaire.  Je  croirais  volontiers  que 
cette  image  de  douleur  a  été  inspirée  aux  artistes  par  les  Mystères.  C'est  au 
théâtre,   en  eJBFet,    qu'ils   avaient  pu  voir    pendant  quelques   instants   le   Christ 

dépouillé  de  sa  robe,  attendant  avec 
résignation  que  les  bourreaux  aient  pré- 
paré sa  croix.  La  diffusion  de  ce  motif 
nouveau  semble  concorder  avec  la  plus 
grande  vogue  des  Mystères.  Presque 
tous  les  Christ  assis  sont  de  la  fin 
du  xv°  siècle  ou  du  commencement  du 
xvi°  siècle.  Je  n'en  connais  qu'un  seul 
qui  soit  daté,  c'est  celui  de  Guerbigny. 
Il  a  été  mis  en  place  conformément  aux 
dernières  volontés  d'un  habitant  du 
village  qui  mourut  en  1/176. 

Quelle  que  puisse  être  d'ailleurs  l'ori- 
gine de  cette  figure,  on  en  comprend 
maintenant  toute  la  signification.  Le 
Christ  a  déjà  été  souffleté,  couronné 
d  épines,  couvert  de  crachats,  flagellé. 
Il  a  porté  sa  croix  sur  le  chemin  du 
Calvaire.  Les  bourreaux  lui  ont  brutalement  arraché  sa  robe,  qui  était  devenue 
comme  sa  propre  chair,  puisqu  elle  collait  à  toutes  ses  plaies.  Maintenant,  il 
s'assied,  épuisé,  et  il  ne  lui  reste  plus  qu'à  mourir.  Par  une  dérision  suprême, 
et  comme  s'il  était  capable  de  s'enfuir,  on  lui  a  lié  les  pieds  et  les  mains.  La 
tête  penchée  sur  l'épaule,  les  bras  croisés  sur  la  poitrine,  il  attend  ;  ce  Christ 
assis  résume  toute  la  Passion.  Tel  qu'il  est  là,  il  a  épuisé  la  violence,  l'igno- 
minie, la  bestialité  de  l'homme'. 


FiG.  3i.  —  Le  Christ  assis  attendant  le  supjjlice. 
Gravure  du  sv'  siècle.  (Cabinet  des  Estampes.) 


^  Je  suis  convaincu  que  dès  la  fin  du  xv"  siècle  cette  figure  du  Christ  assis  a  pris  la  valeur  d'un  symbole.  Albert 
Durer  a  représenté,  en  tête  de  la  Passion,  un  Christ  assis  qui  aies  pieds  et  les  mains  percés.  C'est  donc  bien,  comme 
nous  le  disons  ici,  un  résumé  de  toute  la  Passion.  C'est  l'homme  de  douleur.  C'est  ce  qui  explique  que  d'assez 
bonne  heure  on  ait  pu  appeler  cette  figure  un  Ecce  homo,  ou  même  qu'on  ait  pu  lui  mettre  aux  mains  le  sceptre 
de  roseau  (il  y  en  a  un  exemple  à  Saint-Etienne  de  Beauvais,  si  toutefois  le  roseau  n'est  pas  moderne).  Cette  figure 


LE    PATHETIQUE  89 

Je  ne  crois  pas  que  l'art  ait  jamais  conçu  quelque  chose  de  plus  poignant. 
C'est  l'abîme  de  la  douleur,  et  c'est  aussi  l'extrême  limite  de  l'art.  Le  Christ  en 
croix,  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure,  ce  long  Christ  suspendu  au  gibet,  a 
déjà  rendu  l'esprit.  Ses  yeux  sont  fermés,  et  le  centurion  vient  de  lui  donner  le 
coup  de  lance.  Le  Christ  assis  pense  et  souffre.  Il  fallait  donc  exprimer  la  plus 
profonde  douleur  morale  qui  puisse  s'imaginer,  unie  à  la  souffrance  physique 
portée  à  son  paroxysme.  Problème  redoutable  et  bien  fait  pour  intimider  les 
plus  grands  artistes.  Nos  vieux  maîtres  l'abordèrent  avec  leur  bonne  foi,  leur 
candeur  ordinaires.  Ils  sont  aussi  simples  que  de  coutume  et  ne  semblent  pas 
se  douter  qu'ils  tentent  ce  que  personne  n'avait  jamais  osé. 

Raconter  l'agonie  d'un  Dieu,  montrer  un  Dieu  épuisé,  meurtri,  couvert 
d'une  sueur  de  sang,  une  telle  entreprise  eût  fait  reculer  les  Grecs.  Leur  con- 
ception héroïque  de  la  vie  les  rendait  peu  sympathiques  à  la  douleur.  Pour 
eux,  la  souffrance,  qui  détruit  l'équilibre  du  corps  et  de  l'âme,  est  servile.  C'est 
un  désordre  que  l'art  ne  doit  pas  éterniser.  Seules,  la  beauté,  la  force,  la  séré- 
nité doivent  être  proposées  à  la  contemplation  des  hommes.  Ainsi  l'œuvre  d'art 
devient  bienfaisante,  ainsi  elle  offre  à  la  cité  le  modèle  de  la  perfection  oi^i  elle 
doit  tendre.  Ce  peuple  de  dieux  et  de  héros  de  marbre  dit  au  jeune  homme  : 
((  Sois  fort,  et,  coiTime  nous,  domine  la  vie.  »  Voilà  la  leçon  que  donne  et 
donnera  sans  cesse  l'antiquité.  Grande  leçon,  assurément,  et  qui,  depuis  la 
Renaissance,  a  fait  hésiter  les  âmes.  Michel-Ange  eut  beau  être  chrétien,  il  fut 
subjugué  par  l'héroïsme  antique.  Son  Christ  de  la  Minerve,  beau  comme  un 
athlète,  porte  la  croix  comme  un  triomphateur.  Nulle  trace  de  souffrance  sur 
son  visage  impassible.  Michel- Ange,  comme  un  Grec,  méprise  et  enseigne  à 
mépriser  la  douleur.  Instruits  par  son  exemple,  les  Français,  vers  i5/io,  com- 
mencèrent à  avoir  honte  d'exprimer  la  souffrance.  Le  Christ  à  la  colonne  de 
Saint-Nicolas  de  Troyes  est  un  héros  que  ne  sauraient  atteindre  les  outrages 
des  esclaves  (fig.  82).  L'artiste  qui  l'a  sculpté  n'imite  pas  seulement  les  procé- 
dés de  Michel-Ange,  il  participe  à  son  esprit.  Car  ce  qui  rend  si  dramatique 
l'histoire  de  l'art  de  la  Renaissance,  en  France  et  dans  toute  l'Europe,  c'est  que 
c'est  l'histoire  de  la  lutte  de  deux  principes,  de  deux  conceptions  de  la  vie. 

Que  voulaient  donc  dire  nos  vieux  maîtres  gothiques  ?  Ils  voulaient  dire  que 
la  douleur  existe  et  qu'il  ne  sert  à  rien  de  la  nier  quand  on  la  sent  mêlée    à  la 

dont    le    sens    primitif   commençait    à    s'oublier,  semblait  propre  à  représenter  n'importe  quelle  circonstance  de  la 
Passion.  Le  nom   qu'on    lui   donnait  d'ordinaire  était  «  Dieu  de  pitié  »  ou  «  Dieu  piteux  ». 


9° 


L'ART   RELIGIEUX 


trame  des  choses.  Au  fond,  ils  avaient  raison.  Une  religion,  un  art,  oii  la  dou- 
leur n'a  pas  sa  place  n'expriment  pas  toute  la  nature  humaine.  La  Grèce,  elle- 
même,  lassée  de  ses  belles  légendes  qui  ne  consolaient  pas,  se  mit  à  pleurer 
avec  les  femmes  de  Syrie  la    mort  d'Adonis.  Il  faut  que  les  larmes  longtemps 

contenues  s'ouvrent  un  passage. 

Gardons-nous,  d'ailleurs,  de  calomnier 
nos  artistes.  Nous  semblions  croire,  tout  à 
l'heure,  qu'en  exprimant  la  douleur  ils 
avaient  voulu  la  glorifier,  et  enseigner  que 
((  souffrir  »  était  le  dernier  mot  de  l'Evan- 
gile. Au  fond,  ce  qu'ils  ont  voulu  glorifier, 
ce  n'est  pas  la  souffrance,  mais  l'amour. 
Car,  ce  qu  ils  nous  montrent,  c'est  la 
souffrance  d'un  Dieu  qui  meurt  pour  nous. 
La  souffrance  n'a  donc  de  sens  que  quand 
elle  est  acceptée  avec  amour,  quand  elle  se 
transfigure  en  amour  :  «  aimer  »  reste  au 
xv"  comme  au  xnf  siècle  le  suprême  ensei- 
gnement de  l'art  chrétien. 

L'amour,  en  effet,  semêleàla  souffrance 
dans  les  œuvres  des  plus  grands.  Certes  tous 
leurs  Christ  assis  ne  sont  pas  des  chefs- 
d'œuvre,  mais  il  n'en  est  guère  qui  ne 
soient  émouvants.  Il  n'y  a,  pour  en  être  tou- 
ché, qu'aies  regarder  avec  sympathie.  La  tête 
de  pierre  peinte,  acquise  récemnaent  par  le 
Louvre,  est  l'unique  débris  d'un  Christ 
assis  (fig-  33).  C'est  une  des  plus  belles 
œuvres  de  ce  genre  qu'on  puisse  citer.  Les 
joues  sont  creuses,  les  yeux  gonflés  se 
cernent  de  meurtrissures  verdâtres;  le  front,  où  s'enfoncent  les  épines,  est 
rouge  de  sang.  Ce  serait  la  tête  d'un  pauvre  hère,  à  qui  l'on  vient  d'appliquer 
la  question  et  que  l'on  a  presque  tué,  si  le  regard  n'avait  tant  de  douceur, 
et  si  la  bouche  entr'ouverte  ne  laissait  échapper  un  soupir  de  résignation.  A  ces 
signes,  le  Dieu  caché  se  révèle. 


Fig.  Sa.  —  Le  Christ  à  la  colonne. 
Saint-Nicolas  de  Troyes  (xvi*  siècle.) 


LE    PATHÉTIQUE  91 

A  Saint-Nizier  de  Troyes,  un  Christ  assis,  intact  celui-là,  est  digne  d'être 
cité  parmi  les  plus  pathétiques  (fig. 
34).  La  couronne  d'épines  a  été  si 
profondément  enfoncée  dans  sa  tête 
qu'elle  ressemble  à  un  turban.  Les  che- 
veux et  la  barbe  forment  de  lourdes 
masses  raidies  par  le  sang  coagulé. 
Les  yeux  expriment  une  sorte  d'éton- 
nement  douloureux.  Ce  Dieu  avait 
beau  tout  savoir  et  tout  prévoir,  il 
n'avait  pas,  semble-t-il,  imaginé  tant 
de  férocité  chez  les  fils  d'Adam.  Mais, 
en  même  temps,  la  tête,  qui  est 
restée  droite,  l'attitude,  qui  demeure 
ferme,  disent  la  volonté  de  souffrir 
jusqu  au  bout  et  d'accomplir  le  sa- 
crifice. Je  n'ai  jamais  rencontré  de 
Christ  assis  qui  puisse  rivaliser  avec 
celui-là  ;  mais  la  France  est  encore  si 
mal  connue  que  des  oeuvres  de  cette 
beauté  peuvent  demeurer  cachées  dans 
des  églises  de  village. 


Fig.  33.  —  Tète  de  Christ. 
(Musée  du  Louvre.) 


IV 


Une  autre  figure  du  Christ  souffrant,  qu'on  désigne  souvent  sous  le  nom 
de  «  Christ  de  pitié  »,  apparaît  chez  nous  vers  la  même  époque.  A  première 
vue,  elle  a  l'air  de  ressembler  à  la  précédente,  mais  on  va  voir  qu'elle  en  diffère 
tout  à  fait.  Le  Christ,  couronné  d'épines,  la  tête  penchée  sur  l'épaule,  les 
mains  croisées  sur  la  poitrine,  est  debout.  Parfois  il  est  adossé  à  la  Croix.  Il 
semble  souffrir  encore,  et  pourtant  il  a  déjà  traversé  la  mort  :  car  ses  pieds  et 
ses  mains  sont  percés,  son  côté  est  ouvert.  D'ailleurs,  il  est  souvent  enfoncé  à 
mi-corps  dans  le  tombeau.  Cette  iinage  étrange,  qui  veut  rendre  contemporains 
la  souffrance  et  la  mort,   ressemble  à  un  rêve.   Et  c'est,   en  effet,  une  vision. 


92  L'ART   RELIGIEUX 

Une  légende  racontait  que   le   Christ    s'était  montré   sous  cet    aspect   au  pape 
saint  Grégoire  le  Grand,  pendant  qu'il  célébrait  la  messe.  La  tradition,  d'ailleurs, 
ne  semble  pas  remonter  très  haut.  Aucune  des  Vies  de  saint  Grégoire  recueil- 
lies par  les  Bollandistes    n'en  fait  mention  '  ; 
Jacques  de    Voragine,  lui-même,  à  la  fin   du 
xin"  siècle,  l'ignore  encore.  Cette  légende  est 
née  évidemment  à    Rome.    Elle   a   dû  naître 
dans  l'église    Sainte-Croix    de    Jérusalem   où 
on  voulait  que   l'apparition  ait   eu   lieu^    Un 
tableau  conservé  dans    l'église   a  fort  bien  pu 
donner  naissance  à  la   tradition ^    J'ai  trouvé, 
en    effet,    dans    l'œuvre    du    graveur    flamand 
Israël  van  Mecheln,  contemporain    de   Durer, 
une   estampe    qu'il  donne    comme   une   copie 
d  une    image   conservée  k  Rome  dans  l'église 
Sainte-Croix    de   Jérusalem   :    «    C'est,    dit-il, 
dans  une  inscription,   une  copie   de  la  sainte 
image  de  pitié  que  le  pape  saint  Grégoire  le 
Grand     avait    fait   peindre     à  l'église    Sainte- 
Croix   à   la    suite    de   sa    vision    (fig.    35).    » 
Le    Christ    nu,    les   mains  croisées,  est  repré- 
senté   à    mi-corps.    H    est   adossé  à   la  croix. 
C'est  là    le  prototype   de  tous    les    Christ    de 
pitié.  Mais,  chose  étrange,  le  tableau  —  comme 
le    prouve    le    monogramme  IC   XC,    et  une 
inscription  en  caractères  grecs,  mal  copiée  par 
le  graveur,  et  devenue  incompréhensible  —  était  l'oeuvre  d'un  artiste  byzantin. 


Fig.  34.  —  Christ  assis  attendant  la  mort. 
(Saint-Nizier  de  Troyes.) 


'  Acta  Saiicl.  Mars,  t.  IL 

^  Voir  La  sloria  délia  basilica  di  Sanla  Croce  in  Gerusalem  par  dom  Raimondo  Resozzi,  Rome,  1750,  in  ^°, 
p.  io5.  Une  autre  tradition,  mais  beaucoup  plus  récente,  semble-t-il,  voulait  que  l'apparition  ait  eu  lieu  dans 
l'église  Saint-Grégoire  au  Mont  Celius.  C'est  ce  que  rappelle  une  inscription  et  un  bas-relief.  V.  Barbier  de  Mon- 
tault,  OEuvres  complètes,  t.  VI,  p.  235.  On  trouve  parfois  dans  nos  livres  d'Heures  du  xv^  siècle  une  autre  tradition. 
Il  est  dit  que  la  vision  eut  lieu  au  Panthéon,  ce  qui  est  de  toute  invraisemblance,  puisque  au  temps  de  saint  Grégoire 
le  Panthéon  n'était  pas  encore  une  église.  Dans  le  contrat  passé  à  Avignon  entre  un  prêtre  et  le  peintre  Charronton 
(il  s'agit  du  fameux  tableau  de  Villeneuve-les-Avignon),  la  vision  de  saint  Grégoire  est  placée  à  Sainte-Croix  de  Jéru- 
salem. Le  contrat  ajoute,  au  mépris  de  toute  chronologie,  que  saint  Hugues,  chartreux,  doit  assister  saint  Grégoire. 

^  Il  y  avait  en  effet  à  Sainte-Croix  de  Jérusalem  une  chapelle  souterraine  dédiée  à  saint  Grégoire  le  Grand; 
c'est  certainement  là  que  se  trouvait  le  tableau  dont  nous  allons  parler;  voir  Besozzi,  op.  cit.,  p.  65. 


LE    PATHÉTIQUE  98 

Il  se  pourrait  donc  que  cette  image,  apportée  d'Orient  au  xu"  ou  au 
xin°  siècle,  ait  frappé  par  son  étrangeté,  et  qu'on  ait  fini,  au  bout  de  deux 
ou  trois  générations,  par  imaginer  que  le 
pape  saint  Grégoire  l'avait  fait  peindre 
pour    consacrer   une  vision. 

Comment  expliquer  la  fortune  de 
cette  image?  Pourquoi,  au  xv"  siècle,  se 
répand-elle  dans  toute  l'Europe  ?  —  La 
raison  en  est  fort  simple  :  c'est  que 
d'énormes  indulgences  y  étaient  atta- 
chées. Si,  après  s'être  confessé,  on  réci- 
tait devant  une  représentation  du  Christ 
de  pitié  sept  Pater,  sept  Ave  et  sept 
courtes  prières  appelées  «  les  oraisons 
de  saint  Grégoire  »,  on  obtenait  six 
mille  ans  de  «  vrai  pardon'  ».  C  était 
saint  Grégoire  lui-même,  disait-on,  qui 
avait  obtenu  cette  faveur  de  Jésus-Christ. 
Dans  le  courant  du  xv"  siècle,  les  papes 
augmentent  encore  ces  indulgences  déjà 
surprenantes,  et  le  chiffre  des  années 
de  pardon  devient  prodigieux.  Un  ma- 
nuscrit de  la  Bibliothèque  Sainte-Gene- 
viève     parle   de     quatorze    mille  ans    ', 

un  retable  d'Aix-la-Chapelle  de  vingt  mille  ^  ;  enfin  les  manuscrits  et  les  livres 
d'Heures  de  la  fin  du  xv°  siècle  n'annoncent  pas  moins  de  quarante-six  mille 
ans  d'indulgence  \  Chiffre  énorme,  mais  que  l'Eglise,  qui  voit  tout  sous  l'aspect 
de  l'éternité,  trouve  petit.  Aussi  lit-on  sous  limage  d'un  Christ  de  pitié,  à 
Saint-Léonard,  dans  l'Oise,  quelque  chose  de  plus  étonnant  encore.  Il  y  est  dit 
qu'une  fois  les  prières  récitées  devant  limage,  si  l'on  traverse  un  cimetière,  on 


FiG.  35.  —  Le  Glirist  de  saint  Grégoire. 
Gravure  d'Israël  van  Mecheln  (Cabinet  des  Eslampes 


»  B.  N.  latin  loSaS,  f»  19  v°. 

^  B.  Sainte-Geneviève  n°  2705,  f"  20.  Même  chiffre  dans  une  estampe  des  Pays-Bas  :  voir  Holtrop,  Monum.  typo- 
rjraph.  des  Pays-Bas  aa  xv'=  siècle,  La  Haye,  1868^  in-fol. 

^  Retable  de  la  Messe  de  saint  Grégoire  dans  une  des  chapelles  du  Dôme  d'Aix-la-Chapelle. 

''  Arsenal  n»  /i28  i"  i85.   Même  chose  dans  les  Heures  à  l'usage  de  Poitiers  de  Simon  Vostre,  1491. 


94  L'ART    RELIGIEUX 

gagnera  autant    d'années  de    pardon   qu'il  y  a   eu  de  corps  enterrés  là  depuis 
l'origine  \ 

Dans  tous  les  cas,  comme  on  le  voit,  il  fallait  avoir  sous  les  yeux  l'image 
du  Christ  de  pitié.  C'est  ce  qui  explique  pourquoi  elle  est  si  fréquente  dans 
les  livres  d'Heures,  manuscrits  ou  imprimés.  Des  fidèles,  pensant  à  ceux 
qui  n'avaient  pas  de  livres,  offrirent  aux  églises  des  vitraux,  des  retables,  des 
tableaux  qui  la  représentaient.  Les  graveurs  du  xv°  siècle  la  multiplièrent  à 
l'usage  des  pauvres,  les  peintres   à  l'usage  des    riches. 

On  a  maintenant  le  secret  de  la  vogue  du  Christ  de  pitié.  Ce  sont  évidem- 
ment des  pèlerins  qui,  à  leur  retour  de  Rome,  l'apportèrent  chez  nous.  Dès  les 
premières  années  du  xiv"  siècle,  en  effet,  les  Italiens  avaient  commencé  à  repro- 
duire l'image  vénérée  de  Sainte-Croix  de  Jérusalem.  Giovanni  Pisano  est  un 
des  premiers  qui  l'aient  copiée.  Le  Christ  de  pitié  dont  il  décora  la  chaire  de 
la  cathédrale  de  Pise  n'est  nullement  une  invention  de  son  génie,  mais  une  sim- 
ple imitation  du  tableau  de  Rome^  La  chaire  de  Pise  fut  terminée  en  i3io. 
A  partir  de  cette  date,  les  exemples  sont  assez  nombreux  en  Italie.  Il  suffira  de 
citer,  au  Campo  santo  de  Pise,  le  tombeau  de  la  famille  Gherardesca,  à  Santa 
Croce  de  Florence,  le  tombeau  des  Baroncelli,  à  Santa  Maria  Novella,  le  tom- 
beau de  Tedice  Aliotti,  et  au  Musée  archéologique  de  Milan  un  bas-relief  funé- 
raire qui  semble  être  de  toutes  ces  copies  la  plus  littérale  \  Tous  ces  monu- 
ments sont  de  la  première  partie  du  xiv"  siècle .  Il  est  remarquable  que  presque 
toutes  ces  images  du  Christ  souffrant  soient  sculptées  sur  des  tombeaux.  On 
voulait  sans  doute,  en  priant  devant  le  tombeau  du  défunt,  obtenir  pour  son 
âme  les  indulgences  promises  au  nom  de  saint  Grégoire. 

En  France,  les  images  du  Christ  de  pitié   apparaissent   un  peu  plus   tard. 
Les  érudits  n'en  signalent  pas  de  représentation  antérieure  au  xv"  siècle  *.  J'en 
connais  une  cependant   qui  doit  être    un  peu  plus   ancienne.    On  la  rencontre  . 
dans  un  livre  d'Heures  de  la  Bibliothèque  Nationale,  qui  a   tous  les  caractères 
des  manuscrits  du  xiv"  siècle  finissant  ^  Les  ornements  des  marges,   les  fonds 

1  Signalé  par  le  chanoine  Marsaux. 

2  Ce  Christ  est  aujourd'hui  au  Musée  de  Berlin. 

^  Le  Christ  y  est  représenté  adossé  à  la  croix,  comme  on  le  voit  dans  la  gravure  d'Israël  van  Mecheln.  On 
trouvera  le  bas-relief  de  Milan  dans  Venturi,  Storia  dell'arte  italiana,  t.  IV,  p.  58g. 

■*  Barbier  de  Montault,  OEuvres,  t.  VI,  p.  235  et  Cahier,  Caractérist.  des  Saints,  p.  353-355. 

=>  B.  Nat.  latin  io528,  f°  20.  Voir  aussi  latin  18026,  t"  196  v»,  manuscrit  à  peu  près  contemporain  du  précé- 
dent. En  i383,  Philippe  de  Bourgogne  acheta  au  peintre  Jean  d'Orléans  un  tableau  représentant  »  Nostre-Seigiieur 


LE    PATHETIQUE  95 

échlquetés,  les  costumes  des  soldats,  l'iconographie  des  scènes  religieuses,  tout 
indique  une  date  qui  ne  doit  pas  être  très  éloignée  de  iSqo.  S'il  en  est  ainsi, 
le  Christ  nu,  debout  dans  son  tombeau,  était  déjà  connu  en  France  dans  les 
dernières  années  du  xiy°  siècle. 

Bien   que  les   représentations    du    Christ    de   pitié  dérivent     d'une     sainte 
image  aujourd  hui  perdue,    elles 
n'eurent  rien  d'immuable.   Elles 
se  présentent  sous  quatre  aspects 
différents. 

Le  Christ  nu,  la  tête  penchée, 
les  mains  croisées,  sort  à  mi- 
corps  du  tombeau.  C'est  la  forme 
la  plus  simple  et  la  copie  exacte 
de  l'original. 

Le  Christ  est  toujours  debout 
dans  son  tombeau,  mais  deux 
anges,  pleins  de  respect,  l'assis- 
tent, tantôt  ils  soulèvent  un 
rideau  derrière  lui  et  tantôt  ils 
soutiennent  son  corps  ou  ses  bras 
qui  semblent  vouloir  retomber 
sans  force  (fig.   36)  \ 

Souvent  les  deux  anges  sont 
remplacés  par  la  Vierge  et  saint 
Jean  ;  ce  qui  est,  comme  on  le 
sait,  un  des  thèmes  favoris  des 
maîtres  itahens.  C'est  l'idée  de  la  Passion  éternelle  du  Christ,  d'une  Passion 
qui  se  continue  même  par  delà  la  mort,  qui  a  amené  ce  groupement  nouveau. 
Le  Christ  s'était  montré  souffrant  à  saint  Grégoire,  il  paraissait  naturel  d'asso- 
cier à  sa  souffrance   la  Vierge  et  saint  Jean.  La  pauvre  image  de  pitié   devient 


Fig.  36.  —  Le  Christ  de  saint  Grégoire. 
Grandes  Heures  du  duc  de  Berry. 


dedans  le  sépulcre  et  l'ange  qui  le  soutient  »,  Deliaisnes,  Documents  sur   l'hisl.  de  l'art   dans  la  Flandre,  etc.,  t.  II, 
p.  599. 

'  Christ  de  pitié  d'Ecos  (Eure).  Il  est  probable  que  les  deux  anges  soulevant  un  rideau  se  voyaient  sur  l'image 
de  Sainte-Croix  de  Jérusalem,  bien  que  la  gravure  d'Israël  van  Mecheln  ne  nous  les  donne  pas.  Ce  qui  semble  le 
prouver.,  c'est  que  la  plus  ancienne  copie,  celle  de  Giovanni  Pisano,  nous  les  montre.  Ils  figurent  aussi  sur  le  bas- 
relief  de  Milan,  qui  semble  la  copie  la  plus  fidèle  de  l'original. 


96 


L'ART    RELIGIEUX 


alors  une  merveille  de  sentiment.  Qui  n'a  vu  au  Musée  Brera,  à  Milan,  le  plus 
beau  des  Christ  de  pitié,  celui  de  Giovanni  Bellini  ?  Saint  Jean,  la  bouche  entr'- 
ouverte,    laisse  échapper  une  plainte,  tandis  que  la  Vierge,  avec  une  tendresse 

avide,  appuie  sa  joue  contre  celle 
de  son  Fils  '. 

Enfin  les  artistes  imaginèrent 
de  représenter  la  scène  même  de 
l'apparition.  Le  pape  saint  Gré- 
goire célèbre  la  messe  :  parfois, 
il  est  seul,  mais,  le  plus  souvent, 
il  est  entouré  de  cardinaux  et  d'évê- 
ques.  Soudain  le  Christ  de  pitié  se 
montre  sur  l'autel,  soit  plongé 
jusqu'à  mi-corps  dans  le  tombeau 
soit  debout  et  adossé  à  la  croix. 
Souvent,  il  presse  de  sa  main  les 
lèvres  de  sa  plaie  et  fait  jaillir  son 
sang  dans  le  calice.  C'est  ce  qu'on 
appelle  la  Messe  de  saint  Grégoire. 
Des  quatre  façons  de  figurer 
le  Christ  de  pitié,  la  dernière  a 
été  de  beaucoup  la  ])lus  usitée  en 
France  comme  dans  les  Pays-Bas 
et  en  Allemagne.  Les  gravures 
sur  bois  qui  se  vendaient  dans 
les  foires  représentaient  toujours  la 
Messe  de  saint  Grégoire'.  Ces  naïves  estampes,  répandues  dans  tous  les  pays  du. 
Nord,  ont  fixé  l'iconographie  du  sujet.  Les  plus  grands  artistes  en  subissaient 
l'ascendant.  Ils  n'osaient  modifier  une  scène  si  bien  établie  dans  1  imagination 
populaire.  Leur   invention  ne  s'exerce  que  sur   les    détails.    Le  maître  à  1S\ 

'  En  France,  ce  thème  chi  Christ  entre  la  Vierge  et  saint. lean  est  plus  rare.  On  l'y  rencontre  cependant.  Témoin 
le  triptyque  de  broderie  du  Musée  de  Chartres. 

-  Voir  les  exemples  dans  Bouchot  :  Les  deux  cents  incunables  xjlograpldques  du  cabinet  des  Estampes,  n°'  loO,  107, 
108,  log,  iio,  III.  Ces  estampes  populaires  sont,  suivant  M.  Bouchot,  originaires  delà  Lorraine,  de  la  Champagne 
et  de  la  Picardie. 

•^  Graveur  des  Pays-Bas  de  la  fin  du  xv"  siècle  et  du  commencement  du  xvl^ 


FiG.  87.  —  La  messe  de  saint  Grégoire. 
Gravure  du  maître  à  l'S.  (Cabinet  des  Estampes). 


LE    PATHÉTIQUE  97 

par  exemple,  sans  rien  changer  au  thème  principal,  lui  a  donné,  par  quelques 
additions,  une  grandeur  d'épopée  (fîg.  87).  Aux  côtés  de  saint  Grégoire,  il  a 
agenouillé  tout  le  vieux  monde  féodal.  Sous  la  bannière  de  saint  Pierre,  que 
les  clefs  décorent,  se  pressent  les  deux  clergés,  régulier  et  séculier.  En  face, 
sous  le  pennon  impérial,  armorié  de  l'aigle  à  deux  têtes,  se  rangent  l'Empe- 
reur, les  rois,  les  princes,  les  ducs,  les  barons,  et  jusqu'à  Ihumible  manant. 
L'humanité  entière  contemple  donc,  avec  saint  Grégoire,  le  miracle  d'un  Dieu 
souffrant  pour  les  hommes.  Mais  ce  n'est  pas  encore  assez.  Par  délace  monde, 
l'artiste  nous  laisse  entrevoir  l'autre.  On  aperçoit,  comme  dans  les  profondeurs, 
des  figures  qu'enveloppent  des  flammes.  Ce  sont  les  âmes  du  Purgatoire,  que 
l'humanité,  confiante  en  la  promesse  faite  à  saint  Grégoire,  va  délivrer  par  ses 
prières.  Ainsi,  par  son  amour,  le  Christ  de  pitié  unit  les  deux  mondes.  D'une 
simple  anecdote,  le  maître  à  l'S  a  su  dégager  un  dogme.  Mais  c'est  au  moment 
oi^i  la  Messe  de  saint  Grégoire  atteint  à  sa  plus  haute  expression  qu'elle  va  dispa- 
raître. Quelques  années  encore,  et  les  protestants,  en  attaquant  les  indulgences, 
vont  obliger  les  catholiques  à  examiner  leurs  traditions  et  à  rejeter  les  légendes  \ 

En  décrivant  les  images  du  Christ  de  pitié,  nous  avons  omis  quelques  détails, 
qui  ne  sont  pas  indispensables,  il  est  vrai,  mais  qui  ne  laissent  pas  de  se  ren- 
contrer très  fréquemment.  Tout  autour  du  Christ  debout  dans  son  tombeau, 
on  voit  disposés,  avec  une  enfantine  naïveté,  non  seulement  les  instruments  de 
la  Passion,  mais  divers  objets  ou  emblèmes  qui  racontent,  les  uns  après  les 
autres,  toutes  les  scènes  du  drame.  Ce  sont  d  abord  les  trente  deniers  de  Judas, 
la  lanterne,  l'épée  de  saint  Pierre  où  l'oreille  de  Malchus  demeure  attachée, 
une  tête  bestiale  qui  crache,  une  main  qui  soufflette,  le  coq  perché  sur  la 
colonne  de  la  flagellation,  l'aiguière  de  Pilate.  Puis,  près  des  trois  clous,  la 
main  qui  tient  le  marteau,  la  robe  sans  couture  et  les  dés,  le  vase  de  vinaigre, 
la  lance  et  l'éponge.  Enfin  l'échelle  et  les  tenailles  de  la  descente  de  croix  et 
les  trois  vases  à  parfum  des  saintes  Femmes. 

En  Italie,  on  a  moins  volontiers  que  chez  nous  associé  tous  ces  emblèmes  au 
Christ  de  pitié.  En  France,  la  composition  est  complète  dès  l'origine.  Le 
manuscrit  de  la  Bibliothèque  Nationale,  que  nous  attribuons  à  la  fin  du 
xiv°  siècle,    nous  montre   déjà,    autour  du  Christ  debout  dans  le    tombeau,   la 

'  Le  moment  de  la  plus  grande  vogue  de  la  Messe  de  saint  Grégoire,  en  France,  est  la  lin  du  xv'  siècle  et  le 
commencement  du  xvi<=.  Le  sujet  est  très  fréquent  dans  les  livres  d'Heures  manuscrits  ou  imprimés.  Les  vitraux 
nous  le  montrent  assez  souvent  :  vitrail  de  Sainte-Croix  (Saône-et-Loire),  de  Groslay  (Seine-et-Oise),  de  Nonancourt 
(Eure).  La  messe  de  saint  Grégoire  est  quelquefois  peinte  à  fresque,  église  de  l'Absie  (Deux-Sèvres"). 

MALE.    T.    II.  i3 


98 


L'ART    RELIGIEUX 


croix,  la  colonne,  la  lance,  l'échelle,  les  clous,  la  couronne  d'épines.  Nos  artistes 
n'ont  fait  que  réunir  deux  motifs,  dont  l'un  est  beaucoup  plus  ancien  que 
l'autre.  On  ne  connaissait  pas  encore  chez  nous  le  Christ  de  pitié,  et  déjà  on 
avait  eu  l'idée  de  grouper  en  trophée  les  souvenirs  de  la  Passion.  A  la  Biblio- 
thèque de  l'Arsenal,  dans  un  livre  d'Heures  des 
premières  années  du  xiv"  siècle  ' ,  une  curieuse  mi- 
niature représente  la  croix,  la  colonne,  la  lance, 
1  éponge,  les  fouets,  les  clous,  le  vase  de  vinai- 
gre enfermés  dans  le  champ  d'un  écu.  Ce  sont 
les  armes  de  Jésus-Christ.  Puisque  les  barons 
ont  des  blasons,  qui  rappellent  leurs  prouesses, 
il  est  juste  que  le  Christ  ait  le  sien.  Un  com- 
inentaire  explique  ces  armoiries  nouvelles.  Le 
fond  blanc  de  l'écu  signifie  le  corps  de  Jésus- 
Christ,  les  taches  rouges  qui  le  criblent  sont  les 
traces  laissées  par  la  flagellation,  les  cinq  roses 
qui  s'épanouissent  sur  le  bois  de  la  croix  sont 
les  cinq  plaies  du  Sauveur.  11  n'y  a  pas  d'exem- 
ple plus  ancien  de  ce  qu'on  appelait  au  moyen 
âge  «  arma  Christi'  ». 

Que    cette    composition   mystique    apparaisse 

au   xiv"  siècle,     rien    de    plus    naturel.    C'est    le 

moment  où  la  Passion  devient  l'étude  de   toute 

la    chrétienté.  On  commence  alors  à  méditer  sur 

instruments    de    souffrance    et   de  mort   qui 


Fig.  38.  —  Les  emblèmes  de  la  Passion. 

Bas-relief  de  l'église  de  la  Trinité. 
Vendôme   (xvi° siècle). 


ces 


ont  sauvé  le  genre  humain. 


C  est  au  xiv°  siècle  que,  dans  les  recueils  liturgiques  du  moyen  âge,  com- 
mencent à  apparaître  les  hymnes  à  la  lance  ou  à  la  couronne  d'épines  qui  iront 
se  multipliant  jusqu'au  xvf  siècle':  «  Salut,  fer  triomphal,  dit  un  hymne  à  la 
lance,  en  entrant  dans  la  poitrine  du  Sauveur  tu  nous  ouvres  les  portes  du 
ciel*...   »  «  Sa  couronne,  dit  un  autre,  est  faite  d'une  branche  de  ronce,  pour- 


'  Arsenal,  ms.  n°  288  f"  i5. 

2  L'expression  se  rencontre  dans  l'inscription  du  retable  d'Aix-la-Chapelle  que  nous  avons  déjà  signalé. 

^  Voir  les  tomes  IV  et  V  du  recueil  de  Druves.  Voir  aussi  le  recueil  de  Daniel,  t.  I  et  IL 

^  Daniel,  t.  II,  p.   2i5. 


LE    PATHETIQUE 


90 


tant  elle  resplendit...  Des  pierres  précieuses  y  brillent  comme  des  étincelles,  ce 


sont  des  gouttes  de  sang  ' .  » 


Ce  fut  sans  doute  alors  que  s'introduisit  l'usage  de    porter  triomphalement 
les   emblèmes  de  la  Passion.    J'ai  vu  dans    l'église   de  Billom,    en  Auvergne, 


Fig.  Sg.  —  Ange  portant  les  instruments  de  la  Passion. 
Tapisserie  do  la  catliédiale  d'Angers. 

comme  un  dernier  souvenir  d'un  autre  âge,  des  bâtons  de  confrérie  surmontés 
de  la  bourse,  du  marteau,  de  l'éponge  et  de  tous  les  instruments  du  Calvaire". 
Les  artistes  du  xv°  et  du  xvi"  siècle  représentent  assez  souvent  les  emblèmes 
de  la  Passion  pour  eux-mêmes  et  sans  y  adjoindre  la  Messe  de  saint  Grégoire^ 
(fig.  38).  Mais  alors  ils  remettent  volontiers  ces  précieux  objets  aux  mains  des 


»  Daniel,  t.  II,  p.  3/18. 

'■^  Ils  semblent  assez  récents.  A  Saint-Patrice  de  Rouen,  il  existait  une  confrérie  de  la  Passion  érigée  en  iS-jli. 
Les  associés  portaient  processionnellement  les  instruments  de  la  Passion.  Voir  Société  des  biblioph.  normands, 
t.  III,  p.  xxxvni. 

'  Vitrail  de  Saint- Vincent  à  Rouen.  On  gagnait  l'indulgence  en  priant  devant  ces  emblèmes  :  <i  Qui  regarde  ces 
armes,  dit  un  manuscrit  de  la  Bibl.  Nation,  (lat.  loSaS  f°  19  v°),  en  l'honneur  de  la  Passion,  il  gagnera  de  vray  par- 
don six  mille  ans.  » 


L'ART   RELIGIEUX 


anges.  Dès  le  xiif  siècle,  on  voyait,  dans  la  scène  du  jugement  dernier,  quatre 
et  quelquefois  cinq  anges  portant  la  croix,  la  colonne,  la  lance,  les  clous,  la  cou- 
ronne d'épines.  Mais,  à  la  fin  du  moyen  âge,  les  anges  deviennent  plus  nom- 
breux.   Il  y  en  a   sept   dans   les   belles  tapisseries   de   la    cathédrale  d'Angers 

(fig.  39),  Il  y  en  a  souvent  bien  davan- 
tage puisqu'on  leur  confie  jusqu  à  la 
bourse  de  Judas  (fig.  lio),  et  jusqu'à 
la  lanterne  du  Jardin  des  Oliviers.  Ces 
figures  d'anges  sont  souvent  associées  à 
la  Passion  et  s  inscrivent  dans  les 
mailles  du  réseaullamboyantqui  termine 
le  vitrail'.  Mais  souvent  aussi  elles  ne 
sont  liées  à  rien.  Dans  un  vitrail  de  la 
cathédrale  d'Evreux^  Dieu  le  père,  le 
globe  du  monde  dans  sa  main,  apparaît 
au-dessus  du  chœur  des  anges  porteurs 
d'emblèmes.  On  dirait  que  la  scène  se 
passe  au  delà  du  temps  et  cju'elle  se 
joue  dans  la  pensée  de  Dieu.  Dès  avant 
la  création,  cette  bourse  de  Judas,  cette 
aiguière  de  Pilate  aA^aient  leur  place 
marquée  dans  l'économie  du  monde. 
A  la  dévotion  qu'on  avait  pour  les 
instruments  de  la  Passion  s'associait 
naturellement  le  culte  des  plaies  de 
Jésus-Christ.  Cette  forme  nouvelle  de  la 
piété  remonte  peut-être  jusqu'à  saint  Bernard,  s'il  est  vrai  qu'il  soit  l'auteur 
de  l'hymne  qu'on  lui  attribue.  C'est  une  suite  d'apostrophes  pathétiques  qui 
s'adressent  à  toutes  les  parties  du  corps  de  Jésus-Christ  qui  souffrirent  pour 
les  hommes  ^  Saint  Bernard,  disait-on,  après  avoir  composé  ces  strophes,  les 
avait  récitées  devant  un  crucifix  qui  s'était  incliné  vers  lui  et  l'avait  embrassé. 
Il    est    probable    que   l'hymne,    s'il    remonte    réellement  au    xu°  siècle,   a    été 

1  Vitrail  de  la  Passion  à  Plejben  (Finistère)  et  à  Moulins  (Allier). 

^  Bas-côté  de  gauche,  vitrail  du  xvi''  siècle.  Il  y  a  au  dessous  des  figures  de  saints. 

'  Dans  Daniel,  t.  IV,  p.  224- 


Fig.  4o.  —  Ange  portant  la  bourse  de  Judas. 
Bois  sculpté.  (Musée  du  Louvre.) 


LE    PATHÉTIQUE  loi 

remamé  et  amplifié  au  xiv"'.  C'est  au  xiv"  siècle,  en  effet,  que  commence  à  se 
répandre  la  dévotion  aux  cinq  plaies.  Sainte  Gertrude  méditait  sur  ces  cinq 
plaies  et  les  Aoyait  briller  comme  le  soleil.  Elle  pensait  qu'elles  avaient  dû  s'im- 
primer dans  son  cœur'.  C'est  alors  aussi  que  les  oraisons  aux  cinq  plaies 
commencent  à  apparaître  dans  les  livres 
d'Heures  \ 

Au  xv"  siècles,  des  confréries  se  créent 
sous  le  vocable  des  cinq  plaies'.  De  riches 
bourgeois  fondent  des  messes  en  l'honneur 
des  cinq  plaies'.  Une  prière  que  l'on  réci- 
tait en  l'honneur  des  cinq  plaies  passait 
pour  empêcher  de  mourir  «  de  vilaine 
mort**  ». 

L'art  essaya  de  s'associer  comme  il  put 
à  ces  sentiments.  Au  xv°  siècle,  on  inventa 
un  blason  des  plaies,  comme  on  avait  ima- 
giné, au  xiv°,  un  blason  des  instruments 
de  la  Passion.  On  voyait,  à  Limoges,  sur 
le  saint  sépulcre  de  l'église  Saint-Etienne, 
un  écusson  «  avec  les  cinq  plaies  au  na- 
turel sur  fond  d'or    ». 

Fig.  4i-  — Les  cinq  Plaies. 

Les   Allemands  et  les  Flammands  cru-     ^  .  ,         . 

Gravuve  anonyme  du  xv'  siècle.  (Cabinet  des  Estampes) 

rent    faire   mieux   en    mettant   sur   un    écu 

chacun  des  membres  coupés\  D'autres   fois,  ils  enferment  l'Enfant  Jésus  dans 


'  Il  y  a  d'ailleurs  d'autres  morceaux  du  même  genre  dans  Daniel,  t.  I,  p.  336,  et  t.  II,  p.  355. 

2  Vila,  lib.  II.  cap.  lY  et  V. 

^  Arsenal,  manuscrit  n°  65o  f°  cent-onze,  fin  du  xiv*  siècle.  Au  xv^  siècle,  les  exemples  sont  nombreux.  Il  y  a 
même  des  messes  des  cinq  plaies  (B.  N.  franc.  442  1°  i84,  fin  du  xv<^  siècle)  :  elles  sont  fréquentes  dans  les  Missels 
imprimés. 

^  Je  trouve  une  confrérie  des  cinq  plaies  à  Fclletin  (Creuse)  qui  faisait  dire  une  messe  tous  les  vendredis.  Il  y 
en  avait  beaucoup  d'autres. 

''  On  lit  sur  un  pilier  de  l'église  Saint-Germain,  à  Argentan,  que  ce  pilier  a  été  donné  par  Jean  Pitard  qui  a 
fondé  une  messe  des  cinq  plaies  (i488).  Sur  la  dévotion  aux  cinq  plaies,  \.  Barbier  de  Montault.  Œuvres,  t.    VU. 

''  Arsenal,  ms.  n"  65o  f"  cent-onze  et  B.  JN.  lat.  18026.  f"  196  v°  (comm.  du  xv<=  siècle).  «  Ne  trépassera  le  jour 
que  de  bon  cœvir  les  dira  (les  oraisons  aux  cinq  plaies)».  C'est  ce  qui  explique  pourquoi  le  culte  des  cinq  plaies  s'est 
développé  au  temps  des  grandes  pestes. 

'  \.  abbé  Lecler,  Etude  sur  les  mises  au  tombeau.  Limoges,  1888,  p.  10. 

*  Gravure  d'Israël  van  Mecheln,  Cabin.  des  Estampes,  Ea.  48. 


103  L'ART    RELIGIEUX 

un  cœur  blessé  et  disposent  tout  autour  deux  pieds  et  deux  mains  transverberés 
(fig.  /|i).  Ces  vieilles  gravures  sur  bois,  images  populaires  dont  le  paysan 
décorait  le  manteau  de  sa  cheminée,  nous  font  pénétrer  fort  avant  dans  le  génie 

secret  du  xv"  siècle.  C'est  un  monde  étrange. 
On  y  respire  une  atmosphère  de  piété  ardente 
et  presque  sauvage.  Une  de  ces  images  nous 
montre  un  religieux  au  pied  de  la  croix. 
Quatre  longs  fils  unissent  sa  bouche  à  quatre 
plaies  de  Jésus-Christ.  En  face,  un  laïque 
est  rattaché  de  la  même  manière  à  six 
péchés  capitaux'.  Cette  petite  image  enseigne, 
comme  les  mystiques,  que  toute  sagesse, 
toute  vertu  découle  des  plaies  de  Jésus- 
Christ,  et  qu'il  faut,  comme  dit  Tauler, 
((  coller  sa  bouche  sur  les  blessures  du  cru- 
cifié )). 

Des     cinq    plaies,     celle     du    côté     était 
regardée    comme   la  plus   sainte.    On  croyait 
en     savoir     la     dimension    exacte    qui    était 
donnée  par  celle   du  fer  de  la  sainte  lance. 
I  ^i,^^^''^'^^^^4J^  \:^A*'^^ï\     Dans  une  Image  du  monde,  manuscrit  de  la 

première  partie  du  xiv"  siècle,  qui  a  appar- 
tenu plus  tard  au  duc  de  Berry,  on  voit 
déjà  la  plaie  du  côté  représentée  avec  sa  gran- 
deur réelle"  ;  au  xv"  siècle,  on  rencontre  fréquemment  dans  les  livres  d'Heures 
imprimés  une  image  de  cette  plaie.  Deux  anges  semblent  la  porter  dans  une 
coupe  d'or  (fig.  I12). 


Fig.  ^3.  —  La  plaie  du  côté  de  Jésus-Christ. 
Heures  de  Caillaut  et  Martineau  (fin  du  xy'  siècle) . 


Mais  il  y  a  quelque  chose  de  plus  émouvant  que  les  plaies  du  Christ,  c'est 
le  sang  qui  coule  de  ces  plaies.  Combien  de   chrétiens,    avant    Pascal,    avaient 


1  Dans  Schmidt,  Die  friihesten  und  seltensten  Denkmùler  des  Holz-und  Metallschnitts,  Munich  et  Nuremberg. 

2  B.  N.  franc.  67^  f  i36  v°. 


LE    PATHÉTIQUE  io3 

médité  sur  ce  sang  d'un  Dieu  dont  chaque  goutte  avait  sauvé  des  milliers 
d'àmes.  La  Vitis  mystica,  qu'on  attribuait  à  saint  Bernard,  compare  la  Passion  à 
une  rose  sanglante  \  Saint  Bonaventure,  dans  le  Lf^/ium  vitœ,  s'écrie  que  Jésus, 
arrosé  de  son  propre  sang,  lui  apparaît  vêtu  de  la  pourpre  pontificale.  Mais 
c'est  au  xiv°  et  au  xv"  siècle  que  le  sang  divin  ruisselle.  Sainte  Brigitte,  sainte 
Gertrude,  Tauler,  Olivier  Maillart  voient  ce  sang  couler  comme  un  fleuve.  Ils 
voudraient  s'y  baigner.  Les  visions  de  la  bienheureuse  Angèle  de  Fohgno"  lui 
montrent  sans  cesse  le  sang  de  son  Dieu.  Lorsque,  dans  l'église  de  Saint-Fran- 
çois, au  moment  de  l'élévation,  pendant  que  les  orgues  jouent  doucement,  son 
àme  est  ravie  «  dans  la  lumière  incréée  »,  elle  voit  presque  toujours  Jésus 
couvert  de  sang.  Quelques  instants  avant  de  mourir,  elle  dit  qu'elle  venait  de 
recevoir  le  sang  de  Jésus-Christ  sur  son  àme,  et  qu'elle  l'avait  senti  aussi  chaud 
que  s'il  descendait  de  la  croix'. 

Ce  sang  divin,  dès  le  xiv'  siècle,  les  artistes  nous  le  font  voir.  Non  seule- 
ment ils  représentent  le  sang  coulant  des  plaies  de  Jésus,  mais  il  leur  arrive  sou- 
vent de  nous  montrer  son  corps  tout  marbré  de  taches  rouges  (fig.  43)  *.  Chose 
curieuse,  les  vieilles  gravures  populaires  du  xv"  siècle,  qui  représentent  le  Christ 
en  croix  ou  le  Christ  de  pitié,  sont  souvent  relevées  de  rouge  pour  que  le  sang 
et  les  plaies  frappent  d'abord  le  regard  ". 

L'idée  de  souffrance ,  unie  à  l'idée  de' rédemption,  a  donné  naissance  à 
toute  une  suite  d'œuvres  d'art  où  est  exaltée  la  vertu  du  sang. 

Je  veux  parler  du  thème  mystique  connu  sous  le  nom  de  Fontaine  de  vie.  Du 
centre  d'une  grande  vasque  s'élève  la  croix.  De  longs  jets  de  sang  jaillissent 
des  plaies  du  Sauveur  et  emplissent  la  cuve  autour  de  laquelle  se  pressent 
les   pécheurs.    Plusieurs  ont    déjà    dépouillé  leurs    vêtements  et    s'apprêtent   à 

*  Vitis  mystica,  Palrol.,  t,  GLXXXIV.  col.  711  et  suiv.  La  Vitis  mystica  nesi  pas  de  saint  Bernard,  une  partie 
de  l'œuvre  pourrait  être  de  saint  Bonaventure  ;  voir  S.  Bonaveiiturae  opéra  omnia,  Quaracchi,  t.  X,  p.  16. 

-  Religieuse  cloîtrée  du  Tiers-Ordre  de  saint  François  (i377-i435j. 
^  Théologie  de  la  croix,  11'  partie,  cap.  11,  5,   7,  et  cap.  v,  i. 

*  Arsenal,  ms.  n°  563  f°  97  (fin  du  xiv'  siècle)  ;  B.  N.,  lat.  92a,  f"  181  (commenc.  du  xv'=  siècle)  ;  franc.  162, 
f°  442  etl'o  4tJ8  (commenc.  du  xv«  siècle);  Iranc.  4oo  f  i3  et  i4  (fin  du  xiv<i  siècle);  latin  io55i,  f"  i42  v" 
(xvi'    siècle). 

=  Voir  les  Recueils  Ea  5  et  Ea  iG,  au  Cabinet  des  Estampes.  Voir  aussi  le  tome  P'  de  Schreiber,  Manuel  de 
l'amateur  d  Estampes.  —  L'exemple  le  plus  curieux  qu'on  puisse  citer  en  ce  genre  nous  est  offert  par  un  beau 
livre  d'Heures  manuscrit  de  la  Bibliothèque  de  Rouen  (Gollect.  Martinville,  i83,  vers  i5oo).  On  voit  Jésus  enfant 
sur  les  genoux  de  sa  mère;  il  est  nu,  et  son  corps  apparaît  tout  couvert  de  plaies,  comme  s'il  avait  déjà  affronté  la 
mort.  Le  miniaturiste  voulait  dire,  comme  l'explique  une  inscription,  que,  grâce  à  nos  pécliés,  la  Passion  de  Jésus- 
Glirist  a  commencé  dès  sa  naissance. 


lo/l  L'ART   RELIGIEUX 

entrer  dans  ce  bain  salutaire.  C'est  là,  sans  doute,  un  symbole  eucharistique, 
mais  qui  ne  pouvait  naître  que  dans  l'âge  violemment  réaliste  où  nous  sommes 
entrés.  Il  fallait,  pour  l'imaginer,  avoir  la  pensée  sans  cesse  occupée  de  ce  sang- 
divin.  D'ailleurs,  ces  Fontaines  de  vie  me  paraissent  être,  à  l'origine,  en  relation 
étroite    avec  le  culte   qu'on   rendait   au   Précieux    Sang    dans    diverses   églises. 

Dès  le  temps  des  croisades  arrivèrent  en  Occident,  dans  des  reliquaires  de 
cristal,  quelques  gouttes  du  sang  divin.  Il  semblait  qu'on  eût  enfin  trouvé  ce 
Saint  Graal  que  les  chevaliers  de  la  Table  Ronde  avaient  cherché  par  toute  la 
terre.  A  Bruges,  dans  la  petite  chapelle  de  Thierry  d'Alsace,  le  rêve  des  poètes 
devenait  une  réalité.  Tout  chrétien  pouvait  y  voir  le  sang  qui  avait  sauvé  le 
monde.  Une  immense  poésie  rayonnait  du  sanctuaire  de  Bruges.  Aucun  doute 
alors  ne  pouvait  effleurer  le  croyant  et  ternir  la  beauté  de  la  légende.  Bientôt  il 
y  eut  des  gouttes  du  Précieux  Sang  en  France,  en  Italie,  en  Allemagne,  en 
Angleterre.  Le  Saint  Sang  que  l'on  montrait  à  l'abbaye  de  Fécamp  avait  été 
trouvé  caché  dans  le  tronc  d'un  antique  figuier  que  la  mer  avait  jeté  à  la 
côte.  Le  figuier  venait  de  la  Terre-Sainte,  et  c'était  le  neveu  de  Joseph  d'Ari- 
mathie,  Isaac,  qui  avait  enfermé  la  relique  dans  l'écorce  de  l'arbre  '.  Ainsi 
les  poèmes  du  Saint  Graal  devenaient  féconds  et  faisaient  naître  de  réelles 
merveilles.  . 

La  dévotion  au  Précieux  Sang,  qui  fut  toujours  très  vive,  s'accrut  encore 
à  la  fin  du  moyen  âge.  A  Bruges,  ce  fut  seulement  au  xiv°  siècle  que  la 
confrérie  du  Saint  Sang  prit  naissance  et  que  commença  la  fameuse  procession 
du  mois  de  mai".  Ce  fut  au  xv°  siècle  que  s'éleva,  au-dessus  de  la  vieille  crypte 
romane  de  Thierry,  la  haute  chapelle  gothique,  plus  digne  de  l'insigne  relique. 

Au  xv°  siècle,  le  culte  du  Saint  Sang  s'organise,  et  on  voit  apparaître 
des  proses  écrites  en  son  honneur.  Ce  fut  alors  aussi  que  les  peintres 
imaginèrent  le  thème  de  la  Fontaine  de  vie,  qui  est,  à  sa  manière,  une  sorte 
d'hymne  au  Précieux  Sang. 

On  peut  presque  affirmer,  je  crois,  que  ce  motif  nouveau  est  né  dans  une  des 
villes  qui  rendaient  un  culte  à  la  sainte  relique.  On  sait  que  la  Fontaine  de  vie  du 
Musée  de  Lille,  œuvre  de  Jean  Bellegambe,  fut  peinte  pour  l'abbaye  d'Anchin.  Or 
l'abbaye  d'Anchin  possédait  depuis   i2  39  quelques  gouttes  du  Précieux   Sang\ 

'  Leroux  de  Linoy,  Essai  historique  et  liller.  sur  l'abbaye  de  Fécamp,  Rouen,  18^0. 

-  Carton,  Essai  sur  l'histoire  du  Saint  Sang,  Bruges,  i85o. 

•*  Dehaisnes,  La  vie  et  l'œuvre  de  Jean  Bellegambe,  l8go,  p.   lOy. 


LE    PATHÉTIQUE  io5 

11  y  a,  en  Portugal,  à  l'église  de  la  Miséricorde  d'Oporto,  une  Fontaine 
de  vie  qui  est  certainement  l'œuvre  d'un  peintre  flamand.  Il  a  paru  même 
à  de  bons  juges  que  Gérard  David  en  était  l'auteur'.  S'il  en  est  ainsi,  le 
tableau  a  été  peint  à  Bruges,  dans  la 
ville  du  Saint  Sang.  La  voisine  de 
Bruges,  Gand,  conserve,  dans  son  Mu- 
sée, un  tableau  de  la  Fontaine  de  vie. 
Troyes  est  une  des  villes  de  France  qui 
possédaient  une  relique  du  Précieux 
Sang'.  Or,  on  voit  précisément,  dans 
les  voussures  du  portail  de  Saint-Nicolas, 
les  restes  d'une  Fontaine  de  vie,  œuvre 
certaine  du  sculpteur  GentiP. 

Mais     on     peut    aller     encore     plus 
avant.    D'autres     arguments    nous    font 


atteindre  presque  à  la  certitude.  Il  y 
a,  dans  l'office  du  Précieux  Sang,  tel 
qu'on  le  trouve  dans  le  Bréviaire  ro- 
main, une  hymne  qui  a  pour  nous  le  plus 
vif  intérêt,  car  une  des  strophes  nous 
donne  le  thème  même  de  la  Fontaine 
de  vie  :  «  Jésus,  dit  le  poète  anonyme, 
laisse  couler  son  sang  jusqu'à  la  der- 
nière goutte.  Qu'ils  viennent  donc  tous 
ceux  que  souille  le  péché.  Celui  qui 
se  lavera  dans  ce  bain  en  sortira  purifié  \  »  La  date  de  cette  hymne  est  malheu- 

^  E.  Paccully,  Gazelle  des  Beaux-Avis,  1897,  p.  196  et  suiv..  M.  Paul  Lafond  qui  a  songé  tout  récemment  {Rev. 
de  l'art  ancien  et  moderne,  avril  1908)  à  attribuer  le  tableau  d'Oiiorlo  à  un  maître  portugais  ne  semble  pas  avoir 
connu  l'article  si  probant  de  M.  E.  Paccully. 

2  Voir  Ed.  Wechsler,  die  Sage  von  Graal,  Halle,  1899.  On  y  trouve  la  liste  (incomplète)  des  églises  d'Europe 
qui  possédaient  des  gouttes  du  Saint  Sang.  Une  autre  liste,  également  incomplète,  se  trouve  dans  Barbier  de  Mon- 
tault,  OEavres,   t.  VII. 

'  Kœclilin  et  Marquât  de  Vasselot,  La  sculpture  à  Troyes  et  dans  la  Champagne  méridionale,  p.  364. 

*  Jésus 

Sibi  nil  réservât  sanguinis. 
Vanité  quotquot    criminum 
Funesta  labes  inficit, 
In  hoc  salutis  balneo 
Qui  se  lavât  mundabitur. 


^1  j%toftqHw..-ruaue^.ra)Jia  nwi*aw;^'5'^ 


Fig.  43.  —  Les  plaies  du  Christ. 
Gravure  anonyme  du  xy'  siècle.   (Cabinet  des  Estampes.) 


lU 


io6  L'ART    RELIGIEUX 

reusement  inconnue  '.  Mais  si,  par  hasard,  elle  était  relativement  moderne,  nous 
pouvons  en  citer  une  autre  tout  à  fait  analogue  et  qui  remonte  au  xv°  siècle, 
sinon  au  xiv"  :  «  Les  fontaines  du  Sauveur  répandent  des  ruisseaux  de  sang. 
Que  le  pécheur  accoure  pour  puiser  la  sainte  liqueur...  Qu'il  vienne  à  la  fon- 
taine du  Sauveur...  c'est  un  bain  de  vie  ".  »  Dans  l'office  du  Précieux  Sang,  tel 
qu'on  le  récitait  à  labbaye  de  Fécamp,  le  sang  de  Jésus  est  appelé  «  le  bain 
des  âmes,  la  piscine  des  malades,  la  fontaine  de  pureté''  ». 

Ainsi,  de  quelque  côté  que  l'on  regarde,  on  rencontre  le  motif  de  la  Fontaine 
de  vie  associé  au  culte  et  à  la  liturgie  du  Saint  Sang. 

Le  thème  artistique,  une  fois  imaginé,  ne  tarda  pas  à  se  répandre.  On  le 
rencontre  à  Beauvais'',  à  Vendôme"',  à  Chinon",  kAvignon^  à  Dissais  (Vienne)^; 
on  le  voyait  autrefois  au  château  de  Boumois^  près  de  Saumur,  et  à  l'église 
Saint-Jacques  de  Reims'". 

Ces  curieuses  compositions  ne  se  ressemblent  pas  toutes,  mais  elles  peuvent 
se  ramener  à  quelques  types. 

Le  tableau    d  Oporto  (lig.  kk)  nous  présente  le  sujet  sous  sa  forme  la  plus 

1  Voir  abbé  Bergier,  Etude  sur  les  hymnes  du  bréviaire  romain,  Besançon,  iSSii- 

2  Messe  des  cinq  plaies  dans  le  Missel  des  Ermites  de  saint  Augustin,  i'^,.  août,  séquence  du  xiv'^  siècle  ou  du 
xy'  siècle,  Daniel,  Thesaur.  hymnol.  t.  II,  p.  aSo.  Voir  aussi  dans  le  recueil  de  Brèves,  t.  IV,  p.  21,  une  hj'mne 
du  xv'  sur  le  même  sujet. 

3  Sanguis,  animarum  lavacrum,  lava  nos. 

Sanguis,  piscina  languentium,  salva  nos, 
Sanguis,  fons  puritatis,  irriga  nos. 

Et  plus  loin  :  ((  Ut  laventur  stolae  nostrae  in  sanguine  tuo,  te  rogaoïus.  »  Cette  messe  se  rencontre  pour  la 
première  fois  dans  le  Thrésor  ou  abrégé  de  l'histoire  de  la  noble  et  royale  abbaye  de  Fécamp  par  Dom  Le  Huile,  i684, 
publié  par  Alexandre  en  1898.  La  date  de  l'office  du  Précieux  Sang  de  Fécamp  n'est  pas  connue,  mais  il  peut 
fort    bien  remonter  au  xv-  siècle. 

'>■  Vitrail  de  l'église  Saint-Etienne,  xvi'  siècle,  très  mutilé. 

"  Vitrail  de  l'église  de  la  Trinité,  transept  du  nord,  commencement  du  xxi"  siècle. 

^  Fresque  de  Saint-Mexme.  Cette  fresque  est  de  l'école  de  Tours  et  je  la  considère  comme  l'œuvre  d'un  artiste 
ayant  travaillé  dans  l'atelier  de  Jean  Bourdichon. 

'  Tableau  du  Musée.  Il  n'est  peut-être  pas  mauvais  de  rappeler,  à  ce  propos,  que  l'on  conservait  à  Saint-Maximin 
quelques  gouttes  du  sang  du  Christ.  On  disait  qu'il  avait  été  apporté  par  Marie-Madeleine  (voir  Franciscus  Collius, 
De  sanguine  Christi,  Mediolani,  1617,  p.  867).  La  Provence  avait  donc  aussi  sa  relique  du  Saint  Sang  :  il  n'y  a 
donc  pas  lieu  de  s'étonner  si  l'on  y  rencontre  une  Fontaine  de  vie. 

^  Fresque  de  la  chapelle  du  château. 

^  Le  vitrail  du  château  de  Boumois  a  été  vendu  il  y  a  quelques  années  et  remplacé  par  du  verre  blanc.  J'ai  fait 
pour  le  voir  un  voyage  inutile.  Dépareilles  mésaventures  deviennent  de  plus  en  plus  fréquentes.  J'en  parle  ici  d'après 
le  Répert.  Archéolog.  du  Département  de  Maine-et-Loire,  1869,  p.  96  et  suiv.  qui  donne  le  dessin  que  nous  repro- 
duisons (fig.  Ii6). 

'"  En  i855,  une  restauration  a  complètement  dénaturé  le  vitrail  de  Saint-Jacques  de  Reims.  C'était  bien  une 
Fontaine  de  Vie,  comme  le  prouvait  l'inscription  relevée  en  1825  par  Pavillon-Piérard  :  «  Jam  lavasti  fonte  vivo...» 
(communique  par  M.  Jadart), 


Fig.  /14-  —  La  Fontaine  de  vie. 

Tableau  de  l'église  de  la  Miséricorde.  Oporto  (Portugal). 

(d'après  un  cliché  de  la  Gazette  des  Beaux-Art^-,  1897.) 


io8 


L'ART    RELIGIEUX 


simple.  Jésus  est  crucifié  entre  la  Vierge  et  saint  Jean,  mais  le  pied  de  la 
croix,  au  lieu  de  s'enfoncer  dans  le  roc  du  Calvaire,  plonge  dans  une  grande 
vasque.  Le  sang  coule  et  déjà  remplit  le  bassin.  Tout  autour,  des  hommes,  des 
femmes,  des  enfants,  tous  les  âges  et  toutes  les  conditions,  contemplent  silen- 
cieusement le  mystère.  Sur  le  rebord  de 
la  vasque,  on  lit  :  «  Fons  vitae,  Fons 
misericordiae  » .  Ce  tableau  grave  et  d'un 
sentiment  tout  intérieur  ressemble  trait 
pour  trait  aux  hymnes  que  nous  venons 
de  citer. 

Mais  voici  une  œuvre  plus  savante. 
Le  vitrail  de  Vendôme  nous  montre 
encore  la  croix  de  Jésus  plantée  dans  une 
vasque  de  sang  (fig.  /i5).  Sur  les  rebords 
de  la  vasque,  les  quatre  évangélistes 
sont  assis,  tandis  que  tout  près  d'eux 
saint  Pierre  et  saint  Paul  se  tiennent  de- 
bout. De  la  vasque,  le  sang  coule  dans 
une  grande  piscine  où  Adam  et  Eve 
sont  plongés  jusqu'à  mi-corps.  Enfin, 
tout  en  bas,  le  pape  et  l'Egfise,  l'empe- 
reur et  la  société  laïque  sont  agenouillés 
et  prient.  La  composition  a  une  am- 
pleur doctrinale  qui  fait  penser  aux 
grandes  œuvres  du  xm"  siècle.  Le  sens 
en  est  fort  clair.  Le  sang  de  Jésus  a 
lavé  Adam  et  Eve,  c'est-à-dire  le  péché  originel.  Les  quatre  évangéhstes,  les 
épîtres  de  saint  Pierre  et  de  saint  Paul  racontent  le  sacrifice  et  témoignent  de  sa 
vertu.  L'humanité  doit  s'agenouiller  et  remercier  Dieu  de  ce  miracle  d'amour  . 
Le  vitrail  de  Vendôme  n'est  plus  l'œuvre  d'un  contemplatif,  c'est  l'œuvre  d'un 
théologien  qui  énonce  le  dogme  essentiel  du  christianisme. 

Nos  Fontaines  de  Vie  sont  d'ordinaire  conçues   un  peu   autrement.  Une  for- 
mule ne  tarda   pas   à   s'établir  à  laquelle  nos  peintres  demeurèrent  fidèles  d'un 

'  LevilraildcBoumoisélailtrès  analogue  au  vitrail  de  Vendôme.  Dansla  première  vasque  on  vojait  aussi  Adam  et 
Eve  (fig.  4');.  Mais  les  prêtres  et  les  laïques,  au  lieu  de  prier,  se  déshabillaient  et  entraientdans  la  vasque  inférieure. 


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Fig.  45.  —  La  Fontaine  de  vie. 
Vitrail  de  l'église  de  la  Trinité.    Vendôme. 


LE    PATHETIQUE 


109 


bout  de  la  France  à  l'autre.  Près  de  la  croix  et  de  la  double  vasque,  deux 
femmes  sont  debout,  sainte  Marie-Madeleine  et  sainte  Marie  l'Egyptienne'.  Elles 
regardent  avec  amour  ou  montrent  du  doigt  le  sang  qui  les  a  purifiées.  Telle 
est  la  fresque  de  Chinon  dans  sa  simplicité  (fig.  47),  tel  est  aussi  le  tableau 
d'Avignon.  Même  quand  la  com- 
position est  plus  riche,  comme  à 
Dissais  ou  à  Lille,  Marie-Made- 
leine et  Marie  l'Egyptienne  se  voient 
toujours  non  loin  de  la  croix. 
Le  vitrail  de  Samt-Jacques  de 
Reims,  dont  le  caractère  a  été  dé- 
naturé, nous  les  montre  aussi 
toutes  les  deux. 

Rien  n'est  plus  facile  à  com- 
prendre. On  a  choisi  ces  deux 
illustres  pécheresses  pour  faire 
entendre  qu'il  n'est  pas  de  faute 
que  le  sang  du  Christ  ne  puisse 
laver".  Il  n'y  a  dans  ces  œuvres 
simples  et  directes  qu'un  seul  dé- 
tail symbolique.  A  Chinon,  à  Dis- 
sais ^  le  petit  bassin  verse  le  sang 
dans  le  grand  par  quatre  masca- 
roiis  où  l'on  reconnaît  les  animaux 
évangéliques.  C'est  une  façon 
ingénieuse  de  dire  que   le  miracle 

du  pardon  a  pour  garant  le  livre  des  Evangiles,  c'est-k-dire  la  parole  même  de 
Dieu 

*  L'une  porte  un  vase  à  parfum,  l'autre,  velue  de  ses  cheveux,  tient  quelquefois  les  trois  pains  (Dissais,  Lille, 
Reims). 

-  C'est  ce  que  disent  les  mauvais  vers  qu'on  lit  à  Chinon,  \  .  Mém.  de  la  Soc.  Arclwol.  de  Touraine,  t.  V.  — 
Dans  la  chapelle  hexagonale  duchàteau  de  Dissais,  toutes  les  fresques  me  paraissent  se  rapporter  à  l'idée  de  la  rédemption 
par  le  sang.  On  voit  près  de  la  vasque,  outre  Mario-Madeleine  et  Marie  l'Egyptienne,  saint  Pierre  et  saint  Paul, 
qui  sont  là  en  tant  que  pécheurs.  Jésus  a  pardonné  à  l'un  de  l'avoir  renié,  à  l'autre  de  l'avoir  persécuté.  Une 
autre  fresque  nous  montre  Eve  commettant  la  faute  ;  uneautrele  roiDavid,  qui  est,  dans  l'Ancien  Testament,  le  type  du 
pécheur  repentant.  Une  composition  analogue  se  rencontre  au  xvii"  siècle.  (Voir  abbé  Marsaux,  La  Fontaine  de  Vie, 
Etude  sur  une  miniature,  dans  les  Notes  d'art  et  d'archéol.,  Dec.  iSgi.) 

^  Il  en  était  de  même  à  Boumois. 


Fig.  !^6.  —  La  Fontaine  de  vie. 
Vitrail  du  château  de  Boumois  d'après  un  ancien  dessin. 


L'ART   RELIGIEUX 


Si  aisées  à  interpréter  que  soient  de  pareilles  œuvres,  l'unanimité  des 
artistes  ne  laisse  pas  de  surprendre.  D'oii  vient  qu'ils  aient  choisi  Marie-Made- 
leine et  Marie  l'Egyptienne  pour  symboliser  le  péché  ?  La  raison  doit  en  être 
fort  simple.  On  devait,  à  la  fin  du  xv"  siècle,  chanter  une  hymne  où  le  pardon 
des  deux  pécheresses  était  donné  comme  un  exemple  de  la  vertu  du  sang  divin. 

Il  me  paraît  évident  qu'un 
pareil  chant  liturgique  a 
existé.  Pourtant  je  l'ai  cher- 
ché sans  succès  dans  les  Cor- 
pus d'hymnes  publiés  en 
France  et  en  Allemagne  '. 
Mais  un  heureux  hasard 
pourra  le  mettre  un  jour 
sous  les  yeux  d'un  érudit. 
Le  tableau  de  Belle- 
gambe,  au  Musée  de  Lille, 
nous  offre  une  particularité 
que  nous  n'avons  pas  encore 
rencontrée  (fig.  ^S).  Quel- 
ques figures  de  femmes  per- 
sonnifiant les  Vertus  encou- 
ragent les  fidèles  à  s'appro- 
cher de  la  Fontaine  de  sang 
et  les  aident  même  à  entrer 
dans  la  cuve.  C'est  là  une  idée  assez  analogue  à  celle  qu'expriment  souvent  les 
écrivains  ascétiques  du  xv°  siècle.  Ils  disent  que  chacune  des  effusions  de  sang 
de  Jésus-Christ  effaça  un  des  sept  péchés  capitaux'.  Les  hommes  ne  peuvent 
donc  rencontrer  que  des  vertus  auprès  de  la  vasque  où  a  coulé  le  sang  divin. 
Cette  violente  poésie  de  la  Fontaine  mystique,  ce  Christ  dont  chaque  plaie 
est  une  source  vive,  ce  sang  qui  ruisselle  de  vasque  en  vasque,  cette  piscine 
tiède  de  sang,  —  tout  cela  ne  satisfait  pas  encore  la  sensibilité  chrétienne.  Les 
artistes  imaginent  quelque  chose  de  plus  étrange,  une  œuvre  où  l'on  respire  la 
pitié  fiévreuse  de  la  fin  du   moyen  âge.  Pour  mieux  exprimer  l'horreur   de   la 

'  Daniel,  Mone,  Dreves,  Roth,  Misset  et  Weale,  Wackernagel. 

-  Voir  notamment  le  Destructoriam  vitiorum,i^QQ,  et  le  Lavacrum  conscientiae,  ihç)"]- 


Fig.  47. 


La  Fontaine  de  vie. 


Fresque  de  l'église  Saint-Mesme  à  Chinon,  d'après  l'aquarelle  de  M.  Yperman. 
(Musée  du  Trocadéro.) 


LE    PATHÉTIQUE  m 

Passion  et  pour  bien  faire  entendre  que  Jésus  a  versé  son  sang  jusqu'à  la  dernière 
goutte,  ils  le  mettent  sous  la  vis  d'un  pressoir.  Le  sang  jaillit  comme  le  jus  du  rai- 
sin et  coule  dans  la  cuve.  C'est  le  thème  connu  sous  le  nom  de  Pressoir  Mystique^ . 

Ce  symbolisme,  d'ailleurs,  remonte  haut.  Il  est  né  du  rapprochement  de 
deux  passages  de  la  Bible.  Le  Livre  des  Nombres  parle  d'une  grappe  merveilleuse 
que  les  explorateurs  de  la  Terre  Promise  rapportèrent  suspendue  à  une  perche. 
Les  Pères  de  l'Eglise  sont  unanimes  à  reconnaître  dans  cette  grappe  une  figure 
de  Jésus-Christ  suspendu  à  la  croix  ^  D'autre  part,  le  prophète  Isaïe,  dans  des 
versets  mystérieux,  parle  «  de  celui  qui  revient  d'Edon  avec  des  vêtements 
rouges,  et  qui  est  allé  seul  au  pressoir  ».  «  Torcular  calcavi  solus,  et  de 
gentibus  non  est  vir  mecum\  »  —  Qu'est-ce  que  ce  pressoir?  C'est  la 
croix,  répondent  les  Pères  de  l'Eglise,  et  non  seulement  la  croix,  mais  encore 
tous  les  tourments  de  la  Passion.  Celui  qui  a  les  vêtements  rouges  de  sang,  c'est 
le  Christ  qui  a  répandu  son  sang  au  Calvaire  comme  sous  le  poids  du  pressoir*. 

Restait  k  rapprocher  les  deux  textes.  C'est  ce  que  fait  déjà  saint  Augustin: 
«  Jésus,  dit-il,  est  le  raisin  de  la  Terre  Promise,  le  botrus  qui  a  été  mis  sous  le 
pressoir \  »  Dès  lors  le  symbole  fut  consacré.  Au  moyen  âge  on  le  rencontre 
assez  fréquemment  dans  des  hymnes,  dans  des  prières ^  mais  l'idée  n'était  venue 

1  Sur  le  Pressoir  mystique,  consulter  :  abbé  Marsaux,  Représentations  allégoriques  de  la  Sainte  Eucharistie,  Bar-le- 
Duc,  1889;  Barbier  de  Montault,  Rév.  de  l'Art  chrét.  1881,  p  /to8  et  suiv.  ;  Lindet,  Revue  archéolog.  1900, 
p.  4o3-4i3  ;  l'abbé  Corblet,  Hist.  du  Sacrem.  de  l'Eucharistie,  t.  II,  p.  5i4;  F.  de  Lasteyrie,  Mém.  de  la  Soc.  des 
Antiq.  de  France,  1878,  p.  78. 

^  Gloss,  ordin.  Numer.  cap.  xviii.  v.  24- 
3  Isaïe,  LXIII,  I,  2,  3. 

*  Gloss.  ordin.  Isaïe  LXIII  :  «  Torcular  scilicet  crucem  et  omnia  tormenta  Passionis,  in  quibus,  quasi  prelo 
pressus  ut  etiam  sanguis  funderetur.  »  D'après  saint  Jérôme. 

5  ((  Primus  botrus  in  torculari  pressus  est  Ghristus  »,  S.  A-ugustin,  Comrnent.,-in  Psal.  LV.  Patrol.  t,  XXXVI, 
col.  649. 

^  Par  exemple,  Pelrus  Venerabilis.,  Rythmas  in  laudem  Salvat, 

Uva  dum  premitur 
Vinum  ejicitur, 
Et  preli  pondère 
Caro  dum  patitur 
Sanguis  effunditur 
Sub  crucis  onere. 

PetruS  Damianus,  Rythm.  61,  De  Maria  Virgine: 

Ex  te  botrus  egreditur 
Qui  crucis  prelo  pressus 
Vino  rigat  arentes... 

Voir  aussi  Dreves,  t.  IV,  p.  21 ,  hjmne  du  x-y"^  siècle,  et  la  suite  de  prières  qu'on  appelle  les  Quinze  oraisons  de 
sainte  Brigitte. 


L'ART    RELIGIEUX 


à   personne  de  le  réaliser'.   Il    y   fallait    une     imagination    plus  charnelle  que 
n'était  celle  des  nobles  artistes  du  xuf  siècle. 


Fig.  48-  —  La  Fontaine  de  vie. 
Tableau  de  Jean  Bellegambe,  partie  centrale.  (Musée  de  Lille.) 

Le  thème  du  Pressoir  mystique  se  montre  chez  nous  pour  la  première  fois  au 
xv"  siècle  ' .  11  apparaît  dans  un  manuscrit  de  la  Bibliothèque  Nationale  dont  la 

^  On  peut  signaler  une  miniature  allemande  du  xii'^  siècle  qui  représente  Jésus-Christ  en  croix.  Non  loin  de  la 
croix,  on  voit  le  prophète  Isaïe  foulant  le  raisin  dans  la  cuve  avec  l'inscriplion  :  »  Torcular  calcavi  solus.  »  (De  Baslard, 
Docum.  archéolog.  conservés  au  cabinet  des  Estampes,  article  Crucifix,  f">.  28.)  Mais  ce  rappel  de  la  prophétie  n'a 
que  des  rapports  éloignés  avec  le  Pressoir  mystique  du  xv'  siècle.  Barbier  de  Montault  signale  un  Pressoir  mystique 


LE    PATHÉTIQUE  ii3 

décoration  n'a  guère  pu  être  terminée  avant  le  règne  de  Louis  XII  ' .  Jésus 
est  agenouillé  sous  le  pressoir,  la  cuve  est  prête  à  recevoir  le  sang,  mais  le 
supplice  n'a  pas  encore  commencé. 

Une  image  aussi  discrète  n'avait  pas  alors  beaucoup  de  chance  de  plaire. 
Aussi  à  Recloses,  près  de  Fontainebleau,  l'artiste  a-t-il  pris  la  métaphore  au 
pied  de  la  lettre  :  nous  avons  devant  les  yeux  Jésus  couché  sous  le  pressoir 
qui  l'écrase  et  fait  jaillir  son  sang  dans  la  cuve  ^  Dans  l'église  de  Baralle  (Pas- 
de-Calais),  c'est  la  croix  qui  a  été  transformée  en  pressoir^;  une  vis  y  a  été 
adaptée  que  Dieu  le  Père  lui-même  fait  mouvoir  ;  le  sang  du  Christ  jaillit 
de  toutes  ses  plaies  et  se  mêle  au  jus  du  raisin  dans  la  cuve.  Cette  barbarie  à 
la  fois  naïve  et  subtile,  si  choquante  qu'elle  soit  pour  nous,  a  son  prix  pour 
l'historien.  N'est-il  pas  curieux  de  voir  l'art  chrétien  se  matérialiser,  s'incarner 
dans  la  chair  et  dans  le  sang  au  moment  même  où  les  réformés  vont  annoncer 
le  règne  du  pur  esprit  ?  L'Espagne,  elle-même,  si  sensuelle  et  si  mystique,  n'a 
rien  osé  de  plus  hardi. 

Je  croirais  volontiers  que  les  Pressoirs  mystiques  sont  nés,  comme  les  Fontaines 
de  vie,  de  la  dévotion  au  sang  du  Christ.  Encore  aujourd  hui  l'hymne  que  l'on 
chante  k  Laudes  le  jour  de  la  fête  du  Précieux  Sang  fait  allusion  à  la  fois  au 
pressoir  et  à  la  fontaine  \  Au-dessus  de  la  Fontaine  de  vie  de  Jean  Bellegambe, 


dans  vin  manuscrit  du  xiv''  siècle.  C'est,  dit-il,  une  Bible  delà  Biblioth.  Nation,  qui  porte  le  numéro  6  (Tîeu.  de  l'art 
clirét.  1881,  p.  4o8  et  suiv).  Il  s'agit  évidemment  de  la  Bible  historiale,  franc.  6,  qui  est  en  efiet  du  xiv'  siècle. 
J'ai  feuilleté  le  volume  avec  attention  et  je  n'y  ai  trouvé  aucune  représentation  du  pressoir.  Il  est  certain  que  le 
motif  remonte  au  moins  au  commencement  du  \\'  siècle.  Dans  l'inventaire  du  j^ape  Nicolas  V  (i447-i455),  il  est 
parlé  d'une  tapisserie  qui  représentait  Jésus  sous  le  pressoir. 

'  B.  N.  franc.  166  f"  128  v°.  La  première  partie  du  manuscrit  a  été  enluminée  vers  1890  ou  i4oo.  La  seconde 
partie,  œuvre  médiocre  que  je  crois  de  l'Ecole  de  Tours,  a  dû  être  historiée  peu  avant  i5oo.  C'est  dans  cette 
seconde  partie  que  se  trouve  la  miniature  du  pressoir. 

^  C'est  un  panneau  sculpté  du  xvi'  siècle.  La  partie  supérieure  du  pressoir  a  disparu,  mais  on  voit  encore  les 
trous  qui  recevaient  les  vis  de  pression.  La  signature  Segogne  n'est  pas  celle  du  sculpteur,  mais  d'un  des  derniers 
possesseurs  du  panneau.  V.  Thoison,  Société  lùstor.  et  arch.  du  Gâtinais,  1900,  p.  i  et  suiv. 

'■'  Tableau  du  xvi»  siècle.  On  peut  citer  d'autres  Pressoirs  mystiques.  Une  tapisserie  de  Notre-Dame  de  Vaux 
dans  le  Poitou  le  représentait.  Jésus,  couché  dans  le  tombeau  transformé  en  cuve  de  pressoir,  était  foulé  par  la  croix 
et  la  colonne.  (Voir  De  Longuemar,  Anciennes  fresq.  du  Poitou,  p.  i63.)  Il  y  avait  des  Pressoirs  mystiques  sur  des 
tombeaux.  On  voyait  dans  le  cloître  de  Corbie,  avant  sa  destruction,  un  Pressoir  mystique  au-dessus  du  tombeau  de 
Jean  Du  Mont.  (Voir  La  Picardie  histor.  et  monum.,  p.  445  et  suiv.). 

*  Ut  plena  sit  redemptio 

Sub  torculari  stringitur,  etc. 

On  ne  sait  pas  la  date  de  cette  hymne,  mais  il  y  en  a  dans  Dreves,  t.  IV,  p.  21,  qui  remontent  au  xv"  siècle. 

MALE.     T.     II.  i5 


ii4 


L'ART    RELIGIEUX 


au  Musée  de  Lille,  on  lit  la  prophétie  d'Isaïe  :  «  Torcular  calcavi  solus  »,  texte 

qui  figurait  sans  doute  dans 
l'office  du  Précieux  Sang  tel 
qu'on  le  récitait  k  Anchin,  texte 
qui  prouve,  en  tout  cas,  que 
l'idée  du  pressoir  et  l'idée  de  la 
fontaine  étaient  intimement  unies . 
Mais,  à  mesure  qu'on  avance 
dans  le  xvi"'  siècle,  on  voit  le 
thème  du  pressoir  prendre  un 
sens  nouveau  :  désormais  ce 
sera  moins  une  représentation 
symbolique  de  la  Passion  qu'une 
figure  de  l'Eucharistie.  Gela  est 
déjà  très  sensible  à  Couches 
(fig.  /iq).  Si  l'on  veut  bien  com- 
prendre le  sens  du  vitrail  du 
pressoir  de  Couches',  il  ne  faut 
pas  1  isoler  des  verrières  qui  l'en- 
tourent. Toutes  sont  consacrées 
à  lEucharistie.  L  une  repré- 
sente la  Cène,  1  autre  la  manne, 
lautre  Abraham  recevant  le  pain 
et  le  vin  de  Melchissédec,  la 
dernière  enfin  l'hostie  elle-même 
rayonnant  comme  le  soleil  entre 
Dieu  et  les  anges".  Il  est  évi- 
dent que  le  Pressoir  n'est  ici 
qu'une  figure  du  Sacrement  eucharistique.  Je  vois  là  le  désir  très  nettement 
exprimé  d'affirmer,  en  face  de  Luther  et  de  Calvin,  le  dogme  essentiel  du  catho- 
licisme. C'est  là  un  des  épisodes  de  la  lutte  que  l'art  rehgieux  commence  à 
engager  contre  le  protestantisme. 


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Fig.  49-  —  Le  Pressoir  mystique. 
Vilrail  de  Conches,  Eure  (xvi"  siècle). 


1  Bas-côté  sud.  Le  vilrail  est  de  i552. 

2  Toutes  les  verrières  no  porlcnl  pas  la  même  date;  elles  ontctc  faites  successivement  d'après  un  plan  arrêté  à 


LE    PATHETIQUE  ii5 

La  pensée  est  plus  claire  encore  au  vitrail  de  Saint-Etienne-du-Mont,  à 
Paris  (fig.  5i).  Bien  que  l'œuvre  appartienne  aux  premières  années  du  xvn"  siècle, 
j'en  parle  ici  jDarce  qu'elle  n'est,  suivant  moi,  que  la  copie  d'un  original  plus  an- 
cien. J'ai  trouvé,  en  effet,  dans  un  recueil  d'estampes  du  xvi"  siècle,  une  gravure 
qui  est  exactement  pareille  au  vitrail  de  Saint-Etienne-du-Mont  et  que  je  crois 
antérieure  (iîg.  5o)*.  La  verrière  a  pu  être  faite  d  après  l'estampe,  mais  graveur 
et  verrier  ont  pu  aussi  copier  une  œuvre  plus  ancienne.  Les  vitraux  représentant 
le  Pressoir  mystique  étaient  nombreux  à  Paris  :  d'après  Sauvai,  on  en  voyait  à 
Saint-Sauveur,  à  Saint-Jacques  la  Boucherie,  à  Saint-Gervais  et  dans  la  sacristie 
des  Célestins;  il  y  en  avait  un  autre  à  Saint-André  des  Arts".  Plusieurs  se  trou- 
vaient aux  environs  de  Paris,  à  Chartres  ^  à  Andresy  .  'Il  est  donc  probable 
que  les  artistes  avaient  pris  l'habitude  de  traiter  le  sujet  suivant  une  formule 
que  nous  donnent  k  la  fois  la  gravure  et  le  vitrail  de  Saint-Etienne-du-Mont. 

Le  sujet  a  été  conçu  comme  une  sorte  d'épopée  étrange  où  la  trivialité  se 
mêle  k  la  grandeur.  C'est  k  la  fois  le  poème  de  la  vigne  et  le  poème  du  sang. 

On  voit  d'abord  les  patriarches  et  les  hommes  de  l'Ancienne  Loi  qui  bêchent 
la  vigne  sous  l'œil  de  Dieu.  Après  de  longs  siècles  d'attente,  le  temps  de  la  ven- 
dange arrive  enfin.  Les  apôtres  cueillent  le  raisin  et  le  mettent  dans  la  cuve. 
Mais  ce  ne  sont  pas  des  grappes  que  l'on  voit  sous  le  pressoir,  c'est  Jésus  lui- 
même;  ce  n'est  pas  le  jus  de  la  vigne  qui  coule  dans  la  cuve,  c'est  le  sang  d'un 
Dieu.  Ce  sang  sera  désormais  le  breuvage  des  hommes.  Un  tonneau  que  traîne 
un  attelage  dantesque,  le  lion  de  saint  Marc,  le  bœuf  de  saint  Luc,  l'aigle  de 
saint  Jean  conduits  par  l'ange  de  saint  Mathieu,  promène  la  liqueur  divine  k  tra- 
vers le  monde \  L'Eglise  est  née:  elle  aura  désormais  la  sarde  du  sanor.  Les 
quatre  Pères  de  1  Eglise  le  mettent  en  réserve  dans  des  tonneaux:  plus  loin,  un 
pape  et  un  cardinal,  k  grand  renfort  de  cordes,  descendent  les  barriques  dans 
une  cave;  un  empereur  et  un  roi,  métamorphosés  en  portefaix,  les  assistent \ 

'  Cabinet  des  Estampes,  Ed  5  g,  f"  i  lo  v°.  La  gravure  a  tous  les  caractères  de  l'art  de  la  fin  du  x\i^  siècle.  L'ana- 
logie entre  la  gravure  et  le  vitrail  est  presque  parfaile,  seuls  les  vers  inscrits  au  bas  des  scènes  diffèrent. 

■^  Abbé  Bouillet,  dans  les  Notes  d'art  el  d'Archéologie,  1890,  p.  53. 

■*  Le  vitrail  de  Saint-Père  de  Chartres  était  l'œuvre  de  Jean  Pinaigrier.  Il  subsiste  encore  à  Saint-Père  quel- 
ques fragments  de  ce  vitrail. 

*  Le  vitrail  d'Andresy  (Seine-et-Oise),  qui  est  malheureusement  mutilé,  était  conçu  à  peu  près  comme  celui  de 
Saint-Etiennc-du-Mont. 

•'  Ce  détail  se  remarque  également  au  vitrail  de  Conches  et  au  vitrail  d'Andresy. 

^  Cette  partie  du  vitrail  de  Saint-Etienne-du-Mont  est  mutilée,  mais  la  gravure  donne  la  scène  entière. 


ii6 


L'ART   RELIGIEUX 


Ce  sang,  que  l'Église  conserve  dans  ses  celliers,  elle  le  distribue  aux  fidèles.  Et, 
en  effet,  on  aperçoit  au  second  plan  des  pécheurs  qui  se  confessent  et  qui,  une 
fois  absous,  communient. 

La  présence  réelle,   niée  par  les  protestants,  est  donc  affirmée  ici  dogmati- 
quement. Le  vitrail  veut  dire  que  la  vertu  de  l'Eucharistie,  qui  se  laisse  entrevoir 


Fig.  5o.  —  Le  Pressoir  mystique. 
Gravure  du  cabinet  des  Estampes. 

sous  des  symboles  dans  l'Ancien  Testament',  a  été  enseignée  au  monde  par  le 
Nouveau.  La  parole  des  évangélistes  interprétée  par  les  Pères  de  l'Eglise  est 
devenue  la  doctrine  de  l'Eglise  catholique  :  seule,  l'Eglise  catholique,  qui  dis- 
pense le  sang  divin,  peut  sauver  les  hommes. 

Ainsi,  au  xvi°  siècle,  l'art  redevient  dogmatique  comme  il  l'avait  été  au  xni'. 
Le  vitrail   de   Saint-Etienne-du-Mont  démontre  la  présence    réelle    aux    calvi- 


*  Les  vitraux  voisins  nous  font  connaître  quelques-uns  de  ces  syml)oles. 


Fig.  5i.  —  Le  Pressoir  mystique. 
Vitrail  du  cloître  de  l'église  Saint-Étienne-du-Mont  à  Paris. 


ii8  L'ART    RELIGIEUX 

nistes,  comme  le  vitrail  de  Bourges  prouvait  à  la  synagogue  l'accord  de  l'Evan- 
gile et  de  l'Ancien  Testament'. 

Mais,  dans  le  vitrail  du  xvi"  siècle,  un  détail  ne  laisse  pas  d'inquiéter  :  ce 
sont  ces  rois  qui  viennent  aider  le  pape.  Qu'est-ce  que  les  puissants  de  ce  monde, 
ceux  qui  portent  l'épée,  viennent  faire  ici?  Et  l'on  se  demande  si  ces  rois  ne 
seraient  pas  par  hasard  Charles  IX  et  Phihppe  II. 

Mais  revenons  au  sens  primitif  de  la  fontaine  et  du  pressoir,  d'où  nous  nous 
sommes  écartés.  Rappelons  que  ces  thèmes  ne  furent  d'abord  que  des  médi- 
tations sur  le  sang  divin,  des  hymnes  à  la  Passion.  De  telles  œuvres  sont  donc, 
à  l'origine,  fort  différentes  des  compositions  apologétiques  du  xvf  siècle  finis- 
sant. Elles  sont,  au  fond,  plus  intéressantes,  car  elles  nous  font  pénétrer  plus 
avant  dans  l'âme  chrétienne. 


VI 


La  Passion  de  Jésus-Christ  est  terminée,  mais  non  pas  celle  de  sa  mère. 
C'est  elle  qui  devient  le  personnage  principal  des  scènes  qui  vont  suivre.  L'idée 
d'une  Passion  de  la  Vierge  parallèle  à  celle  de  son  fils  est  une  idée  favorite  des 
mystiques.  Ils  ne  séparent  jamais,  dans  leurs  méditations,  la  mère  et  le  fils.  Jésus 
et  Marie,  répètent-ils,  sont  plus  qu'unis  dans  ce  mystère,  ils  ne  sont  qu'un.  La 
Vierge  apparaît  à  sainte  Brigitte  et  lui  dit  :  «  Les  douleurs  de  Jésus  étaient  mes 
douleurs,  parce  que  son  cœur  était  mon  cœur^  »  A  la  seule  pensée  que  son 
fils  allait  mourir,  ses  entrailles  se  déchirèrent ^  L'homme,  répètent  les  mys- 
tiques, n  a  pas  le  cœur  assez  vaste  pour  sentir  l'immensité  d'une  telle  douleur. 
Gerson  se  plaint  de  n'avoir  pas  assez  de  larmes.  «  Qui  me  donnera,  dit  Suso, 
de  verser  autant  de  larmes  que  j'écris  de  lettres  pour  raconter  les  souffrances  de. 
Notre-Dame*!  »  C'est  pourquoi,  de  même  que  l'on  dit  Christi  Passio,  on  com- 
mence à  dire,  dès  le  xiv"  siècle,  Marise  Compassio.  Cette  Compassion  de  la  Vierge, 
c'est  l'écho  de  la  Passion  dans  son  cœur. 


'  Voir  l'Art  rcUyieux  du  XIII"  siècle,  p.  171  et  siiiv. 
2  Sainte  Brigitte,  Révélai,  t.  I,  p.  35. 
^  Lavacrum  conscientiœ ,  î°  lxxxi. 
*  Suso,  t.  I,  p.  4i4- 


LE    PATHETIQUE  n 


9 


L'Église  fit  bon  accueil  à  des  sentiments  qui  étaient  devenus  ceux  de  la 
chrétienté  tout  entière'.  En  1/128,  le  Synode  de  Cologne  ajouta  aux  fêtes  de 
la  Vierge  une  fête  nouvelle,  celle  «  des  angoisses  et  des  douleurs  de  Notre- 
Dame  "  » . 

Les  artistes  n'avaient  pas  attendu  aussi  longtemps.  11  y  avait  déjà  près  d'un 
demi-siècle  qu'ils  avaient  fait  entrer  dans  1  iconographie  «  les  sept  douleurs  de 
Notre-Dame  ». 

L'exemple  le  plus  ancien  que  j'en  connaisse  se  rencontre  dans  un  manus- 
crit français  de  la  Bibliothèque  Nationale,  qui  a  dû  être  enluminé  vers  i38o  ou 
i39o\  C'est  un  recueil  d'images  pieuses,  où,  après  les  apôtres  et  les  saints,  on 
peut  Voir  les  douleurs  et  les  joies  de  la  Vierge.  —  Il  y  avait  longtemps  que  l'on 
méditait  sur  les  joies  de  Notre-Dame.  Le  xnf  siècle,  toujours  épris  de  lumière, 
s'était  attaché  uniquement  aux  côtés  heureux  de  la  vie  de  la  Vierge.  Mais  voici 
qu'à  la  fin  du  xiv"  siècle  apparaissent  soudain  les  épisodes  sombres.  Dès  l'ori- 
gine ils  sont  au  nombre  de  sept\  Ce  sont  :  la  prophétie  du  vieillard  Siméon 
annonçant  à  la  Vierge  qu  un  glaive  traverserait  son  âme  (tuam  ipsius  animam 
pertransibit  gladius),  —  la  fuite  en  Egypte,  —  la  recherche  de  1  enfant  perdu 
puis  retrouvé  au  Temple  parmi  les  docteurs,  —  le  récit  que  saint  Jean  fait  à 
Notre-Dame  de  la  trahison  de  Judas,  —  la  crucifixion,  —  la  mise  au  tombeau, 
—  enfin  les  pèlerinages  que  la  Vierge  renouvelait  sans  cesse  aux  lieux  où 
s'était  déroulée  la  Passion  '". 

Ces  sept  douleurs  ne  sont  pas  celles  que  nous  rencontrerons  plus  tard. 
D'ailleurs,  la  liste  définitive  a  clù  en  être  arrêtée  très  peu  de  temps  après,  sinon 
au  même  moment,  car  nous  la  rencontrons  dans  un  manuscrit    que   je  crois 


'  On  aura  une  idée  de  la  profondeur  de  ces  sentiments  en  lisant  dans  les  livres  d'Heures  les  prières  consacrées 
aux  douleurs  de  la  Vierge  (par  ex.  :  B.  N.  lat.  io534  i°  i37,  xy°  siècle),  ou  encore  la  Passion  de  la  Vierge  mise 
dans  sa  bouche  (B.  N.  lat.  i352  f"  199,  fin  du  xiv''  siècle). 

'^  Sacr.  concil.  nova  et  ampUss.  collectio,  Venise,  1786,  t.  XXVHI,  col.  1057. 

•*  B.  N.  franc.  4oo.  Une  date  approximative  est  donnée  par  les  costumes  militaires;  voir  le  saint  Eustache  du 
£"32. 

♦  Il  a  paru  dans  les  Analecta  Bollandiana,  en  1893  (p.  333  et  suiv.),  un  mémoire  sur  les  origines  de  la  dévotion 
aux  Sept  Douleurs,  sous  le  titre  de  la  Vierge  aux  sept  (fiâmes.  Ce  mémoire  est  très  intéressant,  mais  contient  quel- 
ques erreurs.  La  plus  grave  est  cette  affirmation  qu'avant  la  fin  du  xv<'  siècle,  il  n'est  question  nulle  part  des  sept 
douleurs  delà  Vierge.  L'auteur  se  trompe  d'un  siècle. 

■'  Une  miniature  représente  la  Vierge  entourée  d'hiéroglyphes  qui  résument  toute  la  Passion  :  par  exemple,  une 
colonne  et  un  fouet  avec  l'inscription  «  Pretorium  Pilati  »,  une  croix,  une  lance  et  une  éponge  avec  l'inscription 
<(  locus  Galvariae,  »  etc.  Ce  motif  reparaît  dans  les  gravures  sur  bois  au  xv'=  siècle. 


120  L'ART    RELIGIEUX 

à  peu  près  contemporain  du  précédent  '.  La  voici  :  la  prédiction  de  Siméon,  — 
la  fuite  en  Egypte  pour  échapper  au  massacre  des  Innocents,  —  Jésus  perdu 
et  retrouvé  dans  le  Temple,  —  Jésus  souffleté ^  —  Jésus  crucifié,  —  Jésus 
mort  sur  les  genoux  de  sa  mère,  —  la  mise  au  tombeau. 

A  la  fin  du  xv"  siècle,  la  piété  de  certains  mystiques  augmenta  encore  le 
nombre  des  douleurs  de  Notre-Dame  et  en  découvrit  jusqu'à  quinze  \  Mais  cette 
nouveauté  ne  semble  pas  avoir  rencontré  beaucoup  de  faveur  et  le  nombre  sept 
resta  le  nombre  consacré. 

Beaucoup  d'œuvres  d'art  témoignent,  sans  qu'on  ait  su  le  remarquer,  de  la 
dévotion  du  xv"  siècle  aux  sept  douleurs  de  la  Vierge.  Je  n'en  veux  pas  d'autre 
preuve  que  le  triptyque  du  Musée  d'Anvers  qu'on  attribue  à  Gérard  van  der 
Meire.  On  y  voit  Marie  présentant  lenfant  au  vieillard  Siméon,  la  fuite  en 
Egypte,  Marie  retrouvant  Jésus  au  milieu  des  docteurs,  le  portement  de  croix  : 
ce  sont  là  les  quatre  premières  douleurs  de  Notre-Dame.  On  peut  affirmer 
qu'à  ce  triptyque  un  autre  faisait  pendant  qui  représentait  les  trois  autres 
douleurs  :  la  crucifixion,  la  déposition  de  croix  et  la  mise  au  tombeau. 
Ainsi  une  œuvre  c[ui  semble  consacrée  à  Jésus  est,  en  réalité,  consacrée  à  sa 
mère  \ 

Dès  la  fin  du  xiv*"  siècle,  on  avait  comparé  les  sept  douleurs  de  la  Vierge  à 
autant  de  glaives  qui  lui  percent  le  cœur.  La  prédiction  du  vieillard  Siméon 
avait  évidemment  donné  l'idée  de  cette  métaphore.  Dans  le  manuscrit  que  nous 
avons  signalé',  il  est  déjà  question  des  sept  glaives;  ces  sept  glaives  sont 
appelés  «  les  glaives  triomphaux  de  Marie  »,  «  triumphales  gladios '^  »,  et  une 
miniature  montre  la  Vierge  avec  une  épée  dans  le  cœur. 

Il  y  avait  du  goût  à  ne  montrer  qu'une  épée.  Mais,  à  la  fin  du  xv"  siècle, 
on  en  voit  apparaître  sept.  Sept  glaives  s  enfoncent  dans  la  poitrine  de  Marie  et 
forment  autour  d'elle  une  sinistre  auréole. 

On  a  revendiqué  pour  les  Flandres  l'honneur  d'avoir  inventé  ce  motif  nou- 

1  Mazarine,  ms.  n°  620,  recueil  de  prières  à  la  Vierge  vers  i38o  ou  iSgo,  f°  58,  v°. 

-  Je  dois  dire  cependant  qu'on  trouve  plus  souvent  à  cette  place,  dans  les  listes  postérieures,  Jésus  portant  sa 
croix. 

3  Dans  les  Louanges  de  Notre-Dame,  incunable  sans  date,  imprimé  par  Michel  le  Noir. 

*  Des  œuvres  analogues  devaient  ûtre  fréquentes  en  France.  En  i5i5,  un  peintre  de  Marseille  nommé  Etienne 
Peson  fît  un    retable  où  on  voyait  peintes  les  sept  douleurs,  Bulletin  archéol.  de  la  Comm.  des  Tr.  hist.  i885,  p.  388. 
'  Mazarine.  ms.  520,  f°  53. 
6  Ibid.  f°.  58,  v". 


LE    PATHÉTIQUE  121 

veau'.  Il  n'y  a  pas  lieu  de  le  lui  disputer.  Un  pareil  sujet  ne  pouvait  inspirer 
aucune  grande  œuvre.  La  Vierge  aux  sept  glaives  n'est  qu'une  image  de  piété. 
On  la  rencontre  dans  deux  Hatcs  imprimés  à  Anvers  à  la  lin  du  xv°  siècle  et 
au  commencement  du  siècle  suivant  pour  une  confrérie  des 
Sept  douleurs  de  Notre-Dame".  Cette  pieuse  association 
venait  d'être  créée  par  Jean  de  Condenberghe,  curé  de 
Saint-SauA^eur  de  Bruges  et  plus  tard  secrétaire  de  Charles- 
Quint.  Une  gravure  représente  la  Vierge  percée  de  sept 
glaives  réunis  en  faisceau.  Une  autre  montre  les  glaives 
rayonnant  en  auréole.  C'est  cette  dernière  disposition  qui 
a  prévalu \  Dans  le  courant  du  xvi""  siècle,  limage  se 
complique  encore.  A  la  poignée  de  chaque  épée  est  attaché 
un  médaillon  rond  où  est  représentée  une  des  douleurs 
de  la  Vierge \  Parfois,  comme  dans  le  tableau  flamand 
de  Brou,  la  Vierge  est  entourée  de  sept  médaillons  et  n'est 
percée  que  d'une  épée.  Parfois  enfin,  comme  dans  le 
tableau  de  Notre-Dame  de  Bruges,  toutes  les  épées  ont  Fig.  02.  —  La  Vierge  aux 
disparu,  et,   seule,  l'auréole  de  médaillons  subsiste.  ^^^]  g  ânes. 

Vitrail  de  Brienne-la-Ville   (Aube) 

Je  suis  très  disposé  à  croire  que  la  France  a  reçu  des 
Flandres  ce  motif  nouveau.  Ce  sont  évidemment  les  confréries  de  Notre-Dame 
des  Sept  douleurs,  dont  il  était  comme  le  blason,  qui  l'ont  propaoé  chez 
nous.  Il  n'y  est  pas  d'ailleurs  très  fréquent.  Je  ne  l'ai  guère  rencontré  que 
dans  quelques  vitraux  du  xvf  siècle.  J'ai  vu  la  Vierge  aux  sept  glaives  dans 
un  vitrail  d'Écouen,  dans  un  vitrail  de  Brienne-la-Ville  (Aube)  (fig.  62)  et  dans 
un  vitrail  de  La  Couture  de  Bernay  \  Les  sept  glaives  accompagnés  de 
médaillons  se  voient  dans  un  vitrail  de  Saint-Léger  de  Troyes. 


'  Analecla  Bollandiana ,  loc.  cit. 

2  Quodlibetica  decisio  perpulchra  de  septem  doloribus...  etc.  Anvers,  sans  date;  eiMiracala  confraternitatis  septem  do- 
lorum,  Anvers,  i5io.  On  trouve  ces  deux  volumes  réunis  en  un  seul  à  la  bibliothèque  IMazarine,  Incun,  n°  1178.  La 
confrérie  fut  approuvée  par  le  pape  en  i/lg5.  Les  gravures  qui  ornent  ces  deux  livres  sont-elles  réellement  les  plus 
anciennes  où  l'on  trouve  l'image  de  la  Vierge  percée  de  sept  épées? 

3  M.  Gaidoz,  dans  Mélusine,  1892,  a  voulu  établir  que  la  Vierge  aux  Sept  Glaives  dérivait  d'une  image  de  la 
déesse  Istar  entourée  d'un  trophée  d'armes.  C'est  un  jeu  d'esprit  qui  ne  répond  à  aucune  réalité. 

''  Miniature  du  livre  d'Heures  de  Perrenot  de  Granvelle  (lôSa),  Rijun.  des  sociétés  des  beaux-arts  des  dépar- 
tem.  1896.  p.  io4.  Voir  aussi  Arsenal  ms.  n"  625,  f»  171,  v",  miniature  de  l'Evangéliaire  des  Célestins- 
d' Amiens. 

•'  De  la  fin  du  xvi'^  siècle. 


16 


L'ART    RELIGIEUX 


Une  autre  mode  de  représentation  infiniment  plus  discret,  et  surtout  infi- 
mment  plus  digne  de  Fart,  a  prévalu  chez  nous.  L'artiste  négligeant  les  six 
autres  douleurs  de  Notre-Dame  n'en  a  retenu  qu'une  seule,  mais  la  plus  poi- 
gnante de  toutes.  Il  a  choisi  le  moment  où  elle  reçoit  le  cadavre  de  son  fils 
sur  ses  genoux,  et  où  elle  peut  enfin  le  couvrir  de  baisers  et  de  larmes.  Quant 

aux  glaives,  il  les  a  supprimés,  mais  il  a  trouvé  le 
moyen  le  plus  ingénieux  d'en  rappeler  le  souvenir. 
Près  de  la  Vierge,  il  a  placé  le  vieillard  Siméon, 
qui  apparaît  au  moment  même  où  se  réalise  sa  pro- 
phétie tragique.  Il  porle  à  la  main  une  banderole 
sur  laquelle  on  lit  :  «  Tuam  ipsius  animam  per- 
transibit  gladius.  »  C  est  de  cette  façon  que  sont 
résumées  les  douleurs  de  la  Vierge  dans  les  vitraux 
champenois  de  BéruUes,  de  Nogent-sur-Aube,  de 
Granville,  de  Longpré  (Aube)  (fig.  53).  Il  nae  semble 
que  nos  artistes  donnent  là  l'exemple  d'une  délica- 
tesse de  j^'oût  dont  les  Flamands  n'approchent  guère. 
Cette  figure  de  la  mère  portant  sur  ses  genoux 
le  cadavre  de  son  fils  résumera  chez  nous,  pendant 
le  xv"  et  le  xvf  siècle,  toute  la  Passion  de  la  Vierge.  Nous  en  avons  dit  l'origine. 
Nous  avons  expliqué  que  ce  groupe  si  émouvant  avait  été  dessiné  pour  la 
première  fois  par  un  grand  artiste,  l'auteur  des  Méditations.  On  a  vu  comment 
les  Mystères  l'aAaient  mis  sous  les  yeux  de  tous  et  avaient  invité  les  peintres 
à  le  reproduire.  Il  apparaît  dans  des  manuscrits  enluminés  qui  remontent 
jusque  vers  i38o  '. 

Les  Pitiés  (c  est  ainsi  qu'on  désignait  chez  nous  le  groupe  de  la  mère  et  du 
fils)  semblent  avoir  été  peintes  avant  d'avoir  été  sculptées. 

Dès  la  fin  du  xiv"  siècle  les  grandes  lignes  en  sont  arrêtées.  Ces  lignes 
n'ont  guère  varié.  La  Vierge,  perdue  dans  un  grand  manteau  sombre,  est  assise 
au  pied  de  la  croix.  Le  cadavre  est  posé  sur  ses  genoux.  Les  jambes  sont  rigides. 
Le  bras  droit  pend  inerte  et  vient  effleurer  la  terre.  La  Vierge,  d'une  main 
soutient  la  tête  de  son  fils,  et  de  l'autre,  le  serre  contre  sa  poitrine  ^ 


53.  —  La  Vierge  de  Pitié  avec  le 
vieillard  Siméon. 

Vitrail  de  Longpré  (Aube). 


^  Par  exemple:  Mazarine,  ms.  530,  1°  53,  vers  i38o. 

^  Lapins  ancienne  Pitié  sculptée  que  mentionnent  les  textes  est  une  œuvre  de  Claux  Sluter  qui  a  disparu.  Elle 
était  de  iSgo. 


LE    PATHÉTIQUE 

Les  sculpteurs  n'eurent  qu'à  copier  ce 
motif  désormais  consacré.  Il  est  difficile  de 
dire  à  quelle  époque  les  ateliers  commencè- 
rent à  sculpter  ce  groupe  de  la  Vierge  por- 
tant son  fils.  Les  Pitiés  sculptées  qui  nous 
sont  parvenues  ne  remontent  pas  plus  haut 
que  le  xv°  siècle  \  Je  n'en  connais  qu'une 
seule  qui  soit  datée,  c'est  celle  de  Moissac 
qui  est  de  1/176  ^  La  plupart  portent  la 
marque  de  Fart  du  temps  de  Louis  XIL 
C'est  à  la  fin  du  xv°  siècle  et  dans  les  pre- 
mières années  du  xvf,  que  les  ateliers  de 
sculpture  ont  produit  presque  toutes  les 
Pitiés  qu'on  rencontre  encore  aujourd'hui 
dans  toutes  les  parties  delà  France.  Préci- 
sément à  la  même  époque  se  multipliaient 
les  confréries  de  Notre-Dame  de  Pitié.  Dès 
la  fin  du  xv°  siècle,  elles  étaient  dotées  d'in- 
dulgences particulières  et  faisaient  célébrer 
une  messe  solennelle  le  dimanche  après 
l'octave  de  rAscension\  11  est  assez  naturel 
de  supposer  que  ces  confréries  comman- 
dèrent alors  aux  sculpteurs  la  plus  grande 
partie  des  Pitiés  qui  subsistent  encore. 

Que  de  fois  ne  rencontre-t-on  pas,  dans 
le  demi-jour  d'une  église  de  village,  ce 
groupe,  dont  la  désolation  est  inexprimable. 
L'œuvre  est  parfois  admirable,  plus  souvent 


'  Un  bas-relief  de  Vernou  en  Touraine,  qui  semble  la 
copie  d'une  miniature,  peut  remonter  jusqu'à  i46o;  voir 
P.  Vitry,  Michel  Colombe,  p.  84-  L'archevêque  Jean  de  Bernard 
dut  faire  sculpter  ce  retable  entre  i455  et  i464- 

2  II  y  a  d'autres  Pitiés  datées,  mais  elles  sont  du  xvi^  ou  du 
xvii"  siècle. 

^  Quodlibetica  decisio  perpulchra...  etc.  Mazarine,  incun. 
1 178. 


laS 


Fig.  54-   —  Vierce  de  Pitié. 


(Bibl.Nafc.,  latin  g/iyi.f"  4 1,  commencement  du  xv-' siècle.) 


124 


L'ART   RELIGIEUX 


gauche  et  rude;  elle  n'est  jamais  indifiFérente .  Pareilles  en  apparence,  elles 
nous  révèlent,  si  nous  les  observons  avec  attention,  plusieurs  nuances  très 
délicates  de  la  tendresse  et  de  la  douleur.  Le  lecteur  familier  avec  les  mystiques 
du  moyen  âge  y  retrouve  toutes  leurs  façons  de  sentir. 


mÊÊÊÊÊÊ^^ 


bÊtmmtmm 


Fig.  55.  —  Vierge  de  Pitié. 
(Bayel,  Aube.) 

En  voici  un  exemple.  Certains  manuscrits  nous  montrent  la  Vierge  portant 
le  corps  de  son  fils  sur  ses  genoux;  mais,  par  une  singularité  qui  paraît  d'abord 
inexplicable,  ce  corps  est  à  peine  plus  grand  que  celui  d'un  enfant  :  il  tient 
tout  entier  dans  le  giron  maternel  (fig.  5/i)  ^  Est-ce  maladresse?  En  aucune 
façon;  car,  un  peu  plus  loin,  l'artiste  rend  au  cadavre  de  Jésus  ses  proportions 
véritables  ".  —  Qu'a-t-il  donc  voulu  dire  ?  Il  a  voulu  exprimer  à  sa  façon  une 
pensée  familière  aux  mystiques,  c'est  que  la   Vierge,  portant   son  fils  sur  ses 

'  B.  N.  lai,  9''(7i  i°  ^l,  latin  18026,  f°  9,  nouv.  acq.  lat.  3g2  1°  i4ô  v"  (Heures  de  la  famille  Ango). 
^  Par  exemple,  latin  9^71  f°  i3i. 


LE    PATHETIQUE 


125 


genoux, dut  s'imaginer  qu'il  était  redevenu  enfant.»  Elle  croit,  dit  en  substance 
saint  Bernardin  de  Sienne,  que  les  jours  de  Bethléem  sont  revenus;  elle  se  figure 
qu'il  est    endormi,  elle  le  berce  sur 
sa  poitrine,  et  le  suaire  où  elle  l'en- 
veloppe, elle  s  imagine  que   ce    sont 
ses  langes  \  » 

Parfois  (surtout  dans  les  Pitiés 
sculptées),  la  Vierge,  la  tête  penchée 
sur  le  visage  de  son  fils,  le  contemple 
avec  une  avidité  douloureuse.  Que 
regarde-t-elle  ?  Les  mystiques  vont 
nous  l'apprendre.  «  Elle  regarde,  dit 
sainte    Brigitte,    ses     yeux  pleins   de 


^,,- 


sang. 


sa    barbe    agglutinée    et   dure 


^attiai 


Fig.  50.  —  Vierge  de  Pitié. 
Mussy-sur-Seine  (Aube). 


comme  une  corde'.»  «  Elle  regarde, 
dit  Ludolphe  le  Chartreux,  les  épines 
qui  sont  enfoncées  dans  sa  tête,  les 
crachats  et  le  sang  qui  déshonorent 
son  visage,  et  elle  ne  peut  se  rassa- 
sier de  ce  spectacle  ■".  »  Pourtant, 
elle  ne  pousse  pas  un  cri,  ne  pro- 
fère pas  une  parole.  Telle  est  la 
Pitié  de  Bayel,  en  Champagne,  véri- 
table chef-d'œuvre  d'émotion  conte- 
nue (fig.  55). 

D  autres  fois  la  Vierge,  sans  regarder  son  fils,  le  serre  de  toute  sa  force 
contre  sa  poitrine.  Elle  miet  dans  son  étreinte  tout  ce  qui  lui  reste  de  A^ie.  On 
dirait  qu'elle  veut  le  défendre.  C'est  ainsi  que  se  présente  la  farouche  Pitié 
champenoise  de  Mussy  (fig.  56).  L'artiste  a  évidemment  choisi  le  moment  oiî 
Joseph  d'Arimathie  vient  prier  la  Vierge  de  lui  laisser  ensevelir  le  cadavre.  En 
pleurant,  il  lui  rappelle  que  l'heure  est  venue.  Déjà,  il  essaie  de  prendre  le  corps 
dans  ses  bras,    mais   elle  ne  A^eut  pas  s'en  séparer,  ni  qu'on  le  lui  enlève.  C'est 

'  Saint  Bernardin  de  Sienne,  OEavres,  t.  I,  Sermo  5i. 

■^  Sainte  Brigitte,  Révélât.  Lib.  I.  cap.   lo. 

■^  Ludolphe,   VUa  Christi,  Pars  II,  cap.  65,  n"  5. 


136  L'ART   RELIGIEUX 

là  un  épisode  qui  a   été  longuement   développé    dans  toute  la  littérature  pieuse 
du  xv°  siècle  \ 

Mais  voici  une  Pitié  d'un  tout  autre  caractère.  A  Autrèche  en  Touraine, 
la  Vierge,  les  yeux  baissés,  joint  les  mains  et  prie.  Sa  douleur  est  enveloppée 
d'une  décence,  d'une  pudeur  admirables.  Ici  la  beauté  de  la  pensée  approche 
du  sublime.  La  Vierge,  conformément  à  la  pensée  de  saint  Bonaventure,  donne 
au  monde  l'exemple  du  sacrifice'.  Les  Pitiés  de  Bayel,  de  Mussy  remuent  la 
sensibilité  jusque  dans  ses  profondeurs,  celle-ci  parle  aux  parties  les  plus  hautes 
de  l'àme.  Elle  enseigne,  avec  une  douceur  pénétrante,  l'idée  maîtresse  du  chris- 
tianisme :  l'oubli  de  soi-même.  Je  tiens  cette  Pitié  d' Autrèche  pour  une  des 
belles  inspirations  de  l'art  chrétien. 

Même  quand  les  Pitiés  se  ressemblent,  il  y  a  entre  elles  des  différences 
légères,  par  où  le  sentiment  de  l'artiste  s'exprime.  C'est  quelquefois  le  cadavre 
qu'il  a  étudié  avec  le  plus  de  soin.  Ici,  il  est  rigide  ;  là,  il  pend  des  deux  côtés, 
((  souple  comme  un  ruban  ».  Ce  n'est  plus  qu'une  enveloppe  vide  d'où  l'âme 
s'est  retirée \  Ailleurs,  les  cheveux  que  ne  retient  plus  la  couronne  d'épines 
suiventlemouvementdela  tête  et  tombent  en  lourdes  masses'.  Ces  trouvailles  d'un 
artiste  bien  doué  ont  été  copiées  par  tout  un  atelier.  Quand  on  aura  pris  la 
peine  d'étudier  toutes  nos  Pitiés,  ces  petits  détails,  bien  observés,  permettront 
de  les  grouper  et  peut-être  de  reconnaître  leur  origine.  Il  y  a,  par  exemple, 
une  catégorie  de  Pitiés  que  Ion  pourrait  presque  qualifier  de  champenoises. 
Ce  sont  celles  où  la  Vierge  met  la  main  gauche  sur  son  cœur  (comme  pour 
indiquer  l'endroit  où  elle  souffre),  tandis  que  de  la  main  droite  elle  soutient  le 
corps  ou  le  bras  de  son  fils  '.  Je  ne  sais  si  ce  thème  est  d'origine  champe- 
noise, en  tout  cas,  il  a  fait  fortune  en  Champagne,  car  ce  ne  sont  pas  seule- 
ment les  sculpteurs,  ce  sont  les  maîtres-verriers  qui  représentent  sous  cet  aspect 
la  Vierge  de  Pitié \  Il  ne  faut  voir  là  qu'une  indication.  A  l'heure  qu'il  est, 
toute  tentative  de  groupement  serait  prématurée. 

'  Cette  «  contentio  miserabilis  »  se  trouve  daas  tous  les  écrits  mystiques  du  xiv°  et  du  xv°  siècle.  Voir  :  De 
Planctu  Mariœ  ;  Spéculum  passionis  ;  Gerson,  Expositio  in  Passlonein  ;  L'orolocje  de  dévotion  ;  Tauler,  etc. 

2  Saint  Bonavent.  Distinct.  48.  dub.    4- 

2  Par  exemple  à  Neuville-les-Decise  (Nièvre) . 

*  Pitié  de  Chalon-sur-Saône,  chapelle  de  l'Hôpital. 

•'  Ce  n'est  pas  d'ailleurs  la  seule  formule  qu'on  rencontre  en  Champagne.  On  voit  quelquefois  aussi  une  \ierge 
qui  soulève  doucement  le  bras  gauche  de  son  fils,  comme  si  elle  voulait  le  presser  sur  sa  poitrine  ou  le  porter  à  sa 
bouche.  Par  exemple  à  Brantigny,  à  Saint-Aveutin  (Aube). 

^  Vitrail  de  BéruUes,  de  Longpré  (fig.  53),  de  Nogent-sur-Aube. — ■  Groupes  sculptés  :  Les  Noé  (Aube),  Saint- 
Phal,  Saint-Nizier  de  Troyes. 


LE    PATHETIQUE 


127 


Quelque  formule  d'ailleurs  qu'aient  adoptée  les  artistes,  leurs  œuvres  se 
ressemblent  par  un  caractère  commun.  L'expression  de  la  douleur  y  est  tout 
intime.  Jamais  un  geste  théâtral:  rien  qui  fasse  penser  à  l'artiste  et  k  son 
talent.  Ces  vieux  maîtres  donnent,  eux  aussi,  en  ce  grand  sujet,  un  bel 
exemple  d'oubli  de  soi-même.  Aucune  de  ces  œuvres  qui  ne  semble  née  d'un 
mouvement  désintéressé  du  cœur.  De  là  leur  puissance  sur  l'àme.  Pour  en 
sentir  la  vrai  beauté,  il  faut  les  comparer  à  telle  Pitié  académique  du  xvn"  ou 
du  xvnf  siècle,  à  celle  de  Luc  Breton,  par  exemple,  k  Saint-Pierre  de  Besançon. 


Fig.  67.  —  Pitié  de  Notre-Dame  de  Joinville  (Haute-Marne). 

Voilà  certes  un  morceau  qui  fait  honneur  à  l'artiste  et  qui  dut  satisfaire  les 
connaisseurs.  L'anatomie  du  Christ  est  irréprochable,  et  la  Vierge  lève  les  bras 
au  ciel  conformément  aux  meilleures  traditions  italiennes  ;  mais  on  est  trop 
occupé  k  admirer  tant  d'habileté  pour  avoir  le  loisir  d'être  ému. 

L'art  a  sans  doute,  au  fond,  les  mêmesloisque  la  morale,  et  l'on  n'arrive  k  la 
perfection  qu'k  la  condition  de  s'oublier  soi-même.  Bien,  dans  nos  vieilles 
Pitiés,  ne  vient  nous  distraire  de  la  pensée  de  la  douleur.  Celles-là  ont  pu 
consoler.  Quand  on  songe  k  toutes  les  tristesses  qui  sont  venues,  k  travers  les 
siècles,  leur  demander  une  leçon  d'abnégation,  il  semble  qu'elles  aient,  comme 
dit  le  poète,  «  une  auréole  d'âmes'  ». 

La  Vierge  de  Pitié  est  presque  toujours  représentée  seule  avec  son  fils.  Il 
arrive  cependant  que  deux  personnages  l'accompagnent,  ceux  qui,    après  Marie, 


'  La  Vierge  de  Pitié  est  assez  souvent,    au  xv"  siècle,   un  motif  funéraire.  On  s'encourage  ainsi  à  supporter  la 
perte  d'un  mort  aimé. 


128  L'ART    RELIGIEUX 

aimèrent  le  plus  tendrement  le  maître,  saint  Jean  et  Marie-Madeleine.  Dans  ce 
cas,  saint  Jean  est  toujours  près  de  la  tête  du  Sauveur  et  Madeleine  près  de  ses 
pieds  (fig.  57).  Les  miniaturistes  nous  présentent,  dès  la  lin  du  xiv'  siècle,  des 
exemples  -de  cette  disposition,  dont  les  Mystères  offrirent  aux  artistes  les  pre- 
miers modèles  '.  Au  xv"  et  au  xvf  siècle,  les  peintres,  les  verriers,  les  sculpteurs 
eux-mêmes,  adoptèrent  parfois  ces  Pitiés  a  quatre  personnages  ^ 

Enfin,  il  est  des  cas  où  l'artiste  a  représenté  tous  les  personnages  du  drame. 
Derrière  la  Vierge  portant  son  fils  sur  ses  genoux,  on  voit  Nicodèine,  Joseph 
d'Arimathie,  saint  Jean,  la  Madeleine,  les  saintes  Femmes.  Telles  sont  les  Pitiés 
duTréport,  de  MaroUes-les-BaïUj  en  Champagne,  de  Sainte-Catherine  de  Fierbois 
en  Touraine,  d'Aigueperse  en  Auvergne,    du  Moutier  d'Ahun  dans  la  Marche'. 

Ces  Pitiés  complètes  sont  plus  pittoresques,  mais  mouis  touchantes.  Elles 
dispersent  l'attention.  Combien  plus  poignant  est  le  sauple  groupe  de  la  mère 
et  du  fils  !  Ainsi  ramassé,  le  drame  atteint  à  sa  plus  haute  puissance  d'émotion. 
Les  fidèles  le  sentaient  si  bien  qu'ils  demandaient  rarement  aux  artistes  ces 
Pitiés  trop  riches.  Elles  sont  peu  nombreuses  aujourd'hui  et  furent  toujours 
sans  doute  une  exception. 


YII 


Quand  la  Vierge  a  longuement  contemplé  le  corps  de  son  fils  étendu  sur 
ses  genoux,  elle  consent  enfin  qu'on  l'ensevelisse.  Défaillante,  et  «  pareille  à 
la  femme  qui  vient  d'accoucher*  »,  elle  le  regarde  encore  une  fois  avant  qu'il 
disparaisse  dans  le  sépulcre.  C'est  le  dernier  acte,  et  non  le  moins  douloureux 
de  la  Passion  de  la  Vierge.  Il  est  visible  que,  dans  la  scène  de  la  mise  au  tom- 
beau, telle  que  les  artistes  du  xv"  siècle  la  conçoivent,  la  Vierge  est  le  person-' 
nage  principal. 

La    mise    au     tombeau    a,     dans  l'art  français,    une   curieuse  histoire.  Au 

*  Livre  d'Heures  d'Isabeau  de  Bavière. 

2  Vitrail  d'Herbisse  (Aube)  ;  tapisserie  du  trésor  de  Sens  ;  groupe  sculpté  de  Saint-Pierre-le-Moutier  (Nièvre), 
de  Jailly  (Côte-d'Or),  de  Saint-Ajoul  de  Provins.  Retable  de  Ternant  (Nièvre)  (c'est  une  œuvre  flamande  :  la  Ma- 
deleine qui  se  tord  les  bras  est  imitée  de  Rogier  van  der  Weyden)  ;  nombreux  exemples  dans  les  libres  d'Heures; 
estampes  du  xv'  siècle. 

^  Dans  la  Pitié  du  Moutier  d'Ahun  que  nous  reproduisons  (fig.  58),  on  ne  voit  pas  les  devix  vieillards. 
''  Sainte  Brigitte. 


LE    PATHÉTIQUE  129 

xiii'  siècle,  et  jusqu'au  milieu   du  xiv",  les  artistes  ne  représentent  pas  l'enseve- 
lissemeat  du  Christ,   mais   l'onction  de  son  cadavre.  Deux  disciples  tiennent  les 
extrémités  du  suaire,    et  un   troisième  verse   le  contenu  dune  fiole  sur  la  poi- 
trine   du    mort'.     Ces    trois 
hommes,  graves    et  attentifs, 
né    donnent    aucune    marque 
d'émotion.   La  Vierge    et   les 
saintes  Femmes  sont  absentes. 
L'art  du  xnf  siècle    conserve 
ici,  comme  partout,  sa  noble 
sérénité. 

Ce  n'est  qu'après  le  milieu 
du  xiv°  siècle  que  l'on  ren- 
contre, en  France,  une  vraie 
Mise  au  tombeau.  Le  pare- 
ment d'autel  de  Charles  V 
nous  en  offre,  vers  1870,  un 
des  plus  anciens  exemples^. 
Voici,  cette  fois,  tous  les  per- 
sonnages du  drame  :  Joseph 
d' Arimathie ,     Nicodème ,     la 

Vierge,  saint  Jean,  les  saintes  Femmes.  Et,  du  premier  coup,  la  scène  atteint  à 
une  véhémence  de  pathétique  qui  ne  pouvait  être  dépassée.  La  Vierge  se  jette 
avec  emportement  sur  le  corps  de  son  fils.  En  vain  saint  Jean  essaie  de  la 
retenir,  elle  s'attache  de  toutes  ses  forces  au  cadavre  et  le  couvre  de  baisers. 
Il  semble  qu'elle  veuille  être  enfermée  avec  lui  dans  le  tombeau.  Les  médita- 
tions des  mystiques  trouvent  enfin  leur  expression  dans  l'art.  Les  artistes, 
d  ailleurs,  ne  s'inspiraient  sans  doute  directement  ni  de  pseudo-Bonaventure,  ni 
de  sainte  Brigitte  ;  ils  s  inspiraient  du  théâtre,  où  les  rêves  des  mystiques 
commençaient  déjà  à  prendre  corps.   Il  me  paraît  évident  que  c'est  le  théâtre  qui 


Fig.  58.  —  Pitié  du  Moutier  d'Aliun  (Creusej. 


'  Vitrail  delà  Passion  àBourges,  à  Tours,  àTroyes;  chapiteau  du  vieux  portail  du  Chartres  ;  châsse  des  grandes 
reliques  à  Aix-la-Chapelle  ;  bas  relief  du  portail  des  Libraires  à  Rouen  ;  retable  de  Saint-Denis  au  musée  de  Cluny 
(xiv'  siècle)  ;  B.  N.  manuscrit  franc.  i83  (xiv^  siècle);  nombreux  ivoires;  au  xiv°  siècle  saint-Jean  et  Madeleine 
assistent  parfois  à  la  scène  de  l'onction  ('dans  les  ivoires)  et  commencent  à  marquer  leur  émotion. 

-  Les  manuscrits  ne  m'ont  rien  donné  d'intéressant. 


17 


i3o  L'ART   RELIGIEUX 

a  donné  aux  artistes  l'idée  de  substituer  k  la  scène  de  l'onction  celle  de  la  mise 
au  tombeau.  G  est  dans  les  Mystères,  ou  dans  les  tableaux  vivants  qui  précé- 
dèrent les  Mystères,  qu'on  vit  groupés,  pour  la  première  fois,  autour  du  sar- 
cophage ouvert,  Joseph  d'Arimathie,  Nicodème,  la  Vierge,  saint  Jean,  les  saintes 
Femmes,  la  Madeleine.  Le  Nouveau  Testament  est  bien  loin  d'être  aussi  précis. 
Il  n'est  dit  nulle  part,  par  exemple,  que  saint  Jean  ait  assisté  k  l'ensevelissement 
du  Christ.  Mais  le  théâtre  devint,  au  xv'  siècle,  un  nouvel  Evangile  qui 
acquit,  aux  yeux  des  artistes,  plus  d'autorité  que  l'ancien.  Les  Saints  Sépulcres 
de  la  fin  du  moyen  âge,  que  nous  allons  étudier,  ne  sont  pas  autre  chose  que 
des  tableaux  vivants  traduits  en  pierre. 

Quand  vit-on  apparaître  pour  la  première  fois  ces  grandes  figures  qui,  dans 
le  demi-jour  d'une  chapelle,  donnent  l'impression  inquiétante  de  la  réalité?  11 
est  difficile  de  le  dire  avec  une  entière  certitude.  On  peut  cependant  serrer  la 
vérité  d'assez  près.  Il  me  parait  certain  que  le  xiv'  siècle  n'a  pas  connu  les 
grandes  Mises  au  tombeau  sculptées.  J'en  donnerai  une  preuve  qui  me  paraît 
convaincante. 

Paris  avait,  au  xiv'  siècle,  deux  chapelles  du  Saint- Sépulcre.  L'une,  celle  de 
la  rue  Saint-Martin,  datait  de  1826  ;  l'autre,  celle  du  couvent  des  Gordeliers,  remon- 
tait aussi  au  xiv"  siècle,  mais  était  un  peu  plus  récente'.  Elles  avaient  été  fondées 
par  des  confréries  de  pèlerins  qui  avaient  fait,  ou  se  proposaient  de  faire  le  grand 
voyage  de  Jérusalem.  L'esprit  des  Croisades  avait  pris  alors  cette  forme  pacifique. 
On  s'attend  bien  k  trouver  dans  ces  chapelles  quelque  image  du  saint  tombeau  que 
tous  les  frères  rêvaient  de  contempler.  Et,  en  effet,  dans  la  petite  église  de  la  rue 
Saint-Martin,  on  voyait  un  édicule  qu'on  appelait  le  Sépulcre  et  qui  avait  été  fait 
très  certainement,  comme  c'était  l'usage,  k  l'image  du  Saint-Sépulcre  de  Jérusa- 
lem. Mais,  dans  l'édicule,  il  n'y  avait  pas  de  Mise  au  tombeau".  C'était  bien  là 
pourtant  qu'un  tel  sujet  eût  été  k  sa  place  \  Dans  la  chapelle  des  Gordeliers,  il 
n'y  avait  pas  non  plus  de  Mise  au  tombeau,  et  la  preuve,  c'est  que  les  confrères 
ne  s'avisèrent  d'en  faire  faire  une  qu'au  xvi"  siècle  \ 

>  Couret,  Notice   Idslonqiic  sur  l'ordre  du  Saint-Sépulcre,  dans  la  Terre  Sainte  (Revue)  de  i885. 

-  Millin,  dans  ses  Antiquités  nationcdes,  t.  III,  p.  4,  nous  a  laissé  une  description  1res  précise  de  la  chapelle  de 
la  rue  Saint-Marlin,  qu'il  avail  pu  voir  avant  sa  démolition.  S'il  y  avait  eu  une  Mise  au  tombeau  dans  l'édicule  du 
Sépulcre,  il  n'eût  pas  manqué  de  la  signaler. 

'*  Dans  l'église  du  Temple  de  Paris,  il  y  avait  aussi  un  caveau  qui  représentait  le  Saint-Sépulcre.  On  y  installa 
une  Mise  au  tombeau,  mais  seulement  à  la  fin  du  xv'^  siècle.  Voyez  De  Gurzon,  lu  Maison  du  Temple  de  Paris, 
1888,  p.  90. 

*  Voir  ,1.  Du  Breul,  Théâtre  des  antiquités  de  Paris,  édition  de  1612,  p.  536. 


LE    PATHETIOUE 


i3i 


Il  en  faut  conclure  qu  au  xiv"  siècle,  au  temps  de  la  plus  grande  ferveur 
des  confréries  du  Saint-Sépulcre,  les  Mises  au  tombeau  n'étaient  pas  encore 
à  la  mode. 

Les  Mises  au  tombeau  remonteraient-elles  au  moins  aux  premières  années 
du  xv"  siècle  ?  On  l'a  soutenu  récemment  et  on  a  prétendu  démontrer  que  le 
plus  ancien  Saint  Sépulcre  à  personnages  aurait  été  sculpté  à  Limoges,  en  i/pi, 
par  un  Italien'.  Une  veuve  de  Limoges,  nommée  Paule  Audier,  à  son  retour 
de  Jérusalem,  fit  faire  une  Mise  au  tombeau  par  un  artiste  qu'elle  avait 
ramené  de  Venise.  L'œu- 
vre fut  mise  en  place  en 
i/|2i,  dans  1  église  Saint- 
Pierre~du-Queyroix.  De- 
puis, elle  a  disparu  sans 
laisser  de  trace.    —  Mais 


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Fig.  09.  • — Mise  au  tombeau  de  Souvigny  l'Allier). 


Il  y  a  la  une  erreur  mani- 
feste dans  l'interprétation 
du  document.  Car  si  l'on 
veut  se  reporter  au  texte, 

on  reconnaîtra  qu'il  s'agit  ici,  non  pas  d'une  Mise  au  tombeau,  mais  tout 
simplement  d'un  sépulcre  fait  à  l'image  de  celui  de  Jérusalem".  Cette  forme 
de  dévotion  fut  longtemps  en  lionneur.  Dans  plusieurs  églises,  il  y  avait  des 
caveaux  ou  desédicules,  dont  les  dimensions  étaient  exactement  celles  du  Saint- 
Sépulcre  de  Jérusalem  ^  Ces  chiffres  semblaient  sacrés  et  doués  d'une  vertu 
mystérieuse.  Des  pèlerins  portaient  une  ceinture  dont  la  longueur  avait  été 
mesurée  sur  celle  du  Saint-Sépulcre  \ 

Le  plus  ancien  Saint  Sépulcre  à  personnages  qui  se  soit  conservé  est  celui 
de  Tonnerre.  Il  est  de  il\b3.  Mais  il  est  certain  que  cette  œuvre  admirable  ne 
fut  pas,  en  ce  genre,  le  coup  d'essai  des  sculpteurs  du  xv°  siècle.  Le  contrat 
ne  présente  pas  cette   Mise  au  tombeau  comme    un    monument  insolite.    Cer- 

'  Abbé  Lecler,  Eludes  sur  les  Mises  au  tombeau. 

-  Voici  ce  lextc  :«  L'ani42i  de  N.-S.,  Paule  Avidier  de  Limoges,  revenantdeson  pèlerinage  de  Jérusalem,  passant 
par  Venise,  amena  avec  soy  un  sculpteur  qui  tailla  et  apporta  le  dessin  du  monument  de  Notre-Seigneur,  à  la  ressem- 
blance de  son  sépulcre  de  Jérusalem,  lequel  il  fit  et  posa  dans  l'église  Saint-Pierre  de  Limoges.  »  {Bulletin  de  la 
Société  ai'chéologique  de  la  Corrèze,  t.  Xl^  ,  p.   196.) 

"  A  Tournai,  à  Saint-Nicolas  de  Troyes. 

*  Barbier  de  Montault,  OEuvres,  t.  VIH,  p.  3C5  et  suiv. 


l32 


L'ART    RELIGIEUX 


tains  détails  semblent  déjà  traditionnels.  Il  est  donc  probable  que  c'est  entre 
1^20  et  i/i5o  que  les  sculpteurs  imaginèrent  ces  étonnantes  Mises  au  tombeau 
faites  de  grandes  figures  groupées  autour  d'un  sarcophage'.  C'est  précisément 
l'époque  où  les  Mystères  mettent  sans  cesse  sous  les  3feux  des  artistes  la  scène 
de  la  mise  au  tombeau. 

Que  nos  Saints  Sépulcres  soient  la  reproduction  exacte  d'un  tableau  vivant, 
c'est  ce  qui  ne  saurait  faire  de  doute  pour  qui  a  pris   la  peine  de  les   étudier 


Fig.  60.  —  Le  Saint  Sépulcre  de  Joigny  (\onnej. 

et  de  les  comparer.  Je  ne  dirai  rien  des  costumes  des  personnages  :  chapeaux 
retroussés,  robes  fourrées  des  vieillards,  larges  turbans  des  femmes,  qui, 
pourtant,  sont  bien  évidemment  des  costumes  de  théâtre.  Je  veux  seulement 
attirer  l'attention  sur  la  façon  dont  les  personnages  sont  groupés.  On  est  sur- 
pris de  voir  qu  il  y  avait  des  dispositions  traditionnelles  qui,  sans  être  im- 
muables, variaient  cependant  fort  peu. 

Voici  sous  quel  aspect  se  présentent  le  plus  souvent  nos  Saints  Sépulcres. 
Il  y  a  sept  personnages.  Deux  vieillards,  debout  aux  deux  extrémités  du  sar- 
cophage, portent  le  cadavre  étendu  sur  le  linceul.  Au  milieu,  comme  il  con- 
vient  au  personnage  principal,   la  Vierge,  prête  à    défaillir,    est    soutenue    par 

'  r^e  doLlenr  Nodet  a  retrouvé  récemment  à  Boiirg-en-Bresso  les  débris  d'un  Saint  Sépulcre  plus  ancien  que 
celui  de  Tonnerre.  Un  texte  prouve  que  ce  Saint-Sépulcre  a  été  donné  en  i'i'i3  par  noble  Thomas  Guillod.  bour- 
geois de  Bourg.  Voir  Bullet.  de  la  Soc.  des  antiq.  de  France,   igo5.  p.  238. 


LE    PATHETIQUE  i33 

saint  Jean.  A  droite  de  la  Vierge,  une  sainte  femme  est  debout  près  de  la 
tête  du  Christ;  à  gauche,  une  seconde  sainte  femme,  accompagnée  de  Made- 
leine, se  tient  près  des  pieds.  Telles  sont  les  Mises  au  tombeau  de  Souvigny, 
(Allier)  (fig.  69),  de  Joigny  (Yonne)  (fig.  60),  de  Verneuil  (Eure),  de  Saint- 
Germain  (Oise),  d  Agnetz  (Oise),  de  Saint-Nizier  de  Troyes,  de  Saint-Phal 
(Aube),   de    Salers  (Cantal),    de    Garennac    (Lot),    d'Amboise   (Indre-et-Loire), 


Fig.  6i.  —  Le  Saint  Sépulcre  de  l'Hôpital  de  Tonnerre. 

de  Saint- Valéry  (Somme),  de  Villers-Bocage  (Somme),  de  Montdidier  (Somme), 
de  Scmur  (Côte-d'Or),  de  Poissy  (Seine-et-Oise). 

Cette  ordonnance  était  si  bien  établie  que,  dans  un  contrat  passé  entre  un 
donateur  et  un  artiste,  il  est  parlé  de  «  la  Marie  de  la  tête  »  et  de  «  la  Marie 
auprès  la  Madeleine  »,  c'est-à-dire  de  la  Marie  qui  se  tient  près  des  pieds. 

Comment  expliquer  cette  surprenante  ressemblance  entre  des  œuvres  d'art 
aussi  éloignées  les  unes  des  autres  ?  L  hypothèse  de  Courajod,  qui  proposait 
d'attribuer  la  plupart  des  Saints  Sépulcres  à  des  ateliers  nomades,  ne  se  sou- 
tient pas.  Tous  ceux  que  nous  venons  d'énumérer  diffèrent  profondément  par 
le  style,  et  sont  bien  loin,  d  ailleurs,  d  être  contemporains.  N  est-il  pas  plus 
simple   de   supposer   que    cette   ordonnance  était  celle   des   Mystères?  Dans  la 


i34 


L'ART   RELIGIEUX 


Passion  de  Greban,  il  n'y  a  aucune  indication  scénique',  mais  il  est  remar- 
quable que  les  acteurs  soient  précisément,  comme  dans  nos  Saints  Sépulcres, 
au  nombre  de  sept:  les  deux  vieillards,  saint  Jean,  la  Vierge,  Madeleine,  les 
deux  Marie. 

La  disposition  que  nous  venons  d'indiquer  n'est  pas   la  seule  que  l'on  ren- 
contre.   Il  en  est  une   autre  qui  est  presque    aussi    fréquente.    La  Vierge,  sou- 


Fig.  63.  —  Le  Saint  Sépulcre  de  Gliaource  (Aube). 

tenue  par  saint  Jean,  n'est  plus  au  milieu  du  sarcophage,  mais  près  de  la 
tête  du  Christ,  tandis  que  les  deux  Marie  et  la  Madeleine  sont  rangées,  toutes 
les  trois,  près  des  pieds.  Les  deux  vieillards,  d'ailleurs,  tiennent  toujours  les' 
deux  extrémités  du  linceul.  Tels  sont  les  Saints  Sépulcres  de  Tonnerre 
(\onne)  (fig.  61),  de  Chaource  (Aube)(fîg.  62),  de  Louviers  (Eure),  de  LaCha- 
pelle-Rainsoin  (Mayenne),  d'Auch,  de  léglise  Saint-Germain  d'Amiens,  de  Mil- 
lery  (Rhône).  Ce  groupement  est  un  peu  moins  heureux  que  le  précédent, 
puisque  la  Vierge  n'est  plus  tout  à  fait  le  centre  de  1  œuvre.  L'une  et  l'autre 
formules,  d'ailleurs,   se  rencontrent  communément,  ce  qui  semble  prouver  qu'il 

*  Les  anires  Passions  ne  sont  pas  plus  explicites. 


LE    PATHETIQUE 


i35 


y  avait  au  théâtre,  dans  la  mise  en  scène  de  l'ensevelissement  du  Christ,  deux 
traditions. 

Il  y  en  avait  même,  je  crois,  une  troisième.  Il  arrive  parfois,  en  effet,  que 
la  Madeleine  n'est  pas  debout  près  des  pieds  du  Christ,  à  la  suite  des  deux 
Marie,  mais  assise,  ou  agenouillée  toute  seule  en  avant  du  sarcophage.  On 
rencontre  cette  particularité  à  Bessey-les-Citeaux  (Côte-d'Or),  à  Rosporden 
(Finistère),  à  Solesmes(Sarthe),  Tout  le 
monde  connaît  la  Madeleine  de  Soles- 
mes,  une  des  plus  pudiques  images 
de  la  douleur  qu'il  y  ait  dans  l'art 
(fig.  63).  C'est  là  un  souvenir  évident 
du  passage  de  saint  Mathieu,  où  il 
est  dit  que  Maria  de  Magdala  était 
assise  vis-à-vis  du  Sépulcre  ' . 

Il  est  donc  probable  que,  dans 
certains  cas,  le  metteur  en  scène  de  la 
Passion,  s'autorisant  du  texte  de  saint 
Mathieu,  faisait  placer  la  Madeleine 
en  avant  du  sarcophage.  Cette  dispo- 
sition, toutefois,  ne  semble  pas  avoir 
rencontré  en  France  beaucoup  de 
faveur.  Au  contraire,  dans  les  pays 
du  Nord  et  de  l'Est,  en  Flandre,  en 
Allemagne,  on  ne  devait  presque 
jamais  jouer  autrement  la  scène  de 
la  Mise  au  tombeau.  Car  c'est  une 
tradition  constante  chez  les  artistes  flamands  ou  allemands  de  représenter  la 
Madeleine  en  avant  du  sarcophage  ".  Et  ce  qui  semble  bien  donner  à  cette 
hypothèse  la  force  d'une  certitude,  c'est  qu'en  plein  xvi'  siècle,  à  Valenciennes , 
quand  on  joua  le  Mystère  de  la  Passion,  la  Madeleine  s'agenouilla  encore  en  avant 


Fis.  63. 


Phot.  F.  Mailiil  .Sîljuii 

La  Madeleine  assise  en  avant  du  Tombeau. 
Fragment  du  Saint  Sépulcre  de  Solesmes. 


1  Math.  WVUI,  Gi. 

^  Exemples  :  Schùhlein,  ailes  du  retable  de  Tiefenbronn;  Mlie  au  tombeau  du  musée  de  Colmar  (école  de  Schon- 
gaueri;  Hans  Ilolliein  le  vieux,  Mise  au  tombeau  de  Donaucschingen  ;  Ensevolissenaent  du  Christ  de  Cranach 
au  Musée  de  Berlin  ;  retable  flamand  de  Ternant  (Niè>re);  Heures  de  la  dame  de  Lulaing  (œuvre  d'un  minia- 
turiste Uamand^,  Arsenal  n''  ii85°,  f°  2o4  v". 


i36  L'ART    RELIGIEUX 

du  Sépulcre.    C'est  du   moins  ce  que  semble   prouver  la   miniature  du  fameux 
manuscrit  d  Hubert    Caillaux,  dont  nous  avons  si  souvent  parlé '. 

Au  résumé,  les  deux  dispositions  que  nous  avons  indiquées  d'abord  de- 
meurent en  France,  les  plus  usitées.  Çà  et  là,  on  peut  signaler  quelques  légères 
modifications,  qui  ne  changent  rien  d'ailleurs  à  l'aspect  général.  A  Méru  (Oise), 
il  manque  une  des  saintes  Femmes.  A  Quimperléet  à  Solesmes,  il  y  a  trois  dis- 
ciples au  lieu  de  deux,  - —  on  se  souvient  que  les  trois  disciples  figuraient  dans 
la  scène  de  l'onction  au  xm"  et  au  xiv°  siècle.  A  Eu,  il  y  a  quatre  saintes 
Femmes  au  lieu  de  trois,  —  l'addition  de  ce  personnage  est  d'ailleurs  autorisée 
par  la  Passion  de  Jean  Michel  qui  groupe,  près  du  tombeau,  à  côté  de  la  Vierge 
et  de  saint  Jean,  Marie  Salomé,  Marie  Jacobi,  Marthe  et  Madeleine. 

11  faut  encore  signaler  la  présence  de  deux  soldats  debout  ou  endormis  près 
du  Saint  Sépulcre,  —  particularité  qui  se  remarque  à  Auch,  à  Narbonne,  à 
Solesmes,  a  Pouilly  (Gôte-d'Or),  à  Pont-à-Mousson,  à  Sissy  (Aisne),  à  Châtillon- 
sur-Seine  (Gôte-d'Or),  à  Saint-Phal  (Aube).  Ces  soldats,  rapprochés  des  autres 
personnages  d'une  façon  tout  a  fait  artificielle,  achèvent  de  donner  à  1  ensemble 
l'aspect  d'un  tableau  vivant.  Les  deux  soldats  sont  parfois  remplacés  par  deux 
anges  portant  les  instruments  de  la  Passion,  comme  à  Arles. 

A  mesure  qu'on  avance  danslexvf  siècle,  on  voit  tous  ces  éléments  agencés 
avec  une  liberté  de  phis  en  plus  grande.  Les  Saints  Sépulcres  de  ViUeneuve-l'Ar- _ 
chevêque,  des  Andelys,  du  Mans,  de  Joinville,  d'Arc-en-Barrois,  s  éloignent  de 
plus  en  plus  des  données  anciennes.  Mais  personne  n'en  usa  plus  librement  avec 
la  tradition  que  Ligier  Richierdans  son  fameux  Sépulcre  de  saint  Mihiel(fig.  6/|). 
Il  n'a  rien  inventé  ;  mais  il  a  groupé  ses  personnages  avec  une  audace  oi^i  l'on 
sent  un  profond  dédain  pour  les  vieilleries  du  passé.  Le  Christ  ne  disparaît  plus 
à  demi  dans  le  tombeau:  il  se  présente  au  premier  plan,  soutenu  par  les  deux 
vieillards,  pour  que  nous  puissions  admirer  à  loisir  son  anatomie.  Les  saintes 
Femmes  se  sont  arrachées  à  leur  contemplation  pour  préparer  le  sépulcre;  la 
Madeleine  baise  les  pieds  du  mort.  L'ange  qui  porte  les  instruments  de  la  Pas- 
sion n'est  plus  isolé  sur  un  piédestal  :  il  se  mêle  à  l'action  et  s'élance  pour 
soutenir  la  Vierge.  Quant  aux  soldats,  ils  ne  montent  plus  la  garde  aux  côtés  du 
tombeau,:  réunis  autour  d  un  tambour,  ils  jouent  aux  dés  et  font  un  motif 
pittoresque.   C'est  là  1  œuvre   d'un    artiste  habile   et    vigoureux,  mais    qui  étale 

'  B.  N.  franc.  12536,  f°  24o. 


LE    PVTIIETrOUE 


i37 


vraiment  tro])  son    talent.    Combien    la  vieille   ordonnance,    clans  sa  modestie, 
était  plus  touchante  ! 

Rien  n'est  plus  contraire  au  véritable  esj^rit  du  sujet  que  l'agitation.  Dans 
une  pareille  scène,  il  doit  régner  un  profond  silence.  Après  l'horreur  de  la  Pas- 
sion, les  vociférations  et  les  outrages  de  la  foule,  Jésus  se  repose  enfin  dans 
la  paix  et  le  demi-jour,  entouré  de   ceux  qui  l'aiment.  Nos  grands  artistes  du 


Phot.  F.  Martin  Sabon. 


Fig.  64.  —  Le  Saint  Sépulcre  de  Ligier  Richier  à  Saiiit-Miliicl  (Meuse). 

xv^  siècle  sentirent  cela  profondément.  Ils  n'ont  pas  conçu  la  scène  comme  un 
drame,  mais  comme  un  poème  lyrique.  Car  maintenant  il  n'y  a  plus  rien  à 
faire  et  il  n'y  a  plus  rien  à  dire.  Il  n'y  a  qu'à  regarder  en  silence  ce  corps  qui 
descend  lentement  dans  le  tombeau.  Les  personnages,  enfermés  en  eux-mêmes, 
semblent  écouter  leur  cœur.  Ils  ne  sont  réunis  que  par  la  force  d'une  pensée 
unique.  Nos  poètes  dramatiques,  eux-mêmes,  en  cet  endroit,  ont  fait  preuve  de 
tact  ;  si  verbeux  d'ordinaire,  ils  se  taisent  ici.  Au  théâtre,  la  mise  au  tombeau 
était  une  scène  muette. 


i38  L'AUT    RE[>1G1E11X 

Plus  les  personnages  sont  immobiles  et  recueillis,  plus  l'œuvre  approche  de 
la  perfection.  Si  les  figures  d'hommes  valaient  les  ligures  de  femmes,  je  met- 
trais au  premier  rang  le  Saint  Sépulcre  de  Chaource  dans  l'Aube  (i5i5)* 
(tig.  63).  Pas  une  des  femmes  ne  fait  un  geste.  On  ne  voit  pas  autre  chose  que 
des  visages  doucement  inclinés  et  des  yeux  baissés.  Jamais  on  n'exprima  plus 
simplement  émotion  plus  profonde.  Cette  belle  œuvre  rend  difficile  et  donne  le 
dégoût  de  tout  ce  qui  n  est  pas  simple.  On  se  demande  quelles  leçons  de  tels 
hommes  avaient  ;i  recevoir  de  1  Italie,  et  l'on  s'avoue,  une  fois  de  plus,  que  le 
mot  de  Renaissance,  appliqué  à  l'art  français,  n'offre  aucun  sens. 

Presque  toujours  nos  artistes  ont  voulu  attirer  l'attention  sur  la  Vierge. 
Souvent  elle  s'évanouit,  et  tombe  lourdement  entre  les  bras  d'une  sainte  Femme 
ou  de  saint  Jean  ^  Cet  épisode  dramatique  enlève  à  la  scène  cette  sorte  de 
beauté  que  lui  donnent  l'immobilité  et  le  silence.  Aussi  les  vrais  artistes  se 
gardent-ils  bien  d'arracher  les  personnages  à  leur  douloureuse  méditation.  Ils 
les  maintiennent  tous  à  l'élat  lyrique.  A  Tonnerre,  h  Solesmes,  la  Vierge  sans 
doute  est  prête  à  défailhr,  mais  elle  a  encore  la  force  de  rester  debout.  A 
Souvigny,  saint  Jean  et  une  sainte  Femme  ont  pris  chacun  une  des  mains  de  la 
Vierge,  mais  leurs  regards  sont  tournés  vers  Jésus,  et  rien  ne  les  distrait  de  la 
pensée  commune. 

C'est  évidemment  la  figure  de  la  Vierge  qui  offrait  aux  artistes  le  plus  de 
diflicaltés.  Après  avoir  exprimé  sur  le  visage  des  vieillards,  de  saint  Jean,  des 
saintes  Femmes,  toutes  les  nuances  de  la  douleur,  ils  devaient  encore  faire  lire, 
sur  le  visage  de  la  mère,  la  douleur  suprême.  On  dirait  qu'ils  sont  tentés  quel- 
quefois de  cacher  sa  ligure  sous  un  A'oile.  Peu  s'en  faut  qu'ils  n'avouent, 
comme  Timanthe,  l'impuissance  de  leur  art.  Ce  fut  une  tradition,  dans  l'école 
bourguignonne,  de  dissimuler  le  visage  de  la  Vierge  dans  l'ombre  du  manteau 
relevé  sur  la  tête.  Cela  est  très  sensible  à  Souvigny,  à  Tonnerre,  à  Semur,  à 
Avignon.  On  retrouve  cette  pratique,  moins  franchement  avouée,  dans  d'autres 
écoles  \  Cette  cagoule  de  pleureuse,  ce  visage  qui  s'enfonce  dans  la  nuit,  don- 
nent à  la  Vierge  un  aspect  tragique.  La  grande  Vierge  sombre  d'Avignon  a  une 
sorte   de   poésie  funèbre.     Pourtant    il    faut  admirer    davantage  la   loyauté   du 

'  Elles  ne  sont  pas  de  la  même  main,  connme  l'ont  bien  vu  MM.  Kœchlin  et  Marquet  de  Vasselot  (^La  Sculpture 
à  Troyes  el  dans  la  Champagne  méridionale,  p.  io4)-  Il  est  peu  de  Saints  Sépulcres  qui  ne  présentent  de  ces  inégalités. 
Presque  toujours  plusieurs  artistes  y  travaillaient.  Le  Saint  Sépulcre  de  Tonnerre  est  l'œuvre  de  deux  sculpteurs. 

-  Par  cxcni|)le  à  Eu. 

•'  A  Neufcliâtel-en-Bray,  en  Normandie. 


LE    PATHETIQUE 


i3f) 


maître  de   Solesmes,  qui  ne  dissimule  rien  du  visage  de  la  Vierge  et  sait  faire 
lire  sur  ses  traits  douloureux  qu'elle  est  la  mère  (fig.  65). 

Les  Saints  Sépulcres  sont  le  sujet  favori  d'un  âge  voué  à  la  méditation  de 
la  Passion  du  Christ  et  de  la  Passion  de  la  Vierge.  C'est  dans  les  dernières 
années  du  xv"  siècle,  et  dans  les  premières  du  xvi",  qu'on  les  voit  se  multiplier. 
Malgré  les  destructions  des  "uerres  et  des  révolutions,  il  en  reste  encore  un 
grand  nombre.  Mais  une  statistique  com- 
plète, où  figureraient  les  oeuvres  qui  ont 
disparu,  donnerait  des  résultats  surpre- 
nants \ 

C'est  l'époque  où  1  on  rencontre  dans 
les  livres  d'Heures  une  «  Oraison  au 
Saint  Sépulcre  "  » .  11  est  évident  que  la 
foule  aimait  ces  grandes  figures  tou- 
chantes et  un  peu  efl'rayantes.  On  les 
mettait  toujours  dans  une  chapelle  som- 
bre ou  dans  une  crypte.  Dans  ce  demi- 
jour,  elles  semblaient  vivre  et  respirer. 
Agenouillé  dans  l'ombre,  le  fidèle  perdait 
la  notion  de  l'espace  et  du  tenqDs,  il  était 
à  Jérusalem,  dans  le  jardin  de  Joseph 
d'Arimathie,  et  il  voyait  de  ses  yeux  les 
disciples  ensevelir  le  maître  à  l'heure  du 
crépuscule.  Quelques-uns  de  ces  Saints 
Sépulcres  attiraient  particulièrement  la 
foule  :  ce  n'étaient  pas  toujours  les  plus  beaux,  mais  ceux  qu'enveloppait  le 
plus  d  ombre  \ 

Les  Saints  Sépulcres  étaient  donnés  par  de  riches  bourgeois,  des  cheva- 
liers, des  chanoines,  dans  une  pensée  d  édification.  Mais  il  est  une  clause 
curieuse  que  l'on  rencontre  plus  d'une  fois  et  qui  mérite  d  être  relevée.  Souvent 

*  M.  E.  Deligniôres  vient  de  donner  une  très  intéressante  statistique  des  Saints  Sépulcres  conservés  en  Picardie, 
Réun.  des  soc.  des  beaux-arts  des  déparlem.,  1906. 

-  Mazarine,  ms.  n"  52i  et  Bibl.  Sainte-Geneviève,  ms.  n°  3718,  f"  175  v°  (xv°  siècle). 

■^  Un  vieil  auteur  parlant  d'une  chapelle  de  Saint-Quentin  où  on  avait  mis  un  Saint  Sépulcre  dit  ;  c  Cette  cha- 
pelle paraît  fort  en  dévotion,  tant  à  cause  de  cette  représentation  (la  mise  au  tombeau)  ([ue  par  rapport  à  son 
obscurité.  »  Cité  par  Fleur_)',  Anli(].  de  l'Aisne,  t.  1\,  p.  aSf). 


Phot.  F.  Martin  Sabon. 
Fig.  65.  —   La  Vierge  et  saint  Jean. 
Fragment  du  Saint  Sépulcre  de  Solesmes. 


i4o 


L'ART    RELIGIEUX 


le  donateur  demande  à  être  enseveli  dans  la  chapelle  même  du  Saint  Sépulcre  \ 
Les  mises  au  tombeau  prirent  donc  un  caractère  funéraire.  Rien  de  plus  natu- 
rel. Il  semblait  rassurant  de  reposer  auprès  du  tombeau  de  Jésus.  On  se  cou- 
chait à  ses  pieds,  confiant  en  sa  parole  et  sûr  de  ressusciter  avec  lui. 


VIII 


Ce  n'était  pas  assez  d'avoir  représenté  la  Passion  du  Fils  et  la  Passion  de 
la  Mère,  le  xiv'  siècle  finissant  a  imaginé  une  sorte  de  Passion  du  Père. 

Le  xiu   siècle  et  le  xiv"  avaient  déjà,  il  est  vrai,  associé  le  Père  à  la  Passion 

du  Fils.  On  sait  comment  on  représente  alors  la 
Trinité  (fig.  6G).  Le  Père,  assis  sur  son  trône,  sou- 
tient des  deux  mains  la  croix  sur  laquelle  son  fils 
est  cloué  ;  de  l'un  à  l'autre  vole  le  Saint-Esprit  sous 
l'aspect  d'une  colombe.  Mais  1  artiste,  en  traçant 
cette  étrange  figure,  n'a  pas  eu  la  prétention 
démouvoir.  Il  a  seulement  voulu  exprimer  cette 
idée  théologique  que  le  Fils  est  mort  sur  la  croix 
avec  le  consentement  du  Père  et  de  1  Esprit.  Ce 
sont,  nous  dit-il,  les  trois  personnes  de  la  Trinité 
qui  ont  donné  à  Ihomme  l'exemple  du    sacrifice, 


Fig.  C)G.  —  La  Trinité. 


et  la  figure  de  la  croix  était  inscrite  de  toute  éter- 


Minialure  du  Bréviaire   de   Charles  V 
(Bibl.  Nat.  latin  lobz,  f"  i5/i). 


nité  au  sein  de  Dieu. 

Tout  autre  est  le  sentiment  qu'essaient  d'expri- 
mer les  artistes  dès  le  début  du  xv'  siècle.  Ils  ont  voulu  associer  Dieu  le  Père, 
non  pas  à  l'idée  abstraite  du  sacrifice,  mais  aux  douleurs  de  la  Passion.  Ils 
ont  pensé  que  si  Dieu  est  amour,  comme  dit  saint  Jean,  il  a  pu  sentir  la  pitié. 
Il  y  a,  à  la  Bibliothèque  nationale,  un  livre  d  Heures  enluminé  au  commen- 
cement du  xv"   siècle,    qui  est  un  des   plus   surprenants  chefs-d  œuvre  de  l'art 

'  Lancelot  de  Buronfosse,  le  bourgeois  de  Tonnerre  qui  donna  la  belle  mise  au  tombeau  dont  nous  avons  parlé, 
était  enterré  tout  auprès  (Ga:.  des  beaiix-arls,  1898  p.  liQ'i).  A  Saint-Michel  des  Lions  de  Limoges,  un  bourgeois 
et  sa  femme,  qui  avaient  fait  faire  un  Saint  Sépulcre  (i53o),  étaientenlorrés  dans  la  chapelle  où  il  se  trouvait  (abbé 
Leclcr,  Elude  sur  les  Mises  au  tombeau,  p.  11).  A  Saint-Germain  d'Amiens,  la  dame  Le  Cal,  donatrice,  était  enter- 
rée sons  la  Mise  au  tombeau  (iSaa).  Sur  la  bordure  de  la  robe  d'un  des  personnages,  on  lit  encore  :  Fili  Dei,  mise- 
rere mei. 


Fiy.  67.  —  Le  Christ  mort,  la  Vierge,  saint  Jean,  et  Dieu  le  Père. 
Miniature  du   manuscrit  latin  Q^y,  f"    i3û-  Bibl.   Nat. 


ï42  L'\RT    RELTGtEUX 

français.  A  chaque  instant,  le  génie  de  ce  maître  inconnu  éclate.  Entre  tant  de 
belles  pages,  il  en  est  une  qui  est  vraiment  admirable. 

Le  cadavre  de  Jésus  sanglant  et  livide  est  étendu  sur  la  terre  (fig.  67),  La 
Vierge  veut  se  jeter  sur  lui,  mais  saint  Jean  l'en  empêche,  et,  pendant  que  de 
toutes  ses  forces  A  la  retient,  il  tourne  la  tête  vers  le  ciel,  comme  pour  accuser 
Dieu.  Et  alors  la  face  du  Père  apparaît.  Son  regard  est  grave  et  triste  et  il 
semble  dire  : 

«  Ne  me  fais  pas  de  reproches,  car,  moi  aussi,  je  souffre.  »  Et  dans  le  ciel 
bleu  on  entrevoit  d'innombrables  anges,  «  semblables  à  des  atomes  de  soleil'  », 
qui  passent  en  faisant  des  gestes  de  désolation  '. 

Ce  grand  dialogue  entre  la  terre  et  le  ciel  a  été  repris  plusieurs  fois,  au 
xv'  et  au  xvi^  siècle,  quoique  avec  moins  de  sublimité.  Un  petit  tableau  rond 
du  Louvre,  qui  est  des  dernières  années  du  xiy"  siècle,  et  qu'on  attribue  sans 
preuve  à  Jean  MalloueP,  représente  Jésus  mort  entre  les  bras  de  son  Père  (fig.  68). 
Les  anges  s  empressent  en  pleurant,  et  la  Vierge,  serrée  contre  son  fils,  le 
regarde  avec  une  sorte  d'avidité  douloureuse.  L'idée  audacieuse  de  rapprocher 
du  Christ  mort  Dieu  le  Père  et  la  Vierge  vient  d'une  page  des  mystiques  qu'on 
trouve  dans  F  Arbre  de  la  Croix  attribué  à  saint  Bonaventure,  et  dans  le  Stimulus 
amoris  de  pseudo-Anselme.  Ici  et  là,  le  corps  de  Jésus-Christ  est  comparé  à 
la  robe  sanglante  de  Joseph.  Ses  frères  la  rapportèrent  à  leur  père  en  lui  disant: 
((  Une  bcte  féroce  l'a  dévoré.  »  En  présence  de  ce  corps  ensanglanté  comme 
la  robe  de  Joseph,  saint  Bonaventure  place  Dieu  le  Père  et  la  Vierge.  Il  les 
interpelle  tour  à  tour  :  «  0  Père  tout-puissant,  c'est  ici  le  vêtement  que  ton 
doux  fils  Jésus  laissa  entre  les  mains  des  Juifs.  Et  toi  aussi,  glorieuse  Dame 
de  miséricorde,  regarde  cette  robe  qui  fut  faite  et  tissue  moult  subtilement 
de  ta  précieuse  et  chaste  chair  \    » 

Si  l'on  pouvait  douter  que  le  passage  de  t Arbre  de  la  Croix  ait  donné  aux 
artistes  l'idée  de  réunir  Dieu  le  Père  et  la  Vierge  auprès  du  cadavre  de  Jésus- 
Christ,  on  en  aurait  la  preuve  en  étudiant  un  tableau  sur  bois  du  xvi°  siècle  qui 
se  trouve  a  La  Chapelle-Saint-Luc,  près  de  Troyes.  Des  inscriptions  ne  lais- 
sent aucun  doute  sur  la  pensée  du  peintre.  Le  dialogue  s'engage  entre  Dieu  et 

'  Sainte  Brigitle. 

2  Bibl.  Nat.  latin  9/I71. 

^  M.  de  Mély  le  donne  à  Henri  Bcllcchosc. 

*  L'Arbre  de  la  Croix  de  saint  Doiiauentiire,  traduction  française  publiée  par  Sinnon  Voslre  à  la  tin  du  xv<^  siècle. 


LE    PATIIKTIQUE 


i43 


la  Vierge.  La  Vierge  montre  au  Père  le  corps  sanglant  de  Jésus  :    «  Regarde, 
dit-elle,   n'est-ce  pas  là   la  tunique    de  ton  fds',    »   Et  Dieu   douloureusement 


Fig.  68.  —  Le  Christ  mort  porté  par  Dieu  le  Père. 
Musée  du   Louvre. 


répond    par    le    mot   des    fils    de    Jacob    :    «    Une  bete   féroce   l'a    dévoré  ".    » 
Toutefois,   il  est  assez    rare    de  rencontrer  Dieu  et  la  Vierge  se  lamentant 


'  ^  ide  an  sit  luiiica  fihi  lui  aiii  on. 
'  Bestia  pessiuia  devoravit  lllium. 


ihlx 


L'ATIT    RELIGIEUX 


ensemble  sur  le  corps  de  Jésus'.  D'ordinaire  les  artistes  se  contentent  de  repré- 
senter le  Père  portant  son  fils  mort  sur  ses  genoux  (fig.  69).  Il  est  évident  que 
ce  groupe  a  été  conçu  à  l'imitation  des  Vierges  de  Pitié.  La  ressemblance  est 
quelquefois  frappante,  comme  dans  l'ex-voto  des  La  Trémoille,  qui  a  figuré  à 
l'Exposition  des  primitifs  français. 

Peintres',   verriers  \    sculpteurs*,   graveurs^  reproduiront  ce  motif  à  l'envi 
jusqu'à  une  date  avancée  du  xvf  siècle. 

C'est  ainsi  que,  dans  l'art  de  la  fin  du  moyen 
âge.  la  terre  et  le  ciel  s'unissent  pour  pleurer  Jésus- 
Christ. 

On  voit  avec  quelle  puissance  incomparable  l'art 
du  moyen  âge  a  su  rendre  la  douleur.  Car  la  dou- 
leur que  cet  art  exprime,  c'est  la  douleur  élevée  à 
1  absolu,  portée  jusqu'à  1  infini,  puisque  c'est  la 
Passion  et  la  mort  d'un  Dieu.  Que  sont  les  autres 
deuils  auprès  de  celui-là  P  Certes,  ce  serait  déjà  une 
chose  profondément  touchante  de  voir  une  mère 
tenant  sur  ses  Qenoux  le  cadavre  de  son  fils,  un 
jeune  homiue  de  trente-trois  ans.  Mais  quand  l'ar- 
tiste du  moyen  âge  songe  que  ce  jeune  homme,  que  les 
puissants  de  ce  monde  ont  tué,  fut  le  Juste  par  excel- 
lence   et  n'a  pas  commis  d'autre  crime  que  de  dire  : 

(Heures  à  l'usage  de  Rome,  de  latelier         ((     AimCZ-VOUS   IcS     UUS    IcS  autrCS   )) ,     alorS     Ic     CŒUrlui 
de  Jean  Du  Pré.  i/,88.)  p   •  l      i 

échappe.  «  Les  hommes  ont  donc  pu  laire  cela!  »  — 
tel  est  le  cri  que  semblent  pousser  tous  nos  vieux  maîtres.  Cet  étonnement 
douloureux  se  renouvelant  de  génération  en  génération,  voilà  le  principe  de  cet 
art  admirable.  C'est  à  cette  profonde  sincérité  qu'il  doit  d  avoir  conservé,  après 
tant  de  siècles,    toute  sa  puissance    sur  l'âme. 


(il).  —  Dieu  le  Père  portant 
-son  fils  mort. 


'  On  peut  cependant  signaler  quelques  exemples  de  cette  scène.  A  Barbery-Saint-Sulpice  (Aube),  un  vitrail  en 
grisaille  la  représente  et  on  lit,  comme  dans  le  tableau  de  La  Chapelle-Saint-Luc  :  »  Vide  an  sit  lunica  filii  tui 
annon».  VoirFicbot,  Stalist.  innnum.  de  l'Aube,  t.  I,  p.  102.  — M.  Salomoh  Reinach  a  signalé  dans  un  manuscrit 
français,  aujourd'hui  à  Gotha,  une  scène  semblable.  La  miniature  lui  paraît  en  relation  avec  le  tableau  rond  du 
Louvre  (Rev.  arcliéolog. IQ06,  p.  352). 

2  Missel  d'Angers,  B.  N.  latin  868,  f°  182  v°,  et  Arsenal  1189  et  1193,  (f"  167). 

^  Vitrail  de  Kerfcunten  (Finistère),  dans  le  bas  de  l'arbre  de  Jessé  ;  vitrail  de  Saint-Saulge  (Nièvre). 

'"  Bas-relief  de  Saint-Pantaléon  à  Troyes,  xvi"  siècle  déjà  avancé. 

^  Albert  Diirer. 


CHAPITRE  III 


L'ART  RELIGIEUX  TRADUIT  DES  SENTIMENTS  NOUVEAUX 
LA  TENDRESSE  HUIVIAINE 


I.    INFLUENCE   DES   FRANCISCAINS   ET   DES    MÉDITATIONS.    II.    AsPECTS  NOUVEAUX  DU  GROUPE 

DE  LA  Mère  et  de  l'Enfant.  —  III.  La  Sainte  Famille. 


I 

Pendant  que  les  scènes  de  la  Passion  de  Jésus-Christ  excitaient  la  pitié  jus- 
qu'à son  paroxysme,  les  scènes  de  son  Enfance  éveillaient  une  tendresse  incon- 
nue. Saint  François  d'Assise  avait  donné  l'exemple  de  cette  double  sensibilité. 
La  nuit  de  Noël,  il  prenait  l'enfant  dans  la  crèche,  etle berçait  de  ces  mains  qui 
allaient  bientôt  porter  les  stigmates  de  la  Passion.  Un  autre  Franciscain,  l'au- 
teur des  Méditations,  nous  fait  vivre  dans  l'intimité  de  la  Sainte  Famille.  Pour 
lui,  l'amour  abolit  le  temps.  Il  veut  que  sa  «  chère  fille  »  (la  religieuse  de 
Sainte-Claire  pour  laquelle  il  écrit  son  livre)  aille  tous  les  jours,  par  la  pensée,  à 
Bethléem,  rendre  visite  à  la  mère  et  a  l'enfant  '.  Elle  doit  les  accompagner  quand 
ils  reviennent  de  Bethléem  à  Jérusalem  :  «  Va  avec  eux,  lui  dit-il,  et  aide-les  à 
porter  l'enfant  ^  »  Plus  tard,  elle  leur  rend  visite  en  Egypte  :  «  Quand  tu  auras 
reconnu  l'enfant,  agenouille-toi,  baise  ses  petits  pieds,  puis  prends-le  dans  tes 
bras,  et,  pleine  d  une  douce  quiétude,  demeure  quelque  temps  avec  lui.  »  Elle 
vit   de   leur  vie,    voit  coudre  Notre-Dame,   travailler  saint  Joseph.  Elle   admire 

'  Méditai,  cap.  s. 
"^  Ibid.  cap.  XI. 

MALE.    • T.       11.  10 


i46 


L'ART    RELIGIEUX 


l'enfant  allant  chez  les  voisins  rendre  l'ouvrage  de  sa  mère.  Quand  enfin  elle  se 
décide  à  revenir,  elle  demande  la  bénédiction  de  l'enfant,  de  la  Vierge,  de  saint 
Joseph,  et  elle  les  quitte  en  pleurant \ 

A  partir  de  saint  François,  on  retrouve  chez  tous  les  mystiques  ce  désir 
d'approcher  de  la  Vierge,  de  contempler  l'enfant. 

Dans  une  de  ses  visions,  sainte  Gertrude  se  voit  en  présence  de  la  Vierge 
qui  lui  tend  son  enfant:  «  Il  faisait  tous  ses  efforts  pour  m'embrasser,  et  moi, 
quoique  indigne,  je  le  reçus,  et  il  jeta  ses  petits  bras  autour  de  mon   cou  ^  » 

L'Église  entre  dans  ces  sentiments  tout  féminins.  «  Quand  je  vois  Dieu 
enfant  entre  les  bras  de  sa  mère,  dit  un  hymne  de  la  fin  du  moyen  âge,  mon 
cœur  se  fond  de  joie  \   » 

Il  est  évident  que  désormais  l'homme  veut  être  plus  près  de  son  Dieu. 
Dans  Vlmitation,  après  ce  long  soliloque  de  l'âme  qui  remplit  les  quatre  pre- 
miers livres,  on  entend  soudain  Jésus-Christ  lui  répondre.  Cette  voix  basse  et 
douce  qui  s'élève  tout  d'un  coup  dans  le  silence  fait  frissonner.  Au  xiv",  au 
xv"  siècle,  ces  dialogues  de  Dieu  et  de  l'âme  humaine  sont  fréquents.  On  voit 
paraître  le  Dialogue  du  crucifix  et  du  pèlerin,  le  Dialogue  de  l'âme  pécheresse  et  de 
Jésus. 

Se  rapprocher  de  Dieu,  voilà  bien  le  désir  qui,  dès  la  fin  du  xni°  siècle, 
commence  à  travailler  la  chrétienté.  Il  devait  donc  arriver  que  la  foule  fit, 
petit  à  petit,  descendre  son  Dieu  jusqu'à  elle. 


II 


Nulle  part   ces  sentiments  ne    se   reflètent  mieux  que   dans  Fart.    Il  suffit, 
pour  s'en  convaincre,  d'étudier,   dans  la  sculpture,  le  groupe  de  la  mère  et  de- 
l'enfant. 

Dès   la   fin   du    xiii°    siècle,    les   artistes   semblent  ne  plus   comprendre   les 


'  Ibid.  cap.  XII,  xiii. 
-  Vita,  lib.  II,  cap.  xvi. 
"*  Daniel,  tome  II,  p.  5!^2  ; 


Parvum  quando  cerno  Deum 
Matris  inter  brachia, 
Colliquescit  pectus  meum, 
Inter  mille  gaiidia. 


LA    TENDRESSE    HUMAINE 


'^7 


grandes  idées  d'autrefois.  Jadis  la   Vierge,  assise  sur  un  trône,  portait  son  fds 

avec  la  gravité  sacerdotale  du  prêtre   qui  tient  le  calice.  Elle  était  le  siège  du 

Tout-Puissant,  «  le  trône  de   Salomon  », 

comme    parlaient    les    docteurs.    Elle    ne 

semblait  ni  femme,  ni  mère,  car  elle  appa- 
raissait  au-dessus    des    souffrances    et  des 

joies   de  la  vie.    Elle   était  celle  que  Dieu 

avait  choisie  au  commencement  des  temps 

pour  revêtir  son  Verbe  de  chair.  Elle  était 

la  pure  pensée  de  Dieu.  Quant  à  l'enfant, 

grave,    majestueux,    la   main  levée,    c'était 

déjà  le  maître  qui  commande  et  qui 
enseigne.  Tel  est  le  groupe  de  la  Vierge 
et  de  l'enfant  au  portail  Sainte-Anne  à 
Notre-Dame  de  Paris. 

Mais  à  la  fin  du  xiii"  siècle,  nous 
redescendons  du  ciel  sur  la  terre.  Tout 
le  monde  connaît  la  charmante  Vierge  do- 
rée de  la  cathédrale  d'Amiens.  Mais  ce  que 
l'on  connaît  moins,  ce  sont  les  statuettes 
d'ivoire  de  la  même  époque.  Quelques- 
unes  sont  des  merveilles  de  grâce.  La 
mère  et  lenfant  se  regardent,  et  un  sou- 
rire vole  de  l'un  à  l'autre.  Il  est  impossible 
d'exprimer  une  communion  plus  intime 
entre  deux  êtres.  Il  semble  qu'ils  ne  fas- 
sent qu'un,  qu'ils  ne  soient  pas  encore 
séparés.  Si  ce  groupe  est  divin,  ce  n'est 
que  par  la  profondeur  de  la  tendresse. 

Mais,  quand  on  entre  dans  le  xiv°  siècle, 
on  voit  la  Vierge  et  l'enfant  se  rapprocher 
davantage  de  notre  humanité.  En  iSag  on  rencontre  pour  la  première  fois,  en 
France,  une  Vierge  qui  porte  un  enfant  nu  jusqu'à  la  ceinture.  C'est  la  belle 
Vierge  d'argent  de  Jeanne  d'Evreux  qui  est  aujourd'hui  au  Louvre  (fig.  70). 
Au  xif  siècle,   le  fils  de  Dieu,   assis   sur  les  genoux  de    sa  mère,    est  vêtu   de 


Fie.  -ic 


Phot.  Giraudoa. 

La  Vierge  et  l'Enfant. 

Statuette  en  argent  donnée  par   Jeanne  d'Evreus  à  la 
chapelle  de  Saint-Denis  (Musée  du  Louvre). 


i48 


L'ART   RELIGIEUX 


la  longue  tunique  et  du  pallium  des  philosophes;  au  xni"  siècle,  il  a  une  robe 
d'enfant  ;  au  xiv°,  il  serait  tout  nu,  si  sa  mère  ne  lui  enveloppait  le  bas  du  corps 
dans  un  pan  de  son  manteau. 

Cette  nudité  du  Christ  est  comme  la  marque  de  son  humanité.  Il  ressemble 
maintenant  aux  fils  des  hommes'.  11  leur  ressemble  encore  par  les  caprices,  les 
aimables  enfantillages.  Tantôt  il  caresse  le  menton  de  sa  mère^  et  tantôt  il  joue 
avec  un  oiseau  ^ 

Il  leur  ressemble  enfin  par  les  fatalités  de  la  nature.  Le  fils  de  Dieu  a  faim. 
Dès  les  premières  années  du  xiv"  siècle,  on  le  voit  qui  porte  sa  petite  main  a  la 

robe  de  sa  mère  et  cherche  la  place  du  sein*. 
Mais,  retenus  par  un  sentiment  de  pudeur,  les 
artistes  n'osent  pas  encore  montrer  la  Vierge 
allaitant.  En  France,  je  n'en  connais  pas  d'exemple 
antérieur  à  celui  que  nous  offre  le  Bréviaire  de 
Belle  ville  vers  i3<45  (fig.  71)^  Rien  de  plus 
timide  d'ailleurs,  et  de  plus  chaste.  C'est  à  peine 
si  l'échancrure  de  la  robe  laisse  entrevoir  le  sein\ 
Mais  bientôt  la  Vierge  allaite  avec  la  tranquille 
impudeur  d'une  nourrice  (fig.  72)  ^  A  Monceaux- 
le-Comte  (Nièvre),  une  charmante  statue  de  la 
seconde  moitié  du  xiv"  siècle  nous  montre  une 
Vierge  qui,  par  le  sceptre  et  la  couronne,  reste  encore  une  reine,  mais  qui  pour- 
tant est  déjà  une  nourrice.  L'enfant,  à  moitié  nu,  semble  un  beau  fruit  sus- 
pendu à  son  sein  (fig.   78). 

Enfin  la  Vierge,  longtemps  si  respectueuse,  et  qui  semblait  ne  pouvoir  oublier 

1  L'enfant  apparaît  tout  nu  à  la  fin  du  xiv'^  siècle  :  B.  N.  latin  924  f"  44-  H  ne  faut  donc  pas,  comme  on  le 
fait  souvent,  attribuer  cette  nudité  de  l'enfant  à  l'influence  de  l'Italie. 

2  Vierge  de  Jeanne  d'Evreux  (fig.  70),  Vierge  de  Belmont  (  Haute-Marne). 

3  Vierge  de  Langres  :  Philippe  IV  en  fit  cadeau  à  l'évêque  Guy  III  vers  1837.  Elle  a  beaucoup  d'analogie  avec 
la  Vierge  de  Jeanne  d'Evreux.  L'enfant  est  aussi  demi-nu. 

*  Vierge  de  Palaiseau  (Seine-et-Oise),  xivi^  s.;  Vierge  de  Bornel  (Oise),  xiv"  s.  ;  Vierge  de  Magny-en-Vexin  (Oise), 
XIV'"-  s.  ;  Vierge  de  Cou  tances  (église  Saint-Nicolas),  commencement  du  xiv'=  s. 

°  Latin  io483,  f"  2o3.  Dans  le  Missel  de  Moutier-en-Der  (Mazarine,  n°  4^9),  qui  pourrait  être  antérieur  au 
Bréviaire  de  Belleville,  on  voit  la  Vierge  faisant  téter  l'enfant,  au  moment  de  l'adoration  des  Mages  (f"  12).  Les 
ivoires  du  xtvi=  siècle  nous  montrent  aussi  la  Vierge  allaitant  (Louvre  n"  ii4)- 

^  Une  statue  en  bois  de  Voutenay  (Yonne),  qui  est  de  la  première  partie  du  xiv"  siècle,  nous  montre  une  Vierge 
s' apprêtant  à  allaiter  l'enfant  :  le  sein  sort  par  une  échancrure  de  la  robe. 

">  B.  N.  lat.  9471  f"  33  v".  Commencement  du  xv''  siècle. 


Fig.  71.  —  La  Vierge  présentant  le  sein 
à  l'Enfant. 

Bréviaire  de  Belleville.  B.  N.  io^83,  f"  2o3. 


LA    TENDRESSE    HUMAINE 

que  son  fils  était  en  même  temps  son  Dieu,  ose  embrasser  l'enfant, 
joue  contre  la  sienne'. 

Si  l'on  veut  remonter  jusqu'à 
l'origine  de  ces  sentiments  nouveaux, 
on  rencontrera  encore  saint  François 
et  ses  disciples.  Au  xn"  siècle,  l'Evan- 
gile apparaît  surtout  comme  une  idée  ; 
au  xm'  siècle,  les  Franciscains  y  font 
entrer  de  nouveau  la  vie.  Dans  les  Mé- 
ditations sur  la  vie  de  Jésus- Christ,  ïijsi 
une  douce  chaleur  d'humanité.  Toutes 
les  nuances  qu'expriment  les  artistes 
du  xiv"  siècle  sont  déjà  dans  ce  nouvel 
évangile  apocryphe.  Jésus  enfant  voit 
pleurer  sa  mère  et  il  s'efforce  de  la 
consoler  :  «  L'enfant  qui  était  sur 
son  sein  portait  sa  petite  main  à  la 
bouche  et  au  visage  de  sa  mère,  et 
semblait  ainsi  la  prier  de  ne  plus 
pleurer  ^))  C'est  exactement  le  geste 
de  l'enfant  dans  le  groupe  de  Jeanne 
d'Evreux  (fig.  70).  Quant  à  la  Vierge- 
nourrice,  qui  console,  qui  embrasse  et 
qui  allaite  l'enfant,  la  voici  :«  La  mère 
appliquait  son  visage  sur  le  visage  de 
son  petit  enfant,  l'allaitait  et  le  con- 
solait de  toutes  les  manières  qu'elle 
pouvait,  car  il  pleurait  souvent, 
comme  les  petits  enfants,  pour  mon- 
trer la  misère  de  notre  humanité  ^  » 
Ou  encore  :  «  Elle  s'agenouillait  pour 
le  mettre  dans  son  berceau,  car  elle 
savait  que  c'était  son  Sauveur  et  son 


i49 
appuyer  sa 


Fig.  73.  —  La  Vierge  allaitant. 
B.  N.  latin  9471,  f"  33,  t°. 


*  B.  N.  franc.  ^o4.  Légende  dorée  du  temps  de  Charles  VI;  franc  20  090,  Bible  historiale  du  duc  de  Berry. 
^  Cap.  VIII. 

3    Ibid. 


i5o 


L'ART    RELIGIEUX 


Dieu.  Mais  avec  quelles  délices  maternelles  l'embrassait-elle,  l'étreignait-elle  I... 
Que  de  fois  elle  arrêtait  ses  regards  avec  une  amoureuse  curiosité  sur  sou 
visage,  et  sur  chacune  des  parties  de  son  corps  sacré...  avec  quelle  joie  elle 
l'allaitait  !  On  peut  croire  qu'elle  ressentait  en  l'allaitant  une  douceur  inconnue 

aux  autres  femmes  \  » 

Un  pareil  livre,  que  la  prédication  fran- 
ciscaine fît  bientôt  connaître  à  toute  l'Europe, 
a  détendu  les  âmes.  Au  commencement  du 
xiv*^  siècle,  l'atmosphère  que  respirent  les 
artistes  n'est  plus  la  même  :  elle  est  devenue 
plus  tiède. 

Il  faudrait  pouvoir  étudier  pendant  tout 
le  xv"  siècle,  et  jusque  dans  les  premières 
années  du  xvi°,  ce  groupe  de  la  mère  et  de 
l'enfant  :  on  le  verrait  devenir  de  moins  en 
moins  divin.  Il  était  assurément  difficile  d'être 
familier  avec  le  Christ,  mais  on  pouvait  l'être 
avec  l'enfant  Jésus.  La  Vierge  elle-même  était, 
pensait-on,  plus  sensible  à  1  amour  qu'au  res- 
pect. De  là  tant  d'oeuvres  délicieuses,  mais 
qui  eussent  choqué  les  imagiers  du  connmen- 
cement  du  xin^  siècle. 

A  Saint- Urbain  de  Troyes,  par  exemple, 
la  Vierge  est  une  jeune  Champenoise  au  front 
haut,  aux  yeux  bridés  par  un  sourire,  candide 
et  cependant  malicieuse.  Quant  à  l'enfant, 
joufflu,  frisé,  souriant,  occupé  d'un  gros  raisin, 
c'est  le  Verbe  incarné  dans  un  petit  Champenois  (fig.  74)'. 

Nulle  part  les  artistes  n'ont  été  plus  éloignés  du  respect  qu'en  Champagne. 
A  Braux  (Aube),  le  fils  de  Dieu  est  coiffé  d'un  petit  béguin'  ;  à  Saint-Remy- 
sous-Barbuisse  (AubeJ,  il  dort,  la  tête  sur  l'épaule  de  sa  mère. 

L'art  des  autres  provinces    exprime    des    sentiments    analogues.    La   Vierge 


Fig.  73. 


La  Vierge  allaitant. 
Monceaux-le-Comte  (Nièvre). 


*  Gap.  X. 

2  Commencement  du  xvi<'  siècle. 

3  Koechlin  et  Marquet  de  Vasselot.  La  sculpt.  à  Troyes  et  dans  la  Cliampagne  méridion,  p.  ii8. 


LA   TENDRESSE   HUMAINE 


i5i 


d'Autun,  gracieuse,  souriante,  le  menton   un  peu  gras,  comme  il  convient  aune 
Bourguignonne,    vient  d'emmailloter    l'en- 
fant à  la  mode  du  pays.   Elle  le  contemple 
un    moment  avant  de    le    remettre   dans   le 
berceau. 

Dans  la  vallée  de  la  Loire,  à  La  Carte, 
près  de  Tours,  la  Vierge  est  une  paysanne 
tourangelle,  simple,  modeste,  tendre,  et 
l'enfant  Jésus  un  petit  paysan  qui  sourit  à 
sa  mère  avant  de  prendre  le  sein. 

En  Allemagne,  les  historiens  de  l'art  ont 
plus  d'une  fois  exprimé  cette  idée  que  la 
Passion  du  Christ  était  le  domaine  propre 
de  l'art  allemand,  mais  que  seul  l'art  italien 
avait  su  représenter  la  Madone  et  l'enfant. 
Ces  affirmations  font  sourire.  Nos  Vierges 
du  xv°  et  du  xvi"  siècle  ne  craignent  aucune 
comparaison.  Sans  doute  la  Madone  italienne 
est  belle  et  elle  serre  avec  grâce  son  fils  sur 
son  cœur,  mais  il  lui  manque  souvent  cette 
qualité  que  la  nôtre  possède  à  un  si  haut 
degré  :  la  bonhomie.  La  Vierge  française 
n'est  pas  une  grande  dame,  mais,  elle  et  son 
enfant  sont  plus  près  du  peuple,  de  l'ins- 
tinct, du  chaud  foyer  de  vie. 

Rien  ne  serait  plus  propre  à  prouver  ce 
que  nous  avançons  qu'un  recueil  qui  nous 
donnerait  les  principales  Vierges  françaises 
du  xv°  et  du  commencement  du  xvi"  siècle  ; 
—  mais  il  s'en  faut  que  tous  les  éléments 
d'un  pareil  livre  aient  été  rassemblés.  Ce  beau  recueil,  que  l'on  doit  vivement 
désirer  pour  la  gloire  de  l'art  français,   n'est  pas  encore  possible. 


Fig.  74.  —  La  Vierge  et  l'Entant. 
Eglise  Saint-Urbain,  à  Troyes. 


l52 


L'ART   RELIGIEUX 


III 


Pendant  que  nos  sculpteurs  créaient  ce  groupe  de  la  Vierge  et  de  l'Enfant, 
si  riche  de  vérité  et  de  poésie,  nos  miniaturistes  ne  se  montraient  ni  moins  fa- 
miliers, ni  moins  tendres.  Leur 
art  leur  donnait  des  libertés  que 
la  sculpture  n'avait  pas.  La  pré- 
sence de  quelques  beaux  anges 
suffisait  k  prêter  à  des  scènes  très 
humaines  un  sens  surnaturel. 

Dans  un  livre  d'Heures  de  la 
fin  du  xiv"  siècle,  on  voit  la  Vierge 
allaitant.  Elle  se  croit  seule,  sans 
doute,  mais  un  ange  accourt  pour 
soutenir  l'enfant,  et  deux  autres 
tiennent  une  couronne  au-dessus 
de  la  tête  de  la  mère\  Ailleurs, 
l'enfant  apprend  à  marcher,  la 
mère  l'encourage,  lui  tend  les 
bras,  mais  Dieu  a  envoyé  ses 
anges  qui  soutiennent  les  pre- 
miers pas  de  son  fils  (fig.  75)^ 
Parfois  l'enfant  assis  sur  les  ge- 
noux de  sa  mère,  joue  avec  un 
fruit,  avec  une  fleur,  avec  une 
petite  harpe  d'or  (fig.  76),  et  l'on 
pourrait  croire  que  c'est  un  fils 
de  l'homme  si  des  anges  musiciens  n'exprimaient  sur  la  viole  la  joie  du  cieP. 
Mais  nos  artistes  aiment  par-dessus  tout  à  faire  asseoir  la  mère  et  l'enfant 
dans  un  verger  ou  sous  un  portique  qui  ouvre  sur  les  champs  (fig.   77J.   C'est 

'  B.  N.  latin  i4o3,  f°  i5.  C'est  d'ailleurs  l'œuvre  d'un  artiste  médiocre. 

^  B.  N.  latin  i4o5  1"  49,  vers  le  milieu  du  xv"  siècle. 

3  B.  N.  latin  io542,  i"  i86  (première  partie  du  xv''  siècle),  latin  io538,  î°  27. 


Fit 


5.  —  L'Enfant  faisant  ses  premiers 
Miniature.  B.  N.  latin  i^oS,  f"  4g. 


pas. 


LA    TENDRESSE    HUMAINE 


i53 


le  commencement  du  printemps  :  il  y  a  des  marguerites  dans  l'herbe,  et  un 
ange  apporte  à  son  Dieu  une  branche  fleurie  ou  bien  une  corbeille  pleine  de 
fleurs  de  cerisier  ou  de  pommier  \  D'autres  fois  la  saison  est  plus  avancée  : 
des  anges  cueillent  des  fraises^  et  l'un  d'eux  présente  à  l'enfant  une  corbeille  de 
fruits^  Gomme  ces  artistes  sont  tendres  et  vraiment  émus  !  Comme  ils  veulent 
que  la  mère  jouisse  de  ces  douces  an- 
nées! Et  comme  ils  s'efforcent  de  nous 
faire  oublier  que  cet  enfant  sera  un 
jour  celui  qui  mourra  sur  le  gibet  ! 

Ces  motifs,  fréquents  dans  nos 
livres  d'Heures  dès  la  fin  du  xiv°  siècle, 
se  sont  épanouis  de  la  façon  la  plus 
charmante  dans  l'école  de  Cologne  ou 
chezMemhng.  On  retrouve  aux  origines 
de  l'école  de  Cologne,  comme  de  l'école 
flamande,  la  miniature  française. 

D'ailleurs,  de  pareils  sentiments 
étaient  alors  ceux  de  la  chrétienté  tout 
entière.  L'art  et  la  poésie  liturgiques 
se  rencontrent.  Dans  les  hymnes  du 
xiv°  siècle,  la  Vierge  et  l'enfant  sem- 
blent se  détacher  sur  un  fond  de  roses, 
de  lis  et  de  violettes.  On  les  couronne 
des  plus  beaux  noms  de  fleurs \  «  0  Vierge  qui  t'appuies  sur  les  fleurs,  dit 
un  hymne  de  Mayence,  par  toi  tout  fleurit.  Mère  du  lis  éternel.  0  rose  avec 
le  hs...  Tu  joues  avec  ton  fils,  les  mains  pleines  de  roses ^  » 

Les    mystiques    ont    des    visions    tout  à  fait  semblables  aux   tableaux  des 
peintres  ou  aux  miniatures   des   enlumineurs.    Sainte    Gertrude   voit  la  Vierge 

'  Arsenal  636  f"  i54  v°  (commenc.  du  xv«  s.)   B.  N.  latin  ii58,  t"  127  v°  (commencement  du  xv^  s.) 

2  B.  N.  latin  i/io5  fo^g. 

3  Sainte-Genev.  n°  1279,  f"  187  (fin  du  xiv«s.) 

*  Voir  notamment   Mone,    Lateinische  Hymnen   des  Mittelalters,  t.   II,   p.    i84  et  suiv.  et  Daniel,  t.  I,  p.  342. 
^  Mone,  loc.   cit.,  p.  189  et  suiv  : 

Gaude,  Virgo,  quae  floribus 

Digne  fulceris  omnibus, 

Per  quam  florent  omnia...  etc. 

MALE.      T.     II.  30 


Fig.  76.  —  La  Vierge,  l'Enfant  et  les  Anges. 
Miniature.  B.  N.  latin  92/j,  f°  241. 


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^54  L'ART    RELIGIEUX 

et  l'enfant  entourés  d'anges,  dans  un  beau  jardin,  «plein  de  roses  sans  épines, 

de  hs  blancs  comme  la  neige  et  de  violettes  odorantes'  ». 

Toutes  les  scènes  de  l'enfance  sont  racontées  par  nos  miniaturistes  avec  une 

tendresse  qui  va  parfois  jusqu'à 
la  puérilité.  On  dirait  une 
nourrice  racontant  l'Evangile 
à  un  enfant. 

Dans  la  scène  de  la  Nati- 
vité, il  n'est  pas  rare  de  voir 
l'enfant,  à  peine  né,  et  encore 
étendu  sur  la  terre,  mettant 
déjà  son  doigt  dans  sa  bouche  '. 
Ailleurs  une  sage-femme  ap- 
porte un  cuvier  pour  laver  le 
nouveau-né.  La  Vierge  s'as- 
sure que  l'eau  est  assez  chaude 
en  y  plongeant  le  bout  des 
doigts,  pendant  que  l'enfant, 
déjà  très  éveillé,  caresse  le  mu- 
seau du  bœuf  qui  le  réchauffe 
de  son  souffle  ^  Les  petits  dé- 
tails familiers  abondent  :  c'est 
un  chat  qui  se  chaufïe  près  de 
la  marmite  qui  bout  \  c'est 
saint  Joseph  qui ,  pour  se  donner 
du  cœur ,  va  chercher  son  baril  ^ . 
Même  bonhomie  dans  la 
représentation    de   la    fuite  en 

Egypte.     Saint   Joseph    stimule    l'âne    avec    une    branche    d'arbre \     s'arrête 


[jOirinrûîHif  ûrtru*  t^  ^^  VU 
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g-  77- 


La  Vierge  et  l'Enfant  avec  des  Anges  cueillant  des  fleurs. 
Miniature.  B.  N.  lalin  ii58,  f°  127  v°. 


*  Sainte  Gertrude,  Vita,  Lib.  IV,  cap.  5o,  4. 

2  B.  N.  latin  17294,  f°  56  (Bréviaire  du  duc  de  Bedford)  et  latin  io5/i5  f"  66  (xv<^  s.). 

^  B.  N.  latin  io538,  f°  63  (commenc.  du  xv«^  s.). 

'  B.  N.  latin  1729/1,  f»  56. 

=  B.  N.  latin  1879,  f°  58  v«. 

"  B.  N.  latin  92/4,  f°  §5  (fin  du  xiv''  s.), 


LA    TENDRESSE    HUMAINE 


i55 


pour  vider  sa  gourde  \    ou  donne  k  l'enfant   une  belle  pomme  qu'il  vient  de 
cueillir". 

Quelquefois  enfin  les  artistes  représentent  les  joies  de  la  Sainte  Famille. 
Voici,  par  exemple,  dans  un  manuscrit  des  environs  de  il\oo,  la  Vierge,  saint 
Joseph  et  l'enfant.  Ils  sont  descendus  dans 
le  jardin  pour  jouir  d'une  belle  journée  de 
printemps.  L'enfant  n'est  pas  encore  très 
habile  à  marcher,  et  sa  mère  est  obligée  de 
le  tenir  par  la  main.  Saint  Joseph,  qui  vou- 
drait lui  donner  de  l'audace,  a  cueilli  une 
fraise,  et,  de  loin,  l'invite  à  venir  la  prendre. 
Des  anges  qui  se  sont  posés  sur  le  gazon 
regardent  \  Aux  stalles  de  Montréal  (Yonne), 
nous  sommes  dans  l'atelier  de  saint  Joseph. 
Penché  sur  son  établi,  il  travaille  pendant 
que  sous  les  yeux  de  la  Vierge  un  ange 
pousse  l'enfant  Jésus  dans  un  petit  chariot 
à  roulettes*.  Au  vitrail  de  Saint-Aignan,  à 
Chartres,  il  règne  dans  la  maison  un  calme 
profond.  Saint  Joseph  travaille,  la  Vierge 
file,  et  l'enfant  dort.  Un  ange  veille  sur  le 
berceau  et  deux  autres  recueillent  les  copeaux 
du  menuisier  dans  une  corbeille'.    L'imagi- 


Fig.  78.  —  Sainte  Dorothée  et  l'Enfant  Jésus. 


Gravure  allemande  du  xv"  siècle. 


nation  allemande  a  adoré  cela.  Rien  n'égale 


chez  nous  le  charme  ingénu  de  la  fameuse  gravure  sur  bois  d'Albert  Durer. 
L'écueil,  ici,  était  la  puérihté.  Les  maîtres  allemands  ne  l'évitent  pas  toujours. 
Faut-il  citer  leurs  gravures  et  leurs  dessins  anonymes  du  xv"  siècle  qui  nous 
montrent  l'enfant  Jésus  monté  sur  un  cheval  de  bois  (fig.  78),  ou  encore  le 
petit  saint  Jean  disputant  k  Jésus  une  écuelle  de  bouillie  ? 


1  Sainte-Geneviève  n°  127/1,  f"  61  v»  (xv"  s.).  Un  vitrail  d'Épernay  est  de  la  même  inspiration. 

2  Sainte-Geneviève  n°  2696,  f°  60  (xv'  s.). 

3  B.  N.  latin  18026,  f»  55. 

*  Les  stalles  de  Montréal  sont  de  i522,  mais  le  motif  de  l'enfant  poussé  par  les  anges  dans  un  chariot  à  roulettes 
se  trouve  dès  le  xv*^  siècle  dans  nos  manuscrits  :  par  ex.  Arsenal,  n"  655,  f°  20  (commenc.  du  xv"  s.). 

»  Vitrail  du  xvi"=  siècle.  Voir  Rev.  archéolorj.  10*=  année,  pi.  228.  Le  vitrail  de  Saint-Aignan  est  évidemment  ins- 
piré de  la  gravure  d'Albert  Durer. 


i56  L'ART   RELIGIEUX 

A  vrai  dire,  il  n'y  a  que  Rembrandt  qui  ait  su  représenter  «  la  famille  du 
menuisier  ».  Ecartant  tout  surnaturel,  il  a  fait  sentir  ce  qu'il  y  a  de  divin  dans 
le  demi-jour  d'une  vieille  maison  où  des  êtres  sont  réunis  par  l'amour. 

Il  ne  faut  rien  demander  de  pareil  à  nos  maîtres  du  xv^  siècle.  Leur  ima- 
gination est  celle  de  nos  vieux  noëls.  Ils  sont  aussi  familiers  avec  Dieu  que  nos 
poètes  rustiques  qui  font  naître  Jésus  en  Bourgogne  ou  en  Provence.  Au  fond, 
ce  qu'on  appelle  le  réalisme  de  nos  artistes  du  xv^  siècle  pourrait  tout  aussi 
bien  s'appeler  leur  mysticisme,  car  ce  réalisme  est  né  du  désir  de  toucher  Dieu. 

Si  les  artistes  de  la  fin  du  moyen  âge  osent  rapprocher  Dieu  de  l'homme, 
on  pense  bien  qu'ils  n'hésitent  pas  à  faire  descendre  les  saints  du  ciel  sur  la 
terre.  Familiers  avec  Dieu,  ils  le  sont  encore  davantage,  comme  nous  allons  le 
voir,  avec  les  saints. 


CHAPITRE    IV 

L'ART   RELIGIEUX  TRADUIT   DES   SENTIMENTS    NOUVEAUX 
LES  ASPECTS  NOUVEAUX   DU  CULTE  DES  SAINTS 


I.  Les  saints  a  la  fin  du  moyen  âge.  —  II.  Les  saints  sont  français  par  le  costume  et  la 
PHYSIONOMIE.  —  III.  Les  saints  patrons.  Saint  Jérôme.  Vitraux  de  Champigny-sur-Veude  et 
d'Ambierle.  —  IV.  Patrons  des  confréries.  Confréries  pieuses.  Confréries  militaires.  Con- 
fréries DE  métiers.  Œuvres  d'art  que  font  naître  les  confréries.  Les  Mystères  et  les  con- 
fréries. —  V.  Les  saints  qui  protègent  contre  la  mort  subite.  Saint  Christophe.  Sainte 
Barbe.  Les  saints  qui  protègent  contre  la  peste.  Saint  Sébastien.  Saint  Adrien.  Saint  Antoine. 
Saint  Roch.  —  VI.  La  Vierge.  La  Vierge  protectrice.  La  Vierge  au  manteau.  Le  miracle  de 
Théophile.  La  santa  casa  de  Lorette.  — ■  VIL  Culte  de  la  Vierge.  Les  hymnes.  Suso.  Le 
rosaire.  L'Immaculée-Conception.  Le  tableau  de  Jean  Bellegambe.  La  Vierge  entourée  des 
symboles  des  Litanies.  Origine  de  cette  image.  L'arbre  de  Jessé.  Le  culte  de  sainte  Anne.  La 
famille  de  sainte  Anne. 


I 

Le  culte  des  saints  répand  sur  tous  les  siècles  du  moyen  âge  son  grand 
charme  poétique.  On  dirait  pourtant  qu'ils  ne  furent  jamais  plus  aimés  qu'au 
xvs  au  xvi"  siècle,  à  la  veille  du  jour  où  la  moitié  du  monde  chrétien  allait  renier 
ses  vieilles  amitiés.  La  quantité  d'œuvres  d'art  qui  leur  fut  alors  consacrée  tient 
du  prodige.  En  Champagne,  la  moindre  église  de  village  nous  montre  encore 
aujourd  hui  deux  ou  trois  statues  de  saints,  deux  ou  trois  vitraux  légendaires  — 
œuvres  charmantes  du  moyen  âge  qui  finit.  Il  en  fut  ainsi  dans  toute  la  France. 
Là  où  les  œuvres  d'art  ont  disparu,  il  reste  au  moins  les  documents. 

Il  n'y  avait  pas  que  les  églises  qui  fussent  décorées  de  l'image  des  saints. 
Les    saints    étaient   partout.   Sculptés,  aux  portes  de  la  ville,  ils  regardaient  du 


i58  L'ART    RELIGIEUX 

côté  de  l'ennemi  et  défendaient  la  cité.  A  chacune  des  tours  d'Amiens,  saint 
Michel,  saint  Pierre,  saint  Christophe,  saint  Sébastien,  sainte  Barbe,  sainte 
Marguerite,  saint  Nicolas  se  tenaient  debout  comme  autant  de  sentinelles  ^  Une 
statue  de  saint  semblait  aussi  utile  à  un  château  fort  que  de  bonnes  meurtrières. 
Cet  étourdi  de  duc  d'Orléans  avait  fait  décorer  Pierrefonds  de  l'image  des 
preux:  il  ne  lui  en  advint  pas  grand  profit.  Plus  sage,  le  duc  de  Bourbon  orna 
de  l'image  de  saint  Pierre,  de  sainte  Anne  et  de  sainte  Suzanne  trois  tours  de 
son  château  de  C han telle  ^ 

Le  bourgeois  n'avait  pas  de  tour  à  défendre,  mais  sa  maison  de  bois  n'avait-elle 
pas  besoin  d'être  protégée?  Ne  fallait-il  pas  en  éloigner  l'incendie,  la  peste,  la 
maladie,  la  mortP  Voilà  pourquoi  les  façades  de  nos  vieilles  maisons  ont  sou- 
vent plus  de  saints  qu'un  retable  d'autel.  Une  maison  de  Luynes  nous  montre, 
à  côté  de  la  Vierge,  sainte  Geneviève,  patronne  de  la  ville,  saint  Christophe,  qui 
défend  contre  la  mort  subite,  et  saint  Jacques  qui  n'oublie  jamais  ceux  qui,  par 
amour  de  lui,  entreprirent  le  grand  pèlerinage.  Ces  charmantes  maisons  deviennent 
rares.  Rouen  même  n'en  a  plus  qu'un  très  petit  nombre.  Celles  qui  restent  témoi- 
gnent de  la  confiance  inébranlable  de  ces  vieilles  générations  en  la  bonté  des  saints. 
Au  moyen  âge,  dans  nos  grandes  villes  gothiques,  Paris,  Rouen,  Troyes,  la  rue 
avait  un  aspect  surprenant.  Non  seulement  chaque  maison  montrait  au  passant 
sa  galerie  de  saints,  mais  les  enseignes  qui  se  balançaient  au  vent  multipliaient 
encore  les  saint  Martin,  les  saint  Georges  et  les  saint  Eloi.  La  cathédrale  qui 
montait  au-dessus  des  toits  n'emportait  pas  plus  de  bienheureux  vers  le  ciel. 

Dans  les  villages,  les  saints,  pour  être  moins  nombreux,  n'en  étaient  pas 
vénérés  avec  moins  de  ferveur.  L  image  du  patron  de  l'église  était  considérée 
comme  un  précieux  talisman.  Dans  nos  provinces  du  Centre,  le  jour  de  la 
fête  du  saint,  on  vendait  sa  statue  au  plus  offrant,  sous  le  porche.  «  Le  roi  » 
de  l'enchère  devenait  pendant  quelques  heures  le  maître  de  la  sainte  image,  et 
l'emportait  dans  sa  maison,  où  le  bonheur  devait  entrer  avec  elle.  Aux  proces- 
sions, on  se  disputait  l'honneur  de  porter  la  statue,  les  reliques,  la  bannière  du 
saint.  Dans  les  églises  de  pèlerinage,  les  paroisses  se  livraient  souvent  autour 
de  la  châsse  de  sanglantes  batailles  ^  On  croirait  voir  revivre  le  génie  héroïque 
et  sauvage, des  anciens  clans. 

'  Revue  de  l'art  chrétien,  1890,  p.  33. 

^  Aujourd'hui  au  musée  du  Louvre. 

^  E,  Thoison,  Saint  Malhurin,  Paris,  1889,  in-8°. 


LES'^ASPECTS    NOUVEAUX    DU    CULTE    DES    SAINTS 


iSq 


Les  saints  sont  associés,  dans  cette  vieille  France  rustique,  à  l'odeur  des 
vergers.  Ils  n'en  sont  que  plus  puissants  sur  le  cœur  de  l'homme.  En  Bour- 
bonnais, quand  la  floraison  était  proche,  on  promenait  autour  des  vignes  la 
statue  équestre  de  saint  Georges,  et  on  lavait  avec  du  vin  les  pieds  de  son  che- 
val'. En  Anjou,  c'est  aussi  à  saint  Georges  qu'on  demandait,  le  aS  avril,  de 
nouer  la  fleur  du  cerisier  ^ 


II 


Les    saints    ne    furent    donc  jamais  plus  près  de   l'homme   qu'à  la    fin    du 
mojen  âge.  Rien  ne  le  prouve  mieux  que  l'étude 
des  œuATCs  d'art. 

C'est  une  chose  surprenante  de  voir  combien 
l'aspect  des  saints  se  modifie  vers  le  commence- 
ment du  xv"  siècle.  Au  xui'  siècle,  de  longues 
tuniques,  des  draperies  simples  et  nobles  les  revê- 
tent de  majesté  et  d'une  sorte  de  caractère  d'éter- 
nité. Ils  planent  au-dessus  des  générations  qui  se 
renouvellent  à  leurs  pieds.  Pendant  longtemps,  les 
artistes  demeurèrent  fidèles  à  ces  grandes  tradi- 
tions. 

Dans  le  bréviaire  de  Charles  V,  sainte  Cathe- 
rine (fig.  79),  sainte  Ursule,  sainte  Hélène  ont 
encore  cette  longue  robe  sévère  qui  semble  n'être 
d'aucun  temps.  Saint  Martin  a  une  de  ces  tuniques 
que  les  hommes  semblent  avoir  portées  depuis  le  commencement  du  monde  ^ 
Jusqu'au  xv"  siècle  les  saints  gardent  cet  aspect  héroïque.  Dans  un  beau  livre 
d'Heures  de  la  bibliothèque  Mazarine  (des  environs  de  i/ioo),  sainte  Catherine  et 
sainte  Marguerite  sont  vêtues  aussi  simplement  que  des  Vertus  ou  des  Béati- 
tudes du  xui"  siècle*. 


Fig.  79  —  Sainte  Catherine 
et  les  docteurs. 

Miniature  du  Bréviaire  de  Charles  V. 
B.  N.  latin  loBa,  f"  676  v°. 


1  Annales  de  l'Académ.  de  Clermont,  i85o,  p.  aSi. 

^  Mémoires  de  la  Société  d'agriculture,  etc.,  d'Angers,  1896,  p.  68. 

3B.  N.  latin  loSa,  î°ln2  v»,  5/Jo,  543  v^. 

♦  Mazarine,  491,  f°  261.  On  voit  cependant  déjà  saint  Georges  avec  un  costume  de  chevalier. 


ï6o  L'ART    RELIGIEUX 

Tout  change  au  xv'  siècle.    Il  semble  que  les    saints  qui  longtemps  domi- 
nèrent l'humanité  se  rapprochent  d'elle  avec  bienveillance.  A  peine  les  distingue- 

t-on    des    autres     hommes.    Les  voici    qui     adoptent    les  modes  du   règne    de 
Charles    VII,    de  Louis    XI,    de   Louis  XII.  Le   saint  Martin  de   Fouquet  est   un 

jeune  chevalier  qui  vient  de  faire  campagne  contre  les  Anglais  et  qui  a  aidé  son 

roi  k  reconquérir  la  France  \  Mais  le  merveil- 
leux saint  Adrien  du  vitrail  de  Couches,  ce  jeune 
soldat  aux  cheveux  blonds,  est  un  héros  de  nos 
guerres  d'Italie.  C'est  de  Milan,  peut-être,  qu'il  a 
rapporté  ce  bijou  d'or  qui  orne  son  bonnet". 

Saint  Cosme  et  saint  Damien  sont,  dans  les 
Heures  d'Anne  de  Bretagne,  deux  médecins  de  la 
Faculté  de  Paris  (fig.  80).  Sur  des  cheveux  grison- 
nants une  petite  calotte,  ou  un  chaperon  ;  une 
bonne  houppelande  fourrée  pour  les  courses  d'hiver. 
Nulle  recherche  de  toilette  :  ils  n'ont  même  pas 
le  temps  de  se  faire  la  barbe  tous  les  jours.  Ce 
sont  deux  grands  travailleurs  déjà  marqués  par  la 
vie,  tout  entiers  à  leur  métier,  un  peu  bourrus, 
mais  bienfaisants  et  qu'on  aborde  sans  crainte. 

Saint  Crépin  et  saint  Crépinien,  dans  un 
groupe  sculpté  de  l'église  Saint-Pantaléon ,  à 
Troyes,  sont  deux  jeunes  compagnons  cordonniers 
travaillant  dans  leur  boutique  (fig.  81).  L'un 
découpe  paisiblement  le  cuir  et  l'autre  coud  des 

semelles,  quand  deux  soudards  barbus  et  moustachus,  vêtus  de  buffle  tailladé, 

pareils  à   des   mercenaires   suisses,   viennent  leur  mettre  la  main  sur  l'épaule. 

Voilà  des  saints  avec  lesquels  les  cordonniers  de  Troyes  se  sentaient  à  l'aise.  On 

se  montrait  avec  attendrissement  l'escabeau,  la  hachette,  le  baquet  et  le  petit  chien 

sous  l'établi. 

Jamais  les  artistes  ne  furent  plus  familiers    avec  les  saints    qu'au  temps  de 

Louis  XII  et  de  François  P^  Ils  voudraient  bien  rajeunir  un  peu  le  costume  des  apôtres 


Fig.  80.  —  Saint  Cosme 

et  saint  Damien. 

Miniature  des  Heures  d'Anne  de  Bretagne 


*  Dans  les  Heures  d'Etienne  Chevalier,  miniature  du  Louvre. 

2  Bas-côté   de  gauche,  le  premier  vitrail  près  de  l'entrée  ;  saint  Adrien  est  debout  derrière  un  personnage  ag 
nouille  devant  la  Vierge. 


LES    ASPECTS    NOUVEAUX    DU    CULTE    DES    SAINTS 


i6i 


mais  ils  n'osent.  Le  sculpteur  de  Ghantelle  brode  pourtant  le  bas  de  la  tunique 
de  saint  Pierre',  et  Leprince,  dans  un  admirable  vitrail  de  la  calbédrale  de  Bcau- 
vais,  donne  à  saint  Paul  la  grande  épée  à  deux  mains  de  la  bataille  de  Marignan^ 
On  prenait  plus  de  liberté  avec  les  évangélistes.  Dans  les  Heures  d'Anne  de  Bre- 


■T^ 


Fig.  8i.  —   Arrestation  de  saint  Crépin  et  de  saint  Grépinien. 
Église  Saint-Pantaléon,  Troyes. 

tagne,  Jean  Bourdichon  nous  présente  saint  Marc  sous  les  espèces  d'un  vieux 
notaire,  qui  semble  fort  k  l'aise  (fig.  82).  Assis  dans  un  riche  cabinet,  vêtu 
d'une  bonne  robe  bordée  de  fourrure,  coiffé  d'une  calotte,  il  se  prépare  à  rédiger 
quelque  inventaire. 

Les  personnages  un  peu  secondaires  de  l'histoire  évangélique  abandonnent  les 

'  Au  Lou\re. 

^  Première  chapelle  à  droite,  avant  le  transept. 

M.VLE.      T.      II.  2t 


L'ART   RELIGIEUX 


uns  après  les  autres  la  tunique  traditionnelle.  Dans  les  Heures  de  l'Arsenal',  Jean 
Bourdichon  conçoit  saint  Joseph  emmenant  en  Egypte  la  Vierge  et  l'enfant, 
comme  un  compagnon  du  tour  de  France.  Il  a  une  calotte  sur  la  tête,  un  bissac 
sur  l'épaule,  un  grand  bâton  à  la  main.  Mais  rien  n'égale  en  hardiesse  la  statue 
de  saint    Joseph   qui  se  voit  aujourd'hui  dans  l'église  Notre-Dame,  à  Verneuil. 

C'est  1  image  fidèle  d'un  jeune  ouvrier  charpentier 
du  temps  de  Louis  XII.  Court  vêtu,  une  rose  au 
bonnet,  le  sac  à  outils  à  la  ceinture,  il  porte  l'in- 
signe du  métier,  la  grande  hache.  Personne,  en 
voyant  ce  jeune  compagnon,  ne  s'aviserait  de 
penser  à  saint  Joseph,  s'il  n'avait  à  la  main  le 
sceptre  lleuri  de  la  légende  et  le  petit  enfant  à  ses 
pieds  \  Faut-il  rappeler  encore  que  sainte  Anne 
devient  une  grave  matrone  qui  a  guimpe  et  cor- 
nette, et  sainte  Elisabeth,  la  cousine  de  la  Vierge, 
une  jeune  bourgeoise  qui  porte  son  trousseau  de 
clefs  à  la  ceinture  ^  ? 

Les  peintres,  dont  la  langue  est  j)lus  riche 
que  celle  des  sculpteurs,  ont  de  charmantes  imper- 
tinences. Fouquet,  Bourdichon  voudraient  nous 
faire  croire  que  tous  les  saints  du  calendrier  ont 
vécu  en  Touraine.  Au  dire  de  Fouquet,  sainte 
Anne  habitait  avec  ses  filles  dans  un  jardin  aux 
palissades  de  roses,  d'où  l'on  découvrait  les 
clochers  de  Tours  \  C'est  sur  le  quai  de  Chinon  que  saint  Martin  donna  au 
pauvre  la  moitié  de  son  manteau \  Suivant  Bourdichon,  ce  n'est  pas  en 
Egypte  que  saint  Joseph  emmena  l'enfant,  mais  dans  la  jolie  vallée  de  l'Indre 
que  dominent  d'antiques  manoirs. 

Mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  charmant,  c'est  que  tous  ces  saints,  qui  ont  l'air  de 
vivre  en  France  et  qui   sont  déjà  tout   français  par  le  costume,  le  sont  encore 

'  Araeiial,  manuscrit  n"  ln'j.  J'ai  montré  dans  la  Gazette  des  beaux-arls  (décembre  igod)^»©  ce  manuscrit  était 
de  Rourdiclion. 

-  Cette  statue  vient  de  l'église  Saint-Laurent  de  Verneuil  et  appartenait  à  la  corporation  des  charpentiers.  Voir 
abbé  Dubois,  l'Éylise  Notre-Dame  de   Verneuil,  Rennes  1894,  p.  87. 

5  \isitalion  de  l'Eglise  Saint-Jean  à  ïroyes. 

*  Miniature  des  Heures  d'Elicnnc  Chevalier,  conservée  à  la  Bibliothèque  Nationale,  nouv.  acq.  lat.  l4i6. 

■"  Miniature  des  Heures  d'Élienne  Chevalier,  à  Chantilly. 


Fig.  82.  —  Saint  Marc. 
Miniature  des  Heures  d'Anne  de  Bretagne. 


LES    ASPECTS    NOUVEAUX    DU    CULTE    DES    SAINTS 


i63 


par  la  physionomie.  Les  saintes  surtout.  Il  n'en  est  aucune,  je  pense,  à  qui  les 
Italiens  auraient  consenti  à  reconnaître  de  la  beauté.  Quoi!  ces  petites  pay- 
sannes delà  Touraine,  du  Bourbonnais,  au  visage  rond,  au  nez  un  peu  retroussé, 
prétendraient  au  grand  art  !  Elles  n'y  prétendaient  guère,  et  c'est  pour  cela 
qu'elles  nous  charment  tant  aujourd'hui.  Une  des  plus  jolies  est  la  sainte  Made- 
leine de  1  église  Saint-Pierre,  à  Montluçon  (dg.  83).  C'est  une  toute  jeune  fille, 
à  la  taille  fine,  presque  encore  une  enfant.  Demain 
ce  gracieux  visaee  rond  s  alourdira,  cette  fine  taille 
épaissira,  mais  dans  cette  minute  heureuse  la  jeune 
sainte  n'est  que  grâce  virginale.  La  beauté  italienne 
prétend  de  bonne  heure  à  être  durable  comme  une 
essence,  comme  une  idée.  Nos  saintes  françaises, 
pareilles  à  nos  jeunes  paysannes,  ne  fleurissent  qu'un 
instant.  Leur  charme  n'en  est  que  plus  touchant. 
Ah  !  nous  ne  sommes  pas  de  la  race  des  héros  et 
des  demi-dieux!  En  France,  la  beauté  n'a  jamais 
été  autre  chose  qu'expression.  Elle  n'est  donc 
jamais  égale  à  elle-même  : 

Tousjours  sa  beauté  renouvelle, 

dit  déjà   Charles   d'Orléans,    parlant   de   la    femme 

qu'il  aime.   Telles  sont  nos  jeunes  saintes.  Il  y  a,  à 

Champoly,  dans  le  Forez,  la  plus  charmante  statue 

de    sainte    Catherine  (fig.    8/|).    Elle   est  bien  loin 

d'être  jolie  :   nez  retroussé,   lèvres  un  peu  épaisses,   menton  un  peu  fort.  Mais 

il  y  a  sur  son  front  et  sur  tout  son  visage  tant  de  jeunesse,  d'innocence  et  de 

droiture  qu'elle  est  en  cet  instant  bien  voisine  de  la  vraie  beauté. 

Il  reste  encore  dans  nos  églises  bien  des  statues  de  sainte  Barbe  ou  de  sainte 
Catherine  qui  ont  ce  charme  d'innocence. 

Tout  ce  petit  monde  de  saintes  et  de  saints  avait  pour  les  hommes  de  ces 
temps  un  charme  infini.  Ainsi  faits,  ils  étaient  moins  respectés  qu'aimés.  Mais 
peut-être  jamais  ne  furent-ils  plus  persuasifs.  Tous  ces  détails  familiers  entraient 
dans  le  cœur.  «  Ce  saint  Yves  que  voilà,  avec  sa  toque,  sa  robe  d'avocat  et  son 
dossier  à  la  main,  ce  fut  pourtant  un  homme  comme  moi,  se  disait  l'homme 
de  loi,  le  procureur  ;  il  est  donc  vrai  qu'il  est  possible,  dans  notre  métier,  d'être 


Fig.  83.  —  Sainlc  Madeleine. 
Eglise  Saial-Pieire  à  Montluçon  (Allier). 


164  L'ART    RELIGIEUX 

quelquefois  désintéressé.  »   Le  cordonnier   écoutait  volontiers  les  conseils  qu'on 
lui  donnait  au  nom  d'un  saint  qui  portait  le  même  tablier  que  lui. 

Le  charme  fut  rompu  lejour  oii  les  Italiens  nous  enseignèrent  le  grand  style. 

Les  saints  dirent  adieu  à  1  homme  et  remontèrent  dans 
le  ciel.  Les  héros,  les  philosophes  antiques  qui  préten- 
daient représenter  saint  Pierre  ou  saint  Jacques 
n'avaient  plus  rien  à  dire  à  personne.  D'où  venaient 
ces  hommes  avec  ce  profil  droit,  ces  grands  manteaux, 
cet  air  dominateur?  On  ne  savait,  et  on  se  souciait 
sans  doute  fort  peu  de  le  savoir.  Il  est  vrai  qu'ils  pou- 
vaient plaire  au  savant.  L'humaniste  qui  se  promenait 
à  Saint-Etienne  de  Troyes  avait  la  satisfaction  de 
remarquer  que  le  groupe  de  la  rencontre  de  sainte 
Anne  et  de  saint  Joachim\  tout  récemment  sculpté, 
aurait  pu  représenter  excellemment  la  dernière  entrevue 
de  Porcie  et  de  Brulus. 


III 


Nul  sentiment  n'a  été  plus  fécond  que  ce  culte 
passionné  des  saints.  Nous  lui  devons  la  meilleure 
partie  des  œuvres  d  art  de  la  fin  du  moyen  âge. 

Le  saint  auquel  on  s'attache  d'abord  est  celui  dont 
le  nom  vous  fut  donné  au  baptême.  Un  lien  mysté- 
rieux unit  le  chrétien  à  son  protecteur  céleste.  Il  veille 
sur  nous  pendant  cette  vie,  et  il  sera  notre  avocat 
au  grand  jour.  Rien  n'est  plus  sage  que  d  honorer  cet 
ami  invisible.  Tout  ce  que  nous  ferons  pour  lui  ici-bas  nous  sera  compté  dans 
le  ciel.  C'est  pourquoi,  nobles,  bourgeois,  paysans,  tous  n'ont  qu'un  désir  : 
mettre  dans  l'église  de  la  paroisse  une  belle  image  de  leur  patron  qui  restera 
là  jusqu'au  Jugement. 

Ce  sentiment,  puissant  comme  un  instinct,  nous  a  valu  d'innombrables  ver- 


Fig.[_84.  Sainte  Catherine. 
Église  de  Chainpoly  (Loire). 


'  Aujourd'hui  à  Saint-Pantaléon.  Voir  R.  Kœclilin  et  J.  J.   Marquet  de  Vasselol,  La  sculpture  à    Trnycs,  etc., 
p.  33ti. 


LES    ASPECTS    NOUVEAUX    DU    CULTE    DES    SAINTS  i65 

rières.  Lorsque,  dans  les  églises  de  la  Champagne,  nous  rencontrons  aux  fe- 
nêtres la  légende  d'un  saint,  une  inscription  nous  avertit  presque  toujours  qu'un 
marchand,  un  pelletier,  l'hôtelier  «  de  L'Ecu  de  France  )),ou  même  un  simple 
laboureur  ont  donné  1  histoire  de  ce  saint,  parce  qu'ils  portent  son  nom'.  Carie 
donateur  n'a  pas  coutume  de  s'oublier.  Il  est  bon,  pense-t-il,  que  les  saints,  qui 
reçoivent  tant  d'hommages,  puissent  se  rappeler  commodément  les  noms  de 
leurs  serviteurs.  N'est-il  pas  doux  aussi  de  se  dire  que  notre  nom,  inscrit  sous 
les  pieds  de  saint  Martin  ou  de  saint  Nicolas,  traversera  les  siècles  avec  eux  ?  Tout 
cela  n'était  peut-être  pas  très  chrétien,  mais  sortait  du  fond  de  la  nature 
humaine.  Je  ne  connais  qu  une  inscription  qui  ait  le  véritable  accent  chrétien. 
Elle  est  au  bas  d'nn  vitrail  de  Montangon  (Aube),  et  elle  est  assez  belle  pour  être 
transcrite  ici:  «  En  i53o,  gens  de  bien  incogneus  ont  fait  mettre  cette  ver- 
rière ;  ne  leur  chaut  d'y  nommer  les  noms,  mais  Dieu  les  scait.  » 

Non  seulement  le  donateur  inscrit  son  nom,  mais  souvent  aussi  il  se  fait 
représenter  pieusement  agenouillé  aux  pieds  de  son  patron.  Presque  toujours 
le  saint  fait  le  geste  de  présenter  son  protégé  à  quelqu'un  que  l'on  ne  voit 
pas.  Est-ce  à  Dieu  même  que  le  saint  ose  ainsi  recommander  son  serviteur? 
Il  semble  bien  que  non.  Car  certaines  œuvres  plus  complètes  nous  montrent 
toujours  le  donateur  présenté  par  son  patron  à  la  Vierge  ^  La  Vierge  elle-même 
tient  l'enfant,  qui,  de  loin,  bénit  le  pauvre  pécheur.  C'est  ainsi  que,  de  degré  en 
degré,  la  prière  monte  jusqu'à  Dieu.  Un  vitrail  deBeauvais,  aujourd'hui  détruit, 
représentait  dans  tous  ses  détails  cette  merveilleuse  ascension  de  la  prière 
vers  le  cieF.  On  voyait  d'abord  un  chanoine  agenouillé  aux  pieds  de  son  patron 
saint  Laurent;  il  lui  disait  : 

Saint  Laurent  patron  d'icy  prie 
Pour  moi,  pécheur,  sainte  Marie. 

Et,  en  effet,  saint  Laurent,  les  yeux  tournés  vers  la  Vierge,  semblait  lui  dire  : 

Pour  celuy-ci,  Roine  de  la  sus  (là-liaul). 
Veuille  prier  ton  fils  Jésus. 

1  Exemple  :  à  Geraudot  (Aube),  >itrail  de  Saint-Pierre  donné  par  Pierre  Martin,  marchand  (i54o),  à  Romiliy- 
Saint-Loup  (Aube),  vitrail  de  Saint-Nicolas,  donné  par  Nicolas  Prunel  (iSig)  ;  à  Saint-Parre-les-Tertres  (Aube),  vitrail 
de  Saint-Nicolas  donné  par  Nicolas  Yinot,  etc. 

Triptyque  des  ducs  de  Bourbon  à  la  sacristie  de  Moulins,  vitrail  des  Tuilier,  à  Bourges,  etc. 

3  Ce  vitrail  qui  portait  la  date  de  i5i6  se  trouvait  dans  l'église  Saint-Laurent  de  Beauvais,  détruite  en  1798. 
Il  existe  une  ancienne  description  de  ce  vitrail  qui  a  été  reproduite  dans  le  tome  IX  des  Mémoires  de  la  Société  Aca- 
démique de  l'Oise,  p.  i45. 


i6f)  L'ART    RELIGIEUX 

Docile  à  cet  appel,  la  Vierge  montrant  à  son  fils,  attaché  à  la  croix,  la  ma- 
melle qui  l'avait  allaité,  lui  adressait  cette  prière  : 

Mon  fils  qu'allaita  ma  mamelle 
Poui"  ce  pauvre  pécheur  t'appelle  ^ 

Et  Jésus  crucifié,  couvert  de  sang,  s'écriait  en  regardant  son  Père  : 

Mon  père  ayez  compassion 

De  ce  pécheur  pour  ma  passion. 

Et  le  Père,    désarmé,  répondait: 

l^ar  tant  de  motifs  animé 

Me  [)la{t  d'avoir  pour  lui  pilic. 

Ainsi,  entre  le  suppliant  et  la  formidable  figure  de  Dieu,  il  y  aces  tendres 
intercesseurs  qui  ont  bu  le  même  lait  que  nous  et  qui  eurent  dans  les  veines 
le  même  sang.  Le  chrétien  ne  se  trouve  donc  jamais  en  présence  d  une  abstrac- 
tion. C'est  pourquoi,  quand  on  voit,  dans  un  vitrail,  un  donateur  accompagné 
de  son  patron  adressant  sa  prière  à  quelqu'un  d'invisible,  il  faut,  pour  achever 
l'œuvre,  rétablir  en  imagination  une  figure  de  la  Vierge  ou  du  Christ  en  croix. 

Ces  figures  de  chrétiens  à  genoux,  qu'un  saint  présente  d'un  geste  plein  de 
douceur,  peuvent  d'ailleurs  se  suffire  à  elles-mêmes.  On  ne  voit  pas  la  Vierge 
ou  le  Christ,  mais  on  les  devine  dans  ces  regards  pleins  de  foi.  Un  vitrail  de 
la  cathédrale  de  Moulins  est  peut-être  ce  qu'il  y  a  de  plus  beau  en  ce  genre".  Il 
représente  une  famille  agenouillée  :  le  père,  la  mère,  le  fils  et  sans  doute  la 
belle-fille.  Chacun  d'eux  a  près  de  lui  son  patron.  Les  attitudes,  la  physio- 
nomie expriment  si  profondément  la  foi  humble,  l'espérance  timide,  que  la  vie 
d'un  saint  ne  serait  pas  plus  édifiante  à  cette  place  que  ces  quatre  portraits. 
Quant  aux  quatre  patrons,  un  peu  penchés  sur  leurs  serviteurs,  les  protégeant 
de  la  main,  les  couvant  du  cœur,  tout  en  eux  respire  la  bonté. 

A  partir  du  xv"  siècle,  le  groupe  du  donateur  et  de  son  patron  se  rencontre 
partout.  La  silhouette  familière  de  l'homme  agenouillé  et  du  saint  debout  se 
découpe  dans  le  triptyque  flamand,  dans  le  vitrail  français,  dans  le  tableau 
italien.  Peu  de  sentiments  furent  donc  plus  féconds  que  cette  foi  dans  les 
prières  du  saint  dont  chaque  chrétien  a  reçu  le  nom  au  baptême. 

'  Ce  geste  do  la  Vierge  montrant  sa  mamelle,  si  fréquent  dans  l'art  de  la  fin  du  moyen  âge,  semble  avoir  été 
inspiré  aux  artistes,  non  pas  par  un  passage  de  saint  Bernard,  mais  par  le  De  laudibus  D.  Mariac  yirfjinis  d'Arnaud 
de  Chartres,  abbé  de  Bonneval  en  ii38.  Voir  Pcrdrinet,  La  Vierijc  de  miséricorde,  p.  aS-  et  suiv. 

-  Bas-côté  de  droite. 


LES    ASPECTS    NOUVEAUX    DU    CULTE    DES    SAINTS  167 

Quelques  anouialles  mériteut  d'être  signalées.  11  arrive  parfois,  en  effet, 
que  le  donateur  est  agenouillé  aux  pieds  d  un  saint  qui  n'est  pas  son  patron. 
Mais  d  j  a  toujours  une  raison  à  ces  bizarreries  apparentes,  et  il  est  parfois 
facile  de  la  découvrir.  En  voyant,  dans  un  vitrail  de  l'église  de  Blainville, 
Jean  d'Estouteville  agenouillé  auprès  de  saint  Michel,  on  est  d'abord  surpris'. 
Mais,  dès  qu'on  a  remarqué  que  le  noble  personnage  porte  au  cou  le  collier 
de  l'ordre  de  Saint-Michel,  on  ne  s'étonne  plus.  Etre  créé  chevalier  de  Saint- 
Michel,  ce  n'était  donc  pas  seulement  recevoir  une  dignité  flatteuse  pour 
l'amour-propre,  c'était  gagner  un  nouveau  protecteur  tout-puissant  dans  le  ciel. 

Mais  il  est  une  catégorie  d'exceptions  dont  la  fréquence  revêt  presque  le 
caractère  d'une  règle.  On  rencontre  souvent,  en  effet,  auprès  des  hommes  d'église, 
au  lieu  du  saint  dont  ils  portent  le  nom,  1  austère  figure  de  saint  Jérôme.  A 
Davenescourt,  dans  la  Somme,  le  chapelain  Antoine  Huot  est  présenté  à  Jésus 
crucifié  par  saint  Jérôme'.  C'est  saint  Jérôme  qu'on  voit  à  Albi  debout  derrière 
le  cardinal  Jcrt/i  Joffroi\  C'est  encore  saint  Jérôme,  et  non  pas  saint  Jean-Baptiste*, 
qui  accompagne  le  prieur  Je«n  de  Broil  au  vitrail  de  l'église  de  ïressan,  dans  la 
Sarthe.  Ces  exemples,  qu'il  serait  facile  de  multij)lier,  peuvent  suffire.  Il  est 
évident  que  les  clercs  jugeaient  que  leur  vrai  patron  suivant  l'esprit  était  saint 
Jérôme.  Les  inscriptions  qui  accompagnent  parfois  les  œuvres  d  art  ne  peuvent 
laisser  aucun  doute  à  ce  sujet.  Au  bas  d'une  estampe  du  xv*^  siècle,  qui  repré- 
sente saint  Jérôme  en  prière,  on  lit  : 

Ave,  gemma  clericoruni, 
Jubar,  stellaque  doctorum^ 

Une  estampe  du  xvf  siècle,  consacrée  au  même  sujet,  parle  plus  clairement 
encore.  On  peut  y  lire  ces  vers  : 

Ce  salnct  cardinal  par  sa  vie 
Abhorrant  toute  volupté 
Les  prélats  exhorte  et  convie 
Vaquer  à  toute  sainteté  ". 

'   Le  vitrail  de  Blainville    n'existe  plus.  Il  a  été  reproduit  par  Gaignères,  Estampes  P  e  8  1°  .i. 
-  C'est  un  petit  bas-relief  funéraire. 

^  Cathédrale  d'Albi,  peintures   de  la  chapelle  de  la  Sainte-Croix  (fin  du  xv"^  siècle). 

•''■  C'est  par  erreur  que  la  Revue  du  Maine,  1900,  p.  54,  parle  ici  de  saint  Jean-Baptiste.    Le   crucifix  et   le  cha- 
peau de  cardinal  prouvent  qu'il  s'agit  de  saint  Jérôme. 

■"  Sclireiber,  Manuel  de  l'amateur  d'Estampes,  t.  II,  n"  i548. 
^  Cabinet  des  Estampes,   Ed.  5,  réserve. 


i68  L'ART   RELIGIEUX 

C'est  à  la  fin  du  xv"  siècle,  au  temps  où  l'imprimerie  multipliait  les  Lettres  et 
les  Traités  du  grand  docteur,  que  les  clercs  semblent  avoir  entrevu  pour  la  pre- 
mière fois  la  vraie  physionomie  de  saint  Jérôme.  Cette  âme  orageuse,  que  le 
moyen  âge  avait  peu  comprise,  se  laissa  deviner.  On  admira  le  combat  que  ce 
terrible  athlète  avait  soutenu  contre  lui-même.  Perdu  dans  le  désert,  écrasé 
de  jeûnes  et  de  travaux,  «  noir  comme  un  Ethiopien»,  il  parvenait  à  peine 
k  vaincre  la  nature.  Homme  véritable,  qui  lutta  tant  qu'il  vécut,  et  qui 
toujours  entendit  gronder  sa  passion,  pareille  k  ce  lion  que  les  artistes  peignent 
k  ses  pieds.  Un  tel  saint  devait  séduire  les  clercs  :  —  savant  comme  eux,  huma- 
niste raffiné,  exégète,  théologien,  et,  coname  eux,  toujours  ému  par  des  voix  qu'il 
avait  fait  vœu  de  ne  plus  entendre.  Les  œuvres  d'art  consacrées  k  saint  Jérôme 
sont  très  fréquentes  au  xvi°  siècle.  La  plupart,  j'en  suis  convaincu,  ont  été 
demandées  aux  artistes  par  des  prêtres  '. 

Saint  Jérôme  fut  le  patron  d'élection  de  toute  une  classe  d'hommes.  D'autres 
fois  un  saint  nous  apparaît  comme  le  patron  de  toute  une  race.  Il  y  a  en  Tou- 
raine,  k  Champigny-sur- Vende  ^,  un  monument  extraordinaire.  C  est  une  cha- 
pelle qui  semble  avoir  été  élevée  k  la  gloire  des  Bourbons.  Elle  est  décorée  de 
beaux  vitraux  du  xvi'  siècle  qui  sont  demeurés  k  peu  près  intacts  ^  Ce  qui 
attire  d'abord  l'attention,  dans  ces  grandes  pages  éclatantes,  c'est  le  portrait  des 
Bourbons.  On  les  voit  agenouillés  en  une  longue  file,  depuis  Robert  de  France, 
sixième  fils  de  saint  Louis,  le  chef  de  la  maison,  jusqu'k  Charles  de  Bourbon, 
le  grand-père  d'Henri  IV.  Il  y  a  Ik  les  Bourbons  de  Moulins,  k  côté  des  Bour- 
bons Vendôme,  et  des  Bourbons,  comtes  de  la  Marche.  Jamais  famille  fran- 
çaise n'étala  aussi  orgueilleusement  sa  noblesse  dans  la  maison  de  Dieu.  Mais 
voici  cependant,  au-dessus  de  ces  portraits,  l'histoire  d'un  saint.  Elle  se  déroule 
tout  entière  en  nombreux  épisodes,  de  son  enfance  k  sa  mort.  Quel  est  ce  saint 
k  qui  tous  les  Bourbons  semblent  avoir  voué  un  culte?  On  le  devinerait  vite, 
même  si  les  inscriptions  ne  le  nommaient  pas.  Ce  saint  est  encore  un  des  leurs, 
c'est  l'illustre  ancêtre  de  la  famille,  c'est  saint  Louis.  En  le  vénérant,  les  Bour- 
bons s'adorent  un  peu  eux-mêmes.  Tous  les  patrons  particuliers,  les  saint 
Pierre    ou    les    saint   Charles,    s'évanouissent   devant  le   grand    saint  qui   saura 

'  Je  veux  citer  encore  un  curieux  vitrail  de  Tliennelicres  dans  l'Aube.  On  y  voit  François  de  Diiileville,  cvèquc 
d'Auxerre,  présenté  par  son  patron  saint  François  à  saint  Jérôme. 

-  Indre-et-Loire. 

■'  Les  vitraux  ont  été  commencés  en  iSôg.  Voir  abbé  Bosscbœuf,  le  Château  et  la  Chapelle  de  Champigny-sur- 
Veude    Tours.  Le  château  de  Champigny  appartenait  aux  Bourbons. 


LES    ASPECTS    NOUVEAUX    DU    CULTE    DES    SAINTS  169 

bien,  tout  seul,  défendre  sa  race.  Aux  yeux  des  Bourbons  du  xvi'  siècle,  saint 
Louis  devait  ressembler  à  ces  héros  divinisés  qu'on  rencontre  à  l'origine  des 
grandes  familles  d'Athènes  ou  de  Rome. 

Il  existe  donc  toujours  un  profond  rapport  de  sympathie  entre  les  dona- 
teurs et  les  images  des  saints  qui  les  accompagnent.  Mais  parfois  ce  rapport  ne 
se  découvre  qu  à  l'érudit. 

Il  y  a,  à  Anibierle,  près  de  Roanne*,  une  église  monastique  qui  est  un  des 
plus  rares  chefs-d'œuvre  du  xv"  siècle.  Le  chœur  surtout,  emporté  d'un  magni- 
fique élan,  transfiguré  par  la  lumière  irréelle  des  vitraux,  semble  tout  esprit. 
Cette  belle  église  doit  sa  perfection  à  la  volonté  d'un  homme.  Le  prieur 
Antoine  de  Balzac  d'Entragues  lui  consacra  sa  fortune.  C'est  lui  assurément  qui 
choisit  les  saints  dont  les  grandes  figures  se  superposent  dans  les  verrières 
sous  des  dais  blanc  et  or  '.  Ces  saints  forment  une  assemblée  qui 
d'abord  étonne.  On  s'explique  sans  peine,  il  est  vrai,  la  présence  de  saint 
Antoine ,  patron  du  donateur ,  aussi  bien  que  celle  de  plusieurs  saints 
vénérés  dans  les  environs  d'Ambierle,  saint  Germain,  saint  Bonnet,  saint  Haon. 
Mais  que  viennent-  faire  ici  saint  Apollinaire,  saint  Achillée,  saint  Fortunat, 
saint  Ferréol,  saint  Julien?  Pour  résoudre  l'énigme,  il  faut  savoir  qu'Antoine  de 
Balzac  d'Entragues,  en  même  temps  qu'il  était  prieur  d  Ambierle,  fut  évêque  de 
Valence  et  de  Die.  C  est  ce  qu'il  a  voulu  rappeler,  et  il  l'a  fait  avec  une  rare 
modestie  :  au  lieu  de  se  faire  représenter  avec  sa  crosse  et  sa  mitre,  il  s'est 
contenté  de  faire  peindre  dans  les  vitraux  les  saints  les  plus  vénérés  de  son  dio- 
cèse \ 

Une  érudition  attentive  aurait  donc  souvent  les  moyens  d'expliquer  par  de 
solides  raisons  ce  qu'on  attribue  fort  légèrement  au  caprice.  Avouons  cepen- 
dant que  notre  érudition  est  souvent  en  défaut.  Il  y  a  de  très  intéressants  pro- 
blèmes qu'il  faut  laisser  sans  solution.  Je  me  suis  souvent  demandé  quelle 
piété  raffinée  avait  choisi  les  saints  et  les  saintes  qui  ornent  la  chapelle  du  châ- 
teau de  Châteaudun.  Cette  chapelle,  restaurée  et  toute  blanche  aujourd'hui, 
donne,  par  un  heureux  hasard,  une  impression  de  pureté  virginale  que  ne 
démentent  pas  les  statues  rangées  le  long  des  parois.  On  reconnaît  sainte  Agnès, 

'  Département  de  la  Loire. 

-  Les  vitraux  ont  dû  être  faits  entre  1470  et  i^gi. 

•'  Il  y  a  encore  d'autres  figures  do  saints,   saint  Nicolas,  saint  Martin,  etc.,  qui  sont  de  ceux  qu'on  honorait  dans 
la  France  entière. 

MAi.E.   —   T.    II.  22 


170  L'ART   RELIGIEUX 

sainte  Catherine,  sainte  Barbe,  sainte  Apolline,  sainte  Elisabeth  avec  des  fleurs 
dans  son  tablier',  sainte  Marie  l'Egyptienne  vêtue  de  ses  longs  cheveux,  sainte 
Marthe,  sainte  Marguerite  portée  par  son  dragon,  sainte  Marie-Madeleine  ^  la 
Vierge  enfin,  plus  belle  que  toutes  les  autres  saintes.  Quant  aux  saints,  il  n'y 
en  a  que  trois  :  les  deux  saints  Jean  et  saint  François  d'Assise.  Ce  petit  sanc- 
tuaire a  donc  été  décoré  avec  un  sentiment  exquis  :  il  y  a  là  ce  qu'il  y  a  de 
plus  innocent,  de  plus  tendre  ou  de  plus  passionné  dans  le  christianisme.  On 
y  respire  un  doux  parfum  de  mysticité  féminine.  Qui  a  choisi  ces  statues  ?  Est- 
ce  Danois,  le  fondateur  de  la  chapelle,  qui  se  souvint  avant  de  mourir^  qu'il 
avait  vu  dans  sa  jeunesse  une  sainte  aussi  pure  que  toutes  celles  qui  étaient  là? 
N'est-ce  pas  plutôt  sa  femme,  Marie  d  Harcourt,  qui  aima  sa  petite  chapelle  au 
point  de  vouloir  qu'on  y  enterrât  son  cœur?  Je  l'ignore,  et  je  ne  vois  pas  que 
les  érudits  en  sachent  davantage*.  Ce  mystère  peut  avoir  son  charme,  mais  la 
vérité,  quelle  qu'elle  soit,  vaudrait  mieux. 


IV 

Les  individus  ne  sont  pas  seuls  à  avoir  des  patrons  :  les  hommes  réunis 
en  ont  aussi. 

Nous  n'avons  plus  aujourd'hui  la  moindre  idée  de  ce  que  fut  la  vie  chré- 
tienne à  la  fin  du  moyen  âge.  Jamais  Ihomme  ne  fut  moins  isolé.  Divisés 
en  petits  groupes,  les  fidèles  formaient  d'innombrables  confréries.  C'était  tou- 
jours un  saint  qui  les  rapprochait.  Car  les  saints  étaient  alors  le  hen  qui  unis- 
sait les  hommes. 

Il  faut  essayer  d'imaginer  ce  qu'était  le  vieux  Rouen  vers  le  temps  de 
Louis  XII.  Dans  les  petites  rues  étroites,  aux  maisons  sculptées,  les  corps  de 
métiers  se  groupaient.  Cette  ruelle  était  réservée  aux  cordonniers,  cette  autre 
aux  bouchers,  et  aux  drapiers  ce  sombre  dédale.  Parfois,  du  milieu  des  bou- 
tiques et  des  échoppes  une  charmante  église  jailhssait  :  c'était  celle  de  la  cor- 

'   A  moins  que  ce  ne  soit  sainte  Dorothée. 

-  Il  Y  a  encore  une  sainte  qui  n'a  pour  attribut  qu'un  livre  et  dont  je  ne  saurais  dire  le  nom. 

'La  chapelle  fondée  par  Dnnois  dale  de  I^(>^.  Dunois  est  mort  en  i4('8.  Il  paraît  évident  que  les  deux  saints 
Jean  sont  là  pour  rappeler  son  prénom  (Jean,  bâtard  d'Orléans).  La  statue  de  Dunois  qu'on  voit  dans  la  chapelle 
était  à  l'origine  sur  un  pignon  du  château. 

*  Coudrav,  Hist.  du  château  de  Chùteaudun.  Paris,  (a''  édit.)  1871,  in-i8. 


LES    ASPECTS    NOUVEAUX    DU    CULTE    DES    SAINTS  171 

poration.  Il  y  avait  Saint-Etienne  des  Tonneliers,  Sainte-Croix  des  Pelletiers  : 
d'autres  encore  que  les  révolutions  ont  détruites.  Rassemblés  dans  la  môme 
rue,  les  artisans  étaient  encore  réunis  à  léglise  aux  pieds  de  la  statue  de  leur 
saint.  Tous  alors,  du  maître  a  l'apprenti,  appartenaient  à  la  même  confrérie. 
Il  semblait  qu'un  métier  fût  d'abord  une  association  religieuse.  On  avait  une 
maison  commune  ornée  comme  une  église.  La  maison  des  Orfèvres,  qui  se 
voyait  près  de  la  Tour  de  IHorloge,  montrait  dans  ses  vitraux  l'histoire  de 
saint  Eloi. 

Toutes  les  corporations  ne  pouvaient  avoir  une  église.  Beaucoup  se  conten- 
taient d'une  chapelle  à  saint  Maclou,  k  saint  Patrice,  à  la  cathédrale.  Chaque 
chapelle,  dans  les  églises  de  Rouen,  était  le  siège  d'une  confrérie,  confrérie 
pieuse,  confrérie  de  métier,  confrérie  poétique. 

Les  assemblées  y  étaient  vivantes,  pittoresques.  On  récitait  des  poèmes,  on 
donnait  des  prix  aux  vainqueurs,  on  jouait  des  mystères,  on  célébrait  des  céré- 
monies symboliques'.  La  statue  d'un  saint  bienveillant  présidait  k  ces  fêtes. 
Le  clergé  n  avait  nul  besoin  d'exciter  le  zèle  des  fidèles  :  il  n'était  occupé  qu'à 
le  m^odérer".  La  foi,  surtout  la  foi  dans  l'intercession  des  saints,  était  alors 
vivante,  créatrice.  Les  confréries  naissaient  spontanéncient.  Elles  étaient  souvent 
d'une  austérité  qui  étonne.  On  voyait  se  rassembler  au  petit  jour,  dans  le 
cimetière  Saint- Vi vien ,  des  hommes  qui  avaient  fait  vœu  de  prier  au  milieu  des 
morts,  d'examiner  silencieusement  leur  conscience,  et  d'aller  ensuite  visiter  les 
pauvres. 

Les  confréries  animaient  sans  cesse  la  ville  de  leur  mouvement.  Tantôt 
c'était  un  enterrement  :  les  confrères  s'avançaient  derrière  le  cercueil,  portant 
un  cierge  de  cire,  oi^i  l'image  de  leur  patron  se  voyait  peinte  sur  un  écu.  Tan- 
tôt c'était  un  pèlerin  qui  parlait  pour  Compostelle  :  les  confrères,  le  bourdon  k 
la  main,  l'accompagnaient  jusqu'k  la  croix  de  Saint-Jacques.  D'autres  fois  c  était 
la  fête  d'un  métier.  Bientôt  venait  la  grande  procession  de  la  «  fierté  »  :  les  con- 
frères de  saint  Romain  escortaient  le  condamné  a  mort,  puis,  en  mémoire  de 
la  bonté  du  vieil  évêque,  le  délivraient  ^  Parfois  toutes  les  confréries  sortaient, 
bannières  déployées,  pour  célébrer  une  fête,  pour  commémorer  un  événement 

1  Voir  Ouin-Lacroix,  Hisl.  des  anciennes  Corporations  d'arts  et  métiers  et  des  Confréries  religieuses  delà  capitale  de 
la  Normandie.  Rouen,  i85o,  in-8°. 

-  Voir  Ch.   de  Beaurepaire,  Aouu.  recueil  de  notes  hislor.  et  archéol.  Rouen,   1888,  p.  3()4- 
■*  Floquct,   Hisl.  diLprivilège  de  Saint-Honiain. 


172  L'ART    RELIGIETIX 

heureux.  Elles  s'associaient  ainsi  à  toute  notre  histoire.  Aux  jours  sombres,  quand 
la  peste  éclatait,  quand  les  rues  devenaient  désertes,  on  entendait  encore  passer 
les  confrères  qui  accompagnaient  les  morts. 

Rouen  ne  fut  pas  alors  une  ville  d'exception.  Ce  qu'on  y  voyait  pouvait 
se  voir  dans  toute  la  France.  Les  monuments,  les  spectacles  étaient  moins 
magnifiques,  naais  c'étaient  partout  les  mêmes  confréries.  Chaque  étude  nou- 
velle consacrée  à  nos  anciennes  villes  les  retrouve.  A  Notre-Dame  de  Vire  se 
rassemblaient  dix  confréries  de  métiers  et  plusieurs  confréries  pieuses'.  A 
Notre-Dame  de  Dole,  non  seulement  les  confréries  avaient  chacune  leur  cha- 
pelle, mais  plusieurs  d'entre  elles  avaient  fait  élever  ces  chapelles  à  leurs  frais  ^ 
Les  cordonniers,  il  est  vrai,  n'avaient  pas  fait  bâtir  de  chapelle,  mais  ils  avaient 
offert  à  la  statue  de  la  \ierge  de  beaux  bijoux  et  vingt-huit  robes  de  rechange. 

Chose  étonnante,  les  confréries  se  retrouvent  aux  champs  comme  à  la  ville. 
Pas  de  village  de  Normandie  qui  n'ait  la  sienne.  Dans  l'église  du  bourg 
d'Ecouché  (Orne),  on  en  comptait  jusqu  à  quatre \  La  confrérie  est  la  molécule 
vivante  que  l'on  atteint  partout  et  toujours. 

Les  confréries  de  la  fin  du  moyen  âge  peuvent  se  classer  sous  trois  chefs  : 
confréries  pieuses,  confréries  militaires,  confréries  de  métiers. 

Les  confréries  pieuses  sont  de  toutes  les  régions  de  la  France,  mais  c'est  à 
peine  si  les  érudits  daignent  les  signaler  quand  ils  les  rencontrent.  Seuls  les  éru- 
dits  normands  ont  compris  qu'une  pareille  étude  pourrait  être  féconde.  Depuis 
cuiquante  ans  ils  ont  multiplié  les  travaux  sur  les  confréries,  ou  comme  on  dit 
encore  aujourdhui,  sur  «  les  charités  »   de  la  Normandie \ 

Les  charités  normandes  étaient  des  associations  de  prières  et  de  bonnes 
œuvres  qui  se  formaient  sous  le  patronage  d'un  saint.  Elles  apparaissent  au 
xiv°  siècle,  s'étendent  au  xv\:  au  xvi°  siècle,  pas  d'église  de  village  qui  n'ait  sa  cha- 
rité. Tout  ce  que  le  moyen  âge  a  touché  garde  un  peu  de  poésie.  Ces  confré- 
ries de  rustres  n'étaient  pas  vulgaires.  On  s'y  couronnait  de  fleurs.  A  Surville, 
à  la  Saint-Martin  d'été,  l'échevin  et  les  frères  devaient,  ainsi  que  leurs  femmes, 

'    Dullct.  de  la  Sociélc    des  anliq.  de  Normandie,  t.  XVIII,    p.  298,  cl   Gaslé,   dans  le   Bullrl.    hislor.    et  pldlolo(j. 
de  i89!4. 

-  Rancc  de  Guiseuil,  Les  chapeUes  de  Notre-Dame  de  Dole,  Paris,  1902,  in-8». 
^  Mém.  de  la'  Soc.  des  anliq.  de  Normandie,  5''  série,  t.  IV,  p.   499-  (Mémoire  d'Alfred  de  Gaix.) 
■'  Il  faut  ciler  d'abord  l'important  mémoire  de  M.  E.  Veuclin  dans  le  Becueil  des    Irav.  de  la  Soc.  d'Agriculture 
de   l'Eure,  1891.    On  y  trouvera  toute  la  bibliographie  du  sujet.   Signalons  encore  l'article  de  M.    de  Formeville 
dans  le  Ballet,  de  la  Soc.  des  anliq.  de  Normandie,  t.  IV,  p.  5i8,  et  celui  de  M.  Ch.  Yasscur  dans  les  Mém.  de  la  Soc. 
des  antiq.  de  Normandie,  3'=  série,  t.  V,  p.  5!iÇ). 


LES    ASPECTS    NOUVEAUX    DU.  CULTE    DES    SAINTS  178 

se  rendre  k  l'église  avec  des  chapeaux  de  fleurs.  Ailleurs,  l'échevin  se  couron- 
nait de  violettes  de  mars.  Dans  une  charité  de  saint  Jean-Baptiste,  les  frères 
portaient  une  couronne  faite  de  trois  fleurs  :  ces  trois  fleurs  symboliques  signi- 
fiaient les  trois  fonctions  du  précurseur  que  Dieu  envoya  comnme  patriarche, 
comme  prophète,  et  comme  baptiste.  Les  symboles  étaient  partout.  Il  y  avait 
treize  dignitaires  en  souvenir  de  Jésus  et  des  douze  apôtres.  Comme  le  Christ, 
l'échevin  lavait  les  pieds  à  douze  pauvres  le  jour  du  Jeudi  Saint.  On  célébrait  la 
fête  du  patron  de  la  charité  avec  une  pompe  naïve.  La  veille,  on  allait  chercher 
l'échevin  à  la  lueur  des  torches  et  on  le  conduisait  à  léglise.  Le  lendemain,  la 
procession  se  déroulait,  bannière  en  tête,  et  chaque  confrère  portait  à  son 
cierge  ou  à  son  chapeau  l'image  du  saint  protecteur.  Partout,  au  moyen  âge,  le 
peuple  fut  l'artiste  qui  tire  de  lui-même  toute  beauté.  Les  enterrements  avaient 
une  noble  gravité.  On  annonçait  dans  les  carrefours,  au  son  de  la  cloche,  la 
mort  du  frère.  Puis,  s'il  était  pauvre,  on  lui  achetait  un  linceul,  on  récitait  près 
de  son  lit  les  prières  des  morts,  et  toute  la  charité,  avec  ses  insignes,  le  portait  à 
léglise  et  au  cimetière.  Une  cérémonie  avait  une  grandeur  tragique  :  quand  un 
frère  devenait  lépreux,  la  charité  faisait  dire  pour  lui  la  messe  des  morts,  et 
puis  on  l'isolait  du  reste  du  monde. 

Les  confréries  militaires,  comme  les  confréries  pieuses,  se  multiplièrent  sur- 
tout à  la  fin  du  moyen  âge.  Il  n'y  a  pas  de  province,  en  France,  où  on  ne  ren- 
contre des  confréries  d'archers,  d'arbalétriers  et  d'arquebusiers.  Ces  hommes  de 
guerre  s'assemblaient  sous  le  patronage  d'un  martyr  et  d'une  vierge.  Les  archers 
et  les  arbalétriers  avaient  sur  leur  bannière  saint  Sébastien,  les  arquebusiers 
sainte  Barbe.  Le  génie  religieux  du  inoyen  âge  avait  marqué  ces  institutions  de 
son  empreinte.  Dans  le  règlement  de  la  confrérie  des  arbalétriers  de  Senlis, 
l'arbalète  est  comparée  à  la  croix  de  Jésus-Christ  ' .  Souvent  le  nouveau  frère 
jurait  de  ne  pas  blasphémer  et  de  ne  jamais  invoquer  le  diable.  Les  confrères 
toutefois  n  entendaient  pas  ressembler  à  des  moines.  Ils  avaient  un  naïf  amour 
pour  les  couleurs  éclatantes,  les  parades,  les  fanfares  et  la  gloire.  Le  jour  de  la 
Saint-Sébastien,  on  allait  en  magnifique  cortège  tirer  le  papegai  sur  le  pré. 
Celui  qui  abattait  l'oiseau  était  proclamé  roi;  l'abattait-on  trois  années  de  suite, 
on  devenait  empereur'.  Le  soir,   on  dînait  aux  frais  de  la  ville  ^ 

'  Confjres  archéol.  de  Senlis,  18']';,  p.  agi. 

-  Bullelin  de  la  Société  d'agric.  et  des  arts  de  Polujny,  1871,  p.  ^9  et  suiv.,  article  de  B.  Prost. 

3  Mémoires  de  la  Soc.  d'émulation  d'Abbeville  (1898-1900),  p.  2o3. 


174  L'ART    RELIGIEUX 

On  aurait  tort  de  sourire  et  de  croire  qu'il  s'agissait  là  d'innocentes  réunions 
d'archers  de  Bagnolet.  Nos  vieilles  confréries  d'archers,  surtout  dans  les  provinces 
militaires  de  l'Est,  furent  souvent  héroïques.  En  i/|i8,  les  confréries,  ou 
comme  on  disait,  «  les  serments  »  d'Amiens,  de  Lille,  de  Douai  et  d'Arras, 
marchèrent  au  secours  de  Rouen  assiégé  par  les  Anglais.  En  i/|23,  le  serment  de 
Nojon  assiégea  Gompiègae  avec  Charles  VI.  Les  confrères  d'Abbeville  prirent 
part  aux  batailles  de  la  guerre  de  Cent  ans.  Mais  la  plus  vaillante  confrérie 
d'archers  fut  sans  doute  celle  de  Saint-Quentin.  En  iSSy,  ils  défendirent  la  ville 
contre  les  Espagnols  et  se  firent  tuer  presque  jusqu'au  dernier  sur  le  rempart  de 
la  porte  de  1  Isle  '.  Les  fières  inscriptions  qui  se  lisaient  sur  les  bannières  des 
confréries  n'étaient  donc  pas  mensongères.  Ceux  de  Saint-Quentin  auraient  eule 
droit  d'inscrire  sur  leur  étendard  la  magnifique  devise  du  drapeau  des  archers 
de  Senlis  :  Florescet  sartis  innamerahUihiis ,  «  On  lui  mettra  tant  de  pièces  qu'il 
aura  l'air  d'un  champ  de  fleurs.  »  On  regrette  que  nos  vieux  arquebusiers  ne  se 
soient  pas  fait  peindre  comme  les  vaillantes  corporations  de  la  Hollande  après 
les  grandes  guerres  :  ils  le  méritèrent  plus  d'une  fois^ 

Quant  aux  confréries  de  métiers,  elles  sont  si  connues  qu'il  est  permis  d'en 
parler  brièvement.  Il  me  suffira  de  rappeler  qu  elles  restèrent  fidèles  jusqu'à  la 
fin  du  moyen  âge  (et  bien  au  delà)  à  leurs  origines  religieuses.  Jamais  le  saint 
patron  qui  protégeait  chaque  métier  n'a  été  plus  fêté  qu'au  temps  où  nous 
sommes.  Dans  l'église,  il  avait  sa  chapelle  où  se  réunissaient  maîtres  et  compa- 
gnons, et  souvent,  près  de  l'autel,  se  voyaient  les  chefs-d  œuvre  de  maîtrise  ^ 
L  image  du  saint  ornait  les  bannières  de  la  confrérie  ;  elle  était  sculptée  au 
sommet  du  bâton  qu'on  portait  par  la  ville,  au  sonde  la  musette,  le  jour  delà 
fête  du  métier.  Elle  se  voyait  sur  les  blasons  des  corporations;  car  les  roturiers 
voulurent  avoir  leurs  armoiries  comme  les  gentilshommes.  En  Touraine,  les 
maréchaux  avaient  un  saint  Eloi  d'or  sur  fond  d'azur,  les  bouchers  un  saint 
Eutrope,  les  rôtisseurs  un  saint  Laurent.  Les  boulangers  portaient  d'azur  un 
saint  Honoré  vêtu  pontificalement,  tenant  une  pelle  à  four  d'argent,  chargée  de 
trois  pains  ronds  de    gueules'.  On  faisait  mieux  encore  :  le  jour   de  la  fête  du 

'  A.  Janvier,  Notice  sur  les  anciennes  corporations  d'arclicrs  et  d'arbalétriers  des  uillesde  Picardie,  Amiens,  i855. 

-  Les  archers  de  Chàlons-sur-Marne  avaient,  pourlanl,  fait  faire  un  tableau  représentant  la  victoire  qu'ils  avaient 
remportée  en  l^3l,  près  de  Chàlons,  sur  les  Anglais  et  les  Bourguignons  :  Sellier,  .Vo/i'cl'  sur  les  Compagnies  d'archers 
de  Châlons-sur-Marne,  Chàlons,  1857. 

■*  Veuclin,  Notes  inédites  sur  les  Corporations  artistiques  en  Normandie,  1898,  p.  lO. 
■^  Chauvigné,  Hist.  des  Corpor.  de  Touraine,  Tours,    i885,  in-8,  p.   l5. 


LES    ASPECTS    NOUVEAUX    DU    CULTE    DES    SAINTS  175 

métier,  quand  le  cortège,  avec  ses  cierges,  ses  bouquets,  son  bâton  sculpté  et  sa 
bannière,  se  rendait  k l'église,  un  compagnon,  vêtu  en  apôtre  ou  en  évêque,  re- 
présentait le  saint  patron  de  la  corporation.  A  Châlons,  on  Aboyait,  au  milieu  des 
mariniers,  saint  Nicolas  en  personne,  accompagné  des  trois  enfanls  qu'il  avait 
ressuscites  ;  et.  en  tête  du  cortèo^e  des  déchargeurs  de  bateaux,  marchait  un  grand 
saint  Christophe  portant  l'enfant  Jésus  sur  ses  épaules'. 

Ce  long  développement  sur  les  confréries  n'est  pas  une  digression.  C'est  à  ces 
confréries,  en  effet,  que  nous  devons  une  bonne  partie  des  images  de  saints  qui 
ornent  encore  aujourd'hui  nos  églises. 

Les  confréries  de  métiers  se  montrèrent  aussi  généreuses  qu  au  xin'  siècle. 
Beaucoup  d'œuvres  d'art  subsistent  qui  témoignent  de  leur  libéralité.  Un  beau 
vitrail,  où  l'histoire  de  saint  Éloi  est  racontée,  fut  donné  à  l'église  de  la  Made- 
leine par  les  orfèvres  de  Troyes.  On  y  lit  encore  cette  inscription  pleine  de 
foi  et  d'humilité  :  «  Les  orfèvres,  par  dévotion  à  saint  Eloy,  font  ceste  verrière, 
voulant  obtenir  rémission  de  leurs  péchés  et  grâce  entière...  Que  la  paix  de  Dieu 
leur  soit  faicte  pour  ce  bienfait  en  paradis  »  (i5o6). 

On  voit  encore,  dans  l'église  de  Pont-Audemer,  le  vitrail  que  les  boulangers 
firent  faire,  en  1 536,  en  l'honneur  de  saint  Honoré,  leur  patron.  De  charmants 
vitraux,  consacrés  à  la  légende  de  saint  Crépin  et  de  saint  Crépinien,  ornent  une 
chapelle  de  l'église  de  Gisors  et  le  déambulatoire  de  l'éghse  de  Clcrmont  d  Oise  : 
ils  ont  été  offerts,  les  uns  et  les  autres,  par  des  confréries  de  cordonniers.  Dans 
les  plus  petites  villes,  et  jusque  dans  les  villages,  on  trouve  quelques  traces  des 
confréries  ouvrières.  A  Villeneuve-sur- Yonne,  le  vitrail  de  Saint-Nicolas  a  été 
donné  par  les  mariniers,  qui  s'étaient  mis  sous  la  protection  du  vieil  évêque.  A 
Mergey,  dans  l'Aube,  les  mariniers  de  la  Seine  avaient  choisi  comme  patron 
saint  Julien  l'Hospitalier,  le  formidable  batelier  qui  reçut  Jésus-Christ  dans  sa 
barque.  Ils  firent  raconter  dans  un  vitrail,  que  le  temps  a  respecté,  sa  merveilleuse 
histoire.  A  Créney,  en  Champagne,  les  vignerons  donnèrent  à  l'église  un  vitrail 
oi^i  leur  patron,    saint  Vincent,  est  représenté  la  serpe  à  la  main'. 

Beaucoup  d'œuvres  analogues  subsistent  encore  aujourd'hui,  mais  il  y  en 
eut  jadis  cent  fois  plus.  Que  sont  devenues,  par  exemple,  les  œuvres  d'art  dont 
les  corporations  ouvrières  avaient  orné  les  églises  de  Paris  ?  Elles  ont  toutes 
disparu.  C'est   à  peine  si  j  ai  pu,   dans   une  mauvaise   gravure  du   xviii°    siècle, 

I  Louis  Grignon,  L'ancienne  corporation  des  inaîlres  cordonniers  de  Cliiilons- sur-Marne,  Cliùlons.  i883,  in-i2,p.  24. 
■^  Fichot,  Slatist.  monum.  de  l'Aube,  t.  I,  p.  9. 


.176  L'ART    RELIGIEUX 

retrouver    un    souvenir  du  vitrail  de   saint  Grépin  et  de  saint  Crépinien,   que  les 
cordonniers  avaient  donné  à  l'église  des  Quinze-Vingts  \ 

Nos  villes  du  Midi  avaient  été  enrichies  par  les  confréries  de  métiers  d'un 
grand  nombre  de  retables  peints  ou  sculptés.  En  1/171,  les  marchands  de  laine 
de  Marseille  firent  peindre,  par  Pierre  Villate,  l'histoire  de  sainte  Catherine  de 
Sienne,  leur  patronne  '.  En  i52o,  les  charpentiers  de  Marseille  commandèrent  au 
peintre  Peson  un  retable  de  la  plus  charmante  naïveté.  On  y  voyait  saint  Joseph 
travaillant  dans  son  atelier  à  faire  des  barques,  comme  si  Nazareth  eût  été, 
comme  Marseille,  un  port  de  mer\ 

Dans  le  même  temps,  les  cordonniers  de  Toulon  faisaient  sculpter  par  Guira 
mand,  artiste  fameux  en  Provence,  l'histoire  de  saint  Grépin  et  de  saint  Gré- 
pinien\  Les  pièces  d'archives  nous  font  connaître  une  foule  d'œuvres  du  même 
genre'.  On  est  étonné  d'une  si  riche  production  artistique.  Il  apparaît  avec  évi- 
dence que  toutes  les  villes  du  Midi,  Aix,  Toulon,  Marseille,  Avignon  eurent  dans 
leurs  églises  autant  de  magnifiques  retables  que  purent  en  avoir  Sienne  ou 
Pérouse.  De  toutes  ces  merveilles,  dont  deux  ou  trois  tableaux  de  notre  exposi- 
tion des  Primitifs  ont  pu  donner  quelque  idée,  il  ne  reste  rien. 

Voilà  ce  que  faisait  naître  dans  le  Midi,  comme  dans  le  Nord,  la  naïve  piété 
des  confréries  ouvrières. 

Les  confréries  militaires  ont  laissé  moins  de  traces;  non  qu'elles  n'aient  de- 
mandé, elles  aussi,  aux  artistes  les  images  de  leurs  saints,  mais  ces  œuvres,  quand 
elles  subsistent,  sont  difficiles  à  reconnaître.  Les  statues  de  saint  Sébastien  et 
de  sainte  Barbe  abondent  dans  les  églises  ou  dans  les  musées.  Plusieurs,  sans 
doute,  ornaient  les  chapelles  où  se  réunissaient  les  archers,  les  arbalétriers  ou 
les  arquebusiers^  Mais,  faute  d'une  inscription  ou  d'un  blason,  nous  en  sommes 
réduits,  la  plupart  du  temps,  aux  conjectures. 

Les  vitraux  ne  sont  pas  en   général  plus  explicites.    Il  en  est  cependant  qui. 
portent  leur  origine  écrite  en  toutes    lettres.    On   peut  voir    à   Saint-Nizier   de 
Troy es  une  belle  verrière  du  commencement  du  xvi"  siècle  qui  représente  le  sup- 

'  Cabinet  des  Estampes  Re,  i3,  f.  69.  Cette  curieuse  gravure  fait  partie  de  la  collection  des  images  de  confréries. 
-  Bulletin  arcJiéol.  de  la  Commission,  i885,  p.  378-879. 
3  Ibid.  p.  890. 

*  Bulletin  archéol.  de  la  Commission,  1897,  p.  86  et  suiv. 

•"  On  trouvera  une  foule  de  textes  curieux  dans  les  deux  volumes  du  Bulletin  que  nous  venons  de  citer. 
''  A  Rouen,  les  arbalétriers,    qui  vénéraient,  par    exception,  saint    Georges,    avaient  donné  à  l'église  du  Saint- 
Sépulcre  une  image  de  saint  Georges  à  cheval  de  grandeur  naturelle,  Ouin-Lacroix,  op.  cit.,  p.  479. 


LES    ASPECTS    NOUVEAUX    DU    CULTE    DES    SAINTS  177 

plice  de  saint  Sébastien.  Le  saint  est  criblé  de  flèches  par  des  soldats  romains 
qui  portent  le  costume  du  temps  de  Louis  XIL  Dans  le  haut  du  vitrail  on  lit, 
cette  brève  invocation  adressée  au  martyr  :  «  Gardez  vos  confrères  archers  !  » 
Le  vitrail  de  saint  Sébastien  est  donc  un  présent  fait  par  la  confrérie  des  archers 
de  Troyesk  l'éghse  Saint-Nizier.  Une  étude  attentive  permettra  sans  doute  d'at- 
tribuer à  la  générosité  des  confréries  militaires  beaucoup  d  œuvres  d'art  qui  leur 
reviennent. 

Mais  c'est  aux;  confréries  pieuses  que  nous  devons  le  plus  de  statues,  de 
bas-reliefs,  de  vitraux.  Elles  avaient  toutes,  évidemment,  une  image  de  leurs 
patrons.  Les  anciens  registres,  «  les  martologes  »,  comme  on  les  appelait,  en 
parlent  quelquefois.  A  Saint-Lô,  la  confrérie  de  Saint-Jean  avait  fait  faire,  pour 
l'église  Notre-Dame,  une  statue  de  saint  Jean-Baptiste,  son  patron  \  Les 
confrères  de  la  Conception,  établis  en  l'église  Saint-Gervais,  à  Paris,  notent 
dans  leurs  archives  qu'ils  ont  une  image  d'albâtre  de  Notre-Dame  ".  Parfois, 
mais  trop  rarement  à  notre  gré,  les  registres  font  mention  d'une  commande 
faite  a  un  artiste.  Les  confrères  de  la  Charité  de  Saint-Ouen  de  Pont-Audemer 
se  font  sculpter  un  retable^  Ceux  de  Menneval  se  font  faire  un  vitrail  *.  Les  archives 
des  notaires  ont  livré  et  livreront  encore  beaucoup  de  contrats  passés  entre  des 
confréries  pieuses  et  des  artistes.  A  Marseille,  en  iSi^,  la  confrérie  de  Saint- 
Claude  demande  au  peintre  Peson  1  histoire  de  son  patron.  En  1626,  une 
autre  confrérie  marseillaise  charge  Jean  de  Troyes  de  peindre  un  retable  de 
la  vie  de  saint  Antoine  ^. 

Il  serait  facile  d'accumuler  les  exemples.  Mais  à  quoi  bon?  Il  vaudra 
mieux,  je  pense,  essayer  de  retrouver  quelques-unes  des  œuvres  d'art  dont  ces 
vieilles  confréries  ornèrent  les  églises.  Elles  sont  souvent  faciles  à  discerner. 

L'éoiise  Saint-Martin  de  Laigle  conserve  dans  son  bas-côté  méridional  deux 
grands  vitraux  du  xvf  siècle  consacrés  à  la  légende  de  saint  Porcien.  Saint  Porcien  ou 
saint  Pourçain,  comme  on  dit  dans  le  Bourbonnais,  son  pays  d'origine,  était 
un  pauvre  esclave  du  vu"  siècle,  qui  étonna  son  temps  par  sa  sainteté  et  ses  pouvoirs 
miraculeux.  Quand  Thierry  III  marcha  contre  l'Auvergne  avec  son  armée,  les 
chefs  mérovingiens  voulurent  voir  cet  homme   extraordinaire  qu'ils  admiraient 

*  Veuclin,  Recueil  de  la  Société  de  l'Eure,  1891,  p.  47- 

^  Bibliothèque  de  l'Arsenal,  manuscritno  2268,  f".  9  v°. 

^  Ch.  de  Beaurcpairc,  Mélancj.  hist.  et  archéol.  Rouen,  1897,  p.  79. 

■*  Réun.  des  soc.  des  b.  arts  des  départements,  1892,  p.  353. 

^  Bulletin archéolog .  de  la  Commission,  i885,  p.   887  et  895. 

MALE.     T.     II.  23 


178 


L'ART    RELIGIEUX 


Fig.  85.  Le  miracle  de  saint  Jacques. 
Vitrail  de  l'église  Saint-Jacques  à  Lisieui. 


et  redoutaient  tout  à  la  fois, 
comme  quelque  dangereux 
magicien.  Le  vitrail  nous 
montre  donc  Porcien,  vêtu 
du  sombre  habit  bénédictin, 
au  milieu  de  guerriers  mul- 
ticolores. Ils  ont  le  fifre  et 
le  tambour.  Et  l'artiste, 
pour  exprimer  l'effroi  de  ces 
temps  antiques,  leur  a  mis 
sur  la  tète  ce  turban  turc 
qui  alors  faisait  trembler 
l'Europe.  Mais  au  bas  de 
l'un  des  vitraux,  une  scène 
curieuse  attire  l'attention. 
Une  longue  procession  se 
déroule.  En  tête  marche  un 
sonneur  de  cloche,  puis 
voici  la  bannière,  la  croix, 
enfin  viennent  des  fidèles 
qui  portent  au  bout  d'un 
manche  de  grosses  torches 
de  cire.  Quelle  est  cette  pro- 
cession? C'est  celle  des  con- 
frères de  la  charité  Saint- 
Porcien,  les  donateurs  du 
vitrail.  Ils  ont  voulu  être 
peints  au-dessous  de  leur 
patron,  dans  le  bel  appareil 
qu'ils  déployaient  le  jour  de 
sa  fête.  Cette  charité  Saint- 
Porcien  de  Laigie  remontait 
à  i3i8.  Elle  avait  dans  ses 
archives  la  bulle  d'un  pape. 
Elle  était  riche,  généreuse. 


LES    ASPECTS    NOUVEAUX    DU    CULTE    DES    SAINTS 


179 


Elle  ne  se  contenta  pas  d'ofTrir  à  l'église  deux  verrières.  Quand  on  refit  le 
bas-côté  méridional,  elle  y  contribua  de  ses  deniers*.  Sans  elle,  nous  n'aurions 
pas  ces  pendentifs,  ces  arabesques  et  ces  jolis  cartouches  de  la  Renaissance  ovi 
des  enfants  nus  se  mêlent  aux  fruits  et  aux  fleurs. 

Il  y  a,  à  l'église  de  Saint-Jacques  de  Lisieux,  un  vitrail  de  iSay,  où  est 
raconté  le  fameux  miracle  du  pèlerin  (fig.  85).  Un  jeune  homme  qui  se  rendait 
à  Compostelle  est  faussement  ac- 
cusé de  A^ol  par  un  hôtelier  de 
Toulouse,  condamné,  pendu,  mais 
miraculeusement  sauvé  par  saint 
Jacques,  qui,  monté  sur  le  gibet,  le 
soutint  pendant  trente-six  jours. 
Cette  curieuse  Ycrrière  a  été  don- 
née par  une  pieuse  confrérie, 
comme  le  prouve  le  long  défdé 
qui  en  occupe  la  partie  basse  (fig. 
85).  Instruits  par  le  vitrail  de  Laigle, 
nous  y  reconnaissons  au  premier 
coup  d'oeil  des  confrères  célébrant 
la  fête  de  leur  patron.  En  effet, 
des  documents  écrits  nous  appren- 
nent qu'il  y  avait  dans  cette  église 
une  confrérie  de  saint  Jacques  qui 

remontait  à  l'année  ilxk'i'.  Elle  fêtait,  comme  il  arrivait  souvent,  plusieurs 
autres  saints,  mais  saint  Jacques  était  son  principal  patron.  C'est  pourquoi  il 
arrivait  de  temps  en  temps  qu'un  confrère  entreprît  le  grand  voyage  de  Com- 
postelle.  Ainsi  s'explique  le  sujet  du  vitrail. 

En  entrant  dans  l'église  de  Pont-Audemer,  on  remarque  d'abord,  dans  le 
bas-côté  de  droite,  deux  vitraux  assez  énigmatiques.  Ils  représentent  plusieurs 
scènes  de  la  vie  d'un  saint  évêque,  auxquelles  viennent  s'ajouter  d'étranges  mi- 
racles eucharistiques.  Dans  le  bas,  une  longue  procession  se  déroule  (fig.  86).  Elle 
commence  dans    le  premier  vitrail  et  s'achève  dans  le  second.  En  tête  marche 

1  Voir  Saint-Martin  de  Laigle,  par  l'abbé  Gontier,  iSqO,  p.  Sa.  Les  vitraux  tic  Saint-Porcien  ont  été  pajés  par 
la  confrérie  le  i5  février  i55']. 

2  Biillet.  de  la  Soc.  des  antiq.  de  Normandie,  t.  IV,  p.  5i8  et  suiv. 


Fig.   86.  —  Procession  de  confrérie. 
Fragment  d'un  vitrail  de  Pont-Audemer. 


i8o  L'ART   RELIGIEUX 

le  sonneur,  le  «  tintenellier  »,  qui  semble  rythmer  la  marche  avec  ses  deux 
cloches  ;  puis  vient  la  bannière  décorée  de  l'image  d'un  évêque  ;  les  fidèles,  des 
torches  de  cire  à  la  main,  s'avancent  ensuite;  et  enfin,  sous  un  dais  carré 
apparaît  le  prêtre  qui  porte  l'ostensoir.  Il  s'agit  ici  encore  d'une  pieuse  con- 
frérie qui,  vers  i53o  environ,  décora  de  ces  deux  belles  verrières  la  chapelle 
où  elle  se  réunissait.  C'était  une  charité  vouée  au  Saint-Sacrement,  mais  qui 
honorait  aussi  saint  Ouen,  le  patron  de  l'église  de  Pont-Audemer.  C'est  pourquoi 
les  deux  vitraux  mêlent  à  l'histoire  du  saint  évêque  quelques  récits  célèbres  alors, 
où  la  vertu  de  l'hostie  se  manifestait. 

Voilà  quelques  preuves  de  la  libéralité  des  confréries.  Dans  tous  ces 
exemples,  les  œuvres  parlent  d'elles-mêmes.  Mais  la  plupart  du  temps  elles 
sont  muettes.  Seules,  d'heureuses  rencontres  dans  les  archives  nous  permettent 
parfois  de  rendre  aux  confréries  ce  qui  leur  revient. 

Au  portail  de  droite  de  l'église  Saint-Vulfran  d'Abbeville,  on  remarque 
deux  statues  de  femmes  qui  se  font  vis-à-vis.  Elles  ont  tout  le  charme  de 
jeunesse  de  notre  art  français  dans  les  premières  années  du  xvi°  siècle.  Elles 
représentent  deux  naïves  nourrices  entourées  de  leurs  enfants.  On  y  reconnaît 
vite,  quand  on  est  familier  avec  les  thèmes  iconographiques  du  temps,  les  deux 
Marie,  sœurs  de  la  Vierge  et  filles  de  sainte  Anne.  Or,  un  document,  heureusement 
retrouvé,  nous  apprend  qu'une  des  confréries  de  saint  Vulfran  les  paya  de  ses 
deniers  au  tailleur  d'images  Pierre  Lœureux  en  i5o2\ 

Une  église  des  faubourgs  de  Caen,  Saint-Michel  de  Vaucelles,  montre  peintes 
sur  la  voûte  du  chœur  plusieurs  images  de  saints  inscrites  dans  des  médaillons. 
C'est  une  assemblée  assez  disparate.  On  y  voit  saint  Jean-Baptiste  à  côté  de 
saint  Christophe,  de  saint  Mathurin,  de  saint  Martin,  de  sainte  Anne,  et  de 
plusieurs  autres  saints.  Les  statuts  d'une  confrérie,  qui  se  sont  conservés 
par  hasard,  ont  permis  d'expliquer  cette  réunion  insolite.  Ces  saints  sont  les 
patrons  d'une  ancienne  charité  qui  se  réunissait  dans  l'église  de  Vaucelles  ; 
et  c'est  elle  qui  fît  peindre,  au xvi"  siècle,  les  patrons  qu'elle  honorait  dans  cette 
église  depuis  plus  de  cent  ans  \ 

Parfois  les  documents  sont  si  peu  explicites  qu'il  faut  recourir  à  l'hypothèse. 
Ce  n'est  que  par  conjecture   qu'on  peut  donner  à  une  confrérie  telle  ou  telle 

*  Voir  E.  Prarond,  Saint-Vulfran  d'Abbeville,  1860,  p.  126. 

2  Eug.  de  Beaurepaire,    dans  le  Bulletin  de  la  soc.  des  antiq.  de  Normandie,  t.  XII.  Les   statuts  de  la  confrérie 
datent  de  1446. 


LES    ASPECTS    NOUVEAUX    DU    CULTE   DES    SAINTS  i8i 

œuvre  d'art.  Il  y  a  des  cas  où  ces  conjectures   revêtent  presque  le  caractère  de 
la  certitude. 

On  conserve  dans  l'église  de  Bourg-Achard  (Eure)  des  panneaux  en  bois 
sculpté  qui  représentent  l'histoire  de  saint  Eustache.  C'est  une  œuvre  du  xv°  siècle. 
Or,  si  l'on  se  reporte  à  la  liste  des  charités  normandes  dressée  par  M.  Veuclin,  on 
apprend  qu'il  existait  à  Bourg-Achard,  au  xv"  siècle,  une  confrérie  placée  sous  le 
patronage  de  saint  Eustache  \  N'est-il  pas  naturel  de  faire  honneur  de  cette 
œuvre  d'art  à  la  générosité  des  confrères  ? 

Il  y  avait  à  Nonancourt  (Eure),  à  la  fin  du  xv"  siècle,  une  charité  de  saint 
Martin.  On  ne  se  trompera  guère,  je  pense,  bien  que  les  documents  soient  muets, 
en  supposant  qu'elle  a  offert  à  l'église  le  vitrail  de  saint  Martin  qu'on  y  voit 
encore. 

Que  de  problèmes  seraient  faciles  à  résoudre  si  nous  avions  la  liste  de  toutes 
les  confréries  qu'abritèrent  jadis  nos  églises  !  Mais  il  ne  faut  pas  espérer  arriver 
jamais  à  cette  connaissance  parfaite.  Beaucoup  d'entre  elles,  sans  doute,  ont 
disparu  sans  laisser  de  traces.  Mais  il  est  certain,  aussi,  qu'on  pourrait  en  décou- 
vrir un  très  grand  nombre  que  personne  n'a  encore  signalées.  Le  profit  serait 
grand  ;  car  toutes  les  fois  qu'un  vitrail  se  présente  sans  un  nom  ou  sans  une 
image  de  donateur,  il  y  a  lieu  de  supposer  qu'il  a  pu  être  offert  par  une  confrérie. 
Ainsi  les  raisons  qui  présidèrent  au  choix  des  vitraux,  fort  mystérieuses  pour 
nous  la  plupart  du  temps,  deviendraient  claires. 

On  comprendrait  aussi  beaucoup  mieux  la  vraie  signification  d'une  foule 
de  statues  isolées  qui  représentent  des  saints.  On  les  trouverait  plus  belles  encore 
parce  qu'elles  paraîtraient  plus  touchantes.  Il  faut  savoir  leur  histoire.  Dans 
nos  musées,  l'amateur  tourne  autour,  approuve  ce  pli,  cette  jolie  ligne.  Mais 
nos  jeunes  saintes  perdent  là  leurs  principaux  moyens  d'émouvoir.  Elles  sont 
belles  surtout  d'avoir  été  tant  aimées.  J'avoue  que  la  sainte  Marthe  de  l'église  de 
la  Madeleine,  à  Troyes,  si  admirable  qu'elle  soit,  m'a  semblé  plus  belle  quand 
j'ai  su  qu'elle  avait  été  donnée  à  l'église  par  une  confrérie  de  servantes  \  C'est 
à  elle  que  s'adressèrent  pendant  tant  d'années,  aux  messes  matinales,  des  prières 
moins  magnifiques  sans  doute,  mais  pareilles  pour  le  fond  à  celle  que  le  poète 
a  écrite  pour  la  parfaite  servante  :  a  Nous  nous  attachons  au  foyer,  à  l'arbre, 

^  Veuclin,  loc.  cit.  La  confrérie  de  saint  Eustache  avait  deux  autres  patrons,  saint  Sébastien  et  saint  Lô. 
2  Grosley,  M)?m.  hist.,  t.  II,  p.  Sao.  Je  ne  vois  pas  de  raison  de  douter  que  notre  sainte  Marthe  ne  soit  celle  dont 
parle  Grosley.  Sainte  Marthe,  symbole  de  la  vie  active,  était  la  patronne  naturelle  des  servantes. 


ïS-i  L'ART    RELIGIEUX 

au  puits,  au  chien  de  la  cour,  et  le  fojer,  l'arbre,  le  puits,  le  chien  nous  sont 
enlevés,  quand  il  plaît  à  nos  maîtres...  Mon  Dieu,  faites-moi  la  grâce  de  trouver 
la  servitude  douce  et  de  l'accepter  sans  murmure,  comme  la  condition  que 
vous  avez  imposée  à  tous  en  nous  envoyant  dans  ce  monde  * .  » 

Les  confréries  ne  se  contentaient  pas  de  faire  construire  des  chapelles  ^  et 
de  demander  aux  artistes  des  vitraux,  des  tableaux  et  des  statues  ;  on  découvre  de 
temps  en  temps  qu'un  beau  candélabre  \  un  ornement  d'autel  \  une  paix\  un 
émail ^  une  boîte  ciselée  pour  les  aumônes'',  un  manuscrit  orné  de  miniatures ^ 
ont  appartenu  à  des  confréries.  C'est  donc  à  peine  si  nous  commençons  à 
entrevoir  les  influences  de  toute  sorte  que  les  confréries  ont  exercées  sur  les  arls 
à  la  fin  du  moyen   âge.   J'en  aperçois  une  qui  n'a  encore  jamais  été  signalée. 

En  organisant  des  processions,  des  tableaux  vivants,  des  représentations 
dramatiques,  les  confréries  proposèrent  sans  cesse  des  modèles  aux  artistes.  Ily  avait 
à  Vire  une  confrérie  qui,  le  jour  delà  procession  de  la  Fête-Dieu,  devait  escorter 
l'ostensoir.  Douze  frères  marchaient  derrière  le  dais,  vêtus  du  costumé  tradi- 
tionnel des  apôtres,  nu-pieds,  les  instruments  de  leur  martyre  à  la  main'.  Une 
confrérie  toute  semblable  existait  à  Ghâlons-sur-Marne.  Les  confrères  de  Châlons, 
fiers  de  jouer  un  si  beau  rôle,  voulurent  laisser  un  souvenir  durable  de  la 
procession  du  Saint-Sacrement.  Ils  donnèrent  donc  à  l'église  Saint-Alpin 
un  vitrail  divisé  en  plusieurs  compartiments  '°.  Dans  le  haut,  on  voit  deux  scènes 
eucharistiques  :  la  chute  de  la  manne  et  le  dernier  repas  de  Jésus.  Au-dessous, 
les  douze  confrères,  après  avoir  communié  de  la  main  d'un  prêtre,  comme  les 
douze  apôtres  communièrent  de  la  main  de  Jésus-Christ,  marchent  derrière  le 
dais  avec  le  costume  et  les  attributs  consacrés '\ 

'  Lamartine,  Geneviève. 

2  Sur  un  pignon  de  l'église  Saint-Pierre  de  Cholet,  on  voit  un  écusson  chargé  de  trois  gerbes  de  blé,  insigne 
probable  d'une  confrérie  qui  contribua  de  ses  deniers  à  la  reconstruction  de  l'église  (Bulletin  monum.  1897,  p.  68). 

^  Réun.  des  sociétés  des  Beaux-Arts  des  départ.,  1896,  p.  579. 

'*  Barbier  de  Montault,  Registre  de  la  confrérie  de  Saint-Pierre  à  Limoges. 

°  De  Guilherny,  Inscript,  de  la  France,  t.  Y,  p.  1^7. 

"   Réun.  des  sociétés  des  Beaux-Arts  des  départ.,  1898,  p.   167. 

''  Tronc  sculpté  de  Gorbeil  (i388),  appartenant  à  la  confrérie  de  Saint-Spire  :  Commiss.  des  antiq.  de  la  Seine-et- 
Oise,  1882. 

*   Bulletin  arçh.  de  la  Commission,  1898,  p.  xlviii. 

s  Bulletin  histor.  et  philologique ,  1894. 

'"  Il  est  au  pourtour  du  chœur  (commencement  du  xvi'^  siècle). 

^■'  On  lit  dans  un  compartiment  du  vitrail  ces  mauvais  vers  :  Douze  confrères,  gens  de  bien  —  en  douze  apôtres 
revêtus  —  sont  accoustrés  par  bon  moyen  —  pour  décorer  le  doux  Jésus. 


LES    ASPECTS    NOUVEAUX    DU    CULTE    DES    SAINTS 


i83 


On  ne  peut  guère  douter  qu'un  confrère  jouant  le  rôle  d'un  saint  n'ait  parfois 
servi  de  modèle  aux  artistes.  On  se  rappelle  qu'à  Ghâlons  les  déchargeurs  de  bateaux, 
le  jour  de  la  fête  du  métier,  faisaient  représenter  saint  Christophe  par  un  des 
leurs.  Or,  on  voit  justement  à  Ghâlons,  dans  l'église  Saint-Loup,  une  extraordinaire 
statue  de  saint  Christophe  (fîg.  87).  Le  saint  est  un  magnifique  portefaix  qui  a 
pris  son  costume  des  grands  jours  :  le  pourpoint  du  xvi°  siècle  décolleté  sur  la 
chemise  et  le  haut  de  chausses  à  étages.  Plus  rien  de  traditionnel 
dans  cette  figure.  C'est  1  image  naïve  d'un  ouvrier  endimanché. 
Je  ne  sais  si  cette  statue  de  saint  Christophe  est  celle  des  déchar- 
geurs de  bateaux,  mais  c'est  bien  ainsi  qu'on  1  imagine. 

Si  l'on  veut  bien  songer  encore  au  saint  Joseph  des  charpen- 
tiers de  Verneuil,  à  ce  jeune  compagnon  que  nous  avons  décrit 
plus  haut,  on  acquerra  la  certitude  que  les  artistes  copiaient  ce 
qu'ils  voyaient.  Et  d'ailleurs  il  est  probable  que  les  confrères 
eux-mêmes  désiraient  avoir  un  saint  tout  pareil  à  celui  qui  mar- 
chait en  tête  de  la  procession.  Ils  imposaient  sans  doute  leurs 
conditions  à  l'artiste. 

Ainsi  s'explique  l'aspect  de  plus  en  plus  pittoresque  des  images 
de  saint  Jacques.  Au  xiif  siècle,  saint  Jacques  ressemble  à  tous 
les  autres  apôtres,  c'est  à  peine  si  une  panetière  ornée  d'un 
coquillage  le  signale  parfois  à  l'attention.  Dans  le  cours  du 
xiv°  siècle,  il  se  transforme  en  pèlerin  (fig.  88)';  au  xv"  siècle,  il  a  le  chapeau, 
le  manteau  de  voyage,  le  bourdon  oii  pend  la  gourde.  Cette  audacieuse  méta- 
morphose s'explique  sans  peine.  Il  y  avait  en  France  d  innombrables  confréries 
de  saint  Jacques  dont  les  membres  s'engageaient  à  faire  le  voyage  de  Compos- 
telle.  Aux  processions,  c'était  un  pèlerin  qui  faisait  le  saint.  Il  mettait  ce  jour-là 
le  costume  qu'on  était  fier  d'avoir  porté  ^  le  grand  chapeau  et  la  pèlerine  ornée 
de  coquillages  recueillis  sur  les  plages  de  Galice.  Saint  Jacques,  patron  des 
pèlerins,  se  transformait  en  pèlerin  lui-même.  On  peut  en  donner  une  preuve 
curieuse.  On  conserve  à  Notre-Dame  de  Verneuil  une  statue  de  saint  Jacques 
qui  appartint  jadis  à  une   confrérie  de  pèlerins.   Avant  de   se  mettre  en   route 


Fig.  87. 
Saint  Christophe. 

Église  Salnt-Loup, 
à  Chàlons-sur-Marne, 


'  Le  musée  de  Toulouse  nous  offre  un  des  plus  anciens  exemples  d'un  saint  Jacques  pèlerin  :  statue  de  la 
chapelle  de  Rieux  (xiv'=  s.). 

-  Les  confrères  qui  n'avaient  pas  clé  à  Saint-Jacques  de  Composlellc  n'avaient  pas  le  droit  de  porter  le  bourdon  à 
la  procession. 


i84 


L'ART    RELIGIEUX 


pour  l'Espagne,  le  confrère  qui  avait  décidé  de  partir  recevait  en  grande  céré- 
monie un  chapeau  de  pèlerinage.  Tel  est  précisément  le  sujet  de  la  statue  de 
Verneuil.    Saint  Jacques,  tout  prêt  pour  le  voyage,   est  assis  sur  un  siège.    Il  se 

repose  un  peu  avant  tant  de  fatigues.  Cependant  un 
ange,  descendu  sur  la  terre,  dépose  sur  la  tête  du 
saint  un  chapeau  à  larges  bords.  Il  est  évident  que 
l'artiste  a  copié  avec  candeur  ce  qu'il  avait  vu  faire. 
Sans  ce  petit  ange  qui  sort  des  nuages,  on  pourrait 
prendre  saint  Jacques  pour  un  confrère  de  la  charité 
de  Verneuir. 

Les  confréries  ne  se  contentaient  pas  de  figurer 
les  saints  dans  les  processions,  elles  représentaient 
encore  des  tableaux  vivants.  A  la  cathédrale  de 
Rouen,  «  les  confrères  du  jardin  »,  comme  on  les 
appelait,  jouaient,  le  i5  août,  l'Assomption  de  la 
Vierge.  Ils  transformaient  leur  chapelle  en  un 
jardin,  et,  vêtus  en  apôtres,  ils  figuraient  les  funé- 
railles et  la  miraculeuse  résurrection  de  la  mère  de 
Dieu.  Leur  «  jeu  »  attirait  à  la  cathédrale  un  tel 
concours  de  curieux  que  le  chapitre  s'émut.  Les 
confrères  furent  invités  à  renoncer  à  leurs  vieilles 
traditions.  On  leur  fit  entendre  qu'il  serait  beaucoup 
plus  décent  d'employer  leur  argent  k  faire  faire  un 
vitrail  qui  ornerait  leur  chapelle.  Ce  vitrail  fut  mis 
en  place  en  i523.  Il  a  malheureusement  disparu. 
C'est  une  perte  très  regrettable,  car  tout  nous  laisse 
supposer  qu'il  nous  aurait  montré  l'Assomption  de 
la  Vierge  telle  que  la  jouaient  les  confrères  ^ 

D'autres  vitraux,,  heureusement,  subsistent  où 
le  souvenir  de  ces  jeux  se  retrouve.  Les  confréries  firent  mieux  que  de  repré- 
senter des  tableaux  vivants  :  elles  jouèrent  de  véritables  pièces.  On  sait  que  la 
plupart  des  Mystères  consacrés  à   la  vie  d'un   saint  ont   été   demandés  à  leurs 


Fig.  88.  Saint  Jacques  en  pèlerin. 
Slatue  du  musée  de  Toulouse  (xiv*  siècle). 


'  Voir  l'arlicle  de   L.  Régnier  sur  le  saint  Jacques  de  Verneuil  dans  l'Album  publié  par  la  Société  des  Amis  des 
Arts  du  départem.  de  l'Eure,  2«  série,  1902,  PI.  III.  La  statue  de  saint  Jacques  a  été  fort  restaurée. 
-  Ch.  de  Beaurepaire,  A^otiu.  recueil  des  notes  histor.  et  archéolog.,  Rouen,  1888,  p.  394. 


LES    ASPECTS    NOUVEAUX    DU    CULTE    DES    SAINTS  i85 

auteurs  par  des  confréries  pieuses.  C'est  pour  une  confrérie  de  saint  Didier,  à 
Langres,  qu'avaient  été  faites  «  La  Vie  et  Passion  de  Monseigneur  saint  Didier  »  ; 
cesl  pour  une  confrérie  de  saint  Louis,  établie  à  Paris  dans  la  chapelle  Saint- 
Biaise,  que  Gringoire  écrivit  «  La  Vie  de  Monseigneur  sai?it  Louis  ».  Le  Mystère 
de  saint  Crépin  et  saint  Crépinien  a  été  composé  à  la  requête  d'une  confrérie  de 
cordonniers  '. 

Les  confrères  jouaient   souvent  eux-mêmes  l'histoire   de  leur  saint;   c'était, 
pensaient-ils,    la  meilleure  manière  d'honorer  leur  patron  et  la  plus  méritoire. 
A  Compiègne,  en  i5o2,   la   confrérie  de   Saint-Jacques    de   Compostelle  joua  le 
Miracle  de  Monseigneur  Saint  Jacques  ;  elle  avait  invité  à  cette    fête  d'autres  pèle- 
rins de   Saint-Jacques,  les  confrères  de  Roye^  Beaucoup  de  confréries  de  Saint- 
Jacques  durent  jouer  ce  fameux  miracle  :  plusieurs    même    ne   se  contentèrent 
pas  de  le  jouer,  elles    voulurent   commémorer  le  souvenir   de  la  représentation 
par  un  vitrail.    En  effet,    si  on    étudie  attentivement  les   vitraux   consacrés    au 
miracle  de  saint  Jacques,  on  acquiert  la   certitude  que   les  artistes  qui  les    ont 
dessinés  ne  connaissaient  pas  le  récit  de  la  Légende  Dorée,  mais  s'inspiraient  des 
souvenirs   récents    d'une    représentation.     Dans  la    Légende    Dorée,    en  effet,    il 
s'agit  de  deux  pèlerins,  le  père  et  le  fils,  qu'un  hôtelier  de  Toulouse  veut  perdre 
sans  qu'on  s'explique  pourquoi.  Il  cache  donc  une  coupe    d'argent   dans   leurs 
bagages,  et  le  lendemain  il  les  accuse  de  la  lui  avoir  volée.  Ils  ont  beau  nier, 
le  juge  décide  qu'un  des  deux  doit  mourir,  et,   après  une    lutte    de    générosité 
entre  le  père  et  le  fils,  c'est  le  fils  qui  est   pendu.  Mais   saint  Jacques    veille   et, 
trente-six  jours  après,  le  fils,    miraculeusement   sauvé,    est  rendu    k  son  père^ 
C'était  là  le   récit  traditionnel,  et   on  le  jugeait  d'autant  plus  respectable  qu'il  se 
présentait  avec  l'autorité  du  pape  Calixte. 

Pour  un  poète  dramatique,  la  matière  était,  il  faut  l'avouer,  un  peu  mince; 
aussi  la  légende,  en  se  transformant  en  pièce  de  théâtre,  reçut-elle  quelques 
embellissements.  Une  famille  entière  —  le  père,  la  mère  et  le  fils  —  est  partie 
pour  Compostelle.  Le  fils  est  un  gracieux  adolescent  dont  le  charme  commence 
à  opérer  partout  oij.  il  passe.  Dans  1  hôtellerie  de  Toulouse,  la  chambrière  ne 
l'a  pas  plutôt  aperçu  qu'elle  ne  pense  plus  qu'à  lui.  Elle  le  lui  dit  sans  détour, 
mais  le  jeune  homme,   qui    sait   ce    que    se   doit  un    pèlerin  de  saint  Jacques, 

'■  Petit  de  JuUeville,  les  Mystères,  t.  L  p-  35i. 

2  Société  historique  de  Compiègne,  t.  II,  p.  49- 

3  Leg.  aur.  De  Sancto.  Jac.  maj . 

MALE.      T.     II.  24 


186  L'ART    RELIGIEUX 

reconduit  avec  mépris.  La  rage  la  pousse  au  crime;  pendant  la  nuit,  elle  entre 
dans  la  chambre  oi^i  dorment  les  trois  voyageurs  et  glisse  une  coupe  d'argent 
dans  le  sac  du  jeune  homime.  — L'histoire  ainsi  présentée  devient  non  seulement 
vraisemblable,  mais  encore  très  propre  à  intéresser  le  spectateur \ 

Tel  est  le  thème  qui  a  inspiré  tous  nos  peintres  verriers.  A  Lisieux  (fig.  85), 
k  Courville  (Eure-et-Loir),  à  Triel  (Seine-et-Oise),  à  Châtillon-sur- Seine,  à  Ghâ- 
lons-sur-Marne ',  on  voit  la  servante  qui  cache  la  coupe  au  milieu  des  hardes  du 
jeune  voyageur  ^;  partout  aussi  on  voit  la  mère  couchée  au  côté  du  père  :  donc 
partout  l'artiste  s'est  souvenu  du  drame.  Il  est  évident  que  les  confrères  lui  pro- 
posèrent leur  pièce  comme  modèle  ^  ;  il  est  non  moins  évident  que  les  dessina- 
teurs de  ces  vitraux  avaient  assisté  à  une  représentation  du  Miracle  de  saint 
Jacques. 

Bien  d'autres  vitraux  commémorent  les  jeux  dramatiques  organisés  par  les 
confréries.  Les  verrières  consacrées  à  saint  Crépin  et  à  saint  Crépinien  que  les 
cordonniers  de  Gisors  et  ceux  de  Clermont-d  Oise  donnèrent  à  leurs  églises  en 
sont  la  preuve.  Les  confrères  de  Gisors  et  de  Clermont  connaissaient  certaine- 
ment le  Mystère  de  saint  Crépin  et  de  saint  Crépinien  qu'avaient  fait  représen- 
ter les  cordonniers  de  Paris.  L'artiste  (car  les  vitraux  de  Gisors  et  de  Clermont 
sont  du  iTiême  dessinateur")  avait  vu  lui  aussi  la  pièce.  Il  la  suit  en  effet  pas  à  pas**  : 
les  martyrs  sont  tour  à  tour  frappés  de  verges,  écorchés,  déchirés  avec  des 
alênes,  jetés  dans  la  rivière  avec  une  meule  au  cou.  Quelques    scènes  typiques 


'  Le  Miracle  de  Saint-Jacques  ne  s'esl  conservé  que  dansla  littérature  dramatique  de  la  Provence  ;  encore  n'avons- 
nous  que  la  première  partie  de  la  pièce:  Ludiis  sancti  Jacobi,  fragm.  de  mystère  provençal  publié  par  G.  Arnaud, 
Marseille,  1868.  Le  Mystère  français  était  certainement  identique,  car  les  Mystères  provençaux  ne  sont  d'habitude 
que  des  adaptations  d'originaux  français. 

2  Église  Notre-Dame . 

■^  A  Ghâtillon-sur-Seine,  une  inscription  nomme  expressément  la  chambrière. 

'^  Les  confrères  de  Roje  (Somme)  donnèrent  à  leur  église  un  vitrail  représentant  le  miracle  de  saint  Jacques.  Il 
existe  encore  aujourd'hui,  mais  très  mutilé.  Ge  q\i'il  en  resie  prouve  qu'il  était  pareil  à  tous  ceux  que  nous  avons 
énumérés.  Or,  nous  avons  dit  plus  haut  que  les  pèlerins  de  Tioye  avaient  assisté  à  une  représentation  du  Miracle  de 
sairU  Jacques  donnée  par  les  confrères  de  Gompiègne.  Les  relations  entre  le  théâtre  et  l'art  ne  sauraient  donc  être 
mises  en  doute. 

">  Le  vitrail  de  Gisors  est  de  i53o,  celui  de  Glermont  de  i55o.  Les  carions  avaient  été  conservés  dans  l'atelier 
du  peintre  verrier.  Ce  peintre  était  un  artiste  attaché  à  l'atelier  de  Leprince  à  Beauvais,  comme  le  prouve  le  style 
du  vitrail.  Certaines  scènes,  à  Gisors  et  à  Glermont,  sont  absolument  pareilles.  Il  n'y  a  qu'une  différence  :  c'est  qu'à 
Clermont  l'œuvre  est  plus  complète  et  contient  des  scènes  qui  manquent  à  l'autre  (histoire  des  reliques). 

•>  Le  Mystère  de  saint  Crépin  et  de  saint  Crépinien  publié  en  i836  par  Dessalles  et  Ghabaille,  Paris,  in-S",  n'est 
malheureusement  pas  complet.  Tout  le  début  manque.  Nous  ne  pouvons  donc  pas  confronter  les  premiers  panneaux 
du  vitrail  (naissance,  conversion,  apostolat  des  saints)  avec  le  Mystère. 


LES    ASPECTS    NOUVEAUX    DU    GULTE    DES    SAINTS  187 

dénotent  clairement  l'iiTiitation.  Un  épisode  assez  oiseux,  mais  qui  a  sa  place 
dans  le  drame,  a  été  reproduit  :  un  magnifique  messager,  l'épée  au  côté,  le  cha- 
peau sur  le  dos,  explique  au  vieil  empereur  à  barbe  blanche  qu'il  est  impos- 
sible de  venir  à  bout  des  deux  prisonniers  ;  les  cuves  d'huile  bouillante  oh  on  les  a 
plongés  ont  éclaté  et  ont  tué  tous  les  bourreaux.  L'empereur  ordonne  alors  qu'on 
en  finisse  et  qu'on  décapite  les  deux  saints.  D'autres  scènes  plus  significatives 
encore  lèvent  tous  les  doutes.  On  voit,  dans  le  vitrail  de  Clermont,  un  vieillard  et 
une  chrétienne  ensevelir  les  restes  des  martyrs  ;  puis  leurs  reliques  retrouvées 
sont  mises  dans  une  châsse  et  présentées  à  la  vénération  des  fidèles  ;  les  malades 
accourent  en  foule  et  reviennent  guéris.  Or,  tel  est  précisément  le  dénouement 
du  Mystère  :  la  dernière  journée  tout  entière  y  est  consacrée  k  l'histoire  des 
reliques  ' . 

Le  vitrail  de  l'histoire  de  saint  Denis  qui  se  voit  a  la  cathédrale  de  Bourges  ^ 
est  pareillement  une  illustration,  souvent  fort  exacte,  du  Mystère  de  saint  Denis^. 
Il  y  a  des  ressemblances  frappantes.  La  Légende  Dorée,  par  exemple,  après  avoir 
raconté  la  conversion  de  saint  Denis,  dit  qu'il  se  fit  baptiser  par  saint  Paul 
((  avec  sa  femme  Damace  et  toute  sa  maison  ».  Le  Mystère,  plus  précis,  veut 
que  quatre  personnes  aient  été  baptisées  en  même  temps  que  Denis,  à  savoir  : 
sa  femme,  ses  deux  fils,  un  philosophe  de  ses  amis  et  un  aveugle  miraculeuse- 
ment guéri.  Or  le  vitrail  nous  montre  précisément  cinq  personnes  agenouillées 
devant  saint  Paul.  Plus  loin,  la  Légende  Dorée  rapporte  qu'avant  d'aller  au  sup- 
plice saint  Denis  célébra  la  messe  dans  sa  prison  en  présence  d'un  grand 
nombre  de  fidèles  ;  soudain,  au  moment  de  l'élévation,  Jésus-Christ  apparut  dans 
une  grande  clarté  et  fit  communier  lui-même  le  saint  évêque.  Le  Mystère  met 
en  scène  ce  miracle,  mais  il  ne  lui  donne  pour  témoins  que  les  deux  compa- 
gnons de  saint  Denis,  Rustique  et  Eleuthère  :  et  telle  est  la  tradition  suivie  par 
l'auteur  du  vitrail.  La  Légende  Dorée,  enfin,  raconte  que  saint  Denis,  après  son 
supplice,  prit  sa  tête  entre  ses  mains,  et  s'avança  conduit  par  un  ange.  Dans  le 
Mystère,  deux  anges  marchent  devant  le  saint  et  le  guident  en  chantant.  Ces 
deux  anges  se  retrouvent  dans  le  vitrail.  De  pareilles  ressemblances  ne  peuvent 
être  l'effet  du  hasard. 

1  Le  vitrail  de  saint  Crépin  et  de  saint  Crépinien  qui  se  voyait  à  Paris  aux  Quinze-\ingls  était  semblable  à  ceux 
de  Gisors  et  de  Clermont.  Il  se  terminait  aussi  par  l'épisode  des  reliques. 
'^  Commencement  du  xvi'^  siècle,  bas-côté  de  gauche. 
^  Mystères  inédits  du  x\'^  siècle  publiés  par  Jubinal,  Paris,  1887. 


i88  L'ART   RELIGIEUX 

Je  suis  convaincu  que  la  plupart  des  vitraux  légendaires  qui  nous  restent  ont 
la  même  origine.  Je  sens  partout  l'influence  de  ces  innombrables  représentations 
dramatiques  organisées  par  les  confréries.  Tout  cela,  il  est  vrai,  s'entrevoit  dans 
le  demi-jour;  les  preuves  formelles  manquent  la  plupart  du  temps.  Voici,  par 
exemple,  un  vitrail  de  l'église  Saint-Alpin,  à  Châlons-sur-Marne' ;  il  est  consacré 
à  sainte  Marie-Madeleine  et  a  été  donné  par  une  corporation  qui  semble  être  celle 
des  tonneliers;  un  singulier  miracle  de  la  sainte  y  est  raconté.  — Quand  Marie- 
Madeleine  aborda  à  Marseille,  elle  émut  tout  le  peuple  par  sa  beauté  et  par  son 
éloquence,  mais  elle  ne  put  d  abord  le  convertir.  Le  roi  demandait  des  signes. 
«  La  reine  est  stérile,  lui  dit-il,  obtiens  par  tes  prières  qu'elle  conçoive.  »  La  reine 
devint  enceinte,  mais  le  roi  ne  voulut  pas  encore  se  rendre.  —  «  J'irai  à  Rome, 
dit-il  à  Madeleiae,  pour  entendre  Pierre;  je  veux  savoir  si  sa  doctrine  est  con- 
forme à  la  tienne.  »  Il  s'embarqua  donc,  et  sa  femme  eut  l'imprudence  de 
l'accompagner.  La  traversée  fut  si  mauvaise  que  la  pauvre  reine  accoucha  avant 
terme  et  mourut.  Il  n'y  avait  à  bord  aucun  moyen  de  nourrir  l'enfant,  et,  en 
pleurant,  le  roi  l'abandonna  sur  un  écueil  avec  le  cadavre  de  sa  mère.  Il  conti- 
nua son  voyage,  entendit  Pierre,  alla  jusqu'à  Jérusalem  et  revint  après  deux  ans 
d'absence.  Au  retour,  comme  le  navire  passait  dans  le  voisinage  de  l'écueil,  le 
roi  ordonna  qu'on  l'y  débarquât.  Il  aperçut  d'abord  un  petit  enfant  qui  jouait 
avec  des  coquillages  et  qui  s'enfuit  à  son  approche;  puis  il  arriva  auprès  d'une 
femme  couchée  sur  la  grève  et  qui  semblait  dormir  :  c'était  la  reine  qui  ouvrit 
doucement  les  yeux  et  le  reconnut.  Transporté  de  joie,  le  roi  serra  dans  ses  bras 
la  femme  et  l'enfant  qu'un  miracle  lui  rendait,  et  se  voua  lui  et  son  peuple  au 
Dieu  qu'annonçait  Madeleine.  Tel  est  le  sujet  du  vitrail  de  Saint-Alpin;  il  est  de 
la  première  partie  du  xvf  siècle.  Or,  on  jouait  précisément  à  cette  époque  un 
mystère  de  sainte  Madeleine  dont  ce  miracle  faisait  le  sujets  Le  drame  est  assez 
plat  :  un  Shakespeare  eût  peut-être  tiré  de  cet  ingrat  sujet  une  pièce  charmante, 
quelque  chose  qui  eût  ressemblé  à  la  fois  alsL  Tempête  et  au  Conte  d'hiver  ;  iln'enfaut 
pas  tant  demander  à  nos  vieux  dramaturges.  Tel  qu'il  est,  le  Mystère  eut  du 
succès,  car  il  fut  joué  en  plusieurs  lieux ^  N'est-il  pas  vraisemblable  qu'une 
représentation  récente  ait  suggéré  aux  confrères  de  Châlons  l'idée  d'en   faire  le 

'  Pourtour  du  chœvir. 

2  II  a  été  imprimé  pour  la  première  fois  à  Lyon,  en  i6o5,  par  Pierre  Délaye,  in-12.  C'est  le  remaniement  d'un 
texte  fort  antérieur. 

■>  A  Lyon  en  i5oo,  à  Montélimar  en  i53o,  à  Auriol  en  i534,  à  Grasse  en  1600.  Mais  que  valent  ces  quelques 
indications  au  prix  de  ce  que  nous  ignorons  1 


LES    ASPECTS    NOUVEAUX  .DU    CULTE    DES    SAINTS  189 

sujet  d'un  vitrail'?  On  peut  objecter,  il  est  vrai,  que  le  miracle  de  Marie-Made- 
leine est  tout  au  long  dans  la  Légende  Dorée  et  que  l'artiste  n'avait  qu'à  l'y 
prendre.  Il  est  souvent  difficile,  en  effet,  de  prouver  par  des  arguments  péremp- 
toires  que  c'est  un  Mystère  qui  a  inspiré  telle  œuvre  d'art  :  ici  ces  arguments 
nous  font  défaut.  On  avouera,  pourtant,  qu'après  les  exemples  que  nous  avons 
donnés,  les  présomptions  sont  pour  nous. 

Dès  le  xv°  siècle,  les  artistes  n'avaient  plus  besoin  de  recourir  à  la  Légende 
Dorée  :  elle  venait  à  eux.  On  ne  la  lisait  plus  et  on  l'avait  sans  cesse  sous  les 
yeux;  pas  un  de  ses  récits  qui  ne  se  transformât  alors  en  pièce  de  théâtre.  Nous 
sommes  bien  loin  des  modestes  lectures  qui  se  faisaient  jadis  dans  le  chœur  des 
églises,  bien  loin  des  hymnes  qui  se  chantaient  en  l'honneur  des  saints  :  les  saints 
maintenant  souffrent  et  meurent  devant  des  milliers  de  spectateurs.  Chose 
inouïe!  toutes  les  légendes  s'incarnent.  Depuis  les  beaux  temps  de  la  tragédie 
grecque  on  n  avait  rien  vu  de  pareil.  Les  saints  redescendus  sur  la  terre  recom- 
mencent à  vivre  devant  les  hommes  ;  pendant  trois  jours,  pendant  huit  jours, 
leurs  aventures  interrompent  la  vie  des  cités.  Gomment  imaginer  que  les  artistes 
aient  pu  recourir  a  d'autres  modèles?  Ils  avaient  la  tête  pleine  de  ce  qu'ils  avaient 
vu,  et  ils  ne  songeaient  qu  à  le  rendre.  Dans  les  vitraux  légendaires  de  la  fin 
du  xv"  et  de  la  première  moitié  du  xvi"  siècle,  on  devine  partout  des  sou- 
venirs des  Mystères.  Les  saints  se  meuvent  dans  un  monde  où  la  vérité  se  môle 
au  rêve.  Les  costumes  sont  bien  ceux  du  règne  de  Louis  XII  ou  de  François  I", 
mais,  de  temps  en  temps,  un  détail  étonne,  dépayse  :  les  tyrans  portent  d'étranges 
chapeaux,  les  reines  ont  trop  de  perles  dans  leurs  merveilleuses  coiffures,  les 
chevaliers  ont  des  armures  d'or  dont  il  n'y  a  pas  de  modèle.  L'artiste  cepen- 
dant n'a  rien  inventé  :  il  a  copié  ce  quonlui  montrait.  Il  suffit  d'avoir  lu  la  des- 
cription des  costumes  du  Mystère  joué  à  Bourges  pour  être  convaincu.  De  ce 
gracieux  mélange  de  réalité  et  de  poésie  sont  nées  des  œuvres  d'art  exquises.  Ces 
belles  verrières  du  xvi"  siècle  qui  sont  si  près  de  la  vie  et  pourtant  flottent  dans 
le  songe  font  penser,  non  pas  aux  Mystères  (elles  sont  plus  riches  d'art  et  de 
vraie  beauté),  mais  au  théâtre  de  Shakespeare. 

Voilà  les  chefs-d'œuvre  qu'ont  fait  naître  les  Mystères.  Or,  comme  ce  sont 
des  confréries  qui  demandaient  au  poète  la  plupart  des  drames  consacrés  aux 
samts,  comme  ce  sont  elles  qui  les  conservaient,  qui  les  mettaient  en  scène,  qui 

'  Le  même  miracle  de  Marie-Madeleine  est  raconté  dans  un  vitrail  de    Sablé  qui  est  aussi  de  la  première  partie 
du  wi"  siècle. 


igo  L'ART  IRELTGIEUX 

les  jouaient,  on  voit  tout  ce  que  l'art  leur  doit;  elles  ne  se  contentaient  pas  de 
faire  faire  des  vitraux  ou  des  statues,  elles  en  proposaient  en  même  temps  les 
modèles  aux  artistes. 


V 


C'est  donc  surtout  par  les  confréries  que  s'est  entretenu  le  culte  des  saints  à 
la  fin  dunaoyenâge.  Il  reste  à  rechercher  quels  saints  ces  confréries  ont  honorés 
de  préférence  :  je  parle  surtout  des  confréries  pieuses,  car  les  confréries  de 
métiers  et  les  confréries  militaires  avaient  d'antiques  patrons  que  la  tradition 
leur  imposait. 

Quand  on  visite  les  églises  de  la  Champagne  et  de  la  Normandie,  si  riches 
en  œuvres  d  art  duxv"  et  duxvi"  siècles,  on  remarque  avec  surprise  qu'il  y  a  huit 
ou  dix  saints  dont  les  images  reparaissent  sans  cesse.  On  en  trouve  beaucoup 
d'autres  assurément,  —  saints  locaux,  vieux  évêques  du  diocèse,  — mais  ces  huit 
ou  dix  reparaissent  toujours.  Si  on  étend  ses  investigations  à  d'autres  provinces 
ce  sont  les  mêmes  saints  que  l'on  rencontre  encore.  Quelles  raisons  ont  déter- 
miné ces  choix  ?  Pourquoi,  par  exemple,  y  a-t-ilen  France  des  milliers  de  statues 
de  sainte  Barbe?  Voilà  le  problème  que  nous  devons  essayer  de  résoudre;  il 
offre  à  l'historien  de  l'art  un  vif  intérêt. 

Le  moyen  âge  a  envisagé  les  saints  sous  deux  aspects.  Il  y  a  vu  de  beaux 
modèles  que  l'on  doit  imiter,  mais  il  y  a  vu  aussi  de  puissants  protecteurs  qu'il 
importe  de  se  rendre  favorables. 

Les  œuvres  d'art  prouvent  clairement  qu  au  xv''  siècle,  ce  que  les  fidèles 
attendent  d'abord  des  saints,  c'est  une  protection  efficace.  On  les  honore  en 
proportion  des  pouvoirs  qu'on  leur  attribue  ;  aussi  voit-on  des  saints  longtemps 
oubliés  passer  au  premier  rang. 

Que  demande  le  chrétien  à  ses  célestes  protecteurs  ?  La  guérison  de  ses  ma- 
ladies? Sans  doute;  mais  au  fond  ce  n'est  pas  la  mort  qui  lui  fait  peur  :  ce 
qu'il  redoute  cent  fois  plus  que  la  mort  elle-même,  c'est  de  mourir  avant  d'avoir 
eu  le  temps  de  se  réconcilier  avec  Dieu.  La  mort  subite,  cette  mort  que  l'épi- 
curien souhaite,  que  Montaigne  trouve  douce,  voilàla  grande  terreur  des  hommes 
d'alors.  Il  cherche  s'il  ne  trouvera  pas  dans  le  ciel  quelque  puissant  interces- 
seur qui  le  protège  :  il  en  découvre  plusieurs. 


LES    ASPECTS    NOUVEAUX    DU    CULTE    DES    SAINTS 


191 


Les  saints  qui  défendent  contre  la  mort  subite: —  voilà  donc,  d'abord,  ceux 
que  les  derniers  siècles  du  mojen  âge  ont  honorés  d'un  culte  particulier. 

Déjà  célèbre  au  xiv"  siècle,  saint  Christophe  le  devint  bien  davantage  plus 
tard.  Il  suffisait,  on  le  sait,  de  voir  son  image  pour  être  sûr  de  ne  pas  mourir 
dans  la  journée.  Dans  les  livres  d'Heures,  dès  la  fm  du  xiv"  siècle,  saint  Chris- 
tophe est  expressément  invoqué  comme  le  saint  qui 
nous  garde  de  la  mort  subite'.  C'est  dans  le  cours  du 
xy''  siècle,  et  même  au  xvl^  que  s'élevèrent  dans  nos 
églises  ces  nombreuses  statues  de  saint  Christophe  dont 
les  plus  gigantesques  ont  disparu  aujourd'hui^  On 
les  plaçait  près  de  la  porte  pour  que  chacun  pût  em- 
porter l'influence  du  saint,  comme  un  fluide  mystérieux 
qui  vous  imprègne  soudain,  et  se  retire  avec  lenteur. 
Dans  les  petites  églises  de  villages,  dans  les  pauvres 
oratoires  des  montagnes,  oij  l'art  savant  des  villes  ne 
pénétrait  pas,  on  rencontre  parfois  encore  aujourd'hui 
une  grossière  peniture  à  moitié  effacée  qui  représente 
saint  Christophe^  :  on  regardait  l'étrange  saint,  tout 
pareil  aux  géants  des  contes  de  la  veillée,  on  murmurait 
une  prière,  et  on  s'en  allait  rassuré. 

Mais  dans  le  même  temps,  il  y  avait  une  jeune 
sainte  qui  protégeait,  elle  aussi,  contre  la  mort  subite. 
Sa  taille  gracieuse,  son  doux  visage  souriant  faisaient 
naître  la  confiance  et  l'amour.  C'était  la  plus  populaire 
de  toutes  les  saintes,  sainte  Barbe.  Son  histoire,  telle  qu'on  la  racontait,  était 
touchante . 

Cette  jeune  Grecque  de  Nicomédie  n'avait  rien  trouvé  dans  le  paganisme  qui 
satisfît  son  cœur;  elle  écrivit  à  lillustre  Origène  qu'elle  cherchait  un  Dieu 
inconnu.  Emu  de  ce  cri  d'angoisse,  le  grand  docteur  lui  envoya  Valentin,  un  de 

1  B.  N.  lat,  924  f°  809  (vers  iSgô  ou   i4oo).  Le  texte  dit  : 

Il  nous  garde  de   mort  subite 

Et  quiconque  le  requiert 

De  bon  cœur  il  a  ce  qu'il  quiert. 

^  Le  saint  Christophe  d'Auxerre  a  été  détruit  en  [768,  celui    de    Notre-Dame  de  Paris  en  1784.  Le    clergé  du 
xviii''  siècle  rougissait   de  ces  géants  qu'il  jugeait  tout  juste  dignes  d'amuser  les  petits  enfants. 

^  Notamment  dans  les  Hautes-Alpes.  Réiin.   des  Sociétés  des  Beaux-Arts  des  départem.,  1882,  p.  86. 


Fig.  89.  —  Sainte  Barbe 
Jaligny  (Allier). 


192  L'ART    RELIGIEUX 

ses  disciples,  qui  lui  révéla  le  christianisme  et  la  baptisa.  Devenue  chrétienne,  elle 
fut  invincible  :  invitée  à  sacrifier,  elle  préféra  endurer  tous  les  supplices  et  mou- 
rir de  la  main  même  de  son  père.  Mais  ce  n'est  pas  cette  histoire  qui  semble 
avoir  séduit  le  xv° siècle;  plus  d'un,  peut-être,  qui  honorait  sainte  Barbe  ne  savait 
rien  de  sa  vie.  Ce  que  personne  n'ignorait,  c'est  que  sainte  Barbe  avait  obtenu 
de  Dieu  la  plus  précieuse  des  faveurs  :  par  son  intercession,  le  chrétien  était 
sûr  de  ne  pas  mourir  sans  avoir  recule  suprême  viatique.  Insigne  privilège  !  et 
qui  lui  valut  l'amour  de  toute  la  chrétienté.  L'étude  des  recueils  de  prières  ne 
peut  laisser  subsister  aucun  doute  sur  ce  point  :  ce  qu'on  demande  à  sainte 
Barbe,  ce  n'est  ni  l'ardeur  de  la  foi,  ni  la  force  à  supporter  les  épreuves,  c'est 
seulement  la  faveur  de  nnourir  après  avoir  communié.  Dans  un  choix  d  orai- 
sons publiées  par  Vérard,  et  empruntées  textuellement  à  des  livres  d'Heures  plus 
anciens,  on  lit  cette  prière  :  «  Faites,  Seigneur,  que,  par  l'intercession  de  sainte 
Barbe,  nous  obtenions  de  recevoir,  avant  de  mourir,  le  sacrement  du  corps  et  du 
sang  de  Notre  Seigneur  Jésus-Christ.  '  »  Voilà  pourquoi  elle  est  souvent  représen- 
tée (surtout  dans  les  vieilles  estampes  allemandes  du  xv"  siècle^)  portant  un  calice 
à  la  main  ;  voilà  pourquoi  tant  de  confréries  pieuses,  préoccupées  avant  tout  de 
la  pensée  de  la  mort,  l'avaient  choisie  comme  patronne. 

Avec  cette  logique  que  présentent  souvent  les  créations  populaires,  on  prêta 
à  sainte  Barbe  des  puissances  nouvelles  qui  ne  sont  que  les  conséquences  natu- 
relles de  son  merveilleux  privilège.  Puisqu'elle  écartait  la  mort  subite,  elle  devait 
protéger  contre  la  foudre.  Dans  le  Midi,  le  paysan  prononçait  rapidement 
son  nom  quand  il  voyait  briller  l'éclair'*;  la  cloche,  qu'on  sonnait  à  toute  volée 
quand  grondait  l'orage,  était  souvent  ornée  de  son  image*^  ;  et,  parfois,  les  hau- 
teurs qui  attirent  le  tonnerre  lui  étaient  dédiées'.  Quand,  «  par  suggestion  diabo- 
lique »,  on  découvrit  la  poudre,  on  crut  tenir  le  feu  du  ciel  :  même  violence 
irrésistible,  même  coups  imprévus  ;  souvent  l'arquebuse  éclatait  aux  mains  du 
soldat.  Qui  pouvait  protéger  l'artilleur,  le  marin,  le  mineur,  tous  ceux  qui 
ncianiaient  la  foudre,  sinon  la  sainte  qui  détournait  l'éclair"  ? 

'  Les  sujfrages  et  oraisons  des  saints,  Paris,  Verard,  s.  d.  Plusieurs  de  ces  prières  se  trouvent  déjà  dans  les  livres 
d'Heures  manuscrits,  par  exemple  dans  le  manuscrit  latin  iSaG'i  de  la  B.  N.  (vers  i43o). 

-  Schreiber,  Manuel  de  l'amaleur  de  la  gravure  sur  bois,  t.  111,  n°  255oct  suiv.  En  France,  son  attribvit  ordinaire 
est  une  tour  (fig.  89).  C'est  la  tour  où  son  père  la  fit  enfermer. 

'  Du  Broc  de  Segange,  Les  saints  patrons  des  corporations,  Paris  1889,  t.  Il,  p.  622. 

'*  Bulletin  monum.,  t.  XXIV,  p.  255. 

'^  Ibid.,  p.  257. 

•i  On  comprend  pourquoi  les  confréries  militaires  d'arquebusiers  avaient  choisi  pour  patronne  sainte  Barbe. 


LES    ASPECTS    NOUVEAUX    DU    CULTE    DES    SAINTS  193 

Ainsi  allait  s'étendant  la  puissance  de  sainte  Barbe.  Qu'on  ne  s'étonne  donc 
plus  de  rencontrer  l'image  de  sainte  Barbe  dans  tant  d'églises  :  où  n'avait-on 
pas  besoin  de  sa  protection  ? 

Au  moment  où  la  découverte  de  la  poudre,  multipliant  les  chances  de  mort 
subite,  obligeait  la  chrétienté  à  recourir  au  patronage  de  sainte  Barbe,  un  épou- 
vantable fléau  commença  à  dévaster  la  terre  ;  la  peste  apparut.  Depuis  cette 
fameuseannée  i3/|8  où,  au  dire  de  Froissart.  «  la  tierce  partie  du  monde  mourut», 
elle  ne  quitta  plus  la  France.  Souvent  on  put  la  croire  vaincue;  le  xv'  siècle 
la  redouta  moins  que  le  xiv°,  mais,  dès  les  premières  années  du  xvi"  siècle, 
elle  éclata  avec  une  violence  nouvelle.  Ce  qu'il  y  avait  de  terrible,  c'est  que 
la  maladie  était  presque  toujours  foudroyante;  on  était  bien  portant  la  veille, 
mort  le  lendemain.  «  La  mort  noire  »  était  encore  plus  redoutable  que 
la  mort  subite,  car  on  pouvait  demander  un  prêtre  et  ne  pas  l'avoir  ;  on  savait 
que  l'on  allait  paraître  devant  Dieu  tout  k  l'heure,  chargé  de  ses  péchés,  et,  sou- 
vent, l'on  ne  pouvait  rien  pour  son  salut. 

A  peine  pouvons-nous  imaginer  l'épouvante  qui  s'emparait  parfois  des 
grandes  villes  pendant  le  xvi''  siècle;  la  vie  s'arrêtait.  A  Rouen,  on  ne  rencon- 
trait plus  dans  les  rues  que  le  sinistre  tombereau  peint  en  noir  et  en  blanc.  «Les 
serviteurs  du  danger  »  allaient  de  quartier  en  quartier,  entraient  dans  les 
maisons  marquées  d'une  croix  blanche,  en  rapportaient  un  cadavre  et 
le  jetaient  dans  la  charrette.  Bientôt  les  habitants  n'eurent  plus  le  courage  de 
voir  l'affreux  cortège;  une  jeune  fdle  était  morte  de  peur  en  l'entendant  arriver. 
Il  lut  décidé  qu'on  enlèverait  les  pestiférés  pendant  la  nuit.  C'était  k  la  lueur 
des  torches  que  la  charrette  montait  vers  le  cimetière  Saint-Maur.  A  dix  pas  en 
avant,  marchait  un  prêtre,  qui  récitait  les  psaumes  en  respirant  une  boule  de 
parfums.  On  longeait  des  églises  vaguement  éclairées,  où  l'on  priait  toute  la 
nuit.  Arrivés  dans  l'enclos,  où  il  n'y  avait  ni  monuments,  ni  tombes,  les  servi- 
teurs, qui  étaient  parfois  des  moines,  jetaient  k  la  hâte  les  corps  dans  une  fosse  ; 
on  les  recouvrait  de  si  peu  de  terre  que,  souvent,  les  loups  venaient  la  nuit 
suivante  les  déterrer'. 

Ces  scènes  d'horreur  et  l'épouvante  suspendue  sur  la  ville  affolaient  les 
miaginations.  Puisque  la  science  humaine  était  impuissante,  il  fallait  k  tout  prix 
trouver  un  protecteur  céleste  :  la  piété  populaire  en  connaissait  plusieurs. 

Il  est  remarquable  que  quelques-uns  des  saints   qu'on    invoquait  contre    la 

*  Voir  la  très  intéressante  brochure  du  docteur  L.  Boucher,  intitulée  la  Pesle  à  Rouen,  Rouen,  1897. 

MALE.    T.     II.  .25 


194  L'ART    RELIGIEUX 

peste   étaient   également    invoqnés  contre  la  mort  subite'.    «   La    mort  noire  » 
apparaissait  donc  comme  la  forme  la  plus  redoutable  de  la  mort  qui    foudroie. 

Saint  Sébastien  est  probablement  le  saint  qu  on  songea  à  prier  le  premier 
pour  détourner  les  épidémies.  Dès  680,  s'il  en  faut  croire  la  tradition,  une 
maladie  contagieuse  qui  désolait  Pavie  avait  pris  fin  par  son  intercession;  on  voit 
encore  à  Rome,  dans  l'église  Saint-Pierre-aux-Liens,  les  restes  d'une  mosaïque 
qu'on  fit  alors  en  son  honneur.  On  a  prétendu  avec  infiniment  d'ingé- 
niosité, dès  le  xvi"  siècle,  que  les  coups  frappés  par  la  peste  avaient  éveillé  dans 
des  imaginations  encore  à  moitié  païennes  le  souvenir  des  flèches  lancées  jadis 
par  les  dieux  irrités':  saint  Sébastien,  que  les  bourreaux  avaient  criblé  de  flèches 
sans  pouvoir  le  tuer,  semblait  donc  le  protecteur  naturel  du  chrétien  dans  les 
temps  d'épidémie ^  La  conjecture  parait  tout  à  fait  vraisemblable.  Les  reliques 
de  saint  Sébastien  apportées  de  Rome  à  Soissons,  en  826,  répandirent  sa  renom- 
mée au  delà  des  Alpes.  La  châsse  de  saint  Sébastien  était  le  plus  riche  trésor 
de  l'abbaye  de  Saint-Médard;  dès  le  ix°  siècle,  on  y  venait  de  toute  part  pour 
demander  au  martyr  la  guérison  des  maladies  contagieuses.  Aussi,  quand  écla- 
tèrent les  grandes  pestes  du  xiv"  siècle,  c'est  saint  Sébastien  qu'on  invoqua  dans 
toute  la  France.  Les  consuls  de  Montpellier  décidèrent  qu'on  ferait  brûler  dans 
sa  chapelle  un  rouleau  de  cire  capable  d'entourer  la  ville  et  ses  murs*;  ils 
pensaient  que  cette  ceinture  symbolique  empêcherait  la  mort  d'entrer. 

Saint  Adrien  ne  jouit  pas  comme  saint  Sébastien  d'une  réputation  univer- 
selle. C'est  surtout  dans  les  régions  du  nord  et  de  l'est  de  la  France,  Flandre, 
Picardie,  Normandie,  Champagne,  qu'il  fut  invoqué,  contre  la  mort  subite  dès 
le  xn°  siècle",  contre  la  peste  kpartir  duxiv".  Ses  reliques  étaient  conservées  dans 
un  monastère  célèbre  situé  au  point  de  rencontre  des  langues  germaniques  et  des 
langues  romianes;  on  1  appelait  Grammont  en  français,  Gheraerdsberghe  en  fla- 
mand. Dans  les  temps  d'épidémie  les  pèlerins  y  affluaient.  Louis  XI,  qui  faisait 
sa  cour  à  tous  les  saints  dont  les  pouvoirs  étaient  bien    établis,  ne   manqua  pas 

1  Par  exemple,  saint  Sébastien  et  saint  Adrien.  Voir  les  Suffrages  el  Oraisons  des  sainls.  D'autre  part,  saint  Chris- 
tophe est  invoqué  quelquefois  contre  la  peste:  Mainguet,  Saint  Christophe,  Tours,  1891,  in-i8. 

-  Voir  Cahier,  Cardctérisl.  des  saints,  t.  II,  p.  661,  et  Perdrizet,  La  Vierge  de  Miséricorde,  p.  107  et  suiv. 

•^  Les  flèches  dont  saint  Sébastien  l'ut  criblé  expliquent  que  les  confréries  d'archers  l'aient  choisi  comme  protec- 
teur.  C'est  là  un  patronage  sans  rapportavec  celuique  nous  étudions  en  ce  moment. 

*  Petit  Thalamus  de  Montpellier. 

^  L'abbé  Corblet  signale  un  missel  du  xii^  siècle  de  la  Bibliothèque  d'Amiens,  où  saint  Adrien  est  déjà  invoqué 
contre  tous  les  maux  qui  peuvent  fondre  sur  nous  subitement  (mala  imminentia),  Ha<jioij.  du  diocèse  d'Amiens, 
t.  IV,  p.    128. 


LES    ASPECTS    NOUVEAUX    DU    CULTE    DES    SAINTS  195 

d'aller  à  Grammont.  — Comment  saint  Adrien  est-il  devenu  un  des  saints  qui 
protègent  contre  la  peste  ?  Voilà  ce  qu'il  n'est  pas  facile  de  deviner;  rien  dans  son 
histoire  ne  fait  pressentir  qu'il  aura  un  jour  cette  vertu.  Sa  légende  est  d'ailleurs 
fort  belle.  Adrien  et  sa  femme  Natalie  forment  un  couple  héroïque;  ils  sont  tous 
les  deux  jeunes,  beaux,  passionnés;  c'est  Polyeucte  et  Pauline,  sans  les  hésita- 
tions que  leur  prête  Corneille.  Quand  Natalie  apprend  que  son  mari  a  été  con- 
damné à  mort  par  l'empereur  Maximien  pour  la  foi  de  Jésus-Christ,  elle  entre 
dans  une  sainte  allégresse.  Déguisée  en  homme,  elle  pénètre  dans  son  cachot  et 
baise  respectueusement  ses  chaînes.  Puis,  quand  l'heure  du  supplice  est  venue, 
quand  le  bourreau  commence  à  briser  les  cuisses  d'Adrien  sur  une  enclume, 
c'est  elle  qui  jusqu'au  bout  soutient  son  courage'.  Voilà  l'essentiel  du  récit  de  la 
Légende  Dorée  :  on  n'y  trouA^e  pas  un  mot  qui  puisse  rendre  raison  du  patronage 
attribué  à  saint  Adrien.  Il  est  probable  que  quelques  faits  réputés  miraculeux 
commencèrent,  vers  le  xn"  siècle,  à  attirer  sur  le  saint  l'attention  des  populations 
flamandes  et  wallonnes.  Sa  réputation  de  guérisseur  s'établit  petit  à  petit;  à 
la  fin  du  moyen  âge  elle  était  incontestable.  L'auteur  du  Mystère  de  saint  Adrien 
rapporte  à  ce  sujet  une  tradition,  évidemment  récente,  et  qui  avait  dû  naître  à 
Grammont  autour  de  sa  chasse  :  on  disait  qu'aA^ant  de  mourir,  saint  Adrien  avait 
obtenu  de  Dieu  le  privilège  de  protéger  contre  la  mort  subite  et  les  épidémies 
tous  ceux  qui  le  prieraient  avec  con fiance  ^ 

Saint  Adrien  fut  célèbre  dans  le  Nord  :  saint  Antoine  le  fut  d'abord  dans 
le  Midi.  On  racontait  que  le  corps  de  l'illustre  solitaire  de  la  Thébaïde  avait 
longtemps  reposé  à  Constantinople;  mais,  en  io5o,  Joscelin,  seigneur  dau- 
phinois, avait  obtenu  de  l'empereur  Constantin  VIII  cette  insigne  relique.  Il 
emporta  ce  trésor  qu'il  déposa  dans  l'église,  bientôt  célèbre,  de  Saint-Antoine  de 
Viennois.  En  1095,  un  gentilhomme  y  fut  guéri  de  cette  étrange  maladie  qu'on 
appelait  alors  le  «  feu  sacré  »  et  qu'on  appellera  plus  tard  le  «  feu  saint  Antoine  ». 
Il  y  fonda  un  ordre  religieux.  Les  Antonins  se  consacraient  aux  malades  et 
particulièrement  à  ceux  que  dévorait  ce  mal  redoutable.  C'est  ainsi  que  par  un 

'  Lerj.  Aurea,  De  sancto  Adriano. 

-  Le  Mystère  de  saint  Adrien  publié  par  Emile  Picot  pour  le  Roxburglie  Club,   1896  ;  on  y  lit  (v.  7916-7920)  : 

Que  ceux  qui  en  afllicion 

Me  prieront  par  dévocion. 

Il   te  plaise  les  secourir 

Espécialement  de  morir 

d'épidémie  et  mort  soubdaine. 


igl)  L'ART    UKLIGIEUX 

singulier  concours  de  circonstances,  saint  Antoine,  ce  grand  contemplateur  qui 
avait  fui  le  monde  pendant  sa  vie,  se  trouva  mêlé,  après  sa  mort,  comme  un 
bon  médecin,  à  toutes  les  angoisses  des  hommes.  De  tous  les  points  de  la 
France  on  accourait  en  Dauphiné.  Quand  éclatèrent  les  grandes  pestes,  des 
vœux  y  amenèrent  des  pèlerins  de  toute  l'Europe.  On  y  vit  Charles  IV,  empereur 
d'Allemagne,  et  plus  tard  l'empereur  Sigisnaond.  Jean  Galéas,  ckic  de  Milan, 
fonda  une  messe  dans  l'église  de  Saint-Antoine  et  y  envoya  de  précieux  reli- 
quaires. Plusieurs  de  nos  rois  y  vinrent  ;  on  pense  bien  que  Louis  XI  ne  manqua 
pas  d'aller  rendre  ses  devoirs  à  un  saint  qui  faisait  reculer  la  mort\  Car,  dès 
le  xiv*^  siècle,  les  privilèges  de  saint  Antoine  s  étendirent  :  ce  ne  fut  pas  seulement 
du  mal  des  ardents  qu'il  guérit,  ce  fut  de  toutes  les  maladies  contagieuses.  Mais 
ce  saint  secourable  était  en  même  temps  un  saint  terrible  ;  ce  n'est  qu'en  trem- 
blant que  l'on  regardait  ses  images.  Ce  grand  vieillard  au  regard  sévère,  qui  avait 
des  flammes  sous  les  pieds,  était  le  maître  du  feu.  Malheur  au  parjure  qui  l'avait 
trompé,  à  l'esprit  fort  qui  avait  osé  douter  de  sa  puissance  ;  il  était  réduit  en 
cendres.  A  Saint-Antoine  de  Viennois  on  montrait  les  os  calcinés  de  ceux  qui 
l'avaient  offensé".  Au  temps  de  la  Réforme,  il  avait  brûlé,  disait-on,  trois  soldats 
qui  avaient  osé  porter  la  main  sur  sa  statue  ;  on  avait  vu  des  flammes  leur  sortir 
par  la  bouche  ^ 

Saint  Sébastien,  saint  Adrien,  saint  Antoine,  ces  trois  saints  très  antiques 
avaient  acquis  assez  tard  le  privilège  de  défendre  contre  les  maladies  contagieuses. 
Mais  voici  le  dernier-né  de  ces  puissants  protecteurs  et  le  plus  grand  de  tous,  saint 
Roch.  Il  vécut  au  xiv°  siècle,  au  temps  môme  où  commencèrent  les  grandes  épidé- 
mies. Celui-là  fut  un  vrai  saint,  un  saint  comme  on  les  aime  en  France,  non  pas  un 
contemplateur,  mais  un  homme  d'action.  Il  naquit  à  Montpellier,  qui  ajipar tenait 
alors  au  roi  de  Majorque.  Lorsqu'il  eut  l'âge  d'homme,  il  entreprit  un  pèlerinage  à 
Rome.  Il  s'acheminait  par  la  vieille  route  de  la  Toscane,  celle-là  même  que  suivaient 
encore  les  diligences  au  commencement  du  xix'  siècle,  quand,  à  Acquapendente, 
il  rencontra  la  peste.  Au  lieu  de  s'enfuir,  comme  eût  fait  un  autre,  il  s'arrêta  et 
soigna  les  malades.  Quand  le  fléau  eut  diminué,  il  était  sur  le  point  de  se 
mettre  en    route  pour  Rome,  lorsqu'il  apprit    que  la  peste    venait    d'éclater  à 

*  Dijon,  L'éfjUse  abbatiale  de  Saint-Antoine  en  Dauphiné,  Paris,  1902,  111-4". 

-  Mémoires  de  la  Soc.  archéol.  de  l'Aube  :   t.  I,  p.  i5o,   et  Aymar  Falco,  Hisioriœ  Antonianae,  Lyon,  i534- 
■*  Histoire  miraculeuse  de  trois  soldats,  Paris  1576,  in-ia.  On  disait  que  ce  miracle  avait  eu  lieu  près  do  Ciiàtillon- 
sur-Seine.  ^  oir  aussi  ce  que  raconte  Sauvai,  AntiijuiU's  de  Paris,  t.  I,  p.  til. 


LES    ASPECTS    NOUVEAUX'  DU    CULTE    DES    SAINTS  197 

Gésène.  Il  y  alla  tout  droit.  Puis,  suivant  l'épidémie  à  la  trace,  il  se  rendit  à  Rimini 
et  enfin  à  Rome.   La  ville   sainte  était   alors  sublime  de  désolation  :  veuve  des 
papes,  à  moitié  vide,  silencieuse,  ravagée  par  la  maladie,  elle  n'était  plus  qu'un 
grand  tombeau.  Saint  Roch  y  resta  trois  ans.  Quand  il  repartit  pour  la  France, 
la  peste  avait   gagné  lltalie  du   Nord;    il  vint  l'y  rejoindre.  Il  soignait  les  pes- 
tiférés de   Plaisance,  lorsqu'il  fut  lui-même  atteint  de  la  maladie  qu'il  bravait 
depuis  quatre  ans  ;  il  alla  se  cacher  dans  un  bois  et  attendit  la  mort  avec  tran- 
quillité. La  légende  ici  se  mêle  à  l'histoire,  légende  touchante  où  le  moyen  âge 
mit  de  son  cœur.  Dans  ces  tristes  siècles,  oh  la  réalité  est  si  sombre,   l'homme 
si  dur,  c'est  l'animal  qui  a  pitié  :   une    biche  nourrit   Geneviève  de  Brabant,  un 
chien    apporte  tous  les  jours  un  pain  à  saint  Roch.  C'est  ainsi  qu'il  put  vivre, 
guérir  et  rentrer  en  France.  A  Montpellier,  personne  ne  voulut  reconnaître  ce 
pèlerin  décharné  qui  ressemblait  à   un  mendiant;   on   le  soupçonna  d  être  venu 
pour  espionner  et  on  le  jeta  en  prison.  Il  y  resta  cinq  ans.   Un  matin  le  geôlier 
le    trouva  mort,  mais  il  vit  que  le  cachot  était  éclairé  d'une  étrange  lueur.  Ainsi 
mourut   ce  jeune  homme   de  ti'ente-deux   ans,  sans  enfants,   sans    œuvre,  sans 
fortune,  renié  des  siens,  et  qui  n'avait  rien  su  faire  dans  la  vie  que  se  dévouer. 
Quand  les  hommes  entendirent  raconter  cette  histoire,  ils  devinrent  pensifs.  On 
crut  que  Dieu  avait  voulu  donner  à  son  serviteur  une  récompense  en  ce  monde. 
On  raconta  donc  qu'on  avait  trouvé  dans  sa  prison  une  tablette  apportée  par  un 
ange;  on  y  lisait  que  cet  homme  était  un  saint  et  que  Dieu  guérirait  de  la  peste 
tous  ceux  C[ui  linvoqueraient  en  son  nom. 

Le  culte  de  saint  Roch,  déjà  répandu  au  xiv"  siècle,  devint  européen  au  xv^ 
En  i/ii/i,  les  évêques  réunis  à  Gonstance,  pour  faire  cesser  la  peste  qui  désolait 
la  ville,  firent  une  procession  en  l'honneur  de  saint  Roch;  dès  lors,  on  le  voit 
invoqué  dans  tous  les  pays.  Il  inspirait  une  telle  confiance  en  Italie,  que  les 
Vénitiens  volèrent  ses  reliques  à  Montpellier.  Ils  bâtirent  pour  les  recevoir  la 
magnifique  église  de  San  Rocco,  et  cette  fameuse  Scuola  que  décora  ïintoret*. 

Quant  à  la  France,  elle  rendit  à  saint  Roch  un  culte  passionné.  A  partir 
du  xvf  siècle,  les  grandes  épidémies  firent  naître  des  confréries  de  saint  Roch 
jusque  dans  les  plus  petits  villages  :  dans  le  seul  Bourbonnais,  on  comptait  cent 
quatorze  paroisses   qui   honoraient  saint  Roch  dune  dévotion  particulière".   Sa 

1  Les  reliques  de  saint  Rocii  furent  volées  en  i^S5.  En  i856,  Venise  a  rendu  à  Montpellier  la  moitié  du  corps 
de  saint  Roch.  Voir  l'Histoire  de  saint  Roch  de  l'abbé  Recluz,  Montpellier,    i858.  in-S". 
-  Abbé  Moret,  Manuel  de  la  confrérie  de  saint  Roch,  Moulins,  1899. 


i()8  L'ART    RELIGIEUX 

puissance  s'étendait  aux  animaux  :  le  jour  de  sa  fête,  le  i6  août,  on  bénissait 
des  herbes,  la  menthe,  le  pouliot,  la  roquette,  qui,  mêlées  à  la  nourriture  du  bétail, 
le  préservaient  des  maladies  contagieuses. 

Ces  quatre  saints,  saint  Sébastien,  saint  Adrien,  saint  Antoine  et  saint  Roch, 
étaient  invoqués  tourà  tour  au  moment  du  danger.  En  i/iao,  la  ville  de  Nevers  offre 
à  saint  Antoine  un  cierge  de  cent  livres;  en  i455,  c'est  dans  la  chapelle  de  saint 
Sébastien,  à  la  cathédrale,  qu'elle  fait  brûler  des  torches'.  En  1/197,  ^^  ^^^^^  ^^ 
Chalon-sur-Saône,  qui  depuis  six  ans  souffre  de  la  peste,  décide,  pour  désarmer 
la  colère  de  Dieu,  de  faire  jouer  le  Mystère  de  saint  Sébastien^.  Abbeville 
représente,  en  i/i58,  «  le  jeu  de  monsieur  saint  Adrien  »,  en  ili()S  «  la  vie  de 
monsieur  saint  Roch  ».  Souvent,  à  la  suite  de  ces  représentations,  les  spectateurs 
formaient  des  associations  pieuses  qui  perpétuaient  le  culte  des  défenseurs  de  la 
cité  contre  les  épidémies  ^  Les  confréries  vouées  à  un  et  souvent  à  plusieurs  de 
ces  saints  protecteurs  abondaient. 

On  s'explique  sans  peine  maintenant  pourquoi  tant  d'œuvres  d'art  ont  été 
consacrées  à  nos  quatre  saints  ;  les  particuliers  et  les  confréries  offraient  à  l'envi 
aux  églises,  statues,  vitraux,  retables.  Je  ne  parle  pas  des  mille  petites  images 
de  piété  que  la  gravure  multipliait  :  on  les  achetait  comme  des  talismans.  Une 
image  de  saint  Sébastien,  accompagnée  d'une  certaine  prière,  si  on  la  portait 
toujours  avec  soi,  devenait  un  sûr  préservatif  contre  la  peste*. 

Le  type  des  quatre  saints  qui  nous  occupent  se  fixa  dans  le  cours  du 
xv"  siècle. 

Saint  Sébastien  fut  représenté  nu,  attaché  au  poteau  et  criblé  de  flèches.  11 
fut  pour  les  artistes  de  la  fin  du  moyen  âge  le  martyr  par  excellence.  Ils  n'es- 
sayèrent même  pas  de  le  concevoir  autrement  :  nul  effort  pour  lui  prêter  un 
caractère,  pour  exprimer  son  être  moral  ;  le  supplice  fut  sa  raison  d'être.  Les 
artistes,  d'ailleurs,  ne  furent  pas  libres  de  le  représenter  à  leur  guise;  les  patro- 

'  Cf.  Abbé  Crosnier,  Hagiologie  Nivernaise,  Nevers,  i858. 

'■^  Petit  de  Julleville,  Les  Mystères,  t.  I,  p.  346.  Le  texte  de  la  débbcration  mérite  d'être  cité  :  «  Attendu  que 
depuis  six  ans  en  ça  la  dicte  ville  n'a  esté  exempte  de  la  maladie  contagieuse  appelée  peste,  les  habitants  de  la  dicte 
ville  en  l'honneur  de  Dieu  et  de  Monsieur  saint  Sébastien,  intercesseur  d'icelle  maladie,  et  afin  qu'il  plaise  à  Dieu 
le  créateur  retirer  sa  main,  et  les  diclz  habitants  puissent  d'huy  en  arrière  estrc  préservez  de  la  dicte  maladie,  [dé- 
cident] que  l'on  metti-a  sus  le  jeu  et  mistèredu  glorieux  ami  de  Dieu,  monsieur  saint  Sébastien.  » 

^  C'est  ce  qui  arriva  à  Laval  en  i530,  après  une  représentation  du  Mystère  de  saint  Sébastien,  qui  dura  sept  jours  : 
Piolin,  Le  théâtre  chrétien  dans  le  Maine,  1891,  p.   l38. 

*  Voir  le  curieux  recueil  de  gravures  publié  par  Paul  Heitz  et  VV.  Schreiber  sous  le  titre  de  Pestblalter  des 
XV  lahrhiinderts,  Strasbourg,   iQOi,  in-fol. 


LES    ASPECTS    NOUVEAUX.  DU    CULTE    DES    SAINTS  199 

nages  qui  avaient  été  assignés  h  saint  Sébastien  déterminèrent  son  type.  A  ces 
flèches  qui  le  criblaient,  le  peuple  reconnaissait  le  patron  des  archers  et  sans 
doute  le  céleste  médecin  qui  guérit  de  la  peste. 

Saint  Adrien  apparut  sous  l'aspect  d'un  jeune  chevalier  de  la  plus  lièremine; 
souvent  il  s'appuie  sur  l'enclume  de  son  supplice,  et,  près  de  lui,  un  lion  est 
couché.  Ce  lion  mystérieux  est-il  le  symbole  de  la  force  d'âme  du  héros,  ou  bien 
n'est-il  qu'un  animal  héraldique  emprunte  au 
blason  flamand  ?  Ne  rappelle-t-il  pas  tout  sim- 
plement cjue  l'abbaye  de  Grammont  est  en 
Flandre?  Voilà  ce  qu'on  n'a  pas  encore  réussi  à 
découvrir'. 

L'image  de  saint  Antoine  se  chargea  de  naïls 
détails.  On  chercherait  en  vain,  au  xv"  siècle, 
l'anachorète  brûlé  par  le  soleil  de  la  Thébaïdc,  le 
maigre  athlète  qui,  la  nuit,  luttait  avec  le  démon 
dans  les  anciens  tombeaux.  Les  artistes  du  moyen 
âge  se  représentaient  saint  Antoine  comme  un 
vénérable  religieux  de  l'ordre  des  Antonins.  Ils 
lui  donnèrent  le  froc  à  pèlerine,  le  bâton  noueux, 
le  chapelet  a  gros  grains  (fig.  90).  Un  de  ces  porcs 
que  le  couvent  de  Saint-Antoine  de  Viennois  avait 
le  singulier  privilège  de  laisser  errer  dans  les  rues 
de  la  ville,  l'accompagne".  Avec  sa  grande  barbe,  '^''S  9"-  —  Samt  Antoine. 

son  air  grave,  il  aurait  l'air  du  supérieur  de  m--'-'^  d- «—^  ^'Anne  de  Bretagne 
l'ordre,  si  des  flammes  jailhsant  sous  ses  pieds  ne  rappelaient  son  merveilleux 
pouvoir^  :  à  ce  signe  le  saint  se  révèle. 

Saint  Roch  était  pour  les  artistes  une  figure  pleine  de  séduction  :  il  avait  la 
double  poésie  du  voyageur  et  du  héros.  Il  fut  admis  d'abord  que  ce  noble 
jeune  homme  était  beau.    On  conservait  son   portrait  à  Plaisance;  il  avait    été 

'  C'est  le  Père  Cahier  qui  a  dit  le  premier  {Caract.  des  Saints,  t.  II,  p.  5i2)  que  le  lion  était  emprunté  au  bla- 
son de  la  Flandre.  Je  crois  que  c'est  là  la  vérité.  Les  abbayes  publiaient  souvent  des  gravures  représentant  leurs 
saints  accompagnés  du  blason  du  monastère,  de  la  ville,  ou  de  la  province.  Un  graveur  aura  annexé  le  lion  du 
blason  au  sujet  principal. 

-  J'ai  expliqué  cela  plus  longuement  dans  l'Art  religieux  du  xiu^  si'ecle,  p.  332. 

3  La  belle  statue  de  saint  Antoine  qui  se  voit  à  Ocquerre  (Seine-et-Marne)  est  un  des  meilleurs  exemples  qu'on 
puisse  citer. 


L'ART    RELIGIEUX 


peint,  disait-on,  par  un  gentilhomme  que  l'exemple  de  saint  Roch  avait  ramené 
à  la  vertu  et  qui  devint  fameux  lui-même  sous  le  nom  de  saint  Gothard  ' .  Au 
xvii"  siècle,  le  portrait  de  saint  Roch  existait  encore".  Il  représentait  un  homme 
de  petite  taille^  mais  d'une  physionomie  douce  et  gracieuse  ;  des  cheveux  tom- 
bant en  longues  boucles,  une  barbe  un  peu 
rousse  lui  donnaient  l'air  d'un  apôtre;  ses 
mains,  qui  soignèrent  tant  de  malades,  étaient 
fines.  Ce  portrait  n  avait  peut-être  aucune  authen- 
ticité :  il  a  pu  cependant  être  tenu  pour  fidèle. 
Il  est  remarquable,  en  tout  cas,  que  les  artistes 
se  représentent  d'ordinaire  saint  Roch  sous  cet 
aspect;  ils  lui  donnent  presque  toujours  cette 
figure  évangélique.  Tel  nous  le  montre  la  statue 
de  la  chapelle  Saint-Gilles  à  ïroyes  (fig.  91) 
ou  le  tableau  de  Jean  Bellegambe  conservé 
à  la  cathédrale  d'Arras.  On  pensait  qu'à  ce 
degré  de  sublimité  la  charité  marquait  un  visage 
et  le  façonnait  à  la  ressemblance  de  Jésus- 
Christ,  ou  au  moins  de  ses  apôtres.  Saint  Roch 
ressemble  à  saint  Jacques  ;  il  lui  ressemble  aussi 
par  le  costume  :  il  porte  le  chapeau,  le  manteau, 
le  bourdon,  la  panetière,  tout  ce  qui  symbolisait 
alors  le  vovaoe  et  l'aventure,  les  oraoes  et  le 
grand  soleil.  A  Troyes,  deux  clefs  gravées  sur 
sa  pèlerine  rappellent  qu'il  se  rendait  au  seuil 
du  prince  des  apôtres. 

Plusieurs  particularités  empêchent  qu'on 
ne  le  confonde  avec  saint  Jacques.  Une  de  ses  jambes  est  nue  et  laisse  voir 
une  plaie,  pour  faire  entendre  qu'il  fut  atteint,  lui  aussi,  de  la  peste.  Chose 
curieuse,  cette  plaie  a  presque  toujours  la  forme  d'une  blessure  profonde  ;  on 
dirait  que  la  flèche  qui  l'a  faite  vient  à  peine  d'en  être  retirée.  La  peste  restait 
donc    toujours,  pour   1  imagination   populaire,   un   trait  lancé    par   la   main   de 


Fig.  91.  —  Saint  Roch  el  l'ange. 
Groupe  de  la  chapelle  Saint-Gilles,  Troyes. 


'  Il  avait  fait  pénitence  plus  tard  dans  les  solitudes  sauvages  de  la  montagne  qui  prit  son  nom. 

^  L'abbé  Recluz,  op.  cit.,  p.   ii5,  a  publié  une  description  latine  de  ce  portrait.  Elle  est  des  premières  années 
du  xvii"=  siècle. 


LES    ASPECTS    NOUVEAUX    DU    CULTE    DES    SAINTS 


Dieu'.  Un  ange  s'approche  de  saint  Roch  et  touche  cette  plaie  d'une  main  délicate  ; 
il  en  rapproche  les  bords  ou  la  frotte  doucementavec  un  céleste  onguent  :  c'est  l'ange 
qui,  suivant  la  légende,  fut  envoyé  par  Dieu  pour  le  guérir.  Enfin  le  bon  chien  se 
tient  à  ses  côtés  et  porte  par- 
fois un  pain  dans  sa  gueule  ". 
Les  œuvres  d'art  consa- 
crées aux  saints  qui  guéris- 
sent de  la  peste  oll'rent  cette 
particularité  de  les  repré- 
senter généralement  réunis. 
On  jugeait  qu'en  groupe  ils 
avaient  plus  de  puissance  1 
auprès  de  Dieu.  Il  est  rare 
cependant  de  les  rencontrer 
tous  les  quatre  à  la  fois.  Je 
ne  les  vois  ainsi  rassemblés 
que  dans  un  vitrail  de  Saint- 
Léger-lez-Troyes,  qui  porte 
la  date  de  i525.  On  n'en 
verra  pas  d'ordinaire  plus  de 
trois  ensemble.  C'est  tantôt 
saint  Antoine,  saint  Sébas- 
tien et  saint  Roch,  comme 
à  Saint-Riquier  (fig.  92)^; 
tantôt  saint  Adrien,  saint  Sé- 
bastien et  saint  Roch,  comme  aux  voussures  du  portail  de  Caudebec,  ou  au  vitrail 
de  Saint-André-lez-Troyes  ;  tantôt  saint  "Adrien,  saint  Sébastien  et  saint  Antoine, 
comme  au  tombeau  de  Raoul  de  Lannoy,  à  Folleville  (Somme)  \ 

^  Une  vie  de  saint  Roch,  ajoutée  après  coup  à  la  Légende  Dorée,  dit  même  expressément  ((  qu'il  eut  la  cuisse 
percée  d'une  flèche»,  ce  qui  est  très  remarquable. 

-  Ce  chien  était  tellement  inséparable  de  saint  Roch  qu'on  a  dû  être  amené  à  l'appeler  «  un  roquet  ».  C'est  là, 
je  crois,  la  véritable  explication  de  ce  mot  dontLitlré,  aussi  bien  que  Darmesteter,  Hatzfeld  et  Thomas  disent  ne  pas 
connaître  l'étymologie.  Quand  Victor  Hugo  écrivait  :  «  Saint  Roch  et  son  chien  saint  roquet  »  (^Les  chansons  des 
rues  et  des  bois  :  Chelles),  il  ne  croyait  sans  doute  pas  si  bien  dire. 

*  A  l'intérieur  de  l'église,    dans  le  transept  méridional. 

^  La  présence  de  ces  trois  saints  auprès  d'un  tombeau  ne  peut  guère  s'expliquer  que  par  un  vœu  fait  en  temps 
d'épidémie  par  Raoul  de  Lannoy. 

MALE.    —    T.    II.  26 


Fig.  93 


Saint^Antoine,  saint  Sébastien, "saint  Roch. 
Eglise   de   Saint-Riquier  (Somme). 


ao2  L'ART    RELIGIEUX 

Plus    souAent   encore    les    saints    protecteurs    forment    un    couple  :    saint 
Sébastien  est  réuni  avec  saint  Roch',  ou  saint  Roch  avec   saint  Antoine  ^ 

Voilà  les  saints  auxquels  le  moyen  âge  finissant  a  donné  toute  sa  confiance. 
Ce  sont  eux  que  les  confréries  honoraient  de  préférence,  eux  dont  les  artistes 
reproduisaient  le  plus  souvent  l'image.  Il  en  est  peu  qui  aient  été  priés  avec  plus  de 
ferveur  :  combien  de  générations  n'ont-ils  pas  rassurées  contre  la  peur  de  la 
mort  subite,  de  la  terrible  miort  païenne  qu'aucune  consolation  n'accompagne\ 

Il  ne  faudrait  pourtant  pas  croire  que  les  derniers  siècles  du  moyen  âge 
n'aient  honoré  les  saints  qu  en  proportion  des  services  qu'ils  en  attendaient.  On 
n'oublia  pas  plus,  auxv^  siècle  qu'au  xuf,  que  les  saints  sont  d'abord  des  modèles; 
ce  sont  de  nobles  exemplaires  sur  lesquels  les  hommes  doivent  se  façonner.  De 
vieux  saints,  morts  depuis  des  siècles,  travaillent  encore  au  progrès  moral  de 
Ihumanité;  leurs  vertus  gardent  toute  leur  force  d'attraction.  Voilà  les  pensées 
qui  guidèrent  souvent  les  confréries  dans  le  choix  de  leurs  patrons. 

Les  corporations  de  métiers  surent  parfois  choisir  un  saint  qui  pût  être,  non 
seulement  un  protecteur,  uiais  encore  un  exemple.  Saint  Gosme  et  saint  Damien, 
qui  exerçaient  leur  art  pour  l'amour  de  Dieu  et  ne  demandaient  jamais  rien  à 
leurs  malades,  n'étaient  pas  pour  les  médecins  de  mauvais  modèles.  Saint  Yves, 
qui  mettait  son  éloquence  au  service  des  pauvres,  pouvait  servir  de  patron  aux 
avocats.  SaintEloi,  l'artiste  sans  reproche,  méritait  d'être  adopté  par  les  orfèvres. 
Il  est  curieux  de  voiries  efforts  que  faisaient  les  corporations  pour  mettre  le 
saint  en  rapport  avec  le  métier  qu'il  protégeait  :  elles  inventaient  des  légendes.  Il 
était  impossible,  par  exemple,  d'expliquer  pourquoi  saint  Honoré,  évêque  d'Amiens, 
était  le  patron  des  boulangers  :  on  imagina  qu'il  l'avait  été  lui-même  au  temps 
de  sa  jeunesse  ;  des  oeuvres  d  art  accréditèrent  ce  conte  qui  rendait  saint  Ho- 
noré plus  cher  à  la  corporation*.  Saint  Éloi  avait  été  orfèvre,  mais  1  histoire  ne 
disait  pas  qu'il  eût  été  maréchal- ferrant.  Les  maréchaux  pourtant,  qui  l'avaient  pour  . 
patron,  voulaient  à  tout  prix  que  saint  Eloi  eût  été  un  des  leurs;  c  est  pourquoi 
ils    accueillirent    avec    empressement   un   récit    fameux    que    les     compagnons 

'  Vitrail  de  Triel  (Scine-ct-Oise),  de  Clavilic  (Eure). 

-  Pannea,u  peint  de  l'église  de  Langeac  (Haute-Loire);  clef  de  voûte  de  l'église  de  Poix  (Somme);  triptyque 
de  Bellcgambe  à  la  cathédrale  d'Arras. 

^  Aux  six  noms  de  saint  Christophe,  sainte  Barbe,  saint  Sébastien,  saint  Antoine,  saint  Adrien,  saint  Roch,  qui 
protégeaient  contre  la  mort  subite,  il  faudrait  ajouter  celui  de  sainte  Marguerite.  Les  femmes  l'invoquaient  pour 
ne  pas  mourir  en  couches. 

*  Vitrail  de  l'église  Saint-Oucn  de  Pont-Audenier,  donné  par  les  boulangers. 


LES    ASPECTS    NOUVEAUX  DU    CULTE    DES    SAINTS 


ao3 


portaient  de  village  en  village.  On  racontait  donc  que  saint  Éloi  était  jadis  un  ma- 

réchal-ferrant  renommé,   mais  trop  fier  de  ses  talents.  Un  jour,   un  ouvrier  qui 

faisait  son  tour  de  France  vint  lui  demander  du  travail;  Eloi  pour  juger  de  son 

savoir-faire,  l'invite  k  ferrer  un  cheval  qu'on  venait  justement  de  lui  amener.  Le 

nouveau  venu  soulève  le  pied  du  cheval,   le   coupe,  le  ferre  commodément  sur 

l'enclume  et  le  remet  en  place  avec  tranquillité.  Un 

maître  comme  Eloi  ne  s'étonne  pas  pour  si  peu  :  au 

premier  cheval  qui  se  présente,  lui  aussi  il  coupe  le 

pied;  mais,  une  fois  ferré,  le  pied  ne  se  laisse  plus 

remettre.    Grand    embarras    d'Eloi.    Le    mystérieux 

compagnon  sourit,  répare  le  mal,  et  tout  d'un  coup 

transfiguré,  apparaît  sous  son  véritable  aspect.  C'est 

Jésus-Christ  en  personne,  revenu  sur  la  terre  pour 

rappeler  a  Eloi  que  les  plus   grands  artistes  ont  le 

devoir  d'être  modestes,    car   qu  est-ce   que    leur  art 

aux  yeux  de  celui  qui  a  le  secret  de  la  vie?  —  Cette 

jolie  historiette  a  été  souvent  peinte.  Les  vitraux  de 

la  Champagne  nous  l'offrent  plusieurs    fois  ;    on   la 

voit  notamment  à  l'une  des  fenêtres    de  l'église    de 

Creney  dans  TAube.  Ce  naïf  désir  des  maréchaux  de 

s'annexer  saint  Eloi  a  multiplié  les  œuvres  d'art  où 

cette  anecdote  ligure. 

On  tenait  donc  k  ce  que  le  saint  patron  pût  être 
réellement  un  modèle.  Ce  désir  se  marque  tout 
particulièrement  dans  les  choix  que  font  les  confré- 
ries pieuses.  Elles  étaient,  nous  l'avons  dit,  beaucoup  plus  libres  que  les  corpora- 
tions ouvrières  de  se  vouer  au  saint  qui  leur  plaisait;  elles  n'avaient  pas,  comme 
elles,  k  chercher  des  analogies  plus  ou  moins  heureuses,  ou  k  tenir  compte  des 
anciennes  traditions.  Aussi,  quand  elles  ne  se  vouent  pas,  comme  elles  faisaient 
si  souvent,  aux  saints  qui  protègent  contre  la  mort  subite  ou  contre  la  peste, 
quand  elles  n  adoptent  pas  le  grand  faiseur  de  miracles,  saint  Nicolas'  choi- 
sissent-elles  des    saints  dont   la   vie  puisse  être    un  exemple.   Les  charités  nor- 


ij3.  —  Sainte  Anne  et  la  \  ierge. 
Cathédrale   de   iiordeaui. 


'  Nous  avons  déjà  parlé  ailleurs  de  saint  Nicolas  (L'art  rclujwux  du  XII I<^  s.,  p.  872).  Rappelons  seulement  qu'ils 
a  été  le  saint  le  plus  populaire  du  moyen  âge,  qu'une  foule  de  conl'réries  le  reconnaissaient  pour  patron,  et  que  les 
œuvres  d'art  qui  lui  sont  consacrées  sont  encore  plus  nombreuses  au  xV^  et  au  xvi'-'  siècle  qu'au  xiu". 


20lx 


L'ART   RELIGIEUX 


mandes  ont  souvent  pour  patron  saint  Martin,  le  jeune  soldat  qui  donna  la 
moitié  de  son  manteau  au  pauvre  :  il  était  difficile  de  mieux  choisir.  Dans  beau- 
coup d'églises,  il  existait  des  confréries  de  jeunes  filles.  Elles  étaient  presque 
toutes    sous  le  patronage  de  sainte  Catherine*.  Or,  sainte  Catherine  était  pour 

les  jeunes  filles  une  patronne  bien  séduisante,  car 
elle  n'était  pas  seulement  très  sage,  elle  était  encore, 
s'il  faut  en  croire  la  légende,  d  une  éblouissante 
beauté.  Etre  belle  était  donc  une  façon  d  imiter 
sainte  Catherine;  dans  cette  confrérie-là  au  moins 
la  beauté  était  tenue  pour  une  vertu.  Sainte 
Catherine  consolait  aussi  la  pauvre  fille  qui  se 
fanait;  car  elle  n'avait  point,  elle,  si  charmante, 
désiré  les  amours  de  la  terre,  elle  avait  voulu 
seulement  être  c  une  perle  dans  la  couronne  de 
Jésus-Christ  '  ».  Aussi,  le  2 5  novembre,  l'aînée  de 
la  confrérie  offrait-elle  à  la  statue  de  la  sainte  un 
beau  voile  de  dentelles.  Elle  avait  le  privilège  de 
le  lui  attacher  sur  la  tête  ;  c'est  ce  qu'on  appelait 
((  coiffer  sainte    Catherine  ^  » .  Une   foule   de  nos 


Fig.  94.  —  L'édncalion  de  la  ^  iergc 
par  sainte  Anne. 

Miniature  des  Heures  d'Anne  de  Brelngne 


jolies  saintes  Catherine  du  xv°  et  du  xvi°  siècle 
ont  été  des  statues  de  confréries  :  elles  ressemblent 
aux  jeunes  filles  d'autrefois  qui  prièrent  devant 
elles. 

Les  mères  de  famille  avaient  aussi  leurs  confréries  ;  elles  choisissaient  pres- 
que toujours,  comme  patronne,  sainte  Anne'^.  Choix  ingénieux.  Sainte  Anne, 
mère  de  la  Vierge,  avait  formé  la  plus  parfaite  d'entre  les  filles  des  hommes. 
Comment,  se  dennandait-on ,  avait-elle  fait  ce  chef-d'œuvre?  En  ne  jugeant  rien 
au-dessous  d'elle,  en   ne  dédaignant  pas  d'apprendre    elle-même   l'a,   b,  c  à  sa 

'  Les  confréries  de  jeunes  filles  étaient  parfois  sous  le  patronage  de  sainte  Ursule  et  des  onze  mille  Vierges, 
c'est  pourquoi  on  trouve  quelquefois  dans  nos  églises  la  statue  de  sainte  Ursule  protégeant  ses  compagnes  sous  son 
manteau  (à  Saint-Micliel  de  Bordeaux,  par  exemple). 

-  Mone,  Lateinische  Hymnen  des  Mittclalters,  i855,  t.  III,  p.  212. 

^  Sur  cet  usage,  voir  Corblet,  Hagiographie  du  diocèse  d'Amiens,  t.  IV.  p.  199.  Dans  le  seul  diocèse  d'Amiens  deux 
cents  églises  avaient  encore,  il  n'y  a  pas  longtemps,  des  statues  de  sainte  Catherine.  Il  faut  ajouter  que  sainle 
Catherine  était  la  patronne  de  certaines  corporations,  par  exemple  de  celle  des  charrons  (à  cause  de  la  roue  de  son 
supplice). 

■''•  Rancc  de  GuiscuI,op.  cil.,  p.  56. 


LES    ASPECTS    NOUVEAUX    DU    CULTE    DES    SAINTS  2o5 

fille  pour  qu'elle  pût  un  jour  méditer  la  parole  de  Dieu.  Ainsi  prit  naissance  un 
des  sujets  les  plus  chers  aux  artistes  de  la  fin  du  moyen  âge,  l'Education  de  la 
Vierge.  L'enfant  épelle  du  bout  du  doigt  dans  le  livre  que  lui  présente  sainte 
Anne.  Personne  n'a  su  donner  à  ce  groupe  plus  de  noblesse  que  Bourdichon 
(fîg.  9/1).  Vêtue  à  la  mode  sévère  qu'avaient  adoptée  les  femmes  âgées,  au  temps 
de  Louis  Xn,  sainte  Anne  est  assise  sur  un  trône;  elle  incarne  la  majesté  de  la 
famille;  et  la  jeune  Vierge,  modeste,  sérieuse,  attentive,  semble  une  image  de 
la  docilité.  On  ne  peut  douter  que  les  confréries  de  mères  de  famille  n'aient  sin- 
gulièrement contribué  à  multiplier  ces  images.  Au  xvn"  siècle,  il  existait  encore 
des  associations  pieuses  de  mères  de  famille;  or  les  gravures  de  ces  confréries 
représentent  toujours  sainte  Anne  faisant  l'éducation  de  la  Vierge'. 


VI 


Certains  saints  ont  été,  on  le  voit,  l'objet  d'une  vénération  toute  particulière. 
Mais  qu'est-ce  que  ce  culte,  si  fervent  qu'il  ait  pu  être,  auprès  de  l'amour 
qu'inspira  la  Vierge  ? 

Nous  voici  au  cœur  même  de  notre  sujet.  La  Vierge  dont  nous  avons  à 
parler  ici  n'est  pas  la  mère  qui  porte  lenfant  sur  ses  genoux  ou  qui  s'évanouit 
au  pied  de  la  croix,  c'est  «  la  reine  du  ciel  »,  celle  qui  est  assise  plus  haut 
que  tous  les  saints.  Elle  est  maintenant  au-dessus  de  l'histoire  et  du  temps,  mais 
du  fond  de  son  éternité  bienheureuse  elle  ne  laisse  pas  d  aimer  les  hommes. 
Cette  Vierge  du  ciel,  qui  protège  et  qui  sauve,  et  dont  la  pure  beauté  attire  et 
soulève  l'humanité,  voilà  la  pensée  que  le  moyen  âge  a  couvée  pendant  des 
siècles . 

Il  lui  accorde  d'abord  la  puissance.  Les  pouvoirs  épars  chez  les  saints  sont 
réunis  en  elle;  elle  est  si  près  de  Dieu  que  Dieu  ne  lui  refuse  rien;  c'est  par 
elle  que  passent  toutes  ses  grâces. 

La  liturgie  a  bien  souvent  exprimé  ces  idées,  auxquelles  l'art  du  moyen  âge 
finissant,  avec  son  aimable  naïveté,  a  essayé  de  donner  une  forme. 

Une  prière  fameuse,  celle  des  quinze  joies  de  Notre-Dame,  célébrant  sa  douce 
influence,  l'appelle  «  la  fontaine  de  tous  biens  ».  Or,  un  vitrail  du  xvi'  siècle  la 

'  Voir  les  imagos  do  confréries  conservées  au  cabinet  des  Estampes,  Re  i3.    f"   11,  i5,    17. 


2o6  L'ART  RELIGIEUX 

représentait  justement  au  sommet  d'une  fontaine  à  triple  vasque,    dont  les  belles 
eaux  faisaient  fleurir  un  verger'. 

Aux  messes  de  la  \ierge,  on  récitait  une  antienne  où  elle  était  invoquée 
comme  la  protectrice  universelle  :  «  Sainte  Marie,  disait-on,  secours  les  misérables, 
fortifie  les  faibles,  console  ceux  qui  pleurent,  prie  pour  le  peuple,  protège  les 
clercs,  intercède  pour  les  femmes".  »  Cette  vaste  invocation  qui  mettait  l'huma- 
nité entière  sous  la  protection  de  la  Vierge  reçut  également  une  forme  artistique. 
Les  fenêtres  du  chœur  de  l'église  de  la  Couture,  à  Bernay,  sont  ornées  de  grands 
vitraux  où  se  déroule  toute  l'antienne  à  la  Vierge.  Elle  apparaît,  au  milieu,  cou- 
ronnée par  le  Père  et  par  le  Fils  ;  on  la  prendrait  pour  la  troisième  personne  de 
la  Trinité.  A  sa  droite  et  k  sa  gauche,  le  monde  est  agenouillé  :  voici  le  peuple 
chrétien,  voici  la  hiérarchie  du  clergé,  pape,  cardinaux,  évêques,  moines,  voici 
ceux  qui  pleurent,  et  voici,  tout  au  bout,  ceux  qui  n'ont  rien  ici-bas  que  leur 
écuelle  et  leur  besace.  Tous,  les  mains  jointes,  ont  les  yeux  levés  vers  celle  qui 
peut  tout  \  Dans  l'église  de  Couches,  un  vitrail  d'une  date  un  peu  postérieure 
représente  une  scène  analogue  qu'expliquent  les  paroles  de  lantienne  inscrites 
auprès  des  personnages. 

Le  défaut  d  un  pareil  motif  était  peut-être  de  n'être  pas  assez  frappant;  pour 
qu'il  fût  parfaitement  compris,  une  inscription  était  nécessaire.  Aussi  voit-on 
les  artistes  préférer  à  ce  thème  liturgique  une  image  infiniment  plus  claire.  On 
rencontre  assez  souvent,  au  xv''  siècle,  des  peintures  ou  des  bas-reliefs  qui  repré- 
sentent la  Vierge  abritant  les  fidèles  sous  son  manteau;  c'est  ce  que  d'anciens 
documents  appellent  :  «Notre  Dame  de  Consolation'  ».  Le  plus  simple,  au  premier 
coup  d'œil,  comprenait  ce  geste  maternel.  Cette  belle  composition,  magnifique 
d'ampleur,  où  la  Vierge  semblait  ouvrir  sur  le  monde  les  grandes  ailes  de  la 
femme  de  l'Apocalypse,  exprimait  mieux  qu'aucune  autre  la  confiance  et 
l'amour".  11  semble  qu'elle  soit  sortie  de    l'àme  visionnaire  d'un  moine.    Dans 

'  Ce  vilrail  qui  se  trouvait  à  l'abbaje  de  Fontaine-Daniel  ne  nous  est  connu  que  par  l'aquarelle  delà  collection 
Gaignières  (Estampes  Pe  ig.  f"  178).  Il  était  de  i54o  environ. 

^  «  Sanctà  Maria,  succurre  miseris,  juva  pusillanimes,  refove  llebiles,  ora  pro  populo,  interveni  pro  clero,  inter- 
cède prodevoto  femineo  sexu.  i>  Missel  de  Bajeiix. 

^  Les  paroles  de  l'antienne  sont  inscrites  au  bas  des  vitraux.  L'œuvre  est  des  premières  années  du  xvi*  siècle. 
Voir  Réunion  des  sociétés  des  beaux-arts  desdépartem.,  1900,  p.   i35. 

^  Ballet,  arch.  de  la  cominiss.  des  trav.  hlstor.  i885,  p.  SgS.  et  Réun.  des  soc.  des  beaux-arts  des  déparlein.,  1889, 
p.   129,  170.  On  l'appelle  aussi  Vierge  de  Miséricorde. 

■^  Il  faut  voir  le  tableau  de  Cliantllly,  fait  en  collaboralion  par  Gharonton  et  Villate,  une  des  plus  belles  œuvres 
que  le  sujet  ait  inspirées.  La  Vierge,  la  tète  un  peu  penchée,  svelte,  lus  mains  fines,  virginale  et  cependant 
maternelle,  est  une  figure  pleine  de  poésie  (fig.  95). 


LES    ASPECTS    NOUVEAUX'    DU    CULTE    DES    SAINTS 


207 


les  premières  années  du  xin'  siècle,  un  cistercien  raconta  à  son  abbé  qu'il  avait 
été  ravi  en  extase'.  Il  avait  vu  dans  le  Paradis  toute  l'Eglise  triomphante  :  les 
prophètes,  les  apôtres,  et  à  leur  suite,  la  foule  innombrable  des  moines.  Ils 
Y  étaient  tous,  sauf  les  moines  de  Gîteaux.  Inquiet,  il  osa  s  adresser  à  la  mère 
de  Dieu,  et  lui  demander  pourquoi  il  n'y  avait  pas  de  cisterciens  dans  le  ciel. 
Alors  la  Vierge,  ouvrant  les  bras,  lui  montra  les  moines  de  Gîteaux  cachés  sous 


{■  luxm  ;r.ir,u  u  y  y ./  /,  .; 


Fig.  90. —  La  ^  icrgc  au  manteau. 
Tableau   d'Enguerrand  Charonton  et  Pierre  Villafe.    Clianlilly. 

les  plis  de  son  vaste  manteau;  elle  les  voulait  là  parce  qu  elle  les  aimait  plus  que 
tous  les  autres. 

L  ordre  fit  bon  accueil  à  cette  révélation.  Au  xn"  siècle,  les  sceaux  des  ab- 
bayes cisterciennes  furent  décorés  dune  image  de  la  Vierge  ouvrant  son  manteau 
pour  laisser  voir  les  moines  agenouillés  à  ses  pieds".  G'est  probablement  par 
les  monastères  de  l'ordre  de  Giteaux  que  ce  motif  nouveau  se  répandit  dans  le 
monde  chrétien  \ 


'  Le  récit  se  trouve  dans  Césaire  d'Heistcrbach,  Dialo(jus  mlraculoramWl,  58.  Sur  les  origines  et  le  développe- 
ment de  ce  type  de  la  \ierge,  il  faut  voir  l'excellent  article  de  Léon  Silvy,  ce  jeune  érudit  si  bien  doué  qui  vient 
de  mourir  à  vingt-cinq  ans  [L'origine  de  la  Viercjc  de  Miséricorde  dans  la  Gazelle  des  Beaux-Arts  de  igoS);  le  tra- 
vail de  E.  Krebs,  Sondcrabdruck  ans  den  Freibiircjer  Miinslerblâttern,  i^'  année,  i^''  cahier,  et  enfin  la  remarquable 
thèse  de  doctorat  de  M.  Paul  Perdrizet,  Ln  ]  ierqe  de  Miséricorde,  Paris,  igo8,  où  la  question  est  étudiée  sous  tous 
ses  aspects.  On  y  trouvera  un  catalogue  des  monuments  cjui  devra  être  complété  pour  la  France. 

'-  Sceau  de  l'abbaye  cistercienne  de  Fécanip  (iSSa)  et  des  définiteurs  de  Citeaux  (xiv*  et  xv"  siècles). 

*  Je  dis  probablement,  car  cette  diffusion  du  type  par  l'intermédiaire  des  moines  de  Citeaux,  si  vraisemblable 
qu'elle  soit,  ne  me  paraît  pas  encore  définitivement  prouvée.  Les  pUis  anciennes  Vierges  au  manteau  d'origine  cis- 
tercienne (sceaux  cités  ci-dessvis)  ne  sont  que  du  xn"  siècle.   Or,  dès  le  milieu  du  xiii»  siècle,    la  confrérie   romaine 


2o8  L'ART    RELIGIEUX 

La  légende  parut  si  belle  que  d'autres  ordres  essayèrent  de  l'enlever  aux 
cisterciens.  Les  dominicains  voulurent  faire  croire  que  c'était  saint  Dominique 
lui-même  qui  avait  été  favorisé  de  cette  vision.  Des  œuvres  d'art  consacrèrent 
cette  tradition  nouvelle,  de  sorte  qu'à  la  fin  du  x\^  siècle,  les  cisterciens  crurent 
devoir  rappeler  leurs  droits  de  priorité'. 

Mais  l'image  de  la  Vierge  au  manteau  ne  devint  vraiment  intéressante  que  le 
jour  où  cisterciens  et  dominicains  furent  dépossédés  au  profit  de  la  chrétienté 
tout  entière;  désormais  elle  n'exprima  plus  le  rêve  un  peu  égoïste  d'un  ordre, 
mais  l'espoir  de  tous  les  fidèles. 

Il  est  impossible  de  dire  k  quelle  époque  précise  et  en  quel  pays  les  moines 
agenouillés  sous  le  manteau  de  la  Vierge  furent  remplacés  par  l'Eglise  mili- 
tante avec  sa  double  hiérarchie  dont  l'une  commence  au  pape  et  l'autre  à 
l'empereur;  trop  d'œuvres  ont  disparu.  Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'au  début 
du  xv'^  siècle  la  métamorphose  était  accomplie ^  Cette  belle  image,  élaborée  par 
deux  siècles,  finit  donc  par  exprimer,  et  avec  une  clarté  admirable,  la  confiance 
de  tous  les  hommes  en  la  puissance  auxiliatrice  de  la  Vierge. 

Mais  il  y  eut  des  cas  où  l'image  de  «  Notre-Dame  de  Consolation  »  prit 
une  signification  particulière.  Souvent  ce  que  les  fidèles  viennent  chercher  sous 
le  manteau  de  la  Vierge,  c'est  une  protection  contre  le  plus  terrible  des  fléaux, 
contre  la  peste.  Qu'on  étudie  par  exemple  le  fameux  tableau  du  Musée  du  Puy  : 
on  remarquera,  au-dessus  du  manteau  protecteur  de  la  Vierge,  plusieurs  saints, 
parmi  lesquels  on  distingue  saint  Sébastien  et  très  probablement  saint  Roch^ 
Après  ce  que  nous  avons  dit  des  vertus  que  le  moyen  âge  leur  attribuait,  le 
doute  ne  paraîtra  guère  possible;  il  est  presque  certain  que  le  tableau  du  Puy, 

des  Recommandati  faisait  représenter  ses  membres  agenouillés  sous  le  manteau  de  la  Vierge  (Perdrizet,  op.  laud. 
p.  64).  Dès  le  xiii°  siècle  aussi  on  représentait  sur  une  châsse  de  la  cathédrale  d'Albi,  sainte  Ursule  abritant  des  saintes 
sous  son  manteau.  De  sorte  que,  tant  qu'on  n'aura  pas  trouvé  d'images  cisterciennes  de  la  Vierge  au  manteau 
remontant  au  xni°  siècle,  la  preuve  ne  sera  pas  faite.  On  pourra  même  se  demander  si  le  type  de  la  Vierge  au  man- 
teau ne  préexistait  pas  à  la  vision  du  moine  cistercien. 

1  Dans  les  Collecta  de  Jean  de  Cirey,  Dijon,  i^gi-  Â.u  commencement  du  xvi°  siècle,  tous  les  chefs  d'ordres 
figurent  sous  le  manteau  de  la  Vierge.  Voir  la  gravure  qui  ouvre  le  livre  intitule  :  Corona  nova  bealse  Mariœ,  i5i2. 

-  En  France,  le  plus  ancien  exemple  de  la  nouvelle  conception  est  le  tableau  du  Puy,  qu'il  faut  placer  aux  envi- 
rons de  i4io.  La  Vierge  au  manteau  peinte  à  fresque  dans  la  chapelle  de  Saint-Ceneri  (Orne)  est  antérieure.  La 
présence  des  armoiries  du  pape  Urbain  V  lui  assigne  une  date  qui  flotte  de  i362  à  1372.  Mais  les  personnages 
agenouillés  aux  pieds  de  la  Vierge  forment  une  foule  indistincte  oià  on  ne  distingue  pas  encore  les  deux  hiérarchies. 
(Voir  une  reproduction  dans  la  Normandie  Monumentale,  Orne,  t.  i",  p.  7a).  La  Vierge  de  Saint-Ceneri  est  pro- 
bablement vnie  simple  imitation  d'un  dessin  du  Spéculum  humancc  sahxitlonis.  Ce  recueil  célèbre  a  contribué  pour 
sa  pari  à  répandre  le  tvpc  de  la  ^  iergc  au  manteau. 

.^  Voir  P.  Perdrizet,  Congrès  arcltéolog.  (LXXI''  session  igoô,  p.  58l). 


LES    ASPECTS    NOUVEAUX'  DU    CULTE    DES    SAI|NTS  209 

peint  aux  environs  de  i/iio,  rappelle  le  souvenir  d'une  des  grandes  épidémies 
du  temps. 

Beaucoup  de  tableaux  ou  de  bas-reliefs,  qui  représentent  la  Vierge  au  man- 
teau, ont  dû  naître  de  vœux  faits  en  temps  de  peste  par  des  confréries  ou  des 
villes.  Les  exemples  que  nous  offre  l'Italie  sont  aussi  convaincants  qu'on  peut  le 
désirer.  On  connaît  le  retable  de  Montone  (1/182)  :  la  Vierge  abrite  sous  ses  bras 
écartés  la  ville  et  ses  habitants  ;  c'est  en  vain  qu'au-dessus  d'elle  Dieu  lance 
les  flèches  de  la  peste,  elles  se  brisent  sur  son  manteau  ;  la  Mort  qui  s'appro- 
chait de  la  ville  avec  sa  faux  est  obligée  de  s'enfuir*.  Quoique  moins  typiques, 
nos  œuvres  d'art  françaises  exprimèrent  sans  doute  souvent  la  même  pensée. 
Quand  on  lit  la  Messe  contre  la  peste,  dans  nos  missels  du  xv*^  et  du  xvi*^  siècles, 
on  est  frappé  de  voir  que  la  Vierge  y  apparaît  comme  un  intercesseur  entre  les 
hommes  et  «  la  colère  de  Dieu"  »  :  on  dirait  que  la  liturgie  se  souvient  de 
l'image  de  la  Vierge  au  manteau  \ 

La  Vierge  est  donc  toujours,  au  xv"  siècle,  comime  au  xm°,  celle  qui  désarme 
la  colère  de  Dieu.  Ses  miracles  restent  le  cher  entretien  et  la  consolation  des 
fidèles.  Des  manuscrits,  dont  quelques-uns  sont  admirablement  illustrés,  en 
transmettent  le  récit  *  ;  de  petites  gravures  sur  bois  en  rappellent  parfois  le  sou- 
venir dans  les  marges  des  livres  d'Heures \  Mais,  chose  curieuse,  le  grand  art, 
fidèle  aux  traditions  du  xm"  siècle,  ne  les  accueillit  pas.  Dans  nos  églises,  une 
seule  légende  resta  en  possession,  jusqu'au  milieu  du  xvf  siècle,  d'exprimier  la 
toute-puissance  de  la  Vierge  :  ce  fut,  comme  jadis,  le  fameux  miracle  de  Théo- 
phile \  D'où  vient  cette  singulière  faveur  ?  J'ai  dit  ailleurs  que  la  liturgie  avait 
adopté  le  miracle  de  Théophile  et  qu'un  passage  de  l'Office  de  la  Vierge  en 
commémorait  le  souvenir.  L'étude  des  missels  du  xv'  et  du  xvi°  siècles  me  per- 
met d  affirmer  que  le  passage  continua  k  être  récité  au  moins  jusqu'au  Concile 

'  Des  images  populaires,  fort  analogues,  se  Irouvenl  clans  le  recueil  public  par  Heitz  el  Sclireiber,  sous  le  litre 
de  PestblciUer. 

-  Voir  par  exemple  le  Missel  de  Chartres,  Paris  Kervcr,  1029  :  u  Exaudi  nos,  Deus  salutaris  nosler,  et,  inlerce- 
dente  beata  Dei  génitrice  Maria,  popukmi  tuum  ab  iracundiae  tuœ  tcrroribus  libéra.  »  C'est  la  messe  composée  par 
Clément  M  pendant  la  peste  de  i3^8. 

^  Les  images  de  sainte  Ursule  et  de  quelques  autres  saints  accueillant  les  fidèles  sous  leur  manteau  ne  sont  que 
des  imitations    de  la  Vierge  de  consolation. 

*  B.  N.  Franc.  9198  et  9199,  volumes  qui  ont  appartenu  à  Philippe  le  Bon,  duc  de  Bourgogne. 

•'  Heures  de  la  Vierge  de  i5o5,  Tliielman  Kerver. 

'■  Nous  ne  reviendrons  pas  sur  cette  légende  que  nous  avons  déjà  étudiée,  L'Art  religieux  du  xin«  siècle,  p.  297  et 
suiv. 

M.VLli.     T.     H.  27 


L'ART    RELIGIEUX 


de  Trente.  Rien  d'étonnant  donc  à  ce  que  les  chanoines  ou  les  fidèles  aient  fait 
encore  représenter  la  vieille  légende  par  les  peintres  verriers  au  temps  de  Fran- 
çois F'.  On  ne  doutera  guère  de  cette  influence  persistante  de  la  liturgie,  quand 
on   saura   qu'un  vitrail  de    Saint-Nizier   de   Troyes,    consacré  k  la  légende  de 


Fig.  96.  —  Le  miracle  de  Théophile. 
Vitrail  de  l'église  du  Grand-Andely  (Eure). 

Théophile,  laisse  encore  lire  cette  inscription  :  «  Theophilum  reformans  gratia3  » 
—  qui  est  le  verset  même  qu  on  récitait  à  l'Office  de  la  Vierge. 

Mais  la  popularité  de  l'histoire  de  Théophile  tient  encore  à  une  autre  cause. 
Ce  récit  dramatique,  cette  lutte  intérieure  011  le  bien  et  le  mal  sont  symbolisés 
par  la  Vierge  et  par  Satan,  était  un  sujet  intimement  apparenté  au  génie  du 
moyen  âge.  Il  tentait  sans  cesse  les  auteurs  de  Mystères.  On  l'avait  joué  au 
xni°  et  au  xiv"  siècle  ;  on  le  joua  au  xvi°.  Une  représentation  en  fut  donnée  en 
i533  à  Limoges,  une  autre  en  iSSg  au  Mans  ';  il  est  probable  que  la  pièce  fut 
alors  colportée  par  toute  la  France.   Or,  il  se  trouve  que  tous  les  vitraux  con- 

,  '  Petit  de  Julleville,  Les  Mystères,  l.  II,  p.  i85. 


LES    ASPECTS    NOUVEAUX    DU    CULTE    DES    SAINTS  211 

sacrés  à  la  légende  de  Théophile  sont,  ou  paraissent  être,  de  i53o  à  i5/io'. 
Ajoutons  que  quelques-uns  de  ces  vitraux  présentent  une  particularité  curieuse  : 
Pour  faire  entendre  que  Théophile  est  devenu  la  proie  de  l'enfer,  l'artiste  l'a 
représenté  lié  par  une  corde  dont  le  diable  tient  le  bout.  Il  en  est  ainsi  à  Mon- 
tangon  dans  l'Aube  et  au  Grand-Andely,  dans  l'Eure.  Les  deux  verrières  sont 
trop  différentes  de  style  pour  qu'on  puisse  parler  d'une  pratique  d'école  ;  elles  ne 
sont  certainement  pas  du  même  atelier.  Il  n'y  a  qu'un  moyen  d'expliquer  cette 
ressemblance,  c'est  de  supposer  que  Théophile  apparaissait  sur  le  théâtre  tenu 
en  laisse  par  Satan;  rien  n'est  plus  vraisemblable. 

C'est  ainsi  que  la  vieille  légende,  qui  n'avait  jamais  cessé  d'être  populaire, 
entra  de  nouveau  dans  l'art  au  wi"  siècle.  La  plus  belle  œuvre  qu'elle  ait  ins- 
pirée est  le  vitrail  du  Grand-Andely  (fig.  96)  :  la  Vierge  tient,  à  distance  le  monstre 
au  groin  de  porc,  aux  yeux  de  braise;  il  a  beau  faire,  il  faudra  qu'il  laisse 
tomber  de  sa  main  ce  grimoire  en  caractères  hébraïques  que  Théophile  a  jadis 
signé  de  son  sang. 

Des  miracles  aussi  merveilleux  que  celui  de  Théophile,  la  Vierge  pouvait  en 
faire  partout;  les  récits  en  témoignaient.  Toutefois,  c'était  surtout  dans  ses 
sanctuaires  préférés  qu'elle  répandait  ses  grâces  :  les  antiques  pèlerinages  du 
Puy,  de  Chartres,  de  Notre-Dame  de  Boulogne  étaient  toujours  en  faveur. 
Mais  dans  les  premières  années  du  xvi"  siècle,  on  commiença  à  parler  chez  nous 
d'une  ville  lointaine  où  la  Vierge  manifestait  sa  puissance  plus  qu'en  aucun  lieu 
du  monde  :  c'était  Lorette,  dans  la  Marche  d'Ancône.  Peut-être  les  soldats  de  nos 
guerres  d'Italie  rapportèrent-ils  en  France,  les  premiers,  le  petit  livre  du  pèlerin 
de  Lorette,  dont  on  peut  Yoir  un  exemplaire  à  la  Bibliothèque  Nationale".  Tou- 
jours est-il  qu'en  i5i8  les  Français  s'acheminaient  déjà  vers  le  sanctuaire  ita- 
lien ^  Le  petit  livre  racontait  au  voyageur  une  étrange  merveille.  On  lui  disait 
que  le  12  mai  1291,  au  moment  même  où  les  Sarrasins  venaient  de  chasser  les 
derniers  Francs  de  la  Terre  Sainte,  les  anges  avaient  paru  à  Nazareth,  et  avaient 
emporté  du  côté  de  l'occident  la  maison  de  la  Vierge,  la  sainte  maison  où  le 
\erbe  avait  été  conçu.  Ils  la  déposèrent  d'abord  en  Dalmatie,  puis  en  Italie,  au 
milieu  d'une  forêt,  à  l'endroit  qui  plus  tard  s'appela  Lorette.  Les  foules  accou- 

1  Vitrail  de  Saint-Nizier  à  Troyes,  de  Montangon  (Aube),  du  Grand-Andely    (Eure)  (i54o),  de   Beaumont-le- 
Roger  (Eure)  :  la  légende  de  Théophile  s'y  trouve  associée  aux  noces  de  Cana. 

2  Translalio  miramlosa  Ecclesiœ  Virginis  de  Loreto,  1607,  in-S".  B.  N.  Réserve  D.  Sg^S. 

^   Voyaye  de  Jacques  Le  Saige  de  Douai,  publié  par  H.   R.  Duthillceul,    Douai,  i852,  in-4». 


212  L'ART    RELIGIEUX 

rurent  pour  voir  cette  maison  de  brique  qui  reposait  sur  la  terre  sans  fonda- 
tions. Ce  grand  concours  de  peuple  dans  un  lieu  désert  fut  l'occasion  de  tant 
de  vols  k  main  armée  et  d'assassinats,  que  les  anges  emportèrent  de  nouveau  la 
maison.  Ils  la  mirent  sur  une  montagne  voisine.  Là,  habitaient  deux  frères  que 
l'afflux  des  curieux  enrichit  soudain.  La  fortune  les  rendit  plus  avides  encore; 
c'était  entre  eux  des  querelles  et  des  violences  sans  fin,  si  bien  que  les  anges, 
pour  la  troisième  fois,  enlevèrent  la  maison.  Ils  la  transportèrent  de  nouveau  à 
Lorette,  mais  cette  fois  ils  l'établirent  près  du  grand  chemin,  à  l'endroit  où  on 
la  voit  aujourd'hui.  Des  révélations  apprirent  bientôt  à  un  habitant  du  pavs  et 
à  un  saint  ermite,  nommé  frère  Paul,  que  cette  maison  mystérieuse  n'était  rien 
moins  que  la  maison  de  la  Vierge. 

Il  semble  bien  prouvé  aujourd'hui  que  cette  légende,  destinée  à  tant  de 
célébrité,  est  née  seulement  en  i/iya;  on  n'en  trouve  aucune  trace  avant  cette 
date'.  Elle  paraît  avoir  été  imaginée  par  Pierre  cli  Giorgio  Tolomei,  prévôt  de 
Teramo.  Il  cherchait  évidemment  k  s'expliquer  pourquoi,  quand,  au  xv"  siècle, 
on  avait  refait  1  église  de  Lorette,  on  avait  conservé  avec  tant  de  respect,  au 
beau  milieu  du  sanctuaire,  une  vieille  petite  chapelle  de  la  Vierge  où  on  venait 
en  pèlerinage  depuis  des  siècles.  Il  écrivit  alors  cette  histoire  qui  ne  trouva  pas 
d'incrédules.  Pourquoi,  pensait-on,  la  Vierge  n'aurait-elle  pas  voulu  consoler 
ainsi  les  chrétiens  de  la  perte  de  la  Terre  Sainte?  Les  hommes  d'au  delà  des 
Alpes  étaient  tout  préparés  k  accepter  un  récit  de  ce  genre  :  en  France  aussi,  il 
y  avait  des  églises  apj^ortées  par  les  anges  ^;  et,  d'ailleurs,  nos  belles  cathédrales 
gothiques  ne  semblaient-elles  pas  toutes  prêtes  k  quitter  cette  triste  terre  et  k 
s'envoler  dans  le  ciel? 

On  ne  chercha  donc  pas  chez  nous  chicane  k  la  Vierge  ;  on  voulut  croire 
les  Italiens  sur  parole.  La  vogue  du  pèlerinage  de  Lorette,  dès  la  première  moitié 
du  xvf  siècle,  explique  certaines  œuvres  d'art  qui  se  rapportent  au  règne  de 
François  I"  ou  de  Henri  IL 

La  plus  remarquable  est  certainement  la  belle  cheminée  sculptée  qui  dé- 
corait autrefois  une  maison  particulière  de  Rouen  et  qu'on  voit  aujourd'hui  au 
Musée  de  Cluny(fîg.  97).  Elle  rappelle  évidemment  le  souvenir  d'un  pèlerinage; 
le  petit  livre   du  pèlerin,  dont  nous  parlions  tout  k  l'heure,  a  servi  de  guide  k 

'  Chanoine  Ulysse  Chevalier,  ISiotrc-Dame-de-Lorettc,  1906,  in-8°. 

-  On  voulait  que  Notre-Dame  du  Puy,  «  l'église  angélique  »,  ait  été  ainsi  miraculeusement  apportée  sur  son 


rocher. 


LES    ASPECTS    NOUVEAUX    DU    CULTE    DES  SATNTS 


9l3 


l'artiste.  Les  deux  panneaux  delà  face  principale  représentent  la  maison  emportée 
par  les  anges  et  volant,  comme  un  grand  oiseau,  au-dessus  de  la  mer\  puis  les 
fidèles  s'empressant  autour  du  miraculeux  sanctuaire.  Quant  aux  bas-reliefs  des 
côtés,  ils  sont  consacrés  aux  scènes  de  violence  qui,  par  deux  fois,  obligèrent  les 
anges  à  déplacer  la  sainte  maison. 

Telle  est  à   peu  près   aussi  l'économie  du  beau  vitrail  de    Saint-Etienne   de 
Beauvais,  sorti  de  l'atelier  des  Leprince.   A  côté  de  pèlerins  aux  gestes  nobles. 


Fig.  97.  —  La  légende  de  la  maison  de  Lorette. 
Cheminée  sculptée  d'une  maison  de  Rouen  (Musée  de  Cluny). 

au  profil  raphaélesque  qui  prient  la  Vierge  dans  son  sanctuaire,  on  voit  des 
brigands  qui  se  jettent  sur  un  voyageur,  des  hommes  qui  s'injurient,  un 
cadavre  qui  garde  un  poignard  enfoncé  dans  la  poitrine.  C'est  pourquoi,  dans  le 
haut  d'un  des  panneaux,  les  anges,  indignés  de  tant  d'horreurs,  emportent  de 
nouveau  la  maison  à  travers  le  ciel. 

Un  vitrail  analogue  se  voit  à  Dreux.  On  conserve  aussi  çà  et  là  (par  exemple 
à  Saint-Menou  dans  l'Allier)  un  bas-relief  représentant  la  Vierge  assise  ou  debout 
sur  sa  maison  qu'emportent  les  anges  :  ce  n'est  pas  autre  chose  qu'une  imita- 
tion des  images  de  piété  que  les  pèlerins  rapportaient  de  Lorette". 

'  Le   personnage   agenouille   qui   contemple  la  maison   passant  dans  le   ciel    doit  être   le   saint  homme  que  la 
Vierge,  suivant  la  légende,  honora  d'une  révélation. 
-  Schreiber,  loc.  cit.,  n°  1102  et  suiv. 


2l^  L'ART    RELTGIEUX 


VII 

Le  moyen  âge  pourtant  ne  demanda  pas  toujours  des  miracles  à  la  Vierge; 
il  sut  l'aimer  d'un  amour  désintéressé.  11  la  conçut  comme  une  idée  sublime,  où 
l'esprit,  où  le  cœur  découvrent  sans  cesse  de  nouvelles  merveilles.  Sa  pureté 
surtout  était  le  perpétuel  sujet  de  l'entretien  du  solitaire  avec  lui-même.  La  femme 
déchue,  fragile,  dangereuse,  apparaissait  dans  ce  céleste  exemplaire,  parfaite, 
sans  tache,  digne  d'un  amour  infini.  Le  moine  qui  fuyait  la  femme  trouvait, 
dans  son  couvent,  la  Vierge. 

Ce  sont  les  ordres  religieux  qui  ont  le  plus  contribué,  dans  les  derniers  siècles 
du  moyen  âge,  à  l'exaltation  de  la  Vierge.  Ces  milliers  et  ces  milliers  de  proses, 
d'hymnes,  de  petits  poèmes  en  l'honneur  de  la  Vierge,  qu'on  recueille  aujour- 
d'hui, ont  été  écrits  en  grande  partie  par  des  moines  \  Chaque  monastère 
avait  son  poète  comme  il  avait  sa  cloche  qui  sonnait  langélus.  Il  y  a  assurément 
dans  ces  œuvres  beaucoup  de  formules,  mais  on  y  reconnaît  aussi  parfois  cette 
suave  conception  de  l'univers  qui  était  alors  celle  du  cloître.  Le  monde  y  ap- 
paraît spiritualisé  par  l'habitude  de  la  contemplation  ;  les  réalités  tremblent, 
s'effacent,  se  dissolvent  en  prières.  Les  parfums  qui  montent  des  fleurs  sont 
autant  de  vertus  :  pudeur,  charité,  oubli  de  soi.  Toujours  occupé  de  la  Vierge, 
le  moine  la  voit  partout  :  la  belle  source  qui  court  dans  le  cloître,  c'est  sa 
pureté,  et  cette  haute  montagne  qui  ferme  l'horizon  c'est  sa  grandeur.  C  est  elle 
qui  est  le  printemps  ;  elle  vient  parée  d'une  guirlande  de  fleurs,  qui  est  une  guir- 
lande de  vertus "*.  Quand  le  moine  sort  de  son  couvent,  toutes  les  magnificences 
qu'il  découvre  autour  de  lui  lui  semblent  autant  d'aspects  afl'aiblis  de  la  beauté 
qu'il  contemple  dans  la  Vierge  :  elle  est  le  champ  de  blé  qui  nous  a  donné  le 
pain  de  l'éternité,  elle  est  l'arc-en-ciel  que  colore  un  rayon  du  soir  venu  de 
Dieu\   elle  est  l'étoile    d'où  tombe   la    goutte  de  rosée   sur  notre    aridité  inté- 

'  On  les  trouvera  dans  les  recueils  de  Mone,  Brèves,  Daniel,  Weale  et  Misset  que  nous  avons  déjà  signales. 

"■^  Salve  altitude  montis, 

Salve  claritudo  fontis... 

Salve,  dulce  tempus  veris, 

Tu  virtutuni  sertum  geris... 
Mone,  Lateinische  Hymnen  des  MUlelalters,  t.  II,  p.  275. 
3  Ibid.  p.    i85. 


LES    ASPECTS    NOUVEAUX    DU    CULTE    DES    SAINTS  2i5 

rieure\  C  est  le  matin  surtout  que  le  moine  pense  à  elle  quand  1  aube  blanchit  la 
fenêtre  de  sa  cellule.  Il  regarde:  le  ciel  s'empourpre  et  la  nature  tressaille.  Voilà 
laurore  :  elle  apparaît  pour  annoncer  le  soleil,  comme  la  Vierge  a  précédé  en 
ce  monde  la  lumière  éternelle". 

On  trouvera  le  commentaire  le  plus  clair  de  toutes  ces  hymnes  à  la  Vierge 
dans  la  vie  de  Suso,  on  les  verra  en  quelque  sorte  en  action.  Le  jeune 
Allemand,  qui,  pendant  son  enfance,  avait  contemplé  le  lac  de  Constance  et  la 
ligne  blanche  des  Alpes,  resta  toute  sa  vie  un  merveilleux  poète,  il  mêle  la  nature 
à  tous  ses  élans  vers  la  Vierge. 

Il  est  dans  son  couvent,  et  le  veilleur  vient  d'annoncer  le  lever  du  jour  : 
«  Le  serviteur  ^  dit-il,  ouvrit  les  yeux,  tomba  à  genoux,  et  salua  l'étoile  du 
matin  qui  se  levait,  la  douce  Reine  des  cieux,  car  il  devait,  comme  les  oiseaux, 
saluer  celle  qui  nous  apporte  la  lumière  du  jour  éternel.  Et  pendant  qu'appa- 
raissait l'étoile  du  matin,  une  voix  chantait  en  lui,  sur  un  mode  suave  et  doux,  ces 
paroles  :  «  Marie,  l'étoile  de  la  mer,  vient  de  se  lever  aujourd'hui*.  » 

((  Dans  sa  jeunesse,  lorsqu'il  voyait  le  printemps  approcher  et  les  fleurs 
commencer  à  s'ouvrir,  il  s  abstenait  d'abord  de  les  cueillir.  Puis,  quand  le  temps 
lui  semblait  venu,  il  cueillait  les  fleurs  avec  mille  pensées  aimables,  les  portait 
dans  sa  ceflule  et  en  tressait  une  couronne.  Il  allait  alors  à  la  chapelle  et 
couronnait  la  statue  de  Marie  avec  cette  aimable  couronne.  Il  pensait  que  comme 
elle  était  la  plus  belle  fleur,  et,  en  quelque  sorte,  le  printemps  de  son  jeune  cœu^ 
elle  ne  refuserait  pas  les  premières  fleurs  que  lui  oflVirait  son  serviteur".   » 

La  Vierge  le  récompense  par  des  extases  qui  lui  font  toucher  le  seuil  de  la 
félicité  éternelle  :  «  Une  fois,  au  commencement  de  mai,  il  avait  dévotement 
offert,  suivant  sa  coutume,  une  couronne  de  roses  à  la  Reine  du  ciel.  Le  matin, 
il  voulut  se  reposer  et  dormir,  parce  qu'il  était  revenu  de  la  campagne  très 
fatigué. ..  Mais  lorsque  l'heure  de  son  lever  fut  arrivée,  il  lui  sembla  qu'il  était  au 

'  Dreves,  Analecta  hymnica  medi'i  aeui,  t.  VU,  p.  80. 

"  Aurora  lucis  rutilât 

^ternae  lucis  nuntia, 

Exsultâns  mundus  jubilât 

Novae  lucis  ob  gaudia...  etc. 
Dreyes,  Anaicc.   hyinn.,  t.  IV,  p.  /i8. 
^  C'est  le  nom  qu'il  se  donne. 

'  Vila,  cap.  VI  {Œuvres  mjstiq.  de  Suso,  traduites  par  Thiriot,  Paris.  1899). 
5  Vita,  cap.  XXXVIIL 


2i6  L'ART   RELIGIEUX 

milieu  d'un  concert  céleste  où  l'on  chantait  le  Magnificat.  Quand  on  eut  fini,  la 
Vierge  s'avança  vers  lui  et  lui  commanda  de  chanter  ce  verset  :  «  0  vernalis 
rosula  »,  «  0  jeune  rose  du  printemps  ».  Il  obéit  avec  joie,  et,  aussitôt,  trois  ou 
quatre  beaux  anges,  qui  faisaient  partie  du  concert,  s'unirent  à  lui,  et  leurs  voix 
étaient  plus  admirables  et  plus  ravissantes  que  tous  les  instruments  de  musique 
réunis.  Le  serviteur  ne  put  supporter  tant  de  bonheur  et  revint  à  lui  '.» 

Cette  chaste  poésie  enivra  les  derniers  siècles  du  moyen  âge.  Dans  les  ordres 
religieux  le  culte  de  la  Vierge  alla  sans  cesse  s'exaltant.  La  couronne  de  roses  que 
lui  offrait  Suso  devint,  au  xv°  siècle,  la  symbolique  couronne  de  prières  du 
rosaire.  On  sait  qu'au  moyen  âge  le  vassal  présentait  à  son  seigneur,  en  signe  de 
dévouement,  un  chapeau  de  roses  ^  :  le  rosaire  fut  l'hommage  du  fidèle  à  la 
suzeraine  du  ciel.  C'est  en  1/170,  à  la  suite  d'une  vision,  que  le  dominicain 
Alain  de  La  Roche  imagina  ce  symbole  chevaleresque  ^  Le  rosaire  se  composait 
de  trois  sortes  de  roses,  les  roses  blanches,  qui  figuraient  les  mystères  joyeux 
de  la  vie  de  la  Vierge,  les  roses  rouges  les  mystères  douloureux,  les  roses  d  or 
les  mystères  glorieux.  En  cinq  ans,  Alain  de  La  Roche  répandit  la  dévotion  nou- 
velle en  France,  en  Flandre,  et  dans  les  provinces  du  Rhin.  Et  il  ne  faut  pas 
croire  que  les  couvents  fussent  seuls  à  l'adopter,  les  laïques  s'enrôlèrent 
en  foule  dans  les  confréries  du  rosaire;  les  confrères,  qui,  dans  la  région  de 
Cologne,  étaient  six  mille  en  i^'jb,  étaient,  en  i/iyQ,  cinq  cent  mille. 
«  Car  les  laïques,  entraînés  par  les  ordres  religieux,  célébrèrent  bientôt  la 
Vierge  avec  autant  de  ferveur  que  les  moines.  Le  xv°  et  le  x\f  siècles  virent 
naître  ces  sociétés  poétiques,  ces  puys  ou  ces  palinods  de  Rouen,  d'Amiens, 
d'Abbeville,  de  Caen,  de  Dieppe,  dont  l'unique  occupation  fut  de  chanter  les 
vertus  de  la  Vierge. 

Ce  n'était  pas  encore  assez  :  vers  la  fin  du  xv'  siècle,  une  idée  mystérieuse, 
qui,  depuis  plus  de  cinq  cents  ans,  germait  secrètement  dans  les  âmes,  leva 
soudain.  Il  apparut  alors  avec  évidence  aux  théologiens  que  la  Vierge  n'avait 
pu  participer  à  la  faute  originelle  ;  un  décret  particulier  de  Dieu  l'avait  exceptée 
de  la  loi.  Exemplaire  parfait  d'une  humanité  nouvelle,  Marie,  semblable  à  Eve 
au  sortir  des  mains  de  Dieu,  était  entrée  dans  le  monde  sans  porter  le  poids  du 
péché. 

1  Ibid.  cap.  XII. 

2  G.  Joret,  La  rose  dans  l'antiquité  et  au  moyen  âge,  Paris,  1892.  p.  4i3. 

■'  El  non  pas  saint  Dominique  au  xiii'^  siècle;  c'est  ce  qui  a  été  «établi  par  des   Iravaux  récents.    Non  Anàlectà 
Bollandiànci,  1899.  p.  290,  ei  Revue  du  clergé  français,  décembre  1901. 


LES    ASPECTS    NOUVEAUX    DU    CULTE    DES    SAINTS  217 

Ce  dogme  de  l'Immaculée-Gonception  est  une  vieille  idée  qui,  dès  le 
xf  siècle,  avait  déjà  des  adeptes  en  Angleterre  et  en  Normandie'.  La  légende,  ici, 
se  trouve  à  peu  près  d'accord  avec  l'histoire.  On  racontait  qu'un  chanoine, 
envoyé  en  ambassade  chez  les  Danois  par  Guillaume  le  Conquérant,  avait  été  sur- 
pris, en  mer,  par  une  furieuse  tempête.  Au  plus  fort  du  danger,  la  Vierge  lui  appa- 
rut :  d  un  mot  elle  calma  la  tempête,  mais,  en  retour,  elle  demanda  au  chanoine 
de  faire  célébrer  chaque  année  une  fête  nouvelle,  celle  de  sa  Conception.  Là 
légende  était  chère  aux  Normands,  et  longtemps  on  put  voir,  dans  l'église 
Saint-Jean  de  Rouen,  un  vitrail  qui  la  retraçait  ^  Au  xvi"  siècle,  l'opinion  courante 
était  que  la  fête  de  la  Conception  avait  été  célébrée,  pour  la  première  fois,  en 
Normandie  et  en  Angleterre  sur  l'ordre  de  Guillaume  le  Conquérant  %  tradition 
qui  n'était  pas,  comme  on  le  voit,  fort  éloignée  de  la  vérité. 

La  mystique  ville  de  Lyon  accueillit,  en  iilyo,  et  la  fête  et  l'idée  de  la  Con- 
ception immaculée.  C'est  en  vain  que  saint  Bernard,  et  après  lui  d'autres  théo- 
logiens fameux,  condamnèrent  une  opinion  qu'ils  jugeaient  dangereuse;  le  dogme 
s'élaborait  lentement. 

Quand  on  a  feuilleté  les  manuscrits  et  les  incunables  du  xv"  siècle,  on  sait 
combien  de  livres  furent  écrits  alors  sur  un  sujet  qui  passionnait  l'Eglise.  Certains 
de  ces  livres  sont  des  recueils  d'images  destinés  à  faire  pénétrer  l'idée  jusque  dans 
les  intelligences  les  plus  humbles.  On  ne  peut  rien  imaginer  de  plus  étrange  que  le 
Defensorium  inviolatum  beatse  Marise  Virginis''.  On  y  prouve,  par  des  exemples 
empruntés  à  l'histoire  naturelle,  à  la  fois,  qu'une  Vierge  a  pu  enfanter,  et 
qu'elle  a  pu  être  préservée  de  toute  souillure.  Une  gravure  représente  des 
oiseaux  sortant  de  l'œuf  pendant  que  le  soleil  brille  dans  le  ciel  :  «  Si  le  soleil, 
dit  le  texte,  peut  couver  et  faire  éclore  les  œufs  de  l'autruche,  pourquoi  le 
soleil   de    justice    ne  pourrait-il  pas    faire    enfanter    une  Vierge  ?  »  Une    autre 

'  Voir  les  Etudes  (Rev.   publiée  par  les  P.   de  la  Gomp.  de  Jésus),   t.  C,  p.  768,  article  de  A.  Noyon.  La  fête 
était  inscrite  dans  le  calendrier  anglo-saxon  avant  la  conquête  normande.   On  est  remonté  plus  haut  encore,    et  le 
P.  Thurston  a  montré  que  l'église  d'Irlande,  au  x'  et  même  au  ix"  siècle,  commémorait  la  Conception  de  la  Vierge  : 
Voir  Rev.  du  clergé  français,  t.  XXXIX,  et  J.  C.  Broussolle,  Etudes  sur  la  Sainte-Vierge.  Paris,  1908. 
-  E.  de  La  Querière,  Notice  sur  l'ancienne  église  paroissiale  Saint-Jean  de  Rouen,  Rouen  1860. 
La  légende  de  la  tempête  se  trouve  dans  le  De  Conceptione  Virginis  Mariœ,  qu'on  attribuait  à  saint  Anselme, 
3  B.  N.  franc.   19243.  C'est  un  livre  d'Heures  écrit  au  commencement  du  xvi"  siècle  ;  on  lit,   f"  48  : 

N'avons-nous  pas  du  duc  Guillaume 
Qui  la  fit  (la  Conception)  fêter  en  sa  terre 
Dont  il  aoquesta  le  royaume 
Et  tout  le  pays  d'Angleterre. 
*  Une  édition  de  ce  livre  a  paru  en  1 471. 

MALE.     T.     II.  28 


2i8  L'ART  RELIGIEUX 

gravure  représente  une  fleur  :  «  Si  la  fleur  appelée  tylé  ne  se  fane  jamais,  pour- 
quoi une  Vierge  n'aurait-elle  pas  été  à  l'abri  de  toute  souillure  ?  »  Ainsi  toutes 
les  merveilles  de  l'univers  ne  sont  que  des  ligures  de  ce  mystère  suprême  qu'est 
la  pureté  de  la  Vierge. 

Il  fallait  aux  théologiens  d'autres  arguments.  On  les  trouve  rassemblés  dans 
plusieurs  ouvrages,  qui  datent  tous  de  la  fin  du  xv''  siècle  ou  du  commencement 
du  xvi"  ' .  Le  plus  clairement  ordonné  est  celui  que  le  chanoine  Clichtove  publia 
en  i5ii},  sous  le  titre  de  :  De  pariîate  conceptionis  beatse  Marix  Virginis;  la 
nécessité  de  la  conception  immaculée  y  est  établie  dogmatiquement  et  démontrée, 
en  outre,  par  le  témoignage  des  Pères  de  l'Eglise  et  des  docteurs. 

Cette  doctrine  que  le  synode  de  Baie  encourageait  dès  i^Sg,  que  le  pape 
Sixte  IV  approuvait  en  i/i^ô  \  que  la  Sorbonne  acceptait  comme  un  dogme 
en  1/196  \  ne  pouvait  manquer  de  trouver  son  expression  dans  l'art.  L'art  chré- 
tien rendait  trop  fidèlement  alors  toutes  les  nuances  de  la  pensée  chrétienne, 
pour   qu'il  n'ait  pas  accueilli  une  idée  qui  passionnait  tant  d'âmes. 

Une  œuvre  très  curieuse,  mais  malheureusement  mutilée,  résume  pour  les 
yeux,  avec  un  rare  bonheur,  le  long  travail  des  écoles  théologiques  :  c'est  le  trip- 
tyque de  Jean  Bellegambe,  dont  le  musée  de  Douai  ne  conserve  plus  aujourd'hui 
que  les  deux  ailes.  Le  tableau  a  une  origine  touchante.  En  i52i,  une  jeune 
fille  de  Douai,  Marguerite  Pottier,  à  la  veille  de  son  mariage,  tomba  gravement 
malade  ;  elle  comprit  vite  qu'il  n'y  avait  plus  d'espoir.  Elle  avait  toujours  eu 
une  dévotion  particulière  à  la  Conception  de  la  Vierge  :  elle  pria  donc  son  père 
d'offrir,  en  mémoire  d'elle,  à  l'église  de  sa  paroisse,  un  tableau  qui  représen- 
terait ce  mystère. 

Jean  Bellegambe  fut  chargé  de  donner  un  corps  au  vœu  de  la  jeune  morte. 
L'entreprise  dépassait  infiniment  le  savoir  théologique  de  l'honnête  artiste  :  il  alla 
sans  aucun  doute  consulter  quelque  savant  chanoine  de  ses  amis  qui  laida  à  ima- 
giner l'ordonnance  de  son  triptyque.  La  Vierge  en  occupait  certainement  la  partie 

'  Je  cilerai  parlîculièrement  B.  N.  iat.  969 1,  Libellas  recolleclorius  de  veritate  conceptionis  beatœ  Murix  Virginis, 
(1478)  et  B.  N.  franc.  989,  Le  défenseur  de  l'originale  innocence  de  la  glorieuse  Vierge  Marie,  traduit  du  latin  de 
Pierre  Thome  par  Antoine  de  Lévis  pour  Jeanne  de  France,  duchesse  de  Bourbonnais.  Il  ne  faut  pas  oublier  non 
plus  Robert  Gaguin,  De  puritate  conceptionis  bealse  Mariœ  Virginis. 

^  En  1476,  Sixte  IV  fît  composer  un  office  pour  la  fête  de  la  Conception.  —  Sixte  IV  était  franciscain,  or  les 
Franciscains  n'avaient  jamais  cessé  de  défendre  contre  les  Dominicains,  qui  l'attaquaient,  la  doctrine  de  l'Immaculée 
Conception. 

^  A  partir  de  1496,  les  nouveaux  professeurs  de  la  Sorbonne  déclaraient,  sous  la  foi  du  serment,  qu'ils  accep- 
taient la  doctrine. 


LES    ASPECTS    NOUVEAUX    DU    CULTE    DES    SAINTS  219 

centrale.  Une  sorte  de  concile  œcuménique,  composé  des  plus  illustres  docteurs  de 
l'Église,  remplit  les  deux  ailes  :  c'est  la  théologie  méditant  sur  la  Vierge.  On  voit 
d'abord  les  Pères  de  l'Eglise,  saint  Augustin,  saint  Ambroise,  saint  Jérôme  ; 
chacun  d'eux  semble  prononcer  une  phrase  empruntée  à  ses  œuvres,  et  chacune 
de  ces  phrases  témoigne  en  faveur  de  la  croyance  à  l'Imimaculée-Conception. 
Voici,  maintenant,  la  plus  grave  assemblée  de  la  chrétienté,  l'Université  de  Paris. 
Elle  aussi  parle  par  la  bouche  de  ses  grands  Docteurs,  les  Pierre  Lomibard,  les 
Bonaventure,  les  Duns  Scot  :  tous  s'inclinent  devant  le  mystère  d'une  Vierge 
sans  tache.  Enfin  voici  le  pape  lui-même;  Sixte  IV  apparaît  assis  sur  un  trône 
de  marbre,  et,  au-dessus  de  sa  tête,  on  lit  ce  texte  emprunté  à  sa  troisième 
constitution  sur  l'Immaculée-Conception  :  «  Mater  Dei,  Virgo  gloriosa,  a  peccato 
originali  semper  fuit  preservata.  »  —  L'œuvre,  on  le  voit,  est  grandement  conçue, 
c'est,  comme  la  fresque  de  Raphaël,  une  Dispute  dont  la  Vierge  serait  le   sujet. 

Quand  on  vient  de  lire  les  traités  consacrés  à  l'Immaculée-Conception,  et,  par- 
ticulièrement, celui  de  Glichtove,  on  ne  peut  s'empêcher  de  remarquer  lextraor- 
dinaire  ressemblance  qu'il  y  a  entre  ces  livres  et  le  tableau  de  Bellegambe.  Chez 
Glichtove,  en  particulier,  les  grands  témoignages  qui  sont  invoqués  après  ceux 
des  Pères,  sont  précisément  ceux  de  l'Université  de  Paris,  et  ceux  du  pape 
Sixte  IV  ' .  Le  triptyque  de  Bellegambe  a  donc  été  ordonné  par  un  théologien 
qui  avait  la  tête  pleine  de  la  nouvelle  doctrine  et  qui  savait  les  arguments  par 
cœur".  De  là,  le  singulier  intérêt  que  présente  cette  œuvre  d'art:  elle  résume 
plusieurs  siècles  de  controverses  et  témoigne  de  l'état  d'esprit  de  la  chrétienté  au 
moment  même  où  la  Réforme  éclatait. 

Le  tableau  de  Bellegambe  est  une  tentative  isolée;  l'idée,  pour  devenir 
populaire,  devait  s'exprimer  sous  des  formes  plus  simples. 

L'entreprise  était  difficile  :  comment  représenter  la  Vierge  à  l'état  de  pur 
concept  ?  comment  faire  entendre  qu'elle  avait  été  créée  sans  tache  par  un  décret 
de  Dieu,  qu'elle  existait  dans  sa  pensée  avant  le  commencement  des  siècles  .^^ 

Dès  le  xv"  siècle,  les  artistes  essayèrent  de  résoudre  le  problème.  Ils  songèrent 
d'abord  à  cette  femme  dont  l'Apocalypse  parle  avec  tant  de  mystère.  Elle  a  la 
lune  sous  les  pieds,  des  étoiles  sur  la  tête  et  le  soleil  l'enveloppe;  elle  semble 

'  Les  phrases  assignées  à  chaque  docteur  ne  sont  pas  toujours  les  mêmes  dans  le  tableau  et  dans  le  livre  de  Gli- 
chtove; mais  les  ouvrages  que  nous  avons  nommés  plus  haut  sont  une  mine  de  citations  où  il  était  facile  de 
s'approvisionner.  L'ordonnateur  du  tableau  possédait  tout  cette  littérature. 

-  Il  y  aurait  quelque  naïveté  à  croire,  avec  Mgr  Dehaisnes  (Jean  Bellegambe  p.  i85-i86),  que  l'artiste  ait  possédé 
toute  celte  érudition. 


L'ART    RELIGIEUX 


plus  antique  que  le  temps;  elle  a  été  conçue,    sans   doute,  avant  cet  univers. 

Une  telle  image  exprimera  donc  ce  qu'il  y  a  de  grandiose  dans  le  concept  d'une 

Vierge  antérieure  à  1  humanité  et  affranchie  des  lois  qui  la  régissent. 

Au  xv''  siècle,  en  effet,   on   rencontre,  dans  les  manuscrit,  une  figure  de  la 

Vierge  à  mi-corps  qui  semble  surgir  du  croissant   de  la  lune  et   qui  rayonne 

comme  le  soleil  ' .  La  gravure  s'empara  de  ce 
motif  et  le  rendit  populaire  '.  On  lit  sous  une 
de  ces  images  qu'entoure  la  couronne  du 
rosaire  : 

Concepta  sine  peccato\ 

de  sorte  qu'on  ne  peut  douter  que  la  Vierge 
au  croissant  n'ait  été  la  première  représen- 
tation symbolique  del'Immaculée-Gonception. 
Une  pareille  image  qu'Albert  Durer  lui- 
même  semble  avoir  trouvée  belle  et  expres- 
sive \  ne  satisfit  pas  pleinement  nos  artistes 
français  :  ils  cherchèrent  et  trouvèrent  autre 
chose. 

Dans  les  premières  années  du  xvi"  siècle, 
on  vit  apparaître,  chez  nous,  une  figure  de 
la  Vierge  pleine  de  poésie  (fig.  g8).  C'est  une 
toute  jeune  fille,  presque  encore  une  enfant; 
ses  longs  cheveux  couvrent  ses  épaules.  Elle  a 
le  geste  que  Michel-Ange  donne  à  son  Eve  apparaissant  k  la  vie  :  elle  joint  les 
mains  pour  adorer.  Cette  jeune  Vierge  semble  suspendue  entre  ciel  et  terre.  Elle 
flotte  comme  une  pensée  qui  n'a  jamais  été  exprimée  ;  car  elle  n'est  encore  qu'une 
idée  dans  l'inteUigence  divine.  Dieu  se  montre  au-dessus  d'elle,  et  il  prononce,  en 
la  voyant  si  pure,  la  parole  du  Cantique  des  Cantiques  :  «  Totapulchra  es,  amica 
mea,  et  macula   non  est   in  te.  »  Et  pour  rendre  sensible  cette  beauté  et  cette 

'  B.  N.  lat.  i4o5,  livre  d'Heures  des  environs  de  i45o,  f»  6i  V.  Bourdichon  a  plusieurs  fois  représenté  celte 
figure. 

2  Voir  Schreiber,  Manuel,  t.  I,  n°  io53,  io83,  io84,  io85,  etc.  La  Vierge  est  parfois  debout  sur  le  crois- 
sant. 

^  Schreiber,  loc.  cil.  n°  iio". 

■''  Il  la  mil  en  tête  de  son  Apocalypse. 


Fig.  98. 
Heures  à  l'usage  de  Rome  de  ïliilnian  Kerver,  i5o5 


La  Vierge  avec  les  emblèmes 
des  Litanies. 


LES    ASPECTS    NOUVEAUX    DU    CULTE    DES    SAINTS 


321 


pureté  de  la  fiancée  que  Dieu  a  choisie,  l'artiste  a  réalisé  les  plus  suaves 
métaphores  de  la  Bible  :  il  a  disposé  autour  d'elle  le  jardin  fermé,  la  tour  de 
David,  la  fontaine,  le  lys  des  vallées,  l'étoile,  la  rose,  le  miroir  sans  tache.  Ainsi 
tout  ce  que  l'homme  admire  dans  le  monde  n'est  qu'un  reflet  de  la  beauté  virginale. 


Fig.  99.  —  La  Vierge  portant  le  Christ  on  croix. 
Gravure  du  Cantique  des   Cantiques,  xv'  siècle. 

Une  semblable  image  est  très  complexe;  elle  a  été  préparée  par  un  long 
travail  antérieur  qu'il  est  intéressant  d'analyser. 

Il  y  avait  déjà  plusieurs  siècles  que  les  docteurs  du  moyen  âge  avaient 
reconnu  la  Vierge  dans  la  Sulamite  du  Cantique  des  Cantiques.  Ce  vieux  poème 
d'amour,  imprégné  de  tous  les  parfums,  brûlant  et  fiévreux  comme  la  Syrie, 
était  devenu  dans  les  commentaires  aussi  virginal  que  les  sommets  des  Alpes.  La 
bien-aimée,  «  dont  les  doigts  laissent  tomber  des  gouttes  de  myrrhe  sur  la 
poignée  du  verrou  »,  «  dont  les  vêtements  ont  l'odeur  du  Liban  »,  c'est  la  Vierge 
Marie,  mère  du  Sauveur. 

Un  des  hvres  les  plus  mystiques  du  xv"  siècle,  le  Cantique  des  Cantiques 
illustré   de  gravures  sur  bois,  avait  rendu  ces  similitudes  presque  populaires'. 

'  C'est  un  des  livres  xylographiques  les  plus  célèbres  du  xv^  siècle. 


222  L'ART    RELIGIEUX 

On  n'imagine  rien  de  plus  pur.  Le  fiancé,  c'est  Dieu  lui-même  conçu  comme 
un  adolescent  candide,  et  la  fiancée,  c'est  la  Vierge,  svelte,  immatérielle  comme 
un  esprit.  Les  plus  brûlantes  paroles  sont  traduites  dans  le  langage  de  l'âme. 
Le  contraste  est  parfois  si  fort,  si  imprévu,  qu'il  émeut  comme  l'explosion 
lyrique  d'un  grand  poète.  «  Mon  bien-aimé,  dit  le  texte,  est  un  bouquet  de 
myrrhe  entre  mes  seins.  »  Que  nous  montre  la  gravure  ?  La  Vierge  debout  et 
serrant  son  fils  crucifié  sur  sa  poitrine  (fig.  99).  Un  pareil  livre  ressemble  aux 
poèmes  que  les  moines  écrivaient  en  l'honneur  de  la  Vierge  :  il  est,  pour  parler 
comme  saint  François  d'Assise,  chaste  comme  l'eau. 

Il  était  donc  bien  établi,  au  commencement  du  xvi"  siècle,  que  la  Vierge  était 
la  fiancée  du  Cantique  des  Cantiques;  l'art  lui-même,  comme  on  le  voit,  s'était 
déjà  emparé  de  ce  concept  théologique.  L'artiste  du  xvi''  siècle  qui  créa  l'image, 
dont  nous  cherchons  en  ce  moment  l'origine,  était  donc  guidé  par  la  tradi- 
tion \ 

Quant  à  l'idée  de  grouper  autour  de  la  Vierge  des  emblèmes  bibliques,  elle 
n'était  pas  non  plus  absolument  nouvelle.  Il  y  avait  longtemps  que  les  litur- 
gistes  avaient  choisi  dans  la  Bible  les  plus  belles  métaphores  pour  en  décorer 
les  Offices  de  la  Vierge.  Dès  le  xni"  siècle,  la  Vierge  était  appelée  «  étoile  de  la 
mer  » ,  «  jardin  fermé  » ,  «  rose  sans  épines  '  » .  Tous  ces  beaux  mots  de  la  Bible 
ressemblent  à  autant  de  pierres  précieuses.  Il  suffit  de  les  assembler  pour  en  faire 
le  plus  riche  collier,  la  plus  merveilleuse  couronne  : 

Botrus,  uva,  fa  vus,  hortus 

Thalamus,  triclinium 
Arca,  navis,  aura,  portus, 

Luna,  lampas,  atrium. 

Ainsi  chante  le  Missel  d'Evreux^  Quelle  plus  douce  musique?  Dans  tous  les 
missels  on  trouve  des  colonnes  entières  de  substantifs  :  fleurs,  parfums,  métaux 
précieux,  couleurs,  rayons  de  miel,  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  délicieux  dans  la 
nature.  Les  poètes  les  plus  raffinés  de  notre  temps  n'ont  pas  été  plus  sensibles 
à   l'enchantement    du   mot.    Les   Litanies   de  la  Vierge,   qui,  dans  leur    forme 

'  La  jeune  Vierge  qui  joint  les  mains  (souvent  dans  une  auréole  de  rayons)  (fig.  98)  offre  une  singulière  res- 
semblance avec  la  fiancée  auréolée,  du    Cantique  des  Cantiques  xylographique   (fig.   100). 

^  Missel  de  l'abbaye  de  Saint-Corneille  à  Gompiègne,  Misset  et  Weale,  Analecta,  t.  II,  p.  473. 

3  Missel  d'Evreux  de  1497.  Les  noms  que  le  moyen  âge  aimait  à  donner  à  la  Vierge  ont  été  rassemblés  par 
A.  Salzer,  die  Sinnbilder  und  Beiworte  Mariens,  Linz,  1898,  in-8°. 


LES    ASPECTS    NOUVEAUX    DU    CULTE    DES    SATNTS  228 

actuelle,  n'apparaissent  qu'en  1676,  ont  donc  une  lointaine  origine*.  On  réci- 
tait ces  beaux  mots,  moins,  peut-être,  pour  demander  une  grâce,  que  pour  soula- 
ger son  cœur';  chacune  de  ces  paroles  d'or  était  un  aliment  du  rêve. 

Il  y  eut  assurément  de  l'ingéniosité  à  réaliser  ces  métaphores,  à  les  dessi- 
nei-,  à  les  disposer  autour  de  la  fiancée  du  Cantique  \ 

Où  se  rencontre  pour  la  première  fois  cette  image  complexe  .►^  M.  Maxe-Werly 


Fig'.  100.  —  La  Vierge  dans  une  auréole. 
Gravure  du  CantUjne  des  Cantiques  (xv°  siècle). 

a  avancé  qu'elle  apparaissait  en  i5o5,  sous  forme  de  gravure,  dans  les  Heures 
de  la  Vierge  à  l'usage  de  Rome,  publiées  à  Paris  par  Thielman  Kerver*.  Cette  affir- 
mation était  faite  pour  étonner,  car  les  gravures  des  livres  d'Heures  se  ratta- 
chent à  une  longue  tradition  :  on  en  trouve  presque  toujours  les  originaux 
dans  les  miniatures  des  manuscrits.  Mais  il  a  fallu  se  rendre  à  l'évidence.  Je  n'ai 
pas,  jusqu'à  présent,  rencontré  une  seule  miniature  représentant  l'Immaculée- 
Conception,  qui  soit  antérieure  à  i5o5;  d'autre  part,  tous  les  vitraux,  tous  les 

'  R.  P.  Angelo  de  Santi,  Les  Litanies  de  la  Vierge,  traduct.  franc.,  Paris,  1900. 

-  Ces  invocations  à  la  Vierge  semblent  pourtant  avoir  été  souvent  récitées,  au  xv'=  siècle,  pour  demander  protection 
contre  les  deux  grands  fléaux  du  temps  :  la  peste  et  les  Turcs.  Angelo  de  Santi,  loc.  cit. 

^  Peut  être  y  eut-il  aussi  des  précédents.  On  voit  parfois  autour  de  la  Vierge  à  la  licorne  (antique  sjnibole  de  la 
virginité  de  Marie),  plusieurs  symboles  groupés  avec  goût  :  la  porte  du  ciel,  la  fontaine,  la  toison  de  Gédéon,  la 
verge  d'Aaron.  Il  se  pourrait  que  ces  représentations  fussent  antérieures  à  nos  Vierges  de  l'Immaculée-Conception. 
V.  Léon  Germain,  La  chasse  à  la  Licorne,  1897,  et  Rev.  de  l'art  chrétien,   1888,  p.  16. 

■♦  Maxe-Werly,  Iconographie  de  l'Immaculée-Conception,   igoS. 


224  L'ART    RELIGIEUX 

bas-reliefs  consacrés  au  même  sujet  (si  nombreux  dans  nos  églises)  sont,  ou  parais- 
sent, postérieurs  à  i5o5. 

Il  faut  donc  admettre,  jusqu  à  preuve  du  contraire,  que  la  gravure  d'un  livre 
d'Heures  a  fait  connaître  à  la  France  entière  ce  motif  nouveau.  Il  n'y  a  d'ail- 
leurs là  aucune  impossibilité  :  nous  montrerons,  dans  d'autres  chapitres,  que  ce 
sont  les  gravures  des  livres  d'Heures  qui  expliquent  la  vogue  des  Sibylles  et  de 
certaines  figures  de  Vertus. 

Le  dessinateur  de  Thielman  Kerver  a  entouré  la  Vierge  de  quinze  emblèmes 
qui  ressemblent  à  des  figures  héraldiques  (fig.  98).  On  lit  à  droite  de  la  Vierge  : 
Electa  ut  sol,  — pulchra  utluna,  —  porta  cœli, — planta tio  rosae,  —  exaltatacedrus, 
—  virga  Jesse  floruit,  —  puteus  aquarum  viventium,  —  hortus  conclusus.  On 
lit  à  gauche:  Stella  maris,  — ^.  lilium  inter  spinas,  —  oliva  speciosa,  — turris 
David  —  spéculum  sine  macula  —  fons  hortorum  —  civitas  Dei.  Toutes  ces 
métaphores,  empruntées  pour  la  plupart  au  Cantique  des  Cantiques,  avaient 
été  depuis  longtemps  enchâssées  dans  les  proses  en  l'honneur  de  la  Vierge. 
L'auteur  a  fait  un  choix  et  a  composé  ainsi  une  prose  nouvelle. 

Une  semblable  image  répondait  sans  doute  aux  sentiments  les  plus  intimes 
des  chrétiens,  car  elle  fut  bientôt  indéfiniment  répétée.  Cinq  ans  après  son  • 
apparition,  la  Champagne  ladoptait  :  en  i5io,  un  vitrail  de  Villy-le-Maréchal 
(Aube)  la  reproduisait  fidèlement.  En  i5i3,  l'imagier  Des  Aubeaux  la  sculp- 
tait dans  une  chapelle  de  l'église  de  Gisors  '  ;  en  i52i,  elle  se  montrait  dans  un 
vitrail  de  Saint-Alpin,  à  Chàlons-sur-Marne,  et,  en  i525,  dans  un  vitrail  de  Saint- 
Florentin  (Yonne):  dès  lors  elle  est  partout.  Elle  décore  des  tapisseries ^  des 
stalles^;  elle  est  peinte  à  fresque  \  Il  est  inutile  d'énumérer  toutes  ces  œuvres"; 
il  sera  plus  intéressant  de  faire  remarquer  qu  elles  se  ressemblent  presque  toutes 
et  dérivent  évidemment  d'un  original  commun.  Presque  toujours  les  emblèmes 
sont  disposés  comme  dans  la  gravure  des  Heures  de  Kerver.  On  rencontre  cepen- 
dant çà  et  là  quelques  variantes  :  un  panneau  sculpté  de  Bayeux  (d'une  époque 
déjà  tardive)  ajoute  aux  emblèmes  consacrés  quelques  emblèmes  nouveaux,  que 
des  inscriptions  appellent  scala  Jacob,  hortus  voluptatis,  fons  gratiarum;  un  panneau 


*  Congrès  ar'ch.  de  France,  1889,  p.  878,  et  Réun.  des  Soc.  des  beaux-arts  des  déparlem.  1901,  p.  tiOi. 

^  Tapisserie  de  la  cathédrale  de   Reims. 

^  Stalles  d'Amiens. 

■*  Peinture  murale  de  l'abbaye  de  Saint-Seine  (Côte-d'Or). 

=  M.  Maxe-Werly  (foc.  cil.)  en  donne,  d'ailleurs,  le  catalogue,  mais  il  serait  facile  d'y  ajouter. 


LES    ASPECTS    NOUVEAUX    DU    CULTE    DES    SAINTS 


peint  d'Arras  nomme  flos  campi,  nardiis  odoris,  stella  non  erratica  :  un  vitrail 
de  la  Ferté-Bernard  laisse  lire  près  d'une  petite  fenêtre  dessinée  dans  le  goût  de 
la  Renaissance  :  fenesfra  cœli  '.  Il  n'y  a  rien  là  de  fort  extraordinaire;  car,  si 
l  on  se  reporte  aux  missels  du  xvf  siècle  et  si  l'on  parcourt  quelques-unes  des 
nombreuses  proses  écrites  en 
l'honneur  de  la  Vierge,  on  y 
trouve  presque  toutes  ces 
métaphores.  L'expression 
fenestra,  par  exemple,  ap- 
pliquée à  la  Vierge,  se  ren- 
contre clans  le  Missel 
d'Evreux  et  dans  le  Missel 
de  Bayeux  ;  la  métaphore 
nardus  odoris  ou  odorifera  est 
très  fréquente".  On  voit  clai- 
rement, par  ces  exemples, 
que  l'image  de  la  Vierge 
entourée  d'emblèmes  a  été 
bien  réellement  inspirée  par 
les  proses  liturgiques. 

La  place  qu'on  lui  assi- 
gne parfois  dans  les  œuvres 
d'art  mérite  aussi  d  attirer 
l'attention.  A  Saint-Alpin 
de  Châlons-sur-Marne,  une 
verrière  consacrée  à  la  vie  de  la  Vierge  commence  par  cette  figure  mystique  ; 
or,  chose  curieuse,  le  panneau  suivant  représente  la  naissance  de  la  Vierge  et 
sainte  Anne  étendue  sur  son  lit.  Donc,  aucun  doute  n'est  possible  :  le  premier 
panneau  nous  montre  la  Vierge  avant  sa  naissance,  à  l'état  de  pur  concept.  Du 
même  coup  se  trouve  solidement  confirmée  l'interprétation  que  nous  avons 
donnée  de  cette  figure  de  la  Vierge  entourée  d'emblèmes  bibliques  :  elle  repré- 
sente bien  réellement  l'Immaculée-Gonception.  De  fins  bas-reliefs  du  xvi"  siècle, 
conservés  dans  la  crypte  de  l'église  de  Decize,  sont  conçus  comme  le  vitrail  de 

*  Chanoine  Marsaux,  Rev.  de  l'art  chrétien,   igo6. 

-  Missel  do  Ba\eiix.  Les  autres  métaphores  se  trouvent  dans  les  recueils  de  Dreves. 

MVLE.     T.     II.  30 


Fis 


loi.  —  La  Vierge  avant  sa  naissance. 
Bas-relief  de  Decize  (Nièvre). 


2a6  I/ART    REI.IGIEUX 

Saint-Alpin  '  (fig.    loi).    Il  y  aA^ait  donc  là  une  doctrine  reçue  et  imposée  aux 
artistes. 

Les  images  de  l'Immaculée-Conception  se  présentent  ordinairement  isolées. 
Elles  ont  dû  être  multipliées  par  les  confréries  de  la  Vierge  qui  fêtaient  sa  Con- 
ception ;  elles  étaient  nombreuses  et  plus  d'un  document  en  conserve  le  sou- 
venir. 

La  plus  célèbre  de  toutes  fut,  sans  contredit,  celle  de  Rouen.  C'est  en  1/186 
que  cette  vieille  confrérie  pieuse  prit  un  caractère  littéraire  et  commença  à  dis- 
tribuer des  prix  ^.  On  voit  que  les  Palinods  de  Rouen  apparaissent  au  moment 
même  011  l'idée  de  1  Immaculée-Conception  devient  populaire.  C'est,  en  effet, 
rimmaculée-Conception  que  devaient  chanter  les  poètes  normands.  A  jjartir  de 
i5i5,  les  vainqueurs  des  concours  obtenaient,  comme  prix,  les  emblèmes  bibli- 
ques qui  rappelaient  ce  mystère,  une  tour  d  argent,  un  soleil,  une  rose,  une 
étoile,  un  miroir.  Il  semble  donc  probable  que  les  confrères  avaient  fait  peindre 
ou  sculpter  la  fameuse  image  de  la  Vierge  entourée  de  ces  symboles  et  l'avaient 
placée  dans  1  église  où  ils  se  rassemblaient.  Cette  église,  qui  était  celle  des 
Carmes,  a  nnalheureusement  disparu  tout  entière \  Mais  on  croira  sans  peine, 
comme  novis,  que  la  Vierge  de  1  Immaculée-Conception  s'y  trouvait,  quand  on 
saura  que  cette  image  était  comme  le  blason  de  la  confrérie:  on  la  voit  en  tête 
du  recueil  de  Palinods  imprimé  en  iSaS  \ 

Cependant  les  confréries  de  la  Conception  n'offraient  pas  toujours  à  leur 
église  la  figure  dont  nous  parlons  ;  elles  préféraient  parfois  la  vieille  image  tra- 
ditionnelle de  l'arbre  de  Jessé.  Des  documents  très  précis  le  prouvent.  A  Toulon, 
en  i525,  le  prieur  de  la  confrérie  de  la  Sainte-Conception  fit  faire,  pour  la 
cathédrale,  un  tableau  représentant  l'arbre  de  Jessé  '.  D'autre  part,  quand  on 
étudie  les  missels  imprimés  du  commencement  du  xvi"  siècle,  on  remarque  que 
l'Office  de  la  Conception  de  la  Vierge  est  quelquefois  illustré  de  deux  gravures  : 
lune  représente  la  Vierge  entourée  des  symboles  bibliques  et  l'autre  l'arbre  de 
Jessé  \  On  lisait  d'ailleurs,  pendant  l'office,  la  généalogie  qui  ouvre  l'évangile  de 

'   Après  la  figure  do  la  Vierge,  on  voil  sainle  Anne  et  saint  Joacliim  se  présentant  au  Temple.    L'œuvre  a  tous 
les  caractères  fie  récolo  champcnnisc  et  doit  provenir  de  Trojcs. 

-  Sur  Torigine  des  Palinods,  voir  :  Mémoires  lus  à  In  Sorbonne,  186O,  p.  3i(i  et  suiv. 

^  Elle  devait  être  fort  intéressante  :  nous  savons   que    le    chœur   et    la   nef   étaient  décorés  des  armoiries  des 
princes  des  Palinods. 

''Réimprimé  par  E.  de  Robillard  de  Beaurepaire,  Rouen,   1897. 
'  BuUcl.   arch.  de  la  Commiss'.oii.   1897,  P-  ^'^• 

^  Missel  de  Chartres,  imprimé  par  Ivervcr,   1629. 


LES   ASPECTS    NOUVEAUX    DU    CULTE    DES    SAINTS 


SEiiiit  Mathieu.  On  considérait  donc  l'arbre  de  Jcssé  comme  une  sorte  de  symbole 
de  rimmaculée-Gonception.  Si,  d'une  race  chargée  de  souillures  et  souvent  de 
crimes  une  Vierge  sans  tache  avait  pu  lleurir,  ce  ne  pouvait  être  que  par  un 
décret  éternel  de  Dieu  '  ;  au  sommet  de  cet  arbre  fait  de  voluptueux,  de  parjures 
et  d'idolâtres,  une  Vierge  immaculée  apparaissait  comme  un  miracle  souverain. 

Nulle  part  cette  idée  n'est  plus 
clairement  exprimée  que  dans  le 
fameux  vitrail  de  Lep rince,  à  Saint- 
Etienne  de  Beauvais.  Au  sommet  de 
l'arbre  de  Jessé,  s'épanouit  un 
grand  lis  blanc  d'où  sort  la  \ierge, 
qui  se  distingue  à  peine  de  la  fleur. 
Ce  lis  magnifique  c'est  évidemment 
sa  pureté  miraculeuse. 

Je  crois  que  le  culte  de  la 
Vierge,  et,  en  particulier,  le  culte 
de  sa  Conception,  sont  les  vraies 
causes  qui  expliquent  la  présence 
de  l'arbre  de  Jessé  dans  tant  d'églises . 
En  Champagne,  notamment,  il  fait 
le  sujet  d'une  foule  de  vitraux  qui 
ornent  les  églises  rustiques,  et  qui 
datent  tous  de  la  première  partie 
du  xvi'  siècle. 

On  alla  môme  jusqu'à  imaginer, 
pour  plus  de  clarté,  un  nouvel  arbre 
généalogique  de  la  Vierge.  Un  vitrail  de  l'église  Saint- Vincent  de  Rouen,  repré- 
sente sainte  Anne  comme  on  représente  d'ordinaire  Jessé  ".  D'elle  s'élance  un 
tronc  qui  se  divise  en  plusieurs  branches  ;  ces  branches  portent  toute  sa  postérité  : 
ses  trois  filles  et  ses  sept  petits-fils.  La  Vierge  et  1  enfant  sont,  comme  il  est 
naturel,  a  la  plus  belle  place.  On  songe,  en  contemplant  ce  vitrail,  à  cette  prose 
du  xv"  siècle,    dont  il  est  l'exacte  traduction  plastique  :    «  Anne,    tige  féconde. 


Fig.  loa.  —  La  Famille  de  sainte  Aune. 
Gravure  de   VEncomiam  Iriiun  Mariwum,   iÔ2(j. 


'  On  sait  que,  suivant  la  tradition   du  mjjcn  âge,   les  rois  de  Juda  étaient  considérés  à   la   fois  comme    les 
ancêtres  de  saint  Joseph  et  comme  ceux  de  la  \icrgc. 

-  Déambulatoire,  à  droite.  Le  vitrail  est  du  commencement  du  xvi'=  siècle. 


228  L'AUT   RELIGIEUX 

arbre  salutaire,  tu  te  divises  en  trois  branches  qui  sont  chargées  de  sept  fruits'.  » 
Le  vitrail  de  saint  Vincent  est  le  témoignage  d'un  curieux  phénomène  mental  : 
l'amour  de  la  Vierge,  en  s'exaltant,  rayonna  jusqu'à  sainte  Anne.  Le  culte  de 
sainte  Anne  devient,  dans  les  dernières  années  du  xv''  siècle,  tout  à  fait  solidaire 
de  celui  de  la  Vierge.  Toute  sa  famille  participa  à  cette  faveur.  Vers  i5oo,  on 
voit  se  multiplier  les  œuvres  d'art  consacrées  à  sainte  Anne  et  à  ses  filles. 
Parfois  sainte  Anne  est  assise,  comme  une  Yénérablc  aïeule  au  milieu  de  sa 
postérité,  ses  filles  sont  près  d'elle,  ses  petits-enfants  jouent  à  ses  pieds,  et 
derrière  une  balustrade  trois  vieillards,  qui  furent  ses  éjDOux,  accoudés,  pensifs, 
contemplent  cette  famille  prédestinée  ^  C'est  là  le  berceau  de  la  religion  nou- 
velle :  voici  la  Vierge  et  son  fils,  voici,  marchant  à  peine,  des  enfants  qui  s'ap- 
pellent Jude,  Simon,  Joseph  le  Juste,  Jean,  Jacques  le  Mineur,  Jacques  le 
Majeur;  ils  jouent  avec  toute  1  innocence  de  leur  âge,  admirent  une  pomme, 
cueillent  une  fleur,  tournent  les  pages  d'un  missel  enluminé  ;  on  songe  que 
bientôt  ces  enfants  candides,  devenus  des  hommes,  seront  déchirés  par  les 
bourreaux;  et  voici  leurs  mères,  les  deux  Marie,  qui  seront  les  premiers 
témoins  de  la  résurrection  \ 

Cette  douce  idylle  avait  tant  de  charmes  qu  on  ne  voulait  pas  voir  ce 
qu'un  tel  sujet  avait  au  fond  de  choquant.  On  prétendait  honorer  de  la  sorte  la 
Vierge  et  sainte  Anne,  et  on  ne  s'apercevait  pas  qu'on  se  mettait  en  contradic- 
tion avec  toutes  les  idées  nouvelles.  On  associait  avec  une  naïveté  excessive 
l'image  de  sainte  Anne  accompagnée  de  ses  trois  époux  et  de  ses  trois  filles  à 
l'image  de  la  Vierge  de  l'Immaculée-Conception  ''.  Pourtant,  il  était  déjà  par- 
faitement évident  aux  yeux  des  théologiens  que  la  mère  d'une  Vierge  sans 
tache  n'avait  pu  être  mariée  trois  fois.  Dès  la  fin  du  xv"  siècle,  l'antique  légende 

*  Anna,  radix  ubcrrima, 

Arbor  tu  salulifera, 
Virgas  producens  Iriplices 
Septem  onusta  fruclibus. 

Mone,  Laleinisclie  Hyinnen  des  Miltelallers,  t.  III,  p.    in5. 

2  La  gravure  de  VEncomiuiii  irium  Mariarum  de  Jean  Bertrand  de  Périgueux  (lôag)  montre,  outre  les  trois  époux 
de  sainte  Anne,  les  trois  époux  de  ses  filles  (fig.  i02j,  B.  JN.  Inv.  Res.   H.  loio. 

■'  La  scène  se  présente  ainsi  dans  un  bas-relief  de  Saint-André-lez-Tro\es,  et  dans  vm  vitrail  de  l'église  Saint-Nico- 
las à  La  Ferté-Milon.  Quelquefois  la  scène  est  plus  simple.  Dans  le  vitrail  de  la  Chapelle-Saint-Luc  (Aube),  on  ne 
voit  pas  les  trois  époux  de  sainte  Anne.  Certains  vitraux  encore  plus  simplifiés  ne  montrent  que  les  trois  Marie  et 
leurs  enfants  (vitraux  de  Louviers  (fîg.  io3),  de  Serquignj).  Les  artistes  donnent  parfois  à  ces  enfants  les  attributs 
qu'ils  auront  cpiand  ils  seront  devenus  grands  et  qu'ils  seront  apôtres.  B.  N.  lat.   i4o6f°  i3i. 

*  C'est  ce  qu'on  peut  voir  dans  le  retable  de  Sainl-André-lez-Troves  que  nous  avons  cité  plus  haut. 


LES    ASPECTS    NOUVEAUX    DU    CUL>TE    DES    SAINTS 


22y 


des  trois  maris  de  sainte  Anne  était  condamnée.  Les  siècles  passés,  qui  se  fai- 
saient de  la  Vierge  et  de  sainte  Anne  une  idée  moins  haute,  avaient  pu  l'ac- 
cepter, mais  maintenant  on  ne  le  pouvait  plus,  car  lidée  d'une  conception 
immaculée  coiTimençait  à  remonter  de  la  Vierge  jusqu'à  sa  mère. 

Il  faut  lire,  à  ce  sujet,  le  livre  capital  du  fameux  humaniste  allemand, 
ïritenheim'.  Il  parut  en  1/19/1  et  marque  une  époque  de  l'histoire  des  idées 
religieuses.  C'est  ce  livre  qui 
donna  l'essor  au  culte  de  sainte 
Anne  et  aux  idées  mystiques  qui 
se  groupèrent  autour  d'elle.  C'est 
à  ce  livre,  sans  doute,  que  pen- 
sait Luther,  quand  il  disait,  en 
i523,  dans  un  de  ses  sermons  ; 
«  On  a  commencé  à  parler  de 
sainte  Anne  quand  j'étais  un  gar- 
çon de  quinze  ans  ;  avant  on  ne 
savait  rien  d'elle".  » 

La  thèse  de  Tritenheim  est 
que  sainte  Anne  est  aussi  pure 
que  sa  fille.  Elle  a  conçu  et  en- 
fanté sans  péché  \  Bien  plus,  elle 
a  été,  elle  aussi,  choisie  par  Dieu 
avant  la  création  du  monde'; 
elle  existait  dans  sa  pensée  de 
toute  éternité.  Pourquoi  donc,  si  nous  honorons  la  fille,  oublier  la  mère  ?  Quels 
honneurs  ne  mérite  pas  ce  sein  qui  a  porté  l'arche  de  Dieu,   la  reine  du  ciel". 

Sainte  Anne  apparaissait  donc,  dans  le  livre  de  Tritenheim,  avec  une 
grandeur  démesurée.  Il  est  à  peine  nécessaire  d  ajouter  qu'il  ne  daignait  même 
pas  parler  de  la  vieille  fable  de  ses  trois  mariages. 

'  Trilenhcim  ou  Trilhemius,  De  laudibus  sanclissimae  malris  Annac  Iraclatus,  Majencc,  i^Q-h  in-i2. 

-   Scliaumkell,  Der  Kultus  der  IieiligeiiAnna  am  Ausgange  des  Mitlelallers,  Eribourg,  1898. 

■^  «  Concepit  sine  originali  macula,  peperit  sine  culpa.  »  Il  faut  lire,  en  particulier,  leciiapitre  VII  intitulé  ;  Quod 
sancta  Annafiliam  suani  sine  originali  macula  concepit. 

■''■  C'est  la  question  qui  est  traitée  au  chapitre  \  :  Quod  omnipotens  Deus  sanctam  Annam  matrcm  suas 
genitricis  elogerit  anle  mundi  constitutionem. 

'■'  <(  0  nunquam  sine  lionore  nominandus  utérus,  in  quo  archa  Dei  sine  macula  meruit  i'abricari...  Beatus  venter 
qui  cœli  Dominam  portavit  !    » 


io3.  —  Les  trois  ^larie  et   leurs  enfants. 
Vitrail  de  Louviers  (ivi"  siècle). 


a3o 


L'ART    RELIGIEUX 


De  telles  idées,  qui  n'étaient  que  la  conséquence  logique  du  dogme  naissant 
de  rimniaculée-Conception,  eurent  un  succès  immédiat.  Une  hymne  de  l'église 
de  Mayence  dédiée  à  sainte  Anne  l'appelle  :  «  Anna  labe  caiens'.  »  D'autre  part, 
dès  i/iqS,  sainte   Anne   fut  associée  au  rosaire,  et  une  clausule  fut  ajoutée,  en 

son  honneur,  à  VAve  Maria'. 

Ces  idées,  parties  d'Allemagne,  firent 
aussi  leur  chemin  en  France,  mais  avec 
un  peu  plus  de  lenteur.  Pendant  que  nos 
peintres  verriers  continuaient  tranquil- 
lement à  représenter  sainte  Anne  avec 
ses  trois  filles  et  ses  trois  époux,  on  vit 
soudain  paraître  une  image  singulière. 

L'édition  de  i5io  des  Heures  à 
l'usage  du  diocèse  d'Angers,  publiée  à 
Pans  par  Simon  Vostre,  contient  une 
gravure  qui  nous  montre  sainte  Anne 
sous  un  aspect  entièrement  nouveau. 
Sainte  Anne  est  debout  et  autour  d'elle  se 
groupent  tous  les  emblèmes  bibliques  qui 
d'ordinaire  entourent  sa  fille  :  la  rose,  le 
jardin,  la  fontaine,  le  miroir,  l'étoile... 
Elle  écarte  son  manteau,  et  on  aperçoit, 
dans  son  sein  ouvert  et  rayonnant 
comme  une  auréole,  la  Vierge  et  son  fils. 
Des  profondeurs  du  ciel  surgit  Dieu  le 
Père  qui  contemple,  non  pas  son  œuvre, 
mais  sa  pensée  ;  car  cette  mystérieuse  figure  n  a  pas  encore  reçu  1  être.  Une 
inscription  grandiose,  empruntée  à  la  Bible,  est  écrite  sous  les  pieds  de  sainte 
Anne;  elle  s'exprime  ainsi  :  Necdum  erant  abyssi  et  jam  concepta  eram  »,  «  Les 
abîmes  n'existaient  pas  encore  et  j'avais  déjà  été  conçue^   » 

Etait-il  possible  de  résumer  plus  clairement  et  avec  plus  de  grandeur  le  livre 

'   -Mone,  Lalein .  Hyinn.  t.  III,  p.  189. 
-  \oirle  De  Rosario  de  Joannes  de  Lamzheim,  i495. 

■^  L'inscription  ne  se  trouve  pas  dans  toutes  les  éditions.  La  gravure  que  nous  reproduisons  (fig.  loi)  ne  la  donne 
pas.  Elle    est  empruntée   aux  Heures  de   Simon  Vostre   à  l'usage  d'Angers  de  i53o  (Cabinet  des  Estampes,  Re  26, 

f°82  ^''). 


Fig.   io4-  —  Sainte  Anne  avec  les  emblèmes 
des  Litanies. 

Gravure  des  Heures  de  Simon  Vostre  à  l'usaee  d'Angers. 


LES    ASPECTS    NOUVEAUX    DU  CULTE    DES    SAINTS  aSi 

de  Tritcnheim  ?  Il  est  là  tout  entier  :  prédestination  de  sainte  Anne,  conception 
immaculée  comparable  de  tout  point  à  celle  de  sa  fille,  respect  dû  à  ce  sein 
maternel  qu'entoure  une  auréole.  Ainsi  au  xvi'^  siècle,  comme  au  xhi%  la  pensée 
théologique  transforme  les  types  consacrés,  l'esprit  façonne  la  matière. 

Faut-il  croire  que  cette  mystique  figure  de  sainte  Anne  apparaisse  pour  la 
première  fois  en  i5io,  dans  un  livre  d  Heures  de  Simon  Vostre.*^  Je  ne  puis  rien 
affirmer  de  positif  à  cet  égard.  Il  me  paraît  pourtant  certain  que  la  gravure  de 
Vostre  a  inspiré  les  artistes  du  xvi"  siècle.  La  sainte  Anne  du  vitrail  de  l'église 
Notre-Dame,  à  la  Ferté-Milon,  a  le  même  costume,  la  même  attitude,  et  c'est 
du  même  geste  qu  elle  découvre  son  sein  où  la  Vierge  et  l'enfant  brillent  dans 
une  auréole  '  ;  quoique  les  emblèmes  bibliques  fassent  défaut,  l'imitation  est  ici 
flagrante ^ 

Cette  image  de  sainte  Anne  clôt  le  cycle  artistique  de  l'Immaculée-Conception. 
On  ne  pouvait  aller  plus  loin  ;  la  mère  et  la  fille  sont  désormais  placées  toutes 
les  deux  au-dessus  de  l'humanité,  dans  la  haute  région  où  habitent  les  pensées 
divines. 

Ainsi  finit  le  moyen  âge.  Pendant  plus  de  mille  ans  il  a  travaillé  à  modeler 
la  statue  de  la  Vierge  ;  ce  fut  là  sa  pensée  éternelle,  sa  secrète  et  profonde 
poésie  ;  et  l'on  dirait  qu'il  meurt  au  moment  précis  où  il  a  rendu  cette  chère 
image  aussi  parfaite  qu  il  lavait  rêvée. 

Dante  s  aperçoit  qu'il  s  élève  dans  le  ciel  à  ce  que  Béatrix  devient  plus 
belle  ;  Ihistorien  du  moyen  âge  reconnaît  que  les  siècles  passent  à  ce  signe  que 
le  concept  de  la  Vierge  devient  plus  pur. 

Vers  i52o,  l'art  a  pleinement  réalisé  le  double  idéal  du  moyen  âge;  il 
propose  aux  hommes  deux  images  essentielles  :  un  Christ  souffrant  qui  leur 
enseigne  le  sacrifice,  une  Vierge  sans  tache  qui  les  invite  à  résister  aux  fatalités 
de  la  chair  et  à  vaincre  la  nature.  Vienne  donc  Luther  et  vienne  la  Renaissance! 
Le  moyen  âge  peut  mourir  :  il  a  donné  sa  suprême  révélation. 

^  Ce  vitrail  est  de  la  seconde  partie  du  xvi"  siècle. 

-  L'imitation  est  moins  frappante  dans  le  vitrail  de  l'église  Saint-Galérien,  à  Châteaudun. 


CHAPITRE    V 


L'ANCIEN    ET    LE    NOUVEAU    SYMBOLISME 


1.    Al'FAlBLlSSEMENï     DU    GKME    SÏMBOLEQUE.    II.    LeS   ARTISTES   C0PIE_NT    LES   RECUEILS    SYMbO- 

LiQUES  DE  l'âge  ANTERIEUR.  La  Bible  (Ics  pauvres  et  le  Spéculum  humanœ  Salcationis.  leur 
INFLUENCE.  —  III.  La  concordance  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Testament.  Le  credo  des  pro- 
phètes ET  le  credo  des  apôtres.  —  IV.  Nouvelles  conceptions  symboliques.  L'antiquité  et 
le  christianisme.  Les  douze  Sibylles  opposées  aux  douze  prophètes.  Importance  du  livre 
de  Filippo  Barbieri.  —  V.  La  suite  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Testament  conçue  comme  un 
Triomphe.  Le  Triumphus  crucis  de  Savoxarole.  Le  triomphe  du  Christ  et  le  triomphe  de  la 
Vierge  dans  l'art  français. 


I 

Après  avoir  étudié  tout  ce  uioude  d  idées  nouvelles  qu'expriment  les  artistes 
de  la  fin  du  moyen  âge,  il  est  nécessaire,  maintenant,  d'examiner  jusqu'à  quel 
point  ils  restent  fidèles  aux  idées  anciennes. 

Le  xii''  siècle  avait  cru  que  le  monde  était  un  immense  symbole,  une  sorte 
de  chilTre  divin.  Les  astres,  les  saisons,  l'ombre  et  la  lumière,  la  marche  du  soleil 
sarunmur,  le  rythme  des  nombres,  les  plantes  et  les  animaux,  tout  se  résolvait 
en  pensée.  C'est  de  cemonde  merveilleux  qu'on  eut  pu  dire,  comme  Shakespeare, 
qu'il  était  fait  «  de  la  même  étoffe  que  nos  songes  ». 

Telle  fut  bien  encore  la  conception  que  les  docteurs  duxiv^etdu  xv"' siècle  por- 
taient en  eux  ;  mais  ces  hautes  idées  perdaient  tous  les  jours  un  peu  de  leur 
force  créatrice.  Un  symbolisme  profond  avait  ordonné  les  figures  sculptées  aux 
portails  de  nos  églises  du  xni''  siècle  ;  les  statues  de  Chartres  formaient  un  sys- 
tème d  idées  parfaitement  liées  :  on  ne  trouvera  plus  rien  de  pareil  à  partir  du 
xiv"  siècle. 

MALH.      —     T.     II.  3o 


234 


L'ART  RELIGIEUX 


Certes,  il  se  conserve  encore  bien  des  traces  de  l'ancien  symbolisme.  Les 
églises  continuent  à  être  orientées  de  l'est  à  l'ouest,  et,  jusqu  à  la  lin  du  xv'' siècle, 
on  voit,  comme  à  Saint-Maclou  de  Rouen,  le  Jugement  dernier  sculpté  du  côté 
du  couchant.  Au  xv"  siècle,  on  se  souvient  encore  que  la  froide  région  du  nord, 
syiTibole  de  l'ancienne  Loi,  convient  aux  patriarches  et  aux  prophètes,  et  que  le 
midi,  symbole  de  la  charité  brûlante  et  de  la  Loi  d'amour,  convient  aux  apôtres 


Fig.    io5.  —  Saint  Jean,   saint  Mathieu,   saint  Marc  et  saint  Luc. 
Vantail  de  la  porte  nord  de  la  cathédrale  de  Beau  vais. 


et  aux  saints  :  c  est  ainsi  que  s'ordonnent  les  vitraux  de  Saint-Ouen  de  Rouen 
ou  de  Saint-Serge  d'Angers. 

Le  goût  des  oppositions  symétriques  ne  disparaît  pas  :à  Langres,  une  statue 
de  Moïse,  offerte  en  i5oo  à  la  cathédrale  par  un  de  ses  chanoines,  servait  de 
pupitre  au  diacre  qui  lisait  1  Evangile';  le  xni=  siècle  n'avait  pas  su  faire  entendre 
plus  ingénieusement  que  la  Loi  ancienne  était  le  support  de  la  Loi  nouvelle.  Les 
prophètes  continuaient  à  s  opposer  aux  apôtres. 

Le  xv^  siècle  même  mit  en  honneur  une  opposition  d  un  nouveau  genre.  11 

*  Mémoires  de  la  Société  lùstorique  et  archéologique  de  Lartr/res,  t.  I"'  (1847),  p.   100. 


L'ANCIEN    ET    LE    NOUVEAU    SYMBOLISME 


235 


mit  en  parallèle  les  quatre  cvangélistes,  non  plus  avec  les  quatre  grands  pro- 
phètes, comme  faisait  le  xnf  siècle,  mais  avec  les  quatre  Pères  de  1  Eglise  latine: 
saint  Augustin,  saint  Jérôme,  saint  Ambroise,  saint  Grégoire  le  Grand '.  L'idée  est 
assurément  moins  haute.  Le  xEn"  siècle  voulait  dire  qu'il  y  a,  entre  l'Ancien  Tes- 
tamentetleNouveau,uneharmonieprovidentielle,  et  que  lés  prophètes  annonçaient 
les  mêmes  vérités  que  les  évangélistês.  Le  xv*"  siècle  nous  fait  remarquer  simple- 


Fig.    loG.   —   Saint  AugusLiii,  suint  Grégoire,  saint  Jérôme  cl  saint  Ambroise. 
Vantail  de  la  porte  uord  de  la  cathédrale  de  Beauvais. 

ment  que,  de  môme  qu'il  y  a  cjuatre  évangélistês,  il  y  a  quatre  grands  commen- 
tateurs des  Evangiles  et  que  c  est  là  sans  doute  une  pensée  de  Dieu.  L'idée  peut 
paraître  ingénieuse,  mais  on  voit  bien  qu'elle  n'a  pas  de  racines  profondes;  ou 
sent  que  c'est  une  pensée  sur  laquelle  les  docteurs  n'ont  pas  travaillé  pendant 
des  siècles.  Jamais,  en  effet,  les  artistes  n'arrivèrent  àsavoir  quel  Père  de  l'Eglise 
ils  devaient  opposera  chaque  évangéliste.  A  Notre-Dame  d'Avioth,  par  exemple, 
saint  Grégoire  est  rapproché  de  saintLuc,  luais,  dans  un  vitrail  de  Bar-sur-Seine', 


'  Ce  genre  d'opposition  apparaît  dès  le  xiv"  siècle,  à  l'autel  de  Notre-Dame  d'Avioth. 
-  11  est  du  xvi'=  siècle  déjà  avancé. 


23f)  L'ART    RELIGIEUX 

il  est  rapproché  de  saint  Jean.  A  Notre-Dame  d'Avioth,  saint  Augustin  est  groupé 
avec  saint  Jean,  mais  à  l'église  de  Souvigné-sur-Meme  (Sarthe),  il  est  groupé 
avec  saint  Mathieu  \ 

Les  artistes  aimèrent  cependant  à  réunir  saint  Marc  et  saint  Jérôme  ;  non 
qu'ils  aient  entrevu  quelque  parenté  profonde  entre  le  génie  de  lévangéliste 
et  celui  du  traducteur  de  la  Bible,  mais,  tout  simplement,  parce  qu'ils  avaient 
tous  les  deux  le  lion  pour  attribut.  Je  les  vois  rapprochés  au  contrefort  de  l'église 
de  Rue  (Somme)  ",  à  Souvigné,  dans  une  gravure  du  Maître  de  i/i66,  au  por- 
tail de  la  cathédrale  de  Beauvais  ^,  et  dans  le  tableau  de  Sacchi  au  Louvre  ''  : 
encore  n  est-ce  pas  là  une  règle  générale.  Ainsi,  cette  opposition  nouvelle,  ima- 
ginée par  le  xv''  siècle,  n'a  m  la  solidité  dogmatique,  ni  la  profondeur  des  rap- 
prochements d'autrefois. 

Il  y  a  dans  les  derniers  siècles  du  moyen  âge  un  visible  affaiblissement  du 
génie  symbolique  ;  on  ne  trouve  plus  rien  qui  rappelle ,  même  de  très  loin ,  la 
savante  encyclopédie  de  Chartres.  Le  xiv"  siècle,  il  est  vrai,  n'a  créé  aucun  grand 
ensemble,  et  nous  ne  pouvons  le  juger  que  sur  des  détails.  Mais  le  xv^  siècle  a 
élevé  d'un  seul  jet  de  belles  églises,  presque  aussi  richement  décorées  que  les 
cathédrales  du  xuf  siècle.  La  façade  de  Saint- Vulfran  d'Abbeville  est  une  des 
plus  magnifiques  et  une  de  celles  qui  ont  le  mieux  conservé  leur  décoration 
sculpturale.  Or,  qu  y  Aoit-on.i^  Des  statues  de  prophètes,  d'apôtres,  d'évêques, 
de  saintes,  de  saints,  qui  semblent  placées  au  hasard;  c'est  en  vain  qu'on 
cherche  une  idée  directrice,  un  plan  :  on  n'en  trouve  point.  Après  avoir  long- 
temps réfléchi  sur  ce  singulier  désordre,  on  en  arrive  à  cette  conclusion  que  beau- 
coup de  statues  ont  dû  être  commandées  aux  artistes  par  des  confréries  pieuses 
pour  la  plus  grande  gloire  de  leurs  saints  patrons  '. 

*  Peintures  du  xvi^  siècle,  grossièrement  restaurées  au  xvii''  siècle.  Voir  Revue  historique  et  archéologique  du 
Maine,  t.  P',  p.  6i. 

-  On  n'avait  pas  vu  encore  que  les  huit  statues  du  contrefort  de  Rue  représentent  les  quatre  évangélistes  et  les 
quatre  Pères  de  l'Eglise,  et  non  pas,  comme  on  le  répète  (Guide  Joanne),  le  pape  Innocent  VII,  le  cardinal  Jean 
Bertrand!,  etc. 

■*  Les  évangélistes  et  les  Pères  de  l'Eglise  sculplés  sur  les  vantaux  de  la  porte  de  Beauvais  sont  placés  sur  un  seul 
rang  dans  cet  ordre:  saint  Jean,  saint  Mathieu,  saint  Marc,  saint  Luc,  saint  Augustin,  saint  Grégoire,  saint  Jérôme, 
saint  Ambroise  (voirfig.  io5  et  io6).  Il  est  évident  que,  dans  la  pensée  de  l'artiste,  saint  Jean  correspondait  à  saint 
Augustin,  saint  Mathieu  à  saint  Grégoire,  saint  Marc  à  saint  Jérôme,  saint  Luc  à  saint  Ambroise. 

■*•  Dans  le  tableau  du  Louvre  (i5i6),  comme  dans  la  gravure  du  Maître  de  i466,  saint  Jérôme  a  près  de  lui  le 
lion  de  saint  Marc,  alors  que  les  autres  Pères  de  l'Eglise  sont  accompagnés  de  l'ange  de  saint  Mathieu,  du  bœuf  de 
saint  Luc,  de  l'aigle  de  saint  Jean. 

''  J'ai  été  heureux  de  voir  cette  hypothèse  conlîrmée  par  les  faits.   M.  E.  Delignièrcs  a  remarque,  sous  plusieurs 


L'ANCIEN    ET    LE  .NOUVEAU    SYMBOLISME  287 

L'ordonnance  des  statues  de  saints  et  d'évêques,  qui  se  voient  à  la  façade 
de  l'église  de  Saint-Riquier  \  ne  m'a  paru  ni  plus  claire,  ni  plus  instructive. 
La  façade  de  la  cathédrale  de  Troyes,  qui  fut  élevée  et  décorée  dans  les  pre- 
mières années  du  xvf  siècle,  quoique  mieux  conçue,  n'offrait  pourtant  rien  de 
très  savant.  Aujourd'hui,  toutes  les  niches  sont  vides,  mais  les  comptes  de 
léglise  nous  font  connaître  quelques-uns  des  sujets  qui  avaient  été  représentés ^ 
Gomme  une  des  tours  était  dédiée  à  saint  Pierre  et  l'autre  à  saint  Paul,  on  avait 
sculpté,  dans  les  voussures  des  portails,  1  histoire  des  deux  apôtres.  Des  scènes 
de  la  Passion,  qui  occupaient  le  portail  central,  complétaient  cette  décoration. 
Il  y  a  au  moins  là  une  espèce  d'ordre  ;  mais  combien  tout  cela  paraît  pauvre  et 
petitement  conçu,  à  côté  des  grands  ensembles  dogmatiques  du  xni"  siècle,  qui 
racontaient  toute  l'histoire  du  monde  ! 

Toutes  les  œuvres  de  la  fin  du  moyen  âge,  si  vastes  qu'elles  soient,  se  pré- 
sentent comme  des  fragments:  ce  sont  des  chapitres  isolés,  ce  n'est  jamais  un 
récit  complet.  L'art  oublie  qu'il  doit  aux  ignorants  un  résumé  de  la  science 
universelle.  Les  œuvres  d'art  de  cette  époque  ne  témoignent  plus  de  la  jouissance 
d'esprit  des  ordonnateurs,  mais  seulement  de  la  piété  des  confréries,  des  parti- 
culiers ^  des  rois,  —  et  parfois  de  leur  orgueil  '" . 

D'ailleurs,  si  l'on  descend  à  l'examen  du  détail,  on  s'aperçoit  que  quelques- 
unes  des  grandes  idées  symboliques  du  xni"  siècle  sont  devenues  inintelligibles 
aux;  artistes.   Donnons-en  un  ou  deux  exemples. 

On  sait  que  le  xiu"  siècle,  quand  il  représente  la  création,  donne  toujours  à 
Dieu  les  traits  de  Jésus-Christ.  Les  théologiens,  en  effet,  enseignaient  que  Dieu 
avait  créé  le  monde  par  son  Verbe.  Telle  était  bien  encore  la  doctrine  de  l'Ecole 
au  xiv"  et  au  xv"  siècle,  mais  elle  n'arrivait  plus  jusqu'aux  artistes;  dès  le 
temps  de  Charles  V,  ils  l'ignoraient  profondément.  Rien  n'est  plus  curieux  que 

statues,  des  écussons,  qui  ne  peuvent  être  que  ceux  des  corporations  qui  en  firent  les  frais  (Réun.  des  sociétés  des 
beaux-arts  des  départements,  1900,  p.  288). 

'  Commencée  à  la  fin  du  XV"  siècle,  comme  Saint-Vulfran.  Cette  açade  de  Sainl-Riquier  offre  d'ailleurs  des 
idées  ingénieuses  :  par  exemple,  au  grand  portail,  les  meneaux  flamboyants  du  tympan  deviennent  les  branches 
dun  arbre  de  Jessé.  Mais  cela  n'est  qu'ingénieux. 

^  Voir  L.  Pigeotte,  Etude  sur  les  travaux  d'achèvement  de  la  cathédrale  de   Troyes.  Paris,   1870,  in-8°. 

•'  Certaines  statues  qui  décoraient  la  façade  de  la  cathédrale  de  Troyes  avaient  été  données  par  de  simples 
particuliers  (Pigeotte,  loc.  cit.,  p.  119,  n°  2).  S'ils  donnaient  la  statue  de  leur  patron,  ce  qui  n'e.st  pas  impossible, 
toute  idée  d'ensemble  disparaissait.   C'est  le  cas  à  Abbeville. 

*  Que  l'on  pense  aux  statues  de  Charles  V,  de  Charles  VI,  de  Bureau  de  la  Favière  et  de  leurs  saints  protecteurs, 
au  liane  nord  de  la  cathédrale  d'Amiens.  Voilà  une  forme  de  la  vanité  que  le  xiii''  siècle  ne  connut  pas. 


:38 


L'ART    RELIGIEUX 


d'étudier  le  type  du  Créateur  dans  les  Bibles  historiales  de  la  Bibliothèque 
nationale,  qui  vont  des  premières  années  du  xiv"  siècle  jusqu'au  xv°,  et  forment 
une  suite  ininterrompue.  Jusque  vers  i35o,  c'est  le  Verbe,  c  est  Jésus-Christ, 
qui  crée  le  monde  \  Mais  alors  on  voit  soudain  apparaître  un  grand  vieillard 
qui  mesure  la  terre  avec  un  compas  et  lance  dans  le  ciel  le  soleil  et  les  étoiles  ". 

Certes,  ce  Dieu  aux  cheveux  blancs,  à  la 
longue  barbe  blanche,  a  sa  grandeur 
(fig.  107);  il  est  l'Ancien  des  jours  ;  les 
siècles  ont  passé  en  laissant  sur  sa  tetc 
un  peu  de  cendre.  Déjà  on  pressent  le 
formidable  vieillard  du  plafond  de  la 
Chapelle  Sixtine.  Mais  n'est-il  pas  vrai 
que  les  artistes  qui  l'ont  imaginé  avaient 
perdu  toute  intelligence  de  l'ancienne 
théologie  ? 

On  sait  quel  monde  de  pensées  éveil- 
lait dans  l'esprit  des  théologiens  du  xn" 
et  du  xiii'"  siècle  les  quatre  animaux  évan- 
géliques.  Pour  eux,  ce  sont  k  la  fois  des 
symboles  de  Jésus-Christ,  des  symboles 
des  évangélistes  et  des  symboles  de 
1  âme  chrétienne  ^  Les  vieux  sculpteurs 
romans  et  gothiques  s'associèrent  à  ces 
graves  pensées  et  donnèrent  aux  quatre 
animaux  une  figure  étrange  et  mysté- 
rieuse qui  participe  encore  de  la  vision 
et  du  rêve.  Au  premier  regard  que  nous 
jetons  sur  le  tympan  de  Moissac,  nous 
sommes  avertis  que  ces  animaux  merveilleux  sont  des  svmboles,  on  les  signes 
d'une  écriture  sacrée. 


7.    —   Dieu  parlant  à  Adain  et  à  Eve. 
Biljl.  nat.    Ms.  lai.   g/jyi,   fo   7. 


'  Bibl.  nal.,  franc.  8,  1°  10. 

-  Bibl.  nat.,  franc.  5,  i'°  5  et  6  (vers  i35o);  franc  22912,  f°  2  \°  (enlumine  de  1871  à  1875)  ;  franc.  8,  f°  5 
et  suiv.  (fin  du  xiv*  siècle)  ;  franc.  0,  f°  ^  et  5  (commencement  du  xV  siècle)  ;  franc.  i53()3,  fol°  3  (commencement 
du  xv°  siècle)  :  franc.  247,  f°  3  (commencement  du  xv"  siècle).  Ce  senties  premières  pages  du  Josèphe  de  Foucjuet 
qui  sont  antérieures  à   Fouquet. 

'  Pour  tout  cet  ensemble    d'idées,  voir  l'Art    relujieux   du    xiii'  siècle,  liv.  I"',  p.  52  et  suiv. 


L'ANCIEN    ET    LE    NOUVEAU    SYMBOLISME 


289 


Que  l'on  ouvre  maintenant  les  manuscrits  de  la  deuxième  partie  du  xiv°  et 
du  xv"  siècle  tout  entier,  on  y  trouvera  fréquemment  les  quatre  animaux.  Mais 
comme  ils  ont  peu  de  style  !  et  comme  on  sent  bien  qu'aucune  grande  pensée  ne 
conduit  plus  la  main  de  l'artiste?  Dès  le  temps  de  Charles  V,  les  miniaturistes  ne 
savaient  plus,  évidemment,  que  les  quatre  animaux  symi)olisaient  la  naissance, 
la  mort,  la  résurrection,  l'ascension  de  Jésus-Christ,  ainsi  que  les  divers  aspects 
de  la  vie  chrétienne.  Ils  se  contentaient 
de  les  associer  aux  évangélistes  comme 
des  attributs  commodes  et  très  propres  à 
les  faire  reconnaître.  Ils  mettaient  un  aigle 
près  de  saint  Jean,  comme  ils  mettaient  un 
lion  près  de  saint  Jérôme  ou  un  porc  près 
de  saint  Antoine.  Dès  lors,  le  lion,  l'aigle. 


Fig.   108.  —   Sainl  Luc. 
Bibl.  nation.  Miniature  du  Ms.  franc,   ga/i,   f"  !■-. 


le  bœuf  n'ont  plus  rien  de  surnaturel  ;  ce 
sont  d'honnêtes  anmiaux  fort  ressem- 
blants, couchés  aux  pieds  de  leurs  maîtres 
comme  des  chiens  familiers.  Parfois  même 
le  bœuf  et  le  lion  poussent  la  complaisance 
jusqu'à  servir  de  pupitres  à  saint  Luc  et 
à  saint  Marc,  qui  écrivent  l'Evangile  sur 
leur  dos;  quant  à  l'aigle,  il  porte  sus- 
pendu au  cou  un  encrier  et  le  présente  doci- 
lement à  la  plume  de  saint  Jean'  (fig.  108  et 

109).  Nous  voilà  loin  de  la  vision  d  Ezéchiel  :  ce  réalisme  bourgeois  ne  laisse  plus 
de  place  au  rêve  ".  Il  est  clair  que,  dès  le  milieu  du  xiv'^  siècle,  les  artistes  avaient 
perdu  toute  intelligence  des  anciens  symboles.  Nous  avons  montré  dans  le  pre- 
mier chapitre  comment,  sous  linlluence  du  théâtre,  les  événements  de  la  vie  de 
Jésus-Christ  avaient  dépouillé  le  vieil  appareil  dogmatique  et  se  présentaient  main- 
tenant avec  la  simplicité  de  1  histoire.  L'art  descend  de  la  région  des  idées  pures 
dans  celle  des  sentiments,  de  plus  en  plus  il  cesse  d'être  l'auxiliaire  de  la  théologie. 

^  On  trou\ccela  cent  fuis  dans  les  livres  d'Heures.  Les  exemples  les  plus  anciens  que  je  connaisse  sont:  Bibl.nat  , 
latin  92^,  f°  17  et  suiv.  (fin  du  règne  Charles  V,  je  crois)  ;  le  manuscrit  latin  18026  est  un  peu  postérieur.  A  partir 
du  xv"  siècle,  les  exemples  sont  trop  nombreux  pour  être  signalés.  Je  relève,  à  ce  propos,  dans  un  volume  du 
Congrès  archéologique  (Morlaix,  Brest,  1896),  cette  singulière  affirmation  que  l'encrier  tenu  par  l'aigle  est  un  motif 
breton.  Les  quelques  exemples  qu'ofl're  la  Bretagne  sont  tous  d'une  basse  époque. 

^  Les  évangélistes  enx-nicmes  deviennent  fort  prosaïques.  Ils  sont  représentés  sous  la  figure  de  notaires  coifl'é 
de  bons  bonnets   fourrés  et  enveloppés  dans  de  confortables  pelisses.  Voir  plus  haut,  p.   161. 


2^0 


L'ART    RELIGIEUX 


II 


Il  y  avait  cependant  une  grande  idée  symbolique  qui  ne  pouvait  disparaître  : 
c'était  celle  d'une  harmonie  préétablie  entre  l'Ancien  et  le  Nouveau  Testament. 
N'était-ce  pas,  aux  yeux  des  Pères,  une  des  preuves  les  plus  fortes  de  la  religion 

chrétienne  ?  Dès  les  premiers  temps ,  l'art 
avait  donc  exprimé  ces  divines  consonances. 
On  sait  avec  quelle  ampleur  le  xiif  siècle 
avait  traduit  la  pensée  des  théologiens,  on 
se  souvient  c[u'à  Chartres  les  artistes  n'ont 
jamais  représenté  un  prophète,  un  patriarche, 
un  roi  de  Juda,  sans  penser  à  Jésus-Christ. 
Si  peu  théologiens  que  fussent  les  artistes 
du  xv*"  siècle,  ils  n'ignoraient  pas,  eux  non 
plus,  que  la  Bible  est  une  perpétuelle  figure 
de  l'Evangile  :  les  oppositions  consacrées 
reparaîtront  donc  souvent  encore  au  xv*"  et 
même  au  xvi*"  siècle.  Mais  si  l'on  étudie  avec 
attention  ces  œuvres  qui  paraissent  profondes, 
on  s'aperçoit  qu'elles  se  ressemblent  toutes. 
Loin  d'être    le  fruit  de    l'enseisfnement    des 


Fig.   109.  —  Saint  Jean  l'évangéliste. 
Bibl.  nation.    Miniature  du  Aïs.    franc    92^,  f"  nj 


théologiens  ou  de  l'étude  des  anciens  com- 
mentateurs, elles  ne  sont  que  des  copies  presque  machinales  d'originaux  qui 
remontent  au  xni"  siècle.  Cette  imitation  servile,  d'où  la  pensée  semble  absente, 
atteste  l'impuissance  du  xV  siècle  à  vivifier  les  anciens  symboles.  C'est  ce  qu'il 
importe  d'établir  ici. 

Quand  on  ouvre,  à  la  Bibliothèque  nationale,  la  belle  Bible  moralisée  qui 
fut  enluminée  vers  i^oo  pour  un  grand  seigneur  inconnu',  on  y  remarque  des 
miniatures  d'un  symbolisme  subtil,  bizarre,  et  qui  semble,  à  première  vue,  tout 
nouveau.  Jamais  les  vitraux  et  les  bas-reliefs  de  nos  cathédi'ales   du  xm*"   siècle 


'  Mss.  franc.   i66.  Ce  grand  seigneur  n'eut  pas  le  plaisir  de  voir  son  li>re  terminé,  car  on  y  travaillait    encore 
à  la  fin  du  xv"  siècle.  Plusieurs  miniaturistes,  dont  deux   sont  exquis,    s'y    appliquèrent  pendant  au  moins  quatre- 


vingts  ans  et  ne  réussirent  pas  à  l'achever. 


L'ANCIEN    ET    LE    NOUVEAU    SYMBOLISME  a/u 

ne  nous  ont  montré  rien  de  tel.  Chaque  fait  de  l'Ancien  et  du  Nouveau 
Testament  est  interprété  comme  une  allégorie  morale,  ou  mieux,  comme  une 
révélation  d'un  des  aspects  du  monde  moral. 

Une  miniature  nous  montre  Dieu  créant  les  reptiles,  les  oiseaux,  les 
poissons  ;  en  pendant,  une  autre  miniature  représente  des  paysans  qui  bêchent 
la  terre,  des  moines  qui  méditent,  un  roi  sur  son  trône.  Quel  rapport  y  a-t-il 
entre  ces  deux  scènes?  —  Une  inscription  nous  l'apprend.  Les  reptiles  symbo- 
lisent les  hommes  qui  sont  nés  pour  les  choses  de  la  terre  et  que  les  théolo- 
giens appellent  «  les  actifs  »  ;  les  oiseaux,  au  contraire,  sont  les  hommes  qui 
vivent  les  yeux  tournés  vers  le  ciel,  «  les  contemplatifs  »  ;  les  grands  poissons 
qui  dévorent  les  petits  sont  les  puissants  de  ce  monde'.  Ainsi  s'explique  la  mi- 
niature symbolique  qui  accomipagne  la  scène  de  la  création. 

Plus  loin  nous  rencontrons  la  lutte  de  Jacob  et  de  l'ange'.  En  regard,  une 
miniature  représente  u^n  moine  à  genoux  devant  Jésus-Christ,  pendant  qu'un 
gentilhomme,  indifférent  à  la  présence  de  Dieu,  s'apprête,  le  faucon  sur  le 
poing,  à  partir  pour  la  chasse,  et  qu'une  jeune  femme  se  contemple  dans  son 
miroir.  Un  commentaire  établit  un  rapport  entre  les  deux  scènes.  L'ange  qui 
lutta  avec  Jacob  et  lui  toucha  le  nerf  de  la  cuisse,  c'est  Dieu  qui  touche  le  cœur 
de  l'homme  et  l'emplit  du  mépris  de  la  chair  et  du  monde  :  tel  est  ce  moine  qui 
méprise  les  vanités  du  siècle  et  s'agenouille  devant  Jésus-Christ  (fig.  iio). 

Ces  deux  exemples  suffiront  à  faire  comprendre  la  méthode  de  l'auteur  :  la 
Bible  lui  apparaît  comime  une  vaste  allégorie  morale. 

Ce  curieux  livre  n'est  pas  unique  ;  on  peut  en  citer  plusieurs  autres  qui 
sont  absolument  identiques  ou  qui  n'en  diffèrent  que  par  des  nuances.  Le  plus 
célèbre  est  la  Bible  moralisée  qui,  en  i4o4,  faisait  partie  delà  bibliothèque  des 
ducs  de  Bourgogne  ^  On  ne  peut  feuilleter  ce  beau  manuscrit  sans  penser  que  le 
tragique  Jean  sans  Peur  en  a  tourné  les  pages  et  a  peut-être  été  édifié  par  les  belles 
harmonies  morales  que  lui  faisait  entrevoir  le  commientaire*. 

Un  observateur  superficiel  pourrait  juger,  sur  ces  exemples,  que  le  vieux 
génie  syntibolique  du  moyen  âge,  loin  de  mourir  au  xv"  siècle,  se  i^enouvelle  et 
rajeunit:  il  n'en  est  rien  pourtant.   Ce  symbolisme  moral,  un  peu  étrange,  qui 

1  F"   I  vo. 

2  F"  lO. 

^  B.  N.  franc.    167.  Le  livre  est  des  environs  de  i/loo. 

*  Vers  iSgo  ou  i4oo,  un  artiste  inconnu  enlumina  pour  la  famille  de  Rohan  un  admirable  livre  d'Heures,  B.  N., 
latin  9471,  qui  offre  dans  ses  marges  des  allégories  analogues. 

II  A  L  E .     T .     I  1 .  3 1 


2!i2 


L'ART   RELIGIEUX 


peut  paraître  une   nouveauté,    n'en   est  pas  une.  Les  miniaturistes  du  xv"  siècle 

n'ont  fait  que  copier,  et  copier  servilement,  les 
miniaturistes  du  xin°.  Ces  subtiles  allégories  ont 
été  inventées  dans  la  première  partie  du  xiu"  siècle 
par  un  moine,  qui  était  vraisemblablement  un 
dominicain  ;  son  livre,  où  tout  parle  des  devoirs 
de  la  vie  monastique,  était  évidemment  destiné 
aux  religieux  de  son  couvent.  La  Bibliothèque 
Iv  1'''    IMà      f^O'''/J       nationale,    l'Université  d'Oxford  et  le   Musée  bri- 

'À  \i       «m   -Nkv^y    Al        tannique  se  partagent  les  fragments  du  manuscrit 

type  d'où  les  autres  dérivent  \  C  est  un  recueil  de 
miniatures  de  la  première  partie  du  xni'  siècle,  où 
le  symbole  moral  est  rapproché  du  fait  ;  un  com- 
mentaire explique  tous  ces  mystères,  qu'assurément 
personne  ne  s'aviserait  de  deviner. 

Il  ne  faut  donc  pas  parler,  à  propos  de  cette 
famille  de  manuscrits,  du  géme  symbolique  du 
xv"  siècle.  Nos  miniaturistes  copiaient,  rien  de  plus. 
Il  est  vrai  qu  ils  copiaient  avec  charme.  Les  scènes 
encore  hiéroglyphiques  du  xm"  siècle  deviennent 
de  petits  tableaux  de  genre  fort  aimables.  Dans 
le  manuscrit  français  i6G,  la  partie  qui  date 
du  milieu  du  xv"  siècle  est  d'un  art  exquis. 
Ces  froides  allégories  morales  s'animent  et  de- 
viennent des  scènes  vivantes,  parfois  voluptueuses. 
L'artiste  met  une  complaisance  marquée  k  repré- 
senter le  péché.  Le  bon  apôtre  fait  semblant 
d  imiter,  mais  il  substitue  tout  doucement  à  la 
Fig.  iio.  Miniature  interprétant  le  sens     formule  soii  expérience.  Plus    d'uue  de    SCS    fiues 

peintures  eût  scandalisé  le  grave  auteur  du  xiii*"  siè- 
cle. Au  fond,  ces  artistes  du  xiv"  siècle  étaient  de 
plus  en  plus  étrangers  a  l'esprit  de  leur  modèle. 


symbolique  de  la  lutte   de  Jacob 
avec  l'Ange. 

Ms.  fr.  i6Gdela  Bibliothèque  Nationale, 
f°    lO. 


*  B.  N.,  lat.  ii56o;  bibliothèque  de  l'Université  d'Oxford,  ms.  370  b  du  fonds  Bodléein  ;  Musée  britannique, 
ms.  1.526,  1.527  du  fonds  Harléien.  M.  Léopold  Delisle  a  parfaitement  expliqué  cette  fdialion  dans  VHisloire 
UUérairc  de  la  France,  i.  XXXI,  p.  216.  Voir  aussi  HaselolT  dans  VHislnire  de  l'Art  publiée  sous  la  direction 
d" A.  Michel,  t.  IL  p.  336. 


L'ANCIEN    ET    LE    NOUVEAU    SYMBOLISME  2/^3 

Mais  n'est-ce  pas  prononcer  un  peu  vite?  Est-il  permis,  sur  l'examen  de 
quelques  miniatures,  d'affirmer  que  le  xv°  siècle  n'eut  pas  le  génie  du  sym- 
bole ? 

Si  les  manuscrits  ne  nous  donnent  rien,  ne  peut-on  pas  trouver  ailleurs 
des  œuvres  symboliques  vraiment  nouvelles?  Voici,  par  exemple,  les  incompa- 
rables tapisseries  de  la  Chaise-Dieu'.  Toutes  les  scènes  de  la  vie  de  Jésus- 
Christ  y  sont  mises  en  rapport  avec  deux  événements  de  l'Ancien  Testament  et 
avec  quatre  textes  prophétiques.  Le  xni"  siècle  lui-même  n'a  rien  produit,  en  ce 
genre,  de  plus  complet,  ni  de  plus  riche  ;  et  ce  qu'il  y  a  de  ^^lus  remarquable, 
c'est  que  plusieurs  de  ces  rapprochements  symboliques  semblent  nouveaux  et 
tout  à  fait  étrangers  à  la  tradition.  Par  exemple,  en  regard  du  Massacre  des 
Innocents,  on  voit,  d'un  côté,  Saûl  faisant  tuer  tous  les  prêtres  qui  avaient 
accueilli  David,  de  l'autre,  Athalie  faisant,  pour  régner,  égorger  ses  petits-fils.  En 
regard  de  l'Entrée  de  Jésus-Christ  à  Jérusalem,  on  voit,  d'une  part,  David 
vainqueur  rapportant  la  tête  de  Goliath,  et,  de  l'autre,  le  prophète  Elisée 
accueilli  triomphalement  aux  portes  de  la  ville.  Ces  figures,  ainsi  que  plusieurs 
autres,  ne  se  rencontrent  jamais  dans  nos  cathédrales  du  xui"  siècle.  Peut-on 
dire  que  l'artiste  qui  a  choisi  ces  sujets  et  ordonné  ces  œuvres  complexes  avait 
perdu  le  sens  des  symboles  ? 

Les  tapisseries  de  la  Vie  de  la  Vierge,  à  la  cathédrale  de  Reims",  sont  peut- 
être  plus  extraordinaires  encore.  Les  passages  de  l'Ancien  Testament  qui  sont 
mis  en  rapport  avec  les  événements  de  la  A'ie  de  Marie  sont  parfois  si  bizarres, 
si  éloignés  du  fait  préfiguré,  qu'on  se  demande  comment  l'artiste  a  pu  avoir 
l'idée  d'en  faire  des  symboles. 

On  voit,  par  exemple,  dans  la  tapisserie  consacrée  à  la  Présentation  de  la 
Vierge  au  Temple,  des  pêcheurs  qui  retirent  de  leurs  filets  une  table  d'or,  et 
qui  en  font  hommage  au  temple  du  Soleil.  La  Fuite  en  Egypte  est  commentée 
par  deux  épisodes  :  d'un  côté,  on  voit  Jacob  renvoyé  par  son  père  à  Laban,  de 
l'autre  David  descendant  d'une  fenêtre  par  une  corde  pour  échapper  à  Saiil. 
N'est-il  pas  naturel  de  penser  que  ces  curieux  rapprochements  ont  été  imaginés 
par  le  xv^  siècle?  Loin  d'être  étrangers  au  symbolisme,  ces  artistes  semblent 
possédés  de  la  plus  furieuse  manie  symbolique. 

*  Elles    furent  données  en  i5i8  par  Jacques  de  Saint-Nectaire,  mais  elles  ont   probablement  été  commencées 
dès   1^92.  C'est  à  cette  date  que  Jacques  de  Saint-Nectaire  devint  abbé  de  la  Cbaisc-Diou. 

-  Les  tapisseries  de  Reims  paraissent  tout  à  fait   contemporaines  de  celles  de  la  Cliaisc-Dieu. 


2^/(  L'ART    RELIGIEUX 

Mais  ce  ne  sont  là  que  des  apparences  :  j'y  ai  été  trompé  longtemps,  mais 
j'ai  fini  par  découvrir  que  rien  de  tout  cela  n'était  original.  Les  tapisseries  de 
la  Chaise-Dieu  et  les  tapisseries  de  Reims  ont  été  ordonnées  d'après  deux 
recueils  symboliques,  dont  l'un,  la  Bt6/e  des  pauvres,  remonte  au  xni"  siècle,  et 
peut  être  même  au  xn\  et  dont  l'autre,  le  Spéculum  humanx  Salvationis,  est  des 
premières  années  du  XIV^  C'est  à  ces  deux  livres  que  les  artistes  du  xv"  et 
du  xvi°  siècle  doivent  tout  ce  qu'ils  savent  des  anciens  symboles,  ils  en  copient 
purement  et  simplement  les  dessins  en  les  rajeunissant.  Nous  allons  voir  que 
toutes  les  œuvres  figuratives  de  la  fin  du  moyen  âge  ne  sont  que  des  arrange- 
ments de  ces  vieux  originaux. 

La  Bible  des  pauvres  et  le  Spéculum  humanse  Salvationis  ont  eu  une  si  grande 
influence  sur  l'art,  qu'il  est  nécessaire  d'en  dire  ici  quelques  mots. 

La  Bible  des  pauvres  n'est  pas  autre  chose  qu'un  recueil  d'images  que  1  on 
rencontre  pour  la  première  fois  à  la  fin  du  xni'' siècle.  Il  remonte  probablement 
plus  haut'.  L'artiste  y  raconte  la  vie  de  Jésus-Christ  à  la  manière  du 
xiif  siècle,  c'est-à-dire  en  développant  longuement  l'Enfance  et  la  Passion,  et 
en  supprimant,  ou  à  peu  près,  la  Vie  publique.  L'œuvre  se  termine  non  pas 
par  l'Ascension,  mais  par  le  second  avènement  du  Christ,  c'est-à-dire  par  le 
Jugement  dernier. 

Chaque  scène  de  la  vie  de  Jésus-Christ  est  mise  en  rapport  avec  deux  faits 
de  l'Ancien  Testament  qui  en  sont  les  figures.  En  même  temps,  quatre  pro- 
phètes, disposés  dans  des  médaillons,  déroulent  des  banderoles  et  font  entrevoir, 
à  mots  couverts,  tous  les  mystères  de  l'Évangile.  Un  texte  très  court  explique 
chacune  des  figures  de  l'Ancien  Testament. 

Il  est  clair  qu'ici  le  texte  est  peu  de  chose  et  qu'un  pareil  livre  est  fait  pour 
parler  aux  yeux. 

Le  plus  ancien  manuscrit  connu  de  la  Bible  des  pauvres,  celui  du  monastère 
de  Saint-Florian,  en  Autriche",  est  des  environs  de  i3oo.  Longtemps  l'ouvrage 
n'eut  aucun  titre  ;  il  ne  prit  le  nom  de  Bible  des  pauvres  qu'à  une  date  assez 
tardive^     Ce  nom,  d'ailleurs,    est    fort  ancien,  puisqu'on  le  rencontre  dès  le 

'  M.  J.  Guibert  a  montré  dans  la  Revue  des  Bibliothèques  (août,  sept.   igoS)  que  la  Bible  des  pauvres  se  ratta- 
chait à  VAurora  de  Pierre  de  Riga,  et  pouvait,  par  conséquent,  remonter, aux  dernières  années  du   xii"  siècle. 

2  Et  non   celui   de    la  bibliothèque  de    Constance,    comme  l'avaient   cru    Laib  et   Schwarz,    Biblia   pauperum, 
Fribourg  en  Brisgau,  1896. 

^  Ge  titre  apparaît  sur  le  manuscrit  de  Wolfenbiittel,  mais  il  a  été  ajouté  après  coup. 


L'ANCIEN    ET    LE    NOUVEAU    SYMBOLISME  a/iS 

xiii'^  siècle,  mais  alors  il  s'appliquait  à  des  abrégés  de  la  Bible  qui  n'ont  aucun 
rapport  avec  le  livre  que  nous  étudions. 

On  a  pensé  que  la  Bible  des  pauvres  avait  été  imaginée  en  Allemagne.  C'est 
en  Allemagne,  en  effet,  ou  en  Autriche,  qu'on  en  a  découvert  les  plus  anciens 
manuscrits'.  Mais  si  c'est  là  une  présomption,  ce  n'est  pas  une  preuve;  je  ne 
vois  même  pas  qu'on  ait  établi  que  ces  manuscrits  trouvés  en  Allemagne  soient 
allemands. 

D'ailleurs,  tant  que  la  Bible  des  pauvres  s'est  présentée  sous  la  forme  d'un 
manuscrit,  elle  n'a  eu  que  peu  d'action  sur  l'art.  Elle  ne  devint  populaire  et 
elle  ne  fut  adoptée  par  les  artistes  que  le  jour  où  une  édition  xylographique  en 
multiplia  les  exemplaires  ^ 

Quand  parut  la  première  édition  xylographique  de  la  Bible  des  pauvres"^  11 
est  difficile  de  le  dire  avec  précision,  cependant,  les  costumes  des  personnages 
semblent  indiquer  une  époque  assez  voisine  du  milieu  du  xv"  siècle.  Il  est 
encore  plus  difficile  de  désigner  le  pays  où  les  planches  du  livre  furent  dessinées 
et  gravées  :  on  les  a  crues  tour  à  tour  allemandes,  flamandes,  hollandaises;  on 
commence  à  soupçonner  qu'elles  pourraient  bien  être  françaises.  M.  Schreiber, 
l'historien  des  origines  de  la  gravure,  fit  longtemps  la  part  petite  à  la  France^;  il 
est  maintenant  amené  à  reconnaître  que  les  planches  de  la  Bible  des  pauvres  res- 
semblent à  certaines  gravures  sur  bois  dont  lorigine  française  semble  évidente". 
Peut-être  sera-t-il  possible  un  jour  d'affirmer  cjue  l'édition  xylographique  de  la 
Bible  des  pauvres  est  née  en  France^. 

Le  Spéculum  humanse  Salvationis  est  un  peu  moins  ancien  que  la  Bible  des 
pauvres.    Une  note   qu'on  rencontre   dans  plusieurs   iTianuscrits  **  nous   apprend 

'  Ils  ont  été  étudiés  d'abord  par  Hcider,  dans  lahrbuch  der  K.  K.  Centralcommission,  Vienne,  1861,  t.  V;  puis 
par  Schreiber  dans  la  préface  de  la  Biblia  pauperum,  publiée  par  Paul  Heitz,  Strasbourg,  1908.  Schreiber  a  étudié 
et  classé  trente-trois  manuscrits  de  la  Bible  des  pauvres.  Son  travail  est  très  intéressant.  On  voit  l'iconographie  et 
la  disposition  des  scènes  se  modifier  peu  à  peu  et  se  rapprocher  du  type  qui  a  été  adopté  dans  les  premières  édi- 
tions xylographiques. 

-  On  sait  que  ce  qui  caractérise  les  éditions  xylographiques,  c'est  que  le  dessin  et  le  texte  sont  gravés  sur  la 
même  planche  de  bois. 

3  Voir  Schreiber,  Manuel  de  l'amateur  d'estampes,  Berlin,  1891-1900. 

*  Préface  de  la  Biblia  pauperum  éditée  par  Heitz.  M.  Bouchot  a  revendiqué  les  droits  de  la  France  dans  un 
remarquable    livre  :  Les  deux  cents  Incunables  xylographiques  du  département  des  Estampes,  Paris,  1908. 

"  M.  F.  Guibert  (loc.  cit.)  croit  que  l'édition  xylographique  à  4o  planches  de  la  Bible  des  pauvres  a  été  publiée 
par  l'Ordre  du  Carmel.  Suivant  lui,  les  prophètes  Elie  et  Elisée,  ancêtres  légendaires  de  l'ordre  du  Carmel,  sont 
représentés  avec  le  costume  des  Carmes. 

"  Notamment  B.  N.  latin  9587. 


2^6  L'ART    RELIGIEUX 

que  «  le  livre  appelé  Spéculum  humanse  Salvationis  est  une  compilation  nouvelle, 
éditée  en  1824  par  un  auteur  qui  a  voulu  taire  son  nom  par  humilité^  ». 
L'auteur  est  donc  un  homme  qui  a  grandi  à  la  fin  du  xni°  siècle  et  qui  participe 
encore  à  son  esprit".  Renchérissant  sur  ses  devanciers,  il  oppose  à  chaque  fait  de 
la  Vie  de  la  Vierge  et  de  la  vie  de  Jésus-Christ,  non  pas  deux,  mais  trois 
figures  empruntées  à  l'Ancien  Testament  :  l'Annonciation,  par  exemple,  est 
symbolisée  par  le  Buisson  ardent,  la  Toison  de  Gédéon  et  la  Rencontre  de  Ré- 
becca  et  d'Eliézer.  Comme  il  n'est  pas  toujours  facile  de  trouver  dans  l'Ancien 
Testament  trois  passages  vraiment  caractéristiques,  qui  puissent  se  rapporter 
tous  les  trois,  avec  une  égale  vraisemblance,  à  chaque  fait  évangélique,  l'auteur 
s'est  trouvé  plus  d'une  fois  dans  l'embarras.  Il  avait  promis  plus  qu'il  ne 
pouvait  tenir  ;  de  là  maint  rapprochement  forcé  que  la  tradition  des  Pères  ne 
saurait  autoriser  ^ 

Le  Spéculum  humanx  Salvationis  est,  comme  la  Bible  des  pauvres,  un  livre 
d'images;  le  texte,  pourtant,  y  tient  une  plus  grande  place;  un  long  commen- 
taire en  prose  rimée  accompagne  chaque  scène  figurative  et  en  donne  le  sens '^. 
Les  miniatures  pourraient  disparaître,  le  livre  conserverait  quelque  chose  de  son 
intérêt  ;  et,  en  effet,  il  existe  des  manuscrits  du  Spéculum  humanx  Salvationis 
qui  ne  sont  pas  illustrés.  Il  est  bien  évident,  néanmoins,  que  c'est  par  ses 
miniatures  que  le  livre  a  séduit". 

Ce  sont  ces  miniatures  qu'a  reproduites  librement  le  graveur  inconnu  qui 
donna,  un  peu  après  le  milieu  du  xv"  siècle,  la  première  édition,  moitié  xylo- 
graphique, moitié  imprimée,    du  Spéculum  ^   Le  livre  eut  un  grand  succès  :  ce 


'  «  Incipitprohemium  cujusdam  nove  conipilationis  édite  sub  anno  millesimo  CCCXXIV.  Nomen  nossti  auctoris 
humilitale  slletur  et  titulus  sive  nomen  operis  est  Spéculum  luunanee  Salvationis  ».  C'est  donc  bien  vainement  que 
des  manuscrits  postérieurs  attribuent  le  livre  à  Ludolphe  le  Chartreux  ou  à  Vincent  de  Beauvais.  On  a  prononce 
aussi,  sans  raison,  sur  la  foi  de  Tritenheim,  le  nom  de  Conrad  d'Alzheim. 

"2  M.  Perdrizet,  dans  son  Etude  sur  le  Spéculum  humanœ  Salvationis,  Paris,  1908  s'est  efl'orcé  de  montrer  que  le 
livre  était  d'origine  dominicaine  par  de  bons  arguments. 

•*  Quelques-unes  de  ces  figures  sont  empruntées  à  des  auteurs  profanes.  La  légende  de  la  table  d'or  recueillie 
par  des  pêcheurs  vient  de  Valero  Maxime.  V.  Perdrizet,  op    cit.,  p.   05. 

*•  Il  est  à  noter  que  les  prophètes  et  les  textes  prophétiques  manquent  dans  le  Spéculum  humanx  Salvationis , 
sauf  dans  celui  de  la  Bibliothèque  de  Bruxelles. 

'■'  Les  manuscrits  du  Spéculum  humanœ  salvationis  sont  très  nombreux;.  Je  citerai  à  la  Bib.  nat  :  mss.  latin  5ii, 
5i2,  9684,  9585,  9586;  mss.  franc,  188,  4oj,  46o,  6275.  Il  est  encore  impossible  de  savoir  si  le  livre  a  été  com- 
posé en  France  ou  ailleurs.  MM.  J.  Lutz  et  P.  Perdrizet  publient  en  ce  moment  une  reproduction  d'un  manuscrit 
du  Speruhim  humanœ  Salvationis,  qui  sera  fort  utile. 

''  ^  oir  Dutuit,  Manuel  de  l'amateur  d'estampes,  l.  I,   p.  209. 


L'ANCIEN    ET    LE    NOUVEAU    SYMBOLISME  a/lv 

qui  le  prouve,  c'est  qu'il  transforma  la  Bible  des  pauvres  elle-même.  Les  pre- 
mières éditions  de  la  Bible  des  pauvres  ne  se  composaient,  en  effet,  que  de  qua- 
rante planches.  Vers  1/170  ou  1/180,  il  en  parut  une  édition  en  cinquante  plan- 
ches' :  or,  les  dix  planches  nouvelles,  consacrées  à  la  Vie  de  la  Vierge  et  à 
quelques  épisodes  de  la  Vie  de  Jésus-Christ,  sont  des  emprunts  faits  au 
Spéculum. 

Il  reste  à  prouver  que  les  œuvres  symboliques  du  xv°  siècle  ont  été  inspi- 
rées par  ces  deux  modèles  :  rien  ne  sera  plus  facile. 

C'est  aux  environs  de  i^oo  que  les  artistes  commencèrent  à  chercher  dans 
le  manuscrit  du  Spéculum  humanse  Salvationis  des  motifs  symboliques.  Le  minia- 
turiste qui  enlumina  les  Très  belles  Heures  du  duc  de  Berry  y  recourt  déjà.  Cet 
admirable  livre  a  péri  dans  l'incendie  de  la  bibliothèque  de  Turin,  mais  heu- 
reusement il  avait  été  photographié".  En  étudiant  ces  reproductions,  on  remar- 
quera que  les  épisodes  de  la  Passion  sont  accompagnés  de  scènes  de  l'Ancien 
Testament.  Ces  scènes  sont  évidemment  des  figures;  mais,  si  familier  que  l'on 
soit  avec  lesprit  du  moyen  âge,  on  ne  peut  pas  ne  pas  être  surpris  de  leur 
étrangeté.  Par  exemple,  près  de  Jésus  cloué  sur  la  croix,  on  voit  Tubal,  père 
des  forgerons,  qui  frappe  sur  une  enclume,  et,  tout  à  côté,  le  prophète  Isaïe 
que  des  bourreaux  coupent  en  deux  avec  une  scie. 

Certes,  si  l'artiste  avait  été  capable  d'imaginer  des  rapprochements  aussi 
subtils,  il  eût  été  le  plus  ingénieux  des  théologiens.  Mais  il  n'a  rien  imaginé, 
il  a  simplement  copié  dans  le  Spéculum  humanse  Salvationis  deux  des  figures  qui 
accompagnent  la  mise  en  croix  ^  Les  autres  rapprochements  symboliques  qu'on 
rencontre  dans  les  Heures  de  Turin  ont  la  même  origine^. 

Dès  lors,  on  peut  affirmer  que  tout  artiste  qui  se  respecte  a,  dans  son  ate- 
lier, un  manuscrit  du  Spéculum  humanse  Salvationis.  Jean  Van  Eyck  en  avait  un, 
et  en  voici  la  preuve. 

Il  fit,  en  i/i/io,  pour  1  église  Saint-Martin  d'Ypres,  un  triptyque  que  la  mort 

'  C'est  l'édition  qui  vient  d'être  publiée  par  MM.  Heitz  et  Schreiber,  d'après  Texemplairc  unique  de  Paris. 

2  Les  reproductions  du  manuscrit  de  Turin  ont  été  publiées  par  M.  le  comte  Durrieu  à  l'occasion  du  jubilé  de 
M.  Léopold  Delisle. 

'  Le  texte  nous  apprend  comment  Tubal  préfigure  le  supplice  de  Jésus-Clirisl.  On  va  voir  que  rien  n'est  plus 
subtil  :  «  En  frappant  avec  ses  marteaux,  dit  l'auleur,  Tubal  inventa  la  musique.  Or,  pondant  que  Jésus-Christ  était 
cloué  sur  la  croix  à  coups  de  marteaux,  jaillissait  de  sa  bouche,  comme  la  plus  douce  des  musiques,  cette  prière  : 
Pardonnez-leur  parce  qu'ils  ne   savent  ce  cpi'ils  font.  » 

'  Par  exemple,  près  de  Jésus  flagellé,  on  voit,  comme  dans  le  Speculam,  Job  tourmenté  par  le  diable  et  par  sa 
femme. 


2^8  L'ART    RELIGIEUX 

l'empêcha  d'achever'.  Le  panneau  central  est  consacré  à  la  Vierge  portant  l'En- 
fant ;  le  volet  de  droite  représente  le  Buisson  ardent  et  la  Toison  de  Gédéon  ; 
le  volet  de  gauche,  la  Verge  fleurie  d'Aaron  et  la  Porte  fermée  d'Ezéchiel.  Ce 
sont  justement  les  figures  qui,  dans  le  Spéculum  humanœ  Salvationis,  se  rappor- 
tent à  la  virginité  de  Marie.  On  peut  objecter,  il  est  vrai,  que  ces  types  sont 
traditionnels  et  que  Van  Eyck  pouvait  les  trouver  partout.  Mais  que  l'on  regarde 
au  revers  des  volets.  On  y  verra  une  scène  toute  nouvelle  et  dont  la  peinture 
n'offre  pas  d'exemple  avant  cette  date  :  la  vision  de  VAra  cœli.  La  Sibylle  de 
Tibur  lève  la  main  et  montre  a  l'empereur  Auguste  la  Vierge  et  l'Enfant  qui 
apparaissent  dans  le  ciel.  Or,  il  se  trouve  que  la  scène  entre  la  Sibylle  et 
Auguste  accompagne,  dans  le  Spéculum,  le  miracle  de  la  Verge  d'Aaron,  et  vient 
immédiatement  après  le  Buisson  ardent  et  la  Toison  de  Gédéon,  qui  sont  à  la 
page  précédente.  Il  n'y  a  donc  pas  de  doute  ;  la  présence,  dans  l'œuvre  de 
Van  Eyck,  d  un  sujet  aussi  nouveau  que  l'Entrevue  d  Octave  et  de  la  Sibylle  — 
sujet  qui  n'est  entré  dans  l'art  que  par  l'intermédiaire  du  Spéculum  humclnx  Sal- 
vationis —  fait  cesser  toute  incertitude.  D'ailleurs,  il  est  visible  que  Van  Eyck 
a  emprunté  au  manuscrit  qu  il  avait  sous  les  yeux  l'idée  de  représenter  la 
«  porta  clausa  »  du  prophète  comme  une  porte  de  ville  qui  s'ouvre  entre  deux 
tours,  et  le  Buisson  ardent  sous  la  figure  d'un  arbre  au  tronc  élancé  qui  s'épa- 
nouit par  le  haut. 

Le  Spéculum  humanx  Salvationis  était  donc  dans  l'atelier  de  Van  Eyck.  Il 
était  aussi  dans  celui  de  Rogier  Van  der  Weyden.  Quand  il  peignit  pour  Bla- 
delin,  vers  i/i6o,  le  fameux  triptyque  de  la  Nativité  (fig.  4)^  il  ne  chercha  pas 
bien  loin  le  sujet  des  deux  volets.  Il  ouvrit  son  manuscrit  à  la  page  delà  Nativité  : 
il  prit,  pour  un  des  côtés,  l'Entrevue  d'Auguste  et  de  la  Sibylle  et,  pour  l'autre, 
la  Vision  des  trois  Mages  qui  contemplent  l'étoile  et  y  voient  apparaître  la 
figure  d'un  enfant.  On  peut  même,  je  crois,  affirmer  que  le  livre  de  Rogier  Van 
der  Weyden  appartenait  à  cette  classe  de  manuscrits,  où —  par  suite  d'une  légère 
erreur  —  l'Entrevue  de  la  Sibylle  et  d'Octave  est  placée  immédiatement  à  côté 
de  la  Vision  des  trois  Mages  ^ 


'  Ce  triptyque  figurait  à  l'Exposition  des  primitifs  de  Bruges  en  1902.  Il  appartient  à  RI.  Helleputte,  de  Lou- 
vain.  Les  documents  qui  concernent  ce  tableau  ont  été  publiés  dans  la  Revue  de  Vart  chrétien,  1902,  p.  1-6. 

2  Aujourd'hui  au  Musée  de  Berlin. 

^  C'est  le  cas  pour  le  manuscrit  latin  9585  de  la  Bibl.  nat.  Dans  ce  manuscrit,  la  Vision  des  trois  Mages  accom- 
pagne la  Nativité,  tandis  que,  dans  les  autres  manuscrits,  elle  est  placée  plus  loin. 


L'ANCIEN    ET    LE    NOUVEAU    SYMBOLISME  2/19 

Mais  quel  artiste  flamand  n'avait  pas  le  Spéculum  humaiix  Salvationis^  Grâce 
à  ce  précieux  livre,  plus  d'un,  qui  n'était  sans  doute  pas  très  grand  clerc,  fait 
figure  de  théologien  ' . 

Vers  ili6o,  cependant,  parut  la  première  édition  xylographique  de  la  Bible 
des  pauvres.  Le  livre,  qui  avait  été  peu  connu  tant  qu'il  était  resté  manuscrit, 
commença  à  être  adopté  par  les  artistes.  Parfois,  ils  le  préférèrent  au  Spé- 
culum humanœ  Saluationis,  mais  la  plupart  du  temps  ils  usèrent  de  l'un  et  de 
l'autre. 

C'est  en  combinant  ces  deux  modèles  qu'un  artiste  inconnu  de  la  fin  du 
xv°  siècle  composa  les  cartons  des  tapisseries  de  la  Chaise-Dieu.  Il  doit  cepen- 
dant beaucoup  plus  à  la  Bible  des  pauvres  qu'au  Spéculum. 

Comme  la  Bible  des  pauvres,  en  effet,  les  tapisseries  nous  montrent  d'abord 
l'Enfance  de  Jésus-Christ,  puis  la  Passion,  enfin,  le  Jugement  dernier;  comme 
la  Bible  des  pauvres,  les  tapisseries  rapprochent,  de  chaque  fait  du  Nouveau 
Testament,  deux  événements  qui  en  sont  la  figure  et  quatre  versets  prophé- 
tiques . 

Mais,  c'est  dans  le  détail  que  les  ressemblances  sont  frappantes.  Chaque 
tapisserie  est  presque  toujours  une  copie  exacte  de  la  Bible  des  pauvres.  Qu'on 
examine,  par  exemple,  la  première  page  de  la  Bible  des  pauvres.  On  y  verra,  au 
milieu,  l'Annonciation,  accompagnée,  à  gauche,  de  la  Tentation  d'Eve,  à 
droite,  de  l'épisode  de  la  Toison  de  Gédéon  ;  au-dessus  et  au-dessous,  deux 
prophètes,  en  buste,  apparaissent  dans  des  niches  d'architecture  et  tiennent  des 
banderoles.  Telle  est,  exactement,  l'économie  de  la  première  tapisserie  de  la 
Chaise-Dieu  :  l'artiste  s'est  contenté  de  rajeunir  les  costumes  et  d'enrichir  le 
décor,  mais  il  a  copié  jusqu'aux  inscriptions  qui  couvrent  les  banderoles  des 
prophètes.  Un  coup  d'oeil  jeté  sur  les  reproductions  en  dira  plus  que  tous  les 
commentaires  (fig,  m  et  112). 

Il  en  est  ainsi  de  quatorze  tapisseries  de  la  Chaise-Dieu  :  elles  reprodui- 
sent très  exactement  quatorze  pages  de  la  Bible  des  pauvres'  (fig.  ii3  et  ii/|). 

*  Deux  volets  de  l'école  de  Bouts  (collection  Crews)  représentent  le  Buisson  ardent  et  la  Toison  de  Gédéon.  11 
est  évident  que  la  partie  centrale  (elle  a  disparu)  représentait  la  Nativité. 

-  1°  Annonciation  (Eve  avec  le  serpent,  la  Toison  de  Gédéon)  ;  2°  La  Nativité  (le  Buisson  ardent,  la  Verge 
fleurie  d'Aaron)  ;  3°  Massacre  des  Innocents  (Saùl  fait  tuer  les  prêtres,  Athalie  fait  tuer  ses  petits-fils)  ;  4°  Tentation 
de  Jésus-Christ  (Adam  et  Eve  tentés,  Esaû  vendant  son  droit  d'aînesse)  ;  5°  Résurrection  de  Lazare  (Ëlie  ressuscite 
le  fils  de  la  veuve,  Elisée  ressuscite  un  enfant);  6°  Entrée  de  Jésus-Christ  à  Jérusalem  (David  apporte  la  tète  de 
Goliath,  Elisée  reçu  aux  portes  de  la  ville)  ;  7°  La  Cène  (Abraham  et  Melchisédech,  la  Manne)  ;  8"  Le  Portement 
de  croix  (Isaac  porte  le  bois  du  sacrifice,  la  veuve  de  Sarepta  recueille  deux  morceaux  de  bois)  ;  9°  Jésus-Christ  en 

MALE.     T.     II.  '62 


a5o 


L'ART    RELIGIEUX 


Viennent  ensuite  cinq  tapisseries  qui  sont  également  copiées  de  la  Bible  des 
pauvres,  mais  avec  un  visible  désir  de  simplification.  En  effet,  trois  tapisseries, 
au  lieu  de  nous  montrer  deux  scènes  de  l'Ancien  Testament,  ne  nous  en  mon- 
trent qu'une'.  Enfin,  deux  tapisseries  sont  nées  de  la  combinaison  de  deux 
pages  de  la  Bible  des  pauvres  fondues  en  une  seule".    C'est  évidemment  à  des 

raisons  d'économie  qu'il  faut  attribuer 
ces  simplifications. 

Restent  huit  tapisseries,  où  se  trahit 
une  autre  influence  :  celle  du  Spéculum 
humanse  Salvationis .  Ces  huit  tapisseries, 
en  effet,  sont,  soit  des  copies  exactes 
du  Spéculum  ^  soit  des  combinaisons 
du  Spéculum  et  de  la  Bible  des  pauvres  \ 
avec  des  variantes  ^ 

Que  l'artiste  ne  soit  pas  resté  jus- 
qu'au bout  fidèle  à  la  Bible  des  pauvres 
et  qu'il  ait  cru  devoir  recourir  au   Spe- 

croix.  (le  Sacrifice  d'Abraham,  le  Serpent  d'airain)  ; 
10°  Mise  au  tombeau  (Joseph  descendu  dans  la  citerne, 
Jonas  jeté  à  la  baleine);  ii°  Résurrection  de  Jésus- 
Christ  (Samson  enlève  les  portes  de  la  ville,  Jonas  vomi 
par  la  baleine);  12°  Ascension  de  Jésus-Christ  (Enoch 
enlevé  au  ciel,  Char  de  feu  d'Élie)  ;  i3">  Descente  du 
Saint-Esprit  (Moïse  reçoit  la  Loi,  le  Feu  du  ciel  consume 
l'oflrande  d'Élie);  14°  Couronnement  de  la  Vierge 
(Salomon  fait  asseoir  sa  mère  auprès  de  lui,  Assuérus  et 
Esther). 

1  1»  Les  Saintes  Femmes  au  tombeau  (Ruben  fait  sortir  son  frère  du  puits);  2°  Jésus  apparaît  à  Madeleine  (le 
Roi  vient  voir  Daniel  dans  la  fosse  aux  lions);  Le  Jugement  dernier  (Jugement  de  Salomon). 

2  1°  La  Fuite  en  Egypte  (David  s'échappe  par  une  fenêtre,  l'idole  Dagon  s'effondre  devant  l'Arche,  sujet  qui 
accompagne,  dans  la  Bible  des  pauvres,  la  Chute  des  idoles);  2»  Baiser  de  Judas  (;Abner  tué  par  Joab,  Chute  des 
mauvais  anges,  sujet  qui,  dans  la  Bible  des  pauvres,  accompagne  la  Chute  des  soldats  qui  veulent  s'emparer  de  Jésus- 
Christ). 

^  1°  Adoration  des  Mages  (les  Trois  soldats  apportant  de  l'eau  à  David,  la  reine  de  Saba  devant  Salomon). 
2°  Le  Christ  flagellé  (Achior  flagellé,  Job  tourmenté  par  le  diable).  3°  Le  Christ  insulté  (Ivresse  de  Noé,  le  roi 
des  Ammonites  et  les  envoyés  du  roi  David).  4°  Jésus-Christ  aux  hmbes  (Loth  sauvé  de  Sodome,  les  Trois  Hébreux 
dans  la  fournaise). 

*  Baptême  de  Jésus-Christ  (Passage  de  la  mer  Rouge,  figure  empruntée  à  la  Bible  des  pauvres;  Naaman  le 
lépreux  guéri  dans  le  Jourdain,  figure  empruntée  au  Spéculum). 

'■'  Il  reste  trois  tapisseries  (Pilate  se  lave  les  mains,  Judas  et  les  trente  deniers,  l'Incrédulité  de  saint  Thomas) 
qui  sont  accompagnées  de  types  empruntés  à  la  Bible  des  pauvres,  mais  avec  quelques  variantes. 


,vîln£j>TD^^ïïSBlaiiîtâtT^ 


Fig.  III.  — ■  L'Annonciation,  avec  Eve  et  le  Serpent, 

et  la  Toison  de  Gédéon. 

Bible  des  Pauvres. 


L'ANCIEN  ET    LENOUVEÂU    SYMBOLISME 


25l 


ciilam  humansR    Salvationis,   c'est  une  preuve    que  les  deux  livres    étaient  aussi 
connus  l'un  que    l'autre  à  la  fin  du  xv"  siècle. 

Les  tapisseries  de  la  cathédrale  de  Reims  vont  nous  offrir,  d'ailleurs,  un 
compromis  analogue.  Elles  sont  consacrées,  comme  on  sait,  à  l'histoire  de  la 
Vierge.  Elles  ont  été  données  à  la  cathédrale  par  l'archevêque  Robert  de  Lénon- 
court,  qui  les  fit  peut-être 
commencer  l'année  même  oii 
il  prit  possession  du  siège  de 
Reims,  c'est-à-dire  en  iBog  ;  en 
i53o,  elles  étaient  terminées. 
Elles  sont  donc  presque  con- 
temporaines de  celles  de  la 
Chaise-Dieu.  Toutes  ces  tapis- 
series ne  sont  pas  symboliques  ; 
plusieurs  n'ont  rien  de  figu- 
ratif. Mais  il  en  est  huit  oii  im 
événement  de  la  vie  de  la 
Vierge  est  rapproché  de  deux 
faits  de  l'Ancien  Testament. 
Or,  ces  huit  tapisseries  sont 
des  copies,  soit  de  la  Bible  des 
pauvres, soîidu  Spéculum  humanx 
Salvationis.  C'est  pour  avoir 
ignoré  ces  particularités  que  les  auteurs  qui  ont  décrit  les  tapisseries  de 
Reims  n'en  ont  pas  toujours  compris  le  sens'. 

Sept  tapisseries  ont  été  exécutées  d'après  la  Bible  des  pauvres.  Ce  sont  :  le 
Mariage  de  la  Vierge,  l'Annonciation,  la  Nativité,  l'Adoration  des  Mages,  la  Pré- 
sentation au  Temple,  la  Fuite  en  Egypte,  l'Assomption.  Deux  figures  bibliques 
accompagnent  chaque  scène. 

Il  suffira  de  donner  un  exemple.  La  Bible  des  pauvres  nous  montre,  à  côté 
de  l'adoration  des  Mao^es,  Abner  à  genoux  devant  David  et  la  reine  de  Saba  à 
genoux  devant  Saloiïion  ;  en  haut,  David  et  Isaïe  tiennent  des  banderoles.  Ce 
sont  exactement  les  scènes  et  les  j)ersonnages  que  nous  présente  la  tapisserie  de 


Vn 


112.  —  L'Annonciation,  avec  Eve  et  le  Serpent 

et  la  Toison  de  Gédéon. 
Tapisserie  de  la  Chaise-Dieu.   (D'après  Jubinal.) 


1  Ch,  Loricjuet,  les  Tapisseries  de  la  catjiédrale  de  Reims,  1882, 


35a 


L'ART   RELIGIEUX 


maiifnh6Tni(f  iiITn  &T^Z.... S^ri  ipyoMOaffràrtlnBmw 


aiiniheTniif  ulTn  firna 
iija  fpoliaiifi-i<ï  fil  ;  njfiv 
na  \)f  tf  rf  nnff  rmofcnj; 
in-f  niOn  lig'tiqurinicïua 
fuir  l'n  refit tnam  Ijot  t  ni 
frpul'J'  f  am  eu  auMl  te 

aiirrpofufiK 


iriT  rhfflb  1  ntalrguflls  fra 
t  tfrftee  magna  1  maju  cû 
uiuiliî  foitt  mpff  [f  frai*  m 
naui  roj6i.Tnîit<rimonam 
ilhaJl)ftf8nurontiiinialf 
èpitriemaja'îftaMfùîr'- 
ghi  tiinH  T  nu?  ttfrf  tiif  Bib" 
aifbnmbpnomb^joiias 
rnlhi  fiî'rtiiiifuiHttim-f  n-f 
(Tibu8!)ifb9ïmb?niifhb9 


Reims.  La  composition  est  évidemment  mieux  entendue,  les  costumes  sont 
plus  riches,  le  décor  a  une  ampleur  qu'on  chercherait  vainement  dans  l'ori- 
ginal :  on  le  reconnaît  pourtant  au  premier  coup  d'œil.  Les  six  autres  tapis- 
series   sont    des    copies    aussi    fidèles    de    la    Bible    des   pauvres  \ 

La  huitième  tapisserie  est  emprun- 
tée au  Spéculum  humanse  Salvafionis. 
Ellemiontre  la  Présentation  de  la  Vierge 
au  Temple.  Deux  faits  de  l'Ancien  Tes- 
tament accompagnent  cette  scène  :  la 
Fille  de  Jephté  venant  à  la  rencontre 
de  son  père  ;  puis,  des  Pêcheurs  reti- 
rant de  leurs  filets  une  table  d'or  qu'ils 
portent  dans  le  temple  du  Soleil.  Ces 
figures  sont  justement  celles  qui,  dans 
le  Spéculum  humanse  Salvationis,  accom- 
pagnent la  Présentation  de  la  Vierge. 
L'artiste  a  eu  recours  au  Spéculum, 
parce  que  la  Présentation  de  la  Vierge 
au  Temple  ne  figure  pas  dans  la  Bible 
des  pauvres^. 

On  voit  de  quelle  faveur  ont  joui 
nos  deux  livres  auprès  des  artistes  qui 
dessinaient  les  cartons  des  tapisseries. 
A  vrai  dire,  il  n'y  a  guère  de  tapis- 
serie symbolique  qui  ne  soit  inspirée 
de  l'un  ou  de  l'autre  de  ces  ouvrages.  Qu'on  me  permette  d'en  donner  encore 
une  ou  deux  preuves. 


Fig.  II 3.  —  La  Mise  au  Tombeau, 

avec  Joseph  descendu  dans  le  puits,  et  Jonas. 

Bible  des  pauvres. 


1  L'artiste  avait  sous  les  yeux  une  Bible  des  pauvres  complète  (en  5o  scènes).  Voici  les  scènes  représentées: 
1°  Mariage  de  la  Vierge  (Sara  mariée  à  Tobie,  Rebecca  mariée  à  Isaac)  ;  Annonciation  (Eve  et  le  serpent,  Toison 
de  Gédéon);  3»  Nativité  (Moïse  et  le  Buisson  ardent,  Verge  fleurie  d'Aaron)  ;  4°  Adoration  des  Mages  (David  à 
genoux  devant  Abner,  la  Reine  de  Saba  devant  Salomon)  ;  5°  Jésus  enfant  présenté  au  Temple  (Présentation  du 
premier  né,  Samuel  présenté  par  Anne);  6°  Fuite  en  Egypte  (Jacob  envoyé  par  son  père  à  Laban,  Michol  faisant 
échapper  David)";  7»  Assomption  et  couronnement  de  la  Vierge  (Salomon  et  sa  mère,  Esther  et  Assuérus).  L'artiste 
a  poussé  la  fidélité  jusqu'à  reproduire  les  inscriptions  de  la  Bible  des  pauvres  qui  expliquent  les  sujets.  Par  exemple, 
au-dessous  de  l'Adoration  des  Mages  et  de  ses  symboles  bibliques,  il  a  écrit  Plebs  notât  hœc  gentes  Chrislo  jungi 
cupientes. 

2  11  y  a  encore  quatre  tapisseries,  dont  je  n'ai  trouvé  le  modèle  ni  dans  la  Bible  des  pauvres  ni  dans  le  Spéculum  et 


L'ANCIEN    ET    LE    NOUVEAU    SYMBOLISME 


303 


Dans  le  trésor  de  la  cathédrale  de  Sens,  une  très  belle  tapisserie  de  la  iln 
du  xv*^  siècle  nous  montre  le  Couronnement  de  la  Vierge  accompagné  de  deux 
scènes  de  l'Ancien  Testament  qui  en  sont  la  figure  :  le  Couronnement  de  Beth- 
sabé  par  Salomon,  etle  Couronnement  d'Esther  par  Assuérus(fig.  1 1 5). Or  ces  trois 
scènes  se  retrouvent  exactement  dans  une  page  de  la  Bible  des  pauvres,  dont  la 
tapisserie  de  Sens  est  une  copie. 

A  Chalon-sur-Saône,  dans  l'ancienne  cathédrale  une  grande  tapisserie  du 
xvi''  siècle  est  consacrée  à  l'Eucharistie.  On  voit,  à  côté  de  la  Cène,  trois  épi- 
sodes de  l'Ancien  Tes- 
tament qui  en  sont  la 
figure  :  Melchisédech 
offrant  le  pain  à  Abra- 
ham, les  Hébreux  re- 
cueillant la  manne  dans 
le  désert,  enfin  la  Pàque 
juive.  Or,  dans  le  Spé- 
culum humanas  Salvatio- 
nis,  la  Cène  est  juste- 
ment accompagnée  de 
ces  trois  figures. 

Une  tapisserie  fla- 
mande ,  conservée  à 
Madrid,  met  en  parallèle  avec  la  Nativité,  le  Buisson  ardent  de  Moïse  et  la 
Verge  d'Aaron  :  on  reconnaît  la  Bible  des  pauvres,  à  laquelle  lartiste  a  emprunté 
aussi  les  textes  prophétiques  que  déroulent  Isaïe  et  Michée. 

Il  serait  superflu  d'insister.  Ces  exemples  suffisent  à  prouver  que  le  Spécu- 
lum humanœ  Salvationis  et  la  Bible  des  pauvres  ont  été  pour  les  peintres  décora- 
teurs, attachés  aux  grands  ateliers  de  tapisserie,  de  véritables  manuels. 

Les  peintres  verriers  doivent  aussi  quelque  chose  à  ces  deux  livres  ;  ils  leur 
devaient  même  probablement  plus  que  nous  ne  pouvons  limaginer  aujourd'hui. 
Plusieurs  des  œuvres  fragiles  que  Ir  Bible  des  pauvres  et  le  Spéculum  leur  avaient 


Fig.  II 4.  —  La  Mise  au  Tombeau, 
avec   Joseph  descendu    dans  le  puits,  et  Jonas. 

Tapisserie  de  la  Chaise-Dieu.  (D'après  Jubinal.) 


qui  ont  pu  être  composées  par  un  théologien.  Ce  sont  :  i°  Anne  et  Joachim  chassés  par  le  prêtre  (Adam  et  Eve 
chassés  du  paradis,  Anna  mère  de  Samuel  chassée  par  Héli)  ;  2°  Naissance  de  la  Vierge  (Lutte  de  Jacob  et  de 
l'ange,  l'Anesse  de  Balaam,  figure  qui  se  trouve  dans  la  Bible  des  pauvres);  3"  La  Visitation  (les  Hébreux  dans  la 
fournaise,  Habacuc  et  Daniel)  ;  4°  Mort  de  la  Vierge  (^MorldeMarie  sœurde  Moïse,  mort  de  Sara,  femme  d'Abraham). 


354 


L'ART    RELIGIEUX 


inspirées  ont  certainement  disparu  ;  mais  il  en  reste  au  moins  une  en    France  ' . 

Je  veux  parler  des  deux  grandes  verrières  de  la  Sainte-Chapelle  de  Vic-le- 
Gomte  (Puy-de-Dôme),  qui  se  sont  conservées  presque  intactes;  elles  sont 
du  xvi"  siècle.  L'une,  celle  du  midi,  est  consacrée  aux  épisodes  de  la  Passion; 
l'autre,  celle  du  nord,  à  des  scènes  figuratives  empruntées  à  l'Ancien  Testa- 
ment :  k  chaque  panneau  historique  du  premier  vitrail  correspond  un  panneau 
symbolique  du  second. 

Cette  œuvre,  si  bien  ordonnée,  fit  jadis  l'admiration  de  Dulaure,  qui  s'éton- 


Fig.  Ii5.  —  Le  Couronneiiieiil  de  la  A  ierge, 

accompagné  du  couronnement  de  Bethsabé  et  du  couronnement  d'Esther. 

Tapisserie  de  la  cathédrale  de  Sens. 

nait  de  la  science  théologique  de  l'artiste  :  c'était  admirer  à  côté.  L'artiste  avait 
tout  simplement  sous  les  yeux  la  Bible  des  pauvres,  qu'il  a  copiée  avec  fidélité; 
iTiais,  comme  la  place  lui  était  ménagée,  au  lieu  d  opposer  à  chaque  fait  du 
Nouveau  Testament  deux  figures  de  l'Ancien,  il  n'en  a  opposé  qu  une.  A  Jésus 
entrant  à  Jérusalem,  ne  correspond  que  le  Retour  triomphal  de  David  ;  à 
la  Cène  ne  correspond  que  la  Récolte  de  la  manne.  Comme  d  ordinaire,  le 
Spéculum  humanse  Salvationis  a  été  consulté  en  même  temps  que  la  Bible  des 
pauvres  :  à  la  Flagellation,  en  effet,  répond  l'épisode  d'Achior  attaché  à  un 
arbre  et  fustigé  par  les  serviteurs  d'Holoj)herne,  figure  qui  ne  se  rencontre  pas 
dans  la  Bible  des  pauvres,  mais  qu'on  trouve  dans  le  Spéculum. 

Les  sculpteurs   qui  décorèrent,  au  xv°  et  au    xvf  siècle,  les  portails  de  nos 


*   En  Alsace,  les  vitraux  de  Mulhouse  sont  une  copie  du  Spéculum  huinana'  Salvatonls:  Voir  J.  Lutz  et  P.  Perdri- 
zet,  loc.  cit. 


L'ANCIEN    ET    LE    NOUVEAU    SYMBOLISME  255 

églises,  doivent-ils,  eux  aussi,  quelque  chose  à  nos  deux  livres?  On  en  pourrait 
douter,  car  les  œuvres  qui  subsistent,  au  moins  en  France,  ne  nous  offrent 
rien  qui  rappelle  la  Bible  des  pauvres  ou  le  Spéculum. 

On  pourrait  alléguer,  il  est  vrai,  que  les  portails  du  xv"  et  du  xvi"  siècle 
sont  presque  tous,  aujourd'hui,  privés  des  statuettes  de  leurs  voussures,  et  que 
c'est  là,  sans  doute,  qu'on  eut  trouvé  les  scènes  figuratives  chères  aux  artistes 
d'alors.  Ce  ne  serait  qu'une  hypothèse,  mais  il  se  trouve  que  des  documents 
font  de  cette  hypothèse  une  certitude. 

Les  voussures  du  grand  portail  de  la  cathédrale  de  Troyes  étaient  ornées  de 
figurines  qui  représentaient  les  scènes  de  la  Passion.  Les  comptes  de  l'église, 
de  l'année  iBaS  à  l'année  1527,  nous  les  signalent  au  fur  et  à  mesure  que  le 
prix  de  chaque  groupe  était  payé  au  sculpteur  \  Malheureusement,  ces  comptes 
sont  incomplets  ;  ils  en  disent  assez,  toutefois,  pour  qu  il  soit  évident  à  nos 
yeux  que  chaque  épisode  de  la  Passion  était  accompagné  d'une  figure  empruntée 
à  l'Ancien  Testament.  Par  exemple,  à  la  Flagellation  correspondait  «  l'Histoire 
comment  Job  fut  battu  du  diable  »,  et  à  la  Résurrection  «  l'Histoire  comment 
Jonas  sortit  du  ventre  de  la  baleine  ».  La  seconde  figure  peut  ne  pas  paraître 
très  typique,  mais  la  première  est  un  emprunt  évident  fait  à  la  Bible  des  pauvres 
ou  au  Spéculum  humaiise  Salvationis,  car  on  la  trouve  dans  l'un  et  dans  l'autre 
livre.  On  peut  donc  admettre  que  le  portail  de  Troyes  était  ordonné  comme 
le  vitrail  de  Vic-le-Gomte  et  que  l'artiste  s'y  était  inspiré  des  mêmes  originaux. 

Les  sculpteurs  qui  taillaient  l'ivoire  connaissaient  aussi  ces  précieux  modèles. 
Je  n'en  veux  pas  d  autre  exemple  que  le  coffret  reliquaire  de  la  fin  du  xv"  siècle 
qu'on  peut  voir  au  musée  de  Cluny'.  L'artiste  ne  s'est  pas  contenté  d  emprunter 
ses  oppositions  symboliques  k  la  Bible  des  pauvres  \  il  est  allé  jusqu'à  copier  les 
gravures  du  livre  :  la  figure  d'Eve  tentée  par  le  serpent,  ou  celle  de  Samson 
enlevant  les  portes  de  Gaza,  semblent  calquées  sur  l'original*. 

Dans  tous  les  ateliers  d'art  décoratif  on  était  sur  de  rencontrer  la  Bible  des 
pauvres  ou  le  Spéculum  humanse  Salvationis. 

*  C'était  l'imagier   Nicolas  Halius  :  Voir  Pigeotte,  Elude  sur  les  travaux  d'achèvement  de  la  cathédrale  de  Troyes, 
p.  ii4-ii8. 

2   Ivoires,  n"  1060. 

^  Par  exemple  :  Annonciation  et  Tentation  d'Eve  ;  Nativité  et  Buisson   ardent;  Entrée  à   Jérusalem   et   David 
apportant  la  tête  de  Goliath,  etc.  Les  scènes  sont  disposées  sans  beaucoup  d'ordre. 

*  C'est  ce  qui  prouve  que  ce  coffret  ne  peut  être  du  xiv*  siècle,  comme  le  dit  le  Catalogue.  Il  est  postérieur  aux 
premières  éditions  xylographiques  de  la  Bible  des  pauvres,  postérieur,  par  conséquent,  au  milieu  du  xv'=  siècle. 


y5G  L'ART   RELIGIEUX 

Les  émailleurs  de  Limoges  avaient  la  Bible  des  pauvres  :  ils  lui  empruntaient 
les  versets  qu'ils  remettaient  aux  mains  de  chaque  prophète  \ 

Les  sculpteurs  sur  bois  de  Bruxelles  et  d'Anvers,  qui  fabriquaient  ces 
grands  retables  fameux  dans  toute  l'Europe,  avaient  la  Bible  des  pauvres  et  le 
Spéculum;  c'est  à  l'un  ou  à  l'autre  de  ces  livres  qu'ils  demandaient  les  petites 
scènes  symboliques  qui  accompagnent  généralement  les  épisodes  de  la  Pas- 
sion^- 

Mais  c'est  du  jour  où  les  imprimeurs  eurent  l'idée  de  décorer  les  marges 
de  leurs  Heures  de  figures  empruntées  à  la  Bible  des  pauvres  ou  au  Spéculum, 
que  ces  vieux  livres  devinrent  vraiment  populaires.  Le  fidèle  les  eut  sans  cesse 
sous  les  jeux.  En  lisant  ses  prières,  il  apercevait  tout  autour  de  la  page,  Job 
battu  par  le  diable  et  Jésus  flagellé,  Tubal  frappant  sur  son  enclume  et  Jésus 
cloué  sur  la  croix.  Des  inscriptions,  des  textes  prophétiques  lui  permettaient  de 
comprendre  le  sens  des  scènes  figuratives. 

Un  des  premiers,  semble-t-il,  l'imprimeur  Caillaut,  orna  les  marges  d'un 
de  ses  livres  d'Heures  ^  de  gravures  qu'il  copia  sans  scrupules  sur  celles  du 
Spéculum  humanse  Salvationis  publié  à  Lyon  en  ili']S''.  Mais  Vérard,  qui  avait 
donné  une  fort  belle  édition  de  la  Bible  des  pauvres^,  préféra  en  reproduire  les 
gravures  dans  les  marges  de  ses  livres  d'Heures\  Son  exemple  fut  généralement 
suivi.  C'est  aussi  avec  des  gravures  imitées  de  la  Bible  des  pauvres  que  Kerver, 
Pigouchet,  Etienne  Johannot\  ornent  les  marges  de  leurs  charmantes  Heures 
(fig.  II 6),  mais  ils  font  aussi  parfois  quelques  emprunts  au  Spéculum  humanse. 
Salvationis  (fîg.  117).  Ces  Heures,  répandues  par  milliers  dans  la  France  entière, 
firent  connaître  à  tous  la  jBi6/e   des  pauvres^ .  Jamais  livre  n'eut  pareille  fortune. 

'  ^  oir  l'émail  de  Limoges  publié  par  le  Bulletin  arclwologique  de  la  Commission,  1892,  p.  426.  L'Annonciation  est 
accompagnée  de  David  qui  dit  :  Domine,  sicut  phwiu,  et  d'Isaïe  qui  dit  :  Ecce  Virtjo  concipiet.  Ce  sont  les  textes  de  la 
Bible  des  pauvres. 

-  On  ne  remarque  pas  toujours  ces  figurines  disposées  dans  les  montants  ou  dissimulées  au  second  plan.  Le 
grand  retable  flamand  de  Baumc-les-Messieurs  (Jura)  nous  montre,  à  côté  de  la  Mise  au  tombeau,  Jonas  jeté  dans 
la  mer;  à  côté  de  la  Gène,  la  Récolle  de  la  manne  et  l'Entrevue  d'Abraham  et  de  Melchlsédec. 

'  B.  N.,  R  vélins  n»  i643. 

*  Sous  le  titre  de  Miroir  de  la  Rédemption.  C'est  notre  premier  livre  à  figures.  D'ailleurs  les  bois  du  Miroir  de 
la  Rédemption  étaient  ceux  qui  avaient  servi  à  Ricliel  pour  le  Spéculum  humanse  Salvationis  imprimé  à  Râle  en  1476. 

-■  Sous  ce  titre  :  les  Figures  du  Viel  Testament  et  du  Nouvel. 

f*  Voir  [es- Heures  imprimées  à  l'usage  de  Paris,  i/igS. 

'  Heures  à  l'usage  de  Rome,  Kerver  et  Wolff,  1^98  ;  Heures  à  l'usage  de  Lyon,  iIiq5,  Pigouchet;  Heures  de  la 
Vierge,  imprimées  par  Etienne  Johannot  en  i497- 

^  Il  est  probable  que  ces  Heures,  à  leur  tour,  fournirent  jîlus  d'une  fois  aux  artistes  les  scènes  de  l'Ancien  Testa- 
ment qu'ils  opposaient  aux  scènes  du  Nouveau. 


L'ANCTEN    ET  LE    NOUVEAU    SYMBOLISME 


257 


Au  xvi"  siècle,  on  vit  quelque  chose  de  plus  extraordinaire  encore  :  la  Bible 
des  pauvres  s'incarna;  chacune  de  ses  pages  devint  un  tableau  vivant.  En  i562, 
la  ville  de  Béthune  fit  une  procession  magnifique,  à  laquelle  prirent  part  tous 
les  corps  de  métiers  ^ .  Chaque 
corporation  fit  les^  frais  d'un 
char  sur  lequel  des  figurants 
immobiles  représentaient  les 
principales  scènes  de  la  vie  de 
Jésus-Christ.  Aux  cuveliers  était 
échue  l'Annonciation,  aux  des- 
saleurs  de  poissons  la  Dispute  au 
Temple,  aux  porteurs  de  sacs  le 
Dernier  repas  de  Jésus.  Un 
rayon  den  haut  semblait  tom- 
ber, ce  jour-là,  sur  les  plus 
huiubles  métiers.  —  Or,  sur 
chaque  échafaudage,  on  pou- 
vait voir,  non  seulement  une 
scène  de  la  vie  de  Jésus-Christ, 
mais  encore  «  deux  ligures  ». 
Quelles  étaient  ces  figures  ?  Le 
document  ne  le  dit  pas,  mais 
il  n'est  pas  difficile  de  le  devi- 
ner. C'étaient  les  deux  scènes 
de  l'Ancien  Testament  qui,  dans 
la  Bible  des  pauvres,  accompa- 
gnent chaque  scène  du  Nouveau. 
Et  ce  qui  permet  de  reconnaître 
sans  peine  l'original,  c'est  la 
disposition  des  scènes  du  Nou- 
veau Testament  qui  commencent  à  l'Annonciation  et  se  terminent  au  Jugement 
dernier.  Telle  est,  précisément,  comme  on  l'a  vu,  l'économie  de  la  Bible  des 
pauvres. 


Fig.  116.  —  Messe  de  saint  Grégoire, 

avec  les  figures  de  la  Bible  des  pauvres  dans  la  marge. 

Heures  de  Lyon,  Philippe  Pigouchet,   i/ig5. 


'  Annales  archéologiques,  t.  VIH,  p.  272  et  suiv. 

1I:VLE.     T.     II. 


33 


258 


L'ART    RELIGIEUX 


Ces  exemples  peuvent  suffire  à  établir  ce  que  nous  voulions  démontrer.  Il 
paraîtra  désormais  évident  que  presque  toutes  les  œuvres  symboliques  du  xv"  et 

_  du  xvi"     siècle    dérivent   de   la 

Bible  des  pauvres  ou  du  Spé- 
culum humanse.  Salvatioms\  C'est 
la  preuve  que  les  artistes  et 
même  les  hommes  d'église  (qui 
demandaient  les  œuvres  d'art 
aux  artistes)  n'entretenaient  plus 
de  commerce  suivi  avec  les 
Pères  ou  avec  les  grands  doc- 
teurs du  moyen  âge.  On  avait 
adopté  une  fois  pour  toutes  d'in- 
digents manuels,  pour  n'avoir 
pas  la  peine  de  remonter  aux 
sources.  Malgré  les  apparences 
contraires,  il  est  clair  que  la 
vie  se  retire  petit  à  petit  des 
anciens  symboles. 

Toutes  ces  œuvres  figura- 
tives seraient  donc  extrême- 
ment froides,  si  elles  n'avaient 
été  vivifiées  par  la  charmante 
imagination  des  artistes  et  leur 
amour  de  la  nature.  Assez  in- 
différents sans  doute  à  la  pen- 
sée, ils  s'intéressaient  au  cos- 
tume, au  décor.  QuuTiporte 
que  les  tapisseries  de  la 
Chaise-Dieu    aient    été    ordon- 


Fig.  117.  —  Descente  du  Saint-Esprit, 

avec  les  figures  du  Spéculum  humanœ  Salvationis  dans  la  marge. 

Heures  à  l'usage  de  Rome,  ïhielman  Kerver,  1/199. 


nées    d'après    la    Bible  des    pauvres,   elles   n'en    sont    pas    moins    des    chefs- 
d'œuvre.  Il  faut  les  voir,   ces    délicates   merveilles,  suspendues  dans  le  chœur 

1  Si  l'on  compare  le  Buisson  ardent  de  Nicolas  Froment  à  la  planche  de  la  Bible  des  pauvres,  consacrée  au 
même  sujet,  on  reconnaîtra  sans  peine  que  le  peintre  avait  la  gravure  sous  les  yeux.  Même  geste  de  Moïse,  même 
arbre  en  forme  de  nid.  Il  n'y  a  qu'une  dill'érence  :  Froment  a  remplacé  Dieu  par  la  Vierge. 


L'ANCIEN  ET  LE    NOUVEAU    SYMBOLISME  aSg 

de  la  grande  église  nue  et  un  peu  farouche  de  Clément  VI.  Leurs  couleurs 
pâlies  s'harmonisent  avec  la  couleur  de  la  pierre,  et  avec  ces  touches  légères 
que  le  temps  et  les  hivers  ont  posées  sur  les  voûtes  et  sur  les  piliers.  De  près, 
on  est  séduit  par  mille  gracieux  détails.  C'est  le  magnifique  manteau  du 
Christ  ressuscité  qui  vole  au  vent  et  montre  sa  doublure  semée  d'étoiles  ; 
c'est  la  robe  de  brocart  de  la  Madeleine.  Partout  s'épanouissent  des  fleurs  : 
œillets,  campanules,  muguets.  Des  oiseaux  chantent  dans  des  arbres  fleuris,  des 
lapins  mettent  la  tête  hors  de  leur  terrier,  un  paon  fait  la  roue  devant  le 
Christ  ressuscité.  C'est  un  printemps  éternel.  Et  l'on  est  si  occupé  à  jouir  de 
toutes  ces  choses  charmantes,  qu'on  oublie  les  symboles  et  qu'on  ne  songe  pas 
à  remarquer  que  les  trois  guerriers,  à  la  barbe  tressée,  au  casque  tartare,  qui 
présentent  dans  des  flacons  ciselés  l'eau  de  Bethléem  à  David,  sont  là  pour  figu- 
rer l'Adoration  des  Mages. 


III 


Il  y  avait  une  façon  beaucoup  plus  simple  de  faire  sentir  les  divines  con- 
cordances de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Testament  :  c'était  de  mettre  face  à  face  les 
prophètes  et  les  apôtres.  Le  xiu"  siècle  avait  aimé  cette  opposition  qui  parlait 
d'elle-même.  Quiles  voyait,  aux  fenêtres  hautes  de  Bourges,  les  uns  au  nord,  les 
autres  au  sud,  tous  pareils,  tous  revêtus  de  la  même  tunique,  ne  pouvait  s'einpê- 
cher  d'admirer  cette  étonnante  ressemblance.  On  songeaitque  ces  hommes  avaient 
annoncé  le  môme  Sauveur.  Plus  d'un,  peut-être,  en  les  contemplant,  crut  entendre 
un  grand  chœur  à  deux  parties,  oùles  voix  se  répondent  d'abord  et  puis  s'unissent. 

L'opposition  des  prophètes  et  des  apôtres  a  été  un  des  sujets  favoris  de  l'art 
du  xv*"  siècle,  et,  chose  étrange,  cette  opposition  se  présente,  au  xv"  siècle,  avec 
un  caractère  de  grandeur  qu'elle  n'a  pas  au  xin'^.  Chacun  des  apôtres,  en  effet, 
tient  à  la  main  une  banderole  sur  laquelle  est  écrite  une  phrase  du  Credo,  tandis 
que  les  prophètes  présentent  des  versets  choisis  dans  leurs  livres.  Or,  il  se  trouve 
que  chaque  verset  prophétique  correspond  à  une  affirmation  du  Credo.  Ce  sont 
là  les  phrases  de  ce  grand  dialogue  entre  la  Loi  Ancienne  et  la  Loi  Nouvelle. 
Pas  une  dissonance  dans  ce  chant  alterné  ;  des  siècles  avant  Jésus-Christ,  les 
prophètes  récitaient  déjà  tous  les  articles  du  Symbole  des  apôtres,  mais  dans  un 
autre  mode. 


26o  L'ART   RELIGTEU 


Je  ne  sais  si  l'on  peut  rendre  sensible  l'accord  des  deux  Testaments  d'une 
façon  plus  simple  et  plus  grande.  Si  les  artistes  du  xv''  siècle  ont  inventé  cela, 
ils  égalent  ceux  du  xin"^  par  la  profondeur  de  la  pensée  théologique. 

Mais  nous  sommes  dupes  d'une  apparence.  Ici  encore  le  xv"^  siècle  n  a  rien 
inventé,  et  c'est,  comme  d'ordinaire,  au  xui""  siècle  qu'il  faut  faire  honneur  de 
cette  grande  pensée. 

L'idée  d'assigner  une  phrase  du  Credo  à  chaque  apôtre  est  ancienne.  On 
racontait  que  le  jour  de  la  Pentecôte,  étant  rassemblés  dans  le  cénacle  et  se  sen- 
tant illuminéspar l'Esprit,  ilsavaientparlélesuns  après  les  autres.  Pierre,  le  pre- 
mier, avait  dit  ;  «  Je  crois  en  Dieu,  le  père  tout-puissant,  créateur  du  ciel  et  de 
la  terre.  »  Saint  André  avait  ajouté  :  «  En  Jésus-Christ,  son  fils  unique  ».  Les 
autres  avaient  suivi  et,  en  douze  phrases,  les  douze  apôtres  avaient  promulgué 
les  douze  articles  de  la  Foi. 

C'est  dans  un  sermon  attribué  à  saint  Augustin  qu'on  voit  pour  la  première 
fois  chacun  des  apôtres  réciter  un  des  articles  du  Credo  \  Ce  sermon,  que  le 
moyen  âge  tenait  pour  l'œuAa^e  authentique  d'un  Père  de  l'Eglise,  a  dû  jouir 
d'une  grande  célébrité.  La  preuve  est  que  les  phrases  du  Credo,  que  pseudo- 
Augustin donne  à  chacun  des  apôtres,  sont  précisément  celles  que  le  moyen  âge 
leur  conserve  d'ordinaire  ^ 

Il  y  a  cependant  des  exceptions;  Guillaume  Durand,  par  exemple,  dans  son 
fameux  Rational,  adopte  un  ordre  tout  difFérent^  Il  va  même  jusqu'à  dire,  dans 
un  autre  ouvrage,  qu'il  est  tout  à  fait  arbitraire  d'assigner  à  chaque  apôtre  telle 
phrase  du  Credo  plutôt  que  telle  autre,  et  que  les  auteurs  ne  sont  pas  arrivés 
à  s'entendre  là-dessus  *. 

Quoi  qu'il  en  dise,  une  tradition  commençait  à  s'établir  de  son  temps  :  dans 
divers  manuscrits  du  xiu^  siècle,  les  apôtres  prononcent  exactement  les  paroles 

'  Sermo  24o,  Patrol.  T.  XXXVIII-XXXIX,  col.  2188.  Ce  sermon  a  été  rejeté  par  les  Bénédictins  du  xyii^  siècle 
parmi  les  œuvres  apocrj'phes  de  saint  Augustin. 

^  Voici  les  phrases  que  prononce  chaque  apôtre  : 

I  Pierre  :  Credo  in  Deum  patrem  omnipotentem,  creatorem  cœli  et  terrae.  —  2.  André:  Et  in  Jesum  Chris- 
tum,  filium  ejus.  —  3.  Jacques  {majeur)  :  Qui  conceptus  est  de  Spiritu  Sancto,  crealus  ex  Maria  Virgine.  — 
4.  Jean  :  Passas  sub  Pontio  Pilalo,  crucifixus,  mortuus  et  sepultus  est.  —  5.  Thomas  :  Descendit  ad  inferna.  Tertia 
die  resurrexit  a  mortuis.  — 6.  Jacques  (mineur)  :  Ascendit  ad  cœlos,  sedetad  dexterampatris  omnipotentis.  —  ■].  Phi- 
lippe :  Inde  venïurus  est  judicare  vivos  et  mortuos.  —  8.  Barthélémy  :  Credo  in  Spiritum  sanctum.  —  9.  Mn«- 
</iieu  :  Sanctam  Ecclesiam  catholicam,  sanclorum  communionem. —  10.  Simon  :  Remissionem  peccatorum.  — 
II.  Thaddée  :  Carnis  resurreclionem.  —  12.  Mathias  :  Vitam  œternam. 

^  Rationale,  Lib.  IV,  25. 

*  Sentent.  Lib.  III,   dist.  26.  q.  2.  n"  9. 


L'ANCIEN    ET    LE    NOUVEAU    SYMBOLISME  261 

que  leur  assigne  saint  Augustin  '  ;  d'ailleurs  saint  Augustin  est  nommé  expres- 
sément et  toute  la  liste  mise  sous  son  patronage  ^ 

S'il  y  a  encore  beaucoup  d'hésitations  au  xiy"  siècle,  au  xV  siècle  l'ordre 
adopté  par  saint  Augustin,  malgré  quelques  exceptions,  s'impose  décidément  ^ 

L'idée  vraiment  originale,  l'idée  profonde,  fut  d'opposer  aux  douze  articles 
du  Credo  douze  paroles  des  prophètes.  Il  en  faut  faire  honneur  très  certaine- 
ment k  un  théologien  du  xm®  siècle.  Les  exemples  les  plus  anciens  que  je  con- 
naisse de  ce  parallélisme  se  rencontrent  dans  des  manuscrits  des  environs 
de  i3oo.  Dans  ces  curieux  livres,  les  vices,  les  vertus,  les  souffrances  de  Jésus- 
Christ  sont  présentés  sous  forme  de  tableaux  graphiques  *. 

Un  de  ces  tableaux  fait  ressortir  les  harmonies  de  la  doctrine  prophétique  et 
de  la  doctrine  apostolique  :  à  chaque  phrase  du  Credo,  récitée  par  un  apôtre, 
correspond  un  verset  biblique,  récité  par  un  prophète.  A  saint  Thomas,  par 
exemple,  qui  proclame  :  «  Il  est  descendu  aux  enfers,  et  le  troisième  jour  il 
est  ressuscité  d'entre  les  morts  »,  —  le  prophète  Osée  répond  :  «  0  mort,  je 
serai  ta  mort,  ô  enfer,  je  serai  ta  morsure  ^.  » 

*  Bibl.  JMazarinc  n°  7/12,  1'°  107  v°  (xiii<=  siècle)  et  Bibl.  de  l'Arsenal  n°  1087,  fo  6  (fin  du  xin<=  siècle). 

2  Bibl.  Mazarine  n°  742,  f^  107  vo  :  »  Beatus  Augustinuset  majores  doctores  Ecclesia?  tradunt...  » 

3  Heures  du  duc  de  Berry  (B.  N.,  lat.  i8oi4).  —  Manuscrit  de  l'Arsenal  n"  iioo.  — •  Vitraux  de  Saint-Serge 
d'Angers.  —  L'Art  de  bien  vivre  et  de  bien  mourir,  imprimé  par  Vérard.  —  Le  Calendrier  des  bergers.  — Fresques 
du  baptistère  de  Sienne  (i452).  —  Stalles  de  la  cathédrale  de  Genève. 

*  B.  N.,  franc.  (3220.  C'est  le  livre  appelé  Verger  de  soûlas,  et  Bibl.  de  l'Arsenal  n°  1087. 
"  Voici  cette  concordance  importante  à  noter  ici  : 

i»  Pierre  :  Credo  in  Deum  omnipotentem,  creatorem  cœli  et  terras.  —  Jérémie  :  Patrem  invocabitis  qui  terram 
fecit  et  condidit  cœluni. 

2"  s\.ndré  :  Et  in  Jesum  Christum  filium  ejus,  -    David  :  Dominus  dixit  ad  me  filius  meus  es  tu. 

3°  Jacques  {majeur)  :  Qui  conceptus  est  de  Spiritu  Sancto,  natus  est  ex  Maria  Virgine.  —  haie  :  Eccc  Virgo 
concipiet. 

40  Jean  :  Passus  sub  Pontio  Pilato,  crucifixus,  mortuus  et  sepultus  est.  —  Daniel  :  Post  septuaginta  hebdomadas 
occidetur  Christus. 

5°  Thomas  :  Descendit  ad  inferna,  tertia  die  resurrexit  a  mortuis.  —  Osée  :  0  mors  ero  mors  tua,  morsus  tuus 
ero,  inferne. 

6°  Jacques  (mineur)  :  Ascendit  adcœlos,  sedet  ad  dexteram  patris  omnipotentis.  —  Anios  :  Qui  œdificat  in  cœlo 
ascensionem  suam. 

7"  Pldlippe  :  Inde  venturus  est  judicare  vivos  et  mortuos,  —  Sofonie  :  Ascendam  ad  vos  in  judiciuni  et  ero 
testis  velox. 

8°  Barthélémy  :  Credo  in  Spiritum  sanctum.  —  Joël  :  Effundam  de  Spiritu  meo  super  omnem  carnem. 

Q"  Matthieu  :  Sanctam  Ecclesiam  catholicam,  sanctorum  communionem.  —  Michée  :  Invocabunt  omnes  nomen 
Domini  et  ser vient  ei. 

10°  Simon  :  Remissionem  peccatorum.  —  Malachie  :  Deponet  Dominus  omnes  iniquitates  nostras. 

n°  Thaddée  (Jade)  :  Carnis  resurrectionem.  —  Zacharic  :  Educam  te  de  sepulcris  tuis,  popule  meus. 

12°  Mathias  :  Vitam  œternam.  —  Ezéchiel  :  Evigilabunt  alii  ad  vitam,  alii  ad  mortem. 

Ce  sont  là  les  textes  qu'on  trouve  ordinairement,  mais  il  y  a  eu  quelques  variantes. 


262  L'ART    RELIGIEUX 

Il  est  peu  probable  que  l'auteur  des  manuscrits  dont  nous  parlons  ait  inventé 
ces  oppositions;  son  modeste  petit  manuel  présente  une  doctrine  reçue,  rien  de 
plus.  L'idée  doit  remonter  à  quelque  théologien  contemporain  de  saint  Thomas 
d  Aquin. 

Les  artistes  commencèrent-ils,  dès  le  xm*"  siècle,  à  rendre  sensible  aux  yeux 
Iharmonie  du  Credo  prophétique  et  du  Credo  apostolique  ?  Cela  ne  paraît  pas 
douteux,  comme  le  prouvent  les  miniatures  encore  très  simples  du  manuscrit 
de  la  Bibliothèque  nationale  *.  Mais  c'est  au  commencement  du  xiv^  siècle  que 
le  sujet  se  montre  avec  toute  sa  grandeur  :  il  apparaît  dans  un  livre  d'Heures, 
enluminé  à  Paris  vers  i33o,  pour  Jeanne  II,  reine  de  Navarre  \  Une  quinzaine 
d'années  après,  les  pages  du  livre  de  Jeanne  II,  consacrées  aux  prophètes  et  aux 
apôtres,  furent  reproduites  très  exactement  dans  le  fameux  Bréviaire  de  Belle- 
ville  ^  ;  mais,  ici,  un  commentaire,  placé  en  tête  du  volume,  explique  le  plus 
clairement  du  monde  la  pensée  de  l'artiste. 

L'œuvre  est  très  ingénieuse  ;  en  voici  l'ordonnance.  Au  bas  de  chaque  page  *, 
un  apôtre  est  opposé  à  un  prophète.  Le  prophète  est  debout,  près  d'un  édifice 
qui  figure  la  Synagogue,  ou,  si  l'on  veut,  l'Ancienne  Loi.  A  cet  édifice,  le 
prophète  a  arraché  une  pierre  qu'il  semble  présenter  à  l'apôtre,  car  ces  pierres 
enlevées  au  Temple  seront  les  fondements  de  l'Église.  Toutes  les  fois  qu'un 
prophète  prononce  un  de  ses  versets,  un  mur  s'abat,  une  tour  s'écroule;  à 
chaque  page  que  Ion  tourne,  le  Temple  apparaît  plus  ruiné  ;  et  quand  la  der- 
nière parole  est  prononcée  et  que  tout  est  consommé,  les  ruines  elles-mêmes 
s'abîment.  Les  apôtres,  cependant,  semblent  marcher  vers  les  prophètes  et  leur 
arrachent  le  voile  qu'ils  portaient  sur  la  tête  et  qui,  sans  doute,  cachait  leur 
visage.  C'est  l'antique  métaphore  réaHsée  :  «  L'Ancien  Testament,  c'est  le  Nou- 
veau couvert  d  un  voile,  et  le  Nouveau,  c'est  l'Ancien  dévoilé.  »  Et,  pour 
qu'aucune  obscurité  ne  subsiste,  une  banderole,  placée  près  du  prophète,  porte 
un  verset  biblique  qu'éclaire  une  phrase  du  Credo  remise  à  l'apôtre. 

Dans  le  haut  de  la  page,  voici  un  autre  spectacle  :  un  apôtre  parle  à  des  hommes 
assemblés.  Ces  hommes  s'appellent  tantôt  les  Colossiens,  tantôt  les  Corinthiens,tan- 

*  B.  N.,  franc.  9220. 

'■'  The  Book  of  Hoiirs  of  Joaii  II,  queeii  of  Navarre  (Londres,  1899),  publié,  avec  des  reprbductions,  par  M.  Yates 
Thompson,  qui  possède  maintenant  ce  beau  manuscrit. 

•'  B.  N.,  lat.  io483. 

<•  Ce  sont  les  pages  du  calendrier.  Les  douze  prophètes  et  les  douze  apôtres  sont  mis  en  rapport  avec  les 
douze  mois. 


L'ANCIEN   ET  LE    NOUVEAU    SYMBOLISME  268 

tôt  les  Romains  :  l'apôtre  est  donc  saint  Paul  qui  enseigne,  lui  aussi,  son  Credo.  Saint 
Paul  n'était  pas  dans  le  cénacle  le  jour  oh  fut  composé  le  symbole;  néanmoins, 
il  a  annoncé  aux  Gentils  les  mêmes  vérités  que  les  apôtres.  Une  phrase,  tirée 
de  ses  Epitrcs,  et  qui  se  trouve  ainsi  rapprochée  du  verset  prophétique  et  de 
l'article  du  Credo,  prouve  l'unité  de  la  doctrine  '.  Cette  unité  de  la  foi,  d'ail- 
leurs, l'artiste  l'a  rendue  sensible  aux  yeux  sous  la  ligure  de  l'Eglise.  On  la  voit 
à  chaque  page,  debout,  au  sommet  d'une  tour,  couronnée  d  un  diadème  d'or. 
Elle  lève  un  étendard  sur  lequel  une  image  est  peinte.  Cette  image  change 
douze  fois.  Chacune  rappelle  une  des  phrases  du  Credo  :  le  bas  d'une  robe,  dont 
le  haut  se  perd  dans  les  nuages,  c'est  l'Ascension;  un  mort  qui  sort  de  son 
tombeau,  c'est  la  Résurrection  de  la  chair,  etc.  Ainsi  les  douze  blasons  du 
drapeau  de  l'Eglise  résument  à  la  fois  l'enseignement  des  prophètes,  celui  des 
apôtres  et  celui  de  saint  PauP.  La  continuité  miraculeuse  de  la  révélation 
apparaît. 

Chaque  page  est  donc  composée  avec  une  science  irréprochable  ;  l'œuvre  est 
digne  de  tout  point  du  xm^  siècle.  Si  elle  a  été  réellement  conçue  au  commen- 
cement du  xiv^  siècle,  c'est  une  preuve  que  le  génie  théologique  et  le  sentiment 
des  grandes  ordonnances  étaient  encore  vivants.  D'ailleurs,  nous  l'avons  dit 
maintes  fois,  les  quarante  premières  années  du  xiv"  siècle  appartiennent  encore 
à  1  art  du  xm*'. 

Ces  pages  des  Heures  de  Jeanne  de  Navarre  et  du  Bréviaire  de  Belleville  se 
retrouvent,  avec  quelques  changements,  dans  les  Grandes  et  les  Petites  Heures  du 
duc  de  Berry.  Les  dessins  sont  identiques,  mais  l'ordre  des  apôtres  est  différent. 
L'artiste  du  duc  de  Berry  les  a  rangés  comme  pseudo-Augustin  et  leur  a  assi- 
gné les  mêmes  articles  du  Credo.  Quant  aux  prophètes,  les  sentences  qu'ils 
présentent  sur  leurs  banderoles  ne  sont  pas  tout  à  fait  les  mêmes  non  plus  ;  car, 
sur  ce  point,  la  tradition  ne  fut  jamais  parfaitement  fixe(fig.    118). 

Cette  opposition  du  Credo  prophétique  et  du  Credo  apostolique  semble  avoir 
été  particulièrement  chère  au  duc  de  Berry.  Non  content  d'en  avoir  fait  orner 

'  Pendant  qu'Isaïe  annonce  qu'  ((  une  Vierge  enfantera  »,  pendant  que  Jacques  le  Majeur  enseigne  que  «  Jésus- 
Christ  a  été  conçu  du  Saint-Esprit,  est  né  de  la  Vierge  Marie  »  saint  l^aul  proclame  que  «  Dieu  a  envoyé  son  fils 
unique,  né  d'une  femme  »  (Corinth). 

^  Les  phrases  écrites  au-dessous  de  saint  Paul  ne  se  trouvent  ni  dans  le  Livre  d'Heures  de  Jeanne  de  Navarre,  ni 
dans  le  Bréviaire  de  Belleville  —  mais  elles  se  rencontrent  dans  les  Grandes  et  les  Petites  Heures  du  duc  de  Berry. 
Elles  sont  indispensables.  Ce  détail  et  quelques  autres  prouvent  que  le  Livre  d'Heures  de  Jeanne  de  Navarre  et  le 
Bréviaire  de  Belleville  n'étaient  pas  les  originaux  que  copiaient  les  miniaturistes  du  duc  de  Berry.  11  y  avait  un 
prototype  qui  remontait  peut-être  au  xiii^  siècle. 


Fig.  ii8.  —  Page  du  calendrier  des  Grandes  Heures  du  duc  de  Berry. 

faisant  ressortir  l'harmonie  de  la  doclrine  prophétique 

et  de  la  doctrine  apostolique. 


L'ANCIEN    ET    LE    NOUVEAU    SYMBOLISME  265 

trois  de  ses  livres  de  prières  ',  il  l'avait  fait  représenter  sur  les  vitraux  de  sa 
Saiiite-Ghapelle  de  Bourges,  dont  il  ne  reste  plus  aujourd'hui  que  quelques 
fragments  ";  des  indices  font  croire  que  le  même  motif  se  rencontrait  dans 
d'autres  monuments  qu  il  avait  élevés.  Les  statues  d  apôtres  et  de  prophètes  du 
musée  de  Bourges  avaient  évidemment  sur  leurs  banderoles  les  phrases  d  un 
Credo.  Or,  comme  ces  statues  ont  tous  les  caractères  de  l'art  de  Beauneveu'', 
l'artiste  favori  de  Jean  de  Berry,  elles  ne  peuvent  provenir  que  d'une  des  cha- 
pelles ducales  '\ 

Les  artistes  du  duc  de  Berry  pourraient  bien  avoir  contribué  à  faire  entrer 
ce  motif  dans  le  grand  art  monumental.  Assez  rare  avant  i/ioo  ^,  il  devient  fré- 
quent au  xv*'  siècle;  dès  lors,  on  le  rencontre  dans  toute  l'Europe  \ 

En  France,  l'opposition  des  prophètes  et  des  apôtres  a  inspiré  aux  artistes 
du  xV  siècle  quelc[ues  œuvres  vraiment  magnifiques. 

Ce  sont  d  abord  les  vitraux  de  la  Sainte-Chapelle  de  Riom,  donnés,  dans  la 
seconde  partie  du  xv""  siècle,  par  le  duc  de  Bourbon  ',  qu'on  voit  agenouillé 
aux  pieds  de  la  Vierge.  Des  restaurations  maladroites  ont,  malheureusement, 
bouleversé  l'ordre  des  personnages.  Les  dialogues  n'ont  plus  de  sens  :  un  pro- 
phète parle  de  la  crucifixion  à  un  apôtre  qui  lui  annonce  la  résurrection  de  la 
chair.  Telle  était  encore,  il  y  a  peu  d'années,  l'ignorance  de  nos  prétendus 
restaurateurs  (fig.    119)  ». 

Par  bonheur,  les  statues  du  chœur  d'Albi  sont  demeurées  à  leur  place.  On 
connaît  ce  bel  ensemble  ;  il  est  resté  intact.  Le  chœur,  comme  une  sorte  de  cité 

'  Il  faut  ajouter  aus  deux  manuscrits  déjà  cités  le  psautier,  B.  N.,  franc.  iSogi.  Les  prophètes  ellesapôtres  sont 
l'œuvre  d'André  Beauneveu. 

-  Dans  la  crypte  de  la  cathédrale  de  Bourges. 

^  Une  des  statues  de  Bourges  ofl'rc  une  ressemblance  l'rappantc  avec  une  des  miniatures  du  psautier  enluminé 
par  André  Beauneveu.  Voir  les  reproductions  dans  A.  de  Ghampeauv  et  P.  Gaucherj,  les  Travaux  d'art  du  duc  de 
Berry,  Paris,  1894,  p.  90-96  et  planches. 

'"  Peut-être  de  la  chapelle  du  château  de  Mehun-sur-Yèvre. 

'■'  Je  ne  vois  guère  à  signaler  pour  le  xiv'=  siècle  —  en  dehors  des  exemples  cités  plus  haut  —  que  deux  tapisse- 
ries, l'une  au  duc  de  Bourgogne  (i386),  l'autre  au  duc  d'Orléans  (iSgô).  Elles  représentaient  le  Credo,  et  les  pro- 
phètes répondaient  aux  apôtres,  (iuiirrey,  Hislolre  fjénérale  de  la  tapisserie  (France),  t.  I"^'',  p.    i8. 

''  Tapisserie  ilamande  (aujourd'hui  à  Rome)  :  peintures  du  baptistère  de  Sienne  ;  stalles  de  Lausanne,  de 
Genève. 

'  El  non  par  le  duc  de  Berr^.  Voir  A.  de  Ghampeaux  et  P.  Gauchery,  Les  travaux  d'art  du  duc  de  Berry, 
p.  55. 

'^  Gitons  encore  les  vitraux  de  Saint-Serge,  à  Angers,  et  ceux  de  l'abside  de  Sainl-Maclou,  à  Rouen  (il  ne  reste 
plus,  à  Rouen,  que  deux  couples  d'apôtres  et  de  prophètes). 

MA.LE.    —    T.    II.  34 


266 


L'ART    RELIGIEUX 


sainte,  est  fermé  de  murs  où  fleurit  toute  une  végétation  épineuse.  Au  dehors, 
sont  les  prophètes  qui  ont  annoncé  l'Eglise  et  qui  ne  l'ont  pas  vue;  mais,  dans 
le  sanctuaire,  sont  les  apôtres  qui  ont  enfin  promulgué  les  articles  de  la  foi. 
11  est  un  autre  ensemble  qu  on  pourrait  mettre  en  parallèle  avec  celui-là, 
s'il  n'était  presque  complètement  détruit.  Je  veux  parler  des  statues  de  la  petite 
chapelle  élevée  pari  abbé  Jean  de  Bourbon,  au  flanc  de  la  gigantesque  église  de 


^      WÊk., 


iiCUjOp" 


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'w^m  lii 


rit  m  "  iHiawï   li*"^-  I 


Fig.   119.  —  Apùlrcs  et  pio[)liolcs. 
Fragment  d'un  vitrail  de  la  Sainte-Cliapelle  de  llioin. 

Cluny.  L'œuvre,  par  son  ingénieux  symbolisme,  est  apparentée  aux  chefs-d'œuvre 
du  xm''  siècle.  Sous  des  dais  étaient  placées  de  grandes  statues  d'apôtres 
dont  il  ne  reste  plus  que  les  noms  gravés  dans  la  pierre.  Ils  tenaient  évidemment 
a  la  main  une  banderole  sur  laquelle  élait  écrit  un  article  du  symbole.  Ce  qui 
le  prouve,  c  est  qu  ils  ont  sous  les  pieds  une  ligure  de  prophète  déroulant  aussi 
une  inscription  :  or,  chaque  verset  est  justement  un  article  de  ce  Credo  que  les 
artistes  remettent  aux  mains  des  prophètes'.  Ainsi,  à  Cluny,  coiïime  jadis  à  la 
cathédrale-  de  Chartres,  l'Ancienne  Loi  sert  de  support  à  la  Nouvelle.  —  Les 
aiîôtres  de  Cluny  se  présentaient  dans  un  ordre  qui  n'est  pas  l'ordre  habituel. 

*  Ces  culs-de-laiiipe,  do  grande  dimension,  sont  bien  conservés. 


I/VNCTEN    ET    T,R    NOUVEAU    SYMBOLISME  3^7 

Saint  Thomas  occupait  la  place  do  saint  Jacques  et  saint  Matthieu  celle  de  saint 
Philippe,  sans  qu'il  soit  possible  d'expHquer  cette  bizarrerie  '.  Or,  il  se  trouve 
qu'à  Albi  les  apôtres  sont  rangés  exactement  dans  le  mêiTie  ordre  ',  et  c'est  le 
seul  exemple  analogue  que  je  connaisse. 

D'autre  part,  si  l'on  compare  les  inscriptions  que  les  prophètes  portent  sur 
leurs  banderoles,  à  Gluny  et  à  Albi  ^  on  s  aperçoit  quelles  sont  identiques, 
alors  qu'ailleurs  elles  se  présentent  presque  toujours  avec  des  variantes  \  Il  n  y 
qu'un  moyen  d'explicpier  de  si  surprenantes  analogies,  c  est  d'admettre  que  les 
mêmes  artistes  ont  travaillé  à  Cluny  et  à  Albi.  Les  dates  concordent  ',  et  le 
style,  autant  qu  on  en  peut  juger  à  Cluny,  ne  diffère  pas  sensiblement.  Courajod 
qualifiait  de  bourguignonne  la  sculptvu^e  d  Albi  :  on  voit  qu'il  ne  se  trompait  pas, 
si  toutefois  on  veut  admettre  avec  nous  que  les  sculpteurs  bourguignons  de  Cluny 
sont  venus  travailler  à  Albi. 

C'est  donc  à  la  fin  du  xv*"  siècle  que  le  thème  de  la  concordance  des  deux  Lois, 
des  deux  Credos,  fut  consacré  par  de  vrais  chefs-d  œuvre.  Mais,  répétons-le,  ici 
encore,  le  xv''  siècle  n  invente  rien  et  se  contente  de  rester  fidèle  à  la  pensée 
du  xui''. 


IV 


Pourtant  le  xv^  siècle  n'a  pas  toujours  imité  :  il  a  inventé  lui  aussi.  Il  a  su 
trouver  les  symboles  qui  convenaient  à  dos  esprits  incjuiets  déjà,  et  tourmen- 
tés par  des  problèmes  nouveaux. 

Ce  sont  les  hommes  du  xv"  siècle  qui  les  premiers  ont  compris  l'antiquité  ". 

'  Voici  lordrc  dans  lequel  étaient  rangés  les  apôtres  de  Cluny  :  Pierre,  André,  Jacques  le  Majeur.  Jean,  Jac- 
ques le  Mineur,  Thomas,  Matthieu,  Barthélémy,  Philippe,  Simon,  Jude  (Thaddée),  iMathias. 

^  Les  apôtres  d'Albi  ne  sont  pas  rangés  à  la  suite  l'un  de  l'autre,  ils  se  font  vis-à-vis  ;  de  saint  Pierre,  qui  est 
d'un  côté  du  chœur,  il  faut  passer  à  saint  André,  qui  est  sur  l'autre  paroi,  et  ainsi  de  suite. 

^  Les  inscriptions  de  Cluny  ont  été  transcrites  dans  les  Annales  archéologiques,  t.  XXVI  ;  celles  d'Alhi  se  trou- 
vent dans  le  Bulletin  monumental,  1875,  p.  736. 

''^  Il  faut  noter,  par  exemple,  qu'à  Cluny  et  à  Albi  la  prophétie  sur  la  mort  du  Christ  (qui  répond  à  l'article  de 
saint  Jean)  n'est  pas  de  Daniel,  mais  de  Zacharie.  Il  dit  :  Adspicient  ad  me  Dominum  suum  quem  confixerunt.  » 

'  La  chapelle  de  Cluny  a  été  construite  du  temps  de  Jean  de  Bourbon,  qui  fut  abbé  de  i^5C  à  i485.  La  clôture 
du  chœur  d'Alhi  date  du  temps  de  Louis  L'  d'Amboise,  qui  fut  évêque  de  1^73  à  i5o2.  Il  ne  faut  pas  oublier  qu'à 
Cluny,  Jean  de  Bourbon  eut  comme  coadjuteur,  dès  i48i,  Jacques  d'Amboise  qui  était  le  frère  de  Louis  I''', 
évêque  d'Albi.  N'est-ce  pas  Jacques  d'Amboise  qui  aurait  recommandé  à  l'évêque  d'Albi  l'atelier  qui  venait  de 
travailler,  qui  travaillait  peut-être  encore,  en  i^Si,  à  ClunvP 

''  Je  n'oublie  pas  Pélrar(|ue  c!  les  précurseurs  du   xiv'^  siècle. 


268  L'ART    RErJGlEUX 

^  irgile  fat  pour  eii\  autre  chose  qu'un  recueil  d  exemples  de  grammaire.  Pour 
la  première  fois,  ils  sentirent  la  beauté  de  l'art  des  anciens  ;  pour  la  première 
fois  aussi,  ils  entrevirent  la  profondeur  de  leur  pensée.  Cette  antiquité  cjui  se 
dévoilait  à  eux.  éblouissante  de  géuie,  les  enivra  :  c  était  une  magicienne,  une 
dangereuse  Circé.  Eh  quoi!  des  païens  avaient  pu  écrire  ces  vers  divins,  ces  pages 
sublimes,  ils  avaient  pu  vivre  et  mourir  en  héros,  et  ils  n'avaient  rien  su  du  vrai 
Dieu  !  Fallait-il  croire  que  Jéhovah  s'était  détourné  de  ces  sages,  de  ces  poètes 
immortels  et  n'avait  fait  entendre  sa  parole  qu'aux  Juifs  ?  N'avait-il  annoncé 
son  fils  qu'aux  prophètes  hébreux  ?  Question  redoutable  et  bien  faite  pour 
troubler. 

Il  fallait  une  réponse,  et,  dès  le  milieu  du  xv*"  siècle,  les  hommes  de  pensée 
essayèrent  de  la  donner.  Dans  un  traité  intitulé  :  a  La  Foi  chrétienne  prouvée 
par  l'autorité  des  païens  '  »,  un  théologien  raisonnait  à  peu  près  ainsi  :  —  «  Non 
seulement  le  vrai  Dieu  ne  s'est  pas  détourné  des  païens,  mais  il  les  a  favorisés 
d'une  révélation  particulière.  Tous  les  dogmes  de  la  religion  chrétienne  ont  été 
entrevus,  et  parfois  clairement  énoncés  par  les  sages  de  l'antiquité.  Platon  et 
Aristote  ont  parlé  de  la  Trinité:  Apulée  savait  qu'il  y  a  de  bons  et  de  mau- 
vais anges  ;  Cicéron  a  deviné  la  résurrection.  Des  vierges  pleines  de  l'esprit  de 
Dieu,  qu'on  appelait  Sibylles,  ont  annoncé  le  Sauveur  à  la  Grèce,  à  l'Itahe,  à 
l'Asie  mineure  :  \  irgile,  instruit  par  leurs  livres,  a  chanté  l'enfant  mystérieux 
qui  allait  changer  la  face  du  monde.   » 

Telle  sera  désormais  la  doctrine  de  tous  les  nobles  esprits.  Marsile  Ficin 
l'exprime  avec  la  même  force  dans  son  Traite  de  la  religinn  chrétienne  ' .  Lui 
aussi  il  met  Platon  au  nombre  des  prophètes:  lui  aussi,  il  invoque  lautorité 
des  Sibylles.  Pour  cette  àme  généreuse,  tout  ce  cjui  est  beau  est  chrétien. 

L'art  italien  s'emparant  de  cette  grande  idée  lui  donna  une  forme  magni- 
licjue.  En  face  de  la  dispute  du  Saint-Sacrement,  qui  rassemble  tous  les  doc-- 
teurs  de  l'Eglise,  Raphaël  peignit  1  Ecole  d  Athènes  oii  sont  réunis  tous  les  phi- 
losophes. Il  aflirmait  ainsi,  en  plein  Vatican ,  que  la  pensée  antique  est  sainte,  que 
les  philosophes  sont  les  ancêtres  légitimes  des  théologiens,  que  la  sagesse  grecque 
et  la  foi  chrétienne  ne  sont,  au  fond,  qu'une  seule  et  ménrie  chose.  QEuvre  à 
jamais  admirable    :  la  plus   large,     la    ])lus  humaine   que    la    Renaissance    ait 

'  De  proixitionc  j'idoi    chrislianrr  pcr    aiiclnriliiti-m   piuianrirum.   Arsenal,  ms.  n°  78.    Cp  lrait('',  attribué  à  .Toan    de 
Paris,  a  été  copié  par  un  Italien  entre  \!\"!x  et   i477- 
-De  Chrlsliaiia  rcUiiinne.   i'a~/a. 


L'ANCIEN    ET    LE.  NOUVEAU    SYMBOLISME  afij) 

conçue,  et  où  elle  a  exprimé  sa  plus  liaute  pensée.  Ici,  les  deux  moitiés  de  l'hu- 
manité sont  enfin  réconciliées. 

Une  telle  œuvre  est  unique'.  L'art  du  xv*"  siècle,  cependant,  exprima  à  sa 
manière  les  harmonies  du  paganisme  et  du  christianisme  :  ce  ne  sont  pas  les 
philosophes  que  les  artistes  choisirent  pour  faire  sentir  ces  mystérieuses  con- 
sonances, mais  les  Sibylles. 

Le  xiii''  siècle  connaissait  déjà  les  Sibylles  :  Vincent  de  Beauvais  nomme  les 
dix  Sibylles  cataloguées  par  Varron  ;  mais,  en  France,  les  artistes  n'en  représen- 
tent qu  une,  la  Sibylle  Erythrée,  la  terrible  prophétesse  du  jugement  dernier". 

L'Italie  honorait  une  autre  Sibylle  :  la  Sibylle  de  Tibur\  C'est  qu'elle  était 
mêlée  aux  légendes  qui  enveloppent  d  un  réseau  de  jioésie  cette  merveilleuse 
Rome  du  moyen  âge.  On  racontait  que  1  empereur  Auguste,  incertain  de  l'ave- 
nir, et  voulant  savoir  qui  obtiendrait  après  lui  l'emjiire.  fit  venir  à  Rome  la 
Sibylle  deTibur.La  prophétesse  consentit  à  soulever  pour  lui  le  voile  du  temps; 
du  haut  du  Capitole,  elle  lui  montra,  dans  le  ciel  entrouvert,  une  Vierge  tenant 
un  enfant  dans  ses  bras;  en  même  temps,  une  voix  prononça  cesparoles  :  «  Hpbc 
est  ara  cœli.  »  L'empereur  Auguste,  ému  de  cette  vision,  fit  graver  ces  mots  mysté- 
rieux sur  un  autel  dédié  au  futur  maître  du  monde  :  c  est  à  cet  endroit  même 
que  s  éleva  plus  tard  l'église  de  l  Ara  cœli  '.  Dès  la  fin  du  xii"  siècle  l  art  itahen 
représenta  cette  scène  ',  que  l'art  du  nord  ne  connut  que  beaucoup  plus  tard  ". 

'  En  Erance,  cependant,  l'évèquc  .Ican  Oliver  (mort  en  i5/|o)  groupe  autour  de  son  tombeau,  à  côté  de  Moïse 
et  do  Salomon,  Pkitarque,  Eschyle,  Ovide,  Cicéron,  Diogène,  Pylhagore,  Ptolémée,  Boèce,  qui  prononcent  de 
consolantes  paroles  sur  la  mort.  Les  débris  de  ce  tombeau  sont  au  Musée  d'Angers. 

-  Voir  l'Art  rtligieux  du  XIll'^  siècle  en  France,  p.  879  et  suiv. 

■'  L'Italie  connaissait  aiissi  la  Sibylle  Erythrée  qu'elle  a  représentée  quelquefois,  .l'ai  montré  cela  dans  une 
thèse  latine   intitulée  :  Quomodo  Sibjllas  recenliores  artifices  repraesentaverint,  p.  16  et  suiv. 

*  Les  historiens  grecs  Malala,  Suidas,  Cedrenus  supposent  une  entrevue  entre  Auguste  et  la  Pythie  qui  hii 
annonce  le  règne  du  fils  de  Dieu.  Au  xii''  siècle,  Godefroi  de  Viterbe  remplace  la  Pythie  par  une  Sibylle  {Spéculum 
rcgum,  dans  les  Monumenta  ijerman.  Iiistor.  t.  XXII.  p.  68).  Un  écrivain  anonyme,  un  peu  postérieur,  parle  pour  la 
première  l'ois  de  la  Sibylle  de  Tlbur,  et  donne  la  légende  telle  c[uc  nous  la  racontons  [Monum.  germ.  histor.  ibid.).  On 
trouve  la   même  légende  dans  les  Mirabilia  iirbis  Romx. 

■'  Autel  de  marbre  de  l'Ara  cœli  de  la  fin  du  xn'=  siècle.  Cet  autel  a  été  détruit,  mais  il  est  reproduit  par  Mura- 
tori,  Antiq.  italic,  t.   III,  p.    880. 

^  Grâce  au  Spéculum  luimanœ  Salvationis  qui  l'avait  adoptée.  Les  plus  anciennes  représentations  nous  montrent, 
comme  le  Spéculum,  Auguste  seul  avec  la  Sibylle  :  (Très  riches  Heures  de  Chantilly.  Tableau  peint  par  ,Iean  Van 
Eyck  pour  l'église  d'Ypres).  Mais  avec  Rogier  Vander  Weyden  (triptyque  de  Middlebourg  à  Berlin)  (fig.  l\.  volet  de 
gauche)  la  scène  s'enrichit  tout  d'un  coup.  On  voit  près  d'Auguste  trois  personnages  qui  sont  les  témoins  du  miracle. 
Quels  sont  ces  personnages  .3  II  suffit  povir  le  savoir  de  lire  le  Mystère  de  l'Incarnation  joué  à  Rouen,  ou  le  Mystère 
d'Octavien  et  de  laSibylle.  On  verra  cju'Auguste  est  accompagné  de  ses  fidèles  :  sénéchal,  prévôt,  connétable.  On  verra 
aussi  qu'au  moment  où  la  Vierge  portant  l'enfant  apparaît  dans  le  ciel,  Auguste  se  décovivre,  puis  qu'il  prend  un 
encensoir  (Mystère  de  l'Incarnation)  et  encense.  Or,  on  remarquera  cjue,  dans  le   tableau  de  Rogier  Van  der  Weyden, 


2:o  L'ART    RELIGIEUX 

La  Sibylle  de  Tibur  et  la  Sibylle  Erythrée  sont  donc  les  deux  Sibylles  que 
les  artistes  du  moyen  âge  représentèrent  d'abord. 

Il  semble  que,  dès  la  fin  du  xni''  siècle,  l'Italie  ait  commencé  à  honorer  tout 
particulièrement  les  Sybilles.  Il  y  a  tout  lieu  de  croire  que  les  admirables 
figures  assises  dont  Giovanni  Pisano  décora  la  chaire  de  Pistoia  sont  des  figures 
de  Sibylles.  Aucune  inscription,  d  est  vrai,  ne  les  désigne,  mais  leur  attitude 
est  assez  éloquente  :  elles   luttent,  comme  la  Sybille  de  Virgile,   avec  l'esprit. 

Au  xiv''  siècle,  les  Sybilles  se  montrent  quelquefois  dans  l'art  italien;  on 
en  voit  deux  au  campanile  de  Florence,  deux  autres  à  la  façade  de  la  cathédrale  de 
Sienne.  L'Italie  n'oubliait  donc  pas  les  Sybilles,  mais  elle  n'avait  pas  encore 
pour  elles  ce  surprenant  engouement  qu'elle  devait  manifester  au  siècle  suivant. 

Dans  la  seconde  partie  du  xv"  siècle,  on  voit  les  Sybilles  apparaître  soudain 
dans  toute  l'Europe  :  jusque-là  elles  étaient  isolées,  maintenant  elles  forment 
une  assemblée  imposante. 

C'est  à  la  cathédrale  d'Ulm  qu'on  voit  pour  la  première  fois  les  Sibylles 
réunies  pour  annoncer  le  Sauveur.  Elles  décorent  les  célèbres  stalles  que 
Georges  Syrlin  sculpta  de  1/169  à  i/iy/i  ;  elles  sont  au  nombre  de  neuf,  et 
chacune  d'elles  prononce  un  oracle  qui  se  rapporte  à  la  vie  ou  à  la  mort  du 
Messie.  Voici  ces  oracles  : 

Sibylla  Delphica.  Dabit  ad  verbera  dorsum  suum  et  colaphos  accipiens  tace- 
bit. 

Sibylla  Libyca.   Jugum  nostrum    intolerabile  super  collum  nostrum  tollet. 

Sibylla  ïiburtina,  Albuna  dicta.  Suspendent  eumin  ligno  et  nihil  valebit  eis, 
quia  tertia  die  resurget  et  ostendet  se  discipulis,  et,  videntibus  illis,  ascendet  in 
cœlum,  et  regni  ejus  non  erit  finis. 

Sibylla  Hellespontica,  in  agro  Trojano.  Félix  ille  fructus  ligno  qui  pendet 
ab  alto. 


Avigusle,  agenouillé,  la  tète  nue,  tient  d'une  main  un  chapeau  orné  de  pierreries  et  de  l'autre  un  encensoir  (fig.  Ix). 
Une  miniature  du  Bréviaire  Grimani  nous  présente  une  scène  semblable.  Il  y  avait  donc  une  tradition  artistique 
qui  venait  du  théâtre.  Dans  notre  art  français,  la  vision  de  l'empereur  Auguste  se  rencontre,  assez  souvent,  au 
commencement  du  xvi=  siècle.  C'est  un  sujet  particulièrement  cher  aux  verriers  champenois  (Vitrail  de  Saint  Léger- 
lès-Troyes,  de  Saint-Parres-les-Tertres,  d'Ervy,  de  Saint-Alpin  de  Châlons,  de  Sans,  du  château  de  Fleurigny). 
Dans  tous  ces  Vitraux  l'influence  des  Mystères  est  évidente.  Auguste,  il  est  vrai,  n'a  pas  l'encensoir,  mais  partout 
il  est  à  genoux,  partout  il  a  posé  devant  lui  son  chapeau  royal  orné  d'une  couronne,  partout  il  a  près  de  lui  ses  grands 
officiers.  Les  vitraux  champenois  nous  offrent  un  détail  nouveau  :  la  Sibylle  est,  elle  aussi,  accompagnée  de  ses  sui- 
vantes. Est-ce  là  une  fantaisie  des  artistes,  ou  bien  a-t-on  joué  en  Champagne  un  Mystère  où  la  Sibylle  était  repré- 
sentée avec  son  escorte?  Cette   dernière  hypothèse  me  paraît  la  plus  vraisemblable. 


L'ANCIEN    ET    LE    NOUVEAU    SYMBOLISME  271 

Sibylla  Gumana,  quae  Amalthea  dicitur.  Tenipli  vélum  scindetur,  et  medio 
die  iiox  erit  tenebrosa  nimis. 

Sibylla  Cimeria,  octavo  anno,  Deum  de  virgine  nasciturum  iiidicans.  Jam 
nova  progenies  cœlo  demittitur  alto. 

Sibylla  Frigia  (^sic),  Ancirse.  In  maniis  infideliuni  veniet.  Dabunt  autem  ala- 
pas  Domino  manibus  incestis  et  impurato  oie  exspuent  venenatos  sputus. 

Sibylla  Samia.  Agnus  cœlestis  liumiliabitur. 

Sibylla  Erithrsea.  Ex  cœlo  rex  adveniet  per  saecla. 

11  est  intéressant  de  remarquer  que  la  plupart  de  ces  inscriptions  sont 
empruntées  à  ['Institution  Divine  de  Lactance'.  Ce  livre,  longtemps  oublié,  avait 
été  remis  en  honneur  par  les  humanistes ^  Ils  y  retrouvaient  leur  idée  favorite, 
c'est  que  le  paganisme,  lui  aussi,  avait  été  inspiré,  prophétique.  Lactance,  en 
efïet,  pour  émouvoir  les  païens,  leur  rappelle  que  le  grave  Varron  avait  con- 
fessé l'existence  des  Sibylles,  et  en  avait  nommé  jusqu  à  dix^;  puis  il  cite  plu- 
sieurs paroles  de  ces  Sibylles  et  leur  accorde  autant  d'autorité  qu'aux  prophètes. 
Suivant  lui,  les  Sibylles  ont  prédit  aux  païens  la  naissance,  les  miracles,  la  Pas- 
sion, la  mort,  la  résurrection  et  le  dernier  avènement  de  Jésus-Christ'. 

'  La  prophélio  île  la  Sibylle  Hellespoiiliquc  esl  empruntée,  avec  une  déformation,  à  Sozoniène,  Hisl.  cccles. 
Lib.  II,  cap  I.  Celle  de  la  Sibylle  Cimérienne  est  empruntée  à  Virgile,  celle  delà  Sibylle  Erythrée  aux  vers  acros- 
tiches cités  par  saint  Augustin.  Quant  à  celle  de  la  Samicnne  nous  en  dirons  plus  loin  l'origine. 

-  On  sait  que  le  premier  li\re  imprimé  en  Italie,  à  Subiaco,  en  i/ît')5,  furent  les  Institutiones  divinae  tle  Lactance. 
Le  livre  eut  tant  de  succès  qu'il  fallut  en  donner  de  nouvelles  éditions  en  i/i08,  1470,  i'i7i.  1^47^,  1/17/1.  1^78.  Ce 
Lactance  imprimé  venait  sans  doute  d'arriver  à  Ulm  quand  Syrlin  commença  les  stalles  de  la  cathédrale. 

'■'  Il  est  indispensable,  comme  on  le  verra  par  la  suite,  de  reproduire  ici  le  passage  que  Lactance  a  emprunté  à 
A  arron  :  «  Ceterum  Slbyllas  decein  numéro  fuisse  [ait  A  arro] ,  casque  omnes  enuineravit  sub  auctoribus  qui  do 
singuiis  scriptitaverunt.  Primam  fuisse  de  Persls,  cujus  mentioneni  fecit  Nicanor,  qui  res  gestas  Alexandri  ^lagni 
scripsit.  Secundam  Libyssam,  cujus  meminerit  Euripides  in  Lamiin  prologo.  Terliam  Delphicam,  de  qua  Chrysippus 
loquatur  in  eo  libro  queni  de  Divinatione  composuit.  Qiiaeiam  Cimmeriain  in  Italia,  quam  Naevius  in  libris  Bclli 
Punici,  Piso  in  Annalibus  nominet.  Quintam  Erjtltrœain,  quam  Apollodorus  Erythraeus  affirmât  siiam  civem  fuisse, 
eamque  Graiis  Ilium  petentibus  vaticinatum,  et  perituram  esse  Trojam  etiiomerum  mcndacia  scripturuni.  Sextam 
Samiain,  de  qua  scribat  Eratosthenes  in  anliquis  annalibus  Samiorum  repperisse  se  scriptum.  Septimam  Cumanam, 
nomine  Amalthccam,  qua3  ab  aliis  Deniophile  vel  llerophile  nominetur,  eamque  novem  libros  attulisse  ad  regem 
ïarquinium  Priscuni...  Octavam  HellespoiUicam,  in  agro  Trojano  natam,  vico  Marpesso,  circa  oppidum  Gergithium 
quam  scribat  Ueraclides  Ponticus  Solonis  et  Cyri  temporibus  fuisse.  Nonam  Phrygiam  quae  vaticinata  est  Ancyraj. 
Decimam  Tiburtem,  nomine  Albuneam,  quaî  Tiburi  colatur  ut  dea  juxta  ripas  anmis  Anienis,  cujus  in  gurgite 
imulacrum  ejus  inventum  esse  dicitur,  tenens  in  manu  librum.   »  Divin.  Inslit.,  lib.  I,  cap.  vi. 

■'  Pour  la  parfaite  intelligence  de  ce  qui  va  sui\re,  nous  devons  grouper  ici  les  prophéties  sibyllines  éparses  dans 
le  livre  de  Lactance.  Les  voici  : 
Sur  Dieu  : 

Soins  Deus  sum  et  non  est  Deus  alius  [Insl.  div.,    1,    vi|. 
Sur  le  Christ  : 
Ipsum  tuum  cognosce  Deum  qui  Dei  (ilius  est  (IV,  \i). 


273  L'ART    RELIGIEUX 

Nous  savons  aujoLird  liiii  d  où  viennent  les  propliéties  que  Lactance  attribue 
aux  Sibylles.  Elles  sont  empruntées  au  vaste  recueil  des  Oracula  Sibyllina,  qui 
fut  composé  par  des  juifs  d'Alexandrie,  vers  le  second  siècle  avant  Jésus-Christ, 
mais  qui  fut  remanié  plus  tard  par  des  chrétiens  \  Ces  prédictions  —  toutes 
celles  du  moins  qui  visent  un  fait  précis  —  ont  donc  été  faites  après  coup. 
D  ailleurs  la  bonne  foi  de  Lactance  fut  entière  ;  et,  comme  le  texte  grec  des 
Oracula  Sibyllina  resla.  inconnu  jusqu  en  i54^5',  il  n'est  pas  surprenant  que  les 
humanistes  du  xv°  siècle  aient  cru  Lactance  sur  parole. 

Les  Sibylles  d'Ulm  témoignent  donc  de  la  vogue  dont  Lactance  a  joui 
dans  la  deuxième  moitié  du  xv  siècle.  En  même  temps,  elles  donnent  corps 
pour  la  première  fois  k  une  nouvelle  conception  de  l'histoire. 

Le  livre  de  Lactance  qui  inspirait  à  1  Allemagne  une  belle  œuvre  d'art,  en 
inspira  plusieurs  aussi  k  l'Italie.  Les  Sibylles  du  pavé  de  la  cathédrale  de 
Sienne,  celles  que  le  Pérugin  peignit  au  Cambio  de  Pérouse,  présentent,  sur 
des  phylactères,  des  prophéties  empruntées  k  V Institution  Divine  \ 

Mais,  en  i/|8i,   il  parut   en    Italie  un  livre  qui  ne  tarda  pas  k  faire  oublier 

Sur  le  Christ  considéré  comme  Rédempteur  : 

Jugum  intolerabile  super  collum  nostrum  toUet  [\ll,  xvni). 

Sur  les  miracles  du  Christ  : 

Paiilbus  slmul  quinque  et  plscibus  duobus  liomlnum  millia  qiiiuque  lu  deserto  satiabit  et  reliqua  tolleus  post 
fragmenta  omnia  duodeclm  Implebit  cophinos  in  spem  multoruin  (IV  xvj. 

Sur  la  Passion  du  Christ   : 

In  manus  inlquas  Infidellum  postea  véniel;  dabunt  autem  Domino  alapas  manibus  incestis  et  impurato  ore 
cispuent  venenatos  sputus  :  dabit  vero  ad  verbera  slmpllciter  sanctum  dorsum.  —  Et  colaplios  acclplcns  taccblt  ne 
quls  aguoscatquod  verbum  vel  unde  venlat  et  corona  splnca  coronabilur.  —  Ad  clbum  autem  i'el  et  ad  sltlm  acetum 
dederunt  :  inhospltalitatis  hanc  monstrabunt  mensam.  —  Ipsaenlm,  Judaea  inslplens,  tuum  Deum  non  Intellexistl 
ludentem  mortalium  mentlbus,  sed  splnls  coronasll  et  horridum  fclmlsculstl  (^IV,  xvni)  :  emprunte  à  la  Cité  de  Dieu, 

XVIII,    XXUI. 

Sur  la  mort  du   Christ  ; 

TempU  vero  vclum  sclndetur,  et  medlo  die  nox  crlt  tcnebrosa  nimls  in  tribus  horls  (IV,  xyiu)  :  emprunté  à 
saint   Augustin. 

Sur  la  Résurrection  du  Christ  : 

Et  mortis  fatum  llnlet,  et  morte  morletur  tribus  diebus  somno  suscepto  et  tune  ab  Infcris  regressus  adluccm 
veniet  primum  resurrectlonis  Initlum  osteadens  (VII,  xviii)  :  emprunté  à  saint  Augustin. 

Sur  le  Jugement   dernier: 

Tuba  de  cœlo  vocem  luctuosam  emlltet  (VII,  xvi).  —  Tartareum  chaos  tune  ostendet  terra  dehlsccns  :  Vcnleiit 
autem  ad  tribunal  régis  rages  omnes  (VII,  xx).  —  Deus  ipse  judlcans  plos  slmul  et  Impios,  tune  demum  Implos 
in  ignem  et  tenebras  mittet,  qui  autem  pictatem  tencnt,  iterum  vivent  (VII,  xxiu). 

'  Voir  Ed.  Reuss,  Nouv.  Rev.  de  Théolorj.,  Strasbourg,  1861,  p.  igS  etsuiv.;  Alexandre, Oracuia  Sibyllina,  Excur- 
sus; Dclaunav,  Moines  et  Sibylles,  Paris,  1874;  Rouché-Leclercq,  llisl.  de  la  dimnal.  dans  l'antiq.,  t.  II,  p.  169 
et  suiv. 

-Le  texte  grec  des  Oracula  Sibyllina  a  paru  pour  la  première  lots  à  Bàlc  en  i545  (Edlt.  de  Sextus  Betulelus). 
•^  Voir  Quomodo  Sibyllas,  etc,,  p.  45  et  suiv. 


r.'ANCIEN    ET    LE    NOUVEVU    SYMI50LTSME  273 

celui  de  Lactance.  Je  veux  parler  d'uu  petit  volume  intitulé  :  Dlscnnhiniiae  non- 
niillae  inter  sancfum  Ilieronyinnm  et  Aiigiistinum,  dont  lauteur  est  le  Dominicain 
Filippo  Barbicri.  Ce  livre  a  eu  une  influence  si  extraordinaire  suri  art  de  l'Europe 
entière,  qu  il  est  nécessaire  d'en  dire  ici  quelques  mots. 

Le  titre  n'en  laisse  pas  soupçonner  le  contenu:  car  la  dissertation  sur  saint 
Jérôme  et  saint  Augustin,  qui  ouvre  le  volume,  est  suivie  de  plusieurs  petits 
traités  disparates,  dont  l'un  est  consacré  aux  Sibylles  et  aux  Prophètes.  C'est 
cette  partie  du  livre  qui  la  rendu  célèbre  '  :  c'est  aussi  la  seule  qui  ait  été 
féconde. 

Fidèle  à  la  pensée  des  théologiens  de  son  temps,  Filippo  Barbieri  rapproche 
les  Sibvlles  des  prophètes.  C'est  un  dialogue  entre  les  païens  et  le  peuple  de 
Dieu:  ils  parlent  tour  à  tour  et  annoncent  les  uns  après  les  autres  la  venue  du 
Sauveur.  Il  est  nécessaire,  pour  la  clarté  de  la  démonstration  que  nous  allons 
entreprendre,  de  donner  ici  toute  cette  partie  du  jietit  livre  de  Filippo  Barbieri. 

T.  —  Sibylla  Poisica.  —  Sibylla  Porsica  veslila  vcslc  auvea  cum  volo  albo  in  capile  dicens 
sic:  Ecce  bcslia  conculcabcris  et  gignelm-  Dominus  in  orbe  lonarum.  et  grominm  virginis  erit 
salus  gentium  et  pedes  ejiis  erwnt  in  valilndine  (sic)  bnminnm. 

—  Osous  proplicta.  — De  manu  faclis  -... 

II.  — -  Sibylla  Libvca.  —  Sibxlla  Libyca  ornala  sorloviridi  el  floiido  in  capile.  veslila  pallio 
lioneslo  et  non  mnllum  juAcnis  sic  ait  :  Ecce  véniel  dies  et  illuminabit  condempsa  (sic)  tencbra- 
rnm  et  solvenliir  nexns  Synagogaî  et  desiiieni  labia  bominum  et  videbnnt  regem  vivenlinm  ; 
lenebit  illnm  in  gremio  virgo  domina  geiitium  et  regnabit  in  misericordia  et  uleiiis  maliis  erit 
slatna  '  cnnclonim. 

—  Jeremias  propliota.  —  Ecco  (lies  veiùnnl... 

Ilf.  —  Sibylla  Dolpliica.  —  Sibvlla  Delpbica  veslila  veste  nigra  et  capillis  circumligatis 
capiti,  in  niaim  cornn  lenens  et  jnveiiis.  (pia>  anle  Trojana  bella  valicinala  est.  de  cpia  Cbrysippiis  ; 
ait:  Nascelnr  propbela  absqne  nialris  coilu  ex  virgine  ejns  '". 

—  Jeremias  propliela.  — Reverlere  inrgo... 

'  Il  l\'lait  longtemps  avantd'avoir  été  imprimé,  si  l'on  en  croit  la  préface  de  l'éditciir  Philippvis  de  Lignamine: 
«  Decrevi  caracterihus  perpetuis  imprimerc  celebcrrima  opuscule,  cjua:»  celeberrimus  artium  et  theologiœ  interpres, 
magister  Pliilippus,  ex   ordine  priedicatorum edidit.  » 

■^  Il  n'y  a  aucun. inlérèt  ici  à  donner  tout  entier  le  verset  cpie  récite  cliacpie  prophète.  A^ous  ne  transcrivons  cjue 
les  premiers  mots. 

'  Il  y  a  beaucoup  de  passages  inintelligibles  dans  le  livre  de  Filippo  Barbieri.  Ces  obscurités  viennent  parfois 
d'une  faute  d'impression.  Le  manuscrit  de  l'Arsenal  (n"  2/|3)  c|ui  conllenl  un  texte  plus  correct  C|ue  celui  qui  a  été 
imprimé,  nous  a  permis  d'en  corriger  quelques-unes.  Nous  indicpions  les  variantes.  Ici,  au  lieu  de  «statua»  le 
manuscrit  donne  ((  slatera  ».  ce  qui  n'est  jias  beaucoup  plus  clair. 

^  M  S.  cujusdam. 

MALE.     T.      II.  3.Î 


fJ7'> 


L'ART    RELIGIEUX 


IV.  —  Slbylla  Càmmeria.  —  Sibylla  Emeiia  S  in  Ilalia  nala,  Chimica,  voslita  cœlestina 
veslo  deaurata,  capillis  per  scapiilas  sparsis,  etjiivenis,  de  qua  Ennius;  ait:  In  prima  facie  vir- 
ginis  asccndot  pucila  pulchra  facie,  prolixa  capillis.  sedens  super  sedem  slralam^,  dans  ei  ad 
cnniedondnm  vis  ^  proprinm.  id  est  lac  de  coelo  missum. 

—  Joël  propheta.  —  In  diebus  illls  efjvndam... 

V.  —  Sibylla  Erythraea.  —  Sibylla  nobilissima  Erythraea,  in  Babylonia  oita  :  de  Chrislo 
sic  ait:  In  nllima  auteni  «tate  hiuniliabilur  Deiis  et  hiimanabitur  proies  divina,  jungetur  huma- 
nitati  divinitas.  Jacebit  in  leno  agnus  et  officio  puellari  educabitur  Deus  et  homo.  Signa  pra3- 
cedent  apud  Apellas  *.  Alulier  vetnstissima  piieruni  prœmium  complet.  Boetes  orbis  mirabilur, 
dncahim  prœstabit  ad  orlum  ". 

—  Ezechiel  propheta.  —  Porta  Jtœc  claiisa  erit. 

Vï.  —  Sibylla  Samia.  —  Sibylla  Samia  a  Samo  insula,  nndum  ensem  sub  pedibus,  formo- 
sum  pectus,  subtileque  velim"  capiti  babens,  sic  ait:  Eccc  veniet  dies  et  nascelur  de  pauper- 
cnla  et  besticC  terrarum  adorabunt  eum  et  dicent  «  laudate  euni  in  atriis  cœlorum  ». 

—  David  propheta.  —  Adorabunt  eum... 

VII.  —  Sibylla  Cumana.  —  Sibylla  Cuniana  fuit  lempore  Tarquinii  Prisci,  scripsit  de 
Cluislo  luTC.  referenle  Yirgilio  in  lib.  Bucolic.  in  bunc  modum  : 

Ultima  Cumœi  vcnit  jam  carminis  a^tas  ; 
Magims  ab  integro  saîclonim  nascitnr  oixlo. 
.laiii  rpdil  ot  virgo,   redount  Saturnia  rogna, 
.Tani  nova  progonies  cœlo  dcmiltitiir  allô. 
Casla,  favp,  Liicina,  tuiis  jani  régnât  Apollo. 

—  Daniel  propheta.  —  Abscissus  est  de  monte  lapis... 

VIII. — Sibylla  Hellespontica. —  Sibylla  Hellespontica,  in  agro  Trojano  nala,  vetusla  et 
anliqua,  veste  rurali  induta,  ligato  vélo  antiquo  [capile]  sub  gula  circumvolula  usque  ad  scapn- 
las  quasi  despectu  de  qua  scribil  Ileraclides;  dicens  :  De  cxcclsis  cœlorum  liabitaculo  prospexit 
Dons  bnmiles  suos.  Et  nascetur  in  diebus  novissimis  de  virgine  bebraea  in  cunabulis  terrtc. 

—  Jone  (VI  ').  «  Ponam  vellus  hoc  lanaî  in  area,  si  ros  in  solo  vellere  fuerit,  et  in 
omni  terra  siccitas,  sciam  quod  per  manum  meam,  sicut  locntus  es,  liberabis  Israël.  Facfum- 
que  est  ita  :  de  nocte  consurgens  et,  evpresso  vellere,  concham  rore  implevil.  » 

1   II  fanl  lire  Cimmeria. 

-  Le  manuscrit  ajoiite  »  nvitrit  puerum  ». 

3   MS.  jus. 

■''■  Il  est  possible  qu' Apellas  désigne  les  juifs  (Cf.  Horace,  Sat.  I.  IV.  v.  loo.,  credat  .ludiipiis  Apella).  Quant 
à  la  femme  âgée,  c'est  peut-être  la  prophétesse  Anne. 

■   Dans  le  manuscrit,  la  Sibvlle  Erythrée  tient  à  la  main  une  épée  nue,  ce  qui  mérite  d'être  noté. 

''  MS.     vélum. 

'  Nous  transcrivons  ici  tout  le  passage  que  Filippo  Barbieri  attribue  à  Jonas.  La  Bible  met  ces  paroles  dans 
ja  bouche  de  Gédéon.  L'erreur  vient  probablement  de  l'imprimeur  qui,  au  lieu  de  Jmlir.  ^  I,  ou  peut-être  de  Gcdf. 
a  lu  Jone  VI.  Cette  petite  erreur  méritait  d'être  relevée.  C'est  à  elle,  sans  doute,  comme  nous  l'explicjuerons  plus 
loin,  rpie  nous  devons  le  .Tonas  de  la  Chapelle  Sixtine. 


L'ANCIEN    ET    LE    NOUVEAU    S  Y.MBOLISM  I]  270 

l\..  —  Sibylla  Pliiygia.  —  Sibylla  Frlgia,  uala  apud  Pliiyglos,  inediocris  o^lalis,  liabiUi  cl 
luaalello  rubeo.  in  modum  mulieris  nupUc,  licet  virgo,  de  Chrislo  sic  dicit  ':  Flageliabit  domi- 
iius  potealcs  Icn-œ,  et  Olympo  cxcelso  veiiiet,  cl  firiuabit  coacilium  in  cœlo,  et  annunliabllur 
virgo  in  vallibusdeserlorum. 

— '  Malachia  propheta.  —  Ecce  ego  inillain  aiigeliiin. 

X.  —  Sibylla  Europa.  —  Sibylla  Europa,  décora,  ju^ellis,  facie  riililans,  vélo  subtilissimo 
capite  ligata,  induta  veste  aurea,  de  Christo  sic  ait  :  Vcniet  ille  et  transibit  montes  et  colles  et 
latices  sylvarum  Olympi  ;  regnabit  in  paupertale  et  doniinalîilnr  in  silentio  et  egredietur  de 
utero  virginis. 

—  Zacliarias.  —  Exulta,  Filia  Sion... 

XI.  —  Sibylla  ïiburtina.  —  Sibylla  Tyburtina  (sic),  quani  Lactantius  T)  burleni  vocat, 
noniine  A[l]bunea,  qua;  Tyburi  colilur  ut  dea  jiixta  ripas  aninis,  in  cujiis  gurgilc  simulacrum 
ojus  inxenluni  dicilur  tencns  in  manu  libnim;  litcc  de  Christo  proplielavit  :  XasceturXristus  in 
Bethléem  et  annunciabitur  in  Na/aiclh,  régente  Tanro  pacihco,  limdalore  qiiictis  ":  0  l'elix 
maler  cujus  iibcra  illum  lactabimt  !  —  Hœc  tmiica  crocca  vcslietur,  Aiolato  mautello 
superimposito  ^ 

—  Miclicus  proplicla.  —  El  lu,  Belldeein... 

XII.  —  Sibylla  Agrippa.  —  Sibylla  Agrippa  sic  ail  de  Christo:  ln\isibilc  \crbum  palpa- 
bilur  et  germinabit  ulradix  et  siccabitiir  ut  iblirim,  et  non  apparebit  venuslas  ejus  et  circum- 
dabiteura  alvus  maternus  et  flebit  Deus  la3titia  sempiterna  et  ab  hominibus  conculcabitur  et 
nascetur  ex  matre  ut  Deus  et  conversabitur  ut  peccalor  '. 

Si  l  on  examine  ces  pages  avec  attention,  on  y  remarquera  plusieurs  sin- 
gularités. 

On  s  apercevra  d  abord  que  le  nombre  des  Sib^ylles  a  augmenté.  Jusque  là 
on  n  avait  jamais  parlé  que  de  dix  Sibylles  :  Filippo  Barbieri  est  le  premier  qui 
en  nomme  doiize\  Il  ajoute  à  la  liste  de  Varron  la  Sibylle  Agrippa  et  la  SiJjylle 

'  Le  manuscrit  dillèrc  ici  singulièreuiciil  du  livre.  On  lit  dans  le  manuscrit  :  «  SibvUa  l'hriyia,  indula  veste 
rnbca,  midis  brachiis,  antiqua  Satiirnina  facie,  crinibiis  sparsis,  digilo  indicans,  dicens  sic  :  0  Flageliabit 
dominus » 

-  D'après  Boissard,  Traclalus  de  Divinaiionc,  Oppenlieimii,  1611,  p.  ai5,  ce  Taiirus  pacillcus  désignerait  l'em- 
pereur Auguste. 

•'  Dans  le  manuscrit,  la  Sibylle  de  Tibur  se  présente  sous  un  autre  aspect  :  »  Sibylla  Tiburtina,  non  multum 
sencx,  veste  rubea  induta  dcsuper,  ail  collum  pellcm  liircinam  pcr  scapulas  liabens,  capillis  discoopertis,  simula- 
crum tenebat  verbi,  scriptum  erat  :  "  Nascetur...   d 

'  Le  manuscrit  donne  quelques  détails  sur  l'aspect  et  le  costume  de  la  Sibylle  Agrippa  :  »  Sibylla  Agrippa, 
rosca  vesta,  cum  clilamyde  rosea,  non  multum  juvenis,  manum  tenens  in  grcmio  quasi  admirans  et  deorsum 
rcspicicns.   » 

'  Sans  parler  de  Pétrarque  (/?erHm  »it'«io/«/i(/.,  Lib.  IV),  et  do  Boccace  [De  MuUeribus  claris,  1/173,  f°  «i  \°),  .Mar- 
sile  Ficin,  qui  écrivait  dans  le  même  temps  que  Filippo  Barbieri,  ne  connaît  encore  que  dix  Sibylles  (^De  clirisltan. 
relhj.,  cap.  X\\  ). 


27(5  L'AIIT    RELIGIEUX 

Europe.  Ou  ne  saurait  du'e  où  il  a  pris  ces  noms',  mais  ou  comprend  très  bien 
pourquoi  il  a  produit  deux  Sibylles  nouvelles  :  aux  douze  prophètes  il  voulait 
opposer,  pour  que  la  symétrie  lût  parfaite,  douze  Sibylles. 

On  remarquera  encore  qu'il  assigne  presque  à  chaque  Sibylle  un  âge,  un 
aspect,  un  costume  déterminés.  La  Sibylle  de  Delphes  est  une  jeune  lîlle,  vêtue 
de  noir,  qui  tient  k  la  main  une  corne;  la  Sibylle  Hellespontique  est  une 
vieille  femme  qui  a  un  voile  attaché  sous  le  menton  et  qui  ressemble  k  une 
paysanne  :  la  Sibylle  Euroj)e  a  le  teint  éclatant  d'une  jeune  fille  et  une  robe 
couleur  d'or.  On  dirait  que  Filippo  Barbieri  songe  aux  peintres  et  leur  propose 
des  modèles'. 

A-t-il  imaginé  ces  costumes,  ces  attributs?  Les  a-t-il  empruntés  k  quel- 
qu'un de  ses  devanciers?  On  ne  sait  que  répondre ^ 

On  reconnaîtra  enfin  que  les  paroles  jjrêtées  par  Filippo  Barbieri  k  ses 
Sibylles  sont  toutes  nouvelles;  elles  dillèrent  complètement  de  celles  que  leur 
donne  Lactance.  —  D'oii  viennent  ces  oracles  bizarres,  obscurs,  parfois  incom- 
préhensibles? 

Il  faut  écarter  la  collection  des  Oracala  Sibylllna.  qui  était  encore  inédite,  et 
que  notre  auteur  n  a  pas  connue.  Mais  il  faut  avouer  alors  qu'on  ne  sait  oii 
trouver  les  originaux  dont  Filippo  Barbieri  s'est  inspiré.  Pourtant  ces  originaux 
doivent  exister,  et  peut-être  les  découvrira-t-on  un  jour  dans  quelque  bibliothèque 
italienne.  L'Italie  du  moyen  âge  n'a  jamais  manqué  de  prophètes.  Tout  le  monde 
connaît  Joachim  de  Flore,  k  qui  un  ange  avait  fait  boire,  dans  un  calice,  la  science 
de  l'avenir;  on  connaît  moins  le  moine  de  Cosenza,  Télesphore,  qui  disait  avoir 
trouvé,  en  bêchant  son  champ,  des  tablettes  couvertes  de  prophéties  merveilleuses  \ 
11  courait  en  Italie  une  foule  d'oracles  qui  semblent  avoir  été  fabriqués  dans  les 
couvents  de  1  Italie  du  sud  '.   Il  nous  reste  un  exemple  curieux  de  cette  littéra- 

*  Je  crois  que  le  nom  il' Agrippa,  qui  a  clé  adopté  par  la  France  et  l'Italie,  est  né  d'iuie  l'aute  typographique.  Il 
\  avait  sans  doute,  dans  le  manuscrit,  jEijjpliu.  Je  puis  d'ailleurs  citer  un  manuscrit  de  l'Arsenal,  n°  78,  1°  67,  où 
on  lit  très  nettement  .ii^/p^M. 

-  Ces  détails  pittorescjucs  ont  peut-être  été  imaginés  en  vue  d'une  représentation  dramatique.  Le  livre  de  Fi- 
lippo Barbieri  a  pu  servir  de  guide  au  metteur  en  scène  du  M\ stère. 

■^  11  \  a,  à  la  Bibliothèque  de  l'Arsenal,  nous  lavonsdit,  un  manuscrit  du  xv'  siècle  (n"  243)  qui  contientl'œuvrc 
de  Barbieri  et  qui  est  peut-être  antérieur  au  livre  imprimé.  Or,  chose  singulière,  le  costume  des  Sibylles  n'est 
pas  décrit  tout  à  lait  de  la  même  façoa  dans  le  manuscrit  et  dans  le  livre.  Nous  avons  donné  ces  variantes.  On 
rencontre  aussi  des  variantes  dans  les  diverses  éditions  imprimées  de  Filippo  Barbieri. 

■'  ïiraboschi,  Storia  délia  letlerat.  itialian.  t.  \,  p.  273. 

■'  C'est  le  sentiment  d'Alex.aiidre  dans  la  préface  de  ses  Oruculu  Sibyllina.  ^  oir  le  chapitre  intitulé  :  De  incdii  œvi 
Sibjllh. 


L'ANCIEN    ET    LE. NOUVEAU    SYM  BULISME  277 

turc  prophétique.  C  est  une  longue  prédiction  mise  dans  la  bouche  de  la  Sibylle 
Erythrée  et  qui  commence  par  ces  mots  :  «  E\quiritis,  illustrisima  turba 
Danaum\..  »  Filippo  Barbieri  connaissait  parfaitement  ce  morceau,  et  la 
])reuve,  c'est  qu  il  en  a  extrait  deux  passages.  C'est  de  là  que  viennent  ces 
paroles  :  «  In  ultinia  œtate  humiliabitur  Deus,  et  liumanabitur  proies  divina  » 
etc.,  qu'il  a  attribués  k  la  Sibylle  Erythrée;  c  est  là  encore  qu'il  a  trouvé  les 
mots  mystérieux  qu'il  met  dans  la  bouche  de  la  Sibylle  de  Tibnr  :  «  Régente 
Taiiro  pacifico,  l'undatore  quietis".  » 

S'il  a  emprunté  ces  deux  passages,  il  est  probable  qu  il  n  a  pas  inventé  les 
autres*;  je  crois  qu'il  serait  facile  aux  érudits  italiens  de  retrouver  tous  ses  ori- 
ginaux. 

Le  livre  de  Filippo  B;n-bieri  eut  eu  Italie  un  succès  suiprenant.  Il  fut 
publié  en  i48i  ;  or,  c'est  précisément  à  partir  de  cette  date  que  l'on  voit  les 
artistes  italiens  adopter  le  motif  des  douze  Sibylles.  On  ne  les  rencontre  nulle 
part  avant  i/i8i''  :  à  partir  de  i/|8i,  elles  se  voient  partout.  C'est  à  une 
date  postérieure  à  i/|8i  que  Baccio  Baldiiu  (si  c'est  bien  lui)  les  grava  sur  cuivre 
en  même  temps  que  les  prophètes  (fig.  120)^.  En  i/|85,  Ghirlandajo  les  peignit 
à  1  église  de  la  Sainte-Trinité  à  Florence.  En  1/192.  le  miniaturiste  Attavante 
décora  de  ce  motif  nouveau  le  bréviaire  de  Mathias  Corvin.  Eu  i^Ç)d,  elles 
se  montrent  k  Rome,  au  tombeau  de  bronze  du  pape  Sixte  IV,  œuvre  de  Polla- 
juolo.  En  ili()fi,  Pinturicchio  les  représenta  dans  une  des  chambres  des  appar- 
tements Borgia,  au  Vatican,  et  en  i5oi,  dans  léglise  Sainte-Marie-Majeure  k 
Sjjcllo.  En  i5o(),  un  artiste  inconnu  les  dessina  sur  les  murs  de  l'église  Saint- 
Jean  k  Tivoli.  A  peu  près  k  la  même  époque,  elles  étaient  peintes  k  Rome,  k 
San   Pietro   in  Montorio,  et  k  Sainte-Marie  de  la  Minerve.  Ces  exemples,  qu'il 


'  B.  de  l'Arsenal,  ms.  11°  78  (x.v'^  s.  j  cL  B.  N.  lat.  Oo(J2  (w"  s.). 

-  Lu  Icxtc  doiil  s'est  inspiré  Filippo  Barbieri  porle  :  «  Poslqiiani  Taurus  pacificus,  siib  levi  uiiigilu,  cliuiala  Lur- 
bala  coiicludet,  illis  dicbus  agniis  cœlestis  veniet.  »  On  voit  que  ce  Taureau  pacifique  scndjle  bien  désigner  l'empereur 
Auguste. 

■*  Ce  qui  prouve  clairement  que  Filippo  Barbieri  a  emprunté  ses  oracles  à  une  source  antérieure  c'est  qu'une 
des  deux  statues  de  Sibylles  de  la  cathédrale  de  Sienne,  Cju'on  attribue  à  Giovanni  Pisano,  porte  sur  son  pliylac- 
tivc  ces  mots:  «  educabilur  dcus  ethomo  ».  C'est  la  lin  d'une  des  phrases  que  Filippo  Barbieri  assigne,  phis  d'un 
siècle  et  demi   après,  à  la  Sibylle  Erythrée. 

■*•  Du  moins  je  n'en  connais  aucun  exemple.  Toutefois  il  ne  serait  pas  impossible  qu'on  pût  découvrir  quelque 
représentation  des  douze  Sibylles  antérieure  à  l48j-  Le  manuscrit  de  Barbieri  était  célèbre,  nous  l'avons  dit,  long- 
temps avant  d'avoir  été  imprimé. 

■'  J'ai  montré  dans  la  Gazette  des  Beaux  Arts,  kjoO,  p.  8y  et  suiv.,  que  le  graveur  s'inspirait  d'un  Mystère  joué  à 
Florence. 


2-8 


L'ART    RELIGIEUX 


serait  J'acilo  do  mulliplicr,  pourront  sullire  \  Mais  ce  qui  mérite  ici  d  être 
remarqué,  c'est  que  toutes  ces  figures  de  Sibylles  sont  accompagnées  d  inscrip- 
tions empruntées  au  livre  de  Fili])po  Bai^bieri.  Partout  la  Sibylle  de  ïibur  dit  : 
«  Nascotur  Chrislus  in  Bethléem  »,  la  Sibylle  de  Perse  :   «  Ecce  bestia  concul- 

caberis  » ,  la  Sibylle  de  Samos  :  «  Ecce 
veniet     dies    et    nascetur  de    pauper- 
cula  »,  etc.  Parfois  même,  les  artistes 
ont  poussé   le    scrupule  jusqu  à    leur 
prêter  le  costume  et  les  attributs  que 
leur  assigne    Filippo    Barbieri.     C'est 
ainsi    que    Baccio     Baldini,     dans  ses 
gravures,    et  le    peintre    anonyme   de 
Tivoli,    dans  ses    fresques,   ont  donné 
ime    corne    d'abondance  k  la    Sibylle 
Delphique,   et  ont  entouré  d  un  voile 
la  tête  de  la   Sibylle   de  l'IIellespont. 
Le  motif  des  Sibylles  et   des  Pro- 
phètes,    mis    à  la   mode    par    Filippo 
Barbieri,  s'imposa  k  Michel-Ange  lui- 
même.    Ces   figures    grandioses    qu'il 
peignit    au    plafond    de    la    chapelle 
Sixtine,  de  i5o8  k  i5i2,  ne  sont  pas, 
comme  on  l'a  répété  si  souvent,  mys- 
térieuses et  inexplicables  :  elles  se  rat- 
tachent k    une  tradition  déjk  longue. 
Michel-Ange     a     fait     ce     que     vingt 
autres    avaient    fait    avant    lui  ;    bien 
mieux,  il  a  eu  recours  au  même  guide  : 
ce  fier  génie    n'a    pas    dédaigné  de  feuilleter  le    petit  livre  de    Filippo  Barbieri. 
On  devine  qu'il  a  dû  en  user  librement  avec  son  modèle.  L  homme  qui  a  eu 
l'audace  de  rompre  avec  les  plus  vieilles  traditions  de  l'art  chrétien,  qui  a  peint 
Jésus   sous   les   traits  duii   Apollon  courroucé,  qui  a   dépouillé  les    apôtres    de 
leurs  tuniques  et  les   anges   de  leurs  ailes  —  n'était  pas  d'humeur  k  s'asservir 


IVELDie 

sjnt  Lvt-fcHA  CfTESEbM  Zf-RRATE 
EiCOC.L£BAB?J  HOOJ.EpaoFEÇlE 
OEUASP/^ElNAGHOGHfôîMLAaCATe 
2ARAK  LELAbbBA  DElLE  GENtE  P!E 
VEDRASEI  ERi  DIVfVENTI  EPMMTE 
ELVEHfR.eVO  INC,REHfaOAVER.0INVERA 


Fig.    i'20.    —  La  Sibylle  de   Samos. 
Gravure  attribuée  à  Baccio  Baldini. 


'    On  [(oiirra  Loiisiillcr  pour  plus  de  tléUiils  (Jiiomodu  Sibjllus,  elc.  p.  09  cl  suiv 


1/VNGTEN    ET    LE    NOT  VEAU    SYMBOLISME  279 

aux  caprices  d'un  Filippo  Barbieri.  Il  ne  s  est  pas  prêté  aux  enfantillages  du 
bon  moine.  Il  a  commencé  par  enlever  aux  Sibylles  les  épcos,  les  cornes  d  abon- 
dance, les  guirlandes  de  fleurs,  les  robes  d'or;  ])uis,  il  les  a  revêtues  d'un 
costume  surhumain,  qui  ne  semble  plus  participer  de  la  durée,  qui  éveille  l'idée 
de  l'éternel. 

Toutefois,  il  est  visible,  à  quelques  signes,  que  Michel-Ange  a  jeté  les  yeux 
sur  le  livre;  ce  sont  des  indices  légers,  nnais  qui  se  fortifient  les  uns  les  autres. 

D'abord,  il  a  placé  la  Sibylle  Erythrée  à  côté  du  prophète  Ezéchiel  et  la 
Sibylle  de  Cumes  k  côté  du  prophète  Daniel  :  c'est  justement  la  disposition 
adoptée  par  Filippo  Barbieri.  Gomme  le  veut  son  modèle,  il  a  représenté  jeune 
la  Sibylle  de  Delphes,  et  il  a  mis  un  voile  sur  la  tête  de  la  Sibylle  Persique. 
Les  prophètes  qu'a  représentés  Michel- Ange  :  Isaïe,  Ezéchiel,  Daniel,  Jérémie, 
Joël,  Zacharie,  Jonas.  se  trouvent  précisément  au  nombre  de  ceux  qu  a  choisis 
Filippo  Barbieri  qui  ne  les  nomme  pas  tous,  il  s  en  faut.  Il  est  probable  que 
Michel-Ange  n'aurait  pas  pensé  à  Zacharie  et  k  Jonas,  qui  sont  parmi  les  moin- 
dres d'entre  les  prophètes,  s'il  n'avait  eu  sous  les  yeux  une  liste  où  il  n'avait  qu'k 
choisir'.  C'est  le  choix  de  Jonas,  surtout,  qui  est  singulier  et  qui  révèle  l'em- 
prunt. On  voit,  en  effet,  dans  le  livre  de  Filippo  Barbieri,  qui  est  orné  de  gra- 
vures sur  bois,  un  Jonas  vomi  parla  baleine  :  c'est  ainsi,  on  le  sait,  que  la  repré- 
senté Michel-Ange.  Mais  ce  qu  il  y  a  ici  d  extraordinaire,  c'est  que  les  paroles 
cjue  Filippo  Barbieri  attribue  k  Jonas  ne  sont  pas  de  Jonas,  mais  de  Gédéon  : 
c'est  le  fameux  passage  sur  la  toison  humide  de  rosée  qui  se  trouve  dans  le 
Livre  des  Juges.  Un  théologien  aussi  savant  que  Filippo  Barbieri  n'a  pu  com- 
mettre une  pareille  erreur;  il  faut  admettre  que  c  est  l'étourderie  de  l'imprimeur 
qui  a  substitué  le  nom  de  Jonas  k  celui  de  Gédéon'.  L'artiste  chargé  d  illustrer 
le  livre,  voyant  le  nom  de  Jonas,  n'en  a  pas  lu  davantage,  et  a  cru  bien  faire  en 
représentant  le  prophète  vomi  par  la  baleine.  Jonas  s'est  donc  introduit,  k  la 
faveur  d  une  faute  d  impression,  dans  la  compagnie  des  Sibylles.  Michel-Ange, 
qui  n'a  pas  regardé  de  très  près  le  livre  de  Filippo  Barbieri,  a  aperçu  une  gra- 
vure  représentant  Jonas  et  la  baleine,  cela  lui  a  suffi. 

'  Krau?,  clans  son  ^ranucl  [Gescliicltte  dcr  clirislliclien  Kiinsl,  l.  IL  a"  parlio,  revue  et  continuée  par  .1.  Sauer, 
Fribourg,  i()o8,  (p.  36o)  a  dit  que  ^[icliel-Ange  avait  représenté  les  prophètes  dont  on  faisait  des  lectures  pendant 
le  carême  et  la  Semaine  Sainte.  Mais  la  liste  qu'il  donne  ne  concorde  pas  parfaitement  avec  celle  des  prophètes 
peints  par  Michel-Ange. 

-  Il  est  donc  à  peu  près  certain  qu'on  1/181  Filippo  Barbieri  était  mort,  quand  son  compatriote,  le  médecin  Plii- 
lippe  de  Lignamine,  publia  son  livre.   L'auteur  n'a  pas  corrigé  les  épreuves  de  son  œuvre. 


38o  L'ART    RELIGIEUX 

On  ne  peut  donc  douter,  me  semble-t-il,  que  Micliel-Ange  n'ait  eu  entre  les 
mains  le  livre  de  Filippo  Barbiei^i.  S  il  en  est  ainsi,  nous  ne  saurions  avoir  trop 
de  respect  pour  cet  humble  petit  volume:  il  eut  sa  part  dans  la  conception  d'une 
œuvre  sublime.  Il  est  possible  que  ces  chants  alternés,  oii  tout  parle  d  un  Sau- 
veur, aient  ouvert  à  Michel-Ange  le  monde  du  rêve.  Ces  noms  magiques  des 
Sibylles  et  des  prophètes,  ces  paroles  mystérieuses,  ont  peut-être  suffi  à  faire 
éclater  dans  son  âme  un  orage  de  poésie'. 


V 


La  France  accueillit  le  livre  de  Filippo  Barbicri  avec  autant  de  faveur  que 
1  Italie.  En  France,  comme  en  Italie,  ce  n'est  qu'après  i/|8i  que  commence  à 
apparaître  1  assemblée  des  douze  Sibylles.  C  est  ainsi  qu'en  1/17/1.  dans  le 
Mystère  de  l'Incarnation,  qui  fut  joué  h  Rouen,,  on  ne  voit  encore  figurer  qu'une 
seule  Sibylle,  la  Sibylle  Erythrée  :  elle  vient  à  la  suite  des  prophètes,  et  récite 
les  vers  traditionnels  sur  le  jugement  dernier. 

C  est  h  une  date  qui  ne  doit  pas  être  très  postérieure  à  i/|8i  qu'un 
artiste  français  peignit  pour  la  première  fois  les  douze  Sibylles.  Je  les  ren- 
contre dans  un  missel  de  la  Sainte-Chapelle,  qui  n'a  pu  être  enluminé  que 
dans  les  dernières  années  du  xv"  siècle';  elles  accompagnent  la  représenta- 
tion de  la  Nativité.  Jamais  artiste  ne  fut  plus  respectueux  :  non  seulement  il 
a  emprunté  à  Filippo  Barbieri  les  paroles  que  prononce  chacune  des  Sibylles  " , 
mais  il  s  est  encore  scrupuleusement  conformé  à  ses  descriptions.  C'est  ainsi 
que  la  Sibylle  Libyque  a  sur  la  tête  une  couronne  de  fleurs,  que  la  Persique 
est  vêtue  d'une  robe  d'or,  et  que  la  Sibylle  de  Samos  foule  aux;  pieds  uneéjiée. 

'  Jo  suis  convaincu  cjue  Micliol-Ange  s'est  inspiré  aussi  des  livres  de  Savonarole.  On  sait  qu'il  a  représente,  h  côté 
des  prophètes,  des  enfants  qui  semblent  leur  adresser  la  parole.  Isaïc  est  interpellé  si  brusquement  par  un  de  ces 
enfants  que  ses  cheveux  se  hérissent,  et  qu'il  ose  à  peine  tourner  la  tête.  Ces  enfants  sont  des  anges  que  Michel- 
Ange,  suivant  son  habitude,  a  représentés  sans  ailes.  Or,  voici  quelle  est  la  doctrine  de  Savonarole  sur  l'inspiration 
prophélique  :  »  Dieu,  dit-il,  en  substance,  communique  aux  prophètes  quelque  chose  de  son  éternité.  Il  a  recours 
pour  cela  an  ministère  des  amjcs,  q>ii  font  naître  des  images,  des  visions  dans  l'âme  du  prophète.  Mais,  parfois,  ces 
amjes  prennent  une  figure  humaine,  se  présentent  devant  les  yeux  des  prophètes  et  leur  dévoilent  l'avenir.  »  Cette 
explication  se  trouve  dans  le  livre  intilub''  :  Rem'hitio  de  Iribalationibus  nostrorum  temporum,  ([lù  i^arut  on  i/igO. 
^lichel-Ange,  qui,  au  dire  de  \asari,  était  un  grand  admirateur  do  Savonarole,  l'avait  certainement  lu. 

^   B.  Mazarine,  ms  n°  1\I2,  fol.  17.  Le  maniiscrit  a  dû  être  enluminé  à  Paris. 

■'  La  Persica  dit  :  Ecce  beslia  conculcaberjji  et  gignetur  domiiius...  etc.  La  Libyca  :  Ecce  veniet  dies  et  solvetur 
nexus  Synagogc...  etc. 


L'ANCIEN    ET    LE    NOUVEAU    SYMBOLISME  281 

Un  peu  plus  tard,  en  i5o6,  un  artiste  inconnu  peignit  les  Sibylles  à  la 
cathédrale  d'Amiens.  Il  en  reste  huit  qu'on  retrouva  sous  des  boiseries 
en  1844 '.  Ces  Sibylles  sont  encore  celles  de  Filippo  Barbieri  :  les  oracles 
qu'elles  présentent  sur  des  phylactères  lui  sont  empruntés  mot  pour  mot^  Il  est 
probable  que  l'artiste  eut  entre  les  mains,  non  pas  le  livre  imprimé,  mais  un 
manuscrit  dans  le  genre  de  celui  de  l'Arsenal,  qui  diffère  sur  quelques 
points  du  hvre  \  A  Amiens,  par  exemple,  la  Sibylle  Erythrée  tient  à  la 
main  une  épée,  attribut  qui  a  disparu  du  livre  imprimé,  mais  que  donne 
le  manuscrit  de  l'ArsenaP. 

Voilà  deux  exemples  qui  témoignent  chez  nous  d'une  influence  presque 
immédiate  du  livre  de  Fihppo  Barbieri.  Les  poètes  lui  firent  un  accueil  aussi 
empressé  que  les  peintres.  Tandis  qu'en  1/17/1  l'auteur  du  Mystère  de  Rouen  ne 
faisait  parler  qu'une  Sibylle,  la  Sibylle  Erythrée,  quelques  années  après,  l'au- 
teur de  la  Passion  de  Valenciennes  les  introduisait  toutes  les  douze.  Et  ce  qui 
mérite  d'être  signalé  ici,  c'est  que  tout  le  passage  qui  leur  est  consacré  est  tra- 
duit littéralement  du  livre  de  Filippo  Barbieri'. 

Le    livre    de    Filippo    Barbieri,    cependant,    malgré    sa  vogue,  ne   fit  pas 

*  Dans  un  passage  qui  conduit  à  la  sacristie.  V.  Jourdain  et  Duval,  Méin.  de  la  Soc.  des  antiq.  de  Picardie 
t.  A'II,   p.    275  et  suiv.  ;  et  Durand,  La  cathédr.  d'Amiens,  t.  II,  p;  345  et  suiv. 

^  La  Sibylle  Agrippa  dit  :  Invisibile  verbum  palpabitur,  la  Libyca  :  Ecce  veniet  dies  et  tenebit  illum  in  gremio 
virgo.  Et  ainsi  des  autres. 

^  Arsenal,  ms  n°  243. 

*■  Il  ne  serait  pas  impossible  que  le  peintre  d'Amiens  ait  vu  les  fameuses  gravures  attribuées  à  Baccio  Baldini 
ou  une  série  analogue.  A  Amiens,  en  effet,  la  Sibylle  Erythrée  a  une  épée  à  la  main  et  sous  les  pieds  un  cercle 
étoile.  Tels  sont  justement  les  attributs  de  la  Sibylle  Erythrée  dans  la  gravure  attribuée  à  Baccio  Baldini.  Ce  cercle 
étoile  est  probablement  une  figure  du  monde  ;  quant  à  l'épée,  elle  symbolise  sans  doute  le  jugement  dernier.  Les 
artistes  ont  traduit  ainsi  le  fameux  vers  de  la  Sibylle  Erythrée  : 

Judicii  signum  :  tellus  sudore  madescet, 
E  cœlo  rex  adveniet...  etc. 

Il  se  pourrait  donc  que  cette  figure,  avec  ses  attributs  étranges,  remontât,  par  delà  Filippo  Barbieri,  jusqu'au 
moyen  âge.  Filippo  Barbieri,  en  effet,  prête  à  la  Sibylle  Erythrée  des  paroles  qui  se  rapportent  à  tout  autre  chose 
qu'au  jugement  dernier. 

^  Ci.  le  Mislère  du  Viel  Testament,  t.  VI,  p.  Ixxj.  Voici,  comme  exemple,  le  début  du  passage  consacré  aux 
Sibylles  : 

La  Sibylle  dite  Delphiquo 

Tenant  un   cornet  authentique 

Ayantz  tous  ses  cheveux  lyez 

Dict  que  tous  seront  ralyez 

Quand,  sans  quelque  polution, 

Prophète  d'exultation 

Sera  né  d'une  vierge  mère, 

Qui  sera  sans  macule  amère. 

MALE.     T.     II.  3Q 


a82  L'ART    RELIGIEUX 

oublier  à  nos  érudits  celui  de  Lactance.  On  lisait  toujours  avec  respect  les 
oracles  sibyllins  qui  sont  rapportés  dans  V Institution  divine  ;  certains  théolo- 
giens, les  jugeant  peut-être  plus  authentiques,  semblent  même  les  avoir 
préférés.  Au  commencement  du  xvi"  siècle,  le  peintre  Simon  de  Ghâlons  décora 
de  figures  de  Sibylles  une  chapelle  d'Avignon.  Ce  fut  sans  aucun  doute  un 
théologien  qui  traça  à  l'artiste  son  programme.  Chose  curieuse,  ce  théologien 
n'a  pas  emprunté  un  seul  mot  au  livre  de  Filippo  Barbieri.  Fidèle  à  la  tra- 
dition suivie  par  Lactance,  il  ne  voulut  admettre  que  dix  Sibylles  ;  quant  aux 
paroles  qui  devaient  accompagner  chaque  figure,  il  les  tira  toutes  de  l'Ins- 
titution Divine  \ 

Cet  exemple  est  significatif,  il  prouve  qu'en  France  Filippo  Barbieri  et 
Lactance  se  partagèrent  les  esprits.  Dès  lors,  on  s'explique  sans  peine  le  com- 
promis auquel  les  lettrés  et  les  artistes  se  trouvèrent  amenés  :  au  lieu  d'opposer 
Lactance  à  Filippo  Barbieri,  ils  les  combinèrent.  C'est  de  cette  combinaison 
ingénieuse  que  sont  nées  nos  Sibylles  françaises  qui  diffèrent  si  profondément 
des  Sibylles  italiennes. 

Il  est  fort  difficile  de  dire  à  quelle  date  apparurent  ces  Sibylles  nouvelles. 
L'exemple  le  plus  ancien  que  j'en  connaisse  se  rencontre  dans  les  Heures  de 
Louis  de  Laval  cjui  furent  enluminées  avant  1/189".  Avons-nous  là  le  vrai  pro- 
totype des  Sibylles  françaises?   Il  est  sage  de  ne  rien  affirmer ^ 

Les  Sibylles  du  livre  d'Heures  de  Louis  de  Laval  méritent  d'être  étudiées 
avec  attention,  car  toutes  les  Sibylles  que  l'on  rencontre  en  France,  au  xv°  et 
au  xvi"  siècle,  sont  de  la  même  famille. 

Voici   d'abord  la   Sibylle  Persique  (fig.    121).  On  va  voir  clairement  ce  que 

'  La  Cumaiia  dit  :  In  manus  infidelium  voniet  ;  l'Hellespontica  :  Et  coronam  portabit  spineam  ;  la  Phrygia  : 
In  cibum  acctcm  ici  et  in  sitini  acetum  dabunl;  la  Samia  :  Mcdio  die  nox  erit  tenebrosa  nimis,  etc.  —  La  cha- 
pelle que  décoraient  les  pointures  de  Simon  de  Châlons  a  disparu.  Ses  fresques  ne  nous  sont  connues  que  par  un 
livre  intitulé  :  Traité  de  rétablissement  de  la  compagnie  de  messieurs  les  Pénitents  blancs  d'Avignon,  fait  par  un  reli- 
gieux du  couvent  des  frères  prêcheurs  d'Avignon.  Sans  date. 

2  R.  N.  latin  920.  Comme  l'indique  une  note  placée  à  la  fin  du  volume,  ces  Heures  appartenaient  à  Louis  de 
Laval,  qui  les  légua  par  testament  à  Anne  de  France,  fille  de  Louis  XI.  Or  Louis  de  Laval  mourut  le 
21   août  1489. 

5  Scheiber,  dans  son  Manuel  de  l'amateur  de  la  gravure  sur  bois  et  sur  métal  (i.  ^  II,  Atlas,  pi.  IX),  signale  un 
livre  xylographique  de  la  bibliothèque  du  couvent  de  Saint-Gall,  où  sont  représentées  les  Sibylles.  Il  donne  une 
gravure  qui  prouve  que  ces  Sibylles  sont  de  la  même  famille  que  celles  des  Heures  de  Louis  de  Laval.  Sont-elles 
antérieures?  Rien  ne  le  prouve.  Il  y  a  eu  des  livres  xylographiques  jusqu'au  delà  de  i48o.  D'autre  part  nous 
savons  que  les  dessinateurs  de  ces  livres  populaires.  Spéculum,  Bible  des  pauvres.  Apocalypse,  n'inventent  guère,  mais 
copient  d'habitude  des  manuscrits  illustrés.  Il  est  probable  que  le  livre  de  Saint-Gall,  qui  est  peut-être  français 
d'origine,  ne  fait  pas  exception  à  cet'.e  règle. 


L'ANCIEN    ET    LE.   NOUVEAU    SYMBOLISME 


a83 


l'artiste  (aidé  sans  aucun  doute  d'un  lettré)  a  emprunté  à  Lactance,  ce    qu'il  a 
emprunté  à  Filippo  Barbieri,  et  enfin  ce  qu'il  a  imaginé. 

Au-dessus  de  la  Sibylle  Persique  on  lit  une  inscription  ainsi  conçue  : 
«  Sibylla  Persica,  XX\  annorum,  cujus  mentionem  facit  Nicanor.  »  —  Et 
d'abord  nous  reconnaissons  que  cette  indication  précise  «  la  Sibylle  Persique, 
dont  Nicanor   Jait    mention  »,    est  em- 


pruntée  à  Lactance  \ 

Sous  les  pieds  de  la  Persique  il  y  a 
une  autre  inscription.  Cette  fois  c'est 
la  Sibylle  qui  parle  et  elle  dit  :  «  Ecce 
bestia  conculcaberis  et  sionetur  Domi- 

o  o 

nus  in  orbe  terrarum  et  gremium  Yir- 
ginis  erit  salus  gentium. . .  »  Il  ne  nous 
faudra  pas  longtemps  pour  nous  aper- 
cevoir que  ce  sont  les  propres  paroles 
que  Fdippo  Barbieri  assigne  à  la 
Sibylle  Persique.  —  Mais  voici  quel- 
que chose  de  tout  nouveau  :  la  Per- 
sique porte  à  la  main  une  lanterne  et 
foule  aux  pieds  un  monstre.  D'oii 
viennent  ces  attributs?  — Ils  sont  une 
invention  de  l'artiste,  ou  plutôt  de 
son  collaborateur  le  théologien .  On  lit, 
en  effet,  .au  dessus  de  la  tête  de  la 
Sibylle  cette  explication  :  «  Videtur 
(Persica)   vaticinari    de    futuro    salva- 

tore  gentium  sub  nubilo.  »  «  La  Persique  semble  annoncer  le  Sauveur  comme 
sous  un  nuage.  »  L'oracle  est  obscur,  en  effet,  et  pour  exprimer  que  la  lumière 
en  est  comme  voilée,  l'artiste  a  remis  aux  mains  de  la  Sibylle  une  lanterne 
d'où  filtre  une  vague  lueur.  Quant  au  monstre  que  la  Persique  foule  aux 
pieds,  c'est  la  bête  dont  parle  l'oracle  :  «  Ecce  bestia  conculcaberis.  »  Un  dernier 
détail  semble  encore  de  1  invention  de  notre  théologien.  L'inscription,  en  effet, 
donne  à  la  Sibylle  un  âge  précis  :  elle  a  trente  ans.  Il  n'y  a  rien  de  pareil  ni 
dans  Lactance,  ni  dans  Fihppo  Barbieri.    Ce  dernier,  toutefois,  pouvait   mettre 


ÎTiS'Ç?'SÊ^ 


'  TlWSf' 


Vis.    121.   —  La  Sibylle  Persique. 
Heures  de  Louis  de  Laval. 


Voir  plus  haut  la  note  de  la  page  271. 


284  L'ART    RELIGIEUX 

sur  la  voie  de  cette  bizarre  imagination.  Il  dit,  en  effet,  à  deux  ou  trois 
reprises,  que  telle  Sibylle  est  vieille  et  telle  autre  jeune;  mais  jamais  il  n'a  eu 
l'idée  d'assigner  à  ses  prophétesses  un  âge  déterminé. 

—  La  Sibylle  Libyque  vient  ensuite.  Elle  tient  à  la  main  un  cierge  allumé. 
L'inscription  qui  l'accompagne  est  ainsi  conçue  :  «  Sibylla  Libyca,  XXIV  an- 
norum,  cujus  meminit  Euripides.  Videtur  clare  vaticinari  de  adventii  Salvatoris  ciim 
prophetis.  Ecce  veniet  deus  et  illuminabit  condensa  tenebrarum  et  solvet  nexus 
Synagogœ...  »  etc. —  La  prophétie  est  empruntée  au  livre  de  Filippo  Barbieri 
et  l'auteur  de  l'inscription  nous  en  explique  le  sens  :  la  Sibylle,  dit-il,  annonce 
avec  clarté  l'avènement  du  Sauveur.  C'est  pourquoi  l'artiste,  voulant  faire  en- 
tendre que  la  prédiction  de  la  Libyque  était  plus  claire  que  celle  de  la  Per- 
sique,  lui  a  mis  à  la  main,  non  pas  une  lanterne,  mais  un  cierge  allumé  dont 
rien  ne  voile  l'éclat. 

—  La  Sibylle  Erythrée  tient  une  fleur.  Au-dessus  de  sa  tête  on  lit  cette 
inscription  :  «  Erithraea  [XV]  annorum,  dicta  Eriphila.  Videtar  vaticinari  deChristi 
anmintiatione  per  angehim  facta.  De  excelso  cœlorum  habitaculo  prospexit  Deus 
humiles  et  nascetur  in  diebus  novissimis  de  Virgine  hebraea...  »  etc.  L'oracle 
emprunté  à  Filippo  Barbieri  '  peut  se  rapporter  en  effet,  si  l'on  veut,  à 
l'Annonciation.  C'est  ce  que  l'artiste  a  exprimé  en  donnant  pour  attribut  à  la 
Sibylle  Erythrée  une  fleur.  Car  la  fleur  est,  comme  nous  l'avons  exphqué 
ailleurs",  une  sorte  de  symbole  de  l'Annonciation:  entre  la  Vierge  et  lange 
Gabriel,  les  peintres,  depuis  le  xm'  siècle,  ne  manquaient  jamais  de  mettre  un 
beau  vase  plein  de  roses  blanches  ou  de  lis. 

—  La  Sibylle  de  Cumes  porte  un  petit  bassin  couleur  d'or.  «  Sibylla  Cumana, 
dit  l'inscription,  XVIH  annorum.  Videtur  vaticinari  de  nativitate  Christi  in  Bethléem. 
Ultima  Gumaei  venit  jamcarminis  aetas...  «etc.  On  reconnaît  les  vers  de  Virgile 
cités  par  Filippo  Barbieri.  Ces  vers,  nous  dit  l'inscription,  se  rapportent  à  la  Nati-  . 
vite  de  Jésus-Christ.  Mais  comment  cette  sorte  d'écuelle  d'or  que  tient  la  Sibylle 
peut-elle  symboliser  la  Nativité?  C'est  là  une  véritable  énigme  que  les  contem- 
porains eux-mêmes  n'entendaient  guère.  Car  j'ai  vu  souvent  les  artistes  du 
xvi'  siècle  donner  à  la  Sibylle  de  Cumes,    au  lieu  d'une  écuelle,  quelque  chose 

*  L'oracle  que  l'artiste  français  attribue  à  la  Sibylle  Erythrée  est  donné  par  Filippo  Barbieri  à  la  Sybille  de 
l'Hellcspont.  Je  crois  cpie  certaines  éditions  ou  certains  manuscrits  de  Filippo  Barbieri  présentaient  cette  mter- 
version  de  noms,  car  les  artistes  italiens  ont  aussi  plus  d'une  fois  inscrit  sous  les  pieds  de  la  Sibylle  Erythrée 
les  paroles  que  la  Sibylle  Hellespontique  est   censée  prononcer. 

2  L'Art  religieux  du  xiii'  siècle  en  France,  Liv.  IV,  chapitre  m. 


L'ANCIEN  ET    LE    NOUVEAU    SYMBOLISV[E 


a85 


qui  ressemble  à  un  pain  rond,  fendu  par  le  milieu.  S'il  fallait  proposer  une 
hypothèse,  je  dirais  volontiers  que  le  bassin  de  la  Sibylle  est  une  réduction  du 
cuvier  où  les  sages-femmes  lavent  les  nouveau-nés  —  épisode  qui,  au  xv"  siècle 
encore,   accompagne  parfois  la  Nativité. 

—  La  Sibylle  de  Samos  porte  une  crèche.   L'inscription  est  ainsi  conçue  : 
«    Sibylla     Samia,    annorum    XXIIL 


Ma  mmaamixiimnunptatia  mta^(\m 


Videtiir  vaticinari  de  hoc  qiiod  virgo 
reclinavit  piienim  in  prœsepio.  Ecce 
veniet  dies  et  nascetur  puer  de  pau- 
percula,  bestise  terriieadorabunt  eum.  » 
L'artiste  et  son  collaborateur  ont 
interprété  ingénieusement  le  texte  de 
Filijspo  Barbieri.  Il  est  évident  qu'ils 
ont  voulu  voir  dans  «  ces  bêtes  de 
la  terre  qui  adoreront  l'enfant  »,  le 
bœuf  et  l'àne  de  la  Nativité.  Cette 
interprétation  les  amena  tout  naturel- 
lement à  mettre  une  crèche  aux  mains 
de  la  Sibylle   de  Samos. 

—  La  Sibylle  Gimmérienne  a  pour 
attribut  un  vase  en  forme  de  corne, 
qui  n'est  pas  autre  chose  qu'un 
biberon  (fig.  122).  L'inscription  dit 
en  effet  :  «  Sibylla  Cymeria,  (anno- 
rum) XIIIl Vaticinatiir   quo   modo 

Virgo  ladet  puenim.  In  prima  facievir- 

gmis  ascendit  virgo  quœdam. . .  nutriens  puerum,  dans  ei  ad  comedendum  lac. . .  » 

L  est  donc  1  allaitement  d'un  enfant  par  une  vierge  qu'annonce  la  prophétie. 
Il  faut  avouer  qu'il  n'était  pas  facile  de  trouver  un  attribut  pour  la  Sibylle 
Gimmérienne:  avec  une  naïveté  qui  fait  sourire,  l'artiste  imagina  de  lui  faire 
porter  un  biberon. 

—  La  Sibylle  Europe  tient  à  la  main  une  épée  nue  (fig.  128).  «  Sibylla 
Europa,  dit  l'inscription,  annorum  XV,  inter  ceteras  pulcherrima.  Videtur  vati- 
cinari de  fiiga  pueri  ciim  matre  ejus  in  ^gypto.  Veniet  iUe  et  transiliet  colles  et 
montes  et  lalices  Olympi,  regnabit  in  paupertate  et  dominabitur  in  silentio » 


ïSt  ^  ^f^imn  faotf 2ofi«  mpifli  f^ 

Il  iiiiii'  I  II  II  II  111  nuÊÊÊÊtmÊlÊiÊtm 


hgm^àtâÊÊÊÊtmmmmmimÊÊii^ 


Fig.  122.  —   La  Sibylle  Ciinmériennc. 
Heures  de  Louis  de  Laval. 


î86 


L'ART    RELIGIEUX 


■pDifia  ampa  mov/^Vimmatàepuf^xmmai 
mcdfiptoMmf     ' 


Rien  de  plus  vague,  il  faut  le  reconnaître,  que  ces  paroles  prêtées  par  Filippo 
Barbieri  à  la  belle  Sibylle  Europe.  Elle  parlait  d'un  Sauveur  qui  vivrait  dans 
la  pauvreté.  Gela  suffisait  à  l'Italien.  Mais  notre  théologien  français  était  plus 
exigeant;  il  lui  fallait  de  la  précision,  même  au  prix  de  la  subtilité.  Il  imagina 
que  ce  passage  :   «  Il  franchira  les  collines  »  se  rapportait  à  la  fuite  en  Egypte. 

Il  décida  donc  que  la  Sibylle  Europe 
aurait  à  la  main  une  épée  pour  rappe- 
ler le  massacre  des  Innocents  et  le 
danger  auquel  l'enfant  échappa  par  la 
fuite. 

—  La  Sibylle  de  ïibur  tient  une 
main  coupée.  L'inscription  est  assez 
longue  ;  en  voici  d'abord  la  première 
partie  :  «  Sibylla  Tiburtina,  XX 
annorum,  quae  prophetavit  Romanis  et 
vaticinata  est  de  Christi  alapatione.  Fla- 
gellabit  homines  potentes,  excelsus 
veniet  et  firmabit  consilium  in  cœlo, 
annuntiabitur  virgo  in  vallibus  deser- 
torum. . .  »  Ce  texte  emprunté  à  Filippo 
Barbieri  est  obscur  et,  à  vrai  dire, 
n'offre  à  l'esprit  aucun  sens  précis. 
C'est  pourquoi  notre  théologien,  déses- 
pérant d'en  rien  tirer,  y  ajouta  ce  pas- 
sage de  Lactance  :  «  In  manibus  infi- 
delium  postea  veniet,  dabunt  Domino 
alapas.  accipiens  tacebit,  ne  quis  agnoscat.  »  Au  moins  cette  seconde  partie  de 
la  prédiction  est  claire  :  il  s'agit  du  commencement  de  la  Passion  et  des  soufflets 
que  Jésus  reçoit  sans  se  plaindre.  Aussi  est-ce  le  passage  de  Lactance  qui  a 
déterminé  le  choix  de  l'attribut:  cette  main  coupée,  que  la  Sibylle  de  Tibur 
porte  comme  un  trophée  barbare,  c'est  la  main  sacrilège  qui  a  frappé  le  Christ'. 
Voilà  pour  la  jeune  Sibylle  une  étrange  parure.  Mais  quoi!  nous  sommes 
encore  au  temps  oii  l'on  coupe  la  main  du  parricide  et  du  profanateur. 


Tte:  monttf»  :  fati(t6  ofim 
fï(om  ccnr^ictiir  '$c))tm  guipni&.iiini—Hi 


Fig  laS.    —  La  Sibjlle  Europe. 
Heures   de    Louis  de   Laval. 


1  La  même  main  coupée  se  Voit  parmi  les  attributs  de  la  Passion  qu'on  dispose  autour  du  Christ  de  la  Messe  de 
saint  Grégoire. 


L'ANCIEN    ET   LE.   NOUVEAU    SYMBOLISME 


287 


—  La  Sibylle  Agrippa  porte  un  fouet.  Au-dessus  de  sa  tête  on  lit  cette  inscri- 
ption :  «  Agrippa,  XXX  annorum.  Vaticinatur  de  Jlagellatione.  Invisibile  verbum 
palpabitur. . .  et  conversabitur  ut  peccator  » .  Cette  fois  notre 
auteur  a  pensé  que  la  phrase  de  Filippo  Barbieri  offrait 
un  sens  raisonnable.  Il  voulait  y  découvrir  une  nouvelle 
allusion  à  la  Passion  :  il  l'y  a  trouvée.  Mais  il  y  a  mis  cle 
la  complaisance.  Il  est  clair  qu'il  a  traduit  «  Verbum 
palpabitur  »,  non  pas  par  :  «  on  pourra  toucher  le 
Verbe  » ,  mais  par  :  «  on  frappera  le  Verbe  » .  Ce  sens 
admis,  il  était  tout  naturel  de  donner  un  fouet  comme 
attribut  à  la  Sibylle  Agrippa. 

—  La  Sibylle  Delphique  tient  à  la  main  une  cou- 
ronne d'épines.  Voici  l'inscription  :  «  Delphica, 
XX  annorum.  Vaticinatur  de  Christi  coronatione.  Nasci 
débet  propheta  absque  maris  coitu  de  femina  nomine 
Maria   ex    stirpe  judœorum,   filius    Dei,    nomine   Jésus, 

qui  videbitur  in  manibus  infide- 
lium  et  corona  spinea  coronabi- 
tur.  ))  Nous  rencontrons  en- 
core ici  une  prophétie  composite, 

née  de  la  combinaison  d'un  texte  de  Filippo  Bar- 
bieri avec  un  texte  de  Lactance.  La  pi^emière  partie  de 
l'oracle  se  rapporte,  comme  tous  ceux  que  donne  Filippo 
Barbieri,  à  la  naissance  du  Sauveur.  Mais  il  fallait  à 
notre  théologien  une  phrase  qui  pût  s'appliquer  à  la 
Passion  :  il  la  trouva  dans  Lactance  qui  fait  prédire  par 
la  Sibylle  le  couronnement  d'épines.  Dès  lors  l'attribut 
de  la  Sibylle  Delphique  était  tout  indiqué. 

—  La  Sibylle  Hellespontique  pointe  une  grande 
croix.  Et  voici  comment  l'inscription  justifie  cet  attri- 
but :  Sibylla  Hellespontica,  L  annorum.  Vaticinata  est 
de  fiitura  Christi  crucifixione .  Jésus  Ghristus  nascetur  de  casta.  Félix  ille  Deus 
lio-no  qui  pendet  ab  alto.  »  Ici  encore  notre  auteur  a  trouvé  Filippo  Barbieri 
trop  peu  significatif.  La  première  phrase  est  de  lui':  elle  se  rapporte,  comme 

'  L'HcUesponticjuc  dit,  dans  le  livre  de  Filippo  Barbieri  :  »  Nascetur  de  Virgine.  » 


Fig.    124. 

La   Sibylle  Persique 

(empruntée 

comme  les  1 1  suivantes, 

à  V Encomium  iriuin  Mariarum.) 


Fig.   12Ô. 
La  Sibylle  Libyque. 


L'ART    RELIGIEUX 


Fig.  126. 
La  Sibylle  Erythrée. 


d'ordinaire,  à  la  Nativité  du  Christ  et  à  la  virginité  de  sa  mère.  Mais  cette  pro- 
phétie dix  fois  répétée  ne  pouvait  suffire.  Notre  théologien,  qui  voulait  raconter 

par  la  bouche  des  Sibylles  toute  la  Passion,  avait  besoin 
d'un  texte  se  rapportant  k  la  mort  de  Jésus-Christ  sur 
la  croix.  Lactance  n'en  offre  pas.  Il  eut  donc  recours 
à  un  passage  de  Sozomène,  qui  devait  être  fameux, 
puisqu'on  le  trouve  également  inscrit  sur  les  stalles 
d  Ulm.  Par  cet  artifice,  la  Sibylle  Hellespontique,  qui 
n'annonçait  jusque-là  que  la  naissance  de  Jésus-Christ, 
put   encore  prédire  sa  mort  sur  la  croix. 

—  La  Sibylle  de  Phrygie  porte  aussi  une  croix,  mais 
c'est  la  longue  croix,  ornée  d'une  bannière,  qu'on  appelle 
croix  de  résurrection.  C'est  cette  croix  triomphale  que 
porte  Jésus  vainqueur  de  la  mort,  au  moment  où  il 
s'élance  hors  du  tombeau.  Aux  mains  de  la  Sibylle  de 
Phrygie  elle  ne  peut  donc  rappeler  que  la  Résurrec- 
tion. Voici,  en  effet,  le  texte  qui 

explique  l'attribut  :  «  Sibylla  Phrygia,  vetusta,  vaticinata 

est  de  Christi  resiirrectione.  Nascetur  Ghristus  in  Bethléem, 

annuntiabitur    in    Nazareth,    régnante   Tauro  pacifico'. 

Suspendent   illum   in    ligno,    et   occident,    et    nihil    eis 

valebit,   quia  tertia  die   resurget  et    ostendet   [se]  disci- 

pulis  suis,  et  ipsis  videntibus,  ascendet  in  cœlum  et  regni 

ejus  non  erit  finis.  »  —  prophétie  arrangée  comme  les 

autres,   où  l'on  trouve  un  texte    de  Filippo  Barbieri  et 

des  souvenirs  de  Lactance. 

On  voit  maintenant   en  quoi  les    Sibylles  françaises 

diffèrent  des  Sibylles  italiennes.  Les  Sibylles  de  Filippo 

Barbieri  n'annoncent  qu'une  chose   :    l'avènement  d'un 

Sauveur  qui  doit  naître  miraculeusement  d'une  Vierge. 

Les  Sibylles  françaises   en    savent  davantage  :  elles    ne 

parlent  pas  seulement  de  la  naissance  surnaturelle  du  Fils  de  Dieu,  elles  parlent 

encore  de  son  enfance,    de    ses  souffrances,   de   sa  mort,   de -sa    résurrection  ^ 


Fig.   127. 
La  Sibylle  de  Cumes. 


^  Cette  prophétie  que  notre  auteur  attribue  à  la  Phrygienne  est  donnée  par  Filippo  Barbieri  à  la  Sibylle  de  Tibur. 
^  Il  n'est  pas  question  de  la  vie  publique  de  Jésus-Christ.   Le  théologien  qui  a  arrangé  ces  oracles  est  resté  fidèle 


L'ANCIEÏN    ET    LE    NOUYEAT    S^MHOLISiME 


289 


Lactance  complète  Filippo  BarJjicn.   Les  atlribuls  qu'elles  portent  ont  un  sens  : 

ils   racontent  en  abrégé  la  vie  de  Jésus-Christ.  Elles-mêmes  ne  sont  pas  placées 

au  hasard,  mais  rangées  dans  un  ordre  savant  :  en  tête 

se  voient  celles  qui  annoncent  qu  un  Sauveur  va  naître; 

puis  viennent  celles  qui  parlent  de  sa  naissance,  de  son 

enfance;  puis  celles  c|ui  décrivent  sa  Passion,  sa  mort, 

sa  résurrection.  Les  Sibylles  françaises  l'emportent  donc 

sur    les     Sibylles   italiennes  :    elles    témoignent    de    cet 

amour  de  la  méthode,  de  la  clarté,  qui,  dès  le  xiir  siècle, 

est  la  marque  de  nos  artistes'. 

Ces  Sibylles  d'un  asjiect  si  nouveau,  que  nous  avons 

rencontrées  pour  la  première  fois  dans  le  livre  d  Heures 

de  Louis   de   Laval,   ne  tardent    pas  à  se  montrer   dans 

d'autres  manuscrits  français.   On  les  verra  dans  un  livre 

de  prières  de  lArsenal  enluminé  par  Jean  de  Montluçon, 

crui   eut  peut-être  sous  les  yeux  les  Heures  de  Louis  de 

Laval  ".    On   les  trouvera  encore 

dans  les  Heures  de  René  H  de  Lorraine,  qui  furent  peintes 
dans  les  premières  années  du  xvi"  siècle  ^  Le  type  des 
Sibylles  est  désormais  fixé  ;  les  attributs  c|u'elles  por- 
tent, les  paroles  ([u'elles  prononcent  ne  varieront  plus. 
Mais  je  suis  convaincu  que,  chez  nous,  la  vogue  des 
Sibylles  date  du  jour  où  nos  grands  imprimeurs  pari- 
siens en  ornèrent  leurs  livres  d'Heures.  Dès  i/i88, 
elles  apparaissent  dans  les  Heures  de  Vérarcl,  et  bientôt 
après  dans  les  Heures  de  Simon  Vostre  ;  on  les  aperçoit 
au  milieu  des  pervenches  et  des  fleurs  de  fraisiers  qui  dé- 
corent les  marges.  Elles  portent  leurs  attributs  ordinaires  : 


Fig.   128. 
La  Sibj'lle    de  Samos. 


Fig.    129. 
La    Sibvlle    Cimmôriunne. 


à  la  vieille  tradition.  L'Enfance  et  la  Passion  résument  pour  lui,  comme  pour  le^ 

artistes   du  xiii°    siècle,    toute  la   vie  do    Jésus-Christ.    (Voir      l'ArlrcUgicux    du 

\uf  s.  euFrcince,  p.  312  cl  suiv). 

'  Les  Allemands,  dans  la  première  partie  du    xvi^   siècle,   ont  aussi  emprimlé  les  oracles  des  Sibylles  tantôt   à 

Lactance  et   tantôt  à   Filippo  Barbicri,    c'est  ce  que  prouve  la  curieuse  série  de  Sibylles  peinte   par  Hermann  Tom 

Ring  au  Mvisée  d'Augsbourg.  Mais  ces  oracles  sont  distribués  au  hasard,  et  il  n'y  a  pas,  dans  le  choix,  la  moindre 

mélliode. 

-Arsenal  n°  /|38,  fin  du  xv'=  siècle. 

'  B.  N.  latin  10^91  :  René  II  do  Lorraine  c-l  mort  en  i5oS. 

MALE.     T.      II.  87 


ago 


L'ART    RELIGIEUX 


Fig.  i3o. 
La  Sibylle  Europe. 


la  lanterne,  le  cierge,  la  rose,  la  crèclie,  la  couronne  d'épines.  Parfois  quelques 
mauvais  vers  français  traduisent  ou  paraphrasent  les  Heures  de  Louis  de  Laval'. 

On  sait  quelle  faveur  rencontrèrent  ces  charmants 
petits  livres  de  Vostre  ou  de  Vérard.  Ils  les  accommo- 
dèrent à  l'usage  d'un  grand  nombre  de  diocèses  de 
France  :  on  put  donc  voir  en  tout  lieu  l'image  des 
Sibylles.  Les  peintres,  les  verriers,  les  sculpteurs  eurent 
désormais  un  guide  ;  ils  surent  quel  attribut  ils  devaient 
donner  à  chaque  Sibylle.  De  là  les  analogies  parfaites 
qu'offrent  des  œuvres  d'art  fort  éloignées  les  unes  des 
autres  ^ 

Il  serait  fastidieux  de  passer  en  revue  des  séries  qui 
se  ressemblent  toutes  \  Je  me  contenterai  d'une 
remarque.  Il  arrive  assez  souvent  que  les  Sibylles  déco- 
rent la  porte  de  nos  églises  :  à  Clamecy,  à  Dreux,  à  Saint- 
Michel  de  Bordeaux  elles  sont  sculptées  au  portail  ;  à 
la  cathédrale  d'Aix  (fig.  i3G),  à 
la  cathédrale    de    Beauvais  (fig.    io5   et  io6),  elles  sont 

'  Par  exemple  : 

Sibvlle  Llljica  en  l'aagc 

Do  xxiiiJ  ans  a  prédit 

Que  Jésus  pour  l'humain  lignaigc 

^  iendroit  rempli  du  Sainct  Esprit. 

On  :  Sibylle  Cumana  n'avait 

Que  xYiii  ans  d'aage  parfaite, 

La  nativité  prédisait 

De  Jésus  souverain  prophète...  etc. 

On  trouvera  ces  vers  dans  les  Heures  de  Simon  Vostre  à  l'usage  du  diocèse 
de  Chartres  (iSoi).  11  y  a  des  vers  fort  analogues  dans  la  partie  du  Mislere  du  Viel 
Testament  consacrée  aux  Sibylles  (imprimé  en  i5oo  chez  Pierre  Le  Dm). 

-  Cette  influence  des  livres  d'Heures  ne  saurait  être  mise  en  doute.  A  la 
cathédrale  d'Auxerre,lc  buffet  de  l'orgue  a  été  décoré,  au  xvi"  siècle,  de  peintures 
représentant  les  Sibylles.  Elles  portent  les  attributs  ordinaires,  et  on  lit  au-dessus 
des  inscriptions  comme  celles-ci:  La  Sibylle  Libicpie  âgée  de  XXIV  ans  prédit  — 
c^ue  Jésus  pour  humain  lignaige  |  viendroit  rempli  du  Saint  Esprit.  |  La  Sibylle 
Cumana  n'avoit  |  que  X\  IH  ans  d'âge  parfaite  |  la  nativité  prédisoit  |  de  Jésus 
souverain  prophète.  — Ce  sont  tout  simplement,  comme  on  le  voit,  les  inscriptions 

des  Heures  d*  Simon  Vostre  que  nous  avons  données  dans  la  note  précédente. —  Une  chapelle  de  l'église  paroissiale 
de  Cunault  (Maine-et-Loire)  est  aussi  décorée  de  frescpios  représentant  les  Sybilles.  Elles  sont  accompagnées 
de  vers  français  qui  sont  également  empruntés  aux  Heures  de  Simon  A  ostre  :  on  trouvera  ces  vers  dans  Barbier  de 
Montault,    Iconogr.  des  Sibylles,  Arras,  1871. 

"  ^  oici  les    principales    séries   de    Sibylles  :   elles  sont  toutes  contemporaines  de  Louis  XII  ou  de  François  1'='': 


Fig.  i3i. 
La  Sibylle  de  Tihur. 


L'ANCIEN    ET    LE.  NOUVEAU    SYMBOLISME 


291 


Fi  g.  i32. 
La  Sibylle  Agrippa. 


sculptées  sur  les  vantaux  de  la  porte.  Il  y  a  là,   sans  cloute,  autre  chose  qu'un 
simple   hasard.   11  est  prohable  que  les  théologiens  avaient  jugé  que  c'était  le 
lieu  qui  convenait  le  mieux  aux  Sibylles.  Ces  prophétesses 
des  gentils,  en  elFet,  virent  de  loin  la  Cité  de  Dieu,  mais 
elles  n'y  entrèrent  pas  :  leur  place  était  au  seuil  du  temple. 

Les  Sibylles  se  présentent  souvent  isolées,  mais 
parfois  aussi  elles  entrent  dans  de  grands  ensembles 
dogmatiques. 

La  plupart  du  temps  elles  sont  associées  aux  pro- 
phètes. C'est  à  Filippo  Barbieri,  nous  l'avons  vu,  que 
revient  l'idée  originale  d'avoir  établi  une  sorte  de  dialogue 
entre  les  prophètes  et  les  Sibylles.  De  bonne  heure  on 
trouva  qu'il  y  avait  quelque  chose  de  dramatique  dans 
ces  paroles  d'espérance  que  projioncent  tour  à  tour  ces 
bouches  inspirées.  A  Florence  on  en  ùl  un  Mystère  '.  L'art 
italien  s'empara  de  ce  motif  que  Michel-Ange  a  consa- 
cré par  un  incomparable  chef- 
d'œuvre. 

En  France,  on  rencontre    aussi  les  Sibylles  associées 

Clamccv  (Nièvre)  (portail  de  l'église)  ;  Sainl-Bcrtrand  de  Coinminges  (stalles,  i537); 
Beauvais,  cathédrale  (vantaux  du  portail  nord  ;  claire-voie  vitrée  sous  la  rose  du 
nord,  (orgue,  i53.'î),  église  Saint-Etienne  (boiseries);  Dreux  (portail,  après  i52l\); 
Bordeaux  (portail  de  l'église  Saint-^Iichel)  ;  Aix  (portes  de  la  cathédrale  comman- 
dées au  sculpteur  G  uiramand  en  1609)  ;  Auch  (vitraux  (i5l3)  et  stalles);  Saint- 
^laurille-des-Pouts-de-Cé  (stalles  provenant  de  la  Haye  aux  Bonshommes);  stalles 
de  Gaillon,  aujourd'hui  à  Saint-Denis  (vers  i5lo).  Noyon,  cathédrale  (sculpture 
d'une  des  chapelles);  Château-Thierry,  buEfct  d'orgues  (avant  l538);  Ghambly 
(Oise),  panneaux  sculptés  de  la  tribune;  Saint-Oucn  de  Rouen  (vitraux  delà  nef, 
fin  du  xv<^  siècle).  —  Les  attributs  sont  partout  les  mêmes,  à  de  très  rares  excep- 
tions près.  Ces  différences  viennent  la  plupart  du  temps  d'une  étourderie  de  l'artiste. 
Deux  variantes  cependant  méritent  d'être  signalées.  A  Saint-Bertrand  deComminges 
(comme  d'ailleurs  dans  le  manuscrit  de  l'Arsenal  enluminé  par  Jean  de  Montluçoii), 
la  Sibylle  de  Cumes,  qui  annonce  un  nouvel  ordre  de  choses,  porte  à  la  main 
une  sphère.  Cette  sphère  symbolise  sans  doute  le  monde.  Il  se  pourrait  que  le 
bassin  rond  (si  difficile  à  expliquer)  do  la  Sibylle  de  Cumes  se  soit  transformé  en 
sphère. —  Je  note  encore  que  dans  les  vitraux  de  Beauvais,  ainsi  qu'à  la  porte  du  nord(fig.  loC)  et  dans  les  pan- 
neaux de  (Jhambly,  la  Sibylle  Phrygienne  porte  une  colonne.  C'est  la  colonne  de  la  Flagellation.  On  lui  attribua 
sans  doute  le    texte  propliétiquo  de  Lactancc  :  «  Dabit  vero  ad  verbora  simpliciter  sanctum  dorsum.    » 

»  Publié  pard'Ancona  dans  ses  Sacre  rappresenluzioni,  t.  1"^]).  169  et  suiv.  C'est  à  la  suite  de  cette  représen- 
tation que  furent  faites  les  gravures  de  prophètes  et  de  Sibylles  qu'on  attribue  à  Baccio  Baldiui  (Ga-'.  des  Beaux- 
Arts,  1906). 


Fig.    i33. 
La    Sibylle    Delphiquc 


292 


L'AUT    RELIGIEUX 


aux  prophètes.    El  ce  qui  prou\e  clairement  que  c  est  à  Filippo  Barbieri  que 

nous  sommes  recleval)les  de  cette  opposition  nouvelle,  c'est qu  aux  Ponts-de-Gé ', 

Sibylles  et  prophètes  sont  groupés  comme  dans  le  livre 
italien  :  la  Persica  est  rapprochée  d'Osée,  l'IIcllespontic 
de  Jonas  (fig.    iSy),  la  Phrygienne  de  Malachie,  1  Ery- 
thrée d'Ezéchiel. 

Toutefois,  on  fit  chez  nous  quelques  tentatives 
nouvelles  de  groupement.  Toujours  épris  de  symétrie, 
nos  théologiens  révèrent  de  retrouver  dans  les  oracles 
des  Sibylles  les  versets  du  Symbole  des  Apôtres.  Quelle 
jouissance,  pour  un  esprit  formé  par  les  anciens  doc- 
teurs, de  voir  les  douze  Sibylles  rangées  à  la  suite  des 
douze  prophètes  et  des  douze  apôtres,  et  de  lire  sur 
leurs  banderoles  des  paroles  apparentées  aux  douze 
articles  du  Credo!  Une  idée  de  ce  genre  dut  se 
présenter  d  elle-même  aux  théologiens.  Un  prêtre 
tenta    de  lui  donner  une  réalité 

dans  un  livre  qu'il  dédia,  en  i5o5,   a  Anne  de  France, 

duchesse  de  Bourbonnais'.  Mais,  malgré  les  promesses 

du  titre,  où  il  s'engageait  à  montrer    «  la  conformité, 

concordance     et     assonance      des      prophètes      et     des 

Sibylles   aux    douze    articles  de   la   foi   »,    on    ne    peut 

pas  dire    qu'il   ait  parfaitement   réussi.    Il   sut  trouver 

dans  les  prophéties  sibyllines  de  Lactance  et  de  Filippo 

Barbieri  plusieurs    articles    du    Credo,    mais   il   ne  sut 

pas  les  trouver  tous.   Plus  d'une  fois  il  dut  laisser  vide, 

aux  côtés   des  prophètes   et  des  apôtres,  la    place   des 

Sibylles  \ 

Cependant,  l'idée  de    réunir   apôtres,   prophètes  et 

Sibylles  était  trop  séduisante  pour  qu'on  n'essayât  pas 

de  la  réaliser.  Elle  le  fut,  en  effet,  et  fort  habilement. 

dans  les  manuscrits  enluminés.  Ici,  il  n'est  plus  question  d'extraire  des  oracles 


Fig.    i34. 
La  Sibvlle  Ilellesponliquc. 


Fig.  i35. 


La  Sibylle  de  Phrygic. 


*  Stalles  de  raacieanc  abbaye  de  La  Haye  aux  Bonshommes. 

-  B.  N.  Irauc.  9'ig. 

3   Les   versets  qu'il  donne  aux  prophètes  sont  presque  toujours  les  versets  tradilionnels. 


L'ANCIEN    ET    LE    NOUVEAU    SYMBOLISME 


290 


des  Sibylles  les  douze  articles  du  Credo  :  la  méthode  est  inverse.  On  part  de 
1  oracle  sibyllin;  puis,  on  cherche  dans  les  livres  de  l'Ancien  et  du  Nou- 
veau Testament  des  passages  qui  peuvent  correspondre  aux  prédictions  des 
Sibylles.  Ces  passages,  inscrits  sur  des  banderoles,  sont  remis  aux  mains  d  un 
prophète  ou  d'un  apôtre.  En  face  des  Sibylles,  on  voit  donc  un  homme  de 
l'Ancienne  Loi  et  un  homme 
de  la  Nouvelle'.  Ainsi  les 
prophétesses  jDaïennes  entrent 
dans    le     «rand    concert.     11 

o 

semble  que  le  plan  du  monde 
se  révèle. 

Les  Sibylles  sont  entrées 
parfois  dans  des  cycles  encore 
plus  vastes.  Pour  l'ampleur 
de  la  pensée,  aucune  œuvre 
de  cette  époque  ne  peut  se 
comparer  aux  vitraux  d'Auch. 
En  voici  1  économie   : 

Une  première  verrière 
nous  montre  la  création,  puis 
la  chute.  Adam  bêche  la  terre, 
Gain  tue  Abel  :  le  travail  et  la 
mort  entrent  dans  le  monde  à 
la  suite  de  la  première  faute. 

Puis,  voici  l'histoire  du 
monde  qui  se  déroule . 

Ce  sont  d  abord  les  patriarches,  Noé,    Abraham,    Isaac,  Jacob,  Joseph,  cjui 

'  Par  exemple  clans  les  Heures  de  Louis  de  Laval  (fig.  i38)  cl  de  Jean  de  Montluçon.  Même  chose  dans  les 
Heures  de  Munich  (maïuiscrit  français  décrit  par  Piper,  Mylologie  der  Kunsl,  Weimar,  i8.i-,  t.  I'-'"'  p.  5oi), 
La  Sibvlle  est  sur  une  2'<*oC'  le  prophète  et  l'apôtre  sur  l'autre.  Au  dessus  ou  au-dessous,  le  m^ stère,  auquel  l'ont 
allusion  la  Sibvlle,  le  prophète  et  l'apôtre,  est  représente  en  action.  Ainsi,  en  face  de  la  Sibvlle  Erythrée,  on 
voit  Isa'ie  qui  dit  :  Ecce  virgo  concipiet,  et  saint  Luc  qui  dit  :  Ecce  concipies  et  paries  filium.  Au  dessous  est 
représentée  l'Annonciation.  Cette  formule  se  trouve  dans  le  livre  xyiographique  de  Saint  (iall  et  dans  nos  livres  à 
iiravures  du  xv'  siècle,  par  exemple  dans  le  Sacri  canonis  Missae  expositio,  imprimé  par  Guvot  Marchant,  en  1496. 
On  la  trouve  aussi,  ce  qui  est  plus  intéressant  encore  —  dans  les  vitraux.  Le  vitrail  d'Ervy  (Aube),  consacré  aux 
Sibylles,  met  les  testes  sibyllins  en  rapport  avec  les  textes  prophétiques  et  les  textes  évangéliques.  Près  de  chacjuo 
Sibylle  est  représenté  l'événement  de  la  ^  le  de  Jésus-Christ  qu'elle  annonce.  Même  représentation,  mais  simplifiée, 
au  vitrail  de    Montfev  (Aube). 


Fia-.  i36. 


•  Les  Sibylles,  fragment  des  portes  de  la  cathédral 
d'Aix-en-Provence. 


agi 


L'ART    RELIGIEUX 


'N 


sont  les  lointains  ancêtres  de  ce  Sauveur  qu'attendent  les  hommes.  Puis,  c'est 
la  lignée  des  prophètes,  qui,  de  génération  en  génération,  annoncent  le  Messie 
au  peuple  de  Dieu.  Puis,  ce  sont  les  Sd^ylles,  qui,  au  milieu  des  païens,  parlent 
le  même  langage  que  les  prophètes.  Enfin,  ce  sont  les  apôtres,  qui  font  con- 
naître à  toute  la  terre  la  doctrine  de  ce  Dieu  que  nous  voyons  mourir  en  croix 
dans  le  dernier  vitrail. 

Les  vitraux  d'Auch  racontent  donc  1  histoire  du  monde  en  en  faisant  sentir 

l'harmonie.  Chaque  vitrail  réunit 
dans  ses  compartiments  un  pa- 
triarche, un  prophète,  une  Sibylle, 
un  apôtre'  :  les  différents  âges  du 
monde  se  rencontrent  et  se  recon- 
naissent. 

Il  est  difficile  de  n'être  pas 
frappé  des  analogies  qu'offrent  les 
vitraux  d'Auch  avec  le  plafond  de 
la  chapelle  Sixtine.  C'est  la  même 
conception  de  l'histoire.  Les  apô- 
tres, il  est  vrai,  manquent  à  la 
chapelle  Sixtine.  L'œuvre  de  Mi- 
chel-Ange est  uniquement  prophé- 
tique. L'impression  qui  s'en  dégage 
Fig.  137.  —  La  Sibjiie  Ikiicsi.oiiiiquc  cl  le  prophèic  Jonas.       gst    ccllc    d'uuc    immcusc  attente. 

Slalles  des  Ponts-de-Cé  (Maine-et-Loire).  -.^    •       ^     i  i  il        C"       ■ 

Mais  a  la  chapelle  oixtine,  comme 
k  Auch,  on  voit  la  création  du  monde,  la  création  de  l'homme  et  de  la  femme, 
la  chute,  l'histoire  des  patriarches,  les  ancêtres  de  Jésus-Christ  suivant  la  chair  ,^ 
et  enfin  les  ancêtres  de  Jésus-Christ  suivant  l'esprit,  c'est-à-dire  les  prophètes 
et  les  Sibylles.  L'analogie  est  complète.  Il  serait  puéril  d'imaginer  qu'Arnaud 
de  Moles,  l'auteur  des  vitraux  d'Auch,  ait  connu  les  fresques  de  Michel-Ange; 
les  deux  œuvres,  d'ailleurs,  sont  exactement  contemporaines  \  Elles  témoignent 

'  Le  groupcincnl  eùl  pu  d'ailleurs  t'trc  encore  plus  rigoureux  et  plus  niélliodique. 

2  II  s'agit  de  ces  petites  scènes  indéfiniment  répétées  qui  représentent  toujours  la  même  chose  :  un  père,  une 
mère  et  un  enfant.  Les  noms  des  ancêtres  de  Jésus-Christ  qu'on  lit  tout  à  côté  ne  laissent  aucun  doute  sur  le  sens 
de  ces  figures. 

3  Michel-Ange  a  peint  le  plafond  de  la  chapelle  Sixtine  de  i3o8  à  i5i2;  Arnaud  de  Moles  a  fait  les  vitraux 
d'Auch  de  i5o7  à  i5i3. 


I, 'ANCIEN    ET    LE    NOLJYEVU    STMBOETSME 


295 


Nuiiîl'/rtfmoj'.iiirc 


simplemont  de  la  diffusion  rapide  des  idées  des  humanistes  et   de  la   profonde 
influence  du  livre  de  Fdippo  Barbieri'. 

Il  n'est  donc  pas  exact  de  dire  que  les  artistes  de  la  fin  du  moyen  âge 
aient  perdu  la  faculté  de  créer  de  grands  ensembles  symboliques.  Il  n'est  pas 
vrai  qu'ils  se  soient  contentés  de  copier  ; 
ils  ont  inventé,  eux  aussi.  En  intro- 
duisant les  Sibylles  aux  côtés  des  pro- 
j)hètes  et  des  apôtres,  ils  ont  élargi 
l'histoire,  agrandi  la  cité  de  Dieu. 
C'est  bien  là  le  noble  symbolisme 
qu  on  devait  attendre  d  un  siècle  qui 
a  retrouvé  l'antiquité. 

Aujourd'hui  encore  ces  Sibylles 
nous  touchent.  Leurs  noms  seuls 
suffiraient  à  nous  émouvoir.  L'Asie, 
r Afrique,  la  Grèce,  l'Italie  parlent 
par  leur  bouche.  De  la  Perse  à  l'Hel- 
lespont,  de  l'Hellespont  à  Cumes,  de 
Cumes  à  la  Libye,  elles  forment  un 
cercle  autour  du  berceau  du  Christ. 
A  Samos,  oi^i  chanta  Anacréon,  à 
Tibur,  oïl  chanta  Horace,  elles  an- 
noncent un  Dieu  inconnu.  L'Ery- 
thrée, la  sibylle  d'Ionie  qui  parla 
aux  Atrides,  proclame  qu  une  Vierge 
doit  enfanter.  La  Sibylle  de  Cumes, 
gardienne  du  rameau  magique  et  de 
la  porte  des  morts,  écrit  sur  des 
feuilles  que  le  vent  emporte  qu'un  enfant  descendra  du  ciel.  La  belle 
prêtresse  d'Apollon,  celle  qui  s'assied  sur  le  trépied  sacré,  la  Sibylle  de  Delphes, 
porte  à  la  main  une  couronne  d'épines.  Poésie  merveilleuse!  Eh  quoi?  c'est 
donc  là  la  suprême  révélation  de  «  la  sainte  Pytho  »,  voilà  donc  ce  qu'enseigne 


{   V(at\  fci'fiirio  Cayitnio 


Fig.  1.S8. 
La  Yiorge  allaitant;  un  prophète   et  un    apôtre. 

Miniature  placée  en  face  de  la  Sibvlle  Cinimoricnne. 
Heures  de  Louis  de  Laval. 


'  On  trouverait  tlautres  œuvres  du  même  genre.  L'église  de  Tanriac  (Lot),  peinte  à  fresque  au  commencement 
du  xvi'^  siècle,  nous  montre  aussi  la  création  du  monde,  la  création  de  l'homme  et  de  la  femme,  la  chute,  puis  la 
série  des  prophètes  et  des  Sibylles  qui  annoncent  le  Sauveur.  ^  oir  Revue  de  l'art  clirélien,  iSgS,  p.  2  i  et  suiv. 


■>.{)G  L'ART    religieux: 

«  la  parole  do  l'Espérance  d'or'  »  :  un  Dieu  viendra  pour  mourir  et  il  sera  plus 
grand  que  les  immortels. 

Ces  pensées  qui  nous  viennent  aujourd'hui  devant  les  éclatantes  Sibylles 
d'Aucli  ou  de  Beauvais,  elles  durent  se  présenter  bien  souvent  à  l'esprit  des 
lettrés  du  xvi°  siècle.  Il  semble  que  toute  la  poésie  du  monde  antique  nous 
souffle  au  visage.  Qu'importe  que  les  textes  que  les  Sibylles  nous  présentent 
aient  été  inventés  au  xv"  siècle  !  La  vérité  qu'elles  expriment  n'est  pas  liée  à 
quelques  phrases  obscures.  Elles  nous  enseignent  que  le  monde  païen  a  pressenti 
le  christianisme,  ou  plutôt  a  connu  une  sorte  de  christianisme  éternel.  Elles  nous 
rappellent  que  Platon  a  défini  la  vertu  «  l'imitation  de  Dieu  »,  que  Sophocle 
a  parlé  de  ces  lois  qui  sont  supérieures  aux  lois  des  hommes,  que  Virgile  a  mis 
aux  Champs-Elysées,  à  côté  des  poètes  et  des  héros,  «  ceux  qui  aimèrent  les 
autres  »,  et  que  dans  toute  son  œuvre  vraiment  23rophétique 

«   ...L'aube  de  Bethléem  blanchit  le  front  de  Rome.  » 


V 

Le  xv  siècle  a  donc  su,  on  le  voit,  élargir  l'antique  symbolisme.  En  intro- 
duisant les  Sibylles  dans  le  chœur  des  prophètes  et  des  apôtres,  il  a  rendu 
hommage  à  cette  sagesse  païenne  qu'il  venait  de  découvrir. 

Mais  ce  n'est  pas  tout  encore  ;  on  va  reconnaître  à  d'autres  traits  le  génie 
des  temps  nouveaux. 

La  suite  merveilleuse  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Testament,  que  les 
artistes  du  moyen  âge  avaient  exprmiée  sous  tant  de  formes  diverses,  apparut,  à 
la  fin  du  xv"  siècle,  sous  un  aspect  tout  à  fait  original. 

L'histoire  de  la  Cité  de  Dieu  fut  conçue  comme  une  marche  triomphale. 
Jésus,  monté  sur  un  char  de  victoire,  s'avance  précédé  des  hommes  de  l'An- 
cienne Loi  et  suivi  des  héros  de  la  Nouvelle  :  il  apparaît  donc  au  milieu  du 
temps  et  il  partage  en  deux  l'histoire  du  monde. 

L  idée  de  ce  magnifique  cortège  symbolique  devait  naître  dans  1  Italie  du 
xv"  siècle.. L'Italie  a  adoré  la  gloire.  L'idéal  du  xiii"  siècle  avait  été  «  le  saint  », 
l'idéal  du  xv°  fut  «  le  héros  ».0n  n'imagine  plus  la  grandeur  morale  sans  l'éclat 
et  sans  le  rayonnement.  Le  vrai  grand  homme  doit  avoir  sur  le  front  la.  flamme 

1  Sophocle,  premier  chœur  d'OEdipe  Roi. 


L'ANCIEN    Eï    LE    NOUVEAU    SYMBOLISME  297 

qu'Athoiia  alluma  au-dessus  de  la  tète  d'Aclidle  —  et  qui  est  la  gloire.  Qui  u'est 
ébloui  alors  par  ces  héros  de  l'antiquité,  qui  semblent  se  mouvoir  dans  la  lumière? 

Dans  la  Aie  du  Romain,  il  est  une  heure  éclatante  entre  toutes  :  celle 
du  triomphe.  Monter  au  Capitole,  vêtu  comme  Jupiter,  acclamé  par  tout  un 
peuple,  suivi  des  rois  vaincus,  c'est  s'élever  au-dessus  de  l  homme,  c'est 
devenir  l'égal  des  dieux. 

Toute  l'Italie  du  xw"  siècle  a  rêvé  des  triomphateurs  romains.  Alphonse 
d'Aragon,  cet  humaniste  qui  voulut  entrer  à  Naples  parla  brèche,  comme  les 
vainqueurs  des  jeux  olympiques,  fut  représenté,  k  la  porte  du  Castel  Nuovo, 
monté  sur  le  char  de  triomphe.  En  i/JQi,  Laurent  de  Médicis  fit  voir,  dans  les 
rues  de  Florence,  le  triomphe  de  Paul  Emile,  tel  qu'il  est  décrit  par  Plutarque. 
La  même  année,  Mantegna  travaillait,  à  Mantoue,  aux  cartons  du  triomphe  de 
César  :  œuvre  admirable  de  science  exacte  et  de  poésie,  une  des  plus  éton- 
nantes que  l'antiquité  ait  jamais  inspirées. 

La  France  et  l'Allemagne  s'émurent,  k  leur  tour,  k  la  pensée  de  la  gloire. 
C'est  en  triomphateur  que  Maximilien  voulut  être  représenté,  et  il  demanda  k 
Durer  de  dessiner  son  cortège  et  son  char.  En  France,  les  triomphes  romains 
trouvèrent  des  admirateurs  jusque  chez  les  bourgeois  des  petites  villes  :  k 
Gisors,  une  maison  du  xvi°  siècle  était  décorée  de  peintures  représentant  le 
triomphe  de  César'. 

Mais  rien  n'est  plus  surprenant  que  de  rencontrer  un  triomphe  de  César 
dans  les  marges  des  Heures  de  Simon  Vostre  (fîg.  iSg)  ';  le  texte  qui  accom- 
pagne les  gravures  explique  aux  lecteurs  tout  le  détail  de  la  cérémonie.  Ainsi, 
jusque  dans  le  livre  de  messe,  se  glisse,  comme  une  tentation,  l'idée  païenne 
de  la  gloire. 

Au  xvi"  siècle,  la  mythologie,  l'allégorie,  l'abstraction  prennent  tout  natu- 
rellement, sous  le  crayon  des  artistes,  la  forme  de  triomphes.  Ce  ne  sont  que 
triomphes  des  dieux,  triomphes  des  saisons,  triomphes  des  vertus,  triomphes 
des  arts". 

Faut-il  s'étonner  si  le  xv°  siècle  a  conçu  Jésus-Christ  lui-même  comme  un 
trioinphateur,    et   l'histoire  du  christianisme    comme    une  marche  triomphale? 

'   Réunion  des  Sociétés  des  beaux-arts  des  départements,  i8S3,  p.   i-4- 

-  On  le  trouve  dans  les  Heures  de  la  Vierge  de  i5o8,  sans  parler  de  plusieurs  autres  livres  d'Heures  de  Simon 
Vostre,   V.  le  Catalofjue  des  livres  d'Heures  imprimés  au  x.v'^  et  au  xvi"^  s.,  par  Paul  Lacombe,  Paris,  1907. 

"*  Voir  dans  le  Champjleury  de  Geoffroy  Tory  un  charmant  Triompha  d'Apollon.  Voir  aussi  le  Triomphe  des 
Saisons,  grave  par  Théodore  de  Bry,  le  Triomphe  des  mois,  le  Triomphe  de  la  musique,   gravés  par   Virgile    Solis,  etc. 

MALli.      T.      II.  38 


298 


L'ART    RELIGIEUX 


Scqiicbanfcollcgio 
tûvetillai  caflroiû 
lcgionû(çcatl?apt;t3 
tariiniilitcearniavi 
ttoçtaiircaragcftan 

»fO. 


L'idée  a  sa  grandeur,  mais  elle  porte  sa  date.  Elle  eût  choqué  les  chrétiens  du 
xni"  siècle,  les  vrais  disciples  de  saint  François,  qui  aimaient  un  Dieu  «humble, 
patient,  qui  n'a  pas  régné  ».  Elle  eût  choqué  aussi  les  austères  chrétiens 
du  x\if  siècle,  qui  pensaient  avec  Pascal  «  que  Jésus- Christ  n'est  venu  en 
grande  pompe  et  en  une  prodigieuse  magnificence  que  pour  les  yeux  du  cœur». 
C'est  l'Italie  qui  a  transformé  le  Christ  en  héros  victo- 
rieux. Je  me  suis  aperçu  que  Savonarole,  le  premier,  au  xv"  siècle, 
s'était  représenté  l'histoire  de  la  foi  chrétienne  comme  une 
pomjîe  ti-iomphale.  C'est  dans  le  Triumphus  Crucis,  livre  célèbre*, 
où  Savonarole  démontre  la  vérité  du  christianisme,  que  l'on 
rencontre  cette  grande  fresque  ^ 

Savonarole  se  représente  Jésus-Christ  assis  sur  un  char  à 
quatre  roues.  Vainqueur  de  la  mort,  il  daigne  laisser  voir  les 
marques  de  son  supplice.  Devant  le  char  marchent  les  patriar- 
ches, les  prophètes  et  la  foule  innombrable  des  héros  et  des 
héroïnes  de  l'Ancienne  Loi.  Autour  du  char  se  groupent  les 
apôtres  et  les  prédicateurs  qui  semblent  unir  leurs  forces  pour 
le  faire  avancer.  Puis  viennent  les  martyrs,  et  enfin  les  docteurs, 
qui  portent  des  livres   ouverts  \ 

En  imaginant  cette  procession  triomphale,  Savonarole  a  cédé 
au  goût  de  son  temps.  Il  s'est  souvenu  aussi,  n'en  doutons  pas, 
du  merveilleux  triomphe  de  Béatrix,  que  Dante  a  décrit  dans 
le  Purgatoire;  il  s'est  souvenu,  surtout,  des  triomphes  de 
Pétrarque  et  des  nombreuses  œuvres  d  art  qu  ils  avaient  déjà 
inspirées  \ 

Cette   page,    où   Savonarole    avait   su   donner    à    une    idée 
abstraite  une  forme  si  pittoresque,  était  faite  pour  attirer  l'atten- 
tion des  artistes.    C'est   Sandro  Botticelli,  le  disciple   du  grand 
réformateur,    qui  semble    l'avoir  remarquée  le    premier;  il  en   lit  une   grande 


Canrfidi  fiiljinde  bo 

lire  coinil)"  aura  tiSf 

I      W«cbâtorvttCflre/J 

Liiptêpmri  rmi0.        | 

Fig.  139. 

Fragment  du 

triomphe 

de  César. 

Heures 

de  Siaion  Vostre. 


'  Il  y  eut  un  grand  nombre  d'éditions  du  Triuinplais  Crucis,  h  Florence  et  à  \eniso,  à  la  fin  du  xv"  siècle.  Plu- 
sieurs ne  sont  pas  datées.  L'une  d'elles  porte  la  date  de  1/197.  H  parut  une  traduction  italienne  dn  Trhimpluis  Crucis 
qu'on  attribuait  à  Savonarole  lui-même.  Le  Triumphus  Crucis  fut  traduit  en  français  au  xvi'  siècle. 

2  Cap.  II. 

3  Nous  ne  donnons,    pour  le    moment,  que    les  grandes  lignes.  11  y  a  des  détails  qui  trouveront  leur  place  pins 


loin. 


''■  Voirie  Pélritrquc  du  prince  d'Essling  et  d'E.  .Muntz. 


L'ANCIEN    ET    LE    NOUVEAU    SYMBOLISME 


293 


Wimltnnjuutt  3'i  idii. 


composition  qu'il  grava.  «  La  meilleure  gravure  qui  se  voit  de  sa  main,  dit 
Vasari,  est  le  Triomphe  de  la  Foi  de  Fra  Girolamo  Savonarole  de  Ferrarc'.  » 
Phrase  qui  semblait  mystérieuse  et  qui,  maintenant,  paraîtra  fort  claire.  La  gra- 
vure de  Botticelli,  qui  représentait,  sans  aucun  doute,  le  cortège  triomphal  de 
Jésus-Christ,  tel  que  le  décrit  Savonarole,   est  malheureusement  perdue. 

Est-ce  la  lecture  du  Triumphns  Cracis,  ou  simplement  la  vue  de  la  gravure 
de  Botticelli,  qui  inspira  au  Titien  l'admirable  gravure  sur  bois  qui  représente 
le  triomphe  de  Jésus-Christ^  ?  Nous  ne  saurions  le  dire.  Mais  ce  qu'on  peut 
affirmer,  c'est  qu'une  pa- 
reille œuvre  se  rattache  au 
livre  de  Savonarole. 

Dans  la  gravure  du 
Titien,  Jésus-Christ  appa- 
raît au  milieu  du  cortège, 
monté  sur  le  char  à  quatre 
roues  (lig.  il\o).  Devant 
lui  marchent  les  héros  de 
l'Ancienne  Loi,  qui  dressent 
des  emblèmes  triomphaux, 
comme  les  Romains  de 
Mantegna  (i\g.  i/|i).  Moïse 
lève  les  tables  de  la  Loi ,  Noé 
l'arche,  Abraham  l'épée  du 
sacrifice,  Josué  une  cui- 
rasse surmontée  d'un  soleil.  Des  femmes  portent  des  étendards  que  gonfle  le 
vent  :  ce  sont  les  Sibylles  païennes  qui  se  mêlent  hardiment  aux  patriarches  et 
aux  prophètes  ^  Voilà  l'ancien  monde. 

Mais  derrière  le  char  se  déroule  le  cortège  de  l'Eglise  chrétienne  :  apôtres, 
docteurs,  martyrs;  les  instruments  de  supplice,  dressés  sur  le  ciel,  deviennent 
des  emblèmes  de  triomphe;  un  grand  saint  Christophe,  qui  dépasse  de  la  tète 
tous  les  saints,  porte  l'Enfant  sur  ses  épaules, 


Fiff.    i4o. 


Titi 


Fragment  du  Triomphe  de  la  Foi.    —  Le  Char  du  Christ. 


'  Vasari,  Ze  Vite  (édit.  Milanesi),  t.  IH,  p.  817. 

2  Vasari  dit  que  la  gravure  fut  publiée  en  i5o8  ;  il  l'appelle,  comme  celle  de  Botticelli,  le  Triomphe  de  la  Foi, 
le  Vite,   (édit.  Milanesi),  t.  VII,  p.  43i. 

■*  La  gravure  du  Titien  ne  nomme  pas  les  Sibylles;  mais  il  en  existe  une  copie  où  on  lit,  en  français,  le  nom 
des  Sibylles.  Elles  sont  aussi  désignées  par  leur  nom  dans  une  autre  copie  faite  par  le  graveur    Théodore    de     Bry. 


3  00 


L'ART    RELIGIEUX 


Quelques  détails  complètent  ou  corrigent  la  pensée  de  SaA^onai^ole.  Le  diar  est 
traîné  par  les  quatre  animaux  évangéliques  ;  c'est  le  formidable  attelage  que 
Dante  décrit  dans  la  Divine  Comédie^.  Quatre  hommes  robustes,  qui  portent  la 
mitre  ou  la  tiare,  poussent  les  roues  du  char  :  ce  ne  sont  ni  les  apôtres,  ni  les 
prédicateurs,   comme  le   veut  SaAonarole,  ce  sont  les  quatre  Pères  de  l'Eglise. 

La  gravure  du  Titien,  simple,  rude,  et  presque  farouche,  a  une  grandeur 
épique.  Elle  dut  exciter  une  vive  admiration,  car  on  en  fit  plusieurs  copies  en 
France   ou  en    Allemagne.   C'est  cette  gravure  du  Titien  qui  a  fait  connaître  a 

. ^ nos  artistes    le    thème    du 

-^^:    ,t.m^mm.p^^^  triomphe  de  Jésus^Ghrist. 

On  sait  qu  un  vitrail 
de  l'église  de  Brou  repré- 
sente ce  sujet  nouveau. 
Didron  l'admirait  fort,    et 


i:!m|wrtCT 


non  sans  raison,  mais   les 


Fi 


i/ii.   —  Titic 


Fragment  du  Trioniplie  de  la  Foi.  —  Les  héros  de  l'Aneiennc  Loi. 


éloges  qu'il  donne  au  des- 
sinateur du  carton  revien- 
nent an  Titien,  car  le  ver- 
rier de  Brou  s'est  contenté 
de  copier  sa  gravure 
(fig.   i/ia  et  i/|3). 

L'auteur  d'un  vitrail  de 
Saint- Patrice,  à  Rouen,  a 
fait  preuve  déplus  d'originalité  (fig.  i/|/|).  11  a  rejDrésenté,  lui  aussi,  le  Triomphe 
de  Jésus-Christ,  mais  sans  rien  emprunter  au  Titien.  Il  connaissait  d  ailleurs  le 
Triomphe  de  la  Croix  de  Savonarole  :  un  théologien  lui  en  avait  probablement 
fait  connaître  le  pittoresque  début.  La  comjjosition  savante  du  vitrail,  qui  est 
conçu  comme  un  traité  de  la  Chute  et  de  la  Rédemption,  semble  bien  mani- 
fester l'intervention  d  un  homme  d'église. 

Le  centre  de  la  composition  est  occupé  par  un  char  triomphal.  Des  héros  de 
1  Ancienne    Loi  le   précèdent,  parmi  lesquels  on    reconnaît   Moïse  qui  porte  le 


'  Danto  ne  fait  d'ailleurs  ici  que  suivre  la  tradition  du  moyen  àgc.  Qu'on  se  souvienne  du  quadrige  d'Ami- 
nadalj  du   vitrail  de  Saint-Denis,  et  des  commentaires  des  docteurs. 

-  Ce  verrier  n'était  pas  un  homme  de  grande  imagination.  Il  a  emprunté  le  haut  de  son  vitrail  au  Titien,  et  le 
bas,  cj[ui  rcijrésentc  le  couronnement  de  la  Vierge  après   sa  résurrection,  à  une  gravure  d'Albert  Durer. 


L'ANCIEN    ET    LE    NOUVEAU    Sy^[ROT,TS^rR 


3oi 


serpent  d'airain.   Sur  le  char  on  voit  Jésus-Christ,    mais  Jcsus-Christ  attache  à 

la  croix  et  mourant  pour  les  hommes.  Au  pied  de   la   croix  sont  disposés  des 

vases  précieux,  et  sur  le  devant  du  char,  une  femme  est  assise.  Quelle  est  cette 

femme,  et  que  sif^nifient 

ces     vases  ?     Savonarole 

nous  l'explique.  «  Sur  le 

char,  dit-il,  on  doit  voir, 

en    même    temps  que  la 

victime,  le   calice  et  des 

A ases,  contenant  de  l'eau, 

du    vin,    de    1  huile,    du 

baume...    Puis   plus  bas 

que     le     Christ    que    sa 

sainte  Mère  soit  assise  ' .  » 

Ainsi,  ces  vases  symbolisent  les  sacrements  de  l'Eglise,  «  car,  dit  Savona- 
role, à  la  Passion  de  Jésus-Christ  a  succédé  l'Église  avec  ses  sacrements,  et 
c  est  de  cette  Passion  que  les  sacrenicnts  tirent  leur  vertu"  ». 

La  concordance  de  1  œuvre  écrite  et  de   l'œuvre   d'art   est    donc,  jusqu'ici, 


Fig.    i'i2.  —  Le  Triomphe  de  la  Foi  (parlie  gauche). 
Fraaiinent  d'un  vitrail   do  l'église    de  Brou. 


Fig.   i43.  —  Le  Triomphe  de  la  Foi  (partie  droite). 
Franmont  d'un  vitrail  de  l'éirliso   do  Brou. 


parfaite.  Mais  voici,  dans  le  compartiment  du  bas,  des  figures  inattendues,  et  que 
Savonarole  ne  suffît  ^^lu  s  à  expliquer:  c  est  d'abord  Adam  et  Eve  après  la  faute, 
puis  un  démon  qui  est  Satan,  puis  une  figure  décharnée*  qui  est  la  Mort,  enfin 
un  femme  magnifiquement  vêtue  qui  est  la  Chair. 


1  Cap.  IL 

2  Ibid. 


L'ART    RELIGIEUX 


Le  vitrail  de  Rouen  est  donc  plus  riche  encore  de  pensée  que  le  chapitre 
de  Savonarole.  Savonarole  dit  simplement:  «  Jésus-Christ  a  ti-iomphé.  »  Le  ver- 
rier de  Rouen  ajoute:  «  Jésus-Christ  a  triomphé   des  ennemis  que  l'homme  a 

déchaînés  par  sa  faute  :  le 
Péché  et  la  Mort.  »  Et,  en 
effet,  dans  le  compartiment 
supérieur  du  vitrail,  on 
voit  un  squelette  que  le 
vainqueur  écrase  sous  les 
roues  de  son  char  triomphal  : 
c  est  la  défaite  de  la  Mort. 
Ce  sérieux  de  la  pen- 
sée, cette  grande  manière  de 
résumer  la  doctrine  chré- 
tienne, en  n'en  retenant 
que  les  deux  dogmes  essen- 


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tlels,  indiquent  que  nous 
entrons  dans  un  âge  nou- 
veau. Le  vitrail  de  Saint- 
Patrice  est  probablement 
postérieur  à  i56o  '.  H  y 
avait  plus  de  trente  ans  que 
les  protestants  raillaient  ou- 
vertement la  vieille  exégèse, 
tournaient  en  dérision  la 
tradition  symbolique  du 
moyen  âge  et  donnaient 
l'exemple  de  remonter  aux 
origines.  Ils  dépouillaient 
le  christianisme  de  tout  ce 
que   les   siècles   lui  avaient 

ajouté,  et  Je  ramenaient  à  ses  deux  dogmes  essentiels    :  le  péché  originel  et  la 

justification  par  le   sang  du  Christ. 

1   Ce  vitrail  avait    peut-être  été   préparé   par    des  tableaux  vivants.  En  l55o,  lors  de  l'entrée  de  Henri  II  et    de 
Catherine   de   Médicis   à  Rouen,   on   fit  défiler   devant    eux  des  représentations   allégoriques,    parmi  lesquelles  on 


i4ti.  —  Le    Triomphe  de  Jésus-Christ. 
Vitrail    de    Sainl-Patrice,     à    Rouen. 


L'ANCIEN    ET    LE    NOUVEAU    SYMBOLISME  3o3 

Les  catholiques  ne  méconnaissaient  point  qu  il  n  y  eût  quelque  chose  de 
légitime  à  écarter  mille  choses  secondaires  et  à  ramener  la  pensée  chrétienne  à 
l'essentiel  de  la  doctrine.  Auprès  d'eux  aussi,  la  symbolique  du  moyen  âge  com- 
mençait à  perdre  de  son  crédit.  Eux  aussi,  ils  s'habituaient  à  considérer  en  face 
les  deux  dogmes  fondamentaux  du  christianisme  :  celui  de  la  Chute  et  celui  de 
la  Rédemption.  Le  vitrail  de  Rouen  est  un  témoignage  de  ce  nouvel  état  d'es- 
prit. Un  protestant  eût  pu  l'admirer,  à  la  condition  toutefois  de  ne  pas  remar- 
quer les  vases  disposés  au  pied  de  la  croix,  qui  portent  témoignage  de  la  yertu 
des  sacrements  et  de  la  pérennité  de  l'Église. 

Je  pourrais  citer  plusieurs  œuvres  d'art  analogues,  C[ui  sont  nées  dans  le 
même  temps,  et  qui  témoignent  du  même  état  d'esprit.  Un  graveur  flamand, 
Jérôme  Gock',  avait  représenté  un  Triomphe  du  Christ,  qui  offrait  la  plus 
grande  ressemblance  avec  celui  de  Saint-Patrice  de  Rouen.  Le  Christ  était  sur 
son  char,  armé  de  l'étendard  de  la  croix'';  derrière  ce  char  marchaient,  comme 
des  prisonniers  de  guerre,  quatre  ennemis  vaincus:  le  Démon,  la  Chair,  le 
Péché,  la  Morf*.  L  analogie  est  surprenante. 

D'autres  œuvres  insistent  avec  force  sur  ce  péché,  sur  cette  mort,  qui  sont 
entrés  dans  le  monde  par  la  faute  de  l'homme,  et  qu'un  Rédempteur  a  enfin 
vaincus.  On  ne  sait  si  de  pareilles  œuvres  sont  catholiques  ou  protestantes'. 
Je  n'en  citerai  qu'une  seule,  celle  dont  les  autres  semblent  dériver  :  c'est  une 
gravure  qu'on  a  attribuée,  sans  preuves,  à  Geoffroy  Tory  (fig.  I^b)'. 

Au  milieu  d'un  grand  paysage  apparaît  un  homme  nu,  cjui  est  l'Homme.  Il 
est  accablé  sous  le  poids  de  sa  faute,  car  non  loin  de  lui,  on  voit  ses  œuvres  : 
le  Péché  et  la  Mort.  Seul,  misérable  et  nu,  il  tomberait  dans  le  désespoir,  si 
deux   hommes  ne  s'approchaient  de  lui.  L'un   est  un  prophète  qui  lui  annonce 

remarquait    le  Char   de  religion.  Voir  le  Mystère  de  l'Incarnation,  puljlié  par  P.  Le  A  crdicr,   Rouen,    1886,  prélacc, 
page  4. 

*  Jérôme  Cock  (^i5iO-l570j  est  un    graveur    originaire  d'Anvers. 

-  C'est  ainsi  qu'il  apparaît  dans  le  liant  du  vitrail  de  Saint-Patrice. 

^  C'est  Vasari  (  Fie  de  Marc-.\ntoine)  qui  nous  a  laissé  la  descri^jtion  de  cette  gravure.  Elle  doit  exister  encore, 
mais  je  l'ai  vainement  cherchée  au  Cabinet  des  EstamiJes. 

*  La  littérature  nous  oITre  des  œuvres  analogues.  Henri  de  Barran  publia,  en  i554,  une  moralité  intitulée  : 
l'Homme  justifié  par  la  Foi.  On  y  voit  le  Péché,  la  Mort,  la  Concupiscence,  la  Foi,  la  Grâce.  Henri  de  Barran  était 
protestant,  mais  sa  pièce  pourrait  prescjue,  le  titre  mis  à  part,  être  l'œuvre  d'un  catholique. —  Guillaume  des  Autels 
fit  jouer,  en  i5iç),  à  Valence  une,  moralité  intitulée  :  L'Homme. le  Ciel.  l'Esprit,  la  Terre,  la  Chair.  —  En  1620  avait 
été  représentée  une  moralité  où  l'on  voyait  Mundus,  Caro  et  Da3monia  luttant  avec  le  chevalier  chrétien. 

■^  Voir  Aug.  Bernard.  Geoffroy   Tory,   i865,  p.  324- 


3o/l  L'ART    RELIGIEUX 

qu  un  Sauveur  a  a  venir'  et  1  autre,  saint  Jean-Baptiste,  qui  lui  annonce  que  ce 
Sauveur  est  venu,  Et,  en  effet,  voici  à  droite  rincarnation,  cju'une  inscription 
appelle  la  Grâce.  Plus  loin  Jésus-Christ  meurt  en  croix:  c'est,  suivant  l'inscrip- 
tion, Notre  Justice'.  L'agneau  porte  la  bannière;  c'est  Notre  Innocence .  Jésus  ressus- 
cité sort  du  tombeau,  il  foule  aux  pieds  la  Mort  et  le  Démon  ;  c  est  Notre  Victoire\ 
Il  est  évident  qu'ici  nous  nous  élevons  au-dessus  des   cloisons  cjui  séparent 


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Fig.  i45.  —  Lllomme  entre  le  Péché  et  la  Rédemption. 
Gravure  du  xyi"  siècle. 

les  confessions  religieuses,  jusqu'au  christianisme  pur.  Cela  est  net,  décisif,  un 
peu  sec.  Le  riche  symbolisme  du  moyen  âge  nous  apparaît  là  réduit  à  sa  plus 
simple  expression. 

'  Ce  prophète  lui  parle  évidemment  du  serpent  d'airain  qu'on  voit  au  second  jîlan.  C'est  la  figure  de  l'autre 
\  ictimc. 

2  Avec  le  sens  de  justification. 

■'  Cette  gravure  a  été  imitée,  avec  plus  ou  moins  de  liberté,  sur  un  camée  du  Cabinet  des  Médailles 
(V.  Chabouillct,  Notice  du  Cabinet  des  Médailles,  SappL,  p.  6a2),  sur  divers  plats  de  Limoges,  dont  un  est  au 
musée  de  Genève.  D'autres  gra\  ures  (  IVoutispices  de  Bibles  luthériennes  ou  catholiques)  s'en  inspirent. 


L'ANCIEN    ET    LE.  NOUVEAU    SYMB0LIS:ME  3o5 

Mais  revenons  à  nos  triomphes,  d'où  le  vitrail  de  Saint-Patrice  nous  a 
obligés  à  nous  écarter  un  peu. 

Habitués  à  voir  représenter  le  Christ  sur  le  char  triomphal,  nos  artistes 
eurent  bientôt  l'idée  de  faire  le  même  honneur  à  sa  mère.  Savonarole,  d'ail- 
leurs, semblait  les  y  inviter,  puisqu'il  place  sur  le  même  char  Jésus   et  Marie. 

Un  imprimeur,  qui  fut  en  même  temps  un  écrivain  et  un  artiste,  Geoffroy 
Tory,  donna,  dans  un  de  ses  livres  d'Heures',  une  curieuse  planche  consacrée 
au  Triomphe  de  la  Vieroe  (fîg.  i46  et  1/17).  L'œuvre  est  si  ingénieuse  et  si 
compliquée,  on  y  retrouve  tant  de  souvenirs  de  l'antiquité  classique,  des  triom- 
phes de  Pétrarque  et  des  poèmes  de  Jean  Lemaire  de  Belges,  que  je  n'hésite  pas 
à  en  faire  honneur  à  l'invention  de  Geoffroy  Tory.  L  humaniste,  l'ancien  pro- 
fesseur de  rhétorique,  le  subtil  auteur  du  Champfleiiry ,  qui  platonise  tour  à  tour 
et  pétrarquise,  qui  trouve  des  symboles  dans  les  lettres  majuscules  et  des 
mystères  dans  les  sept  trous  de  la  flûte,  était  fort  capable  d'imaginer  cette  ingé- 
nieuse allégorie  ;  rien  ne  répond  mieux  à  son  tour  d'esprit. 

On  voit  donc  la  Vierge  montée  sur  un  char  que  trament  des  licornes.  Der- 
rière ce  char,  comme  le  veut  Pétrarque  dans  son  Triomphe  de  la  Chasteté,  mar- 
chent Vénus  enchaînée  et  des  dames  captives.  Devant  le  char  s'avancent  des 
groupes  de  jeunes  femmes  :  ce  sont  les  sept  Vertus,  les  sept  Arts  libéraux,  les 
neuf  Muses'.  Le  cortège  se  dirige  vers  un  noble  édifice  de  la  Renaissance, 
qu  une  inscription  appelle  :  le  Temple  d'honneur,  —  souvenir  évident  de  cet 
autre  Temple  d'honneur,  où  Jean  Lemaire  de  Belges  avait  établi  la  demeure  de 
la  Sagesse\  Cependant,  sous  le  portique  d'un  palais,  des  rois  contem^olent  cette 
pompe  triomphale  :  ces  rois  sont  les  descendants  de  Jessé,  les  ancêtres  de  la 
Vierge.  Ce  sont  eux  que  le  xni"  siècle  rangeait  au  front  des  cathédrales  dédiées 
à  Notre-Dame.  Ici,  ils  font  la  haie  sur  son  passage.  De  la  main,  le  vieux  Jessé 
leur  montre  la  fille  de  leur  sang  et  leur  dit  : 

.  .  Nobles  rois,  voici  de  Dieu  l'ancelle 

Qui  tous  vous  ennoblit,  et  non  pas  vous  icelle. 

L'artiste  qui  a  composé  cette  allégorie  de  grand    style  était  évidemment   un 

'  Heures  de  la  Vicrfje.  Voir  l'exemplaire  de  la  Bibliothèque  nationale  :  Reserve  B.  2i3o3.  Le  livre,  préparé 
par  G.  Tory,  parut  après  sa  mort,  en  i542.  Il  fut  publié  par  son  successeur,  Olivier  Mallard. 

^  Dans  le  Champjleary  de  Geoffroy  Tory,  on  voit  un  Triomphe  d'Apollon.  Derrière  le  char,  Bacchus,  Cérès  et 
^énus  sont  captifs.  Devant  le  char  marchent  les  Merlus  et  les  Cluses.  L'homme  cpii  a  imaginé  ce  Triomphe  paraît 
donc  bien  être  le  même  qui  a  composé  le  Triomphe  do  la  A  iergc. 

^  \oir  Jean  Lemaire  de  Belges,  OËuvres  {édil.  Stecher),  t.  III,  p.   ia8. 

M.\.LE  .    T.    II.  39 


3o6 


L'ART    RELIGIEUX 


admirateur  de  Pétrarque,  mais  c'était  aussi  un  humaniste  tout  plein  de  la  gloire 

de  Rome.  Que  lidée  d'un  Triomphe  de  la  Vierge  lui  ait  été  suggérée   surtout 

par  le  souvenir  des   triomphes  romains  —  c'est  ce  dont  on  ne    saurait  douter. 

Ces  quatre  vers  qui  accompagnent  la  gravure  en  sont  la  preuve  : 

Les  antiques  Césars  triomphèrent  par  gloire, 
Mais  par  humilité  (ainsi  le  faut-il  croire) 
La  Noble  Vierge  va  triomphant  en  bonheur, 
Du  palais  virginal  jusqu'au  temple  d'honneur. 

Ce  Triomphe  de   la  Vierge  parut  une  invention  heureuse.   La  gravure    fut 

jugée  digne  d'être  reproduite  en 
vitrail.  En  effet,  une  magnifique 
verrière  de  l'église  de  Couches 
(Eure)  n'est  pas  autre  chose 
qu'une  copie  de  la  planche  des 
Heures  de  la  Vierge  '.  L'artiste 
avait  sous  les  yeux  l'original  que 
nous  attribuons  à  Geoffroy  Tory, 
mais  il  était  d'une  autre  école. 
Son  canon  de  la  beauté  est  celui 
des  maîtres  de  Fontainebleau  ^ 
De  là  quelques  légères  différences 
de  détail.  D'ailleurs,  la  descrip- 
tion que  nous  avons  donnée  de 
la  gravure  s'applique  de    tout  point  à  la  verrière  ^ 

Dans  la  pensée  du  donateur,  le  vitrail  de  Couches  avait  une  haute  signifi- 
cation. 11  entendait,  par  ce  pieux  hommage,  venger  la  Vierge  des  outrages  des 
protestants.  L'église  de  Couches,  tout  entière,  est  une  sorte  de  réfutation  du 
calvinisme.  Dans  le  bas-côté  de  droite,  les  vitraux  démontrent  par  des  figures 
et  des  réalités  le  dogme  de  1  Eucharistie,  tandis  les  vitraux  du  bas- 
côté  de  gauche  affirment  la  sainteté  et  la  puissance  auxiliatrice  de  la  Vierge. 
Toutes  ces  verrières,  il  est  vrai,  ne  sont  pas  exactement  contemporaines,  mais 
il  est  évident  que  les  donateurs  étaient  instruits  du  thème  à    développer  et    s'y 

'  \  oir  abbé  Bouillet,  Bulletin  monumental,  t.  LH  ,  p.  28g   et  suiv. 

-  Le  vitrail  de  Conches  porte  la  date  de    i553. 

''  Les  inscriptions  et  jusqu'auNt  vers  (à  peine  modificsj  sont  reproduits  dans  le  vitrail. 


Fig.    l^6.   —  Le  Triomphe  de  la  Vierge  (partie  gauche). 
Heures  de  la  Vierge  de  GeolTioy  Tory  (iS^a). 


L'.VNCIRN    ET  LE    NOUVEAU    SVMBOI.ISME 


807 


conformaient.  L'arJeur  des  controverses  religieuses  explique  donc  la  fortune  du 
Triomphe  de  la  Vierge  imaginé  par  Tory. 

Un  vitrail  de  l'église  Saint-Vincent  de  Rouen  nous  olVre  un  autre  exemple 
du  Triomphe  de  la  Vierge;  mais  le  sujet  est  conçu  avec  une  grandeur  oii  le 
vitrail  de  Conches  n'atteint  pas  (fîg.  i/|8)\  C'est  l'histoire  de  la  Chute  et  de  la 
Rédemption  :  une  femme  déchaùie  tous  les  péchés  dans  le  monde,  une  autre 
femme  y  ramène  toutes  les  vertus. 

Voici  d'abord  le  Paradis  terrestre,  rêve  gracieux  d'un  artiste  poète.  Dans  un 
grand  parc  sauvage,  oi^i  les  agneaux  paissent  à  côté  des  lions,  où  passent  des 
vols    d'oiseaux,    se     déroule    un 


beau  cortège.  Sur  un  char  d'or, 
Adam  et  Eve,  candides  et  nus, 
sont  assis.  Ils  sont  les  rois  de  ce 
jeune  monde.  Devant  eux,  der- 
rière eux,  marchent  des  jeunes 
filles,  qui  sont  des  Vertus.  Ainsi, 
dans  l'air  que  respire  le  beau 
couple,  tout  est  innocence,  pu- 
reté,  foi,  amour. 

Plus  bas,  la  première  faute  a 
déjà  été  commise  et  le  Mal  triom- 
phe. C'est  le  serpent,  au  buste 
de  femme,  qu'on  voit  celte  fois 
sur  le  char.  Il  s'enroule  autour  du  tronc  de  l'arbre  et  fait  flotter  au-dessus  de 
sa  tête  un  étendard  décoré  de  l'image  de  la  Mort  :  tel  est  le  blason  de  ce  nou- 
veau roi  du  monde.  Adam  et  Eve,  les  mains  liées,  la  tête  basse,  marchent 
devant  leur  vainqueur.  Le  Travail  et  la  Douleur  les  accompagnent,  pendant 
que  derrière  le  char  s'avance  le  cortège  des  Vices.  Pompe  dérisoire.  Des  femmes 
montées  sur  des  bêtes  symboliques  semblent  étaler  leur  bestialité.  Le  noble 
étendard,  timbré  de  l'image  de  la  Justice,  qu'Adam  portait  tout  à  1  heure  dans 
le  Paradis,  elles   l  ont  entre   les  mains:    mais,    par  une  ironie   salanique,  elles 


Fifi'.    i47-  —  Le  Triomphe  de  la  Vierge  (partie  droite). 
Heures  de  la  Vierge  de  Geoffroy    Tory  (i5/i2). 


'  Le  vitrail  de  Saint-Vincent  de  Rouen  est  antérieur  à  celui  de  Conches.  Quoi  qu'en  dise  Palustre  (la  Renaissance 
en  France,  t.  IL  p.  2^9  et  suiv.),  on  ne  saurait  le  placer  vers  i55o.  Une  pareille  œuvre  porte  la  marque  du  la  pre- 
mière Renaissance  et  ne  saurait  être  postérieure  au  règne  de  François  I"''.  Mais  ce  que  Palustre  a  bien  vu,  c'est 
que  la  verrière  est  de  l'école  de  Beauvais  et  sort  de  l'atelier  des  Le  Prince. 


a<.8  T/\RT    RELIGIEUX 

ont  attaché  la  flamme  à  l'envers,   et  la  Justice  a  maintenant  la  tête  en  bas. 

A  ce  triomphe  démoniaque,  un  autre  triomphe  fait  suite.  L'innocence  des 
premiers  jours  reparaît  enfin;  tout  redevient  pureté,  suavité,  enchantement. 
C'est  la  Vierge  à  présent,  la  Nouvelle  Eve,  qui  est  assise  sur  le  char  d'or.  Un 
vol  d'anges  la  précède  et  l'annonce.  Un  grave  cortège  de  prophètes  et  de 
patriarches  marche  devant  elle.  Dans  le  ciel,  une  bannière  flotte,  décorée  d'une 
blanche  colombe,  et,  derrière  le  char,  s'avance  une  foule  recueillie  qui  semble 
méditer  sur  l'inscription  que  déroule  une  banderole  :  Tota  piilchra  es,  arnica  mea, 
et  macula  non  est  in  te. 

Tel  est  ce  beau  poème.  OEuvre  unique  en  son  genre,  et  à  laquelle  le 
xm"  siècle  lui-même  n'a  rien  à  opposer.  Tout  est  charmant  dans  ce  vitrail  de 
Rouen,  la  pureté  du  dessin,  la  vivacité  des  couleurs  — frais  bouquet  de  fleurs  des 
champs,  coquelicot,  bluet,  bouton  d'or,  trèfle  incarnat  —  et  jusqu'à  ces  jolis 
fonds  d'azur  pâle,  où  des  cathédrales  baignent  dans  le  bleu  de  l'air.  L'artiste, 
assurément,  avait  vu  quelques  gravures  italiennes  :  ses  Vertus  sont  apparentées 
aux  nymphes  dansantes  de  Mantegna  ;  ses  chars  triomphaux  rappellent  ceux  des 
estampes  de    Baccio   Baldini.   Il   n'en   reste  pas    moins  parfaitement   original. 

A-t-il  également  imaginé  le  sujet?  C'est  ce  qu'il  est  plus  difficile  de  dire. 
J  ai  cru  d  abord  que  quelque  «  chant  royal  »,  couronné  au  puy  de  Rouen,  lui 
avait  fourni  son  canevas.  Mais  je  n'ai  rien  trouvé  de  pareil  dans  la  collection 
des  vers  pieux  que  les  poètes  normands  du  xvi"  siècle  composèrent  en  l'hon- 
neur de  la  Vierge'.  Ces  petits  poèmes  sont  généralement  aussi  compliqués  que 
le  vitrail  de  Saint-Vincent  est  simple  ;  le  mauvais  goût,  les  enfantillages  y  abon- 
dent. Faut-il  rappeler  que  Jésus-Christ  s'y  montre  une  fois  sous  les  espèces 
d'un  apothicaire  rédigeant  une  ordonnance  pour  Adain  et  Eve,  atteints  de  la 
fièvre  quarte'.^  —  Les  chants  royaux  des  poètes  d'Amiens  ne  sont  ni  plus 
simples,  ni  plus  raisonnables.  Les  artistes  qui  étaient  obligés  d  illustrer  ces 
rébus  avaient  une  tâche  ingrate  \  Il  n'était  pas  facile  de  faire  entendre  que  la 
Vierge  est  une  balance  de  justice  ou  un  palmier. 

1  J'ai  parcouru  les  manuscrits  de  la  bibliothèque  de  Rouen  et  cou\  de  la  Bibliothèque  nationale.  Il  faut  signaler 
particulièrement  le  manuscrit  français  i537  à  la  Bibliothèque  nationale.  Un  seul  passage  rappelle  un  peu  le  vitrail 
des  Chars.  Ce  sont  des  vers  très  vagues  qui  se  rapportent  à  un  triomphe,  B.  N.  franc.  879,  ("  2  v".  Comme  on 
comprend  bien,  quand  on  a  étudié  ces  manuscrits,  le  mépris  de  du  Rellay  pour  «  les  chants  royaux  et  antres 
épiceries  »! 

2  B.   N.  franc.  1^5.   Livre  écrit  pour  Lo>ùse  de  Savoie  de  i5i7  à  i5i8. 

'  Le  manuscrit  français  i45  est  décoré  de  miniatures.  On  conserve,  d'autre  part,  au  musée  d'Amiens,  quelques 
tableaux  qui  sont  des  illustrations  de   chants  rovaux. 


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^1    ï  i-.ttl. — 


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l'"ig.  1^8.  —  Le  Triomphe   d'Adam,  le   Triomphe  du  Péché. 

Le  Triomphe  de  la  Vierge. 

Vitrail  dit  u  des  Chars  »  à    SainI- Vincent   de  Rouen. 


3io  L'ART    RELIGIEUX 

Notre  artiste  ne  doit  rien  aux  poètes  de  son  temps.  Son  œuvre,  par  sa  sim- 
plicité et  sa  noblesse,  est  très  supérieure  aux  chants  royaux  de  Rouen  ou 
d'Amiens.  La  symbolique  du  moyen  âge  y  apparaît  rajeunie  par  lesprit  de  la 
Renaissance.  Il  est  probable  qu'un  chanoine  humaniste  lui  aura  proposé  un 
canevas. 

Le  vitrail  de  Saint- Vincent  excita  à  Rouen  une  vive  admiration,  car  l'église 
Saint-Nicolas  voulut  en  avoir  un  pareil.  L'église  Saint-Nicolas  de  Rouen  a  été 
détruite,  mais  heureusement  un  artiste  du  xvni''  siècle  a  eu  l'idée  de  dessiner  ses 
verrières.  Ses  croquis  se  sont  conservés'  :  l'un  d'eux  représente  le  Triomphe  de 
la  Vierge.  Si  sommaire  que  soit  le  dessin,  il  n'est  pas  difficile  de  reconnaître 
presque  tous  les  détails  que  nous  avons  signalés  dans  le  vitrail  de  Saint-Vincent. 
C'était,  semble-t-il,  une  copie  pure  et  simple,  qui  était  peut-être  l'œuvre  du 
même  artiste. 

Ce  ne  fut  pas  tout.  Un  bourgeois  de  Rouen  fit  scidpter  sur  la  façade  de  sa 
maison  le  même  sujet  symbolique.  En  i8/ii,  on  voyait  encore  distinctement  le 
Serpent  porté  en  triomphe  sur  un  char  que  précédaient  Adam  et  Eve  captifs, 
et  que  suivaient  les  Vices  montés  sur  des  animaux .  Un  autre  bas-relief  nmtilé 
laissait  deviner  le  Triomphe  de  la  Vierge  ^ 

Il  y  eut  sans  doute  d'autres  œuvres  du  même  genre,  que  le  temps  n'a  pas 
respectées.  Celles  qui  subsistent  suffisent  à  prouver  que  le  thème  italien  des 
triomphes  a  été  bien  accueilli  par  nos  artistes  et  souvent  renouvelé  par  leur 
talent. 

En  somme,  il  faut  le  reconnaître,  c'est  l'Italie  qui,  à  la  fin  du  xv*"  siècle,  a 
enrichi  notre  vieux  symbolisme.  La  France  et  les  pays  du  Nord  restaient  fidèles 
à  renseignement  de  la  Bible  des  Pauvres  et  du  Speciilnm  humanœ  Salvatiotiis.  Les 
œuvres  nouvelles  étaient  des  copies  souvent  machinales  des  anciennes.  Le  génie 
qui  avait  présidé  aux  merveilleuses  combinaisons  symboliques  du  xni''  siècle 
semblait  épuisé.  C'est  alors  que  les  Italiens,  dans  leur  effort  pour  annexer  l'an- 
tiquité au  christianisme,  imaginèrent  des  thèmes  nouveaux.  Ce  sont  eux  qui 
firent  entrer  les  Sibylles,  c'est-à-dire  la  sagesse  païenne,  dans  1  art  chrétien;  ce 
sont  eux  qui  conçurent  l'histoire  du  christianisme  comme  la  pompe  triom- 
phale d'un  empereur  romain. 

*  Archives  de  Rouen,  G.  'jisi.   Le  manuscrit  est  de  1730. 

2  A  oir  E.    Deiaqucrière,  Descrifilion  Iiistoiique  des  maisons   de  Rouen,   Rouen,   i84i,  t.  IL  p-    iS".  Celte    maison 
se   trouvait  i3,  rue  de  l'Ecureuil. 


L'ANCIEN    ETJ  LENOUVEAU    SYMBOLISME  3ii 

Nos  artistes  acceptèrent  ces  symboles,  mais  ils  n'imitèrent  pas  servilement 
leurs  modèles.  Us  surent,  nous  l'avons  vu,  transformer,  combiner,  ordonner*; 
de  sorte  qu  on  peut  dire  que  ce  symbolisme  nouveau  (dernier  effort  de  l'art 
chrétien)  est  né  de  la  collaboration  de  la  France  et  de  l'Italie. 

'  Cela  est  très  sensible  quand  on    compare  les  Sibvlles  françaises  aux  Sibylles  italiennes. 


DEUXIEME   PARTIE 

LART   DIDACTIQUE 


MA  LE.    T.     II.  4o 


CHAPITRE    1 


L'ART    ET    LA    DESTINÉE    HUMAINE 


l.-LA   VIE    HUMAINE.    LE    VICE    ET    LA    VERTU 

I.  L'art  de  la  fin  du  moyen  âge  et  les  découveutes  scientifiques.  L'art  demeure  attaché 

A    LA     VIEILLE     CONCEPTION    DU     MONDE.      L'aRT     ET    l'aSTROLOGIE.     L'iNFLUENCE    DES     PLANÈTES.     

II.  Les  mois  de  l'année  et   les  ages  de  la  vie.  —   III.    L'enseignement  moral.   Importance 

CROISSANTE    DU    LIVRE.    IV.    LeS   IMAGES   DES   VERTUS   AU    XIV"   SIÈCLE.    LeS   VERTUS   AU   XV'    SIÈCLE 

Bizarrerie  de  leurs  attributs.  Les  vertus  italiennes  différentes  des  vertus  françaises.  Les 

VERTUS   italiennes   ADOPTÉES    PETIT   A    PETIT   PAR   LES   ARTISTES   FRANÇAIS.    V.    LeS    VICES   PERSON- 
NIFIÉS.   Les   VICES   MIS    en    rapport    avec   des   animaux.    Les    vices    sous    la    figure    d'hommes 

CÉLÈBRES.     YI.     La   BATAILLE    DES    VICES    ET    DES   VERTUS.     La    TRADITION    FRANÇAISE.     La    TRADI- 
TION   ALLEMANDE.    VII.    LeS     TAPISSERIES     ALLÉGORIQUES     DE     MaDRID.      InFLUENCE    DES     GRANDS 

RHÉTORIQUEURS.   — -  VIII.  CONCLUSION, 

Jusqu  à  la  fin  du  moyen  âge,  nous  venons  de  le  voir,  l'Eglise  n'a  pas 
cessé  de  donner  à  l'homme,  par  l'entremise  de  l'art,  un  enseignement  dogma- 
tique. Continua-t-elle  à  lui  donner  par  les  vitraux,  les  fresques  et  les  statues, 
un  enseignement  moral?  Eut-elle,  au  xv  siècle,  cette  sollicitude  à  instruire  le 
chrétien  de  ses  devoirs  qu'elle  montra    au  xin"? 

On  sait  quelle  place  occupent  dans  nos  cathédrales  les  images  des  Vices  et 
des  Vertus.  On  va  voir  que  l'art  de  la  fin  du  moyen  âge  ne  fut  pas  moins 
prodigue  d'avertissements  et  de  conseils.  Mais,  un  curieux  phénomène  se 
produit:  la  gravure,  le  livre  xylographique,  le  livre  illustré,  répandent  parmi 
les  fidèles  lenseignement  moral  que  donnait  jadis  la  cathédrale.  Il  faut  répéter 
ici  la  parole  divinatrice  de  Victor  Hugo  :  «  Le  soleil  gothique  se  couche  derrière 
la  gigantesque  presse  de  Mayence.    »  Dans  les   marges  des    Heures  de  Simon 


3i6  L'ART    RELIGIEUX 

Vostre  se  déroulent  les  sujets  que  l'on  déchifFrait  autrefois  au  porche  de  l'église. 
Le  fragile  petit  livre  qui  s'imprime  en  un  jour  va  bientôt  remplacer  le  grand 
livre  de  pierre  qui  s'écrivait  en  un  siècle.  Pourtant  l'art  monumental  n'abdi- 
quera pas  tout  de  suite  ;  longtemps  encore,  et  jusqu'au  milieu  du  xvi"  siècle,  les 
vitraux  et  les  bas-reliefs  enseigneront  à  l'homme  ses  devoirs  et  lui  expliqueront 
sa  destinée. 

Mais  le  livre  illustré  sera  souvent  plus  expressif,  plus  éloquent.  C'est  pour- 
quoi il  nous  arrivera  plus  d'une  fois,  quand  l'église  sera  muette,  de  faire  parler 
le  livre. 


I 


L'art  de  la  fin  du  moyen  âge  enseigne  d'abord  à  l'homme  quelle  est  sa 
place  dans  le  monde.  On  connaît  la  fresque  du  Campo  Santo  de  Pise  :  Dieu  porte 
l'univers  entre  ses  bras;  la  terre  est  au  centre,  et  les  sept  planètes  décrivent 
leurs  cercles  autour  de  leur  reine  immobile  ;  le  soleil  se  tient  à  son  rang, 
comme  un  modeste  vassal  ;  au  delà  des  orbes  des  planètes  commence  le  monde 
invisible  et  la  hiérarchie  des  anges. 

Imagiria-t-on  jamais  rien  de  plus  rassurant?  Comme  le  sol  était  solide  sous 
les  pieds  de  ces  vieilles  générations! 

Cette  charmante  explication  de  l'énigme  du  monde,  on  la  retrouve  chez 
nous.  Des  livres  publiés  à  la  fin  du  xv°  siècle,  comme  \e  Calendrier  des  Bergers, 
—  petite  encyclopédie  de  la  science  et  de  la  morale  '  —  nous  montrent  une 
figure  semblable  ^  Dans  les  dernières  éditions,  qu'on  imprima  presque  jusqu'à 
la  fin  du  xvi°  siècle,  on  la  retrouve  encore. 

Pourtant,  en  i/igi ,  quand  parut  la  première  édition  du  Calendrier  des  Bergers, 
un  homme  était  né  qui  allait  porter  la  main  sur  les  rouages  de  cette  antique 
machine,  ingénieuse  et  naïve  comme  1  horloge  de  la  cathédrale  de  Strasbourg. 
Dès  1607,  Copernic  avait  déjà  aperçu  le  vrai  système  du  monde.  C'est  en  ibliS 
que  parut  le  livre  qui  dépossédait  la  terre  de  son  antique  royauté.  Si  par  hasard 

'  Dès  1496  (édition  de  Guyot  Marchant)  le  Calendrier  des  Bergers,  qui  était  vm  traité  d'astronomie  et  d'hygiène, 
se  complète  par  un  traité  de  morale.  On  y  voit  l'arbre  des  vices  et  des  vertus,  les  peines  de  l'enfer,  le  pater,  l'ave, 
le  credo,  les  commandements  de  l'Eglise.  C'est  bien  le  type  de  ces  livres  populaires  qui  enseignent  ce  qu  en- 
seignait jadis  la  cathéfiralc. 

2  II  n'y  manque  que  la  ligure  de  Dieu. 


LA    VIE    HUMAINE.    LE    VICE    ET    LA  IVERTU 


3i7 


les  imprimeurs  et  les  artistes  entendirent  parler  de  ces  idées  nouvelles,  ils  en 
furent  peu  troublés.  En  i56o,  ils  rééditent  sans  y  rien  changer  le  vieux  Calen- 
drier des  Bergers.  La  gravure  nous  montre  encore  un  berger  perdu  dans  la 
contemplation  des  cercles  que  le  soleil,  la  lune  et  les  planètes  décrivent  autour 
de  la  terre  (fig.  ihcf).  Et  le  bon  rustre  est  tellement  ravi  d'être  si  saA^ant  qu'il  en 
oublie  son  troupeau  :  il  ne  s'aperçoit  pas  qu'un  loup  vient  de  lui  enlever  un 
mouton,  pendant  qu'il  a  les  yeux  dans  les 
étoiles. 

L'art  du  moyen  âge  reste  donc  fidèle 
jusqu'au  bout  à  la  vieille  conception  de 
l'univers;  rien  ne  trouble  sa  sérénité. 
En  i/i92,  Christophe  Colomb  découvre 
des  terres  nouvelles,  et  on  ne  tarde  pas 
à  s'apercevoir  que  ce  qu'il  a  trouvé,  ce 
n'est  rien  moins  qu'une  moitié  du 
monde.  Les  artistes  vont-ils  s'en  émouvoir? 
En  aucune  façon.  En  plein  xvr  siècle, 
ils  continuent  à  représenter  Dieu  le  Père 
portant  dans  ses  mains  un  globe  divisé  en 
trois  parties  par  des  zones  d'or.  Ce  sont 
les  trois  parties  du  monde  :  l'Europe, 
l'Asie,  l'Afrique.  Pourquoi  rien  changer  à 
la  vieille  figure  de  la  terre?  Est-on  bien  sûr 

que  cette  quatrième  partie  du  monde  soit  dans  les  desseins  de  Dieu  ?  H  y  a 
trois  parties  du  monde  comme  il  y  a  trois  mages,  et  justement  l'un  de  ces 
mages  est  un  nègre  parce  qu'il  symbolise  l'Afrique'. 

Telle  fut  la  puissance  de  la  tradition  dans  lart  chrétien".  En  i56o,  il 
enseigne,  avec  la  même  sérénité  qu'au  temps  de  saint  Louis,  les  anciennes 
vérités  qui  depuis  longtemps  sont  devenues  des  erreurs. 

Si  la  vraie  science  n'entra  pas  dans  l'art  religieux  de  la  lin  du  moyen  âge,  la 
fausse  ,  en  revanche,  y  fut  reçue  avec  complaisance.  Les  rêveries  astrologiques, 

'  C'est  surtout  au  xyi*^  siècle  que  l'on  représente  un  des  rois  mages  sous  la  figure  d'un  nègre. 

-  On  a  dit  que  les  premières  découvertes  des  navigateurs  avaient  mis  à  la  mode  les  figures  d'«  hommes  sauvages  », 
si  fréquentes  dans  l'art  héraldique.  J'ai  peine  à  le  croire.  L'homme  sauvage,  comme  l'a  si  bien  montré  Mannhardt 
dans  son  beau  livre,  BaumkiiUns,  est  un  personnage  de  contes  populaires.  C'est  un  génie  des  bois,  un  esprit 
de  la  végétation. 


Fig.   i^g.  —  Berger  contemplant  les  étoiles. 
Gravure  du  Calendrier  des  Bergers. 


3i8  L'ART    RELIGIEUX 

qui  n  avaient  eu  aucun  accès  dans  notre  grand  art  du  xur  siècle,  furent 
accueillies,  au  xxi",  jusque  dans  l'église. 

L'antique  croyance  que  les  planètes  gouvernent  les  destinées  humaines 
n'avait  jamais  disparu  Les  Pères  n'avaient  pas  été  unanimes  à  la  condamner. 
L  Église  du  moyen  âge,  sans  se  montrer  favorable  aux  recherches  astrologiques, 
ne  parait  pas  avoir  inquiété  les  astrologues'.  Mais  au  xv''  siècle,  il  y  eut  une 
véritable  résurrection  de  l'astrologie  '  ;  elle  reparut  en  même  temps  que  la 
philosophie  antique  qui  la  justifiait.  S'il  est  vrai,  disait-on,  que  tout  se  tient 
dans  le  monde,  que  tout  conspire,  qu'une  sympathie  active  unisse  toutes  les 
parties  de  l'univers,  comment  douter  que  l'homme  ne  soit  lié  par  des  fils  invi- 
sibles aux  planètes  les  plus  lointaines P  L'influence  du  soleil  ne  peut  se  nier; 
celle  de  Mars,  de  Vénus,  de  Saturne,  pour  être  moins  sensible,  n'en  est  pas 
moins  réelle.  L'homme,  façonné  par  ces  influences  qui  viennent  de  toutes  les 
parties  du  monde,  est  un  monde  en  petit.  C'est  pourquoi  chacune  des  parties 
de  son  corps,  chacune  des  facultés  de  son  âme,  est  en  rapport  avec  un  des  états 
du  ciel. 

Il  fut  admis,  par  exemple,  que  Mars  agissait  sur  le  foie,  Saturne  sur  le 
poumon,  le  Soleil  sur  l'estomac.  Chacun  des  quatre  tempéraments,  colérique, 
flegmatique,  mélancolique,  sanguin,  fut  également  mis  en  rapport  avec  une 
planète.  On  crut  que,  quand  la  Lune  était  réunie  au  signe  du  Lion  et  au  signe 
du  Sagittaire,  il  était  bon  de  saigner  le  colérique. 

Ces  rêveries  apparaissent,  à  la  fin  du  x\"  siècle,  comme  des  vérités 
démontrées.  Où  les  rencontre-t-on? —  A  la  première  page  des  livres  d'Heures^ 
Une  figure  naïve  représente  le  corps  humain;  les  planètes  l'entourent;  de  longs 
traits  partent  de  Mars,  de  Saturne,  du  Soleil,  et  vont  atteindre  le  foie,  le 
poumon,  l'estomac.  Aux  quatre  coins  se  rangent  les  quatre  tempéraments  que 
symbolisent  quatre  figures  d'hommes  accompagnés  d'animaux  \  Des  inscriptions 
indiquent  sous  quelles  conjonctions  sidérales  il  convient  de  saigner  le  colérique, 
le  flegmatique,  le  mélancolique,  le  sanguin. 

'  Voir  Bouché-Leclercq,  l'Aslrolorjie  greajiie,  1899,  P-  ^^'-i- 

-  Quand  on  parcourt  un  catalogue  d'incunables  on  est  frappé  du  nombre  d'ouvrages,  consacrés  à  l'astrologie. 

•*  Surtout  dgns  les  Heures  de  Pigouchet.    On  les  trouve  aussi  dans  le  Calendrier  des  Bercjers  (fig.   i5o). 

■^  Le  colérique  a  près  de  lui  un  lion,  parce  qu'  «  il  est  de  la  nature  du  feu  et  de  la  nature  du  lion  »;  le  flegmatique 
a  près  de  lui  un  agneau  «  parce  qu'il  est  de  la  nature  de  l'eau  et  de  la  nature  de  l'agneau  »,  le  sanguin,  «  qui  est  de 
la  nature  de  l'air  et  de  la  nature  du  singe  »,  a  près  do  lui  un  singe.  Et  le  mélancolique,  «  qui  est  de  la  nature  du 
pourceau  et  de  la  nature  de  la  terre  »,  a  près  de  lui  un  porc.  On  voit  que  la  doctrine  des  quatre  tempéraments  est 
liée  à  celle  dus  quatre  éléments  et  remonte  jusqu'à  la   vieille  physique  grecque. 


I.A    VIE    llUMAn^E.    LE    \1CE    ET    LA    VERTU 


3i() 


On  a  le  droit  d  être  surpris  de  rencontrer  une  pareille  figure  en  tête  d'un 
livre  d  Heures  :  1  astrologie  y  apparaît  comme  une  vérité  révélée.  Cependant,  en 
y  rélléchissaiit,  on  s'explique  que  ces  conceptions  n'aient  alors  choqué  personne. 
Elles  cadraient  si  bien  avec  les  idées  qu'on  se  faisait  de  lunivers!  Est-il 
possible  d  affirmer  avec  plus  de  naïveté  que  l'homme  est  le  centre  du  monde? 
Ces  planètes,  qui  tournent  autour  de  la  terre,  c'est  pour  l'homme  que  Dieu  les 
a  lancées  dans  leurs  orbites  ; 
elles  sont  là-haut  non  seule- 
ment pour  réjouir  ses  yeux, 
mais  pour  lui  enseigner  les 
règles  de  l'hygiène. 

Ces  idées  se  présentaient 
d'elles-mêmes  à  l'esprit  du 
chrétien  qui  feuilletait  son 
livre  d'Heures,  et  bien  loin 
d'être  un  objet  de  scandale, 
elles  devenaient  tout  naturelle- 
ment un  sujet  d'édification. 
On  s'explique,  en  sonrime,  que 
le  clergé  n'ait  pas  été  choqué 
de  voir  les  planètes  et  leurs 
influences  figui^er  dans  la  décoration  d'une  église.  Ce  motif  se  rencontre  à  l'église 
de  la  Ferté-Bernard  :  les  bas-reliefs  du  xvi"  siècle,  qui  décorent  la  balustrade 
du  collatéral  du  sud,  nous  montrent  les  sept  planètes  personnifiées,  accom- 
pagnées des  quatre  tempéraments  ;  des  inscriptions  ne  laissent  aucun  doute 
sur  le  sens  de  ces  figures'.  Des  livres  d'Heures,  l'astrologie  passa  donc,  au 
xvi"  siècle,  dans  l'art  monumental. 

C'est  là  l'aspect  le  plus  innocent  de  l'astrologie  :  mais  il  en  est  un  autre. 
L  influence  que  les  planètes  exercent  sur  le  cours  de  notre  vie  est  grande,  sans 
doute,  iTiais  cette  influence  quotidienne  n'est  rien  au  prix  de  celle  qu  elles  ont 
exercée  sur  nous  au  moment  précis  de  notre  naissance.  L'homme  qui  naît  est 
une   cire    viei^ge   prête   à   recevoir    toutes  les  empreintes.   La  planète  qui  règne 


Fig.  i5o. 


Les  quatre  tempéraments. 
Oravure  du  Calendrier  des  Bergers  de  Guyot  Marchant. 


'  Les  planètes  personnifiées  décorent  aussi  l'orgue  de  Notrc-Dame-dc-rEpine  près  de  Châlons-sur-lMarne 
{x\i'  siècle).  Mais  ici  il  est  probable  que  les  sept  planètes  ont  été  mises  en  rapport  avec  les  sept  notes  de  la  gamme. 
Les  sept  planètes  donnent  un  concert  céleste,  protopypc  de  toute  musique  humaine. 


320  L'ART    RELIGIEUX 

«ilors  clans  le  ciel  imprime  sur  son  être  un  sceau  indélibile  \  Ce  jour-là,  le 
caractère  de  l'enfant  et  sa  destinée  s'écrivent  en  lui.  A  peine  nés,  nous  voilà 
déjà  bornés  de  toute  part,  et  nous  ne  deviendrons  que  ce  que  nous  sommies. 
Redoutable  fatalisme,  mais  qu'en  somme  l'Eglise  pouvait  accepter.  L'Eglise  a 
toujours  fait  la  part  petite  à  la  liberté  :  à  ses  yeux,  la  liberté  n'est  que  le 
pouvoir  que  nous  avons  d'accueillir  ou  de  repousser  la  grâce.  C'est  par  la  grâce 
seulement  que  nous  échappons  au  mécanisme  universel;  tout  le  reste  est  nature, 
c'est-à-dire  fatalité.  Il  est  tout  à  fait  conforme  à  la  nature  que  notre  tempé- 
rament et  notre  caractère  soient  prédestinés,  et  cela,  au  fond,  importe  peu. 
Tous  les  tempéraments  peuvent  participer  à  la  rédemption.  Saint  Pierre  était 
un  sanguin,  saint  Paul  un  colérique,  saint  Jean  un  mélancolique,  saint  Marc 
un  flegmatique  :  ils  sont  assis  tous  les  quatre  à  la  droite  de  Dieu.  C'est  ce 
que  voulait  dire  Albert  Durer  quand  il  a  représenté  les  quatre  tempéraments 
sous  la  figure  des  quatre  apôtres  ^ 

Les  rêveries  astrologiques  du  xvi"  siècle  n'étaient  donc  pas  beaucoup  plus 
inquiétantes  pour  l'Eglise  que  la  doctrine  moderne  de  l'hérédité.  Un  chrétien 
pouvait  penser  à  son  gré  que  l'astrologie  est  une  vérité  ou  qu'elle  est  une 
erreur;  une  opinion  sur  ce  sujet  était  sans  conséquence. 

Quand  les  papes  firent  peindi'c  au  Vatican  les  planètes  et  leurs  influences,  il  ne 
voulurent  sans  doute  pas  donner  à  l'astrologie  la  valeur  d  un  dogme.  Si  on  les  eût 
interrogés  là-dessus,  ils  eussent  peut-être  répondu  à  peu  près  comme  Pascal:  «  Lors- 
qu'on ne  sait  pas  la  vérité  d'une  chose,  il  est  bon  qu'il  y  ait  une  erreur  commune 
qui  fixe  l'esprit  des  hommes,  comme  par  exemple  la  lune,  à  qui  on  attribue  le 
changement  des  saisons,  le  progrès  des  maladies,  etc.,  car  la  maladie  prin- 
cipale de  l'homme  est  la  curiosité  inquiète  des  choses  qu'il  ne  peut  savoir;  et 
il  ne  lui  est  pas  si  mauvais  d'être  dans  l'erreur  que  dans  cette  curiosité  inutile.  » 

Ces  réflexions  permettent,  je  crois,  de  comprendre  pourquoi,  au  xv"  et  au 
xvi°  siècle,  l'Eglise  n'a  jamais  interdit  aux  artistes  les  sujets  astrologiques.  Ils 
sont  fréquents  en  Italie,  et  c'est  de  là  qu'ils  passèrent  en  France. 

Le  plus  ancien  exemple  de  ce  genre  de  représentations  est  la  curieuse  série 
de  gravures  italiennes,  qu'on  attribue  d'ordinaire  à  Baccio  Baldini.  Chaque 
planète,  personnifiée  par  un  Dieu  du  paganisme,  passe  dans  le  ciel  montée  sur 
un   char   que   traînent    des   animaux   consacrés.  L'aigle   est  attelé    au   char    de 

1  C'est  la  métaphore  consacrée.  Voir  Bouché-Lcclcrcq,  loc.  cit. 
-  Voir  Thausing,  Albert  Durer  (Irad.  franc.),  p.  ^90. 


LA    VIE    HUMAINE.    LE    VICE    ET    LA    VERTU 


821 


Jupiter  et  la  colombe  au  char  de  Vénus'.  Sur  les  roues  des  chars  sont  dessinés 
les  signes  du  zodiaque,  qui  indiquent  les  points  du  ciel  oi^i  la  planète  a  le  plus 
de  force.  Au-dessous  sont  les  hommes  que  la  planète  a  touchés  de  ses  rayons 
au  moment  de  leur  naissance.  Ils  suivent  leur  pente,  et  se  livrent  aux  travaux 
ou  aux  plaisirs,  auxc|uels  l'in- 
flux des  astres  les  prédestinait. 
Voici,  par  exemple  (fig.  i5i), 
sous  la  planète  Mercure,  des 
sculpteurs,  des  orfèvres,  des 
peintres,  qui  décorent  de  guir- 
landes les  murs  d'un  palais 
florentin.  Plus  loin,  un  mathé- 
maticien règle  une  horloge,  un 
musicien  joue  de  l'orgue,  des 
astrologues  spéculent  sur  la 
sphère  céleste.  C'est  que, 
comme  nous  l'apprend  l'ins- 
cription, Mercure  est  la  pla- 
nète qui  donne  le  génie,  qui 
fait  aimer  les  sciences,  spécia- 
lement les  mathématiques,  et 
qui  inspire  le  goût  de  la  divi- 
nation^ . 

Sous  la  planète  Vénus,  ce 
sont  des  couples  enlacés,  des 
danses  et  des  chants.  Du  haut 
du  château  d'Amour, des  dames 
lancent  des  fleurs.  Dans  les  riches  costumes,  les  modes  de  la  France  s'unissent 
à  celles  de  l'Italie  ;  de  galantes  devises  en  français  sont  brodées  sur  les  étoffes. 

'  Au  char  de  la  Lune,  chose  curieuse,  sont  attelées  des  femmes.  On  pensait  que  la  femme  tout  entière  était 
sous  l'influence  de  la  Lune,  qu'elle  était,  par  excellence,  la  lunatique. 

^  Le  reste  de  l'inscription  indique  l'influence  que  Mercure  exerce  sur  la  physionomie  humaine,  sur  les  métaux, 
sur  tel  jour  ou  telle  nuit  de  la  semaine,  sur  telle  heure  du  jour,  etc.  On  trouvera  les  mêmes  idées  exposées,  avec 
beaucoup  plus  de  détails,  dans  n'importe  quel  livre  astrologique  du  xv*"  siècle,  par  exemple  dans  les  Flores  astrolo- 
^jae  d'Albumasar,  Augsbourg,  i488,  ou  dans  le  L/ôer  isagoglcus  d'Alchabitius.  La  doctrine  astrologique  est  encore 
plus  riche  que  les  gravures  italiennes  ne  le  laisseraient  croire.  Chaque  planète  préside  non  seulement  aux  aptitudes 
humaines,   mais  elle  règne   encore  sur   une  partie    du  monde,  sur  un  peuple,  un  animal,  un  métal.  Saturne,  par 

MALE.   • —  T.  II.  4i 


Fig.  i5i.  —  La  planète  Mercure  et  ses  influences. 
Gravure  attribuée  à  Baccio  Baldini. 


322  L'ART    RELIGIEUX 

Vénus  est,  en  efFet,  une  planète  qui  aime  «  les  beaux  vêtements  ornés  d'or  et 
d'argent,  les  chansons,  les  jeux  ».  Cette  science  peut  nous  faire  sourire,  mais  il 
faut  admirer  l'aimable  naïveté  de  l'artiste,  ses  jolies  inventions,  son  réalisme  que 
tempère  la  grâce  florentine.  Ses  planches  eurent  un  vif  succès;  je  les  vois  libre- 
ment imitées  dans  toute  lEurope.  M.  Lippmann  a  déjà  indiqué  quelques-unes 
de  ces  imitations,  mais  il  en  est  de  très  intéressantes,  qu'il  n'a  pas  connues*. 
Par  exemple,  les  gracieuses  figures  de  planètes  qui  ornent  le  plafond  du  Cambio 
de  Pérousc,  et  dont  on  fait  honneur  à  l'invention  du  Pérugin,  sont  empruntées 
sans  presque  un  changement  aux  gravures  florentines.  Il  y  a,  il  est  vrai,  dans 
l'œuvre  du  grand  peintre  plus  de  science,  une  élégance  plus  raffinée.  Parfois, 
on  croirait  voir  la  copie  d'une  intaille  antique  —  et  ce  n'est  pourtant  que  la 
copie    des  gravures  de  Baccio  Baldini. 

Les  fresques  des  appartements  Borgia,  au  Vatican,  révèlent  une  imitation 
beaucoup  plus  libre.  Il  est  évident,  cependant,  que  le  peintre  connaissait  les 
gravures,  car  il  y  a  des  rencontres  qu'on  ne  pourrait  expliquer. 

En  Allemagne,  ce  n'est  pas  seulement  Hans  Sebald  Beham  qui  interprète 
Baccio  Baldini  dans  sa  belle  série  de  gravures  :  les  imprimeurs  font  copier  les 
planètes  des  estampes  italiennes  pour  en  orner  leurs  livres  d'astrologie". 

La  France  connut  aussi  les  gravures  astrologiques  de  Baccio  Baldini. 

Il  y  a,  au  Cabinet  de  Berlm,  une  série  d'estampes  d'un  caractère  rvide  et 
populaire,  qui  sont  une  traduction  souvent  assez  libre  de  l'œuvre  italienne. 
MM.  Schreiber  '  et  Lippmann^  veulent  y  voir  une  œuvre  flamande,  confor- 
mément à  cette  vieille  tradition,  qui  donne  généreusement  aux  Pays-Bas  toutes 
les  gravures  dont  l'origine  est  inconnue.  Pourtant,  certains  détads  de  costumes 
et  d'architecture  pourraient  faire  penser  à  la  France  :  il  se  pourrait  que  M.  Bou- 
chot n'ait    pas  eu    tort    d'attribuer  ces   estampes    à    la   région    artésienne    ou 

exemple,  est  en  rapport  avec  la  dissipation,  la  mort,  le  deuil,  ITnde,  les  Juifs,  les  laboureurs,  les  caves,  les  puits, 
le  plomb,  l'éléphant,  le  chameau,  l'autruche,  le  serpent  noir,  l'oreille  droite,  la  rage,  la  goutte,  la  couleur  noire» 
l'Orient,  le  samedi,  la  première  et  la  quatrième  heure.  Il  n'y  aurait  pas  lieu  de  mentionner  ces  bizarreries  si 
l'art  no  s'en  était  inspiré.  A  la  Ragione  de  Padouc,  qui  fut  décorée  de  fresques  au  xiv'=  siècle,  chaque  planète  est 
accompagnée  des  êtres  ou  des  objets  sur  lesquels  elle  domine.  Le  livre  de  l'astrologue  Pierre  d'Abano,  Principium 
Sapienliœ,  a  servi  de  guide  à  l'artiste.  C'est  ce  qu'a  montré  W.  Burges  (^Annales  archcol,  T.  XVIII),  qui  a 
ramené  à  l'unité  cet  ensemble  si  incohérent  en  apparence. 

*  F.  Lippmann,  les  Sept  planètes,  traduit  par  F.  Courboin,  Société  internat,  de  chalcograpliic,  iSgS. 
^  Je  citerai  les  Flores  Astrologiœ  d'Albumasar,  qui  parurent  à  Augsbourg,  en  i488. 

^  Schreiber,  Manuel,  Atlas,  PI.  CXI. 

*  Lippmann,  loc.  cit. 


LA    VIE    HUMAINE.    LE    VICE    ET    LA    VERTU  323 

picarde,  Quelle  que  soit  l'origine  de  ces  gravures,  il  est  certain  qu'elles  étaient  très 
connues  en  France  à  la  fin  du  xv°  siècle.  C'est  d'elles  —  et  non  pas  des  origi- 
naux de  Baccio  Baldini  —  que  s'inspira  le  dessinateur  qui  illustra  le  Calendrier 
des  Bergers.  On  trouve,  en  effet,  dans  ce  livre  populaire,  qui  est  a  la  fois  un 
almanach  et  un  catéchisme,  tout  un  chapitre  sur  l'influence  des  planètes.  C'est 
la  doctrine  accoutumée.  Quiconque,  par  exemple,  naîtra  sous  le  signe  de  Mer-. 
cure  sera  «de  suhtil  engin,  bon  ouvrier  mécanique,  grand  prêcheur,  philosophe, 
géomètre,  musicien...  »  etc.  La  gravure  représente  un  artiste  qui  peint,  un 
sculpteur  qui  taille  une  statue,  un  savant  qui  regarde  les  étoiles.  Si  l'on  com- 
pare cette  gravure  à  l'estampe  correspondante  du  Cabinet  de  Berlin,  on  recon- 
naîtra sur-le-champ  l'imitation.  Un  détail  suffirait  à  lever  tous  les  doutes  :  les 
planètes,  dans  l'une  et  l'autre  série,  sont  représentées  par  des  divinités  en  pied, 
et  non  plus  par  des  dieux  assis  sur  des  chars. 

La  France  adopta  donc,  comme  le  reste  de  l'Europe,  les  images  astro- 
logicjue,  créées  par  l'Italie'.  Je  ne  les  ai  pas  rencontrées  dans  notre  art  monu- 
mental; mais  je  ne  serais  pas  surpris  qu'on  les  découvrît,  un  jour,  sous  le 
badigeon,  dans  quelque  église.  Elles  n'y  seraient  pas  plus  déplacées  que  dans  les 
salles  du  Vatican. 

Je  puis  au  moins  les  signaler  sur  les  parois  des  stalles  de  la  chapelle  de 
Gaillon,  qui  sont  aujourd'hui  à  Saint-Denis.  Ce  sont  des  dessins  de  marqueterie 
si  bien  dissimulés  dans  les  parties  basses  de  ces  magnifiques  stalles,  que  personne, 
si  je  ne  me  trompe,  ne  les  a  encore  remarqués.  On  voit  les  planètes  person- 
nifiées :  le  Soleil,  Mercure,  etc  ;  et  on  voit,  un  peu  plus  loin,  les  occupations 
ordinaires  des  hommes  qui  sont  nés  sous  l'influence  de  ces  planètes.  Des  artistes 
sont  en  train  de  peindre  et  de  sculpter  dans  leur  atelier  :  ce  sont  ceux  cju'un 
rayon  de  Mercure  a  touchés  à  leur  naissance.  Une  dame  accueille  son  amant, 
pendant  que,  dans  la  rue,  des  musiciens  donnent  une  sérénade  :  telles  sont  les 
fatalités  auxquelles  sont  soumis  ceux  qui  naquirent  sous  l'influence  de  Vénus. 
L'artiste  de  Gaillon,  d'ailleurs,  n'a  rien  inventé;  il  avait  tout  simplement  sous 
les  yeux  le  Calendrier  des  Bergers  qu'il  a  copié  ou  interprété  ^ 

Ces  vieux  rêves,  qui  remontaient  juscju'k  la  Chaldée,  ne  pouvaient  pas  sur- 

'  Etienne  Delaune  a  encore  fait  des  gravures  représentant  les  planètes  qui  sont,  par  certains  traits,  conforoies 
à  la  vieille  tradition.  Estampes  Ed.  4  a.  Rés.  —  Voir  aussi  dans  Bouchot,  les  Deux  cents  Incunables,  le  n"  i85. 

-Nous  montrerons  plus  loin  (Livre  II,  chapitre  iv)  que  l'artiste  de  Gaillon  a  emprunté  également  au  Calendrier 
des  Berrjers  les  images  des  supplices  de  l'enfer  qui  accompagnent  ces  petites  scènes  inspirées  par  l'astrologie. 


324  L'ART   RELIGIEUX 

vivre  longtemps  aux  grandes  découvertes  astronomiques.  Le  jour  où  Copernic 
fit  son  coup  d'Etat,  il  tua  l'astrologie.  Quelle  apparence  que  les  planètes  ver- 
sent leurs  effluves  sur  cette  terre,  qui  n'est  elle-même  qu'une  des  plus  modestes 
d'entre  les  planètes  ?  Désormais  l'homme  qui  lèvera  les  yeux  au  ciel  ne  sera 
plus  effrayé  par  les  malignes  influences  des  astres,  mais  il  sera  épouvanté  par 
leur  morne  indifférence. 


II 


L'art,  heureusement,  ne  s'en  tint  pas  à  ces  vaines  spéculations  ;  il  exprima 
sur  la  vie  humaine  des  idées  plus  vraies,  et  qui  encore  aujourd'hui  peuvent 
nous  émouvoir. 

La  vie  de  l'homme  fut  mise  en  rapport  avec  les  mois  de  l'année  ;  elle  fut 
conçue  comme  un  printemps  et  un  été,  que  suivent,  trop  tôt,  un  automne  et  un 
hiver.  La  comparaison,  certes,  n'est  pas  neuve,  mais  elle  vaut,  ici,  par  la  vérité 
ou  l'ingéniosité  des  détails. 

Les  artistes  s'inspiraient  d'un  poème  du  xiv''  siècle',  qui  fut  rajeuni  et  sin- 
gulièrement affaibli  au  xvi\  Le  vieux  poème  est  une  œuvre  âpre  et  triste  ; 
ces  vers  désabusés  sonnent  parfois  comme  ceux  d'Hésiode. 

Le  poète  assigne  d'abord  des  limites  à  la  vie  humaine.  Suivant  lui,  elle  ne 
saurait  dépasser  soixante-douze  ans.  A  soixante-douze  ans  l'homnae 

S'en  va  gésir  en  l'ombre. 

Cette  courte  vie  a  douze  époques  qui  correspondent  exactement  aux  mois  de  l'an- 
née. Chacune  de  ces  douze  périodes  de  notre  existence  est  composée  de  six  années. 

L'enfant  de  six  ans  ressemble  au  mois  de  janvier,  «  qui  n'a  ni  force  ni 
vertu  )).  A  douze  ans,  il  est  encore  dans  le  demi-jour  du  mois  de  février.  Mais 
à  dix-huit  ans,  il  tressaille  déjà,  comme  la  nature  en  mars,  aux  approches  du 
printemps.  A  vingt-quatre  ans,  il  atteint  l'avril  de  la  vie  :  l'arbre  fleurit  et  le 
jeune  homme  devient  amoureux;  et,  en  même  temps  que  l'amour,  la  noblesse 
et  la  vertu  entrent  dans  son  âme. 

De  même  que  la  nature  s'épanouit  en  mai,  de  même  l'homme  arrive,  à 
trente  ans,  à  son  plein  développement  physique.  C'est  l'âge  «  où  il  tient  bien 

'  B.  N.  franc.  1728,  i'°  271.  Le  manuscrit  est  contemporain  de  Charles  Vet  lui  a  peut-être  appartenu. 


LA    VIE    HUMAINE.    LE    VICE    ET    LA    VERTU  325 

l'épée  au  poing.  »  La  trente-sixième  année  marque  le  solstice  d'été  de  la  vie; 
le  sang  est  chaud,  alors,  comme  le  soleil  en  juin.  A  quarante-deux  ans, 
l'homme  a  acquis  l'expérience:  «  On  ne  l'appelle  plus  valet  »,  mais  sa  jeunesse 
va  s'évanouir.  Il  est  au  mois  de  juillet  qui  ne  donne  plus  de  fleurs.  «  Ainsi 
commence  à  passer  la  beauté  d'une  créature.  »  A  quarante-huit  ans,  nous 
sommes  au  mois  d'août,  c'est-k-dire  à  la  fin  de  la  jeunesse  et  à  la  fin  de  l'été  ; 
c'est  le  temps  des  récoltes,  il  faut  songer  à  amasser.  A  cinquante-quatre  ans, 
on  entre  dans  le  mois  de  septembre  de  la  vie.  Il  faut  se  hâter  «  d'engranger  » 
et  de  vendanger,  car,  à  qui  n'a  rien  alors,  «  le  bien  ne  lui  viendra  jamais  à 
temps  )).  La  soixantième  année  arrive  avec  le  mois  d'octobre.  Cette  fois  c'est  la 
vieillesse  et  déjà  il  faut  penser  à  la  mort.  C'est  alors  qu'il  est  bon  d'être  riche, 
car  celui  qui  sera  pauvre  n'aura  plus  qu'à  pleurer  le  temps  qu'il  a  mal  «  dé- 
pensé )).  A  soixante-six  ans,  nous  touchons  au  sombre  mois  de  novembre; 
tout  autour  de  nous,  la  verdure  sèche  et  meurt.  Pourquoi  s'obstiner  à  vivre  ? 
L'homme  ne  voit-il  pas,  dit  le  poète  en  des  vers  naïvement  atroces,  que  ses 
«  hoirs  ))  désirent  sa  mort!  Ils  la  désirent,  s'il  est  pauvre;  ils  la  désirent  encore 
plus,  s'il  est  riche  : 

Et  s'il  a  grand  planté  d'avoir 
On  le  voudrait  veoir  mourir 
Si  que  on  puist  au  sien  partir  (partager). 

Voici  décembre  : 

En  ce  mois-ci  se  meurt  le  temps. 

L'homme  a  soixante-douze  ans  ;  la  vie  est  aussi  morne  pour  lui  que  le 
paysage  d'hiver.  Il  n'a  plus  qu'à  mourir.  Et  le  vieux  poète,  à  qui  la  vie  a  révélé 
les  uns  après  les  autres  tous  ses  tristes  secrets,  se  prend  maintenant  à  réfléchir. 
Vivre  soixante-douze  ans,  c'est  peu  sans  doute,  mais  ce  serait  beaucoup,  si  nous 
vivions  réellement  pendant  tout  le  temps  qui  nous  est  assigné.  Mais  le  sommeil 
nous  prend  la  moitié  de  notre  existence,  c'est-à-dire  trente-six  ans;  nous 
passons  quinze  années  dans  l'inconscience  de  l'enfance;  les  maladies,  les  prisons* 
nous  enlèvent  cinq  autres  années.  Tout  compte  fait,  ce  n'est  pas  soixante-douze 
ans  que  nous  vivons,  mais  bien  seize...  Voilà  la  vie. 

Tel  est  ce  triste  petit  poème  que  n'éclaire  aucune  lueur  d'espérance  chré- 
tienne, et  dont  chaque  vers  a  ce  goût  d'amertume  que  laisse  la  science  de 
la  vie. 

'  Détail  curieux,   et  qui  témoigne  de  ce  qu'il  y  a  d'incertain  et  de  précaire  dans   la  vie  d'alors. 


326 


L'ART  RELIGIEUX 


C'est  à  la  fin  du  xv"  siècle  qu'un  poète  inconnu,  et  d'ailleurs  médiocre,  con- 
densa ce  texte,  déjà  fort  covirt,  en  douze  quatrains.  Son  œuvre  est  loin  d'avoir 
l'àpre  saveur  de  l'original:  tout  est  adouci,  affadi.  Ce  sont  ces  quatrains  qui  ser- 
virent de  texte  aux  illustrations  des 
artistes. 

On  rencontre  les  douze  époques  de 
la  vie  humaine  en  tête  d'un  certain  nom.- 
bre  de  livres  d'Heures  sortis  des  presses 
de  Thielman  Kerver.  Les  miniaturistes 
connurent  également  ce  thème,  comme 
le  prouvent  les  charmantes  pages  du 
Missel  de  Mirepoix,  qui  appartiennent  à 
la  Société  archéologic[ue  du  Midi  de  la 
France'. 

Toutes  ces  œuvres  se  ressemblent  et 
dérivent  du  même  original. 

En  janvier  (fig.  iSa),  des  enfants 
montent  des  chevaux  de  bois,  crossent 
des  boules,  font  voler  des  oiseaux  captifs, 
tourner  des  moulinets.  Cet  heureux  âge 
n'a  encore  ni  soucis,  m  devoirs. 

En  février,  le  jeune  garçon  est  à 
l'école.  Debout  devant  son  iTiaître,  il 
récite  sa  leçon,  pendant  qu  un  camarade, 
le  haut  de  chausses  rabattu,  reçoit  le 
fouet  :    amusant    tableau  de  nos  vieilles 


^^ee  fij»  pmicte  me  q  %t  (^dme  au  mSî)c 
iioiie  c3pûro»i6  a  "J^amnn  bîoicf  cmmt 
£atct)temof6'^ctUinefom^a6onoe 
J^oi;)  pfue  que  quât  fij)  ans  a^n^  enfant 


Fig.  iSa.  —  Les  âges  de  la  Vie  (Janvier). 
Gravure  des  Heures  de  Thielman  Kerver. 


mœurs  . 

En  mars,  des  adolescents,  qui  veulent 
faire  les  hommes,  chassent  à  l'arc  clans  les  bois. 

En  avril  (fig.  i53),  le  jeune  homme  se  promène  avec  une  jeune  fille  à  la 
lisière  des  forêts  qui  reverdissent.  C'est  le  commencement  de  cette  saison  de 
l'amour  qui  dure  encore  en  mai,  car  on  les  voit  tous  les  deux  le  mois   suivant, 


'  Au  Musée  Saint-Raymond  à  Toulouse. 

■•'  C'est  toujours  de  cette  façon  qu'on  représente  l'école.  Vitrail  de  Gisors. 


LA    VIE    HUMAINE.    LE    VICE    ET    LA    VERTU 


327 


montés  sur  le  même  cheval    et  s'en  allant   sans  doute  danser  à  quelque  fête  de 
village . 

Mais,  en  juin,  finit  l'idylle.  Le  jeune  homme  se  marie.  Avec  celle-là  ?  avec 
une  autre?  —  On   ne    sait.    Il    se   marie 
jjarce  qu  il  a  trente-six  ans,  et  que 

En  Ici  temps  doit-il  femme  quérir 

Si,  luy  vivant,  veut  pourvoir  ses  enfants. 

En  juillet,  il  a  fondé  sa  famille  :  sa 
femme,  ses  enfants  lentourent;  et  en 
août,  il  a  solidement  assis  sa  fortune,  car 
il  paie  les  moissonneurs  qui  viennent  de 
couper  ses  blés. 

En  septembre,  voici  un  pauvre  hère 
qui  n'inspire  confiance  ni  aux  hommes, 
ni  aux  chiens,  Ce  ne  saurait  été  notre 
héros,  qui,  par  sa  sagesse,  a  vaincu  la 
fortune,  mais  c'est  l'imprudent  qui  n'a 
jamais  pensé  au  lendemain.  A  cinquante- 
quatre  ans,  il  abandonne  sa  grange  vide, 
et  s'en  va  mendier  \  D  ailleurs,  nouTs 
retrouvons,  en  octobre,  l'homme  sage, 
le  triomphateur.  Il  a  soixante  ans,  il  est 
vieux,  mais  il  est  riche.  Il  est  dans  sa 
maison,  il  est  assis  à  sa  table,  sa  femme 
et  ses  enfants  l'entourent. 

En  novembre,  il  faut  décliner.  Le 
vieillard,  en  robe  de  chambre,  est  assis 
dans  sa  chaise  ;  on  a  iTiandé  le  mé- 
decin   qui    étudie    l'urine    de    son  malade    à    travers    une    fiole   transparente. 

En  décembre,  il  n'y   a  plus  d'espoir.  Le  mourant,  couché  dans  son  lit,  tient 

'   C'est  la  traduction  pittoresque  de  ce  cjuatrain  : 

Avoir  grands  biens  ne  faut  c|ue  l'homme  cuide, 

S'il  ne  les  ha    à  cinquante  quatre  ans,  .^ 

Non  plus  que  s'il  a  sa  grange  vuide. 

En  septembre,  plus  de  l'an  n'aura  rien. 
On  reconnaît  toujours,  derrière  ces  médiocres  vers,  l'originardu  xiv^  siècle. 


â)ont  figure;  par  2(iinf(jracîcuç 

l£t  fou6^  ccft  oaçccft  gaj>  (î  tof)>  (Bommc 

pCaifât  au$)  Î)âc6  courtoj?6  ctamomm^, 


.Fig.  i53.  —  Les  âges  de  la  \  ie  (Avril). 
Gravure  des  Heures  de  Thielman  Iverver, 


3a8  L'ART    RELIGIEUX 

un  cierge,  des  femmes  joignent  les  mains,  et  l'on  récite  sans  doute  la  prière  des 
agonisants. 

On  voit  que  l'artiste  a  imaginé  tout  un  petit  poème  parallèle  à  l'autre  :  sa 
part  d'invention  est  grande.  Il  est  évident  qu  il  n'avait  pas  d'amertume  dans 
l'âme;  son  œuvre  ne  donne  pas  la  même  impression  que  les  quatrains  qui 
l'accompagnent,  encore  moins  que  le  poème  du  xiv"  siècle.  La  vie,  avec  une  hon- 
nête fortune  acquise  par  la  sagesse,  lui  semble  fort  acceptable;  elle  n'a  k  ses 
yeux  qu'un  défaut  c'est  d'être  courte.  Ces  aimables  dessins  n'attristent  pas; 
ils  ne  nous  donnent  pas  cette  sombre  impression,  qu'à  partir  de  notre  qua- 
rante-deuxième année,  notre   vie  devient  un  voyage  d'hiver. 


III 


Une  pareille  conception  de  la  vie  est  purement  païenne.  Il  semblerait,  à 
entendre  nos  artistes,  que  l'homme  n'ait  pas  d'autre  devoir  que  de  s'enrichir. 
Pourtant  l'Eglise  ne  cessa  pas  un  instant  d'enseigner  que  bien  des  choses  doi- 
vent être  mises  au-dessus  de  la  sagesse  pratique  et  de  la  fortune. 

Mais  au  xv°  siècle,  avouons-le,  cette  prédication  se  lit  beaucoup  moins  par 
l'œuvre  d'art  que  par  le  livre.  Les  figures  des  Vertus  sont  rares;  au  contraire, 
les  livres  consacrés  au  devoirs  du  chrétien  surabondent. 

Quand  on  étudie  avec  méthode  les  livres  publiés  par  nos  premiers  impri- 
meurs, on  est  étonné  du  grand  nombre  de  traités  moraux  qu'ils  ont  édités. 
Ce  ne  sont  que  Miroirs  de  l'âme  pécheresse.  Destruction  des  vices,  Fleurs  de  la 
somme  évangélique,  Jardins  de  dévotion, .  Poèmes  sur  les  quatre  vertus.  Remèdes  con- 
venables pour  bien  vivre.  Examens  de  conscience,  Doctrines  pour  les  simples  gens.  Art 
de  gouverner  le  corps  et  l'âme. 

Et  il  ne  faut  pas  croire  que  ces  livres  s'adressent  seulement  à  des  clercs  et  à 
des  moines.  De  tels  livres  existent  aussi.  C'est,  par  exemple,  la  Montagne  de  con- 
templation, attribuée  à  Gerson.  Une  belle  miniature  en  fait  merveilleusement 
bien  comprendre  l'esprit  '  :  du  milieu  d'une  sombre  mer  s'élève  une  montagne 
que  gravissent  des  solitaires;  une  femme,  qui  est  sans  doute  la  Foi,  les  guide 
et  les  encourage,  et,  quand  ils  sont  au  sommet,  ils  voient   Dieu  face  k    face. 

'  B.  N.  franc.  990,  f°  2,  commencement  du  xv"  siècle. 


LA    ^IE    HUMAINE.    LE    V[CE    ET    LA    VERTU  Sag 

Cependant  le  reste  de  l'iiumanité,  eniljarqué  sur  des  nefs,  est  secoué  par  cette 
grande  mer  qui  n'a  point  de  ports. 

Il  est  évident  qu'un  pareil  livre  ne  s'adresse  qu'au  petit  nombre  ;  cette  haute 
vertu  est  le  privilège  d'une  élite.  Au  contraire,  les  honnêtes  et  solides  traités 
que  nous  avons  énumérés  plus  haut  parlent  à  tous.  Il  faut  en  avoir  lu  quel- 
ques-uns pour  se  faire  une  idée  de  tout  ce  que  nos  ancêtres  leur  doivent  sans 
doute  do  délicatesse  morale.  Ces  livres  ne  condamnent  pas  seulement  la  faute, 
mais  jusqu'à  la  pensée  de  la  faute;  les  moindres  démarches  de  l'imagination  y 
sont  surveillées.  Ce  n'est  pas  dans  telle  ou  telle  circonstance  donnée  que  s'exerce 
la  vertu,  mais  à  tous  les  instants;  ou  plutôt,  la  vertu  apparaît  comme  une 
forme  de  la  Aagilance.  Il  senible  qu  on  voie  naître  un  des  sentiments  les  ]:)lus 
délicats  de  lame  :  le  scrupule.  Si  l'on  veut  savoir  d'où  viennent  les  mille 
nuances  de  la  conscience  moderne,  il  faut  remonter  jusqu'à  ces  vieux  livres.  Ils 
nous  ont  formés. 

Chose  curieuse,  ces  livres  qui  pénètrent  jusqu  au  fond  de  l'âme,  qui  jugent 
les  secrètes  intentions,  ne  dédaignent  pas  de  descendre  jusqu  aux  plus  petits 
détads  de  la  vie  pratique.  Dans  les  Régies  d^.  bien  vivre\  l'auteur  donne  aux 
femmes  des  conseils  sur  leur  toilette.  Il  arrive  que  ces  traités  de  morale  devien- 
nent des  traités  de  savoir-vivre  :  chaque  vice  étant  étudié  dans  ses  moindres 
nuances,  la  morale  finit  par  s'étendre  jusqu'à  la  politesse.  Parmi  les  effets  de 
la  gourmandise,  le  moraliste  note  l'inconvenance  qu  il  y  a  à  boire  quand  on  a 
encore  «  le  morceau  dans  la  bouche  »,  ou  à  répandre,  par  excès  d  avidité,  delà 
sauce  sur  sa  poitrine  ^ 

Certes,  notre  société  du  xv"  siècle  est  encore  bien  grossière.  Les  hommes 
d  alors,  tels  que  nous  les  montrent  les  miniatures  et  les  gravures  sur  bois,  ont 
quelque  chose  d'étriqué,  de  mesquin;  leur  luxe  même  est  dépourvu  de 
noblesse.  Et  pourtant  ces  pauvres  générations  aux  traits  tirés,  à  la  mine  ché- 
tive,  méritent  l'estime.  Elles  furent  tourmentées  par  le  désir  du  mieux;  lame 
entreprit  alors  son  rude  travail  sur  elle-même. 

Les  traités  moraux  dont  nous  venons  de  parler  s'adressent  à  toutes  les 
classes.  Les  pauvres  n'y  sont  pas  oubliés;  la  pauvreté  y  est  même  célébrée 
comme  un  état  particulièrement  agréable  à  Dieu.  La  pauvreté  prépare  à  toutes 
les  A'^ertus;   elle  est   déjà   une    vertu.  Un   miniaturiste  du  xv*"   siècle  a  exprimé 


1  Imprimé  par  Yt'rard,  sous  le  nom  de  Gcrson. 
^  Voir  B.  N.  franc.   lof)!,  f°  66  (W''  sièclcV 


42 


33o 


L'ART    RELIGIEUX 


celte  idée  avec  une  force  singulière  (fig.  i5/i)\  Dans  un  humble  paysage  de 
France,  près  d'une  chaumière,  on  voit  un  paysan  et  sa  femme;  ils  sont  vêtus  de 
haillons,  et  la  femme  allaite  un  enfant  qui  pend  à  sa  mamelle.  Un  mendiant 
demi-nu,  et  encore  plus  pauvre  qu'eux,  les  accom.pagne. 

Mais  tous,  ils  ont  les  yeux  au  ciel; et  un  dominicain,  au  manteau  troué,  qui 

comme  eux  a  épousé  la  pau- 
vreté, leur  montre  dans  les 
nuées  la  face. de  Dieu  le  Père. 
—  Une  autre  page  est  consa- 
crée au  riche".  Il  est  assis  sur 
un  trône,  comme  un  roi,  les 
hommes  se  prosternent  devant 
lui,  et  les  richesses  affluent  à 
ses  jneds  ;  mais  on  ne  voit  pas 
le  ciel  au  dessus  de  sa  tète. 

C'est  ainsi  que  le  xv"  siècle 
comprend  l'éminente  dignité 
des  pauvres.  Ils  soulfrent, 
mais  sous  le  regard  de  Dieu. 
Ainsi  s'expliquent  la  douceur 
et  la  longue  patience  de  nos 
vieilles  races. 

L  Église,  qui  offrait  à  la 
multitude  des  fidèles  tant  de 
traités  de  morale,  eût  donc  pu 
se  dispenser  de  faire  représenter  par  ses  artistes  les  images  des  \ices  et  des 
Vertus.  Elle  n'en  fit  rien  pourtant:  jusqu'à  la  fin  du  moyen  âge.  elle  resta 
fidèle  à  ses  vieilles  traditions.  Nous  retrouverons  donc,  dans  le  sanctuaire,  les 
figures  des  Vices  et  des  Vertus  personnifiés;  mais  leur  aspect  est  si  imprévu  ,  si 
différent  de  ce  que  le  xm°  siècle  nous  a  montré,  qu'il  devient  nécessaire  d'écrire 
sur  ce  sujet  un  nouveau  chapitre. 


Fig.   ij'i.  —  Les  Pauvres. 
Biljl.   nalion.  hts.  franc.   (|0o8. 


1  B.  N.  franc.  9608,  f»  11  v". 

-  F"  20. 

•*  Ali    moins  au  xx"  siècle. 


LA    ME    HUMAINE.    LE    VICE    ET    LA    VERTU  33i 


IV 

On  se  souvient  des  figures  de  Vertus  qui  décorent  nos  cathédrales  du 
xui"  siècle  :  assises  sur  des  trônes,  elles  n  ont  pas  d'autre  attribut  qu'un  bou- 
clier décoré  d'un  emblème.  Rien  de  plus  simple  et  de  plus  noble.  Ces  belles 
images,  toujours  comprises  sans  doute,  continuèrent  leur  prédication  muette 
pendant  le  xiV  siècle  '  ;  elles  suffirent  longtemps. 

C'est  au  temps  de  Charles  V  que  les  artistes  semblent  essayer,  pour  la  pre- 
mière fois,  de  faire  quelque  chose  de  nouveau.  J  ai  rencontré,  dans  un  Bréviaire 
qui  a  été  fait  pour  le  roi",  des  figures  de  Vertus  qui  ressemblent  fort  peu  à  nos 
bas-reliefs  du  xnf  siècle. 

On  remarquera  d'abord  que  ces  Vertus  sont  au  nombre  de  sept,  trois  Vertus 
théologales  :  la  Foi,  l'Espérance,  la  Charité,  et  quatre  Vertus  cardinales  :  la 
Force,  la  Justice,  la  Tempérance,  la  Prudence.  C'est  là  une  classification  nou- 
velle, au  moins  pour  nos  artistes.  Nous  avons  dit  ailleurs  que  les  Vertus  sculp- 
tées au  xiu"  siècle  ne  correspondaient  nullement  à  ces  divisions  ^  ;  leur  choix 
demeure  pour  nous  une  énigme.  A  partir  du  xiv°  siècle,  les  artistes  se  conforme- 
ront sagement  au  programme  c|ue  leur  proposaient  tous  les  livres  de  morale  : 
ils  nous  montreront  toujours,  k  la  suite  des  trois  Vertus  théologales,  les  quatre 
Vertus  cardinales.  Certains  livres  célèbres,  comme  la  Somme  le  roi,  qui  com- 
pare les  quatre  Vertus  cardinales  aux  «  cjuatre  tours  de  la  forte  maison  du 
prud  homme  »,  contribuèrent  à  accréditer  ces  divisions.  Le  Livre  des  quatre 
Vertus  cardinales  qu'on  attribuait  k  Sénèque,  et  qui  devint  ti^ès  populaire  au 
xv°  siècle  sous  la  forme  d'une  traduction  française,  donna  force  de  loi  k  cette 
classification . 

Il  y  a  d'autres  nouveautés  dans  le  Bréviaire  de  Charles  V.  Les  Vertus  ne 
portent  plus  chacune  un  blason  comme  au  xiii'  siècle  :  ces  blasons  étaient  par- 
fois un  peu  subtils,  mais  enfin  permettaient  de  nommer  chaque  Vertu.  Il  n'en 
est  pas  tout  k  fait  de  même  ici.  C'est  k  peine  si  trois  ou  quatre  Vertus  ont  des 

'  On  les  copie  jusqu'à  l'étranger.  Les  Vices  et  les  Vertus  du  dôme  de  Magdebourg  sont  des  imitations  des  Vices 
et  des  Vertus  de  Notre-Dame  de  Paris. 
-  B.  N.  latin   1002. 
■'  L'url  rcUyicitx  du  XIW  siècle  ai  France,  p.    187  et  suiv. 


332  L'ART   RELIGIEUX 

attributs  qui  aident  à  les  reconnaître'.  Les  autres  font  des  gestes  vagues,  ou 
sont  engagées  dans  des  actions  difficiles  à  bien  interpréter.  La  Tempérance,  par 
exemple,  est  une  femme  assise  à  table  :  il  faut  supposer  qu'elle  mange  et  boit 
sobrement ^  La  Prudence  reçoit  une  coupe  qu'un  homme  lui  présente^  :  que 
symbolise  cette  coupe?  Il  est  difficile  de  le  dire. 

A  peu  près  à  la  miême  date,  un  enlumineur  illustrait  le  Miroir  du  Monde  de 
la  figure  des  quatre  Vertus  cardinales  ^.  Elles  ne  sont  pas  beaucoup  plus  faciles 
à  reconnaître.  Le  scribe  a  pourtant  pris  soin  de  tracer  à  l'artiste  tout  son  pro- 
gramme. A  l'endroit  oii  devait  être  dessinée  la  Prudence,  il  a  écrit  :  «  Prudence 
doit  estre  une  dame  qui  siet  en  une  chaiere  et  tient  un  livre  ouvert  et  lit  à  ses 
disciples  qui  sient  à  ses  pieds.  »  Voilà  certes  une  façon  un  peu  vague  de  carac- 
tériser une  vertu.  Mais  voici  qui  est  tout  à  fait  obscur  :  «  Atrempance  (Tempé- 
rance) doit  estre  peinte  à  costé...  Doivent  estre  deux  dames  séant  à  une  table 
mise,  demandant  l'une  parole  à  l'autre  par  contenance  de  mains.  Et  dessous  la 
table  a  un  poure  (pauvre)  à  genoux  qui  prend  un  hanap  à  pié  et  boit^  »  Telle 
est,  en  effet,  la  scène  que  nous  montre  la  miniature  et  qui  est,  pour  nous, 
malgré  l'explication,  parfaitement  incompréhensible". 

Il  serait  très  intéressant  de  suivre  ces  tentatives  pendant  la  première  partie 
du  xv"  siècle;  malheureusement,  les  exemples  font  presque  complètement  défaut '. 
Des  recherches  persévérantes  ne  m.'ont  donné  aucun  résultat.  Il  est  certain  que 
le  thème  des  Vertus  ne  fut  pas  abandonné  pendant  cette  longue  période  \  mais 
les  monuments  ont  disparu. 

Plusieurs  indices  me  font  croire  que  les  artistes  ne  réussirent  pas  à  donner 
aux   Vertus  des  attributs  caractéristiques.   D'abord,  les  écrivains  de  la  première 

*  La  Justice  a  la  balance  (f"  292  v°).  L'Espérance  reçoit  des  couronnes  (f"  219).  La  Foi  est  entourée  d'une 
grande  auréole  où  sont  dessinés  sous  forme  hiéroglyphique  les  principaux  faits  de  la  vie  de  Jésus-Christ,  qui 
sont  devenus  autant  d'articles  du  Credo  (f''  209).  Cette   étrange  figure  se  trouvait  déjà  dans  le  Bréviaire  de  Bellevillc. 

"-  F»  245,  v». 

'  F»  232. 

*  B.  N.  franc.  14939.  Le  manuscrit  est  de  i373. 

^  F°  97.  Le  texte  porte  »  demandant  l'une  pie  à  l'autre  »,  est-ce  «  parole  »  ? 

^  Les  deux  autres  Vertus  sont  plus  clairement  caractérisées.  La  Justice  a  la  balance  et  lépée.  La  Force  porte  un 
lion  dans  un  «  compas  roont  »,  c'est-à-dire  dans  un  disque  qu'elle  tient  à  la  main. 

''  Il  faut  pourtant  citer  le  Bréviaire  du  duc  de  Berry,  qui  est  des  premières  années  du  xv'=  siècle.  B.  N.  latin 
i8oi4  f°  278  v".  On  y  voit  quatre  petites  figures  de  Vertus  où  l'on  retrouve  encore  les  anciennes  traditions.  La  Foi 
a  un  calice;  l'Espérance  tend  les  bras  vers  un  ange  qui  sort  du  ciel;  la  Charité  fait  l'aumône  à  deux  enfants;  la 
Justice  tient  la  balance  et  l'épée. 

*  A  l'entrée  de  Charles  VII,  on  l/i37,  figuraient  des  Vertus. 


LA    VIE    HUMAINE.    LE    VICE    Eï    LA    VERTU  333 

partie  du  xv"  siècle,  qui  personnifient  si  souvent  les  Vertus,  ne  parlent  jamais, 
ou  presque  jamais,  de  leurs  attributs  —  ce  qu'ils  n  eussent  pas  manqué  de  faire, 
si  une  tradition  avait  été  déjà  établie.  Gerson,  dans  le  prologue  de  sa  diatribe 
contre  le  Roman  de  la  Rose,  Alain  Chartier  dans  la  Consolation  des  trois  Vertus, 
un  peu  plus  tard  Georges  Chastellain  dans  son  Temple  de  Roccace,  font  agir, 
parler  les  Vertus,  décrivent  même  parfois  leur  costume,  mais  ne  disent  rien  de 
leurs  attributs  ' . 

D'autre  part,  plusieurs  miniatures  qui  ont  du  être  peintes  vers  le  milieu  du 
xv'  siècle,  ou  même  vers  1/170,  nous  montrent  encore  des  Vertus  presque  com- 
plètement dépourvues  d'attributs.  Dans  le  Château  périlleux' ,  les  Vertus  sont  des 
jeunes  femmes  couronnées  d'un  cercle  d'or;  leurs  robes  blanches,  qui  bleuis- 
sent dans  les  ombres,  donnent  une  impression  de  pureté.  Elles  se  ressemblent 
comme  des  sœurs,  et  on  ne  pourrait  en  nommer  une  seule,  si  la  Justice  ne 
tenait  à  la  main  une  épée. 

Dans  le  Champion  des  Dames\  les  Vertus  forment  une  ronde  autour  de  la 
Vierge  :  si  leurs  noms  n'étaient  écrits  auprès  d'elles,  rien  ne  permettrait  de  les 
distinguer  les  unes  des  autres. 

Dans  le  Miroir  historial  de  Vincent  de  Beauvais\  la  Foi,  1  Espérance  et  la 
Charité  n'ont  aucun  attribut  :  elles  se  contentent  de  montrer  le  ciel  au  peuple 
agenouillé  \ 

Dans  le  beau  Saint  Augustin,  de  I/i69^  les  Vertus  c[ui  introduisent  au  ciel 
les  élus  ne    nous  présentent  non  plus  aucun  emblème. 

Ces  exemples  '  tendent  à  prouver  que,  pendant  la  plus  grande  partie  du 
xV  siècle,  les  artistes  s'appliquèrent  peu  à  caractériser  les  Vertus.  Il  me  parait 
évident  qu'ils  ne  surent  pas  créer  une  tradition . 

'  Alain  Charlier  donne  pour  attribut  à  la  seule  Espérance  une  boîte  d'onguents  et  une  ancre  d'or  dont  la  pointe 
est  fixée  dans  les  cieux.  C'est  une  exception.  Le  chroniqueur  qui  décrit  l'entrée  de  Charles  "\TL  en  i!\2)'],  parle  du 
costume  des  \ertus,  mais  non  de  leurs  attributs  :  «  Suivaient  Foy,  Espérance,  Charité,  Justice,  Prudence,  Force 
et  Tempérance,  montées  à  cheval  et  habillées  selon  leurs  propriétés.  »  En  i'|53,  c£uand  Philippe  de  Bourgogne 
donna  à  Lille  le  merveilleux  banquet  qu'Olivier  de  la  Marche  a  si  minutieusement  décrit,  douze  dames  figurèrent 
douze  Vertus.  Rien  ne  permettait  de  les  reconnaître,  aussi  tenaient-elles  à  la  main  k  un  brief  »,  où  «  leur  nom  et 
leurs  puissances  étaient  écrits  ».  Olivier  de  la  Marche,  t.  II,  p.  3-4  (Société  de  l'Histoire  de  France). 

2  B.  N.  franc.  /i45. 

3  B.  N.  franc.   12476,  f°  i44. 

*  B.  N.  franc.  5o.  Ce  manuscrit  a  appartenu  au  duc  de  Nemours;  il  est  donc  antérieur  à  i477,  date  de  sa  mort. 
5  F"  10  v"  et  f"  II. 
s  B.  N.  franc.  18,  f»  3  v°. 

''  Ajoutons-y  Le  Songe  de  la  Voie  d'Enfer  et  de  Paradis,  B.  N.  franc.  looi.  Ce  livre  enluminé  vers  i45o  nous 
montre  encore  les  Vertus  sans  attributs. 


334  L'ART    RELIGIEUX 

Soudain,  des  figures  toutes  nouvelles  de  Vertus  apparaissent;  elles  dif- 
fèrent profondément  de  tout  ce  que  nous  avons  vu  jusqu'ici.  On  les  rencontre, 
pour  la  première  fois,  dans  un  manuscrit  d'Aristote  de  la  Bibliothèque  de 
Rouen'.  Ce  manuscrit  a  été  certainement  enluminé  dans  la  seconde  partie  du 
xV  siècle,  mais  aucune  particularité  ne  permet  de  lui  assigner  une  date  pré- 
cise. J'ai  heureusement  découvert  un  autre  manuscrit,  illustré  de  figures  de 
Vertus  pareilles  à  celles  de  Rouen,  dont  la  date  peut  être  déterminée  à  quelques 
années  près.  11  s'agit  d'une  compilation  historique  écrite  pour  Jacques  d'Arma- 
gnac, duc  de  Nemours':  les  armoiries  qui  ornent  diverses  pages  ne  laissent 
aucun  doute  à  ce  sujet.  On  sait  que  le  duc  de  Nemours  fut  décapité  en  ik""/  : 
le  livre  ne  saurait  donc  être  postérieur  à  cette  date.  Gomme  d'autre  part  le  duc 
de  Nemours  est  mort  à  quarante  ans,  il  n'est  guère  probable  qu'il  ait  commencé 
à  rassembler  des  livres  avant  1/160  ^  On  ne  se  trompera  donc  pas  beaucoup  en 
supposant  que  le  manuscrit  a  été  enluminé  aux  environs  de  1/170. 

C'est  à  peu  près  k  cette  date  que  durent  être  inventées  les  curieuses  figures 
de  Vertus  que  nous  allons  étudier. 

Le  manuscrit  du  duc  de  Nemours  ne  contient  que  les  quatre  Vertus  cardi- 
nales :  seul  le  manuscrit  de  Rouen  nous  offre  la  série  complète  des  Vertus.  Les 
deux  œuvres,  d'ailleurs,  diffèrent  à  peine  et  semblent  à  peu  près  contempo- 
raines. Il  serait  fort  difficile  d'expliquer  les  innombrables  attributs  dont  ces 
Vertus  sont  surchargées,  si  des  vers  (obscurs  eux-mêmes  souvent)  n'accompa- 
gnaient les  quatre  Vertus  cardinales  dans  le  manuscrit  du  duc  de  Nemours,  et 
ne  faisaient,  tant  bien  que  mal,  comprendre  les  intentions  de  l'artiste  \  Nous 
n'avons  pas  cette  ressource  pour  les  trois  Vertus  théologales,  mais  leurs  attri- 
buts sont  heureusement  les  plus  clairs  ^ 

La  Foi  est  représentée,  comme  toutes  les  autres  Vertus,  sous  la  figure  d'une 
femme;  d'une  main  elle  tient  un  livre,  de  lautre  un  cierge  allumé.  Le  livre 
c'est  l'Ancien  et  le  Nouveau  Testament  ;  le  cierge  allumé,  c'est  la  lumiière  qui 

'  BibL  (.le  Rouen,  ms.  n"  927.  La  miniature  a  été  publiée  par  DlJron  au  tome  XX  des  Annales  Archcolog. 
p.  23.7. 

-  B.  N.  l'ranç.  y  186,  f'°  3o4.  En  tète  de  la  traduction  du  Traité  de  Sénèque  sur  les  quatre  Vertus. 

^  C'est  en  i4tJ3  qu'il  fît  cojjier  son  Tristan.  11  n'y  a  rien  de  plus  ancien  dans  ses  comptes.  Voir  L.  Delisle,  Le 
Cabinet  des  manuscrits,  t.  1°"',  p.  86. 

''  Didron  qui  ne  connaissait  pas  ces  vers  a  commis  plus  dune  erreur  en  essayant  d'expliquer  les  attributs  des 
Vertus  cardinales.il  faut  dire,  d'ailleurs,  que  le  travail  de  Didron  sur  les  Vertus  n'est  guère  digne  de  lui.  Toutes  les 
époques  y  sont  confondues. 

•"  J'ai  étudié  le  manuscrit  de  Rouen,  et  je  n'y  ai  trouvé  aucune  explication  des  attributs  des  Vertus. 


LA    VIE    HUMAINE.    LE    VICE    ET    LA    VERTU 


335 


éclaire  les  ténèbres  où  l'homme,  à  l'état  de  nature,  est  plongé.  Mais  voici  qui 
est  plus  singulier  :  La  Foi  porte  sur  sa  tète  une  petite  église.  On  pense  à  ces 
emblèmes  magnifiques  :  guivres,  mélusines,  clextrochères,  qui  ornent  le  cimier 
des  chevaliers  du  xv*"  siècle.  L'artiste  y  pensait  aussi  sans  doute'.  Malheureuse- 
ment ses  Vertus  bourgeoises  n'ont 
pas  le  beau  casque  de  tournoi 
empanaché  de  lambrequins,  et  ces 
attributs  qu'elles  tiennent  en  équi- 
libre sur  leur  tête  ne  peuvent 
paraître  que  ridicules. 

L'Espérance  a,  dans  la  main 
gauche,  une  ruche,  et,  dans  la 
nciain  droite,  une  bêche  et  trois 
faucilles:  elle  est  montée  sur  une 
cage,  où  1  on  aperçoit  un  oiseau 
prisonnier,  et  elle  porte  sur  la 
tête  un  navire.  Que  veut  dire  ce 
rébus?  Le  sens  en  est,  au  fond, 
assez  clair.  La  bêche,  les  faucilles, 
la  ruche  symbolisent  les  espé- 
rances du  paysan.  Il  bêche  parce 
qu'il  espère  moissonner  :  il  prépare 
la  ruche  parce  qu  il  espère  y  cueil- 
lir le  miel.  Le  chrétien  aussi 
espère  récolter  ce  qu  il  aura  semé. 
Et  cette  récompense,  il  l'aura  le 
jour  où  il  entrera  dans  sa  patrie, 
comme  le  navire    entre   au   port, 

le   jour    où    son    âme    abandonnera    sa    prison,    comme    l'oiseau    s  envole    de 
sa  cage. 

La  Charité,  debout  sur  une   fournaise,  tient,   d'une  main,  lanagramme  de 
Jésus-Christ  qui   rayonne  comme  le  soleil,  et,    de  l'autre  main,  élève  son  cœur 


Fig.  i55.  —  La  Tempérance. 

Minialure    d'un  manuscrit  de  Jacques  d'Armagnac,  duc  de  Nemours 
Bilil.  nallon.  franc.  918). 


'  Ce  cjui  semble  le  prouver,  c'est  que,  clans  les  Sermones  de  symbolicn  rollwfotione  scplein  vitioruin  et  virliitiim  de 
Bernard  de  Lulzembourg  (Goloniae,  i5i6,  in-i°),  on  voit  des  personnages  symbolisant  les  Vices  et  les  ^  ertus  qui, 
en  guise  de  cimier,  ont  un  attribut  caracLérislique. 


;^36 


L'ART    RELIGIEUX 


A^ers  le  ciel;  sur  sa  têto  un  ])élican  nourrit  ses  petits  de  son  sang.  Rien,  ici,  qui 
ne  soit  parfaitement  clair  et  presque  traditionnel.  Seule  la  fournaise  pour- 
rait  surprendre,   mais  «  la  Charité,  comme   disent   les  docteurs   de   la   fin   du 

moyen  âge,  est  de    la  nature  du 
feu  '  » . 

La  première  des  Vertus  cardi- 
nales, la  Tempérance,  porte  sur 
la  tête  une  horloge  (fig.  i55)  ; 
elle  a  un  mors  à  la  bouche,  et 
elle  tient  à  la  main  une  paire  de 
lunettes.  Ses  pieds,  chaussés  d'épe- 
rons, s'appuient  sur  les  ailes  d'un 
moulin  à  vent. 

Comment  expliquer  ces  bi- 
zarres attributs?  C'est  ici  qu  il 
faut  avoir  recours  aux  vers  qui 
accompagnent  les  miniatures  dans 
le  manuscrit  du  duc  de  Nemours". 
L'horloge,  nous  dit  à  peu  près 
le  poète,  c'est  le  symbole  du 
rythnae  qui  doit  régler  la  vie  du 
sage.  Mettre  un  frein  dans  sa 
bouche,  c'est  être  maître  de  ses 
paroles.  Mettre  des  lunettes  de- 
A^ant  ses  yeux,  c'est  se  rendre  capable  de  discerner  clairement  ce  qu'on  ne 
voyait  que  dans  le  brouillard.  L'éperon    que  chausse  le  jeune  chevalier  signifie 

'  Carilas  comparatur  igni  (Diela  salntis). 

-  \oici  les  vers  qui  accompagnent  la  Tempérance  : 

Qui  a  l'orloge  soy  regarde 

En  tous  ses  faicts  heure  et  temps  garde. 

Qui  porte  le  frein  en  sa  bouche 

Chose  ne  dict  qui  a  mal  toviche. 

Qui    lunettes  met  à  ses  yeux 

Près  lui  regarde  sen  voit  mieux. 

Espérons  montrent  que  cremeur 

Font  ostre  le  josne  homme  meur. 

Au  moulin  qui  le  corps  soutient 

Nul  excès  faire  n'appartient. 


Fig.  i56.  —  La  .lustice. 
Bibl.  nation,  franc.  gi86. 


LA    VIE    IIUMVINE.    LE    VICE    ET    L\    VERTU 


337 


la  maturité  de  l'esprit'.   Quant  au  moulin,  qui  moud  le  blé,  qui  nous  prépare 
le  pain,  il  ne  tourne  jamais  par  caprice  :  il  symbolise  le  travail  régulier'. 

La  Justicea  pour  attributs  une  balance  et  deux  épées  (fig.  i56).  Chose  étrange, 
une  de  ces  épées  a  la  poignée  en  l'air,  et  semble  tomber  du  ciel  sur  la  main  de  la 
Justice.  Près  d'elle  est  un  lit  garni  de  son  oreiller.  Il  se  trouve,  par  hasard,  que 
les  détestables  vers  de  notre  ma- 
nuscrit sont  ici  assez  nets^  ;  il  en 
est  même  deux  qui  sont  beaux. 

La  balance  et  l'épée  de  la 
Justice  ont  à  peine  besoin  d'ex- 
plication. La  Justice  pèse  les  rai- 
sons avec  la  balance,  et  fait 
respecter  la  sentence  avec  l'épée. 
Mais  qu'est-ce  que  cette  épée  qui 
semble  tomber  du  ciel?  C'est 
l'épée  de  Dieu,  car: 

L'espée  du  souverain  juge 
Est  dessus  cil  qui  autrui  juge. 

Quant  au  lit,  il  veut  dire  que 
le  juge  doit  préparer  la  sentence 
en  tout  repos,  et  le  mol  oreiller 
signifie  la  miséricorde  qui  tem- 
père la  justice. 

'  Que  veulent  dire  ces  vers  : 
Espérons  montrent  que  cromciir  (la  craiiile) 
Font  estre  le  josnc  homme  meur. 
Ils    veulent   dire    sans   doute    que    l'éperon 
sert    tout    aussi   bien    à   reculer   qu'à   avancer. 

Maxime  peu  chevaleresque  assurément.  Les  éperons  conviendraient  beaucoup  mieux  à  la  Prudence  qu'à  la  Tempérance 
-  Est-ce  ainsi  qu'il  faut  interpréter  les  deux  derniers  vers.^ 

L'espée  du  souverain  juge 
Est  dessus  cil  qui  autrui  juge. 
Pour  la  vérité  maintenir 
Doit  ont  l'espée  en  main  tenir. 
La  balance  justement  livre 
A  chascun  le  sien  et  délivre. 
Le  lit  enseigne  qu'en  repos 
Doit  juge  dire  son  pourpos. 
Comme  est  l'orlior  au  lit  propice 
Est^miséricorde  a  justice. 

MALE.    —    T.    II.  43 


^ig.   157.  —  La  Prudenc 
Bibl.  nation,   franc.  giS6. 


338 


L'ART    RELIGIEUX 


La  Priiclencc  tient  d'une  main  un  crible  etde  l'autre  un  miroir  (fig.   157).  A 
son  bras  elle  a  passé  un  bouclier  orné  des  emblèmes  de  la  Passion  ;  sur  sa  tétc 

^^^^^^^^  elle  porte  un  cercueil,  et  elle  a 
■^H  sous  ses  pieds  un  sac  entr'ouvert, 
d'oii  s'échappent  des  pièces  d'or'. 
Ces  divers  attributs  caracté- 
risent les  différents  aspects  de  la 
Prudence.  La  Prudence  peut  être 
la  Sagesse  pratique  qui  discerne 
la  vérité  de  l'erreur  :  elle  est 
alors  symbolisée  par  le  crible  qui 
sépare  le  grain  de  la  paille.  La 
Prudence  peut  être  aussi  cette 
pleine  connaissance  de  nous- 
môme  qui  sait  régler  notre  con- 
duite :  dans  ce  cas,  le  miroir,  où 
notre  image  se  reflète,  la  carac- 
térise. Mais  la  Prudence  chré- 
tienne a  les  yeux  tournés  vers  les 
choses  éternelles.  Elle  foule  aux 
pieds  les  biens  de  ce  monde,  parce 
qu'elle  pense  à  la  mort,  et  à  cet 
étroit  cercueil,  oi^i  nos  richesses 
ne  nous  accompagneront  jDas.  Et 
comme  il  faut  des  forces  surna- 
turelles pour  lutter  contre  le  monde,  elle  se  couvre  du  souvenir  de  la  Passion 
comme  d'un  bouclier  '. 

'  Ce  dernier  détail  manque  dans  le  manuscrit  de  Rouen,  et  ne  s'observe  que  dans  le  manuscrit  du  duc  de  Nemours. 

-  Voici  les  vers  : 

De  bonne  coutume  s'amort  (se  mortifie) 

Qvii  pense  souvent  à  sa  mort. 

En  beau  miroir  sa  face  mire 

Qui  son  estât  voit  et  remire. 

Mémoire  de  la  Passion 

Targe  maie  tentation. 

Discrétion  (discernement)  est  ou  gredier  (le  crible) 

Quant  du  grain  retrait  le  paillier. 

Ce  n'est  que  peine  et  dccevancc 

D'amasser  planté  de  chevance. 


Fig.   i58.  —  La  Force. 
Bibl.  nation,  franc.   918G, 


LV    VIE    HUMAINE.    LE    VICE    ET    LA    VERTU  SSg 

La  Force  a  près  d'elle  une  tour  d'où  elle  arrache  un  dragon  (fig.  i58). 
Elle  est  debout  sur  un  pressoir,  et,  sur  son  dos,  sans  en  être  accablée,  elle  porte 
une  enclume  '. 

Sans  la  glose  de  notre  poète,  tous  ces  attributs  seraient  fort  difiiciles  à  bien 
interpréter.  L'enclume  n'est  pas,  comme  on  pourrait  le  croire,  la  force  qui 
résiste,  c'est  la  force  qui  prend  plaisir  à  s  exercer,  la  force  que  la  lutte  embellit, 
comme  le  marteau,  à  la  longue,  affine  et  polit  l'enclume.  Le  pressoir  ne  symbo- 
lise pas  non  plus  la  force  brutale,  mais  bien  le  triomphe  de  l'âme  sur  elle- 
même,  c  est  la  contrition  qui  fait  couler  les  larmes,  comme  la  liqueur  jaillit  sous 
la  vis  du  pressoir.  Quant  au  monstre  arraché  de  la  tour,  personne  n'avait  pu 
jusqu'ici  en  donner  une  explication  satisfaisante  :  or,  s  il  faut  en  croire  le 
poète,  ce  dragon  c'est  le  péché  qui  essaie  d  entrer  dans  la  forteresse  de  la  cons- 
cience et  que  l'homme  fort  en  arrache'. 

Telles  sont  les  figures  nouvelles  qui  apparaissent  dans  l'art  français  vers  i/iyo- 
Nous  regrettions  tout  à  l'heure  que  les  Vertus  du  xiv"  et  du  xv*"  siècle  n'eussent 
pas  d  attributs  qui  permissent  de  les  distinguer  les  unes  des  autres  :  on  ne  sau- 
rait en  dire  autant  de  celles-ci.  Si  sympathique  que  Ion  soit  aux  formes  an- 
ciennes de  la  pensée  française  et  à  lart  d'autrefois,  il  est  difficile  ici  de  n'être  pas 
choqué.  Un  symbolisme  si  subtil  et  parfois  si  incompréhensible,  une  pareille 
absence  de  goût  déconcertent.  Voilà  donc  ce  que  sont  devenues  les  simples  et 
nobles  Vertus  de  nos  cathédrales  du  xni"  siècle  !  On  croirait  voir  une  parade 
d'équihbristes-,  sur  un  tréteau,  un  jour  de  foire. 

Je  suis  convaincu  qu'une  œuvre  si  froidement  extravagante  n  a  pu  être 
conçue  que  par  quelque  illustre  pédant,  quelque  futur  lauréat  des  palinods  ou 

'  Dans  le  maimscril  de  Rouen,  1  enclume  est  sur  la  tète  de  la  Force. 

-  ^  oici  les  vers  : 

L'enclume  se  rend  clere  et  fine 
Par  souvent  prendre  discipline. 
La  force  du  cuer  est  la  tour 
Qui  n'est  vaincue  par  nul  tour. 
Qui  mest  hors  de  sa  conscience 
Le  mauvais  ver  est  grant  science. 
Au  pressoir  de  contrition 
Sont  lermes  (larmes)  de  dévotion. 
Ainsi  cju'un  pressoir   ferme  a  vis 
Force  se  conduit  par  aviz. 

Le  péché  et  la  conscience  du  péché  sont  comparés  à  un  ver  dans  le  même  manuscrit  (  B.  N.  franc.  9186,  f"  299). 
Il  y  est  dit  que  le  ver  de  conscience  ne  meurt  pas  chez  les  damnés,  conformément  à  la  parole  d'Isaïe  au  dernier  cha- 
pitre de  son  livre  :  A  ermis  eorum  non  morietur. 


34o  L'ART    RELIGIEUX 

des  chambres  de  rhétorique.  Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'aucun  Kvre  de  morale 
écrit  par  un  théologien,  aucun  traité  populaire  rédigé  par  un  clerc,  ne  nous 
présente  les  Vertus  sous  cet  aspect.  Pour  pouvoir  comprendre  les  attributs  de 
ces  étranges  Vertus,  j'avais  parcouru,  je  crois,  à  peu  près  toute  la  littérature 
morale  du  xv°  siècle,  sans  rien  trouA^er  de  satisfaisant;  j'allais  j  renoncer, 
quand  un  heureux  hasard  me  fit  mettre  la  main  sur  les  vers  inédits  qui  ren- 
daient raison  de  tous  les  détails  de  l'œuvre  à  expliquer.  Cela  prouve  que  ces 
figures  de  Vertus  ne  doivent  rien  à  la  tradition  et  à  l'enseignement  théologiques, 
mais  sont  nées  de  la  fantaisie  individuelle.  Je  croirais  volontiers  ('s'il  faut  risquer 
une  hypothèse)  que  c'est  quelque  bel  esprit  de  Rouen  qui  a  imaginé  cette  masca- 
rade'. Et  la  raison,  c'est  que,  nulle  part,  comme  on  va  le  voir,  ces  Vertus  n'ont 
été  plus  souvent  reproduites  qu'à  Rouen. 

On  pensera  peut-être  qu'une  oeuvre  pareille  ne  méritait  pas  de  si  longs 
développements  :  on  aurait  raison,  si  elle  était  unique,  mais  elle  a  fait  école.  Ce 
qui  est  extraordinaire,  ce  n'est  pas  qu'une  œuvre  de  ce  genre  ait  pu  naître,  c  est 
qu'elle  ait  été  admirée,  puis  bientôt  imitée.  Ce  succès  témoigne  d'un  état  d'es- 
prit que  nous  ne  pouvons  même  plus  imaginer  aujourd'hui. 

L'œuvre  qui  est  le  plus  étroitement  apparentée  avec  le  manuscrit  de  Rouen 
est  un  vitrail  de  la  cathédrale  de  Rouen  consacré  à  la  vie  de  saint  Romain  ". 
C'est  une  des  plus  belles  verrières  de  la  Renaissance,  une  éclatante  mosaïque  de 
couleurs.  La  composition  en  est  ingénieuse,  parfois  émouvante.  L'œuvre  serait 
parfaite,  si,  k chaque  épisode,  les  Vertus  ne  se  présentaient  avec  leurs  attributs  en 
équilibre  sur  la  tête. 

C'est  moins  une  biographie  qu'un  panégyrique  du  vieil  évêque.  Le  thème  à 
développer  c'est  que  saint  Romain,  dans  les  différentes  circonstances  de  sa  vie,  a 
pratiqué  successivement  toutes  les  vertus.  Le  voici  résistant  à  la  tentation  :  une 
nuit  d'hiver  qu'il  priait  dans  sa  chambre,  une  femme  frappa  à  sa  porte;  il  hésita 
d'abord  k  lui  ouvrir,  mais,  songeant  qu'elle  était  transie  de  froid,  il  fut  pris  de 
pitié.  La  femme  se  réchauffa  près  du  feu,  puis  soudain  elle  déroula  sa  cheve- 
lure qui  tomba  jusqu'k  ses  pieds.  Le  saint  fut  ému,  et  peut  être  eût-il  succombé 
si  Dieu  ne  lui  eût  envoyé  un  de  ses  anges  \  Tel  est  l'épisode    que   l'artiste    a 

'  Rica  ne  s'oppose  à  ce  que  le  manuscrit  de  la  bibliothèque  de  Rouen  ne  soit  un  peu  plus  ancien  que  le  manus- 
crit du  duc  de  N-emours.  Tout  semble  prouver  cpie  le  manuscrit  de  Rouen  a  été  enlumine  à  Rouen  même,  car 
il  a  été  copié  pour  les  échevins  de  la  ville. 

^  Dans  le  transept  méridional.  Il  porte  la  date  de  i52l. 

•^  Voir  les  anciennes  vies  de  saint  Romain  publiées  par  les  BoUandistcs,  Acta  Saiicl.  Octobre,  t.  \,  p.  yi. 


LA    VIE    HUMAINE.    LE    VICE    ET    LA    VERTU  34 


41 


représenté,  mais  au  lieu  d'un  ange,  il  a  mis  près  de  l'évêque  une  Vertu.  C'est  la 
Tempérance  qui  porte  son  horloge  sur  la  tête  et  qui  tient  à  la  main  une  paire  de 
lunettes.  Une  pareille  faute  de  goût  choque  d'autant  plus  que  la  scène  est  fort 
belle;  la  pécheresse  est  charmante,  et  l'évêque,  qui  ne  voit  plus  maintenant  en 
elle  qu'une  pauvre  créature  humaine,  lève  la  main  pour  la  bénir.  —  Ailleurs  saint 
Romain  célèbre  la  messe  '.  C'était  peu  de  temps  avant  sa  mort  :  il  fut  ce  jour-là, 
dit  son  biographe,  si  embrasé  par  l'amour  divin  que  ses  clercs  crurent  le  voir 
briller  d'une  lumière  surnaturelle.  L'artiste  a  donc  imaginé  de  mettre  près  de 
lui  la  Charité,  c'est-à-dire  l'amour,  qui  lui  présente  le  livre  et  semble  lui  servir  la 
messe.  Rien  ne  serait  plus  beau,  si  la  Charité  n^apparaissait  coiffée  d'un  pélican 
qu'entourent  ses  petits  affamés. — Plus  bas,  nous  voyons  le  saint  sur  son  lit  de 
mort.  Ce  ne  sont  plus  ses  clercs  qui  l'entourent,  c'est  une  assemblée  bien  autre- 
ment imposante  :  les  Vertus  qu'il  pratiqua  pendant  sa  vie  l'assistent  à  l'heure 
de  la  mort.  Elles  sont  pareilles  aux  Vertus  de  notre  manuscrit  ".  La  Prudence, 
par  exemple,  a  sur  la  tête  un  cercueil,  à  la  main  un  crible  et  un  miroir  ;  la 
Foi  a  un  cierge  à  la  main,  une  église  sur  la  tête  ^ 

Voilà  un  exemple  qui  prouve  avec  quelle  fidélité  les  artistes  de  Rouen  se 
transmettaient  les  attributs  des  Vertus.  Il  y  en  a  d'autres.  Quand  l'archevêque 
de  Rouen,  Georges  d'Amboise,  fit  bâtir  son  château  de  Gaillon,  il  voulut  voir 
sur  la  façade  l'image  des  Vertus.  Une  de  ces  figures  existe  encore  *;  elle  repré- 
sente la  Prudence  qui  se  reconnaît  à  ces  deux  attributs  qui  nous  sont  déjà 
familiers  :  le  crible  et  le  cercueil. 

Jusqu'à  une  époque  assez  avancée  du  xvi'' siècle,  les  artistes  de  Rouen  demeu- 
rèrent attachés  à  des  traditions  qui  ailleurs  s'oubliaient.  Les  manuscrits  des 
Chants  royaux,  que  les  poètes  rouennais  dédièrent  à  la  Vierge,  nous  montrent 
encore  des  figures  de  Vertus  apparentées  à  celles  du  manuscrit  d'Aristote". 

Si  donc  on  ne  saurait  affirmer  que  la  nouvelle  tradition  soit  née  à  Rouen, 
on  ne  peut  contester  du  moins  qu'elle  ne  n'y  soit  solidement  établie. 

'  Au  sommet  du  vitrail. 

^  Il  ne  leur  manque  que  l'objet  symbolique  qui,  dans  le  manuscrit  de  Rouen,  leur  sert  de  piédestal. 

"*  Il  y  a  encore  d'autres  scènes.  Saint  Romain,  dont  un  ange  a  prédit  la  naissance,  vient  au  monde  :  la  Fo 
l'accueille.  —  Saint  Romain  entouré  de  son  clergé  est  assis  sur  son  trône  ;  la  Prudence  l'accompagne.  —  Saint 
Romain  met  en  déroute  le  démon  qui  habitait  un  ancien  temple  consacré  à  Vénus  :  la  Force,  avec  'son  enclume 
sur  la  tète,  lui  fait  cortège.  —  Saint  Romain,  assisté  par  la  Justice,  s'entretient  avec  un  clerc  devant  une  table  cou- 
verte d'objets  précieux. 

''  Dans  la  cour  de  l'Ecole  des  Beaux-Arts,  à  Paris. 

•'  Voir  B.  j\.  i'ranç.  i537,  f»  5o  et  franc;.  879,  1"  45  v". 


3/42 


L'ART    RELIGIEUX 


D'ailleurs  ces  figures  de  Vertus  ne  tardèrent  pas  h  se  répandre.  C'est  le 
règne  de  Louis  XII  qui  marque  le  temps  de  leur  plus  grande  faveur.  Vers  i5oo, 
elles  étaient  connues  des  miniaturistes  parisiens  :  aA^ec  une  naïveté  qu'on  n  at- 
tendrait pas  de  gens  aussi  habiles,  ils  posent  ingénument  sur  la  tête  de  leurs 
Vertus  l'église,  le  bateau,  le  pélican  traditionnels  (fig.  iSg);  ils  n'oublient  pas 

non  plus  les  autres  attributs  \ 
Les  artistes  flamands  con- 
nurent aussi  les  Vertus  nou- 
velles. Leur  goût  ne  semble 
pas  en  avoir  été  choqué  outre 
mesure.  JeanBellegambe,  dans 
son  tableau  de  la  Fontaine  de 
vie  ^,  nous  montre  une  Espé- 
rance qui  porte  un  bateau  sur 
la  tête. 

Chose   curieuse,    le  thème 
nouveau     pénétra     de     bonne 
heure  jusqu'en  Espagne.  Il  n'a 
pu  y  être  apporté  que  par  des 
Français  ou  des  Flamands.  Au 
tombeau  de  Jean  II   et  d'Isa- 
belle de  Portugal,  à  la  Char- 
treuse de  Miraflores,    on   voit 
une  figure  de  la  Force  qui  a 
pour  attribut  un  pressoir  et  qui  porte  sur  la  tête  une  enclume.  L'Espérance  est 
coiffée  d'un  bateau;  quant  à  la  Foi,  elle  a  sur  la  tête  une  église   et  porte  à  la 
main  un  livre  \ 

Nos  artistes  avaient  trop  de  goût  pour  n'être  pas  choqués  bientôt  par  une 
telle  surcharge  d  attributs.  Ils  commencèrent  par  supj)rimer  les  singulières  coif- 
fures dont  les  Vertus  étaient  affublées;  puis,  parmi  les  objets  symboliques  que 
leur  avait  assignés  la  fantaisie  du  premier    inventeur,    ils  firent   un   choix.  Ce 

'  Mazarine,  ms.  n°  4ia,  1'^  1 5 n^a'=  partie).  C'est  un  missel  à  l'usage  de  Paris  ;  B.  N.  franc.  22922,  t°  iô3  et  B.  N. 
l'raiiç.  9608  i'°  4i  v°,  manuscrits  qui  me  semblent  parisiens.  Quant  au  manuscrit  B.  N.  franc.  l38,  oi!i  les  Vertus 
ressemblent  tellement  à  celles  du  manuscrit  de  Rouen,  je  ne  saurais  dire  s'il  a  été  fait  à  Paris  ou  à  Rouen. 

2  Au  Musée  de  Lille. 

■'  Ces  figures  ont  été  reproduites  dans  Calvcrt,  Léon,  Burgos,  Salainancu,  London,  1908,  planche  235. 


lôg.  —  La  Foi,  l'Espérance  et  la  Charité. 
Bibl.  nation,  ms.   franc.  g6o8. 


LA    ME    HUMAINE.    LE    VICE    ET    LA    VERTU  S/jS 

choix  est,  îl  est  vrai,  variable,  et  il  n'y  a  pas  en  France  et  en  Flandre,  avi 
xvi"  siècle,  denx  séries  de  Vertus  absolument  identiques  :  plusieurs  Vertus, 
cependant,  eurent  des  attributs  à  peu  près  immuables. 

Voici  comment  se  présente  d  ordinaire,  en  France  ou  en  Flandre,  au  xvi"  siècle, 
la  série  des  Vertus. 

La  Justice  a  la  balance  et  lépée,  la  Force  arrache  le  dragon  de  la  tour. 
La  Tempérance  tient  le  plus  souvent  une  horloge;  elle  a  parfois,  dans  l'autre 
main,  un  mors  avec  sa  bride.',  ou  une  paire  de  lunettes  '.  La  Prudence 
a  un  miroir^  La  Foi  tient  d'une  main  un  cierge,  de  l'autre  les  tables  de  la  loi, 
parfois  une  petite  église.  LEspérance  a  tantôt  une  bêche  *,  tantôt  un  navire  ', 
tantôt  l'ancre  du  navire  \  La  Charité  porte  d'une  main  un  cœur,  de  l'autre  l'ana- 
gramme rayonnant  de  Jésus-Christ  \ 

Telles  sont  les  Vertus  françaises,  assez  différentes,  comme  on  va  le  voir, 
des  vertus  italiennes. 

Alors  que  les  figures  de  Vertus  sont  rares  en  France  au  xiv"  et  au  xv'' siècle, 
elles  abondent  en  Italie. 

La  raison  en  est  curieuse.  Dès  le  commencement  du  xix'^  siècle,  les  Italiens 
eurent  l'idée  de  faire  entrer  les  Vertus  dans  la  décoration  des  tombeaux.  Idée 
fort  étrange,  avouons-le.  Que  la  Foi,  la  Charité,  la  Tempérance,  la  Force  entourent 
le  tombeau  de  saint  Pierre  martyr,  à  Milan  \  ou  de  saint  Augustin  k  Pavie", 
rien  de  plus  naturel  :  c'est  un  hommage  rendu  au  mort,  et  pour  nous  une 
leçon.  Mais  que  viennent  faire  ces  nobles  vertus  au  tombeau  des  Scaliger,  à 
Vérone?  Voudrait-on  nous  faire  croire,  par  hasard,  qu'ils  les  pratiquèrent? 
C'est  le  mensonge  de  l'oraison  funèbre,  c'est  l'emphase  des  dédicaces  ita- 
liennes où  le  moindre  condottiere  est  qualifié  de  «  poliorcète  »  et  de  «  père  des 

*  Aux  stalles  de  Saint-Bertrand  de  Gommingos,  elle  porte  le  mors  à  in  bouche.  De  même  aux  stalles  de  la  cha- 
pelle de  Gaillon  aujourd'hui  à  Saint-Denis. 

^  Tapisseries  flamandes  de  Madrid. 

■'  Aux  stalles  de  Gaillon,  la  Prudence  porte  un  miroir  dans  lequel  on  aperçoit  les  instruments  de  la  Passion. 

'••  Heures  de  Simon  Vostre.  Stalles  d'Auch. 

s  B.  N.  franc.    i863,   f»  2  v°. 

^  Portail  de  Vétheuil  (Seine-et-Oise)  et  B.  N.  franc.  225,  f°8. 

'  Stalles  d'Auch,  Heures  de  Simon  Vostre.  Aux  stalles  de  Gaillon  l'anagramme  rayonnant  est  remplacé  par  une 
étoile.  Ce  sont  les  fameuses  tapisseries  de  Bruxelles  (au  palais  de  Madrid)  qui  nous  donnent,  pour  le  xti°  siècle,  les 
séries  de  Vertus  les  plus  typiques.  C'est  la  tradition  française  dans  toute  sa  piireté. 

*  A  Saint-Eustorge  de  Milan.  Le  tombeau  est  de  i33g. 

'   C'est  (i  l'arca  »  de  saint  Augustin  à  San  Pietro  de  Pa\ic.  L'œuvre  a  été  commencée  en  iSGa. 


3U  L'ART    RELIGIEUX 

arts  ».  Les  Vertus  qui  décorent  certains  tombeaux  italiens  apparaissent  ou 
comme  une  basse  flatterie  ou  comme  une  ironie  sanglante...  On  est  tenté 
de  se  demander  si  les  six  Vertus  qui  ornent,  à  Saint-Pierre  de  Rome,  le  tom- 
beau d'Innocent  VIII  ne  sont  pas  six  épigrammes. 

Jamais  nos  artistes  français,  tant  qu'ils  conservèrent  les  belles  traditions  du 
moyen  âge,  ne  commirent  pareille  inconvenance.  Je  n'ai  jamais  rencontré  une 
figure  de  Vertu  sur  un  tombeau  français  du  xiv'=  ou  du  xv"  siècle.  En  Italie,  au 
contraire,  du  xiV  au  xvi"  siècle,  il  n'y  a  pas  de  tombeau  un  peu  magnifique 
où  les  Vertus  n'aient  leur  place.  Tout  le  monde  connaît  les  grands  tombeaux 
des  doges  de  Venise,  ceux  des  églises  de  Naples,  ceux  de  Saint-Pierre  de  Rome, 
ceux  de  Florence,  et  l'on  sait  la  place  qu'y  tiennent  les  Vertus. 

Les  traditions  de  l'art  funéraire  expliquent  donc,  en  Italie,  la  fréquence  des 
figures  de  Vertus. 

Les  Vertus  italiennes  furent,  de  bonne  heure,  reconnaissables  à  un  petit 
nombre  d'attributs  fort  clairs  qu'elles  conservèrent  fidèlement  ;  il  y  eut  cepen- 
dant, en  Italie,  quelques  variantes.  Il  est  nécessaire,  pour  l'intelligence  de  ce 
qui  va  suivre,  d'indiquer  brièvement  les  attributs  des  Vertus  italiennes. 

La  Foi,  depuis  le  xiv"  jusqu'au  xvi"  siècle,  est  caractérisée  par  le  calice  ou 
par  la  croix,  souvent  par  lun  et  par  l'autre  de  ces  attributs'. 

L'Espérance  qui,  au  xiv"  siècle,  portait  parfois  une  corne  d'abondance  ou 
une  branche  fleurie ^  — symboles  un  peu  vagues  des  espérances  du  paysan,  — 
est  presque  toujours  représentée  sous  la  figure  d'une  femme  ailée  qui  tend  les 
bras  pour  saisir  une  couronne  \  ou  simplement  qui  lève  les  mains  au  ciel. 
C'est  cette  dernière  formule  que  le  xv''  siècle  adopta  *. 

La  Charité  se  reconnaît  aux  enfants  qu  elle  accuedle,  qu  elle  réchauffe, 
qu  elle  allaite.  Quelquefois  elle  leur  tend  une  main,  tandis  que  de  l'autre  elle 
lève    son  cœur  vers  Dieu'. 

*  Tombeau  de  saint  Pierre  martyr,  à  Milan  (iSSg);  tombeau  du  pape  Jean  XXIII  (mort  en  l4i7),  au  baptis- 
tère de  Florence,  par  Donatello  ;  tombeau  de  Sixte  IV  (mort  en  i484)  à  Saint-Pierre  de  Rome;  tombeau  d'Inno- 
cent VIII  (mort  en  idga)  à  Saint-Pierre  de  Rome. 

^  Tombeau  de  saint  Pierre,  martyr.  Baptistère  de  Bergame. 

•'  Florence,  porte  d'Andréa  Pisano  au  baptistère  ;  bas-relief  du  Campanile. 

*  Tombeaux  de  Jean  XXIII,  de  Sixte  IV,  d'Innocent  VIII  à  Rome  ;  chaire  de  Santa-Groce  à  Florence  ;  autel  de 
San  Gimignano  par  Benedetto  da  Majano  ;  tombeau  do  Tartagni  à  l'église  Saint-Dominique  de  Bologne. 

^  Autel  de  San  Gimignano.  Certains  attributs  comme  la  corne  d'abondance,  le  vase  d'oîi  s'échappent  des 
flammes  (tombeau  de  Jean  XXIII,  porte  du  baptistère  de  Florence,  bas-reliefs  du  Campanile)  demeurèrent  toujours 
des  exceptions. 


LA    VIE    HUMAINE.    LE    VICE    ET    LA    ^  ERTU  3/i5 

La  ïcniporancc  ])ortc  un  vase  dans  chaque  main,  et  verse  dans  1  un  le 
contenu  de  l'autre;  c  est  de  leau  évidemment  qu'elle  mêle  au  vin'. 

La  Prudence  fut,  pendant  toute  la  durée  du  xiv°  siècle,  représentée  d'une 
façon  fort  extraordinaire.  Pour  faire  entendre  que  l'homme  prudent  n'est  pas 
seulement  attentif  au  présent,  mais  qu'il  sait  aussi  tourner  son  regard  vers  le 
passé  et  vers  l'avenir,  les  artistes  lui  donnèrent  parfois  trois  visages  ^  Mais  ce 
monstre  tricéphale  ne  tarda  pas  à  choquer  le  goût  italien  ;  aussi  les  sculpteurs  du 
xiy"  siècle  se  contentent-ils  d'ordinaire  de  donner  k  la  Prudence  deux  visages  ^ 
Elle  devient  une  sorte  de  Janus,  jeune  d  un  côté,  vieux  de  l'autre  :  1  artiste 
veut  nous  laisser  entendre  que  la  Prudence  donne  au  jeune  homme  la  sagesse 
du  vieillard.  En  plein  xv®  siècle,  on  rencontre  encore  en  Italie  cette  Prudence 
à  deux  visages;  le  goût  exquis  d'un  Lucca  délia  Rohhia  n  en  fut  pas  choqué  \ 
C'est  là  pourtant  une  exception.  Les  grands  artistes  du  Quattrocento  renon- 
cèrent k  un  symbolisme  qui  déformait  la  nature;  il  leur  parut  suffisant  de  donner 
k  la  Prudence  ses  deux  atti"ibuts  traditionnels,  le  miroir  ''  et  le  serpent  \ 

La  Force  se  présente,  en  Italie,  sous  deux  aspects  :  tantôt,  on  l'arma  de 
l'épée  ou  de  la  massue,  on  mit  k  son  bras  le  bouclier,  et  l'on  couvrit  sa  tète 
dune  peau  de  lion  '  ;  tantôt,  on  mit  entre  ses  bras  une  colonne  qu'elle  ébranle, 
qu'elle  brise,  dont  elle  arrache  le  chapiteau.  Que  signifie  cette  colonne?  Elle 
rappelle  celle  que  Samson   fit    écrouler   sur   la    tête  des  Philistins.    Des    textes 


'  Tombeau  Je  saint  Pierre  martyr,  à  Milan  ;  pavé  de  la  calliédrale  de  Sienne  ;  fresque  du  Pérugin  au  Cambio 
de  Pcrouse  ;  tombeau  du  doge  Vendramin  à  Venise.  Giotto  a  donné,  on  le  sait,  pour  attribut  à  la  Tempérance,  vinc 
épée  enfoncée  dans  le  foureau  (Arena  de  Padoue).  L'idée  n'était  pas  très  claire  et  elle  n'a  été  adoptée  que  par  un 
petit  nombre  d'artistes  (bas-relief  de  la  jjorlc  du  baptistère  à  Florence,  tombeau  de  Francesco  Pazzi  à  Santa  Groce- 
dc  Florence). 

-  Tombeau  de  saint  Pierre  martyr,  de  saint  Augustin  ;  pavé  de  la  catliédrale  de  Sienne, 

'  Tombeau  de  Scaliger  à  Vérone  ;  bas-relief  du  Campanile  de  Florence  ;  bas-relief  d'Orcagna  au  tabernacle 
d'Or  San  ÎMichele.  Giotto  avait  donné  l'exemple  de  représenter  la  Prudence  avec  deux  visages  (^Fresque  de 
r  Arena). 

'i-  Bas-reliefs  de  San  Minialo,  i460. 

^  Giotto  à  l'Arena  donne  déjà  pour  attribut  à  la  Prudence  le  miroir. 

^  Le  serpent  se  voit  à  la  porte  du  Baptistère,  au  Campanile,  au  tabernacle  d'Or  San  Michèle  à  Florence.  Au 
XV"  siècle,  la  Prudence  est  caractérisée,  tantôt  par  le  serpent  tout  seul  (tombeau  de  Valentino  d'Ansio  dcl  Poggio, 
-{-  i/i83,  à  Sainte-Sabine  à  Rome);  tantôt  par  le  miroir  et  le  serpent  (tombeau  de  Sixte  IV;  tombeau  d'Astorgio 
Agnense,  "j-  l^5i,  à  Santa  Maria  sopra  Minerva). 

^  C'est  le  type  le  plus  archaïque  (fresques  de  l'Arena;  portes  du  baptistère;  tombeau  de  Francesco  Pazzi), 
mais  ce  type  persiste  au  xv<=  et  au  xvi'^  siècle  (Pérugin,  fresques  du  Cambio).  Le  bouclier  est  parfois  remplacé 
par  un  globe  ou  cercle  qui  symbolise  le  monde,  et  cjui  semble  signifier  que  la  Force  est  la  reine  du  monde 
(tombeau   de   saint  Pierre  à  Milan  ;  Baptistère  de  Bcrgame  ;  tombeau  de  Sixte  IV). 

MALK.    ï.    II.  44 


346  L'ART    RELIGIEUX 

positifs  lèvent  tous  les  doutes'.  La  Force  à  la  colonne  apparaît  dès  le  xiv"" siècle 
dans  l'art  italien  ",  mais  c'est  au  xV  et  au  xvi"  siècle  qu'elle  rencontre  le  plus 
de  faveur  ■*. 

Quant  à  la  Justice,  il  suffit  de  rappeler  d'un  mot  quelle  est  toujours 
demeurée  fidèle  à  ses  deux  attributs  :  la  balance  et  l'épée. 

Ce  coup  d'œil  jeté  sur  les  Vertus  italiennes  nous  les  montre  plus  simples, 
moins  chargées  d'attributs  que  nos  Vertus  françaises  de  la  fin  du  xv°  siècle.  Les 
Italiens  eurent,  en  somme,  la  sagesse  de  rester  fidèles  à  des  types  que  la  France 
du  xm°  siècle  avait  créés  :  la  Foi  avec  sa  croix  et  son  calice,  l'Espérance  qui 
tend  les  bras  vers  la  couronne,  la  Prudence  avec  son  serpent,  la  Force  avec 
son  épée  et  son  bouclier,  se  voient,  comme  on  sait,  au  portail  de  nos  cathé- 
drales. Loin  de  les  surcharger  d'attributs  nouveaux,  les  artistes  italiens  s'appli- 
quèrent, au  contraire,  à  les  alléger  du  poids  des  anciens.  Alors  cjue  les  Vertus 
françaises  du  xy"  siècle  n'ont  pas  assez  de  leurs  deux  mains  pour  porter  leurs 
jouets  d'enfant,  les  Vertus  italiennes  abandonnent  tout  ce  qui  n'est  pas  essen- 
tiel, expriment  surtout  par  leur  attitude  l'élan  intérieur.  Ce  sont  de  belles  jeunes 
femmes  touchantes,  passionnées,  frémissantes  de  vie  nerveuse.  Que  l'on  pense 
à  la  Foi  de  Matteo  Civitali  en  extase  devant  le  calice,  à  1  Espérance  d'Andréa 
Pisano  que  toute  son  àme  emporte  vers  le  ciel,  et  surtout  à  cette  jeune  Charité 
de  Raphaël \  sublime  sans  le  savoir.  Elle  ne  sourit  pas  aux  enfants  qui  boivent 
à  sa  mamelle,  elle  ne  les  regarde  même  pas,  mais  elle  semble  goûter  une  joie 
secrète  à  sentir  sa  vie  s'écouler.  Ce  ne  sont  pas  là  des  abstractions,  mais  des 
œuvres  profondément  humaines. 

Il  nous  sera  facile  maintenant  de  distinguer  les  Vertus  françaises  des  Vertus 
italiennes.  Si  l'on  en  exempte  la  Justice,  qui  est  la  même  dans  l'une  et  l'autre 
série,  il  n'en  est  pas  deux  qui  se  ressemblent. 

Les  artistes  italiens  qui  vinrent  en  France  y  apportèrent  naturellement  leurs 
formules.  Si  nous  ne  savions  pas  que  les  fresques  de  la  cathédrale  d'Albi  ont 
été  peintes  par   des  Italiens,   au  commencement  du  xvi"  siècle,  nous  le  devine- 

*  Voir  au  Cabinet  des  Estampes  la  Force  du  recueil  Ed.  5.  Une  inscription  compare  expressément  la  Force  à 
Samson.  De   même  B.  N.,  manuscrits,   fac-similé  i3o. 

-  Manuscrit  italien  du  xiv°  siècle  à  la  Bibliothèque  Nationale,  ital.  112,  f"  16  v°.  La  Force  a  deux  colonnes  qu'elle 
semble  ébranler.  Tabernacle  d'Or  San  Michèle. 

^  Jeu  de  cartes,  dit  de  Charles  VI,  œuvre  italienne  du  xv'^  siècle,  cabinet  des  Estampes  Kh.  2^^,  pavé  de  la 
cathédrale  de  Sienne  ;  cathédrale  de  Côme. 

'•■  Prédelle  de  la  Mise  au  Tombeau,  à  la  Pinacothèque  du  Vatican. 


LA    VIE    HUMAINE.    LE    VICE    ET    LA    VERTU 


347 


rions  au  premier  coup  d'oeil  jeté  sur  les  figures  dos  Vertus.  La  Foi  porte  une 
croix  et  un  calice,  lEsjjérance  lève  ses  mains  jointes,  la  Charité  allaite  deux 
enfants,  la  Tempérance  verse  l'eau  dans  le  vin,  la  Prudence  a  le  miroir,  la 
Justice  l'épée  elles  balances,  la  Force  le  bouclier  et  la  masse  d'armes.  C'est  la 
tradition  italienne  dans  toute  sa 
pureté.    . 

Dès  les  premières  années  du 
xvi"  siècle,  il  se  produit  en 
France  un  curieux  phénomène. 
Nos  artistes,  qui  commencent  à 
connaître  les  \ertus  italiennes, 
donnent  parfois  tel  de  leurs 
attributs  à  nos  Vertus  gothi- 
ques. On  voit  naître  ainsi  des 
combinaisons  qui  surprennent 
à  première  vue  :  mais  il  n'est 
pas  nécessaire  d'être  grand 
alchimiste  pour  les  résoudre  en 
leurs  éléments. 

Remarquons  d'abord  que 
c'est  alors  seulement  que  les 
Vertus  commencent,  en  France, 
à  être  associées  au  tombeau. 
L'orgueil  des  humanistes  triom- 
phe, au  xvf  siècle,  de  l'antique 
modestie  chrétienne.  C  est  au 
fameux  tombeau  de  Nantes, 
sculpté  par  Michel  Colombe, 
que  les  Vertus  apparaissent  pour  la  première  fois'.  Mais  une  pareille  idée  ne 
vint  pas  assurément  de  notre  vieux  maître  trop  pénétré  de  nos  traditions.  Elle 
lui  fut  imposée  par  le  magnifique  Perréal".  Jean  Perréal  avait  vu  l'Italie,  il  y 
avait  brillé,    il   en    rapportait   mille  idées    nouvelles.    Il   n'était    pas  homme   à 

'  Les  Vertus  du  tombeau  de  Dol  (Ille-el-Vilaine)  et  celles  du  tombeau  de  Ferrières  (Loiret)  sont  l'œuvre  d'Italiens. 
-    Voir  P.  Vitrj',  Michel  Colombe,  p.  383  et  suiv.  M.  \itry  a  fort  bien  indiqué  le  rôle  prépondérant  de  Jean  Per- 
réal en  tout  ceci.. 


Eig.  l6o.  —  La  Tempérance,  par  Michel  Colombe. 
Tombeau  de  la  calliédiale  de  Nantes. 


3/18 


L'ART    RELIGIEUX 


s'étonner  de  voir  des  Vertus  orner  un  tombeau  :  la  modestie  ne  semble  pas 
avoir  été  sa  qualité  dominante.  Il  avait  appris  en  Italie  que  le  talent  est  une 
dignité,    et    que   le   grand  artiste   est  l'égal  des   princes.    Michel  Colombe   est 


Fig.   i6l.  —  La  Prudence,  par  Michel  Colombe. 
Tombeau  de  la  cathédrale  de  Nantes. 


encore  un  artisan  du  moyen  âge,  Jean  Perréal  est  déjà  un  artiste  moderne. 
C'est  lui,  on  n'en  saurait  douter,  qui  imagina  de  placer  quatre  Vertus  aux 
quatre  coins  du  toinbeau  de  Nantes. 

Quant  aux   Vertus    elles-mêmes,  elles  offrent  un   curieux  mélange  de    tra- 
ditions françaises  et  de  traditions  italiennes.  La   Tempérance  avec   son  horloge 


LV    VIE    HUMAINE.    LE    VICE    ET    LA    VERTU 


3'i9 


et  son  mors  est  toute  française  (fig.  iGo).  La  Force,  qui  arrache  le  dragon  de  la 
tour,  est  française  par  l'attribut,  mais  italienne  par  le  costume.  Elle  porte  en 
elVet  le  casque  à  mufle  de  lion  et  la  cui- 
rasse, —  particularité  que  nous  n  avons 
jamais  rencontrée  chez  nous,  mais  qu  on 
rencontre  en  Italie  '.  La  Prudence  est 
presque  tout  italienne  (fig.  iGi)  :  elle  a, 
en  effet,  le  miroir  à  la  main  et  le  serpent 
à  SCS  pieds;  elle  a  surtout  le  double  visage, 
jeune  par  devant,  vieux  par  derrière,  ce 
qui  est  une  marque  d'origine  '.  Quant  à  la 
Justice,  sa  balance  et  son  épée  sont,  comme 
nous  l'avons  dit,  de  l'un  et  l'autre  pays. 

A  oilà  un  curieux  exemple  de  ces  com- 
binaisons qui  se  faisaient  dans  la  tète  des 
artistes  du  xvf  siècle. 

Le  monument  de  Perréal  et  de  Michel 
Colombe  fut  imité.  En  France,  désormais, 
les  \  ertus  vont  être  associées  aux  tom- 
beaux. Plusieurs  de  ces  tombeaux,  d'ail- 
leurs, paraissent  être  l'œuvre  des  élèves  de 
Michel  Colombe.  Tels  sont,  par  exemple, 
le  tombeau  de  François  de  Bourbon,  dont 
le  Musée  de  \  endôme  conserve  les  débris, 
le  tombeau  de  Pierre  de  Roncherolle  à 
Ecouis,  qui  ne  nous  est  connu  que  par  un 

dessin  de  Millin,  le  tombeau  des  Poncher  au  Louvre,  et  même,  en  quelques- 
unes  de  ses  parties,  le  fameux  tombeau  des  cardinaux  d'Amboise  à  la  cathédrale 
de  Rouen  (fig.   162).^ 

1  \olr  la  Force  du  Pérugin  et  celle  de  Pinturicchio. 

"  Le  compas  que  la  Prudence  porte  à  la  main  est  un  attribut  français  ;  le  miroir  est  à  la  fois  un  attribut  italien 
et  un  attribut  français. 

•'  M.  Mtry  a  montre  quels  lions  unissaient  la  plupart  de  ces  œuvres  à  l'atelier  de  Michel  Colombe,  loc.  cit., 
p.  444  et  suiv.  Il  est  évident  que  la  Force,  la  Tempérance,  la  Prudence  et  la  Justice  du  tombeau  de  Rouen  sont 
des  imitations  des  ^  crtus  de  Nantes.  Il  y  aurait  d'autres  œuvres  à  citer,  qui,  malhevireusement,  ne  nous  sont 
connues  que  par  les  mavivais  dessins  de  Gaignières.  Ce  sont  :  le  tombeau  de  Gauvain  de  Dreux  (~  i5o8),  à 
Saint-Nicolas-de-Loyc  en  Normandie  (la  Tempérance  a  l'horloge,  la  .lustice  le  glaive  et  la  balance,  la  Force  arrache 


Fig.   1G2.  —  La  Tempérance. 

Tombeau  des  cardinaux  d'Amboise. 
Cathédrale  de  Rouen. 


35o 


L'ART    RELIGIEUX 


Ces  tombeaux,  à  leur  tour,  en  inspirèrent  d'autres.  Il  me  paraît  certain  que 
1  artiste  qui  décora  de  quatre  Vertus  le  tombeau  de  François  de  Lannoy  à  Fol- 
leville  fSomme),  et  le  tombeau  du  cardinal  Hémard  à  la  cathédrale  d  Amiens, 
connaissait  les  Vertus  du  tombeau  de  Rouen:  les  unes  et  les  autres  ont  exacte- 
tement  les  mêmes  attributs'. 

Si  l'on  étudie  avec   attention  les  figures  de    Vertus  sculptées   sur   tous  ces 

tombeaux,  on  y  remarquera  ce  mé- 
lange de  traditions  françaises  et  de  tra- 
ditions italiennes  cjue  nous  avons  déjà 
noté  à  Nantes.  Parfois  l'élève  repro- 
duisait fidèlement  l'œuvre  du  maître. 
Les  Vertus  du  tombeau  de  Vendôme 
(vers  i52o),  autant  qu'un  très  mau- 
vais dessin  permet  d'en  juger",  étaient 
semblables  à  celles  de  Michel  CoIombe^ 
Mais,  parfois,  l'artiste  innovait.  Au 
tombeau  d  Ecouis,  par  exemple  (entre 
i5o3  et  i5i8),  on  voyait,  à  côté  de  la 
Force  qui  arrache  le  dragon  de  la 
tour,  la  Tempérance  debout  entre  deux 
amphores'^,  détail  qui  témoigne  claire- 
ment d'une  influence  italienne. 

Au    tombeau    des  Poncher    (entre 
i5i5  et  i525),  la  part  de  l'Italie  était 
plus  grande  encore  :   les  trois  Vertus 
théologales  (dont  le  tombeau  de  Nantes  n'offrait  aucun  modèle)  étaient  presque 

le  monstre  de  la  lour,  la  Prudence  a  le  miroir  et  le  compas)  Gaignières  Pe  l  f°  91  ;  le  tombeau  de  Guy  de  Roche- 
fort  (-f-  i5o8)  et  de  sa  femme  (-j-  iSog)  à  Citeaux  (La  Tempérance  a  l'horloge,  la  Justice  le  glaive  et  la  balance, 
la  Force  arrache  le  monstre  de  la  tour,  la  Prudence  a  le  miroir)  Gaignières  Pe  4  f°  17- 

'  Le  tombeau  d'Amiens  (i543)  est  l'œuvre  de  Laignel  (V.  Durand,  La  Calhédrcde  d'Amiens,  t.  II).  Les  Vertus 
de  Follevillc  sont  identiques  et  ne  peuvent  sortir  que  de  l'atelier  de  Laignel.  La  Prudence  offre  cette  particularité 
d'avoir,  comme  à  Rouen,  pour  attribut  le  miroir  et  le  compas. 

-  Cabinet  des  Estampes.    Dessins  de  Gaignières,    t.I,  f"  38. 

■'  Peut-être  la  Tempérance  n'avait-elle  pas  l'horloge,  mais  elle  devait  avoir  la  bride  et  le  mors. 

'' Mï\]m ,  Antiquités  nationales,  article  Ecouis.  Le  dessin  est  non  seulement  très  mauvais,  il  semble  encore  infi- 
dèle. La  Justice,  par  exemple,  tient  une  balance  et  un  miroir.  C'est  là  une  erreur  évidente  du  dessinateur.  Ce 
miroir  devait  appartenir  à  la  Prudence,  sa  voisine,  qui  n'a,  dans  le  dessin,  aucun  attribut.  Pour  ce  qvii  est  de  la 
Tempérance,  le  détail  des  deux  amphores  est  très  visible,  et  le  texte  de  Millin  le  confirme. 


l'ig.   i63.  —  L'Espérance. 
Tombeau  des  Ponclier  au  Louvre. 


LA    VIE    HUMAINE.    LE    VICE    ET    LA    VERTU  35i 

complètement  italiennes'.  La  Foi,  qui  existe  encore,  tient  d'une  main  une 
croix,  et  avait  probablement  de  l'autre  un  calice.  La  Charité  portait  deux 
enfants  dans  ses  bras".  Quant  à  l'Espérance,  qui  subsiste  également  (fig.  i63), 
elle  joint  les  mains,  et  elle  serait  tout  italienne  comme  ses  deux  sœurs, 'sans 
une  particularité  où  son  origine  française  se  révèle.  Elle  a  un  long  bâton  de 
pèlermagc,  pour  signifier  sans  doute  que  l'Espérance  est  le  bâton  qui  soutient 
le  chrétien  pendant  le  voyage  d'ici-bas.  Voilà  un  attribut  qui  est  tout  à  fait 
dans  le  goût  de  nos  artistes,  et  je  le  rencontre  justement  dans  un  manuscrit 
français  qui  a    été   enluminé  à  Rouen  au  commencement  du  xvi"  siècle  '. 

Tous  les  monuments  que  nous  venons  de  citer  sont  des  vingt-cinq  premières 
années  du  xvi°  siècle  ;  c'est  pourquoi  leur  iconographie  est  encore  française 
aux  trois  quarts.  Mais  à  mesure  qu  on  avance,  l'influence  de  l'Italie  devient  plus 
tyrannique^.  Nos  plus  beaux  tombeaux  du  xvi"  siècle  ont  été  exécutés  en  grande 
partie  ou  imaginés  par  des  Italiens  ^ 

Le  tombeau  de  Louis  XII,  à  Saint-Denis,  a  été  sculpté  par  les  Juste  qui 
étaient,  comme  on  le  sait  maintenant,  non  pas  de  Tours,  mais  de  Florence  ^  Aussi 
les  quatre  Vertus  cardinales,  qu'on  voit  assises  aux  quatre  coins  du  monument, 
sont-elles  presque  complètement  italiennes.  La  Prudence  a  le  serpent  et  le 
miroir,  la  Justice  l'épée  et  le  globe,  la  Force,  drapée  dans  une  peau  de  lion, 
tient  entre  ses  bras  une  colonne.  Seule  la  Tempérance  révèle  par  son  attribut 
son  origine  française  :  elle  porte  à  la  main  une  horloge.  Ce  petit  détail,  et  cer- 
taines particularités  de  style  très  caractéristiques  '  tendent  à  prouver  que  les 
Juste  eurent  des  collaborateurs  français.  Ces  collaborateurs  étaient  très  proba- 
blement des  élèves  de  Michel  Colombe,  qui  conservaient,  dans  la  mesure  où  ils 
le  pouvaient,  les  traditions  de  l'atelier. 


'  Je  ne  parle,  bien  entendu,  que  des  attributs.  Le  style  reste  encore  à  peu  près  français.  Le  tombeau  des  Poncher 
est  au  Louvre. 

■^  N^ous  ne  la  connaissons  que  par  un  dessin.  Voir  Gazelle  archéologique,  l883,  p.   169. 

'■^    B.  N:  franc.  225,  f"  8.  La  Foi  et  l'Espérance  se  -xcient  peintes  dans  un  tableau  que  porte  Raison. 

*  Le  tombeau  de  Charlotte  d'Albret  à  Lamottc-Feuilly  (Indre),  commencé  quelques  années  après  i5i4  (date  de 
la  mort  de  Charlotte  d'Albrct),  avait  déjà  des  Vertus  qui  semblent  avoir  été  tout  italiennes.  La  Force  avait  une 
colonne.  La  Tempérance  faisait  le  geste  de  mêler  de  l'eau  au  vin  (Revue  archéologique,  i852-53,  t.  IX, 
Planches^. 

^  Dans  quelques  tombeaux  de  moindre  importance,  les  Vertus  restent  encore  à  peu  près  fidèles  à  l'iconographie 
française. 

''  A.  de  Montaiglon,  Gazette  des  Beaux-Arls,    1875-76.  Le  tombeau  de  Louis  XII  a  été  achevé  en  i53i. 

''   Surtout  le  style  des  figures  agenouillées  du  roi  et  de  la  reine.  V.  Vitry.  Michel  Colombe,  p.  454. 


352  L'ART    RELIGIEUX 

Trente  ans  après,  quand  fut  entrepris  le  tombeau  de  Henri  II,  à  Saint- 
Denis,  nos  artistes  s'étaient  tous  mis  à  l'école  de  l'Italie  \  On  ne  s'étonne  donc 
pas  de  voir  aux  angles  du  monument  quatre  \ertus  tout  italiennes  :  la  Justice  a 
l'épéê,  la  Tempérance  deux  vases,  la  Prudence  un  miroir  et  la  Force  s'appuie 
sur  une  colonne '.  On  a  pensé,  non  sans  raison,  semble-t-il,  que  Le  Primatice  avait 
donné  le  plan  du  tombeau  ^  L'iconographie  des  Vertus  ne  peut  que  conlirmer 
cette  hypothèse. 

Les  traditions  italiennes  triomphèrent  donc  des  traditions  françaises.  Il  n'y 
a  pas  lieu  de  s'en  étonner.  Les  Vertus  du  manuscrit  de  Rouen,  imaginées 
par  un  bel  esprit,  n'étaient  pas  nées  viables  :  simplifiées  et  allégées  d'une  partie 
de  leurs  attributs,  elles  restent  encore  un  peu  pédantes  ;  elles  portent  la  marque 
de  leur  origine.  Il  a  fallu  le  grand  talent  et  le  grand  cœur  de  Michel  Colombe 
pour  les  rendre  belles  une  fois.  Quand  on  rencontre,  à  l'improviste,  dans  la 
cathédrale  de  Nantes,  ces  quatre  figures  du  devoir,  il  est  difficile  de  n'être 
pas  ému.  On  peut  croire  que  l'artiste  qui  les  sculpta  y  vit  autre  chose  qu'un 
ingénieux  motif.  Michel  Colombe  était  alors  un  vieillard  ;  il  regardait  vers  le 
passé,  comme  cette  grave  figure  qui  s'entrevoit  derrière  le  visage  de  la  Pru- 
dence. A  soixante-quinze  ans,  il  savait  mieux  que  personne  combien  il  est 
difficile  d  être  tempérant,  prudent,  juste,  fort  contre  soi-même.  C'est  dans  son 
expérience,  et  dans  les  secrètes  réserves  de  la  vie  morale,  qu'il  a  trouvé  ces 
images  des  Vertus.  Les  Vertus  qu'il  a  représentées  ne  sont  pas,  dirait-on, 
malgré  leur  costume,  les  vertus  fastueuses  des  grands  de  ce  monde;  ce  sont 
les  vertus  des  gens  comme  lui,  des  artisans,  des  tailleurs  de  pierre  :  vertus  qui 
se  pratiquent  dans  le  silence  et  T obscurité.  C'est  pourcjuoi  il  les  a  conçues 
comme  des  jeunes  femmes,  douces,  modestes,  sans  éclat.  Un  autre  trait  révèle 
la  sagesse  du  vieux  maître  :  il  a  répandu  sur  leur  visage  une  inaltérable  séré- 
nité. C'est  la  leçon  que  les  années  ont  donnée  au  vieillard.  Il  a  appris  que 
ces  belles  Vertus,  quand  elles  entrent  dans  l'àme,  y  apportent  la  paix.  Sans 
un  effort,  la  Force  arrache  le  dragon  de  la  tour;  tel  le  héros  qui  s'est  long- 
temps combattu  et  qui  est  maintenant  maître  de  lui-même.  L'homme  qui  a 
conçu  cette  figure  de  la  Force  est  quelque  chose  de  mieux  qu'un  habile  artiste, 
c'est  un  sage. 

'  En  i559  ;  on  y  travailla  longtemps.  M.  de  GeymûUer  a  raconté  toute  l'histoire  du    monument,  die  Bauknnst 
dcr  Renaissance  in  Frankreich,  2«  fascicule,  1902,  p.  O28  et  suiv.  'Noir  aussi  L.  Dimier,  Le  Primalice. 
-  Ces  attributs  mutilés  ont  été  restaurés. 
■*  De  Geymûller,  loc.  cit. 


LA    VIE    HUMAINE.    LE    VICE    ET    LA    VERTU 


353 


V 


Si  l'Église  s'était  contentée  de  montrer  aux  fidèles  les  quelques  figures  de 
Vertus  que  l'orgueil  avait  associées  aux  tombeaux,  on  pourrait  l'accuser  d'avoir 
manqué  à  sa  mission.  On  va  voir  qu'elle  ne  mérite  pas  ce  reproche.  Au  xv"  siècle, 
elle  enseigne  la  vertu,  en  inspirant  le  dégoût  du  vice.  C'est  pourquoi,  si 
les  images  des  Vertus  sont  assez  rares,  celles  des  Vices,  au  contraire,  sont  très 
fréquentes.  Les  sept  péchés  capitaux  furent  un  des  sujets  favoris  de  la  peinture 


Fig.   164.  —  L'Espcraiicc  avec  le  Dése^poi^  symbolisé  par  Judas. 
Bréviaire  de  Charles  V.  Bibl.  nation.  latin.  loSa. 

murale  au  xv"  et  au  xvi"  siècle.  Il  y  eut  alors  dans  toute  la  France  une  sorte  de 
prédication  méthodique  par  l'art  ;  beaucoup  d'églises  de  campagne  proposent 
encore  aujourd'hui  à  notre  curiosité  les  singulières  figures  allégoriques  que  nous 
allons  étudier. 

Le  xnf  siècle,  qui  avait  si  noblement  personnifié  les  Vertus,  n'avait  pas  cru 
devoir  personnifier  les  Vices.  A  Paris,  à  Chartres,  à  Amiens,  sous  les  pieds 
des  Vertus,  une  petite  scène,  dont  le  sens  est  généralement  clair,  représente 
les  Vices  en  action  \ 

Le  xiv"  siècle  demeura  longtemps  fidèle  à  cette  tradition.  Les  miniatures  de 
la  Somme  le  Roi,  celles  du  Bréviaire  de  Charles  V,  opposent  aux  figures  des 
Vertus  des  scènes  bibliques  011  l'on  apprend  à  connaître  le  vice  par  ses  effets. 
Près  de  l'Espérance,   par  exemple,  Judas  pendu  à  un  arbre  symbolise  le  Déses- 


1  Voir  VArt  religieux  du  xm"  siècle  en  France,  p.  i36  et  suiv. 

M  A  LE.    T.    II. 


ko 


354  L'ART    RELIGIEUX 

poir  (fig.   i6/i)';  non  loin  de  la  Force,   Samson  endormi  auprès  de  Dalila,  qui 
lui  coupe  les  cheveux,  représente  la  Faiblesse^. 

Cependant  l'idée  de  personnifier  les  vices  ne  devait  pas  tarder  à  se  présen- 
ter à  l'esprit  des  artistes;  le  goût  du  temps  les  y  invitait.  Un  des  livres  les 
plus  célèbres  du  xiv"  siècle,  le  Pèlerinage  de  vie  humaine,  œuvre  de  Guillaume 
de  Deguilleville,  présente  les  vices  sous  la  figure  de  femmes  tantôt  séduisantes 
et  tantôt  hideuses  :  elles  s'efforcent,  sans  y  parvenir,  de  détourner  le  pèlerin  de 
la  bonne  route'.  Une  particularité  mérite  d'être  notée.  Le  poète  a  donné  à  deux 
des  Vices  qu'il  a  personnifiés  une  monture  appropriée  à  leur,  caractère.  La 
((  gloutonie  »  est  montée  sur  un  porc,  et  la  luxure  sur  un  cheval.  Pourquoi  un 
cheval  ?  Parce  que  le  cheval  se  couche  sur  son  fumier  : 

Car  là  où  plus  il  a  ordure 
Se  couche  il  de  sa  nature. 

Ces  Vices  montés  sur  des  animaux  symboliques  ne  sont  pas,  d'ailleurs,  une 
nouveauté;  l'idée  commence  à  poindre  dès  le  xni°  siècle  *. 

Ce  ne  fut  pourtant  qu'à  la  fin  du  xiv"  siècle  que  l'art  obéit  aux  suggestions 
des  poètes. 

Toutefois,  s'il  faut  toutdire,  il  y  eut,  dès  les  premières  années  du  xiv"  siècle, 
une  curieuse  tentative  en  ce  sens.  Dans  certains  manuscrits  illustrés  de  la 
Somme  le  Roi,  les  Vertus  (non  pas  les  Vices)  sont  debout  sur  des  animaux  \  La 
Chasteté  a  sous  les  pieds  un  porc,  la  Libéralité  un  chien,  symbole  d'avarice, 
l'Amitié  un  dragon  ou  un  serpent,  symbole  de  haine.  Quant  à  la  Justice,  elle  a 
sous  les  pieds  un  renard,  parce  que,  dit  le  texte,  elle  va  par  droite  voie,  et  non 
obliquement  comme  le  renard.  Qui  ne  reconnaît  là  les  traditions  de  la  sculpture 
monumentale  du  xnf  siècle?  Les  Vertus  foulent  aux  pieds  les  Vices,  comme  au 
portail  des  cathédrales  les  apôtres  foulent  aux  pieds  leurs  persécuteurs.  Les. 
figures  de  la  Somme  le  Roi  perpétuent  tout  simplement  une  tradition.  Mais  ce 
qui  mérite  ici  d  être  remarqué,  c'est  l'effort  pour  associer  chaque  vice  à  une 
forme  animale. 


1  Bréviaire  do  Charles  V.  B.  N.,  latin  io52,  (°  219.  Prèsde  Judas  on  voit  Job  qui  symbolise  l'Espérance. 

2  F"  238. 

^  Le  pèlerinage...  etc.  de  Guillaume  de  Deguilleville,  printed  for  the  Roxburghe  club,    London,  iSgS. 
*  Dans  le   Tournoiement  de  l'Antéchrist   de  Huon  de   Mcri,   Paresse  est  montée  sur  un  éléphant. 
''  Arsenal,  nis.  n°  63ag. 


LA    VIE    HUMAINE.    LE    VICE    ET    LA    VERTU 


355 


Dans  les  temps  antiques,  l'animal  fut  pour  l'homme  un  guide  infaillible, 
le  dépositaire  d'une  profonde  sagesse  et  des 
secrets  de  l'avenir.  Le  génie  symbolique  du 
moyen  âge  vit  dans  le  monde  animal  une 
obscure  image  du  monde  moral.  L'animal 
semble  exprimer  tous  les  aspects  de  la  dégra- 
dation. Le  Roman  de  Renart  est  une  sorte  de 
miroir  de  la  nature  déchue .  Dante  ne  vit  dans 
l'animal  qu  un  symbole.  Egaré  dans  la  forèl 
obscure,  à  la  limite  des  deux  mondes,  il  ren- 
contre une  panthère,  un  lion,  une  maigre  louve; 
ce  sont  les  trois  vices  qui  assaillent  Ihomme  à 
ses  trois  âges  :  luxure,  génie  de  domination, 
avarice.  Ces  idées  n'appartiennent  pas  en  propre 
au  poète,  elles  sont,  alors,  à  tous;  elles  expli- 
quent les  œuvres  d'art  que  nous  allons  étudier. 

C'est  à  une  date  assez  voisine,  je  crois,  de  i3go,  qu'apparaissent  pour  la 
première  fois,  dans  un  manuscrit  à  miniatures 
de  la  Bibliothèque  nationale',  les  Vices  per- 
sonnifiés chevauchant  des  animaux  symboli- 
ques. Ces  Vices,  au  nombre  de  sept,  sont  les 
sept  péchés  mortels.  Puisque  les  Vertus  avaient 
été,  depuis  peu,  réduites  à  sept,  il  était  naturel 
de  leur  opposer  le  même  nombre  de  Vices  "  ; 
désormais  les  artistes  ne  représenteront  que 
sept  péchés,  comme  ils  ne  représentent  que 
sept  Vertus. 

Il    est  nécessaire  de  décrire  brièvement  les 
miniatures   de  notre  manuscrit. 


Fig.   i65.  —  L'Orgueil 
Bibl.  nation,  franc   /|00, 


L'Orgueil  est  un  roi  monté  sur  un  lion,  et 


Fig.  i6(3.  —  L'Envie. 
Bibl.   nation,  franc,  lioo. 


'  B.  N.  franc.  4oo.  Recueil  d'images  que  les  costumes  militaires 
semblent  dater  de  l'extrême  fin  du  xiv'=  siècle.    Ce  manuscrit  a  été 

connu  des  PP.    Cahier  et  Martin  qui  ont  publié  les  figures  de  Vices  dont  nous  allons  parler.  Mélanges  d'archéoL, 
t.  II,  p.  2  1  et  suiv. 

^  Les  théologiens  d'ailleurs  parlaient  depuis  longtemps  déjà  des  sept  Péchés  capitaux.  Dès  le  xii"  siècle,  Jean 
Beleth  avait  écrit  un  traité  sur  ce  sujet.  Voir  Hisl.  littér.  de  la  France,  t.  XIV,  p.  2 19. 


356 


L'ART    RELIGIEUX 


Fig.  167.  —  La  Colère. 
Bibl.  nation,  franc,  ioo. 


portant  à  la  main  un  aigle  (fig.  i65)'.  L'Envie  est   un  moine  monté   sur  un 

chien  et  portant  un  épervier  (fig.  166).  La 
Colère  est  une  femme  montée  sur  un  sanglier 
et  portant  un  coq  (fig.  167).  La  Paresse  est 
un  vilain  monté  sur  un  âne  et  portant  un 
hiboQ  (bubo)  (fig.  168).  L'Avarice  est  un  mar- 
chand monté  sur  une  taupe  ou  un  blaireau 
(taxus)  et  portant  une  chouette  (fig.  169).  La 
Gourmandise  est  un  jouvenceau  monté  sur  un 
loup  et  portant  un  milan  (fig,  170).  La 
Luxure  est  une  dame  montée  sur  une  chèvre 
et  portant  une  colombe  (fig.   171). 

Ces  figures  allégoriques  ont  été  imaginées 
par    un    esprit    subtil.     On   remarquera,    par 
exemple,  que  chaque  vice  est  mis  en  rapport 
avec  une  classe  de  la  société,  un  des  deux  sexes,  un  âge  de  la  vie.  L'orgueil  est 

le  vice  des  rois,  comme  l'avarice  est   le    vice 
des  marchands,  comme  l'envie  est  le  vice  des 
moines,   comme  l'intempérance   est  le  défaut 
de  la  jeunesse,  comme   la  colère  est  le  défaut 
des    femmes  :    l'artiste    (ou    plutôt    celui    qui 
1  inspirait)   était    un    moraliste   ironique.     Les 
deux   animaux   qui    caractérisent  chaque   vice 
n'ont  pu  être  choisis  que  par  quelque  clerc  très 
au  courant  de  ce  qui  s'écrivait  de  son  temps. 
J'ai    trouvé    dans    la    Dieta    Salutis, 
attribué  à  saint  Bonaventure  \ 
qu'il    convient  d'attacher,    non   pas   à   toutes, 
mais  à  quelques-unes  de  ces  figures  d'animaux. 
La  Dieta  Salutis  passe    en  revue  les  Vices 
et  les  caractérise  par  des  comparaisons  fami- 
lières. La  Colère,  par  exemple,  est  semblable  au  sanglier,  car  «  de  même  que 


ouvrage 
la  signification 


Fig.  168.  —  La  Paresse. 
Bibl.  nation,  franc,  ioo. 


'  Des  inscriptions  accompagnent  les  miniatures  et  nomment  les  personnages  elles  animaux. 
-  Sans  raison.  Voir  S.  Bonavent.  Opéra  omnia,    édit.  des    Franciscains  de    Quaracchi,  t.  X,  p.  24- Le    livre  doit 
être  du  xiv"'  siècle,  hà  Dieta  Salutis  a  été  souvent  imprimée  au  xv"^  siècle. 


Fig.  169.  —  L'Avarice. 
Bibl.  nation,  franc.  4oo. 


LA   VIE    HUMAINE.    LE   VICE    ET    LA   VERTU  357 

le  sanglier  furieux  donne  des  coups  de  boutoir  et  s'élance  sur  l'épée,  de  même 
l'homme   possédé    par   la  colère  frappe  aveu- 
"lément    et    tue    ».    L'Avarice  ressemble   à   la 
taupe  qui  vit   dans  les  sapes  ;    elle  ressemble 
aussi  à  certains  oiseaux  qui  vivent  solitaires  ' . 
La  Gourmandise  ressemble  à  l'oiseau  de  proie, 
qui   ne  veut    pas   revenir  sur   la  main  de  son 
maître,  tant  qu'il  aperçoit  des  chairs  saignantes. 
La  Luxure  ressemble  à  l'oiseau  voluptueux,  a 
la   colombe.    La  Paresse  peut  être  symbolisée 
par  l'àne,   non  pas  que  l'âne  soit  paresseux  de 
sa  nature,  mais  l'âne  aime  le  chardon;  or,  le 
chardon  avec  ses  piquants  est  l'image  des  ten- 
tations qui  passent  dans  les  rêves  de  la  Paresse 
et    lui    font  de   temps    en   temps    sentir   leur 
aiguillon". 

En  voilà  assez  pour  prouver  que  nos  miniatures  ne  sont  pas  l'œuvre  du  pur 
caprice  ;     leur    symbolisme    était     en    grande 
partie  traditionnel.  Ces  comparaisons,  et  d'au- 
tres du  même   genre,    se  transmettaient    dans 
l'École  \ 

'  Le  texte  n'est  pas  très  explicite.  Il  s'agit  sans  doute  des  oiseaux 
de  nuit.  C'est  ce  qui  explique  pourquoi  l'artiste  a  donné  une 
chouette  comme  attribut  à  l'Avarice. 

2  La  Dieta  Salutis  ne  parle  pas  des  autres  animaux,  qui  figurent 
dans  nos  miniatures,  mais  ils  s'expliquent  presque  tous  d'eux- 
mêmes.  Il  est  tout  naturel  que  le  lion  et  l'aigle,  rois  des  animaux, 
symbolisent  l'Orgueil.  On  comprend  aussi  que  la  Colère  soit  carac- 
térisée par  le  coq,  la  Paresse  par  le  hibou  qui  dort  pendant  le  jour, 
la  Gourmandise  par  le  loup,  la  Luxure  par  la  chèvre  ou  le  bouc. 
On  s'expliqiie  aussi,  à  la  rigueur,  que  le  chien  et  l'épervier  puissent 
représenter  l'Envie. 

^  Il  y  avait  une  foule  de  variantes.  Je  connais  plusieurs  ouvrages 
du  xiv^  siècle  où  les  animaux  sont  mis  en  rapport  avec  les  Vices. 
Il  n'y  en  a  pas  deux  qui  soient  parfaitement  d'accord.  Un  manuscrit 
du  xiv^  siècle,  B.  N.  franc.  19271,  f"  218,  veut,  par  exemple,  que 
le  cerf  symbolise  l'Orgueil  et  le   lièvre  l'Avarice.  Un  autre,  B.  N. 

franc.  6276,  î°  29  v",  donne  le  lion  à  l'Orgueil,  le  renard  à  l'Avarice,  l'ours  à  la  Paresse,  etc.  Mêmes  incertitudes  au 
xv«  siècle.  Dans  un  petit  traité  intitulé  Articuli  fidei,  et  publié  chez  Michel  Lenoir,  à  la  fin  du  xy<=  siècle,  l'Orgueil 
est  associé  au  lion,  l'Envie  au  chien,  la  Colère  au  loup,  la  Paresse  à  l'àne,  l'Avarice  au  chameau,  la  Gourmandise  à 
l'ours  ou  au  porc,  la  Luxure  au  bouc.  Nous  sommes  loin,  on  le  voit,  du  symbolisme  raisonné  et  solide  du  xni^  siècle. 


Fig.  170.  —  La  Gourmandise. 
Bibl.  nation,  franc.  /ioo. 


358 


L'ART    RELIGIEUX 


Fi? 


La  Lvixurc 


Bibl.  nation,  franc,  ^loo. 


Le  manuscrit  français  4oo  de  la  Bibliothèque  nationale  est  aujourd'hui  la  plus 

ancienne  œuvre  d'art  consacrée  aux  sept  péchés 
capitaux.  Il  y  en  eut  sans  doute  d'antérieures; 
toutefois,  il  me  paraît  certain  que  c'est  à  peu 
près  à  cette  éj)oque  (dernière  partie  du 
xiv"  siècle)  que  les  Vices  personnifiés  apparu- 
rent dans  l'art.  L'inventaire  de  Charles  V  parle 
d'une  tapisserie  représentant  «  les  sept  péchés 
mortels  »  :  c'est  la  plus  ancienne  mention  que 
j'aie  rencontrée  de  ce  sujet'.  En  1896,  im 
autre  inventaire  signale  une  tapisserie  analo- 
gue"; d'autre  part,  on  joua  à  Tours,  en  1890, 
une  moralité  Des  Sept  Vertus  et  des  Sept  Péchés 
mortels\  où  les  Vices  étaient  évidemment  per- 
sonnifiés. 

On  voit  donc  que  c'est  de  1860  à  1890  que 
limagination  des  poètes  et  des  artistes  travailla 
sur  le  luotif  des  sept  Péchés  capitaux  et  lui 
donna  sa  forme.  S  il  en  est  ainsi,  le  manus- 
crit de  la  Bibliothèque  nationale,  auquel  nous 
assignons  uae  date  voisine  de  1890,  nous  fait 
remonter  presque  aux  origines  du  thème. 

Toutes  les  œuvres  que  nous  allons  rencon- 
trer offrent  plus  ou  moins  de  ressemblance  aA^ec 
les  miniatures  de  notre  manuscrit  (franc.  4oo). 
Elles  n'en  dérivent  pas  évidemment,  mais  elles 
se  rattachent  à  une  tradition  très  analogue  à 
celle  que  représente  le  manuscrit. 

Je  ne  connais  rien  de  plus  ancien,  en  ce 
genre,  que  les  peintures  murales  de  la  petite 
église  de  Roussines  dans  l'Indre.  A  en  juger 
par  les  costumes  que  portent    les  personnages,   l'œuvre   est   contemporaine  de 


Gravure  du  Livre  des  bonnes  mœurs,   1/187. 


'  Guiffrey,  Hist.  de  la  tapisserie  en  France,  p.  22. 

2  Ibid.,  p.  25. 

"  Petit  de  JuUeville,  Répertoire  du  théâtre  comique  au  moyen  âge,  p.  Sa^. 


LA   VIE    HUMAINE.    LE    VICE    ET    LA    VERTU 


359 


Charles  VII.  Tout  ce  qu'on  en  peut  voir  est  à  peu  près  conforme  aux  minia- 
tures du  manuscrit  4 00  :  l'Orgueil  est  monté  sur  un  lion,  l'Envie 
sur  un  chien  qui  tient  un  os,  la  Paresse  sur  un  âne,  la  Gourmandise 
sur  un  loup',  la  Luxure  sur  une  chèvre.  L'œuvre,  comme  d'ail- 
leurs toutes  celles  que  nous  allons  énumérer,  est  simplifiée.  Les 
personnages  ne  portent  plus  d'oiseau  symbolique  sur  leur  poing 
et  les  conditions  sociales  ne  semblent  pas  mises  systématiquement 
en  rapport  avec  les  Vices. 

L'église  de  Roussines  nous  offre  le  premier  exemple  du  thème 
des  Péchés  capitaux  dans  la  peinture  murale  ;  il  sera  bientôt 
adopté  dans  toutes  les  parties  de  la  France.  C'est  toujours  dans 
de  modestes  églises  de  villages  qu'on  le  rencontre  :  il  est  évident 
que  le  clergé  voulait  frapper  par  ces  images  des  âmes  simples 
Le  paysan  connaissait  bien  les  défauts  de  son  âne,  de  son  bouc, 
de  son  porc  et  de  son  chien.  Le  peintre  parlait  sa  langue  :  ces 
fresques  rustiques  ressemblaient  aux  contes  de  la  veillée  et  aux 
proverbes.  Au  lieu  de  dire  à  un  auditoire  de  laboureurs  et  de 
vignerons  :  «  La  nature  est  mauvaise,  il  ne  faut  pas  la  suivre; 
tous  les  progrès  moraux  sont  une  victoire  remportée  sur  la 
nature»,  —  le  prédicateur  disait  en  montrant  les  images 
peintes  sur  le  mur  :  «  Ne  ressemble  pas  à  ton  âne  qui  ne  marche 
qu  à  coups  de  bâton,  ne  sois  pas  comme  ton  chien  qui  grogne 
quand  il  voit  un  os  dans  la  gueule  d  un  autre  chien.  »  Pou- 
vait-on mieux  dire?  Et  pour  que  la  leçon  fût  plus  efficace, 
le    peintre    avait   réuni    les    sept    péchés    par  une   chaîne,    et  un 


m 


V^àMà 


diable  les  entraînait  avec   leur  monture  vers  la  gueule  béante  de 


Fig.  173.  —  La 
Foi  foulant 
aux  pieds  Ma- 
homet, l'Espé- 
rance foulant 
aux  pieds 
Judas. 


Heures 
de  Simon  Vostre. 


l'Enfer  l 

Ne  soyons  donc  pas  trop  sévères  pour  ces  figures  naïves,  et 
reconnaissons  que  dans  une  église  de  campagne  elles  étaient  k 
leur  place. 

On    rencontre  les  Vices    et  leur   monture  dans  l'église  de  La 
Pommeraie-sur-Sèvre  (Vendée) ,  k  Ghampniers  près  Civrai  (Vienne),  k  Chemillé 
(Maine-et-Loire),  k  Pervillac  (Tarn-et-Garonne),  et  dans  plusieurs  pauvres  églises 

*  Ou  peut-être  un  renard. 

2  II  n'en  est  pas  ainsi  à  Roussines,  mais,  partout  ailleurs,  c'est  la  formule  adoptée. 


3Go 


L'ART    RELIGIEUX 


des  Hautes-Alpes*.  Il  est  probable  qu'une  foule  d'autres  églises  rustiques  reçu- 
rent une  décoration  analogue.  La  diffusion  de  ce  motif  dans  toute 
les  parties  de  la  France  laisse  deviner  un  véritable  système  :  on 
peut  supposer  que  le  badigeon  cache  encore  aujourd'hui  beau- 
coup de  fresques  analogues. 

Les  variantes  assez  nombreuses  que  présentent  ces  œuvres 
offrent  peu  d'intérêt  et  méritent  à  peine  d'être  signalées.  La 
Colère,  par  exemple,  au  lieu  d'être  montée  sur  un  sanglier,  est 
souvent  montée  sur  un  léopard^,  parfois  sur  un  ours^;  l'Avarice 
a  souvent  pour  monture  un  singe  ^;  le  porc  est  parfois  associé  à 
la  Gourmandise",  et  parfois  à  la  Luxure ^  On  rencontre  une  fois 
la  Gourmandise  montée  sur  un  ours  et  la  Luxure  sur  un  singe  \ 
Il  ne  faut  pas  chercher  là  des  j)ensées  profondes  :  ce  sont  ou  des 
fantaisies  ou  des  erreurs  de  l'artiste.  Quoi  qu'il  en  soit,  on  voit 
que  les  traditions  symboliques  n'avaient  pas,  au  xv^et  au  xvf  siècle, 
la  rigueur  qu'elles  avaient  au  xin\ 

Pendant  que  le  clergé  faisait  peindre  ces  allégories  ésopiques 
dans  les  églises  de  village,  les  artistes  des  villes  avaient  une  autre 
façon  de  représenter  les  Vices.  Ils  leur  donnaient  la  figure  d'un 
homme  célèbre  de  l'histoire  :  l'Injustice,  par  exemple  était  Néron 
et  la  lâcheté  Holopherne;  mais,  conformément  à  la  vieille  tradi- 
tion, ils  mettaient  tous  ces  héros  dérisoires  sous  les  pieds  des 
Vertus.  Un  pareil  symbolisme  ne  pouvait  être  compris  c[ue  des 
lettrés  et  ne  s'adressait  qu'à  eux. 

L'idée  de  faire  de  quelques  hommes  fameux  l'incarnation  du 
Vice  paraît  être  d'origine  italienne.  M.  J.  von  Schlosser  a  signalé 


Fig.  174.  —  La 
Justice  foulant 
aux  pieds  Né- 
ron. La  Force 
foulant  aux 
j^ieds  Holo- 
pherne. 

Heures 
de  Simon  Yostre. 


'  Névaches,  Largentière,  Vigneaux,  Orrcs  (fresques  presque  détruites),  et  Notre-Dame-du- 
Bourg  à  Digne.  Ces  fresques  ont  été  décrites  par  M.  Roman  (Mémoires  de  la  Société  des  anliq. 
de  France,  t.  XLI,    p.  22).  Ces  fresques,  comme  les  précédentes,  sont  de  la  fin  du  xv"  ou  du 
commencement  du  xvi°  siècle.  On  trouve  aussi  ce  motif  dans  des  livres  imprimés  :  Par  exemple 
dans  le  Livre  des  bonnes  mœurs  de  Jacques  le  Grant  imprimé   par  Caillant  en  1487  (fig.   172J. 
-  La  Pommeraie,  Névaches,  Digne,  Largentière,  Vigneaux. 
3  Gravures  du  Château  de  labour,  imprimé  par  Simon  Vostre. 
*  Églises  dès  Hautes-Alpes,  Château  de  labour,    Incunables  publiés   par   Caillaut  :  Eraditorium   penitentiale  et   le 
Livre  des  bonnes  mœurs  de  Jacques  le  Grant. 

■^  La  Pommeraie,  Chemillé,  miniatures  du  Musée  de  Cluny,  Eruditorium  penitentiale. 

•■  Névaches,  Digne. 

■î  B.  N.  franc.  5o,  f°  26. 


LA    VIE    IIU.MAl>fE.    LE    AICE    ET    LV    ^ERTU  36t 

deux  manuscrits  du  xiv*"  siècle,  tous  les  deux  italiens,  où  l'on  voit  les  \ertus 
foulant  aux  pieds  hérétiques,  philosophes,  tyrans'.  La  Justice  a  sous  ses  pieds 
Néron,  la  Force  Ilolopherne,  la  Tempérance  Epicure,  la  Prudence  Sardana- 
pale,  la  Charité  Hérode,  l'Espérance  Judas,  la  Foi  Arius.  Il  y  a  plusieurs  autres 
manuscrits  semblables.  Deux  sont  en  France  :  l'un  à  la  Bibliothèque  natio- 
nale", l'autre  au  musée  Condé  à  Chantilly^  ;  leur  origine  italienne 
ne  saurait  être  douteuse. 

Les  plus  anciens  semblent  avoir  été  enluminés  avant  le  milieu 
du  xiv'"  siècle  \  Cette  sorte  d'Encyclopédie  des  Vertus  (et  des  Arts 
libéraux)  ne  passa  pas  inaperçue  en  Italie.  L'artiste  qui  peignit 
la  chapelle  de  Saint-Augustin  dans  l'église  des  Eremitani  de 
Padoue",  et  celui  qui  peignit  la  chapelle  des  Espagnols  à  Florence, 
l'avaient  sous  les  yeux.  C'est  de  là  que  viennent  ces  belles  ligures 
de  Sciences  et  de  Vertus  cjui  ont  à  leurs  pieds  un  homme  célèbre 
de  l'antiquité. 

La  France  fît  bon  accueil  k  des  idées  que  l'Italie  lui  avait 
empruntées  en  grande  partie.  Nous  venons  de  dire  que,  dans  la 
Somme  le  Roi,  on  voit  sous  les  figures  des  Vertus,  non  pas  seule- 
ment un  homme  célèbre  symbolisant  le  Vice,  mais  une  scène  où 
l'homme  célèbre  joue  son  rôle.  Sous  la  Tempérance,  par  exemple, 
on  voit  Holopherne  égorgé  par  Judith  ;  l'idée  est  la  même^  La 
forme  abrégée  que  nous  présentait  l'Italie  séduisit-elle  nos  artistes 
dès  le  xiv°  siècle  ?  On  peut  le  supposer,  bien  que  les  preuves 
formelles  fassent  défaut  '  ;  les  monuments  que  nous  rencontrons  tout  d'un  coup 
à  la  fin  du  xv°  siècle  ne  sauraient  être  des  cas  de  génération  spontanée  et 
témoignent  d'une  ancienne  tradition. 

C'est  dans  les  Heures  de  Simon  Vostre  que  se  présentent  pour  la  première 

'  lahrbuck  der  kunsthistorlschen  Sammluiiijen  des  allerhôclislen  Kaiscrhauses,  1896,  p.  i3  et  suiv. 
-  B.  N.  itaL  112.  Les  noms  des  personnages  foulés  aux  pieds  ont  été  oubliés. 

•^  Le  manuscrit  de  Chantillv  a  été  publié,  décrit  et  commenté  par  M.  Dorez.  ^  oir  L.  Dorez,  La  Canzonc  délie 
Virlii  e  délie  Scieiizc  di  Barloloineodi  Bartolo  da  Bologna,  Bcrgamo,   igod- 

*  Le  manuscrit  de  Chantilly  doit  être  placé  vers  i355,  L.  Dorez,  loc.  cil. 

"  Ces  fresques  ont  disparu;  nous  les  connaissons  par  une  ancienne  description. 

^  Dans  le  manuscrit  de  Chantilly  on  voit,  comme  dans  la  Somme  le  Roi,  Judith  égorgeant  Holopherne. 

'  Voici  cependantquelque  chose  qui  ressemble  fort  à  la  preuve  que  nous  cherchons.  Il  se  pourrait  que  ce  fût  cette 
preuve  elle-même.  On  lit  dans  les  comptes  de  Philippe  le  Hardi,  duc  de  Bourgogne,  à  la  date  de  iSgÔ  :  «  Une 
tapisserie  aux  imaiges  des  sept  Vertus  et  des  sept  Vices  et  soubz  les  dictes  yniaiges  audit  tapiz  sont  plusieurs  empe- 

>i  v  L  E  .    —   ï .    1 1 .  46 


Vh 


(70.  —  La 


Tempérance 
foulant      au\. 
pieds        Tar- 
quin. 

Heures 
do  Simon  ^  ostre 


3(32  L'ART    UELIGIEUX 

fois,  chez  nous,  les  Vertus  foulant  aux  pieds  leurs  plus  célèbres  ennemis.  La 
Foi  a  sous  ses  pieds  Mahomet,  l'Espérance  Judas,  la  Charité  Hérode,  la  Pru- 
dence Sardanapale,  la  Tempérance  ïarquin\  la  Justice  Néron,  la  Force  Holo- 
pherne  (  fig.  173,  17/1,  175).  On  voit  que  deux  noms  seulement,  Mahomet  et 
ïarcjuin,  diffèrent  de  ceux  qu  on  rencontre  dans  les  manuscrits  italiens.  La 
filiation  paraît  donc  évidente  et  suppose  de  nombreux  intermédiaires. 

Il  est  possi])le  que  nos  livres  d'Heures,  si  répandus  alors,  aient  contribué 
à  accréditer  ce  motif  au  xvi"  siècle.  On  le  retrouve  dans  deux  chefs-d'œuvre 
flamands.  Le  magnifique  tombeau  de  bronze  que  le  cardinal  Erard  de  Lamarck, 
évêque  de  Liège,  avait  fait  commencer  de  son  vivant  dans  sa  cathédrale  (i535) 
montrait  des  Vertus  foulant  aux  pieds  leurs  persécuteurs.  Le  monument  a  dis- 
paru, mais  une  description  nous  donne  les  noms  des  personnages  associés  k 
chaque  Vertu.  Ce  sont  ceux  que  nous  avons  rencontrés  dans  les  Heures  de 
Simon  Vostre  :  la  Tempérance  avait  sous  ses  pieds  Tarquin,  la  Foi  Mahomet, 
la  Charité  Hérode,  etc. 

Une  des  fameuses  tapisseries  de  Bruxelles  qui  ornent  aujourd'hui  le  palais 
de  Madrid  nous  offre  le  môme  sujet  (fig.  180).  Autour  de  la  Justice  les  Vertus 
sont  assises  sur  des  trônes,  et  elles  ont,  comme  marchepied,  Judas  et  Mahomet, 
Hérode  et  Néron. 


VI 


De  telles  images  célébraient  la  Victoire  de  la  Vertu  sur  le  Vice.  Mais  cette 
victoire  était-elle  si  facile  .^^  Avant  de  triompher,  ne  fallait-il  pas  livrer  de  rudes 
combats.î^  Assurément  ;  et  c'est  la  grande  vérité  que  ne  cesse  de  nous  ensei- 
gner la    littérature  morale  du   xiY  et  du  xv'   siècle. 

Telle  est  l'idée  maîtresse,  et  même  l'unique  idée,  du  poème  de  Guillaume 
de  Deguilleville.  Son  pèlerin,  qui  est  IHomme,  s'avance  à  travers  la  vie,  et 
il  rencontre  les  Vices  les  uns  après  les  autres  sur  son  chemin.  La  jeunesse  a 
les  siens  et  l'âge  mûr  et  la  vieillesse;   chaque  fois  il  faut  lutter,  chaque  fois   il 

reurs,  rois  et  austres  personnages  demonstrant  l'exemple  de  rcxposicion  d'icelles  jmaiges.  »  Guiffrey,  Hist.  génér. 
de  la  Tapisserie,  Tapisserie  française,  p.  24.  Cette  tapisserie  fut  achetée,  il  est  vrai,  à  deux  marchands  génois,  mais 
ces  marchands  habitaient  Paris  et  l'inventaire  dit  que  la  tapisserie  était  en  fils  d'Arras. 

Ml  y  a  eu  une  substitution  de  nom.  La  Tempérance  cjui  a   sous  ses  pieds  Tarquin   (fig.  176)  est  évidemment 
la  Prudence  comme   le  ijrouvcut  sus  attributs.  Le  cercueil  a   été  remplacé  par  une  tète  de  mort. 


L\    VIE    MUMÂINE.    LE    VICE    ET    LA    VERTU  363 

faut  vaincre.  Belle  idée  et  d'une  vérité  éternelle.  Avec  une  imagination  plus 
forte,  Guillaume  de  Deguilleville  eût  été  notre  Dante',  car,  lui  aussi,  il  a 
avec  son  pèlerin   traversé  les  trois  mondes. 

Le  prodigieux  succès  de  son  livre  en  France  et  k  l'étranger'  contribua,  je 
pense,  à  remettre  en  honneur  la  vieille  Psychomachie,  l'antique  bataille  dos 
Vices  et  des  Vertus.  D'ailleurs,  une  pareille  idée  pouvait-elle  se  laisser  oublier? 
La  lutte  quotidienne  contre  la  nature,  n'est-ce  pas  l?i  le  fond  même  de  l'ensei- 
gnement chrétien?  Au  xv"  siècle,  dans  un  tàge  voué  à  l'allégorie,  la  Psycho- 
machie reparaît  partout.  On  la  trouve  au  sermon^  :  on  la  trouve  au  théâtre. 
Dans  la  Moralité  de  l  Homme  pécheur'',  1  homme  est  placé  entre  les  Vices  et  les 
Vertus  :  il  est  le  prix  de  la  bataille  qu'ils  se  livrent.  Dans  la  Moralité  de  f Homme 
juste  et  de  l'Homme  momlain  ^  on  assiste  de  même  à  une  véritable  Psychoma- 
chie. 

On  rencontre  cette  bataille  des  Vices  et  des  Vertus  dans  les  livres  où  ou 
l'attendrait  le  moins.  Il  y  a  un  aimable  petit  poème  de  Gringore  qui  s  appelle 
le  CJiâfeau  de  labour  (labeur)  \  C'est  l'histoire  d'un  jeune  homme  marié  depuis 
peu  :  il  est  au  lit,  «  couché  au  plus  près  de  sa  femme  »  qui  dort  d'un  profond 
sommeil;  quant  à  lui  il  pense.  Il  pense  que  sa  femme  est  jeune,  quelle  aime 
le  plaisir  et  qu'il  est  pauvre  ;  l'avenir  lui  paraît  sombre.  Et  voici  d  étranges 
figures  qui  entourent  son  lit  :  Nécessité,  Souci,  Désespérance,  tout  le  cortège 
des  tristes  pensées  de  la  nuit.  Heureusement,  vers  le  matin,  une  douce  figure 
vient  s'asseoir  à  son  chevet,  c'est  Raison  :  «  Homme  de  peu  de  foi,  lui  dit-elle, 
de  quoi  as-tu  peur  ? 

Crains  Dieu  et  entretiens  sa  loy, 
Et  je  te  promets,  par  ma  foy, 
Que  tu  n'auras  que  trop  de  bien. 

((  Tu  n'as  jDas  d'autres  ennemis  quêtes  vices. Lutte  avec  courage  contre  les 

1  II  en  fut  presque  le  contemporain.  Il  composa  ses  poèmes  de  i33o  à  i335. 

2  On  sait  que  le  fameux  Voyage  du  Pèlerin  do  John  Bunyam,  le  plus  populaire  de  tous  les  livres,  après  la  Bible, 
chez  les  Anglo-Saxons,  n'est  qu'une  imitation  du  Pèlerinage  de  Guillaume  de  Deguilleville. 

^  Sermons  de  Bernard  de  Lutzembourg  :  Sermones  de  symboUca  colhiclalionc  septem  Vilioriim  et  ]  irUHum,  imprimés 
au  xvi'^  siècle. 

''  Jouée  à  Tours,  imprimée  par  Vérard  en  i^8r,  in-f°,  puis  par  Le  Petit  Laurcns  et  par  la  veuve  Treperel. 

=■  Imprimée  par  Vérard,   Paris,  i5o8. 

''  Imprimé  par  ^  érard  on  i499  (à  îa  Mazarine). 


,•^6', 


L'ARÏ    RELIGIEUX 


sept  péchés   capitaux,    sans  craindre  leur  lance  et  leur   écu.    »    Et  Raison    lui 
décrit  longuement  la  rude  Psycliomachie  oi^i  il  devra  vaincre. 

Le  jeune  homme  se  lève  consolé.  Il  va  tout  droit  chez  le  forgeron  «  au  châ- 
teau de  labour  »,  où  il  travaille  vaillamment  toute  la  journée:  le  soir,  quand 
il  rentre,  il  trouve  la  table  mise,  «  du  pain,  du  potage,  un  peu  de  vin  et  de 
pitance  », 

Ma  femme,  après,  la  nappe  ôta. 
Et  pour  prendre  après,  son  déduit 
Sur  mon  épaule  s'acouta. 

Tout  lui  rit  mamtenant  dans  la  petite  maison,  et  il  lappelle  «  la  maison 
de  repos   ». 

On  voit  avec  quelle  force   le    souvenir  de  la    Psychomachie  s'imposait  aux 


Fig.   17(1.  —  LiiUe  d'Humilité  contre  Orgueil,  de  Largesse  contre  Avarice, 
(iravuie  du  Chdtfuii  de  Labour  (1/199). 

imagmalions  :  il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  si  ce  Aneux  sujet,  que  le  xin''  siècle 
avait  dédaigné,  reparaît  dans  l'art. 

La  Psychomachie  illustre  quelques  livres  imprimés  par  Simon  Vostre  et 
notamment  le  Clmteau  de  labour  (fig.  176  a  179).  Les  Vertus  sont  montées  sur 
des  chevaux  de  combat  :  elles  ont  le  bouclier  au  bras,  la  lance  au  poing.  Quant 
aux  Vices,  ils  affrontent  la  bataille  juchés  sur  leur  monture  accoutumée.  L'Or- 
gueil est  sur  un  lion,  l'Avarice  sur  un  singe,  la  Luxure  sur  une  chèvre,  lEnvie 
sur  un  chien,  la  Gourmandise  (Gloutonie)  sur  un  porc,  la  Colère  (Ire)  sur 
un  ours,  et  la  Paresse  sur  un  âne.  L'artiste  était  donc  jjarfaitement  au  courant 
de  nos  anciennes  traditions  \  et  son  œuvre  est  conforme,  presque  de  tout 
ponit,  aux  miniatures  du  manuscrit  français  /loo,  enluminé  un  siècle  auparavant. 

1  II  n'y  a  dérogé  qu'en  donnant  à  la  Colère  comme  monture  un  ours  au  lieu  d'un  sanglier. 


LA  VIE    HUMAINE.    LE    VICE    ET    LA    VERTU 


365 


Un  manuscrit  du  Musée  de  Cluny,  peint  au  xvi"  siècle  pour  Louise  de 
Savoie,  nous  offre  aussi  les  épisodes  d'une  bataille  des  Vices'  et  des  Vertus. 
Mais,  ici,  l'allégorie  est  encore  plus  riche  :  au  lieu  d'être  montées  sur  des  che- 
vaux, les  Vertus  sont,  elles  aussi,  montées  sur  des  animaux  symboliques. 
L'Humilité  qui  est  sur  un  agneau  attaque  lOrgueil  qui  est  sur  un  lion  ;  la 
Libéralité  montée  sur  un  coq  attaque  l'Avarice  montée  sur  vui  singe  ;  la  Pa- 
tience montée  sur  un  bœuf  renverse  la  Colère  montée  sur  un  sanglier  ;  la 
Sobriété  montée  sur  un  àne  frappe  de  sa  lance  la  Gourmandise  montée  sur  un 
porc  ;   la  Chasteté  debout  sur  une  colombe  est  opposée  à  la  Luxure  qui  est  sur 


Fig.   177.  —  Lutte  de  Chasteté  contre  Luxure,  de  Charité  conlre  Envie. 
Gravure  du  Chùiean  de  Labour  (i/igg). 

un  bouc  ;  enfin  la  Charité  à  cheval  triomphe  de  l'Envie  qui  chevauche  un 
chien".  Les  montures  des  Vices  sont,  on  le  voit,  celles  que  leur  donne  la  tra- 
dition ;  quant  aux  animaux  que  l'artiste  a  associés  aux  Vertus,  on  en  trouve- 
rait plus  d  un  sur  l'écusson  de  nos  Vertus  du  xiii"  siècle. 

C'est  dans  les  ateliers  de  haute  lisse  que  le  motif  de  la  Psychomachie  ren- 
contra le  plus  de  faveur.  On  peut  voir  au  Musée  du  Vatican,  au  palais  de  Ma- 
drid et  dans  des  collections  jiarticulières,  des  tapisseries  flamandes  consacrées  à 
la  bataille  des  Vices  et  des  Vertus;  mais,  on  s  aperçoit,  au  premier  coup  d'oeil, 
que  ces  œuvres  ne  relèvent  pas  de  la  tradition  française.  Les  combattants  ont 
des  montures  que  nous  n'avons  encore  jamais  rencontrées  :  la  licorne,  le  dra- 
gon, le  dromadaire,  le  cerf,  le  chamois.  D'autres  animaux  symboliques,  qui 
nous  sont  tout  aussi  nouveaux,  paons,  chauves-souris,  serpents,  sirènes,  ornent 
les  casques  et  les  boucliers. 


'    Ce  sont  des  feuillets  détachés. 

-  Il  manque  le  feuillet  où  était  représentée  Diligence  opposée  à  Paresse. 


366 


L'ART    RELIGIEUX 


Ce  riche  Jjestiairc  composite,  où  la  fable  enrichit  la  nature,  est  le  bestiaire 
allemand.  La  Flandre,  qui  est  au  seuil  du  monde  germanique,  a  suivi  cette  fois 
les  leçons  de  l'Allemagne. 

En  i/iy/h  parut  à  Augsbourg  un  livre  intitulé  :  Biich  von  den  sieben  Tod- 
stinden  iind  den  sieben  Tugenden.  Des  gravures  sur  bois  représentent  les  Vertus  et 
les  Vices  montés  sur  des  animaux  :  on  dirait  des  chevaliers  s'apprêtant  à  entrer 
en  champ  clos.  Chacun  des  champions  a  un  bouclier  armorié,  et,  près  de  lui, 
un  casque  orné  d'un  haut  cimier  symbolique,  comme  les  aimait  la  féodalité  allc- 


Fig.  178.  —  LuUc  de  Sobriété  contre  Gloutonie,  do  Patience  contre  Ire. 
Gravure  du  ChdU'fni  de  Labour  (d^gg). 

mande.  C  était  une  chose  étrange,  dans  les  tournois,  dans  les  batailles,  de  voir 
au-dessus  des  têtes  ondoyer  cette  foret  enchantée. 

Le  livre  eut  tant  de  succès  qu'en  huit  ans  il  en  parut  trois  éditions\  Tel 
est  l'original  dont  s  inspiraient  les  artistes  qui  composèrent  les  cartons  des 
tapisseries  de  Bruxelles  ou  d'Arras.  Ils  en  usèrent  parfois  avec  une  certaine 
liberté  ;  ils  semblent  même  avoir  connu  tel  autre  ouvrage  allemand,  comme 
les  Sermons  de  Lutzembourg'^;  néanmoins  le  livre  d' Augsbourg  resta  leur  source 
principale . 

Voici,  par  exemple,  au  milieu  d'une  de  ces  tapisseries\  un  chevalier  monté 
sur  un  dromadaire.  Son  écu  est  timbré  d'un  aigle,  et  son  casque  a  un  paon  pour 
cimier.  Est-ce  un  Vice?  Est-ce  une  Vertu?  Il  suffit  d'ouvrir  le  livre  d' Augsbourg 
pour  apprendre  que  le  comibattant  qui  a  pour  monture  le  dromadaire,  et  pour 
emblèmes  héraldiques  l'aigle  et  le  paon,  n'est  autre  que  l'Orgueil.  Dans  la  même 


'  En  1474,  1479,  i483.  Voir  Muther,  die  deutsche  Biwhillusti'atinn,  t.  L  p.  38. 

-  Cités  plus  haut. 

'  Collection  du  baron  Erlanger,  tapisserie  reproduite  par  E.  Muntz,  La  Tapisserie. 


LA.    VIE    HUMAINE.    LE    VICE    ET    LA    VERTU 


367 


tapisserie  nous  reconnaîtrons  sans  peine  l'Envie  montée  sur  un  Dragon',  la  Chas- 
teté montée  sur  une  licorne,  la  Tempérance  montée  sur  un  cerf  ^ 

De  telles  œuvres,  quoique  différentes  des  nôtres,  prouvent  que  le  thème  de 
la  Psychomachie  fut  répandu  dans  presque  toute  l'Europe  chrétienne '. 


VII 


L'enseinhle  le  plus  magnifique  que  les  Vertus  et  les  Vices  aient  inspiré  est 
une  suite  de  tapisseries  flamandes,  qui  ornent  aujourd'hui  le  palais  de  Madrid \ 
J'en  parle  ici,  parce  que  l'œuvre,  par  son 
inspiration  et  son  iconographie,  est  à  moitié 
française  ;  j'en  parlerai  d  ailleurs  briève- 
ment, car  la  seule  description  de  ces  mer- 
veilles demanderait  un  volume.  Chacune 
de  ces  tentures  est  un  monde  :  riches  archi- 
tectures, bannières  et  étendards,  hérauts 
d'armes  et  chevaliers,  figures  allégoriques, 
dieux  de  la  fable,  femmes  illustres,  philo- 
sophes, conquérants,  tout  le  rêve  et  toute  l'histoire,  fondus,  mêlés,  réconciliés 
par  un  poète  épris  de  la  grandeur  et  de  la  beauté.  Autour  de  la  Justice,  assise 
sur  son  trône,  se  groupent  les  grands  hommes  qui  Ihonorèrent,  tandis  qu'au 
fond  s'aperçoivent  les  antiques  criminels,  les  révoltés  fameux  que  le  ciel  foudroya. 
La  Prudence  a  son  cortège  de  Sages,  la  Foi  son  cortège  de  Vertus  (fig.    180). 

Le  lettré  qui  ordonna  les  divers  épisodes  de  cette  Légende  des  Siècles 
était  un  poète  très  érudit  et  très  éclectique.  Il  connaissait,  il  aimait  F  Anti- 
quité, mais  il    n'était  pas  persuadé  que  ses  héros   fussent  plus  grands  que  nos 


Fig.  179.  —  Liillc  de  Diligence  conlre  Paresse. 
Ciravure  du  Château  de  Labour  (i/iyg) 


'  Dans  la  tapisserie  du  A  atican,  l'Envie  est  montée  sur  un  sanglier,  mais  elle  a  un  dragon  sur  son  bouclier  el 
sur  son  armure  une  chauve-souris,  comme  le  veut  le  livre  d'Augsbourg. 

-  Certains  animaux  sont  difficiles  à  identifier  et  ne  ressemblent  à  rien  de  connu.  JMais,  dansle  livre  d'Augsbourg, 
il  y  a  aussi  des  anirriaux  fabuleux  que  l'artiste  ne  devait  savoir  comment  représenter,  par  exemple,  l'Onix,  monture 
de  l'Avarice,  et  l'Orasius,  monture  de  la  Charité,  sans  parler  du  Monocastes  et  du  Koredulus. 

3  II  faut  voir  aussi  les  gravures  d'Aldegrever  et  celles  de  Pencz.  Plusieurs  des  animaux  qu'ils  donnent  comme 
attributs  aux  Vices  remontent  au  livre  d'Augsbourg. 

■^  Les  onze  tapisseries  que  nous  avons  en  vue  (photographiées  par  Laurent  à  Madrid)  sont  évidemment  contem- 
poraines et  forment  un  tout.  C'est  la  même  pensée,  riche,  subtile,  savante,  qu'on  retrouve  partout.  Ces  tapisseries 
sont  (le  l'atelier  Je  Bruxelles. 


368  L'ART    RELIGIEUX 

chevaliers.  Il  était  plein  de  \irgile  et  d  Ovide,  mais  il  ne  dédaignait  pas  Alain 
de  Lille. 

C'est  à  Alain  de  Lille,  en  efl'et,  comme  je  m  en  suis  aperçu,  qu  il  a  emprunté 
ridée  première  de  ses  plus  ingénieuses  compositions. 

On  sait  que  ce  moine  du  xn"  siècle  a  raconté,  dans  ï Anticlaudiamis ,  l'auda- 
cieu-v  voyage  que  tenta  la  Prudence  humaine  pour  atteindre  jusqu'au  parvis  de 
la  Sagesse  divine.  Ses  vers  latins  sont  si  harmonieux,  parfois  si  exquis,  qu'on 
s  explique  leur  long  succès  '. 

L'auteur  du  libretto  des  tapisseries  l'a  souvent  suivi  d'assez  près.  Il  nous 
montre  d'abord  les  Arts  libéraux,  les  sept  Muses  du  ïrivium  et  du  Quadri- 
vium,  travaillant  au  char  de  la  Prudence.  Les  uns  l'ont  le  timon,  les  autres  les 
roues,  pendant  que  la  Raison  amène  l'attelage  du  char.  Ce  sont  cinq  chevaux 
qui  s'appellent  \'ue,   Ouïe,   Goût,   Tact,  Odorat,  et  qui  sont  les  cinq  sens. 

Une  seconde  tenture  est  consacrée  au  voyage.  Prudence,  montée  sur  le 
char,  s'abandonne  à  Raison  qui  prend  les  rênes  et  lance  audacieusement  les 
cinq  chevaux  dans  le  ciel".  Elle  arrive  ainsi  jusqu'au  temple  de  la  Sagesse  divine 
assise  entre  les  signes  du  zodiaque.  Qu'apprend-elle  dans  le  sanctuaire?  Pvien 
moins  que  le  secret  du  bonheur.  Pour  être  heureux,  enseigne  la  Sagesse  infail- 
lible, il  faut  dompter  les  instincts  de  la  nature;  Ihomme  qui  a  pour  alliées  la 
Force  d  âme  et  la  Tempérance  est  plus  grand  que  le  sort  :  il  peut  enchahier 
la  Fortune.  Telle  est  l'allégorie  que  représente  le  milieu  de  la  tapisserie  :  la 
Force  et  la  Tempérance  tiennent  la  Fortune  prisonnière,  tandis  qu'un  philo- 
sophe fouette  un  satyre  ^ 

Nous  voici  revenus  sur  la  terre  :  nous  sommes  dans  le  Temple  de  la  Fortune. 
Il  est  tel  qu'Alain  de  Lille  le  décrit,  assis  sur  un  rocher,  qu'entoure  «  le  fleuve 
d'adversité  ».  Nombreux  sOnt  les  infortunés  qui  luttent  contre  le  courant  et 
essaient  d'atteindre  la  rive\  La  Fortune  s'en  joue;  assise  devant  sa  roue,  elle 
change  d'un  coup  de  pouce  l'équilibre  du  m.onde. 

'  Alain  de  Lille  a  iaspiré  la  seconde  partie  du  Roman  de  la  Rose,  tirée  de  son  De  Plaiictu  nalurx.  Dante  l'a 
également  imité.  Quand  les  écrivains  du  moyen  âge  seront  mis  à  leur  vraie  place,  Alain  de  Lille  apparaîtra  comme 
un  des  plus  remarquables. 

-  On  remarquera  que  les  noms  des  chevaux  sont  écrits  en  français  dans  les  tapisseries,  ainsi  que  le  nom  de  la 
Raison. 

"^  Cette  seconde  partie  n'est  pas  d'Alain  de  Lille,  elle  appartient,  semble-t-il,  à  l'auteur  du  libretto.  Cet  auteur 
anonyme  a  eu  encore  d'autres  idées  très  ingénieuses.  Ainsi,  tandis  que  d'un  côté  de  la  Sagesse  Divine  on  voit  Pru- 
dence et  Raison  montées  sur  leur  char,  on  aperçoit,  de  l'autre,  Prométhéc  dérobant  le  feu  du  ciel.  Cela  veut  dire, 
sans  doute,  qu'il  y  a  deux  voies  pour  découvrir  la  vérité  :  la  recherche  méthodique  et  l'inspiration. 

L  ordonnateur  des  tapisseries  a  mis  dans  le  ileuvc  des  personnages  mythologiques  ou  des  héros  de   l'antiquité. 


LA    VIE    HUMAINE.    LE   VICE    ET    LA    VERTU  869 

Alain  de  Lille  clôt  son  poème  par  une  Psychomachie,  longue  bataille  qui  se 
termine  par  le  triomphe  des  Vertus.  Deux  tentures  nous  montrent  pareillement 
les  Vices  aux  prises  avec  les  Vertus  ou  avec  des  grands  hommes,  et  les  Vertus  vic- 
torieuses accueillant  les  grands  hommes  dans  le  ciel. 

Si  notre  auteur  s'inspire  d'Alain  de  Lille  il  ne  l'imite  pas  servilement  et 
l'enrichit,  chemin  faisant,  de  mille  inventions  nouvelles.  D'ailleurs  il  ne  lui  doit 
pas  tout  :  il  a  emprunté,  par  exemple,  à  Pétrarque  l'idée  du  Triomphe  de  la 
Renommée,  qui  fait  le  sujet  d'une  autre  des  tentures  de  Madrid.  En  revanche, 
il  semble  n'avoir  emprunté  à  personne  le  sujet  des  autres  tapisseries  ;  celles 
oi^i  il  a  célébré  les  hautes  vertus  royales,  Honneur,  Justice,  Foi,  paraissent 
bien   à  lui. 

Or,  si  on  analyse  avec  attention  ces  œuvres  extraordinaires,  on  y  retrouve 
le  tour  d'esprit,  l'imagination,  et,  si  l'on  peut  dire,  l'art  poétique  des  grands 
Rhétoriqueurs. 

Voici,  par  exemple,  comment  Jean  Molinet,  dans  son  Throsne  d'honneur,  nous 
peint  la  Justice.  Nous  sommes  bien  loin  de  ce  monde,  plus  haut  que  les  pla- 
nètes, au  cinquième  ciel  :  «  Là  était  dans  une  très  riche  chaire  d'or...  Justice 
que  Honneur  avait  assise  en  grande  majesté  au  milieu  des  cieulx,  comme  le  soleil 
entre  planètes,  pour  enluminer  toute  la  cour  célestielle  et  avoir  recours  à  sa 
tranchante  et  reflamboyante  espée  ;  et  à  sa  dextre  avait  assis  en  triumphe  impé- 
rial le  grand  roy  Charles.  »  Ne  croirait-on  pas  lire  la  description  de  la  tapisse- 
rie de  Madrid  consacrée  à  la  Justice?  Le  grand  roi  Charles,  il  est  vrai,  n'y  est 
pas,  mais  il  y  a  David,  des  héros  et  des  héroïnes  bibliques. 

Mais  c'est  avec  les  inventions  de  Jean  Lemaire  de  Belges  que  les  tapisseries 
de  Madrid  olFrent  le  plus  de  ressemblance.  Dans  son  Temple  d'Honneur  et  de 
Vertu,  il  conduit  la  duchesse  de  Bourbon,  qu'il  appelle  Aurora,  jusqu'au  seuil 
d'un  merveilleux  édifice.  Six  Vertus  en  décorent  la  façade.  «  Et  estoient  assises 
sur  fermes  embassements  d'albâtre  en  sièges  de  porphyre  et  couvertes  de  paveil- 
lons  de  cristal  semés  d'estoiles.  »  Elles  ressemblent  à  des  statues  «  exquises  et 
précieuses  »,  et  cependant  elles  vivent,  elles  respirent,  et  il  sort  de  sages  paroles 
de  ((  leurs  bouches  corallines  ».  —  C'est  ainsi  que  dans  la  tapisserie  de  la  Foi, 
les  Vertus  trônent  au  front  d'un  palais  de  marbre  et  sont  à  la  fois  des  femmes 
et  des  statues  (fig.   180). 

Dans  la  tapisserie    de    l'Honneur,    l'analogie    est    plus     frappante     encore 
Lemaire  de  Belges,  en  effet,  introduit  Aurora  dans  le  Temple.  C'est  le  Temple 


370  L'ART    RELIGIEUX 

d'Honneur  qu'habitent  les  héros.  Dans  le  sanctuaire,  Honneur  est  assis  «  sur  un 
trône  déifique  »,  et  tout  autour  sont  rangés  les  grands  capitaines  de  tous  les 
pays  et  de  tous  les  temps:  David,  Josué,  Hector,  Gathon,  Gédéon,  Scipion,  Fa- 
brice, Camille,  Judas  Machabée,  Octavian  Auguste,  Titus,  Trajan,  Antonin  le 
pieux,  Constantin,  Théodose,  Charlemagne,  Othon.  Les  princes  de  la  maison 
de  France  ont  leur  place  près  de  ces  hommes  illustres  ;  transfigurés  par  la 
mort,  saint  Louis,  Charles  VH,  Charles  VHI,  Philippe  de  Bourgogne,  Jean  de 
Bourbon,  Robert  comte  de  Clermont,  sont  devenus  «  de  sublimes  esprits  ».  Des 
femmes  illustres  aussi,  Marguerite  de  Provence,  et  tant  d'autres,  sont  assises 
parmi  ces  héros. 

Ne  dirait-on  pas  le  programme  même  de  la  tapisserie  de  Madrid?  Voici 
Honneur  assis  sous  un  dais  au  milieu  du  temple  ;  deux  anges  posent  une  cou- 
ronne impériale  sur  son  front.  Autour  de  lui,  s'étagent  trois  rangées  de  trônes 
qu'occupent  les  grands  hommes  et  les  femmes  illustres  de  1  histoire.  On  déchiffre 
çà  et  là  un  nom:  Octave,  saint  Louis'. 

La  ressemblance  est,  il  faut  l'avouer,  singulière;  si  smguhère  même  que  je 
me  suis  demandé  si  le  lettré  qui  a  donné  le  programme  de  ces  tapisseries  ne 
serait  pas  Jean  Lemaire  de  Belges  lui-même.  Les  dates  concordent  parfaitement. 
Les  cartons  de  tentures  de  Madrid  n'ont  pu  être  composés  que  dans  les  pre- 
mières années  du  xvi"  siècle;  le  style  de  l'architecture,  les  costumes,  le  carac- 
tère du  dessin  ne  permettent  de  les  placer  ni  plus  tôt  ni  plus  tard".  L'œuvre  a 
donc  été  conçue  au  moment  où  la  poésie  de  Jean  Lemaire  brillait  de  tout  son 
éclat  ^ . 

Est-ce  lui  qui  fut  choisi  pour  donner  au  peintre  le  plan  de  son  travail  ?  Je 
le  croirais  d'autant  plus  volontiers  que  Jean  Lemaire  aimait  à  diriger  les  artistes 
et  s'était  fait  nommer  par  Marguerite  d  Autriche  «  contrôleur  des  bâtiments  de 
Brou  ».  Son  génie  devait  paraître  très  propre  à  inspirer  les  décorateurs,  car  les 
tapisseries  de  la  cathédrale  de  Beauvais,  qui  représentent  les  rois  fabuleux  de 
la    Gaule,    ont  été    faites    d'après    un    de    ses    livres \    Une    des    tentures    de 

'  Certains  détails  appartiennent  à  l'ordonnateur  des  tapisseries.  Ainsi  on  voit,  en  dehors  du  temple,  de  faux 
grands  hommes  qui  essaient  d'y  entrer  par  force  :  Holopherne,  Tarquin,  Julien  l'Apostat,  etc. 

^  Il  est  tout  à  fait  impossible  que  ces  tentures  aient  été  exécutées  avant  1^96  comme  l'avance  F.  Riano,  Report 
hy  senor  Juan  F.  Riano  on  a  collection  of  photorjraphs  from  tapestries  of  Madrid,  London,  1875.  Le  document  qu'il 
cite  ne  saurait  s'appliquer  à  cette  série. 

^  C'est  de  l5o7  à  i5i3  que  Jean  Lemaire  brille  à  la  cour  de  Marguerite  d'Autriche. 

*  Illustrations  de  la  Gaule  et  suvjularités  de  Troie.  Comme  personne  n'a  encore  remarqué  cela,  il  ne  sera  pas  inutile 
de  donner  la  preuve  de  ce  que  j'avance  ici.  Les  tapisseries  de  Beauvais  ont  été  reproduites  par  Jubinal  (^Anciennes 


Q-, 


Cl, 

H 


372  L'ART    RELIGIEUX 

Madrid^  offre  un  détail  qui  mérite  d'attirer  l'attention.  On  voit,  à  la  place  d'hon- 
neur, un  personnage  assis  à  sa  table  de  travail  au  milieu  de  ses  in-folios  ;  son 
manuscrit  est  ouvert  devant  lui,  et,  la  plume  levée,  il  attend  l'inspiration.  Au- 
dessus  de  sa  tête  on  lit  en  grosses  lettres,  Author  (l'Auteur).  Quel  est  ce  grand 
homme  ?  Ce  n'est  assurément  pas  le  peintre,  comme  on  le  répète  encore  à 
Madrid',  mais  bien  le  poète  qui  a  tout  ordonné.  Il  a  fallu,  pour  qu'on  lui  fît 
cet  honneur,  qu'il  fût  l'écrivain  le  plus  célèbre  de  son  pays.  Il  l'était  tellement 
qu'on  ne  l'a  pas  nommé  :  on  pensait  sans  doute  que  la  postérité  saurait  bien  le 
reconnaître.  Or,  je  ne  vois  parmi  les  écrivains  de  la  cour  de  Marguerite 
d'Autriche  que  Jean  Lemaire  de  Belges  qui  ait  pu  exciter  une  telle  admiration. 
Quel  que  soit  l'auteur  des  tapisseries  de  Madrid,  elles  sont  le  chef-d'œuvre 
de  l'école  des  grands  Rhétoriqueurs\  Je  dois  avouer  que  je  n'ai  pas  trouvé  ces 
écrivains  aussi  médiocres  que  je  m'y  attendais.  Georges  Chastellain,  déjà,  mais 
surtout  Molinet  et  Jean  Lemaire  de  Belges,  ont  eu  plus  d'une  fois  le  sentiment 
de  la  beauté.  Ils  aspirent  de  toute  leur  force  à  cette  beauté  qu'ils  commencent  à 
entrevoir  dans  les  ouvrages  des  anciens.  Ils  aiment  les  beaux  mythes,  l'histoire 

tapisseries  historiées,  Paris,  iSSB^i,  mais  il  n'en  a  pas  vu  la  source  et  il  les  donne  dans  un  ordre  qui  n'est  pas  le 
véritable.  i°  La  première,  qui  est  aujourd'hui  perdue,  était  consacrée  à  Samothès  écrivant  les  lettres  de  l'alphabet. 
Or  si  on  se  reporte  aux  Illustrations  de  Jean  Lemaire,  Livre  I,  chap.  x,  on  voit  que  Samothès,  petit-fils  de  Noé  et 
roi  de  la  Gaule,  enseigna  à  son  peuple  les  lettres  de  l'alphabet,  «  lesquelles  étaient  semblables  à  celles  que  Cadmus 
apporta  longtemps  après  de  Phénicie  en  Grèce».  2°  La  seconde  tapisserie  représente,  comme  nous  l'apprend  une 
inscription,  Galalhes,  fils  d'Hercule  et  deGalaLliée,  reine  des  Celtes;  autour  de  lui,  on  lit  les  noms  des  principales 
divisions  de  la  France,  Aquitaine,  Bretagne,  Flandres,  etc.  L'idée  de  la  tapisserie  est  empruntée  au  chapitre  xiii  du 
livre  1'=''  des  Illustrations.  Jean  Lemaire,  après  nous  avoir  raconté  l'histoire  de  Galathcs,  fils  d'Hercule  et  de  Galathée, 
nous  affirme  que  Galathes  donna  son  nom  aux  habitants  de  la  Gaule,  et  il  passe  en  revue  à  ce  propos  les  différentes 
parties  de  la  France  dont  il  donne  les  noms.  3"  La  troisième  tapisserie  nous  montre  le  roi  Lugdus  fondant  la  ville 
de  Lyon;  c'est  précisément  ce  que  nous  raconte  Jean  Lemaire  dans  ce  même  chapitre  des  Illustrations,  4°  La  qua- 
trième tapisserie  est  consacrée  à  Belgius  fondateur  de  la  cité  de  Beauvais  <(  dont  vint  Gaule  Belgique  ».  C'est  ce 
c^ue  dit  Jean  Lemaire  au  même  chapitre,  avec  cette  différence  que  Jean  Lemaire  parle  de  la  cité  de  Belges,  sa 
ville  natale,  tandis  que  l'artiste  qui  travaillait  pour  Beauvais  a  substitué  à  cette  ville  de  Belges  la  ville  de  Beau- 
vais elle-même.  5°  La  cinquième  tapisserie  nous  montre  Dardanus,  «  fondateur  de  Troye  »,  tuant  son  frère  Jasius, 
roi  des  Gaules,  et  s'embarquant  après  son  crime.  Jean  Lemaire  raconte  en  effet  ce  meurtre  au  chapitre  xiv  du 
livre  I'^"'  et  ajoute  que  Dardanus  s'enfuit  dans  une  île  de  l'archipel.  6°  La  sixième  tapisserie  représente  un  roi 
nommé  Paris  fondant  la  ville  de  Paris.  Or  suivant  Jean  Lemaire  (Liv.  I.  chap.  xvi),  Paris,  le  fondateur  de  Paris, 
était  fils  du  roi  Romus  qui  fonda  Romans  en  Dauphiné  et  donna  son  nom  ((  à  la  langue  rommande  ».  7°  La  der- 
nière tapisserie  nous  montre  le  roi  Remus  donnant  la  main  de  sa  fille  à  Francus,  fils  d'Hector.  Au  second  plan  on 
aperçoit  la  ville  de  Reims.  Jean  Lemaire  nous  apprend  en  effet  (Liv.  I.  chap.  xvn)  que  le  roi  Gaulois  Remus, 
contemporain  de  Priam,  fonda  la  ville  de  Reims,  et  il  ajoute,  au  commencement  du  livre  IV,  qu'il  donna  sa  fille  en 
mariage  à  Francus  fils  d'Hector. 

*  Celle  qui  représente  le  châtiment  de  l'Infâme. 

2  On  a  voulu  longtemps  que  ce  fût  Rogier  Van  der  Weyden,  voir  F.  Riano,  loc.  cit. 

^  L'auteur  —  que  ce  soit  Jean  Lemaire  ou  tout  autre  —  paraît  avoir  cherché  dans  le  livre  de  Guillaume  Fil- 
latre  sur  la  Toison  d'or  les  noms  des  héros  et  des  héroïnes  qui  accompagnent  les  Vertus. 


LA.    VIE    HUMAINE.    LE    VICE    ET    LA    VERTU  878 

héroïque,  les  beaux  noms  propres.  Leurs  bergers  s'appellent  Amyntas  et  leurs 
bergères  Églé.  Ils  sentent  le  charme  d'un  adjectif  coloré,  d'un  mot  harmonieux, 
d'un  nom  de  pierre  précieuse.  Ils  ordonnent  jusqu'à  leur  prose  suivant  les  lois 
d'une  musique  secrète.  Voilà  pour  la  première  fois  des  poètes  qui  ont  le  senti- 
ment de  l'art.  Certes,  ils  sont  obscurs,  bizarres,  affectés,  mais  ils  ne  sont  pas 
prosaïques  et  bourgeois  comme  les  Deschamps,  comme  les  Chartier.  Le  monde 
qu'ils  portent  dans  leur  tête  ressemble  à  quelque  songe  de  Polyphile.  Ils  rêvent 
de  bois  sacrés,  de  temples,  de  muses,  de  satyres,  de  bergers  musiciens;  mais, 
dans  leur  vallée  de  Tempe,  ils  font  asseoir,  auprès  des  héros,  les  rois  bibliques  et 
les  chevaliers  de  la  Table  Ronde,  Leur  poésie  composite  ressemble  à  la  char- 
mante architecture  du  temps  de  Louis  XII  :  ce  sont  des  arabesques  italiennes,  un 
candélabre  antique,  un  médaillon  d'empereur,  appliqués  sur  une  façade  gothique. 
Rien  ne  donne  une  idée  plus  juste  de  l'art  des  grands  Rhétoriqueurs  et  de 
leur  imagination  que  les  tapisseries  de  Madrid.  C'est  leur  meilleur  ouvrage.  N'au- 
raient-ils inspiré  que    ces   chefs-d'œuvre,  ils  mériteraient  de  n'être  pas  oubliés. 


VIII 

Telles  sont  les  leçons  de  l'art.  Il  obhge  le  chrétien  à  méditer  un  instant 
sur  les  Vices  et  sur  les  Vertus.  Aux  murs  des  églises,  aux  parois  des  tombeaux, 
aux  pages  des  livres  d'Heures,  se  montre  l'image  de  nos  devoirs. 

La  conception  de  la  vie  que  les  artistes  expriment  depuis  qu'il  y  a  chez  nous 
un  art  chrétien  est,  en  somme,  toujours  la  même.  La  vie  est  un  combat,  l'homme 
doit  lutter  sans  cesse  contre  lui-même.  Pour  les  générations  qui  se  succèdent, 
tout  est  toujours  à  recommencer;  il  y  a  un  progrès  individuel,  il  n'y  a  pas  de 
progrès  collectif.  Les  peintures  des  Vices  et  des  Vertus,  au  mur  de  la  vieille 
église,  restent  donc  toujours  éloquentes.  Ce  que  le  père  a  appris,  le  fils  viendra 
l'apprendre  à  son  tour;  chacun  saura  qu'il  faut  se  vaincre  avec  l'aide  de  Dieu. 

On  rencontre  assez  fréquemment,  dans  nos  livres  d'Heures,  une  curieuse  gra- 
vure, qu'un  peintre  a  reproduite  sur  verre  dans  un  vitrail  de  Nonancourt'.  On 
voit  des  hommes  agenouillés  devant  une  égHse  sous  les  regards  de  la  Trinité  :  c'est 
toute  la  société  humaine,  le  pape,  l'empereur,  les  rois,  les  grands  de  la  terre,  le 
peuple.  Ce  monde  pacifique,  bien  ordonné,  où  chacun  est  à  son  rang,  s'appelle 

'  Eure. 


37/1  L'ART    RELIGIEUX 

«  l'Église  militante  ».  Ainsi  tous  ces  hommes  immobiles,  silencieux,  sont  des 
combattants  qui  luttent  contre  eux-mêmes.  Sans  bruit,  ils  livrent  bataille  à  leurs 
vices,  tantôt  vainqueurs,  tantôt  vaincus,  et,  jusqu  à  Iheure  de  la  mort,  ils  com- 
battront. 


CHAPITRE    II 


L'ART   ET   LA   DESTINÉE   HUMAINE 


II.  —   LA   MORT 

I.  L'image  de  la  mort  apparaît  a  la  fin  du  xiv"  siècle.  Le  cadavre  sculpté.  La  pensée  de 

LA   MORT  TOUJOURS   PRÉSENTE   AUX   ESPRITS.    IL    Le    dit   clcS    Tl'OÎS   MoHS   et   deS     Trois    Vifs    DANS 

la  LITTÉRATURE  ET  DANS  l'aRT.  IIL  La  DANSE  MACABRE.  SoN  ORIGINE.  ElLE  EST  LIÉE  A  UN  SER- 
MON. Origine  française  des  danses  macabres.  La  danse  macabre  peinte  du  cimetière  des  Inno- 
cents. La  danse  macabre  publiée  par  Guyot  Marchant  en  est  une  imitation.  La  danse  macabre 

DE  KeRMARIA   et  de  LA    ChAISeDiEU.    La  DANSE   MACABRE   DES   FEMMES.    La  DaUSe   QUX   AvCLigleS   DE 

MicHAUT.  Le  Mors  de  la  Pomme.  —  IV.  L'Ars  Moriendi.  Les  gravures  de  -L'Ars  Moriendi. 

Pour  donner  plus  de  force  à  ses  leçons,  l'art,  à  côté  de  l'image  des  Vices 
et  des  Vertus,  mit  l'image  de  la  Mort.  L'ég4ise  de  Kermaria,  en  Bretagne,  est 
une  des  rares  églises  qui  aient  conservé  presque  intactes  les  peintures  murales 
dont  le  xv°  siècle  l'avait  revêtue.  Or,  on  peut  y  voir,  tout  près  des  ligures  des 
Vertus,  la  légende  des  Trois  Morts  et  des  Trois  Vifs  et  la  Danse  Macabre. 
L'esprit  le  plus  inculte  était  frappé  par  ce  rapprochement.  L  église  semblait 
parler;  elle  disait  :  «  N'attends  pas  à  demain  pour  vivre  en  chrétien,  car  pour 
toi  il  n'y  aura  peut-être  pas  de  demain.  » 

Ce  cadavre  qui  sort  du  tombeau  pour  nous  enseigner  non  pas  le  néant, 
mais  le  sérieux  de  la  vie,  voilà  un  personnage  tout  nouveau  dans  l'art.  Le 
xiif  siècle  ne  nous  offre  rien  de  pareil. 

Jamais  la  mort  n'a  été  revêtue  de  plus  de  pudeur  qu'au  xm'  siècle.  On 
n'imagine  rien  de  plus  pur,  de  plus  suave,  c[ue  certaines  figures  gravées  sur  les 
dalles  funéraires  ou   couchées   sur  les    tombeaux.  Les   mains    jointes,   les    yeux 


376  L'ART    RELIGIEUX 

ouverts,  ces  morts  jeunes,  beaux,  transfigurés,  semblent  déjà  participer  à  la  vie 
éternelle.  Telle  est  la  poésie  dont  les  nobles  artistes  du  xhi°  siècle  ont  paré  la 
mort  :   loin  de  la  faire  craindre,  ils  la  font  presque  aimer. 

Mais  voici  qu'à  la  fin  du  xiv''  siècle,  la  mort  se  montre  soudain  dans  toute 
son  horreur.  H  y  a  dans  la  chapelle  épiscopale  de  Laon  une  étonnante  statue 
tombale.  C'est  un  cadavre  nu  qui  ne  se  décompose  pas,  mais  qui  se  dessèche; 
cette  pauvre  figure,  moitié  momie,  moitié  squelette,  cache  sa  nudité  de  ses 
mains  osseuses.  La  détresse,  l'abandon,  le  néant  de  ce  mort  sont  inexprima- 
bles. Quel  est  l'homme  sincère  qui  a  voulu  être  représenté  sur  son  tombeau 
tel  qu'il  était  dans  son  cercueil  .f*  C'est  un  médecin  illustre  du  xiv"  siècle,  Guil- 
laume de  Harcignj.  Élève  des  Arabes  et  des  écoles  d'Italie,  il  passait  pour 
l'homme  le  plus  habile  de  son  temps.  Il  soigna  Charles  VI  au  début  de  sa  folie 
et  calma  la  violence  de  ses  premiers  accès.  Il  mourut  en  iSgS  ;  son  tombeau 
dut  être  commencé  aussitôt  \  et  la  statue  dont  nous  parlons  ne  saurait  être  fort 
postérieure  à  iSg/j. 

Voilà  un  des  plus  anciens  exemples  d'un  réalisme  funèbre  dont  les  grands 
siècles  du  moyen  âge  n'eurent  aucune  idée  ^ 

En  i/i02,  mourut  à  Avignon  le  cardinal  Lagrange.  Il  avait  voulu  avoir 
deux  tombeaux:  un  pour  sa  chair  à  Amiens,  un  autre  pour  ses  os  à  Avignon.  Il 
ne  subsiste  du  tombeau  d'Avignon  que  quelques  fragments  :  un  des  plus  inté- 
ressants est  un  bas-relief  qui  représente  un  cadavre  (fig.  181)  ^  C'est  le  cardinal 
Lagrange  lui-même,  desséché,  momifié,  pareil  à  Guillaume  de  Harcigny.  Mais 
ici  le  mort  parle.  Nous  lisons  sur  une  banderole  les  rudes  paroles  qu'il  nous 
adresse  en  latin  :  «  Malheureux,  quelle  raison  as-tu  d'être  orgueilleux?  Tu  n'es 
que  cendre,  et  tu  seras  bientôt  comme  moi  un  cadavre  fétide,  pâture  des  vers\  » 

Ainsi,  c'est  au  temps  de  Charles  VI,  à  ce  moment  décisif  oh  l'art  abandonne 
presque  toutes  ses  vieilles  traditions,  que  le   cadavre  apparaît  dans   sa   repous-  - 
saute  laideur. 


'  Il  avait  fait  des  legs  considérables  à  la  ville  de  Laon,  qui  le  considérait  comme  un  de  ses  bienfaiteurs.  Voir 
Fleury,  Antiq.  etmonum.  de  l'Aisne,  t.  IV,  p.   a^i. 

^  Il  existe, un  autre  monument  de  ce  genre  qui  est  un  peu  plus  ancien.  A  Davenescourt  (Somme)  la  plate  tombe 
de  Charles  de  Hangest,  mort  en  i388,  nous  laisse  encore  deviner  une  momie  parcheminée.  Noir  la  Picardie  hislor. 
et  moniim.,  t.  II,  p.  4o. 

.    2  Au  Musée  Calvet,  à  Avignon. 

■''•  Ergo,  miser,  cur  superbis,  nam  cinis  es  et  in  cadavcr  fetidum,  cibum  et  escam  vcrmium,  sicut  nos, 
reverteris. 


LA    MORT  377 

L  étude  des  manuscrits  conduit  aux  mêmes  conclusions.  C'est  aux  environs 
de  i/ioo  que  la  Mort  commence  à  inspirer  les  artistes;  avant  cette  date  je  n'en 
rencontre  que  quelques  images  timides,  sans  vérité,  et  d'où  ne  se  dégage 
aucun  effroi'.  Mais  vers  i/ioo'  un  miniaturiste  inconnu  enluiTiina  l'admirable 
livre  d'Heures  delà  famille  de  Rohan^  C'était  une  imagination  puissante  et 
sombre;  la  mort  lépouvante  et  l'attire;  huit  fois  de  suite  il  a  exprimé  ses 
dégoûts  et  ses  terreurs*.  On  voit  d'abord  un  convoi  funèbre  et  des  moines  qui 
prient  autour  du  cercueil  :  puis  les  fossoyeurs  creusent  la  fosse  dans  une  vieille 


Fig.    181.    —    Le   cadavre    du   cai'dinal   Lagrange. 
Fragment  de  son  tombeau  (Musée  Calvet,  Avignon!. 

église  et  font  jaillir  a  chaque  coup  de  pioche  les  os  des  anciens  morts. 
Voici  maintenant  des  scènes  mystérieuses  et  terribles  :  le  mourant  est  dans  son 
ht,  sa  femme  et  son  fils  l'entourent,  lui  tiennent  les  mains,  voudraient  le 
retenir;  mais,  lui,  figé  d'horreur,  regarde  une  chose  qu'il  est  seul  à  voir,  — 
une  grande  momie  noire  qui  vient  d'entrer  et  qui  porte  un  cercueil  sur  son 
épaule.  Plus  loin,  un  cercueil  est  posé  sur  un  tréteau  au  milieu  d'un  cloître; 
soudain  le  couvercle  s'ouvre  de  lui-même  et  l'on  voit  apparaître  la  face  livide 
du  mort.  Ailleurs,  le  mort,  nu  et  rigide,  est  étendu  à  terre  sur  le  drap  noir  à 

1  Notamment,  B.  N.  l'ranç.   ai  (fin  du  xiv<=  siècle)  f"  29,  un  cadavre  sans  vérité  est  couché  au  pied  de  l'arbre  du 
bien  et  du   mal  et  symbolise  la  Mort. 

-  Le    cavalier  qui   chevauche   auv  premières   pages  du  calendrier    porte  le   costume   du    commencement    du 
xv*^  siècle  ou  des  dernières  années  du  xiv". 
■'  R.  N.  latin  fi'171. 
'  F"  i.");).   1G7,  173,   176,  i8-i,  i85,    193,  i^)C). 


/|f 


378  '  L'ART    RELIGIEUX 

croix  rouge  du  cercueil,  au  milieu  des  ossements  et  des  crânes  (fig.  182). 
Dans  le  ciel,  Dieu  le  père,  l'épée  à  la  main,  montre  sa  tète  formidable. 
L'heure  du  jugement  est  venue;  il  n'est  plus  temps  de  prier  maintenant.  Pour- 
tant, pendant  que  l'ange  et  le  démon  se  disjjutent  son  âme,  le  pauvre  mort 
espère  encore,  et  une  supplication  écrite  sur  une  longue  banderole  sort  de  sa 
bouche'. 

A  peu  près  à  la  même  époque",  un  des  enlumineurs  du  duc  de  Berry  pei- 
gnait aussi  une  redoutable  figure  de  la  Mort\  C'est  un  cadavre  desséché,  une 
momie  noire  drapée  dans  un  linceul  blanc:  elle  brandit  un  trait  et  va  frapper 
un  élégant  jeune  homme  qui  n  attendait  guère  la  terrible  visiteuse.  On  pense, 
malgré  soi,  a  la  funèbre  vision  que  le  duc  d  Orléans  eut  peu  de  jours  avant 
d'être  assassiné  '" . 

Rien,  dans  l'art  antérieur,  ne  fait  pressentir  ces  effrayantes  images. 

Dès  les  premières  années  du  xv"  siècle,  il  semble  que  la  Mort  devienne  la 
grande  inspiratrice.  En  i/i25,  la  danse  macabre  est  peinte,  à  Paris,  au  cime- 
tière des  Innocents  :  des  œuvres  analogues  apparaissent  au  cours  du  xv'  siècle 
sur  tous  les  points  de  l'Europe;  la  vieille  légende  «  des  trois  morts  et  des  trois 
vifs  ))  entre  dans  1  art,  et  devient  un  des  sujets  favoris  de  la  peinture  murale 
et  de  la  miniature. 

Au  xv"  siècle,  l'image  de  la  mort  est  partout.  Plusieurs  de  ces  œuvres 
funèbres  subsistent  encore,  mais  beaucoup  aussi  ont  disparu.  Des  documents, 
d  anciens  dessins  nous  font  connaître  d'étranges  tableaux.  On  a  conservé  long- 
temps dans  une  église  d  Avignon  un  tableau  du  xv"  siècle  qui  représentait  le 
cadavre  décomjjosé  d  une  femme  près  d  un  cercueil  ouvert  où  1  araignée  tis- 
sait sa  toile  '.  Le  roi  René  avait  fait  peindre  à  Angers,  au-dessus  de  son  tom- 
beau, un  roi  couronné  assis  sur  son  trône,  mais,  en  s'approchant,  on  recon- 
naissait que  ce  roi  était  un  squelette  qui  vous  regardait  avec  ses  yeux  vides.- 
Formidable  oraison  funèbre  qu'aucun  sermonnaire  n  égala''.    L'aimable   Bour- 

'  Dans  un  autre  manuscrit  (^B.  N.  lat.  18262,  P  lai)  du  même  artiste,  on  voit  trois  momies  debout  dans  un 
cimetière.  Elles  font  des  gestes  énigmatiques  qui  font  naître  une  vague  terreur.  Ce  sont  bien  des  «  revenants  », 
tels  que  l'imagination  populaire  se  les  figurait. 

-  Entre  .itxio  et  i  '116. 

■'  B.  N.  frani;.   1028,  f"  74,  Le  livre  des  bonnes  mœurs,  de  Jacques  le  Grant. 

''  Cette  miniature  me  parait  être  une  imitation  de  la  fresque  qui  avait  été  peinte  aux  Célestins  pour  perpé- 
tuer le  souvenir  de  la  vision  du  duc  d'Orléans.  Cette  fresque  est  reproduite  dans  Gaignières.  Pe  i   fol.  1. 

■'  \  oir  Denais,  Mémoires  de  la  Société  d'agric.  d'Angers,  4'  série,  t.  VI,  1892,  p.   167. 

"  Reproduit  dans  Gaignières,  calques  d'Oxford,  t.  I,  f°  6.  Même  figure  dans  le  bréviaire  du  roi  René  à  l'Arsenal. 


Fig.   1S2.  —    Le  mort  en  présence  de  Dieu. 
Bllil.  iialiim.  Miniature  du  ms.  latin  9471- 


38o  L'ART    RELIGIEUX 

dichon,  lui-même,  si  épris  de  la  grâce,  dut  sacrifier  au  goût  du  temps;  il  avait 
peint,  dit  un  document,  «  un  cadavre  dévoré  par  les  vers,  dans  un  cimetière 
où  il  y  a  plusieurs  sépultures'  ». 

Le  xvi^  siècle  renchérit  encore  sur  le  xv".  Ce  siècle  qu'on  se  figure  volon- 
tiers jeune,  bien  portant,  optimiste,  tout  pareil  aux  héros  du  Panlagrael,  fut 
sans  cesse  occupé  de  la  mort.  Nous  parlerons  plus  loin  de  ses  lugubres  tom- 
beaux, mais  il  faut  signaler  ici  une  figure  que  le  xvf  siècle  semble  avoir  ima- 
ginée. On  rencontre  parfois,  encastré  dans  le  mur  d'une  chapelle,  un  bas- 
relief  qui  représente  un  cadavre.  Un  observateur  peu  attentif  s'imaginera  être 
en  présence  d'un  tombeau  conçu  comme  celui  de  Guillaume  de  Harcigny, 
mais  il  n  en  est  rien.  Aucun  nom,  aucune  épitaphe  n'accompagne  le  cadavre; 
l'inscription,  s'il  y  en  a  une,  est  une  pensée  sur  le  néant  de  la  vie,  un  aver- 
tissement au  passant.  Ce  cadavre  a  donc  été  sculpté  là  pour  nous  faire  réflé- 
chir; et  certes,  il  est  aussi  éloquent  que  Bossuet.  \oilà  donc  ce  que  nous 
serons.  «  Je  suis  ce  que  tu  vas  être,  dit  une  inscription,  un  peu  de  cendre"  »: 
ou  encore  :  «Mon  corps,  qui  fut  beau  jadis,  n  est  plus  maintenant  que  pour- 
riture, tu  seras  pareil  à  moi,  toi  qui  lis  cela\  »  Et  l'image  qu'on  nous  montre 
est  vraiment  hideuse  :  à  Gisors,  le  cadavre  a  la  bouche  et  les  yeux  ouverts,  les 
mains  croisées  sur  le  ventre;  à  Clermont  d'Oise,  les  maigres  pieds  crispés 
s'accrochent  à  la  pierre  (fig.  i83);  à  Moulins,  l'œuvre  de  la  décomposition  est 
déjà  commencée  :  le  ventre  se  fend,  comme  un  fruit  trop  mûr,  et  on  voit  des 
vers  en  sortir. 

De  semblables  images  vont  au  delà  des  limites  de  l'art;  la  vue  en  est 
presque  insoutenable.  Nous  sentons  heureusement  tout  au  fond  de  nous-même 
un  sourd  bouillonnement  de  vie  qui  nous  rassure.  Nous  savons  que  nous 
serons  ainsi,  mais  nous  ne  le  croyons  pas.  Néanmoins,  l'épreuve  est  rude;  une 
foi  robuste,  une  espérance  indéfectible  furent  nécessaires  aux  générations  qui 
osèrent  ainsi  regarder  la  mort  en  face. 

Toutes  ces  effigies  ont  été  faites  entre  iBaô   et   i557*.  A  la  même  époque, 

*  Archives  de  l'art  français,  t.   MI,  p.  ii5. 

-  Siirn  quod  cris,  modiciim  cineris. 

■*  Olim  formoso  fucram  qui  corpore,  puiri 

Nitnc  sum.  Tu  similis  corpore,  lector,  eris.  (Cathédrale  de  Moulins.) 

"^  Le  cadavre  de  Gisors    porte    la    date   de    iSaG.  Celui  de  Clermont    d'Oise    est    une  imitation    do    celui    de 


LA    MORT  38i 

le  xvi"  siècle  élevait  à  la  Mort  la  fameuse  statue  du  cimetière  des  Innocents. 
Reléguée  au  Louvre,  elle  perd  toute  signification.  Il  fallait  la  voir  au  milieu 
de  notre  vieux  Gampo  Santo  pour  comprendre  son  air  dominateur;  c'était  un 
souverain  au  milieu  de  ses  sujets'. 

Aucun  siècle  ne  fut  plus  familier  avec  la  mort  que  le  xvi°;  ces  générations 
semblent  avoir  fait  amitié  avec  elle;  ils  mettent  partout  son  image.  Le  père  de 
famille  qui  se  fait  bâtir  une  maison  y  fait  d'abord  sculpter  la  figure  de  la 
Mort.  Sur  la  cheminée  d'une  maison  des  environs  d'Yvetot^  on  voit  une  tête 
de  mort  posée  sur  des  os  décharnés,  et  on  lit  : 


Qw^qiuiB^aîle^tiimoïtf 'm1)[^7ûa     •    TeapUe,  p&ra 


gmx  pdbcn^  moîïmim  mm. 


pto  nitpmovota. 


Photo.  Miirtin  Sabon. 


Fig.  i83.  —  Cadavre  sculpté. 
Eglise  Saint-Samson  à  Clermont  d'Oiso. 


((  Pensez  à  la  mort  —  mourir  convient  —  peu  en  souvient  —  souvent 
avient.  »  Et  le  vieux  Normand,  qui  a  cru  faire  sagement  en  associant  la  mort 
à  toutes  les  pensées  de  ses  descendants,  a  écrit  :  «  Ces  cheminées  fit  faire 
Robert  Beuvrj,  pour  Dieu,  pour  les  trépassés,    i5o3.   » 

Gisors.  Le  bas-relief  de  Boisrogue  (aux  environs  de  Loudun)  est  du  même  temps.  On  y  lit  la  même  inscription 
qu'à  Gisors  ; 

Quisquis  ades  tu  morte  cades... 

(Cette  formule,  pour  le  dire  en  passant,  est  ancienne,  on  la  rencontre  déjà  sur  le  tombeau  de  Renault  de 
Breban,  maître  es  arts  de  l'Université  de  Paris,  mort  en  i437,  Lebeuf,  Hist.  de  la  ville  et  de  tout  le  diocèse  de  Paris, 
t.  IV,  p.  264).  Le  cadavre  de  la  cathédrale  de  Moulins  porte  la  date  de  1557.  Le  cadavre  de  la  cathédrale  de 
Châlons-sur-Marne  est  peut-être  un  fragment  détaché  d'un  tombeau  (fîg.  i8V)-  Tl  est  beaucoup  plus  noble  et  rap- 
pelle  l'art  de   Jean  Goujon. 

'  Le  fameux  squelette  de  Bar-le-Duc,  sculpté  par  Ligier  Richier,  date  de  i545.  V.  Réun.   des  Soc.   des  beaiix-aris 
des  départem.,  1888,  p.  853. 
-  Au  Fav,  près  d'Yvetot. 


383  L'ART    RELIGIEUX 

G  est  la  haute  cheminée,  devant  laquelle  toute  la  famille  se  rassemhle,  qui 
a  mission  de  parler  de  la  mort. 

A  Sonneville,  en  Normandie,  on  voit  d'un  côté  de  la  cheminée  le  portrait 
du  premier  propriétaire,  et  de  l'autre,  une  tête  de  mort.  On  appelait  cela  «  le 
miroir  de  1  homme'  »  :  on  pouvait  se  voir  là  tel  qu'on  serait  un  jour.  Tout  à 
côté,  le  père  de  famille  a  fait  graver  cette  inscription  digne  de  la  cellule  d'un 
chartreux  :  «  11  faut  mourir.  J'attends  l'heure  de  la  mort.  i533.  »  —  Hodie 
mihi  crus  tibi,  dit  une  autre  cheminée  ",  éloc[uente  comme  un  tombeau. 

A  la  table  de  famille  mèiTie,  sur  le  pot  de  terre,  qui  contient  le  cidre  ou 
le    vin,     on     lit     :    «    Pense    à    la    mort,    povre    sot  \    » 

Ces  petites  choses  longtemps 
dédaignées,  l'inscription  d'un 
vase  de  terre,  la  sentence  sra- 
vée  sur  une  porte,  sur  la  plaque 
du  foyer,  sur  le  manteau  de  la 
cheminée,  nous  font  mieux  con- 
naître r  ancienne  France  que 
Y Heptaméron  ou  le  Pantagruel. 
Voilà  donc  ce  qu'étaient  ceux 
dont  on  ne  parle  pas.  Quel 
profond  sérieux  chez  ces  vieilles  générations!  Quelle  austérité!  Quelle  tristesse 
chrétienne  ! 

Cette  grave  manière  d'envisager  la  vie  n'était  assurément  pas  nouvelle.  La 
pensée  de  la  mort  est  «  la  jjensée  de  derrière  la  tête  »  du  chrétien  ;  elle  lui 
permet  d'estimer  les  hommes  et  les  choses  à  leur  prix.  Dès  le  xn"  siècle,  des 
poètes  éloquents  avaient  chanté  la  toute-puissance  de  la  mort.  Hélinand.  moine 
de  Froimont,  écrivit  en  français  un  poème  sur  la  mort,  dont  nous  sentons 
encore  aujourd'hui  la  mâle  beauté;  pendant  le  xni"  siècle,  on  en  fit  dans  les 
couvents  des  lectures  publiques*. 

Hélinand  chante    le    néant  des    grandeurs,    Innocent  III,    dans    son  De  con- 

'  Hoc  rsl   spéculum  Iwu^inls,  dil  rinscri])Lioa  qvii  accompagne  une  tète  de  mort  sculptée  sur  imo  uiaison  de  Caeu 

-  Au  musée  de  Dole. 

■^  Au  musée  de  Rouen. 

'•■  Vincent  de  Beauvais,  Spcculum  lihtorirde,  XXIX,  io8.  Les  Vers  de  la  inor/ d'Hélinand  ont  été  publiés  en  190Ô 
par  Wiilff  et  Wulberg  (Anciens  textes  français).  Suivant  les  éditeurs,  le  poème  d'Hélinand  a  été  écrit  entre  1198 
et  1197. 


Fig.     184.     — -     Cadavre    sculpté. 
Cathédrale  do  Cliàlons-sur-Marne. 


LA    MORT  383 

tempta  muiidi,  jette  l'anathème  à  la  chair'.  Le  moyen  âge  ii  a  rien  écrit  de  plus 
sombre  :  la  laideur  de  la  vie  et  Ihorreur  de  la  mort  y  sont  peints  en  traits 
presque  repoussants.  Ce  pape  tout-puissant  est  aussi  triste  sur  le  trône  de 
saint  Pierre  que  Job  sur  son  fumier.  Il  nous  fait  sentir  l'odeur  du  cadavre,  il 
nous  montre  le  travail  de  la  décomposition,  il  répète  avec  la  Bible  :  «  J'ai  dit 
à  la  pourriture  :  Tu  es  mon  père  et  ma  mère,  et  j'ai  dit  aux  vers  du  sépulcre  : 
Vous  êtes  mes  frères.   » 

Il  serait  facile  de  citer  plusieurs  sombres  pages  du  xni^  siècle  que  la  pensée 
de  la  mort  a  inspirées".  Ces  livres,  néanmoins,  ne  modifièrent  en  rien  le  carac- 
tère de  ce  temps  :  aucune  de  ces  tristes  pensées  n  effleura  la  sérénité  des 
artistes  ;  jamais  1  art  chrétien  n'apparut  si  pur,  si  consolateur  :  la  douleur  et 
la  mort  semblent  en  être  bannies. 

Mais  vers  la  fin  du  xiv°  siècle  on  s'aperçoit  qu'on  est  entré  dans  un  monde 
nouveau.  Les  artistes  ont  une  autre  àme,  moins  haute,  moins  sereine,  plus 
prompte  k  s  émouvoir  :  1  enseignement  de  Jésus-Christ  les  touche  moins  que  ses 
souffrances;  lart  pour  la  première  fois  exprime  la  douleur.  C  est  k  peu  près 
au  même  momient  qu'il  s  essaie  k  représenter  la  mort.  On  pourrait  presque 
dire  qu  un  nouveau   moyen  âge   commence  vers  la  lin  du  règne  de  Charles  V. 

Ce  profond  changement  ne  sera  parfaitement  compris  que  le  jour  où  Ion 
aura  écrit  l'histoire  des  ordres  mendiants  au  xin°  et  au  xiv°  siècle.  Les  francis- 
cains et  les  dominicains,  en  parlant  sans  cesse  k  la  sensibilité,  finirent  par 
transformer  le  tempérament  chrétien  ;  ce  sont  eux  qui  ont  fait  pleurer  toute 
1  Europe  sur  les  plaies  de  Jésus-Christ  ;  et  ce  sont  eux  aussi  qui  ont  commencé 
k  épouvanter  les  foules  en  leur  parlant  de  la  mort.  Je  suis  convaincu  que  la 
première  pensée  de  cette  danse  macabre,  que  nous  allons  étudier,  appartient 
aux  prédicateurs  franciscains  ou  dominicains'. 


II 

On  peut  considérer   «  le  dit  des  trois  morts  et  des  trois  vifs  »  comme  une 
première  et  timide  ébauche  de  la  danse  macabre.  On  connaît  la  légende  :  trois 

'  l'atrol.,  I.  C(jXVIl,  col.  7UI  et  siiiv.  Le  De  ronlcin[jtii  iniindi  a  été  écrit  par  Innocent  111  a\ant  son  éle\ation 
au  pontificat.  "\'oir  A.  Luchaire,  Innocent  III,  Rome  et  l'Italie,  p.  7  et  suiv. 

-  Notamment,  Mazarine,  ms.  n°  980,  f'^  83  v°. 

'  L'ébranlement  moral  que  durent  produire  les  grandes  pestes,  à  partir  de  iB^S,  l'ut  sans  doute  aussi  pour  quel- 
que chose  dans  cette  exaltation  de  la  sensibilité. 


384  L'ART    RELIGIEUX 

morts  se  dressent  soudain  devant  trois  vivants  qui  reculent  d'horreur;  les 
morts  parlent,  et  les  vivants  font  sur  eux-mêmes  un  salutaire  retour.  C'est  au 
xm"  siècle  que  cet  étrange  sujet  entra  dans  la  littérature  :  Baudoin  de  Gondé, 
Nicolas  de  Margival,  et  deux  poètes  anonymes,  écrivirent  sur  ce  thème  quatre 
petits  poèmes  qui  ne  diffèrent  que  par  quelques  détails'. 

Les  ti^ois  vivants  sont  trois  jeunes  gentilshommes  du  plus  haut  rang.  L'un 
est  duc.  l'autre  comte,  le  troisième  fils  de  roi.  Voici  qu'à  l'extrémité  d'un 
champ,  ils  se  trouvent  tout  d'un  coup  dans  un  vieux  cimetière',  oi^i  trois  morts 
sont  debout  et  semblent  les  attendre  ;  leur  linceul  laisse  voir  leurs  os  décharnés.  A 
cette  vue  les  trois  jeunes  hommes  frémissent  «  comme  feuilles  de  tremble °  ». 
lis  s'arrêtent  soudain,  et  les  morts  commencent  à  parler.  De  leurs  bouches, 
((  où  il  ne  reste  plus  de  dents  »,  sortent  de  graves  paroles.  «  J'ai  été  pape  », 
dit  le  premier.  «  J  ai  été  cardinal»,  dit  le  second.  «  J'ai  été  notaire  du  pape  »,  dit  le 
troisième*.  Et  ils  reprennent  :  «  Vous  serez  comme  nous  sommes;  d'avance, 
mirez-vous  en  nous';  puissance,  honneur,  richesse  ne  sont  rien;  à  Iheure  de 
la  mort  il  n'y  a  que  les  bonnes  œuvres  qui  comptent.  »  Les  trois  jeunes 
hommes,  profondément  émus,  écoutent  ces  paroles  qui  viennent  d'un  autre 
monde,  et  croient  entendre  la  voix  de  Dieu. 

Une  telle  légende  est  mieux  qu'un  conte  pieux  imaginé  par  quelque  moine  : 
on  y  sent  la  collaboration  du  peuple.  Terreur  qu'inspire  le  vieux  cimetière, 
effroi  des  rencontres  qu'on  peut  faire  aux  carrefours  quand  la  nuit  tombe,  toute 
la  poésie  des  contes  d'hiver  est  ici  condensée. 

Très  célèbre  au  xm°  et  au  xiv"  siècle,  copié  et  recopié,  «  le  dit  des  trois 
morts  et  des  trois  vifs  »  n'inspira  pourtant  guère  les  artistes.  Je  ne  parle  pas 
d'une  élégante  miniature  qui  accompagne,  dans  un  manuscrit  du  xiif  siècle,  le 
poème  de  Baudoin  de  Gondé  (fig.  i85)°  :  ce  fut  la  tentative  isolée  d'un  artiste 
qui  illustrait  un  livre'. 

'  Les  qualrcs  poèmes  ont  été  publiés  par  A.  de  Montaigloii  dans  VAlpIiobcl  de  la  Mort  d'Hans  Holbein,  in-S"  s.  d. 

^  «  Un  vieil  àtre  »,  Premier  dit  anonyme. 

^  Nicolas  de  Margival. 

*•  Premier  dit  anonyme. 

'  Raudoin  de  Gondé. 

''  Arsenal,  ms.  n°  Si^a,  f"  3ii  v".  Les  morts  sont  des  squelettes  enveloppés  dans  leur  linceul.  Les  jeunes  gens 
portent  la  longue  robe  du  xin'=  siècle.  Pour  se  rassurer,  les  deux  premiers  se  tiennent  par  la  main.  A  la  B.  N. 
le  manuscr.  franc.    878   nous   montre,   au  f"   i,    une  copie  médiocre  de  la  miniature  du  manuscrit  de  l'Arsenal. 

'  Je  dois  dire  cependant  qu'un  document  récemment  public  signale  un  tableau  du  commencement  du  xiv"  siècle 
qui  représentait  la  légende  des  trois  morts  et  des  trois  vifs   (Ballet,  de  la  Soc.  des  antiq.   de  France,  iyo5,  p.   l35). 


LA    MORT 


385 


La  légende  n'entre  vraiment  dans  l'art  qu'au  moment  où  la  pensée  de  la 
mort  commence  à  peser  lourdement  sur  les  âmes,  c'est-à-dire  à  la  fin  du 
xiv'"  siècle.  Je  la  rencontre  vers  i/ioo  dans  un  des  livres  d'Heures  du  duc  de 
Berry';  le  sujet  dut  lui  plaire,  car,  eu  i/|o8,  il  le  fit  sculpter  au  portail  de 
l'église  des  Innocents,  oi!i  il  voulait  avoir  son  tombeau".  Apartirde  ce  moment, 
la  légende  ne  cessa  plus  d'inspirer  les  artistes  ;  sa  vogue  se  soutint  jusqu'au 
milieu  du  xvi"  siècle,  et  même  au  delà\ 

Un    fait  digne   de    remarque   est   que    les   artistes  suivent   deux   traditions 


Fig.  i85.  —  Le  «  dit  des  trois  morts  et  des  trois  vifs  ». 
Miniature  du  ms.  3 142.  Arsenal. 


différentes.  Au  début  du  xv'  siècle,  ils  représentent  les  trois  jeunes  gens  à 
pied,  comme  les  poèmes  du  xnf  siècle  les  y  invitaient,  mais  bientôt  ils 
prennent  l'habitude  de  les  représenter  à  cheval;    à  la  fin  du  xv''  siècle,  c'est  la 


règle . 


Il  ne  faut  pas  croire  c[ue  les  peintres  aient  pris  d'eux-mêmes  cette  liberté  : 
ces  deux  traditions  artistiques  correspondent  à  deux  traditions  littéraires. 

On  imprima,  à  la  fin  du  xv*"  siècle,  une  version  de  la  Légende  des  trois 
morts  et  des  trois  vifs  sensiblement  différente  des  cjuatre  petits  poèmes  que  nous 


'  B.  N.  lat.  i8oi4,  f»  282. 

-  On  a  cru  qu'il  avait  choisi  ce  sujet  en  mémoire  de  son  neveu,  le  jeune  duc  d'Orléans,  récemment  assassiné. 
'  A  l'église  de  Saint-Georges-sur-Eure  (Eure),  un  artiste  inconnu  peignit   encore  les  trois  morts  et  les  trois  vifs 
en  i55.1.  Réun.  des  soc.  des  beaux-arls  des  dépnrtem.  1900,  j^.  iSg. 

MALE.      T.      II.  49 


386  L'ART    RELIGIEUX 

avons  cités  ' .   Le  récit  est   mis   dans    la   bouche   d'un   solitaire  ;    il    le    présente 
comme  une  vision  qui  lui  a  été  envoyée  par  Dieu. 

Un  jour,  devant  son  pauvre  ermitage,  il  a  vu  apparaître  trois  cadavres 
hideux  : 

Les  trous  des  yeux  et  ceux  du  nez  ouverts. 

Dans  le  même  moment  il  vit  arriver 

Sur  leurs  chevaux  trois  beaux  hommes  tout  vifs. 

Telle  fut  la  stupeur  des  trois  cavaliers,  en  apercevant  les  trois  cadavres, 
qu'ils  faillirent  se  laisser  choir  de  leurs  montures  ;  l'un  lâcha  la  laisse  de  son 
chien,  et  l'autre  abandonna  son  faucon. 

Les  morts,  cependant,  apostrophent  les  trois  vivants,  et  ils  parlent  avec  une 
éloquence  qu'ils  sont  bien  loin  d'avoir  dans  nos  poèmes  du  xni"  siècle.  L'un 
prononce  des  paroles  pleines  d'un  effrayant  mystère  :  «  Vous  mourrez,  dit-il  en 
substance,  et  vous  connaîtrez  bientôt  la  suprême  épouvante;  car  il  se  passe  au 
moment  de  la  mort  des  choses  si  terribles  que,  même  si  Dieu  le  permettait, 
nous  ne  voudrions  pas  revivre.  »  Un  autre  inenace,  et  il  y  a  dans  ses  paroles 
un  étrange  accent  de  haine  :  «  Quand  je  vois  vos  crimes,  dit-il,  et  les  souf- 
frances de  ceux  qui  pour  vous  labourent  tout  nus,  qui  crient  et  bâillent  de  faim, 
je  pense  souvent  que  la  vengeance  de  Dieu  va  être  soudaine,  et  qu'il  ne  vous 
laissera  même  pas  le  temps  de  dire  merci.  »  —  Les  trois  vivants  sentent  leur 
raison  vaciller.  Il  y  a  là  heureusement  une  croix  qu'ils  invoquent  pour  leur 
corps  et  pour  leur  âme,  et  alors  la  lumière  se  fait  dans  leur  esprit  :  ils  com- 
prennent que  Dieu  a  voulu  les  avertir  et  les  sauver;  les  paroles  qu'ils  pronon- 
cent édifient  l'ermite  lui-même. 

Tel  est  ce  poème  qui  lemporte  sur  les  autres  par  l'originalité  des  détails. 
A  quelle  époque  remonte-t-il  ?  G  est  ce  qu'il  est  difficile  de  dire.  Une  chose 
pourtant  me  paraît  certaine,  c'est  qu'il  était  déjà  répandu  en  Europe,  sous  cette 
forme,  dès  le  xiv"  siècle.  La  preuve  est  qu'il  a  inspiré  la  fameuse  fresque  du 
Campo  Santo  de  Pise.  Les  cavaliers  qui  s'arrêtent  devant  les  trois  morts-,  les 
rencontrent  précisément  devant  un  ermitage,  et  un  anachorète  leur  présente, 
écrite    sur  un   rouleau,    la  moralité  que  comporte    leur   aventure.    G  est,    sans 

'  C'est  le  texte  que  donne  Guyot  Marchant  à  la  suite  de  son  édition  de  la  Danse  macabre. 
'   Les  morts,  au  lieu  d'être  debout,  sont  couchés  dans  Jeur  cercueil. 


LA    MORT  387 

aucun  doute,  la  vision  de  l'ermite  à  peu  près  telle  que  nous  venons  de  la 
raconter. 

En  France,  ce  poème  ne  semble  avoir  été  connu  des  artistes  qu'au  cours  du 
xv°  siècle. 

Vers  i/i5o,  les  miniaturistes  qui  enluminent  les  livres  de  prières,  les  pein- 
tres qui  décorent  les  églises  de  campagne,  plus  tard  les  artistes  qui  dessinent 


Fig.  186.  —  Le  «  dit  des  trois  morts  et  des  trois  vifs  ». 
Heures  de  Jean  du  Pré. 


les  bois  des  livres  d'Heures,  ne  manquent  jamais  de  mettre  en  présence  des 
trois  morts  trois  cavaliers  (fig.  i86j.  Toutes  les  indications  que  donne  le  poète 
sont  scrupuleusement  suivies  :  on  voit  la  croix  de  pierre  du  carrefour,  le  chien 
de  chasse  qui  s'enfuit,  le  faucon  qui  s'envole;  souvent  même,  l'ermite,  assis 
près  de  sa  cabane,  médite  sur  cette  vision  que  Dieu  lui  envoie,  en  égrenant 
son   rosaire. 

Le  clergé  du  xv®  siècle  adopta  un  récit  qui  lui  sembla  très  propre  à  émou- 
voir les  fidèles.  Le  «  dit  des  trois  morts  et  des  trois  vifs  »  fut  un  des  sujets  qui 


388  L'ART  RELIGIEUX 

furent  le  plus  souvent  proposés  aux  peintres  décorateurs.  On  le  rencontre 
encore  aujourd'hui  dans  un  grand  nombre  d'églises.  Il  n'appartient  en  propre  à 
aucune  région  :  la  Normandie,  la  Lorraine,  les  provinces  du  Centre  et  du  Midi 
nous  en  offrent  des  exemples'.  Il  fut  parfois  associé  au  jugement  dernier  et 
aux  supplices  de  l'enfer.  Le  rapprochement  parlait  de  lui-même  :  toutes  les 
pensées  que  la  mort  peut  faire  naître  se  présentaient  à  la  fois  à  l'esprit  du  spec- 
tateur". 

III 

Dans  le  «  dit  des  trois  morts  et  des  trois  vifs  »,  la  mort  se  présente,  sans 
doute,  sous  un  aspect  redoutable.  Mais,  au  fond,  elle  est  pleine  de  clémence, 
elle  parle  rudement  aux  grands  de  ce  monde,  mais  elle  leur  laisse  un  délai; 
elle  ne  met  pas  sa  main  sèche  sur  leur  épaule.  Elle  a  été  suscitée  par  Dieu  pour 
émouvoir  le  pécheur,  non  pour  le  frapper. 

Dans  la  Danse  macabre,  au  contraire,  toute  idée  de  pitié  disparaît. 

Il  faut  montrer  d'abord  cette  terrible  Danse  macabre  dans  son  cadre  ordi- 
naire. Il  y  a,  à  Rouen,  un  vieux  cimetière  du  xvi"  siècle  qu'on  appelle  l'aitre  Saint- 
Maclou\  C'est  un  des  lieux  les  plus  émouvants  de  cette  ville  chargée  de  souvenirs. 
La  terre  consacrée,  où  dormirent  tant  de  générations,  oh  la  moindre  pluie 
découvrait  jadis  des  milliers  de  petits  cailloux  blancs,  —  qui  étaient  des  dents 
sorties  de  leurs  alvéoles,  —  est  maintenant  le  préau  d'une  école  primaire.  La 
gaieté  de  la  verdure^  les  rondes  des  petites  filles  font  avec  tout  ce  qui  vous 
entoure  un  contraste  si  fort,  qu'on  se  sent  plus  ému  qu'on  ne  serait  en  présence 
d  une  œuvre  sublime.  Jamais  la  vie  et  la  mort  n'ont  été  opposées  avec  tant  de 
naïveté.  Tout  autour  du  cimetière  règne  un  cloître  que  surmonte  un  charnier. 
C'est  là  que  s'entassaient  jadis  les  os  des  anciens  morts  dépossédés  de  leurs  . 
fosses  par  des  morts  nouveaux.  Une  frise  en  bois  sculpté  décore  chacun  des 
étages  du  cloître  :  les  tibias,  les  vertèbres,  les  os  du  bassin,  le  cercueil,  la 
pelle  du   fossoyeur,  le  bénitier  du  prêtre,  la  clochette  de  l'acolyte  forment  une 

'  Fontenay,  Bénouville  (Calvados);  Jouhé,  Antigny  (Vienne);  Verneuil  (Nièvre);  Ennezat  (Puy-de-Dôme); 
Rocamadour  (Lot)  ;  Saint-Riquier  (Somme)  ;  Saint-Clément  (Meurthe-et-Moselle),  etc. 

'•^  A  Ennezat  (Puy-de-Dôme),  on  voit  d'un  côté  de  Tcglise  une  peinture  murale  représentant  les  trois  morts  et 
les  trois  vifs,  et,  en  face,  le  jugement  dernier.  On  sait  que  les  deux  sujets  ont  été  également  rapprochés  au  Gampo 
Santo  de  Pisc. 

■*  Commencé  en  i526. 


LA    MORT  389 

guirlande  funèbre.  Chacune  des  colonnes  du  cloître  est  ornée  d'un  groupe  en 
relief  :  on  y  reconnaît,  ou  plutôt  on  y  devine  les  couples  d'une  danse  macabre  \ 
Un  mort  sorti  du  tombeau  prend  par  la  main  le  pape,  l'empereur,  le  roi, 
l'évêque,  le  moine,  le  laboureur  et  les  entraîne  d'un  pas  rapide.  Brièveté  de  la 
vie,  incertitude  du  lendemain,  néant  de  la  puissance  et  de  la  gloire  :  voilà  les 
grandes  vérités  que  proclame  cette  danse  macabre.  De  telles  pensées,  évoquées 
près  de  ce  charnier,  entraient  profondément  dans  les  âmes. 

Plus  fortement  encore  devait  agir  la  danse  macabre  peinte,  à  Paris,  au  cime- 
tière des  Innocents.  C'était,  au  xv®  siècle,  un  lieu  plein  d'une  violente  poésie. 
Ce  vieux  sol,  oii  tant  de  morts  avaient  reposé",  était  regardé  comme  sacré.  Un 
évêque  de  Paris,  qui  ne  put  y  être  enseveli,  demanda  par  son  testament  qu'on 
mît  au  moins  dans  sa  fosse  un  peu  de  la  terre  des  Innocents'.  Pourtant,  les 
morts  ne  restaient  pas  longtemps  dans  cette  terre  sainte;  sans  cesse  ils  devaient 
faire  place  aux  nouveaux  venus.  Vingt  paroisses  avaient  le  droit  d'ensevelir  dans 
l'étroit  enclos.  Et  il  y  avait  alors  entre  les  morts  une  égalité  parfaite  :  les  riches 
n'avaient  pas,  comme  aujourd'hui,  pignon  sur  rue  au  cimetière.  Quand  le 
temps  était  venu,  on  vendait  leur  pierre  tombale*,  et  leurs  os  allaient  s'entasser 
dans  les  charniers  qui  surmontaient  le  cloître.  A  toutes  les  ouvertures  se  mon- 
traient des  milliers  de  crânes  sans  nom;  le  maître  des  requêtes,  comme  dit 
Villon,  ne  se  distinguait  plus  du  porte-panier.  On  comprend  que  le  poète  soit 
venu  là  chercher  l'inspiration  :  tout  ce  qu'on  voyait  ébranlait  l'âme.  C'était, 
adossée  à  l'église  des  Saints-Innocents,  la  cellule  de  la  recluse,  murée  dans  sa 
prison  comme  les  morts  dans  leur  tombeau^;  c'était  la  colonne  creuse,  où 
s'allumait  le  soir  une  lampe  pour  écarter  les  revenants  et  «  cette  chose  qui  se 
promène  dans  les  ténèbres  "  »  ;  c'était  «  la  légende  des  trois  morts  et  des 
trois  vifs  »  sculptée  au  portail  de  l'église;  c'était  surtout  la  danse  macabre, 
peinte  dans  le  cloître. 

'  Il  faut  s'aider  des  anciens  dessins  de  Langlois.  Ils  se  trouvent  dans  son  Essai  historique  sur  la  danse  des  morts, 
Rouen,  2  vol.,   i85i . 

■^  Le  cimetière  remontait  probablement  à  l'époque  gallo-romaine.  Il   bordait   une  des  grandes  voies  de  Lutèce. 

3  Louis  de  Reaumont  de  la  Forest,  mort  en  l^iç^'i,  Gallia  christiana,  t.  VII,  col.  i54. 

''  L'architecte  de  Charles  V,  Raymond  du  Temple,  en  acheta  de  fort  belles  pour  en  faire  des  marches  d'escalier 
dans  la  tour  du  Louvre. 

^  Il  y  a  eu  des  recluses  au  cimetière  des  Innocents  pendant  tout  le  xv"  siècle.  Louis  XI  avait  une  vénération 
particulière  pour  l'une  d'elles,  Alix  la  Rourjotte,  à  qui  il  fit  faire  une  plate  tombe  de  cuivre.  Lebeuf,  Hist.  de  la 
ville  et  de  tout  le  diocèse  de  Paris.  Edit.  de  i883,  t.  I,  p.  47- 

6  «  De  nerjotio  perambulante  in  tenebris  »,  tel  est  le  titre  d'un  chapitre  du  Spéculum  spirilualium  sur  les  appari- 
tions nocturnes.  Paris,  Hopyl,  i5io,  in-S". 


390  L'ART    RELIGIEUX 

La  danse  macabre  que  nous  rencontrons  ici  pour  la  première  fois  avait  de 
lointaines  origines'.  Dès  le  xn"  siècle  on  la  voit  poindre:  elle  est  en  germe  dans 
les  vers  d'Hélinand.  Cette  mort  qui  va  à  Rome  prendre  les  cardinaux,  à  Reims 
l'archevêque,  à  Beauvais  l'évêque,  qui  s'empare  du  roi,  du  pauvre,  de  l'usurier, 
du  jouvenceau,  de  l'enfant,  cette  mort  que  le  poète  appelle  «  la  main  qui  tout 
agrape  »,  n'a-t-elle  pas  déjà  l'air  de  conduire  une  danse  macabre? 

Dès  le  xiv"  siècle,  l'idée  d  un  défilé  de  toutes  les  conditions  humaines  en 
marche  vers  la  mort  apparaît  clairement. 

J'ai  eu  la  bonne  fortune  de  rencontrer,  dans  un  manuscrit  de  la  Bibliothèque 
Mazarine,  un  petit  poème  latui  du  commencement  du  xiv°  siècle  qu'on  peut 
considérer  comme  la  plus  ancienne  de  nos  danses  macabres  \  Des  personnages 
rangés  dans  une  espèce  d'ordre  hiérarchique,  le  roi,  le  pape,  l'évêque,  le  cheva- 
lier, le  médecin,  le  logicien,  le  jeune  homme,  le  vieillard,  le  riche,  le  pauvre, 
le  fou,  se  plaignent  tour  à  tour  de  mourir  et  pourtant  marchent  k  la  mort. 
((  Je  marche  à  la  mort,  dit  1  évèque,  bon  gré  mal  gré,  j'abandonne  la  crosse, 
les  sandales  et  la  mitre  \  »  «  Je  marche  à  la  mort,  dit  le  chevalier,  j'ai  vaincu 
dans  maint  combat,  mais  je  n'ai  pas  appris  à  vaincre  la  mort*.  »  «  Je  marche 
à  la  mort,  dit  le  logicien,  j  enseignais  aux  autres  l'art  de  conclure,  cette 
fois  c'est  la  mort  qui  a  conclu  contre  moi  '.  »  On  croirait  entendre 
déjà  les  vers   qui  accompagnent  la  danse  macabre  du  cimetière  des  Innocents. 

*  On  a  donné  du  mot  macabre  une  foule  d'étyinologies  inacceptables.  On  est  allé  jusqu'à  le  faire  dériver  de 
l'arabe  magabir  qui  voudrait  dire  tombeau.  Une  seule  explication  paraît  raisonnable.  Le  mot  macabre,  ou  plutôt 
macabre  (comme  on  a  écrit  jusqu'au  xvu'^  siècle),  est  la  forme  populaire  du  nom  des  Macchabées.  La  danse  macabre 
s'appelait  en  latin  Macchabaeorum  chorea,  en  hollandais  Makkabeus  danz.  La  danse  macabre  est  donc  liée  par  des 
fils  mystérieux  au  souvenir  des  Macchabées.  Aucun  document  n'a  encore  permis  d'expliquer  clairement  cela.  Je 
ferai  remarquer  pourtant  que  l'Église  du  moyen  âge  priait  pour  les  défunts  en  s'autorisant  d'un  passage  du  livre  des 
Macchabées  (xn,  i3)  qu'on  récitait  aux  messes  des  morts  :  Sancta  ergo  et  salubrls  est  cogitatio  pro  defunctls  exorare 
ut  a  peccatis  solvantur.  —  L'expression  «  danse  macabre  »  remonte  au  xiv'^  siècle.  Au  xv°  siècle  on  n'en  savait  déjà 
plus  le  sens.  Le  moine  anglais  Lydgate  croit  que  Macabre  est  un  docteur,  et  nos  imprimeurs  français  s'imaginent 
que  c'est  un  poète  allemand,  c'est  pourquoi,  dans  l'édition  latine  de  la  danse  macabre,  il  est  dit  que  les  vers  ont  été  ' 
traduits  de  l'allemand.  Gaston  Paris,  d'habitude  si  pénétrant,  a  commis  ici  une  erreur  analogue  {Romania,  xxiv, 
p.  i3o).  Il  a  avancé  que  ce  nom  de  Macabre  pourrait  fort  bien  être  celui  de  l'artiste  qui  peignit  la  première  danse 
macabre.  Il  y  a  là  une  véritable  impossibilité.  Jamais  au  moyen  àgè  une  œuvre  d'art,  si  célèbre  fût-elle,  n'a  été 
désignée  par  le  nom  de  son  auteur. 

2  Mazarine,  ms.   n°  980,  f°  83  v". 

^  Vado  mori,  prcsul,  baculum,  sandalia,  mitram, 

Nolens  sive  volens,  desino.  Vado  mori. 

*  Vado  mori,  miles,  belli  certamina  victor, 

Mortem  non  didici  vincere.  Vado  mori. 

"  Vado  mori,  logicus.  Aliis  concludere  novi  ; 

Conclusit  breviter  mors  mihi.  Vado  mori. 


LA    MORT  391 

Le  petit  poème  de  la  bibliothèque  Mazarine  ressemble  à  l'ébauche  d'une 
moralité.  Il  est  impossible,  en  le  lisant,  de  ne  pas  songer  à  ces  drames  litur- 
giques, oii  les  personnages  défilent  les  uns  après  les  autres  devant  le  spectateur 
en  récitant  chacun  un  verset. 

Ce  n'est  pas  là  une  simple  conjecture  ;  des  documents  prouvent  que  la  danse 
macabre  s  est  présentée  d'abord  sous  la  forme  d'un  drame.  Voici  un  témoignage 
qui  a  échappé  jusqu'ici  aux  historiens  de  l'art.  L'abbé  Miette,  qui  étudia  les 
antiquités  de  la  Normandie  avant  la  Révolution,  eut  entre  les  mains  une  pièce 
précieuse  aujourdhui  perdue.  Il  trouva  dans  les  archives  de  l'église  de  Caude- 
bec  un  curieux  document,  d  où  il  résultait  qu'en  iSqS  on  avait  dansé  dans 
l'église  même  une  danse  religieuse  fort  semblable  à  un  drame.  Il  la  décrit  ainsi  : 
«  Les  acteurs  représentaient  tous  les  états  depuis  le  sceptre  jusqu'à  la  houlette. 
A  chaque  tour  il  en  sortait  un,  pour  marquer  que  tout  prenait  fin,  roi  comme 
berger.  Cette  danse  sans  doute,  ajoute-t-il,  n'est  autre  que  la  fameuse  danse 
macabre'.  »  Combien  il  est  fâcheux  que  l'abbé  Miette  n'ait  pas  pris  la  peine  de 
transcrire  le  document  au  lieu  de  le  résumer  dans  cette  langue  surannée  et  si 
peu  précise.  Le  doute  pourtant  n'est  pas  possible  :  à  Caudebec,  à  la  fin  du 
XIV*  siècle,  on  jouait  la  danse  macabre  dans  l'église.  Si  les  personnages  par- 
laient, —  ce  qui  est  très  vraisemblable,  —  ils  devaient  prononcer  des  paroles 
fort  analogues  à  celles  que  nous  donne  le  manuscrit  de  la  Mazarine. 

La  mort  jouait-elle  son  rôle  à  Caudebec  ?  Voyait-on  un  cadavre  entrer  dans 
la  ronde,  prendre  le  vivant  par  la  main  et  l'entraîner  vers  le  tombeau?  Voila 
ce  qu'il  importerait  de  savoir.  Car  le  trait  de  génie  fut  de  mêler  les  morts 
aux  vivants.  Qui  donc  osa  le  premier  réaliser  ce  cauchemar?  Aucun  docu- 
ment ne  nous  l'apprend,  mais  nous  pouvons  presque  le  deviner.  Plusieurs 
danses  macabres  peintes  présentent,  en  effet,  un  détail  singulier.  A  la  Chaise- 
Dieu,  k  Bàle,  à  Strasbourg,  on  voit  encore,  ou  l'on  voyait  jadis,  un  religieux 
parlant  à  des  auditeurs  groupés  au  pied  de  sa  chaire^  :  c'est  le  prologue  du 
drame.  Parfois  une  scène  biblique  accompagne  ce  premier  tableau  :  Adam  et 
Eve  tentés  par  le  serpent  mangent  le  fruit  défendu  \  puis,  la  danse  macabre  se 
déroule. 

Ces  épisodes  sont  un  trait  de  lumière.  Il  devient  évident  que  la  plus  ancienne 

'  Bibliothèque  de  Rouen,  manuscrit  22 15,  Y,  89,  1°  69. 

-  Un  religieux  se  voit  aussi  à  l'aitre  Saini-Maclou,  au  premier  pilier  du  cloître. 

'■'  A  la  Chaise-Dieu,  le  serpent  qui  apparaît  dans  l'arbre  a  une  tète  de  mort. 


Sga  L'ART    RELIGIEUX 

danse  macabre  fut  l'illustration  mimée  d'un  sermon  sur  la  mort.  Un  moine 
mendiant,  franciscain  ou  dominicain,  imagina,  pour  frapper  les  esprits,  de 
mettre  en  scène  les  grandes  vérités  qu'il  annonçait.  Il  expliquait  d'abord  que  la 
mort  était  entrée  dans  le  monde  par  la  désobéissance  de  nos  premiers  parents, 
puis  il  montrait  les  effets  de  la  malédiction  divine.  A  son  appel  s'avançaient  des 
figurants  costumés  en  pape,  en  empereur,  en  roi,  en  évêque,  en  abbé,  en  soldat, 
en  laboureur;  et,  chaque  fois,  un  être  hideux  surgissait,  une  sorte  de  momie 
enveloppée  dans  son  linceul,  qui  prenait  le  vivant  par  la  main  et  disparaissait 
avec  lui.  Bien  réglée,  la  scène  devait  remuer  profondément  les  spectateurs.  Les 
moines  mendiants  avaient  éprouvé  depuis  longtemps  l'effet  des  sermons  mimés  : 
on  sait  qu'ils  prêchaient  la  Passion  en  la  faisant  représenter  au  fur  et  à  me- 
sure dans  l'église'. 

Voilà,  sans  aucun  doute,  la  véritable  origine  de  la  danse  macabre.  Il  est 
possible  que  le  drame  soit  resté  lié  à  un  sermon  pendant  fort  longtemps. 
Lorsque,  en  i/i53,  les  Franciscains  de  Besançon,  à  la  suite  de  leur  chapitre 
provincial,  firent  représenter  la  danse  macabre  dans  l'église  Saint-Jean ^  un  ser- 
mon l'accompagnait  peut-être  encore.  Pourtant,  un  document  un  peu  plus  ancien 
établit  qu'au  xv°  siècle  la  danse  macabre  était  déjà  sortie  de  l'église,  et  se  jouait 
sur  les  tréteaux  comme  une  simple  moralité.  En  i/i/ig,  le  duc  de  Bourgogne, 
étant  dans  sa  ville  de  Bruges,  fit  représenter,  «  dans  son  hôtel  ))  le  jeu  de  la 
danse  macabre.  Un  peintre,  Nicaise  de  Cambrai,  qui  avait  sans  doute  dessiné 
les  costumes,  était  au  nombre  des  acteurs \ 

Jouée  dans  l'église  au  xiv"  siècle,  la  Danse  macabre  fut  peinte  au  xv°.  Ici 
encore  le  drame  a  précédé  l'œuvre  d'art.  Rien  de  plus  conforme  à  cette  grande 
loi  que  nous  avons  indiquée  plus  haut  :  c'est  le  théâtre  qui,  à  la  fin  du  moyen 
âge,  a  renouvelé  Fart  en  France  et  dans  toute  l'Europe. 

On  ne  connaît  pas  de  danse  macabre  peinte  plus  ancienne  que  celle  du  cime- 
tière des  Innocents,  he  Journal  d'un  bourgeois  de  Paris  nous  en  donne  exactement 
la  date    :  «   L'an  ili2^  fut  faite  la  danse  macabre  aux  Innocents,  et  fut  com- 

*  Greizenach,   Geschichte   des  neueren  Dramas,  t.  l,   p.  3i3  et  suiv.   Il  y  a,   dans    la  Danse    Macabre  de  Guyot 
Marchant,  un  vers  très  significatif.  La  mort  qui  emmène  le  Gordelier  lui  dit  : 

Souvent  avez  prêché  de  mort, 

c'est  le  prédicateur  de  la  danse  macabre  entrant  lui-même  dans  la  danse. 

2  Le  document  est  dans  le  Supplément  de  du  Gange  au  mot  :  Macchabaeorum  chorca. 
^  Document  public  par  De  Laborde,  Les  ducs  de  Bourgogne.  Partie  II,  volume  I,  p.  SgS. 


LA   MORT  393 

mencée  environ  le  moys  d'août  et  achevée  au  carême  ensuivant'.  »  Il  n'y  a  rien 
de  plus  ancien  dans  l'Europe  entière.  Malheureusement  l'aînée  des  danses  ma- 
cahres  a  été  détruite.  Au  xvn°  siècle,  pour  agrandir  une  des  rues  voisines,  on 
démolit  le  charnier  qui  la  bordait,  et  la  vieille  fresque  disparut  sans  qu'aucun 
artiste  ait  daigné  en  prendre  une  copie". 

Il  importe  pourtant  de  se  faire  une  idée  de  la  première  de  nos  danses 
macabres,  et  on  va  voir  qu'on  le  peut. 

Il  y  a,  k  la  Bibliothèque  Nationale,  deux  manuscrits  de  l'abbaye  de  Saint- 
\ictor,  qui  nous  donnent  un  long  dialogue  en  vers  français  entre  des  morts  et 
des  vivants ^  Or,  en  tête  des  deux  volumes,  dans  les  deux  tables  de  matières, 
on  lit  cette  rubrique  qu'accompagne  le  chiffre  exact  de  la  page  où  commence 
le  dialogue  :  «  Les  vers  de  la  danse  macabre,  tels  qu'ils  sont  au  cimetière  des 
Innocents'  ».  Aucun  doute  n'est  possible  :  nous  avons  là  une  copie  authentique 
des  vers  qui  étaient  inscrits  sous  les  personnages  de  la  fresque.  Les  manuscrits 
de  Saint-Victor  paraissent  être  de  la  première  nfioitié  du  xv°  siècle,  et  de  fort 
peu  postérieurs  à  la  peinture  '  ;  les  vers  ont  été  transcrits  par  quelque  religieux 
de  l'abbaye  dans  toute  leur  nouveauté. 

Voilà  un  point  acquis.  Grâce  aux  manuscrits  de  Saint-Victor  (qui  concordent 
parfaitement),  nous  connaissons  les  noms  des  personnages  que  l'artiste  avait 
peints,  nous  saA^ons  leur  nombre,  nous  les  voyons  dans  l'ordre  où  ils  se  présen- 
taient au  spectateur. 

Il  y  a  là  déjà  de  quoi  satisfaire;  mais  on  peut  pousser  plus  avant. 

Guyot  Marchant,  l'imprimeur  parisien,  lit  paraître,  en  1^485,  la  première 
édition  de  sa  Danse  macabre'^:  des  gravures  sur   bois,  du   plus  beau  caractère, 

'  Journal  d'un  bourgeois  de  Paris,  Paris,  1881,  p.  2o3.  On  a  prétendu  qu'il  s'agissait  d'une  représentation  de  la 
danse  macabre  donnée  pendant  sept  mois  consécutifs  au  cimetière  des  Innocents.  L'hypothèse  ne  peut  se  soutenir. 
Quekpies  pages  plus  loin,  le  même  bourgeois  dit  dans  son  Journal  que  Frère  Richard  prêcha  au  cimetière  des  Inno- 
cents ((  à  l'endroit  de  la  danse  macabre  »  (p.  234),  c'est-à-dire,  sviivant  l'interprétation  de  L.  Dimier  (^La  Danse  ma- 
cabre), en  face  de  la  danse  macabre.   Il  s'agit  donc  bien  d'une  fresque  qui  était  connue  de  tout  le  monde. 

^  Il  y  a,  au  Cabinet  des  Estampes,  dans  l'œuvre  de  délia  Bella,  des  gravvires  qui  sont  données  comme  des  copies 
de  la  Danse  macabre  du  cimetière  des  Innocents.  L'erreur  est  manifeste.  La  Mort  emportant  l'enfant  que  nous 
donne  délia  Bella,  œuvre  d'tme  science  irréprochable,  n'a  pu  êlrc  peinte  qu'à  la  fin  du  xvi"  siècle. 

'^  B.  N.  lat.  14904  et  franc.  2555o. 

■''  On  lit  dans  le  manuscrit  latin  i49o4  :  "  la  danse  macabre,  prout  est  apud  S.  Innocentem  »,  et  dans  le  manus- 
crit 255oo  :  ((  Dictamina  choreae  Machabre  quae  sunt  apud  Innocentes  Parisiis  ». 

'  Le  ms.  lat.  i49o4  ne  contient  guère  que  des  traités  de  Gerson  et  de  Nicolas  de  Clemengis.  On  lit  au  bas  d'un 
de  ces  traités  la  date  de  1429.  Le  manuscrit  ne  semble  pas  de  beaucoup  postérieur. 

''  Cette  première  édition,  moins  complète  que  les  suivantes,  ne  nous  est  connue  que  par  un  seul  exemplaire  con- 

MALE.     T.     II.  50 


Sg/i  L'ART    RELlTiIEUX 

illustrent  un  dialogue  entre  les  morts  et  les  vivants.  Or,  si  on  lit  avec  quelque 
attention  les  vers  qui  accompagnent  les  gravures,  on  s'aperçoit  tout  de  suite  que 
ce  sont  précisément  ceux  des  deux  manuscrits  de  Saint-Victor.  Guyot  Marchant 
avait  donc  tout  simplement  copié  les  inscriptions  du  cimetière  des    Innocents. 

Mais,  s'il  a  copié  les  vers,  n'a-t-il  pas  copié  aussi  les  personnages?  Et  ses 
fameuses  gravures  ne  seraient-elles  pas,  par  hasard,  la  reproduction  pure  et 
simple  de  la  danse  macabre  de  1/12/1?  S  il  en  est  ainsi,  nous  ne  devons  rien 
regretter,  et  l'œuvre  que  nous  croyions  perdue,  nous  l'avons. 

Il  ne  faut  pourtant  pas  trop  se  hâter  de  conclure.  Il  me  paraît  certain  que  la 
Danse  macabre  de  Guyot  Marchant  est  une  imitation  de  la  danse  macabre  des 
Innocents,  mais  ce  n'est  pas  une  copie  servile.  Plusieurs  petits  détails  le  prou- 
vent. Il  est  évident,  d'abord,  que  les  costumes  ont  été  rajeunis.  Quelques  per- 
sonnages sont  vêtus  à  la  mode  du  règne  de  Charles  VIII.  Les  souliers  à  bouts 
carrés,  pour  prendre  un  exemple,  sont  de  cette  époque,  et  non  de  1/12/1.  En 
efl^t,  pendant  toute  la  première  partie  du  siècle,  et  jusque  vers  i/i8o,  on  porta 
des  souliers  à  bouts  très  pointus  qu'on  appelait  souhers  à  la  poulaine'.  D'autre 
part,  je  remarque  qu'une  des  gravures  ne  correspond  pas  exactement  au  texte 
qui  l'accompagne.  Dans  Guyot  Marchant  le  sergent  d'armes  est  entraîné  par  un 
seul  mort  (hg.  190),  tandis  qu'au  cimetière  des  Innocents  il  était  certainement 
pris  entre  deux  cadavres  ;  le  texte  est  formel  : 

Je  suis  pris  de  çà  et  de  là, 
dit  le  sergent. 

Nous  sommes  donc  avertis  que  la  copie  n'est  pas  parfaitement  exacte;  mais, 
d'autre  part,  il  est  visible  que  plusieurs  traits  sont  fidèlement  imités  de  l'ori- 
ginal. L'empereur,  par  exemple,  porte  a  la  main  la  sphère  du  monde  (fig.  187), 
et  justement  le  texte  lui  fait  dire  : 

Laisser  faut  la  pomme  d'or  ronde. 

L'archevêque,  brusquement  assailh  par  la  mort,  recule  et  renverse  la  tête  en 

arrière  ;  telle  est  précisément  l'attitude  qu'indiquent  les  vers  : 

Que  vous  tirez  la  têle  arrière, 
Arclievêque  I 

dit  le  cadavre  qui  badine. 

serve  à  la  BiL)liolliè(ivie  fie  Grenoble.  Cham[)ollinii-Figeac  a  le  premier  éludié  ce  livre  unique  dans  le  Mafjasin  enry- 
clopédique  de  1811,  p.  SSô-SGg. 

'  Quichcrat,  Hist.  du  Cnslumc,  p.  000. 


LA    MORT 


395 


On  pourrait  faire  d  autres  remarques  du  même  genre. 

Tenons  donc  les  gravures  de  Guyot  Marchant  pour  une  imitation,  mais 
pour  une  imitation  un  peu  libre,  de  la  fresque  des  Innocents. 

A  défaut  de  l'original,  étudions  la  copie  (fig.  187  à  191).  Nous  y  voyons  trente 
couples  formés  d  un  vivant  qu'un  cadavre  conduit.  Quel  est  cet  étrange  com- 
pagnon? Est-ce  la  mort  personnifiée  trente  fois?  On  le  dit  d  ordinaire,  mais 
on  se  trompe.  Les  deux  manuscrits  de  Saint-Victor  n'appellent  pas  ce  person- 
nage «  la  mort  »,  mais  «  le  mort'  ».  Guyot  Marchant  fait  de  même.  Le  couple 
est  donc  formé,  comme 
dit  le  texte  de  la  Danse 
macabre,  «  d'un  mort  et 
d'un  vif  ».  Ce  mort  est  le 
double  du  vif  ;  il  est  l'image 
de  ce  que  sera  ce  vivant 
tout  k  l'heure.  On  croyait, 
au  moyen  âge,  qu'en  écri- 
vant avec  son  sang  une  for- 
mule sur  un  parchemin, 
et  en  se  regardant  ensuite 
dans  un  miroir,  on  se 
voyait     tel      qu'on     serait  ^'^S-  ^^i- 

après  sa  mort.  Ce  rêve 
est  ici  réalisé.  Le  vivant  voit  d'avance  sa  figure  posthume.  Guyot  Marchant 
avait  d'ailleurs  intitulé  sa  Danse  macabre  :  «  le  Miroir  salutaire  ».  Il  y  a,  dans  les 
vers  qui  accompagnent  les  gravures,  des  traces  curieuses  de  cette  conception 
première.  L'empereur,  par  exemple,  après  avoir  annoncé  qu'il  meurt  à  regret, 
ajoute  ces  vers  singuliers  : 

Armer  me  faut  de  pic,  de  pelle 

Et  d'un  linceul,  —  ce  m'est  grand  peine. 

Or,  le  mort  qui  le  prend  par  la  main  est  précisément  drapé  dans  un  lin- 
ceul, et  porte  sur  l'épaule  un  pic  et  une  pelle  :  tel  il  est,  tel  sera  bientôt  l'empe- 
reur. Le  mort  apparaît  donc  comme  un  type  précurseur  :  c'est  notre  avenir 
qui  marche    devant    nous.     On    comprend   maintenant   pourquoi    on    appelait 


La  danse  macabre  de  Guyot  Marchant. 
Le  pape  el.  l'empereur. 


'  Dans  le  manuscrit  latin  1 49o'i ,  luie  ou  deux  fois  le  copiste  s'est  trompe  et  au  lieu  d'écrire  Je  morL  a  écrit  la  mort. 


396  L'ART    RELIGIEUX 

la  danse  macabre  «  la  danse  des  morts  »  et  non  «  la  danse  de  la  mort'  ». 
Cette  idée,  il  est  vrai,  s'obscurcit  aux  approches  du  xvf  siècle;  plusieurs 
manuscrits,  déjà  tardifs,  appellent  le  cadavre  «  la  mort  »  et  non  plus  «  le 
mort-  ».  Vers  i5oo,  on  11e  savait  plus  ce  que  c'était  que  ce  compagnon  qui 
précède  chacun  des  vivants.  On  eût  bien  étonné  Holbein,  si  on  lui  eût  dit  que 
ce  n'était  pas  la  Mort. 

Peut-être  trouvera-t-on,  comme  nous,  que  la  vieille  conception  était  la  plus 
formidable. 

Au  xv'  siècle,  les  morts  de  la  danse  macabre  ne  sont  pas  des  squelettes  ;  ce 

sont    des    cadavres    dessé- 
chés.   Certains  sols  ont  la 
propriété  de  conserver  les 
morts.  On  montre  à  Saint- 
Michel  de  Bordeaux   et    à 
8aint-Bonnet-le-Chàteau  \ 
dans    les     ténèbres    d'une 
crypte,     de    hideuses    mo- 
mies,    qu  un    long    séjour 
dans  l'argile    a    parchemi- 
nées ;  on  en  montrait  jadis 
de    pareilles   en    plusieurs 
lieux.  Voilà  les  modèles  de 
nos  artistes  du  moyen  âge. 
Le  cadavre  momifié  est  plus  effrayant  que  le  squelette  :  il  semble  vivre  encore 
d'une  vie  affreuse.   Ces   larves  qui  dansent,  sautent  sur  un  pied,  sont  presque 
vraisemblables  :    on  dirait  quelque  svelte  étudiant  qui  n'a  ni  ventre  ni  mollet. 
La  momie  de  nos  danses  macabres  est  à  peine  plus  maigre  que  le  Voltaire  de . 
Pigalle  :  elle  a  son  sourire.  On  la  voit  qui  fait  mille  grâces  :  elle  se  drape  avec 
son  linceul  comme  avec  une  écharpe;  pudique,  elle  voile  un    sexe  qu'elle   na 
plus.  Elle  est  volontiers  insinuante,  persuasive  :   elle  passe   familièrement    son 

'  Dans  le  dit  des  Irois  inorLs  et  des  trois  vifs  la  pensée  est  analogue.  Ces  trois  morts  sont  en  somme  trois  miroirs 
pour  les  vivants.  Le  cadavre  sculpté  dans  les  églises  exprime  une  idée  semblable.  Dans  plusieurs  manuscrits  enlu- 
minés, on  voit  un  cadavre  présentant  à  une  femme  un  miroir;  elle  s'y  regarde,  et  elle  aperçoit,  au  lieu  desafigure, 
une  tète  de  mort. 

-  B.  N.   IVanç.    iiSi  et  frani.'.  ii8(3  (^(in  du  xV  siècle),  franc.   35^'6!^  (vers  l5oo). 

■'  DéparU'iii.  du  la  Loire. 


La  Danse  macabre  de  Guyot  Marchant. 
Le  cardinal  et  le  roi. 


LA    MORT 


397 


bras  sous  le  bras  de  sa  victime.   Elle  ne  marche  pas,  elle  sautille,  et  semble 
régler   son  pas  sur  TaigTe  musique    d'un  fifre. 

Cette  ironie  du  cadavre,  ce  rire  qui  ouvre  sa  mâchoire  où  d  manque  des 
dents,  toute  cette  atroce  gaieté  que  l'artiste  a  si  bien  rendue,  le  poète  l'exprime 
aussi,  mais  avec  plus  d'âpreté  encore.  On  est  étonné  de  trouver  les  vers  de  la 
danse  macabre  si  durs  et  parfois  si  cruels  ;  le  sermon  d'autrefois  est  devenu 
une  satire. 

Au  curé,  «  qui  mangeait  les  vivants  et  les  morts  »,  le  poète  annonce  avec  une 
jore  féroce  qu'il  sera  maintenant  mangé  des  a  ers.  L'abbé  est  grossièrement  insulté  : 
«  Recommandez  labbave 
à  Dieu,  lui  dit  le  mort, 
son  compagnon,  elle  vous 
a  fait  gros  et  gras:  vous 
n'en  pourrirez  que  mieux  : 

Le  plus  gras  esl  premier  pourr\  '.    n 

Au  bailli ,  le  mort 
parle  d'un  ton  menaçant. 
«  Pour  rendre  compte  de 
vos  faits,  dit-il,  je  vous 
ajourne  au  grand  juge.  » 
D'ordinaire  le  mort  est 
moins  tragique  :  il  préfère 

railler.  11  rit  du  bourgeois  qui  va  abandonner  ses  rentes,  du  médecin  qui 
pas  su  se  guérir,  de  l'astrologue  qui  cherchait  sa  destinée  dans  les  étoiles, 
grave  chartreux  qui  va,  lui  aussi,  entrer  dans  le  branle    : 

Chartreux... 

Faites-vous  valoir  à  la  danse  ! 

Ce  terrible  mort  n'a  un  peu  de  pitié  que  pour  le  pauvre  laboureur  : 

Laboureur  qui  en  soing  et  peine 
Avez  vescu  tout  votre  temps, 


Fig.  189.  —  La  Danse  macabre  de  Gu\ot  Marchant. 
Le  chanoine  et  le  marchand. 


n  a 
du 


De  mort  devez  être  content, 
Car  de  grand  soucy  vous  délivre. 


'  II  est  à  reniarqncr  cpie  chaque  couphH  île  la  Danse  iinicabre  se  termine  par  lui  proxerhc. 


398 


L'ART    RELIGIEUX 


Oa  sent  un  état  social  où  les  abus  deviennent  lourds,  où  les  privilégiés  com- 
mencent à  être  sévèrement  jugés.  La  mort,  heureusement,  est  égale  pour  tous 
et  remet  tout  dans  l'ordre.  Cette  vieille  société  est  pourtant  solide;  elle  semble 
bâtie  pour  l'éternité.  Les  vivants  s'avancent  suivant  les  lois  d'une  hiérarchie  par- 
faite ;  en  tête  marche  le  pape,  puis  viennent  l'empereur,  le  cardinal,  le  roi,  le 
patriarche,  le  connétable,  l'archevêque,  le  chevalier,  l'évêque,  l'écuyer,  l'abbé, 
le  bailli,  etc.  Une  si  belle  ordonnance  paraît  alors  immuable  comme  la  pensée 
de  Dieu.  On  remarquera  qu'un  laïque  alterne  toujours  avec  un  clerc  '  ;  ce  sont 
là  les  harmonies  que  l'on  admire  dans   une  société  bien  réglée   :  aux  hommes 

de  pensée    répondent    les 
homm.es  d'action. 

Ces  vivants,  que  des 
cadavres  entraînent  en  dan- 
sant, ne  dansent  pas  ;  ils 
marchent  d'un  pas  déjà 
alourdi  par  la  mort.  Ils 
avancent  parce  qu  il  le 
faut,  mais  tous  se  plai- 
gnent, aucun  ne  veut 
mourir.  L'archevêque 
pense  qu'il  ne  couchera 
plus  «  dans  sa  belle  cham- 
bre peinte  » ,  le  chevalier 
qu  il  n  ira  plus  le  matin  «  révedler  les  dames  »,  et  leur  donner  l'aubade,  le 
curé  qu'il  ne  recevra  plus  l'offrande.  Le  sergent  s  indigne  que  ce  miort  ait  l'au- 
dace de  porter  la  main  sur  lui  «  un  royal  officier!  »  Il  cherche,  ce  sergent,  à 
se  retenir  aux  titres,  aux  fonctions,  à  toutes  ces  choses  humaines  qui  paraissent 
si  solides  et  qui  se  brisent  sous  les  doigts  comme  un  fétu.  Le  laboureur  lui-même 
ne  paraît  pas  pressé  de  suivre  son  compagnon,  car  il  lui  dit  : 


ig.   190.  —  La  Danse  macabre  de   Guyot  Marchant. 
Le  chartreux  et  le  sergent. 


La  mort  ait  souhaité  souvent, 
Mais  volontiers  je  la  fuisse, 
J'aimasse  mieux,  fut  pluie  ou  vent, 
Estre  en  vignes  oii  je  fouisse. 


'  Il  est  évident  que  le  médecin  et  l'avocat  doivent  être  considérés  comme  des  clercs. 


LA    MORT 


399 


Et  le  petit  enfant  qui  vient  de  naître,  qui  ne  sait  dire  que  «  a,  a,  a,  »,  lui 
aussi,  comme  le  vieux  pape,  et  le  vieil  empereur,  regrette  la  vie. 

Désir  de  vivre  que  rien  ne  peut  rassasier,  et  impossibilité  d'échapper  à  la  mort, 
cette  terrible  contradiction  de  la  nature  humaine  n'a  jamais,  je  pense,  été  présentée 
avec  plus  de  force.  La  danse  macabre  peut  choquer  nos  délicatesses;  il  est  permis 
de  ne  pas  s  y  plaire  et  de  trouver  le  breuvage  amer  ;  pourtant  on  est  obligé 
d  avouer  qu  elle  est  au  nombre  de  ces  grandes  œuvres  qui  ont  su  incarner  et 
rendre  visibles  à  tous  les  yeux  quelques-uns  des  sentiments  primordiaux  de  1  àrae. 

La  danse  macabre  du  cimetière  des  Linocents  est  la  plus  ancienne  de  l'Eu- 
rope. La  prétendue  danse 
macabre  peinte  à  Minden 
(\^^estphalie)  en  i383,  que 
Peignot  considérait  comme 
la  première  de  toutes',  était 
tout  autre  chose  qu'une 
danse  macabre.  C  était  une 
simple  figure  de  la  Mort 
peinte  sur  un  panneau  mo- 
bile. Au  revers,  on  voyait 
une  femme  qui  symbolisait 
le  Monde  ou  la  Chair". 
Quant  à  la  danse  macabre 
du  couvent  des  Domini- 
caines de  Bàle,  qu'on  a  longtemps,  sur  la  foi  d'une  inscription  mal  lue, 
attribuée  au  commencement  du  xiv'^  siècle,  elle  est  en  réalité  du  milieu  duxv*^^. 

La  danse  macabre  n'est  donc  pas  d'origine  allemande.  Tout  ce  qu'on  a  dit 
de  l'affinité  d  un  pareil  sujet  avec  le  génie  germanique  se  trouve  contredit  par 
les  faits.  La  danse  macabre  n  est  pas  plus  allemande  que  l'architecture  gothique, 
—  bien  que  de  beaux  esprits  aient  prouvé  qu'il  était  nécessaire  qu'il  en  fût  ainsi. 


La  Danse  macabre  de  Guyot  Marchant. 
Le  cnré  et  le  laboureur. 


1  Peignot,  Recherches  lùsloriques  sur  les  danses  des  morts.  Paris  et  Dijon,   1826. 

2  Voir  Seelmann,  die  Totentdnze  des  MiHelalters,  Leipzig,  1898,  p.  Ai.  Ces  deux  figures  se  voyaient  en  France 
dès  le  xii<^  siècle;  elles  sont  sculptées  à  la  porte  delà  salle  caj^itulaire  do  Saint-Georges-de-Bocherville  (Seine-Infé- 
rieure) . 

■*  Biichel,  qui  avait  copié  la  l'resque  de  Bàle  au  xvni'^  siècle  et  qui  avait  relevé  la  date  de  i3i2,  reconnut  qu'il 
s'était  trompé  et  qu'il  fallait  lire  i5i2.  C'est  la  date  d'iuie  restauration  de  l'œuvre.  On  s'étonne  que  le  P.  Berllner 
ait  publié  la  fresque  de  Bàle  avec  cette  date  erronée  de  l3i2  (P.  Berthier,  La  plus  ancienne  danse  macabre.  Pari'. 
1896).  Un  coup  d'oeil  jeté  sur  les  costumes  assigne  à  l'œuvre  une  date  voisine  de  i/|5o. 


/loo  L'ART    RELIGIEUX 

Si  d'ailleurs  on  étudie  les  danses  macabres  allemandes,  on  les  trouve  toutes 
françaises  d'inspiration.  La  danse  macabre  de  l'église  Sainte-Marie  à  Lubeck, 
peinte  en  1/160,  mais  restaurée  depuis,  trahit  par  une  foule  de  détails  son  origine. 
Comme  à  Paris,  les  clercs  et  les  laïques  alternent',  le  mort  qui  emmène  le  pape 
porte  un  cercueil,  le  médecin  tient  une  fiole,  et  le  petit  enfant  est  couché  dans 
un  berceau.  Quant  aux  vers  allemands  qui  accompagnent  le  texte,  ils  paraissent 
traduits  d'un  original  français  du  xiv"  siècle,  prototype  commun  du  poème  du 
cimetière  des  Innocents,  du  poème  de  Lubeck,  et  d'un  poème  espagnol  intitulé 
a  Denza  gênerai  de  la  muerte^. 

Gomme  la  danse  macabre  de  Lubeck  a  inspiré  les  danses  macabres  des  pays 
du  Nord  :  celle  de  Berlin,  celle  de  Reval,  et  les  gravures  danoises  du  xvi*"  siècle, 
il  n'y  a  pas  à  chercher  d'originalité  de  ce  côté. 

On  n'en  trouvera  pas  beaucoup  plus  dans  l'Europe  du  Sud.  Les  deux  danses 
macabres  de  Baie  supposent  un  original  français  ^  ;  malgré  des  additions  et  des 
interpolations,  dont  plusieurs  peuvent  provenir  de  retouches,  on  y  retrouve 
notre  hiérarchie  et  presque  tous  nos  personnages. 

Comme  les  danses  de  Baie  ont  inspiré  les  livres  xylographiques  allemands, 
et  ces  livres  à  leur  tour  la  danse  macabre  de  Metnitz  (Carinthie)  \  il  en  faut 
conclure  que  les  pays  du  Sud  subirent,  tout  aussi  bien  que  les  pays  du  Nord, 
l'influence  de  la  France. 

Il  est  bon  de  rappeler  aussi  que  la  première  danse  macabre  peinte  en 
Angleterre,  celle  de  Londres,  avait  été  faite   à  l'imitation  de  celle  de  Paris,   un 

'  Une  impératrice  s'est  introduite  dans  la  hiérarchie  après  l'empereur. 

-  C'est  ce  qu'a  très  ingénieusement  établi  Seelmann  dans  la  dissertation  que  nous  avons  citée.  Le  poème  alle- 
mand et  le  poème  espagnol  ont  même  conservé  un  aspect  plus  archaïque  que  le  poème  du  cimetière  des  Innocents. 
Plus  d'une  fois  le  vivant  parle  d'abord  et  le  mort  répond,  ce  qui  dut  être  la  forme  primitive  du  poème.  On  ne 
saurait  guère  douter  qu'il  n'y  ait  eu  un  poème  français  de  la  Danse  macabre  dès  le  xiv"  siècle.  ,Iean  le  Fèvre  écrit 
ceci,  dans  son  poème  du  Répit  de  la  Mort,  qui  porte  la  date  de  1376   : 

Je  fis  de  Macabre  la  dance 
Qui  toute  gent  mène  à  sa  trace 
Et  à  la  fosse  les  adresse,- 

ce  qui,  sans  doute,  peut  signifier  que  le  poète  a  failli  mourir,  mais  ce  qui  peut  signifier  aussi  qu'il  a  composé  un 
poème  sur  le  sujet  de  la  Danse  macabre.  —  L'ingénieuse  théorie  de  Seelmann  a  été  attaquée  par  Schreiber,  dans 
Zeitschrift  fiir  Bacherfreunde ,  1898-99,   t.  II,  p.  291  et  suiv.  Ses  arguments  ne  m'ont  pas  paru  convaincants. 

•'  Il  y  avait  deux  danses  macabres  à  Bàle,  celle  de  Klingenthal,  couvent  de  femmes,  au  Petit-Bâie  et  celle  du 
couvent  des  Dominicains  au  Grand-Bàlc.  Les  deux  danses  étaient  d'ailleurs  à  peu  près  pareilles.  Les  différences  pro- 
venaient surtout  de  restaurations.  La  tradition  était  que  la  danse  macabre  du  couvent  des  Dominicains  avait  été 
peinte  pendant  le  concile  de  Bâle  (vers  i448). 

*  C'est  le  sentiment  de  Schreiber,  loc.  cit. 


LA    MORT  ^oi 

peu  avant  ilylio:  un  moine.  John  Lydgate,  qui  revenait  de  France  et  qui  avait 
vu  l'original,  avait  traduit  en  anglais  les  vers  du  cimetière  des  Innocents  '. 

Il  paraîtra  bien  avéré  maintenant  que  c'est  de  la  France  que  les  danses  maca- 
bres se  sont  répandues,  au  w"  siècle,  dans  toute  l'Europe'. 

Revenons  donc  à  la  France  pour  y  étudier  les  danses  macabres  qui  sub- 
sistent encore.  Elles  durent  être  nombreuses  autrefois.  Des  textes  nous  en 
signalent  en  divers  endroits  où  elles  n  ont  laissé  aucune  trace  :  à  Amiens,  dans 
le  cloître  des  Macchabées  ^  h  Blois.  sous  les  arcades  du  château  '  :  à  Dijon,  dans 
le  cloître  de  la  Sainte-Chapelle  '.  Que  d  autres  encore  dont  le  souvenir  ne  s'est 
même  pas  conservé!  Il  y  a,  au  Musée  de  Berlin,  un  délicieux  tableau  de  Simon 
Marmion  consacré  à  la  légende  de  Saint-Bertin  :  deux  scènes  représentent  des 
personnages  dans  un  cimetière.  Or.  deux  fois,  sous  les  arcades  du  cloître,  on 
voit  se  dérouler  une  minuscule  danse  macabre  °.  Dans  quelle  ville  du  nord  de  la 
France  était  l'original  que  Simon  Marmion  a  copié?  Plusieurs  de  nos  danses 
macabres  ne  sont  plus  qu'une  ombre.  Telles  sont  celles  de  l'église  de  Cherbourg, 
et  celle  de  1  aitre  Saint-Maclou  à  Rouen'. 

Il  en  subsiste  heureusement  deux,  celle  de  Kermaria  et  celle  de  la  Chaise- 
Dieu,  qui  se  sont  un  jyeu  mieux  conservées. 

Celle  de  Kermaria  (Côtes-du-Nord)  a  la  poésie  que  communiquent  à  toute 
chose  les  vieilles  églises  de  la  Bretagne,  mais  elle  ne  veut  pas  être  regardée  de 
trop  près.  On  y  surprendrait  bien  des  gaucheries.  Le  peintre,  aussi  naïf  que 
son  public,  a  cru  qu  il  rendrait  les  morts  plus  terribles  en  leur  donnant  de  temps 
en  temps  un  mufle  de  bête  ou  une  tête  de  crapaud.  L'œuvre  paraît  contempo- 
raine de  Charles  VU  :  les  souliers  à  la  poulaine  et  certains  détails  de  costume 
lui  assignent  une  date  voisine  de  i/jSo  ou  i/i6o.  Elle  est  donc  de  beaucoup  anté- 

'  Douce,  The  Dance  of  Deaih,  London,  i833,  p.  5i.  La  fresque  de  Londres,  qui  avait  été  faite  avant  ïf\'^o, 
a  disparu  on  i549- 

-  L'Italie  elle-même  a  connu  les  danses  macabres,  mais  l'Italie  du  nord  seulement  (Côme,  Glusone).  Elle  les 
reçut  évidemment  de  la  France  voisine,  peut-être  par  l'intermédiaire  de  l'Allemagne.  Il  y  a  justement  une  danse 
macabre  à  Pinzolo  dans  le  Tyrol.  L'Italie,  d'ailleurs,  a  traité  le  sujet  avec  beaucoup  de  liberté.  Voir  P.  A  igo.  Le 
dame  macabre  in  Italia,  Livorno,  1878. 

3  Langlois,   t.  I,  p.  320. 

'■•  Du  moins,  s'il  en  faut  croire  un  exemplaire  de  la  danse  macabre  imprimé  par  Yérard  et  conservé  au  Cabinet 
des  Estampes. 

■'  Peignot,  loc.  cit.,  p.  xxxvn  ;  elle  avait  été  peinte  par  un  certain  Masoncelle. 

''  Fort  semblable,  autant  qu'on  en  peut  juger,  à  la  danse  macabre  du  cimetière  des  Innocents.  Des  vers  sont 
écrits  sous  les  personnages. 

''  L'une  et  l'autre  étaient  sculptées. 

IIALE.      T.H.  5l 


4oa  L'ART    RELIGIEUX 

rieure  au  livre  de  Guyot  Marchant  et  ne  saurait  s'en  inspirer.  L'original  dont 
elle  dérive  ne  peut  être  que  la  danse  macabre  du  cimetière  des  Innocents  ;  et, 
en  effet,  les  personnages  se  succèdent  exactement  dans  le  même  ordre,  et  les 
vers  que  nous  lisons  sous  leurs  pieds  sont  ceux-là  même  qu'on  lisait  à  Paris  ' 
Plusieurs  petits  détails  pourraient  laisser  croire  que  le  peintre  de  Kermaria 
connaissait  l'original  :  le  connétable  a  l'épée  à  la  main,  le  laboureur  porte  la 
pioche  sur  1  épaule,  le  ménestrel  laisse  tomber  son  instrument  de  musique  à  ses 
pieds,  toutes  particularités  qui  se  rencontrent  chez  Guyot  Marchant  et  qui  ne 
peuvent  provenir  que  d'un  original  commun.  Mais  il  n'en  faut  pas  conclure  que 
la  peinture  de  Kermaria  soit  la  vraie  copie  de  la  fresque  des  Innocents'.  Cette 
œuvre  rustique,  oi^i  abondent  les  maladresses,  ne  peut  donner  une  idée 
juste  de  l'original.  Le  peintre  travaillait  de  souvenir,  ou  (ce  qui  est  encore  plus 
vraisemblable)  avait  sous  les  yeux  un  médiocre  croquis.  Entre  la  copie  du  peintre 
de  Kermaria  et  celle  de  Guyot  Marchant  on  ne  saurait  hésiter. 

La  danse  macabre  de  la  Chaise-Dieu  (Haute-Loire)  est  mieux  qu'un  docu- 
ment curieux,  c'est  une  œuvre  d'art  véritable.  Elle  s'harmonise  à  merveille  avec 
la  nudité  et  la  tristesse  de  la  grande  église  monastique,  perdue  sur  de  hauts 
plateaux,  battue  de  vents  éternels.  Tout,  dans  ce  lieu  austère,  parle  de  la  mort. 
Edith,  veuve  d'Edouard  le  Confesseur,  après  avoir  vu  sa  nation  succomber  à  la 
bataille  d  Hastings,  est  venue  mourir  ici.  Près  d'elle,  un  pape  était  enseveli. 
Clément  \I  s  était  fait  élever  au  milieu  du  chœur  un  magnifique  tombeau  qui 
devait  vaincre  le  temps  et  l'oubli,  mais,  en  i562,  les  protestants,  maîtres  de 
labbaye,  brisèrent  le  mausolée,  mutilèrent  les  statues,  et  se  vantèrent  d'avoir 
bu  dans  le  crâne  du  pape.  Ces  souvenirs  funèbres  créent  à  cette  dure  église  de 
granit  l'atmosphère  tragique  des  drames  historiques  de  Shakespeare.  On  ne 
s  étonne  pas  d'y  rencontrer,  ii  une  place  d  honneur,  la  danse  macabre. 

La  peinture  de  la  Chaise-Dieu  paraît  à  peu  près  contemporaine  de  celle  de. 
Kermaria.  Je  la  placerais  volontiers  vers  i/i6o  ou  1/170;  dans  tous  les  cas,  les 
souliers  à  la  poulaine  que  portent  les  personnages  ne  permettent  pas  de  des- 
cendre au  delà  de  i/i8o.  Il  est  donc  certain  que  la  peinture  de  la  Chaise-Dieu 
est  antérieure  aux  gravures  de  Guyot  Marchant. 

Les  érudits  allemands  qui  ont  écrit  sur  la  danse  macabre  de  la  Chaise-Dieu 


'  Ils  ont  ('l(''  donnés  par  Soloil,  les   Heures  qolhirjiiex. 

-  A  Kermaria,  Ips  morts  et  les  vivants  forment  une  chaîne  continne. 


L\    MORT  /io3 

admettent  tous  qu'elle  a  été  retouchée  k  la  fin  du  xyi''  siècle';  mais  il  est 
évident  qu'aucun  d'eux  n  a  vu  l'original  :  ils  n'ont  connu  que  le  mauvais  dessin 
publié  par  Jubinal  en  i8l\i'.  Or,  rien  n'est  plus  infidèle  que  ce  dessin^;  on 
peut  dire  qu'il  ne  donne  pas  la  moindre  idée  de  l'œuvre  qu'il  prétend  repro- 
duire. La  peinture  de  la  Chaise-Dieu  n'est  qu'une  ébauche,  mais  une  ébauche 
pleine  de  verve  ;  les  personnages  dessinés  au  trait  et  à  peine  teintés  se  détachent 
sur  un  fond  rouge.  L'artiste  a  travaillé  si  vite  qu'il  n'a  pas  pris  la  peine  d'effacer 
les  repentirs  :  tel  personnage,  qui  a  les  bras  croisés,  devait  avoir  les  mains  jointes, 


Fig.  192.  —  Danse  macabre  de  la  Cliaise-Dieu. 
Le  pape,  l'empereur,  le  cardinal,  le  roi,  le  patriarche,  d'après  le  relevé  de  M.   \porman. 

tel  autre,  qui  a  la  tête  penchée  en  avant,  devait  l'avoir  rejetée  en  arrière;  des 
traits  parfaitement  visibles  laissent  deviner  cette  première  pensée.  Il  n'y  a  pas 
une  seule  figure  qui  ne  porte  la  marque  de  l'improvisation.  Avancer  qu  une 
pareille  œuvre  ait  jamais  pu  être  restaurée,  c'est  prouver  c[u  on  ne  la  connaît 
pas  :  on  ne  restaure  pas  un  croquis.  La  peinture  de  la  Chaise-Dieu  est  bien 
tout  entière  du  xv°  siècle.  Quels  rapports  soutient-elle  avec  celle  du  cimetière 
des  Innocents  ?  Les  analogies  entre  les  deux  œuvres  semblent  avoir  été  très 
grandes,  autant  qu'on  peut  en  juger  par  la  copie  plus  ou  moins  fidèle  de  Guyot 

'  Wackcrnagel,  die  Tolenlanz,  ZeitschriJ't  fur  deulsches  AUcrtliUin,  t.,  IX  (i853),  p.  3o2  et  suiv.  ;  Sclireiber 
loc.  cil.  ;  Goette,  Ilolbeins  Totenlanz,  Strasbourg,   18g-,  in-8°. 

^  A.  Jubinal,  La  Danse  des  morls  de  la  Chaise-Dieu,  Paris,  i84i,  in-4". 

3  Nous  donnons  (fig.  192-196)  quelques-unes  des  belles  reproductions  de  JM.  Ypcrman  aussi  lidùles  que  la  pho- 
tographie. Ces  relevés,  conservés  au   Trocadéro,  datent  de  iSg^- 


4o4 


L'ART    RELIGIEUX 


Marchant.  Les  resseml^lances  sont  parfois  frappantes.  Ici  et  là,  le  sergent  tient 
une  masse  d'armes,  le  curé  a  un  gros  livre  à  la  main,  le  paysan  porte  sa  pioche 
sur  l'épaule  gauche  ;  ici  et  là,  le  ménestrel  laisse  tomber  sa  vielle  à  ses  pieds. 
Ajoutons  que  les  personnages  se  suivent  dans  un  ordre  à  peu  près  identique. 
Enfin  des  lignes  tracées  au-dessous  de  la  peinture  indiquent  que  les  vers  tradi- 
tionnels devaient  l'accompagner  ;  le  temps  a  manqué  au  peintre  pour  les  ins- 
crire.  Car,   dans  cette  œuvre  hâtive,  tout  donne  l'impression  de  l'inachevé  :  on 


Fig.   190.  —  Danse  macabre  de  la  Gliaise-Dieu. 
L'astrologue  (?),  le  bourgeois,  le  cliaaoine,  le  marchand,  d'après  le  relevé  de  M.  Yperman. 

dirait  que  la  mort  est  venue  prendre  1  artiste  par  la  main  pour  le  faire  entrer,  lui 
aussi,  dans  la  danse. 

Si  la  danse  macabre  de  la  Chaise-Dieu  ressemble  à  celle  des  Innocents,  elle 
en  diffère  aussi.  Le  dessin  de  Jubinal  pourrait  faire  croire  que  ces  différences 
sont  profondes;  il  nous  montre,  en  effet,  plusieurs  femmes  mêlées  aux  hommes 
et  entraînées,  elles  aussi,  par  des  nriorts.  Or,  il  est  évident  que  le  dessinateur, 
fort  négligent  à  l'ordinaire,  a  été  ici  tout  à  fait  infidèle.  La  femme  qui  est  censée 
suivre  le  sergent  d'armes  devient,  si  Ion  consulte  1  original,  un  moine  revêtu  de 
sa  pèlerine  et  de  son  capuchon  ;  de  même,  la  hgure  de  femme  qui  est  censée 
précéder  le  marchand  est,  en  réalité,  un  chanoine  en  long  surplis'. 

*  Je  sais  bien  que  l'original  lui-même  semble  nous  montrer  une  l'emme  avant  le  sergent  d'armes,  mais  je  ne 
suis  pas  absolument  certain  —  tant  l'œuvre  a  souffert  sur  certains  points  —  que  celte  prétendue  femme  ne  soit  pas 
le  chartreux  qu'on  attendrait  à  cette  place.  Si  c'est  réellement  une  l'enimc,  il  y  a  là  une  fantaisie  do  l'artiste. 


LA    MORT 


400 


Los  différences  ne  sont  donc  pas  de  telle  nature  qu'on  puisse  douter  de  la  com- 
munauté d'origine.  Ces  différences  sont  presque  toujours  d'heureuses  saillies  du 
génie  de  l'artiste.  Ses  morts,  par  exemple,  témoignent  de  la  plus  originale  fan- 
taisie. Il  a  inventé  quelques  attitudes  heureuses  qui  ne  se  rencontrent  nulle  part 
ailleurs.  La  plus  belle  trouvaille  est  le  geste  du  cadavre  qui  dissimule  sa  hideuse 
ligure  derrière  son  bras  maigre  pour  ne  pas  effrayer  le  petit  enfant  :  on  dirait 
qu'il  a  honte.  L'homme  cpii  a  trouvé  cela  est  un  vrai,  un  grand  artiste.  Il  est 
permis  de  croire  qu'avec  ce 
tempérament  il  a  pris  plus 
d'une  liberté  avec  son  mo- 
dèle. 

Il  est  fort  douteux,  d'ail- 
leurs, que  ce  modèle  ait  été 
précisément  la  danse  ma- 
cabre du  cimetière  des  In- 
nocents. Le  peintre  de  la 
Chaise-Dieu  avait  sans  doute 
sous  les  yeux  un  manuscrit 
illustré,  fort  apparenté  sans 
doute  à  la  fresque  de  Paris 
(puisque  les  personnages 
se  suivent  dans  le  même 
ordre,  ont  les  mêmes  attri- 
buts), mais  qui  en  différait  pourtant  sur  quelques  points.  Si  insuffisant  que 
soit  le  dessin  de  Jubinal,  il  a  le  mérite  d'être  ancien.  En  lS^l,  on  voyait  encore 
assez  distinctement  certaines  figures  que  le  dessinateur  a  reproduites.  C'était  un 
prédicateur  en  chaire,  et,  assis  au  pied  de  la  chaire,  un  personnage  k  mortié 
effacé  c[ui  semblaitjouer  d'un  instrument.  Or,  quand  on  étudie  les  danses  maca- 
bres de  l'Europe  du  nord,  celle  de  Berlin,  celle  de  Reval,  on  y  remarque  les 
mêmes  personnages  '.  On  reconnaît  que  le  musicien  assis  au  pied  de  la  chaire 
est  un  mort  qui  joue  de  la  cornemuse  :  sa  musique  rythme  la  danse.  Il  n  y  avait 
rien  de  pareil  au  cimetière  des  Innocents  ;  ni  les  vers  des  manuscrits  de  Saint- 
Victor,  ni  la  première  reproduction  de  Guyot  Marchant  ne  peuvent  laisser  croire 


Fig.   194.  ^  Danse  macabre  de  la  Cliaise-Dieu  . 
Le  chartreux  ^'?J,  le  sergent,  le  moine  d'après  le  relevé  de  M.  Yperman. 


'  A  Lubcck,  CCS  personnages  ont  disparu. 


4o6  L'ART    RELIGIEUX 

que  le  joueur  de  cornemuse  ait  eu  sa  place  marquée  dans  la  fresque  ' .  Il  en  iaut  con- 
clure que  le  peintre  de  la  Chaise-Dieu,  aussi  bien  que  le  peintre  de  Berlin  etle  peintre 
dcReval,  ont  connu  un  original  français  qui  difleraitun  peu  —  quoique  très  légè- 
rement —  de  la  fameuse  peinture  des  Innocents.  Qui  sait  même  si  cet  origiiial 
ne  remontait  pas  jusqu'au  xiv'  siècle,  et  n'était  pas  la  forme  la  plus  ancienne  de 
la  Danse  macabre?  Une  particularité  pourrait  le  faire  croire  :  le  dessin  de  Jubi- 
nal  nous  laisse  entrevoir,  à  l'extrémité  de  la  Danse  macabre  de  la  Chaise-Dieu, 
un  groupe  de  personnages  qui  ne  se  mêlent  pas  à  la  ronde  '.  Quelle  est  cette 
foule  nidistnicte?   Le  vieux  poème  espagnol,  la  Denza  gênerai  de  la  muerie,  nous 


Fi  g.   lyj.  —  Danse  macabre  de  la  Chaise-Dieu. 
L'amoureux,  Kavocat,  le  ménestrel,  le  curé,  le  laboureur,  d'après  le  relevé  de  M.  Yperman. 

l'apprend.  Ce  sont  ceux  qui  n  ont  point  de  rang  dans  la  hiérarchie,  ceux  qu'on 
ne  peut  dénombrer,  et  qui  passent,  foule  sans  nom,  après  tous  les  autres. 
Or  le  poème  espagnol,  comme  l'a  montré  M.  Seelmann,  nous  offre  une  forme 
archaïque  de  la  danse  macabre,  et  nous  laisse  entrevoir  l'original  du  xiv"  siècle. 
En  reproduisant  ce  trait  primitif,  le  peintre  de  la  Chaise-Dieu  nous  donne 
comme  la  date  de  son  modèle. 

Il  j   a   donc   eu   probablement  une  peinture  française   du  xiv"  siècle    (sans 
doute  un  manuscrit   enluminé)    d'oii   toutes   les    danses  macabres   de  l'Europe 

'  On  sait  que  Guyot  Marchant,  dans  sa  seconde  édition,  a  imaginé  de  mettre  en  tète  de  la  danse  macabre 
((  rorchestre  de  la  mort  »,  c'est-à-dire  quatre  cadavres  debout  jouant  de  divers  instruments  ;  mais  la  première  édi- 
tion ne  donne  rien  de  pareil. 

-  La  danse  macabre  des  Innocents  se  terminait  par  un  roi  mort  que  les  vers  rongeaient. 


LA.    MORT 


407 


dérivent  avec  des  variantes,  même  celle  des  Innocents.  Il  n'en  est  pas  moins 
vrai  que  c'est  la  danse  macabre  du  cimetière  des  Innocents  qui  a  fait  éclore 
les  autres  :  la  première  elle  se  présenta  sous  une  forme  monumentale,  et  elle 
fut  admn^ée  par  tous  les  clercs  étrangers  qui  fréquentaient  1  Université  de  Paris  ; 
c'est  avec  elle  qu'on  a  voulu  rivaliser. 

Le  succès  si  rapide  de  la  danse  macabre  est  un  phénomène  singulier.  Comme 
il  nous  est  difficile  d  imaginer  l'état  d  esprit  des  générations  qui  achetaient  la 
Danse  macabre  de  Guyot  Marchant  !  Gomment  croire  que  les  hommes  d'alors 
aient  pris  tant  de  plaisir  à  avoir  chez  eux  et  à  feuilleter  à  toute  heure  ce  funèbi-e 


Fig.   196.  —  Danse  macabre  do  la  Cliaisc-Dievi. 
Le  cordclier,  l'enfant,   le  clerc,  d'après  le  relevé  de  M.  Yperman. 

album  de  la  nnort?  N'est-il  pas  extraordinaire  que  la  première  édition  en  ait  été 
épuisée  en  quelques  mois?  Guyot  Marchant,  pour  plaire  à  ses  acheteurs,  enrichit 
la  seconde  édition  (i/|8G)  de  plusieurs  personnages  :  le  légat,  le  duc,  le  maître 
d  école,  1  homme  d'armes,  le  promoteur,  le  geôlier,  le  pèlerin,  le  berger,  le  hal- 
lebardier,  le  sot.  Il  mit  de  la  coquetterie  à  einbellir  son  sujet  et  à  lui  prêter  des 
charmes  nouveaux  :  il  fit  graAer,  par  exemple,  sur  la  première  page  quatre  cada- 
vres musiciens  qui  conduisent  le  branle. 

Le  succès  de  Guyot  Marchant  rendit  jaloux  Vérard,  le  plus  fameux  éditeur 
du  temps;  en  1/192,  il  mit  en  vente  une  Danse  macabre  qui  ressemblait  étrange- 
ment à  celle  de  son  confrère.    Le  public  fit  bon  accueil   au    livre  de  Vérard,  et 


4o8  L'ART    REr^IGIEUX 

bientôt  les  imprimeurs  de  province,  ceux  do  Lyon  '^  de  Troyes,  voulurent  avoir 
leur  Danse  macabre;  à  la  fameuse  foire  de  Troyes  il  s'en  vendait  des  milliers 
d'ex;emplaires.  L'engouement  fut  tel  que  la  danse  iTiacabre  entra  dans  lillustra- 
tion  des  livres  d'Heures  et  devint  un  des  motifs  que  le  chrétien  eut  à  toute  heure 
sous  les  yeux  ". 

Guyot  Marchant,  cependant,  jugeait  qu'il  n'avait  pas  épuisé  le  succès  :  il 
imagina  quelque  chose  d  audacieux.  Le  7  juillet  i/i86,  on  vit  à  létalage  de  sa 
boutique,  qui  était  derrière  le  collège  de  Navarre,  une  Danse  macabre  des  femmes. 
Pour  que  rien  ne  manquât  à  l'intérêt  du  volume,  il  y  avait  ajouté  la  légende  des 
Trois  morfs  et  des  trois  vifs,  le  Débat  du  corps  et  de  fâme  et  la  Complainte  de  l'âme 
damnée.  C'était  une  belle  couronne  de  Heurs  funèbres. 

La  Danse  macabre  des  femmes  ne  saurait  d'ailleurs  se  comparer  à  l'autre. 
Comme  on  sent  bien  qu'elle  est  l'œuvre  d'un  homme  et  non  pas  d  un  siècle  ! 
La  vieille  danse  macabre,  œuvre  collective,  nous  est  arrivée  chargée  de  pensées 
et  d'émotions,  la  Danse  macabre  des  femmes,  œuvre  de  Martial  d'Auvergne,  ne 
nous  donne  que  ce  que  pouvait  contenir  la  tête  d  un  poète  sans  génie  ■\  Les  vers 
n'ont  plus  d'àpreté  :  la  mort  a  perdu  son  aiguillon  ;  elle  ne  sait  plus  railler, 
insulter;  quant  aux  victimes  elles  se  résignent  et  louent  la  Providence  qui  ne 
fait  rien  en  vain.  L  œuvre  serait  donc  assez  plate,  si  elle  n'était  relevée  ça  et  là 
par  quelques  traits.  La  femme  de  l'écuyer  regrette  de  mourir  parce  qu  elle  n'a 
pas  eu  le  temps  de  se  faire  faire  une  robe  achetée  à  la  foire  du  Lendit:  la  petite 
fille  recommande  sa  poupée  à  sa  mère;  la  garde  de  l'accouchée,  elle  aussi,  s'en 
va  à  regret,  car  elle  avait  de  bons  moments,  assise  près  des  courtines 

Où  étaient  maint  bouquets  pendus, 

elle  mangeait  les  tartes  et  la  pâte  de  coing  destinées  à  la  jeune  mère. 

Quant  aux  gravures  sur  bois,  elles  sont  d'un  dessin  rude  et  vigoureux 
(fig.  197)  ;  elles  ne  Avalent  pourtant  pas  celles  que  nous  connaissons.  L'artiste  n'était 

'  Dans  la  danse  macabre  de  Lyon,  imprimée  par  Mathieu  Hnsz  (i^gg),  on  voit  le  mort  mettant  la  main  sur 
l'imprimeur  a\i  moment  où  il  compose,  et  s'cmparant  du  libraire  dans  sa  boutique.  Ce  livre  n'est  donc  pas  une 
marchandise  qucIconc|ue  que  vend  le  libraire,  il  l'adopte  et  s')   met  lui-même. 

-  On  voit  la  danse  macabre  dans  les  Heures  sorties  do  l'atelier  de  Pigouchet.  Dans  ces  Heures,  la  danse  macabre 
des  hommes  est  très  apparentée  à  celle  de  Vérard  ,  la  danse  macabre  des  femmes  dérive  naturellement  de  celle  de 
Guyot  Marchant. 

■'  Il  y  eut  une  autre  Danse  macabre  des  femmes,  composée  par  Denis  Catin,  curé  de  Aleudon.  Elle  est  inédite  : 
Arseniil,  ms.  n°  363-. 


LA    MU  UT  4o(j 

pas  soutenu  par  le  puissant  original  qu'on  sent  derrière  la  Danse  macabre  des 
hommes.  Il  a  peu  varié  ses  ligures  de  femmes,  et,  d  autre  part,  il  a  rarement 
su  prêter  au  cadavre  un  geste  nouveau,  tragique  ou  bouffon.  Il  n'a  inventé  qu'une 
chose,  terrible,  il  est  vrai;  au  crâne  du  cadavre  il  a  imaginé  d'attacher  quelques 
longs  cheveux;  féminins.  Ainsi  il  a  donné  un  sexe  à  cette  mort  qui  emporte  les 
femmes.  C'est  bien  toujours,  suivant  l  ancienne  conception,  le  double  de  la 
morte  ;  et  l'horreur  qu'inspire  ce  cadavre  momifié  s  en  trouve  encore  accrue. 
Voilà    donc     ce    que  devient     le     corps     féminin, 

Qui  tant  est  tendre, 
Poly,  souef  et  précieux'. 

Les  œuvres  que  nous  venons  de  citer  ne  sont  pas  les  seules  que  la  danse 
macabre  ait  inspirées  "  ;  elle  hante  l'imagination  des  poètes  qui  écrivent  sur 
ce  sujet  d'ingénieuses  variations. 

En  i466,  Michaut  donne  sa  Danse  aux  aveugles.  Le  sujet,  malgré  plus 
d  une  réminiscence  des  Triomphes  de  Pétrarque,  ne  manque  pas  d  originalité. 
Il  y  a  trois  aveugles  qui  font  danser  les  hommes,  ce  sont  l'Amour,  la  Fortune 
et  la  Mort.  L'Amour  et  la  Fortune  portent  un  bandeau  et  la  Mort  n'a  point  d'yeux. 
Hommes  et  femmes  passent,  en  se  tenant  par  la  main,  devant  ces  maîtres  du 
chœur.  Autour  de  la  Mort,  armée  d'une  flèche  et  montée  sur  un  bœuf,  qui 
symbolise  sa  marche    tranquille   et   régulière  ^    la   danse  macabre  se  déroule'. 

Le  livre  de  Michaut  n'a  pas  été  sans  influence  sur  les  arts  plastiques.  C'est 

1  Villon. 

^  Il  y  a  dans  réglise  de  Meslay-le-Grenet  (Eure-et-Loir)  une  série  de  fresques  qui  représentent  d'un  côté  la  danse 
macabre  des  hommes,  de  l'autre  la  danse  macabre  des  femmes.  Ces  fresques  sont  des  environs  de  i5oo.  Elles  n'ont 
pas  un  très  vif  intérêt  car  l'artiste  s'est  contenté  de  copier  les  gravures  de  Guyot  Marchant  et  les  vers  qui  les  accom- 
pagnent. Ces  fresques  de  l'église  de  Meslay  prouvent,   en  tout  cas,  que  le  recueil  do  Marchant  était  très  populaire. 

'^  Les  vers  méritent  d'être  cités  (B.  N.  franc.  22922,  f°  173  v'^)  : 

Sus  ce  bœuf  cy  qui  s'en  va  pas  à  pas 

Assise  suis  et  ne  le  hâte  point. 

Mais  sans  courir,  je  mets  à  grief  trépas 

Les  plus  bruyans  lorsque  mon  dart  les  point. 

■*  Michaut  est  un  contemporain  de  \illon,  son  inspiration  est  la  même.  Voici  par  cvemple  un  des  couplets  de  la 
Mort  : 

Ces  corps  bien  faits,  ces  féminins  j  mages, 
Dorelotés  partout  mignotement, 
Peintz  et  fardez  et  reluisants  visages. 
Je  fais  llétrir  et  puir  laidement 
Donnant  aux  vers  la  chaire  bien  nourrie. 

iM.vLE.    —    T.    11.  52 


/iio 


L'ART    RELIGIEUX 


son  poème,  je  n  eu  doute  pas  ',  qui  a  donué  à  quelques  artistes  l'idée  de  repré- 
senter la  Mort  montée  sur  un  bœuf,  et  menaçant  les  hommes  d'une  longue 
flèche". 

Plus  intéressant  encore  pour  nous  est  le  curieux  poème  intitulé  le  Mors  de  la 
pomme,  qui  fut  composé  vers  1/170.  Chose  curieuse,  cette  œuvre  tardive  semble 
nous  faire  remonter  aux  origines  mêmes  de  la  Danse  macabre.  Tout  le  début  a 
l'air  d'un  sermon  :  telles  étaient  sans  doute  les  idées  que  développait,  au  xiv" siè- 
cle, le  prédicateur  franciscain  ou  dominicain  avant   d'introduire  les  acteurs  du 

drame.  Le  poète  nous 
explique  que  la  Mort  est 
née  dans  le  paradis  ter- 
restre, au  moment  même 
où  nos  premiers  parents 
commirent  la  faute.  L'ange 
qui  chassa  Adam  et  Eve 
du  paradis  terrestre  remit 
en  même  temps  à  la  Mort 
trois  longues  flèches  et  un 
bref  oia  pendait  le  sceau 
de  Dieu\  Dans  ce  bref, 
Dieu  parle  comme  un 
souverain,  et  fait  savoir  k 
tous  qu  il  donne  plein 
pouvoir  k  la  Mort.  C'est  pourquoi  la  Mort,  dont  les  parchemins  sont  en  règle, 
commence  tranquillement  son  œuvre.  Elle  est  au  côté  de  Caïn  quand  il  tue  son 
frère,  et  c'est  elle  qui  frappe  Abel;  puis  elle  s'en  va  k  travers  le  monde,  son 
bref  d'une  main,  ses  flèches  de  l'autre.  L'ouvrage  ne  lui  manque  pas.  Ici 
commence  une  espèce  de  danse  macabre,  beaucoup  moins  simple  que  l'autre  et 
beaucoup  moins  bien  réglée.  Ce  qui  fait  l'intérêt  et  la  nouveauté  de  l'œuvre, 
c'est  que  les  personnages  ne  sont  pas  isolés  ;  ils  ne  se  présentent  pas  sous  l'aspect 


Fio-. 


'97- 


■  La  Danse  macabre  des  femmes 
de  Guyot  Marchant. 


*  iNIichauf  avait  vu  sans  cloute  quelque  illustration  des  Triomplies  de  Pétrarque.  On  sait  que  les  artistes  qui  on 
illustré  les  Triompltes  s'accordent  à  atteler  des  bœufs  au  cliar  de  la  Morl. 

-  Par  exemple,  B.  N.  lat.  1377,  f°  87  v°  ;  stalles  dans  l'église  de  Pocé,  près  d'Amboise,  provenant  de  l'église 
de  Fontaine-les-Blanches  ;  bordure  des  Heures  de  Simon  Vostre  (fig.   198). 

'■^  B.  N.  l'rani;.   17001.  Des  miniatures,  non  pas  belles,  mais  curieuses,  illustrent  le  texte. 


LA    MORT 


4ii 


d'abstractions    sociales:   la  Mort  les  frappe  en   pleine  action,    clans   la  rue,    au 

milieu  de  la  foule,    à   la  table   de    famille.   L'artiste  qui    a    illustré    l'œuvre    a 

contribué  pour  une  large  part  à  créer  cette  danse  macabre  d'un 

nouveau  genre,  et  il  est  souvent    plus    précis    que   le    poète. 

Voici   la  Mort  frappant  le  pape  au  milieu  de   ses  cardinaux  et 

l'eiTipereur  au  mdieu  de  sa  cour:  elle  perce  l'homme  d'armes 

en  pleine  bataille,   et  la  jeune  fille    dans    sa  chambre,  devant 

son   miroir:     elle    arrache    l'enfant    à    sa    mère,     l'amante    à 

lamant. 

La  danse  macabre  se  présente  donc  ici  sous  un  aspect 
tout  nouveau  :  elle  devient  un  prétexte  à  une  série  de  tableaux 
de  genre  où  la  fantaisie  de  l'artiste  peut  se  dormer  libre  car- 
rière. 

Les  manuscrits  illustrés  du  Mors  de  la  pomme  ont  certaine- 
ment inspiré  l'artiste  qui  composa .  pour  l'éditeur  Simon 
Yostre,  les  bordures  des  Heures  de  iSia'.  C'est  la  même 
conception  de  la  danse  inacabre,  et  ce  sont  souvent  les  mêmes 
épisodes.  La  Mort,  avec  sa  flèche,  apparaît  au  n^oment  o\\ 
Adam  et  Efe  sont  chassés  de  l'Eden;  elle  assiste  au  meurtre 
de  Gain:  plus  loin,  elle  attaque  l'homme  d'armes  au  milieu 
delà  bataille  (fig.  198),  la  jeune  fille  dans  sa  chambre;  elle 
prend  l'enfant  au  berceau  malgré  les  cris  de  ses  petits  frères 
(fig.  199).  Le  thème  une  fois  donné,  les  variations  pouvaient 
être  infinies;  aussi  le  dessinateur  de  Simon  Vostre  ne  s  est-il 
pas  cru  obligé  de  copier  servilement  son  modèle.  Il  a  inventé 
plus  d  un  épisode  :  la  Mort  fait  tomber  le  maçon  do  son 
échafaudage ,  elle  s  embusque  dans  les  bois  avec  le  brigand  et 
l'aide  à  assassiner  sa  victime,  mais  elle  est  aussi  k  Montfau- 
con,  près  du  gibet,  quand  le  bourreau  fait  monter  l'assassin 
à  l'échelle. 

Est-ce  le  manuscrit  illustré  du  Mors  de  la  pomme  qui  tomba 
sous  les  yeux  d'Holbein,  ou  est-ce  le  livre  d  Heures  de  Simon 
Yostre?  Il  est  difficile  de  le  dire,  —  mais  ce  qui  me  paraît 
certain,  c'est  qu'IIolbem  a  connu  un  de  nos  originaux  français.  Sa  grande  danse 

'  Ces  bordures  se  relrouvent  dans  d' autres  Heures  do  ^'^ostro. 


Fig.    198. 

La  Mort  des  Heures 

de  Simon  Voslro 

(l5l2). 


t\  12 


L'ART    RELIGIEUX 


macabre  ^  offre  on  effet  des  ressemblances  frappantes  avec  les  deux  livres  que 
nous  venons  d'étudier.  Elle  commence  par  la  création  que  suit  bientôt  la  faute. 
C'est  au  moment  où  Adam  et  Eve  sont  chassés  du  paradis  ter- 
restre que  la  Mort  apparaît  :  ironique,  elle  régale  les  exilés 
d  un  air  de  vielle.  Puis  les  épisodes  se  déroulent  en  tableaux 
de  genre  admirables.  Ces  merveilles  ne  sont  pas  de  notre 
sujet,  mais  il  importe  de  faire  remarquer  que  plus  d'une 
scène,  imaginée  par  Fauteur  du  poème  ou  par  le  dessinateur 
de  Simon  Vostre,  a  été  reprise  par  le  grand  artiste.  Lui  aussi 
nous  montre  la  Mort  venant  saisir  le  pape  au  milieu  de  ses 
cardinaux  et  1  empereur  au  milieu  de  sa  cour;  lui  aussi  met 
aux  prises  l'homme  d'armes  et  la  Mort.  Chez  lui  aussi  la 
Mort  accompagne  1  impératrice  à  la  promenade,  marche  aux 
côtés  du  laboureur,  arrache  l'enfant  à  sa  mère  et  à  ses  jietits 
frères.  Chez  lui  enfin,  comme  dans  les  heures  de  Simon  Vostre, 
la  Mort  est  vaincue  à  la  fin,  puisque  la  dernière  gravure  repré- 
sente le  Jugement  dernier,  c'est-à-dire  le  triomphe  de  la  vie 
éternelle. 

Tant  de  ressemblances  ne  sauraient  être  l'effet  du  hasard. 
Holbein  nous  a  donné,  en  somme,  une  magnifique  illustration 
du  Mors  de  la  pomme  ;  sa  conception  de  la  danse  macabre 
remonte  jusque-là.  Aux  origines  d'une  des  plus  Ijelles  œuvres 
que  la  pensée  de  la  Mort  ait  inspirées,  se  trouve  donc  notre 
modeste  poème". 


IV 


La  danse  macabre  illustre  deux  vérités  :  égalité  des  hommes 
devant  la  mort,  soudaineté  des  coups  que  frappe  la  mort.  Une 
telle  œuvre  isolée,  dépouillée  de  son  commentaire,  ne  conserve, 
à  vrai  dire,  aucun  caractère  proprement  chrétien.  Les  illettrés 
qui  la  contemplaient  au  cimetière  des  Innocents,  sans  pouvoir 


l'"'g-  199- 

La  Mort  des  Heures 

de  Simon  Vostre 


'  Elle  parut  à  Lyon  en  i538  ;  elle  est  intituléo  :  /es  Simulacres  de  la  Mort. 

-  Ilolhein  subissait  d'autre  pari  riiilliiencc  de  nos  danses  macabres  qu'il  connaissait  par  les  danses  macabres  de 
Bàle. 


LA    MORT  /n5 

lire  les  vers  édifiants  du  préambule  et  de  la  conclusion,  étaient  libres  de  l'inter- 
préter à  leur  guise.  La  plupart,  il  faut  le  croire,  y  trouvaient  un  encourage- 
ment il  bien  faire,  niais  quelques-uns,  sans  doute,  y  voyaient  une  invitation 
à  jouir  de  cette  courte  vie.  Au  cimetière  des  Innocents,  les  filles  de  joie 
erraient  sous  les  cloîtres  et  parmi  les  tombeaux. 

Il  est  dangereux  de  faire  appel  à  la  mort  et  d'émouvoir  si  profondément  la 
sensibilité.  On  dirait  que  l'Eglise  le  sentit.  Dans  le  temps  où  se  multipliaient  les 
images  un  peu  païennes  de  la  danse  macabre,  parut  un  petit  livre  intitulé  : 
Ars  monendi,  l'Art  de  mourir.  Un  texte  souvent  frappant,  mais  surtout  d'éton- 
nantes gravures  sur  bois  le  rendirent  bientôt  populaire  dans  toute  l'Europe.  Il 
s'agit  bien,  cette  fois,  des  terreurs  et  des  espérances  chrétiennes;  la  mort  n'appa- 
raît plus  comme  une  ronde  bouffonne,  c'est  un  drame  sérieux  qui  se  joue  autour 
du  lit  du  mourant:  à  ses  côtés  se  dressent  l'ange  et  le  démon  qui  se  disputent 
l'âme  qui  va  s'envoler.  Moment  redoutable!  Il  faut  que  le  chrétien  connaisse 
d'avance  les  tentations  et  les  angoisses  de  ces  heures  de  ténèbres,  pour  appren- 
dre à  en  triompher. 

h' Ars  monendi  est  l'œuvre  d'un  religieux  ou  d'un  prêtre  qui  a  souvent  vu 
mourir.  Il  y  a,  dans  ce  petit  livre,  la  sombre  expérience  d  un  homime  qui  a 
recueillli  bien  des  paroles  à  peine  articulées.  Ce  prêtre  était  probablement  un 
Français,  car  il  s'inspire  d'un  opuscule  de  Gerson  que  les  évêques  de  France, 
dans  un  de  leurs  synodes,  avaient  adopté  pour  l'éducation  du  clergé.  Il  a  d  ail- 
leurs emprunté  à  Gerson,  non  seulement  son  titre,  mais  encore  une  phrase  qui 
ne  laisse  aucun  doute  sur  la  parenté  des  deux  ouvrages  \  Notre  Ars  moriendi 
anonyme  est  donc  postérieur  à  V  Ars  moriendi  de  Gerson;  on  peut  le  placer,  sans 
craindre  de  se  tromper  beaucoup,  dans  les  premières  années  du  xv^  siècle". 

Des  gravures  sur  bois  assurèrent  le  succès  de  l'ouvrage.  Ces  gravures^  ont 
un    vif  intérêt  pour    l'histoire    de    l'art,   car   elles  sont  au    nombre     des   plus 

*  Ilditquele  cliancelier  dp  rUnivprsitcde  Paris  (c'est  Gerson)  conseillG  aux  parents  du  mourantdenopaslebercerde 
vaines  illusions  et  de  lui  parler  franchement  de  la  mort  :  «  Nam,  secundum  cancellarium  parisiensem,  saepeper  falsam 
consolationem  et  fictam  sanitatis  confideniiam  homo  incurrit  certain  damnalionem.  »  Or  Gerson  écrit  dans  son  De 
arte  moriendi:  «  Non  detur  infirme  nimia  spes  corporis  salutis  consequendae...  Saîpe  namque  por  luiam  talem 
consolationem  et  incertam  sanitatis  corporeae  conjîdentiam  certam  incurrit  homo  dapnacionem.  »  Gerson,  OEiivres,  éd. 
d'Anvers,  1706,  t.  I,  col.  /^f^g.  Ce  rapprochement  a  été  indiqué  pour  la  première  fois  par  le  D'Falk,  dans 
Centralblatt  fur  Bibliothekivesen,  1890,  p.  Sog. 

2  Gerson  a  été  nommé  chancelier  de  l'Université  de  Paris  en  iSgô.  La  date  de  son  Opuscuhim  triparlilum,  dont 
fait  partie  VArs  moriendi,  ne  saurait  être  déterminée  avec  certitude,  mais  no  peut  guère  être  postérieure  à  1^09.  A 
partir  de  ce  moment  Gerson  sera  absorbé  par  les  grands  conciles  de  Pise,  de  Constance,  et  ne  reparaîtra  plus  guère 
à  Paris  pour  y  exercer  ses    fonctions  de  chancelier  de  l'Université. 


/,i4  L'ART    RELIGIEUX 

anciennes  que  Ion  connaisse.  A  quel  pays  faut-il  en  faire  honneur?  Les  érudits 
oui  fous  nommé  jusqu'ici  les  Pays-Bas.  Depuis  plus  d'un  siècle,  c'est  la  tradi- 
tion :  toute  gravure  primitive,  dont  la  provenance  est  inconnue,  ne  peut  être  que 
ilamande  ou  hollandaise.  Faut-il  ajouter  que  la  tradition  n'est  soutenue  par 
aucune  preuve?  Tout  ce  qu  a  écrit  Dutuit  des  trois  écoles  qui,  d'après  lui,  ont 
mis  leur  marque  sur  les  premières  éditions  xylographiques  de  Y  Ans  moriendi, 
école  flamande,  école  de  Cologne,  école  d'Ulm,  ne  repose  sur  rien'.  Il  est  plus 
simple  d'avouer  qu'on  ignore  encore  la  vérité.  Toutefois,  comme  le  texte  laisse 
deviner  une  influence  de  la  France,  il  sera  peut-être  sage  de  se  demander  si  les 
gravures  ne  seraient  pas  françaises. 

Le  succès  de  VArs  moriendi  fut  plus  extraordinaire  encore  que  celui  des  danses 
macabres.  Après  les  éditions  xylographiques  "  commencèrent  à  paraître  les  édi- 
tions typographiques.  Chaque  nation  eut  la  sienne  ;  VArs  moriendi  fut  traduit 
dans  les  principales  langues  de  l'Europe.  Il  j)assa  tour  à  tour  en  français,  en 
allemand,  en  anglais,  en  italien,  en  espagnol"*.  Sans  cesse  les  vieilles  gravures 
reparaissent;  ;i  peine  se  permet-on  de  les  retoucher  un  peu,  de  rajeunir  quel- 
ques costumes.  L'Italie  elle-même,  si  dédaigneuse  de  la  barbarie  gothique,  s'ins- 
pire des  rudes  gravures  sur  bois  de  VArs  moriendi';  elle  leur  enlève,  il  est  vrai, 
tout  leur  caractère  Le  sombre  drame  ne  s'accommode  pas  de  la  symétrie,  de 
la  clarté  et  des  jolis  sourires  de  1  art  de  la  Renaissance.  On  dirait  Shakespeare 
arrangé  par  Voltaire. 

h'Ars  moriendi  est  un  des  plus  curieux  monuments  de  Fart  et  de  la  pensée 
du  xv°  siècle.  C'est  dans  l'édition  publiée  par  Vérard  (VArf  de  bien  vivre  et  de  bien 
mourir)  que  se  rencontre  le  commentaire  le  plus  intéressant.  Le  texte  latin,  sou- 
vent obscur  à  force  de  brièveté,  s'y  trouve  traduit,  expliqué,  développé  par  un 
véritable  écrivain  qui  parle  une  langue  grave,  un  français  déjà  classique'. 

Quant  aux  gravures,  les  plus  belles  sont  celles  des  éditions  xylographiques; 
et  en  particulier  celles  de  l'édition  que  Dutuit  aj^pelle,  du  nom  d  un  collection- 
neur,   l'édition  Weigel.  C'est  d'après  cette  édition  qu'ont  été  faits  les  dessins  de 

'  Dutuit,  Manuel  de  l'amateur  d'Eatampes,    t.  I,  p.   33  et  sniv. 

^  On  sait  que  ce  qui  caractérise  les  éflitions  xylograpliiqnes,  c'est  que  le  texte  (aussi  bien  que  les  gravures)  a  été 
gravé  sur  une  planche  de  bois. 

•''  Ces  éflitions  ont  été  énumérées  par  Diituit,  loc.  rit. 

'  Il  s'agit  (le  VArte  del    ben  Morire    de     Dominique    de   Clapranica,  évêquc  de  Fermo  :  c'est  une   simple  adap- 
lalion  de  VArs  moriendi. 

'   Lc^^  traduction  est  de  Guillaume  Tardif,  lecteur  de  Charles  VIIL 


LA    MORT  -  4i5 

Véiard,  mais  le  dessinateur  parisien  a,  il  faut  l'avouer,  un  peu  affaibli  son 
modèle.  L  original  a  quelque  chose  (le  rude,  de  heurté;  ce  dessin  farouche  est 
en  parfaite  harmonie  avec  Ihorreur  du  sujet.  Dans  l'édition  de  Vérard  les 
figures  de  démons  sont  conformes  à  un  type  reçu  :  l'artiste  les  dessina  sans  ter- 
reur. Dans  lédition  xylographique,  au  contraire,  ces  monstres  à  tête  de  veau, 
à  bec  de  coq,  k  grosses  lèvres  de  chien  sont  nés  de  la  peur.  Le  paysan  qui  avait 
rencontré  le  diable  aux  quatre  chemins,  le  moine  qui  l'avait  vu  se  glisser  sous 
son  lit,   pouvaient  le  reconnaître,  affirmer  qu  d  était  jjieii  tel. 

Un  livre  qui  a  édifié  toute  lEurope  mérite  d  être  brièvement  étudié.  L'édi^ 
tion  de  Vérard  s'ouvre  par  un  beau  préambule.  L'auteur  y  exprime  l'angoisse 
sans  nom  du  mourant  qui  sent  que  tout  l'abandonne.  Ses  sens  eux-mêmes, 
par  qui  lui  venait  toute  joie,  «  sont  déjà  clos  et  serrés  par  la  très  forte  et  hor- 
rible serrure  de  la  mort  ».  Une  sorte  de  vertige  s'empare  de  l'àme  ;  c'est  1  heure 
trouble  qu'attend  le  démon.  Les  chiens  de  l'enfer,  qui  rôdent  autour  du  lit  de 
mort,  livrent  au  chrétien  le  plus  furieux  assaut  qu  il  ait  jamais  soutenu  :  qu  il 
doute  au  moment  suprême,  qu'il  désespère,  qu'il  blasphème,  et  lame  est  à 
l'ennemi.  «  0  Vierge,  protégez-le!  Une  âme,  a  dit  saint  Bernard,  est  plus  pré- 
cieuse que  l'univers  entier.  Que  le  chrétien  apprenne  donc,  pendant  qu'il  en  est 
temps,  k  bien  mourir  et  k  sauver  son  âme.   » 

Le  mourant  est  exposé  k  cinq  tentations  principales.  Dieu,  d'ailleurs,  n'aban- 
donnera pas  le  chrétien,  et  cinq  fois  il  enverra  son  ange  le  réconforter. 

La  première  tentation  s'adresse  k  la  foi.  La  vieille  gravure  nous  montre  le 
mourant  dans  son  lit  ;  ses  bras  nus  sont  maigres  comme  ceux  du  sinistre  com- 
pagnon qui  conduit  la  danse  macabre.  Jésus-Christ  et  la  Vierge  sont  k  ses 
côtés,  mais  il  ne  les  voit  pas  :  un  démon  lève  une  couverture  derrière  sa  tête  et 
lui  cache  le  ciel;  tant  il  faut  peu  de  chose  a  l'homme  jDOur  oublier  Dieu.  Ses 
yeux,  cependant,  errent  sur  une  vision  que  le  démon  lui  envoie.  Il  croit  aperce- 
voir les  païens  k  genoux  devant  leurs  idoles,  et  une  voix  ironique  lui  souffle  a 
l'oreille  :  «  Ces  gens-lk  voyaient  au  moins  les  dieux  qu'ils  adoraient,  mais  toi 
tu  crois  ce  que  tu  n'as  pas  vu,  et  ce  que  personne  ne  verra  jamais.  As-tu 
entendu  dire  qu'un  mort  soit  revenu  de  Ik-bas  pour  porter  témoignage  et  rassurer 
ta  foi  M*  >) 

Le  pauvre  moribond  ne   trouve  rien  k  répondre.    Mais   voici   qu  k  la  page 

'  Nous  résumons  le  plus  brièvement  possible  le  conimculaire  de  l'édilion  de  Vérard. 


'.lO 


L'ART    RELIGIEUX 


suivante  un  auge  de  Dieu  s'est  abattu  près  de  sou  lit.  «  N'écoute  pas  la  parole 
de  Satau,  lui  dit-il;  il  meut  depuis  le  commeucemeut  du  monde.  Sans  doute 
tout  n'est  pas  clair  dans  ta  foi,  mais  Dieu  l'a  voulu  ainsi,  pour  que  tu  aies  le 
mérite  de  croire.  C'est  la  part  de  la  liberté.  Sois  doue  ferme  dans  ta  croyance; 
songe  k  la  loi  profonde  des  patriarches,  des  apôtres  et  des  martyrs.   »  Et  1  on 

voit   paraître    au  chevet    du 

'>^vvv?>7™  mourant  les  sahits  de  l'An- 
cienne et  de  la  Nouvelle  Loi. 
Derrière  les  premiers  rangs 
on  aperçoit  d'autres  nimbes, 
et  l'artiste,  en  quatre  traits, 
donne  l'impression  d'une 
profonde  armée. 

La  croyance  du  mourant 
demeurant  inébranlable,  le 
démon  change  de  tactique. 
11  ne  nie  plus  Dieu,  mais  il 
le  représente  comme  inexo- 
rable. Après  avoir  attaqué 
la  foi  il  tente  maintenant 
la  vertu  d'espérance.  Des 
monstres  hideux  recommen- 
cent k  rôder  autour  du  ma- 
lade (fig.  200).  L'un  lui  pré- 
sente un  grand  parchemin  : 
c'est  la  liste  «  de  tous  les 
maux  que  la  pauvre  créature 
a  commis  au  monde  ».  Et 
voici  que,  par  une  incanta- 
tion maléhque,  ses  crimes  prennent  un  corps  et  lui  apparaissent.  11  revoit  la 
femme  avec  laquelle  il  pécha,  et  l'homme  qu'il  a  trompé.  11  revoit  le  pauvre 
tout  nu  dont  il  s'est  détourné,  le  mendiant  qui  eut  faim  k  sa  porte.  Enfin  il 
contemple  avec  horreur  le  cadavre  de  l'homme  qu'il  a  tué  et  dont  la  plaie 
saigne  encore.  «  Tu  as  forniqué  »,  hurle  le  chœur  des  démons,  «  tu  as  été 
impitoyable    au     pauvre    »,    «    tu    as    assassiné    ».     Et    Satan    ajoute    :    «     lu 


Fie-.  200. 


L'Ai't  (le  bien  vivre  el  de  bien  mourir  de  A  érartl. 
Le  moribond  voll  ses  pécliùs. 


LA    MORT 


/117 


étais  fils  de  Dieu,  mais  te  voilà  devenu  fils  du  diable;  tu  m'appartiens.  » 
Mais  l'ange  de  nouveau  descend  du  ciel.  Quatre  saints  l'accompagnent 
(fig.  201).  C'est  saint  Pierre  cjui  renia  trois  fois  son  maître;  c'est  Marie-Made- 
leine, la  pécheresse;  cest  saint  Paul,  le  persécuteur,  que  Dieu  foudroya  pour 
le  convertir;  c'est  le  bon  larron  qui  ne  se  repentit  que  sur  la  croix.  Voilà  les 
grands  témoins  de  la  miséri- 
corde divine.  L'ange  les  mon- 
tre au  mourant  et  lui  dit  ces 
paroles  où  respire  une  man- 
suétude céleste  :  ((  Ne  déses- 
père pas.  Quand  même  tu  au- 
rais commis  autant  de  crimes 
qu'il  y  a  de  gouttes  d'eau  dans 
la  mer,  c'est  assez  d'un  seul 
mouvement  de  contrition  du 
cœur.  Il  suffit  que  le  pécheur 
gémisse  pour  qu'd  soit  sauvé, 
car  la  miséricorde  de  Dieu  est 
plus  grande  C[ue  les  plus 
grands  crimes.  Il  n'y  a  qu'une 
faute  grave,  c'est  de  désespé- 
rer. Judas  fut  plus  coupable 
en  désespérant  que  les  Juifs  en  LJ 
crucifiant  Jésus-Christ.  »  En 
entendant  ces  paroles,  les  dé- 
mons s'évanouissent  en  criant  : 
«  Nous  sommes  vaincus  !  » 

Si  Dieu  pardonne  tout  à  la 
vraie  contrition,  il  faut  que 
Satan  détourne  1  homme  de  la  pensée  de  son  salut,  l'empêche  de  se  repentir. 
C  est  pourquoi  il  fait  passer  devant  les  yeux  du  pauvre  moribond  des  images 
qui  le  remuent  jusqu'au  fond  de  l'àme.  Il  lui  montre  sa  femme,  son  petit 
enfant  (fig,  203).  Sans  lui,  que  vont-ils  devenir?  Et  que  va  devenir  sa  maison? 
Un  démon  étend  le  bras,  et  la  maison  apparaît.  La  porte  de  la  cave  est  ouverte, 
et  déjà  un  mauvais  serviteur  commence  à  mettre  le  tonneau  en  perce  ;  un  voleur 


Fig.  201.  —  L'Ail  de  bien  vivre  et  de  bien  mourir  do  Aérard. 
Le  moribond  consolo  par  l'ange. 


-MALE.      —     T .     II. 


4i8 


L'ART    RELIGIEUX 


entre  dans  la  cour  et,  sans  façon,  va  prendre  le  cheval  à  l'écurie.  Que  faire? 
Comment  sauver  ces  richesses,  «  qui  furent  plus  aimées  que  Dieu  lui-même  »  ? 
L'ange  revient  au  secours  du  chrétien.  A  son  tour,  il  fait  apparaître  des 
images  au  chevet  du  chrétien,  mais  des  images  qui  consolent.  Il  lui  montre 
Jésus-Christ  nu  sur  la  croix.  Nous   aussi  nous  devons,  à  son  exemple,  mourir 

dépouillés  de  tout;  sachons, 
comme  notre  maître,  renon- 
cer aux  choses  de  la  terre  ; 
soyons  sans  inquiétude  sur 
le  sort  de  ceux  que  nous  ai- 
mons :  Dieu  y  pourvoira.  Et, 
en  effet,  un  ange  ahrite  sous 
un  voile  la  femme  et  le  fils 
qu'aime  le  pauvre  mourant'. 
Le  démon  ne  désespère 
pas  encore.  Puisque  le  ma- 
lade ne  veut  pas  penser  aux 
autres,  il  faut  l'obliger  à  pen- 
ser à  ses  souffrances.  Il  faut 
qu'il  blasphème,  qu'il  accuse 
Dieu  :  «  Tu  souffres  trop,  lui 
dit  Satan  à  l'oreille.  Dieu  n'est 
pas  juste.  Vois  ces  gens  qui 
t'entourent,  ils  font  semblant 
de  compatir  a  tes  maux,  au 
fond  ils  ne  pensent  qu'à  ton 
argent.  »  A  ces  paroles,  le 
mourant  s'agite  dans  son  lit 
(fig.  2o3).Il  se  sent  plein  de 
haine  pour  Dieu  et  pour  les  hommes;  il  rejette  ses  couvertures,  renverse  la  table 
chargée  de  verres  et  de  tisanes,  et  renvoie  d'un  coup  de  pied  l'héritier  qui  s  ap- 
prochait de  son  chevet.  La  servante,  un  plat  à  la  main,  reste  immobile  de  stupeur. 

'  La  gravure  donne  un  délail  que  le  te\lè  n'explique  pas.  On  voit  un  vieillard  accompagné  de  ses  enfants  et  de 
ses  troupeaux.  C'est  sans  doute  Job  présenté  comme  un  exemple  du  parlait  renoncement  et  de  la  soumission  à  la 
volonté  divine. 


—  L'Art  de  bien  vivre  el  de  bien  mourir  de  Vérard. 
Le  moribond  pense  aux  siens  et  à  sa  maison. 


LA    MORT 


419 


L'ange  reparaît  et  la  chambre  s'emplit  do  consolantes  visions.  Ce  sont  des 
martyrs  glorieux  portant  triom|)lialement  les  instruments  de  leur  supplice  :  saint 
Laurent,  saint  Élienne,  sainte  Barbe,  sainte  Catherine,  Jcsus-Christ  lui-même, 
tel  qu'il  apparut  à  saint  Grégoire'.  Et  l'ange  parle  avec  sa  douceur  accoutumée  : 
«  Ne  murmure  pas,  dit-il,  le  royaume  de  Dieu  n'est  pas  pour  ceux  qui  mur- 
murent. Que  sont  tes  souf- 
frances à  côté  de  tes  péchés  ? 
Ces  souffrances,  d  ailleurs,  le 
seront  comptées  ;  sache  que 
les  maux  sont  utiles  :  ils 
obligent  les  hommes  à  se 
retourner  vers  Dieu.  Regarde 
Jésus-Christ  et  tous  ses  saints 
martyrs  ;  ils  souffrirent  sans 
se  plaindre,  et  furent  pa- 
tients jusqu'à  la  mort.   » 

Toujours  repoussé,  Satan 
donne  le  dernier  assaut. 
Avec  sa  science  profonde  du 
péché,  il  sait  que  le  senti- 
ment qui  meurt  le  dernier 
dans  l'àmede  l'homme,  c'est 
l'orgueil.  Il  s  adresse  donc  à 
l'orgueil  de  ce  moribond  qui 
n'a  plus  que  le  souffle.  Des 
démons  à  têtes  bestiales  dé- 
posent sur  son  lit  des  cou- 
ronnes (lig.  2o/i)  :  ((  Tu  as  eu 
la  foi,  l'espérance  et  la  cha- 
rité, disent-ils.  Ah  !  tu  ne  ressembles  pas  à  ces  hommes  qui,  après  une  vie  cri- 
minelle, se  repentent  au  lit  de  mort!  Toi,  tu  es  un  saint;  tu  mérites  la  cou- 
ronne. » 

L'agonisant  va    succomber,    et  mourir  le    cœur   plein    d'orgueil,    lorsqu'une 

'  Il  y  a  encore  une  figure  dont  le   texte  ne  parle  pas,  c'est  Dicii  le  Père  portant  lui  l'onet  et  luie  llèclie.  Ce  qui 
veut  dire,  évidemment,  que  Dieu  nous  envoie  les  épreuves  qu'il  juge   nécessaires  à  notre  salut. 


Fig.  ao3.  —  L'j[rL  de  bien  vivre  el  de  bien  mourir  de  Vérard. 
Le  moribond  chasse  ses  lioritiers. 


/Iso 


L'ART    RELIGIEUX 


troupe  d'anges  vole  à  son  secours.  L'un  lui  montre  la  gueule  de  Léviathan,  où 
l'orgueil  a  précipité  les  démons  ;  l'autre  lui  désigne  du  doigt  saint  Antoine  qui 
triompha  par  son  humilité  de  toutes  les  tentations  ;  et  un  autre  lui  dit  :  «  Pojir 
entrer  dans  le  ciel,  il  faut  être  humble  comme  un  petit  enfant.  Pense  à  la  Vierge 
que  Dieu  a  choisie  à  cause  de  son  humilité.   »    Et  aussitôt  le  ciel  s'ouvre,  et, 

près  de  la  Trinité,  la  Vierge 
apparaît. 

La  lutte  est  finie.  Hale- 
tant, suant  d'angoisse,  le 
mourant  a  livré  la  dernière 
bataille  et  il  a  vaincu.  Le  lec- 
teur halète  lui  aussi.  Qu'il 
est  laborieux,  cetenfantement 
d'une  âme  à  la  vie  éternelle  ! 
La  dernière  page  du  livre 
apporte  un  sentiment  de  dé- 
livrance. Le  chrétien  vient 
de  mourir  (fig.  2o5)  ;  le 
prêtre  qui  a  reçu  ses  dernières 
paroles  lui  met  dans  la  main 
un  cierge  de  cire.  L'âme  est 
sauvée.  La  meute  infernale 
rugit,  les  griffes  menacent, 
les  mâchoires  s'ouvrent,  les 
poils  se  hérissent.  Vain  effort. 
L'âme  emportée  par  un  ange 
va  monter  paisiblement  vers- 
les  hauteurs. 

Ons'explicjue  maintenant 
le  succès  de  VArs  moriendi.  Ce  texte  pathétique,  ces  gravures  redoutables 
remuaient  profondément  des  âmes  toujours  occupées  de  la  pensée  de  la  mort'. 
En    d'autres  temps    l'œuvre    serait   entrée   dans    l'art  monumental  :    on  en  eût 


Fig.   20l[. 


■  L'Art  de  bien  vivre  el  de  bien  mourir  de  Vrravil. 
La  dernière  tentation  du  moribond. 


1  La  substance  de  YArs  moriendi  passa  dans  certains  livres  ascétiques.  Dans  le  CoUoquimun  de  parlindari  judicio 
animaruni  posl  morlcm  de  Denys  le  Chartreux,  VArs  moriendi  est  librement  résumé  à  l'arlicle  xxxvi  :  <■  De  lentalio- 
nibus  quae  agentibus  in  exlrcmis  accidere  soient  el  de  remediis  contra  cas.  » 


LA    MORT 


421 


sculpté  les  chapitres  au  poiiail  des  calhéclrales.  Au  xy°  siècle,  1  imprimerie 
s'en  empara;  multipliée  à  des  milliers  d'exemplaires,  clic  touchait  autant  d'âmes 
qu'elle  eût  fait  sculptée  au  front  de  l'église  \ 

Au  fond  YArs  moriendi  apparaît  comme  un  épisode  de  cette  grande  psycho- 
raachie,  de  cette  lutte  éternelle  du  hicn  et  du  mal,  que  le  moyen  âge  a  repré- 
sentée sous  tant  de  formes. 
Ici,  c'est  au  moment  où 
l'âme  s'envole  du  corps  que 
les  deux  principes  engagent 
la  bataille  suprême.  Dès  le 
xni°  siècle,  les  artistes  repré- 
sentent cette  bataille.  A  l'ms- 
tant  où  l'âme,  sous  la  figure 
d'un  petit  enfant,  abandonne 
le  cadavre,  l'ange  et  le  démon 
s'élancent  pour  s'en  emparer. 
Ils  se  livrent  un  furieux  com- 
bat, et  la  lutte  dure  jusqu'à 
ce  que  l'un  des  deux  reste 
vainqueur. 

Assez  rare,  au  xui"  siècle, 
et  même  encore  au  xiv°,  la 
lutte  ])Our  la  possession  de 
l'âme  devient  extrêmement 
fréquente  au  xv"  siècle.  Les 
livres  d'Heures  enluminés 
nous  en  offrent  de  nombreux 
exemples  (fig.  182)  '.  Le  mi- 
niaturiste représente  généra- 
lement l'enceinte  du  cimetière  avec  sa  chapelle,  ses  cloîtres,  ses  charniers  chargés 

'  Il  est  possible  que  les  dessinateurs  de  vitraux  se  soient  inspirés  de  VArs  moriendi.  Le  vitrail  du  Musée  Saint- 
.Ican  à  Angers,  le  seul  de  celte  espèce  cj[iii  subsiste,  permet  de  le  supposer.  Ce  vitrail,  daté  de  i5/|3,  représente  le 
mourant  entre  le  diable,  cpii  lui  apporte  la  liste  de  ses  péchés,  et  la  Mort.  C'est  donc  moins  une  copie  qu'xuio  inter- 
prétation do  l'yirs  moriendi. 

2  Voici  quelcpes  exemples  :  B.  N.  latin  io5/|2,  1°  187  (vers  i/|3o)  ;  latin  921,  f°  I25  (vers  1 /i8o  ;  la  bataille  a 
Heu  dans  une  église)  ;  latin  i8oi5,  f°  i3i^  (vers  i/|5o).  Arsenal,  n°  iiSg,  1''  65  (vers  i/|3o). 


Fie;.  200. 


L'Aride  bien  viure  et  de  bien  mourir  do  Vérard. 
L'ùme  du  mort  emportée  au  ciel. 


423  L'ART    RELIGIEUX 

à  se  rompre  comme  de  riches  greniers.  La  fosse  est  creusée  et  deux  fossoyeurs 
y  déposent  le  cadavre  cousu  de  la  tête  aux  pieds  dans  un  linceul.  Dans  le 
ciel,  cependant,  la  lutte  suprême  est  engagée,  l'ange  et  le  démon  sont  aux 
prises,  et  l'àme  tremblante  attend  que  la  victoire  ait  décidé  de  son  sort. 
L'ange  est  rarement  caractérisé  :  lartiste,  pourtant,  lui  donne  parfois  l'armure 
et  l'épée  de  saint  Michel'.  Saint  Michel  est  l'antique  rival  de  Satan,  et  la  bataille 
qu'il  a  engagée  avec  lui  au  commencement  du  monde,  il  la  continue  tous  les 
jours.  Saint  Michel  est  donc  l'ange  de  la  mort,  le  défenseur  qu'on  invoque  dans 
l'attente  du  grand  combat  :  dans  les  testaments  saint  Michel  est  parfois  nommé 
après  la  Sainte  Trinité. 

C'est  sous  cette  forme  abrégée  que  les  artistes  représentèrent  la  lutte  des 
deux  principes  se  disputant  l'âme  chrétienne.  La  faveur  que  rencontra  celte 
scène  au  xv"  siècle  s'explique  sans  doute  par  le  succès  de  VArs  moriendi  ;  la 
lutte  pour  la  possession  de  l'àme  exhalée  par  le  mourant  en  est  la  dernière 
page  et  le  suprême  épisode. 

Aussi,  à  la  fin  du  moyen  âge,  limage  de  la  mort  est  partout.  Ce  n  est  pas 
seulement  au  cimetière  qu'on  la  rencontre,  on  l'a  sous  les  yeux  dans  l'église. 
En  tournant  les  pages  de  son  livre  d'Heures  on  l'aperçoit  encore.  Rentré  chez 
soi,  on  la  retrouve  :  un  crâne  est  sculpté  au  manteau  de  la  cheminée,  une  page 
de  VArs  moriendi  est  clouée  au  mur.  Et  la  nuit,  quand  on  dort  et  qu'on  oublie, 
on  est  réveillé  en  sursaut  par  le  veilleur  qui  psalmodie  dans  les  ténèbres  : 

Réveillez-vous,  gens  qui  dormez. 
Priez  Dieu  pour  les  trépassés. 

'  B.  N.  latin  9471,  1°    i5g. 


CHAPITRE    III 


L'ART    ET    LA   DESTINEE    HUMAINE. 


III.    —   LE   TOMBEAU 


L  Grand  nombre  des  tombeaux  dans  la  France  d'autrefois.  Le  recueil  de  Gaignières. 
—  II.  Les  plus  ancienines  statues  tombales  et  les  plus  anciennes  plates -tombes.  —  III.  Com- 
ment le  moyen  AGE  A  CONÇU  l'iMAGE  FUNEBRE.  NoBLESSE  DE  CETTE  CONCEPTION.  IV.  ICONOGRA- 
PHIE  DU    TOMBEAU.    Le    TOMBEAU  PORTE    TEMOIGNAGE   DE   LA   FOI    DU    DÉFUNT.    V.   ICONOGRAPHIE    DU 

TOMBEAU.    Le  SENTIMENT  DE  LA    FAMILLE.  VI.    LeS    TOMBEAUX   DES    DUCS  DE    BoURGOGNE.    LeS    PLEU- 
RANTS.  —  VII.  L'Iconographie  du  tombeau   se  modifie.   Apparition  du  portrait.  Les  masques 

FUNÈBRES   moulés   SUR   LE   VISAGE    DES     MORTS.    VIII.    La    STATUE   AGENOUILLÉE    SUR    LE    TOMBEAU. 

Le   gisant   TRANSFORMÉ   EN  CADAVRE.    La    STATUE    AGENOUILLÉE    ET    LE   CADAVRE    RÉUNIS   DANS   LE   MEME 
TOMBEAU.   Le  TOMBEAU  DE    LoUIS  XII.    SoN    INFLUENCE.    ApPARITION  DU  TOMBEAU  PAÏEN. 

Le  chrétien  est  mort.  Déjà  son  âme  a  comparu  devant  son  juge  ;  quant  au 
corps,  il  repose  encore  parmi  nous  en  attendant  le  jour  suprême  où  il  renaîtra 
pour  être  jugé  à  son  tour. 

Le  tombeau  qui  renferme  cette  poussière  immortelle  fut,  aux  beaux  siècles 
du  moyen  âge,  un  monument  profondément  religieux.  Foi  ardente,  espérance, 
tendre  respect  pour  l'argile  humaine  que  Dieu  a  façonnée,  aspiration  à  l'infini 
où  se  mêle  pourtant  le  regret  des  créatures  d'un  jour  que  nous  avons  aimées  — 
le  tombeau  exprinne  tout  cela. 

Tout  ce  que  le  moyen  âge  a  pensé  de  la  mort,  il  l'a  gravé  sur  ses  tombeaux. 
Il  a,  à  la  fois,  honoré  les  morts  et  instruit  les  vivants.  Aujourd'hui  encore  une 
statue  funéraire  abandonnée  dans  un  cloître,  une  plate-tombe  usée,  encastrée 
dans  le  pavé    d'une  église,    nous  arrêtent;  et    il    est   difficile   de   regarder    ces 


424  L'ART    RELIGIEUX 

images  en  pur  artiste  :  nous  y  sommes  trop  intéressés.  Qu'allons-nous  apprendre 
ici  du  grand  mystère?  Qu'en  pensaient  ces  hommes  qui  nous  ont  précédés  dans 
la  mort?  Que  nous  en  disent-ils?  Voilà  les  questions  qui  d'abord  se  présentent 
à  nous  :  et  voilà  justement  celles  auxquelles  nous  voudrions  essayer  de  répondre. 

On  ne  trouvera  donc  pas  dans  ce  chapitre  une  histoire  complète  du  tom- 
beau :  il  y  faudrait  un  volume.  Mais  il  est  possible,  en  quelques  pages,  d'étudier 
l'iconographie  du  tombeau  ;  on  peut  faire  connaître  brièvement  les  grandes  idées 
qne  la  mort  a  fait  naître  clans  l'àme  des  hommes  du  moyen  âge  et  iTiontrer 
comment  lart  les  a  exprimées. 

L'âge  que  nous  étudions  dans  ce  livre  est  celui  des  tombeaux.  Les  mionu- 
ments  les  plus  extraordinaires  que  nous  ait  laissés  le  moyen  âge  finissant  sont 
des  monumients  funéraires.  C'est  donc  ici,  beaucoup  plus  légitimement  c[ue 
dans  notre  premier  volume,  que  ce  chapitre  trouve  sa  place;  mais  pour  rendre 
parfaitement  claires  les  idées  que  nous  allons  développer,  il  sera  nécessaire  de 
remonter  à  leur  origine,  c'est-à-dire  au  xin"  siècle. 

11  est  diflicde  aujourd'hui  d'imaginer  la  prodigieuse  quantité  de  tombeaux 
cjui  emplissaient  nos  églises.  Nous  venons  trop  tard.  11  eût  fallu  partir  au 
printemps  de  1708,  le  jour  de  la  Saint-Barnabe,  avec  Dom  Martène  et 
Dom  Durand,  et  aller  avec  eux  d'abbaye  en  abbaye,  de  cathédrale  en  cathédrale'. 
Malgré  les  guerres  de  religion,  la  vieille  France  était  encore  magnifique  :  les 
églises  étaient  pavées  de  pierres  tombales  et  les  cloîtres  remplis  de  statues 
funèl^res,  dont  les  vives  couleurs  n'étaient  pas  encore  éteintes.  Dans  des  monas- 
tères dont  le  nom  même  aujourd  hui  est  oublié,  on  rencontrait  de  merveilleux 
tombeaux  de  cuivre  émaillé  qui  semblaient  cl  azur  et  d'or^  Rien  n'égala  jamais 
en  magnificence  ces  chefs-d'œuvre  des  artistes  de  Limoges ^  Pas  d'église  qui  ne 
racontât  par  ses  tombeaux  l'histoire  d'une  province.  Dom  Martène  et  Dom 
Durand  n'étaient  malheureusement  pas  des  artistes:  ils  n'ont  su  que  transcrire 
des  épitaphes  ;  ils  passèrent  sans  être  émus  devant  des  chefs-d'œuvre  à  jamais 
regrettables. 

Par  bonheur,  il  y  eut  au  xvn'  siècle  un  homme  singulier  cjui  aima  ce  que 

1   Voyaije  Ulléraire  de  deux  religieux  Bénédiclins,  Paris,  1717-1724,  2  voL  in-4. 

"^  Par  exemple  à  Notre-Dame  de  Cliampaigue,  dans  le  Maine,  on  voyait  le  tombeau  cmaillc  de  Guillaume  Roland 
évèquc  du  Mans -|-  1360;  à  Villcnouve-lcs-Nantes,  le  tombeau  émaillé  d'Alix  de  Bretagne  -j-  1220  et  de  sa  fdle, 
-j-  1272  ;  à  l'abbaye  de  Fontaine-Daniel,  dans  le  Maine,  l'admirable  tombeau  émaillé  d'un  chevalier  du  xiii«  siècle. 

^  Voir  Rupin,  L'OEuvre  de  Liinorjes,  Paris,  1890,  p.   i58  et  suiv. 


LE    TOMBEAU  ha 

les  autres  dédaignaient.  Roger  de  Gaignières  eut  la  passion  du  passé,  disons 
mieux,  de  la  mort.  Il  employa  la  plus  grande  partie  de  sa  vie  à  faire  dessiner 
des  tombeaux.  Accompagné  d  un  artiste  de  beaucoup  de  complaisance,  mais  de 
peu  de  génie,  il  parcourait  la  France,  attentif  aux  pierres  tombales,  et  aux 
statues  funèbres.  C'est  ainsi  que  s'est  formé  cet  étonnant  recueil  que  se  par- 
tagent aujourd  hui  la  France  et  lAngleterre'.  Jamaison  n'éleva  un  pareilmonu- 
ment  à  la  mort.  En  feuilletant  ces  trente  volumes,  on  admire  avec  une  sorte 
d'accablement  tant  de  belles  œuvres,  dont  il  ne  reste  plus  aujourd'hui  la  moindre 
trace.  Que  voulait  Gaignières  ?  Pourquoi  tant  d  ardeur  à  réunir  des  monuments 
qui  n'intéressaient  alors  que  deux  ou  trois  Bénédictms  ?  —  Sans  doute,  il  ne 
le  savait  pas  lui-même.  Ce  curieux  ne  faisait  pas  de  livres.  Un  instinct  mysté- 
rieux le  poussait.  Il  se  hâtait,  non  sans  raison,  car,  sans  le  savoir,  il  travaillait 
pour  nous,  et  nous  sauvait  la  vieille  France. 

C'est  dans  le  recueil  de  Gaignières  qu'il  faut  aller  voir  quelle  place  les  morts 
tenaient  parmi  les  vivants.  A  Notre-Dame  de  Paris,  on  ne  marchait  pas  sur  le 
pavé,  on  marchait  sur  des  dalles  gravées  ou  sur  des  lames  de  cuivre  jaune  déco- 
rées d'effigies  funèbres.  Dès  le  commencement  du  ^W  siècle,  Dante  s'étonnait 
de  voir  nos  églises  pavées  de  tombeaux^  Nos  plus  grandes  cathédrales  étaient 
trop  petites  :  il  fallait  que  les  cloîtres,  que  les  salles  capitulaires  accueillissent 
les  tombes;  il  y  a  eu  dans  la  cathédrale  de  Langres  et  dans  ses  annexes  près  de 
deux  mille  tombeaux ^ 

Pourtant,  les  cathédrales  ne  furent  pas  les  plus  belles  nécropoles  du  moyen 
âge.  Les  grandes  familles  féodales  préférèrent  la  solitude  des  abbayes.  Là,  point 
de  foule  qui  use  de  ses  pieds  les  visages  des  morts,  un  silence  éternel  que  les 
prières  seules  ont  le  droit  d'interrompre,  une  paix  profonde  qui  déjà  fait  penser 
au  ciel.  Le  recueil  de  Gaignières  et  les  travaux  des  érudits  modernes  rendent  à 
nos  vieilles  abbayes  toute  leur  poésie  :  Maubuisson,  Royaumont,  Saint-\ved-de- 
Braisne,  l'abbaye  du  Lys,  vingt  autres,  qui  ne  sont  plus  pour  nous  que  des 
noms  charmants,  se  repeuplent  de  leurs  morts. 

Maubuisson  montrait  ses  tombeaux  de  femmes.  On  y  voyait  la  reine 
Blanche  en  habits  de  religieuse,  la  comtesse  Mahant  d'Artois,  qui  aima  tant  les 

*  HcTirouscmcnt  les  dessins  do  Gaigniôros  qui  se  trouvent  à  Oxford,  et  qui  ont  nn  si  vif  intérêt  pour  notre 
art  et  pour  notre  histoire,  ont  été  calqués,  et  sont  venus  com[)léler  le  porlelVuilIc  que  possède  notre  Cabinet  des 
Estampes. 

'''  Ptirfjfitoire,  cliant  xu. 

^  Mi'in,  de  la  Soc.  Iiistor.  et  archcol.  de  J^anqrcs,  t.  l,  p.   aSg. 

MAI.E.     T.     II.  5i 


/i26  L'ART    REF.IGIEUX 

artistes,  Catherine  de  Gourtenay,  fille  de  l'empereur  de  Constantinople,  sculptée 
en  marbre  noir  ' ,  Bonne  de  Bohême,  mère  de  Charles  V,  qu'on  trouva,  en  i635, 
quand  on  ouvrit  son  caveau,  assise  sur  un  trône,  les  cheveux  nattés  avec  des 
tresses  d'or'.  Charles  V  eût  voulu  reposer  auprès  de  cette  mère  bien  aimée, 
mais  déjà  son  tombeau  était  préparé  à  Saint-Denis.  Il  décida  donc  que  ses 
entrailles  seraient  ensevelies  près  du  corps  de  sa  mère  et  que  son  image  serait 
couchée  non  loin  de  la  sienne. 

Royaumont  gardait  les  tombeaux  des  enfants  de  saint  Louis.  C'est  là  qu'était 
enseveli  son  fils  aîné,  ce  jeune  Louis  de  France  que  tout  le  monde  pleura  :  un 
bas-relief  sculpté  sur  son  sarcophage  rappelait  que  le  roi  d  Angleterre  avait  voulu 
porter  son  cercueil  sur  ses  épaules.  C'est  dans  cette  église,  où  il  fallait  si  sou- 
vent revenir,  que  saint  Louis  connut  le  fond  de  la  douleur  ;  c'est  là  qu'il  eut, 
lui  aussi,  sa  Passion.  Pendant  de  longs  siècles,  le  souvenir  du  saint  roi  et  de  ses 
larmes  emplit  de  poésie  le  cloître  de  Royaumont\ 

Saint-Yved-de-Braisne  était  la  nécropole  d'une  race  héroïque.  La  famille  de 
sang  royal  des  comtes  de  Dreux  y  reposait  sous  la  garde  des  Prémontrés.  On  y 
voyait  d'abord  les  vaillants  comtes  du  xif  siècle:  Robert  II  qui  combattit  à  Bou- 
vlnes,  Jean  de  Dreux,  dont  le  corpsétaità  Nicosie,  le  cœur  à  Saint-Yved,  Pierie 
Mauclerc,  qui  se  signala  à  la  Manssoure  et  à  Ptolémaïs.  Il  n'y  manquait  que  ce 
Philippe  de  Dreux,  évéque  de  Beauvais,  héros  de  ïibériade  et  de  Saint-Jean 
d  Acre,  qui  combattait  avec  une  massue,  parce  que  le  pape  lui  avait  défendu  de 
frapper  avec  l'épée  \  A  la  suite  de  ces  statues  tombales,  qu'embellissait  l'admirable 
costume  de  guerre  du  xm'  siècle,  étaient  couchées  celles  des  combattants  de  la 
guerre  de  Cent  ans.  Ramassés  dans  leur  étroite  armure,  ils  avaient  quelque 
chose  de  farouche  et  de  triste.  Les  beaux  noms  des  villes  de  Syrie,  la  lumière 
de  l'Orient  ne  les  transfiguraient  plus  comme  leurs  ancêtres.  Ils  n'avaient  pas 
dégénéré  pourtant,  mais  c'étaient  des  vaincus  :  Jean  \I  de  Roucy  avait  été  tué  à. 
la  bataille  d'Azincourt '. 

'  Y.  Courajod  et  Marcovi,  Calai,  du  Musée  de  sculpt.  comparée,  p.  17.  D'après  une  opinion  récente,  la  statue  en 
marbre  noir  de  Catherine  de  Gourtenay,  qui  est  aujourd'hui  à  Saint-Denis,  serait  en  réalité  celle  de  Blanche  de 
Castille,  voir  P.  Vitry  et  G.  Brière,  L'ErjUsc  abbatiale  de  Saint-Denis,  Paris,   iç)o8,  p.   iiÇ). 

-  Voir  Dutilloux  et  Depoin,  L'abbaye  de  Maubuisson,  Pontoise,  1882. 

■■*  Voir  VHistoire  de  Royaumont,  par  l'abbé  Dnclos,   Paris,  1867,  2  vol.  in-8°. 

''  Son  tombeau  de  cuivre  et  d'émail  était  dans  la  cathédrale  de   Beauvais. 

■'  Tous  les  tombeaux,  dessinés  par  Gaignières,  ont  été  publiés  par  Stanislas  Prioux,  dans  sa  Moiwgraplde  de 
Suinl-Yved-de-Draisne,  1809,   in-l'ol. 


LE    TOMBEAU  ^27 

Telle  était,  dans  ses  beaux:  jours,  cette  église  de  Braisne,  qu'emplissaient  deux 
cents  ans  d'héroïque  histoire.  Ce  que  l'auteur  de  la  Légende  des  Siècles  a  rêvé  : 
des  générations  de  chevaliers  immobiles  dans  leur  armure,  se  trouvait  ici  réalisé. 

La  vieille  France  était  riche  en  nécropoles  seiTiblables.  Les  grandes  familles 
féodales,  à  l'exemple  des  rois  de  France  qui  depuis  des  siècles  avaient  élu 
Saint-Denis,  choisissaient  toutes  une  abbaye  pour  y  élever  leurs  tombeaux. 

La  première  maison  de  Bourgogne  était  ensevelie  à  Citeaux.  Les  comtes 
d'Auvergne  voulaient  reposer  dans  l'abbaye  cistercienne  du  Bouche  t.  La  maison 
de  Bourbon,  qui  semble  tourmentée  par  l'instinct  de  ses  grandes  destinées,  ne 
peut  se  fixer  :  à  chaque  siècle  elle  adopte  pour  ses  morts  un  nouveau  monas- 
tère. Les  vieux  sires  de  Bourbon  avaient  leurs  tombeaux  sur  l'acropole  du 
Montet-aux-Moines,  d'oii  ils  embrassaient  tout  leur  petit  domaine.  Au  xin'  siècle, 
on  voyait  leurs  statues  tombales  à  Bellaigue,  aux  conEns  de  l'Auvergne;  au  xiv", 
on  les  vit  dans  l'église  des  Jacobins,  à  Paris.  Au  xv"  siècle,  ils  choisirent  l'ab- 
baye de  Souvigny,  voisine  de  leur  château  de  Moulins,  pour  y  établir  leur  sépul- 
ture; c'est  alors  qu'ils  attachèrent  au  flanc  de  la  sévère  église  romane  cette 
belle  chapelle  lumineuse  où  se  voit  encore  leur  tombeau.  Enfin  le  secret  fut 
révélé  :  on  vit  que  le  mot  «  Espérance!  »  de  leur  mystérieuse  devise  était  pro- 
phétique. Ils  furent  rois.  Et  désormais  leurs  cercueils  vinrent  s'aligner  dans  la 
crypte  de  Saint-Denis  sur  des  tréteaux  de  fer. 

On  ne  s'étonnera  pas  du  nombre  des  tombeaux  qui  emplissaient  nos  abbayes, 
quand  on  saura  que  les  grands  personnages  s'en  faisaient  parfois  élever  plusieurs. 
Nos  rois  de  France  furent  pendant  des  siècles  fidèles  à  cette  coutume.  Dans  leur 
testament  ils  font  souvent  de  leur  dépouille  trois  parts  :  ils  veulent  d  abord  que 
leur  corps  soit  enseveli  à  Saint-Denis,  pour  n'être  pas  dans  la  mort  séparés  de 
leurs  ancêtres';  puis,  ils  donnent  leur  cœurk  une  église,  leurs  entrailles  à  une 
autre.  C'est  ainsi  que  les  entrailles  de  Charles  V  étaient  àMaubuissonet  son  cœur 
à  la  cathédrale  de  Rouen  :  il  voulait  signifier  par  là  que  son  cœur  était  resté  dans 
cette  Normandie  qu'il  avait  gouvernée  au  temps  de  sa  jeunesse.  Il  semble  que 
les  maîtres  de  la  magnifique  Normandie  n'aient  jamais  pu  s'en  arracher.  Bien 
des  années  auparavant,  Richard  Cœur  de  Lion,  qui  avait  laissé  son  corps  aux 
religieuses  de  Fontevrault,  avaitluiaussi  donné  son  cœur  à  la  cathédrale  de  Rouen'. 

'   Depuis  l'avènciTicnt  des  Capétiens,  trois    de    nos  rois  seulement    furent    enterrés    ailleurs  qu'à  Saint-Denis  : 
Philippe  I<^''  à  Saint-Benoit-sur-Loirc,  Louis  Vil  à  l'abbaye  de   Barbeau,  et  Louis  XI  à  Notre-Dame  de  Cléry. 
-  Le  tombeau  qu'on  voit  à  la  callicdrale  de  Rouen  a  été  rel'ait. 


428  L'ART   RELIGIEUX 

Aux  cathédrales,  nos  rois  préférèrent  d'ordinaire  les  églises  des  couvents  oii 
l'on  prie  jour  et  nuit.  C'est  aux  religieuses  de  Poissy,  aux  Chartreux  de  Bourg- 
fontaine,  aux  Dominicains  de  la  rue  Saint-Jacques,  aux  Célestins,  qu'ils  donnent 
leur  cœur  ou  leurs  entrailles  ;  et  parfois  les  statues  couchées  sur  ces  tombeaux, 
par  un  étrange  réalisme  funèbre,  portent  k  la  main  un  cœur\  ou  bien  un  sac 
de  cuir  qui  contient  les  intestins  (iig.   206)'. 

Ainsi  se  multiplièrent  les  monuments  funèbres.  Il  n'en  subsiste  plus  aujour- 
d'hui qu'un  petit  nombre;  les  plus  précieux  ont  disparu.  Les  merveilleux  tom- 
beaux d'argent  des  comtes  de  Champagne,  les  tombeaux  de  cuivre  et  de  cuivre 
émaillé  des  évêques  de   Paris    et    d'Angers   ne   sont  plus    qu'un  souvenir;    le 


Fig.  206.  —  Slaluc  tombale  de  Philippe  VI. 
(Musée  du  Louvre.) 

tombeau  du  roi  René  n'existe  plus  ;  ceux  du  duc  de  Borry  et  des  duc  de  Bour- 
bon ont  été  mutilés;  du  magnifique  tombeau  de  Louis  de  Maie,  il  ne  reste  plus 
que  quelques  statuettes  de  cuivre. 

C'est  la  Révolution  qui  a  presque  tout  détruit,  mais  elle  a  anéanti  le  passé 
avec  cette  grandeur  sauvage  qui  fait  hésiter  entre  l'admiration  et  l'horreur. 
En  1792,  quand  l'ennemi  envahit  la  France,  les  municipalités  reçurent  l'ordre 
d'ouvrir  les  caveaux  de  famille  et  d'en  retirer  les  cercueils  de  plomb  pour  en 
faire  des  balles  ;  on  devait  en  même  temps  chercher  du  salpêtre  dans  les  tom- 
beaux. C'est  alors  que  tant  de  pierres  tombales  et  tant  de  tombes  furent  bri- 
sées \  Bientôt,  il  fut  décidé  que  toutes  les  lames  de  cuivre,  toutes  les  statues  de 

'  Statue  de  Giiarles  d'Anjou,  roi  de  Sicile,  aux  Jacobins  de  Paris,  Gaignières,  Pe  n  b,  f°  4o  ;  statue  de  Charles  Y, 
à  Rouen,  Gaignières,  Pe  i  a,  1"  42. 

^  Statue  de  Philippe  AI,  autrefois  dans  l'église  des  Dominicains  de  la  rue  Saint-Jacques,  maintenant  au 
Louvre.  Statue  de  Jeanne  de  Bourbon,  femme  de  Charles  V,  aux  Célestins,  Gaignières,  Pe  1 1  a,  f°  253. 

^  Dans  le  département  de  l'Aube  peu  de  pierres  tombales  sont  intactes.  Voir  Fichot,  Slalistique  monuin.  de  l'Aube, 
i.  1,  p.  17. 


LE    TOMBEAU  /lag 

bronze  seraient  fondues'.  La  statue  de  Blanche  de  Gastille  devint  un  canon. 
Ainsi  l'histoire,  dont  la  Révolution  voulait  briser  la  suite,  se  continuait  :  les 
morts  se  levaient  de  leur  tombeau  pour  combattre  avec  les  vivants. 

Il 

C'est  dans  les  dernières  années  du  xu"  siècle,  suivant  toutes  les  vraisem- 
blances, que  l'on  vit  pour  la  première  fois  une  statue  couchée  sur  un  tom- 
beau. 

On  ne  soutiendrait  plus  aujourd'hui,  avec  dom  Montfaucon,  que  la  statue 
funéraire  de  Philippe  T',  qui  est  encore  à  sa  place  dans  l'église  de  Saint-Benoît- 
sur-Loire,  ait  été  faite  en  1108,  immédiatement  après  la  mort  du  roi^  Mont- 
faucon  s'est  trompé  d'au  raioins  cent  ans,  car  l'œuvre  a  conservé,  malgré  les 
restaurations,  les  caractères  de  l'art  du  xm  siècle. 

11  ne  faut  pas  s'étonner  de  voir  d'anciens  tombeaux  refaits  après  un  siècle 
ou  deux  et  décorés  alors  de  statues.  Les  exemples  de  ces  transformations  abon- 
dent. Les  moines,  qui  avaient  le  culte  des  souvenirs,  ont  souvent,  au  xni"  ou 
au  xiv"  siècle,  donné  aux  fondateurs  de  leurs  abbayes  des  tombeaux  dignes 
d'eux.  Raoul  et  Guillaume  de  Tancarville,  barons  normands  du  xi' et  du  xif  siè- 
cle, furent  ensevelis  dans  l'abbaye  de  Saint-Georges  de  Bocherville  qu'ils 
avaient  fondée;  ils  y  eurent  des  tombeaux  magnifiques,  mais  qui  dataient 
seulement  du  xiii°  siècle.  Leurs  statues  tombales  \  en  effet,  leur  don- 
naient le  costume  des  compagnons  de  saint  Louis  :  cotte  de  mailles  d'or, 
tunique  rouge  semée  d'étoiles,  large  ceinturon  d'azur'. 

HayiTion,  premier  comte  de  Corbeil,  vivait  au  x"  siècle.  11  avait  acheté  des 
reliques,  fondé  des  églises,  lutté  contre  les  Normands  et  laissé  dans  la  mémoire 
populaire  un  grand  souvenir.  La  légende  le  transfigura  :  on  racontait  sa  victoire 
sur  un  dragon  monstrueux  qui  désolait  la  contrée.  Aucun  monument  ne  per- 
pétuait la  mémoire  de  ce  personnage  d  épopée.  Ce  fut  seulement  au  xiv°  siècle 
qu'on    éleva    en    son    honneur   le    tombeau  de  Saint-Spire,  où  le  vieux  héros 

'  Lenoir  ne  put  sauver  la  statue  de  bronze  du  chancelier  de  Birague  (^aujourd'hui  au  Louvre)  qu'en  la  peignant 
en    blanc. 

^  Monuments  de  la  monarch.  franc,,   t.  L  p.  4oi. 
•*  Aujourd'hui  détruites. 
'►  Gaignièrcs,  Pe  8,  f"  33. 


43o 


L'ART    RELIGIEUX 


carolingien  apparaît  èous  l'aspect  d'un  chevalier  contemporain  de  Philippe 
le  Bel  (lig.  207). 

Plusieurs  exemples  analogues  pourraient  être  cités  \  mais  il  en  est  un  qui 
paraîtra  plus  éloquent  que  tous  les  autres. 

Nos  rois  du  xi"  et  du  xn'  siècle  avaient  leurs  tombeaux  à  Saint-Denis,  mais 
ces  tombeaux  n'étaient  certainement  surmontés  d'aucune  effigie  funéraire'.  La 
preuve  est  que  samt  Louis,  dans  un  sentiment  de  piété  filiale,  fit  Taire  des 
statues  tombales  à  quelques-uns  de  ses  plus  illustres  prédécesseurs  :  Hugues 
Gapet,  Robert  le  Pieux,  Henri  L',  Louis  VI,  sans  parler  de  quelques  rois  méro- 
vingiens et   carolingiens.    Ces    effigies,    toutes  pareilles,    sont  calmes,    graves. 


Fig.  207  . —  Statue  tombale  d'Haviaoïi,  comte  do   CorLciL 
Eglise  Sainl-Spire  de  Corbeil. 

revêtues  d'une  sorte  de  caractère  sacré;  elles  nous  donnent  l'image  idéale  du 
roi  chrétien  touché  au  front  par  le  saint  chrême,  telle  que  le  xiii°  siècle  la 
concevait.  Si  Louis  VI  n'avait  pas  de  statue  tombale  à  Saint-Denis,  il  est  bien 
évident  que  Philippe  P',  mort  trente  ans  auparavant,  n'en  avait  pas  davantage 
à  Saint-Benoît-sur-Loire. 

Au  xu   siècle,  les  chefs  des  grandes  familles  féodales  n'avaient  pas  plus  que 


1  Plusieurs  évêqucs  du  xii^  et  du  xii"  siècle  avaient  des  tombeaux  qui  dataient  du  xiii".  A  Notre-Dame  de  Paris, 
l'évêque  Azelin,  mort  en  1019,  avait  sur  son  tombeau  une  plate-lombe  du  commencement  du  xui"  siècle  (Gaign., 
Pc  lia,  r°  29).  A  Longpont,  le  tombeau  do  Gozelin  de  Yierzy,  évèquo  de  Soissons,  mort  en  1 152,  était  d'une  épo- 
que assez  avancée  du  xui<=  siècle  (reproduit  à  la  B.  N.  lat.  17028,  f°  igô).  A  Fontevrault,  le  tombeau  de  Pierre  de 
CbàtcUeraut,  cvêquc  de  Poitiers,  mort  en  ii35,  était  également  du  xui^  siècle  (B.  N.  latin  17042,  i°  67). 

-  Il  faut  peut  èlrc  l'aire  une  exception  pour  Ghildebert,  dont  la  dalle  funèbre  en  demi-relief  devait  dater  de  la 
(in  du  xn°  siècle.  Gettc  dalle,  aujourd'liui  à  Saint-Denis,  était  autrefois  à  Saint-Germain  des  Prés.  Quant  à  l'étrange 
plate-tombe  de  mosaïque  de  la  reine  Frédégonde,  elle  est  sans  doute  de  la  même  époque.  Gc  cjui  le  prouve, 
c'est  son  analogie  avec  la  plate-tombe  de  l'évêque  Frumauld,  trouvée  dans  les  ruines  de  l'ancienne  cathédrale 
d'Arras.  Or  l'évêque  Frumauld  est  mort  en  1180. 


LE    TOMBEAU  /i3i 

les  rois  de  France  d'images  funèbres.  Nous  connaissons  par  les  dessins  de  Gai- 
gnières  les  tombeaux  qui  furent  élevés  à  la  première  maison  de  Bourgogne  dans 
l'abbaye  de  Cîteaux  '  :  c'étaient  de  simples  sarcophages  sur  lesquels  ne  repo- 
sait aucune  statue. 

D'ailleurs,  le  recueil  de  Gaignières,  si  riche  en  statues  tombales  de  toutes 
les  époques,  ne  nous  en  offre  aucune  qu  on  puisse  donner  comme  antérieure 
aux  dernières  années  du  xn"  siècle.  Les  plus  anciennes  par  le  costume,  celle 
d'Elie,  comte  du  Maine,  à  l'abbaye  de  La  Couture,  au  Mans  ',  celle  d'un  che- 
valier inconnu  à  1  abbaye  de  Bonneval  dans  le  Dunois  \  ne  remontent  guère 
plus  haut  que  1180  ou  même   1200. 

Je  ne  parle  pas  des  fameuses  statues  des  rois  et  des  reines  d'Angleterre  à 
labbaye  de  Fontevrault  :  il  est  trop  clair  qu  elles  ne  peuvent  dater  que  des  pre- 
mières années  du  xni*'  siècle,  puisque  Richard  Cœur  de  Lion  est  mort  en  11 99 
et  Éléonore  d'Aquitaine  en  120/1.  Henri  l\,  il  est  vrai,  est  mort  en  1189,  mais  sa 
statue  ne  paraît  pas  antérieure  aux  autres  :  toutes  ces  statues  tombales  offrent 
tant  d'analogies  qu'elles  ont  dû  être  faites  en  même  temps  au  commencement 
du  xm''  siècle*. 

Les  pierres  tombales  ou  plates-tombes  ornées  de  l'effigie  du  défunt  graA^ée 
au  trait  n'apparaissent  pas  plus  tôt  que  les  statues  tombales.  Quelques-unes 
remontaient  sans  doute  à  la  lin  du  xii"^  siècle;  je  dois  avouer,  cependant,  que  je 
n'en  connais  aucune  qui  soit  antérieure  au  xm'^  siècle  '.  Dom  Plancher,  qui 
explora  la  Bourgogne  avec  tant  de  soin,  dit  n'avoir  rencontré  dans  toute  la  pro- 
vince que  deux  pierres  tombales  du  x\f  siècle:  et  il  ajoute  que  l'une  d'elles  por- 
tait une  croix  et  l'autre  une  simple  épitaphe  ^ 

Gaignières  nous  donne  plusieurs  plates-tombes  du  xu*^  siècle,  mais  aucune 
d'elles  ne  présente  l'image  du  mort.  Au  xn®  siècle,  par  exemple,  les  évêques  de 
Châlons-sur-Marne  n'avaient  qu'uneinscriptionsur  leurs  dalles  funèbres  faites  de 

^  Gaignières,  Pc  1 1  c,  f°  li2  et  /i3.  \oir  aussi  Kleinclaiisz,  La  sculpture  funéraire  en  Bnurrjnqne .  Ga: .  des  Beaur-Arls, 
1901  et   190a. 

^  Gaignières,  Pe  l  h,  f"    ig. 

3  Gaignières,  Pe  in,  f°  77  et  78. 

^  La  plus  ancienne  statue  couchée  sur  un  tombeau  qui  se  soit  conservée  semble  être  celle  d'un  archevêque  de  Rouen. 
Elle  se  voit  au  pourtour  du  chœur  de  la  cathédrale.  Plusieurs  particularités  prouvent  que  le  tombeau  était  dans  la 
vieille  cathédrale  de  Rouen  qui  fut  incendiée  en  1200.  Ce  tombeau  est  une  œuvre  des  dernières  années  du  xii"  siècle. 

"Je  mets  à  part  la  plate-tombe  de  labbé  Frumauld  ("j-  1180)  et  celle  do  Frédégonde  dont  nous  avons  parlé 
plus  haut,  c'est  une  mosaïque  de  marbre  d'un  caractère  tout  particulier. 

^  Hhl.  de  la  Bourgoijne,  t.  IL  p     Ô9,2. 


/.3 


\6.i 


L'ART    RELIGIEUX 


liHqeiiDOffiuivsioTSi 


carreaux  assemblés  '.  Les  plates-tombes  qui  recouvraient  le  corps  des  abbesses 
du  xn''  siècle  à  la  Trinité  de  Caen  étaient  d'une  touchante  modestie  :  on  n'y 
voyait  qu'une  épitaphe  et  une  crosse  abbatiale  "  ;  une  de  ces  abbesses  était  pour- 
tant la  fdle  de  Guillaume  le  Conquérant. 

Ces  pierres   tombales  si  simples  se  rencontrent  encore  pins  tard  (fîg.   208). 
En  1210,  Victor,  abbé  de   Saint-Georges   de    Bocherville  ';  en   I2i3,  Nivard, 

abbé  de  Saint-Seine*  ;  en  12 18,  Gérard,  abbé  de  Barbeau^  ; 
en  1221,  Eudes,  abbé  de  Jouy  ",  n'ont  encore  qu'une 
crosse  sur  leur  dalle.  Les  chevaliers  sont  alors  aussi  mo- 
destes que  les  moines.  Les  pierres  tombales  des  barons  du 
commencement  du  xrn''  siècle  sont  parfois  d'une  émou- 
vante simplicité.  Sur  l'une  d'elles,  on  voyait  uniquement 
une  magnifique  épée  qui  portait  sur  la  lame  le  nom  de  son 
possesseur';  sur  une  autre,  il  n'y  avait  pas  môme  de  nom, 
mais  simplement  le  bouclier  et  l'épée  du  soldat  **.  Les  Tem- 
pliers aimèrent  ces  dalles  muettes  où  une  épée  était  gravée". 
Belle  abnégation,  et  digne  de  la  grande  époque  de  l'Ordre: 
on  pense  à  la  noble  devise  du  Temple  :  «  Non  nobis.  Do- 
mine, sed  nomini  tuo  da  gloriam.   » 

C'est  entre  1220  et  1280  (au  moins  dans  les  exemples 
qui  nous  sont  parvenus)  que  l'image  du  mort  commence  à 
apparaître     sur    les    plates-tombes  '^    Pierre    de   Corbeil, 
archevêque    de     Sens,     mort    en     1222,    était    représenté 
en    costume    épiscopal    sur   la    dalle    qui    fermait    son   caveau    dans    la    cathé- 


Fig.    308.    —  Plato-tonibe 

d'un     abbé    des     Vaiix-dc- 

Ccrnav. 


'  Gaignièrcs,  Pc  im,  f"  lo  et  ii. 

-  Gaignières,  Pe  id,  f    3  et  siiiv. 

2  Gaignières,  Pe  8,  1""  3/(. 

*  Mém.  de  la  Commiss.  des  antiquilés  de  la  CMe-d'Or,  t.  IL  p.  187. 

■'  Gaignières,  Pe  10,  f"  i3. 

^  Gaignières,  Pe  10,  f"  52. 

''  B.  N.  lat.  17096  f"  35,  pierre  tombale  de  l'abbaye  do  Barbeau  (près  de  Melun).  Il  n'y  a  point  de  date.  Mais 
ce  qui  prouve  que  la  pierre  tombale  est  du  commencement  du  xiii''  siècle,  c'est  sa  forme  trapézoïdale. 

*"  Gaignières,  Pe  i  f,  f"  35,  abbaye  de  Cormery.  La  pierre  est  aussi  en  trapèze. 

°  A  Saimt-Jean-du-Creacb  près  de  Saint-Brieuc  et  à  Charly  dans  le  Cher.  Voir  Ballet,  momim.,  1878,  p.  763. 

'"  Les  dalles  taillées  en  cuvettes  et  ornées  d'une  image  du  mort  en  demi-relicC  semblent  avoir  précédé  à  la 
fois  la  statue  proprement  dite  et  la  plate-tombe.  Le  cloître  d'Elue  nous  montre  une  pierre  tombale  creusée  en 
cuvette  ornée  de  l'effigie  de  l'évêque  Guillaume  .lorda  qui  mourut  en  1186.  Il  existe  un  tombeau  du  même  genre  au 
musée  d'Epinal;  c'est  celui   de   Guy,  abbé  de  Chamousey,  cjui  mourut  à  une   date  postérieure  à  1183.  Le  tombeau 


LE  TOMBEAU  /i33 

drale':  et  c'est  le  plus  ancien  exemple  authentique  que  je  puisse  citer.  Barthé- 
lémy, évêque  de  Paris,  mort  en  1229,  avait  dans  le  chœur  de  Notre-Dame  une 
pierre  tombale  où  on  le  voyait  tenant  sa  crosse  de  la  main  gauche  et  bénissant 
de  la  main  droite  ^ 

Ces  premières  plates-tombes  historiées  sont  plus  larges  à  la  tête  qu'aux  pieds 
et  afiectent  la  forme  d'un  trapèze.  H  y  a  dans  cette  figure,  qui  rappelle  la  forme 
du  cercueil,  quelque  chose  de  funèbre.  Le  noble  génie  du  xm*^  siècle,  qui  écar- 
tait avec  tant  de  soin  tout  ce  qui  pouvait  rappeler  la  laideur  de  la  mort,  en  fut 
choqué,  et  les  artistes  y  renoncèrent  bientôt. 


III 


L'iconographie  du  tombeau^  à  peine  ébauchée  par  le  xn®  siècle,  a  donc  été 
réellement  créée  par  le  xni''.  Ce  grand  siècle  y  mit  toute  sa  poésie. 

A  partir  du  xni®  siècle,  et  presque  jusqu'à  la  fin  du  moyen  âge,  les  morts 
sont  représentés  sous  un  aspect  qui  d'abord  surprend  :  couchés  sur  leurs  tom- 
beaux ou  sur  leurs  pierres  tombales,  ils  ont  les  mains  jointes  et  les  yeux  ouverts 
(fig.   209);  ces  prétendus  morts  sont  donc  des  vivants. 

Le  christianisme  ne  croit  qu'à  la  vie,  et,  devant  les  tombeaux,  il  nie  auda- 
cieusement  la  mort.  Rien  ne  périt,  le  corps  pas  plus  que  l'âme.  Quand  même  le 
tombeau  ne  contiendrait  qu'un  peu  de  cendre,    ce   n'est  là  qu'une  apparence. 

de  femme  trouvé  à  Bruay  (Nord)  est  tout  à  fait  analogue.  Ce  tombeau  de  Bruay,  qui  semble  à  première  vue  si  ar- 
chaïque, n'est  peut-être  pas  antérieur  aux  dernières  années  du  xii°  siècle.  Il  offre  beaucoup  d'analogie  avec  le  tom- 
beau de  Marguerite  d'Alsace  qui  se  voyait  à  Saint-Donat  de  Bruges  (V.  Dehaisnes,  Hist.  de  l'art  dans  la  Flandre,  etc., 
p.  383).  Or  Marguerite  d'Alsace  est  morte  en  iigi-  Ces  pierres  tombales,  qui  ne  sont  ni  des  plates-tombes,  ni  des 
statues,  se  rencontraient  encore  au  commencement  du  xni°  siècle.  La  comtesse  de  Dreux,  morte  en  1207,  avait  à 
Saint-Yved  de  Braisne  un  tombeau  de  ce  genre  (Gaignières,  Pe  i,  f"  74).  Ces  tombes  en  demi-relief  étaient  parfois 
en  bronze,  par  exemple  celle  de  l'évèque  Eudes  de  Sully  (mort  en  1208)  à  Notre-Dame  de  Paris  (Gaignières,  Pe  1 1 
a,  f"  26).  Ces  dalles  en  relief  étaient  gênantes.  On  ne  tarda  pas  à  préférer  les  plates-tombes  de  pierre  ou  de  cuivre 
qu'on  incrustait  dans  le  pavé.  La  tradition  des  dalles  crevisées  en  cuvette  s'est  conservée  longtemps  en  Italie.  On 
en  voit  encore  dans  le  pavé  de  plusieurs  églises  de  Rome. 

*  Gaignières,   Pe  11  a,  f°  56. 

-  Gaignières,  Pc  11  a,  f°  27.  Il  m'est  impossible  d'admettre  avec  Fleury  (Antiq.  de  l'Aisne,  t.  IV,  p.  77)  que 
la  plate-tombe  de  Barthélémy  de  Vire  (mort  en  ii54),  dont  il  donne  un  fragment  soit  du  xii*^  siècle.  L'arc  trilobé 
sous  lequel  est  placé  l'évèque  indique  le  xin^  siècle.  Quand  aux  affirmations  de  Dom  Wyard  qui  avance  dans  son 
Histoire  de  l'abbaye  de  Saint-Vincent  qu'on  voyait  à  Saint-Vincent  de  Laon  des  pierres  tombales  à  effigies  du  xn^^  et 
même  du,  xi^  siècle,  elles  ne  méritent,  en  l'absence  des  monuments,  aucune  créance.  Il  est  probable  que  les  tombeaux 
des  évêques  de  Laon,  enterrés  à  Saint-Vincent  au  xi^  et  au  xn°  siècle,  avaient  été,  au  xui°  siècle,  recouverts  de 
plates-tombes  à  effigies. 

MALE.      T.      II.  55 


434 


L'ART    RELIGIEUX 


C'est  l'artiste  qui  dit  vrai,  c'est  lui  qui  nous  montre  le  mort  tel  qu'il  est  dans 
la  pensée  de  Dieu,  tel  qu'il  sera  tout  à  l'heure,  quand  sonnera  la  trompette, 
quand  s'ouvriront  tous  les  yeux  à  la  lumière  éternelle. 

Non  seulement  le  mort  est  vivant,  mais  il  est  déjà  tel  qu'il  sera  au  grand  jour. 
Il  était  vieux  et  le  voici  jeune  :  à  Ghàlons,  une  mère  entre  ses  deux  filles  a  le 
même  âge  qu'elles.  Aucune  statue,  aucune  pierre  tombale  de  la  grande  époque 
ne  nous  montre  un  vieillard  :  tous  ces  morts  semblent  avoir  trente-trois  ans, 
l'âge  qu'avait  Jésus-Christ  quand  il  ressuscita,  l'âge  qu'auront  tous  les  hommes 
quand  ils  ressusciteront  comme  lui  '. 

Plusieurs  de  ces  morts,  suivant  toutes  les  apparences,  furent  laids,   tout  au 


Fig.    209.  —  Statue  tombale  de  Robert  d'Artois  (i32o).  Saint-Denis. 

moins,  la  vie  les  marqua  au  passage  :  que  l'on  regarde  les  images  funèbres  du 
xni"  siècle,  on  ne  verra  que  de  purs  visages,  revêtus  d'une  beauté  qni  n'a  plus 
rien  d  individuel.  La  personne  est  élevée  jusqu'au  type;  l'artiste  fait  d'avance  le 
sublime  travail  de  Dieu  modelant,  au  dernier  jour,  tous  les  visages  humains  dans 
le  sens  de  la  beauté  parfaite. 

Nul  doute  que  les  conceptions  religieuses  du  moyen  âge  n'aient  ici,  comme 
partout  ailleurs,  guidé lamain  du  sculpteur.  Cette  transfiguration  du  mort  garde 
d'ailleurs,  même  pour  ceux  qui  demeurent  étrangers  k  la  théologie  du  xiii''  siè- 
cle, un  charme  touchant.  Y  eut-il  jamais  plus  belle  idée?  Sut-on  mieux  dire, 
depuis  les  Grecs  et  leurs  délicieuses  stèles  funéraires,  que  la  mort  embellit  tout 
ce  qu'elle  touche?  Comme  un  grand  artiste,  elle  fait  disparaître  tout  ce  qui 
choque,  tout  ce  qui  nuit  à  l'unité  ;  elle    nous   montre   celui  qui    n'est  plus  tel 


'  C'est  la  doctrine  qu'exposent  tous  les  théologiens  du  moyen  âge.  Voir  L'arl  reUcjieiix  du  XIII'^  siècle  en  France, 
p.  4i8.  Au  xv'^  siècle  encore,  en  plein  âge  réaliste,  Louis  XI  veut  être  représenté  jeune  sur  son  tombeau.  Voir 
les  documents  réunis  dans  Courajod,  Leçons  professées  à  l'Ecole  du  Louvre,  t.  II,  p.  453  et  suiv. 


LE    TOMBEAU  435 

qu'il  voulut  être,  tel  qu'il  fut  parfois,  tel  qu'il  eût  été  souvent  si  les  misères  de 
la  vie  ne  l'en  eussent  empêché. 

Le  mort  apparaît  donc,  dans  les  belles  œuvres  du  moyen  âge,  avec  une 
sérénité,  une  noblesse,  qui  ne  sont  déjà  plus  de  ce  monde.  Est-ce  un  bienheu- 
reux? On  pourrait  le  croire,  et  l'artiste  voudrait  que  nous  le  croyions.  Ce  n'est 
pas  sans  raison  qu'il  met  au-dessus  de  la  tête  du  mort  un  dais  sculpté,  pareil  à 
ceux  qui  surmontent  la  tête  des  saints  au  portail  des  cathédrales.  Il  apparaît 
sous  une  belle  arcade  trilobée  que  surmontent  les  clochetons  d'une  cité  sainte. 
Tels  se  montrent  les  saints  aux  vitraux  du  xni"  et  du  xiv"  siècle  :  la  ressem- 
blance est  frappante.  Ainsi  cette  arcade  symbolique,  oi^i  passe  parfois  un  vol 
d'anges,  est  une  porte  ouverte  sur  un  autre  monde;  le  mort  transfiguré  paraît 
franchir  le  seuil  de  l'éternité. 

Sans  doute,  il  y  avait  de  l'audace  à  se  substituer  au  juge,  à  prononcer 
d'avance  la  sentence  et  à  ouvrir  ainsi  toutes  grandes  les  portes  du  ciel;  mais  je 
ne  vois  pas  que  les  chrétiens  du  moyen  âge  ressemblent  aux  jansénistes.  Ils  ne 
tremblent  pas,  ils  espèrent.  Ils  attendent  tout  de  la  bonté  de  Dieu.  Les  prières 
que  l'Eglise  récitait  pour  les  morts  exprimaient  cette  inébranlable  confiance  dans 
l'indulgence,  dans  la  partialité  du  Père  pour  ses  enfants.  Assurément  ce  mort  ne 
fut  pas  sans  péché,  mais  ces  souillures  l'âme  les  a  contractées,  parce  qu  en  ce 
triste  monde  il  lui  a  fallu  vivre  avec  le  corps  \  Dieu  ne  voudra  pas  instruire  le 
procès  de  son  serviteur,  car  qui  donc  pourrait  trouver  grâce  devant  lui".  Une  pitié 
infatigable,  et  qui  ne  se  lasse  jamais  de  pardonner,  voilà  ce  qui  caractérise  Dieu^ 
Il  est,  suivant  la  magnifique  expression  du  Missel  de  Fontevrault,  «  l'éternel 
amant  des  âmes  *  » .  Pourquoi  donc  trembler  ?  Dans  le  vieil  antiphonaire  de 
Sainte-Barbe-en-Auge,  c'est  le  mort  lui-même  qui  parle  et  qui  chante  :  il  s'adresse 
à  Dieu,  il  lui  rappelle  qu'il  a  été,  lui  pécheur,  racheté  de  son  sang;  et  il  a  tant  de 
confiance  dans  la  bonté  divine  que,  quand  on  emporte  le  cercueil,  et  qu'on  ouvre 
les  portes  du  cimetière,  il  s'écrie  :  «  Ouvrez-moi  les  portes  de  la  justice,  j'entre 
dans  le  lieu  où  est  le  merveilleux  tabernacle,  j'entre  dans  la  maison  de  Dieu  '  ». 

1  «  Ex  carnali  commoratione  coiitraxerunt  maculas.  »  Missel  de  Paris,  imprimé  par  Simon  Vostre,  i^Q-]. 

-Non  inlrcsin  judicium  cum  ancilla  tua,  Domine,  quoniam  nuUus  apud  te  justificabitur  homo  (dans  le  Missel 
des  religieuses  de  Fontevrault  et  dans  beaucoup  d'autres  rituels  funéraires). 

■'  Deus  cui  proprium  misereri  semper  et  parcere  (Missel  de  Rouen,  imprimé  par  Jean  Petit,  1527  :  Missa  pro 
defunctis). 

''  Deus  qui  animarum  humanarum  aîternus  amator  es. 

^  Aperite  mihi  portas  justiciae.  Ingredior  in  locum  tabernaculi  admirabilis  usque  ad  domum  Dei  (Bibl.  Sainte- 
Geneviève,  manuscrit  n°  ii3,  f°  i46,  fin  du  xiv"  siècle). 


436  L'ART   RELIGIEUX 

Cette  sublime  confiance  de  la  Liturgie,  voilà  ce  que  les  artistes  ont  exprimé. 
Nous  devons  croire  que  tous  nos  morts  seront  sauvés  ;  il  est  impie  de  désespérer 
de  notre  salut  et  de  celui  des  autres.  C'est  pourquoi  toutes  les  effigies  funéraires 
ressemblent  à  des  images  de  bienheureux  :  les  anges  descendent  du  ciel,  s'ap- 
prochent du  défunt  et  balancent  devant  lui  des  encensoirs,  comme  ils  font  devant 
les  confesseurs  ou  devant  les  martyrs  *. 

Un  détail  mérite  encore  d'attirer  l'attention  :  les  morts  ont  presque  toujours 
un  animal  sous  leurs  pieds.  Ce  support  symbolique  rend  plus  frappant  encore 
la  ressemblance  des  effigies  funéraires  et  des  images  de  saints.  L'habitude  de 
mettre  un  monstre  ou  un  animal  sous  les  pieds  d'un  mort  est  certainement  née 
d'une  pensée  mystique.  Quelques-unes  des  plus  anciennes  figures  du  recueil  de 
Gaignières  sont  caractérisées  par  la  présence  d'un  dragon  que  le  mort  semble 
fouler  aux  pieds  ^;  les  évêques,  les  abbés  ne  manquent  presque  jamais  d'écraser 
ce  dragon,  d'enfoncer  leur  crosse  dans  sa  gueule.  Il  paraît  naturel  de  songer 
au  verset  biblique  :  «  Tu  marcheras  sur  le  lion  et  le  dragon,  tu  fouleras  aux 
pieds  l'aspic  et  le  basilic.  »  Ce  rapprochement  n'est  pas  une  simple  conjecture  : 
un  monument  au  moins  l'autorise.  Sur  une  pierre  tombale  (du  xvi*^  siècle,  il  est 
vrai),  on  voit  un  prieur  debout  sur  un  dragon,  et  on  lit,  tout  auprès,  cette 
inscription  :  «  Conculcabis  leonem  et  draconem  ^  ». 

Le  monstre  est  donc  un  symbole.  Telle  semble  bien  avoir  été  la  pensée  des 
artistes  qui  associèrent  les  premiers  le  dragon  aux  effigies  funéraires.  Le  chrétien 
qui  entre  dans  la  vie  éternelle  est  une  image  du  Christ,  comme  lui  il  a  foulé  aux 
pieds  le  dragon,  aspic  ou  basilic,  c'est-à-dire,  suivant  les  interprétations  des 
docteurs,  la  tentation  et  le  péché  '".  Ainsi  l'image  du  monstre  vaincu  achève  de 
transformer  le  mort  en  un  bienheureux. 

Le  symbolisme  du  dragon  ne  fut  jamais  complètement  oublié  :  jusqu'au 
xvi*^  siècle,  c'est  presque  toujours  un  dragon  qu'on  voit  sous  les  pieds  des  clercs  ^.• 

1  La  belle  pierre  tombale  d'Agnès  de  Saint-Amant  au  musée  archéologique  de  Rouen  est  en  ce  genre  tout  à  fait 
typique,  Elle  vient  de  l'abbaye  de  Bonport. 

-  Tombeau  d'Henri  Sanglier,  archevêque  de  Sens  (fin  du  xii"  siècle),  Gaignières,  Pe  ii  a,  f"  42;  tombeau  de 
la  femme  du  seigneur  de  Lèves  (fin  du  xri'^  siècle),  Gaignières,  Pe  6,  f°  lo;  tombeau  d'un  abbé  et  d'un  chevalier  à 
Malesherbes,  vers  1200,  dans  Ed.  Michel,  Monuments  du  Gâtinais,  pi.  LU;  tombeau  d'Elie,  abbé  de  Saint-Pierre 
le  Vif  à  Sens,  Gaignières,  Pe  i  m,  f»  80,  etc.  Il  faut  ajouter  que  plusieurs  effigies  funéraires,  contemporaines  de 
celles  que  nous  venons  de  citer,  n'ont  encore  rien  sous  les  pieds. 

^  Gaignières,  Pe  1 1   a,  f"  46. 

*  Honorius  d'Autun,  Specul.  ecclesiœ.  In  dominic.  palmanun,  Patrol.  T.  CLXXII,  col.  918. 

''  Voir  dans  Gaignières  les  pierres  tombales  des  chanoines  de  Notre-Dame  de   Paris.  A  Châlons-sur-Marne,  un 


LE    TOMBEAU  /|37 

Toutefois,  nous  le  verrons,  des  animaux  d'une  signification  moins   haute  se 
substituèrent  souvent  au  dragon  symbolique. 

Ce  caractère  d'éternité  empreint  sur  les  images  funéraires  du  moyen  âge 
explique  l'attitude  du  mort.  Il  ne  fait  rien  que  contempler,  les  mains  jointes, 
une  lumière  que  nous  ne  voyons  pas 
encore.  Jamais,  même  sur  les  pierres 
tombales,  où  l'artiste  pourtant  pouvait  se 
donner  plus  de  liberté,  le  mort  n'est  en- 
gagé dans  une  des  actions  de  la  vie.  Les 
exceptions  sont  si  peu  nombreuses  qu'elles 
peuvent  être  négligées'.  Le  prêtre,  il  est 
vrai,  tient  parfois  le  calice  à  la  main 
comme  s'il  célébrait  la  messe,  mais  il  n'y 
a  rien  là  qui  nous  détourne  de  la  pensée 
de  l'éternité  :  «  Tu  es  sacerdos  in  aeter- 
num  )),  dit  l'Église. 

Une  seule  catégorie  de  monuments 
ne  se  conforme  pas  à  la  règle  que  nous 
venons  d'énoncer  :  ce  sont  les  pierres  tom- 
bales des  professeurs.  On  les  voit  toujours 
assis  dans  leur  chaire  en  face  de  leur 
auditoire  attentif  (fig.  2Io)^  Voilà  une 
exception  fort  honorable  pour  les  savants 
et  les  hommes  de  pensée  :  enseigner  le 
vrai,  c'est,  semble-t-il,  la  seule  occupa- 
tion qui  porte  avec  elle  un  caractère 
d'éternité. 

Voilà  comment  le  xiii''  siècle  a  conçu 


Fig.  2  10.  — ■  Plate-tombe  du  professeur 
Guibert  de  Gelsoy,  à  Gelsoy  (Haute-Marne). 


chanoine  dvi  xni'=  siècle  a  sous  les  pieds  un  cheval,  c'est  sans  doute  un  symbole,  comme  on  le  voit  daus  le  roman 
de  Fauvel,  des  bas  instincts  de  la  nature  humaine. 

*  A  l'église  de  Sainte-Memmie  près  de  Chàlons  on  voyait  un  gentilhomme  à  cheval,  voir  Barbât,  Les  pierres  tom- 
bales du  moyen  âge,  Paris,  i854,  in-fol.  Deux  ou  trois  fois,  un  gentilhomme  a  le  faucon  sur  le  poing  et  semble  prêt 
à  partir  pour  la  chasse,  par  exemple  sur  une  plate-tombe  de  l'abbaye  de  Barbeau  (première  partie  du  xm"  siècle), 
Gaignières,  Pe  ii  a,  f"  126,  et  sur  une  plate-tombe  de  l'abbaye  de  Vauluisant  de  la  même  époque,  Gaignières,  Pc  6, 
f°  58.  Même  au  xiii"=  siècle,  il  y  eut  des  artistes  qui  n'entraient  pas  dans  la  haute  pensée  qui  avait  tout  réglé  dans 
l'iconographie  funéraire. 

^  Plusieurs  de  ces  monuments  subsistent.  Gaignières  nous  donne  les  tombes  des  professeurs  ensevelis  dans 
l'église  Saint- Yves  à  Paris,  Pe  i  j. 


438  L'ART    RELIGIEUX 

le  tombeau.  Noble  conception  et  toute  pleine  d'idéal.  L'impression  mystique 
qui  s'en  dégage  était  bien  plus  profonde  autrefois,  quand  on  voyait  les  statues 
tombales  et  les  plates-tombes  tournées  du  côté  du  levant.  Les  révolutions  et  les 
restaurations  ont  tout  bouleversé  dans  nos  églises,  mais,  jusqu'au  xvi''  siècle, 
les  monuments  funèbres  furent  exactement  orientés  \  La  dissertation  de  l'abbé 
Lebeuf  et  les  nombreuses  observations  qu'il  fit  au  cours  de  ses  voyages  ne 
peuvent  laisser  aucun  doute  à  ce  sujet  ^  ;  d'ailleurs,  aujourd'hui  encore,  partout 
où  les  tombeaux  sont  restés  en  place,  la  règle  posée  par  Guillaume  Durand^  se 
trouve  confirmée.  Ainsi  tous  les  morts,  les  yeux  tournés  vers  l'orient,  semblaient 
contempler  la  lumière  à  sa  source. 

Rien  ne  peut  se  comparer  à  nos  belles  effigies  funèbres  du  xni°,  du  xiv",  même 
parfois  du  xv"  siècle.  Certaines  pierres  tombales  sont  au  nombre  des  œuvres  les 
plus  pures  que  le  moyen  âge  ait  produites.  Les  Grecs  n'eurent  pas  la  main  plus 
sûre.  Aucun  détail  inutile,  une  simplicité  grandiose,  des  lignes  qui  semblent  con- 
férer à  la  figure  du  mort  un  caractère  d'immutabilité  ;  jamais  on  ne  fit  mieux 
sentir  ce  qu'il  y  a  de  divin  dans  la  créature  humaine. 

J'avoue  n'avoir  pas  trouvé  dans  les  autres  pays  de  l'Europe  un  sentiment 
aussi  noble  de  la  mort.  L'Italie  nous  est,  en  cela,  très  inférieure.  Ses  tombeaux 
si  riches,  et  embellis,  dès  le  xv"  siècle,  par  toutes  les  voluptés  de  la  Renaissance, 
nous  éblouissent.  On  nose,  quand,  jeune  homme,  on  les  voit  pour  la  première 
fois,  les  comparer  à  rien;  mais  quand  on  les  revoit  plus  tard,  les  yeux  encore 
tout  pleins  des  souvenirs  de  la  France,  on  s'étonne  de  les  trouver  si  peu  reli- 
gieux. Le  mort  qui  est  couché  sur  ce  lit  magnifique  n'est  plus  un  vivant,  c'est 
un  cadavre;  la  trompette  du  jugement  ne  le  réveillerait  pas.  Les  yeux  sont  fer- 
més, les  mains  croisées  sans  noblesse  sur  le  ventre,  les  pieds  ne  foulent  au- 
cun animal  symbolique''.  C'est  la  réalité  interprétée  avec  une  science  souvent 
consommée,  mais  ce  n'est  rien  de  plus.  Des  anges,  il  est  A'rai,  entourent  parfois 

*  Au  xvii"  siècle,  on  admit  que  les  fidèles  devaient  avoir  les  pieds  tournes  vers  le  levant,  mais  que  les  prêtres 
qu'on  ensevelissait  dans  l'église  devaient  regarder  les  fidèles.  C'est  ce  qu'indique  par  exemple  le  Rituel  de  Bou- 
logne (1647)  ■  "  corpora  defunctorum  ponenda  sunt  versus  altare  majus.  Presbyteri  vero  habeant  caput  versus 
altare.  »  Il  n'en  était  pas  ainsi  au  moyen  âge  :  prêtres  et  fidèles  regardaient  le  levant. 

-  Le  mémoire  de  l'abbé  Lebeuf  se  trouve  dans  ses  Dissertations  sur  l'histoire  ecclésiastique  de  Paris,  t.  i,  p.  2G3. 
Il  a  consigrié  tm  grand  nombre  d'observations  sur  l'orientation  des  tombeaux  dans  son  Histoire  de  la  ville  et  de 
tout  le  diocèse  de  Paris. 

^  Bationale,  Lib.  VII,  cap.  XXXV. 

'■•  Qu'il  me  suffise  de  citer  le  tombeau  du  cardinal  Consalvo  à  l'église  delà  Minerve  à  Rome  (-f  lagS)  et  celui 
du  cardinal  Petroni  à  Sienne  (-{•  i3i3). 


LE    TOMBEAU  ^^ 

le  lit  funèbre,  mais  que  font-ils?  Ils  ouvrent  de  lourds  rideaux  de  marbre  pour 
nous  montrer  un  instant  le  mort,  et  puis  ils  vont  les  fermer  de  nouveau  pour  qu'il 
puisse  dormir  en  paix  son  dernier  sommeil  \  Il  est  impossible  d'être  plus 
étranger  au  vrai  génie   du  moyen  âge. 

Les  tombeaux  anglais  commencèrent  par  ressembler  beaucoup  aux  nôtres  et 
n'en  furent  que  des  imitations;  mais  bientôt  le  génie  de  la  race  s'y  manifesta. 
Les  beaux  recueils  publiés  par  Stothard"^,  Hollis^  Cotman"  donnent,  quand  on 
en  tourne  les  pages,  une  étrange  impression  :  on  croit  entrer  dans  un  monde 
sauvage  et  poétique.  Les  barons  anglais  du  xit**  siècle  portent  encore  la  longue 
moustache  des  héros  du  Nord.  Lady  Beauchamp,  la  tête  appuyée  sur  un  cygne, 
semble  voguer  vers  l'île  du  roi  Arthur.  Tous  ces  chevaliers  des  croisades  ou  de 
la  guerre  de  Cent  ans  ont  les  yeux  ouverts.  Ils  vivent,  mais  ils  vivent  trop. 
Il  est  curieux  de  voir  combien  peu  le  génie  héroïque  et  encore  barbare  de 
l'Angleterre  a  compris  la  belle  pensée  mystique  des  artistes  français.  Les  Anglais 
ne  peuvent  rester  en  repos  sur  leur  tombeau;  ils  tirent  leur  épée,  ncienacent, 
croisent  les  jambes,  comme  s'ils  s'élançaient  en  avant;  même  dans  la  mort,  ils 
ne  peuvent  renoncer  à  l'action  ;  si  parfois  ils  font  le  geste  de  prier,  leurs  gros 
gantelets  de  combat  ne  leur  permettent  pas  de  joindre  les  doigts. 

L'Allemagne,  elle  aussi,  se  mit  d'abord  à  notre  école.  Au  xni''  siècle  ses 
plus  belles  effigies  funèbres  diffèrent  peu  des  nôtres;  mais,  de  bonne  heure,  on 
voit  poindre  et  grandir  l'orgueil  féodal.  Dès  i3oo,  les  casques,  les  écussons, 
les  emblèmes  héraldiques  couvrent  les  pierres  tombales.  Cette  végétation 
touffue  de  symboles  et  de  monstres,  qui  ravissait  Victor  Hugo,  enlève  aux 
monuments  funéraires  de  l'Allemagne,  à  partir  du  xiv®  siècle,  toute  vraie  gran- 
deur. On  oublie  que  ce  gentilhomme  est  un  homme.  Ce  ne  sont  qu'écussons, 
bannières,  casques  prodigieux  surmontés  de  fleurs  de  lis,  d'ailes  de  cygnes,  de 
sirènes,  de  bras  terribles  qui  brandissent  des  chênes  arrachés  avec  toutes  leurs 
racines.  Un  patricien  d'Augsbourg,  Nicolas  Hofmair,  d'une  noblesse  sans  doute 
assez  récente,  disparaît  sur  sa  pierre  tombale  entre  deux  énormes  casques  à 
cimier  qui  portent  ses  armes. 

1  Le  tombeau  dont  les  anges  tirent  les  rideaux  se  rencontre  chez  nous  une  fois,  à  la  cathédrale  de   Limoges.  Il  a 
été  fait  pour  un  évêque  de  Limoges  qui  avait  séjourné  en  Italie. 

2  Sto-thard,  The  monumental  effigies  of  Great  Britain,  London,   1817. 
^  Hollis  a  donné  une  suite  au  recueil  de  Stothard  sous  le  même  titre. 

•^  Cotman,  Engravings  oj  sepulchral  brasses  in  Norfolk  and  Sujfolk,  London,   i83g. 


440  L'A.RT    RELIGIEUX 

Notre  vieille  noblesse  française  eut  plus  de  tact  :  elle  ne  prit  jamais  k  ce 
point  au  sérieux  ces  jouets  d'enfant.  A  Charles-Quint  qui,  dans  ses  dépêches, 
énumérait  tous  ses  titres,  François  P'  répondit  un  jour  en  signant  :  François, 
sire  de  Gonesse. 


IV 

Nous  n'avons  parlé  jusqu'ici  que  de  l'image  du  mort.  Mais  cette  image  n'est 
pas  toujours  isolée,  elle  est  souvent  accompagnée  de  figures  qui  donnent  plus 
de  richesse  à  la  pensée. 

Les  sentiments  qu'elles  expriment  se  ramènent  à  deux,  l'un  qui  est  du  ciel  et 
l'autre  qui  est  de  la  terre:  une  foi  profonde  et  un  profond  sentiment  de  la  famille. 

Les  pensées  d'en  haut  trouvent  d'abord  leur  expression.  Le  mort  met  toute 
sa  confiance  dans  la  vertu  des  prières  de  l'Eglise  ;  il  sait  que  ces  prières  délivrent 
l'àme.  Il  s'est  fait  ensevelir  dans  l'église  de  l'abbaye,  il  y  a  fondé  une  chapelle, 
pour  que  des  prières  soient  récitées  sur  son  tombeau  jusqu'au  jour  du  jugement. 

L'art  exprime  clairement  cette  pensée.  Plusieurs  statues  tombales  du  recueil 
de  Gaignières  nous  montrent,  près  de  la  tête  du  mort,  deux  petites  figures  de 
moines  qui  lisent  dans  leur  bréviaire;  ils  y  lisent,  sans  aucun  doute,  ce  que 
l'Église  appelle  la  «  commemoratio  defunctorum  ».  Le  mort  croit  entendre  mur- 
murer à  son  oreille  les  psaumes  de  la  pénitence,  les  versets  du  livre  de  Job  et 
toutes  les  leçons  de  la  liturgie  funèbre.  Ces  figures  de  moines  apparaissent  plu- 
sieurs fois  au  moyen  âge  et  jusque  sur  les  pierres  tombales'. 

Ces  prières,  sans  doute,  sont  précieuses,  mais  les  plus  efficaces  semblent  être 
celles  qui  se  récitent  le  jour  des  funérailles.  On  lit,  dans  l'office  des  morts,  que 
l'àme  pourra  être  sauvée,  si  Dieu  le  veut,  par  la  vertu  de  la  messe  célébrée 
devant  le  cercueil". 

*  Tombeau  de  Robert,  archevêque  de  Rouen,  à  Saint-Père  de. Chartres  (-j-  i23i),  deux  moines  debout  prient  à 
côté  de  sa  statue,  Gaignières,  Pe  i  n,  f"  48  ;  chœur  des  Jacobins  d'Evreux,  plate-tombe  d'évèque  avec  deux  moines 
qui  lisent,  Gaignières,  Pe  i  d,  f"  99  ;  statue  tombale  d'un  chevalier  bourguignon,  fondateur  de  l'abbaye  de  la  Bus- 
sière  (-j-  i334),  deux  petits  moines  prient  près  du  mort,  Gaignières,  Pe  il  c,  f°  23;  pierre  tombale  d'un  gen- 
tilhomme (-|-  i3i3)  avec  trois  moines  lisant,  F.  de  Guilhermy,  Inscrip.  de  la  France,  t.  III,  p.  384;  tombeau  de 
Pierre  de  Navarre  (•{-  l4i  2)  et  de  sa  femme  aux  Chartreux  de  Paris,  sous  un  enfeu,  près  d'eux  des  Chartreux  prient, 
Gaignières,  Pe  i,  f"  22;  plate-tombe  d'un  doyen  de  Saint-Hilaire  à  Poitiers,  deux  moines  assis  prient  près  de  lui, 
Gaignières,  Pe  i,  gf°  118,   etc. 

^  Absolve,  domine,  animam  famuli  tui  pcr  liujus  virtutcm  sacramenti  ab  omni  vinculo  delictorum  (Missel 
d'Evreux,  i497)- 


LE    TOMBEAU  kki 

On  comprend  que  le  chrétien  ait  désiré  conserver  sur  son  tombeau  le  sou- 
venir de  ces  prières  toutes-puissantes  de  lEglise:  il  semble  que,  par  la  main 
de  l'artiste,  il  en  perpétue  la  vertu.  Il  est  remarquable  que  les  tombeaux  et  les 
pierres  tombales  (surtout  à  partir  du  xiv®  siècle)  soient  souvent  décorés  de 
l'image  de  la  cérémonie  funèbre  ' .  Le  moment  choisi  par  les  artistes  est  géné- 
ralement celui  de  l'absoute  :  le  prêtre  s'avance  précédé  des  acolytes  qui  portent 
la  croix,  le  bénitier  et  les  cierges  allumés,  symbole  de  l'àme  immortelle,  fdle  de 
la  lumière  ^ 

Mais  cette  foi  dans  la  vertu  des  prières  de  l'Eglise  a  pris  une  forme  plus 
belle  encore  :  ces  prières  elles-mêmes,  revêtues  d'une  ligure,  ont  été  sculptées 
sur  la  pierre  tombale.  Dans  tous  les  Missels  du  moyen  âge  on  rencontre,  à 
l'office  des  morts,  une  invocation  ainsi  conçue  :  «  Envoie-lui,  Seigneur,  tes 
saints  Anges,  et  fais  que  par  leurs  mains  son  âme  soit  portée  dans  le  sein 
d'Abraham.»  Du  xn"  au  xvi*^  siècle  la  formule .  varie  à  peine  ^  ;  cette  prière,  plu- 
sieurs fois  répétée,  semble  supplier  chaque  fols  avec  une  force  nouvelle.  Elle 
supplie  encore  sur  la  pierre  tombale  du  mort.  En  effet,  au-dessus  de  l'effigie 
funèbre,  on  remarquera  très  souvent',  entre  les  pinacles  d'une  Jérusalem 
céleste,  des  anges  emportant  l'âme  du  mort  sous  la  figure  d'un  petit  enfant  et  la 
déposant  dans  les  plis  de  la  tunique  d'Abraham.  Ainsi  on  voit  auprès  du  mort  à 
la  fois  le  prêtre  et  la  prière  qu'il  récite. 

Il  y  a  dans  l'office  des  morts  de  certaines  églises  une  autre  invocation. 
A  Rouen,  par  exemple,  le  prêtre  répétait  à  trois  reprises  cette  prière  :  «  Agneau 
de  Dieu  qui  effacez  les  péchés  du  monde,  donnez-lui  le  repos \  »  Cette  formule 
était  certainement  usitée  dans  la  liturgie  funéraire  du  diocèse  de  Liège,  car  les 
pierres  tombales  de  cette  région  nous  montrent  souvent,  à  côté  de  l'image  du 
mort,  la  figure  de  l'Agneau  mystique.  Ici  de  nouveau  la  parole  liturgique  a  pris 
corps. 

Le  mort  se  présente  donc  sur  son  tombeau  avec  un  cortège  de  prières,  iTiais 

'  Dans  les  pierres  tombales  les  personnages  s'étagent  sur  les  côtés;  dans  les  tombeaux,  la  cérémonie  funèbre  se 
déroule  sur  le  sarcophage  ou  occupe  l'enfeu. 

2  Voir  Billotte,  Ritas  ecclesine  laiulanensis,  1662,  observationes,  p.  78. 

3  Exemple  de  la  fin  du  xti«  siècle  :  Lectionnaire  de  la  Bibl.  Sainte-Geneviève,  ms.  n"  12/1,  f°  106  ;  exemple  du 
XYi°  siècle  :  le  Missel  de  Paris  imprimé  par  Simon  Vostre.  La  formule  ordinaire  est  :  <(  Occurite  angeli  domini 
suscipicntes  animam  ejus,  ofTerentes  eam  in  conspectu  altissimi.  Chorus  angelorum  eam  suscipiat  et  in  sinu  Abra- 
hae  eam  collocet.  »  Dans  certaines  formules  il  est  question  du  sein  d'Abraham,  d'Isaac  et  de  Jacob. 

*  Surtout  à  partir  du  xiv<=  siècle.  Les  exemples  sont  innombrables. 
^  Missel  de  Rouen. 

MALE.     T.     II.  5(î 


4/l2  L'ART    RELIGIEUX 

ces  prières  ne  sauraient  désarmer  Dieu  que  si  le  mort,  au  milieu  de  ses  égare- 
ments, a  toujours  conservé  la  foi  et  l'espérance.  «  Parce  qu'il  a  espéré  et  cru  en 
toi,  Seigneur,  tu  ne  le  livreras  pas  aux  peines  éternelles  »  :  ainsi  parle  l'office 
des  morts'. 

Le  tombeau  portera  donc  témoignage  de  la  foi  du  défunt.  Les  pierres  tom- 
bales  sont   particulièrement  explicites  :   à  partir  du  xiv*'  siècle  elles  présentent 
gravés  aux  quatre  coins,  les  symboles  des  quatre  évangélistes  ^  Souvent  aussi  les 
apôtres  viennent  se  ranger  des  deux  côtés   de   l'effigie  funèbre;  chacun  d'eux 
symbolise,  on  le  sait,  un  des  articles  du  Credo  \ 

Le  mort  affirme  donc  sur  la  pierre  de  son  tombeau  qu'il  a  cru  à  l'Evangile 
et  au  symbole  des  apôtres.  Une  plate-tombe,  décorée  de  toutes  les  figures  que 
nous  venons  de  passer  en  revue,  parle  donc  un  langage  très  clair;  elle  dit  : 
((  Les  prières  que  le  prêtre  a  récitées  sur  le  cercueil  de  ce  mort  seront  efficaces, 
les  anges  emporteront  son  âme  dans  le  sein  d'Abraham,  parce  qu'il  a  cru  aux 
vérités  qu'enseigne  l'Eglise.   » 

Les  grands  tombeaux  sculptés  expriment  aussi,  mais  avec  une  liberté  plus 
grande,  la  foi  du  défunt.  Les  apôtres,  les  évangélistes  s'y  rencontrent  parfois; 
mais,  en  général,  on  représente  sur  les  sarcophages  les  scènes  de  la  vie  de 
Jésus-Christ  que  l'Église  nous  propose  comme  des  dogmes  \  Quelquefois,  on  se 
contente  de  choisir  dans  lEvano^ile  un  fait  sic^nificatif.  Au-dessus  de  la  statue  du 
mort,  au  fond  de  la  niche,  ou,  comme  on  dit,  de  «  l'enfeu»  où  repose  le  tombeau  \ 
ou  sculptait  parfois  la  résurrection  de  Lazare  '^  :  c'était  affirmer  sa  foi  dans  la 
toute-puissance  de  Dieu,  proclamer  la  défaite  de  la  mort  '. 

'  «  Quia  in  te  speravit  et  credidit,  non  poenas  nstornas  sustineat.  »  Missel  de  Rouen. 

2  On  voit  cela  sur  la  pierre  tombale  de  Giiibert  de  Gelsoy  (fig.  210). 

^  Sur  les  pierres  tombales  du  xv*  siècle,  les  apôtres  ont  parfois  à  la  main  une  banderole.  L'artiste  n'a  pas  eu, la 
place  d'y  tracer  une  inscription,  mais,  s'il  l'eût  pu,  il  y  eût  mis  sans  doute  les  articles  du  Credo,  comme  c'éta'it 
l'usage.  Rappelons  que  les  morts  avaient  assez  souvent  sur  la  poitrine  vine  croix,  parfois  même  un  parchemin,  où  on 
avait  écrit  le  Credo  (exemples  dans  le  Bull,  archéoloy.  de  la  commission  1904,  p.  892).  On  a  dit  parfois  que  les  apôtres 
avaient  été  sculptés  sur  nos  tombeaux;  du  xvi"  siècle  à  l'imitation  de  l'Italie.  Rien  n'est  moins  exact,  puisque  les 
apôtres  apparaissent  dès  1809  sur  les  pierres  tombales  (pierre  tombale  de  Saint-Etienne  de  Sens,  portant  la  date  de 
1809  et  reproduite  à  la  B.  N.  dans  le  ms.  latin  17046  f"  97),  et  sur  les  tombeaux  en  i342  (tombeau  d'un  abbé 
de  Saint-Wandrille,  mort  en  i342.  Gaignières,  Pe  8,  f°  42). 

*  Tombeaux  des  abbés  à  la  Trinité  de  Fécamp  (fin  du  xiv=  et  commencement  du  xv''  siècle). 

'^  Les  tombeaux  établis  sous  des  enfeus  creusés  dans  le  mur  avaient  cet  avantage.de  ne  pas  gêner  le  passage  des 
fidèles. 

''  Exemple  :  tombeau  de  Jean  de  Hangcst  aux  Célestins  de  Rouen,   i4o6,  Gaignières,  Pe  ic,  f"  67. 

■"  Il  est  remarquable  que  les  livres  d'Heures,  d'origine  flamande,  notamment  le  fameux  Bréviaire  Grimani,  illus- 
trent généralement  les  prières  pour  les  morts  de  l'image  de  la  résurrection  de  Lazare.  L'idée   est  belle  ;   elle  a  été 


LE   TOMBEAU  443 

Mais  c'est  une  autre  résurrection  qu'on  représente  le  plus  souvent,  c'est  la 
grande  résurrection  du  dernier  jour.  Dès  le  xnf  siècle,  on  sculpte,  au-dessus  de 
la  statue  tombale,  Jésus-Christ  apparaissant  sur  les  nues  entre  la  Vierge  et  saint 
Jean,  au  moment  oh  les  morts  sortent  de  leur  tombeau'.  Ce  moment  terrible 
le  mort  ne  le  redoute  pas,  il  l'espère:  «  Exspecto  resurrectionem  miortuorum.  », 
dit  une  inscription  funéraire".  L'image  du  jugement  dernier  et  de  la  résurrec- 
tion finale,  Yoilà  ce  qu'on  voyait  souvent  sur  nos  tombeaux'  ;  voilà  ce  qu'on 
voit  aussi,  très  souvent,  dans  les  livres  d'Heures  d'origine  française,  à  la  page 
où  commencent  les  prières  pour  les  morts  '\ 

Au  xv''  et  au  xvi"  siècle,  dans  l'âge  pathétique  de  l'art  chrétien,  le  tombeau 
est  souvent  décoré  d'une  «  Pitié  ».  Au-dessus  de  l'image  du  mort  couché  sur 
son  tombeau,  on  voit  le  Christ  étendu  sur  les  genoux  de  sa  mère"  :  il  est  clair 
que  le  chrétien  met  toute  son  espérance  en  ce  Dieu  qui,  lui  aussi,  a  connu  la 
mort,  et  qui  en  a  triomphé  pour  les  hommes.  Les  Pitiés  font  le  sujet  ordinaire 
de  ces  petits  bas-reliefs  funéraires  qu'on  voit  se  multiplier  à  la  fin  du  moyen 
âge.  Beaucoup  de  morts,  en  effet,  ne  pouvaient  prétendre  à  l'honneur  de  la 
statue  tombale,  ou  même  de  la  plate-tombe  ;  ils  devaient  se  contenter  dune 
inscription,  relevée  d'une  gravure  au  trait  ou  d'un  bas-relief,  qu'on  encastrait 
dans  le  .mur  de  l'église ^  Le  défunt,  accompagné  de  son  patron,  y  est  presque 
toujours  représenté  agenouillé  devant  le  cadavre  du  Christ  couché  sur  les  genoux 
de  la  Vierge  '.   Chose  admirable!  Il  n'y  a  qu'un  mort  ici  et  c'est  Jésus-Christ.  Il 

inspirée  aux  artistes   par  la  liturgie  funéraire    puisqu'à    la    messe  des  morts  on  lit  l'cvangile  de  la  résurrection  de 
Lazare. 

'  Tombeau  de  Bernard  Brun  à  la  cathédrale  de  Limoges  (xiv^  s.).  Au  fameux  tombeau  de  saint  Etienne  d'Aubazine, 
on  voit  aussi  la  résurrection. 

^  Mém.de  laSoc.  archcol.de  Tonraine,  t.  XXXVL  Planche. 

^  Le  tombeau  d'Enguerrand  de  Marigny,  à  Ecouis,  était  décoré,  comme  tant  d'autres,  de  l'image  du  jugement 
dernier.  Aux  côtés  de  Jésus-Christ,  un  ange  tenait  la  lance,  un  autre  la  couronne  d'épines.  Millin  qui  a  reproduit 
ce  monument  [Antiq.  nation.,  t.  IIL  collégiale  d'Ecouis)  ne  Fa  pas  compris.  11  s'imagina  qu'un  des  anges  tenait 
une  couronne  de  cordes,  pour  rappeler  le  supplice  de  Marigny,  et  l'autre  une  toise  pour  mesurer  les  torts  du  roi 
Charles  de  Valois.  Cette  fable  a  été  répétée  par  Emeric  David  (Hist.  de  la  sculpture,  p.  i3l)  et,  après  lui,  par  plu- 
sieurs autres  archéologues. 

■'*  On  y  voit  parfois  aussi,  surtout  dans  les  livres  d'Heures  de  l'école  de  Tours  (atelier  de  Bourdichon),  la  figure 
de  Job,  parce  que,   à  l'office  des  morts,  on  lit  des  versets  du  livre  de  Job. 

°  Exemples  de  tombeaux  à  enfeu  décorés  d'une  Pitié  :  Tombeau  de  Saint-Jeanvrin  (Cher),  xv"  siècle;  tombeau 
d'un  abbé  d'Evroa  (i484)>  Gaignières,  Pe  i  h,  f"  90  ;  tombeau  d'un  évèque  du  Mans  à  l'abbaye  de  La  Couture, 
Gaignières,  Pe  i  h,  f"  22. 

^  Quelquefois  d'une  simple  peinture  (peintures  funéraires  des  chapelles  du  chœur  de  la  cathédrale  de  Cler- 
mont). 

^  Tel  est  le  bas-relief  mutilé  de  l'église  d'Eu  (xv"^  siècle),  avec  ses  deux  défunts  de  chaque  côté  de  la  Pitié.  Les 
exemples  sont  nombreux  dans  le  recueil  de  Gaignières,  ou  dans  celui  de  Guilhermy. 


444  L'ART    RELIGIEUX 

semble  que  la  mort  ne  concerne  plus  les  hommes  :  Jésus-Christ  n'est-il  pas  mort 
pour  qu'ils  ne  meurent  plus  ? 

A  mesure  qu'on  se  rapproche  du  xvi®  siècle,  la  confiance  dans  l'intercession 
de  la  Vierge  et  des  saints  semble  l'emporter,  et  modifie  un  peu  le  caractère  de 
la  décoration  funéraire.  Au  xni*^  et  même  au  xiv®  siècle,  il  est  très  rare  qu'on 
rencontre  sur  un  tombeau  l'image  des  saints  patrons  du  mort'  ;  c'est  la  foi  en 
Jésus-Christ  qui  sauve  et  rien  autre  chose.  La  sculpture  funéraire  a  alors  la  même 
gravité  que  la  liturgie.  Mais  à  la  fin  du  moyen  âge,  on  s'attache  de  plus  en  plus 
à  cette  espérance  que  la  Vierge,  que  les  saints  pourront  être  de  puissants 
intercesseurs  à  l'heure  de  la  mort.  Au  xv°  siècle,  certains  monuments  funèbres 
sont  uniquement,  ou  presque  uniquement,  décorés  de  l'image  des  saints  ou  de  la 
Vierge".  A  Valmont,  en  Normandie,  Jacques  d'Estouteville  et  sa  femme  Louise^ 
sont  couchés  sous  la  garde  de  la  Vierge,  de  sainte  Anne,  de  saint  Adrien,  de 
sainte  Catherine,  et  de  leurs  patrons  saint  Jacques  et  saint  Louis. 

Le  vieux  capitaine  d'Evreux,  Robert  de  Floques  *,  est  protégé  sur  sa  plate- 
tombe  par  de  jeunes  saintes  :  sainte  Barbe,  sainte  Catherine.  Ces  gracieuses 
vierges  décoraient,  aux  Célestins  de  Paris,  le  tombeau  de  Renée  d'Orléans '^  ;  elles 
y  étaient  mieux  à  leur  place  :   la  jeune  morte  avait  l'air  d'être  de  leur  famille. 

Ces  images  de  saints  enlèvent  peut-être  quelque  chose  à  l'antique  gravité  du 
tombeau,  mais  elles  témoignent  aussi,  à  leur  manière,  de  la  foi  de  ces  généra- 
tions; et  c'est  cette  foi  indéfectible  que  l'art  funéraire,  depuis  le  xnf  siècle,  s'ap- 
plique avant  tout  à  exprimer. 

V 

Ce  mort  dont  les  yeux  sont  tournés  vers  le  ciel,  dont  l'âme  repose  déjà  dans 
le  sein  d'Abraham,  il  n'oublie  pas  ce   monde  pourtant.  Il  a  laissé  ici  un  peu 

'  Voici  un  exemple  du  xiv^  siècle  :  Un  chanoine,  maître  Jean,  ancien  chancelier  de  l'église  de  Noyon  (-j-  i35o), 
enseveli  à  Sainte-Geneviève,  à  Paris,  a  sur  sa  pierre  tombale  l'image  des  deux  saints  Jean,  ses  patrons,  qui 
semblent  recommander  son  âme  à  Abraham,  celle  de  saint  Julien  de  Brioude,  patron  des  chanoines,  et  celle  de 
saint  Eloi,  qui  était  particulièrement  vénéré  à  Noyon  (F.  de  Guilliermy,  Inscrip,  du  diocèse  de  Paris,  t.  I, 
p.   36i). 

-  Les  petits  bas-reliefs  funéraires  dont  nous  parlions  plus  haut  montrent  quelle  confiance  on  avait,  au  xv'=  et  au 
xYi"  siècle;dans  l'intervention  de  la  Vierge.  Les  morts  présentés  par  leurs  patrons  sont  souvent  agenouillés  devant  elle. 

3  Morts  en  i490  et  en  i494. 

*  Mort  en  1471.  Voir  Le  Métayer-Masselin,  Collection  de  dalles  lumulaires  de  la  Normandie,  Caen,  1861,  4°,  p.  19. 

^  Morte  en  X2i5  :  Le  tombeau  a  été  dessiné  par  Millin  (^Antiq.  nation.,  article  :  Célestins).  Le  tombeau  restauré 
est  aujourd'hui  à  Saint  Denis. 


LE    TOMBEAU  4/15 

de  son  cœur,  car  la  mort  n'abolit  pas  l'amour.  Il  pense  à  tous  ceux  qu'il  aime, 
il  les  veut  près  de  lui. 

Il  veut  d'abord  que  sa  femme  soit  couchée  à  son  côté;  inséparables  dans  la 
vie,  les  époux  le  seront  encore  dans  la  mort.  Bien  des  fois  on  les  voit  étendus 
l'un  près  de  l'autre  sur  la  dalle  de  marbre,  comme  ils  le  furent  dans  le  lit  con- 
jugal :  images  d'une  admirable  gravité,  figures  symboliques  de  l'indissoluble 
mariage  chrétien. 

Quand  on  lit  les  dates  inscrites  sur  ces  tombeaux  ou  sur  ces  plates-tombes, 
on  a  parfois  une  étrange  surprise.  La  femme  qui  est  représentée  là  est  morte 
trente  ans,  quarante  ans  après  son  mari;  ainsi,  vivante  encore,  elle  a  fait  sculpter 
sa  j)ropre  effigie  funèbre.  Elle  connaissait,  cette  bonne  épouse,  le  désir  de  son 
mari,  elle  savait  qu'il  ne  voulait  pas  rester  seul  sur  sa  couche  de  marbre. 
Catherine  d'Alençon,  morte  quarante-deux  ans  après  son  mari,  Pierre  de  Navarre, 
a  pu  se  voir,  pendant  de  longues  années,  couchée  à  ses  côtés  dans  l'église  des 
Chartreux  à  Paris*;  durant  près  de  vingt  ans,  Catherine  de  Médicis  a  pu  con- 
templer, sur  la  dalle  oi^i  elle  repose  près  de  Henri  II,  la  figure  qu'elle  aurait 
dans  la  mort".  Sans  doute  ces  statues  rapprochées  mentaient  quelquefois  :  à 
Saint-Denis,  Isabeau  de  Bavière  se  fît  sculpter  à  côté  de  Charles  VI.  C'était  un 
hommage  rendu  à  une  noble  tradition. 

Il  arrive  parfois  qu'une  pierre  tombale,  où  sont  représentés  la  femme  et  le 
mari,  donne  la  date  de  la  mort  du  mari  et  laisse  en  blanc  celle  de  la  femme.  Il 
apparaît  clairement,  dans  ce  cas  particulier,  que  la  pierre  tombale  à  double 
effigie  a  été  mise  en  place  du  vivant  de  la  femme  et  par  ses  soins;  après  elle,  il 
ne  s'est  trouvé  personne  pour  faire  graver  la  date  de  sa  mort  ^ 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  sa  femme  encore  vivante  que  le  mort  veut 
avoir  près  de  lui,  ce  sont  ses  enfants  eux-mêmes.  Les  pierres  tombales  nous 
donnent  souvent  le  spectacle  d'une  famille  entière  réunie  dans  la  mort(fig,  211)'. 

'  Pierre  de  Navarre,  comte  d'Alençon,  est  mort  en  i/ii8,  sa  femme  en  i462  (Voir  Du  Breul,  Théâtre  des  anliq. 
de  Paris,  p.  474-475). 

2  Le  tombeau  a  été  terminé  vers  1070  :  Voir  L.  Dimier,  Le  Primatice,  p.  357.  Catherine  de  Médicis  est  morte 
en  1689. 

•*  Exemple  :  Plate-tombe  de  Galéas  de  Cliaumont  et  de  sa  femme,  à  Rigny-le-Ferron,  xvi'^  siècle,  dans  Ficliot, 
Sialistiq.  moiutin.  de  l'Aube,  t.  l,  p.  SaS. 

*  Les  tombeaux  beaucoup  plus  rarement.  Cejsendant,  on  voyait  à  l'abbaye  de  Clialocké  un  tombeau  extraordi- 
naire où  quatre  personnes  étaient  couclices  ;  le  père,  la  mère,  le  fils,  et  une  femme  qui  est  sans  doute  la  bru 
(milieu  du  xiv^  siècle).  Gaignières,  Pe  i  g,  i°  228.  Citons  aussi  le  fameux  tombeau  des  trois  Bastarnay  à 
Montrésor  (Indre-et-Loire). 


446 


L'ART    RELIGIEUX 


A  Crenej,  dans  l'Aube,  Jean  de  Greney  a  près  de  lui,  non  seulement  sa 
femme,  qui  mourut  vingt-six  ans  après  lui,  mais  encore  tous  ses  enfants;  une 
magnificpe  famille,  onze  garçons  et  six  filles,  s'aligne  sous  les  pieds  du  père  et 
de   la   mère  '   :    voilà    un   homme   qui   n'a  pas   voulu  être  seul    dans  la   mort. 

Des  pierres  tombales  du  même  genre 
se  rencontrent  assez  fréquemment  ^  Une 
des  plus  curieuses  se  voyait,  au  temps  de 
l'abbé  Lebeuf,  à  Tournan,  village  du  dio- 
cèse de  Paris  \  La  dame  Havise,  morte 
en  1280,  était  entourée  de  tous  ses  en- 
fants. Il  y  avait  cmq  chevaliers,  un  prêtre 
et  un  moine;  et  sous  les  pieds  de  la  mère 
on  lisait  cette  inscription  bien  simple,  mais 
où  on  sent  l'orgueil  maternel  :  «  Hœc  fuit 
mater  eorum  »,  «  C'est  elle  qui  fut  la 
mère   de   tous  ceux-ci  ». 

Ce  sentiment  de  la  famille,  ce  besoin 
de  n'être  pas  isolé  dans  la  mort,  se  ren- 
contre même  chez  ceux  qui  ont  renoncé  à 
la  famille.  A  Ghâlons-sur-Marne,  un  cha- 
noine, un  calice  à  la  main,  est  couché  sur 
sa  pierre  tombale  près  d'un  jeune  homme 
et  d'une  jeune  fille,  son  neveu  sans  doute 
et  sa  nièce \  A  Paris,  un  chanoine  a  près 
de  lui,  sur  sa  pierre  tombale,  deux  petits 
personnages,  un  homme  et  une  femme, 
qu'une  inscription  appelle  Jacquet  et  Isa- 
beau  :  c'étaient  probablement  son  père  et 
sa  mère  (fig.    212)°.    A  Malesherbes,  une  tombe  en  demi-relief,  des  premières 

'   Fichot,   Slalist.  monum.  de  l'Aube,  t.  I,  p.  17.  Jean  de  Greney  est  mort  en  i349,  sa  femme  en  1875. 

'^  Méni.  de  la  Commiss.  des  antiq.  de  la  Côte-d'Or,  t.  XIII,  p.  4o;  F.  de  Guilhermy,  Inscriptions,  t.  IV,  p.  235  ; 
Fichot,  Slalist.  monum.  de  l'Aube,  t.  IV,  p.  87. 

•*   Lebeuf,  Hist.  de  tout  le  diocèse  de  Paris,  t.  V,  p.  3l8. 

■'  Cette  plate-lombe  porte  la  date  de  1287  •  elle  a  été  reproduite  par  Barbât,  Les  pierres  tombales  du  moyen  âge, 
Paris,  i854,  loi. 

"  F.  de  Guilhermy,  Inscriptions,  t.  I,  p.  36i.  Les  deux  petits  personnages  en  question  sont  les  deux  derniers 
dans  le  bas. 


Fig.  211.  —  Plate-tombe  d'un  chevalier 

et  de  sa  famille  (i333). 
Champeaux.  Église  collégiale  de  Saint-Martin. 


LE    TOMBEAU 


4^17 


années  du  xiii*  siècle  (sinon  de  la  fin  du  xn"),  nous  montre  un  abbé  près  de 
son  frère,  un  chevalier  armé  de  toutes  pièces*.  Unis  dans  cette  vie,  ils  ne  seront 
pas  séparés  dans  l'autre;  une  inscription  fait  parler  l'abbé  ;  «  Tu  m'accompa- 
gneras vers  le  Seigneur  »,  dit-il  au  cheva- 
lier. 

Ce  sentiment  de  la  famille  va  loin. 
Jamais  plus  qu'alors  les  hommes  n'ont  cru 
à  la  vertu  du  sang.  L'histoire  du  moyen 
âge  est  celle  de  quelques  grandes  familles 
et  de  leurs  alliances.  Le  blason  raconte  cette 
histoire.  C'est  pourquoi,  plus  d'une  fois,  le 
mort  voulut  avoir  rangés  autour  de  son 
tombeau  tous  ceux  de  sa  race.  Celle  famille, 
qui  n'a  pas  seulement  la  puissance,  mais 
quia  ses  traditions  de  générosité,  d'honneur, 
de  courage,  voilà  ce  qui  a  soutenu  celui  qui 
est  couché  sur  ce  tombeau,  voilà  ce  qui  a 
fait  sa  force  pendant  qu'il  vi^^ait.  Il  est  donc 
naturel  qu'il  ait  près  de  lui  ceux  à  qui  il 
doit  tant. 

Cette  sorte  de  culte  de  la  famille  féo- 
dale trouve  son  expression  dans  l'art  dès  le 
début  du  xni"  siècle.  Le  plus  ancien,  et  en 
même  temps  le  plus  beau  des  monuments 
de  cette  espèce  a  disparu.  On  voyait  à  la 
collégiale  Saint-Etienne  de  Troyes,  avant  la 
Révolution,  un  magnifique  tombeau  émaillé 
qui  porlait  la  statue  d'argent  de  Thibaut  III, 
comte  de  Champagne.  Des  statuettes,  également  en  argent,  décoraient  les  quatre 
faces  du  monument;  elles  représentaient  ceux  qui  avaient  fait  de  la  maison  de 
Champagne  une  des  premières  de  l'Europe  :  le  roi  Louis  VII,  aïeul  de  Thibaut, 
Henri  P'  comte  de  Champagne  et  sa  femme  Marie  de  France,  Henri  II  qui  fut 
roi  de  Jérusalem  et  de    Chypre,    Sanche-le-Fort  roi  de   Navarre,   Henri  II   roi 


Fig.  212.  —  Plate-tombe  du  chanoine  Jean, 
autrefois  à  Sainte-Geneviève  à  Paris. 


Ed.  Michel,  Momim.  du  GiUin/ih.  PI.  LTI. 


m  L'ART    RELIGIEUX 

d'Angleterre  \  Un  sentiment  plus  haut  que  l'orgueil,  et  qui  est  la  foi  tranquille 
en  la  vertu  d'une  race,  s'exprime  ici. 

11  y  eut  d'autres  monuments  du  mêine  genre.  A  Saint-Yved  de  Braisne,  la 
tombe  émaillée  de  Marie  de  Bourbon,  morte  en  127/i,  était  entourée  de  petites 
ligures  en  caivre  doré  représentant  ses  parents  et  ses  alliés.  Il  y  avait  là  la 
plus  haute  noblesse  du  temps  :  le  roi  de  Sicile,  frère  de  saint  Louis,  la  reine  de 
Navarre,  le  duc  de  Bourgogne,  le  duc  de  Nevers^  On  sent  que  de  bonne  heure 
les  Bourbons  eurent  foi  en  eux-mêmes  et  en  leurs  grandes  destinées. 

On  jugera  sans  doute  surprenant  qu'un  pape  ait  choisi  pour  mettre  autour  de 
son  tombeau,  au  lieu  de  l'image  des  apôtres  et  des  saints,  celle  de  ses  frères,  de 
ses  neveux  et  de  ses  nièces  ;  on  s'étonnera  moins  quand  on  saura  que  ce  pape  est 
Clément  VI.  Car  Clément  VI,  qui  appartenait  aux  grandes  maisons  de  Beaufort  et 
de  Turenne,  resta  toujours  fidèle  à  ses  origines  :  il  eut  les  qualités  et  les  défauts 
d'un  magnifique  gentilhomme.  En  vrai  baron  féodal,  il  était  convaincu  qu'il  n'y 
avait  pas  d'intérêts  plus  sacrés  que  ceux  de  la  famille;  il  fit  de  tous  ses  parents 
des  cardinaux,  des  archevêques,  des  évêques.  Plus  il  les  comblait,  plus  ils  lui 
devenaient  chers.  Il  les  voulut  tous  autour  de  sa  statue  tombale.  Il  ordonna  à 
Pierre  Roye,  son  sculpteur,  d'y  mettre  son  frère  le  cardinal  de  Tulle,  son  oncle 
l'archevêque  de  Rouen,  ses  cousins  les  archevêques  de  Saragosse  et  de  Braga, 
bien  d'autres  encore.  Le  tombeau  fut  fait  sous  ses  yeux  à  Avignon,  et  transporté 
en  i35i,  un  an  avant  sa  mort,  k  l'abbaye  de  la  Chaise-Dieu \  C'est  là  que  se 
voyait  ce  monument  élevé  à  la  gloire  d'une  famille  :  le  pape  semblait  vouloir 
protéger  les  siens  au  delà  de  la  mort  et  les  défendre  de  sa  grande  mémoire.  Au 
xvi" siècle,  les  protestants  brisèrent  les  cardinaux  et  les  archevêques,  les  Turenne 
et  les  Beaufort,  et  aujourd'hui  Clément  VI  reste  seul  sur  sa  dalle  de  marbre  noir. 

Au  xv"  siècle,  un  monument  plus  fameux  encore  vint  célébrer  la  première 
maison  féodale  de  la  chrétienté.  Philippe-le-Bon,  duc  de  Bourgogne,  songeant 
que  son  ancêtre,  Louis  de  Maie,  comte  de  Flandre,  n'avait  pas  encore  de  tom- 
beau, fut  pris  de  remords'  :  il  n'était  pas  décent  que  l'homme  illustre,   de  qui 

'  Thibaul  III  est  mort  en  laoï.  Une  ancienne  description  du  monument  a  été  publiée  par  les  Annales  orc/ic'o/of/., 
t.  XX,  p.  gi  et  suiv. 

^  Le  tombeau,  dessiné  par  Gaignières,  a  été  reproduit  par  Stanislas  Prioux  dans  sa  Monographie  de  Sainl-Yved 
de  Braisne. 

3  La  description  du  tombeau  de  Clément  VI,  faite  d'après  des  documents  d'archives,  a  été  publiée  par 
M.  Maurice  Faucon   dans  le  Ballet,  arcliéolog.  de  i884,  p-  4i6  et  suiv. 

*  Commencé  en  1874  par Beauneveu,  le  tombeau  de  Louis  de  Maie  avait  été,  semble-t-il,  à  peine  ébauché,  puis 
aussitôt  abandonné  (Dehaisnes,  Hist.  de  l'art  dans  la  Flandre,  p.  247). 


LE    TOMBEAU  /i/ig 

tant  de  princes  étaient  sortis,  n'eût  pas,  soixante  ans  après  sa  mort,  un  monu- 
ment digne  de  lui.  11  en  fit  donc  élever  un  dans  la  collégiale  Saint-Pierre  de 
Lille  qu'on  put  y  voir  jusqu'à  la  Révolution'.  Autour  du  sarcophage  de 
marbre,  sur  lequel  étaient  couchés  le  comte  et  la  comtesse  de  Flandre,  il  y  avait 
vingt-quatre  statuettes  de  cuivre  :  elles  représentaient  les  descendants  ou  les 
alliés  de  Louis  de  Maie,  lignée  aussi  illustre  que  celle  des  rois.  C'étaient  Jean 
Sans-Peur,  Philippe-le-Bon,  Charles  le  futur  Téméraire,  le  duc  de  Brabant, 
le  duc  et  la  duchesse  de  Savoie;  puis,  c'étaient  les  filles  de  Jean  Sans-Peur  et 
celles  de  Phihppe-le-Hardi,  dont  l'une  avait  été  duchesse  de  Bavière  et  l'autre 
duchesse  d'Autriche.  Ainsi,  c'est  de  ses  petits-fils  et  non  de  ses  ancêtres  que 
Louis  de  Maie  recevait  la  gloire  :  toute  la  majesté  de  la  grande  maison  de 
Bouroogne  l'environnait". 

Le  culte  de  la  famille  qui  s'exprime  sur  les  tombeaux  du  moyen  âge  est  un 
sentiment  fort  et  fécond.  11  semble  tout  aristocratique,  et  Ion  regrette  que  le 
bourgeois,  que  le  vilain  n'aient  pas  eu  cette  grande  force  morale:  mais,  quand 
on  sait  davantage,  on  découvre  qu'ils  furent,  eux  aussi,  en  communion 
avec  leurs  aïeux.  Aujourd  hui,  dans  les  petites  églises  de  la  Navarre,  toutes 
les  familles  ont  leur  caveau,  et  le  jour  des  offices,  chacun  s'agenouille  à  la 
place  où  reposent  ses  morts \  Cette  belle  coutume,  qui  ne  se  retrouve  plus 
guère  qu'en  Espagne,  est  un  legs  du  moyen  âge.  Il  y  eut  chez  nous  des 
traditions  toutes  semblables  :  des  documents  prouvent  qu'en  Normandie,  du 
xiv"  au  xvn"  siècle,  on  achetait,  ou,  suivant  l'expression  consacrée,  on 
((  fieffait  ))  dans  1  église  une  place  pour  y  enterrer  ses  morts  :  cette  place 
sacrée  vous  appartenait  désormais,  et  c'est  là  qu'on  se  plaçait  pour  assister  à  la 
messe*. 

Ainsi  le  roturier,  tout  aussi  bien  que  le  gentilhomme,  sentait  la  présence  de 
ses  aïeux;  agenouillé  sur  la  dalle,  il  les  touchait  encore  de  plus  près.  Que  de 
sages  conseils,  que  de  bonnes  pensées  sont  montés  de  ces  tombeaux!  Jamais, 

'  Il  fut  mis  en  place  en  i456.  Millin  (après  Montfaucon)  nous  a  donné  d'intéressants  dessins  de  ce  tombeau 
dans  le  tome  I  de  ses  Antiquités  nationales  (article  Lille). 

2  Les  tombeaux  que  nous  venons  de  citer  étaient  particulièrement  magnifiques.  Dans  les  tombeaux  plus  sim- 
ples, des  ccLissons  peints  ou  sculptés  représentaient  les  ancêtres  de  la  famille  et  ses  alliances.  Exemples  :  Tombeau 
d'une  abbcsse  du  Ronceray  d'Angers,  Gaignières,  Pe  I  f,  f"  i4  (xiv'=  s.)  ;  tombeau  de  Florimond  de  Yillers  à  Saint- 
Lucien  de  Beauvais,  Soc.  académiq.  de  l'Oise,  t.  \I[I,  p.  559. 

'  Brutails,  dans  le  Bullct.  arrii.  de  la  Commission  de  1893,  p.  38 1. 

*  Documents  publics  dans  les  Mém.  de  la  Soc.  des  antiq.  de  iSormandie,  3"  série,  t.  W  ,  p.  5-^i.  Un  document  inté- 
ressant a  été  publié  dans  la  Fievue  des  Sociétés  savantes  de  1876  (l'''  semestre),  p.  52o, 

MALE.    —    T.    II.  57 


450 


L'ART    RELIGIEUX 


même  dans  les  temps  antiques,  où  le  foyer  était  assis   sur  la  pierre  des  morts, 
on  ne  sentit  plus  fortement  la  continuité  des  générations. 


VI 

Les  deux  sentiments  que  nous  venons  d'étudier  —  foi  dans  la  vertu  des 
prières  de  1  Eglise,  culte  de  la   famille  féodale   —   se  trouvent  réunis  au  plus 


Fig.   2i3.  —  Tombeau  de   Philippe-le-Harfli. 
(Musée  de  Dijon.) 

célèbre  de   tous    nos    tombeaux    du  moyen  âge,    celui   de  Philippe-le-Hardi,   à 
Dijon  (fig.  2  1 3). 

Cette  œuvre  fameuse  est  demeurée  longtemps  incomprise.  Les  critiques 
d'art,  et,  ce  qui  est  plus  grave,  les  restaurateurs,  ont  cru  cjue  les  petits  person- 
nages rangés  autour  du  sarcophage  étaient  tous  des  moines;  on  s  imaginait 
voir  les  religieux  de  la  Chartreuse  de  Champmol  (où  reposait  le  duc)  priant, 
rêvant,  sous  les  arcades  du  cloître.  Montégut  essayait  de  lire  sur  les  visages  les 
causes  morales  qui  avaient  amené  chacun  de  ces  hommes  au  couvent'.  Psycho- 

1   Emile  Montégul,  Souvenirs  de  Dourrjngne,  p.   loi. 


LE    TOMBEAU 


45i 


logle  ingénieuse  mais  pleine  de  dangers   :  car  la  plupart  de  ces  personnages  ne 
sont  pas  des  moines. 

Quand  Philippe-le-Hardi  mourut  à  Bruxelles  en  iliol\,  on  acheta  deux  mille 
aunes  de  drap  noir,  pour  revêtir  d'un  costume  de  deuil  ceux  qui  devaient  suivre 
le  convoi'.  C'était  un  grand  mianteau,  qui  ressem- 
blait au  froc  monastique,  mais  qui  en  différait  par 
la  forme  du  capuchon  et  par  une  sorte  d'ampleur 
tragique.  Pendant  un  mois  et  demi,  ses  fils,  son 
gendre,  et  tous  les  officiers  de  la  maison  de  Bour- 
gogne, le  capuchon  rabattu,  suivirent  le  cercueil 
du  duc  qui  s'en  allait  lentement,  recouvert  d'un 
drap  d'or,  de  Bruxelles  k  Dijon.  Voilà  ce  que 
l'artiste  a  représenté  autour  du  tombeau  de  Phi- 
lippe-le-Hardi  (fig.   2  1  /|)  ' . 

Aucun  doute  n'est  possible.  Un  manuscrit  fran- 
çais du  xv°  siècle,  aujourd'hui  a  Breslau,  nous 
montre  des  funérailles  royales  ''  ;  or,  derrière  le 
cercued,  s'avancent  des  princes  du  sang,  des 
grands  vassaux,  vêtus  d'un  manteau  à  capuchon 
tout  semblable  à  celui  des  pleurants  de  Dijon  '". 
Les  prétendus  moines  du  tombeau  de  Philippe-le- 
Hardi  sont  donc  les  parents  du  duc,  ses  fils  évi- 
demment, ses  grands  officiers,  ses  meilleurs 
serviteurs,  tous  ceux  qui  ont  fait  et  qui  feront 
après   lui  la    grandeur    de    sa  maison  '   :  c'est  la 


Ln  pleurant 


du  tombeau  de  Pliilippe-le-Hardl. 
(Musée  de  Dijon.) 


1   Dom  Plancher,  Hist.  de  Bourgogne,  t.  III,  p.   g'à. 

-  Celte  pompe  était  traditionnelle  et  Philippe-le-Hardi  l'avait  prévue. 
En  i38^i,  quand  il  fit  commencer  son  tombeau  par  Jean  de  Marville,  il 
fut  certainement  décidé  que  l'appareil  ordinaire  des  funérailles  se  déroulerait  autour  du  sarcophage.  En  ^o.i,  à  la 
mort  du  duc,  deux  pleurants  seulement  étaient  faits.  Glaus  Sluter  devait  en  faire  quarante  autres.  Les  pleurants 
sont  donc  postérieurs  à  la  mort  du  duc.  Voir  Kleinclausz,  Clans  Shiter,  p.    86. 

^  C'est  le  manuscrit  des  Chroniques  de  Froissart.  Voir  S.  Reinach,  Gazelle  des  Beaux-Àrls,  190^,  t.  II,  p.  177. 

*  Il  y  a  d'autres  exemples.  Dans  le  ms.  latin.  924  de  la  Bibl.  Nation.,  qui  est  à  peu  près  contemporain  des 
funérailles  de  Philippe-le-Hardi,  on  voit  un  cortège  funèbre.  Les  persormages  ressemblent  à  des  moines,  mais 
n'en  sont  certainement  pas,  car  le  capuchon  relevé  laisse  voir  le  chaperon  dont  ils  sont  coiffés  (f  177).  Le  même 
costume  de  deuil  était  encore  en  usage  au  xvi^  siècle,  Ballet,  de  l'hist.  de  Paris,  igoS,  p.  102. 

■'  En  i4o3,  le  duc  d'Orléans  demande  par  testament  que  son  corps  soit  porté  par  ses  gens  et  ses  parents  vêtus 
de  gris  brun. 


452  L'ART    RELIGIEUX 

familia  au  sens  antique.  Le  clergé  tient  sa  place  dans  le  cortège  et  il  serait 
singulier  qu'il  en  fût  autrement  :  l'homme  qui  demande  dans  son  testament 
une  si  prodigieuse  quantité  de  messes  pour  le  repos  de  son  âme  a  évidem- 
ment voulu  que  sa  loi  dans  les  prières  de  l'Église  fût  inscrite  sur  son  tombeau. 
Et,  en  effet,  avant  la  Révolution,  quand  les  statuettes  étaient  encore  à  leur 
place,  un  évêque  accompagné  de  diacres  et  d'acoljtes  ouvrait  la  marche,  des 
prêtres  et  des  moines  la  fermaient  '  ;  tous  semblaient  réciter  les  prières  des  morts. 

Ainsi  le  fastueux  monument  de  Philippe-le-Hardi,  qui  a  une  si  haute  valeur 
artistique,  n'enrichit  pas,  en  somme,  l'iconographie  funéraire;  il  ne  nous  apprend 
rien  de  nouveau  :  il  exprime  exactement  les  mêmes  sentiments  que  les  plus 
modestes  tombeaux  du  xiv"  siècle  :  la  foi  du  mort  et  son  amour  pour  sa  maison. 

Il  n'y  a  pas  jusqu'aux  pleurants  encapuchonnés  qui  n'apparaissent  près  d'un 
siècle  avant  Glaus  Sluter.  Je  les  découvre  pour  la  première  fois  sur  une  pierre 
tombale  de  Saint-Andoche  d'Autun,  qui  porte  la  date  de  I3l6^  et  sur  une 
pierre  tombale  de  l'abbaye  de  Bonport  en  Normandie,  qui  porte  la  date 
de  1817^;  à  partir  de  ce  monaent  les  pleurants  se  rencontrent  sur  plusieurs 
tombeaux  du  xiv"  siècle*. 

Pourtant  Claus  Sluter  et  son  neveu  Claus  de  Werve  avaient  donné  à  leurs 
pleurants  une  telle  puissance  de  vérité  qu'il  semblait  que  personne  n'en  eût 
fait  avant  eux.  Comme  tous  les  grands  artistes,  ils  ont  marqué  de  leur  sceau 
une  idée  qui  appartenait  à  tout  le  monde;  désormais,  il  n'y  aura  pas  d'autres 
pleurants  que  les  leurs. 

Ils  étaient  peut-être  encore  dans  1  atelier,  et  déjà  on  les  imitait  au  tombeau 
de  Guillaume  de  Vienne,  archevêque  de  Rouen,  mort  en  i/io6,  et  enseveli  dans 
la  vieille  abbaye  bourguignonne  de  Saint-Seine''. 

^  Les  dessins  do  Gilquin  (B.  N.  nouv.  acq.  iranç.  6916)  nous  donnent  l'clat  ancien.  Les  slalucttes  §ont 
aujourd'hui  placées  sans  ordre.  Plusieurs  manquaient  :  elles  ont  été  refaites. 

'^  Gaignières,  Pe  11  c,  f°  27.  On  pourrait,  si  l'on  voulait,  reconnaître  déjà  le  costume  de  deuil,  mais  court  et 
sans  l'ampleur  qu''il  prendra  plus  tard,  au  tombeau  du  fils  aîn-é  de  saint  Louis  qui  était  autrefois  à  Roj/aumont  et 
qui  est  maintenant  à  Saint-Denis.  Le  bas-relief  en  question  est  une  copie  moderne.  L'original  décore  le  prétendu 
tombeau  d'Abélard  au  Père-Lachaise. 

■^  Corde,  Les  pierres  tombales  du  département  de  l'Eure,  Evreux,  1868,  in-fol. 

*  Notamment  sur  une  pierre  tomliale  de  Ploërmcl  qui  porte  la  date  de  i3-1o  (le  manteau  à  capuchon  est  moins 
long  qu'à  Dijon)  et  sur  une  plate-tombe  de  MenneVal  qui  est  aussi  de  i3/io  (Le  Métayer  Masselin,  loc.  cit.  p.  33). 
On  les  voit  aussi  sur  une  plate-tombe  du  Musée  de  Rouen  de  la  fin  du  xiv'=  siècle  [Rev.  des  Soc.  savantes,  i88i, 
p.  3o6-3o7). 

'-  \'oir  Mém  de  la  Commis,  des  anliquit.  de  la  Cùte-d'Or,  t.  Il,  p.  258-209,  et  t.  \I,  p.  49  sqq,  Cbabeuf,  Mono- 
graphie de  Sainl-Seine-l' Abbaye . 


LE    TOMBEAU  453 

Mais  c  est  à  radmiration  réfléchie  de  Philippe-le-Bon  que  le  molil"  des 
pleurants  dut  sa  vogue  rapide.  Il  voulut  des  pleurants  au  tombeau  de  sa  pre- 
mière femme,  ensevelie  à  Saint-Bavon  de  Gand';  il  en  voulut  au  tombeau  de 
sa  sœur,  la  duchesse  de  Bedford,  ensevelie  aux  Célestins  de  Paris  ^:  il  en  voulut 
enfin  au  tombeau  de  son  père,  Jean-sans-Peur,  qu'il  fit  préparer  pour  la  Char- 
treuse de  Dijon  ^  :  car  ce  fameux  tombeau  de  Jean-sans-Peur  n'est  qu'une  copie 
de  celui  de  Plulippe-le-Hardi. 

La  sœur  de  Philippe-le-Bon  partageait  son  enthousiasme  pour  l'œuvre  de 
Claus  Sluter  :  elle  voulut  que  le  tombeau  où  elle  repose  à  Souvigny  (Allier), 
au  côté  de  son  mari,  Charles  de  Bourbon,  fut  orné  de  pleurants  faits  à  l'imita- 
tion de  ceux  de  Dijon*. 

Cette  admiration  que  la  maison  de  Bourgogne  avait  vouée  au  tombeau  de 
Philippe-le-Hardi  fut  contagieuse  :  elle  gagna  Charles  Yll.  Quand  il  fit  faire  à 
Bourges  le  tombeau  du  duc  de  Berry,  il  proposa  évidemment  comme  modèle 
à  l'artiste  le  monument  de  Dijon";  en  effet,  le  tombeau  du  duc  de  Berry,  avant 
les  mutilations  qui  lui  ont  enlevé  tout  son  caractère,  était  entouré  d  arcades  où 
passait  la  procession  traditionnelle  des  pleurants. 

Dès  lors,  il  n'y  eut  pas  de  beau  tombeau  sans  pleurants.  On  en  voit 
encore  aujourd'hui  au  tombeau  d'un  abbé  de  Baume-les-Messieurs  (Jura),  au 
tombeau  du  bâtard  de  Saint-Pol  à  Ailly-sur-Noye  (Somme),  au  tombeau  de 
Nicolas  d'Estouteville  à  Valmont\  au  tombeau  du  sire  de  Chaource  à  Malicorne 
(Sarthe)',  au  tombeau  presque  complètement  détruit  de  Charles  III,  comte  de 
Provence,  à  la  cathédrale  d'Aix*. 

Mais  une  foule  de  monuments  de  ce  genre  ont  dû  disparaître'  comme  ce 
tombeau  du  prince  de  Talmont   à   l'abbaye  de  Thouars  que   nous  donne  Gai- 

'  Le  tombeau  fut  fait  par  Gilles  le  Backere  probablement  entre  i436  et  ikk'i- 

-  Le  tombeau  fut  commandé  vers  i44o  au  sculpteur  Guillaume  Veluton. 

'  Œuvre  de  Jean  de  la  Huerta  et  de  le  Moiturier.   Le  tombeau  fut  commencé  en  i443  et  terminé  en  id'o. 

*  Commencé  en  i448  par  Jacques  Morel  :  les  pleurants  ont  disparu,  mais  nous  avons  le  contrat  où  ils  sont 
prévus.  Il  a  été  public  par  M.  Guigue  dans  le  tome  IV  des  Archives  de  l'art  français,   i85g. 

^  Commencé  par  Jean  de  Cambrai  en  i43(5,  terminé  en  i457  par  Etienne  Bobillet  et  Paul  Mosselmansd'\pres. 
Quelques  pleurants  sont  au  Musée  de  Bourges. 

^  L'état  ancien  est  dans  Gaignières,  Pe  8,  f°  47. 

"  P.  Vitry,  Michel  Colombe,  p.  101  (fin  du  xv*^  siècle). 

^  Après  i484- 

'  La  statuette  de  pleurant  reproduite  par  Fleury,  Aiitiq.  de  l'Aisne,  t.  IV,  p.  245,  semble  prouver  qu'il  y  eut 
dans  la  région  de  Laon  un  tombeau  de  ce  genre. 


454 


LART    RELIGIEUX 


gnières  ' ,  ou  ce  tombeau  préparé  pour  Louis  de  Laval  que  nous  donne  son  livre 
d'Heures  (lig.  21 5). 

Tous  ces  sculpteurs  se  contentaient  d'imiter  une  œuvre  consacrée,  mais  l'un 
d'eux  apporta  dans  l'imitation  ce  génie  créateur  qui  renouvelle  un  sujet.  On 
ignore  le  nom  de  l'étonnant  artiste    qui  imagina,    vers    i/i8o",  le   tombeau   de 

Philippe  Pot,  autrefois  à  Citeaux, 
maintenant  au  Louvre  (fig.  216).  Les 
pleurants,  élevés  à  la  stature  humaine, 
sont  devenus  des  porteurs  funèbres; 
ils  ont  sur  l'épaule  la  dalle  de  pierre 
où  repose  le  sénéchal  de  Bourgogne, 
revêtu  de  son  armure.  Ce  sont  huit 
parents,  tous  de  noble  maison,  car 
chacun  d'eux  porte  un  écu  qui  in- 
dique une  alliance.  Ils  marchent  d'un 
pas  lourd,  accablés  par  ce  mort,  qui 
pèse  sur  leur  épaule,  mais  qui  semble 
peser  encore  plus  sur  leur  cœur.  Rien 
de  plus  réel,  rien  de  plus  solide  que 
ces  huit  chevaliers,  massifs  comme  des 
piliers  romans,  et,  en  même  temps,  rien 
de  plus  mystérieux.  Ces  grandes  figures 
voilées  de  noir  épouvantent  comme  des 
apparitions  nocturnes.  Assurément  elles 
ne  sont  pas  de  ce  monde  :  envoyées 
par  la  Mort,  elles  se  montrent  un  ins- 
tant, mais  elle  vont  s  évanouir  bientôt, 
rentrer  dans  le  pays  des  ombres. 
L'admirable  tombeau  de  Philippe  Pot,  œuvre  d'un  artiste  visionnaire,  ne 
pouvait  faire  école  :  une  gauche  imitation  dans  1  église  Saint-Martin  de  Lux 
prouvait  qu'on  ne  refait  pas  l'œuvre  d'un  homme  de  génie^ 


Fig.  2i5.  —  Tombeau  avec  plcuranls. 
Heures  de  Louis  de  Laval  ù  la  Bihliolli.   Nation. 


*  Gaignières,  Pe  7,  f"  25. 

-  Le  lombeavi  n'a  pu  être  l'ait  qu'entre  1^77  et  i483.  Voir  Courajod,  Leçons,  t.  II,  p.  887. 

•^  Gaignières,  Pe  4,  1°  35. 


LE    TOMBEAU 


/i55 


Au  xvf  siècle  nos  artistes,  les  yeux  toujours  tournés  vers  Dijon,  continuent 
k  imiter  les  pleurants  de  Sluter.  Jusqu'au  temps  de  François  I",  il  n'y  a  guère 
de  monument  funèbre  un  peu  grandement  conçu  où  manquent  les  pleurants  tra- 
ditionnels :  ils  sont  à  Nantes,  au  tombeau  du  duc  de  Bretagne,  à  Brou,  au  tom- 
beau de  Marguerite  de  Bourbon,  à  Rouen,  au  tombeau  des  cardinaux  d'Amboise. 

De   leur   côté,     les    artistes    qui   gravaient    les   plates-tombes    demeurèrent 


Fig.  2iG.  —  Tombeau  de  Philippe  Pol. 


Musée  du  Louvre. 


fidèles   au  vieux  motif  des  pleurants  jusque  vers  i53o'.  Telle    fut   l'incroyable 
force  créatrice  de  l'œuvre  de  Claus  Sluter. 

Il  est  vrai  qu'au  xvf  siècle,  les  figures  de  pleurants  n'offraient  plus  sans 
doute  à  l'esprit  une  signification  bien  précise.  C'était,  comme  on  disait,  des 
personnages  «  faisant  manière  de  deuil  ».  On  symbolisait  ainsi  les  regrets  que 
le  mort  inspirait  ;  on  ne  se  souvenait  probablement  plus  qu  au  tombeau  de 
Plîilippe-le-Hardi  les  pleurants  étaient  le   fils,    les  parents,   les  meilleurs   servi- 


'  Plate-tombe  d'un  chantre  de  Notre-Dame  de  Paris,  mort  en  1629,  Gaignières,  Pe  9,  f"  37.  Au  xv<^  siècle,  sur 
les  plates-tombes  de  la  Bourgogne,  les  pleurants  sont  parfois  presque  aussi  grands  que  le   mort. 


156  L'ART    RELIGIEUX 

leurs  du  duc.   La  belle  idée  qui  consistait  à  grouper  autour  d'un   homme  tous 
ceux  qui  firent  sa  force  n'était  plus  comprise. 

Les  tombeaux  des  rois  de  France  sont  tellement  mutilés  qu'on  ne  peut 
savoir  s'ils  eurent  la  même  pensée  que  les  ducs  de  Bourgogne.  Il  se  pourrait 
qu'ils  eussent  voulu,  eux  aussi,  être  entourés  de  leurs  fidèles  revêtus  du  man- 
teau de  deuil.  Nos  rois,  d  ailleurs,  firent  mieux  :  ils  ordonnèrent  que  leurs  plus 
vaillants  serviteurs  fussent  ensevelis,  à  Saint-Denis,  tout  près  de  la  place  qu'ils 
s'étaient  marquée.  Honneur  vraiment  inouï!  Dans  cette  basilique  royale,  où  les 
enfants  de  France  eux-mêmes  furent  rarement  admis,  il  y  eut  de  simples  che- 
valiers. Saint  Louis  avait  près  de  lui  Pierre  le  Chambellan,  «  le  plus  loyal 
homme  et  le  plus  droiclurier  que  je  visse  onques  »,  dit  Joinville.  Il  l'avait  cou- 
ché à  ses  pieds,  à  Saint-Denis,  comme  il  l'eut  souvent,  sous  la  tente,  en  Egypte 
et  en  Syrie.  Charles  VII  y  fit  ensevelir  Guillaume  duChastel  tué  à  l'ennemi,  et 
Louis  XI  Louis  de  Pontoise  qui  fut  frappé  à  ses  côtés  au  siège  du  Crotoy. 
Mais  nul  ne  montra  un  cœur  plus  large  que  Charles  V  ;  il  voulut  être  entouré 
de  tous  ceux  qui  travaillèrent  avec  lui  pour  la  France  :  le  grand  Duguesclin, 
Louis  de  Sancerre  le  vainqueur  de  Roosbeck,  l'aimable  et  habile  conseiller  Bu- 
reau de  la  Rivière,  enfin  le  modèle  des  chevaliers  le  seigneur  de  Barbazan.  On 
n'a  qu'un  regret,  c'est  qu'il  n'ait  point  admis  dans  la  compagnie  de  ces  bons 
serviteurs  un  de  nos  grands  artistes.  Les  moines  comprirent  mieux  que  nos 
rois  la  dignité  de  l'art.  Les  Bénédictins  de  Saint-Germain  des  Prés  enseve- 
lirent, à  côté  de  leurs  abbés,  l'architecte  Pierre  de  Montereau,  dans  cette 
belle  chapelle  de  la  Vierge  qu'il  avait  bâtie.  Les  moines  de  Saint-Ouen  de  Rouen 
A^oulurent  que  les  deux  maîtres  de  l'œuvre  de  la  basilique,  Alexandre  et  Colin 
de  Berneval,  eussent  leur  tombeau  sous  ses  voûtes.  On  les  voit  sur  leur  plate- 
tombe  portant  les  roses  des  transepts.  C'est  ce  chef-d'œuvre  à  la  main  qu'ils  se 
présentent  sans  crainte  au  jugement  de  Dieu, 


VII 


Tel  fut  le  tombeau  au  nrioyen  âge.  Tout  y  est  noble;  l'effigie  du  mort  est  une 
image  idéale;  quant  aux  figures  qui  laccompagnent,  elles  expriment  la  foi  ou 
lamour.  Belle  conception,  où  se  reconnaît  le  génie  de  ce  grand  xiu"  siècle  qui 
a  ennobli  la  vie  et  embelli  la  mort. 


LE    TOMBEAU 


/|57 


Longtemps  ces  traditions  se  maintinrent;  quelques-unes  se  perpétuèrent, 
on  vient  de  le  voir,  au  delà  de  i5oo. 

Mais,  dès  les  dernières  années  du  xtii''  siècle,  on  voit  poindre  des  conceptions 
nouvelles  qui  vont,  avec  le  temps,  changer  l'aspect  du  tombeau. 

Quand  on  a  passe  en  revue  les  monuments  du  xuf  siècle,  quand  l'œil  s'est 
habitué  à  ces  beaux  visages  impersonnels,  on  a  un  instant  de  surprise,  lorsqu'on 
découvre,  à  Saint-Denis,  le  tombeau  de 
Philippe-le-Hardi  (fig.  217)  :  gros  nez, 
bouche  largement  fendue,  menton  carré, 
voilà  les  principaux  traits  de  cette  physio- 
nomie expressive,  mais  sans  noblesse.  Il 
est  clair  que  l'artiste  a  voulu  faire  un 
portrait,  et  c'est  le  plus  ancien  qu'il  y  ait 
en  France.  Ainsi,  dès  1298',  les  hautes 
pensées  qui  détournèrent  longtemps  les 
sculpteurs  de  la  recherche  de  la  ressem- 
blance ont  perdu  de  leur  force.  On  s'ex- 
plique aisément  que  les  anciennes  tradi- 
tions aient  fléchi  :  il  était  tout  naturel 
qu'on  s  elTorçàt  de  transmettre  à  la  pos- 
térité l'image  authentique  d'un  roi  de 
France.  Néanmoins,  l'artiste  n'aurait 
peut-être  pas  eu  l'audace  de  chercher  la 
ressemblance,  s'il  n'eût  été  mis  sur  la 
voie  par   une    invention    toute  récente. 

Dans  les  dernières  années  du  xni^  siècle,  on  eut  l'idée  de  mouler  le  visage  des 
morts.  La  première  personne  royale  qui  fut  soumise  à  cette  opération  (du  moins  n'en 
connaissons-nous  pas  d'autre  avant  elle)  fut  précisément  la  femme  de  Philippe  IH, 
Isabelle  d'Aragon.  La  jeune  princesse,  qui  accompagnait  les  restes  de  saint  Louis, 
mourut  en  1271  dune  chute  de  cheval  au  fond  de  la  Calabre  ;  elle  fut  ensevelie 
dans  la  lointaine  cathédrale  de  Cosenza.  Son  tombeau,  longtemps  dissimulé 
sous  un  revêtement  de  plâtre,  a  été  retrouvé  récemment.  La  statue  qui  le  sur- 
monte est  extraordinaire  :  le  visage  est  celui  d'une  morte,  les  yeux  sont  fermés,  la 

'  Le  tombeau  de    PhilippelLl,    commencé   en    1298,   a   élé  terminé  en    1307.   Docum.   publiés  par  B.  Prost 
dans  la  Gazelle  des  Beaux-Arts,   1887,  p.  286. 

MALE.     T.     II.  58 


.  317.   —  Tète    de  la  statue   tombale  de 
Philippe  IlI-le-Hardi  (Saint-Denis). 


458  L'ART    RELIGIEUX 

bouche  est  convulsée  par  la  douleur,  la  joue  gauche  tuméfiée.  Gela  n'a  plus 
rien  de  commun  avec  l'art;  le  sculpteur  a  copié  avec  une  effrayante  exacti- 
tude un  moulage  pris  sur  le  visage  de  la  reine  immédiatement  après  sa 
mort  '. 

Ainsi,  dès  1271,  on  connaissait  un  procédé  qu'on  croit  généralement  beau- 
coup moins  ancien.  Il  est  probable,  pour  ne  pas  dire  certain,  qu'on  lit  pour 
Philippe  III,  au  moment  de  sa  mort,  ce  qu'on  avait  fait  pour  sa  femme  :  car 
comment  le  sculpteur,  s'il  n'avait  eu  le  masque  funèbre  sous  les  yeux,  eût-il  jdu 
faire  une  image  aussi  caractérisée  d'un  roi  mort  treize  ans  auparavant"?  L  ar- 
tiste d'ailleurs  se  montra  plein  de  tact  ;  il  se  servit  de  son  modèle,  mais  il 
n'eut  garde  de  le  copier.  Fidèle  à  la  tradition,  il  représenta  le  roi  vivant,  les 
yeux  ouverts';  il  n'y  a  plus  rien  dans  ce  visage  qui  rappelle  la  mort. 

On  ne  s'étonnera  plus  inaintcnant  de  trouver  tant  de  vérité  dans  l'effigie 
funéraire  de  nos  rois  du  xiv*"  siècle.  Philippe  \I  avec  son  grand  nez,  Jean-le 
Bon  avec  l'épaisse  vulgarité  de  sa  bouche  lippue,  de  son  visage  bouffi,  restent 
dans  le  souvenir  de  tous  les  visiteurs  attentifs  de  Saint-Denis.  Ces  statues  si 
vraies  sont  pourtant  postérieures  à  la  mort  des  rois  qu'elles  représentent  ;  elles 
ne  datent  que  du  règne  de  Charles  V,  qui  les  fit  commencer  en  même 
temps  que  la  sienne*.  Elles  supposent  des  moulages  de  cire  interprétés  par 
des  sculpteurs  de  talent.  Les  documents,  il  est  vrai,  sont  muets '.  11  est  pro- 
bable, cependant,  que  l'usage  de  porter  aux  funérailles  des  rois  de  France 
une  image  habillée,  étendue  sur  un  lit  de  parade  et  faite  à  la  ressemblance 
du  défunt,  remonte  à  cette  époque.  Aux  obsèques  de  Charles  VI,  dont  nous 
connaissons  tous  les  détails,  le  visage,  les  mains  et  les  pieds  du  roi  avaient 
été  moulés.  On  s'était  servi  de  ces  moulages  pour  faire  «  la  forme  ». 
C'était  une  espèce  de  double  du  roi,  vêtu  dune  dalmatique  de  drap  d  orà  fleurs 
de  lis,  auquel  on  continuait  à  rendre  les  honneurs  ordinaires,  et  qu'enfin  l'on 
portait  à  Saint-Denis  en  même  temps  que  le  cercueil.  Les  textes  ne  donnent  pas 
ces    singulières   pratiques    comme  une  nouveauté,   et  il    semble  que  le   peintre 

1  Voir  E.  Bertaux,  Le  tombeau  d'une  reine  de  France,  dans  la  Gazette  des  Beaux-Arts,  1898. 

^  Philippe-le-Hardi  est  mort  en  i385,  son  tombeau  n'a  été  commencé  qu'en  1298. 

'  Les' yeux,  que  le  moulage  donnait  fermés,  sont  la  partie  la  moins  vraie  du  visage.  Ils  ont  été  faits  suivant  la 
tradition  adoptée  au  xni"'  siècle. 

*  Courajod  et  Marcou,  Calalocjiie  du  Musée  de  sculpture  comparée,  p.  38. 

'•'  Courajod  affirme  (Rev.  des  Arts  décoratifs,  1887-88,  p.  104)  que  le  visage  de  Philippe  YI  fut  moulé  après  sa 
mort,  mais  je  n'ai  pu  réussir  à  trouver  dans  les  documents  de  cette  époque  la  preuve  de  cette  assertion. 


LE    TOMBEAU  /t5o 

ordinaire  du  roi  fût  depuis  longtemps  en  possession  de  lui  rendre  ce  suprême 
devoir  '. 

En  i/|o3,  près  de  vingt  ans  avant  la  mort  de  Charles  VI,  le  duc  d'Orléans 
ordonne  «  que  la  ressemblance  de  son  visage  et  de  ses  mains  soit  sur  sa  tombe 
en  guise  de  mort"  »,  —  phrase  qui  indique  assez  clairement  que  1  usage  de  mouler 
le  visage  et  les  mains  des  morts  de  distinction  était  alors  bien  établi.  On  peut 
remonter  plus  haut'encore.  Vers  i352,  les  moines  de  la  Chaise-Dieu  conservaient 
une  figure  de  cire  de  Clément  VI  que  leur  avait  envoyée  le  peintre  du  pape, 
Mathieu  de  Viterbe  \  Que  pouvait  être  cette  effigie  modelée  par  un  peintre, 
sinon  un  masque  funèbre  ? 

Il  n'y  a  donc  aucune  témérité  à  affirmer  qu'au  xiv"  siècle  le  visage  des  rois 
de  France  a  été  moulé.  Ces  masques  étaient  certainement  conservés,  car,  par 
un  antique  privilège,  tout  ce  qui  avait  servi  aux  funérailles  du  roi  appartenait  k 
l'abbé  de  Saint-Denis*;  c'est  là  que  nos  artistes  purent  les  étudier'. 

L'emploi  du  moulage  sur  nature  a  été  une  des  causes  de  cette  étonnante 
rénovation  de  l'art  qui  caractérise  le  xiv°  siècle.  Une  pareille  invention  (qui 
n'était  d'ailleurs  qu'un  ressouvenir '^)  fut  riche  de  conséquences.  L'artiste  apprit 
k  voir.  Jusque-lk  il  contemplait  une  image  idéale  qu'il  portait  en  lui-même  ; 
désormais  il  saura  remarquer  les  mille  particularités  qui  font  qu'un  homme 
diffère  d  un  autre  '.  Il  est  donc  bien  vain  d'expliquer,  comme  faisait  Courajod.  le 
réalisme  des  statues  tombales  de  Saint-Denis  par  le  tempérament  des  artistes 
flamands  qui  en  furent  les  auteurs  :  au  xiv"  siècle,  les  Flamands  n'étaient  ni  plus 
ni  moins  réalistes  que  les  Français,  puisqu'ils  n'avaient  pas  d'autre  art  que  le  leur  ^ 

'  Documents  publiés  par  B.  Prost,  Gazette  des  Beaux-Arts,  1887,  p.  827.  Jusqu'à  Henri  II,  c'est  toujours  le 
peintre  du  roi  qui  prend,  après  sa  mort,  l'empreinte  de  son  visage.  On  confiait  cette  fonction  au  peintre  durci 
sans  doute  parce  qu'il  peignait  le  masque  de  cire  pour  lui  donner  l'apparence  de  la  vie.  JcanFouquet  avait  travaillé 
au  masque  funèbre  de  Charles  VII.  V.  Gaz.  des  Beaux-Arls,    1867,   t.  XXIII,  p.  101. 

^  Document  transcrit  par  Emeric  David,  Hist.  de  la  sciilpt.  française,  p.   117. 

■^  Document  publié  par  Maurice  Faucon,  Bull,  archéolocj.,  i884,  p-  43. 

*  Voir  Dom  Doublet,  tUst.  de  l'abbaye  de  Saint-Denis,  1625,  p.  380.  —  Courajod  a  retrouvé  à  Saint-Denis  le 
masque  de  Henri  II. 

^  Ces  masques  servaient  peut-être  une  seconde  foiis  lors  du  service  anniversaire,  Voir  Ballet,  monuin.,  iScjS, 
p.  36. 

^  Les  anciens  avaient  connu  le  moulage  sur  nature. 

■'  Il  ne  sera  peut-être  pas  inutile  de  citer  ici  ce  passage  de  Pline  l'Ancien,  qui  paraît  contenir  une  importante 
vérité  :  «  Le  premier  qui  ait  fait  un  portrait  en  moulant  avec  du  plâtre  sur  le  visage  même,  et  en  remaniant  la 
cire  qu'il  avait  coulée  dans  le  creux,  fut  Ljsistrale  de  Sicyone,  frère  de  Lysippe.  Il  s'attacha  à  faire  des  tètes  très 
ressemblantes,  avant  lai,  on  s'étudiait  à  les  faire  très  belles.  »  Hist.  Nat.  Liv.  XXXY,  cli.  44- 

*  C'est  ce  qu'a  très  bien  établi  M.  R.  Kœclilin,  Gaz.  des  Beaux-Arts,   1908. 


46o  L'ART   RELIGIEUX 

Français  ou  Flamands,  les  sculpteurs  surent  tirer  parti  d'une  découverte  qui 
leur  ouvrit  les  yeux  :  ils  regardèrent  la  réalité  dont  ils  n'avaient  contemplé  jus- 
que-là que  ridée. 

Au  xv"  siècle,  l'habitude  de  mouler  le  visage  des  morts  devint  générale.  Plu- 
sieurs bustes  fameux  de  la  Renaissance  italienne  paraissent  être  de  simples  mas- 
ques funèbres  retouchés  par  des  artistes  habiles.  En  France,  l'usage  du  moulage 
se  révèle  assez  fréquemment  :  je  ne  citerai  que  les  effrayantes  statues  du  Musée 
de  Toulouse',  qui  portent  sur  leurs  joues  creuses  et  sur  leurs  bouches  entr'ou- 
vertes  le  sceau  de  la  mort.  Un  homme  célèbre  venait-il  à  mourir,  sur-le-champ 
on  moulait  son  visage  :  on  sait  que  Bourdichon  fut  chargé  de  prendre  le  masque 
funèbre  de  saint  François  de  Paule. 

Ainsi  s'explique  le  réalisme  grandissant  des  statues  tombales.  Il  faut  ajouter 
qu'au  xiv  siècle,  et  plus  souvent  encore  au  xv%  les  grands  personnages  prirent 
l'habitude  de  préparer  leur  mausolée;  on  sculptait  sous  leurs  yeux  leur  effigie. 
Comment  donc  s'étonner  de  rencontrer  des  portraits  sur  les  tombeaux  ? 

Pendant  que  les  sculpteurs  s'appliquaient  à  faire  des  statues  ressemblantes, 
les  graveurs  de  pierres  tombales  demeuraient  fidèles  à  l'ancienne  tradition.  Jusque 
vers  i54o  ils  dessinèrent,  comme  leurs  ancêtres  du  xm"  siècle,  des  images  idéales. 
Il  est  rare  de  rencontrer  une  plate-tombe  qui  puisse  être  considérée  comme  un 
portrait. 

La  raison  en  est  simple.  Ces  plates-tombes,  expédiées  d'ordinaire  à  de  loin- 
tains acheteurs,  représentaient  des  personnages  que  les  artistes  n'avaient  jamais 
vus.  Presque  tous  les  ateliers  de  «  tombiers  »,  comme  on  disait,  étaient,  en 
effet,  à  Paris.  C'est  à  Paris  qu'ont  été  faites  (au  moins  à  partir  du  xiv  siècle)  la 
plupart  des  pierres  tombales  que  nous  admirons  en  Normandie,  en  Champagne, 
en  Bourgogne.  Dès  le  xiv"*  siècle,  Paris  était  déjà  ce  qu'il  est  aujourd'hui,  la 
ville  qui  crée.   Ses  artistes  envoyaient  leurs  œuvres  au  loin. 

Il  y  a,  à  Celsoy,  dans  la  Haute-Marne,  une  belle  plate-tombe,  qui 
représente  le  médecin  Guibert  de  Celsoy,  mort  en  iSg/i  (fig.  2io)\  Elle 
ressemble  trait  pour  trait  aux  tombes  de  professeurs  qui  se  faisaient  alors  à 
Paris.  Un  examen  plus  attentif  a  prouvé  quelle  venait  d  une  carrière  de  la 
région    parisienne  \  Il    est  donc  démontré  que,  dès   la   fin    du   xiv"   siècle,  les 

'  Autrefois  à  Saint-Sernin  ;  on  les  appelle  ((  les  donateurs  ». 

-  La  figure  a  disparu. 

^  Mém.  de  la  Soc.  histor.   cl  arch.  de  Langres,  t.  1,  p.  243. 


LE    TOMBEAU  46i 

plates-tombes  de  Paris  s'expédiaient  jusqu'aux  limites  de  la  Bourgogne. 
Le  Recueil  de  Gaignières  et  nos  Corpus  de  pierres  tombales  mettent  cette 
vérité  hors  de  doute.  Dès  le  xiv°  siècle,  il  y  avait  dans  les  églises  de  la  Cham- 
pagne, de  la  Normandie,  de  l'Anjou,  une  foule  de  plates-tombes  et  de  dalles  de 
cuivre  gravées,  absolument  pareilles  à  celles  qui  se  voyaient  à  Paris*  :  c  est 
qu'elles  en  venaient.  Ce  sont  les  tombiers  parisiens  qui  avaient  inventé,  dès  le 
xiv°  siècle',  ces  pierres  tombales  encadrées  de  deux  rangées  de  figures  d'acolytes 
et  d'apôtres,  surmontées  de  l'image  d'Abraham,  et  cantonnées  des  symboles 
évangéliques.  C'est  sous  cet  aspect,  en  effet,  que  se  présentent  presque  toutes 
les  pierres  tombales  des  églises  de  Paris. 

Aux  preuves  graphiques  s'ajoutent  les  preuves  écrites.  Si  le  xiV  siècle  ne 
nous  fournit  pas  de  documents,  si  le  xv«  siècle  nous  en  fournit  peu^  le 
xvi"  siècle,  en  revanche,  nous  en  offre  à  profusion.  On  a  publié  ime  foule  de 
contrats  passés  par-devant  notaire  entre  des  particuliers  et  des  tombiers  pari- 
siens, de  i5i5  à  i53o  environ*.  Rien  de  plus  intéressant.  Nous  apprenons 
d  abord  à  connaître  ces  excellents  artistes  qui  n  étaient  que  de  pauvres  ouvriers, 
travaillant  avec  un  ou  deux  compagnons  de  six  heures  du  matin  à  sept  heures 
du  soir.  Nous  savons  leurs  noms  :  c'est  Pierre  Prisié  et  sa  veuve  Comtesse,  Bas- 
tien  Bernard,  Pierre  Dubois,  et  le  plus  fameux  de  tous,  Jean  Lemoine,  qui 
signait  parfois  ses  pierres  tombales,  et  dont  on  peut  retrouver  les  œuvres^. 

Mais  ces  documents  ont  pour  nous  un  autre  genre  d'intérêt.  Ils  nous  prouvent 
que,  de  toutes  les  provinces  voisines,  on  demandait  des  dalles  gravées  aux 
ateliers  de  Paris  :  on  en  faisait  venir  de  Soissons,  de  Beauvais,  de  Meaux,  de 
Melun,  des  Andelys,  d  Evreux,  de  Châteaudun,  de  Verneuil,  de  Vernon,  de 
Laon,  de  Noyon,  de  Péronne,  d  Auxerre,  de  ïroyes  ^  Les  textes,   d'ailleurs,    ne 

^  Il  est  visible  que  toutes  les  plates-tombes  de  cuivre  gravées  des  évêques  de  Beauvais  proviennent  de  Paris;  leur 
iconographie  est  toute  parisienne;  on  les  trouve  dans  Gaignières,  Pe,  ii  a,  f  ii6  et  suiv. 

-  En  i3o8,  on  voit  déjà  se  dessiner  la  pierre  tombale  de  type  parisien,  (laignières,  Pe,  i  i,  ("  «g.  En  1870,  ce 
type  est  arrêté,  même  volume,  f  i3. 

3  Bull,  moniim.,  1890,  p.  /iiO. 

*  Publiés  parE.  Goyecque,  dans  le  Ballet,  de  la  Soc.  de  l'hist.  de  Paris,   1898. 

''  Je  puis  citer  une  pierre  tombale  de  1626  à  la  cathédrale  de  Troyes  (un  chanoine  avec  sa  mère)  qui  est  signée 
Jean  Lemoine,  tombier  à  Paris.  Il  y  en  a  une  autre  à  VimpcUes  (Seine-et-Marne)  qui  représente  un  pêcheur  et  sa 
femme.  Elle  est  signée  :  Jean  Lemoyne,  ciseleur  (Dans  Aufauvre  et  Fichot,  Monum.  de  la  Seine-et-Marne, 
p.  iGo). 

^  Il  s'en  faut  que  les  contrats  publiés  nous  fassent  connaître  tous  les  tombiers  de  Paris.  Il  y  a  à  Buno-Bonnc- 
vaux  (Seine-et-Oise)  une  pierre  tombale  signée  :  Legault,  tombier  à  Paris,  i53o.  C'est  un  nom  que  ne  donnent  pas 
les  documents  écrits. 


402  L'ART    RELIGIEUX 

disent  pas    tout,   et  les  plates-tombes   parisiennes    allaient  souvent    plus    loin. 

Ainsi,  des  régions  qui,  au  xni°  siècle,  avaient  leurs  artistes  et  leurs  tradi- 
tions ',  sont  maintenant  tributaires  de  Paris.  Il  en  fut  ainsi,  j'en  suis  convaincu, 
dès  la  fin  du  xiv'^  siècle.  H  y  a  d'ailleurs  un  fait  très  significatif:  à  mesure  qu'on 
s'éloigne  de  la  région  dont  Paris  est  le  centre,  les  belles  pierres  tombales  devien- 
nent plus  rares.  Le  Berry  en  a  déjà  de  fort  grossières,  œuvres  d  un  art  rustique 
et  qui  n'a  point  de  traditions  ;  celles  du  Bourbonnais  ne  sont  pas  meilleures  ^  ;  en 
descendant  vers  le  Midi,  on  s  étonne  de  la  rareté  des  pierres  tombales,  et  quand 
par  hasard  on  en  rencontre,  on  s'étonne  encore  davantage  de  leur  médiocrité. 
Les  plates-tombes  des  archevêques  de  Toulouse  ^  prouvent  que  l'art  de  graver 
les  dalles  funèbres  ne  fut  pas  familier  aux  provinces  méridionales  *. 

Ainsi,  il  devient  évident  que  les  plus  belles  pierres  tombales  de  la  France  du 
nord  ont  été  faites  à  Paris  '".  On  ne  s'étonnera  donc  plus  de  n'y  voir  que  des 
effigies  sans  caractère  individuel.  Le  contrat  demande  une  figure  de  chevalier, 
de  damoiselle  ou  de  chanoine  ;  il  spécifie  parfois  que  ces  personnages  seront  vêtus 
de  telle  ou  telle  manière,  mais  il  ne  parle  pas  delà  ressemblance.  On  donne  à  l'ar- 
tiste le  dessin  des  armoiries  et  le  texte  de  l'inscription,  mais  on  ne  lui  envoie 
jamais  de  portrait;  souvent  on  lui  enjoint  simplement  de  copier  telle  tombe  qui  est 
dans  une  église  de  Paris  et  qu'on  lui  désigne. 

Il  ne  faut  donc  pas  chercher  sur  les  dalles  funéraires,  de  quelque  époque 
qu'elles  soient,  autre  chose  que  l'image  idéale  du  chevalier,  de  la  noble  dame  ou 
du  prêtre  ^  C'est  ainsi  que  par  nécessité,  plus  encore  que  par  conviction,  les 
tombiers  restèrent  attachés  aux  anciennes  traditions  de  leur  art. 

C'est  donc  surtout  la  statue  tombale  qui  perd,  dès  le  xiv"  siècle,  quelque 
chose  de  son  beau  caractère  de  spiritualité.  En  même  temps,  on  voit  s'effacer  peu 

Ml  y  a  eu,  au  xiii'=  siècle  et  au  commencement  du  •aix"  siècle,  une  tradition  bourguignonne  très  caractérisée.  Les 
chevaliers  étaient  représentés  sur  leur  dalle  funèbre  une  lance  à  la  main.  V.  Gaignières,  notamment  Pc  1 1  c,  f"  20, 
Pc  4  1°  2  et  surtout  Pe  4,  f"  20  et  suiv. 

^  Une  des  moins  mauvaises,  celle  de  Vicure  (il^so),  est  étrangère  à  toutes  les  traditions  du  Nord. 

'  Au  Musée  de  Toulouse. 

■''■  Dans  le  Midi,  on  se  contentait  d'ordinaire  d'une  inscription  funéraire  encastrée  dans  le  mur. 

^  Il  y  eut  un  autre  grand  centre  de  production  :  Tournai.  Les  pierres  tombales  de  Tournai  se  reconnaissent  au 
grain  de  la  pierre  et  à  un  trait  iconographique  curieux  ;  une  main  divine  sort  des  nuages  au-dessus  de  la  tète  du 
mort.  On  voit  quelques  plates-tombes  de  Tournai  dans  nos  provinces  de  l'Est:  àVouziers,  aux  Rosiers  (Ardennes), 
à  Origny-en-Tliiérache  (Aisne),  etc. 

''  Les  traits  individuels  sont  extrêmement  rares.  Parfois,  cependant,  on  a  dû  faire  savoir  au  tombier  que  le 
défunt  était  chauve.  Voir  Gullhermy.  Inscriptions,  t.  II,  p.  188.  Plate-tombe  du  grand  prieur  de  Saint- 
Denis,   1517. 


LE    TOMBEAU 


/,03 


à  peu  quelques-uns  des  traits  symboliques  qui  donnèrent  au  tombeau  du  xui"  siècle 
tant  de  noblesse. 

Le  rôle  des  anges  n'est  plus  parfaitement  compris.  On  ne  les  conçoit  plus 
comme  des  esprits  du  ciel,  frères  de  l'âme  immortelle  qu'ils  emportent  dans  le 
sein  d'Abraham.  Au  xv'^  siècle,  on  en  fait  de  jeunes  pages  tout  occupés  à  rendre 
leurs  devoirs  à  leurs  puissants  seigneurs  ;  ils  por- 
tent l'écu  armorie  du  maître  ou  le  casque  à  cimier. 
Au  tombeau  de  Philippe-le-Hardi  il  faut  deux 
anges  pour  soutenir  le  baume  de  Bourgogne  sur- 
monte d'une  fleur  de  lis. 

En  même  temps  le  symbolisme  des  animaux 
que  l'artiste  met  sous  les  pieds  du  mort  devient  de 
moins  en  moins  clair.  Dès  le  xm''  siècle,  on  avait 
vu  apparaître  le  lion  sous  les  pieds  du  chevalier,  le 
chien  sous  ceux  de  la  noble  dame.  Ces  animaux, 
s  ils  n'avaient  pas  la  haute  signification  symbo- 
lique du  dragon,  offraient  au  moins  à  l'esprit  un 
sens  fort  clair  :  le  lion,  c  était  évidemment  le 
courage  viril  ',  le  chien,  la  fidélité  et  toutes  les 
vertus  domestiques  de  la  femme.  Le  chien  que  la 
dame  a  sous  les  pieds  est  un  petit  chien  de  luxe  ; 
souvent  il  ronge  un  os  ou  le  dispute  à  un  autre 
chien.  Il  s'agit  donc  du  chien  familier,  qui  ne 
quitte  guère  la  grande  salle,  et  vit  entre  le  foyer 
et  la  table  :  excellente  image  de  la  destinée  de  la 
femme  au  moyen  âge  ^. 

Le  chien,  il  faut  le  dire,  se  voit  souvent  aussi 
sous  les  pieds  du  gentilhomme,  mais  il  est  d'une 

autre  race  :  c'est  le  chien  de  chasse,  le  lévrier  (fig.  3i8).  Il  symbolise  donc 
un  autre  aspect  de  la  vie  du  baron  féodal.  Chasser  et  faire  la  guerre,  c'est 
toute  son  existence.  Ajoutons  que  chasser  est  un  de  ses  privilèges,  et  un  de 
ceux  auxquels  il  tient  le  plus  :  on  s'explique  donc  que  le  chien  soit  aussi  fréquent 
que  le  bon  sous  les  pieds  des  statues  viriles. 


Fig.  218.    —  Tombe   d'un   l'cuyer 
(i380).  Sainte-Chapelle  de  Paris. 


'  Le  lion  est  au  xin'  siècle  sur  le  bouclier  de  la  Force. 

2  Exemple  :  F.  de  Guilliermy,  Inscript.,  t.  ]\ ,  p.  'io  (i3i6\ 


/Ifi/'l 


L'ART    RELIGIEUX 


Longtemps  ces  conventions  furent  respectées;  on  peut  même  dire  que,  jus- 
qu'au xvi°  siècle,  la  majorité  des  artistes  y  resta  fidèle  ;  pourtant,  dès  le  xiv° siècle, 
il  y  en  eut  qui  y  dérogèrent.  Les  pierres  tombales  surtout  nous  offrent  d'étranges 
confusions  :  ici,  une  noble  dame  est  montée  sur  un  lion  ',  là,  un  clerc,  au  lieu 

de  fouler  le  dragon  traditionnel,  a  les  pieds  sur 
deux  petits  chiens  qui  se  disputent  un  os  ^  ou 
même  sur  un  lion  ^ . 

Il  est  évident  que  certains  artistes  n'attachent 
plus  de  sens  précis  à  ces  figures  d'animaiix,  les 
considèrent  comme  de  purs  ornements  \  C'est 
pourquoi  on  ne  tarde  pas  à  prendre  avec  la 
tradition  des  libertés  plus  grandes  encore.  On 
met  sous  les  pieds  du  mort  l'animal  qui  figure 
dans  ses  ariTies  :  un  abbé  de  Montierneuf,  dont 
le  blason  porte  une  hure,  a  sous  les  pieds  un 
sanglier  ^  ;  le  duc  de  Berry  a  l'ours  héraldique 
qui  rappelle  sa  fameuse  devise  :  «  Oursine  un 
temps  venra  »  ;  le  duc  d  Orléans  a  un  porc- 
épic,  en  souvenir  de  l'ordre  qu'il  avait  fondé. 
La  fantaisie  va  plus  loin.  L'artiste  s'amuse 
à  jouer  sur  le  nom  du  défunt  :  un  marchand 
nommé  Chasse-Gonéc  a  sous  les  pieds  un  chien 
qui  poursuit  un  lapin  (conil)  î' ;  à  Loches,  les 
pieds    d'Agnès    Sorel      s'appuient      sur      deux 


Fig.   219.  — Plate-tombe  d'Andry  Lasne 

et  de  sa  femme. 

Abbaye  des  Vaux-de-Cernay. 


^  Gaignières,  Pe  3,  f"  3. 

2  Gaignières,  Pe  i  c,  ï°  12C. 

3  Mém.  de  la  Commiss.  des  aniiq.  de  la  Côte-d'Or,  t.  X,  p.  871. 

^  Tout  ce  qui  s'est  écrit  au  xvii°  siècle,  et  même  de  nos  jours,  sur  le  symbolisme  des  animaux  dans  l'iconograishie 
funéraire  n'est  qu'un  tissu  de  rêveries.  Il  n'est  pas  vrai  que  les-  femmes  mariées  seules  aient  le  droit  d'avoir  un 
chien  sous  les  pieds  et  qu'on  ne  fait  pas  cet  honneur  aux  religieuses  (Bullel.  moniim.,  1886,  p.  43)  ;  deux  dessins  de 
F.  de  Guilhermy  {Inseript.,  t.  IV,  p.  826,  et  t.  V,  p.  3o5)  donnent  la  preuve  du  contraire.  Il  n'est  pas  vrai 
—  comme  le  soutenait  le  Père  Pomey  dans  Libitina  —  que  les  chevaliers  tués  à  l'ennemi  aient  toujours  im 
lion  sous,  les  pieds,  vivant,  quand  ils  ont  été  vainqueurs,  mort,  quand  ils  ont  été  tués.  Florimond  Viliers  de 
Saint-Paul,  C|ui  était  mort  en  défendant  l'abbaye  de  Saint-Lucien,  à  Beauvais,  avait  sous  les  pieds  deux  chiens 
(Gaignières,  Pe  3,  f°  11)  ;  Charles,  comte  d'Alençon,  frère  de  Philippe  \I,  tué  à  Crécy,  a  sous  les  pieds  un  lion 
vivant  :  son  tombeau  est  à  Saint-Denis. 

"  Gaignières,  Pe  i  g,  f"  137. 

''  F.  de  Guilhermy,  Inscriptions.,  t.  IV,  p.  7,   PI.  II. 


L.E    TOMBEAU  !t65 

agneaux:  enfin  —  impertinente  plaisanterie  —  Andry  Lasne,  bourgeois  des 
environs  de  Paris,  a  un  âne  sous  les  pieds  (fîg.   219)'. 

Il  ne  faut  pas  croire  pourtant  que  ces  erreurs  de  goût  soient  fréquentes; 
elles  sont  au  contraire  assez  rares.  Jusqu'au  xvi"  siècle,  il  y  eut  des  artistes  qui 
conservèrent  le  sens  des  symboles  :  en  1622,  on  mettait  sous  les  pieds  d'une 
jeune  fille,  de  Renée  d  Orléans,  une  licorne,  antique  figure  de  la  pureté  vir- 
ginale . 

Malgré  des  défaillances  de  détail,  le  tombeau  français  garde,  jusqu'au 
xvi"  siècle,  quelque  chose  de  son  ancienne  beauté.  La  statue  surtout  reste  belle. 
C'est  un  portrait,  il  est  vrai,  ce  n'est  plus  une  image  transfigurée;  néanmoins, 
comme  jadis,  le  mort  ouvre  les  yeux  et  semble  s'éveiller  à  une  autre  vie. 


VIÏI 

Les  changements  que  nous  venons  d'indiquer  sont,  en  somme,  assez  légers! 
peut-être  ne  sont-ds  sensibles  qu  à  l'œil  de  l'archéologue;  mais  en  voici  de 
plus  graves. 

De  même  que  certains  artistes  ne  savaient  plus  le  sens  des  animaux  symbo- 
liques qu'ils  mettaient  sous  les  pieds  des  morts,  de  même  il  s'en  trouva  bientôt 
qui  ne  comprirent  plus  pourquoi  une  statue  funéraire  devait  avoir  les  yeux 
ouverts.  Plusieurs  sculpteurs  pensèrent  qu'il  fallait  choisir,  et  représenter  ou 
de  vrais  morts,  ou  des  vivants  véritables.  Donc,  tandis  que  la  vieille  tradition 
se  perpétuait,  et  continuait  à  inspirer  de  graves  chefs-d'œuvre,  deux  concep- 
tions nouvelles  apparurent  :  les  uns  redressèrent  le  défunt,  l'agenouillèi^ent  sur 
son  tombeau,  écartèrent  tout  ce  qui  rappelait  la  mort;  les  autres,  au  contraire, 
roidirent  le  gisant,  fermèrent  ses  yeux,  creusèrent  ses  joues,  enfin  sculptèrent 
un  cadavre. 

D'ailleurs,  ces  deux  méthodes  si  opposées  ne  se  présentèrent  pas  en  même 
temps  à  l'esprit  des  artistes,  comme  nous  semblons  le  laisser  croire  :  les  statues 
agenouillées  apparaissent  plus  de  cent  ans  avant  les  statues  de  gisants  transfor- 
mées en  cadavres. 

La  plus  ancienne  statue  agenouillée  sur  un  tombeau  qu'ait  sculptée  un 
artiste  français  semble  être  celle  d'Isabelle  d'Aragon,  femme  de  Philippe  III,  à 

'  F.  de  Guilhermj,  Inscriptions,  t.  III,  p.  /i54.   La  pierre  tombale  porte  la  date  de  i5oo. 

MALE.    —   T.    II.  59 


m  L'ART    RELIGIEUX 

Gosenza  en  Calabre.  Que  ce  monument,  perdu  au  fond  de  l'Italie,  soit  d'un 
des  nôtres,  il  n'y  a  pas  à  en  douter^  :  l'œuvre  est  française,  mais  on  sent 
qu'elle  n"a  pas  été  faite  en  France  ;  la  conception  en  est  d'une  extravagance 
qui  n'eût  pas  semblé  supportable  à  Paris  ou  à  Saint-Denis.  La  jeune  reine  est 
agenouillée  aux  pieds  de  la  Vierge;  elle  joint  les  mains  et  prie,  mais,  chose 
étrange,  ses  yeux  sont  fermés  et  son  visage  porte  tous  les  stigmates  d'une  mort 
violente.  Nous  avons  déjà  dit  que  l'artiste  avait  simplement  copié  le  moulage 
funèbre.  Ainsi,  le  premier  effort  tenté  pour  modifier  l'ordonnance  consacrée 
aboutit  à  une  absurdité  :  Isabelle  d'Aragon  n'est  qu'un  cadavre  à  genoux. 

Dès  1271,  certains  artistes  pensaient  donc  qu'il  était  possible  de  représenter 
un  mort  autrement  que  couché  sur  son  tombeau. 

L'idée  ne  fut  pas  perdue;  mais  elle  ne  devint  féconde  qu'au  xiv"  siècle.  La 
fameuse  comtesse  Mahaut,  qui  fut  ensevelie  à  Maubuisson,  eut  aussi  un  tom- 
beau à  labbaye  de  Thieuloye,  qu'elle  avait  fondée  près  d'Arras.  Ce  tombeau  a 
disparu,  mais  un  dessin  du  xvn''  siècle  nous  pernnet  de  nous  en  faire  une  idée  \ 
Le  sculpteur  avait  représenté  la  comtesse  à  genoux,  offrant  à  Dieu  une  petite 
église,  qui  était  l'abbaye  de  ïhieuloye,  et  abritant  une  religieuse  sous  son  man- 
teau. Ici,  l'idée  entrevue  à  la  fin  du  xm'' siècle  se  idéalise.  La  comtesse  Mahaut 
est  morte  en  1829,  mais  des  documents  peuvent  laisser  croire  que  ce  tombeau 
d'un  nouveau  genre  fut  fait  de  son  vivant  ;  peut-être  était-il  en  place  dès  I323^ 
Il  est  visible  que  l'artiste  s'est  inspiré  des  figures  de  donateurs  qui  s'agenouil- 
lent si  souvent  dans  les  vitraux  ou  dans  les  bas-reliefs  aux  pieds  des  saints  :  la 
figure  de  Mahaut  était  probablement,  comme  celle  d'Isabelle  d'Aragon,  age- 
nouillée devant  une  statue  de  la  Vierge.  Ainsi  s'atténuait  l'audace  qu'il  y  avait 
à  relever  le  gisant  sur  son  tombeau.  Ce  fut  une  tradition,  dont  on  retrouve  la 
trace  jusqu'à  la  fin  du  xv''  siècle  de  faire  regarder  l'autel  au  défunt  agenouillé, 
ou  de  placer  devant  lui  de  saintes  images  auxquelles  il  adresse  sa  prière*.  A  Sens, 
Jean  de  Salazar  et  sa  femme,  à  genoux  sur  une  plate-forme,  contemjilaient,  les 
mains  jointes,  la  Vierge  et  saint  Etienne  ^.  Le  tombeau  a  disparu  :  la  Vierge  et 
saint  Etienne  subsistent  encore. 

1  La  démonstration  a  été  bien  faite  par  M.  E.  Bertaux,  Ga:.  des  Bcaux-Arls,  1898. 
^  Dehaisnes,  Hisl.  de  l'art  en  Flandre,  etc.,  p.  Ii2^j. 
•'  Dehaisnes,  loc.  cit. 

'"  Tombeau  du  cardinal  de  Salaces,  autrefois  à  la  cathédrale  de  Ljôn.  Le  cardinal  à  genoux  avait  devant  lui  un 
crucifix,  Réun.  des  soc.   des  Beaux-Arts  des  départ.,  i88g,  p.  63i. 

^  Gaignières  nous  donne  plusieurs  fois  le  tombeau  de  Jean  de  Salazar,  Pe  i  m,  f°  70  et  Pe  6,  f"  46  et  f°  47- 


LE    TOMBEAU  467 

Il  y  avait  avant  la  Révolution,  dans  l'église  des  Carmes  de  la  place  Mau- 
bert,  une  statue  funéraire  agenouillée  qui  représentait  le  cardinal  Dubec  '. 
Elle  devait  être  à  peu  près  contemporaine  de  celle  de  la  comtesse  Mahaut  ; 
peut-être  même  était-elle  un  peu  plus  ancienne,  si  l'on  admet  qu'elle  fut  com- 
m^encée  imimédiateraient  après  la  mort  du  cardinal,  c'est-à-dire  dès  i3i8  ^ 

Ainsi,  c'est  dans  la  première  partie  du  xiv^  siècle  qu'apparaît  la  statue 
agenouillée.  Il  est  possible  que  le  désir  d'économiser  la  place  dans  des  églises 
déjà  pleines  de  tombeaux  ait  contribué  peu  à  peu  au  succès  de  cette  innovation. 
Car  la  statue  à  genoux  n'était  pas  nécessairement  sur  un  sarcophage  :  elle  pou- 
vait se  dresser  sur  une  simple  colonne,  s'appliquer  au  mur,  s'élever  fort 
au-dessus  de  la  dalle  qui  recouvrait  le  mort.  Elle  ne  gênait  en  aucune  façon 
les  mouvenaents  du  clergé  et  des  fidèles  :  une  statue  couchée  demandait  beaucoup 
plus  d'espace. 

Néanmoins,  les  statues  funéraires  à  genoux,  rares  au  xiv*^  siècle  \  demeu- 
rent encore  des  exceptions  au  xv''.  Il  est  remarquable  pourtant  qu'au  xv''  siècle 
les  plus  grands  personnages  commencent  à  sacrifier  à  cette  mode.  Le  fameux 
tombeau  de  Louis  XI,  à  Notre-Dame  de  Cléry,  était  surmonté  d'une  statue 
agenouillée.  Le  vieux  roi,  fidèle  par  coquetterie  aux  habitudes  idéalistes  du 
xm°  siècle,  avait  exigé  que  l'artiste  le  représentât  jeune,  élégant  et  avec  tous 
ses  cheveux  \ 

Avant  Louis  XI,  plusieurs  hommes  célèbres  avaient  été  sculptés  à  genoux  sur 
leurs  tombeaux  :  le  cardinal  de  Saluées,  à  la  cathédrale  de  Lyon',  Jean  Jou- 
venel  des  Ursins  à  Notre-Dame  de  Paris  ^  Parfois,  la  femme  était  agenouillée  au- 
près de  son  mari,  comme  au  tombeau  de  Jouvenel  des  Ursins,  et  au  tontibeau 
de  Jean  de  Salazar  à  la  cathédrale  de  Sens. 


'  Millin,  Antiq.  nation..  Église  des  Carmes  de  la  place  Maubert,  t.  11,  p.   17. 

-  On  voit  dans  le  recueil  de  Gaignières  (église  des  Jacobins  de  Rouen)  une  statue  agenouillée  du  cardinal  de 
Fréauville,  mort  en  i3i4.  qui  a  été  certainement  laite  très  longtemps  après  la  mort  du  prélat.  Gaignières,  Pe  i  c, 
fgi. 

•*  On  peut  citer  la  statue  à  genoux  de  Pierre  d'Orgemont,  mort  en  i38(),  qui  se  voyait  à  Paris  à  l'église  Culture- 
Sainte-Catherine.  Lenoir  la  transporta  au  Musée  des  monuments  français. 

*  Documents  dans  Courajod,  Leçons,  t.    II,  p.  454- 

'"  Ce  tombeau  détruit  en  i562  était  l'œuvre  de  Jacques  Morel.  Nous  avons  le  marché  qui  a  été  passé  en  liao. 
On  lit  :  «  Fiet  una  ymago  praedicti  domini  cardinalis,  cum  capa,  genibus  Jlexis,  et  manibus  junctis.  »  Réun.  des 
Sociétés  des  Beaux-Arts  des  départ.,  1889,  p.  63i. 

^  Carpentier,  Descript.  hist.  de  l'église  de  Paris,  t.  1,  p.  5o.  Le  tombeau  de  Jouvenel  des  Ursins  a  dû  être  com- 
mencé peu  après  i43i.  11  est  à  Versailles,  mais  presque  refait  par  Lenoir. 


468  L'ART   RELIGIEUX 

C'est  seulement  au  xvi®  siècle  que  les  figures  agenouillées  se  multiplient;  dès 
i55o  elles  triomphent.  Elles  remplacent  partout  l'antique  statue  couchée,  aux 
mains  jointes,  aux  yeux  ouverts,  dont  nul  ne  comprenait  plus  le  sens.  Le  moyen 
âge  est  décidément  fini.  Désormais,  nous  ne  rencontrerons  plus  dans  nos  églises 
de  France  que  de  nobles  personnages  de  marbre  à  genoux  sur  des  prie-Dieu. 
Ces  statues  que  n'enveloppe  aucun  mystère  nous  touchent  rarement.  Une  ou 
deux  fois  cependant  on  retrouve  l'émotion  que  donnaient  les  anciens  tombeaux. 
A  Aubigny,  dans  le  Calvados,  on  voit  six  statues  gravement  agenouillées  les 
unes  derrière  les  autres  ;  la  plus  ancienne  porte  le  costume  du  temps  de  Henri  IV, 
la  plus  récente  celui  du  temps  de  Louis  XVI  :  ce  sont  six  générations  de  la 
même  famille.  H  y  a  dans  cette  tranquille  affirmation  de  la  force  d'une  race 
une  grandeur  qui  émeut;  ces  six  statues  d'Aubigny  apparaissent  comme  un 
monument  d'un  autre  âge. 

La  statue  agenouillée  l'a  donc  emporté,  mais  elle  n'a  triomphé  qu'au  bout 
de  deux  siècles. 

On  ne  voulait  point  renoncer  à  la  statue  couchée  qui  paraissait  sans  doute 
plus  chrétienne  et  qui  avait  pour  elle  la  force  d'une  longue  tradition;  mais, 
comme  beaucoup  d'artistes  ne  comprenaient  plus  le  sens  mystique  de  cette 
figure,  qui  semblait  à  la  fois  morte  et  vivante,  ils  imaginèrent  de  transformer  le 
gisant  en  un  cadavre. 

Nous  avons  dit  déjà  '  que  le  tombeau  de  Guillaume  de  Harcigny  à  Laon 
(iSgS)  et  celui  du  cardinal  Lagrange  à  Avignon  (1/102)  nous  offraient  les  plus 
anciennes  images  réalistes  et  déjà  presque  repoussantes  de  la  mort;  nous  avons 
expliqué  comment  ces  représentations  étranges  apparaissaient  au  moment  o\i  la 
danse  macabre  allait  prendre  possession  des  imaginations.  L'idée  de  la  mort  est 
alors  toute-puissante  ;  il  n'est  pas  étonnant  qu'elle  ait  effacé  sur  quelques  tom- 
beaux la  pensée  de  l'immortalité. 

A  partir  de  i/ioo  ces  tombeaux  forment  une  suite  presque  continue.  En 
i/ii2,  le  cardinal  Pierre  d'Ailly  fut  représenté  dans  la  cathédrale  de  Cambrai 
sous  l'aspect  d'un  mort  couché  dans  son  linceul  -;  en  i/i34,  on  fit  graver  sur 
la  plate-tombe  qui  devait  recouvrir  les  restes  de  Richard  de  Chancey,  conseiller 
de  Bourgogne,   et  ceux  de  sa  femme,  deux  squelettes'*;  en  ifib"],  les  enfants  de 

*  Au  chapitre  précédent,  p.  876. 

2  Statue  reproduite  par  Gaignières,  B.  N.  lat.  17025,  1°  34- 

■^  Gaignières,  Pe  i  m,  f°  89. 


LE    TOMBEAU  469 

Jacques  Cœur  élevèrent  à  leur  mère,  dans  l'église  Saint-Oustrille  de 
Bourges,  un  monument  funèbre  surmonté  d'une  figure  nue  de  la  morte*; 
vers  1/167,  on  marqua  la  place  de  la  sépulture  du  chanoine  Yver,  enseveli  à 
Notre-Dame  de  Paris,  par  le  fameux  bas-relief  où  se  voit  le  cadavre  déjà 
décomposé  du  défunt;  vers  1/190  ou  i5oo,  on  plaça  sur  le  sarcophage  de  Jean 
de  Beauveau,  évêque  d'Angers,  une  image  décharnée  qui  porte  la  mitre  et  la 
crosse'. 

Le  XVI®  siècle  manifesta  un  goût  plus  vif  encore  que  le  xv°  siècle  pour  ce 
genre  de  représentations  ^  Les  cadavres  ne  se  montrent  pas  seulement  sur  les 
tombeaux  :  on  en  voit  jusque  dans  les  vitraux.  En  Normandie,  les  morts  sont 
quelquefois  représentés  au  bas  des  verrières  que  leurs  veuves  ont  offertes  en  leur 
nom.  A  Saint- Vincent  de  Bouen,  une  sorte  de  momie  parcheminée  est  étendue  au 
bas  d'un  grand  vitrail  consacré  aux  scènes  de  la  Bésurrection  ;  le  pauvre  mort 
implore  encore,  et  il  crie  du  fond  de  son  néant  :  «  Jésus,  sis  mlhi  Jésus  >;,  c'est- 
à-dire  :  ((  Jésus  tiens  ta  promesse,  et  puisque  tu  as  triomphé  de  la  mort,  fais 
que  j'en  triomphe  à  mon  tour.  »  A  Saint-Patrice  de  Bouen,  un  cadavre  est  cou- 
ché au  bas  du  vitrail  de  l'Annonciation;  à  Couches,  sous  les  pieds  du  Christ 
célébrant  la  Cène  on  aperçoit  encore  un  mort  :  il  est  étendu  au  milieu  des  pa- 
vots et  des  jonquilles  et  sa  veuve  prie  à  ses  côtés.  Ces  oeuvres  étranges  se  placent 
entre  1620  et  i56o\ 

Ainsi,  au  xvi®  siècle  —  pour  revenir  à  notre  sujet  —  l'antique  statue  cou- 
chée, si  grave,  si  religieuse,  est  presque  complètement  abandonnée  :  c'est 
tantôt  la  statue  agenouillée  et  tantôt  le  cadavre  nu  qui  la  remplace. 

Vers  iSiy,  un  artiste  eut  l'idée  de  réunir  dans  le  même  monument  la  statue 
agenouillée  et  le  cadavre.  Ainsi  naquirent  les  grands  tombeaux  de  Louis  XII, 
de  François  P''  et  de  Henri  II,  œuvres  magnifiques ,  à  coup  sûr,  et  à  qui  nous  ne 
songeons  pas  à  marchander  l'éloge,  mais  qui  pourtant  étonnent  moins  qui- 
conque   a  étudié    l'art    funéraire    du  xv"   siècle.  Tous    les  éléments   en  avaient 

'  Chenu,  Anliqiidés  de  Bounjes,  p.  84-  A.  vrai  dire  la  statue  n'était  pas  complètement  nue,  mais  enveloppée  dun 
suaire.  C'est  ce  c£ui  résulte  d'une  note  marginale  écrite  par  le  chevalier  Gougnon,  généalogiste  du  Berry,  sur  son 
exemplaire  de  Chenu  (aujourd'hui  à  la  Bibliothètpie  de  Bourges). 

-  Gaignières,  Pe  i  g,  î"  169.  L'évèque  est  mort  en  1479,  m^'s  son  tombeau  ne  peut  être  qvie  de  la  fin  du 
siècle. 

5  Exemple  de  cadavres  couchés  sur  des  tombeaux  du  xvi"  siècle  :  Tombeau  de  la  comtesse  de  Gossé  aux  Jaco- 
bins d'Angers  (i536),  Gaignières,  Pe  2,  P  10;  tombeau  de  Claude  Gouffier  à  Saint-Maurice  d'Oyron,  Gaignières, 
Pe  7,  fo  12  (après  1670).  Il  est  inutile  de  citer  ici  les  tombeaux  fameux  dont  nous  parlerons  plus  loin. 

''  Le  vitrail  de  Saint-Patrice,  cpii  seul  est  daté,  porte  la  date  de  i538. 


470  L'ART    RELIGIEUX 

été  trouvés  depuis  longtemps  '  ;  il  n'y  avait  qu'à  les  réunir.  11  est  probable  que 
ce  mérite  revient  à  l'artiste  qui  a  conçu  le  tombeau  de  Louis  XII  édifié  à  Saint- 
Denis.  On  peut  se  demander  toutefois  si  quelque  monument  antérieur  ne  lui  a 
pas  suggéré  l'idée  de  ce  fameux  tombeau". 

Le  xui"  siècle,  en  eîFet,  a  connu  les  tombeaux  doubles  où  le  même  person- 
nage est  représenté  deux  fois.  Il  y  en  avait  un  à  Longpont,  qui  remontait  peut- 
être  à  I220  ou  à  1280  :  c'était  celui  du  bienheureux  Jean  de  MontmiraiP . 
D'abord  chevalier,  il  avait  soudain  renoncé  au  monde  et  pris  l'habit  monastique. 
C'est  pourquoi  son  tombeau  était  fait  de  deux  plates-formes  superposées  :  sur 
celle  du  bas  reposait  un  soldat,  tandis  que  sur  celle  du  haut  était  étendu 
un  moine*.  L'exemple  n'est  pas  unique.  A  Citeaux,  Arnaud  Amalric,  mort  en 
12  25,  avait  un  tombeau  presque  semblable.  Abbé  cistercien,  il  était  devenu  plus 
tard  évêque  de  Narbonne.  C'est  ce  que  rappelaient  deux  statues  placées  l'une  au- 
dessus  de  l'autre  :  l'une  montrait  Amalric  en  froc  monastique,  l'autre  en  costume 
épiscopaP. 

De  pareils  monuments  ne  sont  pas  sans  quelques  analogies  —  un  peu  loin- 
taines, il  faut  l'accorder  — avec  les  tombeaux  de  Saint-Denis.  La  pensée  est  évi- 
demment toute  différente,  mais  la  disposition  matérielle  est  la  même. 

Regardons  plus  attentivement  encore.  Le  bas-relief  du  chanoine  Yver  k 
Notre-Dame  de  Paris  nous  apparaîtra  comme  une  sorte  d'ébauche  du  tombeau 
de  Louis  XII.  Le  chanoine  est  représenté  deux  fois.  Il  apparaît  dans  le  bas 
sous  l'aspect  d'un  cadavre  hideux,  décomposé,  tout  prêt  à  devenir  une  chose 
sans  nom.  Au-dessus  le  voici  encore,  mais  vivant  cette  fois,  les  mains  jointes, 
les  yeux  levés  vers  le  juge  qui  se  montre  dans  les  nuées.  La  pensée  est  parfai- 
tement claire  :  ce  cadavre  qui  nous  épouvante  n'est  qu'une  apparence  menteuse, 
au  dernier  jour  il  reprendra  sa  forme  à  l'appel  de  Dieu. 

Ainsi,  dès  le  xv"  siècle,  l'idée  de  figurer  le  défunt  mort  et  vivant  sur  le  même 
tombeau   s'était   déjà  présentée  aux  artistes.    Plusieurs   monuments  du    même 

*  Seule  l'idée  de  placer  les  Vertus   aus  quatre  coins  du   monument   était  récente    :  elle  venait  du  tombeau  de 
Nantes. 

-  Le  tombeau  de  Louis  X[I  a  été  fait  de  i5i7  à  i53i.   Il  sort  de  l'atelier  des  Juste  ;    mais  rien  ne  prouve    que 
les  Juste  aient  fourni  le  dessin  du  tombeau  ;  ils  n'ont  peut-être  été  que  des  praticiens  chargés  de  l'exécuter. 
3  Mort  en  1217. 

*  Gaignières,  Pe  l  e,  fo  92. 

'  Descriplion  des  monuments  de  Citeaux  publiée  dans  l'ancienne  collection  de  mémoires  de  l'Académie  des  Inscrip- 
tions et  Belles-Lettres,  t.  IX,  p.  iq3-233. 


LE    TOMBEAU  l^qi 

genre   ont   sans  cloute  disparu,    car   c'est    avec   des    ruines  que   nous  essayons 
d'édifier  l'histoire  de  l'art  français'. 

Nous  en  savons  assez  toutefois  pour  sentir  qu'en  imaginant  le  tombeau  de 
Louis  XII,  l'artiste  qui  le  conçut  se  souvint  autant  qu'il  inventa.  Il  est  possible 
aussi  c[u"il  ait  été  mis  sur  la  voie  par  l'étonnant  cérémonial  usité  aux  obsèques 
des  rois  de  France.  Quand  on  avait  enfermé  le  corps  dans  le  cercueil,  on  gardait 
pendant  plusieurs  jours  l'effigie  funèbre  couchée  sur  un  lit  de  parade.  Matin  et 
soir,  on  dressait  une  table  et  on  servait  un  repas  devant  ce  mannequin  au 
masque  de  cire  :  il  semblait  qu'on  ne  voulût  pas  se  rendre  à  l'évidence,  avouer 
que  le  roi  était  mort.  Enfin,  on  se  décidait  à  la  conduire  à  Saint-Denis.  L'effigie 
placée  sur  une  litière  élevée  dominait  le  cercueil.  Le  lourd  édifice  funèbre  était 
confié  aux  robustes  épaules  des  porteurs  de  sel,  jaloux  de  cet  antique  privilège'. 
Un  texte  prouve  qu'aux  funérailles  de  Charles  VIII,  quand  on  déposa  le  corps 
dans  l'église  pour  réciter  les  prières,  l'effigie  fut  placée  sur  la  plate-forme  supé- 
rieure d  un  catalalque,  le  cercueil  sur  la  plate-forme  inférieure^  Il  en  fut  de 
même,  semble-t-il,  aux  funérailles  de  Louis  XII*.  On  avait  donc  sous  les  yeux 
les  grandes  lignes  du  tombeau  qui  sera  élevé  par  les  Juste.  L'effigie  étendue 
sur  la  plate-forme  supérieure  appelait  une  statue  couchée;  mais,  en  1617,  la 
mode  en  était  presque  passée  :  les  deux  prédécesseurs  de  Louis  XII,  Louis  XI 
et  Charles  VIII,  avaient  été  représentés  à  genoux  sur  leurs  tombeaux.  On  com- 
prend que  l'artiste  se  soit  conformé  aux  habitudes  nouvelles.  L'idée  originale 
fut  de  briser,  si  l'on  peut  dire,  le  cercueil  déposé  sur  la  plate-forme  inférieure 
et  de  montrer  la  chétive  réalité  que  cachaient  le  plomb  armorié,  le  drap  d  or 
et  les  fleurs  de  lis.  Bien  d'autres  avaient  sculpté  des  cadavres,  mais  personne 
n'avaitosé  représenter,  sous  le  roi  vivant,  le  roi  mort.  Effrayante  oraison  funèbre  ! 
Autour  du  monument  des  bas-reliefs  racontent,  avec  le  style  du  sermonnaire  de  cour , 
les  victoires  de  Louis  XII  :  il  franchit  les  Alpes  de  Gênes,  entre  à  Milan  en 
triomphateur,  gagne  la  victoire  d  Agnadel.  Là-haut,  plane  le  vainqueur,  au- 
dessus  de  ses  victoires ,  au-dessus  de  la  tête  des  autres  hommes,  humble  seule- 


'  Dès  le  commencement  du  xv"  siècle  le  tombeau  du  cardinal  Lagrange,  à  Avignon,  si  nous  en  jugeons  par 
un  dessin,  montrait  le  cardinal  vivant,  agenouillé  devant  la  scène  de  la  Nativité,  au-dessus  de  son  corps  momifié. 
Voir  E.  Mùntz,  Le  tombeau  du  cardinal  Lagrange,  dans  L'Ami  des  monuments,  1890. 

^  Voir  du  Tillet,  Recueil  des  rois  de  France,  p.  2^5  et  suiv. 

■*  Recueil  des  Soc.  savcmtes  des  départem.,  1878,  2°  semestre,  p.  281.  Cette  église  était  celle  de  Notre-Dame-des- 
Cliamps  où  le  corps  fut  déposé  quand  il  arriva  à  Paris.  La  même  disposition  fvU  adoptée  à  Saint-Denis. 

*  Du  Tillet,  loc.  cit. 


473  L'ART    RELIGIEUX 

ment  devant  Dieu.  Et  voici  maintenant  la  fin  où  tout  aboutit,  voici  le  triompha- 
teur, «  tel  que  la  mort  nous  l'a  fait  »,  nu,  les  joues  creuses,  le  nez  pincé,  la 
bouche  ouverte,  le  ventre  fendu  par  l'embaumeur,  déjà  effrayant,  bientôt  hideux, 
aussi  misérable  qu'un  mendiant  mort.  La  reine  Anne,  la  tête  appuyée  sur  ses 
cheveux  dénoués,  est  étendue  près  de  lui,  et  ces  deux  êtres,  seuls,  abandonnés 
du  reste  du  monde,  donnent  une  des  plus  fortes  impressions  de  détresse  que 
l'art  ait  jamais  exprimée.  Le  sombre  génie  du  moyen  âge  à  son  déclin  semble 
livrer  ici  sa  suprême  pensée.  Si  les  Juste  avaient  conçu  le  tombeau  de  Louis  XII, 
—  ce  qui  n'est  pas  prouvé,  —  il  faudrait  reconnaître  que  ces  Italiens  apprirent 
très  vite  à  penser  et  à  sentir  comme  nous  ;  il  n'est  pas  étonnant  qu'on  les  ait 
pris  longtemps  pour  de  purs  Français  des  bords  de  la  Loire  * . 

L'influence  du  monument  de  Louis  XII  édifié  à  Saint-Denis  fut  extraor- 
dinaire :  il  est  visible  que  tous  les  grands  tombeaux  élevés  en  France  après  i53i 
en  sont  des  imitations  plus  ou  moins  fidèles.  Le  tombeau  de  Philippe-le-Hardi, 
à  Dijon,  avait  inspiré  presque  tous  les  tombeaux  du  xv*^  siècle;  le  tombeau  de 
Louis  XII,  à  Saint-Denis,  fut  le  modèle  que  les  artistes  du  xvi''  siècle  eurent 
sans  cesse  sous  les  yeux. 

Le  tombeau  du  cardinal  Duprat  à  la  cathédrale  de  Sens  en  fut  une  des  pre- 
mières imitations.  Duprat  mourut  en  i535,  et  son  tombeau  ne  saurait  être  très 
postérieur  à  cette  date.  Le  monument  a  disparu  presque  tout  entier  au  temps 
de  la  Révolution  \  mais  un  dessin  de  Gaignières  nous  en  fait  connaître  l'ordon- 
nance \  Le  cardinal  était  agenouillé  sur  la  plate-forme  supérieure;  au-dessous, 
son  cadavre  était  couché  sur  vm  sarcophage.  On  ne  saurait  dire,  tant  le  dessin 
de  Gaignières  est  mauvais,  si  l'artiste  avait  représenté  dans  sa  vérité  le  gros 
homme  qu'était  Duprat  —  vir  amplissimus  —  comme  disait  en  riant  Théodore 
de  Bèze.  Des  soubassements  sculptés  rappelaient  les  entrées  solennelles  du  car- 
dinal à  Paris  et  à  Sens  ;  enfin  quatre  Vertus  étaient  assises  aux  quatre  coins  du 

1  Au  moment  même  où  l'on  allait  commencer  le  tombeau  de  Louis  XII,  un  artiste  flamand,  Jean  de  Bruxelles, 
appelé  aussi  Jean  de  Roome,  donnait  le  dessin  dos  tombeaux  de  Brou  (i5i0).  Or  deux  de  ces  tombeaux,  celui  de  Phili- 
bert-le-Beau  et  celui  de  Marguerite  d'Autriche,  sont  conçus  à  peu  près  comme  le  tombeau  de  Louis  XII.  Ces  tom- 
beaux sont  à  deux  étages,  et  sous  le  gisant  on  aperçoit  le  cadavre.  L'acte  appelle  ces  doux  tombeaux  des  «  sépultures 
modernes  »,  en  opposition  sans  cloute  avec  le  tombeau  de  Marguerite  de  Bourbon  qui  est  conçu  suivant  la  vieille 
tradition  et  qui  nous  montre  simplement  une  statue  couchée  sur  un  sarcophage.  (Voir  D""  Victor  Nodet,  Les 
tombeaux  de  Brou,  Bourg,  igoG).  C'est  donc  bien  dans  les  premières  années  du  xyi"  siècle  qu'apparait  le  tombeau 
double. 

-  Les  bas-reliefs  seuls  subsistent. 

3  Gaignières,  Pe  ii  a,  fo  2o8. 


LE    TOMBEAU  478 

monument.  On  ne  peut  imiter  avec  plus  de  fidélité  :  le  tombeau  de  Sens  n'était 
qu'une  copie  simplifiée  du  tombeau  de  Saint-Denis 

Vers  le  même  temps  un  artiste  anonyme  commençait  le  tombeau  de  Louis 
de  Brézé  à  la  cathédrale  de  Rouen'.  Est-ce  Jean  Goujon,  comme  on  l'a  souvent 
affirmé?  Plusieurs  détails  pourraient  le  faire  croire;  mais  l'ensemble  surtout 
trahit  la  belle  imagination  d'un  grand  artiste.  Le  tombeau  de  Rouen  procède 
évidemment  du  tombeau  de  Saint-Denis,  mais  de  toutes  les  imitations  qui  en 
ont  été  faites,  c'est  la  plus  libre.  Le  cavalier  qui  plane,  le  cadavre  veillé  parla  veuve 
en  prières,  les  Vertus  incorporées  au  mausolée  et  transformées  en  cariatides, 
tout  est  imité  et  tout  est  nouveau;  il  n'y  a  rien  qui  n'ait  été  repensé  par  un 
cerveau  tout  naturellement  créateur.  Si  Jean  Goujon  n'a  pas  conçu  le  tom- 
beau de  Louis  de  Brézé,  il  y  a  eu,  au  xvi"  siècle,  un  artiste  de  premier  ordre 
dont  le  nom  est  demeuré  inconnu. 

Ni  Philibert  Delorme,  ni  le  Primatice,  qui  dessinèrent  l'un  et  l'autre  des 
monuments  funèbres,  ne  firent  preuve  d'autant  d'originalité  ;  ils  prirent  beaucoup 
moins  de  liberté  avec  leur  modèle.  En  effet,  le  tombeau  de  François  P',  œuvre 
de  Phihbert  Delorme,  et  celui  de  Henri  II,  œuvre  du  Primatice  et  de  Germain 
Pilon,  reproduisent  à  quelques  détails  près  le  tombeau  de  Louis  XII.  L'archi- 
tecture en  est  plus  classique  ;  le  tombeau  de  François  I"  ressemble  à  un  arc  de 
triomphe,  celui  de  Henri  II  à  un  temple  ;  mais  l'ordonnance  générale  reste  la 
même.  Ces  magnifiques  imitations  ne  sont  pas  toujours  supérieures  à  l'origi- 
nal ;  les  priants  n'ont  pas  la  touchante  ferveur  du  vieux  Louis  XII  ;  les  cadavres 
sont  moins  terribles  :  Henri  II  ressemble  à  un  beau  Christ  au  sépulcre  ;  quant  à 
la  reine,  elle  a  dans  la  mort  la  pose  de  la  Vénus  de  Médicis. 

Il  faudrait  citer  d'autres  monuments  encore  ;  le  tombeau  de  Claude  de  Guise 
à  Joinville",  et  plus  tard  le  tombeau  de  Valentine  Balbiani,  oii  sous  le  vivant 
apparaît  le  cadavre  \  La  tradition  de  Saint-Denis  s'y  perpétue. 

Telle  fut  l'extraordinaire  fortune  de  ces  deux  inventions  du  xiv'  siècle;  la 
figure  agenouillée  et  le  cadavre  couché  sur  le  tombeau.  Les  grands  monuments 
de  Saint-Denis,  moins  touchants  que  les  modestes  tombeaux  du  xui"  siècle, 
sont  pourtant  éloquents  à  leur  manière  ;    ils  parlent   d'avance  le  langage   de 

1  i536-i54i. 

2  i55o.  Dessiné    par  le  Primatice,  le  tombeau  a  été  sculpté   par  Dominique   Florentin.    Il  n'en  reste  plus  que 
des  débris.  Voir  Kœchlin  et  Marquet  de  Vasselot,  La  sculpture  à  Troyes,  etc.,  p.  807. 

•^  Au  Louvre. 

MALE.     T.     II.  60 


^74 


L'ART    RELIGIEUX 


Bossuet.  On  pense,  en  les  contemplant,  à  l'oraison  funèbre  du  prince  de  Gondé; 
c'est  la  même  pensée  et  presque  le  même  plan.  Cet  arc  de  triomphe  qui  est  un 
tombeau,  ces  victoires  sculptées  autour  d  un  cadavre,  nous  disent  clairement  le 
néant  de  la  gloire,  tandis  que  ces  rois  humblement  agenouillés  devant  Dieu 
semblent  proclamer  que  «  la  piété  est  le  tout  de  l'homme  ». 

Ainsi,  en  pleine  Renaissance,  le  tombeau  reste  chrétien,  et  la  tradition  du 
moyen  âge  se  perpétue.  Le  tombeau  franchement  païen  est  encore  rare.  On  le 
voit  apparaître  un  peu  avant  le  milieu  du  xvi"  siècle.  Le  défunt  n'est  ni  étendu 
sur  la  dalle,  ni  agenouille  ;  il  est  à  demi  couché  dans  une  pose  pleine  d'abandon, 

accoudé  sur  de  profonds  coussins. 
Il  est  pareil  à  ces  morts  antiques 
qui  semblent  se  reposer  sur  leur 
sarcophage  de  la  fatigue  d'avoir 
vécu  et  qui  nous  regardent  avec 
indifférence  ;  dans  leurs  yeux  vagues 
il  n'y  a  aucune  pensée  d'éternité. 
Tel  nous  apparaît,  au  Louvre, 
l'amiral  Chabot.  Il  tient  avec  non- 
chalance le  sifflet  du  commande- 
iTient,  car  la  mort  l'a  affranchi  de 
tous  les  vains  devoirs  des  vivants. 
11  contemple  sa  vie  comme  un  rêve 
qu'il  s'étonne  d'avoir  vécu  :  c'est  une  énigme  à  laquelle  il  n'a  point  trouvé  de 
réponse. 

Chabot  est  mort  en  i5/|3:  telle  est  sans  doute  la  date  à  laquelle  ce  tombeau, 
où  rien  ne  rappelle  plus  le  christianisme,  a  été  conçu.  Nos  artistes  ne  firent  ici 
que  suivre  l'exemple  de  l'Italie.  Ils  avaient  pu  voir  les  tombeaux  païens  de  Flo- 
rence; et,  sans  aller  si  loin,  ils  avaient  pu  voir  à  Paris,  aux  Cordehers,  le  tom- 
beau italien  du  prince  de  Carpi  '.  L'exemple  d'ailleurs  fut  peu  suivi;  ces  figures 
à  demi  couchées,  qui  ne  prient  ni  n'espèrent,  demeurèrent,  au  xvi"  siècle,  des 
exceptions. 

Les  artistes  de  la  Renaissance  restèrent  infiniment  plus  attachés  aux  tradi- 
tions  qu'on   ne    croit    d'ordinaire  :  chose   curieuse,    l'antique    statue     couchée 


Statue  tombale  de  Roberte  Legendre. 
^Musée  du  Louvre.) 


*  Exécuté  en  l535.  11  est  au  Louvre,  no  200. 


LE    TOMBEAU  475 

demeura  en  honneur  jusqu'à  la  fin  du  x\i  siècle.  Anne  de  Montmorency  étendu 
sur  son  tombeau,  les  mains  jointes,  a  la  gravité  d'un  chevalier  du  xui"  siècle'. 
Le  premier  baron  de  France  donna  l'exemple  de  la  fidélité  au  passé  ;  sa  statue 
tombale  est  sans  doute  un  des  derniers  «  gisants  »  qui  aient  été  sculptés  en 
France". 

On  ne  voit  pas  disparaître  sans  regret  ces  graves  statues  qui  parlent  d'espé- 
rance et  qui  n'insultent  pas,  comme  le  cadavre  nu,  à  la  pauvre  nature  humaine. 
Avouons  pourtant  que  les  plus  belles  effigies  couchées  du  xvi"  siècle  ne  sont  qu'à 
moitié  comprises.  Quoi  de  plus  exquis  que  la  statue  de  Roberte  Legendre  ^? 
(fig.  220).  Quoi  de  plus  digne,  au  premier  coup  d'oeil,  du  grand  art  du 
xm"  siècle?  Mais  que  l'on  regarde  avec  plus  d'attention,  et  l'on  remarquera  que 
les  paupières  sont  closes  ^  :  cette  femme  qui  joint  les  mains  et  semble  prier  est 
donc  une  morte,  ce  n'est  pas  une  âme  heureuse,  qui  a  franchi  le  seuil  de 
l'autre  vie,  et  qui  déjà  contemple  la  lumière  éternelle. 

'  Œuvre  de  Barthélémy  Prieur.  Anne  de  Montnnorency  est  mort  en  1067;    sa    femme,   étendue  près  de  lui, 
est  morte  en  i586.  Ces  statues  sont  au  Louvre. 

^  En  Belgique,  on  trouve  des  statues  couchées  jusqu'en  i65o.  V.  Rev.  de  l'art  chrét.,  Luc  Fayd'herbe,  iSgS. 

'^  Mofte  en  iSao.  La  statue  est  au  Louvre. 

*  Il  en  est  ainsi  de  toutes  les  statues  couchées  du  xvi°  siècle. 


CHAPITRE    IV 


L'ART    ET   LA   DESTINEE   HUMAINE 


IV.  LA  FIN   DU  MONDE.  LE  JUGEMENT  DERNIER.  LES  PEINES  ET  LES  RÉCOMPENSES. 


I.  LES  QUINZE  SIGNES   PRECURSEURS  DE  LA   FIN  DU  MONDE.  II.  l' ApOCALYPSE.   l'oEUVRE  DE   DuRER 

ET  SON    INFLUENCE   EN    ALLEMAGNE   ET   EN    FrANCE.    LES   VITRAUX   DE   ViNCENNES.    III.    LE   JUGEMENT 

DERNIER.    INFLUENCE   DES    MYSTERES.    IV.    CHATIMENTS   DES   RÉPROUVÉS.    La    Visîon  de   Saint  Paul. 

VOYAGE   DE  SAINT    BrENDAN   d'OwEN  ET   DE    TuNGDAL   AU   PAYS    DES    MORTS.    INFLUENCE    DE    CES    LIVRES 

SUR  l'art.  Le  Calendrier  des  bergers  et  la  peinture  murale  d'Albi.  les  stalles  de  Gaillon.  — 

V.  LE  PARADIS,  le  tableau  DE  JeAN  BelLEGAMRE. 


I 

Le  mort  que  nous  avons  contemplé  couché  sur  son  tombeau  a  déjà  été  jugé, 
mais  il  doit  1  être  une  seconde  fois  au  dernier  jour  du  monde.  Saint  Thomas  et, 
à  sa  suite,  tous  les  théologiens,  jusqu'aux  Pères  du  concile  de  Trente,  nous 
expliquent  la  nécessité  de  ce  second  jugement'.  A  l'heure  de  la  mort.  Dieu  ne 
jugera  que  l'âme;  au  jour  de  la  résurrection  il  jugera  le  corps  avec  l'âme.  Le 
corps  eut  sa  part  de  nos  fautes:  il  est  juste  qu'il  ait  sa  part  de  châtiment;  Dieu 
lui  demandera  compte  de  ses  révoltes  contre  l'esprit. 

De  plus,  le  jugement  particulier  que  Dieu  prononce  sur  chaque  amené  sau- 
rait lui  suffire.  Il  veut  que  la  sentence  soit  publique  :  l'innocence  du  juste 
méconnu  doit  éclater  à  tous  les  yeux,  Ihypocrite  qui  porta  le  masque  de  la  vertu 
doit  être  confondu  devant  tous  les  hommes. 

'  Saint  Thomas,    Somme,  3  ",  Quaest.  LIX,  art  \  .  Même  doctrine  dans  le   Catéchisme  de  Trente. 


478  L'ART    RELIGIEUX 

Enfin  —  et  c'est  là  une  grande  idée  —  ce  n'est  pas  à  l'heure  de  sa  mort 
qu'un  homme  peut  être  définitivement  jugé.  Car  nous  ne  mourons  pas  tout 
entier;  après  nous,  nos  œuvres,  nos  livres,  nos  doctrines  continuent  à  vivre. 
Tel  homme  de  génie  agit  plus  après  sa  mort  qu'il  ne  fit  de  son  vivant.  Le  plus 
humble,  à  défaut  d'œuvres,  a  des  amis,  des  enfants  :  une  parole  dite  par  le  père 
à  son  fils  a  d'incalculables  conséquences.  Dieu  attendra  donc  que  les  temps 
soient  révolus  pour  prononcer  sur  chaque  homme  le  mot  suprême. 

C'est  ainsi  que  les  théologiens  du  moyen  âge  établissent  la  nécessité  du  juge- 
ment dernier. 

Le  drame  de  la  fin  du  monde,  déjà  si  amplement  développé  par  les  artistes 
du  xin"  siècle,  s'ennchit,  au  xv"  siècle,  de  détails  nouveaux. 

Il  semble  que  les  menaces  de  l'Apocalypse  ne  préoccupèrent  jamais  autant 
les  âmes  :  d'étranges  idées,  qu  on  rencontre  à  peine  chez  les  anciens  docteurs, 
sont  acceptées  comme  des  articles  de  foi;  des  livres  populaires  les  répandent. 
Il  est  admis  désormais  que  la  fin  du  monde  sera  annoncée  par  trois  grands 
phénomènes  du  monde  moral  et  par  quinze  signes  cosmiques. 

Il  faut  lire  dans  VArt  de  bien  vivre  et  de  bien  mourir,  publié  par  Vérard,  le  récit 
des  derniers  jours  du  monde;  rien  n'est  plus  sombre.  Le  moyen  âge  qui  finit 
jette  un  regard  désolé  sur  l'univers.  Aucune  foi  dans  les  destinées  terrestres 
de  l'humanité,  aucune  idée  de  ce  qu'on  appellera  plus  tard  le  «  progrès  »  ;  loin 
de  devenir  meilleurs,  les  hommes  deviendront  pires,  et,  à  ce  signe,  on  reconnaîtra 
que  les  temps  sont  proches. 

D'abord  —  et  c'est  le  premier  signe  —  la  charité  se  refroidira  dans  les 
cœurs.  Le  vieil  auteur  compare  l'humanité  à  un  vieillard  en  qui  la  chaleur  vitale 
diminue;  l'âme  humaine  traversera  une  sorte  de  période  glaciaire;  la  flamme 
de  l'amour,  qui  si  longtemps  réchauffa  les  hommes,  baissera,  puis  s'éteindra. 

En  conséquence  —  et  c'est  le  second  signe  —  l'égoïsme  régnera  en  maître 
sur  le  monde.  Dévouement,  sacrifice,  autant  de  mots  qui  n'auront  plus  de  sens; 
l'intérêt,  mais  l'intérêt  immédiat,  deviendra  la  loi  universelle. 

Enfin  —  et  c'est  le  troisième  signe  —  l'égoïsme  brisera  tous  les  antiques  liens. 
Il  n'y  aura  plus  ni  nations,  ni  familles;  le  fils  «  se  lèvera  contre  son  père  »; 
l'époux  «  se  gardera  de  sa  propre  femme  qui  dort  entre  ses  bras  ». 

Rêve-t-il,  le  vieil  auteur  Pou  bien  a-t-il  entrevu  quelque  affreuse  vérité  .►^  —  on 
ne  sait,  mais  sa  naïve  prose  épouvante. 

Détruite  dans  le  cœur  de  1  homme,  l'harmonie  le  sera  bientôt  dans  l'univers. 


LE    JUGEMENT    DERNIER.    LES    PEINES    ET    LES    RÉCOMPENSES.  479 

Il  semble  que  la  loi  qui  commande  à  l'âme  humaine  soit  la  même  qui  régisse  la 
terre  et  les  étoiles.  Quinze  bouleversements  cosmiques  annonceront  le  dernier 
jour.  Les  voici  dans  leur  naïveté:  1°  la  mer  sur  certains  points  s'élèvera  au-des- 
sus des  montagnes  ;  2°  on  la  verra  redescendre  et  disparaître  dans  les  profon- 
deurs de  la  terre  ;  3°  les  monstres  marins  apparaîtront  et  pousseront  des  cris 
elFrayants;  tC  la  mer  et  tous  les  fleuves  brûleront;  5°  des  arbres  et  des  herbes  il 
sortira  une  sueur  vermeille  comme  le  sang;  6°  tous  les  édifices  qui  sont  sur 
terre  s'écrouleront  ;  7°  les  pierres  s'entre-choqueront  et  se  briseront  les  unes 
contre  les  autres;  8"  la  terre  tremblera  et  s'ouvrira;  9°  les  montagnes  seront 
nivelées;  10°  les  vivants  qui  s'étaient  cachés  dans  des  retraites  souterraines  en 
sortiront  pleins  d'épouvante  ;  1 1°  la  terre  vomira  les  morts  et  des  ossements  appa- 
raîtront sur  les  tombeaux;  12°  les  étoiles  tomberont  du  ciel  et  les  bêtes  demeure- 
ront sans  manger  ;  iS"  tout  ce  qui  a  vie  sur  terre  mourra  ;  i[\"  le  feu  brûlera  le 
ciel  et  la  terre;    iB"  les  morts  se  lèveront  pour  assister  au  jugement  de  Dieu. 

Ce  sombre  tableau  eut  certainement  plus  de  crédit  au  xv"  siècle  que  n'en  ont 
aujourd'hui  les  spéculations  de  nos  savants  sur  la  fin  de  notre  planète;  on 
n'y  faisait  point  d'objections,  parce  que  les  quinze  signes  se  présentaient  avec 
l'autorité  du  grand  nom  de  saint  Jérôme.  Bède  le  Vénérable,  qui  le  premier  énu- 
mère  les  quinze  signes,  les  fait  remonter  jusqu'à  ce  Père  :  «  Saint  Jérôme, 
dit-il,  les  a  trouvés  dans  les  Annales  des  Hébreux  '.  »  Rien  de  pareil  ne  se 
rencontre  aujourd'hui  dans  les  œuvres  de  saint  Jérôme  :  si  Bède  n'a  pas  été 
trompé,  il  faut  admettre  qu'il  a  eu  sous  les  yeux  un  livre  qui  depuis  s'est  perdu. 

Longtemps  oublié,  le  passage  de  Bède  le  Vénérable  fut  remis  en  lumière 
par  Pierre  Gomestor  dans  sa  fameuse  Histoire  scolastiqiie  ^  :  il  le  reproduisit 
avec  des  changements  insignifiants ^  Vincent  de  Beauvais,  dans  son  Miroir 
historique,  copia  la  page  de  Gomestor".  Ainsi  s'établit  la  tradition  qui  vint 
aboutir  à    \  Art  de  bien    vivre   et    de    bien    mourir^;   et   toujours,    sur   la    foi   de 

'  Bède,  OEuvres,  t.  III,  p.  /iç)4  (Édit.  de  Cologne). 
^  P.  Comestor,  Hist.  scolast.  In  Evangelia,  cap.  CXLI. 

3  II  supprime  le  3°  signe  de  Bède  (La  mer  reprendra  son  niveau),  place  la  chute  des  étoiles  après  l'apparition 
des  ossements  vomis  par  la  terre,  enfin  dédouble  le  dernier  signe  (la  terre  brûlera  et  les  morts  ressusciteront  pour 
être  jugés). 

''  Specitl.  Iiistor.  Lib.  XXXI,  cap.  CXI. 

■'  Il  Y  eut  une  autre  tradition,  mais  à  laquelle  l'art  ne  doit  rien.  Dès  le  xni'  siècle,  les  poètes  s'ingénièrent  à 
extraire  des  fameux  vers  acrostiches  de  la  Sibylle  Erythrée  (Judicii  signum  :  tellus  sudore  madescet,  etc.)  les 
quinze  signes  de  la  fin  du  monde.  Ces  signes  sont  assez  différents  de  ceux  cjue  donne  Bède.  Ils  avaient  pour  eux 
l'autorité  de  la  Sibylle.  Ils  furent  vulgarisés  par  des  poèmes  écrits  en  diverses  langues.  Il  y  en  a  plusieurs  en  fran- 


480 


L'ART   RELIGIEUX 


Bède,  les  quinze  signes  sont  mis  sous  le  patronage  de  saint  Jérôme. 
Un  pareil  thème  semble  peu  favorable  à  l'art;  pourtant,  dès  les  premières 
années  du  xv°  siècle,  les  artistes  s'en  emparèrent.  On  rencontre  dans  l'inven- 
taire des  ducs  de  Bourgogne,  a  la  date  de  ilii'd,  «  une  tapisserie  des  quinze 
signes'  ».  Gomment  l'auteur  du  carton  était-il  parvenu  à  rendre  tous  ces  grands 
bouleversements  cosmiques?  Nous  ne  le  savons  pas;  mais  nous  pouvons,  sans 
craindre    de    nous  tromper,  imaginer  une  œuvre   de  la  plus    enfantine  naïveté. 

Les  gravures  qui  accompagnent  l'Art  de 
bien  vivre  et  de  bien  mourir  de  Vérard,  bien 
qu'elles  soient  de  la  fm  du  xv"  siècle, 
peuvent  nous  en  donner  quelque  idée. 
Leur  candeur  fait  sourire;  une  fois  ou 
deux,  cependant,  l'extrême  simplicité  du 
dessin  ressemble  presque  à  de  la  grandeur. 
Les  effets  du  premier  signe  ont  été  re- 
présentés avec  une  surprenante  bizarrerie 
(fîg.  221).  Pour  faire  entendre  que  la  mer 
s'élève  au-dessus  des  montagnes,  l'artiste 
a  dessiné  une  sorte  de  jet  d'eau  pétrifié  :  la 
mer  s'est  figée  dans  le  ciel  sous  la  forme 
d'un  roc  basaltique  ;  des  poissons  étages 
sur  ce  récif  voudraient  nous  faire  croire 
que  ce  roc  est  de  l'eau. 

Le  troisième  signe  fait  apparaître  les 
monstres  de  la  mer  (fig.  222).  Or,  quels  sont  ces  monstres?  —  Une  sirène 
et  un  triton,  qui  expriment  le  mystère  des  océans  encore  inconnus,  où  toutes 
les  rencontres  sont  possibles. 

Au  quatrième  signe  les  mers  et  les  fleuves  brûlent,  et  les  flammes  ressem- 
blent a  une  innocente  végétation  d'iris  ou  de  glaïeuls. 

Au  neuvième  signe,  les  montagnes  s'abaissent,  et  en  effet,  on  ne  voit  plus 


Fig.  221.  —  Le  premier  signe 

de  la  fin  du  monde, 

d'après  l'A  ri  de  bien  vivre  et  de  bien  mourir 

de  Vcrard. 


çais.  Voir  sur  ce  sujet  P.  Meyer,  Bulletin   de    la  Société   des    anciens    textes,    18.79,  P-  7^'  79»  ^^  ;  Daurcl  et  Belon 
(publié  par  la  Société  des  anciens  textes),  1880,  p.  xcvii  ;  Romania,  IX,  p.  253.  Il  faut  voir  aussi  sur  les  différents 
cycles  littéraires  consacrés  aux  quinze  signes,  les  articles  de  C.  Michaelis   dans  Beitrage  :ur  GescldclUe  der  deutschen 
Sprache  VI,  p.  443-76  et  de  G.  Nolle,  dans  Archiv  fur  das  Studium  der  neueren  Sprachen  XLVI,  p.  35-6o. 
'  Bulletin  monumental,   1879,  p.  98. 


LE    JUGEMENT  DERNIER.    LES    PEINES    ET    LES    RÉCOMPENSES. 


48 1 


au-dessus    du    sol   que   quelques   tas    de    terre   comme    en    font    les    enfants. 

Au  douzième  signe,  des  animaux  affamés,  mourant  sur  une  terre  désolée, 
sans  herbe  et  sans  eau,  lèvent  la  tête  et  regardent  les  étoiles  qui  se  détachent 
du  ciel. 

Le  quatorzième  signe  est  un  bel  hiéroglyphe.  Le  ciel  et  la  terre  brûlent,  et 
1  on  ne  voit  que  deux  lignes  de  feu,  lune 
en    haut,    l'autre    en    bas  :    c'est    là    tout 
l'univers. 

Nous  n'aurions  pas  parlé  de  ces  images 
populaires,  si  elles  n'avaient  été  assez  sou- 
vent imitées.  On  les  reti'ouve,  réduites  et 
simplifiées,  dans  les  marges  des  livres 
d'Heures';  on  les  retrouve  encore,  peintes 
sur  verre,  à  la  rose  du  nord  de  la  cathé- 
drale d'Angers.  Elles  figurent  probablement 
dans  d'autres  œuvres  que  nous  ignorons, 
car  la  vogue  des  quinze  signes  fut  grande 
au  xv  siècle.  Et  la  France  ne  fut  pas  seule 
k  s'attacher  à  ce  thème  nouveau  ;  toute 
l'Allemagne  connut  les  quinze  signes  par 
les  gravures  sur  bois  d'un  livre  célèbre 
intitulé  Der  Entkrist' .  Ces  gravures,  qui  sont  antérieures  aux  nôtres,  sont  fort 
médiocres;  nos  artistes  semblent  les  avoir  connues  aussi,  mais  ne  leur  doivent 
presque  rien^ 

II 


Fi 


222.  —  Le  troisième  signe 
de  la  fin  du  monde, 
d'après  ÏArl  de  bien  vivre  et  de  bien  mourir 
de  Vérard. 


Les  quinze  signes,  toutefois,   ne  firent  pas  oublier  l'Apocalypse.  Le  tableau 
que  trace  saint  Jean  des  derniers  jours  du  monde  avait  une  autre  grandeur. 

'  Par  exemple  dans  les  Heures  à  l'usage  de  Rome  de  Pigouehet,  1498. 

-  Exemplaire  à  la  Bibl.  Nat.  Voir  aussi,  der  Enndkrist  der  Sladtbibliolhek  :u  Francfiirt-am-Main,  publié  par  le 
D"'  Kelhner,  Francfort  1891   (fac-similé). 

3  Un  petit  détail  semble  prouver  que  le  dessinateur  de  Vérard  connaissait  VEntkrist.  En  effet,  le  5"^  signe  de 
Vérard  nous  montre  des  herbes  qui  suent  du  sang,  comme  le  veut  Comestor,  mais  —  chose  curieuse  —  cette 
pluie  de  sang  tombe  sur  une  foule  d'oiseaux  rassemblés.  Or  il  en  est  ainsi  dans  VEntkrist.  C'est  que  VEntkrist,  qui 
suit  Comestor,  a  ajouté  ici  au  passage  de  Comestor  une  phrase  nouvelle.  Le  texte  allemand  dit  :  (i  Les  herbes 
sueront  du  sang,  et  les  oiseaux  se  rassembleront  et  ne   mangeront  pas.    »   Cette  fin  de  phrase  se  trouve  dans  un 

M.^.LE.    —   T.    11.  ■  61 


482  L'ART    RELIGIEUX 

Cette  étonnante  poésie,  qui  depuis  tant  de  siècles  inspirait  les  artistes,  restait 
toujours  féconde. 

Les  dernières  années  du  xv°  siècle  et  les  premières  du  xvf  marquent  un  des 
moments  de  l'histoire  où  lApocalypse  s'empara  le  plus  fortement  de  l'imagina- 
tion des  hommes.  Faut-il  croire  que  la  haine  qui  couvait  contre  Rome,  aux 
temps  de  la  Réforme,  ait  pris  d'abord  ce  masque  symbolique?  Est-il  vrai  que  les 
artistes,  précurseurs  ou  champions  de  Luther,  aient  voulu  jeter  l'anathème  à  «  la 
grande  prostituée  »?  On  la  supposé,  etlhypothèse  n'est  pas  sans  viaisemblance  \ 
Mais  une  raison  plus  simple  explique  mieux,  je  crois,  la  faveur  que  ren- 
contra alors  l'Apocalypse,  chez  les  catholiques  aussi  bien  que  chez  les  protes- 
tants . 

En  1/198,  Durer  publia  une  illustration  de  l'Apocalypse  si  admirable  qu'on  la 
jugea  définitive.  Il  semblait  que  les  dessins  de  Durer  fussent  revêtus  du  môme 
caractère  d'éternité  que  la  parole  de  saint  Jean;  il  n'y  avait  plus,  pensait-on, 
qu'à  les  imiter.  Et,  en  effet,  comme  nous  allons  le  montrer,  toutes  les  Apoca- 
lypses du  xvi'  siècle  dérivent  directement  ou  par  des  intermédiaires  de  l'Apoca- 
lypse de  Durer.  Toutes  ces  œuvres  sont  autant  d  hommages  au  génie  de  Durer, 
car  Durer  s'est  emparé  de  l'Apocalypse,  comme  Dante  de  l'Enfer.  11  y  eut  là, 
comme  dit  la  loi  romaine,  une  prise  de  possession  éternelle.  Personne  n'a  imité 
la  Divine  comédie;  cent  artistes  ont  peint  ou  gravé  l'Apocalypse  après  Durer, 
mais  tous  l'ont  copié"  :  l'hommage  est  le  même. 

Albert  Durer,  comme  Dante,  eut  ses  précurseurs;  il  n'a  pas  tout  inventé. 
Il  serait  facile  de  prouver  qu'il  eut  sous  les  yeux,  quand  il  composa  les  bois 
de  l'Apocalypse,  des  dessins  plus  anciens  :  c'étaient,  soit  les  gravures  de  la  Bible 
de  Cologne  (i/jSo),  soit  plutôt  la  copie  qu'en  donna  Koburger  dans  la  Bible  de 
Nuremberg  (i/i83).  Ses  fameux  cavaliers,  son  ange  dont  les  jambes  sont  deux 
colonnes  se  trouvent  déjà  là.  Mais  qui  le  sait  aujourd'hui?  Et  qui  le  sut  après 
1/1 98? 

Ce  jeune  homme  de  vingt-sept  ans  se  révéla  comme  un  visionnaire  d'une 
espèce  inconnue.  Jamais  rêve  n'eut  des  formes  plus  denses,  jamais  cauchemar 

commentaire  de  saint  Thomas  d'Aquin  sur  Pierre  Lomijard  (Saint  Tliomas,  Opéra,  Yenetiis,  1770,  t.  XIII, 
p.  4i2).  Saint  Thomas  donne  les  quinze  signes  en  y  introduisant,  sans  qu'on  sache  pourquoi,  plusieurs  variantes. 
11  est  donc  probable  que  le  dessinateur  de  Vérard  a  eu  sous  les  yeux  la  gravure  de  VEntkrist. 

^  Dans  la  Bible  de  1622,  et  dans  plusieurs  autres,  la  prostituée  a  la  triple  couronne  papale. 

-  Plusieurs  le  copièrent  sans  le  savoir.  Les  images  créées  par  Durer  passèrent  de  livre  en  livre,  de  pays  en 
pays. 


LE   JUGEMENT    DERNIER.  .LES    PEINES    ET    LES    RÉCOMPENSES. 


183 


ne  pesa  d'un  poids  plus  lourd.  Les  anges  semblent  vêtus  de  robes  de  cuivre  ; 
d'énormes  fumées  se  solidifient  dans  le  ciel;  des  jets  de  fonte  montent  des 
villes;  on  dirait  une  fournaise  où  l'univers  s'est  liquéfié,  puis  refroidi.  C'est  un 
monde  de  métal  sonore  où  retentit  le  sabot  des  cbevaux  et  le  cboc  des  épées. 

Toutes  les  fois  qu'on  ouvre 
ce  livre  magique,  on  se  sent 
possédé.  On  imagine  la  stu- 
peur de  ceux  qui  virent  ces 
chefs-d'œuvre  clans  leur  nou- 
veauté. C'était  une  nouvelle 
révélation  venue  du  ciel.  Quel 
contraste  avec  les  enfantines 
images,  le  récit  prolixe  de 
l'Apocalypse  xylograpbique  que 
l'Allemagne  connaissait  !  Qua- 
torze tableaux  suffisent  à  Durer 
pour  résumer  toutes  les  me- 
naces et  toutes  les  promesses 
du  livre. 

Il  est  nécessaire,  pour  la 
parfaite  intelligence  de  ce  qui 
YdL  suivre,  d'indiquer  le  sujet 
de  ces  quatorze  gra Apures. 

Le  Fils  de  l'homme  appa- 
raît à  saint  Jean  au  milieu  des 
chandeliers  d'or.  Il  tient  dans 
sa  main  sept  étoiles,  un  glaive 
sort  de  sa  bouche  et  deux 
flammes  jaillissent  de  ses  yeux.  Ces  deux  jets  de  lumière  mettent  aux  tempes  de 
1  être  mystérieux  une  chevelure  de  feu  et  donnent  à  son  visage  une  grandeur 
surhumaine. 

Bien  loin  au-dessus  du  monde,  plane  le  trône  de  Dieu.  Les  sept  lampes,  les 
vingt-quatre  vieillards  lui  font  une  couronne  de  poésie  et  de  lumière.  L'agneau 
s'approche   du   trône    et   s  empare   du    livre  (fig.  223). 

L'agneau  a  brisé  les  quatre  premiers  sceaux.  Quatre  caA^aliers.  qui  semblent 


223.  ■ —  Le  trône  de  Dieu  et  l'agneau. 
Apocalypse  d'Albert  Durer. 


m 


L'ART    RELIGIEUX 


dardés  par  une  catapulte,  s'élancent  :  l'un  tend  l'arc,  l'autre  brandit  l'épée,  le 
troisième  fait  tourner  une  balance  comme  une  fronde,  le  quatrième  menace  d'un 
trident,  et  la  gueule  de  l'enfer  s'ouvre  sous  ses  pieds  (fig.  22/1). 

Les  martyrs  couchés  sous  l'autel  crient  vengeance;  un  ange  leur  annonce 

que  les  temps  sont  proches  et 
leur  donne  des  robes  blanches. 
Cependant  les  étoiles  tombent 
du  ciel  en  pluie  de  feu  et  les 
hommes  épouvantés  se  cachent 
dans  les  cavernes  des  montagnes . 
Une  mère,  au  visage  tragique 
de  Sibylle,  serre  son  enfant  sur 
sa  poitrine  (fig.   225). 

Quatre  anges  terribles,  ap- 
puyés sur  la  grande  épée  à  deux 
mains  de  nos  guerres  d'Italie, 
écoutent  une  voix  du  ciel  qui 
leur  ordonne  de  faire  treA^e  à 
la  ruine  du  monde  :  il  faut  qu'un 
envoyé  céleste  ait  le  temps  de 
marquer  les  justes  au  front  avec 
le  sang  du  calice.  Les  quatre 
soldats  de  Dieu  obéissent,  et 
l'un  d'eux  menace  le  vent  qui 
ose  souffler  et  montre  sa  face 
au  milieu  des  nuages  (fig.  226). 
Le  ciel  s'ouvre  et  les  élus 
apparaissent  au  milieu  d'une 
forêt  de  palmes.  Du  haut  d'un  nuage  un  vieillard  se  penche  vers  saint  Jean  e* 
lui  exphque  que  ces  héros  sont  les  martyrs  qui  ont  lavé  leur  robe  dans  le  sang 
de  l'agneau  :  «  ils  n'auront  plus  faim,  ils  n'auront  plus  soif,  et  Dieu  essuiera 
toutes  les  larmes  de  leurs  yeux  » . 

Après  «  un  silence  d'une  demi-heure  »,  la  colère  divine  éclate  de  nouveau. 
Debout  derrière  l'autel.  Dieu  distribue  sept  trompettes  à  sept  anges  (fig.  227). 
Un  ange  donne  le  signal  en  jetant  sur  la  terre  la  braise  d'un  encensoir  d'or. 


Fig.  224-  —  Les  cavaliers  de  l'Apocalypse. 
Apocalypse  d'Albert  Durer. 


LE    JUGEMENT    DERNIER.    LES    PEINES    ET    LES    RECOMPENSES. 


/|85 


Les  cinq  premières  trompettes  retentissent  et  d'épouvantables  cataclysmes  bou- 
leversent le  monde  :  les  villes  brûlent  comme  des  torches  ;  deux  mains  énormes 
sortent  des  nuages  et  jettent  dans  la  mer  une  montagne  qui  vomit  du  feu  ;  les 
navires  sombrent;  une  grande  étoile  tombe  dans  le  puits  de  l'abîme;  un  nuage 
de  sauterelles  s'abat  sur  la  terre  ; 
un  visage  lugubre  apparaît 
dans  le  soleil,  et  un  aigle  tra- 
verse le  ciel  en  criant  :  «  Malheur  ! 
malheur!  » 

La  sixième  trompette  sonne 
et  les  quatre  anges  armés  qui 
attendaient  reçoivent  l'ordre  de 
massacrer  le  tiers  des  hommes. 
Ils  s'élancent,  les  cheveux  sou- 
levés par  le  vent,  et  leurs 
grandes  épées  travaillent.  Dans 
les  nuages  cependant,  des  che- 
valiers-fantômes ,  revêtus  de 
l'armure  maximilienne,  chevau- 
chent des  lions  qui  crachent  du 
feu. 

Un  ange  descend  du  ciel 
enveloppé  d'une  nuée.  On  ne 
voit  que  son  visage  rayonnant 
de  lumière;  ses  deux  jambes 
sont  deux  colonnes  dont  l'une 
pose  sur  la  terre,  l'autre  sur  la 
mer.  De  la  main  gauche,  l'être 
merveilleux  présente  un  livre 
a  saint  Jean  qui  le  dévore,  et  de  la  main  droite  il  prend  Dieu  à  témoin  que 
le  mystère  va  s'accomplir. 

Une  femme  apparaît  couronnée  de  douze  étoiles  ;  elle  flotte  dans  l'air  portée 
par  deux  ailes  d'aigle.  Elle  vient  de  mettre  au  monde  un  fds,  et  une  bête  mons- 
trueuse s'élance  pour  le  dévorer,  mais  des  anges  ont  déjà  pris  l'enfant  et 
l'emportent  vers  Dieu;  la  bête  irritée  dresse  l'étonnante  arabesque  de   ses  sept 


Fig-.  225.  —  Les  anges  donnent  des  robes  blanches  aux  martyrs. 

Les  étoiles  tombent  du  ciel. 

Apocalypse  d'Albert  Durer. 


486 


L'ART    RELIGIEUX 


COUS   et    de    ses    sept    têtes,    et    de    sa   queue    abat    la    troisième  partie    des 
étoiles. 

Les  anges  luttent  contre  le  dragon  :  un  grand  saint  Michel  sévère  foule  aux 

pieds  le  monstre  et  lui  enfonce 
sa  lance  dans  la  gorge  sans 
daigner  abaisser  son  regard. 
Deux  nouvelles  bêtes  sur- 
gissent, l'une,  qui  monte  de 
la  mer,  a  sept  têtes,  Fautre, 
qui  monte  de  la  terre,  a  deux 
cornes  et  une  figure  équivoque 
qui  tient  de  l'ours  et  du  loup. 
Les  hommes  les  adorent,  mais 
déjà  la  vengeance  de  Dieu  se 
prépare  :  le  Fils  de  l'Homme 
apparaît  dans  le  ciel,  entre 
deux  anges,  armé  de  la  fau- 
cille du  moissonneur. 

Sur  la  bête  est  montée  la 
grande  prostituée.  Elle  porte  à 
la  main  une  belle  coupe  de 
vieille  orfèvrerie  allemande 
qui  ressemble  à  une  grappe  de 
raisin;  des  moines,  des  bour- 
geois, des  soldats  empanachés 
l'admirent.  Mais  déjà  l'heure 
du  châtiment  est  Aenue  :  une 
flamme  immense  monte  d  une 
ville  jusqu'aux  nuages  ;  un 
ange  jette  une  meule  dans  la  mer  en  criant  :  «  Ainsi  sera  précipitée  Babylone  »  ; 
une  grande  foule  conduite  par  un  cavalier  victorieux  paraît  dans  le  ciel. 

Le  démon  est  vaincu  ;  un  ange  qui  porte  une  énorme  clef  va  refermer  sur 
lui  le  puits  de  l'abîme.  Les  temps  sont  révolus,  et  alors  du  haut  d'une  mon- 
tagne saint  Jean  contemple  la  Jérusalem  nouvelle  :  c'est  une  sorte  de  Nurem- 
berg aux  belles  tours,  assise  entre  la  forêt,  la  montagne  et  la  mer;  il  ny  a  plus 


FJi 


226.  —  Les  anges  extemiiiialeurs  au  repos. 
Les  justes  marqués  au   front. 

Apocalypse  d'Albert  Durer. 


LE    JUGEMENT    DERNIER.    LES    PEINES    ET    LES    RÉCOMPENSES.  /I87 

de  nuages  dans  le   ciel;  les  oiseaux;  volent  dans  l'air  pur,  et  un  ange  attend  les 
voyageurs  aux  portes  de  la  ville. 

On  peut  dire  d'une  pareille  œuvre  qu'elle  fait  comprendre  l'Apocalypse.  Ces 
visions  qui  semblaient  au  lec- 
teur illimitées,  rebelles  k  la 
forme,  impossibles  à  circon- 
scrire, ont  pris  soudain  un 
corps;  et  telle  est  la  tyrannie 
de  l'œuvre  de  Durer  que  l'on 
devient  incapable,  quand  on 
relit  l'Apocalypse,  d'y  voir 
autre  chose  que  ce  qu  d  y  a 
vu.  Les  artistes  du  xvi°  siècle 
sentaient  cela  encore  naieux 
que  nous  :  aucun  d'eux,  même 
parmi  les  plus  grands,  qui  ne 
s'avoue  vaincu. 

En  Allemagne,  la  plus 
remarquable  copie  de  l'Apo- 
calypse de  Durer  se  rencontre 
dans  la  fameuse  Bible  illustrée 
de  Wittemberg,  qui  parut  au 
mois  de  septembre  i522.  Ce 
serait  une  copie  presque  litté- 
rale si  l'artiste  inconnu  ne 
s'était  permis  de  dédoubler 
certaines  planches.  Durer  avait 
plus  d'une  fois  réuni  dans  la 
même  page  des  événements 
successifs.  Le  copiste  les  sépara.  De  l'épisode  des  robes  distribuées  aux  martyrs, 
il  fit  une  gravure,  et  il  en  fit  une  autre  de  la  chute  des  étoiles.  Il  ne  voulut 
pas  montrer  sur  la  même  page  la  défaite  du  démon  et  la  Jérusalem  nouvelle. 
C'est  ainsi  que  le  nombre  des  gravures  augmenta  sans  que  l'artiste  ait  fait  le 
moindre  effort  d'invention.  Disons  pourtant  toute  la  vérité,  ce  dessinateur 
méticuleux  jugea  que   Durer  avait  été  incomplet.    Suivant  lui,   la  scène  de   la 


Fit 


17.  —  Dieu  donne  des  trompettes  aux  anges 
Les  cinq  premiers  cataclysmes. 

Apocalypse  d'Albert  Durer. 


488  L'ART    RELIGIEUX 

moisson  divine  n'avait  pas  été  représentée  avec  assez  de  détails.  Il  emprunta 
à  Durer  son  Fils  de  l'Hoinme  qui  apparaît  la  faucille  k  la  main  dans  le  ciel, 
mais,  en  dessous,  il  représenta  des  anges  qui  moissonnent  le  blé  et  qui  ven- 
dangent la   vigne.  Le  texte  se  trouvait  ainsi  interprété  a.  la  lettre. 

En  illustrant  l'Apocalypse,  Durer  avait  négligé  un  passage  fort  obscur  qui 
n'avait  pas  sans  doute  éveillé  son  imagination.  Il  s'agit  de  deux  personnages 
qui  viendront  à  la  fin  des  temps  rendre  témoignage  à  Dieu*  ;  quand  ils  auront 
parlé  et  fait  des  miracles,  la  bète  montera  de  l'abîme  et  les  tuera,  mais  au  bout 
de  trois  jours,  ils  s'élèveront  au  ciel  dans  une  nuée.  Ce  passage  semble  avoir  eu 
pour  Luther  une  haute  valeur  symbolique.  L'artiste  qui  illustrait  sa  Bible  ne 
pouvait  l'omettre  :  il  a  donc  représenté  les  deux  témoins  de  Dieu  et  la  bête  cou- 
ronnée; mais  rien  n'est  plus  pauvre  que  cette  gravure  faite  sans  modèle  et  rien 
n'aide  mieux  à  mesurer  le  génie  de  Durer. 

La  Bible  de  Wittemberg  devint  rapidement  célèbre  en  Allemagne  ;  elle  donna 
à  l'illustration  de  l'Apocalypse  sa  forme  définitive.  Les  légères  modifications 
qu'elle  avait  fait  subir  à  l'œuvre  de  Durer  furent  désormais  admises  ;  on  accepta 
aussi  sans  difficulté  les  deux  ou  trois  gravures  nouvelles  qu'elle  ajoutait  à  la 
série. 

Quelques  mois  après  l'apparition  de  la  Bible  de  Wittemberg,  trois  illustra- 
tions de  l'Apocalypse  parurent  en  Allemagne.  Elles  sont  toutes  les  trois  de 
i523  ^  et  sont  l'œuvre  de  trois  maîtres  célèbres  :  Burgkmair,  Scheifelin  et 
Holbein.  Si  l'on  étudie  ces  trois  séries,  on  reconnaît  sans  peine  que  le  modèle 
proposé  aux  artistes  fut  la  Bible  de  Wittemberg.  Il  est  évident  que  les  éditeurs 
voulaient  rivaliser  avec  ce  livre  déjà  fameux.  On  retrouvera  donc  dans  nos  trois 
suites  de  gravures  toutes  les  particularités  que  nous  venons  de  signaler  :  dédou- 
blement de  certains  sujets,  illustration  de  deux  ou  trois  passages  négligés  par 
Durer.  Nos  trois  artistes  connaissaient  aussi,  cela  va  sans  dire,  les  originaux 
de  Dïirer  :  Burgkmair  et  Scheifelin  en  sont  écrasés.  Ils  ne  savent  comment 
faire  pour  secouer  ce  poids  terrible  d'un  homme  de  génie  ;  ils  jettent  les 
personnages  en  biais,  mettent  à  droite  ce  qui  est  à  gauche,  suppriment  une 
partie  de  l'estampe  :  autant  d'efforts  inutiles  car  l'imitation  éclate  au  premier 
coup  d'œil. 

1  Apocal.  XI,  3  et  suiv. 

2  Pour  celte   chronologie   voir    R.    Mutlier,    Die   deulsche    Bticherillustration  (i46o-i53o).  Burgkmair  et  Schei- 
felin firent  leurs  illustrations  pour  Otlimar  à  A.ugsbourg,  Holbein,  pour  Th.  Wolf  à  Bàle  (Nouveau  Testament). 


LE    JUGEMENT    DERNIER.    LES    PEINES    ET    LES    RÉCOMPENSES. 


489 


gidifubaltard 
animas  interfe 
ct02fî|)ptervcr 

bum  oei  t  oate 
funteieflolle. 


Quant  à  l'illustration  d'Holbein,  elle  est  indigne  de  lui  :  il  n'aimait  évidem- 
ment pas  les  gravures  de  Durer.  Il  s'en  est  tenu  au  modèle  imposé,  à  la  Bible 
de  Wittemberg,  qu'il  a  copiée  avec  indifférence.  Holbein  était  bien  l'homme 
du  monde  le  moins  fait  pour  illustrer  l'Apocalypse.  Grand  artiste 
assurément,  mais  d'une  autre  façon  que  Durer  :  il  faut  qu'il  sente 
la  bonne  terre  sous  ses  pieds,  il  ne  sait  pas  voler  entre  les 
nuages  et  les  étoiles.  Le  Fils  de  l'Homme  qui  brille  comme  une 
pierre  précieuse,  et  cet  ange  qui  a  pour  couronne  l'arc-en-ciel  ne 
sont  pas  de  ses  modèles  :  ils  ne  se  laissent  pas  étudier  à  loisir 
comme  Erasme  ou  l'évêque  Fisher.  Holbein  a  ses  limites  qui  se 
laissent  toucher   ici. 

Ces  illustrations  de  l'Apocalypse  furent  bientôt  suivies  par 
d'autres  :  Hans  Sebald  Beham  en  fit  deux  pour  sa  part.  L'élève 
de  Durer,  comme  on  doit  s'y  attendre,  imite  son  maître  de  très 
près,  mais,  chose  curieuse,  il  adopte  lui  aussi  les  corrections  ou 
additions  de  la  Bible  de  Wittemberg.  L'illustration  de  l'Apoca- 
lypse est  donc  désormais  fixée  ;  il  y  a  un  canon  dont  personne 
ne  s'écartera  plus.  Toutes  les  Bibles  illustrées  publiées  dans  les 
pays  de  langue  allemande  s'y  conforment  :  qu'il  me  suffise  de 
citer  le  Nouveau  Testament  de  1  édition  d'Erasme  publié  à 
Strasbourg  vers  i55o  et  la  Bible  de  Francfort-sur-le-Mein  publiée 
en  i566.  C'est  toujours  1  œuvre  de  Durer  complétée  par  la 
Bible  de  Wittemberg,  mais  tout  cela  affaibli,  affadi  par  des  artistes 
qui  ne  connaissent  plus  les  originaux  et  qui  copient  des  copies. 

La  France    connut  de  bonne  heure  les    gravures  de   Durer.  Fig.  228. 

Dès  1607,  Hardouyn  les  copie  dans  les  marges  de  ses  Heures  à 
l'usage  de  Rome  (fig.  228)'.  Mais  en  France  comme  en  Alle- 
magne, c'est  la  série  complète  des  illustrations  de  la  Bible  de 
Wittemberg  qu  on  imite  de  préférence  :  telle  est  l'Apocalypse 
illustrée  qui  termine  la  Bible  française  de  Martin  l'Empereur 
imprimée  à  Anvers  en  i53o.  Bientôt,  Lyon,  ville  alors  euro- 
péenne, ouverte  aux  idées  de  lAllemagne  comme  à  celles  de  lltalie,  fit 
connaître  à  toute  la  France  par  ses  beaux  livres  illustrés  l'Apocalypse  allemande. 

'  C'est  certainement  la  plus  ancienne  imitation  de  l'Apocalyse  de  Diirer  que  nous  ayons  en  France.   Deux  ans 
auparavant,  en  i5o5,  ThilmanKerver,  dans  ses  Heures,  imite  encore  les  gravures  de  l'Apocalypse  xylograpliique. 
MALE.    — -   T.    II.  62 


des  robes  blanches 
aux  martyrs. 

Gravure  imitée 

de   Durer 

dans  les  Heures  d'Har- 

douyn,   1007. 


/Igo 


L'ART    RELIGIEUX 


La  Bible  pulDllée  par  Sébastien  Gryphe  en  i5/|.i  contient  une  illustration  de 
l'Apocalypse  absolument  conforme  au  canon  de  la  Bible  de  Wittemberg.  On  en 
trouve  une  autre  tout  à  fait  analogue  dans  les  Figures  du  Nouveau  Testament 
qui  parurent  chez  Jean  de  Tournes  en  i553  :  c'est  l'œuvre  d'un  élégant  artiste, 
Bernard  Salomon,  qu'on  appelle  d'ordinaire  le  Petit  Bernard. 

Ainsi     l'imagination    de     Durer    régnait    en    souveraine    sur     la     France 

comme  sur    l'Allemagne. 

Mais  nous  allons  voir  quel- 
que chose  de  plus  curieux.  Il 
subsiste  encore  en  France  plu- 
sieurs vitraux  du  xvi'^  siècle 
consacrés  à  l'Apocalypse;  or,  en 
les  étudiant,  j'ai  eu  la  surprise 
de  les  trouverions  pareils,  c'est- 
à-dire  tous  conformes  à  la  for- 
mule allemande.  Ils  ont  été  faits 
par  des  verriers  qui  avaient  sous 
les  yeux,  soit  les  gravures  de 
Diirer,  soit  une  Bible  illustrée 
semblable  à  la  Bible  de  Wittem- 
berg. Je  puis  citer  les  vitraux 
de  Saint-Martin-des-Vignes  à 
Troyes,  ceux  de  Granville  et  de 
Chavanges  dans  l'Aube  (fig.  229), 
ceux  de  la  Ferté-Milon,  dans 
l'Aisne  (fig.  280).  Les  vitraux 
de  Chavanges  sont  peut-être  les  plus  beaux  parce  qu'ils  sont  le  plus  près  des 
originaux  de  Durer;  il  n'y  a  pas  eu  d'intermédiaire  entre  le  verrier  et  l'œuvre 
du  maître  '  :  les  trois  cavaliers,  les  deux  bêtes,  la  grande  prostituée 
adorée  par  les  hommes,  sont  reproduits  avec  plus  de  fidéhté  qu'on  n'en 
mettait  alors  dans  des  copies.  On  voit  là  combien  les  estampes  de  Durer 
sont  propres  à  la  grande  décoration;  elles  semblent  faites  tout  exprès,  avec 
leur   rude    sdhouette,    pour    les    plombs    du     vitrail  :     on    comprend    que    les 

'  Ce  qui  le  prouve  sans  réplique  c'est  que  les  scènes  que  sépare  la  Bible  de  Wittemberg  sont  ici  réunies  (l'ange 
enchaînant  le  démon  et  l'ange  montrant  la  Jérusalem  nouvelle  à  saint  Jean). 


l'ig.  22(j.  —  Saint  Jean  entre  les  candélabres; 

les  cavaliers  de  l'Apocalypse. 

Vitrail  de  Clravanges  (Aiiljo). 


LE    JUGEMENT    DERNIER.    LES    PEINES    ET    LES    RECOMPENSES. 


/llJE 


verriers   aient    souvent    emprunté    des    modèles    à     ses    gravures    sur    bois  '. 

Le  vitrail  de  Saint-Martin-des- Vignes  et  celui  de  Granville  trahissent  éga- 
lement l'imitation  directe  de  Dtïrer,  mais  une  imita- 
tion un  peu  moins  scrupuleuse.  Quant  au  vitrail  de 
la  Ferté-Milon ,  œuvre  médiocre  de  la  fin  du 
xvi"  siècle,  il  reproduit  les  gravures  d'une  Bible  illus- 
trée dérivant  de  la  Bible  de  Wittemberg  ^ 

Mais  que  sont  tous  ces  vitraux,  si  estimables  qu'ils 
puissent  être,  à  côté  des  magnifiques  verrières  de  la 
chapelle  de  Vincennes?  C'est  assurément  l'œuvre  la 
plus  somptueuse  qui  ait  jamais  été  consacrée  à  l'Apo- 
calypse. Nous  n'en  voyons  pourtant  que  des  débris  : 
mutilés,  déplacés \  remis  en  place,  restaurés,  les  vitraux 
de  Vincennes  n'en  restent  pas  moins  une  des  grandes 
choses  du  xvi"  siècle.  En  contemplant  ces  figures 
héroïques,  qui  semblent  dessinées  par  un  élève  de 
Michel-Ange,  personne,  je  pense,  n'a  jamais  songé  à 
Albert  Durer  :  ce  chef-d'œuvre,  pourtant,  relève  encore 
de  lui. 

Le  maître  inconnu  qui  a  dessiné  les  cartons  des 
vitraux  de  Vincennes  s'est  inspiré  d  une  Bible  illustrée 
dérivant  de  la  Bible  de  Wittemberg.  Ce  qui  le  prouve 
clairement  c'est  qu'il  a  intercalé  dans  la  série  des 
visions  deux  sujets  que  Dlirer  ne  connaît  pas  et  dont 
nous  avons  dit  1  origine  :  les  deux  témoins  tués  par  la 
bete  et  les  anges  qui  vendangent  et  moissonnent 
(fig.  23/|).  Il  y  a  encore  une  autre  preuve  :  à  Vincennes, 
les  quatre  anges  envoyés  pour  massacrer  les  hommes 
sont  accompagnés  de  cavaliers  montés  sur  des  lions, 
mais  ces  cavaliers,  au  lieu  de  passer  dans  les  nuages, 
comme   dans  l'estampe   de  Durer,    chevauchent  sur  la  terre,    et    combattent  à 

>  Plusieurs  gravures  de  Diirer,  notamment  quelques-unes  de  celles  qu'il  a  consacrées  à  la  vie  de  la  Vierge,  ont 
été  reproduites  par  nos  verriers. 

^  Il  est  à  l'église  Saint-Nicolas  et  est  daté  de  1098.  Une  restauration  a  emmêlé  les  sujets.  Il  serait  très  facile  de 
rétablir  l'ordre  primitif. 

•*  Lenoir  en  transporta  deux  au  Musée  des  monuments  français. 


Fig.  280.  — L'ange  distribuant 

les  robes  blanches. 
Dieu  donnant  les  trompettes. 

Vitrail  de  l'église  Saint-Nicolas 
à  la  Ferté-Milon. 


^92 


L'ART    RELIGIEUX 


côté  des  anges.  Or,  cette  disposition  nouvelle,  qu'on  remarque  pour  la  première  fois 

dans  la  Bible  deWittemberg,  se  rencontre  depuis  dans  toutes  les  Bibles  illustrées. 

Le  maître  de  \incennes  n'a-t-il  donc  connu  l'œuvre   de  Durer  que  par  une 

copie?  —  Je  ne  le  crois  pas.  Deux  ou  trois 
traits  me  paraissent  prouver  qu'il  a  vu  les 
gravures  originales.  Au  moment  oiî  sonne  la 
seconde    trompette,   on   voit,   dans   le   vitrail, 


.A^\. 


deux    grandes    mains     sortir 


des 


nuages    et 


jeter  une  montagne  dans  la  mer  (fig.  233)  : 
c'est  là,  nous  l'avons  vu,  une  invention  de 
Durer.  Mais  ce  qui  est  curieux  ici,  c'est  que 
cet  étrange  détail  n'a  été  imité  par  personne; 
les  Bibles  illustrées  que  nous  connaissons 
ne  le  présentent  jamais  :  il  faut  donc  que  le 
dessinateur  du  vitrail  l'ait  emprunté  à  l'es- 
tampe de  Durer.  On  peut  faire  d'autres  re- 
marques du  même  genre.  Quand  retentit  la 
quatrième  trompette,  un  aigle  s'élance  en 
criant  :  «  Malheur  !  malheur  !  »  Or,  chose 
curieuse,  la  Bible  de  Wittemberg  et,  à  sa  suite, 
toutes  les  Bibles  illustrées  nous  montrent,  au 
lieu  d'un  aigle,  un  ange'.  Le  maître  de  Vin- 
cennes  revient  à  l'interprétation  de  Durer: 
comme  Durer,  il  peint  un  aigle  et,  comme 
lui,  il  fait  sortir  du  bec  de  l'aigle  ces  deux 
lettres  «  ve,  ve  »  qui  semblent  portées  sur 
des  ondes  sonores.  Il  y  a,  dans  les  vitraux  de 
Vincennes,  d'autres  particularités  qui  témoi- 
gnent d'un  commerce  étroit  de  1  auteur  avec 
les  estampes  de  Durer.  L'ange  qui,  dans  le 
vitrail  des  justes,  ordonne  au  vent  de  s'apai- 
ser, et  qui  le  menace  enlevant  vers  le  ciel  une  épée  et  un  petit  bouclier  (fig.  232), 
est  trop  pareil  k  l'ange  de  la  gravure  (fig.  226)  pour  ne  pas  en  être  une  copie 


Fig.  281.  — Les  anges  donnent  des  robes 

blanches  aux  marlyrs. 

Vitrail  de  la  chapelle  de   Vincennes. 


'  Luther,  en  effet,  dans  sa  traduction  parle  d'un  ange  et  non  d'un  aigle. 


LE    JUGEMENT    DERNIER.    LES    PEINES    ET    LES    RECOMPENSES. 


493 


directe;  de  même  ces  flammes  qui  ressemblent  à  une  flore  magnifique,  qui  font 
éclater  le  tronc  des    arbres  et  qui  en  jaillissent  comme  de  larges  fleurs  de  feu. 

Donc,  dans  les  vitraux  de  Vincennes 
l'inspu^ation  de  Durer  est  partout  présente. 
Comment  se  fait-il  qu'en  les  contemplant 
personne  ne  pense  jamais  à  Durer?  —  Il  y 
en  a  plus  d'une  raison. 

D'abord  les  pages  les  plus  belles  de 
Durer,  celles  qu  il  a  marquées  à  jamais,  sont 
absentes  :  on  ne  voit  à  Vincennes  ni  saint 
Jean  prosterné  devant  le  Fils  de  l'Homme, 
ni  les  quatre  cavaliers,  ni  la  grande 
prostituée  assise  sur  la  Bête.  Peut-être  ces 
pages  ont-elles  disparu  :  peut-être  l'artiste 
les  a-t-il  négligées,  les  jugeant  difficiles  à 
plier  aux  lois  de  son  esthétique. 

Car  le  maître  de  Vincennes  a  une  con- 
ception de  la  beauté  fort  différente  de  celle 
du  jeune  Durer.  L'art  de  Durer  est  une 
explosion  de  l'imagination  créatrice  qui  ne 
reconnaît  pas  d'autre  loi  qu'elle-même.  Le 
maître  de  Vincennes  croit  que  l'imagination 
n'enfanterait  que  le  chaos,  si  elle  n'obéis- 
sait à  la  loi  supérieure  de  la  symétrie,  du 
rythme  et  du  nombre.  Ce  sont  là  les  divi- 
nités nouvelles  que  l'Italie  enseignait  au 
monde  ;  c'est  «  la  divine  proportion».  Notre 
orage  intérieur  pour  se  transfigurer  en 
beauté  doit  se  soumettre  à  la  loi.  Eternelle 
opposition  de  la  discipline  latine  et  du 
lyrisme  septentrional.  Dès  i3oo,  l'Italie 
montrait  par  son  Dante  que  la  beauté  par- 
faite réside  dans  l'union  de  la  force  et  de  la  règle;  dès  lors,  ses  peintres,  ses 
sculpteurs,  ses  architectes  donnèrent  la  même  leçon.  Le  maître  de  Vincennes  est 
pénétré   de  ces  grandes  vérités  :  chez  lui,  tumulte,  passion,  violence,    tout  se 


Fig.  282.  —  Les  justes  marqués  au  front. 
Vitrail  de  la  chapelle  de  Vincennes. 


494 


L'ART    RELIGIEUX 


résout  en  une  belle  symétrie.  Les  anges  qui  distribuent  des  robes  aux  martyrs, 
aussi  légers  que  les  draperies  qu'ils  soulèvent,  s'élancent  harmonieusement  des 
deux  côtés  de  l'autel  (fig.  281);  dans  le  bas,  quatre  martyrs  nus  qui  se  répon- 
dent ramènent  la  foule  à  l'unité.  Autour 
du  puits  de  l'abîme,  les  hommes  renversés 
font  des  groupes  symétriques,  et  l'ange, 
les  ailes  ouvertes,  plane  au  milieu  du  ciel. 
Une  pure  architecture  ionique  encadre  les 
plus  tragiques  visions  et  semble  leur  com- 
muniquer quelque  chose  de  son  équilibre 
et  de  sa  sérénité.  En  face  de  ces  scènes  à 
la  fois  si  violentes  et  si  nobles,  on  pense 
à  l'art  de  Virgile  qui  revêt  d  une  divine 
beauté  les  massacres ,  l'épouvante  et  la 
mort. 

Un  tel  homme  pouvait  bien  emprunter 
des  sujets  à  Durer,  il  ne  pouvait  pas  lui  res- 
sembler. Il  traduit  son  langage  tudesque  en 
un  bel  italien  de  la  Renaissance;  il  parle 
tout  naturellement  la  langue  de  Michel- 
Ange.  Tout  ce  qui  est  maigre,  dur,  heurté 
dans  l'original  prend  une  ampleur  héroïque. 
Ces  vieillards  au  torse  d'athlète  qui  reçoivent 
la  robe  blanche,  ces  anges  magnifiques 
qu'un  si  grand  souffle  soulève,  sont  de  la 
même  race  que  les  héros  formidables  de  la 
Chapelle  Sixtine. 

On  s'explique  maintenant  le  respect  ins- 
tinctif qu'on  eut  toujours  chez  nous  pour  les 
vitraux  de  Vincennes.  On  y  sentait  quelque 
chose  de   grand  :  c'était,  sans  qu'on  le  sût, 
un  peu    de    l'inspiration    de    Durer   et    un    peu    du    génie    de     Michel-Ange. 
Je  me  suis  demandé  si  cette    sorte  de  traduction  de  l'Apocalypse  de  Durer 
dans  la  langue  de  la  Renaissance  italienne  n'avait  été  tentée   par  personne  en 
France  avant  le  maître  de  Vincennes.  Les  vitraux  de  Vincennes  semblent  avoir 


Fig.  233.  —  Les  cataclysmes. 
Vitrail  de  la  chapelle  de  Vincennes. 


LE    JUGEMENT    DERNIER.    LES    PEINES    ET    LES    RECOMPENSES. 


A95 


■  ^ii*i^^Nili|i|; 


^^w^m^m*'^::^ 


été  terminés  vers  i558\  Or,  en  i553,  il  avait  paru  à  Lyon  une  suite  de  gra- 
vures qui  offrent  avec  les  vitraux  de  Vincennes  d'extraordinaires  ressemblances. 
Je  veux  parler  de  l'illustration  de  l'Apoca- 
lypse du  Petit  Bernard  ".  L'œuvre  du  Petit 
Bernard  est  apparentée,  nous  l'avons  dit,  à 
la  Bible  de  Wittemberg  ;  cependant  on  y 
remarque  une  innovation  dont  je  ne  connais 
pas  d'exemple  avant  cette  date.  Les  catas- 
trophes, qui  accompagnent  le  son  des  cinq 
premières  trompettes,  ont  fourni  à  l'artiste 
le  sujet  de  cinq  gravures  distinctes  :  il  a  minu- 
tieusement détaillé  ce  que  Durer  résume  en 
une  gravure  et  la  Bible  de  Wittemberg  en 
deux  ^  Or,  c'est  précisément  ce  qu'a  fait  le 
maître  de  Vincennes  :  cinq  vitraux  retracent 
les  fléaux  qui  s'abattent  sur  le  raionde  quand, 
l'un  après  l'autre,  les  cinq  premiers  anges 
sonnent  de  la  trompette.  Voilà  déjà  une 
ressemblance  singulière  ;  mais  il  y  en  d'au- 
tres. Le  Petit  Bernard,  lui  aussi,  soumet  ses 
originaux  allemands  à  la  loi  italienne  de  la 
symétrie  et  du  rythme  ;  il  en  résulte  que 
certaines  de  ses  gravures  sont  identiques  aux 
vitraux  de  Vincennes.  La  vendange  et  la 
moisson  (fig.  287  et  28/1),  l'épisode  des  robes 
distribuées  aux  martyrs  (fig.  286  et  281), 
seraient  exactement  pareils,  si  le  verrier,  qui 
avait  un  vaste  espace  à  remplir,  n'avait  ajouté 
un  ou  deux  personnages. 

Faut-il  donc  croire    que  les  gravures  du 
Petit  Bernard  aient  servi  de  modèle  au  maître 


Fig.  234-  — Dieu  tenant  la  faucille. 
La  vendange  et  la  moisson  symboliques. 

Vitrail  de  la  chapelle  de  Vincennes. 


'  La  date  de  i558,  inscrite  sur  la  première  fenêtre  absidale  à  gauche,  a  disparu  dans  une  restauration.  0.  Mer- 
son,  Les  l  itraux,  p.  198. 

-  C'est  le  livre  que  nous  avons  signalé  plus  haut.  Il  parut  à  Lyon,  chez  Jean  de  Tournes,  en  i553.  Le  titre 
exact  est  :  Les  quadrins  historiques  de  la  Bible  et  les  jujiires  du  Nouveau  Tesiament. 

■*  Il  s'inspire  d'ailleurs  des  détails  de  la  gravure  de  Diirer. 


/i9fi 


L'ART   RELIGIEUX 


de   Vincennes?  C'est  ce  que  je  ne  manquai  pas  de    conclure  dans  le  premier 

feu  de  la  découverte  ;  mais  c'était  aller  un  peu 
vite.  Il  faut  songer  que  les  vitraux  de  Vin- 
cennes, s'ils  ont  été  terminés  vers  i558,  ont 
peut-être  été  entrepris  plus  de  dix  ans  aupa- 
ravant. Il  est  donc  possible  que  les  cartons 
des  vitraux  soient  de  beaucoup  antérieurs  aux 
gravures;  il  est  possible  même  que  le  Petit 
Bernard  se  soit  inspiré  de  ces  cartons. 

On  répète  depuis  plus  d'un  siècle  que  les 
vitraux  de  Vincennes  sont  l'œuvre  de  Jean 
Cousin.  Aucune  preuve,  malheureusement, 
n'est  venue  confirmer  cette  ancienne  tradi- 
tion. D'autre  part,  on  veut,  sur  des  témoi- 
gnages assez  vagues,  que  le  Petit  Bernard 
ait  été   lélève    de    Jean   Cousin  '.   Ces    deux 


Fig.  235. 


Le  trône  de  Dieu  et  l'agneau. 
Gravure  du  Petit  Bernard. 


légendes  se- 
raient-elles,   par    hasard,     deux    vérités? 

On  ne  peut  nier,  dans  tous  les  cas,  que 
l'œuvre  du  Petit  Bernard  ne  soit  étroitement 
apparentée  aux  verrières  de  Vincennes.  C'est, 
pour  le  moment,  tout  ce  que  l'on  peut  affir- 
mer. 

Les  vitraux  de  Vincennes  méritaient  ce 
long  développement.  Ce  sont  de  grandes 
œuvres  dont  la  beauté  éclate  encore  aujour- 
d'hui, malgré  les  restaurateurs  '.  Ces  fumées 
rousses  qui  cachent  l'horizon,  ces  grands  anges 
aux  ailes  d'un  bleu  sombre  strié  de  rouge  et 
paredies  à  un  ciel  d'orage  illuminé  d'éclairs, 
ces  cris,  ces  gestes,  ce  tumulte,  et  pourtant  ce 
grand  silence,  tout  remue  làiTie.  Le  sanctuaire 


Fig.  230. 


blanches  aux  martyrs. 
Gravure  du  Petit  Bernard. 


'  A'oir  NatalisRondot,  Bernard  Salonion,  Lyon,  1897,  in-80. 

2  D'anciennes  photographies,    conservées    au    bureau    des    Monuments    historiques,  nous   font  connaître   l'état 
primitif. 


LE    JUGEMENT    DERNIER,    LES    PEINES    ET    LES    RÉCOMPENSES. 


^r> 


semble  rempli  de  menaces;  et  Ion  se  demande  quelle  mystérieuse  pensée  fit 
choisir  à  nos  rois,  pour  en  décorer  leur  chapelle,  ces  catastrophes  et  ces  scènes 
d'épouA^ante. 

Il  y  aurait  peu  d'intérêt,  après  l'étude  de  cette  œuvre  capitale,  à  signaler  d'au- 
tres imitations  de  Durer.   Qu'il  me    suffise  de 
dire  que  des  gravures  populaires  perpétuent  en 
France,   jusqu'à  la  fin    du  xvi"  siècle,  les  For- 
mules du  maître  allemand'. 

Des  arts,  en  apparence  plus  rebelles,  se 
soumettent  aussi  à  la  loi  commune  :  des 
sculpteurs  copient  l'Apocalypse  de  Durer.  On 
peut  voir  à  la  cathédrale  de  Limoges,  au 
tombeau  de  Jean  de  Langheac,  un  bas-relief 
qui  représente  les  quatre  cavaliers  armés  de 
l'arc,  de  l'épée,  de  la  balance  et  du  trident". 
On  n'aura  pas  de  peine  à  en  reconnaître  lori- 
ginal.  Mais  le  sculpteur  de  Limoges  était  un 
maître;  il  ne  copiait  pas  servilennent ;  il  y  a 
dans  son  œuvre,  à  la  fois  une  science  et  une 
fougue  qu'on  ne  trouve  pas  au  même  degré 
chez  Durer.    C'est   peut-être    bien    lui   qui   a    amené    l'idée     à     sa    perfection. 


Fig.  287.  —  Dicvi  tenant  la  faucille. 

La    vendange    et  la  moisson    symboliques. 

Gravure  du  Petit  Bernard. 


III 


Les  grandes  catastrophes  de  l'Apocalypse  nous  acheminent  à  la  fin  du  monde. 
Dieu  détruit  par  le  feu  l'univers  qu  il  a  créé,  puis,  au  milieu  d'un  prodigieux 
silence,  retentit  soudain  la  trompette  du  jugement. 

La  longue  étude  que  nous  avons  consacrée  aux  jugements  derniers  de  nos 
cathédrales  nous  permettra,  cette  fois,  d  être  plus  brefs.  Les  idées  théologiques 
qui  avaient  groupé  au  tympan    des  églises  du   xni''  siècle    les  personnages  du 


'  \oir  an  Cabinet  des  Estampes  le  Recueil  Ea  .î5  a.  L'Apocalypse  de  Jean  Duvet  (Lyon,  i56i)  qui  paraît 
beaucoup  plus  indépendante  de  Diirer,  ne  Test  qu'en  apparence.  Il  suffit  de  l'étudier  attentivement  pour  recon- 
naître l'imitation. 


-  Le  tomlieau  est  de  i543.  A  oir  Annales  arclicol,.  t.  \A  I,  p.   16;^. 

MALE.     T.      II. 


63 


/l98 


L'ART    RELIGIEUX 


drame,  restaient  encore  vivantes.  On  continuait  donc  à  représenter  Jésus  mon- 
trant ses  plaies  aux  hommes,  les  anges  portant  les  instruments  de  la  Passion, 
les  apôtres  assis  pour  juger,  la  Vierge  et  saint  Jean  agenouillés  pour  intercéder. 
Un  examen  superficiel  pourrait  faire  croire  que  rien    n'a  changé. 

Pourtant,   plusieurs   petits  détails  qui  ne  frappent  pas  d'abord  nous  aver- 
tissent que   l'art  n'est  pas  resté  immobile.  C'est  au    xv'  siècle  qu  apparaissent 


Fig.   238.    —  Le  Jugement  dernier. 
Fresque    de    l'église    Saint-Mexme    à    Chlnon. 

ces    nouveautés    que  je    crois    pouvoir    expliquer   par  l'influence   des   tableaux 
vivants  et  des  Mystères. 

Je  remarque  d'abord  que  la  Vierge  et  saint  Jean  sont  moins  souvent 
qu'autrefois  (où  c'était  la  règle)  représentés  agenouillés  des  deux  côtés 
du  juge  ;  on  nous  les  montre  assez  fréquemment  assis  dans  une  majestueuse 
chaise  en  bois  sculpté,  pareille  à  un  fauteuil  seigneurial'.  Or,  si  nous  lisons 
le  préambule  de  1  unique  mystère  du  Jugement  dernier  qui  se  soit  conservé  en 

1  Par  ex.  B.  N.  franc.  20107,  f"  28  :  on  y  verra  un  curieux  jugement  dernier  du  xv'  siècle.  Voir  aussi  la  fresque 
de  l'église  Saint-Mexme  à  Chinon  (fig.  288). 


LE    JUGEMENT    DERNIER.    LES    PEINES    ET    LES  RÉCOMPENSES. 


^99 


France',    nous  apprenons  «    qu'il    doit  y  avoir  sur  le  théâtre  une  chaire  bien 

parée  pour  asseoir  Notre-Dame  au  côté  droit  de  son  fils  ».    Il  est  clair  que  les 

acteurs  bénévoles   qui  jouaient  le  rôle   de   la    Vierge    ou   celui    de    saint    Jean 

ne   pouvaient  pas  rester    à   genoux  pendant   les    trois    ou  quatre  heures   que 

durait    le   drame.    Les    peintres 

imitèrent  ce  qu'ils  voyaient,  sans 

penser     qu'ils     dépouillaient     la 

Vierge  et  saint  Jean  de  leur  plus 

touchant   caractère.    Car    il  faut 

que  la  Vierge  et  saint  Jean  soient 

à    genoux;    leur    rôle,    ici,     est 

d'espérer  contre  toute  espérance, 

et  de  croire,  malgré  le  redoutable 

appareil  de  la  justice,  que  l'amour 

peut  être  plus  fort  que  la  loi. 

D'autres  particularités  témoi- 
gnent plus  clairement  encore  de 
l'influence  du  théâtre.  On  sait 
qu'au  xni"  siècle  les  morts  sou- 
lèvent le  couvercle  de  leur  tom- 
beau et  se  dressent  debout  dans 
des  sarcophaojes.  Rien  de  pareil  |''^*^l?^-^,i^^ 
au  xv'^  siècle.  Les  morts  ne  sor-  lisjy'"^'*'*^' 
tent  jamais  d'une  cuve  de  pierre, 
mais  surgissent  toujours  d'une 
fosse  creusée  dans  la  terre.  Les 
miniatures  des  livres  d'Heures, 
les  gravures  sur  bois  des  incu- 
nables nous  représentent  mille  fois  la  résurrection  sous  cet  aspect.  Pourquoi 
cet  oubli  de  la  tradition. î^  La  raison  en  est  fort  simple  :  au  théâtre,  quand 
retentissait  la  trompette,  les  morts  sortaient  à  mi-corps  de  trous  rectangulaires 
pratiqués  dans  le  plancher;  voilà  ce  que  les  artistes  ont  copié.  On  ne  conservera 
aucun  doute  à  ce  sujet  si  l'on  veut  étudier  une  gravure  de  notre  Cabinet  des 


Fig.    289.    —  Le   Jugement   dernier. 
Gravure  du  Cabinet  des  Estampes. 


'  C'est  un  mystère  jjrovençal.  A'oir  Mystères  proven(;aux  du  w"  siècle  publiés  parA.  Jcanroy  et  H.  Teulié,  Tou- 
louse,  1893,  in-80. 


5oo  L'ART    RELIGIEUX 

Estampes  (fig.  289)'.  Ou  y  verra  le  plus  clairement  du  monde  que  ces  fosses 
sont  de  simples  trappes  ouvertes  sur  la  scène;  les  morts  cachés  dans  le  sous- 
sol  apparaissaient  au  moment  voulu. 

Dans  la  même  gravure  on  verra  comment  les  metteurs  en  scène  représen- 
taient d'ordinaire  le  Paradis.  Au  xni''  siècle,  c'est  une  simple  arcade  qui  est  censée 
s'ouvrir  sur  le  ciel;  c'est  donc  un  pur  symbole,  presque  un  caractère  hiérogly- 
phique ".  Au  xv*^  siècle,  les  nécessités  de  la  mise  en  scène  obligèrent  à  construire 
sur  le  théâtre  une  maison  en  bois  précédée  d'un  escalier.  La  gravure  nous 
montre  ce  naïf  monument  qui  fut  évidemment  copié  d'après  nature.  Ajoutez 
quelques  marches  à  l'escalier,  donnez  à  la  maison  un  peu  plus  de  majesté,  et 
vous  aurez  la  Porte  du  ciel  telle  que  Memlmg  la  représente  dans  son  Jugement 
dernier ^ 

Quand  on  étudie  avec  attention  les  jugements  derniers  du  xv"  siècle,  on  y 
remarque  d'autres  particularités  encore  oii  se  trahit  l'influence  des  Mystères. 

La  belle  tapisserie  du  tenaps  de  Louis  XII  que  le  Louvre  a  acquise  il  y  a 
quelques  années  représente  le  jugement  dernier  avec  des  détails  qui  semblent, 
à  première  vue,  inexplicables  (lîg.  2/10).  Deux  femmes  couronnées,  dont  l'une 
porte  un  lis  et  l'autre  une  épée,  sont  debout  devant  le  Juge;  celle  qui  porte 
l'épée  menace  un  groupe  de  pécheresses  dont  quelques-unes  sont  magnifique- 
ment vêtues.  Quel  est  le  sens  de  ces  figures  ?  Il  suffît  pour  l'apprendre  de  lire 
le  Mystère  provençal  du  Jugement  dernier. 

Les  deux  femines  couronnées  sont  Justice  et  Miséricorde,  ces  deux  abstrac- 
tions si  chères  aux  auteurs  dramatiques  du  moyen  âge.  Elles  apparaissent, 
nous  l'avons  vu,  au  moment  de  l'Incarnation  ;  elles  reparaissent  à  l'heure  suprême 
du  jugement.  Elles  personnifient  les  deux  sentiments  qui  se  partagent  lame  du 
Juge.  Dans  le  mystère  provençal,  l'une  implore  sa  pitié,  l'autre  1  anime  contre 
les  pécheurs  :  c'est  ce  que  1  artiste  a  voulu  nous  faire  entendre  en  remettant  .à 
l'une  le  lis  et  à  l'autre  l'épée   que  le  Juge  a  d'ordinaire  près  de  la  bouche. 

Quant  aux  femmes  que  Justice  menace  de  son  épée,  ce  ne  sont  pas  des 
pécheresses  quelconques  :  il  faut  y  voir,  sans  aucun  doute,  les  sept  péchés  capi- 
taux.   Car  dans  le  Mystère  provençal,  Orgueil,  Avarice,  Luxure,  Gourmandise, 

1  Voir  H.  Bouchot,  Les  deux  cents  incunables  xylorjraplii(jiies  du    Cabinet   des   Estampes,  Paris  igoS.  Planche  96, 
n"  177.    On  voit  sur  cette  planche  un  D  clans  un  cœur,  armes  de  Douai.  La  gravure  est  relournée. 

-  C'est  ce  qu'on  observe  à  Bourges,  à  Poitiers,  etc. 

•*  Tableau  de  Danlzig. 


LE    JUGEMENT    DERNIER.    LES    PEINES    ET    LES    RECOMPENSES.  5oi 

Colère,  Envie  et  Paresse,  personnifiés  par  des  femmes,  sont  tour  à  tour  préci- 
pités en  Enfer. 

L'influence  du  théâtre  estici  évidente.  Je  la  retrouve  dans  un  jugement  dernier 
célèbre  du  Musée  de  l'Ermitage,  qu'on  attribue  à  Van  Eyck  \  Ce  jugement 
dernier,  qui,  pour  le  reste,  est  contorme  à  la  formule  adoptée  par  les  artistes 


Fig.  2.'|0.  —  Le  Jugement  dernier  avec  Miséricorde  et  Justice  chassant  les  Péchés  capitaux  en  enfer. 
Fragment  d'uae  tapisserie  du  Musée  du   Louvre. 

du  xv°  siècle,  nous  présente  un  personnage  nouveau  et  formidable  :  la  Mort; 
elle  apparaît  sous  laspect  d'un  squelette  et  elle  enveloppe  tout  l'Enfer  de  ses 
ailes   de  chauve- souris. 

Que  vient  faire  ici  la  Mort  ?  Est-ce  une  invention  du  peintre  ?  —  En 
aucune  façon.  La  Mort  figurait  au  théâtre  dans  la  scène  du  jugement  dernier 
comme  le  prouve  notre  Mystère  provençal. 

1   II  y  a  au  Musée  de  Berlin  une  copie  do  ce  tableau  qu'on  attribue  à  Petrus  Christus. 


5o2  L'ART    RELIGIEUX 

La  Mort  est  assise  sur  les  tréteaux,  Dieu  lappelle  devant  lui  et  lui  fait  sou 
procès  :  il  l'accuse  d'avoir  mal  rempli  les  ordres  cpi'il  lui  avait  donnés.  Les 
hommes  devaient  vivre  cent  vingt  ans,  la  Mort  n'a  jamais  attendu  ce  terme. 
Elle  s  est  plu  à  faire  le  mal  :  elle  a  tué  les  enfants  en  bas  âge,  elle  les  a  tués 
au  moment  de  leur  naissance  ;  elle  a  frappé  le  pécheur  sans  lui  donner  le  temps 
de  faire  pénitence.  Au  lieu  d  obéir  à  Dieu,  elle  a  parcouru  le  monde  sur  les 
pas  du  diable,  «  elle  a  rempli  la  terre  de  sa  malice  ».  Elle  mérite  donc  d'être 
punie.  —  Et  Dieu  ajoute  ces  paroles  :  «  Désormais  tu  demeureras  en  Enfer,  là 
où  les  damnés  te  demanderont  sans  cesse,  et  jamais  ils  ne  pourront  t'avoir, 
car  tu  n'auras  plus  de  puissance  »  \ 

On  s'explique  maintenant  la  présence  de  la  Mort  dans  le  Jugement  dernier 
attribué  à  Van  Eyck;  elle  est  précipitée  en  Enfer,  oi^i  sera  désormais  sa 
place. 

Voilà  quelques  particularités  oh  l'influence  des  Mystères  est  manifeste.  Il 
est  permis  de  trouA^er  que  ces  nouveautés  "  ont  peu  de  prix.  L'antique  ordon- 
nance, plus  simple,  plus  condensée,  mais  où  chaque  détail  exprimait  une  pen- 
sée, avait  plus  de  grandeur.  Aucun  Jugement  dernier  du  xv°  siècle,  sans  en 
excepter  celui  de  Beaune,  ne  peut  se  comparer  à  nos  admirables  tympans  du 
xni''  siècle. 


IV 

Si  la  résurrection  et  le  jugement  des  morts  ne  nous  offrent  rien  qui  mérite 
une  longue  attention,  il  n'en  est  pas  de  même  des  scènes  qui  suivent  :  punition 
des  réprouvés  et  récompense  des  élus  ;  les  nouveautés  abondent  ici  et  sont  du 
plus  vif  intérêt. 

Jetons  d'abord  les  yeux  à  la  gauche  du  Juge.  Au  xiii*'  siècle,  les  maudits,  réunis 
par  une  longue  chaîne,  sont  entraînés  par  des  démons  vers  la  gueule  de  Lévia- 

'   Vers  6.965  et  suiv. 

^  Je  veux  en  signaler  au  moins  trois  autres.  Dès  le  xv'  siècle,  on  représente  toujours  Jésus-Christ  au  moment 
précis  oii  il  dit  :  ((  Venile  benedicli,  ite  maledicti.  »  Pour  laisser  entendre  cela,  on  imagina  de  faire  sortir  de  sa 
bouche,  à  gauche  une  épée  (comme  le  veut  l'Apocalypse)  et  à  droite  un  lis.  —  Il  est  bon  de  rappeler  aussi  qu'à 
partir  du  xv"=  siècle,  saint  Jean  l'cvangéliste  est  remplacé  à  la  gauche  du  juge parsaint  Jean-Baptiste.  Enfin  il  faut 
se  souvenir  que,  dès  i4oo,  la  doctrine  théologique,  qui  accorde  trente-trois  ans  à  tous  les  morts,  au  moment  de  la 
Résurrection,  commence  à  tomber  dans  l'oubli.  Au  f"  i54du  ms.  latin  9471,  B.  N.  (extrême  fin  du  xiv"^  siècle),  on 
voit  des  vieillards  sortir  de  terre. 


LE    JUGEMENT    DERNIER.    LES    PEINES    ET    LES    RÉCOMPENSES.  5o3 

than.  Rien  de  plus,  dordinaire.  A  peine  aperçoit-on  çà  et  là  une  chaudière  qui 
bout  dans  la  gueule  du  monstre;  c'en  est  assez  pour  symboliser  les  peines  de 
l'autre  vie.  L'artiste  nous  arrête  au  seuil  de  l'enfer,  comme  la  Sybille  arrête  Enéc 
à  la  porte  du  Tartare. 

Il  n'en  est  pas  de  même  à  la  fin  du  moyen  âge  ;  l'art  n'a  plus  de  ces  délica- 
tesses. Certaines  peintures,  comme  celles  de  la  cathédrale  dAlbi,  représentent 
les  supplices  des  damnés  avec  un  détail  qui  épouvante.  Quel  savant  tortionnaire 
que  cet  artiste  !  Mais  ce  cjui  remplit  d'étonnement,  c'est  l'ordre  et  la  méthode 
qu'il  apporte  dans  le  choix  de  ses  supplices.  11  a  un  système  :  à  chacun  des 
péchés  capitaux  correspond  une  torture;  on  dirait  un  procureur  au  Châtelet. 
Faut-il  croire  qu'il  ait  réellement  inventé  cela  !*  Les  peintres  d  alors  n'inventent 
guère.  On  a  avancé  qu  il  avait  sans  doute  lu  la  Divine  Comédie,  mais  l'examen  le 
plus  superficiel  suffit  à  prouver  qu'il  n'y  a  aucun  rapport  entre  son  œuvre  et 
celle  de  Dante. 

J'ai  heureusement  depuis  trouvé  le  mot  de  l'énigme.  Le  peintre  d'Albi  n'a, 
en  effet,  rien  inventé,  ce  n'est  qu'un  copiste,  mais  il  se  conformait  à  une  lon- 
gue tradition  dont  il  faut  que  nous  cherchions  l'origine.  Qu'on  ne  s'étonne  pas 
de  nous  voir  remonter  aux  premiers  siècles  du  christianisme  :  si  l'on  veut  tout 
compi'endre,  c  est  jusque-là  qu'il  faut  aller. 

L'enfer  chrétien  a  été  décrit  pour  la  première  fois  par  un  écrivain  grec  du 
second  siècle.  Son  livre  était  attribué  à  saint  Pierre  et  portait  le  titre  d'Apoca- 
lypse de  Pierre.  On  Ta  retrouvé  en  1887,  en  Egypte,  dans  les  fouilles  de  la 
nécropole  dAkhmim';  rien  n'est  plus  curieux  que  ce  livre,  mais  il  serait 
superflu  d'en  parler  ici,  car  le  moyen  âge  ne  la  pas  connu. 

Le  livre  que  le  moyen  âge  a  lu  n'est  pas  \  Apocalypse  de  Pierre,  mais  la 
Vision  de  saint  Paul.  Cette  Vision  de  saint  Paul  est  fort  ancienne  aussi  et  remonte 
au  moins  au  iv"  siècle.  Les  plus  anciennes  rédactions  que  citent  saint  Epiphane 
et  saint  Augustin  se  sont  perdues  ;  les  textes  grecs  et  syriaques  qui  subsistent 
aujourd  hui  sont  d'une  époque  déjà  basse".  L'auteur  de  cet  étrange  récit  tenait 
au  peuple  de  très  près.  Il  a  peu  inventé,  il  connaissait  entre  autres  choses  l'Apo- 
calypse de  Pierre,  dont  il  s'est  inspiré  plusieurs  fois.  Il  semble  qu  il  se  soit  contenté 
de  réunir  des  traditions  qui  se  transmettaient  en  Orient.  Les  Grecs  convertis  au 
christianisme  avaient  bien  de  la  peine  à  renoncer  à  leurs  vieux   rêves  :   ils    ne 

'  h' Apocalypse  de  Pierre  a  été  publiée  et  commentée  par  Harnack,  Leipzig,   1898. 
-  Tiscliendorf,  Apocalypses  apocryphœ,  Lipsia?,   186G. 


5o4  LART    RELIGIEUX 

pouvaient  se  figurer  un  Enfer  fort  difiérent  de  celui  de  leurs  poètes;  ils  y 
voyaient  toujours  la  roue  d  Ixion,  le  fleuve  de  Tantale  et  les  beaux  fruits  qui  se 
dérobent  à  la  main.  Dans  les  églises  d'Asie,  d'antiques  traditions  venues  de  la 
Perse  étaient  accueillies  avec  faveur  :  on  croyait  qu'après  la  mort  l'âme  aurait  à 
franchir  un  pont  étroit  suspendu  sur  un  abîme. 

Tels  sont,  mêlés  à  des  fables  d'origine  inconnue,  les  principaux  éléments  du 
récit  grec.  11  passa  d'assez  bonne  heure  en  latin  '  ;  bientôt  les  langues  modernes 
l'accueillirent,  et  il  fut  traduit  en  français,  en  anglais,  en  italien,  en  pi^ovençal"; 
on  en  fit  des  poèmes  dont  1  un  a  été  illustré,  au  xn'*"  siècle,  de  curieuses 
miniatures  ^ 

Il  est  nécessaire  de  faire  connaître  brièvement  ce  petit  roman  qui  a  eu  une 
lonoue  influence  sur  la  littérature  et  sur  l'art, 

D 

L  auteur,  interprétant  à  sa  guise  un  passage  où  saint  Paul  affirme  qu'il  fut  ravi 
jusqu'au  troisième  ciel  \  imagina  qu'il  était  descendu  aux  Enfers  sous  la  con- 
duite d  un  ange.  Son  récit  est  donc  présenté  comme  une  vision  de  saint  Paul. 
L'idée  est  heureuse  :  au  lieu  d'une  simple  description,  nous  avons  les  émotions  d  un 
homme  qui  s  épouvante,  qui  s  attendrit  et  qui  pleure;  on  pressent  déjà  la 
Divine  Comédie". 

Aux  portes  mêmes  de  l'Enfer,  saint  Paul  rencontre  d'abord  des  arbres  de  feu 
où  les  pécheurs  sont  suspendus;  à  chaque  branche  pendent  des  damnés,  les 
uns  sont  attachés  par  les  pieds,  les  autres  par  les  mains,  d'autres  par  la  langue, 
d  autres  par  les  oreilles. 

Sept  fournaises  lui  apparaissent  ensuite  :  elles  vomissent  des  flammes  ;  il 
en  sort  en  même  temps  des  hurlements  et  des  pleurs,  car,  dans  les  sept  four- 
naises, brûlent  les  âmes  de  ceux  qui  ne  voulurent  pas  se  repentir. 

Voici  maintenant  une  roue  de  flamme  ;  des  âmes  y  sont  attachées  ;  la  roue 
tourne  mille  fois  par  jour,  et  à  chaque  tour  elle  torture  mille  âmes. 

Saint  Paul  et  son   compagnon  arrivent  au  bord  d'un  précipice  où  coule  un 

'  L'adaptation  latine  se  rencontre  dans  un  manuscrit  du  viii'^  siècle.  B.  N.  nouv.  acq.  lat.   l63i. 

-  Voir  dans  Romania,  iSgS,  p.  367,  l'intéressant  article  de  M.  Paul  Meyer  sur  ce  sujet.  On  y  trouvera  un  texte 
latin  de  la  Vision  de  saint  Puai. 

•'  Il  s'agit  du  recueil  intitulé  le  Verger  de  Soulas,  B.  N.  franc.  9'320.  Le  manuscrit  est  du  commencement  du 
XIV"  siècle. 

*  II  Corinth,  XII,  a,    3,   4- 

•'  Dante,  d'ailleurs,  connaissait  la  Vision  de  saint  Paul,  comme  le  prouve  ce  passage  du  second  chant  de  VEnfer: 
«  Mais  moi,  pourquoi  venir  ici  ;'  Qui  me  le  permet?  Je  ne  suis  pas  Enée,  je  ne  suis  pas  saint  Paul  ». 


LE    JUGEMENT    DERNIER.    LES     PEINES    ET    LES    RÉCOMPENSES.  5o5 

fleuve  sinistre,  un  pont  étroit  est  jeté  au-dessus  de  l'abîme.  Les  justes  passent 
légers  comme  des  anges,  mais  les  méchants  tombent  dans  le  gouffre.  On  les  y 
aperçoit  plus  ou  moins  enfoncés  suivant  la  gravité  de  leurs  fautes  :  les  fornicateurs 
disparaissent  jusqu'au  nombril,  et  jusqu'aux  sourcils  ceux  qui  se  réjouirent  des 
maux  du  prochain;  de  monstrueux  poissons  rôdent  autour  d'eux  et  parfois  les 
engloutissent. 

L'apôtre  entre  dans  des  lieux  ténébreux.  Ici,  des  hommes  et  des  femmes 
dévorent  leur  propre  langue  :  ce  sont  des  usuriers;  ailleurs,  des  jeunes  filles 
vêtues  de  noir  sont  tourmentées  par  des  serpents  :  ce  sont  des  filles-mères  qui 
ont  jeté  leurs  enfants  aux  pourceaux  ;  plus  loin,  des  pécheurs  sont  brûlés  par  un 
feu  ardent  qui  soudain  se  métamorphose  en  glace  :  ce  sont  ceux  qui  ont  fait 
tort  aux  orphelins. 

Saint  Paul  arrive  au  bord  d'un  autre  fleuve  dont  les  rives  sont  égayées  par 
de  beaux  arbres  où  pendent  des  fruits.  Est-ce  le  séjour  du  bonheur?  —  Loin 
de  là.  Dans  le  fleuve  sont  plongés  les  mauvais  chrétiens  qui  ont  rompu  le  jeûne 
avant  le  temps  :  pareils  à  l'antique  Tantale,  ils  ne  peuvent  ni  boire  ni  manger; 
tendent-ils  la  main  vers  les  fruits,  les  branches  se  redressent  d'elles-mêmes. 

Enfin  apparaît  le  lieu  de  toutes  les  épouvantes,  le  puits  de  l'abîme.  Il  en 
sort  une  fumée  épaisse  et  une  odeur  que  l'apôtre  ne  peut  supporter.  C'est  dans 
ce  gouffre  que  sont  précipités  ceux  qui  n'ont  pas  voulu  croire  en  Jésus-Christ;  ils 
entrent  dans  l'horreur  et  s'y  perdent;  nul  ne  sait  plus  leur  noin;  Dieu  lui-même 
l'a  oublié. 

Le  spectacle  de  tant  de  maux  accable  saint  Paul.  Sur  sa  route  il  rencontre 
encore  des  hommes  et  des  femmes  dévorés  par  des  serpents,  et  des  troupes  de 
démons  qui  tourmentent  des  âmes.  Plein  de  pitié,  il  supplie  Dieu  pour  les  mau- 
dits ;  il  lui  adresse  une  si  fervente  prière  qu'elle  ne  reste  pas  sans  réponse  :  pour 
l'amour  de  lui,  Dieu  décide  que  chaque  semaine  les  damnés  auront  quelques 
heures  de  répit,   du  samedi  soir  à  la  première  heure  du  dimanche. 

Telle  est  cette  antique  peinture  du  monde  infernal,  œuA^re  naïve,  où  se 
mêlent  la  cruauté  et  la  pitié. 

La  Vision  de  saint  Paul  apportée  en  Occident  y  devint  féconde.  Elle  inspira 
d'autres  récits;  il  est  rare,  en  effet,  qu'on  ne  retrouve  pas  dans  les  légendes  pos- 
térieures quelques  traits  de  l'original. 

C'est  de  l'Irlande  maintenant  que  vont  nous  venir  tous  les  voyages  au  pays 
des  morts.  Il  ne  faut  pas  s'en  étonner  :  l'imagination  celtique  vit  dans  le  inonde 

MALE.     T.  64 


5o6  L'ART    RELIGIEUX 

du  rêve;  elle  a  l'ivresse  de  l'inconnu.  Dans  les  poèmes  de  la  Table  Ronde,  il 
y  a  toujours  un  objet  mystérieux  qu'il  faut  conquérir,  un  château  magique  où 
il  faut  entrer,  une  fée  qui  se  montre  et  puis  s'évanouit.  La  «  quête  »,  «  l'aven- 
ture »,  la  recherche  d'une  chose  merveilleuse  que  nul  n'a  jamais  vue,  voilà  ce 
qui  donne  du  prix  à  la  vie. 

Pour  des  poètes  qui  n'aiment  que  l'impossible,  quel  plus  beau  A^oyage  que 
celui  de  l'autre  monde  ?  La  littérature  de  l'Irlande  nous  en  offre  trois  :  celui  de 
saint  Brendan,  celui  d  Owen,  et  celui  de  Tungdal. 

Aux  approches  de  Pâques,  saint  Brendan  quitte  son  monastère  accompagné 
de  sept  moines.  Ils  entrent  dans  une  barque  légère  faite  de  joncs  et  de  peaux 
de  bœuf  peintes  en  rouge'.  Le  vent  du  large  les  pousse  vers  des  mers  incon- 
nues. Bientôt  surgissent  des  îles  d'où  la  brise  apporte  des  parfums.  H  y  a  dans 
ces  îles  une  suave  atmosphère  de  semaine  sainte.  Chaque  jour,  Brendan  et  ses 
compagnons  descendent  à  terre  pour  célébrer  la  messe  :  ici,  ils  entendent  les 
oiseaux  chanter  des  psaumes,  là,  ils  trouvent  un  calice  et  une  patène  tout  prépa- 
rés sur  une  colonne  au  bord  de  la  mer,  ailleurs,  ils  visitent  un  merveilleux 
monastère  dont  les  moines  sont  nourris  par  les  anges. 

Mais  le  flot  les  emporte  vers  une  île  sévère  :  plus  d'arbres,  mais  des  rochers 
calcinés.  En  approchant  on  entend  haleter  des  soufflets  et  des  marteaux  retentir 
sur  dés  enclumes  :  c'est  l'Enfer.  Les  navigateurs  voudraient  aborder,  mais  des 
démons  les  ont  aperçus  ;  ils  leur  lancent  des  blocs  de  fer  rouge  qui  crépitent  en 
tombant  et  font  bouillir  la  mer.  Saint  Brendan  et  ses  moines  s'éloignent  donc  et 
débarquent  dans  une  île  voisine  qui  semble  avoir  été  brûlée  par  le  feu  d'un 
volcan.  Un  homme,  silencieux,  accablé,  est  assis  sur  le  rivage  :  des  tenailles 
sont  à  ses  pieds.  Ils  l'interrogent.  Cet  inconnu,  c'est  le  grand  coupable,  c'est 
Judas.  Sa  punition  est  de  brûler  dans  une  fournaise  où  il  se  liquéfie,  où  il  se 
métamorphose  en  plomb  fondu.  Mais  la  miséricorde  de  Dieu  descend  jusqu'à 
lui  :  le  samedi  soir  il  reprend  sa  forme,  et,  jusqu'à  la  nuit  du  dimanche,  il  se 
repose  au  bord  de  la  mer^ 

Les  voyageurs  épouvantés  s'éloignent  de  ces  lieux  redoutables.  Le  vent  les 
emporte  vers  d'autres  océans,  et  dans  une  île  délicieuse  ils  découvrent  enfin  le 
Paradis  terrestre. 

'  Le  texte  latin  du  voyage  de  saint  Brendan    a   été   publié    par   Jubinal  sous   le  titre  de  :  La  légende  latine  de 
saint  Brandaines,  Paris,  i836. 

-  On  reconnaît  là  un  souvenir  de  la  Vision  de  saint  Paul. 


LE    JUGEMENT    DERNIER.    LES   PEINES    ET    LES    RECOMPENSES.  607 

Saint  Brendan  n'avait  fait  qu'entrevoir  l'Enfer  :  le  chevalier  Owen  le  par- 
court tout  entier  ' .  —  Il  y  avait  dans  une  île  du  lac  Derg  (Ulster)  une  caverne  qui 
conduisait  chez  les  morts.  C'était  la  route  qu'avait  suivie  jadis  saint  Patrice  pour 
descendre  dans  l'autre  monde  ^  Owen  se  confessa,  jeûna  et  entreprit  le  voyage. 

Il  arriva  d'abord  dans  un  grand  cloître  vaguement  éclairé;  on  eût  dit  la 
lumière  d'un  jour  d'hiver  à  l'heure  de  vêpres.  Des  démons  qui  rôdaient  dans 
ces  ombres  voulurent  s'emparer  de  lui,  mais  il  prononça  le  nom  de  Jésus- 
Christ  et  sur-le-champ  il  devint  invincible  :  ils  lui  obéirent  désormais,  et  l'em- 
portèrent à  travers  leur  royaume. 

Il  voit  d  abord  dans  de  vastes  plaines  des  hommes  et  des  femmes  nus  cloués 
sur  le  sol.  Les  uns  sont  dévorés  par  un  grand  dragon,  les  autres  par  des  ser- 
pents de  feu  et  par  des  crapauds  ;  il  en  est  encore  que  des  démons  flagellent 
pendant  que  souffle  un  vent  glacé. 

Plus  loin,  apparaissent  des  fournaises  ardentes  où  brûle  du  soufre  ;  au-dessus, 
des  damnés  sont  suspendus  à  des  chaînes  de  fer  et  à  des  crocs.  Les  uns  sont 
attachés  par  les  bras,  les  autres  par  les  pieds,  d'autres  par  les  yeux  et  par  les 
narines;  plusieurs,  au  lieu  d'être  pendus  à  une  potence,  sont  étendus  sur  des 
grils  et  des  démons  leur  emplissent  les  orbites  de  plomb  fondu. 

Voici,  dans  une  autre  région  de  l'Enfer,  une  roue  de  feu  qui  tourne  en 
emportant  des  âmes  accrochées  à  ses  dents  de  fer.  Voici  un  grand  édifice  qui 
ressemble  à  une  maison  de  bains  ;  dans  les  cuviers  des  hommes'  et  des  femmes 
sont  plongés,  mais  le  liquide  où  ils  baignent  est  du  métal  en  fusion. 

Un  grand  vent  s'élève  et  emporte  les  damnés  dans  un  fleuve  glacé.  De 
l'autre  côté  du  fleuve  s'ouvre  le  puits  de  l'abîme  d'où  montent  de  grandes 
flammes  :  c'est  là  le  lieu  terrible,  l'Enfer  véritable,  la  demeure  de  Satan. 
Owen  n'a  plus  maintenant  qu'à  franchir  un  pont  étroit  jeté  sur  un  gouffre 
et  il  arrive  à  la  porte  d'or  du  Paradis. 

On  sent,  assurément,  dans  ce  récit  l'imagination  sauvage  d'un  barde  cel- 
tique, mais  on  reconnaît  aussi  plus  d'un  emprunt  :  il  serait  superflu  de  démontrer 
que  l'auteur  avait  lu  la  Vision  de  saint  Paul. 

Le  chevalier  Owen  traverse  l'Enfer  comme  un  homme  ivre  d'épouvante,  il 
n'a  pas  assez  de  liberté  d'esprit  pour  s'instrun^e.    Quel  crime  punit-on  sur  la 

'  Saint  Patrick's  Punjaiory,  publié  par  Wright,  Londres,   i844.  Voir  aussi  le  Purgatoire  de  saint  Patrice,  publié 
par  Tarbé,  Reims  1862. 

^  Sur  la  caverne  du  lac  Derg,  voir  Ph.  de  Felice,  L'Autre  monde,  Paris,  1906. 


5o8  L'ART   RELIGIEUX 

roue,  dans  le  fleuve   glacé,   au  fond   du  puits  de  l'abîme?   Il  n'en   sait   rien. 

Le  guerrier  irlandais  Tungdal,  qui  comme  Owen  parcourt  l'autre  monde, 
est  un  meilleur  observateur  '. 

Ce  guerrier  meurt,  et  son  âme  à  peine  séparée  de  son  corps  se  voit 
entourée  d'une  nuée  d'esprits  immondes.  La  pauvre  âme  est  prise  de  vertige, 
tout  lui  est  nouveau  dans  cette  autre  vie  :  elle  voudrait  rentrer  dans  ce  corps 
qu'elle  vient  d'abandonner.  Heureusement  un  ange  apparaît,  écarte  les  esprits, 
rassure  l'âme  et  lui  dit  avec  bonté  :  «  Tu  yrs  parcourir  l'Enfer,  souviens-toi  de 
ce  que  tu  vas  voir  pour  que  tu  puisses  le  raconter  aux  hommes,  car,  au  bout  de 
trois  jours,  tu  reviendras  sur  la  terre,  et  tu  seras  réunie  de  nouveau  à  ton 
corps.   » 

Le  voyage  commence  sous  la  conduite  de  l'ange.  H  y  a  d'abord  une  vallée 
profonde  où  sont  punis  les  homicides  ;  sur  un  brasier  bout  une  vaste  chaudière 
où  ils  se  consument,  puis  se  liquéfient. 

Tungdal  arrive  au  pied  d'une  montagne  abrupte  :  d'un  côté  il  y  a  un  lac  de 
feu,  de  l'autre  un  lac  de  glace;  les  âmes  des  parjures  y  sont  plongées.  De 
temps  en  temps  les  démons  prennent  une  âme  au  milieu  du  lac  de  feu  et  la 
jettent  dans  le  lac  de  glace. 

Devant  Tungdal  s'ouvre  un  abîme  d'où  monte  une  épaisse  fumée  et  une 
odeur  de  soufre;  un  pont  étroit  est  jeté  d'un  bord  à  l'autre.  C'est  par  là  que 
doivent  passer  les  âmes  des  orgueilleux  :  mais  aucune  ne  peut  franchir  le 
gouffre,  toutes  chancellent,  tombent  et  disparaissent.  Tungdal  passe  soutenu 
par  l'ange. 

A  l'extrémité  d'une  grande  plaine  quelque  chose  d'énorme  barre  l'horizon. 
Est-ce  une  montagne?  on  le  croirait,  mais  en  s'approchant  on  reconnaît  que 
c'est  un  monstre.  Cette  bête  formidable  se  nourrit  de  l'âme  des  avares:  toutes 
les  fois  qu'elle  ouvre  la  bouche  il  en  sort  du  feu,  et  on  entend  crier  les  damnés 
dans  son  ventre. 

Un  autre  pont  se  présente,  étroit  aussi,  mais  plus  dangereux  encore,  car  il 
est  hérissé  de  clous  :  voilà  le  chemin  que  doivent  suivre  ceux  qui  ont  pris  le 
bien  d'autrui.  Ils  ne  s'avancent  pas  loin;  tous  s'abîment  dans  un  marais  fumant 
plein  de  crapauds,  de  serpents  et  de  bêtes  hideuses. 

Ceux  qui  cédèrent  aux  appétits  du  corps,  les  gloutons  et  les  luxurieux,  sont 

'  La  vision  de  Tungdal  est  attribuée  à  l'année  iidg.  Le  texte  latin   a   été  publié  par  A.  Wagner  :   Visio  Tung- 
dali,  Erlangen,  1882.  Voir  sur  cette  vision,  Mussafia,  Appunti  sulla  visione  di  Tundalo,  Vienne,  1871. 


LE    JUGEMENT    DERNIER.    LES    PEINES    ET    LES    RECO.M  PENSES.  5u9 

amenés  dans  une  grande  maison.  C'est  une  sorte  d'abattoir  oii  les  démons  les 
traitent  comme  un  bétail  :  armés  de  grands  couteaux  de  bouchers,  les  bour- 
reaux les  ouvrent,  puis  les  dépècent  et  les  coupent  en  quartiers. 

Tungdal  s'enfuit,  mais  un  autre  monstre  couché  sur  un  étang  glacé  l'arrête. 
C  est  une  bête  énorme  qui,  comme  l'autre,  se  nourrit  d'àmes;  elle  engloutit  les 
religieux  infidèles  k  leurs  vœux.  Mais,  chose  atroce,  elle  vomit  ces  âmes,  et 
ces  âmes,  une  fois  rejetées,  deviennent  grosses  et  enfantent  des  serpents  de  feu 
qui  se  retournent  contre  elles  et  les  dévorent. 

Des  marteaux  retentissent  :  c'est  la  forge  de  Vulcain,  qui  est  un  des  démons. 
Là  sont  punis  les  pécheurs  impénitents'  ;  Vulcain  les  jette  en  tas  sur  l'enclume, 
et  avec  son  marteau,  il  les  forge,  les  amalgame,  en  fait  une  masse  qui  n'a  plus 
de  forme  ni  de  nom. 

Le  terrible  voyage  est  terminé.  Tungdal  entrevoit  encore  le  Purgatoire,  où 
l'ange  lui  montre  les  vieux  rois  d'Irlande  :  Donach,  Gormach  et  Conchobar.  Et 
de  loin,  il  voit  briller  dans  la  lumière  du  Paradis  le  héros  de  l'Hibernie,  saint 
Patrick. 

L'auteur  de  la  Vision  de  Tungdal  nignorsiit,  comme  on  le  voit,  ni  la  Vision  de 
saint  Paul,  ni  même  les  voyages  de  saint  Brendan  ;  on  ne  peut  pourtant 
lui  refuser  une  imagination  originale.  Quelle  étonnante  faculté  d'invention  dans 
l'horrible!  Dante  ne  le  dépasse  pas.  Mais  l'œuvre  de  Dante  a  la  beauté  archi- 
tecturale. L'Italien  enferme  la  pitié,  l'amour  et  la  haine  dans  la  forme  parfaite  du 
cercle.  Le  pauvre  poète  celte  rêve  sans  art,  comme  l'enfant  qui  regarde  vague- 
raient dans  le  foyer  des  paysages  de  feu. 

Et  pourtant  ces  rêves  de  l'Irlande  ont  conquis  la  France.  On  s'est  souvent 
demandé  pourquoi  le  poème  de  Dante  nous  était  demeuré  si  longtemps  inconnu  : 
c'est  que  nous  avions  déjà  notre  Enfer. 

Dès  la  fin  du  xii"  siècle,  des  poètes  traduisent  en  vers  français  les  aventures 
de  saint  Brendan  ou  d'Owen";  on  les  traduit  encore  au  siècle  sui^'ant.  La  légende 
de  Tungdal  passe  en  même  temps  dans  les  diverses  langues  de  l'Europe  \ 

Les  théologiens,  toutefois,  ne  daignent  pas  remarquer  ces  contes  populaires; 
au  xiii°  siècle,  aucun  d'eux  ne  les  cite.   Saint  Thomas  se  contente   de  dire  que 

'  Un  manuscrit  français  de  la  B.  N.  franc.  12445,  f°  76,  xv'^  siècle,  nous  donne  ici  une  variante.  Les  pécheurs 
impénitents  sont  remplacés  par  les  envieux. 

^Traduction  de  Benoît  dédiée  à  la  reine  Aelis  de  Louvain  (Histoire  de  saint  Brendan),  ii25.  Traductions  de 
Bérot  et  de  Marie  de  France  (Le  voyage  d'Owen). 

■'  Voir  Mussafia,  loc.  cit. 


5io  L'ART    RELIGIEUX 

ce  qu'on  raconte  des  supplices  de  l'Enfer  doit  être  pris  au  sens  symbolique  \ 
Chez  ces  graves  esprits,  aucune  complaisance  pour  des  fables  déjà  célèbres 
pourtant.  Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  de  ne  jamais  rencontrer  dans  l'art  tout 
théologique  du  xm    siècle  une  seule  représentation  détaillée  de  l'Enfer. 

Au  XI v°  siècle,  les  clercs  commencent  à  se  montrer  plus  accueillants.  Guil- 
laume de  Deguilleville  n'est  pas,  il  est  vrai,  un  théologien,  mais  enfin  c'est  un 
moine  et  son  poème  est  une  œuvre  toute  dogmatique  :  il  n'en  décrit  pas  moins 
l'Enfer  en  s'inspirant  du  récit  d'Owen.  Dans  son  Pèlerinage  de  l'âme,  il  nous 
parle  d'une  roue  aux  crocs  de  fer  où  sont  attachés  les  parjures^  et  d'une 
potence  où  des  damnés  sont  suspendus  par  la  langue  au-dessus  d'un  brasier  ^ 

Ces  légendes  qui,  au  xiv"  siècle,  conservent  encore  l'apparence  d'inventions 
poétiques,  sont  présentées,  au  xv°  siècle,  comme  des  vérités.  Un  des  théologiens 
les  plus  célèbres  de  cette  époque,  Denis  le  Chartreux',  dans  son  traité  des  quatre 
fins  de  l'homme  intitulé  Quatuor  novisslma,  décrit  l'Enfer  en  s'aidant  d'abord 
du  récit  d'Owen,  puis  en  reproduisant  presque  textuellement  la  vision  de 
ïungdal  '" . 

Il  est  clair  que  les  légendes  irlandaises  sont  maintenant  entrées  dans  l'ensei- 
gnement et  dans  la  prédication  ;  on  s'en  aperçoit  bien  à  l'aspect  tout  nouveau 
des  œuvres  d'art  consacrées  à  l'Enfer. 

Dès  le  commencement  du  xv°  siècle,  les  artistes  s'essaient  à  représenter  la 
variété  des  supplices  infernaux.  Déjà,  dans  les  Très-Riches  Heures  du  duc  de 
Berry,  à  Chantilly,  on  voit  l'intérieur  de  l'Enfer  (fig.  2/ii).  Il  y  a  assurément 
dans  cette  page  une  grande  liberté  créatrice  ;  on  y  remarque  cependant  un  détail 
qui  ne  peut  être  emprunté  qu'à  la  vision  de  Tungdal.  Le  monstre  couché  qui 
se  nourrit  d'âmes  a  été  représenté  par  le  peintre  sous  l'aspect  de  Satan  ;  et  il 
nous  le  montre  au  moment  même  où  il  rejette  les  âmes  qu'il  a  avalées.  De  sa 
bouche  s'échappent,  au  milieu  de  la  fumée,  mille  petites  figures  qui  laissent 
deviner  par  leur  petitesse  les  proportions  du  monstre.  Ce  sont  là  de  ces 
choses  qu'on  n'invente  pas  deux  fois. 

Vers   le  milieu  du  xv'  siècle,   les    supplices   de   l'Enfer  entrent   dans   l'art 

*  Somme.  Supplément  à  la  3«  partie,  Qaest.  XCVH,  art.    IL 

^  Vers.  4878  et  suiv. 

^  Vers.  4565  et  suiv. 

'*  1 402-1471. 

s  Lib.  III,  artic.  VIII. 


Fig.  2/1 1 .  —  L'Enfer. 
Miniature  des    Très-Riches    Heures  du   duc    de  Berry,    Chanlilly 


5i2  L'A.RT   RELIGIEUX 

monumental  :  en  les  sculptant  au  portail  des  églises,  on  les  élève  presque  à  la 
dignité  des  dogmes. 

A  Saint-Maclou  de  Rouen  on  remarque  dans  les  voussures  du  grand  portail 
des  figures  de  démons  et  de  damnés;  elles  accompagnent  le  jugement  dernier 
et  sont  naturellement  placées  à  la  gauche  du  juge.  Cette  œuvre  délicate  a  souf- 
fert et  est  devenue,  par  endroits,  un  peu  confuse;  on  distingue,  toutefois,  avec 
une  parfaite  netteté,  la  fameuse  roue  où  sont  accrochés  les  pécheurs. 

A  la  cathédrale  de  Nantes,  les  voussures  du  grand  portail  abritent  également 
des  groupes  de  damnés  tourmentés  par  des  démons  ;  là  aussi  on  voit  la  roue. 
Mais  non  loin  de  là  une  scène  étrange  attire  l'attention  :  des  diables  métamor- 
phosés en  forgerons  lèvent  de  lourds  marteaux  sur  une  enclume  faite  de  corps 
d'hommes  et  de  femmes  superposés;  ils  semblent  vouloir  les  souder  ensemble. 
Ne  reconnaît-on  pas  la  vision  de  Tungdal  et  le  supplice  réservé  aux  pécheurs 
impénitents  ? 

Ainsi,  vers  1/^70',  l'Eglise  adopte  les  vieilles  légendes  et  leur  donne  la  con- 
sécration de  l'art. 

Dès  lors  on  put  rencontrer  dans  les  églises  de  campagne  des  fresques  naïves 
consacrées  aux  supplices  de  l'Enfer.  lien  subsiste  encore  quelques-unes.  Celles 
de  l'église  de  Benouville,  près  de  Caen,  sont  particulièrement  curieuses".  Leur 
auteur  a  choisi  certains  traits  dans  les  visions  irlandaises,  d'autres  dans  la  Vision 
de  saint  Paul.  Le  gibet  où  pendent  les  damnés,  la  cuve  bouillante  où  ils  sont 
plongés,  ont  été  empruntés  au  voyage  d'Owen,  mais  l'arbre  sec  où  sont  accrochés 
les  damnés  ne  peut  venir  que  de  la  Vision  de  Saint  Paul;  quant  à  la  roue,  le 
peintre  la  trouvait  dans  l'un  et  l'autre  récita  II  y  trouvait  également  ce  puits 
de  labîme  qu'il  a  représenté  avec  une  enfantine  naïveté  entouré  d'une  mar- 
gelle de  pierre  et  surmonté  d'une  poulie.  C'est  probablement  aussi  au  voyage 
d'Ow^en  qu'il  doit  l'idée  que  le  séjour  des  bienheureux  touche  à  l'Enfer,  car  on 
remarquera  qu'il  a  représenté  les  joies  du  Paradis  immédiatement  après  le  sup- 
plice des  damnés. 

L'église  Saint-Dezert  à  Chalon-sur-Saône  était  décorée  d'une  peinture  murale 

'  L'église  Saint-MacloLi,  commencée  en  i432,  était  à  peu  près  terminée  en  1472.  La  cathédrale  de  Nantes  a  été 
commencée  en  i434;  le  portail  n'était  pas  loin  d'être  achevée  en  i48o.  En  assignant  aux  sculptures  de  ces  deux 
églises  la  date  de  ilyjO  on  ne  se  trompera  pas  de  beaucoup. 

-  Reproduites  dans  le  Bullet.  arch.  du  Comité  des  travaux  historiques,  1898,  p.  116.  Ces  fresques  doivent  être  de 
la  fin  du  xv'^  siècle. 

^  M.  E.  de  Beaurepaire,  qui  a  décrit  cette  fresque,  a  cru  que  cette  roue  était  la  roue  de  fortune. 


LE    JUGEMENT    DERNIER.    LES    PEINES    ET    LES    RÉCOMPENSES. 


5i3 


qui  représentait  l'Enter  (fig.  2/12).  Un  dessin  déjà  ancien  nous  laisse  voir  l'arbre 
des  damnés  et  la  roue  de  la  Vision  de  saint  Paal.  Aucun  doute  n'est  possible, 
car  le  peintre  a  représenté  à  plusieurs  reprises  saint  Paul  guidé  par  l'ange. 

Les  vieilles  églises  du  Poitou  conservent  encore  quelques  fresques  du  xv"  siècle 
qui  achèvent  de  disparaître.  A  Champniers,  près  de  Civray,  il  existait  un  Enfer 
où  se  distingue  encore  une  roue;  à  la  chapelle  de  Boismorand-sur-Gar tempe,  il 
y  a,  comme  dans  le  récit  d'Owcn,  des  hommes  et  des  femmes  suspendus  aune 
potence,  et,  plus  loin,    des 


da 


ici 


amnes  conçues  sur  un  gril 
et  arrosés  de  plomb  fondu 
par  des  démons. 

L'exploration  métho- 
dique des  églises  de  village 
nous  révélera,  s'il  n'est 
déjà  trop  tard,  beaucoup 
d' œuvres  a  n  alogues .  0  n 
retrouvera  partout,  j  en 
SUIS  convamcu,  la  même 
inspiration. 

De  quelque  côté  qu'on 

regarde,     on    reconnaît   ton-  pig-.  242.  -  L'Enfer,  d-aprèsh,  Vmon  de  sabU  Paul. 

jours      nos     originaux    grecs  Fragment  d'une  fresque  de  l'église   Saim-Dézert,  Chalon-sur-Saône. 

OU  irlandais, 

Etudie-t-on,  par  exemple,  les  gravures  sur  bois  du  xv"  siècle?  L'Enfer  s'y 
montre  sous  1  aspect  qui  nous  est  familier.  Voici  un  recueil  xylographique 
célèbre  qu'on  appelle  l  Oraison  dominicale,  le  Pater  y  est  commenté  et  illustré. 
A  la  page  consacrée  au  verset  «  libéra  nos  a  nialo  »,  les  supplices  des  damnés 
sont  représentés  :  l'un  est  cloué  sur  le  sol  par  un  démon,  l'autre  est  attaché  à 
une  roue,  d'autres  sont  plongés  dans  une  cuve,  enlin  un  réprouvé  s'approche 
d'un  pont  jeté  sur  un  fleuve'.  On  a  déjà  reconnu  les  récits  auxquels  ces  traits 
sont  empruntés. 

S'attache-t-on  aux  manuscrits  enluminés?  Ce  sont  encore  les  mêmes  tableaux. 
Il  y  a  dans  un   beau  manuscrit  du   duc  de  Nemours  ''  un  Enfer  fort  complai- 

*  Tout  cela  petit  et  mesquin.  L'œuvre  est  de  la  seconde  partie  du  xa''  siècle  probablement. 

^  B.  N.  franc.  9186,  f°  298  v°.  Le  manuscrit  est  antérieur  à  i^"]",  date  de  la  mort  du  duc  de  Nemours. 

M.\LE.     T.     II.  65 


5i/|  L'ART    RELIGIEUX 

sammcnl  étudié  par  un  artiste  de  talent.  Rien  ne  nous  y  est  nouveau  :  nous 
retrouvons  les  pendus  attachés  à  la  potence  par  la  tête  ou  par  les  pieds,  les 
damnés  qui  se  baignent  dans  la  cuve  ou  qui  fondent  sur  le  gril';  ici,  on  voit  le 
puits  de  l'abîme,  là,  des  serpents  qui  s'acharnent  sur  des  pécheurs.  La  légende 
borne  de  tous  les  côtés  l'imagination  de  l'artiste. 

Plus  on  avance  dans  le  xv"  siècle,  et  moins  il  y  a  de  place  pour  la  fantaisie. 
En  1/193,  il  parut  un  petit  livre  qui  combinait  tous  les  récits  antérieurs  et  leur 
donnait  un  aspect  définitif.  Il  s  agit  du  Traité  des  peines  de  l'enfer  que  Vérard 
annexa  à  l'Art  de  bien  vivre  et  de  bien  mourir.  L'œuvre  datait  déjà  de  plusieurs 
années;  j'en  ai  rencontré  une  rédaction  latine  qui  remonte  à  i/jSo'. 

Le  chapitre  de  Vérard  n'est  qu'une  traduction  prolixe  de  cet  original.  L'au- 
teur, un  homme  de  l'Ecole  habitué  aux  classifications,  fut  choqué,  en  lisant  la 
\  ision  de  Saint  Paul  et  les  légendes  irlandaises,  du  manque  de  méthode  de 
tous  ces  récits  :  les  péchés,  ou  n'étaient  pas  nommés,  ou  étaient  arbitrairement 
choisis.  Une  classification  pourtant  s'imposait  :  il  fallait  mettre  les  supplices  en 
rapport  avec  les  sept  péchés  capitaux  ;  c'est  ce  qu'il  fit.  D'autre  part,  il  lui 
sembla  difficile  de  faire  honneur  de  ces  graves  révélations  à  des  cheva- 
liers irlandais  inconnus.  Il  jugea  qu'une  vieille  tradition  fort  répandue 
en  France  méritait  plus  de  créance.  On  racontait  que  Lazare,  après  sa  résur- 
rection, avait  révélé  les  mystères  de  l'autre  monde.  11  fit  ce  récit,  disait-on,  le  jour 
où  Jésus  dîna  chez  Simon  le  Lépreux;  ce  jour-là,  l'homme  formidable  qui  avait 
traversé  la  mort,  et  qui  semblait  avoir  depuis  lors  un  sceau  sur  la  bouche,  con- 
sentit à  parler  :  il  décrivit  aux  convives  les  supplices  de  l'Enfer.  Voilà  ce  qu'on 
pouvait  lire  dans  un  sermon  de  saint  Augustin^  et  dans  V Histoire  scolastique  de 
Pierre  Comestor',  voilà  ce  qu'on  pouvait  entendre  au  théâtre  quand  on  jouait 
la  Passion^. 

Il  était  donc  assez  naturel  que  notre  auteur,  laissant  dans  l'ombre  Owen  et 
Tungdal,  donnât  à  son  récit  l'autorité  du  nom  de  Lazare.   C'est  Lazare  en  effet 

^  Ou  plutôt  qui  sont  à  la  broche,  conformcment  à  l'interprétation  de  Denis  le  Chartreux,  loc.  cit. 
-  B.  N.  franc.  20107. 

^  Le  sermon  est  im  sermon  apocryphe.  Il  est  clans  Migno.  Patrol.  T.  XXXIX,  col.  1929  (Sermo  XCVI  a). 
Il  n'y  a  aucun  détail  sur  l'Enler. 

*  Pnlrol.  T.  CXCMIl,  col.   1597.  C'est  la  reproduction  du  passage  de  Pseudo-Augustin. 

■'  \oir  la  Passion  de  Greban,  v.  15784  et  suiv.  L'Enfer  y  est  décrit  en  termes  très  vagues.  Toute  la  filiation 
de  la  légende  de  Lazare  a  été  bien  indiquée  par  M.  Em.  Rov,  Le  Myslcre  de  la  Passion  en  France,  Paris  et  Dijon 
190/i,  i"^'  partie,  pages  58-59. 


LE    JUGEMENT    DEUNIEU.    LES    PEINES    ET    LES    RÉCOMPENSES.  5i5 

qui  parle,  et  dans  le  livre  de  Vérard,    la  première  gravure    représente  précisé- 
ment le  repas  chez  Simon. 

11  faut  une  fois  de  plus,  aurisqued  être  fastidieux,  résumer  cette  description  de 
lEnfer;  c'est  à  ce  prix  seulement  que  nous  pourrons  expliquer  la  fresque  d'Albi. 

Le  premier  supplice  est  celui  de  la  roue(fig.  2/i3)  :  il  est  réservé  aux  orgueil- 
leux. Les  roues  tournent  sur  de  hautes  montagnes  et  Léviathan,  «  capitaine  des 
orgueilleux  »,  préside  a 
leurs  tortures  ' . 

Les  envieux  sont  plon- 
gés dans  un  fleuve,  les 
uns  jusqu  au  nombril,  les 
autres  jusqu'aux  aisselles 
(hg.  2/1/1).  Une  âpre  bise 
les  oljlige  à  s'enfoncer 
dans  le  fleuve,  mais  ils 
n  y  trouvent  qu'un  froid 
plus  insupportable  en- 
core. C'est  alors  que 
Beelzebuth,  «  prince  et 
capitaine  d'envie  » ,  les  sai- 
sit au  mdieu  de  la  glace, 
et  les  lance  dans  un  lac 
de  feu.  Parfois  aussi  il 
les  jette  à  une  monstreuse 
bête  qui  s  appelle  Luci- 
fer ;  elle  a  sans  cesse  la  ^ 
gueule   ouverte,    et    tantôt   elle   absorbe   les    âmes    et    tantôt  elle   les    vomit. 

Le  péché  de  colère  est  puni  dans  une  grande  cave  obscure  qui  ressemble  a  une 
boucherie.  Baalberith,  «  chef  des  ireux»,  aidé  de  tousses  serviteurs,  découpe  les 
damnés  sur  des  tables.  Les  démons,  armés  de  marteaux,  s'emparent  des  morceaux 
et  les  forgent  sur  des  enclumes,  puis  ils  les  lancent  à  d'autres  démons  qui  battent 
et  soudent  ces  masses  informes. 


Fig.  a43.  —  Les  supplices  de  l'Enfer.  La  Roue. 
Gravure   de   l'Arl   de    bien  vivre   el   de  bien  mourir  de  Vérard. 


'  Notre  auteur,  fort  méthodique,  a  voulu  associer  un  démon  à  chacun  des  péchés  capitaux.  C'était,  au  xv*  siècle, 
une  tradition.  On  pourra  s'en  convaincre  en  lisant  le  Mystère  saiit  Anlhoiù  de  \  te  unes,  publié  par  l'abbé 
P.  Guillaume,  Paris,   1884.  Les  noms  des  démons,  d'ailleurs,  ne  sont  pas  les  mêmes. 


5i6 


L'ART    RELIGIEUX 


Les  paresseux,  dans  un  lieu  plein  de  ténèbres,  sont  mordus  par  des  serpents. 
Souvent  de  petits  serpents  leur  traversent  le  cœur  comme  une  flèche.  Alors  une 
grande  bête  ailée,  nommée  Astaroth,  les  dévore;  elle  les  rejette  ensuite,  et  les 
âmes,  devenues  grosses,  enfantent  d'autres  serpents  qui  de  nouveau  les 
déchirent. 

Les  avares  sont  plongés  dans  des  cuves,  où  l'eau  est  remplacée  par  du  métal 
en  fusion.    Un  diable  appelé  Mammon  les  tourmente  avec  une  broche  de  fer. 

Les  gloutons  sont  à  table 
au  bord  d'un  fleuve.  Un  démon, 
Beelphégor,  les  oblige  à  se  nour- 
rir de  leurs  propres  membres  ou 
à  manger  des  bêtes  immondes. 
Les  luxurieux,  enfin,  sont 
plongés  dans  des  puits  sous  la 
surveillance  du  démon  Hasmo- 
dée.  Des  serpents  et  des  cra- 
pauds se  suspendent  à  leur 
sexe  et  le  dévorent. 

On  voit  que  notre  compila- 
teur n'a  guère  inventé.  On  a 
reconnu  au  passage  les  em- 
prunts qu'il  a  faits  à  la  Vision 
de  saint  Paul  ou  aux  légendes 
d'Owen  et  de  Tungdal  \  Il  n'a 
qu'un  mérite,  celui  de  la  mé- 
thode. 
La  traduction  française  que  publia  Vérard  est  accompagnée  de  gravures  sur 
bois.  Ces  gravures  sont  claires,  raisonnables,  mais  sans  mystère;  il  y  manque 
cette  atmosphère  de  songe  oii  baignent  les  visions  de  llrlande.  Du  dessinateur 
de  Vérard,  de  cet  observateur  spirituel  qui  a  si  bien  représenté  le  maigre  peuple 
de  Paris,  le  bourgeois  soucieux  et  la  commère  revêche  sous  sa  capeline,  —  il 
ne  faut  pas  attendre  la  révélation  du  monde  internai.  Il  a  soigneusement  écarté 
tout  ce  qui  dépassait  son    imagination  :  la   bête  monstrueuse  qui  engloutit  les 

'  Le  détail  des  crapauds  qui  dévorent  le  sexe   des   luxurieux  ne  se   trouve    ni    dans  le  récit   grec  ni    dans  les 
légendes  irlandaises,  mais  il  était  traditionnel.  L'art  le  représente  dès  le  xii'^  siècle  (Moissac). 


Fig.   244-  —  Les  supplices  de  l'Enfer.  Le  fleuve  glacé. 
Gravure  de  VArt  de  bien  vivre  et  de  bien  mourir  de  Vérard. 


LE    JUGEMENT    DERNIER.    LES    PEINES    ET    LES    RÉCOMPENSES.  617 

âmes,  la  forge  où  les  démons  soudent  les  damnés  sur  l'enclume.  Quelques- 
unes  de  ses  gravures'^ont  pourtant  du  caractère  :  les  larges  roues  qui  tournent 
chargées  de  criminels,  le  fleuve  d'où  surgissent  des  faces  désespérées  sous  un 
ciel  vide,  sont  des  pages  vigoureuses. 

Le  livre  de  Vérard  ne  tarda  pas  à  être  imité.  Guyot  Marchant,  pour  donner 
plus  d'intérêt  k  son  Calendrier  des- Bergers,  y  introduisit  un  chapitre  consacré  aux 
supplices  de  l'Enfer'.  C'est  un  court  résumé  du  traité  publié  par  Vérard; 
quant  aux  gravures,  Marchant  les  imita  sans  scrupules. 

On  sait  le  succès  du  Calendrier  des  Bergers  :  la  France  entière  le  lut.  La 
fresque  de  la  cathédrale  d  Albi  nous  apporte  une  preuve  nouvelle  de  la  vogue 
extraordinaire  du  livre;  car  ce  tableau  de  1  Enfer,  k  propos  duquel  on  a  l'habi- 
tude de  parler  de  Dante  et  de  1  Italie,  n'est  qu'une  copie  agrandie  des  gra- 
vures du  livre  de  Marchant.  Les  Italiens,  qui  ont  couvert  de  leurs  peintures 
toute  la  cathédrale  d'Albi,  n'ont  rien  k  revendiquer  ici  ;  l'inspiration  vient 
d'ailleurs. 

Il  est  très  facde  de  prouver  que  l'artiste  d'Albi  a  pris  comme  modèle, 
non  pas  le  livre  de  Vérard,  mais  bien  le  livre  même  de  Marchant.  Chaque 
compartiment  de  la  fresque,  en  effet,  est  accompagné  d'une  inscription  :  or  ces 
inscriptions  reproduisent  exactement,  k  quelques  très  légères  différences  près,  le 
texte  du  Calendrier  des  Bergers  ^ 

La  preuve  est  faite  :  la  fresque  d'Albi,  que  l'on  considérait  jusqu'ici  comme 
l'œuvre  d'un  artiste  singulier,  k  la  fois  méthodique  et  ingénieux,  perd  tous  ses 
droits  k  l'originalité.  Elle  reste,  malgré  tout,  intéressante  ;  songeons  k  tout  ce 
qu'il  a  fallu  fondre  et  mêler  pour  qu'une  telle  œuvre  fût  possible  :  l'imagination 
grecque,  les  rêves  du  monde  celtique,  les  classifications  de  l'Ecole,  le  talent 
limpide  et  sans  miystère  des  dessinateurs  parisiens.    • 

La  fresque  d'Albi,  k  laquelle  on  assigne  parfois  une  date  voisine  de  i45o, 
ne  peut  être  que  des  dernières  années  du  xv'^  siècle  ou  des  premières  duxvi''. 

La  fresque  d  Albi  est  une  copie,  mais   une  copie  souvent  assez   libre,  des 

'  La  première  édition  du  Calcndru'r  des  Bergers  (i^gi),  qui  est  à  peu  près  contemporaine  de  l'Art  de  bien  vivre 
et  de  bien  mourir,  ne  contient  pas  les  supplices  de  l'Enfer. 

-  ^  oici  tine  inscription  d'Albi  :  «  Les  envieux  et  les  envieuses  sont  en  ung  fleuve  congelé  plongés  jusques  au 
nombril  et  pardessus  les  frape  ung  vent  moult  froit  et  quant  veulent  icelluy  vent  éviter  se  plongent  dedans  ladite 
glace.  »  Et  voici  le  texte  du  Calendrier  des  Bercjcrs.  <(  J'ay  veu  ung  fleuve  congelé  auquel  les  envieux  et  les  envieuses 
étaient  plongés  jusqu'au  nombril,  et  pardessus  les  frapoit  ung  vent  moidt  froit,  et  quant  voulaient  icelluy  vent 
éviter  se  plongeaient  dedans  la  glace  du  tout.  »  Cet  exemple  pourra  suffire. 


5i8  LART    RELIGIEUX 

gravures  du  Calendrier  des  Bergers;  les  marqueteries  des  stalles  de  Gaillon, 
aujourd  hui  à  Saint-Denis,  en  sont  une  copie  littérale.  On  j  voit  le  supplice  de 
la  roue,  et  les  envieux  plongés  dans  le  fleuve  glacé  ;  des  démons  découpent 
les  damnés  étendus  sur  des  tables  et,  plus  loin,  leur  présentent  une  nourriture 
immonde.  Partout  les  gravures  de  Guvot  Marchant  ont  été  fidèlement  copiées. 
L'artiste  n'a  inventé  qu'un  détail  :  au-dessus  du  fleuve  oi^i  sont  plongés  les 
damnés,  il  a  représenté  une  énorme  tête  qui  surgit  des  nuages;  cette  tête  aux 
joues  gonflées,  c'est  la  bise  qui  flagelle  les  envieux  quand  ils  veulent  sortir  du 
fleuve  de  glace.  Les  marqueteries  de  Gaillon  sont  peut-être  l'œuvre  d'artistes 
italiens;  en  tout  cas,  ces  praticiens  n'mventaient  guère  et  se  contentaient  de 
copier  des  originaux  français. 

Les  stalles  de  Gaillon  sont  des  premières  années  du  xvi^  siècle. 

Ainsi,  c'est  à  la  veille  de  la  Renaissance  que  les  supplices  de  l'Enfer 
entrent  dans  l'art.  Une  semblable  conclusion  n'est  pas  conforme  aux  idées 
admises.  On  va  répétant,  depuis  Stendhal,  que  la  pensée  de  1  Enfer  est  la 
grande,  est  l'unique  préoccupation  de  l'homme  du  moyen  âge  :  l'étude  des 
œuvres  d'art  et  de  la  littérature  théologique  prouve  le  contraire.  Nos  cathé- 
drales du  xiii*'  siècle  nous  laissent  à  peine  entrevoir  les  châtiments  réservés  aux 
pécheurs.  11  faut  arriver  au  xv'^  siècle  pour  rencontrer  des  imaginations  avides 
de  supplices  ;  un  gros  livre  comme  le  Barathre,  où  tout  ce  que  les  païens  et  les 
chrétiens  ont  dit  de  l'Enfer  se  trouve  longuement  exposé,  porte  bien  sa  date*. 
Redisons-le  une  fois  de  plus  ;  le  xm*^  siècle  parle  à  l'intelligence,  le  xv'^  à  la 
sensibilité.  Dans  l'art  français,  l'Enfer,  la  douleur  et  la  mort  s'épanouissent 
comme  de  tristes  fleurs  d'arrière-saison. 


Regardons  maintenant  à  la  droite  du  Juge  et  voyons  comment  nos  artistes 
représentent  les  joies  des  élus.  Entreprise  difficile.  Il  a  toujours  été  plus  aisé 
d'imaginer  les  supplices  de  l'enfer  que  les  voluptés  du  ciel.  L'idée  d'un  bonheur 
sans  fin  peut  à  peine  être  conçue  :  comment  la  rendre  sensible  aux  yeux  ? 

Le  xin''  siècle,  soutenu  par  les  spéculations  des  théologiens,  avait  personnifié 
les  béatitudes  de  l'âme  dans   la  vie  éternelle;   à   Chartres,    la    Liberté,  la  Con- 

'  B.  N.  l'ranç.   4ôo.  Le  livre  a  dû  être  composé  vers    l5oo. 


LE    .TUGEMENT    DERNIER.    LES    PEINES    ET    LES    RÉCOMPENSES.  619 

corde,  la  Santc,  1  Honneur  sont  des  figures  vraiment  célestes  '.  Ce  noble  symbo- 
lisme ne  fut  pas  imité. 

Ce  n  est  pas  qu'au  xv"  siècle  les  spéculations  tbéologiques  sur  le  Paradis 
manquent  de  beauté;  tout  au  contraire.  On  trouve  chez  les  docteurs  de  la 
fin  du  moyen  âge  une  foule  de  belles  idées,  mais  qui  ne  sont  pas  du  domaine  de 
l'art.  Lisons  par  exemple  l'opuscule  intitulé  :  La  forme  et  manière  du  grami 
jugement  général  de  Dieu  ',  c'est  un  résumé  populaire  et  vivant  de  la  doctrine 
reçue. 

Après  le  jugement,  nous  dit-on,  les  hommes  deviendront  semblables  aux 
anges;  ils  contempleront  l'essence  éternelle  avec  une  joie  indicible.  Et  d'où 
viendra  cette  joie?  —  De  l'amour.  Par  l'amour,  les  bienheureux  seront  unis  à 
Dieu,  mais  par  l'amour,  aussi,  ils  seront  unis  les  uns  avec  les  autres;  chaque 
âme  rayonnera  sut  les  autres  âmes;  le  bonheur  d'un  bienheureux  sera  fait  des 
vertus  de  tous  les  saints,  de  la  charité  des  apôtres,  du  courage  des  martyrs,  de 
la  piété  des  confesseurs,  de  la  chasteté  des  vierges. 

Mais,  dit  le  vieil  auteur,  tout  cela  ne  peut  se  conccA^oir;  c'est  un  océan  de 
félicité;  une  seule  goutte  sur  nos  lèvres  nous  donnerait  le  dégoût  de  vivre  :  en 
ce  monde,  il  n'y  a  que  la  musique  et  la  lumière  qui  puissent  nous  laisser 
pressentir  ces  béatitudes.  Il  faut  répéter  le  mot  de  saint  Bernard  :  «  Tout  ce  qui 
sera  en  Paradis  ne  sera  que  liesse,  que  joie,  que  chant,  que  clarté,  que 
lumière.   » 

Musique  et  lumière  :  tels  furent  toujours  les  symboles  du  ciel.  Virgile 
groupe  les  bienheureux  autour  de  la  lyre  d'Orphée  dans  un  paysage  de  Claude 
Lorrain,  Dante  unit  la  musique  et  la  flamme,  et  fait  chanter  des  esprits  revêtus 
de  feu. 

Clarté  éblouissante,  chants  et  musique,  c'est  tout  ce  que  nos  artistes  du 
XV®  siècle  empruntèrent  aux  théologiens. 

Fouquet  nous  offre  un  bel  exemple  de  la  vertu  symbolique  de  la  lumière. 
Il  a  peint  dans  les  Heures  d'Etienne  Chevalier  le  Triomphe  de  la  Vierge  (fig.  2/i5). 
Le  ciel  s'ouvre  et  le  Paradis  apparaît,  tel  qu'on  le  représentait  dans  les  Mystères  : 
le  Père  et  le  Fils  trônent  sur  de  hautes  chaises  à  dossier,  et  la  Vierge,  assise  à 
leur  droite,  semble  la  troisième  personne  delà  Trinité.  Les  anges  et  les  bienheu- 
reux forment  de  grands  cercles  concentraques.  On  sent  sous  les  pieds  des  per- 

*  Voir  L'Art  religieux  du  xin'^  siècle,  p.  428  et  suiv. 

2  Cet  opuscule  a  été  inséré  par  Vérarcl  clans  l'Art  de  bien  vivre  et  de  bien  mourir. 


L'ART    RELIGIEUX 


sonnages  l'écliafaud  clu  théâtre,  et  l'ensemble  serait  un  peu  massif,  si  le  dessin 
n'était    transfiguré  par  la  couleur.  Le   Père,  le  Fils,  la   Vierge,  vêtus  de  blanc. 


Fig.  245.  —  Le  Paradis. 
Miniature  de  Fouquet.  Heures  d'Etienne  Chevalier,  Chantilly. 


semblent  être  la  source  de  toute  lumière  ;  on  les  croirait  assis  au  centre  du 
soleil.  Autour  d'eux,  les  bienheureux  sont  plongés  dnas  un  demi-jour  doré, 
mais  tous  sont  touchés   par  les   rayons  divins,    tous    ont   des   lueurs  de   soleil 


LE    JUGEMENT    DERNIER.    LES    PEINES    ET    LES    RÉCOMPENSES.  52i 

levant  sur  le  front  et  sur  les  épaules.  Naïvement,  le  vieux  maître  traduit  dans 
sa  langue  la  pensée  des  théologiens. 

Mais  le  plus  souvent  les  peintres  s'attachent  à  l'autre  métaphore  :  ils 
remettent  des  instruments  de  musique  aux  mains  des  anges  pour  nous  faire 
entendre  que  la  musique  de  la  terre  est  un  symbole  des  harmonies  du  ciel.  Nos 
vitraux  nous  offrent  cent  fois  cette  image 
des  anges  musiciens  :  on  les  voit  chan- 
tant, jouant  de  la  flûte  ou  de  la  yiole, 
au  milieu  du  réseau  flamboyant  des 
rosaces  \  Souvent  ils  animent  de  leur 
vol  et  de  leurs  chants  tout  le  sommet 
d'un  vitrail.  A  la  cathédrale  de  Bourges, 
le  Paradis  qui  emplit  le  haut  de  la 
verrière  des  Tuilier  est  une  merveille 
de  grâce  ;  il  n'y  manque  même  pas  la 
poésie  de  la  lumière,  puisque  ces  beaux 
anges  emplissent  de  leur  musique  un  ciel 
plus  éclatant  que  le  plus  beau  ciel  d'été. 

Nos  sculpteurs  ne  pouvaient  pas  appe- 
ler la  lumière  à  leur  secours.  Ils  eurent, 
il  est  vrai,  la  ressource  de  mettre  des 
harpes  aux  mains  des  anges  :  ils  le  firent 
quelquefois.  Mais  il  en  est  qui  surent, 
par  la  seule  puissance  des  lignes,  faire 
sentir  l'extase  du  ciel. 

Il  y  a,  à  Saint-Maclou  de  Rouen, 
dans  les  voussures  voisines  du  Jugement 
dernier,   de  charmantes  figures  d'anges 

et  de  bienheureux  :  les  anges  semblent  présenter  à  Dieu  les  élus  agenouillés, 
les  mains  jointes,  le  visage  tendu,  tout  leur  être  emporté  vers  leur  Sauveur. 
Ces  jolies  figurines  usées  par  le  temps  ressemblent  maintenant  à  l'ébauche 
hardie  des  maîtres  modernes  ;  on  croit  entrevoir  leur  sourire  sous  le  voile  humide 
que  les  sculpteurs  jettent  sur  leur  œuvre  inachevée  (fig.  2/16). 


Fig.   246.  — Un  ange  et  un  élu. 
Voussure  du  porlail  de  l'église  Saint-Maclou,  Rouen. 


1  A  la  rose  nord  de  la  cathédrale  de  Sens,  par  exemple,  w''  siècle. 


et) 


522 


L'ART    RELIGIEUX 


Les  groupes  d'anges  et  de  bienheureux  qui  ornent  les  voussures  de  la  cathé- 
drale de  Nantes'  procèdent  du  même  sentiment.  Les 
anges  ont  de  lourdes  chevelures  que  soulève  le  vent  du 
ciel;  ils  présentent  à  Dieu  les  élus,  souriants,  ravis,  les 
bras  croisés  sur  la  poitrine,  la  tête  et  le  cœur  tendus  vers 
la  félicité  qui  les  attend. 

Mais  de  toutes  les  œuvres  consa- 
crées aux  joies  du  ciel,  je  crois  que 
la  plus  originale  est  le  tableau  du  vieux 
maître  de  Douai,  Jean  Bellegambe  ^ 
C'est  un  triptyque  :  on  voit,  au  centre, 
le  Jugement  dernier,  à  gauche  de 
Jésus-Christ,  la  punition  des  réprou- 
vés, à  droite  (fig.  2/17),  la  récompense 
des  élus. 

Le  volet  de  droite  serait  un  des  plus 
purs  chefs-d'œuvre  de  l'art  chrétien, 
si  Jean  Bellegambe  avait  su  peindre 
comme  Memling,  mais  il  n'a  pas  cette 
suave  couleur  qui  revêt  les  visages  de 
spirituahté  et  semble  une  émanation 
lumineuse  de  l'âme. 

Ce  qui  mérite  d'être  loué,  c'est  la 
beauté  de  la  conception.  Jean  Belle- 
gambe s'inspira  d'un  passage  de  samt 
Mathieu',  que  l'on  ne  manquait  jamais 
de  citer  quand  on  décrivait  le  jugement 
dernier  *  :  «  Le  roi  dira  k  ceux  qui 
sont  k  sa  droite  :  «  Venez,  vous  qui  êtes 


*  Portail  cenlral. 

"^  Mgr  Dchaisncs  a  eu  raison  de  ranger  ce  triptyque 
(aujourd'hui  an  Musée  de  Berlin)  au  nombre  des  œuvres 
de  Jean  Bellegambe.  Voir  Dehaisnes,  La  vie  et  l'œuvre  de 
Jean  Bellegambe,  Lille,  1890,  in-4°,  p-  161  et  suiv. 
■i  XXV.  3 1-46. 
*  On   le    trouvera    notamment    dans     VArt    de    bien    vivre    et    de    bien    mourir. 


Phot.  Uanfstângel. 

Fig.  247.  — Récompense  des  élus. 
Volet  dujugement  dernier  de  Jean  Bellegambe.  Musée  de  Berlin 


LE    JUGEMENT    DERNIER.    LES    PEINES    ET    LES    RECOMPENSES.  SaS 

bénis  de  mon  père,  prenez  possession  du  royaume  qui  vous  a  été  préparé  dès 
le  commencement  du  monde.  Car  j'ai  eu  faim  et  vous  m'avez  donné  à  manger; 
j'ai  eu  soif  et  vous  m'avez  donné  à  boire  :  j'étais  étranger  et  vous  m'avez 
recueilli;  j'étais  nu  et  vous  m'avez  vêtu;  j'étais  malade  et  vous  m'avez  visité: 
j'étais  en  prison  et  a^ous  êtes  venus  vers  moi.  »  —  Les  justes  lui  répondront  : 
«  Seigneur,  quand  t'avons-nous  vu  avoir  faim,  quand  t'avons-nous  vêtu?  »  — 
Et  le  roi  leur  répondra  :  «  Je  vous  le  dis  en  vérité,  toutes  les  fois  que  vous  avez 
fait  ces  choses  au  plus  petit  de  mes  frères,  c'est  à  moi  que  vous  les  avez  faites.  » 
Jean  Bellegambe  part  de  là,  et  voici  ce  qu'il  imagine.  Les  élus  sont 
réunis  dans  une  belle  prairie  et  les  anges  s'empressent  autour  d'eux;  on  dirait 
qu'ils  les  servent  avec  sollicitude  :  et  c'est  cela  en  effet.  Chaque  oeuvre  de  misé- 
ricorde trouve  en  ce  jour  sa  récompense  :  ceux  qui  ont  vêtu  les  pauvres  reçoi- 
A^ent  de  riches  tuniques  ;  ceux  qui  les  ont  nourris  se  rassasient  des  fruits  mer- 
veilleux que  leur  tend  un  ange;  ceux  qui  leur  ont  donné  à  boire  sont  assis 
autour  dune  belle  fontaine,  et  des  anges  emplissent  leurs  coupes  d  un  breuvage 
divin  ;  ceux  qui  ont  soigné  les  malades  s'avancent  sur  la  prairie  soutenus  par 
d'autres  anges.  Dans  le  fond,  de  magnifiques  palais  s'étagent  et  se  perdent  dans 
des  lointains  lumineux;  mais  ce  ne  sont  pas  ces  perspectives  ouvertes  sur  l'autre 
monde  qui  nous  attirent  :  c'est  la  prairie  enchantée.  Miracle  de  l'amour  :  nous 
ne  sommes  encore  que  sur  la  terre  et  cette  terre  est  déjà  devenue  un  paradis. 
Comme  il  est  riche  de  sens,  le  beau  tableau  de  Bellegambe  !  Il  nous  dit,  avec 
la  naïveté  de  ce  temps,  que  si  les  hommes  s'aimaient,  la  terre  deviendrait  pour 
eux  aussi  belle  que  le  ciel. 


CHAPITRE  V 


COMMENT   L'ART    DU    MOYEN   AGE   A   FINI 


I.  L'esprit  de  l'art  du  moyen  âge  et  l'esprit  de  l'art  de  la  renaissance.   —  II.   Influence 

DE   LA  RÉFORME.    DISPARITION   PROGRESSIVE  DES   MYSTERES.  III.    L'ÉGLISE   DE    LA   FIN   DU   MOYEN 

AGE     ET   LES    CEUVRES    d'aRT   '.    SA    TOLÉRANCE.    LE   PAGANISME.    LES   LIBERTÉS   DE    l'aRT    POPULAIRE. 
IV.    Le   CONCILE   DE   TRENTE     MET    FIN   A   CETTE    TRADITION    DE    LIBERTÉ.    LIVRES     INSPIRÉS     PAR 

LE  CONCILE  DE  TRENTE.  LE  Dïscorso  DE  PALEOTTi.  LE    Traité  dcs  saintcs  images  de   molanus. 

FIN   de    l'art  du    moyen   AGE. 


I 

Cette  longue  analyse  nous  a  montré  que  l'art  du  xv"  siècle,  sans  former 
un  système  aussi  solide  que  l'art  du  xm%  avait  aussi  ses  traditions  et  ses  lois. 
Il  semble  que  cette  riche  iconographie  n'ait  jamais  été  plus  vivante,  plus 
féconde,  qu'au  commencement  du  xvi"  siècle.  Comment  donc  se  fait-il  que,  peu 
d'années  après,  elle  se  dissolve  et  bientôt  disparaisse  sans  laisser  de  traces? 

La  première  idée  qui  se  présente  à  l'esprit,  c'est  que  la  tradition  du  moyen 
âge  a  été  tuée  chez  nous  par  l'art  de  la  Renaissance  italienne. 

Il  faut  reconnaître,  en  effet,  que  le  principe  de  l'art  du  moyen  âge  était  en 
complète  opposition  avec  le  principe  de  l'art  de  la  Renaissance.  Le  moyen  âge 
finissant  avait  exprimé  tous  les  côtés  humbles  de  l'âme  :  souffrance,  tristesse, 
résignation,  acceptation  de  la  volonté  divine.  Les  saints,  la  Vierge,  le  Christ 
lui-même,  souvent  chétifs,  apparentés  au  pauvre  peuple  du  xv"  siècle,  n'ont  pas 
d'autre  rayonnement  que  celui  qui  vient  de  l'âme.  Cet  art  est  d'une  humilité 
profonde;  le  véritable  esprit  du  christianisme  est  en  lui. 


5a6 


L'ART  RELIGIEUX 


Tout  différent  est  l'art  de  la  Renaissance.   Son  principe  caché  est  l'orgueil; 

l'homme  désormais  se   suffit    à  lui-même  et  aspire    à  être   un  Dieu.   La  plus 

haute  expression  de  l'art,  c'est  le  corps  humain  sans  voile  ;  l'idée  d'une  chute, 

d'une  déchéance  de  l'être 
humain,  qui  détourna  si  long- 
temps les  artistes  du  nu,  ne 
se  présente  même  plus  à  leur 
esprit.  Faire  de  l'homme  un 
héros  rayonnant  de  force  et  de 
beauté,  échappant  aux  fatalités 
de  la  race  pour  s'élever  jus- 
qu'au type,  ignorant  la  dou- 
leur, la  compassion,  la  rési- 
gnation, tous  les  sentiments 
qui  diminuent  —  voilà  bien 
(avec  toutes  sortes  de  nuances) 
l'idéal  de  l'Italie  du  xvi"  siècle. 
Cet  art,  introduit  chez 
nous  au  temps  de  François  I", 
commença  à  porter  le  trouble 
dans  notre  art  religieux.  Les 
saints,  le  Christ  lui-même  se 
mirent  à  ressembler  à  des 
héros  antiques,  à  des  empe- 
reurs divinisés  qui  planent  au- 
dessus  de  la  nature  humaine. 
Mais  cette  conception  nou-. 
velle  de  l'art  ne  modifia  en 
rien  les  vieilles  dispositions 
iconographiques.     Si    l'esprit 

est  différent,  la  forme  reste  identique.  C'est  ce  qu'il  est  facile  de  prouver  par 

des  exemples. 

Voici  un  charmant  vitrail  de  La  Couture  de  Bernay  (fig.   248).  Il  représente 

la  Nativité  avec  toutes  les  grâces  de  la  Renaissance  du  temps  de  François  I". 

On  aperçoit  dans  le   fond    les   arcs  de  triomphe  de  Rome   et  les   candélabres 


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Fig  248  —  La  Nativité. 
Vitrail  de  l'église  de  La  Couture  de  Bemay  (Eure)_ 


GOMMENT  L'ART  DU  MOYEN  AGE  A  FINI  627 

antiques  de  la  Chartreuse  de  Pavie.  Les  personnages  se  répondent  avec  une 
élégante  symétrie.  Les  bergers  qui  viennent  adorer  leur  Dieu  sont  couronnés 
de  feuillage  comme  des  bergers  de  Virgile.  La  Vierge,  saint  Joseph,  ont  le  beau 
profil,  la  ligne  noble  des  héros  de  Raphaël.  Tout  semble  nouveau,  et  au  fond, 
tout  est  conforme  à  la  tradition.  La  Vierge  est  à  genoux  devant  l'Enfant  couché 
tout  nu  sur  la  terre;  les  anges  entourent  le  nouveau-né,  et  saint  Joseph  abrite 
de  la  main  sa  chandelle  contre  le  vent  :  un  artiste  du  xv''  siècle  n'eût  pas  été 
plus  scrupuleux. 

Veut-on  un  autre  exemple  ?  Qu'on  étudie  le  vitrail  de  Pont-Audemer  qui 
représente  la  mort  de  la  Vierge  ;  il  est  à  peu  près  du  même  temps  que  celui  de 
La  Couture.  Tout  y  est  ordonné  suivant  les  lois  de  l'esthétique  italienne  :  groupes 
symétriques,  équilibre  savant,  noble  cadre  d'architecture.  Il  seiTible  qu'une 
pareille  œuvre  ne  puisse  rien  avoir  de  commun  avec  le  passé.  Mais  il  suffit  de 
regarder  avec  plus  d'attention  pour  reconnaître  qu'il  ne  manque  aucun  des  naïfs 
détails  imaginés  par  le  moyen  âge  :  —  saint  Jean  met  un  cierge  dans  la  main 
de  la  Vierge,  un  apôtre  lit  dans  son  missel  les  prières  de  morts,  et  un  autre 
souffle  sur  la  braise  de  l'encensoir. 

Le  vitrail  de  La  Couture  et  celui  de  Pont-Audemer  ne  sont  pas  des  excep- 
tions ;  toutes  nos  œuvres  du  xvf  siècle  ont  été  conçues  dans  cet  esprit.  Ainsi 
l'art  de  la  Renaissance  italienne,  en  pénétrant  chez  nous,  n'a  nullement  détruit 
la  vieille  iconographie  française  ;  il  s'y  est  accommodé. 

Si  la  tradition  du  moyen  âge  est  morte,  ce  n'est  pas  la  Renaissance  qui  la 
tuée,  c'est  la  Réforme. 

C'est  la  Réforme  qui,  en  obligeant  l'Eglise  catholique  à  surveiller  tous  les 
aspects  de  sa  pensée  et  à  se  ramasser  fortement  sur  elle-même,  a  mis  fin  à  cette 
longue  tradition  de  légendes,  de  poésie  et  de  rêves. 


11 


Une  des  premières  conséquences  de  la  Réforme  fut  de  rendre  suspect  aux 
catholiques  leur  vieux  théâtre  religieux.  Ils  s'aperçurent  pour  la  première  fois 
qu'au  texte  de  l'Evangile  les  auteurs  de  Mystères  avaient  mêlé  mille  contes, 
mille  platitudes,  mille  grossièretés.  Il  fallut  reconnaître  que  les  protestants 
n'avaient   pas   tout   à   fait  tort  quand    ils   disaient   que    ces   détestables  poètes 


5a8  L'ART    RELIGIEUX 

((  convertissaient  en  vrayes  farces  les  sacrées  paroles  de  la  Bible*  ».  L'heureux 
âge  de  l'innocence,  où  tout  est  grâce,  était  maintenant  passé. 

Dès  i54i,  l'échevinage  d'Amiens  faisait  difficulté  «  à  laisser  jouer  publique- 
ment la  parole  de  Dieu  ».  Sept  ans  après,  le  17  novembre  i5/i8,  le  Parlement 
de  Paris,  par  un  arrêt  célèbre,  défendit  expressément  aux  confrères  de  repré- 
senter ((  le  mystère  de  la  Passion  Notre  Sauveur,  ne  autres  mystères  sacrés  ». 
L'arrêt  du  Parlement  ne  s'appliquait  qu'à  Paris  :  l'acte  de  i548  ne  marque 
donc  pas,  comme  on  l'a  dit,  la  fin  du  théâtre  religieux  du  moyen  âge^  Les 
confrères  qui  n'avaient  plus  le  droit  de  représenter  leurs  Mystères  à  Paris, 
allaient  de  temps  en  temps  les  jouer  à  Rouen.  En  Normandie,  la  célèbre  confré- 
rie d'Argentan  continuait,  comme  parle  passé,  à  représenter  la  Passion. 

Il  est  visible  pourtant  que  notre  vieux  théâtre  chrétien  est  condamné.  En 
i556  une  représentation  de  la  Passion,  qui  fut  donnée  dans  le  cimetière  de 
l'Hôtel-Dieu,  à  Auxerre,  amena  de  graves  désordres.  Cette  année  i556  marque, 
dans  l'histoire  des  Mystères,  une  date  plus  décisive  encore  que  l'année  i5/i8. 
A  Rouen,  le  Parlement  interdit  la  représentation  du  Mystère  de  Job;  et  à  Bor- 
deaux il  fut  défendu  aux  confrères  de  jouer  des  pièces  «  concernant  la  foi  chré- 
tienne, la  vénération  des  saints,  et  les  saintes  institutions  de  l'Eglise  ». 

La  vie  se  retire  décidément  de  notre  théâtre  religieux.  Après  1571,  l'an- 
tique confrérie  d'Argentan,  qui  avait  édifié  tant  de  générations,  devient  muette. 
Ce  n'est  plus  que  dans  quelques  provinces  reculées  que  l'on  s'obstine  encore  à 
jouer  les  Mystères  :  à  la  fin  du  xvi"  siècle  on  représentait  encore  la  Passion 
dans  les  Alpes,  à  Lanslevillard,  à  Modaiie,  à  Saint-Jean-de-Maurienne . 

La  disparition  des  Mystères  eut  pour  l'art  chrétien  de  graves  conséquences. 
Les  Mystères,  nous  l'avons  montré,  avaient  créé  en  grande  partie  l'iconogra 
phie  de  la  fin  du  moyen  âge.  C'est  par  les  Mystères  que  la  tradition  se  maiu 
tenait.  Si,  jusque  vers  1670,  on  représente,  au  Jardin  des  Oliviers,  Jésus  avec 
une  tunique  violette.  Judas  avec  une  bourse  et  Malchus  avec  une  lanterne 
(pour  prendre  un  exemple  entre  cent),  c'est  que  telle  était,  depuis  deux  cents 
ans,  la  mise  en  scène  invariable  du  théâtre. 

Quand  le  théâtre  religieux  disparut,  il  n'y  eut  plus  d'autres  traditions  que 
celles  qui  se    perpétuèrent  quelque   temps  encore   dans   les  ateliers.   Les  vieux 

'  Henri  Eslienne,  Apoloijie  pour  Hérodote,  chap.  xxi. 

-  C'est  ce  qu'a  très  bien  montré  M.  Lanson  dans  la  Revue  d'histoire  littéraire  de  la  France,  igoS,  p.  177  et  sui- 
vantes. 


COMMENT  L'ART  DU  MOYEN  AGE  A  FINI  629 

artistes  restèrent  fidèles  à  ce  qu'ils  avaient  vu  au  temps  de  leur  jeunesse.  C'est 
ce  qui  explique  pourquoi,  jusqu'à  la  fin  du  xvi°  siècle,  on  retrouve  encore 
dans  quelques  vitraux  l'iconographie  traditionnelle. 

Avec  ces  vieux  maîtres  disparurent  les  antiques  formules.  Ces  pratiques,  que 
le  théâtre  ne  consacrait  plus,  n'avaient  plus  de  sens  pour  les  nouvelles  géné- 
rations. 

C'est  ainsi  qu'à  la  fin  du  xvi"  siècle  nos  artistes  se  trouvèrent  tout  d'un  coup 
sans  traditions  en  face  des  sujets  chrétiens.  Leur  orgueil,  sans  doute,  en  fut 
flatté,  car  l'Italie  leur  avait  appris  qu'un  grand  artiste  ne  doit  rien  qu'à  lui- 
même;  mais  l'art  chrétien  n'y  gagna  pas.  Il  y  avait  dans  la  tradition  qui 
mourait  plus  de  poésie,  de  tendresse  et  de  douleur  qu'un  homme,  eût-il  du 
génie,  n'en  pouvait  m.ettre  dans  son  œuvre. 

Voilà  comment  la  Réforme,  en  tuant  le  théâtre  du  moyen  âge,  atteignit 
indirectement  l'iconographie. 

III 

Au  moment  même  où  disparaissait  le  théâtre  chrétien,  l'Eglise  annonçait 
l'intention  d'exercer  sur  les  œuvres  d'art  une  exacte  surveillance.  En  i563,  le 
concile  de  Trente,  dans  sa  vingt-cinquième  session,  qui  fut  la  dernière,  parle 
en  ces  termes  des  statues  et  des  tableaux  qui  doivent  désormais  décorer  les 
églises  : 

Le  saint  concile  défend  que  l'on  place  dans  une  église  aucune  image  qui  rappelle  un  dognie 
erroné  et  qui  puisse  égarer  les  simples.  Il  veut  qu'on  évite  toute  impureté,  qu'on  ne  donne  pas 
aux  images  des  attraits  provoquants.  Pour  assurer  le  respect  de  ces  décisions,  le  saint  concile 
défend  de  placer  ou  faire  placer  en  aucun  lieu,  et  même  dans  les  églises  qui  ne  sont  point  assu- 
jetties à  la  visite  de  l'ordinaire,  aucune  image  insolite,  à  moins  que  l'évèque  ne  l'ait  approuvée. 

C'était  là  une  conséquence  nouvelle  de  la  Réforme.  Les  protestants  avaient 
déclaré  la  guerre  aux  images,  il  ne  fallait  pas  qu'ils  eussent  de  motifs  légitimes 
de  railler  la  crédulité  ouïe  peu  de  délicatesse  morale  des  catholiques. 

La  décision  du  concile  de  Trente  pourrait  faire  croire  que  depuis  longtemps 
le  clergé  n'exerçait  plus  aucune  surveillance  sur  les  œuvres  d'art.  Une  pareille 
déduction  serait  tout  à  fait  erronée.  L'étude  attentive  des  documents  prouve,  au 
contraire,  que  jamais  les  hommes  d'Eglise  ne  renoncèrent  à  proposer  aux  artistes 


53o  L'ART  RELIGIEUX 

leurs  programmes.  Lorsque,  en  iBog,  les  chanoines  de  Rouen  décidèrent  de 
faire  décorer  de  statues  le  grand  portail  de  la  cathédrale,  ils  n'abandonnèrent 
pas  le  choix  des  sujets  à  la  fantaisie  des  artistes.  Ils  demandèrent  à  trois 
membres  de  leur  chapitre,  au  chantre  Jean  Le  Tourneur,  à  Etienne  Haro  et  à 
Arthur  Fillon,  le  futur  évêque  de  SenHs,  de  vouloir  bien  examiner  ensemble 
quelles  figures  il  convenait  de  faire  sculpter.  Ce  sont  eux  qui  décidèrent  que  le 
tympan  du  grand  portail  serait  décoré  d'un  arbre  de  Jessé  et  les  voussures  de 
statuettes  d'anges,  de  prophètes  et  de  sibylles.  L'année  suivante,  un  autre 
membre  du  chapitre,  le  chanoine  Mesenge,  est  chargé  de  surveiller  l'exécution 
des  «  histoires  ».  Il  lui  semble  que  le  moyen  le  plus  efficace  d'y  veiller  est  de 
demander  aux  sculpteurs  un  dessin  de  ces  images  et  il  propose  de  faire  faire  ce 
dessin  à  ses  frais'. 

On  est  étonné,  quand  on  étudie  de  près  l'art  de  la  fin  du  moyen  âge,  d'être 
obligé  de  reconnaître  que  certaines  œuvres,  cju'on  pouvait  croire  sorties  de 
l'imagination  d'un  peintre,  ont  été  arrêtées  dans  tous  leurs  détails  par  un  clerc. 
Le  couronnement  de  la  Vierge  de  Villeneuve-lès- Avignon,  ce  riche  tableau  oii 
l'on  voit  la  Trinité,  les  saints,  le  paradis,  l'enfer,  la  messe  de  saint  Grégoire, 
Rome  et  Jérusalem,  semblait  témoigner  en  faveur  de  la  science  iconographique 
de  l'artiste;  un  contrat  passé  par  devant  notaire  a  établi  que  le  peintre  Enguer- 
rand  Charonton  n'avait  rien  eu  à  imaginer.  C'est  un  prêtre,  Jean  de  Montagnac, 
qui  a  tout  réglé;  l'artiste  n'a  même  pas  eu  la  liberté  de  choisir  la  couleur  du 
vêtement  de  Notre-Dame  «  qui  doit  être  de  damas  blanc  "  » . 

Beaucoup  d'oeuvres  ont  dû  naître  ainsi  de  la  collaboration  d'un  artiste  et 
d'un  clerc  \  Les  laïques  qui  commandaient  un  tableau  à  un  peintre  ne  se  fiaient 
pas  toujours  à  sa  science  des  choses  saintes,  parfois  ils  exigeaient  qu'il  con- 
sultât un  prêtre  ou  quelque  savant  moine.  Lorsque  les  marchands  de  laine  de 
Marseille  demandèrent  au  peintre  Pierre  Villate,  en  1/171,  l'histoire  de  sainte. 
Catherine  de  Sienne,  leur  patronne,  ils  inscrivirent  dans  le  contrat  cette  condi- 
tion expresse  qu'il  prendrait  les  conseils  d'Antoine  Leydet,  prieur  du  couvent 
des  Dominicains^. 

1  Documents  publiés  par  Gh.  de  Beaurepaire  dans  ses  Mélanges  hisloriques   et  archéologiques,  1897,  p.  208-224. 

2  M.  l'abbé  Requin  a  publié  ce  contrat  dans  une  brochure  intitulée  :  Un  tableau  du  roi  René  au  Musée  de  Yille- 
neuve-lès-Avignon,  1890,  in-8°. 

3  Voir  un  autre  exemple  dans  le  Bulletin  archéologique  du  Comité  des  travaux  historiques,  i885,  p.  38i. 
■*■  Bulletin  archéologique  du  comité,  i885,  p.  378-879. 


COMMENT  L'ART  DU  MOYEN  AGE  A  FINI  53i 

Il  semble  donc  que  le  clergé  n'ait  jamais  renoncé  à  servir  de  guide  aux 
artistes.  Mais,  ce  qui  est  évident,  c'est  que  ce  clergé  n'avait  aucun  des  scrupules 
que  la  Réforme  éveilla  dans  les  âmes.  Il  n'y  eut  jamais  de  censeurs  moins  sévères 
que  ces  chanoines  et  ces  évêques  de  la  fin  du  moyen  âge  ;  ils  firent  preuve  d'une 
tolérance  et  d'une  largeur  d'esprit  que  nous  bénissons  aujourd  hui.  Aucune  des 
gracieuses  légendes,  aucun  des  jolis  contes  de  fées  qui  charmaient  le  peuple  ne 
les  choqua.  Ils  ne  Aèrent  point  d'inconvénient  à  ce  qu'on  représentât  dans  un 
vitrail  Jésus-Christ  en  maréchal-ferrant  travaillant  dans  l'atelier  de  saint  Eloi. 
Ils  ne  se  scandalisèrent  pas  davantage  de  voir  dans  leurs  églises  l'image  des 
héros  antiques.    Le  beau  jubé  que   Jean  de  Langeac,   évêque  de  Limoges,   fit 


Fig.  249.  —  Les  travaux  d'Hercule. 
Fragment  du  jubé  de  Limoges. 

élever  dans  sa  cathédrale,  en  i534,  était  décoré,  dans  le  haut,  de  limage  des 
Vertus  et  des  Pères  de  l'Église  et,  dans  le  bas,  de  six  bas-reliefs  représentant 
les  travaux  d'Hercule  (fig.  2/19)'.  Le  prélat  avait  pour  devise  Marcescit  in  otio 
virtiis,  et  il  pensait  sans  doute  que  la  légende  d'Hercule  était  le  parfait  symbole 
des  luttes  qu'une  grande  âme  aime  à  engager  avec  la  destinée.  Les  images  des 
dieux  du  paganisme  sculptés  à  la  façade  d'une  église,  ou  dans  léglise  elle- 
même,  ne  choquaient  personne.  L'évêque  qui  visitait  son  diocèse  pouvait  voir 
Mars  et  Vénus  au  portail  de  Pont-Sainte-Marie,  près  de  Troyes.  Il  pouvait 
A'oir  à  la  voûte  de  l'église  de  Beaumont-le-Roger,  dans  des  cartouches,  les 
douze  grands  dieux  de  l'Olympe.  S'il  avait  la  curiosité  de  feuilleter  les  livres 
d'Heures  où  les  fidèles  lisaient  loffice  de  la  Vierge  (fig.  260),  il  apercevait 
dans   les    marges  Cérès,    couronnée   d'épis,  Bacchus,    Pluton,    le  dieu  Sylvain 

^  Ce  jubé  a  élé  placé  à  l'entrée  de  l'église.  Les  statues  ont  été  nuitilées,  maison  voil  encore  les  Las-reliefs  qui 
représentent  les  travaux  d'Hercule. 


533 


L'ART    RELIGIEUX 


aux  pieds  de  chèvre,  et  l'histoire  des  amours  de  Pyrame  et  de  Thisbé'.  L'évêque 
pensait  que  ces  dieux  inoffensifs  n'étaient  phis  que  des  formes  charmantes,  de 
belles  arabesques  qui  pouvaient  bien  embellir  la  maison  de  Dieu.  Car  tout 
ce  qui  est  beau  mérite  d'être  accueilli  avec  reconnaissance.  La  beauté  vient  du 
ciel.   Toute    belle  œuvre,  qu'elle  soit   païenne    ou  chrétienne,   est  un    message 

de  Dieu.  Le  pape  n'avait-il  pas  ouvert 
son  Vatican  à  toutes  les  merveilles  du 
monde  antique  ? 

Tel  était  en  France,  vers  1 5 3o,  l'es- 
prit de  la  partie  la  plus  cultivée  du 
clergé.  C'était  l'esprit  des  grands  papes 
de  la  Renaissance. 

Hospitalier  à  la  beauté  antique  j  le 
clergé  ne  le  fut  pas  moins  aux  caprices 
de  l'imagination   populaire,  aux  saillies 


xit      A 

i        b  ^ctuafif 

c  fiUierif  côfciTori? 
ix      t>  Damafccni  epi 

e  paulini  confcffcKj 
■<vii  f      Vigili 


A  ^  î     g  loinnubaptifte 
Mil!  b  loanni'- ft.  pauli 


m      c  condanf  m 
"0  Vigilu 

'<^      S-Petri&pauli 

jrMat  lahsepifcopi 

?■  ïulius  habtt  eies  .x«î 
JifJLunavppxxjt. 
loaM\3jjj\(h  loanius 

Viit     AVintâtiobeatetp^irit: 
b  bo  iauctitaNi£arainalTs 
xv'i'     cTrannatiofandimartini 
V        dOominiciabbatis 


de  la  gaieté  gauloise.  La  bonhomie  des 
chanoines,  au  moins  autant  que  celle 
des  artistes,  éclate  dans  les  stalles  qu'on 
sculptait  pour  eux  et  qu'ils  approu- 
vaient. 

Rien  ne  témoigne  mieux  en  faveur 
de  leur  tolérance  que  ces  stalles  du 
xv^  et  du  xvf  siècle.  Il  n'y  a  là  aucune 
place  pour  les  choses  du  ciel.  C'est  la 
vie  de  tous  les  jours.  Voici  le  porteur 
d'eau  qui  va  à  la  fontaine,  et  le  fabri- 
cant de  chandelles  dans  sa  boutique  ^. 
voici  le  fermier  qui  revient  de  la  foire  un  agneau  sur  ses  épaules  ^  le  faucheur 
qui  aiguise  sa  faux",  l'archer  qui  s'exerce  pour  le  concours  de  la  Saint-Sébas- 
tien %  le  paysan  qui  dort  sur  le  foin  \ 

1  Officium  beatae  Mariae  Virginis,  imprimé  par  Germain  Hardouyn  en  152/1. 

2  Stalles  de  la  Trinité  de  Vendôme. 

3  Stalles  de  Presles  (Seine-et-Oise). 

•^  Stalles  de  Routot  (Eure). 

6  Stalles  de  Yillefranche  d'Aveyron. 


Fig.     260.     —    Cérès   et    Baccluis 
dans  les  marges  de  VOfficium  beatae  Mariae  Virginis, 
de  Germain  Hardoujn,  iSa^. 


COMMENT  L'ART  DU  MOYEN  AGE  A  FINI 


533 


Voici  les  contes  de  la  veillée  qui  font  peur  aux  enfants  :  l'homme  qui  parle 
dans  la  forêt  à  la  femme-oiseau',  le  moine  qui  rencontre  un  monstre ^  le 
crapaud  sorcier  qui  remue  avec  une  cuillère  un  étrange  breuvage  ^ 

Plus  loin  voici  d'autres  contes,  les  inépuisables  récits  dont  la  femme  est 
l'héroïne  et  où  le  pauvre  homme  se  console.  Dame  Anieuse  dispute  à  son 
mari  la  culotte*.  Un  sculpteur  travaille  à  modeler  la  statue  d'une  femme  et  Satan 
l'aide,  car  pour  faire  une  feinme  l'homme  ne  suffit  pas,  il  faut  encore  le  diable 
(fig.  25i)''.Et  le  diable  lui-même,  si  puissant  qu'il  soit,  est  encore  moins  fort 
que  la  femme.  Deux  femmes  coupent 
le  diable  en  deux  avec  une  scie  ^  Une 
faible  femme  a  passé  la  corde  au  cou 
du  diable  et  le  mène  en  laisse  comme 
un  petit  chien'. 

Ainsi  s'égaie  la  bonhomie  de  l'ar- 
tiste. Ces  stalles  ressemblent  à  la  con-  f 
versation  des  vieilles  gens  d'autrefois  ; 
elles  sont  émaillées  de  proverbes,  de 
dictons.  Une  paysanne  offre  une  cor- 
beille de  marguerites  à  un  porc  (mar- 
garitas  ante  porcos)  ^  ;  le  diable  s'agite  ' 
dans  un  bénitier  '  :  un  renard  à  moitié 
écorché     sort     de     la     bouche     d'un 

ivrogne  '"  :  écorcher  le  renard,  c'était,  dans  la  vieille  langue,  subir  les  consé- 
quences de  son  intempérance.  On  voit  la  truie  qui  file",  et  le  canard  qui 
joue  de  la  clarinette'";   et    pour   que   rien    ne    manque  il  y  a   aussi  quelques 


Fig.  261.   —  Stalles  de  Saiiit-Marlin-aux-Bois  (Oisej. 


'  Stalles  de  Fontenay-Ies-Louvres  (Seine-et-Oise). 

^  Stalles  de  Saint-Martin-aux-Bois  (Oise). 

3  Ici. 

''■  Stalles  de  Rouen,  et  de  Prcsles  (Seine-et-Oise). 

•'■  Stalles  de  Saint-Martin-aux-Bois. 

'^  Stalles  de  Saint-Spire  de  Corbeil  (dans  Millin,  Antiquités  nationales). 

^  Stalles  de  ITsle-Adam  (Les  stalles  de  ITsle-Adam  proviennent  de  Saint-Seurin  de  Bordeaux). 

*  Stalles  de  Rouen. 

5  Stalles  de  Champeaux  (Seine-et-Marne). 

^^  Jubé  de  Saint-Fiacre-du-Faouet. 

"  Stalles  de  l'Isle-Adam. 

*2  Stalles  de  Saint-Pol  de  Léon. 


534  L'ART   RELIGIEUX 

gauloiseries  et  même  quelques-unes  de  ces  grossièretés  innocentes  qui 
faisaient  rire  nos  aïeux. 

Toutes  ces  images  n'étaient  assurément  ni  dangereuses,  ni  corruptrices  : 
tout  au  jdIus  risquaient-elles  de  retenir  l'âme  dans  des  régions  un  peu  basses. 
Le  clergé  pourtant  s'en  accommodait.  Après  tout  c'était  là  la  nature;  l'homme 
était  ainsi  fait.  D'autant  plus  brillaient  dans  les  parties  hautes  du  chœur,  dans 
les  vitraux  les  magnifiques  images  des  saints  qui  avaient  vaincu  cette  nature 
ennemie.  Ainsi  l'Eglise  accueillait,  comme  jadis,  toute  l'humanité,  persuadée 
que  dans  tous  les  aspects  de  la  vie  il  y  a  un  enseignement. 

Il  ne  faut  pas  croire  que  ces  figures  triviales  se  soient  introduites  dans  l'église 
à  la  faveur  de  l'indifférence  des  clercs  :  ils  savaient  parfaitement  ce  que  les 
artistes  leur  préparaient.  En  1/^58,  les  chanoines  de  Rouen  se  rendirent  dans 
l'atelier  du  huchier  Philippot  Yiart  qui  venait  de  commencer  les  stalles  de  la 
cathédrale.  Ils  purent  voir  comment  le  maître  entendait  décorer  les  miséricordes. 
On  leur  montra  quelques-uns  de  ces  petits  bas-reliefs  qui  nous  amusent  encore 
aujourd'hui,  joueurs  de  tambourins,  monstres,  mari  qui  bat  sa  femme,  rustres 
qui  échangent  des  horions,  —  et  ils  se  retirèrent  fort  satisfaits'. 


IV 

Au  concile  de  Trente,  l'Eglise  s'examina.  Elle  se  demanda  si  elle  avait 
toujours  rempli  en  conscience  tous  ses  devoirs  ;  et  elle  se  promit  d'être,  à  l'aA^e- 
nir,  plus  sévère  pour  elle-même.  Le  protestantisme  iconoclaste  avait  condamné 
l'art;  l'Eglise  le  sauva,  mais  elle  le  voulut  sans  reproche. 

La  décision  du  concile  de  Trente  que  nous  avons  citée  est  fort  courte; 
elle  demandait  un  commentaire. 

Il  parut,  dans  la  seconde  partie  du  xvi*"  siècle,  plusieurs  ouvrages  où.  étaient 
déduites  toutes  les  conséquences  des  principes  posés  par  le  concile. 

L'Italie  produisit  alors  un  liA^re  qui  s'annonçait  comme  une  œuvre  capitale, 
mais  que  son  auteur  ne  put  malheureusement  pas  terminer.  Il  s'agit  du  Discorso 
intorno  aile  imagini sacre  e profane  du  cardinal  Paleotti".  Dans  plus  d  une  page  de 

'  Voir  le  document  à  l'appendice  du  livre  de  Langlois,  Les  stalles  de  la  cathédrale  de  Rouen,  i838,  in-8°. 
-  Le  livre  fut  publié  à  Bologne  en  iSSa.  Il  en  parut  à  Ingolstadt,  en  iSgA,  une  traduction    latine  sous  le  titre 
de  De  imaginibus  sacris.  Deux  livres  seulement  sur  cinq  furent  écrits. 


COMMENT  L'ART  DU  MOYEN  AGE  A  FINI  535 

ce  livre,  Paleotti  nous  apparaît  comme  un  grand  esprit;  il  établit  contre  les 
protestants  la  légitimité  de  l'art  par  les  plus  nobles  arguments.  Il  laisse  bien 
loin  derrière  lui  nos  honnêtes  théologiens  français,  un  René  Benoist,  par 
exemple,  qui  cependant  avait  écrit  sur  le  même  sujet  des  pages  pleines  de  bon 
sens\  Paleotti  a  cette  fine  élégance  italienne  qui  fait  penser  au  beau  rythme 
de  Palladio.  C'est  un  platonicien  de  la  Renaissance  de  la  lignée  de  Marsile 
Ficin;  on  sent  qu'il  adore  la  beauté.  Suivant  lui,  la  peinture  nous  introduit 
successivement  dans  trois  mondes.  Elle  nous  ouvre  d'abord  le  monde  des  sens, 
qui  est  celui  de  la  pure  volupté  :  là,  une  ligne,  une  couleur  suffisent  à  nous 
enchanter.  Elle  nous  découvre  ensuite  le  monde  de  l'intelligence;  au  delà  des 
formes  elle  nous  montre  la  pensée  qui  les  engendre.  Elle  nous  élève  enfin  jus- 
qu'au monde  de  l'amour  :  ici,  l'àme  ravie  des  belles  vérités  qu'elle  a  découvertes 
ne  se  contente  plus  de  les  contempler,  elle  les  aimes.  Contempler  l'Annon- 
ciation peinte  par  un  grand  artiste,  ce  n'est  pas  seulement  goûter  les  voluptés 
que  donnent  les  lignes  et  les  couleurs,  c'est  comprendre  et  puis  aimer  la  bonté 
de  Dieu^ 

Cette  haute  philosophie  de  l'art  annonçait  un  beau  livre  sur  l'iconographie 
chrétienne.  Cç  livre  ne  fut  pas  écrit  :  on  ne  retrouva  dans  les  papiers  de 
Paleotti  que  les  titres  des  chapitres.  On  voit  clairement  qu  il  se  proposait  de 
passer  en  revue  tous  les  sujets  traités  par  les  peintres  de  son  temps,  en  leur 
signalant  leurs  erreurs. 

Ce  que  l'Italie  ne  put  faire,  la  Flandre  le  fit.  L'œuvre  sortit  de  cette  fameuse 
université  de  Louvain  qui  fut,  au  xvi"  siècle,  le  boulevard  du  catholicisme  dans  les 
pays  du  Nord.  Dèsi568,  cinq  ans  après  le  concile,  Jean  Molanus  fit  à  Louvain  une 
lecture  sur  l'utilité  des  images  ;  il  s'appliquait  lui  aussi  à  réfuter  les  doctrines 
iconoclastes  et  à  produire  les  titres  de  l'art  chrétien*.  L'œuvre  est  savante,  mais 
on  n'y  sent  pas  cet  amour  de  la  beauté  qui  anime  le  livre  de  Paleotti  :  Molanus 
n'est  qu'un  érudit. 

Après  avoir  établi  que  l'art  chrétien  n'était  pas  une  forme  de  l'idolâtrie, 
Molanus  se  demanda  ce  que  devait  être  désormais  cet  art.  Tel  est  le  véritable 
sujet   de    son   livre.    C'est  une    sorte  de    traité  d'iconographie,    où   les   scènes 

'  René  Benoist,  Traité  catholique  des  images,  i56/i- 

2  Lib.  I,  cap.  XXII. 

3  Lib.  I,  cap.  XXIII. 

*  Ce  discours  est  devenu  le  premier  livre  du  De  historia  saiictaruin  imaijmum  et  picturarum. 


536  L'ART    RELIGIEUX 

traditionnelles,  les  types  consacrés  sont  soumis  à  l'examen.  Molanus  exerce 
avec  sévérité  cette  haute  magistrature  que  le  concile  de  Trente  avait  déléguée 
à  l'évéque. 

Rien  n'est  plus  intéressant  pour  nous  que  ce  long  réquisitoire  contre  l'art 
du  moyen  âge;  nous  assistons  à  la  ruine  de  toute  l'ancienne  iconographie. 

Le  symbolisme,  qui  avait  été  l'àme  même  de  l'art  du  xm°  siècle,  cette  belle 
idée  que  la  réalité  n'est  qu'une  apparence,  que  le  rythme,  le  nombre  et  la 
hiérarchie  sont  les  grandes  lois  de  l'univers,  tout  ce  monde  de  pensées  où 
vivaient  les  vieux  théologiens  et  les  vieux  artistes  semble  fermé  à  Molanus.  Le 
peu  qu'il  dit  de  la  hiérarchie  prouve  qu'il  est  complètement  étranger  à  l'esprit 
des  œuvres  du  passé.  Il  juge  qu'il  est  indifférent  de  mettre  saint  Paul  avant 
saint  Pierre,  de  peindre  la  Vierge  à  gauche  ou  à  droite  du  Christ,  de  placer 
dans  le  ciel  tel  ordre  de  saint  avant  tel  autre'.  Quant  au  symbolisme  pro- 
prement dit,  c'est  à  peine  s'il  daigne  y  faire  une  allusion.  Il  dit  pourtant  un 
mot  des  quatre  animaux  évangéliques,  mais  la  signification  qu'il  leur  prête 
prouve  clairement  qu  il  n'est  pas  familier  avec  les  symbolistes  du  moyen  âge. 
Il  s'imagine  que  l'aigle,  l'homme,  le  lion  et  le  bœuf  n'ont  pas  d'autre  fonction 
que  de  rappeler  les  premiers  versets  de  chaque  évangile  "  :  c'est  là  assurément 
un  pauvre  enseignement. 

On  sent,  en  lisant  Molanus,  que  les  anciens  symboles  se  dessèchent  et 
meurent.  Il  n'y  a  pas  une  ligne,  dans  tout  le  livre,  qui  se  rapporte  au  fameux 
parallélisme  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Testament,  à  ces  grands  ensembles  qui 
furent  si  chers  au  moyen  âge  et  auxquels  le  xvi^  siècle  lui-même  ne  renonça 
pas  tout  à  fait. 

Privé  de  la  poésie  des  symboles,  le  nouvel  art  religieux  sera  également 
dépouillé  de  la  poésie  des  légendes.  L'art  du  moyen  âge  avait  vécu  de  songes. 
Une  moitié  au  moins  des  chefs-d'œuvre  que  nous  admirons  dans  nos  églises 
fut  inspirée  par  des  fables.  Ces  légendes  avaient  été  plus  fécondes  et  plus  bien- 
faisantes que  n'importe  quelle  histoire,  au  temps  où  elles  étaient  tenues  pour 
authentiques;  mais  ces  temps  étaient  passés.  Molanus,  qui  a  lu  ses  adversaires, 
sait  qu'il  n'est  plus  possible  d'ajouter  foi  à  Pseudo-Abdias,  c'est-à-dire  à 
l'histoire  des  apôtres  telle  que  la  Légende  dorée  la  raconte.  Le  sévère  théologien 
condamne  sans  pitié   ces  récits    qui  pendant  quatre  siècles    avaient  inspiré   les 

'  De  histor.  sancl.  imag.  cl  pict.  (Edit.  do  Paquot,  Louvain,  1771,  in-4°),  p-   i34. 
2  Ibid.,  p.  280. 


COMMENT   L'ART   DU   MOYEN   AGE   A   FINI  537 

artistes  '.  Désormais,  il  ne  sera  plus  permis  de  représenter  le  merveilleux  voyage 
de  saint  Thomas  dans  l'Inde,  ni  cette  lutte  de  saint  Jacques  et  du  magicien 
Hermogène  cpie  l'évêque  d'Amiens  laissait  encore  sculpter  dans  sa  cathédrale 
aux  premiers  jours  du  xvi"  siècle  ^ 

Molanus  est  plus  audacieux  encore  :  il  ose  avouer  que  dans  la  vie  de  la 
Vierge,  telle  que  les  artistes  la  racontent,  tout  n'est  pas  à  l'abri  de  la  critique. 
L  histoire  de  ses  parents  d'abord,  puis  le  récit  de  son  enfance,  de  son  séjour 
dans  le  temple,  sont  au  noiTibre  de  ces  choses  que  la  piété  peut  croire,  mais 
qui  ne  sauraient  être  présentées  comme  des  vérités  incontestables.  Les  innom- 
brables œuvres  d'art  que  le  passé  a  consacrées  aux  premières  années  de  la  Vierge 
doivent-elles  donc  être  détruites?  En  aucune  façon  ;  mais  l'Église  a  le  devoir 
d'éclairer  la  simplicité  des  fidèles  :  qu'ils  sachent  dans  quel  esprit  ces  images 
doivent  être  contemplées.  Peut-être  d'ailleurs  sera-t-il  sage,  tout  en  respectant 
les  anciennes,  de  ne  pas  en  faire  faire  de  nouvelles \ 

Mais  il  j  a  quelque  chose  de  plus  grave.  Molanus  dit  nettement  que  les 
circonstances  de  la  Mort  de  la  Vierge  ne  reposent  que  sur  des  témoignages  apo- 
cryphes'. Ainsi  ce  beau  récit,  mille  fois  peiiit  ou  sculpté,  où  les  artistes  avaient 
mis  toute  leur  foi  et  tout  leur  cœur,  ces  apôtres  qui  entourent  le  lit  de  la 
Vierge,  ces  miraculeuses  funérailles,  ce  tombeau  où  veillent  les  anges,  tout 
cela  c'était  de  la  poésie,  ce  n  était  pas  de  l'histoire!  Qu'auraient  dit  les  vieux 
maîtres  de  Notre-Dame  de  Paris?  Leur  œuvre  rayonnerait-elle  d'une  si  pure 
beauté,  s'ils  avaient  cru  sculpter  une  légende  à  laquelle  il  est  permis  de  ne  pas 
croire  ?  Ce  froid  petit  chapitre  de  Molanus  marque  bien  la  fin  d  un  âge  de 
l'humanité.  Ainsi  la  vie  de  la  Vierge  n'était  pas  certaine  de  tout  point,  ainsi 
dans  ce  merveilleux  joyau  que  le  moyen  âge  avait  ciselé  avec  tant  d'amour, 
il  y  avait  peut-être  quelques  pierres  fausses  ! 

Cet  aveu  fait,  il  en  coûtait  moins  d'enlever  à  la  vie  des  saints  quelques 
légendes.  Molanus  ramène  à  des  proportions  hunaaines  les  vieux  saints  épiques, 
si  chers  au  peuple. 

Saint  Christophe,  dit-il,  a  réellement  existé  :  ce  n'est  pas,  comme  l'affirment 

1  Ibid.,  p.  337. 

2  Bas-relief  du  transept. 

'  Ibid.,  p.  83-85.  u  Docti  vero  et  Eccleslastici  eas  picturas  non  extendant.  »  \oir  aussi  p.  gS-g/l. 
*  Il  le  dit  plus  nettement  dans    la    première  édition   que   dans  la  seconde.  Voir  p.    33o   avec  l'addition  de  la 
p.  33i. 

MAl'e.     T.     II.  68 


538  L'ART   RELIGIEUX 

les  protestants,  un  pur  symbole,  mais  il  ne  ressemblait  en  rien  à  ce  géant  mons- 
trueux, à  ce  Polyphème  que  nous  représentent  les  artistes.  Il  n'a  jamais  porté 
l'enfant  Jésus  sur  ses  épaules,  mais  il  a  porté,  en  caillant  missionnaire,  le  nom 
du  Christ  parmi  les  païens.  Il  n'a  nullement  le  privilège  de  mettre  à  l'abri  de 
la  mort  subite  ;  c'est  une  grossière  superstition  à  laquelle  on  pourra  mettre  fin 
en  déplaçant  ses  images  \ 

Saint  Georges  n'était  pas  un  chevalier  errant  qui  tuait  les  monstres  et 
délivrait  les  princesses  :  c'était  un  confesseur  de  la  foi  qui  a  arraché  au  démon 
ou,  si  l'on  veut,  «  aux  dents  du  dragon  »  plus  d'une  victime.  Un  de  ses 
miracles  convertit  l'impératrice  Alexandra.  C'est  cette  impératrice,  transformée 
en  une  jeune  vierge  par  des  peintres  ignorants,  que  saint  Georges  arrache  au 
monstre  ^ 

Saint  Nicolas  a  sans  doute  fait  plusieurs  miracles,  mais  le  seul  qui  n'ait 
aucun  fondement  est  celui  que  l'on  peint  d'ordinaire  :  l'histoire  des  trois  enfants 
dans  le  saloir  ne  peut  se  justifier,  on  ne  peut  même  pas  comprendre  comment  une 
pareille  fable  a  pu  naître.  Il  sera  beaucoup  plus  sage,  si  Ion  veut  donner  à 
saint  Nicolas  un  attribut,  de  le  représenter,  comme  on  fait  quelquefois, 
portant  sur  un  livre  trois  boules  d'or.  Ce  sera  une  allusion  à  ces  trois  bourses 
avec  lesquelles  il  sauva  l'honneur  des  trois  pauvres  filles  que  leur  père  allait 
vendre  \ 

Ainsi  la  poésie  recule  devant  le  bon  sens.  Malheureusement  la  raison  pure 
n'a  jamais  inspiré  les  artistes,  et  il  n'y  avait  plus  désormais  aucun  espoir  que 
l'histoire  de  saint  Georges  pût  faire  naître  un  chef-d'œuvre. 

Ce  n'est  pas  seulement  le  vieux  christianisme  populaire  du  moyen  âge  qui 
est  condamné  par  l'esprit  nouveau,  c  est  aussi  ce  christianisme  pathétique  qu'on 
pourrait  appeler  le  christianisme  franciscain. 

Que  de  chefs-d'œuvre  les  anciens  maîtres  n'avaient-ils  pas  faits  avec  la  Vierge 
s'évanouissant  au  pied  de  la  croix  !  On  ne  pensait  guère  alors  qu'une  pareille 
image  pût  devenir  un  jour  un  objet  de  scandale.  C'est  pourtant  ce  qui  arriva. 
Molanus  établit  par  les  témoignages  des  Pères  et  des  docteurs  que  la  Vierge 
resta  ferme  au  pied  de  la  croix   :  la  peindre  évanouie,    c'est  lui    faire  injure'^. 

'  p.  Sig  et  suivantes.  ' 

2  P.  277.  Molanus  semble  ici  entrevoir  la  vérité. 

3  P.  387. 
<•  P.  443. 


COMMENT    L'ART    DU    MOYEN    AGE    A    FINI  689 

Toute  FEglise  suivit  le  sentiment  de  Molanus.  Les  Jésuites  eux-mêmes  condam- 
nèrent l'audace  des  peintres  qui  déshonoraient  la  Vierge  en  lui  prêtant  les  fai- 
blesses humaines'.  A  Rome,  on  enleva  des  églises  plusieurs  tableaux  qui  repré- 
sentaient la  Vierge  s'évanouissant  sur  le  Calvaire'. 

La  douleur  de  Dieu  le  Père  parut  tout  aussi  choquante  que  celle  de  la 
Vierge.  Dans  les  années  qui  suivirent  le  concile  de  Trente,  un  prêtre  d'Anvers 
reçut  pour  décorer  son  église  une  image  qui  représentait  le  Christ  mort  sur  les 
genoux  de  son  Père  :  c'est  ce  groupe  pathétique  que  saint  Bonaventure  avait 
inspiré  aux  artistes  du  xiv°  siècle.  Un  pareil  sujet  pouvait  inquiéter  un  prêtre 
qui  se  souciait  des  décisions  du  concile;  celui  d'Anvers  écrivit  à  Molanus, 
déjà  célèbre,  pour  lui  demander  conseil.  Molanus  répondit  qu'il  fallait  consulter 
l'évêque,  mais  que  pour  lui  il  ne  pouvait  approuver  une  semblable  image \ 

Il  lui  paraît  tout  aussi  inconvenant  de  représenter  Jésus-Christ,  après  sa 
Passion,  venant  s'agenouiller  devant  son  Père  et  lui  montrant  ses  plaies  et 
l'instrument  de  son  supplice  \ 

Ainsi  les  images  que  la  dévotion  franciscaine  avait  multipliées  depuis  trois 
siècles  sont  rejetées  avec  une  sorte  d'indignation. 

Molanus  pourtant  n'ose  pas  demander  qu'on  fasse  disparaître  des  églises  les 
Vierges  de  pitié,  les  Vierges  percées  de  sept  glaives,  non  plus  que  cette  tou- 
chante figure  du  Christ  assis  sur  le  calvaire  et  attendant  la  mort.  Erasme  a 
beau  railler,  Molanus  sent  que  ces  vieilles  images  alimentent  la  piété  des  simples, 
mais  il  a  soin  de  faire  observer  que  rien  dans  l'Ecriture,  que  rien  chez  les 
Pères  ne  justifie  de  pareilles  représentations  ^  Parler  ainsi,  c'est  rendre  bien 
suspect  ce  que  l'on  prétend  défendre  ;  et,  en  effet,  les  Vierges  de  pitié  et  les 
Christ  assis  n'ont  guère  survécu  au  livre  de  Molanus  ^ 

On  voit  que  le  christianisme  passionné  des  mystiques,  le  christianisme 
qui  venait  du  cœur,  ne  touche  pas  plus  Molanus  que  le  christianisme  qui 
sortait  de   l'imagination,    le  naïf  christianisme   du   peuple.  On   pressent  qu'il 

1  Petrus  Canisius,  De  Deipara,  Lib.  IV,  cap.  XXYIII. 
^  Johannes  de  Gartliagena,  Lib.  XII,  homil.  XVII. 
3  P.  479- 

*  P.  83.  C'est  la  scène  qui  termine  souvent  nos  Mystères  de   la    Passion  et   qui    est  empruntée,    comme   nous 
avons  dit,  aux  Méditations. 

5  P.  90-93. 

6  On  peut  en  dire  autant  des  mises  au  tombeau.  Molanus  croit  (p.  93)   que  rien    ne  prouve  que  la   Vierge  ait 
assisté  à  l'ensevelissement  de  son  fils  :  or  la  Vierge  était  le  principal  personnage  des  Mises  au  tombeau. 


5/lo  L'ART  RELIGIEUX 

doit  se  montrer  peu  indulgent  pour  toutes  ces  particularités  iconographiques 
que  les  artistes  avaient  empruntées  au  théâtre.  Sans  en  savoir  l'origine,  il  les 
juge  condamnables.  Il  désapprouve  comme  une  hérésie  l'audace  des  artistes 
qui  représentent  Jésus-Christ  sortant  du  tombeau  grand  ouvert  '  :  vieille 
pratique  pourtant  et  qui  remontait  au  drame  liturgique  du  xu°  siècle. 

Mais  ce  qui  le  choque  particulièrement,  c'est  ce  goût  du  pittoresque,  du 
décor,  des  beaux  costumes  que  les  artistes  doivent  surtout,  nous  l'avons  dit,  au 
théâtre.  11  est  inconvenant  de  représenter  les  noces  de  Gana  comme  un  banquet 
d'Epicuriens".  Il  est  inconvenant  de  représenter  la  fille  d'IIérodiade  dansant 
devant  Hérode\ 

Il  n'est  rien  qui  lui  déplaise  autant  que  les  riches  costumes  qui  contrastent 
si  fort  avec  la  simplicité  de  l'Ecriture.  Il  se  plaint  de  l'indécence  des  peintres 
qui  donnent  à  Marie-Madeleine  —  cette  sublime  figure  du  repentir  —  le  vête- 
ment des  grandes  dames. 

Cet  appel  à  l'austérité  ne  fut  que  trop  entendu.  Chose  étrange,  la  Renaissance 
conspire  ici  avec  l'Eglise.  Plusieurs  années  avant  le  concile  de  Trente,  nos 
sculpteurs  avaient  appris  des  Italiens  qu'il  n'y  a  de  noble  que  la  draperie. 
Manches  à  crevés,  riches  corsages,  robes  relevées  de  broderies,  manteaux  atta- 
chés par  des  fermoirs  de  pierres  précieuses  :  ce  luxe  de  jadis  n'excitait  plus  que 
le  mépris  de  nos  jeunes  artistes.  Tout  ce  qui  pouvait  rappeler  un  temps,  un 
pays  était  vulgaire;  on  ne  s'élevait  à  la  noblesse  que  par  l'abstraction.  C  est 
ainsi  que  sous  la  double  influence  de  l'esthétique  italienne  et  du  concile  de  Trente 
le  règne  de  la  draperie  vague  commençait . 

Molanus  qui  n'aime  ni  le  pittoresque  du  décor,  ni  la  richesse  des  costumes, 
n'aime  pas  davantage  les  saillies  de  l'imagination.  Il  cite  le  fameux  passage  où 
saint  Bernard  blâme  avec  tant  de  force  les  religieux  qui  laissent  représenter  sur 
les  chapiteaux  de  leurs  cloîtres  des  singes,  des  lions,  des  chasseurs,  des  centaures 
et  des  monstres  sans  nom\  C'était  avertir  les  chanoines  de  ne  plus  tolérer,  aux 
stalles  du  chœur,  les  enfantillages  des  artistes.  Ce  qui  autrefois,  dans  un  âge  de 
naïveté,  a  pu  sembler  innocent,  ne  l'est  plus  aujourd'hui.  Toute  nudité  doit  être 
sévèrement  proscrite.    Il    ne  convient  pas  que  David  contemple  Bethsabée  au 

1  P.  82  et  p.  46i. 

'^  P.  io5.  Il  s'abrite  ici  derrière  Quinctius  Heduus. 

■'  P.  3i4. 

*  P.  108. 


GOMMENT    L'ART    DU    MOYEN    AGE    A    FINI  5/ii 

bain'.  A  plus  forte  raison  les  images  des  dienx  du  paganisme  ne  sauraient-elles 
plaire  à  des  chrétiens"  ;  il  n  y  a  pas  d'interprétation  qui  puisse  justifier  leur  pré- 
sence dans  l'église. 

Ainsi  s'annonce  un  âge  de  décence  et  de  raison.  Après  i56o,  tout  conspirait 
k  détruire  l'art  du  moyen  âge.  Avec  les  Mystères  commencèrent  à  disparaître  les 
traditions  iconographiques  du  passé;  dans  le  môme  moment,  l'Église,  faisant  la 
revue  de  ces  traditions,  découvrit  que  le  plus  grand  nombre  portait  la  nnarque 
de  l'excessive  crédulité  des  anciens  temps,  et  elle  invita  les  artistes  à  les  aban- 
donner. 

Il  fallait  que  l'art  du  moyen  âge  succombât.  Son  charme  était  d'avoir 
gardé  la  candeur  de  l'enfance.  Son  charme  était  le  regard  limpide  de  ses 
jeunes  saintes.  Cet  art  ressemblait  à  l'Église  du  moyen  âge  elle-même,  à  la  foi 
qui  ne  discute  pas  mais  qui  chante. 

Un  tel  art  ne  pouvait  être  effleuré  par  le  doute.  On  voit  ici  combien  les 
puissances  mystérieuses  de  la  poésie  et  de  l'art  sont  indépendantes  des  progrès 
de  la  raison.  L'art  et  la  poésie  qui  émeuvent  sortent  du  cœur  et  d'une  région 
obscure  oi^i  la  raison  n'a  pas  accès.  L'artiste  qui  examine,  juge,  critique,  doute, 
concilie,  a  déjà  perdu  la  moitié  de  sa  force  créatrice.  G  est  pourquoi  l'art  du 
moyen  âge  qui  n'était  que  foi  naïve  et  spontanéité,  ne  pouvait  survivre  à 
l'esprit  d'examen  que  la  Réforme  fit  éclore. 

Il  n'y  aura  plus  à  l'avenir  qu'une  ressource  pour  l'artiste  chrétien  :  se 
mettre  en  face  de  l'Évangile  et  l'interpréter  comme  il  le  sent.  C'est  ce  que 
fera  Rembrandt  et  c'est  ce  que  fera  Poussin  :  car  désormais  les  catholiques  ne 
seront  pas  plus  soutenus  par  la  tradition  que  les  protestants  eux-mêmes.  Dans 
cet  âge  nouveau  qui  commence  au  concile  de  Trente,  l'artiste  ne  devra  plus 
rien  qu'à  lui-même.  Il  y  aura  donc  encore  de  temps  en  temps,  en  Europe, 
quelques  hommes  capables  d'interpréter  l'Évangile  suivant  leur  tempérament 
et  leur  génie,  mais  il  n'y  aura  plus,  comme  au  moyen  âge,  un  ensemble  de  tradi- 
tions partout  respectées  et  capables  d'élever  le  plus  modeste  artiste  au-dessus  de 
lui-même.  Il  y  aura  encore  des  artistes  chrétiens  :  il  n'y  aura  plus  d'art 
chrétien . 


'P.   123,  d'après  Érasme. 
■^  P.  70. 


INDEX   DES    OEUVRES    D'ART 


CITÉES    DANS    CET   OUVRAGE 


Abbeville  (Somme).  —  Église  Saint- Vulfran  : 
sculpture  de  la  façade  représentant  la  Trinité,  p.  33; 
les  deux  Marie,  statues  du  portail,  p.  i8o;  statues  de  la 
façade,  p.  286. 

Absie  (1')  (Deux-Sèvres).  —  Fresque  de  la  messe  de 
saint  Grégoire,   p.  97. 

Agnetz  (Oise).  —  Mise  au  tombeau,  groupe  sculpté, 
p.    i33. 

Aigueperse  (Puy-de-Dôme).  —  Pitié,  groupe  scul- 
pté, p.  128. 

Ailly-sur-Noye  (Somme).  —  Tombeau  du  bâtard 
de  Saint-Pol,  p.  /(53. 

Aix  (Bouches  du  Rhône).  —  Cathédrale  :  le  buisson 
ardent,  tableau  de  Nicolas  Froment,  p.  258  ;  portes 
sculptées  ornées  de  figures  de  Sibylles,  p.  290,  291  et 
fig.  i36;  tombeau  de  Charles  III,  comte  de  Provence, 
p.  453. 

Aix-la-Chapelle.  —  Dôme  :  retable  de  la  Messe 
de  saint  Grégoire,  p.  g3,  98  ;  châsse  des  grandes  reliques, 
p.  129. 

Albi.  —  Cathédrale  :  peinture  de  la  chapelle  de  la 
Sainte-Croix,  p.  167  ;  châsse  ornée  d'une  image  de 
sainte  Ursule,  p.  208  ;  statues  d'apôtres  et  de  prophètes 
dans  le  chœur  et  autour  du  chœur,  p.  266,  266  ;  fresques 
représentant  les  Vertus,  p.  3^6,  3^7  ;  frescjues  repré- 
sentant les  supplices  de  l'Enfer,  p.  5o3,  617. 

Ambierle  (Loire).  —  Vitraux  avec  des  figures  de 
saints,  p.  169. 

Amboise  (Indre-et-Loire).  —  Mise  au  tombeau, 
groupe  sculpté,  p.   i33. 

Amiens. — Cathédrale  :  Statue  du  Christ  enseignant, 
p.  7G  ;  statue  de  la  Vierge  dorée,  p.  1^7; 

Stalles  sculptées,  p.  224;  statues  de  Charles  V, 
Charle  VI  et  Bureau  de  la  Rivière,  p.  287  ;  fresque 
représentant  les  Sibylles,  p.  281;  tombeau  du  cardinal 


Hémard,  p.  35o;  danse  macabre  (détruite)  du  cloître 
des  Macchabées,  p.  4oi. 

Eglise  Saint-Germain  :  mise  au  tombeau,  groupe 
sculpté,  p.   i34,   i4o. 

Musée  :  tableaux  illustrant  des  chants  royaux,  p.  3o8. 

Andelys  (les)  (Eure).  — Eglise  du  Grand-Andely  : 
mise  au  tombeau,  groupe  sculpté,  p.  l36;  vitrail  de  la 
légende  de  Théophile,  p.  3ii    et  fig.   96. 

Andresy  (Seine-et-Oise).  —  Vitrail  du  Pressoir 
mystic{ue,  p.  117. 

Angers.  —  Cathédrale  :  Tapisserie,  p.  5i  (fig.)  et 
52  ;  tapisserie  des  instruments  de  la  Passion  portés  par 
les  anges,  p.  100  et  fig.  39;  rose  du  nord  représentant 
les  quinze  signes,  p.  48 1. 

Eglise  Saint-Serge  :  vitraux  des  prophètes  et  des 
apôtres,  p.  234,  261,  265. 

Musée  Saint-Jean  :  débris  du  tombeau  de  l'évêcjue 
Oliver,  p.  269;  vitrail  représentant  le  moribond  entre  le 
diable  et  la  mort,  p.  421. 

Anvers.  —  Musée  :  mise  au  tombeau  attribuée  à 
Van  der  Meire,  p.  59  ;  mise  au  tombeau  de  Quintin 
Massys,  p.  59;  tableau  des  sept  douleurs  de  la  Vierge, 
attribué  à  \  an  der  JNIeire,  p.  120. 

Antlgny  (Vienne).  —  Fresque  représentant  les 
trois  morts  et  les  trois  vifs,  p.  388. 

Arc-en-Barrois  (Haute-Marne).  — Mise  au  tom- 
beau, groupe  sculpté,  p.  i36. 

Arles.  —  Eglise  Salnt-Trophime  :  mise  au  tombeau, 
groupe  sculpté,  p.   i36. 

Arras.  —  Cathédrale  :  triptyque  de  Jean  Belle- 
gambe,  p.  87,   200,  202. 

Musée  :  plate  tombe  de  l'evèque  Frumauld,  p.  43o. 

Aubazine  (Corrèze).  — Tombeau  de  saint  Etienne, 
p.  443. 

Aubigny  (Calvados) . — Statues  tombales  agenouillées, 
p.  468. 


W^ 


INDEX    DES    ŒUVRES    D'ART. 


Auch.  —  Cathédrale  :  vitraux  (les  proplictcs) 
p.  67;  vitraux  (les  Sibylles),  p.  291,  298,  "iç^h- 

Stalles  sculptées  ornées  de  figures  de  Sibylles,  p.  291, 
et  de  figures  de  Vertus,  p.  343. 

Mise   au  tombeau,  groupe  sculpté,  p.  l34,   i36. 

Augsbourg.  Musé  :  Tableau  de  la  Nativité,  p.  26  ; 
les  Sibylles  peintes  par  Hermann  Tom  Ring,  p.  289. 

Autrèche  (Indre-et-Loire).  — Pitié,  groupe  sculpté, 
p.  126. 

Autun.  —  Collection  Bulliot  :  Statue  de  la  \ierge 
et  de  l'Enfant,  p.  i5i. 

Auxerre.  Cathédrale  :  Statue  (détruite)  de  saint 
Christophe,  p.  191  ;  buffet  d'orgues,  orné  de  peintures 
représentant  les  Sibylles,  p.  290. 

Auxon  (Aube).  —  Yitraildu  Christ  en  croix,  p.  84. 

Avignon.  —  Musée  Calvet  :  Tableau  de  la  Fontaine 
de  Vie,  p.  106,  109;  fragments  du  tombeau  du  cardinal 
Lagrange,  p.  876  et  fig.    181,  p.  471. 

Eglise  Saint-Pierre  :  mise  au  tombeau,  groupe  sculpté 
p.  i38. 

Ancienne  chapelle  des  Pénitents  blancs  (détruite)  : 
fresqiie  des  Sibylles,  p.   282. 

Avioth  (Meuse).  —  Église  Notre  Dame  :  bas-reliefs 
de  l'autel,  p.  235,  236. 

Eâle.  —  Deux  fresques  représentant  la  danse  ma- 
cabre,  p.   391,   399,    /lOO. 

Bar-le-Duc  (Meuse).  Église  Saint-Pierre  :  sque- 
lette, par  Ligier  Richier,  p.  38i. 

Bar-sur-Seine  (Aube).  —  Vitrail  des  Pères  de 
l'Église  et  des  évangélistes,  p.  235. 

Baralle  (Pas-de-Calais).  — Tableaudu  Pressoir  mys- 
tique, p.   ii3. 

Barbery-Saint-Sulpice  (Aube).  — Vitrail  repré- 
sentant le  Père  portant  son  Fils  mort,  p.  iii4- 

Baume-les-Messieurs  (Jura).  — Retable  flamand, 
p.  256;  tombeau  d'un  abbé,  p.  453. 

Bayel  (Aube).  —  Pitié,  groupe  sculpté,  p.  124  et 
fig.  55,  126. 

Beaumont-le-Roger  (Eure).  — Vitrail  du  miracle 
de  Théophile,  jj.  211  ;  cartouches  représentant  les  dieux 
de  l'Olympe,  p.  53i. 

Beauvais.  —  Cathédrale  :  vantaux  du  portail  du 
nord  représentant  les  évangélistes  et  les  Pères  de  l'Eglise, 
p.  286  et  fig.  io5  et  106,  figures  de  Sibylles  sur  les 
mêmes  vantaux,  p.  290,  291  ;  vitraux  consacrés  aux 
Sibylles,  p.  291  ;  orgues  ornées  de  figures  de  Sibylles, 
p.  291  ;  tapisseries  représentant  les  villes  de  la  Gaule  et 
leurs  fondateurs,  p.   871,  872. 

Église  Saint-Etienne  :  Statue  du  Christ  assis,  p.  88; 
vitrail  (mutilé)  de  la  Fontaine  de  vie,  p.  106  ;  vitrail 
de  la  maison  de  Loretta,  p.  218;  vitrail  de  l'arbre  de 
Jessé,  p.  227  ;  boiseries  représentant  les  Sibylles,  p.  291, 


Eglise  (détruite)  de  Saint-Laurent;  vitrail, p.  l65,  166. 

Église  (détruite)  de  Saint-Lucien  :   tombeau  (détruit 

de  Fiorimond  A  illers  de  Saint-Paul,  p.  449,  ''i^^- 

Bellaigue  (Puy-de-Dôme).  —  Tombeaux  de  la 
famille  de  Bourbon,  p.  427. 

Belmont  (Haute-Marne).  —  Statue  de  la  Vierge  et 
de  l'enfant,  p.   i48. 

Bènouville  (Calvados).  —  Fresque  représentant  les 
trois  morts  et  les  trois  vifs,  jj.  888;  fresque  représentant 
les  supplices  de  l'Enfer,  p.  5 12. 

Bergame,  —  Baptistère  :  figures  de  A^ertus,  p.  344, 
345. 

Berlin  Vlusée  :  Tableau  de  la  Nativité,  de  Rogier 
van  dcr  Weyden,  p.  7,  26,  248,  26g;  tableau  de  l'en- 
fance de  saint  Jean-Baptiste,  de  Jacopo  del  Sellaio,  p.  27  ; 
volets  du  retable  de  van  Eyck,  p.  54,  55;  ensevelisse- 
ment du  Christ,  de  Cranach,  p.  i35;  Jugement  dernier, 
tableau  attribué  à  Petrus  Christus,  p.  5oi  ;  Jugement 
dernier,  triptyqvie  de  Jean  Bellcgambc,  p.  522,  628  et 
fig.  247  ;  bas-relief  de  Giovanni  Pisano  provenant  de  la 
chaire  de  Pise,  p.  94. 

Vlarienkirche  :  fresque  représentant  la  danse  macabre, 
p.  4oo,  4o5. 

Bernay.  —  Église  de  La  Couture  :  vitrail  de  l'arbre 
de  Jessé,  p.  78  ;  vitrail  de  la  Vierge  aux  sept  glaives, 
p.  121  ;  vitraux  consacrés  à  la  Vierge  protectrice,  p.  206; 
vitrail  de  la  Nativité,  p.  526  et  248. 

Bérulles  (Aube).  —  Vitrail  avec  la  Vierge  de  pitié, 
p.   122,   126. 

Besançon.  —  Église  Saint-Pierre  :  Pitié,  groupe 
sculpté,  p.  127. 

Bessey  les-Citeaux  (Côte-d'Or).  — Mise  au  tom- 
beau, p.  i35. 

Billom  (Puy-de-Dôme).  —  Instruments  de  laPassion, 

P-  99- 

Boismorand-sur-Gartempe  (Vienne).  —  Pein- 
tures murales  représentant  l'enfer,  p.  5 18. 

Boisrogne  (Vienne).  —  Cadavre  sculpté,  p.  881. 

Bologne.  —  Eglise  Saint-Dominique  :  tombeau  de 
Tartagni,  p.  344- 

Bonne  val  (Eure-et-Loir).  —  Ancienne  abbaye  : 
tombeau  (détruit)  d'un  chevalier,  p.  43 1. 

Bordeaux.  —  Cathédrale  :  groupe  de  sainte  Anne 
et  de  la  Vierge,  fig.  98. 

• —  Église  Saint-Michel  :  Statue  de  sainte  Ursule, 
p.  2o4;  figures  de  Sibylles  du  portail,  p.  290,  291. 

Bornel  (Oise).  —  Statue  de  la  Vierge  et  de  l'En- 
fant, p,  i48. 

Bouchet  (le)  (Puy-de-Dôme).  —  Tombeaux  (dé- 
truits), p.  427. 


INDEX   DES    OEUVRES    D'ART. 


545 


Pitié,  groupe  sculpté, 
de  la  Vierge  et  de  Fen- 
Vitrail  de  la  Vierge 


Boumois  (Maine-et-Loire).  — Chapelle  du  château  : 
vitrail  (vendu)  de  la  Fontaine  de  Vie,  p.  io6,  io8,  109 
et  fig.  46. 

Bourg- Achard  (Eure)  — Vitrail  de  l'arbre  de  Jessé, 
p.  73  ;  bas-relief  de  la  légende  de  saint  Eustache, 
p.  181. 

Bourg-en-Bresse  (Ain).  —  Débris  d'vme  mise  au 
.  tombeau,  p.  182. 

Bourges.  —  Cathédrale  :  la  Passion  sculptée  au 
jubé,  p.  76;  vitrail  de  la  Passion,  p.  129  ;  vitrail  des 
Tuilier,  p.  i65,  Sai;  vitrail  de  saint  Denis,  p.  187; 
vitraux  des  prophètes  et  des  apôtres,  p.  269  ;  vitraux  de 
la  crypte  provenant  de  la  Sainte-Chapelle,  p.  265  ;  tom- 
beau du  duc  de  Berry,  p.  453. 

—  Eglise  Sainte-Oustrille  (détruite)  :  tombeau  (dé- 
truit) de  la  femme  de  Jacques  Cœur,  p.  469. 

—  Musée  :  statues  d'apôtres  et  de  prophètes,  p.  265. 
Braisne    (Aisne).  ' —  Eglise  Saint-Yves  :    tombeaux 

(détruits),  p.  426,  433,  448. 

Brantigny     (Aube) .     — 
p.  126. 

Braux  (Aube).    —  Statue 
fant,  p.  i5o. 

Brienne-la-"Ville  (Aube). 
aux  sept  glaives,  p.   I3i  et  fig.  52. 

Brou  (Ain).  —  Vitraux,  p.  74;  tableau  de  la  Vierge 
aux  sept  glaives,  p.  121;  vitrail  du  Triomphe  de  Jésus- 
Christ,  p.  3oo  et  fig.  i42,  i43. 

Bruges.  —  Eglise  Notre-Dame  ;  tableau  de  la 
Vierge  aux  sept  glaives,  p.  121. 

Bruxelles.  —  Musée  :  triptyque  d'Oultremont, 
p.  47  ;  déposition  de  croix  attribuée  à  Petrus  Christus, 
p.  59. 

Buno-Bonnevaux  (Seinc-et-Oise).  — •  Pierre 
tombale  signée  Legault,  p.  46 1. 

Burgos.  —  Cathédrale  :  dossier  du  siège  épiscopal, 
p.  62. 

Caen.  —  Saint-Michel  de  Vaucelles  :  figures  de  saints 
peintes  dans  des  médaillons,  p.   180. 

Maison  sculptée,  p.  882. 

—  Eglise    de  la  Trinité    : 
(détruites),  p.   432. 

Cahors.  —    Cathédrale 
p.  57. 

Calcar.    —   Eglise   Saint-Nicolas 
mort  de  la  Vierge,  de  Jean  Joest,  p.  65. 

Cambrai  (Nord).  —  Cathédrale  :  tombeau  (détruit) 
de  Pierre  d'Ailly,  p.  468. 

Carennac  (Lot).  —  Mise  au  tombeau,  groupe 
sculpté,  p.  i33. 

Carte  (La)  (Indre-et-Loire).  —  Statue  de  la  Vierge 
et  de  l'enfant,  p.  i5i. 

MALE.    — •   T.    n. 


plates-tombes  des  abbesses 
:  Fresques  de  la  coupole, 
tableau    de    la 


Caudebec-en-Caux  (Scine-Irif.).  —  Vitrail  de  la 
Samaritaine  et  de  la  Femme  adultère,  p.  4o  ;  vitrail  de 
l'arbre  de  Jessé,  p.  78  et  fig.  26. 

Voussures  du  portail,  p.  201. 

Celsoy  (Haute-Marne).  —  Plate-tombe  de  Guibert 
de  Celsoy,  Gg.  210,  p.   442,  46o. 

Chaise-Dieu  (La)  (Haute-Loire).  —  Tapisseries 
représentant  la  vie  de  Jésus-Christ  avec  les  figures  de 
l'Ancien  Testament,  p.  243,  249,  25o,  et  fig.  112  et 
ii4;    p.     258    259;     Danse    macabre    peinte  à  fresque, 

p.  391,  4o2,  4o3,  4o4,  4o5,  4o6  et  fig.  192,  198,  194, 

195,  196;  tombeau  du  pape  Clément  VI,  p.  448. 

Chalon-sur-Saône.  —  Chapelle  de  l'hôpital  : 
Pitié,  groupe  sculpté,  p.    126. 

—  Ancienne  cathédrale  :  tapisserie  de  la  Cène  accom- 
pagnée de  figures,  p.  253. 

—  Église  Saint-Dézert  :  fresques  (détruites)  représen- 
tant l'Enfer,  p.  5i2  et  fig.    242. 

Châlons-Sur-Marne.  —  Cathédrale  :  cadavre 
sculpté,    p.  881    et   fig.    184  ;    pierres   tombales,  p.  434. 

486,446. 

—  Eglise  Notre-Dame  :  vitrail  du  miracle  de  saint 
Jacques,  p.   186. 

—  Église  Saint-Alpin  :  vitrail  de  la  Transfiguration, 
p.  56;  vitrail  des  douze  confrères  figurant  les  douze 
apôtres,  p.  182  ;  vitrail  du  miracle  de  Marie-Madeleine, 
p.  188;  vitrail  de  la  Vierge  avec  les  emblèmes  des  Li- 
tanies, p.  224,  225;  vitrail  d'Auguste  et  de  la  Sibylle 
p.  270. 

—  Eglise  Saint-Loup  :  Statue  de  saint  Christophe, 
p.  i83  et  fig.  87. 

—  Hôpital  :  vitrail  de  la  Passion,  p.  87. 
Chambly  (Oise). — Panneaux  sculptés  de  la  tribune, 

ornés  de  figures  de  Sybilles,  p.  291. 

Champeaux  (Seine-et-Marne).  —  Plate-tombe, 
fig.  211  ;  stalles,  p.  533. 

Champniers  (Vienne).  —  Peintures  murales  re- 
présentant les  Vices,  p.  SÔQ,  et  l'Enfer,   p.  5l3. 

Champoly  (Loire).  —  Statue  de  Sainte-Catherine, 
p.   i63  et  fig.  84. 

Chantilly.  —  Musée  Condé  :  La  Vierge  au  man- 
teau, tableau  de  Charonton  et  Villate,  p.  207  et  fig.  95. 

Chaource  (Aube).  — :  Mise  au  tombeau,  groupe 
sculpté,  p.  i34  et  fig.  62,  188. 

Chapelle-Rainsoin  (La)  (Mayenne).  —  Mise  au 
tombeau,  groupe  sculpté,  p.    i34. 

Chapelle-Saint-Luc  (La)  (Aube).  —  Le  Père 
portant  son  Fils  mort,  tableau  peint,  sur  bois,  p.  i42, 
i44;  vitrail  de  Sainte  Anne,  p.  228. 

Chappes  (Allier).  —  Bas-relief  de  la  Nativité, 
p.  35  et  fig.  II. 

69 


5_'i6 


INDEX   DES    ŒUVRES    D'ART. 


Charly  (Cher).  —  Plate-tombe  fie  templier, 
p.  432. 

Chartres.  —  Cathédrale  :  bas-relief  de  la  Nativité, 
p.  4  ;  chapiteau  du  portail  vieux,  p.   12g. 

—  Église  Saint-Père  :  vitrail  (détruit)  du  Pressoir 
mystique,  p.   117. 

—  Eglise  Saiiil-Aignan  :  vitrail  delà  Sainte  Famille, 
p.  l55. 

—  Musée  :  triptyque  de  broderie  représentant  le 
Christ  de  pitié,  p.  96. 

Châteaudun  (Eure-et-Loire),  —  Chapelle  du  châ- 
teau :  statues  de  saintes,  p.  169,  170. 

—  Eglise  Saint-^  alérien  :  vitrail  de  sainte  Anne, 
p.  281. 

Château-Thierry  (Aisne).  —  BufTet  d'orgues 
avec  des  figures  de  Sibylles,  p.   291. 

Champigny-sur-Veude  (Indre-et-Loire).  —  Cha- 
pelle :  vitraux  réprésentant  l'histoire  de  saint  Louis 
avec  les  portraits  des  Bourbons,  p.  168. 

Châtillon-sur-Seine  (Côte-d'Or).  —  Mise  au 
tombeau,  groupe  sculpté,  p.  i36;  vitrail  du  miracle  de 
saint  Jacques,  p.  186. 

Chauvigny  (Vienne).  —  Fresque  du  portement  de 
croix,  p.  83  et  fig.  27. 

Chavanges  (Aube).  —  Vitraux  pe  l'Apocalypse, 
p.  490,  et  fig.  229. 

Cheminé  (Maine-et-Loire).  —  Peintures  murales 
représentant  les  Vices,  p.  809. 

Cherbourg.  —  Eglise  de  la  Sainte-Trinité  :  danse 
macabre,  p.  4oi. 

Chinon.  — Église  Saint-Mcxme  :  fresque  de  la  Fon- 
taine de  Vie,  p.  106,  109,  iioetfig.  47;  fresque  du 
jugement  dernier,  p.  498  et  fig.  238. 

Cholet  (Maine-et-Loire).  —  Eglise  Saint-Pierre  : 
chapelle  avec  un  blason  de  confrérie,  p.  182. 

Cîteaux  (Côte-d'Or).  — Ancienne  abbaye  :  tombeaux 
(détruits)  de  la  première  maison  de  Bourgogne,  p.  43i; 
tombeau  (détruit)  d'Arnaud  Amalric,  p.  470. 

Clamecy  (Nièvre).  Bas-reliefs  dvi  portail  représen- 
tant les  Sibylles,  p.  290,  291. 

Claville  (Eure).  —  A'itrail  de  Saint-Sebastien  et 
Saint-Roch,  p.  202 . 

Clermont-Ferrand.  —  Cathédrale  :  peintures 
fiuiéraires  des  chapelles,   p.   443. 

Clermont  d'Oise  (Oise).  —  Vitrail  de  Saint-Crépin 
et  de  Sainl-Crépinien,  p.  170,  186,  187;  cadavre  sculpté, 
p.  38o,  et  fig.  i83. 

Cléry  (Loiret).  Église  Notre-Dame  :  statue  refaite  de 
Louis  XI,  p.  467. 

Cluny    (Saône-et-Loire).    —   Chapelle    de    Jean   de 
Bourbon  :    statues  (détruites)   des  apôtres,   p.  266,  267. 
Glusone  (Italie).  —  Danse  macabre,  p.  4oi. 


Colmar.  —  Musée  :  mise  au  tombeau,  tableau  de 
l'école  de  Schongauer,  p.  60,  i35. 

Cologne.  —  Musée  :  déposition  de  croix,  attribuée 
au  maître  de  la  vie  de  iNIarie,  p.  60;  mort  de  la  Vierge, 
par  le  maître  de  la  mort  de  Marie,  p.  65. 

Côme.  —  Cathédrale  :  figures  des  vertus,  p.  346. 

Couches  (Eure).  — Vitrail  de  la  vie  de  J.-C,  p.  28; 
vitrail  du  Pressoir  mystiqvie,  p.  ii4  et  fig.  49;  vitrail 
de  la  vierge  avec  saint  Adrien,  p.  iCo;  vitrail  consacré 
à  la  vierge  protectrice,  p.  206  ;  vitrail  du  triomphe  de 
la  Vierge,  p.  3o6  ;  vitrail  de  la  Cène  avec  le  cadavre  du 
donateur,  p.  469. 

Corbeil  (Seine-et-Oise).  —  Tronc  sculpté,  p.  182; 
statue  du  comte  Haymon,  p.  429  et  fig.  207;  stalles  de 
Saint-Spire,  p.  533. 

Corbie  (Somme).  —  Bas-relief  (détrviit)  du  Pressoir 
mystique,  p.  ii3. 

Cosenza  (Calabre).  Cathédrale  :  tombeau  d'Isabelle 
d'Aragon,  femme  de  Philippe-le-Hardi,  p.  !i5-j,  458. 

Courville  (Eure-et-Loir).  —  Vitrail  du  miracle  de 
Saint-Jacques,  p.  186. 

Coutances.  —  Eglise  Saint-Nicolas  :  statue  de  la 
vierge  et  de  l'enfant,  p.  i48. 

Creney  (Aube).  —  Vitrail  du  Christ  en  croix,  p.  84; 
vitrail  de  saint  Vincent,  p.  175;  vitrail  de  saint  Eloi, 
p.  2o3  ;  plate-tombe  de  Jean  de  Creney  et  de  sa  famille, 
p.  446. 

Cunault  (Maine-et-Loire).  —  Peintures  murales 
rejirésen tant  les  Sibylles,  p.  290. 

Dantzig.  —  Jugement  dernier  de  Memling,  p.  5oo. 

Davenescourt  (Somme).  —  Bas-relief  du  chape- 
lain Antoine  Huot,  p.  167;  plate  tombe  de  Charles 
d'Hangest,  p.  876. 

Decize  (Nièvre).  —  Bas-reliefs  de  la  vie  delà  Vierge, 
p.  225  et  fig.  loi. 

Digue  (Basses- Alpes).  —  Eglise  Notre-Dame-du- 
Bourg  :  peintures  murales  représentant  les  Vices,  p.  860. 

Dijon.  —  Musée.  La  Nativité,  tableau  du  maître  de 
Flémalle,  p.  85  ;  tombean  de  Philippe  le  Hardi,  p.  45o, 
45i,  452,  453  et  fig.  2i3,  2i4;  tombeau  de  Jean  sans 
Peur,  p.  458. 

Ancienne  chartreuse  :  puits  de  Moïse  p.  5"]. 

Sainte-Chapelle  (détruite)  :  danse  macabre  peinte 
(détruite)  dans  le  cloître,  p.  4oi. 

Dissais  (Vienne).  —  Chapelle  du  château  :  fresque 
de  la  Fontaine  de  Vie,  p.  106,  109. 

Dol  (Ille-et-Vilaine).  —  Tombeau  orné  de  Vertus, 
p-  847. 

Dole  (Jura).  —  îMusée  ;  cheminée  sculptée,  p.    882. 

Donaueschingen.  —  Mise  au  tombeau,  d'Holbein 
le  Vieux,  p.  60,  i35. 


INDEX    DES    OEUVRES    D'ART. 


5/i7 


Douai  (Nord).  —  Musée  :  ailes  du  tableau  de  Jean 
Bellegambe  consacré  à  l'Immaculée  Conceplion,  p.  218, 
219. 

Dreux  (Eurc-ct-Loir).  —  Vitrail  de  la  crucifixion, 
p.  48;  vitrail  de  la  maison  de  Lorette,  p.  21 3;  voussures 
du  portail  ornées  de  figures  de  Sibylles,  p.  290,  291. 

Ecos  (Eure).  • —  Bas-relief  du  Christ  de  pitié,  p.  96. 

Écouen  (Seine-et-Oise).  —  Vitrail  de  la  vierge  aux 
sept  glaives,  p.  121. 

Ëcouis  (Evire).  —  Tombeau  (détruit)  de  Pierre  de 
Roncherolle,  p.  8/49,  35o  ;  tombeau  (détruit)  d'Enguer- 
rand  de  Marigny,  p.  443. 

Elbeuf  (Seine-Inf.).  —  Église  Saint-Jean  :  vitrail 
de  la  vie  de  J.-C,  p.  4o. 

Eglise  Saint-Etienne  :  vitrail  de  l'arbre  de  Jessé, 
p.   73. 

Elne  (Pyrénées-Orientales).  —  Cloître  :  pierre  tom- 
bale de  l'évèque  Guillaume  Jorda,  p.  432. 

Ennezat  (Puy-de-Dôme).  Fresques  représentant  les 
trois  morts  et  les  trois  a  ifs  et  le  jugement  dernier,  p.  388. 

Épernay  (Marne)  ;  vitrail,  la  fuite  en  Egypte,  p.  i55. 

Épinal .  —  Musée  :  tombeau  de  Guy  abbé  de  Cbamou- 
sey,  p.  432. 

Ervy  (Aube).  —  Vitrail  d'Auguste  et  de  la  Sibylle, 
p.  270;  vitrail  des  Sibylles,  p.  298. 

Eu  (Seine-Inférieure).  —  Mise  au  tombeau,  groupe 
sculpté,  p.  i36,  i38;  bas-relief  funéraire,  p.  443. 

Évreux.    —  Eclise   Saint-Taurin,  vitrail  de  l'ascen- 


sion, p.  32. 
—  Cathédrale. 


p.  4o, 


Vitraux  de  la  vie  de  J.-C. 
(la  mise  au  tombeau), p.  60. 

Vitrail  représentant  saint  Michel,  p.  58;  vitrail  de 
l'arbre  de  Jessé,  p.  78  ;  vitrail  représentant  les  anges 
portant  les  instruments  de  la  Passion,  p.  100. 

Faouet  (Le)  (Morbihan).  —  Chapelle  de  Saint- 
Fiacre  :  jubé,  p.  533. 

Fay  (Le)  (Seine-Inférieure).  —  Cheminée  sculptée, 
p.  38i. 

Fécamp  (Seine-Inférieure).  —  Église  de  la  Trinité  : 
groupe  sculpté  de  la  mort  de  la  Vierge,  p.  65  ;  tombeaux 
des  abbés,  p.  442. 

Ferrières  (Loiret).  —  Tombeau  orné  de   Vertus, 

p.  347. 

Ferté-Bernard  (La)  (Sarthc).  —  Vitrail  des  em- 
blèmes de  la  Vierge,  p.  225;  bas-reliefs  représentant 
les- planètes,  p.  819. 

Ferté-Milon  (La)  (Aisne).  — Église  Saint-Nicolas: 
vitrail  de  sainte  Anne  et  de  sa  famille,  p.  228;  vitrail 
de  l'Apocalypse,  p.  490,  491,  et  fig.  280. 

Église  Notre-Dame   :  vitrail  de  sainte  Anne,  p.    281. 

Fleurigny  (Yonne).  — -Chapelle  du  château  :  vitrail 
d'Auguste  et  de  la  Sibylle,  p.  270. 


Florence.  — -  Santa  Croce  :  — ■  Tombeau  des  Baron- 
celli,  p.  94;  bas-relief  de  la  chaire,  p.  844;  tombeau  de 
Francesco  Pazzi,  p.  845. 

—  Santa  Maria  Novella  :  fresque  attribuée  à  Lorenzo 
di  Bicci  p.  7;  tombeau  de  Tedicc  AUioti,  p.  94. 

Chapelle  des  Espagnols  :  fresque  représentant  le 
Vertus,  p.  36 1. 

—  Église  de  la  Sainte-Trinité  :  Sibylles  peintes  par 
Ghirlandajo,  p.  277. 

—  Église  d'Or  san  Michèle  :  tabernacle  d'Orcagna, 
p.  345,  346. 

—  Église  de  San  Miniato  :  bas-reliefs  de  Lucca  délia 
Robhia,  p.  845. 

—  Galerie  antique  et  moderne  :  Tableau  de  la  Nati- 
vité par  Gentile  da  Fabriano,  p.  7  ;  tableau  de  la  Nativité, 
par  Fra  Filippo  Lippi,  p.  7. 

—  Musée  des  Offices  :  Nativité  d'Hugo  van  dcr  Goes, 
p.  26. 

—  Campanile  :   bas-reliefs,  p.  844>  345. 

—  Baptistère  :  tombeau  du  pape  Jean  XXIII,  p.  8'i4; 
portes  du  baptistère,  p.  844»  345. 

Folle  ville  (Somme).  —  Tombeau  de  Raoul  de 
Lannoy,  p.  201  ;  tombeau  de  François  de  Lannoy,  p.  35o. 

Fontaine-sur-Somme  (Somme).  —  Pendentifs 
sculptés,  p.  28. 

Fontenay  (Calvados).  —  Fresque  représentant  les 
trois  morts  et  les  trois  vifs,  p.  388. 

Fontenay-les-Louvres  (Seine-et-Oise).  —  Stalles, 
p,  583. 

Fontevrault  (Maine-et-Loire).  —  Ancienne  abbaye  : 
tombeau  (détruit)  de  Pierre  de  Chatellerault,  évèque  de 
Poitiers,  p.  48o  ;  tombeaux  d'Henri  II,  de  Richard 
Cœur-de-Lion  et  d'Éléonore  d'Aquitaine,  p.  43i. 

Gand.  —  Musée  :  tableau  de  la  Fontaine  de  Vie,  p.  io5. 

Genève.  —  Ancienne  cathédrale  :  stalles  représen- 
tant les  prophètes  et  les  apôtres,  p.  261,   265. 

—  Musée  :  plat  de  Limoges  représentant  l'Homme 
entre  le  Péché  et  la  Rédemption,  p.  3o4. 

Géraudot  (Aube).  —  Vitrail  de  Saint-Pierre,  p.  i65. 

Gisors  (Eure).  —  Vitrail  de  saint  Crépin  et  de  saint 
Crépinien,  p.  175,  186,  187;  bas-relief  des  emblèmes 
des    Litanies,    p.    224;    cadavre    scvilpté,   p.    880,   881. 

—  Maison  (détruite)  ornée  d'un  triomphe  de  César, 
p.  297. 

Granville  (Aube),  —  Vitrail  avec  la  Vierge  de 
Pitié,  p.  122;  vitrail  de  l'Apocalypse,  p.  490. 

Groslay  (Seine-et-Oise).  —  Vitrail  de  la  Messe  de 
saint  Grégoire,  p.  97. 

Guerbigny  (Somme).  —  Bas-relief  du  Christ  assis 
sur  le  Calvaire,  p.  87,   88. 

Haye  (La).  —  ^lusée  :  descente  do  croix,  tableau 
de  l'école  de  Rogicr  ^  an  der  A^  eyden,  p.  59. 


548 


INDEX    DES    ŒUVRES    D'ART. 


Herbisse  (Aube).  —  Vitrail  de  la  Vierge  de  Pitié, 
p.  128. 

Isle-Adam  (L')  (Seine-et-Oise).  —  Stalles,  p.  533. 
Jailly  (Côte-d'Or).  — Pitîé,  groujie  scvilpté,  p.  128. 
Jaligny  (Allier).  —  Statue  de  sainte  Barbe,  p.  191, 

%-•  89- 

Joigny  (Yonne).  —  Mise  au  tombeau,  groupe 
sculpté,  p.  i35  et  6g.  60. 

Joinville  (Haute-Marne).  —  Mise  au  tombeau, 
groupe  sculpté,  p.  i36. 

—  Hôtel  de  Ville  :  débris  du  tombeau  de  Claude  de 
Guise,  p.  473. 

Jouhé  (Vienne).  —  Fresque  représentant  les  trois 
morts  et  les  trois  vifs,  p.  388. 

Kermaria-An-Isquit  (Côtes-du-Nord).  —  Pein- 
tures murales,  p.  3^5;  danse  macabre,  p.  4oi,  4o2. 

Kerfeunten  (Finistère).  —  Vitrail  de  l'arbre  de 
Jessé,  avec  le  Père  portant  son  Fils  mort,  p.  i44. 

Laigle  (Orne).  —  Église  Saint-Martin  :  vitrail  de 
saint  Porcien,  p,  177  ;  cartouches  des  voûtes  du  bas-coté 
méridional,  p.  179. 

Lamotte-Feuilly  (Indre).  —  Débris  du  tombeau 
de  Charlotte  d'Albret,  p.  35i. 

Langeac  (Haute-Loire).  —  Panneau  peint  repré- 
sentant saint  Roch  et  saint  Antoine,  p.  202. 

Langres  (Haute-Marne).  —  Cathédrale  :  statue  de 
laVierge  et  de  l'enfant, p.  i48;  statue  (détruite)  de  Moïse, 
p.  234- 

Laon:  —  Chapelle  épiscopale  :  tombeau  de  Guillaume 
de  Harcigny,  p.  876. 

- —  Abbaye  de  Saint-Vincent  :  pierres  tombales  (dé- 
truites), p.  433. 

Largentière  (Hautes- Alpes).  —  Peintures  murales 
représentant  les  \ices,p.  36o. 

Lausanne.  —  Cathédrale  :  stalles  représentant  les 
prophètes  et  les  apôtres,  p.  265. 

Lia"wrarde-Mauger  (Somme).  — Retable,  p.  83. 

Liège.  —  Cathédrale  :  tombeau  (détruit)  du  cardinal 
Erard  de  Lamarck.,  p.  862. 

Lille.  —  Musée  :  la  Fontaine  de  Vie,  triptyque  de 
Jean  Bellegambe,  p.  io4,  no  et  fig,  48,  p.  112,  ii3, 
342. 

—  Ancienne  collégiale  Saint-Pierre  :  tombeau  (dé- 
truit) de  Louis  de  Maie,  p.  448,  449- 

Limoges.  — Saint-Sépulcre  (détruit)  del'églisc  Saint- 
Etienne,  p.  ICI. 

—  Cathédrale  :  tombeaux  :  p.  489,  443;  tombeau  de 
Jean  de  Langeac,  p.  497  ;  jubé,  p.  53i  et  fig.  249. 

Lisieux  (Calvados).  —  Cathédrale  :  église  Saint- 
Jacques,  p.  179;  vitrail  du  miracle  de  Saint-Jacqvies, 
p.  179  et  fig.  85,  186. 


Liverpool.  —  Musée  :  descente  de  croix  attribuée 
au  maître  de  Flemalle,  p.  69. 

Loches  —  (Indre-et-Loire).  —  Château  :  tombeau 
d'Agnès  Sorel,  p.  464. 

Londres.  —  Fresque  (détruite)  représentant  la  danse 
macabre,  p.  4oo,  4oi. 

Longpont  (Aisne).  — Tombeau  (détruit)  de  Gozelin 
de  Vierzy,  évêque  de  Soissons,  p.  43o;  tombeau  (détruit) 
de  Jean  de  Montmirail,  p.  470. 

Longpré  (Aube) .  —  Vitrail  du  Christ  en  croix,  p.  84  ; 
vitrail  avec  la  Vierge  de  Pitié,  p.    122   et  fig.   53,   126. 

Louvain.  —  Eglise  Saint-Pierre  :  la  Cène,  tableau 
de  Thierry  Bouts,  p.  4i  et  fig.  i4. 

—  Collection  Helleputte  :  tableau  de  Jean  Van  Eyck, 
autrefois  à  Saint-Martin  d'Ypres,  p.  247,  248,  269. 

Louviers  (Eure).  —  Vitrail  de  l'apparition  de  J.-C. 
à  sa  Mère,  p.  4i;  vitrail  du  Christ  en  croix,  p.  84,  vitrail 
des  trois  Marie,  p.  228  et  fig.  io3. 

—  Mise  au  tombeau,  groupe  sculpté,  p.  i34. 
Lubeck.  —  Église  Sainte-Marie  :  fresque  représen- 
tant la  danse  macabre,  p.  4oo. 

Luynes  (Indre-et-Loire).  —  Maison  ornée  de  figure 
de  saints,  p.  i58. 

Lyon.  —  Musée  :  tableau  représentant  la  mort  de 
la  Vierge,  p.  65. 

—  Cathédrale  :  tombeau  (détruit)  du  cardinal  de 
Saluées,  p.  466,  467. 

Madrid.  —  Palais  royal  :  tapisserie  de  la  Crucifixion, 
p.  28  ;  tapisserie  de  la  Nativité,  p.  25i  ;  tapisseries  des 
Vertus,  p.  343,  362,  365  ;  suite  de  tapisseries  allégori- 
ques, p.  367,  368,  369,  370,  371,  372,  873,  et  fig.  180. 

—  Musée  ;  Nativité  de  Memling,  p.  26;  descente  de 
croix  de  Rogicr  Van  der  Weyden,  p.  59. 

Magdebourg.  — Dôme  :  bas-reliefs  représentant  les 
Vertus,  p.  33i. 

Magny-en-Vexin  (Oise).  —  Statue  de  la  Vierge  et 
de  l'enfant,  p.  i48. 

Maizières  (Aube).  —  Vitrail  de  la  Passion,  p.  87. 

Malesherbes  (Loiret).  —  Tombeau  d'un  abbé  et 
d'un  chevalier,  p.  436,  446,  447- 

Malicorne  (Sarthe). — Tombeau  du  Sire  de  Chaource, 
p.  453; 

Mans  (Le).  —  Cathédrale  :  mise  au  tombeau,  groupe 
sculpté,  p.  i36. 

—  Église  de  La  Couture  :  tombeau  (détruit)  d'Élie, 
comte  du  Maine,  p.   43 1. 

MaroUes-lès-Bailly  (Aube).  —  Pitié,  groupe 
scidptc,  p.  128. 

Maubuisson  (Seine-et-Oise).  —  Ancienne  abbaye  : 
tombeaux  (détruits),  p.  425,  426. 

Mergey  (Aube).  —  Vitrail  de  saint  Julien  l'Hospi- 
talier, p.  175. 


INDEX    DES    OEUVRES    D'ART. 


5^,9 


Méru  (Oise).  —  Mise  au  tombeau,  groupe  sculplô, 
p.  i36. 

Meslay-le-Grenet  (Eure-et-Loir).  —  Danse  ma- 
cabre peinte,  p.  /iog. 

Metnitz  (CarinLbie).  —  Danse  macabre  peinte, 
p.  4oo. 

Milan.  —  Musée  archéologicpie  :  bas-relief  du  Cluisl 
de  Pitié,  p.  94. 

—  Musée  Bréra  :  Christ  de  Pilié,  tableau  de  Giovanni 
Bellini,  p.  96. 

—  Eglise  Saint-EListorge  :  tombeau  de  saint  Pierre 
martjr,  343,  344,  345. 

Millery  (Rhône).  — Mise  auombeau,  groupe  sculpté, 
p.  i34. 

Minden  (Westphalie).  —  Panneau  peint  représen- 
tant la  iNIort,  p.  399. 

Miraflorès (Chartreuse  de)  (Espagne). — Figures 
de  \'ertus  au  tombeau  de  Jean  II  et  d'Isabelle,  p.  342. 

Moissac  (Tarn-et-Garonne). — Pitié  sculptée,  p.  i23; 
animaux  symboliques  du  portail,  p.  238. 

Monceaux-le-Comte  (Nièvre).  —  Statue  de  la 
\ierge  et  de  l'enfant,  p.  i48  et  fig.  73. 

Montangon  (Aube).  —  Vitrail,  p.  i65  ;  vitrail  de 
la  légende  de  Théophile,  p.  211. 

Montdidier  (Somme).  —  Mise  au  tombeau,  groupe 
sculpté,  p.  i33. 

Montet-ausp-Moines  (Le)  (Allier).  —  Tombeaux 
(détruits)  des  sires  de  Bourbon,  p    427. 

Montfey  (Aube).  —  Vitrail  des  Sibylles,  p.  293. 

Montluçon  (Allier).  —  Église  Saint-Pierrre  :  sta- 
tue de  sainte  Madeleine,  p.  i63  et  fig.  83. 

Montone  (Ombrie).  — •  Retable  de  la  Vierge  au 
Manteau,  p.  209. 

Montréal  (Yonne).  —  Stalles,  p.  i55. 

Montrésor  (Indre-et-Loire).  —  Tombeau  des 
Basternay,  p,  445. 

Moulins  (Allier).  — ■  Cathédrale  .  Vitrail  du  Christ 
en  croix,  p.  84,  100  ;  vitrail  représentant  une  famille 
avec  des  saints  protecteurs,  p.  166  ;  cadavre  sculpté, 
p.  38o,  38i. 

—  Sacristie  :  triptyque  du  maître  de  Moulins,  p.  i65. 
Moutier  d'Ahun  (Le)  (Creuse).  —  Pitié,  groupe 

sculpté,  p.  128  et  fig.  58. 

Munich.  —  Vieille  Pinacothèque  :  Mort  de  la 
Vierge,  par  le  maître  de  la  mort  de  Marie,  p.  65. 

Mussy-sur-Seine  (Aube).  —  Pitié,  groupe  sculpté, 
p.  125,  126. 

Nantes.  —  Cathédrale  :  Tombeau  de  François  II  et 
de  Marguerite  de  Foix,  par  Michel  Colombe,  p.  347,  ^^8, 
349,  35o,  35i,  352  et  fig.  160  et  161  ;  voussures  du 
grand  porlail  représentant  les  damnés,  p.  5i2  elles  élus, 
p.  52  2. 


Narbonne.  —  Cathédrale  Saint-Just  :  Mise  au  tom- 
beau, groupe  sculpté,  p.  i36. 

Neufchatel-en-Bray  (Seine-Inférieure).  —  Mise 
au  tombeau,  groupe  sculpté,  p.  i38. 

Neuville-les-Decise  (Nièvre).  —  Piété,  groupe 
sculpté,  p.  126. 

Né  vaches  (Hautes-Alpes).  —  Peintures  murales, 
représentant  les  vices,  p.  36o. 

Noé  (Les)  (Aube).  —  Pitié,  groupe  sculpté,  p.  126. 

Nogent-sur-A.ube  (Avibe). —  Vitrail  avec  la  Vierge 
de  Pitié,  p.   122. 

Nonancourt  (Eure).  —  Vitrail  de  la  Messe  de  saint 
Grégoire,  p.  97;  vitrail  de  saint  Martin,  p.  181  ;  vitrail 
de  l'Église,  p.  873. 

Nordlingen. —  Nativité  de  Frédéric  Herlin,  p.  26. 

Notre-Dame-de-l'Épine  (Marne).  —  Buffet  d'or- 
gues décoré  de  figures  de  planètes,  p.  319. 

Noyon  (Oise).  —  Ancienne  cathédrale  :  chapelle 
décorée  de  figures  de  Sibylles,  p.  291. 

Nuremberg.  —  Mise  au  tombeau  d'Adam  Krafft, 
p.  60. 

Ocquerre  (Seine-et-Marne).  —  Statue  de  saint 
Antoine,  p.  199. 

Oporto  (Portugal).  —  Eglise  de  la  Miséricorde  : 
tableau  de  la  Fontaine  de  Vie,  p.  io5,  io6,  108  et  fig.  44. 

Origny-en-Thierache  (Aisne).  —  Plate-tombe, 
p.  462. 

Orléans.  —  Prédication  de  saint  Jean-Baptiste,  bas- 
relief  d'une  cheminée  du  xvi°  siècle,  p.  64  (fig-) 

Orres  (Hautes-Alpes).  —  Peintures  murales  repré- 
sentant les  Vices,  p.  36o. 

Padoue.  —  Ragione  :  fresques  astrologiques,  p.  322. 

—  Chapelle  de  l'Arena  :  fresque  de  Giotto  représen- 
tant les  Vertus,  p.  345. 

—  Église  des  Eremitani  :  fresques  (détruites)  repré- 
sentant les  Vertus,  p.  36i. 

Palaiseau  (Seine-et-Oise).  —  Statue  de  la  Vierge 
et  de  l'enfant,  p.  i48. 

Paris.  —  Notre-Dame  :  clôture  du  choeur,  appari- 
tion de  J.-C.  à  Madeleine,  p.  63  (fig.  23);  la  Vierge  du 
portail  Sainte-Anne,  p.  i47;  statue  (détruite)  de  saint 
Christophe,  p.  191  ;  tombeau  (détruit)  de  l'évêque  Azelin, 
p.  43o;  pierre  tombale  du  chanoine  Yver,  jj.  869,  470. 

—  Saint-Étienne-du-Mont.  Vitrail  du  Pressoir  mys- 
tique, p.  116,  117,  118  et  fig.  5o. 

• —  Église  des  Jacobins  (détruite)  :  tombeau  de  Charles 
d'Anjou,  p.  428. 

—  Église  des  Célestins  (détruite)  :  tombeau  de 
Jeanne  de  Bourbon,  p.  428. 

—  Ancien  cimetière  des  Innocents  :  Danse  macabre 
(détruite),  p.  889,  igS,  394,  399,  4oo. 


55o 


INDEX    DES    ŒUVRES    D'ART. 


—  Église  des  Carmes  (détruite)  :  tombeau  du  cardi- 
nal Dubec,  p.  467. 

—  Eglise  Gulture-Sainte-Catberine  (détruite)  :  tom- 
beau de  Pierre  d'Orgemont,  p.  467. 

— •  Louvre.  Sculpture  :  Saint  Jean-Baptiste,  de  Dona- 
tello,  p.  27;  chaire  dos  Grands-Augustins,  de  Germain 
Pilon,  p.  164  ;  ange  portant  les  instruments  de  la  Passion 
(bois  sculpté),  p.  100  et  fig.  4o  ;  Vierge  en  argent  de 
Jeanne  d'Evreux,  p.  1/17  et  fig.  70,  i48,  lig;  statues 
de  Chantelle,  p.  i58;  tombeau  des  Pencher,  p.  S^g,  35o, 
35i,  ^']5  et  fig.  i63  et  220;  statue  de  la  jMort,  prove- 
nant du  Cimetière  des  Innocents,  p.  38 1  ;  statue  tom- 
bale de  Philippe  VI,  p.  428  et  fig.  206;  tombeau  de 
Philippe  Pot,  p,  454  et  fig.  216;  tombeau  de  Valentine 
Balbiani,  p.  473;  tombeau  de  Famiral  Chabot,  p.  474; 
tombeau  d'Anne  de  Montmorency,  p.  475. 

Peinture  :  Saint  Jean-Baptiste  de  Léonard  de  Vinci. 
p.  27;  la  Belle  Jardinière  de  Raphaël,  p.  28;  la  Mise 
au  tombeau,  tableau  français  du  xvi"  siècle,  p.  60;  le 
Christ  mort  porté  par  Dieu  le  Père,  p.  i43  et  fig.  68, 
i44,  161;  les  Pères  de  l'Église,  tablaeu  de  Sacchi, 
p.  236. 

Tapisserie  du  jugement  dernier,  p.  23,  5oo  et 
fig.  240;  parement  d'autel  de  Charles  V,  p.  48,  63,  86, 
12g;  dessin  représentant  la  mort  de  la  Vierge,  p.  65 
et  fig.   25  ;  ivoire,  p.   i48. 

—  Musée  de  Clunj  :  Tapisserie  de  David,  p.  23  ; 
émail  de  Jean  III  Pénicaud,  p.  44  ;  triptyque  d'ivoire 
de  Saint-Sulpice  du  Tarn,  p.  4g,  82  ;  retable  de  Champ- 
deuil,  p.  82  ;  retable  de  Meignelay,  p.  82  ;  retable 
d'Anvers,  p.  82  ;  retable  provenant  de  Saint-Denis, 
p.  T2g  ;  cheminée  sculptée  représentant  la  maison  de 
Lorette  et  sa  légende,  p.  2i3  et  fig.  g7  ;  coffret  d'ivoire 
orné  de  sujets  empruntés  à  la  Bible  des  pauvres,  p.  255; 
miniatures  représentant  la  lutte  des  Vices  et  des  Vertus, 
p.  365. 

—  École  des  Beaux-Arts  :  figure  de  la  Prudence, 
provenant  du  château  de  Gaillon,  p.  34i. 

Pavie.  —  Église  San  Pietro  :  tombeau  de  saint 
Augustin,  p.  343. 

Pérouse.  —  Salle  du  Cambio  :  Sibylles  du  Pérugin, 
p.  272  ;  figures  des  planètes,  p.  322  ;  figures  des  Vertus, 
p.  345.' 

Pervillac  (Tarn-et-Garonne).  —  Peintures  mu- 
rales représentant  les  Vices,  p.  35g. 

Pierrefonds  (Oise).  —  Château,  statues  des  pi-cux, 

p.    l52. 

Pinzolo   (Tyrol).  —  Danse  macabre,  p.  4oi. 

Pise.  —  Campo  Santo  :  tombeau  de  la  l'amillc  Ghe- 
rardesca,  p.  g 4. 

—  Fresque  représentant  Dieuportant  lunivers,  p.  3i6. 


—  Fresque  des  trois  morts  et  des  trois  vifs,  p.  386, 
388. 

Pleyben  (Finistère).  —  Vitrail  de  la  crucifixion, 
j).  100. 

Ploërmel    (Morbihan).  —  Pierre  tombale,  p.  452. 
Pocé     (Indre-et-Loire).   —   Stalles   sculptées  prove- 
nant de  l'église  de  Fontaine-les-Blanches,  p.  4iO. 

Poissy  (Seine-et-Oisc).  —  Mise  au  tombeau, 
groupe  sculpté,  p.  l33. 

Poitiers.  —    Cathédrale  :  vitrail  du  chevet,  p.  53. 

Poix  (Somme).  —  Clefs  de  voûte,  p.  202. 

Pommeraie-sur-Sèvre  (La)  (Vendée).  — Pein- 
tures murales  représentant  les  Vices,  p.  35g,  36o. 

Pont-Audemer  (Eure).  —  Église  Saint-Ouen  : 
vitrail  de  Saint  Jean-Baptiste,  p.  64;  vitrail  de  la  mort 
de  la  Vierge,  p.  65  ;  vitraildonné  parla  charité  du  Saint- 
Sacrement,  p.  17g  et  fig.  86;  vitrail  de  saint  Honoré, 
p.   202  ;  vitrail  de  la  mort  de  la  Vierge,  p.  527. 

Pont-à-Mousson  (Meurthe-et-Moselle).  —  Mise  au 
tombeau,  groupe  sculpté,  p.   i36. 

Pont-l'Evêque  (Calvados)  :  vitrail  dé  l'arbre  de 
Jessé,  p.  73. 

Ponts-de-Cé  (Les),  (Maine-et-Loire).  —  Église 
Saint-Maurille  :  stalles  sculptées  provenant  de  la  Haye 
aux  Bonshommes,  p.   2gi,  2g2  et  fig.  137. 

Pont-Sainte-Marie  (Aidoe).  —  Mars  et  Vénus 
au  portail  de  l'église,  p.  53i. 

Pouilly,  (Côtc-d'Or).  —  Mise  au  tombeau,  groupe 
sculpté,  p.  i36. 

Prato.  —  Frescjue  de  Filippo  Lippi,  p.  27. 

Presles    (Seine-et-Oise).  —  Stalles,  p.  532,  533. 

Provins  (Seine-et-Marne).  —  Pitié,  groupe  scul- 
pté, p.  128. 

Puy  (Le).  —  Musée  :  tableau  de  la  Vierge  au  man- 
teau, p.   208. 

Quimperlé  (Finistère).  —  Mise  au  tombeau, 
groupe  sculpté,  p.   i36. 

Recloses  (Seine-et-Marne).  —  Bas-relief  du  Pres- 
soir mystique,  p.  n3. 

Reims.  — Hôtel-Dieu  :  tapisserie  delà  Résurrection, 

p.    32. 

—  Église  Saint-Jacques  :  vitrail  (restauré)  de  la 
Fontaine  de  vie,  p.  106,  log. 

—  Cathédrale  :  tapisseries  de  l'histoire  de  la\'ierge, 
p.  224,  243,  24i,  262. 

Reval  (Esthonic).  —  Fresque  représentant  la  danse 
macabre,  p.  4oo. 

Ricey  (Les)  (Aube),  —  Vitraux,  p.  74. 

Rigny-le-Ferron  (Aube).  —  Plate-tombe  de 
Galéas  de  Chaumont,  p.    445. 


INDEX    DES    OEUVRES    D'ART. 


55 1 


Riom  (Puy-de-Dôme).  — Sainte-Chapelle  :  vitraux, 
p.  265  et  fig.  1 19. 

Rocamadour  (Lot).  —  Fresque  représentant  les 
trois  morts  et  les  trois  vifs,  p.  388. 

Rome. — Eglise  Saint-Pierre  :  tombeau  de  Sixte  IV, 
p.  277,  344.    345  ;   tombeau  d'Innocent  VIII,  p.  344. 

—  Vatican  :  chambres  de  Raphaël,  p.  268  ;  apparte- 
ments Borgia,  p.    277,  332. 

—  Pinacothèque  :  prédelle  de  la  Mise  au  tombeau  de 
Raphaël,  p.  346. 

—  Musée  :  tapisseries  des  Vertus,  p.  365. 

—  Chapelle  Sixtine  ;  prophètes  de  Michel-Ange, 
p.  58  ;  les  Sibylles,  p.  278,  279,  280,  294. 

- —  Eglise  Saint-Pierre-aux-Liens  :  mosaïque  de  Saint- 
Sébastien,  p.  194. 

—  Eglise  de  la  Minerve  :  Christ  portant  la  croix,  sta- 
tue de  Michel-Ange,  p.  89  ;  fresques  représentant  les 
Sibylles,  p.  277  ;  tombeau  d'Astorgio  Agnensc,  p.  345  ; 
tombeau  du  cardinal  Consalvo,  p.  438. 

—  Sainte-Croix  de  Jérusalem  :  image  du  Christ  de 
pitié,  p.  92,  94  et  fig.  36. 

—  Ara  Cœli  :  autel  de  marbre  (détruit)  représentant 
Auguste  et  la  Sibylle,  p.  269. 

—  Eglise  San  Pietro  in  Montorio  :  fresques  repi-ésen- 
tant  les  Sibylles,  p.  277. 

Eglise  Sainte-Sabine  :  tombeau  de  Valentino  d'Anzio, 
del  Poggio,  p.  345. 

Rosiers  (Ardennes).    — ^  Plate-tombe,  p.  462. 

Romilly-Saint-Loup  (Aube).  —  Vitrail  de  Saint- 
Nicolas,  p.  i65. 

Rosnay  (Aube).  —  Vitrail  du  Christ  en  croix, 
p.  84. 

Rosporden  (Finistère).  —  Mise  au  tombeau, 
groupe  sculpté,  p.  i35. 

Rouen.  — Cathédrale  :  portail  de  la  Calende,  p.  48  ; 
mise  au  tombeau  du  portail  des  libraires,  p.  129; 
vitrail  (détruit)  des  confrères  du  jardin,  p.  i84;  vitrail 
de  saint  Romain,  p.  34o,  34i  ;  tombeau  des  cardinaux 
d'Amboise,  p.  349,  ^5°  ^^  ^'8-  ^^^  '  tombeau  de 
Charles  V  (détruit),  p.  427,  428  ;  tombeau  de  Richard 
Cœur-de-Lion  (détruit),  p.  427;  tombeau  d'un  arche- 
vêque de  Rouen  au  pourtour  du  chœur,  p.  43 1  ;  tom- 
beau de  Louis  de  Brézé,  p.  473  ;  arbre  de  Jessé  au  portail, 
p.  53o;  Stalles,  p.  533,  534. 

—  Saiut-Ouen  :  vitraux  des  prophètes  et  des  apôtres, 
p.  234;  vitraux  des  Sibylles,  p.  291;  plalc-tombc 
d'Alexandre  et  Colin  de  Berneval,  p.  456. 

—  Saint-Maclou  :  vitrail  de  l'arbre  de  Jessé,  p.  73; 
tympan  sculpté  représentant  le  jugement  dernier, 
p.  234  ;  vitraux  de  l'abside,  p.  265  ;  voussures  du  por- 
tail central  représentant  les  damnés,  p.  5i2  et  les  élus, 
p.  521  et  fig.  246. 


—  Saint-Patrice  :  Vitrail  de  Justice  et  Miséricorde, 
p.  23;  vitrail  de  la  femme  adultère,  p.  4o;  vitrail  du 
triomphe  de  Jésus-Christ,  p.  3oi,  3o2,  3o3  et  fig.  i44  ; 
vitrail  de  l'Annonciation  avec  le  cadavre  du  donateur, 
p.  469. 

—  Eglise  du  Saint-Sépulcre  (détruite).  —  Statue  de 
saint  Georges,  p.   176. 

—  Saint-Vinçent  :  Vitrail  de  saint  Jean-Baptiste  p.  26, 
27,  64.  Vitrail  de  la  Passion,  p.  28,  46,  62;  vitrail  des 
instruments  de  la  Passion,  p.  99;  vitrail  de  sainte  Anne 
et  de  sa  famille'  p.  227;  vitrail  des  Chars,  p.  807,  3o8, 
3io  et  fig.  i48  ;  vitrail  de  la  Résurrection  avec  le  cadavre 
du  donateur,  p.  469. 

—  Saint-Godard   :   vitrail  de  l'arbre  de  Jessé,  p.  73. 

—  Maison  des  orfèvres  (détruite)  :  vitraux  de  l'his- 
toire de  saint  Eloi,  p.  171. 

—  Palais  de  Justice  :  tableau  du  Christ  en  croix, 
p.  84.^ 

—  Eglise  des  Jacobins  (détruite)  :  tombeau  du  cardi- 
nal de  Fréauville,  p.  467. 

—  Eglise  Saint-Jean  :  vitrail  (détruit)  représentant 
un  miracle  de  la  Vierge,  p.  217. 

—  Eglise  Saint-Nicolas  :  vitrail  (détruit)  du  Triomphe 
de  la  Vierge,  p.  3 10. 

— ■  Maison  de  la  rue  de  l'Ecureuil  :  triomphe  de  la 
Vierge,  bas-relief  (détruit),  p.  3io. 

—  Musée  archéologique  :  pot  de  terre  avec  inscrip- 
tion, p.  382  ;  pierres  tombales,  p.  436,  452. 

—  Aître  Saint-Maclou  :'  frise  sculptée  et  restes  d'une 
danse  macabre,  p.  388,  389. 

Roussines  (Indre).  —  Peintvires  murales  repré- 
sentant les  Vices,  p.  358,  369. 

Routot  (Eure).  ■ —  Stalles,  p.  532. 

Royaumont  (Seine-et-Oise).  —  Ancienne  abbaye  : 
tombeaux,  p.  426. 

Roye  (Somme).  —  Vitrail  de  l'arbre  de  Jessé,  p.  73  ; 
vitrail  du  miracle  de  saint  Jacques,  p.   186. 

Rouilly-Saint-Loup  (Aube).  —  Statue  de  saint 
Michel,  en  chevalier,  p.  58  (fig-). 

Rue  (Somme).  —  Voussures  du  portail,  Jésus 
cloué  sur  la  croix,  p.  3o;  statues  d'un  contrefort  repré- 
sentant les  évangélistes  et  les  Pères  de  l'Eglise,  p.  236. 

Rumilly-les-Vaudes  (Aube).  —  Vitrail  de  Jus- 
tice et  Miséricorde,  p.  23. 

Sablé  (Sarthc).  —  Vitrail  du  miracle  de  Marie- 
Madeleine,  p.  189, 

Saint- André-les-Troy  es  (Aube).  —  Vitrail, 
p.  201  ;  bas-relief,  p.  228. 

Saint- Aventin  (Aube).  —  Pitié,  groupe  sculpté, 
p.  126. 

Saint-Benoît-sur-Loire  (Loiret). —  Statue  tom- 
bale de  Philippe  I"'',  p.  429. 


55: 


INDEX    DES    OEUVRES    D'ART. 


Saint -Bertrand- de  -  Comminges  (Haute-Ga- 
ronne). —  Stalles  ornées  de  bas-reliefs  représentant  les 
Siijylles,  p.  292  et  représentant  les  Vertus,  p.  343. 

Saint-Bonnet-le-Château  (Loire).  —  Fresque 
de  la  crucifixion,  p.  86. 

Saint-Ceneri  (Orne).  —  Fresque  de  la  Vierge  au 
manteau,  p.  208. 

Saint-Clément  (Meurthe-et-Moselle).  —  Fresque 
représentant  les  trois  morts  et  les  trois  vifs,  p.  388. 

Saint-Denis  (Seine).  —  Stalles  provenant  de  la 
chapelle  de  Gaillon,  p.  391,  dessins  en  marqvieterie  de 
ces  stalles  représentant  les  planètes,  p.  323,  représentant 
les  Vertus,  p.  343,  représentant  les  supplices  de  l'Enfer, 
p.  5i8. 

—  Tonnbeau  de  Louis  XU,  p.  35i,  471,  472;  tom- 
beau de  Henri  H,  p.  352,  443,  473;  tombeaux  des 
Mérovingiens  et  des  Capétien,  refaits  par  saint  Louis, 
p.  43o;  dalle  funèbre  de  Childebert,  p.  43o;  dalle  fu- 
nèbre de  Frédégonde,  p.  43o;  statue  tombale  de  Robert 
d'Artois,  fig.  209;  tombeau  de  Renée  d'Orléans,  p.  444. 
465  ;  tombeau  du  fils  aîné  de  Saint-Louis,  p.  452  ;  tom- 
beau de  Philippe  le  Hardi,  fig.  217  et  p.  457  ;  tombeaux 
de  Philippe  VI,  de  Jean  le  Bon,  de  Charles  V,   p.  485. 

Saint-Florentin  (Yonne).  —  Vitrail  de  la  Vierge 
entourée  des  emblèmes  des  Litanies,  p.  224. 

Saint-  Georges- de -Bocherville  (Seine-Infé- 
rieure). —  Figure  sculptée  de  la  Mort.  p.  899;  statues 
(détruites)  des  Tancarville,  p.  429. 

Saint -Germain  (Oise).  —  Mise  au  tombeau, 
groupe  sculpté,  p.   i33. 

Saint- Jean-du-Creach(Côles-du-Nord).  —  Plate- 
tombe  de  Templier,  p.  432. 

Saint-Jeanvrin  (Cher). — Tombeau  du  xv°  siècle, 
p.  443. 

Saint- Julien  (Jura).  —  Vitrail  du  Christ  en  croix, 
p.  Si 

Saint-Liéger  (Aidae).  —  Vitrail  de  la  Vierge  aux 
sept  glaives,  p.   121. 

Saint-Léonard  (Oise).  —  Image  du  Christ  de 
pitié,  p.  98. 

Saint- Léger -lez- Troy  es  (Aube).  —  Vitrail, 
p.  201  ;  vitrail  d'Auguste  et  de  la  Sibylle,  p.  270. 

Saint-Lô.  —  Église  Notre-Dame  :  statue  de  saint 
Jean-Baptiste,  p.   177. 

Saint-Martin-aux-Bois  (Oise).  —  Stalles,  p.  533 
et  iig.   201. 

Saint-Menou  (Allier).  Bas-relief  de  la  maison  de 
Lorette,  p.  21 3. 

Saint-Mihiel  (Meuse).  —  Mise  au  tombeau, 
groupe  sculpté  de  Ligier  Richicr,  p.  i36,  187  et  fig.  64- 

Saint -Parre- les -Tertres  (Aube).  —  Vitrail, 
p.  i65;  vitrail  d'Auguste  et  de  la  Sibylle,  p.  270. 


Saint-Pétersbourg.  —  Musée  de  l'Ermitage  : 
Jugement  dernier,  tableau  attribué  à  Van  Eyck,  p.  5oi. 

Saint-Phal  (Aube).  —  Pitié,  groupe  sculpté, 
j).   126;  mise  au  tombeau,  groupe  sculpté,  p.  i33.  i36. 

Saint  -  Pierre  -  le  -  Moutier  (Nièvre).  —  Pitié, 
groupe  sculpté,  p.   128. 

Saint-Pol- de-Léon  (Finistère).  —  Cathédrale  : 
Stalles,  p.  533. 

Saint-Pourçain  (Allier).  —  Statue  du  Christ  assis 
sur  le  Calvaire,  p.  87. 

Saint-Remy-sous-Barbuisse(Aube).  —  Statue 
de  la  Vierge  et  de  l'enfant,  p.   i5o. 

Saint-Riquier  (Somme).  —  Sculpture  de  la  façade  : 
la  Trinité,  p.  33;  statues  de  saint  Antoine,  saint  Sébas- 
tien et  saint  Roch,  p.  201  et  fig.  92;  arbre  de  Jessé 
sculpté,  p.  287;  fresque  représentant  les  trois  morts  et 
les  trois  vifs,  p.  388. 

Saint-Saëns  (Seine-Inférieure).  —  Vitrail  de  la 
Descente  du  Saint-Esprit,  p.  53. 

Saint-Saulge  (Nièvre).  —  Vitrail  représentant  un 
Père  portant  son  Fils  mort,  p.  i44. 

Saint-Seine  (Côte-d'Or).  —  Peinture  murale  re- 
présentant la  Vierge  avec  les  emblèmes  des  Litanies, 
p.  224;  tombeau  (détruit)  de  Guillaume  de  Vienne, 
p.  452. 

Saint-Valéry  (Somme).  • —  Mise  au  tombeau, 
groupe  sculpté,  p.   i33. 

Sainte-Catherine-de-Fierbois  (Indre-et-Loire), 
Pitié,  groupe  sculpté,  p.  128. 

Sainte-Croix  (Saône-et-Loire).  —  Vitrail  de  la 
Messe  de  saint  Grégoire,  p.  97. 

Saler  s  (Cantal).  —  Mise  au  tombeau,  groupe  sculpté, 
p.  i33. 

Salives  (Côte-d'Or).  —  Statue  du  Christ  assis  sur 
le  Calvaire,  p.  87. 

San  Gimignano. — Autel  de  Benedetto  de  Majano, 
p.  344. 

Sanct-Wolfgang  (H  au  te- Autriche). — Rétable  de 
la  mort  de  la  Vierge  de  jMichel  Pacher,  p.  65. 

Semur  (Côte-d'Or).  —  Mise  au  tombeau,  grou2)e 
sculpté,  p.  i33,  i38. 

Sens.  —  Trésor  de  la  cathédrale  :  tapisserie  de  la 
Vierge  de  Pitié,  p.  128  ;  tapisserie  du  couronnement  de 
la  \icrge  accompagnée  de  figures  de  l'Ancien  Testa- 
ment, p.  253  et  fig.  ii5. 

—  Cathédrale  :  vitrail  d'Auguste  et  de  la  Sibylle, 
p.  270;  tombeau  (en  partie  détruit)  de  Jean  de  Salazar, 
p.  466.  467;  tombeau  (en  partie  détruit)  du  cardinal 
Duprat,  p.  472. 

Serquigny  (Eure).  —  Vitrail  de  l'apparition  de 
J.-C.  à  Madeleine,  p.  63  ;  vitrail  des  trois  Marie,  p.  228. 


INDEX    DES    ŒUVRES    D'ART. 


553 


Sienne.  —  Baptistère  :  fresques  représentant  les 
prophètes  et  les  apôtres,  p.  261,  265. 

—  Cathédrale  :  pavé  incrusté  représentant  les  Sibylles, 
p.  272.  représentant  les  Vertus,  p.  345,  346. 

Sissy  (Aisne).  —  Mise  au  tombeau,  groupe  sculpté, 
p.  i36. 

Solesmes  (Sarthe).  —  Mise  au  tombeau,  groupe 
sculpté,  p.  i35  et  fig.  63,  i36,  i38,  139. 

Sonneville  (Seine-Inférieure).  —  Cheminée  sculp- 
tée, p.  382. 

Souvigné-sur-Même  (Sarthe).  —  Fresque  repré- 
sentant les  Pères  do  l'Eglise  et  les  évangélistes,  p.  236. 

Souvigny  (Allier).  —  Groupe  de  la  Vierge  et  des 
deux  enfants,  p.  28;  mise  au  tombeau,  p.  i33  et  fig.  59, 
p.  i38;  tombeaux  des  ducs  de  Bourbon,  p.  427,  453. 

Spello  (Italie).  —  Eglise  de  Sainte-Marie-Majeure  : 
Sibylles  peintes  par  Pinturicchio,  p.  277. 

Strasbourg.  —  Danse  macabre  (détruite)  p.    391. 

Tauriac  (Lot).  — Fresques  représentant  les  Sibylles, 
p.  290. 

Ternant  (Nièvre).  —  Retable  flamand,  p.  128.  i35. 

Thennelières  (Aube).  —  Vitrail  de  François  de 
Dintevillc,  p.  168. 

Thieuloye  (la)  (Pas-de-Calais).  —  Ancienne  ab- 
baye :  tombeau  détruit  de  Mahaut  d'Artois,  p.  466. 

Thouars  (Deux  Sèvres).  —  Tombeau  (détruit)  du 
prince  de  Talmont,  p.  453. 

Tiefenbronn.  —  Mise  au  tombeau  de  Schûhlein, 
aile  de  retable,  p.  60.  i35. 

Tivoli  (Italie).  —  Eglise  Saint-Jean  :  fresques  repré- 
sentant les  Sibylles,  p.  277. 

Tonnerre  (Yonne).  —  Hôpital  :  mise  au  tombeau, 
groupe  sculpté,  p.  i3i,  i32  et  fig.  61,   i34,    i38,   i4o. 

Toulon.  —  Ancienne  cathédrale  :  tableau  de  l'arbre 
de  Jessé  (détruit),  p.  226. 

Toulouse.  — Musée:  statue  de  saint  Jacques, p.  i83, 
et  fig.  88  ;  statues  des  donateurs  provenant  de  Saint- 
Sernin,  p.  46o  ;  plates-tombes  des  archevêques  de  Tou- 
louse, p.  462. 

—  Musée  Saint-Raymond  :  Missel  de  Mirepoix,  p.  326. 
Tours.  —  Cathédrale  :  vitrail  de  la  Passion,  p.  129. 
Tréport  (Le)   (Seine-Inférieure).   —  Pitié,  groupe 

sculpté,  p.  128. 

Tressan  (Sarthe).  — Vitrail  du  prieur  Jean  de  Broil, 
p.  167. 

Triel  (Seine-et-Oise).  —  Vitrail  du  miracle  de  saint 
Jacques,  p.  186  ;  vitrail  de  saint  Sébastien  et  saint  Roch, 
p.  202. 

Troyes.  —  Cathédrale  :  vitrail  de  la  Passion, 
p.  129;  sculptures  de  la  façade' (détruites),  p.  287; 
sculjjtures  (détruites)  des  voussures,  p.  255  ;  pierre 
tombale  signée  Jean  Lemoine,  p.  46i. 

M.VLE.     T.     II. 


—  Église  delà  Madeleine  :  vitrail  de  saint Éloi,  p.  175  ; 
statue  de  sainte  Marthe,  p.  181. 

—  Saint-Jean  :  groupe  sculpté  de  la  Visitation, 
p.  162. 

—  Saint-Urbain  :  bas-relief  de  la  Passion,  p.  87;  sta- 
tue de  la  Vierge  et  de  l'Enfant,  p.  i5o  et  fig.  74. 

—  Saint-Pantaléon  :  bas-relief  représentant  le  Père 
portant  son  Fils  mort,  p.  i44  ;  groupe  sculpté  de  saint 
Crépin  et  de  saint  Crépinien,  p.  i5o  et  fig.  81  ;  groupe 
de  sainte  Anne  et  de  saint  Joachim,  p.   i64. 

—  Saint-Nicolas  :  statue  du  Christ  à  la  colonne,  p.  89 
et  fig.  32  ;  Fontaine  de  Vie  sculptée  par  Gentil,  p.  io5. 

—  Saint-Nizicr  :  statue  du  Christ  assis  sur  le  Cal- 
vaire, p.  91  et  fig.  34;  Pitié,  groupe  sculpté,  p.  126; 
mise  au  tombeau,  groupe  sculpté,  p.  i33;  vitrail  de 
saint  Sébastien,  p.  176,  177;  vitrail  de  la  légende  de 
Théophile,  p.  210,  211. 

—  Eglise  Saint-Martin-des-Vignes  :  vitraux  de  l'Apo- 
calypse, p.  490. 

—  Ancienne  collégiale  Saint-Etienne  :  tombeau  (dé- 
truit) de  Thibaut  III,  comte  de  Champagne,  p.  447. 

—  Chapelle  Saint-Gilles  :  statue  de  saint  Roch, 
p.  200  et  fig.  91. 

Turin.  —  Musée  :  tableau  de  la  Passion,  de  Mem- 
ling,  p.  44,  68. 

Urbin.  —  La  Cène,  tableau  de  Juste  de  Gand,  p.  42. 

Valmont  (Seine-Inférieure).  —  Tombeau  de  Jacques 
d'Estouteville  et  de  sa  femme,  p.  444;  tombeau  de 
Nicolas  d'Estouteville,  p.  453. 

Vaux-de-Cernay  (Seine-et-Oise).  —  Plate-tombe 
d'un  abbé,  fig.  208;  plate-tombe  d'Andry  Lasne,  p.  465 
et  fig.  219. 

Vendôme.  —  Eglise  de  la  Trinité  :  bas  relief  des 
instruments  de  la  Passion,  p.  99  et  fig.  38  ;  vitrail  de  las 
Fontaine  de  Vie,  p.  106,  108  et  fig.  45. 

—  Musée  :  débris  du  tombeau  de  François  de  Bour- 
bon, p.  349,  35o. 

Venise.  —  Eglise  San  Zanipolo  :  tombeau  du  doge 
Vendramin,  p.  345. 

Venizy  (Yonne).  —  Statue  du  Christ  assis  sur  le 
Calvaire,  p.  87  et  fig. 

Verneuil  (Eure).  —  Eglise  de  la  Madeleine  :  vitrail 
de  la  vie  de  J.-C,  p.  28,  4o  (la  Transfiguration)  p.  56; 
vitrail  de  l'arbre  de  Jessé,  p.  73;  vitrail  de  la  crucifixion, 
p.  84;  mise  au  tombeau,  groupe  sculpté,   p.   i33. 

—  Eglise  Notre-Dame  :  statue  de  saint  Joseph  en 
compagnon  charpentier,  p.  162,  i83;  statue  de  saint 
Jacques,  p.  l83,  l84. 

Verneuil  (Nièvre).  —  Fresque  représentant  les  trois 
morts  et  les  trois  vifs,  p.  388. 

Vernou  (Indre-et-Loire).  — Pitié  (bas-relief),  p.  i23. 
Vérone.  —  Tombeau  des  Scaliger,  p.   345. 

70 


55/1 


INDEX    DES    OEUVRES    D'ART. 


Versailles.  —  Musée  :  tombeau  de  ,Tan  Jouvenel 
des  Ursins,  p.  467. 

Vétheuil  (Seine-ct-Oise).  —  Figures  de  Vertus  au 
portail  de  l'église,  p.  343. 

Vic-le-Comte  (Puy-de-Dôme).  —  Sainte-Chapelle  : 
vitraux  consacrés  à  la  Passion  et  aux  figures  de  l'Ancien 
Testament,  p.  254- 

"Vienne  (Autriche).  —  Musée  impérial  :  tableau  de 
tous  les  saints,  d'Albert  Durer,  p.  33. 

Vieure  (Allier).  —  Pierre  tombale,  p.  462. 

Vigneaux  (Hautes-Alpes).  —  Peintures  murales 
représentant  les  Vices,  p.  36o. 

Vignory  (Haute-Marne).  —  Retable,  p.  83. 

Villefranche  d'Aveyron  (Aveyron).  —  Stalles, 
p.  532. 

Villeneuve-l'Archevêque  (Yonne).  — Bas-relief 
de  l'Ecce  homo,  p.  86  ;  mise  au  tombeau,  groupe  scul- 
pté, p.  i36. 


Villeneuve-lès- Avignon.  —  Tableau  de  Charon- 
lon,  p.  92,  53o. 

Villeneuve-sur-Yonne  (Yonne).  —  Vitrail  de 
Saint-Nicolas,  p.   176. 

Villers-Bocage  (Somme).  —  Mise  au  tombeau, 
groupe  sculpté,  p.  i33. 

Villy-le-Maréchal  (Aube).  —  Vitrail  de  la  Vierge 
entourée  des  emblèmes  des  Litanies,  p.  224- 

Vimpelles  (Seine-et-Marne).  —  Pierre  tombale  si- 
gnée Jean  Lemojno,  p.  46i. 

Vincennes.  —  Chapelle  du  château  :  vitraux  de 
l'Apocalypse,  p.  491,  492,  493,  494,  495,  496  et  fig.  23i, 
232,  233,  234. 

Voutenay  (Yonne).  —  Statue  en  bois  de  la  Vierge 
et  de  l'Enfant,  p.  i48. 

Vouziers  (Ardennes).  Plate-tombe,  p.   462. 


TABLE    GÉNÉRALE   DES    MATIÈRES 


PREMIERE    PARTIE 


CHAPITRE    PREMIER 

NAISSANCE    D'UNE    ICONOGRAPHIE    NOUVELLE 
L'ART    ET    LE   THÉÂTRE    RELIGIEUX 

I.  —  Persistance  de  l'ancienne  iconographie.  —  Apparition  d'une  iconographie  nouvelle  vers 
la  fin  du  XI v°  siècle. 
II.  —  Ce  phénomène  est  dû  aux  Mystères.  Les  Méditations  sur  la  vie   de  Jésus-Christ.  —  Leur 

influence  sur  le  théâtre. 
III.  —  Les  innovations  iconographiques  de  l'auteur  des  Méditations  entrent  dans  l'art  par  l'in- 
termédiaire des  Mystères. 
IV.  —  La  mise  en  scène  des  Mystères  transforme  l'iconographie.  —  Aspect  nouveau  des  princi- 
pales scènes  de  la  vie  de  J.-C- — -La Nativité.  —  L'Adoration  des  bergers.  —  La  vie 
publique.  —  La  Cène.  —  La  Passion.  —  La  vieille  femme  forgeant  les  clous.  — 
Le  Portement  de  croix.  —  La  Aéronique.  —  La  scène  du  Calvaire.  —  La  Descente 
de  croix.  —  La  Résurrection.  L'Ascension. 
V.  —  Les  costumes  transformés  par  les  habitudes  de  la  mise  en  scène.  —  Les  anges.  —  Dieu  le 
Père.  —  La  tunique  violette  et  le  manteau  rouge  de  J.-C.  —  Le  costume  de  la  Vierge. 
—  Les  prophètes.  —  L'armure  de  saint  Michel.  — Nicodème  et  Joseph  d'Arimathie. 
VI.  —  Décors  et  accessoires  introduits  dans  l'art  par  le  théâtre.  —  La  chambre  de  l'Annoncia- 
tion.—  La  chandelle  de  saint  Joseph.  —  La  lanterne  de  Malchus,  etc. 
Vil.  —  Les  Mystères  donnent  à  l'art  de  la  fin  du  moyen  âge  son  caractère  réaliste.  —  Les  mys- 
tères unifient  l'art. 
VIII.  —  Comment  se  propagent  les  formules  nouvelles  que  le  théâtre  a  créées.  —  Docilité  des 
artistes  à   imiter 

CHAPITRE    II 

L'ART    RELIGIEUX    TRADUIT    DES    SENTIMENTS    NOUVEAUX 

LE    PATHÉTIQUE 

I.  —  Caractère  nouveau  du  christianisme  à  partir  de  la  fin  du  xni"  siècle. 

II.  —  La  Passion  de  Jésus-Christ.  —  Place  qu'elle  tient  désormais  dans  la  pensée  chrétienne. 


556  TABLE    GENERALE    DES    MATIÈRES. 

III.  —  L'art  représente  à  son  tour  la  Passion  de  Jésus-Christ.  —  Le  Christ  en  croix.   —  Le 

Christ  assis  sur  le  calvaire. 

IV.  —  Le  Christ  de  pitié.  —  Origine  de  cette  figvire.  —  La  vision  de  saint  Grégoire.  —  Les 

différents  aspects  de  cette  vision  dans  l'art.  —  Les  instruments  de  la  Passion. 
V.  —  Le  sang  du  Christ.  —  La  Fontaine  de  vie.  —  Le  Pressoir  mystique. 
\I.  —  La  Passion  de  la  Vierge.  —  Les  Sept  Douleurs.  —  La  Vierge  de  pitié.  —  Les  Pitiés 

sculptées. 
VII.  —  Les  Saints-Sépulcres.  —  Leur  origine.  —  Leur  iconographie. 
VIII.  —  Dieu  le  Père  portant  son   Fils  mort.  —  Origine  de  cette  figure 76 

CHAPITRE   III 

L'ART    RELIGIEUX   TRADUIT    DES    SENTIMENTS    NOUVEAUX 
LA    TENDRESSE    HUMAINE 

I.  —  Influence  des  Franciscains  et  des  Méditations. 

II.  —  Aspects  nouveaux  du  groupe  de  la  Mère  et  de  l'Enfant. 

III.  —  La  Sainte  Famille i45 

CHAPITRE    IV 

L'ART    RELIGIEUX    TRADUIT    DES    SENTIMENTS    NOUVEAUX 
LES    ASPECTS    NOUVEAUX    DU    CULTE    DES    SAINTS 

I.  —  Les  saints  à  la  fin  du  moyen  âge. 
II.  —  Les  saints  sont  Français  par  le  costume  et  la  physionomie. 

III.  —  Les  saints  patrons.  —  Saint  Jérôme.  —  Vitraux  de  Champigny-sur- Vende  et  d'Am- 

hierle. 

IV.  —  Patrons  des  confréries.  —  Confréries  pieuses.  —  Confréries  militaires.  —  Confréries  de 

métiers.  —  Œuvres  d'art  que  font  naître  les  confréries.  —  Les  Mystères  etles  confréries. 
V.  —  Les  saints  qui  protègent  contre  la  mort  subite.  —  Saint  Christophe.  —  Sainte  Barbe.  — 
Les  saints  qui  protègent  contre  la  peste.  —  Saint  Sébastien.  —  Saint  Adrien.  —  Saint 
Antoine.  —  Saint  Roch. 
VI.  —  La  Vierge.  —  La  Vierge  protectrice.  —  La  Vierge  au  manteau.  —  Le  miracle  de  Théo- 
phile. —  La  santa  casa  de  Lorette. 
VII.  —  Culte  de  la  Vierge.  —  Les  Hymnes.  —  Suso.    —  Le  rosaire.  —  L'Immaculée-Concep- 
tion. —  Le  tableau  de  Jean  Bellegambe.  —  La  Vierge   entourée  des  symboles  des 
Litanies.  — •  Origine  de  cette  image.  —  L'arbre  de  Jessé.  —  Le  culte  de  sainte  Anne. 
—  La  famille  de  sainte  Anne 175 

CHAPITRE   V 
L'ANCIEN    ET    LE    NOUVEAU    SYMBOLISME 

I.  —  Affaiblissement  du  génie  symbolique. 

II.  —  Les  artistes  copient  les  recueils  symboliques  de  l'âge  antérieur.  —  La  Bible  des  pauvres  et 
le  Spéculum  humanœ  Salvationis ;  leur  influence. 


TABLE    (tÉNÉRALE    DES    MATIÈRES.  557 

III-  —  La  concordance  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Testament.  —  Le  credo  des  prophètes  et  le 

credo  des  apôtres. 
IV.  —  Nouvelles    conceptions   symboliques.  —  L'anticpiité   et   le    christianisme.  —  Les  douze 

Sibylles  opposées  aux  douze  Prophètes.  —  Importance  du  livre  de  Filippo  Barljieri. 
V.  —  La  suite  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Testament  conçue  comme  un  Triomphe.  —  Le  Trium- 

phus  crucis  de  Savonarole.  —  Le  triomphe  du  Christ  et  le  triomphe  de  la  Vierge  dans 

l'art  français 233 


DEUXIEME  PARTIE 


CHAPITRE    I 

L'ART    ET    LA    DESTINÉE    HUMAINE 
I.    —    LA    VIE    HUMAINE.    LE    VICE    ET    LA    VERTU 

I.  —  L'art  de  la  fin  du  moyen  âge  et  les  découvertes  scientifiques.  —  L'art  demeure  attaché 
à  la  vieille  conception  du  monde.  —  L'art  et  l'astrologie.  —  L'influence  des  planètes. 
II.  —  Les  mois  de  l'année  et  les  âges  de  la  vie. 

III.  —  L'enseignement  moral.  —  Importance  croissante  du  livre. 

IV.  —  Les  images  des  vertus  au  xiv"  siècle.  —  Les  vertus  au  xv°  siècle.  —  Bizarrerie  de  leurs 

attributs.  —  Les  vertus  italiennes  différentes  des  vertus   françaises.  —  Les  vertus 
italiennes  adoptées  petit  à  petit  par  les  artistes  français. 
V.  —  Les  vices  personnifiés.  —  Les  vices  mis  en  rapport  avec  des  animaux.  —  Les  vices  sous 
la  figure  d'hommes  célèbres. 
VI.  —  La  bataille  des  vices  et  des  vertus.  • —  La  tradition  française.  —  La  tradition  allemande. 
VII.  —  Les  tapisseries  allégoriques  de  Madrid.  —  Influence  des  grands  rhétoriqueurs. 
VIII.  —  Conclusion 3i5 


CHAPITRE    II 

L'ART    ET    LA    DESTINÉE    HUMAINE 
II.    —    LA    MORT 

I.  —  L'image  de  la  mort  apparaît  à  la  fin  du  xiv^  siècle.  —  Le  cadavre  sculpté.  —  La  pensée 

de  la  mort  toujours  présente  aux  esprits. 
IL  —  Le  dit  des  Trois  Morts  et  des  Trois  Vifs  dans  la  littérature  et  dans  l'art. 
m.  —  La  danse  macabre.  —  Son  origine.  —  Elle  est  liée  à  un  sermon.  —  Origine  française 
des  danses  macabres.  —  La  danse  macabre  peinte  du  cimetière  des  Innocents.  —  La 
danse  macabre  publiée  par  Guyot  Marchant  en  est  une  imitation.  —  La  danse  macabre 
de  Kermaria  et  de  la  Chaise-Dieu.  —  La  danse  macabre  des  femmes.  —  La  Danse  aux 
Aveugles  de  Michaut.  —  Le  Blors  de  la  Pomme. 
IV.  —  L'Ars  Moriendi.  —  Les  gravures  de  VArs  Moriendi .      3y5 


558  TABLE    GÉNÉRALE    DES    MATIÈRES. 


CHAPITRE    III 

L'ART    ET    LA    DESTINÉE    HUMAINE 
III.    —    LE   TOMBEAU 

I.  —  Grand  nombre  des  tombeaux  dans  la  France  d'autrefois.  —  Le  recueil  de  Gaignières. 
II.  —  Les  plus  anciennes  statues  tombales  et  les  plus  anciennes  plates-tombes. 

III.  —  Comment  le  moyen  âge  a  conçu  l'image  funèbre.  —  Noblesse  de  cette  conception. 

IV.  —  Iconographie  du  tombeau  :  le  tombeau  porte  témoignage  de  la  foi  du  défunt. 
V.  —  Iconogi-apliie  du  tombeau  :  le  sentiment  de  la  famille. 

VI.  —  Les  tombeaux  des  ducs  de  Bourgogne.  —  Les  pleurants. 
VIL  —  L'iconographie  du  tombeau   se  modifie.  —  Apparition  du  portrait.   —  Les  masques 

funèbres  moulés  sur  le  visage  des  morts. 
VIII.  —  La  statue  agenouillée  sur  le  tombeau.  —  Le  gisant  transformé  en  cadavre.  —  La  statue 

agenouillée  et  le  cadavre  réunis  dans  le  même  tombeau.  —  Le  tombeau  de  Louis  XII. 

—  Son  influence.  —  Apparition  du  tombeau  païen /laS 

CHAPITRE    IV 

L'ART    ET    LA    DESTINÉE    HUMAINE 

IV.  —  LA  FIN  DU  MONDE.  LE  JUGEMENT  DERNIER.  LES    PEINES  ET  LES  RÉCOMPENSES 

I.  —  Les  quinzes  signes  précurseurs  de  la  fin  du  monde. 

IL  —  L'apocalypse.  —  L'œuvre  de  Durer  et  son  influence  en  Allemagne  et  en  France.  —  Les 
vitraux  de  Vincennes. 

III.  —  Le  Jugement  dernier.  —  Influence  des  mystères. 

IV.  —  Châtiments  des   réprouvés.  ■ —  La  Vision  de  saint  Paul.  —  Voyage  de  saint  Brendan 

d'Owen  et  de  Tungdal  au  pays  des  morls.  —  Influence  de  ces  livres  sur  l'art.  —  Le 
Calendrier  des  bergers  et  la  peinture  murale  d'Albi.  —  Les  stalles  de  Gaillon. 

V.  —  Le  Paradis.  —  Le  tableau  de  Jean  Bellegambe 477 

CHAPITRE    V 
COMMENT    L'ART    DU    MOYEN    AGE    A    FINI 

I.  —  L'esprit  de  l'art  du  moyen  âge  et  l'esprit  de  l'art  de  la  renaissance. 
II.  —  Influence  de  la  réforme.  —  Disparition  progressive  des  mystères. 

III.  —  L'église  de  la  fin  du  moyen  âge  et  les  œuvres  d'art.  —  La  tolérance.  —  Le  paganisme.  — 

Les  libertés  de  l'art  populaire. 

IV.  —  Le  Concile  de  Trente  met  fin  à  cette  tradition  de  liberté.  —  Livres  inspirés  par  le  Concile 

de  Trente.  —  Le  Discorso  de  Paleotti.  —  Le  Traité  des  Saintes  Images  de  Molanus.  — 

Fin  de  l'art  du  moyen  âge ôaS 

Index  des  oeuvres  d'art  citées  dans  cet  ouvrage 543 

Table  générale  des  matières 555 


IMPRIMÉ 


PHILIPPE   RENOUARD 

ig,   rue  des  Saints-Pères 
PARIS 


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