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L'ART RELIGIEUX
DE LA FIN DU MOYEN AGE
EN FRANCE
DU MEME AUTEUR
L'Art Religieux du XIIP Siècle en France. Étude sur l'Iconographie du Moyen Age
et sur ses sources d'inspiration, par M. Emile Mâle. Nouvelle édition publiée en un format
agrandi et illustrée de i2y gravures. Un volume in-4° carré (28°X23'=) de 468 pages
broché (Librairie Armand Colin) 20 fr.
Relié demi-chagrin, tête dorée. . . . 27 fr.
Ouvrage couronné par l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres (prix Fould).
Le même ouvrage : traduction allemande de M. L. Zuckermandel (Librairie H. Ed. Heitz,
Strasbourg, 1907).
IN
M- EMILE -MÂLE
> il ^y\ Chargé de cours à la Faculté des lettres de l'Université de Paris.
L'ART RELIGIEUX
DE LA FIN DU MOYEN AGE
EN FRANCE
ÉTUDE SUR L'ICONOGRAPHIE DU MOYEN AGE
ET SUR SES SOURCES D'INSPIRATION
250 GRAVURES
PARIS
LIBRAIRIE ARMAND COLIN
5, RUE DE MÉZIÈRES, 5
1908
Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.
Published december 5"" nineteen hundred and eight.
Privilège of copyright in the United States reserved,
UQder the Act approved March 3. 1905,
by Max Leclerc and H. Bourrelier, proprietors of Librairie Armand Colin.
PRÉFACE
Ce volume, comme le précédent, est consacré à l'iconographie. Qu'on n'y cherche
donc pas l'histoire de nos écoles d'art, de leurs luttes, de leurs conquêtes, de leurs
métamorphoses. Je reconnais sans difficulté que l'étude des formes offrirait presque
autant d'intérêt que l'étude des idées directrices. Au fond la moindre ligne est d'essence
spirituelle : le jet d'une draperie, le contour qui cerne une figure, le jeu des lumières
et des ombres peuvent nous révéler la sensibilité d'une époque tout aussi clairement
que le sujet d'un tableau. Quelque problème que l'historien de l'art essaie de résoudre,
il rencontre toujours l'esprit. Mais ce grand sujet voudrait un autre livre.
L'histoire de l'iconographie que nous avons choisie est l'histoire des rapports de
l'art avec la pensée chrétienne. C'est la pensée chrétienne, en effet, qui reste au
xv" siècle, comme au xm°, l'inspiratrice unique de notre art. L'art du moyen âge semble
tout à fait étranger aux vicissitudes de la politique, indiffèrent aux défaites comme aux
victoires : il ne connaît d'autres événements que les spéculations des théologiens et les
rêves des mystiques. Il est merveilleux de voir avec quelle fidélité l'art reflète les
aspects successifs du christianisme. C'est une mer qui n'a pas d'autre couleur que celle
du ciel, tour à tour lumineuse et sombre. C'est ainsi que l'art serein du xin" siècle est
suivi de l'art passionné, douloureux, du xiv'^etdu xv". Aux théologiens d'autrefois, en
effet, à ces hommes graves, nourris de doctrine, ont succédé des ignorants qui ont le
don des larmes, des inspirés tout-puissants sur le cœur, les disciples de saint François
d'Assise. Les artistes lisaient-ils leurs livres, assistaient-ils à leurs sermons .^* Il est pos-
sible ; mais, dès le xiv° siècle, le christianisme franciscain se présenta à eux sous un
aspect plus propre encore à les frapper. Le théâtre religieux, qui doit tant aux médita-
tions des disciples de saint François, qui participe de leur exaltation, vint mettre sous
les yeux des peintres et des sculpteurs les scènes les plus tragiques, la souffrance, la
douleur et la mort. C'est le théâtre chrétien, cette image fidèle du christianisme delà fin
vm PREFACE
du moyen âge, qui a contribué plus que toute autre cause à transformer l'art ; par lui,
tout devint non seulement plus émouvant, mais encore plus réel.
Voilà une des idées qui reviendront le plus souvent dans ce livre. C'est une de
celles qui en feront, je l'espère, la nouveauté. On verra que le théâtre religieux donna
naissance à une nouvelle iconographie qui eut, comme l'ancienne, ses traditions et ses
lois.
Un coup d'œil superficiel jeté sur l'art du xv" siècle m'avait fait croire jadis que la
fin du moyen âge était une époque de dissolution. Il n'en est rien. L'iconographie du
XV'' siècle diffère à beaucoup d'égards de celle du xin", mais elle obéit à des règles pres-
que aussi sévères. On peut dire que ces règles furent connues de toute l'Europe;
l'Italie, toutefois, oii la personnalité de l'artiste fut de bonne heure très forte, s'y mon-
tra moins docile que les autres pays. L'iconographie que nous étudions ici est donc
surtout celle de la France, de la Flandre et de l'Allemagne ; dans ces pays, le théâtre
religieux, partout identique, a unifié l'art.
La France reste d'ailleurs, comme dans le précédent volume, le principal objet de
notre étude. Au xv'^ et au xvi"* siècle, la France n'est plus, il est vrai, comme au xiii'^,
le centre d'oii rayonne toute idée : elle reçoit à son tour. Nous ne dissimulerons pas ce
qu'elle doit à l'Italie, à l'Allemagne. Mais nous montrerons aussi qu'aux derniers siècles
du moyen âge, la France, toujours féconde, n'a pas cessé de créer. Nous sommes con-
vaincu que la nouvelle iconographie, cette iconographie qui est née du théâtre, n'a pu se
former que chez nous ; car c'est en France que le théâtre du moyen âge s'organise d'abord
et on sait que tout le théâtre européen porte alors la marque de l'influence française.
Le théâtre, toutefois, n'explique pas tout. Plus d'une idée que le théâtre n'aurait pu
incarner trouva pourtant sa forme dans l'art. Les artistes se montrent ici, comme
d'ordinaire, les fidèles disciples de nos écrivains religieux. Au xv^ siècle, commeau xni",
il n'est pas une œuvre artistique qui ne s'explique par un livre. Les artistes n'inventent
rien: ils traduisent dans leur langue les idées des autres. Pour expliquer une œuvre
d'art du xv" siècle, les fines remarques de l'amateur, ses vues les plus ingénieuses ne
sauraient être d'aucun secours. Il ne sert à rien d'essayer de deviner, il faut savoir. Il
faut trouver le livre que l'artiste a eu sous les yeux, ou, tout au moins, si l'on ne peut
nommer un livre, il faut faire comprendre de quel grand travail de la pensée religieuse
son œuvre est sortie. La lecture des théologiens, des mystiques, des hagiographes, des
sermonnaires du xiv'^ au xvi'^ siècle était donc une des parties essentielles de notre
tâche. Cette méthode, quand il s'agit de l'art du moyen âge, est la seule qui puisse être
féconde : on atteint ainsi jusqu'aux sources profondes de la vie morale du temps.
PRÉFACE
Ce livre commence au xiv'^ siècle. Il est certain, toutefois, que jusqu'au temps du
duc de Berry on ne remarque pas, dans l'iconographie, de changements très profonds ;
les anciennes traditions semhlent se perpétuer fidèlement. Une observation attentive
révèle cependant plus d'une nuance nouvelle. Mais, vers i38o, on voit la vieille icono-
graphie se transformer profondément. Le règne de Charles VI est le moment où s'accomplit
cette étonnante métamorphose : un nouveau moyen âge commence, infiniment moins
noble que l'autre, mais plus passionné. L'art a alors une pointe aiguë qui pénètre plus
avant.
C'est cette iconographie, si difiTérente de l'ancienne, qu'il importait surtout de faire
connaître : l'étude du xv'= siècle devait donc former comme le centre de notre
livre.
Mais était-il possible de s'arrêter aux premières années du xvi'' siècle ? — Pour qui
ne s'intéresse qu'aux formes, le règne de François P' peut marquer une nouvelle époque
de l'histoire de l'art ; mais pour qui s'attache de préférence aux grands thèmes de l'art
chrétien, le règne de François I"' ne termine rien. Les anciennes traditions s'y conti-
nuent: il n'y a pas alors d'autre iconographie quecelle du xv'^ siècle. Une faut se laisser
abuser ni par les fonds d'architecture à l'antique, ni parla symétrie des groupes, ni par
la correction classique des visages: les sujets restent les mêmes. Mêmes légendes
naïves, mêmes traditions apocryphes, mêmes règles iconographiques, mêmes détails
minutieux empruntés à la mise en scène des Mystères. A la mort de François I"', malgré
la Renaissance et malgré la Réforme, l'iconographie du moyen âge est toujours vivante.
Quand finit-il donc ce moyen âge qui semble immortel.»^ Le moyen âge finit le jour
où l'Eglise elle-même le condamna. En i563, dans leur dernière séance, les théologiens
du Concile de Trente prononcèrent des paroles menaçantes. Ils laissèrent entendre que
l'art chrétien n'était pas toujours digne de sa haute mission, et ils jugèrent que l'Eglise
ne devait plus permettre qu'un artiste scandalisât les fidèles par sa naïveté ou son
ignorance.
Voilà l'arrêt de mort de l'art du moyen âge. Demander ses titres à notre vieille icono-
graphie, c'était la condamner presque tout entière. Et, en effet, peu d'années après le
Concile, toutes nos traditions commencèrent à disparaître les unes après les autres.
On vit le grand arbre qui avait donné tant de fleurs, languir, se dessécher, et mourir.
La fin du Concile de Trente (i563) marquait donc le terme naturel de noire
étude.
PREFACE
Le plan que nous avions suivi dans notre premier volume ne pouvait être conservé
dans celui-ci. Il est bien vrai que jusque vers la fin du xv" siècle, l'antique concep-
tion du monde se modifia fort peu. L'édifice construit par Vincent de Beauvais paraissait
encore inébranlable; son plan, qui semblait le plan même de Dieu, s'imposait encore
à toute pensée réfléchie. Mais maintenir les grandes divisions du Spéculum majus,
c'était faire croire que l'art gardait à la fin du moyen âge le caractère encyclopédique
qu'il avait eu au xni® siècle. Au xv'' siècle, le temps est passé de ces œuvres colossales
qui par leurs mille figures expliquent le monde ; on ne bâtit plus de cathédrale de
Chartres. Si donc nous eussions maintenu les catégories de Vincent de Beauvais, et con-
servé les quatre chapitres de son « Miroir » , ces quatre grands porches eussent prêté à
l'art que nous étudions une majesté qu'il n'eut pas.
Quand on a passé en revue les œuvres innombrables et presque toujours isolées,
dispersées, sans cohésion, que l'art de la fin du moyen âge nous présente, on s'aperçoit
que cet art, qui semble si complexe, n'a en réalité su dire que deux choses.
11 a d'abord raconté l'histoire du christianisme, l'histoire des saints, l'histoire des
martyrs, l'histoire de la Vierge, et surtout l'histoire de Jésus-Christ, avec une richesse
narrative et une émotion dont l'art du xni" siècle ne nous offre pas d'exemple. Au
xni" siècle, le symbole domine l'histoire, au xv" siècle, le symbolisme, sans disparaître
complètement, s'efface devant la réalité et devant l'histoire.
En second lieu, l'art a enseigné à l'homme son devoir. C'était là, pensait-on, une de
ses fonctions essentielles. Dans aucun siècle du moyen âge les artistes n'ont rougi
d'être utiles ; l'art ne fut jamais un vain jeu. Au xv"^ siècle, il exprime tout ce qui se
rapporte à la destinée humaine, à la vie, à la mort, aux peines et aux récompenses avec
une force et une originalité nouvelles.
Tels sont les deux aspects sous lesquels se présente l'art religieux à la fin du moyen
âge. De là les deux grandes divisions de ce livre: art historique, art didactique.
Depuis le jour où je terminai le premier volume de cette histoire de l'art religieux,
dix années se sont écoulées. Nos vieux érudits dans leurs préfaces s'excusent souvent
de ces longs retards : ils supposent avec candeur que le lecteur attend impatiemment
la suite de leur livre. Je n'ai point cette naïveté. On me permettra, pourtant, de dire que
PREFACE XI
ces dix années m'étaient fort nécessaires. L'iconographie du xiif siècle pouvait s'étudier
parfaitement dans une dizaine de grandes cathédrales, mais où fallait-il aller pour étudier
celle du xv" ? Il fallait aller par toute la France. Oii ne peut-on espérer rencontrer une
belle Pitié, une touchante Mise au tombeau, une statue de saint pleine de caractère, un
vitrail légendaire inconnu ? Mais combien d'années fallait-il pour entrevoir toutes ces
richesses ?
Je recommençai donc à parcourir nos provinces. Ce sont là les joies profondes de
l'historien de l'art. Partout, dans les villes, dans les villages, la vieille France m'accueil-
lait avec ce qu'elle eut de meilleur. Souvent je songeai à la belle inscription de la porte
de Sienne : « Cor magis tihi Sena pandit » , « Sienne t'ouvre son coeur plus grand que
ses portes. » Ce salut au voyageur pourrait être écrit au front de toutes nos vieilles
églises. Ici nous attendent tant d'œuvres, tant de pensées antiques qui veulent encore
nous émouvoir !
Car c'est à leur place qu'il faut voiries œuvres du moyen âge et non dans les musées.
Nos musées nous offrent mille faits curieux, mais ils ne donnent pas l'élan. Il faut que
l'œuvre d'art soit associée aux horizons d'une province, à ses bois, à ses eaux, à
l'odeur de ses fougères et de ses prés. Il faut aller la chercher très loin, en suivant la
grande route, et, quand on l'a vue, il faut au retour la couver pendant des heures. Elle
met ainsi en mouvement toutes nos puissances intérieures ; c'est à ce prix qu'elle nous
révèle quelques-uns de ses secrets.
*
* *
Durant ces dix années j'ai beaucoup vu, mais je n'ai pas tout vu. Ce que je n'ai pu
voir, il m'a été possible de l'étudier à Paris. La belle collection de photographies
(( d'objets mobiliers » réunie rue de Valois, et qui va tous les jours s'enrichissant, m'a
été très utile '. Je n'avais là, il est ATai, qu'une ombre des originaux, mais quel prix
n'ont pas pour l'histoire de l'iconographie tant de précieux documents I
Les statues et les vitraux de nos églises ne nous disent pas tout : souvent, der-
rière ces œuvres, je croyais en deviner d'autres qui les avaient inspirées. Je fus donc amené
bien vite à étudier, d'une part les miniatures des manuscrits, et d'autre part les gravures
sur bois et sur cuivre du xv" et du xvi" siècle. Nos bibliothèques de Paris, mais surtout
notre Cabinet des Manuscrits et notre Cabinet des Estampes, sontd'une richesse presque
* Elle m'a été ouverte, aussi bien que la Bibliothèque, par MM. Marcou et Perrault-Dabot avec une obligeance
dont je leur suis très reconnaissant. Qu'ils reçoivent ici mes remerciements.
xii PREFACE
inépuisable. Je ne dirai pas que j'ai tout vu : une pareille prétention ferait sourire ceux
qui savent ; j'ai pu cependant, en plusieurs années de recherches quotidiennes, connaître
l'essentiel. C'est là que j'ai compris, mieux encore que dans nos églises, qu'au xv'' siècle,
comme au xm", l'iconographie avait ses lois ; c'est là aussi que j'eus parfois le plaisir de
découvrir les modèles dont les peintres, les tapissiers ou les verriers s'étaient inspirés.
Un livre qui embrasse plus de deux siècles d'art, qui passe en revue tant d'œuvres
et qui touche à tant de problèmes doit contenir plus d'une erreur. Je m'en excuse
d'avance. Quand j'étudiais l'iconographie du xiii'= siècle, j'avais des maîtres : les Didron,
les Cahier ne m'avaient pas laissé beaucoup à deviner. Cette fois, il fallait marcher
sans guide. Il y a sans doute une vive joie à entrer seul dans « la forêt obscure », mais,
on risque aussi de s'y égarer.
PREMIÈRE PARTIE
L'ART HISTORIQUE
MALE. — T. II.
L'ART RELIGIEUX
DE LA FIN DU MOYEN AGE EN FRANCE
CHAPITRE PREMIER
NAISSANCE D'UNE ICONOGRAPHIE NOUVELLE
L'ART ET LE THÉÂTRE RELIGIEUX
I. Pers[Sta>'ce de l'ancienne iconographie. Apparition d'une iconographie nouvelle vers
LA FIN DU xiv'^ SIÈCLE. — II. Ce PHÉNOMÈNE EST DU AUX Mjslères. Lcs Méditations sur la vie
de Jésas-Chrisl. Leur influence sur le théâtre. — III. Les innovations iconographiques
DE l'auteur DES Méditations entrent dans l'art par l'intermédiaire des Mystères. — IV. La
mise en scène des Mystères transforme l'iconographie. Aspect nouveau des principales
SCÈNES de la vie DE J.-C. La NaTIVITÉ. L' ADORATION DES BERGERS. La AIE PUBLIQUE. La
Cène. La Passion. La vieille femme forgeant les clous. Le portement de croix. La
Véronique. La scène du Calvaire. La Descente de croix. La Résurrection. L'Ascension.
— V. Les costumes transformés par les habitudes de la mise en scène. Les anges. Dieu
LE Père. La tunique violette et le manteau rouge de J.-C. Le costume de la Vierge. Les
prophètes. L'armure de saint Michel. Nicodème et Joseph d'Arimathie. ■ — VI. Décors et
accessoires i\troduits dans l'art par le théâtre. La chambre de l'Annonciation. La chan-
delle de saint Joseph. La lanterne de Malchus, etc. — VII. Les Mystères donnent a l'art
DE LA FIN DU MOYEN AGE SON CARACTÈRE RÉALISTE. LeS MySTÈRES UNIFIENT l'aRT.
VIII. Comment se propagent les formules nouvelles que le théâtre a créées. Docilité des
ARTISTES A IMITER.
Le xiv" siècle conserva pendant près de cniquanle ans, sans presque y rien
changer, la savante iconographie que le xiii" siècle lui avait transmise. En France,
jusqu'au delà de i35o, la disposition des scènes religieuses resta à peu près
immuable.
4 L'ART RELIGIEUX
La Nativité, pour ne prendre qu'un exemple, garda longtemps son caractère
symbolique. Les artistes, fidèles à l'esprit des anciens Docteurs, continuent à
représenter une scène toute mystique. L'Enfant est couché, non pas dans une
crèche, mais sur un autel, comme une Adctime expiatoire, tandis que la Vierge,
étendue sur un lit, semble se perdre dans de graves pensées. Un manuscrit
de la Bibliothèque Nationale, qui porte la date de 18/17, ^^ous montre une
Nativité conforme à cette formule, et telle qu'on l'eût dessinée cent ans plus
tôt\ 'En iSyS, l'antique ordonnance se maintient encore'. Mais c'est bien
là l'extrême limite de l'art symbolique né de la théologie.
Avant môme le milieu du xiv" siècle, certains miniaturistes se montrent
impatients d'une tradition qu'ils ne comprennent plus. Un livre exquis, le Bré-
viaire de BeUeviUe, enluminé aux environs de i3lio, a retenu tout le parfum de l'art du
temps de Saint Louis ^ C'est la plus charmante Heur du xni^ siècle éclose au xiv°.
Et pourtant, l'artiste ne reste pas scrupuleusement fidèle à toutes les anciennes for-
mules. Il conserve, il est vrai, à la scène de la Nativité son aspect accoutumé : la
Vierge est couchée sur un lit et 1 Enfant étendu sur un autel; — mais la mère ne
détourne plus les yeux pour méditer sur les desseins de Dieu, elle ne peut s empêcher
de regarder son Fils et d'étendre la main pour lui caresser doucement la tête*.
Il est évident que l'artiste n'entrait déjà plus dans ce monde de hautes pensées
qui avaient guidé la mam des anciens maîtres. Mais, en revanche, nous com-
mençons à sentir ici le frémissement de la vie et la chaleur du sang. La tendresse
humaine s'insinue peu à peu dans un art dogmatique qui participait de la séré-
nité des pures idées. A partir de ce moment, et jusqu'aux premières années du
xv° siècle, c est l'amour maternel qui donne à la scène de la Nativité son
caractère nouveau : la Vierge tend les bras vers son fils, l'attire sur son cœur,
ou bien, comme une simple femme, se découvre la poitrine et lui tend la mamelle'.
' B. N. , ms. franc. i52. Bible historiaas, traduite par Giijart Desmoulins, f°375.
2 B. N. ms. franc. 3i6, Miroir historial de Vincent de Beauvais, traduit par Jean de Vignay, f" 3o2 v°. La
date de iS-S qui était à la fin du volume a été effacée, mais elle se laisse encore deviner.
^ B. N., ms. latin lo 483, lo 484- Les premières pages sont consacrées aune explication symbolique des minia-
tures, tout à fait dans le goût du xin' siècle.
* B. N., ms. latin lo 483, f'^ 242 v°. En y regardant de près, on pourrait voir naître cet ordre de sentiments
dès le xiii' siècle (la Nalioilé de l'ancien jubé de Ghaitres); mais les exemples sont tout à fait isolés.
^ Voici quelques exemples empruntés seulement à des manuscrits datés : B. N., ms. iat. io52, Bréviaire de
Charles V (entre i364 et i38o), f" 28 v" : la Vierge couchée sur son lit allaile l'Enfant ; — ms. franc. 823,
Pèlerinage de l'âme (1893), f° 182 : la Vierge couchée allaite l'Enfant; — ms. franc. 3i2, Miroir historial, copié
pour Louis d'Orléans en iSgô, f° 271 : la Viergecouchée allaite l'Enfant; — Mazarine, n° 4i6, missel de Saint-Mar-
tin-des-Champs (i4o8), f° i4 : la Vierge étendue sur un lit caresse l'Enfant.
L'ART ET LE THÉÂTRE RELTCIEUX'
L'antique ordonnance, cependant, demeure en partie respectée, car, si l'Enfant
n'est plus sur un autel, la \ierge reste toujours assise ou étendue sur son lit.
Voilà comment, sans changer beaucoup l'aspect de leurs œuvres, les
artistes en modifièrent l'esprit.
C'est une évolution régulière,
qu'il est très facile de suivre
jusqu'aux premières années du
xv" siècle.
Mais, alors, il se produit tout
d'un coup un singulier phéno-
mène. On voit naître ce qu'on
peut appeler une iconographie
nouvelle. Non seulement 1 ordon-
nance des scènes traditionnelles
se modifie profondément, mais
des motifs, inconnus jusque-là,
apparaissent. La Nativité, par
exemple, ne doit plus rien au
passé. La scène se passe dans
une pauvre chaumière, dont le
toit percé laisse filtrer les rayons
de létoile. L'Enfant, tout nu,
est couché sur la terre, parfois
sur un peu de foin ou sur un
pan du manteau maternel. La
Vierge, à genoux, adore son fils
enjoignant les mains. Saint Jo-
seph, une chandelle à la main,
s incline, pendant que de petits anges, respectueusement agenouillés, contem-
plent leur Dieu. — Rien, dans une pareille scène, qui rappelle les types anté-
rieurs. Le lit lui-même, ce vieux legs de la tradition byzantine, religieusement
conservé jusqu'au début du xv'' siècle, a disparu'.
Phot. Giraudon.
Fig. I. — Lu Nativité.
Miniature des Très Riches Heures du duc de Berry (Clianlilly).
' On pourrait, toutefois, signaler quelques œuvres de transition où le lit se maintient dans le fond de la com-
position.
6 L'A-RT RELIGIEUX
Ce que nous disons de la Nativité pourrait se dire également de la Passion.
Nulle part, comme nous le verrons, les changements ne furent plus profonds.
Les épisodes nouveaux surgissent. On voit apparaître, par exemple, dès les
premières années du xv" siècle, un groupement pathétique que l'art antérieur
n'a pas connu. Entre la Descente de croix et la Mise au tombeau, la tragédie
reste un instant suspendue. L'action s'arrête, et il se fait, comme dit l'Apoca-
lypse, «un silence d'une demi-heure ». Assise au pied du gibet, la mère a reçu
le cadavre sur ses genoux, elle le contemple une dernière fois, et lave de ses
larmes la face de son Fils. C'est ce qu'on appelle la Vierge de pitié.
Phot. Alinari.
Fig. 2. — La Nativité, par Gentile da Fabriano.
(Galerie antique et moderne, Florence.)
Ce rajeunissement presque soudain des thèmes religieux est un des épisodes
les plus curieux de l'histoire artistique du moyen âge. Et le phénomène est d'au-
tant plus intéressant qu'il est européen. Presque à la môme heure, la France,
l'Italie, les Flandres s'ouvrent aux idées nouvelle^.
La Nativité nous servira encore d'exemple. En France, c est dans un ma-
nuscrit qui me paraît contemporain de ceux du duc de Berry' que je trouve
pour la première fois 1 arrangement nouveau si différent de l'ancien. Dans ce
manuscrit, conservé à la Bibliothèque de l'ArsenaP, la Nativité est représentée
' Mort en i4i6.
- N° C47. 1° 4i. Ce livre, quoique modeste, es-t très certainement du mcnic artibte qu'un admirable livre
d'Heures de la B. JN. (ms. latin g 471) et qu'un autre, beaucoup moins riche, de la même bibliothèque (manu-
L'ART ET LE THEATRE RELIGIEUX
jusqu'à quatre fois, et chaque fols la Vierge s'agenouille devant son Enfant, qui
repose tout nu sur la terre. Saint Joseph et les anges adorent, eux aussi, le
nouveau-né. D'ailleurs un des manuscrits du duc clc Bcrrj nous offre aussi
une Nativité, conçue de la même façon : elle se rencontre dans l'admirable livre
d Heures conservé à Chantilly (fig. i). Fouquet, dans les Heures d'Etienne
Chevalier, ne fait que se conformer à un usage désormais bien, établi.
En Italie, c'est à peu près à
la même époque que Gentile
da Fabriano, rompant avec la
tradition giottesque, peignait
une Vierge agenouillée devant
le nouveau-né (fig. 2) ' ; formule
nouvelle que nous voyons adoptée
presque immédiatement par les
Ombriens et les Florentins. Vers
i/lSo, Fra FilippoLippin imagine
pas qu on puisse représenter
autrement la Nativité (iig. 3).
En Flandre^ le thème nou-
veau a du apparaître aussi dans
les trente premières années du
xv" siècle. Des manuscrits, qui
ont tous les caractères de l'art
de cette période, nous le montrent
déjà". Vers le milieu du siècle, il fut
adopté par les grands peintres flamands. La fameuse Nativité que Rogier van
der Weyden peignit pour Pierre Bladelin (aujourd'hui au musée de Berlin)
nous en offre peut-être le plus ancien exemple (fig. [\)'\
scrit latin i3 262). Quelques costumes typiques, qui se rencontrent dans le manuscrit latin 9 k'i, démontrent que
l'artiste vivait au commencement du xv'^ siècle. Tous ces manuscrits sont français, comme le prouve le calendrier,
où figurent des saints de la région parisienne.
* Florence, Galerie antique et moderne. A Santa Maria Novella se voit une fresque attribuée à Lorenzo di Bicci
qui pourrait être de la fin du xiv° siècle : la Vierge est déjà à genoux devantl'Enfant couché tout nu sur la terre.
- Notamment B. N.,ms. latin 10 548. f° 70. Des maisons à pignons (f° 38 v°), pareilles à celles de Gand ou de
Bruges, prouvent que le manuscrit est bien flamand. Voir aussi B. N., ms. latin i3 264, f° 67 V. Le calendrier
indique que le manuscrit est flamand ou artésien .
^ Antérieure à i46o, date de consécration de l'église de Middelbourg, à laquelle elle était destinée.
Phot. AndTSon.
Fig. 3. — La Nativité, par Filippo Lippi.
(Galerie antique et moderne, Florence).
8 L'ART RELIGIEUX
Une fois reçue par les artistes, la formule nouvelle de la Nativité régna en
maîtresse jusqu'à la fin du xvi° siècle.
Comment l'iconographie chrétienne, qui s était développée jusque-Ia avec
autant de lenteur que le dogme, a-t-elle pu se transformer si brusquement ?
J'ai cru longtemps que ce changement était l'œuvre d'un artiste créateur, et
j'ai cherché, en classant les exemples par ordre chronologique, à deviner s'il
était Français, Italien ou Flamand. Mais j'ai reconnu enfin que je faisais fausse
route. Ces modifications profondes de l'art religieux ne sont pas l'œuvre d'un
artiste, si grand qu'il soit. Un homme de génie n eût pu créer de toutes
pièces une iconographie nouvelle et l'imposer au monde chrétien. Un chan-
gement européen doit avoir des causes générales. Et, en effet, nous allons voir
que ce changement s'explique par l'épanouissement du théâtre religieux dans
la chrétienté tout entière au commencement du xv" siècle.
II
Il est certain que les Mystères remontent au xiv" siècle et se relient, sans
solution de continuité, au dranrie religieux du xii*" et du xiii° siècle. Mais, avant
i/ioo, les œuvres conservées sont très rares, et c'est à peine si, ça et là, on
trouve la mention de quelques représentations dramatiques*. Au xv° siècle,
au contraire, non seulement les œuvres abondent, mais d innombrables repré-
sentations sont signalées dans toutes les grandes villes de l'Europe. Il est
donc permis d en conclure que c'est le xv" siècle qui est le grand siècle des
Mystères. C'est alors que le goût du théâtre gagne de proche en proche et que
les pièces, un peu sèches à l'origine, se chargent d'incidents et commencent
à s étendre sans mesure.
Jusqu à la fin du xiv" siècle, les auteurs dramatiques, quand ils mettaient
en scène la vie de Jésus-Christ, ne demandaient leurs inspirations qu'aux
Evangiles, canoniques ou apocryphes, et à la Légende dorée'. Mais ils eurent
alors l'idée de recourir à un livre merveilleux, qui était demeuré jusque-là,
' Voir. Bédier, dans Roinania, iSgS, p. 7G, h. Thomas, Romania, t. XXI, p. Oog, Greizenacli, Geschiclile des
neueren Dramas, 1898, t. I, et Emile Roy, Le mystère de la Passion en France dans la Revue Bourguignonne
de l'enseignement supérieur, t. XIII et XIV.
^ Voir notamment les Mystères publics par Jubinal d'après le manuscrit de la Bibliothèque Sainte-Geneviève.
Ils sont des environs de i^oo.
P3 55
15
!o L'ART RELIGIEUX
sinon inconnu, au moins sans effet, bien qu'il datât déjà de plus de cent ans.
Ce livre, les Méditations sur la vie de Jésus-Christ, attribué à saint Bonaventure S
a eu sur l'art dramatique et sur les arts plastiques une influence profonde.
C'est lui qui a le plus contribué à enrichir les Mystères et, par l'intermédiaire
des Mystères, à transformer l'ancienne iconographie ^
Les Méditations sur la vie de Jésus-Christ diffèrent profondément de tout
ce que l'Evangile avait inspiré jusque-là. Les autres livres s'adressaient à l'in-
telligence ; celui-là parle au cœur. Nous y trouvons encore, assurément, plus
de scolastique que nous n'en voudrions : n'oublions pas, toutefois, que les plus
longues digressions ascétiques ont été ajoutées après coup, au xiv" et auxv' siècle.
L'auteur écrit pour une femme, une religieuse de Sainte-Claire, et il sait bien
qu'elle ne lui demande pas autre chose que d'être émue. Il lui présente donc
une suite de tableaux colorés de la vie de Jésus-Christ, oii l'imagination com-
plète à chaque instant l'histoire. Souvent on croirait lire un nouvel évangile
apocryphe. L'auteur des Méditations sait des choses que tout le monde ignore.
Il sait, par exemple, que le petit saint Jean-Baptiste aimait tellement la Vierge
qu'il ne voulait pas quitter ses bras. Il sait que le jour où Jésus et ses parents
partirent d'Egypte pour revenir à Nazareth, les prud'hommes du pays leur
firent la conduite jusqu'au delà des portes de la ville, « et l'un d'eux qui était
riche appela l'Enfant pour lui donner quelques deniers, et l'Enfant, par amour
de la pauvreté, tendit la main et remercia ».
Il recherche les petits détails minutieux qui peuvent intéresser une femme ;
il parle des choses du ménage; il descend jusqu'à la puérilité. Il se demande
quel sorte de repas les anges purent bien servir à Jésus-Christ après les qua-
rante jours de jeûne dans le désert, et voici ce qu'il imagine : « Les anges, dit-
il, se rendirent chez la Vierge et reçurent d'elle un petit ragoût qu'elle avait
préparé pour Joseph et pour elle. Elle leur donna aussi du pain, une nappe et
tout ce qui était nécessaire. Il est probable qu'elle lui envoya encore quelque
poisson si elle put en trouver. Revenus près du Seigneur, les anges dispo-
* Les Franciscains de Quaracchi, dans le tome X de leur grande édition de saint Bonaventure, p. 25 (1902)'
rangent \cs Méditalions au nombre des ouvrages qui sont attribués à saint Bonaventure, mais qui ne lui appartiennent
pas. Ces Méditations sont l'œuvre d'un franciscain italien du xni'= siècle que quelques manuscrits appellent Joannes
de Gaulibus. Il convient donc déparier non de Bonaventure mais de pseudo-Bonaventure.
2 M. Franz Thodc dans son Franz von Assisi a bien vu l'importance qu'avaient ces Méditations pour l'historien
de l'art; mais ce qu'il n'a pas vu, c'est que ces Méditations avaient surtout agi sur les artistes par l'intermédiaire du
théâtre.
L'ART ET LE THÉÂTRE RELIGIEUX ii
sèrent toutes ces choses à terre, et firent solennellement la bénédiction de la
table. )) — - Tout n'est pas de ce ton. Il y a dans les scènes de la Passion, notam-
ment, des traits pathétiques qui sont d'un grand artiste. L'auteur, qui est un
Italien, est de la famille de ces peintres siennois qui allaient commencer à couvrir
de leurs fresques les murs des églises de la Toscane. Saint François d'Assise
était un poète, l'auteur des Méditations est un peintre : profondément artistes
tous les deux et vrais fils de l'Italie. On songe en lisant les Méditations aux
belles peintures qui devaient décorer les cloîtres lumineux de ces couvents
qu'il nomme en passant et où il a sans doute vécu : Colle, Pozzo-Bonicchi.
Italien, l'auteur des Méditations l'est encore parle goût du dialogue et du geste;
ou plutôt, il se révèle disciple accompli de saint François, qui mimait ses
sermons et jouait la scène de Noël. Comme son maître, il faut qu'il nous
miontre ses personnages en action et qu'il les fasse parler. Il a imaginé une foule
de dialogues entre Joseph et Marie, entre Jésus et ses disciples, entre Jésus et
sa mère. Tout parle dans son livre : Dieu, les anges, les vertus, les âmes.
Les Méditations sont donc à la fois pittoresques et dranmatiques , et c'est
pour ces deux raisons qu'elles ont tant séduit les auteurs de Mystères. Ils y
trouvaient, en même temps, la mise en scène et le dialogue. Ils y trouvaient
surtout de l'imagination, de la poésie, de l'émotion, tout ce qui donne l'élan
au drame.
C'est dans les dernières années du xiv" siècle que nos auteurs de Mystères
connurent les Méditations \ Je ne vois pas pourtant que les poètes anonymes qui
écrivirent aux environs de 1 4oo les Mystères de la Bibliothèque Sainte-Geneviève
s'en soient inspirés. Mais, vers i/ii5, Mercadé, l'auteur du Mystère d'Arras, leur
fait déjà de fréquents emprunts. Il est probable que les premiers drames oîi
se marquait l'influence des Méditations ont disparu. A partir de Mercadé, tous
nos écrivains dramatiques relèvent plus ou moins des Méditations : Gréban, Jean
Michel, et l'auteur du Mystère de la Nativité ^oué à Rouen les connaissent par-
faitement". A l'étranger, il en est de même. Les Italiens, les Anglais, les
Espagnols leur doivent quelque chose.
* Certains détails prouvent bien que les Méditations ont été utilisées dès le xiv" siècle': on le verra plus loin.
^ Ce n'est pas à dire qu'ils ne s'inspirent que des Méditations. M. Emile Roy (loc. cit.) a montré que Gréban
connaissait les Postilles de Nicolas de Lira et les suivait de très près. Il a montré également que les auteurs drama-
tiques avaient lu presque tous les Méditations, non dans le texte latin, mais dans des traductions ou imitations fran-
çaises.
12 L'ART RELIGIEUX
Les Méditations s'ouvrent par une scène pleine de grandeur. Il y a déjà
plus de cinq mille ans que l'humanité s'est séparée de Dieu par le péché. Le
monde est sombre : les fils d'Adam vivent et meurent sans espoir. Dieu, en-
fermé dans son éternité, semble indifférent au sort de sa créature. Mais le Ciel
s'émeut. Deux: figures célestes, la Miséricorde et la Paix, qui sont des pensées
de Dieu, des « filles de Dieu ' », paraissent en supppliantes devant le trône du
Père. « N'aura-t-il pas enfin pitié des hommes? Ne les arrachera-t-il pas à la
mort 'è Devait-il les tirer du néant pour les laisser retomber au néant ?» —
Mais voici que se lèvent deux figures sévères : la Justice et la Vérité. Elles
aussi sont filles de Dieu, mais elles sont inexorables comme la Loi. « Dieu ne
saurait se contredire, disent-elles ; il a condamné Adam et sa race à la mort,
sa parole doit s'accomplir. » — « S'il ne pardonne pas, c'en est fait de moi»,
s'écrie la Miséricorde. — « C'en est fait de moi, s'il pardonne », dit la Vérité.
Longue est la lutte entre les nobles avocats. Mais, à la fin, Dieu prononce
la sentence : <( Je donnerai raison aux deux partis, dit-il, les fils d'Adam
mourront, mais la mort cessera d'être un mal. » — A cette parole de la
Sagesse, le Ciel s'étonne. — <( Pour vaincre la mort, reprend le Père, il faut
qu'un juste consente à mourir pour les hommes. Ainsi, il ouvrira une brèche
dans la mort, et par cette brèche, l'humanité passera. »
Sans tarder, la Justice et la Miséricorde descendent en ce monde à la re-
cherche d'un homme juste, mais elles reviennent sans en avoir trouvé. Alors Dieu
s'adressant à Gabriel : « Va, et dis à la fille de Sion : Voilà ton roi qui vient. »
Et il envoya son Fils dans le sein d'une vierge. C'est alors que s'accomplit la
parole du Psalmiste : « La Miséricorde et la Vérité se sont rencontrées, la
Justice et la Paix se sont embrassées. »
Cette façon hardie d'accuser tour à tour et de justifier Dieu, cette mise en
scène dramatique du dogme fondamental du chi^istianisme, n'appartient pas en
propre à l'auteur des Méditations . Il nous avertit lui-même qu'il se contente de
copier saint Bernard en l'abrégeant. C'est donc à l'imagination lyrique de
saint Bernard et non, comme on l'a dit, à Guillaume Herman", qu'il faut faire
honneur du fameux « Procès de Paradis ». C'est à lui que pseudo-Bonaventure,
que Ludolphe, que tant d'autres l'empruntèrent ^
* Gerson.
2 Petit de Julleville, Les Mystères, t. II.
^ Ludolphe, De vita Christi, ch. ii, le dit expressément, comme pseudo-Bonaventure.
L'ART ET LE THEATRE RELIGIEUX i3
On sait quelle place la dispute des quatre Vertus tient dans la première
journée de nos grands Mystères. Elle forme la conclusion du Prologue. Entre
la Chute et l'Incarnation elle fait transition naturelle. Mercadé, Arnoul Gréban,
l'auteur du Mystère de la Nativité, ne manquent pas d'introduire devant le trône
de Dieu Justice et Miséricorde, Paix et Vérité. Ces grandes figures planent au-
dessus de la tragédie et lui donnent son sens. C'est la justice en lutte avec
l'amour. Il est impossible de mieux faire comprendre que la Rédemption est un
drame dans le sein de Die a. Nos poètes avaient bien senti ce qu'une pareille
scène communiquait au drame de grandeur surnaturelle. Rien de plus beau
que de voir, dans la Passion d'Arras, quand Jésus, vainqueur de la mort, vient
enfin s'asseoir à la droite de son Père, Justice embrasser Miséricorde. L'âme
divine se réconcilie avec l'homme et avec elle-même, puis rentre dans son repos.
Mais , hélas ! comme ils ont pauvrement exprimé ce qu'ils sentaient si bien !
Quelle prolixité et quel pédantisme! Gomme on oublie que l'on est devant le
trône de Dieu, et comme on se croirait plutôt dans quelque salle d'argumen-
tation de la vieille Sorbonne!
On peut se demander si c'est réellement à pseudo-Bonaventure, et non à
saint Bernard lui-même, que les auteurs de Mystères doivent l'idée du « procès
de Paradis » . Les emprunts que nous allons bientôt signaler pourraient suffire
à démontrer que nos poètes dramatiques avaient sous les yeux les Méditations.
Mais il existe une preuve formelle. L'auteur anonyme du Mystère de la Nativité
a eu l'heureuse idée d'indiquer ses sources dans les marges de son livre. Il n'y
a pas d'autre exemple d une pareille modestie. Or, lorsque commence le dia-
logue entre Justice et Miséricorde, une note nous avertit que tout le passage
est imité du premier chapitre des Méditations .
On n'en saurait donc douter : c'est par pseudo-Bonaventure que cette scène
capitale entra dans les Mystères. Telle fut la vogue des Méditations, que le
(( procès de Paradis » se trouve dans les Mystères anglais', espagnols',
italiens ^
Le drame commence alors. L'Annonciation, la Nativité, doivent, nous le
verrons, quelques traits pittoresques à pseudo-Bonaventure. Mais voici une
scène entière qui lui est empruntée. A son retour d'Egypte, la Sainte Famille,
* Creizenach, t.I, p. 294.
^ Creizenach, t. I, p. 348.
3 D'Ancona, Sacre rappresentazioni, t. I. p. 182. Voir aussi le Mystère de Reoello.
i4 L'ART RELIGIEUX
en approchant du Jourdain, traversa un désert. Or, c était là, dit l'auteur des
Méditations , que saint Jean-Baptiste, encore tout enfant, venait de se retirer. Il
avait résolu de faire pénitence, bien qu'il n'eût commis aucun péché. Il ac-
cueillit avec joie les saints voyageurs et leur offrit des fruits sauvages. Puis la
Sainte Famille traversa le Jourdain et arriva enfin à la maison d'Elisabeth.
— Ce curieux épisode a été inventé par pseudo-Bonaventure ' , et on le cher-
cherait vainement dans les livres antérieurs ^ Les auteurs de Mystères ne tar-
dèrent pas à le remarquer. Un poète florentin, qui est probablement Feo Bel-
cari, en fit la matière d un drame sacré intitulé San Giovanni nel deserto.
L'unique sujet de la pièce, naturellement fort courte, est la rencontre des
deux enfants dans le désert. Ils parlent avec gravité des jours d'épreuve qui
vont venir, et, en partant, la Vierge Marie embrasse le petit saint Jean ^ Il
est clair que le sujet n'est pas, comme le pense Creizenach*, une invention du
poète : il le doit aux Méditations. En France, nos auteurs dramatiques, sans
mettre sur la scène la rencontre des deux enfants, ne laissent pas, à ce
moment, de faire quelques emprunts à pseudo-Bonaventure. Mercadé, par
exemple, conduit les voyageurs chez Elisabeth, et, comme ils lui demandent
où est saint Jean-Baptiste, elle leur apprend qu'il s'est retiré dans le désert
voisina
Mais c'est dans les scènes de la Passion que les emprunts faits aux Méditations
se multiplient. Le théâtre du moyen âge leur doit d'abord un très bel épisode :
1 II le laisse entendre assez clairement, quand il dit, ch. xui : « Unde possibile est quod puer Jésus inde
transiens in redita suo invenit eum (Joannem) ibidem. »
- Au xn' siècle, Pierre Comestor, à qui viennent aboutir toutes les anciennes traditions, ne connaît pas l'his-
toire de la rencontre de Jésus et de saint Jean : {HisLor. scholast. cap. xxiii, in Evang.). Au xin'^ siècle, Vincent de
Beauvais, dans son Miroir historique, n'en dit pas un mot.
^ Le Mystère a été publié par d'Ancona [Sacre rappreseniazioni) d'après un incunable du xv"^ siècle.
* Tome I, p. 'ÔSQ.
^ SI A m E
Vous, Elisabeth, ma cousine.
Dites moy oià est votre enfant.
ELISABETH
Certe, Dame, il est maintenant,
Non de maintenant, mais pieça,
Ou grant désert, où il a ja
Fait mainte grande abstinence.
{Le Mystère d'Arrus, publié par J .-M. Richard, Arras, 1893.)
L'ART ET LE THEATRE RELIGIEUX i5
les adieux de Jésus à sa mère avant son départ pour Jérusalem. « On peut
introduire ici, dit pseudo-Bonaventure, une belle méditation, dont l'Ecriture, il
est vrai, ne parle pas \ »
Le mercredi de la dernière semaine, Jésus soupait avec ses disciples chez
Marthe et Marie. Le souper fini, il s'approcha de sa nnère et s'entretint avec
elle. (( Mon fils, lui disait la Vierge, ne partez pas pour Jérusalem, oi^i vous savez
que vos ennemis veulent vous prendre, mais demeurez ici et faites la Pâque avec
nous. )) — (( Chère mère, répondit Jésus, la volonté de mon Père est que je
fasse la Pàque à Jérusalem. Le teixips de la Rédemption est venu. Il faut que ce
qui a été écrit de moi s'accomplisse. Ils feront de moi ce qu'ils voudront. » La
Vierge supplie. Elle n'est qu'une pauvre femme, une mère. Sa pensée n'entre
pas dans les conseils de la Sagesse. Elle s'imagine que Dieu pourra changer
l'ordre éternel des choses et sauver le genre humain sans faire mourir son Fils.
Près d'elle Madeleine sanglote, « ivre de son maître ». Mais Jésus, plein de
douceur, leur rappelle qu'il est venu en ce monde pour servir. Sans doute, il
doit mourir, mais il reparaîtra à leurs yeux transfiguré par la mort.
Pseudo-Bonaventure ne donne pas cet épisode pour de l'histoire, pas même
pour une légende. Ce n'est qu'une méditation, un rêve pieux, qu'il a fait dans sa
cellule, rêve né de l'amour de la Vierge. Car, désormais, les mystiques n'auront
pas de plus chère étude que de reproduire en eux les pensées de la Mère pen-
dant la Passion de son Fils.
Cette page des Méditations acquit, grâce aux Mystères, une immense célé-
brité. Nos auteurs dramatiques n'oublient jamais cette dernière entrevue de Jésus
et de sa mère^ Combien l'on regrette, en lisant ces vers diffus, la sobriété,
l'émotion contenue du modèle. Mais l'idée est si humaine qu'elle ne -laisse pas
d'émouvoir. La scène dut toucher profondément les spectateurs du xv® siècle,
qui la tenaient sans aucun doute pour historique.
Pendant toute la durée de la Passion, l'auteur des Méditations a sans cesse
les yeux fixés sur la Vierge. Au moment où Jésus, après avoir comparu devant
Anne et Caïphe, est abandonné aux outrages des valets, saint Jean, qui a tout
vu, court instruire Marie de ce qui se passe. Car la Vierge s'était décidée à
venir à Jérusalem, pour ne pas abandonner son Fils, et elle demeurait dans la
< Ch. iix.
2 Même chose en Italie, par exemple dans la Passion de Messer Gastellano Castellani. Voir d'Ancona, Sacre
rappresenlazioni, p. 809. Voir aussi Torraca, Il teatro italiano dei secoU xiii, xiv, xv. Firenze, i885, p. 4".
i6 L'ART RELIGIEUX
maison de Madeleine. Jean, au milieu des sanglots, raconte la trahison du
jardin des Oliviers, le jugement dérisoire du prince des prêtres, les injures de
la foule. La Vierge, alors, le visage tourné vers le mur, s'agenouille et prie.
Encore une fois, elle conjure Dieu de sauver les hommes par une autre voie et
de lui conserver son Fils.
Elle passa ainsi la nuit en prière. Le lendemain elle se trouva sur le chemin
qui conduisait au Calvaire. De loin, elle aperçut Jésus courbé sous le poids de
la croix, mais la foule l'empêcha d arriver jusqu'à lui. Suivie des saintes Femmes,
elle prit un chemin de traverse, et vint attendre le cortège à un carrefour. Enfin,
elle put voir son Fils, mais elle n eut pas la force de lui parler. Elle échangea
avec lui un regard et tomba à demi morte. Quand elle revint à elle, on com-
mençait les apprêts du supplice. Jésus, dépouillé de sa robe, était nu au milieu
de ses bourreaux. Elle ne put souffrir ce suprême outrage : arrachant le voile
de sa tête, elle s'élança vers lui et couvrit sa nudité'.
Tous ces traits pathétiques forment une sorte de Passion de la Vierge,
parallèle à celle de son Fils. On pense involontairement k la fameuse Descente de
croix de Rogier A'an der Weyden^ où la Vierge a dans l'évanouissement la
même attitude que son Fils dans la mort.
Rien de pareil avant les Méditations^. On sent tout le parti que des auteurs
dramatiques pouvaient tirer de semblables scènes. Ils ne négligèrent, en effet,
aucun des détails que leur fournissait leur modèle. On les retrouve tous (pour
ne citer qu un exemple) dans \r Passion d'Arnoul Gréban. L'entrevue de saint
Jean et de la Vierge, sa prière à Dieu\ le détour qu'elle fait pour rencontrer
le cortège% sa pâmoison °, son brusque élan pour couvrir la nudité de son
Fils', tout a été transporté sur la scène.
Mais voici 1 épisode principal de cette sorte de Passion de la Vierge suivant
les Méditations. Quand Joseph d'Arimathie et Nicodème ont décloué le corps de
' Médilalions, ch. lxii, lxiv, lxv.
2 A Madrid.
3 II n'y a aucune raison de croire que le dialogue entre saint Anselme et la Vierge (Patrol, tome CLIX, col. 271
et suiv.) où se retrouvent tous ces traits soit antérieur aux Méditations.
'►Vers 21 182 à 21 273.
" Vers 24162324220.
i* Vers 24 286.
"> Vers 24 65o à 24683.
L'ART ET LE THEATRE RELIGIEUX 17
Jésus, ils le déposent un instant à terre. « Mais bientôt Notre-Dame le reçoit
dans son giron; elle a sur elle sa tête et ses épaules, tandis que Madeleine se
tient près des pieds, où elle avait reçu jadis une telle grâce. Les autres sont
debout k l'entour et versent des larmes \ » Longtemps ils eussent contemplé le
corps en pleurant, si Joseph d'Arimathie, voyant tomber la nuit, n'eût demandé
a la Vierge de permettre qu'on ensevelit son Fils. Elle n'y consentit qu'à
grand'peine, et après avoir fait de touchants adieux au cadavre".
A partir du xv'' siècle, cette scène, imaginée par l'auteur des Méditations, obtuit
autant de crédit que les récits évangéliques eux-mêmes. Aucun de nos poètes
dramatiques ne l'a omise. Dans tous les Mystères de la Passion, la Vierge,
assise au pied de la croix, porte son Fils dans son giron « comme au temps
de sa tendre jeunesse^ ».
La Résurrection de Jésus-Christ et les scènes qui la suivent ne portent pas,
dans les Méditations, la marque de 1 imagination de pseudo-Bonaventure. Il suit
la tradition, et, jusqu'à l'Ascension, son récit ne diffère pas sensiblement de
celui de la Légende dorée.
Mais, après l'Ascension, le voici qui nous introduit de nouveau dans le
ciel. Jésus, suivi des patriarches, ouvre la porte du Paradis et vient s'agenouiller
devant son Père. « Mon Père, dit-il, je vous rends grâce puisque vous m'avez
donné la victoire. » Et son Père, le relevant, le fit asseoir à sa droite. Et
alors tout le Paradis chanta. Jamais, depuis l'origine du monde, il n y eut
pareille joie dans le ciel. Saint Jean, à Pathmos, entendit quarante-quatre
mille joueurs de harpe : ce n'était qu'un écho lointain de cette ineffable
musique*.
Cette scène triomphale ne pouvait manquer de séduire nos poètes. On la
retrouve chez tous. Chez Gréban, Jésus présente à son Père les patriarches
qu'il a arrachés à la mort. « Mon Père, dit-il en substance, me voici; j'ai
terminé le voyage que vous m'aviez ordonné jadis d'entreprendre. » Et le
Père, plein d'une joie grave, prononce ce vers cornélien:
Il suffit, le devoir est fait^
* Méditations, ch. lxix.
- Ibid., ch. LXIX.
■* Gréban, vers 27 087.
^ Méditations, ch. lxxxiv. Le célèbre poème de Guillaume c!e Deguillcville, Le Pèlerinage de Jésus-Clirist
(xiv'^ siècle), n'est souvent que la paraphrase des Méditations.
' Gréban, vers 33.275.
i8 L'ART RELIGIEUX
Raphaël, Michel, Gabriel, Uriel, chantent d'abord l'un après l'autre, puis
tous les anges célèbrent en chœur la victoire de Dieu.
On voit de combien d'épisodes les auteurs de Mystères sont redevables à
pseudo-Bonaventure .
Mais ils lui ont emprunté autre chose encore. Plusieurs détails de mise en
scène viennent également des Méditations.
Au moment de l'Annonciation, par exemple, lange doit fléchir le genou
devant la Vierge et la Vierge s'agenouiller devant l'ange. L'auteur du Mystère
de la Nativité, qui donne ses références, ne manque pas de citer le passage des
Méditations où l'attitude de la Vierge et de l'ange est expressément indiquée \
La Nativité se présentait également aux spectateurs sous l'aspect qu'elle
revêt dans les Méditations . Plusieurs détails sont à noter dans la description que
l'auteur en fait. L'Enfant, au moment de sa naissance, apparaît couché sur la
terre, et protégé seulement par une poignée de foin. La Vierge et saint Joseph
s'agenouillent devant lui pour l'adorer. Enfin des anges descendent du ciel et
viennent aussi s incliner devant leur Dieu".
Aucun de ces traits n'a été négligé par les poètes des Mystères. Mercadé,
par exemple, qui donne de temps en temps des indications scéniques, dit, à cet
endroit, que saint Joseph voit « Marie à genoux devant son enfant qui est nez
et est accompaigniez de plusieurs angèles qui rendent grande clarité et font grant
mélodie ».
Gréban met dans la bouche de saint Joseph des vers assez précis pour le
dispenser de toute autre indication :
J'aperçois un enfant qui pleure
Tout nu sur le ferre (le foin) gisant
Et la mère à genoulx devant
L'adorant par grand révérence.
Et il ajoute
...Qu'ay je à faire
Sinon à moi ruer à terre
Et adorer le nouveau né ^ ?
Les anges ne sont pas oubliés, et, à la fin de la scène, une note nous fait
' Avant pseudo-Bonaventure, aucun auteur, à ma connaissance, ne dit que l'ange s'agenouilla devant la Vierge
et la Vierge devant l'ange. La Légende dorée, elle-même, est muette sur ce point.
^ Méditations, ch. vu.
■* Vers 5 o5o et suiv.
L'ART ET LE THEATRE RELIGIEUX 19
savoir que « icy s'en retournent les anges en Paradis, et en doit tousjours
demourer ung avecques Nostre Dame » .
Dans les épisodes de la Passion, quelques détails démise en scène viennent
encore des Méditations.
Gomment Jésus fut-il crucifié? Fut-il attaché sur la croix déjà dressée, ou
fut-il cloué sur la croix couchée à terre? — La question ne pouvait laisser
indifférent un mystique qui voulait revivre toutes les minutes de la Passion.
Pseudo-Bonaventure décrit 1 un et l'autre mode de crucifixion, et sa forte ima-
gination, toujours prête à s'émouvoir, lui fournit plus d un trait pathétique. La
seconde manière lui paraît avoir de nombreux partisans. Aussi veut-il que sa
chère fille imagine « ces ribauds » couchant Jésus sur la croix, et tirant de
toute leur force ses bras et ses jambes, pour amener les mains et les pieds à
l'endroit où ils doivent être cloués'. C'est précisément de cette façon cjue l'on
crucifiait Jésus dans nos Mystères. La croix était étendue sur la scène et le
patient couché sur la croix. Le détail atroce des membres que Ion tire et disloque
avec des cordes pour les allonger et amener les mains et les pieds jusqu aux
trous n'a pas été omis. Chez Gréban, un soudard commande la manœuvre en
ces termes :
Prenez moi ces deux gros cordons
Que j'ay à son poignet serrés,
Et tirez tant que vous pourrez
Vous quatre — jusqu'aux nerfz desjoindre,
Tant que vous faciez la main joindre,
Au pertuis qui est fait pour elle-.
Mercadé, Gréban, Jean Michel, développent longuement, et avec une verve
ignoble, ce que les Méditations indiquent d'un mot.
Enfin, un autre détail de mise en scène se rencontre dans tous les Mystères
de l'Europe. Après la descente de croix, la Vierge, assise au pied du gibet
encore debout, serre contre sa poitrine le corps inanimé de son Fils : touchante
attitude, imaginée, comme on l'a vu, par l'auteur des Méditations.
On peut mesurer maintenant tout ce que le théâtre doit aux Méditations.
' Ch. Lxv. Dans le Lignum vUœ, saint Bonaventure suppose aussi que Jésus a été crucifié couché sur la croix.
C'est l'idée qui prévalut.
2 Vers 24 738 et suiv.
30 L'ART RELIGIEUX
Si elles n'existaient pas, il manquerait aux Mystères quelques-unes de leurs meil-
leures pages. Chose étonnante, et à laquelle on ne songe guère, c'est l'esprit
fransciscain qui a Advifié le drame du moyen âge. Saint François a tout renou-
velé autour de lui. « Semblable au soleil qui se lève derrière les montagnes
d'Assise* », il a fait fleurir la poésie et l'art italien. Un de ses rayons a touché
les Mystères.
III
L'art du xv' siècle doit autant que le théâtre aux Méditations. Non que les
artistes en aient fait leur bréviaire : fort peu sans doute les avaient lues. Mais ils
n'avaient qu'à assister au drame sacré pour avoir sous les yeux les rêves de
pseudo-Bonaventure. Des groupes vivants les touchaient tout autrement que des
descriptions. Ils allaient au théâtre avec tout le monde. Et non seulement ils assis-
taient aux Mystères, mais encore ils y collaboraient. Au xv° siècle, Jean Hortart,
peintre et verrier de Lyon, faisait des « pourtraicts », c'est-à-dire des décors
pour les Mystères ". Au xvf siècle, le peintre Hubert Caillaux avait été le met-
teur en scène du Mystère de la Passion, joué à Valenciennes ^ On prend sur le
fait ici les relations qui unissaient les deux arts ''. Rentrés chez eux, quand nos
artistes se remettaient à peindre les scènes de l'Evangile, il leur était sans doute
difficile de se soustraire à leurs souvenirs. Il devait leur sembler qu'ils avaient
vécu pendant quelques heures avec leur Dieu, qu'ils avaient réellement assisté
à sa Passion et à sa Résurrection. Ils peignaient donc ce qu'ils avaient vu.
On peut dire de toutes les scènes nouvelles, qui entrent alors dans l'art plas-
tisque, qu'elles ont été jouées avant d'être peintes.
Nous allons retrouver dans les miniatures, les vitraux, les bas-reliefs, pres-
que tous les épisodes et tous les détails de mise en scène que nous venons de
passer en revue.
Le plaidoyer des quatre Vertus au pied du trône de Dieu, — cette
grande lutte entre Justice et Miséricorde, Paix et Vérité, qui prépare et exphque
l'Annonciation, — n'a pas tardé à entrer dans l'art du xv" siècle. Les miniatu-
' Dante, Paradis, chant XI.
- N. Rondot, Réunion des Sociétés des Beaux-Arts des départements, 1887, p. 43i.
3 Nous avons le manuscrit (B. N., ms. franc. 12 536) qui nous donne les décors de la pièce.
* 11 serait facile de multiplier ces exemples. Voir notamment Archives de l'Art français, tome I, p. 187,
L'ART ET LE THEATRE RELIGIEUX
ristes furent clés premiers à représenter cette scène nouvelle'. Un manuscrit
de la Bibliothèque Nationale, qui fut enluminé dans la seconde moitié du
Fig. 5. — Justice et Miséricorde, Paix et Vérité. Miniature du xv'' siècle.
(Bibl. Nat., ms. fr. 24/1)-
xv" siècle, nous introduit tout d'abord dans le Paradis^; Dieu est assis entre
la Justice, qui porte une épée, et la Miséricorde, qui porte un lis. Devant le
trône, les anges se présentent en suppliants et semblent intercéder pour le
1 II est difficile d'établir une chronologie. Tout ce qu'on peut dire, c'est que la scène n'apparaît guère avant
la première partie du xv^ siècle. J'en vois comme une ébauche, vers i43o, dans le Bréviaire du duc de Bedford
(ms. lat., 1739/4, f° 4^10). On voit Gabriel s'inclinant devant Dieu le Père, avant l'Annonciation. Dans le ms. latin
18026 f° 1 13 on voit Paix et Justice, Vérité et Miséricorde s'embrassant près de la croix de Jésus-Christ. Le manus-
crit semble être des environs de i4oo, mais, chose curieuse, la miniature en question semble postérieure aux autres;
elle pourrait être de i420 ou i43o.
2 Ms. franc., 992.
23 L'ART RELIGIEUX
salut de l'humanité'. A la page suivante, Dieu a décidé l'Incarnation. On le
voit au second plan ; il semble lointain et comme reculé dans les profondeurs
du ciel. A ses côtés, on aperçoit toujours la Justice et la Miséricorde, mais les
deux sœurs sont réconciliées, car déjà l'ange Gabriel s'incline pour recevoir
le message. Au premier plan, l'ange reparaît. Il est maintenant sur la terre,
dans la chambre de la Vierge, et il s agenouille devant elle pour lui annoncer
q a elle enfantera un Dieu.
On rencontre des pages analogues dans plusieurs manuscrits de la même
époque". La scène se présente parfois avec plus de détails encore. Dans un
beau manuscrit de la Légende dorée^, on voit non seulement Gabriel et les
quatre Vertus devant la Trinité, mais on voit encore, au moment où a lieu
l'Annonciation, la Justice embrasser la Paix (fig. 5)*.
Une particularité prouve que nos artistes s'inspiraient, non du texte des
MédHalions, mais des Mystères. Plusieurs manuscrits, notamment le fameux
bréviaire de René de Lorraine, conservé à l'Arsenal \ nous montrent, à côté
des quatre Vertus, le chœur des prophètes et des patriarches suppliant Dieu
d'envoyer celui qui doit venir. « Domine, dit l'un deux, obsecro, mitle qnem
missurus es! ' » Or, précisément, dans les Mystères, avant d'entendre les Ver-
tus plaider leur cause, on voit les patriarches et les prophètes tendre les bras
vers Dieu du fond des limbes et lui demander le Sauveur qu il a promis '.
Dans le manuscrit de la Bibliothèque Nationale, la scène atteint à une véri-
table grandeur, car ce ne sont pas seulement les patriarches et les prophètes,
c'est l'humanité tout entière qui fait monter sa plainte vers Dieu^
Des manuscrits le thème du « Procès de Paradis » passa dans les livres
imprimés. On le rencontre non seulement dans les éditions illustrées des
' F» 2.
2 Notamment B. N., vas. franc. 5o, i'° 197 {Miroir hislorial de Vincent de Beauvais), et ms. latin i32g4, f° 2
(livre d'Heures).
^ B. N., ms. franc. 244 (fin du xv'' siècle).
^' F° 107. C'est la miniature dont nous reproduisons une partie.
° Bibliothèque de l'Arsenal, n° 601.
6 F» 58 vo.
'' Voir la Passion de Gréban, et le Mystère de la Nativité de Rouen. La scène se rencontre, il est vrai, dans les
Méditations (Médit., ch. IV), mais elle est à peine indiquée. Dans les Mystères, au contraire, elle est longuement
développée. On entend tour à tour les patriarches et les prophètes, ceux-là mêmes que reproduisent les miniatu-
ristes.
* B, IN., ms. franc. 244, f° 4- Même chose dans un manuscrit de la Mazarine, n° 4i2,f°i.
L'ART ET LE THEATRE . RELIGIEUX a3
Mystères', mais encore dans les livres d'Heures, où il accompagne l'Annon-
ciation ^
Les arts décoratifs s'en emparèrent. Justice et Miséricorde figurent souvent
dans les tapisseries de haute lisse du xv" et du xvf siècle. Dans une tapisserie
flamande conservée à Rome, Justice et Miséricorde apparaissent aux origines
mômes des choses. Elles assistent à la création, et se tiennent auprès du trône
où siègent les trois personnes de la Trinité ^ Dans une tapisserie de Madrid,
elles sont debout au pied de la croix. Miséricorde recueille le sang du Sau-
veur, et Justice, enfin satisfaite, remet son épée au fourreau^. Au musée de
Cluny, dans la série consacrée à David, elles planent au-dessus du roi repen-
tant. Enfin, au Louvre, dans la belle tapisserie du Jugement dernier, Miséri-
corde avec son lis accueille les élus, et Justice, l'épée à la main, repousse les
réprouvés. Elles apparaissent donc toujours aux moments décisifs de l'histoire
du monde.
Les verriers connurent aussi le thème des quatre Vertus. Un vitrail de
Saint-Patrice, à Rouen, nous montre la Justice embrassant la Paix, sous les
yeux de la Miséricorde et de la Vérité. Au-dessus, Jésus en croix vient d'ac-
complir son sacrifice '. C'est une des rares verrières de ce genre qui subsis-
tent encore aujourd'hui \ mais les vitraux sont fragiles et plusieurs œuvres ana-
logues ont pu être détruites.
Les sculpteurs eux-mêmes, toujours un peu plus rebelles aux nouveautés,
finirent par accepter un motif désormais consacré. L'église de Fontaine-sur-
Somme (Somme) nous présente l'allégorie aA^ec tout son développement. Elle
est^sculptée aux pendentifs qui ornent la chapelle de la Vierge. Des inscrip-
tions ne laissent aucun doute sur le sens des sujets '. C'est d'abord Dieu
reprochant leur faute à Adam et Eve. Puis les quatre Vertus apparaissent,
Miséricorde et Vérité, Paix et Justice. Pendant qu elles plaident leur cause
devant Dieu, les anges ot les prophètes unissent leurs supplications : <( Fais
1 Voir l'édition illustrée du Mystère de la Passion de Jean jMichel.
- Bois de Vérard et d'Etienne Johannot reproduit par Claudin, Histoire de l'imprimerie en France, t. II, p. 2li5.
^ Reproduction dans les Annales archéologiques, t. XV, p. a35.
■'' Photographie à la Bibliothèque de l'Union centrale des Arts décoratifs.
° Le vitrail, d'ailleurs médiocre, est de la seconde partie du xvi'" siècle ; on y sent l'influence de l'école de Fon-
tainebleau.
'' Il y en a un autre à Rumilly-les-Vaudes (Aube).
' Ces clel's pendantes doivent être du commencement du xvi' siècle. La date de i56i a dû être ajoutée après
coup.
34 L'ART RELIGIEUX
voir ta puissance et viens' », disent les anges, et trois patriarches, coiffés du
turban oriental, s'écrient : « Incline tes cieux et descends ~. » Plus loin, des
prophètes montrent sur des
banderoles des paroles d'espé-
rance. Tant de foi trouve enfin
sa récompense. Sur l'un des
derniers pendentifs , Gabriel
annonce à la Vierge que d'elle
naîtra le Messie qu'appellent les
anges et les hommes. Le drame
est complet. C'est, traduit par
le ciseau, le prologue d'un de
nos Mystères.
Venons maintenant à l'An-
nonciation. L'iconographie de
ce sujet capital demeura long-
temps immuable. Au xni" siècle,
et pendant une partie du xiv°,
la Vierge et lanoe se tiennent
debout l'un devant l'autre
dans une attitude pleine de
gravité. A partir du milieu du
xiv' siècle ^ l'ange s'agenouille
devant la Vierge (fig. 6) *.
Q uand on sait avec quelle len-
teur les sujets religieux se trans-
forment, on ne peut manquer d'être surpris d'une pareille innovation. Je ne puis
l'expliquer que par l'influence des drames sacrés. Au xiv° siècle, l'acteur qui jouait
le rôle de l'ange devait déjà s'agenouiller devant la Vierge, comme c'était la tra-
1 <( Excila polentiam et veni. »
- « Inclina cœlos et descende, n
^ Et même avant. Exemple : Bréviaire de Saint-Louis de Poissy (A.rsenal, n° 107, f" 368). Le manuscrit pour-
rait être de i33o ou i34o, peut-être même est-il encore plus ancien. L'Italie a peut-être connu ce thème avant
nous. A l'Arcna de Padoue, Giotto nous montre l'ange agenouillé devant la Vierge.
'' Quant à la Vierge, elle reste debout presque jusqu'à la fin du xiv' siècle. Au xv" et au xvi'^ siècle (à part quel-
ques exceptions) elle est à genoux. Les exemples sont trop nombreux pour que nous puissions les citer. Il suffit
d'ouvrir n'importe quel livre d'Heures.
Phot. Giiraudon.
Fig. G. — L'Annonciation.
Minialuro des Très Riches Heures du duc de Berry (Chantilly).
L'ART ET LE THEATRE RELIGIEUX aS
dition au xv' siècle*. Nous avons vu que pseudo-Bonaventure est le premier qui
indique cette attitude de l'ange. 11 est donc probajjle que, dès le xiv" siècle, les
auteurs dramatiques commençaient à chercher dans la Méditation des détails
pittoresques et des jeux de scène ".
Après tout ce que nous avons dit du brusque changement survenu dans la
nianière de représenter la Nativité, il paraîtra sans doute évident que les artistes
du xv" siècle se sont insjiirés de la mise en scène des Mystères, c'est-à-dire,
pour aller au fond des choses, des Méditations. Désormais tableaux, vitraux et
bas-reliefs nous montreront la Vierge à genoux devant son Fils couché tout nu
sur la terre ou sur une poignée de foin. Saint Joseph s'approche en marquant
son admiration. Le plus souvent il est agenouillé, lui aussi, devant l'Enfant.
Les anges ne se voient pas toujours, surtout dans les livres d'Heures de fabri-
cation courante, où le désir de simplifier est très sensible, mais on pourrait citer
des centaines d'œuvres oii ils figurent.
De petits détails caractéristiques sont encore à noter. L'auteur des Méditations
nous apprend que le pauvre abri, ouvert à tous les vents, oii la Vierge devait
enfanter, avait été rendu un peu habitable par saint Joseph. « Joseph, dit-il,
qui était maître charpentier, fit sans doute une espèce de clôture ^. » C'est
ce que l'auteur du Mystère de Rouen met sous nos yeux dans une scène fami-
lière qui n'est pas sans charme. Il n y a dans la hutte qu'un peu de foin et
des branches de genêt. Saint Joseph, qui redoute le vent pour la nuit,
prend les genêts et les entrelace. La Vierge l'aide dans son travail et, au fur
et à mesure, lui tend les branches. On ne peut douter que cette sorte de
clayonnage, qui ferme tant bien que mal la crèche, n'ait été un des décors
ordinaires de la Nativité. La preuve, c'est qu'au xv" siècle (et dès la fin
du xiv") les miniaturistes ne l'oublient guère. Pour ne donner qu'un exemple,
mais illustre, je citerai la scène de la Nativité dans le Bréviaire du duc
de Bedford*. On y verra une clôture basse, faite de branches entrelacées, qui
Voir plus haut, p. 18.
^ Dans le Mystère de la Nativité, publié par Jnbinal, qu'il faut placer vers i^oo, on voit l'ange s'agenouiller
devant la Vierge au moment de l'Annonciation (tome II, p. à8), c'était là sans doute un jeu de scène consacré.
^ Ibidem Joseph, qui erat magisier Jiqnarius, forte aliqualiter se clausit. (Médit., cli. vu.)
* B. N., ms, latin. 17291^, f° 56. Les livres qui ont appartenu au duc de Berry en fournissent plus d'un
exemple, par ex. B. N., ms. latin 8886, f° i3o v°, et ms. latin i8oi/i, f° 38. Citoiis encore B. N., ms. latin i383,
f°52 v°; ms. lat. ii58, f°8o ; Arsenal, ms. 6/17, f° 4i- Il J ad'ailleurs un exemple plus typique que tous ceux que nous
venons de donner. Au Musée d'Augsbourg, un tableau anonyme dvi milieu du xv** siècle représente la Nativité. Or,
26 L'ART RELIGIEUX
reproduit fort exactement celle que le Mystère de Rouen nous décrit.
Une autre particularité mérite encore, je crois, d'être signalée. Les Médita-
tions nous donnent sur la Nativité un détail fort singulier. « Quand vint pour
la Vierge le moment d'enfanter, dit l'auteur, à l'heure de minuit, elle s'appuya
contre une colonne qui se trouvait là'. » Il nous prévient d'ailleurs qu'ici il
n'invente rien, mais qu'il rapporte les paroles d'un frère de l'ordre, favorisé
de révélations, et fort digne de créance. — Cette circonstance a-t-elle attiré
l'attention des auteurs de Mystères ? Je le croirais volontiers, bien que je ne
puisse en donner aucune preuve directe. Mais il est très remarquable c|ue les
grands peintres flamands, quand ils représentent la Nativité, n'omettent pas,
d'ordinaire, cette colonne. Dans la Nativité de Rogier van der Weyden^, elle
soutient un pauvre toit qui raisonnablement n'eût mérité qu'une poutre (fig. /i).
Dans la Nativité d'Hugo van der Goes\ c'est une magnifique colonne gothique
à double rang de feuillage. Autre colonne chez Meinling, dans la Nativité de
Bruges et dans celle de Madrid. Même particularité chez certains maîtres alle-
mands, comme Frédéric Herlin\ Il n'est pas impossible, assurément, que ce
soit là une pratique d'atelier propre aux maîtres flamands et à leurs élèves
d'Allemagne. Toutefois, une telle unanimité est surprenante. Pour moi, je suis
tout disposé à croire que dans les plus vieux Mystères français ou flamands le
toit de l'étable était soutenu par une colonne, conformément au texte des
Méditations'.
En continuant à passer en revue les scènes de la vie de Jésus-Christ que
les Mystères ont empruntées aux Méditations, nous rencontrons l'épisode de la
première entrevue de saint Jean-Baptiste et de Jésus, encore enfants tous les
deux, dans le désert.
Je ne vois pas que nos artistes aient été très séduits par ce thème. Je n'ai
réussi à trouver qu'un petit panneau de vitrail qui se rapporte (d'un peu loin)
à cette histoire apocryphe. Il occupe la partie haute de la belle verrière de
on y voit justement saint Joseph occupé à tresser la clôture. On prend ici sur le fait l'iniluence des Mystères dans
cette scène.
1 Ch. vu.
\ ^ Au musée de Berlin .
^ A Florence.
* A Nordlingen.
■' Aucune indication précise dans les Mystères de i4oo publiés par Jubinal. Quant aux Mystères flamands, les
plus anciens ont disparu (Greizenach, tome I, p. SSg).
L'ART ET LE THEATRE RELIGIEUX 27
saint Jean-Baptiste à Saint-Vincent de Rouen. On aperçoit le Précurseur,
encore enfant, qui prend congé de son père et de sa mère et s'apprête à par-
tir pour le désert. Ce n'est, on le voit, qu'une allusion à l'épisode raconté par
les Méditations^
Nos artistes ont imité la discrétion de nos auteurs dramatiques, qui n'en
disent pas davantage ^ Il n'en fut pas tout à fait de même en Italie. Jacopo
del Sellaio, dans un tableau du Musée de Berlin, a représenté la rencontre des
deux enfants au désert. Fra Filippo Lippi, dans une fresque de Prato, nous
montre le jeune saint Jean-Baptiste faisant ses adieux à son père et à sa mère
avant de s'enfoncer dans la solitude. On sait d ailleurs que, dans l'art italien
du xv'' siècle, le type de saint Jean encore enfant, mais déjà visité par l'esprit,
n'est pas rare. Il a inspiré quelques belles œuvres aux sculpteurs florentins.
C'était une entreprise hardie de marquer du sceau de Dieu un front naïf et
une bouche candide. Qui ne connaît le jeune visage fiévreux du Saint Jean de
Donatello ? Unir l'innocence à la science suprême, un tel problème a ravi
Léonard, sorte de philosophe hégélien, qui réconcilie les contraires dans une
harmonie supérieure. Son Saint Jean-Baptiste du Louvre, qui sourit sur un
fond de ténèbres, est l'œuvre la plus étonnante qu'ait inspirée l'enfance du
Précurseur.
Il me paraît certain que c'est par des drames comme le Saint Jean-Baptiste
au désert, joué à Florence, que les artistes ont appris à connaître cette figure
si originale d'enfant-prophète.
D'autres fois aussi, les peintres italiens représentent les deux enfants jouant
aux côtés de la Vierge. Est-ce la rencontre de saint Jean et de Jésus dans le
désert? Souvent on ne saurait le dire, et il est probable que les artistes ne le
savaient pas toujours eux-mêmes. Je crois cependant que, dans la plupart des
cas, il ne s'agit nullement de l'entrevue au désert. Les artistes ont suivi une
autre tradition, qui se montre aussi pour la première fois dans les Méditations.
En revenant de Bethléem, après l'adoration des Mages, la Sainte Famille
s'arrêta quelques jours chez Elisabeth. « Les deux enfants jouaient ensemble,
et le petit saint Jean, comme s il eût déjà compris, se montrait respectueux
' Il est vrai que l'on voit à côté un vieillard el une femme conduisant un enfant par la main. Serait-ce la
Sainte Famille revenant d'Egypte }
- Je puis cependant citer, dans les Heures du duc de Berry (ms. latin i8oi4. f° 28), un Saint Jean enfant dans
le désert. Il est entouré d'animaux aussi vrais que ceux de Pisanello.
28 L'ART RELIGIEUX
pour Jésus'. )) Voilà le texte qui explique et justifie des compositions comme
la Belle Jardinière, la Sainte-Famille de François /", la Vierge au diadème blea
et cent autres. G était, assurément, une pensée touchante de montrer dans la
joie de 1 innocence les deux enfants qu'attendaient
une mission surhumaine et une mort tragique.
Nul n'a mieux senti cela que Raphaël. Les deux
heaux enfants nus, au mdieu des fleurs, sous un
ciel limpide, semblent vivre dans 1 Eden. C'est une
paix, une candeur divines. La encore, on surprend
l'influence de ce livre extraordinaire des Méditations,
qui a orienté l'art européen jusqu'au xvf siècle ^
Si nous entrons maintenant dans le cycle
de la Passion, l'influence des Méditations sur l'art
se révélera tout d abord. Les adieux de Jésus
à sa mère qui, dans les Méditations, ouvrent la
Semaine Sainte, fournirent aux artistes un thème
fameux. Ce motif nouveau apparaît dans 1 art
français dans la seconde partie du xv' siècle,
c'est-à-dire en un temps où les Mystères l'avaient
consacré. Je le vois pour la première fois dans
un vitrail de Verneuil, qui doit dater des envi-
rons de i/|8o (fig. 7)". L'Allemagne ne Fa connu
que plus tard. Tout le monde a vu la belle gra-
vure d'Albert Durer qui représente la dernière
entrevue du Fils et de la Mère. La Vierge semble
accablée. Jésus fait un geste plein de douceur,
mais conserve la sérénité d'un Dieu. Au xvf siècle, ce thème se rencontre fré-
quemment dans toute l'Europe. Quil me suffise de citer, pour la France, le
vitrail de Couches* et celui de Saint- Vincent de Rouen.
Fig. 7. — Les adieux de Jésus-Christ
à sa Mère (•s.\'' siècle).
Vitrail de la Madeleine de Verneuil (Eure).
1 Méditai., chap. xi.
'^ La scène des deux enfants jouant aux côtés de la Vierge est plus rare dans l'art français. Un groupe de Sou-
vigny (Allier) la représente ; on voit la Vierge et les deux enfants jouant avec un agneau.
^ Verneuil (Eure), église de la Madeleine, vitrail de la vie de Jésus-Christ, bas-côté nord. Citons aussi le ma-
nuscrit français gga, f° 83 v°, à la B. N. Il est de la seconde partie du xv' siècle.
■^ L'artiste qui a dessiné le vitrail de Couches (Eure) (vitrail du chœur) avait sous les yeux la gravure d'Albert
Durer.
L'ART ET LE THEATRE- RELIGIEUX
29
Arrivons k la Passion elle-même. Dans l'art, deux scènes portent fortement
la marque de pseudo-Bonaventure.
Avant le xv° siècle, on n'avait guère eu l'idée de représenter le^moment où
Jésus est attaché à la croix. C'est qu'on ne peigaait pas encore la Passion pour
elle-même. Conformément a la tra-
dition du xm' siècle, 1 art ne retenait
de la vie de Jésus-Christ que les
faits qui étaient des dogmes. On ne
montrait pas Jésus dépouillé de sa
tunique, ou cloué k la croix ; on
montrait Jésus mourant sur la
croix pour le salut des hommes.
Mais le jour où on joua la Passion
sur un théâtre, il fîdlut représenter
les faits dans leur continuité. C'est
ainsi que les artistes eurent sous
les yeux un tableau auquel ils
n'avaient guère songé, et qu ils
n avaient même jamais représenté :
la mise en croix. Ils virent Jésus
cloué sur la croix couchée k terre,
comme le veulent les Méditations.
Ils le représentèrent donc ainsi
désormais.
La scène se rencontre pour la première fois vers i/|00, dans le temps où le
duc de Berry faisait enluminer ses merveilleux manuscrits. C'est précisément
le moment où, k Paris, les représentations de la Passion deviennent régulières.
Dans les Grandes Heures du duc, qu'on attribue k Jacquemart de Hesdin \ la
scène est k peu près telle qu'elle devait se présenter au théâtre (fig. 8). Les
bourreaux attachent Jésus sur la croix couchée k terre, et l'un d'eux tire de toutes
ses forces sur une corde pour distendre les membres. Il serait long de citer
toutes les pages analogues qu'on rencontre dans les manuscrits k partir de cette
époque". — C'est la gravure sur bois qui, en s'emparant de ce thème, a sur-
Fig. 8. — La Mise en croix.
Miniature des Grandes Heures du duc de Berry (Bibl. Nat.
' B. N., ms. latin 919, f 74.
■2 Mentionnons seulement ; B. N., ms. latin 18026, 1° 9* ^Heures du commencement du xv' s.); ms, franc. 992,
3o L'ART RELIGIEUX
tout contribué à le rendre populaire. On le rencontre dans le Spéculum humanae.
Salvalionis, un des livres les plus célèbres du xv" siècle. De là, il passa dans nos
livres d'Heures, dont les gravures ne sont parfois que des copies de celles du
Spéculum. A force de le voir, les sculpteurs eux-mêmes finirent par l'adopter,
quoiqu'il n'offrît rien de très plastique. Dans les voussures du portail de la char-
mante église de Rue (Somme), l'artiste a sculpté, comme il a pu, cette croix
couchée sur laquelle les bourreaux sont en train de clouer Jésus.
Mais, dans le cycle de la Passion, la scène la plus célèbre que l'art doive aux
Méditations est celle qui suit immédiatement la descente de croix. La Vierge
vient de recevoir sur ses genoux le corps de son Fils et elle le contemple en
silence. Derrière sa tête, la croix se dresse toute noire sur le ciel du couchant.
Il est impossible d'imaginer des lignes plus tragiques. Cette silhouette si émou-
vante est une des belles conquêtes de l'art chétien. Pendant plusieurs siècles elle
gardera toute sa vertu.
Quand se montre-t-elle pour la première fois ? Il est difficile de le dire avec
précision. On peut affirmer pourtant qu'elle n'apparaît pas aA^ant les dernières
années du xiv" siècle. C'est encore dans les livres du duc de Berry que
nous trouvons la Vierge de Pitié (tel est le nom qu'on lui donne) pour la pre-
mière fois. On ne saurait trop étudier l'admirable collection de manuscrits
réunis par cet amateur raffiné. Enluminés à la fin du xiv" siècle, au raioment
même où naissaient un art nouveau et une iconographie nouvelle, ils portent
en eux presque tous les secrets de l'avenir. Les peintres à qui le duc de Berry
les demanda étaient les premiers de leur temps, de vrais novateurs, souvent
des hommes de génie. Aussi n y aurait-il pas lieu de s'étonner s'il était prouvé
que certains thèmes de l'art du xv" siècle apparaissent là tout d'abord. Parmi
les livres de cette époque où la Vierge de Pitié se rencontre, je n'en connais
guère qu'un seul qui puisse, à la rigueur, passer pour plus ancien que ceux du
duc de Berry. C'est un psautier ' qui, d'après une note manuscrite, aurait
appartenu à Isabeau de Bavière, et qui a pu être enluminé dans les premières
années du règne de Charles VI, si l'on s'en rapporte à certains archaïsmes
d'exécution et de composition. Il est possible que les Heures du duc de Berry,
1° Il6 (Vie de J.-C, fin du xv' s.); ms. franc. !jO, f 281 (Miroir historial, fin du xv^ s.); ms. latin 18289, f° 81
(Heures, fin du xv' siècle).
* B. N., ms. latin i/,o3, f6i.
L'ART ET LE THEATRE .RELIGIEUX
3i
OÙ se Yoit la Vierge de Pitié, soient un peu postérieures'. Mais ce ne sont pas
là des certitudes.
Ce qu'il importe de faire remarquer encore une fois, c'est que le motif de
la \ierge de Pitié portant son Fils apparaît dans l'art précisénnent au moment
où des représentations de la Passion commencent à être signalées en France,
et particulièrement à Paris ^ Il y a
là autre chose qu'une coïncidence.
A partir du xv° siècle, la Vierge de
Pitié se rencontre partout : verriers
et miniaturistes français, peintres
flamands ou allemands, grands maî-
tres italiens , en multiplient les images .
Une particularité assez curieuse
mérite encore de retenir notre atten-
tion. Dans un des livres d'Heures
du duc de Berry, on peut voir une
Pitié dont la laideur est presque re-
poussante \ La Vierge tient sur ses
genoux un cadavre hideux, une
sorte de momie sans barbe et pres-
que sans cheveux (fig. 9). Bien
qu'isolée, une pareille représenta-
tion n'est pas née de la fantaisie
de l'artiste. Pseudo-Bonaventure
l'autorise : il nous apprend en
effet que Jésus-Christ avait été
outrageusement défiguré par ses bourreaux. Pendant qu'elle tenait son
Fils sur ses genoux, la Vierge regardait son visage, et elle ne pouvait
se lasser de pleurer en voyant qu'on lui avait coupé les cheveux et arraché
la barbe \ Il me paraît évident que le peintre du duc de Berry a eu connais-
1 B. N., ms. latin i8oi4, f° 286. Le duc de Berry est représenté plusieurs fois dans ce livre, avec la barbe
déjàblancbe. Il devait donc avoir une cinquantaine d'années quand il a été enluminé, c'est-à-dire que le manuscrit
serait des environs de 1890.
2 Creizenach, p. 247- La plus ancienne représentation connue d'une Passion dialoguée est de i3So.
a B. N., ms. latin 919, f° 7^.
'* Médit., cliap. Lxix.
Fig. 9. — La Vierge tenant le cadavre de son Fils
sur ses genoux.
Miniature des Grandes Heures du duc de Berry (Bibl. Nat.)
32 L'ART RELIGIEUX
sancc de cette tradition. Ce qui prouverait qu'on avait parfois, dans les Mys-
tères, poussé le réalisme jusqu'à représenter le cadavre de Jésus tel que pseudo-
Bonaventure nous le décrit.
Il reste à signaler une dernière scène oij se retrouve l'inspiration des Médi-
tations. Je veux parler du retour triomphal de Jésus-Christ dans le Paradis.
Nous lavons vu, dans nos Mystères, conformément au récit des Méditations,
entrer dans le ciel, jusque-là fermé au genre humain, avec toute la
troupe des patriarches. L'art a essayé, au moins une fois, de rendre cette
grande victoire de Jésus sur la mort. Il y a, dans le chœur de Saint-Taurin
d'Evreux, un vitrail du xvf siècle qui représente l'Ascension sous un aspect
tout à fait insolite. Jésus s'élève au-dessus de la terre, oi^i sa mère et ses
apôtres sont restés; mais, en même temps que lui, montent les saints de l'An-
cienne Loi. On les voit qui sortent des Limbes comme attirés par une force
irrésistible. Dans la foule, on reconnaît Adam, Eve, saint Jean-Baptiste. Ainsi,
prophètes et patriarches participent au triomphe de Jésus-Christ, et vont entrer
avec lui dans le ciel.
Le maître verrier d Evreux s'inspirait d un Mystère qu'il venait de voir
représenter. On en trouve dans la Résurrection de Jean Michel la preuve for-
melle. Il y a, en effet, dans ce drame, au moment où Jésus monte au ciel, une
indication de mise en scène. Il est dit que les saints de l'Ancienne Loi doivent
être figurés par « des statures de papier ou de parchemin bien contrefaites,
attachées à la robe de Jésus et tirées amont en même temps que Jésus ». Est-
il rien de plus convaincant?
Une pareille œuvre est, je crois, unique'. Les artistes choisissent d'ordi-
naire un autre moment. Ils nous montrent de préférence Jésus s'approchant du
trône de Dieu pour lui rendre compte de sa mission. Il n'est pas rare de ren-
contrer dans nos incunables français une gravure qui représente le Fils devant
le Père. Il a la poitrine nue pour que soient bien visibles les marques de son
passage sur la terre : ses plaies cicatrisées".
Mais il y a ici quelque chose de beaucoup plus intéressant à faire remar-
quer. Dans nos Mystères, une fois que Dieu avait accueilli son Fils, il le faisait
1 Un évangéliaire des Célestins d'Amiens (Arsenal, n° 626, f° 4? y°) etune tapisserie de l'Hôtel-Dicu de Reims
nous montrent Jésus, après sa résurrection, apparaissant à sa mère, suivi de tous les patriarches qu'il a arrachés
aux limbes. Le manuscrit est du commencement du xvi'^ siècle. La tapisserie est également du xvi'' siècle.
2 On voit cette gravure à la fin de la Passion d'Olivier Maillart, imprimée par Jean Lambert, à Paris, en i493.
LAHT KT LE Tllh^.VTRK RELKilEUX 33
asseoir sur son trône, dans le costume où il s'était présenté devant lui, c'est-à-
dire avec le manteau de pourpre de la Résurrection, ouvert sur sa poitrine nue\
C'est sous cet aspect qak la fin du drame le Paradis s'offrait aux spectateurs.
Les artistes, c^ui eurent souvent ce tableau sous les yeux, se crurent, dès lors,
autorisés à modifier l'antique disposition des trois personnes de la Trinité.
Au xiv' siècle, en effet, la figure de la Trinité ne varie guère. Le Père, assis
sur un trône, soutient le Fils, attaché à la croix. Le Saint-Esprit, symbolisé
par une colombe, plane entre le Père et le Fils, et semble aller de l'un à
l'autre (fig. ôy). Cette sorte d'hiéroglyphe mystique ne disparut pas, d'ailleurs,
avec le xiv" siècle, et on le retrouve jusqu'au commencement du xvi" siècle".
Mais, dès la fin du xiv" siècle, on voit naître une façon nouvelle de repré-
senter la Trinité. Le Père et le Fils sont assis à côté l'un de l'autre (comme
ils devaient l'être au théâtre sur les gradins qui figuraient le Paradis), et la
colombe ouvre ses ailes au-dessus de leur tète. Parfois le Père et le Fils portent
le même costume, et se ressemblent trait pour trait \ Ils devaient apparaître
ainsi dans le prologue des Mystères, qui nous reporte aux origines des choses,
au temps oii le Fils ne s'était pas encore distingué du Père par son incarnation.
Mais bientôt le Fils ne se confond plus avec le Père. Il se présente avec les
marques de son humanité. On voit la cicatrice de sa poitrine nue ; parfois
il a encore la couronne d'épines et il porte la croix. C'est sous cet aspect nou-
veau que se montre la Trinité dans un manuscrit du Pèlerinage de Deguille-
ville, qui date des premières années du xv'' siècle \ Bientôt les exemples se
multiplient. — Seul, lépilogue de nos Mystères peut expliquer ce change-
ment. Jésus s'assied au côté de son Père, tel qu'il s'est présenté à lui au retour
de son pèlerinage parmi les hommes. Désormais, il n'est plus seulement une
des personnes de la Trinité, il est celui qui a traversé la mort. C'est sur la vision
de cette Trinité nouvelle que se terminent les Mystères. Or, nous avons vu
' Dans la Passion d'Arras, Dieu dit à son Fils qui vient de lui montrer ses plaies :
Ça beau fils venez vous asseoir
Séez-vous à ma dexlre droit-cj.
Et une note ajoute : « Cy est Jésus assis à la dextre de Dieu le père... »
^ Sculpté à la façade de l'église de Saint-Riquier et à celle de Saint-Vulfran d'A.bbeville. Même chose à l'étran-
ger : par exemple, le tableau de Tous les Saiiils d'Albert Diirer, au Musée impérial de Vienne.
■* Dans les Heures du duc de Berrj, ms. lalin i8oi/i, 1° 70 ; et ms. latin 919, P 90.
* B. N., ms. franc. 876, P 228.
34 L'ART RELIGIEUX
que 1 idée preinière de cette figure du Fils, qui introduit, si Ion peut dire, la
notion du temps dans linfinité de Dieu, remonte aux Méditations.
Après cette longue démonstration, il paraîtra bien avéré que l'auteur des
Méditations a profondément agi sur le théâtre, et, par l'intermédiaire du théâtre,
sur les arts plastiques. Grâce à lui, des motifs inconnus auparavant entrent
dans l'iconographie chrétienne, et des scènes jusque-là immuables, comme
l'Annonciation, la Nativité, la Passion, s'offrent sous des aspects nouveaux.
Rien de plus intéressant qu'un pareil phénomène. Il prouve que c'est le génie
du xin" siècle qui a vivifié la littérature et l'art du xv^ C'est une raison de plus
d admirer ce grand xin" siècle, d'oi^i toute la pensée du moyen âge rayonne
comme d'un centre.
IV
Toutefois, si l'art du xv° siècle doit beaucoup aux Méditations, il ne leur
doit pas tout. Nous allons étudier maintenant des scènes et des agencements
que les Méditations ne peuvent plus expliquer, et dont il faut faire honneur à
linvention des auteurs de Mystères. Car les poètes dramatiques inventent quel-
quefois, ou, s'ils n'inventent pas, ils remettent en honneur des traditions apo-
cryphes que pseudo-Bonaventure a dédaignées.
Passons donc de nouveau en revue les événements de la A'ie de Jésus-
Christ, en faisant ressortir tout ce que l'art doit à l'influence directe des Mys-
tères.
Quand on étudie les représentations de la Nativité que nous a laissées
le xiv° siècle finissant, on est tout étonné de voir reparaître le vieux motif des
sages-femmes. L'antique légende, dont l'art chrétien primitif s'est si souvent
inspiré, disparaît, on le sait, au xnf siècle'. On n'en trouve plus trace avant
les dernières années du xiv\ Mais, à partir de i38o environ, les miniatures
nous montrent souvent une ou deux femmes assistant la Vierge, recevant l'en-
fant, ou versant de l'eau dans un cuvier".
' Qu'on me permette, sur ce point, de renvoyer à mon livre : L'Art reliç/icux du XIII'^ siècle en France, liv. IV,
ch. m. Ce que- nous disons des sages-femmes ne s'applique qu'à l'art français ; l'art italien, fidèle à la tradition
byzantine, conserve les sages-femmes au xiii' et au xiv*= siècle.
2 Tous les exemples que nous avons recueillis peuvent aller de i38o à i/i3o. En voici quelques-uns : B. N.,
ms. latin 92/i, f°8o^vers i38oj ; — nis. latin ii58, f 80 (vers i/ioo); — ms. latin 8886, f i3ov''(vers i38o); — ms.
latin io54i, f" 52 (comm. du xv<= siècle); — ms. latin 18026, f 55 (comm. du sv'^ siècle); — ms. latin io538,
L'ART ET LE THEATRE RELIGIEUX 35
Gomment le vieux thème, qu'on croyait aboli, a-t-il pu reparaître tout d'un
Phot. Giraudon.
Fig. ro. — La Nativité et les sages-femmes, par le Maître de Flemalle (Musée de Dijon).
coup, pendant une cinquantaine d'années? Uniquement parce que la légende,
déjà tombée dans l'oubli, a été ressuscitée par les Mystères. Dans le Mystère de
i'° 63 (comm. du xv' siècle) ; — Arsenal, 6i6, f° 3o v° (comm. du x\'= siècle); — Arsenal, 636, î" o3 v° (vers i43o).
Les Flamands, chez qui le thème apparaît plus tard, y restent plus longtemps fidèles : v. le tableau du musée de
Dijon attribué au « maître de Flémaile » ; nous le reproduisons ici (fig. lo). Nous reproduisons également un cu-
rieux bas-relief du commencement du w'^ siècle où se voit une sage-femme (fig. ii).
36 L'ART RELIGIEUX
la Nativité de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, qui se place aux environs de
i/ioo, le poète a introduit une sage-femme dans l'étable pour certifier la virgi-
nité de Marie. L'épisode est évidemment ennprunté à la Légende dorée. C'est
que Jacques de Voragine est, lui aussi, une des sources vives de la poésie dra-
iTiatique du xv" siècle. La même scène reparaît quelques années après dans la
Passion d'Arras de Mercadé. Mais, dans la seconde partie du siècle, les poètes
renoncèrent généralement à cette fable peu délicate. Elle ne se rencontre ni
chez Gréban, ni chez Jean Michel. C'est pourquoi le thème des sages-femmes
devint rare et finit par disparaître dans la deuxième moitié du xv" siècle.
Plusieurs détails pittoresques se groupent autour de la Nativité.
Après avoir adoré l'Enfant qui vient de naître, saint Joseph ne perd pas de
temps. Il allume du feu, fait chauffer de l'eau, puis s'empresse d'aller chercher
ce qu'il y a de plus indispensable. Il revient avec des langes, « des drapeaux »,
comme on dit encore au fond de nos vieilles provinces ; — puis il dit avec
bonhomie :
J'ai apporté du lait aussi
Que je vais bouillir sans targer
Pour lui faire ung peu à manger * .
Ces humbles choses, le petit feu, les langes, la marmite, eurent leur place
dans l'art. De i38o à i/j/io environ, dans cette période où la représentation de
la Nativité comportait un peu plus de liberté qu'elle n'en admit plus tard, les
manuscrits nous montrent souvent saint Joseph empressé à se rendre utile :
pendant que la mère à genoux se perd dans la contemplation de son enfant, il
va, il vient, il apporte du bois, il fait chaufferies langes ou bouillir la marmite''
(fig. 12).
Tandis que ces choses se passent dans l'étable, les anges ont annoncé la
bonne nouvelle aux bergers. On sait que le théâtre du moyen âge est synop-
tique. Il semble que le monde tout entier soit ramassé sous l'œil de Dieu. On
se tait donc dans la crèche, et sur la montagne voisine les bergers prennent la
parole. Quel présent vont-ils faire à l'Enfant? Certes, ils donneraient volontiers
leur houlette, s'il le fallait, bien qu'ils ne puissent guère s'en passer. Mais ils
* Gréban, v. 5i53 et suiv. Mènnes détails dans le Mystère de la Nativité, publié par Jubinal.
^ B. N., ms. latin i8oi4 (Heures du duc de Berry), f° i43; ms. latin 1729/1 (Bréviaire du duc de Bedford),
f° 56; — Arsenal, 621, f° 11 (livre enluminé de 1427 à i/i38) ; — Arsenal, 660, f° I69 v° (livre enluminé de 1384
à 1409); — Bibliothèque de Rouen, collect. Leber, 137, f° 4o v° (comm. du xve s.); — Bibl. de Rouen, collect.
Martinville, 192 (commenc. du xv'^ s.).
L'ART ET LE THEATRE RELIGIEUX
37
ont des choses plus rares. L'un olTrira son flageolet, un flageolet tout neuf
acheté à la foire de Bethléem. L'autre lui fera présent d'un calendrier de bois :
on y voit les fêtes et le carême, et chaque saint est représenté par un attribut
gfravé au couteau. Un autre médite de lui donner une clochette'. Ainsi devi-
sant, ils se mettent en route et arrivent à l'étable. Dès qu'ils aperçoivent
l'Enfant, ils s agenouillent et l'adorent de loin, sans oser approcher. Il faut que
la Vierge les invite a s'enhardir, et présente l'Enfant à leurs hommages, pour
qu'ils se décident enfin k faire leurs présents. — ^ J ^ dans cette façon de
comprendre l'Adoration des
bergers à la fois de la naïveté
et du tact. Ces bons rustres,
timides et familiers avec Dieu,
sont bien ce qu'ils doivent être.
On sent que le public les aime,
et le poète ne se fait pas faute
d'allonger leur rôle. On les en-
tend chez Gréban. comme dans
la première scène du Mystère
de Rouen, célébrer leur inétier
en petits vers alertes, et chanter les joyeux ébats de la vie rustique, les danses
au son du chalumeau".
Rien de tout cela n'a été perdu pour l'art. Remarquons d'abord que l'Ado-
ration des bergers est un motif que l'iconographie du xni'et du xiv*" siècle ignore.
On ne représente alors que l'annonce de l'ange aux bergers. Il faut arriver
au xv" siècle ^ pour voir les trois pâtres "^ regardant timidement par la porte de
l'étable, ou agenouillés, le chapeau k la main, devant l'Enfant. Dès lors, la
II. — La Nativité, avec une sage-femme.
Bas-relief de l'église de Cliappes (Allier).
1 Gréban, v. 5476 et suiv. En Italie, les bergers font aussi des présents (d'Ancona, Sacre rappresentazioni,
t. L p. 194)-
" Gréban, v. 4702 ci suiv.:
Bergier qui ha pannetière
Bien cloant, ferme et entière-
C'est un petit roy,
Berger qui ha pannetière... etc.
•' Ou au moins aus dernières années du xn<= siècle. L'exemple le plus ancien que je connaisse de l'adoration
des bergers (encore les bergers sont-ils tout à fait au second plan) se trouve dansle livre d'Heures du duc de Berry,
à Chantilly.
* Généralement trois, quelquefois cependant quatre ou cinq.
38
L'ART RELIGIEUX
scène devient iréquente. Fouquet, Hugo van der Goes, Ghirlandajo ont fait
des Adorations des bergers que tout le monde connaît.
Ce qui prouve bien que ce sont les Mystères qui ont mis ce thème k la
mode, c'est que les bergers sont parfois représentés offrant leurs naïfs cadeaux.
Dans un manuscrit de l'Arse-
nal', l'un deux, comme chez
Gréban, donne à l'Enfant son
flageolet. Les joies rustiques
qu'ils chantent dans les Mys-
tères n'ont pas été oubliées
non plus. Dans nos livres
d'Heures ^ quand l'ange appa-
raît aux bergers, ils sont gé-
néralement occupés à jouer de
la musette. L'un apprend à
son chien à se tenir debout
sur ses pattes de derrière ^
un autre boit à sa gourde',
un autre reçoit des mains de
sa bergère une couronne de
fleurs ". Souvent, bergers et
bergères se prennent par la
main et dansent un branle
rustique". La bonhomie du
peintre égale celle du poète. Il
y a d'ailleurs une preuve tout
à fait convaincante. Une gravure, qui se rencontre assez fréquemment
dans les Heures de Simon Vostre, nous montre, autour de la Vierge et de
l'Enfant, non seulement des bergers, mais encore deux bergères. Une de
Fig. 13. — La Nativité, avec saint Joseph apportant de l'eau et du bois
Miniature du ms. fr. ^44 (Bibl. Nat.).
' Arsenal, 646 (Heures de la seconde partie du xv'^ siècle). Même particularité dans les livres imprimés ; voir
Claudin, Histoire de l'imprimerie, t. II, p. 66.
2 Manuscrits ou imprimés.
3 B. N., ms. latin io548, f° 74 v°-
* B. N., ms. latin io54o, f° 76 v".
^ Arsenal, n° 1189.
^ Bibl. de Rouen, collect. Leber, 8028, f. il\2. C'est un admirable manuscrit flamand de la fin du xv* siècle.
L'ART ET LE THEATRE- RELIGIEUX
^9
ces bergères s'appelle Mahault et offre un agneau, l'autre s'appelle Alison et
offre un fruit (fig. i3). Or, si l'on se reporte au Mystère de la Nativité conscr\é
k Chantilly, on voit que deux
bergères accompagnent les
bergers à la crèche. L'une
s'appelle Mahon et apporte
un agneau, l'autre s appelle
Eylison et apporte des noix et
des prunes. La coïncidence
est si parfaite qu'elle ne peut
laisser subsister aucun doute
dans l'esprit'.
L'iconographie nouvelle de
la Nativité s'explique donc
dans tous ses détails par les
Mystères.
Si, de l'Enfance, nous pas-
sons à la \ie publique de Jésus-
Christ, nous serons frappés
par un singulier phénomène.
On sait qu'au xnf siècle nos
artistes n'ont pas représenté
toute la vie de Jésus-Christ.
Ils ont choisi seulement les j|i
événements qui correspondent
aux grandes fêtes de l'année.
Fig. l3. — L'adoration des bergers.
Heures de Simon Vostre à l'usage d'Angers.
Un petit nombre de faits, tou-
jours les mêmes, qui forment,
par leur succession, une sorte
de calendrier hturgique, — voilà uniquement ce que nous offrent nos plus
riches cathédrales \
Au xv' siècle, il n'en est plus ainsi. Plusieurs épisodes, qu'on ne rencontre
1 C'est M. Cahen qui a eu le mérite de mettre cet exemple en lumière dans son llisloire de la mise en scène
dans le théâtre relirjieux français du moyen âge, Paris 1906, p. 117.
Voir L'Art religieux du xm" siècle en France, L. iV, cli. u : Les Évangiles.
4o L'ART RELIGIEUX
jamais à l'âge précédent, commencent à prendre place dans l'art. La \ie publique
de Jésus-Christ, qui jusque-là disparaissait presque entre les scènes de l'Enfance
et celles de la Passion, se déroule désormais avec une certaine abondance de
détails. Au xv" siècle, il y eut, chose surprenante, des vitraux entiers consacrés
à la Vie publique'. A la cathédrale d Evreux, dans cette belle chapelle de la
Vierge qui rappelle invinciblement à l'esprit le souvenir de Louis XI, une série
de verrières, du plus vif intérêt archéologique, raconte la vie de Jésus-Christ.
Or, on voit, à côté de scènes traditionnelles, des sujets tout nouveaux. On déchiffre
successivement les Noces de Cana, la Rencontre avec la Samaritaine, la Tenta-
tion, la Femme adultère, la Multiplication des pains, la Transfiguration, le Repas
chez Simon, les Vendeurs chassés du Temple, la Résurrection de Lazare, l'En-
trée à Jérusalem". R y a là des épisodes, comme la Femme adultère, la Sama-
ritaine, la Multiplication des pains, que notre art français n'avait encore jamais
représentés ^ D'où leur vient cette faveur soudaine?
Je crois qu'on peut répondre, sans risquer de se tromper, qu'elle leur vient
des Mystères. Qu'on lise, en effet, n'importe quelle grande Passion du xv' siècle,
celle de Gréban ou celle de Mercadé, on verra que les faits de la Vie publique
de Jésus-Christ choisis par le poète sont précisément ceux qu'a représentés
l'artiste. A part deux ou trois miracles de Jésus-Christ, qui ne se trouvent pas
dans nos verrières, l'analogie est parfaite. Cette coïncidence devient inexplicable,
si on méconnaît le rôle directeur du théâtre du xv" siècle sur l'art plastique*.
Je tiens pour certain que les Mystères ont mis sous les yeux des artistes des
scènes de la vie de Jésus-Christ auxquelles ils n'avaient jamais pensé, et leur ont
donné 1 idée de les représenter. La vogue de certains sujets, comme la Femme
adultère et la Samaritaine, que les vitraux nous montrent jusqu'à la fin
du xvf siècle-, s'explique par la place qu ils tiennent dans les Mystères ^
' Vitrail de la chapelle de la Vierge à la cathédrale d'Évreux; vitrail de la Madeleine àVerneull, bas-côté nord.
- Toutes ces scènes occupent le premier vitrail (à gauche) et une partie du second. Certains panneaux ne sont
pas à leur place.
■* Le vitrail de la iMadeleine de Verneuil, contemporain de celui d'Evreux, montre les mêmes sujets.
* Il y a encore une preuve à donner. Dans le vitrail d'Evreux, on voit, au moment de l'arrestation de Jésus au
Jardin des Oliviers, les soldats renversés par la force du Sauveur. Jamais les artistes du xiii'^ et du xiv'^ siècle n'ont
représenté cette scène de l'Évangile. Elle entra dans l'art parce qu'on la jouait sur le théâtre (voir Gréban, Michel).
Même détail des soldats renversés dans les Très riches Heures de Chantilly et dans un vitrail de l'église Saint-Jean, à
Elbcuf (lin du xv'^ siècle).
^ Vitrail de La Femme adultère à Saint-Patrice de Rouen (xvi"^ siècle). Un beau vitrail de Caudebec-en-Caux
contient à la lois La SaiiiarUaiiie et La Femme aduUère (xvi^' siècle).
'' Ajoutons à ces sujets nouveaux l'apparition de Jésus-Christ à sa mère au moment de sa résurrection. Cette
L'ART ET LE THEATRE RELIGIEUX lu
Non seulement des épisodes entrent dans l'art sous l'influence des Mystères,
mais les faits les plus connus de la Aie de Jésus-Christ se présentent sous des
aspects nouveaux.
Jusqu'au xv' siècle, l'ordonnance de la Cène n'a guère varié. Jésus et ses
apôtres sont rangés d un côté de la table, et Judas, à qui le Maître présente le
pain, est seul de l'autre. Au théâtre, les choses ne se passaient pas de la sorte.
Les convives n'étaient pas alignés le long d'un étroit tréteau, mais assis autour
d'une vraie table. Jean Michel nous donne les indications les plus précises. Il a
introduit dans son drame un petit schéma qui fait connaître la place de chaque
apôtre. La table est rectangulaire. Jésus, qui est assis au milieu d'un des
grands côtés, doit avoir deux apôtres à sa droite et deux à sa gauche. Chacun
des deux petits côtés reçoit trois apôtres. Enfin, en face de Jésus, deux con-
vives seulement, Judas et saint Phihj^pe, occupent l'autre grand côté de la
table. Une semblable disposition était traditionnelle au théâtre et Jean Michel
ne l'a pas inventée'. La belle Cène peinte par Thierry Bouts en i/i68" (plus
de vingt ans avant le drame de Jean Michel) est conforme de tout point aux
indications du Mystère (ûg.ili). L'analogie est complète, et serait miraculeuse si
elle n'était si simple à expliquer. Dautres détails achèvent de démontrer que
Thierry Bouts peignait d'après les souvenirs dune représentation récente. Près
de la table, deux hommes, qui ne sont j^as des apôtres, se tiennent debout.
Quels sont ces personnages ? Jean Michel les nommes Zachée et Tubal, tandis
que Gréban les appelle Urion et Piragmon. Ce sont les hôtes qui reçoivent Jésus
et ses disciples, et qui, à l'occasion, s'empressent de les servir. Dans le tableau
de Thierry Bouts, un de ces bons serviteurs est, croit-on, l'artiste lui-même.
Naïf témoignage de piété. Il voulait dire qu'il eût bien, lui aussi, reçu son Sau-
veur, s'il en eût été digne, et qu'il lui eût donné de bon cœur tout ce qu'il
aAait dans sa maison. — Un dernier trait décèle limitation. Jésus a devant lui
un calice, et, de la main gauche, il tient une hostie qu'il bénit de la droite. Or,
Jean Michel nous apprend qu'une fois l'agneau mangé, on mettait sur la table
scène entre dans l'art vers le milieu du xv" siècle parce qu'elle entre alors dans la trame des Mystères. Mercadé
l'ignore, mais on la trouve chez Gréban et J. Michel. Dans un vitrail de Louviers (xvi' s.), on voit près de la Vierge
deux anges. Or, dans la Passion de Gréban, .lésus-Christ est précédé do l'Archange Gabriel qui annonce à la mère
la venue de son fils.
' Il est dit dans les Méditations que la table de la Cène était carrée. L'auteur affirme l'avoir vue à Saint-Jean de
Latran. Ce détail a pu passer des Méditations dans les Mystères.
2 A Saint-Pierre de LouvaiiK
6[2 L'ART RELIGIEUX
un calice et des hosties. Et il ajoute : « Icy Jésus prend hostie et la tient de la
main gauche. » Cette scène, qu'on trouve dans tous les Mystères, explique aussi
le tableau de Juste de Gand', où on voit Jésus faisant communier les Apôtres
de sa main.
Mais c'est sur le cycle artistique de la Passion que se marque bien l'influence
du théâtre. Nous allons donner quelques exemples qui ne laisseront, je l'espère,
subsister aucun doute.
11 y a, dans la Passion de Jean Michel, un personnage extraordinaire. C'est
une vieille femme, nommée Hédroit, qui est bien la plus hideuse mégère que
jamais l'art ait imaginée. Ses propos ne sont pas moins ignobles que sa
personne. Elle est célèbre parmi les soudards et la canaille de Jérusalem, et les
pires garnements redoutent sa verve cynique. Elle a voué à Jésus une haine
mortelle. Aussi, quand Malchus, qui a rassemblé quelques drôles de son espèce,
vient la prévenir qu'il va au Jardin des Oliviers s'emparer de Ihomme qu'elle
hait, accepte-t-ellc avec empressement d'être de l'expédition :
Si je veux être dépouillée
Toute nue, si je ne frappe
Plus fièrement qu'un vieil Satrappe,
dit-elle. Et elle prend la tête du cortège avec sa lanterne. — Plus tard, quand
Jésus a été condamné à mort, on dépêche chez le charpentier pour qu'il pré-
pare la croix, et chez le forgeron pour qu'il fasse les clous. Mais le forgeron
est absent, et le messager serait dans un grand embarras, si la vieille Hédroit ne
se trouvait là par hasard. Puisque le « fèvre » n'est pas dans sa boutique, qu à
cela ne tienne, c'est elle qui forgera les clous. Pour faire souffrir celui qu'elle
déteste, que ne ferait-elle pas? Elle met donc le fer au feu, saisit le marteau et
les tenailles et, d un bras robuste, frappe sur l'enclume.
Cette vivante incarnation du mal, ce personnage antithétique à la manière
d'un héros de Victor Hugo, semble appartenir en propre à Jean Michel. Il en
a pourtant trouvé lidée première chez ses prédécesseurs. Chez Mercadé, par
exemple, la femme du forgeron fait les clous elle-même, parce que son mari a
refusé de. les forger^ Il est certain qu'avant Jean Michel des Mystères aujour-
' A Urbin.
2 Le (< fèvre » et la « févresse » figurent aussi dans le Mystère de la Bibliothèque Sainte-Geneviève.
Fig. ï!i. — La Cène, par Thierry Bouts.
Eglise Saint-Pierre, Louvain.
44 L'ART RELIGIEUX
d'hui perdus mettaient en scène la vieille liédroit. Nous en trouverons la
preuve dans les œuvres d art. En elTet, si nous étudions avec soin les minia-
tures que Jean Fouquet peignit pour Etienne Chevalier, nous y rencontrerons
deux fois notre héroïne. Au moment de l'arrestation de Jésus au Jardin des
Oliviers, c est elle qui éclaire de sa lanterne le visage du Maître, afin que
Judas ne puisse prendre pour lui un de ses discqoles (fig. 22). — Une autre
miniature nous montre, au-dessous du Portement de croix, un atelier de forge-
ron, où une femme est en train de forger un clou sur l'enclume (fig. i5). Aucun
interprète n'avait su expliquer cette scène, qui paraîtra maintenant fort
claire.
Gomme les Heures d'Etienne Chevalier sont très antérieures à la Passion
de Jean Michel, il devient évident que déjà du temps de Fouquet on jouait
à Tours un Mystère où figurait la vieille. Mais nous pouvons remonter plus
haut encore. Dans une miniature du Pèlerinage de Jésus-Christ, manuscrit enlu-
miné en iSgS, la vieille femme éclaire de sa lanterne la scène du Jardin des
Oliviers \ Donc, le personnage d'Hédroit figurait déjà dans des Passions de la
fin du xiv" siècle.
D'autre part, la vieille femme se montre encore en plein xvf siècle, comme le
prouve un émail de Limoges, de Jean III Pénicaud, au musée de Cluny ". C'est
que le rôle de la mégère demeurait toujours populaire. En I^^Ç), on fit une
procession à Béthune, où l'on voyait « Ysaulde forgeant les clous Dieu" ».
Il serait facile de signaler d autres particularités non moins typiques. Chez
Fouquet, par exemple, comme dans nos Mystères, on voit des charpentiers
préparer la croix*. Les mêmes charpentiers se retrouvent dans le fameux tableau
que Memling a consacré à la Passion'.
Dans la scène de la Flagellation il était de tradition, au théâtre, de repré-
senter un personnage liant des paquets de verges. Car les bourreaux ne tar-
daient pas à en manquer. « Ça, des verges! » crie Orillart. « Combien? »
demande Broyefort. « Deux paires; les miennes ne valent plus rien\ » Dans
' B. N., ms. franc. 828, f« 226.
- N" 4589 : Le Baiser de Judas.
'■^ Annales archéolofjiques, t. Mil, p. 270.
■*■ Heures de Chantilly, au-dessous du Jugement de Pilule.
^ A Turin.
^ Gréban, v. 2281(3 et suiv.
Phot. Giraudon.
Fig. i5. — Le Portement de croix, et la vieille femme forgeant les clous.
Miniature de Jean Fouquel (Chantilly).
46 L'ART RELIGIEUX
la Passion de Jean Michel, c'est Malchus lui-même qui attache les gaules en
bottes. Si l'on regarde attentivement les Flagellations des artistes contemporains
on verra assez souvent, assis ou agenouillé au premier plan, l'homme qui pré-
pare les verges. Je le rencontre, chez nous, dans le vitrail de la Passion à
Saint- Vincent de Rouen. Je le vois aussi plusieurs fois dans les gravures ou
dessins d'Albert Durer.
Mais, sans insister davantage sur des détails, disons un mot de trois
scènes capitales de la Passion : le Portement de croix, la Crucifixion et la Des-
cente de Croix.
Dans l'art du xni" siècle, le Portement de croix est réduit à sa plus simple
expression, c'est-à-dire à quatre personnages : Jésus, Simon le Cyrénéen, et
deux femmes, qui sont les filles de Jérusalem'.
Au xv" siècle, au contraire, rien de plus pittoresque que la foule qui fait
cortège à Jésus-Christ : cavaliers, trompettes, bourreaux, larrons, spectateurs.
Or, rien de plus facile que de prouver que telle était, en efï'et, la mise en scène
des Mystères. Dans Gréban, au moment du départ, Pilate ordonne à un soldat
de sonner de la trompette, pour qu'à ce signal les cavaliers montent à cheval".
Un peu plus loin, des spectateurs nous signalent la présence des deux larrons ^
Dans Mercadé, le cortège est décrit avec toute la précision désirable :
Or donc sonnez de la trompelle
Car il est grand temps de partir.
Archers, issez premièrement
Et vous qui portez ces bâtons,
Menez après ces trois larrons,
Nous irons après tout le pas
Et si nous suivra Cayphas
Avec les princes de la loi.
D'autre part, dans les tableaux ou les miniatures du xv" siècle consacrés à
la montée au Calvaire, il est rare qu'au premier plan un épisode ne retienne
l'attention. Une des filles de Jérusalem, sainte Véronique, vient de s'agenouil-
ler devant Jésus-Christ, courbé sous le poids de sa croix, et a essuyé la sueur
' La vieille formule se retrouve encore fort peu moclific-e, à la fin du xivi^ siècle, clans les Heures du duc de
Berry, B. N., ms. latin i8oi4. f° 86 \°.
2 Même détail chez Mercadé et chez Jean Michel.
3 Vers 23o8i.
L'ART ET LE THÉÂTRE RELIGIEUX /i7
de son visage. Or, la face du Sauveur s'imprime sur le suaire, et Véronique,
))leine d'admiration, reste à genoux et contemple la merveille. Telle est la scène
que nous montre Fouquet (fig. i5)^; telle est aussi, pour prendre un exemple à
l'étranger, celle que nous présente le triptyque d'Oultremont au musée de
Bruxelles.
. La légende de la Véronique est fort ancienne, mais il est curieux de remar-
quer qu'elle n'apparaît dans l'art qu'au xv" siècle. La raison en est toute simple.
L'antique tradition n'est devenue célèbre que du jour où elle est entrée dans la
trame des Mystères. On la trouvera dans toutes nos grandes Passions, chezMer-
cadé, Gréban, Jean Michel : elle forme le principal épisode de la montée au
Calvaire. C'est pourquoi on voit la légende, longtemps stérile, s'épanouir dans
l'art à la fin du moyen âge.
La Crucifixion revêt, dans le même temps, un caractère tout nouveau. On
sait avec quelle simplicité le xni* siècle a figuré la mort de Jésus sur la croix.
Les artistes d'alors ne se demandèrent jamais comment la scène avait dû se pas-
ser dans la réalité. Et, en effet, ce n'est pas un événement historique qu'ils
avaient à représenter, mais un dogme. Il leur suffit de montrer, de chaque
côté de Jésus crucifié, l'I^glise et la Synagogue, la Vierge et saint Jean, accom-
pagnés parfois du porte-lance et du porte-éponge, — personnages dont la
présence est destinée à rappeler que Jésus, en mourant, a substitué k la Loi
ancienne la Loi nouvelle'.
Dans le courant du xiv" siècle, ces hautes idées semblent devenir de moins
en moins intelligibles aux artistes, et on voit alors une Crucifixion pittoresque
remplacer la vieille Crucifixion symbolique.
Vers i36o,la foule comiTience à envahir le Calvaire. Juifs au bonnet pointu,
Romains coiffés de l'armet de fer. Des piques et des étendards, naïvement ornés
de l'aigle à deux têtes du Saint-Empire, se dressent sur le ciel. Aux côtés de
Jésus, les deux larrons se tordent sur le gibet. L'instant qui a été choisi est
celui qui suit le coup de lance de Longin. La Vierge s'évanouit, soutenue par les
saintes Femmes, et un centurion, le bras levé, certifie que celui qui vient de
mourir était vraiment le Fils de Dieu : une banderole qui s'envole de sa main
porte ces mots : Vere filius Dei erat isle.
C'est sous cet aspect que se présente la Crucifixion sur le parement d'autel
' Heures d'Etienne Chevalier.
- Voir L'Art rel'ujieux du xni'= siècle en France, 1. IV, ch. ii.
48 L'ART RELIGIEUX
offert par Charles V a la cathédrale de Narbonne'. Telle est la formule
nouvelle qu'adoptèrent les miniaturistes et les peintres-verriers, et qui se con-
serva fidèlement jusqu'au xvi" siècle ^ Il n'y a plus ici la moindre trace de sym-
bolisme^; nous sommes en présence de la réalité. Or, ce désir de représenter
un fait dans sa vérité historique n'a pas dû venir d'abord aux artistes. Cette
vérité, au contraire, s'imposait comme une nécessité aux organisateurs de repré-
sentations théâtrales. Ce sont eux qui, les premiers, durent dresser les croix
des larrons à côté de celle de Jésus-Christ. Ce sont eux qui durent faire paraître
pour la première fois, sur le Calvaire, les Juifs, les Romains, les saintes
Femmes. Je serais même tout disposé à croire que la nouvelle formule artistique
de la Crucifixion est antérieure aux Passions dialoguées. Il me semble qu'elle a dû
naître de ces tableaux vivants que nous voyons à la mode dès le commencement
du xiv° siècle. Il n'est pas sûr, en effet, qu'on ait joué la Passion en prose ou
en vers avant Charles V, mais il est certain qu'on l'a mimée *^. Or, la Crucifixion
du parement d'autel de Narbonne se présente justement comme un tableau vivant.
On y voit réunis pour l'effet des événements qui ne furent pas tout à fait simul-
tanés. Les personnages semblent prolonger leur action pour donner aux spec-
tateurs le temps de les contempler'.
Vers la lin du xiv" siècle, c'est-à-dire au temps des Passions dialoguées, la
Crucifixion s enrichit de détails nouveaux. On voit parfois, au premier plan, des
soldats jouant aux dés la tunique de Jésus-Christ". Or, on sait quelle place tient
cette scène pittoresque, où le diable fait sa partie, dans les Mystères qui nous
restent. Il est vraisemblable qu'elle avait déjà tenté la verve des auteurs drama-
tiques du xiv° siècle .
Ainsi naquirent les grandes Crucifixions surchargées de personnages qu'af-
fectionne l'art du xv" siècle. Dans les retables sculptés, les acteurs du drame,
serrés, superposés, ont toutes les peines du monde à ne pas déborder du cadre.
* Au musée du Louvre. La femme de Charles V, qui mourut en 1377, J ^^^ représentée. Il est donc proba-
blement antérieur à cette date.
^ Par exemple : vitrail de La Crucifixion à Dreux (xvii^ siècle).
•^ Dans le parement d'autel de Charles V on aperçoit encore dans deux compartiments l'Eglise et la Synagogue,
c'est le dernier reste de l'ancienne tradition.
* La Passion fut mimée à Paris, en i3i3, devant Philippe le Bel et le roi d'Angleterre.
•' Ces tableaux vivants ont modifié l'iconographie de la Passion dès les premières années du xn" siècle. A
Rouen, au tympan du portail de la Calende, on remarque déjà une Crucifixion où les personnages commencent à
abonder. Il en fut de même en Italie, comme le prouvent les tableaux de l'école siennoise.
^ B. N., ms. latin 83i (missel parisien de la fin du xiv' siècle), f° i33 y°.
L'ART ET LE THEATRE RELIGIEUX
^9
Après la Crucifixion, la Descente de Croix, telle que la conçoivent les grands
artistes du XA'" siècle, est une des scènes qui doivent le plus aux Mystères.
Jusqu'à la fin du xiv" siècle, la formule de la Descente de croix resta très
simple. Quatre personnages seulement assistent à
la scène : la Vierge, saint Jean, Nicodème et
Joseph d'Arimathie. La croix, contrairement à
toute vraisemblance, est si basse, que les deux
disciples peuvent détacher le corps sans avoir
besoin d'une échelle. Les bras ont déjà été décloués,
et, pendant que l'un des deux disciples arrache le
clou des pieds, l'autre soutient le corps qui s'in-
cline et tombe sur son éjjaule (fig. i6).
Au xv" siècle, ces vieilles Descentes de croix, si
sobres et si émouvantes dans leur simplicité, sont
remplacées par des Descentes de croix chargées
de personnages où nous retrouvons toute la mise en
scène des Mystères.
Si on étudie, en effet, avec attention le Mystère
(lArras, on remarque d'abord que la croix est si
élevée que les disciples sont obligés d'y appliquer
une échelle \ Il semble même qu'il y en ait deux".
D'autre part les assistants sont beaucoup plus nom-
breux : il y a près de la Vierge « d'autres femmes » .
Enfin ces assistants ne restent pas inactifs : ils ne se
contentent pas de contempler en pleurant le corps
qui descend de la croix : ils aident à le soutenir.
Toutes ces particularités se retrouvent dans la Descente de croix des Heures
FiG. i6.
Phot. Giraudon.
Descente de croix.
Fragment d'un triptyque d'ivoire
provenant de Saint-Sulpice du Tarn.
Commencement du xiV siècle.
(Musée de Cluny.)
' Chez nos miniaturistes du xv'' siècle (Fouquet, Bourdichon), la croix est toujours extrêmement haute. C'est
la croix qui était en usage dans les Mystères.
2 On lit (V. i8 399 et suiv.) :
Nicodemus
" Joseph, montez, n'aiez pas peur
Ve la l'eschielle et un g martel
Joseph
Nicodème, elle est bien et bel
Or mettez le vostre de la.
Le vostre ne peut guère se rapporter à martel, il faut lire probablement la vostre. D'ailleurs dans le Mystère
de la Passion de Jean Michel, il est parlé de deux échelles. Voici le passage :
5o
L'ART RELIGIEUX
d'Etienne Chevalier à Chantilly (lig. 17). On reconnaît au premier coup d'œil
la mise en scène des Mystères. Il n'y a plus rien qui rappelle la tradition hié-
ratique du xiif et du xiv° siècle.
La croix est extrêmement élevée
et il est nécessaire d'y appliquer
des échelles. Joseph d'Arimathie
monte pour recevoir le corps,
mais il faut qu'on l'aide. Au
pied de la croix sont groupés
les personnages du Mystère, la
Vierge, saint Jean, les saintes
Femmes. Nous avons là, repro-
duite par un grand artiste, une
scène de la Passion telle qu'elle
se jouait k Tours au temps de
Fouquet.
La Passion, sous l'influence
du théâtre, prit donc, on le voit,
un aspect entièrement nouveau.
On peut en dire autant de la Ré-
surrection .
On a vu ailleurs que, jusqu'à
la fin du xii' siècle, les artistes
ne représentent pas à proprement
parler la Résurrection'. Ils nous
montrent les saintes Femmes
accueillies au tombeau par l'ange, mais ils ne nous montrent pas Jésus
Joseph
« Yccy eschelles toutes prestes
Ciseaux, tenailles et marteaux,
Nicodesme
Les bras de Jésus sont si haut
Qu'à peine y pourrions nous atteindre.
» Icy monte Nicodesme par devant la croix ci Joseph par derrière, et porte Joseph les tenailles et le marteau et
Nicodesme porte le suaire. >, Ce passage rend raison des deux échelles qui figurent presque toujours dans les œuvres
d'art du xv' siècle.
' L'art religieux du xui" s. en Fraive. p. 22g.
Pbot. Giraudon,
Fig. 17. — Descente de croix.
Miniature de Jean Fouquet (Chantilly).
L'ART ET LE THEATRE RELIGIEUX 5i
sortant du tombeau. Au xiii° siècle, au contraire, il est de règle de représenter
Jésus-Christ se dressant dans le sarcophage ouvert, ou même en enjambant le
rebord.
Gomment expliquer cette audace des artistes? D'oii vient c[u"ils osent nous
Fig. i8. — La Résurrection.
Tapisserie d'Angers (Fragment).
mettre sous les yeux cette mystérieuse sortie du tombeau que l'Evangile ne
décrit pas ? Où trouvèrent-ils l'exemple de ce réalisme presque choquant à force
d'exactitude ?
Ils le trouvèrent dans le Drame Liturgique'. C'était, dès le xu° siècle, une
' C'est ce qu'a parfaitement établi M. Meyer de Spire dans Naclirtclitcn von dcr K. Gesell, der Wiss. :ii Gôttinijen
Philolog. histor, Klasse, igoS, p. 236 et suiv.j.
52 L'ART RELIGIEUX
habitude de jouer, le matin de Pâques, dans l'église, la scène de la Résurrection.
On montrait au peuple Jésus sortant du sarcophage où il était enseveli. Un clerc
qui jouait le rôle de l'ange venait enlever le couvercle, et un autre clerc qui
jouait le rôle du Christ, rejetant son linceul, enjambait le rebord du tombeau.
Voilà le tableau vivant que, dès la fin du xiii" siècle, les artistes ont repré-
senté.
Tel est le point de départ ' . Mais à mesure que l'on avance dans le moyen
âge, l'influence du théâtre sur cette scène de la Résurrection devient plus ma-
nifeste.
Au xni" et au xiv" siècle, les gardes du tombeau sont représentés profon-
dément endormis. C'est pendant leur sommeil que Jésus-Christ ressuscite. Au
xv" siècle, on voit les soldats, au moment de la Résurrection, non plus endor-
mis, mais renA'ersés par une force surnaturelle. Ils tombent en faisant des
gestes d'épouvante (fig. i8). C'est en effet de la sorte que les choses se passaient
au théâtre. On lit cette rubrique dans le Mystère dArras : « Cy est comment
les chevaliers tombèrent comme morts quand ils sentirent la terre trembler et
qu'ils virent grand lumière et plusieurs autres merveilles... » Dans le Mystère
de la Résurrection attribué à Jean Michel, on voit plus clairement encore que les
soldats ne dorment pas. Quand le tremblement de terre les renverse, ils ne
perdent pas conscience et, non seulement ils voient Jésus-Christ, mais ils
entendent les paroles qu'il prononce à ce inoment. C'est ce qu'ils racontent
plus tard aux Juifs pendant que deux scribes enregistrent leur déposition.
Une autre particularité prouve clairement que les artistes s'inspiraient des
Mystères. Nos œuvres d'art du xv" siècle nous montrent Jésus, qui vient de
ressusciter, s avançant dans la prairie (fig. i8). Il ne flotte pas au-dessus de
la terre, il marche. Jamais, en effet, avant le xvi" siècle, nos artistes ne
représentent Jésus planant dans l'air au-dessus du tombeau. On sait que
telle est au contraire la formule italienne. Chez le Pérugin, par exemple,
le Christ entouré d'une vaste auréole est suspendu entre ciel et terre. La
Résurrection italienne a un caractère surnaturel; on sent que Jésus-Christ est
devenu un corps glorieux, qu'il échappe aux lois de la pesanteur. Chez nous
la scène est plus réelle, plus pesante. Cet aspect un peu prosaïque de nos
^ Le drame liturgique a eu sur l'art, dès le xn'' siècle, une profonde influence. C'est ce que j'ai essayé de mon-
trer dans la Revue de l'art ancien et moderne, 1907.
L'ART ET LE THEATRE RELIGIEUX
53
Résurrections s'explique : c'est avec cette simplicité que Jésus-Christ ressuscitait
au théâtre.
C'est le théâtre encore qui a fait perdre a la scène de l'Ascension son
antique noblesse. Jadis Jésus-Christ, en présence de la Vierge et des apôtres,
s'élevait majestueusement au ciel debout dans une auréole. Des anges l'entou-
raient'. A partir du xiv" siècle, les artistes, au lieu de nous montrer le Christ
tout entier, ne nous laissent voir que ses pieds et
le bas de sa robe. Le reste du corps est censé se
perdre dans le ciel. Les ivoires et les miniatures
nous offrent sans cesse l'Ascension sous cet aspect
nouveau (fig. 19).
Cette bizarre image n'est que la traduction
plastique d'un jeu de scène. Nous lisons en
effet dans le manuscrit du Mystère de la Résurrec-
tion ^ qu'au moment de l'Ascension un engin doit
saisir Jésus à la taille, puis l'enlever au moyen
de cordes qui doivent être cachées par des toiles,
(( en m.anière de nue». Et la rubrique ajoute cette
phrase si intéressante pour nous : « Et le doit-on voir
les jambes par-dessous l'engin. » Ainsi, Jésus, soulevé par l'engin, disparaissait
dans la partie haute du théâtre, et, pendant quelques instants, la Vierge et les
apôtres ne voyaient que le bas de sa robe et ses pieds. Telles sont exactement
les Ascensions peintes ou sculptées de la fin du moyen âge. C'est donc presque
toujours le théâtre qu'il faut accuser de ce réalisme un peu terre à terre qui
nous choque parfois dans l'iconographie du xv" siècle ^ .
Fig. 19. — Ascension.
Bréviaire de Belleville
(B. N. latin io/|83 f° 2o3).
' Vitrail du chevet de la cathédrale de Poitiers.
- B. N. franc. 972. Cette rubrique a été signalée par M. Cahen, loc. cit. p. i5!\.
^ L'influence du théâtre est manifeste encore dans la scène de la Descente du Saint-Esprit. A partir du xv" siècle,
en effet, au lieu de voir, comme autrefois, de longs fils qui vont du bec de la colombe à la tête des apôtres, on
voit tomber dans le cénacle une pluie de flammes (vitrail de Saint-Saens (Seine-Inférieure), Heures de Pigouchet).
Or si nous consultons le Mystère de la Résurrection attribué à Jean Michel, nous y lisons, au moment de la Des-
cente du Saint-Esprit, la rubrique suivante : « Icy doit descendre grant brandon de feu artificiellement fait par eau-
de-vie et doit visiblement descendre sur Nostre dame et sur les femmes et apostres qui alors doivent être assis...
sur chacun d'eux, doit cheoir une langue de feu ardant du dit brandon et seront vingt et un en nombre. » Ces
brandons de feu sont donc des morceaux d'étoupe imbibés d'eau-de-vie qui tombent du haut du théâtre. Tel est
l'aspect des langues de feu dans les œuvres d'art de la fin du moyen âge. On remarquera que la rubrique du Mys-
tère nous signale, outre la Vierge et les apôtres, <( des femmes », qui sont les saintes Femmes. Elles ne figuraient
54 L'ART RELIGIEUX
V
Mais il faut aller encore plus avant. Les artistes ne doivent pas seulement
aux Mystères des agencements nouveaux qui renouvellent de fond en comble la
vieille iconographie, — ils leur empruntent jusqu'au costume de leurs person-
nages .
Quand on étudie les miniatures du xw' siècle, on est tout étonné de voir,
vers i38o, le costume des anges se modifier soudain. Ils ne portent plus la
longue robe blanche du xin" siècle, cette belle tunique décente, qui n'est d'au-
cun pays, d aucun temps, mais qui semble le vêtement même de la vie éter-
nelle. Ils disparaissent maintenant sous de lourdes chapes aux couleurs écla-
tantes, que ferme une agrafe d'orfèvrerie. Un mince cercle d'or serre parfois
leurs cheveux blonds. On dirait de jeunes acolytes servant une messe sans fin.
Qui ne connaît les anges musiciens de van Eyck, ces clercs adolescents qui
donnent uq concert dans le ciel '? Tels apparaissent déjà les anges, cinquante ans
avant le retable de Gand, dans les manuscrits du duc de Berry". C'est que tels
ils apparaissent dans les Mystères dès le xiv" siècle. — J'en puis donner
une preuve, sinon pour le xiv" siècle^ au moins pour le xx". Dans les Heures
d'Etienne Chevalier, Fouquet a eu, on le sait, l'heureuse idée de représenter
un théâtre ^ Le martyre de sainte Apolline, tel qu il l'a conçu, est un Mystère
qui se joue devant nous. On se croirait à Tours, un jour de fête. Les écha-
fauds sont dressés et portent le ciel, la terre et l'enfer. Spectateurs, musiciens
diables, tyran, bouffon, chacun est à son poste. Pendant que les bourreaux
torturent sainte Apolline, les anges, assis dans le paradis, regardent de loin.
Ces anges sont, il est vrai, fort petits, mais il en est un que l'on distingue par-
faitement. Or, il a justement un costume d'enfant de chœur.
jamais autrefois dans cette scène. Elles s'y introduisent sous l'influence des Mystères : on les verra dans la gravure
des Heures de Pigouchet. Ce n'est pas tout. Les auteurs des Mystères font assister à la scène de la Descente du Saint-
Esprit, non seujennent les apôtres, la Vierge et les saintes Femmes, mais encore des disciples. Il y a si person-
nages dans le Mystère de la Résurrection, il y en a 25 ou 26 dans la Passion de Greban ; or 25 personnages entou-
rent la Vierge dans les Heures d'Anne de Bretagne, à la page où Bourdichon a représenté la Pentecôte.
* Volets du retable de Saint-Bavon, aujourd'hui au musée de Berlin.
2 B. N., ms. latin 8886 (vers i38o peut-être), f° 408.
' C'est là, pour le dire en passant, une preuve nouvelle de la place que tenait le théâtre dans l'imagination des
artistes du xv' siècle.
L'ART ET LE THEATRE RELIGIEUX b5
On peut donc tenir pour certain que tel était, au xv° siècle, le costume des
anges dans les Mystères. Ce qui est vrai du xv° siècle doit l'être, k plus forte
raison, du xiv\ Car ce vêtement ecclésiastique doit dater d'un temps oi^i les
représentations dramatiques restaient encore un peu l'affaire du clergé. L'évêque,
les chanoines, pour donner plus de magnificence k la fête, prêtaient volontiers
quelques beaux ornements du trésor, une chape, un fermoir orné de pierreries ' .
C'est ainsi qu'a dû naître l'idée naïve de costumer les anges en acolytes.
Rien ne devait sembler assez beau quand il s'agissait de Dieu lui-même.
Comment un pauvre acteur donnerait-il l'idée de la puissance infinie ? Il n'y
avait qu'un moyen de lui prêter quelque majesté, c'était d'accumuler sur sa
tête les emblèmes de la souveraineté humaine : couronnes k un, k deux, k trois
étages. Il apparaissait donc assis sur les tréteaux du Paradis, tantôt avec la cou-
ronne fermée des empereurs, tantôt avec la tiare des papes. La tiare devait être
encore plus fréquente que la couronne, car, dès la fin du règne de Charles Y,
nous voyons les artistes représenter Dieu de préférence sous la figure d'un pape^
Jusque-lk, limage de Dieu gardait la simplicité du xnr siècle. Assis sur un siège
sans dossier, tête nue, vêtu d'une simple tunique, il bénissait de la main
droite ^ On se sentait en présence d un type idéal qui ne devait rien k la réalité.
— Tout change vers la fin du xiv" siècle, quand les peintres se mettent k
rendre ce qu'ils ont sous les yeux. Ainsi est né le Dieu-pape ou le Dieu-empereur
du xv" siècle, grave figure dont van Eyck a donné le plus parfait modèle. Son
Dieu, éblouissant d'orfèvrerie, porte k la fois la tiare k bandelettes des papes,
et le sceptre de cristal et d'or des empereurs \
D'autres particularités de costume s'expliquent également par les usages
du théâtre.
Rien n'est plus surprenant, pour qui étudie les vitraux de la fin du xv" siècle
et ceux du xvi'', que de voir Jésus-Christ, pendant sa vie terrestre, toujours vêtu
' En 1/176, quand on joua à Rouen le Mystère de saint Romain, le chapiireprclapour la représentation une crosse
épiscopale, des ornements d'église, et des tuniques pour deux enfants qui jouaient des rôles d'anges (Mystère de
l'Incarnation, publié par Le Verdier, Rouen, 1886, p. LU). En lôig, le chapitre de Saint-Junien, à Limoges, prêta
tous les ornements qu'il avait pour la représentation du Mystère de la Sainte Hostie (Bullel. du Comité des travaux
histor., section d'hist. et de philologie, 1898). C'était évidemment une habitude, et une habitude qui devait remonter
assez haut.
^ On voit Dieu avec la triple tiare dans une Cite' de Dieu enluminée pour Charles V, de 1871 à 1875 : B N.,
ms. franc. 22918, f° 4o8 v° ; c'est l'exemple le plus ancien que je connaisse.
^ Il se présente ainsi dans tous les missels (en face la Crucifixion), jusqu'aux environs de i38o.
* Volet du retable de Saint-Bavon, au musée de Berlin.
56 L'ART RELIGIEUX
d'une tunique violette et, après sa résurrection, toujours drapé dans un manteau
du rouge le plus éclatant. Il en est ainsi d'un bout de la France a l'autre. La
surprise augmente quand, en feuilletant les manuscrits illustrés, on surprend
chez les miniaturistes les mêmes habitudes. Comment expliquer un tel accord?
On ne peut pas, comme en plein moyen âge, parler de formules hiératiques
imposées par un clergé. Il reste à invoquer les traditions des Mystères, qui se
jouaient dans toutes les villes avec mêmes costumes et mêmes décors. Il y a,
à la Bibliothèque Nationale, un précieux mianuscrit qui contient le texte d'un
Mystère joué au xvi° siècle à Valenciennes'. Ce manuscrit a été illustré par le
peintre Hubert Caillaux, qui, comme nous l'avons dit plus haut, avait brossé
les décors et surveillé la mise en scène du drame. Les épisodes de la vie de
Jésus-Christ qui décorent le livre comportent assurément quelque fantaisie ; ils
doivent cependant, plus d'une fois, donner une idée assez exacte de la repré-
sentation. Or il est très remarquable que, dans les miniatures de Caillaux, Jésus
porte la robe violette pendant sa vie et le manteau rouge après sa résurrection.
Dès la fin du xiv" siècle, une particularité curieuse caractérise la Transfigu-
ration. Jésus est, comme le veut l'Evangile, vêtu de blanc. Mais, pour expri-
mer que son corps rayonne d'une lumière surnaturelle, nos artistes peignent
le visage du Christ d'une couleur jaune d'or. Ce détail naïf se rencontre assez
fréquemment dans les vitraux du xv° et du xvi° siècle". H y a encore là un
souvenir des Mystères. Au théâtre, en effet, pour donner cette impression
d'éblouissante lumière, l'acteur qui jouait le rôle Jésus-Christ dans la scène de
la Transfiguration avait la figure peinte en jaune d'or. Certaines indications
précises ne permettent pas d en douter. On lit, en effet, dans la Passion de
Greban : « Icy doivent être les habits de Jésus blancs et sa face resplendissante
comme d'or. » Texte qui peut ne pas paraître très significatif, mais qu'éclaire
cette rubrique de la Passion de Jean Michel : « Icy entre Jésus dedans
la montagne pour soy vestir d'une robe la plus blanche que faire se pourra,
et une face et les mains toutes d'or bruny... »
C'est de la même façon que j'explique plusieurs traditions analogues qui,
autrement, demeureraient des énigmes. Il n'est personne qui n'ait remarqué
qu'à partir du xv" siècle la Vierge, a toujours de beaux cheveux blonds étalés
' Ms. franc. i2536.
■2 Qu'il me suffise de citer, pour le xve siècle, le vitrail de l'église de la Madeleine à Verneuil, et, pour le xvi«, le
vitrail de Saint-Alpin à Ghâlons-sur-Marne.
L'ART ET LE THEATRE RELIGIEUX 67
sur un manteau bleu. Nos miniatures, nos verrières, en offrent mille exemples.
Le bleu limpide du costume et l'or des cheveux font, dans les vitraux, une
harmonie charmante. Ces couleurs célestes conviennent à la jeunesse de la
Vierge. Mais, lorsqu'arrivent les années et les épreuves, son costume change.
Le bleu de son manteau semble presque noir. Ses cheveux disparaissent sous
une coiffe de béguine qu'un pan du manteau recouvre. Debout au pied de la
croix, elle ressemble à une veuve ou à une religieuse. Un pareil costume est
un chef-d'œuvre de convenance. Il a été trouvé le jour où il fallut montrer la
Vierge vivante et agissante devant des spectateurs.
Beaucoup de petites singularités s'expliquent de même. Les costumes
extraordinaires dont les artistes du xv" siècle revêtent les Prophètes sont des
costumes de théâtre. Jérémie, Ezéchiel, qui, au xiv' siècle, ne portent encore
qu'une simple tunique et le petit bonnet des Juifs', sont maintenant coiffés de
hauts chapeaux aux bords retroussés d'où pendent des chaînes de perles. Ils
ont de riches fourrures, des ceintures d'orfèvrerie, des bourses à glands. Un
si bizarre accoutrement, qui échappe en partie aux lois de la mode, n'a pu être
imaginé que pour un défilé solennel, pour une « montre ». On y sent le désir
d'étonner l'imagination et de la dépayser. Ces vieillards magnifiques devaient
éveiller l'idée d'une mystérieuse antiquité.
C'est sous cet aspect que les Prophètes apparaissent dans nos manuscrits^
et, bientôt, au Puits de Moïse, à Dijon^ Au connmencement du xvi" siècle, ils étalent
aux vitraux d'Auch une magnificence royale, qui faitpenserau luxe presque fabuleux
du fameux Mj^^ère de Bourges. En Italie, les Prophètes se présentaient sous le
' Fresque d'une des coupoles de la cathédrale deCaliors (xiv° siècle).
2 R. N., ms. franc. lôSgi, f° 3i2 y\ f 333, f 4o4 >° (fin du xiv'' siècle).
3 II me paraît presque certain que le Puits de Moïse est, comme l'a pensé M. Roy (Rei>. Bourguign.
de Venseign sup.. Tome XIV, p. 436) la traduction en pierre d'un Mystère. On jouait à la fin du moyen âge une
pièce singulière qui s'appelle le Jugement de Jésus. On y voit, entre autres choses, la Vierge plaidant la cause de son
fils devant les juges de la Loi écrite qui sont les Prophètes. Elle espère leur arracher une sentence favorable. Mais
les juges prononcent à tour de rôle des versets inexorables empruntés à leurs livres. Chacun d'eux répond que, pour
sauver les hommes, Jésus doit mourir. Zacharie dit: Appenderunt morcedem meam triginta argenteos. David dit:
Foderunt manus meas et pedes meos, numerarunt ossa. Moïse dit : Immolabit agnum multitudo filiorum Israël ad
vesperam, etc. — Or il se trouve que ces textes sont précisément ceux que les prophètes de Dijon nous présentent sur
leurs phylactères. Rien que la concordance ne soit pas absolument parfaite (le Salomon du Mystère ne figure pas
à Dijon) et bien que plusieurs des textes prophétiques de Dijon fussent consacrés (on en retrouve deux dans
la Crucifixion de Fra Angelico au cloître de Saint-Marc) — il y a dans ce groupement de six prophètes qu'on ne
voit réunis que dans ce Mystère, et dans cette concordance des six textes, une vraisemblance qui approche fort
de la certitude. Ce résultat est très important; on comprendra mieux, désormais, la physionomie grave, triste ou
implacable de ces prophètes qui sont des juges (voir Kleinclausz, Claus Sluter).
58
L'ART RELIGIEUX
même aspect, comme en témoignent les fresques du Pérugin au Cambio de Pérouse
et les gravures attribuées à Baccio Baldini. Aussi la sublime simplicité des dra-
peries où s'enveloppent les Prophètes de Michel-Ange à la chapelle Sixtine
étonnait-elle le pape. Il y eût voulu un peu d'or. On sait que Michel-Ange
lui répondit : « Saint-Père, c'étaient des hommes
simples, et qui faisaient peu de cas des biens de
ce monde. »
D'autres costumes ont la même origine. Au
xv° siècle, dans les scènes de la Passion, les
soldats romains portent l'armure de la fin du
moyen âge. L'art suit les progrès du costume
militaire, et, dans les retables du xvi" siècle, on
voit, au pied delà croix, des soudards empanachés,
pareils aux Suisses de Marignan. Les Mystères
donnaient aux artistes l'exemple de ces anachro-
nismes. Dans le Mystère d'Arras, le Romain Dia-
gonus annonce qu'il va endosser « son lacis et
prendre sa brigandine ». « Il ne me faut que
ma hunette (chapeau de fer) », dit un autre. —
Mais rien n'est plus curieux que de voir saint
Michel lui-même revêtir l'armure militaire du
temps. L'archange, qui, au xiv" siècle, dans un
vitrail dEvreux', s'appuie sur un bouclier, mais
porte encore la longue robe du xni'' siècle, se
montre tout d'un coup, dans un missel du duc de
Berry (vers 1 38o ou i Sgo), en costume de chevalier ' ; au xv" siècle, on ne représente
guère autrement le bon champion de la France contre l'Angleterre. Il dut appa-
raître à Jeanne d'Arc avec l'armure de plate et le casque à visière qui se
portaient aux environs de i/i3o. L'archange guerrier est désormais vêtu en soldat
(fig. 20). Lui aussi, d'ailleurs, suivra la mode, et, dans les Heures d'Anne de
Bretagne, il portera une armure d'or damasquinée assez semblable aux armures
Fig. 20. — Saint Michel en chevalier.
Rouilly-Sainl-Loup (Aube).
* Vitrail du chœur.
2 B. N., ms. latin 888(5, f° 45i. Cependant pendant plusieurs années encore la vieille tradition persiste; ex.: B.
N., ms. franc. Ao4 {Légende dorée de 1/404), f°3i6: saint Michel combat avec une robe d'ange; Arsenal, 622 (Missel de
Paris de 1^26), f° 297 v° : saint Michel a encore une robe d'ange, mais c'est un des derniers exemples; à partir de
i44o, saint Michel est presque toujours en chevalier : Arsenal, 621 (Missel enluminé entre i439 et i447), f° 436.
L'ART ET LE THÉÂTRE RELIGIEUX
59
des guerres d'Italie'. — C'est certainement dans les Mystères qu'on vit pour
la première fois l'archange chevalier revêtu d'une cuirasse. Les poètes dra-
matiques, en efiPet, qui prennent les choses de haut, commencent souvent le
drame de la Rédemption par la lutte des bons et des mauvais anges. Saint
Michel est, dans la bataille, le champion de Dieu, et c'est lui qui précipite Satan
en enfer". 11 est probable que l'archange, pour ce duel, fut transformé en sol-
dat (fig. 21). Nous avons, d'ailleurs, la
preuve que saint Michel apparaissait au
théâtre en chevalier. La miniature de Fou-
quet, qui représente les tréteaux d'un
Mystère, nous laisse deviner, sur les gra-
dins du Paradis, un ange qui porte l'ar-
mure et qui ne peut être que saint Michel.
Donnons encore un exemple curieux
de l'influence du théâtre. On voit, dans
les scènes qui suivent la Passion, deux
personnages dont l'aspect est très digne
de remarque : c'est Nicodème et Joseph
d'Arimathie. Vêtus tous les deux de belles
et bonnes étoffes, ils sont l'incarnation
de la riche bourgeoisie du xv° siècle.
Mais, tandis que l'un porte une longue
barbe, l'autre est soigneusement rasé ; et
il n'est pas seulement glabre, il est presque
toujours, en même temps, chauve. Si l'on
veut se donner la peine d'étudier avec atten-
tion les Descentes de croix et les Mises au tombeau des vieux maîtres flamands ou alle-
mands, on aura l'étonnement d'y observer sans cesse cette particularité. On la
rencontrera chez Rogier van der Weyden au commencement du xv'' siècle, et on
l'observera encore chez Heemskerke et van Orley au milieu du xvi°\ Les sculpteurs
ig. 31. — Saint Michel en chevalier combattant
contre les mauvais anges.
Heures à l'usage de Rome de Jean du Pré {i/|88).
* L'armure du saint Michel deBourdichon a cependant quelque chose d'irréel. On sentquec'est une armure de théâtre.
2 Gréban.
^ Voici quelques exemples qu'il serait facile de multiplier : Rogier van der Weyden, Descente de Croix, à
Madrid; « maître de Flémalle n. Descente de Croix, à Liverpool; Van der Meire, Mise au tombeau, à Anvers ;
Petrus Christus, Déposition de Croix, à Bruxelles ; école de Rogier van der Weyden, Descente de Croix, à la Haye ;
Mabuse, Mise au tombeau, dessin de l'Albertina à Vienne; Quinten Massys, Mise au tombeau, à Anvers; <.< maître do
6o L'ART RELIGIEUX
sont aussi fidèles que les peintres à cette pratique, comme le prouvent les
retables sculptés, originaires d'Anvers.
Chose curieuse : les artistes français, qui ont connu aussi cette tradition,
la respectent peu. Dans nos Saints Sépulcres, on voit presque toujours deux
vieillards à longue barbe. Néanmoins, il y a des exceptions célèbres. Le Saint-
Sépulcre de Solesmes nous montre, comme chacun sait, un Nicodème barbu,
et un Joseph d'Arimathie rasé. Il en est de même dans un vitrail d'Evreux du
xv° siècle consacré à la Descente de Croix'. Ici l'un des deux hommes est à la
fois chauve et imberbe.
Qu'en conclure ? Sinon qu'au xV siècle, dans les Mystères, les acteurs
chargés de représenter Nicodème et Joseph d Arimathie observaient une tradition.
Cette tradition n'a jamais varié en Flandre et en Allemagne. En France, les
acteurs ont dû user d'une liberté plus grande, qui se retrouve dans l'art.
VI
Ce ne sont pas seulement des costumes, ce sont des décors, des accessoires
que les artistes ont empruntés à la mise en scène théâtrale.
Dans l'art du moyen âge, le lieu de l'Annonciation resta longtemps indéter-
miné. Dès la fin du xiv° siècle, l'usage s'introduisit de représenter la Vierge en
méditation dans une sorte de petit oratoire domestique. Agenouillée devant un
pupitre, elle lit dans un beau livre d'Heures enluminé, au moment où l'ange
paraît devant elle. Or, les Mystères nous donnent justement sur ce point les
indications les plus précises. Dans le Mystère de Rouen, il est dit que Marie
(( entre en son oratoire pour prier Dieu ». Et Gréban, plus explicite encore, fait
dire à la Vierge avant l'Annonciation :
Voicy chambrette belle et gente
Pour Dieu mon créateur servir,
Et pour sa grâce desservir.
Je voudray lire mon psaultier,
Psaume après autre tout entier^.
la Vie de Marie », Déposition, de Croix, au musée de Cologne ; Schiihleln, Mise au tombeau, aile du retable de
Tiefenbronn ; école de Schongauer, Mise au tombeau, au musée de Colmar; Holbeln le vieux, Mise au tombeau,
à Donaueschingen ; Adam KralTt, Mise au tombeau, à Nuremberg; Israël van Meclieln, Descente de Croix, gravure ;
Ursus Graf, Mise au tombeau, gravure; Walter von Assen, Mise au tombeau, gravure.
' Vitrail de la chapelle de la Vierge, xv° siècle. Citons aussi un tableau du Louvre (salle des Primitifs français).
2 Gréban, v. 343i et suiv.
L'ART ET LE THÉÂTRE RELIGIEUX
Voilà pourquoi les maîtres du xv° siècle placent l'Annonciation dans le décor
d'une petite cellulle de béguine, où le vieux buffet brille doucement, où reluit
le lustre de cuivre. Parfois la petite chambre se transforme en chapelle. Fou-
quet, convaincu que l'oratoire de la Vierge avait dû égaler en beauté celui de
Phot. Giraudon.
Fig. 22.
Arrestation de Jésus-Glirist avi Jardin des Oliviers.
Miniature de Jean Fouquet (Chantilly).
nos rois, donne à l'Annonciation le cadre charmant de la Sainte-Chapelle du
Palais \
Dans la scène de la Nativité, nous avons déjà signalé la clôture tressée qui
protège la crèche. Mais, en outre, il me paraît évident que le toit léger porté
par quatre poteaux, qui, dès le xiv° siècle, abrite la Sainte Famille, est un décor
de théâtre.
' Heures d'Etienne Chevalier. La Sainte-Chapelle n'est pas reproduite avec une exactitude parfaite. On pourrait
même supposer cju'il s'agit de la Sainte-Chapelle de Bourges. — La Vierge apparaît assise dans une chambre et
lisant devant un pupitre dès i36o ou i365 dans le Bréviaire de Charles V, (° 352. Au commencement du xv' siècle,
on la voit dans une église, B. N., ms. lat. 9473, f° 17 et lat. i3264- f° 5o v".
62 L'ART RELIGIEUX
Un autre détail mérite encore d'attirer l'attention. Dès les premières années
du xv" siècle, il est rare que saint Joseph, au moment oii il s'agenouille
devant le nouveau-né, ne tienne à la main une chandelle. Presque toujours il
fait le geste de protéger la flamme contre le vent, à moins qu'il n'ait pris la
précaution d'enfermer la chandelle dans une lanterne. Rien n'est plus étonnant,
une fois qu on a remarqué ce détail, de le rencontrer toujours le miême, dans
un vitrail normand de Verneuil, dans un triptyque flamand de Rogier van der
Wejden(flg. /i), dans un tableau allemand de Berlin, dans mille autres œuvres
dispersées à travers toute l'Europe. Au temps où je n'avais pas encore songé à
expliquer 1 iconographie du xv" siècle parles Mystères, j'étais fort surpris d'une
telle unanimité, dont je ne savais comment rendre raison. Au fond, rien n'est
plus simple. Il était certainement de tradition, au théâtre, de représenter saint
Joseph une chandelle à la main, au moment de la Nativité '. C était une façon naïve
de faire entendre que la scène se passait la nuit. La ressemblance des œuvres
d'art prouve que ce petit détail n'était omis nulle part et que la mise en scène
des Mystères était partout la même.
La prière de Jésus au Jardin des Oliviers, puis son arrestation, off'rent dans
l'art quelques particularités curieuses. Les artistes ont conçu ce jardin comme un
verger rustique de la Touraine ou de la Normandie. Il est clos d'une palissade
et s'ouvre par un portail surmonté parfois d'un auvent. Au xv" siècle, et jusqu'à
une époque avancée du xvi% j'ai rarement vu ce détail omis (fig. 22). Bourdi-
chon y est aussi fidèle que les plus humbles miniaturistes. Or, Hubert Cail-
laux, dans le dessin qu'il a tracé du Jardin des Oliviers pour illustrer le Mystère
de Valenciennes , n'oublie ni la palissade, ni le portail. On en peut donc conclure
que c'était là un décor traditionnel. — Près de Jésus qui prie, les artistes repré-
sentent trois apôtres endormis. Ce sont saint Pierre, saint Jacques et saint Jean,
que le Maître voulut avoir près de lui. Presque toujours saint Pierre, tout en
dormant, serre sur sa poitrine une épée. On remarquera ce détail dans les
vitraux de Rouen, dans les gravures d'Albert Durer ^ au dossier du siège épis-
copal de Burgos. Un accord si remarquable s explique comme d'ordinaire. Et
en effet, dans la Passion d'Arras, on voit saint Pierre, avant de se rendre au
Jardin des Oliviers, entrer chez un fourbisseur pour y acheter une épée.
' Les textes que nous connaissons sont muets; mais les textes ne disent pas tout.
^ L'Allemagne pourrait nous offrir de nombreux exemples de cette particularité, car l'agonie de Jésus Christ au
Jardin des Oliviers y avait pris une signification funéraire. Elle était sans cesse représentée sur les pierres tombales
et dans les cimetières.
L'ART ET LE THÉÂTRE RELIGIEUX
63
Enfin, quand les soldats mettent la main sur Jésus-Christ et que saint
Pierre coupe l'oreille de Malchus, les artistes n'oubhent jamais de placer près
de Malchus renversé une lanterne. On ne remarque rien de tel dans la première
partie du xiv" siècle, mais on voit déjà la lanterne dans le Parement d'autel de
Charles V, au Louvre. Dès lors, et jusqu'au milieu du xvf siècle, il est très
rare que ce petit détail fasse dé-
faut dans la Scène du Jardin des
Oliviers'. On peut donc tenir
pour certain qu'au théâtre il était
de tradition de donner une lan-
terne à Malchus. Et ce qui le
prouve bien, c'est que c'est juste-
ment lui qui va en demander une
à la vieille Hédroit dans la Passion
de Jean Michel.
Au xni" siècle, quand Jésus
apparaît à la Madeleine, après sa
résurrection, il porte généralement
la croix triomphale où flotte l'ori-
flamme. Au xv" siècle, et plus
souvent encore au xvi°, il s'appuie
sur une bêche. Le plus ancien
Christ à la bêche que l'on puisse citer est celui de Notre-Dame de Paris.
Cette figure, d'une noblesse antique, est l'œuvre de maître Jean Le Bou-
teiller, qui termina cette partie de la clôture du chœur en i35i (fig. 23). Les
artistes semblent apprendre alors pour la première fois que Jésus apparut à la
Madeleine sous la figure d'un jardinier. Ils l'apprirent, en effet, par les Mys-
tères, oïl ce réalisme était de tradition. Gréban donne, en effet, cette indication
scénique : « Icy vient Jésus par derrière en forme d'un jardinier. » Jean Michel
dit pareillement que Jésus doit apparaître à Madeleine « en estât de jardi-
nier ». C est dire qu'il devait aA^oir la bêche à la main; peut-être même portait-il
déjà le grand chapeau de paille que les artistes du xvi° siècle aiment à lui donner '\
' On le voit encore chez Le Petit Bernard, graveur du milieu du xyi'^ siècle, qui subit pourtant l'influence
italienne de Fontainebleau.
- Exemple : vitrail de Serquigny (Eure), xvi"^ s.; en Allemagne, les gravures d'Albert Durer.
Phot. Alinaii.
Fig. 23. — Le Christ apparaissant à Madeleine.
Clôture du chœur de Notre-Dame de Paris (xive siècle).
64
L'ART RELIGIEUX
Ce n'est pas seulement dans les scènes de la vie de Jésus-Christ que des
détails de ce genre se remarquent ; c'est aussi dans celles qui sont consacrées à
saint Jean-Baptiste et à la Vierge.
Il y a dans la prédication de saint Jean-Baptiste, telle que la conçoivent
les artistes du xv'' et du xvf siècle, une curieuse petite particularité. Le saint
parle aux Juifs du haut d'un
tertre de gazon; et, devant lui,
une branche d'arbre coupée,
posée horizontalement sur deux
piquets, figure une espèce de
chaire rustique.
Jamais cette sorte de tribune
improvisée ne fait défaut dans
les œuvres d'art '. Qu'il me
suffise de citer le beau vitrail
de Saint-Vincent de Rouen, œu-
vre probable d'un des Le Prince.
Saint Jean-Baptiste parle, appuyé
à la barre de bois, et la nature
entière fait silence pour l'écou-
ter. Un beau cerf est au premier
rang de ses auditeurs ^ Des ar-
tistes qu on croit affranchis du
passé, comme Germain Pilon,
demeurent encore fidèles à la tradition ^ — Que ce soit là un legs des
Mystères, il n'y a pas à en douter. Le manuscrit du Mystère de Valenciennes,
illustré par Hubert Caillaux, nous en donne la preuve. La miniature consacrée
à la prédication de saint Jean-Baptiste nous le montre, en effet, séparé de ses
auditeurs par la barrière de bois traditionnelle \ Il est certain que l'artiste a repro-
duit exactement un détail de mise en scène qu'il avait eu sous les yeux'.
' On la trouve dès le xv° siècle : B. N., ms. latin 1292, f° 9.
2 Le vitrail de Rouen a été copié, au xvi' siècle, à Pont-Audemer, mais la copie ne vaut pas l'original.
^ Panneau de la chaire des Grands-Augustins, au Louvre. Nous reproduisons (fig. 24) un bas relief du xvi" siècle
qui orne la cheminée d'une maison d'Orléans.
'• Franc. 12 536, i" 77 v°.
5 Dans le Mislbre de la Conception et Nativité de la Vierge, imprimé pour Jean Petit par Geoffroy Marnef et
Fig. 24. — Prédication de saint Jean-Baptiste.
Bas relief décorant une cheminée du xvi" siècle. (Orléans)
LART ET LE THEATRE RELIGIEUX. 65
Je serai tout aussi af'iiriuatif (quoique la preuve ici fasse défaut), s'il s agit
tle rendre raison des accessoires ([ui se remarquent dans les tableaux, vitraux,
bas-reliefs, consacrés à la mort de la Vierge. 11 y a à Pont-Audemer un vitrail
de la première partie du xvi' siècle, où ce sujet est représenté avec une noblesse
de dessin et une magniticence de couleur sans égale. La Vierge est coucbée dans
un grand lit qui se présente de face. Autour d elle, les apôtres assemblés
récitent les prières des agonisants. Saint Pierre, le goupillon k la main, répand
de leau bénite sur la mourante, et saint Jean lui met dans la main un cierge
allumé. Un apôtre tient une croix et un autre souffle sur la braise d un encen-
soir. Or, vers la même époque, et fort loin de la Normandie, un maître hollan-
dais, Jean Joest, peignait pour léglise Saint-Nicolas, à Calcar, la même scène
avec des traits identiques. Là aussi, c est saint Jean qui met le cierge dans la
main de la Vierge, et saint Pierre qui tient le goupillon; dans un coin du
tableau, un apôtre souffle sur un encensoir. D'autre part, en Allemagne, un
maître anonyme, qu'on désigne sous le nom de « Maître de la Morl de Marie »,
peignait a Cologne, aux environs de i5i5, un retable oi!i la mort de la Vierge
est conçue de la même manière ' : cierge allumé, goupillon, bénitier, encensoir
sur lequel on souffle, tout s y trouve "• — Les sculpteurs reproduisaient a\ec
fidélité les mêmes formules. L artiste qui sculpta la mort de la Vierge à la
Trinité de Fécamp n'a oublié ni lapôtre qui souflle sur lencensoir, ni le saint
Pierre, revêtu de la chasuble, qui récite les prières, le goupillon k la inain'.
Aoilk un thème singulièrement réaliste, qui demeure inconnu k lart
jusqu aux dernières années du xiv' siècle. Les livres d Heures du duc de Berry.
si riches en idées nouvelles, ne nous l'offrent pas. Mais je le vois apparaître
dans un dessin célèbre du musée du Louvre qui est certainement contemporain
du duc de Berry (hg. 2b f.
Michel Le \oir, cl illublré de gravures sur bois, ou voit sainl Jeaii-Baplible prècliant ilu haut de la tribune rustique
(jue nous a\ons décrite.
' Musée de Cologne. Il y a une autre Morl de lu 1 icrcjc du nièuic artiste à la Piuacotbèquc de Munich ; elle est
presque identique.
- Beaucoup d'autres exemples pourraient être cités: un tableau de l'école de Bourgogne (vers i48o)au musée de
Lyon; un panneau du retable de Sanot-Wolfgang (Haute-Autriche), par Michel Pacher (i48i) ; une gravure de
Martin Schongauer; une page du Bréviaire Grimani, et une foule de livres d'Heures.
■* 11 ne manque que le cierge aux mains de la Vierge, mais la sculpture s'accommodait mal de ce détail.
^ Les miniaturistes, d'ailleurs, ne tardèrent pas à adopter ce thème. Je le rencontre dès i433 dans le bréviaire
du duc de Bedibrd fB. N., ms. latin i-.aij'i f" .V|'i) et dans ini manuscrit de la Mazarine (n" 46cj, f" 77 v°) qui est
de la même époque.
JI A L E . — T . I I . (^^
66 L'ART RELIGIEUX
D'où peut venir cette mise en scène nouvelle, si universellement acceptée,
sinon des Mystères ?
Il n'est pas jusqu'aux: scènes de lAncien Testament où ne se remarquent
des particularités qu'expliquent parfaitement les Mystères. Dans les livres
d Heures, on voit généralement, en tête des Psaumes de la Pénitence, une
miniature représentant David à genoux demandant pardon à Dieu de ses fautes.
Vers la fin du xv" siècle, le grand enlumineur Bourdichon mit k cette place,
non plus la pénitence de David, mais son péché'. Le spectacle est, k coup sûr,
moins édifiant. On voit donc Bethsabée, toute nue, plongée jusqu'aux hanches
dans une fontaine d'azur qui reflète le ciel. Ses cheveux blonds, où il y a des
étincelles d'or, ruissellent sur ses épaules. Deux suivantes s'empressent autour
d'elle. L'une lui présente un miroir, l'autre tient un peigne, ou porte une
corbeille pleine de bijoux et de fleurs. Du haut d'un balcon, le roi David
admire.
Si l'on veut se reporter au Mistère du Viel Testament, on trouvera l'original
de ce tableau. Pendant que David regarde d'une fenêtre de son palais, Beth-
sabée se baigne dans la fontaine ; une des suivantes lui présente un miroir en
disant :
C'est merveille
De vous voir : onc rose vermeille
N'eut la couleur que vous avez.
Une autre peigne ses beaux cheveux. Ses fleurs, ses bijoux sont préparés;
car on a
Mis à part ses mirelifiques
Senteurs, bouquets, bagues, affiques.
Le Mystère fut sans doute joué k Tours, et Bourdichon, dont l'aimable
imagination était si facilement émue par la beauté, a été charmé du spectacle.
Une étude attentive de nos miniatures et de nos vitraux pourra révéler
d autres imitations. Les vies des saints nous offriront, bientôt, plus d'un exemple
de ces emprunts.
Mais, ceux que nous avons donnés peuvent suffire k établir notre thèse.
' Je trouve ce motif dans un admirable livre d'Heures enluminé par Bourdichon (collection du baron Gustave
de Rothschild), puis dans une série, de manuscrits qui ont été enluminés par ses élèves. Ce modl passa de là dans
les livres d'Heures imprimés k Paris, qui ont les rapports les plus étroits avec l'école de Tours. — Le bain de
Bethsabée avait été représenté assez longtemps avant Bourdichon, mais sans grâce. Voir B. N. lat. 1 1")8 i" 102. G est
un livre d'Heures des environs de i43o.
Fig. 25. — La Mort de la Vierge.
Dessin sur parchemin (Musée du Louvre)
08 L'ART RELIGIEUX
VI
On a lîeaucoup écrit sur les Mystères. On a longuement disserté sur l'art
des poètes dramatiques, sur leur style, sur leur versification, — toutes choses
de peu de prix. On a tout dit des Mystères, sauf pourtant l'essentiel. Car,
s ils méritent 1 attention, ce n'est point du tout à cause de leurs qualités litté-
raires : ce sont de pauvres choses que nos drames religieux du xv' siècle. Mais
comment leur être sévère quand on songe qu ils ont inspiré les maîtres les
plus exquis? N est-ce rien d avoir renouvelé des sujets que trois siècles avaient
consacrés, d'avoir (merveille inouïe) enfanté un nouvel art chrétien qui vivra
deux cents ans ? N'est-ce rien d'avoir enseigné à van Eyck, à Fouquot, à
MemHng, à Dtïrer, des groupements, des attitudes, de leur avoir imposé des
costumes et jusqu'à la couleur de ces costumes ?
Cela revient à dire que, dans le théâtre du moyen âge, le tableau vivant
a seul de l'intérêt. C'est là, en effet, que réside tout l'art de nos Mystères. Et
tel firt sans doute le sentiment du public du xv" siècle, — car il me paraît
difficile que les développements métapliysiques de Justice et de Miséricorde ou
le long sermon de saint Jean-Baptiste aient été écoutés avec beaucoup d'atten-
tion. Mais voir Jésus en personne, le voir devant ses yeux vivre, mourir,
ressusciter, voilà ce qui touchait la foule, et jusqu'aux larmes.
Les érudits se sont posé mille questions sur la mise en scène des Mystères,
comme si c'était là un problème difficile à résoudre. Il suffit de regarder. Les
tableaux, les vitraux, les miniatures, les retables nous offrent sans cesse l'image
exacte de ce cpi on voyait au théâtre. Certames œuvres d art sont des copies
plus frappantes encore, car l'action y est simultanée, comme dans les Mystères.
Les tableaux de Memlin^ï consacrés à la Passion et à la vie de la Vierge. —
oii l'on voit dix scènes diflerentes se dérouler sur le même fond de paysage,
où les acteurs du drame se transportent naïvement dune mansion à une autre,
— nous donnent 1 idée la plus exacte d une représentation dramatique.
Si l'on avait un jour la fantaisie de remettre à la scène un Mystère, rien
ne serait plus facile que de costumer et de grouper les acteurs. Et ce serait
pour l'artiste un plaisir rare de voir s'animer les Vierges de Memling. ou les
personnages des Heures d Etienne Chevalier.
L'ART ET LE THEATRE RELICtIEUX f,,,
Mais il ne suffit pas de reconnaître que les Mystères ont proposé à l'art des
agencements nouveaux. Ils ont fait bien plus : ils ont transformé l'art lui-même,
en ont renouvelé l'esprit. Grâce aux Mystères, l'art du xv° siècle s'est attaché
à la réalité plus qu'au symbole. C'en est fait désormais de lart profond du
xm" siècle, oi^i toute forme était le vêtement d'un dogme. Nous voici mainte-
nant en face de l'histoire : Jésus vit et souffre devant nous. L'art des grands
siècles du raioyen âge n'avait voulu voir dans le Christ que sa diA'inité; l'art
du xv" siècle semble découvrir son humanité. Chose incroyalile, et qu'on n a
point encore i^emarquée, le xv'' siècle lui enlève jusqu'à son nimbe. Jésus
ressemble maintenant à l'un de nous. La \ierge, les apôtres, les saints n'ont
plus rien qui les distingue de la foule. Les saintes Femmes ne se recon-
naissent plus qu'à leurs yeux rougis et à leurs larmes. Où les artistes ont-ils
trouvé lexemple d'une telle audace? Au théâtre, évidemment, car il est clair
que les acteurs ne jouaient pas leur rôle la tête entourée d un nimbe.
On s'est émerveillé souvent de voir, au commencement du xv" siècle, l'art
religieux, de symbolique qu'il était, devenir soudain réaliste. On a voulu faire
honneur de cette métamorphose au génie flamand. On a parlé du riche terroir
de la bonne Flandre, des magnifiques entrepôts de Bruges, de l'esprit positif
de ces marchands qui tenaient entre leurs mains le commerce du monde. Plu-
sieurs critiques se sont signalés dans ce genre d'explications qui n expliquent
rien.
Car ce réalisme dont on parle n'est pas du tout propre à la Flandre: il se
montre en même temps dans toute l Europe. \an Eyck n'est pas le seul à avoir
habillé Dieu le Père en pape. Memling n'est pas le premier qui ait eu l'idée de
placer l'Annonciation dans une chambre garnie d'une huche et d'un dressoir:
avant Rogier van der Weyden on avait fait pleurer la Vierge, vêtue en religieuse,
sur le corps de son Fils.
La vérité est que le théâtre amis, pour la première fois, la réalité sous les
yeux des artistes. Les scènes de la vie de Jésus-Christ cessèrent d'être pour eux
des hiéroglyphes symboliques, où tout est fixé depuis des siècles, et qui ne
parlent qu à l'esprit. Ils virent les acteurs du drame sacré se mouvoir devant
eux dans un décor familier. Ils comprirent qu'ils aA^aient A^écu. Ce qu'ils avaient
entrevu jusque-là par l'imagination, ils le virent de leurs yeux. Pour la pre-
mière fois ils eurent des modèles et ils essayèrent de les copier.
Je ne dis pas. on l'entend bien, qu'une semblable explication suffise à
70 L'ART RELIGIEUX
rendre raison du profond génie d'un van Eyck et de son amour sans bornes
pour la nature et pour la vie; mais elle fera mieux comprendre l'orientation
générale de l'art du xv° siècle, et, quand les artistes ne seront pas supérieurs,
elle fera reconnaître leurs originaux et ne laissera rien subsister de très mysté-
rieux dans leur œuvre.
En même temps qu'il renouvelait l'art, le théâtre l'unifiait. Les mêmes
thèmes et les mêmes agencements se retrouvent d un bout à 1 autre du monde
chrétien. Je vois, dans des livres consacrés à l'art du xv" siècle, que l'on parle
d'une iconographie flamande, d'une iconographie allemande. On croit pouvoir
affirmer qu'une œuvre est d'origine flamande parce qu'elle présente telle parti-
cularité iconographique. Rien de plus imprudent. Au xv° siècle l'iconographie
est européenne. L Italie elle-même (qui s'affranchit si vite par ses grands
hommes) vit plus qu'on ne pense sur ce fonds commun. Une pareille unité de
l'art ne peut s'expliquer que par l'uniformité des représentations dramatiques.
Creizenach, qui, le premier, a étudié le développement du théâtre au moyen
âge chez tous les peuples de l'Europe, est arrivé à cette conclusion, que la
mise en scène était partout à peu près la même. C'est des textes qu'il tire ses
arguments. Mais combien ses preuves eussent été plus fortes s il eût connu
les arts plastiques ! Il explique cette uniformité par les voyages des clercs qui,
d'Université en Université, parcouraient le monde chrétien. Or, les clercs
étaient toujours mêlés aux représentations des Mystères : ils en étaient souvent
les acteurs, parfois même les auteurs.
Mais Creizenach va plus loin. Il y a, suivant lui, une influence qu'on ne
peut méconnaître et dont tout le théâtre européen porte la marque : celle de la
France'. Ce phénomène, qu il ne cherche pas à expliquer, semble avoir pour-
tant des causes assez faciles à découvrir. Paris, en effet, était, depuis i/|02, la
seule ville de la chrétienté qui eût un théâtre permanent. D'autre part, l'Uni-
versité de Paris restait ce qu'elle avait toujours été, la première du monde.
C'était, en face des papes, la plus haute autorité morale. Les étudiants de
tous les pays y affluaient. N'est-il pas naturel que ces clercs, qui assistaient
évidemment aux représentations des Confrères de la Passion, aient rapporté
chez eux les habitudes du théâtre parisien ?
La remarque de Creizenach a pour nous une haute portée. S il est vrai
' Ouvr. cité, t. !'■'', p. .'^57 et suiv.
L'ART ET LE THÉ/VTRE. RELIGTEUX 71
que les Mystères de tous les pays portent la marque de l'influence française,
runiformité de la mise en scène s'explique tout naturellement. On a imité
partout ce qui se faisait à Paris. S'il en est ainsi, c est à la France que revient,
en grande partie, l'honneur d'avoir créé, par l'intermédiaire du théâtre, la
nouvelle iconographie religieuse. L'observation attentive des œuvres d'art
confirme cette conclusion. Car on trouve dans nos manuscrits français du temps
de Charles V et de Charles VI la plupart des thèmes sur lesquels s'exerceront,
au xv° siècle, les maîtres flamands, allemands et même parfois les maîtres ita-
liens. Nous en avons donné, chemin faisant, plus d'un exemple.
Ainsi, malgré la guerre de Cent ans, la France, quoi qu'on en ait dit, ne
restait pas inactive. Après avoir offert à l'Europe un grand système iconogra-
phique au xin'' siècle, elle lui en proposait un autre au commencement du xv'^'.
Vlll
On ne s'étonne pas de voir ces formules nouvelles se répandre si vite et
devenir si universelles, quand on connaît l'esprit de l'art de cette époque. Les
artistes du xv" siècle imitent avec presque autant de docilité que ceux du
xuf. L'imitation est toujours la grande loi de l'art. Il y a eu, à la fin du
xiv" siècle et dans le cours du xy\ un petit nombre d'artistes de génie qui ont
su inventer. Ce sont eux que les Mystères ont émus. Ce sont eux qui ont
essayé de rendre tous les aspects nouveaux de l'Evangile que leur offrait le
théâtre. Les autres ont suivi docilement. Que l'on étudie par exemple les minia-
tures de nos livres d'Heures, on sera surpris de leur uniformité. Toutes les
scènes sont réduites en formules où rien ne varie. A Paris, à Tours, à Rouen,
1 illustration des livres de Prières tenait autant de l'industrie que de 1 art. Seul,
le chef de l'atelier était un véritable artiste", seul, il se permettait d'innover avec
discrétion .
Rien de plus curieux que d'étudier les livres sortis de l'atelier de Bourdichon à
1 Une remarque cependant est nécessaire. L'iconographie créée par les Mystères et qui est en grande partie
l'œuvre de la France est surtout l'iconographie de l'Europe septentrionale. L'Italie a eu ses traditions qui diffèrent
sur certains points des nôtres, comme le théâtre italien diffère du nôtre. Il serait à souhaiter qu'un érudit entre-
prît d'étudier l'influence du théâtre sur l'art italien.
■^ Voir à ce sujet le livre de M. Henry Martin, Les Minialuris tes français, Paris, lyoO.
L'ART RELIGIEUX
Tours'. Le maître est un charmant artiste d'une sensibilité (lélicute,qui tout en res-
pectant les grandes lignes de la tradition, ne craint pas d'introduire dans les scènes
consacrées un joli détail. Ses inventions deviennent immédiatement des canons
d'école. Tous ses élèves les
copient avec une docilité exem-
plaire, de sorte cju on n a au-
cune peine à recomiaître les
livres sortis de son officine.
Donnons un exemple des
petites audaces que se per-
mettent les maîtres. Il y a eu
dans 1 atelier d enluminure de
Rouen, si lidèle à toutes les
lormules, un artiste un peu
plus hardi, qui a osé modiller
1 iconographie de 1 arbre de
Jessé. Au lieu de nous mon-
trer le patriarche couché et
voyant en rêve un grand arbre
sortir de son ventre, il le re-
présente assis sous un dais en
forme de tente. A ses côtés
quatre j)rophètes , choisis parmi
ceux qui ont prédit la naissance
du Sauveur, sont debout. Enfin
au-dessus de sa tête s'élève
le tronc du grand arbre, dont
les branches portent des rois, une Vierge et un enrant en guise de fleurs. La
scène ainsi conçue est moins mystérieuse, mais elle est mieux équilibrée et les
lignes en sont plus belles. Sur-le-champ, les miniaturistes rouennais s'empa-
rèrent de cette nouveauté \ Les maîtres verriers suivirent leur exemple, et adop-
tèrent une disposition qui semblait faite pour eux. Presque tous les vitraux de
l'arbre de Jessé que j'ai vus en Normandie reproduisent exactement la disposition
' J'ai éliidié col atelier dans la Ga:i'lto des Beaux-Arts, igoS.
- Arsenal ii" ^i^i (Ijeaii lixre d'Heures tie l'Ecole de Rouenj. Arsenal n" 42i) el n'^ G35 (Ecole de Rouen).
^. Fi
...V .'£
^M^^dr^
Fig. aO. — Arbre de Jessé.
Vilrail de Caudebec-en-Cuux (Seine-Inférieure], xvi' siècle.
I/ART ET LE THKVTIIE RELIGIEUX 78
des miniatures (fig. 26)'. Je n'en connais pas où la scène ait plus de noblesse.
Il y a donc au xvi'" siècle une formule normande de l'arljre de Jessé. On voit
comment la plus modeste invention artistique eut immédiatement ses adeptes.
La dlllusion de la gravure sur bois, dans le cours du vv° siècle, donna plus de
consistance encore aux types consacrés. — C'est alors que les agencements ima-
ginés par les grands artistes acquirent force de loi. L'image de piété naquit.
Aux yeux du peuple, le principal mérite de ces naïves gravures était d'être
loujours semblables à elles-mêmes. Il n'eût pas acheté une image de la \iergc
de pitié qui lui eût montré la Madeleine agenouillée ailleurs qu'aux pieds du
Sauveur. L'apparition des livres xylographiques à gravures, et bientôt des
livres illustrés, donna à liconographie du xv" siècle plus de cohésion encore.
Les artistes qui les avaient sans cesse sous les yeux y ont, comme nous le
verrons, souvent cherché des modèles. Les peintres, les verriers, les tapis-
siers, les émailleurs copient des gravures. Ce sont des échanges continuels, une
imitation constante. Quand on aura pris la peine d'établir des séries ico-
nographiques, on verra combien les artistes créateurs sont rares. On verra
aussi combien est petite la part d'invention des plus grands maîtres. Si l'on étudie
les admirables gravures de Martin Schongauer, on s apercevra que, malgré sa
haute originalité, ce grand artiste a reçu presque tous ses agencements icono-
graphiques do la tradition franco-flamande. Mais Martin Schongauer, à son tour,
a été copié servilement ou imité librement par une foule d'artistes allemands.
Dans l'art germanique ou flamand du xv' et du xvf siècle, on le retrouve sans
cesse. Il est partout. ^\enceslas d'Olmutz copie son Annonciation et sa Nativité,
François Bocholt s'empare de sa Tentation de saint Antoine, Israël van Mecheln
de sa Montée au Calvaire, de sa Mort de la Vierge, de ses Vierges sages:
Aldegrever s'inspire de son Annonciation, Cranach de sa Tentation, un ano-
nyme illustre un livre de piété d'une Passion de J.-C. qui n est autre que celle
de Martin Schongauer". Albert Diirer l'étudié sans cesse. Il est impossible de
* Rouen: Saint-Godard (très beau vitrail de i5of)), Saint-Vincent (vitrail très apparenté avec les miniatures),
Saint-Maclou. Elbeuf : église Sainl-Etienne (arbre de Jessé de i520, le meilleur des vitraux de Saint-Etiennej ; Bourg-
Achard ; Caudebec-en-Gaux ; Evreux, cathédrale (Chapelle de la Vierge); Bernay, église de la Couture (1499); Pont-
l'Rvèque; Verneuil (église de la Madeleine); le type en s'cloignant de Rouen se déforme. D'autre part, rinduencc
de Rouen s'étend jusque dans la Somme (vitrail de l'arbre de Jessé de l'église de Roye).
2 GaislUche Usslegung des Lebes Jhesu CIirislL Les Italiens eux-mêmes imitent Martin Schongauer. Je vois
dans l'œuvre do Nicolas Rossex de Modène une a])parilion de Jésus-Christ à la Madeleine qui est évidemment
inspirée de la gravure de Schongauer.
74 L'ARfl' RELIGIEUX
ne pas être frappé des rapports qu'il y a entre la Passion de Martin Schon-
gauer et de la Passion sur cuivre de Durer qui porte la date de i5o8. — Mais
Albert Durer est copié à son tour. La Passion que lui avait inspirée Schongauer
est imitée bientôt par Lucas de Leyde'. Toutes ces gravures célèbres, où
Durer avait su concilier l'originalité et le respect de la tradition, seront imitées
cent fois en Allemagne, par des anonymes, en Italie par Zoan Andréa, Benedetto
Montagna ', en France par nos maîtres verriers^
On s'explique, maintenant, comment l'iconographie nouvelle que le théâtre
a créée ait pu acquérir une telle force de cohésion. C'est ainsi que se sont pro-
pagées ces formules, tellement immuables qu'elles donnent l'illusion d'un canon
religieux. Car l'art du xv" siècle est, dans ses grandes lignes, presque aussi immo-
bile que l'art du xiii°.
Tels sont les cadres nouveaux que l'art dramatique a préparés aux artistes.
Nous allons voir maintenant entrer dans cette iconographie nouvelle des sen-
timents jusque là inconnus, qui vont la vivifier.
* En iSai. Lucas dcLcydc connaissait aussi Schongauer.
- Sans parler de Marc-Anloine et de Canipagnola.
^ Les imitations de Diirer par nos maîtres verriers du xvi" siècle sont fréquentes. On voit des copies presque
littérales de ses gravures à Brou, à Conches, auxRicey (Aube). Il y en a beaucoup d'autres. Notre chapitre IX est
consacré en partie à l'influence de l'Apocalypse de Durer sur nos artistes et en particulier sur nos maîtres verriers.
CHAPITRE II
L'ART RELIGIEUX TRADUIT DES SENTIMENTS NOUVEAUX
LE PATHÉTIQUE
I
I. Caractère ïsouveau du CHRtsTiA?«iSME a partir de la fin du xin"^ siècle. — II. La Passion
DE Jésus-Christ. Place qu'elle tient désormais dans la pensée chrétienne. — III. L'art repré-
sente A SON TOUR LA PaSSION DE JÉSUS-ChRIST. Le ChRIST EN CROIX. Le ChRIST ASSIS SUR LE CALVAIRE.
— IV. Le Christ de pitié. Origine de cette figure. La yision de saint Grégoire. Les différents
ASPECTS DE cette VISION DANS l'aRT. LeS INSTRUMENTS DE LA PaSSION. V. Le SANG DU ClIRIST.
La Fontaine de vie. Le Pressoir mystique. — VI. La Passion de la Vierge. Les Sept Douleurs.
La Vierge de pitié. Les Pitiés sculptées. — ■ VIL Les Saints-Sépulcres. Leur origine. Leur
iconographie. — VIII. Dieu le Père portant son Fils mort. Origine de cette figure.
Quand on a passé de longues années à contempler les figures vraiment
saintes qui ornent nos cathédrales du xin*" siècle, on a une étrange surprise
en entrant soudain dans l'art du xv°. On est presque tenté de se demandei^ si
c'est Lien la même religion que les artistes interprètent. Au xiii" siècle, tous les
côtés lumineux du christianisme se reflètent dans l'art : la bonté, la douceur,
l'amour. Tous les visages semblent éclairés par le rayonnement du Christ
adossé au grand portail. Il est très rare que l'art consente à représenter la
douleur et la mort ; ou s'il les représente, c'est pour les revêtir d'une incompa-
rable poésie. A Notre-Dame de Paris, saint Etienne, mourant sous les coups
de ses bourreaux, semble une figure de l'innocence et de la charité ; couchée
sur un linceul que soutiennent deux anges, la Vierge morte semble dormir du
plus doux sommeil. La Passion de Jésus-Christ, elle-même, n'éveille aucun sen-
76 L'ART RELIGIEUX
tiineiit douloureux. Au jubé de Bourges, la croix qu'il porte sur son épaule, en
montant au Calvaire, est une croix triomphale ornée de pierres précieuses.
Toute cette admirable Passion de Bourges égale la sérénité de l'art grec. On
dirait les métopes mutilées d un temple.
Jamais l'art n'a mieux exprimé qu'au xni' siècle 1 essence du christianisme.
Aucun docteur n'a dit plus clairement que les sculpteurs de Chartres, de Paris,
d'Amiens, de Bourges, de Reims, que le secret de lEvangile et son dernier
mot, c était la chanté, l'amour.
Au xy" siècle, il y a longtemps que ce reflet du ciel s'est éteint. La plupart
des œuvres qui nous restent de cette époque sont sombres et' tragiques. L'art
ne nous offre plus que 1 image de la douleur et de la mort. Jésus n'enseigne
plus, il souffre : ou plutôt il semble nous proposer ses plaies et son sang
comme l'enseignement suprême. Ce que nous allons rencontrer désormais,
c'est Jésus nu, sanglant, couronné d épines, ce sont les instruments de sa
Passion, c'est son cadavre étendu sur les genoux de sa mère; ou bien, dans
une chapelle obscure, nous apercevrons deux hommes qui le mettent au tom-
beau, pendant que des femmes s'efforcent de retenir leurs larmes.
Il semble que désormais le mot mystérieux, le mot qui contient le secret
du christianisme, ne soit plus « aimer », mais (( souffrir ».
Le sujet favori de l'âge où nous allons entrer est donc la Passion. Le haut
moyen âge n'a guère représenté que le Christ triomphant, le xin'" siècle a
trouve dans le type du Christ enseignant son chef-d'œuvre ', le xv' siècle n a
voulu voir en son Dieu que l'homme de douleur. Le christianisme se présente
désormais sous son aspect pathétique. Assurément la Passion n'a jamais cessé
d'en être le centre : mais auparavant la mort de Jésus-Christ était un dogme qui
s'adressait à l'intelligence, maintenant, c'est une image émouvante qui parle
au cœur.
Il est certain que les Mystères, qui mettaient sans cesse sous les yeux de
la foule les souffrances et la mort de Jésus-Christ, contribuèrent à familiariser
les artistes avec ces images de tristesse et de deuil. Nous avons dit au cha-
pitre précédent tout ce que l'iconographie de la Passion doit au théâtre. Mais
une semblable explication serait très insuffisante. Car, ce goût des Mystères,
d où vient-il lui-même? Comment se fait-il qu'au xiv" siècle, les chrétiens aient
' Ce Christ enseignant, si grave, est encore, par un certain côté, le Christ triomphant, puisqu'il foule aux pieds
l'aspic et le basilic. Voir iArl religieux du A///'' siècle en France, p. 62.
LE PATHÉTIQUE 77
voulu voir souffrir et mourir leur Dieu? Pourquoi, au cours du xv' siècle, le
drame de la Passion s'allouge-t-il sans cesse, devient-il toujours plus terrible,
toujours plus atroce ? L'art et le théâtre du xv" siècle ont évidemment leur
origine dans le même senliinenl.
Or, quand on étudie avec attention la littérature religieuse du mo)en Age,
on y remarque, dès la fin du xin'" siècle, d'étonnantes nouveautés. La sensibilité,
jusque là contenue, s y exalte. La surprise est grande pour celui qui a vécu dans
la familiarité des sévères docteurs du xi" et du xn' siècle, qui transposent toutes
les réalités en symboles, qui se meuvent dans le pur éther de la pensée. Seul,
saint Bernard, dans quelques sermons, pouvait nous laisser pressentir ces
élans, ces sanglots, ces cris de la sensibilité blessée. Désormais les penseurs les
plus austères, un Gerson, par exemple, sortiront brusquement de 1 abstraction,
pour peindre Jésus souffrant, pour pleurer sur ses plaies, pour compter les
gouttes de son sang. Une tendresse inconnue détend les âmes. On dirait que
la chrétienté tout entière reçoit le don des larmes.
Qui a ouvert cette source vive ? Qui a frappé ainsi l'Eglise au cœur '} Ce
problème, un des plus intéressants qu'offre Ihistoire du christianisme, n a
jamais été résolu; disons toute la vérité, il n'a même jamais été nettement
posé. 11 semble que les historiens n'aient pas remarqué ce déborderaient de la
sensibilité. G est, assurément, faute d avoir étudié la pensée chrétienne dans
1 art chrétien qui en exprime si finement les moindres nuances.
Je crois que, si l'on veut remonter à la source d où tant de pitié a coulé
sur le monde, il faut aller tout droit à Assise. Saint François est comme le
second fondateur du christianisme. Machiavel n avait pas tout à fait tort décrire:
(( Le christianisme se mourait, saint François l'a ressuscité. » Saint François
a lair de découvrir le christianisme. Ge qui pour les autres est une foriTiule
morte est pour lui la vie même. En présence cl un Ghrist peint sur une croix,
il eut la révélation de la Passion, et, dès lors, il en souffrit si profondément
qu il finit par en porter les marques. Ge miracle de 1 amour étonna l'Europe et
fit naître des formes toutes nouvelles de la sensibilité. Ses moines mendiants,
qui bientôt couvrent toute la chrétienté, répandent son esprit. Saint François
eut des imitateurs. Il y a quelque chose de lui chez tous les grands mystic|ues
du XI v' et du xv° siècle.
L'ART RELIGIEUX
II
Mais sans prétendre apporter en un sujet si délioat une solution définitive,
laissons k d'autres la recherche des causes, et contentons-nous d'étudier l'at-
mosphère morale où nos œuvres d'art sont nées.
Dès le commencement du xiv" siècle, la Passion devint la grande préoccu-
pation des âm^es. Sainte Gertrude écrit qu'aucun exercice ne peut se comparer
à la méditation de la Passion. C'est Jésus-Christ lui-même qui le lui a en-
seigné*. Un vendredi saint qu'elle écoutait en pleurant le récit des souffrances
du Sauveur, Jésus lui apparut soudain et recueillit ses larmes dans une coupe
d'or '.
Suso ne se contentait pas de méditer la Passion : il la jouait pour lui tout
seul, la nuit, dans la solitude de son couvent. Il imaginait que tel pilier du
cloître était le Jardin des Oliviers, tel autre le prétoire, tel autre la maison du
grand-prêtre. Il allait de lun à l'autre en portant une lourde croix, uni à
Jésus-Christ et souffrant avec lui. Sa Passion se terminait devant le crucifix de
la chapelle. En revenant, il croyait accompagner la Vierge, et il la voyait
toute couverte du sang de son fils ^ Il est probable que Suso a eu le premier
l'idée de ce qu'on a appelé longtemps après « le chemin de la croix ».
Les livres consacrés à la Passion, méditations, poèmes, dialogues, com-
mencent k se multiplier. Au xv° siècle, leur nombre croîtra encore. Pour leur
donner plus de crédit, on les attribue k saint Bernard ou k saint Anselme.
Mais rien dans ces livres, qui ne parlent qu'au sang et k la chair, ne porte la
marque de ces grands docteurs \ La plupart de ces opuscules sont anonymes.
Il faudrait se garder de croire que cette exaltation de la sensibilité soit parT
ticulière aux mystiques. L'Eglise tout entière entra dans ces sentiments. Que
l'on parcoure les recueils liturgiques de Daniel, de Mone, de Dreves, et qu'on
' Vita, lib. m. cap. xlii.
- Ibid., lib. IV, cap. xxvi.
:' Ibid., lib. XV.
* Le de Planctu Mariae altribué à saint Bernard est très justenment rejeté par les auteurs de VHlst. littér. de la
France, t. Xill, p. 224. — Quant au Dialocjae de la Vierge et de saint Anselme sur la Passion, il est évidemment
très postérieur à saint Anselme. Saint Anselme lui-même y est mis en scène, et il y apparaît canonisé. Il y est
question de la couronne d'épines de la Sainte-Chapelle. Voir Patrol. t. GLIX. col. 271.
LE PATHÉTIQ.LE 79
y cherche les hymnes du xiv' et du xy'' siècle, on sera étonné de la place qu'y
tient la Passion. Ces recueils d hymnes sont un fleuve de poésie. Pendant deux
siècles, la pitié a débordé des âmes. En France, en Allemagne, des poètes qui
ne se connaissent pas, qui ne s imitent pas, chantent avec une égale ferveur
la lance, les clous, les épines de la couronne, le bois de la croix, les plaies,
le sang du Christ. Le même sujet est repris cent fois et cent fois renouvelé.
Ces œuvres tendres, ingénieuses, exquises, sont fouillées avec autant d'amour
qu'un beau retable de chêne ou d'ivoire. Plusieurs de ces courts chefs-d'œuvre,
que la Passion a inspirés, méritent d'être comparés aux plus touchantes
(( pitiés », aux plus tragiques mises en croix, que la peinture et la sculpture
aient jjroduites. C'est de la sorte qu'on peut mesurer la force d'un sentiment.
Ceux qui vivent dans le siècle montrent la même dévotion aux souflrances
de Jésus-Christ. Philippe de Maizières, le bon serviteur de Charles V, rêve,
sur ses vieux jours, de fonder un nouvel ordre de chevalerie en Ihonneur de
la Passion'. Vers le même temps, Isabeau de Bavière fait écrire pour elle des
Méditations sur la Passion de Jésus-Christ". Le peuple se contente d'assister
aux Mystères, mais, quand les imprimeurs commenceront à faire des livres à
son usage, il achètera volontiers les innombrables petits Traités, Miroirs, Orologes
de la Passion qui paraîtront dans toutes les langues de l'Europe.
Que disent tous ces livres? Si l'on veut en sentir toute la nouveauté, il
faut les comparer à ceux des anciens docteurs.
Un curieux phénomène, et qui frappe d abord, c'est le petit nombre de
traités ou de sermons consacrés à la Passion, au xf, au xif , au xiif siècle
même. Les sermonnaires entretiennent plus volontiers les fidèles de la nais-
sance et de la résurrection de Jésus-Christ que de sa mort. Ou s'ils en parlent,
ce^ n'est pas pour les attendrir, mais pour les instruire. Le sermon d'Ives de
Chartres sur la Passion est le modèle du genre ; on n'y trouve pas autre chose
que des symboles \ Le souvenir de la Passion ne fait pas verser de larmes à
saint Anselme, car, au moment où il va s'émouvoir, il songe qu'il devrait
bien plutôt se réjouir, puisque la mort de son Dieu l'a sauvée L'imagination
répugne encore à se rejDrésenter le détail des souffrances de Jésus-Christ. Elle
' En 1890-95 : les statuts en sont conservés à l'Arsenal, ms. n° 225i.
^ Ce livre n'est qu'une adaptation des Méditations de pseiido-Bonaventure.
3 Patrol. t. CLXII, col. 56a.
* Patrol t. CLYIII, col. 676.
8() L'ART RELIGIEUX
ne veut pas le voir amaigri, sanglant, livide. Voici comment, au xii" siècle, on
se figure Jésus mourant sur la croix : « Il incline la tête parce qu'il veut nous
donner un baiser, il étend les bras parce qu'il veut nous embrasser, et il
semble nous dire: «0 vous qui souffrez, venez à moi. » S'il a voulu qu'on lui
ouvrît le cœur, c'est pour montrer combien il nous aime'. » — Toute la
tlouceur du christianisme primitif respire dans ce passage des Méditations de
saint Anselme.
Veut-on voir maintenant ce qu'imagine le xrv' siècle ? Ouvrons les Révélations
de sainte Brigitte, un de ces livres ardents qui ont laissé une trace profonde.
C'est la Vierge elle-même qui parle à la sainte, et qui lui raconte tout ce qu elle
a souffert. Elle a vu mettre son fils en croix, et elle s'est évanouie; et voici
dans quel état elle l'a revu, quand elle est revenue à elle : « Il était cou-
ronné d épines, ses yeux, ses oreilles et sa barbe ruisselaient de sang... Ses
mâchoires étaient distendues, sa bouche ouverte, sa langue sanguinolente. Le
ventre, ramené en arrière, touchait le dos, comme s'il n'avait plus d'intestins'. »
N'est-il pas vrai de dire que le christianisme du xiv" siècle ne ressemble pas
à celui du \n?
Une imagination insatiable s'applique à toutes les circonstances de la
Passion. Comment Jésus fut-il flagellé? ïauler y a pensé si souvent qu'il lui
semble qu'il a assisté au supplice. Il sait qu on l'attacha avec tant de force à la
colonne que le sang jaillit de l'extrémité de ses ongles. On le frappa d'abord
sur le dos, puis on le retourna. Il n'était plus qu'une plaie : « Son sang et sa
chair s écoulaient \ »
Olivier Maillart nous affiimne qu'il reçut cinq mille quatre cent soixante-
quinze coups de verges \ Jean Quentin, auteur de VOroIoge de dévotion, ajoute
que « les verges et les escourges se rompaient sur lui. et que les nœuds res-
taient fichés dans sa chair ». Sainte Brigitte le vit emmener après la flagellation, et
elle remarqua qu il laissait, en marchant, des traces sanglantes '.
' Pairnl. t. CLVIII, coL 7C1.
- Sainte Brigitte, Révélatiom, Rome, 1628, 2 vol. in-foL Tome I'^, p. 22. Ce passage a ctc traduit par Olivier
Maillart et introduit dans son Histoire de la Passion.
3 Tauler, Exercitatio super Vilaet Passionc Salvatoris nostri, cap. xxini.
'' Olivier Maillart, Hist. de la Passion, i493. Ce nombre était reçu : « Si l'on disait tous les jours, peîidant un
an, les i5 paters du Rosaire, on aurait le nom])re des plaies de Jésus-Christ (5 -'175). » Johannes de Langhe^m, de
Hosario, Mogunliae, i495.
' Ri'réliit. Tome I'''', p, 22. Même détail dans Tauler, op. c/(., eap. xxvi.
LE PATHETIQUE 8i
A force d'avoir été méditée, la scène du Calvaire acquit, dès le commence-
ment du xv' siècle, une épouvantable précision. — On répétait, après l'auteur
des Méditations, qu'avant de le crucifier, on lui arracha violemment sa robe qui
était collée à ses plaies. D'un seul coup toutes ses blessures se rouvrirent \
Alors, pour la troisième fois, suivant Gerson, on lui mit la couronne d'épines.
Or, d après le Spéculum passionis, la couronne avait soixante-dix-sept épines, et
chaque épines avait trois pointes '. Puis, on 1 étendit sur la croix couchée à terre.
Les trous étaient faits d'avance, et l'on cloua sans peine la main droite: mais
on ne pouvait amener la main gauche jusqu'à l'autre trou qui était trop éloigné :
(( Alors, dit V Orologe de dévotion, ils vous attachèrent des cordes k l'espaule et
soubj l'ayselle. Et afm qu'ils purent tyrer plus fort, ils appuyoient leurs pieds
à votre croix, et puis tous ensemble tyrèrent si terriblement que toutes les veines
et tous les nerfs de vos bras se rompirent ^ » Une fois les clous enfoncés, les
bourreaux hissèrent la croix. Soulevée à force de bras et tirée par des cordes,
elle tomba lourdement dans le trou profond qui avait été creusé pour la recevoir.
La secousse fut terrible pour le patient. Car, dit Tauler, les clous qui avaient
percé ses mains et ses pieds n'avaient pas d'abord fait couler le sang
parce que la peau était entrée dans la blessure et l'avait fermée. Mais,
quand la croix s'enfonça en terre, le choc fut si rude que les plaies s'ouvrirent
et que le sang jaillit \
La descente de croix offrait d'autres sujets de larmes. Tout sanglant, le ca-
davre fut déposé sur les genoux de la mère. Elle essaya, dit sainte Brigitte, de
détendre ce pauvre corps contracté, elle voulut croiser les mains sur la poitrine,
leur donner l'attitude familière de la mort, mais les articulations refusèrent de
fléchir \ Alors elle se jeta sur la face de son fils et le couvrit de baisers. Quand
elle releva la tête, son visage était plein de sang ^ Longtemps elle le tint em-
brassé sans vouloir se séparer de lui. Elle suppliait qu'on l'ensevelît avec lui'.
Elle versait tant de larmes que « son âme et sa chair semblaient vouloir se volati-
liser en pleurs^ ».
* Méditât, cap. lxv. Tauler, op. cit., cap. xxxiu.
^ Spéculum passionis, Udalrich Pender, Nuremberg, 1507.
3 Même détail dans Gerson, Exposit. in Passion. {Œuvres, Anvers, 1706, t. llf, p. iigoj.
'* Tauler, op. cit. cap. xxxvr.
= Sainte Brigitte, t. I" p. 22.
^ Specul. passion.
"^ Orologe de dévotion.
* De planctu beatx Mariœ (attribué à saint Bernard).
MALE. —
82 L'ART RELIGIEUX
Voilà quel était le sujet ordinaire des méditations du fidèle au xv" siècle.
S'associer à la Passion devint l'acte principal de la piété chrétienne. La messe,
que l'on interprétait jadis comme un raccourci de l'histoire de l'humanité, n'est
plus envisagée que comme une commémoration du drame du Calvaire*. La
journée elle-même, avec ses divisions, devient comme une figure mystique de
la Passion du Sauveur. Chaque heure qui sonne rappelle au chrétien une souf-
france de Jésus-Christ. De petits traités pieux font coïncider les épisodes de la
Passion avec les heures du jour '.
III
Quelle forme ces sentiments nouveaux ont-ils revêtue dans l'art ?
On est frappé d'abord, quand on passe en revue ce qui nous reste du xiv°,
du xv° et du xvi° siècle, de la quantité prodigieuse d'œuvres d'art consacrées à
la Passion. Les vitraux et les retables sont encore si nombreux qu'on ne peut
essayer de les énumérer. Les pertes ont été pourtant incalculables.
Ces innombrables images ne suffisaient pas à rassasier la piété. On voulait
avoir la Passion à son chevet. De là ces diptyques ou triptyques d'ivoire qui
abondent dans toutes les collections. Ce sont de véritables retables domestiques^
' V. 0. Maillart, Hist. de la Passion, au début.
- Méditations sur la Passion (chez la Veuve J. Trepperel, sans date, incunable). De là aussi le titre d'Orologe
donné aux méditations sur la Passion. Il faut voir en ce genre VHorologium passionale (publié peut-être par les Fran-
ciscains d'Augsbourg) : 24 images de la Passion correspondent aux 24 heures du jour et de la nuit. Un autre ou-
vrage, les Precationes cotidianœ (exemplaire unique à la bibliothèque d'Heidelberg), met les jours de la semaine en
rapport avec les instruments de la Passion. Le dimanche on médite sur la couronne d'épines, le lundi sur le suaire
et l'éponge, le mardi sur le fouet, etc.
"' Il me paraît d'ailleurs évident que les grands retables en bois sculptés en Flandre, au xv" et au xvi° siècle,
n'ont été à l'origine que des imitations agrandies de nos triptyques d'ivoire. Que l'on compare, par exemple, au
Musée de Gluny, le triptyque d'ivoire de Saint-Sulpice du Tarn au grand retable flamand de Champdeuil, on sera
frappé des ressemblances. Ici et là, on verra au milieu, et dominant toute la composition, la Crucifixion, à gauche
le Portement de Croix, à droite laDescentcdeCroix. en dessous quelques scènes de l'Enfance analogues (l'Adoration
des mages et la Présentation dans le triptyque; l'Adoration des mages et la Nativité dans le retable). Architecture
générale, choix et disposition des épisodes, tout est identique. Seule l'iconographie diffère, ce qui est tout naturel,
car l'ivoire est du xiv^ siècle et le retable du xv". Les retables flamands de Meignelay et d'Anvers, au Musée de
Cluny, nous laissent parfaitement reconnaître l'original français. Les sculpteurs flamands, d'ailleurs, ne sont pas
toujours restés fidèles à ce prototype. Beaucoup de leurs retables (augmentés de volets peints) sont uniquement con-
sacrés aux scènes de la Passion. Ces œuvres pittoresques, riches en petits personnages épisodiques, soldats sonnant
du cor, enfants chevauchant des bâtons, cavaliers aux longs panaches, n'ont rien à voir avec le grand art. On dirait
des boîtes pleines de jouets. Ils n'en furent pas moins contemplés avec une vive, une enfantine sympathie. Il est
possible qu'ils aient agi plus profondément sur des âmes simples que de vrais chefs-d'œuvre.
LE PATHETIQUE 83
Des générations ont espéré et souffert devant ces fragiles bas-reliefs qui
amusent aujourd'hui les curieux.
On sent partout le désir ardent de s'associer à la Passion. Dans les retables
on voit souvent des donateurs agenouillés qui semblent vouloir partager les
souffrances de Jésus-Christ'. On en voit dans les vitraux, on en voit dans les
tableaux. Toujours ils semblent pénétrés de reconnaissance et d'amour. Leurs
EMIUWMJl'li II -i-jLL-M-ijj.iJ,»..ii.»i Vil , (fTW iji , I . Il ..jn^i I .iji'ijfjipBijia
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rit-nînffa
FiG. 27. — Les chrétiens aidant Jésus-Clirist à porter sa croix.
Fresque de Notre-Dame de Chauvigny (Vienne), fin du xv" siècle.
regards, leurs mains jointes disent clairement : « C'est pour moi qu'il a souf-
fert, c'est pour moi qu'il est mort. » Il en est qui n'y peuvent tenir, qui se
lèvent et qui vont aider Jésus à porter sa croix'. D'autres fois, comme dans la
fresque de Chauvigny, en Poitou (fig. 27), c'est l'ÉgHse entière qui vient au
secours de Jésus ; papes, cardinaux, prêtres, laïques, tous s'empressent, tous
veulent mettre la main à la lourde croix. L'art se rencontre ici avec les mys-
tiques, et particulièrement avec l'auteur de l'Imitation.
Etudions de plus près quelques-unes des scènes de la Passion, et voyons
jusqu'à quel point elles expriment tout ce monde de sentiments nouveaux.
Et d'abord, la figure du Christ en croix va nous révéler quelques-unes de
' Retaljle de Lawarde-AFauger i^Somme), Retable de Vignory (^Haute-iMarne).
■^ Dans les livres d'Heures. Le possesseur se fait peindre quelquefois de la sorte.
84 L'ART RELIGIEUX
ces nuances nouvelles de la sensibilité chrétienne. Dès les premières années du
xv" siècle, rien n'est plus émouvant que la silhouette du Crucifié. Les bras ne sont
plus largement ouverts comme autrefois, et presque horizontaux, ils s'élèvent au
contraire au-dessus de la tête et tendent à la verticale. La tête, qui était aupa-
ravant placée sur la traverse de la croix, est maintenant au-dessous. On sent
que tout le poids du corps porte sur les deux mains, et,
avant toute réflexion, cet hiéroglyphe tragique, cette sorte
d'Y, donne un choc douloureux\ La croix cesse tout d'un
coup d'être un symbole, et apparaît, pour la première
fois, comme un gibet. L'attitude du corps renforce encore
cette impression. Il est allongé, rigide, immobile. Pen-
dant tout le xiv'' siècle, les jambes étaient à moitié pliées,
et le supplicié, arqué violemment, formait un S. Pour-
tant, cette silhouette tournnentée, convulsive, est cent
fois moins émouvante que cette longue figure qui pend.
Elle est si exténuée, si vidée de substance, qu'elle
n'est pas plus large que la croix. Il est impossible, de-
vant cet anéantissement physique, de ne pas songer à
l'épouvantable description de sainte Brigitte (fig. 28 et 29).
Un détail, emprunté aux mystiques, achève la phy-
sionomie de ce Christ du xv° siècle. Il a été crucifié, non
pas la tête nue, comme autrefois, mais avec la couronne
d'épines : c'est pourquoi sa barbe et ses cheveux sont
parfois glacés de sang.
C'est sous cet aspect que se présente le Christ
en croix, durant tout le xv° siècle et une partie
du xvi°. Une telle image correspondait sans doute exac-.
tement au sentiment des âmes, car nous la voyons adoptée dans la France
entière. La Normandie nous la montre aux vitraux de Louviers, de Verneuil,
et dans le tal)leau du Palais de justice de Rouen, contemporain de Louis XII;
la Champagne aux vitraux de Rosnay, d'Auxon, de Creney, de Longpré; la
Franche-Comté au vitrail de Saint-Julien; le Bourbonnais au vitrail de Moulins.
Les exemples pourraient être multipliés à l'infini.
Fig. 28. — Le Christ en croix.
Fragment d'un vitrail de Louviers
(Eure).
' La tète et les bras du Christ sont déjà placés de cette façon au xiv° siècle. Ce qui est propre au xv'= siècle, c'est
l'attitude du reste du corps.
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FiG. 2g. — Le Christ en croix.
(Bibl. Nat., latin g^yi) f° 27. Commencement du xv"^ siècle.
86 • L'ART RELIGIEUX
Ce type du Christ en croix s'est élaboré dans la dernière partie du xiv^ siècle.
La couronne d'épines ne se montre guère au xnf siècle*; elle apparaît dans les
premières années du xiv° : elle affectait alors la forme d'une torsade
légère et ressemblait à un gracieux ornement. C'est dans le jDarement d'autel
de Charles V, au Musée du Louvre, qu'elle se montre (vers 1370), sous son
aspect véritable. A partir de ce moment, elle ne fera plus défaut.
Quant à l'attitude du Christ, avec ses bras levés au-dessus de sa tête et ses
jambes rigides, elle était déjà trouvée dans les premières années du xv° siècle,
comme le prouve la fresque de Saint-Bonnet-le-Château, dans laLoire^
Au xvf siècle, cette touchante figure du Crucifié, la plus émouvante que
l'art ait imaginée, sera remplacée, sur la croix, par une sorte de demi-dieu
antique, un Prométhée aux muscles saillants, qui nous viendra, avec tant
d'autres choses, de l'Italie.
Mais ce n'est pas le Christ en croix qui est l'œuvre la plus originale de
nos artistes. Ils ont su créer une figure nouvelle, qui n'appartient qu'à eux,
et qui est comme le résumé douloureux de toute la Passion.
Jésus, nu, épuisé, est assis sur un tertre. Ses pieds et ses mains sont liés
avec des cordes. La couronne d'épines déchire son front, et ce qui lui reste
de sang coule avec lenteur. Il semble attendre, et une tristesse profonde em-
plit ses yeux qui ont à peine la force de s'ouvrir.
Qui n'a rencontré, en parcourant la France, cette statue tragique ? Mais le
sens des œuvres du passé est si complètement aboli chez nous, que je n'ai
jamais vu cette figure désignée sous son véritable nom. En tout lieu, on l'ap-
pelle un Ecce homo, et parfois une inscription accrédite cette erreur. Car
l'erreur est manifeste. Sans être très fréquente, la scène de Y Ecce homo se ren-
contre plus d'une fois dans l'art de la fin du moyen âge. Or le Christ y est conçu
tout autrement : il s'offre au peuple debout, revêtu de la pourpre dérisoire,
et souvent même il tient à la main le sceptre de roseau ^ Telle n'est pas la sta-
tue dont nous parlons. Elle représente le Christ assis, dépouillé de son man-
* M. de Mély en a cependant signalé un exemple. Le Christ couronné d'épines se voit déjà au temps de saint
Louis sur la couverture de l'évangéliaire de la Sainte-Chapelle (à la Bibl. Nation.) Il y a, dans cet exemple isolé,
une influence évidente de la fameuse relique conservée à la Sainte-Chapelle.
2 Voir Déchelette et Brassait, Les peintures murales du moyen âge et de la Renaissance efi Forez, Montbrison,
1900. La fresque de Saint-Bonnet doit être des environs de l^oo. Ce type du Christ en croix est fréquent dans les
manuscrits des premières années du xv'= siècle. Voir B. N. ms. lat. 9^71 f" 10, f° 27, f" i65 v° et latin 924 f" 3o.
^ Par exemple dans le bas-relief de Villeneuve-l' Archevêque.
LE PATHÉTIQUE 87
teau, les mains liées. C'est donc un autre moment de la Passion que l'artiste
a choisi, mais lequel?
Une particularité m'a averti d'abord que la scène ne saurait se passer dans
le prétoire. Aux pieds du Christ assis, à
Salives, dans la Côte-d'Or, à Vénizy dans
l'Yonne (fig. 3o), à Saint-Pourcain, dans
l'Allier, on remarque une tête de mort.
Or, la tête de mort, dans la langue de l'art
religieux, désigne le Calvaire. Nous pres-
sentons déjà que l'artiste n a pas voulu
nous montrer le commencement, mais la
fin de la Passion. Et, en effet, un bas-
relief de Guerbigny, dans la Somme, nous
prouve que c'est bien sur le roc du Calvaire
que Jésus est assis. Car derrière lui se
dresse la croix et, près de lui, se voit la
robe qu'on vient de lui arracher, et, sur
la robe, les dés. Une fois prévenu, on
trouvera facilement d'autres preuves. Un
bas-relief de Saint-Urbain de Troyes re-
présente les épisodes du Calvaire'. Or,
avant la crucifixion, on aperçoit Jésus,
assis, les mains liées, couronné d'épines,
dépouillé de sa robe. Un vitrail de Mai-
zières fAube) nous montre entre le porte-
ment de croix et la crucifixion une figure
semblable. Jean Bellegambe, dans son Fig. 3o
fameux triptyque de la cathédrale d'Arras,
a choisi le même moment de la Passion. Jésus est assis sur un tertre, tel que
nous l'avons décrit, et il attend que les bourreaux aient achevé de percer les
trous de la croix. Un vitrail de l'hôpital de Chàlons-sur-Marne est tout aussi
caractéristique ".
* Ce bas-relief est du xv« siècle.
- On pourrait citer beaucoup d'autres exemples tout aussi significatifs. Dans les Heures de Pigoucliet, les dessins
des bordures nous montrent assez souvent le Christ assis attendant que les bourreaux aient percé la croix. Voir aussi
l'estampe anonyme du xv« s., que nous reproduisons (fig. 3lj.
Christ assis attendant le supplice.
(Vénizy, Yonne)
L'ART RELIGIEUX
Ainsi, aucun doute n'est possible. La statue du Christ assis, imaginée par
les artistes du xv" siècle, ne représente pas un Christ bafoué dans le prétoire,
mais un Christ attendant la mort sur le Calvaire. Je croirais volontiers que
cette image de douleur a été inspirée aux artistes par les Mystères. C'est au
théâtre, en eJBFet, qu'ils avaient pu voir pendant quelques instants le Christ
dépouillé de sa robe, attendant avec
résignation que les bourreaux aient pré-
paré sa croix. La diffusion de ce motif
nouveau semble concorder avec la plus
grande vogue des Mystères. Presque
tous les Christ assis sont de la fin
du xv° siècle ou du commencement du
xvi° siècle. Je n'en connais qu'un seul
qui soit daté, c'est celui de Guerbigny.
Il a été mis en place conformément aux
dernières volontés d'un habitant du
village qui mourut en 1/176.
Quelle que puisse être d'ailleurs l'ori-
gine de cette figure, on en comprend
maintenant toute la signification. Le
Christ a déjà été souffleté, couronné
d épines, couvert de crachats, flagellé.
Il a porté sa croix sur le chemin du
Calvaire. Les bourreaux lui ont brutalement arraché sa robe, qui était devenue
comme sa propre chair, puisqu elle collait à toutes ses plaies. Maintenant, il
s'assied, épuisé, et il ne lui reste plus qu'à mourir. Par une dérision suprême,
et comme s'il était capable de s'enfuir, on lui a lié les pieds et les mains. La
tête penchée sur l'épaule, les bras croisés sur la poitrine, il attend ; ce Christ
assis résume toute la Passion. Tel qu'il est là, il a épuisé la violence, l'igno-
minie, la bestialité de l'homme'.
FiG. 3i. — Le Christ assis attendant le supjjlice.
Gravure du sv' siècle. (Cabinet des Estampes.)
^ Je suis convaincu que dès la fin du xv" siècle cette figure du Christ assis a pris la valeur d'un symbole. Albert
Durer a représenté, en tête de la Passion, un Christ assis qui aies pieds et les mains percés. C'est donc bien, comme
nous le disons ici, un résumé de toute la Passion. C'est l'homme de douleur. C'est ce qui explique que d'assez
bonne heure on ait pu appeler cette figure un Ecce homo, ou même qu'on ait pu lui mettre aux mains le sceptre
de roseau (il y en a un exemple à Saint-Etienne de Beauvais, si toutefois le roseau n'est pas moderne). Cette figure
LE PATHETIQUE 89
Je ne crois pas que l'art ait jamais conçu quelque chose de plus poignant.
C'est l'abîme de la douleur, et c'est aussi l'extrême limite de l'art. Le Christ en
croix, dont nous parlions tout à l'heure, ce long Christ suspendu au gibet, a
déjà rendu l'esprit. Ses yeux sont fermés, et le centurion vient de lui donner le
coup de lance. Le Christ assis pense et souffre. Il fallait donc exprimer la plus
profonde douleur morale qui puisse s'imaginer, unie à la souffrance physique
portée à son paroxysme. Problème redoutable et bien fait pour intimider les
plus grands artistes. Nos vieux maîtres l'abordèrent avec leur bonne foi, leur
candeur ordinaires. Ils sont aussi simples que de coutume et ne semblent pas
se douter qu'ils tentent ce que personne n'avait jamais osé.
Raconter l'agonie d'un Dieu, montrer un Dieu épuisé, meurtri, couvert
d'une sueur de sang, une telle entreprise eût fait reculer les Grecs. Leur con-
ception héroïque de la vie les rendait peu sympathiques à la douleur. Pour
eux, la souffrance, qui détruit l'équilibre du corps et de l'âme, est servile. C'est
un désordre que l'art ne doit pas éterniser. Seules, la beauté, la force, la séré-
nité doivent être proposées à la contemplation des hommes. Ainsi l'œuvre d'art
devient bienfaisante, ainsi elle offre à la cité le modèle de la perfection oi^i elle
doit tendre. Ce peuple de dieux et de héros de marbre dit au jeune homme :
(( Sois fort, et, coiTime nous, domine la vie. » Voilà la leçon que donne et
donnera sans cesse l'antiquité. Grande leçon, assurément, et qui, depuis la
Renaissance, a fait hésiter les âmes. Michel-Ange eut beau être chrétien, il fut
subjugué par l'héroïsme antique. Son Christ de la Minerve, beau comme un
athlète, porte la croix comme un triomphateur. Nulle trace de souffrance sur
son visage impassible. Michel- Ange, comme un Grec, méprise et enseigne à
mépriser la douleur. Instruits par son exemple, les Français, vers i5/io, com-
mencèrent à avoir honte d'exprimer la souffrance. Le Christ à la colonne de
Saint-Nicolas de Troyes est un héros que ne sauraient atteindre les outrages
des esclaves (fig. 82). L'artiste qui l'a sculpté n'imite pas seulement les procé-
dés de Michel-Ange, il participe à son esprit. Car ce qui rend si dramatique
l'histoire de l'art de la Renaissance, en France et dans toute l'Europe, c'est que
c'est l'histoire de la lutte de deux principes, de deux conceptions de la vie.
Que voulaient donc dire nos vieux maîtres gothiques ? Ils voulaient dire que
la douleur existe et qu'il ne sert à rien de la nier quand on la sent mêlée à la
dont le sens primitif commençait à s'oublier, semblait propre à représenter n'importe quelle circonstance de la
Passion. Le nom qu'on lui donnait d'ordinaire était « Dieu de pitié » ou « Dieu piteux ».
9°
L'ART RELIGIEUX
trame des choses. Au fond, ils avaient raison. Une religion, un art, oii la dou-
leur n'a pas sa place n'expriment pas toute la nature humaine. La Grèce, elle-
même, lassée de ses belles légendes qui ne consolaient pas, se mit à pleurer
avec les femmes de Syrie la mort d'Adonis. Il faut que les larmes longtemps
contenues s'ouvrent un passage.
Gardons-nous, d'ailleurs, de calomnier
nos artistes. Nous semblions croire, tout à
l'heure, qu'en exprimant la douleur ils
avaient voulu la glorifier, et enseigner que
(( souffrir » était le dernier mot de l'Evan-
gile. Au fond, ce qu'ils ont voulu glorifier,
ce n'est pas la souffrance, mais l'amour.
Car, ce qu ils nous montrent, c'est la
souffrance d'un Dieu qui meurt pour nous.
La souffrance n'a donc de sens que quand
elle est acceptée avec amour, quand elle se
transfigure en amour : « aimer » reste au
xv" comme au xnf siècle le suprême ensei-
gnement de l'art chrétien.
L'amour, en effet, semêleàla souffrance
dans les œuvres des plus grands. Certes tous
leurs Christ assis ne sont pas des chefs-
d'œuvre, mais il n'en est guère qui ne
soient émouvants. Il n'y a, pour en être tou-
ché, qu'aies regarder avec sympathie. La tête
de pierre peinte, acquise récemnaent par le
Louvre, est l'unique débris d'un Christ
assis (fig- 33). C'est une des plus belles
œuvres de ce genre qu'on puisse citer. Les
joues sont creuses, les yeux gonflés se
cernent de meurtrissures verdâtres; le front, où s'enfoncent les épines, est
rouge de sang. Ce serait la tête d'un pauvre hère, à qui l'on vient d'appliquer
la question et que l'on a presque tué, si le regard n'avait tant de douceur,
et si la bouche entr'ouverte ne laissait échapper un soupir de résignation. A ces
signes, le Dieu caché se révèle.
Fig. Sa. — Le Christ à la colonne.
Saint-Nicolas de Troyes (xvi* siècle.)
LE PATHÉTIQUE 91
A Saint-Nizier de Troyes, un Christ assis, intact celui-là, est digne d'être
cité parmi les plus pathétiques (fig.
34). La couronne d'épines a été si
profondément enfoncée dans sa tête
qu'elle ressemble à un turban. Les che-
veux et la barbe forment de lourdes
masses raidies par le sang coagulé.
Les yeux expriment une sorte d'éton-
nement douloureux. Ce Dieu avait
beau tout savoir et tout prévoir, il
n'avait pas, semble-t-il, imaginé tant
de férocité chez les fils d'Adam. Mais,
en même temps, la tête, qui est
restée droite, l'attitude, qui demeure
ferme, disent la volonté de souffrir
jusqu au bout et d'accomplir le sa-
crifice. Je n'ai jamais rencontré de
Christ assis qui puisse rivaliser avec
celui-là ; mais la France est encore si
mal connue que des oeuvres de cette
beauté peuvent demeurer cachées dans
des églises de village.
Fig. 33. — Tète de Christ.
(Musée du Louvre.)
IV
Une autre figure du Christ souffrant, qu'on désigne souvent sous le nom
de « Christ de pitié », apparaît chez nous vers la même époque. A première
vue, elle a l'air de ressembler à la précédente, mais on va voir qu'elle en diffère
tout à fait. Le Christ, couronné d'épines, la tête penchée sur l'épaule, les
mains croisées sur la poitrine, est debout. Parfois il est adossé à la Croix. Il
semble souffrir encore, et pourtant il a déjà traversé la mort : car ses pieds et
ses mains sont percés, son côté est ouvert. D'ailleurs, il est souvent enfoncé à
mi-corps dans le tombeau. Cette iinage étrange, qui veut rendre contemporains
la souffrance et la mort, ressemble à un rêve. Et c'est, en effet, une vision.
92 L'ART RELIGIEUX
Une légende racontait que le Christ s'était montré sous cet aspect au pape
saint Grégoire le Grand, pendant qu'il célébrait la messe. La tradition, d'ailleurs,
ne semble pas remonter très haut. Aucune des Vies de saint Grégoire recueil-
lies par les Bollandistes n'en fait mention ' ;
Jacques de Voragine, lui-même, à la fin du
xin" siècle, l'ignore encore. Cette légende est
née évidemment à Rome. Elle a dû naître
dans l'église Sainte-Croix de Jérusalem où
on voulait que l'apparition ait eu lieu^ Un
tableau conservé dans l'église a fort bien pu
donner naissance à la tradition ^ J'ai trouvé,
en effet, dans l'œuvre du graveur flamand
Israël van Mecheln, contemporain de Durer,
une estampe qu'il donne comme une copie
d une image conservée k Rome dans l'église
Sainte-Croix de Jérusalem : « C'est, dit-il,
dans une inscription, une copie de la sainte
image de pitié que le pape saint Grégoire le
Grand avait fait peindre à l'église Sainte-
Croix à la suite de sa vision (fig. 35). »
Le Christ nu, les mains croisées, est repré-
senté à mi-corps. H est adossé à la croix.
C'est là le prototype de tous les Christ de
pitié. Mais, chose étrange, le tableau — comme
le prouve le monogramme IC XC, et une
inscription en caractères grecs, mal copiée par
le graveur, et devenue incompréhensible — était l'oeuvre d'un artiste byzantin.
Fig. 34. — Christ assis attendant la mort.
(Saint-Nizier de Troyes.)
' Acta Saiicl. Mars, t. IL
^ Voir La sloria délia basilica di Sanla Croce in Gerusalem par dom Raimondo Resozzi, Rome, 1750, in ^°,
p. io5. Une autre tradition, mais beaucoup plus récente, semble-t-il, voulait que l'apparition ait eu lieu dans
l'église Saint-Grégoire au Mont Celius. C'est ce que rappelle une inscription et un bas-relief. V. Barbier de Mon-
tault, OEuvres complètes, t. VI, p. 235. On trouve parfois dans nos livres d'Heures du xv^ siècle une autre tradition.
Il est dit que la vision eut lieu au Panthéon, ce qui est de toute invraisemblance, puisque au temps de saint Grégoire
le Panthéon n'était pas encore une église. Dans le contrat passé à Avignon entre un prêtre et le peintre Charronton
(il s'agit du fameux tableau de Villeneuve-les-Avignon), la vision de saint Grégoire est placée à Sainte-Croix de Jéru-
salem. Le contrat ajoute, au mépris de toute chronologie, que saint Hugues, chartreux, doit assister saint Grégoire.
^ Il y avait en effet à Sainte-Croix de Jérusalem une chapelle souterraine dédiée à saint Grégoire le Grand;
c'est certainement là que se trouvait le tableau dont nous allons parler; voir Besozzi, op. cit., p. 65.
LE PATHÉTIQUE 98
Il se pourrait donc que cette image, apportée d'Orient au xu" ou au
xin° siècle, ait frappé par son étrangeté, et qu'on ait fini, au bout de deux
ou trois générations, par imaginer que le
pape saint Grégoire l'avait fait peindre
pour consacrer une vision.
Comment expliquer la fortune de
cette image? Pourquoi, au xv" siècle, se
répand-elle dans toute l'Europe ? — La
raison en est fort simple : c'est que
d'énormes indulgences y étaient atta-
chées. Si, après s'être confessé, on réci-
tait devant une représentation du Christ
de pitié sept Pater, sept Ave et sept
courtes prières appelées « les oraisons
de saint Grégoire », on obtenait six
mille ans de « vrai pardon' ». C était
saint Grégoire lui-même, disait-on, qui
avait obtenu cette faveur de Jésus-Christ.
Dans le courant du xv" siècle, les papes
augmentent encore ces indulgences déjà
surprenantes, et le chiffre des années
de pardon devient prodigieux. Un ma-
nuscrit de la Bibliothèque Sainte-Gene-
viève parle de quatorze mille ans ',
un retable d'Aix-la-Chapelle de vingt mille ^ ; enfin les manuscrits et les livres
d'Heures de la fin du xv° siècle n'annoncent pas moins de quarante-six mille
ans d'indulgence \ Chiffre énorme, mais que l'Eglise, qui voit tout sous l'aspect
de l'éternité, trouve petit. Aussi lit-on sous limage d'un Christ de pitié, à
Saint-Léonard, dans l'Oise, quelque chose de plus étonnant encore. Il y est dit
qu'une fois les prières récitées devant limage, si l'on traverse un cimetière, on
FiG. 35. — Le Glirist de saint Grégoire.
Gravure d'Israël van Mecheln (Cabinet des Eslampes
» B. N. latin loSaS, f» 19 v°.
^ B. Sainte-Geneviève n° 2705, f" 20. Même chiffre dans une estampe des Pays-Bas : voir Holtrop, Monum. typo-
rjraph. des Pays-Bas aa xv'= siècle, La Haye, 1868^ in-fol.
^ Retable de la Messe de saint Grégoire dans une des chapelles du Dôme d'Aix-la-Chapelle.
'' Arsenal n» /i28 i" i85. Même chose dans les Heures à l'usage de Poitiers de Simon Vostre, 1491.
94 L'ART RELIGIEUX
gagnera autant d'années de pardon qu'il y a eu de corps enterrés là depuis
l'origine \
Dans tous les cas, comme on le voit, il fallait avoir sous les yeux l'image
du Christ de pitié. C'est ce qui explique pourquoi elle est si fréquente dans
les livres d'Heures, manuscrits ou imprimés. Des fidèles, pensant à ceux
qui n'avaient pas de livres, offrirent aux églises des vitraux, des retables, des
tableaux qui la représentaient. Les graveurs du xv° siècle la multiplièrent à
l'usage des pauvres, les peintres à l'usage des riches.
On a maintenant le secret de la vogue du Christ de pitié. Ce sont évidem-
ment des pèlerins qui, à leur retour de Rome, l'apportèrent chez nous. Dès les
premières années du xiv" siècle, en effet, les Italiens avaient commencé à repro-
duire l'image vénérée de Sainte-Croix de Jérusalem. Giovanni Pisano est un
des premiers qui l'aient copiée. Le Christ de pitié dont il décora la chaire de
la cathédrale de Pise n'est nullement une invention de son génie, mais une sim-
ple imitation du tableau de Rome^ La chaire de Pise fut terminée en i3io.
A partir de cette date, les exemples sont assez nombreux en Italie. Il suffira de
citer, au Campo santo de Pise, le tombeau de la famille Gherardesca, à Santa
Croce de Florence, le tombeau des Baroncelli, à Santa Maria Novella, le tom-
beau de Tedice Aliotti, et au Musée archéologique de Milan un bas-relief funé-
raire qui semble être de toutes ces copies la plus littérale \ Tous ces monu-
ments sont de la première partie du xiv" siècle . Il est remarquable que presque
toutes ces images du Christ souffrant soient sculptées sur des tombeaux. On
voulait sans doute, en priant devant le tombeau du défunt, obtenir pour son
âme les indulgences promises au nom de saint Grégoire.
En France, les images du Christ de pitié apparaissent un peu plus tard.
Les érudits n'en signalent pas de représentation antérieure au xv" siècle *. J'en
connais une cependant qui doit être un peu plus ancienne. On la rencontre .
dans un livre d'Heures de la Bibliothèque Nationale, qui a tous les caractères
des manuscrits du xiv" siècle finissant ^ Les ornements des marges, les fonds
1 Signalé par le chanoine Marsaux.
2 Ce Christ est aujourd'hui au Musée de Berlin.
^ Le Christ y est représenté adossé à la croix, comme on le voit dans la gravure d'Israël van Mecheln. On
trouvera le bas-relief de Milan dans Venturi, Storia dell'arte italiana, t. IV, p. 58g.
■* Barbier de Montault, OEuvres, t. VI, p. 235 et Cahier, Caractérist. des Saints, p. 353-355.
=> B. Nat. latin io528, f° 20. Voir aussi latin 18026, t" 196 v», manuscrit à peu près contemporain du précé-
dent. En i383, Philippe de Bourgogne acheta au peintre Jean d'Orléans un tableau représentant » Nostre-Seigiieur
LE PATHETIQUE 95
échlquetés, les costumes des soldats, l'iconographie des scènes religieuses, tout
indique une date qui ne doit pas être très éloignée de iSqo. S'il en est ainsi,
le Christ nu, debout dans son tombeau, était déjà connu en France dans les
dernières années du xiy° siècle.
Bien que les représentations du Christ de pitié dérivent d'une sainte
image aujourd hui perdue, elles
n'eurent rien d'immuable. Elles
se présentent sous quatre aspects
différents.
Le Christ nu, la tête penchée,
les mains croisées, sort à mi-
corps du tombeau. C'est la forme
la plus simple et la copie exacte
de l'original.
Le Christ est toujours debout
dans son tombeau, mais deux
anges, pleins de respect, l'assis-
tent, tantôt ils soulèvent un
rideau derrière lui et tantôt ils
soutiennent son corps ou ses bras
qui semblent vouloir retomber
sans force (fig. 36) \
Souvent les deux anges sont
remplacés par la Vierge et saint
Jean ; ce qui est, comme on le
sait, un des thèmes favoris des
maîtres itahens. C'est l'idée de la Passion éternelle du Christ, d'une Passion
qui se continue même par delà la mort, qui a amené ce groupement nouveau.
Le Christ s'était montré souffrant à saint Grégoire, il paraissait naturel d'asso-
cier à sa souffrance la Vierge et saint Jean. La pauvre image de pitié devient
Fig. 36. — Le Christ de saint Grégoire.
Grandes Heures du duc de Berry.
dedans le sépulcre et l'ange qui le soutient », Deliaisnes, Documents sur l'hisl. de l'art dans la Flandre, etc., t. II,
p. 599.
' Christ de pitié d'Ecos (Eure). Il est probable que les deux anges soulevant un rideau se voyaient sur l'image
de Sainte-Croix de Jérusalem, bien que la gravure d'Israël van Mecheln ne nous les donne pas. Ce qui semble le
prouver., c'est que la plus ancienne copie, celle de Giovanni Pisano, nous les montre. Ils figurent aussi sur le bas-
relief de Milan, qui semble la copie la plus fidèle de l'original.
96
L'ART RELIGIEUX
alors une merveille de sentiment. Qui n'a vu au Musée Brera, à Milan, le plus
beau des Christ de pitié, celui de Giovanni Bellini ? Saint Jean, la bouche entr'-
ouverte, laisse échapper une plainte, tandis que la Vierge, avec une tendresse
avide, appuie sa joue contre celle
de son Fils '.
Enfin les artistes imaginèrent
de représenter la scène même de
l'apparition. Le pape saint Gré-
goire célèbre la messe : parfois,
il est seul, mais, le plus souvent,
il est entouré de cardinaux et d'évê-
ques. Soudain le Christ de pitié se
montre sur l'autel, soit plongé
jusqu'à mi-corps dans le tombeau
soit debout et adossé à la croix.
Souvent, il presse de sa main les
lèvres de sa plaie et fait jaillir son
sang dans le calice. C'est ce qu'on
appelle la Messe de saint Grégoire.
Des quatre façons de figurer
le Christ de pitié, la dernière a
été de beaucoup la ])lus usitée en
France comme dans les Pays-Bas
et en Allemagne. Les gravures
sur bois qui se vendaient dans
les foires représentaient toujours la
Messe de saint Grégoire'. Ces naïves estampes, répandues dans tous les pays du.
Nord, ont fixé l'iconographie du sujet. Les plus grands artistes en subissaient
l'ascendant. Ils n'osaient modifier une scène si bien établie dans 1 imagination
populaire. Leur invention ne s'exerce que sur les détails. Le maître à 1S\
' En France, ce thème chi Christ entre la Vierge et saint. lean est plus rare. On l'y rencontre cependant. Témoin
le triptyque de broderie du Musée de Chartres.
- Voir les exemples dans Bouchot : Les deux cents incunables xjlograpldques du cabinet des Estampes, n°' loO, 107,
108, log, iio, III. Ces estampes populaires sont, suivant M. Bouchot, originaires delà Lorraine, de la Champagne
et de la Picardie.
•^ Graveur des Pays-Bas de la fin du xv" siècle et du commencement du xvl^
FiG. 87. — La messe de saint Grégoire.
Gravure du maître à l'S. (Cabinet des Estampes).
LE PATHÉTIQUE 97
par exemple, sans rien changer au thème principal, lui a donné, par quelques
additions, une grandeur d'épopée (fîg. 87). Aux côtés de saint Grégoire, il a
agenouillé tout le vieux monde féodal. Sous la bannière de saint Pierre, que
les clefs décorent, se pressent les deux clergés, régulier et séculier. En face,
sous le pennon impérial, armorié de l'aigle à deux têtes, se rangent l'Empe-
reur, les rois, les princes, les ducs, les barons, et jusqu'à Ihumible manant.
L'humanité entière contemple donc, avec saint Grégoire, le miracle d'un Dieu
souffrant pour les hommes. Mais ce n'est pas encore assez. Par délace monde,
l'artiste nous laisse entrevoir l'autre. On aperçoit, comme dans les profondeurs,
des figures qu'enveloppent des flammes. Ce sont les âmes du Purgatoire, que
l'humanité, confiante en la promesse faite à saint Grégoire, va délivrer par ses
prières. Ainsi, par son amour, le Christ de pitié unit les deux mondes. D'une
simple anecdote, le maître à l'S a su dégager un dogme. Mais c'est au moment
oi^i la Messe de saint Grégoire atteint à sa plus haute expression qu'elle va dispa-
raître. Quelques années encore, et les protestants, en attaquant les indulgences,
vont obliger les catholiques à examiner leurs traditions et à rejeter les légendes \
En décrivant les images du Christ de pitié, nous avons omis quelques détails,
qui ne sont pas indispensables, il est vrai, mais qui ne laissent pas de se ren-
contrer très fréquemment. Tout autour du Christ debout dans son tombeau,
on voit disposés, avec une enfantine naïveté, non seulement les instruments de
la Passion, mais divers objets ou emblèmes qui racontent, les uns après les
autres, toutes les scènes du drame. Ce sont d abord les trente deniers de Judas,
la lanterne, l'épée de saint Pierre où l'oreille de Malchus demeure attachée,
une tête bestiale qui crache, une main qui soufflette, le coq perché sur la
colonne de la flagellation, l'aiguière de Pilate. Puis, près des trois clous, la
main qui tient le marteau, la robe sans couture et les dés, le vase de vinaigre,
la lance et l'éponge. Enfin l'échelle et les tenailles de la descente de croix et
les trois vases à parfum des saintes Femmes.
En Italie, on a moins volontiers que chez nous associé tous ces emblèmes au
Christ de pitié. En France, la composition est complète dès l'origine. Le
manuscrit de la Bibliothèque Nationale, que nous attribuons à la fin du
xiv° siècle, nous montre déjà, autour du Christ debout dans le tombeau, la
' Le moment de la plus grande vogue de la Messe de saint Grégoire, en France, est la lin du xv' siècle et le
commencement du xvi<=. Le sujet est très fréquent dans les livres d'Heures manuscrits ou imprimés. Les vitraux
nous le montrent assez souvent : vitrail de Sainte-Croix (Saône-et-Loire), de Groslay (Seine-et-Oise), de Nonancourt
(Eure). La messe de saint Grégoire est quelquefois peinte à fresque, église de l'Absie (Deux-Sèvres").
MALE. T. II. i3
98
L'ART RELIGIEUX
croix, la colonne, la lance, l'échelle, les clous, la couronne d'épines. Nos artistes
n'ont fait que réunir deux motifs, dont l'un est beaucoup plus ancien que
l'autre. On ne connaissait pas encore chez nous le Christ de pitié, et déjà on
avait eu l'idée de grouper en trophée les souvenirs de la Passion. A la Biblio-
thèque de l'Arsenal, dans un livre d'Heures des
premières années du xiv" siècle ' , une curieuse mi-
niature représente la croix, la colonne, la lance,
1 éponge, les fouets, les clous, le vase de vinai-
gre enfermés dans le champ d'un écu. Ce sont
les armes de Jésus-Christ. Puisque les barons
ont des blasons, qui rappellent leurs prouesses,
il est juste que le Christ ait le sien. Un com-
inentaire explique ces armoiries nouvelles. Le
fond blanc de l'écu signifie le corps de Jésus-
Christ, les taches rouges qui le criblent sont les
traces laissées par la flagellation, les cinq roses
qui s'épanouissent sur le bois de la croix sont
les cinq plaies du Sauveur. 11 n'y a pas d'exem-
ple plus ancien de ce qu'on appelait au moyen
âge « arma Christi' ».
Que cette composition mystique apparaisse
au xiv" siècle, rien de plus naturel. C'est le
moment où la Passion devient l'étude de toute
la chrétienté. On commence alors à méditer sur
instruments de souffrance et de mort qui
Fig. 38. — Les emblèmes de la Passion.
Bas-relief de l'église de la Trinité.
Vendôme (xvi° siècle).
ces
ont sauvé le genre humain.
C est au xiv° siècle que, dans les recueils liturgiques du moyen âge, com-
mencent à apparaître les hymnes à la lance ou à la couronne d'épines qui iront
se multipliant jusqu'au xvf siècle': « Salut, fer triomphal, dit un hymne à la
lance, en entrant dans la poitrine du Sauveur tu nous ouvres les portes du
ciel*... » « Sa couronne, dit un autre, est faite d'une branche de ronce, pour-
' Arsenal, ms. n° 288 f" i5.
2 L'expression se rencontre dans l'inscription du retable d'Aix-la-Chapelle que nous avons déjà signalé.
^ Voir les tomes IV et V du recueil de Druves. Voir aussi le recueil de Daniel, t. I et IL
^ Daniel, t. II, p. 2i5.
LE PATHETIQUE
90
tant elle resplendit... Des pierres précieuses y brillent comme des étincelles, ce
sont des gouttes de sang ' . »
Ce fut sans doute alors que s'introduisit l'usage de porter triomphalement
les emblèmes de la Passion. J'ai vu dans l'église de Billom, en Auvergne,
Fig. Sg. — Ange portant les instruments de la Passion.
Tapisserie do la catliédiale d'Angers.
comme un dernier souvenir d'un autre âge, des bâtons de confrérie surmontés
de la bourse, du marteau, de l'éponge et de tous les instruments du Calvaire".
Les artistes du xv° et du xvi" siècle représentent assez souvent les emblèmes
de la Passion pour eux-mêmes et sans y adjoindre la Messe de saint Grégoire^
(fig. 38). Mais alors ils remettent volontiers ces précieux objets aux mains des
» Daniel, t. II, p. 3/18.
'■^ Ils semblent assez récents. A Saint-Patrice de Rouen, il existait une confrérie de la Passion érigée en iS-jli.
Les associés portaient processionnellement les instruments de la Passion. Voir Société des biblioph. normands,
t. III, p. xxxvni.
' Vitrail de Saint- Vincent à Rouen. On gagnait l'indulgence en priant devant ces emblèmes : <i Qui regarde ces
armes, dit un manuscrit de la Bibl. Nation, (lat. loSaS f° 19 v°), en l'honneur de la Passion, il gagnera de vray par-
don six mille ans. »
L'ART RELIGIEUX
anges. Dès le xiif siècle, on voyait, dans la scène du jugement dernier, quatre
et quelquefois cinq anges portant la croix, la colonne, la lance, les clous, la cou-
ronne d'épines. Mais, à la fin du moyen âge, les anges deviennent plus nom-
breux. Il y en a sept dans les belles tapisseries de la cathédrale d'Angers
(fig. 39), Il y en a souvent bien davan-
tage puisqu'on leur confie jusqu à la
bourse de Judas (fig. lio), et jusqu'à
la lanterne du Jardin des Oliviers. Ces
figures d'anges sont souvent associées à
la Passion et s inscrivent dans les
mailles du réseaullamboyantqui termine
le vitrail'. Mais souvent aussi elles ne
sont liées à rien. Dans un vitrail de la
cathédrale d'Evreux^ Dieu le père, le
globe du monde dans sa main, apparaît
au-dessus du chœur des anges porteurs
d'emblèmes. On dirait que la scène se
passe au delà du temps et cju'elle se
joue dans la pensée de Dieu. Dès avant
la création, cette bourse de Judas, cette
aiguière de Pilate aA^aient leur place
marquée dans l'économie du monde.
A la dévotion qu'on avait pour les
instruments de la Passion s'associait
naturellement le culte des plaies de
Jésus-Christ. Cette forme nouvelle de la
piété remonte peut-être jusqu'à saint Bernard, s'il est vrai qu'il soit l'auteur
de l'hymne qu'on lui attribue. C'est une suite d'apostrophes pathétiques qui
s'adressent à toutes les parties du corps de Jésus-Christ qui souffrirent pour
les hommes ^ Saint Bernard, disait-on, après avoir composé ces strophes, les
avait récitées devant un crucifix qui s'était incliné vers lui et l'avait embrassé.
Il est probable que l'hymne, s'il remonte réellement au xu° siècle, a été
1 Vitrail de la Passion à Plejben (Finistère) et à Moulins (Allier).
^ Bas-côté de gauche, vitrail du xvi'' siècle. Il y a au dessous des figures de saints.
' Dans Daniel, t. IV, p. 224-
Fig. 4o. — Ange portant la bourse de Judas.
Bois sculpté. (Musée du Louvre.)
LE PATHÉTIQUE loi
remamé et amplifié au xiv"'. C'est au xiv" siècle, en effet, que commence à se
répandre la dévotion aux cinq plaies. Sainte Gertrude méditait sur ces cinq
plaies et les Aoyait briller comme le soleil. Elle pensait qu'elles avaient dû s'im-
primer dans son cœur'. C'est alors aussi que les oraisons aux cinq plaies
commencent à apparaître dans les livres
d'Heures \
Au xv" siècles, des confréries se créent
sous le vocable des cinq plaies'. De riches
bourgeois fondent des messes en l'honneur
des cinq plaies'. Une prière que l'on réci-
tait en l'honneur des cinq plaies passait
pour empêcher de mourir « de vilaine
mort** ».
L'art essaya de s'associer comme il put
à ces sentiments. Au xv° siècle, on inventa
un blason des plaies, comme on avait ima-
giné, au xiv°, un blason des instruments
de la Passion. On voyait, à Limoges, sur
le saint sépulcre de l'église Saint-Etienne,
un écusson « avec les cinq plaies au na-
turel sur fond d'or ».
Fig. 4i- — Les cinq Plaies.
Les Allemands et les Flammands cru- ^ . , .
Gravuve anonyme du xv' siècle. (Cabinet des Estampes)
rent faire mieux en mettant sur un écu
chacun des membres coupés\ D'autres fois, ils enferment l'Enfant Jésus dans
' Il y a d'ailleurs d'autres morceaux du même genre dans Daniel, t. I, p. 336, et t. II, p. 355.
2 Vila, lib. II. cap. lY et V.
^ Arsenal, manuscrit n° 65o f° cent-onze, fin du xiv* siècle. Au xv^ siècle, les exemples sont nombreux. Il y a
même des messes des cinq plaies (B. N. franc. 442 1° i84, fin du xv<^ siècle) : elles sont fréquentes dans les Missels
imprimés.
^ Je trouve une confrérie des cinq plaies à Fclletin (Creuse) qui faisait dire une messe tous les vendredis. Il y
en avait beaucoup d'autres.
'' On lit sur un pilier de l'église Saint-Germain, à Argentan, que ce pilier a été donné par Jean Pitard qui a
fondé une messe des cinq plaies (i488). Sur la dévotion aux cinq plaies, \. Barbier de Montault. Œuvres, t. VU.
'' Arsenal, ms. n" 65o f" cent-onze et B. JN. lat. 18026. f" 196 v° (comm. du xv<= siècle). « Ne trépassera le jour
que de bon cœvir les dira (les oraisons aux cinq plaies)». C'est ce qui explique pourquoi le culte des cinq plaies s'est
développé au temps des grandes pestes.
' \. abbé Lecler, Etude sur les mises au tombeau. Limoges, 1888, p. 10.
* Gravure d'Israël van Mecheln, Cabin. des Estampes, Ea. 48.
103 L'ART RELIGIEUX
un cœur blessé et disposent tout autour deux pieds et deux mains transverberés
(fig. /|i). Ces vieilles gravures sur bois, images populaires dont le paysan
décorait le manteau de sa cheminée, nous font pénétrer fort avant dans le génie
secret du xv" siècle. C'est un monde étrange.
On y respire une atmosphère de piété ardente
et presque sauvage. Une de ces images nous
montre un religieux au pied de la croix.
Quatre longs fils unissent sa bouche à quatre
plaies de Jésus-Christ. En face, un laïque
est rattaché de la même manière à six
péchés capitaux'. Cette petite image enseigne,
comme les mystiques, que toute sagesse,
toute vertu découle des plaies de Jésus-
Christ, et qu'il faut, comme dit Tauler,
(( coller sa bouche sur les blessures du cru-
cifié )).
Des cinq plaies, celle du côté était
regardée comme la plus sainte. On croyait
en savoir la dimension exacte qui était
donnée par celle du fer de la sainte lance.
I ^i,^^^''^'^^^^4J^ \:^A*'^^ï\ Dans une Image du monde, manuscrit de la
première partie du xiv" siècle, qui a appar-
tenu plus tard au duc de Berry, on voit
déjà la plaie du côté représentée avec sa gran-
deur réelle" ; au xv" siècle, on rencontre fréquemment dans les livres d'Heures
imprimés une image de cette plaie. Deux anges semblent la porter dans une
coupe d'or (fig. I12).
Fig. ^3. — La plaie du côté de Jésus-Christ.
Heures de Caillaut et Martineau (fin du xy' siècle) .
Mais il y a quelque chose de plus émouvant que les plaies du Christ, c'est
le sang qui coule de ces plaies. Combien de chrétiens, avant Pascal, avaient
1 Dans Schmidt, Die friihesten und seltensten Denkmùler des Holz-und Metallschnitts, Munich et Nuremberg.
2 B. N. franc. 67^ f i36 v°.
LE PATHÉTIQUE io3
médité sur ce sang d'un Dieu dont chaque goutte avait sauvé des milliers
d'àmes. La Vitis mystica, qu'on attribuait à saint Bernard, compare la Passion à
une rose sanglante \ Saint Bonaventure, dans le Lf^/ium vitœ, s'écrie que Jésus,
arrosé de son propre sang, lui apparaît vêtu de la pourpre pontificale. Mais
c'est au xiv° et au xv" siècle que le sang divin ruisselle. Sainte Brigitte, sainte
Gertrude, Tauler, Olivier Maillart voient ce sang couler comme un fleuve. Ils
voudraient s'y baigner. Les visions de la bienheureuse Angèle de Fohgno" lui
montrent sans cesse le sang de son Dieu. Lorsque, dans l'église de Saint-Fran-
çois, au moment de l'élévation, pendant que les orgues jouent doucement, son
àme est ravie « dans la lumière incréée », elle voit presque toujours Jésus
couvert de sang. Quelques instants avant de mourir, elle dit qu'elle venait de
recevoir le sang de Jésus-Christ sur son àme, et qu'elle l'avait senti aussi chaud
que s'il descendait de la croix'.
Ce sang divin, dès le xiv' siècle, les artistes nous le font voir. Non seule-
ment ils représentent le sang coulant des plaies de Jésus, mais il leur arrive sou-
vent de nous montrer son corps tout marbré de taches rouges (fig. 43) *. Chose
curieuse, les vieilles gravures populaires du xv" siècle, qui représentent le Christ
en croix ou le Christ de pitié, sont souvent relevées de rouge pour que le sang
et les plaies frappent d'abord le regard ".
L'idée de souffrance , unie à l'idée de' rédemption, a donné naissance à
toute une suite d'œuvres d'art où est exaltée la vertu du sang.
Je veux parler du thème mystique connu sous le nom de Fontaine de vie. Du
centre d'une grande vasque s'élève la croix. De longs jets de sang jaillissent
des plaies du Sauveur et emplissent la cuve autour de laquelle se pressent
les pécheurs. Plusieurs ont déjà dépouillé leurs vêtements et s'apprêtent à
* Vitis mystica, Palrol., t, GLXXXIV. col. 711 et suiv. La Vitis mystica nesi pas de saint Bernard, une partie
de l'œuvre pourrait être de saint Bonaventure ; voir S. Bonaveiiturae opéra omnia, Quaracchi, t. X, p. 16.
- Religieuse cloîtrée du Tiers-Ordre de saint François (i377-i435j.
^ Théologie de la croix, 11' partie, cap. 11, 5, 7, et cap. v, i.
* Arsenal, ms. n° 563 f° 97 (fin du xiv' siècle) ; B. N., lat. 92a, f" 181 (commenc. du xv'= siècle) ; franc. 162,
f° 442 etl'o 4tJ8 (commenc. du xv« siècle); Iranc. 4oo f i3 et i4 (fin du xiv<i siècle); latin io55i, f" i42 v"
(xvi' siècle).
= Voir les Recueils Ea 5 et Ea iG, au Cabinet des Estampes. Voir aussi le tome P' de Schreiber, Manuel de
l'amateur d Estampes. — L'exemple le plus curieux qu'on puisse citer en ce genre nous est offert par un beau
livre d'Heures manuscrit de la Bibliothèque de Rouen (Gollect. Martinville, i83, vers i5oo). On voit Jésus enfant
sur les genoux de sa mère; il est nu, et son corps apparaît tout couvert de plaies, comme s'il avait déjà affronté la
mort. Le miniaturiste voulait dire, comme l'explique une inscription, que, grâce à nos pécliés, la Passion de Jésus-
Glirist a commencé dès sa naissance.
lo/l L'ART RELIGIEUX
entrer dans ce bain salutaire. C'est là, sans doute, un symbole eucharistique,
mais qui ne pouvait naître que dans l'âge violemment réaliste où nous sommes
entrés. Il fallait, pour l'imaginer, avoir la pensée sans cesse occupée de ce sang-
divin. D'ailleurs, ces Fontaines de vie me paraissent être, à l'origine, en relation
étroite avec le culte qu'on rendait au Précieux Sang dans diverses églises.
Dès le temps des croisades arrivèrent en Occident, dans des reliquaires de
cristal, quelques gouttes du sang divin. Il semblait qu'on eût enfin trouvé ce
Saint Graal que les chevaliers de la Table Ronde avaient cherché par toute la
terre. A Bruges, dans la petite chapelle de Thierry d'Alsace, le rêve des poètes
devenait une réalité. Tout chrétien pouvait y voir le sang qui avait sauvé le
monde. Une immense poésie rayonnait du sanctuaire de Bruges. Aucun doute
alors ne pouvait effleurer le croyant et ternir la beauté de la légende. Bientôt il
y eut des gouttes du Précieux Sang en France, en Italie, en Allemagne, en
Angleterre. Le Saint Sang que l'on montrait à l'abbaye de Fécamp avait été
trouvé caché dans le tronc d'un antique figuier que la mer avait jeté à la
côte. Le figuier venait de la Terre-Sainte, et c'était le neveu de Joseph d'Ari-
mathie, Isaac, qui avait enfermé la relique dans l'écorce de l'arbre '. Ainsi
les poèmes du Saint Graal devenaient féconds et faisaient naître de réelles
merveilles. .
La dévotion au Précieux Sang, qui fut toujours très vive, s'accrut encore
à la fin du moyen âge. A Bruges, ce fut seulement au xiv° siècle que la
confrérie du Saint Sang prit naissance et que commença la fameuse procession
du mois de mai". Ce fut au xv° siècle que s'éleva, au-dessus de la vieille crypte
romane de Thierry, la haute chapelle gothique, plus digne de l'insigne relique.
Au xv° siècle, le culte du Saint Sang s'organise, et on voit apparaître
des proses écrites en son honneur. Ce fut alors aussi que les peintres
imaginèrent le thème de la Fontaine de vie, qui est, à sa manière, une sorte
d'hymne au Précieux Sang.
On peut presque affirmer, je crois, que ce motif nouveau est né dans une des
villes qui rendaient un culte à la sainte relique. On sait que la Fontaine de vie du
Musée de Lille, œuvre de Jean Bellegambe, fut peinte pour l'abbaye d'Anchin. Or
l'abbaye d'Anchin possédait depuis i2 39 quelques gouttes du Précieux Sang\
' Leroux de Linoy, Essai historique et liller. sur l'abbaye de Fécamp, Rouen, 18^0.
- Carton, Essai sur l'histoire du Saint Sang, Bruges, i85o.
•* Dehaisnes, La vie et l'œuvre de Jean Bellegambe, l8go, p. lOy.
LE PATHÉTIQUE io5
11 y a, en Portugal, à l'église de la Miséricorde d'Oporto, une Fontaine
de vie qui est certainement l'œuvre d'un peintre flamand. Il a paru même
à de bons juges que Gérard David en était l'auteur'. S'il en est ainsi, le
tableau a été peint à Bruges, dans la
ville du Saint Sang. La voisine de
Bruges, Gand, conserve, dans son Mu-
sée, un tableau de la Fontaine de vie.
Troyes est une des villes de France qui
possédaient une relique du Précieux
Sang'. Or, on voit précisément, dans
les voussures du portail de Saint-Nicolas,
les restes d'une Fontaine de vie, œuvre
certaine du sculpteur GentiP.
Mais on peut aller encore plus
avant. D'autres arguments nous font
atteindre presque à la certitude. Il y
a, dans l'office du Précieux Sang, tel
qu'on le trouve dans le Bréviaire ro-
main, une hymne qui a pour nous le plus
vif intérêt, car une des strophes nous
donne le thème même de la Fontaine
de vie : « Jésus, dit le poète anonyme,
laisse couler son sang jusqu'à la der-
nière goutte. Qu'ils viennent donc tous
ceux que souille le péché. Celui qui
se lavera dans ce bain en sortira purifié \ » La date de cette hymne est malheu-
^ E. Paccully, Gazelle des Beaux-Avis, 1897, p. 196 et suiv.. M. Paul Lafond qui a songé tout récemment {Rev.
de l'art ancien et moderne, avril 1908) à attribuer le tableau d'Oiiorlo à un maître portugais ne semble pas avoir
connu l'article si probant de M. E. Paccully.
2 Voir Ed. Wechsler, die Sage von Graal, Halle, 1899. On y trouve la liste (incomplète) des églises d'Europe
qui possédaient des gouttes du Saint Sang. Une autre liste, également incomplète, se trouve dans Barbier de Mon-
tault, OEavres, t. VII.
' Kœclilin et Marquât de Vasselot, La sculpture à Troyes et dans la Champagne méridionale, p. 364.
* Jésus
Sibi nil réservât sanguinis.
Vanité quotquot criminum
Funesta labes inficit,
In hoc salutis balneo
Qui se lavât mundabitur.
^1 j%toftqHw..-ruaue^.ra)Jia nwi*aw;^'5'^
Fig. 43. — Les plaies du Christ.
Gravure anonyme du xy' siècle. (Cabinet des Estampes.)
lU
io6 L'ART RELIGIEUX
reusement inconnue '. Mais si, par hasard, elle était relativement moderne, nous
pouvons en citer une autre tout à fait analogue et qui remonte au xv° siècle,
sinon au xiv" : « Les fontaines du Sauveur répandent des ruisseaux de sang.
Que le pécheur accoure pour puiser la sainte liqueur... Qu'il vienne à la fon-
taine du Sauveur... c'est un bain de vie ". » Dans l'office du Précieux Sang, tel
qu'on le récitait à labbaye de Fécamp, le sang de Jésus est appelé « le bain
des âmes, la piscine des malades, la fontaine de pureté'' ».
Ainsi, de quelque côté que l'on regarde, on rencontre le motif de la Fontaine
de vie associé au culte et à la liturgie du Saint Sang.
Le thème artistique, une fois imaginé, ne tarda pas à se répandre. On le
rencontre à Beauvais'', à Vendôme"', à Chinon", kAvignon^ à Dissais (Vienne)^;
on le voyait autrefois au château de Boumois^ près de Saumur, et à l'église
Saint-Jacques de Reims'".
Ces curieuses compositions ne se ressemblent pas toutes, mais elles peuvent
se ramener à quelques types.
Le tableau d Oporto (lig. kk) nous présente le sujet sous sa forme la plus
1 Voir abbé Bergier, Etude sur les hymnes du bréviaire romain, Besançon, iSSii-
2 Messe des cinq plaies dans le Missel des Ermites de saint Augustin, i'^,. août, séquence du xiv'^ siècle ou du
xy' siècle, Daniel, Thesaur. hymnol. t. II, p. aSo. Voir aussi dans le recueil de Brèves, t. IV, p. 21, une hj'mne
du xv' sur le même sujet.
3 Sanguis, animarum lavacrum, lava nos.
Sanguis, piscina languentium, salva nos,
Sanguis, fons puritatis, irriga nos.
Et plus loin : (( Ut laventur stolae nostrae in sanguine tuo, te rogaoïus. » Cette messe se rencontre pour la
première fois dans le Thrésor ou abrégé de l'histoire de la noble et royale abbaye de Fécamp par Dom Le Huile, i684,
publié par Alexandre en 1898. La date de l'office du Précieux Sang de Fécamp n'est pas connue, mais il peut
fort bien remonter au xv- siècle.
'>■ Vitrail de l'église Saint-Etienne, xvi' siècle, très mutilé.
" Vitrail de l'église de la Trinité, transept du nord, commencement du xxi" siècle.
^ Fresque de Saint-Mexme. Cette fresque est de l'école de Tours et je la considère comme l'œuvre d'un artiste
ayant travaillé dans l'atelier de Jean Bourdichon.
' Tableau du Musée. Il n'est peut-être pas mauvais de rappeler, à ce propos, que l'on conservait à Saint-Maximin
quelques gouttes du sang du Christ. On disait qu'il avait été apporté par Marie-Madeleine (voir Franciscus Collius,
De sanguine Christi, Mediolani, 1617, p. 867). La Provence avait donc aussi sa relique du Saint Sang : il n'y a
donc pas lieu de s'étonner si l'on y rencontre une Fontaine de vie.
^ Fresque de la chapelle du château.
^ Le vitrail du château de Boumois a été vendu il y a quelques années et remplacé par du verre blanc. J'ai fait
pour le voir un voyage inutile. Dépareilles mésaventures deviennent de plus en plus fréquentes. J'en parle ici d'après
le Répert. Archéolog. du Département de Maine-et-Loire, 1869, p. 96 et suiv. qui donne le dessin que nous repro-
duisons (fig. Ii6).
'" En i855, une restauration a complètement dénaturé le vitrail de Saint-Jacques de Reims. C'était bien une
Fontaine de Vie, comme le prouvait l'inscription relevée en 1825 par Pavillon-Piérard : « Jam lavasti fonte vivo...»
(communique par M. Jadart),
Fig. /14- — La Fontaine de vie.
Tableau de l'église de la Miséricorde. Oporto (Portugal).
(d'après un cliché de la Gazette des Beaux-Art^-, 1897.)
io8
L'ART RELIGIEUX
simple. Jésus est crucifié entre la Vierge et saint Jean, mais le pied de la
croix, au lieu de s'enfoncer dans le roc du Calvaire, plonge dans une grande
vasque. Le sang coule et déjà remplit le bassin. Tout autour, des hommes, des
femmes, des enfants, tous les âges et toutes les conditions, contemplent silen-
cieusement le mystère. Sur le rebord de
la vasque, on lit : « Fons vitae, Fons
misericordiae » . Ce tableau grave et d'un
sentiment tout intérieur ressemble trait
pour trait aux hymnes que nous venons
de citer.
Mais voici une œuvre plus savante.
Le vitrail de Vendôme nous montre
encore la croix de Jésus plantée dans une
vasque de sang (fig. /i5). Sur les rebords
de la vasque, les quatre évangélistes
sont assis, tandis que tout près d'eux
saint Pierre et saint Paul se tiennent de-
bout. De la vasque, le sang coule dans
une grande piscine où Adam et Eve
sont plongés jusqu'à mi-corps. Enfin,
tout en bas, le pape et l'Egfise, l'empe-
reur et la société laïque sont agenouillés
et prient. La composition a une am-
pleur doctrinale qui fait penser aux
grandes œuvres du xm" siècle. Le sens
en est fort clair. Le sang de Jésus a
lavé Adam et Eve, c'est-à-dire le péché originel. Les quatre évangéhstes, les
épîtres de saint Pierre et de saint Paul racontent le sacrifice et témoignent de sa
vertu. L'humanité doit s'agenouiller et remercier Dieu de ce miracle d'amour .
Le vitrail de Vendôme n'est plus l'œuvre d'un contemplatif, c'est l'œuvre d'un
théologien qui énonce le dogme essentiel du christianisme.
Nos Fontaines de Vie sont d'ordinaire conçues un peu autrement. Une for-
mule ne tarda pas à s'établir à laquelle nos peintres demeurèrent fidèles d'un
' LevilraildcBoumoisélailtrès analogue au vitrail de Vendôme. Dansla première vasque on vojait aussi Adam et
Eve (fig. 4');. Mais les prêtres et les laïques, au lieu de prier, se déshabillaient et entraientdans la vasque inférieure.
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Fig. 45. — La Fontaine de vie.
Vitrail de l'église de la Trinité. Vendôme.
LE PATHETIQUE
109
bout de la France à l'autre. Près de la croix et de la double vasque, deux
femmes sont debout, sainte Marie-Madeleine et sainte Marie l'Egyptienne'. Elles
regardent avec amour ou montrent du doigt le sang qui les a purifiées. Telle
est la fresque de Chinon dans sa simplicité (fig. 47), tel est aussi le tableau
d'Avignon. Même quand la com-
position est plus riche, comme à
Dissais ou à Lille, Marie-Made-
leine et Marie l'Egyptienne se voient
toujours non loin de la croix.
Le vitrail de Samt-Jacques de
Reims, dont le caractère a été dé-
naturé, nous les montre aussi
toutes les deux.
Rien n'est plus facile à com-
prendre. On a choisi ces deux
illustres pécheresses pour faire
entendre qu'il n'est pas de faute
que le sang du Christ ne puisse
laver". Il n'y a dans ces œuvres
simples et directes qu'un seul dé-
tail symbolique. A Chinon, à Dis-
sais ^ le petit bassin verse le sang
dans le grand par quatre masca-
roiis où l'on reconnaît les animaux
évangéliques. C'est une façon
ingénieuse de dire que le miracle
du pardon a pour garant le livre des Evangiles, c'est-k-dire la parole même de
Dieu
* L'une porte un vase à parfum, l'autre, velue de ses cheveux, tient quelquefois les trois pains (Dissais, Lille,
Reims).
- C'est ce que disent les mauvais vers qu'on lit à Chinon, \ . Mém. de la Soc. Arclwol. de Touraine, t. V. —
Dans la chapelle hexagonale duchàteau de Dissais, toutes les fresques me paraissent se rapporter à l'idée de la rédemption
par le sang. On voit près de la vasque, outre Mario-Madeleine et Marie l'Egyptienne, saint Pierre et saint Paul,
qui sont là en tant que pécheurs. Jésus a pardonné à l'un de l'avoir renié, à l'autre de l'avoir persécuté. Une
autre fresque nous montre Eve commettant la faute ; uneautrele roiDavid, qui est, dans l'Ancien Testament, le type du
pécheur repentant. Une composition analogue se rencontre au xvii" siècle. (Voir abbé Marsaux, La Fontaine de Vie,
Etude sur une miniature, dans les Notes d'art et d'archéol., Dec. iSgi.)
^ Il en était de même à Boumois.
Fig. !^6. — La Fontaine de vie.
Vitrail du château de Boumois d'après un ancien dessin.
L'ART RELIGIEUX
Si aisées à interpréter que soient de pareilles œuvres, l'unanimité des
artistes ne laisse pas de surprendre. D'oii vient qu'ils aient choisi Marie-Made-
leine et Marie l'Egyptienne pour symboliser le péché ? La raison doit en être
fort simple. On devait, à la fin du xv" siècle, chanter une hymne où le pardon
des deux pécheresses était donné comme un exemple de la vertu du sang divin.
Il me paraît évident qu'un
pareil chant liturgique a
existé. Pourtant je l'ai cher-
ché sans succès dans les Cor-
pus d'hymnes publiés en
France et en Allemagne '.
Mais un heureux hasard
pourra le mettre un jour
sous les yeux d'un érudit.
Le tableau de Belle-
gambe, au Musée de Lille,
nous offre une particularité
que nous n'avons pas encore
rencontrée (fig. ^S). Quel-
ques figures de femmes per-
sonnifiant les Vertus encou-
ragent les fidèles à s'appro-
cher de la Fontaine de sang
et les aident même à entrer
dans la cuve. C'est là une idée assez analogue à celle qu'expriment souvent les
écrivains ascétiques du xv° siècle. Ils disent que chacune des effusions de sang
de Jésus-Christ effaça un des sept péchés capitaux'. Les hommes ne peuvent
donc rencontrer que des vertus auprès de la vasque où a coulé le sang divin.
Cette violente poésie de la Fontaine mystique, ce Christ dont chaque plaie
est une source vive, ce sang qui ruisselle de vasque en vasque, cette piscine
tiède de sang, — tout cela ne satisfait pas encore la sensibilité chrétienne. Les
artistes imaginent quelque chose de plus étrange, une œuvre où l'on respire la
pitié fiévreuse de la fin du moyen âge. Pour mieux exprimer l'horreur de la
' Daniel, Mone, Dreves, Roth, Misset et Weale, Wackernagel.
- Voir notamment le Destructoriam vitiorum,i^QQ, et le Lavacrum conscientiae, ihç)"]-
Fig. 47.
La Fontaine de vie.
Fresque de l'église Saint-Mesme à Chinon, d'après l'aquarelle de M. Yperman.
(Musée du Trocadéro.)
LE PATHÉTIQUE m
Passion et pour bien faire entendre que Jésus a versé son sang jusqu'à la dernière
goutte, ils le mettent sous la vis d'un pressoir. Le sang jaillit comme le jus du rai-
sin et coule dans la cuve. C'est le thème connu sous le nom de Pressoir Mystique^ .
Ce symbolisme, d'ailleurs, remonte haut. Il est né du rapprochement de
deux passages de la Bible. Le Livre des Nombres parle d'une grappe merveilleuse
que les explorateurs de la Terre Promise rapportèrent suspendue à une perche.
Les Pères de l'Eglise sont unanimes à reconnaître dans cette grappe une figure
de Jésus-Christ suspendu à la croix ^ D'autre part, le prophète Isaïe, dans des
versets mystérieux, parle « de celui qui revient d'Edon avec des vêtements
rouges, et qui est allé seul au pressoir ». « Torcular calcavi solus, et de
gentibus non est vir mecum\ » — Qu'est-ce que ce pressoir? C'est la
croix, répondent les Pères de l'Eglise, et non seulement la croix, mais encore
tous les tourments de la Passion. Celui qui a les vêtements rouges de sang, c'est
le Christ qui a répandu son sang au Calvaire comme sous le poids du pressoir*.
Restait k rapprocher les deux textes. C'est ce que fait déjà saint Augustin:
« Jésus, dit-il, est le raisin de la Terre Promise, le botrus qui a été mis sous le
pressoir \ » Dès lors le symbole fut consacré. Au moyen âge on le rencontre
assez fréquemment dans des hymnes, dans des prières ^ mais l'idée n'était venue
1 Sur le Pressoir mystique, consulter : abbé Marsaux, Représentations allégoriques de la Sainte Eucharistie, Bar-le-
Duc, 1889; Barbier de Montault, Rév. de l'Art chrét. 1881, p /to8 et suiv. ; Lindet, Revue archéolog. 1900,
p. 4o3-4i3 ; l'abbé Corblet, Hist. du Sacrem. de l'Eucharistie, t. II, p. 5i4; F. de Lasteyrie, Mém. de la Soc. des
Antiq. de France, 1878, p. 78.
^ Gloss, ordin. Numer. cap. xviii. v. 24-
3 Isaïe, LXIII, I, 2, 3.
* Gloss. ordin. Isaïe LXIII : « Torcular scilicet crucem et omnia tormenta Passionis, in quibus, quasi prelo
pressus ut etiam sanguis funderetur. » D'après saint Jérôme.
5 (( Primus botrus in torculari pressus est Ghristus », S. A-ugustin, Comrnent.,-in Psal. LV. Patrol. t, XXXVI,
col. 649.
^ Par exemple, Pelrus Venerabilis., Rythmas in laudem Salvat,
Uva dum premitur
Vinum ejicitur,
Et preli pondère
Caro dum patitur
Sanguis effunditur
Sub crucis onere.
PetruS Damianus, Rythm. 61, De Maria Virgine:
Ex te botrus egreditur
Qui crucis prelo pressus
Vino rigat arentes...
Voir aussi Dreves, t. IV, p. 21 , hjmne du x-y"^ siècle, et la suite de prières qu'on appelle les Quinze oraisons de
sainte Brigitte.
L'ART RELIGIEUX
à personne de le réaliser'. Il y fallait une imagination plus charnelle que
n'était celle des nobles artistes du xuf siècle.
Fig. 48- — La Fontaine de vie.
Tableau de Jean Bellegambe, partie centrale. (Musée de Lille.)
Le thème du Pressoir mystique se montre chez nous pour la première fois au
xv" siècle ' . 11 apparaît dans un manuscrit de la Bibliothèque Nationale dont la
^ On peut signaler une miniature allemande du xii'^ siècle qui représente Jésus-Christ en croix. Non loin de la
croix, on voit le prophète Isaïe foulant le raisin dans la cuve avec l'inscriplion : » Torcular calcavi solus. » (De Baslard,
Docum. archéolog. conservés au cabinet des Estampes, article Crucifix, f">. 28.) Mais ce rappel de la prophétie n'a
que des rapports éloignés avec le Pressoir mystique du xv' siècle. Barbier de Montault signale un Pressoir mystique
LE PATHÉTIQUE ii3
décoration n'a guère pu être terminée avant le règne de Louis XII ' . Jésus
est agenouillé sous le pressoir, la cuve est prête à recevoir le sang, mais le
supplice n'a pas encore commencé.
Une image aussi discrète n'avait pas alors beaucoup de chance de plaire.
Aussi à Recloses, près de Fontainebleau, l'artiste a-t-il pris la métaphore au
pied de la lettre : nous avons devant les yeux Jésus couché sous le pressoir
qui l'écrase et fait jaillir son sang dans la cuve ^ Dans l'église de Baralle (Pas-
de-Calais), c'est la croix qui a été transformée en pressoir^; une vis y a été
adaptée que Dieu le Père lui-même fait mouvoir ; le sang du Christ jaillit
de toutes ses plaies et se mêle au jus du raisin dans la cuve. Cette barbarie à
la fois naïve et subtile, si choquante qu'elle soit pour nous, a son prix pour
l'historien. N'est-il pas curieux de voir l'art chrétien se matérialiser, s'incarner
dans la chair et dans le sang au moment même où les réformés vont annoncer
le règne du pur esprit ? L'Espagne, elle-même, si sensuelle et si mystique, n'a
rien osé de plus hardi.
Je croirais volontiers que les Pressoirs mystiques sont nés, comme les Fontaines
de vie, de la dévotion au sang du Christ. Encore aujourd hui l'hymne que l'on
chante k Laudes le jour de la fête du Précieux Sang fait allusion à la fois au
pressoir et à la fontaine \ Au-dessus de la Fontaine de vie de Jean Bellegambe,
dans vin manuscrit du xiv'' siècle. C'est, dit-il, une Bible delà Biblioth. Nation, qui porte le numéro 6 (Tîeu. de l'art
clirét. 1881, p. 4o8 et suiv). Il s'agit évidemment de la Bible historiale, franc. 6, qui est en efiet du xiv' siècle.
J'ai feuilleté le volume avec attention et je n'y ai trouvé aucune représentation du pressoir. Il est certain que le
motif remonte au moins au commencement du \\' siècle. Dans l'inventaire du j^ape Nicolas V (i447-i455), il est
parlé d'une tapisserie qui représentait Jésus sous le pressoir.
' B. N. franc. 166 f" 128 v°. La première partie du manuscrit a été enluminée vers 1890 ou i4oo. La seconde
partie, œuvre médiocre que je crois de l'Ecole de Tours, a dû être historiée peu avant i5oo. C'est dans cette
seconde partie que se trouve la miniature du pressoir.
^ C'est un panneau sculpté du xvi' siècle. La partie supérieure du pressoir a disparu, mais on voit encore les
trous qui recevaient les vis de pression. La signature Segogne n'est pas celle du sculpteur, mais d'un des derniers
possesseurs du panneau. V. Thoison, Société lùstor. et arch. du Gâtinais, 1900, p. i et suiv.
'■' Tableau du xvi» siècle. On peut citer d'autres Pressoirs mystiques. Une tapisserie de Notre-Dame de Vaux
dans le Poitou le représentait. Jésus, couché dans le tombeau transformé en cuve de pressoir, était foulé par la croix
et la colonne. (Voir De Longuemar, Anciennes fresq. du Poitou, p. i63.) Il y avait des Pressoirs mystiques sur des
tombeaux. On voyait dans le cloître de Corbie, avant sa destruction, un Pressoir mystique au-dessus du tombeau de
Jean Du Mont. (Voir La Picardie histor. et monum., p. 445 et suiv.).
* Ut plena sit redemptio
Sub torculari stringitur, etc.
On ne sait pas la date de cette hymne, mais il y en a dans Dreves, t. IV, p. 21, qui remontent au xv" siècle.
MALE. T. II. i5
ii4
L'ART RELIGIEUX
au Musée de Lille, on lit la prophétie d'Isaïe : « Torcular calcavi solus », texte
qui figurait sans doute dans
l'office du Précieux Sang tel
qu'on le récitait k Anchin, texte
qui prouve, en tout cas, que
l'idée du pressoir et l'idée de la
fontaine étaient intimement unies .
Mais, à mesure qu'on avance
dans le xvi"' siècle, on voit le
thème du pressoir prendre un
sens nouveau : désormais ce
sera moins une représentation
symbolique de la Passion qu'une
figure de l'Eucharistie. Gela est
déjà très sensible à Couches
(fig. /iq). Si l'on veut bien com-
prendre le sens du vitrail du
pressoir de Couches', il ne faut
pas 1 isoler des verrières qui l'en-
tourent. Toutes sont consacrées
à lEucharistie. L une repré-
sente la Cène, 1 autre la manne,
lautre Abraham recevant le pain
et le vin de Melchissédec, la
dernière enfin l'hostie elle-même
rayonnant comme le soleil entre
Dieu et les anges". Il est évi-
dent que le Pressoir n'est ici
qu'une figure du Sacrement eucharistique. Je vois là le désir très nettement
exprimé d'affirmer, en face de Luther et de Calvin, le dogme essentiel du catho-
licisme. C'est là un des épisodes de la lutte que l'art rehgieux commence à
engager contre le protestantisme.
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Fig. 49- — Le Pressoir mystique.
Vilrail de Conches, Eure (xvi" siècle).
1 Bas-côté sud. Le vilrail est de i552.
2 Toutes les verrières no porlcnl pas la même date; elles ontctc faites successivement d'après un plan arrêté à
LE PATHETIQUE ii5
La pensée est plus claire encore au vitrail de Saint-Etienne-du-Mont, à
Paris (fig. 5i). Bien que l'œuvre appartienne aux premières années du xvn" siècle,
j'en parle ici jDarce qu'elle n'est, suivant moi, que la copie d'un original plus an-
cien. J'ai trouvé, en effet, dans un recueil d'estampes du xvi" siècle, une gravure
qui est exactement pareille au vitrail de Saint-Etienne-du-Mont et que je crois
antérieure (iîg. 5o)*. La verrière a pu être faite d après l'estampe, mais graveur
et verrier ont pu aussi copier une œuvre plus ancienne. Les vitraux représentant
le Pressoir mystique étaient nombreux à Paris : d'après Sauvai, on en voyait à
Saint-Sauveur, à Saint-Jacques la Boucherie, à Saint-Gervais et dans la sacristie
des Célestins; il y en avait un autre à Saint-André des Arts". Plusieurs se trou-
vaient aux environs de Paris, à Chartres ^ à Andresy . 'Il est donc probable
que les artistes avaient pris l'habitude de traiter le sujet suivant une formule
que nous donnent k la fois la gravure et le vitrail de Saint-Etienne-du-Mont.
Le sujet a été conçu comme une sorte d'épopée étrange où la trivialité se
mêle k la grandeur. C'est k la fois le poème de la vigne et le poème du sang.
On voit d'abord les patriarches et les hommes de l'Ancienne Loi qui bêchent
la vigne sous l'œil de Dieu. Après de longs siècles d'attente, le temps de la ven-
dange arrive enfin. Les apôtres cueillent le raisin et le mettent dans la cuve.
Mais ce ne sont pas des grappes que l'on voit sous le pressoir, c'est Jésus lui-
même; ce n'est pas le jus de la vigne qui coule dans la cuve, c'est le sang d'un
Dieu. Ce sang sera désormais le breuvage des hommes. Un tonneau que traîne
un attelage dantesque, le lion de saint Marc, le bœuf de saint Luc, l'aigle de
saint Jean conduits par l'ange de saint Mathieu, promène la liqueur divine k tra-
vers le monde \ L'Eglise est née: elle aura désormais la sarde du sanor. Les
quatre Pères de 1 Eglise le mettent en réserve dans des tonneaux: plus loin, un
pape et un cardinal, k grand renfort de cordes, descendent les barriques dans
une cave; un empereur et un roi, métamorphosés en portefaix, les assistent \
' Cabinet des Estampes, Ed 5 g, f" i lo v°. La gravure a tous les caractères de l'art de la fin du x\i^ siècle. L'ana-
logie entre la gravure et le vitrail est presque parfaile, seuls les vers inscrits au bas des scènes diffèrent.
■^ Abbé Bouillet, dans les Notes d'art el d'Archéologie, 1890, p. 53.
■* Le vitrail de Saint-Père de Chartres était l'œuvre de Jean Pinaigrier. Il subsiste encore à Saint-Père quel-
ques fragments de ce vitrail.
* Le vitrail d'Andresy (Seine-et-Oise), qui est malheureusement mutilé, était conçu à peu près comme celui de
Saint-Etiennc-du-Mont.
•' Ce détail se remarque également au vitrail de Conches et au vitrail d'Andresy.
^ Cette partie du vitrail de Saint-Etienne-du-Mont est mutilée, mais la gravure donne la scène entière.
ii6
L'ART RELIGIEUX
Ce sang, que l'Église conserve dans ses celliers, elle le distribue aux fidèles. Et,
en effet, on aperçoit au second plan des pécheurs qui se confessent et qui, une
fois absous, communient.
La présence réelle, niée par les protestants, est donc affirmée ici dogmati-
quement. Le vitrail veut dire que la vertu de l'Eucharistie, qui se laisse entrevoir
Fig. 5o. — Le Pressoir mystique.
Gravure du cabinet des Estampes.
sous des symboles dans l'Ancien Testament', a été enseignée au monde par le
Nouveau. La parole des évangélistes interprétée par les Pères de l'Eglise est
devenue la doctrine de l'Eglise catholique : seule, l'Eglise catholique, qui dis-
pense le sang divin, peut sauver les hommes.
Ainsi, au xvi° siècle, l'art redevient dogmatique comme il l'avait été au xni'.
Le vitrail de Saint-Etienne-du-Mont démontre la présence réelle aux calvi-
* Les vitraux voisins nous font connaître quelques-uns de ces syml)oles.
Fig. 5i. — Le Pressoir mystique.
Vitrail du cloître de l'église Saint-Étienne-du-Mont à Paris.
ii8 L'ART RELIGIEUX
nistes, comme le vitrail de Bourges prouvait à la synagogue l'accord de l'Evan-
gile et de l'Ancien Testament'.
Mais, dans le vitrail du xvi" siècle, un détail ne laisse pas d'inquiéter : ce
sont ces rois qui viennent aider le pape. Qu'est-ce que les puissants de ce monde,
ceux qui portent l'épée, viennent faire ici? Et l'on se demande si ces rois ne
seraient pas par hasard Charles IX et Phihppe II.
Mais revenons au sens primitif de la fontaine et du pressoir, d'où nous nous
sommes écartés. Rappelons que ces thèmes ne furent d'abord que des médi-
tations sur le sang divin, des hymnes à la Passion. De telles œuvres sont donc,
à l'origine, fort différentes des compositions apologétiques du xvf siècle finis-
sant. Elles sont, au fond, plus intéressantes, car elles nous font pénétrer plus
avant dans l'âme chrétienne.
VI
La Passion de Jésus-Christ est terminée, mais non pas celle de sa mère.
C'est elle qui devient le personnage principal des scènes qui vont suivre. L'idée
d'une Passion de la Vierge parallèle à celle de son fils est une idée favorite des
mystiques. Ils ne séparent jamais, dans leurs méditations, la mère et le fils. Jésus
et Marie, répètent-ils, sont plus qu'unis dans ce mystère, ils ne sont qu'un. La
Vierge apparaît à sainte Brigitte et lui dit : « Les douleurs de Jésus étaient mes
douleurs, parce que son cœur était mon cœur^ » A la seule pensée que son
fils allait mourir, ses entrailles se déchirèrent ^ L'homme, répètent les mys-
tiques, n a pas le cœur assez vaste pour sentir l'immensité d'une telle douleur.
Gerson se plaint de n'avoir pas assez de larmes. « Qui me donnera, dit Suso,
de verser autant de larmes que j'écris de lettres pour raconter les souffrances de.
Notre-Dame*! » C'est pourquoi, de même que l'on dit Christi Passio, on com-
mence à dire, dès le xiv" siècle, Marise Compassio. Cette Compassion de la Vierge,
c'est l'écho de la Passion dans son cœur.
' Voir l'Art rcUyieux du XIII" siècle, p. 171 et siiiv.
2 Sainte Brigitte, Révélai, t. I, p. 35.
^ Lavacrum conscientiœ , î° lxxxi.
* Suso, t. I, p. 4i4-
LE PATHETIQUE n
9
L'Église fit bon accueil à des sentiments qui étaient devenus ceux de la
chrétienté tout entière'. En 1/128, le Synode de Cologne ajouta aux fêtes de
la Vierge une fête nouvelle, celle « des angoisses et des douleurs de Notre-
Dame " » .
Les artistes n'avaient pas attendu aussi longtemps. 11 y avait déjà près d'un
demi-siècle qu'ils avaient fait entrer dans 1 iconographie « les sept douleurs de
Notre-Dame ».
L'exemple le plus ancien que j'en connaisse se rencontre dans un manus-
crit français de la Bibliothèque Nationale, qui a dû être enluminé vers i38o ou
i39o\ C'est un recueil d'images pieuses, où, après les apôtres et les saints, on
peut Voir les douleurs et les joies de la Vierge. — Il y avait longtemps que l'on
méditait sur les joies de Notre-Dame. Le xnf siècle, toujours épris de lumière,
s'était attaché uniquement aux côtés heureux de la vie de la Vierge. Mais voici
qu'à la fin du xiv" siècle apparaissent soudain les épisodes sombres. Dès l'ori-
gine ils sont au nombre de sept\ Ce sont : la prophétie du vieillard Siméon
annonçant à la Vierge qu un glaive traverserait son âme (tuam ipsius animam
pertransibit gladius), — la fuite en Egypte, — la recherche de 1 enfant perdu
puis retrouvé au Temple parmi les docteurs, — le récit que saint Jean fait à
Notre-Dame de la trahison de Judas, — la crucifixion, — la mise au tombeau,
— enfin les pèlerinages que la Vierge renouvelait sans cesse aux lieux où
s'était déroulée la Passion '".
Ces sept douleurs ne sont pas celles que nous rencontrerons plus tard.
D'ailleurs, la liste définitive a clù en être arrêtée très peu de temps après, sinon
au même moment, car nous la rencontrons dans un manuscrit que je crois
' On aura une idée de la profondeur de ces sentiments en lisant dans les livres d'Heures les prières consacrées
aux douleurs de la Vierge (par ex. : B. N. lat. io534 i° i37, xy° siècle), ou encore la Passion de la Vierge mise
dans sa bouche (B. N. lat. i352 f" 199, fin du xiv'' siècle).
'^ Sacr. concil. nova et ampUss. collectio, Venise, 1786, t. XXVHI, col. 1057.
•* B. N. franc. 4oo. Une date approximative est donnée par les costumes militaires; voir le saint Eustache du
£"32.
♦ Il a paru dans les Analecta Bollandiana, en 1893 (p. 333 et suiv.), un mémoire sur les origines de la dévotion
aux Sept Douleurs, sous le titre de la Vierge aux sept (fiâmes. Ce mémoire est très intéressant, mais contient quel-
ques erreurs. La plus grave est cette affirmation qu'avant la fin du xv<' siècle, il n'est question nulle part des sept
douleurs delà Vierge. L'auteur se trompe d'un siècle.
■' Une miniature représente la Vierge entourée d'hiéroglyphes qui résument toute la Passion : par exemple, une
colonne et un fouet avec l'inscription « Pretorium Pilati », une croix, une lance et une éponge avec l'inscription
<( locus Galvariae, » etc. Ce motif reparaît dans les gravures sur bois au xv'= siècle.
120 L'ART RELIGIEUX
à peu près contemporain du précédent '. La voici : la prédiction de Siméon, —
la fuite en Egypte pour échapper au massacre des Innocents, — Jésus perdu
et retrouvé dans le Temple, — Jésus souffleté ^ — Jésus crucifié, — Jésus
mort sur les genoux de sa mère, — la mise au tombeau.
A la fin du xv" siècle, la piété de certains mystiques augmenta encore le
nombre des douleurs de Notre-Dame et en découvrit jusqu'à quinze \ Mais cette
nouveauté ne semble pas avoir rencontré beaucoup de faveur et le nombre sept
resta le nombre consacré.
Beaucoup d'œuvres d'art témoignent, sans qu'on ait su le remarquer, de la
dévotion du xv" siècle aux sept douleurs de la Vierge. Je n'en veux pas d'autre
preuve que le triptyque du Musée d'Anvers qu'on attribue à Gérard van der
Meire. On y voit Marie présentant lenfant au vieillard Siméon, la fuite en
Egypte, Marie retrouvant Jésus au milieu des docteurs, le portement de croix :
ce sont là les quatre premières douleurs de Notre-Dame. On peut affirmer
qu'à ce triptyque un autre faisait pendant qui représentait les trois autres
douleurs : la crucifixion, la déposition de croix et la mise au tombeau.
Ainsi une œuvre c[ui semble consacrée à Jésus est, en réalité, consacrée à sa
mère \
Dès la fin du xiv*" siècle, on avait comparé les sept douleurs de la Vierge à
autant de glaives qui lui percent le cœur. La prédiction du vieillard Siméon
avait évidemment donné l'idée de cette métaphore. Dans le manuscrit que nous
avons signalé', il est déjà question des sept glaives; ces sept glaives sont
appelés « les glaives triomphaux de Marie », « triumphales gladios '^ », et une
miniature montre la Vierge avec une épée dans le cœur.
Il y avait du goût à ne montrer qu'une épée. Mais, à la fin du xv" siècle,
on en voit apparaître sept. Sept glaives s enfoncent dans la poitrine de Marie et
forment autour d'elle une sinistre auréole.
On a revendiqué pour les Flandres l'honneur d'avoir inventé ce motif nou-
1 Mazarine, ms. n° 620, recueil de prières à la Vierge vers i38o ou iSgo, f° 58, v°.
- Je dois dire cependant qu'on trouve plus souvent à cette place, dans les listes postérieures, Jésus portant sa
croix.
3 Dans les Louanges de Notre-Dame, incunable sans date, imprimé par Michel le Noir.
* Des œuvres analogues devaient ûtre fréquentes en France. En i5i5, un peintre de Marseille nommé Etienne
Peson fît un retable où on voyait peintes les sept douleurs, Bulletin archéol. de la Comm. des Tr. hist. i885, p. 388.
' Mazarine. ms. 520, f° 53.
6 Ibid. f°. 58, v".
LE PATHÉTIQUE 121
veau'. Il n'y a pas lieu de le lui disputer. Un pareil sujet ne pouvait inspirer
aucune grande œuvre. La Vierge aux sept glaives n'est qu'une image de piété.
On la rencontre dans deux Hatcs imprimés à Anvers à la lin du xv° siècle et
au commencement du siècle suivant pour une confrérie des
Sept douleurs de Notre-Dame". Cette pieuse association
venait d'être créée par Jean de Condenberghe, curé de
Saint-SauA^eur de Bruges et plus tard secrétaire de Charles-
Quint. Une gravure représente la Vierge percée de sept
glaives réunis en faisceau. Une autre montre les glaives
rayonnant en auréole. C'est cette dernière disposition qui
a prévalu \ Dans le courant du xvi"" siècle, limage se
complique encore. A la poignée de chaque épée est attaché
un médaillon rond où est représentée une des douleurs
de la Vierge \ Parfois, comme dans le tableau flamand
de Brou, la Vierge est entourée de sept médaillons et n'est
percée que d'une épée. Parfois enfin, comme dans le
tableau de Notre-Dame de Bruges, toutes les épées ont Fig. 02. — La Vierge aux
disparu, et, seule, l'auréole de médaillons subsiste. ^^^] g ânes.
Vitrail de Brienne-la-Ville (Aube)
Je suis très disposé à croire que la France a reçu des
Flandres ce motif nouveau. Ce sont évidemment les confréries de Notre-Dame
des Sept douleurs, dont il était comme le blason, qui l'ont propaoé chez
nous. Il n'y est pas d'ailleurs très fréquent. Je ne l'ai guère rencontré que
dans quelques vitraux du xvf siècle. J'ai vu la Vierge aux sept glaives dans
un vitrail d'Écouen, dans un vitrail de Brienne-la-Ville (Aube) (fig. 62) et dans
un vitrail de La Couture de Bernay \ Les sept glaives accompagnés de
médaillons se voient dans un vitrail de Saint-Léger de Troyes.
' Analecla Bollandiana , loc. cit.
2 Quodlibetica decisio perpulchra de septem doloribus... etc. Anvers, sans date; eiMiracala confraternitatis septem do-
lorum, Anvers, i5io. On trouve ces deux volumes réunis en un seul à la bibliothèque IMazarine, Incun, n° 1178. La
confrérie fut approuvée par le pape en i/lg5. Les gravures qui ornent ces deux livres sont-elles réellement les plus
anciennes où l'on trouve l'image de la Vierge percée de sept épées?
3 M. Gaidoz, dans Mélusine, 1892, a voulu établir que la Vierge aux Sept Glaives dérivait d'une image de la
déesse Istar entourée d'un trophée d'armes. C'est un jeu d'esprit qui ne répond à aucune réalité.
'' Miniature du livre d'Heures de Perrenot de Granvelle (lôSa), Rijun. des sociétés des beaux-arts des dépar-
tem. 1896. p. io4. Voir aussi Arsenal ms. n" 625, f» 171, v", miniature de l'Evangéliaire des Célestins-
d' Amiens.
•' De la fin du xvi'^ siècle.
16
L'ART RELIGIEUX
Une autre mode de représentation infiniment plus discret, et surtout infi-
mment plus digne de Fart, a prévalu chez nous. L'artiste négligeant les six
autres douleurs de Notre-Dame n'en a retenu qu'une seule, mais la plus poi-
gnante de toutes. Il a choisi le moment où elle reçoit le cadavre de son fils
sur ses genoux, et où elle peut enfin le couvrir de baisers et de larmes. Quant
aux glaives, il les a supprimés, mais il a trouvé le
moyen le plus ingénieux d'en rappeler le souvenir.
Près de la Vierge, il a placé le vieillard Siméon,
qui apparaît au moment même où se réalise sa pro-
phétie tragique. Il porle à la main une banderole
sur laquelle on lit : « Tuam ipsius animam per-
transibit gladius. » C est de cette façon que sont
résumées les douleurs de la Vierge dans les vitraux
champenois de BéruUes, de Nogent-sur-Aube, de
Granville, de Longpré (Aube) (fig. 53). Il nae semble
que nos artistes donnent là l'exemple d'une délica-
tesse de j^'oût dont les Flamands n'approchent guère.
Cette figure de la mère portant sur ses genoux
le cadavre de son fils résumera chez nous, pendant
le xv" et le xvf siècle, toute la Passion de la Vierge. Nous en avons dit l'origine.
Nous avons expliqué que ce groupe si émouvant avait été dessiné pour la
première fois par un grand artiste, l'auteur des Méditations. On a vu comment
les Mystères l'aAaient mis sous les yeux de tous et avaient invité les peintres
à le reproduire. Il apparaît dans des manuscrits enluminés qui remontent
jusque vers i38o '.
Les Pitiés (c est ainsi qu'on désignait chez nous le groupe de la mère et du
fils) semblent avoir été peintes avant d'avoir été sculptées.
Dès la fin du xiv" siècle les grandes lignes en sont arrêtées. Ces lignes
n'ont guère varié. La Vierge, perdue dans un grand manteau sombre, est assise
au pied de la croix. Le cadavre est posé sur ses genoux. Les jambes sont rigides.
Le bras droit pend inerte et vient effleurer la terre. La Vierge, d'une main
soutient la tête de son fils, et de l'autre, le serre contre sa poitrine ^
53. — La Vierge de Pitié avec le
vieillard Siméon.
Vitrail de Longpré (Aube).
^ Par exemple: Mazarine, ms. 530, 1° 53, vers i38o.
^ Lapins ancienne Pitié sculptée que mentionnent les textes est une œuvre de Claux Sluter qui a disparu. Elle
était de iSgo.
LE PATHÉTIQUE
Les sculpteurs n'eurent qu'à copier ce
motif désormais consacré. Il est difficile de
dire à quelle époque les ateliers commencè-
rent à sculpter ce groupe de la Vierge por-
tant son fils. Les Pitiés sculptées qui nous
sont parvenues ne remontent pas plus haut
que le xv° siècle \ Je n'en connais qu'une
seule qui soit datée, c'est celle de Moissac
qui est de 1/176 ^ La plupart portent la
marque de Fart du temps de Louis XIL
C'est à la fin du xv° siècle et dans les pre-
mières années du xvf, que les ateliers de
sculpture ont produit presque toutes les
Pitiés qu'on rencontre encore aujourd'hui
dans toutes les parties delà France. Préci-
sément à la même époque se multipliaient
les confréries de Notre-Dame de Pitié. Dès
la fin du xv° siècle, elles étaient dotées d'in-
dulgences particulières et faisaient célébrer
une messe solennelle le dimanche après
l'octave de rAscension\ 11 est assez naturel
de supposer que ces confréries comman-
dèrent alors aux sculpteurs la plus grande
partie des Pitiés qui subsistent encore.
Que de fois ne rencontre-t-on pas, dans
le demi-jour d'une église de village, ce
groupe, dont la désolation est inexprimable.
L'œuvre est parfois admirable, plus souvent
' Un bas-relief de Vernou en Touraine, qui semble la
copie d'une miniature, peut remonter jusqu'à i46o; voir
P. Vitry, Michel Colombe, p. 84- L'archevêque Jean de Bernard
dut faire sculpter ce retable entre i455 et i464-
2 II y a d'autres Pitiés datées, mais elles sont du xvi^ ou du
xvii" siècle.
^ Quodlibetica decisio perpulchra... etc. Mazarine, incun.
1 178.
laS
Fig. 54- — Vierce de Pitié.
(Bibl.Nafc., latin g/iyi.f" 4 1, commencement du xv-' siècle.)
124
L'ART RELIGIEUX
gauche et rude; elle n'est jamais indifiFérente . Pareilles en apparence, elles
nous révèlent, si nous les observons avec attention, plusieurs nuances très
délicates de la tendresse et de la douleur. Le lecteur familier avec les mystiques
du moyen âge y retrouve toutes leurs façons de sentir.
mÊÊÊÊÊÊ^^
bÊtmmtmm
Fig. 55. — Vierge de Pitié.
(Bayel, Aube.)
En voici un exemple. Certains manuscrits nous montrent la Vierge portant
le corps de son fils sur ses genoux; mais, par une singularité qui paraît d'abord
inexplicable, ce corps est à peine plus grand que celui d'un enfant : il tient
tout entier dans le giron maternel (fig. 5/i) ^ Est-ce maladresse? En aucune
façon; car, un peu plus loin, l'artiste rend au cadavre de Jésus ses proportions
véritables ". — Qu'a-t-il donc voulu dire ? Il a voulu exprimer à sa façon une
pensée familière aux mystiques, c'est que la Vierge, portant son fils sur ses
' B. N. lai, 9''(7i i° ^l, latin 18026, f° 9, nouv. acq. lat. 3g2 1° i4ô v" (Heures de la famille Ango).
^ Par exemple, latin 9^71 f° i3i.
LE PATHETIQUE
125
genoux, dut s'imaginer qu'il était redevenu enfant.» Elle croit, dit en substance
saint Bernardin de Sienne, que les jours de Bethléem sont revenus; elle se figure
qu'il est endormi, elle le berce sur
sa poitrine, et le suaire où elle l'en-
veloppe, elle s imagine que ce sont
ses langes \ »
Parfois (surtout dans les Pitiés
sculptées), la Vierge, la tête penchée
sur le visage de son fils, le contemple
avec une avidité douloureuse. Que
regarde-t-elle ? Les mystiques vont
nous l'apprendre. « Elle regarde, dit
sainte Brigitte, ses yeux pleins de
^,,-
sang.
sa barbe agglutinée et dure
^attiai
Fig. 50. — Vierge de Pitié.
Mussy-sur-Seine (Aube).
comme une corde'.» « Elle regarde,
dit Ludolphe le Chartreux, les épines
qui sont enfoncées dans sa tête, les
crachats et le sang qui déshonorent
son visage, et elle ne peut se rassa-
sier de ce spectacle ■". » Pourtant,
elle ne pousse pas un cri, ne pro-
fère pas une parole. Telle est la
Pitié de Bayel, en Champagne, véri-
table chef-d'œuvre d'émotion conte-
nue (fig. 55).
D autres fois la Vierge, sans regarder son fils, le serre de toute sa force
contre sa poitrine. Elle miet dans son étreinte tout ce qui lui reste de A^ie. On
dirait qu'elle veut le défendre. C'est ainsi que se présente la farouche Pitié
champenoise de Mussy (fig. 56). L'artiste a évidemment choisi le moment oiî
Joseph d'Arimathie vient prier la Vierge de lui laisser ensevelir le cadavre. En
pleurant, il lui rappelle que l'heure est venue. Déjà, il essaie de prendre le corps
dans ses bras, mais elle ne A^eut pas s'en séparer, ni qu'on le lui enlève. C'est
' Saint Bernardin de Sienne, OEavres, t. I, Sermo 5i.
■^ Sainte Brigitte, Révélât. Lib. I. cap. lo.
■^ Ludolphe, VUa Christi, Pars II, cap. 65, n" 5.
136 L'ART RELIGIEUX
là un épisode qui a été longuement développé dans toute la littérature pieuse
du xv° siècle \
Mais voici une Pitié d'un tout autre caractère. A Autrèche en Touraine,
la Vierge, les yeux baissés, joint les mains et prie. Sa douleur est enveloppée
d'une décence, d'une pudeur admirables. Ici la beauté de la pensée approche
du sublime. La Vierge, conformément à la pensée de saint Bonaventure, donne
au monde l'exemple du sacrifice'. Les Pitiés de Bayel, de Mussy remuent la
sensibilité jusque dans ses profondeurs, celle-ci parle aux parties les plus hautes
de l'àme. Elle enseigne, avec une douceur pénétrante, l'idée maîtresse du chris-
tianisme : l'oubli de soi-même. Je tiens cette Pitié d' Autrèche pour une des
belles inspirations de l'art chrétien.
Même quand les Pitiés se ressemblent, il y a entre elles des différences
légères, par où le sentiment de l'artiste s'exprime. C'est quelquefois le cadavre
qu'il a étudié avec le plus de soin. Ici, il est rigide ; là, il pend des deux côtés,
(( souple comme un ruban ». Ce n'est plus qu'une enveloppe vide d'où l'âme
s'est retirée \ Ailleurs, les cheveux que ne retient plus la couronne d'épines
suiventlemouvementdela tête et tombent en lourdes masses'. Ces trouvailles d'un
artiste bien doué ont été copiées par tout un atelier. Quand on aura pris la
peine d'étudier toutes nos Pitiés, ces petits détails, bien observés, permettront
de les grouper et peut-être de reconnaître leur origine. Il y a, par exemple,
une catégorie de Pitiés que Ion pourrait presque qualifier de champenoises.
Ce sont celles où la Vierge met la main gauche sur son cœur (comme pour
indiquer l'endroit où elle souffre), tandis que de la main droite elle soutient le
corps ou le bras de son fils '. Je ne sais si ce thème est d'origine champe-
noise, en tout cas, il a fait fortune en Champagne, car ce ne sont pas seule-
ment les sculpteurs, ce sont les maîtres-verriers qui représentent sous cet aspect
la Vierge de Pitié \ Il ne faut voir là qu'une indication. A l'heure qu'il est,
toute tentative de groupement serait prématurée.
' Cette « contentio miserabilis » se trouve daas tous les écrits mystiques du xiv° et du xv° siècle. Voir : De
Planctu Mariœ ; Spéculum passionis ; Gerson, Expositio in Passlonein ; L'orolocje de dévotion ; Tauler, etc.
2 Saint Bonavent. Distinct. 48. dub. 4-
2 Par exemple à Neuville-les-Decise (Nièvre) .
* Pitié de Chalon-sur-Saône, chapelle de l'Hôpital.
•' Ce n'est pas d'ailleurs la seule formule qu'on rencontre en Champagne. On voit quelquefois aussi une \ierge
qui soulève doucement le bras gauche de son fils, comme si elle voulait le presser sur sa poitrine ou le porter à sa
bouche. Par exemple à Brantigny, à Saint-Aveutin (Aube).
^ Vitrail de BéruUes, de Longpré (fig. 53), de Nogent-sur-Aube. — ■ Groupes sculptés : Les Noé (Aube), Saint-
Phal, Saint-Nizier de Troyes.
LE PATHETIQUE
127
Quelque formule d'ailleurs qu'aient adoptée les artistes, leurs œuvres se
ressemblent par un caractère commun. L'expression de la douleur y est tout
intime. Jamais un geste théâtral: rien qui fasse penser à l'artiste et k son
talent. Ces vieux maîtres donnent, eux aussi, en ce grand sujet, un bel
exemple d'oubli de soi-même. Aucune de ces œuvres qui ne semble née d'un
mouvement désintéressé du cœur. De là leur puissance sur l'àme. Pour en
sentir la vrai beauté, il faut les comparer à telle Pitié académique du xvn" ou
du xvnf siècle, à celle de Luc Breton, par exemple, k Saint-Pierre de Besançon.
Fig. 67. — Pitié de Notre-Dame de Joinville (Haute-Marne).
Voilà certes un morceau qui fait honneur à l'artiste et qui dut satisfaire les
connaisseurs. L'anatomie du Christ est irréprochable, et la Vierge lève les bras
au ciel conformément aux meilleures traditions italiennes ; mais on est trop
occupé k admirer tant d'habileté pour avoir le loisir d'être ému.
L'art a sans doute, au fond, les mêmesloisque la morale, et l'on n'arrive k la
perfection qu'k la condition de s'oublier soi-même. Bien, dans nos vieilles
Pitiés, ne vient nous distraire de la pensée de la douleur. Celles-là ont pu
consoler. Quand on songe k toutes les tristesses qui sont venues, k travers les
siècles, leur demander une leçon d'abnégation, il semble qu'elles aient, comme
dit le poète, « une auréole d'âmes' ».
La Vierge de Pitié est presque toujours représentée seule avec son fils. Il
arrive cependant que deux personnages l'accompagnent, ceux qui, après Marie,
' La Vierge de Pitié est assez souvent, au xv" siècle, un motif funéraire. On s'encourage ainsi à supporter la
perte d'un mort aimé.
128 L'ART RELIGIEUX
aimèrent le plus tendrement le maître, saint Jean et Marie-Madeleine. Dans ce
cas, saint Jean est toujours près de la tête du Sauveur et Madeleine près de ses
pieds (fig. 57). Les miniaturistes nous présentent, dès la lin du xiv' siècle, des
exemples -de cette disposition, dont les Mystères offrirent aux artistes les pre-
miers modèles '. Au xv" et au xvf siècle, les peintres, les verriers, les sculpteurs
eux-mêmes, adoptèrent parfois ces Pitiés a quatre personnages ^
Enfin, il est des cas où l'artiste a représenté tous les personnages du drame.
Derrière la Vierge portant son fils sur ses genoux, on voit Nicodèine, Joseph
d'Arimathie, saint Jean, la Madeleine, les saintes Femmes. Telles sont les Pitiés
duTréport, de MaroUes-les-BaïUj en Champagne, de Sainte-Catherine de Fierbois
en Touraine, d'Aigueperse en Auvergne, du Moutier d'Ahun dans la Marche'.
Ces Pitiés complètes sont plus pittoresques, mais mouis touchantes. Elles
dispersent l'attention. Combien plus poignant est le sauple groupe de la mère
et du fils ! Ainsi ramassé, le drame atteint à sa plus haute puissance d'émotion.
Les fidèles le sentaient si bien qu'ils demandaient rarement aux artistes ces
Pitiés trop riches. Elles sont peu nombreuses aujourd'hui et furent toujours
sans doute une exception.
YII
Quand la Vierge a longuement contemplé le corps de son fils étendu sur
ses genoux, elle consent enfin qu'on l'ensevelisse. Défaillante, et « pareille à
la femme qui vient d'accoucher* », elle le regarde encore une fois avant qu'il
disparaisse dans le sépulcre. C'est le dernier acte, et non le moins douloureux
de la Passion de la Vierge. Il est visible que, dans la scène de la mise au tom-
beau, telle que les artistes du xv" siècle la conçoivent, la Vierge est le person-'
nage principal.
La mise au tombeau a, dans l'art français, une curieuse histoire. Au
* Livre d'Heures d'Isabeau de Bavière.
2 Vitrail d'Herbisse (Aube) ; tapisserie du trésor de Sens ; groupe sculpté de Saint-Pierre-le-Moutier (Nièvre),
de Jailly (Côte-d'Or), de Saint-Ajoul de Provins. Retable de Ternant (Nièvre) (c'est une œuvre flamande : la Ma-
deleine qui se tord les bras est imitée de Rogier van der Weyden) ; nombreux exemples dans les libres d'Heures;
estampes du xv' siècle.
^ Dans la Pitié du Moutier d'Ahun que nous reproduisons (fig. 58), on ne voit pas les devix vieillards.
'' Sainte Brigitte.
LE PATHÉTIQUE 129
xiii' siècle, et jusqu'au milieu du xiv", les artistes ne représentent pas l'enseve-
lissemeat du Christ, mais l'onction de son cadavre. Deux disciples tiennent les
extrémités du suaire, et un troisième verse le contenu dune fiole sur la poi-
trine du mort'. Ces trois
hommes, graves et attentifs,
né donnent aucune marque
d'émotion. La Vierge et les
saintes Femmes sont absentes.
L'art du xnf siècle conserve
ici, comme partout, sa noble
sérénité.
Ce n'est qu'après le milieu
du xiv° siècle que l'on ren-
contre, en France, une vraie
Mise au tombeau. Le pare-
ment d'autel de Charles V
nous en offre, vers 1870, un
des plus anciens exemples^.
Voici, cette fois, tous les per-
sonnages du drame : Joseph
d' Arimathie , Nicodème , la
Vierge, saint Jean, les saintes Femmes. Et, du premier coup, la scène atteint à
une véhémence de pathétique qui ne pouvait être dépassée. La Vierge se jette
avec emportement sur le corps de son fils. En vain saint Jean essaie de la
retenir, elle s'attache de toutes ses forces au cadavre et le couvre de baisers.
Il semble qu'elle veuille être enfermée avec lui dans le tombeau. Les médita-
tions des mystiques trouvent enfin leur expression dans l'art. Les artistes,
d ailleurs, ne s'inspiraient sans doute directement ni de pseudo-Bonaventure, ni
de sainte Brigitte ; ils s inspiraient du théâtre, où les rêves des mystiques
commençaient déjà à prendre corps. Il me paraît évident que c'est le théâtre qui
Fig. 58. — Pitié du Moutier d'Aliun (Creusej.
' Vitrail delà Passion àBourges, à Tours, àTroyes; chapiteau du vieux portail du Chartres ; châsse des grandes
reliques à Aix-la-Chapelle ; bas relief du portail des Libraires à Rouen ; retable de Saint-Denis au musée de Cluny
(xiv' siècle) ; B. N. manuscrit franc. i83 (xiv^ siècle); nombreux ivoires; au xiv° siècle saint-Jean et Madeleine
assistent parfois à la scène de l'onction ('dans les ivoires) et commencent à marquer leur émotion.
- Les manuscrits ne m'ont rien donné d'intéressant.
17
i3o L'ART RELIGIEUX
a donné aux artistes l'idée de substituer k la scène de l'onction celle de la mise
au tombeau. G est dans les Mystères, ou dans les tableaux vivants qui précé-
dèrent les Mystères, qu'on vit groupés, pour la première fois, autour du sar-
cophage ouvert, Joseph d'Arimathie, Nicodème, la Vierge, saint Jean, les saintes
Femmes, la Madeleine. Le Nouveau Testament est bien loin d'être aussi précis.
Il n'est dit nulle part, par exemple, que saint Jean ait assisté k l'ensevelissement
du Christ. Mais le théâtre devint, au xv' siècle, un nouvel Evangile qui
acquit, aux yeux des artistes, plus d'autorité que l'ancien. Les Saints Sépulcres
de la fin du moyen âge, que nous allons étudier, ne sont pas autre chose que
des tableaux vivants traduits en pierre.
Quand vit-on apparaître pour la première fois ces grandes figures qui, dans
le demi-jour d'une chapelle, donnent l'impression inquiétante de la réalité? 11
est difficile de le dire avec une entière certitude. On peut cependant serrer la
vérité d'assez près. Il me parait certain que le xiv' siècle n'a pas connu les
grandes Mises au tombeau sculptées. J'en donnerai une preuve qui me paraît
convaincante.
Paris avait, au xiv' siècle, deux chapelles du Saint- Sépulcre. L'une, celle de
la rue Saint-Martin, datait de 1826 ; l'autre, celle du couvent des Gordeliers, remon-
tait aussi au xiv" siècle, mais était un peu plus récente'. Elles avaient été fondées
par des confréries de pèlerins qui avaient fait, ou se proposaient de faire le grand
voyage de Jérusalem. L'esprit des Croisades avait pris alors cette forme pacifique.
On s'attend bien k trouver dans ces chapelles quelque image du saint tombeau que
tous les frères rêvaient de contempler. Et, en effet, dans la petite église de la rue
Saint-Martin, on voyait un édicule qu'on appelait le Sépulcre et qui avait été fait
très certainement, comme c'était l'usage, k l'image du Saint-Sépulcre de Jérusa-
lem. Mais, dans l'édicule, il n'y avait pas de Mise au tombeau". C'était bien là
pourtant qu'un tel sujet eût été k sa place \ Dans la chapelle des Gordeliers, il
n'y avait pas non plus de Mise au tombeau, et la preuve, c'est que les confrères
ne s'avisèrent d'en faire faire une qu'au xvi" siècle \
> Couret, Notice Idslonqiic sur l'ordre du Saint-Sépulcre, dans la Terre Sainte (Revue) de i885.
- Millin, dans ses Antiquités nationcdes, t. III, p. 4, nous a laissé une description 1res précise de la chapelle de
la rue Saint-Marlin, qu'il avail pu voir avant sa démolition. S'il y avait eu une Mise au tombeau dans l'édicule du
Sépulcre, il n'eût pas manqué de la signaler.
'* Dans l'église du Temple de Paris, il y avait aussi un caveau qui représentait le Saint-Sépulcre. On y installa
une Mise au tombeau, mais seulement à la fin du xv'^ siècle. Voyez De Gurzon, lu Maison du Temple de Paris,
1888, p. 90.
* Voir ,1. Du Breul, Théâtre des antiquités de Paris, édition de 1612, p. 536.
LE PATHETIOUE
i3i
Il en faut conclure qu au xiv" siècle, au temps de la plus grande ferveur
des confréries du Saint-Sépulcre, les Mises au tombeau n'étaient pas encore
à la mode.
Les Mises au tombeau remonteraient-elles au moins aux premières années
du xv" siècle ? On l'a soutenu récemment et on a prétendu démontrer que le
plus ancien Saint Sépulcre à personnages aurait été sculpté à Limoges, en i/pi,
par un Italien'. Une veuve de Limoges, nommée Paule Audier, à son retour
de Jérusalem, fit faire une Mise au tombeau par un artiste qu'elle avait
ramené de Venise. L'œu-
vre fut mise en place en
i/|2i, dans 1 église Saint-
Pierre~du-Queyroix. De-
puis, elle a disparu sans
laisser de trace. — Mais
là
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'"' "V. 'iii'"i'ij:tiiiiLi.i^.
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Fig. 09. • — Mise au tombeau de Souvigny l'Allier).
Il y a la une erreur mani-
feste dans l'interprétation
du document. Car si l'on
veut se reporter au texte,
on reconnaîtra qu'il s'agit ici, non pas d'une Mise au tombeau, mais tout
simplement d'un sépulcre fait à l'image de celui de Jérusalem". Cette forme
de dévotion fut longtemps en lionneur. Dans plusieurs églises, il y avait des
caveaux ou desédicules, dont les dimensions étaient exactement celles du Saint-
Sépulcre de Jérusalem ^ Ces chiffres semblaient sacrés et doués d'une vertu
mystérieuse. Des pèlerins portaient une ceinture dont la longueur avait été
mesurée sur celle du Saint-Sépulcre \
Le plus ancien Saint Sépulcre à personnages qui se soit conservé est celui
de Tonnerre. Il est de il\b3. Mais il est certain que cette œuvre admirable ne
fut pas, en ce genre, le coup d'essai des sculpteurs du xv° siècle. Le contrat
ne présente pas cette Mise au tombeau comme un monument insolite. Cer-
' Abbé Lecler, Eludes sur les Mises au tombeau.
- Voici ce lextc :« L'ani42i de N.-S., Paule Avidier de Limoges, revenantdeson pèlerinage de Jérusalem, passant
par Venise, amena avec soy un sculpteur qui tailla et apporta le dessin du monument de Notre-Seigneur, à la ressem-
blance de son sépulcre de Jérusalem, lequel il fit et posa dans l'église Saint-Pierre de Limoges. » {Bulletin de la
Société ai'chéologique de la Corrèze, t. Xl^ , p. 196.)
" A Tournai, à Saint-Nicolas de Troyes.
* Barbier de Montault, OEuvres, t. VIH, p. 3C5 et suiv.
l32
L'ART RELIGIEUX
tains détails semblent déjà traditionnels. Il est donc probable que c'est entre
1^20 et i/i5o que les sculpteurs imaginèrent ces étonnantes Mises au tombeau
faites de grandes figures groupées autour d'un sarcophage'. C'est précisément
l'époque où les Mystères mettent sans cesse sous les 3feux des artistes la scène
de la mise au tombeau.
Que nos Saints Sépulcres soient la reproduction exacte d'un tableau vivant,
c'est ce qui ne saurait faire de doute pour qui a pris la peine de les étudier
Fig. 60. — Le Saint Sépulcre de Joigny (\onnej.
et de les comparer. Je ne dirai rien des costumes des personnages : chapeaux
retroussés, robes fourrées des vieillards, larges turbans des femmes, qui,
pourtant, sont bien évidemment des costumes de théâtre. Je veux seulement
attirer l'attention sur la façon dont les personnages sont groupés. On est sur-
pris de voir qu il y avait des dispositions traditionnelles qui, sans être im-
muables, variaient cependant fort peu.
Voici sous quel aspect se présentent le plus souvent nos Saints Sépulcres.
Il y a sept personnages. Deux vieillards, debout aux deux extrémités du sar-
cophage, portent le cadavre étendu sur le linceul. Au milieu, comme il con-
vient au personnage principal, la Vierge, prête à défaillir, est soutenue par
' r^e doLlenr Nodet a retrouvé récemment à Boiirg-en-Bresso les débris d'un Saint Sépulcre plus ancien que
celui de Tonnerre. Un texte prouve que ce Saint-Sépulcre a été donné en i'i'i3 par noble Thomas Guillod. bour-
geois de Bourg. Voir Bullet. de la Soc. des antiq. de France, igo5. p. 238.
LE PATHETIQUE i33
saint Jean. A droite de la Vierge, une sainte femme est debout près de la
tête du Christ; à gauche, une seconde sainte femme, accompagnée de Made-
leine, se tient près des pieds. Telles sont les Mises au tombeau de Souvigny,
(Allier) (fig. 69), de Joigny (Yonne) (fig. 60), de Verneuil (Eure), de Saint-
Germain (Oise), d Agnetz (Oise), de Saint-Nizier de Troyes, de Saint-Phal
(Aube), de Salers (Cantal), de Garennac (Lot), d'Amboise (Indre-et-Loire),
Fig. 6i. — Le Saint Sépulcre de l'Hôpital de Tonnerre.
de Saint- Valéry (Somme), de Villers-Bocage (Somme), de Montdidier (Somme),
de Scmur (Côte-d'Or), de Poissy (Seine-et-Oise).
Cette ordonnance était si bien établie que, dans un contrat passé entre un
donateur et un artiste, il est parlé de « la Marie de la tête » et de « la Marie
auprès la Madeleine », c'est-à-dire de la Marie qui se tient près des pieds.
Comment expliquer cette surprenante ressemblance entre des œuvres d'art
aussi éloignées les unes des autres ? L hypothèse de Courajod, qui proposait
d'attribuer la plupart des Saints Sépulcres à des ateliers nomades, ne se sou-
tient pas. Tous ceux que nous venons d'énumérer diffèrent profondément par
le style, et sont bien loin, d ailleurs, d être contemporains. N est-il pas plus
simple de supposer que cette ordonnance était celle des Mystères? Dans la
i34
L'ART RELIGIEUX
Passion de Greban, il n'y a aucune indication scénique', mais il est remar-
quable que les acteurs soient précisément, comme dans nos Saints Sépulcres,
au nombre de sept: les deux vieillards, saint Jean, la Vierge, Madeleine, les
deux Marie.
La disposition que nous venons d'indiquer n'est pas la seule que l'on ren-
contre. Il en est une autre qui est presque aussi fréquente. La Vierge, sou-
Fig. 63. — Le Saint Sépulcre de Gliaource (Aube).
tenue par saint Jean, n'est plus au milieu du sarcophage, mais près de la
tête du Christ, tandis que les deux Marie et la Madeleine sont rangées, toutes
les trois, près des pieds. Les deux vieillards, d'ailleurs, tiennent toujours les'
deux extrémités du linceul. Tels sont les Saints Sépulcres de Tonnerre
(\onne) (fig. 61), de Chaource (Aube)(fîg. 62), de Louviers (Eure), de LaCha-
pelle-Rainsoin (Mayenne), d'Auch, de léglise Saint-Germain d'Amiens, de Mil-
lery (Rhône). Ce groupement est un peu moins heureux que le précédent,
puisque la Vierge n'est plus tout à fait le centre de 1 œuvre. L'une et l'autre
formules, d'ailleurs, se rencontrent communément, ce qui semble prouver qu'il
* Les anires Passions ne sont pas plus explicites.
LE PATHETIQUE
i35
y avait au théâtre, dans la mise en scène de l'ensevelissement du Christ, deux
traditions.
Il y en avait même, je crois, une troisième. Il arrive parfois, en effet, que
la Madeleine n'est pas debout près des pieds du Christ, à la suite des deux
Marie, mais assise, ou agenouillée toute seule en avant du sarcophage. On
rencontre cette particularité à Bessey-les-Citeaux (Côte-d'Or), à Rosporden
(Finistère), à Solesmes(Sarthe), Tout le
monde connaît la Madeleine de Soles-
mes, une des plus pudiques images
de la douleur qu'il y ait dans l'art
(fig. 63). C'est là un souvenir évident
du passage de saint Mathieu, où il
est dit que Maria de Magdala était
assise vis-à-vis du Sépulcre ' .
Il est donc probable que, dans
certains cas, le metteur en scène de la
Passion, s'autorisant du texte de saint
Mathieu, faisait placer la Madeleine
en avant du sarcophage. Cette dispo-
sition, toutefois, ne semble pas avoir
rencontré en France beaucoup de
faveur. Au contraire, dans les pays
du Nord et de l'Est, en Flandre, en
Allemagne, on ne devait presque
jamais jouer autrement la scène de
la Mise au tombeau. Car c'est une
tradition constante chez les artistes flamands ou allemands de représenter la
Madeleine en avant du sarcophage ". Et ce qui semble bien donner à cette
hypothèse la force d'une certitude, c'est qu'en plein xvi' siècle, à Valenciennes ,
quand on joua le Mystère de la Passion, la Madeleine s'agenouilla encore en avant
Fis. 63.
Phot. F. Mailiil .Sîljuii
La Madeleine assise en avant du Tombeau.
Fragment du Saint Sépulcre de Solesmes.
1 Math. WVUI, Gi.
^ Exemples : Schùhlein, ailes du retable de Tiefenbronn; Mlie au tombeau du musée de Colmar (école de Schon-
gaueri; Hans Ilolliein le vieux, Mise au tombeau de Donaucschingen ; Ensevolissenaent du Christ de Cranach
au Musée de Berlin ; retable flamand de Ternant (Niè>re); Heures de la dame de Lulaing (œuvre d'un minia-
turiste Uamand^, Arsenal n'' ii85°, f° 2o4 v".
i36 L'ART RELIGIEUX
du Sépulcre. C'est du moins ce que semble prouver la miniature du fameux
manuscrit d Hubert Caillaux, dont nous avons si souvent parlé '.
Au résumé, les deux dispositions que nous avons indiquées d'abord de-
meurent en France, les plus usitées. Çà et là, on peut signaler quelques légères
modifications, qui ne changent rien d'ailleurs à l'aspect général. A Méru (Oise),
il manque une des saintes Femmes. A Quimperléet à Solesmes, il y a trois dis-
ciples au lieu de deux, - — on se souvient que les trois disciples figuraient dans
la scène de l'onction au xm" et au xiv° siècle. A Eu, il y a quatre saintes
Femmes au lieu de trois, — l'addition de ce personnage est d'ailleurs autorisée
par la Passion de Jean Michel qui groupe, près du tombeau, à côté de la Vierge
et de saint Jean, Marie Salomé, Marie Jacobi, Marthe et Madeleine.
11 faut encore signaler la présence de deux soldats debout ou endormis près
du Saint Sépulcre, — particularité qui se remarque à Auch, à Narbonne, à
Solesmes, a Pouilly (Gôte-d'Or), à Pont-à-Mousson, à Sissy (Aisne), à Châtillon-
sur-Seine (Gôte-d'Or), à Saint-Phal (Aube). Ces soldats, rapprochés des autres
personnages d'une façon tout a fait artificielle, achèvent de donner à 1 ensemble
l'aspect d'un tableau vivant. Les deux soldats sont parfois remplacés par deux
anges portant les instruments de la Passion, comme à Arles.
A mesure qu'on avance danslexvf siècle, on voit tous ces éléments agencés
avec une liberté de phis en plus grande. Les Saints Sépulcres de ViUeneuve-l'Ar- _
chevêque, des Andelys, du Mans, de Joinville, d'Arc-en-Barrois, s éloignent de
plus en plus des données anciennes. Mais personne n'en usa plus librement avec
la tradition que Ligier Richierdans son fameux Sépulcre de saint Mihiel(fig. 6/|).
Il n'a rien inventé ; mais il a groupé ses personnages avec une audace oi^i l'on
sent un profond dédain pour les vieilleries du passé. Le Christ ne disparaît plus
à demi dans le tombeau: il se présente au premier plan, soutenu par les deux
vieillards, pour que nous puissions admirer à loisir son anatomie. Les saintes
Femmes se sont arrachées à leur contemplation pour préparer le sépulcre; la
Madeleine baise les pieds du mort. L'ange qui porte les instruments de la Pas-
sion n'est plus isolé sur un piédestal : il se mêle à l'action et s'élance pour
soutenir la Vierge. Quant aux soldats, ils ne montent plus la garde aux côtés du
tombeau,: réunis autour d un tambour, ils jouent aux dés et font un motif
pittoresque. C'est là 1 œuvre d'un artiste habile et vigoureux, mais qui étale
' B. N. franc. 12536, f° 24o.
LE PVTIIETrOUE
i37
vraiment tro]) son talent. Combien la vieille ordonnance, clans sa modestie,
était plus touchante !
Rien n'est plus contraire au véritable esj^rit du sujet que l'agitation. Dans
une pareille scène, il doit régner un profond silence. Après l'horreur de la Pas-
sion, les vociférations et les outrages de la foule, Jésus se repose enfin dans
la paix et le demi-jour, entouré de ceux qui l'aiment. Nos grands artistes du
Phot. F. Martin Sabon.
Fig. 64. — Le Saint Sépulcre de Ligier Richier à Saiiit-Miliicl (Meuse).
xv^ siècle sentirent cela profondément. Ils n'ont pas conçu la scène comme un
drame, mais comme un poème lyrique. Car maintenant il n'y a plus rien à
faire et il n'y a plus rien à dire. Il n'y a qu'à regarder en silence ce corps qui
descend lentement dans le tombeau. Les personnages, enfermés en eux-mêmes,
semblent écouter leur cœur. Ils ne sont réunis que par la force d'une pensée
unique. Nos poètes dramatiques, eux-mêmes, en cet endroit, ont fait preuve de
tact ; si verbeux d'ordinaire, ils se taisent ici. Au théâtre, la mise au tombeau
était une scène muette.
i38 L'AUT RE[>1G1E11X
Plus les personnages sont immobiles et recueillis, plus l'œuvre approche de
la perfection. Si les figures d'hommes valaient les ligures de femmes, je met-
trais au premier rang le Saint Sépulcre de Chaource dans l'Aube (i5i5)*
(tig. 63). Pas une des femmes ne fait un geste. On ne voit pas autre chose que
des visages doucement inclinés et des yeux baissés. Jamais on n'exprima plus
simplement émotion plus profonde. Cette belle œuvre rend difficile et donne le
dégoût de tout ce qui n est pas simple. On se demande quelles leçons de tels
hommes avaient ;i recevoir de 1 Italie, et l'on s'avoue, une fois de plus, que le
mot de Renaissance, appliqué à l'art français, n'offre aucun sens.
Presque toujours nos artistes ont voulu attirer l'attention sur la Vierge.
Souvent elle s'évanouit, et tombe lourdement entre les bras d'une sainte Femme
ou de saint Jean ^ Cet épisode dramatique enlève à la scène cette sorte de
beauté que lui donnent l'immobilité et le silence. Aussi les vrais artistes se
gardent-ils bien d'arracher les personnages à leur douloureuse méditation. Ils
les maintiennent tous à l'élat lyrique. A Tonnerre, h Solesmes, la Vierge sans
doute est prête à défailhr, mais elle a encore la force de rester debout. A
Souvigny, saint Jean et une sainte Femme ont pris chacun une des mains de la
Vierge, mais leurs regards sont tournés vers Jésus, et rien ne les distrait de la
pensée commune.
C'est évidemment la figure de la Vierge qui offrait aux artistes le plus de
diflicaltés. Après avoir exprimé sur le visage des vieillards, de saint Jean, des
saintes Femmes, toutes les nuances de la douleur, ils devaient encore faire lire,
sur le visage de la mère, la douleur suprême. On dirait qu'ils sont tentés quel-
quefois de cacher sa ligure sous un A'oile. Peu s'en faut qu'ils n'avouent,
comme Timanthe, l'impuissance de leur art. Ce fut une tradition, dans l'école
bourguignonne, de dissimuler le visage de la Vierge dans l'ombre du manteau
relevé sur la tête. Cela est très sensible à Souvigny, à Tonnerre, à Semur, à
Avignon. On retrouve cette pratique, moins franchement avouée, dans d'autres
écoles \ Cette cagoule de pleureuse, ce visage qui s'enfonce dans la nuit, don-
nent à la Vierge un aspect tragique. La grande Vierge sombre d'Avignon a une
sorte de poésie funèbre. Pourtant il faut admirer davantage la loyauté du
' Elles ne sont pas de la même main, connme l'ont bien vu MM. Kœchlin et Marquet de Vasselot (^La Sculpture
à Troyes el dans la Champagne méridionale, p. io4)- Il est peu de Saints Sépulcres qui ne présentent de ces inégalités.
Presque toujours plusieurs artistes y travaillaient. Le Saint Sépulcre de Tonnerre est l'œuvre de deux sculpteurs.
- Par cxcni|)le à Eu.
•' A Neufcliâtel-en-Bray, en Normandie.
LE PATHETIQUE
i3f)
maître de Solesmes, qui ne dissimule rien du visage de la Vierge et sait faire
lire sur ses traits douloureux qu'elle est la mère (fig. 65).
Les Saints Sépulcres sont le sujet favori d'un âge voué à la méditation de
la Passion du Christ et de la Passion de la Vierge. C'est dans les dernières
années du xv" siècle, et dans les premières du xvi", qu'on les voit se multiplier.
Malgré les destructions des "uerres et des révolutions, il en reste encore un
grand nombre. Mais une statistique com-
plète, où figureraient les oeuvres qui ont
disparu, donnerait des résultats surpre-
nants \
C'est l'époque où 1 on rencontre dans
les livres d'Heures une « Oraison au
Saint Sépulcre " » . 11 est évident que la
foule aimait ces grandes figures tou-
chantes et un peu efl'rayantes. On les
mettait toujours dans une chapelle som-
bre ou dans une crypte. Dans ce demi-
jour, elles semblaient vivre et respirer.
Agenouillé dans l'ombre, le fidèle perdait
la notion de l'espace et du tenqDs, il était
à Jérusalem, dans le jardin de Joseph
d'Arimathie, et il voyait de ses yeux les
disciples ensevelir le maître à l'heure du
crépuscule. Quelques-uns de ces Saints
Sépulcres attiraient particulièrement la
foule : ce n'étaient pas toujours les plus beaux, mais ceux qu'enveloppait le
plus d ombre \
Les Saints Sépulcres étaient donnés par de riches bourgeois, des cheva-
liers, des chanoines, dans une pensée d édification. Mais il est une clause
curieuse que l'on rencontre plus d'une fois et qui mérite d être relevée. Souvent
* M. E. Deligniôres vient de donner une très intéressante statistique des Saints Sépulcres conservés en Picardie,
Réun. des soc. des beaux-arts des déparlem., 1906.
- Mazarine, ms. n" 52i et Bibl. Sainte-Geneviève, ms. n° 3718, f" 175 v° (xv° siècle).
■^ Un vieil auteur parlant d'une chapelle de Saint-Quentin où on avait mis un Saint Sépulcre dit ; c Cette cha-
pelle paraît fort en dévotion, tant à cause de cette représentation (la mise au tombeau) ([ue par rapport à son
obscurité. » Cité par Fleur_)', Anli(]. de l'Aisne, t. 1\, p. aSf).
Phot. F. Martin Sabon.
Fig. 65. — La Vierge et saint Jean.
Fragment du Saint Sépulcre de Solesmes.
i4o
L'ART RELIGIEUX
le donateur demande à être enseveli dans la chapelle même du Saint Sépulcre \
Les mises au tombeau prirent donc un caractère funéraire. Rien de plus natu-
rel. Il semblait rassurant de reposer auprès du tombeau de Jésus. On se cou-
chait à ses pieds, confiant en sa parole et sûr de ressusciter avec lui.
VIII
Ce n'était pas assez d'avoir représenté la Passion du Fils et la Passion de
la Mère, le xiv' siècle finissant a imaginé une sorte de Passion du Père.
Le xiu siècle et le xiv" avaient déjà, il est vrai, associé le Père à la Passion
du Fils. On sait comment on représente alors la
Trinité (fig. 6G). Le Père, assis sur son trône, sou-
tient des deux mains la croix sur laquelle son fils
est cloué ; de l'un à l'autre vole le Saint-Esprit sous
l'aspect d'une colombe. Mais 1 artiste, en traçant
cette étrange figure, n'a pas eu la prétention
démouvoir. Il a seulement voulu exprimer cette
idée théologique que le Fils est mort sur la croix
avec le consentement du Père et de 1 Esprit. Ce
sont, nous dit-il, les trois personnes de la Trinité
qui ont donné à Ihomme l'exemple du sacrifice,
Fig. C)G. — La Trinité.
et la figure de la croix était inscrite de toute éter-
Minialure du Bréviaire de Charles V
(Bibl. Nat. latin lobz, f" i5/i).
nité au sein de Dieu.
Tout autre est le sentiment qu'essaient d'expri-
mer les artistes dès le début du xv' siècle. Ils ont voulu associer Dieu le Père,
non pas à l'idée abstraite du sacrifice, mais aux douleurs de la Passion. Ils
ont pensé que si Dieu est amour, comme dit saint Jean, il a pu sentir la pitié.
Il y a, à la Bibliothèque nationale, un livre d Heures enluminé au commen-
cement du xv" siècle, qui est un des plus surprenants chefs-d œuvre de l'art
' Lancelot de Buronfosse, le bourgeois de Tonnerre qui donna la belle mise au tombeau dont nous avons parlé,
était enterré tout auprès (Ga:. des beaiix-arls, 1898 p. liQ'i). A Saint-Michel des Lions de Limoges, un bourgeois
et sa femme, qui avaient fait faire un Saint Sépulcre (i53o), étaientenlorrés dans la chapelle où il se trouvait (abbé
Leclcr, Elude sur les Mises au tombeau, p. 11). A Saint-Germain d'Amiens, la dame Le Cal, donatrice, était enter-
rée sons la Mise au tombeau (iSaa). Sur la bordure de la robe d'un des personnages, on lit encore : Fili Dei, mise-
rere mei.
Fiy. 67. — Le Christ mort, la Vierge, saint Jean, et Dieu le Père.
Miniature du manuscrit latin Q^y, f" i3û- Bibl. Nat.
ï42 L'\RT RELTGtEUX
français. A chaque instant, le génie de ce maître inconnu éclate. Entre tant de
belles pages, il en est une qui est vraiment admirable.
Le cadavre de Jésus sanglant et livide est étendu sur la terre (fig. 67), La
Vierge veut se jeter sur lui, mais saint Jean l'en empêche, et, pendant que de
toutes ses forces A la retient, il tourne la tête vers le ciel, comme pour accuser
Dieu. Et alors la face du Père apparaît. Son regard est grave et triste et il
semble dire :
« Ne me fais pas de reproches, car, moi aussi, je souffre. » Et dans le ciel
bleu on entrevoit d'innombrables anges, « semblables à des atomes de soleil' »,
qui passent en faisant des gestes de désolation '.
Ce grand dialogue entre la terre et le ciel a été repris plusieurs fois, au
xv' et au xvi^ siècle, quoique avec moins de sublimité. Un petit tableau rond
du Louvre, qui est des dernières années du xiy" siècle, et qu'on attribue sans
preuve à Jean MalloueP, représente Jésus mort entre les bras de son Père (fig. 68).
Les anges s empressent en pleurant, et la Vierge, serrée contre son fils, le
regarde avec une sorte d'avidité douloureuse. L'idée audacieuse de rapprocher
du Christ mort Dieu le Père et la Vierge vient d'une page des mystiques qu'on
trouve dans F Arbre de la Croix attribué à saint Bonaventure, et dans le Stimulus
amoris de pseudo-Anselme. Ici et là, le corps de Jésus-Christ est comparé à
la robe sanglante de Joseph. Ses frères la rapportèrent à leur père en lui disant:
(( Une bcte féroce l'a dévoré. » En présence de ce corps ensanglanté comme
la robe de Joseph, saint Bonaventure place Dieu le Père et la Vierge. Il les
interpelle tour à tour : « 0 Père tout-puissant, c'est ici le vêtement que ton
doux fils Jésus laissa entre les mains des Juifs. Et toi aussi, glorieuse Dame
de miséricorde, regarde cette robe qui fut faite et tissue moult subtilement
de ta précieuse et chaste chair \ »
Si l'on pouvait douter que le passage de t Arbre de la Croix ait donné aux
artistes l'idée de réunir Dieu le Père et la Vierge auprès du cadavre de Jésus-
Christ, on en aurait la preuve en étudiant un tableau sur bois du xvi° siècle qui
se trouve a La Chapelle-Saint-Luc, près de Troyes. Des inscriptions ne lais-
sent aucun doute sur la pensée du peintre. Le dialogue s'engage entre Dieu et
' Sainte Brigitle.
2 Bibl. Nat. latin 9/I71.
^ M. de Mély le donne à Henri Bcllcchosc.
* L'Arbre de la Croix de saint Doiiauentiire, traduction française publiée par Sinnon Voslre à la tin du xv<^ siècle.
LE PATIIKTIQUE
i43
la Vierge. La Vierge montre au Père le corps sanglant de Jésus : « Regarde,
dit-elle, n'est-ce pas là la tunique de ton fds', » Et Dieu douloureusement
Fig. 68. — Le Christ mort porté par Dieu le Père.
Musée du Louvre.
répond par le mot des fils de Jacob : « Une bete féroce l'a dévoré ". »
Toutefois, il est assez rare de rencontrer Dieu et la Vierge se lamentant
' ^ ide an sit luiiica fihi lui aiii on.
' Bestia pessiuia devoravit lllium.
ihlx
L'ATIT RELIGIEUX
ensemble sur le corps de Jésus'. D'ordinaire les artistes se contentent de repré-
senter le Père portant son fils mort sur ses genoux (fig. 69). Il est évident que
ce groupe a été conçu à l'imitation des Vierges de Pitié. La ressemblance est
quelquefois frappante, comme dans l'ex-voto des La Trémoille, qui a figuré à
l'Exposition des primitifs français.
Peintres', verriers \ sculpteurs*, graveurs^ reproduiront ce motif à l'envi
jusqu'à une date avancée du xvf siècle.
C'est ainsi que, dans l'art de la fin du moyen
âge. la terre et le ciel s'unissent pour pleurer Jésus-
Christ.
On voit avec quelle puissance incomparable l'art
du moyen âge a su rendre la douleur. Car la dou-
leur que cet art exprime, c'est la douleur élevée à
1 absolu, portée jusqu'à 1 infini, puisque c'est la
Passion et la mort d'un Dieu. Que sont les autres
deuils auprès de celui-là P Certes, ce serait déjà une
chose profondément touchante de voir une mère
tenant sur ses Qenoux le cadavre de son fils, un
jeune homiue de trente-trois ans. Mais quand l'ar-
tiste du moyen âge songe que ce jeune homme, que les
puissants de ce monde ont tué, fut le Juste par excel-
lence et n'a pas commis d'autre crime que de dire :
(Heures à l'usage de Rome, de latelier (( AimCZ-VOUS IcS UUS IcS autrCS )) , alorS Ic CŒUrlui
de Jean Du Pré. i/,88.) p • l i
échappe. « Les hommes ont donc pu laire cela! » —
tel est le cri que semblent pousser tous nos vieux maîtres. Cet étonnement
douloureux se renouvelant de génération en génération, voilà le principe de cet
art admirable. C'est à cette profonde sincérité qu'il doit d avoir conservé, après
tant de siècles, toute sa puissance sur l'âme.
(il). — Dieu le Père portant
-son fils mort.
' On peut cependant signaler quelques exemples de cette scène. A Barbery-Saint-Sulpice (Aube), un vitrail en
grisaille la représente et on lit, comme dans le tableau de La Chapelle-Saint-Luc : » Vide an sit lunica filii tui
annon». VoirFicbot, Stalist. innnum. de l'Aube, t. I, p. 102. — M. Salomoh Reinach a signalé dans un manuscrit
français, aujourd'hui à Gotha, une scène semblable. La miniature lui paraît en relation avec le tableau rond du
Louvre (Rev. arcliéolog. IQ06, p. 352).
2 Missel d'Angers, B. N. latin 868, f° 182 v°, et Arsenal 1189 et 1193, (f" 167).
^ Vitrail de Kerfcunten (Finistère), dans le bas de l'arbre de Jessé ; vitrail de Saint-Saulge (Nièvre).
'" Bas-relief de Saint-Pantaléon à Troyes, xvi" siècle déjà avancé.
^ Albert Diirer.
CHAPITRE III
L'ART RELIGIEUX TRADUIT DES SENTIMENTS NOUVEAUX
LA TENDRESSE HUIVIAINE
I. INFLUENCE DES FRANCISCAINS ET DES MÉDITATIONS. II. AsPECTS NOUVEAUX DU GROUPE
DE LA Mère et de l'Enfant. — III. La Sainte Famille.
I
Pendant que les scènes de la Passion de Jésus-Christ excitaient la pitié jus-
qu'à son paroxysme, les scènes de son Enfance éveillaient une tendresse incon-
nue. Saint François d'Assise avait donné l'exemple de cette double sensibilité.
La nuit de Noël, il prenait l'enfant dans la crèche, etle berçait de ces mains qui
allaient bientôt porter les stigmates de la Passion. Un autre Franciscain, l'au-
teur des Méditations, nous fait vivre dans l'intimité de la Sainte Famille. Pour
lui, l'amour abolit le temps. Il veut que sa « chère fille » (la religieuse de
Sainte-Claire pour laquelle il écrit son livre) aille tous les jours, par la pensée, à
Bethléem, rendre visite à la mère et a l'enfant '. Elle doit les accompagner quand
ils reviennent de Bethléem à Jérusalem : « Va avec eux, lui dit-il, et aide-les à
porter l'enfant ^ » Plus tard, elle leur rend visite en Egypte : « Quand tu auras
reconnu l'enfant, agenouille-toi, baise ses petits pieds, puis prends-le dans tes
bras, et, pleine d une douce quiétude, demeure quelque temps avec lui. » Elle
vit de leur vie, voit coudre Notre-Dame, travailler saint Joseph. Elle admire
' Méditai, cap. s.
"^ Ibid. cap. XI.
MALE. • T. 11. 10
i46
L'ART RELIGIEUX
l'enfant allant chez les voisins rendre l'ouvrage de sa mère. Quand enfin elle se
décide à revenir, elle demande la bénédiction de l'enfant, de la Vierge, de saint
Joseph, et elle les quitte en pleurant \
A partir de saint François, on retrouve chez tous les mystiques ce désir
d'approcher de la Vierge, de contempler l'enfant.
Dans une de ses visions, sainte Gertrude se voit en présence de la Vierge
qui lui tend son enfant: « Il faisait tous ses efforts pour m'embrasser, et moi,
quoique indigne, je le reçus, et il jeta ses petits bras autour de mon cou ^ »
L'Église entre dans ces sentiments tout féminins. « Quand je vois Dieu
enfant entre les bras de sa mère, dit un hymne de la fin du moyen âge, mon
cœur se fond de joie \ »
Il est évident que désormais l'homme veut être plus près de son Dieu.
Dans Vlmitation, après ce long soliloque de l'âme qui remplit les quatre pre-
miers livres, on entend soudain Jésus-Christ lui répondre. Cette voix basse et
douce qui s'élève tout d'un coup dans le silence fait frissonner. Au xiv", au
xv" siècle, ces dialogues de Dieu et de l'âme humaine sont fréquents. On voit
paraître le Dialogue du crucifix et du pèlerin, le Dialogue de l'âme pécheresse et de
Jésus.
Se rapprocher de Dieu, voilà bien le désir qui, dès la fin du xni° siècle,
commence à travailler la chrétienté. Il devait donc arriver que la foule fit,
petit à petit, descendre son Dieu jusqu'à elle.
II
Nulle part ces sentiments ne se reflètent mieux que dans Fart. Il suffit,
pour s'en convaincre, d'étudier, dans la sculpture, le groupe de la mère et de-
l'enfant.
Dès la fin du xiii° siècle, les artistes semblent ne plus comprendre les
' Ibid. cap. XII, xiii.
- Vita, lib. II, cap. xvi.
"* Daniel, tome II, p. 5!^2 ;
Parvum quando cerno Deum
Matris inter brachia,
Colliquescit pectus meum,
Inter mille gaiidia.
LA TENDRESSE HUMAINE
'^7
grandes idées d'autrefois. Jadis la Vierge, assise sur un trône, portait son fds
avec la gravité sacerdotale du prêtre qui tient le calice. Elle était le siège du
Tout-Puissant, « le trône de Salomon »,
comme parlaient les docteurs. Elle ne
semblait ni femme, ni mère, car elle appa-
raissait au-dessus des souffrances et des
joies de la vie. Elle était celle que Dieu
avait choisie au commencement des temps
pour revêtir son Verbe de chair. Elle était
la pure pensée de Dieu. Quant à l'enfant,
grave, majestueux, la main levée, c'était
déjà le maître qui commande et qui
enseigne. Tel est le groupe de la Vierge
et de l'enfant au portail Sainte-Anne à
Notre-Dame de Paris.
Mais à la fin du xiii" siècle, nous
redescendons du ciel sur la terre. Tout
le monde connaît la charmante Vierge do-
rée de la cathédrale d'Amiens. Mais ce que
l'on connaît moins, ce sont les statuettes
d'ivoire de la même époque. Quelques-
unes sont des merveilles de grâce. La
mère et lenfant se regardent, et un sou-
rire vole de l'un à l'autre. Il est impossible
d'exprimer une communion plus intime
entre deux êtres. Il semble qu'ils ne fas-
sent qu'un, qu'ils ne soient pas encore
séparés. Si ce groupe est divin, ce n'est
que par la profondeur de la tendresse.
Mais, quand on entre dans le xiv° siècle,
on voit la Vierge et l'enfant se rapprocher
davantage de notre humanité. En iSag on rencontre pour la première fois, en
France, une Vierge qui porte un enfant nu jusqu'à la ceinture. C'est la belle
Vierge d'argent de Jeanne d'Evreux qui est aujourd'hui au Louvre (fig. 70).
Au xif siècle, le fils de Dieu, assis sur les genoux de sa mère, est vêtu de
Fie. -ic
Phot. Giraudoa.
La Vierge et l'Enfant.
Statuette en argent donnée par Jeanne d'Evreus à la
chapelle de Saint-Denis (Musée du Louvre).
i48
L'ART RELIGIEUX
la longue tunique et du pallium des philosophes; au xni" siècle, il a une robe
d'enfant ; au xiv°, il serait tout nu, si sa mère ne lui enveloppait le bas du corps
dans un pan de son manteau.
Cette nudité du Christ est comme la marque de son humanité. Il ressemble
maintenant aux fils des hommes'. 11 leur ressemble encore par les caprices, les
aimables enfantillages. Tantôt il caresse le menton de sa mère^ et tantôt il joue
avec un oiseau ^
Il leur ressemble enfin par les fatalités de la nature. Le fils de Dieu a faim.
Dès les premières années du xiv" siècle, on le voit qui porte sa petite main a la
robe de sa mère et cherche la place du sein*.
Mais, retenus par un sentiment de pudeur, les
artistes n'osent pas encore montrer la Vierge
allaitant. En France, je n'en connais pas d'exemple
antérieur à celui que nous offre le Bréviaire de
Belle ville vers i3<45 (fig. 71)^ Rien de plus
timide d'ailleurs, et de plus chaste. C'est à peine
si l'échancrure de la robe laisse entrevoir le sein\
Mais bientôt la Vierge allaite avec la tranquille
impudeur d'une nourrice (fig. 72) ^ A Monceaux-
le-Comte (Nièvre), une charmante statue de la
seconde moitié du xiv" siècle nous montre une
Vierge qui, par le sceptre et la couronne, reste encore une reine, mais qui pour-
tant est déjà une nourrice. L'enfant, à moitié nu, semble un beau fruit sus-
pendu à son sein (fig. 78).
Enfin la Vierge, longtemps si respectueuse, et qui semblait ne pouvoir oublier
1 L'enfant apparaît tout nu à la fin du xiv'^ siècle : B. N. latin 924 f" 44- H ne faut donc pas, comme on le
fait souvent, attribuer cette nudité de l'enfant à l'influence de l'Italie.
2 Vierge de Jeanne d'Evreux (fig. 70), Vierge de Belmont ( Haute-Marne).
3 Vierge de Langres : Philippe IV en fit cadeau à l'évêque Guy III vers 1837. Elle a beaucoup d'analogie avec
la Vierge de Jeanne d'Evreux. L'enfant est aussi demi-nu.
* Vierge de Palaiseau (Seine-et-Oise), xivi^ s.; Vierge de Bornel (Oise), xiv" s. ; Vierge de Magny-en-Vexin (Oise),
XIV'"- s. ; Vierge de Cou tances (église Saint-Nicolas), commencement du xiv'= s.
° Latin io483, f" 2o3. Dans le Missel de Moutier-en-Der (Mazarine, n° 4^9), qui pourrait être antérieur au
Bréviaire de Belleville, on voit la Vierge faisant téter l'enfant, au moment de l'adoration des Mages (f" 12). Les
ivoires du xtvi= siècle nous montrent aussi la Vierge allaitant (Louvre n" ii4)-
^ Une statue en bois de Voutenay (Yonne), qui est de la première partie du xiv" siècle, nous montre une Vierge
s' apprêtant à allaiter l'enfant : le sein sort par une échancrure de la robe.
"> B. N. lat. 9471 f" 33 v". Commencement du xv'' siècle.
Fig. 71. — La Vierge présentant le sein
à l'Enfant.
Bréviaire de Belleville. B. N. io^83, f" 2o3.
LA TENDRESSE HUMAINE
que son fils était en même temps son Dieu, ose embrasser l'enfant,
joue contre la sienne'.
Si l'on veut remonter jusqu'à
l'origine de ces sentiments nouveaux,
on rencontrera encore saint François
et ses disciples. Au xn" siècle, l'Evan-
gile apparaît surtout comme une idée ;
au xm' siècle, les Franciscains y font
entrer de nouveau la vie. Dans les Mé-
ditations sur la vie de Jésus- Christ, ïijsi
une douce chaleur d'humanité. Toutes
les nuances qu'expriment les artistes
du xiv" siècle sont déjà dans ce nouvel
évangile apocryphe. Jésus enfant voit
pleurer sa mère et il s'efforce de la
consoler : « L'enfant qui était sur
son sein portait sa petite main à la
bouche et au visage de sa mère, et
semblait ainsi la prier de ne plus
pleurer ^)) C'est exactement le geste
de l'enfant dans le groupe de Jeanne
d'Evreux (fig. 70). Quant à la Vierge-
nourrice, qui console, qui embrasse et
qui allaite l'enfant, la voici :« La mère
appliquait son visage sur le visage de
son petit enfant, l'allaitait et le con-
solait de toutes les manières qu'elle
pouvait, car il pleurait souvent,
comme les petits enfants, pour mon-
trer la misère de notre humanité ^ »
Ou encore : « Elle s'agenouillait pour
le mettre dans son berceau, car elle
savait que c'était son Sauveur et son
i49
appuyer sa
Fig. 73. — La Vierge allaitant.
B. N. latin 9471, f" 33, t°.
* B. N. franc. ^o4. Légende dorée du temps de Charles VI; franc 20 090, Bible historiale du duc de Berry.
^ Cap. VIII.
3 Ibid.
i5o
L'ART RELIGIEUX
Dieu. Mais avec quelles délices maternelles l'embrassait-elle, l'étreignait-elle I...
Que de fois elle arrêtait ses regards avec une amoureuse curiosité sur sou
visage, et sur chacune des parties de son corps sacré... avec quelle joie elle
l'allaitait ! On peut croire qu'elle ressentait en l'allaitant une douceur inconnue
aux autres femmes \ »
Un pareil livre, que la prédication fran-
ciscaine fît bientôt connaître à toute l'Europe,
a détendu les âmes. Au commencement du
xiv*^ siècle, l'atmosphère que respirent les
artistes n'est plus la même : elle est devenue
plus tiède.
Il faudrait pouvoir étudier pendant tout
le xv" siècle, et jusque dans les premières
années du xvi°, ce groupe de la mère et de
l'enfant : on le verrait devenir de moins en
moins divin. Il était assurément difficile d'être
familier avec le Christ, mais on pouvait l'être
avec l'enfant Jésus. La Vierge elle-même était,
pensait-on, plus sensible à 1 amour qu'au res-
pect. De là tant d'oeuvres délicieuses, mais
qui eussent choqué les imagiers du connmen-
cement du xin^ siècle.
A Saint- Urbain de Troyes, par exemple,
la Vierge est une jeune Champenoise au front
haut, aux yeux bridés par un sourire, candide
et cependant malicieuse. Quant à l'enfant,
joufflu, frisé, souriant, occupé d'un gros raisin,
c'est le Verbe incarné dans un petit Champenois (fig. 74)'.
Nulle part les artistes n'ont été plus éloignés du respect qu'en Champagne.
A Braux (Aube), le fils de Dieu est coiffé d'un petit béguin' ; à Saint-Remy-
sous-Barbuisse (AubeJ, il dort, la tête sur l'épaule de sa mère.
L'art des autres provinces exprime des sentiments analogues. La Vierge
Fig. 73.
La Vierge allaitant.
Monceaux-le-Comte (Nièvre).
* Gap. X.
2 Commencement du xvi<' siècle.
3 Koechlin et Marquet de Vasselot. La sculpt. à Troyes et dans la Cliampagne méridion, p. ii8.
LA TENDRESSE HUMAINE
i5i
d'Autun, gracieuse, souriante, le menton un peu gras, comme il convient aune
Bourguignonne, vient d'emmailloter l'en-
fant à la mode du pays. Elle le contemple
un moment avant de le remettre dans le
berceau.
Dans la vallée de la Loire, à La Carte,
près de Tours, la Vierge est une paysanne
tourangelle, simple, modeste, tendre, et
l'enfant Jésus un petit paysan qui sourit à
sa mère avant de prendre le sein.
En Allemagne, les historiens de l'art ont
plus d'une fois exprimé cette idée que la
Passion du Christ était le domaine propre
de l'art allemand, mais que seul l'art italien
avait su représenter la Madone et l'enfant.
Ces affirmations font sourire. Nos Vierges
du xv° et du xvi" siècle ne craignent aucune
comparaison. Sans doute la Madone italienne
est belle et elle serre avec grâce son fils sur
son cœur, mais il lui manque souvent cette
qualité que la nôtre possède à un si haut
degré : la bonhomie. La Vierge française
n'est pas une grande dame, mais, elle et son
enfant sont plus près du peuple, de l'ins-
tinct, du chaud foyer de vie.
Rien ne serait plus propre à prouver ce
que nous avançons qu'un recueil qui nous
donnerait les principales Vierges françaises
du xv° et du commencement du xvi" siècle ;
— mais il s'en faut que tous les éléments
d'un pareil livre aient été rassemblés. Ce beau recueil, que l'on doit vivement
désirer pour la gloire de l'art français, n'est pas encore possible.
Fig. 74. — La Vierge et l'Entant.
Eglise Saint-Urbain, à Troyes.
l52
L'ART RELIGIEUX
III
Pendant que nos sculpteurs créaient ce groupe de la Vierge et de l'Enfant,
si riche de vérité et de poésie, nos miniaturistes ne se montraient ni moins fa-
miliers, ni moins tendres. Leur
art leur donnait des libertés que
la sculpture n'avait pas. La pré-
sence de quelques beaux anges
suffisait k prêter à des scènes très
humaines un sens surnaturel.
Dans un livre d'Heures de la
fin du xiv" siècle, on voit la Vierge
allaitant. Elle se croit seule, sans
doute, mais un ange accourt pour
soutenir l'enfant, et deux autres
tiennent une couronne au-dessus
de la tête de la mère\ Ailleurs,
l'enfant apprend à marcher, la
mère l'encourage, lui tend les
bras, mais Dieu a envoyé ses
anges qui soutiennent les pre-
miers pas de son fils (fig. 75)^
Parfois l'enfant assis sur les ge-
noux de sa mère, joue avec un
fruit, avec une fleur, avec une
petite harpe d'or (fig. 76), et l'on
pourrait croire que c'est un fils
de l'homme si des anges musiciens n'exprimaient sur la viole la joie du cieP.
Mais nos artistes aiment par-dessus tout à faire asseoir la mère et l'enfant
dans un verger ou sous un portique qui ouvre sur les champs (fig. 77J. C'est
' B. N. latin i4o3, f° i5. C'est d'ailleurs l'œuvre d'un artiste médiocre.
^ B. N. latin i4o5 1" 49, vers le milieu du xv" siècle.
3 B. N. latin io542, i" i86 (première partie du xv'' siècle), latin io538, î° 27.
Fit
5. — L'Enfant faisant ses premiers
Miniature. B. N. latin i^oS, f" 4g.
pas.
LA TENDRESSE HUMAINE
i53
le commencement du printemps : il y a des marguerites dans l'herbe, et un
ange apporte à son Dieu une branche fleurie ou bien une corbeille pleine de
fleurs de cerisier ou de pommier \ D'autres fois la saison est plus avancée :
des anges cueillent des fraises^ et l'un d'eux présente à l'enfant une corbeille de
fruits^ Gomme ces artistes sont tendres et vraiment émus ! Comme ils veulent
que la mère jouisse de ces douces an-
nées! Et comme ils s'efforcent de nous
faire oublier que cet enfant sera un
jour celui qui mourra sur le gibet !
Ces motifs, fréquents dans nos
livres d'Heures dès la fin du xiv° siècle,
se sont épanouis de la façon la plus
charmante dans l'école de Cologne ou
chezMemhng. On retrouve aux origines
de l'école de Cologne, comme de l'école
flamande, la miniature française.
D'ailleurs, de pareils sentiments
étaient alors ceux de la chrétienté tout
entière. L'art et la poésie liturgiques
se rencontrent. Dans les hymnes du
xiv° siècle, la Vierge et l'enfant sem-
blent se détacher sur un fond de roses,
de lis et de violettes. On les couronne
des plus beaux noms de fleurs \ « 0 Vierge qui t'appuies sur les fleurs, dit
un hymne de Mayence, par toi tout fleurit. Mère du lis éternel. 0 rose avec
le hs... Tu joues avec ton fils, les mains pleines de roses ^ »
Les mystiques ont des visions tout à fait semblables aux tableaux des
peintres ou aux miniatures des enlumineurs. Sainte Gertrude voit la Vierge
' Arsenal 636 f" i54 v° (commenc. du xv« s.) B. N. latin ii58, t" 127 v° (commencement du xv^ s.)
2 B. N. latin i/io5 fo^g.
3 Sainte-Genev. n° 1279, f" 187 (fin du xiv«s.)
* Voir notamment Mone, Lateinische Hymnen des Mittelalters, t. II, p. i84 et suiv. et Daniel, t. I, p. 342.
^ Mone, loc. cit., p. 189 et suiv :
Gaude, Virgo, quae floribus
Digne fulceris omnibus,
Per quam florent omnia... etc.
MALE. T. II. 30
Fig. 76. — La Vierge, l'Enfant et les Anges.
Miniature. B. N. latin 92/j, f° 241.
•y "n
^54 L'ART RELIGIEUX
et l'enfant entourés d'anges, dans un beau jardin, «plein de roses sans épines,
de hs blancs comme la neige et de violettes odorantes' ».
Toutes les scènes de l'enfance sont racontées par nos miniaturistes avec une
tendresse qui va parfois jusqu'à
la puérilité. On dirait une
nourrice racontant l'Evangile
à un enfant.
Dans la scène de la Nati-
vité, il n'est pas rare de voir
l'enfant, à peine né, et encore
étendu sur la terre, mettant
déjà son doigt dans sa bouche '.
Ailleurs une sage-femme ap-
porte un cuvier pour laver le
nouveau-né. La Vierge s'as-
sure que l'eau est assez chaude
en y plongeant le bout des
doigts, pendant que l'enfant,
déjà très éveillé, caresse le mu-
seau du bœuf qui le réchauffe
de son souffle ^ Les petits dé-
tails familiers abondent : c'est
un chat qui se chaufïe près de
la marmite qui bout \ c'est
saint Joseph qui , pour se donner
du cœur , va chercher son baril ^ .
Même bonhomie dans la
représentation de la fuite en
Egypte. Saint Joseph stimule l'âne avec une branche d'arbre \ s'arrête
[jOirinrûîHif ûrtru* t^ ^^ VU
ncfonfiiufïrmn^ ^ -i
^ A ^ ^ *"• -< ^m% qui pîWffrs lur fngimu -4/^'
Fi
n
u.
t
v
^^ ^^^•^.^^^-A.f^,^ \
g- 77-
La Vierge et l'Enfant avec des Anges cueillant des fleurs.
Miniature. B. N. lalin ii58, f° 127 v°.
* Sainte Gertrude, Vita, Lib. IV, cap. 5o, 4.
2 B. N. latin 17294, f° 56 (Bréviaire du duc de Bedford) et latin io5/i5 f" 66 (xv<^ s.).
^ B. N. latin io538, f° 63 (commenc. du xv«^ s.).
' B. N. latin 1729/1, f» 56.
= B. N. latin 1879, f° 58 v«.
" B. N. latin 92/4, f° §5 (fin du xiv'' s.),
LA TENDRESSE HUMAINE
i55
pour vider sa gourde \ ou donne k l'enfant une belle pomme qu'il vient de
cueillir".
Quelquefois enfin les artistes représentent les joies de la Sainte Famille.
Voici, par exemple, dans un manuscrit des environs de il\oo, la Vierge, saint
Joseph et l'enfant. Ils sont descendus dans
le jardin pour jouir d'une belle journée de
printemps. L'enfant n'est pas encore très
habile à marcher, et sa mère est obligée de
le tenir par la main. Saint Joseph, qui vou-
drait lui donner de l'audace, a cueilli une
fraise, et, de loin, l'invite à venir la prendre.
Des anges qui se sont posés sur le gazon
regardent \ Aux stalles de Montréal (Yonne),
nous sommes dans l'atelier de saint Joseph.
Penché sur son établi, il travaille pendant
que sous les yeux de la Vierge un ange
pousse l'enfant Jésus dans un petit chariot
à roulettes*. Au vitrail de Saint-Aignan, à
Chartres, il règne dans la maison un calme
profond. Saint Joseph travaille, la Vierge
file, et l'enfant dort. Un ange veille sur le
berceau et deux autres recueillent les copeaux
du menuisier dans une corbeille'. L'imagi-
Fig. 78. — Sainte Dorothée et l'Enfant Jésus.
Gravure allemande du xv" siècle.
nation allemande a adoré cela. Rien n'égale
chez nous le charme ingénu de la fameuse gravure sur bois d'Albert Durer.
L'écueil, ici, était la puérihté. Les maîtres allemands ne l'évitent pas toujours.
Faut-il citer leurs gravures et leurs dessins anonymes du xv" siècle qui nous
montrent l'enfant Jésus monté sur un cheval de bois (fig. 78), ou encore le
petit saint Jean disputant k Jésus une écuelle de bouillie ?
1 Sainte-Geneviève n° 127/1, f" 61 v» (xv" s.). Un vitrail d'Épernay est de la même inspiration.
2 Sainte-Geneviève n° 2696, f° 60 (xv' s.).
3 B. N. latin 18026, f» 55.
* Les stalles de Montréal sont de i522, mais le motif de l'enfant poussé par les anges dans un chariot à roulettes
se trouve dès le xv*^ siècle dans nos manuscrits : par ex. Arsenal, n" 655, f° 20 (commenc. du xv" s.).
» Vitrail du xvi"= siècle. Voir Rev. archéolorj. 10*= année, pi. 228. Le vitrail de Saint-Aignan est évidemment ins-
piré de la gravure d'Albert Durer.
i56 L'ART RELIGIEUX
A vrai dire, il n'y a que Rembrandt qui ait su représenter « la famille du
menuisier ». Ecartant tout surnaturel, il a fait sentir ce qu'il y a de divin dans
le demi-jour d'une vieille maison où des êtres sont réunis par l'amour.
Il ne faut rien demander de pareil à nos maîtres du xv^ siècle. Leur ima-
gination est celle de nos vieux noëls. Ils sont aussi familiers avec Dieu que nos
poètes rustiques qui font naître Jésus en Bourgogne ou en Provence. Au fond,
ce qu'on appelle le réalisme de nos artistes du xv^ siècle pourrait tout aussi
bien s'appeler leur mysticisme, car ce réalisme est né du désir de toucher Dieu.
Si les artistes de la fin du moyen âge osent rapprocher Dieu de l'homme,
on pense bien qu'ils n'hésitent pas à faire descendre les saints du ciel sur la
terre. Familiers avec Dieu, ils le sont encore davantage, comme nous allons le
voir, avec les saints.
CHAPITRE IV
L'ART RELIGIEUX TRADUIT DES SENTIMENTS NOUVEAUX
LES ASPECTS NOUVEAUX DU CULTE DES SAINTS
I. Les saints a la fin du moyen âge. — II. Les saints sont français par le costume et la
PHYSIONOMIE. — III. Les saints patrons. Saint Jérôme. Vitraux de Champigny-sur-Veude et
d'Ambierle. — IV. Patrons des confréries. Confréries pieuses. Confréries militaires. Con-
fréries DE métiers. Œuvres d'art que font naître les confréries. Les Mystères et les con-
fréries. — V. Les saints qui protègent contre la mort subite. Saint Christophe. Sainte
Barbe. Les saints qui protègent contre la peste. Saint Sébastien. Saint Adrien. Saint Antoine.
Saint Roch. — VI. La Vierge. La Vierge protectrice. La Vierge au manteau. Le miracle de
Théophile. La santa casa de Lorette. — ■ VIL Culte de la Vierge. Les hymnes. Suso. Le
rosaire. L'Immaculée-Conception. Le tableau de Jean Bellegambe. La Vierge entourée des
symboles des Litanies. Origine de cette image. L'arbre de Jessé. Le culte de sainte Anne. La
famille de sainte Anne.
I
Le culte des saints répand sur tous les siècles du moyen âge son grand
charme poétique. On dirait pourtant qu'ils ne furent jamais plus aimés qu'au
xvs au xvi" siècle, à la veille du jour où la moitié du monde chrétien allait renier
ses vieilles amitiés. La quantité d'œuvres d'art qui leur fut alors consacrée tient
du prodige. En Champagne, la moindre église de village nous montre encore
aujourd hui deux ou trois statues de saints, deux ou trois vitraux légendaires —
œuvres charmantes du moyen âge qui finit. Il en fut ainsi dans toute la France.
Là où les œuvres d'art ont disparu, il reste au moins les documents.
Il n'y avait pas que les églises qui fussent décorées de l'image des saints.
Les saints étaient partout. Sculptés, aux portes de la ville, ils regardaient du
i58 L'ART RELIGIEUX
côté de l'ennemi et défendaient la cité. A chacune des tours d'Amiens, saint
Michel, saint Pierre, saint Christophe, saint Sébastien, sainte Barbe, sainte
Marguerite, saint Nicolas se tenaient debout comme autant de sentinelles ^ Une
statue de saint semblait aussi utile à un château fort que de bonnes meurtrières.
Cet étourdi de duc d'Orléans avait fait décorer Pierrefonds de l'image des
preux: il ne lui en advint pas grand profit. Plus sage, le duc de Bourbon orna
de l'image de saint Pierre, de sainte Anne et de sainte Suzanne trois tours de
son château de C han telle ^
Le bourgeois n'avait pas de tour à défendre, mais sa maison de bois n'avait-elle
pas besoin d'être protégée? Ne fallait-il pas en éloigner l'incendie, la peste, la
maladie, la mortP Voilà pourquoi les façades de nos vieilles maisons ont sou-
vent plus de saints qu'un retable d'autel. Une maison de Luynes nous montre,
à côté de la Vierge, sainte Geneviève, patronne de la ville, saint Christophe, qui
défend contre la mort subite, et saint Jacques qui n'oublie jamais ceux qui, par
amour de lui, entreprirent le grand pèlerinage. Ces charmantes maisons deviennent
rares. Rouen même n'en a plus qu'un très petit nombre. Celles qui restent témoi-
gnent de la confiance inébranlable de ces vieilles générations en la bonté des saints.
Au moyen âge, dans nos grandes villes gothiques, Paris, Rouen, Troyes, la rue
avait un aspect surprenant. Non seulement chaque maison montrait au passant
sa galerie de saints, mais les enseignes qui se balançaient au vent multipliaient
encore les saint Martin, les saint Georges et les saint Eloi. La cathédrale qui
montait au-dessus des toits n'emportait pas plus de bienheureux vers le ciel.
Dans les villages, les saints, pour être moins nombreux, n'en étaient pas
vénérés avec moins de ferveur. L image du patron de l'église était considérée
comme un précieux talisman. Dans nos provinces du Centre, le jour de la
fête du saint, on vendait sa statue au plus offrant, sous le porche. « Le roi »
de l'enchère devenait pendant quelques heures le maître de la sainte image, et
l'emportait dans sa maison, où le bonheur devait entrer avec elle. Aux proces-
sions, on se disputait l'honneur de porter la statue, les reliques, la bannière du
saint. Dans les églises de pèlerinage, les paroisses se livraient souvent autour
de la châsse de sanglantes batailles ^ On croirait voir revivre le génie héroïque
et sauvage, des anciens clans.
' Revue de l'art chrétien, 1890, p. 33.
^ Aujourd'hui au musée du Louvre.
^ E, Thoison, Saint Malhurin, Paris, 1889, in-8°.
LES'^ASPECTS NOUVEAUX DU CULTE DES SAINTS
iSq
Les saints sont associés, dans cette vieille France rustique, à l'odeur des
vergers. Ils n'en sont que plus puissants sur le cœur de l'homme. En Bour-
bonnais, quand la floraison était proche, on promenait autour des vignes la
statue équestre de saint Georges, et on lavait avec du vin les pieds de son che-
val'. En Anjou, c'est aussi à saint Georges qu'on demandait, le aS avril, de
nouer la fleur du cerisier ^
II
Les saints ne furent donc jamais plus près de l'homme qu'à la fin du
mojen âge. Rien ne le prouve mieux que l'étude
des œuATCs d'art.
C'est une chose surprenante de voir combien
l'aspect des saints se modifie vers le commence-
ment du xv" siècle. Au xui' siècle, de longues
tuniques, des draperies simples et nobles les revê-
tent de majesté et d'une sorte de caractère d'éter-
nité. Ils planent au-dessus des générations qui se
renouvellent à leurs pieds. Pendant longtemps, les
artistes demeurèrent fidèles à ces grandes tradi-
tions.
Dans le bréviaire de Charles V, sainte Cathe-
rine (fig. 79), sainte Ursule, sainte Hélène ont
encore cette longue robe sévère qui semble n'être
d'aucun temps. Saint Martin a une de ces tuniques
que les hommes semblent avoir portées depuis le commencement du monde ^
Jusqu'au xv" siècle les saints gardent cet aspect héroïque. Dans un beau livre
d'Heures de la bibliothèque Mazarine (des environs de i/ioo), sainte Catherine et
sainte Marguerite sont vêtues aussi simplement que des Vertus ou des Béati-
tudes du xui" siècle*.
Fig. 79 — Sainte Catherine
et les docteurs.
Miniature du Bréviaire de Charles V.
B. N. latin loBa, f" 676 v°.
1 Annales de l'Académ. de Clermont, i85o, p. aSi.
^ Mémoires de la Société d'agriculture, etc., d'Angers, 1896, p. 68.
3B. N. latin loSa, î°ln2 v», 5/Jo, 543 v^.
♦ Mazarine, 491, f° 261. On voit cependant déjà saint Georges avec un costume de chevalier.
ï6o L'ART RELIGIEUX
Tout change au xv' siècle. Il semble que les saints qui longtemps domi-
nèrent l'humanité se rapprochent d'elle avec bienveillance. A peine les distingue-
t-on des autres hommes. Les voici qui adoptent les modes du règne de
Charles VII, de Louis XI, de Louis XII. Le saint Martin de Fouquet est un
jeune chevalier qui vient de faire campagne contre les Anglais et qui a aidé son
roi k reconquérir la France \ Mais le merveil-
leux saint Adrien du vitrail de Couches, ce jeune
soldat aux cheveux blonds, est un héros de nos
guerres d'Italie. C'est de Milan, peut-être, qu'il a
rapporté ce bijou d'or qui orne son bonnet".
Saint Cosme et saint Damien sont, dans les
Heures d'Anne de Bretagne, deux médecins de la
Faculté de Paris (fig. 80). Sur des cheveux grison-
nants une petite calotte, ou un chaperon ; une
bonne houppelande fourrée pour les courses d'hiver.
Nulle recherche de toilette : ils n'ont même pas
le temps de se faire la barbe tous les jours. Ce
sont deux grands travailleurs déjà marqués par la
vie, tout entiers à leur métier, un peu bourrus,
mais bienfaisants et qu'on aborde sans crainte.
Saint Crépin et saint Crépinien, dans un
groupe sculpté de l'église Saint-Pantaléon , à
Troyes, sont deux jeunes compagnons cordonniers
travaillant dans leur boutique (fig. 81). L'un
découpe paisiblement le cuir et l'autre coud des
semelles, quand deux soudards barbus et moustachus, vêtus de buffle tailladé,
pareils à des mercenaires suisses, viennent leur mettre la main sur l'épaule.
Voilà des saints avec lesquels les cordonniers de Troyes se sentaient à l'aise. On
se montrait avec attendrissement l'escabeau, la hachette, le baquet et le petit chien
sous l'établi.
Jamais les artistes ne furent plus familiers avec les saints qu'au temps de
Louis XII et de François P^ Ils voudraient bien rajeunir un peu le costume des apôtres
Fig. 80. — Saint Cosme
et saint Damien.
Miniature des Heures d'Anne de Bretagne
* Dans les Heures d'Etienne Chevalier, miniature du Louvre.
2 Bas-côté de gauche, le premier vitrail près de l'entrée ; saint Adrien est debout derrière un personnage ag
nouille devant la Vierge.
LES ASPECTS NOUVEAUX DU CULTE DES SAINTS
i6i
mais ils n'osent. Le sculpteur de Ghantelle brode pourtant le bas de la tunique
de saint Pierre', et Leprince, dans un admirable vitrail de la calbédrale de Bcau-
vais, donne à saint Paul la grande épée à deux mains de la bataille de Marignan^
On prenait plus de liberté avec les évangélistes. Dans les Heures d'Anne de Bre-
■T^
Fig. 8i. — Arrestation de saint Crépin et de saint Grépinien.
Église Saint-Pantaléon, Troyes.
tagne, Jean Bourdichon nous présente saint Marc sous les espèces d'un vieux
notaire, qui semble fort k l'aise (fig. 82). Assis dans un riche cabinet, vêtu
d'une bonne robe bordée de fourrure, coiffé d'une calotte, il se prépare à rédiger
quelque inventaire.
Les personnages un peu secondaires de l'histoire évangélique abandonnent les
' Au Lou\re.
^ Première chapelle à droite, avant le transept.
M.VLE. T. II. 2t
L'ART RELIGIEUX
uns après les autres la tunique traditionnelle. Dans les Heures de l'Arsenal', Jean
Bourdichon conçoit saint Joseph emmenant en Egypte la Vierge et l'enfant,
comme un compagnon du tour de France. Il a une calotte sur la tête, un bissac
sur l'épaule, un grand bâton à la main. Mais rien n'égale en hardiesse la statue
de saint Joseph qui se voit aujourd'hui dans l'église Notre-Dame, à Verneuil.
C'est 1 image fidèle d'un jeune ouvrier charpentier
du temps de Louis XII. Court vêtu, une rose au
bonnet, le sac à outils à la ceinture, il porte l'in-
signe du métier, la grande hache. Personne, en
voyant ce jeune compagnon, ne s'aviserait de
penser à saint Joseph, s'il n'avait à la main le
sceptre lleuri de la légende et le petit enfant à ses
pieds \ Faut-il rappeler encore que sainte Anne
devient une grave matrone qui a guimpe et cor-
nette, et sainte Elisabeth, la cousine de la Vierge,
une jeune bourgeoise qui porte son trousseau de
clefs à la ceinture ^ ?
Les peintres, dont la langue est j)lus riche
que celle des sculpteurs, ont de charmantes imper-
tinences. Fouquet, Bourdichon voudraient nous
faire croire que tous les saints du calendrier ont
vécu en Touraine. Au dire de Fouquet, sainte
Anne habitait avec ses filles dans un jardin aux
palissades de roses, d'où l'on découvrait les
clochers de Tours \ C'est sur le quai de Chinon que saint Martin donna au
pauvre la moitié de son manteau \ Suivant Bourdichon, ce n'est pas en
Egypte que saint Joseph emmena l'enfant, mais dans la jolie vallée de l'Indre
que dominent d'antiques manoirs.
Mais ce qu'il y a de plus charmant, c'est que tous ces saints, qui ont l'air de
vivre en France et qui sont déjà tout français par le costume, le sont encore
' Araeiial, manuscrit n" ln'j. J'ai montré dans la Gazette des beaux-arls (décembre igod)^»© ce manuscrit était
de Rourdiclion.
- Cette statue vient de l'église Saint-Laurent de Verneuil et appartenait à la corporation des charpentiers. Voir
abbé Dubois, l'Éylise Notre-Dame de Verneuil, Rennes 1894, p. 87.
5 \isitalion de l'Eglise Saint-Jean à ïroyes.
* Miniature des Heures d'Elicnnc Chevalier, conservée à la Bibliothèque Nationale, nouv. acq. lat. l4i6.
■" Miniature des Heures d'Élienne Chevalier, à Chantilly.
Fig. 82. — Saint Marc.
Miniature des Heures d'Anne de Bretagne.
LES ASPECTS NOUVEAUX DU CULTE DES SAINTS
i63
par la physionomie. Les saintes surtout. Il n'en est aucune, je pense, à qui les
Italiens auraient consenti à reconnaître de la beauté. Quoi! ces petites pay-
sannes delà Touraine, du Bourbonnais, au visage rond, au nez un peu retroussé,
prétendraient au grand art ! Elles n'y prétendaient guère, et c'est pour cela
qu'elles nous charment tant aujourd'hui. Une des plus jolies est la sainte Made-
leine de 1 église Saint-Pierre, à Montluçon (dg. 83). C'est une toute jeune fille,
à la taille fine, presque encore une enfant. Demain
ce gracieux visaee rond s alourdira, cette fine taille
épaissira, mais dans cette minute heureuse la jeune
sainte n'est que grâce virginale. La beauté italienne
prétend de bonne heure à être durable comme une
essence, comme une idée. Nos saintes françaises,
pareilles à nos jeunes paysannes, ne fleurissent qu'un
instant. Leur charme n'en est que plus touchant.
Ah ! nous ne sommes pas de la race des héros et
des demi-dieux! En France, la beauté n'a jamais
été autre chose qu'expression. Elle n'est donc
jamais égale à elle-même :
Tousjours sa beauté renouvelle,
dit déjà Charles d'Orléans, parlant de la femme
qu'il aime. Telles sont nos jeunes saintes. Il y a, à
Champoly, dans le Forez, la plus charmante statue
de sainte Catherine (fig. 8/|). Elle est bien loin
d'être jolie : nez retroussé, lèvres un peu épaisses, menton un peu fort. Mais
il y a sur son front et sur tout son visage tant de jeunesse, d'innocence et de
droiture qu'elle est en cet instant bien voisine de la vraie beauté.
Il reste encore dans nos églises bien des statues de sainte Barbe ou de sainte
Catherine qui ont ce charme d'innocence.
Tout ce petit monde de saintes et de saints avait pour les hommes de ces
temps un charme infini. Ainsi faits, ils étaient moins respectés qu'aimés. Mais
peut-être jamais ne furent-ils plus persuasifs. Tous ces détails familiers entraient
dans le cœur. « Ce saint Yves que voilà, avec sa toque, sa robe d'avocat et son
dossier à la main, ce fut pourtant un homme comme moi, se disait l'homme
de loi, le procureur ; il est donc vrai qu'il est possible, dans notre métier, d'être
Fig. 83. — Sainlc Madeleine.
Eglise Saial-Pieire à Montluçon (Allier).
164 L'ART RELIGIEUX
quelquefois désintéressé. » Le cordonnier écoutait volontiers les conseils qu'on
lui donnait au nom d'un saint qui portait le même tablier que lui.
Le charme fut rompu lejour oii les Italiens nous enseignèrent le grand style.
Les saints dirent adieu à 1 homme et remontèrent dans
le ciel. Les héros, les philosophes antiques qui préten-
daient représenter saint Pierre ou saint Jacques
n'avaient plus rien à dire à personne. D'où venaient
ces hommes avec ce profil droit, ces grands manteaux,
cet air dominateur? On ne savait, et on se souciait
sans doute fort peu de le savoir. Il est vrai qu'ils pou-
vaient plaire au savant. L'humaniste qui se promenait
à Saint-Etienne de Troyes avait la satisfaction de
remarquer que le groupe de la rencontre de sainte
Anne et de saint Joachim\ tout récemment sculpté,
aurait pu représenter excellemment la dernière entrevue
de Porcie et de Brulus.
III
Nul sentiment n'a été plus fécond que ce culte
passionné des saints. Nous lui devons la meilleure
partie des œuvres d art de la fin du moyen âge.
Le saint auquel on s'attache d'abord est celui dont
le nom vous fut donné au baptême. Un lien mysté-
rieux unit le chrétien à son protecteur céleste. Il veille
sur nous pendant cette vie, et il sera notre avocat
au grand jour. Rien n'est plus sage que d honorer cet
ami invisible. Tout ce que nous ferons pour lui ici-bas nous sera compté dans
le ciel. C'est pourquoi, nobles, bourgeois, paysans, tous n'ont qu'un désir :
mettre dans l'église de la paroisse une belle image de leur patron qui restera
là jusqu'au Jugement.
Ce sentiment, puissant comme un instinct, nous a valu d'innombrables ver-
Fig.[_84. Sainte Catherine.
Église de Chainpoly (Loire).
' Aujourd'hui à Saint-Pantaléon. Voir R. Kœclilin et J. J. Marquet de Vasselol, La sculpture à Trnycs, etc.,
p. 33ti.
LES ASPECTS NOUVEAUX DU CULTE DES SAINTS i65
rières. Lorsque, dans les églises de la Champagne, nous rencontrons aux fe-
nêtres la légende d'un saint, une inscription nous avertit presque toujours qu'un
marchand, un pelletier, l'hôtelier « de L'Ecu de France )),ou même un simple
laboureur ont donné 1 histoire de ce saint, parce qu'ils portent son nom'. Carie
donateur n'a pas coutume de s'oublier. Il est bon, pense-t-il, que les saints, qui
reçoivent tant d'hommages, puissent se rappeler commodément les noms de
leurs serviteurs. N'est-il pas doux aussi de se dire que notre nom, inscrit sous
les pieds de saint Martin ou de saint Nicolas, traversera les siècles avec eux ? Tout
cela n'était peut-être pas très chrétien, mais sortait du fond de la nature
humaine. Je ne connais qu une inscription qui ait le véritable accent chrétien.
Elle est au bas d'nn vitrail de Montangon (Aube), et elle est assez belle pour être
transcrite ici: « En i53o, gens de bien incogneus ont fait mettre cette ver-
rière ; ne leur chaut d'y nommer les noms, mais Dieu les scait. »
Non seulement le donateur inscrit son nom, mais souvent aussi il se fait
représenter pieusement agenouillé aux pieds de son patron. Presque toujours
le saint fait le geste de présenter son protégé à quelqu'un que l'on ne voit
pas. Est-ce à Dieu même que le saint ose ainsi recommander son serviteur?
Il semble bien que non. Car certaines œuvres plus complètes nous montrent
toujours le donateur présenté par son patron à la Vierge ^ La Vierge elle-même
tient l'enfant, qui, de loin, bénit le pauvre pécheur. C'est ainsi que, de degré en
degré, la prière monte jusqu'à Dieu. Un vitrail deBeauvais, aujourd'hui détruit,
représentait dans tous ses détails cette merveilleuse ascension de la prière
vers le cieF. On voyait d'abord un chanoine agenouillé aux pieds de son patron
saint Laurent; il lui disait :
Saint Laurent patron d'icy prie
Pour moi, pécheur, sainte Marie.
Et, en effet, saint Laurent, les yeux tournés vers la Vierge, semblait lui dire :
Pour celuy-ci, Roine de la sus (là-liaul).
Veuille prier ton fils Jésus.
1 Exemple : à Geraudot (Aube), >itrail de Saint-Pierre donné par Pierre Martin, marchand (i54o), à Romiliy-
Saint-Loup (Aube), vitrail de Saint-Nicolas, donné par Nicolas Prunel (iSig) ; à Saint-Parre-les-Tertres (Aube), vitrail
de Saint-Nicolas donné par Nicolas Yinot, etc.
Triptyque des ducs de Bourbon à la sacristie de Moulins, vitrail des Tuilier, à Bourges, etc.
3 Ce vitrail qui portait la date de i5i6 se trouvait dans l'église Saint-Laurent de Beauvais, détruite en 1798.
Il existe une ancienne description de ce vitrail qui a été reproduite dans le tome IX des Mémoires de la Société Aca-
démique de l'Oise, p. i45.
i6f) L'ART RELIGIEUX
Docile à cet appel, la Vierge montrant à son fils, attaché à la croix, la ma-
melle qui l'avait allaité, lui adressait cette prière :
Mon fils qu'allaita ma mamelle
Poui" ce pauvre pécheur t'appelle ^
Et Jésus crucifié, couvert de sang, s'écriait en regardant son Père :
Mon père ayez compassion
De ce pécheur pour ma passion.
Et le Père, désarmé, répondait:
l^ar tant de motifs animé
Me [)la{t d'avoir pour lui pilic.
Ainsi, entre le suppliant et la formidable figure de Dieu, il y aces tendres
intercesseurs qui ont bu le même lait que nous et qui eurent dans les veines
le même sang. Le chrétien ne se trouve donc jamais en présence d une abstrac-
tion. C'est pourquoi, quand on voit, dans un vitrail, un donateur accompagné
de son patron adressant sa prière à quelqu'un d'invisible, il faut, pour achever
l'œuvre, rétablir en imagination une figure de la Vierge ou du Christ en croix.
Ces figures de chrétiens à genoux, qu'un saint présente d'un geste plein de
douceur, peuvent d'ailleurs se suffire à elles-mêmes. On ne voit pas la Vierge
ou le Christ, mais on les devine dans ces regards pleins de foi. Un vitrail de
la cathédrale de Moulins est peut-être ce qu'il y a de plus beau en ce genre". Il
représente une famille agenouillée : le père, la mère, le fils et sans doute la
belle-fille. Chacun d'eux a près de lui son patron. Les attitudes, la physio-
nomie expriment si profondément la foi humble, l'espérance timide, que la vie
d'un saint ne serait pas plus édifiante à cette place que ces quatre portraits.
Quant aux quatre patrons, un peu penchés sur leurs serviteurs, les protégeant
de la main, les couvant du cœur, tout en eux respire la bonté.
A partir du xv" siècle, le groupe du donateur et de son patron se rencontre
partout. La silhouette familière de l'homme agenouillé et du saint debout se
découpe dans le triptyque flamand, dans le vitrail français, dans le tableau
italien. Peu de sentiments furent donc plus féconds que cette foi dans les
prières du saint dont chaque chrétien a reçu le nom au baptême.
' Ce geste do la Vierge montrant sa mamelle, si fréquent dans l'art de la fin du moyen âge, semble avoir été
inspiré aux artistes, non pas par un passage de saint Bernard, mais par le De laudibus D. Mariac yirfjinis d'Arnaud
de Chartres, abbé de Bonneval en ii38. Voir Pcrdrinet, La Vierijc de miséricorde, p. aS- et suiv.
- Bas-côté de droite.
LES ASPECTS NOUVEAUX DU CULTE DES SAINTS 167
Quelques anouialles mériteut d'être signalées. 11 arrive parfois, en effet,
que le donateur est agenouillé aux pieds d un saint qui n'est pas son patron.
Mais d j a toujours une raison à ces bizarreries apparentes, et il est parfois
facile de la découvrir. En voyant, dans un vitrail de l'église de Blainville,
Jean d'Estouteville agenouillé auprès de saint Michel, on est d'abord surpris'.
Mais, dès qu'on a remarqué que le noble personnage porte au cou le collier
de l'ordre de Saint-Michel, on ne s'étonne plus. Etre créé chevalier de Saint-
Michel, ce n'était donc pas seulement recevoir une dignité flatteuse pour
l'amour-propre, c'était gagner un nouveau protecteur tout-puissant dans le ciel.
Mais il est une catégorie d'exceptions dont la fréquence revêt presque le
caractère d'une règle. On rencontre souvent, en effet, auprès des hommes d'église,
au lieu du saint dont ils portent le nom, 1 austère figure de saint Jérôme. A
Davenescourt, dans la Somme, le chapelain Antoine Huot est présenté à Jésus
crucifié par saint Jérôme'. C'est saint Jérôme qu'on voit à Albi debout derrière
le cardinal Jcrt/i Joffroi\ C'est encore saint Jérôme, et non pas saint Jean-Baptiste*,
qui accompagne le prieur Je«n de Broil au vitrail de l'église de ïressan, dans la
Sarthe. Ces exemples, qu'il serait facile de multij)lier, peuvent suffire. Il est
évident que les clercs jugeaient que leur vrai patron suivant l'esprit était saint
Jérôme. Les inscriptions qui accompagnent parfois les œuvres d art ne peuvent
laisser aucun doute à ce sujet. Au bas d'une estampe du xv*^ siècle, qui repré-
sente saint Jérôme en prière, on lit :
Ave, gemma clericoruni,
Jubar, stellaque doctorum^
Une estampe du xvf siècle, consacrée au même sujet, parle plus clairement
encore. On peut y lire ces vers :
Ce salnct cardinal par sa vie
Abhorrant toute volupté
Les prélats exhorte et convie
Vaquer à toute sainteté ".
' Le vitrail de Blainville n'existe plus. Il a été reproduit par Gaignères, Estampes P e 8 1° .i.
- C'est un petit bas-relief funéraire.
^ Cathédrale d'Albi, peintures de la chapelle de la Sainte-Croix (fin du xv"^ siècle).
•''■ C'est par erreur que la Revue du Maine, 1900, p. 54, parle ici de saint Jean-Baptiste. Le crucifix et le cha-
peau de cardinal prouvent qu'il s'agit de saint Jérôme.
■" Sclireiber, Manuel de l'amateur d'Estampes, t. II, n" i548.
^ Cabinet des Estampes, Ed. 5, réserve.
i68 L'ART RELIGIEUX
C'est à la fin du xv" siècle, au temps où l'imprimerie multipliait les Lettres et
les Traités du grand docteur, que les clercs semblent avoir entrevu pour la pre-
mière fois la vraie physionomie de saint Jérôme. Cette âme orageuse, que le
moyen âge avait peu comprise, se laissa deviner. On admira le combat que ce
terrible athlète avait soutenu contre lui-même. Perdu dans le désert, écrasé
de jeûnes et de travaux, « noir comme un Ethiopien», il parvenait à peine
k vaincre la nature. Homme véritable, qui lutta tant qu'il vécut, et qui
toujours entendit gronder sa passion, pareille k ce lion que les artistes peignent
k ses pieds. Un tel saint devait séduire les clercs : — savant comme eux, huma-
niste raffiné, exégète, théologien, et, coname eux, toujours ému par des voix qu'il
avait fait vœu de ne plus entendre. Les œuvres d'art consacrées k saint Jérôme
sont très fréquentes au xvi° siècle. La plupart, j'en suis convaincu, ont été
demandées aux artistes par des prêtres '.
Saint Jérôme fut le patron d'élection de toute une classe d'hommes. D'autres
fois un saint nous apparaît comme le patron de toute une race. Il y a en Tou-
raine, k Champigny-sur- Vende ^, un monument extraordinaire. C est une cha-
pelle qui semble avoir été élevée k la gloire des Bourbons. Elle est décorée de
beaux vitraux du xvi' siècle qui sont demeurés k peu près intacts ^ Ce qui
attire d'abord l'attention, dans ces grandes pages éclatantes, c'est le portrait des
Bourbons. On les voit agenouillés en une longue file, depuis Robert de France,
sixième fils de saint Louis, le chef de la maison, jusqu'k Charles de Bourbon,
le grand-père d'Henri IV. Il y a Ik les Bourbons de Moulins, k côté des Bour-
bons Vendôme, et des Bourbons, comtes de la Marche. Jamais famille fran-
çaise n'étala aussi orgueilleusement sa noblesse dans la maison de Dieu. Mais
voici cependant, au-dessus de ces portraits, l'histoire d'un saint. Elle se déroule
tout entière en nombreux épisodes, de son enfance k sa mort. Quel est ce saint
k qui tous les Bourbons semblent avoir voué un culte? On le devinerait vite,
même si les inscriptions ne le nommaient pas. Ce saint est encore un des leurs,
c'est l'illustre ancêtre de la famille, c'est saint Louis. En le vénérant, les Bour-
bons s'adorent un peu eux-mêmes. Tous les patrons particuliers, les saint
Pierre ou les saint Charles, s'évanouissent devant le grand saint qui saura
' Je veux citer encore un curieux vitrail de Tliennelicres dans l'Aube. On y voit François de Diiileville, cvèquc
d'Auxerre, présenté par son patron saint François à saint Jérôme.
- Indre-et-Loire.
■' Les vitraux ont été commencés en iSôg. Voir abbé Bosscbœuf, le Château et la Chapelle de Champigny-sur-
Veude Tours. Le château de Champigny appartenait aux Bourbons.
LES ASPECTS NOUVEAUX DU CULTE DES SAINTS 169
bien, tout seul, défendre sa race. Aux yeux des Bourbons du xvi' siècle, saint
Louis devait ressembler à ces héros divinisés qu'on rencontre à l'origine des
grandes familles d'Athènes ou de Rome.
Il existe donc toujours un profond rapport de sympathie entre les dona-
teurs et les images des saints qui les accompagnent. Mais parfois ce rapport ne
se découvre qu à l'érudit.
Il y a, à Anibierle, près de Roanne*, une église monastique qui est un des
plus rares chefs-d'œuvre du xv" siècle. Le chœur surtout, emporté d'un magni-
fique élan, transfiguré par la lumière irréelle des vitraux, semble tout esprit.
Cette belle église doit sa perfection à la volonté d'un homme. Le prieur
Antoine de Balzac d'Entragues lui consacra sa fortune. C'est lui assurément qui
choisit les saints dont les grandes figures se superposent dans les verrières
sous des dais blanc et or '. Ces saints forment une assemblée qui
d'abord étonne. On s'explique sans peine, il est vrai, la présence de saint
Antoine , patron du donateur , aussi bien que celle de plusieurs saints
vénérés dans les environs d'Ambierle, saint Germain, saint Bonnet, saint Haon.
Mais que viennent- faire ici saint Apollinaire, saint Achillée, saint Fortunat,
saint Ferréol, saint Julien? Pour résoudre l'énigme, il faut savoir qu'Antoine de
Balzac d'Entragues, en même temps qu'il était prieur d Ambierle, fut évêque de
Valence et de Die. C est ce qu'il a voulu rappeler, et il l'a fait avec une rare
modestie : au lieu de se faire représenter avec sa crosse et sa mitre, il s'est
contenté de faire peindre dans les vitraux les saints les plus vénérés de son dio-
cèse \
Une érudition attentive aurait donc souvent les moyens d'expliquer par de
solides raisons ce qu'on attribue fort légèrement au caprice. Avouons cepen-
dant que notre érudition est souvent en défaut. Il y a de très intéressants pro-
blèmes qu'il faut laisser sans solution. Je me suis souvent demandé quelle
piété raffinée avait choisi les saints et les saintes qui ornent la chapelle du châ-
teau de Châteaudun. Cette chapelle, restaurée et toute blanche aujourd'hui,
donne, par un heureux hasard, une impression de pureté virginale que ne
démentent pas les statues rangées le long des parois. On reconnaît sainte Agnès,
' Département de la Loire.
- Les vitraux ont dû être faits entre 1470 et i^gi.
•' Il y a encore d'autres figures do saints, saint Nicolas, saint Martin, etc., qui sont de ceux qu'on honorait dans
la France entière.
MAi.E. — T. II. 22
170 L'ART RELIGIEUX
sainte Catherine, sainte Barbe, sainte Apolline, sainte Elisabeth avec des fleurs
dans son tablier', sainte Marie l'Egyptienne vêtue de ses longs cheveux, sainte
Marthe, sainte Marguerite portée par son dragon, sainte Marie-Madeleine ^ la
Vierge enfin, plus belle que toutes les autres saintes. Quant aux saints, il n'y
en a que trois : les deux saints Jean et saint François d'Assise. Ce petit sanc-
tuaire a donc été décoré avec un sentiment exquis : il y a là ce qu'il y a de
plus innocent, de plus tendre ou de plus passionné dans le christianisme. On
y respire un doux parfum de mysticité féminine. Qui a choisi ces statues ? Est-
ce Danois, le fondateur de la chapelle, qui se souvint avant de mourir^ qu'il
avait vu dans sa jeunesse une sainte aussi pure que toutes celles qui étaient là?
N'est-ce pas plutôt sa femme, Marie d Harcourt, qui aima sa petite chapelle au
point de vouloir qu'on y enterrât son cœur? Je l'ignore, et je ne vois pas que
les érudits en sachent davantage*. Ce mystère peut avoir son charme, mais la
vérité, quelle qu'elle soit, vaudrait mieux.
IV
Les individus ne sont pas seuls à avoir des patrons : les hommes réunis
en ont aussi.
Nous n'avons plus aujourd'hui la moindre idée de ce que fut la vie chré-
tienne à la fin du moyen âge. Jamais Ihomme ne fut moins isolé. Divisés
en petits groupes, les fidèles formaient d'innombrables confréries. C'était tou-
jours un saint qui les rapprochait. Car les saints étaient alors le hen qui unis-
sait les hommes.
Il faut essayer d'imaginer ce qu'était le vieux Rouen vers le temps de
Louis XII. Dans les petites rues étroites, aux maisons sculptées, les corps de
métiers se groupaient. Cette ruelle était réservée aux cordonniers, cette autre
aux bouchers, et aux drapiers ce sombre dédale. Parfois, du milieu des bou-
tiques et des échoppes une charmante église jailhssait : c'était celle de la cor-
' A moins que ce ne soit sainte Dorothée.
- Il Y a encore une sainte qui n'a pour attribut qu'un livre et dont je ne saurais dire le nom.
'La chapelle fondée par Dnnois dale de I^(>^. Dunois est mort en i4('8. Il paraît évident que les deux saints
Jean sont là pour rappeler son prénom (Jean, bâtard d'Orléans). La statue de Dunois qu'on voit dans la chapelle
était à l'origine sur un pignon du château.
* Coudrav, Hist. du château de Chùteaudun. Paris, (a'' édit.) 1871, in-i8.
LES ASPECTS NOUVEAUX DU CULTE DES SAINTS 171
poration. Il y avait Saint-Etienne des Tonneliers, Sainte-Croix des Pelletiers :
d'autres encore que les révolutions ont détruites. Rassemblés dans la môme
rue, les artisans étaient encore réunis à léglise aux pieds de la statue de leur
saint. Tous alors, du maître a l'apprenti, appartenaient à la même confrérie.
Il semblait qu'un métier fût d'abord une association religieuse. On avait une
maison commune ornée comme une église. La maison des Orfèvres, qui se
voyait près de la Tour de IHorloge, montrait dans ses vitraux l'histoire de
saint Eloi.
Toutes les corporations ne pouvaient avoir une église. Beaucoup se conten-
taient d'une chapelle à saint Maclou, k saint Patrice, à la cathédrale. Chaque
chapelle, dans les églises de Rouen, était le siège d'une confrérie, confrérie
pieuse, confrérie de métier, confrérie poétique.
Les assemblées y étaient vivantes, pittoresques. On récitait des poèmes, on
donnait des prix aux vainqueurs, on jouait des mystères, on célébrait des céré-
monies symboliques'. La statue d'un saint bienveillant présidait k ces fêtes.
Le clergé n avait nul besoin d'exciter le zèle des fidèles : il n'était occupé qu'à
le m^odérer". La foi, surtout la foi dans l'intercession des saints, était alors
vivante, créatrice. Les confréries naissaient spontanéncient. Elles étaient souvent
d'une austérité qui étonne. On voyait se rassembler au petit jour, dans le
cimetière Saint- Vi vien , des hommes qui avaient fait vœu de prier au milieu des
morts, d'examiner silencieusement leur conscience, et d'aller ensuite visiter les
pauvres.
Les confréries animaient sans cesse la ville de leur mouvement. Tantôt
c'était un enterrement : les confrères s'avançaient derrière le cercueil, portant
un cierge de cire, oi^i l'image de leur patron se voyait peinte sur un écu. Tan-
tôt c'était un pèlerin qui parlait pour Compostelle : les confrères, le bourdon k
la main, l'accompagnaient jusqu'k la croix de Saint-Jacques. D'autres fois c était
la fête d'un métier. Bientôt venait la grande procession de la « fierté » : les con-
frères de saint Romain escortaient le condamné a mort, puis, en mémoire de
la bonté du vieil évêque, le délivraient ^ Parfois toutes les confréries sortaient,
bannières déployées, pour célébrer une fête, pour commémorer un événement
1 Voir Ouin-Lacroix, Hisl. des anciennes Corporations d'arts et métiers et des Confréries religieuses delà capitale de
la Normandie. Rouen, i85o, in-8°.
- Voir Ch. de Beaurepaire, Aouu. recueil de notes hislor. et archéol. Rouen, 1888, p. 3()4-
■* Floquct, Hisl. diLprivilège de Saint-Honiain.
172 L'ART RELIGIETIX
heureux. Elles s'associaient ainsi à toute notre histoire. Aux jours sombres, quand
la peste éclatait, quand les rues devenaient désertes, on entendait encore passer
les confrères qui accompagnaient les morts.
Rouen ne fut pas alors une ville d'exception. Ce qu'on y voyait pouvait
se voir dans toute la France. Les monuments, les spectacles étaient moins
magnifiques, naais c'étaient partout les mêmes confréries. Chaque étude nou-
velle consacrée à nos anciennes villes les retrouve. A Notre-Dame de Vire se
rassemblaient dix confréries de métiers et plusieurs confréries pieuses'. A
Notre-Dame de Dole, non seulement les confréries avaient chacune leur cha-
pelle, mais plusieurs d'entre elles avaient fait élever ces chapelles à leurs frais ^
Les cordonniers, il est vrai, n'avaient pas fait bâtir de chapelle, mais ils avaient
offert à la statue de la \ierge de beaux bijoux et vingt-huit robes de rechange.
Chose étonnante, les confréries se retrouvent aux champs comme à la ville.
Pas de village de Normandie qui n'ait la sienne. Dans l'église du bourg
d'Ecouché (Orne), on en comptait jusqu à quatre \ La confrérie est la molécule
vivante que l'on atteint partout et toujours.
Les confréries de la fin du moyen âge peuvent se classer sous trois chefs :
confréries pieuses, confréries militaires, confréries de métiers.
Les confréries pieuses sont de toutes les régions de la France, mais c'est à
peine si les érudits daignent les signaler quand ils les rencontrent. Seuls les éru-
dits normands ont compris qu'une pareille étude pourrait être féconde. Depuis
cuiquante ans ils ont multiplié les travaux sur les confréries, ou comme on dit
encore aujourdhui, sur « les charités » de la Normandie \
Les charités normandes étaient des associations de prières et de bonnes
œuvres qui se formaient sous le patronage d'un saint. Elles apparaissent au
xiv° siècle, s'étendent au xv\: au xvi° siècle, pas d'église de village qui n'ait sa cha-
rité. Tout ce que le moyen âge a touché garde un peu de poésie. Ces confré-
ries de rustres n'étaient pas vulgaires. On s'y couronnait de fleurs. A Surville,
à la Saint-Martin d'été, l'échevin et les frères devaient, ainsi que leurs femmes,
' Dullct. de la Sociélc des anliq. de Normandie, t. XVIII, p. 298, cl Gaslé, dans le Bullrl. hislor. et pldlolo(j.
de i89!4.
- Rancc de Guiseuil, Les chapeUes de Notre-Dame de Dole, Paris, 1902, in-8».
^ Mém. de la' Soc. des anliq. de Normandie, 5'' série, t. IV, p. 499- (Mémoire d'Alfred de Gaix.)
■' Il faut ciler d'abord l'important mémoire de M. E. Veuclin dans le Becueil des Irav. de la Soc. d'Agriculture
de l'Eure, 1891. On y trouvera toute la bibliographie du sujet. Signalons encore l'article de M. de Formeville
dans le Ballet, de la Soc. des anliq. de Normandie, t. IV, p. 5i8, et celui de M. Ch. Yasscur dans les Mém. de la Soc.
des antiq. de Normandie, 3'= série, t. V, p. 5!iÇ).
LES ASPECTS NOUVEAUX DU. CULTE DES SAINTS 178
se rendre k l'église avec des chapeaux de fleurs. Ailleurs, l'échevin se couron-
nait de violettes de mars. Dans une charité de saint Jean-Baptiste, les frères
portaient une couronne faite de trois fleurs : ces trois fleurs symboliques signi-
fiaient les trois fonctions du précurseur que Dieu envoya comnme patriarche,
comme prophète, et comme baptiste. Les symboles étaient partout. Il y avait
treize dignitaires en souvenir de Jésus et des douze apôtres. Comme le Christ,
l'échevin lavait les pieds à douze pauvres le jour du Jeudi Saint. On célébrait la
fête du patron de la charité avec une pompe naïve. La veille, on allait chercher
l'échevin à la lueur des torches et on le conduisait à léglise. Le lendemain, la
procession se déroulait, bannière en tête, et chaque confrère portait à son
cierge ou à son chapeau l'image du saint protecteur. Partout, au moyen âge, le
peuple fut l'artiste qui tire de lui-même toute beauté. Les enterrements avaient
une noble gravité. On annonçait dans les carrefours, au son de la cloche, la
mort du frère. Puis, s'il était pauvre, on lui achetait un linceul, on récitait près
de son lit les prières des morts, et toute la charité, avec ses insignes, le portait à
léglise et au cimetière. Une cérémonie avait une grandeur tragique : quand un
frère devenait lépreux, la charité faisait dire pour lui la messe des morts, et
puis on l'isolait du reste du monde.
Les confréries militaires, comme les confréries pieuses, se multiplièrent sur-
tout à la fin du moyen âge. Il n'y a pas de province, en France, où on ne ren-
contre des confréries d'archers, d'arbalétriers et d'arquebusiers. Ces hommes de
guerre s'assemblaient sous le patronage d'un martyr et d'une vierge. Les archers
et les arbalétriers avaient sur leur bannière saint Sébastien, les arquebusiers
sainte Barbe. Le génie religieux du inoyen âge avait marqué ces institutions de
son empreinte. Dans le règlement de la confrérie des arbalétriers de Senlis,
l'arbalète est comparée à la croix de Jésus-Christ ' . Souvent le nouveau frère
jurait de ne pas blasphémer et de ne jamais invoquer le diable. Les confrères
toutefois n entendaient pas ressembler à des moines. Ils avaient un naïf amour
pour les couleurs éclatantes, les parades, les fanfares et la gloire. Le jour de la
Saint-Sébastien, on allait en magnifique cortège tirer le papegai sur le pré.
Celui qui abattait l'oiseau était proclamé roi; l'abattait-on trois années de suite,
on devenait empereur'. Le soir, on dînait aux frais de la ville ^
' Confjres archéol. de Senlis, 18']';, p. agi.
- Bullelin de la Société d'agric. et des arts de Polujny, 1871, p. ^9 et suiv., article de B. Prost.
3 Mémoires de la Soc. d'émulation d'Abbeville (1898-1900), p. 2o3.
174 L'ART RELIGIEUX
On aurait tort de sourire et de croire qu'il s'agissait là d'innocentes réunions
d'archers de Bagnolet. Nos vieilles confréries d'archers, surtout dans les provinces
militaires de l'Est, furent souvent héroïques. En i/|i8, les confréries, ou
comme on disait, « les serments » d'Amiens, de Lille, de Douai et d'Arras,
marchèrent au secours de Rouen assiégé par les Anglais. En i/|23, le serment de
Nojon assiégea Gompiègae avec Charles VI. Les confrères d'Abbeville prirent
part aux batailles de la guerre de Cent ans. Mais la plus vaillante confrérie
d'archers fut sans doute celle de Saint-Quentin. En iSSy, ils défendirent la ville
contre les Espagnols et se firent tuer presque jusqu'au dernier sur le rempart de
la porte de 1 Isle '. Les fières inscriptions qui se lisaient sur les bannières des
confréries n'étaient donc pas mensongères. Ceux de Saint-Quentin auraient eule
droit d'inscrire sur leur étendard la magnifique devise du drapeau des archers
de Senlis : Florescet sartis innamerahUihiis , « On lui mettra tant de pièces qu'il
aura l'air d'un champ de fleurs. » On regrette que nos vieux arquebusiers ne se
soient pas fait peindre comme les vaillantes corporations de la Hollande après
les grandes guerres : ils le méritèrent plus d'une fois^
Quant aux confréries de métiers, elles sont si connues qu'il est permis d'en
parler brièvement. Il me suffira de rappeler qu elles restèrent fidèles jusqu'à la
fin du moyen âge (et bien au delà) à leurs origines religieuses. Jamais le saint
patron qui protégeait chaque métier n'a été plus fêté qu'au temps où nous
sommes. Dans l'église, il avait sa chapelle où se réunissaient maîtres et compa-
gnons, et souvent, près de l'autel, se voyaient les chefs-d œuvre de maîtrise ^
L image du saint ornait les bannières de la confrérie ; elle était sculptée au
sommet du bâton qu'on portait par la ville, au sonde la musette, le jour delà
fête du métier. Elle se voyait sur les blasons des corporations; car les roturiers
voulurent avoir leurs armoiries comme les gentilshommes. En Touraine, les
maréchaux avaient un saint Eloi d'or sur fond d'azur, les bouchers un saint
Eutrope, les rôtisseurs un saint Laurent. Les boulangers portaient d'azur un
saint Honoré vêtu pontificalement, tenant une pelle à four d'argent, chargée de
trois pains ronds de gueules'. On faisait mieux encore : le jour de la fête du
' A. Janvier, Notice sur les anciennes corporations d'arclicrs et d'arbalétriers des uillesde Picardie, Amiens, i855.
- Les archers de Chàlons-sur-Marne avaient, pourlanl, fait faire un tableau représentant la victoire qu'ils avaient
remportée en l^3l, près de Chàlons, sur les Anglais et les Bourguignons : Sellier, .Vo/i'cl' sur les Compagnies d'archers
de Châlons-sur-Marne, Chàlons, 1857.
■* Veuclin, Notes inédites sur les Corporations artistiques en Normandie, 1898, p. lO.
■^ Chauvigné, Hist. des Corpor. de Touraine, Tours, i885, in-8, p. l5.
LES ASPECTS NOUVEAUX DU CULTE DES SAINTS 175
métier, quand le cortège, avec ses cierges, ses bouquets, son bâton sculpté et sa
bannière, se rendait k l'église, un compagnon, vêtu en apôtre ou en évêque, re-
présentait le saint patron de la corporation. A Châlons, on Aboyait, au milieu des
mariniers, saint Nicolas en personne, accompagné des trois enfanls qu'il avait
ressuscites ; et. en tête du cortèo^e des déchargeurs de bateaux, marchait un grand
saint Christophe portant l'enfant Jésus sur ses épaules'.
Ce long développement sur les confréries n'est pas une digression. C'est à ces
confréries, en effet, que nous devons une bonne partie des images de saints qui
ornent encore aujourd'hui nos églises.
Les confréries de métiers se montrèrent aussi généreuses qu au xin' siècle.
Beaucoup d'œuvres d'art subsistent qui témoignent de leur libéralité. Un beau
vitrail, où l'histoire de saint Éloi est racontée, fut donné à l'église de la Made-
leine par les orfèvres de Troyes. On y lit encore cette inscription pleine de
foi et d'humilité : « Les orfèvres, par dévotion à saint Eloy, font ceste verrière,
voulant obtenir rémission de leurs péchés et grâce entière... Que la paix de Dieu
leur soit faicte pour ce bienfait en paradis » (i5o6).
On voit encore, dans l'église de Pont-Audemer, le vitrail que les boulangers
firent faire, en 1 536, en l'honneur de saint Honoré, leur patron. De charmants
vitraux, consacrés à la légende de saint Crépin et de saint Crépinien, ornent une
chapelle de l'église de Gisors et le déambulatoire de l'éghse de Clcrmont d Oise :
ils ont été offerts, les uns et les autres, par des confréries de cordonniers. Dans
les plus petites villes, et jusque dans les villages, on trouve quelques traces des
confréries ouvrières. A Villeneuve-sur- Yonne, le vitrail de Saint-Nicolas a été
donné par les mariniers, qui s'étaient mis sous la protection du vieil évêque. A
Mergey, dans l'Aube, les mariniers de la Seine avaient choisi comme patron
saint Julien l'Hospitalier, le formidable batelier qui reçut Jésus-Christ dans sa
barque. Ils firent raconter dans un vitrail, que le temps a respecté, sa merveilleuse
histoire. A Créney, en Champagne, les vignerons donnèrent à l'église un vitrail
oi^i leur patron, saint Vincent, est représenté la serpe à la main'.
Beaucoup d'œuvres analogues subsistent encore aujourd'hui, mais il y en
eut jadis cent fois plus. Que sont devenues, par exemple, les œuvres d'art dont
les corporations ouvrières avaient orné les églises de Paris ? Elles ont toutes
disparu. C'est à peine si j ai pu, dans une mauvaise gravure du xviii° siècle,
I Louis Grignon, L'ancienne corporation des inaîlres cordonniers de Cliiilons- sur-Marne, Cliùlons. i883, in-i2,p. 24.
■^ Fichot, Slatist. monum. de l'Aube, t. I, p. 9.
.176 L'ART RELIGIEUX
retrouver un souvenir du vitrail de saint Grépin et de saint Crépinien, que les
cordonniers avaient donné à l'église des Quinze-Vingts \
Nos villes du Midi avaient été enrichies par les confréries de métiers d'un
grand nombre de retables peints ou sculptés. En 1/171, les marchands de laine
de Marseille firent peindre, par Pierre Villate, l'histoire de sainte Catherine de
Sienne, leur patronne '. En i52o, les charpentiers de Marseille commandèrent au
peintre Peson un retable de la plus charmante naïveté. On y voyait saint Joseph
travaillant dans son atelier à faire des barques, comme si Nazareth eût été,
comme Marseille, un port de mer\
Dans le même temps, les cordonniers de Toulon faisaient sculpter par Guira
mand, artiste fameux en Provence, l'histoire de saint Grépin et de saint Gré-
pinien\ Les pièces d'archives nous font connaître une foule d'œuvres du même
genre'. On est étonné d'une si riche production artistique. Il apparaît avec évi-
dence que toutes les villes du Midi, Aix, Toulon, Marseille, Avignon eurent dans
leurs églises autant de magnifiques retables que purent en avoir Sienne ou
Pérouse. De toutes ces merveilles, dont deux ou trois tableaux de notre exposi-
tion des Primitifs ont pu donner quelque idée, il ne reste rien.
Voilà ce que faisait naître dans le Midi, comme dans le Nord, la naïve piété
des confréries ouvrières.
Les confréries militaires ont laissé moins de traces; non qu'elles n'aient de-
mandé, elles aussi, aux artistes les images de leurs saints, mais ces œuvres, quand
elles subsistent, sont difficiles à reconnaître. Les statues de saint Sébastien et
de sainte Barbe abondent dans les églises ou dans les musées. Plusieurs, sans
doute, ornaient les chapelles où se réunissaient les archers, les arbalétriers ou
les arquebusiers^ Mais, faute d'une inscription ou d'un blason, nous en sommes
réduits, la plupart du temps, aux conjectures.
Les vitraux ne sont pas en général plus explicites. Il en est cependant qui.
portent leur origine écrite en toutes lettres. On peut voir à Saint-Nizier de
Troy es une belle verrière du commencement du xvi" siècle qui représente le sup-
' Cabinet des Estampes Re, i3, f. 69. Cette curieuse gravure fait partie de la collection des images de confréries.
- Bulletin arcJiéol. de la Commission, i885, p. 378-879.
3 Ibid. p. 890.
* Bulletin archéol. de la Commission, 1897, p. 86 et suiv.
•" On trouvera une foule de textes curieux dans les deux volumes du Bulletin que nous venons de citer.
'' A Rouen, les arbalétriers, qui vénéraient, par exception, saint Georges, avaient donné à l'église du Saint-
Sépulcre une image de saint Georges à cheval de grandeur naturelle, Ouin-Lacroix, op. cit., p. 479.
LES ASPECTS NOUVEAUX DU CULTE DES SAINTS 177
plice de saint Sébastien. Le saint est criblé de flèches par des soldats romains
qui portent le costume du temps de Louis XIL Dans le haut du vitrail on lit,
cette brève invocation adressée au martyr : « Gardez vos confrères archers ! »
Le vitrail de saint Sébastien est donc un présent fait par la confrérie des archers
de Troyesk l'éghse Saint-Nizier. Une étude attentive permettra sans doute d'at-
tribuer à la générosité des confréries militaires beaucoup d œuvres d'art qui leur
reviennent.
Mais c'est aux; confréries pieuses que nous devons le plus de statues, de
bas-reliefs, de vitraux. Elles avaient toutes, évidemment, une image de leurs
patrons. Les anciens registres, « les martologes », comme on les appelait, en
parlent quelquefois. A Saint-Lô, la confrérie de Saint-Jean avait fait faire, pour
l'église Notre-Dame, une statue de saint Jean-Baptiste, son patron \ Les
confrères de la Conception, établis en l'église Saint-Gervais, à Paris, notent
dans leurs archives qu'ils ont une image d'albâtre de Notre-Dame ". Parfois,
mais trop rarement à notre gré, les registres font mention d'une commande
faite a un artiste. Les confrères de la Charité de Saint-Ouen de Pont-Audemer
se font sculpter un retable^ Ceux de Menneval se font faire un vitrail *. Les archives
des notaires ont livré et livreront encore beaucoup de contrats passés entre des
confréries pieuses et des artistes. A Marseille, en iSi^, la confrérie de Saint-
Claude demande au peintre Peson 1 histoire de son patron. En 1626, une
autre confrérie marseillaise charge Jean de Troyes de peindre un retable de
la vie de saint Antoine ^.
Il serait facile d'accumuler les exemples. Mais à quoi bon? Il vaudra
mieux, je pense, essayer de retrouver quelques-unes des œuvres d'art dont ces
vieilles confréries ornèrent les églises. Elles sont souvent faciles à discerner.
L'éoiise Saint-Martin de Laigle conserve dans son bas-côté méridional deux
grands vitraux du xvf siècle consacrés à la légende de saint Porcien. Saint Porcien ou
saint Pourçain, comme on dit dans le Bourbonnais, son pays d'origine, était
un pauvre esclave du vu" siècle, qui étonna son temps par sa sainteté et ses pouvoirs
miraculeux. Quand Thierry III marcha contre l'Auvergne avec son armée, les
chefs mérovingiens voulurent voir cet homme extraordinaire qu'ils admiraient
* Veuclin, Recueil de la Société de l'Eure, 1891, p. 47-
^ Bibliothèque de l'Arsenal, manuscritno 2268, f". 9 v°.
^ Ch. de Beaurcpairc, Mélancj. hist. et archéol. Rouen, 1897, p. 79.
■* Réun. des soc. des b. arts des départements, 1892, p. 353.
^ Bulletin archéolog . de la Commission, i885, p. 887 et 895.
MALE. T. II. 23
178
L'ART RELIGIEUX
Fig. 85. Le miracle de saint Jacques.
Vitrail de l'église Saint-Jacques à Lisieui.
et redoutaient tout à la fois,
comme quelque dangereux
magicien. Le vitrail nous
montre donc Porcien, vêtu
du sombre habit bénédictin,
au milieu de guerriers mul-
ticolores. Ils ont le fifre et
le tambour. Et l'artiste,
pour exprimer l'effroi de ces
temps antiques, leur a mis
sur la tète ce turban turc
qui alors faisait trembler
l'Europe. Mais au bas de
l'un des vitraux, une scène
curieuse attire l'attention.
Une longue procession se
déroule. En tête marche un
sonneur de cloche, puis
voici la bannière, la croix,
enfin viennent des fidèles
qui portent au bout d'un
manche de grosses torches
de cire. Quelle est cette pro-
cession? C'est celle des con-
frères de la charité Saint-
Porcien, les donateurs du
vitrail. Ils ont voulu être
peints au-dessous de leur
patron, dans le bel appareil
qu'ils déployaient le jour de
sa fête. Cette charité Saint-
Porcien de Laigie remontait
à i3i8. Elle avait dans ses
archives la bulle d'un pape.
Elle était riche, généreuse.
LES ASPECTS NOUVEAUX DU CULTE DES SAINTS
179
Elle ne se contenta pas d'ofTrir à l'église deux verrières. Quand on refit le
bas-côté méridional, elle y contribua de ses deniers*. Sans elle, nous n'aurions
pas ces pendentifs, ces arabesques et ces jolis cartouches de la Renaissance ovi
des enfants nus se mêlent aux fruits et aux fleurs.
Il y a, à l'église de Saint-Jacques de Lisieux, un vitrail de iSay, où est
raconté le fameux miracle du pèlerin (fig. 85). Un jeune homme qui se rendait
à Compostelle est faussement ac-
cusé de A^ol par un hôtelier de
Toulouse, condamné, pendu, mais
miraculeusement sauvé par saint
Jacques, qui, monté sur le gibet, le
soutint pendant trente-six jours.
Cette curieuse Ycrrière a été don-
née par une pieuse confrérie,
comme le prouve le long défdé
qui en occupe la partie basse (fig.
85). Instruits par le vitrail de Laigle,
nous y reconnaissons au premier
coup d'oeil des confrères célébrant
la fête de leur patron. En effet,
des documents écrits nous appren-
nent qu'il y avait dans cette église
une confrérie de saint Jacques qui
remontait à l'année ilxk'i'. Elle fêtait, comme il arrivait souvent, plusieurs
autres saints, mais saint Jacques était son principal patron. C'est pourquoi il
arrivait de temps en temps qu'un confrère entreprît le grand voyage de Com-
postelle. Ainsi s'explique le sujet du vitrail.
En entrant dans l'église de Pont-Audemer, on remarque d'abord, dans le
bas-côté de droite, deux vitraux assez énigmatiques. Ils représentent plusieurs
scènes de la vie d'un saint évêque, auxquelles viennent s'ajouter d'étranges mi-
racles eucharistiques. Dans le bas, une longue procession se déroule (fig. 86). Elle
commence dans le premier vitrail et s'achève dans le second. En tête marche
1 Voir Saint-Martin de Laigle, par l'abbé Gontier, iSqO, p. Sa. Les vitraux tic Saint-Porcien ont été pajés par
la confrérie le i5 février i55'].
2 Biillet. de la Soc. des antiq. de Normandie, t. IV, p. 5i8 et suiv.
Fig. 86. — Procession de confrérie.
Fragment d'un vitrail de Pont-Audemer.
i8o L'ART RELIGIEUX
le sonneur, le « tintenellier », qui semble rythmer la marche avec ses deux
cloches ; puis vient la bannière décorée de l'image d'un évêque ; les fidèles, des
torches de cire à la main, s'avancent ensuite; et enfin, sous un dais carré
apparaît le prêtre qui porte l'ostensoir. Il s'agit ici encore d'une pieuse con-
frérie qui, vers i53o environ, décora de ces deux belles verrières la chapelle
où elle se réunissait. C'était une charité vouée au Saint-Sacrement, mais qui
honorait aussi saint Ouen, le patron de l'église de Pont-Audemer. C'est pourquoi
les deux vitraux mêlent à l'histoire du saint évêque quelques récits célèbres alors,
où la vertu de l'hostie se manifestait.
Voilà quelques preuves de la libéralité des confréries. Dans tous ces
exemples, les œuvres parlent d'elles-mêmes. Mais la plupart du temps elles
sont muettes. Seules, d'heureuses rencontres dans les archives nous permettent
parfois de rendre aux confréries ce qui leur revient.
Au portail de droite de l'église Saint-Vulfran d'Abbeville, on remarque
deux statues de femmes qui se font vis-à-vis. Elles ont tout le charme de
jeunesse de notre art français dans les premières années du xvi° siècle. Elles
représentent deux naïves nourrices entourées de leurs enfants. On y reconnaît
vite, quand on est familier avec les thèmes iconographiques du temps, les deux
Marie, sœurs de la Vierge et filles de sainte Anne. Or, un document, heureusement
retrouvé, nous apprend qu'une des confréries de saint Vulfran les paya de ses
deniers au tailleur d'images Pierre Lœureux en i5o2\
Une église des faubourgs de Caen, Saint-Michel de Vaucelles, montre peintes
sur la voûte du chœur plusieurs images de saints inscrites dans des médaillons.
C'est une assemblée assez disparate. On y voit saint Jean-Baptiste à côté de
saint Christophe, de saint Mathurin, de saint Martin, de sainte Anne, et de
plusieurs autres saints. Les statuts d'une confrérie, qui se sont conservés
par hasard, ont permis d'expliquer cette réunion insolite. Ces saints sont les
patrons d'une ancienne charité qui se réunissait dans l'église de Vaucelles ;
et c'est elle qui fît peindre, au xvi" siècle, les patrons qu'elle honorait dans cette
église depuis plus de cent ans \
Parfois les documents sont si peu explicites qu'il faut recourir à l'hypothèse.
Ce n'est que par conjecture qu'on peut donner à une confrérie telle ou telle
* Voir E. Prarond, Saint-Vulfran d'Abbeville, 1860, p. 126.
2 Eug. de Beaurepaire, dans le Bulletin de la soc. des antiq. de Normandie, t. XII. Les statuts de la confrérie
datent de 1446.
LES ASPECTS NOUVEAUX DU CULTE DES SAINTS i8i
œuvre d'art. Il y a des cas où ces conjectures revêtent presque le caractère de
la certitude.
On conserve dans l'église de Bourg-Achard (Eure) des panneaux en bois
sculpté qui représentent l'histoire de saint Eustache. C'est une œuvre du xv° siècle.
Or, si l'on se reporte à la liste des charités normandes dressée par M. Veuclin, on
apprend qu'il existait à Bourg-Achard, au xv" siècle, une confrérie placée sous le
patronage de saint Eustache \ N'est-il pas naturel de faire honneur de cette
œuvre d'art à la générosité des confrères ?
Il y avait à Nonancourt (Eure), à la fin du xv" siècle, une charité de saint
Martin. On ne se trompera guère, je pense, bien que les documents soient muets,
en supposant qu'elle a offert à l'église le vitrail de saint Martin qu'on y voit
encore.
Que de problèmes seraient faciles à résoudre si nous avions la liste de toutes
les confréries qu'abritèrent jadis nos églises ! Mais il ne faut pas espérer arriver
jamais à cette connaissance parfaite. Beaucoup d'entre elles, sans doute, ont
disparu sans laisser de traces. Mais il est certain, aussi, qu'on pourrait en décou-
vrir un très grand nombre que personne n'a encore signalées. Le profit serait
grand ; car toutes les fois qu'un vitrail se présente sans un nom ou sans une
image de donateur, il y a lieu de supposer qu'il a pu être offert par une confrérie.
Ainsi les raisons qui présidèrent au choix des vitraux, fort mystérieuses pour
nous la plupart du temps, deviendraient claires.
On comprendrait aussi beaucoup mieux la vraie signification d'une foule
de statues isolées qui représentent des saints. On les trouverait plus belles encore
parce qu'elles paraîtraient plus touchantes. Il faut savoir leur histoire. Dans
nos musées, l'amateur tourne autour, approuve ce pli, cette jolie ligne. Mais
nos jeunes saintes perdent là leurs principaux moyens d'émouvoir. Elles sont
belles surtout d'avoir été tant aimées. J'avoue que la sainte Marthe de l'église de
la Madeleine, à Troyes, si admirable qu'elle soit, m'a semblé plus belle quand
j'ai su qu'elle avait été donnée à l'église par une confrérie de servantes \ C'est
à elle que s'adressèrent pendant tant d'années, aux messes matinales, des prières
moins magnifiques sans doute, mais pareilles pour le fond à celle que le poète
a écrite pour la parfaite servante : a Nous nous attachons au foyer, à l'arbre,
^ Veuclin, loc. cit. La confrérie de saint Eustache avait deux autres patrons, saint Sébastien et saint Lô.
2 Grosley, M)?m. hist., t. II, p. Sao. Je ne vois pas de raison de douter que notre sainte Marthe ne soit celle dont
parle Grosley. Sainte Marthe, symbole de la vie active, était la patronne naturelle des servantes.
ïS-i L'ART RELIGIEUX
au puits, au chien de la cour, et le fojer, l'arbre, le puits, le chien nous sont
enlevés, quand il plaît à nos maîtres... Mon Dieu, faites-moi la grâce de trouver
la servitude douce et de l'accepter sans murmure, comme la condition que
vous avez imposée à tous en nous envoyant dans ce monde * . »
Les confréries ne se contentaient pas de faire construire des chapelles ^ et
de demander aux artistes des vitraux, des tableaux et des statues ; on découvre de
temps en temps qu'un beau candélabre \ un ornement d'autel \ une paix\ un
émail ^ une boîte ciselée pour les aumônes'', un manuscrit orné de miniatures ^
ont appartenu à des confréries. C'est donc à peine si nous commençons à
entrevoir les influences de toute sorte que les confréries ont exercées sur les arls
à la fin du moyen âge. J'en aperçois une qui n'a encore jamais été signalée.
En organisant des processions, des tableaux vivants, des représentations
dramatiques, les confréries proposèrent sans cesse des modèles aux artistes. Ily avait
à Vire une confrérie qui, le jour delà procession de la Fête-Dieu, devait escorter
l'ostensoir. Douze frères marchaient derrière le dais, vêtus du costumé tradi-
tionnel des apôtres, nu-pieds, les instruments de leur martyre à la main'. Une
confrérie toute semblable existait à Ghâlons-sur-Marne. Les confrères de Châlons,
fiers de jouer un si beau rôle, voulurent laisser un souvenir durable de la
procession du Saint-Sacrement. Ils donnèrent donc à l'église Saint-Alpin
un vitrail divisé en plusieurs compartiments '°. Dans le haut, on voit deux scènes
eucharistiques : la chute de la manne et le dernier repas de Jésus. Au-dessous,
les douze confrères, après avoir communié de la main d'un prêtre, comme les
douze apôtres communièrent de la main de Jésus-Christ, marchent derrière le
dais avec le costume et les attributs consacrés '\
' Lamartine, Geneviève.
2 Sur un pignon de l'église Saint-Pierre de Cholet, on voit un écusson chargé de trois gerbes de blé, insigne
probable d'une confrérie qui contribua de ses deniers à la reconstruction de l'église (Bulletin monum. 1897, p. 68).
^ Réun. des sociétés des Beaux-Arts des départ., 1896, p. 579.
'* Barbier de Montault, Registre de la confrérie de Saint-Pierre à Limoges.
° De Guilherny, Inscript, de la France, t. Y, p. 1^7.
" Réun. des sociétés des Beaux-Arts des départ., 1898, p. 167.
'' Tronc sculpté de Gorbeil (i388), appartenant à la confrérie de Saint-Spire : Commiss. des antiq. de la Seine-et-
Oise, 1882.
* Bulletin arçh. de la Commission, 1898, p. xlviii.
s Bulletin histor. et philologique , 1894.
'" Il est au pourtour du chœur (commencement du xvi'^ siècle).
^■' On lit dans un compartiment du vitrail ces mauvais vers : Douze confrères, gens de bien — en douze apôtres
revêtus — sont accoustrés par bon moyen — pour décorer le doux Jésus.
LES ASPECTS NOUVEAUX DU CULTE DES SAINTS
i83
On ne peut guère douter qu'un confrère jouant le rôle d'un saint n'ait parfois
servi de modèle aux artistes. On se rappelle qu'à Ghâlons les déchargeurs de bateaux,
le jour de la fête du métier, faisaient représenter saint Christophe par un des
leurs. Or, on voit justement à Ghâlons, dans l'église Saint-Loup, une extraordinaire
statue de saint Christophe (fîg. 87). Le saint est un magnifique portefaix qui a
pris son costume des grands jours : le pourpoint du xvi° siècle décolleté sur la
chemise et le haut de chausses à étages. Plus rien de traditionnel
dans cette figure. C'est 1 image naïve d'un ouvrier endimanché.
Je ne sais si cette statue de saint Christophe est celle des déchar-
geurs de bateaux, mais c'est bien ainsi qu'on 1 imagine.
Si l'on veut bien songer encore au saint Joseph des charpen-
tiers de Verneuil, à ce jeune compagnon que nous avons décrit
plus haut, on acquerra la certitude que les artistes copiaient ce
qu'ils voyaient. Et d'ailleurs il est probable que les confrères
eux-mêmes désiraient avoir un saint tout pareil à celui qui mar-
chait en tête de la procession. Ils imposaient sans doute leurs
conditions à l'artiste.
Ainsi s'explique l'aspect de plus en plus pittoresque des images
de saint Jacques. Au xiif siècle, saint Jacques ressemble à tous
les autres apôtres, c'est à peine si une panetière ornée d'un
coquillage le signale parfois à l'attention. Dans le cours du
xiv° siècle, il se transforme en pèlerin (fig. 88)'; au xv" siècle, il a le chapeau,
le manteau de voyage, le bourdon oii pend la gourde. Cette audacieuse méta-
morphose s'explique sans peine. Il y avait en France d innombrables confréries
de saint Jacques dont les membres s'engageaient à faire le voyage de Compos-
telle. Aux processions, c'était un pèlerin qui faisait le saint. Il mettait ce jour-là
le costume qu'on était fier d'avoir porté ^ le grand chapeau et la pèlerine ornée
de coquillages recueillis sur les plages de Galice. Saint Jacques, patron des
pèlerins, se transformait en pèlerin lui-même. On peut en donner une preuve
curieuse. On conserve à Notre-Dame de Verneuil une statue de saint Jacques
qui appartint jadis à une confrérie de pèlerins. Avant de se mettre en route
Fig. 87.
Saint Christophe.
Église Salnt-Loup,
à Chàlons-sur-Marne,
' Le musée de Toulouse nous offre un des plus anciens exemples d'un saint Jacques pèlerin : statue de la
chapelle de Rieux (xiv'= s.).
- Les confrères qui n'avaient pas clé à Saint-Jacques de Composlellc n'avaient pas le droit de porter le bourdon à
la procession.
i84
L'ART RELIGIEUX
pour l'Espagne, le confrère qui avait décidé de partir recevait en grande céré-
monie un chapeau de pèlerinage. Tel est précisément le sujet de la statue de
Verneuil. Saint Jacques, tout prêt pour le voyage, est assis sur un siège. Il se
repose un peu avant tant de fatigues. Cependant un
ange, descendu sur la terre, dépose sur la tête du
saint un chapeau à larges bords. Il est évident que
l'artiste a copié avec candeur ce qu'il avait vu faire.
Sans ce petit ange qui sort des nuages, on pourrait
prendre saint Jacques pour un confrère de la charité
de Verneuir.
Les confréries ne se contentaient pas de figurer
les saints dans les processions, elles représentaient
encore des tableaux vivants. A la cathédrale de
Rouen, « les confrères du jardin », comme on les
appelait, jouaient, le i5 août, l'Assomption de la
Vierge. Ils transformaient leur chapelle en un
jardin, et, vêtus en apôtres, ils figuraient les funé-
railles et la miraculeuse résurrection de la mère de
Dieu. Leur « jeu » attirait à la cathédrale un tel
concours de curieux que le chapitre s'émut. Les
confrères furent invités à renoncer à leurs vieilles
traditions. On leur fit entendre qu'il serait beaucoup
plus décent d'employer leur argent k faire faire un
vitrail qui ornerait leur chapelle. Ce vitrail fut mis
en place en i523. Il a malheureusement disparu.
C'est une perte très regrettable, car tout nous laisse
supposer qu'il nous aurait montré l'Assomption de
la Vierge telle que la jouaient les confrères ^
D'autres vitraux,, heureusement, subsistent où
le souvenir de ces jeux se retrouve. Les confréries firent mieux que de repré-
senter des tableaux vivants : elles jouèrent de véritables pièces. On sait que la
plupart des Mystères consacrés à la vie d'un saint ont été demandés à leurs
Fig. 88. Saint Jacques en pèlerin.
Slatue du musée de Toulouse (xiv* siècle).
' Voir l'arlicle de L. Régnier sur le saint Jacques de Verneuil dans l'Album publié par la Société des Amis des
Arts du départem. de l'Eure, 2« série, 1902, PI. III. La statue de saint Jacques a été fort restaurée.
- Ch. de Beaurepaire, A^otiu. recueil des notes histor. et archéolog., Rouen, 1888, p. 394.
LES ASPECTS NOUVEAUX DU CULTE DES SAINTS i85
auteurs par des confréries pieuses. C'est pour une confrérie de saint Didier, à
Langres, qu'avaient été faites « La Vie et Passion de Monseigneur saint Didier » ;
cesl pour une confrérie de saint Louis, établie à Paris dans la chapelle Saint-
Biaise, que Gringoire écrivit « La Vie de Monseigneur sai?it Louis ». Le Mystère
de saint Crépin et saint Crépinien a été composé à la requête d'une confrérie de
cordonniers '.
Les confrères jouaient souvent eux-mêmes l'histoire de leur saint; c'était,
pensaient-ils, la meilleure manière d'honorer leur patron et la plus méritoire.
A Compiègne, en i5o2, la confrérie de Saint-Jacques de Compostelle joua le
Miracle de Monseigneur Saint Jacques ; elle avait invité à cette fête d'autres pèle-
rins de Saint-Jacques, les confrères de Roye^ Beaucoup de confréries de Saint-
Jacques durent jouer ce fameux miracle : plusieurs même ne se contentèrent
pas de le jouer, elles voulurent commémorer le souvenir de la représentation
par un vitrail. En effet, si on étudie attentivement les vitraux consacrés au
miracle de saint Jacques, on acquiert la certitude que les artistes qui les ont
dessinés ne connaissaient pas le récit de la Légende Dorée, mais s'inspiraient des
souvenirs récents d'une représentation. Dans la Légende Dorée, en effet, il
s'agit de deux pèlerins, le père et le fils, qu'un hôtelier de Toulouse veut perdre
sans qu'on s'explique pourquoi. Il cache donc une coupe d'argent dans leurs
bagages, et le lendemain il les accuse de la lui avoir volée. Ils ont beau nier,
le juge décide qu'un des deux doit mourir, et, après une lutte de générosité
entre le père et le fils, c'est le fils qui est pendu. Mais saint Jacques veille et,
trente-six jours après, le fils, miraculeusement sauvé, est rendu k son père^
C'était là le récit traditionnel, et on le jugeait d'autant plus respectable qu'il se
présentait avec l'autorité du pape Calixte.
Pour un poète dramatique, la matière était, il faut l'avouer, un peu mince;
aussi la légende, en se transformant en pièce de théâtre, reçut-elle quelques
embellissements. Une famille entière — le père, la mère et le fils — est partie
pour Compostelle. Le fils est un gracieux adolescent dont le charme commence
à opérer partout oij. il passe. Dans 1 hôtellerie de Toulouse, la chambrière ne
l'a pas plutôt aperçu qu'elle ne pense plus qu'à lui. Elle le lui dit sans détour,
mais le jeune homme, qui sait ce que se doit un pèlerin de saint Jacques,
'■ Petit de JuUeville, les Mystères, t. L p- 35i.
2 Société historique de Compiègne, t. II, p. 49-
3 Leg. aur. De Sancto. Jac. maj .
MALE. T. II. 24
186 L'ART RELIGIEUX
reconduit avec mépris. La rage la pousse au crime; pendant la nuit, elle entre
dans la chambre oi^i dorment les trois voyageurs et glisse une coupe d'argent
dans le sac du jeune homime. — L'histoire ainsi présentée devient non seulement
vraisemblable, mais encore très propre à intéresser le spectateur \
Tel est le thème qui a inspiré tous nos peintres verriers. A Lisieux (fig. 85),
k Courville (Eure-et-Loir), à Triel (Seine-et-Oise), à Châtillon-sur- Seine, à Ghâ-
lons-sur-Marne ', on voit la servante qui cache la coupe au milieu des hardes du
jeune voyageur ^; partout aussi on voit la mère couchée au côté du père : donc
partout l'artiste s'est souvenu du drame. Il est évident que les confrères lui pro-
posèrent leur pièce comme modèle ^ ; il est non moins évident que les dessina-
teurs de ces vitraux avaient assisté à une représentation du Miracle de saint
Jacques.
Bien d'autres vitraux commémorent les jeux dramatiques organisés par les
confréries. Les verrières consacrées à saint Crépin et à saint Crépinien que les
cordonniers de Gisors et ceux de Clermont-d Oise donnèrent à leurs églises en
sont la preuve. Les confrères de Gisors et de Clermont connaissaient certaine-
ment le Mystère de saint Crépin et de saint Crépinien qu'avaient fait représen-
ter les cordonniers de Paris. L'artiste (car les vitraux de Gisors et de Clermont
sont du iTiême dessinateur") avait vu lui aussi la pièce. Il la suit en effet pas à pas** :
les martyrs sont tour à tour frappés de verges, écorchés, déchirés avec des
alênes, jetés dans la rivière avec une meule au cou. Quelques scènes typiques
' Le Miracle de Saint-Jacques ne s'esl conservé que dansla littérature dramatique de la Provence ; encore n'avons-
nous que la première partie de la pièce: Ludiis sancti Jacobi, fragm. de mystère provençal publié par G. Arnaud,
Marseille, 1868. Le Mystère français était certainement identique, car les Mystères provençaux ne sont d'habitude
que des adaptations d'originaux français.
2 Église Notre-Dame .
■^ A Ghâtillon-sur-Seine, une inscription nomme expressément la chambrière.
'^ Les confrères de Roje (Somme) donnèrent à leur église un vitrail représentant le miracle de saint Jacques. Il
existe encore aujourd'hui, mais très mutilé. Ge q\i'il en resie prouve qu'il était pareil à tous ceux que nous avons
énumérés. Or, nous avons dit plus haut que les pèlerins de Tioye avaient assisté à une représentation du Miracle de
sairU Jacques donnée par les confrères de Gompiègne. Les relations entre le théâtre et l'art ne sauraient donc être
mises en doute.
"> Le vitrail de Gisors est de i53o, celui de Glermont de i55o. Les carions avaient été conservés dans l'atelier
du peintre verrier. Ce peintre était un artiste attaché à l'atelier de Leprince à Beauvais, comme le prouve le style
du vitrail. Certaines scènes, à Gisors et à Glermont, sont absolument pareilles. Il n'y a qu'une différence : c'est qu'à
Clermont l'œuvre est plus complète et contient des scènes qui manquent à l'autre (histoire des reliques).
•> Le Mystère de saint Crépin et de saint Crépinien publié en i836 par Dessalles et Ghabaille, Paris, in-S", n'est
malheureusement pas complet. Tout le début manque. Nous ne pouvons donc pas confronter les premiers panneaux
du vitrail (naissance, conversion, apostolat des saints) avec le Mystère.
LES ASPECTS NOUVEAUX DU GULTE DES SAINTS 187
dénotent clairement l'iiTiitation. Un épisode assez oiseux, mais qui a sa place
dans le drame, a été reproduit : un magnifique messager, l'épée au côté, le cha-
peau sur le dos, explique au vieil empereur à barbe blanche qu'il est impos-
sible de venir à bout des deux prisonniers ; les cuves d'huile bouillante oh on les a
plongés ont éclaté et ont tué tous les bourreaux. L'empereur ordonne alors qu'on
en finisse et qu'on décapite les deux saints. D'autres scènes plus significatives
encore lèvent tous les doutes. On voit, dans le vitrail de Clermont, un vieillard et
une chrétienne ensevelir les restes des martyrs ; puis leurs reliques retrouvées
sont mises dans une châsse et présentées à la vénération des fidèles ; les malades
accourent en foule et reviennent guéris. Or, tel est précisément le dénouement
du Mystère : la dernière journée tout entière y est consacrée k l'histoire des
reliques ' .
Le vitrail de l'histoire de saint Denis qui se voit a la cathédrale de Bourges ^
est pareillement une illustration, souvent fort exacte, du Mystère de saint Denis^.
Il y a des ressemblances frappantes. La Légende Dorée, par exemple, après avoir
raconté la conversion de saint Denis, dit qu'il se fit baptiser par saint Paul
(( avec sa femme Damace et toute sa maison ». Le Mystère, plus précis, veut
que quatre personnes aient été baptisées en même temps que Denis, à savoir :
sa femme, ses deux fils, un philosophe de ses amis et un aveugle miraculeuse-
ment guéri. Or le vitrail nous montre précisément cinq personnes agenouillées
devant saint Paul. Plus loin, la Légende Dorée rapporte qu'avant d'aller au sup-
plice saint Denis célébra la messe dans sa prison en présence d'un grand
nombre de fidèles ; soudain, au moment de l'élévation, Jésus-Christ apparut dans
une grande clarté et fit communier lui-même le saint évêque. Le Mystère met
en scène ce miracle, mais il ne lui donne pour témoins que les deux compa-
gnons de saint Denis, Rustique et Eleuthère : et telle est la tradition suivie par
l'auteur du vitrail. La Légende Dorée, enfin, raconte que saint Denis, après son
supplice, prit sa tête entre ses mains, et s'avança conduit par un ange. Dans le
Mystère, deux anges marchent devant le saint et le guident en chantant. Ces
deux anges se retrouvent dans le vitrail. De pareilles ressemblances ne peuvent
être l'effet du hasard.
1 Le vitrail de saint Crépin et de saint Crépinien qui se voyait à Paris aux Quinze-\ingls était semblable à ceux
de Gisors et de Clermont. Il se terminait aussi par l'épisode des reliques.
'^ Commencement du xvi'^ siècle, bas-côté de gauche.
^ Mystères inédits du x\'^ siècle publiés par Jubinal, Paris, 1887.
i88 L'ART RELIGIEUX
Je suis convaincu que la plupart des vitraux légendaires qui nous restent ont
la même origine. Je sens partout l'influence de ces innombrables représentations
dramatiques organisées par les confréries. Tout cela, il est vrai, s'entrevoit dans
le demi-jour; les preuves formelles manquent la plupart du temps. Voici, par
exemple, un vitrail de l'église Saint-Alpin, à Châlons-sur-Marne' ; il est consacré
à sainte Marie-Madeleine et a été donné par une corporation qui semble être celle
des tonneliers; un singulier miracle de la sainte y est raconté. — Quand Marie-
Madeleine aborda à Marseille, elle émut tout le peuple par sa beauté et par son
éloquence, mais elle ne put d abord le convertir. Le roi demandait des signes.
« La reine est stérile, lui dit-il, obtiens par tes prières qu'elle conçoive. » La reine
devint enceinte, mais le roi ne voulut pas encore se rendre. — « J'irai à Rome,
dit-il à Madeleiae, pour entendre Pierre; je veux savoir si sa doctrine est con-
forme à la tienne. » Il s'embarqua donc, et sa femme eut l'imprudence de
l'accompagner. La traversée fut si mauvaise que la pauvre reine accoucha avant
terme et mourut. Il n'y avait à bord aucun moyen de nourrir l'enfant, et, en
pleurant, le roi l'abandonna sur un écueil avec le cadavre de sa mère. Il conti-
nua son voyage, entendit Pierre, alla jusqu'à Jérusalem et revint après deux ans
d'absence. Au retour, comme le navire passait dans le voisinage de l'écueil, le
roi ordonna qu'on l'y débarquât. Il aperçut d'abord un petit enfant qui jouait
avec des coquillages et qui s'enfuit à son approche; puis il arriva auprès d'une
femme couchée sur la grève et qui semblait dormir : c'était la reine qui ouvrit
doucement les yeux et le reconnut. Transporté de joie, le roi serra dans ses bras
la femme et l'enfant qu'un miracle lui rendait, et se voua lui et son peuple au
Dieu qu'annonçait Madeleine. Tel est le sujet du vitrail de Saint-Alpin; il est de
la première partie du xvf siècle. Or, on jouait précisément à cette époque un
mystère de sainte Madeleine dont ce miracle faisait le sujets Le drame est assez
plat : un Shakespeare eût peut-être tiré de cet ingrat sujet une pièce charmante,
quelque chose qui eût ressemblé à la fois alsL Tempête et au Conte d'hiver ; iln'enfaut
pas tant demander à nos vieux dramaturges. Tel qu'il est, le Mystère eut du
succès, car il fut joué en plusieurs lieux ^ N'est-il pas vraisemblable qu'une
représentation récente ait suggéré aux confrères de Châlons l'idée d'en faire le
' Pourtour du chœvir.
2 II a été imprimé pour la première fois à Lyon, en i6o5, par Pierre Délaye, in-12. C'est le remaniement d'un
texte fort antérieur.
■> A Lyon en i5oo, à Montélimar en i53o, à Auriol en i534, à Grasse en 1600. Mais que valent ces quelques
indications au prix de ce que nous ignorons 1
LES ASPECTS NOUVEAUX .DU CULTE DES SAINTS 189
sujet d'un vitrail'? On peut objecter, il est vrai, que le miracle de Marie-Made-
leine est tout au long dans la Légende Dorée et que l'artiste n'avait qu'à l'y
prendre. Il est souvent difficile, en effet, de prouver par des arguments péremp-
toires que c'est un Mystère qui a inspiré telle œuvre d'art : ici ces arguments
nous font défaut. On avouera, pourtant, qu'après les exemples que nous avons
donnés, les présomptions sont pour nous.
Dès le xv° siècle, les artistes n'avaient plus besoin de recourir à la Légende
Dorée : elle venait à eux. On ne la lisait plus et on l'avait sans cesse sous les
yeux; pas un de ses récits qui ne se transformât alors en pièce de théâtre. Nous
sommes bien loin des modestes lectures qui se faisaient jadis dans le chœur des
églises, bien loin des hymnes qui se chantaient en l'honneur des saints : les saints
maintenant souffrent et meurent devant des milliers de spectateurs. Chose
inouïe! toutes les légendes s'incarnent. Depuis les beaux temps de la tragédie
grecque on n avait rien vu de pareil. Les saints redescendus sur la terre recom-
mencent à vivre devant les hommes ; pendant trois jours, pendant huit jours,
leurs aventures interrompent la vie des cités. Gomment imaginer que les artistes
aient pu recourir a d'autres modèles? Ils avaient la tête pleine de ce qu'ils avaient
vu, et ils ne songeaient qu à le rendre. Dans les vitraux légendaires de la fin
du xv" et de la première moitié du xvi" siècle, on devine partout des sou-
venirs des Mystères. Les saints se meuvent dans un monde où la vérité se môle
au rêve. Les costumes sont bien ceux du règne de Louis XII ou de François I",
mais, de temps en temps, un détail étonne, dépayse : les tyrans portent d'étranges
chapeaux, les reines ont trop de perles dans leurs merveilleuses coiffures, les
chevaliers ont des armures d'or dont il n'y a pas de modèle. L'artiste cepen-
dant n'a rien inventé : il a copié ce quonlui montrait. Il suffit d'avoir lu la des-
cription des costumes du Mystère joué à Bourges pour être convaincu. De ce
gracieux mélange de réalité et de poésie sont nées des œuvres d'art exquises. Ces
belles verrières du xvi" siècle qui sont si près de la vie et pourtant flottent dans
le songe font penser, non pas aux Mystères (elles sont plus riches d'art et de
vraie beauté), mais au théâtre de Shakespeare.
Voilà les chefs-d'œuvre qu'ont fait naître les Mystères. Or, comme ce sont
des confréries qui demandaient au poète la plupart des drames consacrés aux
samts, comme ce sont elles qui les conservaient, qui les mettaient en scène, qui
' Le même miracle de Marie-Madeleine est raconté dans un vitrail de Sablé qui est aussi de la première partie
du wi" siècle.
igo L'ART IRELTGIEUX
les jouaient, on voit tout ce que l'art leur doit; elles ne se contentaient pas de
faire faire des vitraux ou des statues, elles en proposaient en même temps les
modèles aux artistes.
V
C'est donc surtout par les confréries que s'est entretenu le culte des saints à
la fin dunaoyenâge. Il reste à rechercher quels saints ces confréries ont honorés
de préférence : je parle surtout des confréries pieuses, car les confréries de
métiers et les confréries militaires avaient d'antiques patrons que la tradition
leur imposait.
Quand on visite les églises de la Champagne et de la Normandie, si riches
en œuvres d art duxv" et duxvi" siècles, on remarque avec surprise qu'il y a huit
ou dix saints dont les images reparaissent sans cesse. On en trouve beaucoup
d'autres assurément, — saints locaux, vieux évêques du diocèse, — mais ces huit
ou dix reparaissent toujours. Si on étend ses investigations à d'autres provinces
ce sont les mêmes saints que l'on rencontre encore. Quelles raisons ont déter-
miné ces choix ? Pourquoi, par exemple, y a-t-ilen France des milliers de statues
de sainte Barbe? Voilà le problème que nous devons essayer de résoudre; il
offre à l'historien de l'art un vif intérêt.
Le moyen âge a envisagé les saints sous deux aspects. Il y a vu de beaux
modèles que l'on doit imiter, mais il y a vu aussi de puissants protecteurs qu'il
importe de se rendre favorables.
Les œuvres d'art prouvent clairement qu au xv'' siècle, ce que les fidèles
attendent d'abord des saints, c'est une protection efficace. On les honore en
proportion des pouvoirs qu'on leur attribue ; aussi voit-on des saints longtemps
oubliés passer au premier rang.
Que demande le chrétien à ses célestes protecteurs ? La guérison de ses ma-
ladies? Sans doute; mais au fond ce n'est pas la mort qui lui fait peur : ce
qu'il redoute cent fois plus que la mort elle-même, c'est de mourir avant d'avoir
eu le temps de se réconcilier avec Dieu. La mort subite, cette mort que l'épi-
curien souhaite, que Montaigne trouve douce, voilàla grande terreur des hommes
d'alors. Il cherche s'il ne trouvera pas dans le ciel quelque puissant interces-
seur qui le protège : il en découvre plusieurs.
LES ASPECTS NOUVEAUX DU CULTE DES SAINTS
191
Les saints qui défendent contre la mort subite: — voilà donc, d'abord, ceux
que les derniers siècles du mojen âge ont honorés d'un culte particulier.
Déjà célèbre au xiv" siècle, saint Christophe le devint bien davantage plus
tard. Il suffisait, on le sait, de voir son image pour être sûr de ne pas mourir
dans la journée. Dans les livres d'Heures, dès la fm du xiv" siècle, saint Chris-
tophe est expressément invoqué comme le saint qui
nous garde de la mort subite'. C'est dans le cours du
xy'' siècle, et même au xvl^ que s'élevèrent dans nos
églises ces nombreuses statues de saint Christophe dont
les plus gigantesques ont disparu aujourd'hui^ On
les plaçait près de la porte pour que chacun pût em-
porter l'influence du saint, comme un fluide mystérieux
qui vous imprègne soudain, et se retire avec lenteur.
Dans les petites églises de villages, dans les pauvres
oratoires des montagnes, oij l'art savant des villes ne
pénétrait pas, on rencontre parfois encore aujourd'hui
une grossière peniture à moitié effacée qui représente
saint Christophe^ : on regardait l'étrange saint, tout
pareil aux géants des contes de la veillée, on murmurait
une prière, et on s'en allait rassuré.
Mais dans le même temps, il y avait une jeune
sainte qui protégeait, elle aussi, contre la mort subite.
Sa taille gracieuse, son doux visage souriant faisaient
naître la confiance et l'amour. C'était la plus populaire
de toutes les saintes, sainte Barbe. Son histoire, telle qu'on la racontait, était
touchante .
Cette jeune Grecque de Nicomédie n'avait rien trouvé dans le paganisme qui
satisfît son cœur; elle écrivit à lillustre Origène qu'elle cherchait un Dieu
inconnu. Emu de ce cri d'angoisse, le grand docteur lui envoya Valentin, un de
1 B. N. lat, 924 f° 809 (vers iSgô ou i4oo). Le texte dit :
Il nous garde de mort subite
Et quiconque le requiert
De bon cœur il a ce qu'il quiert.
^ Le saint Christophe d'Auxerre a été détruit en [768, celui de Notre-Dame de Paris en 1784. Le clergé du
xviii'' siècle rougissait de ces géants qu'il jugeait tout juste dignes d'amuser les petits enfants.
^ Notamment dans les Hautes-Alpes. Réiin. des Sociétés des Beaux-Arts des départem., 1882, p. 86.
Fig. 89. — Sainte Barbe
Jaligny (Allier).
192 L'ART RELIGIEUX
ses disciples, qui lui révéla le christianisme et la baptisa. Devenue chrétienne, elle
fut invincible : invitée à sacrifier, elle préféra endurer tous les supplices et mou-
rir de la main même de son père. Mais ce n'est pas cette histoire qui semble
avoir séduit le xv° siècle; plus d'un, peut-être, qui honorait sainte Barbe ne savait
rien de sa vie. Ce que personne n'ignorait, c'est que sainte Barbe avait obtenu
de Dieu la plus précieuse des faveurs : par son intercession, le chrétien était
sûr de ne pas mourir sans avoir recule suprême viatique. Insigne privilège ! et
qui lui valut l'amour de toute la chrétienté. L'étude des recueils de prières ne
peut laisser subsister aucun doute sur ce point : ce qu'on demande à sainte
Barbe, ce n'est ni l'ardeur de la foi, ni la force à supporter les épreuves, c'est
seulement la faveur de nnourir après avoir communié. Dans un choix d orai-
sons publiées par Vérard, et empruntées textuellement à des livres d'Heures plus
anciens, on lit cette prière : « Faites, Seigneur, que, par l'intercession de sainte
Barbe, nous obtenions de recevoir, avant de mourir, le sacrement du corps et du
sang de Notre Seigneur Jésus-Christ. ' » Voilà pourquoi elle est souvent représen-
tée (surtout dans les vieilles estampes allemandes du xv" siècle^) portant un calice
à la main ; voilà pourquoi tant de confréries pieuses, préoccupées avant tout de
la pensée de la mort, l'avaient choisie comme patronne.
Avec cette logique que présentent souvent les créations populaires, on prêta
à sainte Barbe des puissances nouvelles qui ne sont que les conséquences natu-
relles de son merveilleux privilège. Puisqu'elle écartait la mort subite, elle devait
protéger contre la foudre. Dans le Midi, le paysan prononçait rapidement
son nom quand il voyait briller l'éclair'*; la cloche, qu'on sonnait à toute volée
quand grondait l'orage, était souvent ornée de son image*^ ; et, parfois, les hau-
teurs qui attirent le tonnerre lui étaient dédiées'. Quand, « par suggestion diabo-
lique », on découvrit la poudre, on crut tenir le feu du ciel : même violence
irrésistible, même coups imprévus ; souvent l'arquebuse éclatait aux mains du
soldat. Qui pouvait protéger l'artilleur, le marin, le mineur, tous ceux qui
ncianiaient la foudre, sinon la sainte qui détournait l'éclair" ?
' Les sujfrages et oraisons des saints, Paris, Verard, s. d. Plusieurs de ces prières se trouvent déjà dans les livres
d'Heures manuscrits, par exemple dans le manuscrit latin iSaG'i de la B. N. (vers i43o).
- Schreiber, Manuel de l'amaleur de la gravure sur bois, t. 111, n° 255oct suiv. En France, son attribvit ordinaire
est une tour (fig. 89). C'est la tour où son père la fit enfermer.
' Du Broc de Segange, Les saints patrons des corporations, Paris 1889, t. Il, p. 622.
'* Bulletin monum., t. XXIV, p. 255.
'^ Ibid., p. 257.
•i On comprend pourquoi les confréries militaires d'arquebusiers avaient choisi pour patronne sainte Barbe.
LES ASPECTS NOUVEAUX DU CULTE DES SAINTS 193
Ainsi allait s'étendant la puissance de sainte Barbe. Qu'on ne s'étonne donc
plus de rencontrer l'image de sainte Barbe dans tant d'églises : où n'avait-on
pas besoin de sa protection ?
Au moment où la découverte de la poudre, multipliant les chances de mort
subite, obligeait la chrétienté à recourir au patronage de sainte Barbe, un épou-
vantable fléau commença à dévaster la terre ; la peste apparut. Depuis cette
fameuseannée i3/|8 où, au dire de Froissart. « la tierce partie du monde mourut»,
elle ne quitta plus la France. Souvent on put la croire vaincue; le xv' siècle
la redouta moins que le xiv°, mais, dès les premières années du xvi" siècle,
elle éclata avec une violence nouvelle. Ce qu'il y avait de terrible, c'est que
la maladie était presque toujours foudroyante; on était bien portant la veille,
mort le lendemain. « La mort noire » était encore plus redoutable que
la mort subite, car on pouvait demander un prêtre et ne pas l'avoir ; on savait
que l'on allait paraître devant Dieu tout k l'heure, chargé de ses péchés, et, sou-
vent, l'on ne pouvait rien pour son salut.
A peine pouvons-nous imaginer l'épouvante qui s'emparait parfois des
grandes villes pendant le xvi'' siècle; la vie s'arrêtait. A Rouen, on ne rencon-
trait plus dans les rues que le sinistre tombereau peint en noir et en blanc. «Les
serviteurs du danger » allaient de quartier en quartier, entraient dans les
maisons marquées d'une croix blanche, en rapportaient un cadavre et
le jetaient dans la charrette. Bientôt les habitants n'eurent plus le courage de
voir l'affreux cortège; une jeune fdle était morte de peur en l'entendant arriver.
Il lut décidé qu'on enlèverait les pestiférés pendant la nuit. C'était k la lueur
des torches que la charrette montait vers le cimetière Saint-Maur. A dix pas en
avant, marchait un prêtre, qui récitait les psaumes en respirant une boule de
parfums. On longeait des églises vaguement éclairées, où l'on priait toute la
nuit. Arrivés dans l'enclos, où il n'y avait ni monuments, ni tombes, les servi-
teurs, qui étaient parfois des moines, jetaient k la hâte les corps dans une fosse ;
on les recouvrait de si peu de terre que, souvent, les loups venaient la nuit
suivante les déterrer'.
Ces scènes d'horreur et l'épouvante suspendue sur la ville affolaient les
miaginations. Puisque la science humaine était impuissante, il fallait k tout prix
trouver un protecteur céleste : la piété populaire en connaissait plusieurs.
Il est remarquable que quelques-uns des saints qu'on invoquait contre la
* Voir la très intéressante brochure du docteur L. Boucher, intitulée la Pesle à Rouen, Rouen, 1897.
MALE. T. II. .25
194 L'ART RELIGIEUX
peste étaient également invoqnés contre la mort subite'. « La mort noire »
apparaissait donc comme la forme la plus redoutable de la mort qui foudroie.
Saint Sébastien est probablement le saint qu on songea à prier le premier
pour détourner les épidémies. Dès 680, s'il en faut croire la tradition, une
maladie contagieuse qui désolait Pavie avait pris fin par son intercession; on voit
encore à Rome, dans l'église Saint-Pierre-aux-Liens, les restes d'une mosaïque
qu'on fit alors en son honneur. On a prétendu avec infiniment d'ingé-
niosité, dès le xvi" siècle, que les coups frappés par la peste avaient éveillé dans
des imaginations encore à moitié païennes le souvenir des flèches lancées jadis
par les dieux irrités': saint Sébastien, que les bourreaux avaient criblé de flèches
sans pouvoir le tuer, semblait donc le protecteur naturel du chrétien dans les
temps d'épidémie ^ La conjecture parait tout à fait vraisemblable. Les reliques
de saint Sébastien apportées de Rome à Soissons, en 826, répandirent sa renom-
mée au delà des Alpes. La châsse de saint Sébastien était le plus riche trésor
de l'abbaye de Saint-Médard; dès le ix° siècle, on y venait de toute part pour
demander au martyr la guérison des maladies contagieuses. Aussi, quand écla-
tèrent les grandes pestes du xiv" siècle, c'est saint Sébastien qu'on invoqua dans
toute la France. Les consuls de Montpellier décidèrent qu'on ferait brûler dans
sa chapelle un rouleau de cire capable d'entourer la ville et ses murs*; ils
pensaient que cette ceinture symbolique empêcherait la mort d'entrer.
Saint Adrien ne jouit pas comme saint Sébastien d'une réputation univer-
selle. C'est surtout dans les régions du nord et de l'est de la France, Flandre,
Picardie, Normandie, Champagne, qu'il fut invoqué, contre la mort subite dès
le xn° siècle", contre la peste kpartir duxiv". Ses reliques étaient conservées dans
un monastère célèbre situé au point de rencontre des langues germaniques et des
langues romianes; on 1 appelait Grammont en français, Gheraerdsberghe en fla-
mand. Dans les temps d'épidémie les pèlerins y affluaient. Louis XI, qui faisait
sa cour à tous les saints dont les pouvoirs étaient bien établis, ne manqua pas
1 Par exemple, saint Sébastien et saint Adrien. Voir les Suffrages el Oraisons des sainls. D'autre part, saint Chris-
tophe est invoqué quelquefois contre la peste: Mainguet, Saint Christophe, Tours, 1891, in-i8.
- Voir Cahier, Cardctérisl. des saints, t. II, p. 661, et Perdrizet, La Vierge de Miséricorde, p. 107 et suiv.
•^ Les flèches dont saint Sébastien l'ut criblé expliquent que les confréries d'archers l'aient choisi comme protec-
teur. C'est là un patronage sans rapportavec celuique nous étudions en ce moment.
* Petit Thalamus de Montpellier.
^ L'abbé Corblet signale un missel du xii^ siècle de la Bibliothèque d'Amiens, où saint Adrien est déjà invoqué
contre tous les maux qui peuvent fondre sur nous subitement (mala imminentia), Ha<jioij. du diocèse d'Amiens,
t. IV, p. 128.
LES ASPECTS NOUVEAUX DU CULTE DES SAINTS 195
d'aller à Grammont. — Comment saint Adrien est-il devenu un des saints qui
protègent contre la peste ? Voilà ce qu'il n'est pas facile de deviner; rien dans son
histoire ne fait pressentir qu'il aura un jour cette vertu. Sa légende est d'ailleurs
fort belle. Adrien et sa femme Natalie forment un couple héroïque; ils sont tous
les deux jeunes, beaux, passionnés; c'est Polyeucte et Pauline, sans les hésita-
tions que leur prête Corneille. Quand Natalie apprend que son mari a été con-
damné à mort par l'empereur Maximien pour la foi de Jésus-Christ, elle entre
dans une sainte allégresse. Déguisée en homme, elle pénètre dans son cachot et
baise respectueusement ses chaînes. Puis, quand l'heure du supplice est venue,
quand le bourreau commence à briser les cuisses d'Adrien sur une enclume,
c'est elle qui jusqu'au bout soutient son courage'. Voilà l'essentiel du récit de la
Légende Dorée : on n'y trouA^e pas un mot qui puisse rendre raison du patronage
attribué à saint Adrien. Il est probable que quelques faits réputés miraculeux
commencèrent, vers le xn" siècle, à attirer sur le saint l'attention des populations
flamandes et wallonnes. Sa réputation de guérisseur s'établit petit à petit; à
la fin du moyen âge elle était incontestable. L'auteur du Mystère de saint Adrien
rapporte à ce sujet une tradition, évidemment récente, et qui avait dû naître à
Grammont autour de sa chasse : on disait qu'aA^ant de mourir, saint Adrien avait
obtenu de Dieu le privilège de protéger contre la mort subite et les épidémies
tous ceux qui le prieraient avec con fiance ^
Saint Adrien fut célèbre dans le Nord : saint Antoine le fut d'abord dans
le Midi. On racontait que le corps de l'illustre solitaire de la Thébaïde avait
longtemps reposé à Constantinople; mais, en io5o, Joscelin, seigneur dau-
phinois, avait obtenu de l'empereur Constantin VIII cette insigne relique. Il
emporta ce trésor qu'il déposa dans l'église, bientôt célèbre, de Saint-Antoine de
Viennois. En 1095, un gentilhomme y fut guéri de cette étrange maladie qu'on
appelait alors le « feu sacré » et qu'on appellera plus tard le « feu saint Antoine ».
Il y fonda un ordre religieux. Les Antonins se consacraient aux malades et
particulièrement à ceux que dévorait ce mal redoutable. C'est ainsi que par un
' Lerj. Aurea, De sancto Adriano.
- Le Mystère de saint Adrien publié par Emile Picot pour le Roxburglie Club, 1896 ; on y lit (v. 7916-7920) :
Que ceux qui en afllicion
Me prieront par dévocion.
Il te plaise les secourir
Espécialement de morir
d'épidémie et mort soubdaine.
igl) L'ART UKLIGIEUX
singulier concours de circonstances, saint Antoine, ce grand contemplateur qui
avait fui le monde pendant sa vie, se trouva mêlé, après sa mort, comme un
bon médecin, à toutes les angoisses des hommes. De tous les points de la
France on accourait en Dauphiné. Quand éclatèrent les grandes pestes, des
vœux y amenèrent des pèlerins de toute l'Europe. On y vit Charles IV, empereur
d'Allemagne, et plus tard l'empereur Sigisnaond. Jean Galéas, ckic de Milan,
fonda une messe dans l'église de Saint-Antoine et y envoya de précieux reli-
quaires. Plusieurs de nos rois y vinrent ; on pense bien que Louis XI ne manqua
pas d'aller rendre ses devoirs à un saint qui faisait reculer la mort\ Car, dès
le xiv*^ siècle, les privilèges de saint Antoine s étendirent : ce ne fut pas seulement
du mal des ardents qu'il guérit, ce fut de toutes les maladies contagieuses. Mais
ce saint secourable était en même temps un saint terrible ; ce n'est qu'en trem-
blant que l'on regardait ses images. Ce grand vieillard au regard sévère, qui avait
des flammes sous les pieds, était le maître du feu. Malheur au parjure qui l'avait
trompé, à l'esprit fort qui avait osé douter de sa puissance ; il était réduit en
cendres. A Saint-Antoine de Viennois on montrait les os calcinés de ceux qui
l'avaient offensé". Au temps de la Réforme, il avait brûlé, disait-on, trois soldats
qui avaient osé porter la main sur sa statue ; on avait vu des flammes leur sortir
par la bouche ^
Saint Sébastien, saint Adrien, saint Antoine, ces trois saints très antiques
avaient acquis assez tard le privilège de défendre contre les maladies contagieuses.
Mais voici le dernier-né de ces puissants protecteurs et le plus grand de tous, saint
Roch. Il vécut au xiv° siècle, au temps môme où commencèrent les grandes épidé-
mies. Celui-là fut un vrai saint, un saint comme on les aime en France, non pas un
contemplateur, mais un homme d'action. Il naquit à Montpellier, qui ajipar tenait
alors au roi de Majorque. Lorsqu'il eut l'âge d'homme, il entreprit un pèlerinage à
Rome. Il s'acheminait par la vieille route de la Toscane, celle-là même que suivaient
encore les diligences au commencement du xix' siècle, quand, à Acquapendente,
il rencontra la peste. Au lieu de s'enfuir, comme eût fait un autre, il s'arrêta et
soigna les malades. Quand le fléau eut diminué, il était sur le point de se
mettre en route pour Rome, lorsqu'il apprit que la peste venait d'éclater à
* Dijon, L'éfjUse abbatiale de Saint-Antoine en Dauphiné, Paris, 1902, 111-4".
- Mémoires de la Soc. archéol. de l'Aube : t. I, p. i5o, et Aymar Falco, Hisioriœ Antonianae, Lyon, i534-
■* Histoire miraculeuse de trois soldats, Paris 1576, in-ia. On disait que ce miracle avait eu lieu près do Ciiàtillon-
sur-Seine. ^ oir aussi ce que raconte Sauvai, AntiijuiU's de Paris, t. I, p. til.
LES ASPECTS NOUVEAUX' DU CULTE DES SAINTS 197
Gésène. Il y alla tout droit. Puis, suivant l'épidémie à la trace, il se rendit à Rimini
et enfin à Rome. La ville sainte était alors sublime de désolation : veuve des
papes, à moitié vide, silencieuse, ravagée par la maladie, elle n'était plus qu'un
grand tombeau. Saint Roch y resta trois ans. Quand il repartit pour la France,
la peste avait gagné lltalie du Nord; il vint l'y rejoindre. Il soignait les pes-
tiférés de Plaisance, lorsqu'il fut lui-même atteint de la maladie qu'il bravait
depuis quatre ans ; il alla se cacher dans un bois et attendit la mort avec tran-
quillité. La légende ici se mêle à l'histoire, légende touchante où le moyen âge
mit de son cœur. Dans ces tristes siècles, oh la réalité est si sombre, l'homme
si dur, c'est l'animal qui a pitié : une biche nourrit Geneviève de Brabant, un
chien apporte tous les jours un pain à saint Roch. C'est ainsi qu'il put vivre,
guérir et rentrer en France. A Montpellier, personne ne voulut reconnaître ce
pèlerin décharné qui ressemblait à un mendiant; on le soupçonna d être venu
pour espionner et on le jeta en prison. Il y resta cinq ans. Un matin le geôlier
le trouva mort, mais il vit que le cachot était éclairé d'une étrange lueur. Ainsi
mourut ce jeune homme de ti'ente-deux ans, sans enfants, sans œuvre, sans
fortune, renié des siens, et qui n'avait rien su faire dans la vie que se dévouer.
Quand les hommes entendirent raconter cette histoire, ils devinrent pensifs. On
crut que Dieu avait voulu donner à son serviteur une récompense en ce monde.
On raconta donc qu'on avait trouvé dans sa prison une tablette apportée par un
ange; on y lisait que cet homme était un saint et que Dieu guérirait de la peste
tous ceux C[ui linvoqueraient en son nom.
Le culte de saint Roch, déjà répandu au xiv" siècle, devint européen au xv^
En i/ii/i, les évêques réunis à Gonstance, pour faire cesser la peste qui désolait
la ville, firent une procession en l'honneur de saint Roch; dès lors, on le voit
invoqué dans tous les pays. Il inspirait une telle confiance en Italie, que les
Vénitiens volèrent ses reliques à Montpellier. Ils bâtirent pour les recevoir la
magnifique église de San Rocco, et cette fameuse Scuola que décora ïintoret*.
Quant à la France, elle rendit à saint Roch un culte passionné. A partir
du xvf siècle, les grandes épidémies firent naître des confréries de saint Roch
jusque dans les plus petits villages : dans le seul Bourbonnais, on comptait cent
quatorze paroisses qui honoraient saint Roch dune dévotion particulière". Sa
1 Les reliques de saint Rocii furent volées en i^S5. En i856, Venise a rendu à Montpellier la moitié du corps
de saint Roch. Voir l'Histoire de saint Roch de l'abbé Recluz, Montpellier, i858. in-S".
- Abbé Moret, Manuel de la confrérie de saint Roch, Moulins, 1899.
i()8 L'ART RELIGIEUX
puissance s'étendait aux animaux : le jour de sa fête, le i6 août, on bénissait
des herbes, la menthe, le pouliot, la roquette, qui, mêlées à la nourriture du bétail,
le préservaient des maladies contagieuses.
Ces quatre saints, saint Sébastien, saint Adrien, saint Antoine et saint Roch,
étaient invoqués tourà tour au moment du danger. En i/iao, la ville de Nevers offre
à saint Antoine un cierge de cent livres; en i455, c'est dans la chapelle de saint
Sébastien, à la cathédrale, qu'elle fait brûler des torches'. En 1/197, ^^ ^^^^^ ^^
Chalon-sur-Saône, qui depuis six ans souffre de la peste, décide, pour désarmer
la colère de Dieu, de faire jouer le Mystère de saint Sébastien^. Abbeville
représente, en i/i58, « le jeu de monsieur saint Adrien », en ili()S « la vie de
monsieur saint Roch ». Souvent, à la suite de ces représentations, les spectateurs
formaient des associations pieuses qui perpétuaient le culte des défenseurs de la
cité contre les épidémies ^ Les confréries vouées à un et souvent à plusieurs de
ces saints protecteurs abondaient.
On s'explique sans peine maintenant pourquoi tant d'œuvres d'art ont été
consacrées à nos quatre saints ; les particuliers et les confréries offraient à l'envi
aux églises, statues, vitraux, retables. Je ne parle pas des mille petites images
de piété que la gravure multipliait : on les achetait comme des talismans. Une
image de saint Sébastien, accompagnée d'une certaine prière, si on la portait
toujours avec soi, devenait un sûr préservatif contre la peste*.
Le type des quatre saints qui nous occupent se fixa dans le cours du
xv" siècle.
Saint Sébastien fut représenté nu, attaché au poteau et criblé de flèches. 11
fut pour les artistes de la fin du moyen âge le martyr par excellence. Ils n'es-
sayèrent même pas de le concevoir autrement : nul effort pour lui prêter un
caractère, pour exprimer son être moral ; le supplice fut sa raison d'être. Les
artistes, d'ailleurs, ne furent pas libres de le représenter à leur guise; les patro-
' Cf. Abbé Crosnier, Hagiologie Nivernaise, Nevers, i858.
'■^ Petit de Julleville, Les Mystères, t. I, p. 346. Le texte de la débbcration mérite d'être cité : « Attendu que
depuis six ans en ça la dicte ville n'a esté exempte de la maladie contagieuse appelée peste, les habitants de la dicte
ville en l'honneur de Dieu et de Monsieur saint Sébastien, intercesseur d'icelle maladie, et afin qu'il plaise à Dieu
le créateur retirer sa main, et les diclz habitants puissent d'huy en arrière estrc préservez de la dicte maladie, [dé-
cident] que l'on metti-a sus le jeu et mistèredu glorieux ami de Dieu, monsieur saint Sébastien. »
^ C'est ce qui arriva à Laval en i530, après une représentation du Mystère de saint Sébastien, qui dura sept jours :
Piolin, Le théâtre chrétien dans le Maine, 1891, p. l38.
* Voir le curieux recueil de gravures publié par Paul Heitz et VV. Schreiber sous le titre de Pestblalter des
XV lahrhiinderts, Strasbourg, iQOi, in-fol.
LES ASPECTS NOUVEAUX. DU CULTE DES SAINTS 199
nages qui avaient été assignés h saint Sébastien déterminèrent son type. A ces
flèches qui le criblaient, le peuple reconnaissait le patron des archers et sans
doute le céleste médecin qui guérit de la peste.
Saint Adrien apparut sous l'aspect d'un jeune chevalier de la plus lièremine;
souvent il s'appuie sur l'enclume de son supplice, et, près de lui, un lion est
couché. Ce lion mystérieux est-il le symbole de la force d'âme du héros, ou bien
n'est-il qu'un animal héraldique emprunte au
blason flamand ? Ne rappelle-t-il pas tout sim-
plement cjue l'abbaye de Grammont est en
Flandre? Voilà ce qu'on n'a pas encore réussi à
découvrir'.
L'image de saint Antoine se chargea de naïls
détails. On chercherait en vain, au xv" siècle,
l'anachorète brûlé par le soleil de la Thébaïdc, le
maigre athlète qui, la nuit, luttait avec le démon
dans les anciens tombeaux. Les artistes du moyen
âge se représentaient saint Antoine comme un
vénérable religieux de l'ordre des Antonins. Ils
lui donnèrent le froc à pèlerine, le bâton noueux,
le chapelet a gros grains (fig. 90). Un de ces porcs
que le couvent de Saint-Antoine de Viennois avait
le singulier privilège de laisser errer dans les rues
de la ville, l'accompagne". Avec sa grande barbe, '^''S 9"- — Samt Antoine.
son air grave, il aurait l'air du supérieur de m--'-'^ d- «—^ ^'Anne de Bretagne
l'ordre, si des flammes jailhsant sous ses pieds ne rappelaient son merveilleux
pouvoir^ : à ce signe le saint se révèle.
Saint Roch était pour les artistes une figure pleine de séduction : il avait la
double poésie du voyageur et du héros. Il fut admis d'abord que ce noble
jeune homme était beau. On conservait son portrait à Plaisance; il avait été
' C'est le Père Cahier qui a dit le premier {Caract. des Saints, t. II, p. 5i2) que le lion était emprunté au bla-
son de la Flandre. Je crois que c'est là la vérité. Les abbayes publiaient souvent des gravures représentant leurs
saints accompagnés du blason du monastère, de la ville, ou de la province. Un graveur aura annexé le lion du
blason au sujet principal.
- J'ai expliqué cela plus longuement dans l'Art religieux du xiu^ si'ecle, p. 332.
3 La belle statue de saint Antoine qui se voit à Ocquerre (Seine-et-Marne) est un des meilleurs exemples qu'on
puisse citer.
L'ART RELIGIEUX
peint, disait-on, par un gentilhomme que l'exemple de saint Roch avait ramené
à la vertu et qui devint fameux lui-même sous le nom de saint Gothard ' . Au
xvii" siècle, le portrait de saint Roch existait encore". Il représentait un homme
de petite taille^ mais d'une physionomie douce et gracieuse ; des cheveux tom-
bant en longues boucles, une barbe un peu
rousse lui donnaient l'air d'un apôtre; ses
mains, qui soignèrent tant de malades, étaient
fines. Ce portrait n avait peut-être aucune authen-
ticité : il a pu cependant être tenu pour fidèle.
Il est remarquable, en tout cas, que les artistes
se représentent d'ordinaire saint Roch sous cet
aspect; ils lui donnent presque toujours cette
figure évangélique. Tel nous le montre la statue
de la chapelle Saint-Gilles à ïroyes (fig. 91)
ou le tableau de Jean Bellegambe conservé
à la cathédrale d'Arras. On pensait qu'à ce
degré de sublimité la charité marquait un visage
et le façonnait à la ressemblance de Jésus-
Christ, ou au moins de ses apôtres. Saint Roch
ressemble à saint Jacques ; il lui ressemble aussi
par le costume : il porte le chapeau, le manteau,
le bourdon, la panetière, tout ce qui symbolisait
alors le vovaoe et l'aventure, les oraoes et le
grand soleil. A Troyes, deux clefs gravées sur
sa pèlerine rappellent qu'il se rendait au seuil
du prince des apôtres.
Plusieurs particularités empêchent qu'on
ne le confonde avec saint Jacques. Une de ses jambes est nue et laisse voir
une plaie, pour faire entendre qu'il fut atteint, lui aussi, de la peste. Chose
curieuse, cette plaie a presque toujours la forme d'une blessure profonde ; on
dirait que la flèche qui l'a faite vient à peine d'en être retirée. La peste restait
donc toujours, pour 1 imagination populaire, un trait lancé par la main de
Fig. 91. — Saint Roch el l'ange.
Groupe de la chapelle Saint-Gilles, Troyes.
' Il avait fait pénitence plus tard dans les solitudes sauvages de la montagne qui prit son nom.
^ L'abbé Recluz, op. cit., p. ii5, a publié une description latine de ce portrait. Elle est des premières années
du xvii"= siècle.
LES ASPECTS NOUVEAUX DU CULTE DES SAINTS
Dieu'. Un ange s'approche de saint Roch et touche cette plaie d'une main délicate ;
il en rapproche les bords ou la frotte doucementavec un céleste onguent : c'est l'ange
qui, suivant la légende, fut envoyé par Dieu pour le guérir. Enfin le bon chien se
tient à ses côtés et porte par-
fois un pain dans sa gueule ".
Les œuvres d'art consa-
crées aux saints qui guéris-
sent de la peste oll'rent cette
particularité de les repré-
senter généralement réunis.
On jugeait qu'en groupe ils
avaient plus de puissance 1
auprès de Dieu. Il est rare
cependant de les rencontrer
tous les quatre à la fois. Je
ne les vois ainsi rassemblés
que dans un vitrail de Saint-
Léger-lez-Troyes, qui porte
la date de i525. On n'en
verra pas d'ordinaire plus de
trois ensemble. C'est tantôt
saint Antoine, saint Sébas-
tien et saint Roch, comme
à Saint-Riquier (fig. 92)^;
tantôt saint Adrien, saint Sé-
bastien et saint Roch, comme aux voussures du portail de Caudebec, ou au vitrail
de Saint-André-lez-Troyes ; tantôt saint "Adrien, saint Sébastien et saint Antoine,
comme au tombeau de Raoul de Lannoy, à Folleville (Somme) \
^ Une vie de saint Roch, ajoutée après coup à la Légende Dorée, dit même expressément (( qu'il eut la cuisse
percée d'une flèche», ce qui est très remarquable.
- Ce chien était tellement inséparable de saint Roch qu'on a dû être amené à l'appeler « un roquet ». C'est là,
je crois, la véritable explication de ce mot dontLitlré, aussi bien que Darmesteter, Hatzfeld et Thomas disent ne pas
connaître l'étymologie. Quand Victor Hugo écrivait : « Saint Roch et son chien saint roquet » (^Les chansons des
rues et des bois : Chelles), il ne croyait sans doute pas si bien dire.
* A l'intérieur de l'église, dans le transept méridional.
^ La présence de ces trois saints auprès d'un tombeau ne peut guère s'expliquer que par un vœu fait en temps
d'épidémie par Raoul de Lannoy.
MALE. — T. II. 26
Fig. 93
Saint^Antoine, saint Sébastien, "saint Roch.
Eglise de Saint-Riquier (Somme).
ao2 L'ART RELIGIEUX
Plus souAent encore les saints protecteurs forment un couple : saint
Sébastien est réuni avec saint Roch', ou saint Roch avec saint Antoine ^
Voilà les saints auxquels le moyen âge finissant a donné toute sa confiance.
Ce sont eux que les confréries honoraient de préférence, eux dont les artistes
reproduisaient le plus souvent l'image. Il en est peu qui aient été priés avec plus de
ferveur : combien de générations n'ont-ils pas rassurées contre la peur de la
mort subite, de la terrible miort païenne qu'aucune consolation n'accompagne\
Il ne faudrait pourtant pas croire que les derniers siècles du moyen âge
n'aient honoré les saints qu en proportion des services qu'ils en attendaient. On
n'oublia pas plus, auxv^ siècle qu'au xuf, que les saints sont d'abord des modèles;
ce sont de nobles exemplaires sur lesquels les hommes doivent se façonner. De
vieux saints, morts depuis des siècles, travaillent encore au progrès moral de
Ihumanité; leurs vertus gardent toute leur force d'attraction. Voilà les pensées
qui guidèrent souvent les confréries dans le choix de leurs patrons.
Les corporations de métiers surent parfois choisir un saint qui pût être, non
seulement un protecteur, uiais encore un exemple. Saint Gosme et saint Damien,
qui exerçaient leur art pour l'amour de Dieu et ne demandaient jamais rien à
leurs malades, n'étaient pas pour les médecins de mauvais modèles. Saint Yves,
qui mettait son éloquence au service des pauvres, pouvait servir de patron aux
avocats. SaintEloi, l'artiste sans reproche, méritait d'être adopté par les orfèvres.
Il est curieux de voiries efforts que faisaient les corporations pour mettre le
saint en rapport avec le métier qu'il protégeait : elles inventaient des légendes. Il
était impossible, par exemple, d'expliquer pourquoi saint Honoré, évêque d'Amiens,
était le patron des boulangers : on imagina qu'il l'avait été lui-même au temps
de sa jeunesse ; des oeuvres d art accréditèrent ce conte qui rendait saint Ho-
noré plus cher à la corporation*. Saint Éloi avait été orfèvre, mais 1 histoire ne
disait pas qu'il eût été maréchal- ferrant. Les maréchaux pourtant, qui l'avaient pour .
patron, voulaient à tout prix que saint Eloi eût été un des leurs; c est pourquoi
ils accueillirent avec empressement un récit fameux que les compagnons
' Vitrail de Triel (Scine-ct-Oise), de Clavilic (Eure).
- Pannea,u peint de l'église de Langeac (Haute-Loire); clef de voûte de l'église de Poix (Somme); triptyque
de Bellcgambe à la cathédrale d'Arras.
^ Aux six noms de saint Christophe, sainte Barbe, saint Sébastien, saint Antoine, saint Adrien, saint Roch, qui
protégeaient contre la mort subite, il faudrait ajouter celui de sainte Marguerite. Les femmes l'invoquaient pour
ne pas mourir en couches.
* Vitrail de l'église Saint-Oucn de Pont-Audenier, donné par les boulangers.
LES ASPECTS NOUVEAUX DU CULTE DES SAINTS
ao3
portaient de village en village. On racontait donc que saint Éloi était jadis un ma-
réchal-ferrant renommé, mais trop fier de ses talents. Un jour, un ouvrier qui
faisait son tour de France vint lui demander du travail; Eloi pour juger de son
savoir-faire, l'invite k ferrer un cheval qu'on venait justement de lui amener. Le
nouveau venu soulève le pied du cheval, le coupe, le ferre commodément sur
l'enclume et le remet en place avec tranquillité. Un
maître comme Eloi ne s'étonne pas pour si peu : au
premier cheval qui se présente, lui aussi il coupe le
pied; mais, une fois ferré, le pied ne se laisse plus
remettre. Grand embarras d'Eloi. Le mystérieux
compagnon sourit, répare le mal, et tout d'un coup
transfiguré, apparaît sous son véritable aspect. C'est
Jésus-Christ en personne, revenu sur la terre pour
rappeler a Eloi que les plus grands artistes ont le
devoir d'être modestes, car qu est-ce que leur art
aux yeux de celui qui a le secret de la vie? — Cette
jolie historiette a été souvent peinte. Les vitraux de
la Champagne nous l'offrent plusieurs fois ; on la
voit notamment à l'une des fenêtres de l'église de
Creney dans TAube. Ce naïf désir des maréchaux de
s'annexer saint Eloi a multiplié les œuvres d'art où
cette anecdote ligure.
On tenait donc k ce que le saint patron pût être
réellement un modèle. Ce désir se marque tout
particulièrement dans les choix que font les confré-
ries pieuses. Elles étaient, nous l'avons dit, beaucoup plus libres que les corpora-
tions ouvrières de se vouer au saint qui leur plaisait; elles n'avaient pas, comme
elles, k chercher des analogies plus ou moins heureuses, ou k tenir compte des
anciennes traditions. Aussi, quand elles ne se vouent pas, comme elles faisaient
si souvent, aux saints qui protègent contre la mort subite ou contre la peste,
quand elles n adoptent pas le grand faiseur de miracles, saint Nicolas' choi-
sissent-elles des saints dont la vie puisse être un exemple. Les charités nor-
ij3. — Sainte Anne et la \ ierge.
Cathédrale de iiordeaui.
' Nous avons déjà parlé ailleurs de saint Nicolas (L'art rclujwux du XII I<^ s., p. 872). Rappelons seulement qu'ils
a été le saint le plus populaire du moyen âge, qu'une foule de conl'réries le reconnaissaient pour patron, et que les
œuvres d'art qui lui sont consacrées sont encore plus nombreuses au xV^ et au xvi'-' siècle qu'au xiu".
20lx
L'ART RELIGIEUX
mandes ont souvent pour patron saint Martin, le jeune soldat qui donna la
moitié de son manteau au pauvre : il était difficile de mieux choisir. Dans beau-
coup d'églises, il existait des confréries de jeunes filles. Elles étaient presque
toutes sous le patronage de sainte Catherine*. Or, sainte Catherine était pour
les jeunes filles une patronne bien séduisante, car
elle n'était pas seulement très sage, elle était encore,
s'il faut en croire la légende, d une éblouissante
beauté. Etre belle était donc une façon d imiter
sainte Catherine; dans cette confrérie-là au moins
la beauté était tenue pour une vertu. Sainte
Catherine consolait aussi la pauvre fille qui se
fanait; car elle n'avait point, elle, si charmante,
désiré les amours de la terre, elle avait voulu
seulement être c une perle dans la couronne de
Jésus-Christ ' ». Aussi, le 2 5 novembre, l'aînée de
la confrérie offrait-elle à la statue de la sainte un
beau voile de dentelles. Elle avait le privilège de
le lui attacher sur la tête ; c'est ce qu'on appelait
(( coiffer sainte Catherine ^ » . Une foule de nos
Fig. 94. — L'édncalion de la ^ iergc
par sainte Anne.
Miniature des Heures d'Anne de Brelngne
jolies saintes Catherine du xv° et du xvi° siècle
ont été des statues de confréries : elles ressemblent
aux jeunes filles d'autrefois qui prièrent devant
elles.
Les mères de famille avaient aussi leurs confréries ; elles choisissaient pres-
que toujours, comme patronne, sainte Anne'^. Choix ingénieux. Sainte Anne,
mère de la Vierge, avait formé la plus parfaite d'entre les filles des hommes.
Comment, se dennandait-on , avait-elle fait ce chef-d'œuvre? En ne jugeant rien
au-dessous d'elle, en ne dédaignant pas d'apprendre elle-même l'a, b, c à sa
' Les confréries de jeunes filles étaient parfois sous le patronage de sainte Ursule et des onze mille Vierges,
c'est pourquoi on trouve quelquefois dans nos églises la statue de sainte Ursule protégeant ses compagnes sous son
manteau (à Saint-Micliel de Bordeaux, par exemple).
- Mone, Lateinische Hymnen des Mittclalters, i855, t. III, p. 212.
^ Sur cet usage, voir Corblet, Hagiographie du diocèse d'Amiens, t. IV. p. 199. Dans le seul diocèse d'Amiens deux
cents églises avaient encore, il n'y a pas longtemps, des statues de sainte Catherine. Il faut ajouter que sainle
Catherine était la patronne de certaines corporations, par exemple de celle des charrons (à cause de la roue de son
supplice).
■''• Rancc de GuiscuI,op. cil., p. 56.
LES ASPECTS NOUVEAUX DU CULTE DES SAINTS 2o5
fille pour qu'elle pût un jour méditer la parole de Dieu. Ainsi prit naissance un
des sujets les plus chers aux artistes de la fin du moyen âge, l'Education de la
Vierge. L'enfant épelle du bout du doigt dans le livre que lui présente sainte
Anne. Personne n'a su donner à ce groupe plus de noblesse que Bourdichon
(fîg. 9/1). Vêtue à la mode sévère qu'avaient adoptée les femmes âgées, au temps
de Louis Xn, sainte Anne est assise sur un trône; elle incarne la majesté de la
famille; et la jeune Vierge, modeste, sérieuse, attentive, semble une image de
la docilité. On ne peut douter que les confréries de mères de famille n'aient sin-
gulièrement contribué à multiplier ces images. Au xvn" siècle, il existait encore
des associations pieuses de mères de famille; or les gravures de ces confréries
représentent toujours sainte Anne faisant l'éducation de la Vierge'.
VI
Certains saints ont été, on le voit, l'objet d'une vénération toute particulière.
Mais qu'est-ce que ce culte, si fervent qu'il ait pu être, auprès de l'amour
qu'inspira la Vierge ?
Nous voici au cœur même de notre sujet. La Vierge dont nous avons à
parler ici n'est pas la mère qui porte lenfant sur ses genoux ou qui s'évanouit
au pied de la croix, c'est « la reine du ciel », celle qui est assise plus haut
que tous les saints. Elle est maintenant au-dessus de l'histoire et du temps, mais
du fond de son éternité bienheureuse elle ne laisse pas d aimer les hommes.
Cette Vierge du ciel, qui protège et qui sauve, et dont la pure beauté attire et
soulève l'humanité, voilà la pensée que le moyen âge a couvée pendant des
siècles .
Il lui accorde d'abord la puissance. Les pouvoirs épars chez les saints sont
réunis en elle; elle est si près de Dieu que Dieu ne lui refuse rien; c'est par
elle que passent toutes ses grâces.
La liturgie a bien souvent exprimé ces idées, auxquelles l'art du moyen âge
finissant, avec son aimable naïveté, a essayé de donner une forme.
Une prière fameuse, celle des quinze joies de Notre-Dame, célébrant sa douce
influence, l'appelle « la fontaine de tous biens ». Or, un vitrail du xvi' siècle la
' Voir les imagos do confréries conservées au cabinet des Estampes, Re i3. f" 11, i5, 17.
2o6 L'ART RELIGIEUX
représentait justement au sommet d'une fontaine à triple vasque, dont les belles
eaux faisaient fleurir un verger'.
Aux messes de la \ierge, on récitait une antienne où elle était invoquée
comme la protectrice universelle : « Sainte Marie, disait-on, secours les misérables,
fortifie les faibles, console ceux qui pleurent, prie pour le peuple, protège les
clercs, intercède pour les femmes". » Cette vaste invocation qui mettait l'huma-
nité entière sous la protection de la Vierge reçut également une forme artistique.
Les fenêtres du chœur de l'église de la Couture, à Bernay, sont ornées de grands
vitraux où se déroule toute l'antienne à la Vierge. Elle apparaît, au milieu, cou-
ronnée par le Père et par le Fils ; on la prendrait pour la troisième personne de
la Trinité. A sa droite et k sa gauche, le monde est agenouillé : voici le peuple
chrétien, voici la hiérarchie du clergé, pape, cardinaux, évêques, moines, voici
ceux qui pleurent, et voici, tout au bout, ceux qui n'ont rien ici-bas que leur
écuelle et leur besace. Tous, les mains jointes, ont les yeux levés vers celle qui
peut tout \ Dans l'église de Couches, un vitrail d'une date un peu postérieure
représente une scène analogue qu'expliquent les paroles de lantienne inscrites
auprès des personnages.
Le défaut d un pareil motif était peut-être de n'être pas assez frappant; pour
qu'il fût parfaitement compris, une inscription était nécessaire. Aussi voit-on
les artistes préférer à ce thème liturgique une image infiniment plus claire. On
rencontre assez souvent, au xv'' siècle, des peintures ou des bas-reliefs qui repré-
sentent la Vierge abritant les fidèles sous son manteau; c'est ce que d'anciens
documents appellent : «Notre Dame de Consolation' ». Le plus simple, au premier
coup d'œil, comprenait ce geste maternel. Cette belle composition, magnifique
d'ampleur, où la Vierge semblait ouvrir sur le monde les grandes ailes de la
femme de l'Apocalypse, exprimait mieux qu'aucune autre la confiance et
l'amour". 11 semble qu'elle soit sortie de l'àme visionnaire d'un moine. Dans
' Ce vilrail qui se trouvait à l'abbaje de Fontaine-Daniel ne nous est connu que par l'aquarelle delà collection
Gaignières (Estampes Pe ig. f" 178). Il était de i54o environ.
^ « Sanctà Maria, succurre miseris, juva pusillanimes, refove llebiles, ora pro populo, interveni pro clero, inter-
cède prodevoto femineo sexu. i> Missel de Bajeiix.
^ Les paroles de l'antienne sont inscrites au bas des vitraux. L'œuvre est des premières années du xvi* siècle.
Voir Réunion des sociétés des beaux-arts desdépartem., 1900, p. i35.
^ Ballet, arch. de la cominiss. des trav. hlstor. i885, p. SgS. et Réun. des soc. des beaux-arts des déparlein., 1889,
p. 129, 170. On l'appelle aussi Vierge de Miséricorde.
■^ Il faut voir le tableau de Cliantllly, fait en collaboralion par Gharonton et Villate, une des plus belles œuvres
que le sujet ait inspirées. La Vierge, la tète un peu penchée, svelte, lus mains fines, virginale et cependant
maternelle, est une figure pleine de poésie (fig. 95).
LES ASPECTS NOUVEAUX' DU CULTE DES SAINTS
207
les premières années du xin' siècle, un cistercien raconta à son abbé qu'il avait
été ravi en extase'. Il avait vu dans le Paradis toute l'Eglise triomphante : les
prophètes, les apôtres, et à leur suite, la foule innombrable des moines. Ils
Y étaient tous, sauf les moines de Gîteaux. Inquiet, il osa s adresser à la mère
de Dieu, et lui demander pourquoi il n'y avait pas de cisterciens dans le ciel.
Alors la Vierge, ouvrant les bras, lui montra les moines de Gîteaux cachés sous
{■ luxm ;r.ir,u u y y ./ /, .;
Fig. 90. — La ^ icrgc au manteau.
Tableau d'Enguerrand Charonton et Pierre Villafe. Clianlilly.
les plis de son vaste manteau; elle les voulait là parce qu elle les aimait plus que
tous les autres.
L ordre fit bon accueil à cette révélation. Au xn" siècle, les sceaux des ab-
bayes cisterciennes furent décorés dune image de la Vierge ouvrant son manteau
pour laisser voir les moines agenouillés à ses pieds". G'est probablement par
les monastères de l'ordre de Giteaux que ce motif nouveau se répandit dans le
monde chrétien \
' Le récit se trouve dans Césaire d'Heistcrbach, Dialo(jus mlraculoramWl, 58. Sur les origines et le développe-
ment de ce type de la \ierge, il faut voir l'excellent article de Léon Silvy, ce jeune érudit si bien doué qui vient
de mourir à vingt-cinq ans [L'origine de la Viercjc de Miséricorde dans la Gazelle des Beaux-Arts de igoS); le tra-
vail de E. Krebs, Sondcrabdruck ans den Freibiircjer Miinslerblâttern, i^' année, i^'' cahier, et enfin la remarquable
thèse de doctorat de M. Paul Perdrizet, Ln ] ierqe de Miséricorde, Paris, igo8, où la question est étudiée sous tous
ses aspects. On y trouvera un catalogue des monuments cjui devra être complété pour la France.
'- Sceau de l'abbaye cistercienne de Fécanip (iSSa) et des définiteurs de Citeaux (xiv* et xv" siècles).
* Je dis probablement, car cette diffusion du type par l'intermédiaire des moines de Citeaux, si vraisemblable
qu'elle soit, ne me paraît pas encore définitivement prouvée. Les pUis anciennes Vierges au manteau d'origine cis-
tercienne (sceaux cités ci-dessvis) ne sont que du xn" siècle. Or, dès le milieu du xiii» siècle, la confrérie romaine
2o8 L'ART RELIGIEUX
La légende parut si belle que d'autres ordres essayèrent de l'enlever aux
cisterciens. Les dominicains voulurent faire croire que c'était saint Dominique
lui-même qui avait été favorisé de cette vision. Des œuvres d'art consacrèrent
cette tradition nouvelle, de sorte qu'à la fin du x\^ siècle, les cisterciens crurent
devoir rappeler leurs droits de priorité'.
Mais l'image de la Vierge au manteau ne devint vraiment intéressante que le
jour où cisterciens et dominicains furent dépossédés au profit de la chrétienté
tout entière; désormais elle n'exprima plus le rêve un peu égoïste d'un ordre,
mais l'espoir de tous les fidèles.
Il est impossible de dire k quelle époque précise et en quel pays les moines
agenouillés sous le manteau de la Vierge furent remplacés par l'Eglise mili-
tante avec sa double hiérarchie dont l'une commence au pape et l'autre à
l'empereur; trop d'œuvres ont disparu. Ce qui est certain, c'est qu'au début
du xv'^ siècle la métamorphose était accomplie ^ Cette belle image, élaborée par
deux siècles, finit donc par exprimer, et avec une clarté admirable, la confiance
de tous les hommes en la puissance auxiliatrice de la Vierge.
Mais il y eut des cas où l'image de « Notre-Dame de Consolation » prit
une signification particulière. Souvent ce que les fidèles viennent chercher sous
le manteau de la Vierge, c'est une protection contre le plus terrible des fléaux,
contre la peste. Qu'on étudie par exemple le fameux tableau du Musée du Puy :
on remarquera, au-dessus du manteau protecteur de la Vierge, plusieurs saints,
parmi lesquels on distingue saint Sébastien et très probablement saint Roch^
Après ce que nous avons dit des vertus que le moyen âge leur attribuait, le
doute ne paraîtra guère possible; il est presque certain que le tableau du Puy,
des Recommandati faisait représenter ses membres agenouillés sous le manteau de la Vierge (Perdrizet, op. laud.
p. 64). Dès le xiii° siècle aussi on représentait sur une châsse de la cathédrale d'Albi, sainte Ursule abritant des saintes
sous son manteau. De sorte que, tant qu'on n'aura pas trouvé d'images cisterciennes de la Vierge au manteau
remontant au xni° siècle, la preuve ne sera pas faite. On pourra même se demander si le type de la Vierge au man-
teau ne préexistait pas à la vision du moine cistercien.
1 Dans les Collecta de Jean de Cirey, Dijon, i^gi- Â.u commencement du xvi° siècle, tous les chefs d'ordres
figurent sous le manteau de la Vierge. Voir la gravure qui ouvre le livre intitule : Corona nova bealse Mariœ, i5i2.
- En France, le plus ancien exemple de la nouvelle conception est le tableau du Puy, qu'il faut placer aux envi-
rons de i4io. La Vierge au manteau peinte à fresque dans la chapelle de Saint-Ceneri (Orne) est antérieure. La
présence des armoiries du pape Urbain V lui assigne une date qui flotte de i362 à 1372. Mais les personnages
agenouillés aux pieds de la Vierge forment une foule indistincte oià on ne distingue pas encore les deux hiérarchies.
(Voir une reproduction dans la Normandie Monumentale, Orne, t. i", p. 7a). La Vierge de Saint-Ceneri est pro-
bablement vnie simple imitation d'un dessin du Spéculum humancc sahxitlonis. Ce recueil célèbre a contribué pour
sa pari à répandre le tvpc de la ^ iergc au manteau.
.^ Voir P. Perdrizet, Congrès arcltéolog. (LXXI'' session igoô, p. 58l).
LES ASPECTS NOUVEAUX' DU CULTE DES SAI|NTS 209
peint aux environs de i/iio, rappelle le souvenir d'une des grandes épidémies
du temps.
Beaucoup de tableaux ou de bas-reliefs, qui représentent la Vierge au man-
teau, ont dû naître de vœux faits en temps de peste par des confréries ou des
villes. Les exemples que nous offre l'Italie sont aussi convaincants qu'on peut le
désirer. On connaît le retable de Montone (1/182) : la Vierge abrite sous ses bras
écartés la ville et ses habitants ; c'est en vain qu'au-dessus d'elle Dieu lance
les flèches de la peste, elles se brisent sur son manteau ; la Mort qui s'appro-
chait de la ville avec sa faux est obligée de s'enfuir*. Quoique moins typiques,
nos œuvres d'art françaises exprimèrent sans doute souvent la même pensée.
Quand on lit la Messe contre la peste, dans nos missels du xv*^ et du xvi*^ siècles,
on est frappé de voir que la Vierge y apparaît comme un intercesseur entre les
hommes et « la colère de Dieu" » : on dirait que la liturgie se souvient de
l'image de la Vierge au manteau \
La Vierge est donc toujours, au xv" siècle, comime au xm°, celle qui désarme
la colère de Dieu. Ses miracles restent le cher entretien et la consolation des
fidèles. Des manuscrits, dont quelques-uns sont admirablement illustrés, en
transmettent le récit * ; de petites gravures sur bois en rappellent parfois le sou-
venir dans les marges des livres d'Heures \ Mais, chose curieuse, le grand art,
fidèle aux traditions du xm" siècle, ne les accueillit pas. Dans nos églises, une
seule légende resta en possession, jusqu'au milieu du xvf siècle, d'exprimier la
toute-puissance de la Vierge : ce fut, comme jadis, le fameux miracle de Théo-
phile \ D'où vient cette singulière faveur ? J'ai dit ailleurs que la liturgie avait
adopté le miracle de Théophile et qu'un passage de l'Office de la Vierge en
commémorait le souvenir. L'étude des missels du xv' et du xvi° siècles me per-
met d affirmer que le passage continua k être récité au moins jusqu'au Concile
' Des images populaires, fort analogues, se Irouvenl clans le recueil public par Heitz el Sclireiber, sous le litre
de PestblciUer.
- Voir par exemple le Missel de Chartres, Paris Kervcr, 1029 : u Exaudi nos, Deus salutaris nosler, et, inlerce-
dente beata Dei génitrice Maria, popukmi tuum ab iracundiae tuœ tcrroribus libéra. » C'est la messe composée par
Clément M pendant la peste de i3^8.
^ Les images de sainte Ursule et de quelques autres saints accueillant les fidèles sous leur manteau ne sont que
des imitations de la Vierge de consolation.
* B. N. Franc. 9198 et 9199, volumes qui ont appartenu à Philippe le Bon, duc de Bourgogne.
•' Heures de la Vierge de i5o5, Tliielman Kerver.
'■ Nous ne reviendrons pas sur cette légende que nous avons déjà étudiée, L'Art religieux du xin« siècle, p. 297 et
suiv.
M.VLli. T. H. 27
L'ART RELIGIEUX
de Trente. Rien d'étonnant donc à ce que les chanoines ou les fidèles aient fait
encore représenter la vieille légende par les peintres verriers au temps de Fran-
çois F'. On ne doutera guère de cette influence persistante de la liturgie, quand
on saura qu'un vitrail de Saint-Nizier de Troyes, consacré k la légende de
Fig. 96. — Le miracle de Théophile.
Vitrail de l'église du Grand-Andely (Eure).
Théophile, laisse encore lire cette inscription : « Theophilum reformans gratia3 »
— qui est le verset même qu on récitait à l'Office de la Vierge.
Mais la popularité de l'histoire de Théophile tient encore à une autre cause.
Ce récit dramatique, cette lutte intérieure 011 le bien et le mal sont symbolisés
par la Vierge et par Satan, était un sujet intimement apparenté au génie du
moyen âge. Il tentait sans cesse les auteurs de Mystères. On l'avait joué au
xni° et au xiv" siècle ; on le joua au xvi°. Une représentation en fut donnée en
i533 à Limoges, une autre en iSSg au Mans '; il est probable que la pièce fut
alors colportée par toute la France. Or, il se trouve que tous les vitraux con-
, ' Petit de Julleville, Les Mystères, l. II, p. i85.
LES ASPECTS NOUVEAUX DU CULTE DES SAINTS 211
sacrés à la légende de Théophile sont, ou paraissent être, de i53o à i5/io'.
Ajoutons que quelques-uns de ces vitraux présentent une particularité curieuse :
Pour faire entendre que Théophile est devenu la proie de l'enfer, l'artiste l'a
représenté lié par une corde dont le diable tient le bout. Il en est ainsi à Mon-
tangon dans l'Aube et au Grand-Andely, dans l'Eure. Les deux verrières sont
trop différentes de style pour qu'on puisse parler d'une pratique d'école ; elles ne
sont certainement pas du même atelier. Il n'y a qu'un moyen d'expliquer cette
ressemblance, c'est de supposer que Théophile apparaissait sur le théâtre tenu
en laisse par Satan; rien n'est plus vraisemblable.
C'est ainsi que la vieille légende, qui n'avait jamais cessé d'être populaire,
entra de nouveau dans l'art au wi" siècle. La plus belle œuvre qu'elle ait ins-
pirée est le vitrail du Grand-Andely (fig. 96) : la Vierge tient, à distance le monstre
au groin de porc, aux yeux de braise; il a beau faire, il faudra qu'il laisse
tomber de sa main ce grimoire en caractères hébraïques que Théophile a jadis
signé de son sang.
Des miracles aussi merveilleux que celui de Théophile, la Vierge pouvait en
faire partout; les récits en témoignaient. Toutefois, c'était surtout dans ses
sanctuaires préférés qu'elle répandait ses grâces : les antiques pèlerinages du
Puy, de Chartres, de Notre-Dame de Boulogne étaient toujours en faveur.
Mais dans les premières années du xvi" siècle, on commiença à parler chez nous
d'une ville lointaine où la Vierge manifestait sa puissance plus qu'en aucun lieu
du monde : c'était Lorette, dans la Marche d'Ancône. Peut-être les soldats de nos
guerres d'Italie rapportèrent-ils en France, les premiers, le petit livre du pèlerin
de Lorette, dont on peut Yoir un exemplaire à la Bibliothèque Nationale". Tou-
jours est-il qu'en i5i8 les Français s'acheminaient déjà vers le sanctuaire ita-
lien ^ Le petit livre racontait au voyageur une étrange merveille. On lui disait
que le 12 mai 1291, au moment même où les Sarrasins venaient de chasser les
derniers Francs de la Terre Sainte, les anges avaient paru à Nazareth, et avaient
emporté du côté de l'occident la maison de la Vierge, la sainte maison où le
\erbe avait été conçu. Ils la déposèrent d'abord en Dalmatie, puis en Italie, au
milieu d'une forêt, à l'endroit qui plus tard s'appela Lorette. Les foules accou-
1 Vitrail de Saint-Nizier à Troyes, de Montangon (Aube), du Grand-Andely (Eure) (i54o), de Beaumont-le-
Roger (Eure) : la légende de Théophile s'y trouve associée aux noces de Cana.
2 Translalio miramlosa Ecclesiœ Virginis de Loreto, 1607, in-S". B. N. Réserve D. Sg^S.
^ Voyaye de Jacques Le Saige de Douai, publié par H. R. Duthillceul, Douai, i852, in-4».
212 L'ART RELIGIEUX
rurent pour voir cette maison de brique qui reposait sur la terre sans fonda-
tions. Ce grand concours de peuple dans un lieu désert fut l'occasion de tant
de vols k main armée et d'assassinats, que les anges emportèrent de nouveau la
maison. Ils la mirent sur une montagne voisine. Là, habitaient deux frères que
l'afflux des curieux enrichit soudain. La fortune les rendit plus avides encore;
c'était entre eux des querelles et des violences sans fin, si bien que les anges,
pour la troisième fois, enlevèrent la maison. Ils la transportèrent de nouveau à
Lorette, mais cette fois ils l'établirent près du grand chemin, à l'endroit où on
la voit aujourd'hui. Des révélations apprirent bientôt à un habitant du pavs et
à un saint ermite, nommé frère Paul, que cette maison mystérieuse n'était rien
moins que la maison de la Vierge.
Il semble bien prouvé aujourd'hui que cette légende, destinée à tant de
célébrité, est née seulement en i/iya; on n'en trouve aucune trace avant cette
date'. Elle paraît avoir été imaginée par Pierre cli Giorgio Tolomei, prévôt de
Teramo. Il cherchait évidemment k s'expliquer pourquoi, quand, au xv" siècle,
on avait refait 1 église de Lorette, on avait conservé avec tant de respect, au
beau milieu du sanctuaire, une vieille petite chapelle de la Vierge où on venait
en pèlerinage depuis des siècles. Il écrivit alors cette histoire qui ne trouva pas
d'incrédules. Pourquoi, pensait-on, la Vierge n'aurait-elle pas voulu consoler
ainsi les chrétiens de la perte de la Terre Sainte? Les hommes d'au delà des
Alpes étaient tout préparés k accepter un récit de ce genre : en France aussi, il
y avait des églises apj^ortées par les anges ^; et, d'ailleurs, nos belles cathédrales
gothiques ne semblaient-elles pas toutes prêtes k quitter cette triste terre et k
s'envoler dans le ciel?
On ne chercha donc pas chez nous chicane k la Vierge ; on voulut croire
les Italiens sur parole. La vogue du pèlerinage de Lorette, dès la première moitié
du xvf siècle, explique certaines œuvres d'art qui se rapportent au règne de
François I" ou de Henri IL
La plus remarquable est certainement la belle cheminée sculptée qui dé-
corait autrefois une maison particulière de Rouen et qu'on voit aujourd'hui au
Musée de Cluny(fîg. 97). Elle rappelle évidemment le souvenir d'un pèlerinage;
le petit livre du pèlerin, dont nous parlions tout k l'heure, a servi de guide k
' Chanoine Ulysse Chevalier, ISiotrc-Dame-de-Lorettc, 1906, in-8°.
- On voulait que Notre-Dame du Puy, « l'église angélique », ait été ainsi miraculeusement apportée sur son
rocher.
LES ASPECTS NOUVEAUX DU CULTE DES SATNTS
9l3
l'artiste. Les deux panneaux delà face principale représentent la maison emportée
par les anges et volant, comme un grand oiseau, au-dessus de la mer\ puis les
fidèles s'empressant autour du miraculeux sanctuaire. Quant aux bas-reliefs des
côtés, ils sont consacrés aux scènes de violence qui, par deux fois, obligèrent les
anges à déplacer la sainte maison.
Telle est à peu près aussi l'économie du beau vitrail de Saint-Etienne de
Beauvais, sorti de l'atelier des Leprince. A côté de pèlerins aux gestes nobles.
Fig. 97. — La légende de la maison de Lorette.
Cheminée sculptée d'une maison de Rouen (Musée de Cluny).
au profil raphaélesque qui prient la Vierge dans son sanctuaire, on voit des
brigands qui se jettent sur un voyageur, des hommes qui s'injurient, un
cadavre qui garde un poignard enfoncé dans la poitrine. C'est pourquoi, dans le
haut d'un des panneaux, les anges, indignés de tant d'horreurs, emportent de
nouveau la maison à travers le ciel.
Un vitrail analogue se voit à Dreux. On conserve aussi çà et là (par exemple
à Saint-Menou dans l'Allier) un bas-relief représentant la Vierge assise ou debout
sur sa maison qu'emportent les anges : ce n'est pas autre chose qu'une imita-
tion des images de piété que les pèlerins rapportaient de Lorette".
' Le personnage agenouille qui contemple la maison passant dans le ciel doit être le saint homme que la
Vierge, suivant la légende, honora d'une révélation.
- Schreiber, loc. cit., n° 1102 et suiv.
2l^ L'ART RELTGIEUX
VII
Le moyen âge pourtant ne demanda pas toujours des miracles à la Vierge;
il sut l'aimer d'un amour désintéressé. 11 la conçut comme une idée sublime, où
l'esprit, où le cœur découvrent sans cesse de nouvelles merveilles. Sa pureté
surtout était le perpétuel sujet de l'entretien du solitaire avec lui-même. La femme
déchue, fragile, dangereuse, apparaissait dans ce céleste exemplaire, parfaite,
sans tache, digne d'un amour infini. Le moine qui fuyait la femme trouvait,
dans son couvent, la Vierge.
Ce sont les ordres religieux qui ont le plus contribué, dans les derniers siècles
du moyen âge, à l'exaltation de la Vierge. Ces milliers et ces milliers de proses,
d'hymnes, de petits poèmes en l'honneur de la Vierge, qu'on recueille aujour-
d'hui, ont été écrits en grande partie par des moines \ Chaque monastère
avait son poète comme il avait sa cloche qui sonnait langélus. Il y a assurément
dans ces œuvres beaucoup de formules, mais on y reconnaît aussi parfois cette
suave conception de l'univers qui était alors celle du cloître. Le monde y ap-
paraît spiritualisé par l'habitude de la contemplation ; les réalités tremblent,
s'effacent, se dissolvent en prières. Les parfums qui montent des fleurs sont
autant de vertus : pudeur, charité, oubli de soi. Toujours occupé de la Vierge,
le moine la voit partout : la belle source qui court dans le cloître, c'est sa
pureté, et cette haute montagne qui ferme l'horizon c'est sa grandeur. C est elle
qui est le printemps ; elle vient parée d'une guirlande de fleurs, qui est une guir-
lande de vertus "*. Quand le moine sort de son couvent, toutes les magnificences
qu'il découvre autour de lui lui semblent autant d'aspects afl'aiblis de la beauté
qu'il contemple dans la Vierge : elle est le champ de blé qui nous a donné le
pain de l'éternité, elle est l'arc-en-ciel que colore un rayon du soir venu de
Dieu\ elle est l'étoile d'où tombe la goutte de rosée sur notre aridité inté-
' On les trouvera dans les recueils de Mone, Brèves, Daniel, Weale et Misset que nous avons déjà signales.
"■^ Salve altitude montis,
Salve claritudo fontis...
Salve, dulce tempus veris,
Tu virtutuni sertum geris...
Mone, Lateinische Hymnen des MUlelalters, t. II, p. 275.
3 Ibid. p. i85.
LES ASPECTS NOUVEAUX DU CULTE DES SAINTS 2i5
rieure\ C est le matin surtout que le moine pense à elle quand 1 aube blanchit la
fenêtre de sa cellule. Il regarde: le ciel s'empourpre et la nature tressaille. Voilà
laurore : elle apparaît pour annoncer le soleil, comme la Vierge a précédé en
ce monde la lumière éternelle".
On trouvera le commentaire le plus clair de toutes ces hymnes à la Vierge
dans la vie de Suso, on les verra en quelque sorte en action. Le jeune
Allemand, qui, pendant son enfance, avait contemplé le lac de Constance et la
ligne blanche des Alpes, resta toute sa vie un merveilleux poète, il mêle la nature
à tous ses élans vers la Vierge.
Il est dans son couvent, et le veilleur vient d'annoncer le lever du jour :
« Le serviteur ^ dit-il, ouvrit les yeux, tomba à genoux, et salua l'étoile du
matin qui se levait, la douce Reine des cieux, car il devait, comme les oiseaux,
saluer celle qui nous apporte la lumière du jour éternel. Et pendant qu'appa-
raissait l'étoile du matin, une voix chantait en lui, sur un mode suave et doux, ces
paroles : « Marie, l'étoile de la mer, vient de se lever aujourd'hui*. »
(( Dans sa jeunesse, lorsqu'il voyait le printemps approcher et les fleurs
commencer à s'ouvrir, il s abstenait d'abord de les cueillir. Puis, quand le temps
lui semblait venu, il cueillait les fleurs avec mille pensées aimables, les portait
dans sa ceflule et en tressait une couronne. Il allait alors à la chapelle et
couronnait la statue de Marie avec cette aimable couronne. Il pensait que comme
elle était la plus belle fleur, et, en quelque sorte, le printemps de son jeune cœu^
elle ne refuserait pas les premières fleurs que lui oflVirait son serviteur". »
La Vierge le récompense par des extases qui lui font toucher le seuil de la
félicité éternelle : « Une fois, au commencement de mai, il avait dévotement
offert, suivant sa coutume, une couronne de roses à la Reine du ciel. Le matin,
il voulut se reposer et dormir, parce qu'il était revenu de la campagne très
fatigué. .. Mais lorsque l'heure de son lever fut arrivée, il lui sembla qu'il était au
' Dreves, Analecta hymnica medi'i aeui, t. VU, p. 80.
" Aurora lucis rutilât
^ternae lucis nuntia,
Exsultâns mundus jubilât
Novae lucis ob gaudia... etc.
Dreyes, Anaicc. hyinn., t. IV, p. /i8.
^ C'est le nom qu'il se donne.
' Vila, cap. VI {Œuvres mjstiq. de Suso, traduites par Thiriot, Paris. 1899).
5 Vita, cap. XXXVIIL
2i6 L'ART RELIGIEUX
milieu d'un concert céleste où l'on chantait le Magnificat. Quand on eut fini, la
Vierge s'avança vers lui et lui commanda de chanter ce verset : « 0 vernalis
rosula », « 0 jeune rose du printemps ». Il obéit avec joie, et, aussitôt, trois ou
quatre beaux anges, qui faisaient partie du concert, s'unirent à lui, et leurs voix
étaient plus admirables et plus ravissantes que tous les instruments de musique
réunis. Le serviteur ne put supporter tant de bonheur et revint à lui '.»
Cette chaste poésie enivra les derniers siècles du moyen âge. Dans les ordres
religieux le culte de la Vierge alla sans cesse s'exaltant. La couronne de roses que
lui offrait Suso devint, au xv° siècle, la symbolique couronne de prières du
rosaire. On sait qu'au moyen âge le vassal présentait à son seigneur, en signe de
dévouement, un chapeau de roses ^ : le rosaire fut l'hommage du fidèle à la
suzeraine du ciel. C'est en 1/170, à la suite d'une vision, que le dominicain
Alain de La Roche imagina ce symbole chevaleresque ^ Le rosaire se composait
de trois sortes de roses, les roses blanches, qui figuraient les mystères joyeux
de la vie de la Vierge, les roses rouges les mystères douloureux, les roses d or
les mystères glorieux. En cinq ans, Alain de La Roche répandit la dévotion nou-
velle en France, en Flandre, et dans les provinces du Rhin. Et il ne faut pas
croire que les couvents fussent seuls à l'adopter, les laïques s'enrôlèrent
en foule dans les confréries du rosaire; les confrères, qui, dans la région de
Cologne, étaient six mille en i^'jb, étaient, en i/iyQ, cinq cent mille.
« Car les laïques, entraînés par les ordres religieux, célébrèrent bientôt la
Vierge avec autant de ferveur que les moines. Le xv° et le x\f siècles virent
naître ces sociétés poétiques, ces puys ou ces palinods de Rouen, d'Amiens,
d'Abbeville, de Caen, de Dieppe, dont l'unique occupation fut de chanter les
vertus de la Vierge.
Ce n'était pas encore assez : vers la fin du xv' siècle, une idée mystérieuse,
qui, depuis plus de cinq cents ans, germait secrètement dans les âmes, leva
soudain. Il apparut alors avec évidence aux théologiens que la Vierge n'avait
pu participer à la faute originelle ; un décret particulier de Dieu l'avait exceptée
de la loi. Exemplaire parfait d'une humanité nouvelle, Marie, semblable à Eve
au sortir des mains de Dieu, était entrée dans le monde sans porter le poids du
péché.
1 Ibid. cap. XII.
2 G. Joret, La rose dans l'antiquité et au moyen âge, Paris, 1892. p. 4i3.
■' El non pas saint Dominique au xiii'^ siècle; c'est ce qui a été «établi par des Iravaux récents. Non Anàlectà
Bollandiànci, 1899. p. 290, ei Revue du clergé français, décembre 1901.
LES ASPECTS NOUVEAUX DU CULTE DES SAINTS 217
Ce dogme de l'Immaculée-Gonception est une vieille idée qui, dès le
xf siècle, avait déjà des adeptes en Angleterre et en Normandie'. La légende, ici,
se trouve à peu près d'accord avec l'histoire. On racontait qu'un chanoine,
envoyé en ambassade chez les Danois par Guillaume le Conquérant, avait été sur-
pris, en mer, par une furieuse tempête. Au plus fort du danger, la Vierge lui appa-
rut : d un mot elle calma la tempête, mais, en retour, elle demanda au chanoine
de faire célébrer chaque année une fête nouvelle, celle de sa Conception. Là
légende était chère aux Normands, et longtemps on put voir, dans l'église
Saint-Jean de Rouen, un vitrail qui la retraçait ^ Au xvi" siècle, l'opinion courante
était que la fête de la Conception avait été célébrée, pour la première fois, en
Normandie et en Angleterre sur l'ordre de Guillaume le Conquérant % tradition
qui n'était pas, comme on le voit, fort éloignée de la vérité.
La mystique ville de Lyon accueillit, en iilyo, et la fête et l'idée de la Con-
ception immaculée. C'est en vain que saint Bernard, et après lui d'autres théo-
logiens fameux, condamnèrent une opinion qu'ils jugeaient dangereuse; le dogme
s'élaborait lentement.
Quand on a feuilleté les manuscrits et les incunables du xv" siècle, on sait
combien de livres furent écrits alors sur un sujet qui passionnait l'Eglise. Certains
de ces livres sont des recueils d'images destinés à faire pénétrer l'idée jusque dans
les intelligences les plus humbles. On ne peut rien imaginer de plus étrange que le
Defensorium inviolatum beatse Marise Virginis''. On y prouve, par des exemples
empruntés à l'histoire naturelle, à la fois, qu'une Vierge a pu enfanter, et
qu'elle a pu être préservée de toute souillure. Une gravure représente des
oiseaux sortant de l'œuf pendant que le soleil brille dans le ciel : « Si le soleil,
dit le texte, peut couver et faire éclore les œufs de l'autruche, pourquoi le
soleil de justice ne pourrait-il pas faire enfanter une Vierge ? » Une autre
' Voir les Etudes (Rev. publiée par les P. de la Gomp. de Jésus), t. C, p. 768, article de A. Noyon. La fête
était inscrite dans le calendrier anglo-saxon avant la conquête normande. On est remonté plus haut encore, et le
P. Thurston a montré que l'église d'Irlande, au x' et même au ix" siècle, commémorait la Conception de la Vierge :
Voir Rev. du clergé français, t. XXXIX, et J. C. Broussolle, Etudes sur la Sainte-Vierge. Paris, 1908.
- E. de La Querière, Notice sur l'ancienne église paroissiale Saint-Jean de Rouen, Rouen 1860.
La légende de la tempête se trouve dans le De Conceptione Virginis Mariœ, qu'on attribuait à saint Anselme,
3 B. N. franc. 19243. C'est un livre d'Heures écrit au commencement du xvi" siècle ; on lit, f" 48 :
N'avons-nous pas du duc Guillaume
Qui la fit (la Conception) fêter en sa terre
Dont il aoquesta le royaume
Et tout le pays d'Angleterre.
* Une édition de ce livre a paru en 1 471.
MALE. T. II. 28
2i8 L'ART RELIGIEUX
gravure représente une fleur : « Si la fleur appelée tylé ne se fane jamais, pour-
quoi une Vierge n'aurait-elle pas été à l'abri de toute souillure ? » Ainsi toutes
les merveilles de l'univers ne sont que des ligures de ce mystère suprême qu'est
la pureté de la Vierge.
Il fallait aux théologiens d'autres arguments. On les trouve rassemblés dans
plusieurs ouvrages, qui datent tous de la fin du xv'' siècle ou du commencement
du xvi" ' . Le plus clairement ordonné est celui que le chanoine Clichtove publia
en i5ii}, sous le titre de : De pariîate conceptionis beatse Marix Virginis; la
nécessité de la conception immaculée y est établie dogmatiquement et démontrée,
en outre, par le témoignage des Pères de l'Eglise et des docteurs.
Cette doctrine que le synode de Baie encourageait dès i^Sg, que le pape
Sixte IV approuvait en i/i^ô \ que la Sorbonne acceptait comme un dogme
en 1/196 \ ne pouvait manquer de trouver son expression dans l'art. L'art chré-
tien rendait trop fidèlement alors toutes les nuances de la pensée chrétienne,
pour qu'il n'ait pas accueilli une idée qui passionnait tant d'âmes.
Une œuvre très curieuse, mais malheureusement mutilée, résume pour les
yeux, avec un rare bonheur, le long travail des écoles théologiques : c'est le trip-
tyque de Jean Bellegambe, dont le musée de Douai ne conserve plus aujourd'hui
que les deux ailes. Le tableau a une origine touchante. En i52i, une jeune
fille de Douai, Marguerite Pottier, à la veille de son mariage, tomba gravement
malade ; elle comprit vite qu'il n'y avait plus d'espoir. Elle avait toujours eu
une dévotion particulière à la Conception de la Vierge : elle pria donc son père
d'offrir, en mémoire d'elle, à l'église de sa paroisse, un tableau qui représen-
terait ce mystère.
Jean Bellegambe fut chargé de donner un corps au vœu de la jeune morte.
L'entreprise dépassait infiniment le savoir théologique de l'honnête artiste : il alla
sans aucun doute consulter quelque savant chanoine de ses amis qui laida à ima-
giner l'ordonnance de son triptyque. La Vierge en occupait certainement la partie
' Je cilerai parlîculièrement B. N. iat. 969 1, Libellas recolleclorius de veritate conceptionis beatœ Murix Virginis,
(1478) et B. N. franc. 989, Le défenseur de l'originale innocence de la glorieuse Vierge Marie, traduit du latin de
Pierre Thome par Antoine de Lévis pour Jeanne de France, duchesse de Bourbonnais. Il ne faut pas oublier non
plus Robert Gaguin, De puritate conceptionis bealse Mariœ Virginis.
^ En 1476, Sixte IV fît composer un office pour la fête de la Conception. — Sixte IV était franciscain, or les
Franciscains n'avaient jamais cessé de défendre contre les Dominicains, qui l'attaquaient, la doctrine de l'Immaculée
Conception.
^ A partir de 1496, les nouveaux professeurs de la Sorbonne déclaraient, sous la foi du serment, qu'ils accep-
taient la doctrine.
LES ASPECTS NOUVEAUX DU CULTE DES SAINTS 219
centrale. Une sorte de concile œcuménique, composé des plus illustres docteurs de
l'Église, remplit les deux ailes : c'est la théologie méditant sur la Vierge. On voit
d'abord les Pères de l'Eglise, saint Augustin, saint Ambroise, saint Jérôme ;
chacun d'eux semble prononcer une phrase empruntée à ses œuvres, et chacune
de ces phrases témoigne en faveur de la croyance à l'Imimaculée-Conception.
Voici, maintenant, la plus grave assemblée de la chrétienté, l'Université de Paris.
Elle aussi parle par la bouche de ses grands Docteurs, les Pierre Lomibard, les
Bonaventure, les Duns Scot : tous s'inclinent devant le mystère d'une Vierge
sans tache. Enfin voici le pape lui-même; Sixte IV apparaît assis sur un trône
de marbre, et, au-dessus de sa tête, on lit ce texte emprunté à sa troisième
constitution sur l'Immaculée-Conception : « Mater Dei, Virgo gloriosa, a peccato
originali semper fuit preservata. » — L'œuvre, on le voit, est grandement conçue,
c'est, comme la fresque de Raphaël, une Dispute dont la Vierge serait le sujet.
Quand on vient de lire les traités consacrés à l'Immaculée-Conception, et, par-
ticulièrement, celui de Glichtove, on ne peut s'empêcher de remarquer lextraor-
dinaire ressemblance qu'il y a entre ces livres et le tableau de Bellegambe. Chez
Glichtove, en particulier, les grands témoignages qui sont invoqués après ceux
des Pères, sont précisément ceux de l'Université de Paris, et ceux du pape
Sixte IV ' . Le triptyque de Bellegambe a donc été ordonné par un théologien
qui avait la tête pleine de la nouvelle doctrine et qui savait les arguments par
cœur". De là, le singulier intérêt que présente cette œuvre d'art: elle résume
plusieurs siècles de controverses et témoigne de l'état d'esprit de la chrétienté au
moment même où la Réforme éclatait.
Le tableau de Bellegambe est une tentative isolée; l'idée, pour devenir
populaire, devait s'exprimer sous des formes plus simples.
L'entreprise était difficile : comment représenter la Vierge à l'état de pur
concept ? comment faire entendre qu'elle avait été créée sans tache par un décret
de Dieu, qu'elle existait dans sa pensée avant le commencement des siècles .^^
Dès le xv" siècle, les artistes essayèrent de résoudre le problème. Ils songèrent
d'abord à cette femme dont l'Apocalypse parle avec tant de mystère. Elle a la
lune sous les pieds, des étoiles sur la tête et le soleil l'enveloppe; elle semble
' Les phrases assignées à chaque docteur ne sont pas toujours les mêmes dans le tableau et dans le livre de Gli-
chtove; mais les ouvrages que nous avons nommés plus haut sont une mine de citations où il était facile de
s'approvisionner. L'ordonnateur du tableau possédait tout cette littérature.
- Il y aurait quelque naïveté à croire, avec Mgr Dehaisnes (Jean Bellegambe p. i85-i86), que l'artiste ait possédé
toute celte érudition.
L'ART RELIGIEUX
plus antique que le temps; elle a été conçue, sans doute, avant cet univers.
Une telle image exprimera donc ce qu'il y a de grandiose dans le concept d'une
Vierge antérieure à 1 humanité et affranchie des lois qui la régissent.
Au xv'' siècle, en effet, on rencontre, dans les manuscrit, une figure de la
Vierge à mi-corps qui semble surgir du croissant de la lune et qui rayonne
comme le soleil ' . La gravure s'empara de ce
motif et le rendit populaire '. On lit sous une
de ces images qu'entoure la couronne du
rosaire :
Concepta sine peccato\
de sorte qu'on ne peut douter que la Vierge
au croissant n'ait été la première représen-
tation symbolique del'Immaculée-Gonception.
Une pareille image qu'Albert Durer lui-
même semble avoir trouvée belle et expres-
sive \ ne satisfit pas pleinement nos artistes
français : ils cherchèrent et trouvèrent autre
chose.
Dans les premières années du xvi" siècle,
on vit apparaître, chez nous, une figure de
la Vierge pleine de poésie (fig. g8). C'est une
toute jeune fille, presque encore une enfant;
ses longs cheveux couvrent ses épaules. Elle a
le geste que Michel-Ange donne à son Eve apparaissant k la vie : elle joint les
mains pour adorer. Cette jeune Vierge semble suspendue entre ciel et terre. Elle
flotte comme une pensée qui n'a jamais été exprimée ; car elle n'est encore qu'une
idée dans l'inteUigence divine. Dieu se montre au-dessus d'elle, et il prononce, en
la voyant si pure, la parole du Cantique des Cantiques : « Totapulchra es, amica
mea, et macula non est in te. » Et pour rendre sensible cette beauté et cette
' B. N. lat. i4o5, livre d'Heures des environs de i45o, f» 6i V. Bourdichon a plusieurs fois représenté celte
figure.
2 Voir Schreiber, Manuel, t. I, n° io53, io83, io84, io85, etc. La Vierge est parfois debout sur le crois-
sant.
^ Schreiber, loc. cil. n° iio".
■'' Il la mil en tête de son Apocalypse.
Fig. 98.
Heures à l'usage de Rome de ïliilnian Kerver, i5o5
La Vierge avec les emblèmes
des Litanies.
LES ASPECTS NOUVEAUX DU CULTE DES SAINTS
321
pureté de la fiancée que Dieu a choisie, l'artiste a réalisé les plus suaves
métaphores de la Bible : il a disposé autour d'elle le jardin fermé, la tour de
David, la fontaine, le lys des vallées, l'étoile, la rose, le miroir sans tache. Ainsi
tout ce que l'homme admire dans le monde n'est qu'un reflet de la beauté virginale.
Fig. 99. — La Vierge portant le Christ on croix.
Gravure du Cantique des Cantiques, xv' siècle.
Une semblable image est très complexe; elle a été préparée par un long
travail antérieur qu'il est intéressant d'analyser.
Il y avait déjà plusieurs siècles que les docteurs du moyen âge avaient
reconnu la Vierge dans la Sulamite du Cantique des Cantiques. Ce vieux poème
d'amour, imprégné de tous les parfums, brûlant et fiévreux comme la Syrie,
était devenu dans les commentaires aussi virginal que les sommets des Alpes. La
bien-aimée, « dont les doigts laissent tomber des gouttes de myrrhe sur la
poignée du verrou », « dont les vêtements ont l'odeur du Liban », c'est la Vierge
Marie, mère du Sauveur.
Un des hvres les plus mystiques du xv" siècle, le Cantique des Cantiques
illustré de gravures sur bois, avait rendu ces similitudes presque populaires'.
' C'est un des livres xylographiques les plus célèbres du xv^ siècle.
222 L'ART RELIGIEUX
On n'imagine rien de plus pur. Le fiancé, c'est Dieu lui-même conçu comme
un adolescent candide, et la fiancée, c'est la Vierge, svelte, immatérielle comme
un esprit. Les plus brûlantes paroles sont traduites dans le langage de l'âme.
Le contraste est parfois si fort, si imprévu, qu'il émeut comme l'explosion
lyrique d'un grand poète. « Mon bien-aimé, dit le texte, est un bouquet de
myrrhe entre mes seins. » Que nous montre la gravure ? La Vierge debout et
serrant son fils crucifié sur sa poitrine (fig. 99). Un pareil livre ressemble aux
poèmes que les moines écrivaient en l'honneur de la Vierge : il est, pour parler
comme saint François d'Assise, chaste comme l'eau.
Il était donc bien établi, au commencement du xvi" siècle, que la Vierge était
la fiancée du Cantique des Cantiques; l'art lui-même, comme on le voit, s'était
déjà emparé de ce concept théologique. L'artiste du xvi'' siècle qui créa l'image,
dont nous cherchons en ce moment l'origine, était donc guidé par la tradi-
tion \
Quant à l'idée de grouper autour de la Vierge des emblèmes bibliques, elle
n'était pas non plus absolument nouvelle. Il y avait longtemps que les litur-
gistes avaient choisi dans la Bible les plus belles métaphores pour en décorer
les Offices de la Vierge. Dès le xni" siècle, la Vierge était appelée « étoile de la
mer » , « jardin fermé » , « rose sans épines ' » . Tous ces beaux mots de la Bible
ressemblent à autant de pierres précieuses. Il suffit de les assembler pour en faire
le plus riche collier, la plus merveilleuse couronne :
Botrus, uva, fa vus, hortus
Thalamus, triclinium
Arca, navis, aura, portus,
Luna, lampas, atrium.
Ainsi chante le Missel d'Evreux^ Quelle plus douce musique? Dans tous les
missels on trouve des colonnes entières de substantifs : fleurs, parfums, métaux
précieux, couleurs, rayons de miel, tout ce qu'il y a de plus délicieux dans la
nature. Les poètes les plus raffinés de notre temps n'ont pas été plus sensibles
à l'enchantement du mot. Les Litanies de la Vierge, qui, dans leur forme
' La jeune Vierge qui joint les mains (souvent dans une auréole de rayons) (fig. 98) offre une singulière res-
semblance avec la fiancée auréolée, du Cantique des Cantiques xylographique (fig. 100).
^ Missel de l'abbaye de Saint-Corneille à Gompiègne, Misset et Weale, Analecta, t. II, p. 473.
3 Missel d'Evreux de 1497. Les noms que le moyen âge aimait à donner à la Vierge ont été rassemblés par
A. Salzer, die Sinnbilder und Beiworte Mariens, Linz, 1898, in-8°.
LES ASPECTS NOUVEAUX DU CULTE DES SATNTS 228
actuelle, n'apparaissent qu'en 1676, ont donc une lointaine origine*. On réci-
tait ces beaux mots, moins, peut-être, pour demander une grâce, que pour soula-
ger son cœur'; chacune de ces paroles d'or était un aliment du rêve.
Il y eut assurément de l'ingéniosité à réaliser ces métaphores, à les dessi-
nei-, à les disposer autour de la fiancée du Cantique \
Où se rencontre pour la première fois cette image complexe .►^ M. Maxe-Werly
Fig'. 100. — La Vierge dans une auréole.
Gravure du CantUjne des Cantiques (xv° siècle).
a avancé qu'elle apparaissait en i5o5, sous forme de gravure, dans les Heures
de la Vierge à l'usage de Rome, publiées à Paris par Thielman Kerver*. Cette affir-
mation était faite pour étonner, car les gravures des livres d'Heures se ratta-
chent à une longue tradition : on en trouve presque toujours les originaux
dans les miniatures des manuscrits. Mais il a fallu se rendre à l'évidence. Je n'ai
pas, jusqu'à présent, rencontré une seule miniature représentant l'Immaculée-
Conception, qui soit antérieure à i5o5; d'autre part, tous les vitraux, tous les
' R. P. Angelo de Santi, Les Litanies de la Vierge, traduct. franc., Paris, 1900.
- Ces invocations à la Vierge semblent pourtant avoir été souvent récitées, au xv'= siècle, pour demander protection
contre les deux grands fléaux du temps : la peste et les Turcs. Angelo de Santi, loc. cit.
^ Peut être y eut-il aussi des précédents. On voit parfois autour de la Vierge à la licorne (antique sjnibole de la
virginité de Marie), plusieurs symboles groupés avec goût : la porte du ciel, la fontaine, la toison de Gédéon, la
verge d'Aaron. Il se pourrait que ces représentations fussent antérieures à nos Vierges de l'Immaculée-Conception.
V. Léon Germain, La chasse à la Licorne, 1897, et Rev. de l'art chrétien, 1888, p. 16.
■♦ Maxe-Werly, Iconographie de l'Immaculée-Conception, igoS.
224 L'ART RELIGIEUX
bas-reliefs consacrés au même sujet (si nombreux dans nos églises) sont, ou parais-
sent, postérieurs à i5o5.
Il faut donc admettre, jusqu à preuve du contraire, que la gravure d'un livre
d'Heures a fait connaître à la France entière ce motif nouveau. Il n'y a d'ail-
leurs là aucune impossibilité : nous montrerons, dans d'autres chapitres, que ce
sont les gravures des livres d'Heures qui expliquent la vogue des Sibylles et de
certaines figures de Vertus.
Le dessinateur de Thielman Kerver a entouré la Vierge de quinze emblèmes
qui ressemblent à des figures héraldiques (fig. 98). On lit à droite de la Vierge :
Electa ut sol, — pulchra utluna, — porta cœli, — planta tio rosae, — exaltatacedrus,
— virga Jesse floruit, — puteus aquarum viventium, — hortus conclusus. On
lit à gauche: Stella maris, — ^. lilium inter spinas, — oliva speciosa, — turris
David — spéculum sine macula — fons hortorum — civitas Dei. Toutes ces
métaphores, empruntées pour la plupart au Cantique des Cantiques, avaient
été depuis longtemps enchâssées dans les proses en l'honneur de la Vierge.
L'auteur a fait un choix et a composé ainsi une prose nouvelle.
Une semblable image répondait sans doute aux sentiments les plus intimes
des chrétiens, car elle fut bientôt indéfiniment répétée. Cinq ans après son •
apparition, la Champagne ladoptait : en i5io, un vitrail de Villy-le-Maréchal
(Aube) la reproduisait fidèlement. En i5i3, l'imagier Des Aubeaux la sculp-
tait dans une chapelle de l'église de Gisors ' ; en i52i, elle se montrait dans un
vitrail de Saint-Alpin, à Chàlons-sur-Marne, et, en i525, dans un vitrail de Saint-
Florentin (Yonne): dès lors elle est partout. Elle décore des tapisseries ^ des
stalles^; elle est peinte à fresque \ Il est inutile d'énumérer toutes ces œuvres";
il sera plus intéressant de faire remarquer qu elles se ressemblent presque toutes
et dérivent évidemment d'un original commun. Presque toujours les emblèmes
sont disposés comme dans la gravure des Heures de Kerver. On rencontre cepen-
dant çà et là quelques variantes : un panneau sculpté de Bayeux (d'une époque
déjà tardive) ajoute aux emblèmes consacrés quelques emblèmes nouveaux, que
des inscriptions appellent scala Jacob, hortus voluptatis, fons gratiarum; un panneau
* Congrès ar'ch. de France, 1889, p. 878, et Réun. des Soc. des beaux-arts des déparlem. 1901, p. tiOi.
^ Tapisserie de la cathédrale de Reims.
^ Stalles d'Amiens.
■* Peinture murale de l'abbaye de Saint-Seine (Côte-d'Or).
= M. Maxe-Werly (foc. cil.) en donne, d'ailleurs, le catalogue, mais il serait facile d'y ajouter.
LES ASPECTS NOUVEAUX DU CULTE DES SAINTS
peint d'Arras nomme flos campi, nardiis odoris, stella non erratica : un vitrail
de la Ferté-Bernard laisse lire près d'une petite fenêtre dessinée dans le goût de
la Renaissance : fenesfra cœli '. Il n'y a rien là de fort extraordinaire; car, si
l on se reporte aux missels du xvf siècle et si l'on parcourt quelques-unes des
nombreuses proses écrites en
l'honneur de la Vierge, on y
trouve presque toutes ces
métaphores. L'expression
fenestra, par exemple, ap-
pliquée à la Vierge, se ren-
contre clans le Missel
d'Evreux et dans le Missel
de Bayeux ; la métaphore
nardus odoris ou odorifera est
très fréquente". On voit clai-
rement, par ces exemples,
que l'image de la Vierge
entourée d'emblèmes a été
bien réellement inspirée par
les proses liturgiques.
La place qu'on lui assi-
gne parfois dans les œuvres
d'art mérite aussi d attirer
l'attention. A Saint-Alpin
de Châlons-sur-Marne, une
verrière consacrée à la vie de la Vierge commence par cette figure mystique ;
or, chose curieuse, le panneau suivant représente la naissance de la Vierge et
sainte Anne étendue sur son lit. Donc, aucun doute n'est possible : le premier
panneau nous montre la Vierge avant sa naissance, à l'état de pur concept. Du
même coup se trouve solidement confirmée l'interprétation que nous avons
donnée de cette figure de la Vierge entourée d'emblèmes bibliques : elle repré-
sente bien réellement l'Immaculée-Gonception. De fins bas-reliefs du xvi" siècle,
conservés dans la crypte de l'église de Decize, sont conçus comme le vitrail de
* Chanoine Marsaux, Rev. de l'art chrétien, igo6.
- Missel do Ba\eiix. Les autres métaphores se trouvent dans les recueils de Dreves.
MVLE. T. II. 30
Fis
loi. — La Vierge avant sa naissance.
Bas-relief de Decize (Nièvre).
2a6 I/ART REI.IGIEUX
Saint-Alpin ' (fig. loi). Il y aA^ait donc là une doctrine reçue et imposée aux
artistes.
Les images de l'Immaculée-Conception se présentent ordinairement isolées.
Elles ont dû être multipliées par les confréries de la Vierge qui fêtaient sa Con-
ception ; elles étaient nombreuses et plus d'un document en conserve le sou-
venir.
La plus célèbre de toutes fut, sans contredit, celle de Rouen. C'est en 1/186
que cette vieille confrérie pieuse prit un caractère littéraire et commença à dis-
tribuer des prix ^. On voit que les Palinods de Rouen apparaissent au moment
même 011 l'idée de 1 Immaculée-Conception devient populaire. C'est, en effet,
rimmaculée-Conception que devaient chanter les poètes normands. A jjartir de
i5i5, les vainqueurs des concours obtenaient, comme prix, les emblèmes bibli-
ques qui rappelaient ce mystère, une tour d argent, un soleil, une rose, une
étoile, un miroir. Il semble donc probable que les confrères avaient fait peindre
ou sculpter la fameuse image de la Vierge entourée de ces symboles et l'avaient
placée dans 1 église où ils se rassemblaient. Cette église, qui était celle des
Carmes, a nnalheureusement disparu tout entière \ Mais on croira sans peine,
comme novis, que la Vierge de 1 Immaculée-Conception s'y trouvait, quand on
saura que cette image était comme le blason de la confrérie: on la voit en tête
du recueil de Palinods imprimé en iSaS \
Cependant les confréries de la Conception n'offraient pas toujours à leur
église la figure dont nous parlons ; elles préféraient parfois la vieille image tra-
ditionnelle de l'arbre de Jessé. Des documents très précis le prouvent. A Toulon,
en i525, le prieur de la confrérie de la Sainte-Conception fit faire, pour la
cathédrale, un tableau représentant l'arbre de Jessé '. D'autre part, quand on
étudie les missels imprimés du commencement du xvi" siècle, on remarque que
l'Office de la Conception de la Vierge est quelquefois illustré de deux gravures :
lune représente la Vierge entourée des symboles bibliques et l'autre l'arbre de
Jessé \ On lisait d'ailleurs, pendant l'office, la généalogie qui ouvre l'évangile de
' Après la figure do la Vierge, on voil sainle Anne et saint Joacliim se présentant au Temple. L'œuvre a tous
les caractères fie récolo champcnnisc et doit provenir de Trojcs.
- Sur Torigine des Palinods, voir : Mémoires lus à In Sorbonne, 186O, p. 3i(i et suiv.
^ Elle devait être fort intéressante : nous savons que le chœur et la nef étaient décorés des armoiries des
princes des Palinods.
''Réimprimé par E. de Robillard de Beaurepaire, Rouen, 1897.
' BuUcl. arch. de la Commiss'.oii. 1897, P- ^'^•
^ Missel de Chartres, imprimé par Ivervcr, 1629.
LES ASPECTS NOUVEAUX DU CULTE DES SAINTS
SEiiiit Mathieu. On considérait donc l'arbre de Jcssé comme une sorte de symbole
de rimmaculée-Gonception. Si, d'une race chargée de souillures et souvent de
crimes une Vierge sans tache avait pu lleurir, ce ne pouvait être que par un
décret éternel de Dieu ' ; au sommet de cet arbre fait de voluptueux, de parjures
et d'idolâtres, une Vierge immaculée apparaissait comme un miracle souverain.
Nulle part cette idée n'est plus
clairement exprimée que dans le
fameux vitrail de Lep rince, à Saint-
Etienne de Beauvais. Au sommet de
l'arbre de Jessé, s'épanouit un
grand lis blanc d'où sort la \ierge,
qui se distingue à peine de la fleur.
Ce lis magnifique c'est évidemment
sa pureté miraculeuse.
Je crois que le culte de la
Vierge, et, en particulier, le culte
de sa Conception, sont les vraies
causes qui expliquent la présence
de l'arbre de Jessé dans tant d'églises .
En Champagne, notamment, il fait
le sujet d'une foule de vitraux qui
ornent les églises rustiques, et qui
datent tous de la première partie
du xvi' siècle.
On alla môme jusqu'à imaginer,
pour plus de clarté, un nouvel arbre
généalogique de la Vierge. Un vitrail de l'église Saint- Vincent de Rouen, repré-
sente sainte Anne comme on représente d'ordinaire Jessé ". D'elle s'élance un
tronc qui se divise en plusieurs branches ; ces branches portent toute sa postérité :
ses trois filles et ses sept petits-fils. La Vierge et 1 enfant sont, comme il est
naturel, a la plus belle place. On songe, en contemplant ce vitrail, à cette prose
du xv" siècle, dont il est l'exacte traduction plastique : « Anne, tige féconde.
Fig. loa. — La Famille de sainte Aune.
Gravure de VEncomiam Iriiun Mariwum, iÔ2(j.
' On sait que, suivant la tradition du mjjcn âge, les rois de Juda étaient considérés à la fois comme les
ancêtres de saint Joseph et comme ceux de la \icrgc.
- Déambulatoire, à droite. Le vitrail est du commencement du xvi'= siècle.
228 L'AUT RELIGIEUX
arbre salutaire, tu te divises en trois branches qui sont chargées de sept fruits'. »
Le vitrail de saint Vincent est le témoignage d'un curieux phénomène mental :
l'amour de la Vierge, en s'exaltant, rayonna jusqu'à sainte Anne. Le culte de
sainte Anne devient, dans les dernières années du xv'' siècle, tout à fait solidaire
de celui de la Vierge. Toute sa famille participa à cette faveur. Vers i5oo, on
voit se multiplier les œuvres d'art consacrées à sainte Anne et à ses filles.
Parfois sainte Anne est assise, comme une Yénérablc aïeule au milieu de sa
postérité, ses filles sont près d'elle, ses petits-enfants jouent à ses pieds, et
derrière une balustrade trois vieillards, qui furent ses éjDOux, accoudés, pensifs,
contemplent cette famille prédestinée ^ C'est là le berceau de la religion nou-
velle : voici la Vierge et son fils, voici, marchant à peine, des enfants qui s'ap-
pellent Jude, Simon, Joseph le Juste, Jean, Jacques le Mineur, Jacques le
Majeur; ils jouent avec toute 1 innocence de leur âge, admirent une pomme,
cueillent une fleur, tournent les pages d'un missel enluminé ; on songe que
bientôt ces enfants candides, devenus des hommes, seront déchirés par les
bourreaux; et voici leurs mères, les deux Marie, qui seront les premiers
témoins de la résurrection \
Cette douce idylle avait tant de charmes qu on ne voulait pas voir ce
qu'un tel sujet avait au fond de choquant. On prétendait honorer de la sorte la
Vierge et sainte Anne, et on ne s'apercevait pas qu'on se mettait en contradic-
tion avec toutes les idées nouvelles. On associait avec une naïveté excessive
l'image de sainte Anne accompagnée de ses trois époux et de ses trois filles à
l'image de la Vierge de l'Immaculée-Conception ''. Pourtant, il était déjà par-
faitement évident aux yeux des théologiens que la mère d'une Vierge sans
tache n'avait pu être mariée trois fois. Dès la fin du xv" siècle, l'antique légende
* Anna, radix ubcrrima,
Arbor tu salulifera,
Virgas producens Iriplices
Septem onusta fruclibus.
Mone, Laleinisclie Hyinnen des Miltelallers, t. III, p. in5.
2 La gravure de VEncomiuiii irium Mariarum de Jean Bertrand de Périgueux (lôag) montre, outre les trois époux
de sainte Anne, les trois époux de ses filles (fig. i02j, B. JN. Inv. Res. H. loio.
■' La scène se présente ainsi dans un bas-relief de Saint-André-lez-Tro\es, et dans vm vitrail de l'église Saint-Nico-
las à La Ferté-Milon. Quelquefois la scène est plus simple. Dans le vitrail de la Chapelle-Saint-Luc (Aube), on ne
voit pas les trois époux de sainte Anne. Certains vitraux encore plus simplifiés ne montrent que les trois Marie et
leurs enfants (vitraux de Louviers (fîg. io3), de Serquignj). Les artistes donnent parfois à ces enfants les attributs
qu'ils auront cpiand ils seront devenus grands et qu'ils seront apôtres. B. N. lat. i4o6f° i3i.
* C'est ce qu'on peut voir dans le retable de Sainl-André-lez-Troves que nous avons cité plus haut.
LES ASPECTS NOUVEAUX DU CUL>TE DES SAINTS
22y
des trois maris de sainte Anne était condamnée. Les siècles passés, qui se fai-
saient de la Vierge et de sainte Anne une idée moins haute, avaient pu l'ac-
cepter, mais maintenant on ne le pouvait plus, car lidée d'une conception
immaculée coiTimençait à remonter de la Vierge jusqu'à sa mère.
Il faut lire, à ce sujet, le livre capital du fameux humaniste allemand,
ïritenheim'. Il parut en 1/19/1 et marque une époque de l'histoire des idées
religieuses. C'est ce livre qui
donna l'essor au culte de sainte
Anne et aux idées mystiques qui
se groupèrent autour d'elle. C'est
à ce livre, sans doute, que pen-
sait Luther, quand il disait, en
i523, dans un de ses sermons ;
« On a commencé à parler de
sainte Anne quand j'étais un gar-
çon de quinze ans ; avant on ne
savait rien d'elle". »
La thèse de Tritenheim est
que sainte Anne est aussi pure
que sa fille. Elle a conçu et en-
fanté sans péché \ Bien plus, elle
a été, elle aussi, choisie par Dieu
avant la création du monde';
elle existait dans sa pensée de
toute éternité. Pourquoi donc, si nous honorons la fille, oublier la mère ? Quels
honneurs ne mérite pas ce sein qui a porté l'arche de Dieu, la reine du ciel".
Sainte Anne apparaissait donc, dans le livre de Tritenheim, avec une
grandeur démesurée. Il est à peine nécessaire d ajouter qu'il ne daignait même
pas parler de la vieille fable de ses trois mariages.
' Trilenhcim ou Trilhemius, De laudibus sanclissimae malris Annac Iraclatus, Majencc, i^Q-h in-i2.
- Scliaumkell, Der Kultus der IieiligeiiAnna am Ausgange des Mitlelallers, Eribourg, 1898.
■^ « Concepit sine originali macula, peperit sine culpa. » Il faut lire, en particulier, leciiapitre VII intitulé ; Quod
sancta Annafiliam suani sine originali macula concepit.
■''■ C'est la question qui est traitée au chapitre \ : Quod omnipotens Deus sanctam Annam matrcm suas
genitricis elogerit anle mundi constitutionem.
'■' <( 0 nunquam sine lionore nominandus utérus, in quo archa Dei sine macula meruit i'abricari... Beatus venter
qui cœli Dominam portavit ! »
io3. — Les trois ^larie et leurs enfants.
Vitrail de Louviers (ivi" siècle).
a3o
L'ART RELIGIEUX
De telles idées, qui n'étaient que la conséquence logique du dogme naissant
de rimniaculée-Conception, eurent un succès immédiat. Une hymne de l'église
de Mayence dédiée à sainte Anne l'appelle : « Anna labe caiens'. » D'autre part,
dès i/iqS, sainte Anne fut associée au rosaire, et une clausule fut ajoutée, en
son honneur, à VAve Maria'.
Ces idées, parties d'Allemagne, firent
aussi leur chemin en France, mais avec
un peu plus de lenteur. Pendant que nos
peintres verriers continuaient tranquil-
lement à représenter sainte Anne avec
ses trois filles et ses trois époux, on vit
soudain paraître une image singulière.
L'édition de i5io des Heures à
l'usage du diocèse d'Angers, publiée à
Pans par Simon Vostre, contient une
gravure qui nous montre sainte Anne
sous un aspect entièrement nouveau.
Sainte Anne est debout et autour d'elle se
groupent tous les emblèmes bibliques qui
d'ordinaire entourent sa fille : la rose, le
jardin, la fontaine, le miroir, l'étoile...
Elle écarte son manteau, et on aperçoit,
dans son sein ouvert et rayonnant
comme une auréole, la Vierge et son fils.
Des profondeurs du ciel surgit Dieu le
Père qui contemple, non pas son œuvre,
mais sa pensée ; car cette mystérieuse figure n a pas encore reçu 1 être. Une
inscription grandiose, empruntée à la Bible, est écrite sous les pieds de sainte
Anne; elle s'exprime ainsi : Necdum erant abyssi et jam concepta eram », « Les
abîmes n'existaient pas encore et j'avais déjà été conçue^ »
Etait-il possible de résumer plus clairement et avec plus de grandeur le livre
' -Mone, Lalein . Hyinn. t. III, p. 189.
- \oirle De Rosario de Joannes de Lamzheim, i495.
■^ L'inscription ne se trouve pas dans toutes les éditions. La gravure que nous reproduisons (fig. loi) ne la donne
pas. Elle est empruntée aux Heures de Simon Vostre à l'usage d'Angers de i53o (Cabinet des Estampes, Re 26,
f°82 ^'').
Fig. io4- — Sainte Anne avec les emblèmes
des Litanies.
Gravure des Heures de Simon Vostre à l'usaee d'Angers.
LES ASPECTS NOUVEAUX DU CULTE DES SAINTS aSi
de Tritcnheim ? Il est là tout entier : prédestination de sainte Anne, conception
immaculée comparable de tout point à celle de sa fille, respect dû à ce sein
maternel qu'entoure une auréole. Ainsi au xvi'^ siècle, comme au xhi% la pensée
théologique transforme les types consacrés, l'esprit façonne la matière.
Faut-il croire que cette mystique figure de sainte Anne apparaisse pour la
première fois en i5io, dans un livre d Heures de Simon Vostre.*^ Je ne puis rien
affirmer de positif à cet égard. Il me paraît pourtant certain que la gravure de
Vostre a inspiré les artistes du xvi" siècle. La sainte Anne du vitrail de l'église
Notre-Dame, à la Ferté-Milon, a le même costume, la même attitude, et c'est
du même geste qu elle découvre son sein où la Vierge et l'enfant brillent dans
une auréole ' ; quoique les emblèmes bibliques fassent défaut, l'imitation est ici
flagrante ^
Cette image de sainte Anne clôt le cycle artistique de l'Immaculée-Conception.
On ne pouvait aller plus loin ; la mère et la fille sont désormais placées toutes
les deux au-dessus de l'humanité, dans la haute région où habitent les pensées
divines.
Ainsi finit le moyen âge. Pendant plus de mille ans il a travaillé à modeler
la statue de la Vierge ; ce fut là sa pensée éternelle, sa secrète et profonde
poésie ; et l'on dirait qu'il meurt au moment précis où il a rendu cette chère
image aussi parfaite qu il lavait rêvée.
Dante s aperçoit qu'il s élève dans le ciel à ce que Béatrix devient plus
belle ; Ihistorien du moyen âge reconnaît que les siècles passent à ce signe que
le concept de la Vierge devient plus pur.
Vers i52o, l'art a pleinement réalisé le double idéal du moyen âge; il
propose aux hommes deux images essentielles : un Christ souffrant qui leur
enseigne le sacrifice, une Vierge sans tache qui les invite à résister aux fatalités
de la chair et à vaincre la nature. Vienne donc Luther et vienne la Renaissance!
Le moyen âge peut mourir : il a donné sa suprême révélation.
^ Ce vitrail est de la seconde partie du xvi" siècle.
- L'imitation est moins frappante dans le vitrail de l'église Saint-Galérien, à Châteaudun.
CHAPITRE V
L'ANCIEN ET LE NOUVEAU SYMBOLISME
1. Al'FAlBLlSSEMENï DU GKME SÏMBOLEQUE. II. LeS ARTISTES C0PIE_NT LES RECUEILS SYMbO-
LiQUES DE l'âge ANTERIEUR. La Bible (Ics pauvres et le Spéculum humanœ Salcationis. leur
INFLUENCE. — III. La concordance de l'Ancien et du Nouveau Testament. Le credo des pro-
phètes ET le credo des apôtres. — IV. Nouvelles conceptions symboliques. L'antiquité et
le christianisme. Les douze Sibylles opposées aux douze prophètes. Importance du livre
de Filippo Barbieri. — V. La suite de l'Ancien et du Nouveau Testament conçue comme un
Triomphe. Le Triumphus crucis de Savoxarole. Le triomphe du Christ et le triomphe de la
Vierge dans l'art français.
I
Après avoir étudié tout ce uioude d idées nouvelles qu'expriment les artistes
de la fin du moyen âge, il est nécessaire, maintenant, d'examiner jusqu'à quel
point ils restent fidèles aux idées anciennes.
Le xii'' siècle avait cru que le monde était un immense symbole, une sorte
de chilTre divin. Les astres, les saisons, l'ombre et la lumière, la marche du soleil
sarunmur, le rythme des nombres, les plantes et les animaux, tout se résolvait
en pensée. C'est de cemonde merveilleux qu'on eut pu dire, comme Shakespeare,
qu'il était fait « de la même étoffe que nos songes ».
Telle fut bien encore la conception que les docteurs duxiv^etdu xv"' siècle por-
taient en eux ; mais ces hautes idées perdaient tous les jours un peu de leur
force créatrice. Un symbolisme profond avait ordonné les figures sculptées aux
portails de nos églises du xni'' siècle ; les statues de Chartres formaient un sys-
tème d idées parfaitement liées : on ne trouvera plus rien de pareil à partir du
xiv" siècle.
MALH. — T. II. 3o
234
L'ART RELIGIEUX
Certes, il se conserve encore bien des traces de l'ancien symbolisme. Les
églises continuent à être orientées de l'est à l'ouest, et, jusqu à la lin du xv'' siècle,
on voit, comme à Saint-Maclou de Rouen, le Jugement dernier sculpté du côté
du couchant. Au xv" siècle, on se souvient encore que la froide région du nord,
syiTibole de l'ancienne Loi, convient aux patriarches et aux prophètes, et que le
midi, symbole de la charité brûlante et de la Loi d'amour, convient aux apôtres
Fig. io5. — Saint Jean, saint Mathieu, saint Marc et saint Luc.
Vantail de la porte nord de la cathédrale de Beau vais.
et aux saints : c est ainsi que s'ordonnent les vitraux de Saint-Ouen de Rouen
ou de Saint-Serge d'Angers.
Le goût des oppositions symétriques ne disparaît pas :à Langres, une statue
de Moïse, offerte en i5oo à la cathédrale par un de ses chanoines, servait de
pupitre au diacre qui lisait 1 Evangile'; le xni= siècle n'avait pas su faire entendre
plus ingénieusement que la Loi ancienne était le support de la Loi nouvelle. Les
prophètes continuaient à s opposer aux apôtres.
Le xv^ siècle même mit en honneur une opposition d un nouveau genre. 11
* Mémoires de la Société lùstorique et archéologique de Lartr/res, t. I"' (1847), p. 100.
L'ANCIEN ET LE NOUVEAU SYMBOLISME
235
mit en parallèle les quatre cvangélistes, non plus avec les quatre grands pro-
phètes, comme faisait le xnf siècle, mais avec les quatre Pères de 1 Eglise latine:
saint Augustin, saint Jérôme, saint Ambroise, saint Grégoire le Grand '. L'idée est
assurément moins haute. Le xEn" siècle voulait dire qu'il y a, entre l'Ancien Tes-
tamentetleNouveau,uneharmonieprovidentielle, et que lés prophètes annonçaient
les mêmes vérités que les évangélistês. Le xv*" siècle nous fait remarquer simple-
Fig. loG. — Saint AugusLiii, suint Grégoire, saint Jérôme cl saint Ambroise.
Vantail de la porte uord de la cathédrale de Beauvais.
ment que, de môme qu'il y a cjuatre évangélistês, il y a quatre grands commen-
tateurs des Evangiles et que c est là sans doute une pensée de Dieu. L'idée peut
paraître ingénieuse, mais on voit bien qu'elle n'a pas de racines profondes; ou
sent que c'est une pensée sur laquelle les docteurs n'ont pas travaillé pendant
des siècles. Jamais, en effet, les artistes n'arrivèrent àsavoir quel Père de l'Eglise
ils devaient opposera chaque évangéliste. A Notre-Dame d'Avioth, par exemple,
saint Grégoire est rapproché de saintLuc, luais, dans un vitrail de Bar-sur-Seine',
' Ce genre d'opposition apparaît dès le xiv" siècle, à l'autel de Notre-Dame d'Avioth.
- 11 est du xvi'= siècle déjà avancé.
23f) L'ART RELIGIEUX
il est rapproché de saint Jean. A Notre-Dame d'Avioth, saint Augustin est groupé
avec saint Jean, mais à l'église de Souvigné-sur-Meme (Sarthe), il est groupé
avec saint Mathieu \
Les artistes aimèrent cependant à réunir saint Marc et saint Jérôme ; non
qu'ils aient entrevu quelque parenté profonde entre le génie de lévangéliste
et celui du traducteur de la Bible, mais, tout simplement, parce qu'ils avaient
tous les deux le lion pour attribut. Je les vois rapprochés au contrefort de l'église
de Rue (Somme) ", à Souvigné, dans une gravure du Maître de i/i66, au por-
tail de la cathédrale de Beauvais ^, et dans le tableau de Sacchi au Louvre '' :
encore n est-ce pas là une règle générale. Ainsi, cette opposition nouvelle, ima-
ginée par le xv'' siècle, n'a m la solidité dogmatique, ni la profondeur des rap-
prochements d'autrefois.
Il y a dans les derniers siècles du moyen âge un visible affaiblissement du
génie symbolique ; on ne trouve plus rien qui rappelle , même de très loin , la
savante encyclopédie de Chartres. Le xiv" siècle, il est vrai, n'a créé aucun grand
ensemble, et nous ne pouvons le juger que sur des détails. Mais le xv^ siècle a
élevé d'un seul jet de belles églises, presque aussi richement décorées que les
cathédrales du xuf siècle. La façade de Saint- Vulfran d'Abbeville est une des
plus magnifiques et une de celles qui ont le mieux conservé leur décoration
sculpturale. Or, qu y Aoit-on.i^ Des statues de prophètes, d'apôtres, d'évêques,
de saintes, de saints, qui semblent placées au hasard; c'est en vain qu'on
cherche une idée directrice, un plan : on n'en trouve point. Après avoir long-
temps réfléchi sur ce singulier désordre, on en arrive à cette conclusion que beau-
coup de statues ont dû être commandées aux artistes par des confréries pieuses
pour la plus grande gloire de leurs saints patrons '.
* Peintures du xvi^ siècle, grossièrement restaurées au xvii'' siècle. Voir Revue historique et archéologique du
Maine, t. P', p. 6i.
- On n'avait pas vu encore que les huit statues du contrefort de Rue représentent les quatre évangélistes et les
quatre Pères de l'Eglise, et non pas, comme on le répète (Guide Joanne), le pape Innocent VII, le cardinal Jean
Bertrand!, etc.
■* Les évangélistes et les Pères de l'Eglise sculplés sur les vantaux de la porte de Beauvais sont placés sur un seul
rang dans cet ordre: saint Jean, saint Mathieu, saint Marc, saint Luc, saint Augustin, saint Grégoire, saint Jérôme,
saint Ambroise (voirfig. io5 et io6). Il est évident que, dans la pensée de l'artiste, saint Jean correspondait à saint
Augustin, saint Mathieu à saint Grégoire, saint Marc à saint Jérôme, saint Luc à saint Ambroise.
■*• Dans le tableau du Louvre (i5i6), comme dans la gravure du Maître de i466, saint Jérôme a près de lui le
lion de saint Marc, alors que les autres Pères de l'Eglise sont accompagnés de l'ange de saint Mathieu, du bœuf de
saint Luc, de l'aigle de saint Jean.
'' J'ai été heureux de voir cette hypothèse conlîrmée par les faits. M. E. Delignièrcs a remarque, sous plusieurs
L'ANCIEN ET LE .NOUVEAU SYMBOLISME 287
L'ordonnance des statues de saints et d'évêques, qui se voient à la façade
de l'église de Saint-Riquier \ ne m'a paru ni plus claire, ni plus instructive.
La façade de la cathédrale de Troyes, qui fut élevée et décorée dans les pre-
mières années du xvf siècle, quoique mieux conçue, n'offrait pourtant rien de
très savant. Aujourd'hui, toutes les niches sont vides, mais les comptes de
léglise nous font connaître quelques-uns des sujets qui avaient été représentés ^
Gomme une des tours était dédiée à saint Pierre et l'autre à saint Paul, on avait
sculpté, dans les voussures des portails, 1 histoire des deux apôtres. Des scènes
de la Passion, qui occupaient le portail central, complétaient cette décoration.
Il y a au moins là une espèce d'ordre ; mais combien tout cela paraît pauvre et
petitement conçu, à côté des grands ensembles dogmatiques du xni" siècle, qui
racontaient toute l'histoire du monde !
Toutes les œuvres de la fin du moyen âge, si vastes qu'elles soient, se pré-
sentent comme des fragments: ce sont des chapitres isolés, ce n'est jamais un
récit complet. L'art oublie qu'il doit aux ignorants un résumé de la science
universelle. Les œuvres d'art de cette époque ne témoignent plus de la jouissance
d'esprit des ordonnateurs, mais seulement de la piété des confréries, des parti-
culiers ^ des rois, — et parfois de leur orgueil '" .
D'ailleurs, si l'on descend à l'examen du détail, on s'aperçoit que quelques-
unes des grandes idées symboliques du xni" siècle sont devenues inintelligibles
aux; artistes. Donnons-en un ou deux exemples.
On sait que le xiu" siècle, quand il représente la création, donne toujours à
Dieu les traits de Jésus-Christ. Les théologiens, en effet, enseignaient que Dieu
avait créé le monde par son Verbe. Telle était bien encore la doctrine de l'Ecole
au xiv" et au xv" siècle, mais elle n'arrivait plus jusqu'aux artistes; dès le
temps de Charles V, ils l'ignoraient profondément. Rien n'est plus curieux que
statues, des écussons, qui ne peuvent être que ceux des corporations qui en firent les frais (Réun. des sociétés des
beaux-arts des départements, 1900, p. 288).
' Commencée à la fin du XV" siècle, comme Saint-Vulfran. Cette açade de Sainl-Riquier offre d'ailleurs des
idées ingénieuses : par exemple, au grand portail, les meneaux flamboyants du tympan deviennent les branches
dun arbre de Jessé. Mais cela n'est qu'ingénieux.
^ Voir L. Pigeotte, Etude sur les travaux d'achèvement de la cathédrale de Troyes. Paris, 1870, in-8°.
•' Certaines statues qui décoraient la façade de la cathédrale de Troyes avaient été données par de simples
particuliers (Pigeotte, loc. cit., p. 119, n° 2). S'ils donnaient la statue de leur patron, ce qui n'e.st pas impossible,
toute idée d'ensemble disparaissait. C'est le cas à Abbeville.
* Que l'on pense aux statues de Charles V, de Charles VI, de Bureau de la Favière et de leurs saints protecteurs,
au liane nord de la cathédrale d'Amiens. Voilà une forme de la vanité que le xiii'' siècle ne connut pas.
:38
L'ART RELIGIEUX
d'étudier le type du Créateur dans les Bibles historiales de la Bibliothèque
nationale, qui vont des premières années du xiv" siècle jusqu'au xv°, et forment
une suite ininterrompue. Jusque vers i35o, c'est le Verbe, c est Jésus-Christ,
qui crée le monde \ Mais alors on voit soudain apparaître un grand vieillard
qui mesure la terre avec un compas et lance dans le ciel le soleil et les étoiles ".
Certes, ce Dieu aux cheveux blancs, à la
longue barbe blanche, a sa grandeur
(fig. 107); il est l'Ancien des jours ; les
siècles ont passé en laissant sur sa tetc
un peu de cendre. Déjà on pressent le
formidable vieillard du plafond de la
Chapelle Sixtine. Mais n'est-il pas vrai
que les artistes qui l'ont imaginé avaient
perdu toute intelligence de l'ancienne
théologie ?
On sait quel monde de pensées éveil-
lait dans l'esprit des théologiens du xn"
et du xiii'" siècle les quatre animaux évan-
géliques. Pour eux, ce sont k la fois des
symboles de Jésus-Christ, des symboles
des évangélistes et des symboles de
1 âme chrétienne ^ Les vieux sculpteurs
romans et gothiques s'associèrent à ces
graves pensées et donnèrent aux quatre
animaux une figure étrange et mysté-
rieuse qui participe encore de la vision
et du rêve. Au premier regard que nous
jetons sur le tympan de Moissac, nous
sommes avertis que ces animaux merveilleux sont des svmboles, on les signes
d'une écriture sacrée.
7. — Dieu parlant à Adain et à Eve.
Biljl. nat. Ms. lai. g/jyi, fo 7.
' Bibl. nal., franc. 8, 1° 10.
- Bibl. nat., franc. 5, i'° 5 et 6 (vers i35o); franc 22912, f° 2 \° (enlumine de 1871 à 1875) ; franc. 8, f° 5
et suiv. (fin du xiv* siècle) ; franc. 0, f° ^ et 5 (commencement du xV siècle) ; franc. i53()3, fol° 3 (commencement
du xv° siècle) : franc. 247, f° 3 (commencement du xv" siècle). Ce senties premières pages du Josèphe de Foucjuet
qui sont antérieures à Fouquet.
' Pour tout cet ensemble d'idées, voir l'Art relujieux du xiii' siècle, liv. I"', p. 52 et suiv.
L'ANCIEN ET LE NOUVEAU SYMBOLISME
289
Que l'on ouvre maintenant les manuscrits de la deuxième partie du xiv° et
du xv" siècle tout entier, on y trouvera fréquemment les quatre animaux. Mais
comme ils ont peu de style ! et comme on sent bien qu'aucune grande pensée ne
conduit plus la main de l'artiste? Dès le temps de Charles V, les miniaturistes ne
savaient plus, évidemment, que les quatre animaux symi)olisaient la naissance,
la mort, la résurrection, l'ascension de Jésus-Christ, ainsi que les divers aspects
de la vie chrétienne. Ils se contentaient
de les associer aux évangélistes comme
des attributs commodes et très propres à
les faire reconnaître. Ils mettaient un aigle
près de saint Jean, comme ils mettaient un
lion près de saint Jérôme ou un porc près
de saint Antoine. Dès lors, le lion, l'aigle.
Fig. 108. — Sainl Luc.
Bibl. nation. Miniature du Ms. franc, ga/i, f" !■-.
le bœuf n'ont plus rien de surnaturel ; ce
sont d'honnêtes anmiaux fort ressem-
blants, couchés aux pieds de leurs maîtres
comme des chiens familiers. Parfois même
le bœuf et le lion poussent la complaisance
jusqu'à servir de pupitres à saint Luc et
à saint Marc, qui écrivent l'Evangile sur
leur dos; quant à l'aigle, il porte sus-
pendu au cou un encrier et le présente doci-
lement à la plume de saint Jean' (fig. 108 et
109). Nous voilà loin de la vision d Ezéchiel : ce réalisme bourgeois ne laisse plus
de place au rêve ". Il est clair que, dès le milieu du xiv'^ siècle, les artistes avaient
perdu toute intelligence des anciens symboles. Nous avons montré dans le pre-
mier chapitre comment, sous linlluence du théâtre, les événements de la vie de
Jésus-Christ avaient dépouillé le vieil appareil dogmatique et se présentaient main-
tenant avec la simplicité de 1 histoire. L'art descend de la région des idées pures
dans celle des sentiments, de plus en plus il cesse d'être l'auxiliaire de la théologie.
^ On trou\ccela cent fuis dans les livres d'Heures. Les exemples les plus anciens que je connaisse sont: Bibl.nat ,
latin 92^, f° 17 et suiv. (fin du règne Charles V, je crois) ; le manuscrit latin 18026 est un peu postérieur. A partir
du xv" siècle, les exemples sont trop nombreux pour être signalés. Je relève, à ce propos, dans un volume du
Congrès archéologique (Morlaix, Brest, 1896), cette singulière affirmation que l'encrier tenu par l'aigle est un motif
breton. Les quelques exemples qu'ofl're la Bretagne sont tous d'une basse époque.
^ Les évangélistes enx-nicmes deviennent fort prosaïques. Ils sont représentés sous la figure de notaires coifl'é
de bons bonnets fourrés et enveloppés dans de confortables pelisses. Voir plus haut, p. 161.
2^0
L'ART RELIGIEUX
II
Il y avait cependant une grande idée symbolique qui ne pouvait disparaître :
c'était celle d'une harmonie préétablie entre l'Ancien et le Nouveau Testament.
N'était-ce pas, aux yeux des Pères, une des preuves les plus fortes de la religion
chrétienne ? Dès les premiers temps , l'art
avait donc exprimé ces divines consonances.
On sait avec quelle ampleur le xiif siècle
avait traduit la pensée des théologiens, on
se souvient c[u'à Chartres les artistes n'ont
jamais représenté un prophète, un patriarche,
un roi de Juda, sans penser à Jésus-Christ.
Si peu théologiens que fussent les artistes
du xv*" siècle, ils n'ignoraient pas, eux non
plus, que la Bible est une perpétuelle figure
de l'Evangile : les oppositions consacrées
reparaîtront donc souvent encore au xv*" et
même au xvi*" siècle. Mais si l'on étudie avec
attention ces œuvres qui paraissent profondes,
on s'aperçoit qu'elles se ressemblent toutes.
Loin d'être le fruit de l'enseisfnement des
Fig. 109. — Saint Jean l'évangéliste.
Bibl. nation. Miniature du Aïs. franc 92^, f" nj
théologiens ou de l'étude des anciens com-
mentateurs, elles ne sont que des copies presque machinales d'originaux qui
remontent au xni" siècle. Cette imitation servile, d'où la pensée semble absente,
atteste l'impuissance du xV siècle à vivifier les anciens symboles. C'est ce qu'il
importe d'établir ici.
Quand on ouvre, à la Bibliothèque nationale, la belle Bible moralisée qui
fut enluminée vers i^oo pour un grand seigneur inconnu', on y remarque des
miniatures d'un symbolisme subtil, bizarre, et qui semble, à première vue, tout
nouveau. Jamais les vitraux et les bas-reliefs de nos cathédi'ales du xm*" siècle
' Mss. franc. i66. Ce grand seigneur n'eut pas le plaisir de voir son li>re terminé, car on y travaillait encore
à la fin du xv" siècle. Plusieurs miniaturistes, dont deux sont exquis, s'y appliquèrent pendant au moins quatre-
vingts ans et ne réussirent pas à l'achever.
L'ANCIEN ET LE NOUVEAU SYMBOLISME a/u
ne nous ont montré rien de tel. Chaque fait de l'Ancien et du Nouveau
Testament est interprété comme une allégorie morale, ou mieux, comme une
révélation d'un des aspects du monde moral.
Une miniature nous montre Dieu créant les reptiles, les oiseaux, les
poissons ; en pendant, une autre miniature représente des paysans qui bêchent
la terre, des moines qui méditent, un roi sur son trône. Quel rapport y a-t-il
entre ces deux scènes? — Une inscription nous l'apprend. Les reptiles symbo-
lisent les hommes qui sont nés pour les choses de la terre et que les théolo-
giens appellent « les actifs » ; les oiseaux, au contraire, sont les hommes qui
vivent les yeux tournés vers le ciel, « les contemplatifs » ; les grands poissons
qui dévorent les petits sont les puissants de ce monde'. Ainsi s'explique la mi-
niature symbolique qui accomipagne la scène de la création.
Plus loin nous rencontrons la lutte de Jacob et de l'ange'. En regard, une
miniature représente u^n moine à genoux devant Jésus-Christ, pendant qu'un
gentilhomme, indifférent à la présence de Dieu, s'apprête, le faucon sur le
poing, à partir pour la chasse, et qu'une jeune femme se contemple dans son
miroir. Un commentaire établit un rapport entre les deux scènes. L'ange qui
lutta avec Jacob et lui toucha le nerf de la cuisse, c'est Dieu qui touche le cœur
de l'homme et l'emplit du mépris de la chair et du monde : tel est ce moine qui
méprise les vanités du siècle et s'agenouille devant Jésus-Christ (fig. iio).
Ces deux exemples suffiront à faire comprendre la méthode de l'auteur : la
Bible lui apparaît comime une vaste allégorie morale.
Ce curieux livre n'est pas unique ; on peut en citer plusieurs autres qui
sont absolument identiques ou qui n'en diffèrent que par des nuances. Le plus
célèbre est la Bible moralisée qui, en i4o4, faisait partie delà bibliothèque des
ducs de Bourgogne ^ On ne peut feuilleter ce beau manuscrit sans penser que le
tragique Jean sans Peur en a tourné les pages et a peut-être été édifié par les belles
harmonies morales que lui faisait entrevoir le commientaire*.
Un observateur superficiel pourrait juger, sur ces exemples, que le vieux
génie syntibolique du moyen âge, loin de mourir au xv" siècle, se i^enouvelle et
rajeunit: il n'en est rien pourtant. Ce symbolisme moral, un peu étrange, qui
1 F" I vo.
2 F" lO.
^ B. N. franc. 167. Le livre est des environs de i/loo.
* Vers iSgo ou i4oo, un artiste inconnu enlumina pour la famille de Rohan un admirable livre d'Heures, B. N.,
latin 9471, qui offre dans ses marges des allégories analogues.
II A L E . T . I 1 . 3 1
2!i2
L'ART RELIGIEUX
peut paraître une nouveauté, n'en est pas une. Les miniaturistes du xv" siècle
n'ont fait que copier, et copier servilement, les
miniaturistes du xin°. Ces subtiles allégories ont
été inventées dans la première partie du xiu" siècle
par un moine, qui était vraisemblablement un
dominicain ; son livre, où tout parle des devoirs
de la vie monastique, était évidemment destiné
aux religieux de son couvent. La Bibliothèque
Iv 1''' IMà f^O'''/J nationale, l'Université d'Oxford et le Musée bri-
'À \i «m -Nkv^y Al tannique se partagent les fragments du manuscrit
type d'où les autres dérivent \ C est un recueil de
miniatures de la première partie du xni' siècle, où
le symbole moral est rapproché du fait ; un com-
mentaire explique tous ces mystères, qu'assurément
personne ne s'aviserait de deviner.
Il ne faut donc pas parler, à propos de cette
famille de manuscrits, du géme symbolique du
xv" siècle. Nos miniaturistes copiaient, rien de plus.
Il est vrai qu ils copiaient avec charme. Les scènes
encore hiéroglyphiques du xm" siècle deviennent
de petits tableaux de genre fort aimables. Dans
le manuscrit français i6G, la partie qui date
du milieu du xv" siècle est d'un art exquis.
Ces froides allégories morales s'animent et de-
viennent des scènes vivantes, parfois voluptueuses.
L'artiste met une complaisance marquée k repré-
senter le péché. Le bon apôtre fait semblant
d imiter, mais il substitue tout doucement à la
Fig. iio. Miniature interprétant le sens formule soii expérience. Plus d'uue de SCS fiues
peintures eût scandalisé le grave auteur du xiii*" siè-
cle. Au fond, ces artistes du xiv" siècle étaient de
plus en plus étrangers a l'esprit de leur modèle.
symbolique de la lutte de Jacob
avec l'Ange.
Ms. fr. i6Gdela Bibliothèque Nationale,
f° lO.
* B. N., lat. ii56o; bibliothèque de l'Université d'Oxford, ms. 370 b du fonds Bodléein ; Musée britannique,
ms. 1.526, 1.527 du fonds Harléien. M. Léopold Delisle a parfaitement expliqué cette fdialion dans VHisloire
UUérairc de la France, i. XXXI, p. 216. Voir aussi HaselolT dans VHislnire de l'Art publiée sous la direction
d" A. Michel, t. IL p. 336.
L'ANCIEN ET LE NOUVEAU SYMBOLISME 2/^3
Mais n'est-ce pas prononcer un peu vite? Est-il permis, sur l'examen de
quelques miniatures, d'affirmer que le xv° siècle n'eut pas le génie du sym-
bole ?
Si les manuscrits ne nous donnent rien, ne peut-on pas trouver ailleurs
des œuvres symboliques vraiment nouvelles? Voici, par exemple, les incompa-
rables tapisseries de la Chaise-Dieu'. Toutes les scènes de la vie de Jésus-
Christ y sont mises en rapport avec deux événements de l'Ancien Testament et
avec quatre textes prophétiques. Le xni" siècle lui-même n'a rien produit, en ce
genre, de plus complet, ni de plus riche ; et ce qu'il y a de ^^lus remarquable,
c'est que plusieurs de ces rapprochements symboliques semblent nouveaux et
tout à fait étrangers à la tradition. Par exemple, en regard du Massacre des
Innocents, on voit, d'un côté, Saûl faisant tuer tous les prêtres qui avaient
accueilli David, de l'autre, Athalie faisant, pour régner, égorger ses petits-fils. En
regard de l'Entrée de Jésus-Christ à Jérusalem, on voit, d'une part, David
vainqueur rapportant la tête de Goliath, et, de l'autre, le prophète Elisée
accueilli triomphalement aux portes de la ville. Ces figures, ainsi que plusieurs
autres, ne se rencontrent jamais dans nos cathédrales du xui" siècle. Peut-on
dire que l'artiste qui a choisi ces sujets et ordonné ces œuvres complexes avait
perdu le sens des symboles ?
Les tapisseries de la Vie de la Vierge, à la cathédrale de Reims", sont peut-
être plus extraordinaires encore. Les passages de l'Ancien Testament qui sont
mis en rapport avec les événements de la A'ie de Marie sont parfois si bizarres,
si éloignés du fait préfiguré, qu'on se demande comment l'artiste a pu avoir
l'idée d'en faire des symboles.
On voit, par exemple, dans la tapisserie consacrée à la Présentation de la
Vierge au Temple, des pêcheurs qui retirent de leurs filets une table d'or, et
qui en font hommage au temple du Soleil. La Fuite en Egypte est commentée
par deux épisodes : d'un côté, on voit Jacob renvoyé par son père à Laban, de
l'autre David descendant d'une fenêtre par une corde pour échapper à Saiil.
N'est-il pas naturel de penser que ces curieux rapprochements ont été imaginés
par le xv^ siècle? Loin d'être étrangers au symbolisme, ces artistes semblent
possédés de la plus furieuse manie symbolique.
* Elles furent données en i5i8 par Jacques de Saint-Nectaire, mais elles ont probablement été commencées
dès 1^92. C'est à cette date que Jacques de Saint-Nectaire devint abbé de la Cbaisc-Diou.
- Les tapisseries de Reims paraissent tout à fait contemporaines de celles de la Cliaisc-Dieu.
2^/( L'ART RELIGIEUX
Mais ce ne sont là que des apparences : j'y ai été trompé longtemps, mais
j'ai fini par découvrir que rien de tout cela n'était original. Les tapisseries de
la Chaise-Dieu et les tapisseries de Reims ont été ordonnées d'après deux
recueils symboliques, dont l'un, la Bt6/e des pauvres, remonte au xni" siècle, et
peut être même au xn\ et dont l'autre, le Spéculum humanx Salvationis, est des
premières années du XIV^ C'est à ces deux livres que les artistes du xv" et
du xvi° siècle doivent tout ce qu'ils savent des anciens symboles, ils en copient
purement et simplement les dessins en les rajeunissant. Nous allons voir que
toutes les œuvres figuratives de la fin du moyen âge ne sont que des arrange-
ments de ces vieux originaux.
La Bible des pauvres et le Spéculum humanse Salvationis ont eu une si grande
influence sur l'art, qu'il est nécessaire d'en dire ici quelques mots.
La Bible des pauvres n'est pas autre chose qu'un recueil d'images que 1 on
rencontre pour la première fois à la fin du xni'' siècle. Il remonte probablement
plus haut'. L'artiste y raconte la vie de Jésus-Christ à la manière du
xiif siècle, c'est-à-dire en développant longuement l'Enfance et la Passion, et
en supprimant, ou à peu près, la Vie publique. L'œuvre se termine non pas
par l'Ascension, mais par le second avènement du Christ, c'est-à-dire par le
Jugement dernier.
Chaque scène de la vie de Jésus-Christ est mise en rapport avec deux faits
de l'Ancien Testament qui en sont les figures. En même temps, quatre pro-
phètes, disposés dans des médaillons, déroulent des banderoles et font entrevoir,
à mots couverts, tous les mystères de l'Évangile. Un texte très court explique
chacune des figures de l'Ancien Testament.
Il est clair qu'ici le texte est peu de chose et qu'un pareil livre est fait pour
parler aux yeux.
Le plus ancien manuscrit connu de la Bible des pauvres, celui du monastère
de Saint-Florian, en Autriche", est des environs de i3oo. Longtemps l'ouvrage
n'eut aucun titre ; il ne prit le nom de Bible des pauvres qu'à une date assez
tardive^ Ce nom, d'ailleurs, est fort ancien, puisqu'on le rencontre dès le
' M. J. Guibert a montré dans la Revue des Bibliothèques (août, sept. igoS) que la Bible des pauvres se ratta-
chait à VAurora de Pierre de Riga, et pouvait, par conséquent, remonter, aux dernières années du xii" siècle.
2 Et non celui de la bibliothèque de Constance, comme l'avaient cru Laib et Schwarz, Biblia pauperum,
Fribourg en Brisgau, 1896.
^ Ge titre apparaît sur le manuscrit de Wolfenbiittel, mais il a été ajouté après coup.
L'ANCIEN ET LE NOUVEAU SYMBOLISME a/iS
xiii'^ siècle, mais alors il s'appliquait à des abrégés de la Bible qui n'ont aucun
rapport avec le livre que nous étudions.
On a pensé que la Bible des pauvres avait été imaginée en Allemagne. C'est
en Allemagne, en effet, ou en Autriche, qu'on en a découvert les plus anciens
manuscrits'. Mais si c'est là une présomption, ce n'est pas une preuve; je ne
vois même pas qu'on ait établi que ces manuscrits trouvés en Allemagne soient
allemands.
D'ailleurs, tant que la Bible des pauvres s'est présentée sous la forme d'un
manuscrit, elle n'a eu que peu d'action sur l'art. Elle ne devint populaire et
elle ne fut adoptée par les artistes que le jour où une édition xylographique en
multiplia les exemplaires ^
Quand parut la première édition xylographique de la Bible des pauvres"^ 11
est difficile de le dire avec précision, cependant, les costumes des personnages
semblent indiquer une époque assez voisine du milieu du xv" siècle. Il est
encore plus difficile de désigner le pays où les planches du livre furent dessinées
et gravées : on les a crues tour à tour allemandes, flamandes, hollandaises; on
commence à soupçonner qu'elles pourraient bien être françaises. M. Schreiber,
l'historien des origines de la gravure, fit longtemps la part petite à la France^; il
est maintenant amené à reconnaître que les planches de la Bible des pauvres res-
semblent à certaines gravures sur bois dont lorigine française semble évidente".
Peut-être sera-t-il possible un jour d'affirmer cjue l'édition xylographique de la
Bible des pauvres est née en France^.
Le Spéculum humanse Salvationis est un peu moins ancien que la Bible des
pauvres. Une note qu'on rencontre dans plusieurs iTianuscrits ** nous apprend
' Ils ont été étudiés d'abord par Hcider, dans lahrbuch der K. K. Centralcommission, Vienne, 1861, t. V; puis
par Schreiber dans la préface de la Biblia pauperum, publiée par Paul Heitz, Strasbourg, 1908. Schreiber a étudié
et classé trente-trois manuscrits de la Bible des pauvres. Son travail est très intéressant. On voit l'iconographie et
la disposition des scènes se modifier peu à peu et se rapprocher du type qui a été adopté dans les premières édi-
tions xylographiques.
- On sait que ce qui caractérise les éditions xylographiques, c'est que le dessin et le texte sont gravés sur la
même planche de bois.
3 Voir Schreiber, Manuel de l'amateur d'estampes, Berlin, 1891-1900.
* Préface de la Biblia pauperum éditée par Heitz. M. Bouchot a revendiqué les droits de la France dans un
remarquable livre : Les deux cents Incunables xylographiques du département des Estampes, Paris, 1908.
" M. F. Guibert (loc. cit.) croit que l'édition xylographique à 4o planches de la Bible des pauvres a été publiée
par l'Ordre du Carmel. Suivant lui, les prophètes Elie et Elisée, ancêtres légendaires de l'ordre du Carmel, sont
représentés avec le costume des Carmes.
" Notamment B. N. latin 9587.
2^6 L'ART RELIGIEUX
que « le livre appelé Spéculum humanse Salvationis est une compilation nouvelle,
éditée en 1824 par un auteur qui a voulu taire son nom par humilité^ ».
L'auteur est donc un homme qui a grandi à la fin du xni° siècle et qui participe
encore à son esprit". Renchérissant sur ses devanciers, il oppose à chaque fait de
la Vie de la Vierge et de la vie de Jésus-Christ, non pas deux, mais trois
figures empruntées à l'Ancien Testament : l'Annonciation, par exemple, est
symbolisée par le Buisson ardent, la Toison de Gédéon et la Rencontre de Ré-
becca et d'Eliézer. Comme il n'est pas toujours facile de trouver dans l'Ancien
Testament trois passages vraiment caractéristiques, qui puissent se rapporter
tous les trois, avec une égale vraisemblance, à chaque fait évangélique, l'auteur
s'est trouvé plus d'une fois dans l'embarras. Il avait promis plus qu'il ne
pouvait tenir ; de là maint rapprochement forcé que la tradition des Pères ne
saurait autoriser ^
Le Spéculum humanx Salvationis est, comme la Bible des pauvres, un livre
d'images; le texte, pourtant, y tient une plus grande place; un long commen-
taire en prose rimée accompagne chaque scène figurative et en donne le sens '^.
Les miniatures pourraient disparaître, le livre conserverait quelque chose de son
intérêt ; et, en effet, il existe des manuscrits du Spéculum humanx Salvationis
qui ne sont pas illustrés. Il est bien évident, néanmoins, que c'est par ses
miniatures que le livre a séduit".
Ce sont ces miniatures qu'a reproduites librement le graveur inconnu qui
donna, un peu après le milieu du xv" siècle, la première édition, moitié xylo-
graphique, moitié imprimée, du Spéculum ^ Le livre eut un grand succès : ce
' « Incipitprohemium cujusdam nove conipilationis édite sub anno millesimo CCCXXIV. Nomen nossti auctoris
humilitale slletur et titulus sive nomen operis est Spéculum luunanee Salvationis ». C'est donc bien vainement que
des manuscrits postérieurs attribuent le livre à Ludolphe le Chartreux ou à Vincent de Beauvais. On a prononce
aussi, sans raison, sur la foi de Tritenheim, le nom de Conrad d'Alzheim.
"2 M. Perdrizet, dans son Etude sur le Spéculum humanœ Salvationis, Paris, 1908 s'est efl'orcé de montrer que le
livre était d'origine dominicaine par de bons arguments.
•* Quelques-unes de ces figures sont empruntées à des auteurs profanes. La légende de la table d'or recueillie
par des pêcheurs vient de Valero Maxime. V. Perdrizet, op cit., p. 05.
*• Il est à noter que les prophètes et les textes prophétiques manquent dans le Spéculum humanx Salvationis ,
sauf dans celui de la Bibliothèque de Bruxelles.
'■' Les manuscrits du Spéculum humanœ salvationis sont très nombreux;. Je citerai à la Bib. nat : mss. latin 5ii,
5i2, 9684, 9585, 9586; mss. franc, 188, 4oj, 46o, 6275. Il est encore impossible de savoir si le livre a été com-
posé en France ou ailleurs. MM. J. Lutz et P. Perdrizet publient en ce moment une reproduction d'un manuscrit
du Speruhim humanœ Salvationis, qui sera fort utile.
'' ^ oir Dutuit, Manuel de l'amateur d'estampes, l. I, p. 209.
L'ANCIEN ET LE NOUVEAU SYMBOLISME a/lv
qui le prouve, c'est qu'il transforma la Bible des pauvres elle-même. Les pre-
mières éditions de la Bible des pauvres ne se composaient, en effet, que de qua-
rante planches. Vers 1/170 ou 1/180, il en parut une édition en cinquante plan-
ches' : or, les dix planches nouvelles, consacrées à la Vie de la Vierge et à
quelques épisodes de la Vie de Jésus-Christ, sont des emprunts faits au
Spéculum.
Il reste à prouver que les œuvres symboliques du xv° siècle ont été inspi-
rées par ces deux modèles : rien ne sera plus facile.
C'est aux environs de i^oo que les artistes commencèrent à chercher dans
le manuscrit du Spéculum humanse Salvationis des motifs symboliques. Le minia-
turiste qui enlumina les Très belles Heures du duc de Berry y recourt déjà. Cet
admirable livre a péri dans l'incendie de la bibliothèque de Turin, mais heu-
reusement il avait été photographié". En étudiant ces reproductions, on remar-
quera que les épisodes de la Passion sont accompagnés de scènes de l'Ancien
Testament. Ces scènes sont évidemment des figures; mais, si familier que l'on
soit avec lesprit du moyen âge, on ne peut pas ne pas être surpris de leur
étrangeté. Par exemple, près de Jésus cloué sur la croix, on voit Tubal, père
des forgerons, qui frappe sur une enclume, et, tout à côté, le prophète Isaïe
que des bourreaux coupent en deux avec une scie.
Certes, si l'artiste avait été capable d'imaginer des rapprochements aussi
subtils, il eût été le plus ingénieux des théologiens. Mais il n'a rien imaginé,
il a simplement copié dans le Spéculum humanse Salvationis deux des figures qui
accompagnent la mise en croix ^ Les autres rapprochements symboliques qu'on
rencontre dans les Heures de Turin ont la même origine^.
Dès lors, on peut affirmer que tout artiste qui se respecte a, dans son ate-
lier, un manuscrit du Spéculum humanse Salvationis. Jean Van Eyck en avait un,
et en voici la preuve.
Il fit, en i/i/io, pour 1 église Saint-Martin d'Ypres, un triptyque que la mort
' C'est l'édition qui vient d'être publiée par MM. Heitz et Schreiber, d'après Texemplairc unique de Paris.
2 Les reproductions du manuscrit de Turin ont été publiées par M. le comte Durrieu à l'occasion du jubilé de
M. Léopold Delisle.
' Le texte nous apprend comment Tubal préfigure le supplice de Jésus-Clirisl. On va voir que rien n'est plus
subtil : « En frappant avec ses marteaux, dit l'auleur, Tubal inventa la musique. Or, pondant que Jésus-Christ était
cloué sur la croix à coups de marteaux, jaillissait de sa bouche, comme la plus douce des musiques, cette prière :
Pardonnez-leur parce qu'ils ne savent ce cpi'ils font. »
' Par exemple, près de Jésus flagellé, on voit, comme dans le Speculam, Job tourmenté par le diable et par sa
femme.
2^8 L'ART RELIGIEUX
l'empêcha d'achever'. Le panneau central est consacré à la Vierge portant l'En-
fant ; le volet de droite représente le Buisson ardent et la Toison de Gédéon ;
le volet de gauche, la Verge fleurie d'Aaron et la Porte fermée d'Ezéchiel. Ce
sont justement les figures qui, dans le Spéculum humanœ Salvationis, se rappor-
tent à la virginité de Marie. On peut objecter, il est vrai, que ces types sont
traditionnels et que Van Eyck pouvait les trouver partout. Mais que l'on regarde
au revers des volets. On y verra une scène toute nouvelle et dont la peinture
n'offre pas d'exemple avant cette date : la vision de VAra cœli. La Sibylle de
Tibur lève la main et montre a l'empereur Auguste la Vierge et l'Enfant qui
apparaissent dans le ciel. Or, il se trouve que la scène entre la Sibylle et
Auguste accompagne, dans le Spéculum, le miracle de la Verge d'Aaron, et vient
immédiatement après le Buisson ardent et la Toison de Gédéon, qui sont à la
page précédente. Il n'y a donc pas de doute ; la présence, dans l'œuvre de
Van Eyck, d un sujet aussi nouveau que l'Entrevue d Octave et de la Sibylle —
sujet qui n'est entré dans l'art que par l'intermédiaire du Spéculum humclnx Sal-
vationis — fait cesser toute incertitude. D'ailleurs, il est visible que Van Eyck
a emprunté au manuscrit qu il avait sous les yeux l'idée de représenter la
« porta clausa » du prophète comme une porte de ville qui s'ouvre entre deux
tours, et le Buisson ardent sous la figure d'un arbre au tronc élancé qui s'épa-
nouit par le haut.
Le Spéculum humanx Salvationis était donc dans l'atelier de Van Eyck. Il
était aussi dans celui de Rogier Van der Weyden. Quand il peignit pour Bla-
delin, vers i/i6o, le fameux triptyque de la Nativité (fig. 4)^ il ne chercha pas
bien loin le sujet des deux volets. Il ouvrit son manuscrit à la page delà Nativité :
il prit, pour un des côtés, l'Entrevue d'Auguste et de la Sibylle et, pour l'autre,
la Vision des trois Mages qui contemplent l'étoile et y voient apparaître la
figure d'un enfant. On peut même, je crois, affirmer que le livre de Rogier Van
der Weyden appartenait à cette classe de manuscrits, où — par suite d'une légère
erreur — l'Entrevue de la Sibylle et d'Octave est placée immédiatement à côté
de la Vision des trois Mages ^
' Ce triptyque figurait à l'Exposition des primitifs de Bruges en 1902. Il appartient à RI. Helleputte, de Lou-
vain. Les documents qui concernent ce tableau ont été publiés dans la Revue de Vart chrétien, 1902, p. 1-6.
2 Aujourd'hui au Musée de Berlin.
^ C'est le cas pour le manuscrit latin 9585 de la Bibl. nat. Dans ce manuscrit, la Vision des trois Mages accom-
pagne la Nativité, tandis que, dans les autres manuscrits, elle est placée plus loin.
L'ANCIEN ET LE NOUVEAU SYMBOLISME 2/19
Mais quel artiste flamand n'avait pas le Spéculum humaiix Salvationis^ Grâce
à ce précieux livre, plus d'un, qui n'était sans doute pas très grand clerc, fait
figure de théologien ' .
Vers ili6o, cependant, parut la première édition xylographique de la Bible
des pauvres. Le livre, qui avait été peu connu tant qu'il était resté manuscrit,
commença à être adopté par les artistes. Parfois, ils le préférèrent au Spé-
culum humanœ Saluationis, mais la plupart du temps ils usèrent de l'un et de
l'autre.
C'est en combinant ces deux modèles qu'un artiste inconnu de la fin du
xv° siècle composa les cartons des tapisseries de la Chaise-Dieu. Il doit cepen-
dant beaucoup plus à la Bible des pauvres qu'au Spéculum.
Comme la Bible des pauvres, en effet, les tapisseries nous montrent d'abord
l'Enfance de Jésus-Christ, puis la Passion, enfin, le Jugement dernier; comme
la Bible des pauvres, les tapisseries rapprochent, de chaque fait du Nouveau
Testament, deux événements qui en sont la figure et quatre versets prophé-
tiques .
Mais, c'est dans le détail que les ressemblances sont frappantes. Chaque
tapisserie est presque toujours une copie exacte de la Bible des pauvres. Qu'on
examine, par exemple, la première page de la Bible des pauvres. On y verra, au
milieu, l'Annonciation, accompagnée, à gauche, de la Tentation d'Eve, à
droite, de l'épisode de la Toison de Gédéon ; au-dessus et au-dessous, deux
prophètes, en buste, apparaissent dans des niches d'architecture et tiennent des
banderoles. Telle est, exactement, l'économie de la première tapisserie de la
Chaise-Dieu : l'artiste s'est contenté de rajeunir les costumes et d'enrichir le
décor, mais il a copié jusqu'aux inscriptions qui couvrent les banderoles des
prophètes. Un coup d'oeil jeté sur les reproductions en dira plus que tous les
commentaires (fig, m et 112).
Il en est ainsi de quatorze tapisseries de la Chaise-Dieu : elles reprodui-
sent très exactement quatorze pages de la Bible des pauvres' (fig. ii3 et ii/|).
* Deux volets de l'école de Bouts (collection Crews) représentent le Buisson ardent et la Toison de Gédéon. 11
est évident que la partie centrale (elle a disparu) représentait la Nativité.
- 1° Annonciation (Eve avec le serpent, la Toison de Gédéon) ; 2° La Nativité (le Buisson ardent, la Verge
fleurie d'Aaron) ; 3° Massacre des Innocents (Saùl fait tuer les prêtres, Athalie fait tuer ses petits-fils) ; 4° Tentation
de Jésus-Christ (Adam et Eve tentés, Esaû vendant son droit d'aînesse) ; 5° Résurrection de Lazare (Ëlie ressuscite
le fils de la veuve, Elisée ressuscite un enfant); 6° Entrée de Jésus-Christ à Jérusalem (David apporte la tète de
Goliath, Elisée reçu aux portes de la ville) ; 7° La Cène (Abraham et Melchisédech, la Manne) ; 8" Le Portement
de croix (Isaac porte le bois du sacrifice, la veuve de Sarepta recueille deux morceaux de bois) ; 9° Jésus-Christ en
MALE. T. II. '62
a5o
L'ART RELIGIEUX
Viennent ensuite cinq tapisseries qui sont également copiées de la Bible des
pauvres, mais avec un visible désir de simplification. En effet, trois tapisseries,
au lieu de nous montrer deux scènes de l'Ancien Testament, ne nous en mon-
trent qu'une'. Enfin, deux tapisseries sont nées de la combinaison de deux
pages de la Bible des pauvres fondues en une seule". C'est évidemment à des
raisons d'économie qu'il faut attribuer
ces simplifications.
Restent huit tapisseries, où se trahit
une autre influence : celle du Spéculum
humanse Salvationis . Ces huit tapisseries,
en effet, sont, soit des copies exactes
du Spéculum ^ soit des combinaisons
du Spéculum et de la Bible des pauvres \
avec des variantes ^
Que l'artiste ne soit pas resté jus-
qu'au bout fidèle à la Bible des pauvres
et qu'il ait cru devoir recourir au Spe-
croix. (le Sacrifice d'Abraham, le Serpent d'airain) ;
10° Mise au tombeau (Joseph descendu dans la citerne,
Jonas jeté à la baleine); ii° Résurrection de Jésus-
Christ (Samson enlève les portes de la ville, Jonas vomi
par la baleine); 12° Ascension de Jésus-Christ (Enoch
enlevé au ciel, Char de feu d'Élie) ; i3"> Descente du
Saint-Esprit (Moïse reçoit la Loi, le Feu du ciel consume
l'oflrande d'Élie); 14° Couronnement de la Vierge
(Salomon fait asseoir sa mère auprès de lui, Assuérus et
Esther).
1 1» Les Saintes Femmes au tombeau (Ruben fait sortir son frère du puits); 2° Jésus apparaît à Madeleine (le
Roi vient voir Daniel dans la fosse aux lions); Le Jugement dernier (Jugement de Salomon).
2 1° La Fuite en Egypte (David s'échappe par une fenêtre, l'idole Dagon s'effondre devant l'Arche, sujet qui
accompagne, dans la Bible des pauvres, la Chute des idoles); 2» Baiser de Judas (;Abner tué par Joab, Chute des
mauvais anges, sujet qui, dans la Bible des pauvres, accompagne la Chute des soldats qui veulent s'emparer de Jésus-
Christ).
^ 1° Adoration des Mages (les Trois soldats apportant de l'eau à David, la reine de Saba devant Salomon).
2° Le Christ flagellé (Achior flagellé, Job tourmenté par le diable). 3° Le Christ insulté (Ivresse de Noé, le roi
des Ammonites et les envoyés du roi David). 4° Jésus-Christ aux hmbes (Loth sauvé de Sodome, les Trois Hébreux
dans la fournaise).
* Baptême de Jésus-Christ (Passage de la mer Rouge, figure empruntée à la Bible des pauvres; Naaman le
lépreux guéri dans le Jourdain, figure empruntée au Spéculum).
'■' Il reste trois tapisseries (Pilate se lave les mains, Judas et les trente deniers, l'Incrédulité de saint Thomas)
qui sont accompagnées de types empruntés à la Bible des pauvres, mais avec quelques variantes.
,vîln£j>TD^^ïïSBlaiiîtâtT^
Fig. III. — ■ L'Annonciation, avec Eve et le Serpent,
et la Toison de Gédéon.
Bible des Pauvres.
L'ANCIEN ET LENOUVEÂU SYMBOLISME
25l
ciilam humansR Salvationis, c'est une preuve que les deux livres étaient aussi
connus l'un que l'autre à la fin du xv" siècle.
Les tapisseries de la cathédrale de Reims vont nous offrir, d'ailleurs, un
compromis analogue. Elles sont consacrées, comme on sait, à l'histoire de la
Vierge. Elles ont été données à la cathédrale par l'archevêque Robert de Lénon-
court, qui les fit peut-être
commencer l'année même oii
il prit possession du siège de
Reims, c'est-à-dire en iBog ; en
i53o, elles étaient terminées.
Elles sont donc presque con-
temporaines de celles de la
Chaise-Dieu. Toutes ces tapis-
series ne sont pas symboliques ;
plusieurs n'ont rien de figu-
ratif. Mais il en est huit oii im
événement de la vie de la
Vierge est rapproché de deux
faits de l'Ancien Testament.
Or, ces huit tapisseries sont
des copies, soit de la Bible des
pauvres, soîidu Spéculum humanx
Salvationis. C'est pour avoir
ignoré ces particularités que les auteurs qui ont décrit les tapisseries de
Reims n'en ont pas toujours compris le sens'.
Sept tapisseries ont été exécutées d'après la Bible des pauvres. Ce sont : le
Mariage de la Vierge, l'Annonciation, la Nativité, l'Adoration des Mages, la Pré-
sentation au Temple, la Fuite en Egypte, l'Assomption. Deux figures bibliques
accompagnent chaque scène.
Il suffira de donner un exemple. La Bible des pauvres nous montre, à côté
de l'adoration des Mao^es, Abner à genoux devant David et la reine de Saba à
genoux devant Saloiïion ; en haut, David et Isaïe tiennent des banderoles. Ce
sont exactement les scènes et les j)ersonnages que nous présente la tapisserie de
Vn
112. — L'Annonciation, avec Eve et le Serpent
et la Toison de Gédéon.
Tapisserie de la Chaise-Dieu. (D'après Jubinal.)
1 Ch, Loricjuet, les Tapisseries de la catjiédrale de Reims, 1882,
35a
L'ART RELIGIEUX
maiifnh6Tni(f iiITn &T^Z.... S^ri ipyoMOaffràrtlnBmw
aiiniheTniif ulTn firna
iija fpoliaiifi-i<ï fil ; njfiv
na \)f tf rf nnff rmofcnj;
in-f niOn lig'tiqurinicïua
fuir l'n refit tnam Ijot t ni
frpul'J' f am eu auMl te
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iriT rhfflb 1 ntalrguflls fra
t tfrftee magna 1 maju cû
uiuiliî foitt mpff [f frai* m
naui roj6i.Tnîit<rimonam
ilhaJl)ftf8nurontiiinialf
èpitriemaja'îftaMfùîr'-
ghi tiinH T nu? ttfrf tiif Bib"
aifbnmbpnomb^joiias
rnlhi fiî'rtiiiifuiHttim-f n-f
(Tibu8!)ifb9ïmb?niifhb9
Reims. La composition est évidemment mieux entendue, les costumes sont
plus riches, le décor a une ampleur qu'on chercherait vainement dans l'ori-
ginal : on le reconnaît pourtant au premier coup d'œil. Les six autres tapis-
series sont des copies aussi fidèles de la Bible des pauvres \
La huitième tapisserie est emprun-
tée au Spéculum humanse Salvafionis.
Ellemiontre la Présentation de la Vierge
au Temple. Deux faits de l'Ancien Tes-
tament accompagnent cette scène : la
Fille de Jephté venant à la rencontre
de son père ; puis, des Pêcheurs reti-
rant de leurs filets une table d'or qu'ils
portent dans le temple du Soleil. Ces
figures sont justement celles qui, dans
le Spéculum humanse Salvationis, accom-
pagnent la Présentation de la Vierge.
L'artiste a eu recours au Spéculum,
parce que la Présentation de la Vierge
au Temple ne figure pas dans la Bible
des pauvres^.
On voit de quelle faveur ont joui
nos deux livres auprès des artistes qui
dessinaient les cartons des tapisseries.
A vrai dire, il n'y a guère de tapis-
serie symbolique qui ne soit inspirée
de l'un ou de l'autre de ces ouvrages. Qu'on me permette d'en donner encore
une ou deux preuves.
Fig. II 3. — La Mise au Tombeau,
avec Joseph descendu dans le puits, et Jonas.
Bible des pauvres.
1 L'artiste avait sous les yeux une Bible des pauvres complète (en 5o scènes). Voici les scènes représentées:
1° Mariage de la Vierge (Sara mariée à Tobie, Rebecca mariée à Isaac) ; Annonciation (Eve et le serpent, Toison
de Gédéon); 3» Nativité (Moïse et le Buisson ardent, Verge fleurie d'Aaron) ; 4° Adoration des Mages (David à
genoux devant Abner, la Reine de Saba devant Salomon) ; 5° Jésus enfant présenté au Temple (Présentation du
premier né, Samuel présenté par Anne); 6° Fuite en Egypte (Jacob envoyé par son père à Laban, Michol faisant
échapper David)"; 7» Assomption et couronnement de la Vierge (Salomon et sa mère, Esther et Assuérus). L'artiste
a poussé la fidélité jusqu'à reproduire les inscriptions de la Bible des pauvres qui expliquent les sujets. Par exemple,
au-dessous de l'Adoration des Mages et de ses symboles bibliques, il a écrit Plebs notât hœc gentes Chrislo jungi
cupientes.
2 11 y a encore quatre tapisseries, dont je n'ai trouvé le modèle ni dans la Bible des pauvres ni dans le Spéculum et
L'ANCIEN ET LE NOUVEAU SYMBOLISME
303
Dans le trésor de la cathédrale de Sens, une très belle tapisserie de la iln
du xv*^ siècle nous montre le Couronnement de la Vierge accompagné de deux
scènes de l'Ancien Testament qui en sont la figure : le Couronnement de Beth-
sabé par Salomon, etle Couronnement d'Esther par Assuérus(fig. 1 1 5). Or ces trois
scènes se retrouvent exactement dans une page de la Bible des pauvres, dont la
tapisserie de Sens est une copie.
A Chalon-sur-Saône, dans l'ancienne cathédrale une grande tapisserie du
xvi'' siècle est consacrée à l'Eucharistie. On voit, à côté de la Cène, trois épi-
sodes de l'Ancien Tes-
tament qui en sont la
figure : Melchisédech
offrant le pain à Abra-
ham, les Hébreux re-
cueillant la manne dans
le désert, enfin la Pàque
juive. Or, dans le Spé-
culum humanas Salvatio-
nis, la Cène est juste-
ment accompagnée de
ces trois figures.
Une tapisserie fla-
mande , conservée à
Madrid, met en parallèle avec la Nativité, le Buisson ardent de Moïse et la
Verge d'Aaron : on reconnaît la Bible des pauvres, à laquelle lartiste a emprunté
aussi les textes prophétiques que déroulent Isaïe et Michée.
Il serait superflu d'insister. Ces exemples suffisent à prouver que le Spécu-
lum humanœ Salvationis et la Bible des pauvres ont été pour les peintres décora-
teurs, attachés aux grands ateliers de tapisserie, de véritables manuels.
Les peintres verriers doivent aussi quelque chose à ces deux livres ; ils leur
devaient même probablement plus que nous ne pouvons limaginer aujourd'hui.
Plusieurs des œuvres fragiles que Ir Bible des pauvres et le Spéculum leur avaient
Fig. II 4. — La Mise au Tombeau,
avec Joseph descendu dans le puits, et Jonas.
Tapisserie de la Chaise-Dieu. (D'après Jubinal.)
qui ont pu être composées par un théologien. Ce sont : i° Anne et Joachim chassés par le prêtre (Adam et Eve
chassés du paradis, Anna mère de Samuel chassée par Héli) ; 2° Naissance de la Vierge (Lutte de Jacob et de
l'ange, l'Anesse de Balaam, figure qui se trouve dans la Bible des pauvres); 3" La Visitation (les Hébreux dans la
fournaise, Habacuc et Daniel) ; 4° Mort de la Vierge (^MorldeMarie sœurde Moïse, mort de Sara, femme d'Abraham).
354
L'ART RELIGIEUX
inspirées ont certainement disparu ; mais il en reste au moins une en France ' .
Je veux parler des deux grandes verrières de la Sainte-Chapelle de Vic-le-
Gomte (Puy-de-Dôme), qui se sont conservées presque intactes; elles sont
du xvi" siècle. L'une, celle du midi, est consacrée aux épisodes de la Passion;
l'autre, celle du nord, à des scènes figuratives empruntées à l'Ancien Testa-
ment : k chaque panneau historique du premier vitrail correspond un panneau
symbolique du second.
Cette œuvre, si bien ordonnée, fit jadis l'admiration de Dulaure, qui s'éton-
Fig. Ii5. — Le Couronneiiieiil de la A ierge,
accompagné du couronnement de Bethsabé et du couronnement d'Esther.
Tapisserie de la cathédrale de Sens.
nait de la science théologique de l'artiste : c'était admirer à côté. L'artiste avait
tout simplement sous les yeux la Bible des pauvres, qu'il a copiée avec fidélité;
iTiais, comme la place lui était ménagée, au lieu d opposer à chaque fait du
Nouveau Testament deux figures de l'Ancien, il n'en a opposé qu une. A Jésus
entrant à Jérusalem, ne correspond que le Retour triomphal de David ; à
la Cène ne correspond que la Récolte de la manne. Comme d ordinaire, le
Spéculum humanse Salvationis a été consulté en même temps que la Bible des
pauvres : à la Flagellation, en effet, répond l'épisode d'Achior attaché à un
arbre et fustigé par les serviteurs d'Holoj)herne, figure qui ne se rencontre pas
dans la Bible des pauvres, mais qu'on trouve dans le Spéculum.
Les sculpteurs qui décorèrent, au xv° et au xvf siècle, les portails de nos
* En Alsace, les vitraux de Mulhouse sont une copie du Spéculum huinana' Salvatonls: Voir J. Lutz et P. Perdri-
zet, loc. cit.
L'ANCIEN ET LE NOUVEAU SYMBOLISME 255
églises, doivent-ils, eux aussi, quelque chose à nos deux livres? On en pourrait
douter, car les œuvres qui subsistent, au moins en France, ne nous offrent
rien qui rappelle la Bible des pauvres ou le Spéculum.
On pourrait alléguer, il est vrai, que les portails du xv" et du xvi" siècle
sont presque tous, aujourd'hui, privés des statuettes de leurs voussures, et que
c'est là, sans doute, qu'on eut trouvé les scènes figuratives chères aux artistes
d'alors. Ce ne serait qu'une hypothèse, mais il se trouve que des documents
font de cette hypothèse une certitude.
Les voussures du grand portail de la cathédrale de Troyes étaient ornées de
figurines qui représentaient les scènes de la Passion. Les comptes de l'église,
de l'année iBaS à l'année 1527, nous les signalent au fur et à mesure que le
prix de chaque groupe était payé au sculpteur \ Malheureusement, ces comptes
sont incomplets ; ils en disent assez, toutefois, pour qu il soit évident à nos
yeux que chaque épisode de la Passion était accompagné d'une figure empruntée
à l'Ancien Testament. Par exemple, à la Flagellation correspondait « l'Histoire
comment Job fut battu du diable », et à la Résurrection « l'Histoire comment
Jonas sortit du ventre de la baleine ». La seconde figure peut ne pas paraître
très typique, mais la première est un emprunt évident fait à la Bible des pauvres
ou au Spéculum humaiise Salvationis, car on la trouve dans l'un et dans l'autre
livre. On peut donc admettre que le portail de Troyes était ordonné comme
le vitrail de Vic-le-Gomte et que l'artiste s'y était inspiré des mêmes originaux.
Les sculpteurs qui taillaient l'ivoire connaissaient aussi ces précieux modèles.
Je n'en veux pas d autre exemple que le coffret reliquaire de la fin du xv" siècle
qu'on peut voir au musée de Cluny'. L'artiste ne s'est pas contenté d emprunter
ses oppositions symboliques k la Bible des pauvres \ il est allé jusqu'à copier les
gravures du livre : la figure d'Eve tentée par le serpent, ou celle de Samson
enlevant les portes de Gaza, semblent calquées sur l'original*.
Dans tous les ateliers d'art décoratif on était sur de rencontrer la Bible des
pauvres ou le Spéculum humanse Salvationis.
* C'était l'imagier Nicolas Halius : Voir Pigeotte, Elude sur les travaux d'achèvement de la cathédrale de Troyes,
p. ii4-ii8.
2 Ivoires, n" 1060.
^ Par exemple : Annonciation et Tentation d'Eve ; Nativité et Buisson ardent; Entrée à Jérusalem et David
apportant la tête de Goliath, etc. Les scènes sont disposées sans beaucoup d'ordre.
* C'est ce qui prouve que ce coffret ne peut être du xiv* siècle, comme le dit le Catalogue. Il est postérieur aux
premières éditions xylographiques de la Bible des pauvres, postérieur, par conséquent, au milieu du xv'= siècle.
y5G L'ART RELIGIEUX
Les émailleurs de Limoges avaient la Bible des pauvres : ils lui empruntaient
les versets qu'ils remettaient aux mains de chaque prophète \
Les sculpteurs sur bois de Bruxelles et d'Anvers, qui fabriquaient ces
grands retables fameux dans toute l'Europe, avaient la Bible des pauvres et le
Spéculum; c'est à l'un ou à l'autre de ces livres qu'ils demandaient les petites
scènes symboliques qui accompagnent généralement les épisodes de la Pas-
sion^-
Mais c'est du jour où les imprimeurs eurent l'idée de décorer les marges
de leurs Heures de figures empruntées à la Bible des pauvres ou au Spéculum,
que ces vieux livres devinrent vraiment populaires. Le fidèle les eut sans cesse
sous les jeux. En lisant ses prières, il apercevait tout autour de la page, Job
battu par le diable et Jésus flagellé, Tubal frappant sur son enclume et Jésus
cloué sur la croix. Des inscriptions, des textes prophétiques lui permettaient de
comprendre le sens des scènes figuratives.
Un des premiers, semble-t-il, l'imprimeur Caillaut, orna les marges d'un
de ses livres d'Heures ^ de gravures qu'il copia sans scrupules sur celles du
Spéculum humanse Salvationis publié à Lyon en ili']S''. Mais Vérard, qui avait
donné une fort belle édition de la Bible des pauvres^, préféra en reproduire les
gravures dans les marges de ses livres d'Heures\ Son exemple fut généralement
suivi. C'est aussi avec des gravures imitées de la Bible des pauvres que Kerver,
Pigouchet, Etienne Johannot\ ornent les marges de leurs charmantes Heures
(fig. II 6), mais ils font aussi parfois quelques emprunts au Spéculum humanse.
Salvationis (fîg. 117). Ces Heures, répandues par milliers dans la France entière,
firent connaître à tous la jBi6/e des pauvres^ . Jamais livre n'eut pareille fortune.
' ^ oir l'émail de Limoges publié par le Bulletin arclwologique de la Commission, 1892, p. 426. L'Annonciation est
accompagnée de David qui dit : Domine, sicut phwiu, et d'Isaïe qui dit : Ecce Virtjo concipiet. Ce sont les textes de la
Bible des pauvres.
- On ne remarque pas toujours ces figurines disposées dans les montants ou dissimulées au second plan. Le
grand retable flamand de Baumc-les-Messieurs (Jura) nous montre, à côté de la Mise au tombeau, Jonas jeté dans
la mer; à côté de la Gène, la Récolle de la manne et l'Entrevue d'Abraham et de Melchlsédec.
' B. N., R vélins n» i643.
* Sous le titre de Miroir de la Rédemption. C'est notre premier livre à figures. D'ailleurs les bois du Miroir de
la Rédemption étaient ceux qui avaient servi à Ricliel pour le Spéculum humanse Salvationis imprimé à Râle en 1476.
-■ Sous ce titre : les Figures du Viel Testament et du Nouvel.
f* Voir [es- Heures imprimées à l'usage de Paris, i/igS.
' Heures à l'usage de Rome, Kerver et Wolff, 1^98 ; Heures à l'usage de Lyon, iIiq5, Pigouchet; Heures de la
Vierge, imprimées par Etienne Johannot en i497-
^ Il est probable que ces Heures, à leur tour, fournirent jîlus d'une fois aux artistes les scènes de l'Ancien Testa-
ment qu'ils opposaient aux scènes du Nouveau.
L'ANCTEN ET LE NOUVEAU SYMBOLISME
257
Au xvi" siècle, on vit quelque chose de plus extraordinaire encore : la Bible
des pauvres s'incarna; chacune de ses pages devint un tableau vivant. En i562,
la ville de Béthune fit une procession magnifique, à laquelle prirent part tous
les corps de métiers ^ . Chaque
corporation fit les^ frais d'un
char sur lequel des figurants
immobiles représentaient les
principales scènes de la vie de
Jésus-Christ. Aux cuveliers était
échue l'Annonciation, aux des-
saleurs de poissons la Dispute au
Temple, aux porteurs de sacs le
Dernier repas de Jésus. Un
rayon den haut semblait tom-
ber, ce jour-là, sur les plus
huiubles métiers. — Or, sur
chaque échafaudage, on pou-
vait voir, non seulement une
scène de la vie de Jésus-Christ,
mais encore « deux ligures ».
Quelles étaient ces figures ? Le
document ne le dit pas, mais
il n'est pas difficile de le devi-
ner. C'étaient les deux scènes
de l'Ancien Testament qui, dans
la Bible des pauvres, accompa-
gnent chaque scène du Nouveau.
Et ce qui permet de reconnaître
sans peine l'original, c'est la
disposition des scènes du Nou-
veau Testament qui commencent à l'Annonciation et se terminent au Jugement
dernier. Telle est, précisément, comme on l'a vu, l'économie de la Bible des
pauvres.
Fig. 116. — Messe de saint Grégoire,
avec les figures de la Bible des pauvres dans la marge.
Heures de Lyon, Philippe Pigouchet, i/ig5.
' Annales archéologiques, t. VIH, p. 272 et suiv.
1I:VLE. T. II.
33
258
L'ART RELIGIEUX
Ces exemples peuvent suffire à établir ce que nous voulions démontrer. Il
paraîtra désormais évident que presque toutes les œuvres symboliques du xv" et
_ du xvi" siècle dérivent de la
Bible des pauvres ou du Spé-
culum humanse. Salvatioms\ C'est
la preuve que les artistes et
même les hommes d'église (qui
demandaient les œuvres d'art
aux artistes) n'entretenaient plus
de commerce suivi avec les
Pères ou avec les grands doc-
teurs du moyen âge. On avait
adopté une fois pour toutes d'in-
digents manuels, pour n'avoir
pas la peine de remonter aux
sources. Malgré les apparences
contraires, il est clair que la
vie se retire petit à petit des
anciens symboles.
Toutes ces œuvres figura-
tives seraient donc extrême-
ment froides, si elles n'avaient
été vivifiées par la charmante
imagination des artistes et leur
amour de la nature. Assez in-
différents sans doute à la pen-
sée, ils s'intéressaient au cos-
tume, au décor. QuuTiporte
que les tapisseries de la
Chaise-Dieu aient été ordon-
Fig. 117. — Descente du Saint-Esprit,
avec les figures du Spéculum humanœ Salvationis dans la marge.
Heures à l'usage de Rome, ïhielman Kerver, 1/199.
nées d'après la Bible des pauvres, elles n'en sont pas moins des chefs-
d'œuvre. Il faut les voir, ces délicates merveilles, suspendues dans le chœur
1 Si l'on compare le Buisson ardent de Nicolas Froment à la planche de la Bible des pauvres, consacrée au
même sujet, on reconnaîtra sans peine que le peintre avait la gravure sous les yeux. Même geste de Moïse, même
arbre en forme de nid. Il n'y a qu'une dill'érence : Froment a remplacé Dieu par la Vierge.
L'ANCIEN ET LE NOUVEAU SYMBOLISME aSg
de la grande église nue et un peu farouche de Clément VI. Leurs couleurs
pâlies s'harmonisent avec la couleur de la pierre, et avec ces touches légères
que le temps et les hivers ont posées sur les voûtes et sur les piliers. De près,
on est séduit par mille gracieux détails. C'est le magnifique manteau du
Christ ressuscité qui vole au vent et montre sa doublure semée d'étoiles ;
c'est la robe de brocart de la Madeleine. Partout s'épanouissent des fleurs :
œillets, campanules, muguets. Des oiseaux chantent dans des arbres fleuris, des
lapins mettent la tête hors de leur terrier, un paon fait la roue devant le
Christ ressuscité. C'est un printemps éternel. Et l'on est si occupé à jouir de
toutes ces choses charmantes, qu'on oublie les symboles et qu'on ne songe pas
à remarquer que les trois guerriers, à la barbe tressée, au casque tartare, qui
présentent dans des flacons ciselés l'eau de Bethléem à David, sont là pour figu-
rer l'Adoration des Mages.
III
Il y avait une façon beaucoup plus simple de faire sentir les divines con-
cordances de l'Ancien et du Nouveau Testament : c'était de mettre face à face les
prophètes et les apôtres. Le xiu" siècle avait aimé cette opposition qui parlait
d'elle-même. Quiles voyait, aux fenêtres hautes de Bourges, les uns au nord, les
autres au sud, tous pareils, tous revêtus de la même tunique, ne pouvait s'einpê-
cher d'admirer cette étonnante ressemblance. On songeaitque ces hommes avaient
annoncé le môme Sauveur. Plus d'un, peut-être, en les contemplant, crut entendre
un grand chœur à deux parties, oùles voix se répondent d'abord et puis s'unissent.
L'opposition des prophètes et des apôtres a été un des sujets favoris de l'art
du xv*" siècle, et, chose étrange, cette opposition se présente, au xv" siècle, avec
un caractère de grandeur qu'elle n'a pas au xin'^. Chacun des apôtres, en effet,
tient à la main une banderole sur laquelle est écrite une phrase du Credo, tandis
que les prophètes présentent des versets choisis dans leurs livres. Or, il se trouve
que chaque verset prophétique correspond à une affirmation du Credo. Ce sont
là les phrases de ce grand dialogue entre la Loi Ancienne et la Loi Nouvelle.
Pas une dissonance dans ce chant alterné ; des siècles avant Jésus-Christ, les
prophètes récitaient déjà tous les articles du Symbole des apôtres, mais dans un
autre mode.
26o L'ART RELIGTEU
Je ne sais si l'on peut rendre sensible l'accord des deux Testaments d'une
façon plus simple et plus grande. Si les artistes du xv'' siècle ont inventé cela,
ils égalent ceux du xin"^ par la profondeur de la pensée théologique.
Mais nous sommes dupes d'une apparence. Ici encore le xv"^ siècle n a rien
inventé, et c'est, comme d'ordinaire, au xui"" siècle qu'il faut faire honneur de
cette grande pensée.
L'idée d'assigner une phrase du Credo à chaque apôtre est ancienne. On
racontait que le jour de la Pentecôte, étant rassemblés dans le cénacle et se sen-
tant illuminéspar l'Esprit, ilsavaientparlélesuns après les autres. Pierre, le pre-
mier, avait dit ; « Je crois en Dieu, le père tout-puissant, créateur du ciel et de
la terre. » Saint André avait ajouté : « En Jésus-Christ, son fils unique ». Les
autres avaient suivi et, en douze phrases, les douze apôtres avaient promulgué
les douze articles de la Foi.
C'est dans un sermon attribué à saint Augustin qu'on voit pour la première
fois chacun des apôtres réciter un des articles du Credo \ Ce sermon, que le
moyen âge tenait pour l'œuAa^e authentique d'un Père de l'Eglise, a dû jouir
d'une grande célébrité. La preuve est que les phrases du Credo, que pseudo-
Augustin donne à chacun des apôtres, sont précisément celles que le moyen âge
leur conserve d'ordinaire ^
Il y a cependant des exceptions; Guillaume Durand, par exemple, dans son
fameux Rational, adopte un ordre tout difFérent^ Il va même jusqu'à dire, dans
un autre ouvrage, qu'il est tout à fait arbitraire d'assigner à chaque apôtre telle
phrase du Credo plutôt que telle autre, et que les auteurs ne sont pas arrivés
à s'entendre là-dessus *.
Quoi qu'il en dise, une tradition commençait à s'établir de son temps : dans
divers manuscrits du xiu^ siècle, les apôtres prononcent exactement les paroles
' Sermo 24o, Patrol. T. XXXVIII-XXXIX, col. 2188. Ce sermon a été rejeté par les Bénédictins du xyii^ siècle
parmi les œuvres apocrj'phes de saint Augustin.
^ Voici les phrases que prononce chaque apôtre :
I Pierre : Credo in Deum patrem omnipotentem, creatorem cœli et terrae. — 2. André: Et in Jesum Chris-
tum, filium ejus. — 3. Jacques {majeur) : Qui conceptus est de Spiritu Sancto, crealus ex Maria Virgine. —
4. Jean : Passas sub Pontio Pilalo, crucifixus, mortuus et sepultus est. — 5. Thomas : Descendit ad inferna. Tertia
die resurrexit a mortuis. — 6. Jacques (mineur) : Ascendit ad cœlos, sedetad dexterampatris omnipotentis. — ■]. Phi-
lippe : Inde venïurus est judicare vivos et mortuos. — 8. Barthélémy : Credo in Spiritum sanctum. — 9. Mn«-
</iieu : Sanctam Ecclesiam catholicam, sanclorum communionem. — 10. Simon : Remissionem peccatorum. —
II. Thaddée : Carnis resurreclionem. — 12. Mathias : Vitam œternam.
^ Rationale, Lib. IV, 25.
* Sentent. Lib. III, dist. 26. q. 2. n" 9.
L'ANCIEN ET LE NOUVEAU SYMBOLISME 261
que leur assigne saint Augustin ' ; d'ailleurs saint Augustin est nommé expres-
sément et toute la liste mise sous son patronage ^
S'il y a encore beaucoup d'hésitations au xiy" siècle, au xV siècle l'ordre
adopté par saint Augustin, malgré quelques exceptions, s'impose décidément ^
L'idée vraiment originale, l'idée profonde, fut d'opposer aux douze articles
du Credo douze paroles des prophètes. Il en faut faire honneur très certaine-
ment k un théologien du xm® siècle. Les exemples les plus anciens que je con-
naisse de ce parallélisme se rencontrent dans des manuscrits des environs
de i3oo. Dans ces curieux livres, les vices, les vertus, les souffrances de Jésus-
Christ sont présentés sous forme de tableaux graphiques *.
Un de ces tableaux fait ressortir les harmonies de la doctrine prophétique et
de la doctrine apostolique : à chaque phrase du Credo, récitée par un apôtre,
correspond un verset biblique, récité par un prophète. A saint Thomas, par
exemple, qui proclame : « Il est descendu aux enfers, et le troisième jour il
est ressuscité d'entre les morts », — le prophète Osée répond : « 0 mort, je
serai ta mort, ô enfer, je serai ta morsure ^. »
* Bibl. JMazarinc n° 7/12, 1'° 107 v° (xiii<= siècle) et Bibl. de l'Arsenal n° 1087, fo 6 (fin du xin<= siècle).
2 Bibl. Mazarine n° 742, f^ 107 vo : » Beatus Augustinuset majores doctores Ecclesia? tradunt... »
3 Heures du duc de Berry (B. N., lat. i8oi4). — Manuscrit de l'Arsenal n" iioo. — • Vitraux de Saint-Serge
d'Angers. — L'Art de bien vivre et de bien mourir, imprimé par Vérard. — Le Calendrier des bergers. — Fresques
du baptistère de Sienne (i452). — Stalles de la cathédrale de Genève.
* B. N., franc. (3220. C'est le livre appelé Verger de soûlas, et Bibl. de l'Arsenal n° 1087.
" Voici cette concordance importante à noter ici :
i» Pierre : Credo in Deum omnipotentem, creatorem cœli et terras. — Jérémie : Patrem invocabitis qui terram
fecit et condidit cœluni.
2" s\.ndré : Et in Jesum Christum filium ejus, - David : Dominus dixit ad me filius meus es tu.
3° Jacques {majeur) : Qui conceptus est de Spiritu Sancto, natus est ex Maria Virgine. — haie : Eccc Virgo
concipiet.
40 Jean : Passus sub Pontio Pilato, crucifixus, mortuus et sepultus est. — Daniel : Post septuaginta hebdomadas
occidetur Christus.
5° Thomas : Descendit ad inferna, tertia die resurrexit a mortuis. — Osée : 0 mors ero mors tua, morsus tuus
ero, inferne.
6° Jacques (mineur) : Ascendit adcœlos, sedet ad dexteram patris omnipotentis. — Anios : Qui œdificat in cœlo
ascensionem suam.
7" Pldlippe : Inde venturus est judicare vivos et mortuos, — Sofonie : Ascendam ad vos in judiciuni et ero
testis velox.
8° Barthélémy : Credo in Spiritum sanctum. — Joël : Effundam de Spiritu meo super omnem carnem.
Q" Matthieu : Sanctam Ecclesiam catholicam, sanctorum communionem. — Michée : Invocabunt omnes nomen
Domini et ser vient ei.
10° Simon : Remissionem peccatorum. — Malachie : Deponet Dominus omnes iniquitates nostras.
n° Thaddée (Jade) : Carnis resurrectionem. — Zacharic : Educam te de sepulcris tuis, popule meus.
12° Mathias : Vitam œternam. — Ezéchiel : Evigilabunt alii ad vitam, alii ad mortem.
Ce sont là les textes qu'on trouve ordinairement, mais il y a eu quelques variantes.
262 L'ART RELIGIEUX
Il est peu probable que l'auteur des manuscrits dont nous parlons ait inventé
ces oppositions; son modeste petit manuel présente une doctrine reçue, rien de
plus. L'idée doit remonter à quelque théologien contemporain de saint Thomas
d Aquin.
Les artistes commencèrent-ils, dès le xm*" siècle, à rendre sensible aux yeux
Iharmonie du Credo prophétique et du Credo apostolique ? Cela ne paraît pas
douteux, comme le prouvent les miniatures encore très simples du manuscrit
de la Bibliothèque nationale *. Mais c'est au commencement du xiv^ siècle que
le sujet se montre avec toute sa grandeur : il apparaît dans un livre d'Heures,
enluminé à Paris vers i33o, pour Jeanne II, reine de Navarre \ Une quinzaine
d'années après, les pages du livre de Jeanne II, consacrées aux prophètes et aux
apôtres, furent reproduites très exactement dans le fameux Bréviaire de Belle-
ville ^ ; mais, ici, un commentaire, placé en tête du volume, explique le plus
clairement du monde la pensée de l'artiste.
L'œuvre est très ingénieuse ; en voici l'ordonnance. Au bas de chaque page *,
un apôtre est opposé à un prophète. Le prophète est debout, près d'un édifice
qui figure la Synagogue, ou, si l'on veut, l'Ancienne Loi. A cet édifice, le
prophète a arraché une pierre qu'il semble présenter à l'apôtre, car ces pierres
enlevées au Temple seront les fondements de l'Église. Toutes les fois qu'un
prophète prononce un de ses versets, un mur s'abat, une tour s'écroule; à
chaque page que Ion tourne, le Temple apparaît plus ruiné ; et quand la der-
nière parole est prononcée et que tout est consommé, les ruines elles-mêmes
s'abîment. Les apôtres, cependant, semblent marcher vers les prophètes et leur
arrachent le voile qu'ils portaient sur la tête et qui, sans doute, cachait leur
visage. C'est l'antique métaphore réaHsée : « L'Ancien Testament, c'est le Nou-
veau couvert d un voile, et le Nouveau, c'est l'Ancien dévoilé. » Et, pour
qu'aucune obscurité ne subsiste, une banderole, placée près du prophète, porte
un verset biblique qu'éclaire une phrase du Credo remise à l'apôtre.
Dans le haut de la page, voici un autre spectacle : un apôtre parle à des hommes
assemblés. Ces hommes s'appellent tantôt les Colossiens, tantôt les Corinthiens,tan-
* B. N., franc. 9220.
'■' The Book of Hoiirs of Joaii II, queeii of Navarre (Londres, 1899), publié, avec des reprbductions, par M. Yates
Thompson, qui possède maintenant ce beau manuscrit.
•' B. N., lat. io483.
<• Ce sont les pages du calendrier. Les douze prophètes et les douze apôtres sont mis en rapport avec les
douze mois.
L'ANCIEN ET LE NOUVEAU SYMBOLISME 268
tôt les Romains : l'apôtre est donc saint Paul qui enseigne, lui aussi, son Credo. Saint
Paul n'était pas dans le cénacle le jour oh fut composé le symbole; néanmoins,
il a annoncé aux Gentils les mêmes vérités que les apôtres. Une phrase, tirée
de ses Epitrcs, et qui se trouve ainsi rapprochée du verset prophétique et de
l'article du Credo, prouve l'unité de la doctrine '. Cette unité de la foi, d'ail-
leurs, l'artiste l'a rendue sensible aux yeux sous la ligure de l'Eglise. On la voit
à chaque page, debout, au sommet d'une tour, couronnée d un diadème d'or.
Elle lève un étendard sur lequel une image est peinte. Cette image change
douze fois. Chacune rappelle une des phrases du Credo : le bas d'une robe, dont
le haut se perd dans les nuages, c'est l'Ascension; un mort qui sort de son
tombeau, c'est la Résurrection de la chair, etc. Ainsi les douze blasons du
drapeau de l'Eglise résument à la fois l'enseignement des prophètes, celui des
apôtres et celui de saint PauP. La continuité miraculeuse de la révélation
apparaît.
Chaque page est donc composée avec une science irréprochable ; l'œuvre est
digne de tout point du xm^ siècle. Si elle a été réellement conçue au commen-
cement du xiv^ siècle, c'est une preuve que le génie théologique et le sentiment
des grandes ordonnances étaient encore vivants. D'ailleurs, nous l'avons dit
maintes fois, les quarante premières années du xiv" siècle appartiennent encore
à 1 art du xm*'.
Ces pages des Heures de Jeanne de Navarre et du Bréviaire de Belleville se
retrouvent, avec quelques changements, dans les Grandes et les Petites Heures du
duc de Berry. Les dessins sont identiques, mais l'ordre des apôtres est différent.
L'artiste du duc de Berry les a rangés comme pseudo-Augustin et leur a assi-
gné les mêmes articles du Credo. Quant aux prophètes, les sentences qu'ils
présentent sur leurs banderoles ne sont pas tout à fait les mêmes non plus ; car,
sur ce point, la tradition ne fut jamais parfaitement fixe(fig. 118).
Cette opposition du Credo prophétique et du Credo apostolique semble avoir
été particulièrement chère au duc de Berry. Non content d'en avoir fait orner
' Pendant qu'Isaïe annonce qu' (( une Vierge enfantera », pendant que Jacques le Majeur enseigne que « Jésus-
Christ a été conçu du Saint-Esprit, est né de la Vierge Marie » saint l^aul proclame que « Dieu a envoyé son fils
unique, né d'une femme » (Corinth).
^ Les phrases écrites au-dessous de saint Paul ne se trouvent ni dans le Livre d'Heures de Jeanne de Navarre, ni
dans le Bréviaire de Belleville — mais elles se rencontrent dans les Grandes et les Petites Heures du duc de Berry.
Elles sont indispensables. Ce détail et quelques autres prouvent que le Livre d'Heures de Jeanne de Navarre et le
Bréviaire de Belleville n'étaient pas les originaux que copiaient les miniaturistes du duc de Berry. 11 y avait un
prototype qui remontait peut-être au xiii^ siècle.
Fig. ii8. — Page du calendrier des Grandes Heures du duc de Berry.
faisant ressortir l'harmonie de la doclrine prophétique
et de la doctrine apostolique.
L'ANCIEN ET LE NOUVEAU SYMBOLISME 265
trois de ses livres de prières ', il l'avait fait représenter sur les vitraux de sa
Saiiite-Ghapelle de Bourges, dont il ne reste plus aujourd'hui que quelques
fragments "; des indices font croire que le même motif se rencontrait dans
d'autres monuments qu il avait élevés. Les statues d apôtres et de prophètes du
musée de Bourges avaient évidemment sur leurs banderoles les phrases d un
Credo. Or, comme ces statues ont tous les caractères de l'art de Beauneveu'',
l'artiste favori de Jean de Berry, elles ne peuvent provenir que d'une des cha-
pelles ducales '\
Les artistes du duc de Berry pourraient bien avoir contribué à faire entrer
ce motif dans le grand art monumental. Assez rare avant i/ioo ^, il devient fré-
quent au xv*' siècle; dès lors, on le rencontre dans toute l'Europe \
En France, l'opposition des prophètes et des apôtres a inspiré aux artistes
du xV siècle quelc[ues œuvres vraiment magnifiques.
Ce sont d abord les vitraux de la Sainte-Chapelle de Riom, donnés, dans la
seconde partie du xv"" siècle, par le duc de Bourbon ', qu'on voit agenouillé
aux pieds de la Vierge. Des restaurations maladroites ont, malheureusement,
bouleversé l'ordre des personnages. Les dialogues n'ont plus de sens : un pro-
phète parle de la crucifixion à un apôtre qui lui annonce la résurrection de la
chair. Telle était encore, il y a peu d'années, l'ignorance de nos prétendus
restaurateurs (fig. 119) ».
Par bonheur, les statues du chœur d'Albi sont demeurées à leur place. On
connaît ce bel ensemble ; il est resté intact. Le chœur, comme une sorte de cité
' Il faut ajouter aus deux manuscrits déjà cités le psautier, B. N., franc. iSogi. Les prophètes ellesapôtres sont
l'œuvre d'André Beauneveu.
- Dans la crypte de la cathédrale de Bourges.
^ Une des statues de Bourges ofl'rc une ressemblance l'rappantc avec une des miniatures du psautier enluminé
par André Beauneveu. Voir les reproductions dans A. de Ghampeauv et P. Gaucherj, les Travaux d'art du duc de
Berry, Paris, 1894, p. 90-96 et planches.
'" Peut-être de la chapelle du château de Mehun-sur-Yèvre.
'■' Je ne vois guère à signaler pour le xiv'= siècle — en dehors des exemples cités plus haut — que deux tapisse-
ries, l'une au duc de Bourgogne (i386), l'autre au duc d'Orléans (iSgô). Elles représentaient le Credo, et les pro-
phètes répondaient aux apôtres, (iuiirrey, Hislolre fjénérale de la tapisserie (France), t. I"^'', p. i8.
'' Tapisserie ilamande (aujourd'hui à Rome) : peintures du baptistère de Sienne ; stalles de Lausanne, de
Genève.
' El non par le duc de Berr^. Voir A. de Ghampeaux et P. Gauchery, Les travaux d'art du duc de Berry,
p. 55.
'^ Gitons encore les vitraux de Saint-Serge, à Angers, et ceux de l'abside de Sainl-Maclou, à Rouen (il ne reste
plus, à Rouen, que deux couples d'apôtres et de prophètes).
MA.LE. — T. II. 34
266
L'ART RELIGIEUX
sainte, est fermé de murs où fleurit toute une végétation épineuse. Au dehors,
sont les prophètes qui ont annoncé l'Eglise et qui ne l'ont pas vue; mais, dans
le sanctuaire, sont les apôtres qui ont enfin promulgué les articles de la foi.
11 est un autre ensemble qu on pourrait mettre en parallèle avec celui-là,
s'il n'était presque complètement détruit. Je veux parler des statues de la petite
chapelle élevée pari abbé Jean de Bourbon, au flanc de la gigantesque église de
^ WÊk.,
iiCUjOp"
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rit m " iHiawï li*"^- I
Fig. 119. — Apùlrcs et pio[)liolcs.
Fragment d'un vitrail de la Sainte-Cliapelle de llioin.
Cluny. L'œuvre, par son ingénieux symbolisme, est apparentée aux chefs-d'œuvre
du xm'' siècle. Sous des dais étaient placées de grandes statues d'apôtres
dont il ne reste plus que les noms gravés dans la pierre. Ils tenaient évidemment
a la main une banderole sur laquelle élait écrit un article du symbole. Ce qui
le prouve, c est qu ils ont sous les pieds une ligure de prophète déroulant aussi
une inscription : or, chaque verset est justement un article de ce Credo que les
artistes remettent aux mains des prophètes'. Ainsi, à Cluny, coiïime jadis à la
cathédrale- de Chartres, l'Ancienne Loi sert de support à la Nouvelle. — Les
aiîôtres de Cluny se présentaient dans un ordre qui n'est pas l'ordre habituel.
* Ces culs-de-laiiipe, do grande dimension, sont bien conservés.
I/VNCTEN ET T,R NOUVEAU SYMBOLISME 3^7
Saint Thomas occupait la place do saint Jacques et saint Matthieu celle de saint
Philippe, sans qu'il soit possible d'expHquer cette bizarrerie '. Or, il se trouve
qu'à Albi les apôtres sont rangés exactement dans le mêiTie ordre ', et c'est le
seul exemple analogue que je connaisse.
D'autre part, si l'on compare les inscriptions que les prophètes portent sur
leurs banderoles, à Gluny et à Albi ^ on s aperçoit quelles sont identiques,
alors qu'ailleurs elles se présentent presque toujours avec des variantes \ Il n y
qu'un moyen d'explicpier de si surprenantes analogies, c est d'admettre que les
mêmes artistes ont travaillé à Cluny et à Albi. Les dates concordent ', et le
style, autant qu on en peut juger à Cluny, ne diffère pas sensiblement. Courajod
qualifiait de bourguignonne la sculptvu^e d Albi : on voit qu'il ne se trompait pas,
si toutefois on veut admettre avec nous que les sculpteurs bourguignons de Cluny
sont venus travailler à Albi.
C'est donc à la fin du xv*" siècle que le thème de la concordance des deux Lois,
des deux Credos, fut consacré par de vrais chefs-d œuvre. Mais, répétons-le, ici
encore, le xv'' siècle n invente rien et se contente de rester fidèle à la pensée
du xui''.
IV
Pourtant le xv^ siècle n'a pas toujours imité : il a inventé lui aussi. Il a su
trouver les symboles qui convenaient à dos esprits incjuiets déjà, et tourmen-
tés par des problèmes nouveaux.
Ce sont les hommes du xv" siècle qui les premiers ont compris l'antiquité ".
' Voici lordrc dans lequel étaient rangés les apôtres de Cluny : Pierre, André, Jacques le Majeur. Jean, Jac-
ques le Mineur, Thomas, Matthieu, Barthélémy, Philippe, Simon, Jude (Thaddée), iMathias.
^ Les apôtres d'Albi ne sont pas rangés à la suite l'un de l'autre, ils se font vis-à-vis ; de saint Pierre, qui est
d'un côté du chœur, il faut passer à saint André, qui est sur l'autre paroi, et ainsi de suite.
^ Les inscriptions de Cluny ont été transcrites dans les Annales archéologiques, t. XXVI ; celles d'Alhi se trou-
vent dans le Bulletin monumental, 1875, p. 736.
''^ Il faut noter, par exemple, qu'à Cluny et à Albi la prophétie sur la mort du Christ (qui répond à l'article de
saint Jean) n'est pas de Daniel, mais de Zacharie. Il dit : Adspicient ad me Dominum suum quem confixerunt. »
' La chapelle de Cluny a été construite du temps de Jean de Bourbon, qui fut abbé de i^5C à i485. La clôture
du chœur d'Alhi date du temps de Louis L' d'Amboise, qui fut évêque de 1^73 à i5o2. Il ne faut pas oublier qu'à
Cluny, Jean de Bourbon eut comme coadjuteur, dès i48i, Jacques d'Amboise qui était le frère de Louis I''',
évêque d'Albi. N'est-ce pas Jacques d'Amboise qui aurait recommandé à l'évêque d'Albi l'atelier qui venait de
travailler, qui travaillait peut-être encore, en i^Si, à ClunvP
'' Je n'oublie pas Pélrar(|ue c! les précurseurs du xiv'^ siècle.
268 L'ART RErJGlEUX
^ irgile fat pour eii\ autre chose qu'un recueil d exemples de grammaire. Pour
la première fois, ils sentirent la beauté de l'art des anciens ; pour la première
fois aussi, ils entrevirent la profondeur de leur pensée. Cette antiquité cjui se
dévoilait à eux. éblouissante de géuie, les enivra : c était une magicienne, une
dangereuse Circé. Eh quoi! des païens avaient pu écrire ces vers divins, ces pages
sublimes, ils avaient pu vivre et mourir en héros, et ils n'avaient rien su du vrai
Dieu ! Fallait-il croire que Jéhovah s'était détourné de ces sages, de ces poètes
immortels et n'avait fait entendre sa parole qu'aux Juifs ? N'avait-il annoncé
son fils qu'aux prophètes hébreux ? Question redoutable et bien faite pour
troubler.
Il fallait une réponse, et, dès le milieu du xv*" siècle, les hommes de pensée
essayèrent de la donner. Dans un traité intitulé : a La Foi chrétienne prouvée
par l'autorité des païens ' », un théologien raisonnait à peu près ainsi : — « Non
seulement le vrai Dieu ne s'est pas détourné des païens, mais il les a favorisés
d'une révélation particulière. Tous les dogmes de la religion chrétienne ont été
entrevus, et parfois clairement énoncés par les sages de l'antiquité. Platon et
Aristote ont parlé de la Trinité: Apulée savait qu'il y a de bons et de mau-
vais anges ; Cicéron a deviné la résurrection. Des vierges pleines de l'esprit de
Dieu, qu'on appelait Sibylles, ont annoncé le Sauveur à la Grèce, à l'Itahe, à
l'Asie mineure : \ irgile, instruit par leurs livres, a chanté l'enfant mystérieux
qui allait changer la face du monde. »
Telle sera désormais la doctrine de tous les nobles esprits. Marsile Ficin
l'exprime avec la même force dans son Traite de la religinn chrétienne ' . Lui
aussi il met Platon au nombre des prophètes: lui aussi, il invoque lautorité
des Sibylles. Pour cette àme généreuse, tout ce cjui est beau est chrétien.
L'art italien s'emparant de cette grande idée lui donna une forme magni-
licjue. En face de la dispute du Saint-Sacrement, qui rassemble tous les doc--
teurs de l'Eglise, Raphaël peignit 1 Ecole d Athènes oii sont réunis tous les phi-
losophes. Il aflirmait ainsi, en plein Vatican , que la pensée antique est sainte, que
les philosophes sont les ancêtres légitimes des théologiens, que la sagesse grecque
et la foi chrétienne ne sont, au fond, qu'une seule et ménrie chose. QEuvre à
jamais admirable : la plus large, la ])lus humaine que la Renaissance ait
' De proixitionc j'idoi chrislianrr pcr aiiclnriliiti-m piuianrirum. Arsenal, ms. n° 78. Cp lrait('', attribué à .Toan de
Paris, a été copié par un Italien entre \!\"!x et i477-
-De Chrlsliaiia rcUiiinne. i'a~/a.
L'ANCIEN ET LE. NOUVEAU SYMBOLISME afij)
conçue, et où elle a exprimé sa plus liaute pensée. Ici, les deux moitiés de l'hu-
manité sont enfin réconciliées.
Une telle œuvre est unique'. L'art du xv*" siècle, cependant, exprima à sa
manière les harmonies du paganisme et du christianisme : ce ne sont pas les
philosophes que les artistes choisirent pour faire sentir ces mystérieuses con-
sonances, mais les Sibylles.
Le xiii'' siècle connaissait déjà les Sibylles : Vincent de Beauvais nomme les
dix Sibylles cataloguées par Varron ; mais, en France, les artistes n'en représen-
tent qu une, la Sibylle Erythrée, la terrible prophétesse du jugement dernier".
L'Italie honorait une autre Sibylle : la Sibylle de Tibur\ C'est qu'elle était
mêlée aux légendes qui enveloppent d un réseau de jioésie cette merveilleuse
Rome du moyen âge. On racontait que 1 empereur Auguste, incertain de l'ave-
nir, et voulant savoir qui obtiendrait après lui l'emjiire. fit venir à Rome la
Sibylle deTibur.La prophétesse consentit à soulever pour lui le voile du temps;
du haut du Capitole, elle lui montra, dans le ciel entrouvert, une Vierge tenant
un enfant dans ses bras; en même temps, une voix prononça cesparoles : « Hpbc
est ara cœli. » L'empereur Auguste, ému de cette vision, fit graver ces mots mysté-
rieux sur un autel dédié au futur maître du monde : c est à cet endroit même
que s éleva plus tard l'église de l Ara cœli '. Dès la fin du xii" siècle l art itahen
représenta cette scène ', que l'art du nord ne connut que beaucoup plus tard ".
' En Erance, cependant, l'évèquc .Ican Oliver (mort en i5/|o) groupe autour de son tombeau, à côté de Moïse
et do Salomon, Pkitarque, Eschyle, Ovide, Cicéron, Diogène, Pylhagore, Ptolémée, Boèce, qui prononcent de
consolantes paroles sur la mort. Les débris de ce tombeau sont au Musée d'Angers.
- Voir l'Art rtligieux du XIll'^ siècle en France, p. 879 et suiv.
■' L'Italie connaissait aiissi la Sibylle Erythrée qu'elle a représentée quelquefois, .l'ai montré cela dans une
thèse latine intitulée : Quomodo Sibjllas recenliores artifices repraesentaverint, p. 16 et suiv.
* Les historiens grecs Malala, Suidas, Cedrenus supposent une entrevue entre Auguste et la Pythie qui hii
annonce le règne du fils de Dieu. Au xii'' siècle, Godefroi de Viterbe remplace la Pythie par une Sibylle {Spéculum
rcgum, dans les Monumenta ijerman. Iiistor. t. XXII. p. 68). Un écrivain anonyme, un peu postérieur, parle pour la
première l'ois de la Sibylle de Tlbur, et donne la légende telle c[uc nous la racontons [Monum. germ. histor. ibid.). On
trouve la même légende dans les Mirabilia iirbis Romx.
■' Autel de marbre de l'Ara cœli de la fin du xn'= siècle. Cet autel a été détruit, mais il est reproduit par Mura-
tori, Antiq. italic, t. III, p. 880.
^ Grâce au Spéculum luimanœ Salvationis qui l'avait adoptée. Les plus anciennes représentations nous montrent,
comme le Spéculum, Auguste seul avec la Sibylle : (Très riches Heures de Chantilly. Tableau peint par ,Iean Van
Eyck pour l'église d'Ypres). Mais avec Rogier Vander Weyden (triptyque de Middlebourg à Berlin) (fig. l\. volet de
gauche) la scène s'enrichit tout d'un coup. On voit près d'Auguste trois personnages qui sont les témoins du miracle.
Quels sont ces personnages .3 II suffit povir le savoir de lire le Mystère de l'Incarnation joué à Rouen, ou le Mystère
d'Octavien et de laSibylle. On verra cju'Auguste est accompagné de ses fidèles : sénéchal, prévôt, connétable. On verra
aussi qu'au moment où la Vierge portant l'enfant apparaît dans le ciel, Auguste se décovivre, puis qu'il prend un
encensoir (Mystère de l'Incarnation) et encense. Or, on remarquera cjue, dans le tableau de Rogier Van der Weyden,
2:o L'ART RELIGIEUX
La Sibylle de Tibur et la Sibylle Erythrée sont donc les deux Sibylles que
les artistes du moyen âge représentèrent d'abord.
Il semble que, dès la fin du xni'' siècle, l'Italie ait commencé à honorer tout
particulièrement les Sybilles. Il y a tout lieu de croire que les admirables
figures assises dont Giovanni Pisano décora la chaire de Pistoia sont des figures
de Sibylles. Aucune inscription, d est vrai, ne les désigne, mais leur attitude
est assez éloquente : elles luttent, comme la Sybille de Virgile, avec l'esprit.
Au xiv'' siècle, les Sybilles se montrent quelquefois dans l'art italien; on
en voit deux au campanile de Florence, deux autres à la façade de la cathédrale de
Sienne. L'Italie n'oubliait donc pas les Sybilles, mais elle n'avait pas encore
pour elles ce surprenant engouement qu'elle devait manifester au siècle suivant.
Dans la seconde partie du xv" siècle, on voit les Sybilles apparaître soudain
dans toute l'Europe : jusque-là elles étaient isolées, maintenant elles forment
une assemblée imposante.
C'est à la cathédrale d'Ulm qu'on voit pour la première fois les Sibylles
réunies pour annoncer le Sauveur. Elles décorent les célèbres stalles que
Georges Syrlin sculpta de 1/169 à i/iy/i ; elles sont au nombre de neuf, et
chacune d'elles prononce un oracle qui se rapporte à la vie ou à la mort du
Messie. Voici ces oracles :
Sibylla Delphica. Dabit ad verbera dorsum suum et colaphos accipiens tace-
bit.
Sibylla Libyca. Jugum nostrum intolerabile super collum nostrum tollet.
Sibylla ïiburtina, Albuna dicta. Suspendent eumin ligno et nihil valebit eis,
quia tertia die resurget et ostendet se discipulis, et, videntibus illis, ascendet in
cœlum, et regni ejus non erit finis.
Sibylla Hellespontica, in agro Trojano. Félix ille fructus ligno qui pendet
ab alto.
Avigusle, agenouillé, la tète nue, tient d'une main un chapeau orné de pierreries et de l'autre un encensoir (fig. Ix).
Une miniature du Bréviaire Grimani nous présente une scène semblable. Il y avait donc une tradition artistique
qui venait du théâtre. Dans notre art français, la vision de l'empereur Auguste se rencontre, assez souvent, au
commencement du xvi= siècle. C'est un sujet particulièrement cher aux verriers champenois (Vitrail de Saint Léger-
lès-Troyes, de Saint-Parres-les-Tertres, d'Ervy, de Saint-Alpin de Châlons, de Sans, du château de Fleurigny).
Dans tous ces Vitraux l'influence des Mystères est évidente. Auguste, il est vrai, n'a pas l'encensoir, mais partout
il est à genoux, partout il a posé devant lui son chapeau royal orné d'une couronne, partout il a près de lui ses grands
officiers. Les vitraux champenois nous offrent un détail nouveau : la Sibylle est, elle aussi, accompagnée de ses sui-
vantes. Est-ce là une fantaisie des artistes, ou bien a-t-on joué en Champagne un Mystère où la Sibylle était repré-
sentée avec son escorte? Cette dernière hypothèse me paraît la plus vraisemblable.
L'ANCIEN ET LE NOUVEAU SYMBOLISME 271
Sibylla Gumana, quae Amalthea dicitur. Tenipli vélum scindetur, et medio
die iiox erit tenebrosa nimis.
Sibylla Cimeria, octavo anno, Deum de virgine nasciturum iiidicans. Jam
nova progenies cœlo demittitur alto.
Sibylla Frigia (^sic), Ancirse. In maniis infideliuni veniet. Dabunt autem ala-
pas Domino manibus incestis et impurato oie exspuent venenatos sputus.
Sibylla Samia. Agnus cœlestis liumiliabitur.
Sibylla Erithrsea. Ex cœlo rex adveniet per saecla.
11 est intéressant de remarquer que la plupart de ces inscriptions sont
empruntées à ['Institution Divine de Lactance'. Ce livre, longtemps oublié, avait
été remis en honneur par les humanistes ^ Ils y retrouvaient leur idée favorite,
c'est que le paganisme, lui aussi, avait été inspiré, prophétique. Lactance, en
efïet, pour émouvoir les païens, leur rappelle que le grave Varron avait con-
fessé l'existence des Sibylles, et en avait nommé jusqu à dix^; puis il cite plu-
sieurs paroles de ces Sibylles et leur accorde autant d'autorité qu'aux prophètes.
Suivant lui, les Sibylles ont prédit aux païens la naissance, les miracles, la Pas-
sion, la mort, la résurrection et le dernier avènement de Jésus-Christ'.
' La prophélio île la Sibylle Hellespoiiliquc esl empruntée, avec une déformation, à Sozoniène, Hisl. cccles.
Lib. II, cap I. Celle de la Sibylle Cimérienne est empruntée à Virgile, celle delà Sibylle Erythrée aux vers acros-
tiches cités par saint Augustin. Quant à celle de la Samicnne nous en dirons plus loin l'origine.
- On sait que le premier li\re imprimé en Italie, à Subiaco, en i/ît')5, furent les Institutiones divinae tle Lactance.
Le livre eut tant de succès qu'il fallut en donner de nouvelles éditions en i/i08, 1470, i'i7i. 1^47^, 1/17/1. 1^78. Ce
Lactance imprimé venait sans doute d'arriver à Ulm quand Syrlin commença les stalles de la cathédrale.
'■' Il est indispensable, comme on le verra par la suite, de reproduire ici le passage que Lactance a emprunté à
A arron : « Ceterum Slbyllas decein numéro fuisse [ait A arro] , casque omnes enuineravit sub auctoribus qui do
singuiis scriptitaverunt. Primam fuisse de Persls, cujus mentioneni fecit Nicanor, qui res gestas Alexandri ^lagni
scripsit. Secundam Libyssam, cujus meminerit Euripides in Lamiin prologo. Terliam Delphicam, de qua Chrysippus
loquatur in eo libro queni de Divinatione composuit. Qiiaeiam Cimmeriain in Italia, quam Naevius in libris Bclli
Punici, Piso in Annalibus nominet. Quintam Erjtltrœain, quam Apollodorus Erythraeus affirmât siiam civem fuisse,
eamque Graiis Ilium petentibus vaticinatum, et perituram esse Trojam etiiomerum mcndacia scripturuni. Sextam
Samiain, de qua scribat Eratosthenes in anliquis annalibus Samiorum repperisse se scriptum. Septimam Cumanam,
nomine Amalthccam, qua3 ab aliis Deniophile vel llerophile nominetur, eamque novem libros attulisse ad regem
ïarquinium Priscuni... Octavam HellespoiUicam, in agro Trojano natam, vico Marpesso, circa oppidum Gergithium
quam scribat Ueraclides Ponticus Solonis et Cyri temporibus fuisse. Nonam Phrygiam quae vaticinata est Ancyraj.
Decimam Tiburtem, nomine Albuneam, quaî Tiburi colatur ut dea juxta ripas anmis Anienis, cujus in gurgite
imulacrum ejus inventum esse dicitur, tenens in manu librum. » Divin. Inslit., lib. I, cap. vi.
■' Pour la parfaite intelligence de ce qui va sui\re, nous devons grouper ici les prophéties sibyllines éparses dans
le livre de Lactance. Les voici :
Sur Dieu :
Soins Deus sum et non est Deus alius [Insl. div., 1, vi|.
Sur le Christ :
Ipsum tuum cognosce Deum qui Dei (ilius est (IV, \i).
273 L'ART RELIGIEUX
Nous savons aujoLird liiii d où viennent les propliéties que Lactance attribue
aux Sibylles. Elles sont empruntées au vaste recueil des Oracula Sibyllina, qui
fut composé par des juifs d'Alexandrie, vers le second siècle avant Jésus-Christ,
mais qui fut remanié plus tard par des chrétiens \ Ces prédictions — toutes
celles du moins qui visent un fait précis — ont donc été faites après coup.
D ailleurs la bonne foi de Lactance fut entière ; et, comme le texte grec des
Oracula Sibyllina resla. inconnu jusqu en i54^5', il n'est pas surprenant que les
humanistes du xv° siècle aient cru Lactance sur parole.
Les Sibylles d'Ulm témoignent donc de la vogue dont Lactance a joui
dans la deuxième moitié du xv siècle. En même temps, elles donnent corps
pour la première fois k une nouvelle conception de l'histoire.
Le livre de Lactance qui inspirait à 1 Allemagne une belle œuvre d'art, en
inspira plusieurs aussi k l'Italie. Les Sibylles du pavé de la cathédrale de
Sienne, celles que le Pérugin peignit au Cambio de Pérouse, présentent, sur
des phylactères, des prophéties empruntées k V Institution Divine \
Mais, en i/|8i, il parut en Italie un livre qui ne tarda pas k faire oublier
Sur le Christ considéré comme Rédempteur :
Jugum intolerabile super collum nostrum toUet [\ll, xvni).
Sur les miracles du Christ :
Paiilbus slmul quinque et plscibus duobus liomlnum millia qiiiuque lu deserto satiabit et reliqua tolleus post
fragmenta omnia duodeclm Implebit cophinos in spem multoruin (IV xvj.
Sur la Passion du Christ :
In manus inlquas Infidellum postea véniel; dabunt autem Domino alapas manibus incestis et impurato ore
cispuent venenatos sputus : dabit vero ad verbera slmpllciter sanctum dorsum. — Et colaplios acclplcns taccblt ne
quls aguoscatquod verbum vel unde venlat et corona splnca coronabilur. — Ad clbum autem i'el et ad sltlm acetum
dederunt : inhospltalitatis hanc monstrabunt mensam. — Ipsaenlm, Judaea inslplens, tuum Deum non Intellexistl
ludentem mortalium mentlbus, sed splnls coronasll et horridum fclmlsculstl (^IV, xvni) : emprunte à la Cité de Dieu,
XVIII, XXUI.
Sur la mort du Christ ;
TempU vero vclum sclndetur, et medlo die nox crlt tcnebrosa nimls in tribus horls (IV, xyiu) : emprunté à
saint Augustin.
Sur la Résurrection du Christ :
Et mortis fatum llnlet, et morte morletur tribus diebus somno suscepto et tune ab Infcris regressus adluccm
veniet primum resurrectlonis Initlum osteadens (VII, xviii) : emprunté à saint Augustin.
Sur le Jugement dernier:
Tuba de cœlo vocem luctuosam emlltet (VII, xvi). — Tartareum chaos tune ostendet terra dehlsccns : Vcnleiit
autem ad tribunal régis rages omnes (VII, xx). — Deus ipse judlcans plos slmul et Impios, tune demum Implos
in ignem et tenebras mittet, qui autem pictatem tencnt, iterum vivent (VII, xxiu).
' Voir Ed. Reuss, Nouv. Rev. de Théolorj., Strasbourg, 1861, p. igS etsuiv.; Alexandre, Oracuia Sibyllina, Excur-
sus; Dclaunav, Moines et Sibylles, Paris, 1874; Rouché-Leclercq, llisl. de la dimnal. dans l'antiq., t. II, p. 169
et suiv.
-Le texte grec des Oracula Sibyllina a paru pour la première lots à Bàlc en i545 (Edlt. de Sextus Betulelus).
•^ Voir Quomodo Sibyllas, etc,, p. 45 et suiv.
r.'ANCIEN ET LE NOUVEVU SYMI50LTSME 273
celui de Lactance. Je veux parler d'uu petit volume intitulé : Dlscnnhiniiae non-
niillae inter sancfum Ilieronyinnm et Aiigiistinum, dont lauteur est le Dominicain
Filippo Barbicri. Ce livre a eu une influence si extraordinaire suri art de l'Europe
entière, qu il est nécessaire d'en dire ici quelques mots.
Le titre n'en laisse pas soupçonner le contenu: car la dissertation sur saint
Jérôme et saint Augustin, qui ouvre le volume, est suivie de plusieurs petits
traités disparates, dont l'un est consacré aux Sibylles et aux Prophètes. C'est
cette partie du livre qui la rendu célèbre ' : c'est aussi la seule qui ait été
féconde.
Fidèle à la pensée des théologiens de son temps, Filippo Barbieri rapproche
les Sibvlles des prophètes. C'est un dialogue entre les païens et le peuple de
Dieu: ils parlent tour à tour et annoncent les uns après les autres la venue du
Sauveur. Il est nécessaire, pour la clarté de la démonstration que nous allons
entreprendre, de donner ici toute cette partie du jietit livre de Filippo Barbieri.
T. — Sibylla Poisica. — Sibylla Porsica veslila vcslc auvea cum volo albo in capile dicens
sic: Ecce bcslia conculcabcris et gignelm- Dominus in orbe lonarum. et grominm virginis erit
salus gentium et pedes ejiis erwnt in valilndine (sic) bnminnm.
— Osous proplicta. — De manu faclis -...
II. — - Sibylla Libvca. — Sibxlla Libyca ornala sorloviridi el floiido in capile. veslila pallio
lioneslo et non mnllum juAcnis sic ait : Ecce véniel dies et illuminabit condempsa (sic) tencbra-
rnm et solvenliir nexns Synagogaî et desiiieni labia bominum et videbnnt regem vivenlinm ;
lenebit illnm in gremio virgo domina geiitium et regnabit in misericordia et uleiiis maliis erit
slatna ' cnnclonim.
— Jeremias propliota. — Ecco (lies veiùnnl...
Ilf. — Sibylla Dolpliica. — Sibvlla Delpbica veslila veste nigra et capillis circumligatis
capiti, in niaim cornn lenens et jnveiiis. (pia> anle Trojana bella valicinala est. de cpia Cbrysippiis ;
ait: Nascelnr propbela absqne nialris coilu ex virgine ejns '".
— Jeremias propliela. — Reverlere inrgo...
' Il l\'lait longtemps avantd'avoir été imprimé, si l'on en croit la préface de l'éditciir Philippvis de Lignamine:
« Decrevi caracterihus perpetuis imprimerc celebcrrima opuscule, cjua:» celeberrimus artium et theologiœ interpres,
magister Pliilippus, ex ordine priedicatorum edidit. »
■^ Il n'y a aucun. inlérèt ici à donner tout entier le verset cpie récite cliacpie prophète. A^ous ne transcrivons cjue
les premiers mots.
' Il y a beaucoup de passages inintelligibles dans le livre de Filippo Barbieri. Ces obscurités viennent parfois
d'une faute d'impression. Le manuscrit de l'Arsenal (n" 2/|3) c|ui conllenl un texte plus correct C|ue celui qui a été
imprimé, nous a permis d'en corriger quelques-unes. Nous indicpions les variantes. Ici, au lieu de «statua» le
manuscrit donne (( slatera ». ce qui n'est jias beaucoup plus clair.
^ M S. cujusdam.
MALE. T. II. 3.Î
fJ7'>
L'ART RELIGIEUX
IV. — Slbylla Càmmeria. — Sibylla Emeiia S in Ilalia nala, Chimica, voslita cœlestina
veslo deaurata, capillis per scapiilas sparsis, etjiivenis, de qua Ennius; ait: In prima facie vir-
ginis asccndot pucila pulchra facie, prolixa capillis. sedens super sedem slralam^, dans ei ad
cnniedondnm vis ^ proprinm. id est lac de coelo missum.
— Joël propheta. — In diebus illls efjvndam...
V. — Sibylla Erythraea. — Sibylla nobilissima Erythraea, in Babylonia oita : de Chrislo
sic ait: In nllima auteni «tate hiuniliabilur Deiis et hiimanabitur proies divina, jungetur huma-
nitati divinitas. Jacebit in leno agnus et officio puellari educabitur Deus et homo. Signa pra3-
cedent apud Apellas *. Alulier vetnstissima piieruni prœmium complet. Boetes orbis mirabilur,
dncahim prœstabit ad orlum ".
— Ezechiel propheta. — Porta Jtœc claiisa erit.
Vï. — Sibylla Samia. — Sibylla Samia a Samo insula, nndum ensem sub pedibus, formo-
sum pectus, subtileque velim" capiti babens, sic ait: Eccc veniet dies et nascelur de pauper-
cnla et besticC terrarum adorabunt eum et dicent « laudate euni in atriis cœlorum ».
— David propheta. — Adorabunt eum...
VII. — Sibylla Cumana. — Sibylla Cuniana fuit lempore Tarquinii Prisci, scripsit de
Cluislo luTC. referenle Yirgilio in lib. Bucolic. in bunc modum :
Ultima Cumœi vcnit jam carminis a^tas ;
Magims ab integro saîclonim nascitnr oixlo.
.laiii rpdil ot virgo, redount Saturnia rogna,
.Tani nova progonies cœlo dcmiltitiir allô.
Casla, favp, Liicina, tuiis jani régnât Apollo.
— Daniel propheta. — Abscissus est de monte lapis...
VIII. — Sibylla Hellespontica. — Sibylla Hellespontica, in agro Trojano nala, vetusla et
anliqua, veste rurali induta, ligato vélo antiquo [capile] sub gula circumvolula usque ad scapn-
las quasi despectu de qua scribil Ileraclides; dicens : De cxcclsis cœlorum liabitaculo prospexit
Dons bnmiles suos. Et nascetur in diebus novissimis de virgine bebraea in cunabulis terrtc.
— Jone (VI '). « Ponam vellus hoc lanaî in area, si ros in solo vellere fuerit, et in
omni terra siccitas, sciam quod per manum meam, sicut locntus es, liberabis Israël. Facfum-
que est ita : de nocte consurgens et, evpresso vellere, concham rore implevil. »
1 II fanl lire Cimmeria.
- Le manuscrit ajoiite » nvitrit puerum ».
3 MS. jus.
■''■ Il est possible qu' Apellas désigne les juifs (Cf. Horace, Sat. I. IV. v. loo., credat .ludiipiis Apella). Quant
à la femme âgée, c'est peut-être la prophétesse Anne.
■ Dans le manuscrit, la Sibvlle Erythrée tient à la main une épée nue, ce qui mérite d'être noté.
'' MS. vélum.
' Nous transcrivons ici tout le passage que Filippo Barbieri attribue à Jonas. La Bible met ces paroles dans
ja bouche de Gédéon. L'erreur vient probablement de l'imprimeur qui, au lieu de Jmlir. ^ I, ou peut-être de Gcdf.
a lu Jone VI. Cette petite erreur méritait d'être relevée. C'est à elle, sans doute, comme nous l'explicjuerons plus
loin, rpie nous devons le .Tonas de la Chapelle Sixtine.
L'ANCIEN ET LE NOUVEAU S Y.MBOLISM I] 270
l\.. — Sibylla Pliiygia. — Sibylla Frlgia, uala apud Pliiyglos, inediocris o^lalis, liabiUi cl
luaalello rubeo. in modum mulieris nupUc, licet virgo, de Chrislo sic dicit ': Flageliabit domi-
iius potealcs Icn-œ, et Olympo cxcelso veiiiet, cl firiuabit coacilium in cœlo, et annunliabllur
virgo in vallibusdeserlorum.
— ' Malachia propheta. — Ecce ego inillain aiigeliiin.
X. — Sibylla Europa. — Sibylla Europa, décora, ju^ellis, facie riililans, vélo subtilissimo
capite ligata, induta veste aurea, de Christo sic ait : Vcniet ille et transibit montes et colles et
latices sylvarum Olympi ; regnabit in paupertale et doniinalîilnr in silentio et egredietur de
utero virginis.
— Zacliarias. — Exulta, Filia Sion...
XI. — Sibylla ïiburtina. — Sibylla Tyburtina (sic), quani Lactantius T) burleni vocat,
noniine A[l]bunea, qua; Tyburi colilur ut dea jiixta ripas aninis, in cujiis gurgilc simulacrum
ojus inxenluni dicilur tencns in manu libnim; litcc de Christo proplielavit : XasceturXristus in
Bethléem et annunciabitur in Na/aiclh, régente Tanro pacihco, limdalore qiiictis ": 0 l'elix
maler cujus iibcra illum lactabimt ! — Hœc tmiica crocca vcslietur, Aiolato mautello
superimposito ^
— Miclicus proplicla. — El lu, Belldeein...
XII. — Sibylla Agrippa. — Sibylla Agrippa sic ail de Christo: ln\isibilc \crbum palpa-
bilur et germinabit ulradix et siccabitiir ut iblirim, et non apparebit venuslas ejus et circum-
dabiteura alvus maternus et flebit Deus la3titia sempiterna et ab hominibus conculcabitur et
nascetur ex matre ut Deus et conversabitur ut peccalor '.
Si l on examine ces pages avec attention, on y remarquera plusieurs sin-
gularités.
On s apercevra d abord que le nombre des Sib^ylles a augmenté. Jusque là
on n avait jamais parlé que de dix Sibylles : Filippo Barbieri est le premier qui
en nomme doiize\ Il ajoute à la liste de Varron la Sibylle Agrippa et la SiJjylle
' Le manuscrit dillèrc ici singulièreuiciil du livre. On lit dans le manuscrit : « SibvUa l'hriyia, indula veste
rnbca, midis brachiis, antiqua Satiirnina facie, crinibiis sparsis, digilo indicans, dicens sic : 0 Flageliabit
dominus »
- D'après Boissard, Traclalus de Divinaiionc, Oppenlieimii, 1611, p. ai5, ce Taiirus pacillcus désignerait l'em-
pereur Auguste.
•' Dans le manuscrit, la Sibylle de Tibur se présente sous un autre aspect : » Sibylla Tiburtina, non multum
sencx, veste rubea induta dcsuper, ail collum pellcm liircinam pcr scapulas liabens, capillis discoopertis, simula-
crum tenebat verbi, scriptum erat : " Nascetur... d
' Le manuscrit donne quelques détails sur l'aspect et le costume de la Sibylle Agrippa : » Sibylla Agrippa,
rosca vesta, cum clilamyde rosea, non multum juvenis, manum tenens in grcmio quasi admirans et deorsum
rcspicicns. »
' Sans parler de Pétrarque (/?erHm »it'«io/«/i(/., Lib. IV), et do Boccace [De MuUeribus claris, 1/173, f° «i \°), .Mar-
sile Ficin, qui écrivait dans le même temps que Filippo Barbieri, ne connaît encore que dix Sibylles (^De clirisltan.
relhj., cap. X\\ ).
27(5 L'AIIT RELIGIEUX
Europe. Ou ne saurait du'e où il a pris ces noms', mais ou comprend très bien
pourquoi il a produit deux Sibylles nouvelles : aux douze prophètes il voulait
opposer, pour que la symétrie lût parfaite, douze Sibylles.
On remarquera encore qu'il assigne presque à chaque Sibylle un âge, un
aspect, un costume déterminés. La Sibylle de Delphes est une jeune lîlle, vêtue
de noir, qui tient k la main une corne; la Sibylle Hellespontique est une
vieille femme qui a un voile attaché sous le menton et qui ressemble k une
paysanne : la Sibylle Euroj)e a le teint éclatant d'une jeune fille et une robe
couleur d'or. On dirait que Filippo Barbieri songe aux peintres et leur propose
des modèles'.
A-t-il imaginé ces costumes, ces attributs? Les a-t-il empruntés k quel-
qu'un de ses devanciers? On ne sait que répondre ^
On reconnaîtra enfin que les paroles jjrêtées par Filippo Barbieri k ses
Sibylles sont toutes nouvelles; elles dillèrent complètement de celles que leur
donne Lactance. — D'oii viennent ces oracles bizarres, obscurs, parfois incom-
préhensibles?
Il faut écarter la collection des Oracala Sibylllna. qui était encore inédite, et
que notre auteur n a pas connue. Mais il faut avouer alors qu'on ne sait oii
trouver les originaux dont Filippo Barbieri s'est inspiré. Pourtant ces originaux
doivent exister, et peut-être les découvrira-t-on un jour dans quelque bibliothèque
italienne. L'Italie du moyen âge n'a jamais manqué de prophètes. Tout le monde
connaît Joachim de Flore, k qui un ange avait fait boire, dans un calice, la science
de l'avenir; on connaît moins le moine de Cosenza, Télesphore, qui disait avoir
trouvé, en bêchant son champ, des tablettes couvertes de prophéties merveilleuses \
11 courait en Italie une foule d'oracles qui semblent avoir été fabriqués dans les
couvents de 1 Italie du sud '. Il nous reste un exemple curieux de cette littéra-
* Je crois que le nom il' Agrippa, qui a clé adopté par la France et l'Italie, est né d'iuie l'aute typographique. Il
\ avait sans doute, dans le manuscrit, jEijjpliu. Je puis d'ailleurs citer un manuscrit de l'Arsenal, n° 78, 1° 67, où
on lit très nettement .ii^/p^M.
- Ces détails pittorescjucs ont peut-être été imaginés en vue d'une représentation dramatique. Le livre de Fi-
lippo Barbieri a pu servir de guide au metteur en scène du M\ stère.
■^ 11 \ a, à la Bibliothèque de l'Arsenal, nous lavonsdit, un manuscrit du xv' siècle (n" 243) qui contientl'œuvrc
de Barbieri et qui est peut-être antérieur au livre imprimé. Or, chose singulière, le costume des Sibylles n'est
pas décrit tout à lait de la même façoa dans le manuscrit et dans le livre. Nous avons donné ces variantes. On
rencontre aussi des variantes dans les diverses éditions imprimées de Filippo Barbieri.
■' ïiraboschi, Storia délia letlerat. itialian. t. \, p. 273.
■' C'est le sentiment d'Alex.aiidre dans la préface de ses Oruculu Sibyllina. ^ oir le chapitre intitulé : De incdii œvi
Sibjllh.
L'ANCIEN ET LE. NOUVEAU SYM BULISME 277
turc prophétique. C est une longue prédiction mise dans la bouche de la Sibylle
Erythrée et qui commence par ces mots : « E\quiritis, illustrisima turba
Danaum\.. » Filippo Barbieri connaissait parfaitement ce morceau, et la
])reuve, c'est qu il en a extrait deux passages. C'est de là que viennent ces
paroles : « In ultinia œtate humiliabitur Deus, et liumanabitur proies divina »
etc., qu'il a attribués k la Sibylle Erythrée; c est là encore qu'il a trouvé les
mots mystérieux qu'il met dans la bouche de la Sibylle de Tibnr : « Régente
Taiiro pacifico, l'undatore quietis". »
S'il a emprunté ces deux passages, il est probable qu il n a pas inventé les
autres*; je crois qu'il serait facile aux érudits italiens de retrouver tous ses ori-
ginaux.
Le livre de Filippo B;n-bieri eut eu Italie un succès suiprenant. Il fut
publié en i48i ; or, c'est précisément à partir de cette date que l'on voit les
artistes italiens adopter le motif des douze Sibylles. On ne les rencontre nulle
part avant i/i8i'' : à partir de i/|8i, elles se voient partout. C'est à une
date postérieure à i/|8i que Baccio Baldiiu (si c'est bien lui) les grava sur cuivre
en même temps que les prophètes (fig. 120)^. En i/|85, Ghirlandajo les peignit
à 1 église de la Sainte-Trinité à Florence. En 1/192. le miniaturiste Attavante
décora de ce motif nouveau le bréviaire de Mathias Corvin. Eu i^Ç)d, elles
se montrent k Rome, au tombeau de bronze du pape Sixte IV, œuvre de Polla-
juolo. En ili()fi, Pinturicchio les représenta dans une des chambres des appar-
tements Borgia, au Vatican, et en i5oi, dans léglise Sainte-Marie-Majeure k
Sjjcllo. En i5o(), un artiste inconnu les dessina sur les murs de l'église Saint-
Jean k Tivoli. A peu près k la même époque, elles étaient peintes k Rome, k
San Pietro in Montorio, et k Sainte-Marie de la Minerve. Ces exemples, qu'il
' B. de l'Arsenal, ms. 11° 78 (x.v'^ s. j cL B. N. lat. Oo(J2 (w" s.).
- Lu Icxtc doiil s'est inspiré Filippo Barbieri porle : « Poslqiiani Taurus pacificus, siib levi uiiigilu, cliuiala Lur-
bala coiicludet, illis dicbus agniis cœlestis veniet. » On voit que ce Taureau pacifique scndjle bien désigner l'empereur
Auguste.
■* Ce qui prouve clairement que Filippo Barbieri a emprunté ses oracles à une source antérieure c'est qu'une
des deux statues de Sibylles de la cathédrale de Sienne, Cju'on attribue à Giovanni Pisano, porte sur son pliylac-
tivc ces mots: « educabilur dcus ethomo ». C'est la lin d'une des phrases que Filippo Barbieri assigne, phis d'un
siècle et demi après, à la Sibylle Erythrée.
■*• Du moins je n'en connais aucun exemple. Toutefois il ne serait pas impossible qu'on pût découvrir quelque
représentation des douze Sibylles antérieure à l48j- Le manuscrit de Barbieri était célèbre, nous l'avons dit, long-
temps avant d'avoir été imprimé.
■' J'ai montré dans la Gazette des Beaux Arts, kjoO, p. 8y et suiv., que le graveur s'inspirait d'un Mystère joué à
Florence.
2-8
L'ART RELIGIEUX
serait J'acilo do mulliplicr, pourront sullire \ Mais ce qui mérite ici d être
remarqué, c'est que toutes ces figures de Sibylles sont accompagnées d inscrip-
tions empruntées au livre de Fili])po Bai^bieri. Partout la Sibylle de ïibur dit :
« Nascotur Chrislus in Bethléem », la Sibylle de Perse : « Ecce bestia concul-
caberis » , la Sibylle de Samos : « Ecce
veniet dies et nascetur de pauper-
cula », etc. Parfois même, les artistes
ont poussé le scrupule jusqu à leur
prêter le costume et les attributs que
leur assigne Filippo Barbieri. C'est
ainsi que Baccio Baldini, dans ses
gravures, et le peintre anonyme de
Tivoli, dans ses fresques, ont donné
ime corne d'abondance k la Sibylle
Delphique, et ont entouré d un voile
la tête de la Sibylle de l'IIellespont.
Le motif des Sibylles et des Pro-
phètes, mis à la mode par Filippo
Barbieri, s'imposa k Michel-Ange lui-
même. Ces figures grandioses qu'il
peignit au plafond de la chapelle
Sixtine, de i5o8 k i5i2, ne sont pas,
comme on l'a répété si souvent, mys-
térieuses et inexplicables : elles se rat-
tachent k une tradition déjk longue.
Michel-Ange a fait ce que vingt
autres avaient fait avant lui ; bien
mieux, il a eu recours au même guide :
ce fier génie n'a pas dédaigné de feuilleter le petit livre de Filippo Barbieri.
On devine qu'il a dû en user librement avec son modèle. L homme qui a eu
l'audace de rompre avec les plus vieilles traditions de l'art chrétien, qui a peint
Jésus sous les traits duii Apollon courroucé, qui a dépouillé les apôtres de
leurs tuniques et les anges de leurs ailes — n'était pas d'humeur k s'asservir
IVELDie
sjnt Lvt-fcHA CfTESEbM Zf-RRATE
EiCOC.L£BAB?J HOOJ.EpaoFEÇlE
OEUASP/^ElNAGHOGHfôîMLAaCATe
2ARAK LELAbbBA DElLE GENtE P!E
VEDRASEI ERi DIVfVENTI EPMMTE
ELVEHfR.eVO INC,REHfaOAVER.0INVERA
Fig. i'20. — La Sibylle de Samos.
Gravure attribuée à Baccio Baldini.
' On [(oiirra Loiisiillcr pour plus de tléUiils (Jiiomodu Sibjllus, elc. p. 09 cl suiv
1/VNGTEN ET LE NOT VEAU SYMBOLISME 279
aux caprices d'un Filippo Barbieri. Il ne s est pas prêté aux enfantillages du
bon moine. Il a commencé par enlever aux Sibylles les épcos, les cornes d abon-
dance, les guirlandes de fleurs, les robes d'or; ])uis, il les a revêtues d'un
costume surhumain, qui ne semble plus participer de la durée, qui éveille l'idée
de l'éternel.
Toutefois, il est visible, à quelques signes, que Michel-Ange a jeté les yeux
sur le livre; ce sont des indices légers, nnais qui se fortifient les uns les autres.
D'abord, il a placé la Sibylle Erythrée à côté du prophète Ezéchiel et la
Sibylle de Cumes k côté du prophète Daniel : c'est justement la disposition
adoptée par Filippo Barbieri. Gomme le veut son modèle, il a représenté jeune
la Sibylle de Delphes, et il a mis un voile sur la tête de la Sibylle Persique.
Les prophètes qu'a représentés Michel- Ange : Isaïe, Ezéchiel, Daniel, Jérémie,
Joël, Zacharie, Jonas. se trouvent précisément au nombre de ceux qu a choisis
Filippo Barbieri qui ne les nomme pas tous, il s en faut. Il est probable que
Michel-Ange n'aurait pas pensé à Zacharie et k Jonas, qui sont parmi les moin-
dres d'entre les prophètes, s'il n'avait eu sous les yeux une liste où il n'avait qu'k
choisir'. C'est le choix de Jonas, surtout, qui est singulier et qui révèle l'em-
prunt. On voit, en effet, dans le livre de Filippo Barbieri, qui est orné de gra-
vures sur bois, un Jonas vomi parla baleine : c'est ainsi, on le sait, que la repré-
senté Michel-Ange. Mais ce qu il y a ici d extraordinaire, c'est que les paroles
cjue Filippo Barbieri attribue k Jonas ne sont pas de Jonas, mais de Gédéon :
c'est le fameux passage sur la toison humide de rosée qui se trouve dans le
Livre des Juges. Un théologien aussi savant que Filippo Barbieri n'a pu com-
mettre une pareille erreur; il faut admettre que c est l'étourderie de l'imprimeur
qui a substitué le nom de Jonas k celui de Gédéon'. L'artiste chargé d illustrer
le livre, voyant le nom de Jonas, n'en a pas lu davantage, et a cru bien faire en
représentant le prophète vomi par la baleine. Jonas s'est donc introduit, k la
faveur d une faute d impression, dans la compagnie des Sibylles. Michel-Ange,
qui n'a pas regardé de très près le livre de Filippo Barbieri, a aperçu une gra-
vure représentant Jonas et la baleine, cela lui a suffi.
' Krau?, clans son ^ranucl [Gescliicltte dcr clirislliclien Kiinsl, l. IL a" parlio, revue et continuée par .1. Sauer,
Fribourg, i()o8, (p. 36o) a dit que ^[icliel-Ange avait représenté les prophètes dont on faisait des lectures pendant
le carême et la Semaine Sainte. Mais la liste qu'il donne ne concorde pas parfaitement avec celle des prophètes
peints par Michel-Ange.
- Il est donc à peu près certain qu'on 1/181 Filippo Barbieri était mort, quand son compatriote, le médecin Plii-
lippe de Lignamine, publia son livre. L'auteur n'a pas corrigé les épreuves de son œuvre.
38o L'ART RELIGIEUX
On ne peut donc douter, me semble-t-il, que Micliel-Ange n'ait eu entre les
mains le livre de Filippo Barbiei^i. S il en est ainsi, nous ne saurions avoir trop
de respect pour cet humble petit volume: il eut sa part dans la conception d'une
œuvre sublime. Il est possible que ces chants alternés, oii tout parle d un Sau-
veur, aient ouvert à Michel-Ange le monde du rêve. Ces noms magiques des
Sibylles et des prophètes, ces paroles mystérieuses, ont peut-être suffi à faire
éclater dans son âme un orage de poésie'.
V
La France accueillit le livre de Filippo Barbicri avec autant de faveur que
1 Italie. En France, comme en Italie, ce n'est qu'après i/|8i que commence à
apparaître 1 assemblée des douze Sibylles. C est ainsi qu'en 1/17/1. dans le
Mystère de l'Incarnation, qui fut joué h Rouen,, on ne voit encore figurer qu'une
seule Sibylle, la Sibylle Erythrée : elle vient à la suite des prophètes, et récite
les vers traditionnels sur le jugement dernier.
C est h une date qui ne doit pas être très postérieure à i/|8i qu'un
artiste français peignit pour la première fois les douze Sibylles. Je les ren-
contre dans un missel de la Sainte-Chapelle, qui n'a pu être enluminé que
dans les dernières années du xv" siècle'; elles accompagnent la représenta-
tion de la Nativité. Jamais artiste ne fut plus respectueux : non seulement il
a emprunté à Filippo Barbieri les paroles que prononce chacune des Sibylles " ,
mais il s est encore scrupuleusement conformé à ses descriptions. C'est ainsi
que la Sibylle Libyque a sur la tête une couronne de fleurs, que la Persique
est vêtue d'une robe d'or, et que la Sibylle de Samos foule aux; pieds uneéjiée.
' Jo suis convaincu cjue Micliol-Ange s'est inspiré aussi des livres de Savonarole. On sait qu'il a représente, h côté
des prophètes, des enfants qui semblent leur adresser la parole. Isaïc est interpellé si brusquement par un de ces
enfants que ses cheveux se hérissent, et qu'il ose à peine tourner la tête. Ces enfants sont des anges que Michel-
Ange, suivant son habitude, a représentés sans ailes. Or, voici quelle est la doctrine de Savonarole sur l'inspiration
prophélique : » Dieu, dit-il, en substance, communique aux prophètes quelque chose de son éternité. Il a recours
pour cela an ministère des amjcs, q>ii font naître des images, des visions dans l'âme du prophète. Mais, parfois, ces
amjes prennent une figure humaine, se présentent devant les yeux des prophètes et leur dévoilent l'avenir. » Cette
explication se trouve dans le livre intilub'' : Rem'hitio de Iribalationibus nostrorum temporum, ([lù i^arut on i/igO.
^lichel-Ange, qui, au dire de \asari, était un grand admirateur do Savonarole, l'avait certainement lu.
^ B. Mazarine, ms n° 1\I2, fol. 17. Le maniiscrit a dû être enluminé à Paris.
■' La Persica dit : Ecce beslia conculcaberjji et gignetur domiiius... etc. La Libyca : Ecce veniet dies et solvetur
nexus Synagogc... etc.
L'ANCIEN ET LE NOUVEAU SYMBOLISME 281
Un peu plus tard, en i5o6, un artiste inconnu peignit les Sibylles à la
cathédrale d'Amiens. Il en reste huit qu'on retrouva sous des boiseries
en 1844 '. Ces Sibylles sont encore celles de Filippo Barbieri : les oracles
qu'elles présentent sur des phylactères lui sont empruntés mot pour mot^ Il est
probable que l'artiste eut entre les mains, non pas le livre imprimé, mais un
manuscrit dans le genre de celui de l'Arsenal, qui diffère sur quelques
points du hvre \ A Amiens, par exemple, la Sibylle Erythrée tient à la
main une épée, attribut qui a disparu du livre imprimé, mais que donne
le manuscrit de l'ArsenaP.
Voilà deux exemples qui témoignent chez nous d'une influence presque
immédiate du livre de Fihppo Barbieri. Les poètes lui firent un accueil aussi
empressé que les peintres. Tandis qu'en 1/17/1 l'auteur du Mystère de Rouen ne
faisait parler qu'une Sibylle, la Sibylle Erythrée, quelques années après, l'au-
teur de la Passion de Valenciennes les introduisait toutes les douze. Et ce qui
mérite d'être signalé ici, c'est que tout le passage qui leur est consacré est tra-
duit littéralement du livre de Filippo Barbieri'.
Le livre de Filippo Barbieri, cependant, malgré sa vogue, ne fit pas
* Dans un passage qui conduit à la sacristie. V. Jourdain et Duval, Méin. de la Soc. des antiq. de Picardie
t. A'II, p. 275 et suiv. ; et Durand, La cathédr. d'Amiens, t. II, p; 345 et suiv.
^ La Sibylle Agrippa dit : Invisibile verbum palpabitur, la Libyca : Ecce veniet dies et tenebit illum in gremio
virgo. Et ainsi des autres.
^ Arsenal, ms n° 243.
*■ Il ne serait pas impossible que le peintre d'Amiens ait vu les fameuses gravures attribuées à Baccio Baldini
ou une série analogue. A Amiens, en effet, la Sibylle Erythrée a une épée à la main et sous les pieds un cercle
étoile. Tels sont justement les attributs de la Sibylle Erythrée dans la gravure attribuée à Baccio Baldini. Ce cercle
étoile est probablement une figure du monde ; quant à l'épée, elle symbolise sans doute le jugement dernier. Les
artistes ont traduit ainsi le fameux vers de la Sibylle Erythrée :
Judicii signum : tellus sudore madescet,
E cœlo rex adveniet... etc.
Il se pourrait donc que cette figure, avec ses attributs étranges, remontât, par delà Filippo Barbieri, jusqu'au
moyen âge. Filippo Barbieri, en effet, prête à la Sibylle Erythrée des paroles qui se rapportent à tout autre chose
qu'au jugement dernier.
^ Ci. le Mislère du Viel Testament, t. VI, p. Ixxj. Voici, comme exemple, le début du passage consacré aux
Sibylles :
La Sibylle dite Delphiquo
Tenant un cornet authentique
Ayantz tous ses cheveux lyez
Dict que tous seront ralyez
Quand, sans quelque polution,
Prophète d'exultation
Sera né d'une vierge mère,
Qui sera sans macule amère.
MALE. T. II. 3Q
a82 L'ART RELIGIEUX
oublier à nos érudits celui de Lactance. On lisait toujours avec respect les
oracles sibyllins qui sont rapportés dans V Institution divine ; certains théolo-
giens, les jugeant peut-être plus authentiques, semblent même les avoir
préférés. Au commencement du xvi" siècle, le peintre Simon de Ghâlons décora
de figures de Sibylles une chapelle d'Avignon. Ce fut sans aucun doute un
théologien qui traça à l'artiste son programme. Chose curieuse, ce théologien
n'a pas emprunté un seul mot au livre de Filippo Barbieri. Fidèle à la tra-
dition suivie par Lactance, il ne voulut admettre que dix Sibylles ; quant aux
paroles qui devaient accompagner chaque figure, il les tira toutes de l'Ins-
titution Divine \
Cet exemple est significatif, il prouve qu'en France Filippo Barbieri et
Lactance se partagèrent les esprits. Dès lors, on s'explique sans peine le com-
promis auquel les lettrés et les artistes se trouvèrent amenés : au lieu d'opposer
Lactance à Filippo Barbieri, ils les combinèrent. C'est de cette combinaison
ingénieuse que sont nées nos Sibylles françaises qui diffèrent si profondément
des Sibylles italiennes.
Il est fort difficile de dire à quelle date apparurent ces Sibylles nouvelles.
L'exemple le plus ancien que j'en connaisse se rencontre dans les Heures de
Louis de Laval cjui furent enluminées avant 1/189". Avons-nous là le vrai pro-
totype des Sibylles françaises? Il est sage de ne rien affirmer ^
Les Sibylles du livre d'Heures de Louis de Laval méritent d'être étudiées
avec attention, car toutes les Sibylles que l'on rencontre en France, au xv° et
au xvi" siècle, sont de la même famille.
Voici d'abord la Sibylle Persique (fig. 121). On va voir clairement ce que
' La Cumaiia dit : In manus infidelium voniet ; l'Hellespontica : Et coronam portabit spineam ; la Phrygia :
In cibum acctcm ici et in sitini acetum dabunl; la Samia : Mcdio die nox erit tenebrosa nimis, etc. — La cha-
pelle que décoraient les pointures de Simon de Châlons a disparu. Ses fresques ne nous sont connues que par un
livre intitulé : Traité de rétablissement de la compagnie de messieurs les Pénitents blancs d'Avignon, fait par un reli-
gieux du couvent des frères prêcheurs d'Avignon. Sans date.
2 R. N. latin 920. Comme l'indique une note placée à la fin du volume, ces Heures appartenaient à Louis de
Laval, qui les légua par testament à Anne de France, fille de Louis XI. Or Louis de Laval mourut le
21 août 1489.
5 Scheiber, dans son Manuel de l'amateur de la gravure sur bois et sur métal (i. ^ II, Atlas, pi. IX), signale un
livre xylographique de la bibliothèque du couvent de Saint-Gall, où sont représentées les Sibylles. Il donne une
gravure qui prouve que ces Sibylles sont de la même famille que celles des Heures de Louis de Laval. Sont-elles
antérieures? Rien ne le prouve. Il y a eu des livres xylographiques jusqu'au delà de i48o. D'autre part nous
savons que les dessinateurs de ces livres populaires. Spéculum, Bible des pauvres. Apocalypse, n'inventent guère, mais
copient d'habitude des manuscrits illustrés. Il est probable que le livre de Saint-Gall, qui est peut-être français
d'origine, ne fait pas exception à cet'.e règle.
L'ANCIEN ET LE. NOUVEAU SYMBOLISME
a83
l'artiste (aidé sans aucun doute d'un lettré) a emprunté à Lactance, ce qu'il a
emprunté à Filippo Barbieri, et enfin ce qu'il a imaginé.
Au-dessus de la Sibylle Persique on lit une inscription ainsi conçue :
« Sibylla Persica, XX\ annorum, cujus mentionem facit Nicanor. » — Et
d'abord nous reconnaissons que cette indication précise « la Sibylle Persique,
dont Nicanor Jait mention », est em-
pruntée à Lactance \
Sous les pieds de la Persique il y a
une autre inscription. Cette fois c'est
la Sibylle qui parle et elle dit : « Ecce
bestia conculcaberis et sionetur Domi-
o o
nus in orbe terrarum et gremium Yir-
ginis erit salus gentium. . . » Il ne nous
faudra pas longtemps pour nous aper-
cevoir que ce sont les propres paroles
que Fdippo Barbieri assigne à la
Sibylle Persique. — Mais voici quel-
que chose de tout nouveau : la Per-
sique porte à la main une lanterne et
foule aux pieds un monstre. D'oii
viennent ces attributs? — Ils sont une
invention de l'artiste, ou plutôt de
son collaborateur le théologien . On lit,
en effet, .au dessus de la tête de la
Sibylle cette explication : « Videtur
(Persica) vaticinari de futuro salva-
tore gentium sub nubilo. » « La Persique semble annoncer le Sauveur comme
sous un nuage. » L'oracle est obscur, en effet, et pour exprimer que la lumière
en est comme voilée, l'artiste a remis aux mains de la Sibylle une lanterne
d'où filtre une vague lueur. Quant au monstre que la Persique foule aux
pieds, c'est la bête dont parle l'oracle : « Ecce bestia conculcaberis. » Un dernier
détail semble encore de 1 invention de notre théologien. L'inscription, en effet,
donne à la Sibylle un âge précis : elle a trente ans. Il n'y a rien de pareil ni
dans Lactance, ni dans Fihppo Barbieri. Ce dernier, toutefois, pouvait mettre
ÎTiS'Ç?'SÊ^
' TlWSf'
Vis. 121. — La Sibylle Persique.
Heures de Louis de Laval.
Voir plus haut la note de la page 271.
284 L'ART RELIGIEUX
sur la voie de cette bizarre imagination. Il dit, en effet, à deux ou trois
reprises, que telle Sibylle est vieille et telle autre jeune; mais jamais il n'a eu
l'idée d'assigner à ses prophétesses un âge déterminé.
— La Sibylle Libyque vient ensuite. Elle tient à la main un cierge allumé.
L'inscription qui l'accompagne est ainsi conçue : « Sibylla Libyca, XXIV an-
norum, cujus meminit Euripides. Videtur clare vaticinari de adventii Salvatoris ciim
prophetis. Ecce veniet deus et illuminabit condensa tenebrarum et solvet nexus
Synagogœ... » etc. — La prophétie est empruntée au livre de Filippo Barbieri
et l'auteur de l'inscription nous en explique le sens : la Sibylle, dit-il, annonce
avec clarté l'avènement du Sauveur. C'est pourquoi l'artiste, voulant faire en-
tendre que la prédiction de la Libyque était plus claire que celle de la Per-
sique, lui a mis à la main, non pas une lanterne, mais un cierge allumé dont
rien ne voile l'éclat.
— La Sibylle Erythrée tient une fleur. Au-dessus de sa tête on lit cette
inscription : « Erithraea [XV] annorum, dicta Eriphila. Videtar vaticinari deChristi
anmintiatione per angehim facta. De excelso cœlorum habitaculo prospexit Deus
humiles et nascetur in diebus novissimis de Virgine hebraea... » etc. L'oracle
emprunté à Filippo Barbieri ' peut se rapporter en effet, si l'on veut, à
l'Annonciation. C'est ce que l'artiste a exprimé en donnant pour attribut à la
Sibylle Erythrée une fleur. Car la fleur est, comme nous l'avons exphqué
ailleurs", une sorte de symbole de l'Annonciation: entre la Vierge et lange
Gabriel, les peintres, depuis le xm' siècle, ne manquaient jamais de mettre un
beau vase plein de roses blanches ou de lis.
— La Sibylle de Cumes porte un petit bassin couleur d'or. « Sibylla Cumana,
dit l'inscription, XVIH annorum. Videtur vaticinari de nativitate Christi in Bethléem.
Ultima Gumaei venit jamcarminis aetas... «etc. On reconnaît les vers de Virgile
cités par Filippo Barbieri. Ces vers, nous dit l'inscription, se rapportent à la Nati- .
vite de Jésus-Christ. Mais comment cette sorte d'écuelle d'or que tient la Sibylle
peut-elle symboliser la Nativité? C'est là une véritable énigme que les contem-
porains eux-mêmes n'entendaient guère. Car j'ai vu souvent les artistes du
xvi' siècle donner à la Sibylle de Cumes, au lieu d'une écuelle, quelque chose
* L'oracle que l'artiste français attribue à la Sibylle Erythrée est donné par Filippo Barbieri à la Sybille de
l'Hellcspont. Je crois cpie certaines éditions ou certains manuscrits de Filippo Barbieri présentaient cette mter-
version de noms, car les artistes italiens ont aussi plus d'une fois inscrit sous les pieds de la Sibylle Erythrée
les paroles que la Sibylle Hellespontique est censée prononcer.
2 L'Art religieux du xiii' siècle en France, Liv. IV, chapitre m.
L'ANCIEN ET LE NOUVEAU SYMBOLISV[E
a85
qui ressemble à un pain rond, fendu par le milieu. S'il fallait proposer une
hypothèse, je dirais volontiers que le bassin de la Sibylle est une réduction du
cuvier où les sages-femmes lavent les nouveau-nés — épisode qui, au xv" siècle
encore, accompagne parfois la Nativité.
— La Sibylle de Samos porte une crèche. L'inscription est ainsi conçue :
« Sibylla Samia, annorum XXIIL
Ma mmaamixiimnunptatia mta^(\m
Videtiir vaticinari de hoc qiiod virgo
reclinavit piienim in prœsepio. Ecce
veniet dies et nascetur puer de pau-
percula, bestise terriieadorabunt eum. »
L'artiste et son collaborateur ont
interprété ingénieusement le texte de
Filijspo Barbieri. Il est évident qu'ils
ont voulu voir dans « ces bêtes de
la terre qui adoreront l'enfant », le
bœuf et l'àne de la Nativité. Cette
interprétation les amena tout naturel-
lement à mettre une crèche aux mains
de la Sibylle de Samos.
— La Sibylle Gimmérienne a pour
attribut un vase en forme de corne,
qui n'est pas autre chose qu'un
biberon (fig. 122). L'inscription dit
en effet : « Sibylla Cymeria, (anno-
rum) XIIIl Vaticinatiir quo modo
Virgo ladet puenim. In prima facievir-
gmis ascendit virgo quœdam. . . nutriens puerum, dans ei ad comedendum lac. . . »
L est donc 1 allaitement d'un enfant par une vierge qu'annonce la prophétie.
Il faut avouer qu'il n'était pas facile de trouver un attribut pour la Sibylle
Gimmérienne: avec une naïveté qui fait sourire, l'artiste imagina de lui faire
porter un biberon.
— La Sibylle Europe tient à la main une épée nue (fig. 128). « Sibylla
Europa, dit l'inscription, annorum XV, inter ceteras pulcherrima. Videtur vati-
cinari de fiiga pueri ciim matre ejus in ^gypto. Veniet iUe et transiliet colles et
montes et lalices Olympi, regnabit in paupertate et dominabitur in silentio »
ïSt ^ ^f^imn faotf 2ofi« mpifli f^
Il iiiiii' I II II II 111 nuÊÊÊÊtmÊlÊiÊtm
hgm^àtâÊÊÊÊtmmmmmimÊÊii^
Fig. 122. — La Sibylle Ciinmériennc.
Heures de Louis de Laval.
î86
L'ART RELIGIEUX
■pDifia ampa mov/^Vimmatàepuf^xmmai
mcdfiptoMmf '
Rien de plus vague, il faut le reconnaître, que ces paroles prêtées par Filippo
Barbieri à la belle Sibylle Europe. Elle parlait d'un Sauveur qui vivrait dans
la pauvreté. Gela suffisait à l'Italien. Mais notre théologien français était plus
exigeant; il lui fallait de la précision, même au prix de la subtilité. Il imagina
que ce passage : « Il franchira les collines » se rapportait à la fuite en Egypte.
Il décida donc que la Sibylle Europe
aurait à la main une épée pour rappe-
ler le massacre des Innocents et le
danger auquel l'enfant échappa par la
fuite.
— La Sibylle de ïibur tient une
main coupée. L'inscription est assez
longue ; en voici d'abord la première
partie : « Sibylla Tiburtina, XX
annorum, quae prophetavit Romanis et
vaticinata est de Christi alapatione. Fla-
gellabit homines potentes, excelsus
veniet et firmabit consilium in cœlo,
annuntiabitur virgo in vallibus deser-
torum. . . » Ce texte emprunté à Filippo
Barbieri est obscur et, à vrai dire,
n'offre à l'esprit aucun sens précis.
C'est pourquoi notre théologien, déses-
pérant d'en rien tirer, y ajouta ce pas-
sage de Lactance : « In manibus infi-
delium postea veniet, dabunt Domino
alapas. accipiens tacebit, ne quis agnoscat. » Au moins cette seconde partie de
la prédiction est claire : il s'agit du commencement de la Passion et des soufflets
que Jésus reçoit sans se plaindre. Aussi est-ce le passage de Lactance qui a
déterminé le choix de l'attribut: cette main coupée, que la Sibylle de Tibur
porte comme un trophée barbare, c'est la main sacrilège qui a frappé le Christ'.
Voilà pour la jeune Sibylle une étrange parure. Mais quoi! nous sommes
encore au temps oii l'on coupe la main du parricide et du profanateur.
Tte: monttf» : fati(t6 ofim
fï(om ccnr^ictiir '$c))tm guipni&.iiini—Hi
Fig laS. — La Sibjlle Europe.
Heures de Louis de Laval.
1 La même main coupée se Voit parmi les attributs de la Passion qu'on dispose autour du Christ de la Messe de
saint Grégoire.
L'ANCIEN ET LE. NOUVEAU SYMBOLISME
287
— La Sibylle Agrippa porte un fouet. Au-dessus de sa tête on lit cette inscri-
ption : « Agrippa, XXX annorum. Vaticinatur de Jlagellatione. Invisibile verbum
palpabitur. . . et conversabitur ut peccator » . Cette fois notre
auteur a pensé que la phrase de Filippo Barbieri offrait
un sens raisonnable. Il voulait y découvrir une nouvelle
allusion à la Passion : il l'y a trouvée. Mais il y a mis cle
la complaisance. Il est clair qu'il a traduit « Verbum
palpabitur », non pas par : « on pourra toucher le
Verbe » , mais par : « on frappera le Verbe » . Ce sens
admis, il était tout naturel de donner un fouet comme
attribut à la Sibylle Agrippa.
— La Sibylle Delphique tient à la main une cou-
ronne d'épines. Voici l'inscription : « Delphica,
XX annorum. Vaticinatur de Christi coronatione. Nasci
débet propheta absque maris coitu de femina nomine
Maria ex stirpe judœorum, filius Dei, nomine Jésus,
qui videbitur in manibus infide-
lium et corona spinea coronabi-
tur. )) Nous rencontrons en-
core ici une prophétie composite,
née de la combinaison d'un texte de Filippo Bar-
bieri avec un texte de Lactance. La pi^emière partie de
l'oracle se rapporte, comme tous ceux que donne Filippo
Barbieri, à la naissance du Sauveur. Mais il fallait à
notre théologien une phrase qui pût s'appliquer à la
Passion : il la trouva dans Lactance qui fait prédire par
la Sibylle le couronnement d'épines. Dès lors l'attribut
de la Sibylle Delphique était tout indiqué.
— La Sibylle Hellespontique pointe une grande
croix. Et voici comment l'inscription justifie cet attri-
but : Sibylla Hellespontica, L annorum. Vaticinata est
de fiitura Christi crucifixione . Jésus Ghristus nascetur de casta. Félix ille Deus
lio-no qui pendet ab alto. » Ici encore notre auteur a trouvé Filippo Barbieri
trop peu significatif. La première phrase est de lui': elle se rapporte, comme
' L'HcUesponticjuc dit, dans le livre de Filippo Barbieri : » Nascetur de Virgine. »
Fig. 124.
La Sibylle Persique
(empruntée
comme les 1 1 suivantes,
à V Encomium iriuin Mariarum.)
Fig. 12Ô.
La Sibylle Libyque.
L'ART RELIGIEUX
Fig. 126.
La Sibylle Erythrée.
d'ordinaire, à la Nativité du Christ et à la virginité de sa mère. Mais cette pro-
phétie dix fois répétée ne pouvait suffire. Notre théologien, qui voulait raconter
par la bouche des Sibylles toute la Passion, avait besoin
d'un texte se rapportant k la mort de Jésus-Christ sur
la croix. Lactance n'en offre pas. Il eut donc recours
à un passage de Sozomène, qui devait être fameux,
puisqu'on le trouve également inscrit sur les stalles
d Ulm. Par cet artifice, la Sibylle Hellespontique, qui
n'annonçait jusque-là que la naissance de Jésus-Christ,
put encore prédire sa mort sur la croix.
— La Sibylle de Phrygie porte aussi une croix, mais
c'est la longue croix, ornée d'une bannière, qu'on appelle
croix de résurrection. C'est cette croix triomphale que
porte Jésus vainqueur de la mort, au moment où il
s'élance hors du tombeau. Aux mains de la Sibylle de
Phrygie elle ne peut donc rappeler que la Résurrec-
tion. Voici, en effet, le texte qui
explique l'attribut : « Sibylla Phrygia, vetusta, vaticinata
est de Christi resiirrectione. Nascetur Ghristus in Bethléem,
annuntiabitur in Nazareth, régnante Tauro pacifico'.
Suspendent illum in ligno, et occident, et nihil eis
valebit, quia tertia die resurget et ostendet [se] disci-
pulis suis, et ipsis videntibus, ascendet in cœlum et regni
ejus non erit finis. » — prophétie arrangée comme les
autres, où l'on trouve un texte de Filippo Barbieri et
des souvenirs de Lactance.
On voit maintenant en quoi les Sibylles françaises
diffèrent des Sibylles italiennes. Les Sibylles de Filippo
Barbieri n'annoncent qu'une chose : l'avènement d'un
Sauveur qui doit naître miraculeusement d'une Vierge.
Les Sibylles françaises en savent davantage : elles ne
parlent pas seulement de la naissance surnaturelle du Fils de Dieu, elles parlent
encore de son enfance, de ses souffrances, de sa mort, de -sa résurrection ^
Fig. 127.
La Sibylle de Cumes.
^ Cette prophétie que notre auteur attribue à la Phrygienne est donnée par Filippo Barbieri à la Sibylle de Tibur.
^ Il n'est pas question de la vie publique de Jésus-Christ. Le théologien qui a arrangé ces oracles est resté fidèle
L'ANCIEÏN ET LE NOUYEAT S^MHOLISiME
289
Lactance complète Filippo BarJjicn. Les atlribuls qu'elles portent ont un sens :
ils racontent en abrégé la vie de Jésus-Christ. Elles-mêmes ne sont pas placées
au hasard, mais rangées dans un ordre savant : en tête
se voient celles qui annoncent qu un Sauveur va naître;
puis viennent celles qui parlent de sa naissance, de son
enfance; puis celles c|ui décrivent sa Passion, sa mort,
sa résurrection. Les Sibylles françaises l'emportent donc
sur les Sibylles italiennes : elles témoignent de cet
amour de la méthode, de la clarté, qui, dès le xiir siècle,
est la marque de nos artistes'.
Ces Sibylles d'un asjiect si nouveau, que nous avons
rencontrées pour la première fois dans le livre d Heures
de Louis de Laval, ne tardent pas à se montrer dans
d'autres manuscrits français. On les verra dans un livre
de prières de lArsenal enluminé par Jean de Montluçon,
crui eut peut-être sous les yeux les Heures de Louis de
Laval ". On les trouvera encore
dans les Heures de René H de Lorraine, qui furent peintes
dans les premières années du xvi" siècle ^ Le type des
Sibylles est désormais fixé ; les attributs c|u'elles por-
tent, les paroles ([u'elles prononcent ne varieront plus.
Mais je suis convaincu que, chez nous, la vogue des
Sibylles date du jour où nos grands imprimeurs pari-
siens en ornèrent leurs livres d'Heures. Dès i/i88,
elles apparaissent dans les Heures de Vérarcl, et bientôt
après dans les Heures de Simon Vostre ; on les aperçoit
au milieu des pervenches et des fleurs de fraisiers qui dé-
corent les marges. Elles portent leurs attributs ordinaires :
Fig. 128.
La Sibj'lle de Samos.
Fig. 129.
La Sibvlle Cimmôriunne.
à la vieille tradition. L'Enfance et la Passion résument pour lui, comme pour le^
artistes du xiii° siècle, toute la vie do Jésus-Christ. (Voir l'ArlrcUgicux du
\uf s. euFrcince, p. 312 cl suiv).
' Les Allemands, dans la première partie du xvi^ siècle, ont aussi emprimlé les oracles des Sibylles tantôt à
Lactance et tantôt à Filippo Barbicri, c'est ce que prouve la curieuse série de Sibylles peinte par Hermann Tom
Ring au Mvisée d'Augsbourg. Mais ces oracles sont distribués au hasard, et il n'y a pas, dans le choix, la moindre
mélliode.
-Arsenal n° /|38, fin du xv'= siècle.
' B. N. latin 10^91 : René II do Lorraine c-l mort en i5oS.
MALE. T. II. 87
ago
L'ART RELIGIEUX
Fig. i3o.
La Sibylle Europe.
la lanterne, le cierge, la rose, la crèclie, la couronne d'épines. Parfois quelques
mauvais vers français traduisent ou paraphrasent les Heures de Louis de Laval'.
On sait quelle faveur rencontrèrent ces charmants
petits livres de Vostre ou de Vérard. Ils les accommo-
dèrent à l'usage d'un grand nombre de diocèses de
France : on put donc voir en tout lieu l'image des
Sibylles. Les peintres, les verriers, les sculpteurs eurent
désormais un guide ; ils surent quel attribut ils devaient
donner à chaque Sibylle. De là les analogies parfaites
qu'offrent des œuvres d'art fort éloignées les unes des
autres ^
Il serait fastidieux de passer en revue des séries qui
se ressemblent toutes \ Je me contenterai d'une
remarque. Il arrive assez souvent que les Sibylles déco-
rent la porte de nos églises : à Clamecy, à Dreux, à Saint-
Michel de Bordeaux elles sont sculptées au portail ; à
la cathédrale d'Aix (fig. i3G), à
la cathédrale de Beauvais (fig. io5 et io6), elles sont
' Par exemple :
Sibvlle Llljica en l'aagc
Do xxiiiJ ans a prédit
Que Jésus pour l'humain lignaigc
^ iendroit rempli du Sainct Esprit.
On : Sibylle Cumana n'avait
Que xYiii ans d'aage parfaite,
La nativité prédisait
De Jésus souverain prophète... etc.
On trouvera ces vers dans les Heures de Simon Vostre à l'usage du diocèse
de Chartres (iSoi). 11 y a des vers fort analogues dans la partie du Mislere du Viel
Testament consacrée aux Sibylles (imprimé en i5oo chez Pierre Le Dm).
- Cette influence des livres d'Heures ne saurait être mise en doute. A la
cathédrale d'Auxerre,lc buffet de l'orgue a été décoré, au xvi" siècle, de peintures
représentant les Sibylles. Elles portent les attributs ordinaires, et on lit au-dessus
des inscriptions comme celles-ci: La Sibylle Libicpie âgée de XXIV ans prédit —
c^ue Jésus pour humain lignaige | viendroit rempli du Saint Esprit. | La Sibylle
Cumana n'avoit | que X\ IH ans d'âge parfaite | la nativité prédisoit | de Jésus
souverain prophète. — Ce sont tout simplement, comme on le voit, les inscriptions
des Heures d* Simon Vostre que nous avons données dans la note précédente. — Une chapelle de l'église paroissiale
de Cunault (Maine-et-Loire) est aussi décorée de frescpios représentant les Sybilles. Elles sont accompagnées
de vers français qui sont également empruntés aux Heures de Simon A ostre : on trouvera ces vers dans Barbier de
Montault, Iconogr. des Sibylles, Arras, 1871.
" ^ oici les principales séries de Sibylles : elles sont toutes contemporaines de Louis XII ou de François 1'='':
Fig. i3i.
La Sibylle de Tihur.
L'ANCIEN ET LE. NOUVEAU SYMBOLISME
291
Fi g. i32.
La Sibylle Agrippa.
sculptées sur les vantaux de la porte. Il y a là, sans cloute, autre chose qu'un
simple hasard. 11 est prohable que les théologiens avaient jugé que c'était le
lieu qui convenait le mieux aux Sibylles. Ces prophétesses
des gentils, en elFet, virent de loin la Cité de Dieu, mais
elles n'y entrèrent pas : leur place était au seuil du temple.
Les Sibylles se présentent souvent isolées, mais
parfois aussi elles entrent dans de grands ensembles
dogmatiques.
La plupart du temps elles sont associées aux pro-
phètes. C'est à Filippo Barbieri, nous l'avons vu, que
revient l'idée originale d'avoir établi une sorte de dialogue
entre les prophètes et les Sibylles. De bonne heure on
trouva qu'il y avait quelque chose de dramatique dans
ces paroles d'espérance que projioncent tour à tour ces
bouches inspirées. A Florence on en ùl un Mystère '. L'art
italien s'empara de ce motif que Michel-Ange a consa-
cré par un incomparable chef-
d'œuvre.
En France, on rencontre aussi les Sibylles associées
Clamccv (Nièvre) (portail de l'église) ; Sainl-Bcrtrand de Coinminges (stalles, i537);
Beauvais, cathédrale (vantaux du portail nord ; claire-voie vitrée sous la rose du
nord, (orgue, i53.'î), église Saint-Etienne (boiseries); Dreux (portail, après i52l\);
Bordeaux (portail de l'église Saint-^Iichel) ; Aix (portes de la cathédrale comman-
dées au sculpteur G uiramand en 1609) ; Auch (vitraux (i5l3) et stalles); Saint-
^laurille-des-Pouts-de-Cé (stalles provenant de la Haye aux Bonshommes); stalles
de Gaillon, aujourd'hui à Saint-Denis (vers i5lo). Noyon, cathédrale (sculpture
d'une des chapelles); Château-Thierry, buEfct d'orgues (avant l538); Ghambly
(Oise), panneaux sculptés de la tribune; Saint-Oucn de Rouen (vitraux delà nef,
fin du xv<^ siècle). — Les attributs sont partout les mêmes, à de très rares excep-
tions près. Ces différences viennent la plupart du temps d'une étourderie de l'artiste.
Deux variantes cependant méritent d'être signalées. A Saint-Bertrand deComminges
(comme d'ailleurs dans le manuscrit de l'Arsenal enluminé par Jean de Montluçoii),
la Sibylle de Cumes, qui annonce un nouvel ordre de choses, porte à la main
une sphère. Cette sphère symbolise sans doute le monde. Il se pourrait que le
bassin rond (si difficile à expliquer) do la Sibylle de Cumes se soit transformé en
sphère. — Je note encore que dans les vitraux de Beauvais, ainsi qu'à la porte du nord(fig. loC) et dans les pan-
neaux de (Jhambly, la Sibylle Phrygienne porte une colonne. C'est la colonne de la Flagellation. On lui attribua
sans doute le texte propliétiquo de Lactancc : « Dabit vero ad verbora simpliciter sanctum dorsum. »
» Publié pard'Ancona dans ses Sacre rappresenluzioni, t. 1"^]). 169 et suiv. C'est à la suite de cette représen-
tation que furent faites les gravures de prophètes et de Sibylles qu'on attribue à Baccio Baldiui (Ga-'. des Beaux-
Arts, 1906).
Fig. i33.
La Sibylle Delphiquc
292
L'AUT RELIGIEUX
aux prophètes. El ce qui prou\e clairement que c est à Filippo Barbieri que
nous sommes recleval)les de cette opposition nouvelle, c'est qu aux Ponts-de-Gé ',
Sibylles et prophètes sont groupés comme dans le livre
italien : la Persica est rapprochée d'Osée, l'IIcllespontic
de Jonas (fig. iSy), la Phrygienne de Malachie, 1 Ery-
thrée d'Ezéchiel.
Toutefois, on fit chez nous quelques tentatives
nouvelles de groupement. Toujours épris de symétrie,
nos théologiens révèrent de retrouver dans les oracles
des Sibylles les versets du Symbole des Apôtres. Quelle
jouissance, pour un esprit formé par les anciens doc-
teurs, de voir les douze Sibylles rangées à la suite des
douze prophètes et des douze apôtres, et de lire sur
leurs banderoles des paroles apparentées aux douze
articles du Credo! Une idée de ce genre dut se
présenter d elle-même aux théologiens. Un prêtre
tenta de lui donner une réalité
dans un livre qu'il dédia, en i5o5, a Anne de France,
duchesse de Bourbonnais'. Mais, malgré les promesses
du titre, où il s'engageait à montrer « la conformité,
concordance et assonance des prophètes et des
Sibylles aux douze articles de la foi », on ne peut
pas dire qu'il ait parfaitement réussi. Il sut trouver
dans les prophéties sibyllines de Lactance et de Filippo
Barbieri plusieurs articles du Credo, mais il ne sut
pas les trouver tous. Plus d'une fois il dut laisser vide,
aux côtés des prophètes et des apôtres, la place des
Sibylles \
Cependant, l'idée de réunir apôtres, prophètes et
Sibylles était trop séduisante pour qu'on n'essayât pas
de la réaliser. Elle le fut, en effet, et fort habilement.
dans les manuscrits enluminés. Ici, il n'est plus question d'extraire des oracles
Fig. i34.
La Sibvlle Ilellesponliquc.
Fig. i35.
La Sibylle de Phrygic.
* Stalles de raacieanc abbaye de La Haye aux Bonshommes.
- B. N. Irauc. 9'ig.
3 Les versets qu'il donne aux prophètes sont presque toujours les versets tradilionnels.
L'ANCIEN ET LE NOUVEAU SYMBOLISME
290
des Sibylles les douze articles du Credo : la méthode est inverse. On part de
1 oracle sibyllin; puis, on cherche dans les livres de l'Ancien et du Nou-
veau Testament des passages qui peuvent correspondre aux prédictions des
Sibylles. Ces passages, inscrits sur des banderoles, sont remis aux mains d un
prophète ou d'un apôtre. En face des Sibylles, on voit donc un homme de
l'Ancienne Loi et un homme
de la Nouvelle'. Ainsi les
prophétesses jDaïennes entrent
dans le «rand concert. 11
o
semble que le plan du monde
se révèle.
Les Sibylles sont entrées
parfois dans des cycles encore
plus vastes. Pour l'ampleur
de la pensée, aucune œuvre
de cette époque ne peut se
comparer aux vitraux d'Auch.
En voici 1 économie :
Une première verrière
nous montre la création, puis
la chute. Adam bêche la terre,
Gain tue Abel : le travail et la
mort entrent dans le monde à
la suite de la première faute.
Puis, voici l'histoire du
monde qui se déroule .
Ce sont d abord les patriarches, Noé, Abraham, Isaac, Jacob, Joseph, cjui
' Par exemple clans les Heures de Louis de Laval (fig. i38) cl de Jean de Montluçon. Même chose dans les
Heures de Munich (maïuiscrit français décrit par Piper, Mylologie der Kunsl, Weimar, i8.i-, t. I'-'"' p. 5oi),
La Sibvlle est sur une 2'<*oC' le prophète et l'apôtre sur l'autre. Au dessus ou au-dessous, le m^ stère, auquel l'ont
allusion la Sibvlle, le prophète et l'apôtre, est représente en action. Ainsi, en face de la Sibvlle Erythrée, on
voit Isa'ie qui dit : Ecce virgo concipiet, et saint Luc qui dit : Ecce concipies et paries filium. Au dessous est
représentée l'Annonciation. Cette formule se trouve dans le livre xyiographique de Saint (iall et dans nos livres à
iiravures du xv' siècle, par exemple dans le Sacri canonis Missae expositio, imprimé par Guvot Marchant, en 1496.
On la trouve aussi, ce qui est plus intéressant encore — dans les vitraux. Le vitrail d'Ervy (Aube), consacré aux
Sibylles, met les testes sibyllins en rapport avec les textes prophétiques et les textes évangéliques. Près de chacjuo
Sibylle est représenté l'événement de la ^ le de Jésus-Christ qu'elle annonce. Même représentation, mais simplifiée,
au vitrail de Montfev (Aube).
Fia-. i36.
• Les Sibylles, fragment des portes de la cathédral
d'Aix-en-Provence.
agi
L'ART RELIGIEUX
'N
sont les lointains ancêtres de ce Sauveur qu'attendent les hommes. Puis, c'est
la lignée des prophètes, qui, de génération en génération, annoncent le Messie
au peuple de Dieu. Puis, ce sont les Sd^ylles, qui, au milieu des païens, parlent
le même langage que les prophètes. Enfin, ce sont les apôtres, qui font con-
naître à toute la terre la doctrine de ce Dieu que nous voyons mourir en croix
dans le dernier vitrail.
Les vitraux d'Auch racontent donc 1 histoire du monde en en faisant sentir
l'harmonie. Chaque vitrail réunit
dans ses compartiments un pa-
triarche, un prophète, une Sibylle,
un apôtre' : les différents âges du
monde se rencontrent et se recon-
naissent.
Il est difficile de n'être pas
frappé des analogies qu'offrent les
vitraux d'Auch avec le plafond de
la chapelle Sixtine. C'est la même
conception de l'histoire. Les apô-
tres, il est vrai, manquent à la
chapelle Sixtine. L'œuvre de Mi-
chel-Ange est uniquement prophé-
tique. L'impression qui s'en dégage
Fig. 137. — La Sibjiie Ikiicsi.oiiiiquc cl le prophèic Jonas. gst ccllc d'uuc immcusc attente.
Slalles des Ponts-de-Cé (Maine-et-Loire). -.^ • ^ i i il C" ■
Mais a la chapelle oixtine, comme
k Auch, on voit la création du monde, la création de l'homme et de la femme,
la chute, l'histoire des patriarches, les ancêtres de Jésus-Christ suivant la chair ,^
et enfin les ancêtres de Jésus-Christ suivant l'esprit, c'est-à-dire les prophètes
et les Sibylles. L'analogie est complète. Il serait puéril d'imaginer qu'Arnaud
de Moles, l'auteur des vitraux d'Auch, ait connu les fresques de Michel-Ange;
les deux œuvres, d'ailleurs, sont exactement contemporaines \ Elles témoignent
' Le groupcincnl eùl pu d'ailleurs t'trc encore plus rigoureux et plus niélliodique.
2 II s'agit de ces petites scènes indéfiniment répétées qui représentent toujours la même chose : un père, une
mère et un enfant. Les noms des ancêtres de Jésus-Christ qu'on lit tout à côté ne laissent aucun doute sur le sens
de ces figures.
3 Michel-Ange a peint le plafond de la chapelle Sixtine de i3o8 à i5i2; Arnaud de Moles a fait les vitraux
d'Auch de i5o7 à i5i3.
I, 'ANCIEN ET LE NOLJYEVU STMBOETSME
295
Nuiiîl'/rtfmoj'.iiirc
simplemont de la diffusion rapide des idées des humanistes et de la profonde
influence du livre de Fdippo Barbieri'.
Il n'est donc pas exact de dire que les artistes de la fin du moyen âge
aient perdu la faculté de créer de grands ensembles symboliques. Il n'est pas
vrai qu'ils se soient contentés de copier ;
ils ont inventé, eux aussi. En intro-
duisant les Sibylles aux côtés des pro-
j)hètes et des apôtres, ils ont élargi
l'histoire, agrandi la cité de Dieu.
C'est bien là le noble symbolisme
qu on devait attendre d un siècle qui
a retrouvé l'antiquité.
Aujourd'hui encore ces Sibylles
nous touchent. Leurs noms seuls
suffiraient à nous émouvoir. L'Asie,
r Afrique, la Grèce, l'Italie parlent
par leur bouche. De la Perse à l'Hel-
lespont, de l'Hellespont à Cumes, de
Cumes à la Libye, elles forment un
cercle autour du berceau du Christ.
A Samos, oi^i chanta Anacréon, à
Tibur, oïl chanta Horace, elles an-
noncent un Dieu inconnu. L'Ery-
thrée, la sibylle d'Ionie qui parla
aux Atrides, proclame qu une Vierge
doit enfanter. La Sibylle de Cumes,
gardienne du rameau magique et de
la porte des morts, écrit sur des
feuilles que le vent emporte qu'un enfant descendra du ciel. La belle
prêtresse d'Apollon, celle qui s'assied sur le trépied sacré, la Sibylle de Delphes,
porte à la main une couronne d'épines. Poésie merveilleuse! Eh quoi? c'est
donc là la suprême révélation de « la sainte Pytho », voilà donc ce qu'enseigne
{ V(at\ fci'fiirio Cayitnio
Fig. 1.S8.
La Yiorge allaitant; un prophète et un apôtre.
Miniature placée en face de la Sibvlle Cinimoricnne.
Heures de Louis de Laval.
' On trouverait tlautres œuvres du même genre. L'église de Tanriac (Lot), peinte à fresque au commencement
du xvi'^ siècle, nous montre aussi la création du monde, la création de l'homme et de la femme, la chute, puis la
série des prophètes et des Sibylles qui annoncent le Sauveur. ^ oir Revue de l'art clirélien, iSgS, p. 2 i et suiv.
■>.{)G L'ART religieux:
« la parole do l'Espérance d'or' » : un Dieu viendra pour mourir et il sera plus
grand que les immortels.
Ces pensées qui nous viennent aujourd'hui devant les éclatantes Sibylles
d'Aucli ou de Beauvais, elles durent se présenter bien souvent à l'esprit des
lettrés du xvi° siècle. Il semble que toute la poésie du monde antique nous
souffle au visage. Qu'importe que les textes que les Sibylles nous présentent
aient été inventés au xv" siècle ! La vérité qu'elles expriment n'est pas liée à
quelques phrases obscures. Elles nous enseignent que le monde païen a pressenti
le christianisme, ou plutôt a connu une sorte de christianisme éternel. Elles nous
rappellent que Platon a défini la vertu « l'imitation de Dieu », que Sophocle
a parlé de ces lois qui sont supérieures aux lois des hommes, que Virgile a mis
aux Champs-Elysées, à côté des poètes et des héros, « ceux qui aimèrent les
autres », et que dans toute son œuvre vraiment 23rophétique
« ...L'aube de Bethléem blanchit le front de Rome. »
V
Le xv siècle a donc su, on le voit, élargir l'antique symbolisme. En intro-
duisant les Sibylles dans le chœur des prophètes et des apôtres, il a rendu
hommage à cette sagesse païenne qu'il venait de découvrir.
Mais ce n'est pas tout encore ; on va reconnaître à d'autres traits le génie
des temps nouveaux.
La suite merveilleuse de l'Ancien et du Nouveau Testament, que les
artistes du moyen âge avaient exprmiée sous tant de formes diverses, apparut, à
la fin du xv" siècle, sous un aspect tout à fait original.
L'histoire de la Cité de Dieu fut conçue comme une marche triomphale.
Jésus, monté sur un char de victoire, s'avance précédé des hommes de l'An-
cienne Loi et suivi des héros de la Nouvelle : il apparaît donc au milieu du
temps et il partage en deux l'histoire du monde.
L idée de ce magnifique cortège symbolique devait naître dans 1 Italie du
xv" siècle.. L'Italie a adoré la gloire. L'idéal du xiii" siècle avait été « le saint »,
l'idéal du xv° fut « le héros ».0n n'imagine plus la grandeur morale sans l'éclat
et sans le rayonnement. Le vrai grand homme doit avoir sur le front la. flamme
1 Sophocle, premier chœur d'OEdipe Roi.
L'ANCIEN Eï LE NOUVEAU SYMBOLISME 297
qu'Athoiia alluma au-dessus de la tète d'Aclidle — et qui est la gloire. Qui u'est
ébloui alors par ces héros de l'antiquité, qui semblent se mouvoir dans la lumière?
Dans la Aie du Romain, il est une heure éclatante entre toutes : celle
du triomphe. Monter au Capitole, vêtu comme Jupiter, acclamé par tout un
peuple, suivi des rois vaincus, c'est s'élever au-dessus de l homme, c'est
devenir l'égal des dieux.
Toute l'Italie du xw" siècle a rêvé des triomphateurs romains. Alphonse
d'Aragon, cet humaniste qui voulut entrer à Naples parla brèche, comme les
vainqueurs des jeux olympiques, fut représenté, k la porte du Castel Nuovo,
monté sur le char de triomphe. En i/JQi, Laurent de Médicis fit voir, dans les
rues de Florence, le triomphe de Paul Emile, tel qu'il est décrit par Plutarque.
La même année, Mantegna travaillait, à Mantoue, aux cartons du triomphe de
César : œuvre admirable de science exacte et de poésie, une des plus éton-
nantes que l'antiquité ait jamais inspirées.
La France et l'Allemagne s'émurent, k leur tour, k la pensée de la gloire.
C'est en triomphateur que Maximilien voulut être représenté, et il demanda k
Durer de dessiner son cortège et son char. En France, les triomphes romains
trouvèrent des admirateurs jusque chez les bourgeois des petites villes : k
Gisors, une maison du xvi° siècle était décorée de peintures représentant le
triomphe de César'.
Mais rien n'est plus surprenant que de rencontrer un triomphe de César
dans les marges des Heures de Simon Vostre (fîg. iSg) '; le texte qui accom-
pagne les gravures explique aux lecteurs tout le détail de la cérémonie. Ainsi,
jusque dans le livre de messe, se glisse, comme une tentation, l'idée païenne
de la gloire.
Au xvi" siècle, la mythologie, l'allégorie, l'abstraction prennent tout natu-
rellement, sous le crayon des artistes, la forme de triomphes. Ce ne sont que
triomphes des dieux, triomphes des saisons, triomphes des vertus, triomphes
des arts".
Faut-il s'étonner si le xv° siècle a conçu Jésus-Christ lui-même comme un
trioinphateur, et l'histoire du christianisme comme une marche triomphale?
' Réunion des Sociétés des beaux-arts des départements, i8S3, p. i-4-
- On le trouve dans les Heures de la Vierge de i5o8, sans parler de plusieurs autres livres d'Heures de Simon
Vostre, V. le Catalofjue des livres d'Heures imprimés au x.v'^ et au xvi"^ s., par Paul Lacombe, Paris, 1907.
"* Voir dans le Champjleury de Geoffroy Tory un charmant Triompha d'Apollon. Voir aussi le Triomphe des
Saisons, grave par Théodore de Bry, le Triomphe des mois, le Triomphe de la musique, gravés par Virgile Solis, etc.
MALli. T. II. 38
298
L'ART RELIGIEUX
Scqiicbanfcollcgio
tûvetillai caflroiû
lcgionû(çcatl?apt;t3
tariiniilitcearniavi
ttoçtaiircaragcftan
»fO.
L'idée a sa grandeur, mais elle porte sa date. Elle eût choqué les chrétiens du
xni" siècle, les vrais disciples de saint François, qui aimaient un Dieu «humble,
patient, qui n'a pas régné ». Elle eût choqué aussi les austères chrétiens
du x\if siècle, qui pensaient avec Pascal « que Jésus- Christ n'est venu en
grande pompe et en une prodigieuse magnificence que pour les yeux du cœur».
C'est l'Italie qui a transformé le Christ en héros victo-
rieux. Je me suis aperçu que Savonarole, le premier, au xv" siècle,
s'était représenté l'histoire de la foi chrétienne comme une
pomjîe ti-iomphale. C'est dans le Triumphus Crucis, livre célèbre*,
où Savonarole démontre la vérité du christianisme, que l'on
rencontre cette grande fresque ^
Savonarole se représente Jésus-Christ assis sur un char à
quatre roues. Vainqueur de la mort, il daigne laisser voir les
marques de son supplice. Devant le char marchent les patriar-
ches, les prophètes et la foule innombrable des héros et des
héroïnes de l'Ancienne Loi. Autour du char se groupent les
apôtres et les prédicateurs qui semblent unir leurs forces pour
le faire avancer. Puis viennent les martyrs, et enfin les docteurs,
qui portent des livres ouverts \
En imaginant cette procession triomphale, Savonarole a cédé
au goût de son temps. Il s'est souvenu aussi, n'en doutons pas,
du merveilleux triomphe de Béatrix, que Dante a décrit dans
le Purgatoire; il s'est souvenu, surtout, des triomphes de
Pétrarque et des nombreuses œuvres d art qu ils avaient déjà
inspirées \
Cette page, où Savonarole avait su donner à une idée
abstraite une forme si pittoresque, était faite pour attirer l'atten-
tion des artistes. C'est Sandro Botticelli, le disciple du grand
réformateur, qui semble l'avoir remarquée le premier; il en lit une grande
Canrfidi fiiljinde bo
lire coinil)" aura tiSf
I W«cbâtorvttCflre/J
Liiptêpmri rmi0. |
Fig. 139.
Fragment du
triomphe
de César.
Heures
de Siaion Vostre.
' Il y eut un grand nombre d'éditions du Triuinplais Crucis, h Florence et à \eniso, à la fin du xv" siècle. Plu-
sieurs ne sont pas datées. L'une d'elles porte la date de 1/197. H parut une traduction italienne dn Trhimpluis Crucis
qu'on attribuait à Savonarole lui-même. Le Triumphus Crucis fut traduit en français au xvi' siècle.
2 Cap. II.
3 Nous ne donnons, pour le moment, que les grandes lignes. 11 y a des détails qui trouveront leur place pins
loin.
''■ Voirie Pélritrquc du prince d'Essling et d'E. .Muntz.
L'ANCIEN ET LE NOUVEAU SYMBOLISME
293
Wimltnnjuutt 3'i idii.
composition qu'il grava. « La meilleure gravure qui se voit de sa main, dit
Vasari, est le Triomphe de la Foi de Fra Girolamo Savonarole de Ferrarc'. »
Phrase qui semblait mystérieuse et qui, maintenant, paraîtra fort claire. La gra-
vure de Botticelli, qui représentait, sans aucun doute, le cortège triomphal de
Jésus-Christ, tel que le décrit Savonarole, est malheureusement perdue.
Est-ce la lecture du Triumphns Cracis, ou simplement la vue de la gravure
de Botticelli, qui inspira au Titien l'admirable gravure sur bois qui représente
le triomphe de Jésus-Christ^ ? Nous ne saurions le dire. Mais ce qu'on peut
affirmer, c'est qu'une pa-
reille œuvre se rattache au
livre de Savonarole.
Dans la gravure du
Titien, Jésus-Christ appa-
raît au milieu du cortège,
monté sur le char à quatre
roues (lig. il\o). Devant
lui marchent les héros de
l'Ancienne Loi, qui dressent
des emblèmes triomphaux,
comme les Romains de
Mantegna (i\g. i/|i). Moïse
lève les tables de la Loi , Noé
l'arche, Abraham l'épée du
sacrifice, Josué une cui-
rasse surmontée d'un soleil. Des femmes portent des étendards que gonfle le
vent : ce sont les Sibylles païennes qui se mêlent hardiment aux patriarches et
aux prophètes ^ Voilà l'ancien monde.
Mais derrière le char se déroule le cortège de l'Eglise chrétienne : apôtres,
docteurs, martyrs; les instruments de supplice, dressés sur le ciel, deviennent
des emblèmes de triomphe; un grand saint Christophe, qui dépasse de la tète
tous les saints, porte l'Enfant sur ses épaules,
Fiff. i4o.
Titi
Fragment du Triomphe de la Foi. — Le Char du Christ.
' Vasari, Ze Vite (édit. Milanesi), t. IH, p. 817.
2 Vasari dit que la gravure fut publiée en i5o8 ; il l'appelle, comme celle de Botticelli, le Triomphe de la Foi,
le Vite, (édit. Milanesi), t. VII, p. 43i.
■* La gravure du Titien ne nomme pas les Sibylles; mais il en existe une copie où on lit, en français, le nom
des Sibylles. Elles sont aussi désignées par leur nom dans une autre copie faite par le graveur Théodore de Bry.
3 00
L'ART RELIGIEUX
Quelques détails complètent ou corrigent la pensée de SaA^onai^ole. Le diar est
traîné par les quatre animaux évangéliques ; c'est le formidable attelage que
Dante décrit dans la Divine Comédie^. Quatre hommes robustes, qui portent la
mitre ou la tiare, poussent les roues du char : ce ne sont ni les apôtres, ni les
prédicateurs, comme le veut SaAonarole, ce sont les quatre Pères de l'Eglise.
La gravure du Titien, simple, rude, et presque farouche, a une grandeur
épique. Elle dut exciter une vive admiration, car on en fit plusieurs copies en
France ou en Allemagne. C'est cette gravure du Titien qui a fait connaître a
. ^ nos artistes le thème du
-^^: ,t.m^mm.p^^^ triomphe de Jésus^Ghrist.
On sait qu un vitrail
de l'église de Brou repré-
sente ce sujet nouveau.
Didron l'admirait fort, et
i:!m|wrtCT
non sans raison, mais les
Fi
i/ii. — Titic
Fragment du Trioniplie de la Foi. — Les héros de l'Aneiennc Loi.
éloges qu'il donne au des-
sinateur du carton revien-
nent an Titien, car le ver-
rier de Brou s'est contenté
de copier sa gravure
(fig. i/ia et i/|3).
L'auteur d'un vitrail de
Saint- Patrice, à Rouen, a
fait preuve déplus d'originalité (fig. i/|/|). 11 a rejDrésenté, lui aussi, le Triomphe
de Jésus-Christ, mais sans rien emprunter au Titien. Il connaissait d ailleurs le
Triomphe de la Croix de Savonarole : un théologien lui en avait probablement
fait connaître le pittoresque début. La comjjosition savante du vitrail, qui est
conçu comme un traité de la Chute et de la Rédemption, semble bien mani-
fester l'intervention d un homme d'église.
Le centre de la composition est occupé par un char triomphal. Des héros de
1 Ancienne Loi le précèdent, parmi lesquels on reconnaît Moïse qui porte le
' Danto ne fait d'ailleurs ici que suivre la tradition du moyen àgc. Qu'on se souvienne du quadrige d'Ami-
nadalj du vitrail de Saint-Denis, et des commentaires des docteurs.
- Ce verrier n'était pas un homme de grande imagination. Il a emprunté le haut de son vitrail au Titien, et le
bas, cj[ui rcijrésentc le couronnement de la Vierge après sa résurrection, à une gravure d'Albert Durer.
L'ANCIEN ET LE NOUVEAU Sy^[ROT,TS^rR
3oi
serpent d'airain. Sur le char on voit Jésus-Christ, mais Jcsus-Christ attache à
la croix et mourant pour les hommes. Au pied de la croix sont disposés des
vases précieux, et sur le devant du char, une femme est assise. Quelle est cette
femme, et que sif^nifient
ces vases ? Savonarole
nous l'explique. « Sur le
char, dit-il, on doit voir,
en même temps que la
victime, le calice et des
A ases, contenant de l'eau,
du vin, de 1 huile, du
baume... Puis plus bas
que le Christ que sa
sainte Mère soit assise ' . »
Ainsi, ces vases symbolisent les sacrements de l'Eglise, « car, dit Savona-
role, à la Passion de Jésus-Christ a succédé l'Église avec ses sacrements, et
c est de cette Passion que les sacrenicnts tirent leur vertu" ».
La concordance de 1 œuvre écrite et de l'œuvre d'art est donc, jusqu'ici,
Fig. i'i2. — Le Triomphe de la Foi (parlie gauche).
Fraaiinent d'un vitrail do l'église de Brou.
Fig. i43. — Le Triomphe de la Foi (partie droite).
Franmont d'un vitrail de l'éirliso do Brou.
parfaite. Mais voici, dans le compartiment du bas, des figures inattendues, et que
Savonarole ne suffît ^^lu s à expliquer: c est d'abord Adam et Eve après la faute,
puis un démon qui est Satan, puis une figure décharnée* qui est la Mort, enfin
un femme magnifiquement vêtue qui est la Chair.
1 Cap. IL
2 Ibid.
L'ART RELIGIEUX
Le vitrail de Rouen est donc plus riche encore de pensée que le chapitre
de Savonarole. Savonarole dit simplement: « Jésus-Christ a ti-iomphé. » Le ver-
rier de Rouen ajoute: « Jésus-Christ a triomphé des ennemis que l'homme a
déchaînés par sa faute : le
Péché et la Mort. » Et, en
effet, dans le compartiment
supérieur du vitrail, on
voit un squelette que le
vainqueur écrase sous les
roues de son char triomphal :
c est la défaite de la Mort.
Ce sérieux de la pen-
sée, cette grande manière de
résumer la doctrine chré-
tienne, en n'en retenant
que les deux dogmes essen-
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tlels, indiquent que nous
entrons dans un âge nou-
veau. Le vitrail de Saint-
Patrice est probablement
postérieur à i56o '. H y
avait plus de trente ans que
les protestants raillaient ou-
vertement la vieille exégèse,
tournaient en dérision la
tradition symbolique du
moyen âge et donnaient
l'exemple de remonter aux
origines. Ils dépouillaient
le christianisme de tout ce
que les siècles lui avaient
ajouté, et Je ramenaient à ses deux dogmes essentiels : le péché originel et la
justification par le sang du Christ.
1 Ce vitrail avait peut-être été préparé par des tableaux vivants. En l55o, lors de l'entrée de Henri II et de
Catherine de Médicis à Rouen, on fit défiler devant eux des représentations allégoriques, parmi lesquelles on
i4ti. — Le Triomphe de Jésus-Christ.
Vitrail de Sainl-Patrice, à Rouen.
L'ANCIEN ET LE NOUVEAU SYMBOLISME 3o3
Les catholiques ne méconnaissaient point qu il n y eût quelque chose de
légitime à écarter mille choses secondaires et à ramener la pensée chrétienne à
l'essentiel de la doctrine. Auprès d'eux aussi, la symbolique du moyen âge com-
mençait à perdre de son crédit. Eux aussi, ils s'habituaient à considérer en face
les deux dogmes fondamentaux du christianisme : celui de la Chute et celui de
la Rédemption. Le vitrail de Rouen est un témoignage de ce nouvel état d'es-
prit. Un protestant eût pu l'admirer, à la condition toutefois de ne pas remar-
quer les vases disposés au pied de la croix, qui portent témoignage de la yertu
des sacrements et de la pérennité de l'Église.
Je pourrais citer plusieurs œuvres d'art analogues, C[ui sont nées dans le
même temps, et qui témoignent du même état d'esprit. Un graveur flamand,
Jérôme Gock', avait représenté un Triomphe du Christ, qui offrait la plus
grande ressemblance avec celui de Saint-Patrice de Rouen. Le Christ était sur
son char, armé de l'étendard de la croix''; derrière ce char marchaient, comme
des prisonniers de guerre, quatre ennemis vaincus: le Démon, la Chair, le
Péché, la Morf*. L analogie est surprenante.
D'autres œuvres insistent avec force sur ce péché, sur cette mort, qui sont
entrés dans le monde par la faute de l'homme, et qu'un Rédempteur a enfin
vaincus. On ne sait si de pareilles œuvres sont catholiques ou protestantes'.
Je n'en citerai qu'une seule, celle dont les autres semblent dériver : c'est une
gravure qu'on a attribuée, sans preuves, à Geoffroy Tory (fig. I^b)'.
Au milieu d'un grand paysage apparaît un homme nu, cjui est l'Homme. Il
est accablé sous le poids de sa faute, car non loin de lui, on voit ses œuvres :
le Péché et la Mort. Seul, misérable et nu, il tomberait dans le désespoir, si
deux hommes ne s'approchaient de lui. L'un est un prophète qui lui annonce
remarquait le Char de religion. Voir le Mystère de l'Incarnation, puljlié par P. Le A crdicr, Rouen, 1886, prélacc,
page 4.
* Jérôme Cock (^i5iO-l570j est un graveur originaire d'Anvers.
- C'est ainsi qu'il apparaît dans le liant du vitrail de Saint-Patrice.
^ C'est Vasari ( Fie de Marc-.\ntoine) qui nous a laissé la descri^jtion de cette gravure. Elle doit exister encore,
mais je l'ai vainement cherchée au Cabinet des EstamiJes.
* La littérature nous oITre des œuvres analogues. Henri de Barran publia, en i554, une moralité intitulée :
l'Homme justifié par la Foi. On y voit le Péché, la Mort, la Concupiscence, la Foi, la Grâce. Henri de Barran était
protestant, mais sa pièce pourrait prescjue, le titre mis à part, être l'œuvre d'un catholique. — Guillaume des Autels
fit jouer, en i5iç), à Valence une, moralité intitulée : L'Homme. le Ciel. l'Esprit, la Terre, la Chair. — En 1620 avait
été représentée une moralité où l'on voyait Mundus, Caro et Da3monia luttant avec le chevalier chrétien.
■^ Voir Aug. Bernard. Geoffroy Tory, i865, p. 324-
3o/l L'ART RELIGIEUX
qu un Sauveur a a venir' et 1 autre, saint Jean-Baptiste, qui lui annonce que ce
Sauveur est venu, Et, en effet, voici à droite rincarnation, cju'une inscription
appelle la Grâce. Plus loin Jésus-Christ meurt en croix: c'est, suivant l'inscrip-
tion, Notre Justice'. L'agneau porte la bannière; c'est Notre Innocence . Jésus ressus-
cité sort du tombeau, il foule aux pieds la Mort et le Démon ; c est Notre Victoire\
Il est évident qu'ici nous nous élevons au-dessus des cloisons cjui séparent
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Fig. i45. — Lllomme entre le Péché et la Rédemption.
Gravure du xyi" siècle.
les confessions religieuses, jusqu'au christianisme pur. Cela est net, décisif, un
peu sec. Le riche symbolisme du moyen âge nous apparaît là réduit à sa plus
simple expression.
' Ce prophète lui parle évidemment du serpent d'airain qu'on voit au second jîlan. C'est la figure de l'autre
\ ictimc.
2 Avec le sens de justification.
■' Cette gravure a été imitée, avec plus ou moins de liberté, sur un camée du Cabinet des Médailles
(V. Chabouillct, Notice du Cabinet des Médailles, SappL, p. 6a2), sur divers plats de Limoges, dont un est au
musée de Genève. D'autres gra\ ures ( IVoutispices de Bibles luthériennes ou catholiques) s'en inspirent.
L'ANCIEN ET LE. NOUVEAU SYMB0LIS:ME 3o5
Mais revenons à nos triomphes, d'où le vitrail de Saint-Patrice nous a
obligés à nous écarter un peu.
Habitués à voir représenter le Christ sur le char triomphal, nos artistes
eurent bientôt l'idée de faire le même honneur à sa mère. Savonarole, d'ail-
leurs, semblait les y inviter, puisqu'il place sur le même char Jésus et Marie.
Un imprimeur, qui fut en même temps un écrivain et un artiste, Geoffroy
Tory, donna, dans un de ses livres d'Heures', une curieuse planche consacrée
au Triomphe de la Vieroe (fîg. i46 et 1/17). L'œuvre est si ingénieuse et si
compliquée, on y retrouve tant de souvenirs de l'antiquité classique, des triom-
phes de Pétrarque et des poèmes de Jean Lemaire de Belges, que je n'hésite pas
à en faire honneur à l'invention de Geoffroy Tory. L humaniste, l'ancien pro-
fesseur de rhétorique, le subtil auteur du Champfleiiry , qui platonise tour à tour
et pétrarquise, qui trouve des symboles dans les lettres majuscules et des
mystères dans les sept trous de la flûte, était fort capable d'imaginer cette ingé-
nieuse allégorie ; rien ne répond mieux à son tour d'esprit.
On voit donc la Vierge montée sur un char que trament des licornes. Der-
rière ce char, comme le veut Pétrarque dans son Triomphe de la Chasteté, mar-
chent Vénus enchaînée et des dames captives. Devant le char s'avancent des
groupes de jeunes femmes : ce sont les sept Vertus, les sept Arts libéraux, les
neuf Muses'. Le cortège se dirige vers un noble édifice de la Renaissance,
qu une inscription appelle : le Temple d'honneur, — souvenir évident de cet
autre Temple d'honneur, où Jean Lemaire de Belges avait établi la demeure de
la Sagesse\ Cependant, sous le portique d'un palais, des rois contem^olent cette
pompe triomphale : ces rois sont les descendants de Jessé, les ancêtres de la
Vierge. Ce sont eux que le xni" siècle rangeait au front des cathédrales dédiées
à Notre-Dame. Ici, ils font la haie sur son passage. De la main, le vieux Jessé
leur montre la fille de leur sang et leur dit :
. . Nobles rois, voici de Dieu l'ancelle
Qui tous vous ennoblit, et non pas vous icelle.
L'artiste qui a composé cette allégorie de grand style était évidemment un
' Heures de la Vicrfje. Voir l'exemplaire de la Bibliothèque nationale : Reserve B. 2i3o3. Le livre, préparé
par G. Tory, parut après sa mort, en i542. Il fut publié par son successeur, Olivier Mallard.
^ Dans le Champjleary de Geoffroy Tory, on voit un Triomphe d'Apollon. Derrière le char, Bacchus, Cérès et
^énus sont captifs. Devant le char marchent les Merlus et les Cluses. L'homme cpii a imaginé ce Triomphe paraît
donc bien être le même qui a composé le Triomphe do la A iergc.
^ \oir Jean Lemaire de Belges, OËuvres {édil. Stecher), t. III, p. ia8.
M.\.LE . T. II. 39
3o6
L'ART RELIGIEUX
admirateur de Pétrarque, mais c'était aussi un humaniste tout plein de la gloire
de Rome. Que lidée d'un Triomphe de la Vierge lui ait été suggérée surtout
par le souvenir des triomphes romains — c'est ce dont on ne saurait douter.
Ces quatre vers qui accompagnent la gravure en sont la preuve :
Les antiques Césars triomphèrent par gloire,
Mais par humilité (ainsi le faut-il croire)
La Noble Vierge va triomphant en bonheur,
Du palais virginal jusqu'au temple d'honneur.
Ce Triomphe de la Vierge parut une invention heureuse. La gravure fut
jugée digne d'être reproduite en
vitrail. En effet, une magnifique
verrière de l'église de Couches
(Eure) n'est pas autre chose
qu'une copie de la planche des
Heures de la Vierge '. L'artiste
avait sous les yeux l'original que
nous attribuons à Geoffroy Tory,
mais il était d'une autre école.
Son canon de la beauté est celui
des maîtres de Fontainebleau ^
De là quelques légères différences
de détail. D'ailleurs, la descrip-
tion que nous avons donnée de
la gravure s'applique de tout point à la verrière ^
Dans la pensée du donateur, le vitrail de Couches avait une haute signifi-
cation. 11 entendait, par ce pieux hommage, venger la Vierge des outrages des
protestants. L'église de Couches, tout entière, est une sorte de réfutation du
calvinisme. Dans le bas-côté de droite, les vitraux démontrent par des figures
et des réalités le dogme de 1 Eucharistie, tandis les vitraux du bas-
côté de gauche affirment la sainteté et la puissance auxiliatrice de la Vierge.
Toutes ces verrières, il est vrai, ne sont pas exactement contemporaines, mais
il est évident que les donateurs étaient instruits du thème à développer et s'y
' \ oir abbé Bouillet, Bulletin monumental, t. LH , p. 28g et suiv.
- Le vitrail de Conches porte la date de i553.
'' Les inscriptions et jusqu'auNt vers (à peine modificsj sont reproduits dans le vitrail.
Fig. l^6. — Le Triomphe de la Vierge (partie gauche).
Heures de la Vierge de GeolTioy Tory (iS^a).
L'.VNCIRN ET LE NOUVEAU SVMBOI.ISME
807
conformaient. L'arJeur des controverses religieuses explique donc la fortune du
Triomphe de la Vierge imaginé par Tory.
Un vitrail de l'église Saint-Vincent de Rouen nous olVre un autre exemple
du Triomphe de la Vierge; mais le sujet est conçu avec une grandeur oii le
vitrail de Conches n'atteint pas (fîg. i/|8)\ C'est l'histoire de la Chute et de la
Rédemption : une femme déchaùie tous les péchés dans le monde, une autre
femme y ramène toutes les vertus.
Voici d'abord le Paradis terrestre, rêve gracieux d'un artiste poète. Dans un
grand parc sauvage, oi^i les agneaux paissent à côté des lions, où passent des
vols d'oiseaux, se déroule un
beau cortège. Sur un char d'or,
Adam et Eve, candides et nus,
sont assis. Ils sont les rois de ce
jeune monde. Devant eux, der-
rière eux, marchent des jeunes
filles, qui sont des Vertus. Ainsi,
dans l'air que respire le beau
couple, tout est innocence, pu-
reté, foi, amour.
Plus bas, la première faute a
déjà été commise et le Mal triom-
phe. C'est le serpent, au buste
de femme, qu'on voit celte fois
sur le char. Il s'enroule autour du tronc de l'arbre et fait flotter au-dessus de
sa tête un étendard décoré de l'image de la Mort : tel est le blason de ce nou-
veau roi du monde. Adam et Eve, les mains liées, la tête basse, marchent
devant leur vainqueur. Le Travail et la Douleur les accompagnent, pendant
que derrière le char s'avance le cortège des Vices. Pompe dérisoire. Des femmes
montées sur des bêtes symboliques semblent étaler leur bestialité. Le noble
étendard, timbré de l'image de la Justice, qu'Adam portait tout à 1 heure dans
le Paradis, elles l ont entre les mains: mais, par une ironie salanique, elles
Fifi'. i47- — Le Triomphe de la Vierge (partie droite).
Heures de la Vierge de Geoffroy Tory (i5/i2).
' Le vitrail de Saint-Vincent de Rouen est antérieur à celui de Conches. Quoi qu'en dise Palustre (la Renaissance
en France, t. IL p. 2^9 et suiv.), on ne saurait le placer vers i55o. Une pareille œuvre porte la marque du la pre-
mière Renaissance et ne saurait être postérieure au règne de François I"''. Mais ce que Palustre a bien vu, c'est
que la verrière est de l'école de Beauvais et sort de l'atelier des Le Prince.
a<.8 T/\RT RELIGIEUX
ont attaché la flamme à l'envers, et la Justice a maintenant la tête en bas.
A ce triomphe démoniaque, un autre triomphe fait suite. L'innocence des
premiers jours reparaît enfin; tout redevient pureté, suavité, enchantement.
C'est la Vierge à présent, la Nouvelle Eve, qui est assise sur le char d'or. Un
vol d'anges la précède et l'annonce. Un grave cortège de prophètes et de
patriarches marche devant elle. Dans le ciel, une bannière flotte, décorée d'une
blanche colombe, et, derrière le char, s'avance une foule recueillie qui semble
méditer sur l'inscription que déroule une banderole : Tota piilchra es, arnica mea,
et macula non est in te.
Tel est ce beau poème. OEuvre unique en son genre, et à laquelle le
xm" siècle lui-même n'a rien à opposer. Tout est charmant dans ce vitrail de
Rouen, la pureté du dessin, la vivacité des couleurs — frais bouquet de fleurs des
champs, coquelicot, bluet, bouton d'or, trèfle incarnat — et jusqu'à ces jolis
fonds d'azur pâle, où des cathédrales baignent dans le bleu de l'air. L'artiste,
assurément, avait vu quelques gravures italiennes : ses Vertus sont apparentées
aux nymphes dansantes de Mantegna ; ses chars triomphaux rappellent ceux des
estampes de Baccio Baldini. Il n'en reste pas moins parfaitement original.
A-t-il également imaginé le sujet? C'est ce qu'il est plus difficile de dire.
J ai cru d abord que quelque « chant royal », couronné au puy de Rouen, lui
avait fourni son canevas. Mais je n'ai rien trouvé de pareil dans la collection
des vers pieux que les poètes normands du xvi" siècle composèrent en l'hon-
neur de la Vierge'. Ces petits poèmes sont généralement aussi compliqués que
le vitrail de Saint-Vincent est simple ; le mauvais goût, les enfantillages y abon-
dent. Faut-il rappeler que Jésus-Christ s'y montre une fois sous les espèces
d'un apothicaire rédigeant une ordonnance pour Adain et Eve, atteints de la
fièvre quarte'.^ — Les chants royaux des poètes d'Amiens ne sont ni plus
simples, ni plus raisonnables. Les artistes qui étaient obligés d illustrer ces
rébus avaient une tâche ingrate \ Il n'était pas facile de faire entendre que la
Vierge est une balance de justice ou un palmier.
1 J'ai parcouru les manuscrits de la bibliothèque de Rouen et cou\ de la Bibliothèque nationale. Il faut signaler
particulièrement le manuscrit français i537 à la Bibliothèque nationale. Un seul passage rappelle un peu le vitrail
des Chars. Ce sont des vers très vagues qui se rapportent à un triomphe, B. N. franc. 879, (" 2 v". Comme on
comprend bien, quand on a étudié ces manuscrits, le mépris de du Rellay pour « les chants royaux et antres
épiceries »!
2 B. N. franc. 1^5. Livre écrit pour Lo>ùse de Savoie de i5i7 à i5i8.
' Le manuscrit français i45 est décoré de miniatures. On conserve, d'autre part, au musée d'Amiens, quelques
tableaux qui sont des illustrations de chants rovaux.
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l'"ig. 1^8. — Le Triomphe d'Adam, le Triomphe du Péché.
Le Triomphe de la Vierge.
Vitrail dit u des Chars » à SainI- Vincent de Rouen.
3io L'ART RELIGIEUX
Notre artiste ne doit rien aux poètes de son temps. Son œuvre, par sa sim-
plicité et sa noblesse, est très supérieure aux chants royaux de Rouen ou
d'Amiens. La symbolique du moyen âge y apparaît rajeunie par lesprit de la
Renaissance. Il est probable qu'un chanoine humaniste lui aura proposé un
canevas.
Le vitrail de Saint- Vincent excita à Rouen une vive admiration, car l'église
Saint-Nicolas voulut en avoir un pareil. L'église Saint-Nicolas de Rouen a été
détruite, mais heureusement un artiste du xvni'' siècle a eu l'idée de dessiner ses
verrières. Ses croquis se sont conservés' : l'un d'eux représente le Triomphe de
la Vierge. Si sommaire que soit le dessin, il n'est pas difficile de reconnaître
presque tous les détails que nous avons signalés dans le vitrail de Saint-Vincent.
C'était, semble-t-il, une copie pure et simple, qui était peut-être l'œuvre du
même artiste.
Ce ne fut pas tout. Un bourgeois de Rouen fit scidpter sur la façade de sa
maison le même sujet symbolique. En i8/ii, on voyait encore distinctement le
Serpent porté en triomphe sur un char que précédaient Adam et Eve captifs,
et que suivaient les Vices montés sur des animaux . Un autre bas-relief nmtilé
laissait deviner le Triomphe de la Vierge ^
Il y eut sans doute d'autres œuvres du même genre, que le temps n'a pas
respectées. Celles qui subsistent suffisent à prouver que le thème italien des
triomphes a été bien accueilli par nos artistes et souvent renouvelé par leur
talent.
En somme, il faut le reconnaître, c'est l'Italie qui, à la fin du xv*" siècle, a
enrichi notre vieux symbolisme. La France et les pays du Nord restaient fidèles
à renseignement de la Bible des Pauvres et du Speciilnm humanœ Salvatiotiis. Les
œuvres nouvelles étaient des copies souvent machinales des anciennes. Le génie
qui avait présidé aux merveilleuses combinaisons symboliques du xni'' siècle
semblait épuisé. C'est alors que les Italiens, dans leur effort pour annexer l'an-
tiquité au christianisme, imaginèrent des thèmes nouveaux. Ce sont eux qui
firent entrer les Sibylles, c'est-à-dire la sagesse païenne, dans 1 art chrétien; ce
sont eux qui conçurent l'histoire du christianisme comme la pompe triom-
phale d'un empereur romain.
* Archives de Rouen, G. 'jisi. Le manuscrit est de 1730.
2 A oir E. Deiaqucrière, Descrifilion Iiistoiique des maisons de Rouen, Rouen, i84i, t. IL p- iS". Celte maison
se trouvait i3, rue de l'Ecureuil.
L'ANCIEN ETJ LENOUVEAU SYMBOLISME 3ii
Nos artistes acceptèrent ces symboles, mais ils n'imitèrent pas servilement
leurs modèles. Us surent, nous l'avons vu, transformer, combiner, ordonner*;
de sorte qu on peut dire que ce symbolisme nouveau (dernier effort de l'art
chrétien) est né de la collaboration de la France et de l'Italie.
' Cela est très sensible quand on compare les Sibvlles françaises aux Sibylles italiennes.
DEUXIEME PARTIE
LART DIDACTIQUE
MA LE. T. II. 4o
CHAPITRE 1
L'ART ET LA DESTINÉE HUMAINE
l.-LA VIE HUMAINE. LE VICE ET LA VERTU
I. L'art de la fin du moyen âge et les découveutes scientifiques. L'art demeure attaché
A LA VIEILLE CONCEPTION DU MONDE. L'aRT ET l'aSTROLOGIE. L'iNFLUENCE DES PLANÈTES.
II. Les mois de l'année et les ages de la vie. — III. L'enseignement moral. Importance
CROISSANTE DU LIVRE. IV. LeS IMAGES DES VERTUS AU XIV" SIÈCLE. LeS VERTUS AU XV' SIÈCLE
Bizarrerie de leurs attributs. Les vertus italiennes différentes des vertus françaises. Les
VERTUS italiennes ADOPTÉES PETIT A PETIT PAR LES ARTISTES FRANÇAIS. V. LeS VICES PERSON-
NIFIÉS. Les VICES MIS en rapport avec des animaux. Les vices sous la figure d'hommes
CÉLÈBRES. YI. La BATAILLE DES VICES ET DES VERTUS. La TRADITION FRANÇAISE. La TRADI-
TION ALLEMANDE. VII. LeS TAPISSERIES ALLÉGORIQUES DE MaDRID. InFLUENCE DES GRANDS
RHÉTORIQUEURS. — - VIII. CONCLUSION,
Jusqu à la fin du moyen âge, nous venons de le voir, l'Eglise n'a pas
cessé de donner à l'homme, par l'entremise de l'art, un enseignement dogma-
tique. Continua-t-elle à lui donner par les vitraux, les fresques et les statues,
un enseignement moral? Eut-elle, au xv siècle, cette sollicitude à instruire le
chrétien de ses devoirs qu'elle montra au xin"?
On sait quelle place occupent dans nos cathédrales les images des Vices et
des Vertus. On va voir que l'art de la fin du moyen âge ne fut pas moins
prodigue d'avertissements et de conseils. Mais, un curieux phénomène se
produit: la gravure, le livre xylographique, le livre illustré, répandent parmi
les fidèles lenseignement moral que donnait jadis la cathédrale. Il faut répéter
ici la parole divinatrice de Victor Hugo : « Le soleil gothique se couche derrière
la gigantesque presse de Mayence. » Dans les marges des Heures de Simon
3i6 L'ART RELIGIEUX
Vostre se déroulent les sujets que l'on déchifFrait autrefois au porche de l'église.
Le fragile petit livre qui s'imprime en un jour va bientôt remplacer le grand
livre de pierre qui s'écrivait en un siècle. Pourtant l'art monumental n'abdi-
quera pas tout de suite ; longtemps encore, et jusqu'au milieu du xvi" siècle, les
vitraux et les bas-reliefs enseigneront à l'homme ses devoirs et lui expliqueront
sa destinée.
Mais le livre illustré sera souvent plus expressif, plus éloquent. C'est pour-
quoi il nous arrivera plus d'une fois, quand l'église sera muette, de faire parler
le livre.
I
L'art de la fin du moyen âge enseigne d'abord à l'homme quelle est sa
place dans le monde. On connaît la fresque du Campo Santo de Pise : Dieu porte
l'univers entre ses bras; la terre est au centre, et les sept planètes décrivent
leurs cercles autour de leur reine immobile ; le soleil se tient à son rang,
comme un modeste vassal ; au delà des orbes des planètes commence le monde
invisible et la hiérarchie des anges.
Imagiria-t-on jamais rien de plus rassurant? Comme le sol était solide sous
les pieds de ces vieilles générations!
Cette charmante explication de l'énigme du monde, on la retrouve chez
nous. Des livres publiés à la fin du xv° siècle, comme \e Calendrier des Bergers,
— petite encyclopédie de la science et de la morale ' — nous montrent une
figure semblable ^ Dans les dernières éditions, qu'on imprima presque jusqu'à
la fin du xvi° siècle, on la retrouve encore.
Pourtant, en i/igi , quand parut la première édition du Calendrier des Bergers,
un homme était né qui allait porter la main sur les rouages de cette antique
machine, ingénieuse et naïve comme 1 horloge de la cathédrale de Strasbourg.
Dès 1607, Copernic avait déjà aperçu le vrai système du monde. C'est en ibliS
que parut le livre qui dépossédait la terre de son antique royauté. Si par hasard
' Dès 1496 (édition de Guyot Marchant) le Calendrier des Bergers, qui était vm traité d'astronomie et d'hygiène,
se complète par un traité de morale. On y voit l'arbre des vices et des vertus, les peines de l'enfer, le pater, l'ave,
le credo, les commandements de l'Eglise. C'est bien le type de ces livres populaires qui enseignent ce qu en-
seignait jadis la cathéfiralc.
2 II n'y manque que la ligure de Dieu.
LA VIE HUMAINE. LE VICE ET LA IVERTU
3i7
les imprimeurs et les artistes entendirent parler de ces idées nouvelles, ils en
furent peu troublés. En i56o, ils rééditent sans y rien changer le vieux Calen-
drier des Bergers. La gravure nous montre encore un berger perdu dans la
contemplation des cercles que le soleil, la lune et les planètes décrivent autour
de la terre (fig. ihcf). Et le bon rustre est tellement ravi d'être si saA^ant qu'il en
oublie son troupeau : il ne s'aperçoit pas qu'un loup vient de lui enlever un
mouton, pendant qu'il a les yeux dans les
étoiles.
L'art du moyen âge reste donc fidèle
jusqu'au bout à la vieille conception de
l'univers; rien ne trouble sa sérénité.
En i/i92, Christophe Colomb découvre
des terres nouvelles, et on ne tarde pas
à s'apercevoir que ce qu'il a trouvé, ce
n'est rien moins qu'une moitié du
monde. Les artistes vont-ils s'en émouvoir?
En aucune façon. En plein xvr siècle,
ils continuent à représenter Dieu le Père
portant dans ses mains un globe divisé en
trois parties par des zones d'or. Ce sont
les trois parties du monde : l'Europe,
l'Asie, l'Afrique. Pourquoi rien changer à
la vieille figure de la terre? Est-on bien sûr
que cette quatrième partie du monde soit dans les desseins de Dieu ? H y a
trois parties du monde comme il y a trois mages, et justement l'un de ces
mages est un nègre parce qu'il symbolise l'Afrique'.
Telle fut la puissance de la tradition dans lart chrétien". En i56o, il
enseigne, avec la même sérénité qu'au temps de saint Louis, les anciennes
vérités qui depuis longtemps sont devenues des erreurs.
Si la vraie science n'entra pas dans l'art religieux de la lin du moyen âge, la
fausse , en revanche, y fut reçue avec complaisance. Les rêveries astrologiques,
' C'est surtout au xyi*^ siècle que l'on représente un des rois mages sous la figure d'un nègre.
- On a dit que les premières découvertes des navigateurs avaient mis à la mode les figures d'« hommes sauvages »,
si fréquentes dans l'art héraldique. J'ai peine à le croire. L'homme sauvage, comme l'a si bien montré Mannhardt
dans son beau livre, BaumkiiUns, est un personnage de contes populaires. C'est un génie des bois, un esprit
de la végétation.
Fig. i^g. — Berger contemplant les étoiles.
Gravure du Calendrier des Bergers.
3i8 L'ART RELIGIEUX
qui n avaient eu aucun accès dans notre grand art du xur siècle, furent
accueillies, au xxi", jusque dans l'église.
L'antique croyance que les planètes gouvernent les destinées humaines
n'avait jamais disparu Les Pères n'avaient pas été unanimes à la condamner.
L Église du moyen âge, sans se montrer favorable aux recherches astrologiques,
ne parait pas avoir inquiété les astrologues'. Mais au xv'' siècle, il y eut une
véritable résurrection de l'astrologie ' ; elle reparut en même temps que la
philosophie antique qui la justifiait. S'il est vrai, disait-on, que tout se tient
dans le monde, que tout conspire, qu'une sympathie active unisse toutes les
parties de l'univers, comment douter que l'homme ne soit lié par des fils invi-
sibles aux planètes les plus lointaines P L'influence du soleil ne peut se nier;
celle de Mars, de Vénus, de Saturne, pour être moins sensible, n'en est pas
moins réelle. L'homme, façonné par ces influences qui viennent de toutes les
parties du monde, est un monde en petit. C'est pourquoi chacune des parties
de son corps, chacune des facultés de son âme, est en rapport avec un des états
du ciel.
Il fut admis, par exemple, que Mars agissait sur le foie, Saturne sur le
poumon, le Soleil sur l'estomac. Chacun des quatre tempéraments, colérique,
flegmatique, mélancolique, sanguin, fut également mis en rapport avec une
planète. On crut que, quand la Lune était réunie au signe du Lion et au signe
du Sagittaire, il était bon de saigner le colérique.
Ces rêveries apparaissent, à la fin du x\" siècle, comme des vérités
démontrées. Où les rencontre-t-on? — A la première page des livres d'Heures^
Une figure naïve représente le corps humain; les planètes l'entourent; de longs
traits partent de Mars, de Saturne, du Soleil, et vont atteindre le foie, le
poumon, l'estomac. Aux quatre coins se rangent les quatre tempéraments que
symbolisent quatre figures d'hommes accompagnés d'animaux \ Des inscriptions
indiquent sous quelles conjonctions sidérales il convient de saigner le colérique,
le flegmatique, le mélancolique, le sanguin.
' Voir Bouché-Leclercq, l'Aslrolorjie greajiie, 1899, P- ^^'-i-
- Quand on parcourt un catalogue d'incunables on est frappé du nombre d'ouvrages, consacrés à l'astrologie.
•* Surtout dgns les Heures de Pigouchet. On les trouve aussi dans le Calendrier des Bercjers (fig. i5o).
■^ Le colérique a près de lui un lion, parce qu' « il est de la nature du feu et de la nature du lion »; le flegmatique
a près de lui un agneau « parce qu'il est de la nature de l'eau et de la nature de l'agneau », le sanguin, « qui est de
la nature de l'air et de la nature du singe », a près do lui un singe. Et le mélancolique, « qui est de la nature du
pourceau et de la nature de la terre », a près de lui un porc. On voit que la doctrine des quatre tempéraments est
liée à celle dus quatre éléments et remonte jusqu'à la vieille physique grecque.
I.A VIE llUMAn^E. LE \1CE ET LA VERTU
3i()
On a le droit d être surpris de rencontrer une pareille figure en tête d'un
livre d Heures : 1 astrologie y apparaît comme une vérité révélée. Cependant, en
y rélléchissaiit, on s'explique que ces conceptions n'aient alors choqué personne.
Elles cadraient si bien avec les idées qu'on se faisait de lunivers! Est-il
possible d affirmer avec plus de naïveté que l'homme est le centre du monde?
Ces planètes, qui tournent autour de la terre, c'est pour l'homme que Dieu les
a lancées dans leurs orbites ;
elles sont là-haut non seule-
ment pour réjouir ses yeux,
mais pour lui enseigner les
règles de l'hygiène.
Ces idées se présentaient
d'elles-mêmes à l'esprit du
chrétien qui feuilletait son
livre d'Heures, et bien loin
d'être un objet de scandale,
elles devenaient tout naturelle-
ment un sujet d'édification.
On s'explique, en sonrime, que
le clergé n'ait pas été choqué
de voir les planètes et leurs
influences figui^er dans la décoration d'une église. Ce motif se rencontre à l'église
de la Ferté-Bernard : les bas-reliefs du xvi" siècle, qui décorent la balustrade
du collatéral du sud, nous montrent les sept planètes personnifiées, accom-
pagnées des quatre tempéraments ; des inscriptions ne laissent aucun doute
sur le sens de ces figures'. Des livres d'Heures, l'astrologie passa donc, au
xvi" siècle, dans l'art monumental.
C'est là l'aspect le plus innocent de l'astrologie : mais il en est un autre.
L influence que les planètes exercent sur le cours de notre vie est grande, sans
doute, iTiais cette influence quotidienne n'est rien au prix de celle qu elles ont
exercée sur nous au moment précis de notre naissance. L'homme qui naît est
une cire viei^ge prête à recevoir toutes les empreintes. La planète qui règne
Fig. i5o.
Les quatre tempéraments.
Oravure du Calendrier des Bergers de Guyot Marchant.
' Les planètes personnifiées décorent aussi l'orgue de Notrc-Dame-dc-rEpine près de Châlons-sur-lMarne
{x\i' siècle). Mais ici il est probable que les sept planètes ont été mises en rapport avec les sept notes de la gamme.
Les sept planètes donnent un concert céleste, protopypc de toute musique humaine.
320 L'ART RELIGIEUX
«ilors clans le ciel imprime sur son être un sceau indélibile \ Ce jour-là, le
caractère de l'enfant et sa destinée s'écrivent en lui. A peine nés, nous voilà
déjà bornés de toute part, et nous ne deviendrons que ce que nous sommies.
Redoutable fatalisme, mais qu'en somme l'Eglise pouvait accepter. L'Eglise a
toujours fait la part petite à la liberté : à ses yeux, la liberté n'est que le
pouvoir que nous avons d'accueillir ou de repousser la grâce. C'est par la grâce
seulement que nous échappons au mécanisme universel; tout le reste est nature,
c'est-à-dire fatalité. Il est tout à fait conforme à la nature que notre tempé-
rament et notre caractère soient prédestinés, et cela, au fond, importe peu.
Tous les tempéraments peuvent participer à la rédemption. Saint Pierre était
un sanguin, saint Paul un colérique, saint Jean un mélancolique, saint Marc
un flegmatique : ils sont assis tous les quatre à la droite de Dieu. C'est ce
que voulait dire Albert Durer quand il a représenté les quatre tempéraments
sous la figure des quatre apôtres ^
Les rêveries astrologiques du xvi" siècle n'étaient donc pas beaucoup plus
inquiétantes pour l'Eglise que la doctrine moderne de l'hérédité. Un chrétien
pouvait penser à son gré que l'astrologie est une vérité ou qu'elle est une
erreur; une opinion sur ce sujet était sans conséquence.
Quand les papes firent peindi'c au Vatican les planètes et leurs influences, il ne
voulurent sans doute pas donner à l'astrologie la valeur d un dogme. Si on les eût
interrogés là-dessus, ils eussent peut-être répondu à peu près comme Pascal: « Lors-
qu'on ne sait pas la vérité d'une chose, il est bon qu'il y ait une erreur commune
qui fixe l'esprit des hommes, comme par exemple la lune, à qui on attribue le
changement des saisons, le progrès des maladies, etc., car la maladie prin-
cipale de l'homme est la curiosité inquiète des choses qu'il ne peut savoir; et
il ne lui est pas si mauvais d'être dans l'erreur que dans cette curiosité inutile. »
Ces réflexions permettent, je crois, de comprendre pourquoi, au xv" et au
xvi° siècle, l'Eglise n'a jamais interdit aux artistes les sujets astrologiques. Ils
sont fréquents en Italie, et c'est de là qu'ils passèrent en France.
Le plus ancien exemple de ce genre de représentations est la curieuse série
de gravures italiennes, qu'on attribue d'ordinaire à Baccio Baldini. Chaque
planète, personnifiée par un Dieu du paganisme, passe dans le ciel montée sur
un char que traînent des animaux consacrés. L'aigle est attelé au char de
1 C'est la métaphore consacrée. Voir Bouché-Lcclcrcq, loc. cit.
- Voir Thausing, Albert Durer (Irad. franc.), p. ^90.
LA VIE HUMAINE. LE VICE ET LA VERTU
821
Jupiter et la colombe au char de Vénus'. Sur les roues des chars sont dessinés
les signes du zodiaque, qui indiquent les points du ciel oi^i la planète a le plus
de force. Au-dessous sont les hommes que la planète a touchés de ses rayons
au moment de leur naissance. Ils suivent leur pente, et se livrent aux travaux
ou aux plaisirs, auxc|uels l'in-
flux des astres les prédestinait.
Voici, par exemple (fig. i5i),
sous la planète Mercure, des
sculpteurs, des orfèvres, des
peintres, qui décorent de guir-
landes les murs d'un palais
florentin. Plus loin, un mathé-
maticien règle une horloge, un
musicien joue de l'orgue, des
astrologues spéculent sur la
sphère céleste. C'est que,
comme nous l'apprend l'ins-
cription, Mercure est la pla-
nète qui donne le génie, qui
fait aimer les sciences, spécia-
lement les mathématiques, et
qui inspire le goût de la divi-
nation^ .
Sous la planète Vénus, ce
sont des couples enlacés, des
danses et des chants. Du haut
du château d'Amour, des dames
lancent des fleurs. Dans les riches costumes, les modes de la France s'unissent
à celles de l'Italie ; de galantes devises en français sont brodées sur les étoffes.
' Au char de la Lune, chose curieuse, sont attelées des femmes. On pensait que la femme tout entière était
sous l'influence de la Lune, qu'elle était, par excellence, la lunatique.
^ Le reste de l'inscription indique l'influence que Mercure exerce sur la physionomie humaine, sur les métaux,
sur tel jour ou telle nuit de la semaine, sur telle heure du jour, etc. On trouvera les mêmes idées exposées, avec
beaucoup plus de détails, dans n'importe quel livre astrologique du xv*" siècle, par exemple dans les Flores astrolo-
^jae d'Albumasar, Augsbourg, i488, ou dans le L/ôer isagoglcus d'Alchabitius. La doctrine astrologique est encore
plus riche que les gravures italiennes ne le laisseraient croire. Chaque planète préside non seulement aux aptitudes
humaines, mais elle règne encore sur une partie du monde, sur un peuple, un animal, un métal. Saturne, par
MALE. • — T. II. 4i
Fig. i5i. — La planète Mercure et ses influences.
Gravure attribuée à Baccio Baldini.
322 L'ART RELIGIEUX
Vénus est, en efFet, une planète qui aime « les beaux vêtements ornés d'or et
d'argent, les chansons, les jeux ». Cette science peut nous faire sourire, mais il
faut admirer l'aimable naïveté de l'artiste, ses jolies inventions, son réalisme que
tempère la grâce florentine. Ses planches eurent un vif succès; je les vois libre-
ment imitées dans toute lEurope. M. Lippmann a déjà indiqué quelques-unes
de ces imitations, mais il en est de très intéressantes, qu'il n'a pas connues*.
Par exemple, les gracieuses figures de planètes qui ornent le plafond du Cambio
de Pérousc, et dont on fait honneur à l'invention du Pérugin, sont empruntées
sans presque un changement aux gravures florentines. Il y a, il est vrai, dans
l'œuvre du grand peintre plus de science, une élégance plus raffinée. Parfois,
on croirait voir la copie d'une intaille antique — et ce n'est pourtant que la
copie des gravures de Baccio Baldini.
Les fresques des appartements Borgia, au Vatican, révèlent une imitation
beaucoup plus libre. Il est évident, cependant, que le peintre connaissait les
gravures, car il y a des rencontres qu'on ne pourrait expliquer.
En Allemagne, ce n'est pas seulement Hans Sebald Beham qui interprète
Baccio Baldini dans sa belle série de gravures : les imprimeurs font copier les
planètes des estampes italiennes pour en orner leurs livres d'astrologie".
La France connut aussi les gravures astrologiques de Baccio Baldini.
Il y a, au Cabinet de Berlm, une série d'estampes d'un caractère rvide et
populaire, qui sont une traduction souvent assez libre de l'œuvre italienne.
MM. Schreiber ' et Lippmann^ veulent y voir une œuvre flamande, confor-
mément à cette vieille tradition, qui donne généreusement aux Pays-Bas toutes
les gravures dont l'origine est inconnue. Pourtant, certains détads de costumes
et d'architecture pourraient faire penser à la France : il se pourrait que M. Bou-
chot n'ait pas eu tort d'attribuer ces estampes à la région artésienne ou
exemple, est en rapport avec la dissipation, la mort, le deuil, ITnde, les Juifs, les laboureurs, les caves, les puits,
le plomb, l'éléphant, le chameau, l'autruche, le serpent noir, l'oreille droite, la rage, la goutte, la couleur noire»
l'Orient, le samedi, la première et la quatrième heure. Il n'y aurait pas lieu de mentionner ces bizarreries si
l'art no s'en était inspiré. A la Ragione de Padouc, qui fut décorée de fresques au xiv'= siècle, chaque planète est
accompagnée des êtres ou des objets sur lesquels elle domine. Le livre de l'astrologue Pierre d'Abano, Principium
Sapienliœ, a servi de guide à l'artiste. C'est ce qu'a montré W. Burges (^Annales archcol, T. XVIII), qui a
ramené à l'unité cet ensemble si incohérent en apparence.
* F. Lippmann, les Sept planètes, traduit par F. Courboin, Société internat, de chalcograpliic, iSgS.
^ Je citerai les Flores Astrologiœ d'Albumasar, qui parurent à Augsbourg, en i488.
^ Schreiber, Manuel, Atlas, PI. CXI.
* Lippmann, loc. cit.
LA VIE HUMAINE. LE VICE ET LA VERTU 323
picarde, Quelle que soit l'origine de ces gravures, il est certain qu'elles étaient très
connues en France à la fin du xv° siècle. C'est d'elles — et non pas des origi-
naux de Baccio Baldini — que s'inspira le dessinateur qui illustra le Calendrier
des Bergers. On trouve, en effet, dans ce livre populaire, qui est a la fois un
almanach et un catéchisme, tout un chapitre sur l'influence des planètes. C'est
la doctrine accoutumée. Quiconque, par exemple, naîtra sous le signe de Mer-.
cure sera «de suhtil engin, bon ouvrier mécanique, grand prêcheur, philosophe,
géomètre, musicien... » etc. La gravure représente un artiste qui peint, un
sculpteur qui taille une statue, un savant qui regarde les étoiles. Si l'on com-
pare cette gravure à l'estampe correspondante du Cabinet de Berlin, on recon-
naîtra sur-le-champ l'imitation. Un détail suffirait à lever tous les doutes : les
planètes, dans l'une et l'autre série, sont représentées par des divinités en pied,
et non plus par des dieux assis sur des chars.
La France adopta donc, comme le reste de l'Europe, les images astro-
logicjue, créées par l'Italie'. Je ne les ai pas rencontrées dans notre art monu-
mental; mais je ne serais pas surpris qu'on les découvrît, un jour, sous le
badigeon, dans quelque église. Elles n'y seraient pas plus déplacées que dans les
salles du Vatican.
Je puis au moins les signaler sur les parois des stalles de la chapelle de
Gaillon, qui sont aujourd'hui à Saint-Denis. Ce sont des dessins de marqueterie
si bien dissimulés dans les parties basses de ces magnifiques stalles, que personne,
si je ne me trompe, ne les a encore remarqués. On voit les planètes person-
nifiées : le Soleil, Mercure, etc ; et on voit, un peu plus loin, les occupations
ordinaires des hommes qui sont nés sous l'influence de ces planètes. Des artistes
sont en train de peindre et de sculpter dans leur atelier : ce sont ceux cju'un
rayon de Mercure a touchés à leur naissance. Une dame accueille son amant,
pendant que, dans la rue, des musiciens donnent une sérénade : telles sont les
fatalités auxquelles sont soumis ceux qui naquirent sous l'influence de Vénus.
L'artiste de Gaillon, d'ailleurs, n'a rien inventé; il avait tout simplement sous
les yeux le Calendrier des Bergers qu'il a copié ou interprété ^
Ces vieux rêves, qui remontaient juscju'k la Chaldée, ne pouvaient pas sur-
' Etienne Delaune a encore fait des gravures représentant les planètes qui sont, par certains traits, conforoies
à la vieille tradition. Estampes Ed. 4 a. Rés. — Voir aussi dans Bouchot, les Deux cents Incunables, le n" i85.
-Nous montrerons plus loin (Livre II, chapitre iv) que l'artiste de Gaillon a emprunté également au Calendrier
des Berrjers les images des supplices de l'enfer qui accompagnent ces petites scènes inspirées par l'astrologie.
324 L'ART RELIGIEUX
vivre longtemps aux grandes découvertes astronomiques. Le jour où Copernic
fit son coup d'Etat, il tua l'astrologie. Quelle apparence que les planètes ver-
sent leurs effluves sur cette terre, qui n'est elle-même qu'une des plus modestes
d'entre les planètes ? Désormais l'homme qui lèvera les yeux au ciel ne sera
plus effrayé par les malignes influences des astres, mais il sera épouvanté par
leur morne indifférence.
II
L'art, heureusement, ne s'en tint pas à ces vaines spéculations ; il exprima
sur la vie humaine des idées plus vraies, et qui encore aujourd'hui peuvent
nous émouvoir.
La vie de l'homme fut mise en rapport avec les mois de l'année ; elle fut
conçue comme un printemps et un été, que suivent, trop tôt, un automne et un
hiver. La comparaison, certes, n'est pas neuve, mais elle vaut, ici, par la vérité
ou l'ingéniosité des détails.
Les artistes s'inspiraient d'un poème du xiv'' siècle', qui fut rajeuni et sin-
gulièrement affaibli au xvi\ Le vieux poème est une œuvre âpre et triste ;
ces vers désabusés sonnent parfois comme ceux d'Hésiode.
Le poète assigne d'abord des limites à la vie humaine. Suivant lui, elle ne
saurait dépasser soixante-douze ans. A soixante-douze ans l'homnae
S'en va gésir en l'ombre.
Cette courte vie a douze époques qui correspondent exactement aux mois de l'an-
née. Chacune de ces douze périodes de notre existence est composée de six années.
L'enfant de six ans ressemble au mois de janvier, « qui n'a ni force ni
vertu )). A douze ans, il est encore dans le demi-jour du mois de février. Mais
à dix-huit ans, il tressaille déjà, comme la nature en mars, aux approches du
printemps. A vingt-quatre ans, il atteint l'avril de la vie : l'arbre fleurit et le
jeune homme devient amoureux; et, en même temps que l'amour, la noblesse
et la vertu entrent dans son âme.
De même que la nature s'épanouit en mai, de même l'homme arrive, à
trente ans, à son plein développement physique. C'est l'âge « où il tient bien
' B. N. franc. 1728, i'° 271. Le manuscrit est contemporain de Charles Vet lui a peut-être appartenu.
LA VIE HUMAINE. LE VICE ET LA VERTU 325
l'épée au poing. » La trente-sixième année marque le solstice d'été de la vie;
le sang est chaud, alors, comme le soleil en juin. A quarante-deux ans,
l'homme a acquis l'expérience: « On ne l'appelle plus valet », mais sa jeunesse
va s'évanouir. Il est au mois de juillet qui ne donne plus de fleurs. « Ainsi
commence à passer la beauté d'une créature. » A quarante-huit ans, nous
sommes au mois d'août, c'est-k-dire à la fin de la jeunesse et à la fin de l'été ;
c'est le temps des récoltes, il faut songer à amasser. A cinquante-quatre ans,
on entre dans le mois de septembre de la vie. Il faut se hâter « d'engranger »
et de vendanger, car, à qui n'a rien alors, « le bien ne lui viendra jamais à
temps )). La soixantième année arrive avec le mois d'octobre. Cette fois c'est la
vieillesse et déjà il faut penser à la mort. C'est alors qu'il est bon d'être riche,
car celui qui sera pauvre n'aura plus qu'à pleurer le temps qu'il a mal « dé-
pensé )). A soixante-six ans, nous touchons au sombre mois de novembre;
tout autour de nous, la verdure sèche et meurt. Pourquoi s'obstiner à vivre ?
L'homme ne voit-il pas, dit le poète en des vers naïvement atroces, que ses
« hoirs )) désirent sa mort! Ils la désirent, s'il est pauvre; ils la désirent encore
plus, s'il est riche :
Et s'il a grand planté d'avoir
On le voudrait veoir mourir
Si que on puist au sien partir (partager).
Voici décembre :
En ce mois-ci se meurt le temps.
L'homme a soixante-douze ans ; la vie est aussi morne pour lui que le
paysage d'hiver. Il n'a plus qu'à mourir. Et le vieux poète, à qui la vie a révélé
les uns après les autres tous ses tristes secrets, se prend maintenant à réfléchir.
Vivre soixante-douze ans, c'est peu sans doute, mais ce serait beaucoup, si nous
vivions réellement pendant tout le temps qui nous est assigné. Mais le sommeil
nous prend la moitié de notre existence, c'est-à-dire trente-six ans; nous
passons quinze années dans l'inconscience de l'enfance; les maladies, les prisons*
nous enlèvent cinq autres années. Tout compte fait, ce n'est pas soixante-douze
ans que nous vivons, mais bien seize... Voilà la vie.
Tel est ce triste petit poème que n'éclaire aucune lueur d'espérance chré-
tienne, et dont chaque vers a ce goût d'amertume que laisse la science de
la vie.
' Détail curieux, et qui témoigne de ce qu'il y a d'incertain et de précaire dans la vie d'alors.
326
L'ART RELIGIEUX
C'est à la fin du xv" siècle qu'un poète inconnu, et d'ailleurs médiocre, con-
densa ce texte, déjà fort covirt, en douze quatrains. Son œuvre est loin d'avoir
l'àpre saveur de l'original: tout est adouci, affadi. Ce sont ces quatrains qui ser-
virent de texte aux illustrations des
artistes.
On rencontre les douze époques de
la vie humaine en tête d'un certain nom.-
bre de livres d'Heures sortis des presses
de Thielman Kerver. Les miniaturistes
connurent également ce thème, comme
le prouvent les charmantes pages du
Missel de Mirepoix, qui appartiennent à
la Société archéologic[ue du Midi de la
France'.
Toutes ces œuvres se ressemblent et
dérivent du même original.
En janvier (fig. iSa), des enfants
montent des chevaux de bois, crossent
des boules, font voler des oiseaux captifs,
tourner des moulinets. Cet heureux âge
n'a encore ni soucis, m devoirs.
En février, le jeune garçon est à
l'école. Debout devant son iTiaître, il
récite sa leçon, pendant qu un camarade,
le haut de chausses rabattu, reçoit le
fouet : amusant tableau de nos vieilles
^^ee fij» pmicte me q %t (^dme au mSî)c
iioiie c3pûro»i6 a "J^amnn bîoicf cmmt
£atct)temof6'^ctUinefom^a6onoe
J^oi;) pfue que quât fij) ans a^n^ enfant
Fig. iSa. — Les âges de la Vie (Janvier).
Gravure des Heures de Thielman Kerver.
mœurs .
En mars, des adolescents, qui veulent
faire les hommes, chassent à l'arc clans les bois.
En avril (fig. i53), le jeune homme se promène avec une jeune fille à la
lisière des forêts qui reverdissent. C'est le commencement de cette saison de
l'amour qui dure encore en mai, car on les voit tous les deux le mois suivant,
' Au Musée Saint-Raymond à Toulouse.
■•' C'est toujours de cette façon qu'on représente l'école. Vitrail de Gisors.
LA VIE HUMAINE. LE VICE ET LA VERTU
327
montés sur le même cheval et s'en allant sans doute danser à quelque fête de
village .
Mais, en juin, finit l'idylle. Le jeune homme se marie. Avec celle-là ? avec
une autre? — On ne sait. Il se marie
jjarce qu il a trente-six ans, et que
En Ici temps doit-il femme quérir
Si, luy vivant, veut pourvoir ses enfants.
En juillet, il a fondé sa famille : sa
femme, ses enfants lentourent; et en
août, il a solidement assis sa fortune, car
il paie les moissonneurs qui viennent de
couper ses blés.
En septembre, voici un pauvre hère
qui n'inspire confiance ni aux hommes,
ni aux chiens, Ce ne saurait été notre
héros, qui, par sa sagesse, a vaincu la
fortune, mais c'est l'imprudent qui n'a
jamais pensé au lendemain. A cinquante-
quatre ans, il abandonne sa grange vide,
et s'en va mendier \ D ailleurs, nouTs
retrouvons, en octobre, l'homme sage,
le triomphateur. Il a soixante ans, il est
vieux, mais il est riche. Il est dans sa
maison, il est assis à sa table, sa femme
et ses enfants l'entourent.
En novembre, il faut décliner. Le
vieillard, en robe de chambre, est assis
dans sa chaise ; on a iTiandé le mé-
decin qui étudie l'urine de son malade à travers une fiole transparente.
En décembre, il n'y a plus d'espoir. Le mourant, couché dans son lit, tient
' C'est la traduction pittoresque de ce cjuatrain :
Avoir grands biens ne faut c|ue l'homme cuide,
S'il ne les ha à cinquante quatre ans, .^
Non plus que s'il a sa grange vuide.
En septembre, plus de l'an n'aura rien.
On reconnaît toujours, derrière ces médiocres vers, l'originardu xiv^ siècle.
â)ont figure; par 2(iinf(jracîcuç
l£t fou6^ ccft oaçccft gaj> (î tof)> (Bommc
pCaifât au$) Î)âc6 courtoj?6 ctamomm^,
.Fig. i53. — Les âges de la \ ie (Avril).
Gravure des Heures de Thielman Iverver,
3a8 L'ART RELIGIEUX
un cierge, des femmes joignent les mains, et l'on récite sans doute la prière des
agonisants.
On voit que l'artiste a imaginé tout un petit poème parallèle à l'autre : sa
part d'invention est grande. Il est évident qu il n'avait pas d'amertume dans
l'âme; son œuvre ne donne pas la même impression que les quatrains qui
l'accompagnent, encore moins que le poème du xiv" siècle. La vie, avec une hon-
nête fortune acquise par la sagesse, lui semble fort acceptable; elle n'a k ses
yeux qu'un défaut c'est d'être courte. Ces aimables dessins n'attristent pas;
ils ne nous donnent pas cette sombre impression, qu'à partir de notre qua-
rante-deuxième année, notre vie devient un voyage d'hiver.
III
Une pareille conception de la vie est purement païenne. Il semblerait, à
entendre nos artistes, que l'homme n'ait pas d'autre devoir que de s'enrichir.
Pourtant l'Eglise ne cessa pas un instant d'enseigner que bien des choses doi-
vent être mises au-dessus de la sagesse pratique et de la fortune.
Mais au xv° siècle, avouons-le, cette prédication se lit beaucoup moins par
l'œuvre d'art que par le livre. Les figures des Vertus sont rares; au contraire,
les livres consacrés au devoirs du chrétien surabondent.
Quand on étudie avec méthode les livres publiés par nos premiers impri-
meurs, on est étonné du grand nombre de traités moraux qu'ils ont édités.
Ce ne sont que Miroirs de l'âme pécheresse. Destruction des vices, Fleurs de la
somme évangélique, Jardins de dévotion, . Poèmes sur les quatre vertus. Remèdes con-
venables pour bien vivre. Examens de conscience, Doctrines pour les simples gens. Art
de gouverner le corps et l'âme.
Et il ne faut pas croire que ces livres s'adressent seulement à des clercs et à
des moines. De tels livres existent aussi. C'est, par exemple, la Montagne de con-
templation, attribuée à Gerson. Une belle miniature en fait merveilleusement
bien comprendre l'esprit ' : du milieu d'une sombre mer s'élève une montagne
que gravissent des solitaires; une femme, qui est sans doute la Foi, les guide
et les encourage, et, quand ils sont au sommet, ils voient Dieu face k face.
' B. N. franc. 990, f° 2, commencement du xv" siècle.
LA ^IE HUMAINE. LE V[CE ET LA VERTU Sag
Cependant le reste de l'iiumanité, eniljarqué sur des nefs, est secoué par cette
grande mer qui n'a point de ports.
Il est évident qu'un pareil livre ne s'adresse qu'au petit nombre ; cette haute
vertu est le privilège d'une élite. Au contraire, les honnêtes et solides traités
que nous avons énumérés plus haut parlent à tous. Il faut en avoir lu quel-
ques-uns pour se faire une idée de tout ce que nos ancêtres leur doivent sans
doute do délicatesse morale. Ces livres ne condamnent pas seulement la faute,
mais jusqu'à la pensée de la faute; les moindres démarches de l'imagination y
sont surveillées. Ce n'est pas dans telle ou telle circonstance donnée que s'exerce
la vertu, mais à tous les instants; ou plutôt, la vertu apparaît comme une
forme de la Aagilance. Il senible qu on voie naître un des sentiments les ]:)lus
délicats de lame : le scrupule. Si l'on veut savoir d'où viennent les mille
nuances de la conscience moderne, il faut remonter jusqu'à ces vieux livres. Ils
nous ont formés.
Chose curieuse, ces livres qui pénètrent jusqu au fond de l'âme, qui jugent
les secrètes intentions, ne dédaignent pas de descendre jusqu aux plus petits
détads de la vie pratique. Dans les Régies d^. bien vivre\ l'auteur donne aux
femmes des conseils sur leur toilette. Il arrive que ces traités de morale devien-
nent des traités de savoir-vivre : chaque vice étant étudié dans ses moindres
nuances, la morale finit par s'étendre jusqu'à la politesse. Parmi les effets de
la gourmandise, le moraliste note l'inconvenance qu il y a à boire quand on a
encore « le morceau dans la bouche », ou à répandre, par excès d avidité, delà
sauce sur sa poitrine ^
Certes, notre société du xv" siècle est encore bien grossière. Les hommes
d alors, tels que nous les montrent les miniatures et les gravures sur bois, ont
quelque chose d'étriqué, de mesquin; leur luxe même est dépourvu de
noblesse. Et pourtant ces pauvres générations aux traits tirés, à la mine ché-
tive, méritent l'estime. Elles furent tourmentées par le désir du mieux; lame
entreprit alors son rude travail sur elle-même.
Les traités moraux dont nous venons de parler s'adressent à toutes les
classes. Les pauvres n'y sont pas oubliés; la pauvreté y est même célébrée
comme un état particulièrement agréable à Dieu. La pauvreté prépare à toutes
les A'^ertus; elle est déjà une vertu. Un miniaturiste du xv*" siècle a exprimé
1 Imprimé par Yt'rard, sous le nom de Gcrson.
^ Voir B. N. franc. lof)!, f° 66 (W'' sièclcV
42
33o
L'ART RELIGIEUX
celte idée avec une force singulière (fig. i5/i)\ Dans un humble paysage de
France, près d'une chaumière, on voit un paysan et sa femme; ils sont vêtus de
haillons, et la femme allaite un enfant qui pend à sa mamelle. Un mendiant
demi-nu, et encore plus pauvre qu'eux, les accom.pagne.
Mais tous, ils ont les yeux au ciel; et un dominicain, au manteau troué, qui
comme eux a épousé la pau-
vreté, leur montre dans les
nuées la face. de Dieu le Père.
— Une autre page est consa-
crée au riche". Il est assis sur
un trône, comme un roi, les
hommes se prosternent devant
lui, et les richesses affluent à
ses jneds ; mais on ne voit pas
le ciel au dessus de sa tète.
C'est ainsi que le xv" siècle
comprend l'éminente dignité
des pauvres. Ils soulfrent,
mais sous le regard de Dieu.
Ainsi s'expliquent la douceur
et la longue patience de nos
vieilles races.
L Église, qui offrait à la
multitude des fidèles tant de
traités de morale, eût donc pu
se dispenser de faire représenter par ses artistes les images des \ices et des
Vertus. Elle n'en fit rien pourtant: jusqu'à la fin du moyen âge. elle resta
fidèle à ses vieilles traditions. Nous retrouverons donc, dans le sanctuaire, les
figures des Vices et des Vertus personnifiés; mais leur aspect est si imprévu , si
différent de ce que le xm° siècle nous a montré, qu'il devient nécessaire d'écrire
sur ce sujet un nouveau chapitre.
Fig. ij'i. — Les Pauvres.
Biljl. nalion. hts. franc. (|0o8.
1 B. N. franc. 9608, f» 11 v".
- F" 20.
•* Ali moins au xx" siècle.
LA ME HUMAINE. LE VICE ET LA VERTU 33i
IV
On se souvient des figures de Vertus qui décorent nos cathédrales du
xui" siècle : assises sur des trônes, elles n ont pas d'autre attribut qu'un bou-
clier décoré d'un emblème. Rien de plus simple et de plus noble. Ces belles
images, toujours comprises sans doute, continuèrent leur prédication muette
pendant le xiV siècle ' ; elles suffirent longtemps.
C'est au temps de Charles V que les artistes semblent essayer, pour la pre-
mière fois, de faire quelque chose de nouveau. J ai rencontré, dans un Bréviaire
qui a été fait pour le roi", des figures de Vertus qui ressemblent fort peu à nos
bas-reliefs du xnf siècle.
On remarquera d'abord que ces Vertus sont au nombre de sept, trois Vertus
théologales : la Foi, l'Espérance, la Charité, et quatre Vertus cardinales : la
Force, la Justice, la Tempérance, la Prudence. C'est là une classification nou-
velle, au moins pour nos artistes. Nous avons dit ailleurs que les Vertus sculp-
tées au xiu" siècle ne correspondaient nullement à ces divisions ^ ; leur choix
demeure pour nous une énigme. A partir du xiv° siècle, les artistes se conforme-
ront sagement au programme c|ue leur proposaient tous les livres de morale :
ils nous montreront toujours, k la suite des trois Vertus théologales, les quatre
Vertus cardinales. Certains livres célèbres, comme la Somme le roi, qui com-
pare les quatre Vertus cardinales aux « cjuatre tours de la forte maison du
prud homme », contribuèrent à accréditer ces divisions. Le Livre des quatre
Vertus cardinales qu'on attribuait k Sénèque, et qui devint ti^ès populaire au
xv° siècle sous la forme d'une traduction française, donna force de loi k cette
classification .
Il y a d'autres nouveautés dans le Bréviaire de Charles V. Les Vertus ne
portent plus chacune un blason comme au xiii' siècle : ces blasons étaient par-
fois un peu subtils, mais enfin permettaient de nommer chaque Vertu. Il n'en
est pas tout k fait de même ici. C'est k peine si trois ou quatre Vertus ont des
' On les copie jusqu'à l'étranger. Les Vices et les Vertus du dôme de Magdebourg sont des imitations des Vices
et des Vertus de Notre-Dame de Paris.
- B. N. latin 1002.
■' L'url rcUyicitx du XIW siècle ai France, p. 187 et suiv.
332 L'ART RELIGIEUX
attributs qui aident à les reconnaître'. Les autres font des gestes vagues, ou
sont engagées dans des actions difficiles à bien interpréter. La Tempérance, par
exemple, est une femme assise à table : il faut supposer qu'elle mange et boit
sobrement ^ La Prudence reçoit une coupe qu'un homme lui présente^ : que
symbolise cette coupe? Il est difficile de le dire.
A peu près à la miême date, un enlumineur illustrait le Miroir du Monde de
la figure des quatre Vertus cardinales ^. Elles ne sont pas beaucoup plus faciles
à reconnaître. Le scribe a pourtant pris soin de tracer à l'artiste tout son pro-
gramme. A l'endroit oii devait être dessinée la Prudence, il a écrit : « Prudence
doit estre une dame qui siet en une chaiere et tient un livre ouvert et lit à ses
disciples qui sient à ses pieds. » Voilà certes une façon un peu vague de carac-
tériser une vertu. Mais voici qui est tout à fait obscur : « Atrempance (Tempé-
rance) doit estre peinte à costé... Doivent estre deux dames séant à une table
mise, demandant l'une parole à l'autre par contenance de mains. Et dessous la
table a un poure (pauvre) à genoux qui prend un hanap à pié et boit^ » Telle
est, en effet, la scène que nous montre la miniature et qui est, pour nous,
malgré l'explication, parfaitement incompréhensible".
Il serait très intéressant de suivre ces tentatives pendant la première partie
du xv" siècle; malheureusement, les exemples font presque complètement défaut '.
Des recherches persévérantes ne m.'ont donné aucun résultat. Il est certain que
le thème des Vertus ne fut pas abandonné pendant cette longue période \ mais
les monuments ont disparu.
Plusieurs indices me font croire que les artistes ne réussirent pas à donner
aux Vertus des attributs caractéristiques. D'abord, les écrivains de la première
* La Justice a la balance (f" 292 v°). L'Espérance reçoit des couronnes (f" 219). La Foi est entourée d'une
grande auréole où sont dessinés sous forme hiéroglyphique les principaux faits de la vie de Jésus-Christ, qui
sont devenus autant d'articles du Credo (f'' 209). Cette étrange figure se trouvait déjà dans le Bréviaire de Bellevillc.
"- F» 245, v».
' F» 232.
* B. N. franc. 14939. Le manuscrit est de i373.
^ F° 97. Le texte porte » demandant l'une pie à l'autre », est-ce « parole » ?
^ Les deux autres Vertus sont plus clairement caractérisées. La Justice a la balance et lépée. La Force porte un
lion dans un « compas roont », c'est-à-dire dans un disque qu'elle tient à la main.
'' Il faut pourtant citer le Bréviaire du duc de Berry, qui est des premières années du xv'= siècle. B. N. latin
i8oi4 f° 278 v". On y voit quatre petites figures de Vertus où l'on retrouve encore les anciennes traditions. La Foi
a un calice; l'Espérance tend les bras vers un ange qui sort du ciel; la Charité fait l'aumône à deux enfants; la
Justice tient la balance et l'épée.
* A l'entrée de Charles VII, on l/i37, figuraient des Vertus.
LA VIE HUMAINE. LE VICE Eï LA VERTU 333
partie du xv" siècle, qui personnifient si souvent les Vertus, ne parlent jamais,
ou presque jamais, de leurs attributs — ce qu'ils n eussent pas manqué de faire,
si une tradition avait été déjà établie. Gerson, dans le prologue de sa diatribe
contre le Roman de la Rose, Alain Chartier dans la Consolation des trois Vertus,
un peu plus tard Georges Chastellain dans son Temple de Roccace, font agir,
parler les Vertus, décrivent même parfois leur costume, mais ne disent rien de
leurs attributs ' .
D'autre part, plusieurs miniatures qui ont du être peintes vers le milieu du
xv' siècle, ou même vers 1/170, nous montrent encore des Vertus presque com-
plètement dépourvues d'attributs. Dans le Château périlleux' , les Vertus sont des
jeunes femmes couronnées d'un cercle d'or; leurs robes blanches, qui bleuis-
sent dans les ombres, donnent une impression de pureté. Elles se ressemblent
comme des sœurs, et on ne pourrait en nommer une seule, si la Justice ne
tenait à la main une épée.
Dans le Champion des Dames\ les Vertus forment une ronde autour de la
Vierge : si leurs noms n'étaient écrits auprès d'elles, rien ne permettrait de les
distinguer les unes des autres.
Dans le Miroir historial de Vincent de Beauvais\ la Foi, 1 Espérance et la
Charité n'ont aucun attribut : elles se contentent de montrer le ciel au peuple
agenouillé \
Dans le beau Saint Augustin, de I/i69^ les Vertus c[ui introduisent au ciel
les élus ne nous présentent non plus aucun emblème.
Ces exemples ' tendent à prouver que, pendant la plus grande partie du
xV siècle, les artistes s'appliquèrent peu à caractériser les Vertus. Il me parait
évident qu'ils ne surent pas créer une tradition .
' Alain Charlier donne pour attribut à la seule Espérance une boîte d'onguents et une ancre d'or dont la pointe
est fixée dans les cieux. C'est une exception. Le chroniqueur qui décrit l'entrée de Charles "\TL en i!\2)'], parle du
costume des \ertus, mais non de leurs attributs : « Suivaient Foy, Espérance, Charité, Justice, Prudence, Force
et Tempérance, montées à cheval et habillées selon leurs propriétés. » En i'|53, c£uand Philippe de Bourgogne
donna à Lille le merveilleux banquet qu'Olivier de la Marche a si minutieusement décrit, douze dames figurèrent
douze Vertus. Rien ne permettait de les reconnaître, aussi tenaient-elles à la main k un brief », où « leur nom et
leurs puissances étaient écrits ». Olivier de la Marche, t. II, p. 3-4 (Société de l'Histoire de France).
2 B. N. franc. /i45.
3 B. N. franc. 12476, f° i44.
* B. N. franc. 5o. Ce manuscrit a appartenu au duc de Nemours; il est donc antérieur à i477, date de sa mort.
5 F" 10 v" et f" II.
s B. N. franc. 18, f» 3 v°.
'' Ajoutons-y Le Songe de la Voie d'Enfer et de Paradis, B. N. franc. looi. Ce livre enluminé vers i45o nous
montre encore les Vertus sans attributs.
334 L'ART RELIGIEUX
Soudain, des figures toutes nouvelles de Vertus apparaissent; elles dif-
fèrent profondément de tout ce que nous avons vu jusqu'ici. On les rencontre,
pour la première fois, dans un manuscrit d'Aristote de la Bibliothèque de
Rouen'. Ce manuscrit a été certainement enluminé dans la seconde partie du
xV siècle, mais aucune particularité ne permet de lui assigner une date pré-
cise. J'ai heureusement découvert un autre manuscrit, illustré de figures de
Vertus pareilles à celles de Rouen, dont la date peut être déterminée à quelques
années près. 11 s'agit d'une compilation historique écrite pour Jacques d'Arma-
gnac, duc de Nemours': les armoiries qui ornent diverses pages ne laissent
aucun doute à ce sujet. On sait que le duc de Nemours fut décapité en ik""/ :
le livre ne saurait donc être postérieur à cette date. Gomme d'autre part le duc
de Nemours est mort à quarante ans, il n'est guère probable qu'il ait commencé
à rassembler des livres avant 1/160 ^ On ne se trompera donc pas beaucoup en
supposant que le manuscrit a été enluminé aux environs de 1/170.
C'est à peu près k cette date que durent être inventées les curieuses figures
de Vertus que nous allons étudier.
Le manuscrit du duc de Nemours ne contient que les quatre Vertus cardi-
nales : seul le manuscrit de Rouen nous offre la série complète des Vertus. Les
deux œuvres, d'ailleurs, diffèrent à peine et semblent à peu près contempo-
raines. Il serait fort difficile d'expliquer les innombrables attributs dont ces
Vertus sont surchargées, si des vers (obscurs eux-mêmes souvent) n'accompa-
gnaient les quatre Vertus cardinales dans le manuscrit du duc de Nemours, et
ne faisaient, tant bien que mal, comprendre les intentions de l'artiste \ Nous
n'avons pas cette ressource pour les trois Vertus théologales, mais leurs attri-
buts sont heureusement les plus clairs ^
La Foi est représentée, comme toutes les autres Vertus, sous la figure d'une
femme; d'une main elle tient un livre, de lautre un cierge allumé. Le livre
c'est l'Ancien et le Nouveau Testament ; le cierge allumé, c'est la lumiière qui
' BibL (.le Rouen, ms. n" 927. La miniature a été publiée par DlJron au tome XX des Annales Archcolog.
p. 23.7.
- B. N. l'ranç. y 186, f'° 3o4. En tète de la traduction du Traité de Sénèque sur les quatre Vertus.
^ C'est en i4tJ3 qu'il fît cojjier son Tristan. 11 n'y a rien de plus ancien dans ses comptes. Voir L. Delisle, Le
Cabinet des manuscrits, t. 1°"', p. 86.
'' Didron qui ne connaissait pas ces vers a commis plus dune erreur en essayant d'expliquer les attributs des
Vertus cardinales.il faut dire, d'ailleurs, que le travail de Didron sur les Vertus n'est guère digne de lui. Toutes les
époques y sont confondues.
•" J'ai étudié le manuscrit de Rouen, et je n'y ai trouvé aucune explication des attributs des Vertus.
LA VIE HUMAINE. LE VICE ET LA VERTU
335
éclaire les ténèbres où l'homme, à l'état de nature, est plongé. Mais voici qui
est plus singulier : La Foi porte sur sa tète une petite église. On pense à ces
emblèmes magnifiques : guivres, mélusines, clextrochères, qui ornent le cimier
des chevaliers du xv*" siècle. L'artiste y pensait aussi sans doute'. Malheureuse-
ment ses Vertus bourgeoises n'ont
pas le beau casque de tournoi
empanaché de lambrequins, et ces
attributs qu'elles tiennent en équi-
libre sur leur tête ne peuvent
paraître que ridicules.
L'Espérance a, dans la main
gauche, une ruche, et, dans la
nciain droite, une bêche et trois
faucilles: elle est montée sur une
cage, où 1 on aperçoit un oiseau
prisonnier, et elle porte sur la
tête un navire. Que veut dire ce
rébus? Le sens en est, au fond,
assez clair. La bêche, les faucilles,
la ruche symbolisent les espé-
rances du paysan. Il bêche parce
qu'il espère moissonner : il prépare
la ruche parce qu il espère y cueil-
lir le miel. Le chrétien aussi
espère récolter ce qu il aura semé.
Et cette récompense, il l'aura le
jour où il entrera dans sa patrie,
comme le navire entre au port,
le jour où son âme abandonnera sa prison, comme l'oiseau s envole de
sa cage.
La Charité, debout sur une fournaise, tient, d'une main, lanagramme de
Jésus-Christ qui rayonne comme le soleil, et, de l'autre main, élève son cœur
Fig. i55. — La Tempérance.
Minialure d'un manuscrit de Jacques d'Armagnac, duc de Nemours
Bilil. nallon. franc. 918).
' Ce cjui semble le prouver, c'est que, clans les Sermones de symbolicn rollwfotione scplein vitioruin et virliitiim de
Bernard de Lulzembourg (Goloniae, i5i6, in-i°), on voit des personnages symbolisant les Vices et les ^ ertus qui,
en guise de cimier, ont un attribut caracLérislique.
;^36
L'ART RELIGIEUX
A^ers le ciel; sur sa têto un ])élican nourrit ses petits de son sang. Rien, ici, qui
ne soit parfaitement clair et presque traditionnel. Seule la fournaise pour-
rait surprendre, mais « la Charité, comme disent les docteurs de la fin du
moyen âge, est de la nature du
feu ' » .
La première des Vertus cardi-
nales, la Tempérance, porte sur
la tête une horloge (fig. i55) ;
elle a un mors à la bouche, et
elle tient à la main une paire de
lunettes. Ses pieds, chaussés d'épe-
rons, s'appuient sur les ailes d'un
moulin à vent.
Comment expliquer ces bi-
zarres attributs? C'est ici qu il
faut avoir recours aux vers qui
accompagnent les miniatures dans
le manuscrit du duc de Nemours".
L'horloge, nous dit à peu près
le poète, c'est le symbole du
rythnae qui doit régler la vie du
sage. Mettre un frein dans sa
bouche, c'est être maître de ses
paroles. Mettre des lunettes de-
A^ant ses yeux, c'est se rendre capable de discerner clairement ce qu'on ne
voyait que dans le brouillard. L'éperon que chausse le jeune chevalier signifie
' Carilas comparatur igni (Diela salntis).
- \oici les vers qui accompagnent la Tempérance :
Qui a l'orloge soy regarde
En tous ses faicts heure et temps garde.
Qui porte le frein en sa bouche
Chose ne dict qui a mal toviche.
Qui lunettes met à ses yeux
Près lui regarde sen voit mieux.
Espérons montrent que cremeur
Font ostre le josne homme meur.
Au moulin qui le corps soutient
Nul excès faire n'appartient.
Fig. i56. — La .lustice.
Bibl. nation, franc. gi86.
LA VIE IIUMVINE. LE VICE ET L\ VERTU
337
la maturité de l'esprit'. Quant au moulin, qui moud le blé, qui nous prépare
le pain, il ne tourne jamais par caprice : il symbolise le travail régulier'.
La Justicea pour attributs une balance et deux épées (fig. i56). Chose étrange,
une de ces épées a la poignée en l'air, et semble tomber du ciel sur la main de la
Justice. Près d'elle est un lit garni de son oreiller. Il se trouve, par hasard, que
les détestables vers de notre ma-
nuscrit sont ici assez nets^ ; il en
est même deux qui sont beaux.
La balance et l'épée de la
Justice ont à peine besoin d'ex-
plication. La Justice pèse les rai-
sons avec la balance, et fait
respecter la sentence avec l'épée.
Mais qu'est-ce que cette épée qui
semble tomber du ciel? C'est
l'épée de Dieu, car:
L'espée du souverain juge
Est dessus cil qui autrui juge.
Quant au lit, il veut dire que
le juge doit préparer la sentence
en tout repos, et le mol oreiller
signifie la miséricorde qui tem-
père la justice.
' Que veulent dire ces vers :
Espérons montrent que cromciir (la craiiile)
Font estre le josnc homme meur.
Ils veulent dire sans doute que l'éperon
sert tout aussi bien à reculer qu'à avancer.
Maxime peu chevaleresque assurément. Les éperons conviendraient beaucoup mieux à la Prudence qu'à la Tempérance
- Est-ce ainsi qu'il faut interpréter les deux derniers vers.^
L'espée du souverain juge
Est dessus cil qui autrui juge.
Pour la vérité maintenir
Doit ont l'espée en main tenir.
La balance justement livre
A chascun le sien et délivre.
Le lit enseigne qu'en repos
Doit juge dire son pourpos.
Comme est l'orlior au lit propice
Est^miséricorde a justice.
MALE. — T. II. 43
^ig. 157. — La Prudenc
Bibl. nation, franc. giS6.
338
L'ART RELIGIEUX
La Priiclencc tient d'une main un crible etde l'autre un miroir (fig. 157). A
son bras elle a passé un bouclier orné des emblèmes de la Passion ; sur sa tétc
^^^^^^^^ elle porte un cercueil, et elle a
■^H sous ses pieds un sac entr'ouvert,
d'oii s'échappent des pièces d'or'.
Ces divers attributs caracté-
risent les différents aspects de la
Prudence. La Prudence peut être
la Sagesse pratique qui discerne
la vérité de l'erreur : elle est
alors symbolisée par le crible qui
sépare le grain de la paille. La
Prudence peut être aussi cette
pleine connaissance de nous-
môme qui sait régler notre con-
duite : dans ce cas, le miroir, où
notre image se reflète, la carac-
térise. Mais la Prudence chré-
tienne a les yeux tournés vers les
choses éternelles. Elle foule aux
pieds les biens de ce monde, parce
qu'elle pense à la mort, et à cet
étroit cercueil, oi^i nos richesses
ne nous accompagneront jDas. Et
comme il faut des forces surna-
turelles pour lutter contre le monde, elle se couvre du souvenir de la Passion
comme d'un bouclier '.
' Ce dernier détail manque dans le manuscrit de Rouen, et ne s'observe que dans le manuscrit du duc de Nemours.
- Voici les vers :
De bonne coutume s'amort (se mortifie)
Qvii pense souvent à sa mort.
En beau miroir sa face mire
Qui son estât voit et remire.
Mémoire de la Passion
Targe maie tentation.
Discrétion (discernement) est ou gredier (le crible)
Quant du grain retrait le paillier.
Ce n'est que peine et dccevancc
D'amasser planté de chevance.
Fig. i58. — La Force.
Bibl. nation, franc. 918G,
LV VIE HUMAINE. LE VICE ET LA VERTU SSg
La Force a près d'elle une tour d'où elle arrache un dragon (fig. i58).
Elle est debout sur un pressoir, et, sur son dos, sans en être accablée, elle porte
une enclume '.
Sans la glose de notre poète, tous ces attributs seraient fort difiiciles à bien
interpréter. L'enclume n'est pas, comme on pourrait le croire, la force qui
résiste, c'est la force qui prend plaisir à s exercer, la force que la lutte embellit,
comme le marteau, à la longue, affine et polit l'enclume. Le pressoir ne symbo-
lise pas non plus la force brutale, mais bien le triomphe de l'âme sur elle-
même, c est la contrition qui fait couler les larmes, comme la liqueur jaillit sous
la vis du pressoir. Quant au monstre arraché de la tour, personne n'avait pu
jusqu'ici en donner une explication satisfaisante : or, s il faut en croire le
poète, ce dragon c'est le péché qui essaie d entrer dans la forteresse de la cons-
cience et que l'homme fort en arrache'.
Telles sont les figures nouvelles qui apparaissent dans l'art français vers i/iyo-
Nous regrettions tout à l'heure que les Vertus du xiv" et du xv*" siècle n'eussent
pas d attributs qui permissent de les distinguer les unes des autres : on ne sau-
rait en dire autant de celles-ci. Si sympathique que Ion soit aux formes an-
ciennes de la pensée française et à lart d'autrefois, il est difficile ici de n'être pas
choqué. Un symbolisme si subtil et parfois si incompréhensible, une pareille
absence de goût déconcertent. Voilà donc ce que sont devenues les simples et
nobles Vertus de nos cathédrales du xni" siècle ! On croirait voir une parade
d'équihbristes-, sur un tréteau, un jour de foire.
Je suis convaincu qu'une œuvre si froidement extravagante n a pu être
conçue que par quelque illustre pédant, quelque futur lauréat des palinods ou
' Dans le maimscril de Rouen, 1 enclume est sur la tète de la Force.
- ^ oici les vers :
L'enclume se rend clere et fine
Par souvent prendre discipline.
La force du cuer est la tour
Qui n'est vaincue par nul tour.
Qui mest hors de sa conscience
Le mauvais ver est grant science.
Au pressoir de contrition
Sont lermes (larmes) de dévotion.
Ainsi cju'un pressoir ferme a vis
Force se conduit par aviz.
Le péché et la conscience du péché sont comparés à un ver dans le même manuscrit ( B. N. franc. 9186, f" 299).
Il y est dit que le ver de conscience ne meurt pas chez les damnés, conformément à la parole d'Isaïe au dernier cha-
pitre de son livre : A ermis eorum non morietur.
34o L'ART RELIGIEUX
des chambres de rhétorique. Ce qui est certain, c'est qu'aucun Kvre de morale
écrit par un théologien, aucun traité populaire rédigé par un clerc, ne nous
présente les Vertus sous cet aspect. Pour pouvoir comprendre les attributs de
ces étranges Vertus, j'avais parcouru, je crois, à peu près toute la littérature
morale du xv° siècle, sans rien trouA^er de satisfaisant; j'allais j renoncer,
quand un heureux hasard me fit mettre la main sur les vers inédits qui ren-
daient raison de tous les détails de l'œuvre à expliquer. Cela prouve que ces
figures de Vertus ne doivent rien à la tradition et à l'enseignement théologiques,
mais sont nées de la fantaisie individuelle. Je croirais volontiers ('s'il faut risquer
une hypothèse) que c'est quelque bel esprit de Rouen qui a imaginé cette masca-
rade'. Et la raison, c'est que, nulle part, comme on va le voir, ces Vertus n'ont
été plus souvent reproduites qu'à Rouen.
On pensera peut-être qu'une oeuvre pareille ne méritait pas de si longs
développements : on aurait raison, si elle était unique, mais elle a fait école. Ce
qui est extraordinaire, ce n'est pas qu'une œuvre de ce genre ait pu naître, c est
qu'elle ait été admirée, puis bientôt imitée. Ce succès témoigne d'un état d'es-
prit que nous ne pouvons même plus imaginer aujourd'hui.
L'œuvre qui est le plus étroitement apparentée avec le manuscrit de Rouen
est un vitrail de la cathédrale de Rouen consacré à la vie de saint Romain ".
C'est une des plus belles verrières de la Renaissance, une éclatante mosaïque de
couleurs. La composition en est ingénieuse, parfois émouvante. L'œuvre serait
parfaite, si, k chaque épisode, les Vertus ne se présentaient avec leurs attributs en
équilibre sur la tête.
C'est moins une biographie qu'un panégyrique du vieil évêque. Le thème à
développer c'est que saint Romain, dans les différentes circonstances de sa vie, a
pratiqué successivement toutes les vertus. Le voici résistant à la tentation : une
nuit d'hiver qu'il priait dans sa chambre, une femme frappa à sa porte; il hésita
d'abord k lui ouvrir, mais, songeant qu'elle était transie de froid, il fut pris de
pitié. La femme se réchauffa près du feu, puis soudain elle déroula sa cheve-
lure qui tomba jusqu'k ses pieds. Le saint fut ému, et peut être eût-il succombé
si Dieu ne lui eût envoyé un de ses anges \ Tel est l'épisode que l'artiste a
' Rica ne s'oppose à ce que le manuscrit de la bibliothèque de Rouen ne soit un peu plus ancien que le manus-
crit du duc de N-emours. Tout semble prouver cpie le manuscrit de Rouen a été enlumine à Rouen même, car
il a été copié pour les échevins de la ville.
^ Dans le transept méridional. Il porte la date de i52l.
•^ Voir les anciennes vies de saint Romain publiées par les BoUandistcs, Acta Saiicl. Octobre, t. \, p. yi.
LA VIE HUMAINE. LE VICE ET LA VERTU 34
41
représenté, mais au lieu d'un ange, il a mis près de l'évêque une Vertu. C'est la
Tempérance qui porte son horloge sur la tête et qui tient à la main une paire de
lunettes. Une pareille faute de goût choque d'autant plus que la scène est fort
belle; la pécheresse est charmante, et l'évêque, qui ne voit plus maintenant en
elle qu'une pauvre créature humaine, lève la main pour la bénir. — Ailleurs saint
Romain célèbre la messe '. C'était peu de temps avant sa mort : il fut ce jour-là,
dit son biographe, si embrasé par l'amour divin que ses clercs crurent le voir
briller d'une lumière surnaturelle. L'artiste a donc imaginé de mettre près de
lui la Charité, c'est-à-dire l'amour, qui lui présente le livre et semble lui servir la
messe. Rien ne serait plus beau, si la Charité n^apparaissait coiffée d'un pélican
qu'entourent ses petits affamés. — Plus bas, nous voyons le saint sur son lit de
mort. Ce ne sont plus ses clercs qui l'entourent, c'est une assemblée bien autre-
ment imposante : les Vertus qu'il pratiqua pendant sa vie l'assistent à l'heure
de la mort. Elles sont pareilles aux Vertus de notre manuscrit ". La Prudence,
par exemple, a sur la tête un cercueil, à la main un crible et un miroir ; la
Foi a un cierge à la main, une église sur la tête ^
Voilà un exemple qui prouve avec quelle fidélité les artistes de Rouen se
transmettaient les attributs des Vertus. Il y en a d'autres. Quand l'archevêque
de Rouen, Georges d'Amboise, fit bâtir son château de Gaillon, il voulut voir
sur la façade l'image des Vertus. Une de ces figures existe encore *; elle repré-
sente la Prudence qui se reconnaît à ces deux attributs qui nous sont déjà
familiers : le crible et le cercueil.
Jusqu'à une époque assez avancée du xvi'' siècle, les artistes de Rouen demeu-
rèrent attachés à des traditions qui ailleurs s'oubliaient. Les manuscrits des
Chants royaux, que les poètes rouennais dédièrent à la Vierge, nous montrent
encore des figures de Vertus apparentées à celles du manuscrit d'Aristote".
Si donc on ne saurait affirmer que la nouvelle tradition soit née à Rouen,
on ne peut contester du moins qu'elle ne n'y soit solidement établie.
' Au sommet du vitrail.
^ Il ne leur manque que l'objet symbolique qui, dans le manuscrit de Rouen, leur sert de piédestal.
"* Il y a encore d'autres scènes. Saint Romain, dont un ange a prédit la naissance, vient au monde : la Fo
l'accueille. — Saint Romain entouré de son clergé est assis sur son trône ; la Prudence l'accompagne. — Saint
Romain met en déroute le démon qui habitait un ancien temple consacré à Vénus : la Force, avec 'son enclume
sur la tète, lui fait cortège. — Saint Romain, assisté par la Justice, s'entretient avec un clerc devant une table cou-
verte d'objets précieux.
'' Dans la cour de l'Ecole des Beaux-Arts, à Paris.
•' Voir B. j\. i'ranç. i537, f» 5o et franc;. 879, 1" 45 v".
3/42
L'ART RELIGIEUX
D'ailleurs ces figures de Vertus ne tardèrent pas h se répandre. C'est le
règne de Louis XII qui marque le temps de leur plus grande faveur. Vers i5oo,
elles étaient connues des miniaturistes parisiens : aA^ec une naïveté qu'on n at-
tendrait pas de gens aussi habiles, ils posent ingénument sur la tête de leurs
Vertus l'église, le bateau, le pélican traditionnels (fig. iSg); ils n'oublient pas
non plus les autres attributs \
Les artistes flamands con-
nurent aussi les Vertus nou-
velles. Leur goût ne semble
pas en avoir été choqué outre
mesure. JeanBellegambe, dans
son tableau de la Fontaine de
vie ^, nous montre une Espé-
rance qui porte un bateau sur
la tête.
Chose curieuse, le thème
nouveau pénétra de bonne
heure jusqu'en Espagne. Il n'a
pu y être apporté que par des
Français ou des Flamands. Au
tombeau de Jean II et d'Isa-
belle de Portugal, à la Char-
treuse de Miraflores, on voit
une figure de la Force qui a
pour attribut un pressoir et qui porte sur la tête une enclume. L'Espérance est
coiffée d'un bateau; quant à la Foi, elle a sur la tête une église et porte à la
main un livre \
Nos artistes avaient trop de goût pour n'être pas choqués bientôt par une
telle surcharge d attributs. Ils commencèrent par supj)rimer les singulières coif-
fures dont les Vertus étaient affublées; puis, parmi les objets symboliques que
leur avait assignés la fantaisie du premier inventeur, ils firent un choix. Ce
' Mazarine, ms. n° 4ia, 1'^ 1 5 n^a'= partie). C'est un missel à l'usage de Paris ; B. N. franc. 22922, t° iô3 et B. N.
l'raiiç. 9608 i'° 4i v°, manuscrits qui me semblent parisiens. Quant au manuscrit B. N. franc. l38, oi!i les Vertus
ressemblent tellement à celles du manuscrit de Rouen, je ne saurais dire s'il a été fait à Paris ou à Rouen.
2 Au Musée de Lille.
■' Ces figures ont été reproduites dans Calvcrt, Léon, Burgos, Salainancu, London, 1908, planche 235.
lôg. — La Foi, l'Espérance et la Charité.
Bibl. nation, ms. franc. g6o8.
LA ME HUMAINE. LE VICE ET LA VERTU S/jS
choix est, îl est vrai, variable, et il n'y a pas en France et en Flandre, avi
xvi" siècle, denx séries de Vertus absolument identiques : plusieurs Vertus,
cependant, eurent des attributs à peu près immuables.
Voici comment se présente d ordinaire, en France ou en Flandre, au xvi" siècle,
la série des Vertus.
La Justice a la balance et lépée, la Force arrache le dragon de la tour.
La Tempérance tient le plus souvent une horloge; elle a parfois, dans l'autre
main, un mors avec sa bride.', ou une paire de lunettes '. La Prudence
a un miroir^ La Foi tient d'une main un cierge, de l'autre les tables de la loi,
parfois une petite église. LEspérance a tantôt une bêche *, tantôt un navire ',
tantôt l'ancre du navire \ La Charité porte d'une main un cœur, de l'autre l'ana-
gramme rayonnant de Jésus-Christ \
Telles sont les Vertus françaises, assez différentes, comme on va le voir,
des vertus italiennes.
Alors que les figures de Vertus sont rares en France au xiv" et au xv'' siècle,
elles abondent en Italie.
La raison en est curieuse. Dès le commencement du xix'^ siècle, les Italiens
eurent l'idée de faire entrer les Vertus dans la décoration des tombeaux. Idée
fort étrange, avouons-le. Que la Foi, la Charité, la Tempérance, la Force entourent
le tombeau de saint Pierre martyr, à Milan \ ou de saint Augustin k Pavie",
rien de plus naturel : c'est un hommage rendu au mort, et pour nous une
leçon. Mais que viennent faire ces nobles vertus au tombeau des Scaliger, à
Vérone? Voudrait-on nous faire croire, par hasard, qu'ils les pratiquèrent?
C'est le mensonge de l'oraison funèbre, c'est l'emphase des dédicaces ita-
liennes où le moindre condottiere est qualifié de « poliorcète » et de « père des
* Aux stalles de Saint-Bertrand de Gommingos, elle porte le mors à in bouche. De même aux stalles de la cha-
pelle de Gaillon aujourd'hui à Saint-Denis.
^ Tapisseries flamandes de Madrid.
■' Aux stalles de Gaillon, la Prudence porte un miroir dans lequel on aperçoit les instruments de la Passion.
'•• Heures de Simon Vostre. Stalles d'Auch.
s B. N. franc. i863, f» 2 v°.
^ Portail de Vétheuil (Seine-et-Oise) et B. N. franc. 225, f°8.
' Stalles d'Auch, Heures de Simon Vostre. Aux stalles de Gaillon l'anagramme rayonnant est remplacé par une
étoile. Ce sont les fameuses tapisseries de Bruxelles (au palais de Madrid) qui nous donnent, pour le xti° siècle, les
séries de Vertus les plus typiques. C'est la tradition française dans toute sa piireté.
* A Saint-Eustorge de Milan. Le tombeau est de i33g.
' C'est (i l'arca » de saint Augustin à San Pietro de Pa\ic. L'œuvre a été commencée en iSGa.
3U L'ART RELIGIEUX
arts ». Les Vertus qui décorent certains tombeaux italiens apparaissent ou
comme une basse flatterie ou comme une ironie sanglante... On est tenté
de se demander si les six Vertus qui ornent, à Saint-Pierre de Rome, le tom-
beau d'Innocent VIII ne sont pas six épigrammes.
Jamais nos artistes français, tant qu'ils conservèrent les belles traditions du
moyen âge, ne commirent pareille inconvenance. Je n'ai jamais rencontré une
figure de Vertu sur un tombeau français du xiv'= ou du xv" siècle. En Italie, au
contraire, du xiV au xvi" siècle, il n'y a pas de tombeau un peu magnifique
où les Vertus n'aient leur place. Tout le monde connaît les grands tombeaux
des doges de Venise, ceux des églises de Naples, ceux de Saint-Pierre de Rome,
ceux de Florence, et l'on sait la place qu'y tiennent les Vertus.
Les traditions de l'art funéraire expliquent donc, en Italie, la fréquence des
figures de Vertus.
Les Vertus italiennes furent, de bonne heure, reconnaissables à un petit
nombre d'attributs fort clairs qu'elles conservèrent fidèlement ; il y eut cepen-
dant, en Italie, quelques variantes. Il est nécessaire, pour l'intelligence de ce
qui va suivre, d'indiquer brièvement les attributs des Vertus italiennes.
La Foi, depuis le xiv" jusqu'au xvi" siècle, est caractérisée par le calice ou
par la croix, souvent par lun et par l'autre de ces attributs'.
L'Espérance qui, au xiv" siècle, portait parfois une corne d'abondance ou
une branche fleurie ^ — symboles un peu vagues des espérances du paysan, —
est presque toujours représentée sous la figure d'une femme ailée qui tend les
bras pour saisir une couronne \ ou simplement qui lève les mains au ciel.
C'est cette dernière formule que le xv'' siècle adopta *.
La Charité se reconnaît aux enfants qu elle accuedle, qu elle réchauffe,
qu elle allaite. Quelquefois elle leur tend une main, tandis que de l'autre elle
lève son cœur vers Dieu'.
* Tombeau de saint Pierre martyr, à Milan (iSSg); tombeau du pape Jean XXIII (mort en l4i7), au baptis-
tère de Florence, par Donatello ; tombeau de Sixte IV (mort en i484) à Saint-Pierre de Rome; tombeau d'Inno-
cent VIII (mort en idga) à Saint-Pierre de Rome.
^ Tombeau de saint Pierre, martyr. Baptistère de Bergame.
•' Florence, porte d'Andréa Pisano au baptistère ; bas-relief du Campanile.
* Tombeaux de Jean XXIII, de Sixte IV, d'Innocent VIII à Rome ; chaire de Santa-Groce à Florence ; autel de
San Gimignano par Benedetto da Majano ; tombeau do Tartagni à l'église Saint-Dominique de Bologne.
^ Autel de San Gimignano. Certains attributs comme la corne d'abondance, le vase d'oîi s'échappent des
flammes (tombeau de Jean XXIII, porte du baptistère de Florence, bas-reliefs du Campanile) demeurèrent toujours
des exceptions.
LA VIE HUMAINE. LE VICE ET LA ^ ERTU 3/i5
La ïcniporancc ])ortc un vase dans chaque main, et verse dans 1 un le
contenu de l'autre; c est de leau évidemment qu'elle mêle au vin'.
La Prudence fut, pendant toute la durée du xiv° siècle, représentée d'une
façon fort extraordinaire. Pour faire entendre que l'homme prudent n'est pas
seulement attentif au présent, mais qu'il sait aussi tourner son regard vers le
passé et vers l'avenir, les artistes lui donnèrent parfois trois visages ^ Mais ce
monstre tricéphale ne tarda pas à choquer le goût italien ; aussi les sculpteurs du
xiy" siècle se contentent-ils d'ordinaire de donner k la Prudence deux visages ^
Elle devient une sorte de Janus, jeune d un côté, vieux de l'autre : 1 artiste
veut nous laisser entendre que la Prudence donne au jeune homme la sagesse
du vieillard. En plein xv® siècle, on rencontre encore en Italie cette Prudence
à deux visages; le goût exquis d'un Lucca délia Rohhia n en fut pas choqué \
C'est là pourtant une exception. Les grands artistes du Quattrocento renon-
cèrent k un symbolisme qui déformait la nature; il leur parut suffisant de donner
k la Prudence ses deux atti"ibuts traditionnels, le miroir '' et le serpent \
La Force se présente, en Italie, sous deux aspects : tantôt, on l'arma de
l'épée ou de la massue, on mit k son bras le bouclier, et l'on couvrit sa tète
dune peau de lion ' ; tantôt, on mit entre ses bras une colonne qu'elle ébranle,
qu'elle brise, dont elle arrache le chapiteau. Que signifie cette colonne? Elle
rappelle celle que Samson fit écrouler sur la tête des Philistins. Des textes
' Tombeau Je saint Pierre martyr, à Milan ; pavé de la calliédrale de Sienne ; fresque du Pérugin au Cambio
de Pcrouse ; tombeau du doge Vendramin à Venise. Giotto a donné, on le sait, pour attribut à la Tempérance, vinc
épée enfoncée dans le foureau (Arena de Padoue). L'idée n'était pas très claire et elle n'a été adoptée que par un
petit nombre d'artistes (bas-relief de la jjorlc du baptistère à Florence, tombeau de Francesco Pazzi à Santa Groce-
dc Florence).
- Tombeau de saint Pierre martyr, de saint Augustin ; pavé de la catliédrale de Sienne,
' Tombeau de Scaliger à Vérone ; bas-relief du Campanile de Florence ; bas-relief d'Orcagna au tabernacle
d'Or San ÎMichele. Giotto avait donné l'exemple de représenter la Prudence avec deux visages (^Fresque de
r Arena).
'i- Bas-reliefs de San Minialo, i460.
^ Giotto à l'Arena donne déjà pour attribut à la Prudence le miroir.
^ Le serpent se voit à la porte du Baptistère, au Campanile, au tabernacle d'Or San Michèle à Florence. Au
XV" siècle, la Prudence est caractérisée, tantôt par le serpent tout seul (tombeau de Valentino d'Ansio dcl Poggio,
-{- i/i83, à Sainte-Sabine à Rome); tantôt par le miroir et le serpent (tombeau de Sixte IV; tombeau d'Astorgio
Agnense, "j- l^5i, à Santa Maria sopra Minerva).
^ C'est le type le plus archaïque (fresques de l'Arena; portes du baptistère; tombeau de Francesco Pazzi),
mais ce type persiste au xv<= et au xvi'^ siècle (Pérugin, fresques du Cambio). Le bouclier est parfois remplacé
par un globe ou cercle qui symbolise le monde, et cjui semble signifier que la Force est la reine du monde
(tombeau de saint Pierre à Milan ; Baptistère de Bcrgame ; tombeau de Sixte IV).
MALK. ï. II. 44
346 L'ART RELIGIEUX
positifs lèvent tous les doutes'. La Force à la colonne apparaît dès le xiv"" siècle
dans l'art italien ", mais c'est au xV et au xvi" siècle qu'elle rencontre le plus
de faveur ■*.
Quant à la Justice, il suffit de rappeler d'un mot quelle est toujours
demeurée fidèle à ses deux attributs : la balance et l'épée.
Ce coup d'œil jeté sur les Vertus italiennes nous les montre plus simples,
moins chargées d'attributs que nos Vertus françaises de la fin du xv° siècle. Les
Italiens eurent, en somme, la sagesse de rester fidèles à des types que la France
du xm° siècle avait créés : la Foi avec sa croix et son calice, l'Espérance qui
tend les bras vers la couronne, la Prudence avec son serpent, la Force avec
son épée et son bouclier, se voient, comme on sait, au portail de nos cathé-
drales. Loin de les surcharger d'attributs nouveaux, les artistes italiens s'appli-
quèrent, au contraire, à les alléger du poids des anciens. Alors cjue les Vertus
françaises du xy" siècle n'ont pas assez de leurs deux mains pour porter leurs
jouets d'enfant, les Vertus italiennes abandonnent tout ce qui n'est pas essen-
tiel, expriment surtout par leur attitude l'élan intérieur. Ce sont de belles jeunes
femmes touchantes, passionnées, frémissantes de vie nerveuse. Que l'on pense
à la Foi de Matteo Civitali en extase devant le calice, à 1 Espérance d'Andréa
Pisano que toute son àme emporte vers le ciel, et surtout à cette jeune Charité
de Raphaël \ sublime sans le savoir. Elle ne sourit pas aux enfants qui boivent
à sa mamelle, elle ne les regarde même pas, mais elle semble goûter une joie
secrète à sentir sa vie s'écouler. Ce ne sont pas là des abstractions, mais des
œuvres profondément humaines.
Il nous sera facile maintenant de distinguer les Vertus françaises des Vertus
italiennes. Si l'on en exempte la Justice, qui est la même dans l'une et l'autre
série, il n'en est pas deux qui se ressemblent.
Les artistes italiens qui vinrent en France y apportèrent naturellement leurs
formules. Si nous ne savions pas que les fresques de la cathédrale d'Albi ont
été peintes par des Italiens, au commencement du xvi" siècle, nous le devine-
* Voir au Cabinet des Estampes la Force du recueil Ed. 5. Une inscription compare expressément la Force à
Samson. De même B. N., manuscrits, fac-similé i3o.
- Manuscrit italien du xiv° siècle à la Bibliothèque Nationale, ital. 112, f" 16 v°. La Force a deux colonnes qu'elle
semble ébranler. Tabernacle d'Or San Michèle.
^ Jeu de cartes, dit de Charles VI, œuvre italienne du xv'^ siècle, cabinet des Estampes Kh. 2^^, pavé de la
cathédrale de Sienne ; cathédrale de Côme.
'•■ Prédelle de la Mise au Tombeau, à la Pinacothèque du Vatican.
LA VIE HUMAINE. LE VICE ET LA VERTU
347
rions au premier coup d'oeil jeté sur les figures dos Vertus. La Foi porte une
croix et un calice, lEsjjérance lève ses mains jointes, la Charité allaite deux
enfants, la Tempérance verse l'eau dans le vin, la Prudence a le miroir, la
Justice l'épée elles balances, la Force le bouclier et la masse d'armes. C'est la
tradition italienne dans toute sa
pureté. .
Dès les premières années du
xvi" siècle, il se produit en
France un curieux phénomène.
Nos artistes, qui commencent à
connaître les \ertus italiennes,
donnent parfois tel de leurs
attributs à nos Vertus gothi-
ques. On voit naître ainsi des
combinaisons qui surprennent
à première vue : mais il n'est
pas nécessaire d'être grand
alchimiste pour les résoudre en
leurs éléments.
Remarquons d'abord que
c'est alors seulement que les
Vertus commencent, en France,
à être associées au tombeau.
L'orgueil des humanistes triom-
phe, au xvf siècle, de l'antique
modestie chrétienne. C est au
fameux tombeau de Nantes,
sculpté par Michel Colombe,
que les Vertus apparaissent pour la première fois'. Mais une pareille idée ne
vint pas assurément de notre vieux maître trop pénétré de nos traditions. Elle
lui fut imposée par le magnifique Perréal". Jean Perréal avait vu l'Italie, il y
avait brillé, il en rapportait mille idées nouvelles. Il n'était pas homme à
' Les Vertus du tombeau de Dol (Ille-el-Vilaine) et celles du tombeau de Ferrières (Loiret) sont l'œuvre d'Italiens.
- Voir P. Vitrj', Michel Colombe, p. 383 et suiv. M. \itry a fort bien indiqué le rôle prépondérant de Jean Per-
réal en tout ceci..
Eig. l6o. — La Tempérance, par Michel Colombe.
Tombeau de la calliédiale de Nantes.
3/18
L'ART RELIGIEUX
s'étonner de voir des Vertus orner un tombeau : la modestie ne semble pas
avoir été sa qualité dominante. Il avait appris en Italie que le talent est une
dignité, et que le grand artiste est l'égal des princes. Michel Colombe est
Fig. i6l. — La Prudence, par Michel Colombe.
Tombeau de la cathédrale de Nantes.
encore un artisan du moyen âge, Jean Perréal est déjà un artiste moderne.
C'est lui, on n'en saurait douter, qui imagina de placer quatre Vertus aux
quatre coins du toinbeau de Nantes.
Quant aux Vertus elles-mêmes, elles offrent un curieux mélange de tra-
ditions françaises et de traditions italiennes. La Tempérance avec son horloge
LV VIE HUMAINE. LE VICE ET LA VERTU
3'i9
et son mors est toute française (fig. iGo). La Force, qui arrache le dragon de la
tour, est française par l'attribut, mais italienne par le costume. Elle porte en
elVet le casque à mufle de lion et la cui-
rasse, — particularité que nous n avons
jamais rencontrée chez nous, mais qu on
rencontre en Italie '. La Prudence est
presque tout italienne (fig. iGi) : elle a,
en effet, le miroir à la main et le serpent
à SCS pieds; elle a surtout le double visage,
jeune par devant, vieux par derrière, ce
qui est une marque d'origine '. Quant à la
Justice, sa balance et son épée sont, comme
nous l'avons dit, de l'un et l'autre pays.
A oilà un curieux exemple de ces com-
binaisons qui se faisaient dans la tète des
artistes du xvf siècle.
Le monument de Perréal et de Michel
Colombe fut imité. En France, désormais,
les \ ertus vont être associées aux tom-
beaux. Plusieurs de ces tombeaux, d'ail-
leurs, paraissent être l'œuvre des élèves de
Michel Colombe. Tels sont, par exemple,
le tombeau de François de Bourbon, dont
le Musée de \ endôme conserve les débris,
le tombeau de Pierre de Roncherolle à
Ecouis, qui ne nous est connu que par un
dessin de Millin, le tombeau des Poncher au Louvre, et même, en quelques-
unes de ses parties, le fameux tombeau des cardinaux d'Amboise à la cathédrale
de Rouen (fig. 162).^
1 \olr la Force du Pérugin et celle de Pinturicchio.
" Le compas que la Prudence porte à la main est un attribut français ; le miroir est à la fois un attribut italien
et un attribut français.
•' M. Mtry a montre quels lions unissaient la plupart de ces œuvres à l'atelier de Michel Colombe, loc. cit.,
p. 444 et suiv. Il est évident que la Force, la Tempérance, la Prudence et la Justice du tombeau de Rouen sont
des imitations des ^ crtus de Nantes. Il y aurait d'autres œuvres à citer, qui, malhevireusement, ne nous sont
connues que par les mavivais dessins de Gaignières. Ce sont : le tombeau de Gauvain de Dreux (~ i5o8), à
Saint-Nicolas-de-Loyc en Normandie (la Tempérance a l'horloge, la .lustice le glaive et la balance, la Force arrache
Fig. 1G2. — La Tempérance.
Tombeau des cardinaux d'Amboise.
Cathédrale de Rouen.
35o
L'ART RELIGIEUX
Ces tombeaux, à leur tour, en inspirèrent d'autres. Il me paraît certain que
1 artiste qui décora de quatre Vertus le tombeau de François de Lannoy à Fol-
leville fSomme), et le tombeau du cardinal Hémard à la cathédrale d Amiens,
connaissait les Vertus du tombeau de Rouen: les unes et les autres ont exacte-
tement les mêmes attributs'.
Si l'on étudie avec attention les figures de Vertus sculptées sur tous ces
tombeaux, on y remarquera ce mé-
lange de traditions françaises et de tra-
ditions italiennes cjue nous avons déjà
noté à Nantes. Parfois l'élève repro-
duisait fidèlement l'œuvre du maître.
Les Vertus du tombeau de Vendôme
(vers i52o), autant qu'un très mau-
vais dessin permet d'en juger", étaient
semblables à celles de Michel CoIombe^
Mais, parfois, l'artiste innovait. Au
tombeau d Ecouis, par exemple (entre
i5o3 et i5i8), on voyait, à côté de la
Force qui arrache le dragon de la
tour, la Tempérance debout entre deux
amphores'^, détail qui témoigne claire-
ment d'une influence italienne.
Au tombeau des Poncher (entre
i5i5 et i525), la part de l'Italie était
plus grande encore : les trois Vertus
théologales (dont le tombeau de Nantes n'offrait aucun modèle) étaient presque
le monstre de la lour, la Prudence a le miroir et le compas) Gaignières Pe l f° 91 ; le tombeau de Guy de Roche-
fort (-f- i5o8) et de sa femme (-j- iSog) à Citeaux (La Tempérance a l'horloge, la Justice le glaive et la balance,
la Force arrache le monstre de la tour, la Prudence a le miroir) Gaignières Pe 4 f° 17-
' Le tombeau d'Amiens (i543) est l'œuvre de Laignel (V. Durand, La Calhédrcde d'Amiens, t. II). Les Vertus
de Follevillc sont identiques et ne peuvent sortir que de l'atelier de Laignel. La Prudence offre cette particularité
d'avoir, comme à Rouen, pour attribut le miroir et le compas.
- Cabinet des Estampes. Dessins de Gaignières, t.I, f" 38.
■' Peut-être la Tempérance n'avait-elle pas l'horloge, mais elle devait avoir la bride et le mors.
'' Mï\]m , Antiquités nationales, article Ecouis. Le dessin est non seulement très mauvais, il semble encore infi-
dèle. La Justice, par exemple, tient une balance et un miroir. C'est là une erreur évidente du dessinateur. Ce
miroir devait appartenir à la Prudence, sa voisine, qui n'a, dans le dessin, aucun attribut. Pour ce qvii est de la
Tempérance, le détail des deux amphores est très visible, et le texte de Millin le confirme.
l'ig. i63. — L'Espérance.
Tombeau des Ponclier au Louvre.
LA VIE HUMAINE. LE VICE ET LA VERTU 35i
complètement italiennes'. La Foi, qui existe encore, tient d'une main une
croix, et avait probablement de l'autre un calice. La Charité portait deux
enfants dans ses bras". Quant à l'Espérance, qui subsiste également (fig. i63),
elle joint les mains, et elle serait tout italienne comme ses deux sœurs, 'sans
une particularité où son origine française se révèle. Elle a un long bâton de
pèlermagc, pour signifier sans doute que l'Espérance est le bâton qui soutient
le chrétien pendant le voyage d'ici-bas. Voilà un attribut qui est tout à fait
dans le goût de nos artistes, et je le rencontre justement dans un manuscrit
français qui a été enluminé à Rouen au commencement du xvi" siècle '.
Tous les monuments que nous venons de citer sont des vingt-cinq premières
années du xvi° siècle ; c'est pourquoi leur iconographie est encore française
aux trois quarts. Mais à mesure qu on avance, l'influence de l'Italie devient plus
tyrannique^. Nos plus beaux tombeaux du xvi" siècle ont été exécutés en grande
partie ou imaginés par des Italiens ^
Le tombeau de Louis XII, à Saint-Denis, a été sculpté par les Juste qui
étaient, comme on le sait maintenant, non pas de Tours, mais de Florence ^ Aussi
les quatre Vertus cardinales, qu'on voit assises aux quatre coins du monument,
sont-elles presque complètement italiennes. La Prudence a le serpent et le
miroir, la Justice l'épée et le globe, la Force, drapée dans une peau de lion,
tient entre ses bras une colonne. Seule la Tempérance révèle par son attribut
son origine française : elle porte à la main une horloge. Ce petit détail, et cer-
taines particularités de style très caractéristiques ' tendent à prouver que les
Juste eurent des collaborateurs français. Ces collaborateurs étaient très proba-
blement des élèves de Michel Colombe, qui conservaient, dans la mesure où ils
le pouvaient, les traditions de l'atelier.
' Je ne parle, bien entendu, que des attributs. Le style reste encore à peu près français. Le tombeau des Poncher
est au Louvre.
■^ N^ous ne la connaissons que par un dessin. Voir Gazelle archéologique, l883, p. 169.
'■^ B. N: franc. 225, f" 8. La Foi et l'Espérance se -xcient peintes dans un tableau que porte Raison.
* Le tombeau de Charlotte d'Albret à Lamottc-Feuilly (Indre), commencé quelques années après i5i4 (date de
la mort de Charlotte d'Albrct), avait déjà des Vertus qui semblent avoir été tout italiennes. La Force avait une
colonne. La Tempérance faisait le geste de mêler de l'eau au vin (Revue archéologique, i852-53, t. IX,
Planches^.
^ Dans quelques tombeaux de moindre importance, les Vertus restent encore à peu près fidèles à l'iconographie
française.
'' A. de Montaiglon, Gazette des Beaux-Arls, 1875-76. Le tombeau de Louis XII a été achevé en i53i.
'' Surtout le style des figures agenouillées du roi et de la reine. V. Vitry. Michel Colombe, p. 454.
352 L'ART RELIGIEUX
Trente ans après, quand fut entrepris le tombeau de Henri II, à Saint-
Denis, nos artistes s'étaient tous mis à l'école de l'Italie \ On ne s'étonne donc
pas de voir aux angles du monument quatre \ertus tout italiennes : la Justice a
l'épéê, la Tempérance deux vases, la Prudence un miroir et la Force s'appuie
sur une colonne '. On a pensé, non sans raison, semble-t-il, que Le Primatice avait
donné le plan du tombeau ^ L'iconographie des Vertus ne peut que conlirmer
cette hypothèse.
Les traditions italiennes triomphèrent donc des traditions françaises. Il n'y
a pas lieu de s'en étonner. Les Vertus du manuscrit de Rouen, imaginées
par un bel esprit, n'étaient pas nées viables : simplifiées et allégées d'une partie
de leurs attributs, elles restent encore un peu pédantes ; elles portent la marque
de leur origine. Il a fallu le grand talent et le grand cœur de Michel Colombe
pour les rendre belles une fois. Quand on rencontre, à l'improviste, dans la
cathédrale de Nantes, ces quatre figures du devoir, il est difficile de n'être
pas ému. On peut croire que l'artiste qui les sculpta y vit autre chose qu'un
ingénieux motif. Michel Colombe était alors un vieillard ; il regardait vers le
passé, comme cette grave figure qui s'entrevoit derrière le visage de la Pru-
dence. A soixante-quinze ans, il savait mieux que personne combien il est
difficile d être tempérant, prudent, juste, fort contre soi-même. C'est dans son
expérience, et dans les secrètes réserves de la vie morale, qu'il a trouvé ces
images des Vertus. Les Vertus qu'il a représentées ne sont pas, dirait-on,
malgré leur costume, les vertus fastueuses des grands de ce monde; ce sont
les vertus des gens comme lui, des artisans, des tailleurs de pierre : vertus qui
se pratiquent dans le silence et T obscurité. C'est pourcjuoi il les a conçues
comme des jeunes femmes, douces, modestes, sans éclat. Un autre trait révèle
la sagesse du vieux maître : il a répandu sur leur visage une inaltérable séré-
nité. C'est la leçon que les années ont donnée au vieillard. Il a appris que
ces belles Vertus, quand elles entrent dans l'àme, y apportent la paix. Sans
un effort, la Force arrache le dragon de la tour; tel le héros qui s'est long-
temps combattu et qui est maintenant maître de lui-même. L'homme qui a
conçu cette figure de la Force est quelque chose de mieux qu'un habile artiste,
c'est un sage.
' En i559 ; on y travailla longtemps. M. de GeymûUer a raconté toute l'histoire du monument, die Bauknnst
dcr Renaissance in Frankreich, 2« fascicule, 1902, p. O28 et suiv. 'Noir aussi L. Dimier, Le Primalice.
- Ces attributs mutilés ont été restaurés.
■* De Geymûller, loc. cit.
LA VIE HUMAINE. LE VICE ET LA VERTU
353
V
Si l'Église s'était contentée de montrer aux fidèles les quelques figures de
Vertus que l'orgueil avait associées aux tombeaux, on pourrait l'accuser d'avoir
manqué à sa mission. On va voir qu'elle ne mérite pas ce reproche. Au xv" siècle,
elle enseigne la vertu, en inspirant le dégoût du vice. C'est pourquoi, si
les images des Vertus sont assez rares, celles des Vices, au contraire, sont très
fréquentes. Les sept péchés capitaux furent un des sujets favoris de la peinture
Fig. 164. — L'Espcraiicc avec le Dése^poi^ symbolisé par Judas.
Bréviaire de Charles V. Bibl. nation. latin. loSa.
murale au xv" et au xvi" siècle. Il y eut alors dans toute la France une sorte de
prédication méthodique par l'art ; beaucoup d'églises de campagne proposent
encore aujourd'hui à notre curiosité les singulières figures allégoriques que nous
allons étudier.
Le xnf siècle, qui avait si noblement personnifié les Vertus, n'avait pas cru
devoir personnifier les Vices. A Paris, à Chartres, à Amiens, sous les pieds
des Vertus, une petite scène, dont le sens est généralement clair, représente
les Vices en action \
Le xiv" siècle demeura longtemps fidèle à cette tradition. Les miniatures de
la Somme le Roi, celles du Bréviaire de Charles V, opposent aux figures des
Vertus des scènes bibliques 011 l'on apprend à connaître le vice par ses effets.
Près de l'Espérance, par exemple, Judas pendu à un arbre symbolise le Déses-
1 Voir VArt religieux du xm" siècle en France, p. i36 et suiv.
M A LE. T. II.
ko
354 L'ART RELIGIEUX
poir (fig. i6/i)'; non loin de la Force, Samson endormi auprès de Dalila, qui
lui coupe les cheveux, représente la Faiblesse^.
Cependant l'idée de personnifier les vices ne devait pas tarder à se présen-
ter à l'esprit des artistes; le goût du temps les y invitait. Un des livres les
plus célèbres du xiv" siècle, le Pèlerinage de vie humaine, œuvre de Guillaume
de Deguilleville, présente les vices sous la figure de femmes tantôt séduisantes
et tantôt hideuses : elles s'efforcent, sans y parvenir, de détourner le pèlerin de
la bonne route'. Une particularité mérite d'être notée. Le poète a donné à deux
des Vices qu'il a personnifiés une monture appropriée à leur, caractère. La
(( gloutonie » est montée sur un porc, et la luxure sur un cheval. Pourquoi un
cheval ? Parce que le cheval se couche sur son fumier :
Car là où plus il a ordure
Se couche il de sa nature.
Ces Vices montés sur des animaux symboliques ne sont pas, d'ailleurs, une
nouveauté; l'idée commence à poindre dès le xni° siècle *.
Ce ne fut pourtant qu'à la fin du xiv" siècle que l'art obéit aux suggestions
des poètes.
Toutefois, s'il faut toutdire, il y eut, dès les premières années du xiv" siècle,
une curieuse tentative en ce sens. Dans certains manuscrits illustrés de la
Somme le Roi, les Vertus (non pas les Vices) sont debout sur des animaux \ La
Chasteté a sous les pieds un porc, la Libéralité un chien, symbole d'avarice,
l'Amitié un dragon ou un serpent, symbole de haine. Quant à la Justice, elle a
sous les pieds un renard, parce que, dit le texte, elle va par droite voie, et non
obliquement comme le renard. Qui ne reconnaît là les traditions de la sculpture
monumentale du xnf siècle? Les Vertus foulent aux pieds les Vices, comme au
portail des cathédrales les apôtres foulent aux pieds leurs persécuteurs. Les.
figures de la Somme le Roi perpétuent tout simplement une tradition. Mais ce
qui mérite ici d être remarqué, c'est l'effort pour associer chaque vice à une
forme animale.
1 Bréviaire do Charles V. B. N., latin io52, (° 219. Prèsde Judas on voit Job qui symbolise l'Espérance.
2 F" 238.
^ Le pèlerinage... etc. de Guillaume de Deguilleville, printed for the Roxburghe club, London, iSgS.
* Dans le Tournoiement de l'Antéchrist de Huon de Mcri, Paresse est montée sur un éléphant.
'' Arsenal, nis. n° 63ag.
LA VIE HUMAINE. LE VICE ET LA VERTU
355
Dans les temps antiques, l'animal fut pour l'homme un guide infaillible,
le dépositaire d'une profonde sagesse et des
secrets de l'avenir. Le génie symbolique du
moyen âge vit dans le monde animal une
obscure image du monde moral. L'animal
semble exprimer tous les aspects de la dégra-
dation. Le Roman de Renart est une sorte de
miroir de la nature déchue . Dante ne vit dans
l'animal qu un symbole. Egaré dans la forèl
obscure, à la limite des deux mondes, il ren-
contre une panthère, un lion, une maigre louve;
ce sont les trois vices qui assaillent Ihomme à
ses trois âges : luxure, génie de domination,
avarice. Ces idées n'appartiennent pas en propre
au poète, elles sont, alors, à tous; elles expli-
quent les œuvres d'art que nous allons étudier.
C'est à une date assez voisine, je crois, de i3go, qu'apparaissent pour la
première fois, dans un manuscrit à miniatures
de la Bibliothèque nationale', les Vices per-
sonnifiés chevauchant des animaux symboli-
ques. Ces Vices, au nombre de sept, sont les
sept péchés mortels. Puisque les Vertus avaient
été, depuis peu, réduites à sept, il était naturel
de leur opposer le même nombre de Vices " ;
désormais les artistes ne représenteront que
sept péchés, comme ils ne représentent que
sept Vertus.
Il est nécessaire de décrire brièvement les
miniatures de notre manuscrit.
Fig. i65. — L'Orgueil
Bibl. nation, franc /|00,
L'Orgueil est un roi monté sur un lion, et
Fig. i6(3. — L'Envie.
Bibl. nation, franc, lioo.
' B. N. franc. 4oo. Recueil d'images que les costumes militaires
semblent dater de l'extrême fin du xiv'= siècle. Ce manuscrit a été
connu des PP. Cahier et Martin qui ont publié les figures de Vices dont nous allons parler. Mélanges d'archéoL,
t. II, p. 2 1 et suiv.
^ Les théologiens d'ailleurs parlaient depuis longtemps déjà des sept Péchés capitaux. Dès le xii" siècle, Jean
Beleth avait écrit un traité sur ce sujet. Voir Hisl. littér. de la France, t. XIV, p. 2 19.
356
L'ART RELIGIEUX
Fig. 167. — La Colère.
Bibl. nation, franc, ioo.
portant à la main un aigle (fig. i65)'. L'Envie est un moine monté sur un
chien et portant un épervier (fig. 166). La
Colère est une femme montée sur un sanglier
et portant un coq (fig. 167). La Paresse est
un vilain monté sur un âne et portant un
hiboQ (bubo) (fig. 168). L'Avarice est un mar-
chand monté sur une taupe ou un blaireau
(taxus) et portant une chouette (fig. 169). La
Gourmandise est un jouvenceau monté sur un
loup et portant un milan (fig, 170). La
Luxure est une dame montée sur une chèvre
et portant une colombe (fig. 171).
Ces figures allégoriques ont été imaginées
par un esprit subtil. On remarquera, par
exemple, que chaque vice est mis en rapport
avec une classe de la société, un des deux sexes, un âge de la vie. L'orgueil est
le vice des rois, comme l'avarice est le vice
des marchands, comme l'envie est le vice des
moines, comme l'intempérance est le défaut
de la jeunesse, comme la colère est le défaut
des femmes : l'artiste (ou plutôt celui qui
1 inspirait) était un moraliste ironique. Les
deux animaux qui caractérisent chaque vice
n'ont pu être choisis que par quelque clerc très
au courant de ce qui s'écrivait de son temps.
J'ai trouvé dans la Dieta Salutis,
attribué à saint Bonaventure \
qu'il convient d'attacher, non pas à toutes,
mais à quelques-unes de ces figures d'animaux.
La Dieta Salutis passe en revue les Vices
et les caractérise par des comparaisons fami-
lières. La Colère, par exemple, est semblable au sanglier, car « de même que
ouvrage
la signification
Fig. 168. — La Paresse.
Bibl. nation, franc, ioo.
' Des inscriptions accompagnent les miniatures et nomment les personnages elles animaux.
- Sans raison. Voir S. Bonavent. Opéra omnia, édit. des Franciscains de Quaracchi, t. X, p. 24- Le livre doit
être du xiv"' siècle, hà Dieta Salutis a été souvent imprimée au xv"^ siècle.
Fig. 169. — L'Avarice.
Bibl. nation, franc. 4oo.
LA VIE HUMAINE. LE VICE ET LA VERTU 357
le sanglier furieux donne des coups de boutoir et s'élance sur l'épée, de même
l'homme possédé par la colère frappe aveu-
"lément et tue ». L'Avarice ressemble à la
taupe qui vit dans les sapes ; elle ressemble
aussi à certains oiseaux qui vivent solitaires ' .
La Gourmandise ressemble à l'oiseau de proie,
qui ne veut pas revenir sur la main de son
maître, tant qu'il aperçoit des chairs saignantes.
La Luxure ressemble à l'oiseau voluptueux, a
la colombe. La Paresse peut être symbolisée
par l'àne, non pas que l'âne soit paresseux de
sa nature, mais l'âne aime le chardon; or, le
chardon avec ses piquants est l'image des ten-
tations qui passent dans les rêves de la Paresse
et lui font de temps en temps sentir leur
aiguillon".
En voilà assez pour prouver que nos miniatures ne sont pas l'œuvre du pur
caprice ; leur symbolisme était en grande
partie traditionnel. Ces comparaisons, et d'au-
tres du même genre, se transmettaient dans
l'École \
' Le texte n'est pas très explicite. Il s'agit sans doute des oiseaux
de nuit. C'est ce qui explique pourquoi l'artiste a donné une
chouette comme attribut à l'Avarice.
2 La Dieta Salutis ne parle pas des autres animaux, qui figurent
dans nos miniatures, mais ils s'expliquent presque tous d'eux-
mêmes. Il est tout naturel que le lion et l'aigle, rois des animaux,
symbolisent l'Orgueil. On comprend aussi que la Colère soit carac-
térisée par le coq, la Paresse par le hibou qui dort pendant le jour,
la Gourmandise par le loup, la Luxure par la chèvre ou le bouc.
On s'expliqiie aussi, à la rigueur, que le chien et l'épervier puissent
représenter l'Envie.
^ Il y avait une foule de variantes. Je connais plusieurs ouvrages
du xiv^ siècle où les animaux sont mis en rapport avec les Vices.
Il n'y en a pas deux qui soient parfaitement d'accord. Un manuscrit
du xiv^ siècle, B. N. franc. 19271, f" 218, veut, par exemple, que
le cerf symbolise l'Orgueil et le lièvre l'Avarice. Un autre, B. N.
franc. 6276, î° 29 v", donne le lion à l'Orgueil, le renard à l'Avarice, l'ours à la Paresse, etc. Mêmes incertitudes au
xv« siècle. Dans un petit traité intitulé Articuli fidei, et publié chez Michel Lenoir, à la fin du xy<= siècle, l'Orgueil
est associé au lion, l'Envie au chien, la Colère au loup, la Paresse à l'àne, l'Avarice au chameau, la Gourmandise à
l'ours ou au porc, la Luxure au bouc. Nous sommes loin, on le voit, du symbolisme raisonné et solide du xni^ siècle.
Fig. 170. — La Gourmandise.
Bibl. nation, franc. /ioo.
358
L'ART RELIGIEUX
Fi?
La Lvixurc
Bibl. nation, franc, ^loo.
Le manuscrit français 4oo de la Bibliothèque nationale est aujourd'hui la plus
ancienne œuvre d'art consacrée aux sept péchés
capitaux. Il y en eut sans doute d'antérieures;
toutefois, il me paraît certain que c'est à peu
près à cette éj)oque (dernière partie du
xiv" siècle) que les Vices personnifiés apparu-
rent dans l'art. L'inventaire de Charles V parle
d'une tapisserie représentant « les sept péchés
mortels » : c'est la plus ancienne mention que
j'aie rencontrée de ce sujet'. En 1896, im
autre inventaire signale une tapisserie analo-
gue"; d'autre part, on joua à Tours, en 1890,
une moralité Des Sept Vertus et des Sept Péchés
mortels\ où les Vices étaient évidemment per-
sonnifiés.
On voit donc que c'est de 1860 à 1890 que
limagination des poètes et des artistes travailla
sur le luotif des sept Péchés capitaux et lui
donna sa forme. S il en est ainsi, le manus-
crit de la Bibliothèque nationale, auquel nous
assignons uae date voisine de 1890, nous fait
remonter presque aux origines du thème.
Toutes les œuvres que nous allons rencon-
trer offrent plus ou moins de ressemblance aA^ec
les miniatures de notre manuscrit (franc. 4oo).
Elles n'en dérivent pas évidemment, mais elles
se rattachent à une tradition très analogue à
celle que représente le manuscrit.
Je ne connais rien de plus ancien, en ce
genre, que les peintures murales de la petite
église de Roussines dans l'Indre. A en juger
par les costumes que portent les personnages, l'œuvre est contemporaine de
Gravure du Livre des bonnes mœurs, 1/187.
' Guiffrey, Hist. de la tapisserie en France, p. 22.
2 Ibid., p. 25.
" Petit de JuUeville, Répertoire du théâtre comique au moyen âge, p. Sa^.
LA VIE HUMAINE. LE VICE ET LA VERTU
359
Charles VII. Tout ce qu'on en peut voir est à peu près conforme aux minia-
tures du manuscrit 4 00 : l'Orgueil est monté sur un lion, l'Envie
sur un chien qui tient un os, la Paresse sur un âne, la Gourmandise
sur un loup', la Luxure sur une chèvre. L'œuvre, comme d'ail-
leurs toutes celles que nous allons énumérer, est simplifiée. Les
personnages ne portent plus d'oiseau symbolique sur leur poing
et les conditions sociales ne semblent pas mises systématiquement
en rapport avec les Vices.
L'église de Roussines nous offre le premier exemple du thème
des Péchés capitaux dans la peinture murale ; il sera bientôt
adopté dans toutes les parties de la France. C'est toujours dans
de modestes églises de villages qu'on le rencontre : il est évident
que le clergé voulait frapper par ces images des âmes simples
Le paysan connaissait bien les défauts de son âne, de son bouc,
de son porc et de son chien. Le peintre parlait sa langue : ces
fresques rustiques ressemblaient aux contes de la veillée et aux
proverbes. Au lieu de dire à un auditoire de laboureurs et de
vignerons : « La nature est mauvaise, il ne faut pas la suivre;
tous les progrès moraux sont une victoire remportée sur la
nature», — le prédicateur disait en montrant les images
peintes sur le mur : « Ne ressemble pas à ton âne qui ne marche
qu à coups de bâton, ne sois pas comme ton chien qui grogne
quand il voit un os dans la gueule d un autre chien. » Pou-
vait-on mieux dire? Et pour que la leçon fût plus efficace,
le peintre avait réuni les sept péchés par une chaîne, et un
m
V^àMà
diable les entraînait avec leur monture vers la gueule béante de
Fig. 173. — La
Foi foulant
aux pieds Ma-
homet, l'Espé-
rance foulant
aux pieds
Judas.
Heures
de Simon Vostre.
l'Enfer l
Ne soyons donc pas trop sévères pour ces figures naïves, et
reconnaissons que dans une église de campagne elles étaient k
leur place.
On rencontre les Vices et leur monture dans l'église de La
Pommeraie-sur-Sèvre (Vendée) , k Ghampniers près Civrai (Vienne), k Chemillé
(Maine-et-Loire), k Pervillac (Tarn-et-Garonne), et dans plusieurs pauvres églises
* Ou peut-être un renard.
2 II n'en est pas ainsi à Roussines, mais, partout ailleurs, c'est la formule adoptée.
3Go
L'ART RELIGIEUX
des Hautes-Alpes*. Il est probable qu'une foule d'autres églises rustiques reçu-
rent une décoration analogue. La diffusion de ce motif dans toute
les parties de la France laisse deviner un véritable système : on
peut supposer que le badigeon cache encore aujourd'hui beau-
coup de fresques analogues.
Les variantes assez nombreuses que présentent ces œuvres
offrent peu d'intérêt et méritent à peine d'être signalées. La
Colère, par exemple, au lieu d'être montée sur un sanglier, est
souvent montée sur un léopard^, parfois sur un ours^; l'Avarice
a souvent pour monture un singe ^; le porc est parfois associé à
la Gourmandise", et parfois à la Luxure ^ On rencontre une fois
la Gourmandise montée sur un ours et la Luxure sur un singe \
Il ne faut pas chercher là des j)ensées profondes : ce sont ou des
fantaisies ou des erreurs de l'artiste. Quoi qu'il en soit, on voit
que les traditions symboliques n'avaient pas, au xv^et au xvf siècle,
la rigueur qu'elles avaient au xin\
Pendant que le clergé faisait peindre ces allégories ésopiques
dans les églises de village, les artistes des villes avaient une autre
façon de représenter les Vices. Ils leur donnaient la figure d'un
homme célèbre de l'histoire : l'Injustice, par exemple était Néron
et la lâcheté Holopherne; mais, conformément à la vieille tradi-
tion, ils mettaient tous ces héros dérisoires sous les pieds des
Vertus. Un pareil symbolisme ne pouvait être compris c[ue des
lettrés et ne s'adressait qu'à eux.
L'idée de faire de quelques hommes fameux l'incarnation du
Vice paraît être d'origine italienne. M. J. von Schlosser a signalé
Fig. 174. — La
Justice foulant
aux pieds Né-
ron. La Force
foulant aux
j^ieds Holo-
pherne.
Heures
de Simon Yostre.
' Névaches, Largentière, Vigneaux, Orrcs (fresques presque détruites), et Notre-Dame-du-
Bourg à Digne. Ces fresques ont été décrites par M. Roman (Mémoires de la Société des anliq.
de France, t. XLI, p. 22). Ces fresques, comme les précédentes, sont de la fin du xv" ou du
commencement du xvi° siècle. On trouve aussi ce motif dans des livres imprimés : Par exemple
dans le Livre des bonnes mœurs de Jacques le Grant imprimé par Caillant en 1487 (fig. 172J.
- La Pommeraie, Névaches, Digne, Largentière, Vigneaux.
3 Gravures du Château de labour, imprimé par Simon Vostre.
* Églises dès Hautes-Alpes, Château de labour, Incunables publiés par Caillaut : Eraditorium penitentiale et le
Livre des bonnes mœurs de Jacques le Grant.
■^ La Pommeraie, Chemillé, miniatures du Musée de Cluny, Eruditorium penitentiale.
•■ Névaches, Digne.
■î B. N. franc. 5o, f° 26.
LA VIE IIU.MAl>fE. LE AICE ET LV ^ERTU 36t
deux manuscrits du xiv*" siècle, tous les deux italiens, où l'on voit les \ertus
foulant aux pieds hérétiques, philosophes, tyrans'. La Justice a sous ses pieds
Néron, la Force Ilolopherne, la Tempérance Epicure, la Prudence Sardana-
pale, la Charité Hérode, l'Espérance Judas, la Foi Arius. Il y a plusieurs autres
manuscrits semblables. Deux sont en France : l'un à la Bibliothèque natio-
nale", l'autre au musée Condé à Chantilly^ ; leur origine italienne
ne saurait être douteuse.
Les plus anciens semblent avoir été enluminés avant le milieu
du xiv'" siècle \ Cette sorte d'Encyclopédie des Vertus (et des Arts
libéraux) ne passa pas inaperçue en Italie. L'artiste qui peignit
la chapelle de Saint-Augustin dans l'église des Eremitani de
Padoue", et celui qui peignit la chapelle des Espagnols à Florence,
l'avaient sous les yeux. C'est de là que viennent ces belles ligures
de Sciences et de Vertus cjui ont à leurs pieds un homme célèbre
de l'antiquité.
La France fît bon accueil k des idées que l'Italie lui avait
empruntées en grande partie. Nous venons de dire que, dans la
Somme le Roi, on voit sous les figures des Vertus, non pas seule-
ment un homme célèbre symbolisant le Vice, mais une scène où
l'homme célèbre joue son rôle. Sous la Tempérance, par exemple,
on voit Holopherne égorgé par Judith ; l'idée est la même^ La
forme abrégée que nous présentait l'Italie séduisit-elle nos artistes
dès le xiv° siècle ? On peut le supposer, bien que les preuves
formelles fassent défaut ' ; les monuments que nous rencontrons tout d'un coup
à la fin du xv° siècle ne sauraient être des cas de génération spontanée et
témoignent d'une ancienne tradition.
C'est dans les Heures de Simon Vostre que se présentent pour la première
' lahrbuck der kunsthistorlschen Sammluiiijen des allerhôclislen Kaiscrhauses, 1896, p. i3 et suiv.
- B. N. itaL 112. Les noms des personnages foulés aux pieds ont été oubliés.
•^ Le manuscrit de Chantillv a été publié, décrit et commenté par M. Dorez. ^ oir L. Dorez, La Canzonc délie
Virlii e délie Scieiizc di Barloloineodi Bartolo da Bologna, Bcrgamo, igod-
* Le manuscrit de Chantilly doit être placé vers i355, L. Dorez, loc. cil.
" Ces fresques ont disparu; nous les connaissons par une ancienne description.
^ Dans le manuscrit de Chantilly on voit, comme dans la Somme le Roi, Judith égorgeant Holopherne.
' Voici cependantquelque chose qui ressemble fort à la preuve que nous cherchons. Il se pourrait que ce fût cette
preuve elle-même. On lit dans les comptes de Philippe le Hardi, duc de Bourgogne, à la date de iSgÔ : « Une
tapisserie aux imaiges des sept Vertus et des sept Vices et soubz les dictes yniaiges audit tapiz sont plusieurs empe-
>i v L E . — ï . 1 1 . 46
Vh
(70. — La
Tempérance
foulant au\.
pieds Tar-
quin.
Heures
do Simon ^ ostre
3(32 L'ART UELIGIEUX
fois, chez nous, les Vertus foulant aux pieds leurs plus célèbres ennemis. La
Foi a sous ses pieds Mahomet, l'Espérance Judas, la Charité Hérode, la Pru-
dence Sardanapale, la Tempérance ïarquin\ la Justice Néron, la Force Holo-
pherne ( fig. 173, 17/1, 175). On voit que deux noms seulement, Mahomet et
ïarcjuin, diffèrent de ceux qu on rencontre dans les manuscrits italiens. La
filiation paraît donc évidente et suppose de nombreux intermédiaires.
Il est possi])le que nos livres d'Heures, si répandus alors, aient contribué
à accréditer ce motif au xvi" siècle. On le retrouve dans deux chefs-d'œuvre
flamands. Le magnifique tombeau de bronze que le cardinal Erard de Lamarck,
évêque de Liège, avait fait commencer de son vivant dans sa cathédrale (i535)
montrait des Vertus foulant aux pieds leurs persécuteurs. Le monument a dis-
paru, mais une description nous donne les noms des personnages associés k
chaque Vertu. Ce sont ceux que nous avons rencontrés dans les Heures de
Simon Vostre : la Tempérance avait sous ses pieds Tarquin, la Foi Mahomet,
la Charité Hérode, etc.
Une des fameuses tapisseries de Bruxelles qui ornent aujourd'hui le palais
de Madrid nous offre le môme sujet (fig. 180). Autour de la Justice les Vertus
sont assises sur des trônes, et elles ont, comme marchepied, Judas et Mahomet,
Hérode et Néron.
VI
De telles images célébraient la Victoire de la Vertu sur le Vice. Mais cette
victoire était-elle si facile .^^ Avant de triompher, ne fallait-il pas livrer de rudes
combats.î^ Assurément ; et c'est la grande vérité que ne cesse de nous ensei-
gner la littérature morale du xiY et du xv' siècle.
Telle est l'idée maîtresse, et même l'unique idée, du poème de Guillaume
de Deguilleville. Son pèlerin, qui est IHomme, s'avance à travers la vie, et
il rencontre les Vices les uns après les autres sur son chemin. La jeunesse a
les siens et l'âge mûr et la vieillesse; chaque fois il faut lutter, chaque fois il
reurs, rois et austres personnages demonstrant l'exemple de rcxposicion d'icelles jmaiges. » Guiffrey, Hist. génér.
de la Tapisserie, Tapisserie française, p. 24. Cette tapisserie fut achetée, il est vrai, à deux marchands génois, mais
ces marchands habitaient Paris et l'inventaire dit que la tapisserie était en fils d'Arras.
Ml y a eu une substitution de nom. La Tempérance cjui a sous ses pieds Tarquin (fig. 176) est évidemment
la Prudence comme le ijrouvcut sus attributs. Le cercueil a été remplacé par une tète de mort.
L\ VIE MUMÂINE. LE VICE ET LA VERTU 363
faut vaincre. Belle idée et d'une vérité éternelle. Avec une imagination plus
forte, Guillaume de Deguilleville eût été notre Dante', car, lui aussi, il a
avec son pèlerin traversé les trois mondes.
Le prodigieux succès de son livre en France et k l'étranger' contribua, je
pense, à remettre en honneur la vieille Psychomachie, l'antique bataille dos
Vices et des Vertus. D'ailleurs, une pareille idée pouvait-elle se laisser oublier?
La lutte quotidienne contre la nature, n'est-ce pas l?i le fond même de l'ensei-
gnement chrétien? Au xv" siècle, dans un tàge voué à l'allégorie, la Psycho-
machie reparaît partout. On la trouve au sermon^ : on la trouve au théâtre.
Dans la Moralité de l Homme pécheur'', 1 homme est placé entre les Vices et les
Vertus : il est le prix de la bataille qu'ils se livrent. Dans la Moralité de f Homme
juste et de l'Homme momlain ^ on assiste de même à une véritable Psychoma-
chie.
On rencontre cette bataille des Vices et des Vertus dans les livres où ou
l'attendrait le moins. Il y a un aimable petit poème de Gringore qui s appelle
le CJiâfeau de labour (labeur) \ C'est l'histoire d'un jeune homme marié depuis
peu : il est au lit, « couché au plus près de sa femme » qui dort d'un profond
sommeil; quant à lui il pense. Il pense que sa femme est jeune, quelle aime
le plaisir et qu'il est pauvre ; l'avenir lui paraît sombre. Et voici d étranges
figures qui entourent son lit : Nécessité, Souci, Désespérance, tout le cortège
des tristes pensées de la nuit. Heureusement, vers le matin, une douce figure
vient s'asseoir à son chevet, c'est Raison : « Homme de peu de foi, lui dit-elle,
de quoi as-tu peur ?
Crains Dieu et entretiens sa loy,
Et je te promets, par ma foy,
Que tu n'auras que trop de bien.
(( Tu n'as jDas d'autres ennemis quêtes vices. Lutte avec courage contre les
1 II en fut presque le contemporain. Il composa ses poèmes de i33o à i335.
2 On sait que le fameux Voyage du Pèlerin do John Bunyam, le plus populaire de tous les livres, après la Bible,
chez les Anglo-Saxons, n'est qu'une imitation du Pèlerinage de Guillaume de Deguilleville.
^ Sermons de Bernard de Lutzembourg : Sermones de symboUca colhiclalionc septem Vilioriim et ] irUHum, imprimés
au xvi'^ siècle.
'' Jouée à Tours, imprimée par Vérard en i^8r, in-f°, puis par Le Petit Laurcns et par la veuve Treperel.
=■ Imprimée par Vérard, Paris, i5o8.
'' Imprimé par ^ érard on i499 (à îa Mazarine).
,•^6',
L'ARÏ RELIGIEUX
sept péchés capitaux, sans craindre leur lance et leur écu. » Et Raison lui
décrit longuement la rude Psycliomachie oi^i il devra vaincre.
Le jeune homme se lève consolé. Il va tout droit chez le forgeron « au châ-
teau de labour », où il travaille vaillamment toute la journée: le soir, quand
il rentre, il trouve la table mise, « du pain, du potage, un peu de vin et de
pitance »,
Ma femme, après, la nappe ôta.
Et pour prendre après, son déduit
Sur mon épaule s'acouta.
Tout lui rit mamtenant dans la petite maison, et il lappelle « la maison
de repos ».
On voit avec quelle force le souvenir de la Psychomachie s'imposait aux
Fig. 17(1. — LiiUe d'Humilité contre Orgueil, de Largesse contre Avarice,
(iravuie du Chdtfuii de Labour (1/199).
imagmalions : il ne faut donc pas s'étonner si ce Aneux sujet, que le xin'' siècle
avait dédaigné, reparaît dans l'art.
La Psychomachie illustre quelques livres imprimés par Simon Vostre et
notamment le Clmteau de labour (fig. 176 a 179). Les Vertus sont montées sur
des chevaux de combat : elles ont le bouclier au bras, la lance au poing. Quant
aux Vices, ils affrontent la bataille juchés sur leur monture accoutumée. L'Or-
gueil est sur un lion, l'Avarice sur un singe, la Luxure sur une chèvre, lEnvie
sur un chien, la Gourmandise (Gloutonie) sur un porc, la Colère (Ire) sur
un ours, et la Paresse sur un âne. L'artiste était donc jjarfaitement au courant
de nos anciennes traditions \ et son œuvre est conforme, presque de tout
ponit, aux miniatures du manuscrit français /loo, enluminé un siècle auparavant.
1 II n'y a dérogé qu'en donnant à la Colère comme monture un ours au lieu d'un sanglier.
LA VIE HUMAINE. LE VICE ET LA VERTU
365
Un manuscrit du Musée de Cluny, peint au xvi" siècle pour Louise de
Savoie, nous offre aussi les épisodes d'une bataille des Vices' et des Vertus.
Mais, ici, l'allégorie est encore plus riche : au lieu d'être montées sur des che-
vaux, les Vertus sont, elles aussi, montées sur des animaux symboliques.
L'Humilité qui est sur un agneau attaque lOrgueil qui est sur un lion ; la
Libéralité montée sur un coq attaque l'Avarice montée sur vui singe ; la Pa-
tience montée sur un bœuf renverse la Colère montée sur un sanglier ; la
Sobriété montée sur un àne frappe de sa lance la Gourmandise montée sur un
porc ; la Chasteté debout sur une colombe est opposée à la Luxure qui est sur
Fig. 177. — Lutte de Chasteté contre Luxure, de Charité conlre Envie.
Gravure du Chùiean de Labour (i/igg).
un bouc ; enfin la Charité à cheval triomphe de l'Envie qui chevauche un
chien". Les montures des Vices sont, on le voit, celles que leur donne la tra-
dition ; quant aux animaux que l'artiste a associés aux Vertus, on en trouve-
rait plus d un sur l'écusson de nos Vertus du xiii" siècle.
C'est dans les ateliers de haute lisse que le motif de la Psychomachie ren-
contra le plus de faveur. On peut voir au Musée du Vatican, au palais de Ma-
drid et dans des collections jiarticulières, des tapisseries flamandes consacrées à
la bataille des Vices et des Vertus; mais, on s aperçoit, au premier coup d'oeil,
que ces œuvres ne relèvent pas de la tradition française. Les combattants ont
des montures que nous n'avons encore jamais rencontrées : la licorne, le dra-
gon, le dromadaire, le cerf, le chamois. D'autres animaux symboliques, qui
nous sont tout aussi nouveaux, paons, chauves-souris, serpents, sirènes, ornent
les casques et les boucliers.
' Ce sont des feuillets détachés.
- Il manque le feuillet où était représentée Diligence opposée à Paresse.
366
L'ART RELIGIEUX
Ce riche Jjestiairc composite, où la fable enrichit la nature, est le bestiaire
allemand. La Flandre, qui est au seuil du monde germanique, a suivi cette fois
les leçons de l'Allemagne.
En i/iy/h parut à Augsbourg un livre intitulé : Biich von den sieben Tod-
stinden iind den sieben Tugenden. Des gravures sur bois représentent les Vertus et
les Vices montés sur des animaux : on dirait des chevaliers s'apprêtant à entrer
en champ clos. Chacun des champions a un bouclier armorié, et, près de lui,
un casque orné d'un haut cimier symbolique, comme les aimait la féodalité allc-
Fig. 178. — LuUc de Sobriété contre Gloutonie, do Patience contre Ire.
Gravure du ChdU'fni de Labour (d^gg).
mande. C était une chose étrange, dans les tournois, dans les batailles, de voir
au-dessus des têtes ondoyer cette foret enchantée.
Le livre eut tant de succès qu'en huit ans il en parut trois éditions\ Tel
est l'original dont s inspiraient les artistes qui composèrent les cartons des
tapisseries de Bruxelles ou d'Arras. Ils en usèrent parfois avec une certaine
liberté ; ils semblent même avoir connu tel autre ouvrage allemand, comme
les Sermons de Lutzembourg'^; néanmoins le livre d' Augsbourg resta leur source
principale .
Voici, par exemple, au milieu d'une de ces tapisseries\ un chevalier monté
sur un dromadaire. Son écu est timbré d'un aigle, et son casque a un paon pour
cimier. Est-ce un Vice? Est-ce une Vertu? Il suffit d'ouvrir le livre d' Augsbourg
pour apprendre que le comibattant qui a pour monture le dromadaire, et pour
emblèmes héraldiques l'aigle et le paon, n'est autre que l'Orgueil. Dans la même
' En 1474, 1479, i483. Voir Muther, die deutsche Biwhillusti'atinn, t. L p. 38.
- Cités plus haut.
' Collection du baron Erlanger, tapisserie reproduite par E. Muntz, La Tapisserie.
LA. VIE HUMAINE. LE VICE ET LA VERTU
367
tapisserie nous reconnaîtrons sans peine l'Envie montée sur un Dragon', la Chas-
teté montée sur une licorne, la Tempérance montée sur un cerf ^
De telles œuvres, quoique différentes des nôtres, prouvent que le thème de
la Psychomachie fut répandu dans presque toute l'Europe chrétienne '.
VII
L'enseinhle le plus magnifique que les Vertus et les Vices aient inspiré est
une suite de tapisseries flamandes, qui ornent aujourd'hui le palais de Madrid \
J'en parle ici, parce que l'œuvre, par son
inspiration et son iconographie, est à moitié
française ; j'en parlerai d ailleurs briève-
ment, car la seule description de ces mer-
veilles demanderait un volume. Chacune
de ces tentures est un monde : riches archi-
tectures, bannières et étendards, hérauts
d'armes et chevaliers, figures allégoriques,
dieux de la fable, femmes illustres, philo-
sophes, conquérants, tout le rêve et toute l'histoire, fondus, mêlés, réconciliés
par un poète épris de la grandeur et de la beauté. Autour de la Justice, assise
sur son trône, se groupent les grands hommes qui Ihonorèrent, tandis qu'au
fond s'aperçoivent les antiques criminels, les révoltés fameux que le ciel foudroya.
La Prudence a son cortège de Sages, la Foi son cortège de Vertus (fig. 180).
Le lettré qui ordonna les divers épisodes de cette Légende des Siècles
était un poète très érudit et très éclectique. Il connaissait, il aimait F Anti-
quité, mais il n'était pas persuadé que ses héros fussent plus grands que nos
Fig. 179. — Liillc de Diligence conlre Paresse.
Ciravure du Château de Labour (i/iyg)
' Dans la tapisserie du A atican, l'Envie est montée sur un sanglier, mais elle a un dragon sur son bouclier el
sur son armure une chauve-souris, comme le veut le livre d'Augsbourg.
- Certains animaux sont difficiles à identifier et ne ressemblent à rien de connu. JMais, dansle livre d'Augsbourg,
il y a aussi des anirriaux fabuleux que l'artiste ne devait savoir comment représenter, par exemple, l'Onix, monture
de l'Avarice, et l'Orasius, monture de la Charité, sans parler du Monocastes et du Koredulus.
3 II faut voir aussi les gravures d'Aldegrever et celles de Pencz. Plusieurs des animaux qu'ils donnent comme
attributs aux Vices remontent au livre d'Augsbourg.
■^ Les onze tapisseries que nous avons en vue (photographiées par Laurent à Madrid) sont évidemment contem-
poraines et forment un tout. C'est la même pensée, riche, subtile, savante, qu'on retrouve partout. Ces tapisseries
sont (le l'atelier Je Bruxelles.
368 L'ART RELIGIEUX
chevaliers. Il était plein de \irgile et d Ovide, mais il ne dédaignait pas Alain
de Lille.
C'est à Alain de Lille, en efl'et, comme je m en suis aperçu, qu il a emprunté
ridée première de ses plus ingénieuses compositions.
On sait que ce moine du xn" siècle a raconté, dans ï Anticlaudiamis , l'auda-
cieu-v voyage que tenta la Prudence humaine pour atteindre jusqu'au parvis de
la Sagesse divine. Ses vers latins sont si harmonieux, parfois si exquis, qu'on
s explique leur long succès '.
L'auteur du libretto des tapisseries l'a souvent suivi d'assez près. Il nous
montre d'abord les Arts libéraux, les sept Muses du ïrivium et du Quadri-
vium, travaillant au char de la Prudence. Les uns l'ont le timon, les autres les
roues, pendant que la Raison amène l'attelage du char. Ce sont cinq chevaux
qui s'appellent \'ue, Ouïe, Goût, Tact, Odorat, et qui sont les cinq sens.
Une seconde tenture est consacrée au voyage. Prudence, montée sur le
char, s'abandonne à Raison qui prend les rênes et lance audacieusement les
cinq chevaux dans le ciel". Elle arrive ainsi jusqu'au temple de la Sagesse divine
assise entre les signes du zodiaque. Qu'apprend-elle dans le sanctuaire? Pvien
moins que le secret du bonheur. Pour être heureux, enseigne la Sagesse infail-
lible, il faut dompter les instincts de la nature; Ihomme qui a pour alliées la
Force d âme et la Tempérance est plus grand que le sort : il peut enchahier
la Fortune. Telle est l'allégorie que représente le milieu de la tapisserie : la
Force et la Tempérance tiennent la Fortune prisonnière, tandis qu'un philo-
sophe fouette un satyre ^
Nous voici revenus sur la terre : nous sommes dans le Temple de la Fortune.
Il est tel qu'Alain de Lille le décrit, assis sur un rocher, qu'entoure « le fleuve
d'adversité ». Nombreux sOnt les infortunés qui luttent contre le courant et
essaient d'atteindre la rive\ La Fortune s'en joue; assise devant sa roue, elle
change d'un coup de pouce l'équilibre du m.onde.
' Alain de Lille a iaspiré la seconde partie du Roman de la Rose, tirée de son De Plaiictu nalurx. Dante l'a
également imité. Quand les écrivains du moyen âge seront mis à leur vraie place, Alain de Lille apparaîtra comme
un des plus remarquables.
- On remarquera que les noms des chevaux sont écrits en français dans les tapisseries, ainsi que le nom de la
Raison.
"^ Cette seconde partie n'est pas d'Alain de Lille, elle appartient, semble-t-il, à l'auteur du libretto. Cet auteur
anonyme a eu encore d'autres idées très ingénieuses. Ainsi, tandis que d'un côté de la Sagesse Divine on voit Pru-
dence et Raison montées sur leur char, on aperçoit, de l'autre, Prométhéc dérobant le feu du ciel. Cela veut dire,
sans doute, qu'il y a deux voies pour découvrir la vérité : la recherche méthodique et l'inspiration.
L ordonnateur des tapisseries a mis dans le ileuvc des personnages mythologiques ou des héros de l'antiquité.
LA VIE HUMAINE. LE VICE ET LA VERTU 869
Alain de Lille clôt son poème par une Psychomachie, longue bataille qui se
termine par le triomphe des Vertus. Deux tentures nous montrent pareillement
les Vices aux prises avec les Vertus ou avec des grands hommes, et les Vertus vic-
torieuses accueillant les grands hommes dans le ciel.
Si notre auteur s'inspire d'Alain de Lille il ne l'imite pas servilement et
l'enrichit, chemin faisant, de mille inventions nouvelles. D'ailleurs il ne lui doit
pas tout : il a emprunté, par exemple, à Pétrarque l'idée du Triomphe de la
Renommée, qui fait le sujet d'une autre des tentures de Madrid. En revanche,
il semble n'avoir emprunté à personne le sujet des autres tapisseries ; celles
oi^i il a célébré les hautes vertus royales, Honneur, Justice, Foi, paraissent
bien à lui.
Or, si on analyse avec attention ces œuvres extraordinaires, on y retrouve
le tour d'esprit, l'imagination, et, si l'on peut dire, l'art poétique des grands
Rhétoriqueurs.
Voici, par exemple, comment Jean Molinet, dans son Throsne d'honneur, nous
peint la Justice. Nous sommes bien loin de ce monde, plus haut que les pla-
nètes, au cinquième ciel : « Là était dans une très riche chaire d'or... Justice
que Honneur avait assise en grande majesté au milieu des cieulx, comme le soleil
entre planètes, pour enluminer toute la cour célestielle et avoir recours à sa
tranchante et reflamboyante espée ; et à sa dextre avait assis en triumphe impé-
rial le grand roy Charles. » Ne croirait-on pas lire la description de la tapisse-
rie de Madrid consacrée à la Justice? Le grand roi Charles, il est vrai, n'y est
pas, mais il y a David, des héros et des héroïnes bibliques.
Mais c'est avec les inventions de Jean Lemaire de Belges que les tapisseries
de Madrid olFrent le plus de ressemblance. Dans son Temple d'Honneur et de
Vertu, il conduit la duchesse de Bourbon, qu'il appelle Aurora, jusqu'au seuil
d'un merveilleux édifice. Six Vertus en décorent la façade. « Et estoient assises
sur fermes embassements d'albâtre en sièges de porphyre et couvertes de paveil-
lons de cristal semés d'estoiles. » Elles ressemblent à des statues « exquises et
précieuses », et cependant elles vivent, elles respirent, et il sort de sages paroles
de (( leurs bouches corallines ». — C'est ainsi que dans la tapisserie de la Foi,
les Vertus trônent au front d'un palais de marbre et sont à la fois des femmes
et des statues (fig. 180).
Dans la tapisserie de l'Honneur, l'analogie est plus frappante encore
Lemaire de Belges, en effet, introduit Aurora dans le Temple. C'est le Temple
370 L'ART RELIGIEUX
d'Honneur qu'habitent les héros. Dans le sanctuaire, Honneur est assis « sur un
trône déifique », et tout autour sont rangés les grands capitaines de tous les
pays et de tous les temps: David, Josué, Hector, Gathon, Gédéon, Scipion, Fa-
brice, Camille, Judas Machabée, Octavian Auguste, Titus, Trajan, Antonin le
pieux, Constantin, Théodose, Charlemagne, Othon. Les princes de la maison
de France ont leur place près de ces hommes illustres ; transfigurés par la
mort, saint Louis, Charles VH, Charles VHI, Philippe de Bourgogne, Jean de
Bourbon, Robert comte de Clermont, sont devenus « de sublimes esprits ». Des
femmes illustres aussi, Marguerite de Provence, et tant d'autres, sont assises
parmi ces héros.
Ne dirait-on pas le programme même de la tapisserie de Madrid? Voici
Honneur assis sous un dais au milieu du temple ; deux anges posent une cou-
ronne impériale sur son front. Autour de lui, s'étagent trois rangées de trônes
qu'occupent les grands hommes et les femmes illustres de 1 histoire. On déchiffre
çà et là un nom: Octave, saint Louis'.
La ressemblance est, il faut l'avouer, singulière; si smguhère même que je
me suis demandé si le lettré qui a donné le programme de ces tapisseries ne
serait pas Jean Lemaire de Belges lui-même. Les dates concordent parfaitement.
Les cartons de tentures de Madrid n'ont pu être composés que dans les pre-
mières années du xvi" siècle; le style de l'architecture, les costumes, le carac-
tère du dessin ne permettent de les placer ni plus tôt ni plus tard". L'œuvre a
donc été conçue au moment où la poésie de Jean Lemaire brillait de tout son
éclat ^ .
Est-ce lui qui fut choisi pour donner au peintre le plan de son travail ? Je
le croirais d'autant plus volontiers que Jean Lemaire aimait à diriger les artistes
et s'était fait nommer par Marguerite d Autriche « contrôleur des bâtiments de
Brou ». Son génie devait paraître très propre à inspirer les décorateurs, car les
tapisseries de la cathédrale de Beauvais, qui représentent les rois fabuleux de
la Gaule, ont été faites d'après un de ses livres \ Une des tentures de
' Certains détails appartiennent à l'ordonnateur des tapisseries. Ainsi on voit, en dehors du temple, de faux
grands hommes qui essaient d'y entrer par force : Holopherne, Tarquin, Julien l'Apostat, etc.
^ Il est tout à fait impossible que ces tentures aient été exécutées avant 1^96 comme l'avance F. Riano, Report
hy senor Juan F. Riano on a collection of photorjraphs from tapestries of Madrid, London, 1875. Le document qu'il
cite ne saurait s'appliquer à cette série.
^ C'est de l5o7 à i5i3 que Jean Lemaire brille à la cour de Marguerite d'Autriche.
* Illustrations de la Gaule et suvjularités de Troie. Comme personne n'a encore remarqué cela, il ne sera pas inutile
de donner la preuve de ce que j'avance ici. Les tapisseries de Beauvais ont été reproduites par Jubinal (^Anciennes
Q-,
Cl,
H
372 L'ART RELIGIEUX
Madrid^ offre un détail qui mérite d'attirer l'attention. On voit, à la place d'hon-
neur, un personnage assis à sa table de travail au milieu de ses in-folios ; son
manuscrit est ouvert devant lui, et, la plume levée, il attend l'inspiration. Au-
dessus de sa tête on lit en grosses lettres, Author (l'Auteur). Quel est ce grand
homme ? Ce n'est assurément pas le peintre, comme on le répète encore à
Madrid', mais bien le poète qui a tout ordonné. Il a fallu, pour qu'on lui fît
cet honneur, qu'il fût l'écrivain le plus célèbre de son pays. Il l'était tellement
qu'on ne l'a pas nommé : on pensait sans doute que la postérité saurait bien le
reconnaître. Or, je ne vois parmi les écrivains de la cour de Marguerite
d'Autriche que Jean Lemaire de Belges qui ait pu exciter une telle admiration.
Quel que soit l'auteur des tapisseries de Madrid, elles sont le chef-d'œuvre
de l'école des grands Rhétoriqueurs\ Je dois avouer que je n'ai pas trouvé ces
écrivains aussi médiocres que je m'y attendais. Georges Chastellain, déjà, mais
surtout Molinet et Jean Lemaire de Belges, ont eu plus d'une fois le sentiment
de la beauté. Ils aspirent de toute leur force à cette beauté qu'ils commencent à
entrevoir dans les ouvrages des anciens. Ils aiment les beaux mythes, l'histoire
tapisseries historiées, Paris, iSSB^i, mais il n'en a pas vu la source et il les donne dans un ordre qui n'est pas le
véritable. i° La première, qui est aujourd'hui perdue, était consacrée à Samothès écrivant les lettres de l'alphabet.
Or si on se reporte aux Illustrations de Jean Lemaire, Livre I, chap. x, on voit que Samothès, petit-fils de Noé et
roi de la Gaule, enseigna à son peuple les lettres de l'alphabet, « lesquelles étaient semblables à celles que Cadmus
apporta longtemps après de Phénicie en Grèce». 2° La seconde tapisserie représente, comme nous l'apprend une
inscription, Galalhes, fils d'Hercule et deGalaLliée, reine des Celtes; autour de lui, on lit les noms des principales
divisions de la France, Aquitaine, Bretagne, Flandres, etc. L'idée de la tapisserie est empruntée au chapitre xiii du
livre 1'='' des Illustrations. Jean Lemaire, après nous avoir raconté l'histoire de Galathcs, fils d'Hercule et de Galathée,
nous affirme que Galathes donna son nom aux habitants de la Gaule, et il passe en revue à ce propos les différentes
parties de la France dont il donne les noms. 3" La troisième tapisserie nous montre le roi Lugdus fondant la ville
de Lyon; c'est précisément ce que nous raconte Jean Lemaire dans ce même chapitre des Illustrations, 4° La qua-
trième tapisserie est consacrée à Belgius fondateur de la cité de Beauvais <( dont vint Gaule Belgique ». C'est ce
c^ue dit Jean Lemaire au même chapitre, avec cette différence que Jean Lemaire parle de la cité de Belges, sa
ville natale, tandis que l'artiste qui travaillait pour Beauvais a substitué à cette ville de Belges la ville de Beau-
vais elle-même. 5° La cinquième tapisserie nous montre Dardanus, « fondateur de Troye », tuant son frère Jasius,
roi des Gaules, et s'embarquant après son crime. Jean Lemaire raconte en effet ce meurtre au chapitre xiv du
livre I'^"' et ajoute que Dardanus s'enfuit dans une île de l'archipel. 6° La sixième tapisserie représente un roi
nommé Paris fondant la ville de Paris. Or suivant Jean Lemaire (Liv. I. chap. xvi), Paris, le fondateur de Paris,
était fils du roi Romus qui fonda Romans en Dauphiné et donna son nom (( à la langue rommande ». 7° La der-
nière tapisserie nous montre le roi Remus donnant la main de sa fille à Francus, fils d'Hector. Au second plan on
aperçoit la ville de Reims. Jean Lemaire nous apprend en effet (Liv. I. chap. xvn) que le roi Gaulois Remus,
contemporain de Priam, fonda la ville de Reims, et il ajoute, au commencement du livre IV, qu'il donna sa fille en
mariage à Francus fils d'Hector.
* Celle qui représente le châtiment de l'Infâme.
2 On a voulu longtemps que ce fût Rogier Van der Weyden, voir F. Riano, loc. cit.
^ L'auteur — que ce soit Jean Lemaire ou tout autre — paraît avoir cherché dans le livre de Guillaume Fil-
latre sur la Toison d'or les noms des héros et des héroïnes qui accompagnent les Vertus.
LA. VIE HUMAINE. LE VICE ET LA VERTU 878
héroïque, les beaux noms propres. Leurs bergers s'appellent Amyntas et leurs
bergères Églé. Ils sentent le charme d'un adjectif coloré, d'un mot harmonieux,
d'un nom de pierre précieuse. Ils ordonnent jusqu'à leur prose suivant les lois
d'une musique secrète. Voilà pour la première fois des poètes qui ont le senti-
ment de l'art. Certes, ils sont obscurs, bizarres, affectés, mais ils ne sont pas
prosaïques et bourgeois comme les Deschamps, comme les Chartier. Le monde
qu'ils portent dans leur tête ressemble à quelque songe de Polyphile. Ils rêvent
de bois sacrés, de temples, de muses, de satyres, de bergers musiciens; mais,
dans leur vallée de Tempe, ils font asseoir, auprès des héros, les rois bibliques et
les chevaliers de la Table Ronde, Leur poésie composite ressemble à la char-
mante architecture du temps de Louis XII : ce sont des arabesques italiennes, un
candélabre antique, un médaillon d'empereur, appliqués sur une façade gothique.
Rien ne donne une idée plus juste de l'art des grands Rhétoriqueurs et de
leur imagination que les tapisseries de Madrid. C'est leur meilleur ouvrage. N'au-
raient-ils inspiré que ces chefs-d'œuvre, ils mériteraient de n'être pas oubliés.
VIII
Telles sont les leçons de l'art. Il obhge le chrétien à méditer un instant
sur les Vices et sur les Vertus. Aux murs des églises, aux parois des tombeaux,
aux pages des livres d'Heures, se montre l'image de nos devoirs.
La conception de la vie que les artistes expriment depuis qu'il y a chez nous
un art chrétien est, en somme, toujours la même. La vie est un combat, l'homme
doit lutter sans cesse contre lui-même. Pour les générations qui se succèdent,
tout est toujours à recommencer; il y a un progrès individuel, il n'y a pas de
progrès collectif. Les peintures des Vices et des Vertus, au mur de la vieille
église, restent donc toujours éloquentes. Ce que le père a appris, le fils viendra
l'apprendre à son tour; chacun saura qu'il faut se vaincre avec l'aide de Dieu.
On rencontre assez fréquemment, dans nos livres d'Heures, une curieuse gra-
vure, qu'un peintre a reproduite sur verre dans un vitrail de Nonancourt'. On
voit des hommes agenouillés devant une égHse sous les regards de la Trinité : c'est
toute la société humaine, le pape, l'empereur, les rois, les grands de la terre, le
peuple. Ce monde pacifique, bien ordonné, où chacun est à son rang, s'appelle
' Eure.
37/1 L'ART RELIGIEUX
« l'Église militante ». Ainsi tous ces hommes immobiles, silencieux, sont des
combattants qui luttent contre eux-mêmes. Sans bruit, ils livrent bataille à leurs
vices, tantôt vainqueurs, tantôt vaincus, et, jusqu à Iheure de la mort, ils com-
battront.
CHAPITRE II
L'ART ET LA DESTINÉE HUMAINE
II. — LA MORT
I. L'image de la mort apparaît a la fin du xiv" siècle. Le cadavre sculpté. La pensée de
LA MORT TOUJOURS PRÉSENTE AUX ESPRITS. IL Le dit clcS Tl'OÎS MoHS et deS Trois Vifs DANS
la LITTÉRATURE ET DANS l'aRT. IIL La DANSE MACABRE. SoN ORIGINE. ElLE EST LIÉE A UN SER-
MON. Origine française des danses macabres. La danse macabre peinte du cimetière des Inno-
cents. La danse macabre publiée par Guyot Marchant en est une imitation. La danse macabre
DE KeRMARIA et de LA ChAISeDiEU. La DANSE MACABRE DES FEMMES. La DaUSe QUX AvCLigleS DE
MicHAUT. Le Mors de la Pomme. — IV. L'Ars Moriendi. Les gravures de -L'Ars Moriendi.
Pour donner plus de force à ses leçons, l'art, à côté de l'image des Vices
et des Vertus, mit l'image de la Mort. L'ég4ise de Kermaria, en Bretagne, est
une des rares églises qui aient conservé presque intactes les peintures murales
dont le xv° siècle l'avait revêtue. Or, on peut y voir, tout près des ligures des
Vertus, la légende des Trois Morts et des Trois Vifs et la Danse Macabre.
L'esprit le plus inculte était frappé par ce rapprochement. L église semblait
parler; elle disait : « N'attends pas à demain pour vivre en chrétien, car pour
toi il n'y aura peut-être pas de demain. »
Ce cadavre qui sort du tombeau pour nous enseigner non pas le néant,
mais le sérieux de la vie, voilà un personnage tout nouveau dans l'art. Le
xiif siècle ne nous offre rien de pareil.
Jamais la mort n'a été revêtue de plus de pudeur qu'au xm' siècle. On
n'imagine rien de plus pur, de plus suave, c[ue certaines figures gravées sur les
dalles funéraires ou couchées sur les tombeaux. Les mains jointes, les yeux
376 L'ART RELIGIEUX
ouverts, ces morts jeunes, beaux, transfigurés, semblent déjà participer à la vie
éternelle. Telle est la poésie dont les nobles artistes du xhi° siècle ont paré la
mort : loin de la faire craindre, ils la font presque aimer.
Mais voici qu'à la fin du xiv'' siècle, la mort se montre soudain dans toute
son horreur. H y a dans la chapelle épiscopale de Laon une étonnante statue
tombale. C'est un cadavre nu qui ne se décompose pas, mais qui se dessèche;
cette pauvre figure, moitié momie, moitié squelette, cache sa nudité de ses
mains osseuses. La détresse, l'abandon, le néant de ce mort sont inexprima-
bles. Quel est l'homme sincère qui a voulu être représenté sur son tombeau
tel qu'il était dans son cercueil .f* C'est un médecin illustre du xiv" siècle, Guil-
laume de Harcignj. Élève des Arabes et des écoles d'Italie, il passait pour
l'homme le plus habile de son temps. Il soigna Charles VI au début de sa folie
et calma la violence de ses premiers accès. Il mourut en iSgS ; son tombeau
dut être commencé aussitôt \ et la statue dont nous parlons ne saurait être fort
postérieure à iSg/j.
Voilà un des plus anciens exemples d'un réalisme funèbre dont les grands
siècles du moyen âge n'eurent aucune idée ^
En i/i02, mourut à Avignon le cardinal Lagrange. Il avait voulu avoir
deux tombeaux: un pour sa chair à Amiens, un autre pour ses os à Avignon. Il
ne subsiste du tombeau d'Avignon que quelques fragments : un des plus inté-
ressants est un bas-relief qui représente un cadavre (fig. 181) ^ C'est le cardinal
Lagrange lui-même, desséché, momifié, pareil à Guillaume de Harcigny. Mais
ici le mort parle. Nous lisons sur une banderole les rudes paroles qu'il nous
adresse en latin : « Malheureux, quelle raison as-tu d'être orgueilleux? Tu n'es
que cendre, et tu seras bientôt comme moi un cadavre fétide, pâture des vers\ »
Ainsi, c'est au temps de Charles VI, à ce moment décisif oh l'art abandonne
presque toutes ses vieilles traditions, que le cadavre apparaît dans sa repous- -
saute laideur.
' Il avait fait des legs considérables à la ville de Laon, qui le considérait comme un de ses bienfaiteurs. Voir
Fleury, Antiq. etmonum. de l'Aisne, t. IV, p. a^i.
^ Il existe, un autre monument de ce genre qui est un peu plus ancien. A Davenescourt (Somme) la plate tombe
de Charles de Hangest, mort en i388, nous laisse encore deviner une momie parcheminée. Noir la Picardie hislor.
et moniim., t. II, p. 4o.
. 2 Au Musée Calvet, à Avignon.
■''• Ergo, miser, cur superbis, nam cinis es et in cadavcr fetidum, cibum et escam vcrmium, sicut nos,
reverteris.
LA MORT 377
L étude des manuscrits conduit aux mêmes conclusions. C'est aux environs
de i/ioo que la Mort commence à inspirer les artistes; avant cette date je n'en
rencontre que quelques images timides, sans vérité, et d'où ne se dégage
aucun effroi'. Mais vers i/ioo' un miniaturiste inconnu enluiTiina l'admirable
livre d'Heures delà famille de Rohan^ C'était une imagination puissante et
sombre; la mort lépouvante et l'attire; huit fois de suite il a exprimé ses
dégoûts et ses terreurs*. On voit d'abord un convoi funèbre et des moines qui
prient autour du cercueil : puis les fossoyeurs creusent la fosse dans une vieille
Fig. 181. — Le cadavre du cai'dinal Lagrange.
Fragment de son tombeau (Musée Calvet, Avignon!.
église et font jaillir a chaque coup de pioche les os des anciens morts.
Voici maintenant des scènes mystérieuses et terribles : le mourant est dans son
ht, sa femme et son fils l'entourent, lui tiennent les mains, voudraient le
retenir; mais, lui, figé d'horreur, regarde une chose qu'il est seul à voir, —
une grande momie noire qui vient d'entrer et qui porte un cercueil sur son
épaule. Plus loin, un cercueil est posé sur un tréteau au milieu d'un cloître;
soudain le couvercle s'ouvre de lui-même et l'on voit apparaître la face livide
du mort. Ailleurs, le mort, nu et rigide, est étendu à terre sur le drap noir à
1 Notamment, B. N. l'ranç. ai (fin du xiv<= siècle) f" 29, un cadavre sans vérité est couché au pied de l'arbre du
bien et du mal et symbolise la Mort.
- Le cavalier qui chevauche auv premières pages du calendrier porte le costume du commencement du
xv*^ siècle ou des dernières années du xiv".
■' R. N. latin fi'171.
' F" i.");). 1G7, 173, 176, i8-i, i85, 193, i^)C).
/|f
378 ' L'ART RELIGIEUX
croix rouge du cercueil, au milieu des ossements et des crânes (fig. 182).
Dans le ciel, Dieu le père, l'épée à la main, montre sa tète formidable.
L'heure du jugement est venue; il n'est plus temps de prier maintenant. Pour-
tant, pendant que l'ange et le démon se disjjutent son âme, le pauvre mort
espère encore, et une supplication écrite sur une longue banderole sort de sa
bouche'.
A peu près à la même époque", un des enlumineurs du duc de Berry pei-
gnait aussi une redoutable figure de la Mort\ C'est un cadavre desséché, une
momie noire drapée dans un linceul blanc: elle brandit un trait et va frapper
un élégant jeune homme qui n attendait guère la terrible visiteuse. On pense,
malgré soi, a la funèbre vision que le duc d Orléans eut peu de jours avant
d'être assassiné '" .
Rien, dans l'art antérieur, ne fait pressentir ces effrayantes images.
Dès les premières années du xv" siècle, il semble que la Mort devienne la
grande inspiratrice. En i/i25, la danse macabre est peinte, à Paris, au cime-
tière des Innocents : des œuvres analogues apparaissent au cours du xv' siècle
sur tous les points de l'Europe; la vieille légende « des trois morts et des trois
vifs )) entre dans 1 art, et devient un des sujets favoris de la peinture murale
et de la miniature.
Au xv" siècle, l'image de la mort est partout. Plusieurs de ces œuvres
funèbres subsistent encore, mais beaucoup aussi ont disparu. Des documents,
d anciens dessins nous font connaître d'étranges tableaux. On a conservé long-
temps dans une église d Avignon un tableau du xv" siècle qui représentait le
cadavre décomjjosé d une femme près d un cercueil ouvert où 1 araignée tis-
sait sa toile '. Le roi René avait fait peindre à Angers, au-dessus de son tom-
beau, un roi couronné assis sur son trône, mais, en s'approchant, on recon-
naissait que ce roi était un squelette qui vous regardait avec ses yeux vides.-
Formidable oraison funèbre qu'aucun sermonnaire n égala''. L'aimable Bour-
' Dans un autre manuscrit (^B. N. lat. 18262, P lai) du même artiste, on voit trois momies debout dans un
cimetière. Elles font des gestes énigmatiques qui font naître une vague terreur. Ce sont bien des « revenants »,
tels que l'imagination populaire se les figurait.
- Entre .itxio et i '116.
■' B. N. frani;. 1028, f" 74, Le livre des bonnes mœurs, de Jacques le Grant.
'' Cette miniature me parait être une imitation de la fresque qui avait été peinte aux Célestins pour perpé-
tuer le souvenir de la vision du duc d'Orléans. Cette fresque est reproduite dans Gaignières. Pe i fol. 1.
■' \ oir Denais, Mémoires de la Société d'agric. d'Angers, 4' série, t. VI, 1892, p. 167.
" Reproduit dans Gaignières, calques d'Oxford, t. I, f° 6. Même figure dans le bréviaire du roi René à l'Arsenal.
Fig. 1S2. — Le mort en présence de Dieu.
Bllil. iialiim. Miniature du ms. latin 9471-
38o L'ART RELIGIEUX
dichon, lui-même, si épris de la grâce, dut sacrifier au goût du temps; il avait
peint, dit un document, « un cadavre dévoré par les vers, dans un cimetière
où il y a plusieurs sépultures' ».
Le xvi^ siècle renchérit encore sur le xv". Ce siècle qu'on se figure volon-
tiers jeune, bien portant, optimiste, tout pareil aux héros du Panlagrael, fut
sans cesse occupé de la mort. Nous parlerons plus loin de ses lugubres tom-
beaux, mais il faut signaler ici une figure que le xvf siècle semble avoir ima-
ginée. On rencontre parfois, encastré dans le mur d'une chapelle, un bas-
relief qui représente un cadavre. Un observateur peu attentif s'imaginera être
en présence d'un tombeau conçu comme celui de Guillaume de Harcigny,
mais il n en est rien. Aucun nom, aucune épitaphe n'accompagne le cadavre;
l'inscription, s'il y en a une, est une pensée sur le néant de la vie, un aver-
tissement au passant. Ce cadavre a donc été sculpté là pour nous faire réflé-
chir; et certes, il est aussi éloquent que Bossuet. \oilà donc ce que nous
serons. « Je suis ce que tu vas être, dit une inscription, un peu de cendre" »:
ou encore : «Mon corps, qui fut beau jadis, n est plus maintenant que pour-
riture, tu seras pareil à moi, toi qui lis cela\ » Et l'image qu'on nous montre
est vraiment hideuse : à Gisors, le cadavre a la bouche et les yeux ouverts, les
mains croisées sur le ventre; à Clermont d'Oise, les maigres pieds crispés
s'accrochent à la pierre (fig. i83); à Moulins, l'œuvre de la décomposition est
déjà commencée : le ventre se fend, comme un fruit trop mûr, et on voit des
vers en sortir.
De semblables images vont au delà des limites de l'art; la vue en est
presque insoutenable. Nous sentons heureusement tout au fond de nous-même
un sourd bouillonnement de vie qui nous rassure. Nous savons que nous
serons ainsi, mais nous ne le croyons pas. Néanmoins, l'épreuve est rude; une
foi robuste, une espérance indéfectible furent nécessaires aux générations qui
osèrent ainsi regarder la mort en face.
Toutes ces effigies ont été faites entre iBaô et i557*. A la même époque,
* Archives de l'art français, t. MI, p. ii5.
- Siirn quod cris, modiciim cineris.
■* Olim formoso fucram qui corpore, puiri
Nitnc sum. Tu similis corpore, lector, eris. (Cathédrale de Moulins.)
"^ Le cadavre de Gisors porte la date de iSaG. Celui de Clermont d'Oise est une imitation do celui de
LA MORT 38i
le xvi" siècle élevait à la Mort la fameuse statue du cimetière des Innocents.
Reléguée au Louvre, elle perd toute signification. Il fallait la voir au milieu
de notre vieux Gampo Santo pour comprendre son air dominateur; c'était un
souverain au milieu de ses sujets'.
Aucun siècle ne fut plus familier avec la mort que le xvi°; ces générations
semblent avoir fait amitié avec elle; ils mettent partout son image. Le père de
famille qui se fait bâtir une maison y fait d'abord sculpter la figure de la
Mort. Sur la cheminée d'une maison des environs d'Yvetot^ on voit une tête
de mort posée sur des os décharnés, et on lit :
Qw^qiuiB^aîle^tiimoïtf 'm1)[^7ûa • TeapUe, p&ra
gmx pdbcn^ moîïmim mm.
pto nitpmovota.
Photo. Miirtin Sabon.
Fig. i83. — Cadavre sculpté.
Eglise Saint-Samson à Clermont d'Oiso.
(( Pensez à la mort — mourir convient — peu en souvient — souvent
avient. » Et le vieux Normand, qui a cru faire sagement en associant la mort
à toutes les pensées de ses descendants, a écrit : « Ces cheminées fit faire
Robert Beuvrj, pour Dieu, pour les trépassés, i5o3. »
Gisors. Le bas-relief de Boisrogue (aux environs de Loudun) est du même temps. On y lit la même inscription
qu'à Gisors ;
Quisquis ades tu morte cades...
(Cette formule, pour le dire en passant, est ancienne, on la rencontre déjà sur le tombeau de Renault de
Breban, maître es arts de l'Université de Paris, mort en i437, Lebeuf, Hist. de la ville et de tout le diocèse de Paris,
t. IV, p. 264). Le cadavre de la cathédrale de Moulins porte la date de 1557. Le cadavre de la cathédrale de
Châlons-sur-Marne est peut-être un fragment détaché d'un tombeau (fîg. i8V)- Tl est beaucoup plus noble et rap-
pelle l'art de Jean Goujon.
' Le fameux squelette de Bar-le-Duc, sculpté par Ligier Richier, date de i545. V. Réun. des Soc. des beaiix-aris
des départem., 1888, p. 853.
- Au Fav, près d'Yvetot.
383 L'ART RELIGIEUX
G est la haute cheminée, devant laquelle toute la famille se rassemhle, qui
a mission de parler de la mort.
A Sonneville, en Normandie, on voit d'un côté de la cheminée le portrait
du premier propriétaire, et de l'autre, une tête de mort. On appelait cela « le
miroir de 1 homme' » : on pouvait se voir là tel qu'on serait un jour. Tout à
côté, le père de famille a fait graver cette inscription digne de la cellule d'un
chartreux : « 11 faut mourir. J'attends l'heure de la mort. i533. » — Hodie
mihi crus tibi, dit une autre cheminée ", éloc[uente comme un tombeau.
A la table de famille mèiTie, sur le pot de terre, qui contient le cidre ou
le vin, on lit : « Pense à la mort, povre sot \ »
Ces petites choses longtemps
dédaignées, l'inscription d'un
vase de terre, la sentence sra-
vée sur une porte, sur la plaque
du foyer, sur le manteau de la
cheminée, nous font mieux con-
naître r ancienne France que
Y Heptaméron ou le Pantagruel.
Voilà donc ce qu'étaient ceux
dont on ne parle pas. Quel
profond sérieux chez ces vieilles générations! Quelle austérité! Quelle tristesse
chrétienne !
Cette grave manière d'envisager la vie n'était assurément pas nouvelle. La
pensée de la mort est « la jjensée de derrière la tête » du chrétien ; elle lui
permet d'estimer les hommes et les choses à leur prix. Dès le xn" siècle, des
poètes éloquents avaient chanté la toute-puissance de la mort. Hélinand. moine
de Froimont, écrivit en français un poème sur la mort, dont nous sentons
encore aujourd'hui la mâle beauté; pendant le xni" siècle, on en fit dans les
couvents des lectures publiques*.
Hélinand chante le néant des grandeurs, Innocent III, dans son De con-
' Hoc rsl spéculum Iwu^inls, dil rinscri])Lioa qvii accompagne une tète de mort sculptée sur imo uiaison de Caeu
- Au musée de Dole.
■^ Au musée de Rouen.
'•■ Vincent de Beauvais, Spcculum lihtorirde, XXIX, io8. Les Vers de la inor/ d'Hélinand ont été publiés en 190Ô
par Wiilff et Wulberg (Anciens textes français). Suivant les éditeurs, le poème d'Hélinand a été écrit entre 1198
et 1197.
Fig. 184. — - Cadavre sculpté.
Cathédrale do Cliàlons-sur-Marne.
LA MORT 383
tempta muiidi, jette l'anathème à la chair'. Le moyen âge ii a rien écrit de plus
sombre : la laideur de la vie et Ihorreur de la mort y sont peints en traits
presque repoussants. Ce pape tout-puissant est aussi triste sur le trône de
saint Pierre que Job sur son fumier. Il nous fait sentir l'odeur du cadavre, il
nous montre le travail de la décomposition, il répète avec la Bible : « J'ai dit
à la pourriture : Tu es mon père et ma mère, et j'ai dit aux vers du sépulcre :
Vous êtes mes frères. »
Il serait facile de citer plusieurs sombres pages du xni^ siècle que la pensée
de la mort a inspirées". Ces livres, néanmoins, ne modifièrent en rien le carac-
tère de ce temps : aucune de ces tristes pensées n effleura la sérénité des
artistes ; jamais 1 art chrétien n'apparut si pur, si consolateur : la douleur et
la mort semblent en être bannies.
Mais vers la fin du xiv° siècle on s'aperçoit qu'on est entré dans un monde
nouveau. Les artistes ont une autre àme, moins haute, moins sereine, plus
prompte k s émouvoir : 1 enseignement de Jésus-Christ les touche moins que ses
souffrances; lart pour la première fois exprime la douleur. C est k peu près
au même momient qu'il s essaie k représenter la mort. On pourrait presque
dire qu un nouveau moyen âge commence vers la lin du règne de Charles V.
Ce profond changement ne sera parfaitement compris que le jour où Ion
aura écrit l'histoire des ordres mendiants au xin° et au xiv° siècle. Les francis-
cains et les dominicains, en parlant sans cesse k la sensibilité, finirent par
transformer le tempérament chrétien ; ce sont eux qui ont fait pleurer toute
1 Europe sur les plaies de Jésus-Christ ; et ce sont eux aussi qui ont commencé
k épouvanter les foules en leur parlant de la mort. Je suis convaincu que la
première pensée de cette danse macabre, que nous allons étudier, appartient
aux prédicateurs franciscains ou dominicains'.
II
On peut considérer « le dit des trois morts et des trois vifs » comme une
première et timide ébauche de la danse macabre. On connaît la légende : trois
' l'atrol., I. C(jXVIl, col. 7UI et siiiv. Le De ronlcin[jtii iniindi a été écrit par Innocent 111 a\ant son éle\ation
au pontificat. "\'oir A. Luchaire, Innocent III, Rome et l'Italie, p. 7 et suiv.
- Notamment, Mazarine, ms. n° 980, f'^ 83 v°.
' L'ébranlement moral que durent produire les grandes pestes, à partir de iB^S, l'ut sans doute aussi pour quel-
que chose dans cette exaltation de la sensibilité.
384 L'ART RELIGIEUX
morts se dressent soudain devant trois vivants qui reculent d'horreur; les
morts parlent, et les vivants font sur eux-mêmes un salutaire retour. C'est au
xm" siècle que cet étrange sujet entra dans la littérature : Baudoin de Gondé,
Nicolas de Margival, et deux poètes anonymes, écrivirent sur ce thème quatre
petits poèmes qui ne diffèrent que par quelques détails'.
Les ti^ois vivants sont trois jeunes gentilshommes du plus haut rang. L'un
est duc. l'autre comte, le troisième fils de roi. Voici qu'à l'extrémité d'un
champ, ils se trouvent tout d'un coup dans un vieux cimetière', oi^i trois morts
sont debout et semblent les attendre ; leur linceul laisse voir leurs os décharnés. A
cette vue les trois jeunes hommes frémissent « comme feuilles de tremble ° ».
lis s'arrêtent soudain, et les morts commencent à parler. De leurs bouches,
(( où il ne reste plus de dents », sortent de graves paroles. « J'ai été pape »,
dit le premier. « J ai été cardinal», dit le second. « J'ai été notaire du pape », dit le
troisième*. Et ils reprennent : « Vous serez comme nous sommes; d'avance,
mirez-vous en nous'; puissance, honneur, richesse ne sont rien; à Iheure de
la mort il n'y a que les bonnes œuvres qui comptent. » Les trois jeunes
hommes, profondément émus, écoutent ces paroles qui viennent d'un autre
monde, et croient entendre la voix de Dieu.
Une telle légende est mieux qu'un conte pieux imaginé par quelque moine :
on y sent la collaboration du peuple. Terreur qu'inspire le vieux cimetière,
effroi des rencontres qu'on peut faire aux carrefours quand la nuit tombe, toute
la poésie des contes d'hiver est ici condensée.
Très célèbre au xm° et au xiv" siècle, copié et recopié, « le dit des trois
morts et des trois vifs » n'inspira pourtant guère les artistes. Je ne parle pas
d'une élégante miniature qui accompagne, dans un manuscrit du xiif siècle, le
poème de Baudoin de Gondé (fig. i85)° : ce fut la tentative isolée d'un artiste
qui illustrait un livre'.
' Les qualrcs poèmes ont été publiés par A. de Montaigloii dans VAlpIiobcl de la Mort d'Hans Holbein, in-S" s. d.
^ « Un vieil àtre », Premier dit anonyme.
^ Nicolas de Margival.
*• Premier dit anonyme.
' Raudoin de Gondé.
'' Arsenal, ms. n° Si^a, f" 3ii v". Les morts sont des squelettes enveloppés dans leur linceul. Les jeunes gens
portent la longue robe du xin'= siècle. Pour se rassurer, les deux premiers se tiennent par la main. A la B. N.
le manuscr. franc. 878 nous montre, au f" i, une copie médiocre de la miniature du manuscrit de l'Arsenal.
' Je dois dire cependant qu'un document récemment public signale un tableau du commencement du xiv" siècle
qui représentait la légende des trois morts et des trois vifs (Ballet, de la Soc. des antiq. de France, iyo5, p. l35).
LA MORT
385
La légende n'entre vraiment dans l'art qu'au moment où la pensée de la
mort commence à peser lourdement sur les âmes, c'est-à-dire à la fin du
xiv'" siècle. Je la rencontre vers i/ioo dans un des livres d'Heures du duc de
Berry'; le sujet dut lui plaire, car, eu i/|o8, il le fit sculpter au portail de
l'église des Innocents, oi!i il voulait avoir son tombeau". Apartirde ce moment,
la légende ne cessa plus d'inspirer les artistes ; sa vogue se soutint jusqu'au
milieu du xvi" siècle, et même au delà\
Un fait digne de remarque est que les artistes suivent deux traditions
Fig. i85. — Le « dit des trois morts et des trois vifs ».
Miniature du ms. 3 142. Arsenal.
différentes. Au début du xv' siècle, ils représentent les trois jeunes gens à
pied, comme les poèmes du xnf siècle les y invitaient, mais bientôt ils
prennent l'habitude de les représenter à cheval; à la fin du xv'' siècle, c'est la
règle .
Il ne faut pas croire c[ue les peintres aient pris d'eux-mêmes cette liberté :
ces deux traditions artistiques correspondent à deux traditions littéraires.
On imprima, à la fin du xv*" siècle, une version de la Légende des trois
morts et des trois vifs sensiblement différente des cjuatre petits poèmes que nous
' B. N. lat. i8oi4, f» 282.
- On a cru qu'il avait choisi ce sujet en mémoire de son neveu, le jeune duc d'Orléans, récemment assassiné.
' A l'église de Saint-Georges-sur-Eure (Eure), un artiste inconnu peignit encore les trois morts et les trois vifs
en i55.1. Réun. des soc. des beaux-arls des dépnrtem. 1900, j^. iSg.
MALE. T. II. 49
386 L'ART RELIGIEUX
avons cités ' . Le récit est mis dans la bouche d'un solitaire ; il le présente
comme une vision qui lui a été envoyée par Dieu.
Un jour, devant son pauvre ermitage, il a vu apparaître trois cadavres
hideux :
Les trous des yeux et ceux du nez ouverts.
Dans le même moment il vit arriver
Sur leurs chevaux trois beaux hommes tout vifs.
Telle fut la stupeur des trois cavaliers, en apercevant les trois cadavres,
qu'ils faillirent se laisser choir de leurs montures ; l'un lâcha la laisse de son
chien, et l'autre abandonna son faucon.
Les morts, cependant, apostrophent les trois vivants, et ils parlent avec une
éloquence qu'ils sont bien loin d'avoir dans nos poèmes du xni" siècle. L'un
prononce des paroles pleines d'un effrayant mystère : « Vous mourrez, dit-il en
substance, et vous connaîtrez bientôt la suprême épouvante; car il se passe au
moment de la mort des choses si terribles que, même si Dieu le permettait,
nous ne voudrions pas revivre. » Un autre inenace, et il y a dans ses paroles
un étrange accent de haine : « Quand je vois vos crimes, dit-il, et les souf-
frances de ceux qui pour vous labourent tout nus, qui crient et bâillent de faim,
je pense souvent que la vengeance de Dieu va être soudaine, et qu'il ne vous
laissera même pas le temps de dire merci. » — Les trois vivants sentent leur
raison vaciller. Il y a là heureusement une croix qu'ils invoquent pour leur
corps et pour leur âme, et alors la lumière se fait dans leur esprit : ils com-
prennent que Dieu a voulu les avertir et les sauver; les paroles qu'ils pronon-
cent édifient l'ermite lui-même.
Tel est ce poème qui lemporte sur les autres par l'originalité des détails.
A quelle époque remonte-t-il ? G est ce qu'il est difficile de dire. Une chose
pourtant me paraît certaine, c'est qu'il était déjà répandu en Europe, sous cette
forme, dès le xiv" siècle. La preuve est qu'il a inspiré la fameuse fresque du
Campo Santo de Pise. Les cavaliers qui s'arrêtent devant les trois morts-, les
rencontrent précisément devant un ermitage, et un anachorète leur présente,
écrite sur un rouleau, la moralité que comporte leur aventure. G est, sans
' C'est le texte que donne Guyot Marchant à la suite de son édition de la Danse macabre.
' Les morts, au lieu d'être debout, sont couchés dans Jeur cercueil.
LA MORT 387
aucun doute, la vision de l'ermite à peu près telle que nous venons de la
raconter.
En France, ce poème ne semble avoir été connu des artistes qu'au cours du
xv° siècle.
Vers i/i5o, les miniaturistes qui enluminent les livres de prières, les pein-
tres qui décorent les églises de campagne, plus tard les artistes qui dessinent
Fig. 186. — Le « dit des trois morts et des trois vifs ».
Heures de Jean du Pré.
les bois des livres d'Heures, ne manquent jamais de mettre en présence des
trois morts trois cavaliers (fig. i86j. Toutes les indications que donne le poète
sont scrupuleusement suivies : on voit la croix de pierre du carrefour, le chien
de chasse qui s'enfuit, le faucon qui s'envole; souvent même, l'ermite, assis
près de sa cabane, médite sur cette vision que Dieu lui envoie, en égrenant
son rosaire.
Le clergé du xv® siècle adopta un récit qui lui sembla très propre à émou-
voir les fidèles. Le « dit des trois morts et des trois vifs » fut un des sujets qui
388 L'ART RELIGIEUX
furent le plus souvent proposés aux peintres décorateurs. On le rencontre
encore aujourd'hui dans un grand nombre d'églises. Il n'appartient en propre à
aucune région : la Normandie, la Lorraine, les provinces du Centre et du Midi
nous en offrent des exemples'. Il fut parfois associé au jugement dernier et
aux supplices de l'enfer. Le rapprochement parlait de lui-même : toutes les
pensées que la mort peut faire naître se présentaient à la fois à l'esprit du spec-
tateur".
III
Dans le « dit des trois morts et des trois vifs », la mort se présente, sans
doute, sous un aspect redoutable. Mais, au fond, elle est pleine de clémence,
elle parle rudement aux grands de ce monde, mais elle leur laisse un délai;
elle ne met pas sa main sèche sur leur épaule. Elle a été suscitée par Dieu pour
émouvoir le pécheur, non pour le frapper.
Dans la Danse macabre, au contraire, toute idée de pitié disparaît.
Il faut montrer d'abord cette terrible Danse macabre dans son cadre ordi-
naire. Il y a, à Rouen, un vieux cimetière du xvi" siècle qu'on appelle l'aitre Saint-
Maclou\ C'est un des lieux les plus émouvants de cette ville chargée de souvenirs.
La terre consacrée, où dormirent tant de générations, oh la moindre pluie
découvrait jadis des milliers de petits cailloux blancs, — qui étaient des dents
sorties de leurs alvéoles, — est maintenant le préau d'une école primaire. La
gaieté de la verdure^ les rondes des petites filles font avec tout ce qui vous
entoure un contraste si fort, qu'on se sent plus ému qu'on ne serait en présence
d une œuvre sublime. Jamais la vie et la mort n'ont été opposées avec tant de
naïveté. Tout autour du cimetière règne un cloître que surmonte un charnier.
C'est là que s'entassaient jadis les os des anciens morts dépossédés de leurs .
fosses par des morts nouveaux. Une frise en bois sculpté décore chacun des
étages du cloître : les tibias, les vertèbres, les os du bassin, le cercueil, la
pelle du fossoyeur, le bénitier du prêtre, la clochette de l'acolyte forment une
' Fontenay, Bénouville (Calvados); Jouhé, Antigny (Vienne); Verneuil (Nièvre); Ennezat (Puy-de-Dôme);
Rocamadour (Lot) ; Saint-Riquier (Somme) ; Saint-Clément (Meurthe-et-Moselle), etc.
'•^ A Ennezat (Puy-de-Dôme), on voit d'un côté de Tcglise une peinture murale représentant les trois morts et
les trois vifs, et, en face, le jugement dernier. On sait que les deux sujets ont été également rapprochés au Gampo
Santo de Pisc.
■* Commencé en i526.
LA MORT 389
guirlande funèbre. Chacune des colonnes du cloître est ornée d'un groupe en
relief : on y reconnaît, ou plutôt on y devine les couples d'une danse macabre \
Un mort sorti du tombeau prend par la main le pape, l'empereur, le roi,
l'évêque, le moine, le laboureur et les entraîne d'un pas rapide. Brièveté de la
vie, incertitude du lendemain, néant de la puissance et de la gloire : voilà les
grandes vérités que proclame cette danse macabre. De telles pensées, évoquées
près de ce charnier, entraient profondément dans les âmes.
Plus fortement encore devait agir la danse macabre peinte, à Paris, au cime-
tière des Innocents. C'était, au xv® siècle, un lieu plein d'une violente poésie.
Ce vieux sol, oii tant de morts avaient reposé", était regardé comme sacré. Un
évêque de Paris, qui ne put y être enseveli, demanda par son testament qu'on
mît au moins dans sa fosse un peu de la terre des Innocents'. Pourtant, les
morts ne restaient pas longtemps dans cette terre sainte; sans cesse ils devaient
faire place aux nouveaux venus. Vingt paroisses avaient le droit d'ensevelir dans
l'étroit enclos. Et il y avait alors entre les morts une égalité parfaite : les riches
n'avaient pas, comme aujourd'hui, pignon sur rue au cimetière. Quand le
temps était venu, on vendait leur pierre tombale*, et leurs os allaient s'entasser
dans les charniers qui surmontaient le cloître. A toutes les ouvertures se mon-
traient des milliers de crânes sans nom; le maître des requêtes, comme dit
Villon, ne se distinguait plus du porte-panier. On comprend que le poète soit
venu là chercher l'inspiration : tout ce qu'on voyait ébranlait l'âme. C'était,
adossée à l'église des Saints-Innocents, la cellule de la recluse, murée dans sa
prison comme les morts dans leur tombeau^; c'était la colonne creuse, où
s'allumait le soir une lampe pour écarter les revenants et « cette chose qui se
promène dans les ténèbres " » ; c'était « la légende des trois morts et des
trois vifs » sculptée au portail de l'église; c'était surtout la danse macabre,
peinte dans le cloître.
' Il faut s'aider des anciens dessins de Langlois. Ils se trouvent dans son Essai historique sur la danse des morts,
Rouen, 2 vol., i85i .
■^ Le cimetière remontait probablement à l'époque gallo-romaine. Il bordait une des grandes voies de Lutèce.
3 Louis de Reaumont de la Forest, mort en l^iç^'i, Gallia christiana, t. VII, col. i54.
'' L'architecte de Charles V, Raymond du Temple, en acheta de fort belles pour en faire des marches d'escalier
dans la tour du Louvre.
^ Il y a eu des recluses au cimetière des Innocents pendant tout le xv" siècle. Louis XI avait une vénération
particulière pour l'une d'elles, Alix la Rourjotte, à qui il fit faire une plate tombe de cuivre. Lebeuf, Hist. de la
ville et de tout le diocèse de Paris. Edit. de i883, t. I, p. 47-
6 « De nerjotio perambulante in tenebris », tel est le titre d'un chapitre du Spéculum spirilualium sur les appari-
tions nocturnes. Paris, Hopyl, i5io, in-S".
390 L'ART RELIGIEUX
La danse macabre que nous rencontrons ici pour la première fois avait de
lointaines origines'. Dès le xn" siècle on la voit poindre: elle est en germe dans
les vers d'Hélinand. Cette mort qui va à Rome prendre les cardinaux, à Reims
l'archevêque, à Beauvais l'évêque, qui s'empare du roi, du pauvre, de l'usurier,
du jouvenceau, de l'enfant, cette mort que le poète appelle « la main qui tout
agrape », n'a-t-elle pas déjà l'air de conduire une danse macabre?
Dès le xiv" siècle, l'idée d un défilé de toutes les conditions humaines en
marche vers la mort apparaît clairement.
J'ai eu la bonne fortune de rencontrer, dans un manuscrit de la Bibliothèque
Mazarine, un petit poème latui du commencement du xiv° siècle qu'on peut
considérer comme la plus ancienne de nos danses macabres \ Des personnages
rangés dans une espèce d'ordre hiérarchique, le roi, le pape, l'évêque, le cheva-
lier, le médecin, le logicien, le jeune homme, le vieillard, le riche, le pauvre,
le fou, se plaignent tour à tour de mourir et pourtant marchent k la mort.
(( Je marche à la mort, dit 1 évèque, bon gré mal gré, j'abandonne la crosse,
les sandales et la mitre \ » « Je marche à la mort, dit le chevalier, j'ai vaincu
dans maint combat, mais je n'ai pas appris à vaincre la mort*. » « Je marche
à la mort, dit le logicien, j enseignais aux autres l'art de conclure, cette
fois c'est la mort qui a conclu contre moi '. » On croirait entendre
déjà les vers qui accompagnent la danse macabre du cimetière des Innocents.
* On a donné du mot macabre une foule d'étyinologies inacceptables. On est allé jusqu'à le faire dériver de
l'arabe magabir qui voudrait dire tombeau. Une seule explication paraît raisonnable. Le mot macabre, ou plutôt
macabre (comme on a écrit jusqu'au xvu'^ siècle), est la forme populaire du nom des Macchabées. La danse macabre
s'appelait en latin Macchabaeorum chorea, en hollandais Makkabeus danz. La danse macabre est donc liée par des
fils mystérieux au souvenir des Macchabées. Aucun document n'a encore permis d'expliquer clairement cela. Je
ferai remarquer pourtant que l'Église du moyen âge priait pour les défunts en s'autorisant d'un passage du livre des
Macchabées (xn, i3) qu'on récitait aux messes des morts : Sancta ergo et salubrls est cogitatio pro defunctls exorare
ut a peccatis solvantur. — L'expression « danse macabre » remonte au xiv'^ siècle. Au xv° siècle on n'en savait déjà
plus le sens. Le moine anglais Lydgate croit que Macabre est un docteur, et nos imprimeurs français s'imaginent
que c'est un poète allemand, c'est pourquoi, dans l'édition latine de la danse macabre, il est dit que les vers ont été '
traduits de l'allemand. Gaston Paris, d'habitude si pénétrant, a commis ici une erreur analogue {Romania, xxiv,
p. i3o). Il a avancé que ce nom de Macabre pourrait fort bien être celui de l'artiste qui peignit la première danse
macabre. Il y a là une véritable impossibilité. Jamais au moyen àgè une œuvre d'art, si célèbre fût-elle, n'a été
désignée par le nom de son auteur.
2 Mazarine, ms. n° 980, f° 83 v".
^ Vado mori, prcsul, baculum, sandalia, mitram,
Nolens sive volens, desino. Vado mori.
* Vado mori, miles, belli certamina victor,
Mortem non didici vincere. Vado mori.
" Vado mori, logicus. Aliis concludere novi ;
Conclusit breviter mors mihi. Vado mori.
LA MORT 391
Le petit poème de la bibliothèque Mazarine ressemble à l'ébauche d'une
moralité. Il est impossible, en le lisant, de ne pas songer à ces drames litur-
giques, oii les personnages défilent les uns après les autres devant le spectateur
en récitant chacun un verset.
Ce n'est pas là une simple conjecture ; des documents prouvent que la danse
macabre s est présentée d'abord sous la forme d'un drame. Voici un témoignage
qui a échappé jusqu'ici aux historiens de l'art. L'abbé Miette, qui étudia les
antiquités de la Normandie avant la Révolution, eut entre les mains une pièce
précieuse aujourdhui perdue. Il trouva dans les archives de l'église de Caude-
bec un curieux document, d où il résultait qu'en iSqS on avait dansé dans
l'église même une danse religieuse fort semblable à un drame. Il la décrit ainsi :
« Les acteurs représentaient tous les états depuis le sceptre jusqu'à la houlette.
A chaque tour il en sortait un, pour marquer que tout prenait fin, roi comme
berger. Cette danse sans doute, ajoute-t-il, n'est autre que la fameuse danse
macabre'. » Combien il est fâcheux que l'abbé Miette n'ait pas pris la peine de
transcrire le document au lieu de le résumer dans cette langue surannée et si
peu précise. Le doute pourtant n'est pas possible : à Caudebec, à la fin du
XIV* siècle, on jouait la danse macabre dans l'église. Si les personnages par-
laient, — ce qui est très vraisemblable, — ils devaient prononcer des paroles
fort analogues à celles que nous donne le manuscrit de la Mazarine.
La mort jouait-elle son rôle à Caudebec ? Voyait-on un cadavre entrer dans
la ronde, prendre le vivant par la main et l'entraîner vers le tombeau? Voila
ce qu'il importerait de savoir. Car le trait de génie fut de mêler les morts
aux vivants. Qui donc osa le premier réaliser ce cauchemar? Aucun docu-
ment ne nous l'apprend, mais nous pouvons presque le deviner. Plusieurs
danses macabres peintes présentent, en effet, un détail singulier. A la Chaise-
Dieu, k Bàle, à Strasbourg, on voit encore, ou l'on voyait jadis, un religieux
parlant à des auditeurs groupés au pied de sa chaire^ : c'est le prologue du
drame. Parfois une scène biblique accompagne ce premier tableau : Adam et
Eve tentés par le serpent mangent le fruit défendu \ puis, la danse macabre se
déroule.
Ces épisodes sont un trait de lumière. Il devient évident que la plus ancienne
' Bibliothèque de Rouen, manuscrit 22 15, Y, 89, 1° 69.
- Un religieux se voit aussi à l'aitre Saini-Maclou, au premier pilier du cloître.
'■' A la Chaise-Dieu, le serpent qui apparaît dans l'arbre a une tète de mort.
Sga L'ART RELIGIEUX
danse macabre fut l'illustration mimée d'un sermon sur la mort. Un moine
mendiant, franciscain ou dominicain, imagina, pour frapper les esprits, de
mettre en scène les grandes vérités qu'il annonçait. Il expliquait d'abord que la
mort était entrée dans le monde par la désobéissance de nos premiers parents,
puis il montrait les effets de la malédiction divine. A son appel s'avançaient des
figurants costumés en pape, en empereur, en roi, en évêque, en abbé, en soldat,
en laboureur; et, chaque fois, un être hideux surgissait, une sorte de momie
enveloppée dans son linceul, qui prenait le vivant par la main et disparaissait
avec lui. Bien réglée, la scène devait remuer profondément les spectateurs. Les
moines mendiants avaient éprouvé depuis longtemps l'effet des sermons mimés :
on sait qu'ils prêchaient la Passion en la faisant représenter au fur et à me-
sure dans l'église'.
Voilà, sans aucun doute, la véritable origine de la danse macabre. Il est
possible que le drame soit resté lié à un sermon pendant fort longtemps.
Lorsque, en i/i53, les Franciscains de Besançon, à la suite de leur chapitre
provincial, firent représenter la danse macabre dans l'église Saint-Jean ^ un ser-
mon l'accompagnait peut-être encore. Pourtant, un document un peu plus ancien
établit qu'au xv° siècle la danse macabre était déjà sortie de l'église, et se jouait
sur les tréteaux comme une simple moralité. En i/i/ig, le duc de Bourgogne,
étant dans sa ville de Bruges, fit représenter, « dans son hôtel )) le jeu de la
danse macabre. Un peintre, Nicaise de Cambrai, qui avait sans doute dessiné
les costumes, était au nombre des acteurs \
Jouée dans l'église au xiv" siècle, la Danse macabre fut peinte au xv°. Ici
encore le drame a précédé l'œuvre d'art. Rien de plus conforme à cette grande
loi que nous avons indiquée plus haut : c'est le théâtre qui, à la fin du moyen
âge, a renouvelé Fart en France et dans toute l'Europe.
On ne connaît pas de danse macabre peinte plus ancienne que celle du cime-
tière des Innocents, he Journal d'un bourgeois de Paris nous en donne exactement
la date : « L'an ili2^ fut faite la danse macabre aux Innocents, et fut com-
* Greizenach, Geschichte des neueren Dramas, t. l, p. 3i3 et suiv. Il y a, dans la Danse Macabre de Guyot
Marchant, un vers très significatif. La mort qui emmène le Gordelier lui dit :
Souvent avez prêché de mort,
c'est le prédicateur de la danse macabre entrant lui-même dans la danse.
2 Le document est dans le Supplément de du Gange au mot : Macchabaeorum chorca.
^ Document public par De Laborde, Les ducs de Bourgogne. Partie II, volume I, p. SgS.
LA MORT 393
mencée environ le moys d'août et achevée au carême ensuivant'. » Il n'y a rien
de plus ancien dans l'Europe entière. Malheureusement l'aînée des danses ma-
cahres a été détruite. Au xvn° siècle, pour agrandir une des rues voisines, on
démolit le charnier qui la bordait, et la vieille fresque disparut sans qu'aucun
artiste ait daigné en prendre une copie".
Il importe pourtant de se faire une idée de la première de nos danses
macabres, et on va voir qu'on le peut.
Il y a, k la Bibliothèque Nationale, deux manuscrits de l'abbaye de Saint-
\ictor, qui nous donnent un long dialogue en vers français entre des morts et
des vivants ^ Or, en tête des deux volumes, dans les deux tables de matières,
on lit cette rubrique qu'accompagne le chiffre exact de la page où commence
le dialogue : « Les vers de la danse macabre, tels qu'ils sont au cimetière des
Innocents' ». Aucun doute n'est possible : nous avons là une copie authentique
des vers qui étaient inscrits sous les personnages de la fresque. Les manuscrits
de Saint-Victor paraissent être de la première nfioitié du xv° siècle, et de fort
peu postérieurs à la peinture ' ; les vers ont été transcrits par quelque religieux
de l'abbaye dans toute leur nouveauté.
Voilà un point acquis. Grâce aux manuscrits de Saint-Victor (qui concordent
parfaitement), nous connaissons les noms des personnages que l'artiste avait
peints, nous saA^ons leur nombre, nous les voyons dans l'ordre où ils se présen-
taient au spectateur.
Il y a là déjà de quoi satisfaire; mais on peut pousser plus avant.
Guyot Marchant, l'imprimeur parisien, lit paraître, en 1^485, la première
édition de sa Danse macabre'^: des gravures sur bois, du plus beau caractère,
' Journal d'un bourgeois de Paris, Paris, 1881, p. 2o3. On a prétendu qu'il s'agissait d'une représentation de la
danse macabre donnée pendant sept mois consécutifs au cimetière des Innocents. L'hypothèse ne peut se soutenir.
Quekpies pages plus loin, le même bourgeois dit dans son Journal que Frère Richard prêcha au cimetière des Inno-
cents (( à l'endroit de la danse macabre » (p. 234), c'est-à-dire, sviivant l'interprétation de L. Dimier (^La Danse ma-
cabre), en face de la danse macabre. Il s'agit donc bien d'une fresque qui était connue de tout le monde.
^ Il y a, au Cabinet des Estampes, dans l'œuvre de délia Bella, des gravvires qui sont données comme des copies
de la Danse macabre du cimetière des Innocents. L'erreur est manifeste. La Mort emportant l'enfant que nous
donne délia Bella, œuvre d'tme science irréprochable, n'a pu êlrc peinte qu'à la fin du xvi" siècle.
'^ B. N. lat. 14904 et franc. 2555o.
■'' On lit dans le manuscrit latin i49o4 : " la danse macabre, prout est apud S. Innocentem », et dans le manus-
crit 255oo : (( Dictamina choreae Machabre quae sunt apud Innocentes Parisiis ».
' Le ms. lat. i49o4 ne contient guère que des traités de Gerson et de Nicolas de Clemengis. On lit au bas d'un
de ces traités la date de 1429. Le manuscrit ne semble pas de beaucoup postérieur.
'' Cette première édition, moins complète que les suivantes, ne nous est connue que par un seul exemplaire con-
MALE. T. II. 50
Sg/i L'ART RELlTiIEUX
illustrent un dialogue entre les morts et les vivants. Or, si on lit avec quelque
attention les vers qui accompagnent les gravures, on s'aperçoit tout de suite que
ce sont précisément ceux des deux manuscrits de Saint-Victor. Guyot Marchant
avait donc tout simplement copié les inscriptions du cimetière des Innocents.
Mais, s'il a copié les vers, n'a-t-il pas copié aussi les personnages? Et ses
fameuses gravures ne seraient-elles pas, par hasard, la reproduction pure et
simple de la danse macabre de 1/12/1? S il en est ainsi, nous ne devons rien
regretter, et l'œuvre que nous croyions perdue, nous l'avons.
Il ne faut pourtant pas trop se hâter de conclure. Il me paraît certain que la
Danse macabre de Guyot Marchant est une imitation de la danse macabre des
Innocents, mais ce n'est pas une copie servile. Plusieurs petits détails le prou-
vent. Il est évident, d'abord, que les costumes ont été rajeunis. Quelques per-
sonnages sont vêtus à la mode du règne de Charles VIII. Les souliers à bouts
carrés, pour prendre un exemple, sont de cette époque, et non de 1/12/1. En
efl^t, pendant toute la première partie du siècle, et jusque vers i/i8o, on porta
des souliers à bouts très pointus qu'on appelait souhers à la poulaine'. D'autre
part, je remarque qu'une des gravures ne correspond pas exactement au texte
qui l'accompagne. Dans Guyot Marchant le sergent d'armes est entraîné par un
seul mort (hg. 190), tandis qu'au cimetière des Innocents il était certainement
pris entre deux cadavres ; le texte est formel :
Je suis pris de çà et de là,
dit le sergent.
Nous sommes donc avertis que la copie n'est pas parfaitement exacte; mais,
d'autre part, il est visible que plusieurs traits sont fidèlement imités de l'ori-
ginal. L'empereur, par exemple, porte a la main la sphère du monde (fig. 187),
et justement le texte lui fait dire :
Laisser faut la pomme d'or ronde.
L'archevêque, brusquement assailh par la mort, recule et renverse la tête en
arrière ; telle est précisément l'attitude qu'indiquent les vers :
Que vous tirez la têle arrière,
Arclievêque I
dit le cadavre qui badine.
serve à la BiL)liolliè(ivie fie Grenoble. Cham[)ollinii-Figeac a le premier éludié ce livre unique dans le Mafjasin enry-
clopédique de 1811, p. SSô-SGg.
' Quichcrat, Hist. du Cnslumc, p. 000.
LA MORT
395
On pourrait faire d autres remarques du même genre.
Tenons donc les gravures de Guyot Marchant pour une imitation, mais
pour une imitation un peu libre, de la fresque des Innocents.
A défaut de l'original, étudions la copie (fig. 187 à 191). Nous y voyons trente
couples formés d un vivant qu'un cadavre conduit. Quel est cet étrange com-
pagnon? Est-ce la mort personnifiée trente fois? On le dit d ordinaire, mais
on se trompe. Les deux manuscrits de Saint-Victor n'appellent pas ce person-
nage « la mort », mais « le mort' ». Guyot Marchant fait de même. Le couple
est donc formé, comme
dit le texte de la Danse
macabre, « d'un mort et
d'un vif ». Ce mort est le
double du vif ; il est l'image
de ce que sera ce vivant
tout k l'heure. On croyait,
au moyen âge, qu'en écri-
vant avec son sang une for-
mule sur un parchemin,
et en se regardant ensuite
dans un miroir, on se
voyait tel qu'on serait ^'^S- ^^i-
après sa mort. Ce rêve
est ici réalisé. Le vivant voit d'avance sa figure posthume. Guyot Marchant
avait d'ailleurs intitulé sa Danse macabre : « le Miroir salutaire ». Il y a, dans les
vers qui accompagnent les gravures, des traces curieuses de cette conception
première. L'empereur, par exemple, après avoir annoncé qu'il meurt à regret,
ajoute ces vers singuliers :
Armer me faut de pic, de pelle
Et d'un linceul, — ce m'est grand peine.
Or, le mort qui le prend par la main est précisément drapé dans un lin-
ceul, et porte sur l'épaule un pic et une pelle : tel il est, tel sera bientôt l'empe-
reur. Le mort apparaît donc comme un type précurseur : c'est notre avenir
qui marche devant nous. On comprend maintenant pourquoi on appelait
La danse macabre de Guyot Marchant.
Le pape el. l'empereur.
' Dans le manuscrit latin 1 49o'i , luie ou deux fois le copiste s'est trompe et au lieu d'écrire Je morL a écrit la mort.
396 L'ART RELIGIEUX
la danse macabre « la danse des morts » et non « la danse de la mort' ».
Cette idée, il est vrai, s'obscurcit aux approches du xvf siècle; plusieurs
manuscrits, déjà tardifs, appellent le cadavre « la mort » et non plus « le
mort- ». Vers i5oo, on 11e savait plus ce que c'était que ce compagnon qui
précède chacun des vivants. On eût bien étonné Holbein, si on lui eût dit que
ce n'était pas la Mort.
Peut-être trouvera-t-on, comme nous, que la vieille conception était la plus
formidable.
Au xv' siècle, les morts de la danse macabre ne sont pas des squelettes ; ce
sont des cadavres dessé-
chés. Certains sols ont la
propriété de conserver les
morts. On montre à Saint-
Michel de Bordeaux et à
8aint-Bonnet-le-Chàteau \
dans les ténèbres d'une
crypte, de hideuses mo-
mies, qu un long séjour
dans l'argile a parchemi-
nées ; on en montrait jadis
de pareilles en plusieurs
lieux. Voilà les modèles de
nos artistes du moyen âge.
Le cadavre momifié est plus effrayant que le squelette : il semble vivre encore
d'une vie affreuse. Ces larves qui dansent, sautent sur un pied, sont presque
vraisemblables : on dirait quelque svelte étudiant qui n'a ni ventre ni mollet.
La momie de nos danses macabres est à peine plus maigre que le Voltaire de .
Pigalle : elle a son sourire. On la voit qui fait mille grâces : elle se drape avec
son linceul comme avec une écharpe; pudique, elle voile un sexe qu'elle na
plus. Elle est volontiers insinuante, persuasive : elle passe familièrement son
' Dans le dit des Irois inorLs et des trois vifs la pensée est analogue. Ces trois morts sont en somme trois miroirs
pour les vivants. Le cadavre sculpté dans les églises exprime une idée semblable. Dans plusieurs manuscrits enlu-
minés, on voit un cadavre présentant à une femme un miroir; elle s'y regarde, et elle aperçoit, au lieu desafigure,
une tète de mort.
- B. N. IVanç. iiSi et frani.'. ii8(3 (^(in du xV siècle), franc. 35^'6!^ (vers l5oo).
■' DéparU'iii. du la Loire.
La Danse macabre de Guyot Marchant.
Le cardinal et le roi.
LA MORT
397
bras sous le bras de sa victime. Elle ne marche pas, elle sautille, et semble
régler son pas sur TaigTe musique d'un fifre.
Cette ironie du cadavre, ce rire qui ouvre sa mâchoire où d manque des
dents, toute cette atroce gaieté que l'artiste a si bien rendue, le poète l'exprime
aussi, mais avec plus d'âpreté encore. On est étonné de trouver les vers de la
danse macabre si durs et parfois si cruels ; le sermon d'autrefois est devenu
une satire.
Au curé, « qui mangeait les vivants et les morts », le poète annonce avec une
jore féroce qu'il sera maintenant mangé des a ers. L'abbé est grossièrement insulté :
« Recommandez labbave
à Dieu, lui dit le mort,
son compagnon, elle vous
a fait gros et gras: vous
n'en pourrirez que mieux :
Le plus gras esl premier pourr\ '. n
Au bailli , le mort
parle d'un ton menaçant.
« Pour rendre compte de
vos faits, dit-il, je vous
ajourne au grand juge. »
D'ordinaire le mort est
moins tragique : il préfère
railler. 11 rit du bourgeois qui va abandonner ses rentes, du médecin qui
pas su se guérir, de l'astrologue qui cherchait sa destinée dans les étoiles,
grave chartreux qui va, lui aussi, entrer dans le branle :
Chartreux...
Faites-vous valoir à la danse !
Ce terrible mort n'a un peu de pitié que pour le pauvre laboureur :
Laboureur qui en soing et peine
Avez vescu tout votre temps,
Fig. 189. — La Danse macabre de Gu\ot Marchant.
Le chanoine et le marchand.
n a
du
De mort devez être content,
Car de grand soucy vous délivre.
' II est à reniarqncr cpie chaque couphH île la Danse iinicabre se termine par lui proxerhc.
398
L'ART RELIGIEUX
Oa sent un état social où les abus deviennent lourds, où les privilégiés com-
mencent à être sévèrement jugés. La mort, heureusement, est égale pour tous
et remet tout dans l'ordre. Cette vieille société est pourtant solide; elle semble
bâtie pour l'éternité. Les vivants s'avancent suivant les lois d'une hiérarchie par-
faite ; en tête marche le pape, puis viennent l'empereur, le cardinal, le roi, le
patriarche, le connétable, l'archevêque, le chevalier, l'évêque, l'écuyer, l'abbé,
le bailli, etc. Une si belle ordonnance paraît alors immuable comme la pensée
de Dieu. On remarquera qu'un laïque alterne toujours avec un clerc ' ; ce sont
là les harmonies que l'on admire dans une société bien réglée : aux hommes
de pensée répondent les
homm.es d'action.
Ces vivants, que des
cadavres entraînent en dan-
sant, ne dansent pas ; ils
marchent d'un pas déjà
alourdi par la mort. Ils
avancent parce qu il le
faut, mais tous se plai-
gnent, aucun ne veut
mourir. L'archevêque
pense qu'il ne couchera
plus « dans sa belle cham-
bre peinte » , le chevalier
qu il n ira plus le matin « révedler les dames », et leur donner l'aubade, le
curé qu'il ne recevra plus l'offrande. Le sergent s indigne que ce miort ait l'au-
dace de porter la main sur lui « un royal officier! » Il cherche, ce sergent, à
se retenir aux titres, aux fonctions, à toutes ces choses humaines qui paraissent
si solides et qui se brisent sous les doigts comme un fétu. Le laboureur lui-même
ne paraît pas pressé de suivre son compagnon, car il lui dit :
ig. 190. — La Danse macabre de Guyot Marchant.
Le chartreux et le sergent.
La mort ait souhaité souvent,
Mais volontiers je la fuisse,
J'aimasse mieux, fut pluie ou vent,
Estre en vignes oii je fouisse.
' Il est évident que le médecin et l'avocat doivent être considérés comme des clercs.
LA MORT
399
Et le petit enfant qui vient de naître, qui ne sait dire que « a, a, a, », lui
aussi, comme le vieux pape, et le vieil empereur, regrette la vie.
Désir de vivre que rien ne peut rassasier, et impossibilité d'échapper à la mort,
cette terrible contradiction de la nature humaine n'a jamais, je pense, été présentée
avec plus de force. La danse macabre peut choquer nos délicatesses; il est permis
de ne pas s y plaire et de trouver le breuvage amer ; pourtant on est obligé
d avouer qu elle est au nombre de ces grandes œuvres qui ont su incarner et
rendre visibles à tous les yeux quelques-uns des sentiments primordiaux de 1 àrae.
La danse macabre du cimetière des Linocents est la plus ancienne de l'Eu-
rope. La prétendue danse
macabre peinte à Minden
(\^^estphalie) en i383, que
Peignot considérait comme
la première de toutes', était
tout autre chose qu'une
danse macabre. C était une
simple figure de la Mort
peinte sur un panneau mo-
bile. Au revers, on voyait
une femme qui symbolisait
le Monde ou la Chair".
Quant à la danse macabre
du couvent des Domini-
caines de Bàle, qu'on a longtemps, sur la foi d'une inscription mal lue,
attribuée au commencement du xiv'^ siècle, elle est en réalité du milieu duxv*^^.
La danse macabre n'est donc pas d'origine allemande. Tout ce qu'on a dit
de l'affinité d un pareil sujet avec le génie germanique se trouve contredit par
les faits. La danse macabre n est pas plus allemande que l'architecture gothique,
— bien que de beaux esprits aient prouvé qu'il était nécessaire qu'il en fût ainsi.
La Danse macabre de Guyot Marchant.
Le cnré et le laboureur.
1 Peignot, Recherches lùsloriques sur les danses des morts. Paris et Dijon, 1826.
2 Voir Seelmann, die Totentdnze des MiHelalters, Leipzig, 1898, p. Ai. Ces deux figures se voyaient en France
dès le xii<^ siècle; elles sont sculptées à la porte delà salle caj^itulaire do Saint-Georges-de-Bocherville (Seine-Infé-
rieure) .
■* Biichel, qui avait copié la l'resque de Bàle au xvni'^ siècle et qui avait relevé la date de i3i2, reconnut qu'il
s'était trompé et qu'il fallait lire i5i2. C'est la date d'iuie restauration de l'œuvre. On s'étonne que le P. Berllner
ait publié la fresque de Bàle avec cette date erronée de l3i2 (P. Berthier, La plus ancienne danse macabre. Pari'.
1896). Un coup d'oeil jeté sur les costumes assigne à l'œuvre une date voisine de i/|5o.
/loo L'ART RELIGIEUX
Si d'ailleurs on étudie les danses macabres allemandes, on les trouve toutes
françaises d'inspiration. La danse macabre de l'église Sainte-Marie à Lubeck,
peinte en 1/160, mais restaurée depuis, trahit par une foule de détails son origine.
Comme à Paris, les clercs et les laïques alternent', le mort qui emmène le pape
porte un cercueil, le médecin tient une fiole, et le petit enfant est couché dans
un berceau. Quant aux vers allemands qui accompagnent le texte, ils paraissent
traduits d'un original français du xiv" siècle, prototype commun du poème du
cimetière des Innocents, du poème de Lubeck, et d'un poème espagnol intitulé
a Denza gênerai de la muerte^.
Gomme la danse macabre de Lubeck a inspiré les danses macabres des pays
du Nord : celle de Berlin, celle de Reval, et les gravures danoises du xvi*" siècle,
il n'y a pas à chercher d'originalité de ce côté.
On n'en trouvera pas beaucoup plus dans l'Europe du Sud. Les deux danses
macabres de Baie supposent un original français ^ ; malgré des additions et des
interpolations, dont plusieurs peuvent provenir de retouches, on y retrouve
notre hiérarchie et presque tous nos personnages.
Comme les danses de Baie ont inspiré les livres xylographiques allemands,
et ces livres à leur tour la danse macabre de Metnitz (Carinthie) \ il en faut
conclure que les pays du Sud subirent, tout aussi bien que les pays du Nord,
l'influence de la France.
Il est bon de rappeler aussi que la première danse macabre peinte en
Angleterre, celle de Londres, avait été faite à l'imitation de celle de Paris, un
' Une impératrice s'est introduite dans la hiérarchie après l'empereur.
- C'est ce qu'a très ingénieusement établi Seelmann dans la dissertation que nous avons citée. Le poème alle-
mand et le poème espagnol ont même conservé un aspect plus archaïque que le poème du cimetière des Innocents.
Plus d'une fois le vivant parle d'abord et le mort répond, ce qui dut être la forme primitive du poème. On ne
saurait guère douter qu'il n'y ait eu un poème français de la Danse macabre dès le xiv" siècle. ,Iean le Fèvre écrit
ceci, dans son poème du Répit de la Mort, qui porte la date de 1376 :
Je fis de Macabre la dance
Qui toute gent mène à sa trace
Et à la fosse les adresse,-
ce qui, sans doute, peut signifier que le poète a failli mourir, mais ce qui peut signifier aussi qu'il a composé un
poème sur le sujet de la Danse macabre. — L'ingénieuse théorie de Seelmann a été attaquée par Schreiber, dans
Zeitschrift fiir Bacherfreunde , 1898-99, t. II, p. 291 et suiv. Ses arguments ne m'ont pas paru convaincants.
•' Il y avait deux danses macabres à Bàle, celle de Klingenthal, couvent de femmes, au Petit-Bâie et celle du
couvent des Dominicains au Grand-Bàlc. Les deux danses étaient d'ailleurs à peu près pareilles. Les différences pro-
venaient surtout de restaurations. La tradition était que la danse macabre du couvent des Dominicains avait été
peinte pendant le concile de Bâle (vers i448).
* C'est le sentiment de Schreiber, loc. cit.
LA MORT ^oi
peu avant ilylio: un moine. John Lydgate, qui revenait de France et qui avait
vu l'original, avait traduit en anglais les vers du cimetière des Innocents '.
Il paraîtra bien avéré maintenant que c'est de la France que les danses maca-
bres se sont répandues, au w" siècle, dans toute l'Europe'.
Revenons donc à la France pour y étudier les danses macabres qui sub-
sistent encore. Elles durent être nombreuses autrefois. Des textes nous en
signalent en divers endroits où elles n ont laissé aucune trace : à Amiens, dans
le cloître des Macchabées ^ h Blois. sous les arcades du château ' : à Dijon, dans
le cloître de la Sainte-Chapelle '. Que d autres encore dont le souvenir ne s'est
même pas conservé! Il y a, au Musée de Berlin, un délicieux tableau de Simon
Marmion consacré à la légende de Saint-Bertin : deux scènes représentent des
personnages dans un cimetière. Or. deux fois, sous les arcades du cloître, on
voit se dérouler une minuscule danse macabre °. Dans quelle ville du nord de la
France était l'original que Simon Marmion a copié? Plusieurs de nos danses
macabres ne sont plus qu'une ombre. Telles sont celles de l'église de Cherbourg,
et celle de 1 aitre Saint-Maclou à Rouen'.
Il en subsiste heureusement deux, celle de Kermaria et celle de la Chaise-
Dieu, qui se sont un jyeu mieux conservées.
Celle de Kermaria (Côtes-du-Nord) a la poésie que communiquent à toute
chose les vieilles églises de la Bretagne, mais elle ne veut pas être regardée de
trop près. On y surprendrait bien des gaucheries. Le peintre, aussi naïf que
son public, a cru qu il rendrait les morts plus terribles en leur donnant de temps
en temps un mufle de bête ou une tête de crapaud. L'œuvre paraît contempo-
raine de Charles VU : les souliers à la poulaine et certains détails de costume
lui assignent une date voisine de i/jSo ou i/i6o. Elle est donc de beaucoup anté-
' Douce, The Dance of Deaih, London, i833, p. 5i. La fresque de Londres, qui avait été faite avant ïf\'^o,
a disparu on i549-
- L'Italie elle-même a connu les danses macabres, mais l'Italie du nord seulement (Côme, Glusone). Elle les
reçut évidemment de la France voisine, peut-être par l'intermédiaire de l'Allemagne. Il y a justement une danse
macabre à Pinzolo dans le Tyrol. L'Italie, d'ailleurs, a traité le sujet avec beaucoup de liberté. Voir P. A igo. Le
dame macabre in Italia, Livorno, 1878.
3 Langlois, t. I, p. 320.
'■• Du moins, s'il en faut croire un exemplaire de la danse macabre imprimé par Yérard et conservé au Cabinet
des Estampes.
■' Peignot, loc. cit., p. xxxvn ; elle avait été peinte par un certain Masoncelle.
'' Fort semblable, autant qu'on en peut juger, à la danse macabre du cimetière des Innocents. Des vers sont
écrits sous les personnages.
'' L'une et l'autre étaient sculptées.
IIALE. T.H. 5l
4oa L'ART RELIGIEUX
rieure au livre de Guyot Marchant et ne saurait s'en inspirer. L'original dont
elle dérive ne peut être que la danse macabre du cimetière des Innocents ; et,
en effet, les personnages se succèdent exactement dans le même ordre, et les
vers que nous lisons sous leurs pieds sont ceux-là même qu'on lisait à Paris '
Plusieurs petits détails pourraient laisser croire que le peintre de Kermaria
connaissait l'original : le connétable a l'épée à la main, le laboureur porte la
pioche sur 1 épaule, le ménestrel laisse tomber son instrument de musique à ses
pieds, toutes particularités qui se rencontrent chez Guyot Marchant et qui ne
peuvent provenir que d'un original commun. Mais il n'en faut pas conclure que
la peinture de Kermaria soit la vraie copie de la fresque des Innocents'. Cette
œuvre rustique, oi^i abondent les maladresses, ne peut donner une idée
juste de l'original. Le peintre travaillait de souvenir, ou (ce qui est encore plus
vraisemblable) avait sous les yeux un médiocre croquis. Entre la copie du peintre
de Kermaria et celle de Guyot Marchant on ne saurait hésiter.
La danse macabre de la Chaise-Dieu (Haute-Loire) est mieux qu'un docu-
ment curieux, c'est une œuvre d'art véritable. Elle s'harmonise à merveille avec
la nudité et la tristesse de la grande église monastique, perdue sur de hauts
plateaux, battue de vents éternels. Tout, dans ce lieu austère, parle de la mort.
Edith, veuve d'Edouard le Confesseur, après avoir vu sa nation succomber à la
bataille d Hastings, est venue mourir ici. Près d'elle, un pape était enseveli.
Clément \I s était fait élever au milieu du chœur un magnifique tombeau qui
devait vaincre le temps et l'oubli, mais, en i562, les protestants, maîtres de
labbaye, brisèrent le mausolée, mutilèrent les statues, et se vantèrent d'avoir
bu dans le crâne du pape. Ces souvenirs funèbres créent à cette dure église de
granit l'atmosphère tragique des drames historiques de Shakespeare. On ne
s étonne pas d'y rencontrer, ii une place d honneur, la danse macabre.
La peinture de la Chaise-Dieu paraît à peu près contemporaine de celle de.
Kermaria. Je la placerais volontiers vers i/i6o ou 1/170; dans tous les cas, les
souliers à la poulaine que portent les personnages ne permettent pas de des-
cendre au delà de i/i8o. Il est donc certain que la peinture de la Chaise-Dieu
est antérieure aux gravures de Guyot Marchant.
Les érudits allemands qui ont écrit sur la danse macabre de la Chaise-Dieu
' Ils ont ('l('' donnés par Soloil, les Heures qolhirjiiex.
- A Kermaria, Ips morts et les vivants forment une chaîne continne.
L\ MORT /io3
admettent tous qu'elle a été retouchée k la fin du xyi'' siècle'; mais il est
évident qu'aucun d'eux n a vu l'original : ils n'ont connu que le mauvais dessin
publié par Jubinal en i8l\i'. Or, rien n'est plus infidèle que ce dessin^; on
peut dire qu'il ne donne pas la moindre idée de l'œuvre qu'il prétend repro-
duire. La peinture de la Chaise-Dieu n'est qu'une ébauche, mais une ébauche
pleine de verve ; les personnages dessinés au trait et à peine teintés se détachent
sur un fond rouge. L'artiste a travaillé si vite qu'il n'a pas pris la peine d'effacer
les repentirs : tel personnage, qui a les bras croisés, devait avoir les mains jointes,
Fig. 192. — Danse macabre de la Cliaise-Dieu.
Le pape, l'empereur, le cardinal, le roi, le patriarche, d'après le relevé de M. \porman.
tel autre, qui a la tête penchée en avant, devait l'avoir rejetée en arrière; des
traits parfaitement visibles laissent deviner cette première pensée. Il n'y a pas
une seule figure qui ne porte la marque de l'improvisation. Avancer qu une
pareille œuvre ait jamais pu être restaurée, c'est prouver c[u on ne la connaît
pas : on ne restaure pas un croquis. La peinture de la Chaise-Dieu est bien
tout entière du xv° siècle. Quels rapports soutient-elle avec celle du cimetière
des Innocents ? Les analogies entre les deux œuvres semblent avoir été très
grandes, autant qu'on peut en juger par la copie plus ou moins fidèle de Guyot
' Wackcrnagel, die Tolenlanz, ZeitschriJ't fur deulsches AUcrtliUin, t., IX (i853), p. 3o2 et suiv. ; Sclireiber
loc. cil. ; Goette, Ilolbeins Totenlanz, Strasbourg, 18g-, in-8°.
^ A. Jubinal, La Danse des morls de la Chaise-Dieu, Paris, i84i, in-4".
3 Nous donnons (fig. 192-196) quelques-unes des belles reproductions de JM. Ypcrman aussi lidùles que la pho-
tographie. Ces relevés, conservés au Trocadéro, datent de iSg^-
4o4
L'ART RELIGIEUX
Marchant. Les resseml^lances sont parfois frappantes. Ici et là, le sergent tient
une masse d'armes, le curé a un gros livre à la main, le paysan porte sa pioche
sur l'épaule gauche ; ici et là, le ménestrel laisse tomber sa vielle à ses pieds.
Ajoutons que les personnages se suivent dans un ordre à peu près identique.
Enfin des lignes tracées au-dessous de la peinture indiquent que les vers tradi-
tionnels devaient l'accompagner ; le temps a manqué au peintre pour les ins-
crire. Car, dans cette œuvre hâtive, tout donne l'impression de l'inachevé : on
Fig. 190. — Danse macabre de la Gliaise-Dieu.
L'astrologue (?), le bourgeois, le cliaaoine, le marchand, d'après le relevé de M. Yperman.
dirait que la mort est venue prendre 1 artiste par la main pour le faire entrer, lui
aussi, dans la danse.
Si la danse macabre de la Chaise-Dieu ressemble à celle des Innocents, elle
en diffère aussi. Le dessin de Jubinal pourrait faire croire que ces différences
sont profondes; il nous montre, en effet, plusieurs femmes mêlées aux hommes
et entraînées, elles aussi, par des nriorts. Or, il est évident que le dessinateur,
fort négligent à l'ordinaire, a été ici tout à fait infidèle. La femme qui est censée
suivre le sergent d'armes devient, si Ion consulte 1 original, un moine revêtu de
sa pèlerine et de son capuchon ; de même, la hgure de femme qui est censée
précéder le marchand est, en réalité, un chanoine en long surplis'.
* Je sais bien que l'original lui-même semble nous montrer une l'emme avant le sergent d'armes, mais je ne
suis pas absolument certain — tant l'œuvre a souffert sur certains points — que celte prétendue femme ne soit pas
le chartreux qu'on attendrait à cette place. Si c'est réellement une l'enimc, il y a là une fantaisie do l'artiste.
LA MORT
400
Los différences ne sont donc pas de telle nature qu'on puisse douter de la com-
munauté d'origine. Ces différences sont presque toujours d'heureuses saillies du
génie de l'artiste. Ses morts, par exemple, témoignent de la plus originale fan-
taisie. Il a inventé quelques attitudes heureuses qui ne se rencontrent nulle part
ailleurs. La plus belle trouvaille est le geste du cadavre qui dissimule sa hideuse
ligure derrière son bras maigre pour ne pas effrayer le petit enfant : on dirait
qu'il a honte. L'homme cpii a trouvé cela est un vrai, un grand artiste. Il est
permis de croire qu'avec ce
tempérament il a pris plus
d'une liberté avec son mo-
dèle.
Il est fort douteux, d'ail-
leurs, que ce modèle ait été
précisément la danse ma-
cabre du cimetière des In-
nocents. Le peintre de la
Chaise-Dieu avait sans doute
sous les yeux un manuscrit
illustré, fort apparenté sans
doute à la fresque de Paris
(puisque les personnages
se suivent dans le même
ordre, ont les mêmes attri-
buts), mais qui en différait pourtant sur quelques points. Si insuffisant que
soit le dessin de Jubinal, il a le mérite d'être ancien. En lS^l, on voyait encore
assez distinctement certaines figures que le dessinateur a reproduites. C'était un
prédicateur en chaire, et, assis au pied de la chaire, un personnage k mortié
effacé c[ui semblaitjouer d'un instrument. Or, quand on étudie les danses maca-
bres de l'Europe du nord, celle de Berlin, celle de Reval, on y remarque les
mêmes personnages '. On reconnaît que le musicien assis au pied de la chaire
est un mort qui joue de la cornemuse : sa musique rythme la danse. Il n y avait
rien de pareil au cimetière des Innocents ; ni les vers des manuscrits de Saint-
Victor, ni la première reproduction de Guyot Marchant ne peuvent laisser croire
Fig. 194. ^ Danse macabre de la Cliaise-Dieu .
Le chartreux ^'?J, le sergent, le moine d'après le relevé de M. Yperman.
' A Lubcck, CCS personnages ont disparu.
4o6 L'ART RELIGIEUX
que le joueur de cornemuse ait eu sa place marquée dans la fresque ' . Il en iaut con-
clure que le peintre de la Chaise-Dieu, aussi bien que le peintre de Berlin etle peintre
dcReval, ont connu un original français qui difleraitun peu — quoique très légè-
rement — de la fameuse peinture des Innocents. Qui sait même si cet origiiial
ne remontait pas jusqu'au xiv' siècle, et n'était pas la forme la plus ancienne de
la Danse macabre? Une particularité pourrait le faire croire : le dessin de Jubi-
nal nous laisse entrevoir, à l'extrémité de la Danse macabre de la Chaise-Dieu,
un groupe de personnages qui ne se mêlent pas à la ronde '. Quelle est cette
foule nidistnicte? Le vieux poème espagnol, la Denza gênerai de la muerie, nous
Fi g. lyj. — Danse macabre de la Chaise-Dieu.
L'amoureux, Kavocat, le ménestrel, le curé, le laboureur, d'après le relevé de M. Yperman.
l'apprend. Ce sont ceux qui n ont point de rang dans la hiérarchie, ceux qu'on
ne peut dénombrer, et qui passent, foule sans nom, après tous les autres.
Or le poème espagnol, comme l'a montré M. Seelmann, nous offre une forme
archaïque de la danse macabre, et nous laisse entrevoir l'original du xiv" siècle.
En reproduisant ce trait primitif, le peintre de la Chaise-Dieu nous donne
comme la date de son modèle.
Il j a donc eu probablement une peinture française du xiv" siècle (sans
doute un manuscrit enluminé) d'oii toutes les danses macabres de l'Europe
' On sait que Guyot Marchant, dans sa seconde édition, a imaginé de mettre en tète de la danse macabre
(( rorchestre de la mort », c'est-à-dire quatre cadavres debout jouant de divers instruments ; mais la première édi-
tion ne donne rien de pareil.
- La danse macabre des Innocents se terminait par un roi mort que les vers rongeaient.
LA. MORT
407
dérivent avec des variantes, même celle des Innocents. Il n'en est pas moins
vrai que c'est la danse macabre du cimetière des Innocents qui a fait éclore
les autres : la première elle se présenta sous une forme monumentale, et elle
fut admn^ée par tous les clercs étrangers qui fréquentaient 1 Université de Paris ;
c'est avec elle qu'on a voulu rivaliser.
Le succès si rapide de la danse macabre est un phénomène singulier. Comme
il nous est difficile d imaginer l'état d esprit des générations qui achetaient la
Danse macabre de Guyot Marchant ! Gomment croire que les hommes d'alors
aient pris tant de plaisir à avoir chez eux et à feuilleter à toute heure ce funèbi-e
Fig. 196. — Danse macabre do la Cliaisc-Dievi.
Le cordclier, l'enfant, le clerc, d'après le relevé de M. Yperman.
album de la nnort? N'est-il pas extraordinaire que la première édition en ait été
épuisée en quelques mois? Guyot Marchant, pour plaire à ses acheteurs, enrichit
la seconde édition (i/|8G) de plusieurs personnages : le légat, le duc, le maître
d école, 1 homme d'armes, le promoteur, le geôlier, le pèlerin, le berger, le hal-
lebardier, le sot. Il mit de la coquetterie à einbellir son sujet et à lui prêter des
charmes nouveaux : il fit graAer, par exemple, sur la première page quatre cada-
vres musiciens qui conduisent le branle.
Le succès de Guyot Marchant rendit jaloux Vérard, le plus fameux éditeur
du temps; en 1/192, il mit en vente une Danse macabre qui ressemblait étrange-
ment à celle de son confrère. Le public fit bon accueil au livre de Vérard, et
4o8 L'ART REr^IGIEUX
bientôt les imprimeurs de province, ceux do Lyon '^ de Troyes, voulurent avoir
leur Danse macabre; à la fameuse foire de Troyes il s'en vendait des milliers
d'ex;emplaires. L'engouement fut tel que la danse iTiacabre entra dans lillustra-
tion des livres d'Heures et devint un des motifs que le chrétien eut à toute heure
sous les yeux ".
Guyot Marchant, cependant, jugeait qu'il n'avait pas épuisé le succès : il
imagina quelque chose d audacieux. Le 7 juillet i/i86, on vit à létalage de sa
boutique, qui était derrière le collège de Navarre, une Danse macabre des femmes.
Pour que rien ne manquât à l'intérêt du volume, il y avait ajouté la légende des
Trois morfs et des trois vifs, le Débat du corps et de fâme et la Complainte de l'âme
damnée. C'était une belle couronne de Heurs funèbres.
La Danse macabre des femmes ne saurait d'ailleurs se comparer à l'autre.
Comme on sent bien qu'elle est l'œuvre d'un homme et non pas d un siècle !
La vieille danse macabre, œuvre collective, nous est arrivée chargée de pensées
et d'émotions, la Danse macabre des femmes, œuvre de Martial d'Auvergne, ne
nous donne que ce que pouvait contenir la tête d un poète sans génie ■\ Les vers
n'ont plus d'àpreté : la mort a perdu son aiguillon ; elle ne sait plus railler,
insulter; quant aux victimes elles se résignent et louent la Providence qui ne
fait rien en vain. L œuvre serait donc assez plate, si elle n'était relevée ça et là
par quelques traits. La femme de l'écuyer regrette de mourir parce qu elle n'a
pas eu le temps de se faire faire une robe achetée à la foire du Lendit: la petite
fille recommande sa poupée à sa mère; la garde de l'accouchée, elle aussi, s'en
va à regret, car elle avait de bons moments, assise près des courtines
Où étaient maint bouquets pendus,
elle mangeait les tartes et la pâte de coing destinées à la jeune mère.
Quant aux gravures sur bois, elles sont d'un dessin rude et vigoureux
(fig. 197) ; elles ne Avalent pourtant pas celles que nous connaissons. L'artiste n'était
' Dans la danse macabre de Lyon, imprimée par Mathieu Hnsz (i^gg), on voit le mort mettant la main sur
l'imprimeur a\i moment où il compose, et s'cmparant du libraire dans sa boutique. Ce livre n'est donc pas une
marchandise qucIconc|ue que vend le libraire, il l'adopte et s') met lui-même.
- On voit la danse macabre dans les Heures sorties do l'atelier de Pigouchet. Dans ces Heures, la danse macabre
des hommes est très apparentée à celle de Vérard , la danse macabre des femmes dérive naturellement de celle de
Guyot Marchant.
■' Il y eut une autre Danse macabre des femmes, composée par Denis Catin, curé de Aleudon. Elle est inédite :
Arseniil, ms. n° 363-.
LA MU UT 4o(j
pas soutenu par le puissant original qu'on sent derrière la Danse macabre des
hommes. Il a peu varié ses ligures de femmes, et, d autre part, il a rarement
su prêter au cadavre un geste nouveau, tragique ou bouffon. Il n'a inventé qu'une
chose, terrible, il est vrai; au crâne du cadavre il a imaginé d'attacher quelques
longs cheveux; féminins. Ainsi il a donné un sexe à cette mort qui emporte les
femmes. C'est bien toujours, suivant l ancienne conception, le double de la
morte ; et l'horreur qu'inspire ce cadavre momifié s en trouve encore accrue.
Voilà donc ce que devient le corps féminin,
Qui tant est tendre,
Poly, souef et précieux'.
Les œuvres que nous venons de citer ne sont pas les seules que la danse
macabre ait inspirées " ; elle hante l'imagination des poètes qui écrivent sur
ce sujet d'ingénieuses variations.
En i466, Michaut donne sa Danse aux aveugles. Le sujet, malgré plus
d une réminiscence des Triomphes de Pétrarque, ne manque pas d originalité.
Il y a trois aveugles qui font danser les hommes, ce sont l'Amour, la Fortune
et la Mort. L'Amour et la Fortune portent un bandeau et la Mort n'a point d'yeux.
Hommes et femmes passent, en se tenant par la main, devant ces maîtres du
chœur. Autour de la Mort, armée d'une flèche et montée sur un bœuf, qui
symbolise sa marche tranquille et régulière ^ la danse macabre se déroule'.
Le livre de Michaut n'a pas été sans influence sur les arts plastiques. C'est
1 Villon.
^ Il y a dans réglise de Meslay-le-Grenet (Eure-et-Loir) une série de fresques qui représentent d'un côté la danse
macabre des hommes, de l'autre la danse macabre des femmes. Ces fresques sont des environs de i5oo. Elles n'ont
pas un très vif intérêt car l'artiste s'est contenté de copier les gravures de Guyot Marchant et les vers qui les accom-
pagnent. Ces fresques de l'église de Meslay prouvent, en tout cas, que le recueil do Marchant était très populaire.
'^ Les vers méritent d'être cités (B. N. franc. 22922, f° 173 v'^) :
Sus ce bœuf cy qui s'en va pas à pas
Assise suis et ne le hâte point.
Mais sans courir, je mets à grief trépas
Les plus bruyans lorsque mon dart les point.
■* Michaut est un contemporain de \illon, son inspiration est la même. Voici par cvemple un des couplets de la
Mort :
Ces corps bien faits, ces féminins j mages,
Dorelotés partout mignotement,
Peintz et fardez et reluisants visages.
Je fais llétrir et puir laidement
Donnant aux vers la chaire bien nourrie.
iM.vLE. — T. 11. 52
/iio
L'ART RELIGIEUX
son poème, je n eu doute pas ', qui a donué à quelques artistes l'idée de repré-
senter la Mort montée sur un bœuf, et menaçant les hommes d'une longue
flèche".
Plus intéressant encore pour nous est le curieux poème intitulé le Mors de la
pomme, qui fut composé vers 1/170. Chose curieuse, cette œuvre tardive semble
nous faire remonter aux origines mêmes de la Danse macabre. Tout le début a
l'air d'un sermon : telles étaient sans doute les idées que développait, au xiv" siè-
cle, le prédicateur franciscain ou dominicain avant d'introduire les acteurs du
drame. Le poète nous
explique que la Mort est
née dans le paradis ter-
restre, au moment même
où nos premiers parents
commirent la faute. L'ange
qui chassa Adam et Eve
du paradis terrestre remit
en même temps à la Mort
trois longues flèches et un
bref oia pendait le sceau
de Dieu\ Dans ce bref,
Dieu parle comme un
souverain, et fait savoir k
tous qu il donne plein
pouvoir k la Mort. C'est pourquoi la Mort, dont les parchemins sont en règle,
commence tranquillement son œuvre. Elle est au côté de Caïn quand il tue son
frère, et c'est elle qui frappe Abel; puis elle s'en va k travers le monde, son
bref d'une main, ses flèches de l'autre. L'ouvrage ne lui manque pas. Ici
commence une espèce de danse macabre, beaucoup moins simple que l'autre et
beaucoup moins bien réglée. Ce qui fait l'intérêt et la nouveauté de l'œuvre,
c'est que les personnages ne sont pas isolés ; ils ne se présentent pas sous l'aspect
Fio-.
'97-
■ La Danse macabre des femmes
de Guyot Marchant.
* iNIichauf avait vu sans cloute quelque illustration des Triomplies de Pétrarque. On sait que les artistes qui on
illustré les Triompltes s'accordent à atteler des bœufs au cliar de la Morl.
- Par exemple, B. N. lat. 1377, f° 87 v° ; stalles dans l'église de Pocé, près d'Amboise, provenant de l'église
de Fontaine-les-Blanches ; bordure des Heures de Simon Vostre (fig. 198).
'■^ B. N. l'rani;. 17001. Des miniatures, non pas belles, mais curieuses, illustrent le texte.
LA MORT
4ii
d'abstractions sociales: la Mort les frappe en pleine action, clans la rue, au
milieu de la foule, à la table de famille. L'artiste qui a illustré l'œuvre a
contribué pour une large part à créer cette danse macabre d'un
nouveau genre, et il est souvent plus précis que le poète.
Voici la Mort frappant le pape au milieu de ses cardinaux et
l'eiTipereur au mdieu de sa cour: elle perce l'homme d'armes
en pleine bataille, et la jeune fille dans sa chambre, devant
son miroir: elle arrache l'enfant à sa mère, l'amante à
lamant.
La danse macabre se présente donc ici sous un aspect
tout nouveau : elle devient un prétexte à une série de tableaux
de genre où la fantaisie de l'artiste peut se dormer libre car-
rière.
Les manuscrits illustrés du Mors de la pomme ont certaine-
ment inspiré l'artiste qui composa . pour l'éditeur Simon
Yostre, les bordures des Heures de iSia'. C'est la même
conception de la danse inacabre, et ce sont souvent les mêmes
épisodes. La Mort, avec sa flèche, apparaît au n^oment o\\
Adam et Efe sont chassés de l'Eden; elle assiste au meurtre
de Gain: plus loin, elle attaque l'homme d'armes au milieu
delà bataille (fig. 198), la jeune fille dans sa chambre; elle
prend l'enfant au berceau malgré les cris de ses petits frères
(fig. 199). Le thème une fois donné, les variations pouvaient
être infinies; aussi le dessinateur de Simon Vostre ne s est-il
pas cru obligé de copier servilement son modèle. Il a inventé
plus d un épisode : la Mort fait tomber le maçon do son
échafaudage , elle s embusque dans les bois avec le brigand et
l'aide à assassiner sa victime, mais elle est aussi k Montfau-
con, près du gibet, quand le bourreau fait monter l'assassin
à l'échelle.
Est-ce le manuscrit illustré du Mors de la pomme qui tomba
sous les yeux d'Holbein, ou est-ce le livre d Heures de Simon
Yostre? Il est difficile de le dire, — mais ce qui me paraît
certain, c'est qu'IIolbem a connu un de nos originaux français. Sa grande danse
' Ces bordures se relrouvent dans d' autres Heures do ^'^ostro.
Fig. 198.
La Mort des Heures
de Simon Voslro
(l5l2).
t\ 12
L'ART RELIGIEUX
macabre ^ offre on effet des ressemblances frappantes avec les deux livres que
nous venons d'étudier. Elle commence par la création que suit bientôt la faute.
C'est au moment où Adam et Eve sont chassés du paradis ter-
restre que la Mort apparaît : ironique, elle régale les exilés
d un air de vielle. Puis les épisodes se déroulent en tableaux
de genre admirables. Ces merveilles ne sont pas de notre
sujet, mais il importe de faire remarquer que plus d'une
scène, imaginée par Fauteur du poème ou par le dessinateur
de Simon Vostre, a été reprise par le grand artiste. Lui aussi
nous montre la Mort venant saisir le pape au milieu de ses
cardinaux et 1 empereur au milieu de sa cour; lui aussi met
aux prises l'homme d'armes et la Mort. Chez lui aussi la
Mort accompagne 1 impératrice à la promenade, marche aux
côtés du laboureur, arrache l'enfant à sa mère et à ses jietits
frères. Chez lui enfin, comme dans les heures de Simon Vostre,
la Mort est vaincue à la fin, puisque la dernière gravure repré-
sente le Jugement dernier, c'est-à-dire le triomphe de la vie
éternelle.
Tant de ressemblances ne sauraient être l'effet du hasard.
Holbein nous a donné, en somme, une magnifique illustration
du Mors de la pomme ; sa conception de la danse macabre
remonte jusque-là. Aux origines d'une des plus Ijelles œuvres
que la pensée de la Mort ait inspirées, se trouve donc notre
modeste poème".
IV
La danse macabre illustre deux vérités : égalité des hommes
devant la mort, soudaineté des coups que frappe la mort. Une
telle œuvre isolée, dépouillée de son commentaire, ne conserve,
à vrai dire, aucun caractère proprement chrétien. Les illettrés
qui la contemplaient au cimetière des Innocents, sans pouvoir
l'"'g- 199-
La Mort des Heures
de Simon Vostre
' Elle parut à Lyon en i538 ; elle est intituléo : /es Simulacres de la Mort.
- Ilolhein subissait d'autre pari riiilliiencc de nos danses macabres qu'il connaissait par les danses macabres de
Bàle.
LA MORT /n5
lire les vers édifiants du préambule et de la conclusion, étaient libres de l'inter-
préter à leur guise. La plupart, il faut le croire, y trouvaient un encourage-
ment il bien faire, niais quelques-uns, sans doute, y voyaient une invitation
à jouir de cette courte vie. Au cimetière des Innocents, les filles de joie
erraient sous les cloîtres et parmi les tombeaux.
Il est dangereux de faire appel à la mort et d'émouvoir si profondément la
sensibilité. On dirait que l'Eglise le sentit. Dans le temps où se multipliaient les
images un peu païennes de la danse macabre, parut un petit livre intitulé :
Ars monendi, l'Art de mourir. Un texte souvent frappant, mais surtout d'éton-
nantes gravures sur bois le rendirent bientôt populaire dans toute l'Europe. Il
s'agit bien, cette fois, des terreurs et des espérances chrétiennes; la mort n'appa-
raît plus comme une ronde bouffonne, c'est un drame sérieux qui se joue autour
du lit du mourant: à ses côtés se dressent l'ange et le démon qui se disputent
l'âme qui va s'envoler. Moment redoutable! Il faut que le chrétien connaisse
d'avance les tentations et les angoisses de ces heures de ténèbres, pour appren-
dre à en triompher.
h' Ars monendi est l'œuvre d'un religieux ou d'un prêtre qui a souvent vu
mourir. Il y a, dans ce petit livre, la sombre expérience d un homime qui a
recueillli bien des paroles à peine articulées. Ce prêtre était probablement un
Français, car il s'inspire d'un opuscule de Gerson que les évêques de France,
dans un de leurs synodes, avaient adopté pour l'éducation du clergé. Il a d ail-
leurs emprunté à Gerson, non seulement son titre, mais encore une phrase qui
ne laisse aucun doute sur la parenté des deux ouvrages \ Notre Ars moriendi
anonyme est donc postérieur à V Ars moriendi de Gerson; on peut le placer, sans
craindre de se tromper beaucoup, dans les premières années du xv^ siècle".
Des gravures sur bois assurèrent le succès de l'ouvrage. Ces gravures^ ont
un vif intérêt pour l'histoire de l'art, car elles sont au nombre des plus
* Ilditquele cliancelier dp rUnivprsitcde Paris (c'est Gerson) conseillG aux parents du mourantdenopaslebercerde
vaines illusions et de lui parler franchement de la mort : « Nam, secundum cancellarium parisiensem, saepeper falsam
consolationem et fictam sanitatis confideniiam homo incurrit certain damnalionem. » Or Gerson écrit dans son De
arte moriendi: « Non detur infirme nimia spes corporis salutis consequendae... Saîpe namque por luiam talem
consolationem et incertam sanitatis corporeae conjîdentiam certam incurrit homo dapnacionem. » Gerson, OEiivres, éd.
d'Anvers, 1706, t. I, col. /^f^g. Ce rapprochement a été indiqué pour la première fois par le D'Falk, dans
Centralblatt fur Bibliothekivesen, 1890, p. Sog.
2 Gerson a été nommé chancelier de l'Université de Paris en iSgô. La date de son Opuscuhim triparlilum, dont
fait partie VArs moriendi, ne saurait être déterminée avec certitude, mais no peut guère être postérieure à 1^09. A
partir de ce moment Gerson sera absorbé par les grands conciles de Pise, de Constance, et ne reparaîtra plus guère
à Paris pour y exercer ses fonctions de chancelier de l'Université.
/,i4 L'ART RELIGIEUX
anciennes que Ion connaisse. A quel pays faut-il en faire honneur? Les érudits
oui fous nommé jusqu'ici les Pays-Bas. Depuis plus d'un siècle, c'est la tradi-
tion : toute gravure primitive, dont la provenance est inconnue, ne peut être que
ilamande ou hollandaise. Faut-il ajouter que la tradition n'est soutenue par
aucune preuve? Tout ce qu a écrit Dutuit des trois écoles qui, d'après lui, ont
mis leur marque sur les premières éditions xylographiques de Y Ans moriendi,
école flamande, école de Cologne, école d'Ulm, ne repose sur rien'. Il est plus
simple d'avouer qu'on ignore encore la vérité. Toutefois, comme le texte laisse
deviner une influence de la France, il sera peut-être sage de se demander si les
gravures ne seraient pas françaises.
Le succès de VArs moriendi fut plus extraordinaire encore que celui des danses
macabres. Après les éditions xylographiques " commencèrent à paraître les édi-
tions typographiques. Chaque nation eut la sienne ; VArs moriendi fut traduit
dans les principales langues de l'Europe. Il j)assa tour à tour en français, en
allemand, en anglais, en italien, en espagnol"*. Sans cesse les vieilles gravures
reparaissent; ;i peine se permet-on de les retoucher un peu, de rajeunir quel-
ques costumes. L'Italie elle-même, si dédaigneuse de la barbarie gothique, s'ins-
pire des rudes gravures sur bois de VArs moriendi'; elle leur enlève, il est vrai,
tout leur caractère Le sombre drame ne s'accommode pas de la symétrie, de
la clarté et des jolis sourires de 1 art de la Renaissance. On dirait Shakespeare
arrangé par Voltaire.
h'Ars moriendi est un des plus curieux monuments de Fart et de la pensée
du xv° siècle. C'est dans l'édition publiée par Vérard (VArf de bien vivre et de bien
mourir) que se rencontre le commentaire le plus intéressant. Le texte latin, sou-
vent obscur à force de brièveté, s'y trouve traduit, expliqué, développé par un
véritable écrivain qui parle une langue grave, un français déjà classique'.
Quant aux gravures, les plus belles sont celles des éditions xylographiques;
et en particulier celles de l'édition que Dutuit aj^pelle, du nom d un collection-
neur, l'édition Weigel. C'est d'après cette édition qu'ont été faits les dessins de
' Dutuit, Manuel de l'amateur d'Eatampes, t. I, p. 33 et sniv.
^ On sait que ce qui caractérise les éflitions xylograpliiqnes, c'est que le texte (aussi bien que les gravures) a été
gravé sur une planche de bois.
•'' Ces éflitions ont été énumérées par Diituit, loc. rit.
' Il s'agit (le VArte del ben Morire de Dominique de Clapranica, évêquc de Fermo : c'est une simple adap-
lalion de VArs moriendi.
' Lc^^ traduction est de Guillaume Tardif, lecteur de Charles VIIL
LA MORT - 4i5
Véiard, mais le dessinateur parisien a, il faut l'avouer, un peu affaibli son
modèle. L original a quelque chose (le rude, de heurté; ce dessin farouche est
en parfaite harmonie avec Ihorreur du sujet. Dans l'édition de Vérard les
figures de démons sont conformes à un type reçu : l'artiste les dessina sans ter-
reur. Dans lédition xylographique, au contraire, ces monstres à tête de veau,
à bec de coq, k grosses lèvres de chien sont nés de la peur. Le paysan qui avait
rencontré le diable aux quatre chemins, le moine qui l'avait vu se glisser sous
son lit, pouvaient le reconnaître, affirmer qu d était jjieii tel.
Un livre qui a édifié toute lEurope mérite d être brièvement étudié. L'édi^
tion de Vérard s'ouvre par un beau préambule. L'auteur y exprime l'angoisse
sans nom du mourant qui sent que tout l'abandonne. Ses sens eux-mêmes,
par qui lui venait toute joie, « sont déjà clos et serrés par la très forte et hor-
rible serrure de la mort ». Une sorte de vertige s'empare de l'àme ; c'est 1 heure
trouble qu'attend le démon. Les chiens de l'enfer, qui rôdent autour du lit de
mort, livrent au chrétien le plus furieux assaut qu il ait jamais soutenu : qu il
doute au moment suprême, qu'il désespère, qu'il blasphème, et lame est à
l'ennemi. « 0 Vierge, protégez-le! Une âme, a dit saint Bernard, est plus pré-
cieuse que l'univers entier. Que le chrétien apprenne donc, pendant qu'il en est
temps, k bien mourir et k sauver son âme. »
Le mourant est exposé k cinq tentations principales. Dieu, d'ailleurs, n'aban-
donnera pas le chrétien, et cinq fois il enverra son ange le réconforter.
La première tentation s'adresse k la foi. La vieille gravure nous montre le
mourant dans son lit ; ses bras nus sont maigres comme ceux du sinistre com-
pagnon qui conduit la danse macabre. Jésus-Christ et la Vierge sont k ses
côtés, mais il ne les voit pas : un démon lève une couverture derrière sa tête et
lui cache le ciel; tant il faut peu de chose a l'homme jDOur oublier Dieu. Ses
yeux, cependant, errent sur une vision que le démon lui envoie. Il croit aperce-
voir les païens k genoux devant leurs idoles, et une voix ironique lui souffle a
l'oreille : « Ces gens-lk voyaient au moins les dieux qu'ils adoraient, mais toi
tu crois ce que tu n'as pas vu, et ce que personne ne verra jamais. As-tu
entendu dire qu'un mort soit revenu de Ik-bas pour porter témoignage et rassurer
ta foi M* >)
Le pauvre moribond ne trouve rien k répondre. Mais voici qu k la page
' Nous résumons le plus brièvement possible le conimculaire de l'édilion de Vérard.
'.lO
L'ART RELIGIEUX
suivante un auge de Dieu s'est abattu près de sou lit. « N'écoute pas la parole
de Satau, lui dit-il; il meut depuis le commeucemeut du monde. Sans doute
tout n'est pas clair dans ta foi, mais Dieu l'a voulu ainsi, pour que tu aies le
mérite de croire. C'est la part de la liberté. Sois doue ferme dans ta croyance;
songe k la loi profonde des patriarches, des apôtres et des martyrs. » Et 1 on
voit paraître au chevet du
'>^vvv?>7™ mourant les sahits de l'An-
cienne et de la Nouvelle Loi.
Derrière les premiers rangs
on aperçoit d'autres nimbes,
et l'artiste, en quatre traits,
donne l'impression d'une
profonde armée.
La croyance du mourant
demeurant inébranlable, le
démon change de tactique.
11 ne nie plus Dieu, mais il
le représente comme inexo-
rable. Après avoir attaqué
la foi il tente maintenant
la vertu d'espérance. Des
monstres hideux recommen-
cent k rôder autour du ma-
lade (fig. 200). L'un lui pré-
sente un grand parchemin :
c'est la liste « de tous les
maux que la pauvre créature
a commis au monde ». Et
voici que, par une incanta-
tion maléhque, ses crimes prennent un corps et lui apparaissent. 11 revoit la
femme avec laquelle il pécha, et l'homme qu'il a trompé. 11 revoit le pauvre
tout nu dont il s'est détourné, le mendiant qui eut faim k sa porte. Enfin il
contemple avec horreur le cadavre de l'homme qu'il a tué et dont la plaie
saigne encore. « Tu as forniqué », hurle le chœur des démons, « tu as été
impitoyable au pauvre », « tu as assassiné ». Et Satan ajoute : « lu
Fie-. 200.
L'Ai't (le bien vivre el de bien mourir de A érartl.
Le moribond voll ses pécliùs.
LA MORT
/117
étais fils de Dieu, mais te voilà devenu fils du diable; tu m'appartiens. »
Mais l'ange de nouveau descend du ciel. Quatre saints l'accompagnent
(fig. 201). C'est saint Pierre cjui renia trois fois son maître; c'est Marie-Made-
leine, la pécheresse; cest saint Paul, le persécuteur, que Dieu foudroya pour
le convertir; c'est le bon larron qui ne se repentit que sur la croix. Voilà les
grands témoins de la miséri-
corde divine. L'ange les mon-
tre au mourant et lui dit ces
paroles où respire une man-
suétude céleste : (( Ne déses-
père pas. Quand même tu au-
rais commis autant de crimes
qu'il y a de gouttes d'eau dans
la mer, c'est assez d'un seul
mouvement de contrition du
cœur. Il suffit que le pécheur
gémisse pour qu'd soit sauvé,
car la miséricorde de Dieu est
plus grande C[ue les plus
grands crimes. Il n'y a qu'une
faute grave, c'est de désespé-
rer. Judas fut plus coupable
en désespérant que les Juifs en LJ
crucifiant Jésus-Christ. » En
entendant ces paroles, les dé-
mons s'évanouissent en criant :
« Nous sommes vaincus ! »
Si Dieu pardonne tout à la
vraie contrition, il faut que
Satan détourne 1 homme de la pensée de son salut, l'empêche de se repentir.
C est pourquoi il fait passer devant les yeux du pauvre moribond des images
qui le remuent jusqu'au fond de l'àme. Il lui montre sa femme, son petit
enfant (fig, 203). Sans lui, que vont-ils devenir? Et que va devenir sa maison?
Un démon étend le bras, et la maison apparaît. La porte de la cave est ouverte,
et déjà un mauvais serviteur commence à mettre le tonneau en perce ; un voleur
Fig. 201. — L'Ail de bien vivre et de bien mourir do Aérard.
Le moribond consolo par l'ange.
-MALE. — T . II.
4i8
L'ART RELIGIEUX
entre dans la cour et, sans façon, va prendre le cheval à l'écurie. Que faire?
Comment sauver ces richesses, « qui furent plus aimées que Dieu lui-même » ?
L'ange revient au secours du chrétien. A son tour, il fait apparaître des
images au chevet du chrétien, mais des images qui consolent. Il lui montre
Jésus-Christ nu sur la croix. Nous aussi nous devons, à son exemple, mourir
dépouillés de tout; sachons,
comme notre maître, renon-
cer aux choses de la terre ;
soyons sans inquiétude sur
le sort de ceux que nous ai-
mons : Dieu y pourvoira. Et,
en effet, un ange ahrite sous
un voile la femme et le fils
qu'aime le pauvre mourant'.
Le démon ne désespère
pas encore. Puisque le ma-
lade ne veut pas penser aux
autres, il faut l'obliger à pen-
ser à ses souffrances. Il faut
qu'il blasphème, qu'il accuse
Dieu : « Tu souffres trop, lui
dit Satan à l'oreille. Dieu n'est
pas juste. Vois ces gens qui
t'entourent, ils font semblant
de compatir a tes maux, au
fond ils ne pensent qu'à ton
argent. » A ces paroles, le
mourant s'agite dans son lit
(fig. 2o3).Il se sent plein de
haine pour Dieu et pour les hommes; il rejette ses couvertures, renverse la table
chargée de verres et de tisanes, et renvoie d'un coup de pied l'héritier qui s ap-
prochait de son chevet. La servante, un plat à la main, reste immobile de stupeur.
' La gravure donne un délail que le te\lè n'explique pas. On voit un vieillard accompagné de ses enfants et de
ses troupeaux. C'est sans doute Job présenté comme un exemple du parlait renoncement et de la soumission à la
volonté divine.
— L'Art de bien vivre el de bien mourir de Vérard.
Le moribond pense aux siens et à sa maison.
LA MORT
419
L'ange reparaît et la chambre s'emplit do consolantes visions. Ce sont des
martyrs glorieux portant triom|)lialement les instruments de leur supplice : saint
Laurent, saint Élienne, sainte Barbe, sainte Catherine, Jcsus-Christ lui-même,
tel qu'il apparut à saint Grégoire'. Et l'ange parle avec sa douceur accoutumée :
« Ne murmure pas, dit-il, le royaume de Dieu n'est pas pour ceux qui mur-
murent. Que sont tes souf-
frances à côté de tes péchés ?
Ces souffrances, d ailleurs, le
seront comptées ; sache que
les maux sont utiles : ils
obligent les hommes à se
retourner vers Dieu. Regarde
Jésus-Christ et tous ses saints
martyrs ; ils souffrirent sans
se plaindre, et furent pa-
tients jusqu'à la mort. »
Toujours repoussé, Satan
donne le dernier assaut.
Avec sa science profonde du
péché, il sait que le senti-
ment qui meurt le dernier
dans l'àmede l'homme, c'est
l'orgueil. Il s adresse donc à
l'orgueil de ce moribond qui
n'a plus que le souffle. Des
démons à têtes bestiales dé-
posent sur son lit des cou-
ronnes (lig. 2o/i) : (( Tu as eu
la foi, l'espérance et la cha-
rité, disent-ils. Ah ! tu ne ressembles pas à ces hommes qui, après une vie cri-
minelle, se repentent au lit de mort! Toi, tu es un saint; tu mérites la cou-
ronne. »
L'agonisant va succomber, et mourir le cœur plein d'orgueil, lorsqu'une
' Il y a encore une figure dont le texte ne parle pas, c'est Dicii le Père portant lui l'onet et luie llèclie. Ce qui
veut dire, évidemment, que Dieu nous envoie les épreuves qu'il juge nécessaires à notre salut.
Fig. ao3. — L'j[rL de bien vivre el de bien mourir de Vérard.
Le moribond chasse ses lioritiers.
/Iso
L'ART RELIGIEUX
troupe d'anges vole à son secours. L'un lui montre la gueule de Léviathan, où
l'orgueil a précipité les démons ; l'autre lui désigne du doigt saint Antoine qui
triompha par son humilité de toutes les tentations ; et un autre lui dit : « Pojir
entrer dans le ciel, il faut être humble comme un petit enfant. Pense à la Vierge
que Dieu a choisie à cause de son humilité. » Et aussitôt le ciel s'ouvre, et,
près de la Trinité, la Vierge
apparaît.
La lutte est finie. Hale-
tant, suant d'angoisse, le
mourant a livré la dernière
bataille et il a vaincu. Le lec-
teur halète lui aussi. Qu'il
est laborieux, cetenfantement
d'une âme à la vie éternelle !
La dernière page du livre
apporte un sentiment de dé-
livrance. Le chrétien vient
de mourir (fig. 2o5) ; le
prêtre qui a reçu ses dernières
paroles lui met dans la main
un cierge de cire. L'âme est
sauvée. La meute infernale
rugit, les griffes menacent,
les mâchoires s'ouvrent, les
poils se hérissent. Vain effort.
L'âme emportée par un ange
va monter paisiblement vers-
les hauteurs.
Ons'explicjue maintenant
le succès de VArs moriendi. Ce texte pathétique, ces gravures redoutables
remuaient profondément des âmes toujours occupées de la pensée de la mort'.
En d'autres temps l'œuvre serait entrée dans l'art monumental : on en eût
Fig. 20l[.
■ L'Art de bien vivre el de bien mourir de Vrravil.
La dernière tentation du moribond.
1 La substance de YArs moriendi passa dans certains livres ascétiques. Dans le CoUoquimun de parlindari judicio
animaruni posl morlcm de Denys le Chartreux, VArs moriendi est librement résumé à l'arlicle xxxvi : <■ De lentalio-
nibus quae agentibus in exlrcmis accidere soient el de remediis contra cas. »
LA MORT
421
sculpté les chapitres au poiiail des calhéclrales. Au xy° siècle, 1 imprimerie
s'en empara; multipliée à des milliers d'exemplaires, clic touchait autant d'âmes
qu'elle eût fait sculptée au front de l'église \
Au fond YArs moriendi apparaît comme un épisode de cette grande psycho-
raachie, de cette lutte éternelle du hicn et du mal, que le moyen âge a repré-
sentée sous tant de formes.
Ici, c'est au moment où
l'âme s'envole du corps que
les deux principes engagent
la bataille suprême. Dès le
xni° siècle, les artistes repré-
sentent cette bataille. A l'ms-
tant où l'âme, sous la figure
d'un petit enfant, abandonne
le cadavre, l'ange et le démon
s'élancent pour s'en emparer.
Ils se livrent un furieux com-
bat, et la lutte dure jusqu'à
ce que l'un des deux reste
vainqueur.
Assez rare, au xui" siècle,
et même encore au xiv°, la
lutte ])Our la possession de
l'âme devient extrêmement
fréquente au xv" siècle. Les
livres d'Heures enluminés
nous en offrent de nombreux
exemples (fig. 182) '. Le mi-
niaturiste représente généra-
lement l'enceinte du cimetière avec sa chapelle, ses cloîtres, ses charniers chargés
' Il est possible que les dessinateurs de vitraux se soient inspirés de VArs moriendi. Le vitrail du Musée Saint-
.Ican à Angers, le seul de celte espèce cj[iii subsiste, permet de le supposer. Ce vitrail, daté de i5/|3, représente le
mourant entre le diable, cpii lui apporte la liste de ses péchés, et la Mort. C'est donc moins une copie qu'xuio inter-
prétation do l'yirs moriendi.
2 Voici quelcpes exemples : B. N. latin io5/|2, 1° 187 (vers i/|3o) ; latin 921, f° I25 (vers 1 /i8o ; la bataille a
Heu dans une église) ; latin i8oi5, f° i3i^ (vers i/|5o). Arsenal, n° iiSg, 1'' 65 (vers i/|3o).
Fie;. 200.
L'Aride bien viure et de bien mourir do Vérard.
L'ùme du mort emportée au ciel.
423 L'ART RELIGIEUX
à se rompre comme de riches greniers. La fosse est creusée et deux fossoyeurs
y déposent le cadavre cousu de la tête aux pieds dans un linceul. Dans le
ciel, cependant, la lutte suprême est engagée, l'ange et le démon sont aux
prises, et l'àme tremblante attend que la victoire ait décidé de son sort.
L'ange est rarement caractérisé : lartiste, pourtant, lui donne parfois l'armure
et l'épée de saint Michel'. Saint Michel est l'antique rival de Satan, et la bataille
qu'il a engagée avec lui au commencement du monde, il la continue tous les
jours. Saint Michel est donc l'ange de la mort, le défenseur qu'on invoque dans
l'attente du grand combat : dans les testaments saint Michel est parfois nommé
après la Sainte Trinité.
C'est sous cette forme abrégée que les artistes représentèrent la lutte des
deux principes se disputant l'âme chrétienne. La faveur que rencontra celte
scène au xv" siècle s'explique sans doute par le succès de VArs moriendi ; la
lutte pour la possession de l'àme exhalée par le mourant en est la dernière
page et le suprême épisode.
Aussi, à la fin du moyen âge, limage de la mort est partout. Ce n est pas
seulement au cimetière qu'on la rencontre, on l'a sous les yeux dans l'église.
En tournant les pages de son livre d'Heures on l'aperçoit encore. Rentré chez
soi, on la retrouve : un crâne est sculpté au manteau de la cheminée, une page
de VArs moriendi est clouée au mur. Et la nuit, quand on dort et qu'on oublie,
on est réveillé en sursaut par le veilleur qui psalmodie dans les ténèbres :
Réveillez-vous, gens qui dormez.
Priez Dieu pour les trépassés.
' B. N. latin 9471, 1° i5g.
CHAPITRE III
L'ART ET LA DESTINEE HUMAINE.
III. — LE TOMBEAU
L Grand nombre des tombeaux dans la France d'autrefois. Le recueil de Gaignières.
— II. Les plus ancienines statues tombales et les plus anciennes plates -tombes. — III. Com-
ment le moyen AGE A CONÇU l'iMAGE FUNEBRE. NoBLESSE DE CETTE CONCEPTION. IV. ICONOGRA-
PHIE DU TOMBEAU. Le TOMBEAU PORTE TEMOIGNAGE DE LA FOI DU DÉFUNT. V. ICONOGRAPHIE DU
TOMBEAU. Le SENTIMENT DE LA FAMILLE. VI. LeS TOMBEAUX DES DUCS DE BoURGOGNE. LeS PLEU-
RANTS. — VII. L'Iconographie du tombeau se modifie. Apparition du portrait. Les masques
FUNÈBRES moulés SUR LE VISAGE DES MORTS. VIII. La STATUE AGENOUILLÉE SUR LE TOMBEAU.
Le gisant TRANSFORMÉ EN CADAVRE. La STATUE AGENOUILLÉE ET LE CADAVRE RÉUNIS DANS LE MEME
TOMBEAU. Le TOMBEAU DE LoUIS XII. SoN INFLUENCE. ApPARITION DU TOMBEAU PAÏEN.
Le chrétien est mort. Déjà son âme a comparu devant son juge ; quant au
corps, il repose encore parmi nous en attendant le jour suprême où il renaîtra
pour être jugé à son tour.
Le tombeau qui renferme cette poussière immortelle fut, aux beaux siècles
du moyen âge, un monument profondément religieux. Foi ardente, espérance,
tendre respect pour l'argile humaine que Dieu a façonnée, aspiration à l'infini
où se mêle pourtant le regret des créatures d'un jour que nous avons aimées —
le tombeau exprinne tout cela.
Tout ce que le moyen âge a pensé de la mort, il l'a gravé sur ses tombeaux.
Il a, à la fois, honoré les morts et instruit les vivants. Aujourd'hui encore une
statue funéraire abandonnée dans un cloître, une plate-tombe usée, encastrée
dans le pavé d'une église, nous arrêtent; et il est difficile de regarder ces
424 L'ART RELIGIEUX
images en pur artiste : nous y sommes trop intéressés. Qu'allons-nous apprendre
ici du grand mystère? Qu'en pensaient ces hommes qui nous ont précédés dans
la mort? Que nous en disent-ils? Voilà les questions qui d'abord se présentent
à nous : et voilà justement celles auxquelles nous voudrions essayer de répondre.
On ne trouvera donc pas dans ce chapitre une histoire complète du tom-
beau : il y faudrait un volume. Mais il est possible, en quelques pages, d'étudier
l'iconographie du tombeau ; on peut faire connaître brièvement les grandes idées
qne la mort a fait naître clans l'àme des hommes du moyen âge et iTiontrer
comment lart les a exprimées.
L'âge que nous étudions dans ce livre est celui des tombeaux. Les mionu-
ments les plus extraordinaires que nous ait laissés le moyen âge finissant sont
des monumients funéraires. C'est donc ici, beaucoup plus légitimement c[ue
dans notre premier volume, que ce chapitre trouve sa place; mais pour rendre
parfaitement claires les idées que nous allons développer, il sera nécessaire de
remonter à leur origine, c'est-à-dire au xin" siècle.
11 est diflicde aujourd'hui d'imaginer la prodigieuse quantité de tombeaux
cjui emplissaient nos églises. Nous venons trop tard. 11 eût fallu partir au
printemps de 1708, le jour de la Saint-Barnabe, avec Dom Martène et
Dom Durand, et aller avec eux d'abbaye en abbaye, de cathédrale en cathédrale'.
Malgré les guerres de religion, la vieille France était encore magnifique : les
églises étaient pavées de pierres tombales et les cloîtres remplis de statues
funèl^res, dont les vives couleurs n'étaient pas encore éteintes. Dans des monas-
tères dont le nom même aujourd hui est oublié, on rencontrait de merveilleux
tombeaux de cuivre émaillé qui semblaient cl azur et d'or^ Rien n'égala jamais
en magnificence ces chefs-d'œuvre des artistes de Limoges ^ Pas d'église qui ne
racontât par ses tombeaux l'histoire d'une province. Dom Martène et Dom
Durand n'étaient malheureusement pas des artistes: ils n'ont su que transcrire
des épitaphes ; ils passèrent sans être émus devant des chefs-d'œuvre à jamais
regrettables.
Par bonheur, il y eut au xvn' siècle un homme singulier cjui aima ce que
1 Voyaije Ulléraire de deux religieux Bénédiclins, Paris, 1717-1724, 2 voL in-4.
"^ Par exemple à Notre-Dame de Cliampaigue, dans le Maine, on voyait le tombeau cmaillc de Guillaume Roland
évèquc du Mans -|- 1360; à Villcnouve-lcs-Nantes, le tombeau émaillé d'Alix de Bretagne -j- 1220 et de sa fdle,
-j- 1272 ; à l'abbaye de Fontaine-Daniel, dans le Maine, l'admirable tombeau émaillé d'un chevalier du xiii« siècle.
^ Voir Rupin, L'OEuvre de Liinorjes, Paris, 1890, p. i58 et suiv.
LE TOMBEAU ha
les autres dédaignaient. Roger de Gaignières eut la passion du passé, disons
mieux, de la mort. Il employa la plus grande partie de sa vie à faire dessiner
des tombeaux. Accompagné d un artiste de beaucoup de complaisance, mais de
peu de génie, il parcourait la France, attentif aux pierres tombales, et aux
statues funèbres. C'est ainsi que s'est formé cet étonnant recueil que se par-
tagent aujourd hui la France et lAngleterre'. Jamaison n'éleva un pareilmonu-
ment à la mort. En feuilletant ces trente volumes, on admire avec une sorte
d'accablement tant de belles œuvres, dont il ne reste plus aujourd'hui la moindre
trace. Que voulait Gaignières ? Pourquoi tant d ardeur à réunir des monuments
qui n'intéressaient alors que deux ou trois Bénédictms ? — Sans doute, il ne
le savait pas lui-même. Ce curieux ne faisait pas de livres. Un instinct mysté-
rieux le poussait. Il se hâtait, non sans raison, car, sans le savoir, il travaillait
pour nous, et nous sauvait la vieille France.
C'est dans le recueil de Gaignières qu'il faut aller voir quelle place les morts
tenaient parmi les vivants. A Notre-Dame de Paris, on ne marchait pas sur le
pavé, on marchait sur des dalles gravées ou sur des lames de cuivre jaune déco-
rées d'effigies funèbres. Dès le commencement du ^W siècle, Dante s'étonnait
de voir nos églises pavées de tombeaux^ Nos plus grandes cathédrales étaient
trop petites : il fallait que les cloîtres, que les salles capitulaires accueillissent
les tombes; il y a eu dans la cathédrale de Langres et dans ses annexes près de
deux mille tombeaux ^
Pourtant, les cathédrales ne furent pas les plus belles nécropoles du moyen
âge. Les grandes familles féodales préférèrent la solitude des abbayes. Là, point
de foule qui use de ses pieds les visages des morts, un silence éternel que les
prières seules ont le droit d'interrompre, une paix profonde qui déjà fait penser
au ciel. Le recueil de Gaignières et les travaux des érudits modernes rendent à
nos vieilles abbayes toute leur poésie : Maubuisson, Royaumont, Saint-\ved-de-
Braisne, l'abbaye du Lys, vingt autres, qui ne sont plus pour nous que des
noms charmants, se repeuplent de leurs morts.
Maubuisson montrait ses tombeaux de femmes. On y voyait la reine
Blanche en habits de religieuse, la comtesse Mahant d'Artois, qui aima tant les
* HcTirouscmcnt les dessins do Gaigniôros qui se trouvent à Oxford, et qui ont nn si vif intérêt pour notre
art et pour notre histoire, ont été calqués, et sont venus com[)léler le porlelVuilIc que possède notre Cabinet des
Estampes.
''' Ptirfjfitoire, cliant xu.
^ Mi'in, de la Soc. Iiistor. et archcol. de J^anqrcs, t. l, p. aSg.
MAI.E. T. II. 5i
/i26 L'ART REF.IGIEUX
artistes, Catherine de Gourtenay, fille de l'empereur de Constantinople, sculptée
en marbre noir ' , Bonne de Bohême, mère de Charles V, qu'on trouva, en i635,
quand on ouvrit son caveau, assise sur un trône, les cheveux nattés avec des
tresses d'or'. Charles V eût voulu reposer auprès de cette mère bien aimée,
mais déjà son tombeau était préparé à Saint-Denis. Il décida donc que ses
entrailles seraient ensevelies près du corps de sa mère et que son image serait
couchée non loin de la sienne.
Royaumont gardait les tombeaux des enfants de saint Louis. C'est là qu'était
enseveli son fils aîné, ce jeune Louis de France que tout le monde pleura : un
bas-relief sculpté sur son sarcophage rappelait que le roi d Angleterre avait voulu
porter son cercueil sur ses épaules. C'est dans cette église, où il fallait si sou-
vent revenir, que saint Louis connut le fond de la douleur ; c'est là qu'il eut,
lui aussi, sa Passion. Pendant de longs siècles, le souvenir du saint roi et de ses
larmes emplit de poésie le cloître de Royaumont\
Saint-Yved-de-Braisne était la nécropole d'une race héroïque. La famille de
sang royal des comtes de Dreux y reposait sous la garde des Prémontrés. On y
voyait d'abord les vaillants comtes du xif siècle: Robert II qui combattit à Bou-
vlnes, Jean de Dreux, dont le corpsétaità Nicosie, le cœur à Saint-Yved, Pierie
Mauclerc, qui se signala à la Manssoure et à Ptolémaïs. Il n'y manquait que ce
Philippe de Dreux, évéque de Beauvais, héros de ïibériade et de Saint-Jean
d Acre, qui combattait avec une massue, parce que le pape lui avait défendu de
frapper avec l'épée \ A la suite de ces statues tombales, qu'embellissait l'admirable
costume de guerre du xm' siècle, étaient couchées celles des combattants de la
guerre de Cent ans. Ramassés dans leur étroite armure, ils avaient quelque
chose de farouche et de triste. Les beaux noms des villes de Syrie, la lumière
de l'Orient ne les transfiguraient plus comme leurs ancêtres. Ils n'avaient pas
dégénéré pourtant, mais c'étaient des vaincus : Jean \I de Roucy avait été tué à.
la bataille d'Azincourt '.
' Y. Courajod et Marcovi, Calai, du Musée de sculpt. comparée, p. 17. D'après une opinion récente, la statue en
marbre noir de Catherine de Gourtenay, qui est aujourd'hui à Saint-Denis, serait en réalité celle de Blanche de
Castille, voir P. Vitry et G. Brière, L'ErjUsc abbatiale de Saint-Denis, Paris, iç)o8, p. iiÇ).
- Voir Dutilloux et Depoin, L'abbaye de Maubuisson, Pontoise, 1882.
■■* Voir VHistoire de Royaumont, par l'abbé Dnclos, Paris, 1867, 2 vol. in-8°.
'' Son tombeau de cuivre et d'émail était dans la cathédrale de Beauvais.
■' Tous les tombeaux, dessinés par Gaignières, ont été publiés par Stanislas Prioux, dans sa Moiwgraplde de
Suinl-Yved-de-Draisne, 1809, in-l'ol.
LE TOMBEAU ^27
Telle était, dans ses beaux: jours, cette église de Braisne, qu'emplissaient deux
cents ans d'héroïque histoire. Ce que l'auteur de la Légende des Siècles a rêvé :
des générations de chevaliers immobiles dans leur armure, se trouvait ici réalisé.
La vieille France était riche en nécropoles seiTiblables. Les grandes familles
féodales, à l'exemple des rois de France qui depuis des siècles avaient élu
Saint-Denis, choisissaient toutes une abbaye pour y élever leurs tombeaux.
La première maison de Bourgogne était ensevelie à Citeaux. Les comtes
d'Auvergne voulaient reposer dans l'abbaye cistercienne du Bouche t. La maison
de Bourbon, qui semble tourmentée par l'instinct de ses grandes destinées, ne
peut se fixer : à chaque siècle elle adopte pour ses morts un nouveau monas-
tère. Les vieux sires de Bourbon avaient leurs tombeaux sur l'acropole du
Montet-aux-Moines, d'oii ils embrassaient tout leur petit domaine. Au xin' siècle,
on voyait leurs statues tombales à Bellaigue, aux conEns de l'Auvergne; au xiv",
on les vit dans l'église des Jacobins, à Paris. Au xv" siècle, ils choisirent l'ab-
baye de Souvigny, voisine de leur château de Moulins, pour y établir leur sépul-
ture; c'est alors qu'ils attachèrent au flanc de la sévère église romane cette
belle chapelle lumineuse où se voit encore leur tombeau. Enfin le secret fut
révélé : on vit que le mot « Espérance! » de leur mystérieuse devise était pro-
phétique. Ils furent rois. Et désormais leurs cercueils vinrent s'aligner dans la
crypte de Saint-Denis sur des tréteaux de fer.
On ne s'étonnera pas du nombre des tombeaux qui emplissaient nos abbayes,
quand on saura que les grands personnages s'en faisaient parfois élever plusieurs.
Nos rois de France furent pendant des siècles fidèles à cette coutume. Dans leur
testament ils font souvent de leur dépouille trois parts : ils veulent d abord que
leur corps soit enseveli à Saint-Denis, pour n'être pas dans la mort séparés de
leurs ancêtres'; puis, ils donnent leur cœurk une église, leurs entrailles à une
autre. C'est ainsi que les entrailles de Charles V étaient àMaubuissonet son cœur
à la cathédrale de Rouen : il voulait signifier par là que son cœur était resté dans
cette Normandie qu'il avait gouvernée au temps de sa jeunesse. Il semble que
les maîtres de la magnifique Normandie n'aient jamais pu s'en arracher. Bien
des années auparavant, Richard Cœur de Lion, qui avait laissé son corps aux
religieuses de Fontevrault, avaitluiaussi donné son cœur à la cathédrale de Rouen'.
' Depuis l'avènciTicnt des Capétiens, trois de nos rois seulement furent enterrés ailleurs qu'à Saint-Denis :
Philippe I<^'' à Saint-Benoit-sur-Loirc, Louis Vil à l'abbaye de Barbeau, et Louis XI à Notre-Dame de Cléry.
- Le tombeau qu'on voit à la callicdrale de Rouen a été rel'ait.
428 L'ART RELIGIEUX
Aux cathédrales, nos rois préférèrent d'ordinaire les églises des couvents oii
l'on prie jour et nuit. C'est aux religieuses de Poissy, aux Chartreux de Bourg-
fontaine, aux Dominicains de la rue Saint-Jacques, aux Célestins, qu'ils donnent
leur cœur ou leurs entrailles ; et parfois les statues couchées sur ces tombeaux,
par un étrange réalisme funèbre, portent k la main un cœur\ ou bien un sac
de cuir qui contient les intestins (iig. 206)'.
Ainsi se multiplièrent les monuments funèbres. Il n'en subsiste plus aujour-
d'hui qu'un petit nombre; les plus précieux ont disparu. Les merveilleux tom-
beaux d'argent des comtes de Champagne, les tombeaux de cuivre et de cuivre
émaillé des évêques de Paris et d'Angers ne sont plus qu'un souvenir; le
Fig. 206. — Slaluc tombale de Philippe VI.
(Musée du Louvre.)
tombeau du roi René n'existe plus ; ceux du duc de Borry et des duc de Bour-
bon ont été mutilés; du magnifique tombeau de Louis de Maie, il ne reste plus
que quelques statuettes de cuivre.
C'est la Révolution qui a presque tout détruit, mais elle a anéanti le passé
avec cette grandeur sauvage qui fait hésiter entre l'admiration et l'horreur.
En 1792, quand l'ennemi envahit la France, les municipalités reçurent l'ordre
d'ouvrir les caveaux de famille et d'en retirer les cercueils de plomb pour en
faire des balles ; on devait en même temps chercher du salpêtre dans les tom-
beaux. C'est alors que tant de pierres tombales et tant de tombes furent bri-
sées \ Bientôt, il fut décidé que toutes les lames de cuivre, toutes les statues de
' Statue de Giiarles d'Anjou, roi de Sicile, aux Jacobins de Paris, Gaignières, Pe n b, f° 4o ; statue de Charles Y,
à Rouen, Gaignières, Pe i a, 1" 42.
^ Statue de Philippe AI, autrefois dans l'église des Dominicains de la rue Saint-Jacques, maintenant au
Louvre. Statue de Jeanne de Bourbon, femme de Charles V, aux Célestins, Gaignières, Pe 1 1 a, f° 253.
^ Dans le département de l'Aube peu de pierres tombales sont intactes. Voir Fichot, Slalistique monuin. de l'Aube,
i. 1, p. 17.
LE TOMBEAU /lag
bronze seraient fondues'. La statue de Blanche de Gastille devint un canon.
Ainsi l'histoire, dont la Révolution voulait briser la suite, se continuait : les
morts se levaient de leur tombeau pour combattre avec les vivants.
Il
C'est dans les dernières années du xu" siècle, suivant toutes les vraisem-
blances, que l'on vit pour la première fois une statue couchée sur un tom-
beau.
On ne soutiendrait plus aujourd'hui, avec dom Montfaucon, que la statue
funéraire de Philippe T', qui est encore à sa place dans l'église de Saint-Benoît-
sur-Loire, ait été faite en 1108, immédiatement après la mort du roi^ Mont-
faucon s'est trompé d'au raioins cent ans, car l'œuvre a conservé, malgré les
restaurations, les caractères de l'art du xm siècle.
11 ne faut pas s'étonner de voir d'anciens tombeaux refaits après un siècle
ou deux et décorés alors de statues. Les exemples de ces transformations abon-
dent. Les moines, qui avaient le culte des souvenirs, ont souvent, au xni" ou
au xiv" siècle, donné aux fondateurs de leurs abbayes des tombeaux dignes
d'eux. Raoul et Guillaume de Tancarville, barons normands du xi' et du xif siè-
cle, furent ensevelis dans l'abbaye de Saint-Georges de Bocherville qu'ils
avaient fondée; ils y eurent des tombeaux magnifiques, mais qui dataient
seulement du xiii° siècle. Leurs statues tombales \ en effet, leur don-
naient le costume des compagnons de saint Louis : cotte de mailles d'or,
tunique rouge semée d'étoiles, large ceinturon d'azur'.
HayiTion, premier comte de Corbeil, vivait au x" siècle. 11 avait acheté des
reliques, fondé des églises, lutté contre les Normands et laissé dans la mémoire
populaire un grand souvenir. La légende le transfigura : on racontait sa victoire
sur un dragon monstrueux qui désolait la contrée. Aucun monument ne per-
pétuait la mémoire de ce personnage d épopée. Ce fut seulement au xiv° siècle
qu'on éleva en son honneur le tombeau de Saint-Spire, où le vieux héros
' Lenoir ne put sauver la statue de bronze du chancelier de Birague (^aujourd'hui au Louvre) qu'en la peignant
en blanc.
^ Monuments de la monarch. franc,, t. L p. 4oi.
•* Aujourd'hui détruites.
'► Gaignièrcs, Pe 8, f" 33.
43o
L'ART RELIGIEUX
carolingien apparaît èous l'aspect d'un chevalier contemporain de Philippe
le Bel (lig. 207).
Plusieurs exemples analogues pourraient être cités \ mais il en est un qui
paraîtra plus éloquent que tous les autres.
Nos rois du xi" et du xn' siècle avaient leurs tombeaux à Saint-Denis, mais
ces tombeaux n'étaient certainement surmontés d'aucune effigie funéraire'. La
preuve est que samt Louis, dans un sentiment de piété filiale, fit Taire des
statues tombales à quelques-uns de ses plus illustres prédécesseurs : Hugues
Gapet, Robert le Pieux, Henri L', Louis VI, sans parler de quelques rois méro-
vingiens et carolingiens. Ces effigies, toutes pareilles, sont calmes, graves.
Fig. 207 . — Statue tombale d'Haviaoïi, comte do CorLciL
Eglise Sainl-Spire de Corbeil.
revêtues d'une sorte de caractère sacré; elles nous donnent l'image idéale du
roi chrétien touché au front par le saint chrême, telle que le xiii° siècle la
concevait. Si Louis VI n'avait pas de statue tombale à Saint-Denis, il est bien
évident que Philippe P', mort trente ans auparavant, n'en avait pas davantage
à Saint-Benoît-sur-Loire.
Au xu siècle, les chefs des grandes familles féodales n'avaient pas plus que
1 Plusieurs évêqucs du xii^ et du xii" siècle avaient des tombeaux qui dataient du xiii". A Notre-Dame de Paris,
l'évêque Azelin, mort en 1019, avait sur son tombeau une plate-lombe du commencement du xui" siècle (Gaign.,
Pc lia, r° 29). A Longpont, le tombeau do Gozelin de Yierzy, évèquo de Soissons, mort en 1 152, était d'une épo-
que assez avancée du xui<= siècle (reproduit à la B. N. lat. 17028, f° igô). A Fontevrault, le tombeau de Pierre de
CbàtcUeraut, cvêquc de Poitiers, mort en ii35, était également du xui^ siècle (B. N. latin 17042, i° 67).
- Il faut peut èlrc l'aire une exception pour Ghildebert, dont la dalle funèbre en demi-relief devait dater de la
(in du xn° siècle. Gettc dalle, aujourd'liui à Saint-Denis, était autrefois à Saint-Germain des Prés. Quant à l'étrange
plate-tombe de mosaïque de la reine Frédégonde, elle est sans doute de la même époque. Gc cjui le prouve,
c'est son analogie avec la plate-tombe de l'évêque Frumauld, trouvée dans les ruines de l'ancienne cathédrale
d'Arras. Or l'évêque Frumauld est mort en 1180.
LE TOMBEAU /i3i
les rois de France d'images funèbres. Nous connaissons par les dessins de Gai-
gnières les tombeaux qui furent élevés à la première maison de Bourgogne dans
l'abbaye de Cîteaux ' : c'étaient de simples sarcophages sur lesquels ne repo-
sait aucune statue.
D'ailleurs, le recueil de Gaignières, si riche en statues tombales de toutes
les époques, ne nous en offre aucune qu on puisse donner comme antérieure
aux dernières années du xn" siècle. Les plus anciennes par le costume, celle
d'Elie, comte du Maine, à l'abbaye de La Couture, au Mans ', celle d'un che-
valier inconnu à 1 abbaye de Bonneval dans le Dunois \ ne remontent guère
plus haut que 1180 ou même 1200.
Je ne parle pas des fameuses statues des rois et des reines d'Angleterre à
labbaye de Fontevrault : il est trop clair qu elles ne peuvent dater que des pre-
mières années du xni*' siècle, puisque Richard Cœur de Lion est mort en 11 99
et Éléonore d'Aquitaine en 120/1. Henri l\, il est vrai, est mort en 1189, mais sa
statue ne paraît pas antérieure aux autres : toutes ces statues tombales offrent
tant d'analogies qu'elles ont dû être faites en même temps au commencement
du xm'' siècle*.
Les pierres tombales ou plates-tombes ornées de l'effigie du défunt graA^ée
au trait n'apparaissent pas plus tôt que les statues tombales. Quelques-unes
remontaient sans doute à la lin du xii"^ siècle; je dois avouer, cependant, que je
n'en connais aucune qui soit antérieure au xm'^ siècle '. Dom Plancher, qui
explora la Bourgogne avec tant de soin, dit n'avoir rencontré dans toute la pro-
vince que deux pierres tombales du x\f siècle: et il ajoute que l'une d'elles por-
tait une croix et l'autre une simple épitaphe ^
Gaignières nous donne plusieurs plates-tombes du xu*^ siècle, mais aucune
d'elles ne présente l'image du mort. Au xn® siècle, par exemple, les évêques de
Châlons-sur-Marne n'avaient qu'uneinscriptionsur leurs dalles funèbres faites de
^ Gaignières, Pc 1 1 c, f° li2 et /i3. \oir aussi Kleinclaiisz, La sculpture funéraire en Bnurrjnqne . Ga: . des Beaur-Arls,
1901 et 190a.
^ Gaignières, Pe l h, f" ig.
3 Gaignières, Pe in, f° 77 et 78.
^ La plus ancienne statue couchée sur un tombeau qui se soit conservée semble être celle d'un archevêque de Rouen.
Elle se voit au pourtour du chœur de la cathédrale. Plusieurs particularités prouvent que le tombeau était dans la
vieille cathédrale de Rouen qui fut incendiée en 1200. Ce tombeau est une œuvre des dernières années du xii" siècle.
"Je mets à part la plate-tombe de labbé Frumauld ("j- 1180) et celle do Frédégonde dont nous avons parlé
plus haut, c'est une mosaïque de marbre d'un caractère tout particulier.
^ Hhl. de la Bourgoijne, t. IL p Ô9,2.
/.3
\6.i
L'ART RELIGIEUX
liHqeiiDOffiuivsioTSi
carreaux assemblés '. Les plates-tombes qui recouvraient le corps des abbesses
du xn'' siècle à la Trinité de Caen étaient d'une touchante modestie : on n'y
voyait qu'une épitaphe et une crosse abbatiale " ; une de ces abbesses était pour-
tant la fdle de Guillaume le Conquérant.
Ces pierres tombales si simples se rencontrent encore pins tard (fîg. 208).
En 1210, Victor, abbé de Saint-Georges de Bocherville '; en I2i3, Nivard,
abbé de Saint-Seine* ; en 12 18, Gérard, abbé de Barbeau^ ;
en 1221, Eudes, abbé de Jouy ", n'ont encore qu'une
crosse sur leur dalle. Les chevaliers sont alors aussi mo-
destes que les moines. Les pierres tombales des barons du
commencement du xrn'' siècle sont parfois d'une émou-
vante simplicité. Sur l'une d'elles, on voyait uniquement
une magnifique épée qui portait sur la lame le nom de son
possesseur'; sur une autre, il n'y avait pas môme de nom,
mais simplement le bouclier et l'épée du soldat **. Les Tem-
pliers aimèrent ces dalles muettes où une épée était gravée".
Belle abnégation, et digne de la grande époque de l'Ordre:
on pense à la noble devise du Temple : « Non nobis. Do-
mine, sed nomini tuo da gloriam. »
C'est entre 1220 et 1280 (au moins dans les exemples
qui nous sont parvenus) que l'image du mort commence à
apparaître sur les plates-tombes '^ Pierre de Corbeil,
archevêque de Sens, mort en 1222, était représenté
en costume épiscopal sur la dalle qui fermait son caveau dans la cathé-
Fig. 308. — Plato-tonibe
d'un abbé des Vaiix-dc-
Ccrnav.
' Gaignièrcs, Pc im, f" lo et ii.
- Gaignières, Pe id, f 3 et siiiv.
2 Gaignières, Pe 8, 1"" 3/(.
* Mém. de la Commiss. des antiquilés de la CMe-d'Or, t. IL p. 187.
■' Gaignières, Pe 10, f" i3.
^ Gaignières, Pe 10, f" 52.
'' B. N. lat. 17096 f" 35, pierre tombale de l'abbaye do Barbeau (près de Melun). Il n'y a point de date. Mais
ce qui prouve que la pierre tombale est du commencement du xiii'' siècle, c'est sa forme trapézoïdale.
*" Gaignières, Pe i f, f" 35, abbaye de Cormery. La pierre est aussi en trapèze.
° A Saimt-Jean-du-Creacb près de Saint-Brieuc et à Charly dans le Cher. Voir Ballet, momim., 1878, p. 763.
'" Les dalles taillées en cuvettes et ornées d'une image du mort en demi-relicC semblent avoir précédé à la
fois la statue proprement dite et la plate-tombe. Le cloître d'Elue nous montre une pierre tombale creusée en
cuvette ornée de l'effigie de l'évêque Guillaume .lorda qui mourut en 1186. Il existe un tombeau du même genre au
musée d'Epinal; c'est celui de Guy, abbé de Chamousey, cjui mourut à une date postérieure à 1183. Le tombeau
LE TOMBEAU /i33
drale': et c'est le plus ancien exemple authentique que je puisse citer. Barthé-
lémy, évêque de Paris, mort en 1229, avait dans le chœur de Notre-Dame une
pierre tombale où on le voyait tenant sa crosse de la main gauche et bénissant
de la main droite ^
Ces premières plates-tombes historiées sont plus larges à la tête qu'aux pieds
et afiectent la forme d'un trapèze. H y a dans cette figure, qui rappelle la forme
du cercueil, quelque chose de funèbre. Le noble génie du xm*^ siècle, qui écar-
tait avec tant de soin tout ce qui pouvait rappeler la laideur de la mort, en fut
choqué, et les artistes y renoncèrent bientôt.
III
L'iconographie du tombeau^ à peine ébauchée par le xn® siècle, a donc été
réellement créée par le xni''. Ce grand siècle y mit toute sa poésie.
A partir du xni® siècle, et presque jusqu'à la fin du moyen âge, les morts
sont représentés sous un aspect qui d'abord surprend : couchés sur leurs tom-
beaux ou sur leurs pierres tombales, ils ont les mains jointes et les yeux ouverts
(fig. 209); ces prétendus morts sont donc des vivants.
Le christianisme ne croit qu'à la vie, et, devant les tombeaux, il nie auda-
cieusement la mort. Rien ne périt, le corps pas plus que l'âme. Quand même le
tombeau ne contiendrait qu'un peu de cendre, ce n'est là qu'une apparence.
de femme trouvé à Bruay (Nord) est tout à fait analogue. Ce tombeau de Bruay, qui semble à première vue si ar-
chaïque, n'est peut-être pas antérieur aux dernières années du xii° siècle. Il offre beaucoup d'analogie avec le tom-
beau de Marguerite d'Alsace qui se voyait à Saint-Donat de Bruges (V. Dehaisnes, Hist. de l'art dans la Flandre, etc.,
p. 383). Or Marguerite d'Alsace est morte en iigi- Ces pierres tombales, qui ne sont ni des plates-tombes, ni des
statues, se rencontraient encore au commencement du xni° siècle. La comtesse de Dreux, morte en 1207, avait à
Saint-Yved de Braisne un tombeau de ce genre (Gaignières, Pe i, f" 74). Ces tombes en demi-relief étaient parfois
en bronze, par exemple celle de l'évèque Eudes de Sully (mort en 1208) à Notre-Dame de Paris (Gaignières, Pe 1 1
a, f" 26). Ces dalles en relief étaient gênantes. On ne tarda pas à préférer les plates-tombes de pierre ou de cuivre
qu'on incrustait dans le pavé. La tradition des dalles crevisées en cuvette s'est conservée longtemps en Italie. On
en voit encore dans le pavé de plusieurs églises de Rome.
* Gaignières, Pe 11 a, f° 56.
- Gaignières, Pc 11 a, f° 27. Il m'est impossible d'admettre avec Fleury (Antiq. de l'Aisne, t. IV, p. 77) que
la plate-tombe de Barthélémy de Vire (mort en ii54), dont il donne un fragment soit du xii*^ siècle. L'arc trilobé
sous lequel est placé l'évèque indique le xin^ siècle. Quand aux affirmations de Dom Wyard qui avance dans son
Histoire de l'abbaye de Saint-Vincent qu'on voyait à Saint-Vincent de Laon des pierres tombales à effigies du xn^^ et
même du, xi^ siècle, elles ne méritent, en l'absence des monuments, aucune créance. Il est probable que les tombeaux
des évêques de Laon, enterrés à Saint-Vincent au xi^ et au xn° siècle, avaient été, au xui° siècle, recouverts de
plates-tombes à effigies.
MALE. T. II. 55
434
L'ART RELIGIEUX
C'est l'artiste qui dit vrai, c'est lui qui nous montre le mort tel qu'il est dans
la pensée de Dieu, tel qu'il sera tout à l'heure, quand sonnera la trompette,
quand s'ouvriront tous les yeux à la lumière éternelle.
Non seulement le mort est vivant, mais il est déjà tel qu'il sera au grand jour.
Il était vieux et le voici jeune : à Ghàlons, une mère entre ses deux filles a le
même âge qu'elles. Aucune statue, aucune pierre tombale de la grande époque
ne nous montre un vieillard : tous ces morts semblent avoir trente-trois ans,
l'âge qu'avait Jésus-Christ quand il ressuscita, l'âge qu'auront tous les hommes
quand ils ressusciteront comme lui '.
Plusieurs de ces morts, suivant toutes les apparences, furent laids, tout au
Fig. 209. — Statue tombale de Robert d'Artois (i32o). Saint-Denis.
moins, la vie les marqua au passage : que l'on regarde les images funèbres du
xni" siècle, on ne verra que de purs visages, revêtus d'une beauté qni n'a plus
rien d individuel. La personne est élevée jusqu'au type; l'artiste fait d'avance le
sublime travail de Dieu modelant, au dernier jour, tous les visages humains dans
le sens de la beauté parfaite.
Nul doute que les conceptions religieuses du moyen âge n'aient ici, comme
partout ailleurs, guidé lamain du sculpteur. Cette transfiguration du mort garde
d'ailleurs, même pour ceux qui demeurent étrangers k la théologie du xiii'' siè-
cle, un charme touchant. Y eut-il jamais plus belle idée? Sut-on mieux dire,
depuis les Grecs et leurs délicieuses stèles funéraires, que la mort embellit tout
ce qu'elle touche? Comme un grand artiste, elle fait disparaître tout ce qui
choque, tout ce qui nuit à l'unité ; elle nous montre celui qui n'est plus tel
' C'est la doctrine qu'exposent tous les théologiens du moyen âge. Voir L'arl reUcjieiix du XIII'^ siècle en France,
p. 4i8. Au xv'^ siècle encore, en plein âge réaliste, Louis XI veut être représenté jeune sur son tombeau. Voir
les documents réunis dans Courajod, Leçons professées à l'Ecole du Louvre, t. II, p. 453 et suiv.
LE TOMBEAU 435
qu'il voulut être, tel qu'il fut parfois, tel qu'il eût été souvent si les misères de
la vie ne l'en eussent empêché.
Le mort apparaît donc, dans les belles œuvres du moyen âge, avec une
sérénité, une noblesse, qui ne sont déjà plus de ce monde. Est-ce un bienheu-
reux? On pourrait le croire, et l'artiste voudrait que nous le croyions. Ce n'est
pas sans raison qu'il met au-dessus de la tête du mort un dais sculpté, pareil à
ceux qui surmontent la tête des saints au portail des cathédrales. Il apparaît
sous une belle arcade trilobée que surmontent les clochetons d'une cité sainte.
Tels se montrent les saints aux vitraux du xni" et du xiv" siècle : la ressem-
blance est frappante. Ainsi cette arcade symbolique, oi^i passe parfois un vol
d'anges, est une porte ouverte sur un autre monde; le mort transfiguré paraît
franchir le seuil de l'éternité.
Sans doute, il y avait de l'audace à se substituer au juge, à prononcer
d'avance la sentence et à ouvrir ainsi toutes grandes les portes du ciel; mais je
ne vois pas que les chrétiens du moyen âge ressemblent aux jansénistes. Ils ne
tremblent pas, ils espèrent. Ils attendent tout de la bonté de Dieu. Les prières
que l'Eglise récitait pour les morts exprimaient cette inébranlable confiance dans
l'indulgence, dans la partialité du Père pour ses enfants. Assurément ce mort ne
fut pas sans péché, mais ces souillures l'âme les a contractées, parce qu en ce
triste monde il lui a fallu vivre avec le corps \ Dieu ne voudra pas instruire le
procès de son serviteur, car qui donc pourrait trouver grâce devant lui". Une pitié
infatigable, et qui ne se lasse jamais de pardonner, voilà ce qui caractérise Dieu^
Il est, suivant la magnifique expression du Missel de Fontevrault, « l'éternel
amant des âmes * » . Pourquoi donc trembler ? Dans le vieil antiphonaire de
Sainte-Barbe-en-Auge, c'est le mort lui-même qui parle et qui chante : il s'adresse
à Dieu, il lui rappelle qu'il a été, lui pécheur, racheté de son sang; et il a tant de
confiance dans la bonté divine que, quand on emporte le cercueil, et qu'on ouvre
les portes du cimetière, il s'écrie : « Ouvrez-moi les portes de la justice, j'entre
dans le lieu où est le merveilleux tabernacle, j'entre dans la maison de Dieu ' ».
1 « Ex carnali commoratione coiitraxerunt maculas. » Missel de Paris, imprimé par Simon Vostre, i^Q-].
-Non inlrcsin judicium cum ancilla tua, Domine, quoniam nuUus apud te justificabitur homo (dans le Missel
des religieuses de Fontevrault et dans beaucoup d'autres rituels funéraires).
■' Deus cui proprium misereri semper et parcere (Missel de Rouen, imprimé par Jean Petit, 1527 : Missa pro
defunctis).
'' Deus qui animarum humanarum aîternus amator es.
^ Aperite mihi portas justiciae. Ingredior in locum tabernaculi admirabilis usque ad domum Dei (Bibl. Sainte-
Geneviève, manuscrit n° ii3, f° i46, fin du xiv" siècle).
436 L'ART RELIGIEUX
Cette sublime confiance de la Liturgie, voilà ce que les artistes ont exprimé.
Nous devons croire que tous nos morts seront sauvés ; il est impie de désespérer
de notre salut et de celui des autres. C'est pourquoi toutes les effigies funéraires
ressemblent à des images de bienheureux : les anges descendent du ciel, s'ap-
prochent du défunt et balancent devant lui des encensoirs, comme ils font devant
les confesseurs ou devant les martyrs *.
Un détail mérite encore d'attirer l'attention : les morts ont presque toujours
un animal sous leurs pieds. Ce support symbolique rend plus frappant encore
la ressemblance des effigies funéraires et des images de saints. L'habitude de
mettre un monstre ou un animal sous les pieds d'un mort est certainement née
d'une pensée mystique. Quelques-unes des plus anciennes figures du recueil de
Gaignières sont caractérisées par la présence d'un dragon que le mort semble
fouler aux pieds ^; les évêques, les abbés ne manquent presque jamais d'écraser
ce dragon, d'enfoncer leur crosse dans sa gueule. Il paraît naturel de songer
au verset biblique : « Tu marcheras sur le lion et le dragon, tu fouleras aux
pieds l'aspic et le basilic. » Ce rapprochement n'est pas une simple conjecture :
un monument au moins l'autorise. Sur une pierre tombale (du xvi*^ siècle, il est
vrai), on voit un prieur debout sur un dragon, et on lit, tout auprès, cette
inscription : « Conculcabis leonem et draconem ^ ».
Le monstre est donc un symbole. Telle semble bien avoir été la pensée des
artistes qui associèrent les premiers le dragon aux effigies funéraires. Le chrétien
qui entre dans la vie éternelle est une image du Christ, comme lui il a foulé aux
pieds le dragon, aspic ou basilic, c'est-à-dire, suivant les interprétations des
docteurs, la tentation et le péché '". Ainsi l'image du monstre vaincu achève de
transformer le mort en un bienheureux.
Le symbolisme du dragon ne fut jamais complètement oublié : jusqu'au
xvi*^ siècle, c'est presque toujours un dragon qu'on voit sous les pieds des clercs ^.•
1 La belle pierre tombale d'Agnès de Saint-Amant au musée archéologique de Rouen est en ce genre tout à fait
typique, Elle vient de l'abbaye de Bonport.
- Tombeau d'Henri Sanglier, archevêque de Sens (fin du xii" siècle), Gaignières, Pe ii a, f" 42; tombeau de
la femme du seigneur de Lèves (fin du xri'^ siècle), Gaignières, Pe 6, f° lo; tombeau d'un abbé et d'un chevalier à
Malesherbes, vers 1200, dans Ed. Michel, Monuments du Gâtinais, pi. LU; tombeau d'Elie, abbé de Saint-Pierre
le Vif à Sens, Gaignières, Pe i m, f» 80, etc. Il faut ajouter que plusieurs effigies funéraires, contemporaines de
celles que nous venons de citer, n'ont encore rien sous les pieds.
^ Gaignières, Pe 1 1 a, f" 46.
* Honorius d'Autun, Specul. ecclesiœ. In dominic. palmanun, Patrol. T. CLXXII, col. 918.
'' Voir dans Gaignières les pierres tombales des chanoines de Notre-Dame de Paris. A Châlons-sur-Marne, un
LE TOMBEAU /|37
Toutefois, nous le verrons, des animaux d'une signification moins haute se
substituèrent souvent au dragon symbolique.
Ce caractère d'éternité empreint sur les images funéraires du moyen âge
explique l'attitude du mort. Il ne fait rien que contempler, les mains jointes,
une lumière que nous ne voyons pas
encore. Jamais, même sur les pierres
tombales, où l'artiste pourtant pouvait se
donner plus de liberté, le mort n'est en-
gagé dans une des actions de la vie. Les
exceptions sont si peu nombreuses qu'elles
peuvent être négligées'. Le prêtre, il est
vrai, tient parfois le calice à la main
comme s'il célébrait la messe, mais il n'y
a rien là qui nous détourne de la pensée
de l'éternité : « Tu es sacerdos in aeter-
num )), dit l'Église.
Une seule catégorie de monuments
ne se conforme pas à la règle que nous
venons d'énoncer : ce sont les pierres tom-
bales des professeurs. On les voit toujours
assis dans leur chaire en face de leur
auditoire attentif (fig. 2Io)^ Voilà une
exception fort honorable pour les savants
et les hommes de pensée : enseigner le
vrai, c'est, semble-t-il, la seule occupa-
tion qui porte avec elle un caractère
d'éternité.
Voilà comment le xiii'' siècle a conçu
Fig. 2 10. — ■ Plate-tombe du professeur
Guibert de Gelsoy, à Gelsoy (Haute-Marne).
chanoine dvi xni'= siècle a sous les pieds un cheval, c'est sans doute un symbole, comme on le voit daus le roman
de Fauvel, des bas instincts de la nature humaine.
* A l'église de Sainte-Memmie près de Chàlons on voyait un gentilhomme à cheval, voir Barbât, Les pierres tom-
bales du moyen âge, Paris, i854, in-fol. Deux ou trois fois, un gentilhomme a le faucon sur le poing et semble prêt
à partir pour la chasse, par exemple sur une plate-tombe de l'abbaye de Barbeau (première partie du xm" siècle),
Gaignières, Pe ii a, f" 126, et sur une plate-tombe de l'abbaye de Vauluisant de la même époque, Gaignières, Pc 6,
f° 58. Même au xiii"= siècle, il y eut des artistes qui n'entraient pas dans la haute pensée qui avait tout réglé dans
l'iconographie funéraire.
^ Plusieurs de ces monuments subsistent. Gaignières nous donne les tombes des professeurs ensevelis dans
l'église Saint- Yves à Paris, Pe i j.
438 L'ART RELIGIEUX
le tombeau. Noble conception et toute pleine d'idéal. L'impression mystique
qui s'en dégage était bien plus profonde autrefois, quand on voyait les statues
tombales et les plates-tombes tournées du côté du levant. Les révolutions et les
restaurations ont tout bouleversé dans nos églises, mais, jusqu'au xvi'' siècle,
les monuments funèbres furent exactement orientés \ La dissertation de l'abbé
Lebeuf et les nombreuses observations qu'il fit au cours de ses voyages ne
peuvent laisser aucun doute à ce sujet ^ ; d'ailleurs, aujourd'hui encore, partout
où les tombeaux sont restés en place, la règle posée par Guillaume Durand^ se
trouve confirmée. Ainsi tous les morts, les yeux tournés vers l'orient, semblaient
contempler la lumière à sa source.
Rien ne peut se comparer à nos belles effigies funèbres du xni°, du xiv", même
parfois du xv" siècle. Certaines pierres tombales sont au nombre des œuvres les
plus pures que le moyen âge ait produites. Les Grecs n'eurent pas la main plus
sûre. Aucun détail inutile, une simplicité grandiose, des lignes qui semblent con-
férer à la figure du mort un caractère d'immutabilité ; jamais on ne fit mieux
sentir ce qu'il y a de divin dans la créature humaine.
J'avoue n'avoir pas trouvé dans les autres pays de l'Europe un sentiment
aussi noble de la mort. L'Italie nous est, en cela, très inférieure. Ses tombeaux
si riches, et embellis, dès le xv" siècle, par toutes les voluptés de la Renaissance,
nous éblouissent. On nose, quand, jeune homme, on les voit pour la première
fois, les comparer à rien; mais quand on les revoit plus tard, les yeux encore
tout pleins des souvenirs de la France, on s'étonne de les trouver si peu reli-
gieux. Le mort qui est couché sur ce lit magnifique n'est plus un vivant, c'est
un cadavre; la trompette du jugement ne le réveillerait pas. Les yeux sont fer-
més, les mains croisées sans noblesse sur le ventre, les pieds ne foulent au-
cun animal symbolique''. C'est la réalité interprétée avec une science souvent
consommée, mais ce n'est rien de plus. Des anges, il est A'rai, entourent parfois
* Au xvii" siècle, on admit que les fidèles devaient avoir les pieds tournes vers le levant, mais que les prêtres
qu'on ensevelissait dans l'église devaient regarder les fidèles. C'est ce qu'indique par exemple le Rituel de Bou-
logne (1647) ■ " corpora defunctorum ponenda sunt versus altare majus. Presbyteri vero habeant caput versus
altare. » Il n'en était pas ainsi au moyen âge : prêtres et fidèles regardaient le levant.
- Le mémoire de l'abbé Lebeuf se trouve dans ses Dissertations sur l'histoire ecclésiastique de Paris, t. i, p. 2G3.
Il a consigrié tm grand nombre d'observations sur l'orientation des tombeaux dans son Histoire de la ville et de
tout le diocèse de Paris.
^ Bationale, Lib. VII, cap. XXXV.
'■• Qu'il me suffise de citer le tombeau du cardinal Consalvo à l'église delà Minerve à Rome (-f lagS) et celui
du cardinal Petroni à Sienne (-{• i3i3).
LE TOMBEAU ^^
le lit funèbre, mais que font-ils? Ils ouvrent de lourds rideaux de marbre pour
nous montrer un instant le mort, et puis ils vont les fermer de nouveau pour qu'il
puisse dormir en paix son dernier sommeil \ Il est impossible d'être plus
étranger au vrai génie du moyen âge.
Les tombeaux anglais commencèrent par ressembler beaucoup aux nôtres et
n'en furent que des imitations; mais bientôt le génie de la race s'y manifesta.
Les beaux recueils publiés par Stothard"^, Hollis^ Cotman" donnent, quand on
en tourne les pages, une étrange impression : on croit entrer dans un monde
sauvage et poétique. Les barons anglais du xit** siècle portent encore la longue
moustache des héros du Nord. Lady Beauchamp, la tête appuyée sur un cygne,
semble voguer vers l'île du roi Arthur. Tous ces chevaliers des croisades ou de
la guerre de Cent ans ont les yeux ouverts. Ils vivent, mais ils vivent trop.
Il est curieux de voir combien peu le génie héroïque et encore barbare de
l'Angleterre a compris la belle pensée mystique des artistes français. Les Anglais
ne peuvent rester en repos sur leur tombeau; ils tirent leur épée, ncienacent,
croisent les jambes, comme s'ils s'élançaient en avant; même dans la mort, ils
ne peuvent renoncer à l'action ; si parfois ils font le geste de prier, leurs gros
gantelets de combat ne leur permettent pas de joindre les doigts.
L'Allemagne, elle aussi, se mit d'abord à notre école. Au xni'' siècle ses
plus belles effigies funèbres diffèrent peu des nôtres; mais, de bonne heure, on
voit poindre et grandir l'orgueil féodal. Dès i3oo, les casques, les écussons,
les emblèmes héraldiques couvrent les pierres tombales. Cette végétation
touffue de symboles et de monstres, qui ravissait Victor Hugo, enlève aux
monuments funéraires de l'Allemagne, à partir du xiv® siècle, toute vraie gran-
deur. On oublie que ce gentilhomme est un homme. Ce ne sont qu'écussons,
bannières, casques prodigieux surmontés de fleurs de lis, d'ailes de cygnes, de
sirènes, de bras terribles qui brandissent des chênes arrachés avec toutes leurs
racines. Un patricien d'Augsbourg, Nicolas Hofmair, d'une noblesse sans doute
assez récente, disparaît sur sa pierre tombale entre deux énormes casques à
cimier qui portent ses armes.
1 Le tombeau dont les anges tirent les rideaux se rencontre chez nous une fois, à la cathédrale de Limoges. Il a
été fait pour un évêque de Limoges qui avait séjourné en Italie.
2 Sto-thard, The monumental effigies of Great Britain, London, 1817.
^ Hollis a donné une suite au recueil de Stothard sous le même titre.
•^ Cotman, Engravings oj sepulchral brasses in Norfolk and Sujfolk, London, i83g.
440 L'A.RT RELIGIEUX
Notre vieille noblesse française eut plus de tact : elle ne prit jamais k ce
point au sérieux ces jouets d'enfant. A Charles-Quint qui, dans ses dépêches,
énumérait tous ses titres, François P' répondit un jour en signant : François,
sire de Gonesse.
IV
Nous n'avons parlé jusqu'ici que de l'image du mort. Mais cette image n'est
pas toujours isolée, elle est souvent accompagnée de figures qui donnent plus
de richesse à la pensée.
Les sentiments qu'elles expriment se ramènent à deux, l'un qui est du ciel et
l'autre qui est de la terre: une foi profonde et un profond sentiment de la famille.
Les pensées d'en haut trouvent d'abord leur expression. Le mort met toute
sa confiance dans la vertu des prières de l'Eglise ; il sait que ces prières délivrent
l'àme. Il s'est fait ensevelir dans l'église de l'abbaye, il y a fondé une chapelle,
pour que des prières soient récitées sur son tombeau jusqu'au jour du jugement.
L'art exprime clairement cette pensée. Plusieurs statues tombales du recueil
de Gaignières nous montrent, près de la tête du mort, deux petites figures de
moines qui lisent dans leur bréviaire; ils y lisent, sans aucun doute, ce que
l'Église appelle la « commemoratio defunctorum ». Le mort croit entendre mur-
murer à son oreille les psaumes de la pénitence, les versets du livre de Job et
toutes les leçons de la liturgie funèbre. Ces figures de moines apparaissent plu-
sieurs fois au moyen âge et jusque sur les pierres tombales'.
Ces prières, sans doute, sont précieuses, mais les plus efficaces semblent être
celles qui se récitent le jour des funérailles. On lit, dans l'office des morts, que
l'àme pourra être sauvée, si Dieu le veut, par la vertu de la messe célébrée
devant le cercueil".
* Tombeau de Robert, archevêque de Rouen, à Saint-Père de. Chartres (-j- i23i), deux moines debout prient à
côté de sa statue, Gaignières, Pe i n, f" 48 ; chœur des Jacobins d'Evreux, plate-tombe d'évèque avec deux moines
qui lisent, Gaignières, Pe i d, f" 99 ; statue tombale d'un chevalier bourguignon, fondateur de l'abbaye de la Bus-
sière (-j- i334), deux petits moines prient près du mort, Gaignières, Pe il c, f° 23; pierre tombale d'un gen-
tilhomme (-|- i3i3) avec trois moines lisant, F. de Guilhermy, Inscrip. de la France, t. III, p. 384; tombeau de
Pierre de Navarre (•{- l4i 2) et de sa femme aux Chartreux de Paris, sous un enfeu, près d'eux des Chartreux prient,
Gaignières, Pe i, f" 22; plate-tombe d'un doyen de Saint-Hilaire à Poitiers, deux moines assis prient près de lui,
Gaignières, Pe i, gf° 118, etc.
^ Absolve, domine, animam famuli tui pcr liujus virtutcm sacramenti ab omni vinculo delictorum (Missel
d'Evreux, i497)-
LE TOMBEAU kki
On comprend que le chrétien ait désiré conserver sur son tombeau le sou-
venir de ces prières toutes-puissantes de lEglise: il semble que, par la main
de l'artiste, il en perpétue la vertu. Il est remarquable que les tombeaux et les
pierres tombales (surtout à partir du xiv® siècle) soient souvent décorés de
l'image de la cérémonie funèbre ' . Le moment choisi par les artistes est géné-
ralement celui de l'absoute : le prêtre s'avance précédé des acolytes qui portent
la croix, le bénitier et les cierges allumés, symbole de l'àme immortelle, fdle de
la lumière ^
Mais cette foi dans la vertu des prières de l'Eglise a pris une forme plus
belle encore : ces prières elles-mêmes, revêtues d'une ligure, ont été sculptées
sur la pierre tombale. Dans tous les Missels du moyen âge on rencontre, à
l'office des morts, une invocation ainsi conçue : « Envoie-lui, Seigneur, tes
saints Anges, et fais que par leurs mains son âme soit portée dans le sein
d'Abraham.» Du xn" au xvi*^ siècle la formule . varie à peine ^ ; cette prière, plu-
sieurs fois répétée, semble supplier chaque fols avec une force nouvelle. Elle
supplie encore sur la pierre tombale du mort. En effet, au-dessus de l'effigie
funèbre, on remarquera très souvent', entre les pinacles d'une Jérusalem
céleste, des anges emportant l'âme du mort sous la figure d'un petit enfant et la
déposant dans les plis de la tunique d'Abraham. Ainsi on voit auprès du mort à
la fois le prêtre et la prière qu'il récite.
Il y a dans l'office des morts de certaines églises une autre invocation.
A Rouen, par exemple, le prêtre répétait à trois reprises cette prière : « Agneau
de Dieu qui effacez les péchés du monde, donnez-lui le repos \ » Cette formule
était certainement usitée dans la liturgie funéraire du diocèse de Liège, car les
pierres tombales de cette région nous montrent souvent, à côté de l'image du
mort, la figure de l'Agneau mystique. Ici de nouveau la parole liturgique a pris
corps.
Le mort se présente donc sur son tombeau avec un cortège de prières, iTiais
' Dans les pierres tombales les personnages s'étagent sur les côtés; dans les tombeaux, la cérémonie funèbre se
déroule sur le sarcophage ou occupe l'enfeu.
2 Voir Billotte, Ritas ecclesine laiulanensis, 1662, observationes, p. 78.
3 Exemple de la fin du xti« siècle : Lectionnaire de la Bibl. Sainte-Geneviève, ms. n" 12/1, f° 106 ; exemple du
XYi° siècle : le Missel de Paris imprimé par Simon Vostre. La formule ordinaire est : <( Occurite angeli domini
suscipicntes animam ejus, ofTerentes eam in conspectu altissimi. Chorus angelorum eam suscipiat et in sinu Abra-
hae eam collocet. » Dans certaines formules il est question du sein d'Abraham, d'Isaac et de Jacob.
* Surtout à partir du xiv<= siècle. Les exemples sont innombrables.
^ Missel de Rouen.
MALE. T. II. 5(î
4/l2 L'ART RELIGIEUX
ces prières ne sauraient désarmer Dieu que si le mort, au milieu de ses égare-
ments, a toujours conservé la foi et l'espérance. « Parce qu'il a espéré et cru en
toi, Seigneur, tu ne le livreras pas aux peines éternelles » : ainsi parle l'office
des morts'.
Le tombeau portera donc témoignage de la foi du défunt. Les pierres tom-
bales sont particulièrement explicites : à partir du xiv*' siècle elles présentent
gravés aux quatre coins, les symboles des quatre évangélistes ^ Souvent aussi les
apôtres viennent se ranger des deux côtés de l'effigie funèbre; chacun d'eux
symbolise, on le sait, un des articles du Credo \
Le mort affirme donc sur la pierre de son tombeau qu'il a cru à l'Evangile
et au symbole des apôtres. Une plate-tombe, décorée de toutes les figures que
nous venons de passer en revue, parle donc un langage très clair; elle dit :
(( Les prières que le prêtre a récitées sur le cercueil de ce mort seront efficaces,
les anges emporteront son âme dans le sein d'Abraham, parce qu'il a cru aux
vérités qu'enseigne l'Eglise. »
Les grands tombeaux sculptés expriment aussi, mais avec une liberté plus
grande, la foi du défunt. Les apôtres, les évangélistes s'y rencontrent parfois;
mais, en général, on représente sur les sarcophages les scènes de la vie de
Jésus-Christ que l'Église nous propose comme des dogmes \ Quelquefois, on se
contente de choisir dans lEvano^ile un fait sic^nificatif. Au-dessus de la statue du
mort, au fond de la niche, ou, comme on dit, de « l'enfeu» où repose le tombeau \
ou sculptait parfois la résurrection de Lazare '^ : c'était affirmer sa foi dans la
toute-puissance de Dieu, proclamer la défaite de la mort '.
' « Quia in te speravit et credidit, non poenas nstornas sustineat. » Missel de Rouen.
2 On voit cela sur la pierre tombale de Giiibert de Gelsoy (fig. 210).
^ Sur les pierres tombales du xv* siècle, les apôtres ont parfois à la main une banderole. L'artiste n'a pas eu, la
place d'y tracer une inscription, mais, s'il l'eût pu, il y eût mis sans doute les articles du Credo, comme c'éta'it
l'usage. Rappelons que les morts avaient assez souvent sur la poitrine vine croix, parfois même un parchemin, où on
avait écrit le Credo (exemples dans le Bull, archéoloy. de la commission 1904, p. 892). On a dit parfois que les apôtres
avaient été sculptés sur nos tombeaux; du xvi" siècle à l'imitation de l'Italie. Rien n'est moins exact, puisque les
apôtres apparaissent dès 1809 sur les pierres tombales (pierre tombale de Saint-Etienne de Sens, portant la date de
1809 et reproduite à la B. N. dans le ms. latin 17046 f" 97), et sur les tombeaux en i342 (tombeau d'un abbé
de Saint-Wandrille, mort en i342. Gaignières, Pe 8, f° 42).
* Tombeaux des abbés à la Trinité de Fécamp (fin du xiv= et commencement du xv'' siècle).
'^ Les tombeaux établis sous des enfeus creusés dans le mur avaient cet avantage.de ne pas gêner le passage des
fidèles.
'' Exemple : tombeau de Jean de Hangcst aux Célestins de Rouen, i4o6, Gaignières, Pe ic, f" 67.
■" Il est remarquable que les livres d'Heures, d'origine flamande, notamment le fameux Bréviaire Grimani, illus-
trent généralement les prières pour les morts de l'image de la résurrection de Lazare. L'idée est belle ; elle a été
LE TOMBEAU 443
Mais c'est une autre résurrection qu'on représente le plus souvent, c'est la
grande résurrection du dernier jour. Dès le xnf siècle, on sculpte, au-dessus de
la statue tombale, Jésus-Christ apparaissant sur les nues entre la Vierge et saint
Jean, au moment oh les morts sortent de leur tombeau'. Ce moment terrible
le mort ne le redoute pas, il l'espère: « Exspecto resurrectionem miortuorum. »,
dit une inscription funéraire". L'image du jugement dernier et de la résurrec-
tion finale, Yoilà ce qu'on voyait souvent sur nos tombeaux' ; voilà ce qu'on
voit aussi, très souvent, dans les livres d'Heures d'origine française, à la page
où commencent les prières pour les morts '\
Au xv'' et au xvi" siècle, dans l'âge pathétique de l'art chrétien, le tombeau
est souvent décoré d'une « Pitié ». Au-dessus de l'image du mort couché sur
son tombeau, on voit le Christ étendu sur les genoux de sa mère" : il est clair
que le chrétien met toute son espérance en ce Dieu qui, lui aussi, a connu la
mort, et qui en a triomphé pour les hommes. Les Pitiés font le sujet ordinaire
de ces petits bas-reliefs funéraires qu'on voit se multiplier à la fin du moyen
âge. Beaucoup de morts, en effet, ne pouvaient prétendre à l'honneur de la
statue tombale, ou même de la plate-tombe ; ils devaient se contenter dune
inscription, relevée d'une gravure au trait ou d'un bas-relief, qu'on encastrait
dans le .mur de l'église ^ Le défunt, accompagné de son patron, y est presque
toujours représenté agenouillé devant le cadavre du Christ couché sur les genoux
de la Vierge '. Chose admirable! Il n'y a qu'un mort ici et c'est Jésus-Christ. Il
inspirée aux artistes par la liturgie funéraire puisqu'à la messe des morts on lit l'cvangile de la résurrection de
Lazare.
' Tombeau de Bernard Brun à la cathédrale de Limoges (xiv^ s.). Au fameux tombeau de saint Etienne d'Aubazine,
on voit aussi la résurrection.
^ Mém.de laSoc. archcol.de Tonraine, t. XXXVL Planche.
^ Le tombeau d'Enguerrand de Marigny, à Ecouis, était décoré, comme tant d'autres, de l'image du jugement
dernier. Aux côtés de Jésus-Christ, un ange tenait la lance, un autre la couronne d'épines. Millin qui a reproduit
ce monument [Antiq. nation., t. IIL collégiale d'Ecouis) ne Fa pas compris. 11 s'imagina qu'un des anges tenait
une couronne de cordes, pour rappeler le supplice de Marigny, et l'autre une toise pour mesurer les torts du roi
Charles de Valois. Cette fable a été répétée par Emeric David (Hist. de la sculpture, p. i3l) et, après lui, par plu-
sieurs autres archéologues.
■'* On y voit parfois aussi, surtout dans les livres d'Heures de l'école de Tours (atelier de Bourdichon), la figure
de Job, parce que, à l'office des morts, on lit des versets du livre de Job.
° Exemples de tombeaux à enfeu décorés d'une Pitié : Tombeau de Saint-Jeanvrin (Cher), xv" siècle; tombeau
d'un abbé d'Evroa (i484)> Gaignières, Pe i h, f" 90 ; tombeau d'un évèque du Mans à l'abbaye de La Couture,
Gaignières, Pe i h, f" 22.
^ Quelquefois d'une simple peinture (peintures funéraires des chapelles du chœur de la cathédrale de Cler-
mont).
^ Tel est le bas-relief mutilé de l'église d'Eu (xv"^ siècle), avec ses deux défunts de chaque côté de la Pitié. Les
exemples sont nombreux dans le recueil de Gaignières, ou dans celui de Guilhermy.
444 L'ART RELIGIEUX
semble que la mort ne concerne plus les hommes : Jésus-Christ n'est-il pas mort
pour qu'ils ne meurent plus ?
A mesure qu'on se rapproche du xvi® siècle, la confiance dans l'intercession
de la Vierge et des saints semble l'emporter, et modifie un peu le caractère de
la décoration funéraire. Au xni*^ et même au xiv® siècle, il est très rare qu'on
rencontre sur un tombeau l'image des saints patrons du mort' ; c'est la foi en
Jésus-Christ qui sauve et rien autre chose. La sculpture funéraire a alors la même
gravité que la liturgie. Mais à la fin du moyen âge, on s'attache de plus en plus
à cette espérance que la Vierge, que les saints pourront être de puissants
intercesseurs à l'heure de la mort. Au xv° siècle, certains monuments funèbres
sont uniquement, ou presque uniquement, décorés de l'image des saints ou de la
Vierge". A Valmont, en Normandie, Jacques d'Estouteville et sa femme Louise^
sont couchés sous la garde de la Vierge, de sainte Anne, de saint Adrien, de
sainte Catherine, et de leurs patrons saint Jacques et saint Louis.
Le vieux capitaine d'Evreux, Robert de Floques *, est protégé sur sa plate-
tombe par de jeunes saintes : sainte Barbe, sainte Catherine. Ces gracieuses
vierges décoraient, aux Célestins de Paris, le tombeau de Renée d'Orléans '^ ; elles
y étaient mieux à leur place : la jeune morte avait l'air d'être de leur famille.
Ces images de saints enlèvent peut-être quelque chose à l'antique gravité du
tombeau, mais elles témoignent aussi, à leur manière, de la foi de ces généra-
tions; et c'est cette foi indéfectible que l'art funéraire, depuis le xnf siècle, s'ap-
plique avant tout à exprimer.
V
Ce mort dont les yeux sont tournés vers le ciel, dont l'âme repose déjà dans
le sein d'Abraham, il n'oublie pas ce monde pourtant. Il a laissé ici un peu
' Voici un exemple du xiv^ siècle : Un chanoine, maître Jean, ancien chancelier de l'église de Noyon (-j- i35o),
enseveli à Sainte-Geneviève, à Paris, a sur sa pierre tombale l'image des deux saints Jean, ses patrons, qui
semblent recommander son âme à Abraham, celle de saint Julien de Brioude, patron des chanoines, et celle de
saint Eloi, qui était particulièrement vénéré à Noyon (F. de Guilliermy, Inscrip, du diocèse de Paris, t. I,
p. 36i).
- Les petits bas-reliefs funéraires dont nous parlions plus haut montrent quelle confiance on avait, au xv'= et au
xYi" siècle;dans l'intervention de la Vierge. Les morts présentés par leurs patrons sont souvent agenouillés devant elle.
3 Morts en i490 et en i494.
* Mort en 1471. Voir Le Métayer-Masselin, Collection de dalles lumulaires de la Normandie, Caen, 1861, 4°, p. 19.
^ Morte en X2i5 : Le tombeau a été dessiné par Millin (^Antiq. nation., article : Célestins). Le tombeau restauré
est aujourd'hui à Saint Denis.
LE TOMBEAU 4/15
de son cœur, car la mort n'abolit pas l'amour. Il pense à tous ceux qu'il aime,
il les veut près de lui.
Il veut d'abord que sa femme soit couchée à son côté; inséparables dans la
vie, les époux le seront encore dans la mort. Bien des fois on les voit étendus
l'un près de l'autre sur la dalle de marbre, comme ils le furent dans le lit con-
jugal : images d'une admirable gravité, figures symboliques de l'indissoluble
mariage chrétien.
Quand on lit les dates inscrites sur ces tombeaux ou sur ces plates-tombes,
on a parfois une étrange surprise. La femme qui est représentée là est morte
trente ans, quarante ans après son mari; ainsi, vivante encore, elle a fait sculpter
sa j)ropre effigie funèbre. Elle connaissait, cette bonne épouse, le désir de son
mari, elle savait qu'il ne voulait pas rester seul sur sa couche de marbre.
Catherine d'Alençon, morte quarante-deux ans après son mari, Pierre de Navarre,
a pu se voir, pendant de longues années, couchée à ses côtés dans l'église des
Chartreux à Paris*; durant près de vingt ans, Catherine de Médicis a pu con-
templer, sur la dalle oi^i elle repose près de Henri II, la figure qu'elle aurait
dans la mort". Sans doute ces statues rapprochées mentaient quelquefois : à
Saint-Denis, Isabeau de Bavière se fît sculpter à côté de Charles VI. C'était un
hommage rendu à une noble tradition.
Il arrive parfois qu'une pierre tombale, où sont représentés la femme et le
mari, donne la date de la mort du mari et laisse en blanc celle de la femme. Il
apparaît clairement, dans ce cas particulier, que la pierre tombale à double
effigie a été mise en place du vivant de la femme et par ses soins; après elle, il
ne s'est trouvé personne pour faire graver la date de sa mort ^
Mais ce n'est pas seulement sa femme encore vivante que le mort veut
avoir près de lui, ce sont ses enfants eux-mêmes. Les pierres tombales nous
donnent souvent le spectacle d'une famille entière réunie dans la mort(fig, 211)'.
' Pierre de Navarre, comte d'Alençon, est mort en i/ii8, sa femme en i462 (Voir Du Breul, Théâtre des anliq.
de Paris, p. 474-475).
2 Le tombeau a été terminé vers 1070 : Voir L. Dimier, Le Primatice, p. 357. Catherine de Médicis est morte
en 1689.
•* Exemple : Plate-tombe de Galéas de Cliaumont et de sa femme, à Rigny-le-Ferron, xvi'^ siècle, dans Ficliot,
Sialistiq. moiutin. de l'Aube, t. l, p. SaS.
* Les tombeaux beaucoup plus rarement. Cejsendant, on voyait à l'abbaye de Clialocké un tombeau extraordi-
naire où quatre personnes étaient couclices ; le père, la mère, le fils, et une femme qui est sans doute la bru
(milieu du xiv^ siècle). Gaignières, Pe i g, i° 228. Citons aussi le fameux tombeau des trois Bastarnay à
Montrésor (Indre-et-Loire).
446
L'ART RELIGIEUX
A Crenej, dans l'Aube, Jean de Greney a près de lui, non seulement sa
femme, qui mourut vingt-six ans après lui, mais encore tous ses enfants; une
magnificpe famille, onze garçons et six filles, s'aligne sous les pieds du père et
de la mère ' : voilà un homme qui n'a pas voulu être seul dans la mort.
Des pierres tombales du même genre
se rencontrent assez fréquemment ^ Une
des plus curieuses se voyait, au temps de
l'abbé Lebeuf, à Tournan, village du dio-
cèse de Paris \ La dame Havise, morte
en 1280, était entourée de tous ses en-
fants. Il y avait cmq chevaliers, un prêtre
et un moine; et sous les pieds de la mère
on lisait cette inscription bien simple, mais
où on sent l'orgueil maternel : « Hœc fuit
mater eorum », « C'est elle qui fut la
mère de tous ceux-ci ».
Ce sentiment de la famille, ce besoin
de n'être pas isolé dans la mort, se ren-
contre même chez ceux qui ont renoncé à
la famille. A Ghâlons-sur-Marne, un cha-
noine, un calice à la main, est couché sur
sa pierre tombale près d'un jeune homme
et d'une jeune fille, son neveu sans doute
et sa nièce \ A Paris, un chanoine a près
de lui, sur sa pierre tombale, deux petits
personnages, un homme et une femme,
qu'une inscription appelle Jacquet et Isa-
beau : c'étaient probablement son père et
sa mère (fig. 212)°. A Malesherbes, une tombe en demi-relief, des premières
' Fichot, Slalist. monum. de l'Aube, t. I, p. 17. Jean de Greney est mort en i349, sa femme en 1875.
'^ Méni. de la Commiss. des antiq. de la Côte-d'Or, t. XIII, p. 4o; F. de Guilhermy, Inscriptions, t. IV, p. 235 ;
Fichot, Slalist. monum. de l'Aube, t. IV, p. 87.
•* Lebeuf, Hist. de tout le diocèse de Paris, t. V, p. 3l8.
■' Cette plate-lombe porte la date de 1287 • elle a été reproduite par Barbât, Les pierres tombales du moyen âge,
Paris, i854, loi.
" F. de Guilhermy, Inscriptions, t. I, p. 36i. Les deux petits personnages en question sont les deux derniers
dans le bas.
Fig. 211. — Plate-tombe d'un chevalier
et de sa famille (i333).
Champeaux. Église collégiale de Saint-Martin.
LE TOMBEAU
4^17
années du xiii* siècle (sinon de la fin du xn"), nous montre un abbé près de
son frère, un chevalier armé de toutes pièces*. Unis dans cette vie, ils ne seront
pas séparés dans l'autre; une inscription fait parler l'abbé ; « Tu m'accompa-
gneras vers le Seigneur », dit-il au cheva-
lier.
Ce sentiment de la famille va loin.
Jamais plus qu'alors les hommes n'ont cru
à la vertu du sang. L'histoire du moyen
âge est celle de quelques grandes familles
et de leurs alliances. Le blason raconte cette
histoire. C'est pourquoi, plus d'une fois, le
mort voulut avoir rangés autour de son
tombeau tous ceux de sa race. Celle famille,
qui n'a pas seulement la puissance, mais
quia ses traditions de générosité, d'honneur,
de courage, voilà ce qui a soutenu celui qui
est couché sur ce tombeau, voilà ce qui a
fait sa force pendant qu'il vi^^ait. Il est donc
naturel qu'il ait près de lui ceux à qui il
doit tant.
Cette sorte de culte de la famille féo-
dale trouve son expression dans l'art dès le
début du xni" siècle. Le plus ancien, et en
même temps le plus beau des monuments
de cette espèce a disparu. On voyait à la
collégiale Saint-Etienne de Troyes, avant la
Révolution, un magnifique tombeau émaillé
qui porlait la statue d'argent de Thibaut III,
comte de Champagne. Des statuettes, également en argent, décoraient les quatre
faces du monument; elles représentaient ceux qui avaient fait de la maison de
Champagne une des premières de l'Europe : le roi Louis VII, aïeul de Thibaut,
Henri P' comte de Champagne et sa femme Marie de France, Henri II qui fut
roi de Jérusalem et de Chypre, Sanche-le-Fort roi de Navarre, Henri II roi
Fig. 212. — Plate-tombe du chanoine Jean,
autrefois à Sainte-Geneviève à Paris.
Ed. Michel, Momim. du GiUin/ih. PI. LTI.
m L'ART RELIGIEUX
d'Angleterre \ Un sentiment plus haut que l'orgueil, et qui est la foi tranquille
en la vertu d'une race, s'exprime ici.
11 y eut d'autres monuments du mêine genre. A Saint-Yved de Braisne, la
tombe émaillée de Marie de Bourbon, morte en 127/i, était entourée de petites
ligures en caivre doré représentant ses parents et ses alliés. Il y avait là la
plus haute noblesse du temps : le roi de Sicile, frère de saint Louis, la reine de
Navarre, le duc de Bourgogne, le duc de Nevers^ On sent que de bonne heure
les Bourbons eurent foi en eux-mêmes et en leurs grandes destinées.
On jugera sans doute surprenant qu'un pape ait choisi pour mettre autour de
son tombeau, au lieu de l'image des apôtres et des saints, celle de ses frères, de
ses neveux et de ses nièces ; on s'étonnera moins quand on saura que ce pape est
Clément VI. Car Clément VI, qui appartenait aux grandes maisons de Beaufort et
de Turenne, resta toujours fidèle à ses origines : il eut les qualités et les défauts
d'un magnifique gentilhomme. En vrai baron féodal, il était convaincu qu'il n'y
avait pas d'intérêts plus sacrés que ceux de la famille; il fit de tous ses parents
des cardinaux, des archevêques, des évêques. Plus il les comblait, plus ils lui
devenaient chers. Il les voulut tous autour de sa statue tombale. Il ordonna à
Pierre Roye, son sculpteur, d'y mettre son frère le cardinal de Tulle, son oncle
l'archevêque de Rouen, ses cousins les archevêques de Saragosse et de Braga,
bien d'autres encore. Le tombeau fut fait sous ses yeux à Avignon, et transporté
en i35i, un an avant sa mort, k l'abbaye de la Chaise-Dieu \ C'est là que se
voyait ce monument élevé à la gloire d'une famille : le pape semblait vouloir
protéger les siens au delà de la mort et les défendre de sa grande mémoire. Au
xvi" siècle, les protestants brisèrent les cardinaux et les archevêques, les Turenne
et les Beaufort, et aujourd'hui Clément VI reste seul sur sa dalle de marbre noir.
Au xv" siècle, un monument plus fameux encore vint célébrer la première
maison féodale de la chrétienté. Philippe-le-Bon, duc de Bourgogne, songeant
que son ancêtre, Louis de Maie, comte de Flandre, n'avait pas encore de tom-
beau, fut pris de remords' : il n'était pas décent que l'homme illustre, de qui
' Thibaul III est mort en laoï. Une ancienne description du monument a été publiée par les Annales orc/ic'o/of/.,
t. XX, p. gi et suiv.
^ Le tombeau, dessiné par Gaignières, a été reproduit par Stanislas Prioux dans sa Monographie de Sainl-Yved
de Braisne.
3 La description du tombeau de Clément VI, faite d'après des documents d'archives, a été publiée par
M. Maurice Faucon dans le Ballet, arcliéolog. de i884, p- 4i6 et suiv.
* Commencé en 1874 par Beauneveu, le tombeau de Louis de Maie avait été, semble-t-il, à peine ébauché, puis
aussitôt abandonné (Dehaisnes, Hist. de l'art dans la Flandre, p. 247).
LE TOMBEAU /i/ig
tant de princes étaient sortis, n'eût pas, soixante ans après sa mort, un monu-
ment digne de lui. 11 en fit donc élever un dans la collégiale Saint-Pierre de
Lille qu'on put y voir jusqu'à la Révolution'. Autour du sarcophage de
marbre, sur lequel étaient couchés le comte et la comtesse de Flandre, il y avait
vingt-quatre statuettes de cuivre : elles représentaient les descendants ou les
alliés de Louis de Maie, lignée aussi illustre que celle des rois. C'étaient Jean
Sans-Peur, Philippe-le-Bon, Charles le futur Téméraire, le duc de Brabant,
le duc et la duchesse de Savoie; puis, c'étaient les filles de Jean Sans-Peur et
celles de Phihppe-le-Hardi, dont l'une avait été duchesse de Bavière et l'autre
duchesse d'Autriche. Ainsi, c'est de ses petits-fils et non de ses ancêtres que
Louis de Maie recevait la gloire : toute la majesté de la grande maison de
Bouroogne l'environnait".
Le culte de la famille qui s'exprime sur les tombeaux du moyen âge est un
sentiment fort et fécond. 11 semble tout aristocratique, et Ion regrette que le
bourgeois, que le vilain n'aient pas eu cette grande force morale: mais, quand
on sait davantage, on découvre qu'ils furent, eux aussi, en communion
avec leurs aïeux. Aujourd hui, dans les petites églises de la Navarre, toutes
les familles ont leur caveau, et le jour des offices, chacun s'agenouille à la
place où reposent ses morts \ Cette belle coutume, qui ne se retrouve plus
guère qu'en Espagne, est un legs du moyen âge. Il y eut chez nous des
traditions toutes semblables : des documents prouvent qu'en Normandie, du
xiv" au xvn" siècle, on achetait, ou, suivant l'expression consacrée, on
(( fieffait )) dans 1 église une place pour y enterrer ses morts : cette place
sacrée vous appartenait désormais, et c'est là qu'on se plaçait pour assister à la
messe*.
Ainsi le roturier, tout aussi bien que le gentilhomme, sentait la présence de
ses aïeux; agenouillé sur la dalle, il les touchait encore de plus près. Que de
sages conseils, que de bonnes pensées sont montés de ces tombeaux! Jamais,
' Il fut mis en place en i456. Millin (après Montfaucon) nous a donné d'intéressants dessins de ce tombeau
dans le tome I de ses Antiquités nationales (article Lille).
2 Les tombeaux que nous venons de citer étaient particulièrement magnifiques. Dans les tombeaux plus sim-
ples, des ccLissons peints ou sculptés représentaient les ancêtres de la famille et ses alliances. Exemples : Tombeau
d'une abbcsse du Ronceray d'Angers, Gaignières, Pe I f, f" i4 (xiv'= s.) ; tombeau de Florimond de Yillers à Saint-
Lucien de Beauvais, Soc. académiq. de l'Oise, t. \I[I, p. 559.
' Brutails, dans le Bullct. arrii. de la Commission de 1893, p. 38 1.
* Documents publics dans les Mém. de la Soc. des antiq. de iSormandie, 3" série, t. W , p. 5-^i. Un document inté-
ressant a été publié dans la Fievue des Sociétés savantes de 1876 (l''' semestre), p. 52o,
MALE. — T. II. 57
450
L'ART RELIGIEUX
même dans les temps antiques, où le foyer était assis sur la pierre des morts,
on ne sentit plus fortement la continuité des générations.
VI
Les deux sentiments que nous venons d'étudier — foi dans la vertu des
prières de 1 Eglise, culte de la famille féodale — se trouvent réunis au plus
Fig. 2i3. — Tombeau de Philippe-le-Harfli.
(Musée de Dijon.)
célèbre de tous nos tombeaux du moyen âge, celui de Philippe-le-Hardi, à
Dijon (fig. 2 1 3).
Cette œuvre fameuse est demeurée longtemps incomprise. Les critiques
d'art, et, ce qui est plus grave, les restaurateurs, ont cru cjue les petits person-
nages rangés autour du sarcophage étaient tous des moines; on s imaginait
voir les religieux de la Chartreuse de Champmol (où reposait le duc) priant,
rêvant, sous les arcades du cloître. Montégut essayait de lire sur les visages les
causes morales qui avaient amené chacun de ces hommes au couvent'. Psycho-
1 Emile Montégul, Souvenirs de Dourrjngne, p. loi.
LE TOMBEAU
45i
logle ingénieuse mais pleine de dangers : car la plupart de ces personnages ne
sont pas des moines.
Quand Philippe-le-Hardi mourut à Bruxelles en iliol\, on acheta deux mille
aunes de drap noir, pour revêtir d'un costume de deuil ceux qui devaient suivre
le convoi'. C'était un grand mianteau, qui ressem-
blait au froc monastique, mais qui en différait par
la forme du capuchon et par une sorte d'ampleur
tragique. Pendant un mois et demi, ses fils, son
gendre, et tous les officiers de la maison de Bour-
gogne, le capuchon rabattu, suivirent le cercueil
du duc qui s'en allait lentement, recouvert d'un
drap d'or, de Bruxelles k Dijon. Voilà ce que
l'artiste a représenté autour du tombeau de Phi-
lippe-le-Hardi (fig. 2 1 /|) ' .
Aucun doute n'est possible. Un manuscrit fran-
çais du xv° siècle, aujourd'hui a Breslau, nous
montre des funérailles royales '' ; or, derrière le
cercued, s'avancent des princes du sang, des
grands vassaux, vêtus d'un manteau à capuchon
tout semblable à celui des pleurants de Dijon '".
Les prétendus moines du tombeau de Philippe-le-
Hardi sont donc les parents du duc, ses fils évi-
demment, ses grands officiers, ses meilleurs
serviteurs, tous ceux qui ont fait et qui feront
après lui la grandeur de sa maison ' : c'est la
Ln pleurant
du tombeau de Pliilippe-le-Hardl.
(Musée de Dijon.)
1 Dom Plancher, Hist. de Bourgogne, t. III, p. g'à.
- Celte pompe était traditionnelle et Philippe-le-Hardi l'avait prévue.
En i38^i, quand il fit commencer son tombeau par Jean de Marville, il
fut certainement décidé que l'appareil ordinaire des funérailles se déroulerait autour du sarcophage. En ^o.i, à la
mort du duc, deux pleurants seulement étaient faits. Glaus Sluter devait en faire quarante autres. Les pleurants
sont donc postérieurs à la mort du duc. Voir Kleinclausz, Clans Shiter, p. 86.
^ C'est le manuscrit des Chroniques de Froissart. Voir S. Reinach, Gazelle des Beaux-Àrls, 190^, t. II, p. 177.
* Il y a d'autres exemples. Dans le ms. latin. 924 de la Bibl. Nation., qui est à peu près contemporain des
funérailles de Philippe-le-Hardi, on voit un cortège funèbre. Les persormages ressemblent à des moines, mais
n'en sont certainement pas, car le capuchon relevé laisse voir le chaperon dont ils sont coiffés (f 177). Le même
costume de deuil était encore en usage au xvi^ siècle, Ballet, de l'hist. de Paris, igoS, p. 102.
■' En i4o3, le duc d'Orléans demande par testament que son corps soit porté par ses gens et ses parents vêtus
de gris brun.
452 L'ART RELIGIEUX
familia au sens antique. Le clergé tient sa place dans le cortège et il serait
singulier qu'il en fût autrement : l'homme qui demande dans son testament
une si prodigieuse quantité de messes pour le repos de son âme a évidem-
ment voulu que sa loi dans les prières de l'Église fût inscrite sur son tombeau.
Et, en effet, avant la Révolution, quand les statuettes étaient encore à leur
place, un évêque accompagné de diacres et d'acoljtes ouvrait la marche, des
prêtres et des moines la fermaient ' ; tous semblaient réciter les prières des morts.
Ainsi le fastueux monument de Philippe-le-Hardi, qui a une si haute valeur
artistique, n'enrichit pas, en somme, l'iconographie funéraire; il ne nous apprend
rien de nouveau : il exprime exactement les mêmes sentiments que les plus
modestes tombeaux du xiv" siècle : la foi du mort et son amour pour sa maison.
Il n'y a pas jusqu'aux pleurants encapuchonnés qui n'apparaissent près d'un
siècle avant Glaus Sluter. Je les découvre pour la première fois sur une pierre
tombale de Saint-Andoche d'Autun, qui porte la date de I3l6^ et sur une
pierre tombale de l'abbaye de Bonport en Normandie, qui porte la date
de 1817^; à partir de ce monaent les pleurants se rencontrent sur plusieurs
tombeaux du xiv" siècle*.
Pourtant Claus Sluter et son neveu Claus de Werve avaient donné à leurs
pleurants une telle puissance de vérité qu'il semblait que personne n'en eût
fait avant eux. Comme tous les grands artistes, ils ont marqué de leur sceau
une idée qui appartenait à tout le monde; désormais, il n'y aura pas d'autres
pleurants que les leurs.
Ils étaient peut-être encore dans 1 atelier, et déjà on les imitait au tombeau
de Guillaume de Vienne, archevêque de Rouen, mort en i/io6, et enseveli dans
la vieille abbaye bourguignonne de Saint-Seine''.
^ Les dessins do Gilquin (B. N. nouv. acq. iranç. 6916) nous donnent l'clat ancien. Les slalucttes §ont
aujourd'hui placées sans ordre. Plusieurs manquaient : elles ont été refaites.
'^ Gaignières, Pe 11 c, f° 27. On pourrait, si l'on voulait, reconnaître déjà le costume de deuil, mais court et
sans l'ampleur qu''il prendra plus tard, au tombeau du fils aîn-é de saint Louis qui était autrefois à Roj/aumont et
qui est maintenant à Saint-Denis. Le bas-relief en question est une copie moderne. L'original décore le prétendu
tombeau d'Abélard au Père-Lachaise.
■^ Corde, Les pierres tombales du département de l'Eure, Evreux, 1868, in-fol.
* Notamment sur une pierre tomliale de Ploërmcl qui porte la date de i3-1o (le manteau à capuchon est moins
long qu'à Dijon) et sur une plate-tombe de MenneVal qui est aussi de i3/io (Le Métayer Masselin, loc. cit. p. 33).
On les voit aussi sur une plate-tombe du Musée de Rouen de la fin du xiv'= siècle [Rev. des Soc. savantes, i88i,
p. 3o6-3o7).
'- \'oir Mém de la Commis, des anliquit. de la Cùte-d'Or, t. Il, p. 258-209, et t. \I, p. 49 sqq, Cbabeuf, Mono-
graphie de Sainl-Seine-l' Abbaye .
LE TOMBEAU 453
Mais c est à radmiration réfléchie de Philippe-le-Bon que le molil" des
pleurants dut sa vogue rapide. Il voulut des pleurants au tombeau de sa pre-
mière femme, ensevelie à Saint-Bavon de Gand'; il en voulut au tombeau de
sa sœur, la duchesse de Bedford, ensevelie aux Célestins de Paris ^: il en voulut
enfin au tombeau de son père, Jean-sans-Peur, qu'il fit préparer pour la Char-
treuse de Dijon ^ : car ce fameux tombeau de Jean-sans-Peur n'est qu'une copie
de celui de Plulippe-le-Hardi.
La sœur de Philippe-le-Bon partageait son enthousiasme pour l'œuvre de
Claus Sluter : elle voulut que le tombeau où elle repose à Souvigny (Allier),
au côté de son mari, Charles de Bourbon, fut orné de pleurants faits à l'imita-
tion de ceux de Dijon*.
Cette admiration que la maison de Bourgogne avait vouée au tombeau de
Philippe-le-Hardi fut contagieuse : elle gagna Charles Yll. Quand il fit faire à
Bourges le tombeau du duc de Berry, il proposa évidemment comme modèle
à l'artiste le monument de Dijon"; en effet, le tombeau du duc de Berry, avant
les mutilations qui lui ont enlevé tout son caractère, était entouré d arcades où
passait la procession traditionnelle des pleurants.
Dès lors, il n'y eut pas de beau tombeau sans pleurants. On en voit
encore aujourd'hui au tombeau d'un abbé de Baume-les-Messieurs (Jura), au
tombeau du bâtard de Saint-Pol à Ailly-sur-Noye (Somme), au tombeau de
Nicolas d'Estouteville à Valmont\ au tombeau du sire de Chaource à Malicorne
(Sarthe)', au tombeau presque complètement détruit de Charles III, comte de
Provence, à la cathédrale d'Aix*.
Mais une foule de monuments de ce genre ont dû disparaître' comme ce
tombeau du prince de Talmont à l'abbaye de Thouars que nous donne Gai-
' Le tombeau fut fait par Gilles le Backere probablement entre i436 et ikk'i-
- Le tombeau fut commandé vers i44o au sculpteur Guillaume Veluton.
' Œuvre de Jean de la Huerta et de le Moiturier. Le tombeau fut commencé en i443 et terminé en id'o.
* Commencé en i448 par Jacques Morel : les pleurants ont disparu, mais nous avons le contrat où ils sont
prévus. Il a été public par M. Guigue dans le tome IV des Archives de l'art français, i85g.
^ Commencé par Jean de Cambrai en i43(5, terminé en i457 par Etienne Bobillet et Paul Mosselmansd'\pres.
Quelques pleurants sont au Musée de Bourges.
^ L'état ancien est dans Gaignières, Pe 8, f° 47.
" P. Vitry, Michel Colombe, p. 101 (fin du xv*^ siècle).
^ Après i484-
' La statuette de pleurant reproduite par Fleury, Aiitiq. de l'Aisne, t. IV, p. 245, semble prouver qu'il y eut
dans la région de Laon un tombeau de ce genre.
454
LART RELIGIEUX
gnières ' , ou ce tombeau préparé pour Louis de Laval que nous donne son livre
d'Heures (lig. 21 5).
Tous ces sculpteurs se contentaient d'imiter une œuvre consacrée, mais l'un
d'eux apporta dans l'imitation ce génie créateur qui renouvelle un sujet. On
ignore le nom de l'étonnant artiste qui imagina, vers i/i8o", le tombeau de
Philippe Pot, autrefois à Citeaux,
maintenant au Louvre (fig. 216). Les
pleurants, élevés à la stature humaine,
sont devenus des porteurs funèbres;
ils ont sur l'épaule la dalle de pierre
où repose le sénéchal de Bourgogne,
revêtu de son armure. Ce sont huit
parents, tous de noble maison, car
chacun d'eux porte un écu qui in-
dique une alliance. Ils marchent d'un
pas lourd, accablés par ce mort, qui
pèse sur leur épaule, mais qui semble
peser encore plus sur leur cœur. Rien
de plus réel, rien de plus solide que
ces huit chevaliers, massifs comme des
piliers romans, et, en même temps, rien
de plus mystérieux. Ces grandes figures
voilées de noir épouvantent comme des
apparitions nocturnes. Assurément elles
ne sont pas de ce monde : envoyées
par la Mort, elles se montrent un ins-
tant, mais elle vont s évanouir bientôt,
rentrer dans le pays des ombres.
L'admirable tombeau de Philippe Pot, œuvre d'un artiste visionnaire, ne
pouvait faire école : une gauche imitation dans 1 église Saint-Martin de Lux
prouvait qu'on ne refait pas l'œuvre d'un homme de génie^
Fig. 2i5. — Tombeau avec plcuranls.
Heures de Louis de Laval ù la Bihliolli. Nation.
* Gaignières, Pe 7, f" 25.
- Le lombeavi n'a pu être l'ait qu'entre 1^77 et i483. Voir Courajod, Leçons, t. II, p. 887.
•^ Gaignières, Pe 4, 1° 35.
LE TOMBEAU
/i55
Au xvf siècle nos artistes, les yeux toujours tournés vers Dijon, continuent
k imiter les pleurants de Sluter. Jusqu'au temps de François I", il n'y a guère
de monument funèbre un peu grandement conçu où manquent les pleurants tra-
ditionnels : ils sont à Nantes, au tombeau du duc de Bretagne, à Brou, au tom-
beau de Marguerite de Bourbon, à Rouen, au tombeau des cardinaux d'Amboise.
De leur côté, les artistes qui gravaient les plates-tombes demeurèrent
Fig. 2iG. — Tombeau de Philippe Pol.
Musée du Louvre.
fidèles au vieux motif des pleurants jusque vers i53o'. Telle fut l'incroyable
force créatrice de l'œuvre de Claus Sluter.
Il est vrai qu'au xvf siècle, les figures de pleurants n'offraient plus sans
doute à l'esprit une signification bien précise. C'était, comme on disait, des
personnages « faisant manière de deuil ». On symbolisait ainsi les regrets que
le mort inspirait ; on ne se souvenait probablement plus qu au tombeau de
Plîilippe-le-Hardi les pleurants étaient le fils, les parents, les meilleurs servi-
' Plate-tombe d'un chantre de Notre-Dame de Paris, mort en 1629, Gaignières, Pe 9, f" 37. Au xv<^ siècle, sur
les plates-tombes de la Bourgogne, les pleurants sont parfois presque aussi grands que le mort.
156 L'ART RELIGIEUX
leurs du duc. La belle idée qui consistait à grouper autour d'un homme tous
ceux qui firent sa force n'était plus comprise.
Les tombeaux des rois de France sont tellement mutilés qu'on ne peut
savoir s'ils eurent la même pensée que les ducs de Bourgogne. Il se pourrait
qu'ils eussent voulu, eux aussi, être entourés de leurs fidèles revêtus du man-
teau de deuil. Nos rois, d ailleurs, firent mieux : ils ordonnèrent que leurs plus
vaillants serviteurs fussent ensevelis, à Saint-Denis, tout près de la place qu'ils
s'étaient marquée. Honneur vraiment inouï! Dans cette basilique royale, où les
enfants de France eux-mêmes furent rarement admis, il y eut de simples che-
valiers. Saint Louis avait près de lui Pierre le Chambellan, « le plus loyal
homme et le plus droiclurier que je visse onques », dit Joinville. Il l'avait cou-
ché à ses pieds, à Saint-Denis, comme il l'eut souvent, sous la tente, en Egypte
et en Syrie. Charles VII y fit ensevelir Guillaume duChastel tué à l'ennemi, et
Louis XI Louis de Pontoise qui fut frappé à ses côtés au siège du Crotoy.
Mais nul ne montra un cœur plus large que Charles V ; il voulut être entouré
de tous ceux qui travaillèrent avec lui pour la France : le grand Duguesclin,
Louis de Sancerre le vainqueur de Roosbeck, l'aimable et habile conseiller Bu-
reau de la Rivière, enfin le modèle des chevaliers le seigneur de Barbazan. On
n'a qu'un regret, c'est qu'il n'ait point admis dans la compagnie de ces bons
serviteurs un de nos grands artistes. Les moines comprirent mieux que nos
rois la dignité de l'art. Les Bénédictins de Saint-Germain des Prés enseve-
lirent, à côté de leurs abbés, l'architecte Pierre de Montereau, dans cette
belle chapelle de la Vierge qu'il avait bâtie. Les moines de Saint-Ouen de Rouen
A^oulurent que les deux maîtres de l'œuvre de la basilique, Alexandre et Colin
de Berneval, eussent leur tombeau sous ses voûtes. On les voit sur leur plate-
tombe portant les roses des transepts. C'est ce chef-d'œuvre à la main qu'ils se
présentent sans crainte au jugement de Dieu,
VII
Tel fut le tombeau au nrioyen âge. Tout y est noble; l'effigie du mort est une
image idéale; quant aux figures qui laccompagnent, elles expriment la foi ou
lamour. Belle conception, où se reconnaît le génie de ce grand xiu" siècle qui
a ennobli la vie et embelli la mort.
LE TOMBEAU
/|57
Longtemps ces traditions se maintinrent; quelques-unes se perpétuèrent,
on vient de le voir, au delà de i5oo.
Mais, dès les dernières années du xtii'' siècle, on voit poindre des conceptions
nouvelles qui vont, avec le temps, changer l'aspect du tombeau.
Quand on a passe en revue les monuments du xuf siècle, quand l'œil s'est
habitué à ces beaux visages impersonnels, on a un instant de surprise, lorsqu'on
découvre, à Saint-Denis, le tombeau de
Philippe-le-Hardi (fig. 217) : gros nez,
bouche largement fendue, menton carré,
voilà les principaux traits de cette physio-
nomie expressive, mais sans noblesse. Il
est clair que l'artiste a voulu faire un
portrait, et c'est le plus ancien qu'il y ait
en France. Ainsi, dès 1298', les hautes
pensées qui détournèrent longtemps les
sculpteurs de la recherche de la ressem-
blance ont perdu de leur force. On s'ex-
plique aisément que les anciennes tradi-
tions aient fléchi : il était tout naturel
qu'on s elTorçàt de transmettre à la pos-
térité l'image authentique d'un roi de
France. Néanmoins, l'artiste n'aurait
peut-être pas eu l'audace de chercher la
ressemblance, s'il n'eût été mis sur la
voie par une invention toute récente.
Dans les dernières années du xni^ siècle, on eut l'idée de mouler le visage des
morts. La première personne royale qui fut soumise à cette opération (du moins n'en
connaissons-nous pas d'autre avant elle) fut précisément la femme de Philippe IH,
Isabelle d'Aragon. La jeune princesse, qui accompagnait les restes de saint Louis,
mourut en 1271 dune chute de cheval au fond de la Calabre ; elle fut ensevelie
dans la lointaine cathédrale de Cosenza. Son tombeau, longtemps dissimulé
sous un revêtement de plâtre, a été retrouvé récemment. La statue qui le sur-
monte est extraordinaire : le visage est celui d'une morte, les yeux sont fermés, la
' Le tombeau de PhilippelLl, commencé en 1298, a élé terminé en 1307. Docum. publiés par B. Prost
dans la Gazelle des Beaux-Arts, 1887, p. 286.
MALE. T. II. 58
. 317. — Tète de la statue tombale de
Philippe IlI-le-Hardi (Saint-Denis).
458 L'ART RELIGIEUX
bouche est convulsée par la douleur, la joue gauche tuméfiée. Gela n'a plus
rien de commun avec l'art; le sculpteur a copié avec une effrayante exacti-
tude un moulage pris sur le visage de la reine immédiatement après sa
mort '.
Ainsi, dès 1271, on connaissait un procédé qu'on croit généralement beau-
coup moins ancien. Il est probable, pour ne pas dire certain, qu'on lit pour
Philippe III, au moment de sa mort, ce qu'on avait fait pour sa femme : car
comment le sculpteur, s'il n'avait eu le masque funèbre sous les yeux, eût-il jdu
faire une image aussi caractérisée d'un roi mort treize ans auparavant"? L ar-
tiste d'ailleurs se montra plein de tact ; il se servit de son modèle, mais il
n'eut garde de le copier. Fidèle à la tradition, il représenta le roi vivant, les
yeux ouverts'; il n'y a plus rien dans ce visage qui rappelle la mort.
On ne s'étonnera plus inaintcnant de trouver tant de vérité dans l'effigie
funéraire de nos rois du xiv*" siècle. Philippe \I avec son grand nez, Jean-le
Bon avec l'épaisse vulgarité de sa bouche lippue, de son visage bouffi, restent
dans le souvenir de tous les visiteurs attentifs de Saint-Denis. Ces statues si
vraies sont pourtant postérieures à la mort des rois qu'elles représentent ; elles
ne datent que du règne de Charles V, qui les fit commencer en même
temps que la sienne*. Elles supposent des moulages de cire interprétés par
des sculpteurs de talent. Les documents, il est vrai, sont muets '. 11 est pro-
bable, cependant, que l'usage de porter aux funérailles des rois de France
une image habillée, étendue sur un lit de parade et faite à la ressemblance
du défunt, remonte à cette époque. Aux obsèques de Charles VI, dont nous
connaissons tous les détails, le visage, les mains et les pieds du roi avaient
été moulés. On s'était servi de ces moulages pour faire « la forme ».
C'était une espèce de double du roi, vêtu dune dalmatique de drap d orà fleurs
de lis, auquel on continuait à rendre les honneurs ordinaires, et qu'enfin l'on
portait à Saint-Denis en même temps que le cercueil. Les textes ne donnent pas
ces singulières pratiques comme une nouveauté, et il semble que le peintre
1 Voir E. Bertaux, Le tombeau d'une reine de France, dans la Gazette des Beaux-Arts, 1898.
^ Philippe-le-Hardi est mort en i385, son tombeau n'a été commencé qu'en 1298.
' Les' yeux, que le moulage donnait fermés, sont la partie la moins vraie du visage. Ils ont été faits suivant la
tradition adoptée au xni"' siècle.
* Courajod et Marcou, Calalocjiie du Musée de sculpture comparée, p. 38.
'•' Courajod affirme (Rev. des Arts décoratifs, 1887-88, p. 104) que le visage de Philippe YI fut moulé après sa
mort, mais je n'ai pu réussir à trouver dans les documents de cette époque la preuve de cette assertion.
LE TOMBEAU /t5o
ordinaire du roi fût depuis longtemps en possession de lui rendre ce suprême
devoir '.
En i/|o3, près de vingt ans avant la mort de Charles VI, le duc d'Orléans
ordonne « que la ressemblance de son visage et de ses mains soit sur sa tombe
en guise de mort" », — phrase qui indique assez clairement que 1 usage de mouler
le visage et les mains des morts de distinction était alors bien établi. On peut
remonter plus haut'encore. Vers i352, les moines de la Chaise-Dieu conservaient
une figure de cire de Clément VI que leur avait envoyée le peintre du pape,
Mathieu de Viterbe \ Que pouvait être cette effigie modelée par un peintre,
sinon un masque funèbre ?
Il n'y a donc aucune témérité à affirmer qu'au xiv" siècle le visage des rois
de France a été moulé. Ces masques étaient certainement conservés, car, par
un antique privilège, tout ce qui avait servi aux funérailles du roi appartenait k
l'abbé de Saint-Denis*; c'est là que nos artistes purent les étudier'.
L'emploi du moulage sur nature a été une des causes de cette étonnante
rénovation de l'art qui caractérise le xiv° siècle. Une pareille invention (qui
n'était d'ailleurs qu'un ressouvenir '^) fut riche de conséquences. L'artiste apprit
k voir. Jusque-lk il contemplait une image idéale qu'il portait en lui-même ;
désormais il saura remarquer les mille particularités qui font qu'un homme
diffère d un autre '. Il est donc bien vain d'expliquer, comme faisait Courajod. le
réalisme des statues tombales de Saint-Denis par le tempérament des artistes
flamands qui en furent les auteurs : au xiv" siècle, les Flamands n'étaient ni plus
ni moins réalistes que les Français, puisqu'ils n'avaient pas d'autre art que le leur ^
' Documents publiés par B. Prost, Gazette des Beaux-Arts, 1887, p. 827. Jusqu'à Henri II, c'est toujours le
peintre du roi qui prend, après sa mort, l'empreinte de son visage. On confiait cette fonction au peintre durci
sans doute parce qu'il peignait le masque de cire pour lui donner l'apparence de la vie. JcanFouquet avait travaillé
au masque funèbre de Charles VII. V. Gaz. des Beaux-Arls, 1867, t. XXIII, p. 101.
^ Document transcrit par Emeric David, Hist. de la sciilpt. française, p. 117.
■^ Document publié par Maurice Faucon, Bull, archéolocj., i884, p- 43.
* Voir Dom Doublet, tUst. de l'abbaye de Saint-Denis, 1625, p. 380. — Courajod a retrouvé à Saint-Denis le
masque de Henri II.
^ Ces masques servaient peut-être une seconde foiis lors du service anniversaire, Voir Ballet, monuin., iScjS,
p. 36.
^ Les anciens avaient connu le moulage sur nature.
■' Il ne sera peut-être pas inutile de citer ici ce passage de Pline l'Ancien, qui paraît contenir une importante
vérité : « Le premier qui ait fait un portrait en moulant avec du plâtre sur le visage même, et en remaniant la
cire qu'il avait coulée dans le creux, fut Ljsistrale de Sicyone, frère de Lysippe. Il s'attacha à faire des tètes très
ressemblantes, avant lai, on s'étudiait à les faire très belles. » Hist. Nat. Liv. XXXY, cli. 44-
* C'est ce qu'a très bien établi M. R. Kœclilin, Gaz. des Beaux-Arts, 1908.
46o L'ART RELIGIEUX
Français ou Flamands, les sculpteurs surent tirer parti d'une découverte qui
leur ouvrit les yeux : ils regardèrent la réalité dont ils n'avaient contemplé jus-
que-là que ridée.
Au xv" siècle, l'habitude de mouler le visage des morts devint générale. Plu-
sieurs bustes fameux de la Renaissance italienne paraissent être de simples mas-
ques funèbres retouchés par des artistes habiles. En France, l'usage du moulage
se révèle assez fréquemment : je ne citerai que les effrayantes statues du Musée
de Toulouse', qui portent sur leurs joues creuses et sur leurs bouches entr'ou-
vertes le sceau de la mort. Un homme célèbre venait-il à mourir, sur-le-champ
on moulait son visage : on sait que Bourdichon fut chargé de prendre le masque
funèbre de saint François de Paule.
Ainsi s'explique le réalisme grandissant des statues tombales. Il faut ajouter
qu'au xiv siècle, et plus souvent encore au xv% les grands personnages prirent
l'habitude de préparer leur mausolée; on sculptait sous leurs yeux leur effigie.
Comment donc s'étonner de rencontrer des portraits sur les tombeaux ?
Pendant que les sculpteurs s'appliquaient à faire des statues ressemblantes,
les graveurs de pierres tombales demeuraient fidèles à l'ancienne tradition. Jusque
vers i54o ils dessinèrent, comme leurs ancêtres du xm" siècle, des images idéales.
Il est rare de rencontrer une plate-tombe qui puisse être considérée comme un
portrait.
La raison en est simple. Ces plates-tombes, expédiées d'ordinaire à de loin-
tains acheteurs, représentaient des personnages que les artistes n'avaient jamais
vus. Presque tous les ateliers de « tombiers », comme on disait, étaient, en
effet, à Paris. C'est à Paris qu'ont été faites (au moins à partir du xiv siècle) la
plupart des pierres tombales que nous admirons en Normandie, en Champagne,
en Bourgogne. Dès le xiv"* siècle, Paris était déjà ce qu'il est aujourd'hui, la
ville qui crée. Ses artistes envoyaient leurs œuvres au loin.
Il y a, à Celsoy, dans la Haute-Marne, une belle plate-tombe, qui
représente le médecin Guibert de Celsoy, mort en iSg/i (fig. 2io)\ Elle
ressemble trait pour trait aux tombes de professeurs qui se faisaient alors à
Paris. Un examen plus attentif a prouvé quelle venait d une carrière de la
région parisienne \ Il est donc démontré que, dès la fin du xiv" siècle, les
' Autrefois à Saint-Sernin ; on les appelle (( les donateurs ».
- La figure a disparu.
^ Mém. de la Soc. histor. cl arch. de Langres, t. 1, p. 243.
LE TOMBEAU 46i
plates-tombes de Paris s'expédiaient jusqu'aux limites de la Bourgogne.
Le Recueil de Gaignières et nos Corpus de pierres tombales mettent cette
vérité hors de doute. Dès le xiv° siècle, il y avait dans les églises de la Cham-
pagne, de la Normandie, de l'Anjou, une foule de plates-tombes et de dalles de
cuivre gravées, absolument pareilles à celles qui se voyaient à Paris* : c est
qu'elles en venaient. Ce sont les tombiers parisiens qui avaient inventé, dès le
xiv° siècle', ces pierres tombales encadrées de deux rangées de figures d'acolytes
et d'apôtres, surmontées de l'image d'Abraham, et cantonnées des symboles
évangéliques. C'est sous cet aspect, en effet, que se présentent presque toutes
les pierres tombales des églises de Paris.
Aux preuves graphiques s'ajoutent les preuves écrites. Si le xiV siècle ne
nous fournit pas de documents, si le xv« siècle nous en fournit peu^ le
xvi" siècle, en revanche, nous en offre à profusion. On a publié ime foule de
contrats passés par-devant notaire entre des particuliers et des tombiers pari-
siens, de i5i5 à i53o environ*. Rien de plus intéressant. Nous apprenons
d abord à connaître ces excellents artistes qui n étaient que de pauvres ouvriers,
travaillant avec un ou deux compagnons de six heures du matin à sept heures
du soir. Nous savons leurs noms : c'est Pierre Prisié et sa veuve Comtesse, Bas-
tien Bernard, Pierre Dubois, et le plus fameux de tous, Jean Lemoine, qui
signait parfois ses pierres tombales, et dont on peut retrouver les œuvres^.
Mais ces documents ont pour nous un autre genre d'intérêt. Ils nous prouvent
que, de toutes les provinces voisines, on demandait des dalles gravées aux
ateliers de Paris : on en faisait venir de Soissons, de Beauvais, de Meaux, de
Melun, des Andelys, d Evreux, de Châteaudun, de Verneuil, de Vernon, de
Laon, de Noyon, de Péronne, d Auxerre, de ïroyes ^ Les textes, d'ailleurs, ne
^ Il est visible que toutes les plates-tombes de cuivre gravées des évêques de Beauvais proviennent de Paris; leur
iconographie est toute parisienne; on les trouve dans Gaignières, Pe, ii a, f ii6 et suiv.
- En i3o8, on voit déjà se dessiner la pierre tombale de type parisien, (laignières, Pe, i i, (" «g. En 1870, ce
type est arrêté, même volume, f i3.
3 Bull, moniim., 1890, p. /iiO.
* Publiés parE. Goyecque, dans le Ballet, de la Soc. de l'hist. de Paris, 1898.
'' Je puis citer une pierre tombale de 1626 à la cathédrale de Troyes (un chanoine avec sa mère) qui est signée
Jean Lemoine, tombier à Paris. Il y en a une autre à VimpcUes (Seine-et-Marne) qui représente un pêcheur et sa
femme. Elle est signée : Jean Lemoyne, ciseleur (Dans Aufauvre et Fichot, Monum. de la Seine-et-Marne,
p. iGo).
^ Il s'en faut que les contrats publiés nous fassent connaître tous les tombiers de Paris. Il y a à Buno-Bonnc-
vaux (Seine-et-Oise) une pierre tombale signée : Legault, tombier à Paris, i53o. C'est un nom que ne donnent pas
les documents écrits.
402 L'ART RELIGIEUX
disent pas tout, et les plates-tombes parisiennes allaient souvent plus loin.
Ainsi, des régions qui, au xni° siècle, avaient leurs artistes et leurs tradi-
tions ', sont maintenant tributaires de Paris. Il en fut ainsi, j'en suis convaincu,
dès la fin du xiv'^ siècle. H y a d'ailleurs un fait très significatif: à mesure qu'on
s'éloigne de la région dont Paris est le centre, les belles pierres tombales devien-
nent plus rares. Le Berry en a déjà de fort grossières, œuvres d un art rustique
et qui n'a point de traditions ; celles du Bourbonnais ne sont pas meilleures ^ ; en
descendant vers le Midi, on s étonne de la rareté des pierres tombales, et quand
par hasard on en rencontre, on s'étonne encore davantage de leur médiocrité.
Les plates-tombes des archevêques de Toulouse ^ prouvent que l'art de graver
les dalles funèbres ne fut pas familier aux provinces méridionales *.
Ainsi, il devient évident que les plus belles pierres tombales de la France du
nord ont été faites à Paris '". On ne s'étonnera donc plus de n'y voir que des
effigies sans caractère individuel. Le contrat demande une figure de chevalier,
de damoiselle ou de chanoine ; il spécifie parfois que ces personnages seront vêtus
de telle ou telle manière, mais il ne parle pas delà ressemblance. On donne à l'ar-
tiste le dessin des armoiries et le texte de l'inscription, mais on ne lui envoie
jamais de portrait; souvent on lui enjoint simplement de copier telle tombe qui est
dans une église de Paris et qu'on lui désigne.
Il ne faut donc pas chercher sur les dalles funéraires, de quelque époque
qu'elles soient, autre chose que l'image idéale du chevalier, de la noble dame ou
du prêtre ^ C'est ainsi que par nécessité, plus encore que par conviction, les
tombiers restèrent attachés aux anciennes traditions de leur art.
C'est donc surtout la statue tombale qui perd, dès le xiv" siècle, quelque
chose de son beau caractère de spiritualité. En même temps, on voit s'effacer peu
Ml y a eu, au xiii'= siècle et au commencement du •aix" siècle, une tradition bourguignonne très caractérisée. Les
chevaliers étaient représentés sur leur dalle funèbre une lance à la main. V. Gaignières, notamment Pc 1 1 c, f" 20,
Pc 4 1° 2 et surtout Pe 4, f" 20 et suiv.
^ Une des moins mauvaises, celle de Vicure (il^so), est étrangère à toutes les traditions du Nord.
' Au Musée de Toulouse.
■''■ Dans le Midi, on se contentait d'ordinaire d'une inscription funéraire encastrée dans le mur.
^ Il y eut un autre grand centre de production : Tournai. Les pierres tombales de Tournai se reconnaissent au
grain de la pierre et à un trait iconographique curieux ; une main divine sort des nuages au-dessus de la tète du
mort. On voit quelques plates-tombes de Tournai dans nos provinces de l'Est: àVouziers, aux Rosiers (Ardennes),
à Origny-en-Tliiérache (Aisne), etc.
'' Les traits individuels sont extrêmement rares. Parfois, cependant, on a dû faire savoir au tombier que le
défunt était chauve. Voir Gullhermy. Inscriptions, t. II, p. 188. Plate-tombe du grand prieur de Saint-
Denis, 1517.
LE TOMBEAU
/,03
à peu quelques-uns des traits symboliques qui donnèrent au tombeau du xui" siècle
tant de noblesse.
Le rôle des anges n'est plus parfaitement compris. On ne les conçoit plus
comme des esprits du ciel, frères de l'âme immortelle qu'ils emportent dans le
sein d'Abraham. Au xv'^ siècle, on en fait de jeunes pages tout occupés à rendre
leurs devoirs à leurs puissants seigneurs ; ils por-
tent l'écu armorie du maître ou le casque à cimier.
Au tombeau de Philippe-le-Hardi il faut deux
anges pour soutenir le baume de Bourgogne sur-
monte d'une fleur de lis.
En même temps le symbolisme des animaux
que l'artiste met sous les pieds du mort devient de
moins en moins clair. Dès le xm'' siècle, on avait
vu apparaître le lion sous les pieds du chevalier, le
chien sous ceux de la noble dame. Ces animaux,
s ils n'avaient pas la haute signification symbo-
lique du dragon, offraient au moins à l'esprit un
sens fort clair : le lion, c était évidemment le
courage viril ', le chien, la fidélité et toutes les
vertus domestiques de la femme. Le chien que la
dame a sous les pieds est un petit chien de luxe ;
souvent il ronge un os ou le dispute à un autre
chien. Il s'agit donc du chien familier, qui ne
quitte guère la grande salle, et vit entre le foyer
et la table : excellente image de la destinée de la
femme au moyen âge ^.
Le chien, il faut le dire, se voit souvent aussi
sous les pieds du gentilhomme, mais il est d'une
autre race : c'est le chien de chasse, le lévrier (fig. 3i8). Il symbolise donc
un autre aspect de la vie du baron féodal. Chasser et faire la guerre, c'est
toute son existence. Ajoutons que chasser est un de ses privilèges, et un de
ceux auxquels il tient le plus : on s'explique donc que le chien soit aussi fréquent
que le bon sous les pieds des statues viriles.
Fig. 218. — Tombe d'un l'cuyer
(i380). Sainte-Chapelle de Paris.
' Le lion est au xin' siècle sur le bouclier de la Force.
2 Exemple : F. de Guilliermy, Inscript., t. ]\ , p. 'io (i3i6\
/Ifi/'l
L'ART RELIGIEUX
Longtemps ces conventions furent respectées; on peut même dire que, jus-
qu'au xvi° siècle, la majorité des artistes y resta fidèle ; pourtant, dès le xiv° siècle,
il y en eut qui y dérogèrent. Les pierres tombales surtout nous offrent d'étranges
confusions : ici, une noble dame est montée sur un lion ', là, un clerc, au lieu
de fouler le dragon traditionnel, a les pieds sur
deux petits chiens qui se disputent un os ^ ou
même sur un lion ^ .
Il est évident que certains artistes n'attachent
plus de sens précis à ces figures d'animaiix, les
considèrent comme de purs ornements \ C'est
pourquoi on ne tarde pas à prendre avec la
tradition des libertés plus grandes encore. On
met sous les pieds du mort l'animal qui figure
dans ses ariTies : un abbé de Montierneuf, dont
le blason porte une hure, a sous les pieds un
sanglier ^ ; le duc de Berry a l'ours héraldique
qui rappelle sa fameuse devise : « Oursine un
temps venra » ; le duc d Orléans a un porc-
épic, en souvenir de l'ordre qu'il avait fondé.
La fantaisie va plus loin. L'artiste s'amuse
à jouer sur le nom du défunt : un marchand
nommé Chasse-Gonéc a sous les pieds un chien
qui poursuit un lapin (conil) î' ; à Loches, les
pieds d'Agnès Sorel s'appuient sur deux
Fig. 219. — Plate-tombe d'Andry Lasne
et de sa femme.
Abbaye des Vaux-de-Cernay.
^ Gaignières, Pe 3, f" 3.
2 Gaignières, Pe i c, ï° 12C.
3 Mém. de la Commiss. des aniiq. de la Côte-d'Or, t. X, p. 871.
^ Tout ce qui s'est écrit au xvii° siècle, et même de nos jours, sur le symbolisme des animaux dans l'iconograishie
funéraire n'est qu'un tissu de rêveries. Il n'est pas vrai que les- femmes mariées seules aient le droit d'avoir un
chien sous les pieds et qu'on ne fait pas cet honneur aux religieuses (Bullel. moniim., 1886, p. 43) ; deux dessins de
F. de Guilhermy {Inseript., t. IV, p. 826, et t. V, p. 3o5) donnent la preuve du contraire. Il n'est pas vrai
— comme le soutenait le Père Pomey dans Libitina — que les chevaliers tués à l'ennemi aient toujours im
lion sous, les pieds, vivant, quand ils ont été vainqueurs, mort, quand ils ont été tués. Florimond Viliers de
Saint-Paul, C|ui était mort en défendant l'abbaye de Saint-Lucien, à Beauvais, avait sous les pieds deux chiens
(Gaignières, Pe 3, f° 11) ; Charles, comte d'Alençon, frère de Philippe \I, tué à Crécy, a sous les pieds un lion
vivant : son tombeau est à Saint-Denis.
" Gaignières, Pe i g, f" 137.
'' F. de Guilhermy, Inscriptions., t. IV, p. 7, PI. II.
L.E TOMBEAU !t65
agneaux: enfin — impertinente plaisanterie — Andry Lasne, bourgeois des
environs de Paris, a un âne sous les pieds (fîg. 219)'.
Il ne faut pas croire pourtant que ces erreurs de goût soient fréquentes;
elles sont au contraire assez rares. Jusqu'au xvi" siècle, il y eut des artistes qui
conservèrent le sens des symboles : en 1622, on mettait sous les pieds d'une
jeune fille, de Renée d Orléans, une licorne, antique figure de la pureté vir-
ginale .
Malgré des défaillances de détail, le tombeau français garde, jusqu'au
xvi" siècle, quelque chose de son ancienne beauté. La statue surtout reste belle.
C'est un portrait, il est vrai, ce n'est plus une image transfigurée; néanmoins,
comme jadis, le mort ouvre les yeux et semble s'éveiller à une autre vie.
VIÏI
Les changements que nous venons d'indiquer sont, en somme, assez légers!
peut-être ne sont-ds sensibles qu à l'œil de l'archéologue; mais en voici de
plus graves.
De même que certains artistes ne savaient plus le sens des animaux symbo-
liques qu'ils mettaient sous les pieds des morts, de même il s'en trouva bientôt
qui ne comprirent plus pourquoi une statue funéraire devait avoir les yeux
ouverts. Plusieurs sculpteurs pensèrent qu'il fallait choisir, et représenter ou
de vrais morts, ou des vivants véritables. Donc, tandis que la vieille tradition
se perpétuait, et continuait à inspirer de graves chefs-d'œuvre, deux concep-
tions nouvelles apparurent : les uns redressèrent le défunt, l'agenouillèi^ent sur
son tombeau, écartèrent tout ce qui rappelait la mort; les autres, au contraire,
roidirent le gisant, fermèrent ses yeux, creusèrent ses joues, enfin sculptèrent
un cadavre.
D'ailleurs, ces deux méthodes si opposées ne se présentèrent pas en même
temps à l'esprit des artistes, comme nous semblons le laisser croire : les statues
agenouillées apparaissent plus de cent ans avant les statues de gisants transfor-
mées en cadavres.
La plus ancienne statue agenouillée sur un tombeau qu'ait sculptée un
artiste français semble être celle d'Isabelle d'Aragon, femme de Philippe III, à
' F. de Guilhermj, Inscriptions, t. III, p. /i54. La pierre tombale porte la date de i5oo.
MALE. — T. II. 59
m L'ART RELIGIEUX
Gosenza en Calabre. Que ce monument, perdu au fond de l'Italie, soit d'un
des nôtres, il n'y a pas à en douter^ : l'œuvre est française, mais on sent
qu'elle n"a pas été faite en France ; la conception en est d'une extravagance
qui n'eût pas semblé supportable à Paris ou à Saint-Denis. La jeune reine est
agenouillée aux pieds de la Vierge; elle joint les mains et prie, mais, chose
étrange, ses yeux sont fermés et son visage porte tous les stigmates d'une mort
violente. Nous avons déjà dit que l'artiste avait simplement copié le moulage
funèbre. Ainsi, le premier effort tenté pour modifier l'ordonnance consacrée
aboutit à une absurdité : Isabelle d'Aragon n'est qu'un cadavre à genoux.
Dès 1271, certains artistes pensaient donc qu'il était possible de représenter
un mort autrement que couché sur son tombeau.
L'idée ne fut pas perdue; mais elle ne devint féconde qu'au xiv" siècle. La
fameuse comtesse Mahaut, qui fut ensevelie à Maubuisson, eut aussi un tom-
beau à labbaye de Thieuloye, qu'elle avait fondée près d'Arras. Ce tombeau a
disparu, mais un dessin du xvn'' siècle nous pernnet de nous en faire une idée \
Le sculpteur avait représenté la comtesse à genoux, offrant à Dieu une petite
église, qui était l'abbaye de ïhieuloye, et abritant une religieuse sous son man-
teau. Ici, l'idée entrevue à la fin du xm'' siècle se idéalise. La comtesse Mahaut
est morte en 1829, mais des documents peuvent laisser croire que ce tombeau
d'un nouveau genre fut fait de son vivant ; peut-être était-il en place dès I323^
Il est visible que l'artiste s'est inspiré des figures de donateurs qui s'agenouil-
lent si souvent dans les vitraux ou dans les bas-reliefs aux pieds des saints : la
figure de Mahaut était probablement, comme celle d'Isabelle d'Aragon, age-
nouillée devant une statue de la Vierge. Ainsi s'atténuait l'audace qu'il y avait
à relever le gisant sur son tombeau. Ce fut une tradition, dont on retrouve la
trace jusqu'à la fin du xv'' siècle de faire regarder l'autel au défunt agenouillé,
ou de placer devant lui de saintes images auxquelles il adresse sa prière*. A Sens,
Jean de Salazar et sa femme, à genoux sur une plate-forme, contemjilaient, les
mains jointes, la Vierge et saint Etienne ^. Le tombeau a disparu : la Vierge et
saint Etienne subsistent encore.
1 La démonstration a été bien faite par M. E. Bertaux, Ga:. des Bcaux-Arls, 1898.
^ Dehaisnes, Hisl. de l'art en Flandre, etc., p. Ii2^j.
•' Dehaisnes, loc. cit.
'" Tombeau du cardinal de Salaces, autrefois à la cathédrale de Ljôn. Le cardinal à genoux avait devant lui un
crucifix, Réun. des soc. des Beaux-Arts des départ., i88g, p. 63i.
^ Gaignières nous donne plusieurs fois le tombeau de Jean de Salazar, Pe i m, f° 70 et Pe 6, f" 46 et f° 47-
LE TOMBEAU 467
Il y avait avant la Révolution, dans l'église des Carmes de la place Mau-
bert, une statue funéraire agenouillée qui représentait le cardinal Dubec '.
Elle devait être à peu près contemporaine de celle de la comtesse Mahaut ;
peut-être même était-elle un peu plus ancienne, si l'on admet qu'elle fut com-
m^encée imimédiateraient après la mort du cardinal, c'est-à-dire dès i3i8 ^
Ainsi, c'est dans la première partie du xiv^ siècle qu'apparaît la statue
agenouillée. Il est possible que le désir d'économiser la place dans des églises
déjà pleines de tombeaux ait contribué peu à peu au succès de cette innovation.
Car la statue à genoux n'était pas nécessairement sur un sarcophage : elle pou-
vait se dresser sur une simple colonne, s'appliquer au mur, s'élever fort
au-dessus de la dalle qui recouvrait le mort. Elle ne gênait en aucune façon
les mouvenaents du clergé et des fidèles : une statue couchée demandait beaucoup
plus d'espace.
Néanmoins, les statues funéraires à genoux, rares au xiv*^ siècle \ demeu-
rent encore des exceptions au xv''. Il est remarquable pourtant qu'au xv'' siècle
les plus grands personnages commencent à sacrifier à cette mode. Le fameux
tombeau de Louis XI, à Notre-Dame de Cléry, était surmonté d'une statue
agenouillée. Le vieux roi, fidèle par coquetterie aux habitudes idéalistes du
xm° siècle, avait exigé que l'artiste le représentât jeune, élégant et avec tous
ses cheveux \
Avant Louis XI, plusieurs hommes célèbres avaient été sculptés à genoux sur
leurs tombeaux : le cardinal de Saluées, à la cathédrale de Lyon', Jean Jou-
venel des Ursins à Notre-Dame de Paris ^ Parfois, la femme était agenouillée au-
près de son mari, comme au tombeau de Jouvenel des Ursins, et au tontibeau
de Jean de Salazar à la cathédrale de Sens.
' Millin, Antiq. nation.. Église des Carmes de la place Maubert, t. 11, p. 17.
- On voit dans le recueil de Gaignières (église des Jacobins de Rouen) une statue agenouillée du cardinal de
Fréauville, mort en i3i4. qui a été certainement laite très longtemps après la mort du prélat. Gaignières, Pe i c,
fgi.
•* On peut citer la statue à genoux de Pierre d'Orgemont, mort en i38(), qui se voyait à Paris à l'église Culture-
Sainte-Catherine. Lenoir la transporta au Musée des monuments français.
* Documents dans Courajod, Leçons, t. II, p. 454-
'" Ce tombeau détruit en i562 était l'œuvre de Jacques Morel. Nous avons le marché qui a été passé en liao.
On lit : « Fiet una ymago praedicti domini cardinalis, cum capa, genibus Jlexis, et manibus junctis. » Réun. des
Sociétés des Beaux-Arts des départ., 1889, p. 63i.
^ Carpentier, Descript. hist. de l'église de Paris, t. 1, p. 5o. Le tombeau de Jouvenel des Ursins a dû être com-
mencé peu après i43i. 11 est à Versailles, mais presque refait par Lenoir.
468 L'ART RELIGIEUX
C'est seulement au xvi® siècle que les figures agenouillées se multiplient; dès
i55o elles triomphent. Elles remplacent partout l'antique statue couchée, aux
mains jointes, aux yeux ouverts, dont nul ne comprenait plus le sens. Le moyen
âge est décidément fini. Désormais, nous ne rencontrerons plus dans nos églises
de France que de nobles personnages de marbre à genoux sur des prie-Dieu.
Ces statues que n'enveloppe aucun mystère nous touchent rarement. Une ou
deux fois cependant on retrouve l'émotion que donnaient les anciens tombeaux.
A Aubigny, dans le Calvados, on voit six statues gravement agenouillées les
unes derrière les autres ; la plus ancienne porte le costume du temps de Henri IV,
la plus récente celui du temps de Louis XVI : ce sont six générations de la
même famille. H y a dans cette tranquille affirmation de la force d'une race
une grandeur qui émeut; ces six statues d'Aubigny apparaissent comme un
monument d'un autre âge.
La statue agenouillée l'a donc emporté, mais elle n'a triomphé qu'au bout
de deux siècles.
On ne voulait point renoncer à la statue couchée qui paraissait sans doute
plus chrétienne et qui avait pour elle la force d'une longue tradition; mais,
comme beaucoup d'artistes ne comprenaient plus le sens mystique de cette
figure, qui semblait à la fois morte et vivante, ils imaginèrent de transformer le
gisant en un cadavre.
Nous avons dit déjà ' que le tombeau de Guillaume de Harcigny à Laon
(iSgS) et celui du cardinal Lagrange à Avignon (1/102) nous offraient les plus
anciennes images réalistes et déjà presque repoussantes de la mort; nous avons
expliqué comment ces représentations étranges apparaissaient au moment o\i la
danse macabre allait prendre possession des imaginations. L'idée de la mort est
alors toute-puissante ; il n'est pas étonnant qu'elle ait effacé sur quelques tom-
beaux la pensée de l'immortalité.
A partir de i/ioo ces tombeaux forment une suite presque continue. En
i/ii2, le cardinal Pierre d'Ailly fut représenté dans la cathédrale de Cambrai
sous l'aspect d'un mort couché dans son linceul -; en i/i34, on fit graver sur
la plate-tombe qui devait recouvrir les restes de Richard de Chancey, conseiller
de Bourgogne, et ceux de sa femme, deux squelettes'*; en ifib"], les enfants de
* Au chapitre précédent, p. 876.
2 Statue reproduite par Gaignières, B. N. lat. 17025, 1° 34-
■^ Gaignières, Pe i m, f° 89.
LE TOMBEAU 469
Jacques Cœur élevèrent à leur mère, dans l'église Saint-Oustrille de
Bourges, un monument funèbre surmonté d'une figure nue de la morte*;
vers 1/167, on marqua la place de la sépulture du chanoine Yver, enseveli à
Notre-Dame de Paris, par le fameux bas-relief où se voit le cadavre déjà
décomposé du défunt; vers 1/190 ou i5oo, on plaça sur le sarcophage de Jean
de Beauveau, évêque d'Angers, une image décharnée qui porte la mitre et la
crosse'.
Le XVI® siècle manifesta un goût plus vif encore que le xv° siècle pour ce
genre de représentations ^ Les cadavres ne se montrent pas seulement sur les
tombeaux : on en voit jusque dans les vitraux. En Normandie, les morts sont
quelquefois représentés au bas des verrières que leurs veuves ont offertes en leur
nom. A Saint- Vincent de Bouen, une sorte de momie parcheminée est étendue au
bas d'un grand vitrail consacré aux scènes de la Bésurrection ; le pauvre mort
implore encore, et il crie du fond de son néant : « Jésus, sis mlhi Jésus >;, c'est-
à-dire : (( Jésus tiens ta promesse, et puisque tu as triomphé de la mort, fais
que j'en triomphe à mon tour. » A Saint-Patrice de Bouen, un cadavre est cou-
ché au bas du vitrail de l'Annonciation; à Couches, sous les pieds du Christ
célébrant la Cène on aperçoit encore un mort : il est étendu au milieu des pa-
vots et des jonquilles et sa veuve prie à ses côtés. Ces oeuvres étranges se placent
entre 1620 et i56o\
Ainsi, au xvi® siècle — pour revenir à notre sujet — l'antique statue cou-
chée, si grave, si religieuse, est presque complètement abandonnée : c'est
tantôt la statue agenouillée et tantôt le cadavre nu qui la remplace.
Vers iSiy, un artiste eut l'idée de réunir dans le même monument la statue
agenouillée et le cadavre. Ainsi naquirent les grands tombeaux de Louis XII,
de François P'' et de Henri II, œuvres magnifiques , à coup sûr, et à qui nous ne
songeons pas à marchander l'éloge, mais qui pourtant étonnent moins qui-
conque a étudié l'art funéraire du xv" siècle. Tous les éléments en avaient
' Chenu, Anliqiidés de Bounjes, p. 84- A. vrai dire la statue n'était pas complètement nue, mais enveloppée dun
suaire. C'est ce c£ui résulte d'une note marginale écrite par le chevalier Gougnon, généalogiste du Berry, sur son
exemplaire de Chenu (aujourd'hui à la Bibliothètpie de Bourges).
- Gaignières, Pe i g, î" 169. L'évèque est mort en 1479, m^'s son tombeau ne peut être qvie de la fin du
siècle.
5 Exemple de cadavres couchés sur des tombeaux du xvi" siècle : Tombeau de la comtesse de Gossé aux Jaco-
bins d'Angers (i536), Gaignières, Pe 2, P 10; tombeau de Claude Gouffier à Saint-Maurice d'Oyron, Gaignières,
Pe 7, fo 12 (après 1670). Il est inutile de citer ici les tombeaux fameux dont nous parlerons plus loin.
'' Le vitrail de Saint-Patrice, cpii seul est daté, porte la date de i538.
470 L'ART RELIGIEUX
été trouvés depuis longtemps ' ; il n'y avait qu'à les réunir. 11 est probable que
ce mérite revient à l'artiste qui a conçu le tombeau de Louis XII édifié à Saint-
Denis. On peut se demander toutefois si quelque monument antérieur ne lui a
pas suggéré l'idée de ce fameux tombeau".
Le xui" siècle, en eîFet, a connu les tombeaux doubles où le même person-
nage est représenté deux fois. Il y en avait un à Longpont, qui remontait peut-
être à I220 ou à 1280 : c'était celui du bienheureux Jean de MontmiraiP .
D'abord chevalier, il avait soudain renoncé au monde et pris l'habit monastique.
C'est pourquoi son tombeau était fait de deux plates-formes superposées : sur
celle du bas reposait un soldat, tandis que sur celle du haut était étendu
un moine*. L'exemple n'est pas unique. A Citeaux, Arnaud Amalric, mort en
12 25, avait un tombeau presque semblable. Abbé cistercien, il était devenu plus
tard évêque de Narbonne. C'est ce que rappelaient deux statues placées l'une au-
dessus de l'autre : l'une montrait Amalric en froc monastique, l'autre en costume
épiscopaP.
De pareils monuments ne sont pas sans quelques analogies — un peu loin-
taines, il faut l'accorder — avec les tombeaux de Saint-Denis. La pensée est évi-
demment toute différente, mais la disposition matérielle est la même.
Regardons plus attentivement encore. Le bas-relief du chanoine Yver k
Notre-Dame de Paris nous apparaîtra comme une sorte d'ébauche du tombeau
de Louis XII. Le chanoine est représenté deux fois. Il apparaît dans le bas
sous l'aspect d'un cadavre hideux, décomposé, tout prêt à devenir une chose
sans nom. Au-dessus le voici encore, mais vivant cette fois, les mains jointes,
les yeux levés vers le juge qui se montre dans les nuées. La pensée est parfai-
tement claire : ce cadavre qui nous épouvante n'est qu'une apparence menteuse,
au dernier jour il reprendra sa forme à l'appel de Dieu.
Ainsi, dès le xv" siècle, l'idée de figurer le défunt mort et vivant sur le même
tombeau s'était déjà présentée aux artistes. Plusieurs monuments du même
* Seule l'idée de placer les Vertus aus quatre coins du monument était récente : elle venait du tombeau de
Nantes.
- Le tombeau de Louis X[I a été fait de i5i7 à i53i. Il sort de l'atelier des Juste ; mais rien ne prouve que
les Juste aient fourni le dessin du tombeau ; ils n'ont peut-être été que des praticiens chargés de l'exécuter.
3 Mort en 1217.
* Gaignières, Pe l e, fo 92.
' Descriplion des monuments de Citeaux publiée dans l'ancienne collection de mémoires de l'Académie des Inscrip-
tions et Belles-Lettres, t. IX, p. iq3-233.
LE TOMBEAU l^qi
genre ont sans cloute disparu, car c'est avec des ruines que nous essayons
d'édifier l'histoire de l'art français'.
Nous en savons assez toutefois pour sentir qu'en imaginant le tombeau de
Louis XII, l'artiste qui le conçut se souvint autant qu'il inventa. Il est possible
aussi c[u"il ait été mis sur la voie par l'étonnant cérémonial usité aux obsèques
des rois de France. Quand on avait enfermé le corps dans le cercueil, on gardait
pendant plusieurs jours l'effigie funèbre couchée sur un lit de parade. Matin et
soir, on dressait une table et on servait un repas devant ce mannequin au
masque de cire : il semblait qu'on ne voulût pas se rendre à l'évidence, avouer
que le roi était mort. Enfin, on se décidait à la conduire à Saint-Denis. L'effigie
placée sur une litière élevée dominait le cercueil. Le lourd édifice funèbre était
confié aux robustes épaules des porteurs de sel, jaloux de cet antique privilège'.
Un texte prouve qu'aux funérailles de Charles VIII, quand on déposa le corps
dans l'église pour réciter les prières, l'effigie fut placée sur la plate-forme supé-
rieure d un catalalque, le cercueil sur la plate-forme inférieure^ Il en fut de
même, semble-t-il, aux funérailles de Louis XII*. On avait donc sous les yeux
les grandes lignes du tombeau qui sera élevé par les Juste. L'effigie étendue
sur la plate-forme supérieure appelait une statue couchée; mais, en 1617, la
mode en était presque passée : les deux prédécesseurs de Louis XII, Louis XI
et Charles VIII, avaient été représentés à genoux sur leurs tombeaux. On com-
prend que l'artiste se soit conformé aux habitudes nouvelles. L'idée originale
fut de briser, si l'on peut dire, le cercueil déposé sur la plate-forme inférieure
et de montrer la chétive réalité que cachaient le plomb armorié, le drap d or
et les fleurs de lis. Bien d'autres avaient sculpté des cadavres, mais personne
n'avaitosé représenter, sous le roi vivant, le roi mort. Effrayante oraison funèbre !
Autour du monument des bas-reliefs racontent, avec le style du sermonnaire de cour ,
les victoires de Louis XII : il franchit les Alpes de Gênes, entre à Milan en
triomphateur, gagne la victoire d Agnadel. Là-haut, plane le vainqueur, au-
dessus de ses victoires , au-dessus de la tête des autres hommes, humble seule-
' Dès le commencement du xv" siècle le tombeau du cardinal Lagrange, à Avignon, si nous en jugeons par
un dessin, montrait le cardinal vivant, agenouillé devant la scène de la Nativité, au-dessus de son corps momifié.
Voir E. Mùntz, Le tombeau du cardinal Lagrange, dans L'Ami des monuments, 1890.
^ Voir du Tillet, Recueil des rois de France, p. 2^5 et suiv.
■* Recueil des Soc. savcmtes des départem., 1878, 2° semestre, p. 281. Cette église était celle de Notre-Dame-des-
Cliamps où le corps fut déposé quand il arriva à Paris. La même disposition fvU adoptée à Saint-Denis.
* Du Tillet, loc. cit.
473 L'ART RELIGIEUX
ment devant Dieu. Et voici maintenant la fin où tout aboutit, voici le triompha-
teur, « tel que la mort nous l'a fait », nu, les joues creuses, le nez pincé, la
bouche ouverte, le ventre fendu par l'embaumeur, déjà effrayant, bientôt hideux,
aussi misérable qu'un mendiant mort. La reine Anne, la tête appuyée sur ses
cheveux dénoués, est étendue près de lui, et ces deux êtres, seuls, abandonnés
du reste du monde, donnent une des plus fortes impressions de détresse que
l'art ait jamais exprimée. Le sombre génie du moyen âge à son déclin semble
livrer ici sa suprême pensée. Si les Juste avaient conçu le tombeau de Louis XII,
— ce qui n'est pas prouvé, — il faudrait reconnaître que ces Italiens apprirent
très vite à penser et à sentir comme nous ; il n'est pas étonnant qu'on les ait
pris longtemps pour de purs Français des bords de la Loire * .
L'influence du monument de Louis XII édifié à Saint-Denis fut extraor-
dinaire : il est visible que tous les grands tombeaux élevés en France après i53i
en sont des imitations plus ou moins fidèles. Le tombeau de Philippe-le-Hardi,
à Dijon, avait inspiré presque tous les tombeaux du xv*^ siècle; le tombeau de
Louis XII, à Saint-Denis, fut le modèle que les artistes du xvi'' siècle eurent
sans cesse sous les yeux.
Le tombeau du cardinal Duprat à la cathédrale de Sens en fut une des pre-
mières imitations. Duprat mourut en i535, et son tombeau ne saurait être très
postérieur à cette date. Le monument a disparu presque tout entier au temps
de la Révolution \ mais un dessin de Gaignières nous en fait connaître l'ordon-
nance \ Le cardinal était agenouillé sur la plate-forme supérieure; au-dessous,
son cadavre était couché sur vm sarcophage. On ne saurait dire, tant le dessin
de Gaignières est mauvais, si l'artiste avait représenté dans sa vérité le gros
homme qu'était Duprat — vir amplissimus — comme disait en riant Théodore
de Bèze. Des soubassements sculptés rappelaient les entrées solennelles du car-
dinal à Paris et à Sens ; enfin quatre Vertus étaient assises aux quatre coins du
1 Au moment même où l'on allait commencer le tombeau de Louis XII, un artiste flamand, Jean de Bruxelles,
appelé aussi Jean de Roome, donnait le dessin dos tombeaux de Brou (i5i0). Or deux de ces tombeaux, celui de Phili-
bert-le-Beau et celui de Marguerite d'Autriche, sont conçus à peu près comme le tombeau de Louis XII. Ces tom-
beaux sont à deux étages, et sous le gisant on aperçoit le cadavre. L'acte appelle ces doux tombeaux des « sépultures
modernes », en opposition sans cloute avec le tombeau de Marguerite de Bourbon qui est conçu suivant la vieille
tradition et qui nous montre simplement une statue couchée sur un sarcophage. (Voir D"" Victor Nodet, Les
tombeaux de Brou, Bourg, igoG). C'est donc bien dans les premières années du xyi" siècle qu'apparait le tombeau
double.
- Les bas-reliefs seuls subsistent.
3 Gaignières, Pe ii a, fo 2o8.
LE TOMBEAU 478
monument. On ne peut imiter avec plus de fidélité : le tombeau de Sens n'était
qu'une copie simplifiée du tombeau de Saint-Denis
Vers le même temps un artiste anonyme commençait le tombeau de Louis
de Brézé à la cathédrale de Rouen'. Est-ce Jean Goujon, comme on l'a souvent
affirmé? Plusieurs détails pourraient le faire croire; mais l'ensemble surtout
trahit la belle imagination d'un grand artiste. Le tombeau de Rouen procède
évidemment du tombeau de Saint-Denis, mais de toutes les imitations qui en
ont été faites, c'est la plus libre. Le cavalier qui plane, le cadavre veillé parla veuve
en prières, les Vertus incorporées au mausolée et transformées en cariatides,
tout est imité et tout est nouveau; il n'y a rien qui n'ait été repensé par un
cerveau tout naturellement créateur. Si Jean Goujon n'a pas conçu le tom-
beau de Louis de Brézé, il y a eu, au xvi" siècle, un artiste de premier ordre
dont le nom est demeuré inconnu.
Ni Philibert Delorme, ni le Primatice, qui dessinèrent l'un et l'autre des
monuments funèbres, ne firent preuve d'autant d'originalité ; ils prirent beaucoup
moins de liberté avec leur modèle. En effet, le tombeau de François P', œuvre
de Phihbert Delorme, et celui de Henri II, œuvre du Primatice et de Germain
Pilon, reproduisent à quelques détails près le tombeau de Louis XII. L'archi-
tecture en est plus classique ; le tombeau de François I" ressemble à un arc de
triomphe, celui de Henri II à un temple ; mais l'ordonnance générale reste la
même. Ces magnifiques imitations ne sont pas toujours supérieures à l'origi-
nal ; les priants n'ont pas la touchante ferveur du vieux Louis XII ; les cadavres
sont moins terribles : Henri II ressemble à un beau Christ au sépulcre ; quant à
la reine, elle a dans la mort la pose de la Vénus de Médicis.
Il faudrait citer d'autres monuments encore ; le tombeau de Claude de Guise
à Joinville", et plus tard le tombeau de Valentine Balbiani, oii sous le vivant
apparaît le cadavre \ La tradition de Saint-Denis s'y perpétue.
Telle fut l'extraordinaire fortune de ces deux inventions du xiv' siècle; la
figure agenouillée et le cadavre couché sur le tombeau. Les grands monuments
de Saint-Denis, moins touchants que les modestes tombeaux du xui" siècle,
sont pourtant éloquents à leur manière ; ils parlent d'avance le langage de
1 i536-i54i.
2 i55o. Dessiné par le Primatice, le tombeau a été sculpté par Dominique Florentin. Il n'en reste plus que
des débris. Voir Kœchlin et Marquet de Vasselot, La sculpture à Troyes, etc., p. 807.
•^ Au Louvre.
MALE. T. II. 60
^74
L'ART RELIGIEUX
Bossuet. On pense, en les contemplant, à l'oraison funèbre du prince de Gondé;
c'est la même pensée et presque le même plan. Cet arc de triomphe qui est un
tombeau, ces victoires sculptées autour d un cadavre, nous disent clairement le
néant de la gloire, tandis que ces rois humblement agenouillés devant Dieu
semblent proclamer que « la piété est le tout de l'homme ».
Ainsi, en pleine Renaissance, le tombeau reste chrétien, et la tradition du
moyen âge se perpétue. Le tombeau franchement païen est encore rare. On le
voit apparaître un peu avant le milieu du xvi" siècle. Le défunt n'est ni étendu
sur la dalle, ni agenouille ; il est à demi couché dans une pose pleine d'abandon,
accoudé sur de profonds coussins.
Il est pareil à ces morts antiques
qui semblent se reposer sur leur
sarcophage de la fatigue d'avoir
vécu et qui nous regardent avec
indifférence ; dans leurs yeux vagues
il n'y a aucune pensée d'éternité.
Tel nous apparaît, au Louvre,
l'amiral Chabot. Il tient avec non-
chalance le sifflet du commande-
iTient, car la mort l'a affranchi de
tous les vains devoirs des vivants.
11 contemple sa vie comme un rêve
qu'il s'étonne d'avoir vécu : c'est une énigme à laquelle il n'a point trouvé de
réponse.
Chabot est mort en i5/|3: telle est sans doute la date à laquelle ce tombeau,
où rien ne rappelle plus le christianisme, a été conçu. Nos artistes ne firent ici
que suivre l'exemple de l'Italie. Ils avaient pu voir les tombeaux païens de Flo-
rence; et, sans aller si loin, ils avaient pu voir à Paris, aux Cordehers, le tom-
beau italien du prince de Carpi '. L'exemple d'ailleurs fut peu suivi; ces figures
à demi couchées, qui ne prient ni n'espèrent, demeurèrent, au xvi" siècle, des
exceptions.
Les artistes de la Renaissance restèrent infiniment plus attachés aux tradi-
tions qu'on ne croit d'ordinaire : chose curieuse, l'antique statue couchée
Statue tombale de Roberte Legendre.
^Musée du Louvre.)
* Exécuté en l535. 11 est au Louvre, no 200.
LE TOMBEAU 475
demeura en honneur jusqu'à la fin du x\i siècle. Anne de Montmorency étendu
sur son tombeau, les mains jointes, a la gravité d'un chevalier du xui" siècle'.
Le premier baron de France donna l'exemple de la fidélité au passé ; sa statue
tombale est sans doute un des derniers « gisants » qui aient été sculptés en
France".
On ne voit pas disparaître sans regret ces graves statues qui parlent d'espé-
rance et qui n'insultent pas, comme le cadavre nu, à la pauvre nature humaine.
Avouons pourtant que les plus belles effigies couchées du xvi" siècle ne sont qu'à
moitié comprises. Quoi de plus exquis que la statue de Roberte Legendre ^?
(fig. 220). Quoi de plus digne, au premier coup d'oeil, du grand art du
xm" siècle? Mais que l'on regarde avec plus d'attention, et l'on remarquera que
les paupières sont closes ^ : cette femme qui joint les mains et semble prier est
donc une morte, ce n'est pas une âme heureuse, qui a franchi le seuil de
l'autre vie, et qui déjà contemple la lumière éternelle.
' Œuvre de Barthélémy Prieur. Anne de Montnnorency est mort en 1067; sa femme, étendue près de lui,
est morte en i586. Ces statues sont au Louvre.
^ En Belgique, on trouve des statues couchées jusqu'en i65o. V. Rev. de l'art chrét., Luc Fayd'herbe, iSgS.
'^ Mofte en iSao. La statue est au Louvre.
* Il en est ainsi de toutes les statues couchées du xvi° siècle.
CHAPITRE IV
L'ART ET LA DESTINEE HUMAINE
IV. LA FIN DU MONDE. LE JUGEMENT DERNIER. LES PEINES ET LES RÉCOMPENSES.
I. LES QUINZE SIGNES PRECURSEURS DE LA FIN DU MONDE. II. l' ApOCALYPSE. l'oEUVRE DE DuRER
ET SON INFLUENCE EN ALLEMAGNE ET EN FrANCE. LES VITRAUX DE ViNCENNES. III. LE JUGEMENT
DERNIER. INFLUENCE DES MYSTERES. IV. CHATIMENTS DES RÉPROUVÉS. La Visîon de Saint Paul.
VOYAGE DE SAINT BrENDAN d'OwEN ET DE TuNGDAL AU PAYS DES MORTS. INFLUENCE DE CES LIVRES
SUR l'art. Le Calendrier des bergers et la peinture murale d'Albi. les stalles de Gaillon. —
V. LE PARADIS, le tableau DE JeAN BelLEGAMRE.
I
Le mort que nous avons contemplé couché sur son tombeau a déjà été jugé,
mais il doit 1 être une seconde fois au dernier jour du monde. Saint Thomas et,
à sa suite, tous les théologiens, jusqu'aux Pères du concile de Trente, nous
expliquent la nécessité de ce second jugement'. A l'heure de la mort. Dieu ne
jugera que l'âme; au jour de la résurrection il jugera le corps avec l'âme. Le
corps eut sa part de nos fautes: il est juste qu'il ait sa part de châtiment; Dieu
lui demandera compte de ses révoltes contre l'esprit.
De plus, le jugement particulier que Dieu prononce sur chaque amené sau-
rait lui suffire. Il veut que la sentence soit publique : l'innocence du juste
méconnu doit éclater à tous les yeux, Ihypocrite qui porta le masque de la vertu
doit être confondu devant tous les hommes.
' Saint Thomas, Somme, 3 ", Quaest. LIX, art \ . Même doctrine dans le Catéchisme de Trente.
478 L'ART RELIGIEUX
Enfin — et c'est là une grande idée — ce n'est pas à l'heure de sa mort
qu'un homme peut être définitivement jugé. Car nous ne mourons pas tout
entier; après nous, nos œuvres, nos livres, nos doctrines continuent à vivre.
Tel homme de génie agit plus après sa mort qu'il ne fit de son vivant. Le plus
humble, à défaut d'œuvres, a des amis, des enfants : une parole dite par le père
à son fils a d'incalculables conséquences. Dieu attendra donc que les temps
soient révolus pour prononcer sur chaque homme le mot suprême.
C'est ainsi que les théologiens du moyen âge établissent la nécessité du juge-
ment dernier.
Le drame de la fin du monde, déjà si amplement développé par les artistes
du xin" siècle, s'ennchit, au xv" siècle, de détails nouveaux.
Il semble que les menaces de l'Apocalypse ne préoccupèrent jamais autant
les âmes : d'étranges idées, qu on rencontre à peine chez les anciens docteurs,
sont acceptées comme des articles de foi; des livres populaires les répandent.
Il est admis désormais que la fin du monde sera annoncée par trois grands
phénomènes du monde moral et par quinze signes cosmiques.
Il faut lire dans VArt de bien vivre et de bien mourir, publié par Vérard, le récit
des derniers jours du monde; rien n'est plus sombre. Le moyen âge qui finit
jette un regard désolé sur l'univers. Aucune foi dans les destinées terrestres
de l'humanité, aucune idée de ce qu'on appellera plus tard le « progrès » ; loin
de devenir meilleurs, les hommes deviendront pires, et, à ce signe, on reconnaîtra
que les temps sont proches.
D'abord — et c'est le premier signe — la charité se refroidira dans les
cœurs. Le vieil auteur compare l'humanité à un vieillard en qui la chaleur vitale
diminue; l'âme humaine traversera une sorte de période glaciaire; la flamme
de l'amour, qui si longtemps réchauffa les hommes, baissera, puis s'éteindra.
En conséquence — et c'est le second signe — l'égoïsme régnera en maître
sur le monde. Dévouement, sacrifice, autant de mots qui n'auront plus de sens;
l'intérêt, mais l'intérêt immédiat, deviendra la loi universelle.
Enfin — et c'est le troisième signe — l'égoïsme brisera tous les antiques liens.
Il n'y aura plus ni nations, ni familles; le fils « se lèvera contre son père »;
l'époux « se gardera de sa propre femme qui dort entre ses bras ».
Rêve-t-il, le vieil auteur Pou bien a-t-il entrevu quelque affreuse vérité .►^ — on
ne sait, mais sa naïve prose épouvante.
Détruite dans le cœur de 1 homme, l'harmonie le sera bientôt dans l'univers.
LE JUGEMENT DERNIER. LES PEINES ET LES RÉCOMPENSES. 479
Il semble que la loi qui commande à l'âme humaine soit la même qui régisse la
terre et les étoiles. Quinze bouleversements cosmiques annonceront le dernier
jour. Les voici dans leur naïveté: 1° la mer sur certains points s'élèvera au-des-
sus des montagnes ; 2° on la verra redescendre et disparaître dans les profon-
deurs de la terre ; 3° les monstres marins apparaîtront et pousseront des cris
elFrayants; tC la mer et tous les fleuves brûleront; 5° des arbres et des herbes il
sortira une sueur vermeille comme le sang; 6° tous les édifices qui sont sur
terre s'écrouleront ; 7° les pierres s'entre-choqueront et se briseront les unes
contre les autres; 8" la terre tremblera et s'ouvrira; 9° les montagnes seront
nivelées; 10° les vivants qui s'étaient cachés dans des retraites souterraines en
sortiront pleins d'épouvante ; 1 1° la terre vomira les morts et des ossements appa-
raîtront sur les tombeaux; 12° les étoiles tomberont du ciel et les bêtes demeure-
ront sans manger ; iS" tout ce qui a vie sur terre mourra ; i[\" le feu brûlera le
ciel et la terre; iB" les morts se lèveront pour assister au jugement de Dieu.
Ce sombre tableau eut certainement plus de crédit au xv" siècle que n'en ont
aujourd'hui les spéculations de nos savants sur la fin de notre planète; on
n'y faisait point d'objections, parce que les quinze signes se présentaient avec
l'autorité du grand nom de saint Jérôme. Bède le Vénérable, qui le premier énu-
mère les quinze signes, les fait remonter jusqu'à ce Père : « Saint Jérôme,
dit-il, les a trouvés dans les Annales des Hébreux '. » Rien de pareil ne se
rencontre aujourd'hui dans les œuvres de saint Jérôme : si Bède n'a pas été
trompé, il faut admettre qu'il a eu sous les yeux un livre qui depuis s'est perdu.
Longtemps oublié, le passage de Bède le Vénérable fut remis en lumière
par Pierre Gomestor dans sa fameuse Histoire scolastiqiie ^ : il le reproduisit
avec des changements insignifiants ^ Vincent de Beauvais, dans son Miroir
historique, copia la page de Gomestor". Ainsi s'établit la tradition qui vint
aboutir à \ Art de bien vivre et de bien mourir^; et toujours, sur la foi de
' Bède, OEuvres, t. III, p. /iç)4 (Édit. de Cologne).
^ P. Comestor, Hist. scolast. In Evangelia, cap. CXLI.
3 II supprime le 3° signe de Bède (La mer reprendra son niveau), place la chute des étoiles après l'apparition
des ossements vomis par la terre, enfin dédouble le dernier signe (la terre brûlera et les morts ressusciteront pour
être jugés).
'' Specitl. Iiistor. Lib. XXXI, cap. CXI.
■' Il Y eut une autre tradition, mais à laquelle l'art ne doit rien. Dès le xni' siècle, les poètes s'ingénièrent à
extraire des fameux vers acrostiches de la Sibylle Erythrée (Judicii signum : tellus sudore madescet, etc.) les
quinze signes de la fin du monde. Ces signes sont assez différents de ceux cjue donne Bède. Ils avaient pour eux
l'autorité de la Sibylle. Ils furent vulgarisés par des poèmes écrits en diverses langues. Il y en a plusieurs en fran-
480
L'ART RELIGIEUX
Bède, les quinze signes sont mis sous le patronage de saint Jérôme.
Un pareil thème semble peu favorable à l'art; pourtant, dès les premières
années du xv° siècle, les artistes s'en emparèrent. On rencontre dans l'inven-
taire des ducs de Bourgogne, a la date de ilii'd, « une tapisserie des quinze
signes' ». Gomment l'auteur du carton était-il parvenu à rendre tous ces grands
bouleversements cosmiques? Nous ne le savons pas; mais nous pouvons, sans
craindre de nous tromper, imaginer une œuvre de la plus enfantine naïveté.
Les gravures qui accompagnent l'Art de
bien vivre et de bien mourir de Vérard, bien
qu'elles soient de la fm du xv" siècle,
peuvent nous en donner quelque idée.
Leur candeur fait sourire; une fois ou
deux, cependant, l'extrême simplicité du
dessin ressemble presque à de la grandeur.
Les effets du premier signe ont été re-
présentés avec une surprenante bizarrerie
(fîg. 221). Pour faire entendre que la mer
s'élève au-dessus des montagnes, l'artiste
a dessiné une sorte de jet d'eau pétrifié : la
mer s'est figée dans le ciel sous la forme
d'un roc basaltique ; des poissons étages
sur ce récif voudraient nous faire croire
que ce roc est de l'eau.
Le troisième signe fait apparaître les
monstres de la mer (fig. 222). Or, quels sont ces monstres? — Une sirène
et un triton, qui expriment le mystère des océans encore inconnus, où toutes
les rencontres sont possibles.
Au quatrième signe les mers et les fleuves brûlent, et les flammes ressem-
blent a une innocente végétation d'iris ou de glaïeuls.
Au neuvième signe, les montagnes s'abaissent, et en effet, on ne voit plus
Fig. 221. — Le premier signe
de la fin du monde,
d'après l'A ri de bien vivre et de bien mourir
de Vcrard.
çais. Voir sur ce sujet P. Meyer, Bulletin de la Société des anciens textes, 18.79, P- 7^' 79» ^^ ; Daurcl et Belon
(publié par la Société des anciens textes), 1880, p. xcvii ; Romania, IX, p. 253. Il faut voir aussi sur les différents
cycles littéraires consacrés aux quinze signes, les articles de C. Michaelis dans Beitrage :ur GescldclUe der deutschen
Sprache VI, p. 443-76 et de G. Nolle, dans Archiv fur das Studium der neueren Sprachen XLVI, p. 35-6o.
' Bulletin monumental, 1879, p. 98.
LE JUGEMENT DERNIER. LES PEINES ET LES RÉCOMPENSES.
48 1
au-dessus du sol que quelques tas de terre comme en font les enfants.
Au douzième signe, des animaux affamés, mourant sur une terre désolée,
sans herbe et sans eau, lèvent la tête et regardent les étoiles qui se détachent
du ciel.
Le quatorzième signe est un bel hiéroglyphe. Le ciel et la terre brûlent, et
1 on ne voit que deux lignes de feu, lune
en haut, l'autre en bas : c'est là tout
l'univers.
Nous n'aurions pas parlé de ces images
populaires, si elles n'avaient été assez sou-
vent imitées. On les reti'ouve, réduites et
simplifiées, dans les marges des livres
d'Heures'; on les retrouve encore, peintes
sur verre, à la rose du nord de la cathé-
drale d'Angers. Elles figurent probablement
dans d'autres œuvres que nous ignorons,
car la vogue des quinze signes fut grande
au xv siècle. Et la France ne fut pas seule
k s'attacher à ce thème nouveau ; toute
l'Allemagne connut les quinze signes par
les gravures sur bois d'un livre célèbre
intitulé Der Entkrist' . Ces gravures, qui sont antérieures aux nôtres, sont fort
médiocres; nos artistes semblent les avoir connues aussi, mais ne leur doivent
presque rien^
II
Fi
222. — Le troisième signe
de la fin du monde,
d'après ÏArl de bien vivre et de bien mourir
de Vérard.
Les quinze signes, toutefois, ne firent pas oublier l'Apocalypse. Le tableau
que trace saint Jean des derniers jours du monde avait une autre grandeur.
' Par exemple dans les Heures à l'usage de Rome de Pigouehet, 1498.
- Exemplaire à la Bibl. Nat. Voir aussi, der Enndkrist der Sladtbibliolhek :u Francfiirt-am-Main, publié par le
D"' Kelhner, Francfort 1891 (fac-similé).
3 Un petit détail semble prouver que le dessinateur de Vérard connaissait VEntkrist. En effet, le 5"^ signe de
Vérard nous montre des herbes qui suent du sang, comme le veut Comestor, mais — chose curieuse — cette
pluie de sang tombe sur une foule d'oiseaux rassemblés. Or il en est ainsi dans VEntkrist. C'est que VEntkrist, qui
suit Comestor, a ajouté ici au passage de Comestor une phrase nouvelle. Le texte allemand dit : (i Les herbes
sueront du sang, et les oiseaux se rassembleront et ne mangeront pas. » Cette fin de phrase se trouve dans un
M.^.LE. — T. 11. ■ 61
482 L'ART RELIGIEUX
Cette étonnante poésie, qui depuis tant de siècles inspirait les artistes, restait
toujours féconde.
Les dernières années du xv° siècle et les premières du xvf marquent un des
moments de l'histoire où lApocalypse s'empara le plus fortement de l'imagina-
tion des hommes. Faut-il croire que la haine qui couvait contre Rome, aux
temps de la Réforme, ait pris d'abord ce masque symbolique? Est-il vrai que les
artistes, précurseurs ou champions de Luther, aient voulu jeter l'anathème à « la
grande prostituée »? On la supposé, etlhypothèse n'est pas sans viaisemblance \
Mais une raison plus simple explique mieux, je crois, la faveur que ren-
contra alors l'Apocalypse, chez les catholiques aussi bien que chez les protes-
tants .
En 1/198, Durer publia une illustration de l'Apocalypse si admirable qu'on la
jugea définitive. Il semblait que les dessins de Durer fussent revêtus du môme
caractère d'éternité que la parole de saint Jean; il n'y avait plus, pensait-on,
qu'à les imiter. Et, en effet, comme nous allons le montrer, toutes les Apoca-
lypses du xvi' siècle dérivent directement ou par des intermédiaires de l'Apoca-
lypse de Durer. Toutes ces œuvres sont autant d hommages au génie de Durer,
car Durer s'est emparé de l'Apocalypse, comme Dante de l'Enfer. 11 y eut là,
comme dit la loi romaine, une prise de possession éternelle. Personne n'a imité
la Divine comédie; cent artistes ont peint ou gravé l'Apocalypse après Durer,
mais tous l'ont copié" : l'hommage est le même.
Albert Durer, comme Dante, eut ses précurseurs; il n'a pas tout inventé.
Il serait facile de prouver qu'il eut sous les yeux, quand il composa les bois
de l'Apocalypse, des dessins plus anciens : c'étaient, soit les gravures de la Bible
de Cologne (i/jSo), soit plutôt la copie qu'en donna Koburger dans la Bible de
Nuremberg (i/i83). Ses fameux cavaliers, son ange dont les jambes sont deux
colonnes se trouvent déjà là. Mais qui le sait aujourd'hui? Et qui le sut après
1/1 98?
Ce jeune homme de vingt-sept ans se révéla comme un visionnaire d'une
espèce inconnue. Jamais rêve n'eut des formes plus denses, jamais cauchemar
commentaire de saint Thomas d'Aquin sur Pierre Lomijard (Saint Tliomas, Opéra, Yenetiis, 1770, t. XIII,
p. 4i2). Saint Thomas donne les quinze signes en y introduisant, sans qu'on sache pourquoi, plusieurs variantes.
11 est donc probable que le dessinateur de Vérard a eu sous les yeux la gravure de VEntkrist.
^ Dans la Bible de 1622, et dans plusieurs autres, la prostituée a la triple couronne papale.
- Plusieurs le copièrent sans le savoir. Les images créées par Durer passèrent de livre en livre, de pays en
pays.
LE JUGEMENT DERNIER. .LES PEINES ET LES RÉCOMPENSES.
183
ne pesa d'un poids plus lourd. Les anges semblent vêtus de robes de cuivre ;
d'énormes fumées se solidifient dans le ciel; des jets de fonte montent des
villes; on dirait une fournaise où l'univers s'est liquéfié, puis refroidi. C'est un
monde de métal sonore où retentit le sabot des cbevaux et le cboc des épées.
Toutes les fois qu'on ouvre
ce livre magique, on se sent
possédé. On imagine la stu-
peur de ceux qui virent ces
chefs-d'œuvre clans leur nou-
veauté. C'était une nouvelle
révélation venue du ciel. Quel
contraste avec les enfantines
images, le récit prolixe de
l'Apocalypse xylograpbique que
l'Allemagne connaissait ! Qua-
torze tableaux suffisent à Durer
pour résumer toutes les me-
naces et toutes les promesses
du livre.
Il est nécessaire, pour la
parfaite intelligence de ce qui
YdL suivre, d'indiquer le sujet
de ces quatorze gra Apures.
Le Fils de l'homme appa-
raît à saint Jean au milieu des
chandeliers d'or. Il tient dans
sa main sept étoiles, un glaive
sort de sa bouche et deux
flammes jaillissent de ses yeux. Ces deux jets de lumière mettent aux tempes de
1 être mystérieux une chevelure de feu et donnent à son visage une grandeur
surhumaine.
Bien loin au-dessus du monde, plane le trône de Dieu. Les sept lampes, les
vingt-quatre vieillards lui font une couronne de poésie et de lumière. L'agneau
s'approche du trône et s empare du livre (fig. 223).
L'agneau a brisé les quatre premiers sceaux. Quatre caA^aliers. qui semblent
223. ■ — Le trône de Dieu et l'agneau.
Apocalypse d'Albert Durer.
m
L'ART RELIGIEUX
dardés par une catapulte, s'élancent : l'un tend l'arc, l'autre brandit l'épée, le
troisième fait tourner une balance comme une fronde, le quatrième menace d'un
trident, et la gueule de l'enfer s'ouvre sous ses pieds (fig. 22/1).
Les martyrs couchés sous l'autel crient vengeance; un ange leur annonce
que les temps sont proches et
leur donne des robes blanches.
Cependant les étoiles tombent
du ciel en pluie de feu et les
hommes épouvantés se cachent
dans les cavernes des montagnes .
Une mère, au visage tragique
de Sibylle, serre son enfant sur
sa poitrine (fig. 225).
Quatre anges terribles, ap-
puyés sur la grande épée à deux
mains de nos guerres d'Italie,
écoutent une voix du ciel qui
leur ordonne de faire treA^e à
la ruine du monde : il faut qu'un
envoyé céleste ait le temps de
marquer les justes au front avec
le sang du calice. Les quatre
soldats de Dieu obéissent, et
l'un d'eux menace le vent qui
ose souffler et montre sa face
au milieu des nuages (fig. 226).
Le ciel s'ouvre et les élus
apparaissent au milieu d'une
forêt de palmes. Du haut d'un nuage un vieillard se penche vers saint Jean e*
lui exphque que ces héros sont les martyrs qui ont lavé leur robe dans le sang
de l'agneau : « ils n'auront plus faim, ils n'auront plus soif, et Dieu essuiera
toutes les larmes de leurs yeux » .
Après « un silence d'une demi-heure », la colère divine éclate de nouveau.
Debout derrière l'autel. Dieu distribue sept trompettes à sept anges (fig. 227).
Un ange donne le signal en jetant sur la terre la braise d'un encensoir d'or.
Fig. 224- — Les cavaliers de l'Apocalypse.
Apocalypse d'Albert Durer.
LE JUGEMENT DERNIER. LES PEINES ET LES RECOMPENSES.
/|85
Les cinq premières trompettes retentissent et d'épouvantables cataclysmes bou-
leversent le monde : les villes brûlent comme des torches ; deux mains énormes
sortent des nuages et jettent dans la mer une montagne qui vomit du feu ; les
navires sombrent; une grande étoile tombe dans le puits de l'abîme; un nuage
de sauterelles s'abat sur la terre ;
un visage lugubre apparaît
dans le soleil, et un aigle tra-
verse le ciel en criant : « Malheur !
malheur! »
La sixième trompette sonne
et les quatre anges armés qui
attendaient reçoivent l'ordre de
massacrer le tiers des hommes.
Ils s'élancent, les cheveux sou-
levés par le vent, et leurs
grandes épées travaillent. Dans
les nuages cependant, des che-
valiers-fantômes , revêtus de
l'armure maximilienne, chevau-
chent des lions qui crachent du
feu.
Un ange descend du ciel
enveloppé d'une nuée. On ne
voit que son visage rayonnant
de lumière; ses deux jambes
sont deux colonnes dont l'une
pose sur la terre, l'autre sur la
mer. De la main gauche, l'être
merveilleux présente un livre
a saint Jean qui le dévore, et de la main droite il prend Dieu à témoin que
le mystère va s'accomplir.
Une femme apparaît couronnée de douze étoiles ; elle flotte dans l'air portée
par deux ailes d'aigle. Elle vient de mettre au monde un fds, et une bête mons-
trueuse s'élance pour le dévorer, mais des anges ont déjà pris l'enfant et
l'emportent vers Dieu; la bête irritée dresse l'étonnante arabesque de ses sept
Fig-. 225. — Les anges donnent des robes blanches aux martyrs.
Les étoiles tombent du ciel.
Apocalypse d'Albert Durer.
486
L'ART RELIGIEUX
COUS et de ses sept têtes, et de sa queue abat la troisième partie des
étoiles.
Les anges luttent contre le dragon : un grand saint Michel sévère foule aux
pieds le monstre et lui enfonce
sa lance dans la gorge sans
daigner abaisser son regard.
Deux nouvelles bêtes sur-
gissent, l'une, qui monte de
la mer, a sept têtes, Fautre,
qui monte de la terre, a deux
cornes et une figure équivoque
qui tient de l'ours et du loup.
Les hommes les adorent, mais
déjà la vengeance de Dieu se
prépare : le Fils de l'Homme
apparaît dans le ciel, entre
deux anges, armé de la fau-
cille du moissonneur.
Sur la bête est montée la
grande prostituée. Elle porte à
la main une belle coupe de
vieille orfèvrerie allemande
qui ressemble à une grappe de
raisin; des moines, des bour-
geois, des soldats empanachés
l'admirent. Mais déjà l'heure
du châtiment est Aenue : une
flamme immense monte d une
ville jusqu'aux nuages ; un
ange jette une meule dans la mer en criant : « Ainsi sera précipitée Babylone » ;
une grande foule conduite par un cavalier victorieux paraît dans le ciel.
Le démon est vaincu ; un ange qui porte une énorme clef va refermer sur
lui le puits de l'abîme. Les temps sont révolus, et alors du haut d'une mon-
tagne saint Jean contemple la Jérusalem nouvelle : c'est une sorte de Nurem-
berg aux belles tours, assise entre la forêt, la montagne et la mer; il ny a plus
FJi
226. — Les anges extemiiiialeurs au repos.
Les justes marqués au front.
Apocalypse d'Albert Durer.
LE JUGEMENT DERNIER. LES PEINES ET LES RÉCOMPENSES. /I87
de nuages dans le ciel; les oiseaux; volent dans l'air pur, et un ange attend les
voyageurs aux portes de la ville.
On peut dire d'une pareille œuvre qu'elle fait comprendre l'Apocalypse. Ces
visions qui semblaient au lec-
teur illimitées, rebelles k la
forme, impossibles à circon-
scrire, ont pris soudain un
corps; et telle est la tyrannie
de l'œuvre de Durer que l'on
devient incapable, quand on
relit l'Apocalypse, d'y voir
autre chose que ce qu d y a
vu. Les artistes du xvi° siècle
sentaient cela encore naieux
que nous : aucun d'eux, même
parmi les plus grands, qui ne
s'avoue vaincu.
En Allemagne, la plus
remarquable copie de l'Apo-
calypse de Durer se rencontre
dans la fameuse Bible illustrée
de Wittemberg, qui parut au
mois de septembre i522. Ce
serait une copie presque litté-
rale si l'artiste inconnu ne
s'était permis de dédoubler
certaines planches. Durer avait
plus d'une fois réuni dans la
même page des événements
successifs. Le copiste les sépara. De l'épisode des robes distribuées aux martyrs,
il fit une gravure, et il en fit une autre de la chute des étoiles. Il ne voulut
pas montrer sur la même page la défaite du démon et la Jérusalem nouvelle.
C'est ainsi que le nombre des gravures augmenta sans que l'artiste ait fait le
moindre effort d'invention. Disons pourtant toute la vérité, ce dessinateur
méticuleux jugea que Durer avait été incomplet. Suivant lui, la scène de la
Fit
17. — Dieu donne des trompettes aux anges
Les cinq premiers cataclysmes.
Apocalypse d'Albert Durer.
488 L'ART RELIGIEUX
moisson divine n'avait pas été représentée avec assez de détails. Il emprunta
à Durer son Fils de l'Hoinme qui apparaît la faucille k la main dans le ciel,
mais, en dessous, il représenta des anges qui moissonnent le blé et qui ven-
dangent la vigne. Le texte se trouvait ainsi interprété a. la lettre.
En illustrant l'Apocalypse, Durer avait négligé un passage fort obscur qui
n'avait pas sans doute éveillé son imagination. Il s'agit de deux personnages
qui viendront à la fin des temps rendre témoignage à Dieu* ; quand ils auront
parlé et fait des miracles, la bète montera de l'abîme et les tuera, mais au bout
de trois jours, ils s'élèveront au ciel dans une nuée. Ce passage semble avoir eu
pour Luther une haute valeur symbolique. L'artiste qui illustrait sa Bible ne
pouvait l'omettre : il a donc représenté les deux témoins de Dieu et la bête cou-
ronnée; mais rien n'est plus pauvre que cette gravure faite sans modèle et rien
n'aide mieux à mesurer le génie de Durer.
La Bible de Wittemberg devint rapidement célèbre en Allemagne ; elle donna
à l'illustration de l'Apocalypse sa forme définitive. Les légères modifications
qu'elle avait fait subir à l'œuvre de Durer furent désormais admises ; on accepta
aussi sans difficulté les deux ou trois gravures nouvelles qu'elle ajoutait à la
série.
Quelques mois après l'apparition de la Bible de Wittemberg, trois illustra-
tions de l'Apocalypse parurent en Allemagne. Elles sont toutes les trois de
i523 ^ et sont l'œuvre de trois maîtres célèbres : Burgkmair, Scheifelin et
Holbein. Si l'on étudie ces trois séries, on reconnaît sans peine que le modèle
proposé aux artistes fut la Bible de Wittemberg. Il est évident que les éditeurs
voulaient rivaliser avec ce livre déjà fameux. On retrouvera donc dans nos trois
suites de gravures toutes les particularités que nous venons de signaler : dédou-
blement de certains sujets, illustration de deux ou trois passages négligés par
Durer. Nos trois artistes connaissaient aussi, cela va sans dire, les originaux
de Dïirer : Burgkmair et Scheifelin en sont écrasés. Ils ne savent comment
faire pour secouer ce poids terrible d'un homme de génie ; ils jettent les
personnages en biais, mettent à droite ce qui est à gauche, suppriment une
partie de l'estampe : autant d'efforts inutiles car l'imitation éclate au premier
coup d'œil.
1 Apocal. XI, 3 et suiv.
2 Pour celte chronologie voir R. Mutlier, Die deulsche Bticherillustration (i46o-i53o). Burgkmair et Schei-
felin firent leurs illustrations pour Otlimar à A.ugsbourg, Holbein, pour Th. Wolf à Bàle (Nouveau Testament).
LE JUGEMENT DERNIER. LES PEINES ET LES RÉCOMPENSES.
489
gidifubaltard
animas interfe
ct02fî|)ptervcr
bum oei t oate
funteieflolle.
Quant à l'illustration d'Holbein, elle est indigne de lui : il n'aimait évidem-
ment pas les gravures de Durer. Il s'en est tenu au modèle imposé, à la Bible
de Wittemberg, qu'il a copiée avec indifférence. Holbein était bien l'homme
du monde le moins fait pour illustrer l'Apocalypse. Grand artiste
assurément, mais d'une autre façon que Durer : il faut qu'il sente
la bonne terre sous ses pieds, il ne sait pas voler entre les
nuages et les étoiles. Le Fils de l'Homme qui brille comme une
pierre précieuse, et cet ange qui a pour couronne l'arc-en-ciel ne
sont pas de ses modèles : ils ne se laissent pas étudier à loisir
comme Erasme ou l'évêque Fisher. Holbein a ses limites qui se
laissent toucher ici.
Ces illustrations de l'Apocalypse furent bientôt suivies par
d'autres : Hans Sebald Beham en fit deux pour sa part. L'élève
de Durer, comme on doit s'y attendre, imite son maître de très
près, mais, chose curieuse, il adopte lui aussi les corrections ou
additions de la Bible de Wittemberg. L'illustration de l'Apoca-
lypse est donc désormais fixée ; il y a un canon dont personne
ne s'écartera plus. Toutes les Bibles illustrées publiées dans les
pays de langue allemande s'y conforment : qu'il me suffise de
citer le Nouveau Testament de 1 édition d'Erasme publié à
Strasbourg vers i55o et la Bible de Francfort-sur-le-Mein publiée
en i566. C'est toujours 1 œuvre de Durer complétée par la
Bible de Wittemberg, mais tout cela affaibli, affadi par des artistes
qui ne connaissent plus les originaux et qui copient des copies.
La France connut de bonne heure les gravures de Durer. Fig. 228.
Dès 1607, Hardouyn les copie dans les marges de ses Heures à
l'usage de Rome (fig. 228)'. Mais en France comme en Alle-
magne, c'est la série complète des illustrations de la Bible de
Wittemberg qu on imite de préférence : telle est l'Apocalypse
illustrée qui termine la Bible française de Martin l'Empereur
imprimée à Anvers en i53o. Bientôt, Lyon, ville alors euro-
péenne, ouverte aux idées de lAllemagne comme à celles de lltalie, fit
connaître à toute la France par ses beaux livres illustrés l'Apocalypse allemande.
' C'est certainement la plus ancienne imitation de l'Apocalyse de Diirer que nous ayons en France. Deux ans
auparavant, en i5o5, ThilmanKerver, dans ses Heures, imite encore les gravures de l'Apocalypse xylograpliique.
MALE. — - T. II. 62
des robes blanches
aux martyrs.
Gravure imitée
de Durer
dans les Heures d'Har-
douyn, 1007.
/Igo
L'ART RELIGIEUX
La Bible pulDllée par Sébastien Gryphe en i5/|.i contient une illustration de
l'Apocalypse absolument conforme au canon de la Bible de Wittemberg. On en
trouve une autre tout à fait analogue dans les Figures du Nouveau Testament
qui parurent chez Jean de Tournes en i553 : c'est l'œuvre d'un élégant artiste,
Bernard Salomon, qu'on appelle d'ordinaire le Petit Bernard.
Ainsi l'imagination de Durer régnait en souveraine sur la France
comme sur l'Allemagne.
Mais nous allons voir quel-
que chose de plus curieux. Il
subsiste encore en France plu-
sieurs vitraux du xvi'^ siècle
consacrés à l'Apocalypse; or, en
les étudiant, j'ai eu la surprise
de les trouverions pareils, c'est-
à-dire tous conformes à la for-
mule allemande. Ils ont été faits
par des verriers qui avaient sous
les yeux, soit les gravures de
Diirer, soit une Bible illustrée
semblable à la Bible de Wittem-
berg. Je puis citer les vitraux
de Saint-Martin-des-Vignes à
Troyes, ceux de Granville et de
Chavanges dans l'Aube (fig. 229),
ceux de la Ferté-Milon, dans
l'Aisne (fig. 280). Les vitraux
de Chavanges sont peut-être les plus beaux parce qu'ils sont le plus près des
originaux de Durer; il n'y a pas eu d'intermédiaire entre le verrier et l'œuvre
du maître ' : les trois cavaliers, les deux bêtes, la grande prostituée
adorée par les hommes, sont reproduits avec plus de fidéhté qu'on n'en
mettait alors dans des copies. On voit là combien les estampes de Durer
sont propres à la grande décoration; elles semblent faites tout exprès, avec
leur rude sdhouette, pour les plombs du vitrail : on comprend que les
' Ce qui le prouve sans réplique c'est que les scènes que sépare la Bible de Wittemberg sont ici réunies (l'ange
enchaînant le démon et l'ange montrant la Jérusalem nouvelle à saint Jean).
l'ig. 22(j. — Saint Jean entre les candélabres;
les cavaliers de l'Apocalypse.
Vitrail de Clravanges (Aiiljo).
LE JUGEMENT DERNIER. LES PEINES ET LES RECOMPENSES.
/llJE
verriers aient souvent emprunté des modèles à ses gravures sur bois '.
Le vitrail de Saint-Martin-des- Vignes et celui de Granville trahissent éga-
lement l'imitation directe de Dtïrer, mais une imita-
tion un peu moins scrupuleuse. Quant au vitrail de
la Ferté-Milon , œuvre médiocre de la fin du
xvi" siècle, il reproduit les gravures d'une Bible illus-
trée dérivant de la Bible de Wittemberg ^
Mais que sont tous ces vitraux, si estimables qu'ils
puissent être, à côté des magnifiques verrières de la
chapelle de Vincennes? C'est assurément l'œuvre la
plus somptueuse qui ait jamais été consacrée à l'Apo-
calypse. Nous n'en voyons pourtant que des débris :
mutilés, déplacés \ remis en place, restaurés, les vitraux
de Vincennes n'en restent pas moins une des grandes
choses du xvi" siècle. En contemplant ces figures
héroïques, qui semblent dessinées par un élève de
Michel-Ange, personne, je pense, n'a jamais songé à
Albert Durer : ce chef-d'œuvre, pourtant, relève encore
de lui.
Le maître inconnu qui a dessiné les cartons des
vitraux de Vincennes s'est inspiré d une Bible illustrée
dérivant de la Bible de Wittemberg. Ce qui le prouve
clairement c'est qu'il a intercalé dans la série des
visions deux sujets que Dlirer ne connaît pas et dont
nous avons dit 1 origine : les deux témoins tués par la
bete et les anges qui vendangent et moissonnent
(fig. 23/|). Il y a encore une autre preuve : à Vincennes,
les quatre anges envoyés pour massacrer les hommes
sont accompagnés de cavaliers montés sur des lions,
mais ces cavaliers, au lieu de passer dans les nuages,
comme dans l'estampe de Durer, chevauchent sur la terre, et combattent à
> Plusieurs gravures de Diirer, notamment quelques-unes de celles qu'il a consacrées à la vie de la Vierge, ont
été reproduites par nos verriers.
^ Il est à l'église Saint-Nicolas et est daté de 1098. Une restauration a emmêlé les sujets. Il serait très facile de
rétablir l'ordre primitif.
•* Lenoir en transporta deux au Musée des monuments français.
Fig. 280. — L'ange distribuant
les robes blanches.
Dieu donnant les trompettes.
Vitrail de l'église Saint-Nicolas
à la Ferté-Milon.
^92
L'ART RELIGIEUX
côté des anges. Or, cette disposition nouvelle, qu'on remarque pour la première fois
dans la Bible deWittemberg, se rencontre depuis dans toutes les Bibles illustrées.
Le maître de \incennes n'a-t-il donc connu l'œuvre de Durer que par une
copie? — Je ne le crois pas. Deux ou trois
traits me paraissent prouver qu'il a vu les
gravures originales. Au moment oiî sonne la
seconde trompette, on voit, dans le vitrail,
.A^\.
deux grandes mains sortir
des
nuages et
jeter une montagne dans la mer (fig. 233) :
c'est là, nous l'avons vu, une invention de
Durer. Mais ce qui est curieux ici, c'est que
cet étrange détail n'a été imité par personne;
les Bibles illustrées que nous connaissons
ne le présentent jamais : il faut donc que le
dessinateur du vitrail l'ait emprunté à l'es-
tampe de Durer. On peut faire d'autres re-
marques du même genre. Quand retentit la
quatrième trompette, un aigle s'élance en
criant : « Malheur ! malheur ! » Or, chose
curieuse, la Bible de Wittemberg et, à sa suite,
toutes les Bibles illustrées nous montrent, au
lieu d'un aigle, un ange'. Le maître de Vin-
cennes revient à l'interprétation de Durer:
comme Durer, il peint un aigle et, comme
lui, il fait sortir du bec de l'aigle ces deux
lettres « ve, ve » qui semblent portées sur
des ondes sonores. Il y a, dans les vitraux de
Vincennes, d'autres particularités qui témoi-
gnent d'un commerce étroit de 1 auteur avec
les estampes de Durer. L'ange qui, dans le
vitrail des justes, ordonne au vent de s'apai-
ser, et qui le menace enlevant vers le ciel une épée et un petit bouclier (fig. 232),
est trop pareil k l'ange de la gravure (fig. 226) pour ne pas en être une copie
Fig. 281. — Les anges donnent des robes
blanches aux marlyrs.
Vitrail de la chapelle de Vincennes.
' Luther, en effet, dans sa traduction parle d'un ange et non d'un aigle.
LE JUGEMENT DERNIER. LES PEINES ET LES RECOMPENSES.
493
directe; de même ces flammes qui ressemblent à une flore magnifique, qui font
éclater le tronc des arbres et qui en jaillissent comme de larges fleurs de feu.
Donc, dans les vitraux de Vincennes
l'inspu^ation de Durer est partout présente.
Comment se fait-il qu'en les contemplant
personne ne pense jamais à Durer? — Il y
en a plus d'une raison.
D'abord les pages les plus belles de
Durer, celles qu il a marquées à jamais, sont
absentes : on ne voit à Vincennes ni saint
Jean prosterné devant le Fils de l'Homme,
ni les quatre cavaliers, ni la grande
prostituée assise sur la Bête. Peut-être ces
pages ont-elles disparu : peut-être l'artiste
les a-t-il négligées, les jugeant difficiles à
plier aux lois de son esthétique.
Car le maître de Vincennes a une con-
ception de la beauté fort différente de celle
du jeune Durer. L'art de Durer est une
explosion de l'imagination créatrice qui ne
reconnaît pas d'autre loi qu'elle-même. Le
maître de Vincennes croit que l'imagination
n'enfanterait que le chaos, si elle n'obéis-
sait à la loi supérieure de la symétrie, du
rythme et du nombre. Ce sont là les divi-
nités nouvelles que l'Italie enseignait au
monde ; c'est « la divine proportion». Notre
orage intérieur pour se transfigurer en
beauté doit se soumettre à la loi. Eternelle
opposition de la discipline latine et du
lyrisme septentrional. Dès i3oo, l'Italie
montrait par son Dante que la beauté par-
faite réside dans l'union de la force et de la règle; dès lors, ses peintres, ses
sculpteurs, ses architectes donnèrent la même leçon. Le maître de Vincennes est
pénétré de ces grandes vérités : chez lui, tumulte, passion, violence, tout se
Fig. 282. — Les justes marqués au front.
Vitrail de la chapelle de Vincennes.
494
L'ART RELIGIEUX
résout en une belle symétrie. Les anges qui distribuent des robes aux martyrs,
aussi légers que les draperies qu'ils soulèvent, s'élancent harmonieusement des
deux côtés de l'autel (fig. 281); dans le bas, quatre martyrs nus qui se répon-
dent ramènent la foule à l'unité. Autour
du puits de l'abîme, les hommes renversés
font des groupes symétriques, et l'ange,
les ailes ouvertes, plane au milieu du ciel.
Une pure architecture ionique encadre les
plus tragiques visions et semble leur com-
muniquer quelque chose de son équilibre
et de sa sérénité. En face de ces scènes à
la fois si violentes et si nobles, on pense
à l'art de Virgile qui revêt d une divine
beauté les massacres , l'épouvante et la
mort.
Un tel homme pouvait bien emprunter
des sujets à Durer, il ne pouvait pas lui res-
sembler. Il traduit son langage tudesque en
un bel italien de la Renaissance; il parle
tout naturellement la langue de Michel-
Ange. Tout ce qui est maigre, dur, heurté
dans l'original prend une ampleur héroïque.
Ces vieillards au torse d'athlète qui reçoivent
la robe blanche, ces anges magnifiques
qu'un si grand souffle soulève, sont de la
même race que les héros formidables de la
Chapelle Sixtine.
On s'explique maintenant le respect ins-
tinctif qu'on eut toujours chez nous pour les
vitraux de Vincennes. On y sentait quelque
chose de grand : c'était, sans qu'on le sût,
un peu de l'inspiration de Durer et un peu du génie de Michel-Ange.
Je me suis demandé si cette sorte de traduction de l'Apocalypse de Durer
dans la langue de la Renaissance italienne n'avait été tentée par personne en
France avant le maître de Vincennes. Les vitraux de Vincennes semblent avoir
Fig. 233. — Les cataclysmes.
Vitrail de la chapelle de Vincennes.
LE JUGEMENT DERNIER. LES PEINES ET LES RECOMPENSES.
A95
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été terminés vers i558\ Or, en i553, il avait paru à Lyon une suite de gra-
vures qui offrent avec les vitraux de Vincennes d'extraordinaires ressemblances.
Je veux parler de l'illustration de l'Apoca-
lypse du Petit Bernard ". L'œuvre du Petit
Bernard est apparentée, nous l'avons dit, à
la Bible de Wittemberg ; cependant on y
remarque une innovation dont je ne connais
pas d'exemple avant cette date. Les catas-
trophes, qui accompagnent le son des cinq
premières trompettes, ont fourni à l'artiste
le sujet de cinq gravures distinctes : il a minu-
tieusement détaillé ce que Durer résume en
une gravure et la Bible de Wittemberg en
deux ^ Or, c'est précisément ce qu'a fait le
maître de Vincennes : cinq vitraux retracent
les fléaux qui s'abattent sur le raionde quand,
l'un après l'autre, les cinq premiers anges
sonnent de la trompette. Voilà déjà une
ressemblance singulière ; mais il y en d'au-
tres. Le Petit Bernard, lui aussi, soumet ses
originaux allemands à la loi italienne de la
symétrie et du rythme ; il en résulte que
certaines de ses gravures sont identiques aux
vitraux de Vincennes. La vendange et la
moisson (fig. 287 et 28/1), l'épisode des robes
distribuées aux martyrs (fig. 286 et 281),
seraient exactement pareils, si le verrier, qui
avait un vaste espace à remplir, n'avait ajouté
un ou deux personnages.
Faut-il donc croire que les gravures du
Petit Bernard aient servi de modèle au maître
Fig. 234- — Dieu tenant la faucille.
La vendange et la moisson symboliques.
Vitrail de la chapelle de Vincennes.
' La date de i558, inscrite sur la première fenêtre absidale à gauche, a disparu dans une restauration. 0. Mer-
son, Les l itraux, p. 198.
- C'est le livre que nous avons signalé plus haut. Il parut à Lyon, chez Jean de Tournes, en i553. Le titre
exact est : Les quadrins historiques de la Bible et les jujiires du Nouveau Tesiament.
■* Il s'inspire d'ailleurs des détails de la gravure de Diirer.
/i9fi
L'ART RELIGIEUX
de Vincennes? C'est ce que je ne manquai pas de conclure dans le premier
feu de la découverte ; mais c'était aller un peu
vite. Il faut songer que les vitraux de Vin-
cennes, s'ils ont été terminés vers i558, ont
peut-être été entrepris plus de dix ans aupa-
ravant. Il est donc possible que les cartons
des vitraux soient de beaucoup antérieurs aux
gravures; il est possible même que le Petit
Bernard se soit inspiré de ces cartons.
On répète depuis plus d'un siècle que les
vitraux de Vincennes sont l'œuvre de Jean
Cousin. Aucune preuve, malheureusement,
n'est venue confirmer cette ancienne tradi-
tion. D'autre part, on veut, sur des témoi-
gnages assez vagues, que le Petit Bernard
ait été lélève de Jean Cousin '. Ces deux
Fig. 235.
Le trône de Dieu et l'agneau.
Gravure du Petit Bernard.
légendes se-
raient-elles, par hasard, deux vérités?
On ne peut nier, dans tous les cas, que
l'œuvre du Petit Bernard ne soit étroitement
apparentée aux verrières de Vincennes. C'est,
pour le moment, tout ce que l'on peut affir-
mer.
Les vitraux de Vincennes méritaient ce
long développement. Ce sont de grandes
œuvres dont la beauté éclate encore aujour-
d'hui, malgré les restaurateurs '. Ces fumées
rousses qui cachent l'horizon, ces grands anges
aux ailes d'un bleu sombre strié de rouge et
paredies à un ciel d'orage illuminé d'éclairs,
ces cris, ces gestes, ce tumulte, et pourtant ce
grand silence, tout remue làiTie. Le sanctuaire
Fig. 230.
blanches aux martyrs.
Gravure du Petit Bernard.
' A'oir NatalisRondot, Bernard Salonion, Lyon, 1897, in-80.
2 D'anciennes photographies, conservées au bureau des Monuments historiques, nous font connaître l'état
primitif.
LE JUGEMENT DERNIER, LES PEINES ET LES RÉCOMPENSES.
^r>
semble rempli de menaces; et Ion se demande quelle mystérieuse pensée fit
choisir à nos rois, pour en décorer leur chapelle, ces catastrophes et ces scènes
d'épouA^ante.
Il y aurait peu d'intérêt, après l'étude de cette œuvre capitale, à signaler d'au-
tres imitations de Durer. Qu'il me suffise de
dire que des gravures populaires perpétuent en
France, jusqu'à la fin du xvi" siècle, les For-
mules du maître allemand'.
Des arts, en apparence plus rebelles, se
soumettent aussi à la loi commune : des
sculpteurs copient l'Apocalypse de Durer. On
peut voir à la cathédrale de Limoges, au
tombeau de Jean de Langheac, un bas-relief
qui représente les quatre cavaliers armés de
l'arc, de l'épée, de la balance et du trident".
On n'aura pas de peine à en reconnaître lori-
ginal. Mais le sculpteur de Limoges était un
maître; il ne copiait pas servilennent ; il y a
dans son œuvre, à la fois une science et une
fougue qu'on ne trouve pas au même degré
chez Durer. C'est peut-être bien lui qui a amené l'idée à sa perfection.
Fig. 287. — Dicvi tenant la faucille.
La vendange et la moisson symboliques.
Gravure du Petit Bernard.
III
Les grandes catastrophes de l'Apocalypse nous acheminent à la fin du monde.
Dieu détruit par le feu l'univers qu il a créé, puis, au milieu d'un prodigieux
silence, retentit soudain la trompette du jugement.
La longue étude que nous avons consacrée aux jugements derniers de nos
cathédrales nous permettra, cette fois, d être plus brefs. Les idées théologiques
qui avaient groupé au tympan des églises du xni'' siècle les personnages du
' \oir an Cabinet des Estampes le Recueil Ea .î5 a. L'Apocalypse de Jean Duvet (Lyon, i56i) qui paraît
beaucoup plus indépendante de Diirer, ne Test qu'en apparence. Il suffit de l'étudier attentivement pour recon-
naître l'imitation.
- Le tomlieau est de i543. A oir Annales arclicol,. t. \A I, p. 16;^.
MALE. T. II.
63
/l98
L'ART RELIGIEUX
drame, restaient encore vivantes. On continuait donc à représenter Jésus mon-
trant ses plaies aux hommes, les anges portant les instruments de la Passion,
les apôtres assis pour juger, la Vierge et saint Jean agenouillés pour intercéder.
Un examen superficiel pourrait faire croire que rien n'a changé.
Pourtant, plusieurs petits détails qui ne frappent pas d'abord nous aver-
tissent que l'art n'est pas resté immobile. C'est au xv' siècle qu apparaissent
Fig. 238. — Le Jugement dernier.
Fresque de l'église Saint-Mexme à Chlnon.
ces nouveautés que je crois pouvoir expliquer par l'influence des tableaux
vivants et des Mystères.
Je remarque d'abord que la Vierge et saint Jean sont moins souvent
qu'autrefois (où c'était la règle) représentés agenouillés des deux côtés
du juge ; on nous les montre assez fréquemment assis dans une majestueuse
chaise en bois sculpté, pareille à un fauteuil seigneurial'. Or, si nous lisons
le préambule de 1 unique mystère du Jugement dernier qui se soit conservé en
1 Par ex. B. N. franc. 20107, f" 28 : on y verra un curieux jugement dernier du xv' siècle. Voir aussi la fresque
de l'église Saint-Mexme à Chinon (fig. 288).
LE JUGEMENT DERNIER. LES PEINES ET LES RÉCOMPENSES.
^99
France', nous apprenons « qu'il doit y avoir sur le théâtre une chaire bien
parée pour asseoir Notre-Dame au côté droit de son fils ». Il est clair que les
acteurs bénévoles qui jouaient le rôle de la Vierge ou celui de saint Jean
ne pouvaient pas rester à genoux pendant les trois ou quatre heures que
durait le drame. Les peintres
imitèrent ce qu'ils voyaient, sans
penser qu'ils dépouillaient la
Vierge et saint Jean de leur plus
touchant caractère. Car il faut
que la Vierge et saint Jean soient
à genoux; leur rôle, ici, est
d'espérer contre toute espérance,
et de croire, malgré le redoutable
appareil de la justice, que l'amour
peut être plus fort que la loi.
D'autres particularités témoi-
gnent plus clairement encore de
l'influence du théâtre. On sait
qu'au xni" siècle les morts sou-
lèvent le couvercle de leur tom-
beau et se dressent debout dans
des sarcophaojes. Rien de pareil |''^*^l?^-^,i^^
au xv'^ siècle. Les morts ne sor- lisjy'"^'*'*^'
tent jamais d'une cuve de pierre,
mais surgissent toujours d'une
fosse creusée dans la terre. Les
miniatures des livres d'Heures,
les gravures sur bois des incu-
nables nous représentent mille fois la résurrection sous cet aspect. Pourquoi
cet oubli de la tradition. î^ La raison en est fort simple : au théâtre, quand
retentissait la trompette, les morts sortaient à mi-corps de trous rectangulaires
pratiqués dans le plancher; voilà ce que les artistes ont copié. On ne conservera
aucun doute à ce sujet si l'on veut étudier une gravure de notre Cabinet des
Fig. 289. — Le Jugement dernier.
Gravure du Cabinet des Estampes.
' C'est un mystère jjrovençal. A'oir Mystères proven(;aux du w" siècle publiés parA. Jcanroy et H. Teulié, Tou-
louse, 1893, in-80.
5oo L'ART RELIGIEUX
Estampes (fig. 289)'. Ou y verra le plus clairement du monde que ces fosses
sont de simples trappes ouvertes sur la scène; les morts cachés dans le sous-
sol apparaissaient au moment voulu.
Dans la même gravure on verra comment les metteurs en scène représen-
taient d'ordinaire le Paradis. Au xni'' siècle, c'est une simple arcade qui est censée
s'ouvrir sur le ciel; c'est donc un pur symbole, presque un caractère hiérogly-
phique ". Au xv*^ siècle, les nécessités de la mise en scène obligèrent à construire
sur le théâtre une maison en bois précédée d'un escalier. La gravure nous
montre ce naïf monument qui fut évidemment copié d'après nature. Ajoutez
quelques marches à l'escalier, donnez à la maison un peu plus de majesté, et
vous aurez la Porte du ciel telle que Memlmg la représente dans son Jugement
dernier ^
Quand on étudie avec attention les jugements derniers du xv" siècle, on y
remarque d'autres particularités encore oii se trahit l'influence des Mystères.
La belle tapisserie du tenaps de Louis XII que le Louvre a acquise il y a
quelques années représente le jugement dernier avec des détails qui semblent,
à première vue, inexplicables (lîg. 2/10). Deux femmes couronnées, dont l'une
porte un lis et l'autre une épée, sont debout devant le Juge; celle qui porte
l'épée menace un groupe de pécheresses dont quelques-unes sont magnifique-
ment vêtues. Quel est le sens de ces figures ? Il suffît pour l'apprendre de lire
le Mystère provençal du Jugement dernier.
Les deux femines couronnées sont Justice et Miséricorde, ces deux abstrac-
tions si chères aux auteurs dramatiques du moyen âge. Elles apparaissent,
nous l'avons vu, au moment de l'Incarnation ; elles reparaissent à l'heure suprême
du jugement. Elles personnifient les deux sentiments qui se partagent lame du
Juge. Dans le mystère provençal, l'une implore sa pitié, l'autre 1 anime contre
les pécheurs : c'est ce que 1 artiste a voulu nous faire entendre en remettant .à
l'une le lis et à l'autre l'épée que le Juge a d'ordinaire près de la bouche.
Quant aux femmes que Justice menace de son épée, ce ne sont pas des
pécheresses quelconques : il faut y voir, sans aucun doute, les sept péchés capi-
taux. Car dans le Mystère provençal, Orgueil, Avarice, Luxure, Gourmandise,
1 Voir H. Bouchot, Les deux cents incunables xylorjraplii(jiies du Cabinet des Estampes, Paris igoS. Planche 96,
n" 177. On voit sur cette planche un D clans un cœur, armes de Douai. La gravure est relournée.
- C'est ce qu'on observe à Bourges, à Poitiers, etc.
•* Tableau de Danlzig.
LE JUGEMENT DERNIER. LES PEINES ET LES RECOMPENSES. 5oi
Colère, Envie et Paresse, personnifiés par des femmes, sont tour à tour préci-
pités en Enfer.
L'influence du théâtre estici évidente. Je la retrouve dans un jugement dernier
célèbre du Musée de l'Ermitage, qu'on attribue à Van Eyck \ Ce jugement
dernier, qui, pour le reste, est contorme à la formule adoptée par les artistes
Fig. 2.'|0. — Le Jugement dernier avec Miséricorde et Justice chassant les Péchés capitaux en enfer.
Fragment d'uae tapisserie du Musée du Louvre.
du xv° siècle, nous présente un personnage nouveau et formidable : la Mort;
elle apparaît sous laspect d'un squelette et elle enveloppe tout l'Enfer de ses
ailes de chauve- souris.
Que vient faire ici la Mort ? Est-ce une invention du peintre ? — En
aucune façon. La Mort figurait au théâtre dans la scène du jugement dernier
comme le prouve notre Mystère provençal.
1 II y a au Musée de Berlin une copie do ce tableau qu'on attribue à Petrus Christus.
5o2 L'ART RELIGIEUX
La Mort est assise sur les tréteaux, Dieu lappelle devant lui et lui fait sou
procès : il l'accuse d'avoir mal rempli les ordres cpi'il lui avait donnés. Les
hommes devaient vivre cent vingt ans, la Mort n'a jamais attendu ce terme.
Elle s est plu à faire le mal : elle a tué les enfants en bas âge, elle les a tués
au moment de leur naissance ; elle a frappé le pécheur sans lui donner le temps
de faire pénitence. Au lieu d obéir à Dieu, elle a parcouru le monde sur les
pas du diable, « elle a rempli la terre de sa malice ». Elle mérite donc d'être
punie. — Et Dieu ajoute ces paroles : « Désormais tu demeureras en Enfer, là
où les damnés te demanderont sans cesse, et jamais ils ne pourront t'avoir,
car tu n'auras plus de puissance » \
On s'explique maintenant la présence de la Mort dans le Jugement dernier
attribué à Van Eyck; elle est précipitée en Enfer, oi^i sera désormais sa
place.
Voilà quelques particularités oh l'influence des Mystères est manifeste. Il
est permis de trouA^er que ces nouveautés " ont peu de prix. L'antique ordon-
nance, plus simple, plus condensée, mais où chaque détail exprimait une pen-
sée, avait plus de grandeur. Aucun Jugement dernier du xv° siècle, sans en
excepter celui de Beaune, ne peut se comparer à nos admirables tympans du
xni'' siècle.
IV
Si la résurrection et le jugement des morts ne nous offrent rien qui mérite
une longue attention, il n'en est pas de même des scènes qui suivent : punition
des réprouvés et récompense des élus ; les nouveautés abondent ici et sont du
plus vif intérêt.
Jetons d'abord les yeux à la gauche du Juge. Au xiii*' siècle, les maudits, réunis
par une longue chaîne, sont entraînés par des démons vers la gueule de Lévia-
' Vers 6.965 et suiv.
^ Je veux en signaler au moins trois autres. Dès le xv' siècle, on représente toujours Jésus-Christ au moment
précis oii il dit : (( Venile benedicli, ite maledicti. » Pour laisser entendre cela, on imagina de faire sortir de sa
bouche, à gauche une épée (comme le veut l'Apocalypse) et à droite un lis. — Il est bon de rappeler aussi qu'à
partir du xv"= siècle, saint Jean l'cvangéliste est remplacé à la gauche du juge parsaint Jean-Baptiste. Enfin il faut
se souvenir que, dès i4oo, la doctrine théologique, qui accorde trente-trois ans à tous les morts, au moment de la
Résurrection, commence à tomber dans l'oubli. Au f" i54du ms. latin 9471, B. N. (extrême fin du xiv"^ siècle), on
voit des vieillards sortir de terre.
LE JUGEMENT DERNIER. LES PEINES ET LES RÉCOMPENSES. 5o3
than. Rien de plus, dordinaire. A peine aperçoit-on çà et là une chaudière qui
bout dans la gueule du monstre; c'en est assez pour symboliser les peines de
l'autre vie. L'artiste nous arrête au seuil de l'enfer, comme la Sybille arrête Enéc
à la porte du Tartare.
Il n'en est pas de même à la fin du moyen âge ; l'art n'a plus de ces délica-
tesses. Certaines peintures, comme celles de la cathédrale dAlbi, représentent
les supplices des damnés avec un détail qui épouvante. Quel savant tortionnaire
que cet artiste ! Mais ce cjui remplit d'étonnement, c'est l'ordre et la méthode
qu'il apporte dans le choix de ses supplices. 11 a un système : à chacun des
péchés capitaux correspond une torture; on dirait un procureur au Châtelet.
Faut-il croire qu'il ait réellement inventé cela !* Les peintres d alors n'inventent
guère. On a avancé qu il avait sans doute lu la Divine Comédie, mais l'examen le
plus superficiel suffit à prouver qu'il n'y a aucun rapport entre son œuvre et
celle de Dante.
J'ai heureusement depuis trouvé le mot de l'énigme. Le peintre d'Albi n'a,
en effet, rien inventé, ce n'est qu'un copiste, mais il se conformait à une lon-
gue tradition dont il faut que nous cherchions l'origine. Qu'on ne s'étonne pas
de nous voir remonter aux premiers siècles du christianisme : si l'on veut tout
compi'endre, c est jusque-là qu'il faut aller.
L'enfer chrétien a été décrit pour la première fois par un écrivain grec du
second siècle. Son livre était attribué à saint Pierre et portait le titre d'Apoca-
lypse de Pierre. On Ta retrouvé en 1887, en Egypte, dans les fouilles de la
nécropole dAkhmim'; rien n'est plus curieux que ce livre, mais il serait
superflu d'en parler ici, car le moyen âge ne la pas connu.
Le livre que le moyen âge a lu n'est pas \ Apocalypse de Pierre, mais la
Vision de saint Paul. Cette Vision de saint Paul est fort ancienne aussi et remonte
au moins au iv" siècle. Les plus anciennes rédactions que citent saint Epiphane
et saint Augustin se sont perdues ; les textes grecs et syriaques qui subsistent
aujourd hui sont d'une époque déjà basse". L'auteur de cet étrange récit tenait
au peuple de très près. Il a peu inventé, il connaissait entre autres choses l'Apo-
calypse de Pierre, dont il s'est inspiré plusieurs fois. Il semble qu il se soit contenté
de réunir des traditions qui se transmettaient en Orient. Les Grecs convertis au
christianisme avaient bien de la peine à renoncer à leurs vieux rêves : ils ne
' h' Apocalypse de Pierre a été publiée et commentée par Harnack, Leipzig, 1898.
- Tiscliendorf, Apocalypses apocryphœ, Lipsia?, 186G.
5o4 LART RELIGIEUX
pouvaient se figurer un Enfer fort difiérent de celui de leurs poètes; ils y
voyaient toujours la roue d Ixion, le fleuve de Tantale et les beaux fruits qui se
dérobent à la main. Dans les églises d'Asie, d'antiques traditions venues de la
Perse étaient accueillies avec faveur : on croyait qu'après la mort l'âme aurait à
franchir un pont étroit suspendu sur un abîme.
Tels sont, mêlés à des fables d'origine inconnue, les principaux éléments du
récit grec. 11 passa d'assez bonne heure en latin ' ; bientôt les langues modernes
l'accueillirent, et il fut traduit en français, en anglais, en italien, en pi^ovençal";
on en fit des poèmes dont 1 un a été illustré, au xn'*" siècle, de curieuses
miniatures ^
Il est nécessaire de faire connaître brièvement ce petit roman qui a eu une
lonoue influence sur la littérature et sur l'art,
D
L auteur, interprétant à sa guise un passage où saint Paul affirme qu'il fut ravi
jusqu'au troisième ciel \ imagina qu'il était descendu aux Enfers sous la con-
duite d un ange. Son récit est donc présenté comme une vision de saint Paul.
L'idée est heureuse : au lieu d'une simple description, nous avons les émotions d un
homme qui s épouvante, qui s attendrit et qui pleure; on pressent déjà la
Divine Comédie".
Aux portes mêmes de l'Enfer, saint Paul rencontre d'abord des arbres de feu
où les pécheurs sont suspendus; à chaque branche pendent des damnés, les
uns sont attachés par les pieds, les autres par les mains, d'autres par la langue,
d autres par les oreilles.
Sept fournaises lui apparaissent ensuite : elles vomissent des flammes ; il
en sort en même temps des hurlements et des pleurs, car, dans les sept four-
naises, brûlent les âmes de ceux qui ne voulurent pas se repentir.
Voici maintenant une roue de flamme ; des âmes y sont attachées ; la roue
tourne mille fois par jour, et à chaque tour elle torture mille âmes.
Saint Paul et son compagnon arrivent au bord d'un précipice où coule un
' L'adaptation latine se rencontre dans un manuscrit du viii'^ siècle. B. N. nouv. acq. lat. l63i.
- Voir dans Romania, iSgS, p. 367, l'intéressant article de M. Paul Meyer sur ce sujet. On y trouvera un texte
latin de la Vision de saint Puai.
•' Il s'agit du recueil intitulé le Verger de Soulas, B. N. franc. 9'320. Le manuscrit est du commencement du
XIV" siècle.
* II Corinth, XII, a, 3, 4-
•' Dante, d'ailleurs, connaissait la Vision de saint Paul, comme le prouve ce passage du second chant de VEnfer:
« Mais moi, pourquoi venir ici ;' Qui me le permet? Je ne suis pas Enée, je ne suis pas saint Paul ».
LE JUGEMENT DERNIER. LES PEINES ET LES RÉCOMPENSES. 5o5
fleuve sinistre, un pont étroit est jeté au-dessus de l'abîme. Les justes passent
légers comme des anges, mais les méchants tombent dans le gouffre. On les y
aperçoit plus ou moins enfoncés suivant la gravité de leurs fautes : les fornicateurs
disparaissent jusqu'au nombril, et jusqu'aux sourcils ceux qui se réjouirent des
maux du prochain; de monstrueux poissons rôdent autour d'eux et parfois les
engloutissent.
L'apôtre entre dans des lieux ténébreux. Ici, des hommes et des femmes
dévorent leur propre langue : ce sont des usuriers; ailleurs, des jeunes filles
vêtues de noir sont tourmentées par des serpents : ce sont des filles-mères qui
ont jeté leurs enfants aux pourceaux ; plus loin, des pécheurs sont brûlés par un
feu ardent qui soudain se métamorphose en glace : ce sont ceux qui ont fait
tort aux orphelins.
Saint Paul arrive au bord d'un autre fleuve dont les rives sont égayées par
de beaux arbres où pendent des fruits. Est-ce le séjour du bonheur? — Loin
de là. Dans le fleuve sont plongés les mauvais chrétiens qui ont rompu le jeûne
avant le temps : pareils à l'antique Tantale, ils ne peuvent ni boire ni manger;
tendent-ils la main vers les fruits, les branches se redressent d'elles-mêmes.
Enfin apparaît le lieu de toutes les épouvantes, le puits de l'abîme. Il en
sort une fumée épaisse et une odeur que l'apôtre ne peut supporter. C'est dans
ce gouffre que sont précipités ceux qui n'ont pas voulu croire en Jésus-Christ; ils
entrent dans l'horreur et s'y perdent; nul ne sait plus leur noin; Dieu lui-même
l'a oublié.
Le spectacle de tant de maux accable saint Paul. Sur sa route il rencontre
encore des hommes et des femmes dévorés par des serpents, et des troupes de
démons qui tourmentent des âmes. Plein de pitié, il supplie Dieu pour les mau-
dits ; il lui adresse une si fervente prière qu'elle ne reste pas sans réponse : pour
l'amour de lui, Dieu décide que chaque semaine les damnés auront quelques
heures de répit, du samedi soir à la première heure du dimanche.
Telle est cette antique peinture du monde infernal, œuA^re naïve, où se
mêlent la cruauté et la pitié.
La Vision de saint Paul apportée en Occident y devint féconde. Elle inspira
d'autres récits; il est rare, en effet, qu'on ne retrouve pas dans les légendes pos-
térieures quelques traits de l'original.
C'est de l'Irlande maintenant que vont nous venir tous les voyages au pays
des morts. Il ne faut pas s'en étonner : l'imagination celtique vit dans le inonde
MALE. T. 64
5o6 L'ART RELIGIEUX
du rêve; elle a l'ivresse de l'inconnu. Dans les poèmes de la Table Ronde, il
y a toujours un objet mystérieux qu'il faut conquérir, un château magique où
il faut entrer, une fée qui se montre et puis s'évanouit. La « quête », « l'aven-
ture », la recherche d'une chose merveilleuse que nul n'a jamais vue, voilà ce
qui donne du prix à la vie.
Pour des poètes qui n'aiment que l'impossible, quel plus beau A^oyage que
celui de l'autre monde ? La littérature de l'Irlande nous en offre trois : celui de
saint Brendan, celui d Owen, et celui de Tungdal.
Aux approches de Pâques, saint Brendan quitte son monastère accompagné
de sept moines. Ils entrent dans une barque légère faite de joncs et de peaux
de bœuf peintes en rouge'. Le vent du large les pousse vers des mers incon-
nues. Bientôt surgissent des îles d'où la brise apporte des parfums. H y a dans
ces îles une suave atmosphère de semaine sainte. Chaque jour, Brendan et ses
compagnons descendent à terre pour célébrer la messe : ici, ils entendent les
oiseaux chanter des psaumes, là, ils trouvent un calice et une patène tout prépa-
rés sur une colonne au bord de la mer, ailleurs, ils visitent un merveilleux
monastère dont les moines sont nourris par les anges.
Mais le flot les emporte vers une île sévère : plus d'arbres, mais des rochers
calcinés. En approchant on entend haleter des soufflets et des marteaux retentir
sur dés enclumes : c'est l'Enfer. Les navigateurs voudraient aborder, mais des
démons les ont aperçus ; ils leur lancent des blocs de fer rouge qui crépitent en
tombant et font bouillir la mer. Saint Brendan et ses moines s'éloignent donc et
débarquent dans une île voisine qui semble avoir été brûlée par le feu d'un
volcan. Un homme, silencieux, accablé, est assis sur le rivage : des tenailles
sont à ses pieds. Ils l'interrogent. Cet inconnu, c'est le grand coupable, c'est
Judas. Sa punition est de brûler dans une fournaise où il se liquéfie, où il se
métamorphose en plomb fondu. Mais la miséricorde de Dieu descend jusqu'à
lui : le samedi soir il reprend sa forme, et, jusqu'à la nuit du dimanche, il se
repose au bord de la mer^
Les voyageurs épouvantés s'éloignent de ces lieux redoutables. Le vent les
emporte vers d'autres océans, et dans une île délicieuse ils découvrent enfin le
Paradis terrestre.
' Le texte latin du voyage de saint Brendan a été publié par Jubinal sous le titre de : La légende latine de
saint Brandaines, Paris, i836.
- On reconnaît là un souvenir de la Vision de saint Paul.
LE JUGEMENT DERNIER. LES PEINES ET LES RECOMPENSES. 607
Saint Brendan n'avait fait qu'entrevoir l'Enfer : le chevalier Owen le par-
court tout entier ' . — Il y avait dans une île du lac Derg (Ulster) une caverne qui
conduisait chez les morts. C'était la route qu'avait suivie jadis saint Patrice pour
descendre dans l'autre monde ^ Owen se confessa, jeûna et entreprit le voyage.
Il arriva d'abord dans un grand cloître vaguement éclairé; on eût dit la
lumière d'un jour d'hiver à l'heure de vêpres. Des démons qui rôdaient dans
ces ombres voulurent s'emparer de lui, mais il prononça le nom de Jésus-
Christ et sur-le-champ il devint invincible : ils lui obéirent désormais, et l'em-
portèrent à travers leur royaume.
Il voit d abord dans de vastes plaines des hommes et des femmes nus cloués
sur le sol. Les uns sont dévorés par un grand dragon, les autres par des ser-
pents de feu et par des crapauds ; il en est encore que des démons flagellent
pendant que souffle un vent glacé.
Plus loin, apparaissent des fournaises ardentes où brûle du soufre ; au-dessus,
des damnés sont suspendus à des chaînes de fer et à des crocs. Les uns sont
attachés par les bras, les autres par les pieds, d'autres par les yeux et par les
narines; plusieurs, au lieu d'être pendus à une potence, sont étendus sur des
grils et des démons leur emplissent les orbites de plomb fondu.
Voici, dans une autre région de l'Enfer, une roue de feu qui tourne en
emportant des âmes accrochées à ses dents de fer. Voici un grand édifice qui
ressemble à une maison de bains ; dans les cuviers des hommes' et des femmes
sont plongés, mais le liquide où ils baignent est du métal en fusion.
Un grand vent s'élève et emporte les damnés dans un fleuve glacé. De
l'autre côté du fleuve s'ouvre le puits de l'abîme d'où montent de grandes
flammes : c'est là le lieu terrible, l'Enfer véritable, la demeure de Satan.
Owen n'a plus maintenant qu'à franchir un pont étroit jeté sur un gouffre
et il arrive à la porte d'or du Paradis.
On sent, assurément, dans ce récit l'imagination sauvage d'un barde cel-
tique, mais on reconnaît aussi plus d'un emprunt : il serait superflu de démontrer
que l'auteur avait lu la Vision de saint Paul.
Le chevalier Owen traverse l'Enfer comme un homme ivre d'épouvante, il
n'a pas assez de liberté d'esprit pour s'instrun^e. Quel crime punit-on sur la
' Saint Patrick's Punjaiory, publié par Wright, Londres, i844. Voir aussi le Purgatoire de saint Patrice, publié
par Tarbé, Reims 1862.
^ Sur la caverne du lac Derg, voir Ph. de Felice, L'Autre monde, Paris, 1906.
5o8 L'ART RELIGIEUX
roue, dans le fleuve glacé, au fond du puits de l'abîme? Il n'en sait rien.
Le guerrier irlandais Tungdal, qui comme Owen parcourt l'autre monde,
est un meilleur observateur '.
Ce guerrier meurt, et son âme à peine séparée de son corps se voit
entourée d'une nuée d'esprits immondes. La pauvre âme est prise de vertige,
tout lui est nouveau dans cette autre vie : elle voudrait rentrer dans ce corps
qu'elle vient d'abandonner. Heureusement un ange apparaît, écarte les esprits,
rassure l'âme et lui dit avec bonté : « Tu yrs parcourir l'Enfer, souviens-toi de
ce que tu vas voir pour que tu puisses le raconter aux hommes, car, au bout de
trois jours, tu reviendras sur la terre, et tu seras réunie de nouveau à ton
corps. »
Le voyage commence sous la conduite de l'ange. H y a d'abord une vallée
profonde où sont punis les homicides ; sur un brasier bout une vaste chaudière
où ils se consument, puis se liquéfient.
Tungdal arrive au pied d'une montagne abrupte : d'un côté il y a un lac de
feu, de l'autre un lac de glace; les âmes des parjures y sont plongées. De
temps en temps les démons prennent une âme au milieu du lac de feu et la
jettent dans le lac de glace.
Devant Tungdal s'ouvre un abîme d'où monte une épaisse fumée et une
odeur de soufre; un pont étroit est jeté d'un bord à l'autre. C'est par là que
doivent passer les âmes des orgueilleux : mais aucune ne peut franchir le
gouffre, toutes chancellent, tombent et disparaissent. Tungdal passe soutenu
par l'ange.
A l'extrémité d'une grande plaine quelque chose d'énorme barre l'horizon.
Est-ce une montagne? on le croirait, mais en s'approchant on reconnaît que
c'est un monstre. Cette bête formidable se nourrit de l'âme des avares: toutes
les fois qu'elle ouvre la bouche il en sort du feu, et on entend crier les damnés
dans son ventre.
Un autre pont se présente, étroit aussi, mais plus dangereux encore, car il
est hérissé de clous : voilà le chemin que doivent suivre ceux qui ont pris le
bien d'autrui. Ils ne s'avancent pas loin; tous s'abîment dans un marais fumant
plein de crapauds, de serpents et de bêtes hideuses.
Ceux qui cédèrent aux appétits du corps, les gloutons et les luxurieux, sont
' La vision de Tungdal est attribuée à l'année iidg. Le texte latin a été publié par A. Wagner : Visio Tung-
dali, Erlangen, 1882. Voir sur cette vision, Mussafia, Appunti sulla visione di Tundalo, Vienne, 1871.
LE JUGEMENT DERNIER. LES PEINES ET LES RECO.M PENSES. 5u9
amenés dans une grande maison. C'est une sorte d'abattoir oii les démons les
traitent comme un bétail : armés de grands couteaux de bouchers, les bour-
reaux les ouvrent, puis les dépècent et les coupent en quartiers.
Tungdal s'enfuit, mais un autre monstre couché sur un étang glacé l'arrête.
C est une bête énorme qui, comme l'autre, se nourrit d'àmes; elle engloutit les
religieux infidèles k leurs vœux. Mais, chose atroce, elle vomit ces âmes, et
ces âmes, une fois rejetées, deviennent grosses et enfantent des serpents de feu
qui se retournent contre elles et les dévorent.
Des marteaux retentissent : c'est la forge de Vulcain, qui est un des démons.
Là sont punis les pécheurs impénitents' ; Vulcain les jette en tas sur l'enclume,
et avec son marteau, il les forge, les amalgame, en fait une masse qui n'a plus
de forme ni de nom.
Le terrible voyage est terminé. Tungdal entrevoit encore le Purgatoire, où
l'ange lui montre les vieux rois d'Irlande : Donach, Gormach et Conchobar. Et
de loin, il voit briller dans la lumière du Paradis le héros de l'Hibernie, saint
Patrick.
L'auteur de la Vision de Tungdal nignorsiit, comme on le voit, ni la Vision de
saint Paul, ni même les voyages de saint Brendan ; on ne peut pourtant
lui refuser une imagination originale. Quelle étonnante faculté d'invention dans
l'horrible! Dante ne le dépasse pas. Mais l'œuvre de Dante a la beauté archi-
tecturale. L'Italien enferme la pitié, l'amour et la haine dans la forme parfaite du
cercle. Le pauvre poète celte rêve sans art, comme l'enfant qui regarde vague-
raient dans le foyer des paysages de feu.
Et pourtant ces rêves de l'Irlande ont conquis la France. On s'est souvent
demandé pourquoi le poème de Dante nous était demeuré si longtemps inconnu :
c'est que nous avions déjà notre Enfer.
Dès la fin du xii" siècle, des poètes traduisent en vers français les aventures
de saint Brendan ou d'Owen"; on les traduit encore au siècle sui^'ant. La légende
de Tungdal passe en même temps dans les diverses langues de l'Europe \
Les théologiens, toutefois, ne daignent pas remarquer ces contes populaires;
au xiii° siècle, aucun d'eux ne les cite. Saint Thomas se contente de dire que
' Un manuscrit français de la B. N. franc. 12445, f° 76, xv'^ siècle, nous donne ici une variante. Les pécheurs
impénitents sont remplacés par les envieux.
^Traduction de Benoît dédiée à la reine Aelis de Louvain (Histoire de saint Brendan), ii25. Traductions de
Bérot et de Marie de France (Le voyage d'Owen).
■' Voir Mussafia, loc. cit.
5io L'ART RELIGIEUX
ce qu'on raconte des supplices de l'Enfer doit être pris au sens symbolique \
Chez ces graves esprits, aucune complaisance pour des fables déjà célèbres
pourtant. Il ne faut donc pas s'étonner de ne jamais rencontrer dans l'art tout
théologique du xm siècle une seule représentation détaillée de l'Enfer.
Au XI v° siècle, les clercs commencent à se montrer plus accueillants. Guil-
laume de Deguilleville n'est pas, il est vrai, un théologien, mais enfin c'est un
moine et son poème est une œuvre toute dogmatique : il n'en décrit pas moins
l'Enfer en s'inspirant du récit d'Owen. Dans son Pèlerinage de l'âme, il nous
parle d'une roue aux crocs de fer où sont attachés les parjures^ et d'une
potence où des damnés sont suspendus par la langue au-dessus d'un brasier ^
Ces légendes qui, au xiv" siècle, conservent encore l'apparence d'inventions
poétiques, sont présentées, au xv° siècle, comme des vérités. Un des théologiens
les plus célèbres de cette époque, Denis le Chartreux', dans son traité des quatre
fins de l'homme intitulé Quatuor novisslma, décrit l'Enfer en s'aidant d'abord
du récit d'Owen, puis en reproduisant presque textuellement la vision de
ïungdal '" .
Il est clair que les légendes irlandaises sont maintenant entrées dans l'ensei-
gnement et dans la prédication ; on s'en aperçoit bien à l'aspect tout nouveau
des œuvres d'art consacrées à l'Enfer.
Dès le commencement du xv° siècle, les artistes s'essaient à représenter la
variété des supplices infernaux. Déjà, dans les Très-Riches Heures du duc de
Berry, à Chantilly, on voit l'intérieur de l'Enfer (fig. 2/ii). Il y a assurément
dans cette page une grande liberté créatrice ; on y remarque cependant un détail
qui ne peut être emprunté qu'à la vision de Tungdal. Le monstre couché qui
se nourrit d'âmes a été représenté par le peintre sous l'aspect de Satan ; et il
nous le montre au moment même où il rejette les âmes qu'il a avalées. De sa
bouche s'échappent, au milieu de la fumée, mille petites figures qui laissent
deviner par leur petitesse les proportions du monstre. Ce sont là de ces
choses qu'on n'invente pas deux fois.
Vers le milieu du xv' siècle, les supplices de l'Enfer entrent dans l'art
* Somme. Supplément à la 3« partie, Qaest. XCVH, art. IL
^ Vers. 4878 et suiv.
^ Vers. 4565 et suiv.
'* 1 402-1471.
s Lib. III, artic. VIII.
Fig. 2/1 1 . — L'Enfer.
Miniature des Très-Riches Heures du duc de Berry, Chanlilly
5i2 L'A.RT RELIGIEUX
monumental : en les sculptant au portail des églises, on les élève presque à la
dignité des dogmes.
A Saint-Maclou de Rouen on remarque dans les voussures du grand portail
des figures de démons et de damnés; elles accompagnent le jugement dernier
et sont naturellement placées à la gauche du juge. Cette œuvre délicate a souf-
fert et est devenue, par endroits, un peu confuse; on distingue, toutefois, avec
une parfaite netteté, la fameuse roue où sont accrochés les pécheurs.
A la cathédrale de Nantes, les voussures du grand portail abritent également
des groupes de damnés tourmentés par des démons ; là aussi on voit la roue.
Mais non loin de là une scène étrange attire l'attention : des diables métamor-
phosés en forgerons lèvent de lourds marteaux sur une enclume faite de corps
d'hommes et de femmes superposés; ils semblent vouloir les souder ensemble.
Ne reconnaît-on pas la vision de Tungdal et le supplice réservé aux pécheurs
impénitents ?
Ainsi, vers 1/^70', l'Eglise adopte les vieilles légendes et leur donne la con-
sécration de l'art.
Dès lors on put rencontrer dans les églises de campagne des fresques naïves
consacrées aux supplices de l'Enfer. lien subsiste encore quelques-unes. Celles
de l'église de Benouville, près de Caen, sont particulièrement curieuses". Leur
auteur a choisi certains traits dans les visions irlandaises, d'autres dans la Vision
de saint Paul. Le gibet où pendent les damnés, la cuve bouillante où ils sont
plongés, ont été empruntés au voyage d'Owen, mais l'arbre sec où sont accrochés
les damnés ne peut venir que de la Vision de Saint Paul; quant à la roue, le
peintre la trouvait dans l'un et l'autre récita II y trouvait également ce puits
de labîme qu'il a représenté avec une enfantine naïveté entouré d'une mar-
gelle de pierre et surmonté d'une poulie. C'est probablement aussi au voyage
d'Ow^en qu'il doit l'idée que le séjour des bienheureux touche à l'Enfer, car on
remarquera qu'il a représenté les joies du Paradis immédiatement après le sup-
plice des damnés.
L'église Saint-Dezert à Chalon-sur-Saône était décorée d'une peinture murale
' L'église Saint-MacloLi, commencée en i432, était à peu près terminée en 1472. La cathédrale de Nantes a été
commencée en i434; le portail n'était pas loin d'être achevée en i48o. En assignant aux sculptures de ces deux
églises la date de ilyjO on ne se trompera pas de beaucoup.
- Reproduites dans le Bullet. arch. du Comité des travaux historiques, 1898, p. 116. Ces fresques doivent être de
la fin du xv'^ siècle.
^ M. E. de Beaurepaire, qui a décrit cette fresque, a cru que cette roue était la roue de fortune.
LE JUGEMENT DERNIER. LES PEINES ET LES RÉCOMPENSES.
5i3
qui représentait l'Enter (fig. 2/12). Un dessin déjà ancien nous laisse voir l'arbre
des damnés et la roue de la Vision de saint Paal. Aucun doute n'est possible,
car le peintre a représenté à plusieurs reprises saint Paul guidé par l'ange.
Les vieilles églises du Poitou conservent encore quelques fresques du xv" siècle
qui achèvent de disparaître. A Champniers, près de Civray, il existait un Enfer
où se distingue encore une roue; à la chapelle de Boismorand-sur-Gar tempe, il
y a, comme dans le récit d'Owcn, des hommes et des femmes suspendus aune
potence, et, plus loin, des
da
ici
amnes conçues sur un gril
et arrosés de plomb fondu
par des démons.
L'exploration métho-
dique des églises de village
nous révélera, s'il n'est
déjà trop tard, beaucoup
d' œuvres a n alogues . 0 n
retrouvera partout, j en
SUIS convamcu, la même
inspiration.
De quelque côté qu'on
regarde, on reconnaît ton- pig-. 242. - L'Enfer, d-aprèsh, Vmon de sabU Paul.
jours nos originaux grecs Fragment d'une fresque de l'église Saim-Dézert, Chalon-sur-Saône.
OU irlandais,
Etudie-t-on, par exemple, les gravures sur bois du xv" siècle? L'Enfer s'y
montre sous 1 aspect qui nous est familier. Voici un recueil xylographique
célèbre qu'on appelle l Oraison dominicale, le Pater y est commenté et illustré.
A la page consacrée au verset « libéra nos a nialo », les supplices des damnés
sont représentés : l'un est cloué sur le sol par un démon, l'autre est attaché à
une roue, d'autres sont plongés dans une cuve, enlin un réprouvé s'approche
d'un pont jeté sur un fleuve'. On a déjà reconnu les récits auxquels ces traits
sont empruntés.
S'attache-t-on aux manuscrits enluminés? Ce sont encore les mêmes tableaux.
Il y a dans un beau manuscrit du duc de Nemours '' un Enfer fort complai-
* Tout cela petit et mesquin. L'œuvre est de la seconde partie du xa'' siècle probablement.
^ B. N. franc. 9186, f° 298 v°. Le manuscrit est antérieur à i^"]", date de la mort du duc de Nemours.
M.\LE. T. II. 65
5i/| L'ART RELIGIEUX
sammcnl étudié par un artiste de talent. Rien ne nous y est nouveau : nous
retrouvons les pendus attachés à la potence par la tête ou par les pieds, les
damnés qui se baignent dans la cuve ou qui fondent sur le gril'; ici, on voit le
puits de l'abîme, là, des serpents qui s'acharnent sur des pécheurs. La légende
borne de tous les côtés l'imagination de l'artiste.
Plus on avance dans le xv" siècle, et moins il y a de place pour la fantaisie.
En 1/193, il parut un petit livre qui combinait tous les récits antérieurs et leur
donnait un aspect définitif. Il s agit du Traité des peines de l'enfer que Vérard
annexa à l'Art de bien vivre et de bien mourir. L'œuvre datait déjà de plusieurs
années; j'en ai rencontré une rédaction latine qui remonte à i/jSo'.
Le chapitre de Vérard n'est qu'une traduction prolixe de cet original. L'au-
teur, un homme de l'Ecole habitué aux classifications, fut choqué, en lisant la
\ ision de Saint Paul et les légendes irlandaises, du manque de méthode de
tous ces récits : les péchés, ou n'étaient pas nommés, ou étaient arbitrairement
choisis. Une classification pourtant s'imposait : il fallait mettre les supplices en
rapport avec les sept péchés capitaux ; c'est ce qu'il fit. D'autre part, il lui
sembla difficile de faire honneur de ces graves révélations à des cheva-
liers irlandais inconnus. Il jugea qu'une vieille tradition fort répandue
en France méritait plus de créance. On racontait que Lazare, après sa résur-
rection, avait révélé les mystères de l'autre monde. 11 fit ce récit, disait-on, le jour
où Jésus dîna chez Simon le Lépreux; ce jour-là, l'homme formidable qui avait
traversé la mort, et qui semblait avoir depuis lors un sceau sur la bouche, con-
sentit à parler : il décrivit aux convives les supplices de l'Enfer. Voilà ce qu'on
pouvait lire dans un sermon de saint Augustin^ et dans V Histoire scolastique de
Pierre Comestor', voilà ce qu'on pouvait entendre au théâtre quand on jouait
la Passion^.
Il était donc assez naturel que notre auteur, laissant dans l'ombre Owen et
Tungdal, donnât à son récit l'autorité du nom de Lazare. C'est Lazare en effet
^ Ou plutôt qui sont à la broche, conformcment à l'interprétation de Denis le Chartreux, loc. cit.
- B. N. franc. 20107.
^ Le sermon est im sermon apocryphe. Il est clans Migno. Patrol. T. XXXIX, col. 1929 (Sermo XCVI a).
Il n'y a aucun détail sur l'Enler.
* Pnlrol. T. CXCMIl, col. 1597. C'est la reproduction du passage de Pseudo-Augustin.
■' \oir la Passion de Greban, v. 15784 et suiv. L'Enfer y est décrit en termes très vagues. Toute la filiation
de la légende de Lazare a été bien indiquée par M. Em. Rov, Le Myslcre de la Passion en France, Paris et Dijon
190/i, i"^' partie, pages 58-59.
LE JUGEMENT DEUNIEU. LES PEINES ET LES RÉCOMPENSES. 5i5
qui parle, et dans le livre de Vérard, la première gravure représente précisé-
ment le repas chez Simon.
11 faut une fois de plus, aurisqued être fastidieux, résumer cette description de
lEnfer; c'est à ce prix seulement que nous pourrons expliquer la fresque d'Albi.
Le premier supplice est celui de la roue(fig. 2/i3) : il est réservé aux orgueil-
leux. Les roues tournent sur de hautes montagnes et Léviathan, « capitaine des
orgueilleux », préside a
leurs tortures ' .
Les envieux sont plon-
gés dans un fleuve, les
uns jusqu au nombril, les
autres jusqu'aux aisselles
(hg. 2/1/1). Une âpre bise
les oljlige à s'enfoncer
dans le fleuve, mais ils
n y trouvent qu'un froid
plus insupportable en-
core. C'est alors que
Beelzebuth, « prince et
capitaine d'envie » , les sai-
sit au mdieu de la glace,
et les lance dans un lac
de feu. Parfois aussi il
les jette à une monstreuse
bête qui s appelle Luci-
fer ; elle a sans cesse la ^
gueule ouverte, et tantôt elle absorbe les âmes et tantôt elle les vomit.
Le péché de colère est puni dans une grande cave obscure qui ressemble a une
boucherie. Baalberith, « chef des ireux», aidé de tousses serviteurs, découpe les
damnés sur des tables. Les démons, armés de marteaux, s'emparent des morceaux
et les forgent sur des enclumes, puis ils les lancent à d'autres démons qui battent
et soudent ces masses informes.
Fig. a43. — Les supplices de l'Enfer. La Roue.
Gravure de l'Arl de bien vivre el de bien mourir de Vérard.
' Notre auteur, fort méthodique, a voulu associer un démon à chacun des péchés capitaux. C'était, au xv* siècle,
une tradition. On pourra s'en convaincre en lisant le Mystère saiit Anlhoiù de \ te unes, publié par l'abbé
P. Guillaume, Paris, 1884. Les noms des démons, d'ailleurs, ne sont pas les mêmes.
5i6
L'ART RELIGIEUX
Les paresseux, dans un lieu plein de ténèbres, sont mordus par des serpents.
Souvent de petits serpents leur traversent le cœur comme une flèche. Alors une
grande bête ailée, nommée Astaroth, les dévore; elle les rejette ensuite, et les
âmes, devenues grosses, enfantent d'autres serpents qui de nouveau les
déchirent.
Les avares sont plongés dans des cuves, où l'eau est remplacée par du métal
en fusion. Un diable appelé Mammon les tourmente avec une broche de fer.
Les gloutons sont à table
au bord d'un fleuve. Un démon,
Beelphégor, les oblige à se nour-
rir de leurs propres membres ou
à manger des bêtes immondes.
Les luxurieux, enfin, sont
plongés dans des puits sous la
surveillance du démon Hasmo-
dée. Des serpents et des cra-
pauds se suspendent à leur
sexe et le dévorent.
On voit que notre compila-
teur n'a guère inventé. On a
reconnu au passage les em-
prunts qu'il a faits à la Vision
de saint Paul ou aux légendes
d'Owen et de Tungdal \ Il n'a
qu'un mérite, celui de la mé-
thode.
La traduction française que publia Vérard est accompagnée de gravures sur
bois. Ces gravures sont claires, raisonnables, mais sans mystère; il y manque
cette atmosphère de songe oii baignent les visions de llrlande. Du dessinateur
de Vérard, de cet observateur spirituel qui a si bien représenté le maigre peuple
de Paris, le bourgeois soucieux et la commère revêche sous sa capeline, — il
ne faut pas attendre la révélation du monde internai. Il a soigneusement écarté
tout ce qui dépassait son imagination : la bête monstrueuse qui engloutit les
' Le détail des crapauds qui dévorent le sexe des luxurieux ne se trouve ni dans le récit grec ni dans les
légendes irlandaises, mais il était traditionnel. L'art le représente dès le xii'^ siècle (Moissac).
Fig. 244- — Les supplices de l'Enfer. Le fleuve glacé.
Gravure de VArt de bien vivre et de bien mourir de Vérard.
LE JUGEMENT DERNIER. LES PEINES ET LES RÉCOMPENSES. 617
âmes, la forge où les démons soudent les damnés sur l'enclume. Quelques-
unes de ses gravures'^ont pourtant du caractère : les larges roues qui tournent
chargées de criminels, le fleuve d'où surgissent des faces désespérées sous un
ciel vide, sont des pages vigoureuses.
Le livre de Vérard ne tarda pas à être imité. Guyot Marchant, pour donner
plus d'intérêt k son Calendrier des- Bergers, y introduisit un chapitre consacré aux
supplices de l'Enfer'. C'est un court résumé du traité publié par Vérard;
quant aux gravures, Marchant les imita sans scrupules.
On sait le succès du Calendrier des Bergers : la France entière le lut. La
fresque de la cathédrale d Albi nous apporte une preuve nouvelle de la vogue
extraordinaire du livre; car ce tableau de 1 Enfer, k propos duquel on a l'habi-
tude de parler de Dante et de 1 Italie, n'est qu'une copie agrandie des gra-
vures du livre de Marchant. Les Italiens, qui ont couvert de leurs peintures
toute la cathédrale d'Albi, n'ont rien k revendiquer ici ; l'inspiration vient
d'ailleurs.
Il est très facde de prouver que l'artiste d'Albi a pris comme modèle,
non pas le livre de Vérard, mais bien le livre même de Marchant. Chaque
compartiment de la fresque, en effet, est accompagné d'une inscription : or ces
inscriptions reproduisent exactement, k quelques très légères différences près, le
texte du Calendrier des Bergers ^
La preuve est faite : la fresque d'Albi, que l'on considérait jusqu'ici comme
l'œuvre d'un artiste singulier, k la fois méthodique et ingénieux, perd tous ses
droits k l'originalité. Elle reste, malgré tout, intéressante ; songeons k tout ce
qu'il a fallu fondre et mêler pour qu'une telle œuvre fût possible : l'imagination
grecque, les rêves du monde celtique, les classifications de l'Ecole, le talent
limpide et sans miystère des dessinateurs parisiens. •
La fresque d'Albi, k laquelle on assigne parfois une date voisine de i45o,
ne peut être que des dernières années du xv'^ siècle ou des premières duxvi''.
La fresque d Albi est une copie, mais une copie souvent assez libre, des
' La première édition du Calcndru'r des Bergers (i^gi), qui est à peu près contemporaine de l'Art de bien vivre
et de bien mourir, ne contient pas les supplices de l'Enfer.
- ^ oici tine inscription d'Albi : « Les envieux et les envieuses sont en ung fleuve congelé plongés jusques au
nombril et pardessus les frape ung vent moult froit et quant veulent icelluy vent éviter se plongent dedans ladite
glace. » Et voici le texte du Calendrier des Bercjcrs. <( J'ay veu ung fleuve congelé auquel les envieux et les envieuses
étaient plongés jusqu'au nombril, et pardessus les frapoit ung vent moidt froit, et quant voulaient icelluy vent
éviter se plongeaient dedans la glace du tout. » Cet exemple pourra suffire.
5i8 LART RELIGIEUX
gravures du Calendrier des Bergers; les marqueteries des stalles de Gaillon,
aujourd hui à Saint-Denis, en sont une copie littérale. On j voit le supplice de
la roue, et les envieux plongés dans le fleuve glacé ; des démons découpent
les damnés étendus sur des tables et, plus loin, leur présentent une nourriture
immonde. Partout les gravures de Guvot Marchant ont été fidèlement copiées.
L'artiste n'a inventé qu'un détail : au-dessus du fleuve oi^i sont plongés les
damnés, il a représenté une énorme tête qui surgit des nuages; cette tête aux
joues gonflées, c'est la bise qui flagelle les envieux quand ils veulent sortir du
fleuve de glace. Les marqueteries de Gaillon sont peut-être l'œuvre d'artistes
italiens; en tout cas, ces praticiens n'mventaient guère et se contentaient de
copier des originaux français.
Les stalles de Gaillon sont des premières années du xvi^ siècle.
Ainsi, c'est à la veille de la Renaissance que les supplices de l'Enfer
entrent dans l'art. Une semblable conclusion n'est pas conforme aux idées
admises. On va répétant, depuis Stendhal, que la pensée de 1 Enfer est la
grande, est l'unique préoccupation de l'homme du moyen âge : l'étude des
œuvres d'art et de la littérature théologique prouve le contraire. Nos cathé-
drales du xiii*' siècle nous laissent à peine entrevoir les châtiments réservés aux
pécheurs. 11 faut arriver au xv'^ siècle pour rencontrer des imaginations avides
de supplices ; un gros livre comme le Barathre, où tout ce que les païens et les
chrétiens ont dit de l'Enfer se trouve longuement exposé, porte bien sa date*.
Redisons-le une fois de plus ; le xm*^ siècle parle à l'intelligence, le xv'^ à la
sensibilité. Dans l'art français, l'Enfer, la douleur et la mort s'épanouissent
comme de tristes fleurs d'arrière-saison.
Regardons maintenant à la droite du Juge et voyons comment nos artistes
représentent les joies des élus. Entreprise difficile. Il a toujours été plus aisé
d'imaginer les supplices de l'enfer que les voluptés du ciel. L'idée d'un bonheur
sans fin peut à peine être conçue : comment la rendre sensible aux yeux ?
Le xin'' siècle, soutenu par les spéculations des théologiens, avait personnifié
les béatitudes de l'âme dans la vie éternelle; à Chartres, la Liberté, la Con-
' B. N. l'ranç. 4ôo. Le livre a dû être composé vers l5oo.
LE .TUGEMENT DERNIER. LES PEINES ET LES RÉCOMPENSES. 619
corde, la Santc, 1 Honneur sont des figures vraiment célestes '. Ce noble symbo-
lisme ne fut pas imité.
Ce n est pas qu'au xv" siècle les spéculations tbéologiques sur le Paradis
manquent de beauté; tout au contraire. On trouve chez les docteurs de la
fin du moyen âge une foule de belles idées, mais qui ne sont pas du domaine de
l'art. Lisons par exemple l'opuscule intitulé : La forme et manière du grami
jugement général de Dieu ', c'est un résumé populaire et vivant de la doctrine
reçue.
Après le jugement, nous dit-on, les hommes deviendront semblables aux
anges; ils contempleront l'essence éternelle avec une joie indicible. Et d'où
viendra cette joie? — De l'amour. Par l'amour, les bienheureux seront unis à
Dieu, mais par l'amour, aussi, ils seront unis les uns avec les autres; chaque
âme rayonnera sut les autres âmes; le bonheur d'un bienheureux sera fait des
vertus de tous les saints, de la charité des apôtres, du courage des martyrs, de
la piété des confesseurs, de la chasteté des vierges.
Mais, dit le vieil auteur, tout cela ne peut se conccA^oir; c'est un océan de
félicité; une seule goutte sur nos lèvres nous donnerait le dégoût de vivre : en
ce monde, il n'y a que la musique et la lumière qui puissent nous laisser
pressentir ces béatitudes. Il faut répéter le mot de saint Bernard : « Tout ce qui
sera en Paradis ne sera que liesse, que joie, que chant, que clarté, que
lumière. »
Musique et lumière : tels furent toujours les symboles du ciel. Virgile
groupe les bienheureux autour de la lyre d'Orphée dans un paysage de Claude
Lorrain, Dante unit la musique et la flamme, et fait chanter des esprits revêtus
de feu.
Clarté éblouissante, chants et musique, c'est tout ce que nos artistes du
XV® siècle empruntèrent aux théologiens.
Fouquet nous offre un bel exemple de la vertu symbolique de la lumière.
Il a peint dans les Heures d'Etienne Chevalier le Triomphe de la Vierge (fig. 2/i5).
Le ciel s'ouvre et le Paradis apparaît, tel qu'on le représentait dans les Mystères :
le Père et le Fils trônent sur de hautes chaises à dossier, et la Vierge, assise à
leur droite, semble la troisième personne delà Trinité. Les anges et les bienheu-
reux forment de grands cercles concentraques. On sent sous les pieds des per-
* Voir L'Art religieux du xin'^ siècle, p. 428 et suiv.
2 Cet opuscule a été inséré par Vérarcl clans l'Art de bien vivre et de bien mourir.
L'ART RELIGIEUX
sonnages l'écliafaud clu théâtre, et l'ensemble serait un peu massif, si le dessin
n'était transfiguré par la couleur. Le Père, le Fils, la Vierge, vêtus de blanc.
Fig. 245. — Le Paradis.
Miniature de Fouquet. Heures d'Etienne Chevalier, Chantilly.
semblent être la source de toute lumière ; on les croirait assis au centre du
soleil. Autour d'eux, les bienheureux sont plongés dnas un demi-jour doré,
mais tous sont touchés par les rayons divins, tous ont des lueurs de soleil
LE JUGEMENT DERNIER. LES PEINES ET LES RÉCOMPENSES. 52i
levant sur le front et sur les épaules. Naïvement, le vieux maître traduit dans
sa langue la pensée des théologiens.
Mais le plus souvent les peintres s'attachent à l'autre métaphore : ils
remettent des instruments de musique aux mains des anges pour nous faire
entendre que la musique de la terre est un symbole des harmonies du ciel. Nos
vitraux nous offrent cent fois cette image
des anges musiciens : on les voit chan-
tant, jouant de la flûte ou de la yiole,
au milieu du réseau flamboyant des
rosaces \ Souvent ils animent de leur
vol et de leurs chants tout le sommet
d'un vitrail. A la cathédrale de Bourges,
le Paradis qui emplit le haut de la
verrière des Tuilier est une merveille
de grâce ; il n'y manque même pas la
poésie de la lumière, puisque ces beaux
anges emplissent de leur musique un ciel
plus éclatant que le plus beau ciel d'été.
Nos sculpteurs ne pouvaient pas appe-
ler la lumière à leur secours. Ils eurent,
il est vrai, la ressource de mettre des
harpes aux mains des anges : ils le firent
quelquefois. Mais il en est qui surent,
par la seule puissance des lignes, faire
sentir l'extase du ciel.
Il y a, à Saint-Maclou de Rouen,
dans les voussures voisines du Jugement
dernier, de charmantes figures d'anges
et de bienheureux : les anges semblent présenter à Dieu les élus agenouillés,
les mains jointes, le visage tendu, tout leur être emporté vers leur Sauveur.
Ces jolies figurines usées par le temps ressemblent maintenant à l'ébauche
hardie des maîtres modernes ; on croit entrevoir leur sourire sous le voile humide
que les sculpteurs jettent sur leur œuvre inachevée (fig. 2/16).
Fig. 246. — Un ange et un élu.
Voussure du porlail de l'église Saint-Maclou, Rouen.
1 A la rose nord de la cathédrale de Sens, par exemple, w'' siècle.
et)
522
L'ART RELIGIEUX
Les groupes d'anges et de bienheureux qui ornent les voussures de la cathé-
drale de Nantes' procèdent du même sentiment. Les
anges ont de lourdes chevelures que soulève le vent du
ciel; ils présentent à Dieu les élus, souriants, ravis, les
bras croisés sur la poitrine, la tête et le cœur tendus vers
la félicité qui les attend.
Mais de toutes les œuvres consa-
crées aux joies du ciel, je crois que
la plus originale est le tableau du vieux
maître de Douai, Jean Bellegambe ^
C'est un triptyque : on voit, au centre,
le Jugement dernier, à gauche de
Jésus-Christ, la punition des réprou-
vés, à droite (fig. 2/17), la récompense
des élus.
Le volet de droite serait un des plus
purs chefs-d'œuvre de l'art chrétien,
si Jean Bellegambe avait su peindre
comme Memling, mais il n'a pas cette
suave couleur qui revêt les visages de
spirituahté et semble une émanation
lumineuse de l'âme.
Ce qui mérite d'être loué, c'est la
beauté de la conception. Jean Belle-
gambe s'inspira d'un passage de samt
Mathieu', que l'on ne manquait jamais
de citer quand on décrivait le jugement
dernier * : « Le roi dira k ceux qui
sont k sa droite : « Venez, vous qui êtes
* Portail cenlral.
"^ Mgr Dchaisncs a eu raison de ranger ce triptyque
(aujourd'hui an Musée de Berlin) au nombre des œuvres
de Jean Bellegambe. Voir Dehaisnes, La vie et l'œuvre de
Jean Bellegambe, Lille, 1890, in-4°, p- 161 et suiv.
■i XXV. 3 1-46.
* On le trouvera notamment dans VArt de bien vivre et de bien mourir.
Phot. Uanfstângel.
Fig. 247. — Récompense des élus.
Volet dujugement dernier de Jean Bellegambe. Musée de Berlin
LE JUGEMENT DERNIER. LES PEINES ET LES RECOMPENSES. SaS
bénis de mon père, prenez possession du royaume qui vous a été préparé dès
le commencement du monde. Car j'ai eu faim et vous m'avez donné à manger;
j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire : j'étais étranger et vous m'avez
recueilli; j'étais nu et vous m'avez vêtu; j'étais malade et vous m'avez visité:
j'étais en prison et a^ous êtes venus vers moi. » — Les justes lui répondront :
« Seigneur, quand t'avons-nous vu avoir faim, quand t'avons-nous vêtu? » —
Et le roi leur répondra : « Je vous le dis en vérité, toutes les fois que vous avez
fait ces choses au plus petit de mes frères, c'est à moi que vous les avez faites. »
Jean Bellegambe part de là, et voici ce qu'il imagine. Les élus sont
réunis dans une belle prairie et les anges s'empressent autour d'eux; on dirait
qu'ils les servent avec sollicitude : et c'est cela en effet. Chaque oeuvre de misé-
ricorde trouve en ce jour sa récompense : ceux qui ont vêtu les pauvres reçoi-
A^ent de riches tuniques ; ceux qui les ont nourris se rassasient des fruits mer-
veilleux que leur tend un ange; ceux qui leur ont donné à boire sont assis
autour dune belle fontaine, et des anges emplissent leurs coupes d un breuvage
divin ; ceux qui ont soigné les malades s'avancent sur la prairie soutenus par
d'autres anges. Dans le fond, de magnifiques palais s'étagent et se perdent dans
des lointains lumineux; mais ce ne sont pas ces perspectives ouvertes sur l'autre
monde qui nous attirent : c'est la prairie enchantée. Miracle de l'amour : nous
ne sommes encore que sur la terre et cette terre est déjà devenue un paradis.
Comme il est riche de sens, le beau tableau de Bellegambe ! Il nous dit, avec
la naïveté de ce temps, que si les hommes s'aimaient, la terre deviendrait pour
eux aussi belle que le ciel.
CHAPITRE V
COMMENT L'ART DU MOYEN AGE A FINI
I. L'esprit de l'art du moyen âge et l'esprit de l'art de la renaissance. — II. Influence
DE LA RÉFORME. DISPARITION PROGRESSIVE DES MYSTERES. III. L'ÉGLISE DE LA FIN DU MOYEN
AGE ET LES CEUVRES d'aRT '. SA TOLÉRANCE. LE PAGANISME. LES LIBERTÉS DE l'aRT POPULAIRE.
IV. Le CONCILE DE TRENTE MET FIN A CETTE TRADITION DE LIBERTÉ. LIVRES INSPIRÉS PAR
LE CONCILE DE TRENTE. LE Dïscorso DE PALEOTTi. LE Traité dcs saintcs images de molanus.
FIN de l'art du moyen AGE.
I
Cette longue analyse nous a montré que l'art du xv" siècle, sans former
un système aussi solide que l'art du xm% avait aussi ses traditions et ses lois.
Il semble que cette riche iconographie n'ait jamais été plus vivante, plus
féconde, qu'au commencement du xvi" siècle. Comment donc se fait-il que, peu
d'années après, elle se dissolve et bientôt disparaisse sans laisser de traces?
La première idée qui se présente à l'esprit, c'est que la tradition du moyen
âge a été tuée chez nous par l'art de la Renaissance italienne.
Il faut reconnaître, en effet, que le principe de l'art du moyen âge était en
complète opposition avec le principe de l'art de la Renaissance. Le moyen âge
finissant avait exprimé tous les côtés humbles de l'âme : souffrance, tristesse,
résignation, acceptation de la volonté divine. Les saints, la Vierge, le Christ
lui-même, souvent chétifs, apparentés au pauvre peuple du xv" siècle, n'ont pas
d'autre rayonnement que celui qui vient de l'âme. Cet art est d'une humilité
profonde; le véritable esprit du christianisme est en lui.
5a6
L'ART RELIGIEUX
Tout différent est l'art de la Renaissance. Son principe caché est l'orgueil;
l'homme désormais se suffit à lui-même et aspire à être un Dieu. La plus
haute expression de l'art, c'est le corps humain sans voile ; l'idée d'une chute,
d'une déchéance de l'être
humain, qui détourna si long-
temps les artistes du nu, ne
se présente même plus à leur
esprit. Faire de l'homme un
héros rayonnant de force et de
beauté, échappant aux fatalités
de la race pour s'élever jus-
qu'au type, ignorant la dou-
leur, la compassion, la rési-
gnation, tous les sentiments
qui diminuent — voilà bien
(avec toutes sortes de nuances)
l'idéal de l'Italie du xvi" siècle.
Cet art, introduit chez
nous au temps de François I",
commença à porter le trouble
dans notre art religieux. Les
saints, le Christ lui-même se
mirent à ressembler à des
héros antiques, à des empe-
reurs divinisés qui planent au-
dessus de la nature humaine.
Mais cette conception nou-.
velle de l'art ne modifia en
rien les vieilles dispositions
iconographiques. Si l'esprit
est différent, la forme reste identique. C'est ce qu'il est facile de prouver par
des exemples.
Voici un charmant vitrail de La Couture de Bernay (fig. 248). Il représente
la Nativité avec toutes les grâces de la Renaissance du temps de François I".
On aperçoit dans le fond les arcs de triomphe de Rome et les candélabres
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Fig 248 — La Nativité.
Vitrail de l'église de La Couture de Bemay (Eure)_
GOMMENT L'ART DU MOYEN AGE A FINI 627
antiques de la Chartreuse de Pavie. Les personnages se répondent avec une
élégante symétrie. Les bergers qui viennent adorer leur Dieu sont couronnés
de feuillage comme des bergers de Virgile. La Vierge, saint Joseph, ont le beau
profil, la ligne noble des héros de Raphaël. Tout semble nouveau, et au fond,
tout est conforme à la tradition. La Vierge est à genoux devant l'Enfant couché
tout nu sur la terre; les anges entourent le nouveau-né, et saint Joseph abrite
de la main sa chandelle contre le vent : un artiste du xv'' siècle n'eût pas été
plus scrupuleux.
Veut-on un autre exemple ? Qu'on étudie le vitrail de Pont-Audemer qui
représente la mort de la Vierge ; il est à peu près du même temps que celui de
La Couture. Tout y est ordonné suivant les lois de l'esthétique italienne : groupes
symétriques, équilibre savant, noble cadre d'architecture. Il seiTible qu'une
pareille œuvre ne puisse rien avoir de commun avec le passé. Mais il suffit de
regarder avec plus d'attention pour reconnaître qu'il ne manque aucun des naïfs
détails imaginés par le moyen âge : — saint Jean met un cierge dans la main
de la Vierge, un apôtre lit dans son missel les prières de morts, et un autre
souffle sur la braise de l'encensoir.
Le vitrail de La Couture et celui de Pont-Audemer ne sont pas des excep-
tions ; toutes nos œuvres du xvf siècle ont été conçues dans cet esprit. Ainsi
l'art de la Renaissance italienne, en pénétrant chez nous, n'a nullement détruit
la vieille iconographie française ; il s'y est accommodé.
Si la tradition du moyen âge est morte, ce n'est pas la Renaissance qui la
tuée, c'est la Réforme.
C'est la Réforme qui, en obligeant l'Eglise catholique à surveiller tous les
aspects de sa pensée et à se ramasser fortement sur elle-même, a mis fin à cette
longue tradition de légendes, de poésie et de rêves.
11
Une des premières conséquences de la Réforme fut de rendre suspect aux
catholiques leur vieux théâtre religieux. Ils s'aperçurent pour la première fois
qu'au texte de l'Evangile les auteurs de Mystères avaient mêlé mille contes,
mille platitudes, mille grossièretés. Il fallut reconnaître que les protestants
n'avaient pas tout à fait tort quand ils disaient que ces détestables poètes
5a8 L'ART RELIGIEUX
(( convertissaient en vrayes farces les sacrées paroles de la Bible* ». L'heureux
âge de l'innocence, où tout est grâce, était maintenant passé.
Dès i54i, l'échevinage d'Amiens faisait difficulté « à laisser jouer publique-
ment la parole de Dieu ». Sept ans après, le 17 novembre i5/i8, le Parlement
de Paris, par un arrêt célèbre, défendit expressément aux confrères de repré-
senter (( le mystère de la Passion Notre Sauveur, ne autres mystères sacrés ».
L'arrêt du Parlement ne s'appliquait qu'à Paris : l'acte de i548 ne marque
donc pas, comme on l'a dit, la fin du théâtre religieux du moyen âge^ Les
confrères qui n'avaient plus le droit de représenter leurs Mystères à Paris,
allaient de temps en temps les jouer à Rouen. En Normandie, la célèbre confré-
rie d'Argentan continuait, comme parle passé, à représenter la Passion.
Il est visible pourtant que notre vieux théâtre chrétien est condamné. En
i556 une représentation de la Passion, qui fut donnée dans le cimetière de
l'Hôtel-Dieu, à Auxerre, amena de graves désordres. Cette année i556 marque,
dans l'histoire des Mystères, une date plus décisive encore que l'année i5/i8.
A Rouen, le Parlement interdit la représentation du Mystère de Job; et à Bor-
deaux il fut défendu aux confrères de jouer des pièces « concernant la foi chré-
tienne, la vénération des saints, et les saintes institutions de l'Eglise ».
La vie se retire décidément de notre théâtre religieux. Après 1571, l'an-
tique confrérie d'Argentan, qui avait édifié tant de générations, devient muette.
Ce n'est plus que dans quelques provinces reculées que l'on s'obstine encore à
jouer les Mystères : à la fin du xvi" siècle on représentait encore la Passion
dans les Alpes, à Lanslevillard, à Modaiie, à Saint-Jean-de-Maurienne .
La disparition des Mystères eut pour l'art chrétien de graves conséquences.
Les Mystères, nous l'avons montré, avaient créé en grande partie l'iconogra
phie de la fin du moyen âge. C'est par les Mystères que la tradition se maiu
tenait. Si, jusque vers 1670, on représente, au Jardin des Oliviers, Jésus avec
une tunique violette. Judas avec une bourse et Malchus avec une lanterne
(pour prendre un exemple entre cent), c'est que telle était, depuis deux cents
ans, la mise en scène invariable du théâtre.
Quand le théâtre religieux disparut, il n'y eut plus d'autres traditions que
celles qui se perpétuèrent quelque temps encore dans les ateliers. Les vieux
' Henri Eslienne, Apoloijie pour Hérodote, chap. xxi.
- C'est ce qu'a très bien montré M. Lanson dans la Revue d'histoire littéraire de la France, igoS, p. 177 et sui-
vantes.
COMMENT L'ART DU MOYEN AGE A FINI 629
artistes restèrent fidèles à ce qu'ils avaient vu au temps de leur jeunesse. C'est
ce qui explique pourquoi, jusqu'à la fin du xvi° siècle, on retrouve encore
dans quelques vitraux l'iconographie traditionnelle.
Avec ces vieux maîtres disparurent les antiques formules. Ces pratiques, que
le théâtre ne consacrait plus, n'avaient plus de sens pour les nouvelles géné-
rations.
C'est ainsi qu'à la fin du xvi" siècle nos artistes se trouvèrent tout d'un coup
sans traditions en face des sujets chrétiens. Leur orgueil, sans doute, en fut
flatté, car l'Italie leur avait appris qu'un grand artiste ne doit rien qu'à lui-
même; mais l'art chrétien n'y gagna pas. Il y avait dans la tradition qui
mourait plus de poésie, de tendresse et de douleur qu'un homme, eût-il du
génie, n'en pouvait m.ettre dans son œuvre.
Voilà comment la Réforme, en tuant le théâtre du moyen âge, atteignit
indirectement l'iconographie.
III
Au moment même où disparaissait le théâtre chrétien, l'Eglise annonçait
l'intention d'exercer sur les œuvres d'art une exacte surveillance. En i563, le
concile de Trente, dans sa vingt-cinquième session, qui fut la dernière, parle
en ces termes des statues et des tableaux qui doivent désormais décorer les
églises :
Le saint concile défend que l'on place dans une église aucune image qui rappelle un dognie
erroné et qui puisse égarer les simples. Il veut qu'on évite toute impureté, qu'on ne donne pas
aux images des attraits provoquants. Pour assurer le respect de ces décisions, le saint concile
défend de placer ou faire placer en aucun lieu, et même dans les églises qui ne sont point assu-
jetties à la visite de l'ordinaire, aucune image insolite, à moins que l'évèque ne l'ait approuvée.
C'était là une conséquence nouvelle de la Réforme. Les protestants avaient
déclaré la guerre aux images, il ne fallait pas qu'ils eussent de motifs légitimes
de railler la crédulité ouïe peu de délicatesse morale des catholiques.
La décision du concile de Trente pourrait faire croire que depuis longtemps
le clergé n'exerçait plus aucune surveillance sur les œuvres d'art. Une pareille
déduction serait tout à fait erronée. L'étude attentive des documents prouve, au
contraire, que jamais les hommes d'Eglise ne renoncèrent à proposer aux artistes
53o L'ART RELIGIEUX
leurs programmes. Lorsque, en iBog, les chanoines de Rouen décidèrent de
faire décorer de statues le grand portail de la cathédrale, ils n'abandonnèrent
pas le choix des sujets à la fantaisie des artistes. Ils demandèrent à trois
membres de leur chapitre, au chantre Jean Le Tourneur, à Etienne Haro et à
Arthur Fillon, le futur évêque de SenHs, de vouloir bien examiner ensemble
quelles figures il convenait de faire sculpter. Ce sont eux qui décidèrent que le
tympan du grand portail serait décoré d'un arbre de Jessé et les voussures de
statuettes d'anges, de prophètes et de sibylles. L'année suivante, un autre
membre du chapitre, le chanoine Mesenge, est chargé de surveiller l'exécution
des « histoires ». Il lui semble que le moyen le plus efficace d'y veiller est de
demander aux sculpteurs un dessin de ces images et il propose de faire faire ce
dessin à ses frais'.
On est étonné, quand on étudie de près l'art de la fin du moyen âge, d'être
obligé de reconnaître que certaines œuvres, cju'on pouvait croire sorties de
l'imagination d'un peintre, ont été arrêtées dans tous leurs détails par un clerc.
Le couronnement de la Vierge de Villeneuve-lès- Avignon, ce riche tableau oii
l'on voit la Trinité, les saints, le paradis, l'enfer, la messe de saint Grégoire,
Rome et Jérusalem, semblait témoigner en faveur de la science iconographique
de l'artiste; un contrat passé par devant notaire a établi que le peintre Enguer-
rand Charonton n'avait rien eu à imaginer. C'est un prêtre, Jean de Montagnac,
qui a tout réglé; l'artiste n'a même pas eu la liberté de choisir la couleur du
vêtement de Notre-Dame « qui doit être de damas blanc " » .
Beaucoup d'oeuvres ont dû naître ainsi de la collaboration d'un artiste et
d'un clerc \ Les laïques qui commandaient un tableau à un peintre ne se fiaient
pas toujours à sa science des choses saintes, parfois ils exigeaient qu'il con-
sultât un prêtre ou quelque savant moine. Lorsque les marchands de laine de
Marseille demandèrent au peintre Pierre Villate, en 1/171, l'histoire de sainte.
Catherine de Sienne, leur patronne, ils inscrivirent dans le contrat cette condi-
tion expresse qu'il prendrait les conseils d'Antoine Leydet, prieur du couvent
des Dominicains^.
1 Documents publiés par Gh. de Beaurepaire dans ses Mélanges hisloriques et archéologiques, 1897, p. 208-224.
2 M. l'abbé Requin a publié ce contrat dans une brochure intitulée : Un tableau du roi René au Musée de Yille-
neuve-lès-Avignon, 1890, in-8°.
3 Voir un autre exemple dans le Bulletin archéologique du Comité des travaux historiques, i885, p. 38i.
■*■ Bulletin archéologique du comité, i885, p. 378-879.
COMMENT L'ART DU MOYEN AGE A FINI 53i
Il semble donc que le clergé n'ait jamais renoncé à servir de guide aux
artistes. Mais, ce qui est évident, c'est que ce clergé n'avait aucun des scrupules
que la Réforme éveilla dans les âmes. Il n'y eut jamais de censeurs moins sévères
que ces chanoines et ces évêques de la fin du moyen âge ; ils firent preuve d'une
tolérance et d'une largeur d'esprit que nous bénissons aujourd hui. Aucune des
gracieuses légendes, aucun des jolis contes de fées qui charmaient le peuple ne
les choqua. Ils ne Aèrent point d'inconvénient à ce qu'on représentât dans un
vitrail Jésus-Christ en maréchal-ferrant travaillant dans l'atelier de saint Eloi.
Ils ne se scandalisèrent pas davantage de voir dans leurs églises l'image des
héros antiques. Le beau jubé que Jean de Langeac, évêque de Limoges, fit
Fig. 249. — Les travaux d'Hercule.
Fragment du jubé de Limoges.
élever dans sa cathédrale, en i534, était décoré, dans le haut, de limage des
Vertus et des Pères de l'Église et, dans le bas, de six bas-reliefs représentant
les travaux d'Hercule (fig. 2/19)'. Le prélat avait pour devise Marcescit in otio
virtiis, et il pensait sans doute que la légende d'Hercule était le parfait symbole
des luttes qu'une grande âme aime à engager avec la destinée. Les images des
dieux du paganisme sculptés à la façade d'une église, ou dans léglise elle-
même, ne choquaient personne. L'évêque qui visitait son diocèse pouvait voir
Mars et Vénus au portail de Pont-Sainte-Marie, près de Troyes. Il pouvait
A'oir à la voûte de l'église de Beaumont-le-Roger, dans des cartouches, les
douze grands dieux de l'Olympe. S'il avait la curiosité de feuilleter les livres
d'Heures où les fidèles lisaient loffice de la Vierge (fig. 260), il apercevait
dans les marges Cérès, couronnée d'épis, Bacchus, Pluton, le dieu Sylvain
^ Ce jubé a élé placé à l'entrée de l'église. Les statues ont été nuitilées, maison voil encore les Las-reliefs qui
représentent les travaux d'Hercule.
533
L'ART RELIGIEUX
aux pieds de chèvre, et l'histoire des amours de Pyrame et de Thisbé'. L'évêque
pensait que ces dieux inoffensifs n'étaient phis que des formes charmantes, de
belles arabesques qui pouvaient bien embellir la maison de Dieu. Car tout
ce qui est beau mérite d'être accueilli avec reconnaissance. La beauté vient du
ciel. Toute belle œuvre, qu'elle soit païenne ou chrétienne, est un message
de Dieu. Le pape n'avait-il pas ouvert
son Vatican à toutes les merveilles du
monde antique ?
Tel était en France, vers 1 5 3o, l'es-
prit de la partie la plus cultivée du
clergé. C'était l'esprit des grands papes
de la Renaissance.
Hospitalier à la beauté antique j le
clergé ne le fut pas moins aux caprices
de l'imagination populaire, aux saillies
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V dOominiciabbatis
de la gaieté gauloise. La bonhomie des
chanoines, au moins autant que celle
des artistes, éclate dans les stalles qu'on
sculptait pour eux et qu'ils approu-
vaient.
Rien ne témoigne mieux en faveur
de leur tolérance que ces stalles du
xv^ et du xvf siècle. Il n'y a là aucune
place pour les choses du ciel. C'est la
vie de tous les jours. Voici le porteur
d'eau qui va à la fontaine, et le fabri-
cant de chandelles dans sa boutique ^.
voici le fermier qui revient de la foire un agneau sur ses épaules ^ le faucheur
qui aiguise sa faux", l'archer qui s'exerce pour le concours de la Saint-Sébas-
tien % le paysan qui dort sur le foin \
1 Officium beatae Mariae Virginis, imprimé par Germain Hardouyn en 152/1.
2 Stalles de la Trinité de Vendôme.
3 Stalles de Presles (Seine-et-Oise).
•^ Stalles de Routot (Eure).
6 Stalles de Yillefranche d'Aveyron.
Fig. 260. — Cérès et Baccluis
dans les marges de VOfficium beatae Mariae Virginis,
de Germain Hardoujn, iSa^.
COMMENT L'ART DU MOYEN AGE A FINI
533
Voici les contes de la veillée qui font peur aux enfants : l'homme qui parle
dans la forêt à la femme-oiseau', le moine qui rencontre un monstre ^ le
crapaud sorcier qui remue avec une cuillère un étrange breuvage ^
Plus loin voici d'autres contes, les inépuisables récits dont la femme est
l'héroïne et où le pauvre homme se console. Dame Anieuse dispute à son
mari la culotte*. Un sculpteur travaille à modeler la statue d'une femme et Satan
l'aide, car pour faire une feinme l'homme ne suffit pas, il faut encore le diable
(fig. 25i)''.Et le diable lui-même, si puissant qu'il soit, est encore moins fort
que la femme. Deux femmes coupent
le diable en deux avec une scie ^ Une
faible femme a passé la corde au cou
du diable et le mène en laisse comme
un petit chien'.
Ainsi s'égaie la bonhomie de l'ar-
tiste. Ces stalles ressemblent à la con- f
versation des vieilles gens d'autrefois ;
elles sont émaillées de proverbes, de
dictons. Une paysanne offre une cor-
beille de marguerites à un porc (mar-
garitas ante porcos) ^ ; le diable s'agite '
dans un bénitier ' : un renard à moitié
écorché sort de la bouche d'un
ivrogne '" : écorcher le renard, c'était, dans la vieille langue, subir les consé-
quences de son intempérance. On voit la truie qui file", et le canard qui
joue de la clarinette'"; et pour que rien ne manque il y a aussi quelques
Fig. 261. — Stalles de Saiiit-Marlin-aux-Bois (Oisej.
' Stalles de Fontenay-Ies-Louvres (Seine-et-Oise).
^ Stalles de Saint-Martin-aux-Bois (Oise).
3 Ici.
''■ Stalles de Rouen, et de Prcsles (Seine-et-Oise).
•'■ Stalles de Saint-Martin-aux-Bois.
'^ Stalles de Saint-Spire de Corbeil (dans Millin, Antiquités nationales).
^ Stalles de ITsle-Adam (Les stalles de ITsle-Adam proviennent de Saint-Seurin de Bordeaux).
* Stalles de Rouen.
5 Stalles de Champeaux (Seine-et-Marne).
^^ Jubé de Saint-Fiacre-du-Faouet.
" Stalles de l'Isle-Adam.
*2 Stalles de Saint-Pol de Léon.
534 L'ART RELIGIEUX
gauloiseries et même quelques-unes de ces grossièretés innocentes qui
faisaient rire nos aïeux.
Toutes ces images n'étaient assurément ni dangereuses, ni corruptrices :
tout au jdIus risquaient-elles de retenir l'âme dans des régions un peu basses.
Le clergé pourtant s'en accommodait. Après tout c'était là la nature; l'homme
était ainsi fait. D'autant plus brillaient dans les parties hautes du chœur, dans
les vitraux les magnifiques images des saints qui avaient vaincu cette nature
ennemie. Ainsi l'Eglise accueillait, comme jadis, toute l'humanité, persuadée
que dans tous les aspects de la vie il y a un enseignement.
Il ne faut pas croire que ces figures triviales se soient introduites dans l'église
à la faveur de l'indifférence des clercs : ils savaient parfaitement ce que les
artistes leur préparaient. En 1/^58, les chanoines de Rouen se rendirent dans
l'atelier du huchier Philippot Yiart qui venait de commencer les stalles de la
cathédrale. Ils purent voir comment le maître entendait décorer les miséricordes.
On leur montra quelques-uns de ces petits bas-reliefs qui nous amusent encore
aujourd'hui, joueurs de tambourins, monstres, mari qui bat sa femme, rustres
qui échangent des horions, — et ils se retirèrent fort satisfaits'.
IV
Au concile de Trente, l'Eglise s'examina. Elle se demanda si elle avait
toujours rempli en conscience tous ses devoirs ; et elle se promit d'être, à l'aA^e-
nir, plus sévère pour elle-même. Le protestantisme iconoclaste avait condamné
l'art; l'Eglise le sauva, mais elle le voulut sans reproche.
La décision du concile de Trente que nous avons citée est fort courte;
elle demandait un commentaire.
Il parut, dans la seconde partie du xvi*" siècle, plusieurs ouvrages où. étaient
déduites toutes les conséquences des principes posés par le concile.
L'Italie produisit alors un liA^re qui s'annonçait comme une œuvre capitale,
mais que son auteur ne put malheureusement pas terminer. Il s'agit du Discorso
intorno aile imagini sacre e profane du cardinal Paleotti". Dans plus d une page de
' Voir le document à l'appendice du livre de Langlois, Les stalles de la cathédrale de Rouen, i838, in-8°.
- Le livre fut publié à Bologne en iSSa. Il en parut à Ingolstadt, en iSgA, une traduction latine sous le titre
de De imaginibus sacris. Deux livres seulement sur cinq furent écrits.
COMMENT L'ART DU MOYEN AGE A FINI 535
ce livre, Paleotti nous apparaît comme un grand esprit; il établit contre les
protestants la légitimité de l'art par les plus nobles arguments. Il laisse bien
loin derrière lui nos honnêtes théologiens français, un René Benoist, par
exemple, qui cependant avait écrit sur le même sujet des pages pleines de bon
sens\ Paleotti a cette fine élégance italienne qui fait penser au beau rythme
de Palladio. C'est un platonicien de la Renaissance de la lignée de Marsile
Ficin; on sent qu'il adore la beauté. Suivant lui, la peinture nous introduit
successivement dans trois mondes. Elle nous ouvre d'abord le monde des sens,
qui est celui de la pure volupté : là, une ligne, une couleur suffisent à nous
enchanter. Elle nous découvre ensuite le monde de l'intelligence; au delà des
formes elle nous montre la pensée qui les engendre. Elle nous élève enfin jus-
qu'au monde de l'amour : ici, l'àme ravie des belles vérités qu'elle a découvertes
ne se contente plus de les contempler, elle les aimes. Contempler l'Annon-
ciation peinte par un grand artiste, ce n'est pas seulement goûter les voluptés
que donnent les lignes et les couleurs, c'est comprendre et puis aimer la bonté
de Dieu^
Cette haute philosophie de l'art annonçait un beau livre sur l'iconographie
chrétienne. Cç livre ne fut pas écrit : on ne retrouva dans les papiers de
Paleotti que les titres des chapitres. On voit clairement qu il se proposait de
passer en revue tous les sujets traités par les peintres de son temps, en leur
signalant leurs erreurs.
Ce que l'Italie ne put faire, la Flandre le fit. L'œuvre sortit de cette fameuse
université de Louvain qui fut, au xvi" siècle, le boulevard du catholicisme dans les
pays du Nord. Dèsi568, cinq ans après le concile, Jean Molanus fit à Louvain une
lecture sur l'utilité des images ; il s'appliquait lui aussi à réfuter les doctrines
iconoclastes et à produire les titres de l'art chrétien*. L'œuvre est savante, mais
on n'y sent pas cet amour de la beauté qui anime le livre de Paleotti : Molanus
n'est qu'un érudit.
Après avoir établi que l'art chrétien n'était pas une forme de l'idolâtrie,
Molanus se demanda ce que devait être désormais cet art. Tel est le véritable
sujet de son livre. C'est une sorte de traité d'iconographie, où les scènes
' René Benoist, Traité catholique des images, i56/i-
2 Lib. I, cap. XXII.
3 Lib. I, cap. XXIII.
* Ce discours est devenu le premier livre du De historia saiictaruin imaijmum et picturarum.
536 L'ART RELIGIEUX
traditionnelles, les types consacrés sont soumis à l'examen. Molanus exerce
avec sévérité cette haute magistrature que le concile de Trente avait déléguée
à l'évéque.
Rien n'est plus intéressant pour nous que ce long réquisitoire contre l'art
du moyen âge; nous assistons à la ruine de toute l'ancienne iconographie.
Le symbolisme, qui avait été l'àme même de l'art du xm° siècle, cette belle
idée que la réalité n'est qu'une apparence, que le rythme, le nombre et la
hiérarchie sont les grandes lois de l'univers, tout ce monde de pensées où
vivaient les vieux théologiens et les vieux artistes semble fermé à Molanus. Le
peu qu'il dit de la hiérarchie prouve qu'il est complètement étranger à l'esprit
des œuvres du passé. Il juge qu'il est indifférent de mettre saint Paul avant
saint Pierre, de peindre la Vierge à gauche ou à droite du Christ, de placer
dans le ciel tel ordre de saint avant tel autre'. Quant au symbolisme pro-
prement dit, c'est à peine s'il daigne y faire une allusion. Il dit pourtant un
mot des quatre animaux évangéliques, mais la signification qu'il leur prête
prouve clairement qu il n'est pas familier avec les symbolistes du moyen âge.
Il s'imagine que l'aigle, l'homme, le lion et le bœuf n'ont pas d'autre fonction
que de rappeler les premiers versets de chaque évangile " : c'est là assurément
un pauvre enseignement.
On sent, en lisant Molanus, que les anciens symboles se dessèchent et
meurent. Il n'y a pas une ligne, dans tout le livre, qui se rapporte au fameux
parallélisme de l'Ancien et du Nouveau Testament, à ces grands ensembles qui
furent si chers au moyen âge et auxquels le xvi^ siècle lui-même ne renonça
pas tout à fait.
Privé de la poésie des symboles, le nouvel art religieux sera également
dépouillé de la poésie des légendes. L'art du moyen âge avait vécu de songes.
Une moitié au moins des chefs-d'œuvre que nous admirons dans nos églises
fut inspirée par des fables. Ces légendes avaient été plus fécondes et plus bien-
faisantes que n'importe quelle histoire, au temps où elles étaient tenues pour
authentiques; mais ces temps étaient passés. Molanus, qui a lu ses adversaires,
sait qu'il n'est plus possible d'ajouter foi à Pseudo-Abdias, c'est-à-dire à
l'histoire des apôtres telle que la Légende dorée la raconte. Le sévère théologien
condamne sans pitié ces récits qui pendant quatre siècles avaient inspiré les
' De histor. sancl. imag. cl pict. (Edit. do Paquot, Louvain, 1771, in-4°), p- i34.
2 Ibid., p. 280.
COMMENT L'ART DU MOYEN AGE A FINI 537
artistes '. Désormais, il ne sera plus permis de représenter le merveilleux voyage
de saint Thomas dans l'Inde, ni cette lutte de saint Jacques et du magicien
Hermogène cpie l'évêque d'Amiens laissait encore sculpter dans sa cathédrale
aux premiers jours du xvi" siècle ^
Molanus est plus audacieux encore : il ose avouer que dans la vie de la
Vierge, telle que les artistes la racontent, tout n'est pas à l'abri de la critique.
L histoire de ses parents d'abord, puis le récit de son enfance, de son séjour
dans le temple, sont au noiTibre de ces choses que la piété peut croire, mais
qui ne sauraient être présentées comme des vérités incontestables. Les innom-
brables œuvres d'art que le passé a consacrées aux premières années de la Vierge
doivent-elles donc être détruites? En aucune façon ; mais l'Église a le devoir
d'éclairer la simplicité des fidèles : qu'ils sachent dans quel esprit ces images
doivent être contemplées. Peut-être d'ailleurs sera-t-il sage, tout en respectant
les anciennes, de ne pas en faire faire de nouvelles \
Mais il j a quelque chose de plus grave. Molanus dit nettement que les
circonstances de la Mort de la Vierge ne reposent que sur des témoignages apo-
cryphes'. Ainsi ce beau récit, mille fois peiiit ou sculpté, où les artistes avaient
mis toute leur foi et tout leur cœur, ces apôtres qui entourent le lit de la
Vierge, ces miraculeuses funérailles, ce tombeau où veillent les anges, tout
cela c'était de la poésie, ce n était pas de l'histoire! Qu'auraient dit les vieux
maîtres de Notre-Dame de Paris? Leur œuvre rayonnerait-elle d'une si pure
beauté, s'ils avaient cru sculpter une légende à laquelle il est permis de ne pas
croire ? Ce froid petit chapitre de Molanus marque bien la fin d un âge de
l'humanité. Ainsi la vie de la Vierge n'était pas certaine de tout point, ainsi
dans ce merveilleux joyau que le moyen âge avait ciselé avec tant d'amour,
il y avait peut-être quelques pierres fausses !
Cet aveu fait, il en coûtait moins d'enlever à la vie des saints quelques
légendes. Molanus ramène à des proportions hunaaines les vieux saints épiques,
si chers au peuple.
Saint Christophe, dit-il, a réellement existé : ce n'est pas, comme l'affirment
1 Ibid., p. 337.
2 Bas-relief du transept.
' Ibid., p. 83-85. u Docti vero et Eccleslastici eas picturas non extendant. » \oir aussi p. gS-g/l.
* Il le dit plus nettement dans la première édition que dans la seconde. Voir p. 33o avec l'addition de la
p. 33i.
MAl'e. T. II. 68
538 L'ART RELIGIEUX
les protestants, un pur symbole, mais il ne ressemblait en rien à ce géant mons-
trueux, à ce Polyphème que nous représentent les artistes. Il n'a jamais porté
l'enfant Jésus sur ses épaules, mais il a porté, en caillant missionnaire, le nom
du Christ parmi les païens. Il n'a nullement le privilège de mettre à l'abri de
la mort subite ; c'est une grossière superstition à laquelle on pourra mettre fin
en déplaçant ses images \
Saint Georges n'était pas un chevalier errant qui tuait les monstres et
délivrait les princesses : c'était un confesseur de la foi qui a arraché au démon
ou, si l'on veut, « aux dents du dragon » plus d'une victime. Un de ses
miracles convertit l'impératrice Alexandra. C'est cette impératrice, transformée
en une jeune vierge par des peintres ignorants, que saint Georges arrache au
monstre ^
Saint Nicolas a sans doute fait plusieurs miracles, mais le seul qui n'ait
aucun fondement est celui que l'on peint d'ordinaire : l'histoire des trois enfants
dans le saloir ne peut se justifier, on ne peut même pas comprendre comment une
pareille fable a pu naître. Il sera beaucoup plus sage, si Ion veut donner à
saint Nicolas un attribut, de le représenter, comme on fait quelquefois,
portant sur un livre trois boules d'or. Ce sera une allusion à ces trois bourses
avec lesquelles il sauva l'honneur des trois pauvres filles que leur père allait
vendre \
Ainsi la poésie recule devant le bon sens. Malheureusement la raison pure
n'a jamais inspiré les artistes, et il n'y avait plus désormais aucun espoir que
l'histoire de saint Georges pût faire naître un chef-d'œuvre.
Ce n'est pas seulement le vieux christianisme populaire du moyen âge qui
est condamné par l'esprit nouveau, c est aussi ce christianisme pathétique qu'on
pourrait appeler le christianisme franciscain.
Que de chefs-d'œuvre les anciens maîtres n'avaient-ils pas faits avec la Vierge
s'évanouissant au pied de la croix ! On ne pensait guère alors qu'une pareille
image pût devenir un jour un objet de scandale. C'est pourtant ce qui arriva.
Molanus établit par les témoignages des Pères et des docteurs que la Vierge
resta ferme au pied de la croix : la peindre évanouie, c'est lui faire injure'^.
' p. Sig et suivantes. '
2 P. 277. Molanus semble ici entrevoir la vérité.
3 P. 387.
<• P. 443.
COMMENT L'ART DU MOYEN AGE A FINI 689
Toute FEglise suivit le sentiment de Molanus. Les Jésuites eux-mêmes condam-
nèrent l'audace des peintres qui déshonoraient la Vierge en lui prêtant les fai-
blesses humaines'. A Rome, on enleva des églises plusieurs tableaux qui repré-
sentaient la Vierge s'évanouissant sur le Calvaire'.
La douleur de Dieu le Père parut tout aussi choquante que celle de la
Vierge. Dans les années qui suivirent le concile de Trente, un prêtre d'Anvers
reçut pour décorer son église une image qui représentait le Christ mort sur les
genoux de son Père : c'est ce groupe pathétique que saint Bonaventure avait
inspiré aux artistes du xiv° siècle. Un pareil sujet pouvait inquiéter un prêtre
qui se souciait des décisions du concile; celui d'Anvers écrivit à Molanus,
déjà célèbre, pour lui demander conseil. Molanus répondit qu'il fallait consulter
l'évêque, mais que pour lui il ne pouvait approuver une semblable image \
Il lui paraît tout aussi inconvenant de représenter Jésus-Christ, après sa
Passion, venant s'agenouiller devant son Père et lui montrant ses plaies et
l'instrument de son supplice \
Ainsi les images que la dévotion franciscaine avait multipliées depuis trois
siècles sont rejetées avec une sorte d'indignation.
Molanus pourtant n'ose pas demander qu'on fasse disparaître des églises les
Vierges de pitié, les Vierges percées de sept glaives, non plus que cette tou-
chante figure du Christ assis sur le calvaire et attendant la mort. Erasme a
beau railler, Molanus sent que ces vieilles images alimentent la piété des simples,
mais il a soin de faire observer que rien dans l'Ecriture, que rien chez les
Pères ne justifie de pareilles représentations ^ Parler ainsi, c'est rendre bien
suspect ce que l'on prétend défendre ; et, en effet, les Vierges de pitié et les
Christ assis n'ont guère survécu au livre de Molanus ^
On voit que le christianisme passionné des mystiques, le christianisme
qui venait du cœur, ne touche pas plus Molanus que le christianisme qui
sortait de l'imagination, le naïf christianisme du peuple. On pressent qu'il
1 Petrus Canisius, De Deipara, Lib. IV, cap. XXYIII.
^ Johannes de Gartliagena, Lib. XII, homil. XVII.
3 P. 479-
* P. 83. C'est la scène qui termine souvent nos Mystères de la Passion et qui est empruntée, comme nous
avons dit, aux Méditations.
5 P. 90-93.
6 On peut en dire autant des mises au tombeau. Molanus croit (p. 93) que rien ne prouve que la Vierge ait
assisté à l'ensevelissement de son fils : or la Vierge était le principal personnage des Mises au tombeau.
5/lo L'ART RELIGIEUX
doit se montrer peu indulgent pour toutes ces particularités iconographiques
que les artistes avaient empruntées au théâtre. Sans en savoir l'origine, il les
juge condamnables. Il désapprouve comme une hérésie l'audace des artistes
qui représentent Jésus-Christ sortant du tombeau grand ouvert ' : vieille
pratique pourtant et qui remontait au drame liturgique du xu° siècle.
Mais ce qui le choque particulièrement, c'est ce goût du pittoresque, du
décor, des beaux costumes que les artistes doivent surtout, nous l'avons dit, au
théâtre. 11 est inconvenant de représenter les noces de Gana comme un banquet
d'Epicuriens". Il est inconvenant de représenter la fille d'IIérodiade dansant
devant Hérode\
Il n'est rien qui lui déplaise autant que les riches costumes qui contrastent
si fort avec la simplicité de l'Ecriture. Il se plaint de l'indécence des peintres
qui donnent à Marie-Madeleine — cette sublime figure du repentir — le vête-
ment des grandes dames.
Cet appel à l'austérité ne fut que trop entendu. Chose étrange, la Renaissance
conspire ici avec l'Eglise. Plusieurs années avant le concile de Trente, nos
sculpteurs avaient appris des Italiens qu'il n'y a de noble que la draperie.
Manches à crevés, riches corsages, robes relevées de broderies, manteaux atta-
chés par des fermoirs de pierres précieuses : ce luxe de jadis n'excitait plus que
le mépris de nos jeunes artistes. Tout ce qui pouvait rappeler un temps, un
pays était vulgaire; on ne s'élevait à la noblesse que par l'abstraction. C est
ainsi que sous la double influence de l'esthétique italienne et du concile de Trente
le règne de la draperie vague commençait .
Molanus qui n'aime ni le pittoresque du décor, ni la richesse des costumes,
n'aime pas davantage les saillies de l'imagination. Il cite le fameux passage où
saint Bernard blâme avec tant de force les religieux qui laissent représenter sur
les chapiteaux de leurs cloîtres des singes, des lions, des chasseurs, des centaures
et des monstres sans nom\ C'était avertir les chanoines de ne plus tolérer, aux
stalles du chœur, les enfantillages des artistes. Ce qui autrefois, dans un âge de
naïveté, a pu sembler innocent, ne l'est plus aujourd'hui. Toute nudité doit être
sévèrement proscrite. Il ne convient pas que David contemple Bethsabée au
1 P. 82 et p. 46i.
'^ P. io5. Il s'abrite ici derrière Quinctius Heduus.
■' P. 3i4.
* P. 108.
GOMMENT L'ART DU MOYEN AGE A FINI 5/ii
bain'. A plus forte raison les images des dienx du paganisme ne sauraient-elles
plaire à des chrétiens" ; il n y a pas d'interprétation qui puisse justifier leur pré-
sence dans l'église.
Ainsi s'annonce un âge de décence et de raison. Après i56o, tout conspirait
k détruire l'art du moyen âge. Avec les Mystères commencèrent à disparaître les
traditions iconographiques du passé; dans le môme moment, l'Église, faisant la
revue de ces traditions, découvrit que le plus grand nombre portait la nnarque
de l'excessive crédulité des anciens temps, et elle invita les artistes à les aban-
donner.
Il fallait que l'art du moyen âge succombât. Son charme était d'avoir
gardé la candeur de l'enfance. Son charme était le regard limpide de ses
jeunes saintes. Cet art ressemblait à l'Église du moyen âge elle-même, à la foi
qui ne discute pas mais qui chante.
Un tel art ne pouvait être effleuré par le doute. On voit ici combien les
puissances mystérieuses de la poésie et de l'art sont indépendantes des progrès
de la raison. L'art et la poésie qui émeuvent sortent du cœur et d'une région
obscure oi^i la raison n'a pas accès. L'artiste qui examine, juge, critique, doute,
concilie, a déjà perdu la moitié de sa force créatrice. G est pourquoi l'art du
moyen âge qui n'était que foi naïve et spontanéité, ne pouvait survivre à
l'esprit d'examen que la Réforme fit éclore.
Il n'y aura plus à l'avenir qu'une ressource pour l'artiste chrétien : se
mettre en face de l'Évangile et l'interpréter comme il le sent. C'est ce que
fera Rembrandt et c'est ce que fera Poussin : car désormais les catholiques ne
seront pas plus soutenus par la tradition que les protestants eux-mêmes. Dans
cet âge nouveau qui commence au concile de Trente, l'artiste ne devra plus
rien qu'à lui-même. Il y aura donc encore de temps en temps, en Europe,
quelques hommes capables d'interpréter l'Évangile suivant leur tempérament
et leur génie, mais il n'y aura plus, comme au moyen âge, un ensemble de tradi-
tions partout respectées et capables d'élever le plus modeste artiste au-dessus de
lui-même. Il y aura encore des artistes chrétiens : il n'y aura plus d'art
chrétien .
'P. 123, d'après Érasme.
■^ P. 70.
INDEX DES OEUVRES D'ART
CITÉES DANS CET OUVRAGE
Abbeville (Somme). — Église Saint- Vulfran :
sculpture de la façade représentant la Trinité, p. 33;
les deux Marie, statues du portail, p. i8o; statues de la
façade, p. 286.
Absie (1') (Deux-Sèvres). — Fresque de la messe de
saint Grégoire, p. 97.
Agnetz (Oise). — Mise au tombeau, groupe sculpté,
p. i33.
Aigueperse (Puy-de-Dôme). — Pitié, groupe scul-
pté, p. 128.
Ailly-sur-Noye (Somme). — Tombeau du bâtard
de Saint-Pol, p. /(53.
Aix (Bouches du Rhône). — Cathédrale : le buisson
ardent, tableau de Nicolas Froment, p. 258 ; portes
sculptées ornées de figures de Sibylles, p. 290, 291 et
fig. i36; tombeau de Charles III, comte de Provence,
p. 453.
Aix-la-Chapelle. — Dôme : retable de la Messe
de saint Grégoire, p. g3, 98 ; châsse des grandes reliques,
p. 129.
Albi. — Cathédrale : peinture de la chapelle de la
Sainte-Croix, p. 167 ; châsse ornée d'une image de
sainte Ursule, p. 208 ; statues d'apôtres et de prophètes
dans le chœur et autour du chœur, p. 266, 266 ; fresques
représentant les Vertus, p. 3^6, 3^7 ; frescjues repré-
sentant les supplices de l'Enfer, p. 5o3, 617.
Ambierle (Loire). — Vitraux avec des figures de
saints, p. 169.
Amboise (Indre-et-Loire). — Mise au tombeau,
groupe sculpté, p. i33.
Amiens. — Cathédrale : Statue du Christ enseignant,
p. 7G ; statue de la Vierge dorée, p. 1^7;
Stalles sculptées, p. 224; statues de Charles V,
Charle VI et Bureau de la Rivière, p. 287 ; fresque
représentant les Sibylles, p. 281; tombeau du cardinal
Hémard, p. 35o; danse macabre (détruite) du cloître
des Macchabées, p. 4oi.
Eglise Saint-Germain : mise au tombeau, groupe
sculpté, p. i34, i4o.
Musée : tableaux illustrant des chants royaux, p. 3o8.
Andelys (les) (Eure). — Eglise du Grand-Andely :
mise au tombeau, groupe sculpté, p. l36; vitrail de la
légende de Théophile, p. 3ii et fig. 96.
Andresy (Seine-et-Oise). — Vitrail du Pressoir
mystic{ue, p. 117.
Angers. — Cathédrale : Tapisserie, p. 5i (fig.) et
52 ; tapisserie des instruments de la Passion portés par
les anges, p. 100 et fig. 39; rose du nord représentant
les quinze signes, p. 48 1.
Eglise Saint-Serge : vitraux des prophètes et des
apôtres, p. 234, 261, 265.
Musée Saint-Jean : débris du tombeau de l'évêcjue
Oliver, p. 269; vitrail représentant le moribond entre le
diable et la mort, p. 421.
Anvers. — Musée : mise au tombeau attribuée à
Van der Meire, p. 59 ; mise au tombeau de Quintin
Massys, p. 59; tableau des sept douleurs de la Vierge,
attribué à \ an der JNIeire, p. 120.
Antlgny (Vienne). — Fresque représentant les
trois morts et les trois vifs, p. 388.
Arc-en-Barrois (Haute-Marne). — Mise au tom-
beau, groupe sculpté, p. i36.
Arles. — Eglise Salnt-Trophime : mise au tombeau,
groupe sculpté, p. i36.
Arras. — Cathédrale : triptyque de Jean Belle-
gambe, p. 87, 200, 202.
Musée : plate tombe de l'evèque Frumauld, p. 43o.
Aubazine (Corrèze). — Tombeau de saint Etienne,
p. 443.
Aubigny (Calvados) . — Statues tombales agenouillées,
p. 468.
W^
INDEX DES ŒUVRES D'ART.
Auch. — Cathédrale : vitraux (les proplictcs)
p. 67; vitraux (les Sibylles), p. 291, 298, "iç^h-
Stalles sculptées ornées de figures de Sibylles, p. 291,
et de figures de Vertus, p. 343.
Mise au tombeau, groupe sculpté, p. l34, i36.
Augsbourg. Musé : Tableau de la Nativité, p. 26 ;
les Sibylles peintes par Hermann Tom Ring, p. 289.
Autrèche (Indre-et-Loire). — Pitié, groupe sculpté,
p. 126.
Autun. — Collection Bulliot : Statue de la \ierge
et de l'Enfant, p. i5i.
Auxerre. Cathédrale : Statue (détruite) de saint
Christophe, p. 191 ; buffet d'orgues, orné de peintures
représentant les Sibylles, p. 290.
Auxon (Aube). — Yitraildu Christ en croix, p. 84.
Avignon. — Musée Calvet : Tableau de la Fontaine
de Vie, p. 106, 109; fragments du tombeau du cardinal
Lagrange, p. 876 et fig. 181, p. 471.
Eglise Saint-Pierre : mise au tombeau, groupe sculpté
p. i38.
Ancienne chapelle des Pénitents blancs (détruite) :
fresqiie des Sibylles, p. 282.
Avioth (Meuse). — Église Notre Dame : bas-reliefs
de l'autel, p. 235, 236.
Eâle. — Deux fresques représentant la danse ma-
cabre, p. 391, 399, /lOO.
Bar-le-Duc (Meuse). Église Saint-Pierre : sque-
lette, par Ligier Richier, p. 38i.
Bar-sur-Seine (Aube). — Vitrail des Pères de
l'Église et des évangélistes, p. 235.
Baralle (Pas-de-Calais). — Tableaudu Pressoir mys-
tique, p. ii3.
Barbery-Saint-Sulpice (Aube). — Vitrail repré-
sentant le Père portant son Fils mort, p. iii4-
Baume-les-Messieurs (Jura). — Retable flamand,
p. 256; tombeau d'un abbé, p. 453.
Bayel (Aube). — Pitié, groupe sculpté, p. 124 et
fig. 55, 126.
Beaumont-le-Roger (Eure). — Vitrail du miracle
de Théophile, jj. 211 ; cartouches représentant les dieux
de l'Olympe, p. 53i.
Beauvais. — Cathédrale : vantaux du portail du
nord représentant les évangélistes et les Pères de l'Eglise,
p. 286 et fig. io5 et 106, figures de Sibylles sur les
mêmes vantaux, p. 290, 291 ; vitraux consacrés aux
Sibylles, p. 291 ; orgues ornées de figures de Sibylles,
p. 291 ; tapisseries représentant les villes de la Gaule et
leurs fondateurs, p. 871, 872.
Église Saint-Etienne : Statue du Christ assis, p. 88;
vitrail (mutilé) de la Fontaine de vie, p. 106 ; vitrail
de la maison de Loretta, p. 218; vitrail de l'arbre de
Jessé, p. 227 ; boiseries représentant les Sibylles, p. 291,
Eglise (détruite) de Saint-Laurent; vitrail, p. l65, 166.
Église (détruite) de Saint-Lucien : tombeau (détruit
de Fiorimond A illers de Saint-Paul, p. 449, ''i^^-
Bellaigue (Puy-de-Dôme). — Tombeaux de la
famille de Bourbon, p. 427.
Belmont (Haute-Marne). — Statue de la Vierge et
de l'enfant, p. i48.
Bènouville (Calvados). — Fresque représentant les
trois morts et les trois vifs, jj. 888; fresque représentant
les supplices de l'Enfer, p. 5 12.
Bergame, — Baptistère : figures de A^ertus, p. 344,
345.
Berlin Vlusée : Tableau de la Nativité, de Rogier
van dcr Weyden, p. 7, 26, 248, 26g; tableau de l'en-
fance de saint Jean-Baptiste, de Jacopo del Sellaio, p. 27 ;
volets du retable de van Eyck, p. 54, 55; ensevelisse-
ment du Christ, de Cranach, p. i35; Jugement dernier,
tableau attribué à Petrus Christus, p. 5oi ; Jugement
dernier, triptyqvie de Jean Bellcgambc, p. 522, 628 et
fig. 247 ; bas-relief de Giovanni Pisano provenant de la
chaire de Pise, p. 94.
Vlarienkirche : fresque représentant la danse macabre,
p. 4oo, 4o5.
Bernay. — Église de La Couture : vitrail de l'arbre
de Jessé, p. 78 ; vitrail de la Vierge aux sept glaives,
p. 121 ; vitraux consacrés à la Vierge protectrice, p. 206;
vitrail de la Nativité, p. 526 et 248.
Bérulles (Aube). — Vitrail avec la Vierge de pitié,
p. 122, 126.
Besançon. — Église Saint-Pierre : Pitié, groupe
sculpté, p. 127.
Bessey les-Citeaux (Côte-d'Or). — Mise au tom-
beau, p. i35.
Billom (Puy-de-Dôme). — Instruments de laPassion,
P- 99-
Boismorand-sur-Gartempe (Vienne). — Pein-
tures murales représentant l'enfer, p. 5 18.
Boisrogne (Vienne). — Cadavre sculpté, p. 881.
Bologne. — Eglise Saint-Dominique : tombeau de
Tartagni, p. 344-
Bonne val (Eure-et-Loir). — Ancienne abbaye :
tombeau (détruit) d'un chevalier, p. 43 1.
Bordeaux. — Cathédrale : groupe de sainte Anne
et de la Vierge, fig. 98.
• — Église Saint-Michel : Statue de sainte Ursule,
p. 2o4; figures de Sibylles du portail, p. 290, 291.
Bornel (Oise). — Statue de la Vierge et de l'En-
fant, p, i48.
Bouchet (le) (Puy-de-Dôme). — Tombeaux (dé-
truits), p. 427.
INDEX DES OEUVRES D'ART.
545
Pitié, groupe sculpté,
de la Vierge et de Fen-
Vitrail de la Vierge
Boumois (Maine-et-Loire). — Chapelle du château :
vitrail (vendu) de la Fontaine de Vie, p. io6, io8, 109
et fig. 46.
Bourg- Achard (Eure) — Vitrail de l'arbre de Jessé,
p. 73 ; bas-relief de la légende de saint Eustache,
p. 181.
Bourg-en-Bresse (Ain). — Débris d'vme mise au
. tombeau, p. 182.
Bourges. — Cathédrale : la Passion sculptée au
jubé, p. 76; vitrail de la Passion, p. 129 ; vitrail des
Tuilier, p. i65, Sai; vitrail de saint Denis, p. 187;
vitraux des prophètes et des apôtres, p. 269 ; vitraux de
la crypte provenant de la Sainte-Chapelle, p. 265 ; tom-
beau du duc de Berry, p. 453.
— Eglise Sainte-Oustrille (détruite) : tombeau (dé-
truit) de la femme de Jacques Cœur, p. 469.
— Musée : statues d'apôtres et de prophètes, p. 265.
Braisne (Aisne). ' — Eglise Saint-Yves : tombeaux
(détruits), p. 426, 433, 448.
Brantigny (Aube) . —
p. 126.
Braux (Aube). — Statue
fant, p. i5o.
Brienne-la-"Ville (Aube).
aux sept glaives, p. I3i et fig. 52.
Brou (Ain). — Vitraux, p. 74; tableau de la Vierge
aux sept glaives, p. 121; vitrail du Triomphe de Jésus-
Christ, p. 3oo et fig. i42, i43.
Bruges. — Eglise Notre-Dame ; tableau de la
Vierge aux sept glaives, p. 121.
Bruxelles. — Musée : triptyque d'Oultremont,
p. 47 ; déposition de croix attribuée à Petrus Christus,
p. 59.
Buno-Bonnevaux (Seinc-et-Oise). — • Pierre
tombale signée Legault, p. 46 1.
Burgos. — Cathédrale : dossier du siège épiscopal,
p. 62.
Caen. — Saint-Michel de Vaucelles : figures de saints
peintes dans des médaillons, p. 180.
Maison sculptée, p. 882.
— Eglise de la Trinité :
(détruites), p. 432.
Cahors. — Cathédrale
p. 57.
Calcar. — Eglise Saint-Nicolas
mort de la Vierge, de Jean Joest, p. 65.
Cambrai (Nord). — Cathédrale : tombeau (détruit)
de Pierre d'Ailly, p. 468.
Carennac (Lot). — Mise au tombeau, groupe
sculpté, p. i33.
Carte (La) (Indre-et-Loire). — Statue de la Vierge
et de l'enfant, p. i5i.
MALE. — • T. n.
plates-tombes des abbesses
: Fresques de la coupole,
tableau de la
Caudebec-en-Caux (Scine-Irif.). — Vitrail de la
Samaritaine et de la Femme adultère, p. 4o ; vitrail de
l'arbre de Jessé, p. 78 et fig. 26.
Voussures du portail, p. 201.
Celsoy (Haute-Marne). — Plate-tombe de Guibert
de Celsoy, Gg. 210, p. 442, 46o.
Chaise-Dieu (La) (Haute-Loire). — Tapisseries
représentant la vie de Jésus-Christ avec les figures de
l'Ancien Testament, p. 243, 249, 25o, et fig. 112 et
ii4; p. 258 259; Danse macabre peinte à fresque,
p. 391, 4o2, 4o3, 4o4, 4o5, 4o6 et fig. 192, 198, 194,
195, 196; tombeau du pape Clément VI, p. 448.
Chalon-sur-Saône. — Chapelle de l'hôpital :
Pitié, groupe sculpté, p. 126.
— Ancienne cathédrale : tapisserie de la Cène accom-
pagnée de figures, p. 253.
— Église Saint-Dézert : fresques (détruites) représen-
tant l'Enfer, p. 5i2 et fig. 242.
Châlons-Sur-Marne. — Cathédrale : cadavre
sculpté, p. 881 et fig. 184 ; pierres tombales, p. 434.
486,446.
— Eglise Notre-Dame : vitrail du miracle de saint
Jacques, p. 186.
— Église Saint-Alpin : vitrail de la Transfiguration,
p. 56; vitrail des douze confrères figurant les douze
apôtres, p. 182 ; vitrail du miracle de Marie-Madeleine,
p. 188; vitrail de la Vierge avec les emblèmes des Li-
tanies, p. 224, 225; vitrail d'Auguste et de la Sibylle
p. 270.
— Eglise Saint-Loup : Statue de saint Christophe,
p. i83 et fig. 87.
— Hôpital : vitrail de la Passion, p. 87.
Chambly (Oise). — Panneaux sculptés de la tribune,
ornés de figures de Sybilles, p. 291.
Champeaux (Seine-et-Marne). — Plate-tombe,
fig. 211 ; stalles, p. 533.
Champniers (Vienne). — Peintures murales re-
présentant les Vices, p. SÔQ, et l'Enfer, p. 5l3.
Champoly (Loire). — Statue de Sainte-Catherine,
p. i63 et fig. 84.
Chantilly. — Musée Condé : La Vierge au man-
teau, tableau de Charonton et Villate, p. 207 et fig. 95.
Chaource (Aube). — : Mise au tombeau, groupe
sculpté, p. i34 et fig. 62, 188.
Chapelle-Rainsoin (La) (Mayenne). — Mise au
tombeau, groupe sculpté, p. i34.
Chapelle-Saint-Luc (La) (Aube). — Le Père
portant son Fils mort, tableau peint, sur bois, p. i42,
i44; vitrail de Sainte Anne, p. 228.
Chappes (Allier). — Bas-relief de la Nativité,
p. 35 et fig. II.
69
5_'i6
INDEX DES ŒUVRES D'ART.
Charly (Cher). — Plate-tombe fie templier,
p. 432.
Chartres. — Cathédrale : bas-relief de la Nativité,
p. 4 ; chapiteau du portail vieux, p. 12g.
— Église Saint-Père : vitrail (détruit) du Pressoir
mystique, p. 117.
— Eglise Saiiil-Aignan : vitrail delà Sainte Famille,
p. l55.
— Musée : triptyque de broderie représentant le
Christ de pitié, p. 96.
Châteaudun (Eure-et-Loire), — Chapelle du châ-
teau : statues de saintes, p. 169, 170.
— Eglise Saint-^ alérien : vitrail de sainte Anne,
p. 281.
Château-Thierry (Aisne). — BufTet d'orgues
avec des figures de Sibylles, p. 291.
Champigny-sur-Veude (Indre-et-Loire). — Cha-
pelle : vitraux réprésentant l'histoire de saint Louis
avec les portraits des Bourbons, p. 168.
Châtillon-sur-Seine (Côte-d'Or). — Mise au
tombeau, groupe sculpté, p. i36; vitrail du miracle de
saint Jacques, p. 186.
Chauvigny (Vienne). — Fresque du portement de
croix, p. 83 et fig. 27.
Chavanges (Aube). — Vitraux pe l'Apocalypse,
p. 490, et fig. 229.
Cheminé (Maine-et-Loire). — Peintures murales
représentant les Vices, p. 809.
Cherbourg. — Eglise de la Sainte-Trinité : danse
macabre, p. 4oi.
Chinon. — Église Saint-Mcxme : fresque de la Fon-
taine de Vie, p. 106, 109, iioetfig. 47; fresque du
jugement dernier, p. 498 et fig. 238.
Cholet (Maine-et-Loire). — Eglise Saint-Pierre :
chapelle avec un blason de confrérie, p. 182.
Cîteaux (Côte-d'Or). — Ancienne abbaye : tombeaux
(détruits) de la première maison de Bourgogne, p. 43i;
tombeau (détruit) d'Arnaud Amalric, p. 470.
Clamecy (Nièvre). Bas-reliefs dvi portail représen-
tant les Sibylles, p. 290, 291.
Claville (Eure). — A'itrail de Saint-Sebastien et
Saint-Roch, p. 202 .
Clermont-Ferrand. — Cathédrale : peintures
fiuiéraires des chapelles, p. 443.
Clermont d'Oise (Oise). — Vitrail de Saint-Crépin
et de Sainl-Crépinien, p. 170, 186, 187; cadavre sculpté,
p. 38o, et fig. i83.
Cléry (Loiret). Église Notre-Dame : statue refaite de
Louis XI, p. 467.
Cluny (Saône-et-Loire). — Chapelle de Jean de
Bourbon : statues (détruites) des apôtres, p. 266, 267.
Glusone (Italie). — Danse macabre, p. 4oi.
Colmar. — Musée : mise au tombeau, tableau de
l'école de Schongauer, p. 60, i35.
Cologne. — Musée : déposition de croix, attribuée
au maître de la vie de iNIarie, p. 60; mort de la Vierge,
par le maître de la mort de Marie, p. 65.
Côme. — Cathédrale : figures des vertus, p. 346.
Couches (Eure). — Vitrail de la vie de J.-C, p. 28;
vitrail du Pressoir mystiqvie, p. ii4 et fig. 49; vitrail
de la vierge avec saint Adrien, p. iCo; vitrail consacré
à la vierge protectrice, p. 206 ; vitrail du triomphe de
la Vierge, p. 3o6 ; vitrail de la Cène avec le cadavre du
donateur, p. 469.
Corbeil (Seine-et-Oise). — Tronc sculpté, p. 182;
statue du comte Haymon, p. 429 et fig. 207; stalles de
Saint-Spire, p. 533.
Corbie (Somme). — Bas-relief (détrviit) du Pressoir
mystique, p. ii3.
Cosenza (Calabre). Cathédrale : tombeau d'Isabelle
d'Aragon, femme de Philippe-le-Hardi, p. !i5-j, 458.
Courville (Eure-et-Loir). — Vitrail du miracle de
Saint-Jacques, p. 186.
Coutances. — Eglise Saint-Nicolas : statue de la
vierge et de l'enfant, p. i48.
Creney (Aube). — Vitrail du Christ en croix, p. 84;
vitrail de saint Vincent, p. 175; vitrail de saint Eloi,
p. 2o3 ; plate-tombe de Jean de Creney et de sa famille,
p. 446.
Cunault (Maine-et-Loire). — Peintures murales
rejirésen tant les Sibylles, p. 290.
Dantzig. — Jugement dernier de Memling, p. 5oo.
Davenescourt (Somme). — Bas-relief du chape-
lain Antoine Huot, p. 167; plate tombe de Charles
d'Hangest, p. 876.
Decize (Nièvre). — Bas-reliefs de la vie delà Vierge,
p. 225 et fig. loi.
Digue (Basses- Alpes). — Eglise Notre-Dame-du-
Bourg : peintures murales représentant les Vices, p. 860.
Dijon. — Musée. La Nativité, tableau du maître de
Flémalle, p. 85 ; tombean de Philippe le Hardi, p. 45o,
45i, 452, 453 et fig. 2i3, 2i4; tombeau de Jean sans
Peur, p. 458.
Ancienne chartreuse : puits de Moïse p. 5"].
Sainte-Chapelle (détruite) : danse macabre peinte
(détruite) dans le cloître, p. 4oi.
Dissais (Vienne). — Chapelle du château : fresque
de la Fontaine de Vie, p. 106, 109.
Dol (Ille-et-Vilaine). — Tombeau orné de Vertus,
p- 847.
Dole (Jura). — îMusée ; cheminée sculptée, p. 882.
Donaueschingen. — Mise au tombeau, d'Holbein
le Vieux, p. 60, i35.
INDEX DES OEUVRES D'ART.
5/i7
Douai (Nord). — Musée : ailes du tableau de Jean
Bellegambe consacré à l'Immaculée Conceplion, p. 218,
219.
Dreux (Eurc-ct-Loir). — Vitrail de la crucifixion,
p. 48; vitrail de la maison de Lorette, p. 21 3; voussures
du portail ornées de figures de Sibylles, p. 290, 291.
Ecos (Eure). • — Bas-relief du Christ de pitié, p. 96.
Écouen (Seine-et-Oise). — Vitrail de la vierge aux
sept glaives, p. 121.
Ëcouis (Evire). — Tombeau (détruit) de Pierre de
Roncherolle, p. 8/49, 35o ; tombeau (détruit) d'Enguer-
rand de Marigny, p. 443.
Elbeuf (Seine-Inf.). — Église Saint-Jean : vitrail
de la vie de J.-C, p. 4o.
Eglise Saint-Etienne : vitrail de l'arbre de Jessé,
p. 73.
Elne (Pyrénées-Orientales). — Cloître : pierre tom-
bale de l'évèque Guillaume Jorda, p. 432.
Ennezat (Puy-de-Dôme). Fresques représentant les
trois morts et les trois a ifs et le jugement dernier, p. 388.
Épernay (Marne) ; vitrail, la fuite en Egypte, p. i55.
Épinal . — Musée : tombeau de Guy abbé de Cbamou-
sey, p. 432.
Ervy (Aube). — Vitrail d'Auguste et de la Sibylle,
p. 270; vitrail des Sibylles, p. 298.
Eu (Seine-Inférieure). — Mise au tombeau, groupe
sculpté, p. i36, i38; bas-relief funéraire, p. 443.
Évreux. — Eclise Saint-Taurin, vitrail de l'ascen-
sion, p. 32.
— Cathédrale.
p. 4o,
Vitraux de la vie de J.-C.
(la mise au tombeau), p. 60.
Vitrail représentant saint Michel, p. 58; vitrail de
l'arbre de Jessé, p. 78 ; vitrail représentant les anges
portant les instruments de la Passion, p. 100.
Faouet (Le) (Morbihan). — Chapelle de Saint-
Fiacre : jubé, p. 533.
Fay (Le) (Seine-Inférieure). — Cheminée sculptée,
p. 38i.
Fécamp (Seine-Inférieure). — Église de la Trinité :
groupe sculpté de la mort de la Vierge, p. 65 ; tombeaux
des abbés, p. 442.
Ferrières (Loiret). — Tombeau orné de Vertus,
p. 347.
Ferté-Bernard (La) (Sarthc). — Vitrail des em-
blèmes de la Vierge, p. 225; bas-reliefs représentant
les- planètes, p. 819.
Ferté-Milon (La) (Aisne). — Église Saint-Nicolas:
vitrail de sainte Anne et de sa famille, p. 228; vitrail
de l'Apocalypse, p. 490, 491, et fig. 280.
Église Notre-Dame : vitrail de sainte Anne, p. 281.
Fleurigny (Yonne). — -Chapelle du château : vitrail
d'Auguste et de la Sibylle, p. 270.
Florence. — - Santa Croce : — ■ Tombeau des Baron-
celli, p. 94; bas-relief de la chaire, p. 844; tombeau de
Francesco Pazzi, p. 845.
— Santa Maria Novella : fresque attribuée à Lorenzo
di Bicci p. 7; tombeau de Tedicc AUioti, p. 94.
Chapelle des Espagnols : fresque représentant le
Vertus, p. 36 1.
— Église de la Sainte-Trinité : Sibylles peintes par
Ghirlandajo, p. 277.
— Église d'Or san Michèle : tabernacle d'Orcagna,
p. 345, 346.
— Église de San Miniato : bas-reliefs de Lucca délia
Robhia, p. 845.
— Galerie antique et moderne : Tableau de la Nati-
vité par Gentile da Fabriano, p. 7 ; tableau de la Nativité,
par Fra Filippo Lippi, p. 7.
— Musée des Offices : Nativité d'Hugo van dcr Goes,
p. 26.
— Campanile : bas-reliefs, p. 844> 345.
— Baptistère : tombeau du pape Jean XXIII, p. 8'i4;
portes du baptistère, p. 844» 345.
Folle ville (Somme). — Tombeau de Raoul de
Lannoy, p. 201 ; tombeau de François de Lannoy, p. 35o.
Fontaine-sur-Somme (Somme). — Pendentifs
sculptés, p. 28.
Fontenay (Calvados). — Fresque représentant les
trois morts et les trois vifs, p. 388.
Fontenay-les-Louvres (Seine-et-Oise). — Stalles,
p, 583.
Fontevrault (Maine-et-Loire). — Ancienne abbaye :
tombeau (détruit) de Pierre de Chatellerault, évèque de
Poitiers, p. 48o ; tombeaux d'Henri II, de Richard
Cœur-de-Lion et d'Éléonore d'Aquitaine, p. 43i.
Gand. — Musée : tableau de la Fontaine de Vie, p. io5.
Genève. — Ancienne cathédrale : stalles représen-
tant les prophètes et les apôtres, p. 261, 265.
— Musée : plat de Limoges représentant l'Homme
entre le Péché et la Rédemption, p. 3o4.
Géraudot (Aube). — Vitrail de Saint-Pierre, p. i65.
Gisors (Eure). — Vitrail de saint Crépin et de saint
Crépinien, p. 175, 186, 187; bas-relief des emblèmes
des Litanies, p. 224; cadavre scvilpté, p. 880, 881.
— Maison (détruite) ornée d'un triomphe de César,
p. 297.
Granville (Aube), — Vitrail avec la Vierge de
Pitié, p. 122; vitrail de l'Apocalypse, p. 490.
Groslay (Seine-et-Oise). — Vitrail de la Messe de
saint Grégoire, p. 97.
Guerbigny (Somme). — Bas-relief du Christ assis
sur le Calvaire, p. 87, 88.
Haye (La). — ^lusée : descente do croix, tableau
de l'école de Rogicr ^ an der A^ eyden, p. 59.
548
INDEX DES ŒUVRES D'ART.
Herbisse (Aube). — Vitrail de la Vierge de Pitié,
p. 128.
Isle-Adam (L') (Seine-et-Oise). — Stalles, p. 533.
Jailly (Côte-d'Or). — Pitîé, groujie scvilpté, p. 128.
Jaligny (Allier). — Statue de sainte Barbe, p. 191,
%-• 89-
Joigny (Yonne). — Mise au tombeau, groupe
sculpté, p. i35 et 6g. 60.
Joinville (Haute-Marne). — Mise au tombeau,
groupe sculpté, p. i36.
— Hôtel de Ville : débris du tombeau de Claude de
Guise, p. 473.
Jouhé (Vienne). — Fresque représentant les trois
morts et les trois vifs, p. 388.
Kermaria-An-Isquit (Côtes-du-Nord). — Pein-
tures murales, p. 3^5; danse macabre, p. 4oi, 4o2.
Kerfeunten (Finistère). — Vitrail de l'arbre de
Jessé, avec le Père portant son Fils mort, p. i44.
Laigle (Orne). — Église Saint-Martin : vitrail de
saint Porcien, p, 177 ; cartouches des voûtes du bas-coté
méridional, p. 179.
Lamotte-Feuilly (Indre). — Débris du tombeau
de Charlotte d'Albret, p. 35i.
Langeac (Haute-Loire). — Panneau peint repré-
sentant saint Roch et saint Antoine, p. 202.
Langres (Haute-Marne). — Cathédrale : statue de
laVierge et de l'enfant, p. i48; statue (détruite) de Moïse,
p. 234-
Laon: — Chapelle épiscopale : tombeau de Guillaume
de Harcigny, p. 876.
- — Abbaye de Saint-Vincent : pierres tombales (dé-
truites), p. 433.
Largentière (Hautes- Alpes). — Peintures murales
représentant les \ices,p. 36o.
Lausanne. — Cathédrale : stalles représentant les
prophètes et les apôtres, p. 265.
Lia"wrarde-Mauger (Somme). — Retable, p. 83.
Liège. — Cathédrale : tombeau (détruit) du cardinal
Erard de Lamarck., p. 862.
Lille. — Musée : la Fontaine de Vie, triptyque de
Jean Bellegambe, p. io4, no et fig, 48, p. 112, ii3,
342.
— Ancienne collégiale Saint-Pierre : tombeau (dé-
truit) de Louis de Maie, p. 448, 449-
Limoges. — Saint-Sépulcre (détruit) del'églisc Saint-
Etienne, p. ICI.
— Cathédrale : tombeaux : p. 489, 443; tombeau de
Jean de Langeac, p. 497 ; jubé, p. 53i et fig. 249.
Lisieux (Calvados). — Cathédrale : église Saint-
Jacques, p. 179; vitrail du miracle de Saint-Jacqvies,
p. 179 et fig. 85, 186.
Liverpool. — Musée : descente de croix attribuée
au maître de Flemalle, p. 69.
Loches — (Indre-et-Loire). — Château : tombeau
d'Agnès Sorel, p. 464.
Londres. — Fresque (détruite) représentant la danse
macabre, p. 4oo, 4oi.
Longpont (Aisne). — Tombeau (détruit) de Gozelin
de Vierzy, évêque de Soissons, p. 43o; tombeau (détruit)
de Jean de Montmirail, p. 470.
Longpré (Aube) . — Vitrail du Christ en croix, p. 84 ;
vitrail avec la Vierge de Pitié, p. 122 et fig. 53, 126.
Louvain. — Eglise Saint-Pierre : la Cène, tableau
de Thierry Bouts, p. 4i et fig. i4.
— Collection Helleputte : tableau de Jean Van Eyck,
autrefois à Saint-Martin d'Ypres, p. 247, 248, 269.
Louviers (Eure). — Vitrail de l'apparition de J.-C.
à sa Mère, p. 4i; vitrail du Christ en croix, p. 84, vitrail
des trois Marie, p. 228 et fig. io3.
— Mise au tombeau, groupe sculpté, p. i34.
Lubeck. — Église Sainte-Marie : fresque représen-
tant la danse macabre, p. 4oo.
Luynes (Indre-et-Loire). — Maison ornée de figure
de saints, p. i58.
Lyon. — Musée : tableau représentant la mort de
la Vierge, p. 65.
— Cathédrale : tombeau (détruit) du cardinal de
Saluées, p. 466, 467.
Madrid. — Palais royal : tapisserie de la Crucifixion,
p. 28 ; tapisserie de la Nativité, p. 25i ; tapisseries des
Vertus, p. 343, 362, 365 ; suite de tapisseries allégori-
ques, p. 367, 368, 369, 370, 371, 372, 873, et fig. 180.
— Musée ; Nativité de Memling, p. 26; descente de
croix de Rogicr Van der Weyden, p. 59.
Magdebourg. — Dôme : bas-reliefs représentant les
Vertus, p. 33i.
Magny-en-Vexin (Oise). — Statue de la Vierge et
de l'enfant, p. i48.
Maizières (Aube). — Vitrail de la Passion, p. 87.
Malesherbes (Loiret). — Tombeau d'un abbé et
d'un chevalier, p. 436, 446, 447-
Malicorne (Sarthe). — Tombeau du Sire de Chaource,
p. 453;
Mans (Le). — Cathédrale : mise au tombeau, groupe
sculpté, p. i36.
— Église de La Couture : tombeau (détruit) d'Élie,
comte du Maine, p. 43 1.
MaroUes-lès-Bailly (Aube). — Pitié, groupe
scidptc, p. 128.
Maubuisson (Seine-et-Oise). — Ancienne abbaye :
tombeaux (détruits), p. 425, 426.
Mergey (Aube). — Vitrail de saint Julien l'Hospi-
talier, p. 175.
INDEX DES OEUVRES D'ART.
5^,9
Méru (Oise). — Mise au tombeau, groupe sculplô,
p. i36.
Meslay-le-Grenet (Eure-et-Loir). — Danse ma-
cabre peinte, p. /iog.
Metnitz (CarinLbie). — Danse macabre peinte,
p. 4oo.
Milan. — Musée archéologicpie : bas-relief du Cluisl
de Pitié, p. 94.
— Musée Bréra : Christ de Pilié, tableau de Giovanni
Bellini, p. 96.
— Eglise Saint-EListorge : tombeau de saint Pierre
martjr, 343, 344, 345.
Millery (Rhône). — Mise auombeau, groupe sculpté,
p. i34.
Minden (Westphalie). — Panneau peint représen-
tant la iNIort, p. 399.
Miraflorès (Chartreuse de) (Espagne). — Figures
de \'ertus au tombeau de Jean II et d'Isabelle, p. 342.
Moissac (Tarn-et-Garonne). — Pitié sculptée, p. i23;
animaux symboliques du portail, p. 238.
Monceaux-le-Comte (Nièvre). — Statue de la
\ierge et de l'enfant, p. i48 et fig. 73.
Montangon (Aube). — Vitrail, p. i65 ; vitrail de
la légende de Théophile, p. 211.
Montdidier (Somme). — Mise au tombeau, groupe
sculpté, p. i33.
Montet-ausp-Moines (Le) (Allier). — Tombeaux
(détruits) des sires de Bourbon, p 427.
Montfey (Aube). — Vitrail des Sibylles, p. 293.
Montluçon (Allier). — Église Saint-Pierrre : sta-
tue de sainte Madeleine, p. i63 et fig. 83.
Montone (Ombrie). — • Retable de la Vierge au
Manteau, p. 209.
Montréal (Yonne). — Stalles, p. i55.
Montrésor (Indre-et-Loire). — Tombeau des
Basternay, p, 445.
Moulins (Allier). — ■ Cathédrale . Vitrail du Christ
en croix, p. 84, 100 ; vitrail représentant une famille
avec des saints protecteurs, p. 166 ; cadavre sculpté,
p. 38o, 38i.
— Sacristie : triptyque du maître de Moulins, p. i65.
Moutier d'Ahun (Le) (Creuse). — Pitié, groupe
sculpté, p. 128 et fig. 58.
Munich. — Vieille Pinacothèque : Mort de la
Vierge, par le maître de la mort de Marie, p. 65.
Mussy-sur-Seine (Aube). — Pitié, groupe sculpté,
p. 125, 126.
Nantes. — Cathédrale : Tombeau de François II et
de Marguerite de Foix, par Michel Colombe, p. 347, ^^8,
349, 35o, 35i, 352 et fig. 160 et 161 ; voussures du
grand porlail représentant les damnés, p. 5i2 elles élus,
p. 52 2.
Narbonne. — Cathédrale Saint-Just : Mise au tom-
beau, groupe sculpté, p. i36.
Neufchatel-en-Bray (Seine-Inférieure). — Mise
au tombeau, groupe sculpté, p. i38.
Neuville-les-Decise (Nièvre). — Piété, groupe
sculpté, p. 126.
Né vaches (Hautes-Alpes). — Peintures murales,
représentant les vices, p. 36o.
Noé (Les) (Aube). — Pitié, groupe sculpté, p. 126.
Nogent-sur-A.ube (Avibe). — Vitrail avec la Vierge
de Pitié, p. 122.
Nonancourt (Eure). — Vitrail de la Messe de saint
Grégoire, p. 97; vitrail de saint Martin, p. 181 ; vitrail
de l'Église, p. 873.
Nordlingen. — Nativité de Frédéric Herlin, p. 26.
Notre-Dame-de-l'Épine (Marne). — Buffet d'or-
gues décoré de figures de planètes, p. 319.
Noyon (Oise). — Ancienne cathédrale : chapelle
décorée de figures de Sibylles, p. 291.
Nuremberg. — Mise au tombeau d'Adam Krafft,
p. 60.
Ocquerre (Seine-et-Marne). — Statue de saint
Antoine, p. 199.
Oporto (Portugal). — Eglise de la Miséricorde :
tableau de la Fontaine de Vie, p. io5, io6, 108 et fig. 44.
Origny-en-Thierache (Aisne). — Plate-tombe,
p. 462.
Orléans. — Prédication de saint Jean-Baptiste, bas-
relief d'une cheminée du xvi° siècle, p. 64 (fig-)
Orres (Hautes-Alpes). — Peintures murales repré-
sentant les Vices, p. 36o.
Padoue. — Ragione : fresques astrologiques, p. 322.
— Chapelle de l'Arena : fresque de Giotto représen-
tant les Vertus, p. 345.
— Église des Eremitani : fresques (détruites) repré-
sentant les Vertus, p. 36i.
Palaiseau (Seine-et-Oise). — Statue de la Vierge
et de l'enfant, p. i48.
Paris. — Notre-Dame : clôture du choeur, appari-
tion de J.-C. à Madeleine, p. 63 (fig. 23); la Vierge du
portail Sainte-Anne, p. i47; statue (détruite) de saint
Christophe, p. 191 ; tombeau (détruit) de l'évêque Azelin,
p. 43o; pierre tombale du chanoine Yver, jj. 869, 470.
— Saint-Étienne-du-Mont. Vitrail du Pressoir mys-
tique, p. 116, 117, 118 et fig. 5o.
• — Église des Jacobins (détruite) : tombeau de Charles
d'Anjou, p. 428.
— Église des Célestins (détruite) : tombeau de
Jeanne de Bourbon, p. 428.
— Ancien cimetière des Innocents : Danse macabre
(détruite), p. 889, igS, 394, 399, 4oo.
55o
INDEX DES ŒUVRES D'ART.
— Église des Carmes (détruite) : tombeau du cardi-
nal Dubec, p. 467.
— Eglise Gulture-Sainte-Catberine (détruite) : tom-
beau de Pierre d'Orgemont, p. 467.
— • Louvre. Sculpture : Saint Jean-Baptiste, de Dona-
tello, p. 27; chaire dos Grands-Augustins, de Germain
Pilon, p. 164 ; ange portant les instruments de la Passion
(bois sculpté), p. 100 et fig. 4o ; Vierge en argent de
Jeanne d'Evreux, p. 1/17 et fig. 70, i48, lig; statues
de Chantelle, p. i58; tombeau des Pencher, p. S^g, 35o,
35i, ^']5 et fig. i63 et 220; statue de la jMort, prove-
nant du Cimetière des Innocents, p. 38 1 ; statue tom-
bale de Philippe VI, p. 428 et fig. 206; tombeau de
Philippe Pot, p, 454 et fig. 216; tombeau de Valentine
Balbiani, p. 473; tombeau de Famiral Chabot, p. 474;
tombeau d'Anne de Montmorency, p. 475.
Peinture : Saint Jean-Baptiste de Léonard de Vinci.
p. 27; la Belle Jardinière de Raphaël, p. 28; la Mise
au tombeau, tableau français du xvi" siècle, p. 60; le
Christ mort porté par Dieu le Père, p. i43 et fig. 68,
i44, 161; les Pères de l'Église, tablaeu de Sacchi,
p. 236.
Tapisserie du jugement dernier, p. 23, 5oo et
fig. 240; parement d'autel de Charles V, p. 48, 63, 86,
12g; dessin représentant la mort de la Vierge, p. 65
et fig. 25 ; ivoire, p. i48.
— Musée de Clunj : Tapisserie de David, p. 23 ;
émail de Jean III Pénicaud, p. 44 ; triptyque d'ivoire
de Saint-Sulpice du Tarn, p. 4g, 82 ; retable de Champ-
deuil, p. 82 ; retable de Meignelay, p. 82 ; retable
d'Anvers, p. 82 ; retable provenant de Saint-Denis,
p. T2g ; cheminée sculptée représentant la maison de
Lorette et sa légende, p. 2i3 et fig. g7 ; coffret d'ivoire
orné de sujets empruntés à la Bible des pauvres, p. 255;
miniatures représentant la lutte des Vices et des Vertus,
p. 365.
— École des Beaux-Arts : figure de la Prudence,
provenant du château de Gaillon, p. 34i.
Pavie. — Église San Pietro : tombeau de saint
Augustin, p. 343.
Pérouse. — Salle du Cambio : Sibylles du Pérugin,
p. 272 ; figures des planètes, p. 322 ; figures des Vertus,
p. 345.'
Pervillac (Tarn-et-Garonne). — Peintures mu-
rales représentant les Vices, p. 35g.
Pierrefonds (Oise). — Château, statues des pi-cux,
p. l52.
Pinzolo (Tyrol). — Danse macabre, p. 4oi.
Pise. — Campo Santo : tombeau de la l'amillc Ghe-
rardesca, p. g 4.
— Fresque représentant Dieuportant lunivers, p. 3i6.
— Fresque des trois morts et des trois vifs, p. 386,
388.
Pleyben (Finistère). — Vitrail de la crucifixion,
j). 100.
Ploërmel (Morbihan). — Pierre tombale, p. 452.
Pocé (Indre-et-Loire). — Stalles sculptées prove-
nant de l'église de Fontaine-les-Blanches, p. 4iO.
Poissy (Seine-et-Oisc). — Mise au tombeau,
groupe sculpté, p. l33.
Poitiers. — Cathédrale : vitrail du chevet, p. 53.
Poix (Somme). — Clefs de voûte, p. 202.
Pommeraie-sur-Sèvre (La) (Vendée). — Pein-
tures murales représentant les Vices, p. 35g, 36o.
Pont-Audemer (Eure). — Église Saint-Ouen :
vitrail de Saint Jean-Baptiste, p. 64; vitrail de la mort
de la Vierge, p. 65 ; vitraildonné parla charité du Saint-
Sacrement, p. 17g et fig. 86; vitrail de saint Honoré,
p. 202 ; vitrail de la mort de la Vierge, p. 527.
Pont-à-Mousson (Meurthe-et-Moselle). — Mise au
tombeau, groupe sculpté, p. i36.
Pont-l'Evêque (Calvados) : vitrail dé l'arbre de
Jessé, p. 73.
Ponts-de-Cé (Les), (Maine-et-Loire). — Église
Saint-Maurille : stalles sculptées provenant de la Haye
aux Bonshommes, p. 2gi, 2g2 et fig. 137.
Pont-Sainte-Marie (Aidoe). — Mars et Vénus
au portail de l'église, p. 53i.
Pouilly, (Côtc-d'Or). — Mise au tombeau, groupe
sculpté, p. i36.
Prato. — Frescjue de Filippo Lippi, p. 27.
Presles (Seine-et-Oise). — Stalles, p. 532, 533.
Provins (Seine-et-Marne). — Pitié, groupe scul-
pté, p. 128.
Puy (Le). — Musée : tableau de la Vierge au man-
teau, p. 208.
Quimperlé (Finistère). — Mise au tombeau,
groupe sculpté, p. i36.
Recloses (Seine-et-Marne). — Bas-relief du Pres-
soir mystique, p. n3.
Reims. — Hôtel-Dieu : tapisserie delà Résurrection,
p. 32.
— Église Saint-Jacques : vitrail (restauré) de la
Fontaine de vie, p. 106, log.
— Cathédrale : tapisseries de l'histoire de la\'ierge,
p. 224, 243, 24i, 262.
Reval (Esthonic). — Fresque représentant la danse
macabre, p. 4oo.
Ricey (Les) (Aube), — Vitraux, p. 74.
Rigny-le-Ferron (Aube). — Plate-tombe de
Galéas de Chaumont, p. 445.
INDEX DES OEUVRES D'ART.
55 1
Riom (Puy-de-Dôme). — Sainte-Chapelle : vitraux,
p. 265 et fig. 1 19.
Rocamadour (Lot). — Fresque représentant les
trois morts et les trois vifs, p. 388.
Rome. — Eglise Saint-Pierre : tombeau de Sixte IV,
p. 277, 344. 345 ; tombeau d'Innocent VIII, p. 344.
— Vatican : chambres de Raphaël, p. 268 ; apparte-
ments Borgia, p. 277, 332.
— Pinacothèque : prédelle de la Mise au tombeau de
Raphaël, p. 346.
— Musée : tapisseries des Vertus, p. 365.
— Chapelle Sixtine ; prophètes de Michel-Ange,
p. 58 ; les Sibylles, p. 278, 279, 280, 294.
- — Eglise Saint-Pierre-aux-Liens : mosaïque de Saint-
Sébastien, p. 194.
— Eglise de la Minerve : Christ portant la croix, sta-
tue de Michel-Ange, p. 89 ; fresques représentant les
Sibylles, p. 277 ; tombeau d'Astorgio Agnensc, p. 345 ;
tombeau du cardinal Consalvo, p. 438.
— Sainte-Croix de Jérusalem : image du Christ de
pitié, p. 92, 94 et fig. 36.
— Ara Cœli : autel de marbre (détruit) représentant
Auguste et la Sibylle, p. 269.
— Eglise San Pietro in Montorio : fresques repi-ésen-
tant les Sibylles, p. 277.
Eglise Sainte-Sabine : tombeau de Valentino d'Anzio,
del Poggio, p. 345.
Rosiers (Ardennes). — ^ Plate-tombe, p. 462.
Romilly-Saint-Loup (Aube). — Vitrail de Saint-
Nicolas, p. i65.
Rosnay (Aube). — Vitrail du Christ en croix,
p. 84.
Rosporden (Finistère). — Mise au tombeau,
groupe sculpté, p. i35.
Rouen. — Cathédrale : portail de la Calende, p. 48 ;
mise au tombeau du portail des libraires, p. 129;
vitrail (détruit) des confrères du jardin, p. i84; vitrail
de saint Romain, p. 34o, 34i ; tombeau des cardinaux
d'Amboise, p. 349, ^5° ^^ ^'8- ^^^ ' tombeau de
Charles V (détruit), p. 427, 428 ; tombeau de Richard
Cœur-de-Lion (détruit), p. 427; tombeau d'un arche-
vêque de Rouen au pourtour du chœur, p. 43 1 ; tom-
beau de Louis de Brézé, p. 473 ; arbre de Jessé au portail,
p. 53o; Stalles, p. 533, 534.
— Saiut-Ouen : vitraux des prophètes et des apôtres,
p. 234; vitraux des Sibylles, p. 291; plalc-tombc
d'Alexandre et Colin de Berneval, p. 456.
— Saint-Maclou : vitrail de l'arbre de Jessé, p. 73;
tympan sculpté représentant le jugement dernier,
p. 234 ; vitraux de l'abside, p. 265 ; voussures du por-
tail central représentant les damnés, p. 5i2 et les élus,
p. 521 et fig. 246.
— Saint-Patrice : Vitrail de Justice et Miséricorde,
p. 23; vitrail de la femme adultère, p. 4o; vitrail du
triomphe de Jésus-Christ, p. 3oi, 3o2, 3o3 et fig. i44 ;
vitrail de l'Annonciation avec le cadavre du donateur,
p. 469.
— Eglise du Saint-Sépulcre (détruite). — Statue de
saint Georges, p. 176.
— Saint-Vinçent : Vitrail de saint Jean-Baptiste p. 26,
27, 64. Vitrail de la Passion, p. 28, 46, 62; vitrail des
instruments de la Passion, p. 99; vitrail de sainte Anne
et de sa famille' p. 227; vitrail des Chars, p. 807, 3o8,
3io et fig. i48 ; vitrail de la Résurrection avec le cadavre
du donateur, p. 469.
— Saint-Godard : vitrail de l'arbre de Jessé, p. 73.
— Maison des orfèvres (détruite) : vitraux de l'his-
toire de saint Eloi, p. 171.
— Palais de Justice : tableau du Christ en croix,
p. 84.^
— Eglise des Jacobins (détruite) : tombeau du cardi-
nal de Fréauville, p. 467.
— Eglise Saint-Jean : vitrail (détruit) représentant
un miracle de la Vierge, p. 217.
— Eglise Saint-Nicolas : vitrail (détruit) du Triomphe
de la Vierge, p. 3 10.
— ■ Maison de la rue de l'Ecureuil : triomphe de la
Vierge, bas-relief (détruit), p. 3io.
— Musée archéologique : pot de terre avec inscrip-
tion, p. 382 ; pierres tombales, p. 436, 452.
— Aître Saint-Maclou :' frise sculptée et restes d'une
danse macabre, p. 388, 389.
Roussines (Indre). — Peintvires murales repré-
sentant les Vices, p. 358, 369.
Routot (Eure). ■ — Stalles, p. 532.
Royaumont (Seine-et-Oise). — Ancienne abbaye :
tombeaux, p. 426.
Roye (Somme). — Vitrail de l'arbre de Jessé, p. 73 ;
vitrail du miracle de saint Jacques, p. 186.
Rouilly-Saint-Loup (Aube). — Statue de saint
Michel, en chevalier, p. 58 (fig-).
Rue (Somme). — Voussures du portail, Jésus
cloué sur la croix, p. 3o; statues d'un contrefort repré-
sentant les évangélistes et les Pères de l'Eglise, p. 236.
Rumilly-les-Vaudes (Aube). — Vitrail de Jus-
tice et Miséricorde, p. 23.
Sablé (Sarthc). — Vitrail du miracle de Marie-
Madeleine, p. 189,
Saint- André-les-Troy es (Aube). — Vitrail,
p. 201 ; bas-relief, p. 228.
Saint- Aventin (Aube). — Pitié, groupe sculpté,
p. 126.
Saint-Benoît-sur-Loire (Loiret). — Statue tom-
bale de Philippe I"'', p. 429.
55:
INDEX DES OEUVRES D'ART.
Saint -Bertrand- de - Comminges (Haute-Ga-
ronne). — Stalles ornées de bas-reliefs représentant les
Siijylles, p. 292 et représentant les Vertus, p. 343.
Saint-Bonnet-le-Château (Loire). — Fresque
de la crucifixion, p. 86.
Saint-Ceneri (Orne). — Fresque de la Vierge au
manteau, p. 208.
Saint-Clément (Meurthe-et-Moselle). — Fresque
représentant les trois morts et les trois vifs, p. 388.
Saint-Denis (Seine). — Stalles provenant de la
chapelle de Gaillon, p. 391, dessins en marqvieterie de
ces stalles représentant les planètes, p. 323, représentant
les Vertus, p. 343, représentant les supplices de l'Enfer,
p. 5i8.
— Tonnbeau de Louis XU, p. 35i, 471, 472; tom-
beau de Henri H, p. 352, 443, 473; tombeaux des
Mérovingiens et des Capétien, refaits par saint Louis,
p. 43o; dalle funèbre de Childebert, p. 43o; dalle fu-
nèbre de Frédégonde, p. 43o; statue tombale de Robert
d'Artois, fig. 209; tombeau de Renée d'Orléans, p. 444.
465 ; tombeau du fils aîné de Saint-Louis, p. 452 ; tom-
beau de Philippe le Hardi, fig. 217 et p. 457 ; tombeaux
de Philippe VI, de Jean le Bon, de Charles V, p. 485.
Saint-Florentin (Yonne). — Vitrail de la Vierge
entourée des emblèmes des Litanies, p. 224.
Saint- Georges- de -Bocherville (Seine-Infé-
rieure). — Figure sculptée de la Mort. p. 899; statues
(détruites) des Tancarville, p. 429.
Saint -Germain (Oise). — Mise au tombeau,
groupe sculpté, p. i33.
Saint- Jean-du-Creach(Côles-du-Nord). — Plate-
tombe de Templier, p. 432.
Saint-Jeanvrin (Cher). — Tombeau du xv° siècle,
p. 443.
Saint- Julien (Jura). — Vitrail du Christ en croix,
p. Si
Saint-Liéger (Aidae). — Vitrail de la Vierge aux
sept glaives, p. 121.
Saint-Léonard (Oise). — Image du Christ de
pitié, p. 98.
Saint- Léger -lez- Troy es (Aube). — Vitrail,
p. 201 ; vitrail d'Auguste et de la Sibylle, p. 270.
Saint-Lô. — Église Notre-Dame : statue de saint
Jean-Baptiste, p. 177.
Saint-Martin-aux-Bois (Oise). — Stalles, p. 533
et iig. 201.
Saint-Menou (Allier). Bas-relief de la maison de
Lorette, p. 21 3.
Saint-Mihiel (Meuse). — Mise au tombeau,
groupe sculpté de Ligier Richicr, p. i36, 187 et fig. 64-
Saint -Parre- les -Tertres (Aube). — Vitrail,
p. i65; vitrail d'Auguste et de la Sibylle, p. 270.
Saint-Pétersbourg. — Musée de l'Ermitage :
Jugement dernier, tableau attribué à Van Eyck, p. 5oi.
Saint-Phal (Aube). — Pitié, groupe sculpté,
j). 126; mise au tombeau, groupe sculpté, p. i33. i36.
Saint - Pierre - le - Moutier (Nièvre). — Pitié,
groupe sculpté, p. 128.
Saint-Pol- de-Léon (Finistère). — Cathédrale :
Stalles, p. 533.
Saint-Pourçain (Allier). — Statue du Christ assis
sur le Calvaire, p. 87.
Saint-Remy-sous-Barbuisse(Aube). — Statue
de la Vierge et de l'enfant, p. i5o.
Saint-Riquier (Somme). — Sculpture de la façade :
la Trinité, p. 33; statues de saint Antoine, saint Sébas-
tien et saint Roch, p. 201 et fig. 92; arbre de Jessé
sculpté, p. 287; fresque représentant les trois morts et
les trois vifs, p. 388.
Saint-Saëns (Seine-Inférieure). — Vitrail de la
Descente du Saint-Esprit, p. 53.
Saint-Saulge (Nièvre). — Vitrail représentant un
Père portant son Fils mort, p. i44.
Saint-Seine (Côte-d'Or). — Peinture murale re-
présentant la Vierge avec les emblèmes des Litanies,
p. 224; tombeau (détruit) de Guillaume de Vienne,
p. 452.
Saint-Valéry (Somme). • — Mise au tombeau,
groupe sculpté, p. i33.
Sainte-Catherine-de-Fierbois (Indre-et-Loire),
Pitié, groupe sculpté, p. 128.
Sainte-Croix (Saône-et-Loire). — Vitrail de la
Messe de saint Grégoire, p. 97.
Saler s (Cantal). — Mise au tombeau, groupe sculpté,
p. i33.
Salives (Côte-d'Or). — Statue du Christ assis sur
le Calvaire, p. 87.
San Gimignano. — Autel de Benedetto de Majano,
p. 344.
Sanct-Wolfgang (H au te- Autriche). — Rétable de
la mort de la Vierge de jMichel Pacher, p. 65.
Semur (Côte-d'Or). — Mise au tombeau, grou2)e
sculpté, p. i33, i38.
Sens. — Trésor de la cathédrale : tapisserie de la
Vierge de Pitié, p. 128 ; tapisserie du couronnement de
la \icrge accompagnée de figures de l'Ancien Testa-
ment, p. 253 et fig. ii5.
— Cathédrale : vitrail d'Auguste et de la Sibylle,
p. 270; tombeau (en partie détruit) de Jean de Salazar,
p. 466. 467; tombeau (en partie détruit) du cardinal
Duprat, p. 472.
Serquigny (Eure). — Vitrail de l'apparition de
J.-C. à Madeleine, p. 63 ; vitrail des trois Marie, p. 228.
INDEX DES ŒUVRES D'ART.
553
Sienne. — Baptistère : fresques représentant les
prophètes et les apôtres, p. 261, 265.
— Cathédrale : pavé incrusté représentant les Sibylles,
p. 272. représentant les Vertus, p. 345, 346.
Sissy (Aisne). — Mise au tombeau, groupe sculpté,
p. i36.
Solesmes (Sarthe). — Mise au tombeau, groupe
sculpté, p. i35 et fig. 63, i36, i38, 139.
Sonneville (Seine-Inférieure). — Cheminée sculp-
tée, p. 382.
Souvigné-sur-Même (Sarthe). — Fresque repré-
sentant les Pères do l'Eglise et les évangélistes, p. 236.
Souvigny (Allier). — Groupe de la Vierge et des
deux enfants, p. 28; mise au tombeau, p. i33 et fig. 59,
p. i38; tombeaux des ducs de Bourbon, p. 427, 453.
Spello (Italie). — Eglise de Sainte-Marie-Majeure :
Sibylles peintes par Pinturicchio, p. 277.
Strasbourg. — Danse macabre (détruite) p. 391.
Tauriac (Lot). — Fresques représentant les Sibylles,
p. 290.
Ternant (Nièvre). — Retable flamand, p. 128. i35.
Thennelières (Aube). — Vitrail de François de
Dintevillc, p. 168.
Thieuloye (la) (Pas-de-Calais). — Ancienne ab-
baye : tombeau détruit de Mahaut d'Artois, p. 466.
Thouars (Deux Sèvres). — Tombeau (détruit) du
prince de Talmont, p. 453.
Tiefenbronn. — Mise au tombeau de Schûhlein,
aile de retable, p. 60. i35.
Tivoli (Italie). — Eglise Saint-Jean : fresques repré-
sentant les Sibylles, p. 277.
Tonnerre (Yonne). — Hôpital : mise au tombeau,
groupe sculpté, p. i3i, i32 et fig. 61, i34, i38, i4o.
Toulon. — Ancienne cathédrale : tableau de l'arbre
de Jessé (détruit), p. 226.
Toulouse. — Musée: statue de saint Jacques, p. i83,
et fig. 88 ; statues des donateurs provenant de Saint-
Sernin, p. 46o ; plates-tombes des archevêques de Tou-
louse, p. 462.
— Musée Saint-Raymond : Missel de Mirepoix, p. 326.
Tours. — Cathédrale : vitrail de la Passion, p. 129.
Tréport (Le) (Seine-Inférieure). — Pitié, groupe
sculpté, p. 128.
Tressan (Sarthe). — Vitrail du prieur Jean de Broil,
p. 167.
Triel (Seine-et-Oise). — Vitrail du miracle de saint
Jacques, p. 186 ; vitrail de saint Sébastien et saint Roch,
p. 202.
Troyes. — Cathédrale : vitrail de la Passion,
p. 129; sculptures de la façade' (détruites), p. 287;
sculjjtures (détruites) des voussures, p. 255 ; pierre
tombale signée Jean Lemoine, p. 46i.
M.VLE. T. II.
— Église delà Madeleine : vitrail de saint Éloi, p. 175 ;
statue de sainte Marthe, p. 181.
— Saint-Jean : groupe sculpté de la Visitation,
p. 162.
— Saint-Urbain : bas-relief de la Passion, p. 87; sta-
tue de la Vierge et de l'Enfant, p. i5o et fig. 74.
— Saint-Pantaléon : bas-relief représentant le Père
portant son Fils mort, p. i44 ; groupe sculpté de saint
Crépin et de saint Crépinien, p. i5o et fig. 81 ; groupe
de sainte Anne et de saint Joachim, p. i64.
— Saint-Nicolas : statue du Christ à la colonne, p. 89
et fig. 32 ; Fontaine de Vie sculptée par Gentil, p. io5.
— Saint-Nizicr : statue du Christ assis sur le Cal-
vaire, p. 91 et fig. 34; Pitié, groupe sculpté, p. 126;
mise au tombeau, groupe sculpté, p. i33; vitrail de
saint Sébastien, p. 176, 177; vitrail de la légende de
Théophile, p. 210, 211.
— Eglise Saint-Martin-des-Vignes : vitraux de l'Apo-
calypse, p. 490.
— Ancienne collégiale Saint-Etienne : tombeau (dé-
truit) de Thibaut III, comte de Champagne, p. 447.
— Chapelle Saint-Gilles : statue de saint Roch,
p. 200 et fig. 91.
Turin. — Musée : tableau de la Passion, de Mem-
ling, p. 44, 68.
Urbin. — La Cène, tableau de Juste de Gand, p. 42.
Valmont (Seine-Inférieure). — Tombeau de Jacques
d'Estouteville et de sa femme, p. 444; tombeau de
Nicolas d'Estouteville, p. 453.
Vaux-de-Cernay (Seine-et-Oise). — Plate-tombe
d'un abbé, fig. 208; plate-tombe d'Andry Lasne, p. 465
et fig. 219.
Vendôme. — Eglise de la Trinité : bas relief des
instruments de la Passion, p. 99 et fig. 38 ; vitrail de las
Fontaine de Vie, p. 106, 108 et fig. 45.
— Musée : débris du tombeau de François de Bour-
bon, p. 349, 35o.
Venise. — Eglise San Zanipolo : tombeau du doge
Vendramin, p. 345.
Venizy (Yonne). — Statue du Christ assis sur le
Calvaire, p. 87 et fig.
Verneuil (Eure). — Eglise de la Madeleine : vitrail
de la vie de J.-C, p. 28, 4o (la Transfiguration) p. 56;
vitrail de l'arbre de Jessé, p. 73; vitrail de la crucifixion,
p. 84; mise au tombeau, groupe sculpté, p. i33.
— Eglise Notre-Dame : statue de saint Joseph en
compagnon charpentier, p. 162, i83; statue de saint
Jacques, p. l83, l84.
Verneuil (Nièvre). — Fresque représentant les trois
morts et les trois vifs, p. 388.
Vernou (Indre-et-Loire). — Pitié (bas-relief), p. i23.
Vérone. — Tombeau des Scaliger, p. 345.
70
55/1
INDEX DES OEUVRES D'ART.
Versailles. — Musée : tombeau de ,Tan Jouvenel
des Ursins, p. 467.
Vétheuil (Seine-ct-Oise). — Figures de Vertus au
portail de l'église, p. 343.
Vic-le-Comte (Puy-de-Dôme). — Sainte-Chapelle :
vitraux consacrés à la Passion et aux figures de l'Ancien
Testament, p. 254-
"Vienne (Autriche). — Musée impérial : tableau de
tous les saints, d'Albert Durer, p. 33.
Vieure (Allier). — Pierre tombale, p. 462.
Vigneaux (Hautes-Alpes). — Peintures murales
représentant les Vices, p. 36o.
Vignory (Haute-Marne). — Retable, p. 83.
Villefranche d'Aveyron (Aveyron). — Stalles,
p. 532.
Villeneuve-l'Archevêque (Yonne). — Bas-relief
de l'Ecce homo, p. 86 ; mise au tombeau, groupe scul-
pté, p. i36.
Villeneuve-lès- Avignon. — Tableau de Charon-
lon, p. 92, 53o.
Villeneuve-sur-Yonne (Yonne). — Vitrail de
Saint-Nicolas, p. 176.
Villers-Bocage (Somme). — Mise au tombeau,
groupe sculpté, p. i33.
Villy-le-Maréchal (Aube). — Vitrail de la Vierge
entourée des emblèmes des Litanies, p. 224-
Vimpelles (Seine-et-Marne). — Pierre tombale si-
gnée Jean Lemojno, p. 46i.
Vincennes. — Chapelle du château : vitraux de
l'Apocalypse, p. 491, 492, 493, 494, 495, 496 et fig. 23i,
232, 233, 234.
Voutenay (Yonne). — Statue en bois de la Vierge
et de l'Enfant, p. i48.
Vouziers (Ardennes). Plate-tombe, p. 462.
TABLE GÉNÉRALE DES MATIÈRES
PREMIERE PARTIE
CHAPITRE PREMIER
NAISSANCE D'UNE ICONOGRAPHIE NOUVELLE
L'ART ET LE THÉÂTRE RELIGIEUX
I. — Persistance de l'ancienne iconographie. — Apparition d'une iconographie nouvelle vers
la fin du XI v° siècle.
II. — Ce phénomène est dû aux Mystères. Les Méditations sur la vie de Jésus-Christ. — Leur
influence sur le théâtre.
III. — Les innovations iconographiques de l'auteur des Méditations entrent dans l'art par l'in-
termédiaire des Mystères.
IV. — La mise en scène des Mystères transforme l'iconographie. — Aspect nouveau des princi-
pales scènes de la vie de J.-C- — -La Nativité. — L'Adoration des bergers. — La vie
publique. — La Cène. — La Passion. — La vieille femme forgeant les clous. —
Le Portement de croix. — La Aéronique. — La scène du Calvaire. — La Descente
de croix. — La Résurrection. L'Ascension.
V. — Les costumes transformés par les habitudes de la mise en scène. — Les anges. — Dieu le
Père. — La tunique violette et le manteau rouge de J.-C. — Le costume de la Vierge.
— Les prophètes. — L'armure de saint Michel. — Nicodème et Joseph d'Arimathie.
VI. — Décors et accessoires introduits dans l'art par le théâtre. — La chambre de l'Annoncia-
tion.— La chandelle de saint Joseph. — La lanterne de Malchus, etc.
Vil. — Les Mystères donnent à l'art de la fin du moyen âge son caractère réaliste. — Les mys-
tères unifient l'art.
VIII. — Comment se propagent les formules nouvelles que le théâtre a créées. — Docilité des
artistes à imiter
CHAPITRE II
L'ART RELIGIEUX TRADUIT DES SENTIMENTS NOUVEAUX
LE PATHÉTIQUE
I. — Caractère nouveau du christianisme à partir de la fin du xni" siècle.
II. — La Passion de Jésus-Christ. — Place qu'elle tient désormais dans la pensée chrétienne.
556 TABLE GENERALE DES MATIÈRES.
III. — L'art représente à son tour la Passion de Jésus-Christ. — Le Christ en croix. — Le
Christ assis sur le calvaire.
IV. — Le Christ de pitié. — Origine de cette figvire. — La vision de saint Grégoire. — Les
différents aspects de cette vision dans l'art. — Les instruments de la Passion.
V. — Le sang du Christ. — La Fontaine de vie. — Le Pressoir mystique.
\I. — La Passion de la Vierge. — Les Sept Douleurs. — La Vierge de pitié. — Les Pitiés
sculptées.
VII. — Les Saints-Sépulcres. — Leur origine. — Leur iconographie.
VIII. — Dieu le Père portant son Fils mort. — Origine de cette figure 76
CHAPITRE III
L'ART RELIGIEUX TRADUIT DES SENTIMENTS NOUVEAUX
LA TENDRESSE HUMAINE
I. — Influence des Franciscains et des Méditations.
II. — Aspects nouveaux du groupe de la Mère et de l'Enfant.
III. — La Sainte Famille i45
CHAPITRE IV
L'ART RELIGIEUX TRADUIT DES SENTIMENTS NOUVEAUX
LES ASPECTS NOUVEAUX DU CULTE DES SAINTS
I. — Les saints à la fin du moyen âge.
II. — Les saints sont Français par le costume et la physionomie.
III. — Les saints patrons. — Saint Jérôme. — Vitraux de Champigny-sur- Vende et d'Am-
hierle.
IV. — Patrons des confréries. — Confréries pieuses. — Confréries militaires. — Confréries de
métiers. — Œuvres d'art que font naître les confréries. — Les Mystères etles confréries.
V. — Les saints qui protègent contre la mort subite. — Saint Christophe. — Sainte Barbe. —
Les saints qui protègent contre la peste. — Saint Sébastien. — Saint Adrien. — Saint
Antoine. — Saint Roch.
VI. — La Vierge. — La Vierge protectrice. — La Vierge au manteau. — Le miracle de Théo-
phile. — La santa casa de Lorette.
VII. — Culte de la Vierge. — Les Hymnes. — Suso. — Le rosaire. — L'Immaculée-Concep-
tion. — Le tableau de Jean Bellegambe. — La Vierge entourée des symboles des
Litanies. — • Origine de cette image. — L'arbre de Jessé. — Le culte de sainte Anne.
— La famille de sainte Anne 175
CHAPITRE V
L'ANCIEN ET LE NOUVEAU SYMBOLISME
I. — Affaiblissement du génie symbolique.
II. — Les artistes copient les recueils symboliques de l'âge antérieur. — La Bible des pauvres et
le Spéculum humanœ Salvationis ; leur influence.
TABLE (tÉNÉRALE DES MATIÈRES. 557
III- — La concordance de l'Ancien et du Nouveau Testament. — Le credo des prophètes et le
credo des apôtres.
IV. — Nouvelles conceptions symboliques. — L'anticpiité et le christianisme. — Les douze
Sibylles opposées aux douze Prophètes. — Importance du livre de Filippo Barljieri.
V. — La suite de l'Ancien et du Nouveau Testament conçue comme un Triomphe. — Le Trium-
phus crucis de Savonarole. — Le triomphe du Christ et le triomphe de la Vierge dans
l'art français 233
DEUXIEME PARTIE
CHAPITRE I
L'ART ET LA DESTINÉE HUMAINE
I. — LA VIE HUMAINE. LE VICE ET LA VERTU
I. — L'art de la fin du moyen âge et les découvertes scientifiques. — L'art demeure attaché
à la vieille conception du monde. — L'art et l'astrologie. — L'influence des planètes.
II. — Les mois de l'année et les âges de la vie.
III. — L'enseignement moral. — Importance croissante du livre.
IV. — Les images des vertus au xiv" siècle. — Les vertus au xv° siècle. — Bizarrerie de leurs
attributs. — Les vertus italiennes différentes des vertus françaises. — Les vertus
italiennes adoptées petit à petit par les artistes français.
V. — Les vices personnifiés. — Les vices mis en rapport avec des animaux. — Les vices sous
la figure d'hommes célèbres.
VI. — La bataille des vices et des vertus. • — La tradition française. — La tradition allemande.
VII. — Les tapisseries allégoriques de Madrid. — Influence des grands rhétoriqueurs.
VIII. — Conclusion 3i5
CHAPITRE II
L'ART ET LA DESTINÉE HUMAINE
II. — LA MORT
I. — L'image de la mort apparaît à la fin du xiv^ siècle. — Le cadavre sculpté. — La pensée
de la mort toujours présente aux esprits.
IL — Le dit des Trois Morts et des Trois Vifs dans la littérature et dans l'art.
m. — La danse macabre. — Son origine. — Elle est liée à un sermon. — Origine française
des danses macabres. — La danse macabre peinte du cimetière des Innocents. — La
danse macabre publiée par Guyot Marchant en est une imitation. — La danse macabre
de Kermaria et de la Chaise-Dieu. — La danse macabre des femmes. — La Danse aux
Aveugles de Michaut. — Le Blors de la Pomme.
IV. — L'Ars Moriendi. — Les gravures de VArs Moriendi . 3y5
558 TABLE GÉNÉRALE DES MATIÈRES.
CHAPITRE III
L'ART ET LA DESTINÉE HUMAINE
III. — LE TOMBEAU
I. — Grand nombre des tombeaux dans la France d'autrefois. — Le recueil de Gaignières.
II. — Les plus anciennes statues tombales et les plus anciennes plates-tombes.
III. — Comment le moyen âge a conçu l'image funèbre. — Noblesse de cette conception.
IV. — Iconographie du tombeau : le tombeau porte témoignage de la foi du défunt.
V. — Iconogi-apliie du tombeau : le sentiment de la famille.
VI. — Les tombeaux des ducs de Bourgogne. — Les pleurants.
VIL — L'iconographie du tombeau se modifie. — Apparition du portrait. — Les masques
funèbres moulés sur le visage des morts.
VIII. — La statue agenouillée sur le tombeau. — Le gisant transformé en cadavre. — La statue
agenouillée et le cadavre réunis dans le même tombeau. — Le tombeau de Louis XII.
— Son influence. — Apparition du tombeau païen /laS
CHAPITRE IV
L'ART ET LA DESTINÉE HUMAINE
IV. — LA FIN DU MONDE. LE JUGEMENT DERNIER. LES PEINES ET LES RÉCOMPENSES
I. — Les quinzes signes précurseurs de la fin du monde.
IL — L'apocalypse. — L'œuvre de Durer et son influence en Allemagne et en France. — Les
vitraux de Vincennes.
III. — Le Jugement dernier. — Influence des mystères.
IV. — Châtiments des réprouvés. ■ — La Vision de saint Paul. — Voyage de saint Brendan
d'Owen et de Tungdal au pays des morls. — Influence de ces livres sur l'art. — Le
Calendrier des bergers et la peinture murale d'Albi. — Les stalles de Gaillon.
V. — Le Paradis. — Le tableau de Jean Bellegambe 477
CHAPITRE V
COMMENT L'ART DU MOYEN AGE A FINI
I. — L'esprit de l'art du moyen âge et l'esprit de l'art de la renaissance.
II. — Influence de la réforme. — Disparition progressive des mystères.
III. — L'église de la fin du moyen âge et les œuvres d'art. — La tolérance. — Le paganisme. —
Les libertés de l'art populaire.
IV. — Le Concile de Trente met fin à cette tradition de liberté. — Livres inspirés par le Concile
de Trente. — Le Discorso de Paleotti. — Le Traité des Saintes Images de Molanus. —
Fin de l'art du moyen âge ôaS
Index des oeuvres d'art citées dans cet ouvrage 543
Table générale des matières 555
IMPRIMÉ
PHILIPPE RENOUARD
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PARIS
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